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LES AUTEURS «VIVANTS»
LUS PAR LES JEUNES
BIBLIOTHEQUE de L'ADOLESCENCE
~\rotre bibliothèque dite de L'ADOLESCENCE
-^^ s'adresse aux jeunes gchs.îl est inadmissible en
effet que nos grands auteurs modernes^ dont les œuvres
jusquici ne pouvaient être mises entre toutes les mains,
restent inconnus de la nouvelle génération. Chaque
Volume comportera une série de nouvelles, d'essais,
d'extraits de romans judicieusement choisis, de manière
à donner des auteurs étudiés une image complète et
vivante. Nous ferons notre possible pour que cette
collection ne para '-.se pas pédagogique, et n'ait rien
de didactique au sens péjoratif du terme.
Notre bibliothèque comprendra des volumes de :
Paul ARÈNE. — Théodore de BANVILLE. — BARBEY
D'AUREVILLY. — René BOYLESVE. - CHAMPFORT
et RIVAROL. — COLETTE. - François de CUREL.
André GIDE. — Remy de GOURMONT. — Abel HER-
MANT. — Maurice MAETERLINCK — Pierre MILLE.
- Gérard de NERVAL. - Comtesse de NOAILLES. -
Edgar POE. — Jules RENARD. — Henri de RÉGNIER.
Marcel SCHWOB. - STENDR^^L. - JuLs VALLÈS. -
VILLIERS de L'ISLE ADAM, etc.
ANDRÉ GIDE
BIBLIOTHÈQUE DE L'ADOLESŒNCE
ANDRÉ GIDE
NEUVIEME EDITION
LES ÉDITIONS G. CRES & C"
21, RUE HaUTEFEUILLE, 2 1 PARIS (YV)
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Z(oih
S5gO?
PREFACE
André Gide nest pas un auteur facilement accessible.
L abondance, ta mobilité et la subtilité des idées, le
choix des sujets, problèmes moraux ou psychiques, la
perfection minutieuse de l'analyse et de la langue éloignent
de lui les esprits superficiels qui répugnent à l'effort et le
placent sur une cime où les lecteurs sans assiduité ne
le viennent pas chercher. Et cependant on peut dès
^maintenant affirmer que V œuvre d'André Gide est assurée
de demeurer comme la manifestation la plus réfléchie et
la plus raffinée d'une époque inquiète, encline aux con-
fessions intimes, où les esprits tourmentés posent toutes
les questions sans prétendre à y répondre et ne veulent
pas plus offnw.er que nier. « Je ne prétends pas, certes,
> dit André Gide lui-même, que la neutralité (j'allais
" dire l'indécision) , est signe sûr d'un grand esprit, mais
» je crois que maints grands esprits ont beaucoup répugné
» à conclure et que bien poser un problème n'est pas le
)> supposer d avance résolu. »
Dans cette crise d'anxiété spirituelle que traverse ce
temps-ci le tempérament d'André Gide a trouvé un
II PREFACE
climat favorable à son libre développement . Mais d'autres
influences diverses et contradictoires F impressionnèrent
aussi : né d\m père languedocien et protestant et dune
mère normande et de famille catholique, ce double courant
se retrouve en son œuvre. « Je me sens d* autant plus
« Français, dit-il que je ne le suis pas d\m seul morceau de
« la France, que je ne peux penser ni sentir spécialement
« en normand ou en méridional, en catholique ou en
» protestant, mais en Français, et que né à Paris, je
« comprends à la fois F oc et F oïl, T épais jargon normand f
« le parler chantant du midi, que je garde à la fois le
« goût du vin, le goût du cidre, T amour des bois profonds,
« celui de la garrigue, du t)ommier blanc et du blanc aman"
dier. )) Qui songerait à refuser à André Gide cette qua-
lité de Français quil réclame avec un élan si passionné en
s appuyant des deux mains sur ses deux provinces I Tout
dans son œuvre est de la plus belle et de la plus pure
tradition française. Sa pensée libre, aventureuse et hardie
reste toujours logique et mesurée. Sa langue, volontaire-
ment dénnép a éclat, a l'harmonie discrète et pleine de
charme d'un délicat paysage de France.
S'il apparaît que la traduction protestante ait joué un
rôle important dans l'histoire intellectuelle de Gide,
qu elle se soit manifestée principalement dans le choix des
sujets et des problèmes traités, il ne serait pas juste d'af-
firmer que d'une enfance passée studieusement et grave-
ment au milieu d'une famille de juristes et de savants
PRÉFACE -IH
dans Fetude et la méditation, ait dérivé toute la tour-
nure d'esprit de Gide. Son exceptionnelle personnalité
s*est vite affirmée. Son âme complexe, mais sincère et
fervente a vite fait de briser les barrières qui le rete-
naient. Ayant épuisé tous les livres et aniw.é d'une ivresse
de liberté spirituelle il partit dès lors à la rude conquête
de cette liberté, et chacun de ses ouvrages est une face
nouvelle de sa pensée iriquiète et ardente, exaltée de dé-
couvertes et d'horizons nouveaux. Cas de conscience d'âmes
scrupuleuses, accomplissement d'un devoir jusqu'au sacri-
fice, anxieuses recherches d'une morale, aveuglement créé
par une vie trop exclusivement intérieure, telles sont les
principales étapes.
Les livres d'André Gide ont commencé par être des
confessions de divers états d'âme. Plus tard, dans la
forme du roman qu'il adoptera il se dérobe davantage,
mais son âme ne s'en révèle pas moins. Il suit passionné-
ment et logiquement tous les appels de sa sensibilité et de
son intelligence, tous les méandres de son esprit complexe,
tous les détours de son cœur multiple, Les problèmes
psychiques qu'il aborde, il les pousse jusqu'au bout de
la logique. A ce terme, le cas contraire lui apparait et
le développement d'un problème nouveau commence
dans un autre livre avec la même sincérité et la
même passion. Ainsi, ayant écrit /'Immoraliste
où il nous montre un être qui s'affranchit tota-
lement des lois morales, il se trouve plus tard
IV PREFACE
amené à écrire la Porte Etroite où une femme pour
s'élever jusquà la perfection dans les cadres de
cette loi morale, va jtisquau renoncement de son amour.
On pourrait suivre ainsi dans l'œuvre d'André
Gide le fil continu d'une pensée logique avec ses
réactions et ses conflits. Maio ces idées qui s ache-
minent ou se contrarient, qui dérivent Cune de
Vautre, prêtes à rebondir vers d'autres appels, ne
sont pas seulement de froides spéculations de F es-
prit. Une grande passion les anime; une souffrance
sincère les vivifie. Tout, dans l'œuvre de Gide,
est ordonné, précis, mesuré mais tout y vibre
continuellement d'une fièvre intérieure et d'une ardeur
toujours noble et sans réùit,
D. C.
PREFACE
NOTE DE L'ÉDITEUR :
Une autre édition de morceaux choisis du même auteur
paraît simultanément à la Nouvelle Revue Française.
Les deux livreo répondent à un but diflérent, et les pages
qui les composent, désignées par M. André Gide lui-même
(celles-ci spécialement à 1 usage de la jeunesse) ne font en
aucun point double emploi ; c est-à-dire que pas une de celles
que nous donnons ici ne se retrouve dans î autre volam.e ; et
réciproquement.
Dans le livre édité par la Nouvelle Revue Françahz aussi
bien que dans celui-ci figurent nombre de pages extraites de
livres devenus à peu près introuvables ; d'autres ont paru
dans des revues, mais n avaient pas encore élé reprises en
volume.
DE L'INFLUENCE
EN LITTÉRATURE
Conférence faite à la LiBRE ESTHÉTIQUE de Bruxelles
le 29 Mars 1900.
A Théo Van Rysselbcrghe.
Mesdames, Messieurs,
Je viens ici faire l'apologie de l'influence.
On convient généralement qu'il y a de bonnes et
de mauvaises influences. Je ne me charge pas de les
distinguer. J'ai la prétention de faire l'apologie de
toutes les influences.
J'estime qu'il y a de très bonnes influences qui
ne paraissent pas telles aux yeux de tous.
J'estime qu'une influence n'est pas bonne ou
mauvaise d'une manière absolue, mais simplement
par rapport à qui la subit.
J'estime surtout qu'il y a de mauvaises natures
pour qui tout est guignon, et à qui tout fait tort.
D'autres au contraire pour qui tout est heureuse
ANDkE GIDE
nourriture, qui changent les cailloux en pam : « Je
dévorais, dit Goethe, TOUT ce que Herder voulait
bien menseigner. "
L'apologie de l'influencé d'abord ; l'apologie de
l'influenceur ensuite ; ce seront là les deux points
de notre causerie.
Goethe, dans ses Mémoires, parle avec émotion
de cette période de jeunesse où, s'abandonnant au
monde extérieur, il laissait indistinctement chaque
créature agir sur lui, chacune à sa manière. <; Une
merveilleuse parenté avec chaque objet en résultait,
écnt-il, — une si parfaite harmonie avec toute la
nature, que tout changement de lieu, d'heure, de
saison, m'affectait intimement. ^' Avec délices il
subissait la plus fugitive influence.
Les influences sont de maintes sortes — et si je
vous ai rappelé ce passage de Goethe, c'est parce
que je voudrais pouvoir parler de toutes les influences,,
chacune ayant son importance, — commençant par
les plus vagues, les plus naturelles, gardant pour les
dernières les influences des hommes et celles des
œuvres des hommes ; les gardant pour dernières
parce que ce sont celles dont il est le plus difficile
de parler — et contre lesquelles on tente le plus, ou
l'on prétend tenter le plus, de regimber. — Comme
ma prétention est de faire l'apologie de celles-ci
DE L INFLUENCE EN LITTERATURE
aussi, je voudrais préparer cette apologie de mon
mieux, — c'est-à-dire lentement.
Il n'est pas possible à l'homme de se soustraire
aux influences ; l'homme le plus préservé, le plus
muré en sent encore. Les influences risquent même
d'être d'autant plus fortes qu'elles sont moins nom-
breuses. Si nous n'avions rien pour nous distraire
du mauvais temps, la moindre averse nous ferait
inconsolables.
Il est tellement impossible d'imaginer un homme
complètement échappé de toutes les influences
naturelles et humaines, que, lorsqu'il s'est présenté
des héros qui paraissaient ne rien devoir à l'extérieur,
dont on ne pouvait expliquer la marche, dont les
actions, subites, et incompréhensibles aux profanes,
étaient telles qu'aucun mobile humam ne les sem-
blait déterminer — on préférait, après leur réussite^
croire à l'influence des astres, tant il est impossible
d'imaginer quelque chose d'humain qui soit complè-
tement, profondément, foncièrement spontané.
En général on peut dire, je crois, que ceux qui
avaient la glorieuse réputation de n'obéir qu'à leur
étoile étaient ceux sur qui les influences personnelles,
les influences d'élection agissaient plus puissamment
que les influences générales — je veux dire celles
qui agissent sur tout un peuple, du moins sur tous
les habitants d'une même ville, à la fois.
ANDRE GIDE
Donc deux classes d'influences, les influences
communes, les influences particulières ; celles que
toute une famille, un groupement d'hommes, un
pays subit à la fois ; celles que dans sa famille, dans
sa ville, dans son pays, l'on est seul à subir (volon-
tairement ou non, consciemment ou inconsciemment,
qu'on les ait choisies ou qu'elles vous aient choisi).
Les premières tendent à réduire l'individu au type
commun ; les secondes à opposer l'individu à la
communauté. — Taine s'est occupé presque exclu-
sivement des premières ; elles flattaient son déter-
minisme mieux que les autres...
Mais comme on ne peut inventer rien de neuf
pour soi tout seul, ces influences que je dis person-
nelles parce qu'elles sépareront en quelque sorte
la personne qui les subit, l'individu, de sa famille,
de sa société, seront aussi bien celles qui le rappro-
cheront de tel inconnu qui les subit ou les a subies
comme lui, — qui forme ainsi des groupements
nouveaux — et crée comme une nouvelle famille,
aux membres parfois très épars, tisse des liens,
fonde des parentés — qui peut pousser à la même
pensée tel homme de Moscou et moi-même, et qui,
à travers le temps, apparente Jammes à Virgile — et
à ce poète chinois dont il vous lisait jeudi dernier
le charmant, modeste et ridicule poème.
Les influences communes sont forcément les plus
DE L INFLUENCE EN LITTERATURE
grossières — ce n'est pas par hasard que le mot
GROSSIER est devenu synonyme de COMMUN. — J'au-
rais presque honte à parler de l'influence de la
nourriture si Nietzsche par exemple, paradoxalement
je veux le croire, ne prétendait que la boisson a une
influence considérable sur les mœurs et sur la pensée
d'un peuple en général : que les Allemands par
exemple, en buvant de la bière, s'interdisent a jamais
de prétendre à cette légèreté, à cette acuité d'esprit
que Nietzsche reconnaît aux Français buveurs de
vm. Passons.
Mais, je le répète : moins une influence est gros-
sière, plus elle agit d'une manière particulière. Et
déjà l'influence du temps, celle des saisons, bien
qu'agissant sur de grandes foules à la fois, agit sur
elles de manière plus délicate et plus nerveuse, et
provoque des réactions très diverses. — Tel est
exténué, tel autre est exalté par la chaleur. Keats
ne pouvait travailler bien qu'en été, Shelley qu'en
automne. Et Diderot disait : « J'ai l'esprit fou dans
les grands vents. » On pourrait citer encore, citer
beaucoup... Passons.
L'influence d'un climat cesse d'être générale,
et par là devient sensible, à celui qui la subit en
étranger. — Ici nous arrivons aux influences parti-
culières ; — à vrai dire, les seules qui aient le droit
de nous occuper ici. '
ANDRE GIDE
Lorsque Goethe, arrivant à Rome, s'écrie : « Nun
bin Ich endlich geboren ! >^ Enfin je suis né !...
Lorsqu'il nous dit dans sa correspondance qu'en-'
trant en Italie il lui sembla pour la première fois
prendre conscience de lui-même et exister... voilà
certes de quoi nous faire juger l'mfluence d'un pays
étranger comme des plus importantes. — C'est,
de plus, une influence d'élection : je veux dire qu'à
part de malheureuses exceptions, voyages forcés ou
exils, on choisit d'ordinaire la terre où l'on veut
voyager ; la choisir est preuve que déjà l'on est un
peu influencé par elle. — Enfin l'on choisit tel pays
précisément parce que l'on sait que l'on va être
influencé par lui, parce qu'on espère, que l'on
souhaite cette influence. On choisit précisément les
lieux que l'on croit capables de vous mfluencer le
plus. — Quand Delacroix partait pour le Maroc,
ce n'était pas pour devenir orientaliste, mais bien,
par la compréhension qu'il devait avoir d'harmonies
plus vives, plus délicates et plus subtiles, pour
« prendre conscience ' plus parfaite de lui-même,
du coloriste qu'il était.
J'ai presque honte à citer ici le mot de Lessing,
repris par Goethe dans les Affinités Electives, mot si
connu' qu'il fait sourire : (' Es wandelt niemand un-
bestraft unter Palmen », et que l'on ne peut traduire
en français qu'assez banalement par : ^ Nul ne se
DE L INFLUENCE EN LITTERATURE
promène Impunément sous les palmes. ^> Qu'entendre
par là ? sinon qu'on a beau sortir de leur ombre,
on ne se retrouve plus tel qu'avant.
J'ai lu tel livre : et après l'avoir lu je l'ai fermé ;
je l'ai remis sur ce rayon de ma bibliothèque, — mais
dans ce livre il y avait telle parole que je ne peux pas
oublier. Elle est descendue en moi si avant, que je ne
la distingue plus de moi-même. Désormais je ne
suis plus comme si je ne l'avais pas connue. — Que
j'oublie le livre où j'ai lu cette parole : que j'oublie
même que je l'ai lue ; que je ne me souvienne d'elle
que d'une manière imparfaite... n'importe ! Je ne
peux plus redevenir celui que j'étais avant de l'avoir
lue. — Comment expliquer sa puissance ?
Sa puissance vient de ceci qu'elle n'a fait que me
révéler quelque partie de moi encore inconnue à
moi-même ; elle n'a été pour moi qu'une explica-
tion — oui, qu'une explication de moi-même. On
l'a dit déjà : les. influences agissent par ressemblance.
On les a comparées à des sortes de miroirs qui nous
montreraient, non point ce que nous sommes déjà
effectivement, mais ce que nous sommes d'une
façon latente.
Ce frère intérieur que tu n'es pas encore,
disait Henri de Régnier, — Je les comparerai plus
précisément à ce prince d'une pièce de Maeterlinck,
8 ANDRÉ GIDE
qui vient réveiller des princesses. Combien de
sommeillantes princesses nous portons en nous,
ignorées, attendant qu'un contact, qu'un accord,
qu'un mot les réveille !
Que m'importe, auprès de cela, tout ce que
j'apprends par la tête, ce qu'à grand renfort de
mémoire j'arrive à retenir ? — Par instruction^
ainsi, je peux accumuler en moi de lourds trésors,
toute une encombrante richesse, une fortune, pré-
cieuse certes comme instrument, mais qui restera
différente de moi jusqu'à la consommation des
siècles. — L'avare met ses pièces d'or dans un coffre ;
mais, sitôt le coffre fermé, c'est comme si le coffre
était vide.
Rien de pareil avec cette intime connaissance, qui
n'est plutôt qu'une reconnaissance mêlée d'amour —
de reconnaissance, vraiment ; qui est comme le
sentiment d'une parenté retrouvée.
A Rome, près de la solitaire petite tombe de Keats,
quand je lus ses vers admirables, combien naïvement
je laissai sa douce influence entrer en moi, tendre-
ment me toucher, me reconnaître, s'apparenter à mes
plus douteuses, à mes plus incertaines pensées. —
A ce point que lorsque, malade, il s'écrie dans VOde
au Rossignol :
Oh ! qui me donnera une gorgée d'un vin — long-
temps refroidi dans la terre profonde^ — d'un vin qui
DE L INFLUENCE EN LITTERATURE
sente Flora et la campagne verte, la danse et les chansons
provençales, et la joie que brûle le soleil ?
— Oh ! qui me donnera une coupe pleine de chaud
Midi ?
Il me semblait, que, de mes propres lèvres, j'enten-
disse jaillir cette plainte admirable.
S'éduquer, s'épanouir dans le monde, il semble
vraiment que ce soit se retrouver des parents.
Je sens bien qu'ici nous sommes arrivés au point
sensible, dangereux, et qu'il va devenir plus diffi-
cile et délicat de parler. II ne s'agit plus à présen
des influences — dirai-je : naturelles — mais bien
des influences humaines. — Comment expliquer,
tandis que Finfluence nous apparaissait jusqu'ici
comme un heureux moyen d'enrichissement per-
sonnel — ou' du moins semblable à cette baguette
de coudre des sorciers qui permettrait de découvrir
en soi des richesses, — comment expliquer que
brusquement ici l'on entre en garde, que l'on ait
peur (surtout de nos jours, disons-le bien), que l'on
se défie. L'influence, ici, est considérée comme une
chose néfaste, une sorte d'attentat envers soi-même»
un crime de lèse-personnalité.
C'est que précisément aujourd'hui, même sans
faire profession d'individualisme, nous prétendons
avoir chacun notre personnalité, et que cette person-
10 ANDRÉ GIDE
nalité n'est pas très robuste, sitôt qu'elle paraît,
à nous-mêmes ou aux autres, un peu indécise,
chancelante ou débile, la peur de la perdre nous
poursuit et risque de gâter nos plus réelles joies.
La peur de perdre sa personnalité !
Nous avons pu, dans notre bienheureux monde
des lettres, connaître et rencontrer bien des peurs :
la peur du neuf, la peur du vieux — ces derniers
temps la peur des langues étrangères, etc., mais
de toutes, la plus vilaine, la plus sotte, la plus ridicule,
c'est bien la peur de perdre sa personnalité.
« Je ne veux pas lire Goethe, me disait un jeune
littérateur (ne craignez rien, je ne nomme que quand
je loue), — je ne veux pas lire Gœthe parce que cela
pourrait m'impressionner. >'
Il faut, n'est-ce pas, être arrivé à un point de
perfection rare, pour croire que Ton ne peut changer
qu'en mal.
La personnalité d'un écrivain, cette personnalité
délicate, choyée, celle qu'on a peur de perdre, non
tant parce qu'on la sait précieuse, que parce qu'on la
croit sans cesse sur le point d'être perdue — consiste
trop souvent à n'avoir jamais fait telle ou telle chose.
C'est ce qu'on pourrait appeler une personnalité
privative. La perdre, c'est avoir envie de faire ce
qu'on s'était promis de ne pas faire. — Il a paru,
il y a quelque dix ans, un volume de nouvelles que
DE l'influence EN LITTÉRATURE I I
l'auteur avait Intitulé : Contes sans qui ni que. L'auteur
s*étalt fait une manière d'originalité, un style spécial,
une personnalité, a n'employer jamais un pronom
conjonctif. (Comme si les qui et les que ne conti-
nuaient pas quand même d'exister !) — Combien
d'auteurs, d'artistes, n'ont d'autre personnalité que
celle-là, qui, le jour où ils consentiraient à employer
les qui et les que, comme tout le monde, se confon-
draient tout simplement dans la masse banale et
infiniment nuancée de l'humanité.
Et pourtant, il faut bien avouer que la personnalité
des plus grands hommes est faite aussi de leurs
incompréhensions. L'accentuation même de leurs
traits exige une limitation violente. Aucun grand
homme ne nous laisse de lui une image vague, mais
précise et très définie. On peut même dire que
ses incompréhensions font la définition du grand
homme.
Que Voltaire n'ait compris Homère ni la Bibje ;
qu'il éclate de rire devant Pindare et devant Dante ;
est-ce que cela ne dessine pas la figure de Voltaire ?
comme le peintre qui, traçant le contour d'un visage,
dirait à ce visage : Tu n'iras pas plus loin.
Que Goethe, le plus intelligent des êtres, n'ait pas
compris Beethoven — Beethoven, qui, après avoir
joué devant lui la sonate en ut dièze mineur (celle
qu'on a coutume de nommer la Sonate au clair de
12 ANDRÉ GIDE
lune), comme Gœthe demeurait froidement silencieux,
poussait vers lui ce cri de détresse : « Mais, Maître,
si vous, vous ne me dites rien — qui donc alors me
comprendra ? » est-ce que cela ne défmit pas d'un
coup Gœthe — et Beethoven ?
Ces incompréhensions s'expliquent, voici comment :
elles ne sont certes point sottise ; elles sont éblouisse-
ment. — Ainsi tout grand amour est exclusif, et
l'admiration d'un amant pour sa maîtresse le rend
insensible à toute beauté différente. — C'est ramour
qu'il avait pour l'esprit, qui rendait Voltaire insensible
au lyrisme. C'est l'adoration de Gœthe pour la Grèce»
pour la pure et souriante tendresse de Mozart, qui
lui faisait craindre le déchaînement passionné de
Beethoven — et dire à Mendelssohn qui lui jouait
le début de la symphonie en ut mineur : •< Je ne
ressens que de l'étonnement. »
Peut-être peut-on dire que tout grand producteur,
toHt créateur, a coutume de proieter sur le point quil
veut opérer une telle abondance de lumière spirituelle,
un tel faisceau de rayons — que tout le reste à I en-
tour en paraît sombre. Le contraire de cela, n'est-ce
pas le dilettante ? qui comprend tout, précisément
parce qu'il n'aime rien passionnément, c'est-à-dire
exclusivement.
Mais combien celui qui, sans avoir une personna-
lité fatale, toute d'ombre et d'éblouissement, tâche
à
DE l'influence EN LITTÉRATURE [3
de se créer une personnalité restreinte et combinée,
en se privant de certaines influences, en se mettant
Tesprit au régime, comme un malade dont l'estomac
débile ne saurait supporter qu'un choix de nourritures
peu variées (mais qu'alors il digère si bien !) — com-
bien celui-là me fait aimer le dilettante, qui, ne
pouvant être producteur et parler, prend le charmant
parti d'être attentif et se fait une carrière vraiment
de savoir admirablement écouter. (On manque
d'écouteurs aujourd'hui, de même que l'on manque
décales — c'est un des résultats de ce besoin d ori-
ginalité à tout prix.)
La peur de ressembler à tous fait dès lors chercher
à celui-ci quels traits bizarres, uniques (incompréhen-
sibles souvent par là même), il peut bien montrer —
qui lui apparaissent aussitôt d'une principale impor-
tance, qu'il croit devoir exagérer, fût-ce aux dépens
de tout le reste. J'en sais un qui ne veut pas lire
Ibsen parce que, dit-il, « il a peur de le trop bien
comprendre ». Un autre s'est promis de ne jamais lire
les poètes étrangers, de crainte de perdre « le sens
pur de sa langue »...
Ceux qui craignent les influences et s'y dérobent
font le tacite aveu de la pauvreté de leur âme. Rien de
bien neuf en eux à découvrir, puisqu'ils ne veulent
prêter la main à rien de ce qui peut guider leur
découverte. Et s'ils sont si peu soucieux de se re-
14 ANDRÉ GIDE
trouver des parents, c'est, je pense, qu'ils se pressen-
tent fort mal apparentés.
Un grand homme n'a qu'un souci : devenir le plus
humain possible, — disons mieux : DEVENIR BANAL.
Devenir banal, Shakespeare, banal Goethe, Molière,
Balzac, Tolstoï... Et, chose admirable, c'est ainsi
qu'il devient le plus personnel. Tandis que celui qui
fuit l'humanité pour lui-même, n'arrive qu'à devenir
particulier, bizarre, défectueux... Dois-je citer le mot
de l'Evangile ? Oui, car je ne pense pas le détourner
de son sens : <^ Celui qui veut sauver sa vie (sa vie
personnelle) la perdra ; mais qui veut la donner la
sauvera (ou pour traduire plus exactement le texte
grec : « la rendra Vraiment vivante >).
Voilà pourquoi nous voyons les grands esprits ne
jamais craindre les influences, mais au contraire les
rechercher avec une sorte d'avidité qui est comme
l'avidité d'ÊTRE.
Quelles richesses ne devait pas sentir en lui un
Goethe, pour ne s'être refusé, — ou, selon le mot de
Nietzsche, " n'avoir dit non » — à rien ! Il semble que
la biographie de Goethe soit l'histoire de ses influences
— (nationales avec Goetz ; moyenâgeuses avec Faust ;
grecques avec les Iphigénies — ; italiennes avec le
Tasse, etc.. ; enfin vers la fin de sa vie encore,
l'influence orientale, à travers le divan de Hafiz»
que venait de traduire Hammer — influence si
DE l'influence EN LITTÉRATURE 15
puissante que, à plus de 70 ans, il apprend le persan
et écrit lui aussi un Divan).
La même frénésie désireuse qui poussait Goethe
vers l'Italie, poussait le Dante vers la France. C'est
parce qu'il ne trouvait plus en Italie d'influences
suffisantes, qu'il accourait jusqu'à Pans se soumettre
à celle de notre Université.
Il faudrait pourtant se convaincre que la peur dont
je parle est une peur toute moderne, dernier effet
de l'anarchie des lettres et des arts ; avant, on ne
connaissait pas cette crainte-là. Dans toute grande
époque on se contentait d'être personnel, sans chercher
à l'être, de sorte qu'un admirable fonds commun
semble unir les artistes des grandes époques, et, par
la réunion de leurs figures involontairement diverses,^
créer une sorte de société, admirable presque autant
par elle-même, que l'est chaque figure isolée. Un
Racine se préoccupait-il de ne ressembler à nul
autre ? Sa Phèdre est-elle diminuée parce qu'elle
naquit, prétend-on, d'une influence janséniste ? Le
XVII^ siècle français est-il moins grand pour avoir été
dominé par Descartes ? Shakespeare a-t-il rougi
de mettre en scène les héros de Plutarque ; de re-
prendre les pièces de ses prédécesseurs ou de ses
contemporains ?
Je conseillais un jour à un jeune littérateur un
sujet qui me paraissait à ce point fait pour lui, que je
16 ANDRÉ GIDE
m'étonnais presque qu'il n'eût pas déjà songé à le
prendre. Huit jours après, je le revis, navré. Qu'avait-
il ? Je m'inquiétai... « Eh ! me dit-il amèrement, je
ne veux vous faire aucun reproche, parce que je
pense que le motif qui vous faisait me conseiller
était bon, — mais pour l'amour de Dieu, cher ami,
ne me donnez plus de conseils ! Voici qu'à présent
]e viens de moi-même au sujet dont vous m'avez
parlé l'autre jour. Que diable voulez-vous que j'en
fasse h présent ? C'est vous qui me l'avez conseillé ;
je ne pourrai jamais plus croire que je l'ai trouvé
tout seul. )> — Ah ! je n'invente pas ! — j'avoue que
je fus quelque temps sans comprendre : — le mal-
heureux craignait de ne pas être personnel.
On raconte que Pouchkine un jour dit à Gogol :
« Mon jeune ami, il m'est venu en tête, l'autre jour,
un sujet — une idée que je crois admirable — mais
dont je sens bien que moi, je ne pourrai rien tirer.
Vous devriez la prendre ; il me semble, tel que je
vous connais, que vous en feriez quelque chose. )> —
Quelque chose ! — en effet — Gogol n'en fit rien
moins que les Ames mortes, à quoi il dut sa gloire, de
ce petit sujet, de ce germe que Pouchkine un jour
posait dans son esprit.
Il faut aller plus loin et dire : les grandes époques
de création artistique, les époques fécondes, ont été
DE l'influence EN LITTÉRATURE 17
les époques les plus profondéments influencées. —
Telle la période d'Auguste, par les lettres grecques ;
la renaissance anglaise, italienne, française par
l'invasion de l'antiquité, etc.
La contemplation de ces grandes époques où, par
suite de conjonctures heureuses, grandit, s'épanouit,
éclate, tout ce qui, depuis longtemps semé, germinait
et restait dans l'attente — peut nous emplir aujour-
d'hui de regrets et de tristesse. A notre époque, que
j'admire et que j'aime, il est bon, je crois, de chercher
<l*oii vient cette régnante anarchie, qui peut nous
exalter un instant en nous faisant prendre la fièvre
qu'elle nous donne, pour une surabondance de vie;
— il est utile de comprendre que ce qui fait, dans sa
plantureuse diversité, l'unité malgré tout d'une grande
époque, c'est que tous les esprits qui la composent
se viennent abreuver aux mêmes eaux...
Aujourd'hui nous ne savons plus à quelle source
boire — nous croyons trop d'eaux salutaires, et tel
va boire ici, tel va là.
C'est aussi qu'aucune grande source unique ne
jaillit, mais que les eaux, surgies de toutes parts, sans
élan, sourdent à peine, puis restent sur le sol, stagnan-
tes — et que l'aspect du sol littéraire, aujourd'hui,
est assez proprement celui d'un marécage.
Plus de puissant courant, plus de canal, plus de
grande influence générale qui groupe et unisse les
2
18 ANDRÉ GIDE
esprits en les soumettant à quelque^grande croyance
commune, à quelque grande idée dommatnce — plus
d'ÉCOLE, en un mot — mais, par crainte de se ressem-
bler, par horreur d'avoir à se soumettre, par incerti-
tude aussi, par scepticisme, complexité, une multi-
tude de petites croyances particulières, pour le
triomphe des bizarres petits particuliers.
Si donc les grands esprits cherchent avidement
les influences, c'est que, sûrs de leurs propres ri-
chesses, pleins du sentiment intuitif, ingénu de
l'abondance immanente de leur être, ils vivent dans
une attente joyeuse de leurs nouvelles éclosions. —
Ceux, au contraire, qui n'ont pas en eux grande
ressource, semblent garder toujours la crainte de
voir se vérifier pour eux le mot tragique de l'Evangile :
« Il sera donné à celui qui a ; mais à celui qui n'a pas,
on ôtera même ce qu'il a. « Ici encore la vie est sans
pitié pour les faibles — Est-ce une raison pour fuir
les influences ? — Non. — Mais les faibles y perdront
le peu d'originalité à laquelle ils peuvent prétendre...
Messieurs : TANT MIEUX ! C'est là ce qui permet une
Ecole.
Une Ecole est composée toujours de quelques
rares grands esprits directeurs — et de toute une
série d'autres subordonnés, qui forment comme le
terrain neutre sur lequel ces quelques grands esprits
DE l'influence EN LITTERATURE 19
peuvent s'élever. Nous y reconnaissons d'abord une
subordination, une sorte de soumission tacite, incon-
sciente, à quelques grandes idées que quelques
grands esprits proposent, que les esprits moins grands
prennent pour Vérités, — Et, s'ils suivent ces grands
esprits, peu m'importe ! car ces grands esprits les
mèneront plus loin qu'ils n'eussent su aller par eux-
mêmes. Nous ne pouvons savoir ce qu'eût été
Jordaens sans Rubens. Grâce à Rubens, Jordaens
s'est élevé parfois si haut, qu'il semble que mon
exemple soit mal choisi et qu'il faille placer Jordaens
au contraire parmi les grands esprits directeurs. ■ —
Et que serait-ce si je parlais de Van Dyck, qui, à
son tour, crée et domine l'école anglaise ?
Autre chose : souvent une grande idée n'a pas assez
d'un seul grand homme pour l'exprimer, pour
l'exagérer tout entière ; un grand homme n'y suffit
pas ; il faut que plusieurs s'y emploient, reprennent
cette idée première, le redisent, la réfractent, en
fassent valoir une dernière beauté. — La grandeur,
qui paraissait démesurée, de Shakespeare, a longtemps
empêché de voir, mais ne nous empêche plus aujour-
d'hui d'admirer, l'admirable pléiade de dramaturges
qui l'entourent. — L'idée qu'exalte l'école hollan-
daise s'est-elle satisfaite d'un Terburg, d'un Metsu,
^ d'un Pieter de Hooch ? Non, non, il fallait chacun
de ceux-là, et combien d'autres !
20 ANDRÉ GIDE
tnfln, disons que si toute une suite de grands
esprits se dévouent pour exalter une grande idée, il
en faut d'autres, qui se dévouent aussi, pour l'ex-
ténuer, la compromettre et la détruire. — Je ne parle
pas de ceux qui s'acharnent contre — non — ceux-là
d'ordinaire servent l'idée qu'ils combattent, la for-
tifient de leur inimitié. — Mais je parle de ceux qui
croient la servir, de cette malheureuse descendance
en qui s'épuise enfin l'idée. — Et, comme l'humanité
fait et doit faire une consommation effroyable d'idées,
il faut être reconnaissant à ceux-ci qui, en épuisant
enfin ce qu'une idée avait encore de généreux en
elle, en la faisant redevenir Idée, de VÉRITÉ qu'elle
semblait, la vident enfin de tout suc, et forcent ceux
qui viennent à chercher une idée nouvelle, — idée
qui, à son tour, paraisse pour un temps Vérité.
Bénis soient les Miens et les Philippe Van Dyck
pour achever de ruiner la moribonde école hollan-
daise, pour venir à bout de ses dernières domi-
nations.
En littérature, croyez bien que ce sont pas les
« v^rslibristes >*, pas même les plus grands, les Vielé-
Griffin, les Verhaeren, qui viendraient à bout du
Parnasse ; c'est le Parnasse lui-même qui se supprime,
se compromet en ses derniers lamentables représen-
tants.
Disons encore ceci : ceux qui craignent les in-
DE L*INFLUENCE EN LITTÉRATURE 21
fluences et s'y refusent en sont punis de cette manière
admirable : dès qu'on signale un pasticheur, c'est
parmi eux qu'il faut chercher. — Ils ne se tiennent
pas bien devant les œuvres d'art d'autrui. La crainte
qu'ils ont, les fait s'arrêter à la surface de l'œuvre;
ils y goûtent du bout des lèvres. — Ce qu'ils y cher-
chent, c'est le secret tout extérieur (croient-ils)
de la matière, du métier — ce qui précisément
n'existe qu'en relation intime et profonde avec la
personnalité même de l'artiste, ce qui* demeure le
plus inaliénable de ses biens. — Ils ont, pour la
raison d'être de l'œuvre d'art, une incompréhension
totale. Ils semblent croire qu'on peut prendre la
peau des statues, puis qu'en soufflant dedans, cela
redonnera quelque chose.
L'artiste véritable, avide des influences profondes,
se penchera sur l'œuvre d'art, tâchant de l'oublier
et de pénétrer plus arrière. Il considérera l'œuvre
d'art accomplie, comme un point d'arrêt, de frontière ;
pour aller plus loin ou ailleurs, il nous faut changer
de manteau. — L'artiste véritable cherchera, derrière
l'œuvre, l'homme, et c'est de lui qu'il apprendra.
La franche imitation n'a rien à faire avec le pastiche
qui toujours reste besogne sournoise et cachée. Par
quelle aberration aujourd'hui n'osons-nous plus
imiter^ c'est ce qu'il serait trop long de dire —
d'ailleurs tout cela se tient et si l'on ma suivi jusqu'ici
21 ANDRÉ GIDE
l'on me comprendra sans peine. — Les grands
artistes n'ont jamais craint d'imiter.
Michel-Ange imita d'abord si résolument les
antiques que, certaines de ses statues — entre autres
un Cupidon endormi — il s'amusa de les faire passer
pour des statues retrouvées dans des fouilles. — Une
autre statue de l'amour fut, raconte-t-on, enterrée
par lui, puis exhumée comme marbre grec.
Montaigne, dans sa fréquentation des anciens,
se compare aux abeilles qui « pillottent de çà de là
les fleurs '>, mais qui en font après le miel, <» qui est
tout leur « — ce n'est plus, dit-il, '■' thym,ne marjo-
leine '\
— Non : c'est du Montaigne, et tant mieux.
Mesdames et Messieurs,
Je m'étais promis de faire, après l'apologie de
l'influencé, celle de l'influenceur. A présent elle ne
m'apparait plus bien utile. L'apologie de 1 influenceur
— ne serait-ce pas celle du '■' grand homme > ? Tout
grand homme est un influenceur. — Artiste, ses
écrits, ses tableaux, ne sont qu'une part de son œuvre ;
son mfluence l'explique, la continue. Descartes
n est pas seulement l'auteur du Discours de la Méthode,
de la Dioptrique et des Méditations ; il est l'auteur
aussi du Cartésianif^me. — Parfois m<-^me l'influence
DE l'influence EN LITTÉRATURE 23
de rhomme est plus importante que son œuvre ;
parfois elle s'en détache et ne semble la suivre que de
très loin ; — telle est, à travers des siècles d'inaction,
celle de la Poétique d'Aristote sur le XVll^ siècle
français. Parfois enfin, l'influence est l'œuvre unique,
comme il advint pour ces deux uniques figures, que
j'ose à peine citer, de Socraie et du Christ.
On a souvent parlé de la responsabilité des grands
hommes. — Oiï n'a point tant reproché au Christ
tous les martyrs que le Christianisme avait faits
(car l'idée de salut s'y mêlait) — qu'on ne reproche
encore à tel écrivain le retentissement parfois tra-
gique de ses idées. — Après Werther, on dit qu'il y
eut une épidémie de suicides. De même en Russie,
après un poème de Lermontof. « Après ce livre,
disait M"^^ de Sévigné en parlant des Maximes de
La Rochefoucauld, — il n'y a plus qu'à se tuer ou
qu'à se faire chrétien. »- (Elle disait cela croyant
sûrement qu'il ne se trouverait personne qui ne
préférât une conversion à la mort). — Ceux que la
littérature a tués, je pense qu'ils portaient déjà la
mort en eux ; ceux qui se sont faits chrétiens étaient
admirablement prêts pour l'être ; l'influence, disais-
je, ne crée rien : elle éveille.
Mais je me garderai, d'ailleurs, de chercher à
diminuer la responsabilité des grands hommes ;
pour leur plus grande gloire, il faut la croire même la
24 ANDRÉ GIDE
plus lourde, la plus effrayante possible. Je ne sache
pas qu'elle ait fait reculer aucun d'eux. Au contraire,
ils cherchent de l'assumer toujours plus grande.
Ils font, tout autour d'eux, que l'on s'en doute ou
non, une consommation de vie formidable.
Mais ce n'est pas toujours un besoin de domination
qui les mène : Chez l'artiste, souvent, la soumission
d'autrui qu'il obtient a des causes très différentes.
Un mot pourrait, je crois, les résunrier : // ne se suffit
pas à lui-même. La conscience qu'il a de l'importance
de l'idée qu'il porte, le tourmente. Il en est reshonsahle^
il le sent. Cette responsabilité lui paraît la plus
importante ; l'autre ne passera qu'après. Que peut-il ?
Seul ! — Il est débordé. Il n'a pas assez de ses cinq
sens pour palper le monde ; de ses vingt-quatre heures
par jour, pour vivre, penser, s'exprimer. Il n'y suffit
pas, il le sent. II a besoin d'adjoints, de substituts^
de secrétaires. — « Un grand homme, dit Nietzsche,
n'a pas seulement son esprit, mais aussi celui de tous
ses amis. » — Chaque ami lui prêtera ses sens ; bien
plus il vivra pour lui. Lui se fait centre (oh ! malgré
lui), il regarde et profite de tout. Il influence : d'au-
tres vivront et joueront pour lui ses idées ; risqueront
le danger de les expérimenter à sa place.
II est difficile parfois de faire l'apologie des grands
hommes. Je ne veux donc point dire ici que j'approuve
cela ; je dis seulement que sans cela le grand homme
DE L*INFLUENCE EN LITTÉRATURE T>
n'est guère possible. — S'il voulait œuvrer sans
influencer, il serait d'abord mal renseigné, n'ayant
pu voir opérer ses idées ; puis il ne serait pas inté-
ressant ; car cela seul qui nous influence nous
importe. — Voilà pourquoi j'ai eu soin de faire
d'abord l'apologie des influencés, — pour pouvoir à
présent oser dire qu'ils sont indispensables aux
grands hommes.
Mesdames et Messieurs,
Je vous ai dit à présent à peu près ce que je désirais
vous dire. Peut-être les quelques idées que j'ai tenté
d'exposer ici vous paraîtront-elles soit paradoxales,
soit fausses. — Je me tiendrai pourtant pour satis^
fait si, fût-ce par protestation contre elles, j'ai pu
faire naître en vous — je veux dire éveiller — quelques
idées que vous jugerez justes et belles. — C'est ce
que nous pourrons appeler de l'influence par réaction.
SI LE GRAIN NE MEURT
(fragments)
J'avais six ans quand, en 1876, nous quittâmes la rue
Médicis. Notre nouvel appartement, 2 rue de Tournon,
au second étage, formait angle avec la rue St-Sulpice,
sur quoi donnaient les fenêtres de la bibliothèque
de mon père ,* celles de ma chambre ouvraient sur
une grande cour. Je me souviens surtout du vesti-
bule, parce que je m'y tenais le plus souvent, lorsque
je n'étais pas à l'école ou dans ma chambre, et que
maman, lasse de me voir tourner auprès d'elle, me
conseillait d'aller jouer « avec mon ami Pierre >'
c'est-à-dire tout seul. Le tapis bariolé de ce vestibule
présentait de grands dessins géométriques parmi
lesquels il était on ne peut plus amusant de jouer aux
billes avec le fameux ami Pierre.
Un petit sac de filet contenait les plus belles billes,
qu'une à une l'on m'avait données et que je ne mêlais
28 ANDRÉ GIDE
pas aux vulgaires. II en était que je ne pouvais manier
sans être à neuf ravi par leur beauté : une petite
en particulier, d'agathe noire avec un équateur et
des tropiques blancs ; une autre, translucide, en
cornaline, couleur d'écaillé claire, dont je me servais
pour caler. Et puis, dans un gros sac de toile, tout
un peuple de billes grises qu'on gagnait, qu'on per-
dait, et qui servaient d'enjeu lorsque plus tard je
pus trouver de vrais camarades avec qui jouer.
Un autre jeu dont je raffolais, c*est cet instrument
de merveilles qu'on appelle kaléidoscope : une sorte
de lorgnette qui, dans l'extrémité opposée à celle
de l'œil, propose au regard une toujours changeante
rosace, formée de mobiles verres de couleur empri-
sonnés entre deux feuilles transparentes. L'intérieur
de la lorgnette est tapissé de miroirs où se multiplie
symétriquement la fantasmagorie des verres que
déplace entre les deux feuilles le moindre mouve-
ment de l'appareil. Le changement d'aspect des
rosaces me plongeait dans un ravissement indicible.
Je revois encore avec précision la couleur, la forme
des verroteries : le morceau le plus gros était un
rubis clair ; il avait forme triangulaire ; son poids
l'entraînait d'abord et par dessus l'ensemble qu'il
bousculait. Il y avait un grenat très sombre à peu
près rond ; une améthyste en lame de faux ; une
topaze dont je ne revois plus que la couleur ; un
SI LE GRAIN NE MEURT... 29
saphir et trois petits débris mordorés. Ils n étaient
jamais tous ensemble sur scène ; certains restaient
cachés complètement ; d'autres à demi, dans les
coulisses, de l'autre côté des miroirs ; seul le rubis,
trop important, ne disparaissait jamais tout entier.
Mes cousines qui partageaient mon goût pour ce
jeu, mais s'y montraient moins patientes, secouaient
à chaque fois l'appareil afm d'y contempler un
changement total. Pour moi je ne procédais pas de
même : sans quitter la scène des yeux, je tournais
le kaléidoscope doucement, doucement, admirant
îa lente modification de la rosace. Parfois l'insen-
sible déplacement d'un des éléments entraînait des
conséquences bouleversantes. J'étais autant intrigué
qu'ébloui, et bientôt voulus forcer l'appareil à me
livrer son secret. Je débouchai le fond, dénombrai
les morceaux de verre, et sortis du fourreau de carton
trois miroirs ; puis les remis, mais, avec eux, plus que
trois ou quatre verroteries. L'accord était pauvret ;
les changements ne causaient plus de surprise ;
mais comme on suivait bien les parties ! comme on
comprenait bien le pourquoi du plaisir !
Puis le désir me vint de remplacer les petits mor-
ceaux de verre par les objets les plus bizarres : un
bec de plume, une aile de mouche, un bout d'allu-
rnette, un brin d'herbe. C'était opaque, plus féerique
du tout, mais, à cause des reflets dans les miroirs.
30 ANDRÉ GIDE
d'un certain intérêt géométrique... Bref, je passais
des heures et des jours à ce jeu. Je crois que les
enfants d'aujourd'hui l'ignorent, et c'est pourquoi
j'en ai si longuement parlé.
Les autres jeux de ma première enfance, patiences,
décalcomanies, constructions, étaient tous des jeux
solitaires. Je n'avais aucun camarade... Si pourtant r
j'en revois bien un ; mais hélas ! ce n'était pas un
camarade de jeu : lorsque Marie me menait au
Luxembourg, j'y retrouvais un petit garçon de mon
âge, délicat, doux, tranquille, et dont le blême visage
était à demi caché par de grosses lunettes^
si sombres que, derrière les verres, on ne pouvait
rien distinguer. Je ne me souviens plus de son nom,,
et peut-être que je ne l'ai jamais su. Nous l'appelions
Mouton, à cause de sa petite pelisse en toison blanche..
— Mouton, c'est vrai que vous avez mal aux
yeux ? (Je crois bien que je ne le tutoyais pas).
— Le médecin dit qu'ils sont malades.
— Montrez-les.
Alors il avait soulevé les vilains verres, et son
pauvre regard clignotant, incertain, douloureux,
m était entré dans le cœur.
Ensemble nous ne jouions pas ; je ne me souviens
pas que nous fissions autre chose*que de nous pro-
mener la main dans la mam sans rien dire.
Cette première amitié dura peu de temps. Mouton?
SI LE GRAIN NE MEURT... 31
cessa bientôt de venir. Ah ! que le Luxembourg
alors me parut vide !... Mais mon vrai désespoir
commença lorsque je compris que Mouton devenait
aveugle. Marie avait rencontré la bonne du petit
dans le quartier et racontait à ma mère sa conversa-
tion avec elle ; elle parlait à voix basse pour que je
n entende pas ; mais je surpris ces quelques mots :
" n ne peut déjà plus retrouver sa bouche ! > Phrase
absurde assurément, car il n'est nul besoin de la vue
pour trouver sa bouche sans doute, et je le pensai
tout aussitôt — mais qui me consterna néanmoins.
Je m'en allai pleurer dans ma chambre, et durant
plusieurs jours m'exerçai à demeurer longtemps
les yeux fermés, à circuler sans les ouvrir, à m'ef-
forcer de ressentir ce que Mouton devait éprouver.
Accaparé par la préparation de son cours, mon
père ne s'occupait guère de moi. Il passait la plus
grande partie du jour enfermé dans un vaste cabinet
de travail un peu sombre, où je n'avais accès que
lorsqu'il m'invitait à y venir. C'est d'après une
photographie que je revois mon père, avec une barbe
carrée, des cheveux noirs, assez longs et bouclés ;
sans elle je n'aurais gardé souvenir que de sa grande
douceur. Ma mère m'a dit plus tard que ses collè-
gues l'avaient surnommé « Vir probus » ; et j ai su
par l'un d'eux que souvent on recourait à son conseil.
32 ANDRÉ GIDE
Je ressentais pour mon père une vénération un
peu craintive, qu'aggravait la solennité de ce lieu.
J'y entrais comme dans un temple ; dans la pénombre
se dressait le tabernacle de la bibliothèque ; un épais
tapis de ton riche et sombre étouffait le bruit de mes
pas. Il y avait un lutrin près d'une des deux fenêtres. ;
au milieu de la pièce, une énorme table couverte
de livres et de papiers. Mon père allait chercher un
gros livre, quelque Coutume de Bourgogne ou de
Normandie, pesant in-folio qu'il ouvrait sur le bras
d'un fauteuil pour épier avec moi de feuille en feuille
jusqu'où persévérait le travail d'un insecte rongeur.
Le jurisconsulte, en consultant un vieux texte, avait
admiré ces petites galeries clandestines et s était
dit : <' Tiens ! cela amusera mon enfant ». Et cela
m'amusait beaucoup, à cause aussi de l'amusement
quM paraissait lui-même y prendre.
Mais le souvenir du cabinet de travail est resté
lié surtout à celui des lectures qu'il m'y faisait.
Mon père avait à ce sujet des idées très particulières
que n'avait pas épousées ma mère ; et souvent je les
entendais discuter sur la nourriture qu'il convient
de donner au cerveau d un petit enfant. De sem-
blables discussions étaient soulevées parfois au
sujet de l'obéissance, ma mère restant d'avis que
l'enfant doit se soumettre sans chercher à comprendre,
mon père gardant toujours une tendance à tout
SI LE GRAIN NE MEURT. . . 33
m'expliquer. Je me souviens fort bien qu alors ma
mère comparait l'enfant que j'étais au peuple hébreu,
et protestait qu'avant de vivre dans la grâce il était
bon d'avoir vécu selon la loi. Je pense aujourd'hui
que ma mère était dans le vrai ; n'empêche qu'en
ce temps je restais vis-à-vis d'elle dans un état d'in-
subordination fréquente et de continuelle discussion,
tandis que, sur un mot, mon père eût obtenu de moi
tout ce qu'il eût voulu. Je crois qu'il cédait au besoin
de son cœur plutvôt qu'il ne suivait une théorie,
lorsqu'il ne proposait à mon amusement ou à mon
admiration rien qu'il ne pût aimer ou admirer lui-
même. La littérature enfantine française ne présen-
tait alors guère que des inepties, et je pense qu'il
eût souffert s'il avait vu entre mes mains tel livre
qu'on y mit plus tard, de Madame de Ségur par
exemple — où je pris, je l'avoue, et comme à peu
près tous les enfants de ma génération, un plaisir
assez vif, mais stupide — un plaisir non plus vif
heureusement que celui que j'avais pris d'abord à
écouter mon père me lire des scènes de Molière,
des passages de l'Odyssée, la farce de Pathelin, les
aventures de Sindbad ou celles d'Ali-Baba et quelques
bouffonneries de la Comédie Italienne, telles qu'elles
sont rapportées dans les Masques de Maurice Sand,
livre où j'admirais aussi les figures d'Arlequin, de
Coiombme, de Polichinelle ou de Pierrot, après que.
34 ANDRÉ GIDE
par la voix de mon père, je les avais entendus dialoguer.
Le succès de ces lectures était tel, et mon père
poussait si loin sa confiance, qu'il entreprit un iour
le début du livre de Job. C'était une expérience à
laquelle ma mère voulut assister : aussi n eut-elle
pas lieu dans la bibliothèque ainsi que les autres,
mais dans un petit salon où l'on se sentait chez elle
plus spécialement. Je ne jurerais pas, naturellement,
que j'aie compris d'abord la pleine beauté du texte
sacré ! Mais cette lecture, il est certain, fit sur moi
l'impression la plus vive, aussi bien par la solennité
du récit que par la gravité de la voix de mon père et
l'expression du visage de ma mère, qui tour à tour
gardait les yeux fermés pour marquer ou protéger
son pieux recueillement, et ne les rouvrait que pour
porter sur moi un regard chargé d'amour, d'interro-
gation et d'espoir.
Certains beaux soirs d'été, quand nous n'avions
pas soupe trop tard et que mon père n'avait pas trop
de travail, il demandait :
— Mon petit ami vient-il se promener avec moi ?
il ne m'appelait jamais autrement que « son petit
ami ».
— Vous serez raisonnables, n'est-ce pas, disait
ma mère. Ne rentrez pas trop tard.
J'aimais sortir avec mon père ; et comme il s 'oc-
SI LE GRAIN NE MEURT... 35
cupait de moi rarement, le peu que je faisais avec
lui gardait un aspect insolite, grave et quelque peu
mystérieux qui m'enchantait aussitôt.
Tout en jouant à quelque jeu de devinette ou
d'homonymes, nous remontions la rue de Tournon,
puis traversions le Luxembourg, ou suivions cette
partie du Boulevard Saint-Michel qui le longe,
jusqu'au second jardin, près de l'Observatoire.
Dans ce temps les terrains qui font face à l'Ecole
de Pharmacie n'étaient pas encore bâtis ; l'Ecole
même n'existait pas. Au lieu des maisons à six étages,
il n'y avait là que baraquements improvisés, échoppes
de fripiers, de revendeurs et de loueurs de véloci-
pèdes. L'espace asphalté, ou macadamisé, je ne sais,,
qui borde ce second Luxembourg, servait de piste
aux amateurs ; juchés sur ces étranges et paradoxaux
instruments, qu'ont remplacés les bicycletî^s, ils
viraient, passaient et disparaissaient dans le soir.
Nous admirions leur hardiesse, leur élégance. A
peine encore distinguait-on la monture et la roue
d'arrière minuscule où reposait l'équilibre de l'aérien
appareil. La svelte roue d'avant se balançait ; celui
qui la montait semblait un être fantastique. La nuit
tombait, exaltant les lumières, un peu plus loin,
d'un café-concert, dont les musiques nous attiraient.
On ne voyait pas les becs de gaz eux-mêmes, mais,
par-dessus la palissade, l'étrange illumination des
36 ANDRÉ GIDE
marronniers. On s'approchait. Les planches n'étaient
pas si bien jointes qu'on ne pût, par-ci par là, en
appliquant l'œil, glisser entre-deux le regard : je
distinguais, par-dessus la grouillante et sombre masse
des spectateurs, l'émerveillement de la scène, sur
laquelle une divette venait débiter des fadeurs.
Nous avions parfois encore le temps, pour rentrer,
de retraverser le grand Luxembourg. Bientôt un
•roulement de tambour en annonçait la fermeture.
Les derniers promeneurs, à contre gré, se dirigeaient
vers les sorties, talonnés par les gardes, et les grandes
allées qu'ils désertaient s'emplissaient derrière eux
de mystère. Ces soirs là je m'endormais ivre d'ombre,
de sommeil et d'étrangeté.
Quand j'eus atteint ma cinquième année, mes
parents me firent suivre des cours enfantins chez
Mademoiselle Fleur et chez Madame Lackerbauer.
Mademoiselle Fleur habitait rue de Seine. Tandis
que les petits, dont j'étais, pâlissaient sur les alpha-
bets, ou sur des pages d'écriture, les grands — ou
plus exactement : les grandes (car, au cours de
Mademoiselle Fleur fréquentaient bien des grandes
filles, mais seulement des petits garçons) — s'agi-
taient beaucoup autour des répétitions d'une repré-
sentation à laquelle devaient assister les familles.
On préparait un acte des Plaideurs ; les grandes
SI LE GRAIN NE MEURT... 37
essayaient des fausses barbes et je les enviais d'avoir
à se costumer ; rien ne devait être plus divertis-
sant.
De chez Madame Lackerbauer, je ne me rappelle
qu'une machine de Ramsden, une vieille machine
électrique, qui m'intriguait furieusement avec son
disque de verre où de petites plaques de métal
étaient collées, et une manivelle pour faire tourner
le disque ; à quoi il était défendu de toucher « ex-
pressément sous peine de mort » comme disent
certaines pancartes sur des poteaux de transmission.
Un jour la maîtresse avait voulu faire fonctionner la
machine ; tout autour les enfants formaient un grand
cercle, très écarté parce qu'on avait grand peur ;
on s'attendait à voir foudroyer la maîtresse ; et
certainement elle tremblait un peu en approchant
d'une boule de cuivre, à Textrémité de l'appareil,
son index replié. Mais pas la moindre étincelle
n'avait jailli. Ah ! l'on était bien soulagé.
j'avais sept ans quand ma mère crut devoir ajouter
aux cours de Mademoiselle Fleur et de Madame
Lackerbauer les leçons de piano de Mademoiselle
de Gœcklin. On sentait chez cette innocente personne
peut-être moins de goût pour les arts qu'un grand
besoin de gagner sa vie. Elle était toute fluette, et
pâle comme sur le point de se trouver mal. Je crois
qu'elle ne devait pas manger à sa faim.
38 ANDRÉ GIDE
Quand j'avais été bien docile, Mademoiselle de
Gœcklin me faisait cadeau d'une image qu'elle
sortait d'un petit manchon. L'image, en elle-même
eût pu me paraître ordinaire et j'en aurais presque
fait fi ,* mais elle était parfumée ; extraordinairement
parfumée — sans doute en souvenir du manchon ;
je la regardais à peine ; je la humais ; puis la collais
dans un album, à côté d'autres images que les grands
magasins donnaient aux enfants de leur clientèle,
mais qui, elles, ne sentaient rien. J'ai rouvert l'album
dernièrement pour amuser un petit neveu : les
images de Mademoisell» de Gœcklin embaument
encore ; elles ont embaumé tout l'album.
Après que j'avais fait mes gammes, mes arpèges,
un peu de solfège, et ressassé quelque morceau
des « bonnes traditions du pianiste », je cédais la
place à ma mère. Je crois que c'est par modestie que
maman ne jouait jamais seule ; mais à quatre mains,
comme elle y allait ! C'était d'ordinaire quelque
partie d'une symphonie de Haydn, et de préférence
le finale qui, pensait-elle, comportait moins d'ex-
pression à cause du mouvement rapide, qu'elle préci-
pitait encore en approchant de la fin ; elle comptait
à haute voix d'un bout à l'autre du morceau.
Quand je fus un peu plus grand, Mademoiselle
de Gœcklin ne vint plus ; j'allai prendre les leçons
chez elle. C'était un tout petit appartement où elle
' SI LE GRAIN NE MEURT... 39
Vivait avec une sœur plus âgée, infirme ou un peu.
simple d'esprit, dont elle avait la charge. Dans la
première pièce, qui devait servir de salle à manger,
se trouvait une volière pleine de bengalis ; dans la
seconde pièce le piano ; il avait des notes éton-
namment fausses dans le registre supérieur, ce qui
modérait mon désir de prendre la haute de préfé-
rence, lorsque nous jouions à quatre mains. Made-
moiselle de Gœcklin, qui comprenait sans peine ma
répugnance, disait alors d'une voix plaintive, abstrai-
tement, comme un ordre discret qu'elle eût donné
à un esprit : « Il faudra faire venir l'accordeur. »
Mais l'esprit ne faisait pas la commission.
Mes parents avaient pris coutume de passer les
vacances d'été dans le Calvados, à la Roque-Baignard,
cette propriété qui revint à ma mère au décès de ma
grand'mère Rondeaux. Les vacances de nouvel an,
nous les passions à R... dans la famille de ma mère;
celles de Pâques, à Uzès auprès de ma grand'mère
paternelle.
Rien de plus différent que ces deux familles ;
rien de plus différent que ces deux provinces de
France, qui conjuguent en moi leurs contradictoires
influences. Souvent je me suis persuadé que j'avais
été contraint à l'œuvre d'art, parce que je ne pouvais
réaliser que par elle l'accord de ces éléments trop
40 ANDRÉ GIDE
divers, qui sinon fussent restés à se combattre, ou
.tout au moins à dialoguer en moi. Sans doute ceux-là
seuls sont capables d'affirmations puissantes, que
pousse en un seul sens l'élan de leur hérédité. Au
contraire les produits de croisement, en qui coexistent
et grandissent, en se neutralisant, des exigences
opposées, c'est parmi eux je crois que ^e recrutent
les arbitres et les artistes. Je me trompe fort si les
exemples ne me donnent raison.
La maison de mes parents faisait angle entre la
rue de C... et la rue de F.... Elle ouvrait sa porte
cochère sur celle-là ; sur celle-ci le plus grand nombre
de ses fenêtres. Elle me paraissait énorme; elle l'était.
Il y avait en bas, en plus du logement du concierge,
de la cuisine, de l'écurie, de la remise, un magasin
pour les « rouenneries )^ que fabriquait mon oncle
à son usine du H..., à quelques kilomètres de R....
Et à côté du magasin, ou plus proprement de la salle
du dépôt, il y avait un petit bureau, dont l'accès
était également défendu aux enfants, et qui du reste
se défendait bien tout seul par son odeur de vieux
cigare, son aspect fastidieux et rébarbatif. Mais com-
bien la maison, par contre, était aimable !
Dès l'entrée, la clochette au son doux et grave
semblait vous souhaiter bon accueil. Sous la voûte,
à gauche, la concierge, de la porte vitrée de sa loge
exhaussée de trois marches, vous souriait. En face
SI LE GRAIN NE MEURT... 4î
s*ouvrait la cour, où de décoratives plantes vertes,
dans des pots alignés contre le mur du fond, pre-
naient l'air, et, avant d'être ramenées dans la serre
du H..., d'où elles venaient et où elles allaient
refaire leur santé, se reposaient à tour de rôle de
leur service d'intérieur. Ah ! que cet intérieur était
tiède, moite, discret et quelque peu sévère, mais
confortable, honnête et plaisant. La cage d'escalier
prenait jour par en bas sous la voûte, et tout en
haut par un toit vitré. A chaque palier, de longues
banquettes de velours vert, sur lesquelles il faisait
bon s étendre à plat ventre pour lire. Mais combien
on était mieux encore, entre le second étage et le
dernier, sur les marches mêmes, que couvrait un
tapis chmé noir et blanc, bordé de larges bandes
rouges. Du toit vitré tombait une riche lumière
tamisée, tranquille ; la marche au-dessus de celle
sur laquelle j'étais assis me servait d'appuie-coude,
de pupitre et lentement me pénétrait le côté...
'J écrirai mes souvenirs comme ils viennent, sans
chercher à les ordonner. Tout au plus les puis-je
grouper autour des lieux et des êtres : ma mémoire
ne se trompe pas souvent de place : mais elle brouille
les dates ; je suis perdu si je m'astreins à de la chro-
nologie. A reparcourir le passé, je suis comme
quelqu'un dont le regard n'apprécierait pas" bien
les distances et parfois reculerait extrêmement ce
42 ATMDRÉ GIDE
que rexamen reconnaîtra beaucoup plus proche.
C'est ainsi que je suis resté longtemps convaincu
d'avoir gardé le souvenir de l'entrée des Prussiens
àR... :
C'est la nuit. On entend la fanfare militaire, et
du balcon de la rue de C... où elle passe, on voit
les torches résineuses fouetter d'inégales lueurs les
murs étonnés des maisons...
Ma mère à qui, plus tard, j'en reparlai, me persuada
que d'abord en ce temps j'étais beaucoup trop jeune
pour en avoir gardé quelque souvenir que ce soit ;
qu'au surplus jamais un R...nais, ou en tout cas
aucun de ma famille, ne se serait mis au balcon pour
voir passer fût-ce Bismarck ou le roi de Prusse lui-
même, et que si les Allemands avaient organisé des
cortèges, ceux-ci eussent défilé devant des volets
clos. Certainement mon souvenir devait être des
<' retraites aux flambeaux ^> qui, tous les samedis
«oir remontaient ou descendaient la rue de C...,
après que les Allemands avaient depuis longtemps
déjà vidé la ville.
— C'était là ce que nous te faisions admirer du
balcon, en te chantant, te souviens-tu :
Zim laï la ! Zim laï fa !
Les beaux militaires !
Et soudain je reconnaissais aussi la chanson.
SI LE GRAIN NE MEURT... 43
Il en est de même de ce bal rue de C..., que ma
mémoire s'est longtemps obstinée à placer du temps
de ma grand'mère — qui mourut en 73, alors que
je n'avais pas quatre ans. 11 s'agit évidemment d'une
soirée que mon oncle et ma tante donnèrent trois
ans plus tard à la majorité de leur fille •
Je suis déjà couché, mais une singulière rumeur,
un frémissement du haut en bas de la maison, joints
à des vagues harmonieuses, écartent de moi le som-
meil. Sans doute ai-je remarqué dans la journée des
préparatifs. Sans doute l'on m'a dit qu'il y aurait
un bal ce soir-là. Mais, un bal, sais-je ce que c'est ?
Je n'y avais pas attaché d'importance et m'étais
couché comme les autres soirs. Mais cette rumeur
à présent... J'écoute ; je tâche de surprendre quelque
bruit plus distinct, de comprendre ce qui se passe.
Je tends l'oreille. A la fin, n'y tenant plus, je me lève,
sors de la chambre à tâtons dans le couloir sombre
et, pieds nus, gagne l'escalier plein de lumière.
Ma chambre est au troisième étage. Les vagues de
sons montent au premier ; il faut aller voir ; et à
mesure que de marche en marche je me rapproche,
je distingue des bruits de voix, des froissements
d'étoffe, des chuchotements et des rires. Rien n'a
l'air coutumier ; il me semble que je vais être initié
tout à coup à une autre vie, mystérieuse, différem-
ment réelle, plus brillante et plus pathétique, et qui
44 ANDRÉ GIDE
commence seulement lorsque les petits enfants sont
couchés. Les couloirs du second tout emplis de nuit
sont déserts ; la fête est au-dessous. Avancerai-je
encore ? On va me voir. On va m.e punir de ne pas
dormir, d avoir vu... Je passe ma tête à travers les
fers de la rampe... Précisément des invités arrivent,
un militaire en uniforme, une dame toute en rubans,
toute en soie ; elle tient un éventail a Ja main ; le
domestique, mon ami Victor, que je ne reconnais
pas d'abord à cause de ses culottes et de ses bas
blancs, se tient devant la porte ouverte du premier
salon et introduit... Tout à coup quelqu'un bondit
vers moi ; c'est Marie, ma bonne, qui comme moi
tâchait de voir, dissimulée un peu plus bas au premier
angle de l'escalier. Elle me saisit dans ses bras ; je
crois d'abord qu'elle va me reconduire dans ma cham-
bre, m'y enfermer ; mais non, elle veut bien me
descendre, au contraire, jusqu'à l'endroit où elle
était, d'oii le regard cueille un petit brin de la fête.
A présent j'entends parfaitement bien la musique.
Au son des instruments que je ne puis voir, des
Messieurs tourbillonnent avec des dames parées qui
toutes sont beaucoup plus belles que celles du milieu
du jour. La musique cesse ; les danseurs s'arrêtent ;
et le bruit des voix remplace celui des instruments.
Ma bonne va me ramener, mais à ce moment
une des belles dames, qui se tenait debout, appuyée
SI LE GRAIN NE MEURT... 45
près de la porte, et s'éventait, m'aperçoit ; elle vient
a moi, m'embrasse et rit parce que je ne la reconnais
pas. C'est évidemment cette amie de ma mère que
j*ai vue encore ce matin même ; mais tout de même
je ne suis pas bien sûr que ce soit tout à fait elle,
elle réellement... Et quand je me retrouve dans mon
lit, j'ai les idées toutes brouillées et je pense, avant
de sombrer dans le sommeil, confusément : il y a
la réalité et il y a les rêves ; et puis il y a une seconde
réalité.
La croyance indistincte, indéfinissable, à je ne
sais quoi d'autre à côté du réel, du quotidien, de
l'avoué, m'habita durant nombre d'années ; et je
ne suis pas sûr de n'en pas retrouver en moi, encore
aujourd'hui, quelques restes. Rien de commun avec
les contes de fées, de goules ou de sorcières ; peut-
être plutôt avec ceux d'Hoffmann ou d'Andersen.
Pourtant je ne les connaissais pas encore. Non, je
crois bien qu'il y avait plutôt là un maladroit besoin
d'épaissir la vie — besoin que la religion, plus tard,
serait habile à contenter ; et une certaine propension,
aussi, à supposer le clandestin. C'est ainsi qu'après
la mort de mon père, si grand garçon que je fusse
déjà, n'ailai-je pas m'imaginer qu'il n'était pas mort
pour de vrai ! ou du moins — comment exprimer
cette sorte d'appréhension — qu'il n'était mort
qu'à notre vie ouverte et diurne, mais que de nuit.
46 ANDRE GIDE
secrètement, alors que je dormais, il venait retrouver
ma mère. Durant le jour mes soupçons se mainte-
naient incertains, mais je les sentais se préciser et
s'affirmer, le soir, immédiatement avant de m'en-
dormir. Je ne cherchais pas à percer le mystère ;
je sentais que j'eusse empêché tout net ce que j'eusse
essayé de surprendre ; assurément j'étais trop jeune
encore, et ma mère me répétait trop souvent et à
propos de trop de choses : Tu comprendras plus
tard — mais certains soirs, en m abandonnant au
sommeil, il me semblait vraiment que je cédais la
place.
Je reviens à la rue de C...
Au second étage, à l'extrémité d'un couloir sur
lequel ouvrent les chambres, se trouve la salle
d'études, plus confortable, plus intime que les grands
salons du premier, de sorte que ma mère s'y tient
et m'y retient de préférence. Une grande armoire
formant bibliothèque en occupe le fond. Les deux
fenêtres ouvrent sur la cour : l'une d'elles est double
et entre les deux châssis fleurissent dans des pots,
sur des soucoupes, des crocus, des hyacinthes et
des tulipes du duc de Thol. Des deux côtés de la
cheminée, deux grands fauteuils de tapisserie, ou-
vrage de ma mère et de mes tantes: dans l'un d eux
ma mère est assise. Mademoiselle Shackleton, sur
une chaise de reps grenat et d'acajou, près de la
SI LE GRAIN NE MEURT... 47
table, s'occupe à un ouvrage de broderie sur filet.
Le petit carré de filet que veut agrémenter son tra-
vail est tendu sur un cadre de métal ; c'est un arach-
néen réseau à travers lequel court l'aiguille. Elle
consulte parfois un modèle où les dessins de fil sont
marqués en blanc sur fond bleu. Ma mère regarde
à la fenêtre et dit :
— Les crocus sont ouverts : il va faire beau.
Mademoiselle Shackleton la reprend doucement.
— Juliette, vous serez toujours la même : c'est
parce qu'il fait déjà beau que les crocus se sont ouverts ;
vous savez bien qu'ils ne prennent pas les devants.
Anna Shackleton ! Je revois votre calme visage,
votre front pur, votre bouche un peu sévère, vos
souriants regards qui versèrent tant de bonté sur mon
enfance... Je voudrais, pour parler de vous, inventer
des mots plus vibrants, plus respectueux et plus
tendres. Raconterai- je un jour votre modeste vie ?
Je voudrais que, dans mon récit, cette humilité
resplendisse, comme elle resplendira devant Dieu
le jour où seront abaissés les puissants, où seront
magnifiés les humbles. Je ne me suis jamais senti
grand goût pour portraire les triomphants et les
glorieux de ce monde, mais bien ceux dont la plus
vraie gloire est cachée.
C'est proprement comme gouvernante de ma mère
x
48 ANDRÉ GIDE
que Mademoiselle Shackleton entra dans notre
famille. Ma mère allait bientôt atteindre l'âge d être
mariée ; il parut à plus d'un qu'Anna Shackleton,
^'ncore jeune elle-même, et de plus extrêmement
jolie, pourrait faire tort à son élève. La jeune Juliette
Rondeaux était du reste, il faut le reconnaître, un
sujet quelque peu décourageant. Non seulement elle
se retirait sans cesse, et s'effaçait chaque fois qu'il
aurait fallu briller ; mais encore ne perdait-elle pas
une occasion de pousser en avant Mademoiselle
Anna, pour qui elle s'était éprise d'une amitié très
vive. Juliette ne supportait pas d'être la mieux mise ;
tout la choquait, de ce qui marquait sa situation,
sa fortune, et les questions de préséance entrete-
naient une lutte continuelle avec sa mère et surtout
avec Claire sa sœur a'mée.
Ma grand'mère n'était point dure, assurément ;
mais sans être précisément entichée, elle gardait
un vif sentiment des hiérarchies. On retrouvait ce
sentiment chez sa fille Claire, mais qui n'avait pas
sa bonté — qui même n'avait pas beaucoup d'autres
sentiments que celui-là, et s'irritait à ne le retrouver
point chez sa sœur ; elle rencontrait, à la place, un
instinct, sinon précisément de révolte, du moins
d'insoumission, qui sans doute n'avait pas existé de
tout temps chez Juliette, mais qui s éveillait sem-
blait-il à la faveur de son amitié pour Anna. Claire
SI LE GRAIN NE MEURT... 49
ne pardonnait pas à Anna cette amitié que lui avait
vouée sa sœur ; elle estimait que l'amitié comporte
des degrés, des nuances, et qu'il ne convenait pas
que Mademoiselle Shackleton cessât de se sentir
institutrice.
— Eh quoi ! pensait ma mère, — suis-je plus
belle ? ou plus intelligente ? ou meilleure ? Est-ce ma
fortune ou mon nom pour quoi je serais préférée ?
— Juliette, disait Anna, vous me donnerez pour le
jour de vos noces une belle robe de soie couleur thé,
et je serai tout à fait heureuse.
Ma mère cependant n'avait pu obtenir que Made-
moiselle Anna fût logée ailleurs que dans une chambre
entre deux étages, assurément très Join des domes-
tiques, mais loin des « maîtres » également, chambre
extraordinairement basse et incommode, à laquelle
on accédait par un petit escalier spécial issu du
palier du premier. Mais du moins dans les promenades
en voiture que faisaient ces demoiselles Rondeaux,
en compagnie de leur jolie gouvernante, Juliette
ne tolérait pas que Mademoiselle Shackleton n'oc-
cupât point la place du fond, à côté de Claire ; ce
Cjui du reste désolait Anna Shackleton et la mettait
dans la situation la plus fausse vis-à-vis de Claire,
que cette incorrection révoltait. Anna suppliait ;
ma mère s'obstinait ; Claire s'irritait de plus en plus ;
chacun finissait par déclarer que, dans ce cas, il
4
50 ANDRÉ GIDE
préférait ne pas sortir, et la promenade n'avait point
lieu. On n'était sauvé que lorsque se proposait une
quatrième personne pour occuper la seconde place
du fond, près de Claire.
Le temps avait passé. Claire s'était mariée ; puis
ma mère, et Mademoiselle Anna avait eu sa robe de
soie couleur thé. Longtemps Juliette Rondeaux
avait dédaigné les plus brillants partis de la société
rouennaise, et Guillaume Démarest, son nouveau
beau-frère, n'avait pas manqué, a chaque fête de
Sainte-Catherine, de lui envoyer quelque petit
cadeau chargé d'une piquante allusion ; lorsqu'enfin
on avait été tout surpris de la voir accepter un jeune
professeur de droit sans fortune, venu du fond du
midi, et qui n'eût jamais osé demander sa main,
si ne l'y eût poussé l'excellent pasteur Roberty qui le
présentait, connaissant les idées de ma mère, et le
recommandait tout comme il avait fait Mademoiselle
Shackleton. Et quand, six ans plus tard, je vins au
monde, Anna Shackleton m'adopta, comme elle
avait adopté tour à tour mes grands cousins. Ni la
beauté, ni la grâce, ni la bonté, ni l'esprit, ni la vertu
ne faisant oublier qu'on est pauvre, Anna ne devait
connaître qu'un reflet lointain de l'amour, ne devait
avoir d'autre famille que celle que lui prêtaient
mes parents.
SI LE GRAIN NE MEURT... 51
Le souvenir que j*ai gardé d'elle me la représente
les traits un peu durcis déjà par l'âge, la bouche un
peu sévère, le regard seul encore plein de sourire,
un sourire qui pour un rien devenait du rire vrai-
ment, si frais, si pur qu'il semblait que ni les chagrins
ni les déboires n'eussent pu diminuer en elle l'amu-
sement extrême que l'âme prend naturellement
à la vie. Mon père avait, lui aussi, ce même rire,
et parfois Mademoiselle Shackleton et lui entraient
dans des accès d'enfantine gaîté, auquels je ne me
souviens pas que s'associât jamais ma mère.
Anna (à l'exception de mon père qui l'appelait
toujours : Mademoiselle Anna, nous l'appelions
tous par son prénom, et même je disais : Nana, par
une puérile habitude que je conservai jusqu'à l'an-
nonce du livre de Zola) — Anna Shackleton portait
une sorte de coiffe d'intérieur en dentelle noire,
dont deux bandeaux, qui tombaient de chaque côté
de son visage, l'encadraient assez bizarrement.
Je ne sais quand elle commença de se coiffer ainsi,
mais c'est avec cette coiffure que je la revois, du plus
loin qu'il me souvienne, et que la représentent les
quelques photographies que j'ai d'elle. Si harmonieu-
sement tranquille que fût l'expression de son visage,
son allure et toute sa vie, Anna n'était jamais oisive ;
réservant les interminables travaux de broderie pour
e temps qu'elle passait en société, elle occupait à
52
ANDRE GIDE
quelque traduction les longues heures de sa solitude :
car elle lisait l'anglais et l'allemand aussi bien que le
français, et fort passablement l'italien.
J ai conservé quelques-unes de ces traductions qui.
toutes, sont demeurées manuscrites ; ce sont de gros
cahiers d'écolier, emplis jusqu'à la dernière ligne
d'une sage et fine écriture. Tous les ouvrages qu Anna
Shackleton avait ainsi traduits ont paru depuis dans
d autres traductions, peut-être meilleures ; pourtant
je ne puis me résoudre à ^eter ces cahiers, où respire
tant de patience, d amour et de probité. L'un entre
tous m'est cher : c'est le Reinickf Fuchs de Goethe,
dont Anna me lisait des passages. Après qu'elle
avait eu achevé ce travail, mon cousin Maurice
Démarest lui donna de petites têtes en plâtre de tous
les animaux qui figurent dans le vieux fabliau ;
Anna les avait accrochées tout autour du cadre de
la glace, au-dessus de la cheminée de sa chambre,
où ils faisaient ma joie.
Anna dessinait aussi, et peignait à l'aquarelle.
Mais son occupation principale, sa plus chère
étude était la botanique. A Pans elle suivait assidû-
ment les cours de M. Bureau au Muséum, et elle
accompagnait, au printemps, les herborisations or-
ganisées par M. Poisson, son assistant. Je n'ai garde
d oublier ces noms qu'Anna citait avec vénération
et qui s'auréolaient dans mon esprit d'un grand
SI LE GRAIN NE MEURT... 53
prestige. Ma mère, qui voyait là une occasion de me
faire prendre de l'exercice, me permettait de me join-
dre à ces excursions dominicales qui prenaient pour
moi tout l'attrait d'une exploration scientifique. La
bande des botanistes était composée presque uni-
quement de vieilles demoiselles et d'aimables ma-
niaques ; on se rassemblait au départ d'un tram ;
chacun portait en bandoulière une boîte verte de
métal peint où l'on couchait les plantes que l'on se
proposait d'étudier ou de faire sécher. Quelques-uns
avaient, en plus, un sécateur, d'autres un filet à
papillons. J'étais de ces derniers, car je ne m inté-
ressais point tant alors aux plantes qu'aux insectes,
et plus spécialement aux coléoptères dont j avais
commencé de faire collection, et mes poches étaient
gonflées de boîtes et de tubes de verre où j'asphyxiais
mes victimes dans les vapeurs de benzine ou le
cyanure de potassium. Cependant je chassais la
plante également ; plus agile que les vieux amateurs,
je courais de l'avant, et, quittant les sentiers, fouillais
deci delà le taillis, la campagne, claironnant mes
découvertes, tout glorieux d'avoir aperçu le premier
l'espèce rare que venaient admirer ensuite tous les
membres de notre petite troupe, certains un peu
dépités lorsque le spécimen était unique, que triom-
phalement j'apportais à Anna.
A l'instar d'Anna et avec son aide, je faisais un
54 ANDRÉ GIDE
herbier ; mais surtout l'aidais a compléter le sien
qui était considérable et remarquablement bien
arrangé. Non seulement elle avait fini par se procurer,
patiemment, pour chaque variété, les plus beaux
exemplaires, mais la présentation de chacun de
ceux-ci était merveilleuse : de minces bandelettes
gommées fixaient les plus délicates tigelles ; le port
de la plante était spécieusement respecté ; on ad-
mirait, auprès du bouton, la fleur épanouie, puis la
graine. L'étiquette était calligraphiée... Parfois la
désignation d'une variété douteuse nécessitait des
recherches, un examen minutieux ; Anna se penchait
sur sa loupe montée, s'armait de pinces, de minus-
cules scalpels, ouvrait délicatem.ent la fleur, en
étalait sous l'objectif tous les organes et m'appelait
pour me faire remarquer telle particularité des
étamines ou je ne sais quoi dont ne parlait pas sa
flore et qu'avait signalé M. Bureau.
C'est à la Roque surtout, où Anna nous accompa-
gnait tous les étés, que se manifestait dans son plein
son activité botanique, et que s'alimentait l'herbier.
Nous ne sortions pas sans notre boîte verte (car moi
aussi j'avais la mienne) et une sorte de truelle cintrée,
un déplantoir, qui permettait de s'emparer de la
plante avec sa racine. Parfois on en surveillait une
de jour en jour ; on attendait sa floraison parfaite,
et c'était un vrai désespoir quand le dernier jour.
SI LE GRAIN NE MEURT... 55
parfois, on la trouvait à demi broutée par des che-
nilles, ou qu'un orage tout à coup nous empêchait.
Ici l'herbier régnait en seigneur ; tout ce qui se
rapportait à lui, on l'accomplissait avec zèle, avec
gravité, comme un rite. Par les beaux jours, on étalait
aux rebords des fenêtres, sur les tables et les plan-
chers ensoleillés, les feuilles de papier gris entre
lesquelles iraient sécher les plantes ; pour certaines,
grêles ou fibreuses, quelques feuilles suffisaient ;
mais il en était d'autres, charnues, gonflées de sève,
qu'il fallait presser entre d'épais matelas de papier
spongieux, bien secs et renouvelés chaque jour.
Tout cela prenait un temps considérable, et né-
cessitait beaucoup plus de place que celle dont
Anna disposait à Paris.
Elle habitait, rue de Vaugirard, entre la rue Madame
et la rue d'Assas, un petit appartement de quatre
pièces exiguës et si basses qu'en montant sur une
chaise on en pouvait toucher de la main le plafond.
Au demeurant l'appartement n'était pas mal situé,
en face du jardin ou de la cour de je ne sais quel
établissement scientifique, où nous pûmes contempler
les essais des premières chaudières solaires. Ces
étranges appareils ressemblaient à d'énormes fleurs,
dont la corole eût été formée de miroirs ; le pistil
au point de convergence des rayons présentait l'eau
qu'il s'agissait d'amener à ébullition. Et sans doute
56 ANDRÉ GIDE
on y parvenait, car un beau jour un de ces appareils
éclata, terrifiant tout le voisinage et brisant les car-
reaux du salon d'Anna et ceux de sa chambre, qui
donnaient tous deux sur la rue. Sur une cour donnaient
la salle à manger et une salle de travail où Anna se
tenait le plus souvent ; même elle y recevait, plus
volontiers que dans son salon, les quelques intimes
qui venaient la voir ; aussi ne me souviendrais-je
sans doute pas du salon si ce n*eût été là qu*6n avait
dressé pour moi un petit lit pliant lorsqu'à ma grande
joie ma mère me confia pour quelques jours à son
amie, je ne sais plus à quelle occasion.
L*année que j'entrai à l'Ecole Alsacienne, mes
parents ayant jugé sans doute que l'instruction que
je recevais chez Mademoiselle Fleur et Madame
Lackerbauer ne me suffisait plus, il fut convenu
que je déjeunerais chez Anna une fois par semaine.
C'était, il m'en souvient, le jeudi, après la gymnas-
tique. L'Ecole Alsacienne, qui n*avait pas encore
en ce temps là l'importance qu'elle a pris par la suite
et ne disposait pas d'une salle spéciale pour les
exercices physiques, menait ses élèves au « gymnase
Pascaud >\ rue de Vaugirard, à quelques pas de chez
Anna. J'arrivais chez elle encore en nage et en dé-
sordre, les vêtements pleins de sciure de bois et les
niains gluantes de colophane. Qu'avaient ces déjeuners
de si charmant ? Je crois surtout l'attention inlas-
m
SI LE GRAIN NE MEURT... 57
sable d'Anna pour mes plus niais bavardages, mon
importance auprès d'elle et de me sentir attendu,
considéré, choyé. Pour moi l'appartement s'em-
plissait de prévenances et de sourires, le déjeuner
se faisait meilleur. En retour, ah ! je voudrais
avoir gardé souvenir de quelque gentillesse enfantine,
de quelque geste ou mot d'amour... Mais non ;
et le seul dont il me souvienne, c'est une phrase
absurde, bien digne de l'enfant obtus que j'étais,
et que je rougis d'évoquer :
Comme je mangeais ce matin-là de fort bon appétit
et qu'Anna, avec ses modiques ressources, avait
visiblement fait de son mieux :
— Mais Nana ! je vais te ruiner ! m'écriai-je
(la phrase sonne encore à mon oreille)... Du moins
sentis-je, aussitôt ces mots prononcés, qu ils n étaient
pas de ceux qu'un cœur un petit peu délicat pouvait
inventer, qu'Anna s'en affectait, que je l'avais un
peu blessée. Ce fut, je le crois bien, un des premiers
éclairs de ma conscience ; lueur fugitive, encore
bien incertaine, bien insuffisante à percer l'épaisse
nuit où ma puérilité s'attardait.
58 ANDRÉ GIDE
II
J imagine le dépaysement de ma mère, lorsque,
sortant pour la première fois du confortable milieu
de la rue de C..., elle accompagna mon père à
Uzès. Il semblait que le progrès du siècle eût oublié
la petite ville ; elle étajt sise à l'écart et ne s'en aper-
cevait pas. Le chemin de fer ne menait que jusqu'à
Nîmes, ou tout au plus à Remoulins, d'où quelque
guimbarde achevait le trimballement. Par Nîmes
le trajet était sensiblement plus long, mais la route
était beaucoup plus belle. Au pont Saint-Nicolas,
«lie traversait le Gardon ; c'était la Palestine, la
Judée. Les bouquets des cistes pourpres ou blancs
chamarraient la rauque garrigue que les lavandes
embaumaient. 11 soufflait par là-dessus un air sec,
hilarant, qui nettoyait la route en empoussiérant
l 'alentour. Notre vcfiture faisait lever d'énormes
sauterelles qui tout à coup déployaient leurs mem-
branes bleues, rouges ou grises, un instant papillons
légers, puis retombaient un peu plus loin, ternes et
confondues, parmi la broussaille et la pierre.
Aux abords du Gardon croissaient des asphodèles,
et, dans le lit même du fleuve, presque partout à
sec, une flore quasi tropicale... Ici je quitte un instant
SI LE GRAIN NE MEURT... 59
la guimbarde ; il est des souvenirs qu'il faut que
j'accroche au passage, que je ne saurais sinon où
placer. Comme je le disais déjà, je les situe moins
aisément dans le temps que dans l'espace, et par
exemple ne saurais dire en quelle année Anna vint
nous rejoindre à Uzès, que sans doute ma mère
était heureuse de lui montrer ; mais ce dont je me
souviens avec précision, c'est de l'excursion que nous
fîmes du Pont Saint-Nicolas à tel village non loin
du Gardon, où nous devions retrouver la voiture.
Aux endroits encaissés, au pied des falaises ar-
dentes qui réverbéraient le soleil, la végétation était
si luxuriante que l'on avait peine à passer. Anna
s'émerveillait aux plantes nouvelles, en reconnaissait
qu'elle n'avait encore jamais vues à l'état sauvage,
— et j'allais dire, en liberté — comme ces triomphants
daturas qu'on nomme des trompettes de Jéricho,
dont est si fort restée gravée dans ma mémoire,
auprès des lauriers roses, la splendeur et l'étrangeté.
On avançait prudemment à cause des serpents,
inoffensifs du reste pour la plupart, dont nous vîmes
plusieurs s'esquiver. Mon père musait et s'amusait
à tout. Ma mère, consciente de l'heure, nous pressait
en vain. Le soir tombait déjà quand enfin nous
sortîmes d'entre les berges du fleuve. Le village
était encore loin, dont faiblement parvenait jusqu'à
nous le son angélique des cloches ; pour s'y rendre.
60 ANDRÉ GIDE
un indistinct sentier hésitait à travers la brousse...
Qui me lit va douter si je n'ajoute pas aujourd'hui
tout ceci ; mais non : cet angélus, je l'entends encore,
je revois ce sentier charmant, les roseurs du couchant
et, montant du lit du Gardon, derrière nous, l'obscu-
rité envahissante. Je m'amusais d'abord des grandes
ombres que nous faisions ; puis tout se fondit dans
le gris, et je me laissai gagner par l'inquiétude de
ma mère qui cherchait en vain à presser mon père
et Anna, tout à la beauté de l'heure et peu soucieux
du retard. Je me souviens qu'ils récitaient des vers ;
ma mère trouvait que « ce n'était pas le moment »>
et s*écriait :
— Paul, vous réciterez cela quand nous serons
rentrés.
Dans l'appartement de ma grand'mère, toutes
les pièces se commandaient ; de sorte que, pour
gagner leur chambre, mes parents devaient traverser
la salle à manger, le salon, et un autre salon plus
petit où l'on avait dressé mon lit. Achevait-on le
tour, on trouvait un petit cabinet de toilette, puis
la chambre de grand'mère, qu'on gagnait de l'autre
côté en passant par la chambre de mon oncle. Celle-ci
rejoignait le palier, sur lequel ouvraient également
la cuisine et la salle à manger. Les fenêtres des deux
salons et de la chambre de mes parents regardaient
SI LE GRAIN NE MEURT... 61
Tesplanade ; les autres ouvraient sur une étroite
cour que l'appartement encerclait : seule la chambre
<le mon oncle donnait de l'autre côté de la maison
sur une obscure ruelle, tout au bout de laquelle on
voyait un coin de la place du marché. Sur le rebord
de sa fenêtre mon oncle s'occupait à d'étranges
cultures : dans de mystérieux bocaux cristallisaient
autour de tiges rigides ce qu'il m'expliquait être des
sels de zinc, de cuivre ou de je ne sais quels métaux ;
il m'enseignait que, d'après le métal, ces impla-
cables végétations étaient dénommées arbre de
Saturne, de Jupiter, etc. Mon oncle, en ce temps
là, ne s'occupait pas encore d'Economie Politique ;
j'ai su depuis que l'astronomie surtout l'attirait
alors, a quoi le poussaient également son goût pour
les chiffres, sa taciturnité contemplative et ce déni
de l'individuel et de toute ps3^chologie qui fit bientôt
de lui l'être le plus ignorant de soi-même et d'autrui
que je connaisse. C'était alors (je veux dire : au temps
de ma première enfance) un grand jeune homme aux
cheveux noirs, longs et plaqués en mèches derrière
les oreilles, un peu myope, un peu bizarre, silencieux
et on ne peut plus intimidant. Ma mère l'irritait
beaucoup par les constants efforts qu'elle faisait
pour le dégeler ; il y avait chez elle plus de bonne
volonté que d'adresse, et mon oncle, peu capable
«« peu désireux de lire l'intention sous le geste,
62 ANDRÉ GIDE
se préparait déjà à n'être séduit que par des faiseurs.
On eût dit que mon père avait accaparé toute l'amé-
nité dont pouvait disposer la famille, de sorte que
rien plus ne tempérait des autres membres l'air
coriace et refrogné.
Mon grand'père était mort depuis assez longtemps,
lorsque je vins au monde ; mais ma mère l'avait
pourtant connu, car je ne vins au monde que six ans
après son mariage. Elle parlait de lui comme d'un
huguenot austère, entier, très grand, très fort, angu-
leux, scrupuleux à l'excès, rigide, et poussant la
confiance en Dieu jusqu'au sublime. Ancien président
du tribunal d'Uzès, il s'occupait alors presque
uniquement de bonnes œuvres et de l'instruction
morale et religieuse des catéchumènes.
En plus de Paul mon père et de mon oncle Charles,
Tancrède Gide avait eu plusieurs enfants qu'il avait
tous perdus en bas âge, l'un d'une chute sur la tête,
l'autre d'une insolation, un autre encore d'un rhume
mal soigné ; mal soigné pour les mêmes raisons
apparemment qui faisaient qu'il ne se soignait pas
lui-même. Lorsqu'il tombait malade, ce qui du
reste était peu fréquent, il prétendait ne recourir
qu'à la prière ; il considérait l'intervention du mé-
decin comme indiscrète, voire impie, et mourut
sans avoir admis qu'on l'appelât.
Certains s'étonneront peut-être qu'aient pu se
SI LE GRAIN NE MEURT... 63
conserver si tard ces formes incommodes et quasi
paléontologiques de l'humanité ; mais la petite ville
d'Uzès était conservée tout entière ; des outrances
comme celles de mon grand-père n'y faisaient assu-
rément point tache : tout y était à l'avenant ; tout
les expliquait, les motivait, les encourageait au con-
traire, les faisait sembler naturelles ; et je pense du
reste qu'on les eût retrouvées a peu près les mêmes
dans toute la région cévenole, encore mal ressuyée
des cruelles dissensions religieuses qui l'avaient
si fort et si longuement tourmentée. Cette étrange
aventure m'en persuade, qu'il faut que je raconte
aussitôt, bien qu'elle soit de ma vingtième année.
J'étais parti d'Uzès au matin, répondant à l'in-
vitation de Guillaume Granier, mon cousin, pasteur
aux environs d'Anduze. Je passai près de lui la journée.
Avant de me laisser partir, il me sermonna, pria
avec moi, pour moi, me bénit, ou du moins pria
Dieu de me bénir... mais ce n'est point pourquoi
j'ai commencé ce récit. — Le train devait me ramener
à Uzès pour dîner ; mais je lisais le Cousin Pons.
C'est peut-être, de tant de chefs-d'œuvre de Balzac,
celui que je préfère ; c'est en tout cas celui que j ai
le plus souvent relu. Mais, ce jour là, je le découvrais.
J'étais dans le ravissement, dans l'extase, ivre, perdu..,
La tombée de la nuit interrompit enfin ma lecture.
Je pestai contre le wagon qui n'était pas éclairé ;
64 ANDRÉ GIDE
puis m'avisai qu'il était en panne ; les employés qui
le croyaient vide l'avaient remisé sur une voie de
garage.
— Vous ne saviez donc pas qu'il fallait changer ?
dirent-ils. On a pourtant assez appelé ! Mais vous
dormiez sans doute. Vous n'avez qu'à recommencer,
car il ne passe plus de train d'ici demain.
Passer la nuit dans cet obscur wagon n'avait rien
<l'enchanteur ; et puis, je n'avais pas dîné. La gare
était loin du village et l'auberge m'attirait moins que
l'aventure ; au surplus je n'avais sur moi que quel-
ques sous. Je partis sur la route, au hasard, et frappai
à la porte d'un mas assez grand, d'aspect propre
et avenant. Une femme m'ouvrit, a qui je racontai
que je m'étais perdu, que d'être sans argent ne
m'empêchait pas d'avoir faim et que peut-être on
serait assez bon pour me donner à manger et à boire,
après quoi je regagnerais mon wagon remisé où je
patienterais jusqu'au lendemain.
Cette femme qui m'avait ouvert ajouta vite un
couvert à la table déjà servie. Son mari n'était point
là ; son vieux père, assis au coin du feu, car la pièce
servait également de cuisine, était resté jusque là
penché vers l'âtre sans rien dire et son silence, qui
me paraissait réprobateur, me gênait. Soudain,
je remarquai sur une sorte d'étagère une grosse
Bible, et, comprenant que j'étais chez des prêtes-
SI LE GRAIN NE MEURT... 65
tants, leur dis qui je venais d'aller voir. Le vieux se
redressa tout aussitôt. Il se trouva qu'il connaissait
mon cousin le pasteur ; même il se souvenait fort
bien de mon grand-père. La manière dont il m'en
parla me fit comprendre quelle abnégation, quelle
bonté pouvait recouvrir la plus rude enveloppe, aussi
bien chez mon grand-père que chez ce paysan lui-
même, à qui j'imaginais que mon grand-père avait
dû ressembler, d'aspect extrêmement robuste, à la
voix sans douceur, mais vibrante, au regard sans
caresse, mais droit. Cependant, les enfants rentraient
du travail, une grande fille et trois fils ; plus fins,
plus délicats que l'aïeul ; beaux, m.ais déjà graves et
même un peu froncés. La mère posa la soupe fumante
sur la table ; comme je parlais à ce moment, d'un
petit geste elle arrêta ma phrase, et le vieux dit le
Bénédicité.
Ce fut pendant le repas qu'il me parla de mon
grand-père ; son langage était à la fois imagé et
précis ; je regrette de n'avoir pas noté de ses phrases.
Quoi ! ce n'est là, me redisais-je, qu'une famille
de paysans ! Quelle élégance, quelle vivacité, quelle
noblesse auprès de nos épais cultivateurs de Nor-
mandie ! Le souper fini, je fis mine de repartir,
mais mes hôtes ne l'entendaient pas ainsi. Déjà la
mère s'était levée ; l'aîné des fils coucherait avec un
de ses frères ; j'occuperais sa chambre et son lit
66 ANDRÉ GIDE
auquel elle mit des draps propres, rudes et qui
sentaient délicieusement la lavande. La famille
n'avait pas l'habitude de veiller tard, ayant celle
de se lever tôt ^ au demeurant, je pourrais rester à
lire encore s'il me plaisait. « Mais, dit le vieux, vous
permettrez que nous ne dérangions pas nos habitudes
— qui ne vous étonneront pas, puisque vous êtes le
petit-fils de Monsieur Tancrède. »
Il alla chercher la grosse Bible que j'avais entrevue,
et la posa sur la table desservie. Sa fille et ses petits
enfants se rassirent a ses côtés, devant la table, dans
une attitude recueillie qui leur était très naturelle.
L'aïeul ouvrit le livre saint et lut avec solennité un
chapitre des Evangiles, puis un Psaume. Après quoi
chacun se mit à genoux devant sa chaise, les yeux
clos, les mains posées à plat sur le livre refermé.
Il prononça une courte prière d'action de grâce,
très simple, très digne et sans requêtes, où je me sou-
viens qu'il remercia Dieu de m'avoir indiqué sa
porte, et cela d'un tel ton que tout mon cœur s'asso-
ciait à ses paroles. Pour achever, il récita « Notre
Père », puis il y eut un instant de silence, après quoi
seulement chacun des enfants se releva. Cela était
si beau, si tranquille, et ce baiser de paix, si glorieux,
qu'il posa sur le front de chacun d'eux ensuite, que,
m'approchant de lui moi aussi, je tendis à mon tour
mon front.
SI LE GRAIN NE MEURT... 67
Aujourd'hui que dans le confort et la paix tous
les caractères s'émoussent et s'aplanissent, je doute
SI les descendants de ceux-ci présenteront des ou-
trances aussi marquées. Ceux de la génération de
mon grand-père gardaient vivant encore le souvenir
des persécutions qui avaient martelé leurs aïeux, ou
du moins certaine tradition de résistance ; un grand
raidissement intérieur leur restait de ce qu'on avait
voulu les plier. Chacun d'eux entendait distinctement
le Christ lui dire, et au petit troupeau tourmenté :
« Vous êtes le sel de la terre ; or si le sel perd sa
saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? »
Et il faut reconnaître que le culte protestant dans
la petite chapelle d'Uzès, présentait du temps de
mon enfance encore, un spectacle particulièrement
savoureux. Oui, j'ai pu voir encore les derniers
représentants de cette génération de tutoyeurs de
Dieu assister au culte avec leur grand chapeau de
feutre sur la tête, qu'ils gardaient durant toute la
pieuse cérémonie, qu'ils soulevaient au nom de Dieu
lorsque l'invoquait le pasteur, et n enlevaient qu à
la récitatiorL de « Notre Père >\ Un étranger s'en fût
scandalisé comme d'un irrespect, qui n'eût pas su
que ces vieux huguenots gardaient ainsi la tête cou-
verte en souvenir des cultes en plein air et sous un
ciel tôrride, dans les replis secrets des garrigues,
du temps que le service de Dieu selon leur foi
68 ANDRÉ GIDE
promettait, s*il était surpris, un inconvénient capital.
Puis, l'un après l'autre, ces mégathériums dispa-
rurent. Quelque temps après eux survécurent encore
les veuves. Elles ne sortaient plus que le dimanche
pour l'église, c'est-à-dire aussi pour s'y retrouver.
Il y avait là ma grand'mère, Mme Abauzit son amie,
et deux autres vieillardes dont je ne sais plus le
nom. Un peu avant l'heure du culte, des servante?,
presque aussi vieilles qu'elles, apportaient les chauf-
ferettes de ces dames, qu'elles posaient devant leurs
bancs.
A l'heure précise, les veuves faisaient leur entrée,
tandis que le culte commençait. A m.oitié aveugles
elles ne se reconnaissaient point avant la porte, mais
seulement une fois dans le banc. Tout au plaisir de
se revoir, elles commençaient en chœur d'extra-
ordinaires effusions, mélange de congratulations,
de questions et de réponses, chacune sourde comme
un pot n'entendant rien de ce que lui disait sa
commère, et leurs voix conjuguées, durant quelques
instants, couvraient complètement celle du pasteur.
Certains s'en seraient indignés, qui, en souvenir
des époux, excusaient les veuves. D'autres, moins
rigoristes, s'en amusaient ; des enfants s'esclaffaient.
Pour moi, l'étais un peu gêné parce que j'étais assis
tout à côté de ma grand'mère. Cette petite comédie
recommençait chaque dimanche ; on ne pouvait
SI LE GRAIN NE MUERT. . . 69
rêver rien de plus grotesque ni de plus touchant.
Jamais je ne pourrai dire combien ma grand'mère
était vieille. Du plus loin que je la revois, il ne restait
plus rien en elle qui permit de reconnaître ou d'ima-
giner ce qu'elle avait pu être autrefois. Il semblait
qu'elle n'eût jamais été jeune ; qu'elle ne pouvait
pas l'avoir été. D'une santé de fer, elle survécut
non seulement à son mari, mais à son fils aîné, mon
père ; et d'année en année, aux vacances de Pâques,
longtemps ensuite, nous retournions a Uzès, ma mère
et moi, pour la retrouver toujours la même, à peine
un peu plus sourde ; car pour plus ridée, depuis
longtemps, cela n'était pas possible.
Certainement, la chère vieille se mettait en quatre
pour nous recevoir, mais c'est précisément pourquoi
je ne suis pas assuré que notre présence lui fût bien
agréable. Au demeurant, la question ne se posait
pas ainsi ; il s'agissait moins pour ma mère de faire
plaisir à quelqu'un que d'accomplir un devoir, un
rite, comme cette lettre solennelle à ma grand'mère
qu'elle me contraignait d'écrire au nouvel-an et
qui m'empoisonnait cette fête. D'abord, je tâchais
d'esquiver ; je discutais :
— Mais qu'est-ce que tu veux que ça lui fasse,
à bonne-maman, de recevoir une lettre de moi ?
— Là n'est pas la question, disait ma mère. Tu
70 ANDRÉ GIDE
n'as pas tant d'obligations dans la vie ; tu dois t*y
soumettre.
Alors ]e commençais à pleurer.
— Voyons, mon poulot, reprenait ma mère, sois
raisonnable : songe a cette pauvre grand'mère qui
n'a pas d'autre petit-fils.
— Mais qu'est-ce que tu veux que je lui dise ?
hurlais-]e à travers mes sanglots.
— N'importe quoi. Parle-lui de tes cousines, de
tes petits amis Jardinier.
— Mais puisqu'elle ne les connaît pas !
— Raconte-lui ce que tu fais.
— Mais tu sais bien que ça ne l'amusera pas.
— Enfin, mon petit, c'est bien simple : tu ne
sortiras pas d'ici (c'était la salle d'études de la rue
de C.) avant d'avoir écrit cette lettre.
— Mais...
— Non mon enfant ; je ne veux plus discuter.
A la suite de quoi ma mère s'enfermait dans le
mutisme ; je geignais quelque temps encore, puis
commençais à me tortionner le cerveau au-dessus
de mon papier blanc.
Le fait est que rien ne- semblait plus devoir inté-
resser ma grand'mère. A chaque séjour que nous
faisions à Uzès pourtant, par gentillesse, je crois,
pour ma mère qui venait s'asseoir auprès d'elle,
sa tapisserie à la main ou un livre, elle faisait un grand
SI LE GRAIN NE MEURT... 71
effort de mémoire, et de quart d'heure en quart
d'heure, se rappelant enfin le nom de quelqu'un de
nos cousins normands :
— Et les Widmer ? comment vont-ils ? deman-
dait-elle.
Ma mère la renseignait avec une patience infinie,
puis repartait dans sa lecture. Dix minutes après :
— Et Maurice Démarest, il n'est toujours pas
marié ?
— Si, ma mère. Celui qui n'est pas marié, c est
Albert. Maurice est père de trois enfants.
— Eh ! dites-moi, Juliette !
Cette interjection n'avait rien d'interrogatif ;
simple exclamation à tout usage, par laquelle ma
grand'mère exprimait l'étonnement, l'approbation,
l'admiration, de sorte qu'on l'obtenait en réflexe
de quoi que ce fût qu'on lui dit ; et quelque temps
après l'avoir jetée, grand'mère restait encore le chef
branlant, agité d'un mouvement méditatif de haut
en bas ; on la voyait ruminer la nouvelle par une
sorte de mastication à vide qui ravalait et gonflait
tour à tour ses pauvres gifles ridées. Enfin, quand
tout était bien absorbé, et qu'elle renonçait pour un
temps à inventer des questions nouvelles, elle re-
prenait sur ses genoux le tricot interrompu. Grand'
mère tricotait des bas ; c'était la seule occupation que
je lui connusse. Elle tricotait tout le long du jour
72 ANDRÉ GIDE
comme eût fait un insecte ; mais comme elle se levait
fréquemment pour aller voir ce que Rose faisait à
la cuisine, elle égarait le bas sur quelque meuble, et
je crois que personne ne lui en vit jamais achever
un. Il y avait des commencements de bas dans tous
les tiroirs, où Rose les. remisait au matin, en faisant
les pièces. Quant aux aiguilles, grand'mère en gardait
toujours un faisceau, derrière l'oreille, entre son
petit bonnet de tulle enrubanné et le mince bandeau
de ses cheveux gris jaunâtres.
Ma tante Anna, sa nouvelle bru, n'avait point
pour grand'mère l'affectueuse et respectueuse in-
dulgence de maman. Elle ne vint, je crois bien,
qu une seule fois à Uzès pendant que nous y étions ;
nous la surprîmes aussitôt qui faisait la rafle des bas.
— Huit ! j'en ai trouvé huit, disait-elle à ma mère,
à la fois amusée et exaspérée par tant d'incurie.
Et le soir elle ne se retenait pas de demander a grand'
mère pourquoi jamais elle n'en achevait un, une
bonne fois ?
La pauvre vieille d'abord tâchait tout de même de
sourire, puis tournait son inquiétude vers ma mère.
— Juliette ! qu'est-ce qu'elle veut, Anna ?
Mais ma mère n'entrait pas dans ce jeu, et c'est
ma tante qui reprenait plus fort :
— Je demande, ma mère, pourquoi jamais vous
n en achevez un au lieu d'en commencer plusieurs }
SI LE GRAIN NE MEURT... 73
Alors, la vieille un peu piquée, serrait les lèvres,
et ripostait soudain :
— Achever ! achever... Eh ! elle est bonne Anna î
Il faut le temps !
La continuelle crainte de ma grand'mère était
que nous n'eussions pas assez à manger. Elle qui ne
mangeait presque rien elle-même, ma mère avait
grand mal à la convaincre que quatre plats par repas
nous suffisaient. Le plus souvent, elle ne voulait
rien entendre, s'échappait d'avec ma mère pour
avoir avec Rose des entretiens mystérieux. Et, dès
qu'elle avait quitté la cuisine, ma mère s'y précipi-
tait à son tour, et, vite, avant que Rose ne fût partie
au marché, révisait le menu et décommandait les
trois quarts.
— Eh ! bien, Rose, ces gelinottes, criait grand*^
mère au déjeuner.
— Ma mère, nous avions ce matin les côtelettes.
J'ai dit à Rose de garder les gelinottes pour demain.
La pauvre vieille était au désespoir.
— Les côtelettes ! les côtelettes ! répétait-elle
plusieurs fois, affectant de rire. Des côtelettes d'a-
gneau ! Il en faut six pour faire une bouchée ! —
puis, en manière de protestation, elle se levait enfin,
allait quérir dans une petite resserre, au fond de la
salle à manger, pour parer à la désolante insuffi-
74 . ANDRÉ GIDE
sance du menu, quelque mystérieux pot de conserves
préparé pour notre venue. C'était le plus souvent,
des boulettes de porc, confites dans de la graisse,
succulentes, qu'on appelait des « fricandeaux ».
Ma mère naturellement,, refusait.
— Té ! le petit en mangera bien, lui !
— Mère, je vous assure qu'il y a assez comme
cela.
— Eh ! ce petit pourtant, vous n'allez pas le
laisser mourir de faim ? (Pour elle, tout enfant qui
n'éclatait pas se mourait. Quand on lui demandait
comment elle avait trouvé ses petits-fils, mes cou-
sins, elle répondait invariablement avec une moue :
« Bien maigres ! «).
Une bonne façon d'échapper à la censure de ma
mère, c'était de commander à l'hôtel Béchard
quelque tendre aloyau aux olives, ou chez Fabregas,
le pâtissier, un vol-au-vent plein de quenelles, une
floconneuse brandade, ou le traditionnel croûtillon
au lard. Ma mère guerroyait aussi au nom de l'hy-
giène contre les goûts de ma grand'mère, en parti-
culier lorsque celle-ci, coupant le vol-au-vent,
se réservait un morceau du fond :
— Mais, ma mère, vous prenez justement le plus
gras !
— Eh ! faisait ma grand'mère, qui se moquait
bien de l'hygiène, la croûte du fond...
SI LE GRAIN NE MEURT... 75
— Permettez que je vous serve moi-même. Et
d'un œil résigné, la pauvre vieille voyait écarter de
son assiette le morceau qu'elle préférait.
De chez Fabregas, arrivaient également des en-
tremets, méritoires mais peu variés. A dire vrai,
on en revenait toujours à la sultane, dont aucun de
nous n'était fou. La sultane avait forme de pyramide,
que parfois surmontait, pour le faste, un petit ange
en je ne sais quoi de blanc qui n'était pas comestible.
La pyramide était composée de minuscules choux
à la crème enduits d'un caram.el résistant qui les
soudait l'un à l'autre et faisait que la cuiller les
crevait plutôt que de les séparer. Un nuage de fils
de caramel revêtait l'ensemble, l'écartait poétique-
ment de la gourmandise et poissait tout.
Grand'mère tenait à faire sentir que, faute de
mieux seulement, elle nous offrait une sultane. Elle
faisait la grimace ; elle disait : « Eh ! Fabregas !
Fabregas ! Il n'est pas varié... « Ou encore : « Il
se néglige... -^
Que ces repas duraient longtemps, pour moi si
impatient de sortir ! J'aimais passionnément la
campagne aux environs d'Uzès, la vallée de la Fon-
taine d'Eure et par dessus tout la garrigue.
Les premières années, Marie, ma bonne, accom-
pagnait mes promenades. Je l'entraînais vers le
f' mont Sarbonnet \ un petit mamelon calcaire, au
76 ANDRÉ GIDE
sortir de la ville, où il était si amusant de trouver, sur
les grandes euphorbes au suc blanc, de ces chenilles
de sphinx qui ont l'air d'un turban défait et qui
portent une espèce de corne sur le derrière ; ou,
à l'ombre des pins, sur les fenouils, ces autres che-
nilles, celles du Machaon ou du Flambé, qui, dès
qu'on les asticotait, faisaient surgir, au-dessus de
leur nuque, une sorte de trompe fourchue, très
odorante et de couleur inattendue.
Aujourd'hui, le Sarbonnet n'existe plus ; ies
coups de mine des carriers l'ont grignoté tout au
ras de la route qui d'abord en faisait le tour et main-
tenant peut aller tout droit. En continuant elle des-
cend jusqu'aux prés verdoyants, baignés par la
Fontaine d'Eure. Les plus mouillés d'entre eux
s'émaillent au printemps de ces gracieux narcisses
blancs dits : « du poète >, qu'on appelle là-bas des
courhadonnes. Aucun Uzétien ne songeait à les cueillir,
ni se ne serait dérangé pour les voir ; de sorte que,
dans ces prés solitaires, il y en avait une profusion
extraordinaire ; l'air en était tout embaumé ; certains
se penchaient au-dessus de l'eau comme dans la
fable, que l'on m'avait apprise, et je ne voulais pas
les cueillir ; d'autres disparaissaient à demi dans
l'herbe haute ; mais le plus souvent, haut dressé
sur sa tige, parmi le sombre gazon, chacun brillait
comme une étoile.
SI LE GRAIN NE MEURT... 77
Marie, en bonne Suissesse, aimait les fleurs. Nous
en rapportions des brassées.
La Fontaine d'Eure est cette constante rivière
que les Romains avaient captée et amenée jusqu à
Nîmes par l'aqueduc du Pont du Gard. La vallée
où elle coule, à demi-cachée par des aulnes, en
approchant d'Uzès, s'étrécit. O petite ville d'Uzès !
tu serais en Ombrie, des touristes accourraient de
Paris pour te voir ! Sise au bord d'une roche dont le
dévalement brusque est occupé en partie par les
épais jardins du duché, leurs grancjl^ arbres, tout en
bas, abritent dans le lacis de leurs racines les écre-
visses de la rivière. Des terrasses de la Promenade
ou du Jardin public, le regard, à travers les hauts
micocouliers du duché, rejoint, de l'autre côté de
l'étroite vallée, une roche plus abrupte encore,
déchiquetée, creusée de grottes, avec des arcs, des
aiguilles, et des escarpements pareils à ceux des
falaises ; puis, au-dessus, c'est la garrigue rousse,
toute dévastée de soleil.
Marie, qui se plaignait sans cesse de ses cors,
montrait peu d'enthousiasme pour les sentiers
raboteux de la garrigue. Mais bientôt enfin ma mère
me laissa sortir seul et je pus escalader tout mon soûl.
On traversait la rivière à la Fon dl biaou (je ne sais
point si j'écris correctement ce qui veut dire, dans
78 ANDRÉ GIDE
la langue d'Aubanel et de Mistral : Fontaine aux
Bœufs), après avoir suivi quelque temps le bord de
la roche, lisse et tout usée par les pas, puis descendu
les degrés taillés dans la roche. Qu'il était beau de
voir les lavandières y poser lentement leurs pieds
nus, le soir, lorsqu'elles remontaient du travail
toutes droites et la démarche comme anoblie par
cette charge de linge blanc qu'elles portaient, à la
manière antique, sur la tête. Et comme '' fontaine
d'Eure » était le nom de la rivière, je ne suis pas
certain que de même ces mots '<■ fon di biau '^ dési-
gnassent précisément une fontaine. Je revois un mou-
lin, une métairie qu'ombrageaient d'immenses pla-
tanes ; entre l'eau libre et l'eau qui travaillait au
moulin, une sorte d'îlot où s'ébattait la basse-cour ;
et l'extrême pointe de cet îlot où je venais rêver ou
lire, juché sur le tronc d'un vieux saule et caché par
ses branches, surveillant les jeux aventureux des
canards, délicieusement assourdi par le ronflement
de la meule, le fracas de l'eau dans la roue, les mille
chuchotis de la rivière et, plus loin, où lavaient les
laveuses, le claquement rythmé de leurs battoirs.
Mais le plus souvent, brûlant la Fon di biaou,
en courant je gagnais la garrigue, vers où m'entraî-
nait déjà cet étrange amour de l'inhumain, de l'aride,
qui si longtemps me fit préférer à l'oasis le désert.
Les grands souffles secs, embaumés, l'aveuglante
SI LE GRAIN NE MEURT... 79
réverbération du soleil sur la pierre nue sont enivrants
comme le vin. Et combien m'amusait l'escalade des
roches, la chasse aux mantes religieuses, qu on
appelle là-bas des préga-Diou, dont les paquets
d'œufs, conglutinés et pendus à quelque brindille
m'intriguaient si fort ; la découverte, sous les cailloux
que je soulevais, des hideux scorpions, mille-pattes
et scolopendres !
Les jours de pluie, confiné dans l'appartement,
je faisais la chasse aux moustiques ou démontais
complètement toutes les pendules de grand mère,
qui s'étaient détraquées depuis notre dernier séjour.
Rien ne m'absorbait plus que ce minutieux travail.
Combien j'étais fier, après que je les avais remises
en mouvement, d'entendre grand'mère s'écrier,
en revoyant l'heure :
— Eh ! dites-moi, Juliette ! ce petit...
Mais le meilleur du temps de pluie je le passais
dans le grenier dont Rose me prêtait la clef. C'est
là qu'un peu plus tard je lus Stello. De la fenêtre
du grenier on dominait les toits voisins ; près de la
fenêtre, dans une grande cage en bois, recouverte
d'un sac, grand'mère engraissait des poulets pour
la table. Les poulets ne m'intéressaient pas beaucoup,
mais, dès qu'on restait un peu tranquille, on voyait
paraître entre l'encombrement de malles, d objets
sans nom et hors d'usage, d'un tas de poussiéreux
80 ANDRÉ GIDE
débris, ou derrière la provision de bois et de sarments,
les frimousses des petits chats de Rose, encore trop
jeunes pour préférer, comme leur mère, au caphar-
naum de grenier natal, la tiède quiétude de la cui-
sine, les caresses de Rose, lâtre et le fumet du rôt
tournant devant le feu de sarments.
Tant qu'on,, n'avait pas vu ma grand'mère, on
pouvait douter s'il y avait rien au monde de plus
vieux que Rose ; c'était merveille qu'elle pût rendre
encore quelque service ; mais grand'mère en deman-
dait si peu ! Et, quand nous étions là, Marie aidait
au ménage. Puis, Rose enfin prit sa retraite, et,
avant que ma grand'mère se résignât à aller vivre
à Montpellier chez mon oncle Charles, on vit se
succéder chez elle les plus déconcertants spécimens
ancillaires. L'une grugeait, l'autre buvait ; la troi-
sième était débauchée ; je me souviens de la dernière,
une salutiste, dont ma foi l'on commençait d'être
satisfait, lorsque ma grand'mère, certaine nuit
d'insomnie, s'avisa d'aller chercher dans le salon
le bas qu'elle achevait éternellement de tricoter.
Elle était en jupon de dessous, en chemise et en
bonnet de nuit ; peut-être au surplus flairait-elle
quelque chose d'anormal ; elle entr'ouvre avec
précaution la porte du salon, le découvre plein de
lumières... Deux fois par semaine, la salutiste
*f recevait ^> ; c'était dans l'appartem.ent de grand'
SI LE GRAIN NE MEURT... 81
mère d'édifiantes réunions, assez courues, car,
après le chant des cantiques, la salutiste offrait le
thé. On imagine, au milieu de l'assemblée, l'entrée
de ma grand'mère dans son accoutrement nocturne.
C'est peu de temps après qu'elle quitta définitivement
Uzès.
Avant de le quitter avec elle, je veux parler encore
de la porte de la resserre, au fond de la salle à manger.
Il y avait, dans cette porte très épaisse, ce qu'on ap-
pelle un nœud de bois, ou plus exactement, je crois,
1 amorce d'une petite branche qui s'était trouvée
prise dans l'aubier. Le bout de la branche était parti
et cela faisait, dans l'épaisseur de la porte, un trou
rond de la largeur du petit doigt, qui s'enfonçait
obliquement de haut en bas. Au fond du trou on
distinguait quelque chose de rond, de gris, de lisse,
qui m'intriguait fort :
— Vous voulez savoir ce que c'est ? me dit Rose,
tandis qu'elle mettait le couvert — car elle me voyait
tout occupé à entrer mon petit doigt dans le trou
pour prendre contact avec l'objet...
— C'est une bille que votre papa a glissée là quand
il avait votre âge et que, depuis, on n'a jamais pu
retirer.
Cette explication satisfit ma curiosité, mais tout
en m'excitant davantage. Sans cesse, je revenais
à la bille ; en enfonçant mon petit doigt, je l'atteignais
6
82 ANDRÉ GIDE
tout juste, mais tout effort pour l'attirer au dehors la
faisait rouler sur elle-même, et mon ongle glissait sur
sa surface lisse avec un petit grincement exaspérant.
L'année suivante, aussitôt de retour à Uzès, j'y
revins. Malgré les moqueries de ma mère et de
Marie, j'avais tout exprès laissé croître démesuré-
ment l'ongle de mon petit doigt, que, d'emblée,
je pus insinuer sous la bilîe ; une brusque secousse,
et la bille jaillit dans ma main.
Mon premier mouvement fut de courir à la cui-
sine et de claironner mon triomphe, Mais escomp-
tant aussitôt le plaisir que je tirerais des félicita-
tions de Rose, je l'imaginai si mince que cela
m'arrêta.
Je restai quelques instants devant la porte, contem-
plant dans le creux de ma main cette bille grise,
désormais pareille à toutes les billes, et qui n'avait
plus aucun intérêt dès l'instant qu'elle n'était plus
dans son gîte. Je me sentis tout bête, tout penaud
d'avoir voulu faire le malin. En rougissant, je fis
retomber la bille dans son trou, (sans doute elle
y est encore) et allai me couper les ongles, sans parler
à personne de mon exploit.
Il y a quelque dix ans, passant en Suisse, j'allai
revoir ma pauvre vieille Marie, dans son petit vil-
lage de Lotzwil, où elle ne se décide pas à mourir.
SI LE GRAIN NE MEURT... 83
Elle m'a reparlé d'Uzès et de ma grand'mère, ravi-
vant mes souvenirs ternis :
— A chaque œuf que vous mangiez, racontait-
elle, votre bonne-maman ne manquait pas de s'écrier,
qu'il fût sur le plat ou à la coque : « Eh ! laisse le
blanc, petiton ! Il n'y a que le jaune qui compte ! »
Et Marie ajoutait, en bonne Suissesse :
— Comme si le Bon Dieu n'avait pas fait le blanc
aussi pour être mangé !
III
Lorsque en 1900 j'abandonnai La Roque, pour
les raisons que je dirai plus tard, je renfonçai tous
mes regrets, par crânerie, confiance en l'avenir,
que j'étayais d'une inutile haine du passé, où se
mêlait passablement de théorie; on dirait aujourd'hui :
par futurisme. A dire le vrai, mes regrets furent
sur le moment beaucoup moins vifs qu'ils ne de-
vinrent par la suite. Ce n'est point tant que le souvenir
de ces lieux s'embellisse : j'eus l'occasion de les
revoir et de pouvoir apprécier mieux, ayant voyagé
davantage, le charme enveloppant de cette petite
84 ANDRÉ GIDE
vallée dont, à l'âge où me gonflaient trop de désirs,
je sentais surtout l'étroitesse
et le ciel trop petit sur les arbres trop grands
ainsi que dira Francis Jammes dans une des élégies
qu'il y composa.
C'est cette vallée que j'ai peinte et c est notre
maison, dans \ Immoraliste. Le pays ne m a pas
seulement prêté son décor ; à travers tout le livre,
j'ai poursuivi profondément sa ressemblance ; mais
il ne s'agit pas de cela pour l'instant.
Il sautait aux yeux que le corps de logis principal
était de construction bien plus récente, sans autre
attrait que le manteau de glycine qui le vêtait. Le
bâtiment de la cuisine, par contre, et la poterne,
de proportions menues mais exquises, présentaient
une agréable alternance de briques et de chaînes
de pierre. Des douves entouraient l'ensemble, suf-
fisamment larges et profondes, qu alimentait et
avivait l'eau détournée de la rivière ; un ruisselet
fleuri de myosotis amenait celle-ci et la déversait en
cascade. Comme sa chambre en était voisine, Anna
l'appelait « ma cascade » ; toute chose appartient à
qui sait en jouir.
Au chant de la cascade se mêlaient les chuchotis
SI LE GRAIN NE MEURT... 85
de la rivière, et le murmure continu d'une petite
source captée qui jaillissait hors de l'île, en face de
la poterne ; on y allait cueillir pour les repas une eau
qui paraissait glacée et, l'été, couvrait de sueur
les carafes.
Un peuple d'hirondelles sans cesse tournoyait
autour de la maison ; leurs nids d'argile s'abritaient
sous le rebord des toits, dans l'embrasure des fenêtres,
d'où l'on pouvait surveiller les couvées. Quand je
pense à La Roque, c'est d'abord leurs cris que
j'entends ; on eût dit que l'azur se déchirait à leur
passage. J'ai souvent revu ailleurs des hirondelles ;
mais jamais nulle part ailleurs je ne les ai entendu
crier comme à La Roque ; je crois qu'elles criaient
ainsi en repassant à chaque tour devant leurs nids.
Parfois elles volaient si haut que l'œil s'éblouissait
à les suivre, car c'était dans les plus beaux jours ;
et quand le temps changeait, leur vol s'abaissait
barométriquement. Anna m'expliquait que suivant
la densité de l'air volent plus ou moins haut les
menus insectes que leur course poursuit. Il arrivait
qu'elles passassent si près de l'eau qu'un coup d'aile
imprudent parfois en tranchait la surface :
- — Il va faire de l'orage, disaient alors ma mère
et Anna.
Et soudain le bruit de la pluie s'ajoutait à ces bruits
mouillés du ruisseau, de la source, de la cascade ;
86 ANDRÉ GIDE
elle faisait sur l'eau de la douve un clapotis argentin.
Accoudé à l'une des fenêtres qui s'ouvraient au
dessus de l'eau, je contemplais interminablement
les petits cercles par milliers se former, s'élargir,
s'intersectionner, se détruire, avec parfois une grosse
bulle éclatante au milieu.
Lorsque mes grands-parents entrèrent dans la
propriété, on y accédait à travers prés, bois et cours
de fermes. Mon grand-père et Monsieur Guizot
son voisin firent tracer la route qui, s amorçant à
La Boissière sur celle de Caen à Lisieux, vient des-
servir le Val-Richer d'abord où le Ministre d'Etat
s'était retiré, puis La Roque. Et quand la route eut
relié La Roque au reste du monde et que ma famille
eut commencé d'y habiter, mon grand-père fit
remplacer par un pont de briques le petit pont-levis
du château, qui coûtait fort cher à entretenir, et que
du reste on ne relevait plus.
Qui dira l'amusement, pour un enfant, d'habiter
une île, une île toute peiite, et dont il peut du reste
s'échapper quand il veut ? Un mur de briques,
en manière de parapet l'encerclait, reliant exactement
l'un à l'autre chacun des corps de bâtiments ; à
l'intérieur, épaissement tapissé de lierre, il était assez
large pour que, grimpé dessus, on le pût arpenter
sans imprudence ; mais pour pêcher à la ligne on
était alors trop en vue des poissons, et mieux valait
SI LE GRAIN NE MEURT... 87
se pencher simplement par dessus ; la surface ex-
térieure et plongeante s'ornait de ci de là de plantes
pariétales, valérianes, fraisiers, saxifrages, parfois
même un petit buisson, que maman regardait d un
mauvais œil parce qu'il dégradait la muraille, mais
qu'Anna obtenait qu'elle ne fît pas enlever, parce
que des oiseaux avaient coutume d'y nicher.
En plus du corps de logis principal, de la poterne
et du bâtiment de la cuisine, l'île comprenait encore,
avançant sur la douve, deux minuscules tourelles
isolées, affectées aux usages que Ton devine, 1 une
tapissée de jasmin, l'autre de folle vigne, qui avec
leur pointu toit de tuiles, leurs authentiques meur-
trières, avaient l'aspect le plus pittoresque et le plus
plaisant.
Une cour devant la maison, entre la poterne et le
bâtiment de la cuisine, laissait le regard, par-dessus
le parapet de la douve et par delà le jardin, s'en-
foncer infiniment dans la vallée ; on l'eût dite étroite
si les collines qui l'enclosaient eussent été plus hautes.
Sur la droite, à flanc de coteau, une route menait
à Cambremer et à Léaupartie, puis à la mer ; une
de ces haies continues, qui dans ce pays bordent les
prés, dérobait presque constamment cette route à
la vue et faisait, réciproquement, que, de la route,
La Roque n'était visible que par soudaines échappées,
aux barrières, par exemple, qui rompant la conti-
88 ANDRÉ GIDE
nuité de la haie, donnaient accès dans les prés dont
le mol dévalement rejoignait la rivière. Epars, quelques
beaux bouquets d'arbres offrant leur ombre au
tranquille bétail, ou quelques arbres isolés, au bord
de la route ou de la rivière, donnaient à la vallée
entière l'aspect aimable et ravissant d'un parc. Le
soleil se couchait tout au fond, en automne, et ses
derniers rayons, caressant la colline, ajoutaient leur
rougeur à la rougeur des bois.
L'espace, à l'intérieur de l'île, que j'appelle cour,
faute d'un autre nom, entourait sur trois côtés la
maison principale, dont la quatrième face plongeait
droit dans la douve. Cette cour était semée de gra-
vier, que maintenaient à distance quelques corbeilles
de géraniums, de fuchsias et de rosiers nains devant
les fenêtres du salon et de la salle à manger. Par
derrière, une petite pelouse triangulaire d'où s'élevait
un immense acacia sophora qui dominait de beaucoup
la maison. C'est au pied de cet unique arbre de l'île
que nous nous réunissions d'ordinaire durant les
beaux jours de l'été.
La vue ne s'étendait qu'en aval, c est-à-dire par
devant la maison ; partout ailleurs le pli du ter-
rain la fermait ; là seulement commençait la vallée,
au confluent de deux ruisseaux, l'un qui venait,
à travers bois, du Val-Richer, l'autre, à travers prés,
du hameau de La Roque à deux kilomètres de là.
SI LE GRAIN NE MEURT... 89
De Tautre côté de la douve, dans la direction^du
Val-Richer, s'élevait en pente assez rapide le pré
qu'on appelait le Rouleux, que ma mère, quelques
années après la mort de mon père, réunit au jardin ;
qu'elle sema de quelques massifs d'arbres, et à
travers lequel, après longue étude, elle traça deux
allées qui s'élevaient, en serpentant selon des "courbes
savantes, jusqu'à la petite barrière par où l'on entrait
dans le bois. On plongeait aussitôt dans un tel mys-
tère, que, d'abord, le cœur en la franchissant me
battait un peu. Ces bois dominaient la colline, se
prolongeaient sur une vaste étendue, et ceux du
Val-Richer faisaient suite. Il n'y avait, du temps de
mon père, que peu de sentiers tracés, et d'être si
difficilement pénétrables, ces bois me paraissaient
plus infinis. Je fus bien désolé le jour où maman,
tout en me permettant de m'y aventurer, me montra
sur une carte du cadastre leur limite, et qu'au delà,
les prés et les champs recommençaient. Je ne sais
plus trop ce que j'imaginais au delà des bois ; et
peut-être que je n'imaginais rien ; mais si j avais
imaginé quelque chose, j'aurais voulu l'imaginer
différent. De connaître leur dimension, leur limite,
diminua pour moi leur attrait ; car je me sentais à
cet âge moins de goût pour la contemplation que
pour l'aventure, et je prétendais trouver partout de
'inconnu.
90 ANDRÉ GIDE
Pourtant ma principale occupation, à La Roque,
ce n'était pas l'exploration, c'était la pêche. 0 sport
injustement décrié ! ceux-là seuls te dédaignent
qui t'ignorent, ou que les maladroits. C'est pour
avoir pris tant de goût à la pêche, que la chasse eut
pour moi plus tard si peu d'attraits, qui ne demande,
dans nos pays du moins, guère d'autre adresse sans
doute que celle qui consiste à bien viser. Tandis que
pour pêcher la truite, que d'habileté, que de ruses !
Théodomir, le neveu de notre vieux garde Bocage,
m avait appris dès mon plus jeune âge à monter
une ligne et à appâter l'hameçon comme il faut,
car si la truite est le plus vorace, c'est aussi le plus
méfiant des poissons. Naturellement je péchais sans
flotteur et sans plombs, et méprisais infiniment ces
aide-niais, qui ne servent que d'épouvantails. Je
péchais plus volontiers dans la rivière, où les truites
étaient de chair plus délicate, et surtout plus farou-
ches, c'est dire : plus amusantes a attraper. Ma mère
se désolait de me voir tant de goût pour un amusement
qui me faisait prendre, à son avis, trop peu d'exercice.
Alors je protestais contre la réputation qu'on faisait
à la pêche d'être un sport d'empoté, pour lequel
l'immobilité complète était de règle : cela pouvait
être vrai dans les grandes rivières, ou dans les eaux
dormantes et pour des poissons somnolents ; mais
la truite, dans les très petits ruisseaux oii je péchais.
SI LE GRAIN NE MEURT... 91
il Importait de la surprendre précisément à l'endroit
qu'elle hantait et dont elle ne s'écartait guère ; dès
qu'elle apercevait l'appât, elle se lançait dessus
goulûment ; et si elle ne le faisait pomt aussitôt,
c est qu'elle avait distingué quelque chose de plus
que la sauterelle : un bout de ligne, un bout d'hameçon
un bout de crin, l'ombre du pêcheur, ou avait entendu
celui-ci approcher : dès lors, inutile d'attendre, et
plus on insistait, plus on compromettait la partie ;
mieux valait revenir plus tard, en prenant plus de
précautions que d'abord, en se glissant, en rampant,
en se subtilisant parmi les herbes, et jetant la sau-
terelle de plus loin, pour autant que le permettaient
les branches des arbres, des coudres et des osiers
qui bordaient presque continuement la rivière, ne
cédant la rive qu'aux grands épilobes ou lauriers
de Saint-Antoine, et dans lesquels, si par malchance
le fil de la ligne ou l'hameçon se prenait, on en avait
pour une heure, sans parler de l'effarouchement
définitif du poisson.
Il y avait à La Roque un grand nombre de « cham-
bres d'amis '- ; mais elles restaient toujours vides,
et pour cause : mon père frayait peu avec la société
de Rouen ; ses collègues de Paris avaient leur
famille, leurs habitudes... En fait d'hôtes, je ne me
souviens que de Monsieur Dorval, qui vint à La
Roque, pour la première fois je crois, cet été qui
92 ANDRÉ GIDE
suivit mon renvoi de l'Ecole. Il y revint encore une
ou deux fois après la mort de mon père ; et je doute
si ma mère n'estimait pas faire quelque chose d assez
osé en continuant à le recevoir, une fois veuve, bien
qu'à chaque fois pour un temps assez court. Rien
n'était plus bourgeois que le milieu de ma famille,
et Monsieur Dorval, pour n'être rien moins qu'un
bohème, était tout de même un artiste ; c'est-à-dire
qu'il n'était pas de notre monde du tout. Un musicien,
un compositeur ; un ami d'autres musiciens plus
célèbres, de Gounod par exemple, ou de Stephen
Heller, qu'il allait voir à Paris. Car Monsieur Dorval
habitait Rouen, où il tenait à Saint-Ouen les grandes
orgues que venait de livrer Cavaillé-Coll. Très
clérical, très religieux, et protégé par le clergé, il
comptait des élèves dans les familles les meilleures
et les mieux pensantes, la mienne en particulier,
où il jouissait d'un grand prestige sinon d'une par-
faite considération. Il avait le profil dur et énergique,
d'assez beaux traits, d'abondants cheveux noirs
très bouclés, une barbe carrée, le regard rêveur ou
soudain fougueux, la voix harmonieuse, onctueuse,
mais sans vraie douceur, le geste caressant mais domi-
nateur. Dans toutes ses paroles, dans toutes ses maniè-
res respirait je ne sais quoi d'égoïste et de magistral.
Ses mains particulièrement étaient belles, à la fois
molles et puissantes. Au piano, une animation quasi
SI LE GRAIN NE MEURT... 93
céleste le transfigurait : son jeu semblait plutôt celui
d'un organiste que d'un pianiste et manquait parfois
de subtilité, mais il était divin dans les andante, en
particulier ceux de Mozart pour qui il professait
une prédilection passionnée. Il avait coutume de
dire en riant :
— Pour les allegro, je ne dis pas ; mais dans les
mouvements lents, je vaux Rubinstein.
Il disait cela d'un ton si bonhomme qu'on ne
pouvait y voir vanterie ; et en vérité je ne crois pas
que ni Rubinstein, dont je me souviens à merveille,
ni qui que ce soit au monde pût jouer la fantaisie
en ut mineur de Mozart par exemple ou le largo
d'un concerto de Beethoven, avec une plus tragique
noblesse, avec plus de chaleur, de poésie, de puis-
sance et de gravité. J'eus dans la suite maintes
raisons de m'exaspérer contre lui : il reprochait
aux fugues de Bach de se prolonger parfois sans
surprise ; s'il aimait la bonne musique, il ne détes-
tait pas suffisamment la mauvaise ; il partageait
avec son ami Gounod une monstrueuse et obstinée
méconnaissance de César Franck, etc. ; mais, en
ce temps où je naissais au monde- des sons, il en était
pour moi le grand maître, le prophète, le magicien.
Chaque soir, après dîner, il offrait à mon ravissement
sonates, opéras, symphonies, et maman, d'ordinaire
intraitable sur les questions d'heure et qui m'envoyait
94
ANDRE GIDE
coucher tambour battant, permettait que je prolon-
geasse outre temps la veillée.
Je n'ai pas de prétention à la précocité et crois
bien que le vif plaisir que je prenais à ces séances
musicales il faut le placer principalement et presque
uniquement lors des dernières visites de Monsieur
Dorval, deux et trois ans après la mort de mon père»
Entre temps, et sur ses indications, maman m'avait
mené à quantité de concerts, et, pour montrer que
je profitais, tout le long du jour je chantais ou sif-
flais des bribes de symphonies. Alors Monsieur
Dorval commença d'entreprendre mon éducation.
Il me faisait mettre au piano, et à chaque morceau
qu il m'enseignait, il inventait une sorte d'affabu-
lation continue qui le doublât, l'expliquât, l'animât ;
tout devenait dialogue ou récit. Encore qu'un peu
factice, la méthode, avec un jeune enfant, peut je
crois n'être pas mauvaise, si toutefois le récit sura-
jouté n est pas trop niais ou trop manifestement
postiche. Il faut songer que je n'avais guère plus de
douze ans.
Après midi. Monsieur Dorval composait ; Anna,
dressée à écrire sous la dictée musicale, lui servait
parfois de secrétaire ; il avait recours à elle aussi
bien pour ménager sa vue, qui commençait à faiblir,
que par besoin d'exercer son despotisme, à ce que
prétendait ma mère. Anna était à sa dévotion. Elle
SI LE GRAIN NE MEURT... 95
l'escortait dans ses promenades matinales, portait
son pardessus s'il avait trop chaud et tenait ouverte
devant lui, pour protéger ses regards du soleil, une
ombrelle. Ma rnère protestait à ces complaisances ;
le sans-gêne de Monsieur Dorval l'indignait ; elle
prétendait lui faire payer ce prestige, auquel elle ne
pouvait elle-même se dérober, par une pluie de
menues épigrammes dont elle tentait de le larder,
mais qu'elle appointait et dirigeait assez mal, de
sorte que lui s'en amusait plutôt. Longtemps après
qu'il était devenu presque aveugle, elle mettait
encore en doute, ainsi que beaucoup d'autres, cette
nuit envahissante ; ou du moins accusait Monsieur
Dorval d'en jouer, et de n'être ^( pas si aveugle que
ça ». Elle le trouvait obséquieux, entrant, retors,
intéressé, féroce ; il était un peu tout cela ; mais il
était musicien. Parfois, aux repas, son regard, à
demi-voilé déjà derrière ses lunettes, se perdait ;
ses puissantes mains posées, comme sur un clavier,
sur la table, s'agitaient ; et quand on lui parlait,
revenant à vous soudain, il répondait :
— Pardon ! J'étais en mi bémol.
Mon cousin Albert Démarest — pour qui je res-
sentais déjà une sympathie des plus vives, malgré
qu'il eût vingt ans de plus que moi — s'était parti-
culièrement lié avec celui qu'il appelait cordialement :
le père Dorval. Albert, seul artiste de la famille,
96 ANDRÉ GIDE
aimait passionnément la musique et jouait lui-même
fort agréablement du piano ; la musique était leur
seul terrain d'entente ; partout ailleurs ils s'oppo-
saient. A chaque défaut du père Dorval correspon-
dait, dans le caractère d'Albert, un relief. Celui-ci
était aussi droit, aussi franc, que l'autre était retors
et papelard ; aussi généreux que l'autre cupide ;
et tout ainsi ; mais par bonté, par indiscipline,
Albert savait mal se conduire dans la vie ; il soignait
peu ses propres intérêts et, souvent, ce qu'il entre-
prenait tournait à son désavantage, de sorte que,
dans la famille, on ne le prenait pas tout à fait au
sérieux. Monsieur Dorval l'appelait toujours « ce
gros Bert », avec une indulgence protectrice où
perçait un peu de pitié. Albert, lui, admirait le talent
de Monsieur Dorval ; quant à l'homme, il le mépri-
sait. Plus tard, il me raconta qu'un jour il avait
surpris Dorval embrassant Anna ; et dès qu'il s'était
retrouvé seul avec Dorval :
— Qu'est-ce que tu t'es permis tout à l'heure ?...
Albert était très grand et très fort ; il poussait
contre le mur de la pièce Dorval qui balbu-
tiait :
— Qu'il est bête, ce gros Bert ! Tu vois bien que
je plaisantais.
— Misérable ! s'écriait Albert. Si je te reprends
a plaisanter de cette manière, je...
SI LE GRAIN NE MEURT... 97
— J'étais si indigné, ajoutait-il, s'il avait dit un
mot de plus, je crois que je l'aurais tué.
C'est peut-être au retour de ces vacances qui
suivirent mon renvoi, qu'Albert Démarest commença
à faire attention à moi. Que pouvait-il bien discerner
en moi qui attirât sa sympathie ? Je ne sais ; mais,
sans doute lui fus-je reconnaissant de cette attention
d'autant plus que, précisément, je sentais que je
la méritais moins. Et tout aussitôt je m'efforçai
d'en être un petit peu moins indigne. La sympathie
peut faire éclore bien des qualités somnolentes ;
je me suis souvent persuadé que les pires gredins
sont ceux auxquels d'abord les sourires affectueux
ont manqué. Sans doute est-il étrange que ceux de
mes parents n'eussent pas suffi ; mais il est de fait
que je devins aussitôt beaucoup plus sensible à
l'approbation ou à la désapprobation d'Albert qu'à
la leur.
Je me souviens avec précision du soir d automne
où celui-ci me prit a part, après dîner, dans un coin
du cabinet de mon père, tandis que mes parents
taillaient un bézigue avec tante Démarest et Anna.
Il commença de me dire à voix basse qu'il ne voyait
pas bien à quoi d'autre je m'intéressais dans la vie,
qu'à moi-même ; que c'était là le propre des égoïstes,
et que je lui faisais tout l'effet d'en être un.
Albert n'avait rien d'un censeur. C'était un être
7
98 ANDRÉ GIDE
d'apparence très libre, fantasque, plein d'humour
et de gaieté : sa réprobation n'avait rien d'hostile ;
au contraire, je sentais qu'elle n'était vive qu'en
raison de sa sympathie ; c'est ce qui me la rendait
pressante. Jamais encore on ne m'avait parlé ainsi ;
les paroles d'Albert pénétraient en moi à une profon-
deur dont il ne se doutait certes pas, et que moi-
même je ne pus sonder que plus tard. Ce que j'aime
le moins dans l'ami, d'ordinaire, c'est l'indulgence ;
Albert n'était pas indulgent. On pouvait au besoin,
près de lui, trouver des armes contre soi-même.
Et, sans trop le savoir, j'en cherchais.
L'hiver fut rigoureux et se prolongea longtemps
cette année. Ma mère eut le bon esprit de me faire
apprendre à patiner. Jules et Julien Jardinier, les
fils d'un collègue de mon père, dont le plus jeune
était mon camarade de classe, apprenaient avec moi ;
c'était à qui mieux mieux ! et nous devînmes assez
promptement d'une gentille force. J aimais passion-
nément ce sport, que nous pratiquions sur le bassin
du Luxembourg d'abord, puis sur l'étang de Villebon
dans les bois de Meudon ou sur le grand canal de
Ve/sailles. La neige tomba si abondamment et il
y eut un tel verglas par-dessus, que je me souviens
d'avoir pu, de la rue de Tournon, gagner l'Ecole
Alsacienne — qui se trouvait rue d'Assas, c*est-à-
SI LE GRAIN NE MEURT... 99
dire à l'autre extrémité du Luxembourg — sans
enlever mes patins ; et rien n'était plus amusant
et plus étrange que de glisser ainsi muettement
dans les allées du grand jardin, entre deux hautes
banques de neige. Depuis, il n'a plus fait d hiver
pareil.
Je n'avais de véritable amitié pour aucun des
deux Jardinier. Jules était trop âgé ; Julien d'une
rare épaisseur. Mais nos parents qui, pour l'amitié,
semblaient avoir les idées de certaines familles
sur les mariages « de raison », ne manquaient pas une
occasion de nous réunir. Je voyais Julien déjà chaque
jour en classe ; je le retrouvais en promenade, au
patinage. Mêmes études, mêmes ennuis, mêmes
plaisirs; là se bornait la ressemblance; pour l'instant,
elle nous suffisait. Certes, il était sur les bancs de
la neuvième quelques élèves vers qui plus d'affinité
m'eût porté ; mais leur père, hélas, n'était pas pro-
fesseur à la Faculté.
Tous les mardis, de 2 à 5, l'Ecole Alsacienne
emmenait promener les élèves (ceux des basses clas-
ses du moins) sous la surveillance d'un professeur,
qui nous faisait visiter la Sainte-Chapelle, Notre-
Dame, le Panthéon, le Musée des Arts et Métiers —
où, dans une petite salle obscure, se trouvait un
petit miroir sur lequel, par un ingénieux jeu de
glaces, venait se refléter, en petit, tout ce qui se
100 ANDRÉ GIDE
passait dans la rue ; cela faisait un tableautin des
plus plaisants avec des personnages animés, à
l'échelle de ceux de Téniers, qui s'agitaient; tout le
reste du musée distillait un ennui morne ; — les
Invalides, le Louvre, et un extraordinaire endroit,
situé tout contre le parc de Montsouris, qui s'ap-
pelait le Géorama Universel : c'était un misérable
jardin, que le propriétaire, une espèce de lascar,
vêtu d'alpaga, avait aménagé en carte de géographie.
Les montagnes étaient figurées par des rocailles ;
les lacs, bien que cimentés, étaient à sec ; dans le
bassin de la Méditerranée naviguaient quelques
poissons rouges comme pour accuser l'exiguité de
la botte italienne. Le professeur nous invitait à lui
désigner les Karpathes, cependant que le lascar,
une longue baguette à la main soulignait les fron-
tières, nommait des villes, dénonçait un tas d'in-
géniosités indistinctes et saugrenues, exaltait son
œuvre, insistant sur le temps qu'il avait fallu pour
la mener a bien ; et, comme alors le professeur,
au départ, le félicitait sur sa patience, il répliquait
d'un ton doctoral :
— La patience n'est rien sans l'idée.
Je suis curieux de savoir si tout cela existe encore ?
Parfois, Monsieur Brunig lui-même, le sous-
directeur, se joignait à nous, doublant Monsieur
Vedel, qui s'effaçait alors avec déférence. C'est au
SI LE GRAIN NE MEURT... 101
Jardin des Plantes que Monsieur Brunig nous con-
duisait immanquablement ; et immanquablement,
dans les sombres galeries des animaux empaillés
(le nouveau muséum n'existait pas encore) il nous
arrêtait devant la tortue luth qui, sous vitrine à part,
occupait une place d'honneur ; il nous groupait
en cercle autour d'elle et disait :
— Eh bien! mes enfants. Voyons! Combien a-t-elle
de dents, la tortue ? (Il faut dire que la tortue,
avec une expression naturelle et comme criante
de vie, gardait, empaillée, la gueule entr'ouverte).
Comptez bien. Prenez votre temps. Y êtes-vous ?
II ne fallait plus nous la faire : nous la connaissions,
sa tortue. N'empêche que, tout en pouffant, nous
faisions mine de chercher ; on se bousculait un peu
pour mieux voir ; Dubled s'obstinait à ne distinguer
que deux dents ; mais c'était un farceur. Le grand
Wenz, les yeux fixés sur la bête, comptait sans arrêter,
et ce n'est que lorsqu'il dépassait soixante que
Monsieur Brunig l'arrêtait avec ce bon rire spécial
de celui qui sait se mettre à la portée des enfants
et, citant La Fontaine :
— « Vous n'en approchez pomt. ^) Plus vous en
trouvez, plus vous êtes loin de compte. Il vaut mieux
que je vous arrête. Je vais beaucoup vous étonner.
Ce que vous prenez pour des dents ne sont que des
petites protubérances cutanées. La tortue n'a pas
02 ANDRÉ GIDE
de dents du tout. La tortue est comme les oiseaux :
elle a un bec.
Alors tous nous faisions : Oooh ! par bienséance.
J'ai assisté trois fois à cette comédie. Il est vrai
que j'ai redoublé la neuvième.
Nos parents, à Julien et à moi, donnaient deux
sous à chacun, ces jours de sortie. Ils avaient discuté
ensemble. Maman n'aurait pas consenti à me donner
plus que Madame Jardinier ne donnait à Julien ;
comme leur situation était plus modeste que la nôtre,
c'était à Madame Jardinier de décider.
— Qu'est-ce que vous voulez que ces enfants
fassent avec cinquante centimes ? s'était-elle écriée.
Et ma mère accordait que deux sous étaient « par-
faitement suffisants. »
Ces deux sous étaient dépensés d'ordinaire à la
boutique du père Clément. Installée dans le jardin
du Luxembourg, presque contre la grille d'entrée
la plus voisine de l'Ecole, ce n'était qu'une petite
baraque de bois, peinte en vert, exactement de la
couleur des bancs. Le Père Clément, en tablier bleu,
tout pareil aux anciens portiers de lycée, vendait
des billes, des hannetons, des toupies, du coco, des
bâtons de sucre à la menthe, à la pomme ou à la
cerise, des cordonnets de réglisse enroulés sur eux-
mêmes à la façon des ressorts de montre, des tubes
SI LE GRAIN NE MEURT... 103
de verre emplis de grains à l'anis blancs et roses,
maintenus à chaque extrémité par de l'ouate et par
un bouchon ; les grams dams n'étaient pas fameux,
mais le tube, une fois vide, pouvait servir de sarba-
cane. C'est comme les petites bouteilles qui por-^
taient des étiquettes : cassis, anisette, curaçao, et
qu'on n'achetait guère que pour le plaisir, ensuite,
de se les suspendre à la lèvre, comme des ventouses
ou des sangsues. Julien et moi d ordinaire nous
partagions nos emplettes ; aussi l'un n'achetait-il
jamais sans consulter l'autre.
L'année suivante. Madame Jardinier et ma mère
estimèrent qu'elles pouvaient porter à cinquante
centimes leurs libéralités hebdomadaires. Cette lar-
gesse me permit enfin d'élever des vers à soie ;
ceux-ci ne coûtaient pas si cher que les feuilles de
mûrier pour leur nourriture, que je devais aller
prendre deux fois par semaine chez un herboriste
de la rue Saint-Sulpice. Julien, que les chenilles
dégoûtaient, déclara que désormais il achèterait
ce qui lui plaisait, de son côté et sans m'en rien dire.
Cela jeta un grand froid entre nous, et dans les
sorties du mardi où il fallait aller deux par deux,
chacun chercha un autre camarade.
Il y en avait un pour qui je m'étais épris d'une
véritable passion. C'était un Russe. Il faudra que je
recherche son nom sur les registres de l'Ecole. Qui
104
ANDRE GIDE
me dira ce qu'il est devenu ? Il était de santé délicate^
pâle extraordinairement ; il avait les cheveux très
blonds, assez longs, les yeux très bleus ; sa voix
était musicale, que rendait chantante un léger accent.
' Une sorte de poésie se dégageait de tout son être,
qui venait je crois de ce qu'il se sentait faible et
cherchait à se faire aimer. Il était peu considéré par
les copains et participait rarement à leurs jeux ;
pour moi, des qu'il me regardait, je me sentais hon-
teux de m'amuser avec les autres, et je me souviens
de certaines récréations oii, surprenant tout à coup
son regard, je quittai tout net la partie pour venir
auprès de lui. On s'en moquait. J'aurais voulu qu'on
l'attaquât, pour avoir à le défendre. Aux classes de
dessin, où il est permis de parler un peu à voix basse,
nous étions l'un à côté de l'autre ; il me disait alors
que son père était un grand savant très célèbre
et je n'osais pas l'interroger sur sa mère, ni lui de-
mander pour quelle raison lui se trouvait à Paris.
Un beau jour il cessa de venir, et personne ne sut
me dire s'il était tombé malade ou reparti en Russie ;
ou plutôt une sorte de pudeur ou de timidité me
retint de questionner les maîtres qui peut-être
auraient pu me renseigner, et je gardai secrète
une des premières et des plus vives tristesses de ma
vie.
Ma mère prenait grand soin que n'en, dans les
SI LE GRAIN NE MEURT... 105
dépenses qu'elle faisait pour moi, ne me vînt avertir
que notre situation de fortune était sensiblement
supérieure à celle des Jardinier. Mes vêtements,
en tous points pareils à ceux de Julien, venaient
comme les siens de la Belle Jardinière. J'étais extrê-
mement sensible à l'habit et souffrais beaucoup
d'être hideusement fagoté. En costume marin avec
un béret, ou bien en complet de velours, j'eusse
été aux anges ! Mais le genre « marin ^> non plus que
le velours ne plaisait à Madame Jardinier. Je portais
donc de petits vestons étriqués, des pantalons courts,
serrés aux genoux et des chaussettes à raies ; chaus-
settes trop courtes qui formaient tulipe et retom-
baient désolément ou rentraient se cacher dans les
chaussures. J'ai gardé pour la fin le plus horrible r
c'était la chemise empesée. Il m'a fallu attendre
d'être presque un homme déjà pour obtenir qu'on
ne m'empesât plus mes devants de chemise. C'était
l'usage, la mode, et l'on n'y pouvait rien. Et si j'ai
fini pourtant par obtenir satisfaction, c'est tout
bonnement parce que la mode a changé. Qu'on ima-
gine un malheureux enfant qui, tous les jours de
l'année, pour le jeu comme pour l'étude, porte,
à l'insu du monde et cachée sous sa veste, une espèce
de cuirasse blanche et qui s'achevait en carcan ;
car la blanchisseuse empesait également, et pour
le même prix sans doute, le tour du cou contre quoi
106 ANDRÉ GIDE
venait s'ajuster lé faux-col ; pour peu que celui-ci,
un rien plus large ou plus étroit, n*appliquât pas
exactement sur la chemise (ce qui neuf fois sur dix
était le cas) il se formait des plis cruels ; et pour peu
que l'on suât, le plastron se faisait atroce. Allez donc
faire du sport dans un accoutrement pareil ! Un
ridicule petit chapeau-melon complétait l'ensemble...
Ah ! les enfants d'aujourd'hui ne connaissent pas
leur bonheur !
Pourtant j'aimais courir, et, après Adrien Monod,
j'étais le champion de la classe. A la gymnastique,
j'étais même meilleur que lui pour grimper au mât
et à Fa corde ; j'excellais aux anneaux, à la barre fixe,
aux barres parallèles ; mais je ne valais plus rien au
trapèze, qui me donnait le vertige. Les beaux soirs
d'été, j'allais retrouver quelques camarades dans une
grande allée du Luxembourg : celle qui s'achevait
à la boutique du père Clément ; on jouait au ballon.
Ce n'était pas encore hélas ! le foot-ball ; le ballon
était tout pareil, mais les règles étaient sommaires,
et, tout au contraire du foot-ball, il était défendu de
se servir des pieds. Tel quel, ce jeu nous passionnait.
Je ne cherche plus à comprendre pour quelles
raisons ma mère, quand je commençai ma huitième,
me mit pensionnaire, L'Ecole Alsacienne, qui s'éle-
SI LE GRAIN NE MEURT... 107
vait contre l'internat des lycées, n'avait pas de dor-
toirs ; mais elle encourageait ses professeurs à
prendre, chacun, un petit nombre de pensionnaires.
C'est chez Monsieur Vedel que j'entrai, bien que je
ne fusse plus dans sa classe. Monsieur Vedel habitait
la maison de Sainte-Beuve, de qui le buste, au fond
d'un petit couloir-vestibule, m'intriguait. Il pré-
sentait à mon étonnement cette curieuse sainte sous
figure d'un vieux Monsieur, l'air paterne et le chef
couvert d'une toque à gland. Monsieur Vedel nous
avait bien dit que Sainte-Beuve était « un grand
critique > ; mais il y a des bornes à la crédulité d'un
enfant.
Nous étions cinq ou six pensionnaires, dans deux
ou trois chambres. Je partageais une chambre du
second avec un grand être apathique, exsangue et
de tout repos, qui s'appelait Roseau... Derrière la
maison, un petit jardin...
Ce jardin fut le théâtre d'un pugilat. A l'ordinaire
j'étais calme, plutôt doux, et je détestais les peignées,
convaincu sans doute que j'y aurais toujours le
dessous. Je gardais cuisant encore le souvenir d'une
aventure, qu'il faut que je raconte ici : En rentrant
de l'Ecole, l'an précédent, à travers le Luxembourg
et passant, contrairement à mon habitude, par la
108 ANDRÉ GIDE
grille en face du petit jardin, ce qui ne m'allongeait
pas beaucoup, j'avais croisé un groupe d'élèves,
de 1 Ecole Communale dans doute, pour qui les
élèves de l'Ecole Alsacienne représentaient de haïs-
sables anstos. Ils étaient à peu près de mon âge^
mais sensiblement plus costauds. Je surpris au pas-
sage des ricanements, des regards narquois ou chargés
de fiel et* continuais ma route du plus digne que je
pouvais ; mais voici que le plus gaillard se détache
du groupe et vient à moi. Mon sang tombait dans
mes talons. Il se met devant moi. Je balbutie :
— Qu'est-ce... qu'est-ce que vous voulez ?
Il ne répond rien, mais emboîte le pas à ma gau-
che.
Je gardais, tout en marchant, les yeux fichés en
terre, mais sentais son regard qui me braquait ; et,
dans mon dos, je sentais le regard des autres. J'aurais
voulu m'asseoir ! Tout à coup :
— Tiens ! Voilà ce que je veux ! dit-il en m*en-
voyant son poing dans l'œil.
J'eus un éblouissement et m'en allai dinguer au
pied d'un marronnier, dans cet espace creux réservé
pour l'arrosement des arbres, d'où je sortis plein de
boue et piteux. L'œil poché me faisait très mal. Je
ne savais pas encore à quel point l'œil est élastique
et croyais qu'il était crevé. Comme les larmes en
jaillissaient avec abondance : — « C'est cela, pensai-
SI LE GRAIN NE MEURT... 109
je : il se vide. » — Mais ce qui m'était plus doulou-
reux encore c'étaient les rires des autres, leurs quo-
libets, et les applaudissements qu ils adressaient
à mon agresseur.
Au demeurant je n'aurais pas plus aimé donner des
coups que je n'aimais d'en recevoir. Tout de même,
chez Vedel, il y avait un grand sacré rouquin au
front bas, dont le nom m'est heureusement sorti
de la mémoire, qui abusait un peu trop de mon
pacifisme. Deux fois, trois fois, j'avais supporté ses
sarcasmes ; mais voilà que, tout à coup, la sainte
rage me prit ; je sautai sur lui, l'empoignai ; les autres
cependant se rangèrent en cercle. Il était passable-
ment plus grand et plus fort que moi ; mais j'avais
pour moi sa surprise ; et puis je ne me connaissais
plus ; ma fureur décuplait mes forces ; je le cognai,
le bousculai, le tombai tout aussitôt. Et, quand il
fut à terre, ivre de mon triomphe je le traînai à la
manière antique, ou que je croyais telle; je le tramai
par la tignasse dont il perdit une poignée. Et même
je fus un peu dégoûté de ma victoire, a cause de
tous ces cheveux gras qu'il me laissait entre les
doigts, mais stupéfait d'avoir pu vaincre ; cela me
paraissait auparavant si impossible qu'il avait bien
fallu que j'eusse perdu la tête pour m'y risquer.
Le succès me valut la considération des autres et
m'assura la paix pour longtemps. Du coup je me
10 ANDRÉ GIDE
persuadai qu*il est bien des choses qui ne paraissent
impossibles que tant qu*on ne les a pas tentées.
Nous avions passé une partie du mois de septembre
aux environs de Nîmes, dans la propriété du beau-
père de mon oncle Charles Gide, qui venait de se
marier. Mon père avait rapporté de là une indis-
position qu'on affectait d'attribuer aux figues.
De vrai, le désordre était dû à de la tuberculose
mtestmale ; et ma mère, je crois, le savait ; mais la
tuberculose est une maladie qu'en ce temps on
prétendait guérir en ne la reconnaissant pas. Au
reste mon père était sans doute déjà trop atteint
pour qu on pût espérer encore. Il s'éteignit assez
doucement le 28 octobre de cette année (1880).
Je n'ai pas souvenir de l'avoir vu mort ; mais peu
de jours avant sa mort, sur le lit qu'il ne quittait
plus. Un gros livre était devant lui, sur les draps,
tout ouvert, mais retourné, de sorte qu'il ne pré-
sentait que son dos de basane ; mon père avait dû
le poser ainsi au moment où j'étais entré. Ma mère
m'a dit plus tard que c'était un Platon.
J'étais chez Vedel. On vint me chercher ; je ne
sais plus qui; Anna peut-être. En route j'appris
tout Mais mon chagrin n'éclata que lorsque je vis
ma mère en grand deuil. Elle ne pleurait pas ; elle
se contenait devant moi ; mais je sentais qu'elle avait
SI LE GRAIN NE MEURT ... 1 I !
beaucoup pleuré. Je sanglotai dans ses bras. Elle
craignait pour moi un ébranlement nerveux trop
fort et voulut me faire boire un peu de thé. J'étais
sur ses genoux ; elle tenait la tasse, en levait une
cuillerée qu'elle me tendait, et je me souviens qu'elle
disait, en prenant sur elle de sourire :
— Voyons ! celle-là va-t-elle arriver à bon port ?
Et je me sentis soudain tout enveloppé par cet
amour, qui désormais se refermait sur moi.
(Notwelle Reçue Française).
VOYAGES
En Espagne
Hendaye,
Moins fatigué j'eusse occupé sans doute, chaque
jour, quelques pages simplement à louer ce pays.
Pourtant je n'y fus amoureux de rien ni de personne ;
mais la lumière azurée, mais je ne sais quelle senteur
sauvage parmi le luxe épais du printemps...
Si pressante qu'ait été notre curiosité à Valence,
arrivés le matin, vers midi nous ne songeons qu à
repartir.
— Pourtant pas sans avoir vu la cathédrale..*
Guidés par notre fantaisie de calle en calle,
nous voici devant elle brusquement. C... qui fume
un assez bon cigare m'envoie en éclaireur voir
14 ANDRÉ GIDE
« si ça vaut la peine cl*entrer «. Le cigare n'étant pas
achevé quand je ressers, nous repartons...
Mais était-ce bien la cathédrale ?
J*ai dormi comme un minéial. Matin charmant !
Une joie inouïe carillonne à travers la ville ; c est
l'heure où les troupeaux la parcourent ; chaque
chèvre qui passe égrène en trottinant la note unique
de sa clochette. L'air est tout parfumé d'azur ;
les toits brillent. Fuir ! ah ! fuir plus au sud et
vers un dépaysement plus total. C'est par un tel
matin que l'espoir le plus confiant et le plus hardi
de notre âme appareille, et que la toison d'or tremble
devant Jason.
X
Elche. — Grâce à nos manteaux du Tyrol nous
passons ici pour deux toreros catalans.
Ainsi que naguère à Séville, les « cercles * sont
ce que j'admirai le plus à Murcie. Ces cercles ont
ceci de particulier qu'ils sont toujours rectangulaires.
VOYAGES 1 I 5
On dirait l'intérieur d'un omnibus dont les deux
côtés se seraient beaucoup reculés. Touchant les
deux murs latéraux, deux rangs de larges fauteuils
se font face. Dans chaque fauteuil un cercleux.
Chaque cercleux fume un cigare et, de biais, regarde
pafsser le passant. Le passant, en passant, regarde
le cercleux fumer son cigare. Une grande glace
sans tain sépare les cercleux des passants : vu du
dehors le cercle a l'air d'un aquarmm.
Les cercles sans prétentions sont de plain-pied
avec la rue. (C'est une rue où ne passent pomt de
voitures.) D'autres, un peu plus relevés, présentent
les genoux du cercleux à hauteur de l'œil du passant.
L'assis domine. Ni livres, ni journaux, ni consom-
mation autre que celle des cigares ; ni conversation
possible de fauteuil à fauteuil trop distant. Sur la
devanture d'un de ces aquariums où stagnent ainsi
quelques turbots, on lit « Circulo instructivo -'K
Lorsqu'on vient en Espagne assoiffé de soleil,
de danses et de chants, rien de morne comme la
salle d'un cinématographe où la pluie nous force
à demander abri. Chants et danses, en vain nous en
avons quêté jusqu'à Murcie. A Séville sans doute
on en trouve encore ; à Grenade... Oui je me sou-
I 16 ANDRÉ GIDE
viens que dans TAlbaycin, il y a près de vingt ans
(rien depuis, non pas même les chants de l'Egypte,
n*a su toucher endroit plus secret de mon cœur),
c'était, la nuit, dans une vaste salle d'auberge, un
garçon bohémien qui chantait ; un chœur, à demi-
voix, d'hommes et de femmes, puis de subites pauses,
coupaient ce chant haletant, excessif, douloureux,
où l'on sentait son âme, à chaque défaut de souffle,
expirer. L'on eût dit une première ébauche de la
dernière ballade de Chopin ; mais cela restait comme
en marge de la musique ; non pas espagnol, mais
gitane, irréductiblement. Pour réentendre ce chant,
ah ! j'eusse traversé trois Espagnes. Mais je fuirai
Grenade de crainte de ne l'y réentendre point.
Du reste un temps affreux nous fit rebrousser
chemin vers le nord.
Au souvenir de cette soirée reste attaché celui
d'une rougeur.
C'était aux vacances de Pâques. Je voyageais
avec ma mère. J'avais un peu plus de vingt ans ;
mais je n'eus vingt ans qu'assez tard ; j'étais encore
tendre et neuf.
Pour le divertissement de quelques touristes,
un manager avait organisé une soirée de danses
au premier étage d'une posada de faubourg. Déjà
je répugnais alors a tout ce qui sent 1 apprêt... mais
II
VOYAGES 1 1 7
quel autre moyen de voir ces danses ? Elles ne
s'exhiberont bientôt plus que dans les music-halls
et les cabarets de Paris.
Habanera, cachucha, séguedille authentiques nous
furent servies ce soir-là. Sur trois des côtés de la
salle, des chaises de paille et des bancs réservés
aux touristes étaient disposés sur deux rangs. J étais
assis à côté de ma mère ; nous avions en face de
nous une vingtaine d'Espagnols et de gitanes, dont
six femmes ; les uns très pâles, les autres tannés
comme le cuir de leurs souliers. (Je dis cela par
romantisme ; mais je crois qu'à peu près tous étaient
chaussés d'espadrilles.) Chaque femme à son tour
se levait et dansait, seule ou bien avec un cavalier ;
le chœur des instruments, des claquements de main
et des voix rythmait la danse...
Le spectacle, un peu morne au début, s animait.
On en était peut-être à la troisième danse ; celle
qui la dansait, une Andalouse sans doute, au teint
rose, s'agitait du ventre et des bras selon la mode
des juives algériennes, et faisait flotter deux foulards,
l'un caroubier, l'autre cerise qu'elle tenait au bout
des doigts. Vers la fin de la danse elle commença
de toupiner, lentement d'abord, puis de plus en plus
vite, d'abord au mitan de la salle, puis en grand cercle,
à la manière d'un toton près de choir, suivant le
rang des spectateurs qu'elle frôlait. Au moment
î 18 ANDRÉ GIDE
qu'elle passait devant moi, vlan ! je reçus du fou-
lard dans la figure ; et le foulard tomba sur mes
genoux. J'eusse voulu que ce fût par maladresse et
par hasard ; mais non : c'était direct, subit et con-
certé, discret... C'est ce qu'au même mstant je dus
comprendre, et je sentis un flot de sang m'éblouir —
car ce petit manège s'éclairait au souvenir d'une
chanson que parfois chantait une petite couturière
qui venait travailler chez nous ; elle chantait cela
lorsqu'elle était bien sûre que ma mère ne pouvait
pas l'entendre ; j'ai su depuis que c'était tout bon-
nement la chanson de Madame Angot, « pas bégueule,
forte en gueule », etc.. ; il y était question, au cours
d'un couplet, du sultan qui « lui jeta le mouchoir )>.
J'entendais bien ce que le geste voulait dire ,* évi-
demment ce devait être d'un usage courant dans
certains pays.
Plus rouge encore que le foulard, que je dissi-
mulai précipitamment sous ma veste, je m'efforçai
de croire que ma mère n'avait rien vu et songeai
avec suffocation aux suites possibles de mon « aven-
ture ')... La fête cependant continuait. Je ne prêtais
plus qu'une faible attention aux trémoussements d'un
couple de bohémiens ; mais, au moment que cette
nouvelle danse s'achevait en délire et que les ap-
plaudissements des spectateurs éclataient, je vis
avec stupeur la gitane tout à coup quitter la danse,
VOYAGES 119
sortir un petit mouchoir de son sein et le jeter non
loin de nous sur les genoux d'un vieux daim qui
n'applaudissait point, mais, à petits coups de canne,
faisait résonner le plancher. Le daim assurément
connaissait les usages ; et mon œil ne le quittait
plus. Qu'allait-il faire ?
Très calme et souriant, il se saisit du petit mou-
choir, fouilla dans son gousset, en sortit une pièce
blanche, très ostensiblement la roula dans un coin
du mouchoir, fit un nœud par-dessus, puis, de loin,
jeta le tout vers l'Espagnole... Tout rassuré je ressor-
tis de dessous ma veste le foulard rouge et demandai
une piécette à ma mère. A présent que je recouvrais
contenance, ce qui me dépitait surtout c'est que,
des six Espagnoles ou gitanes que cette fête rassem-
blait, celle qui m'avait « jeté le mouchoir « était
de beaucoup la moins belle.
20 ANDRÉ GIDE
Voyage au Val d'Andorre
Dimanche à lundi : nuit aux bains de Saint-
Vincent.
La lune, je ne sais par quel mystère admirable,
est pleine depuis quatre à cinq jours. Ma chambre,
à l'extrémité de l'hôtel, domine de très haut la rivière,
dont un peu en amont je distingue à travers les
branches l'eau scintiller : pas d'autre bruit que
celui de cette eau fuyante. Que la nuit coule lente-
ment ! L'objet qu'on ferait tomber du balcon, à
peine entendrait-on sa chute. Ah ! rester là» ivre
et dévêtu sous la lune, à cuver la chaleur du jour.
Il fait si beau qu*on ne comprend pas pourquoi
tous les oiseaux de nuit sont muets ; on s'étonne ;
tout semble attendre.
Départ à cinq heures ; une heure de patache.
A ***, la route cesse. On passe sur un pont de bois
tremblant et déjeté. Les mules chargées de nos sacs
et de nos couvertures passent à gué. Le sentier
s'enfonce sitôt après dans la montagne.
i
VOYAGES 121
A six heures nous faisons la rencontre du Jabiru
qui, parti ce matin à trois heures de la Seo d'Urgel,
descend en même temps que nous d une autre pata-
che. Le Jabiru voyage avec son fils. Tandis que notre
ami E. R... se découvre avec le Jabiru d'intéressantes
relations communes, nous convenons, lehl et moi,
qu'il sied de voir en lui le représentant bien carac-
térisé d'une espèce ; espèce que depuis peu de temps
des psychologues de nos amis travaillent à définir ;
baptisée récemment par le charmant dessinateur
Charles Delaw, elle appartient à la famille des échas-
siers. Le Jabiru porte le plus souvent le bec pointu ;
pourtant la variété qui s'offre à nous présente le
bec en spatule, ce qui nous porte à chercher ailleurs
les signes distinctifs du Jabiru. Il appartient a notre
époque de les fixer, car jusqu'aujourd'hui l'espèce
est demeurée indécise et flottante entre deux ou
trois types convenus dont à présent elle se différencie»
J'encourage lehl à écrire l'histoire de la formation
du Jabiru ; déjà nous précisons ses traits essentiels :
La conversation du Jabiru est assez difficile à
rapporter car chacune de ses phrases porte la marque
de l'impersonnalité.
Le Jabiru ne se sert jamais que du mot propre.
Le Jabiru répugne au banal, mais il se dérobe
au tragique.
Nous constatons que la complaisance de la variété
122 ANDRÉ GIDE
à spatule est sans bornes ; grâce aux relations de
notre ami, cette complaisance va jusqu'à nous offrir
une place dans l'auto qui doit attendre le Jabiru
à Bourg-Madame.
Toute table d'hôte qui se respecte a son Jabiru ;
on rencontre rarement plus d'un Jabiru par table
d'hôte.
Le Jabiru ne se rend jamais compte de la mau-
vaise impression qu'il produit.
Le Jabiru a fait son droit ; est avocat ; mais ne
plaide pas, par insuffisance d'organe.
Le Jabiru ne voyage jamais sans son kodak.
Le Jabiru préfère aux sandales basques que je
renouvelle a Belver, le soulier ferré des montagnes.
Le petit Jabiru fait la route à mulet ; il s'arrête
en route et s'attarde, car la cuisine à l'huile a quelque
peu relâché ses intestins.
Arrivée à Belver où nous déjeunerons. îehl et
moi nous laissons la caravane continuer ; le Jabiru
apprend avec réprobation notre intention de nous
plonger d'abord dans le canal, au pied de la colline
que coiffe la ville. Loin des regards du Jabiru, nous
nous dévêtons, dans une praÎFie, sous des ?aules,
entre la rivière et un canal peu profond mais assez
rapide, où chaque brasse dans le sens du courant
nous entraîne comme la marche sur un tapis roulant.
VOYAGES l 23
Auberge de Belver. Olives fondantes qu'on suce
en attendant le repas. Grange énorme aménagée
comme un palais ; coçridors aux voûtes de foin doré ;
dans une cour au plein soleil, des chevaux en manège
foulent les gerbes de blé. Le Jabiru qui ne se baigne
jamais qu'en baignoire, et ne fait jamais dans la
campagne, se montre consterné par l'état des lieux.
La tartane du Jabiru prend les devants ; notre
cheval est fourbu. On aperçoit sur la hauteur Puig-
cerda trop longtemps avant d'y atteindre ; mais
Bourg-Madame est tout cuprès. A Bourg-Madame,
l'auto venu à sa rencontre avec sa femme et son plus
jeune fils, nous enlève le Jabiru.
Bourg-Madame, porte de l'Espagne, ne doit qu'à
la proximité de Puigcerda sa faveur. Baedeker nous
apprend que Puigcerda est fréquenté par la haute
société espagnole. A l'heure où nous y arrivons,
c'est-à-dire à la tombée du jour, la haute société
déserte éperdument la ville ; de fastueux autos des-
cendent en trombe la pente que nous gravissons.
Où vont-ils ? — Nous aurons la réponse dans une
heure, quand, redescendant à Bourg-Madame, nous
les retrouverons, rangés tout au long de Tunique
tronçon de rue. De cinq à sept les autos de Puigcerda
descendent s'approvisionner d'essence, qui coûte
en France meilleur marché.
Î24 ANDRÉ GIDE
Qu'ils sont riches ! Certains, en guise de trompe,
exhibent un dragon de cuivre doré qui semble en-
volé du Brésil. Rien à faire, rien à voir, rien à boire
à Bourg-Madame. Sur une longueur de cinquante
mètres, des bancs de bois sont rangés contre les murs
des maisons ; là s'assoient senoras et senoritas de la
haute société dont chaque auto espagnol verse sur
le pavé de Bourg-Madame de huit à douze repré-
sentants. D'autres senoras et la plupart des hommes
se tiennent debout sans rien dire, et sans paraître
penser à rien. Toutes et tous très laids, très vulgaires,
insolemment riches et immensément sots. Que
font-ils, le reste du jour ? A présent que les autos
ont bu, qu'attendent-ils ?... De l'autre côté de la
rue, les chauffeurs prennent des airs de grands
d'Espagne.
A sept heures nous nous mettons à table ; tous
les autos sont encore là. A sept heures et quart, me
levant de table pour voir ce qu'ils deviennent, tous
les autos ont disparu.
Six heures du matin. Quillan.
J'ai reconduit mes trois compagnons à la gare ;
le ciel est plus pur et soyeux que jamais. Un mys-
tère riant flotte sous les avenues de platanes, pous-
sière légère qui simule une brume. Alibert ne vient
VOYAGES . 125
me retrouver qu'à huit heures. Il m'a laissé hier
son manuscrit que je vais lire en l'attendant. Ces
vers occupent et soutiennent ma joie. Est-il déjà
fini notre voyage ? Que je marcherais vite ! Que je
monterais haut, ce matin !
26 ANDRÉ GIDE
La iVIarche Turque
Août 1914. à M, A, G.
Pour vous f arrache à mon carnet de route et je copier
en postscriptum aux insuffisantes lettres que je Vous
adressais de là-bas, ces feuilles plus insuffisantes encore.
Je me proposais de les compléter, de les parachever^j
je ne puis. On note au jour le jour, en voyage, avec
l espoir, une fois de retour de recomposer à loisir les
récits, de retracer soigneusement les paysages ; puis
on s'aperçoit que tout Vart quon y met ne parvient
quà diluer ïémotion première, dont V expression la
plus naïve restera toujours la meilleure. Je transcris
donc ces notes telles quelles et sans en adoucir la verdeur.
Hélas ! les jours les mieux remplis et par les émotions
les plus vives sont aussi ceux dont rien ne reste sur ce
carnet, ceux où je neus le temps que de vivre.
A contempler l'aridité du sol, l'immense terrain
vague entre Andrinople et Tchataldja, on s'étonne
moins que les Turcs ne l'aient pas plus âprement
défendu. Des lieues et des lieues se déroulent sans
VOYAGES I 27
une habitation, sans une âme. Le train accepte tous
les détours que lui proposent les méandres d un
petit cours d'eau, et ces courbes contmuelles l'obli-
gent à une extrême lenteur. Pas un tunnel, pas un
pont, pas même un remblai. Un ingénieur qui
voyage avec nous, m'explique que le baron Hirsch,
chargé de l'entreprise, était payé à tant le kilomètre.
Une fortune !
Des chiens errants accourent de loin vers le train ;
on leur jette, du wagon restaurant, les restes du
repas dans des sacs de papier qu'ils déchirent.
Entre les touffes d'iris sans fleurs et de roseaux,
sur les bords d'un fossé demi-plein d'une eau grise,
collées contre la vase, des tortues, des familles de
tortues, des hordes de tortues, plates, couleur de
boue ; on dirait des punaises d'eau.
Joie de revoir enfin des cigognes. Voici même
quelques chameaux. De-ci, de-là, de flamboyantes
touffes de pivoines sauvages — que notre voisine,
une riche Arménienne de Brousse s'obstine à prendre
pour des coquelicots.
Mon compagnon entre en conversation avec un
eune turc, fils de pacha, qui revient de Lausanne
où il « apprenait la peinture » ; voici sept mois qu'il
a quitté pour la première fois sa famille ; il y rentre
avec un volume de Zola sous son bras : Nana, qu il
dit « beaucoup aimer » ainsi que « les livres de Madame
28 ANDRÉ GIDE
Gyp ». Il se déclare « jeune Turc » de tout son cœur,
et croit à l'avenir de la Turquie ; mais cela me re-
tient d'y croire.
1^^ mai.
Constantinople justifie toutes mes préventions
et rejoint dans l'enfer de mon cœur Venise. Admire-
t-on quelque architecture, quelque revêtement de
mosquée, on apprend, (et l'on s'en doutait) qu'elle
est albanaise ou persane. Tout est venu ici, comme
à Venise, plus qu'à Venise, à coup de force, à coup
d'argent. Rien n'est jailli du sol ; rien d'autochtone
ne se retrouve au dessous de cette écume épaisse
que fait le frottement et le heurt de tant de races, '^
d'histoires, de croyances et de civilisations.
Le costume turc est ce qu'on peut imaginer de
plus laid; et la race, vraiment, mérite le costume.
0 Corne d'or, Bosphore, rive de Scutari, cyprès
d'Eyoub ! au plus beau paysage du monde je ne
saurais prêter mon cœur, que je n'y puisse aimer le
peuple qui l'habite.
2 mai.
Joie de quitter Constantinople, qu'il appartient
à d'autres de louer. Riante mer où les dauphins
exultent. Aménité des rives de l'Asie ; grands arbres
proches, où viennent s'ombrager les troupeaux.
VOYAGES [29
Samedi, Brousse.
Jardin de la Mosquée de Mourad 1^^ où je me suis
assis, non au bord de cette vasque ruisselante, centre
de la terrasse en balcon, mais tout à gauche de la
terrasse, sur la margelle de marbre d'une autre vas-
que plus petite qu'abrite un kiosque de bois peint.
Une simple ouverture ronde, du cœur profond et
frais du bassin, pousse un gonflement d'eau qui
palpite, silencieuse éclosion de la source au-dessus
de laquelle longuement je reste penché. Au fond
du bassin également, mais sur le côté, une autre
bouche exacte boit. Dans ce plateau de marbre, où
l'eau se repose un instant, de minuscules sangsues
se promènent.
Sur le mur bicnc de la mosquée s agite l'ombre
d*un platane. A la manière de Sienne, mais selon
un tout autre esprit, un arceau simple et presque
sans relief surmonte et fiance deux plus jeunes ar-
ceaux. Dans le retrait du relief, le? nids d'un peuple
d'hirondelles. A mes pieds le vert Sahel de Brousse,
où s'étend la paix lumineuse. Il lait tranquille. L'air
est ineffablement limpide ; le ciel, clair comme ma
pensée.
Ah ! ah ! recommencer à neuf, et sur de nouveaux
frais ! Eprouver avec ravissement cette tendresse
exquise des cellules où filtre l'émotion comme un
lait... Brousse aux épais jardins, rose de pureté,
9
30 ANDRÉ GIDE
rose indolente a l'ombre des platanes, se peut-il que
ne t'ait point connue ma jeunesse ? Déjà ? Est-ce
un souvenir que j'habite ? Est-ce bien moi qui suis
assis dans cette petite cour de mosquée, moi qui
respire, et moi qui t'aime ? ou rcvé-je seulement
de t'aimer ?...Sibien réellement j'étais, aurait-elle
volé si près de moi, cette hirondelle ?
Dimanche. Brousse
Dès que j'aime un pays, c'est pour souhaiter d'y
vivre. Mais ici je ne ferais point d'amis. Ma solitude
lie s'apparente qu'aux arbres, qu'aux bruit des eaux
courantes, qu'aux ombres que tressent les treilles
au-dessus des rues du marché, le peuple est laid ;
c'est l'écume que les civilisations ont laissée.
Cinq petits juifs nous accompagnent aujourd'hui
de la Mosquée Verte jusqu'au bazar et à l'hôteL
Chacun d'eux semble de race di^érente, et de deux
seulement on devinerait qu'ils sont juifs. Ce sont
des juifs d'Espagne, ainsi que tous les juifs de Brousse.
Ils fréquentent l'école française et parlent notre
langue avec une déconcertante abondance. Ils de-
mandent à notre compagne : — « C'est vrai. Madame,
que dans la France chaque chien possède un maître ? »
— et encore : — « Dans la France, n'est-ce pas,
l'eau n est pas bonne et on ne peut boire que du vin ? >j
Chacun d'eux se propose de gagner Paris dans
1
VOYAGES 131
deux ans, après un premier examen, puis, là-bas,
de pousser plus lom ses études à l'école juive orien-
tale d'Auteuil, pour enfin devenir Monsieur.
Mardi.
Le premier jour je n'achetai qu'une petite coupe
de porcelaine, vieille et qu'on eût cru venir d'un
Orient plus lointain. Elle est grande à tenir dans
la main. Des dessins bleuâtres couvrent un fond de
jaunâtre blanc craquelé.
Rien de plus décevant d'abord que ce bazar où
nous fîmes ce premier jour une promenade désen-
chantée. Au dessus des boutiques banalisées, les
écharpes de soie uniformément bariolées nous fai-
saient fuir. Mais le second jour nous entrâmes dans
les boutiques.
Ce second jour j'achetai trois robes de soie ; l'une
verte et l'autre amarante; chacune striée de fils d'or.
La verte a des reflets violets ; elle convient aux jours
de méditation et d'étude. L'amarante a des reflets
d'argent ; j'en ai besoin pour écrire un drame. La
troisième est couleur de feu ; je la revêtirai les jours
de doute, et pour aider l'inspiration.
Ces robes obligèrent l'achat de chemises orien-
tales, aux larges manches non boutonnées ; puis
de souliers turcs à semelle concave, où le pied se
sent étranger.
132 ANDRÉ GIDE
Comme je m*en revenais du bazar, je vis, ce matin
là, dans l'étroite rue qui fuit au loin vers la montagne,
deux mulets chargés de neige ; elle avait été recueil-
lie sur l'Olympe ; une étoffe de laine l'enveloppait
à demi, la soutenait et la préservait du contact péné-
trant des cordages ; de chaque côté du mulet on
aurait dit un bloc de marbre.
J'ai découvert, un peu au-dessus de la ville, un
lieu de repos délectable ; l'herbe où s'étendre est
fraîche ; un rideau de hauts peupliers y répand une
ombre légère. Devant moi se déploie la ville ; à mes
pieds le torrent qui la traverse et que tantôt je remon-
tai, loin, m'enfonçant dans ce ravinement dernier de
l'Olympe, aride et laid, mais qui me promettait
un peu plus haut, aperçu de très loin, un troupeau
de chèvres que paissait sans doute un berger. Ah !
que d'heures ainsi je perdis, sur les pentes de l'Apen-
nin ou de l'Aurès, à suivre les brebis ou les chèvres,
auprès des pâtres, pâtre moi-même, écoutant le
chant de leur rustique flûte murmurer à mon cœur :
Uiinam ex vobis unus.,.
Brousse. La Mosquée Verte.
Lieu de repos, de clarté, d'équilibre. Azur sacre
azur sans rides ; santé parfaite de 1 esprit...
Un dieu exquis t'habite, ô mosquée. C'est lui qu»
VOYAGES 1 33
conseille et permet la suspension spirituelle, au centre
de l'ogive et la rompant, de cette pierre plate, là,
précisément là où devraient se rencontrer les deux
courbes, à cet endroit secret, actif, lieu de coïnci-
dence et d'amour, qui font trêve et s'offrent à se
reposer. 0 sourire subtil ! Jeu dans la liberté précise !
Que tu en prends donc à ton aise, délicatesse de
mon esprit !...
Longtemps j'ai médité dans ce saint lieu, et j'ai
compris enfin que c'est ici le dieu de la critique qui
attend nos dévotions, et que c'est à Vépuration qu'il
invite.
9 mai. En route pour Nicée.
J'aurais quitté Brousse avec moins de regrets il
y a quelques jours ; cette petite ville est d'un charme,
d'une beauté très mystérieusement captivante. Tout
d'abord j'y recherchais trop mes souvenirs d'Algérie
et je me désolais de n'y trouver ni musiques, ni
vêtements blancs, et rien que de hideux visages...
Mais com.mcnt oublier désormais cette promenade
du soir, hier, à l'heure des muezzins, et prolongée
jusque dans la nuit, par ces ruelles silencieuses,
coupées de cimetières en jardin ; et cette vue enfin
sur la ville entière, baignant, flottant dans une fumée
bleue que perçaient les hauts minarets...
Nous avons quitté Brousse dès cinq heures. Le
134 ANDRÉ GIDE
temps était couvert ; une brume assez épaisse voi-
lait les derniers plans, comme ce rideau de tulle
gris qu'on fait tomber dans les féeries pour changer
la toile de fond. Les arbres au bord de la route en
paraissent plus énormes encore. Au-dessous de ces
grands arbres qui surgissent du brouillard par ins-
tants, une culture continue de petits mûriers nains
occupe en rangs serrés les environs immédiats de
la ville. Plus loin ce sont des champs, puis d'assez
vastes espaces vides. La route enfin s'élève lente-
ment et les espaces labourés se font plus rares. Les
Grecs, les Arméniens cultivent ces champs ; presque
jamais les Turcs ; de sorte que, sans l'immigration,
resterait a peu près à l'abandon la terre. C'est du
moins ce que nous affirme notre drogman, juif de
Buenos-Ayres, qui parle toutes les langues excepté
l'hébreu, sujet du sultan, italien d'origine malgré
son nom allemand, si difficile à prononcer qu'il a
dû prendre un nom de guerre.
Nicolas porte un costume de globbe-trotter :
nicker-bocker, guêtres de cuir verni. Son fez est
doublé d'une cojffe ; il le soulève souvent pour
s'éponger, car il a la sueur facile, et découvre un chef
rond et ras. C'est sur les conseils d'un médecin de
ses amis qu'il se rase : au Caire il avait mal aux yeux,
à cause des mouches et du sable ; alors ce médecin
lui a dit : rasez-vous et, tous les m.atins, trempez-vous
VOYAGES
les yeux dans du jus de citron. Depuis ce jour il
est toujours rasé et n'a plus jamais mal aux yeux.
Il porte beau, se rengorge, est familier avec les
autorités du pays, obséquieux avec les étrangers,
hautain avec les inférieurs, fort de tout l'argent des
touristes qu'il accompagne. Sur quoi que ce soit
qu'on l'interroge, il a réponse prête et continue de
répondre longtemps après qu'on ne le questionne
plus.
Comme la montée se fait plus rude, nous des-
cendons de voilure. Nicolas accoste les gens sur
la route. Ici c'est un berger : plus loin un bûcheron
qui plie sous un fagot et sourit en nous voyant passer.
Nicolas pointant du doigt vers son visage :
— Regardez ses dents ! Ft jamais il ne les lave.
Charmant jeune homme ! Extra-extra ! Sont tous
comme ça dans ce pays. J'en ai jamais vu un pareil.
Regardez ce qu'ils sont contents de voir des étran-
gers. Ça est intéressant. Rien que ça vaut le voyage
Etc..
A propos de tout et de n'importe quoi il répétera
ces formules.
Emotion de découvrir dans la montagne le daphné
buissonneux de Cuverville, tout en fleurs. La flore
n'est pas très dépaysante : je retrouve les cistes de
TEsterel, mêlés aux églantiers de Normandie. Mais
136 ANDRÉ GÎDE
chaque plante ici paraît plus robuste et plus pleine,
étalent un feuillage intact. Sans doute ces plantes
doivent leur parfaite santé à la grande abondance
d'oiseaux qui les débarrassent des insectes.
Que d'oiseaux ! chaque arbre en est peuplé ; le
brouillard pénétré de leurs chants mélancoliques.
Les Turcs religieusement les protègent. A Brousse
sur la place du marché circulent tranquillement
deux vieux vautours pelés et quatre cigognes blessées.
On en voit partout, des cigognes ; elles m'amusent
comme au premier jour et me consolent un peu de
1 absence des cham.eaux.
Vers neuf heures le brouillard s'est levé, puis
entrouvert après que nous eûmes doublé la mon-
tagne et nous avons pu voir derrière nous tout le
massif de l'Olympe neigeux.
Oh ! que la lumière était belle ! quand, ayant
franchi le col, je découvris l'autre versant... J'avais
laissé mes compagnons regagner les voitures et
continué seul à pied la montée, biaisant, pressant le
pas, désireux d'arriver avant eux au col et de m y
attarder un instant ; mais il se reculait sans cesse,
comme il advient dans les montagnes où la hauteur
qui paraît la dernière en cache une autre plus loin-
taine, d'où se découvre encore une nouvelle éléva-
tion. C'était l'heure où les troupeaux rentrent qui.
VOYAGES 137
animent les pentes du mont, et je marchais depuis
longtemps dans l'ombre où chantaient avant de
s'endormir les oiseaux.
Sur l'autre flanc tout était d'or. Le soleil se cou-
chait par delà le lac de Nicée vers lequel nous allions
descendre, qu éblouissait l'horizontal rayon. On
distinguait, à demi caché par la verdure, le petit
village d'Isnic, trop au large dans les murs de l'an-
tique cité. Pressées par l'heure, nos voitures sans
frein dévalèrent d'un train de chute, dédaignant
les lacets, coupant court au gré de périlleux rac-
courcis. Je ne comprends plus bien ce qui fait verser
les voitures, puisque les nôtres n'ont pas versé...
Au pied du mont, les chevaux se sont arrêtés pour
souffler ; une source était là, et je crois qu'on les
a fait boire. Nous étions repartis de l'avant L'air
était étrangement tiède ; des nuées d'éphémères
dansaient dans la dorure du couchant. A notre droite,
bien que le ciel fût déjà sombre, on ne voyait pas
une étoile ; et .nous nous étonnions que pût briller
déjà si fort Vénus, unique, au-dessus de l'embra-
sement du ciel. Comme nous allions franchir la
porte d'Hadrien, la lune a commencé de paraître
par dessus l'épaule du mont, la pleine lune, énorme^
subite et surprenante comme un dieu. Et depuis ma
première arrivée à Touggourt, je ne crois pas avoir
goûté d'émotion plus étrange que cette entrée de
138 ANDRÉ GIDE
nuit dans le petit village d'Isnic, honteux, moisi,
décomposé de miisère et de fièvre, blotti dans les
décombres solennels de son trop énorme passé.
Après un bref repas fait des provisions que nous
avions emportées de Brousse^ nous sommes ressortis
dans la nuit. La clair de lune était doux et splendide.
Fondrières au sortir de l'auberge ; le sol semble
pourri. Devant la porte, un enfant immobile, appuyé
contre le mur ; son visage est rongé d'un chancre.
Nous nous aventurons au hasard. A l'extrémité
d'une rue défoncée l'espace s'ouvre ; devant nous
de larges fleurs pâles, dont on n'aperçoit pas la tige,
de-ci de-là faiblement se balancent et semblent
flotter : c'est un cham.p de pavots. Non loin une
chouette pleure sur la ruine d'une mosquée ; l'oiseau
s envole à notre approche... Nous retournons vers
le mystérieux village assoupi ; pas un feu ; pas un
bruit ; tout semble mort.
«
10 mai.
En voiture jusqu'à Mekedje ; puis en wagon
jusqu à Eski Cheïr. Plaine immense et sans agréments,
oij règne en toute sûreté la lumière. Parfois un grand
troupeau de ces buffles noirs que déjà nous admi-
rions à Constantinople ; des cigognes. Mon œil
goûte inlassablement l'inépuisable attrait de l'espace.
VOYAGES 139
Afiouri Kara Hissar.
« Le château noir de rOplum )>. Empire du morne
et de la férocité. Alentour de la ville, de grands
champs de céréales, mais pas trace des champs de
pavots dont parle Joanne et qui sont, prétend-il,
si beaux au mois de mai.
Notre train rapatrie grande quantité de soldats.
Ceux que nous avons trouvés dans le train en montant
à Eski Cheïr viennent de Constantinople ; ils ont
fait la guerre des Balkans, et sortent enfin à présent
des hôpitaux ou des prisons. Ceux qui montent à
Afioun Kara Hissar reviennent par Smyrne du
Yemen, après avoir réduit une insurrection des
Arabes. Terriblement réduits eux-mêmes. La plu-
part sont loqueteux, sordides ; quelques-uns semblent
moribonds. Nicolas nous appelle pour nous en mon-
trer un qui n'a plus qu'une guêtre et, à l'autre jambe,
qu*un soulier ; qui n'est plus vêtu que de bardes.
Son pantalon de toile, déchiré, retombe sur la jambe
sans guêtre. Sa maigreur est hideuse et sa faiblesse
telle qu'on a dû le hisser dans le train. Sur le quai
de la station d'Afioun, d'abord, il restait assis sur
un sac ; un camarade était penché vers lui, et sans
doute lui proposait quelque nourriture, à qui le
moribond répondait en balançant la tête ; son re-
gard me rappelait celui d'un chameau abandonné
140 ANDRÉ GIDE
que je vis le long de la piste entre M'reyer et Toug-
gourt qui, un instant, souleva la tête pour regarder
passer notre voiture, puis qui la laissa retomber ;
à la fin il accepte un peu d'eau, ou je ne sais quoi^
que l'autre soldat lui fait boire, et pour remercier
il essaie un sourire, grimace affreuse qui découvre
toutes ses dents.
— Madame a vu comme il est vêtu, dit Nicolas.
Sont tous comme ça dans l'armée turque. J'en, ai
jamais vu un pareil !
A une petite station après Eski Cheïr, nous le
vîmes descendre. Il semblait n'être pas sûr de devoir
descendre là. Etait-ce bien là son pays ? On eût
dit qu'il ne le reconnaissait pas. Il n'était reconnu
par personne. Il fit le salut militaire en passant près
d'un chef, qui ne lui rendit pas son salut. Une grande
quantité de gens était venue du village, distant de
plusieurs kilomètres. Le train s'arrêta quelque temps
et nous vîmes tout ce monde repartir joyeusement
dans des voitures, emmenant les nouveaux arrivés.
Nous nous attendions à le voir monter dans l'une
d'elles ; mais non, et quand aux abords de la station ne
resta plus personne, de notre train qui s'éloignait
nous le vîmes faire quelques pas en avant sur la
route, puis demeurer là, tout droit, tout seul, sou»
l'ardent soleil.
VOYAGES 141
Koniah.
Madame M. de S..., notre compagne, est ici la
seule femme, comme nous sommes les seuls touristes.
Les gens qui prennent leur repas près de nous sont
ici pour affaires ; de toutes les nationalités ; mais
rien qu'à les voir on comprend qu'ils ne viennent
pas à Koniah pour des prunes.
L'hôtel est à côté de la gare et la gare est loin de
la ville ; un petit train y mène à travers la plus morne
banlieue... Mais avant de parler de Koniah, je dois
dire à quel point je m'étais monté l'imagination sur
cette ville. C'est aussi que je croyais encore (et j*ai
du mal à ne pas croire) que plus on va loin plus le
pays devient étrange. Il n'y a pas très longtemps
que le chemin de fer permet d'aller presque aisé-
ment à Koniah. Avant de partir, j'avais vu la photo-
graphie d'admirables restes de monuments seldjou-
cides que je devais trouver ici. D'après eux je cons-
truisais toute la ville, somptueuse et orientale à
souhait. Je savais enfin que c'était la ville des der-
viches, quelque chose comme un Kairouan turc...
Et sitôt après le dîner, l'esprit affamé de merveilles
et prêt à toutes les stupéfactions, Ghéon et moi nous
étions sortis dans la nuit ; nous ne savions pas que
la ville était si distante et la solitude autour de l'hôtel
nous surprit. Quelques lumières aux côtés d'une
42 ANDRÉ GIDE
large avenue étaient celles de médiocres cafés et de
quelques échopes sans caractère ,* puis un espace
béant plein de nuit. A quelques centaines de mètres
pourtant une clarté beaucoup plus vive nous attira ;
quelque casino, pensions-nous ; non ; c étaient les
lanternes-phares d'une auto — celle d'Enver-Bey.
apprîmes-nous le lendemain, qui va de ville en ville,
accompagné du général allemand Liman von Sanders,
s'assurer des forces dont dispose encore la Turquie.
Malgré toutes les promesses qu'il put faire de ne
reprendre pomt la guerre avant cmq ans, ce voyage
ne nous dit rien qui vaille et nous entendons circuler,
depuis que nous sommes en Anatolie, les bruits les
plus inquiétants.
Nous rentrâmes ce premier soir fort déconfits de
notre exploration nocturne. Le lendemam, levé dès
avant cinq heures, je pris le premier tram pour la
ville.
Il faut bien finir par avouer que Koniah est de
beaucoup ce que j'ai vu de plus hybride, de plus
vulgaire et de plus laid, depuis que je suis en Turquie,
comme il faut avouer enfin que le pays, le peuple
tout entier dépasse en infirmité, en informité l'ap-
préhension ou l'espérance. Fallait-il venir ici pour
savoir combien tout ce que je vis en Afrique était
pur et particulier ? Ici tout est sali, gauchi, ternie
adultéré. Certes Koniah se banalise un peu plus cha-
VOYAGES 143
que année, surtout depuis que l'atteint le •( Baghdad
Bahn » ; surtout depuis qu'un décret de police vient
d'ordonner, pour des raisons de salubrité, la démo-
lition de toutes les maisons à toit plat et leur recons-
truction selon un modèle à toit de tuiles ; mais il
faudrait, je suppose, remonter, non pas de vingt ou
de cinquante ans en arrière, mais bien de quelques
siècles pour retrouver à Koniah quelque authentique
et particulière saveur. Pour ajouter à sa disgrâce,
Oe devrais dire plutôt : à sa défaveur dans mon
esprit) Koniah par sa position par rapport à la mon-
tagne voisine et à la plaine, rappelle irrésistiblement
Biskra. Mais combien ces montagnes sont moins
belles, et de formes et de couleur, que les monts
de l'Hamar Khadou ; combien moins belle que le
désert, cette plaine ; moins beaux ces arbres que les
palmiers, et que les Arabes ces Turcs.
Dans tout le vaste pays parcouru, à peine avons-
nous rencontré de-ci, de-là, quelque costume ou
quelque figure sur qui le regard eût plaisir à poser,,
de quelque Tzigane, ou Kurde, ou Albanais amené
jusqu'ici on ne sait par quelle aventure. Pour les
autres, tant Turcs que Juils, tant Arméniens que
Grecs ou que Bulgares, tous ces porteurs de fez me
paraissent également laids ; et chacune de ces races
aux vocations si diverses que conglomèrent en une
tourbe épaisse chaque côté de la Turquie, si parfois
144 ANDRÉ GIDE
1 une d'elle peut éveiller ma sympathie, c'est lorsque
j'apprends qu'on l'opprime.
L'aspect général de la ville m'indispose même
contre les quelques fragments de la Koniah du
treizième siècle qui subsistent intacts. Non pour me
les faire trouver moins admirables, peut-rtre, mais
pour me persuader encore mieux que ce ne sont
pas là fleurs du pays. L'art exquis de ces faïences
et de ces sculptures, comme tout ce que l'on trouve
en Turquie de propre, de solide et de beau, vient
d'ailleurs.
J'ai grand amusement à retrouver sur une place
notre drcgman qui prétend si bien connaître Koniah.
îî i:'e?t pas encore 6 heures. Je le soupçonne fort de
venir ici pour la première fois : vite il apprend son
rôle avant que nous ne soyons levés.
Enver Bey quitte Koniah ce matin à onze heures.
Un train spécial l'emmène. Nous assistons à son
départ. On nous laisse pénétrer sans difficultés sur
le quai de la gare, où déjà sont rassemblés maints
représentants du pays, des affaires et de la Compa-
gnie. L'un d'eux est en chapeau haut de forme ; les
autres portent le fez ; tous ont l'air de croupiers.
Enver Bey, dans une petite salle qui donne sur le
quai, attend l'heure du départ ; il est entouré de son
VOYAGES I 45
état-major tudesco-turc ; par la porte ouverte on les
voit assis devant une table ; d'autres, officiers de
moindre importance et reporters de journaux, se
tiennent debout et respectueusement écartés ; on
distingue, à la droite d'Enver, le général allemand
Liman von Sanders.
Devant nous défilent successivement des boys
scouts, ou je ne sais quoi d'analogue, en jerseys
bleu-tendre, jaune-serin et vert-chou ; les plus petits
sont en tête ; les derniers portent des instruments
de musique occidentale ; ils marchent au pas de pa-
rade, tous déjà laids comme des turcs ; puis des
sociétés de gymnastique ou de tir, future vigueur
du pays, grotesques et hideux, mais qu'on sent déjà
pr^ts à se faire tuer pour <' la cause ». Enver Bey
repartira content.
Il reçoit maintenant la députation des derviches.
Ceux-ci que deux landaus ont amenés, sont recon-
naissables à la bombe au café qui les coiffe . certains
sont assez dignes, d'aspect noble, et ne dépareraient
point ;a cérémonie du Bourgeois ; avouons même que
quelques-uns d'entre eux ont un admirable visage.
Ils viennent s'incliner devant le nouveau ministre
et protester sans doute de leur dévouement et de
leur fidélité ; leur grand chef escortera Enver Bey
jusqu'à Afioun, avec les généraux et les journalistes.
Les diverses députations se rangent tout le long
10
146 ANDRÉ GIDE
du quai de la gare. L'heure a sonné. Enver monte
en wagon ; il est de taille bien prise et de démarche
très assurée ; on sent qu'il ne regarde jamais de côté.
Liman suit, très grand, un peu trop rose, un peu trop
gras, les cheveux grisonnants, mais bel homme ;
puis derrière eux la foule des notables se presse...
Je crois assister à une scène de cinématographe.
Le wagon s'est empli. Enver Bey reparaît à la
fenêtre et commence une série de petits saluts de
la main tandis que le train s'ébranle lentement aux
sons de la polkci des roses exécutée par des instru-
ments de cuivre avec une bouffonne profusion de
couacs.
Cet après-midi nous allons à la Mosquée des Der-
viches. Un jardin clos l'entoure ; faisant face à l'en-
trée de la Mosquée, une suite de petites salles, qui
sont je crois les chambres des derviches célibataires,
ouvrent sur le lardin, qu elles enclosent. D autres
salles plus grandes et de plus bel aspect sont réservées
aux- dignitaires. Avec une courtoisie exquise l'un de
ceux-ci, au nom du chef des derviches, nous invite
à nous asseoir un instant. Nous entrons dans une
sorte de kiosque, largement ouvert de deux côtés 1,
sur le jardin, à l'extrémité du bâtiment où sont les
logements des derviches.
Aucun meuble ; point d'autres sièges que ces
VOYAGES 1 47
bancs latéraux où nous nous asseyons. Ah ! combien
volontiers, déchaussé, je m'accroupirais sur ces
nattes, à la manière orientale, ainsi que je faisais
dans la Mosquée Verte !... On nous offre le café.
A travers le drogman j'exprime nos regrets de n'être
point à Koniah le jour qu'il eût fallu pour assister
à une de leurs cérémonies bi-mensuelles. C'est, plus
encore que leur danse au tournoiement monotone
et que avions pu voir à Brousse, leur musique que
je regrette. Je voudrais connaître l'âge de cette mu-
sique, et si dans tous les couvents des derviches
elle est la même ? Quels sont leurs instruments ?...
Pour répondre à mon insistance, l'un des derviches
va chercher deux longues flûtes de bambou, à em-
bouchure terminale, et un carnet assez volumineux
qu'ils me tendent, où, récemment, ils ont transcrit
selon la notation occidentale le répertoire complet de
leurs airs. Je doute si le dessin de leurs subtiles ara-
besques mélodiques n'a pas beaucoup souffert de
cette notation et s'ils n'ont pas dû, pour la clouer
sur notre gamme, souvent détériorer la mélodie.
Est-ce d'après cette transcription qu'ils vont jouer
de leurs instruments ou chanter désormais ?...
Sur ma prière, aimablement, ils commencent à
souffler dans leurs roseaux ; mais l'uAe des flûtes
est trop sèche et s'anime mal ; l'autre, qu'elle suivait
à l'unisson, s'essouffle ; et bientôt prend fin ce con-
48 ANDRÉ GIDE
cert de complaisance, au demeurant fort ordinaire.
Nous ressortons dans le jardin. Il est plein du
parfum des fleurs et des rires discrets d'un jet d'eau.
En regagnant la mosquée nous passons non loin des
autres salons des derviches ; ils forment baie sur le
jardin ; ce n'est qu'un large alvéole, recueil d'ombre
et de méditation. Dans plusieurs de ces alcôves nous
voyons assemblés des derviches, assis à la mode per-
sane, comme dans une miniature.
Ce sont sûrement de très saintes gens, ces derviches,
mais au grand calme de ce lieu si peu d'austérité est
mêlée, ce jet d'eau conseille si peu la prière, qu'on ne
s'étonnerait pas beaucoup si le miniaturiste avait
pris fantaisie çà et là d'ajouter quelques bayadères.
Dans la mosquée, une salle vaste et claire est
consacrée aux tournoyantes pratiques de ces Mes-
sieurs. Tout à côté s'ouvre une salle non moins vaste,
mais plus obscure, que les tombeaux de samts illus-
tres sanctifient. D'ignobles tapis modernes couvrent
le sol. Du plafond pend un nombre incroyable de
lanternes et lustres de toutes sortes ; tous outrageu-
sement neufs et du plus abominable goût. Si peut-
être pourtant je m'approche d'une suspension de
cuivre qui me paraît d'art byzantin, je m'aperçois
presque aussitôt qu'elle est moderne, de vulgaire
travail et d'indiscret éclat. Le derviche qui nous
accompagne m'explique alors que la vraie lampe est
VOYAGES 1 49
partie en Amérique et que ceci n*est qu'une copie
que le collège des derviches a accepté à la place.
Il dit cela comme une chose toute naturelle, sans
gêne aucune, et prêt je pense à accepter quelque
nouveau troc de ce genre — si seulement restait
encore dans ce lieu vénérable quoi que ce soit qui
valût d'être convoité.
Je ne prends plus plaisir à ces notes et délaisse
bientôt complètement mon carnet. Je ne l'ai repris
ni à Ephèse, ni à Smyrne où nous nous attardâmes
encore quelques jours ; après quoi je fus précipité
vers la Grèce, de toute la force même de mon aver-
sion pour la Turquie. Si là-bas je recommence à
écrire, ce sera sur un autre carnet.
C'est de Turquie qu'il est bon de venir, et non de
France ou d'Italie pour admirer autant qu'il sied le
miracle que fut la Grèce — avoir été « sur ces terres
désespérées longtemps coutumier d'errer, le défait
et le las voyageur » des Stances à Hélène qui se sent
ramené comme chez lui « vers la gloire que fut la
Grèce. »
L'instruction même que je tire de ce voyage est
en proportion de mon dégoût pour ce pays. Je suis
heureux de ne point l'aimer davantage. Lorsque
j'aurai besoin d'air du désert, de parfums violents
150 ANDRÉ GIDE
et sauvages, c'est au Sahara de nouveau que je m en
irai les chercher.
Fallait-il aller plus loin ? Jusqu'à l'Euphrate ?
Jusqu'à Bagdad ? — Non ; je n'en ai plus le désir.
L'obsession de ces pays, qui me tourmentait depuis
SI longtemps, est vaincue ; cette atroce curiosité.
Quel repos d'avoir élargi sur la carte les espaces où
l'on n'a plus souci d'aller voir ! Trop longtemps
j'ai pensé, par amour de l'exotisme, par méfiance
de l'infatuation chauvine et peut-être par modestie,
trop longtemps j'ai cru qu'il y avait plus d'une civi-
lisation, plus d'une culture qui pût prétendre à notre
amour et méritât qu'on s'en éprît... A présent je
sais que notre civilisation occidentale (j'allais dire :
française) est non point seulement la plus belle ;
je crois, je sais qu'elle est la seule — oui, celle-même
de la Grèce, dont nous sommes les seuls héritiers.
"■ M'ont ramené comme chez moi vers la gloire
que fut la Grèce «. — Sur le bateau qui nous mène
au Pirée, déjà je me redis ces vers des Slances à
HéUne. Mon cœur s'emplit de paix, de rire et de
sérénité. Craignant l'admiration bruyante de mon
compagnon, je sors de ma valise un petit livre anglais
et j'abrite mon émotion derrière une demi-lecture.
Pourquoi me mettre en frais ? Ma joie n'a rien
d aigu. Je suis si peu surpris d'être ici ! Tout m'y
VOYAGES 151
paraît familier ! Je m'y parais si naturel ! J'habite
éperdûment ce paysage non étrange ; je reconnais
tout ; je suis « comme chez moi » : c'est la Grèce.
29 mai.
En mer Adriatique.
Calme voluptueux de la chair, tranquille autant
que cette mer sans rides. Equilibre parfait de l'es-
prit. Souple, égal, hardi, voluptueux, tel le vol à
travers l'azur brillant de ces mouettes, l'essor libre
de mes pensées.
30 mai.
Entre Vérone et Milan.
A quel point peut influer sur le plaisir que nous y
prenons la position géographique des pays — pour
nous faire trouver, suivant la disposition de notre
esprit, plus beau le plus lointain, ou au contraire le
plus proche... Pour être de si facile accès vais-je
aimer moins ces souriants abords du lac Majeur ?
où 1 eau surabondante semble céder à regret à la
terre. Débordée, elle suintait et scintillait à travers
1 herbe ; le ciel était chargé d'humeur, et, comme
nous traversions l'averse, au-dessus de ce printemps
éploré, au-dessus de l'ivresse des feuilles, d'un bout
à 1 autre de mon ciel, la belle écharpe d'Iris s'est
posée.
Ï52 ANDRE GIDE
ALGERIE
Lettre à M..., samedi.
... « Une grosse déception c'est de trouver Bou-
Saada en deçà, non au delà de la montagne ; son
désert est au nord ; c*est simplement la plaine inté-
rieure du Hodna et son très peu étrange chott. Entre
le vrai désert et moi. Je sens autant que je le vois
1 épais et confus massif, prolongement des monts
d'El-Kantara. L'oasis, dans une échancrure du
mont, est donc assise face au nord et médite vers le
connu. !ci, plus de retours de caravanes, plus de
départs vers les propositions mortelles du désert. —
L'Oasis, comme celle d'El-Kantara toute de charme,
n a pas cette grandeur tragique de tant d'autres qui
semblent empiéter sur la mort.
... Ce matm, levé dès cinq heures, j'ai, quittant
I oasis, marché dans le ravin, irrésistiblement attiré
malgré tout vers le^sud. Le pays s'est fait de plus
en plus rauque et âpre ; il soufflait un vent froid,
continu comme l'eau d'un fleuve. Le soleil, derrière
VOYAGES 1 53
le mont, restait caché. Et, dès que j*eus doublé le
mont, la chaleur, avec le soleil, devint si fort que je
ne songeai plus qu'à revenir. J'étais très loin déjà,
ayant marché devant moi plus d'une heure et d'un pas
ininterrompu. — J'aurais voulu cueillir pour toi ces
lauriers-roses dont les dernières fleurs se fanaient,
rares déjà, mais plusieurs encore très belles ; je leur
imaginais une très fine odeur de pêche et fus déçu
qu'elles n'eussent point de parfum. Le bruit que je
faisais en marchant était tout égaré dans ce silence ,*
m'arrêtant, je n'entendis plus rien que le pépiement
d'un bizarre oiseau roux qui me suivait ; il avait
la couleur des roches. — J'eusse continué pour quoi
faire ? Pourtant j'eusse voulu continuer... L'angoisse
n est qu'en nous ; ce pays est au contraire très calme ;
mais cette question nous étreint : est-ce avant, est-ce
après la vie ? Est-ce ainsi que notre terre était, ou
qu'elle deviendra ? Un chaos de roches. — Qu'elles
sont belles sous le soleil !
Il faut avoir goûté au désert, pour comprendre
ce que veut dire : culture... »
Bou-Saada, dimanche.
... Il répondit : « Je garde l'eau. » — Assis au bord
de la seghia, l'enfant gardait une petite écluse qui
154 ANDRÉ GIDE
rabattait vers son jardin le filet d'eau auquel il avait
droit jusqu'à trois heures.
A trois heures l'enfant se leva, délivra l'eau, puis
me mena dans son jardin. Son père ouvrit la porte ;
nous entrâmes. L'arrosement fmi, il régnait là une
fraîcheur pernicieuse. Nous nous y assîmes pourtant.
Son plus jeune frère, que je ne connaissais encore
pas, m'offrit des figues et des dattes. J'aurais voulu
pouvoir raconter à l'enfant des histoires ; ses grands
yeux amusés m'écoutaient déjà ne rien dire. Le
jus des figues sirupeuses m'avait laissé les doigts
poisseux ; je les voulus laver dans une flache ; mais,
si minutieusement irrigué, le dessous des abricotiers
et des figuiers n'offrait pas la largeur d'un soulier
où poser pied sans crever une digue minuscule ou
froisser quelque plante potagère. Après d'affreux
dégâts je me rassis, puis restai longtemps, buvant
l'ombre, dégustant la fraîcheur, sans plus penser à
rien, sans rien dire.
Je suivis au sortir du Ksar, sans descendre jusqu'à
l'Oued, un étroit canal d'eau limpide qui dans la
gorge de l'Oued serpente à mi-hauteur, contournant
le rocher. D'un côté le bordait mon sentier, presque
effacé contre la roche ; de l'autre, en contre-bas,
un indiscontinu fouillis de lauriers-roses dont les
plus hautes branches trempaient dans le canal, les
VOYAGES 155
plus basses dans l'Oued. Le lit de l'Oued était pro-
fond et le soir le creusait encore. Par flaques, une
eau courante à peine et dont la fuite à travers les
cailloux se perdait, reflétait le ciel gris de lin. Sur
l'autre rive, des jardins ; et, dominant énorniément
en face, la montagne au flanc brut, d'instant en ins-
tant rougissante ; elle devint enfin couleur peau de
grenade ardente ; on l'eût dite chaude et prête à
éclater. A ses pieds les palmiers des jardins étaient
noirs.
D'un bond ayant franchi le roc à l'ombre duquel
je marchais, je me trouvai brusquement sous le plein
ciel. Le soleil, disparu depuis longtemps, laissait
le couchant plein de splendeurs ; c'était de leur
reflet qu'ardait devant moi la montagne. Trois
nuages légers, sans altérer la pureté du ciel, prenaient
un éclat de parure... Voici l'heure, pensai-je, où
d'El-Kantara les fumées bleues reculent et subti-
lisent l'oasis. Bou-Saada n'est point si belle, mais le
Ksar, s'emplissant maintenant de rumeur, semble,
à l'instant d'entrer dans la nuit, s'exalter comme font
les moineaux africains dans les branches, avant que
ne les touche le sommeil.
156 ANDRÉ GIDE
LE RENONCEMENT AU VOYAGE
Blida, mercredi.
Je n'irai point chercher du côté de la mer ; mon
regard fuit l'horreur de ces nuages qu'un coup de
vent chassera vers le nord. Déjà, plein d'Apollon,
le ciel exulte au-dessus de la ville haute. 0 rire des
maisons ! profondeurs de l'azur ! Là-haut, dès que
le soir viendra, je monterai, oui, jusqu'au pied de ce
mur rose, le plus riant de tous, le plus haut, et que
rien ne sépare du ciel que ce rameau nageant d'euca-
lyptus, au loin, que le vent balance. Mais, pareille
à l'objet de nos désirs, de près paraîtras-tu si belle ?
branche heureuse, et dont la lumière aujourd hui,^
mieux que l'ondée d'hier, lave les feuilles.
Alger, samedi 14.
Salut ! matin plein de sourires. Le plein rire du
jour peut venir : je suis prêt.
La mer, que le soleil affleure se tient tout debout
devant moi comme une paroi de lumière, une vitre
de nacre irisée que, distincte à peine, la fine ligne
des collines que la brume amollit et fait paraître
VOYAGES I 57
spongieuses, encadre et sépare du ciel. Dans le
port vaporeux encore, que la fumée d'énormes ba-
teaux envahit, un vol tremblant de barques s'épar-
pille, monte au large brillant, et, parfois, les rames
tendues, comme dans de la lumière fluide, glisse
et semble planer. Et face au soleil, sur la terre, entre
les quais trépidants et le ciel, la ville rit.
Mon œil qui, dans l'absence de rayons, ces dix
derniers jours faisait jeûne, s'éveille au soleil, se
promène et regarde avec appétit.
Du haut de la rue de la Casbah commence de
rouler et bondir une orange ; une fillette s'élance
après ; l'orange fuit... Si quelque boulevard français
ne les arrête, elles iront jusqu'à la mer.
Dimanche, 1 1 heures.
Il ne restait, le long du mur, plus qu'un étroit
espace d'ombre qu'étranglait petit à petit le soleil ;
de quoi juste abriter ma pensée. De pensée il ne m en
restait déjà plus que de quoi remplir cet espace
étroit et se rétrécissant. Bientôt, contre le mur, il
n'y aura plus que chaleur, que lumière, en moi que
sensation et ferveur.
158 ANDRE GIDE
Lundi.
Nous avions vu, au marché, sur la place, des
grenades aussi rosées, des piments aussi verts, aussi
pourpres, des oignons doux aussi luisants, mais
là, dans le retrait soudain de la ruelle, dans l'ombre,
chaque fruit prenait un éclat neuf.
J'admire de quel modique profit savent se conten-
ter les Arabes. J'osai marchander quelques fruits.
Assis sur ses talons au centre de la petite échoppe,
un enfant les vendait. On aurait eu pour quelques
francs toute l'échoppe ; pour quelques sous de plus
le marchand.
Je voudrais avoir assez faim, quelque jour, pour
désirer manger de ces pois chiches, — une pleine
poignée que le marchand prendrait à même dans
la jatte et verserait dans un cornet de papier couleur
paille, que la saumure tacherait.
... avoir assez soif pour boire au goulot de l'urne
de cuivre que cette femme, dont je ne puis voir le
visage, tient sur sa hanche et vers ma lèvre chaude
inclinerait.
... fatigué, dans cette échoppe, attendre le soir»
et n'être, parmi ceux que le soir y rassemble, qu'un
parmi quelques-uns, simplement.
... Oh ! savoir, quand cette épaisse porte noire»
VOYAGES 1 59
devant cet Arabe, ouvrira, ce qui l'accueillera, der-
rière...
Je voudrais être cet Arabe, et que ce qui 1 attend
m'attendît.
Environs d'Alger, mardi.
On entendait, à chaque arrêt de la guimbarde dans
la plaine, le rapprochement d'un de ces silences
informes, comme il n'en fait que par les très fortes
chaleurs. Cela tombait sur vous comme une cou-
verture de laine, où mille mouches bourdonnaient.
On était bien ; on était aise. On étouffait.
C'est toi, forêt aromatique, que ce matin, et pour
y respirer jusqu'au soir, j'ai choisie. O marche
énorme ! fatigue heureuse de la chair. — Dès
qu'on s'écarte un peu du pli secret de ce ravin où
l'eau qu'on ne voit pas mais qu'on entend, ruisselle,
ce qu'on appelle encore forêt n'est plus qu une
brousse écrasée ; cystes, lentisques et palmiers
nains. Un versant du ravin gardait l'ombre et, mal-
gré la grande chaleur, une telle fraîcheur y traînait
que l'herbe était, comme aurait dit Ronsard, « per-
leuse ». En un creux qu'un repli de la roche abritait,,
l'air était bleu et mon haleine y fit nuage. Plus haut,
dans les lavandes, je m'assis; j'appliquai sur le rocher
glacé les paumes de mes mains ardentes. Devant
moi, sur l'autre versant, en proie au soleil, tout
160 ' ANDRÉ GIDE
brûlait. Je regardais, sur les (listantes crêtes, des
troupeaux blancs, et, parfois, un souffle y aidant
{et tant le silence à l'entour était grand) i'entendais
un appel du pasteur, et parfois un souffle plus fort
arrachait un lambeau de chant à sa flûte.
Vers la fin de ce jour, sur cette roche, sur la même,
je suis venu m'asseoir encore. Le soleil à présent
l'embrasait ; il exténuait de parfums l'herbe sèche.
Devant moi, sur Fautre versant, croissait l'ombre ;
«t quand elle atteignit les troupeaux, ceux-ci, brus-
quement dévalant, vers le repos du soir s'achemi-
nèrent.
Alger, mercredi.
A ce restaurant populeux, où l'on mange plus
mal qu'ailleurs, ce qui n'est pas peu dire à Alger,
deux mandolinistes italiens, durant tout le repas
pincent et grattent. L'air s'emplit de liesse et de
médiocrité.
Restaurant de l'Oasis, vendredi.
Au milieu du dressoir, sur du persil, dans une
assiette, un extraordinaire monstre crustacé gît.
— J'ai beaucoup voyagé, dit le maître d'hôtel ;
je n'ai jamais vu ça qu'à Alger. A Saigon, tenez,
où l'on voit les langoustes grosses comme... (il
cherche en vain dans la salle un terme de compa-
VOYAGES 161
raison) on ne connaît pas ça. Et même ici c'est assez
rare. Depuis trois ans, c'est seulement la seconde
que je vois... Cigale de mer, monsieur... C'est à
cause de la forme de la tête ; tenez, regardez de pro-
fil ; on jurerait une tête de cigale... Si, si, monsieur,
très bonne ; un peu comme celle de la langouste ;
mais c'est beaucoup plus délicat. Ce soir on va la
faire cuire ; si monsieur revient demain matin, on
lui en fera goûter un morceau.
La bête, avec six personnes autour d'elle, se tait.
Elle est grave, immobile, informe, couleur de gan-
gue, sans regard ; elle a l'air d'un rocher vaseux.
— Comment ! si c'est vivant ?
D'un coup de pouce, le maître d'hôtel lui renfonce
un œil ; la cigale aussitôt déclenche un formidable
coup de queue qui fait voler au loin tout le persil
du plat ; puis se rassied.
Durant tout le repas je la regarde.
Samedi.
Ce matin elle y est encore ; régnant au milieu du
persil, sur l'assiette.
— On ne l'a pas fait cuire hier soir, dit le maître ;
elle était si vivante encore ; j'ai trouvé que c'était
dommage
11
162 ANDKÉ G IDE
Environs d'Alger.
J'aurais aimé plus paresseuse cette place au pied
des ficus et qu'un bruit clair de fontaine égayait...
Mais aujourd'hui, par l'éclat des voix des vendeurs,
le bruit de la fontaine est couvert ; des troupeaux
empoussièrent l'air, et par les quatre routes dont
c'est ICI le carrefour, de blancs Arabes s'empressent
vers le marché.
Oui, c'est ainsi, pensai-je, que produisent les roses
les plus belles, les seuls rosiers soumis à l'engour-
dissement de l'hiver. Sur cette terre d'Afrique,
si riche et chaleureuse, la petitesse de ces fleurs,
dont nous nous étonnions d'abord, leur étroitesse,
l'étranglement de leur beauté vient de ce que le
vigoureux rosier n'interrompt jamais de fleurir.
Chaque fleur y éclôt sans élan, sans préméditation,
sans attente...
De même l'efflorescence la plus admirable de
l'homme exige une préalable torpeur. L'inconsciente
gestation des grandes œuvres plonge l'artiste dans
une sorte d'engourdissement stupide ; et n'y con-
sentir point, prendre peur, vouloir redevenir trop
tôt capable, avoir honte de ses hivers, voilà de quoi
— pour en vouloir de plus nombreuses, — étrangler»
€t faire avorter chaque fleur.
VOYAGES 163
Jardin d'Essai, mardi.
La noria, qu'un mulet tournait, alimente sans douté
ce bassm carré cnnenté que verdit une mousse abon-
dante.
Au ras de la margelle affleurait une eau qui d'abord
semblait noire et qu'on ne comprenait profonde et
transparente que lorsqu'à son bord se penchant
on distinguait au fond un tapis de fongosités sombres.
Une ombre extraordinairement épaisse, pesante et
taciturne, tombait là de la voûte opaque, glacée,
que faisait au-dessus d'elle un ficus. Son tronc dis-
tant lançait vers cette humidité ses branches. Et du
milieu de chaque branche pendait quelque tignasse
de radicelles ; on sentait végétalement, en appro-
chant de l'eau, l'effort vers l'eau de cette succion
imminente ; car sitôt en contact avec la terre humide
ou l'eau, la racine, ayant atteint son but, fixée, aspi-
rait pour l'arbre assoiffé le surcroît désiré de sève.
Elle s'épaississait alors, formait tigelle, puis tronc
nouveau ; l'arbre appuyait le poids de sa branche
sur elle.
Je ne sais où placer dans ma phrase ce crapaud
monstrueux qui, s'aplatissant à fleur d'eau, bouchait
une caverne de racine, noir et grenu comme elle ;
je ne l'en distinguais d'abord pas : dès que ma canne
le toucha il lui surgit de partout des pustules. Cer-
164 ANDRF GIDE
lainement sur cette eau tranquille il régnait. Ma
canne le poussant, je vis son ventre jaune. Il se
laissa tomber dans l'eau tout de travers. Des poissons
noirs, qu'on ne distinguait d'abord pas, se sauvèrent.
27 novembre.
Il y a trois semaines j'eusse quitté plus aisément
Alger ; déjà j'y ai mes habitudes ; petites racines..,
encore quelques jours et je ne pourrai plus m'ar-
racher.
Et déjà depuis tant d'années, chaque année je me
promets de ne plus revenir...
Mais le regret de ce jardin, le soir, — de ce jardin
de nuit où j'allais tous les soirs... Ah ! comment le
supporterais-je ?
Biskra.
Les sons du tambour nègre nous attirent. Musique
nègre ! que de fois je l'entendis l'an passé ! Que de
fois je me suis levé pour la suivre ! Pas de tons,
du rythme, aucun instrument mélodique, rien que
des instruments de heurt ; tambours longs, tam-tams
et crotales...
« Florentes ferulas et grandia lilia quassens »,
crotales, qui font entre leurs mains le bruit d'une
averse claquante. A trois, ils exécutent de véritables
VOYAGES I 65
morceaux de rythme ; rythme impair, bizarrement
haché de syncopes, qui affole et provoque tous les
bondissements de la chair. Ce sont eux les musiciens
des cérémonies funèbres, joyeuses, religieuses ; je
les ai vus dans les cimetières, soutenir l'ivresse des
pleureuses ; dans une mosquée de Kairouan, exas-
pérer la folie mystique des Aissaouas ; je les ai vus
scander la danse des bâtons et les danses sacrées,
dans la petite mosquée de Sidi-Maleck ;. et j'étais
toujours seul Français à les voir. Je ne sais où vont
les touristes ; je pense que des guides attitrés leur
préparent une Afrique de choix, pour débarrasser
des importuns les Arabes amis du secret et de la
tranquillité, car je n*en rencontrai jamais près d'une
chose intéressante ni même, et fort heureusement,
que rarement dans les anciens villages de l'oasis,
où je retournais chaque jour et finissais par ne plus
rien effaroucher. Pourtant, les hôtels sont pleins de
voyageurs ; mais ils tombent sous les lacs de guides
charlatans, et paient très cher les cérémonies falsi-
fiées qu'on leur joue.
Il n'y avait pas un Français non plus, l'an dernier,
à cette extraordinaire fête nocturne où j'assistai
presque par hasard, appelé par le seul bruit du tam-
tam et par les hurlements des femmes. La fête était
dans le village nègre ; un cortège dansant de femmes
et de musiciens montait la grande rue, précédant
66 ANDRE GIDE
des porteurs de torche et un groupe d'enfants qui
riaient et menaient par les cornes un grand bouc
tout noir, couvert de bijoux et d'étoffes. I' avait des
bracelets aux cornes, un énorme anneau d'argent
dans les narines ; il avait des colliers au cou ; il était
revêtu d'une loque de soie cramoisie. Dans la foule
qui suivait, j'ai reconnu le grand Ashour ; il m'ex-
pliqua que ce bouc allait être égorgé dans la nuit
pour porter bonheur au village ; auparavant, on le
promenait dans les rues, afin que les mauvais esprits
des maisons, qui se tiennent au pas des portes,
entrassent en lui et disparussent.
Musique nègre ! que de fois, loin de l'Afrique,
j'ai cru t'entendre, et subitement se recréait autour
de toi tout le Sud ; à Rome encore, via Gregoriana,
lorsque les lourds camions, descendant au petit
matin, me réveillaient. Aux rebonds sourds sur les
pavés, encore sommeillant je pouvais un instant me
méprendre, puis me désoler longuement.
Nous l'entendîmes ce matin, la musique nègre,
mais ce n'était point une fête ordinaire. Ils jouaient
dans la cour intérieure d'une maison particulière,
et des hommes, sur le seuil, voulurent d'abord nous
repousser ; mais quelques Arabes me reconnurent
et protégèrent notre entrée. Je fus étonné, dès l'abord,
par la grande quantité de femmes juives là rassemblées,
très belles et richement vêtues. La cour était pleine ;
VOYAGES 1 67
à peine un espace restait-il au milieu pour la danse.
On étouffait de poussière et de chaleur. Un grand
rayon tombait de la baie supérieure, par où, comme
d'un balcon, les grappes d'enfants se penchaient.
L'escalier montant à la terrasse était aussi couvert
de monde ; tous attentifs comme nous le devînmes
bientôt. Au centre de la cour était un grand bassin de
cuivre, plein d'eau. Trois femmes se sont levées,
trois Arabes ; elles ont dépouillé leurs vêtements de
dessus, pour la danse, ont défait leurs cheveux devant
le bassin, puis, s'inclinant, les ont répandus sur l'eau.
La musique, déjà très forte, s'est gonflée ; laissant
leurs cheveux trempés s'égoutter sur elles, elles ont
commencé à danser ; c était une danse sauvage,
forcenée et dont, à qui ne l'a point vue, rien ne sau-
rait donner l'idée. Une vieille négresse y présidait,
qui sautait autour du bassin, et, tenant un bâton d'une
main, en frappait par moments les bords. On nous
apprit ensuite, ce que nous commencions de com-
prendre,. que toutes les femmes qui dansaient ce
jour-là (et parfois, tant elles sont nombreuses ces
deux jours) étaient, tant juives qu'Arabes, des ma-
lades démoniaques.
Chacune à son tour payait pour avoir droit de
danse. Cette vieille négresse au bâton était une sor-
cière renommée, qui connaissait les exorcismes ;
agitant l'eau du bassin, elle invitait à s'y plonger
168 ANDRÉ GIDE
chaque démon qui, du coup, délivrait la femme.
Celle qui nous redit tout cela était la belle juive
Goumarr'ha, qui n'en parlait pas volontiers par
reste de croyance et demi-honte d'avouer qu'elle
aussi, l'an dernier, le corps horriblement travaillé
d'hystérie, elle avait pris part à la ronde « espérant
y trouver un soulagement à ses maux ». Mais après,
elle avait été bien plus malade, et son mari, appre-
nant qu'elle avait dansé à cette fête de sorcières,
l'avait battue trois jours durant pour la guérir.
... La danse s'animait ; les femmes hagardes,
éperdues, cherchant l'inconscience de la chair, ou
mieux la perte du sentiment, parvenaient à la crise,
où, leur corps échappant à toute autorité de leur
esprit, l'exorcisme peut opérer. Après cette instante
fatigue, suant, mourant, dans l'accablement qui suit
la crise, elles trouveraient peut-être un repos.
A présent, elles sont agenouillées devant le bassin :
leurs mains crispées à ses bords, et leurs corps battant
de droite à gauche, d'avant en arrière, vélpcement,
comme un furieux balancier ; leurs cheveux fouettent
l'eau, puis éclaboussent les épaules ; à chaque coup
de reins elles poussent un cri grave comme celui des
bûcherons qui sapent ; puis, brusquement, s'écrou-
lent en arrière comme si elles tombaient du haut-
mal, l'écume aux lèvres et les mains tordues. Le
mauvais esprit les a quittées.
VOYAGES I 69
La sorcière alors les prend, les étend, les essuie,
les frotte, les étire, les saisissant par les poignets et
les redressant à demi. Il en est passé ce jour-là,
nous a-t-on dit, plus de soixante. Les premières se
tordaient encore, que d'autres s'élançaient déjà.
Une était petite et bossue, vêtue d'une gandourah
verte et jaune. Elle sautait comme la fée de je ne sais
plus quel conte. Ses cheveux noirs de feu la cou-
vraient tout entière.
... Des Juives aussi ont dansé. Elles ont bondi
désordonnément comme des tontons en délire ;
elles n'ont fait qu'un saut pour retomber aussitôt,
éperdues. D'autres étaient plus résistantes, mais
leur folie nous gagnait ; nous nous sommes enfuis,
n*y pouvant plus tenir.
ALGER
Que cherchent ces enfants dans ce compost,
comme des poules ? Ce n'est perle ni grain de mil.
Les guenilles qui mal les couvrent ont couvert tant
de fois tant d'autres, que ces débris, ces restes, ces
déchets, dont tant d'autres se sont servis, pourront
bien leur servir encore.
Il y avait là-haut, dans une rue point très secrète,.
70 ANDRÉ GIDE
mais dans tel pli secret de la rue, un tout petit café...
Je le vois. — Au fond de ce café, en contre-bas, com-
mençait une seconde pièce, étroite semblait-il, et
prenant jour sur le café ; de la place où j'étais, on ne
la voyait pas tout entière ; elle continuait en retrait.
Parfois un Arabe y descendait, qui venait tout droit
de la rue et que je ne voyais plus reparaître. Je
suppobe qu'au fond du réduit un escalier secret me-
nait vers d'autres profondeurs...
Chaque jour j'attendais, espérant en voir davan-
tage. Je retournais là tous les jours. J'y retournai
le soir ; j'y retournai la nuit. Je m'étendais a demi
sur la natte. J'attendais et suivais, sans bouger, la
lente désagrégation des heures ; il restait vers la fin
du jour une cendre de temps subtile, amère au goût,
douce au toucher, assez semblable com.me aspect
à la cendre de ce foyer, entre les colonnettes, là,
près du sous-sol mystérieux, à gauche — où parfois,
écartant la cendre, le cafetier ranime un charbon
mal éteint, sous l'amoncellement de la cendre...
Parfois, s'accompagnant sur la guembra, un des
Arabes chante un chant lent comme l'heure. Je
regarde obstinément, malgré moi, l'ombre close
là-bas, la natte du mur du retrait où j'ai vu ce suspect
descendre... (Trois mois après, la police avait fait
fermer le café).
VOYAGES VTj
Un soir, entra brusquement, contrefaisant l'ivro-
gne, un grand Arabe, fort, le regard habile et le cou-
teau tiré. Il s'amusait avec, l'essayait... Ce n'était
pas un de ces petits couteaux de roumis ; c était un
grand fort coutelas, maigre et pointu comme son
maître. Ivre, il l'était peut-être un peu ; mais pas
tant qu'il feignait de l'être. Chacun le connaissait,
et chacun lui parlait. Au-dessus de chacun il fit
tourner et tournoyer la lame. A la fin vint mon tour.
Tout le reste était jeu, me dis-je, et pour préparer
ce qui suit. Tenons-nous !... Mais je risque de tout
gâter en faisant mine de me défendre... El si je ne
me défends en rien, qu'adviendra-t-il ? — Déjà
j'imagine au retrait d'affreuses profondeurs avides...
Mais je ne bronchai pas ; simplement tenant solide-
ment à deux mains ma grosse canne, presque haute...
' 11 n'advint rien du tout. Simplement le faux ivro-
gne s'en alla. Le petit café redevint calme et de
nouveau je pus regarder d'un œil libre le pan de natte
du retrait.
LES
NOURRITURES TERRESTRES
(extraits)
Nathanaël je te parlerai des attentes.
J'ai vu la plaine après Tété, attendre ; attendre
un peu de pluie. La poussière des routes était devenue
trop légère et chaque souffle la soulevait. Ce n'était
même plus un désir ; c'était une appréhension. La
terre se gerçait de sécheresse comme pour plus
d'accueil de l'eau. Les parfums des fleurs de la lande
devenaient presque intolérables. Sous le soleil tout
se pâmait. Nous allions chaque après-midi nous
reposer sous la terrasse, abrités un peu de 1 extra-
ordinaire éclat du jour. C'était le temps où les arbres
à cônes, chargés de pollen, agitent aisément leurs
branches pour répandre au loin leur fécondation.
Le ciel s'était chargé d'orage et toute la nature at-
tendait. L'instant était d'une solennité trop oppres-
sante, car tous les oiseaux s'étaient tus. Il monta de
la terre un souffle si brûlant que l'on crut défaillir,
et le pollen des conifères sortit comme une fumée
d'or des branches. — Puis il plut.
J'ai vu le ciel frémir de l'attente de l'aube. Une
174 ANDRÉ GIDE
à une les étoiles se fanaient. Les prés étaient inondés
de rosée ; l'air n*avait que des caresses glaciales.
Il sembla quelque temps que l'indistincte vie voulût
8 attarder au sommeil, et ma tête encore lassée s em-
plissait de torpeur. Je montai jusqu'à la lisière du
bois ; je m'assis ; chaque bête reprit son travail et
sa joie dans la certitude que le jour va venir, et le
mystère de la vie recommença de s'ébruiter par
chaque échancrure des feuilles. — Puis le jour vint^
J'ai vu d'autres attentes encore. — J'ai vu l'attente
de la nuit...
Oh ! sî tu savais, si tu savais, terre excessivement
vieille et si jeune, le goût amer et doux, le goût
délicieux qu'a la vie si brève de l'homme...
Si tu savais, éternelle idée de l'apparence, ce que
la proche attente de la mort donne de valeur à l'instant!
O printemps ! les plantes qui ne vivent qu'un an
ont leurs fragiles fleurs plus pressées ; — l'homme
n*a qu'un printemps dans la vie et le souvenir d une
joie n'est pas une nouvelle approche du bonheur-
Colline de Fie^cîe,
Belle Florence, ville d'étude grave, de luxe et
de fleurs ; surtout sérieuse ; grain de myrte et cou-
yonne de « svelte laurier ».
LES NOURRITURES TERRESTRES 175
Colline de Vincigliata. Là j'ai vu pour la première
fois les nuages, dans l'azur, se dissoudre ; je m'en
étonnai beaucoup ne pensant pas qu'ils pussent ainsi
se résorber dans le ciel — croyant qu'ils duraient
jusqu'à la pluie et ne pouvaient que s'épaissir. Mais
non : j'en observais tous les flocons un à un dispa-
raître ; — il ne restait plus que de l'azur. C'était
une mort merveilleuse ; un évanouissement en plein
soleil.
Rome, Monte Pincio.
Ce qui fit ma joie ce jour-là, c'est quelque chose
comme l'amour — et ce n'est pas l'amour — ou du
moins pas celui dont parlent et que cherchent les
hommes. — Et ce n'est pas non plus le sentiment
de la beauté. Il ne venait pas d'une femme ; il ne
venait pas non plus de ma pensée. Ecrirai-je, et me
comprendras- fcu si je dis que ce n'était là que la
simple exaltation de la LumiÈre ?
J'étais assis dans ce jardin ; je ne voyais pas le
soleil ; mais l'air brillait de lumière diffuse — comme
si l'azur du ciel devenait liquide et pleuvait. Oui
vraiment, il y avait des ondes, des remous de lumière ;
sur la mousse des étincelles comme des gouttes ;
oui vraiment, dans cette grande allée on eût dit qu'il
coulait de la lum.ière, et des écumes dorées restaient
176 ANDRÉ GIDE
au bout des branches parmi ce ruissellement de
rayons.
Naples ; petite boutique du coiffeur devant la
mer et le soleil. Quais de chaleur ; stores qu'on
soulève pour entrer. On s'abandonne. Est-ce que
cela va durer longtemps ? Quiétude. Gouttes de
sueur aux tempes. Frisson de la mousse de savon
sur les joues. Et lui qui raffine après qu'il a rasé,
rase encore avec un rasoir plus habile et s'aidant à
présent d'une petite éponge imbibée d eau tiède,
qui amollit la peau, relève la lèvre... Puis avec une
douce eau parfumée il lave la brûlure laissée ; puis
avec un onguent, calme encore... et pour ne bouger
pas encore, je me fais couper les cheveux.
Sy
racuse.
Barque à fond plat ; ciel bas, qui parfois descendait
jusqu'à nous en pluie tiède ; — odeur de vase des
plantes d'eau, froissement des tiges.
La profondeur de l'eau dissimule l'abondant
jaillissement de cette source bleue. Aucun bruit ;
c'est, dans cette campagne solitaire, dans cette natu-
LES NOURRITURES TERRESTRES 177
relie vasque évasée, comme une éclosion d*eau entre
les papyrus.
Tunis.
Dans tout Tazur, rien que ce qu'il fallait de blanc
pour une voile, — de vert pour son ombre dans
leaa.
II
La terrasse monumentale où nous étions (des
escaliers tournants y conduisaient) dominait toute
la ville et semblait, au-dessus des feuillages profonds,
une nef immense amarrée ; parfois elle semblait
avancer vers la ville. Sur le haut pont de ce navire
imaginaire, cet été, je montais quelquefois goûter,
après le tumulte des rues, l'apaisement contemplatif
du soir. Toute rumeur en montant s'épuisait ; il
semblait que ce fussent des vagues et qu'elles défer-
lassent ici. Elles venaient encore et par ondes majes-
tueuses, montaient, s'élargissaient contre les murs.
Mais je montais plus haut, là où les vagues n'attei-
gnaient plus. Sur la terrasse extrême, on n'entendait
plus rien que le frémissement des feuillages et l'appel
éperdu de la nuit.
12
78 ANDRÉ GIDE
Des chênes verts et des lauriers immenses, plantés
en régulières avenues, venaient fmir au bord du ciel,
où ia terrasse même fmissait ; pourtant, des balus-
trades arrondies, par instants, s'avançaient encore,
surplombant et formant comme des balcons dans
l'azur. Là, je venais m'asseoir, je m'enivrais de ma
pensée délicieuse ; là je croyais voguer. — Au-dessus
des collines sombres, qui s'élevaient de l'autre côté
de la ville, le ciel était de la couleur de l'or : des ra-
mures légères, parties de la terrasse où j*étaîs, pen-
chaient vers le couchant splendide, ou s élançaient
presque sans feuilles vers la nuit. — De la ville mon-
tait ce qui semblait une fumée ; c'était de la poussière
illuminée, qui flottait, s'élevait à peine au-dessus des
places où plus de lumière brillait. Et parfois jaillissait
comme spontanément dans l'extase, de cette nuit
trop chaude, une fusée, lancée on ne sait d'où, qui
filait, suivait comme un cri dans l'espace, vibrait,
tournait, et retombait défaite, au bruit de sa mysté-
rieuse éclosion. J'aimais celles surtout dont les étin-
celles d'or pâle retombent si longtemps et si lente-
ment s'éparpillent, qu'on croit, après, tant les étoiles
sont merveilleuses, qu'elles aussi sont nées de cette
subite féerie, et que, de les voir, après les étincelles,
demeurantes, l'on s'étonne... puis, lentement, après,
une à une, on reconnaît chacune à sa constellation
attachée, — et 1 extase en est prolongée.
LES NOURRITURES TERRESTRES 179
*
* *
II y a quatre ans, je me souviens, je passai la fin
d*un jour dans cette petite ville que je retraverse
à présent ; la saison était, comme à présent, l'au-
tomne ; ce n'était non plus pas un dimanche et l'heure
chaude était passée.
Je me promenais, je me souviens, comme à pré-
sent, dans les rues, jusqu'à ce que sur le bord de la
ville s'ouvrit un jardin en terrasse dominant la belle
contrée.
Je suis la même route et je reconnais tout — je
remets mes pas sur mes pas et mes émotions... 11
y avait un banc de pierre où je m'assis. — Voici.
— J'y lisais. Quel livre ? — ah ! : Virgile. — Et
j'entendais monter le bruit des battoirs des laveuses.
— Je l'entends. — L'air était calme, — comme
aujourd'hui.
Les enfants sortent de Técole ; je m*en souviens.
Des passants passent, comme ils passèrent. Le soleil
se couchait ; voici le soir ; et les chants du jour vont
se taire...
C'est tout.
Mais, dit Angèle, cela ne suffit pas pour faire une
poésie...
Alors laissons cela, répondis-je.
180 ANDRE GIDE
* *
— Nous avons connu le lever hâtif d*avant I aube.
Le postillon attelle les chevaux dans la cour.
Des seaux d'eau lavent le pave ! Bruit de la pompe.
Tête enivrée de qui n'a pu dormir à force de
pensées. Lieux que l'on doit quitter ; petite chambre ;
ici, pendant un instant, j'ai posé ma tête ; j'ai senti ;
j'ai pensé ; j'ai veillé. — Qu'on meure ! et qu'im-
porte où ; — dès qu'on ne vit plus, c'est n'importe
où et nulle part. — Vivant, je fus ici... Chambres
quittées ! Merveille des départs que je n'ai jamais
voulu tristes. Une exaltation me vint toujours de la
possession présente de CECI. — A CETFE fenêtre,
penchons-nous donc encore un instant... Il vient
un instant de partir. Celui-ci je le veux immédiate-
ment qui le précède... pour me pencher encore dans
cette nuit presque achevée, vers l'infinie possibilité
du bonheur...
Instant charmant, verse à l'immense azur un flot
d'aurore..,
La diligence est prête. Partons ! — que tout ce
que je viens de penser se perde comme moi dans
l'ctourdissement de la fuite...
Passage de forêt — zone de températures parfu-
mées. Les plus tièdes ont l'odeur de la terre ; les
LES NOURPÎTTîRFS TFRRFSTRES 181
plus froides, l 'odeur des feuilles rouies. — J*avais
les yeux fermés ; je les rouvre. Oui : voilà les feuilles ;
voici le terreau remué...
Strasbourg,
0 « folle cathédrale ! » — avec ta tour aérienne I
— du sommet de la tour, comme d'une nacelle
balancée, on voyait sur les toits les cigognes,
orthodoxes et compassées
avec leurs longues pattes,
lentement, — parce que c'est très difficile de s'en
servir.
romena
des.
J'eusse voulu goûter toutes les formes de la vie ;
celles des poissons et des plantes. Entre toutes les
joies des sens, j'enviais celles du toucher. —
Un arbre isolé, dans une plaine, à l'automne,
environné d'ondée ; ses feuilles roussies tombaient ;
je pensais que l'eau abreuvait pour longtemps ses
racines, dans la terre profondément imbibée.
— A cet âge, mes pieds nus étaient friands du
contact de la terre mouillée, du clapot des flaques,
de la fraîcheur ou de la tiédeur de la boue. Je sais
pourquoi j'aimais tant l'eau et surtout les choses
\S2 ANDRÉ GIDE
mouillées : c'est que l'eau plus que l'air nous donne
la sensation immédiatement différente de ses tem-
pératures variées. — J'aimais les souffles mouillés
de l'automne... Pluvieuse terre de Normandie !...
La Roque,
Les chariots sont rentrés chargés de moissons
odorantes.
Les greniers se sont emplis de fom.
Chariots pesants, heurtés aux talus, cahotés aux
ornières ; que de fois vous me ramenâtes des champs,
couché sur les tas d'herbes sèches, parmi les rudes
garçons faneurs.
Quand pourrai-je, ah ! couché sur les meules,
attendre encore le soir venir ? —
Le soir venait ; on atteignait les granges — dans la
cour de la ferme où les derniers rayons s'attardaient.
*
* *
Nathanaël, je t'enseignerai que toutes choses sont
divinement naturelles.
Nathanaël, je te parlerai de tout.
— Je mettrai dans tes mains, petit pâtre, une
houlette sans métal, et nous guiderons doucement.
LES NOURRITURES TERRESTRES 183
en tous lieux, des brebis qui n*ont encore suivi aucun
maître.
Pâtre, je guiderai tes désirs vers tout ce qu'il y a
de beau sur la terre.
Nathanaël, je veux enflammer tes lèvres d'une
soif nouvelle, — et puis approcher d'elles des coupes
pleines de fraîcheur ; — j'ai bu — je sais les sources
où les lèvres se désaltèrent
Nathanaël, je te raconterai les sources :
* Il y a des sources qui jaillissent des rochers ;
Il y en a qu'on vo*t sourdre de sous les glaciers —
Il y en a de si bleues qu'elles en ont l'air plus
profondes ;
(A Syracuse la Cyané merveilleuse à cause de
cela. Source azurée ; vasque abritée ; éclosion d'eau
entre des papyrus ; nous nous sommes penchés de
la barque ; sur un gravier qui semblait de saphirs,
des poissons d'azur naviguaient.)
A Zaghouan, de la Nymphée jaillissent les eaux
qui jadis abreuvaient Carthage.
A Vaucluse, l'eau sort de terre, abondante comme
si elle coulait depuis longtemps ; c'est déjà presque
84 ANDRÉ GIDE
un fleuve, et qu'on peut remonter sous la terre ;
il traverse des grottes et s'imprègne de nuit. La
lumière des torches vacille, est oppressée ; puis
il y a un endroit tellement sombre qu'on se dit :
Non, jamais je ne pourrai remonter ce fleuve plus
avant.
Il y a des sources ferrugineuses, qui colorent
somptueusement les rochers.
II y a des sources sulfureuses, dont l'eau verte et
chaude paraît d'abord empoisonnée, — mais, Natha-
naël, lorsqu'on s'y baigne, la peau devient si suave-
ment douce, qu'après elle est encore plus délicieuse
à toucher.
Il y a des sources d'où s'essorent des brumes, au
soir ; brumes qui flottent autour dans la nuit et qui,
le matin, lentement se dissipent.
Petites sources très simples, étiolées entre les
mousses et les joncs.
Sources, où viennent laver les laveuses et qui font
tourner des moulins.
Inépuisable provision ! jaillissement des eaux.
Abondance de l'eau sous les sources ; réservoirs
cachés ; vases déclos. La roche dure éclatera. La
>.
' LES NOURRITURES TERRESTRES 185
montagne se couvrira d*arbustes ; — Les pays arides
8e réjouiront et toute Tamertume du désert fleurira.
Plus de sources jaillissent de la terre que nous
n'avons de soifs pour les boire.
Eaux sans cesse renouvelées ; vapeurs célestes
qui retombent ;
Si l'on manque d'eau dans la plaine, que la plaine
vienne boire aux montagnes — ou que des^ canaux
souterrains portent l'eau des monts vers la plaine. —
Irrigations prodigieuses de Grenade. — Réservoirs ;
Nymphées. — Certes, il y a d'extraordinaires beautés
dans les sources — d'extraordinaires délices à s'y
baigner : Piscines ! Piscines ! nous sortirons de
vous purifiés.
Comme le soleil dans l'aurore
La lune dans la rosée de la nuit —
Dans votre humidité courante...
Nous laverons nos membres fatigués.
Il y a d'extraordinaires beautés dans les sources ;
et les eaux qui filtrent sous la terre. Elles apparaissent
après aussi claires que si elles avaient traversé du
cristal ; il y a d'extraordinaires délices à les boire :
elles sont pâles comme l'air, incolores comme si elles
86 ANDRÉ GIDE
n'étaient pas, et sans goût ; on ne s'aperçoit d'elles
que par leur extrême fraîcheur et c'est comme leur
vertu cachée. Nathanaël, as-tu compris qu'on puisse
désirer les boire ?
Les plus grandes joies de mes sens
Ç'ont été des soifs étanchées.
Je te dirai maintenant, Nathanaël, la
RONDE
DE MES SOIFS ETANCHEES
Car nous avons eu pour approcher des coupes pleines
Des lèvres plus tendues que Vers des baisers ;
Coupes pleines si vite vidées,..
Les plus grandes joies de mes sens
Ç'ont été des soifs étanchées...
Il est des boissons au on prépare
Avec le jus des oranges pressurées
Des citrons, des limons^
Et qui rafraîchissent parce qu elles sont
A la fois acides et douceâtres.
LES NOURRITURES TERRESTRES 187
J*ai bu dans des verres si minces
Quon pensait les briser avec sa bouche
Sans même que les dents ne les touchent ;
Et les boissons semblent meilleures là-dedans^
Car presque rien, de nos lèvres ne les sépare.
J'ai bu dans des gobelets élastiques
Quon pressait entre ses deux mains
Pour en faire monter le vin jusquà ses lèvres.
J'ai bu des sirops lourds dans de grossiers verres
d auberges.
Aux soirs des jours où f avais marché sous le soleil ; —
Et parfois F eau très froide des citernes
Me faisait mieux sentir, après, l'ombre du soir.
J'ai bu de Veau quon avait gardée dans des outres
Et qui sentait la peau de chèvre goudronnée.
J*ai bu des eaux presque couché sur la rive
Des ruisseaux où f aurais voulu me baigner —
Les deux bras nus plongeant dans Veau vive
fusquaufondy où Ion voit les cailloux blancs s'agiter...
Et la fraîcheur m'entrait aussi par les épaules.
Les bergers buvaient l'eau dans leurs mains;
Je leur appris à l aspirer avec des pailles.
188 ANDRÉ GIDE
Certains jours je marchais au grand soleil.
L'été, durant les heures les plus chaudes.
Cherchant de grandes soifs à pouvoir étancher.
Et vous souvenez-vous, mon ami, quune nuit, durant
notre affreux Voyage, nous nous sommes relevés, trans-
pirants, — pour boire, à la cruche de terre, ieau quelle
avait faite glacée ?
*
* *
Citernes, puits cochés où descendent des femmes.
Eaux qui nont jamais vu la lumière ; goût de V ombre»
— Eaux très aérées. — Eaux anorm^alement trans"
parentes, et que je souhaitais azurées, — ou mieux
vertes, pour quelles me parussent plus gelées — ef
légèrement anisées.
Les plus grandes joies de mes sens
Ç'ont été des soifs étanchées.
Non ! tout ce que le ciel a cl*étoiles, tout ce qu'il
y a de perles dans la mer, de plumes blanches au
bord des golfes, je ne les ai pas encore toutes comptées.
Ni tous les murmures des feuilles ; ni tous les
•ourires de Taurore ; ni tous les rires de l'été. —
LES NOURRITURES TERRESTRES 189
Et maintenant encore que diraî-je ? — Parce que ma
bouche se tait, pensez-vous que mon cœur repose ?
O champs baignés d'azur !
0 champs trempés de miel !
Les abeilles viendront, lourdes de cire...
Jai vu des ports obscurs où l'aube était cachée
derrière le treillis des vergues et des voiles.
... Le départ furtif des barques, au matin, entre
les coques des grands navires. On se courbait pour
passer sous les câbles tendus des amarres. — La
nuit j*ai vu partir des galions sans nombre, s*en-
fonçant dans la nuit, s 'enfonçant vers le jour.
*
* *
Ils ne sont pas si brillants que les perles ; ils ne
sont pas si luisants que l'eau ; les cailloux du sentier
pourtant brillent. Réceptions douces de la lumière,
dans les sentiers couverts où je marchais.
Mais de la phosphorescence, Nathanaël, ah ! que
dirai-je ? La matière est infiniment poreuse à l'es-
prit, acceptante de toutes les lois, obéissante ! trans-
parente de part en part. — Tu n'as pas vu les murs
de cette cité musulmane rougir le soir, s'éclairer
faiblement la nuit. Murs profonds où la lumière
!90 ANDRÉ GIDE
durant le jour s*est déversée; murs blancs comme le
métal à midi (la lumière 3*3' thésaurise) ; dans la
nuit vous sembiiez la redire, la raconter très faible-
ment. — Cités, vous m'avez semblé transparentes !
vues de la colline, de là-bas. dans la grande ombre
de la nuit enveloppante, vous luisiez, pareilles à ces
creuses lampes d'albâtre, images d'un cœur reli-
gieux — pour la clarté qui les emplit comme poreuses,
et dont la lueur suppure autour comme du lait.
Cailloux blancs des routes dans l'ombre ; récep-
tacles de clarté. Bruyères blanches dans les crépus-
cules des landes ; dalles de marbre des mosquées !
fleurs des grottes des mers, actinies ! Toute blan-
cheur est de la clarté réservée.
J appris à juger tous les êtres à leur capacité de
réception lumineuse ; certains qui dans le jour
surent accueillir le soleil, m'apparurent ensuite, la
nuit, comme des cellules de clarté. — J'ai vu des
eaux coulant à midi dans la plaine qui, plus loin,
sous les roches opaques glissées, y firent ruisseler
des trésors amassés de dorures.
Mais, Nathanael, je ne veux te parler ici que des
choses, — non point de
l'invisible réauté — car
LES NOURRITURES TERRESTRES 191'
... comme ces algues merveilleuses lorsqu on
les sort de l'eau ternissent...
ainsi... etc.
*
* *
Lettre à Nathanaël.
Tu n*imagines pas, Nathanaël, ce que peut devenir
cnfm cet abreuvement de lumière ; et la sensuelle
extase que donne cette persistante chaleur... Une
branche d'olivier dans le ciel ; le ciel au-dessus des
collines ; un chant de flûte à la porte d'un café...
Alger semblait si chaude et pleine de fêtes que
j ai voulu la quitter pour trois jours ; — mais à
Blidah, où je me réfugiais, j'ai trouvé les orangers
tout en fleurs...
Je sors dès le matin ; je me promène ; je ne regarde
rien et vois tout ; une symphonie merveilleuse se
forme et s'organise en moi des sensations inécou-
tées. L'heure passe ; mon émoi s'alentit, comme la
marche du soleil moins verticale se fait plus lente.
Puis je choisis, être ou chose, de quoi m'cprendre,
— mais je le veux mouvant, car mon émotion, sitôt
fixée, n'est plus vivante. Il me semble alors à chaque
nt nouveau n'avoir encore rien vu, rien goûté.
192 ANDRÉ GIDE
Je m'éperds dans une désordonnée poursuite de
choses fuyantes. — Je courus hier au haut des col-
lines qui dominent BHdah, pour voir un peu plus
longtemps le soleil ; pour voir se coucher le soleil
et les nuages ardents colorer les terrasses blanches ;
je surprends l'ombre et le silence sous les arbres ;
je rôde dans la clarté de la lune ; j'ai la sensation
souvent de nager, tant l'air lumineux et chaud m*en-
veloppe et mollement me soulève.
... — Je crois que la route que je suis est ma route,
et que je la suis comme il faut. Je garde l'habitude
d'une vaste confiance qu'on appellerait de la foi,
si elle était assermentée.
Bîskra — au matin.
Dès l'aube, sortir — jaillir, — dans l'air tout
renouvelé.
Une branche de laurier-rose vibrera dans le matin
frissonnant.
Biskra — au soir.
Dans cet arbre il y avait des oiseaux qui chan-
taient. Ils chantaient, ah ! plus fort qu'oiseaux,
LES NOURRITURES TERRESTRES 193
eussé-je cru, pussent chanter. Il semblait que l'arbre
même criât — qu'il criât de toutes ses feuilles, —
car on ne voyait pas les oiseaux. — Je pensais :
ils vont en mourir ; c'est une passion trop forte ;
mais qu'est-ce qu'ils ont donc ce soir ? — Est-ce
donc qu'ils ne savent point qu'après la nuit un nou-
veau matin va renaître ? Ont-ils peur de dormir
toujours ? Veulent-ils s'épuiser d'amour en un soir ?
comme si dans une nuit infinie il fallait après qu'ils
demeurent. Courte nuit de la fin du printemps !
— ah ! joie que l'aube d'été les réveille, et tellement
qu'ils ne se souviendront de leur sommeil que juste
assez pour, le soir suivant, avoir un peu moins peur
d'y mourir.
13
LE VOYAGE D'URIEN
(extraits)
L'Océan Pathétique
Le septième jour, nous abordâmes devant une
plage sablonneuse remuée de dunes arides. Cabilor,
Agloval, Paride et Morgain descendirent ; nous les
attendîmes vingt heures, ils nous avaient quittés
vers le milieu du jour. Le lendemain, au matin, nous
les vîmes revenir en courant et faisant des gestes.
Quand ils furent tout près, Paride cria vers nous :
— « Fuyons, Fuyons, disait-il. Des sirènes habi-
tent l'île et nous les avons vues. »
Lorsqu'ils eurent repris haleine, tandis que VOrion
fuyait à toutes voiles, ce fut Morgain qui raconta :
— « Nous avions marché tout le jour parmi les
chardons bleus, sur les dunes mouvantes. Nous
avions marché tout le jour sans rien voir que des
collines qui s'avançaient, dont le vent balançait la
96
ANDRE GIDE
crête ; nos pieds étaient brûlés par le sable et le
flamboiement de l'air sec flétrissait nos lèvres et
nos paupières douloureuses. (Qui dira votre pompe
et votre plénitude, soleils d'Orient, soleils de midi
sur les sables !) Quand vint le soir, étant parvenus
au pied d'une colline très haute, nous nous sommes
sentis si las... Nous avons dormi dans le sable, sans
même attendre que soit couché le soleil. Nous n'avons
pas dormi longtemps, le froid de la rosée nous
réveilla bien avant l'aube. Pendant la nuit, les sables
avaient bougé, et nous ne reconnûmes plus la col-
line. Nous reprîmes notre marche, montant toujours
sans savoir où nous allions, d'où nous étions venus,
où nous avions laissé le navire ; mais bientôt derrière
nous blanchit l'aube. Nous étions parvenus sur un
plateau très large — au moins il nous sembla très
large d'abord — et nous ne pensions pas l'avoir
encore traversé, lorsque tout à coup, le terrain cessant,
s'ouvrit devant nous une vallée pleine de brumes.
Nous attendions. Derrière nous commençait l'au-
rore ; et tandis qu'elle montait les brumes s'écar-
tèrent — C'est alors que nous apparut cette prodi-
gieuse cité, non loin de nous, dans une immense
plaine. Elle était couleur d'aurore et musulmane,
aux minarets fantasques dressés ; des escaliers en
enfilades menaient vers des jardins suspendus, et,
sur des terrasses, des palmiers mauves se penchaient.
LE VOYAGE d'uRIEN 197
Au-dessus de la ville flottaient des brouillards en
écharpes que déchiraient les minarets pointus. Les
minarets étaient si hauts que les nuées y restaient
prises, et l'on eût dit des oriflammes, des oriflammes
tendues sans un pli, malgré l'air fluide où ne remuait
pas une brise.
» Or, telle est notre incertitude : devant les hautes
cathédrales, nous rêvions aux tours des mosquées ;
devant les minarets aujourd'hui nous rêvions aux
clochers d'églises, et dans l'air matinal nous atten-
dions les angélus. Mais par l'aube encore trop fraîche,
rien ne bruissait que des frémissements inconnus
qui se perdaient dans l'air vide, lorsque soudain,
comme le soleil paraissait, un chant partit d'un
minaret, du premier vers le soleil qui se lève, un
chant pathétique et bizarre, et nous en eussions
bien pleuré. La voix vibrait sur une note aiguë. Un
nouveau chant jaillit, puis un autre ; et une à une
les mosquées se réveillaient mélodieuses sitôt que
d'un rayon les avait touchées le soleil. Bientôt toutes
chantèrent. C'était un appel inouï que finissait un
éclat de rire sitôt qu'un autre appel commençait.
Les muezzins dans l'aurore se répondaient comme
des alouettes. Ils jetaient des questions auxquelles
succédaient d'autres questions, et le plus grand,
sur le plus haut minaret, ne disait rien, perdu dans
un nuage.
198 ANDRÉ GIDE s
i
» Cette musique était si merveilleuse que nous,
étions demeurés immobiles, en extase ; puis, comme
les voix baissaient et se faisaient plus douces, nous
voulûmes nous approcher, insensiblement attirés
par la beauté de la ville et par l'ombre mobile des
palmes. Les voix baissaient toujours ; mais comme
elles retombaient, voici que la cité s'éloigna, se
défit, chancelante avec une strophe ; les minarets,
les palmiers grêles s'éperdirent ; l'escalier croula ;
derrière les jardins des terrasses décolorées transpa-
rurent la mer et le sable. C'était un mirage en allé
qui palpitait au gré d'un chant. Le chant se tut ;
l'enchantement finit et la cité miragineuse. Notre
cœur affreusement serré s'était cru s'écouter mourir.
» A peine un bout de vision qui danse encore
sur un trille, sifflement d'haleines, — et c'est alors
que nous les vîmes couchées dans les algues ; elles
dormaient. Alors nous avons fui, si tremblants que
nous pouvions à peine courir. Heureusement nous
étions très près du navire ; nous l'avons aperçu
derrière un promontoire qui seul nous séparait des
sirènes. Quel n'était pas votre danger si elles eussent
pu vous entendre et nous n'avons osé crier que déjà
tout près de vous, de peur que les cris les éveillent.
Je ne sais pas la route que nous avons pu faire la
veille pour avoir avancé si peu ; je crois maintenant
que nous avons marché sur place et que ces collines
LE VOYAGE d'uRIEN 199
mobiles qui se déplaçaient sous nos pas, que ce
plateau, que cette vallée, étaient déjà l'effet de 1 en-
chantement des sirènes.' »
Ils discutèrent alors pour savoir combien elles
étaient et s'émerveillèrent d'avoir échappé à leurs
ruses :
*( — Mais, dites-nous, dit Odinel, dites-nous, com-
ment étaient-elles ?
— Elles étaient couchées dans les algues, dit
Agloval, et leurs cheveux ruisselants qui les cou-
vraient tout entières, verts et bruns, semblaient
des herbes de la mer ; mais nous avons couru trop
vite pour bien les voir.
— Elles avaient les mains palmées, dit Cabilor,
et leurs cuisses couleur d'acier luisaient, couvertes
d'écaillés. Je me suis enfui parce que j'avais grand'peur.
— Je les ai vues comme des oiseaux, dit Paride,
comme d'immenses oiseaux de mer au bec rouge.
N'est-ce pas qu'elles avaient des ailes ?
— Oh non ! non ! dit Morgain. Elles étaient
pareilles à des femmes, et très belles. Voilà pourquoi
je me suis enfui.
— Mais leurs voix, leurs voix, dites-nous, leurs
VOIX comment étaient-elles ? (Et chacun souhaitait
les avoir entendues.)
— Elles étaient, dit Morgain, comme une vallée
d'ombre et comme l'eau fraîche aux malades. »
200 ANDRÉ GIDE
Puis chacun parla de la nature des sirènes et de
leurs ensorcellements ; Morgain se tut et je compris
qu'il regrettait les sirènes.
*
* *
Morgain a la fièvre. 11 nous a demandé pour mettre
sur son front de la neige éternelle.
Nous avons relâché devant une île où se dressait
une montagne très élevée. Nous sommes descendus.
Nathanaël, Ydier, Alain, Axel et moi, nous avons
marché vers les neiges. Longtemps après, nous
pensions encore à cette île, car elle était calme et
charmante. A cause des glaciers descendus jusqu'en
la vallée, un air presque frais circulait. Nous mar-
chions joyeux de nous sentir si pacifiques.
Nous étions parvenus au pied du glacier translu-
cide ; une fontaine claire s'est montrée. Elle stillait
doucement de sous la glace : un quartz poli, qu'elle
avait creusé en calice, la recueillait. Nous en rem-
plîmes notre fiole de cristal pour en rapporter à
Morgain.
Eau de glace, qui pourra dire ta pureté ! Dans
les gobelets où nous en bûmes elle était encore azurée.
Elle était limpide et si bleue qu'elle avait toujours
l'air profonde. Elle restait fraîche toujours ainsi que
les eaux hiémales. Elle était si pure, qu'elle grisait
LE VOYAGE d'uRIEN 201
comme l'air très matinal des montagnes. Nous en
bûmes, et une allégresse séraphique nous ravit ; nous
y avons trempé nos mains ; nous en avons mouillé
nos paupières ; elle a lavé la flétrissure des lèvres
et sa délicate vertu a glissé jusqu'à nos pensées,
comme d'une eau lustrale. La campagne, après,
nous a paru plus belle, et nous nous étonnions de
toute chose.
Vers midi, nous avons retrouvé la mer et nous
marchions suivant le rivage. Nous récoltions des
cailloux d'or dans le sable, les coquilles rares que le
flot avait laissées, et les buprestes couleur d'émeraude
sur les tamaris de la plage.
Il poussait près de la mer une plante qui portait
sur ses fleurs des papillons toujours posés. Les
papillons étaient indistincts des pétales, la fleur en
paraissait ailée. — Nous savions que les papillons
de printemps, les premiers papillons de mai sont
blancs et jaunes comme les primevères et les aubé-
pines ; les papillons d'été diaprés comme toutes les
fleurs, et les papillons de l'automne de la couleur
des feuilles mortes ; mais ceux-ci, sur des fleurs
rosées, avaient les ailes transparentes des papillons
des hautes cimes, et les corolles des fleurs se
voyaient à travers leurs ailes.
Nous avons rencontré, sur le bord de la mer,
un enfant mystérieux qui songeait, assis sur le sable.
202 ANDRÉ GIDE
li avait de grands yeux, bleus comme une mer gla-
ciale ; sa peau luisait comme les lys et ses cheveux
étaient comme une nuée que le soleil à l'aube
colore. Il cherchait à comprendre des mots qu'il
avait tracés sur le sable. Il parla ; sa voix, de ses
lèvres jaillit, comme s'envole l'oiseau du matin, en
secouant de la rosée ; nous lui eussions volontiers
donné nos coquilles, nos insectes et nos pierres,
volontiers tout ce que nous avions, tant sa voix
charmante était douce. Il souriait avec une tristesse
infinie. Nous voulions l'emmener iusqu au navire,
mais s'étant penché sur le sable il reprit sa médita-
tion tranquille.
Nous partîmes. La promenade dans cette île nous
avait donné de grandes forces, et quand i Orion
remit à la voile, en regardant la mer ouverte devant
nous, nous sentions notre cœur tressaillir.
*
La nuit était tombée ; le vent glissait sur les joncs
de la lande ; des feux flottaient sur les tourbières,
et par crainte des fondrières, nous ne marchions
que lentement. Un^ tintement dans le silence nous
fit nous arrêter surpris. Comme une forme vapo-
reuse^ une blanche femme naissait, se balançait
aérienne, s'élevait au-dessus du marais ; elle agitait
LE VOYAGE d'uRIEN '203
une clochette comme un calice dans sa mam. Notre
geste d'abord fut de fuir ; puis rassurés un peu à
cause de sa délicatesse, nous l'eussions peut-être
implorée, mais voici qu'elle n'était plus déjà qu'une
vapeur défaite, soit plus haute ou soit très lointaine,
et la petite sonnerie qu'elle faisait s'en allait se perdre
avec elle, mais elle persista toujours et nous com-
mencions à croire à quelque illusion de notre fatigue,
lorsque marchant de ce côté nous l'entendîmes
plus proche, de nouveau précise, rasant la terre,
incertaine parfois, promenée puis hésitante, puis
plaintive, un appel, et penchés dans l'ombre pour
voir, nous avons trouvé une pauvre brebis perdue
sur la lande, perplexe, la laine humide de ténèbres.
Elle portait au cou la clochette. Nous recueillîmes
la brebis égarée, et lui défîmes sa clochette. — Mais
un nouveau bruit s'entendit, et de nouveau se sou-
leva des vases, comme une étoffe mortuaire, une
femme lente et voilée ; le voile gris traînait sur la
jonchaie, comme s'accroche aux joncs de la brouée.
La tige de lys inclinée penchait le calice vers terre ;
les sons tombaient comme des graines. Et, comme elle
fuyait, je la vis, baissée vers un repli de l'ombre
au cou d'une brebis venue, suspendre son lys en
clochette. Nous recueillîmes la brebis sur la plaine.
— Une troisième forme parut ; le suaire couvrait
son visage : derrière elle flottait sa traîne, comme
204 ■ ANDRÉ GIDE
une étoffe déchirée parmi les feuilles des roseaux.
Et je l'ai vue mettre le lys, tandis qu'elle se défaisait,
laisser à la brebis désolée la clochette à la lame atta-
chée avec sa main qui s'évapore.
Ainsi douze femrnes sont venues ; nous avons
recueilli les brebis après elles, et nous guidions ce
troupeau par la main comme des bergers sans hou-
lette, à travers la nuit, sur la route inconnue, parmi
les touffes de roseaux et les caïeux de renoncules.
I
LE VOYAGE d'uRIEN 205
Voyage vers une mer glaciale
Un ciel d'aurore un peu tardive ; des lueurs
pourpres sur la mer où des glaces bleu pâle s'irisent.
Un réveil un peu frissonnant à cause de l'air très
limpide, où ne jouaient plus de brises tièdes. La
terre boréale où nous avions laissé, la veille, Ellis
la pâle et nos quatre compagnons malades, encore
à peine visible au loin, achevait de disparaître, une
buée délicate qui tout à l'horizon liait le ciel aux
dernières vagues, semblait la soulever et l'assoupir.
Tous les huit assemblés sur le pont pour une mati-
nale prière, sérieux mais non pas tristes, un hymne
tranquille monta du navire ; une allégresse séraphi-
que nous remplit comme le jour où nous avions bu
l'eau cristalline de la source. Donc sentant nos
volontés joyeuses, pour ne pas laisser qu'elles s'é-
parpillent, mais bien nous saisir d'elles et le sentir,
je leur dis :
— Lés dures épreuves sont passées. Maintenant
sont loin les berges moroses où nous pensions
mourir d'ennui, plus loin encore les plages aux joies
206 ANDRÉ GIDE
défendues ; sachons nous dire heureux de les avoir
connues. On ne peut arriver ici que par elles ; vers
les cités les plus altières vont les routes les plus
pénibles ; nous allons vers la cité divine. Le soleil
est un peu plus rose d'avoir été si terne hier. Dans
les résistances d'abord nos volontés se sont senties,
et le désœuvrement sur les pelouses grises ne nous
fut pas, lui non plus, inutile, car le paysage, en fuyant,
laissait nos volontés plus libres ; à cause de Tennui,
nos âmes indétermmées dans les campagnes ont pu
se développer très sincères. Et quand nous agirons,
mamtenant, ce cera certes selon nos voies.
Le soleil se levait comme nous achevions nos
prières ; la mer rayonna de splendeurs reflétées ;
des rayons glissaient sur les vagues, et les banquises
illuminées, émues et vibrantes, frémirent.
Vers le milieu du jour quelques baleines parurent ;
elles nageaient en troupeau, plongeant devant les
banquises, on les voyait reparaître plus loin ; mais
elles se tinrent distantes du navire.
Il fallait maintenant se garer des montagnes de
glace ; les vagues pas encore très froides fondaient
lentement leur base ; soudain on les voyait chavirer,
leur cime prismatique croulait, disparaissait dans
la mer secouée, remuait l'eau comme un orage,
ressortait avec des cascades aux flancs et dans la
LE VOYAGE d'uRIEN 207
vague tumultueuse longtemps oscillait encore, incer-
taine de sa posture. Le fracas majestueux de leur
chute bondissait sur les flots sonores. Parfois des
murs de glace tombaient dans des jaillissements
d'écume, et toutes ces montagnes mouvantes se
transformaient incessamment.
Il en vint vers le soir une si grande qu'elle n'était
plus transparente ; nous la prîmes d'abord pour
une terre nouvelle couverte d'immenses glaciers.
Des ruisseaux tombaient de ses cimes, des ours
blancs couraient sur ses bords. Le navire passa s i
près que ses grandes vagues, accrochées à quelque
arête surplombante brisèrent des glaçons fragiles.
Il en vint qui portaient en elles d'énormes pierres,
arrachées du glacier natal, et, promenaient ainsi sur
les flots des fragments de roche inconnue.
Il en vint d'autres qui, rapprochées par une affi-
nité subite, avaient emprisonné des baleines, plus
élevées que l'eau elles semblaient nager dans l'air.
Penchés sur le pont, nous regardions voguer les
banquises.
Le soir tomba. Au soleil couchant les montagnes
parurent d'opale. Il en arriva de nouvelles ; elles
apportaient des algues laminées, fines et longues
comme des chevelures ; on croyait des sirènes cap-
tives ; puis ce fut un réseau ; la lune au travers
apparut, comme une méduse au filet, comme une
208 ANDRÉ GIDE
holotune nacrée ; puis dégagée, nageant dans Tair
libre, la lune se fit azurée. Des étoiles pensives
erraient, tournaient, s'enfonçaient dans la mer.
Vers le milieu de la nuit apparut un vaisseau
gigantesque ; la lune l'éclairait mystérieusement ;
ses agrès étaient immobiles ; aucune lueur sur le
pont. II passa près de nous ; on ne l'entendait pas
voguer, et pas un bruit dans l'équipage. Nous com-
prîmes enfin qu'il était pris dans de la glace, entre
deux banquises qui s'étaient sur lui refermées. Il
passait ainsi tranquille et disparut.
Vers le matin, peu avant l'aube, a l'heure où la
brise fraîchit, vint voguer près de nous un îlot de
glace très pure ; au milieu, comme un fruit enchâssé,
comme un œuf de merveilles luisait une immortelle
pierrerie. Etoile du matin sur la vague, nous ne pou-
vions nous lasser de la voir. Elle était pure comme
un rayon de la Lyre ; à l'aurore elle vibra comme
un chant mais aussitôt que vint le soleil, la glace
qui l'enveloppait fondue la laissa tomber dans la
mer. — Ce jour-là nous avons péché la baleine.
Ici cessent les temps des souvenirs, commence
mon journal sans date.
Dans Tabime ébloui d'écume et de tempêtes où
nul homme jamais n'effaroucha les fêtes sauvages
des albatros et des eiders — plongeur qu'un câble
LE VOYAGE d'uRIEN 209
élastique balance, Eric est descendu, brandissant
au bout de son bras nu le large couteau tueur
de cygnes. Un souffle humide monte d'en bas où
s'agitent les vagues vertes, et le vent chasse de
l'écume. Les grands oiseaux effarouchés tournoient
et l'étourdissent de coups d'ailes. Nous, penchés,
accrochés au roc oii le câble tendu s'attache, nous
regardons : Eric est au-dessus des nids ; il descend
au milieu de cette tourmente ; dans les plumes
couleur de neige et dans le duvet précieux les petits
eiders sommeillent ; Eric tueur d'oiseaux pose la
main sur la couvée ; les petits réveillés s'agitent et
pris de peur veulent fuir ; mais Eric plonge le cou-
teau dans les plumes et rit de sentir sur ses mains
le sang tiède de la couvée. Le sang ruisselle sur les
plumes, et les ailes qui se débattent en éclaboussent
le rocher. Le sang ruisselle sur les vagues, et le
duvet éparpillé s'envole taché d'écarlate. Les grands
oiseaux épouvantés veulent protéger la couvée !
Eric que leurs griffes attaquent, d'un coup de cou-
teau les abat. Et alors monte de la vague, emporté
par le vent marin, un tourbillon d'écume affolée,
entre les parois de falaise, blanc comme le duvet des
cygnes, et qui monte, qui monte, qui monte, et
chassé désespérément avec les plumes et les plumes,
disparait dans le ciel qu'on voit, gouffre bleu, lors-
qu'on lève la tête.
14
210 ANDRÉ GIDE
Sur ces falaises schisteuses, les guillemots font
leur nid. Les femelles restent perchées ; les mâles
volent alentour ; ils crient d'une façon très aiguë,
et les cris et le bruit des ailes assourdissent sitôt
que l'on approche d'eux. Ils volent en armée si
nombreuse, qu'ils font une nuit lorsqu'ils passent ;
ils tournoient incessamment. Les femelles rangées
les attendent, graves, immobiles et sans cris, en file
sur une crête immense où le rocher surplombe un
peu. Elles couvrent leur œuf unique. Elles l'ont posé
là vite, pas même dans un nid, mais sur le roc glissant
en pente ; elles l'ont fait comme une fiente. Sur
l œuf elles se tiennent assises, rigides et sérieusement,
entre leurs pattes et leur queue le maintenant pour
qu'il ne roule.
Le navire s'aventura entre deux parois de falaise
dans un fiord étroit, ténébreux ; on voyait dans l'eau
transparente, à des profondeurs ignorées, les roches
s'enfoncer toutes droites ; de sorte que parfois il
semblait que ce fût le reflet des falaises ; mais la
profondeur était sombre et la^falaise blanche d'oi-
seaux. Les mâles au-dessus de nos têtes poussaient
de tels cris que nous ne pouvions nous entendre.
Nous avancions très lentement ; eux. ne semblaient
pas nous voir. Mais sitôt qu Eric, habile frondeur,
eut lancé contre eux quelques pierres, et, dans cette
opaque nuée, de chaque pierre en_eut tué plusieurs
LE VOYAGE d'uRIEN 21 I
qui tombèrent auprès du navire, alors tous les cris
redoublés affolèrent sur les roches les femmes ;
quittant le rocher nuptial, l'espoir de la progéniture,
toutes s'envolèrent en poussant des clameurs horri-
blement stridentes. Ce fut une épouvante d'armée;
nous étions honteux du vacarme, et surtout lorsque
nous vîmes tous les œufs malheureux délaissés,
plus maintenus contre la pierre, dégringoler de la
falaise. Cela fit tout le long du roc les coquilles
s'étant brisées, d'horribles traînes blanches et jaunes.
Certaines couveuses plus dévouées tentèrent en
s'envolant d'emporter l'œuf entre leurs pattes, mais
leur œuf bientôt échappé s'était éclos sur la mer
bleue. L'eau des vagues s'était salie. Nous étions
confus du désordre et nous nous enfuîmes en grande
hâte, car de toutes parts commençait de s'élever
l'odeur affreuse des couvées.
Le soir, à l'heure des prières, Paride n'étant pas
de retour, nous le cherchâmes et l'appelâmes jusqu'à
la nuit, mais ne pûmes savoir ce qu'il était devenu.
Ils dormaient ; la hutte était tranquille ; dehors,
une nuit sans^ étoile sur la plaine de givre étendue ;
au-dessus de la plaine, à cause de sa candeur la nuit
était un peu pâlie ; une lueur était éparse sur la terre.
212 ANDRÉ GIDE
je cherchais un lieu pour prier. Comme j'allais
m'agenouiller et que je commençais ma prière, je
vis Ellis. Elle était assise, pensive, près de moi, sur
une roche ; sa robe était couleur de neige ; ses che-
veux plus noirs que la nuit.
— Ellis ! c'est donc toi, sanglotai-je ; ah ! je
t'avais bien reconnue.
Mais elle était silencieuse, et je lui dis :
— Ignores-tu quelle triste histoire j'ai vécue de-
puis que je t'avais perdue ? quelles campagnes
désolées j'ai traversées depuis que ta main plus ne
me guide ? Sur une berge, un jour, je pensais t'avoir
retrouvée ; mais ce n'était qu'une femme ; ah !
pardonne ! je t'ai si longtemps souhaitée. Où me
mèneras-tu désormais dans cette nuit proche du
pôle, Ellis, ma sœur ?
— Viens, me dit-elle. Et m'ayant pris par la main
elle me conduisit sur une roche haute d'oii l'on
apercevait la mer. Je regardais, et soudain la nuit
se déchira, s'ouvrit, et se déploya sur les flots toute
une aurore boréale. Elle se reflétait dans la mer ;
c'étaient de silencieux ruissellements de phosphore,
un calme écroulement de rayons ; et le silence de
ces splendeurs étourdissait comme la voix de Dieu.
Il semblait que les flammes pourpres et roses, in-
cessamment agitées, fussent une palpitation de la
Volonté divine. Tout se taisait ; mes yeux éblouis
LE VOYAGE d'uRIEN 213
se fermèrent ; mais Ellis ayant mis un doigt sur ma
paupière j'ouvris les yeux et je ne vis plus qu'elle.
— Urien ! Urien ! triste frère ! que ne m'as-tu
toujours rêvée ! Souviens-toi de nos jeux de jadis.
Pourquoi voulus-tu, dans l'ennui, recueillir ma
fortuite image ? Tu savais pourtant bien que ce
n était pas l'heure et que ce n'était pas dès là-bas que
posséder était possible. Je t'attends au delà des
temps, où les neiges sont éternelles, ce sont des cou-
ronnes de neige, non plus de fleurs que nous aurons.
Ton voyage va finir mon frère. Ne regarde plus vers
jadis. Il est encore d'autres terres, et que tu n'auras
pas connues, que tu ne connaîtras jamais. Que t'eût
servi de les connaître ? Pour chacun la route est
unique et chaque route mène à Dieu. Mais ce n'est
pas dès cette vie que tes yeux pourront voir sa gloire.
La pauvre enfant que tu croyais me reconnaître, —
et comment t'es-tu pu méprendre ? — tu lui disais
de cruelles paroles ; et puis tu l'as abandonnée.
Elle ne vivait pas, tu l'as faite, il te faudra l'attendre
maintenant ; car cette âme ne pourrait seule monter
vers la cité de Dieu. Ah ! j'aurais souhaité que, tous
deux, nous fissions la route étoilée, ensemble, seuls,
vers les pures lumières. Il te faudra guider cette
autre. Vous finirez votre voyage ; mais cette fin
n*est pas la vraie ; rien ne finit qu'en Dieu, mon
frère, donc ne te décourage pas, quand tu croiras
214 ANDRÉ GIDE
te pencher sur la Mort. Derrière un ciel en est un
autre ; les fins reculent jusqu'à Dieu. Mon frère
bien-aimé, tiens ferme l'Espérance.
Puis s 'étant penchée vers la neige, elle écrivit en
lettres embrasées ce que m'étant agenouillé, je pus
lire :
Ils n'ont pas encore obtenu ce que Dieu leur
AVAIT promis — Afin qu'ils ne parvinssent pas
sans nous a la perfection (1)
Je voulais encore lui parler, lui demander de me
parler encore, et je tendais les mains vers elle ; mais
elle, au milieu de la nuit, me montra de sa main
l'aurore, et s'étant lentement relevée, comme un
ange chargé de prières, reprit le chemin séraphique.
A mesure qu'elle montait, sa robe devenait nuptiale ;
je voyais qu'elle était tenue à des épingles d'escar-
boucles ; elle rayonnait de tous les rayons des sept
mystiques pierreries ; et bien que leur éclat fut tel
qu il eût consumé les paupières, une si céleste dou-
ceur ruisselait de ses mains tendues, que je ne sentais
pas la brûlure. Elle ne regarda plus vers moi ; je la
voyais toujours plus haute ; elle atteignit les portes
enflammées ; derrière une nuée elle allait disparaître...
Alors une lumière beaucoup plus blanche m'éblouit,
et, la nuée s'étant ouverte je vis les anges. Ellis était
(1) Hébreux : XI; 39, 40.
LE VOYAGE d'uRIEN 215
au milieu d'eux, mais je ne pouvais la reconnaître ;
chaque ange de ses deux bras levés, agitait ce que
j'avais pris pour 1 aurore, qui n'était qu'un rideau
retombé devant les clartés immortelles, et chaque
flamme c'était un voile où transparaissait la lumière.
De grands rayons glissaient sous les célestes franges —
mais les anges ayant écarté le rideau, un tel cri jaillit
dans la nue que, la main sur les yeux, je fus pros-
terné de terreur.
Quand je me relevai, la nuit s'était refermée ; on
entendait au loin la mer. Etant retourné vers les
huttes je trouvai mes compagnons encore endormis ;
je me couchai près d'eux, accablé de sommeil.
RENCONTRES
A Jean-Paul Allégret.
I
Ce jour-là, nous promenant au hasard dans la
ville et suivant notre fantaisie, nous avons rencontré
rue de Seine — t'en souvient-il — un pauvre nègre
que nous avons longuement contemplé. C'était à la
hauteur de la devanture de la librairie Fischbacher.
Je dis cela parce que pour être plus lyrique, on finit
quelquefois par ne plus être précis du tout. Et par
prétexte pour nous arrêter, nous feignions de regar-
der la devanture ; mais c'était lui, le nègre, que nous
regardions. Pauvre, il l'était assurément, et cela
paraissait d'autant plus qu'il tâchait de le moins
paraître ; car c'était un nègre très soucieux de sa
dignité. Il était coiffé d'un chapeau haut de forme,
vêtu d'une correcte redingote ; mais le chapeau était
pareil a ceux des cirques et la redingote était affreu-
sement élimée ; il avait du linge assurément, mais
qui peut-être ne paraissait blanc que sur un nègre ;
sa misère se voyait surtout à ses souliers crevés. Il
marchait à tout petits pas comme quelqu'un qui
218 ANDRÉ GIDE
n'a plus de but et qui bientôt ne pourra plus avancer ;
et tous les quatre pas s'arrêtait, soulevait son tuyau
de poêle, et s'éventait avec, bien qu'il fît froid, puis
sortait un sordide foulard de sa poche et s'épongeait
le front avec, puis le rentrait ; il avait un grand front
découvert sous une tignasse argentée ; son regard
était vague comme ceux qui n'attendent plus rien de
la vie, et il paraissait ne pas voir les passants qu'il
croisait ; mais, quand ceux-ci s'arrêtaient à le regar-
der, vite, il se recouvrait, par dignité, et recommençait
de marcher. Certainement il venait de faire une
visite à quelqu'un de qui il attendait ce qui venait
de lui être refusé. Il avait l'air de ceux qui n'ont plus
d'espérance. Il avait l'air de quelqu'un qui meurt
de faim, mais qui se laissera mourir plutôt que de
condescendre à de nouveau redemander.
Assurément, il voulait montrer et se prouver à
lui-même que pour consentir à l'humiliation il ne
suffit pas d'être nègre. Ah ! j'aurais voulu le suivre
et savoir où il allait ; mais il n'allait plus nulle part.
Ah ! j'aurais voulu l'aborder, mais je ne savais pas
comment faire pour ne pas froisser sa susceptibilité
Et puis je ne savais pas jusqu'à quei point, toi qui
m'accompagnais alors, tout ce^qui est de la vie et
tout ce qui est vivant t'intéresse.
... Ah ! tout de même j'aurais dû l'aborder.
RENCONTRES 219
II
Et c'est ce même jour, un peu plus tard, que reve-
nant par le métro, nous vîmes ce petit nomme si
sympathique qui trimballait un bocal avec des pois-
sons. Le bocal était habillé d'étoffe avec une ouver-
ture sur le côté qui permît de voir, et le tout enveloppé
de papier. On ne comprenait pas d'abord ce que
c'était, mais il abritait cela si soigneusement que je
lui dis en riant :
— C'est une bombe ?
Alors, il m'attira près de la lumière et mystérieu-
sement :
— C'est des poissons.
Et tout de suite, car il était de naturel affable et
sentait que nous ne demandions qu'à causer :
— je les couvre pour ne pas attirer l'attention ;
mais SI vous aimez les jolies choses (et vous êtes
artiste assurément) je m'en vais vous les montrer.
Et tout en découvrant le bocal soigneusement,
avec des gestes de mère qui change les langes d'un
poupon, il continuait :
— C'est mon commerce ; je suis éleveur de pois-
sons. Tenez ! ces petits-là, ça vaut dix francs la
pièce. C'est tout petit ; mais vous n'avez pas idée
de ce que c'est rare. Et c'est joli ! Regardez seulement
220 ANDRE GIDE
quand ça vous accroche un rayon. Là ! C'est vert,
c'est bleu, c'est rose ; ça n'a pas de couleur à soi,
ça les prend toutes.
Il n'y avait dans l'eau du bocal qu'une douzaine
de fines aigttilles, qui tour à tour, en passant devant
1 échancrure de l'étoffe se diapraient.
— Et c'est vous qui les élevez ?
— J'en élève bien d'autres ! Mais les autres je
ne les promène pas. C'est trop délicat. Songez donc !
J en ai qui me coûtent à moi des cmquante, des
soixante francs pièce. On vient les voir chez moi
tt je ne les sors que vendus. La semaine dernière
un riche amateur m'en a acheté un de cent-vingt.
C'était un cyprin de la Chine ; il avait trois queues
comme un pacha. Si on a du mal à les élever ? Pour
sûr ! C'est difficile pour la nourriture et ça prend
tout le temps des maladies de foie. Une fois par
semaine il faut les mettre dans l'eau de Vichy. Ça
revient cher. Sans quoi, non ; ça peuple comme des
lapins. Vous êtes amateur, Monsieur ? Vous devriez
venir me voir.
A présent j'ai perdu son adresse. Ah î je regrette
de ne pas y être allé.
RENCONTRES 221
III
— Il faut partir de ce point, me dit-il, que les
plus importantes inventions restent encore à décou-
vrir. Elles seront la mise en lumière, simplement,
d*une constatation des plus simples, car tous les
secrets de la nature gisent à découvert et frappent
nos regards chaque jour sans que nous y fassions
attention. Les peuples auront pitié de nous plus
tard lorsqu'ils auront tiré parti de la lumière et de
la chaleur du soleil, pitié de nous qui extrayons si
péniblement notre éclairage et notre combustible
des entrailles du sol et qui gaspillons le charbon
sans souci des générations à venir. Quand donc
l'homme industneusement économe, apprendra-
t-il à capter, à canaliser sur tous les points ardents
du globe la chaleur intempestive ou superflue ?
On y viendra ! On y viendra, continuait-il senten-
cieusement. On y viendra quand le globe commen-
cera de se refroidir, car c'est alors aussi que l'on
commencera a manquer de charbon.
— Mais, lui dis-je, pour le détourner de la morne
méditation oii je voyais qu'il allait retomber, vous
parlez avec trop de sagacité pour n'être pas vous-même
un inventeur ?
— Les plus grands, reprit-il aussitôt, ne sont pas.
222 ANDRÉ GIDE
Monsieur, les plus connus. Qu'est-ce qu'un Pasteur,
je vous en prie, qu'un Louis Veuillot, qu'un Pouch-
kine auprès de l'inventeur de la roue, de l'aiguille,
de la toupie et celui qui le premier remarqua que le
cerceau que l'enfant fait rouler devant lui, se tient
droit ! Savoir voir, tout est là. Mais nous vivons
sans regarder. Ainsi tenez : quelle admirable inven-
tion que la poche ! Eh bien ! y avez-vous songé î^
Et pourtant tout le monde s'en sert. Il suffit d'ob-
server, vous dis-je. Ah ! tenez ! méfiez-vous de celui
qui vient d'entrer, fit-il en changeant de ton brus-
quement et en me tirant de côté par la manche.
C'est un vieux daim qui n'a jamais rien découvert,
mais qui voudrait piller les autres. Pas un mot devant
lui, je vous prie, (c'était mon ami C..., médecin en
chef de l'hospice). Voyez comme il interroge ce
pauvre abbé ; car bien que sous un costume
civil, ce gentleman là-bas c'est un prêtre. Un grand
inventeur, lui aussi. C'est fâcheux que nous ne
puissions pas nous entendre ; je crois que nous
aurions pu faire ensemble de grandes choses ; quand
je lui parle, c'est comme s'il me répondait en chinois.
D'ailleurs, depuis quelque temps il me fuit. Vous
irez le trouver tout à l'heure quand le vieux daim
l'aura quitté. Vous verrez : il sait des choses curieuses ;
et s il ne manquait pas de suite dans les idées...
Tenez, le voici seul à présent. Allez-y.
RENCONTRES 223
— Pas avant que vous ne m'ayez dit ce que vous
avez inventé...
— Vous voulez le savoir ?
II se pencha vers moi d'abord, puis rejeta brus-
quement le torse en arrière et à voix basse, sur un
ton d'étrange gravité :
— Je suis l'inventeur du bouton.
Mon ami C... s 'étant écarté, je me dirigeai vers
le banc où « le gentleman » restait assis, les coudes
sur les genoux et le front entre les mains.
— Ne vous ai-je pas déjà rencontré quelque part ?
lui dis-je en manière d'introduction.
— II me semble aussi, fit-il après m'avoir dévi-
sagé. Mais, rappelez-moi donc : n'est-ce pas vous
qui causiez tout à l'heure avec ce pauvre ambassa-
deur ? Oui, là, qui se promène tout seul à présent
et qui va nous tourner le dos... Comment va-t-il ?
Nous étions bons amis dans le temps ; mais c'est
un caractère jaloux. II ne peut plus me souffrir
depuis qu'il a compris qu'il ne peut pas se passer
de moi.
— Comment expliquez-vous cela ? hasardai-je.
— Vous allez comprendre tout de suite, cher
Monsieur. Il a inventé le bouton, il a dû vous le dire.
Mais c'est moi l'inventeur de la boutonnière.
— Alors, vous être brouillés ?
— Nécessairement.
LES CAVES DU VATICAN
(livre quatrième)
Le mille-pattes
I
Amédée Fleurissoire avait quitté Pau avec cinq
cents francs dans sa poche, qui certainement devaient
suffire à son voyage, malgré les faux-frais où l'en-
traînerait sans doute la malignité de la Loge. Puis
si la somme ne suffisait pas, s'il se voyait contraint
de prolonger davantage son séjour, il ferait appel
à Blafaphas qui tenait à sa disposition une petiite
réserve.
Personne à Pau ne devant savoir où il allait, il
n'avait pris billet que pour Marseille. De Marseille
à Rome le billet de troisième ne coûtait que trente-
15
226 ANDRÉ GIDE
huit francs quarante et lui laissait la faculté de s'ar-
rêter en cours de route ; ce dont il pensait profiter
pour satisfaire, non point à la curiosité des lieux
étranges qu'il n'avait jamais eue vive, mais à son
besoin de sommeil qu'il avait extraordmairement
exigeant. C'est-à-dire qu'il redoutait par-dessus
tout l'insomnie ; et, comme il importait à l'Eglise
qu'il arrivât à Rome bien gaillard, il ne regarderait
pas à la remise de deux jours, à quelques frais d'hôtel
en sus... Qu'était-ce que cela auprès d'une nuit en
wagon, blanche à n'en pas douter, et malsaine par-
ticulièrement à cause des exhalaisons des autres
voyageurs ; puis, si l'un d'eux, désireux de renouveler
1 air, s'avisait d'ouvrir une fenêtre, alors c'était le
rhume assuré... Il coucherait donc une première
nuit à Marseille, une seconde à Gênes, dans quelqu'un
de ces hôtels point fastueux mais confortables
comme on en trouve facilement dans le voisinage des
gares ; et n'arriverait à Rome que le surlendemain
soir.
Au demeurant, il s'amusait de ce voyage, et de le
faire seul enfin ; à quarante-sept ans n'ayant encore
jamais vécu que sous tutelle, escorté partout par sa
femme ou par son ami Blafaphas. Calé dans son coin
de wagon, il souriait avec un air de chèvre, du bout
des dents, souhaitant bénigne aventure. Tout alla
bien jusqu'à Marseille.
LES CAVES DU VATICAN 227
Le second jour, il fit un faux départ. Tout absorbé
dans la lecture du Baadeker de l'Italie Centrale qu*il
venait d'acheter, il se trompa de train et fila droit
sur Lyon, ne s'en aperçut qu'à Arles, au moment
où le train repartait, et dut poursuivre jusqu à Ta-
rascon ; il dut redéfaire la route ; puis prit un train
du soir qui le porta jusqu'à Toulon, plutôt que de
coucher une nouvelle nuit à Marseille où les punaises
l'avaient gêné.
La chambre n'avait pourtant pas mauvais aspect,
qui donnait sur la Cannebière ; ni le lit, ma foi !
dans lequel il s'était étendu en confiance après avoir
plié ses vêtements, fait ses comptes et ses prières.
Il tombait de sommeil et s'était endormi aussitôt.
Les punaises ont des mœurs particulières ; elles
attendent que la bougie soit soufflée, et, aussitôt
dans le noir, s'élancent. Elles ne se dirigent pas au
hasard ; vont droit au cou, qu'elles prédilectionnent ;
s'adressent parfois aux poignets ; quelques rares
préfèrent les chevilles. On ne sait trop pourquoi
elles infusent sous la peau du dormeur une subtile
huile urticante dont la virulence à la moindre fric-
tion s'exaspère...
La démangeaison qui réveilla Fleurissoire était
si vive qu'il ralluma sa bougie et courut au miroir
contempler, sous le maxillaire inférieur, une rougeur
228 ANDRÉ GIDE
confuse semée d Indistincts petits points blancs ;
mais la camoufle éclairait mal ; la glace était de tain
sali, son regard brouillé de sommeil... Il se recoucha,
frottant toujours ; éteignit de nouveau ; ralluma cinq
minutes après, la cuisson devenant intolérable ;
bondit à sa toilette, mouilla dans le broc son mou-
choir et l'appliqua sur la zone enflammée ; celle-ci,
toujours plus étendue, atteignit à présent la clavicule.
Amédée crut qu'il tombait malade et pria ; puis
éteignit encore. Le répit apporté par la fraîcheur de
la compresse fut de trop courte durée pour laisser
le patient se rendormir ; à présent se joignait à l'atro-
cité de l'urticaire la gêne d'un col de chemise trempé ;
qu'il trempait aussi de ses larmes. Et tout à coup il
sursauta d'horreur : des punaises ! ce sont des pu-
naises !... Il s'étonna de n'y avoir pas pensé plus
tôt ; mais il ne connaissait l'insecte que de nom, et
comment aurait-il assimilé l'effet d'une morsure
précise à cette brûlure indéfinie ? Il jaillit hors du
ht ; pour la troisième fois ralluma la bougie.
Théorique et nerveux, il se faisait, comme beaucoup,
sur les punaises des idées fausses, et, glacé de dégoût,
commença par les chercher sur lui ; n'en vit mie ;
pensa s'être trompé ; déjà se recroyait malade. Rien
sur les draps non plus ; mais, avant de se recoucher,
l'idée lui vint pourtant de soulever son traversin.
Il aperçut alors trois minuscules pastilles noirâtres.
LES CAVES DU VATICAN 229
qui prestement se muchèrent dans un repli de drap.
C'étaient elles !
Posant sa bougie sur le lit, il les traqua, ouvrit
le pli, en surprit cinq, que, par dégoût, n'osant escar-
bouiller contre son ongle, il précipita dans son pot
de chambre et compissa. Quelques instants il les
regarda se débattre, content, féroce, et du coup se
sentit un peu soulagé. Se recoucha ; souffla.
Les démangeaisons presque aussitôt redoublèrent ;
de nouvelles, sur la nuque, à présent. Exaspéré il
ralluma, se releva, enleva cette fois sa chemise pour
en examiner le col à loisir. Enfin il distingua, au ras
de la couture, courir d'imperceptibles points rouge-
clair, qu'il écrasa contre la toile, où ils firent une
marque de sang ; sales bêtes, si petites, il avait peine
à croire que ce fussent déjà des punaises ; mais, peu
après, soulevant de nouveau son traversin, il en
dénicha une énorme : leur mère assurément ; alors
encouragé, excité, amusé presque, il enleva le traver-
sin, défit ses draps, et commença de fouiller avec
méthode. A présent, il se figurait partout en avoir ;
mais somme toute n'en prit que quatre ; se recoucha
et put goûter une heure de calme.
Puis les brûlures recommencèrent. Il partit à la
chasse une fois encore ; puis enfin, excédé, se laissa
faire et remarqua que la cuisson, s'il n'y touchait
oas, se calmait somme toute assez vite. A l'aube les
230 ANDRÉ GIDE
dernières, repues, le laissèrent. Il dormait d'un
sommeil profond quand le garçon vint le réveiller
pour son train.
A Toulon ce furent les puces.
Sans doute les avait-il récoltées en wagon. Toute
la nuit il se gratta, tourna et retourna sans dormir.
Il les sentait qui lui couraient le long des jambes,
lui chatouillaient les reins, l'enfiévraient. Comme il
était de peau délicate, d'exubérants boutons se
soulevaient sous leurs morsures, qu'il enflammait
en se grattant comme à plaisir. Il ralluma plusieurs
fois sa bougie ; il se relevait, enlevait sa chemise,
la remettait sans avoir pu en tuer une ; a peine les
apercevait-il un instant : elles échappaient à sa prise,
et, même s'il parvenait à les saisir, lorsqu'il les croyait
mortes, aplaties sous son doigt, elles se regonflaient
à l'instant même, repartaient sitôt sauves et bon-
dissaient comme devant. Il en venait à regretter
les punaises. Il enrageait, et, dans l'énervement
de ce pourchas inutile, acheva de gâcher son som-
meil.
Toute la journée du lendemain ses boutons de la
nuit le démangèrent, tandis que des chatouillements
neufs l'avertissaient qu'il était toujours fréquenté.
L excessive chaleur augmentait considérablement
son malaise. Le wagon regorgeait d'ouvriers qui
LES CAVES DU VATICAN 231
buvaient, fumaient, crachaient, rotaient, et mangeaient
un cervelas d'une senteur tellement forte que Fleu-
rissoire, à plus d'un coup, pensa vomir. Il n'osa ce-
pendant quitter ce compartiment qu'à la frontière,
de crainte que les ouvriers, le voyant monter dans un
autre, n'allassent supposer qu'ils le gênaient ; dans
le compartiment où ensuite il monta, une volumi-
neuse nourrice changeait les couches de son poupon.
Il tâcha néanmoins de dormir ; mais il était alors
gêné par son chapeau. C'était un de ces chapeaux
plats de paille blanche à ruban noir, de l'espèce de
ceux qu'on appelle communément : canotiers. Quand
Fleurissoire le laissait dans sa position ordinaire,
le bord rigide écartait sa tête de la cloison ; si, pour
s'appuyer, il relevait un peu le chapeau, la cloison
le précipitait en avant ; lorsque, au contraire, il
réprimait le chapeau en arrière, le bord se coinçait
alors entre la cloison et sa nuque et le canotier au-
dessus de son front se levait comme une soupape.
Il prit le parti de l'enlever complètement et de se
couvrir le chef de son foulard que, par crainte du
jour, il laissait retomber devant les yeux. Du moins
il s'était précautionné pour la nuit ; il avait acheté
à Toulon, le matin, une boîte de poudre insecticide
et, dût-il payer cher, pensait-il, il n'hésiterait pas*
ce soir-là, à descendre dans un des meilleurs hôtels ;
car si cette nuit il ne dormait pas davantage, dans
232 ANDRÉ GIDE
quel état de misère physiologique arriverait-il à
Rome ? à la merci du moindre franc-maçon.
Devant la gare de Gênes stationnaient les omnibus
des principaux hôtels ; il alla droit à l'un des plus
cossus, sans se laisser intimider par la morgue du
laquais qui s'empara de sa piteuse valise ; mais
Amédée ne s'en voulait point séparer ; il refusa de
la laisser poser sur le dessus de la voiture, exigea
qu on la mît, là, près de lui, sur le coussin de la ban-
quette. Dans le vestibule de l'hôtel le portier en
parlant français le mit à l'aise; alors il se lança et,
non content de demander « une très bonne chambre »,
s enquit des prix de celles qu'on lui proposait, résolu,
au-dessous de douze francs, à ne rien trouver à sa
convenance.
La chambre de dix-sept francs pour laquelle il
se décida, après en avoir visité plusieurs, était vaste,
propre, élégante sans excès ; le lit avançait dans la
pièce, un lit de cuivre, net, assurément inhabité,
à qui le pyrèthre eût fait injure. Dans une sorte
d'armoire énorme, la toilette était dissimulée. Deux
larges fenêtres ouvraient sur un jardin ; Amédée,
penché vers la nuit, contempla d'indistincts et
sombres feuillages, longuement, laissant l'air tiède
lentement calmer sa fièvre et le persuader au som-
meil. Au-dessus du lit, un voile de tulle retombait
LES CAVES DU VATICAN 233
en brouillard exactement de trois côtés ; de petits
cordonnets, semblables aux ris d'une voile, le rele-
vaient par-devant dans une corbe gracieuse. Fleu-
rissoire reconnut là ce qu'on appelle : moustiquaire
— dont il avait toujours, dédaigné d'user.
Après s être lavé, il s'étendit avec délices dans les
draps frais. Il laissait la fenêtre ouverte ; non toute
grande assurément, par crainte du rhume et de
l'ophtalmie, mais un des battants rabattu de manière
que ne lui parvinssent pas directement les effluves ;
fit ses comptes et ses prières, puis éteignit. (L'éclai-
rage était électrique, qu'on arrêtait en chavirant
la chevillette d'un interrupteur de courant.)
Fleurissoire allait s'endormir lorsqu'un mince
chantonnement vmt lui remémorer cette précaution,
qu il n'avait point prise, de n'ouvrir la fenêtre qu'a-
près avoir éteint ; car la lumière attire les moustiques.
Il lui souvint aussi d'avoir lu quelque part des re-
mercîments au bon Dieu pour avoir doué l'insecte
volatile d'une petite musique particulière, propre
à avertir le dormeur à l'instant qu'il allait être piqué
Puis, il fit retomber tout autour de lui la mousseline
infranchissable. « Combien cela ne vaut-il pas mieux,
après tout, pensait-il en s'assoupissant, que ces
petits cônes en feutre d'herbe sèche, que, sous le
nom baroque de fidibus, débite le père Blafaphas ;
234 ANDRÉ GIDE
on les allume sur une soucoupe de métal ; ils se
consument en répandant grande abondance de fumée
narcotique ; mais devant que d'engourdir les mous-
tiques, ils asphyxient à demi le dormeur. Fidibus !
quel drôle de nom ! Fidibus... » Il s'endormait déjà
quand, soudam, à l'aile gauche du nez, une vive
piqûre. Il y porta la main ; et tandis qu'il palpait
doucement le cuisant soulèvement de sa chair :
piqûre au poignet. Puis, contre son oreille, un zé-
zaiement narquois... Horreur ! il avait enfermé
l'ennemi dans la place ! Il atteignit la chevillette
et rétablit le courant.
Oui ! le moustique était là, posé, tout en haut de
la moustiquaire. Un peu presbyte, Amédée le dis-
tinguait fort bien, fluet jusqu'à l'absurde, campé
sur quatre pieds et portant rejetée en arrière la der-
nière paire de pattes, longue et comme bouclée ;
l'insolent ! Amédée se dressa debout sur son lit.
Mais comment écraser l'insecte contre un tissu fuyant,
vaporeux ?... N'importe ! il donna du plat de la
main, si fort, si vite, qu'il crut avoir crevé la mous-
tiquaire. A coup sûr le moustique y était ; il chercha
des yeux le cadavre ; ne vit rien ; mais sentit une
nouvelle piqûre au jarret.
Alors, pour protéger du moins le plus possible
de sa personne, il rentra dans son lit ; puis resta
peut-être un quart d'heure, hébété, n'osant plus
LES CAVES DU VATICAN 235
éteindre. Puis, tout de même rassuré, ne voyant m
n'entendant plus d'ennemi, éteignié.
Alors il ressortit un bras ; gardant la main près du
visage, et, par instants, quand il en croyait sentir
un, bien posé, sur son front ou sa joue, appliquait
une vaste claque. Mais, sitôt après, il entendait de
nouveau l'insecte chanter.
Après quoi, il eut l'idée de se couvrir la tête de
son foulard, ce qui gêna considérablement sa vo-
lupté respiratoire, et ne l'empêcha pas d'être piqué
au menton.
Alors le moustique, repu sans doute, se tint coi ;
du moins Amédée, vaincu par le sommeil, cessa-t-il
de l'entendre ; il avait enlevé le foulard et dormait
d'un sommeil enfiévré ; il se grattait tout en dormant.
Le lendemain matin son nez, qu'il avait naturelle-
ment aquilin, ressemblait à un nez d'ivrogne ; le
bouton du jarret bourgeonnait comme un clou et
celui du menton avait pris un aspect volcanique —
qu'il recommanda à la sollicitude du barbier lorsque,
avant de quitter Gênes, il se fit raser, pour arriver
décent à Rome.
PHILOCTETE
OU
LE TRAITÉ DES TROIS MORALES
PREMIER ACTE
Cï'e/ gris et bas sur une plaine de neige et de glace.
SCÈNE I
ULYSSE ET NÉOPTOLÈME
NÉOPTOLÈME
Ulysse, tout est prêt. La barque est amarrée. J'ai
choisi l'eau profonde, à l'abri du Nord, de peur que
le vent n'y congelât la mer. Et, bien que cette île
si froide semble n'être habitée que par les oiseaux
des falaises, j'ai rangé la barque en un lieu que nul
passant des côtes ne pût voir.
Mon âme aussi *s 'apprête ; mon âme est prête au
sacrifice. Ulysse ! parle, à présent ; tout est prêt.
Durant quatorze jours, penché sur les rames ou sur
238 ANDRÉ GIDE
la barre, tu n'as dit que les brutales paroles des
manœuvres qui devaient nous garer des flots ; devant
ton silence obstiné mes questions bientôt s'arrêtèrent ;
je compris qu'une grande tristesse oppressait ton
âme chérie, parce que tu me menais à la mort. Et
je me tus aussi, sentant que toutes les paroles nous
étaient trop vite emportées, par le vent, sur l'immen-
sité de la mer. J'attendis. Je vis s'éloigner derrière
nous, derrière l'horizon de la mer, la belle plage
skyrienne où mon père avait combattu ; puis les
îles de sable d'or ou de pierre, que j'aimais parce
que je les croyais semblables à Pylos ; treize fois
j'ai vu le soleil entrer dans la mer ; chaque matin il
ressortait des flots plus pâle et pour monter moins
haut plus lentement ; jusqu'à ce qu'enfin, au qua-
torzième matin, c'est en vain que nous l'attendîmes ;
et depuis, nous vivons comme hors de la nuit et du
jour. Des glaces ont flotté sur la mer ; et ne pouvant
plus dormir à cause de cette constante lueur pâle,
les seuls mots que j'entendais de toi, c'était pour me
signaler les banquises dont un coup d'aviron nous
sauvait. A présent, parle, Ulysse ! mon âme est
apprêtée ; et non comme les boucs de Bacchus qu'on
mène au sacrifice couverts des ornements des fêtes,
mais comme Iphigénie s avança vers l'autel, simple,
décente et non parée. Certes, j'eusse voulu, comme
elle, pour ma patrie mourant sans plaintes, mourir
PHILOCTÈTE 239
au sein des Grecs, sur une terre ensoleillée, et mon-
trer par ma mort acceptée tout mon respect des
dieux et toute la beauté de mon âme ; elle est vail-
lante et n'a pas combattu. Il est dur de mourir sans
gloire. Pourtant, ô dieux ! je suis sans amertume,
ayant lentement tout quitté, les hommes, les plages
au soleil... et maintenant, arrivés sur cette île Inhos-
pitalière, sans arbres, sans rayons, où la neige couvre
les verdures, où toutes choses sont gelées, et sous un
ciel si blanc, si gris, qu'il semble au-dessus de nous
une autre plaine de neige étendue, loin de tout,
loin de tout... il semble que ce soit là déjà la mort, et,
tant ma pensée à chaque heure devenait plus froide
et plus pure, la passion s'étant abandonnée, qu il
ne reste ici plus qu'au corps à mourir.
Au moins, Ulysse, dis-moi que, par mon sang
fidèle, le mystérieux Zeus contenté va permettre
aux Grecs la victoire ; au moins, Ulysse ! tu leur
diras, dis, que pour cela je meurs sans crainte... tu
leur diras...
ULYSSE
Enfant, tu ne dois pas mourir. Ne souris pas.
A présent, je te parlerai. Ecoute-moi sans m'inter-
rompre. Plût aux dieux que le sacrifice de l'un de
nous les contentât ! Ce que nous venons faire ici,
Néoptolème, est moins aisé que de mourir...
240 ANDRÉ GIDE
Cette île qui te paraît déserte, ne l'est point. Un
Grec l'habite ; il a nom Philoctète et ton père l'ai-
mait. Jadis il s'embarquait avec nous sur la flotte
qui, pleine d'espoir et d'orgueil, quittait la Grèce
pour l'Asie ; c'était l'ami d'Hercule et l'un des nobles
parmi nous ; si tu n'avais vécu jusqu'ici loin du camp,
tu saurais déjà son histoire. Qui n'admirait alors
sa vaillance ? et qui ne la nomma plus tard témérité ?
Ce fut elle qui, sur une île inconnue devant qui
s arrêtèrent nos rames, l'emporta. L'aspect des
bords était étrange ; les présages mauvais avaient
altéré nos courages. L'ordre des dieux ayant été,
nous dit Calchas, de sacrifier sur cette île, chacun
de nous attendait que quelque autre voulût descendre ;
c est alors que s'offrit en souriant Philoctète. Sur la
plage de l'île un perfide serpent le piqua. Ce fut en
souriant d'abord que Philoctète rembarqué nous
montra près du pied sa petite blessure. Elle empira.
Philoctète cessa bientôt de sourire ; son visage pâlit,
puis ses regards troublés s'emplirent d'une angoisse
étonnée. Au bout de quelques jours son pied tuméfié
s alourdit ; et lui, qui ne s'était jamais plaint, com-
mença de lamentablement gémir. D'abord chacun
s empressait près de lui pour le consoler, le distraire ;
rien n'y pouvait ; il aurait fallu le guérir ; et, quand
il fut prouvé que l'art de Machaon n'avait sur sa
blessure aucune prise, — comme aussi bien ses cris
PHILOCTETE 241
menaçaient d'affaiblir nos courages, — le navire
ayant approché d'une autre île, de celle-ci, nous 1 y
laissâmes, seul avec son arc et ses flèches qui vont
nous occuper aujourd'hui.
NÉOPTOLÈME
Quoi ! seul ! vous le laissâtes, Ulysse ?
ULYSSE
Eh ! s'il eût dû mourir, nous eussions pu, je crois,
le garder quelque temps encore. Mais non : sa bles-
sure n'est pas mortelle.
NÉOPTOLÈME
Mais alors ?
ULYSSE
Mais alors devions-nous soumettre la vaillance
d'une armée à la détresse, aux lamentations d'un
seul homme ? On voit bien que tu ne l'entendis pas !
NÉOPTOLÈME
Ses cris étaient-ils donc affreux ?
ULYSSE
Non, pas affreux : plaintifs, humectant de pitié
nos âmes.
16
242 ANDRÉ GIDE
NEOPTOLEME
Quelqu'un ne pouvait-il du moins rester, veiller
sur lui ? Malade et seul ici, que peut-il faire ?
ULYSSE
11 a son arc.
NÉOPTOLÈME
Son arc ?
ULYSSE
Oui : l'arc d'Hercule. Et puis je dois te dire,
enfant : son pied pourri exhalait par tout le navire
la plus intolérable puanteur.
NÉOPTOLÈME
Ah ?
ULYSSE
Oui. Puis il était absorbé par son mal, incapable
à jamais de nouveau dévouement pour la Grèce...
NÉLOPTOÈME
Tant pis. Et noi^s alors, Ulysse, nous venons...
ULYSSE
Ecoute encore, Néoptolème : tu sais, devant
Trojà longuement condamnée, combien de sang
PHILOCTÈTE 243
versé, et de vertu, de patience et de courage ; les
foyers délaissés et la chère patrie... Rien de tout cela
n*a suffi. Par le prêtre Calchas, les dieux ont enfin
déclaré que seuls l'arc d'Hercule et ses flèches, par
une dernière vertu, permettraient la victoire à la
Grèce. Voilà pourquoi tous deux partis — que béni
soit le sort qui nous a désignés ! — il semble qu à
présent sur cette île si reculée, toute passion étant
abandonnée, nos grands destins enfin vont se ré-
soudre, et notre cœur ici plus complètement dévoué
va parvenir enfin à la vertu la plus parfaite.
NÉOPTCLÈME
Est-ce tout, Ulysse ? Et maintenant, ayant bien
parlé, que comptes-tu faire ? car mon esprit se
refuse encore à comprendre complètement tes paro-
les... Dis : pourquoi sommes-nous venus ici ?
ULYSSE
Pour prendre l'arc d'Hercule ; ne l'as-tu pas
compris }
NÉOPTOLEME
Ulysse, est-ce là ta pensée ?
ULYSSE
Non la mienne, mais celle que les dieux m'ont
donnée.
244 ANDRÉ GIDE
NEOPTOLEME
Philoctète ne voudra pas nous le céder.
ULYSSE
Aussi nous en emparerons-nous par la ruse.
NÉOPTOLÈME
Ulysse, je te hais. Mon père m'apprit à ne jamais
me servir de la ruse.
ULYSSE
Elle est plus forte que la force ; celle-ci n'attend
pas. Ton père est mort, Néoptolème ; je suis vivant.
NÉOPTOLÈME
Et ne disais-tu pas qu'il valait mieux mourir ?
ULYSSE
Non qu'il valait mieux, mais qu'il était plus aisé
de mourir. Rien n'est trop malaisé pour la Grèce.
NÉOPTOLÈME
Ulysse ! pourquoi m'as-tu choisi ? Et qu'avais-
tu besoin de moi pour cet acte que toute mon âme
désapprouve ?
PHILOCTÈTE 245
ULYSSE
Parce que cet acte, je ne peux, moi, le faire :
Phlloctète me connaît trop. S'il me voit seul, il va
soupçonner quelque ruse. Ton innocence protégera.
Cet acte, il faut que ce soit toi qui le fasses.
NÉOPTOLÈME
Non, Ulysse ; par Zeus, je ne le ferai point.
ULYSSE
Enfant, ne parle pas de Zeus. Tu ne m as pas
compris. Ecoute-moi. Parce que mon âme tourmen-
tée se cache et qu'elle accepte, me crois-tu moins
triste que toi ? Tu ne connais pas Phlloctète, et
Philoctète est mon ami. Il m'est plus dur qu à toi
de le trahir. Les ordres des dieux sont cruels ; ils
sont les dieux. Si je ne te parlais pas, dans la barque,
c'est que mon grand cœur attristé ne songeait même
plus aux paroles... Mais tu t'emportes comme fai-
sait ton père et tu n'entends plus la raison.
NÉOPTOLÈME
Mon père est mort, Ulysse ; ne parle pas de lui ;
il est mort pour la Grèce. Ah ! pour elle lutter,
souffrir, mourir — demande-moi ce que tu veux,
— mais pas trahir un ami de mon père
246 ANDRÉ GIDl
ULYSSE
Enfant, écoute et réponds-moi : n*es-tu pas l'ami
de tous les Grecs avant d'être l'ami d'un seul ?
ou plutôt : la patrie n'est-elle pas plus qu'un seul ?
et souffrirais-tu de sauver un homme s'il te fallait
pour le sauver perdre la Grèce ?
NÉOPTOLÈME
Ulysse, tu dis vrai, je ne le souffrirais pas.
ULYSSE
Et tu conviens que, si l'amitié est une chose très
précieuse, la patrie est chose plus précieuse encore ?...
Dis-moi, Néoptolème, en quoi consiste la vertu ?
NÉOPTOLÈME
Instruis-moi, sage fils de Laerte.
ULYSSE
Calme ta passion ; soumets tout au devoir...
NÉOPTOLÈME
Mais nuel est le devoir, Ulysse ?
PHILOCTÈTE 247
ULYSSE
La voix des dieux, Tordre de la cité, l'offrande
de nous à la Grèce ; et, comme Ton voit les amants
chercher alentour sur la terre les plus précieuses
fleurs en dons à faire à leur maîtresse, et désirer
mourir pour elle, comme s'ils n'avaient, malheureux,
rien de mieux à donner qu'eux-mêmes, s'il est vrai
que ta patrie te soit chère, que saurais-tu lui donner
de trop cher, et ne convins-tu pas tout à l'heure
qu après elle aussitôt venait l'amitié ? Qu'avait
Agamemnon de plus cher que sa fille, si ce n'était
pas la patrie ? Comme sur un autel, immole... Mais
qu*a de même Philoctète, en cette île où tout seul
il vit, qu'a-t-il de plus précieux que cet arc, en don
à faire a la patrie ?
NÉOPTOLÈME
Mais, Ulysse, en ce cas, demande-lui.
ULYSSE
Il pourrait refuser. Je ne connais pas son humeur,
mais sais que son délaissement l'irrita contre les
chefs de l'armée. Peut-être irrite-t-il les dieux par
sa pensée et cesse-t-il horriblement de nous souhai-
ter la victoire. Et peut-être les dieux offensés ont-ils
248 ANDRÉ GIDE
voulu par nous le châtier encore. En le forçant à la
vertu par l'abandon obligé de ses armes, les dieux
seront pour lui moins sévères.
NÉOPTOLÈME
Mais, Ulysse, les actes que l'on fait malgré soi
peuvent-ils être méritoires ?
ULYSSE
Ne crois-tu pas, Néoptolème, qu'il importe avant
tout que les ordres des dieux s'accomplissent ?
fussent-ils accomplis sans l'aveu de chaque homme ?
NÉOPTOLÈME
Tout ce que tu disais avant, je l'approuvais ;
mais à présent je ne sais plus que dire, et même il
me paraît...
ULYSSE
Chut ! Ecoute... N'entends-tu rien ?
NÉOPTOLÈME
Si : le bruit de la mer.
ULYSSE
Non. C est lui ! Ses cris affreux commencent de
parvenir jusqu'à nous.
PHILOCTÈTE 249
NEOPTOLEME
Affreux ! ? Ulysse, j'entends des chants mélo-
dieux au contraire.
ULYSSE, prêtant roreille.
C'est vrai qu'il chante. Il est bien bon ! A présent
qu'il est seul, il chante ! Quand c'était près de nous,
il criait.
NÉOPTOLÈME
Que chante-t-il ?
ULYSSE
On ne peut encore distinguer les paroles. Ecoute :
il se rapproche cependant.
NÉOPTOLÈME
Il cesse de chanter. Il s'arrête. Il a vu nos pas sur
la neige.
ULYSSE, riant.
Et voilà qu'il recommence à crier. Ah ! Philoctète !
NÉOPTOLÈME
En effet, ses cris sont horribles.
ULYSSE
Va ; cours porter sur ce roc mon épée ; qu'il
reconnaisse une arme grecque et sache que les pas
250 ANDRÉ GIDE
qu il voyait sont ceux d'un homme de sa patrie. —
Hâte-toi. Le voilà qui s'approche. — C'est bien. —
Viens à présent ; postons-nous derrière ce tertre
de neige ; nous le verrons sans être vus. Quelles
imprécations va-t-il faire ! « Malheureux, dira-t-il,
et périssent les Grecs qui m'ont abandonné ! Chefs
de l'armée ! toi, fourbe Ulysse ! vous, Agamemnon,
Ménélas ! Puissent-ils à leur tour être dévorés par
mon mal ! 0 ! mort ! mort que j'appelle chaque
jour, resteras-tu sourde à ma plainte ? ne pourras-tu
jamais venir ? 0 antre ! rochers ! promontoires !
muets témoins de mes douleurs, ne pourrez-vous
jamais... »
(Philoctète entre ; il aperçoit le casque et les armes
poses au milieu du théâtre.)
SCÈNE II
PHILOCTÈTE. ULYSSE, NÉOPTOLÈME
PHILOCTÈTE
// se tait.)
PHILOCTÈTE 25
DEUXIEME ACTE
SCÈNE I
PHILOCTÈTE. ULYSSE. NÉOPTOLÈME
{Tous trois sont assis.)
PHILOCTÈTE
Certes, Ulysse, ce n'est que depuis que je suis
loin des autres que je comprends ce qu'on appelle
la vertu. L'homme qui vit parmi les autres est in-
capable, incapable, crois-moi, d'une action pure et
vraiment désintéressée. Ainsi, vous... vîntes ici...
pourquoi ?...
ULYSSE
«
Mais pour te voir, cher Philoctète.
PHILOCTÈTE
Je n'en crois rien et peu m'importe ; le plaisir
que j'ai de vous revoir est grand et me suffit. J'ai
perdu le talent de chercher les motifs des actes,
depuis que les miens n'en ont plus de secrets. Ce
que je suis, pour qui le paraîtrais-je ? J'ai souci,
d'être seulement. J'ai cessé de gémir, sachant qu'ici
252 ANDRÉ GIDE
nulle oreille ne peut m'entendre, cessé de souhaiter
sachant qu'Ici je ne pouvais rien obtenir.
ULYSSE
Que ne cessas-tu de gémir plus tôt, Philoctète ?
Nous t'eussions gardé près de nous.
PHILOCTÈTE
C'est ce qu'il ne fallait pas, Ulysse. Près des autres
mon silence eût été mensonge.
ULYSSE
Tandis qu'ici ?
PHILOCTÈTE
Ma souffrance n'a plus besoin de mots pour se
connaître n étant plus connue que de moi.
ULYSSE
Alors, depuis notre départ tu t'es tu, Philoctète ?
PHILOCTÈTE
Non pas. Mais depuis que je ne m'en sers plus
pour manifester ma souffrance, ma plainte est de-
venue très belle ; à ce point que j'en suis consolé.
ULYSSE
Tant mieux, mon pauvre Philoctète.
PHILOCTÈTE 253
PHILOCTETE
Ne me plains pas, surtout ! J'ai cessé de souhai-
ter, te disais-je, sachant que je ne pouvais rien obte-
nir... Rien obtenir du dehors, il est vrai, mais beau-
coup obtenir de moi-même ; c'est depuis lors que
je souhaite la vertu ; mon âme y est tout employée,
et je repose, malgré ma douleur, dans le calme ;
— j'y reposais du moins, quand vous êtes venus...
Tu souris ?
ULYSSE
Je vois que tu as su t'occuper.
PHILOCTÈTE
Tu m'écoutes sans me comprendre. — N'estimes-
tu pas la vertu ?
ULYSSE
Si : la mienne.
Quelle est-elle ?
ULYSSE
Tu m'écouterais sans me comprendre... Parlons
des Grecs plutôt. Ta vertu solitaire t'a-t-elle fait
cesser de te souvenir d'eux ?
PHILOCTETE
254 ANDRÉ GIDE
PHILOCTETE
Pour cesser de m'irriter contre eux, oui certes.
ULYSSE
Entends ! Néoptolème. — Ainsi le succès du
combat pour lequel...
PHILOCTETE
... vous m*avez laissé... que veux-tu que j'en pense,
Ulysse ? Si vous m'avez laissé, c'était pour vaincre,
n'est-ce pas ? J'espère donc pour vous que vous
êtes vainqueurs...
ULYSSE
Et sinon ?
PHILOCTETE
Sinon nous aurions cru l'Hellas trop grande.
Moi, dans cette île, je me suis fait, comprends,
de jour en jour moins Grec, de jour en jour plus
homme... Pourtant, quand je vous vois, je sens...
Achille est mort, Ulysse ?
ULYSSE
Achille est mort ; celui qui m'accompagne est
son fils. Quoi ! tu sanglotes, Philoctète ?... ce calme
ai cherché...
PHILOCTÈTE 255
PHILOCTETE
Achille !... Enfant, laisse ma main flatter ton front
si beau... Voilà longtemps, longtemps que ma main
n a touché que des corps froids ; et même les corps
des oiseaux que je tue, tombant sur les flots ou la
neige, sont, lorsque mes mains s'en approchent,
glacés comme ces régions supérieures de l'atmos-
phère qu'ils traversent...
ULYSSE
Tu t'exprimes bien, pour quelqu'un qui souffre.
PHILOCTÈTE
Où que j'aille et toujours je suis fils de la Grèce.
ULYSSE
Mais tu n'as plus à qui parler.
PHILOCTÈTE
Je te l'ai dit ; ne m'as-tu pas compris ? Je m'ex-
prime mieux depuis que je ne parle plus à des hom-
mes. Mon occupation, entre la chasse et le sommeil»
est la pensée. Mes idées, dans la solitude, et comme
rien, même la douleur, ne les dérange, ont pris un
cours subtil que parfois je ne suis qu'avec peine.
J'eû compris sur la vie plus de secrets que ne m'en
256 ANDRÉ GIDE
avaient révélé tous mes maîtres. Je m'occupais aussi
à me raconter mes douleurs, et, si la phrase était
très belle, j'en étais d'autant consolé; parfois même
j'oubliais ma tristesse, à la dire. Je compris que les
mots sont plus beaux dès qu'ils ne servent plus aux
demandes. N'ayant plus, près de moi, d'oreilles ni
de bouches, je n'employais que la beauté de mes
paroles ; je les criais à toute l'île, le long des plages ;
et l'île en m'écoutant semblait moins solitaire ; la
nature semblait pareille à ma tristesse ; il me sem-
blait que j'en étais la voix et que les rochers muets
l'attendissent pour raconter leurs maladies ; car
j'ai compris qu'autour de moi tout est malade... et
que ce froid n'est pas normal, car je me souviens
de la Grèce... Et je pris lentement l'habitude de cla-
mer la détresse plutôt des choses que la mienne ;
je trouvais cela mieux, comment te dire ? d'ailleurs
cette détresse était la même et j'étais autant consolé.
Puis c'est en parlant de la mer et de la vague inter-
minable que je fis mes plus belles phrases. Te 1 a-
vouerai-je, Ulysse,. — Ulysse ! — certaines étaient
si belles que j'en sanglotais de tristesse qu'aucun
homme ne les pût ouïr. Son âme, il me semblait,
en eût été changée. Ecoute, Ulysse ! écoute. On ne
m'a pas encore entendu.
PHILOCTÈTE 257
ULYSSE
Tu pris l'habitude, je vois, de parler sans qu'on
t'interrompe. Allons, récite.
PHILOCTÈTE, déclamant.
« Sourires infinis des flots de la mer... »
ULYSSE, riant
Mais Philoctète, c'est de l'Eschyle.
PHILOCTÈTE
Peut-être... Cela te gêne... ? (reprenant.)
<* Sanglots infinis des flots de la mer... >' (Silence.)
ULYSSE
Et puis...
PHILOCTÈTE
Je ne sais plus... Je suis troublé.
Ulysse]
Tant pis ! tu reprendras une autre fois.
NÉOPTOLÈME
Oh ! si tu continuais, Philoctète !
ULYSSE
Tiens ! l'enfant t'écoutait !...
17
258 ANDRÉ GIDE
PHILOCTETE
Je ne sais plus parler.
ULYSSE, se lève
Je te laisse un instant rechercher ta pensée. A
bientôt, Philoctète. — Mais, dis : il n'est point cap-
tivité si dure, qu'elle n'ait tel repos, tel oubli, tel
répit ?...
PHILOCTÈTE
En effet, Ulysse ; un jour, un oiseau tomba, que
j'avais tiré, que ma flèche n'avait que blessé, que
j'espérai faire revivre. Mais comment garder cette
émotion aérienne et qui volait, au ras de cette terre
ardue où le froid donne à l'eau même, gelée, la forme
de mes logiques pensées. L'oiseau mourut ; je l'ai
vu mourir en peu d'heures ; pour l'échauffer encore,
je l'étouffais de baisers et d'haleines. Il est mort du
besoin de voler...
Même, il me semble, cher Ulysse, que le torrent
de poésie, sitôt quitté mes lèvres, se fige, et meurt
de ne pouvoir se propager, et que se réduit toujours
plus l'intime flamme qui l'anime. Bientôt, vivant
toujours, je serai tout abstrait. Le froid m'envahit,
cher Ulysse, et je m'épouvante à présent, car j'y
trouve, et dans sa rigueur, même une beauté.
Je marche sûrement sur les choses et sur les
PHILOCTÈTE 259
fluides durcis. Sans plus rêver jamais, je pense.
Je ne goûte plus d'espérance, et pour cela ne suis
plus jamais enivré. Quand ici, où tout est pierre dure,
je pose quoi... fût-ce une graine, je la retrouve, long-
temps après, la même ; elle n'a jamais germiné. Ici,
rien ne devient, Ulysse : tout est, tout demeure.
Enfin, l'on peut ici spéculer ! — J'ai gardé 1 oiseau
mort ; le voici ; l'air trop froid l'empêche à jamais de
pourrir. Et mes actes, Ulysse, et mes paroles, comme
gelées, permanent, m'entourent comme un cercle
de roches posées. Et les retrouvant là, chaque jour,
toute passion se tait, je sens la Vérité toujours plus
ferme — et je voudrais mes actions de même tou-
jours plus solides et plus belles ; vraies, pures, cris-
tallines, belles, belles, Ulysse, comme ces cristaux
de clair givre, où, si le soleil paraissait, le soleil tout
entier paraîtrait au travers. Je ne veux empêcher au-
cun rayon de Zeus ; qu'il me traverse, Ulysse,
comme un prisme, et que cette lumière réfractée
fasse mes actes adorables. Je voudrais parvenir
à la plus grande transparence, à la suppression de
mon opacité, et que, me regardant agir, toi-même
sentes la lumière...
ULYSSE, partant
Allons, adieu. (Montrant Néoptolème.) Cause avec
lui, puisqu'il t'écoute. (// sort^
260 ANDRÉ GIDE
SCÈNE II
PHILOCTÈTE, NÉOPTOLÈME
NÉOPTOLÈME
Philoctète ! enseigne-moi la vertu...
TROISIEME ACTE
SCÈNE I
PHILOCTÈTE (I! entre.)
PHILOCTÈTE, bouleversé par la surprise et la douleur
Aveugle Philoctète ! reconnais ton erreur et pleure
ta folie ! Qu'avoir revu des Grecs ait pu ravir ton
cœur... Ai-je bien entendu ? — Certes : Ulysse
était assis, et près de lui Néoptolème ; ne me sachant
point près, ils n'avaient même pas baissé la voix ;
Ulysse, conseillant Néoptolème, lui apprenait à me
trahir ; lui disait... Malheureux Philoctète ! c'est
pour ravir ton arc qu'ils sont revenus jusqu'à toi !
Comme ils en ont besoin !... Précieux arc, oh ! l'uni-
PHILOCTÈTE 261
que bien qui me reste, et sans lequel... (// prête
Voreille) On vient ! Défends-toi, Philoctète ! ton
arc est bon, ton bras est sûr. Vertu ! vertu, que je
chérissais tant, solitaire ! Mon cœur silencieux s'était
calmé, loin d'eux. Ah ! je sais maintenant ce que vaut
l'amitié qu'ils proposent ! Est-ce la Grèce, ma patrie ?
Ulysse que je hais, et toi, Néoptolème... Comme il
m'écoutait cependant ! Quelle douceur ! Enfant...
aussi beau, oh ! plus beau que n'était beau ton père...
Comment un front si pur cache-t-il une telle pen-
sée ? « La vertu >>, disait-il, <' Philoctète, apprends-
moi la vertu ^\ Que lui disais-je ? Je ne me souviens
plus que de lui... Et qu'importe à présent ce que je
pus lui dire !... (// écoute.) Des pas !... Qui vient ?
Ulysse ! (// saisit son arc.) Non, c'est... Néoptolème.
{Entre Néoptolème.)
SCÈNE II
PHILOCTÈTE et NÉOPTOLÈME
NÉOPTOLÈME, appelant
... Philoctète ! {il s'approche et, comme défaillant)
ah ! je suis malade...
PHILOCTÈTE
Malade ?...
262 ANDRÉ GIDE
NEOPTOLEME
C'est toi qui m'as troublé. Rends-moi le calme,
Philoctète. Tout ce que tu m'as dit a germé dans mon
cœur. Tandis que tu parlais, je ne savais pas quoi
répondre. J'écoutais ; mon cœur s'ouvrait naïf à tes
paroles. Depuis que tu t'es tu, j'écoute encore. Mais
voici, tout se trouble et je suis dans l'attente. Parle :
je n'ai pas assez entendu... Il faut se dévouer, disais-
tu ?...
PHILOCTÈTE, fermé
... Se dévouer.
NÉOPTOLÈME
Mais Ulysse aussi me l'enseigne. Se dévouer à
quoi, Philoctète ? Il dit que c'est à la patrie...
PHILOCTÈTE
... A la patrie.
NÉOPTOLÈME
Ah ! parle, Philoctète ; tu dois continuer à présent.
PHILOCTÈTE, se dérobant
Enfant... sais-tu tirer de l'arc ?
NÉOPTOLÈME
Oui. Pourquoi.
PHILOCTÈTE 263
PHILOCTETE
Pourrals-tu bander celui-ci ?..,
NÉOPTOLÈME, déconcerté
Tu veux... Je ne sais. (// essaie.) Oui ; peut-être. —
Voilà !
PHILOCTÈTE, à part
Quelle facilité ! Il semble que ce soit...
NÉOPTOLÈME, indécis
Et maintenant...
PHILOCTÈTE
J'ai vu ce que je voulais voir. (// reprend rare.)
NÉOPTOLÈME
Je ne te comprends pas.
PHILOCTÈTE
N'importe, hélas !... (// se ravise.) Ecoute, enfant,
Ne crois-tu pas les dieux au-dessus de la Grèce, et
les dieux plus importants qu'elle ?
NÉOPTOLÈME
Non, par Zeux, je ne le crois pas.
»,
PHILOCTÈTE
Et pourquoi donc, Néoptolème ?
264
ANDRE GIDE
NÉOPTOLÈME
Car les dieux que je sers ne servent que la Grèce.
PHILOCTÈTE
En ! quoi ! sont-ils soumis ?
NÉOPTOLÈME
Non soumis... je ne sais comment dire... Mais,
vois ! tu sais qu'on ne les connaît pas hors la Grèce ;
la Grèce est leur pays aussi bien que le nôtre ; en
servant celle-ci, je les sers ; ils ne diffèrent pas de
ma patrie.
PHILOCTÈTE
Pourtant, vois, moi je puis t'en parler, moi qui ne
suis plus de la Grèce — et je les ser>...
NÉOPTOLÈME
Crois-tu ? — Ah ! pauvre Philoctète ! on ne
s échappe pas aisément de la Grèce... et même...
PHILOCTÈTE, altentif
Et même ?...
NÉOPTOLÈME
Ah ! si tu savais... Philoctète...
PHILOCTÈTE
Si je savais... quoi ?...
PHILOCTÈTE 265
NEOPTOLEME, se reprenant
Non, parle, toi ; je suis venu pour écouter ; tu
interroges... Et je sens bien qu'Ulysse et toi, votre
vertu n'est pas la même... Mais quand il faut parler,
toi qui parlais si bien, tu hésites... Se dévouer à quoi,
Philoctète ?
PHILOCTETE
J'allais te dire : aux dieux... Mais c'est donc qu'au-
dessus des dieux, Néoptolème, ii y a quelque chose.
NÉOPTOLÈME
Au-dessus des dieux !
PHILOCTÈTE
Oui, puisque je n'agis pas comme Ulysse.
NÉOPTOLÈiME
Se dévouer à quoi, Philoctète ? Au-dessus des
dieux, qu'y a-t-il ?
PHILOCTÈTE
Il y a... (// se prend la tête dans les mains, comme
accablé.) Je ne sais plus. Je ne sais pas... Ah ! ah !
soi-même !... Je ne sais plus parler, Néoptolème...
NÉOPTOLÈME
Se dévouer à quoi ? Dis, Philoctète...
266 ANDRÉ GIDE
PHILOCTETE
... Se dévouer,., se dévouer...
NÉOPTOLÈME
Tu pleures !
PHILOCTETE
Enfant ! Ah ! si je pouvais te montrer la vertu...
(// se dresse brusquement.) J'entends Ulysse ! Adieu...
(// s*écarte et dit en s'en allant !) Te reverrai-je ?
NÉOPTOLÈME
Adieu. {Entre Ulysse.)
SCÈNE m
ULYSSE ET NÉOPTOLÈME
ULYSSE
Viens-je à temps ? Qu'y a-t-il ? As-tu bien parlé,
mon élève ?
NÉOPTOLÈME
Grâce à toi mieux que lui. Mais qu'importe ? —
Ulysse... il m'a donné son arc à tendre !...
ULYSSE
Son arc ! quelle plaisanterie ! — Eh que ne Tas-tu
donc gardé, fils d'Achille ?
PHILOCTÈTE 267
NEOPTOLEME
Que vaut un arc sans flèches ? Tandis que j'avais
l'arc, il retenait les flèches prudemment.
ULYSSE
L'habile ami !... Se doute-t-il, crois-tu ? Que
disait-il ?
NÉOPTOLÈME
Oh ! rien, ou presque.
ULYSSE
Et t*a-t-il récité de nouveau sa vertu ?
NÉOPTOLÈME
Lui qui parlait si bien naguère, dès mes questions,
il s'est tu.
ULYSSE
Tu vois !...
NÉOPTOLÈME
Et quand j'ai demandé à quoi l'on peut se dévouer,
qui ne soit pas toujours la Grèce, il m a dit...
^ULYSSE
Il t'a dit ?...
[NÉOPTOLÈME
Qu'il ne savait pas. Et quand j'ai dit que les dieux
26Ô ANDRÉ GIDE
mêmes, ainsi que tu m avais appris, s y soumettaient,
il a répondu : C'est alors qu'au-dessus des dieux,,
il y a...
ULYSSE
Quoi ?
NÉOPTOLÈME
Il m'a dit qu'il ne savait pas.
ULYSSE
Eh ! tu vois bien, Néoptolème !...
NÉOPTOLÈME
Non, Ulysse, il me semble que je le comprends,
à présent.
ULYSSE
Que tu comprends quoi ?
NÉOPTOLÈME
Quelque chose. Car enfin, dans cette île si soli-
taire, quand nous n'étions pas là, à quoi se dévouait
Philoctète ?
ULYSSE
Mais, tu l'as dit : à rien. A quoi sert la vertu soli-
taire ? Malgré tout ce qu'il croit, elle s'exhalait sans
emploi. A quoi servent toutes ses phrases ; belles
PHILOCTÈTE 269
tant qu'il voudra... Tont-elles convaincu, toi ? —
moi non plus.
S'il vit ainsi, seul dans cette île, je te 1 ai bien prouvé,
c'était pour délivrer l'armée de ses gémissements
et de sa puanteur ; c'est là son premier dévouement ;
c est là sa vertu, quoi qu'il dise. Sa seconde vertu,
ce sera, s'il est si vertueux, de se bien consoler, quand
il aura perdu son arc, en songeant que c'est pour la
Grèce. Quel autre dévouement s'imagine, qui ne
soit pas pour la patrie ? II attendait, vois-tu, que nous
vinssions l'offrir... Mais, comme il pourrait refuser,
mieux nous vaut forcer sa vertu, lui imposer le sacri-
fice — et je crois plus prudent de l'endormir. Vois
ce flacon...
NÉOPTOLÈME
Ah ! ne parle pas trop, Ulysse... Philoctète, lui
se taisait.
ULYSSE
C'est qu'il n'avait plus rien à dire.
NÉOPTOLÈME
Et c'est pour cela qu'il pleurait ?
ULYSSE
Il pleurait de s'être trompé.
270
ANDRE GIDE
NEOPTOLEME
Non, c'est à cause de moi qu'il pleurait.
ULYSSE, souriant
De toi ?... Ce qu'on commence par sottise, ensuite
par orgueil on l'appelle vertu.
NEOPTOLEME, éclate en sanglots
Ulysse ! tu ne comprends pas Philoctète...
QUATRIÈME ACTE
SCÈNE I
PHILOCTÈTE, NEOPTOLEME
(Philoctète est seul, assis ; il semble accablé de douleur
— ou médite.)
NEOPTOLEME, entre en courant
Que je le trouve à temps !... Ah ! c'est toi, Phi-
loctète. En hâte, écoute-moi. Ce que nous venions
faire ici est indigne ; mais, sois plus grand que nous :
pardonne-moi. Nous venions... oh ! j'ai honte à le
dire... te voler ton arc, Philoctète !...
PHILOCTÈTE 27!
PHILOCTETE
Je le savais.
NÉOPTOLÈME
Tu ne me comprends pas... c'est te voler ton arc,
te dis-ie... Ah ! défends-toi ! ^
PHILOCTÈTE
Contre qui ? Contre toi ? dis, mon Néoptolème.
NÉOPTOLÈME
Non certes contre moi : je t'aime et te préviens.
PHILOCTÈTE
Et tu trahis Ulysse...
NÉOPTOLÈME
Et suis au désespoir... C'est à toi que je me dévoue.
M'aimes-tu ? Parle, Philoclète. Est-ce que c'est là
la vertu ?
PHILOCTÈTE
Enfant !...
NÉOPTOLÈME
Vois ce que je t'apporte. Cette fiole a pour mission
de t'endormir. Mais moi je te la donne. Voici. Est-ce
di la vertu ? — Parle-moi.
272 ANDRÉ GIDE
PHILOCTETE
Enfant ! on ne parvient que pas à pas à la vertu
supérieure ; ce que tu fais ici n'est qu'un bond.
NÉOPTOLÈME
Alors enseigne-moi, Philoctète.
PHILOCÈTE
Cette petite fiole était pour m'endormir, dis-tu ?
(// la prend et la regarde.) Petite fiole... toi, du moins,
ne manque pas ton but ! Vois-tu ce que je fais,
Néoptolème ? (// boit.)
NEOPTOLEME
Quoi ! malheureux, mais c*est...
PHILOCTÈTE
Préviens Ulysse. Tu lui diras... qu'il peut venir.
(Néoptolème épouvanté sort en courant et en criant.)
SCÈNE II
PHILOCTÈTE, PUIS ULYSSE et NÉOPTOLÈME
PHILOCTÈTE, seul
Et tu m'admireras, Ulysse ; je te veux contraindre
à m 'admirer. Ma vertu monte sur la tienne et tu te
PHILOCTÈTE 273
sens diminué. Exalte-toi, vertu de Philoctète ! satis-
fals-toi de ta beauté ! Néoptolème, que ne prls-tu
mon arc tout de suite ? Plus tu m aimais, plus cela
t'était difficile : tu ne t'es pas assez dévoué. Prends-
les... (// regarde.) Il n'est plus là...
Ce breuvage avait un goiit affreux ; d'y penser,
mon cœur se soulève ; je voudrais m'endormir plus
vite... De tous les dévouements, le plus fou c'est celui
pour les autres, car alors on leur devient supérieur.
Je me dévoue, oui, mais ce n'est pas pour la Grèce...
Je ne regrette qu'une chose, c'est que mon dévoue-
ment serve à la Grèce... Et non, je ne le regrette
même pas... Mais alors, ne me remercie pas : c'est
pour moi que ]'agis, non pour toi. — Ulysse, tu
m'admireras, n'est-ce pas ? — Mais, m'admlrcras-
tu, Ulysse ? — Ulysse ! Ulysse ! où donc es-tu ?
Comprends : je me dévoue, mais ce n'est pas pour
la patrie... c'est pour autre chose, comprends ;
c est pour... quoi ? Je ne sais pas. Vas-tu comprendre?
Ulysse ! tu vas croire peut-être que je me dévoue
pour la Grèce ! Ah ! cet arc et ces flèches vont y
servir !... Où les jeter ? — La mer ! (// veut courir
mais retombe vaincu par le breuvage.) Je suis sans
force. Ah ! ma tête se trouble... Il va venir...
Vertu ! vertu ! je cherche dans ton nom amer un
peu d'ivresse; l'aurais-je déjà toute épuisée? L'or-
gueil qui me soutient chancelle et cède ; je fuis de
18
274 ANDRÉ GIDE
toutes parts. « Pas de bonds ; pas de bonds », lui
disais-je. Ce que l'on entreprend au dessus de ses
forces, Néoptolème, voilà ce qu'on appelle vertu.
Vertu... je n'y crois plus, Néoptolème. Mais écoute-
moi donc, Néoptolème ! Néoptolème, il n'y a pas
de vertu. — Néoptolème !... Il n'entend plus...
(// tombe accablé et s'endort.)
ULYSSE, entrant et voyant Philoctète
Et maintenant, laisse-moi seul avec lui.
{Néoptolème en proie à la plus vive émotion hésite
à se retirer.)
Eh oui ! va n'importe où ; cours apprêter la bar-
que, si tu veux.
{Néoptolème sort.)
ULYSSE, seul
s'approche de Philoctète et se penche
Philoctète I... Tu ne m'entends donc plus, Phi-
loctète ? — Tu ne m'entend^'as plus ? — Que faire ?
J'aurais voulu te dire... que tu m'as vaincu,
Philoctète. Et je vois la vertu, maintenant ; et je la
sens si belle, que près de toi je n'ose plus agir. Mon
devoir m'apparaît plus cruel que le tien, parce qu'il
m'apparaît moins auguste. Ton arc... je ne peux plus,
je ne veux plus le prendre : tu l'as donné. — Néop-
tolème est un enfant : qu'il obéisse. Ah ! le voilà !
PHILOCTÈTE 275
{Impératif.) Et maintenant Néoptolème, prends l*arc
et les flèches, et va les porter à la barque.
(Néoptolème désolé s'approche de Philoctète, se penche,
puis se jette à genoux et baise Philoctète au front.)
ULYSSE
Je te Tordonne. M'avoir trahi ne serait pas assez ?
Veux-tu trahir aussi ta patrie ? Vois comme il s'y
est dévoué.
{Néoptolème soumis prend F arc et les flèches et s éloigne.)
ULYSSE, seul
Et maintenant, adieu, dur Philoctète. Est-ce que
tu m*as beaucoup méprisé ? Ah, je voudrais savoir...
Je voudrais qu'il sache que je le trouve admirable...
et que... grâce à lui, nous vaincrons.
NÉOPTOLÈME, de loin appelle
Ulysse ! !
ULYSSE
Me voici.
(Il sort.)
276 ANDRÉ GIDE
CINQUIÈME ACTE
Philoctète est seul, sur un rocher. Le soleil se lève dans
un ciel parfaitement pur. Au loin sur la mer fuit
une barque, Philoctète la regarde longuement,
PHILOCTÈTE
PHILOCTÈTE, murmure très calme
Ils ne reviendront plus ; ils n*ont plus d'arc à
j^rendre... — Je suis heureux.
{Sa voix est devenue extraordinairement belle et douce ;
des fleurs autour de lui percent la neige, et les oiseaux
du ciel descendent le nourrir.)
LA PORTE ETROITE
(lettres d '/.lissa)
Mon cher Jérôme^
Juge de ma stupeur^ hier en ouvrant au hasard le
joli Racine que tu m'as donnée d'y retrouver les quatre
vers de ton ancienne petite image de Noël, que je garde
depuis bientôt dix ans dans ma Bible.
Quel charme vainqueur du monde
Vers Dieu m'élève aujourd'hui ?
Malheureux l'homme qui fonde
Sut les hommes son appui !
Je les croyais extraits d'une paraphrase de Corneille^
et j'avoue que je ne les trouvais pas merveilleux. MaiSy
tontinuant la lecture du ÎV^ Cantique spirituel, je tombe
sur des strophes tellement belles que je ne puis me retenir
de te les copier. Sans doute tu les connais déjà, si j en
juge d'après les indiscrètes initiales que tu as mises en
marge du volume (j'avais pris l'habilude, en effet,
de semer mes livres et ceux d'Alissa de la première
lettre de son nom, en regard de chacun des passage»
que j'aimais et voulais lui faire connaître.) N'importe !
cest pour mon plaisir que je les transcris. J'étais un
278 ANDRÉ GIDE
peu Vexée d'abord de voir que tu m offrais ce que faVaJs
cru découvrir, puis ce vilain sentiment a cédé devant
ma joie de penser que tu les aimais comme moi. En les
copiant, il me semble que je les relis avec toi. ^
De ta sa_^esse immortelle
La voix tonne et nous instruit.
"iEnfants des hommes dit-elle.
De vos soins que! est le fruit ?
Par quelle erreur, âmes vaines,
Du plus Dur sang de vos Veines
Achetez-Vous si souvent,
Non un pain qui vous repaisse.
Mais une ombre qui vous laisse
Plus affamés que devant ?
Le pain que je vous propose
Sert aux anges d'aliment :
Dieu lui-même le compose
De la fleur de son froment.
C'est ce pain si délectable
Que ne sert point à sa table
Le monde que vous suivez.
Je l'offre à qui veut me suivre.
Approchez. Voulez-vous vivre ?
Prenez, mangez et vivez. »
L'âms heureusement captive
Sous ton joug trouve la paix,
Et s'abreuve d'une eau vive
Qui ne s'épuise jamais
Chacun peut boire en cette onde
Elle invite tout le monde;
LA PORTE ÉTROITE 279
Mais noua courons follement
Chercher des yjurce^ bourbeuses
Ou des citernes trompeuses
D'où Veau fuit à tout moment.
Est-ce beau ! Jérôme, est-ce beau ! Vraiment trouves-
tu cela aussi beau que moi ? Une petite note de mon
édition dit que M'"^ de Main tenon, entendant chanter
ce cantique par M"^ d'Aumale, parut dans Fadmira-
tion, " jeta quelques larmes » et lui fit répéter une partie
du morceau. Je le sais à présent par cœur et ne me
lasse pas de le réciter. Ma seule tristesse, ici, est de ne
pas te r avoir entendu lire.
Les nouvelles de nos voyageurs continuent à être
fort bonnes. Tu sais déjà combien Juliette a joui de
Bayonne et de Biarritz, malgré l épouvantable chaleur.
Ils ont depuis visité Fontarabie, se sont arrêtés à
Burgos, ont traversé deux fois les Pyrénées... Elle
m écrit à présent du Monserrat une lettre enthousiaste.
Ils pensent sattarder dix jours encore à Barcelone
avant de regagner Nîmes, où Edouard veut rentrer
avant septembre, afin de tout organiser pour les ven-
danges.
Depuis une semaine, nous sommes, père et moi, à
Fongueusemare, où Miss Ashburton doit venir nous
rejoindre demain et Robert dans quatre jours. Tu sais
que le pauvre garçon s*est fait refuser à son examen ;
280 ANDRÉ GIDE
non point que ce fût difficile, mais lexaminateur lut
a posé des questions si baroques quil s'est troublé ; je
ne puis croire que Robert ne fût pas prêt, après ce que
tu rnavais écrit de son zèle, mais cet examinateur,
parait-il, s amuse à décontenancer ainsi les élèves.
Quant à tes succès, cher ami, je puis à peine dire que
je t'en félicite, tant ils me paraissent naturels. Jai si
grande confiance en toi, Jérôme ! Dès que je pense à
toi, mon cœur s'emplit d'espoir. Vas-tu pouvoir commen-
cer dès maintenant le travail dont tu avais parlé ?...
... Ici rien n'est changé dans le jardin; mais la maison
parait bien vide ! Tu auras compris, n'est-ce pas,
pourquoi je te priais de ne pas venir cette année ; je
sens que cela vaut mieux ; je me le redis chaque jour,
car il m'en coûte de rester si longtemps sans te voir...
Parfois, involontairement je te cherche ; j'interromps
ma lecture, je tourne la tête brusquement... il me semble .
que tu es là 1
Je reprends ma lettre. Il fait nuit ; tout le monde
dort ; je m'attarde à t' écrire, devant la fenêtre ouverte ;
le jardin est tout embaumé ; l'air est tiède. Te souviens-
tu, du temps que nous étions enfants, dès que nous
voyions ou entendions quelque chose de très beau, nous
pensions ; Merci, moti Dieu, de l'avoir créé... Cette
nuit, de toute mon âme je pensais Merci, mon Dieu
LA PORT E ÉTROITE 281
d* avoir fait cette nuit si belle ! Et tout à coup je t*ai
souhaité /à, senti là, près de moi, avec une violence
telle que tu Fauras peut-être senti.
Oui, tu le disais bien dans ta lettre : l'admiration,
* chez les âmes bien nées '\ se confond en reconnaissance...
Que de choses je Voudrais {écrire encore ! — ]e songe
à ce radieux pays dont me parle Juliette. Je songe à
d'autres pays plus vastes, plus radieux encore, plus
déserts. Une étrange confiance m'habite qu'un jour,
I je ne sais comment, ensemble, nous Verrons je ne sais
quel grand pays mystérieux...
Cher Jérôme,
Je fonds de joie en te lisant. J'allais répondre à ta
lettre d'Orvieto, quand, à la fois, celle de Pérouse et
celle d'Assise sont arrivées. Ma pensée se fait voyageuse;
mon corps seul fait semblant d'être ici ; en vérité je
suis avec toi sur les blanches routes d'Ombrie ; avec
toi je pars au matin, regarde avec un œil tout neuf
l'aurore... Sur la terrasse de Cortone m'appelais-tu
vraiment ? je t'entendais... On avait terriblement soif
dans la montagne au-dessus d'Assise! mais que le Verre
d'eau du Franciscain m'a paru bon ! 0 mon ami ! je
regarde à travers toi chaque chose. Que j aime ce que
282
ANDRE GIDE
tu m écris à propos de saint François ! Oui, n est-ce
pas, ce qu il faut chercher, cest une exaltation et non
point une émancipation de la pensée. Celle-ci ne va pas
sans un orgueil abominable. Mettre son ambition non
à se révolter, mais à servir.
... J ai tant à te dire ; fai soif d'une si inépuisable
causerie ! parfois je ne trouve plus de mots, d'idées
distinctes, — ce soir f écris comme en rêvant — gardant
seulement la sensation presque oppressante d'une in-
finie richesse à donner et à recevoir.
Comment avons-nous fait, durant de si longs mois^
pour nous taire ? Nous hivernions sans doute. Oh !
qu il soit fini pour jamais cet affreux hiver de silence !
Depuis que te voilà retrouvé, la vie, la pensée, notre
âme, tout me parait beau, adorable, fertile inépui-
sablement. .
12 septembre.
J'ai bien reçu ta lettre de Pise. Nous aussi nous avons
un temps splendide ; jamais encore la Normandie ne
m'avait paru si belle. J'ai fait avant-hier, seule, à
pied, une énorme promenade à travers champs, au
hasard ; je suis rentrée plus exaltée que lasse, tout ivre
de soleil et de joie. Que les meules, sous l'ardent soleil.
LA PORTE ETROITE
283
étaient belles ! Je n avais pas besoin de me croire en
Italie pour trouver tout admirable.
Oui, mon ami, cest une exhortation à la joie, comme
tu dis, que f écoute et comprends dans " F hymne confus »
de la nature. Je l entends dans chaque chant d oiseau;
je la respire dans le parfum de chaque fleur, et j en
viens à ne comprendre plus que Fadoration comme seule
forme de la prière — redisant qvec saint François :
Mon Dieu ! Mon Dieu I « e non altro », le cœur empli
d*un inexprimable amour.
Ne crains pas toutefois que je tourne à F ignorantine f
J'ai beaucoup lu ces derniers temps ; quelques jours de
pluie aidant, j'ai comme replié mon adoration dans les
livres... Achevé Malebranche et tout aussitôt pris les
Lettres à Clarke, de Leibnitz. Puis, pour me reposer,
ai lu les Cenci, de Shelley — sans plaisir ; lu La Sen-
sitive aussi... Je vais peut-être t' indigner ; je donnerais
presque tout Shelley, tout Byron, pour les quatre odes
de Keats que nous lisions ensemble Fêté passé ; de même
que je donnerais tout Hugo pour quelques sonnets de
Baudelaire. Le mot : grand poète, ne Veut rien dire :
cest être un pur poète, qui importe... 0 mon frère f
merci pour m'avoir fait connaître et comprendre et
aimer tout ceci.
284 ANDRÉ GIDE
... Non, nécourte pas ton voyage pour le plaisir
de quelques jours de revoir. Sérieusement, il vaut mieux
que nous ne nous revoyions pas encore. Crois-moi :
quand tu serais près de moi, je ne pourrais penser à
toi davantage. Je ne voudrais pas te peiner, mais j en
suis venue à ne plus souhaiter — maintenant — ta
présence. Te Vavouerais-je ? je saurais que tu viens
ce soir... je fuirais.
Oh ! ne me demande pas de t* expliquer ce... senti"
ment, je t'en prie. Je sais seulement que je pense à toi
sans cesse (ce qui doit suffire à ton bonheur) et que je
suis heureuse ainsi.
Ah ! que ce quon appelle bonheur est chose peu
étrangère à Pâme et que les éléments qui semblent le.
eomposer du dehors importent peu 1 Je {épargne quan-
tité de réflexions que jai pu faire dans mes promenades
solitaires sur la « garrigue », où ce qui m*étonne le plus
c'est de ne pas me sentir plus joyeuse ; le bonheur de
Juliette devrait me combler... pourquoi mon cœur cède-
i-il à une mélancolie incompréhensible, dont je ne par-
viens pas à me défendre ? La beauté même de ce
pays, que je sens, que je constate du moins, ajoute encore
à mon inexplicable tristesse... Quand tu m écrivais
LA PORTE ÉTROITE 283
d Italicy je savais voir à travers toi toute chose ; à
présent il me semble que je te dérobe tout ce que je regarde
sans toi. Enfin, je m'étais fait, à Fongueusemare e
au Havre, une vertu de résistance à lusage des jours
de pluie ; ici cette vertu nest plus de mise, et je reste
inquiète de la sentir sans emploi. Le rire des gens et du
pays m'offusque ; peut-être que j'appelle être triste
simplement n'être pas aussi bruyant qu'eux... Sans
doute, auparavant, il entrait quelque orgueil dans ma
joie, car, à présent, parmi cette gaîté étrangère, c'est
quelque chose cx>mme de l'humiliation que j'éprouve.
A peine ai-je pu prier depuis que je suis ici : j'éprouve
le sentiment enfantin que Dieu-n^t plus à la même
place. Adieu ; je te quitte bien vite ; j'ai honte de ce
blasphème, de ma faiblesse, de ma tristesse, et de
l'avouer, et de t'écrire tout ceci que je déchirerais
demain, si le courrier ne V emportait ce soir...
Edouard et Juliette nous ont quittés ce matin. C'est
ma petite filleule surfout que je regrette ; quand je la
reverrai, dans six mois, je ne reconnaîtrai plus tous ses
gestes ; elle n&i avait encore presque pas un que je ne
lui eusse vu inventer. Les formations sont toujours si
mystérieuses et surprenantes ; c'est par défaut d'atten-
tion que nous ne nous étonnons pas plus souvent. Que
286 ANDRÉ GIDE
d'heures fai passées, penchée sur ce petit berceau plein
d'espérance. Par quel égoïsme, quelle suffisance, quelle
inappétence du mieux, le développement s'arrête-t-il
si vite, et toute créature se fixe-t-elle encore si distante
de Dieu ? Oh ! si pourtant nous pouvions, nom vou-
lions nous rapprocher de Lui davantage... quelle ému-
lation ce serait !
HYMNE
EN GUISE DE CONCLUSION
à M. A, R. G.
... Elle tourna les yeux vers les naissantes étoiles.
« Je connais tous leurs noms, dit-elle ; chacune en
a plusieurs ; elles ont des vertus différentes. Leur
marche, qui nous paraît calme, est rapide et les rend
brûlantes. Leur inquiète ardeur est cause de la
violence de leur course, et leur splendeur en est
l'effet. Une intime volonté les pousse et les dirige ;
un zèle exquis les brûle et les consume ; c'est pour
cela qu'elles sont radieuses et belles.
Elles se tiennent l'une à l'autre toutes attachées,
par des liens qui sont des vertus et des forces, de
sorte que l'une dépend de l'autre et que l'autre dé-
pend de toutes. La route de chacune est tracée et
chacune trouve sa route. Elle ne saurait en changer
sans en distraire chacune autre, chacune étant de
chaque autre occupée. Et chacune choisit sa route
selon qu'elle devait la suivre ; ce qu'elle doit, il faut
288 HYMNE EN GUISE DE CONCLUSION
qu'elle le veuille, et cette route, qui nous paraît
fatale, est à chacune la route préférée, chacune étant
de volonté parfaite. Un amour ébloui les guide ;
leur* choix fixe des lois, et nous dépendons d'elles ;
nous ne pouvons pas nous sauver. >>
TABLE
Page»
De l'Influence (Prétextes) 1
5i le grain ne meurt (Inédit en volume) 27
Voyages : Espagne (Nouveaux Prétextes) .... 113
Marche Turque (inédit en volume) 126
Algérie (Amyntas) 1 52
Nourritures terrestres, extraits 1 73
Voyage d'Urien, extraits |95
Rencontres (inédit en volume) 217
Les Caves du Vatican, extraits 225
Philoctète (Le retour de l'Enfant Prodigue). . . 237
La Porte Etroite, extraits 277
" Hymne en guise de conclusion > (Nourritures
terrestres) 287
19
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