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Full text of "André Gide"

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LES  AUTEURS  «VIVANTS» 
LUS  PAR  LES  JEUNES 


BIBLIOTHEQUE  de  L'ADOLESCENCE 


~\rotre  bibliothèque  dite  de  L'ADOLESCENCE 
-^^  s'adresse  aux  jeunes  gchs.îl  est  inadmissible  en 
effet  que  nos  grands  auteurs  modernes^  dont  les  œuvres 
jusquici  ne  pouvaient  être  mises  entre  toutes  les  mains, 
restent  inconnus  de  la  nouvelle  génération.  Chaque 
Volume  comportera  une  série  de  nouvelles,  d'essais, 
d'extraits  de  romans  judicieusement  choisis,  de  manière 
à  donner  des  auteurs  étudiés  une  image  complète  et 
vivante.  Nous  ferons  notre  possible  pour  que  cette 
collection  ne  para '-.se  pas  pédagogique,  et  n'ait  rien 
de  didactique  au  sens  péjoratif  du  terme. 

Notre  bibliothèque  comprendra  des  volumes  de  : 

Paul  ARÈNE.  —  Théodore  de  BANVILLE.  —  BARBEY 
D'AUREVILLY.  —  René  BOYLESVE.  -  CHAMPFORT 
et  RIVAROL.  —  COLETTE.  -  François  de  CUREL. 
André  GIDE.  —  Remy  de  GOURMONT.  —  Abel  HER- 
MANT.  —  Maurice  MAETERLINCK  —  Pierre  MILLE. 
-  Gérard  de  NERVAL.  -  Comtesse  de  NOAILLES.  - 
Edgar  POE.  —  Jules  RENARD.  —  Henri  de  RÉGNIER. 
Marcel  SCHWOB.  -  STENDR^^L.  -  JuLs  VALLÈS.  - 
VILLIERS  de  L'ISLE  ADAM,  etc. 


ANDRÉ    GIDE 


BIBLIOTHÈQUE   DE   L'ADOLESŒNCE 


ANDRÉ  GIDE 


NEUVIEME    EDITION 


LES    ÉDITIONS    G.   CRES   &    C" 

21,    RUE    HaUTEFEUILLE,      2  1       PARIS   (YV) 


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Z(oih 


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PREFACE 


André  Gide  nest  pas  un  auteur  facilement  accessible. 

L  abondance,  ta  mobilité  et  la  subtilité  des  idées,  le 
choix  des  sujets,  problèmes  moraux  ou  psychiques,  la 
perfection  minutieuse  de  l'analyse  et  de  la  langue  éloignent 
de  lui  les  esprits  superficiels  qui  répugnent  à  l'effort  et  le 
placent  sur  une  cime  où  les  lecteurs  sans  assiduité  ne 
le  viennent  pas  chercher.  Et  cependant  on  peut  dès 
^maintenant  affirmer  que  V œuvre  d'André  Gide  est  assurée 
de  demeurer  comme  la  manifestation  la  plus  réfléchie  et 
la  plus  raffinée  d'une  époque  inquiète,  encline  aux  con- 
fessions intimes,  où  les  esprits  tourmentés  posent  toutes 
les  questions  sans  prétendre  à  y  répondre  et  ne  veulent 
pas  plus  offnw.er  que  nier.  «  Je  ne  prétends  pas,  certes, 
>  dit  André  Gide  lui-même,  que  la  neutralité  (j'allais 
"  dire  l'indécision) ,  est  signe  sûr  d'un  grand  esprit,  mais 
»  je  crois  que  maints  grands  esprits  ont  beaucoup  répugné 
»  à  conclure  et  que  bien  poser  un  problème  n'est  pas  le 
)>  supposer  d  avance  résolu.  » 

Dans  cette  crise  d'anxiété  spirituelle  que  traverse  ce 
temps-ci  le  tempérament  d'André  Gide    a    trouvé    un 


II  PREFACE 

climat  favorable  à  son  libre  développement .  Mais  d'autres 
influences  diverses  et  contradictoires  F  impressionnèrent 
aussi  :  né  d\m  père  languedocien  et  protestant  et  dune 
mère  normande  et  de  famille  catholique,  ce  double  courant 
se  retrouve  en  son  œuvre.  «  Je  me  sens  d* autant  plus 
«  Français,  dit-il  que  je  ne  le  suis  pas  d\m  seul  morceau  de 
«  la  France,  que  je  ne  peux  penser  ni  sentir  spécialement 
«  en  normand  ou  en  méridional,  en  catholique  ou  en 
»  protestant,  mais  en  Français,  et  que  né  à  Paris,  je 
«  comprends  à  la  fois  F  oc  et  F  oïl,  T  épais  jargon  normand  f 
«  le  parler  chantant  du  midi,  que  je  garde  à  la  fois  le 
«  goût  du  vin,  le  goût  du  cidre,  T amour  des  bois  profonds, 
«  celui  de  la  garrigue,  du  t)ommier  blanc  et  du  blanc  aman" 
dier.  ))  Qui  songerait  à  refuser  à  André  Gide  cette  qua- 
lité de  Français  quil  réclame  avec  un  élan  si  passionné  en 
s  appuyant  des  deux  mains  sur  ses  deux  provinces  I  Tout 
dans  son  œuvre  est  de  la  plus  belle  et  de  la  plus  pure 
tradition  française.  Sa  pensée  libre,  aventureuse  et  hardie 
reste  toujours  logique  et  mesurée.  Sa  langue,  volontaire- 
ment dénnép  a  éclat,  a  l'harmonie  discrète  et  pleine  de 
charme  d'un  délicat  paysage  de  France. 

S'il  apparaît  que  la  traduction  protestante  ait  joué  un 
rôle  important  dans  l'histoire  intellectuelle  de  Gide, 
qu  elle  se  soit  manifestée  principalement  dans  le  choix  des 
sujets  et  des  problèmes  traités,  il  ne  serait  pas  juste  d'af- 
firmer que  d'une  enfance  passée  studieusement  et  grave- 
ment au  milieu  d'une  famille  de  juristes  et  de  savants 


PRÉFACE  -IH 

dans  Fetude  et  la  méditation,  ait  dérivé  toute  la  tour- 
nure d'esprit  de  Gide.  Son  exceptionnelle  personnalité 
s*est  vite  affirmée.  Son  âme  complexe,  mais  sincère  et 
fervente  a  vite  fait  de  briser  les  barrières  qui  le  rete- 
naient. Ayant  épuisé  tous  les  livres  et  aniw.é  d'une  ivresse 
de  liberté  spirituelle  il  partit  dès  lors  à  la  rude  conquête 
de  cette  liberté,  et  chacun  de  ses  ouvrages  est  une  face 
nouvelle  de  sa  pensée  iriquiète  et  ardente,  exaltée  de  dé- 
couvertes et  d'horizons  nouveaux.  Cas  de  conscience  d'âmes 
scrupuleuses,  accomplissement  d'un  devoir  jusqu'au  sacri- 
fice, anxieuses  recherches  d'une  morale,  aveuglement  créé 
par  une  vie  trop  exclusivement  intérieure,  telles  sont  les 
principales  étapes. 

Les  livres  d'André  Gide  ont  commencé  par  être  des 
confessions  de  divers  états  d'âme.  Plus  tard,  dans  la 
forme  du  roman  qu'il  adoptera  il  se  dérobe  davantage, 
mais  son  âme  ne  s'en  révèle  pas  moins.  Il  suit  passionné- 
ment et  logiquement  tous  les  appels  de  sa  sensibilité  et  de 
son  intelligence,  tous  les  méandres  de  son  esprit  complexe, 
tous  les  détours  de  son  cœur  multiple,  Les  problèmes 
psychiques  qu'il  aborde,  il  les  pousse  jusqu'au  bout  de 
la  logique.  A  ce  terme,  le  cas  contraire  lui  apparait  et 
le  développement  d'un  problème  nouveau  commence 
dans  un  autre  livre  avec  la  même  sincérité  et  la 
même  passion.  Ainsi,  ayant  écrit  /'Immoraliste 
où  il  nous  montre  un  être  qui  s'affranchit  tota- 
lement   des     lois    morales,    il   se     trouve     plus     tard 


IV  PREFACE 

amené  à  écrire  la  Porte  Etroite  où  une  femme  pour 
s'élever  jusquà  la  perfection  dans  les  cadres  de 
cette  loi  morale,  va  jtisquau  renoncement  de  son  amour. 
On  pourrait  suivre  ainsi  dans  l'œuvre  d'André 
Gide  le  fil  continu  d'une  pensée  logique  avec  ses 
réactions  et  ses  conflits.  Maio  ces  idées  qui  s  ache- 
minent ou  se  contrarient,  qui  dérivent  Cune  de 
Vautre,  prêtes  à  rebondir  vers  d'autres  appels,  ne 
sont  pas  seulement  de  froides  spéculations  de  F  es- 
prit. Une  grande  passion  les  anime;  une  souffrance 
sincère  les  vivifie.  Tout,  dans  l'œuvre  de  Gide, 
est  ordonné,  précis,  mesuré  mais  tout  y  vibre 
continuellement  d'une  fièvre  intérieure  et  d'une  ardeur 
toujours   noble   et    sans  réùit, 

D.  C. 


PREFACE 


NOTE  DE  L'ÉDITEUR  : 

Une  autre  édition  de  morceaux  choisis  du  même  auteur 
paraît  simultanément  à  la  Nouvelle  Revue   Française. 

Les  deux  livreo  répondent  à  un  but  diflérent,  et  les  pages 
qui  les  composent,  désignées  par  M.  André  Gide  lui-même 
(celles-ci  spécialement  à  1  usage  de  la  jeunesse)  ne  font  en 
aucun  point  double  emploi  ;  c  est-à-dire  que  pas  une  de  celles 
que  nous  donnons  ici  ne  se  retrouve  dans  î  autre  volam.e  ;  et 
réciproquement. 

Dans  le  livre  édité  par  la  Nouvelle  Revue  Françahz  aussi 
bien  que  dans  celui-ci  figurent  nombre  de  pages  extraites  de 
livres  devenus  à  peu  près  introuvables  ;  d'autres  ont  paru 
dans  des  revues,  mais  n  avaient  pas  encore  élé  reprises  en 
volume. 


DE  L'INFLUENCE 

EN  LITTÉRATURE 

Conférence  faite  à  la  LiBRE  ESTHÉTIQUE  de  Bruxelles 
le  29  Mars  1900. 


A  Théo  Van  Rysselbcrghe. 
Mesdames,   Messieurs, 
Je  viens  ici  faire  l'apologie  de  l'influence. 

On  convient  généralement  qu'il  y  a  de  bonnes  et 
de  mauvaises  influences.  Je  ne  me  charge  pas  de  les 
distinguer.  J'ai  la  prétention  de  faire  l'apologie  de 
toutes  les  influences. 

J'estime  qu'il  y  a  de  très  bonnes  influences  qui 
ne  paraissent  pas  telles  aux  yeux  de  tous. 

J'estime  qu'une  influence  n'est  pas  bonne  ou 
mauvaise  d'une  manière  absolue,  mais  simplement 
par  rapport  à  qui  la  subit. 

J'estime  surtout  qu'il  y  a  de  mauvaises  natures 
pour  qui  tout  est  guignon,  et  à  qui  tout  fait  tort. 
D'autres   au   contraire   pour   qui   tout   est   heureuse 


ANDkE  GIDE 


nourriture,  qui  changent  les  cailloux  en  pam  :  «  Je 
dévorais,  dit  Goethe,  TOUT  ce  que  Herder  voulait 
bien  menseigner.   " 

L'apologie  de  l'influencé  d'abord  ;  l'apologie  de 
l'influenceur  ensuite  ;  ce  seront  là  les  deux  points 
de  notre  causerie. 

Goethe,  dans  ses  Mémoires,  parle  avec  émotion 
de  cette  période  de  jeunesse  où,  s'abandonnant  au 
monde  extérieur,  il  laissait  indistinctement  chaque 
créature  agir  sur  lui,  chacune  à  sa  manière.  <;  Une 
merveilleuse  parenté  avec  chaque  objet  en  résultait, 
écnt-il,  —  une  si  parfaite  harmonie  avec  toute  la 
nature,  que  tout  changement  de  lieu,  d'heure,  de 
saison,  m'affectait  intimement.  ^'  Avec  délices  il 
subissait  la  plus  fugitive  influence. 

Les  influences  sont  de  maintes  sortes  —  et  si  je 
vous  ai  rappelé  ce  passage  de  Goethe,  c'est  parce 
que  je  voudrais  pouvoir  parler  de  toutes  les  influences,, 
chacune  ayant  son  importance,  —  commençant  par 
les  plus  vagues,  les  plus  naturelles,  gardant  pour  les 
dernières  les  influences  des  hommes  et  celles  des 
œuvres  des  hommes  ;  les  gardant  pour  dernières 
parce  que  ce  sont  celles  dont  il  est  le  plus  difficile 
de  parler  —  et  contre  lesquelles  on  tente  le  plus,  ou 
l'on  prétend  tenter  le  plus,  de  regimber.  —  Comme 
ma   prétention    est   de   faire   l'apologie   de    celles-ci 


DE   L  INFLUENCE   EN    LITTERATURE 


aussi,  je  voudrais  préparer  cette  apologie  de  mon 
mieux,  —  c'est-à-dire  lentement. 

Il  n'est  pas  possible  à  l'homme  de  se  soustraire 
aux  influences  ;  l'homme  le  plus  préservé,  le  plus 
muré  en  sent  encore.  Les  influences  risquent  même 
d'être  d'autant  plus  fortes  qu'elles  sont  moins  nom- 
breuses. Si  nous  n'avions  rien  pour  nous  distraire 
du  mauvais  temps,  la  moindre  averse  nous  ferait 
inconsolables. 

Il  est  tellement  impossible  d'imaginer  un  homme 
complètement  échappé  de  toutes  les  influences 
naturelles  et  humaines,  que,  lorsqu'il  s'est  présenté 
des  héros  qui  paraissaient  ne  rien  devoir  à  l'extérieur, 
dont  on  ne  pouvait  expliquer  la  marche,  dont  les 
actions,  subites,  et  incompréhensibles  aux  profanes, 
étaient  telles  qu'aucun  mobile  humam  ne  les  sem- 
blait déterminer  —  on  préférait,  après  leur  réussite^ 
croire  à  l'influence  des  astres,  tant  il  est  impossible 
d'imaginer  quelque  chose  d'humain  qui  soit  complè- 
tement,    profondément,     foncièrement     spontané. 

En  général  on  peut  dire,  je  crois,  que  ceux  qui 
avaient  la  glorieuse  réputation  de  n'obéir  qu'à  leur 
étoile  étaient  ceux  sur  qui  les  influences  personnelles, 
les  influences  d'élection  agissaient  plus  puissamment 
que  les  influences  générales  —  je  veux  dire  celles 
qui  agissent  sur  tout  un  peuple,  du  moins  sur  tous 
les  habitants  d'une  même  ville,  à  la  fois. 


ANDRE  GIDE 


Donc  deux  classes  d'influences,  les  influences 
communes,  les  influences  particulières  ;  celles  que 
toute  une  famille,  un  groupement  d'hommes,  un 
pays  subit  à  la  fois  ;  celles  que  dans  sa  famille,  dans 
sa  ville,  dans  son  pays,  l'on  est  seul  à  subir  (volon- 
tairement ou  non,  consciemment  ou  inconsciemment, 
qu'on  les  ait  choisies  ou  qu'elles  vous  aient  choisi). 
Les  premières  tendent  à  réduire  l'individu  au  type 
commun  ;  les  secondes  à  opposer  l'individu  à  la 
communauté.  —  Taine  s'est  occupé  presque  exclu- 
sivement des  premières  ;  elles  flattaient  son  déter- 
minisme mieux  que  les  autres... 

Mais  comme  on  ne  peut  inventer  rien  de  neuf 
pour  soi  tout  seul,  ces  influences  que  je  dis  person- 
nelles parce  qu'elles  sépareront  en  quelque  sorte 
la  personne  qui  les  subit,  l'individu,  de  sa  famille, 
de  sa  société,  seront  aussi  bien  celles  qui  le  rappro- 
cheront de  tel  inconnu  qui  les  subit  ou  les  a  subies 
comme  lui,  —  qui  forme  ainsi  des  groupements 
nouveaux  —  et  crée  comme  une  nouvelle  famille, 
aux  membres  parfois  très  épars,  tisse  des  liens, 
fonde  des  parentés  —  qui  peut  pousser  à  la  même 
pensée  tel  homme  de  Moscou  et  moi-même,  et  qui, 
à  travers  le  temps,  apparente  Jammes  à  Virgile  —  et 
à  ce  poète  chinois  dont  il  vous  lisait  jeudi  dernier 
le  charmant,  modeste  et  ridicule  poème. 

Les  influences  communes  sont  forcément  les  plus 


DE   L  INFLUENCE   EN    LITTERATURE 


grossières  —  ce  n'est  pas  par  hasard  que  le  mot 
GROSSIER  est  devenu  synonyme  de  COMMUN.  —  J'au- 
rais presque  honte  à  parler  de  l'influence  de  la 
nourriture  si  Nietzsche  par  exemple,  paradoxalement 
je  veux  le  croire,  ne  prétendait  que  la  boisson  a  une 
influence  considérable  sur  les  mœurs  et  sur  la  pensée 
d'un  peuple  en  général  :  que  les  Allemands  par 
exemple,  en  buvant  de  la  bière,  s'interdisent  a  jamais 
de  prétendre  à  cette  légèreté,  à  cette  acuité  d'esprit 
que  Nietzsche  reconnaît  aux  Français  buveurs  de 
vm.  Passons. 

Mais,  je  le  répète  :  moins  une  influence  est  gros- 
sière, plus  elle  agit  d'une  manière  particulière.  Et 
déjà  l'influence  du  temps,  celle  des  saisons,  bien 
qu'agissant  sur  de  grandes  foules  à  la  fois,  agit  sur 
elles  de  manière  plus  délicate  et  plus  nerveuse,  et 
provoque  des  réactions  très  diverses.  —  Tel  est 
exténué,  tel  autre  est  exalté  par  la  chaleur.  Keats 
ne  pouvait  travailler  bien  qu'en  été,  Shelley  qu'en 
automne.  Et  Diderot  disait  :  «  J'ai  l'esprit  fou  dans 
les  grands  vents.  »  On  pourrait  citer  encore,  citer 
beaucoup...  Passons. 

L'influence  d'un  climat  cesse  d'être  générale, 
et  par  là  devient  sensible,  à  celui  qui  la  subit  en 
étranger.  —  Ici  nous  arrivons  aux  influences  parti- 
culières ;  —  à  vrai  dire,  les  seules  qui  aient  le  droit 
de  nous  occuper  ici.  ' 


ANDRE   GIDE 


Lorsque  Goethe,  arrivant  à  Rome,  s'écrie  :  «  Nun 
bin  Ich  endlich  geboren  !  >^  Enfin  je  suis  né  !... 
Lorsqu'il  nous  dit  dans  sa  correspondance  qu'en-' 
trant  en  Italie  il  lui  sembla  pour  la  première  fois 
prendre  conscience  de  lui-même  et  exister...  voilà 
certes  de  quoi  nous  faire  juger  l'mfluence  d'un  pays 
étranger  comme  des  plus  importantes.  —  C'est, 
de  plus,  une  influence  d'élection  :  je  veux  dire  qu'à 
part  de  malheureuses  exceptions,  voyages  forcés  ou 
exils,  on  choisit  d'ordinaire  la  terre  où  l'on  veut 
voyager  ;  la  choisir  est  preuve  que  déjà  l'on  est  un 
peu  influencé  par  elle.  —  Enfin  l'on  choisit  tel  pays 
précisément  parce  que  l'on  sait  que  l'on  va  être 
influencé  par  lui,  parce  qu'on  espère,  que  l'on 
souhaite  cette  influence.  On  choisit  précisément  les 
lieux  que  l'on  croit  capables  de  vous  mfluencer  le 
plus.  —  Quand  Delacroix  partait  pour  le  Maroc, 
ce  n'était  pas  pour  devenir  orientaliste,  mais  bien, 
par  la  compréhension  qu'il  devait  avoir  d'harmonies 
plus  vives,  plus  délicates  et  plus  subtiles,  pour 
«  prendre  conscience  '  plus  parfaite  de  lui-même, 
du  coloriste  qu'il  était. 

J'ai  presque  honte  à  citer  ici  le  mot  de  Lessing, 
repris  par  Goethe  dans  les  Affinités  Electives,  mot  si 
connu'  qu'il  fait  sourire  :  ('  Es  wandelt  niemand  un- 
bestraft  unter  Palmen  »,  et  que  l'on  ne  peut  traduire 
en   français  qu'assez   banalement  par  :   ^    Nul  ne  se 


DE    L  INFLUENCE   EN    LITTERATURE 


promène  Impunément  sous  les  palmes.  ^>  Qu'entendre 
par  là  ?  sinon  qu'on  a  beau  sortir  de  leur  ombre, 
on  ne  se  retrouve  plus  tel  qu'avant. 

J'ai  lu  tel  livre  :  et  après  l'avoir  lu  je  l'ai  fermé  ; 
je  l'ai  remis  sur  ce  rayon  de  ma  bibliothèque,  —  mais 
dans  ce  livre  il  y  avait  telle  parole  que  je  ne  peux  pas 
oublier.  Elle  est  descendue  en  moi  si  avant,  que  je  ne 
la  distingue  plus  de  moi-même.  Désormais  je  ne 
suis  plus  comme  si  je  ne  l'avais  pas  connue.  —  Que 
j'oublie  le  livre  où  j'ai  lu  cette  parole  :  que  j'oublie 
même  que  je  l'ai  lue  ;  que  je  ne  me  souvienne  d'elle 
que  d'une  manière  imparfaite...  n'importe  !  Je  ne 
peux  plus  redevenir  celui  que  j'étais  avant  de  l'avoir 
lue.   —  Comment  expliquer  sa  puissance  ? 

Sa  puissance  vient  de  ceci  qu'elle  n'a  fait  que  me 
révéler  quelque  partie  de  moi  encore  inconnue  à 
moi-même  ;  elle  n'a  été  pour  moi  qu'une  explica- 
tion —  oui,  qu'une  explication  de  moi-même.  On 
l'a  dit  déjà  :  les. influences  agissent  par  ressemblance. 
On  les  a  comparées  à  des  sortes  de  miroirs  qui  nous 
montreraient,  non  point  ce  que  nous  sommes  déjà 
effectivement,  mais  ce  que  nous  sommes  d'une 
façon  latente. 

Ce  frère  intérieur  que  tu  n'es  pas  encore, 

disait  Henri  de  Régnier,  —  Je  les  comparerai  plus 
précisément  à  ce  prince  d'une  pièce  de  Maeterlinck, 


8  ANDRÉ  GIDE 


qui  vient  réveiller  des  princesses.  Combien  de 
sommeillantes  princesses  nous  portons  en  nous, 
ignorées,  attendant  qu'un  contact,  qu'un  accord, 
qu'un  mot  les  réveille  ! 

Que  m'importe,  auprès  de  cela,  tout  ce  que 
j'apprends  par  la  tête,  ce  qu'à  grand  renfort  de 
mémoire  j'arrive  à  retenir  ?  —  Par  instruction^ 
ainsi,  je  peux  accumuler  en  moi  de  lourds  trésors, 
toute  une  encombrante  richesse,  une  fortune,  pré- 
cieuse certes  comme  instrument,  mais  qui  restera 
différente  de  moi  jusqu'à  la  consommation  des 
siècles.  —  L'avare  met  ses  pièces  d'or  dans  un  coffre  ; 
mais,  sitôt  le  coffre  fermé,  c'est  comme  si  le  coffre 
était  vide. 

Rien  de  pareil  avec  cette  intime  connaissance,  qui 
n'est  plutôt  qu'une  reconnaissance  mêlée  d'amour  — 
de  reconnaissance,  vraiment  ;  qui  est  comme  le 
sentiment  d'une  parenté  retrouvée. 

A  Rome,  près  de  la  solitaire  petite  tombe  de  Keats, 
quand  je  lus  ses  vers  admirables,  combien  naïvement 
je  laissai  sa  douce  influence  entrer  en  moi,  tendre- 
ment me  toucher,  me  reconnaître,  s'apparenter  à  mes 
plus  douteuses,  à  mes  plus  incertaines  pensées.  — 
A  ce  point  que  lorsque,  malade,  il  s'écrie  dans  VOde 
au  Rossignol  : 

Oh  !  qui  me  donnera  une  gorgée  d'un  vin  —  long- 
temps refroidi  dans  la  terre  profonde^  —  d'un  vin  qui 


DE   L  INFLUENCE   EN    LITTERATURE 


sente  Flora  et  la  campagne  verte,  la  danse  et  les  chansons 
provençales,  et  la  joie  que  brûle  le  soleil  ? 

—  Oh  !  qui  me  donnera  une  coupe  pleine  de  chaud 
Midi  ? 

Il  me  semblait,  que,  de  mes  propres  lèvres,  j'enten- 
disse jaillir  cette  plainte  admirable. 

S'éduquer,  s'épanouir  dans  le  monde,  il  semble 
vraiment  que  ce  soit  se  retrouver  des  parents. 

Je  sens  bien  qu'ici  nous  sommes  arrivés  au  point 
sensible,  dangereux,  et  qu'il  va  devenir  plus  diffi- 
cile et  délicat  de  parler.  II  ne  s'agit  plus  à  présen 
des  influences  —  dirai-je  :  naturelles  —  mais  bien 
des  influences  humaines.  —  Comment  expliquer, 
tandis  que  Finfluence  nous  apparaissait  jusqu'ici 
comme  un  heureux  moyen  d'enrichissement  per- 
sonnel —  ou' du  moins  semblable  à  cette  baguette 
de  coudre  des  sorciers  qui  permettrait  de  découvrir 
en  soi  des  richesses,  —  comment  expliquer  que 
brusquement  ici  l'on  entre  en  garde,  que  l'on  ait 
peur  (surtout  de  nos  jours,  disons-le  bien),  que  l'on 
se  défie.  L'influence,  ici,  est  considérée  comme  une 
chose  néfaste,  une  sorte  d'attentat  envers  soi-même» 
un  crime  de  lèse-personnalité. 

C'est  que  précisément  aujourd'hui,  même  sans 
faire  profession  d'individualisme,  nous  prétendons 
avoir  chacun  notre  personnalité,  et  que  cette  person- 


10  ANDRÉ   GIDE 


nalité  n'est  pas  très  robuste,  sitôt  qu'elle  paraît, 
à  nous-mêmes  ou  aux  autres,  un  peu  indécise, 
chancelante  ou  débile,  la  peur  de  la  perdre  nous 
poursuit   et   risque   de   gâter   nos   plus   réelles   joies. 

La  peur  de  perdre  sa  personnalité  ! 

Nous  avons  pu,  dans  notre  bienheureux  monde 
des  lettres,  connaître  et  rencontrer  bien  des  peurs  : 
la  peur  du  neuf,  la  peur  du  vieux  —  ces  derniers 
temps  la  peur  des  langues  étrangères,  etc.,  mais 
de  toutes,  la  plus  vilaine,  la  plus  sotte,  la  plus  ridicule, 
c'est   bien   la   peur   de   perdre   sa   personnalité. 

«  Je  ne  veux  pas  lire  Goethe,  me  disait  un  jeune 
littérateur  (ne  craignez  rien,  je  ne  nomme  que  quand 
je  loue),  —  je  ne  veux  pas  lire  Gœthe  parce  que  cela 
pourrait  m'impressionner.  >' 

Il  faut,  n'est-ce  pas,  être  arrivé  à  un  point  de 
perfection  rare,  pour  croire  que  Ton  ne  peut  changer 
qu'en  mal. 

La  personnalité  d'un  écrivain,  cette  personnalité 
délicate,  choyée,  celle  qu'on  a  peur  de  perdre,  non 
tant  parce  qu'on  la  sait  précieuse,  que  parce  qu'on  la 
croit  sans  cesse  sur  le  point  d'être  perdue  —  consiste 
trop  souvent  à  n'avoir  jamais  fait  telle  ou  telle  chose. 
C'est  ce  qu'on  pourrait  appeler  une  personnalité 
privative.  La  perdre,  c'est  avoir  envie  de  faire  ce 
qu'on  s'était  promis  de  ne  pas  faire.  —  Il  a  paru, 
il  y  a  quelque  dix  ans,  un  volume  de  nouvelles  que 


DE   l'influence   EN    LITTÉRATURE  I  I 

l'auteur  avait  Intitulé  :  Contes  sans  qui  ni  que.  L'auteur 
s*étalt  fait  une  manière  d'originalité,  un  style  spécial, 
une  personnalité,  a  n'employer  jamais  un  pronom 
conjonctif.  (Comme  si  les  qui  et  les  que  ne  conti- 
nuaient pas  quand  même  d'exister  !)  —  Combien 
d'auteurs,  d'artistes,  n'ont  d'autre  personnalité  que 
celle-là,  qui,  le  jour  où  ils  consentiraient  à  employer 
les  qui  et  les  que,  comme  tout  le  monde,  se  confon- 
draient tout  simplement  dans  la  masse  banale  et 
infiniment  nuancée  de  l'humanité. 

Et  pourtant,  il  faut  bien  avouer  que  la  personnalité 
des  plus  grands  hommes  est  faite  aussi  de  leurs 
incompréhensions.  L'accentuation  même  de  leurs 
traits  exige  une  limitation  violente.  Aucun  grand 
homme  ne  nous  laisse  de  lui  une  image  vague,  mais 
précise  et  très  définie.  On  peut  même  dire  que 
ses  incompréhensions  font  la  définition  du  grand 
homme. 

Que  Voltaire  n'ait  compris  Homère  ni  la  Bibje  ; 
qu'il  éclate  de  rire  devant  Pindare  et  devant  Dante  ; 
est-ce  que  cela  ne  dessine  pas  la  figure  de  Voltaire  ? 
comme  le  peintre  qui,  traçant  le  contour  d'un  visage, 
dirait  à  ce  visage  :  Tu  n'iras  pas  plus  loin. 

Que  Goethe,  le  plus  intelligent  des  êtres,  n'ait  pas 
compris  Beethoven  —  Beethoven,  qui,  après  avoir 
joué  devant  lui  la  sonate  en  ut  dièze  mineur  (celle 
qu'on  a  coutume  de  nommer  la  Sonate  au  clair  de 


12  ANDRÉ  GIDE 


lune),  comme  Gœthe  demeurait  froidement  silencieux, 
poussait  vers  lui  ce  cri  de  détresse  :  «  Mais,  Maître, 
si  vous,  vous  ne  me  dites  rien  —  qui  donc  alors  me 
comprendra  ?  »  est-ce  que  cela  ne  défmit  pas  d'un 
coup   Gœthe   —  et  Beethoven  ? 

Ces  incompréhensions  s'expliquent,  voici  comment  : 
elles  ne  sont  certes  point  sottise  ;  elles  sont  éblouisse- 
ment.  —  Ainsi  tout  grand  amour  est  exclusif,  et 
l'admiration  d'un  amant  pour  sa  maîtresse  le  rend 
insensible  à  toute  beauté  différente.  —  C'est  ramour 
qu'il  avait  pour  l'esprit,  qui  rendait  Voltaire  insensible 
au  lyrisme.  C'est  l'adoration  de  Gœthe  pour  la  Grèce» 
pour  la  pure  et  souriante  tendresse  de  Mozart,  qui 
lui  faisait  craindre  le  déchaînement  passionné  de 
Beethoven  —  et  dire  à  Mendelssohn  qui  lui  jouait 
le  début  de  la  symphonie  en  ut  mineur  :  •<  Je  ne 
ressens  que  de  l'étonnement.  » 

Peut-être  peut-on  dire  que  tout  grand  producteur, 
toHt  créateur,  a  coutume  de  proieter  sur  le  point  quil 
veut  opérer  une  telle  abondance  de  lumière  spirituelle, 
un  tel  faisceau  de  rayons  —  que  tout  le  reste  à  I  en- 
tour  en  paraît  sombre.  Le  contraire  de  cela,  n'est-ce 
pas  le  dilettante  ?  qui  comprend  tout,  précisément 
parce  qu'il  n'aime  rien  passionnément,  c'est-à-dire 
exclusivement. 

Mais  combien  celui  qui,  sans  avoir  une  personna- 
lité fatale,  toute  d'ombre  et  d'éblouissement,  tâche 


à 


DE  l'influence  EN  LITTÉRATURE [3 

de  se  créer  une  personnalité  restreinte  et  combinée, 
en  se  privant  de  certaines  influences,  en  se  mettant 
Tesprit  au  régime,  comme  un  malade  dont  l'estomac 
débile  ne  saurait  supporter  qu'un  choix  de  nourritures 
peu  variées  (mais  qu'alors  il  digère  si  bien  !)  —  com- 
bien celui-là  me  fait  aimer  le  dilettante,  qui,  ne 
pouvant  être  producteur  et  parler,  prend  le  charmant 
parti  d'être  attentif  et  se  fait  une  carrière  vraiment 
de  savoir  admirablement  écouter.  (On  manque 
d'écouteurs  aujourd'hui,  de  même  que  l'on  manque 
décales  —  c'est  un  des  résultats  de  ce  besoin  d  ori- 
ginalité à  tout  prix.) 

La  peur  de  ressembler  à  tous  fait  dès  lors  chercher 
à  celui-ci  quels  traits  bizarres,  uniques  (incompréhen- 
sibles souvent  par  là  même),  il  peut  bien  montrer  — 
qui  lui  apparaissent  aussitôt  d'une  principale  impor- 
tance, qu'il  croit  devoir  exagérer,  fût-ce  aux  dépens 
de  tout  le  reste.  J'en  sais  un  qui  ne  veut  pas  lire 
Ibsen  parce  que,  dit-il,  «  il  a  peur  de  le  trop  bien 
comprendre  ».  Un  autre  s'est  promis  de  ne  jamais  lire 
les  poètes  étrangers,  de  crainte  de  perdre  «  le  sens 
pur  de  sa  langue  »... 

Ceux  qui  craignent  les  influences  et  s'y  dérobent 
font  le  tacite  aveu  de  la  pauvreté  de  leur  âme.  Rien  de 
bien  neuf  en  eux  à  découvrir,  puisqu'ils  ne  veulent 
prêter  la  main  à  rien  de  ce  qui  peut  guider  leur 
découverte.  Et  s'ils  sont  si  peu  soucieux  de  se  re- 


14  ANDRÉ   GIDE 


trouver  des  parents,  c'est,  je  pense,  qu'ils  se  pressen- 
tent  fort  mal  apparentés. 

Un  grand  homme  n'a  qu'un  souci  :  devenir  le  plus 
humain  possible,  —  disons  mieux  :  DEVENIR  BANAL. 
Devenir  banal,  Shakespeare,  banal  Goethe,  Molière, 
Balzac,  Tolstoï...  Et,  chose  admirable,  c'est  ainsi 
qu'il  devient  le  plus  personnel.  Tandis  que  celui  qui 
fuit  l'humanité  pour  lui-même,  n'arrive  qu'à  devenir 
particulier,  bizarre,  défectueux...  Dois-je  citer  le  mot 
de  l'Evangile  ?  Oui,  car  je  ne  pense  pas  le  détourner 
de  son  sens  :  <^  Celui  qui  veut  sauver  sa  vie  (sa  vie 
personnelle)  la  perdra  ;  mais  qui  veut  la  donner  la 
sauvera  (ou  pour  traduire  plus  exactement  le  texte 
grec  :  «  la  rendra  Vraiment  vivante   >). 

Voilà  pourquoi  nous  voyons  les  grands  esprits  ne 
jamais  craindre  les  influences,  mais  au  contraire  les 
rechercher  avec  une  sorte  d'avidité  qui  est  comme 
l'avidité  d'ÊTRE. 

Quelles  richesses  ne  devait  pas  sentir  en  lui  un 
Goethe,  pour  ne  s'être  refusé,  —  ou,  selon  le  mot  de 
Nietzsche,  "  n'avoir  dit  non  »  —  à  rien  !  Il  semble  que 
la  biographie  de  Goethe  soit  l'histoire  de  ses  influences 
—  (nationales  avec  Goetz  ;  moyenâgeuses  avec  Faust  ; 
grecques  avec  les  Iphigénies  —  ;  italiennes  avec  le 
Tasse,  etc..  ;  enfin  vers  la  fin  de  sa  vie  encore, 
l'influence  orientale,  à  travers  le  divan  de  Hafiz» 
que    venait    de    traduire    Hammer  —   influence    si 


DE   l'influence   EN    LITTÉRATURE  15 


puissante  que,  à  plus  de  70  ans,  il  apprend  le  persan 
et  écrit  lui  aussi  un  Divan). 

La  même  frénésie  désireuse  qui  poussait  Goethe 
vers  l'Italie,  poussait  le  Dante  vers  la  France.  C'est 
parce  qu'il  ne  trouvait  plus  en  Italie  d'influences 
suffisantes,  qu'il  accourait  jusqu'à  Pans  se  soumettre 
à  celle  de  notre  Université. 

Il  faudrait  pourtant  se  convaincre  que  la  peur  dont 
je  parle  est  une  peur  toute  moderne,  dernier  effet 
de  l'anarchie  des  lettres  et  des  arts  ;  avant,  on  ne 
connaissait  pas  cette  crainte-là.  Dans  toute  grande 
époque  on  se  contentait  d'être  personnel,  sans  chercher 
à  l'être,  de  sorte  qu'un  admirable  fonds  commun 
semble  unir  les  artistes  des  grandes  époques,  et,  par 
la  réunion  de  leurs  figures  involontairement  diverses,^ 
créer  une  sorte  de  société,  admirable  presque  autant 
par  elle-même,  que  l'est  chaque  figure  isolée.  Un 
Racine  se  préoccupait-il  de  ne  ressembler  à  nul 
autre  ?  Sa  Phèdre  est-elle  diminuée  parce  qu'elle 
naquit,  prétend-on,  d'une  influence  janséniste  ?  Le 
XVII^  siècle  français  est-il  moins  grand  pour  avoir  été 
dominé  par  Descartes  ?  Shakespeare  a-t-il  rougi 
de  mettre  en  scène  les  héros  de  Plutarque  ;  de  re- 
prendre les  pièces  de  ses  prédécesseurs  ou  de  ses 
contemporains  ? 

Je  conseillais  un  jour  à  un  jeune  littérateur  un 
sujet  qui  me  paraissait  à  ce  point  fait  pour  lui,  que  je 


16  ANDRÉ   GIDE 


m'étonnais  presque  qu'il  n'eût  pas  déjà  songé  à  le 
prendre.  Huit  jours  après,  je  le  revis,  navré.  Qu'avait- 
il  ?  Je  m'inquiétai...  «  Eh  !  me  dit-il  amèrement,  je 
ne  veux  vous  faire  aucun  reproche,  parce  que  je 
pense  que  le  motif  qui  vous  faisait  me  conseiller 
était  bon,  —  mais  pour  l'amour  de  Dieu,  cher  ami, 
ne  me  donnez  plus  de  conseils  !  Voici  qu'à  présent 
]e  viens  de  moi-même  au  sujet  dont  vous  m'avez 
parlé  l'autre  jour.  Que  diable  voulez-vous  que  j'en 
fasse  h  présent  ?  C'est  vous  qui  me  l'avez  conseillé  ; 
je  ne  pourrai  jamais  plus  croire  que  je  l'ai  trouvé 
tout  seul.  )>  —  Ah  !  je  n'invente  pas  !  —  j'avoue  que 
je  fus  quelque  temps  sans  comprendre  :  —  le  mal- 
heureux craignait  de  ne  pas  être  personnel. 

On  raconte  que  Pouchkine  un  jour  dit  à  Gogol  : 
«  Mon  jeune  ami,  il  m'est  venu  en  tête,  l'autre  jour, 
un  sujet  —  une  idée  que  je  crois  admirable  —  mais 
dont  je  sens  bien  que  moi,  je  ne  pourrai  rien  tirer. 
Vous  devriez  la  prendre  ;  il  me  semble,  tel  que  je 
vous  connais,  que  vous  en  feriez  quelque  chose.  )>  — 
Quelque  chose  !  —  en  effet  —  Gogol  n'en  fit  rien 
moins  que  les  Ames  mortes,  à  quoi  il  dut  sa  gloire,  de 
ce  petit  sujet,  de  ce  germe  que  Pouchkine  un  jour 
posait  dans  son  esprit. 

Il  faut  aller  plus  loin  et  dire  :  les  grandes  époques 
de  création  artistique,  les  époques  fécondes,  ont  été 


DE   l'influence   EN   LITTÉRATURE  17 

les  époques  les  plus  profondéments  influencées.  — 
Telle  la  période  d'Auguste,  par  les  lettres  grecques  ; 
la  renaissance  anglaise,  italienne,  française  par 
l'invasion  de  l'antiquité,  etc. 

La  contemplation  de  ces  grandes  époques  où,  par 
suite  de  conjonctures  heureuses,  grandit,  s'épanouit, 
éclate,  tout  ce  qui,  depuis  longtemps  semé,  germinait 
et  restait  dans  l'attente  —  peut  nous  emplir  aujour- 
d'hui de  regrets  et  de  tristesse.  A  notre  époque,  que 
j'admire  et  que  j'aime,  il  est  bon,  je  crois,  de  chercher 
<l*oii  vient  cette  régnante  anarchie,  qui  peut  nous 
exalter  un  instant  en  nous  faisant  prendre  la  fièvre 
qu'elle  nous  donne,  pour  une  surabondance  de  vie; 
—  il  est  utile  de  comprendre  que  ce  qui  fait,  dans  sa 
plantureuse  diversité,  l'unité  malgré  tout  d'une  grande 
époque,  c'est  que  tous  les  esprits  qui  la  composent 
se  viennent  abreuver  aux  mêmes  eaux... 

Aujourd'hui  nous  ne  savons  plus  à  quelle  source 
boire  —  nous  croyons  trop  d'eaux  salutaires,  et  tel 
va  boire  ici,  tel  va  là. 

C'est  aussi  qu'aucune  grande  source  unique  ne 
jaillit,  mais  que  les  eaux,  surgies  de  toutes  parts,  sans 
élan,  sourdent  à  peine,  puis  restent  sur  le  sol,  stagnan- 
tes —  et  que  l'aspect  du  sol  littéraire,  aujourd'hui, 
est  assez  proprement  celui  d'un  marécage. 

Plus  de  puissant  courant,  plus  de  canal,  plus  de 

grande  influence  générale  qui  groupe  et  unisse  les 

2 


18  ANDRÉ  GIDE 


esprits  en  les  soumettant  à  quelque^grande  croyance 
commune,  à  quelque  grande  idée  dommatnce  —  plus 
d'ÉCOLE,  en  un  mot  —  mais,  par  crainte  de  se  ressem- 
bler, par  horreur  d'avoir  à  se  soumettre,  par  incerti- 
tude aussi,  par  scepticisme,  complexité,  une  multi- 
tude de  petites  croyances  particulières,  pour  le 
triomphe  des  bizarres  petits  particuliers. 

Si  donc  les  grands  esprits  cherchent  avidement 
les  influences,  c'est  que,  sûrs  de  leurs  propres  ri- 
chesses, pleins  du  sentiment  intuitif,  ingénu  de 
l'abondance  immanente  de  leur  être,  ils  vivent  dans 
une  attente  joyeuse  de  leurs  nouvelles  éclosions.  — 
Ceux,  au  contraire,  qui  n'ont  pas  en  eux  grande 
ressource,  semblent  garder  toujours  la  crainte  de 
voir  se  vérifier  pour  eux  le  mot  tragique  de  l'Evangile  : 
«  Il  sera  donné  à  celui  qui  a  ;  mais  à  celui  qui  n'a  pas, 
on  ôtera  même  ce  qu'il  a.  «  Ici  encore  la  vie  est  sans 
pitié  pour  les  faibles  —  Est-ce  une  raison  pour  fuir 
les  influences  ?  —  Non.  —  Mais  les  faibles  y  perdront 
le  peu  d'originalité  à  laquelle  ils  peuvent  prétendre... 
Messieurs  :  TANT  MIEUX  !  C'est  là  ce  qui  permet  une 
Ecole. 

Une  Ecole  est  composée  toujours  de  quelques 
rares  grands  esprits  directeurs  —  et  de  toute  une 
série  d'autres  subordonnés,  qui  forment  comme  le 
terrain  neutre  sur  lequel  ces  quelques  grands  esprits 


DE   l'influence   EN   LITTERATURE  19 

peuvent  s'élever.  Nous  y  reconnaissons  d'abord  une 
subordination,  une  sorte  de  soumission  tacite,  incon- 
sciente, à  quelques  grandes  idées  que  quelques 
grands  esprits  proposent,  que  les  esprits  moins  grands 
prennent  pour  Vérités,  —  Et,  s'ils  suivent  ces  grands 
esprits,  peu  m'importe  !  car  ces  grands  esprits  les 
mèneront  plus  loin  qu'ils  n'eussent  su  aller  par  eux- 
mêmes.  Nous  ne  pouvons  savoir  ce  qu'eût  été 
Jordaens  sans  Rubens.  Grâce  à  Rubens,  Jordaens 
s'est  élevé  parfois  si  haut,  qu'il  semble  que  mon 
exemple  soit  mal  choisi  et  qu'il  faille  placer  Jordaens 
au  contraire  parmi  les  grands  esprits  directeurs.  ■ — 
Et  que  serait-ce  si  je  parlais  de  Van  Dyck,  qui,  à 
son  tour,  crée  et  domine  l'école  anglaise  ? 

Autre  chose  :  souvent  une  grande  idée  n'a  pas  assez 
d'un  seul  grand  homme  pour  l'exprimer,  pour 
l'exagérer  tout  entière  ;  un  grand  homme  n'y  suffit 
pas  ;  il  faut  que  plusieurs  s'y  emploient,  reprennent 
cette  idée  première,  le  redisent,  la  réfractent,  en 
fassent  valoir  une  dernière  beauté.  —  La  grandeur, 
qui  paraissait  démesurée,  de  Shakespeare,  a  longtemps 
empêché  de  voir,  mais  ne  nous  empêche  plus  aujour- 
d'hui d'admirer,  l'admirable  pléiade  de  dramaturges 
qui  l'entourent.  —  L'idée  qu'exalte  l'école  hollan- 
daise s'est-elle  satisfaite  d'un  Terburg,  d'un  Metsu, 
^  d'un  Pieter  de  Hooch  ?  Non,  non,  il  fallait  chacun 
de  ceux-là,  et  combien  d'autres  ! 


20  ANDRÉ   GIDE 


tnfln,  disons  que  si  toute  une  suite  de  grands 
esprits  se  dévouent  pour  exalter  une  grande  idée,  il 
en  faut  d'autres,  qui  se  dévouent  aussi,  pour  l'ex- 
ténuer, la  compromettre  et  la  détruire.  —  Je  ne  parle 
pas  de  ceux  qui  s'acharnent  contre  —  non  —  ceux-là 
d'ordinaire  servent  l'idée  qu'ils  combattent,  la  for- 
tifient de  leur  inimitié.  —  Mais  je  parle  de  ceux  qui 
croient  la  servir,  de  cette  malheureuse  descendance 
en  qui  s'épuise  enfin  l'idée.  —  Et,  comme  l'humanité 
fait  et  doit  faire  une  consommation  effroyable  d'idées, 
il  faut  être  reconnaissant  à  ceux-ci  qui,  en  épuisant 
enfin  ce  qu'une  idée  avait  encore  de  généreux  en 
elle,  en  la  faisant  redevenir  Idée,  de  VÉRITÉ  qu'elle 
semblait,  la  vident  enfin  de  tout  suc,  et  forcent  ceux 
qui  viennent  à  chercher  une  idée  nouvelle,  —  idée 
qui,  à  son  tour,  paraisse  pour  un  temps  Vérité. 

Bénis  soient  les  Miens  et  les  Philippe  Van  Dyck 
pour  achever  de  ruiner  la  moribonde  école  hollan- 
daise, pour  venir  à  bout  de  ses  dernières  domi- 
nations. 

En  littérature,  croyez  bien  que  ce  sont  pas  les 
«  v^rslibristes  >*,  pas  même  les  plus  grands,  les  Vielé- 
Griffin,  les  Verhaeren,  qui  viendraient  à  bout  du 
Parnasse  ;  c'est  le  Parnasse  lui-même  qui  se  supprime, 
se  compromet  en  ses  derniers  lamentables  représen- 
tants. 

Disons   encore   ceci  :    ceux   qui   craignent   les   in- 


DE  L*INFLUENCE  EN  LITTÉRATURE       21 

fluences  et  s'y  refusent  en  sont  punis  de  cette  manière 
admirable  :  dès  qu'on  signale  un  pasticheur,  c'est 
parmi  eux  qu'il  faut  chercher.  —  Ils  ne  se  tiennent 
pas  bien  devant  les  œuvres  d'art  d'autrui.  La  crainte 
qu'ils  ont,  les  fait  s'arrêter  à  la  surface  de  l'œuvre; 
ils  y  goûtent  du  bout  des  lèvres.  —  Ce  qu'ils  y  cher- 
chent, c'est  le  secret  tout  extérieur  (croient-ils) 
de  la  matière,  du  métier  —  ce  qui  précisément 
n'existe  qu'en  relation  intime  et  profonde  avec  la 
personnalité  même  de  l'artiste,  ce  qui*  demeure  le 
plus  inaliénable  de  ses  biens.  —  Ils  ont,  pour  la 
raison  d'être  de  l'œuvre  d'art,  une  incompréhension 
totale.  Ils  semblent  croire  qu'on  peut  prendre  la 
peau  des  statues,  puis  qu'en  soufflant  dedans,  cela 
redonnera  quelque  chose. 

L'artiste  véritable,  avide  des  influences  profondes, 
se  penchera  sur  l'œuvre  d'art,  tâchant  de  l'oublier 
et  de  pénétrer  plus  arrière.  Il  considérera  l'œuvre 
d'art  accomplie,  comme  un  point  d'arrêt,  de  frontière  ; 
pour  aller  plus  loin  ou  ailleurs,  il  nous  faut  changer 
de  manteau.  —  L'artiste  véritable  cherchera,  derrière 
l'œuvre,   l'homme,   et  c'est  de   lui   qu'il   apprendra. 

La  franche  imitation  n'a  rien  à  faire  avec  le  pastiche 
qui  toujours  reste  besogne  sournoise  et  cachée.  Par 
quelle  aberration  aujourd'hui  n'osons-nous  plus 
imiter^  c'est  ce  qu'il  serait  trop  long  de  dire  — 
d'ailleurs  tout  cela  se  tient  et  si  l'on  ma  suivi  jusqu'ici 


21  ANDRÉ  GIDE 


l'on  me  comprendra  sans  peine.  —  Les  grands 
artistes  n'ont  jamais  craint  d'imiter. 

Michel-Ange  imita  d'abord  si  résolument  les 
antiques  que,  certaines  de  ses  statues  —  entre  autres 
un  Cupidon  endormi  —  il  s'amusa  de  les  faire  passer 
pour  des  statues  retrouvées  dans  des  fouilles.  —  Une 
autre  statue  de  l'amour  fut,  raconte-t-on,  enterrée 
par  lui,   puis  exhumée  comme   marbre  grec. 

Montaigne,  dans  sa  fréquentation  des  anciens, 
se  compare  aux  abeilles  qui  «  pillottent  de  çà  de  là 
les  fleurs  '>,  mais  qui  en  font  après  le  miel,  <»  qui  est 
tout  leur  «  —  ce  n'est  plus,  dit-il,  '■'  thym,ne  marjo- 
leine  '\ 

—  Non  :  c'est  du  Montaigne,  et  tant  mieux. 

Mesdames   et   Messieurs, 

Je  m'étais  promis  de  faire,  après  l'apologie  de 
l'influencé,  celle  de  l'influenceur.  A  présent  elle  ne 
m'apparait  plus  bien  utile.  L'apologie  de  1  influenceur 
—  ne  serait-ce  pas  celle  du  '■'  grand  homme  >  ?  Tout 
grand  homme  est  un  influenceur.  —  Artiste,  ses 
écrits,  ses  tableaux,  ne  sont  qu'une  part  de  son  œuvre  ; 
son  mfluence  l'explique,  la  continue.  Descartes 
n  est  pas  seulement  l'auteur  du  Discours  de  la  Méthode, 
de  la  Dioptrique  et  des  Méditations  ;  il  est  l'auteur 
aussi  du  Cartésianif^me.  —  Parfois  m<-^me  l'influence 


DE  l'influence  EN   LITTÉRATURE  23 

de  rhomme  est  plus  importante  que  son  œuvre  ; 
parfois  elle  s'en  détache  et  ne  semble  la  suivre  que  de 
très  loin  ;  —  telle  est,  à  travers  des  siècles  d'inaction, 
celle  de  la  Poétique  d'Aristote  sur  le  XVll^  siècle 
français.  Parfois  enfin,  l'influence  est  l'œuvre  unique, 
comme  il  advint  pour  ces  deux  uniques  figures,  que 
j'ose  à  peine  citer,  de  Socraie  et  du  Christ. 

On  a  souvent  parlé  de  la  responsabilité  des  grands 
hommes.  —  Oiï  n'a  point  tant  reproché  au  Christ 
tous  les  martyrs  que  le  Christianisme  avait  faits 
(car  l'idée  de  salut  s'y  mêlait)  —  qu'on  ne  reproche 
encore  à  tel  écrivain  le  retentissement  parfois  tra- 
gique de  ses  idées.  —  Après  Werther,  on  dit  qu'il  y 
eut  une  épidémie  de  suicides.  De  même  en  Russie, 
après  un  poème  de  Lermontof.  «  Après  ce  livre, 
disait  M"^^  de  Sévigné  en  parlant  des  Maximes  de 
La  Rochefoucauld,  —  il  n'y  a  plus  qu'à  se  tuer  ou 
qu'à  se  faire  chrétien.  »-  (Elle  disait  cela  croyant 
sûrement  qu'il  ne  se  trouverait  personne  qui  ne 
préférât  une  conversion  à  la  mort).  —  Ceux  que  la 
littérature  a  tués,  je  pense  qu'ils  portaient  déjà  la 
mort  en  eux  ;  ceux  qui  se  sont  faits  chrétiens  étaient 
admirablement  prêts  pour  l'être  ;  l'influence,  disais- 
je,  ne  crée  rien  :  elle  éveille. 

Mais  je  me  garderai,  d'ailleurs,  de  chercher  à 
diminuer  la  responsabilité  des  grands  hommes  ; 
pour  leur  plus  grande  gloire,  il  faut  la  croire  même  la 


24  ANDRÉ   GIDE 


plus  lourde,  la  plus  effrayante  possible.  Je  ne  sache 
pas  qu'elle  ait  fait  reculer  aucun  d'eux.  Au  contraire, 
ils  cherchent  de  l'assumer  toujours  plus  grande. 
Ils  font,  tout  autour  d'eux,  que  l'on  s'en  doute  ou 
non,  une  consommation  de  vie  formidable. 

Mais  ce  n'est  pas  toujours  un  besoin  de  domination 
qui  les  mène  :  Chez  l'artiste,  souvent,  la  soumission 
d'autrui  qu'il  obtient  a  des  causes  très  différentes. 
Un  mot  pourrait,  je  crois,  les  résunrier  :  //  ne  se  suffit 
pas  à  lui-même.  La  conscience  qu'il  a  de  l'importance 
de  l'idée  qu'il  porte,  le  tourmente.  Il  en  est  reshonsahle^ 
il  le  sent.  Cette  responsabilité  lui  paraît  la  plus 
importante  ;  l'autre  ne  passera  qu'après.  Que  peut-il  ? 
Seul  !  —  Il  est  débordé.  Il  n'a  pas  assez  de  ses  cinq 
sens  pour  palper  le  monde  ;  de  ses  vingt-quatre  heures 
par  jour,  pour  vivre,  penser,  s'exprimer.  Il  n'y  suffit 
pas,  il  le  sent.  II  a  besoin  d'adjoints,  de  substituts^ 
de  secrétaires.  —  «  Un  grand  homme,  dit  Nietzsche, 
n'a  pas  seulement  son  esprit,  mais  aussi  celui  de  tous 
ses  amis.  »  —  Chaque  ami  lui  prêtera  ses  sens  ;  bien 
plus  il  vivra  pour  lui.  Lui  se  fait  centre  (oh  !  malgré 
lui),  il  regarde  et  profite  de  tout.  Il  influence  :  d'au- 
tres vivront  et  joueront  pour  lui  ses  idées  ;  risqueront 
le  danger  de  les  expérimenter  à  sa  place. 

II  est  difficile  parfois  de  faire  l'apologie  des  grands 
hommes.  Je  ne  veux  donc  point  dire  ici  que  j'approuve 
cela  ;  je  dis  seulement  que  sans  cela  le  grand  homme 


DE  L*INFLUENCE  EN  LITTÉRATURE       T> 

n'est  guère  possible.  —  S'il  voulait  œuvrer  sans 
influencer,  il  serait  d'abord  mal  renseigné,  n'ayant 
pu  voir  opérer  ses  idées  ;  puis  il  ne  serait  pas  inté- 
ressant ;  car  cela  seul  qui  nous  influence  nous 
importe.  —  Voilà  pourquoi  j'ai  eu  soin  de  faire 
d'abord  l'apologie  des  influencés,  —  pour  pouvoir  à 
présent  oser  dire  qu'ils  sont  indispensables  aux 
grands  hommes. 

Mesdames    et    Messieurs, 

Je  vous  ai  dit  à  présent  à  peu  près  ce  que  je  désirais 
vous  dire.  Peut-être  les  quelques  idées  que  j'ai  tenté 
d'exposer  ici  vous  paraîtront-elles  soit  paradoxales, 
soit  fausses.  —  Je  me  tiendrai  pourtant  pour  satis^ 
fait  si,  fût-ce  par  protestation  contre  elles,  j'ai  pu 
faire  naître  en  vous  —  je  veux  dire  éveiller  —  quelques 
idées  que  vous  jugerez  justes  et  belles.  —  C'est  ce 
que  nous  pourrons  appeler  de  l'influence  par  réaction. 


SI   LE   GRAIN   NE  MEURT 
(fragments) 


J'avais  six  ans  quand,  en  1876,  nous  quittâmes  la  rue 
Médicis.  Notre  nouvel  appartement,  2  rue  de  Tournon, 
au  second  étage,  formait  angle  avec  la  rue  St-Sulpice, 
sur  quoi  donnaient  les  fenêtres  de  la  bibliothèque 
de  mon  père  ,*  celles  de  ma  chambre  ouvraient  sur 
une  grande  cour.  Je  me  souviens  surtout  du  vesti- 
bule, parce  que  je  m'y  tenais  le  plus  souvent,  lorsque 
je  n'étais  pas  à  l'école  ou  dans  ma  chambre,  et  que 
maman,  lasse  de  me  voir  tourner  auprès  d'elle,  me 
conseillait  d'aller  jouer  «  avec  mon  ami  Pierre  >' 
c'est-à-dire  tout  seul.  Le  tapis  bariolé  de  ce  vestibule 
présentait  de  grands  dessins  géométriques  parmi 
lesquels  il  était  on  ne  peut  plus  amusant  de  jouer  aux 
billes  avec  le  fameux  ami  Pierre. 

Un  petit  sac  de  filet  contenait  les  plus  belles  billes, 
qu'une  à  une  l'on  m'avait  données  et  que  je  ne  mêlais 


28  ANDRÉ   GIDE 


pas  aux  vulgaires.  II  en  était  que  je  ne  pouvais  manier 
sans  être  à  neuf  ravi  par  leur  beauté  :  une  petite 
en  particulier,  d'agathe  noire  avec  un  équateur  et 
des  tropiques  blancs  ;  une  autre,  translucide,  en 
cornaline,  couleur  d'écaillé  claire,  dont  je  me  servais 
pour  caler.  Et  puis,  dans  un  gros  sac  de  toile,  tout 
un  peuple  de  billes  grises  qu'on  gagnait,  qu'on  per- 
dait, et  qui  servaient  d'enjeu  lorsque  plus  tard  je 
pus   trouver   de   vrais   camarades   avec   qui   jouer. 

Un  autre  jeu  dont  je  raffolais,  c*est  cet  instrument 
de  merveilles  qu'on  appelle  kaléidoscope  :  une  sorte 
de  lorgnette  qui,  dans  l'extrémité  opposée  à  celle 
de  l'œil,  propose  au  regard  une  toujours  changeante 
rosace,  formée  de  mobiles  verres  de  couleur  empri- 
sonnés entre  deux  feuilles  transparentes.  L'intérieur 
de  la  lorgnette  est  tapissé  de  miroirs  où  se  multiplie 
symétriquement  la  fantasmagorie  des  verres  que 
déplace  entre  les  deux  feuilles  le  moindre  mouve- 
ment de  l'appareil.  Le  changement  d'aspect  des 
rosaces  me  plongeait  dans  un  ravissement  indicible. 
Je  revois  encore  avec  précision  la  couleur,  la  forme 
des  verroteries  :  le  morceau  le  plus  gros  était  un 
rubis  clair  ;  il  avait  forme  triangulaire  ;  son  poids 
l'entraînait  d'abord  et  par  dessus  l'ensemble  qu'il 
bousculait.  Il  y  avait  un  grenat  très  sombre  à  peu 
près  rond  ;  une  améthyste  en  lame  de  faux  ;  une 
topaze  dont  je  ne  revois  plus   que  la  couleur  ;  un 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  29 

saphir  et  trois  petits  débris  mordorés.  Ils  n  étaient 
jamais  tous  ensemble  sur  scène  ;  certains  restaient 
cachés  complètement  ;  d'autres  à  demi,  dans  les 
coulisses,  de  l'autre  côté  des  miroirs  ;  seul  le  rubis, 
trop  important,   ne  disparaissait  jamais  tout  entier. 

Mes  cousines  qui  partageaient  mon  goût  pour  ce 
jeu,  mais  s'y  montraient  moins  patientes,  secouaient 
à  chaque  fois  l'appareil  afm  d'y  contempler  un 
changement  total.  Pour  moi  je  ne  procédais  pas  de 
même  :  sans  quitter  la  scène  des  yeux,  je  tournais 
le  kaléidoscope  doucement,  doucement,  admirant 
îa  lente  modification  de  la  rosace.  Parfois  l'insen- 
sible déplacement  d'un  des  éléments  entraînait  des 
conséquences  bouleversantes.  J'étais  autant  intrigué 
qu'ébloui,  et  bientôt  voulus  forcer  l'appareil  à  me 
livrer  son  secret.  Je  débouchai  le  fond,  dénombrai 
les  morceaux  de  verre,  et  sortis  du  fourreau  de  carton 
trois  miroirs  ;  puis  les  remis,  mais,  avec  eux,  plus  que 
trois  ou  quatre  verroteries.  L'accord  était  pauvret  ; 
les  changements  ne  causaient  plus  de  surprise  ; 
mais  comme  on  suivait  bien  les  parties  !  comme  on 
comprenait  bien  le  pourquoi  du  plaisir  ! 

Puis  le  désir  me  vint  de  remplacer  les  petits  mor- 
ceaux de  verre  par  les  objets  les  plus  bizarres  :  un 
bec  de  plume,  une  aile  de  mouche,  un  bout  d'allu- 
rnette,  un  brin  d'herbe.  C'était  opaque,  plus  féerique 
du  tout,  mais,  à  cause  des  reflets  dans  les  miroirs. 


30  ANDRÉ   GIDE 


d'un  certain  intérêt  géométrique...  Bref,  je  passais 
des  heures  et  des  jours  à  ce  jeu.  Je  crois  que  les 
enfants  d'aujourd'hui  l'ignorent,  et  c'est  pourquoi 
j'en  ai  si  longuement  parlé. 

Les  autres  jeux  de  ma  première  enfance,  patiences, 
décalcomanies,  constructions,  étaient  tous  des  jeux 
solitaires.  Je  n'avais  aucun  camarade...  Si  pourtant  r 
j'en  revois  bien  un  ;  mais  hélas  !  ce  n'était  pas  un 
camarade  de  jeu  :  lorsque  Marie  me  menait  au 
Luxembourg,  j'y  retrouvais  un  petit  garçon  de  mon 
âge,  délicat,  doux,  tranquille,  et  dont  le  blême  visage 
était  à  demi  caché  par  de  grosses  lunettes^ 
si  sombres  que,  derrière  les  verres,  on  ne  pouvait 
rien  distinguer.  Je  ne  me  souviens  plus  de  son  nom,, 
et  peut-être  que  je  ne  l'ai  jamais  su.  Nous  l'appelions 
Mouton,  à  cause  de  sa  petite  pelisse  en  toison  blanche.. 

—  Mouton,  c'est  vrai  que  vous  avez  mal  aux 
yeux  ?  (Je  crois  bien  que  je  ne  le  tutoyais  pas). 

—  Le  médecin  dit  qu'ils  sont  malades. 

—  Montrez-les. 

Alors  il  avait  soulevé  les  vilains  verres,  et  son 
pauvre  regard  clignotant,  incertain,  douloureux, 
m  était  entré  dans  le  cœur. 

Ensemble  nous  ne  jouions  pas  ;  je  ne  me  souviens 
pas  que  nous  fissions  autre  chose*que  de  nous  pro- 
mener la  main  dans  la  mam  sans  rien  dire. 

Cette  première  amitié  dura  peu  de  temps.  Mouton? 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  31 

cessa  bientôt  de  venir.  Ah  !  que  le  Luxembourg 
alors  me  parut  vide  !...  Mais  mon  vrai  désespoir 
commença  lorsque  je  compris  que  Mouton  devenait 
aveugle.  Marie  avait  rencontré  la  bonne  du  petit 
dans  le  quartier  et  racontait  à  ma  mère  sa  conversa- 
tion avec  elle  ;  elle  parlait  à  voix  basse  pour  que  je 
n  entende  pas  ;  mais  je  surpris  ces  quelques  mots  : 
"  n  ne  peut  déjà  plus  retrouver  sa  bouche  !  >  Phrase 
absurde  assurément,  car  il  n'est  nul  besoin  de  la  vue 
pour  trouver  sa  bouche  sans  doute,  et  je  le  pensai 
tout  aussitôt  —  mais  qui  me  consterna  néanmoins. 
Je  m'en  allai  pleurer  dans  ma  chambre,  et  durant 
plusieurs  jours  m'exerçai  à  demeurer  longtemps 
les  yeux  fermés,  à  circuler  sans  les  ouvrir,  à  m'ef- 
forcer  de  ressentir  ce  que  Mouton  devait  éprouver. 

Accaparé  par  la  préparation  de  son  cours,  mon 
père  ne  s'occupait  guère  de  moi.  Il  passait  la  plus 
grande  partie  du  jour  enfermé  dans  un  vaste  cabinet 
de  travail  un  peu  sombre,  où  je  n'avais  accès  que 
lorsqu'il  m'invitait  à  y  venir.  C'est  d'après  une 
photographie  que  je  revois  mon  père,  avec  une  barbe 
carrée,  des  cheveux  noirs,  assez  longs  et  bouclés  ; 
sans  elle  je  n'aurais  gardé  souvenir  que  de  sa  grande 
douceur.  Ma  mère  m'a  dit  plus  tard  que  ses  collè- 
gues l'avaient  surnommé  «  Vir  probus  »  ;  et  j  ai  su 
par  l'un  d'eux  que  souvent  on  recourait  à  son  conseil. 


32  ANDRÉ   GIDE 


Je  ressentais  pour  mon  père  une  vénération  un 
peu  craintive,  qu'aggravait  la  solennité  de  ce  lieu. 
J'y  entrais  comme  dans  un  temple  ;  dans  la  pénombre 
se  dressait  le  tabernacle  de  la  bibliothèque  ;  un  épais 
tapis  de  ton  riche  et  sombre  étouffait  le  bruit  de  mes 
pas.  Il  y  avait  un  lutrin  près  d'une  des  deux  fenêtres.  ; 
au  milieu  de  la  pièce,  une  énorme  table  couverte 
de  livres  et  de  papiers.  Mon  père  allait  chercher  un 
gros  livre,  quelque  Coutume  de  Bourgogne  ou  de 
Normandie,  pesant  in-folio  qu'il  ouvrait  sur  le  bras 
d'un  fauteuil  pour  épier  avec  moi  de  feuille  en  feuille 
jusqu'où  persévérait  le  travail  d'un  insecte  rongeur. 
Le  jurisconsulte,  en  consultant  un  vieux  texte,  avait 
admiré  ces  petites  galeries  clandestines  et  s  était 
dit  :  <'  Tiens  !  cela  amusera  mon  enfant  ».  Et  cela 
m'amusait  beaucoup,  à  cause  aussi  de  l'amusement 
quM  paraissait  lui-même  y  prendre. 

Mais  le  souvenir  du  cabinet  de  travail  est  resté 
lié  surtout  à  celui  des  lectures  qu'il  m'y  faisait. 
Mon  père  avait  à  ce  sujet  des  idées  très  particulières 
que  n'avait  pas  épousées  ma  mère  ;  et  souvent  je  les 
entendais  discuter  sur  la  nourriture  qu'il  convient 
de  donner  au  cerveau  d  un  petit  enfant.  De  sem- 
blables discussions  étaient  soulevées  parfois  au 
sujet  de  l'obéissance,  ma  mère  restant  d'avis  que 
l'enfant  doit  se  soumettre  sans  chercher  à  comprendre, 
mon    père    gardant    toujours    une    tendance    à    tout 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT.  .  .  33 

m'expliquer.  Je  me  souviens  fort  bien  qu  alors  ma 
mère  comparait  l'enfant  que  j'étais  au  peuple  hébreu, 
et  protestait  qu'avant  de  vivre  dans  la  grâce  il  était 
bon  d'avoir  vécu  selon  la  loi.  Je  pense  aujourd'hui 
que  ma  mère  était  dans  le  vrai  ;  n'empêche  qu'en 
ce  temps  je  restais  vis-à-vis  d'elle  dans  un  état  d'in- 
subordination fréquente  et  de  continuelle  discussion, 
tandis  que,  sur  un  mot,  mon  père  eût  obtenu  de  moi 
tout  ce  qu'il  eût  voulu.  Je  crois  qu'il  cédait  au  besoin 
de  son  cœur  plutvôt  qu'il  ne  suivait  une  théorie, 
lorsqu'il  ne  proposait  à  mon  amusement  ou  à  mon 
admiration  rien  qu'il  ne  pût  aimer  ou  admirer  lui- 
même.  La  littérature  enfantine  française  ne  présen- 
tait alors  guère  que  des  inepties,  et  je  pense  qu'il 
eût  souffert  s'il  avait  vu  entre  mes  mains  tel  livre 
qu'on  y  mit  plus  tard,  de  Madame  de  Ségur  par 
exemple  —  où  je  pris,  je  l'avoue,  et  comme  à  peu 
près  tous  les  enfants  de  ma  génération,  un  plaisir 
assez  vif,  mais  stupide  —  un  plaisir  non  plus  vif 
heureusement  que  celui  que  j'avais  pris  d'abord  à 
écouter  mon  père  me  lire  des  scènes  de  Molière, 
des  passages  de  l'Odyssée,  la  farce  de  Pathelin,  les 
aventures  de  Sindbad  ou  celles  d'Ali-Baba  et  quelques 
bouffonneries  de  la  Comédie  Italienne,  telles  qu'elles 
sont  rapportées  dans  les  Masques  de  Maurice  Sand, 
livre  où  j'admirais  aussi  les  figures  d'Arlequin,  de 
Coiombme,  de  Polichinelle  ou  de  Pierrot,  après  que. 


34  ANDRÉ   GIDE 


par  la  voix  de  mon  père,  je  les  avais  entendus  dialoguer. 
Le  succès  de  ces  lectures  était  tel,  et  mon  père 
poussait  si  loin  sa  confiance,  qu'il  entreprit  un  iour 
le  début  du  livre  de  Job.  C'était  une  expérience  à 
laquelle  ma  mère  voulut  assister  :  aussi  n  eut-elle 
pas  lieu  dans  la  bibliothèque  ainsi  que  les  autres, 
mais  dans  un  petit  salon  où  l'on  se  sentait  chez  elle 
plus  spécialement.  Je  ne  jurerais  pas,  naturellement, 
que  j'aie  compris  d'abord  la  pleine  beauté  du  texte 
sacré  !  Mais  cette  lecture,  il  est  certain,  fit  sur  moi 
l'impression  la  plus  vive,  aussi  bien  par  la  solennité 
du  récit  que  par  la  gravité  de  la  voix  de  mon  père  et 
l'expression  du  visage  de  ma  mère,  qui  tour  à  tour 
gardait  les  yeux  fermés  pour  marquer  ou  protéger 
son  pieux  recueillement,  et  ne  les  rouvrait  que  pour 
porter  sur  moi  un  regard  chargé  d'amour,  d'interro- 
gation et  d'espoir. 

Certains  beaux  soirs  d'été,  quand  nous  n'avions 
pas  soupe  trop  tard  et  que  mon  père  n'avait  pas  trop 
de  travail,  il  demandait  : 

—  Mon  petit  ami  vient-il  se  promener  avec  moi  ? 
il  ne  m'appelait  jamais  autrement  que  «  son  petit 

ami  ». 

—  Vous  serez  raisonnables,  n'est-ce  pas,  disait 
ma  mère.  Ne  rentrez  pas  trop  tard. 

J'aimais  sortir  avec  mon  père  ;  et  comme  il  s 'oc- 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  35 

cupait  de  moi  rarement,  le  peu  que  je  faisais  avec 
lui  gardait  un  aspect  insolite,  grave  et  quelque  peu 
mystérieux  qui  m'enchantait  aussitôt. 

Tout  en  jouant  à  quelque  jeu  de  devinette  ou 
d'homonymes,  nous  remontions  la  rue  de  Tournon, 
puis  traversions  le  Luxembourg,  ou  suivions  cette 
partie  du  Boulevard  Saint-Michel  qui  le  longe, 
jusqu'au  second  jardin,  près  de  l'Observatoire. 
Dans  ce  temps  les  terrains  qui  font  face  à  l'Ecole 
de  Pharmacie  n'étaient  pas  encore  bâtis  ;  l'Ecole 
même  n'existait  pas.  Au  lieu  des  maisons  à  six  étages, 
il  n'y  avait  là  que  baraquements  improvisés,  échoppes 
de  fripiers,  de  revendeurs  et  de  loueurs  de  véloci- 
pèdes. L'espace  asphalté,  ou  macadamisé,  je  ne  sais,, 
qui  borde  ce  second  Luxembourg,  servait  de  piste 
aux  amateurs  ;  juchés  sur  ces  étranges  et  paradoxaux 
instruments,  qu'ont  remplacés  les  bicycletî^s,  ils 
viraient,  passaient  et  disparaissaient  dans  le  soir. 
Nous  admirions  leur  hardiesse,  leur  élégance.  A 
peine  encore  distinguait-on  la  monture  et  la  roue 
d'arrière  minuscule  où  reposait  l'équilibre  de  l'aérien 
appareil.  La  svelte  roue  d'avant  se  balançait  ;  celui 
qui  la  montait  semblait  un  être  fantastique.  La  nuit 
tombait,  exaltant  les  lumières,  un  peu  plus  loin, 
d'un  café-concert,  dont  les  musiques  nous  attiraient. 
On  ne  voyait  pas  les  becs  de  gaz  eux-mêmes,  mais, 
par-dessus    la    palissade,    l'étrange   illumination    des 


36  ANDRÉ   GIDE 


marronniers.  On  s'approchait.  Les  planches  n'étaient 
pas  si  bien  jointes  qu'on  ne  pût,  par-ci  par  là,  en 
appliquant  l'œil,  glisser  entre-deux  le  regard  :  je 
distinguais,  par-dessus  la  grouillante  et  sombre  masse 
des  spectateurs,  l'émerveillement  de  la  scène,  sur 
laquelle  une  divette  venait  débiter  des  fadeurs. 

Nous  avions  parfois  encore  le  temps,  pour  rentrer, 
de  retraverser  le  grand  Luxembourg.  Bientôt  un 
•roulement  de  tambour  en  annonçait  la  fermeture. 
Les  derniers  promeneurs,  à  contre  gré,  se  dirigeaient 
vers  les  sorties,  talonnés  par  les  gardes,  et  les  grandes 
allées  qu'ils  désertaient  s'emplissaient  derrière  eux 
de  mystère.  Ces  soirs  là  je  m'endormais  ivre  d'ombre, 
de  sommeil  et  d'étrangeté. 

Quand  j'eus  atteint  ma  cinquième  année,  mes 
parents  me  firent  suivre  des  cours  enfantins  chez 
Mademoiselle  Fleur  et  chez  Madame  Lackerbauer. 

Mademoiselle  Fleur  habitait  rue  de  Seine.  Tandis 
que  les  petits,  dont  j'étais,  pâlissaient  sur  les  alpha- 
bets, ou  sur  des  pages  d'écriture,  les  grands  —  ou 
plus  exactement  :  les  grandes  (car,  au  cours  de 
Mademoiselle  Fleur  fréquentaient  bien  des  grandes 
filles,  mais  seulement  des  petits  garçons)  —  s'agi- 
taient beaucoup  autour  des  répétitions  d'une  repré- 
sentation à  laquelle  devaient  assister  les  familles. 
On    préparait    un   acte    des   Plaideurs  ;    les    grandes 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  37 

essayaient  des  fausses  barbes  et  je  les  enviais  d'avoir 
à  se  costumer  ;  rien  ne  devait  être  plus  divertis- 
sant. 

De  chez  Madame  Lackerbauer,  je  ne  me  rappelle 
qu'une  machine  de  Ramsden,  une  vieille  machine 
électrique,  qui  m'intriguait  furieusement  avec  son 
disque  de  verre  où  de  petites  plaques  de  métal 
étaient  collées,  et  une  manivelle  pour  faire  tourner 
le  disque  ;  à  quoi  il  était  défendu  de  toucher  «  ex- 
pressément sous  peine  de  mort  »  comme  disent 
certaines  pancartes  sur  des  poteaux  de  transmission. 
Un  jour  la  maîtresse  avait  voulu  faire  fonctionner  la 
machine  ;  tout  autour  les  enfants  formaient  un  grand 
cercle,  très  écarté  parce  qu'on  avait  grand  peur  ; 
on  s'attendait  à  voir  foudroyer  la  maîtresse  ;  et 
certainement  elle  tremblait  un  peu  en  approchant 
d'une  boule  de  cuivre,  à  Textrémité  de  l'appareil, 
son  index  replié.  Mais  pas  la  moindre  étincelle 
n'avait  jailli.  Ah  !  l'on  était  bien  soulagé. 

j'avais  sept  ans  quand  ma  mère  crut  devoir  ajouter 
aux  cours  de  Mademoiselle  Fleur  et  de  Madame 
Lackerbauer  les  leçons  de  piano  de  Mademoiselle 
de  Gœcklin.  On  sentait  chez  cette  innocente  personne 
peut-être  moins  de  goût  pour  les  arts  qu'un  grand 
besoin  de  gagner  sa  vie.  Elle  était  toute  fluette,  et 
pâle  comme  sur  le  point  de  se  trouver  mal.  Je  crois 
qu'elle  ne  devait  pas  manger  à  sa  faim. 


38  ANDRÉ   GIDE 


Quand  j'avais  été  bien  docile,  Mademoiselle  de 
Gœcklin  me  faisait  cadeau  d'une  image  qu'elle 
sortait  d'un  petit  manchon.  L'image,  en  elle-même 
eût  pu  me  paraître  ordinaire  et  j'en  aurais  presque 
fait  fi  ,*  mais  elle  était  parfumée  ;  extraordinairement 
parfumée  —  sans  doute  en  souvenir  du  manchon  ; 
je  la  regardais  à  peine  ;  je  la  humais  ;  puis  la  collais 
dans  un  album,  à  côté  d'autres  images  que  les  grands 
magasins  donnaient  aux  enfants  de  leur  clientèle, 
mais  qui,  elles,  ne  sentaient  rien.  J'ai  rouvert  l'album 
dernièrement  pour  amuser  un  petit  neveu  :  les 
images  de  Mademoisell»  de  Gœcklin  embaument 
encore  ;  elles  ont  embaumé  tout  l'album. 

Après  que  j'avais  fait  mes  gammes,  mes  arpèges, 
un  peu  de  solfège,  et  ressassé  quelque  morceau 
des  «  bonnes  traditions  du  pianiste  »,  je  cédais  la 
place  à  ma  mère.  Je  crois  que  c'est  par  modestie  que 
maman  ne  jouait  jamais  seule  ;  mais  à  quatre  mains, 
comme  elle  y  allait  !  C'était  d'ordinaire  quelque 
partie  d'une  symphonie  de  Haydn,  et  de  préférence 
le  finale  qui,  pensait-elle,  comportait  moins  d'ex- 
pression à  cause  du  mouvement  rapide,  qu'elle  préci- 
pitait encore  en  approchant  de  la  fin  ;  elle  comptait 
à  haute  voix  d'un  bout  à  l'autre  du  morceau. 

Quand  je  fus  un  peu  plus  grand,  Mademoiselle 
de  Gœcklin  ne  vint  plus  ;  j'allai  prendre  les  leçons 
chez  elle.  C'était  un  tout  petit  appartement  où  elle 


'        SI    LE   GRAIN    NE   MEURT...  39 

Vivait  avec  une  sœur  plus  âgée,  infirme  ou  un  peu. 
simple  d'esprit,  dont  elle  avait  la  charge.  Dans  la 
première  pièce,  qui  devait  servir  de  salle  à  manger, 
se  trouvait  une  volière  pleine  de  bengalis  ;  dans  la 
seconde  pièce  le  piano  ;  il  avait  des  notes  éton- 
namment fausses  dans  le  registre  supérieur,  ce  qui 
modérait  mon  désir  de  prendre  la  haute  de  préfé- 
rence, lorsque  nous  jouions  à  quatre  mains.  Made- 
moiselle de  Gœcklin,  qui  comprenait  sans  peine  ma 
répugnance,  disait  alors  d'une  voix  plaintive,  abstrai- 
tement, comme  un  ordre  discret  qu'elle  eût  donné 
à  un  esprit  :  «  Il  faudra  faire  venir  l'accordeur.  » 
Mais  l'esprit  ne  faisait  pas  la  commission. 

Mes  parents  avaient  pris  coutume  de  passer  les 
vacances  d'été  dans  le  Calvados,  à  la  Roque-Baignard, 
cette  propriété  qui  revint  à  ma  mère  au  décès  de  ma 
grand'mère  Rondeaux.  Les  vacances  de  nouvel  an, 
nous  les  passions  à  R...  dans  la  famille  de  ma  mère; 
celles  de  Pâques,  à  Uzès  auprès  de  ma  grand'mère 
paternelle. 

Rien  de  plus  différent  que  ces  deux  familles  ; 
rien  de  plus  différent  que  ces  deux  provinces  de 
France,  qui  conjuguent  en  moi  leurs  contradictoires 
influences.  Souvent  je  me  suis  persuadé  que  j'avais 
été  contraint  à  l'œuvre  d'art,  parce  que  je  ne  pouvais 
réaliser  que  par  elle  l'accord  de  ces  éléments  trop 


40  ANDRÉ   GIDE 


divers,  qui  sinon  fussent  restés  à  se  combattre,  ou 
.tout  au  moins  à  dialoguer  en  moi.  Sans  doute  ceux-là 
seuls  sont  capables  d'affirmations  puissantes,  que 
pousse  en  un  seul  sens  l'élan  de  leur  hérédité.  Au 
contraire  les  produits  de  croisement,  en  qui  coexistent 
et  grandissent,  en  se  neutralisant,  des  exigences 
opposées,  c'est  parmi  eux  je  crois  que  ^e  recrutent 
les  arbitres  et  les  artistes.  Je  me  trompe  fort  si  les 
exemples  ne  me  donnent  raison. 

La  maison  de  mes  parents  faisait  angle  entre  la 
rue  de  C...  et  la  rue  de  F....  Elle  ouvrait  sa  porte 
cochère  sur  celle-là  ;  sur  celle-ci  le  plus  grand  nombre 
de  ses  fenêtres.  Elle  me  paraissait  énorme;  elle  l'était. 
Il  y  avait  en  bas,  en  plus  du  logement  du  concierge, 
de  la  cuisine,  de  l'écurie,  de  la  remise,  un  magasin 
pour  les  «  rouenneries  )^  que  fabriquait  mon  oncle 
à  son  usine  du  H...,  à  quelques  kilomètres  de  R.... 
Et  à  côté  du  magasin,  ou  plus  proprement  de  la  salle 
du  dépôt,  il  y  avait  un  petit  bureau,  dont  l'accès 
était  également  défendu  aux  enfants,  et  qui  du  reste 
se  défendait  bien  tout  seul  par  son  odeur  de  vieux 
cigare,  son  aspect  fastidieux  et  rébarbatif.  Mais  com- 
bien la  maison,  par  contre,  était  aimable  ! 

Dès  l'entrée,  la  clochette  au  son  doux  et  grave 
semblait  vous  souhaiter  bon  accueil.  Sous  la  voûte, 
à  gauche,  la  concierge,  de  la  porte  vitrée  de  sa  loge 
exhaussée  de  trois  marches,  vous  souriait.  En  face 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  4î 

s*ouvrait  la  cour,  où  de  décoratives  plantes  vertes, 
dans  des  pots  alignés  contre  le  mur  du  fond,  pre- 
naient l'air,  et,  avant  d'être  ramenées  dans  la  serre 
du  H...,  d'où  elles  venaient  et  où  elles  allaient 
refaire  leur  santé,  se  reposaient  à  tour  de  rôle  de 
leur  service  d'intérieur.  Ah  !  que  cet  intérieur  était 
tiède,  moite,  discret  et  quelque  peu  sévère,  mais 
confortable,  honnête  et  plaisant.  La  cage  d'escalier 
prenait  jour  par  en  bas  sous  la  voûte,  et  tout  en 
haut  par  un  toit  vitré.  A  chaque  palier,  de  longues 
banquettes  de  velours  vert,  sur  lesquelles  il  faisait 
bon  s  étendre  à  plat  ventre  pour  lire.  Mais  combien 
on  était  mieux  encore,  entre  le  second  étage  et  le 
dernier,  sur  les  marches  mêmes,  que  couvrait  un 
tapis  chmé  noir  et  blanc,  bordé  de  larges  bandes 
rouges.  Du  toit  vitré  tombait  une  riche  lumière 
tamisée,  tranquille  ;  la  marche  au-dessus  de  celle 
sur  laquelle  j'étais  assis  me  servait  d'appuie-coude, 
de  pupitre  et  lentement  me  pénétrait  le  côté... 

'J  écrirai  mes  souvenirs  comme  ils  viennent,  sans 
chercher  à  les  ordonner.  Tout  au  plus  les  puis-je 
grouper  autour  des  lieux  et  des  êtres  :  ma  mémoire 
ne  se  trompe  pas  souvent  de  place  :  mais  elle  brouille 
les  dates  ;  je  suis  perdu  si  je  m'astreins  à  de  la  chro- 
nologie. A  reparcourir  le  passé,  je  suis  comme 
quelqu'un  dont  le  regard  n'apprécierait  pas"  bien 
les   distances   et   parfois   reculerait   extrêmement   ce 


42  ATMDRÉ   GIDE 


que  rexamen  reconnaîtra  beaucoup  plus  proche. 
C'est  ainsi  que  je  suis  resté  longtemps  convaincu 
d'avoir  gardé  le  souvenir  de  l'entrée  des  Prussiens 
àR...  : 

C'est  la  nuit.  On  entend  la  fanfare  militaire,  et 
du  balcon  de  la  rue  de  C...  où  elle  passe,  on  voit 
les  torches  résineuses  fouetter  d'inégales  lueurs  les 
murs  étonnés  des   maisons... 

Ma  mère  à  qui,  plus  tard,  j'en  reparlai,  me  persuada 
que  d'abord  en  ce  temps  j'étais  beaucoup  trop  jeune 
pour  en  avoir  gardé  quelque  souvenir  que  ce  soit  ; 
qu'au  surplus  jamais  un  R...nais,  ou  en  tout  cas 
aucun  de  ma  famille,  ne  se  serait  mis  au  balcon  pour 
voir  passer  fût-ce  Bismarck  ou  le  roi  de  Prusse  lui- 
même,  et  que  si  les  Allemands  avaient  organisé  des 
cortèges,  ceux-ci  eussent  défilé  devant  des  volets 
clos.  Certainement  mon  souvenir  devait  être  des 
<'  retraites  aux  flambeaux  ^>  qui,  tous  les  samedis 
«oir  remontaient  ou  descendaient  la  rue  de  C..., 
après  que  les  Allemands  avaient  depuis  longtemps 
déjà  vidé  la  ville. 

—  C'était  là  ce  que  nous  te  faisions  admirer  du 
balcon,   en  te  chantant,  te  souviens-tu  : 

Zim  laï  la  !  Zim  laï  fa  ! 
Les  beaux  militaires  ! 

Et    soudain    je    reconnaissais    aussi    la    chanson. 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  43 

Il  en  est  de  même  de  ce  bal  rue  de  C...,  que  ma 
mémoire  s'est  longtemps  obstinée  à  placer  du  temps 
de  ma  grand'mère  —  qui  mourut  en  73,  alors  que 
je  n'avais  pas  quatre  ans.  11  s'agit  évidemment  d'une 
soirée  que  mon  oncle  et  ma  tante  donnèrent  trois 
ans  plus  tard  à  la  majorité  de  leur  fille  • 

Je  suis  déjà  couché,  mais  une  singulière  rumeur, 
un  frémissement  du  haut  en  bas  de  la  maison,  joints 
à  des  vagues  harmonieuses,  écartent  de  moi  le  som- 
meil. Sans  doute  ai-je  remarqué  dans  la  journée  des 
préparatifs.  Sans  doute  l'on  m'a  dit  qu'il  y  aurait 
un  bal  ce  soir-là.  Mais,  un  bal,  sais-je  ce  que  c'est  ? 
Je  n'y  avais  pas  attaché  d'importance  et  m'étais 
couché  comme  les  autres  soirs.  Mais  cette  rumeur 
à  présent...  J'écoute  ;  je  tâche  de  surprendre  quelque 
bruit  plus  distinct,  de  comprendre  ce  qui  se  passe. 
Je  tends  l'oreille.  A  la  fin,  n'y  tenant  plus,  je  me  lève, 
sors  de  la  chambre  à  tâtons  dans  le  couloir  sombre 
et,  pieds  nus,  gagne  l'escalier  plein  de  lumière. 
Ma  chambre  est  au  troisième  étage.  Les  vagues  de 
sons  montent  au  premier  ;  il  faut  aller  voir  ;  et  à 
mesure  que  de  marche  en  marche  je  me  rapproche, 
je  distingue  des  bruits  de  voix,  des  froissements 
d'étoffe,  des  chuchotements  et  des  rires.  Rien  n'a 
l'air  coutumier  ;  il  me  semble  que  je  vais  être  initié 
tout  à  coup  à  une  autre  vie,  mystérieuse,  différem- 
ment réelle,  plus  brillante  et  plus  pathétique,  et  qui 


44  ANDRÉ   GIDE 


commence  seulement  lorsque  les  petits  enfants  sont 
couchés.  Les  couloirs  du  second  tout  emplis  de  nuit 
sont  déserts  ;  la  fête  est  au-dessous.  Avancerai-je 
encore  ?  On  va  me  voir.  On  va  m.e  punir  de  ne  pas 
dormir,  d  avoir  vu...  Je  passe  ma  tête  à  travers  les 
fers  de  la  rampe...  Précisément  des  invités  arrivent, 
un  militaire  en  uniforme,  une  dame  toute  en  rubans, 
toute  en  soie  ;  elle  tient  un  éventail  a  Ja  main  ;  le 
domestique,  mon  ami  Victor,  que  je  ne  reconnais 
pas  d'abord  à  cause  de  ses  culottes  et  de  ses  bas 
blancs,  se  tient  devant  la  porte  ouverte  du  premier 
salon  et  introduit...  Tout  à  coup  quelqu'un  bondit 
vers  moi  ;  c'est  Marie,  ma  bonne,  qui  comme  moi 
tâchait  de  voir,  dissimulée  un  peu  plus  bas  au  premier 
angle  de  l'escalier.  Elle  me  saisit  dans  ses  bras  ;  je 
crois  d'abord  qu'elle  va  me  reconduire  dans  ma  cham- 
bre, m'y  enfermer  ;  mais  non,  elle  veut  bien  me 
descendre,  au  contraire,  jusqu'à  l'endroit  où  elle 
était,  d'oii  le  regard  cueille  un  petit  brin  de  la  fête. 
A  présent  j'entends  parfaitement  bien  la  musique. 
Au  son  des  instruments  que  je  ne  puis  voir,  des 
Messieurs  tourbillonnent  avec  des  dames  parées  qui 
toutes  sont  beaucoup  plus  belles  que  celles  du  milieu 
du  jour.  La  musique  cesse  ;  les  danseurs  s'arrêtent  ; 
et  le  bruit  des  voix  remplace  celui  des  instruments. 
Ma  bonne  va  me  ramener,  mais  à  ce  moment 
une  des  belles  dames,  qui  se  tenait  debout,  appuyée 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  45 

près  de  la  porte,  et  s'éventait,  m'aperçoit  ;  elle  vient 
a  moi,  m'embrasse  et  rit  parce  que  je  ne  la  reconnais 
pas.  C'est  évidemment  cette  amie  de  ma  mère  que 
j*ai  vue  encore  ce  matin  même  ;  mais  tout  de  même 
je  ne  suis  pas  bien  sûr  que  ce  soit  tout  à  fait  elle, 
elle  réellement...  Et  quand  je  me  retrouve  dans  mon 
lit,  j'ai  les  idées  toutes  brouillées  et  je  pense,  avant 
de  sombrer  dans  le  sommeil,  confusément  :  il  y  a 
la  réalité  et  il  y  a  les  rêves  ;  et  puis  il  y  a  une  seconde 
réalité. 

La  croyance  indistincte,  indéfinissable,  à  je  ne 
sais  quoi  d'autre  à  côté  du  réel,  du  quotidien,  de 
l'avoué,  m'habita  durant  nombre  d'années  ;  et  je 
ne  suis  pas  sûr  de  n'en  pas  retrouver  en  moi,  encore 
aujourd'hui,  quelques  restes.  Rien  de  commun  avec 
les  contes  de  fées,  de  goules  ou  de  sorcières  ;  peut- 
être  plutôt  avec  ceux  d'Hoffmann  ou  d'Andersen. 
Pourtant  je  ne  les  connaissais  pas  encore.  Non,  je 
crois  bien  qu'il  y  avait  plutôt  là  un  maladroit  besoin 
d'épaissir  la  vie  —  besoin  que  la  religion,  plus  tard, 
serait  habile  à  contenter  ;  et  une  certaine  propension, 
aussi,  à  supposer  le  clandestin.  C'est  ainsi  qu'après 
la  mort  de  mon  père,  si  grand  garçon  que  je  fusse 
déjà,  n'ailai-je  pas  m'imaginer  qu'il  n'était  pas  mort 
pour  de  vrai  !  ou  du  moins  —  comment  exprimer 
cette  sorte  d'appréhension  —  qu'il  n'était  mort 
qu'à  notre  vie  ouverte  et  diurne,  mais  que  de  nuit. 


46  ANDRE   GIDE 


secrètement,  alors  que  je  dormais,  il  venait  retrouver 
ma  mère.  Durant  le  jour  mes  soupçons  se  mainte- 
naient incertains,  mais  je  les  sentais  se  préciser  et 
s'affirmer,  le  soir,  immédiatement  avant  de  m'en- 
dormir.  Je  ne  cherchais  pas  à  percer  le  mystère  ; 
je  sentais  que  j'eusse  empêché  tout  net  ce  que  j'eusse 
essayé  de  surprendre  ;  assurément  j'étais  trop  jeune 
encore,  et  ma  mère  me  répétait  trop  souvent  et  à 
propos  de  trop  de  choses  :  Tu  comprendras  plus 
tard  —  mais  certains  soirs,  en  m  abandonnant  au 
sommeil,  il  me  semblait  vraiment  que  je  cédais  la 
place. 

Je  reviens  à  la  rue  de  C... 

Au  second  étage,  à  l'extrémité  d'un  couloir  sur 
lequel  ouvrent  les  chambres,  se  trouve  la  salle 
d'études,  plus  confortable,  plus  intime  que  les  grands 
salons  du  premier,  de  sorte  que  ma  mère  s'y  tient 
et  m'y  retient  de  préférence.  Une  grande  armoire 
formant  bibliothèque  en  occupe  le  fond.  Les  deux 
fenêtres  ouvrent  sur  la  cour  :  l'une  d'elles  est  double 
et  entre  les  deux  châssis  fleurissent  dans  des  pots, 
sur  des  soucoupes,  des  crocus,  des  hyacinthes  et 
des  tulipes  du  duc  de  Thol.  Des  deux  côtés  de  la 
cheminée,  deux  grands  fauteuils  de  tapisserie,  ou- 
vrage de  ma  mère  et  de  mes  tantes:  dans  l'un  d  eux 
ma  mère  est  assise.  Mademoiselle  Shackleton,  sur 
une  chaise  de  reps   grenat   et  d'acajou,   près   de  la 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  47 

table,  s'occupe  à  un  ouvrage  de  broderie  sur  filet. 
Le  petit  carré  de  filet  que  veut  agrémenter  son  tra- 
vail est  tendu  sur  un  cadre  de  métal  ;  c'est  un  arach- 
néen réseau  à  travers  lequel  court  l'aiguille.  Elle 
consulte  parfois  un  modèle  où  les  dessins  de  fil  sont 
marqués  en  blanc  sur  fond  bleu.  Ma  mère  regarde 
à  la  fenêtre  et  dit  : 

—  Les  crocus  sont  ouverts  :  il  va  faire  beau. 
Mademoiselle  Shackleton   la   reprend   doucement. 

—  Juliette,  vous  serez  toujours  la  même  :  c'est 
parce  qu'il  fait  déjà  beau  que  les  crocus  se  sont  ouverts  ; 
vous  savez  bien  qu'ils  ne  prennent  pas  les  devants. 

Anna  Shackleton  !  Je  revois  votre  calme  visage, 
votre  front  pur,  votre  bouche  un  peu  sévère,  vos 
souriants  regards  qui  versèrent  tant  de  bonté  sur  mon 
enfance...  Je  voudrais,  pour  parler  de  vous,  inventer 
des  mots  plus  vibrants,  plus  respectueux  et  plus 
tendres.  Raconterai- je  un  jour  votre  modeste  vie  ? 
Je  voudrais  que,  dans  mon  récit,  cette  humilité 
resplendisse,  comme  elle  resplendira  devant  Dieu 
le  jour  où  seront  abaissés  les  puissants,  où  seront 
magnifiés  les  humbles.  Je  ne  me  suis  jamais  senti 
grand  goût  pour  portraire  les  triomphants  et  les 
glorieux  de  ce  monde,  mais  bien  ceux  dont  la  plus 
vraie  gloire  est  cachée. 

C'est  proprement  comme  gouvernante  de  ma  mère 


x 


48  ANDRÉ  GIDE 


que  Mademoiselle  Shackleton  entra  dans  notre 
famille.  Ma  mère  allait  bientôt  atteindre  l'âge  d  être 
mariée  ;  il  parut  à  plus  d'un  qu'Anna  Shackleton, 
^'ncore  jeune  elle-même,  et  de  plus  extrêmement 
jolie,  pourrait  faire  tort  à  son  élève.  La  jeune  Juliette 
Rondeaux  était  du  reste,  il  faut  le  reconnaître,  un 
sujet  quelque  peu  décourageant.  Non  seulement  elle 
se  retirait  sans  cesse,  et  s'effaçait  chaque  fois  qu'il 
aurait  fallu  briller  ;  mais  encore  ne  perdait-elle  pas 
une  occasion  de  pousser  en  avant  Mademoiselle 
Anna,  pour  qui  elle  s'était  éprise  d'une  amitié  très 
vive.  Juliette  ne  supportait  pas  d'être  la  mieux  mise  ; 
tout  la  choquait,  de  ce  qui  marquait  sa  situation, 
sa  fortune,  et  les  questions  de  préséance  entrete- 
naient une  lutte  continuelle  avec  sa  mère  et  surtout 
avec  Claire  sa  sœur  a'mée. 

Ma  grand'mère  n'était  point  dure,  assurément  ; 
mais  sans  être  précisément  entichée,  elle  gardait 
un  vif  sentiment  des  hiérarchies.  On  retrouvait  ce 
sentiment  chez  sa  fille  Claire,  mais  qui  n'avait  pas 
sa  bonté  —  qui  même  n'avait  pas  beaucoup  d'autres 
sentiments  que  celui-là,  et  s'irritait  à  ne  le  retrouver 
point  chez  sa  sœur  ;  elle  rencontrait,  à  la  place,  un 
instinct,  sinon  précisément  de  révolte,  du  moins 
d'insoumission,  qui  sans  doute  n'avait  pas  existé  de 
tout  temps  chez  Juliette,  mais  qui  s  éveillait  sem- 
blait-il à  la  faveur  de  son  amitié  pour  Anna.  Claire 


SI   LE  GRAIN   NE  MEURT...  49 

ne  pardonnait  pas  à  Anna  cette  amitié  que  lui  avait 
vouée  sa  sœur  ;  elle  estimait  que  l'amitié  comporte 
des  degrés,  des  nuances,  et  qu'il  ne  convenait  pas 
que  Mademoiselle  Shackleton  cessât  de  se  sentir 
institutrice. 

—  Eh  quoi  !  pensait  ma  mère,  —  suis-je  plus 
belle  ?  ou  plus  intelligente  ?  ou  meilleure  ?  Est-ce  ma 
fortune  ou  mon  nom  pour  quoi  je  serais  préférée  ? 

—  Juliette,  disait  Anna,  vous  me  donnerez  pour  le 
jour  de  vos  noces  une  belle  robe  de  soie  couleur  thé, 
et  je  serai  tout  à  fait  heureuse. 

Ma  mère  cependant  n'avait  pu  obtenir  que  Made- 
moiselle Anna  fût  logée  ailleurs  que  dans  une  chambre 
entre  deux  étages,  assurément  très  Join  des  domes- 
tiques, mais  loin  des  «  maîtres  »  également,  chambre 
extraordinairement  basse  et  incommode,  à  laquelle 
on  accédait  par  un  petit  escalier  spécial  issu  du 
palier  du  premier.  Mais  du  moins  dans  les  promenades 
en  voiture  que  faisaient  ces  demoiselles  Rondeaux, 
en  compagnie  de  leur  jolie  gouvernante,  Juliette 
ne  tolérait  pas  que  Mademoiselle  Shackleton  n'oc- 
cupât point  la  place  du  fond,  à  côté  de  Claire  ;  ce 
Cjui  du  reste  désolait  Anna  Shackleton  et  la  mettait 
dans  la  situation  la  plus  fausse  vis-à-vis  de  Claire, 
que  cette  incorrection  révoltait.  Anna  suppliait  ; 
ma  mère  s'obstinait  ;  Claire  s'irritait  de  plus  en  plus  ; 

chacun  finissait  par  déclarer  que,   dans   ce   cas,  il 

4 


50  ANDRÉ  GIDE 


préférait  ne  pas  sortir,  et  la  promenade  n'avait  point 
lieu.  On  n'était  sauvé  que  lorsque  se  proposait  une 
quatrième  personne  pour  occuper  la  seconde  place 
du  fond,  près  de  Claire. 

Le  temps  avait  passé.  Claire  s'était  mariée  ;  puis 
ma  mère,  et  Mademoiselle  Anna  avait  eu  sa  robe  de 
soie  couleur  thé.  Longtemps  Juliette  Rondeaux 
avait  dédaigné  les  plus  brillants  partis  de  la  société 
rouennaise,  et  Guillaume  Démarest,  son  nouveau 
beau-frère,  n'avait  pas  manqué,  a  chaque  fête  de 
Sainte-Catherine,  de  lui  envoyer  quelque  petit 
cadeau  chargé  d'une  piquante  allusion  ;  lorsqu'enfin 
on  avait  été  tout  surpris  de  la  voir  accepter  un  jeune 
professeur  de  droit  sans  fortune,  venu  du  fond  du 
midi,  et  qui  n'eût  jamais  osé  demander  sa  main, 
si  ne  l'y  eût  poussé  l'excellent  pasteur  Roberty  qui  le 
présentait,  connaissant  les  idées  de  ma  mère,  et  le 
recommandait  tout  comme  il  avait  fait  Mademoiselle 
Shackleton.  Et  quand,  six  ans  plus  tard,  je  vins  au 
monde,  Anna  Shackleton  m'adopta,  comme  elle 
avait  adopté  tour  à  tour  mes  grands  cousins.  Ni  la 
beauté,  ni  la  grâce,  ni  la  bonté,  ni  l'esprit,  ni  la  vertu 
ne  faisant  oublier  qu'on  est  pauvre,  Anna  ne  devait 
connaître  qu'un  reflet  lointain  de  l'amour,  ne  devait 
avoir  d'autre  famille  que  celle  que  lui  prêtaient 
mes  parents. 


SI    LE   GRAIN    NE   MEURT...  51 

Le  souvenir  que  j*ai  gardé  d'elle  me  la  représente 
les  traits  un  peu  durcis  déjà  par  l'âge,  la  bouche  un 
peu  sévère,  le  regard  seul  encore  plein  de  sourire, 
un  sourire  qui  pour  un  rien  devenait  du  rire  vrai- 
ment, si  frais,  si  pur  qu'il  semblait  que  ni  les  chagrins 
ni  les  déboires  n'eussent  pu  diminuer  en  elle  l'amu- 
sement extrême  que  l'âme  prend  naturellement 
à  la  vie.  Mon  père  avait,  lui  aussi,  ce  même  rire, 
et  parfois  Mademoiselle  Shackleton  et  lui  entraient 
dans  des  accès  d'enfantine  gaîté,  auquels  je  ne  me 
souviens  pas  que  s'associât  jamais  ma  mère. 

Anna  (à  l'exception  de  mon  père  qui  l'appelait 
toujours  :  Mademoiselle  Anna,  nous  l'appelions 
tous  par  son  prénom,  et  même  je  disais  :  Nana,  par 
une  puérile  habitude  que  je  conservai  jusqu'à  l'an- 
nonce du  livre  de  Zola)  —  Anna  Shackleton  portait 
une  sorte  de  coiffe  d'intérieur  en  dentelle  noire, 
dont  deux  bandeaux,  qui  tombaient  de  chaque  côté 
de  son  visage,  l'encadraient  assez  bizarrement. 
Je  ne  sais  quand  elle  commença  de  se  coiffer  ainsi, 
mais  c'est  avec  cette  coiffure  que  je  la  revois,  du  plus 
loin  qu'il  me  souvienne,  et  que  la  représentent  les 
quelques  photographies  que  j'ai  d'elle.  Si  harmonieu- 
sement tranquille  que  fût  l'expression  de  son  visage, 
son  allure  et  toute  sa  vie,  Anna  n'était  jamais  oisive  ; 
réservant  les  interminables  travaux  de  broderie  pour 
e  temps  qu'elle  passait  en  société,  elle  occupait  à 


52 


ANDRE   GIDE 


quelque  traduction  les  longues  heures  de  sa  solitude  : 
car  elle  lisait  l'anglais  et  l'allemand  aussi  bien  que  le 
français,  et  fort  passablement  l'italien. 

J  ai  conservé  quelques-unes  de  ces  traductions  qui. 
toutes,  sont  demeurées  manuscrites  ;  ce  sont  de  gros 
cahiers  d'écolier,  emplis  jusqu'à  la  dernière  ligne 
d'une  sage  et  fine  écriture.  Tous  les  ouvrages  qu  Anna 
Shackleton  avait  ainsi  traduits  ont  paru  depuis  dans 
d  autres  traductions,  peut-être  meilleures  ;  pourtant 
je  ne  puis  me  résoudre  à  ^eter  ces  cahiers,  où  respire 
tant  de  patience,  d  amour  et  de  probité.  L'un  entre 
tous  m'est  cher  :  c'est  le  Reinickf  Fuchs  de  Goethe, 
dont  Anna  me  lisait  des  passages.  Après  qu'elle 
avait  eu  achevé  ce  travail,  mon  cousin  Maurice 
Démarest  lui  donna  de  petites  têtes  en  plâtre  de  tous 
les  animaux  qui  figurent  dans  le  vieux  fabliau  ; 
Anna  les  avait  accrochées  tout  autour  du  cadre  de 
la  glace,  au-dessus  de  la  cheminée  de  sa  chambre, 
où  ils  faisaient  ma  joie. 

Anna    dessinait    aussi,    et    peignait    à    l'aquarelle. 

Mais  son  occupation  principale,  sa  plus  chère 
étude  était  la  botanique.  A  Pans  elle  suivait  assidû- 
ment les  cours  de  M.  Bureau  au  Muséum,  et  elle 
accompagnait,  au  printemps,  les  herborisations  or- 
ganisées par  M.  Poisson,  son  assistant.  Je  n'ai  garde 
d  oublier  ces  noms  qu'Anna  citait  avec  vénération 
et   qui    s'auréolaient   dans    mon    esprit   d'un    grand 


SI   LE  GRAIN   NE   MEURT...  53 

prestige.  Ma  mère,  qui  voyait  là  une  occasion  de  me 
faire  prendre  de  l'exercice,  me  permettait  de  me  join- 
dre à  ces  excursions  dominicales  qui  prenaient  pour 
moi  tout  l'attrait  d'une  exploration  scientifique.  La 
bande  des  botanistes  était  composée  presque  uni- 
quement de  vieilles  demoiselles  et  d'aimables  ma- 
niaques ;  on  se  rassemblait  au  départ  d'un  tram  ; 
chacun  portait  en  bandoulière  une  boîte  verte  de 
métal  peint  où  l'on  couchait  les  plantes  que  l'on  se 
proposait  d'étudier  ou  de  faire  sécher.  Quelques-uns 
avaient,  en  plus,  un  sécateur,  d'autres  un  filet  à 
papillons.  J'étais  de  ces  derniers,  car  je  ne  m  inté- 
ressais point  tant  alors  aux  plantes  qu'aux  insectes, 
et  plus  spécialement  aux  coléoptères  dont  j  avais 
commencé  de  faire  collection,  et  mes  poches  étaient 
gonflées  de  boîtes  et  de  tubes  de  verre  où  j'asphyxiais 
mes  victimes  dans  les  vapeurs  de  benzine  ou  le 
cyanure  de  potassium.  Cependant  je  chassais  la 
plante  également  ;  plus  agile  que  les  vieux  amateurs, 
je  courais  de  l'avant,  et,  quittant  les  sentiers,  fouillais 
deci  delà  le  taillis,  la  campagne,  claironnant  mes 
découvertes,  tout  glorieux  d'avoir  aperçu  le  premier 
l'espèce  rare  que  venaient  admirer  ensuite  tous  les 
membres  de  notre  petite  troupe,  certains  un  peu 
dépités  lorsque  le  spécimen  était  unique,  que  triom- 
phalement j'apportais  à  Anna. 

A  l'instar  d'Anna  et  avec  son  aide,  je  faisais  un 


54  ANDRÉ   GIDE 


herbier  ;  mais  surtout  l'aidais  a  compléter  le  sien 
qui  était  considérable  et  remarquablement  bien 
arrangé.  Non  seulement  elle  avait  fini  par  se  procurer, 
patiemment,  pour  chaque  variété,  les  plus  beaux 
exemplaires,  mais  la  présentation  de  chacun  de 
ceux-ci  était  merveilleuse  :  de  minces  bandelettes 
gommées  fixaient  les  plus  délicates  tigelles  ;  le  port 
de  la  plante  était  spécieusement  respecté  ;  on  ad- 
mirait, auprès  du  bouton,  la  fleur  épanouie,  puis  la 
graine.  L'étiquette  était  calligraphiée...  Parfois  la 
désignation  d'une  variété  douteuse  nécessitait  des 
recherches,  un  examen  minutieux  ;  Anna  se  penchait 
sur  sa  loupe  montée,  s'armait  de  pinces,  de  minus- 
cules scalpels,  ouvrait  délicatem.ent  la  fleur,  en 
étalait  sous  l'objectif  tous  les  organes  et  m'appelait 
pour  me  faire  remarquer  telle  particularité  des 
étamines  ou  je  ne  sais  quoi  dont  ne  parlait  pas  sa 
flore  et  qu'avait  signalé  M.  Bureau. 

C'est  à  la  Roque  surtout,  où  Anna  nous  accompa- 
gnait tous  les  étés,  que  se  manifestait  dans  son  plein 
son  activité  botanique,  et  que  s'alimentait  l'herbier. 
Nous  ne  sortions  pas  sans  notre  boîte  verte  (car  moi 
aussi  j'avais  la  mienne)  et  une  sorte  de  truelle  cintrée, 
un  déplantoir,  qui  permettait  de  s'emparer  de  la 
plante  avec  sa  racine.  Parfois  on  en  surveillait  une 
de  jour  en  jour  ;  on  attendait  sa  floraison  parfaite, 
et  c'était  un  vrai  désespoir  quand  le  dernier  jour. 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  55 

parfois,  on  la  trouvait  à  demi  broutée  par  des  che- 
nilles, ou  qu'un  orage  tout  à  coup  nous  empêchait. 

Ici  l'herbier  régnait  en  seigneur  ;  tout  ce  qui  se 
rapportait  à  lui,  on  l'accomplissait  avec  zèle,  avec 
gravité,  comme  un  rite.  Par  les  beaux  jours,  on  étalait 
aux  rebords  des  fenêtres,  sur  les  tables  et  les  plan- 
chers ensoleillés,  les  feuilles  de  papier  gris  entre 
lesquelles  iraient  sécher  les  plantes  ;  pour  certaines, 
grêles  ou  fibreuses,  quelques  feuilles  suffisaient  ; 
mais  il  en  était  d'autres,  charnues,  gonflées  de  sève, 
qu'il  fallait  presser  entre  d'épais  matelas  de  papier 
spongieux,  bien  secs  et  renouvelés  chaque  jour. 
Tout  cela  prenait  un  temps  considérable,  et  né- 
cessitait beaucoup  plus  de  place  que  celle  dont 
Anna  disposait  à  Paris. 

Elle  habitait,  rue  de  Vaugirard,  entre  la  rue  Madame 
et  la  rue  d'Assas,  un  petit  appartement  de  quatre 
pièces  exiguës  et  si  basses  qu'en  montant  sur  une 
chaise  on  en  pouvait  toucher  de  la  main  le  plafond. 
Au  demeurant  l'appartement  n'était  pas  mal  situé, 
en  face  du  jardin  ou  de  la  cour  de  je  ne  sais  quel 
établissement  scientifique,  où  nous  pûmes  contempler 
les  essais  des  premières  chaudières  solaires.  Ces 
étranges  appareils  ressemblaient  à  d'énormes  fleurs, 
dont  la  corole  eût  été  formée  de  miroirs  ;  le  pistil 
au  point  de  convergence  des  rayons  présentait  l'eau 
qu'il  s'agissait  d'amener  à  ébullition.  Et  sans  doute 


56  ANDRÉ   GIDE 


on  y  parvenait,  car  un  beau  jour  un  de  ces  appareils 
éclata,  terrifiant  tout  le  voisinage  et  brisant  les  car- 
reaux du  salon  d'Anna  et  ceux  de  sa  chambre,  qui 
donnaient  tous  deux  sur  la  rue.  Sur  une  cour  donnaient 
la  salle  à  manger  et  une  salle  de  travail  où  Anna  se 
tenait  le  plus  souvent  ;  même  elle  y  recevait,  plus 
volontiers  que  dans  son  salon,  les  quelques  intimes 
qui  venaient  la  voir  ;  aussi  ne  me  souviendrais-je 
sans  doute  pas  du  salon  si  ce  n*eût  été  là  qu*6n  avait 
dressé  pour  moi  un  petit  lit  pliant  lorsqu'à  ma  grande 
joie  ma  mère  me  confia  pour  quelques  jours  à  son 
amie,  je  ne  sais  plus  à  quelle  occasion. 

L*année  que  j'entrai  à  l'Ecole  Alsacienne,  mes 
parents  ayant  jugé  sans  doute  que  l'instruction  que 
je  recevais  chez  Mademoiselle  Fleur  et  Madame 
Lackerbauer  ne  me  suffisait  plus,  il  fut  convenu 
que  je  déjeunerais  chez  Anna  une  fois  par  semaine. 
C'était,  il  m'en  souvient,  le  jeudi,  après  la  gymnas- 
tique. L'Ecole  Alsacienne,  qui  n*avait  pas  encore 
en  ce  temps  là  l'importance  qu'elle  a  pris  par  la  suite 
et  ne  disposait  pas  d'une  salle  spéciale  pour  les 
exercices  physiques,  menait  ses  élèves  au  «  gymnase 
Pascaud  >\  rue  de  Vaugirard,  à  quelques  pas  de  chez 
Anna.  J'arrivais  chez  elle  encore  en  nage  et  en  dé- 
sordre, les  vêtements  pleins  de  sciure  de  bois  et  les 
niains  gluantes  de  colophane.  Qu'avaient  ces  déjeuners 
de  si  charmant  ?  Je  crois  surtout  l'attention  inlas- 


m 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  57 

sable  d'Anna  pour  mes  plus  niais  bavardages,  mon 
importance  auprès  d'elle  et  de  me  sentir  attendu, 
considéré,  choyé.  Pour  moi  l'appartement  s'em- 
plissait de  prévenances  et  de  sourires,  le  déjeuner 
se  faisait  meilleur.  En  retour,  ah  !  je  voudrais 
avoir  gardé  souvenir  de  quelque  gentillesse  enfantine, 
de  quelque  geste  ou  mot  d'amour...  Mais  non  ; 
et  le  seul  dont  il  me  souvienne,  c'est  une  phrase 
absurde,  bien  digne  de  l'enfant  obtus  que  j'étais, 
et  que  je  rougis  d'évoquer  : 

Comme  je  mangeais  ce  matin-là  de  fort  bon  appétit 
et  qu'Anna,  avec  ses  modiques  ressources,  avait 
visiblement  fait  de  son  mieux  : 

—  Mais  Nana  !  je  vais  te  ruiner  !  m'écriai-je 
(la  phrase  sonne  encore  à  mon  oreille)...  Du  moins 
sentis-je,  aussitôt  ces  mots  prononcés,  qu  ils  n  étaient 
pas  de  ceux  qu'un  cœur  un  petit  peu  délicat  pouvait 
inventer,  qu'Anna  s'en  affectait,  que  je  l'avais  un 
peu  blessée.  Ce  fut,  je  le  crois  bien,  un  des  premiers 
éclairs  de  ma  conscience  ;  lueur  fugitive,  encore 
bien  incertaine,  bien  insuffisante  à  percer  l'épaisse 
nuit  où  ma  puérilité  s'attardait. 


58  ANDRÉ   GIDE 


II 


J  imagine  le  dépaysement  de  ma  mère,  lorsque, 
sortant  pour  la  première  fois  du  confortable  milieu 
de  la  rue  de  C...,  elle  accompagna  mon  père  à 
Uzès.  Il  semblait  que  le  progrès  du  siècle  eût  oublié 
la  petite  ville  ;  elle  étajt  sise  à  l'écart  et  ne  s'en  aper- 
cevait pas.  Le  chemin  de  fer  ne  menait  que  jusqu'à 
Nîmes,  ou  tout  au  plus  à  Remoulins,  d'où  quelque 
guimbarde  achevait  le  trimballement.  Par  Nîmes 
le  trajet  était  sensiblement  plus  long,  mais  la  route 
était  beaucoup  plus  belle.  Au  pont  Saint-Nicolas, 
«lie  traversait  le  Gardon  ;  c'était  la  Palestine,  la 
Judée.  Les  bouquets  des  cistes  pourpres  ou  blancs 
chamarraient  la  rauque  garrigue  que  les  lavandes 
embaumaient.  11  soufflait  par  là-dessus  un  air  sec, 
hilarant,  qui  nettoyait  la  route  en  empoussiérant 
l 'alentour.  Notre  vcfiture  faisait  lever  d'énormes 
sauterelles  qui  tout  à  coup  déployaient  leurs  mem- 
branes bleues,  rouges  ou  grises,  un  instant  papillons 
légers,  puis  retombaient  un  peu  plus  loin,  ternes  et 
confondues,  parmi  la  broussaille  et  la  pierre. 

Aux  abords  du  Gardon  croissaient  des  asphodèles, 
et,  dans  le  lit  même  du  fleuve,  presque  partout  à 
sec,  une  flore  quasi  tropicale...  Ici  je  quitte  un  instant 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  59 

la  guimbarde  ;  il  est  des  souvenirs  qu'il  faut  que 
j'accroche  au  passage,  que  je  ne  saurais  sinon  où 
placer.  Comme  je  le  disais  déjà,  je  les  situe  moins 
aisément  dans  le  temps  que  dans  l'espace,  et  par 
exemple  ne  saurais  dire  en  quelle  année  Anna  vint 
nous  rejoindre  à  Uzès,  que  sans  doute  ma  mère 
était  heureuse  de  lui  montrer  ;  mais  ce  dont  je  me 
souviens  avec  précision,  c'est  de  l'excursion  que  nous 
fîmes  du  Pont  Saint-Nicolas  à  tel  village  non  loin 
du  Gardon,  où  nous  devions  retrouver  la  voiture. 
Aux  endroits  encaissés,  au  pied  des  falaises  ar- 
dentes qui  réverbéraient  le  soleil,  la  végétation  était 
si  luxuriante  que  l'on  avait  peine  à  passer.  Anna 
s'émerveillait  aux  plantes  nouvelles,  en  reconnaissait 
qu'elle  n'avait  encore  jamais  vues  à  l'état  sauvage, 
—  et  j'allais  dire,  en  liberté  —  comme  ces  triomphants 
daturas  qu'on  nomme  des  trompettes  de  Jéricho, 
dont  est  si  fort  restée  gravée  dans  ma  mémoire, 
auprès  des  lauriers  roses,  la  splendeur  et  l'étrangeté. 
On  avançait  prudemment  à  cause  des  serpents, 
inoffensifs  du  reste  pour  la  plupart,  dont  nous  vîmes 
plusieurs  s'esquiver.  Mon  père  musait  et  s'amusait 
à  tout.  Ma  mère,  consciente  de  l'heure,  nous  pressait 
en  vain.  Le  soir  tombait  déjà  quand  enfin  nous 
sortîmes  d'entre  les  berges  du  fleuve.  Le  village 
était  encore  loin,  dont  faiblement  parvenait  jusqu'à 
nous  le  son  angélique  des  cloches  ;  pour  s'y  rendre. 


60  ANDRÉ   GIDE 


un  indistinct  sentier  hésitait  à  travers  la  brousse... 
Qui  me  lit  va  douter  si  je  n'ajoute  pas  aujourd'hui 
tout  ceci  ;  mais  non  :  cet  angélus,  je  l'entends  encore, 
je  revois  ce  sentier  charmant,  les  roseurs  du  couchant 
et,  montant  du  lit  du  Gardon,  derrière  nous,  l'obscu- 
rité envahissante.  Je  m'amusais  d'abord  des  grandes 
ombres  que  nous  faisions  ;  puis  tout  se  fondit  dans 
le  gris,  et  je  me  laissai  gagner  par  l'inquiétude  de 
ma  mère  qui  cherchait  en  vain  à  presser  mon  père 
et  Anna,  tout  à  la  beauté  de  l'heure  et  peu  soucieux 
du  retard.  Je  me  souviens  qu'ils  récitaient  des  vers  ; 
ma  mère  trouvait  que  «  ce  n'était  pas  le  moment  »> 
et  s*écriait  : 

—  Paul,  vous  réciterez  cela  quand  nous  serons 
rentrés. 

Dans  l'appartement  de  ma  grand'mère,  toutes 
les  pièces  se  commandaient  ;  de  sorte  que,  pour 
gagner  leur  chambre,  mes  parents  devaient  traverser 
la  salle  à  manger,  le  salon,  et  un  autre  salon  plus 
petit  où  l'on  avait  dressé  mon  lit.  Achevait-on  le 
tour,  on  trouvait  un  petit  cabinet  de  toilette,  puis 
la  chambre  de  grand'mère,  qu'on  gagnait  de  l'autre 
côté  en  passant  par  la  chambre  de  mon  oncle.  Celle-ci 
rejoignait  le  palier,  sur  lequel  ouvraient  également 
la  cuisine  et  la  salle  à  manger.  Les  fenêtres  des  deux 
salons  et  de  la  chambre  de  mes  parents  regardaient 


SI    LE   GRAIN    NE   MEURT...  61 

Tesplanade  ;  les  autres  ouvraient  sur  une  étroite 
cour  que  l'appartement  encerclait  :  seule  la  chambre 
<le  mon  oncle  donnait  de  l'autre  côté  de  la  maison 
sur  une  obscure  ruelle,  tout  au  bout  de  laquelle  on 
voyait  un  coin  de  la  place  du  marché.  Sur  le  rebord 
de  sa  fenêtre  mon  oncle  s'occupait  à  d'étranges 
cultures  :  dans  de  mystérieux  bocaux  cristallisaient 
autour  de  tiges  rigides  ce  qu'il  m'expliquait  être  des 
sels  de  zinc,  de  cuivre  ou  de  je  ne  sais  quels  métaux  ; 
il  m'enseignait  que,  d'après  le  métal,  ces  impla- 
cables végétations  étaient  dénommées  arbre  de 
Saturne,  de  Jupiter,  etc.  Mon  oncle,  en  ce  temps 
là,  ne  s'occupait  pas  encore  d'Economie  Politique  ; 
j'ai  su  depuis  que  l'astronomie  surtout  l'attirait 
alors,  a  quoi  le  poussaient  également  son  goût  pour 
les  chiffres,  sa  taciturnité  contemplative  et  ce  déni 
de  l'individuel  et  de  toute  ps3^chologie  qui  fit  bientôt 
de  lui  l'être  le  plus  ignorant  de  soi-même  et  d'autrui 
que  je  connaisse.  C'était  alors  (je  veux  dire  :  au  temps 
de  ma  première  enfance)  un  grand  jeune  homme  aux 
cheveux  noirs,  longs  et  plaqués  en  mèches  derrière 
les  oreilles,  un  peu  myope,  un  peu  bizarre,  silencieux 
et  on  ne  peut  plus  intimidant.  Ma  mère  l'irritait 
beaucoup  par  les  constants  efforts  qu'elle  faisait 
pour  le  dégeler  ;  il  y  avait  chez  elle  plus  de  bonne 
volonté  que  d'adresse,  et  mon  oncle,  peu  capable 
««   peu   désireux   de   lire   l'intention   sous   le   geste, 


62  ANDRÉ  GIDE 


se  préparait  déjà  à  n'être  séduit  que  par  des  faiseurs. 
On  eût  dit  que  mon  père  avait  accaparé  toute  l'amé- 
nité dont  pouvait  disposer  la  famille,  de  sorte  que 
rien  plus  ne  tempérait  des  autres  membres  l'air 
coriace  et  refrogné. 

Mon  grand'père  était  mort  depuis  assez  longtemps, 
lorsque  je  vins  au  monde  ;  mais  ma  mère  l'avait 
pourtant  connu,  car  je  ne  vins  au  monde  que  six  ans 
après  son  mariage.  Elle  parlait  de  lui  comme  d'un 
huguenot  austère,  entier,  très  grand,  très  fort,  angu- 
leux, scrupuleux  à  l'excès,  rigide,  et  poussant  la 
confiance  en  Dieu  jusqu'au  sublime.  Ancien  président 
du  tribunal  d'Uzès,  il  s'occupait  alors  presque 
uniquement  de  bonnes  œuvres  et  de  l'instruction 
morale  et  religieuse  des  catéchumènes. 

En  plus  de  Paul  mon  père  et  de  mon  oncle  Charles, 
Tancrède  Gide  avait  eu  plusieurs  enfants  qu'il  avait 
tous  perdus  en  bas  âge,  l'un  d'une  chute  sur  la  tête, 
l'autre  d'une  insolation,  un  autre  encore  d'un  rhume 
mal  soigné  ;  mal  soigné  pour  les  mêmes  raisons 
apparemment  qui  faisaient  qu'il  ne  se  soignait  pas 
lui-même.  Lorsqu'il  tombait  malade,  ce  qui  du 
reste  était  peu  fréquent,  il  prétendait  ne  recourir 
qu'à  la  prière  ;  il  considérait  l'intervention  du  mé- 
decin comme  indiscrète,  voire  impie,  et  mourut 
sans  avoir  admis  qu'on  l'appelât. 

Certains    s'étonneront    peut-être    qu'aient    pu    se 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  63 

conserver  si  tard  ces  formes  incommodes  et  quasi 
paléontologiques  de  l'humanité  ;  mais  la  petite  ville 
d'Uzès  était  conservée  tout  entière  ;  des  outrances 
comme  celles  de  mon  grand-père  n'y  faisaient  assu- 
rément point  tache  :  tout  y  était  à  l'avenant  ;  tout 
les  expliquait,  les  motivait,  les  encourageait  au  con- 
traire, les  faisait  sembler  naturelles  ;  et  je  pense  du 
reste  qu'on  les  eût  retrouvées  a  peu  près  les  mêmes 
dans  toute  la  région  cévenole,  encore  mal  ressuyée 
des  cruelles  dissensions  religieuses  qui  l'avaient 
si  fort  et  si  longuement  tourmentée.  Cette  étrange 
aventure  m'en  persuade,  qu'il  faut  que  je  raconte 
aussitôt,   bien  qu'elle   soit  de  ma  vingtième  année. 

J'étais  parti  d'Uzès  au  matin,  répondant  à  l'in- 
vitation de  Guillaume  Granier,  mon  cousin,  pasteur 
aux  environs  d'Anduze.  Je  passai  près  de  lui  la  journée. 
Avant  de  me  laisser  partir,  il  me  sermonna,  pria 
avec  moi,  pour  moi,  me  bénit,  ou  du  moins  pria 
Dieu  de  me  bénir...  mais  ce  n'est  point  pourquoi 
j'ai  commencé  ce  récit.  —  Le  train  devait  me  ramener 
à  Uzès  pour  dîner  ;  mais  je  lisais  le  Cousin  Pons. 
C'est  peut-être,  de  tant  de  chefs-d'œuvre  de  Balzac, 
celui  que  je  préfère  ;  c'est  en  tout  cas  celui  que  j  ai 
le  plus  souvent  relu.  Mais,  ce  jour  là,  je  le  découvrais. 
J'étais  dans  le  ravissement,  dans  l'extase,  ivre,  perdu.., 

La  tombée  de  la  nuit  interrompit  enfin  ma  lecture. 
Je  pestai  contre  le  wagon   qui  n'était  pas  éclairé  ; 


64  ANDRÉ  GIDE 


puis  m'avisai  qu'il  était  en  panne  ;  les  employés  qui 
le  croyaient  vide  l'avaient  remisé  sur  une  voie  de 
garage. 

—  Vous  ne  saviez  donc  pas  qu'il  fallait  changer  ? 
dirent-ils.  On  a  pourtant  assez  appelé  !  Mais  vous 
dormiez  sans  doute.  Vous  n'avez  qu'à  recommencer, 
car  il  ne  passe  plus  de  train  d'ici  demain. 

Passer  la  nuit  dans  cet  obscur  wagon  n'avait  rien 
<l'enchanteur  ;  et  puis,  je  n'avais  pas  dîné.  La  gare 
était  loin  du  village  et  l'auberge  m'attirait  moins  que 
l'aventure  ;  au  surplus  je  n'avais  sur  moi  que  quel- 
ques sous.  Je  partis  sur  la  route,  au  hasard,  et  frappai 
à  la  porte  d'un  mas  assez  grand,  d'aspect  propre 
et  avenant.  Une  femme  m'ouvrit,  a  qui  je  racontai 
que  je  m'étais  perdu,  que  d'être  sans  argent  ne 
m'empêchait  pas  d'avoir  faim  et  que  peut-être  on 
serait  assez  bon  pour  me  donner  à  manger  et  à  boire, 
après  quoi  je  regagnerais  mon  wagon  remisé  où  je 
patienterais  jusqu'au   lendemain. 

Cette  femme  qui  m'avait  ouvert  ajouta  vite  un 
couvert  à  la  table  déjà  servie.  Son  mari  n'était  point 
là  ;  son  vieux  père,  assis  au  coin  du  feu,  car  la  pièce 
servait  également  de  cuisine,  était  resté  jusque  là 
penché  vers  l'âtre  sans  rien  dire  et  son  silence,  qui 
me  paraissait  réprobateur,  me  gênait.  Soudain, 
je  remarquai  sur  une  sorte  d'étagère  une  grosse 
Bible,  et,  comprenant  que  j'étais  chez    des   prêtes- 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  65 

tants,  leur  dis  qui  je  venais  d'aller  voir.  Le  vieux  se 
redressa  tout  aussitôt.  Il  se  trouva  qu'il  connaissait 
mon  cousin  le  pasteur  ;  même  il  se  souvenait  fort 
bien  de  mon  grand-père.  La  manière  dont  il  m'en 
parla  me  fit  comprendre  quelle  abnégation,  quelle 
bonté  pouvait  recouvrir  la  plus  rude  enveloppe,  aussi 
bien  chez  mon  grand-père  que  chez  ce  paysan  lui- 
même,  à  qui  j'imaginais  que  mon  grand-père  avait 
dû  ressembler,  d'aspect  extrêmement  robuste,  à  la 
voix  sans  douceur,  mais  vibrante,  au  regard  sans 
caresse,  mais  droit.  Cependant,  les  enfants  rentraient 
du  travail,  une  grande  fille  et  trois  fils  ;  plus  fins, 
plus  délicats  que  l'aïeul  ;  beaux,  m.ais  déjà  graves  et 
même  un  peu  froncés.  La  mère  posa  la  soupe  fumante 
sur  la  table  ;  comme  je  parlais  à  ce  moment,  d'un 
petit  geste  elle  arrêta  ma  phrase,  et  le  vieux  dit  le 
Bénédicité. 

Ce  fut  pendant  le  repas  qu'il  me  parla  de  mon 
grand-père  ;  son  langage  était  à  la  fois  imagé  et 
précis  ;  je  regrette  de  n'avoir  pas  noté  de  ses  phrases. 
Quoi  !  ce  n'est  là,  me  redisais-je,  qu'une  famille 
de  paysans  !  Quelle  élégance,  quelle  vivacité,  quelle 
noblesse  auprès  de  nos  épais  cultivateurs  de  Nor- 
mandie !  Le  souper  fini,  je  fis  mine  de  repartir, 
mais  mes  hôtes  ne  l'entendaient  pas  ainsi.  Déjà  la 
mère  s'était  levée  ;  l'aîné  des  fils  coucherait  avec  un 
de   ses   frères  ;   j'occuperais   sa   chambre   et   son   lit 


66  ANDRÉ   GIDE 


auquel  elle  mit  des  draps  propres,  rudes  et  qui 
sentaient  délicieusement  la  lavande.  La  famille 
n'avait  pas  l'habitude  de  veiller  tard,  ayant  celle 
de  se  lever  tôt  ^  au  demeurant,  je  pourrais  rester  à 
lire  encore  s'il  me  plaisait.  «  Mais,  dit  le  vieux,  vous 
permettrez  que  nous  ne  dérangions  pas  nos  habitudes 
—  qui  ne  vous  étonneront  pas,  puisque  vous  êtes  le 
petit-fils  de  Monsieur  Tancrède.  » 

Il  alla  chercher  la  grosse  Bible  que  j'avais  entrevue, 
et  la  posa  sur  la  table  desservie.  Sa  fille  et  ses  petits 
enfants  se  rassirent  a  ses  côtés,  devant  la  table,  dans 
une  attitude  recueillie  qui  leur  était  très  naturelle. 
L'aïeul  ouvrit  le  livre  saint  et  lut  avec  solennité  un 
chapitre  des  Evangiles,  puis  un  Psaume.  Après  quoi 
chacun  se  mit  à  genoux  devant  sa  chaise,  les  yeux 
clos,  les  mains  posées  à  plat  sur  le  livre  refermé. 
Il  prononça  une  courte  prière  d'action  de  grâce, 
très  simple,  très  digne  et  sans  requêtes,  où  je  me  sou- 
viens qu'il  remercia  Dieu  de  m'avoir  indiqué  sa 
porte,  et  cela  d'un  tel  ton  que  tout  mon  cœur  s'asso- 
ciait à  ses  paroles.  Pour  achever,  il  récita  «  Notre 
Père  »,  puis  il  y  eut  un  instant  de  silence,  après  quoi 
seulement  chacun  des  enfants  se  releva.  Cela  était 
si  beau,  si  tranquille,  et  ce  baiser  de  paix,  si  glorieux, 
qu'il  posa  sur  le  front  de  chacun  d'eux  ensuite,  que, 
m'approchant  de  lui  moi  aussi,  je  tendis  à  mon  tour 
mon  front. 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  67 

Aujourd'hui  que  dans  le  confort  et  la  paix  tous 
les  caractères  s'émoussent  et  s'aplanissent,  je  doute 
SI  les  descendants  de  ceux-ci  présenteront  des  ou- 
trances aussi  marquées.  Ceux  de  la  génération  de 
mon  grand-père  gardaient  vivant  encore  le  souvenir 
des  persécutions  qui  avaient  martelé  leurs  aïeux,  ou 
du  moins  certaine  tradition  de  résistance  ;  un  grand 
raidissement  intérieur  leur  restait  de  ce  qu'on  avait 
voulu  les  plier.  Chacun  d'eux  entendait  distinctement 
le  Christ  lui  dire,  et  au  petit  troupeau  tourmenté  : 
«  Vous  êtes  le  sel  de  la  terre  ;  or  si  le  sel  perd  sa 
saveur,  avec  quoi  la  lui  rendra-t-on  ?  » 

Et  il  faut  reconnaître  que  le  culte  protestant  dans 
la  petite  chapelle  d'Uzès,  présentait  du  temps  de 
mon  enfance  encore,  un  spectacle  particulièrement 
savoureux.  Oui,  j'ai  pu  voir  encore  les  derniers 
représentants  de  cette  génération  de  tutoyeurs  de 
Dieu  assister  au  culte  avec  leur  grand  chapeau  de 
feutre  sur  la  tête,  qu'ils  gardaient  durant  toute  la 
pieuse  cérémonie,  qu'ils  soulevaient  au  nom  de  Dieu 
lorsque  l'invoquait  le  pasteur,  et  n  enlevaient  qu  à 
la  récitatiorL  de  «  Notre  Père  >\  Un  étranger  s'en  fût 
scandalisé  comme  d'un  irrespect,  qui  n'eût  pas  su 
que  ces  vieux  huguenots  gardaient  ainsi  la  tête  cou- 
verte en  souvenir  des  cultes  en  plein  air  et  sous  un 
ciel  tôrride,  dans  les  replis  secrets  des  garrigues, 
du   temps   que    le   service   de   Dieu    selon    leur    foi 


68  ANDRÉ   GIDE 


promettait,  s*il  était  surpris,  un  inconvénient  capital. 

Puis,  l'un  après  l'autre,  ces  mégathériums  dispa- 
rurent. Quelque  temps  après  eux  survécurent  encore 
les  veuves.  Elles  ne  sortaient  plus  que  le  dimanche 
pour  l'église,  c'est-à-dire  aussi  pour  s'y  retrouver. 
Il  y  avait  là  ma  grand'mère,  Mme  Abauzit  son  amie, 
et  deux  autres  vieillardes  dont  je  ne  sais  plus  le 
nom.  Un  peu  avant  l'heure  du  culte,  des  servante?, 
presque  aussi  vieilles  qu'elles,  apportaient  les  chauf- 
ferettes de  ces  dames,  qu'elles  posaient  devant  leurs 
bancs. 

A  l'heure  précise,  les  veuves  faisaient  leur  entrée, 
tandis  que  le  culte  commençait.  A  m.oitié  aveugles 
elles  ne  se  reconnaissaient  point  avant  la  porte,  mais 
seulement  une  fois  dans  le  banc.  Tout  au  plaisir  de 
se  revoir,  elles  commençaient  en  chœur  d'extra- 
ordinaires effusions,  mélange  de  congratulations, 
de  questions  et  de  réponses,  chacune  sourde  comme 
un  pot  n'entendant  rien  de  ce  que  lui  disait  sa 
commère,  et  leurs  voix  conjuguées,  durant  quelques 
instants,  couvraient  complètement  celle  du  pasteur. 
Certains  s'en  seraient  indignés,  qui,  en  souvenir 
des  époux,  excusaient  les  veuves.  D'autres,  moins 
rigoristes,  s'en  amusaient  ;  des  enfants  s'esclaffaient. 
Pour  moi,  l'étais  un  peu  gêné  parce  que  j'étais  assis 
tout  à  côté  de  ma  grand'mère.  Cette  petite  comédie 
recommençait    chaque    dimanche  ;    on    ne    pouvait 


SI    LE   GRAIN   NE   MUERT.  .  .  69 

rêver  rien  de  plus   grotesque  ni  de  plus  touchant. 

Jamais  je  ne  pourrai  dire  combien  ma  grand'mère 
était  vieille.  Du  plus  loin  que  je  la  revois,  il  ne  restait 
plus  rien  en  elle  qui  permit  de  reconnaître  ou  d'ima- 
giner ce  qu'elle  avait  pu  être  autrefois.  Il  semblait 
qu'elle  n'eût  jamais  été  jeune  ;  qu'elle  ne  pouvait 
pas  l'avoir  été.  D'une  santé  de  fer,  elle  survécut 
non  seulement  à  son  mari,  mais  à  son  fils  aîné,  mon 
père  ;  et  d'année  en  année,  aux  vacances  de  Pâques, 
longtemps  ensuite,  nous  retournions  a  Uzès,  ma  mère 
et  moi,  pour  la  retrouver  toujours  la  même,  à  peine 
un  peu  plus  sourde  ;  car  pour  plus  ridée,  depuis 
longtemps,  cela  n'était  pas  possible. 

Certainement,  la  chère  vieille  se  mettait  en  quatre 
pour  nous  recevoir,  mais  c'est  précisément  pourquoi 
je  ne  suis  pas  assuré  que  notre  présence  lui  fût  bien 
agréable.  Au  demeurant,  la  question  ne  se  posait 
pas  ainsi  ;  il  s'agissait  moins  pour  ma  mère  de  faire 
plaisir  à  quelqu'un  que  d'accomplir  un  devoir,  un 
rite,  comme  cette  lettre  solennelle  à  ma  grand'mère 
qu'elle  me  contraignait  d'écrire  au  nouvel-an  et 
qui  m'empoisonnait  cette  fête.  D'abord,  je  tâchais 
d'esquiver  ;  je  discutais  : 

—  Mais  qu'est-ce  que  tu  veux  que  ça  lui  fasse, 
à   bonne-maman,   de   recevoir   une   lettre   de   moi  ? 

—  Là  n'est  pas  la  question,  disait  ma  mère.  Tu 


70  ANDRÉ   GIDE 


n'as  pas  tant  d'obligations  dans  la  vie  ;  tu  dois  t*y 
soumettre. 

Alors  ]e  commençais  à  pleurer. 

—  Voyons,  mon  poulot,  reprenait  ma  mère,  sois 
raisonnable  :  songe  a  cette  pauvre  grand'mère  qui 
n'a  pas  d'autre  petit-fils. 

—  Mais  qu'est-ce  que  tu  veux  que  je  lui  dise  ? 
hurlais-]e  à  travers  mes  sanglots. 

—  N'importe  quoi.  Parle-lui  de  tes  cousines,  de 
tes  petits  amis  Jardinier. 

—  Mais  puisqu'elle  ne  les  connaît  pas  ! 

—  Raconte-lui  ce  que  tu  fais. 

—  Mais  tu  sais  bien  que  ça  ne  l'amusera  pas. 

—  Enfin,  mon  petit,  c'est  bien  simple  :  tu  ne 
sortiras  pas  d'ici  (c'était  la  salle  d'études  de  la  rue 
de  C.)  avant  d'avoir  écrit  cette  lettre. 

—  Mais... 

—  Non   mon   enfant  ;   je   ne  veux   plus   discuter. 
A  la  suite  de  quoi  ma  mère  s'enfermait  dans  le 

mutisme  ;  je  geignais  quelque  temps  encore,  puis 
commençais  à  me  tortionner  le  cerveau  au-dessus 
de  mon  papier  blanc. 

Le  fait  est  que  rien  ne-  semblait  plus  devoir  inté- 
resser ma  grand'mère.  A  chaque  séjour  que  nous 
faisions  à  Uzès  pourtant,  par  gentillesse,  je  crois, 
pour  ma  mère  qui  venait  s'asseoir  auprès  d'elle, 
sa  tapisserie  à  la  main  ou  un  livre,  elle  faisait  un  grand 


SI    LE   GRAIN    NE  MEURT...  71 

effort  de  mémoire,  et  de  quart  d'heure  en  quart 
d'heure,  se  rappelant  enfin  le  nom  de  quelqu'un  de 
nos  cousins  normands  : 

—  Et  les  Widmer  ?  comment  vont-ils  ?  deman- 
dait-elle. 

Ma  mère  la  renseignait  avec  une  patience  infinie, 
puis  repartait  dans  sa  lecture.  Dix  minutes  après  : 

—  Et  Maurice  Démarest,  il  n'est  toujours  pas 
marié  ? 

—  Si,  ma  mère.  Celui  qui  n'est  pas  marié,  c  est 
Albert.  Maurice  est  père  de  trois  enfants. 

—  Eh  !  dites-moi,  Juliette  ! 

Cette  interjection  n'avait  rien  d'interrogatif  ; 
simple  exclamation  à  tout  usage,  par  laquelle  ma 
grand'mère  exprimait  l'étonnement,  l'approbation, 
l'admiration,  de  sorte  qu'on  l'obtenait  en  réflexe 
de  quoi  que  ce  fût  qu'on  lui  dit  ;  et  quelque  temps 
après  l'avoir  jetée,  grand'mère  restait  encore  le  chef 
branlant,  agité  d'un  mouvement  méditatif  de  haut 
en  bas  ;  on  la  voyait  ruminer  la  nouvelle  par  une 
sorte  de  mastication  à  vide  qui  ravalait  et  gonflait 
tour  à  tour  ses  pauvres  gifles  ridées.  Enfin,  quand 
tout  était  bien  absorbé,  et  qu'elle  renonçait  pour  un 
temps  à  inventer  des  questions  nouvelles,  elle  re- 
prenait sur  ses  genoux  le  tricot  interrompu.  Grand' 
mère  tricotait  des  bas  ;  c'était  la  seule  occupation  que 
je  lui  connusse.  Elle  tricotait  tout  le  long  du  jour 


72  ANDRÉ   GIDE 


comme  eût  fait  un  insecte  ;  mais  comme  elle  se  levait 
fréquemment  pour  aller  voir  ce  que  Rose  faisait  à 
la  cuisine,  elle  égarait  le  bas  sur  quelque  meuble,  et 
je  crois  que  personne  ne  lui  en  vit  jamais  achever 
un.  Il  y  avait  des  commencements  de  bas  dans  tous 
les  tiroirs,  où  Rose  les.  remisait  au  matin,  en  faisant 
les  pièces.  Quant  aux  aiguilles,  grand'mère  en  gardait 
toujours  un  faisceau,  derrière  l'oreille,  entre  son 
petit  bonnet  de  tulle  enrubanné  et  le  mince  bandeau 
de  ses  cheveux  gris  jaunâtres. 

Ma  tante  Anna,  sa  nouvelle  bru,  n'avait  point 
pour  grand'mère  l'affectueuse  et  respectueuse  in- 
dulgence de  maman.  Elle  ne  vint,  je  crois  bien, 
qu  une  seule  fois  à  Uzès  pendant  que  nous  y  étions  ; 
nous  la  surprîmes  aussitôt  qui  faisait  la  rafle  des  bas. 

—  Huit  !  j'en  ai  trouvé  huit,  disait-elle  à  ma  mère, 
à  la  fois  amusée  et  exaspérée  par  tant  d'incurie. 
Et  le  soir  elle  ne  se  retenait  pas  de  demander  a  grand' 
mère  pourquoi  jamais  elle  n'en  achevait  un,  une 
bonne  fois  ? 

La  pauvre  vieille  d'abord  tâchait  tout  de  même  de 
sourire,  puis  tournait  son  inquiétude  vers  ma  mère. 

—  Juliette  !  qu'est-ce  qu'elle  veut,  Anna  ? 

Mais  ma  mère  n'entrait  pas  dans  ce  jeu,  et  c'est 
ma  tante  qui  reprenait  plus  fort  : 

—  Je  demande,  ma  mère,  pourquoi  jamais  vous 
n  en  achevez  un  au  lieu  d'en  commencer  plusieurs  } 


SI   LE  GRAIN   NE   MEURT...  73 

Alors,  la  vieille  un  peu  piquée,  serrait  les  lèvres, 
et  ripostait  soudain  : 

—  Achever  !  achever...  Eh  !  elle  est  bonne  Anna  î 
Il  faut  le  temps  ! 

La  continuelle  crainte  de  ma  grand'mère  était 
que  nous  n'eussions  pas  assez  à  manger.  Elle  qui  ne 
mangeait  presque  rien  elle-même,  ma  mère  avait 
grand  mal  à  la  convaincre  que  quatre  plats  par  repas 
nous  suffisaient.  Le  plus  souvent,  elle  ne  voulait 
rien  entendre,  s'échappait  d'avec  ma  mère  pour 
avoir  avec  Rose  des  entretiens  mystérieux.  Et,  dès 
qu'elle  avait  quitté  la  cuisine,  ma  mère  s'y  précipi- 
tait à  son  tour,  et,  vite,  avant  que  Rose  ne  fût  partie 
au  marché,  révisait  le  menu  et  décommandait  les 
trois  quarts. 

—  Eh  !  bien,  Rose,  ces  gelinottes,  criait  grand*^ 
mère  au  déjeuner. 

—  Ma  mère,  nous  avions  ce  matin  les  côtelettes. 
J'ai  dit  à  Rose  de  garder  les  gelinottes  pour  demain. 

La   pauvre   vieille   était   au   désespoir. 

—  Les  côtelettes  !  les  côtelettes  !  répétait-elle 
plusieurs  fois,  affectant  de  rire.  Des  côtelettes  d'a- 
gneau !  Il  en  faut  six  pour  faire  une  bouchée  !  — 
puis,  en  manière  de  protestation,  elle  se  levait  enfin, 
allait  quérir  dans  une  petite  resserre,  au  fond  de  la 
salle  à  manger,   pour  parer  à   la  désolante  insuffi- 


74  .  ANDRÉ   GIDE 


sance  du  menu,  quelque  mystérieux  pot  de  conserves 
préparé  pour  notre  venue.  C'était  le  plus  souvent, 
des  boulettes  de  porc,  confites  dans  de  la  graisse, 
succulentes,  qu'on  appelait  des  «  fricandeaux  ». 
Ma  mère  naturellement,,  refusait. 

—  Té  !  le  petit  en  mangera  bien,  lui  ! 

—  Mère,  je  vous  assure  qu'il  y  a  assez  comme 
cela. 

—  Eh  !  ce  petit  pourtant,  vous  n'allez  pas  le 
laisser  mourir  de  faim  ?  (Pour  elle,  tout  enfant  qui 
n'éclatait  pas  se  mourait.  Quand  on  lui  demandait 
comment  elle  avait  trouvé  ses  petits-fils,  mes  cou- 
sins, elle  répondait  invariablement  avec  une  moue  : 
«  Bien  maigres  !  «). 

Une  bonne  façon  d'échapper  à  la  censure  de  ma 
mère,  c'était  de  commander  à  l'hôtel  Béchard 
quelque  tendre  aloyau  aux  olives,  ou  chez  Fabregas, 
le  pâtissier,  un  vol-au-vent  plein  de  quenelles,  une 
floconneuse  brandade,  ou  le  traditionnel  croûtillon 
au  lard.  Ma  mère  guerroyait  aussi  au  nom  de  l'hy- 
giène contre  les  goûts  de  ma  grand'mère,  en  parti- 
culier lorsque  celle-ci,  coupant  le  vol-au-vent, 
se  réservait  un  morceau  du  fond  : 

—  Mais,  ma  mère,  vous  prenez  justement  le  plus 
gras  ! 

—  Eh  !  faisait  ma  grand'mère,  qui  se  moquait 
bien  de  l'hygiène,  la  croûte  du  fond... 


SI    LE   GRAIN    NE   MEURT...  75 

—  Permettez  que  je  vous  serve  moi-même.  Et 
d'un  œil  résigné,  la  pauvre  vieille  voyait  écarter  de 
son  assiette  le   morceau   qu'elle  préférait. 

De  chez  Fabregas,  arrivaient  également  des  en- 
tremets, méritoires  mais  peu  variés.  A  dire  vrai, 
on  en  revenait  toujours  à  la  sultane,  dont  aucun  de 
nous  n'était  fou.  La  sultane  avait  forme  de  pyramide, 
que  parfois  surmontait,  pour  le  faste,  un  petit  ange 
en  je  ne  sais  quoi  de  blanc  qui  n'était  pas  comestible. 
La  pyramide  était  composée  de  minuscules  choux 
à  la  crème  enduits  d'un  caram.el  résistant  qui  les 
soudait  l'un  à  l'autre  et  faisait  que  la  cuiller  les 
crevait  plutôt  que  de  les  séparer.  Un  nuage  de  fils 
de  caramel  revêtait  l'ensemble,  l'écartait  poétique- 
ment de  la  gourmandise  et  poissait  tout. 

Grand'mère  tenait  à  faire  sentir  que,  faute  de 
mieux  seulement,  elle  nous  offrait  une  sultane.  Elle 
faisait  la  grimace  ;  elle  disait  :  «  Eh  !  Fabregas  ! 
Fabregas  !  Il  n'est  pas  varié...  «  Ou  encore  :  «  Il 
se  néglige...  -^ 

Que  ces  repas  duraient  longtemps,  pour  moi  si 
impatient  de  sortir  !  J'aimais  passionnément  la 
campagne  aux  environs  d'Uzès,  la  vallée  de  la  Fon- 
taine d'Eure  et  par  dessus  tout  la  garrigue. 

Les  premières  années,  Marie,  ma  bonne,  accom- 
pagnait mes  promenades.  Je  l'entraînais  vers  le 
f'  mont  Sarbonnet   \  un  petit  mamelon  calcaire,  au 


76  ANDRÉ   GIDE 


sortir  de  la  ville,  où  il  était  si  amusant  de  trouver,  sur 
les  grandes  euphorbes  au  suc  blanc,  de  ces  chenilles 
de  sphinx  qui  ont  l'air  d'un  turban  défait  et  qui 
portent  une  espèce  de  corne  sur  le  derrière  ;  ou, 
à  l'ombre  des  pins,  sur  les  fenouils,  ces  autres  che- 
nilles, celles  du  Machaon  ou  du  Flambé,  qui,  dès 
qu'on  les  asticotait,  faisaient  surgir,  au-dessus  de 
leur  nuque,  une  sorte  de  trompe  fourchue,  très 
odorante  et  de  couleur  inattendue. 

Aujourd'hui,  le  Sarbonnet  n'existe  plus  ;  ies 
coups  de  mine  des  carriers  l'ont  grignoté  tout  au 
ras  de  la  route  qui  d'abord  en  faisait  le  tour  et  main- 
tenant peut  aller  tout  droit.  En  continuant  elle  des- 
cend jusqu'aux  prés  verdoyants,  baignés  par  la 
Fontaine  d'Eure.  Les  plus  mouillés  d'entre  eux 
s'émaillent  au  printemps  de  ces  gracieux  narcisses 
blancs  dits  :  «  du  poète  >,  qu'on  appelle  là-bas  des 
courhadonnes.  Aucun  Uzétien  ne  songeait  à  les  cueillir, 
ni  se  ne  serait  dérangé  pour  les  voir  ;  de  sorte  que, 
dans  ces  prés  solitaires,  il  y  en  avait  une  profusion 
extraordinaire  ;  l'air  en  était  tout  embaumé  ;  certains 
se  penchaient  au-dessus  de  l'eau  comme  dans  la 
fable,  que  l'on  m'avait  apprise,  et  je  ne  voulais  pas 
les  cueillir  ;  d'autres  disparaissaient  à  demi  dans 
l'herbe  haute  ;  mais  le  plus  souvent,  haut  dressé 
sur  sa  tige,  parmi  le  sombre  gazon,  chacun  brillait 
comme  une  étoile. 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  77 

Marie,  en  bonne  Suissesse,  aimait  les  fleurs.  Nous 
en  rapportions  des  brassées. 

La  Fontaine  d'Eure  est  cette  constante  rivière 
que  les  Romains  avaient  captée  et  amenée  jusqu  à 
Nîmes  par  l'aqueduc  du  Pont  du  Gard.  La  vallée 
où  elle  coule,  à  demi-cachée  par  des  aulnes,  en 
approchant  d'Uzès,  s'étrécit.  O  petite  ville  d'Uzès  ! 
tu  serais  en  Ombrie,  des  touristes  accourraient  de 
Paris  pour  te  voir  !  Sise  au  bord  d'une  roche  dont  le 
dévalement  brusque  est  occupé  en  partie  par  les 
épais  jardins  du  duché,  leurs  grancjl^  arbres,  tout  en 
bas,  abritent  dans  le  lacis  de  leurs  racines  les  écre- 
visses  de  la  rivière.  Des  terrasses  de  la  Promenade 
ou  du  Jardin  public,  le  regard,  à  travers  les  hauts 
micocouliers  du  duché,  rejoint,  de  l'autre  côté  de 
l'étroite  vallée,  une  roche  plus  abrupte  encore, 
déchiquetée,  creusée  de  grottes,  avec  des  arcs,  des 
aiguilles,  et  des  escarpements  pareils  à  ceux  des 
falaises  ;  puis,  au-dessus,  c'est  la  garrigue  rousse, 
toute  dévastée  de  soleil. 

Marie,  qui  se  plaignait  sans  cesse  de  ses  cors, 
montrait  peu  d'enthousiasme  pour  les  sentiers 
raboteux  de  la  garrigue.  Mais  bientôt  enfin  ma  mère 
me  laissa  sortir  seul  et  je  pus  escalader  tout  mon  soûl. 

On  traversait  la  rivière  à  la  Fon  dl  biaou  (je  ne  sais 
point  si  j'écris  correctement  ce  qui  veut  dire,  dans 


78  ANDRÉ   GIDE 


la  langue  d'Aubanel  et  de  Mistral  :  Fontaine  aux 
Bœufs),  après  avoir  suivi  quelque  temps  le  bord  de 
la  roche,  lisse  et  tout  usée  par  les  pas,  puis  descendu 
les  degrés  taillés  dans  la  roche.  Qu'il  était  beau  de 
voir  les  lavandières  y  poser  lentement  leurs  pieds 
nus,  le  soir,  lorsqu'elles  remontaient  du  travail 
toutes  droites  et  la  démarche  comme  anoblie  par 
cette  charge  de  linge  blanc  qu'elles  portaient,  à  la 
manière  antique,  sur  la  tête.  Et  comme  ''  fontaine 
d'Eure  »  était  le  nom  de  la  rivière,  je  ne  suis  pas 
certain  que  de  même  ces  mots  '<■  fon  di  biau  '^  dési- 
gnassent précisément  une  fontaine.  Je  revois  un  mou- 
lin, une  métairie  qu'ombrageaient  d'immenses  pla- 
tanes ;  entre  l'eau  libre  et  l'eau  qui  travaillait  au 
moulin,  une  sorte  d'îlot  où  s'ébattait  la  basse-cour  ; 
et  l'extrême  pointe  de  cet  îlot  où  je  venais  rêver  ou 
lire,  juché  sur  le  tronc  d'un  vieux  saule  et  caché  par 
ses  branches,  surveillant  les  jeux  aventureux  des 
canards,  délicieusement  assourdi  par  le  ronflement 
de  la  meule,  le  fracas  de  l'eau  dans  la  roue,  les  mille 
chuchotis  de  la  rivière  et,  plus  loin,  où  lavaient  les 
laveuses,  le  claquement  rythmé  de  leurs  battoirs. 
Mais  le  plus  souvent,  brûlant  la  Fon  di  biaou, 
en  courant  je  gagnais  la  garrigue,  vers  où  m'entraî- 
nait déjà  cet  étrange  amour  de  l'inhumain,  de  l'aride, 
qui  si  longtemps  me  fit  préférer  à  l'oasis  le  désert. 
Les    grands    souffles    secs,    embaumés,    l'aveuglante 


SI    LE   GRAIN    NE   MEURT...  79 

réverbération  du  soleil  sur  la  pierre  nue  sont  enivrants 
comme  le  vin.  Et  combien  m'amusait  l'escalade  des 
roches,  la  chasse  aux  mantes  religieuses,  qu  on 
appelle  là-bas  des  préga-Diou,  dont  les  paquets 
d'œufs,  conglutinés  et  pendus  à  quelque  brindille 
m'intriguaient  si  fort  ;  la  découverte,  sous  les  cailloux 
que  je  soulevais,  des  hideux  scorpions,  mille-pattes 
et  scolopendres  ! 

Les  jours  de  pluie,  confiné  dans  l'appartement, 
je  faisais  la  chasse  aux  moustiques  ou  démontais 
complètement  toutes  les  pendules  de  grand  mère, 
qui  s'étaient  détraquées  depuis  notre  dernier  séjour. 
Rien  ne  m'absorbait  plus  que  ce  minutieux  travail. 
Combien  j'étais  fier,  après  que  je  les  avais  remises 
en  mouvement,  d'entendre  grand'mère  s'écrier, 
en  revoyant  l'heure  : 

—  Eh  !  dites-moi,  Juliette  !  ce  petit... 

Mais  le  meilleur  du  temps  de  pluie  je  le  passais 
dans  le  grenier  dont  Rose  me  prêtait  la  clef.  C'est 
là  qu'un  peu  plus  tard  je  lus  Stello.  De  la  fenêtre 
du  grenier  on  dominait  les  toits  voisins  ;  près  de  la 
fenêtre,  dans  une  grande  cage  en  bois,  recouverte 
d'un  sac,  grand'mère  engraissait  des  poulets  pour 
la  table.  Les  poulets  ne  m'intéressaient  pas  beaucoup, 
mais,  dès  qu'on  restait  un  peu  tranquille,  on  voyait 
paraître  entre  l'encombrement  de  malles,  d  objets 
sans  nom  et  hors  d'usage,  d'un  tas  de  poussiéreux 


80  ANDRÉ  GIDE 


débris,  ou  derrière  la  provision  de  bois  et  de  sarments, 
les  frimousses  des  petits  chats  de  Rose,  encore  trop 
jeunes  pour  préférer,  comme  leur  mère,  au  caphar- 
naum  de  grenier  natal,  la  tiède  quiétude  de  la  cui- 
sine, les  caresses  de  Rose,  lâtre  et  le  fumet  du  rôt 
tournant  devant  le  feu  de  sarments. 

Tant  qu'on,,  n'avait  pas  vu  ma  grand'mère,  on 
pouvait  douter  s'il  y  avait  rien  au  monde  de  plus 
vieux  que  Rose  ;  c'était  merveille  qu'elle  pût  rendre 
encore  quelque  service  ;  mais  grand'mère  en  deman- 
dait si  peu  !  Et,  quand  nous  étions  là,  Marie  aidait 
au  ménage.  Puis,  Rose  enfin  prit  sa  retraite,  et, 
avant  que  ma  grand'mère  se  résignât  à  aller  vivre 
à  Montpellier  chez  mon  oncle  Charles,  on  vit  se 
succéder  chez  elle  les  plus  déconcertants  spécimens 
ancillaires.  L'une  grugeait,  l'autre  buvait  ;  la  troi- 
sième était  débauchée  ;  je  me  souviens  de  la  dernière, 
une  salutiste,  dont  ma  foi  l'on  commençait  d'être 
satisfait,  lorsque  ma  grand'mère,  certaine  nuit 
d'insomnie,  s'avisa  d'aller  chercher  dans  le  salon 
le    bas    qu'elle    achevait    éternellement    de    tricoter. 

Elle  était  en  jupon  de  dessous,  en  chemise  et  en 
bonnet  de  nuit  ;  peut-être  au  surplus  flairait-elle 
quelque  chose  d'anormal  ;  elle  entr'ouvre  avec 
précaution  la  porte  du  salon,  le  découvre  plein  de 
lumières...  Deux  fois  par  semaine,  la  salutiste 
*f  recevait  ^>  ;    c'était    dans  l'appartem.ent  de  grand' 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  81 

mère  d'édifiantes  réunions,  assez  courues,  car, 
après  le  chant  des  cantiques,  la  salutiste  offrait  le 
thé.  On  imagine,  au  milieu  de  l'assemblée,  l'entrée 
de  ma  grand'mère  dans  son  accoutrement  nocturne. 
C'est  peu  de  temps  après  qu'elle  quitta  définitivement 
Uzès. 

Avant  de  le  quitter  avec  elle,  je  veux  parler  encore 
de  la  porte  de  la  resserre,  au  fond  de  la  salle  à  manger. 
Il  y  avait,  dans  cette  porte  très  épaisse,  ce  qu'on  ap- 
pelle un  nœud  de  bois,  ou  plus  exactement,  je  crois, 
1  amorce  d'une  petite  branche  qui  s'était  trouvée 
prise  dans  l'aubier.  Le  bout  de  la  branche  était  parti 
et  cela  faisait,  dans  l'épaisseur  de  la  porte,  un  trou 
rond  de  la  largeur  du  petit  doigt,  qui  s'enfonçait 
obliquement  de  haut  en  bas.  Au  fond  du  trou  on 
distinguait  quelque  chose  de  rond,  de  gris,  de  lisse, 
qui  m'intriguait  fort  : 

—  Vous  voulez  savoir  ce  que  c'est  ?  me  dit  Rose, 
tandis  qu'elle  mettait  le  couvert  —  car  elle  me  voyait 
tout  occupé  à  entrer  mon  petit  doigt  dans  le  trou 
pour  prendre   contact  avec   l'objet... 

—  C'est  une  bille  que  votre  papa  a  glissée  là  quand 
il  avait  votre  âge  et  que,  depuis,  on  n'a  jamais  pu 
retirer. 

Cette  explication  satisfit  ma  curiosité,   mais  tout 

en    m'excitant    davantage.    Sans    cesse,    je    revenais 

à  la  bille  ;  en  enfonçant  mon  petit  doigt,  je  l'atteignais 

6 


82  ANDRÉ   GIDE 


tout  juste,  mais  tout  effort  pour  l'attirer  au  dehors  la 
faisait  rouler  sur  elle-même,  et  mon  ongle  glissait  sur 
sa  surface  lisse  avec  un  petit  grincement  exaspérant. 
L'année  suivante,  aussitôt  de  retour  à  Uzès,  j'y 
revins.  Malgré  les  moqueries  de  ma  mère  et  de 
Marie,  j'avais  tout  exprès  laissé  croître  démesuré- 
ment l'ongle  de  mon  petit  doigt,  que,  d'emblée, 
je  pus  insinuer  sous  la  bilîe  ;  une  brusque  secousse, 
et  la  bille  jaillit  dans  ma  main. 

Mon  premier  mouvement  fut  de  courir  à  la  cui- 
sine et  de  claironner  mon  triomphe,  Mais  escomp- 
tant aussitôt  le  plaisir  que  je  tirerais  des  félicita- 
tions de  Rose,  je  l'imaginai  si  mince  que  cela 
m'arrêta. 

Je  restai  quelques  instants  devant  la  porte,  contem- 
plant dans  le  creux  de  ma  main  cette  bille  grise, 
désormais  pareille  à  toutes  les  billes,  et  qui  n'avait 
plus  aucun  intérêt  dès  l'instant  qu'elle  n'était  plus 
dans  son  gîte.  Je  me  sentis  tout  bête,  tout  penaud 
d'avoir  voulu  faire  le  malin.  En  rougissant,  je  fis 
retomber  la  bille  dans  son  trou,  (sans  doute  elle 
y  est  encore)  et  allai  me  couper  les  ongles,  sans  parler 
à  personne  de  mon  exploit. 

Il  y  a  quelque  dix  ans,  passant  en  Suisse,  j'allai 
revoir  ma  pauvre  vieille  Marie,  dans  son  petit  vil- 
lage de  Lotzwil,  où  elle  ne  se  décide  pas  à  mourir. 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  83 

Elle  m'a  reparlé  d'Uzès  et  de  ma  grand'mère,  ravi- 
vant mes  souvenirs  ternis  : 

—  A  chaque  œuf  que  vous  mangiez,  racontait- 
elle,  votre  bonne-maman  ne  manquait  pas  de  s'écrier, 
qu'il  fût  sur  le  plat  ou  à  la  coque  :  «  Eh  !  laisse  le 
blanc,  petiton  !  Il  n'y  a  que  le  jaune  qui  compte  !  » 

Et  Marie  ajoutait,  en  bonne  Suissesse  : 

—  Comme  si  le  Bon  Dieu  n'avait  pas  fait  le  blanc 
aussi  pour  être  mangé  ! 


III 


Lorsque  en  1900  j'abandonnai  La  Roque,  pour 
les  raisons  que  je  dirai  plus  tard,  je  renfonçai  tous 
mes  regrets,  par  crânerie,  confiance  en  l'avenir, 
que  j'étayais  d'une  inutile  haine  du  passé,  où  se 
mêlait  passablement  de  théorie;  on  dirait  aujourd'hui  : 
par  futurisme.  A  dire  le  vrai,  mes  regrets  furent 
sur  le  moment  beaucoup  moins  vifs  qu'ils  ne  de- 
vinrent par  la  suite.  Ce  n'est  point  tant  que  le  souvenir 
de  ces  lieux  s'embellisse  :  j'eus  l'occasion  de  les 
revoir  et  de  pouvoir  apprécier  mieux,  ayant  voyagé 
davantage,    le    charme    enveloppant    de    cette    petite 


84  ANDRÉ   GIDE 


vallée  dont,  à  l'âge  où  me  gonflaient  trop  de  désirs, 
je  sentais  surtout  l'étroitesse 

et  le  ciel  trop  petit  sur  les  arbres  trop  grands 

ainsi  que  dira  Francis  Jammes  dans  une  des  élégies 
qu'il  y  composa. 

C'est  cette  vallée  que  j'ai  peinte  et  c  est  notre 
maison,  dans  \  Immoraliste.  Le  pays  ne  m  a  pas 
seulement  prêté  son  décor  ;  à  travers  tout  le  livre, 
j'ai  poursuivi  profondément  sa  ressemblance  ;  mais 
il  ne  s'agit  pas  de  cela  pour  l'instant. 


Il  sautait  aux  yeux  que  le  corps  de  logis  principal 
était  de  construction  bien  plus  récente,  sans  autre 
attrait  que  le  manteau  de  glycine  qui  le  vêtait.  Le 
bâtiment  de  la  cuisine,  par  contre,  et  la  poterne, 
de  proportions  menues  mais  exquises,  présentaient 
une  agréable  alternance  de  briques  et  de  chaînes 
de  pierre.  Des  douves  entouraient  l'ensemble,  suf- 
fisamment larges  et  profondes,  qu  alimentait  et 
avivait  l'eau  détournée  de  la  rivière  ;  un  ruisselet 
fleuri  de  myosotis  amenait  celle-ci  et  la  déversait  en 
cascade.  Comme  sa  chambre  en  était  voisine,  Anna 
l'appelait  «  ma  cascade  »  ;  toute  chose  appartient  à 
qui  sait  en  jouir. 

Au  chant  de  la  cascade  se  mêlaient  les  chuchotis 


SI    LE  GRAIN  NE  MEURT... 85 

de  la  rivière,  et  le  murmure  continu  d'une  petite 
source  captée  qui  jaillissait  hors  de  l'île,  en  face  de 
la  poterne  ;  on  y  allait  cueillir  pour  les  repas  une  eau 
qui  paraissait  glacée  et,  l'été,  couvrait  de  sueur 
les  carafes. 

Un  peuple  d'hirondelles  sans  cesse  tournoyait 
autour  de  la  maison  ;  leurs  nids  d'argile  s'abritaient 
sous  le  rebord  des  toits,  dans  l'embrasure  des  fenêtres, 
d'où  l'on  pouvait  surveiller  les  couvées.  Quand  je 
pense  à  La  Roque,  c'est  d'abord  leurs  cris  que 
j'entends  ;  on  eût  dit  que  l'azur  se  déchirait  à  leur 
passage.  J'ai  souvent  revu  ailleurs  des  hirondelles  ; 
mais  jamais  nulle  part  ailleurs  je  ne  les  ai  entendu 
crier  comme  à  La  Roque  ;  je  crois  qu'elles  criaient 
ainsi  en  repassant  à  chaque  tour  devant  leurs  nids. 
Parfois  elles  volaient  si  haut  que  l'œil  s'éblouissait 
à  les  suivre,  car  c'était  dans  les  plus  beaux  jours  ; 
et  quand  le  temps  changeait,  leur  vol  s'abaissait 
barométriquement.  Anna  m'expliquait  que  suivant 
la  densité  de  l'air  volent  plus  ou  moins  haut  les 
menus  insectes  que  leur  course  poursuit.  Il  arrivait 
qu'elles  passassent  si  près  de  l'eau  qu'un  coup  d'aile 
imprudent  parfois  en  tranchait  la  surface  : 

- —  Il  va  faire  de  l'orage,  disaient  alors  ma  mère 
et  Anna. 

Et  soudain  le  bruit  de  la  pluie  s'ajoutait  à  ces  bruits 
mouillés  du  ruisseau,  de  la  source,  de  la  cascade  ; 


86  ANDRÉ   GIDE 


elle  faisait  sur  l'eau  de  la  douve  un  clapotis  argentin. 
Accoudé  à  l'une  des  fenêtres  qui  s'ouvraient  au 
dessus  de  l'eau,  je  contemplais  interminablement 
les  petits  cercles  par  milliers  se  former,  s'élargir, 
s'intersectionner,  se  détruire,  avec  parfois  une  grosse 
bulle  éclatante  au  milieu. 

Lorsque  mes  grands-parents  entrèrent  dans  la 
propriété,  on  y  accédait  à  travers  prés,  bois  et  cours 
de  fermes.  Mon  grand-père  et  Monsieur  Guizot 
son  voisin  firent  tracer  la  route  qui,  s  amorçant  à 
La  Boissière  sur  celle  de  Caen  à  Lisieux,  vient  des- 
servir le  Val-Richer  d'abord  où  le  Ministre  d'Etat 
s'était  retiré,  puis  La  Roque.  Et  quand  la  route  eut 
relié  La  Roque  au  reste  du  monde  et  que  ma  famille 
eut  commencé  d'y  habiter,  mon  grand-père  fit 
remplacer  par  un  pont  de  briques  le  petit  pont-levis 
du  château,  qui  coûtait  fort  cher  à  entretenir,  et  que 
du  reste  on  ne  relevait  plus. 

Qui  dira  l'amusement,  pour  un  enfant,  d'habiter 
une  île,  une  île  toute  peiite,  et  dont  il  peut  du  reste 
s'échapper  quand  il  veut  ?  Un  mur  de  briques, 
en  manière  de  parapet  l'encerclait,  reliant  exactement 
l'un  à  l'autre  chacun  des  corps  de  bâtiments  ;  à 
l'intérieur,  épaissement  tapissé  de  lierre,  il  était  assez 
large  pour  que,  grimpé  dessus,  on  le  pût  arpenter 
sans  imprudence  ;  mais  pour  pêcher  à  la  ligne  on 
était  alors  trop  en  vue  des  poissons,  et  mieux  valait 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  87 

se  pencher  simplement  par  dessus  ;  la  surface  ex- 
térieure et  plongeante  s'ornait  de  ci  de  là  de  plantes 
pariétales,  valérianes,  fraisiers,  saxifrages,  parfois 
même  un  petit  buisson,  que  maman  regardait  d  un 
mauvais  œil  parce  qu'il  dégradait  la  muraille,  mais 
qu'Anna  obtenait  qu'elle  ne  fît  pas  enlever,  parce 
que  des  oiseaux  avaient  coutume  d'y  nicher. 

En  plus  du  corps  de  logis  principal,  de  la  poterne 
et  du  bâtiment  de  la  cuisine,  l'île  comprenait  encore, 
avançant  sur  la  douve,  deux  minuscules  tourelles 
isolées,  affectées  aux  usages  que  Ton  devine,  1  une 
tapissée  de  jasmin,  l'autre  de  folle  vigne,  qui  avec 
leur  pointu  toit  de  tuiles,  leurs  authentiques  meur- 
trières, avaient  l'aspect  le  plus  pittoresque  et  le  plus 
plaisant. 

Une  cour  devant  la  maison,  entre  la  poterne  et  le 
bâtiment  de  la  cuisine,  laissait  le  regard,  par-dessus 
le  parapet  de  la  douve  et  par  delà  le  jardin,  s'en- 
foncer infiniment  dans  la  vallée  ;  on  l'eût  dite  étroite 
si  les  collines  qui  l'enclosaient  eussent  été  plus  hautes. 
Sur  la  droite,  à  flanc  de  coteau,  une  route  menait 
à  Cambremer  et  à  Léaupartie,  puis  à  la  mer  ;  une 
de  ces  haies  continues,  qui  dans  ce  pays  bordent  les 
prés,  dérobait  presque  constamment  cette  route  à 
la  vue  et  faisait,  réciproquement,  que,  de  la  route, 
La  Roque  n'était  visible  que  par  soudaines  échappées, 
aux  barrières,   par  exemple,   qui  rompant  la  conti- 


88  ANDRÉ   GIDE 


nuité  de  la  haie,  donnaient  accès  dans  les  prés  dont 
le  mol  dévalement  rejoignait  la  rivière.  Epars,  quelques 
beaux  bouquets  d'arbres  offrant  leur  ombre  au 
tranquille  bétail,  ou  quelques  arbres  isolés,  au  bord 
de  la  route  ou  de  la  rivière,  donnaient  à  la  vallée 
entière  l'aspect  aimable  et  ravissant  d'un  parc.  Le 
soleil  se  couchait  tout  au  fond,  en  automne,  et  ses 
derniers  rayons,  caressant  la  colline,  ajoutaient  leur 
rougeur  à  la  rougeur  des  bois. 

L'espace,  à  l'intérieur  de  l'île,  que  j'appelle  cour, 
faute  d'un  autre  nom,  entourait  sur  trois  côtés  la 
maison  principale,  dont  la  quatrième  face  plongeait 
droit  dans  la  douve.  Cette  cour  était  semée  de  gra- 
vier, que  maintenaient  à  distance  quelques  corbeilles 
de  géraniums,  de  fuchsias  et  de  rosiers  nains  devant 
les  fenêtres  du  salon  et  de  la  salle  à  manger.  Par 
derrière,  une  petite  pelouse  triangulaire  d'où  s'élevait 
un  immense  acacia  sophora  qui  dominait  de  beaucoup 
la  maison.  C'est  au  pied  de  cet  unique  arbre  de  l'île 
que  nous  nous  réunissions  d'ordinaire  durant  les 
beaux  jours  de  l'été. 

La  vue  ne  s'étendait  qu'en  aval,  c  est-à-dire  par 
devant  la  maison  ;  partout  ailleurs  le  pli  du  ter- 
rain la  fermait  ;  là  seulement  commençait  la  vallée, 
au  confluent  de  deux  ruisseaux,  l'un  qui  venait, 
à  travers  bois,  du  Val-Richer,  l'autre,  à  travers  prés, 
du  hameau  de  La  Roque  à  deux  kilomètres  de  là. 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  89 

De  Tautre  côté  de  la   douve,   dans  la  direction^du 
Val-Richer,   s'élevait   en   pente   assez   rapide   le   pré 
qu'on  appelait  le  Rouleux,  que  ma  mère,  quelques 
années  après  la  mort  de  mon  père,  réunit  au  jardin  ; 
qu'elle    sema    de    quelques    massifs    d'arbres,    et    à 
travers   lequel,  après  longue  étude,   elle  traça  deux 
allées  qui  s'élevaient,  en  serpentant  selon  des  "courbes 
savantes,  jusqu'à  la  petite  barrière  par  où  l'on  entrait 
dans  le  bois.  On  plongeait  aussitôt  dans  un  tel  mys- 
tère,  que,   d'abord,   le  cœur  en   la  franchissant  me 
battait  un   peu.   Ces   bois  dominaient  la  colline,   se 
prolongeaient   sur   une    vaste   étendue,    et   ceux   du 
Val-Richer  faisaient  suite.  Il  n'y  avait,  du  temps  de 
mon  père,  que  peu  de  sentiers  tracés,  et  d'être  si 
difficilement   pénétrables,    ces    bois    me   paraissaient 
plus  infinis.  Je  fus  bien  désolé  le  jour  où  maman, 
tout  en  me  permettant  de  m'y  aventurer,  me  montra 
sur  une  carte  du  cadastre  leur  limite,  et  qu'au  delà, 
les  prés  et  les  champs  recommençaient.  Je  ne  sais 
plus  trop  ce  que  j'imaginais  au  delà  des  bois  ;  et 
peut-être   que   je   n'imaginais   rien  ;   mais   si  j  avais 
imaginé    quelque    chose,    j'aurais    voulu    l'imaginer 
différent.  De  connaître  leur  dimension,  leur  limite, 
diminua  pour  moi  leur  attrait  ;  car  je  me  sentais  à 
cet  âge  moins  de  goût  pour  la  contemplation  que 
pour  l'aventure,  et  je  prétendais  trouver  partout  de 
'inconnu. 


90  ANDRÉ  GIDE 


Pourtant  ma  principale  occupation,  à  La  Roque, 
ce  n'était  pas  l'exploration,  c'était  la  pêche.  0  sport 
injustement  décrié  !  ceux-là  seuls  te  dédaignent 
qui  t'ignorent,  ou  que  les  maladroits.  C'est  pour 
avoir  pris  tant  de  goût  à  la  pêche,  que  la  chasse  eut 
pour  moi  plus  tard  si  peu  d'attraits,  qui  ne  demande, 
dans  nos  pays  du  moins,  guère  d'autre  adresse  sans 
doute  que  celle  qui  consiste  à  bien  viser.  Tandis  que 
pour  pêcher  la  truite,  que  d'habileté,  que  de  ruses  ! 
Théodomir,  le  neveu  de  notre  vieux  garde  Bocage, 
m  avait  appris  dès  mon  plus  jeune  âge  à  monter 
une  ligne  et  à  appâter  l'hameçon  comme  il  faut, 
car  si  la  truite  est  le  plus  vorace,  c'est  aussi  le  plus 
méfiant  des  poissons.  Naturellement  je  péchais  sans 
flotteur  et  sans  plombs,  et  méprisais  infiniment  ces 
aide-niais,  qui  ne  servent  que  d'épouvantails.  Je 
péchais  plus  volontiers  dans  la  rivière,  où  les  truites 
étaient  de  chair  plus  délicate,  et  surtout  plus  farou- 
ches, c'est  dire  :  plus  amusantes  a  attraper.  Ma  mère 
se  désolait  de  me  voir  tant  de  goût  pour  un  amusement 
qui  me  faisait  prendre,  à  son  avis,  trop  peu  d'exercice. 
Alors  je  protestais  contre  la  réputation  qu'on  faisait 
à  la  pêche  d'être  un  sport  d'empoté,  pour  lequel 
l'immobilité  complète  était  de  règle  :  cela  pouvait 
être  vrai  dans  les  grandes  rivières,  ou  dans  les  eaux 
dormantes  et  pour  des  poissons  somnolents  ;  mais 
la  truite,  dans  les  très  petits  ruisseaux  oii  je  péchais. 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  91 

il  Importait  de  la  surprendre  précisément  à  l'endroit 
qu'elle  hantait  et  dont  elle  ne  s'écartait  guère  ;  dès 
qu'elle  apercevait  l'appât,  elle  se  lançait  dessus 
goulûment  ;  et  si  elle  ne  le  faisait  pomt  aussitôt, 
c  est  qu'elle  avait  distingué  quelque  chose  de  plus 
que  la  sauterelle  :  un  bout  de  ligne,  un  bout  d'hameçon 
un  bout  de  crin,  l'ombre  du  pêcheur,  ou  avait  entendu 
celui-ci  approcher  :  dès  lors,  inutile  d'attendre,  et 
plus  on  insistait,  plus  on  compromettait  la  partie  ; 
mieux  valait  revenir  plus  tard,  en  prenant  plus  de 
précautions  que  d'abord,  en  se  glissant,  en  rampant, 
en  se  subtilisant  parmi  les  herbes,  et  jetant  la  sau- 
terelle de  plus  loin,  pour  autant  que  le  permettaient 
les  branches  des  arbres,  des  coudres  et  des  osiers 
qui  bordaient  presque  continuement  la  rivière,  ne 
cédant  la  rive  qu'aux  grands  épilobes  ou  lauriers 
de  Saint-Antoine,  et  dans  lesquels,  si  par  malchance 
le  fil  de  la  ligne  ou  l'hameçon  se  prenait,  on  en  avait 
pour  une  heure,  sans  parler  de  l'effarouchement 
définitif  du  poisson. 

Il  y  avait  à  La  Roque  un  grand  nombre  de  «  cham- 
bres d'amis  '-  ;  mais  elles  restaient  toujours  vides, 
et  pour  cause  :  mon  père  frayait  peu  avec  la  société 
de  Rouen  ;  ses  collègues  de  Paris  avaient  leur 
famille,  leurs  habitudes...  En  fait  d'hôtes,  je  ne  me 
souviens  que  de  Monsieur  Dorval,  qui  vint  à  La 
Roque,  pour  la  première  fois  je  crois,  cet  été  qui 


92  ANDRÉ  GIDE 


suivit  mon  renvoi  de  l'Ecole.  Il  y  revint  encore  une 
ou  deux  fois  après  la  mort  de  mon  père  ;  et  je  doute 
si  ma  mère  n'estimait  pas  faire  quelque  chose  d  assez 
osé  en  continuant  à  le  recevoir,  une  fois  veuve,  bien 
qu'à  chaque  fois  pour  un  temps  assez  court.  Rien 
n'était  plus  bourgeois  que  le  milieu  de  ma  famille, 
et  Monsieur  Dorval,  pour  n'être  rien  moins  qu'un 
bohème,  était  tout  de  même  un  artiste  ;  c'est-à-dire 
qu'il  n'était  pas  de  notre  monde  du  tout.  Un  musicien, 
un  compositeur  ;  un  ami  d'autres  musiciens  plus 
célèbres,  de  Gounod  par  exemple,  ou  de  Stephen 
Heller,  qu'il  allait  voir  à  Paris.  Car  Monsieur  Dorval 
habitait  Rouen,  où  il  tenait  à  Saint-Ouen  les  grandes 
orgues  que  venait  de  livrer  Cavaillé-Coll.  Très 
clérical,  très  religieux,  et  protégé  par  le  clergé,  il 
comptait  des  élèves  dans  les  familles  les  meilleures 
et  les  mieux  pensantes,  la  mienne  en  particulier, 
où  il  jouissait  d'un  grand  prestige  sinon  d'une  par- 
faite considération.  Il  avait  le  profil  dur  et  énergique, 
d'assez  beaux  traits,  d'abondants  cheveux  noirs 
très  bouclés,  une  barbe  carrée,  le  regard  rêveur  ou 
soudain  fougueux,  la  voix  harmonieuse,  onctueuse, 
mais  sans  vraie  douceur,  le  geste  caressant  mais  domi- 
nateur. Dans  toutes  ses  paroles,  dans  toutes  ses  maniè- 
res respirait  je  ne  sais  quoi  d'égoïste  et  de  magistral. 
Ses  mains  particulièrement  étaient  belles,  à  la  fois 
molles  et  puissantes.  Au  piano,  une  animation  quasi 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  93 

céleste  le  transfigurait  :  son  jeu  semblait  plutôt  celui 
d'un  organiste  que  d'un  pianiste  et  manquait  parfois 
de  subtilité,  mais  il  était  divin  dans  les  andante,  en 
particulier  ceux  de  Mozart  pour  qui  il  professait 
une  prédilection  passionnée.  Il  avait  coutume  de 
dire  en  riant  : 

—  Pour  les  allegro,  je  ne  dis  pas  ;  mais  dans  les 
mouvements  lents,  je  vaux  Rubinstein. 

Il  disait  cela  d'un  ton  si  bonhomme  qu'on  ne 
pouvait  y  voir  vanterie  ;  et  en  vérité  je  ne  crois  pas 
que  ni  Rubinstein,  dont  je  me  souviens  à  merveille, 
ni  qui  que  ce  soit  au  monde  pût  jouer  la  fantaisie 
en  ut  mineur  de  Mozart  par  exemple  ou  le  largo 
d'un  concerto  de  Beethoven,  avec  une  plus  tragique 
noblesse,  avec  plus  de  chaleur,  de  poésie,  de  puis- 
sance et  de  gravité.  J'eus  dans  la  suite  maintes 
raisons  de  m'exaspérer  contre  lui  :  il  reprochait 
aux  fugues  de  Bach  de  se  prolonger  parfois  sans 
surprise  ;  s'il  aimait  la  bonne  musique,  il  ne  détes- 
tait pas  suffisamment  la  mauvaise  ;  il  partageait 
avec  son  ami  Gounod  une  monstrueuse  et  obstinée 
méconnaissance  de  César  Franck,  etc.  ;  mais,  en 
ce  temps  où  je  naissais  au  monde- des  sons,  il  en  était 
pour  moi  le  grand  maître,  le  prophète,  le  magicien. 
Chaque  soir,  après  dîner,  il  offrait  à  mon  ravissement 
sonates,  opéras,  symphonies,  et  maman,  d'ordinaire 
intraitable  sur  les  questions  d'heure  et  qui  m'envoyait 


94 


ANDRE   GIDE 


coucher  tambour  battant,  permettait  que  je  prolon- 
geasse outre  temps  la  veillée. 

Je  n'ai  pas  de  prétention  à  la  précocité  et  crois 
bien  que  le  vif  plaisir  que  je  prenais  à  ces  séances 
musicales  il  faut  le  placer  principalement  et  presque 
uniquement  lors  des  dernières  visites  de  Monsieur 
Dorval,  deux  et  trois  ans  après  la  mort  de  mon  père» 
Entre  temps,  et  sur  ses  indications,  maman  m'avait 
mené  à  quantité  de  concerts,  et,  pour  montrer  que 
je  profitais,  tout  le  long  du  jour  je  chantais  ou  sif- 
flais des  bribes  de  symphonies.  Alors  Monsieur 
Dorval  commença  d'entreprendre  mon  éducation. 
Il  me  faisait  mettre  au  piano,  et  à  chaque  morceau 
qu  il  m'enseignait,  il  inventait  une  sorte  d'affabu- 
lation continue  qui  le  doublât,  l'expliquât,  l'animât  ; 
tout  devenait  dialogue  ou  récit.  Encore  qu'un  peu 
factice,  la  méthode,  avec  un  jeune  enfant,  peut  je 
crois  n'être  pas  mauvaise,  si  toutefois  le  récit  sura- 
jouté n  est  pas  trop  niais  ou  trop  manifestement 
postiche.  Il  faut  songer  que  je  n'avais  guère  plus  de 
douze  ans. 

Après  midi.  Monsieur  Dorval  composait  ;  Anna, 
dressée  à  écrire  sous  la  dictée  musicale,  lui  servait 
parfois  de  secrétaire  ;  il  avait  recours  à  elle  aussi 
bien  pour  ménager  sa  vue,  qui  commençait  à  faiblir, 
que  par  besoin  d'exercer  son  despotisme,  à  ce  que 
prétendait  ma  mère.  Anna  était  à  sa  dévotion.  Elle 


SI    LE   GRAIN   NE  MEURT...  95 


l'escortait  dans  ses  promenades  matinales,  portait 
son  pardessus  s'il  avait  trop  chaud  et  tenait  ouverte 
devant  lui,  pour  protéger  ses  regards  du  soleil,  une 
ombrelle.  Ma  rnère  protestait  à  ces  complaisances  ; 
le  sans-gêne  de  Monsieur  Dorval  l'indignait  ;  elle 
prétendait  lui  faire  payer  ce  prestige,  auquel  elle  ne 
pouvait  elle-même  se  dérober,  par  une  pluie  de 
menues  épigrammes  dont  elle  tentait  de  le  larder, 
mais  qu'elle  appointait  et  dirigeait  assez  mal,  de 
sorte  que  lui  s'en  amusait  plutôt.  Longtemps  après 
qu'il  était  devenu  presque  aveugle,  elle  mettait 
encore  en  doute,  ainsi  que  beaucoup  d'autres,  cette 
nuit  envahissante  ;  ou  du  moins  accusait  Monsieur 
Dorval  d'en  jouer,  et  de  n'être  ^(  pas  si  aveugle  que 
ça  ».  Elle  le  trouvait  obséquieux,  entrant,  retors, 
intéressé,  féroce  ;  il  était  un  peu  tout  cela  ;  mais  il 
était  musicien.  Parfois,  aux  repas,  son  regard,  à 
demi-voilé  déjà  derrière  ses  lunettes,  se  perdait  ; 
ses  puissantes  mains  posées,  comme  sur  un  clavier, 
sur  la  table,  s'agitaient  ;  et  quand  on  lui  parlait, 
revenant  à  vous  soudain,  il  répondait  : 

—  Pardon  !   J'étais   en   mi   bémol. 

Mon  cousin  Albert  Démarest  —  pour  qui  je  res- 
sentais déjà  une  sympathie  des  plus  vives,  malgré 
qu'il  eût  vingt  ans  de  plus  que  moi  —  s'était  parti- 
culièrement lié  avec  celui  qu'il  appelait  cordialement  : 
le   père   Dorval.   Albert,   seul   artiste   de   la   famille, 


96  ANDRÉ  GIDE 


aimait  passionnément  la  musique  et  jouait  lui-même 
fort  agréablement  du  piano  ;  la  musique  était  leur 
seul  terrain  d'entente  ;  partout  ailleurs  ils  s'oppo- 
saient. A  chaque  défaut  du  père  Dorval  correspon- 
dait, dans  le  caractère  d'Albert,  un  relief.  Celui-ci 
était  aussi  droit,  aussi  franc,  que  l'autre  était  retors 
et  papelard  ;  aussi  généreux  que  l'autre  cupide  ; 
et  tout  ainsi  ;  mais  par  bonté,  par  indiscipline, 
Albert  savait  mal  se  conduire  dans  la  vie  ;  il  soignait 
peu  ses  propres  intérêts  et,  souvent,  ce  qu'il  entre- 
prenait tournait  à  son  désavantage,  de  sorte  que, 
dans  la  famille,  on  ne  le  prenait  pas  tout  à  fait  au 
sérieux.  Monsieur  Dorval  l'appelait  toujours  «  ce 
gros  Bert  »,  avec  une  indulgence  protectrice  où 
perçait  un  peu  de  pitié.  Albert,  lui,  admirait  le  talent 
de  Monsieur  Dorval  ;  quant  à  l'homme,  il  le  mépri- 
sait. Plus  tard,  il  me  raconta  qu'un  jour  il  avait 
surpris  Dorval  embrassant  Anna  ;  et  dès  qu'il  s'était 
retrouvé  seul  avec  Dorval  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  t'es  permis  tout  à  l'heure  ?... 
Albert   était   très   grand   et   très   fort  ;   il   poussait 

contre    le    mur    de    la    pièce    Dorval     qui     balbu- 
tiait : 

—  Qu'il  est  bête,  ce  gros  Bert  !  Tu  vois  bien  que 
je  plaisantais. 

—  Misérable  !  s'écriait  Albert.  Si  je  te  reprends 
a  plaisanter  de  cette  manière,  je... 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  97 

—  J'étais  si  indigné,  ajoutait-il,  s'il  avait  dit  un 
mot  de  plus,  je  crois  que  je  l'aurais  tué. 

C'est  peut-être  au  retour  de  ces  vacances  qui 
suivirent  mon  renvoi,  qu'Albert  Démarest  commença 
à  faire  attention  à  moi.  Que  pouvait-il  bien  discerner 
en  moi  qui  attirât  sa  sympathie  ?  Je  ne  sais  ;  mais, 
sans  doute  lui  fus-je  reconnaissant  de  cette  attention 
d'autant  plus  que,  précisément,  je  sentais  que  je 
la  méritais  moins.  Et  tout  aussitôt  je  m'efforçai 
d'en  être  un  petit  peu  moins  indigne.  La  sympathie 
peut  faire  éclore  bien  des  qualités  somnolentes  ; 
je  me  suis  souvent  persuadé  que  les  pires  gredins 
sont  ceux  auxquels  d'abord  les  sourires  affectueux 
ont  manqué.  Sans  doute  est-il  étrange  que  ceux  de 
mes  parents  n'eussent  pas  suffi  ;  mais  il  est  de  fait 
que  je  devins  aussitôt  beaucoup  plus  sensible  à 
l'approbation  ou  à  la  désapprobation  d'Albert  qu'à 
la  leur. 

Je  me  souviens  avec  précision  du  soir  d  automne 
où  celui-ci  me  prit  a  part,  après  dîner,  dans  un  coin 
du  cabinet  de  mon  père,  tandis  que  mes  parents 
taillaient  un  bézigue  avec  tante  Démarest  et  Anna. 
Il  commença  de  me  dire  à  voix  basse  qu'il  ne  voyait 
pas  bien  à  quoi  d'autre  je  m'intéressais  dans  la  vie, 
qu'à  moi-même  ;  que  c'était  là  le  propre  des  égoïstes, 
et  que  je  lui  faisais  tout  l'effet  d'en  être  un. 

Albert  n'avait  rien  d'un  censeur.  C'était  un  être 

7 


98  ANDRÉ   GIDE 


d'apparence  très  libre,  fantasque,  plein  d'humour 
et  de  gaieté  :  sa  réprobation  n'avait  rien  d'hostile  ; 
au  contraire,  je  sentais  qu'elle  n'était  vive  qu'en 
raison  de  sa  sympathie  ;  c'est  ce  qui  me  la  rendait 
pressante.  Jamais  encore  on  ne  m'avait  parlé  ainsi  ; 
les  paroles  d'Albert  pénétraient  en  moi  à  une  profon- 
deur dont  il  ne  se  doutait  certes  pas,  et  que  moi- 
même  je  ne  pus  sonder  que  plus  tard.  Ce  que  j'aime 
le  moins  dans  l'ami,  d'ordinaire,  c'est  l'indulgence  ; 
Albert  n'était  pas  indulgent.  On  pouvait  au  besoin, 
près  de  lui,  trouver  des  armes  contre  soi-même. 
Et,  sans  trop  le  savoir,  j'en  cherchais. 

L'hiver  fut  rigoureux  et  se  prolongea  longtemps 
cette  année.  Ma  mère  eut  le  bon  esprit  de  me  faire 
apprendre  à  patiner.  Jules  et  Julien  Jardinier,  les 
fils  d'un  collègue  de  mon  père,  dont  le  plus  jeune 
était  mon  camarade  de  classe,  apprenaient  avec  moi  ; 
c'était  à  qui  mieux  mieux  !  et  nous  devînmes  assez 
promptement  d'une  gentille  force.  J  aimais  passion- 
nément ce  sport,  que  nous  pratiquions  sur  le  bassin 
du  Luxembourg  d'abord,  puis  sur  l'étang  de  Villebon 
dans  les  bois  de  Meudon  ou  sur  le  grand  canal  de 
Ve/sailles.  La  neige  tomba  si  abondamment  et  il 
y  eut  un  tel  verglas  par-dessus,  que  je  me  souviens 
d'avoir  pu,  de  la  rue  de  Tournon,  gagner  l'Ecole 
Alsacienne  —  qui   se  trouvait  rue  d'Assas,  c*est-à- 


SI    LE  GRAIN   NE   MEURT...  99 

dire  à  l'autre  extrémité  du  Luxembourg  —  sans 
enlever  mes  patins  ;  et  rien  n'était  plus  amusant 
et  plus  étrange  que  de  glisser  ainsi  muettement 
dans  les  allées  du  grand  jardin,  entre  deux  hautes 
banques  de  neige.  Depuis,  il  n'a  plus  fait  d  hiver 
pareil. 

Je  n'avais  de  véritable  amitié  pour  aucun  des 
deux  Jardinier.  Jules  était  trop  âgé  ;  Julien  d'une 
rare  épaisseur.  Mais  nos  parents  qui,  pour  l'amitié, 
semblaient  avoir  les  idées  de  certaines  familles 
sur  les  mariages  «  de  raison  »,  ne  manquaient  pas  une 
occasion  de  nous  réunir.  Je  voyais  Julien  déjà  chaque 
jour  en  classe  ;  je  le  retrouvais  en  promenade,  au 
patinage.  Mêmes  études,  mêmes  ennuis,  mêmes 
plaisirs;  là  se  bornait  la  ressemblance;  pour  l'instant, 
elle  nous  suffisait.  Certes,  il  était  sur  les  bancs  de 
la  neuvième  quelques  élèves  vers  qui  plus  d'affinité 
m'eût  porté  ;  mais  leur  père,  hélas,  n'était  pas  pro- 
fesseur à  la  Faculté. 

Tous  les  mardis,  de  2  à  5,  l'Ecole  Alsacienne 
emmenait  promener  les  élèves  (ceux  des  basses  clas- 
ses du  moins)  sous  la  surveillance  d'un  professeur, 
qui  nous  faisait  visiter  la  Sainte-Chapelle,  Notre- 
Dame,  le  Panthéon,  le  Musée  des  Arts  et  Métiers  — 
où,  dans  une  petite  salle  obscure,  se  trouvait  un 
petit  miroir  sur  lequel,  par  un  ingénieux  jeu  de 
glaces,   venait   se   refléter,   en   petit,   tout   ce   qui   se 


100  ANDRÉ   GIDE 


passait  dans  la  rue  ;  cela  faisait  un  tableautin  des 
plus  plaisants  avec  des  personnages  animés,  à 
l'échelle  de  ceux  de  Téniers,  qui  s'agitaient;  tout  le 
reste  du  musée  distillait  un  ennui  morne  ;  —  les 
Invalides,  le  Louvre,  et  un  extraordinaire  endroit, 
situé  tout  contre  le  parc  de  Montsouris,  qui  s'ap- 
pelait le  Géorama  Universel  :  c'était  un  misérable 
jardin,  que  le  propriétaire,  une  espèce  de  lascar, 
vêtu  d'alpaga,  avait  aménagé  en  carte  de  géographie. 
Les  montagnes  étaient  figurées  par  des  rocailles  ; 
les  lacs,  bien  que  cimentés,  étaient  à  sec  ;  dans  le 
bassin  de  la  Méditerranée  naviguaient  quelques 
poissons  rouges  comme  pour  accuser  l'exiguité  de 
la  botte  italienne.  Le  professeur  nous  invitait  à  lui 
désigner  les  Karpathes,  cependant  que  le  lascar, 
une  longue  baguette  à  la  main  soulignait  les  fron- 
tières, nommait  des  villes,  dénonçait  un  tas  d'in- 
géniosités indistinctes  et  saugrenues,  exaltait  son 
œuvre,  insistant  sur  le  temps  qu'il  avait  fallu  pour 
la  mener  a  bien  ;  et,  comme  alors  le  professeur, 
au  départ,  le  félicitait  sur  sa  patience,  il  répliquait 
d'un  ton  doctoral  : 

—  La  patience  n'est  rien  sans  l'idée. 

Je  suis  curieux  de  savoir  si  tout  cela  existe  encore  ? 

Parfois,  Monsieur  Brunig  lui-même,  le  sous- 
directeur,  se  joignait  à  nous,  doublant  Monsieur 
Vedel,  qui  s'effaçait  alors  avec  déférence.  C'est  au 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  101 

Jardin  des  Plantes  que  Monsieur  Brunig  nous  con- 
duisait immanquablement  ;  et  immanquablement, 
dans  les  sombres  galeries  des  animaux  empaillés 
(le  nouveau  muséum  n'existait  pas  encore)  il  nous 
arrêtait  devant  la  tortue  luth  qui,  sous  vitrine  à  part, 
occupait  une  place  d'honneur  ;  il  nous  groupait 
en  cercle  autour  d'elle  et  disait  : 

—  Eh  bien!  mes  enfants.  Voyons!  Combien  a-t-elle 
de  dents,  la  tortue  ?  (Il  faut  dire  que  la  tortue, 
avec  une  expression  naturelle  et  comme  criante 
de  vie,  gardait,  empaillée,  la  gueule  entr'ouverte). 
Comptez  bien.  Prenez  votre  temps.  Y  êtes-vous  ? 

II  ne  fallait  plus  nous  la  faire  :  nous  la  connaissions, 
sa  tortue.  N'empêche  que,  tout  en  pouffant,  nous 
faisions  mine  de  chercher  ;  on  se  bousculait  un  peu 
pour  mieux  voir  ;  Dubled  s'obstinait  à  ne  distinguer 
que  deux  dents  ;  mais  c'était  un  farceur.  Le  grand 
Wenz,  les  yeux  fixés  sur  la  bête,  comptait  sans  arrêter, 
et  ce  n'est  que  lorsqu'il  dépassait  soixante  que 
Monsieur  Brunig  l'arrêtait  avec  ce  bon  rire  spécial 
de  celui  qui  sait  se  mettre  à  la  portée  des  enfants 
et,  citant  La  Fontaine  : 

—  «  Vous  n'en  approchez  pomt.  ^)  Plus  vous  en 
trouvez,  plus  vous  êtes  loin  de  compte.  Il  vaut  mieux 
que  je  vous  arrête.  Je  vais  beaucoup  vous  étonner. 
Ce  que  vous  prenez  pour  des  dents  ne  sont  que  des 
petites  protubérances    cutanées.    La   tortue   n'a    pas 


02  ANDRÉ   GIDE 


de  dents  du  tout.  La  tortue  est  comme  les  oiseaux  : 
elle  a  un  bec. 

Alors  tous  nous  faisions  :  Oooh  !  par  bienséance. 

J'ai  assisté  trois  fois  à  cette  comédie.  Il  est  vrai 
que  j'ai  redoublé  la  neuvième. 

Nos  parents,  à  Julien  et  à  moi,  donnaient  deux 
sous  à  chacun,  ces  jours  de  sortie.  Ils  avaient  discuté 
ensemble.  Maman  n'aurait  pas  consenti  à  me  donner 
plus  que  Madame  Jardinier  ne  donnait  à  Julien  ; 
comme  leur  situation  était  plus  modeste  que  la  nôtre, 
c'était  à  Madame  Jardinier  de  décider. 

—  Qu'est-ce  que  vous  voulez  que  ces  enfants 
fassent  avec  cinquante  centimes  ?  s'était-elle  écriée. 
Et  ma  mère  accordait  que  deux  sous  étaient  «  par- 
faitement suffisants.  » 

Ces  deux  sous  étaient  dépensés  d'ordinaire  à  la 
boutique  du  père  Clément.  Installée  dans  le  jardin 
du  Luxembourg,  presque  contre  la  grille  d'entrée 
la  plus  voisine  de  l'Ecole,  ce  n'était  qu'une  petite 
baraque  de  bois,  peinte  en  vert,  exactement  de  la 
couleur  des  bancs.  Le  Père  Clément,  en  tablier  bleu, 
tout  pareil  aux  anciens  portiers  de  lycée,  vendait 
des  billes,  des  hannetons,  des  toupies,  du  coco,  des 
bâtons  de  sucre  à  la  menthe,  à  la  pomme  ou  à  la 
cerise,  des  cordonnets  de  réglisse  enroulés  sur  eux- 
mêmes  à  la  façon  des  ressorts  de  montre,  des  tubes 


SI    LE   GRAIN    NE   MEURT...  103 

de  verre  emplis  de  grains  à  l'anis  blancs  et  roses, 
maintenus  à  chaque  extrémité  par  de  l'ouate  et  par 
un  bouchon  ;  les  grams  dams  n'étaient  pas  fameux, 
mais  le  tube,  une  fois  vide,  pouvait  servir  de  sarba- 
cane. C'est  comme  les  petites  bouteilles  qui  por-^ 
taient  des  étiquettes  :  cassis,  anisette,  curaçao,  et 
qu'on  n'achetait  guère  que  pour  le  plaisir,  ensuite, 
de  se  les  suspendre  à  la  lèvre,  comme  des  ventouses 
ou  des  sangsues.  Julien  et  moi  d  ordinaire  nous 
partagions  nos  emplettes  ;  aussi  l'un  n'achetait-il 
jamais  sans  consulter  l'autre. 

L'année  suivante.  Madame  Jardinier  et  ma  mère 
estimèrent  qu'elles  pouvaient  porter  à  cinquante 
centimes  leurs  libéralités  hebdomadaires.  Cette  lar- 
gesse me  permit  enfin  d'élever  des  vers  à  soie  ; 
ceux-ci  ne  coûtaient  pas  si  cher  que  les  feuilles  de 
mûrier  pour  leur  nourriture,  que  je  devais  aller 
prendre  deux  fois  par  semaine  chez  un  herboriste 
de  la  rue  Saint-Sulpice.  Julien,  que  les  chenilles 
dégoûtaient,  déclara  que  désormais  il  achèterait 
ce  qui  lui  plaisait,  de  son  côté  et  sans  m'en  rien  dire. 
Cela  jeta  un  grand  froid  entre  nous,  et  dans  les 
sorties  du  mardi  où  il  fallait  aller  deux  par  deux, 
chacun  chercha  un  autre  camarade. 

Il  y  en  avait  un  pour  qui  je  m'étais  épris  d'une 
véritable  passion.  C'était  un  Russe.  Il  faudra  que  je 
recherche  son  nom  sur  les  registres  de  l'Ecole.  Qui 


104 


ANDRE   GIDE 


me  dira  ce  qu'il  est  devenu  ?  Il  était  de  santé  délicate^ 
pâle  extraordinairement  ;  il  avait  les  cheveux  très 
blonds,  assez  longs,  les  yeux  très  bleus  ;  sa  voix 
était  musicale,  que  rendait  chantante  un  léger  accent. 
'  Une  sorte  de  poésie  se  dégageait  de  tout  son  être, 
qui  venait  je  crois  de  ce  qu'il  se  sentait  faible  et 
cherchait  à  se  faire  aimer.  Il  était  peu  considéré  par 
les  copains  et  participait  rarement  à  leurs  jeux  ; 
pour  moi,  des  qu'il  me  regardait,  je  me  sentais  hon- 
teux de  m'amuser  avec  les  autres,  et  je  me  souviens 
de  certaines  récréations  oii,  surprenant  tout  à  coup 
son  regard,  je  quittai  tout  net  la  partie  pour  venir 
auprès  de  lui.  On  s'en  moquait.  J'aurais  voulu  qu'on 
l'attaquât,  pour  avoir  à  le  défendre.  Aux  classes  de 
dessin,  où  il  est  permis  de  parler  un  peu  à  voix  basse, 
nous  étions  l'un  à  côté  de  l'autre  ;  il  me  disait  alors 
que  son  père  était  un  grand  savant  très  célèbre 
et  je  n'osais  pas  l'interroger  sur  sa  mère,  ni  lui  de- 
mander pour  quelle  raison  lui  se  trouvait  à  Paris. 
Un  beau  jour  il  cessa  de  venir,  et  personne  ne  sut 
me  dire  s'il  était  tombé  malade  ou  reparti  en  Russie  ; 
ou  plutôt  une  sorte  de  pudeur  ou  de  timidité  me 
retint  de  questionner  les  maîtres  qui  peut-être 
auraient  pu  me  renseigner,  et  je  gardai  secrète 
une  des  premières  et  des  plus  vives  tristesses  de  ma 
vie. 

Ma   mère  prenait  grand  soin   que  n'en,   dans   les 


SI    LE   GRAIN   NE   MEURT...  105 


dépenses  qu'elle  faisait  pour  moi,  ne  me  vînt  avertir 
que  notre  situation  de  fortune  était  sensiblement 
supérieure  à  celle  des  Jardinier.  Mes  vêtements, 
en  tous  points  pareils  à  ceux  de  Julien,  venaient 
comme  les  siens  de  la  Belle  Jardinière.  J'étais  extrê- 
mement sensible  à  l'habit  et  souffrais  beaucoup 
d'être  hideusement  fagoté.  En  costume  marin  avec 
un  béret,  ou  bien  en  complet  de  velours,  j'eusse 
été  aux  anges  !  Mais  le  genre  «  marin  ^>  non  plus  que 
le  velours  ne  plaisait  à  Madame  Jardinier.  Je  portais 
donc  de  petits  vestons  étriqués,  des  pantalons  courts, 
serrés  aux  genoux  et  des  chaussettes  à  raies  ;  chaus- 
settes trop  courtes  qui  formaient  tulipe  et  retom- 
baient désolément  ou  rentraient  se  cacher  dans  les 
chaussures.  J'ai  gardé  pour  la  fin  le  plus  horrible  r 
c'était  la  chemise  empesée.  Il  m'a  fallu  attendre 
d'être  presque  un  homme  déjà  pour  obtenir  qu'on 
ne  m'empesât  plus  mes  devants  de  chemise.  C'était 
l'usage,  la  mode,  et  l'on  n'y  pouvait  rien.  Et  si  j'ai 
fini  pourtant  par  obtenir  satisfaction,  c'est  tout 
bonnement  parce  que  la  mode  a  changé.  Qu'on  ima- 
gine un  malheureux  enfant  qui,  tous  les  jours  de 
l'année,  pour  le  jeu  comme  pour  l'étude,  porte, 
à  l'insu  du  monde  et  cachée  sous  sa  veste,  une  espèce 
de  cuirasse  blanche  et  qui  s'achevait  en  carcan  ; 
car  la  blanchisseuse  empesait  également,  et  pour 
le  même  prix  sans  doute,  le  tour  du  cou  contre  quoi 


106  ANDRÉ   GIDE 


venait  s'ajuster  lé  faux-col  ;  pour  peu  que  celui-ci, 
un  rien  plus  large  ou  plus  étroit,  n*appliquât  pas 
exactement  sur  la  chemise  (ce  qui  neuf  fois  sur  dix 
était  le  cas)  il  se  formait  des  plis  cruels  ;  et  pour  peu 
que  l'on  suât,  le  plastron  se  faisait  atroce.  Allez  donc 
faire  du  sport  dans  un  accoutrement  pareil  !  Un 
ridicule  petit  chapeau-melon  complétait  l'ensemble... 
Ah  !  les  enfants  d'aujourd'hui  ne  connaissent  pas 
leur  bonheur  ! 

Pourtant  j'aimais  courir,  et,  après  Adrien  Monod, 
j'étais  le  champion  de  la  classe.  A  la  gymnastique, 
j'étais  même  meilleur  que  lui  pour  grimper  au  mât 
et  à  Fa  corde  ;  j'excellais  aux  anneaux,  à  la  barre  fixe, 
aux  barres  parallèles  ;  mais  je  ne  valais  plus  rien  au 
trapèze,  qui  me  donnait  le  vertige.  Les  beaux  soirs 
d'été,  j'allais  retrouver  quelques  camarades  dans  une 
grande  allée  du  Luxembourg  :  celle  qui  s'achevait 
à  la  boutique  du  père  Clément  ;  on  jouait  au  ballon. 
Ce  n'était  pas  encore  hélas  !  le  foot-ball  ;  le  ballon 
était  tout  pareil,  mais  les  règles  étaient  sommaires, 
et,  tout  au  contraire  du  foot-ball,  il  était  défendu  de 
se  servir  des  pieds.  Tel  quel,  ce  jeu  nous  passionnait. 


Je  ne  cherche  plus  à  comprendre  pour  quelles 
raisons  ma  mère,  quand  je  commençai  ma  huitième, 
me  mit  pensionnaire,  L'Ecole  Alsacienne,  qui  s'éle- 


SI    LE   GRAIN    NE   MEURT...  107 

vait  contre  l'internat  des  lycées,  n'avait  pas  de  dor- 
toirs ;  mais  elle  encourageait  ses  professeurs  à 
prendre,  chacun,  un  petit  nombre  de  pensionnaires. 
C'est  chez  Monsieur  Vedel  que  j'entrai,  bien  que  je 
ne  fusse  plus  dans  sa  classe.  Monsieur  Vedel  habitait 
la  maison  de  Sainte-Beuve,  de  qui  le  buste,  au  fond 
d'un  petit  couloir-vestibule,  m'intriguait.  Il  pré- 
sentait à  mon  étonnement  cette  curieuse  sainte  sous 
figure  d'un  vieux  Monsieur,  l'air  paterne  et  le  chef 
couvert  d'une  toque  à  gland.  Monsieur  Vedel  nous 
avait  bien  dit  que  Sainte-Beuve  était  «  un  grand 
critique  >  ;  mais  il  y  a  des  bornes  à  la  crédulité  d'un 
enfant. 

Nous  étions  cinq  ou  six  pensionnaires,  dans  deux 
ou  trois  chambres.  Je  partageais  une  chambre  du 
second  avec  un  grand  être  apathique,  exsangue  et 
de  tout  repos,  qui  s'appelait  Roseau...  Derrière  la 
maison,  un  petit  jardin... 


Ce  jardin  fut  le  théâtre  d'un  pugilat.  A  l'ordinaire 
j'étais  calme,  plutôt  doux,  et  je  détestais  les  peignées, 
convaincu  sans  doute  que  j'y  aurais  toujours  le 
dessous.  Je  gardais  cuisant  encore  le  souvenir  d'une 
aventure,  qu'il  faut  que  je  raconte  ici  :  En  rentrant 
de  l'Ecole,  l'an  précédent,  à  travers  le  Luxembourg 
et   passant,   contrairement   à   mon   habitude,   par   la 


108  ANDRÉ   GIDE 


grille  en  face  du  petit  jardin,  ce  qui  ne  m'allongeait 
pas  beaucoup,  j'avais  croisé  un  groupe  d'élèves, 
de  1  Ecole  Communale  dans  doute,  pour  qui  les 
élèves  de  l'Ecole  Alsacienne  représentaient  de  haïs- 
sables anstos.  Ils  étaient  à  peu  près  de  mon  âge^ 
mais  sensiblement  plus  costauds.  Je  surpris  au  pas- 
sage des  ricanements,  des  regards  narquois  ou  chargés 
de  fiel  et* continuais  ma  route  du  plus  digne  que  je 
pouvais  ;  mais  voici  que  le  plus  gaillard  se  détache 
du  groupe  et  vient  à  moi.  Mon  sang  tombait  dans 
mes  talons.  Il  se  met  devant  moi.  Je  balbutie  : 

—  Qu'est-ce...    qu'est-ce   que   vous   voulez  ? 

Il  ne  répond  rien,  mais  emboîte  le  pas  à  ma  gau- 
che. 

Je  gardais,  tout  en  marchant,  les  yeux  fichés  en 
terre,  mais  sentais  son  regard  qui  me  braquait  ;  et, 
dans  mon  dos,  je  sentais  le  regard  des  autres.  J'aurais 
voulu  m'asseoir  !  Tout  à  coup  : 

—  Tiens  !  Voilà  ce  que  je  veux  !  dit-il  en  m*en- 
voyant  son  poing  dans  l'œil. 

J'eus  un  éblouissement  et  m'en  allai  dinguer  au 
pied  d'un  marronnier,  dans  cet  espace  creux  réservé 
pour  l'arrosement  des  arbres,  d'où  je  sortis  plein  de 
boue  et  piteux.  L'œil  poché  me  faisait  très  mal.  Je 
ne  savais  pas  encore  à  quel  point  l'œil  est  élastique 
et  croyais  qu'il  était  crevé.  Comme  les  larmes  en 
jaillissaient  avec  abondance  :  —  «  C'est  cela,  pensai- 


SI    LE  GRAIN    NE   MEURT...  109 

je  :  il  se  vide.  »  —  Mais  ce  qui  m'était  plus  doulou- 
reux encore  c'étaient  les  rires  des  autres,  leurs  quo- 
libets, et  les  applaudissements  qu  ils  adressaient 
à  mon  agresseur. 

Au  demeurant  je  n'aurais  pas  plus  aimé  donner  des 
coups  que  je  n'aimais  d'en  recevoir.  Tout  de  même, 
chez  Vedel,  il  y  avait  un  grand  sacré  rouquin  au 
front  bas,  dont  le  nom  m'est  heureusement  sorti 
de  la  mémoire,  qui  abusait  un  peu  trop  de  mon 
pacifisme.  Deux  fois,  trois  fois,  j'avais  supporté  ses 
sarcasmes  ;  mais  voilà  que,  tout  à  coup,  la  sainte 
rage  me  prit  ;  je  sautai  sur  lui,  l'empoignai  ;  les  autres 
cependant  se  rangèrent  en  cercle.  Il  était  passable- 
ment plus  grand  et  plus  fort  que  moi  ;  mais  j'avais 
pour  moi  sa  surprise  ;  et  puis  je  ne  me  connaissais 
plus  ;  ma  fureur  décuplait  mes  forces  ;  je  le  cognai, 
le  bousculai,  le  tombai  tout  aussitôt.  Et,  quand  il 
fut  à  terre,  ivre  de  mon  triomphe  je  le  traînai  à  la 
manière  antique,  ou  que  je  croyais  telle;  je  le  tramai 
par  la  tignasse  dont  il  perdit  une  poignée.  Et  même 
je  fus  un  peu  dégoûté  de  ma  victoire,  a  cause  de 
tous  ces  cheveux  gras  qu'il  me  laissait  entre  les 
doigts,  mais  stupéfait  d'avoir  pu  vaincre  ;  cela  me 
paraissait  auparavant  si  impossible  qu'il  avait  bien 
fallu  que  j'eusse  perdu  la  tête  pour  m'y  risquer. 
Le  succès  me  valut  la  considération  des  autres  et 
m'assura  la  paix  pour  longtemps.   Du  coup  je  me 


10  ANDRÉ  GIDE 


persuadai  qu*il  est  bien  des  choses  qui  ne  paraissent 
impossibles  que  tant  qu*on  ne  les  a  pas  tentées. 

Nous  avions  passé  une  partie  du  mois  de  septembre 
aux  environs  de  Nîmes,  dans  la  propriété  du  beau- 
père  de  mon  oncle  Charles  Gide,  qui  venait  de  se 
marier.  Mon  père  avait  rapporté  de  là  une  indis- 
position qu'on  affectait  d'attribuer  aux  figues. 
De  vrai,  le  désordre  était  dû  à  de  la  tuberculose 
mtestmale  ;  et  ma  mère,  je  crois,  le  savait  ;  mais  la 
tuberculose  est  une  maladie  qu'en  ce  temps  on 
prétendait  guérir  en  ne  la  reconnaissant  pas.  Au 
reste  mon  père  était  sans  doute  déjà  trop  atteint 
pour  qu  on  pût  espérer  encore.  Il  s'éteignit  assez 
doucement    le    28    octobre    de    cette    année    (1880). 

Je  n'ai  pas  souvenir  de  l'avoir  vu  mort  ;  mais  peu 
de  jours  avant  sa  mort,  sur  le  lit  qu'il  ne  quittait 
plus.  Un  gros  livre  était  devant  lui,  sur  les  draps, 
tout  ouvert,  mais  retourné,  de  sorte  qu'il  ne  pré- 
sentait  que  son  dos  de  basane  ;  mon  père  avait  dû 
le  poser  ainsi  au  moment  où  j'étais  entré.  Ma  mère 
m'a  dit  plus  tard  que  c'était  un  Platon. 

J'étais  chez  Vedel.  On  vint  me  chercher  ;  je  ne 
sais  plus  qui;  Anna  peut-être.  En  route  j'appris 
tout  Mais  mon  chagrin  n'éclata  que  lorsque  je  vis 
ma  mère  en  grand  deuil.  Elle  ne  pleurait  pas  ;  elle 
se  contenait  devant  moi  ;  mais  je  sentais  qu'elle  avait 


SI    LE  GRAIN   NE   MEURT ...  1  I  ! 

beaucoup  pleuré.  Je  sanglotai  dans  ses  bras.  Elle 
craignait  pour  moi  un  ébranlement  nerveux  trop 
fort  et  voulut  me  faire  boire  un  peu  de  thé.  J'étais 
sur  ses  genoux  ;  elle  tenait  la  tasse,  en  levait  une 
cuillerée  qu'elle  me  tendait,  et  je  me  souviens  qu'elle 
disait,  en  prenant  sur  elle  de  sourire  : 

—  Voyons  !  celle-là  va-t-elle  arriver  à  bon  port  ? 

Et  je  me  sentis  soudain  tout  enveloppé  par  cet 
amour,  qui  désormais  se  refermait  sur  moi. 

(Notwelle  Reçue  Française). 


VOYAGES 


En    Espagne 


Hendaye, 

Moins  fatigué  j'eusse  occupé  sans  doute,  chaque 
jour,  quelques  pages  simplement  à  louer  ce  pays. 
Pourtant  je  n'y  fus  amoureux  de  rien  ni  de  personne  ; 
mais  la  lumière  azurée,  mais  je  ne  sais  quelle  senteur 
sauvage  parmi  le  luxe  épais  du  printemps... 


Si  pressante  qu'ait  été  notre  curiosité  à  Valence, 
arrivés  le  matin,  vers  midi  nous  ne  songeons  qu  à 
repartir. 

—  Pourtant    pas    sans    avoir    vu    la    cathédrale..* 

Guidés    par    notre    fantaisie    de    calle     en     calle, 

nous  voici  devant  elle  brusquement.  C...  qui  fume 

un    assez    bon    cigare    m'envoie   en    éclaireur    voir 


14  ANDRÉ   GIDE 


«  si  ça  vaut  la  peine  cl*entrer  «.  Le  cigare  n'étant  pas 
achevé    quand    je    ressers,    nous    repartons... 
Mais  était-ce  bien  la  cathédrale  ? 


J*ai  dormi  comme  un  minéial.  Matin  charmant  ! 
Une  joie  inouïe  carillonne  à  travers  la  ville  ;  c  est 
l'heure  où  les  troupeaux  la  parcourent  ;  chaque 
chèvre  qui  passe  égrène  en  trottinant  la  note  unique 
de  sa  clochette.  L'air  est  tout  parfumé  d'azur  ; 
les  toits  brillent.  Fuir  !  ah  !  fuir  plus  au  sud  et 
vers  un  dépaysement  plus  total.  C'est  par  un  tel 
matin  que  l'espoir  le  plus  confiant  et  le  plus  hardi 
de  notre  âme  appareille,  et  que  la  toison  d'or  tremble 
devant  Jason. 


X 


Elche.    —  Grâce  à  nos  manteaux  du  Tyrol  nous 
passons  ici  pour  deux  toreros  catalans. 


Ainsi  que  naguère  à  Séville,  les  «  cercles  *  sont 
ce  que  j'admirai  le  plus  à  Murcie.  Ces  cercles  ont 
ceci  de  particulier  qu'ils  sont  toujours  rectangulaires. 


VOYAGES  1  I  5 

On  dirait  l'intérieur  d'un  omnibus  dont  les  deux 
côtés  se  seraient  beaucoup  reculés.  Touchant  les 
deux  murs  latéraux,  deux  rangs  de  larges  fauteuils 
se  font  face.  Dans  chaque  fauteuil  un  cercleux. 
Chaque  cercleux  fume  un  cigare  et,  de  biais,  regarde 
pafsser  le  passant.  Le  passant,  en  passant,  regarde 
le  cercleux  fumer  son  cigare.  Une  grande  glace 
sans  tain  sépare  les  cercleux  des  passants  :  vu  du 
dehors  le  cercle  a  l'air  d'un  aquarmm. 

Les  cercles  sans  prétentions  sont  de  plain-pied 
avec  la  rue.  (C'est  une  rue  où  ne  passent  pomt  de 
voitures.)  D'autres,  un  peu  plus  relevés,  présentent 
les  genoux  du  cercleux  à  hauteur  de  l'œil  du  passant. 
L'assis  domine.  Ni  livres,  ni  journaux,  ni  consom- 
mation autre  que  celle  des  cigares  ;  ni  conversation 
possible  de  fauteuil  à  fauteuil  trop  distant.  Sur  la 
devanture  d'un  de  ces  aquariums  où  stagnent  ainsi 
quelques    turbots,    on    lit    «    Circulo    instructivo    -'K 


Lorsqu'on  vient  en  Espagne  assoiffé  de  soleil, 
de  danses  et  de  chants,  rien  de  morne  comme  la 
salle  d'un  cinématographe  où  la  pluie  nous  force 
à  demander  abri.  Chants  et  danses,  en  vain  nous  en 
avons  quêté  jusqu'à  Murcie.  A  Séville  sans  doute 
on  en  trouve  encore  ;  à  Grenade...  Oui  je  me  sou- 


I  16  ANDRÉ   GIDE 


viens  que  dans  TAlbaycin,  il  y  a  près  de  vingt  ans 
(rien  depuis,  non  pas  même  les  chants  de  l'Egypte, 
n*a  su  toucher  endroit  plus  secret  de  mon  cœur), 
c'était,  la  nuit,  dans  une  vaste  salle  d'auberge,  un 
garçon  bohémien  qui  chantait  ;  un  chœur,  à  demi- 
voix,  d'hommes  et  de  femmes,  puis  de  subites  pauses, 
coupaient  ce  chant  haletant,  excessif,  douloureux, 
où  l'on  sentait  son  âme,  à  chaque  défaut  de  souffle, 
expirer.  L'on  eût  dit  une  première  ébauche  de  la 
dernière  ballade  de  Chopin  ;  mais  cela  restait  comme 
en  marge  de  la  musique  ;  non  pas  espagnol,  mais 
gitane,  irréductiblement.  Pour  réentendre  ce  chant, 
ah  !  j'eusse  traversé  trois  Espagnes.  Mais  je  fuirai 
Grenade  de  crainte  de  ne  l'y  réentendre  point. 
Du  reste  un  temps  affreux  nous  fit  rebrousser 
chemin  vers  le  nord. 

Au  souvenir  de  cette  soirée  reste  attaché  celui 
d'une  rougeur. 

C'était  aux  vacances  de  Pâques.  Je  voyageais 
avec  ma  mère.  J'avais  un  peu  plus  de  vingt  ans  ; 
mais  je  n'eus  vingt  ans  qu'assez  tard  ;  j'étais  encore 
tendre  et  neuf. 

Pour  le  divertissement  de  quelques  touristes, 
un  manager  avait  organisé  une  soirée  de  danses 
au  premier  étage  d'une  posada  de  faubourg.  Déjà 
je  répugnais  alors  a  tout  ce  qui  sent  1  apprêt...  mais 


II 


VOYAGES  1 1 7 

quel  autre  moyen  de  voir  ces  danses  ?  Elles  ne 
s'exhiberont  bientôt  plus  que  dans  les  music-halls 
et  les  cabarets  de  Paris. 

Habanera,  cachucha,  séguedille  authentiques  nous 
furent  servies  ce  soir-là.  Sur  trois  des  côtés  de  la 
salle,  des  chaises  de  paille  et  des  bancs  réservés 
aux  touristes  étaient  disposés  sur  deux  rangs.  J  étais 
assis  à  côté  de  ma  mère  ;  nous  avions  en  face  de 
nous  une  vingtaine  d'Espagnols  et  de  gitanes,  dont 
six  femmes  ;  les  uns  très  pâles,  les  autres  tannés 
comme  le  cuir  de  leurs  souliers.  (Je  dis  cela  par 
romantisme  ;  mais  je  crois  qu'à  peu  près  tous  étaient 
chaussés  d'espadrilles.)  Chaque  femme  à  son  tour 
se  levait  et  dansait,  seule  ou  bien  avec  un  cavalier  ; 
le  chœur  des  instruments,  des  claquements  de  main 
et  des  voix  rythmait  la  danse... 

Le  spectacle,  un  peu  morne  au  début,  s  animait. 
On  en  était  peut-être  à  la  troisième  danse  ;  celle 
qui  la  dansait,  une  Andalouse  sans  doute,  au  teint 
rose,  s'agitait  du  ventre  et  des  bras  selon  la  mode 
des  juives  algériennes,  et  faisait  flotter  deux  foulards, 
l'un  caroubier,  l'autre  cerise  qu'elle  tenait  au  bout 
des  doigts.  Vers  la  fin  de  la  danse  elle  commença 
de  toupiner,  lentement  d'abord,  puis  de  plus  en  plus 
vite,  d'abord  au  mitan  de  la  salle,  puis  en  grand  cercle, 
à  la  manière  d'un  toton  près  de  choir,  suivant  le 
rang    des    spectateurs    qu'elle    frôlait.    Au    moment 


î  18  ANDRÉ   GIDE 


qu'elle  passait  devant  moi,  vlan  !  je  reçus  du  fou- 
lard dans  la  figure  ;  et  le  foulard  tomba  sur  mes 
genoux.  J'eusse  voulu  que  ce  fût  par  maladresse  et 
par  hasard  ;  mais  non  :  c'était  direct,  subit  et  con- 
certé, discret...  C'est  ce  qu'au  même  mstant  je  dus 
comprendre,  et  je  sentis  un  flot  de  sang  m'éblouir  — 
car  ce  petit  manège  s'éclairait  au  souvenir  d'une 
chanson  que  parfois  chantait  une  petite  couturière 
qui  venait  travailler  chez  nous  ;  elle  chantait  cela 
lorsqu'elle  était  bien  sûre  que  ma  mère  ne  pouvait 
pas  l'entendre  ;  j'ai  su  depuis  que  c'était  tout  bon- 
nement la  chanson  de  Madame  Angot,  «  pas  bégueule, 
forte  en  gueule  »,  etc..  ;  il  y  était  question,  au  cours 
d'un  couplet,  du  sultan  qui  «  lui  jeta  le  mouchoir  )>. 
J'entendais  bien  ce  que  le  geste  voulait  dire  ,*  évi- 
demment ce  devait  être  d'un  usage  courant  dans 
certains  pays. 

Plus  rouge  encore  que  le  foulard,  que  je  dissi- 
mulai précipitamment  sous  ma  veste,  je  m'efforçai 
de  croire  que  ma  mère  n'avait  rien  vu  et  songeai 
avec  suffocation  aux  suites  possibles  de  mon  «  aven- 
ture ')...  La  fête  cependant  continuait.  Je  ne  prêtais 
plus  qu'une  faible  attention  aux  trémoussements  d'un 
couple  de  bohémiens  ;  mais,  au  moment  que  cette 
nouvelle  danse  s'achevait  en  délire  et  que  les  ap- 
plaudissements des  spectateurs  éclataient,  je  vis 
avec  stupeur  la  gitane  tout  à  coup  quitter  la  danse, 


VOYAGES  119 

sortir  un  petit  mouchoir  de  son  sein  et  le  jeter  non 
loin  de  nous  sur  les  genoux  d'un  vieux  daim  qui 
n'applaudissait  point,  mais,  à  petits  coups  de  canne, 
faisait  résonner  le  plancher.  Le  daim  assurément 
connaissait  les  usages  ;  et  mon  œil  ne  le  quittait 
plus.  Qu'allait-il  faire  ? 

Très  calme  et  souriant,  il  se  saisit  du  petit  mou- 
choir, fouilla  dans  son  gousset,  en  sortit  une  pièce 
blanche,  très  ostensiblement  la  roula  dans  un  coin 
du  mouchoir,  fit  un  nœud  par-dessus,  puis,  de  loin, 
jeta  le  tout  vers  l'Espagnole...  Tout  rassuré  je  ressor- 
tis  de  dessous  ma  veste  le  foulard  rouge  et  demandai 
une  piécette  à  ma  mère.  A  présent  que  je  recouvrais 
contenance,  ce  qui  me  dépitait  surtout  c'est  que, 
des  six  Espagnoles  ou  gitanes  que  cette  fête  rassem- 
blait, celle  qui  m'avait  «  jeté  le  mouchoir  «  était 
de  beaucoup  la  moins  belle. 


20  ANDRÉ   GIDE 


Voyage  au  Val  d'Andorre 


Dimanche  à  lundi  :  nuit  aux  bains  de  Saint- 
Vincent. 

La  lune,  je  ne  sais  par  quel  mystère  admirable, 
est  pleine  depuis  quatre  à  cinq  jours.  Ma  chambre, 
à  l'extrémité  de  l'hôtel,  domine  de  très  haut  la  rivière, 
dont  un  peu  en  amont  je  distingue  à  travers  les 
branches  l'eau  scintiller  :  pas  d'autre  bruit  que 
celui  de  cette  eau  fuyante.  Que  la  nuit  coule  lente- 
ment !  L'objet  qu'on  ferait  tomber  du  balcon,  à 
peine  entendrait-on  sa  chute.  Ah  !  rester  là»  ivre 
et  dévêtu  sous  la  lune,  à  cuver  la  chaleur  du  jour. 
Il  fait  si  beau  qu*on  ne  comprend  pas  pourquoi 
tous  les  oiseaux  de  nuit  sont  muets  ;  on  s'étonne  ; 
tout  semble  attendre. 

Départ  à  cinq  heures  ;  une  heure  de  patache. 
A  ***,  la  route  cesse.  On  passe  sur  un  pont  de  bois 
tremblant  et  déjeté.  Les  mules  chargées  de  nos  sacs 
et  de  nos  couvertures  passent  à  gué.  Le  sentier 
s'enfonce  sitôt  après  dans  la  montagne. 


i 


VOYAGES  121 

A  six  heures  nous  faisons  la  rencontre  du  Jabiru 
qui,  parti  ce  matin  à  trois  heures  de  la  Seo  d'Urgel, 
descend  en  même  temps  que  nous  d  une  autre  pata- 
che.  Le  Jabiru  voyage  avec  son  fils.  Tandis  que  notre 
ami  E.  R...  se  découvre  avec  le  Jabiru  d'intéressantes 
relations  communes,  nous  convenons,  lehl  et  moi, 
qu'il  sied  de  voir  en  lui  le  représentant  bien  carac- 
térisé d'une  espèce  ;  espèce  que  depuis  peu  de  temps 
des  psychologues  de  nos  amis  travaillent  à  définir  ; 
baptisée  récemment  par  le  charmant  dessinateur 
Charles  Delaw,  elle  appartient  à  la  famille  des  échas- 
siers.  Le  Jabiru  porte  le  plus  souvent  le  bec  pointu  ; 
pourtant  la  variété  qui  s'offre  à  nous  présente  le 
bec  en  spatule,  ce  qui  nous  porte  à  chercher  ailleurs 
les  signes  distinctifs  du  Jabiru.  Il  appartient  a  notre 
époque  de  les  fixer,  car  jusqu'aujourd'hui  l'espèce 
est  demeurée  indécise  et  flottante  entre  deux  ou 
trois  types  convenus  dont  à  présent  elle  se  différencie» 
J'encourage  lehl  à  écrire  l'histoire  de  la  formation 
du  Jabiru  ;  déjà  nous  précisons  ses  traits  essentiels  : 

La  conversation  du  Jabiru  est  assez  difficile  à 
rapporter  car  chacune  de  ses  phrases  porte  la  marque 
de  l'impersonnalité. 

Le  Jabiru  ne  se  sert  jamais  que  du  mot  propre. 

Le  Jabiru  répugne  au  banal,  mais  il  se  dérobe 
au  tragique. 

Nous  constatons  que  la  complaisance  de  la  variété 


122  ANDRÉ   GIDE 


à  spatule  est  sans  bornes  ;  grâce  aux  relations  de 
notre  ami,  cette  complaisance  va  jusqu'à  nous  offrir 
une  place  dans  l'auto  qui  doit  attendre  le  Jabiru 
à  Bourg-Madame. 

Toute  table  d'hôte  qui  se  respecte  a  son  Jabiru  ; 
on  rencontre  rarement  plus  d'un  Jabiru  par  table 
d'hôte. 

Le  Jabiru  ne  se  rend  jamais  compte  de  la  mau- 
vaise impression   qu'il  produit. 

Le  Jabiru  a  fait  son  droit  ;  est  avocat  ;  mais  ne 
plaide  pas,  par  insuffisance  d'organe. 

Le  Jabiru  ne  voyage  jamais  sans  son  kodak. 

Le  Jabiru  préfère  aux  sandales  basques  que  je 
renouvelle  a  Belver,  le  soulier  ferré  des   montagnes. 

Le  petit  Jabiru  fait  la  route  à  mulet  ;  il  s'arrête 
en  route  et  s'attarde,  car  la  cuisine  à  l'huile  a  quelque 
peu  relâché  ses  intestins. 

Arrivée  à  Belver  où  nous  déjeunerons.  îehl  et 
moi  nous  laissons  la  caravane  continuer  ;  le  Jabiru 
apprend  avec  réprobation  notre  intention  de  nous 
plonger  d'abord  dans  le  canal,  au  pied  de  la  colline 
que  coiffe  la  ville.  Loin  des  regards  du  Jabiru,  nous 
nous  dévêtons,  dans  une  praÎFie,  sous  des  ?aules, 
entre  la  rivière  et  un  canal  peu  profond  mais  assez 
rapide,  où  chaque  brasse  dans  le  sens  du  courant 
nous  entraîne  comme  la  marche  sur  un  tapis  roulant. 


VOYAGES  l 23 

Auberge  de  Belver.  Olives  fondantes  qu'on  suce 
en  attendant  le  repas.  Grange  énorme  aménagée 
comme  un  palais  ;  coçridors  aux  voûtes  de  foin  doré  ; 
dans  une  cour  au  plein  soleil,  des  chevaux  en  manège 
foulent  les  gerbes  de  blé.  Le  Jabiru  qui  ne  se  baigne 
jamais  qu'en  baignoire,  et  ne  fait  jamais  dans  la 
campagne,  se  montre  consterné  par  l'état  des  lieux. 

La  tartane  du  Jabiru  prend  les  devants  ;  notre 
cheval  est  fourbu.  On  aperçoit  sur  la  hauteur  Puig- 
cerda  trop  longtemps  avant  d'y  atteindre  ;  mais 
Bourg-Madame  est  tout  cuprès.  A  Bourg-Madame, 
l'auto  venu  à  sa  rencontre  avec  sa  femme  et  son  plus 
jeune  fils,  nous  enlève  le  Jabiru. 

Bourg-Madame,  porte  de  l'Espagne,  ne  doit  qu'à 
la  proximité  de  Puigcerda  sa  faveur.  Baedeker  nous 
apprend  que  Puigcerda  est  fréquenté  par  la  haute 
société  espagnole.  A  l'heure  où  nous  y  arrivons, 
c'est-à-dire  à  la  tombée  du  jour,  la  haute  société 
déserte  éperdument  la  ville  ;  de  fastueux  autos  des- 
cendent en  trombe  la  pente  que  nous  gravissons. 
Où  vont-ils  ?  —  Nous  aurons  la  réponse  dans  une 
heure,  quand,  redescendant  à  Bourg-Madame,  nous 
les  retrouverons,  rangés  tout  au  long  de  Tunique 
tronçon  de  rue.  De  cinq  à  sept  les  autos  de  Puigcerda 
descendent  s'approvisionner  d'essence,  qui  coûte 
en  France  meilleur  marché. 


Î24  ANDRÉ   GIDE 


Qu'ils  sont  riches  !  Certains,  en  guise  de  trompe, 
exhibent  un  dragon  de  cuivre  doré  qui  semble  en- 
volé du  Brésil.  Rien  à  faire,  rien  à  voir,  rien  à  boire 
à  Bourg-Madame.  Sur  une  longueur  de  cinquante 
mètres,  des  bancs  de  bois  sont  rangés  contre  les  murs 
des  maisons  ;  là  s'assoient  senoras  et  senoritas  de  la 
haute  société  dont  chaque  auto  espagnol  verse  sur 
le  pavé  de  Bourg-Madame  de  huit  à  douze  repré- 
sentants. D'autres  senoras  et  la  plupart  des  hommes 
se  tiennent  debout  sans  rien  dire,  et  sans  paraître 
penser  à  rien.  Toutes  et  tous  très  laids,  très  vulgaires, 
insolemment  riches  et  immensément  sots.  Que 
font-ils,  le  reste  du  jour  ?  A  présent  que  les  autos 
ont  bu,  qu'attendent-ils  ?...  De  l'autre  côté  de  la 
rue,  les  chauffeurs  prennent  des  airs  de  grands 
d'Espagne. 

A  sept  heures  nous  nous  mettons  à  table  ;  tous 
les  autos  sont  encore  là.  A  sept  heures  et  quart,  me 
levant  de  table  pour  voir  ce  qu'ils  deviennent,  tous 
les  autos  ont  disparu. 


Six  heures  du  matin.  Quillan. 

J'ai  reconduit  mes  trois  compagnons  à  la  gare  ; 
le  ciel  est  plus  pur  et  soyeux  que  jamais.  Un  mys- 
tère riant  flotte  sous  les  avenues  de  platanes,  pous- 
sière légère  qui  simule  une  brume.  Alibert  ne  vient 


VOYAGES  .  125 

me  retrouver  qu'à  huit  heures.  Il  m'a  laissé  hier 
son  manuscrit  que  je  vais  lire  en  l'attendant.  Ces 
vers  occupent  et  soutiennent  ma  joie.  Est-il  déjà 
fini  notre  voyage  ?  Que  je  marcherais  vite  !  Que  je 
monterais  haut,  ce  matin  ! 


26  ANDRÉ   GIDE 


La   iVIarche   Turque 


Août  1914.  à  M,  A,  G. 

Pour  vous  f  arrache  à  mon  carnet  de  route  et  je  copier 
en  postscriptum  aux  insuffisantes  lettres  que  je  Vous 
adressais  de  là-bas,  ces  feuilles  plus  insuffisantes  encore. 
Je  me  proposais  de  les  compléter,  de  les  parachever^j 
je  ne  puis.  On  note  au  jour  le  jour,  en  voyage,  avec 
l  espoir,  une  fois  de  retour  de  recomposer  à  loisir  les 
récits,  de  retracer  soigneusement  les  paysages  ;  puis 
on  s'aperçoit  que  tout  Vart  quon  y  met  ne  parvient 
quà  diluer  ïémotion  première,  dont  V expression  la 
plus  naïve  restera  toujours  la  meilleure.  Je  transcris 
donc  ces  notes  telles  quelles  et  sans  en  adoucir  la  verdeur. 
Hélas  !  les  jours  les  mieux  remplis  et  par  les  émotions 
les  plus  vives  sont  aussi  ceux  dont  rien  ne  reste  sur  ce 
carnet,  ceux  où  je  neus  le  temps  que  de  vivre. 

A  contempler  l'aridité  du  sol,  l'immense  terrain 
vague  entre  Andrinople  et  Tchataldja,  on  s'étonne 
moins  que  les  Turcs  ne  l'aient  pas  plus  âprement 
défendu.  Des  lieues  et  des  lieues  se  déroulent   sans 


VOYAGES  I 27 

une  habitation,  sans  une  âme.  Le  train  accepte  tous 
les  détours  que  lui  proposent  les  méandres  d  un 
petit  cours  d'eau,  et  ces  courbes  contmuelles  l'obli- 
gent à  une  extrême  lenteur.  Pas  un  tunnel,  pas  un 
pont,  pas  même  un  remblai.  Un  ingénieur  qui 
voyage  avec  nous,  m'explique  que  le  baron  Hirsch, 
chargé  de  l'entreprise,  était  payé  à  tant  le  kilomètre. 
Une  fortune  ! 

Des  chiens  errants  accourent  de  loin  vers  le  train  ; 
on  leur  jette,  du  wagon  restaurant,  les  restes  du 
repas  dans  des  sacs  de  papier  qu'ils  déchirent. 

Entre  les  touffes  d'iris  sans  fleurs  et  de  roseaux, 
sur  les  bords  d'un  fossé  demi-plein  d'une  eau  grise, 
collées  contre  la  vase,  des  tortues,  des  familles  de 
tortues,  des  hordes  de  tortues,  plates,  couleur  de 
boue  ;  on  dirait  des  punaises  d'eau. 

Joie  de  revoir  enfin  des  cigognes.  Voici  même 
quelques  chameaux.  De-ci,  de-là,  de  flamboyantes 
touffes  de  pivoines  sauvages  —  que  notre  voisine, 
une  riche  Arménienne  de  Brousse  s'obstine  à  prendre 
pour  des  coquelicots. 

Mon  compagnon  entre  en  conversation  avec  un 
eune  turc,  fils  de  pacha,  qui  revient  de  Lausanne 
où  il  «  apprenait  la  peinture  »  ;  voici  sept  mois  qu'il 
a  quitté  pour  la  première  fois  sa  famille  ;  il  y  rentre 
avec  un  volume  de  Zola  sous  son  bras  :  Nana,  qu  il 
dit  «  beaucoup  aimer  »  ainsi  que  «  les  livres  de  Madame 


28  ANDRÉ   GIDE 


Gyp  ».  Il  se  déclare  «  jeune  Turc  »  de  tout  son  cœur, 
et  croit  à  l'avenir  de  la  Turquie  ;  mais  cela  me  re- 
tient d'y  croire. 

1^^  mai. 

Constantinople  justifie  toutes  mes  préventions 
et  rejoint  dans  l'enfer  de  mon  cœur  Venise.  Admire- 
t-on  quelque  architecture,  quelque  revêtement  de 
mosquée,  on  apprend,  (et  l'on  s'en  doutait)  qu'elle 
est  albanaise  ou  persane.  Tout  est  venu  ici,  comme 
à  Venise,  plus  qu'à  Venise,  à  coup  de  force,  à  coup 
d'argent.  Rien  n'est  jailli  du  sol  ;  rien  d'autochtone 
ne  se  retrouve  au  dessous  de  cette  écume  épaisse 
que  fait  le  frottement  et  le  heurt  de  tant  de  races, '^ 
d'histoires,  de  croyances  et  de  civilisations. 

Le  costume  turc  est  ce  qu'on  peut  imaginer  de 
plus  laid;  et  la  race,  vraiment,  mérite  le  costume. 

0  Corne  d'or,  Bosphore,  rive  de  Scutari,  cyprès 
d'Eyoub  !  au  plus  beau  paysage  du  monde  je  ne 
saurais  prêter  mon  cœur,  que  je  n'y  puisse  aimer  le 
peuple  qui  l'habite. 

2  mai. 
Joie    de    quitter    Constantinople,    qu'il   appartient 
à   d'autres    de    louer.    Riante    mer   où   les    dauphins 
exultent.  Aménité  des  rives  de  l'Asie  ;  grands  arbres 
proches,  où  viennent  s'ombrager  les  troupeaux. 


VOYAGES [29 

Samedi,  Brousse. 

Jardin  de  la  Mosquée  de  Mourad  1^^  où  je  me  suis 
assis,  non  au  bord  de  cette  vasque  ruisselante,  centre 
de  la  terrasse  en  balcon,  mais  tout  à  gauche  de  la 
terrasse,  sur  la  margelle  de  marbre  d'une  autre  vas- 
que plus  petite  qu'abrite  un  kiosque  de  bois  peint. 
Une  simple  ouverture  ronde,  du  cœur  profond  et 
frais  du  bassin,  pousse  un  gonflement  d'eau  qui 
palpite,  silencieuse  éclosion  de  la  source  au-dessus 
de  laquelle  longuement  je  reste  penché.  Au  fond 
du  bassin  également,  mais  sur  le  côté,  une  autre 
bouche  exacte  boit.  Dans  ce  plateau  de  marbre,  où 
l'eau  se  repose  un  instant,  de  minuscules  sangsues 
se  promènent. 

Sur  le  mur  bicnc  de  la  mosquée  s  agite  l'ombre 
d*un  platane.  A  la  manière  de  Sienne,  mais  selon 
un  tout  autre  esprit,  un  arceau  simple  et  presque 
sans  relief  surmonte  et  fiance  deux  plus  jeunes  ar- 
ceaux. Dans  le  retrait  du  relief,  le?  nids  d'un  peuple 
d'hirondelles.  A  mes  pieds  le  vert  Sahel  de  Brousse, 
où  s'étend  la  paix  lumineuse.  Il  lait  tranquille.  L'air 
est  ineffablement  limpide  ;  le  ciel,  clair  comme  ma 
pensée. 

Ah  !  ah  !  recommencer  à  neuf,  et  sur  de  nouveaux 

frais  !    Eprouver    avec    ravissement    cette    tendresse 

exquise  des  cellules  où  filtre  l'émotion  comme  un 

lait...    Brousse   aux   épais    jardins,    rose    de    pureté, 

9 


30  ANDRÉ    GIDE 


rose  indolente  a  l'ombre  des  platanes,  se  peut-il  que 
ne  t'ait  point  connue  ma  jeunesse  ?  Déjà  ?  Est-ce 
un  souvenir  que  j'habite  ?  Est-ce  bien  moi  qui  suis 
assis  dans  cette  petite  cour  de  mosquée,  moi  qui 
respire,  et  moi  qui  t'aime  ?  ou  rcvé-je  seulement 
de  t'aimer  ?...Sibien  réellement  j'étais,  aurait-elle 
volé  si  près  de  moi,  cette  hirondelle  ? 

Dimanche.  Brousse 
Dès  que  j'aime  un  pays,  c'est  pour  souhaiter  d'y 
vivre.  Mais  ici  je  ne  ferais  point  d'amis.  Ma  solitude 
lie  s'apparente  qu'aux  arbres,  qu'aux  bruit  des  eaux 
courantes,  qu'aux  ombres  que  tressent  les  treilles 
au-dessus  des  rues  du  marché,  le  peuple  est  laid  ; 
c'est  l'écume  que  les  civilisations  ont  laissée. 

Cinq  petits  juifs  nous  accompagnent  aujourd'hui 
de  la  Mosquée  Verte  jusqu'au  bazar  et  à  l'hôteL 
Chacun  d'eux  semble  de  race  di^érente,  et  de  deux 
seulement  on  devinerait  qu'ils  sont  juifs.  Ce  sont 
des  juifs  d'Espagne,  ainsi  que  tous  les  juifs  de  Brousse. 
Ils  fréquentent  l'école  française  et  parlent  notre 
langue  avec  une  déconcertante  abondance.  Ils  de- 
mandent à  notre  compagne  :  — «  C'est  vrai.  Madame, 
que  dans  la  France  chaque  chien  possède  un  maître  ?  » 
—  et  encore  :  —  «  Dans  la  France,  n'est-ce  pas, 
l'eau  n  est  pas  bonne  et  on  ne  peut  boire  que  du  vin  ?  >j 
Chacun   d'eux  se  propose  de   gagner  Paris    dans 


1 


VOYAGES 131 

deux  ans,  après  un  premier  examen,  puis,  là-bas, 
de  pousser  plus  lom  ses  études  à  l'école  juive  orien- 
tale d'Auteuil,  pour  enfin  devenir  Monsieur. 

Mardi. 

Le  premier  jour  je  n'achetai  qu'une  petite  coupe 
de  porcelaine,  vieille  et  qu'on  eût  cru  venir  d'un 
Orient  plus  lointain.  Elle  est  grande  à  tenir  dans 
la  main.  Des  dessins  bleuâtres  couvrent  un  fond  de 
jaunâtre  blanc  craquelé. 

Rien  de  plus  décevant  d'abord  que  ce  bazar  où 
nous  fîmes  ce  premier  jour  une  promenade  désen- 
chantée. Au  dessus  des  boutiques  banalisées,  les 
écharpes  de  soie  uniformément  bariolées  nous  fai- 
saient fuir.  Mais  le  second  jour  nous  entrâmes  dans 
les  boutiques. 

Ce  second  jour  j'achetai  trois  robes  de  soie  ;  l'une 
verte  et  l'autre  amarante;  chacune  striée  de  fils  d'or. 
La  verte  a  des  reflets  violets  ;  elle  convient  aux  jours 
de  méditation  et  d'étude.  L'amarante  a  des  reflets 
d'argent  ;  j'en  ai  besoin  pour  écrire  un  drame.  La 
troisième  est  couleur  de  feu  ;  je  la  revêtirai  les  jours 
de  doute,  et  pour  aider  l'inspiration. 

Ces  robes  obligèrent  l'achat  de  chemises  orien- 
tales, aux  larges  manches  non  boutonnées  ;  puis 
de  souliers  turcs  à  semelle  concave,  où  le  pied  se 
sent  étranger. 


132  ANDRÉ   GIDE 


Comme  je  m*en  revenais  du  bazar,  je  vis,  ce  matin 
là,  dans  l'étroite  rue  qui  fuit  au  loin  vers  la  montagne, 
deux  mulets  chargés  de  neige  ;  elle  avait  été  recueil- 
lie sur  l'Olympe  ;  une  étoffe  de  laine  l'enveloppait 
à  demi,  la  soutenait  et  la  préservait  du  contact  péné- 
trant des  cordages  ;  de  chaque  côté  du  mulet  on 
aurait  dit  un  bloc  de  marbre. 

J'ai  découvert,  un  peu  au-dessus  de  la  ville,  un 
lieu  de  repos  délectable  ;  l'herbe  où  s'étendre  est 
fraîche  ;  un  rideau  de  hauts  peupliers  y  répand  une 
ombre  légère.  Devant  moi  se  déploie  la  ville  ;  à  mes 
pieds  le  torrent  qui  la  traverse  et  que  tantôt  je  remon- 
tai, loin,  m'enfonçant  dans  ce  ravinement  dernier  de 
l'Olympe,  aride  et  laid,  mais  qui  me  promettait 
un  peu  plus  haut,  aperçu  de  très  loin,  un  troupeau 
de  chèvres  que  paissait  sans  doute  un  berger.  Ah  ! 
que  d'heures  ainsi  je  perdis,  sur  les  pentes  de  l'Apen- 
nin ou  de  l'Aurès,  à  suivre  les  brebis  ou  les  chèvres, 
auprès  des  pâtres,  pâtre  moi-même,  écoutant  le 
chant  de  leur  rustique  flûte  murmurer  à  mon  cœur  : 
Uiinam  ex  vobis  unus.,. 

Brousse.  La  Mosquée  Verte. 

Lieu  de  repos,  de  clarté,  d'équilibre.  Azur  sacre 
azur  sans   rides  ;   santé  parfaite  de  1  esprit... 

Un  dieu  exquis  t'habite,  ô  mosquée.  C'est  lui  qu» 


VOYAGES  1 33 

conseille  et  permet  la  suspension  spirituelle,  au  centre 
de  l'ogive  et  la  rompant,  de  cette  pierre  plate,  là, 
précisément  là  où  devraient  se  rencontrer  les  deux 
courbes,  à  cet  endroit  secret,  actif,  lieu  de  coïnci- 
dence et  d'amour,  qui  font  trêve  et  s'offrent  à  se 
reposer.  0  sourire  subtil  !  Jeu  dans  la  liberté  précise  ! 
Que  tu  en  prends  donc  à  ton  aise,  délicatesse  de 
mon  esprit  !... 

Longtemps  j'ai  médité  dans  ce  saint  lieu,  et  j'ai 
compris  enfin  que  c'est  ici  le  dieu  de  la  critique  qui 
attend  nos  dévotions,  et  que  c'est  à  Vépuration  qu'il 
invite. 

9  mai.  En  route  pour  Nicée. 

J'aurais  quitté  Brousse  avec  moins  de  regrets  il 
y  a  quelques  jours  ;  cette  petite  ville  est  d'un  charme, 
d'une  beauté  très  mystérieusement  captivante.  Tout 
d'abord  j'y  recherchais  trop  mes  souvenirs  d'Algérie 
et  je  me  désolais  de  n'y  trouver  ni  musiques,  ni 
vêtements  blancs,  et  rien  que  de  hideux  visages... 
Mais  com.mcnt  oublier  désormais  cette  promenade 
du  soir,  hier,  à  l'heure  des  muezzins,  et  prolongée 
jusque  dans  la  nuit,  par  ces  ruelles  silencieuses, 
coupées  de  cimetières  en  jardin  ;  et  cette  vue  enfin 
sur  la  ville  entière,  baignant,  flottant  dans  une  fumée 
bleue  que  perçaient  les  hauts  minarets... 

Nous  avons  quitté  Brousse  dès  cinq   heures.   Le 


134  ANDRÉ   GIDE 


temps  était  couvert  ;  une  brume  assez  épaisse  voi- 
lait les  derniers  plans,  comme  ce  rideau  de  tulle 
gris  qu'on  fait  tomber  dans  les  féeries  pour  changer 
la  toile  de  fond.  Les  arbres  au  bord  de  la  route  en 
paraissent  plus  énormes  encore.  Au-dessous  de  ces 
grands  arbres  qui  surgissent  du  brouillard  par  ins- 
tants, une  culture  continue  de  petits  mûriers  nains 
occupe  en  rangs  serrés  les  environs  immédiats  de 
la  ville.  Plus  loin  ce  sont  des  champs,  puis  d'assez 
vastes  espaces  vides.  La  route  enfin  s'élève  lente- 
ment et  les  espaces  labourés  se  font  plus  rares.  Les 
Grecs,  les  Arméniens  cultivent  ces  champs  ;  presque 
jamais  les  Turcs  ;  de  sorte  que,  sans  l'immigration, 
resterait  a  peu  près  à  l'abandon  la  terre.  C'est  du 
moins  ce  que  nous  affirme  notre  drogman,  juif  de 
Buenos-Ayres,  qui  parle  toutes  les  langues  excepté 
l'hébreu,  sujet  du  sultan,  italien  d'origine  malgré 
son  nom  allemand,  si  difficile  à  prononcer  qu'il  a 
dû  prendre  un  nom  de  guerre. 

Nicolas  porte  un  costume  de  globbe-trotter  : 
nicker-bocker,  guêtres  de  cuir  verni.  Son  fez  est 
doublé  d'une  cojffe  ;  il  le  soulève  souvent  pour 
s'éponger,  car  il  a  la  sueur  facile,  et  découvre  un  chef 
rond  et  ras.  C'est  sur  les  conseils  d'un  médecin  de 
ses  amis  qu'il  se  rase  :  au  Caire  il  avait  mal  aux  yeux, 
à  cause  des  mouches  et  du  sable  ;  alors  ce  médecin 
lui  a  dit  :  rasez-vous  et,  tous  les  m.atins,  trempez-vous 


VOYAGES 

les  yeux  dans  du  jus  de  citron.  Depuis  ce  jour  il 
est  toujours  rasé  et  n'a  plus  jamais  mal  aux  yeux. 

Il  porte  beau,  se  rengorge,  est  familier  avec  les 
autorités  du  pays,  obséquieux  avec  les  étrangers, 
hautain  avec  les  inférieurs,  fort  de  tout  l'argent  des 
touristes  qu'il  accompagne.  Sur  quoi  que  ce  soit 
qu'on  l'interroge,  il  a  réponse  prête  et  continue  de 
répondre  longtemps  après  qu'on  ne  le  questionne 
plus. 

Comme  la  montée  se  fait  plus  rude,  nous  des- 
cendons de  voilure.  Nicolas  accoste  les  gens  sur 
la  route.  Ici  c'est  un  berger  :  plus  loin  un  bûcheron 
qui  plie  sous  un  fagot  et  sourit  en  nous  voyant  passer. 
Nicolas   pointant   du   doigt   vers   son   visage  : 

—  Regardez  ses  dents  !  Ft  jamais  il  ne  les  lave. 
Charmant  jeune  homme  !  Extra-extra  !  Sont  tous 
comme  ça  dans  ce  pays.  J'en  ai  jamais  vu  un  pareil. 
Regardez  ce  qu'ils  sont  contents  de  voir  des  étran- 
gers. Ça  est  intéressant.  Rien  que  ça  vaut  le  voyage 
Etc.. 

A  propos  de  tout  et  de  n'importe  quoi  il  répétera 
ces  formules. 

Emotion  de  découvrir  dans  la  montagne  le  daphné 
buissonneux  de  Cuverville,  tout  en  fleurs.  La  flore 
n'est  pas  très  dépaysante  :  je  retrouve  les  cistes  de 
TEsterel,  mêlés  aux  églantiers  de  Normandie.  Mais 


136  ANDRÉ   GÎDE 


chaque  plante  ici  paraît  plus  robuste  et  plus  pleine, 
étalent  un  feuillage  intact.  Sans  doute  ces  plantes 
doivent  leur  parfaite  santé  à  la  grande  abondance 
d'oiseaux  qui  les  débarrassent  des  insectes. 

Que  d'oiseaux  !  chaque  arbre  en  est  peuplé  ;  le 
brouillard  pénétré  de  leurs  chants  mélancoliques. 
Les  Turcs  religieusement  les  protègent.  A  Brousse 
sur  la  place  du  marché  circulent  tranquillement 
deux  vieux  vautours  pelés  et  quatre  cigognes  blessées. 
On  en  voit  partout,  des  cigognes  ;  elles  m'amusent 
comme  au  premier  jour  et  me  consolent  un  peu  de 
1  absence  des  cham.eaux. 

Vers  neuf  heures  le  brouillard  s'est  levé,  puis 
entrouvert  après  que  nous  eûmes  doublé  la  mon- 
tagne et  nous  avons  pu  voir  derrière  nous  tout  le 
massif  de  l'Olympe  neigeux. 

Oh  !  que  la  lumière  était  belle  !  quand,  ayant 
franchi  le  col,  je  découvris  l'autre  versant...  J'avais 
laissé  mes  compagnons  regagner  les  voitures  et 
continué  seul  à  pied  la  montée,  biaisant,  pressant  le 
pas,  désireux  d'arriver  avant  eux  au  col  et  de  m  y 
attarder  un  instant  ;  mais  il  se  reculait  sans  cesse, 
comme  il  advient  dans  les  montagnes  où  la  hauteur 
qui  paraît  la  dernière  en  cache  une  autre  plus  loin- 
taine, d'où  se  découvre  encore  une  nouvelle  éléva- 
tion.  C'était   l'heure  où   les  troupeaux  rentrent  qui. 


VOYAGES  137 

animent  les  pentes  du  mont,  et  je  marchais  depuis 
longtemps  dans  l'ombre  où  chantaient  avant  de 
s'endormir  les  oiseaux. 

Sur  l'autre  flanc  tout  était  d'or.  Le  soleil  se  cou- 
chait par  delà  le  lac  de  Nicée  vers  lequel  nous  allions 
descendre,     qu  éblouissait     l'horizontal     rayon.     On 
distinguait,   à   demi   caché   par   la   verdure,   le  petit 
village  d'Isnic,  trop  au  large  dans  les  murs  de  l'an- 
tique  cité.  Pressées   par   l'heure,   nos   voitures   sans 
frein    dévalèrent    d'un    train    de    chute,    dédaignant 
les  lacets,  coupant  court  au  gré  de    périlleux    rac- 
courcis. Je  ne  comprends  plus  bien  ce  qui  fait  verser 
les   voitures,   puisque   les   nôtres   n'ont   pas   versé... 
Au  pied  du  mont,  les  chevaux  se  sont  arrêtés  pour 
souffler  ;  une  source  était  là,  et  je  crois  qu'on  les 
a  fait  boire.  Nous  étions  repartis  de  l'avant    L'air 
était    étrangement    tiède  ;    des    nuées    d'éphémères 
dansaient  dans  la  dorure  du  couchant.  A  notre  droite, 
bien  que  le  ciel  fût  déjà  sombre,  on  ne  voyait  pas 
une  étoile  ;  et  .nous  nous  étonnions  que  pût  briller 
déjà  si  fort  Vénus,   unique,   au-dessus   de   l'embra- 
sement   du    ciel.    Comme    nous    allions    franchir    la 
porte   d'Hadrien,   la   lune   a   commencé   de   paraître 
par  dessus  l'épaule  du  mont,  la  pleine  lune,  énorme^ 
subite  et  surprenante  comme  un  dieu.  Et  depuis  ma 
première  arrivée  à  Touggourt,  je  ne  crois  pas  avoir 
goûté   d'émotion   plus   étrange   que   cette   entrée   de 


138  ANDRÉ  GIDE 


nuit  dans  le  petit  village  d'Isnic,  honteux,  moisi, 
décomposé  de  miisère  et  de  fièvre,  blotti  dans  les 
décombres  solennels  de  son  trop  énorme  passé. 

Après  un  bref  repas  fait  des  provisions  que  nous 
avions  emportées  de  Brousse^  nous  sommes  ressortis 
dans  la  nuit.  La  clair  de  lune  était  doux  et  splendide. 
Fondrières  au  sortir  de  l'auberge  ;  le  sol  semble 
pourri.  Devant  la  porte,  un  enfant  immobile,  appuyé 
contre  le  mur  ;  son  visage  est  rongé  d'un  chancre. 
Nous  nous  aventurons  au  hasard.  A  l'extrémité 
d'une  rue  défoncée  l'espace  s'ouvre  ;  devant  nous 
de  larges  fleurs  pâles,  dont  on  n'aperçoit  pas  la  tige, 
de-ci  de-là  faiblement  se  balancent  et  semblent 
flotter  :  c'est  un  cham.p  de  pavots.  Non  loin  une 
chouette  pleure  sur  la  ruine  d'une  mosquée  ;  l'oiseau 
s  envole  à  notre  approche...  Nous  retournons  vers 
le  mystérieux  village  assoupi  ;  pas  un  feu  ;  pas  un 

bruit  ;  tout  semble  mort. 

« 

10  mai. 
En  voiture  jusqu'à  Mekedje  ;  puis  en  wagon 
jusqu  à  Eski  Cheïr.  Plaine  immense  et  sans  agréments, 
oij  règne  en  toute  sûreté  la  lumière.  Parfois  un  grand 
troupeau  de  ces  buffles  noirs  que  déjà  nous  admi- 
rions à  Constantinople  ;  des  cigognes.  Mon  œil 
goûte  inlassablement  l'inépuisable  attrait  de  l'espace. 


VOYAGES  139 


Afiouri  Kara  Hissar. 

«  Le  château  noir  de  rOplum  )>.  Empire  du  morne 
et  de  la  férocité.  Alentour  de  la  ville,  de  grands 
champs  de  céréales,  mais  pas  trace  des  champs  de 
pavots  dont  parle  Joanne  et  qui  sont,  prétend-il, 
si  beaux  au  mois  de  mai. 

Notre  train  rapatrie  grande  quantité  de  soldats. 
Ceux  que  nous  avons  trouvés  dans  le  train  en  montant 
à  Eski  Cheïr  viennent  de  Constantinople  ;  ils  ont 
fait  la  guerre  des  Balkans,  et  sortent  enfin  à  présent 
des  hôpitaux  ou  des  prisons.  Ceux  qui  montent  à 
Afioun  Kara  Hissar  reviennent  par  Smyrne  du 
Yemen,  après  avoir  réduit  une  insurrection  des 
Arabes.  Terriblement  réduits  eux-mêmes.  La  plu- 
part sont  loqueteux,  sordides  ;  quelques-uns  semblent 
moribonds.  Nicolas  nous  appelle  pour  nous  en  mon- 
trer un  qui  n'a  plus  qu'une  guêtre  et,  à  l'autre  jambe, 
qu*un  soulier  ;  qui  n'est  plus  vêtu  que  de  bardes. 
Son  pantalon  de  toile,  déchiré,  retombe  sur  la  jambe 
sans  guêtre.  Sa  maigreur  est  hideuse  et  sa  faiblesse 
telle  qu'on  a  dû  le  hisser  dans  le  train.  Sur  le  quai 
de  la  station  d'Afioun,  d'abord,  il  restait  assis  sur 
un  sac  ;  un  camarade  était  penché  vers  lui,  et  sans 
doute  lui  proposait  quelque  nourriture,  à  qui  le 
moribond  répondait  en  balançant  la  tête  ;  son  re- 
gard  me   rappelait   celui   d'un   chameau   abandonné 


140  ANDRÉ  GIDE 


que  je  vis  le  long  de  la  piste  entre  M'reyer  et  Toug- 
gourt  qui,  un  instant,  souleva  la  tête  pour  regarder 
passer  notre  voiture,  puis  qui  la  laissa  retomber  ; 
à  la  fin  il  accepte  un  peu  d'eau,  ou  je  ne  sais  quoi^ 
que  l'autre  soldat  lui  fait  boire,  et  pour  remercier 
il  essaie  un  sourire,  grimace  affreuse  qui  découvre 
toutes  ses  dents. 

—  Madame  a  vu  comme  il  est  vêtu,  dit  Nicolas. 
Sont  tous  comme  ça  dans  l'armée  turque.  J'en,  ai 
jamais  vu  un  pareil  ! 

A  une  petite  station  après  Eski  Cheïr,  nous  le 
vîmes  descendre.  Il  semblait  n'être  pas  sûr  de  devoir 
descendre  là.  Etait-ce  bien  là  son  pays  ?  On  eût 
dit  qu'il  ne  le  reconnaissait  pas.  Il  n'était  reconnu 
par  personne.  Il  fit  le  salut  militaire  en  passant  près 
d'un  chef,  qui  ne  lui  rendit  pas  son  salut.  Une  grande 
quantité  de  gens  était  venue  du  village,  distant  de 
plusieurs  kilomètres.  Le  train  s'arrêta  quelque  temps 
et  nous  vîmes  tout  ce  monde  repartir  joyeusement 
dans  des  voitures,  emmenant  les  nouveaux  arrivés. 
Nous  nous  attendions  à  le  voir  monter  dans  l'une 
d'elles  ;  mais  non,  et  quand  aux  abords  de  la  station  ne 
resta  plus  personne,  de  notre  train  qui  s'éloignait 
nous  le  vîmes  faire  quelques  pas  en  avant  sur  la 
route,  puis  demeurer  là,  tout  droit,  tout  seul,  sou» 
l'ardent  soleil. 


VOYAGES  141 


Koniah. 

Madame  M.  de  S...,  notre  compagne,  est  ici  la 
seule  femme,  comme  nous  sommes  les  seuls  touristes. 
Les  gens  qui  prennent  leur  repas  près  de  nous  sont 
ici  pour  affaires  ;  de  toutes  les  nationalités  ;  mais 
rien  qu'à  les  voir  on  comprend  qu'ils  ne  viennent 
pas  à  Koniah  pour  des  prunes. 

L'hôtel  est  à  côté  de  la  gare  et  la  gare  est  loin  de 
la  ville  ;  un  petit  train  y  mène  à  travers  la  plus  morne 
banlieue...  Mais  avant  de  parler  de  Koniah,  je  dois 
dire  à  quel  point  je  m'étais  monté  l'imagination  sur 
cette  ville.  C'est  aussi  que  je  croyais  encore  (et  j*ai 
du  mal  à  ne  pas  croire)  que  plus  on  va  loin  plus  le 
pays  devient  étrange.  Il  n'y  a  pas  très  longtemps 
que  le  chemin  de  fer  permet  d'aller  presque  aisé- 
ment à  Koniah.  Avant  de  partir,  j'avais  vu  la  photo- 
graphie d'admirables  restes  de  monuments  seldjou- 
cides  que  je  devais  trouver  ici.  D'après  eux  je  cons- 
truisais toute  la  ville,  somptueuse  et  orientale  à 
souhait.  Je  savais  enfin  que  c'était  la  ville  des  der- 
viches,  quelque   chose   comme   un    Kairouan   turc... 

Et  sitôt  après  le  dîner,  l'esprit  affamé  de  merveilles 
et  prêt  à  toutes  les  stupéfactions,  Ghéon  et  moi  nous 
étions  sortis  dans  la  nuit  ;  nous  ne  savions  pas  que 
la  ville  était  si  distante  et  la  solitude  autour  de  l'hôtel 
nous    surprit.    Quelques    lumières    aux   côtés    d'une 


42  ANDRÉ    GIDE 


large  avenue  étaient  celles  de  médiocres  cafés  et  de 
quelques  échopes  sans  caractère  ,*  puis  un  espace 
béant  plein  de  nuit.  A  quelques  centaines  de  mètres 
pourtant  une  clarté  beaucoup  plus  vive  nous  attira  ; 
quelque  casino,  pensions-nous  ;  non  ;  c  étaient  les 
lanternes-phares  d'une  auto  —  celle  d'Enver-Bey. 
apprîmes-nous  le  lendemain,  qui  va  de  ville  en  ville, 
accompagné  du  général  allemand  Liman  von  Sanders, 
s'assurer  des  forces  dont  dispose  encore  la  Turquie. 
Malgré  toutes  les  promesses  qu'il  put  faire  de  ne 
reprendre  pomt  la  guerre  avant  cmq  ans,  ce  voyage 
ne  nous  dit  rien  qui  vaille  et  nous  entendons  circuler, 
depuis  que  nous  sommes  en  Anatolie,  les  bruits  les 
plus  inquiétants. 

Nous  rentrâmes  ce  premier  soir  fort  déconfits  de 
notre  exploration  nocturne.  Le  lendemam,  levé  dès 
avant  cinq  heures,  je  pris  le  premier  tram  pour  la 
ville. 

Il  faut  bien  finir  par  avouer  que  Koniah  est  de 
beaucoup  ce  que  j'ai  vu  de  plus  hybride,  de  plus 
vulgaire  et  de  plus  laid,  depuis  que  je  suis  en  Turquie, 
comme  il  faut  avouer  enfin  que  le  pays,  le  peuple 
tout  entier  dépasse  en  infirmité,  en  informité  l'ap- 
préhension ou  l'espérance.  Fallait-il  venir  ici  pour 
savoir  combien  tout  ce  que  je  vis  en  Afrique  était 
pur  et  particulier  ?  Ici  tout  est  sali,  gauchi,  ternie 
adultéré.  Certes  Koniah  se  banalise  un  peu  plus  cha- 


VOYAGES  143 

que  année,  surtout  depuis  que  l'atteint  le  •(  Baghdad 
Bahn  »  ;  surtout  depuis  qu'un  décret  de  police  vient 
d'ordonner,  pour  des  raisons  de  salubrité,  la  démo- 
lition de  toutes  les  maisons  à  toit  plat  et  leur  recons- 
truction selon  un  modèle  à  toit  de  tuiles  ;  mais  il 
faudrait,  je  suppose,  remonter,  non  pas  de  vingt  ou 
de  cinquante  ans  en  arrière,  mais  bien  de  quelques 
siècles  pour  retrouver  à  Koniah  quelque  authentique 
et  particulière  saveur.  Pour  ajouter  à  sa  disgrâce, 
Oe  devrais  dire  plutôt  :  à  sa  défaveur  dans  mon 
esprit)  Koniah  par  sa  position  par  rapport  à  la  mon- 
tagne voisine  et  à  la  plaine,  rappelle  irrésistiblement 
Biskra.  Mais  combien  ces  montagnes  sont  moins 
belles,  et  de  formes  et  de  couleur,  que  les  monts 
de  l'Hamar  Khadou  ;  combien  moins  belle  que  le 
désert,  cette  plaine  ;  moins  beaux  ces  arbres  que  les 
palmiers,  et  que  les  Arabes  ces  Turcs. 

Dans  tout  le  vaste  pays  parcouru,  à  peine  avons- 
nous  rencontré  de-ci,  de-là,  quelque  costume  ou 
quelque  figure  sur  qui  le  regard  eût  plaisir  à  poser,, 
de  quelque  Tzigane,  ou  Kurde,  ou  Albanais  amené 
jusqu'ici  on  ne  sait  par  quelle  aventure.  Pour  les 
autres,  tant  Turcs  que  Juils,  tant  Arméniens  que 
Grecs  ou  que  Bulgares,  tous  ces  porteurs  de  fez  me 
paraissent  également  laids  ;  et  chacune  de  ces  races 
aux  vocations  si  diverses  que  conglomèrent  en  une 
tourbe  épaisse  chaque  côté  de  la  Turquie,  si  parfois 


144  ANDRÉ   GIDE 


1  une  d'elle  peut  éveiller  ma  sympathie,  c'est  lorsque 
j'apprends  qu'on  l'opprime. 

L'aspect  général  de  la  ville  m'indispose  même 
contre  les  quelques  fragments  de  la  Koniah  du 
treizième  siècle  qui  subsistent  intacts.  Non  pour  me 
les  faire  trouver  moins  admirables,  peut-rtre,  mais 
pour  me  persuader  encore  mieux  que  ce  ne  sont 
pas  là  fleurs  du  pays.  L'art  exquis  de  ces  faïences 
et  de  ces  sculptures,  comme  tout  ce  que  l'on  trouve 
en  Turquie  de  propre,  de  solide  et  de  beau,  vient 
d'ailleurs. 

J'ai  grand  amusement  à  retrouver  sur  une  place 
notre  drcgman  qui  prétend  si  bien  connaître  Koniah. 
îî  i:'e?t  pas  encore  6  heures.  Je  le  soupçonne  fort  de 
venir  ici  pour  la  première  fois  :  vite  il  apprend  son 
rôle  avant  que  nous  ne  soyons  levés. 

Enver  Bey  quitte  Koniah  ce  matin  à  onze  heures. 
Un  train  spécial  l'emmène.  Nous  assistons  à  son 
départ.  On  nous  laisse  pénétrer  sans  difficultés  sur 
le  quai  de  la  gare,  où  déjà  sont  rassemblés  maints 
représentants  du  pays,  des  affaires  et  de  la  Compa- 
gnie. L'un  d'eux  est  en  chapeau  haut  de  forme  ;  les 
autres  portent  le  fez  ;  tous  ont  l'air  de  croupiers. 
Enver  Bey,  dans  une  petite  salle  qui  donne  sur  le 
quai,  attend  l'heure  du  départ  ;  il  est  entouré  de  son 


VOYAGES  I 45 

état-major  tudesco-turc  ;  par  la  porte  ouverte  on  les 
voit  assis  devant  une  table  ;  d'autres,  officiers  de 
moindre  importance  et  reporters  de  journaux,  se 
tiennent  debout  et  respectueusement  écartés  ;  on 
distingue,  à  la  droite  d'Enver,  le  général  allemand 
Liman  von  Sanders. 

Devant  nous  défilent  successivement  des  boys 
scouts,  ou  je  ne  sais  quoi  d'analogue,  en  jerseys 
bleu-tendre,  jaune-serin  et  vert-chou  ;  les  plus  petits 
sont  en  tête  ;  les  derniers  portent  des  instruments 
de  musique  occidentale  ;  ils  marchent  au  pas  de  pa- 
rade, tous  déjà  laids  comme  des  turcs  ;  puis  des 
sociétés  de  gymnastique  ou  de  tir,  future  vigueur 
du  pays,  grotesques  et  hideux,  mais  qu'on  sent  déjà 
pr^ts  à  se  faire  tuer  pour  <'  la  cause  ».  Enver  Bey 
repartira  content. 

Il  reçoit  maintenant  la  députation  des  derviches. 
Ceux-ci  que  deux  landaus  ont  amenés,  sont  recon- 
naissables  à  la  bombe  au  café  qui  les  coiffe .  certains 
sont  assez  dignes,  d'aspect  noble,  et  ne  dépareraient 
point  ;a  cérémonie  du  Bourgeois  ;  avouons  même  que 
quelques-uns  d'entre  eux  ont  un  admirable  visage. 
Ils  viennent  s'incliner  devant  le  nouveau  ministre 
et  protester  sans  doute  de  leur  dévouement  et  de 
leur  fidélité  ;  leur  grand  chef  escortera  Enver  Bey 
jusqu'à  Afioun,  avec  les  généraux  et  les  journalistes. 

Les  diverses  députations  se  rangent  tout  le  long 

10 


146  ANDRÉ  GIDE 


du  quai  de  la  gare.  L'heure  a  sonné.  Enver  monte 
en  wagon  ;  il  est  de  taille  bien  prise  et  de  démarche 
très  assurée  ;  on  sent  qu'il  ne  regarde  jamais  de  côté. 
Liman  suit,  très  grand,  un  peu  trop  rose,  un  peu  trop 
gras,  les  cheveux  grisonnants,  mais  bel  homme  ; 
puis  derrière  eux  la  foule  des  notables  se  presse... 
Je  crois  assister  à  une  scène  de  cinématographe. 
Le  wagon  s'est  empli.  Enver  Bey  reparaît  à  la 
fenêtre  et  commence  une  série  de  petits  saluts  de 
la  main  tandis  que  le  train  s'ébranle  lentement  aux 
sons  de  la  polkci  des  roses  exécutée  par  des  instru- 
ments de  cuivre  avec  une  bouffonne  profusion  de 
couacs. 

Cet  après-midi  nous  allons  à  la  Mosquée  des  Der- 
viches. Un  jardin  clos  l'entoure  ;  faisant  face  à  l'en- 
trée de  la  Mosquée,  une  suite  de  petites  salles,  qui 
sont  je  crois  les  chambres  des  derviches  célibataires, 
ouvrent  sur  le  lardin,  qu  elles  enclosent.  D  autres 
salles  plus  grandes  et  de  plus  bel  aspect  sont  réservées 
aux-  dignitaires.  Avec  une  courtoisie  exquise  l'un  de 
ceux-ci,  au  nom  du  chef  des  derviches,  nous  invite 
à  nous  asseoir  un  instant.  Nous  entrons  dans  une 
sorte  de  kiosque,  largement  ouvert  de  deux  côtés  1, 
sur  le  jardin,  à  l'extrémité  du  bâtiment  où  sont  les 
logements  des  derviches. 

Aucun    meuble  ;    point    d'autres    sièges    que    ces 


VOYAGES  1 47 

bancs  latéraux  où  nous  nous  asseyons.  Ah  !  combien 
volontiers,  déchaussé,  je  m'accroupirais  sur  ces 
nattes,  à  la  manière  orientale,  ainsi  que  je  faisais 
dans  la  Mosquée  Verte  !...  On  nous  offre  le  café. 
A  travers  le  drogman  j'exprime  nos  regrets  de  n'être 
point  à  Koniah  le  jour  qu'il  eût  fallu  pour  assister 
à  une  de  leurs  cérémonies  bi-mensuelles.  C'est,  plus 
encore  que  leur  danse  au  tournoiement  monotone 
et  que  avions  pu  voir  à  Brousse,  leur  musique  que 
je  regrette.  Je  voudrais  connaître  l'âge  de  cette  mu- 
sique, et  si  dans  tous  les  couvents  des  derviches 
elle  est  la  même  ?  Quels  sont  leurs  instruments  ?... 
Pour  répondre  à  mon  insistance,  l'un  des  derviches 
va  chercher  deux  longues  flûtes  de  bambou,  à  em- 
bouchure terminale,  et  un  carnet  assez  volumineux 
qu'ils  me  tendent,  où,  récemment,  ils  ont  transcrit 
selon  la  notation  occidentale  le  répertoire  complet  de 
leurs  airs.  Je  doute  si  le  dessin  de  leurs  subtiles  ara- 
besques mélodiques  n'a  pas  beaucoup  souffert  de 
cette  notation  et  s'ils  n'ont  pas  dû,  pour  la  clouer 
sur  notre  gamme,  souvent  détériorer  la  mélodie. 
Est-ce  d'après  cette  transcription  qu'ils  vont  jouer 
de    leurs    instruments    ou    chanter    désormais  ?... 

Sur  ma  prière,  aimablement,  ils  commencent  à 
souffler  dans  leurs  roseaux  ;  mais  l'uAe  des  flûtes 
est  trop  sèche  et  s'anime  mal  ;  l'autre,  qu'elle  suivait 
à  l'unisson,  s'essouffle  ;  et  bientôt  prend  fin  ce  con- 


48  ANDRÉ   GIDE 


cert  de  complaisance,  au  demeurant  fort  ordinaire. 

Nous  ressortons  dans  le  jardin.  Il  est  plein  du 
parfum  des  fleurs  et  des  rires  discrets  d'un  jet  d'eau. 
En  regagnant  la  mosquée  nous  passons  non  loin  des 
autres  salons  des  derviches  ;  ils  forment  baie  sur  le 
jardin  ;  ce  n'est  qu'un  large  alvéole,  recueil  d'ombre 
et  de  méditation.  Dans  plusieurs  de  ces  alcôves  nous 
voyons  assemblés  des  derviches,  assis  à  la  mode  per- 
sane, comme  dans  une  miniature. 

Ce  sont  sûrement  de  très  saintes  gens,  ces  derviches, 
mais  au  grand  calme  de  ce  lieu  si  peu  d'austérité  est 
mêlée,  ce  jet  d'eau  conseille  si  peu  la  prière,  qu'on  ne 
s'étonnerait  pas  beaucoup  si  le  miniaturiste  avait 
pris  fantaisie  çà  et  là  d'ajouter  quelques  bayadères. 

Dans  la  mosquée,  une  salle  vaste  et  claire  est 
consacrée  aux  tournoyantes  pratiques  de  ces  Mes- 
sieurs. Tout  à  côté  s'ouvre  une  salle  non  moins  vaste, 
mais  plus  obscure,  que  les  tombeaux  de  samts  illus- 
tres sanctifient.  D'ignobles  tapis  modernes  couvrent 
le  sol.  Du  plafond  pend  un  nombre  incroyable  de 
lanternes  et  lustres  de  toutes  sortes  ;  tous  outrageu- 
sement neufs  et  du  plus  abominable  goût.  Si  peut- 
être  pourtant  je  m'approche  d'une  suspension  de 
cuivre  qui  me  paraît  d'art  byzantin,  je  m'aperçois 
presque  aussitôt  qu'elle  est  moderne,  de  vulgaire 
travail  et  d'indiscret  éclat.  Le  derviche  qui  nous 
accompagne  m'explique  alors  que  la  vraie  lampe  est 


VOYAGES  1 49 

partie  en  Amérique  et  que  ceci  n*est  qu'une  copie 
que  le  collège  des  derviches  a  accepté  à  la  place. 
Il  dit  cela  comme  une  chose  toute  naturelle,  sans 
gêne  aucune,  et  prêt  je  pense  à  accepter  quelque 
nouveau  troc  de  ce  genre  —  si  seulement  restait 
encore  dans  ce  lieu  vénérable  quoi  que  ce  soit  qui 
valût  d'être  convoité. 


Je  ne  prends  plus  plaisir  à  ces  notes  et  délaisse 
bientôt  complètement  mon  carnet.  Je  ne  l'ai  repris 
ni  à  Ephèse,  ni  à  Smyrne  où  nous  nous  attardâmes 
encore  quelques  jours  ;  après  quoi  je  fus  précipité 
vers  la  Grèce,  de  toute  la  force  même  de  mon  aver- 
sion pour  la  Turquie.  Si  là-bas  je  recommence  à 
écrire,  ce  sera  sur  un  autre  carnet. 

C'est  de  Turquie  qu'il  est  bon  de  venir,  et  non  de 
France  ou  d'Italie  pour  admirer  autant  qu'il  sied  le 
miracle  que  fut  la  Grèce  —  avoir  été  «  sur  ces  terres 
désespérées  longtemps  coutumier  d'errer,  le  défait 
et  le  las  voyageur  »  des  Stances  à  Hélène  qui  se  sent 
ramené  comme  chez  lui  «  vers  la  gloire  que  fut  la 
Grèce.  » 

L'instruction  même  que  je  tire  de  ce  voyage  est 
en  proportion  de  mon  dégoût  pour  ce  pays.  Je  suis 
heureux  de  ne  point  l'aimer  davantage.  Lorsque 
j'aurai  besoin  d'air  du  désert,  de  parfums  violents 


150  ANDRÉ  GIDE 


et  sauvages,  c'est  au  Sahara  de  nouveau  que  je  m  en 
irai  les  chercher. 

Fallait-il  aller  plus  loin  ?  Jusqu'à  l'Euphrate  ? 
Jusqu'à  Bagdad  ?  —  Non  ;  je  n'en  ai  plus  le  désir. 
L'obsession  de  ces  pays,  qui  me  tourmentait  depuis 
SI  longtemps,  est  vaincue  ;  cette  atroce  curiosité. 
Quel  repos  d'avoir  élargi  sur  la  carte  les  espaces  où 
l'on  n'a  plus  souci  d'aller  voir  !  Trop  longtemps 
j'ai  pensé,  par  amour  de  l'exotisme,  par  méfiance 
de  l'infatuation  chauvine  et  peut-être  par  modestie, 
trop  longtemps  j'ai  cru  qu'il  y  avait  plus  d'une  civi- 
lisation, plus  d'une  culture  qui  pût  prétendre  à  notre 
amour  et  méritât  qu'on  s'en  éprît...  A  présent  je 
sais  que  notre  civilisation  occidentale  (j'allais  dire  : 
française)  est  non  point  seulement  la  plus  belle  ; 
je  crois,  je  sais  qu'elle  est  la  seule  —  oui,  celle-même 
de  la  Grèce,  dont  nous  sommes  les  seuls  héritiers. 

"■  M'ont  ramené  comme  chez  moi  vers  la  gloire 
que  fut  la  Grèce  «.  —  Sur  le  bateau  qui  nous  mène 
au  Pirée,  déjà  je  me  redis  ces  vers  des  Slances  à 
HéUne.  Mon  cœur  s'emplit  de  paix,  de  rire  et  de 
sérénité.  Craignant  l'admiration  bruyante  de  mon 
compagnon,  je  sors  de  ma  valise  un  petit  livre  anglais 
et  j'abrite  mon  émotion  derrière  une  demi-lecture. 
Pourquoi  me  mettre  en  frais  ?  Ma  joie  n'a  rien 
d  aigu.  Je  suis  si  peu  surpris  d'être  ici  !  Tout  m'y 


VOYAGES  151 

paraît  familier  !  Je  m'y  parais  si  naturel  !  J'habite 
éperdûment  ce  paysage  non  étrange  ;  je  reconnais 
tout  ;  je  suis  «  comme  chez  moi  »  :  c'est  la  Grèce. 

29  mai. 
En  mer  Adriatique. 

Calme  voluptueux  de  la  chair,  tranquille  autant 
que  cette  mer  sans  rides.  Equilibre  parfait  de  l'es- 
prit. Souple,  égal,  hardi,  voluptueux,  tel  le  vol  à 
travers  l'azur  brillant  de  ces  mouettes,  l'essor  libre 
de  mes  pensées. 

30  mai. 
Entre  Vérone  et  Milan. 

A  quel  point  peut  influer  sur  le  plaisir  que  nous  y 
prenons  la  position  géographique  des  pays  —  pour 
nous  faire  trouver,  suivant  la  disposition  de  notre 
esprit,  plus  beau  le  plus  lointain,  ou  au  contraire  le 
plus  proche...  Pour  être  de  si  facile  accès  vais-je 
aimer  moins  ces  souriants  abords  du  lac  Majeur  ? 
où  1  eau  surabondante  semble  céder  à  regret  à  la 
terre.  Débordée,  elle  suintait  et  scintillait  à  travers 
1  herbe  ;  le  ciel  était  chargé  d'humeur,  et,  comme 
nous  traversions  l'averse,  au-dessus  de  ce  printemps 
éploré,  au-dessus  de  l'ivresse  des  feuilles,  d'un  bout 
à  1  autre  de  mon  ciel,  la  belle  écharpe  d'Iris  s'est 
posée. 


Ï52  ANDRE   GIDE 


ALGERIE 


Lettre  à  M...,  samedi. 

...  «  Une  grosse  déception  c'est  de  trouver  Bou- 
Saada  en  deçà,  non  au  delà  de  la  montagne  ;  son 
désert  est  au  nord  ;  c*est  simplement  la  plaine  inté- 
rieure du  Hodna  et  son  très  peu  étrange  chott.  Entre 
le  vrai  désert  et  moi.  Je  sens  autant  que  je  le  vois 
1  épais  et  confus  massif,  prolongement  des  monts 
d'El-Kantara.  L'oasis,  dans  une  échancrure  du 
mont,  est  donc  assise  face  au  nord  et  médite  vers  le 
connu.  !ci,  plus  de  retours  de  caravanes,  plus  de 
départs  vers  les  propositions  mortelles  du  désert.  — 
L'Oasis,  comme  celle  d'El-Kantara  toute  de  charme, 
n  a  pas  cette  grandeur  tragique  de  tant  d'autres  qui 
semblent  empiéter  sur  la  mort. 

...  Ce  matm,  levé  dès  cinq  heures,  j'ai,  quittant 
I  oasis,  marché  dans  le  ravin,  irrésistiblement  attiré 
malgré  tout  vers  le^sud.  Le  pays  s'est  fait  de  plus 
en  plus  rauque  et  âpre  ;  il  soufflait  un  vent  froid, 
continu  comme  l'eau  d'un  fleuve.  Le  soleil,  derrière 


VOYAGES  1 53 

le  mont,  restait  caché.  Et,  dès  que  j*eus  doublé  le 

mont,  la  chaleur,  avec  le  soleil,  devint  si  fort  que  je 

ne  songeai  plus  qu'à  revenir.  J'étais  très  loin  déjà, 

ayant  marché  devant  moi  plus  d'une  heure  et  d'un  pas 

ininterrompu.  —  J'aurais  voulu  cueillir  pour  toi  ces 

lauriers-roses   dont  les   dernières  fleurs  se  fanaient, 

rares  déjà,  mais  plusieurs  encore  très  belles  ;  je  leur 

imaginais  une  très  fine  odeur  de  pêche  et  fus  déçu 

qu'elles  n'eussent  point  de  parfum.  Le  bruit  que  je 

faisais  en  marchant  était  tout  égaré  dans  ce  silence  ,* 

m'arrêtant,  je  n'entendis  plus  rien  que  le  pépiement 

d'un   bizarre   oiseau   roux   qui   me   suivait  ;   il   avait 

la  couleur  des  roches.  —  J'eusse  continué  pour  quoi 

faire  ?  Pourtant  j'eusse  voulu  continuer...  L'angoisse 

n  est  qu'en  nous  ;  ce  pays  est  au  contraire  très  calme  ; 

mais  cette  question  nous  étreint  :  est-ce  avant,  est-ce 

après  la  vie  ?  Est-ce  ainsi  que  notre  terre  était,  ou 

qu'elle  deviendra  ?  Un  chaos  de  roches.  —  Qu'elles 

sont  belles  sous  le  soleil  ! 

Il   faut  avoir  goûté  au  désert,   pour    comprendre 
ce  que  veut  dire  :  culture...  » 


Bou-Saada,  dimanche. 

...  Il  répondit  :  «  Je  garde  l'eau.  »  —  Assis  au  bord 
de  la  seghia,  l'enfant  gardait  une  petite  écluse  qui 


154  ANDRÉ   GIDE 


rabattait  vers  son  jardin  le  filet  d'eau  auquel  il  avait 
droit  jusqu'à  trois  heures. 

A  trois  heures  l'enfant  se  leva,  délivra  l'eau,  puis 
me  mena  dans  son  jardin.  Son  père  ouvrit  la  porte  ; 
nous  entrâmes.  L'arrosement  fmi,  il  régnait  là  une 
fraîcheur  pernicieuse.  Nous  nous  y  assîmes  pourtant. 
Son  plus  jeune  frère,  que  je  ne  connaissais  encore 
pas,  m'offrit  des  figues  et  des  dattes.  J'aurais  voulu 
pouvoir  raconter  à  l'enfant  des  histoires  ;  ses  grands 
yeux  amusés  m'écoutaient  déjà  ne  rien  dire.  Le 
jus  des  figues  sirupeuses  m'avait  laissé  les  doigts 
poisseux  ;  je  les  voulus  laver  dans  une  flache  ;  mais, 
si  minutieusement  irrigué,  le  dessous  des  abricotiers 
et  des  figuiers  n'offrait  pas  la  largeur  d'un  soulier 
où  poser  pied  sans  crever  une  digue  minuscule  ou 
froisser  quelque  plante  potagère.  Après  d'affreux 
dégâts  je  me  rassis,  puis  restai  longtemps,  buvant 
l'ombre,  dégustant  la  fraîcheur,  sans  plus  penser  à 
rien,  sans  rien  dire. 

Je  suivis  au  sortir  du  Ksar,  sans  descendre  jusqu'à 
l'Oued,  un  étroit  canal  d'eau  limpide  qui  dans  la 
gorge  de  l'Oued  serpente  à  mi-hauteur,  contournant 
le  rocher.  D'un  côté  le  bordait  mon  sentier,  presque 
effacé  contre  la  roche  ;  de  l'autre,  en  contre-bas, 
un  indiscontinu  fouillis  de  lauriers-roses  dont  les 
plus  hautes  branches  trempaient  dans  le  canal,  les 


VOYAGES 155 

plus  basses  dans  l'Oued.  Le  lit  de  l'Oued  était  pro- 
fond et  le  soir  le  creusait  encore.  Par  flaques,  une 
eau  courante  à  peine  et  dont  la  fuite  à  travers  les 
cailloux  se  perdait,  reflétait  le  ciel  gris  de  lin.  Sur 
l'autre  rive,  des  jardins  ;  et,  dominant  énorniément 
en  face,  la  montagne  au  flanc  brut,  d'instant  en  ins- 
tant rougissante  ;  elle  devint  enfin  couleur  peau  de 
grenade  ardente  ;  on  l'eût  dite  chaude  et  prête  à 
éclater.  A  ses  pieds  les  palmiers  des  jardins  étaient 
noirs. 

D'un  bond  ayant  franchi  le  roc  à  l'ombre  duquel 
je  marchais,  je  me  trouvai  brusquement  sous  le  plein 
ciel.  Le  soleil,  disparu  depuis  longtemps,  laissait 
le  couchant  plein  de  splendeurs  ;  c'était  de  leur 
reflet  qu'ardait  devant  moi  la  montagne.  Trois 
nuages  légers,  sans  altérer  la  pureté  du  ciel,  prenaient 
un  éclat  de  parure...  Voici  l'heure,  pensai-je,  où 
d'El-Kantara  les  fumées  bleues  reculent  et  subti- 
lisent l'oasis.  Bou-Saada  n'est  point  si  belle,  mais  le 
Ksar,  s'emplissant  maintenant  de  rumeur,  semble, 
à  l'instant  d'entrer  dans  la  nuit,  s'exalter  comme  font 
les  moineaux  africains  dans  les  branches,  avant  que 
ne  les  touche  le  sommeil. 


156  ANDRÉ  GIDE 


LE    RENONCEMENT    AU    VOYAGE 

Blida,  mercredi. 
Je  n'irai  point  chercher  du  côté  de  la  mer  ;  mon 
regard  fuit  l'horreur  de  ces  nuages  qu'un  coup  de 
vent  chassera  vers  le  nord.  Déjà,  plein  d'Apollon, 
le  ciel  exulte  au-dessus  de  la  ville  haute.  0  rire  des 
maisons  !  profondeurs  de  l'azur  !  Là-haut,  dès  que 
le  soir  viendra,  je  monterai,  oui,  jusqu'au  pied  de  ce 
mur  rose,  le  plus  riant  de  tous,  le  plus  haut,  et  que 
rien  ne  sépare  du  ciel  que  ce  rameau  nageant  d'euca- 
lyptus, au  loin,  que  le  vent  balance.  Mais,  pareille 
à  l'objet  de  nos  désirs,  de  près  paraîtras-tu  si  belle  ? 
branche  heureuse,  et  dont  la  lumière  aujourd  hui,^ 
mieux  que  l'ondée  d'hier,  lave  les  feuilles. 

Alger,  samedi  14. 

Salut  !  matin  plein  de  sourires.  Le  plein  rire  du 
jour  peut  venir  :  je  suis  prêt. 

La  mer,  que  le  soleil  affleure  se  tient  tout  debout 
devant  moi  comme  une  paroi  de  lumière,  une  vitre 
de  nacre  irisée  que,  distincte  à  peine,  la  fine  ligne 
des   collines   que   la  brume  amollit  et  fait  paraître 


VOYAGES  I 57 

spongieuses,  encadre  et  sépare  du  ciel.  Dans  le 
port  vaporeux  encore,  que  la  fumée  d'énormes  ba- 
teaux envahit,  un  vol  tremblant  de  barques  s'épar- 
pille, monte  au  large  brillant,  et,  parfois,  les  rames 
tendues,  comme  dans  de  la  lumière  fluide,  glisse 
et  semble  planer.  Et  face  au  soleil,  sur  la  terre,  entre 
les  quais  trépidants  et  le  ciel,  la  ville  rit. 

Mon  œil  qui,  dans  l'absence  de  rayons,  ces  dix 
derniers  jours  faisait  jeûne,  s'éveille  au  soleil,  se 
promène  et  regarde  avec  appétit. 

Du  haut  de  la  rue  de  la  Casbah  commence  de 
rouler  et  bondir  une  orange  ;  une  fillette  s'élance 
après  ;  l'orange  fuit...  Si  quelque  boulevard  français 
ne  les  arrête,  elles  iront  jusqu'à  la  mer. 

Dimanche,  1 1  heures. 

Il  ne  restait,  le  long  du  mur,  plus  qu'un  étroit 
espace  d'ombre  qu'étranglait  petit  à  petit  le  soleil  ; 
de  quoi  juste  abriter  ma  pensée.  De  pensée  il  ne  m  en 
restait  déjà  plus  que  de  quoi  remplir  cet  espace 
étroit  et  se  rétrécissant.  Bientôt,  contre  le  mur,  il 
n'y  aura  plus  que  chaleur,  que  lumière,  en  moi  que 
sensation  et  ferveur. 


158  ANDRE   GIDE 


Lundi. 

Nous  avions  vu,  au  marché,  sur  la  place,  des 
grenades  aussi  rosées,  des  piments  aussi  verts,  aussi 
pourpres,  des  oignons  doux  aussi  luisants,  mais 
là,  dans  le  retrait  soudain  de  la  ruelle,  dans  l'ombre, 
chaque  fruit   prenait   un  éclat  neuf. 

J'admire  de  quel  modique  profit  savent  se  conten- 
ter les  Arabes.  J'osai  marchander  quelques  fruits. 
Assis  sur  ses  talons  au  centre  de  la  petite  échoppe, 
un  enfant  les  vendait.  On  aurait  eu  pour  quelques 
francs  toute  l'échoppe  ;  pour  quelques  sous  de  plus 
le  marchand. 

Je  voudrais  avoir  assez  faim,  quelque  jour,  pour 
désirer  manger  de  ces  pois  chiches,  —  une  pleine 
poignée  que  le  marchand  prendrait  à  même  dans 
la  jatte  et  verserait  dans  un  cornet  de  papier  couleur 
paille,  que  la  saumure  tacherait. 

...  avoir  assez  soif  pour  boire  au  goulot  de  l'urne 
de  cuivre  que  cette  femme,  dont  je  ne  puis  voir  le 
visage,  tient  sur  sa  hanche  et  vers  ma  lèvre  chaude 
inclinerait. 

...  fatigué,  dans  cette  échoppe,  attendre  le  soir» 
et  n'être,  parmi  ceux  que  le  soir  y  rassemble,  qu'un 
parmi  quelques-uns,  simplement. 

...   Oh  !   savoir,   quand  cette  épaisse  porte   noire» 


VOYAGES  1 59 

devant  cet  Arabe,  ouvrira,  ce  qui  l'accueillera,  der- 
rière... 

Je  voudrais  être  cet  Arabe,  et  que  ce  qui  1  attend 
m'attendît. 

Environs  d'Alger,   mardi. 

On  entendait,  à  chaque  arrêt  de  la  guimbarde  dans 
la  plaine,  le  rapprochement  d'un  de  ces  silences 
informes,  comme  il  n'en  fait  que  par  les  très  fortes 
chaleurs.  Cela  tombait  sur  vous  comme  une  cou- 
verture de  laine,  où  mille  mouches  bourdonnaient. 
On  était  bien  ;  on  était  aise.  On  étouffait. 

C'est  toi,  forêt  aromatique,  que  ce  matin,  et  pour 
y  respirer  jusqu'au  soir,  j'ai  choisie.  O  marche 
énorme  !  fatigue  heureuse  de  la  chair.  —  Dès 
qu'on  s'écarte  un  peu  du  pli  secret  de  ce  ravin  où 
l'eau  qu'on  ne  voit  pas  mais  qu'on  entend,  ruisselle, 
ce  qu'on  appelle  encore  forêt  n'est  plus  qu  une 
brousse  écrasée  ;  cystes,  lentisques  et  palmiers 
nains.  Un  versant  du  ravin  gardait  l'ombre  et,  mal- 
gré la  grande  chaleur,  une  telle  fraîcheur  y  traînait 
que  l'herbe  était,  comme  aurait  dit  Ronsard,  «  per- 
leuse  ».  En  un  creux  qu'un  repli  de  la  roche  abritait,, 
l'air  était  bleu  et  mon  haleine  y  fit  nuage.  Plus  haut, 
dans  les  lavandes,  je  m'assis;  j'appliquai  sur  le  rocher 
glacé  les  paumes  de  mes  mains  ardentes.  Devant 
moi,   sur   l'autre   versant,    en   proie   au   soleil,   tout 


160  '  ANDRÉ  GIDE 


brûlait.  Je  regardais,  sur  les  (listantes  crêtes,  des 
troupeaux  blancs,  et,  parfois,  un  souffle  y  aidant 
{et  tant  le  silence  à  l'entour  était  grand)  i'entendais 
un  appel  du  pasteur,  et  parfois  un  souffle  plus  fort 
arrachait  un  lambeau  de  chant  à  sa  flûte. 

Vers  la  fin  de  ce  jour,  sur  cette  roche,  sur  la  même, 
je  suis  venu  m'asseoir  encore.  Le  soleil  à  présent 
l'embrasait  ;  il  exténuait  de  parfums  l'herbe  sèche. 
Devant  moi,  sur  Fautre  versant,  croissait  l'ombre  ; 
«t  quand  elle  atteignit  les  troupeaux,  ceux-ci,  brus- 
quement dévalant,  vers  le  repos  du  soir  s'achemi- 
nèrent. 

Alger,  mercredi. 

A  ce  restaurant  populeux,  où  l'on  mange  plus 
mal  qu'ailleurs,  ce  qui  n'est  pas  peu  dire  à  Alger, 
deux  mandolinistes  italiens,  durant  tout  le  repas 
pincent  et  grattent.  L'air  s'emplit  de  liesse  et  de 
médiocrité. 

Restaurant  de  l'Oasis,  vendredi. 

Au  milieu  du  dressoir,  sur  du  persil,  dans  une 
assiette,    un    extraordinaire    monstre    crustacé    gît. 

—  J'ai  beaucoup  voyagé,  dit  le  maître  d'hôtel  ; 
je  n'ai  jamais  vu  ça  qu'à  Alger.  A  Saigon,  tenez, 
où  l'on  voit  les  langoustes  grosses  comme...  (il 
cherche  en  vain  dans  la  salle  un  terme  de  compa- 


VOYAGES  161 

raison)  on  ne  connaît  pas  ça.  Et  même  ici  c'est  assez 
rare.  Depuis  trois  ans,  c'est  seulement  la  seconde 
que  je  vois...  Cigale  de  mer,  monsieur...  C'est  à 
cause  de  la  forme  de  la  tête  ;  tenez,  regardez  de  pro- 
fil ;  on  jurerait  une  tête  de  cigale...  Si,  si,  monsieur, 
très  bonne  ;  un  peu  comme  celle  de  la  langouste  ; 
mais  c'est  beaucoup  plus  délicat.  Ce  soir  on  va  la 
faire  cuire  ;  si  monsieur  revient  demain  matin,  on 
lui  en  fera  goûter  un  morceau. 

La  bête,  avec  six  personnes  autour  d'elle,  se  tait. 
Elle  est  grave,  immobile,  informe,  couleur  de  gan- 
gue, sans  regard  ;  elle  a  l'air  d'un  rocher  vaseux. 

—  Comment  !  si  c'est  vivant  ? 

D'un  coup  de  pouce,  le  maître  d'hôtel  lui  renfonce 
un  œil  ;  la  cigale  aussitôt  déclenche  un  formidable 
coup  de  queue  qui  fait  voler  au  loin  tout  le  persil 
du  plat  ;  puis  se  rassied. 

Durant  tout  le  repas  je  la  regarde. 

Samedi. 

Ce  matin  elle  y  est  encore  ;  régnant  au  milieu  du 
persil,  sur  l'assiette. 

—  On  ne  l'a  pas  fait  cuire  hier  soir,  dit  le  maître  ; 
elle  était  si  vivante  encore  ;  j'ai  trouvé  que  c'était 
dommage 


11 


162  ANDKÉ   G  IDE 


Environs  d'Alger. 

J'aurais  aimé  plus  paresseuse  cette  place  au  pied 
des  ficus  et  qu'un  bruit  clair  de  fontaine  égayait... 
Mais  aujourd'hui,  par  l'éclat  des  voix  des  vendeurs, 
le  bruit  de  la  fontaine  est  couvert  ;  des  troupeaux 
empoussièrent  l'air,  et  par  les  quatre  routes  dont 
c'est  ICI  le  carrefour,  de  blancs  Arabes  s'empressent 
vers  le  marché. 

Oui,  c'est  ainsi,  pensai-je,  que  produisent  les  roses 
les  plus  belles,  les  seuls  rosiers  soumis  à  l'engour- 
dissement de  l'hiver.  Sur  cette  terre  d'Afrique, 
si  riche  et  chaleureuse,  la  petitesse  de  ces  fleurs, 
dont  nous  nous  étonnions  d'abord,  leur  étroitesse, 
l'étranglement  de  leur  beauté  vient  de  ce  que  le 
vigoureux  rosier  n'interrompt  jamais  de  fleurir. 
Chaque  fleur  y  éclôt  sans  élan,  sans  préméditation, 
sans  attente... 

De  même  l'efflorescence  la  plus  admirable  de 
l'homme  exige  une  préalable  torpeur.  L'inconsciente 
gestation  des  grandes  œuvres  plonge  l'artiste  dans 
une  sorte  d'engourdissement  stupide  ;  et  n'y  con- 
sentir point,  prendre  peur,  vouloir  redevenir  trop 
tôt  capable,  avoir  honte  de  ses  hivers,  voilà  de  quoi 
—  pour  en  vouloir  de  plus  nombreuses,  —  étrangler» 
€t  faire  avorter  chaque  fleur. 


VOYAGES  163 


Jardin  d'Essai,  mardi. 

La  noria,  qu'un  mulet  tournait,  alimente  sans  douté 
ce  bassm  carré  cnnenté  que  verdit  une  mousse  abon- 
dante. 

Au  ras  de  la  margelle  affleurait  une  eau  qui  d'abord 
semblait  noire  et  qu'on  ne  comprenait  profonde  et 
transparente  que  lorsqu'à  son  bord  se  penchant 
on  distinguait  au  fond  un  tapis  de  fongosités  sombres. 
Une  ombre  extraordinairement  épaisse,  pesante  et 
taciturne,  tombait  là  de  la  voûte  opaque,  glacée, 
que  faisait  au-dessus  d'elle  un  ficus.  Son  tronc  dis- 
tant lançait  vers  cette  humidité  ses  branches.  Et  du 
milieu  de  chaque  branche  pendait  quelque  tignasse 
de  radicelles  ;  on  sentait  végétalement,  en  appro- 
chant de  l'eau,  l'effort  vers  l'eau  de  cette  succion 
imminente  ;  car  sitôt  en  contact  avec  la  terre  humide 
ou  l'eau,  la  racine,  ayant  atteint  son  but,  fixée,  aspi- 
rait pour  l'arbre  assoiffé  le  surcroît  désiré  de  sève. 
Elle  s'épaississait  alors,  formait  tigelle,  puis  tronc 
nouveau  ;  l'arbre  appuyait  le  poids  de  sa  branche 
sur  elle. 

Je  ne  sais  où  placer  dans  ma  phrase  ce  crapaud 
monstrueux  qui,  s'aplatissant  à  fleur  d'eau,  bouchait 
une  caverne  de  racine,  noir  et  grenu  comme  elle  ; 
je  ne  l'en  distinguais  d'abord  pas  :  dès  que  ma  canne 
le  toucha  il  lui  surgit  de  partout  des  pustules.   Cer- 


164  ANDRF   GIDE 


lainement  sur  cette  eau  tranquille  il  régnait.  Ma 
canne  le  poussant,  je  vis  son  ventre  jaune.  Il  se 
laissa  tomber  dans  l'eau  tout  de  travers.  Des  poissons 
noirs,  qu'on  ne  distinguait  d'abord  pas,  se  sauvèrent. 

27  novembre. 

Il  y  a  trois  semaines  j'eusse  quitté  plus  aisément 
Alger  ;  déjà  j'y  ai  mes  habitudes  ;  petites  racines.., 
encore  quelques  jours  et  je  ne  pourrai  plus  m'ar- 
racher. 

Et  déjà  depuis  tant  d'années,  chaque  année  je  me 
promets  de  ne  plus  revenir... 

Mais  le  regret  de  ce  jardin,  le  soir,  —  de  ce  jardin 
de  nuit  où  j'allais  tous  les  soirs...  Ah  !  comment  le 
supporterais-je  ? 

Biskra. 

Les  sons  du  tambour  nègre  nous  attirent.  Musique 
nègre  !  que  de  fois  je  l'entendis  l'an  passé  !  Que  de 
fois  je  me  suis  levé  pour  la  suivre  !  Pas  de  tons, 
du  rythme,  aucun  instrument  mélodique,  rien  que 
des  instruments  de  heurt  ;  tambours  longs,  tam-tams 
et  crotales... 

«  Florentes  ferulas  et  grandia  lilia  quassens  », 
crotales,  qui  font  entre  leurs  mains  le  bruit  d'une 
averse  claquante.  A  trois,  ils  exécutent  de  véritables 


VOYAGES  I 65 

morceaux  de  rythme  ;  rythme  impair,  bizarrement 
haché  de  syncopes,  qui  affole  et  provoque  tous  les 
bondissements  de  la  chair.  Ce  sont  eux  les  musiciens 
des  cérémonies  funèbres,  joyeuses,  religieuses  ;  je 
les  ai  vus  dans  les  cimetières,  soutenir  l'ivresse  des 
pleureuses  ;  dans  une  mosquée  de  Kairouan,  exas- 
pérer la  folie  mystique  des  Aissaouas  ;  je  les  ai  vus 
scander  la  danse  des  bâtons  et  les  danses  sacrées, 
dans  la  petite  mosquée  de  Sidi-Maleck  ;.  et  j'étais 
toujours  seul  Français  à  les  voir.  Je  ne  sais  où  vont 
les  touristes  ;  je  pense  que  des  guides  attitrés  leur 
préparent  une  Afrique  de  choix,  pour  débarrasser 
des  importuns  les  Arabes  amis  du  secret  et  de  la 
tranquillité,  car  je  n*en  rencontrai  jamais  près  d'une 
chose  intéressante  ni  même,  et  fort  heureusement, 
que  rarement  dans  les  anciens  villages  de  l'oasis, 
où  je  retournais  chaque  jour  et  finissais  par  ne  plus 
rien  effaroucher.  Pourtant,  les  hôtels  sont  pleins  de 
voyageurs  ;  mais  ils  tombent  sous  les  lacs  de  guides 
charlatans,  et  paient  très  cher  les  cérémonies  falsi- 
fiées qu'on  leur  joue. 

Il  n'y  avait  pas  un  Français  non  plus,  l'an  dernier, 
à  cette  extraordinaire  fête  nocturne  où  j'assistai 
presque  par  hasard,  appelé  par  le  seul  bruit  du  tam- 
tam  et  par  les  hurlements  des  femmes.  La  fête  était 
dans  le  village  nègre  ;  un  cortège  dansant  de  femmes 
et  de  musiciens  montait  la    grande    rue,    précédant 


66  ANDRE   GIDE 


des  porteurs  de  torche  et  un  groupe  d'enfants  qui 
riaient  et  menaient  par  les  cornes  un  grand  bouc 
tout  noir,  couvert  de  bijoux  et  d'étoffes.  I'  avait  des 
bracelets  aux  cornes,  un  énorme  anneau  d'argent 
dans  les  narines  ;  il  avait  des  colliers  au  cou  ;  il  était 
revêtu  d'une  loque  de  soie  cramoisie.  Dans  la  foule 
qui  suivait,  j'ai  reconnu  le  grand  Ashour  ;  il  m'ex- 
pliqua que  ce  bouc  allait  être  égorgé  dans  la  nuit 
pour  porter  bonheur  au  village  ;  auparavant,  on  le 
promenait  dans  les  rues,  afin  que  les  mauvais  esprits 
des  maisons,  qui  se  tiennent  au  pas  des  portes, 
entrassent  en  lui  et  disparussent. 

Musique  nègre  !  que  de  fois,  loin  de  l'Afrique, 
j'ai  cru  t'entendre,  et  subitement  se  recréait  autour 
de  toi  tout  le  Sud  ;  à  Rome  encore,  via  Gregoriana, 
lorsque  les  lourds  camions,  descendant  au  petit 
matin,  me  réveillaient.  Aux  rebonds  sourds  sur  les 
pavés,  encore  sommeillant  je  pouvais  un  instant  me 
méprendre,     puis     me     désoler     longuement. 

Nous  l'entendîmes  ce  matin,  la  musique  nègre, 
mais  ce  n'était  point  une  fête  ordinaire.  Ils  jouaient 
dans  la  cour  intérieure  d'une  maison  particulière, 
et  des  hommes,  sur  le  seuil,  voulurent  d'abord  nous 
repousser  ;  mais  quelques  Arabes  me  reconnurent 
et  protégèrent  notre  entrée.  Je  fus  étonné,  dès  l'abord, 
par  la  grande  quantité  de  femmes  juives  là  rassemblées, 
très  belles  et  richement  vêtues.  La  cour  était  pleine  ; 


VOYAGES  1 67 

à  peine  un  espace  restait-il  au  milieu  pour  la  danse. 
On  étouffait  de  poussière  et  de  chaleur.  Un  grand 
rayon  tombait  de  la  baie  supérieure,  par  où,  comme 
d'un  balcon,  les  grappes  d'enfants  se  penchaient. 

L'escalier  montant  à  la  terrasse  était  aussi  couvert 
de  monde  ;  tous  attentifs  comme  nous  le  devînmes 
bientôt.  Au  centre  de  la  cour  était  un  grand  bassin  de 
cuivre,  plein  d'eau.  Trois  femmes  se  sont  levées, 
trois  Arabes  ;  elles  ont  dépouillé  leurs  vêtements  de 
dessus,  pour  la  danse,  ont  défait  leurs  cheveux  devant 
le  bassin,  puis,  s'inclinant,  les  ont  répandus  sur  l'eau. 
La  musique,  déjà  très  forte,  s'est  gonflée  ;  laissant 
leurs  cheveux  trempés  s'égoutter  sur  elles,  elles  ont 
commencé  à  danser  ;  c  était  une  danse  sauvage, 
forcenée  et  dont,  à  qui  ne  l'a  point  vue,  rien  ne  sau- 
rait donner  l'idée.  Une  vieille  négresse  y  présidait, 
qui  sautait  autour  du  bassin,  et,  tenant  un  bâton  d'une 
main,  en  frappait  par  moments  les  bords.  On  nous 
apprit  ensuite,  ce  que  nous  commencions  de  com- 
prendre,.  que  toutes  les  femmes  qui  dansaient  ce 
jour-là  (et  parfois,  tant  elles  sont  nombreuses  ces 
deux  jours)  étaient,  tant  juives  qu'Arabes,  des  ma- 
lades démoniaques. 

Chacune  à  son  tour  payait  pour  avoir  droit  de 
danse.  Cette  vieille  négresse  au  bâton  était  une  sor- 
cière renommée,  qui  connaissait  les  exorcismes  ; 
agitant  l'eau  du  bassin,   elle   invitait  à  s'y  plonger 


168  ANDRÉ   GIDE 


chaque   démon   qui,   du   coup,   délivrait   la   femme. 

Celle  qui  nous  redit  tout  cela  était  la  belle  juive 
Goumarr'ha,  qui  n'en  parlait  pas  volontiers  par 
reste  de  croyance  et  demi-honte  d'avouer  qu'elle 
aussi,  l'an  dernier,  le  corps  horriblement  travaillé 
d'hystérie,  elle  avait  pris  part  à  la  ronde  «  espérant 
y  trouver  un  soulagement  à  ses  maux  ».  Mais  après, 
elle  avait  été  bien  plus  malade,  et  son  mari,  appre- 
nant qu'elle  avait  dansé  à  cette  fête  de  sorcières, 
l'avait  battue  trois  jours  durant  pour  la  guérir. 

...  La  danse  s'animait  ;  les  femmes  hagardes, 
éperdues,  cherchant  l'inconscience  de  la  chair,  ou 
mieux  la  perte  du  sentiment,  parvenaient  à  la  crise, 
où,  leur  corps  échappant  à  toute  autorité  de  leur 
esprit,  l'exorcisme  peut  opérer.  Après  cette  instante 
fatigue,  suant,  mourant,  dans  l'accablement  qui  suit 
la  crise,  elles  trouveraient  peut-être  un  repos. 

A  présent,  elles  sont  agenouillées  devant  le  bassin  : 
leurs  mains  crispées  à  ses  bords,  et  leurs  corps  battant 
de  droite  à  gauche,  d'avant  en  arrière,  vélpcement, 
comme  un  furieux  balancier  ;  leurs  cheveux  fouettent 
l'eau,  puis  éclaboussent  les  épaules  ;  à  chaque  coup 
de  reins  elles  poussent  un  cri  grave  comme  celui  des 
bûcherons  qui  sapent  ;  puis,  brusquement,  s'écrou- 
lent en  arrière  comme  si  elles  tombaient  du  haut- 
mal,  l'écume  aux  lèvres  et  les  mains  tordues.  Le 
mauvais  esprit  les  a  quittées. 


VOYAGES  I 69 

La  sorcière  alors  les  prend,  les  étend,  les  essuie, 
les  frotte,  les  étire,  les  saisissant  par  les  poignets  et 
les  redressant  à  demi.  Il  en  est  passé  ce  jour-là, 
nous  a-t-on  dit,  plus  de  soixante.  Les  premières  se 
tordaient  encore,  que  d'autres  s'élançaient  déjà. 
Une  était  petite  et  bossue,  vêtue  d'une  gandourah 
verte  et  jaune.  Elle  sautait  comme  la  fée  de  je  ne  sais 
plus  quel  conte.  Ses  cheveux  noirs  de  feu  la  cou- 
vraient tout  entière. 

...  Des  Juives  aussi  ont  dansé.  Elles  ont  bondi 
désordonnément  comme  des  tontons  en  délire  ; 
elles  n'ont  fait  qu'un  saut  pour  retomber  aussitôt, 
éperdues.  D'autres  étaient  plus  résistantes,  mais 
leur  folie  nous  gagnait  ;  nous  nous  sommes  enfuis, 
n*y  pouvant  plus  tenir. 


ALGER 

Que  cherchent  ces  enfants  dans  ce  compost, 
comme  des  poules  ?  Ce  n'est  perle  ni  grain  de  mil. 
Les  guenilles  qui  mal  les  couvrent  ont  couvert  tant 
de  fois  tant  d'autres,  que  ces  débris,  ces  restes,  ces 
déchets,  dont  tant  d'autres  se  sont  servis,  pourront 
bien  leur  servir  encore. 

Il  y  avait  là-haut,  dans  une  rue  point  très  secrète,. 


70  ANDRÉ   GIDE 


mais  dans  tel  pli  secret  de  la  rue,  un  tout  petit  café... 
Je  le  vois.  —  Au  fond  de  ce  café,  en  contre-bas,  com- 
mençait une  seconde  pièce,  étroite  semblait-il,  et 
prenant  jour  sur  le  café  ;  de  la  place  où  j'étais,  on  ne 
la  voyait  pas  tout  entière  ;  elle  continuait  en  retrait. 
Parfois  un  Arabe  y  descendait,  qui  venait  tout  droit 
de  la  rue  et  que  je  ne  voyais  plus  reparaître.  Je 
suppobe  qu'au  fond  du  réduit  un  escalier  secret  me- 
nait vers  d'autres  profondeurs... 

Chaque  jour  j'attendais,  espérant  en  voir  davan- 
tage. Je  retournais  là  tous  les  jours.  J'y  retournai 
le  soir  ;  j'y  retournai  la  nuit.  Je  m'étendais  a  demi 
sur  la  natte.  J'attendais  et  suivais,  sans  bouger,  la 
lente  désagrégation  des  heures  ;  il  restait  vers  la  fin 
du  jour  une  cendre  de  temps  subtile,  amère  au  goût, 
douce  au  toucher,  assez  semblable  com.me  aspect 
à  la  cendre  de  ce  foyer,  entre  les  colonnettes,  là, 
près  du  sous-sol  mystérieux,  à  gauche  —  où  parfois, 
écartant  la  cendre,  le  cafetier  ranime  un  charbon 
mal    éteint,    sous    l'amoncellement    de    la    cendre... 

Parfois,  s'accompagnant  sur  la  guembra,  un  des 
Arabes  chante  un  chant  lent  comme  l'heure.  Je 
regarde  obstinément,  malgré  moi,  l'ombre  close 
là-bas,  la  natte  du  mur  du  retrait  où  j'ai  vu  ce  suspect 
descendre...  (Trois  mois  après,  la  police  avait  fait 
fermer  le  café). 


VOYAGES VTj 

Un  soir,  entra  brusquement,  contrefaisant  l'ivro- 
gne, un  grand  Arabe,  fort,  le  regard  habile  et  le  cou- 
teau tiré.  Il  s'amusait  avec,  l'essayait...  Ce  n'était 
pas  un  de  ces  petits  couteaux  de  roumis  ;  c  était  un 
grand  fort  coutelas,  maigre  et  pointu  comme  son 
maître.  Ivre,  il  l'était  peut-être  un  peu  ;  mais  pas 
tant  qu'il  feignait  de  l'être.  Chacun  le  connaissait, 
et  chacun  lui  parlait.  Au-dessus  de  chacun  il  fit 
tourner  et  tournoyer  la  lame.  A  la  fin  vint  mon  tour. 
Tout  le  reste  était  jeu,  me  dis-je,  et  pour  préparer 
ce  qui  suit.  Tenons-nous  !...  Mais  je  risque  de  tout 
gâter  en  faisant  mine  de  me  défendre...  El  si  je  ne 
me  défends  en  rien,  qu'adviendra-t-il  ?  —  Déjà 
j'imagine  au  retrait  d'affreuses  profondeurs  avides... 
Mais  je  ne  bronchai  pas  ;  simplement  tenant  solide- 
ment à  deux  mains  ma  grosse  canne,  presque  haute... 
'  11  n'advint  rien  du  tout.  Simplement  le  faux  ivro- 
gne s'en  alla.  Le  petit  café  redevint  calme  et  de 
nouveau  je  pus  regarder  d'un  œil  libre  le  pan  de  natte 
du  retrait. 


LES 
NOURRITURES    TERRESTRES 

(extraits) 


Nathanaël  je  te  parlerai  des  attentes. 

J'ai  vu  la  plaine  après  Tété,  attendre  ;  attendre 
un  peu  de  pluie.  La  poussière  des  routes  était  devenue 
trop  légère  et  chaque  souffle  la  soulevait.  Ce  n'était 
même  plus  un  désir  ;  c'était  une  appréhension.  La 
terre  se  gerçait  de  sécheresse  comme  pour  plus 
d'accueil  de  l'eau.  Les  parfums  des  fleurs  de  la  lande 
devenaient  presque  intolérables.  Sous  le  soleil  tout 
se  pâmait.  Nous  allions  chaque  après-midi  nous 
reposer  sous  la  terrasse,  abrités  un  peu  de  1  extra- 
ordinaire éclat  du  jour.  C'était  le  temps  où  les  arbres 
à  cônes,  chargés  de  pollen,  agitent  aisément  leurs 
branches  pour  répandre  au  loin  leur  fécondation. 
Le  ciel  s'était  chargé  d'orage  et  toute  la  nature  at- 
tendait. L'instant  était  d'une  solennité  trop  oppres- 
sante, car  tous  les  oiseaux  s'étaient  tus.  Il  monta  de 
la  terre  un  souffle  si  brûlant  que  l'on  crut  défaillir, 
et  le  pollen  des  conifères  sortit  comme  une  fumée 
d'or  des  branches.  —  Puis  il  plut. 

J'ai  vu  le  ciel  frémir  de  l'attente  de  l'aube.  Une 


174  ANDRÉ  GIDE 


à  une  les  étoiles  se  fanaient.  Les  prés  étaient  inondés 
de  rosée  ;  l'air  n*avait  que  des  caresses  glaciales. 
Il  sembla  quelque  temps  que  l'indistincte  vie  voulût 
8  attarder  au  sommeil,  et  ma  tête  encore  lassée  s  em- 
plissait de  torpeur.  Je  montai  jusqu'à  la  lisière  du 
bois  ;  je  m'assis  ;  chaque  bête  reprit  son  travail  et 
sa  joie  dans  la  certitude  que  le  jour  va  venir,  et  le 
mystère  de  la  vie  recommença  de  s'ébruiter  par 
chaque  échancrure  des  feuilles.  —  Puis  le  jour  vint^ 
J'ai  vu  d'autres  attentes  encore. —  J'ai  vu  l'attente 
de  la  nuit... 

Oh  !  sî  tu  savais,  si  tu  savais,  terre  excessivement 
vieille  et  si  jeune,  le  goût  amer  et  doux,  le  goût 
délicieux  qu'a  la  vie  si  brève  de  l'homme... 

Si  tu  savais,  éternelle  idée  de  l'apparence,  ce  que 
la  proche  attente  de  la  mort  donne  de  valeur  à  l'instant! 

O  printemps  !  les  plantes  qui  ne  vivent  qu'un  an 
ont  leurs  fragiles  fleurs  plus  pressées  ;  —  l'homme 
n*a  qu'un  printemps  dans  la  vie  et  le  souvenir  d  une 
joie  n'est  pas  une  nouvelle  approche  du  bonheur- 

Colline  de  Fie^cîe, 

Belle  Florence,  ville  d'étude  grave,  de  luxe  et 
de  fleurs  ;  surtout  sérieuse  ;  grain  de  myrte  et  cou- 
yonne  de  «  svelte  laurier  ». 


LES   NOURRITURES   TERRESTRES  175 

Colline  de  Vincigliata.  Là  j'ai  vu  pour  la  première 
fois  les  nuages,  dans  l'azur,  se  dissoudre  ;  je  m'en 
étonnai  beaucoup  ne  pensant  pas  qu'ils  pussent  ainsi 
se  résorber  dans  le  ciel  —  croyant  qu'ils  duraient 
jusqu'à  la  pluie  et  ne  pouvaient  que  s'épaissir.  Mais 
non  :  j'en  observais  tous  les  flocons  un  à  un  dispa- 
raître ;  —  il  ne  restait  plus  que  de  l'azur.  C'était 
une  mort  merveilleuse  ;  un  évanouissement  en  plein 
soleil. 

Rome,  Monte  Pincio. 

Ce  qui  fit  ma  joie  ce  jour-là,  c'est  quelque  chose 
comme  l'amour  —  et  ce  n'est  pas  l'amour  —  ou  du 
moins  pas  celui  dont  parlent  et  que  cherchent  les 
hommes.  —  Et  ce  n'est  pas  non  plus  le  sentiment 
de  la  beauté.  Il  ne  venait  pas  d'une  femme  ;  il  ne 
venait  pas  non  plus  de  ma  pensée.  Ecrirai-je,  et  me 
comprendras- fcu  si  je  dis  que  ce  n'était  là  que  la 
simple  exaltation  de  la  LumiÈre  ? 

J'étais  assis  dans  ce  jardin  ;  je  ne  voyais  pas  le 
soleil  ;  mais  l'air  brillait  de  lumière  diffuse  —  comme 
si  l'azur  du  ciel  devenait  liquide  et  pleuvait.  Oui 
vraiment,  il  y  avait  des  ondes,  des  remous  de  lumière  ; 
sur  la  mousse  des  étincelles  comme  des  gouttes  ; 
oui  vraiment,  dans  cette  grande  allée  on  eût  dit  qu'il 
coulait  de  la  lum.ière,  et  des  écumes  dorées  restaient 


176  ANDRÉ  GIDE 


au   bout   des   branches   parmi   ce   ruissellement   de 
rayons. 


Naples  ;  petite  boutique  du  coiffeur  devant  la 
mer  et  le  soleil.  Quais  de  chaleur  ;  stores  qu'on 
soulève  pour  entrer.  On  s'abandonne.  Est-ce  que 
cela  va  durer  longtemps  ?  Quiétude.  Gouttes  de 
sueur  aux  tempes.  Frisson  de  la  mousse  de  savon 
sur  les  joues.  Et  lui  qui  raffine  après  qu'il  a  rasé, 
rase  encore  avec  un  rasoir  plus  habile  et  s'aidant  à 
présent  d'une  petite  éponge  imbibée  d  eau  tiède, 
qui  amollit  la  peau,  relève  la  lèvre...  Puis  avec  une 
douce  eau  parfumée  il  lave  la  brûlure  laissée  ;  puis 
avec  un  onguent,  calme  encore...  et  pour  ne  bouger 
pas  encore,  je  me  fais  couper  les  cheveux. 


Sy 


racuse. 


Barque  à  fond  plat  ;  ciel  bas,  qui  parfois  descendait 
jusqu'à  nous  en  pluie  tiède  ;  —  odeur  de  vase  des 
plantes  d'eau,  froissement  des  tiges. 

La  profondeur  de  l'eau  dissimule  l'abondant 
jaillissement  de  cette  source  bleue.  Aucun  bruit  ; 
c'est,  dans  cette  campagne  solitaire,  dans  cette  natu- 


LES  NOURRITURES  TERRESTRES  177 


relie  vasque  évasée,  comme  une  éclosion  d*eau  entre 
les  papyrus. 

Tunis. 

Dans  tout  Tazur,  rien  que  ce  qu'il  fallait  de  blanc 
pour  une  voile,  —  de  vert  pour  son  ombre  dans 
leaa. 


II 

La  terrasse  monumentale  où  nous  étions  (des 
escaliers  tournants  y  conduisaient)  dominait  toute 
la  ville  et  semblait,  au-dessus  des  feuillages  profonds, 
une  nef  immense  amarrée  ;  parfois  elle  semblait 
avancer  vers  la  ville.  Sur  le  haut  pont  de  ce  navire 
imaginaire,  cet  été,  je  montais  quelquefois  goûter, 
après  le  tumulte  des  rues,  l'apaisement  contemplatif 
du  soir.  Toute  rumeur  en  montant  s'épuisait  ;  il 
semblait  que  ce  fussent  des  vagues  et  qu'elles  défer- 
lassent ici.  Elles  venaient  encore  et  par  ondes  majes- 
tueuses, montaient,  s'élargissaient  contre  les  murs. 
Mais  je  montais  plus  haut,  là  où  les  vagues  n'attei- 
gnaient plus.  Sur  la  terrasse  extrême,  on  n'entendait 
plus  rien  que  le  frémissement  des  feuillages  et  l'appel 

éperdu  de  la  nuit. 

12 


78  ANDRÉ   GIDE 


Des  chênes  verts  et  des  lauriers  immenses,  plantés 
en  régulières  avenues,  venaient  fmir  au  bord  du  ciel, 
où  ia  terrasse  même  fmissait  ;  pourtant,  des  balus- 
trades arrondies,  par  instants,  s'avançaient  encore, 
surplombant  et  formant  comme  des  balcons  dans 
l'azur.  Là,  je  venais  m'asseoir,  je  m'enivrais  de  ma 
pensée  délicieuse  ;  là  je  croyais  voguer.  —  Au-dessus 
des  collines  sombres,  qui  s'élevaient  de  l'autre  côté 
de  la  ville,  le  ciel  était  de  la  couleur  de  l'or  :  des  ra- 
mures légères,  parties  de  la  terrasse  où  j*étaîs,  pen- 
chaient vers  le  couchant  splendide,  ou  s  élançaient 
presque  sans  feuilles  vers  la  nuit.  —  De  la  ville  mon- 
tait ce  qui  semblait  une  fumée  ;  c'était  de  la  poussière 
illuminée,  qui  flottait,  s'élevait  à  peine  au-dessus  des 
places  où  plus  de  lumière  brillait.  Et  parfois  jaillissait 
comme  spontanément  dans  l'extase,  de  cette  nuit 
trop  chaude,  une  fusée,  lancée  on  ne  sait  d'où,  qui 
filait,  suivait  comme  un  cri  dans  l'espace,  vibrait, 
tournait,  et  retombait  défaite,  au  bruit  de  sa  mysté- 
rieuse éclosion.  J'aimais  celles  surtout  dont  les  étin- 
celles d'or  pâle  retombent  si  longtemps  et  si  lente- 
ment s'éparpillent,  qu'on  croit,  après,  tant  les  étoiles 
sont  merveilleuses,  qu'elles  aussi  sont  nées  de  cette 
subite  féerie,  et  que,  de  les  voir,  après  les  étincelles, 
demeurantes,  l'on  s'étonne...  puis,  lentement,  après, 
une  à  une,  on  reconnaît  chacune  à  sa  constellation 
attachée,  —  et  1  extase  en  est  prolongée. 


LES  NOURRITURES  TERRESTRES  179 


* 
*    * 

II  y  a  quatre  ans,  je  me  souviens,  je  passai  la  fin 
d*un  jour  dans  cette  petite  ville  que  je  retraverse 
à  présent  ;  la  saison  était,  comme  à  présent,  l'au- 
tomne ;  ce  n'était  non  plus  pas  un  dimanche  et  l'heure 
chaude  était  passée. 

Je  me  promenais,  je  me  souviens,  comme  à  pré- 
sent, dans  les  rues,  jusqu'à  ce  que  sur  le  bord  de  la 
ville  s'ouvrit  un  jardin  en  terrasse  dominant  la  belle 
contrée. 

Je  suis  la  même  route  et  je  reconnais  tout  —  je 
remets  mes  pas  sur  mes  pas  et  mes  émotions...  11 
y  avait  un  banc  de  pierre  où  je  m'assis.  —  Voici. 

—  J'y  lisais.  Quel   livre  ?   —  ah  !  :  Virgile.  —  Et 
j'entendais  monter  le  bruit  des  battoirs  des  laveuses. 

—  Je   l'entends.   —  L'air   était  calme,   —  comme 
aujourd'hui. 

Les  enfants  sortent  de  Técole  ;  je  m*en  souviens. 
Des  passants  passent,  comme  ils  passèrent.  Le  soleil 
se  couchait  ;  voici  le  soir  ;  et  les  chants  du  jour  vont 
se  taire... 

C'est  tout. 

Mais,  dit  Angèle,  cela  ne  suffit  pas  pour  faire  une 
poésie... 
Alors  laissons  cela,  répondis-je. 


180  ANDRE  GIDE 


*    * 


—  Nous  avons  connu  le  lever  hâtif  d*avant  I  aube. 

Le  postillon  attelle  les  chevaux  dans  la  cour. 

Des  seaux  d'eau  lavent  le  pave  !  Bruit  de  la  pompe. 

Tête  enivrée  de  qui  n'a  pu  dormir  à  force  de 
pensées.  Lieux  que  l'on  doit  quitter  ;  petite  chambre  ; 
ici,  pendant  un  instant,  j'ai  posé  ma  tête  ;  j'ai  senti  ; 
j'ai  pensé  ;  j'ai  veillé.  —  Qu'on  meure  !  et  qu'im- 
porte où  ;  —  dès  qu'on  ne  vit  plus,  c'est  n'importe 
où  et  nulle  part.  —  Vivant,  je  fus  ici...  Chambres 
quittées  !  Merveille  des  départs  que  je  n'ai  jamais 
voulu  tristes.  Une  exaltation  me  vint  toujours  de  la 
possession  présente  de  CECI.  —  A  CETFE  fenêtre, 
penchons-nous  donc  encore  un  instant...  Il  vient 
un  instant  de  partir.  Celui-ci  je  le  veux  immédiate- 
ment qui  le  précède...  pour  me  pencher  encore  dans 
cette  nuit  presque  achevée,  vers  l'infinie  possibilité 
du  bonheur... 

Instant  charmant,  verse  à  l'immense  azur  un  flot 
d'aurore.., 

La  diligence  est  prête.  Partons  !  —  que  tout  ce 
que  je  viens  de  penser  se  perde  comme  moi  dans 
l'ctourdissement  de  la  fuite... 

Passage  de  forêt  —  zone  de  températures  parfu- 
mées. Les  plus  tièdes  ont  l'odeur  de  la  terre  ;  les 


LES   NOURPÎTTîRFS   TFRRFSTRES  181 

plus  froides,  l 'odeur  des  feuilles  rouies.  —  J*avais 
les  yeux  fermés  ;  je  les  rouvre.  Oui  :  voilà  les  feuilles  ; 
voici  le  terreau  remué... 

Strasbourg, 

0  «  folle  cathédrale  !  »  —  avec  ta  tour  aérienne  I 
—   du    sommet    de    la   tour,    comme   d'une    nacelle 
balancée,  on  voyait  sur  les  toits  les  cigognes, 
orthodoxes  et  compassées 
avec  leurs  longues  pattes, 
lentement,  —  parce  que  c'est  très  difficile  de  s'en 
servir. 


romena 


des. 


J'eusse  voulu  goûter  toutes  les  formes  de  la  vie  ; 
celles  des  poissons  et  des  plantes.  Entre  toutes  les 
joies  des  sens,  j'enviais  celles  du  toucher.  — 

Un  arbre  isolé,  dans  une  plaine,  à  l'automne, 
environné  d'ondée  ;  ses  feuilles  roussies  tombaient  ; 
je  pensais  que  l'eau  abreuvait  pour  longtemps  ses 
racines,   dans   la  terre  profondément   imbibée. 

—  A  cet  âge,  mes  pieds  nus  étaient  friands  du 
contact  de  la  terre  mouillée,  du  clapot  des  flaques, 
de  la  fraîcheur  ou  de  la  tiédeur  de  la  boue.  Je  sais 
pourquoi  j'aimais   tant   l'eau   et   surtout   les   choses 


\S2  ANDRÉ   GIDE 


mouillées  :  c'est  que  l'eau  plus  que  l'air  nous  donne 
la  sensation  immédiatement  différente  de  ses  tem- 
pératures variées.  —  J'aimais  les  souffles  mouillés 
de    l'automne...   Pluvieuse    terre    de    Normandie  !... 


La  Roque, 

Les  chariots  sont  rentrés  chargés  de  moissons 
odorantes. 

Les  greniers  se  sont  emplis  de  fom. 

Chariots  pesants,  heurtés  aux  talus,  cahotés  aux 
ornières  ;  que  de  fois  vous  me  ramenâtes  des  champs, 
couché  sur  les  tas  d'herbes  sèches,  parmi  les  rudes 
garçons  faneurs. 

Quand  pourrai-je,  ah  !  couché  sur  les  meules, 
attendre  encore  le  soir  venir  ?  — 

Le  soir  venait  ;  on  atteignait  les  granges  —  dans  la 
cour  de  la  ferme  où  les  derniers  rayons  s'attardaient. 

* 
*   * 

Nathanaël,  je  t'enseignerai  que  toutes  choses  sont 
divinement  naturelles. 

Nathanaël,  je  te  parlerai  de  tout. 

—  Je  mettrai  dans  tes  mains,  petit  pâtre,  une 
houlette  sans  métal,  et  nous  guiderons  doucement. 


LES   NOURRITURES   TERRESTRES  183 


en  tous  lieux,  des  brebis  qui  n*ont  encore  suivi  aucun 
maître. 

Pâtre,  je  guiderai  tes  désirs  vers  tout  ce  qu'il  y  a 
de  beau  sur  la  terre. 

Nathanaël,  je  veux  enflammer  tes  lèvres  d'une 
soif  nouvelle,  —  et  puis  approcher  d'elles  des  coupes 
pleines  de  fraîcheur  ;  —  j'ai  bu  —  je  sais  les  sources 
où  les  lèvres  se  désaltèrent 

Nathanaël,  je  te  raconterai  les  sources  : 

*    Il  y  a  des  sources  qui  jaillissent  des  rochers  ; 
Il  y  en  a  qu'on  vo*t  sourdre  de  sous  les  glaciers  — 

Il  y  en  a  de  si  bleues  qu'elles  en  ont  l'air  plus 
profondes  ; 

(A  Syracuse  la  Cyané  merveilleuse  à  cause  de 
cela.  Source  azurée  ;  vasque  abritée  ;  éclosion  d'eau 
entre  des  papyrus  ;  nous  nous  sommes  penchés  de 
la  barque  ;  sur  un  gravier  qui  semblait  de  saphirs, 
des  poissons  d'azur  naviguaient.) 

A  Zaghouan,  de  la  Nymphée  jaillissent  les  eaux 
qui  jadis  abreuvaient  Carthage. 

A  Vaucluse,  l'eau  sort  de  terre,  abondante  comme 
si  elle  coulait  depuis  longtemps  ;  c'est  déjà  presque 


84  ANDRÉ  GIDE 


un  fleuve,  et  qu'on  peut  remonter  sous  la  terre  ; 
il  traverse  des  grottes  et  s'imprègne  de  nuit.  La 
lumière  des  torches  vacille,  est  oppressée  ;  puis 
il  y  a  un  endroit  tellement  sombre  qu'on  se  dit  : 
Non,  jamais  je  ne  pourrai  remonter  ce  fleuve  plus 
avant. 

Il  y  a  des  sources  ferrugineuses,  qui  colorent 
somptueusement  les  rochers. 

II  y  a  des  sources  sulfureuses,  dont  l'eau  verte  et 
chaude  paraît  d'abord  empoisonnée,  —  mais,  Natha- 
naël,  lorsqu'on  s'y  baigne,  la  peau  devient  si  suave- 
ment douce,  qu'après  elle  est  encore  plus  délicieuse 
à  toucher. 

Il  y  a  des  sources  d'où  s'essorent  des  brumes,  au 
soir  ;  brumes  qui  flottent  autour  dans  la  nuit  et  qui, 
le  matin,  lentement  se  dissipent. 

Petites  sources  très  simples,  étiolées  entre  les 
mousses  et  les  joncs. 

Sources,  où  viennent  laver  les  laveuses  et  qui  font 
tourner  des  moulins. 

Inépuisable  provision  !  jaillissement  des  eaux. 
Abondance  de  l'eau  sous  les  sources  ;  réservoirs 
cachés  ;   vases   déclos.   La  roche  dure  éclatera.   La 


>. 


' LES  NOURRITURES  TERRESTRES  185 

montagne  se  couvrira  d*arbustes  ;  —  Les  pays  arides 
8e  réjouiront  et  toute  Tamertume  du  désert  fleurira. 


Plus  de  sources  jaillissent  de  la  terre  que  nous 
n'avons  de  soifs  pour  les  boire. 

Eaux  sans  cesse  renouvelées  ;  vapeurs  célestes 
qui  retombent  ; 

Si  l'on  manque  d'eau  dans  la  plaine,  que  la  plaine 
vienne  boire  aux  montagnes  —  ou  que  des^  canaux 
souterrains  portent  l'eau  des  monts  vers  la  plaine. — 
Irrigations  prodigieuses  de  Grenade.  —  Réservoirs  ; 
Nymphées.  —  Certes,  il  y  a  d'extraordinaires  beautés 
dans  les  sources  —  d'extraordinaires  délices  à  s'y 
baigner  :  Piscines  !  Piscines  !  nous  sortirons  de 
vous  purifiés. 

Comme  le  soleil  dans  l'aurore 
La   lune  dans   la   rosée  de   la  nuit   — 
Dans   votre    humidité   courante... 
Nous   laverons   nos   membres   fatigués. 

Il  y  a  d'extraordinaires  beautés  dans  les  sources  ; 
et  les  eaux  qui  filtrent  sous  la  terre.  Elles  apparaissent 
après  aussi  claires  que  si  elles  avaient  traversé  du 
cristal  ;  il  y  a  d'extraordinaires  délices  à  les  boire  : 
elles  sont  pâles  comme  l'air,  incolores  comme  si  elles 


86  ANDRÉ  GIDE 


n'étaient  pas,  et  sans  goût  ;  on  ne  s'aperçoit  d'elles 
que  par  leur  extrême  fraîcheur  et  c'est  comme  leur 
vertu  cachée.  Nathanaël,  as-tu  compris  qu'on  puisse 
désirer  les  boire  ? 

Les  plus  grandes  joies  de  mes  sens 

Ç'ont  été  des  soifs  étanchées. 

Je  te  dirai  maintenant,  Nathanaël,  la 


RONDE 

DE  MES  SOIFS  ETANCHEES 

Car  nous  avons  eu  pour  approcher  des  coupes  pleines 
Des  lèvres  plus  tendues  que  Vers  des  baisers  ; 
Coupes  pleines  si  vite  vidées,.. 

Les  plus  grandes  joies  de  mes  sens 
Ç'ont  été  des  soifs  étanchées... 


Il  est  des  boissons  au  on  prépare 
Avec  le  jus  des  oranges  pressurées 

Des  citrons,  des  limons^ 
Et  qui  rafraîchissent  parce  qu  elles  sont 

A  la  fois  acides  et  douceâtres. 


LES   NOURRITURES  TERRESTRES  187 


J*ai  bu  dans  des  verres  si  minces 
Quon  pensait  les  briser  avec  sa  bouche 
Sans  même  que  les  dents  ne  les  touchent  ; 
Et    les    boissons   semblent   meilleures    là-dedans^ 
Car  presque  rien,  de  nos  lèvres  ne  les  sépare. 

J'ai  bu  dans  des  gobelets  élastiques 

Quon  pressait  entre  ses  deux  mains 

Pour  en  faire  monter  le  vin  jusquà  ses  lèvres. 

J'ai  bu  des  sirops  lourds  dans  de  grossiers  verres 
d  auberges. 

Aux  soirs  des  jours  où  f  avais  marché  sous  le  soleil  ;  — 
Et  parfois  F  eau  très  froide  des  citernes 
Me  faisait  mieux  sentir,  après,  l'ombre  du  soir. 
J'ai  bu  de  Veau  quon  avait  gardée  dans  des  outres 
Et  qui  sentait  la  peau  de  chèvre  goudronnée. 

J*ai  bu  des  eaux  presque  couché  sur  la  rive 
Des  ruisseaux  où  f  aurais  voulu  me  baigner  — 
Les  deux  bras  nus  plongeant  dans  Veau  vive 
fusquaufondy  où  Ion  voit  les  cailloux  blancs  s'agiter... 
Et  la  fraîcheur  m'entrait  aussi  par  les  épaules. 

Les  bergers  buvaient  l'eau  dans  leurs  mains; 
Je  leur  appris  à  l  aspirer  avec  des  pailles. 


188  ANDRÉ   GIDE 


Certains  jours  je  marchais  au  grand  soleil. 
L'été,  durant  les  heures  les  plus  chaudes. 
Cherchant  de  grandes  soifs  à  pouvoir  étancher. 

Et  vous  souvenez-vous,  mon  ami,  quune  nuit,  durant 
notre  affreux  Voyage,  nous  nous  sommes  relevés,  trans- 
pirants, —  pour  boire,  à  la  cruche  de  terre,  ieau  quelle 
avait  faite  glacée  ? 


* 
*   * 


Citernes,  puits  cochés  où  descendent  des  femmes. 
Eaux  qui  nont  jamais  vu  la  lumière  ;  goût  de  V ombre» 
—  Eaux  très  aérées.  —  Eaux  anorm^alement  trans" 
parentes,  et  que  je  souhaitais  azurées,  —  ou  mieux 
vertes,  pour  quelles  me  parussent  plus  gelées  —  ef 
légèrement  anisées. 

Les  plus  grandes  joies  de  mes  sens 
Ç'ont  été  des  soifs  étanchées. 


Non  !  tout  ce  que  le  ciel  a  cl*étoiles,  tout  ce  qu'il 
y  a  de  perles  dans  la  mer,  de  plumes  blanches  au 
bord  des  golfes,  je  ne  les  ai  pas  encore  toutes  comptées. 

Ni  tous  les  murmures  des  feuilles  ;  ni  tous  les 
•ourires  de  Taurore  ;  ni  tous  les  rires  de  l'été.  — 


LES   NOURRITURES  TERRESTRES  189 


Et  maintenant  encore  que  diraî-je  ?  —  Parce  que  ma 
bouche  se  tait,  pensez-vous  que  mon  cœur  repose  ? 

O  champs  baignés  d'azur  ! 
0  champs  trempés  de  miel  ! 

Les  abeilles   viendront,   lourdes  de  cire... 

Jai  vu  des  ports  obscurs  où  l'aube  était  cachée 

derrière  le  treillis  des  vergues  et  des  voiles. 

...  Le  départ  furtif  des  barques,  au  matin,  entre 
les  coques  des  grands  navires.  On  se  courbait  pour 
passer  sous  les  câbles  tendus  des  amarres.  —  La 
nuit  j*ai  vu  partir  des  galions  sans  nombre,  s*en- 
fonçant  dans  la  nuit,  s 'enfonçant  vers  le  jour. 


* 
*   * 


Ils  ne  sont  pas  si  brillants  que  les  perles  ;  ils  ne 
sont  pas  si  luisants  que  l'eau  ;  les  cailloux  du  sentier 
pourtant  brillent.  Réceptions  douces  de  la  lumière, 
dans  les  sentiers  couverts  où  je  marchais. 

Mais  de  la  phosphorescence,  Nathanaël,  ah  !  que 
dirai-je  ?  La  matière  est  infiniment  poreuse  à  l'es- 
prit, acceptante  de  toutes  les  lois,  obéissante  !  trans- 
parente de  part  en  part.  —  Tu  n'as  pas  vu  les  murs 
de  cette  cité  musulmane  rougir  le  soir,  s'éclairer 
faiblement   la   nuit.    Murs    profonds    où    la   lumière 


!90  ANDRÉ   GIDE 


durant  le  jour  s*est  déversée;  murs  blancs  comme  le 
métal  à  midi  (la  lumière  3*3'  thésaurise)  ;  dans  la 
nuit  vous  sembiiez  la  redire,  la  raconter  très  faible- 
ment. —  Cités,  vous  m'avez  semblé  transparentes  ! 
vues  de  la  colline,  de  là-bas.  dans  la  grande  ombre 
de  la  nuit  enveloppante,  vous  luisiez,  pareilles  à  ces 
creuses  lampes  d'albâtre,  images  d'un  cœur  reli- 
gieux —  pour  la  clarté  qui  les  emplit  comme  poreuses, 
et  dont  la  lueur  suppure  autour  comme  du  lait. 

Cailloux  blancs  des  routes  dans  l'ombre  ;  récep- 
tacles de  clarté.  Bruyères  blanches  dans  les  crépus- 
cules des  landes  ;  dalles  de  marbre  des  mosquées  ! 
fleurs  des  grottes  des  mers,  actinies  !  Toute  blan- 
cheur est  de  la  clarté  réservée. 

J  appris  à  juger  tous  les  êtres  à  leur  capacité  de 
réception  lumineuse  ;  certains  qui  dans  le  jour 
surent  accueillir  le  soleil,  m'apparurent  ensuite,  la 
nuit,  comme  des  cellules  de  clarté.  —  J'ai  vu  des 
eaux  coulant  à  midi  dans  la  plaine  qui,  plus  loin, 
sous  les  roches  opaques  glissées,  y  firent  ruisseler 
des  trésors  amassés  de  dorures. 

Mais,  Nathanael,  je  ne  veux  te  parler  ici  que  des 
choses,  —  non  point  de 

l'invisible  réauté  —  car 


LES   NOURRITURES  TERRESTRES  191' 

...    comme    ces    algues    merveilleuses    lorsqu  on 
les  sort  de  l'eau  ternissent... 

ainsi...  etc. 


* 
*   * 


Lettre  à  Nathanaël. 

Tu  n*imagines  pas,  Nathanaël,  ce  que  peut  devenir 
cnfm  cet  abreuvement  de  lumière  ;  et  la  sensuelle 
extase  que  donne  cette  persistante  chaleur...  Une 
branche  d'olivier  dans  le  ciel  ;  le  ciel  au-dessus  des 
collines  ;  un  chant  de  flûte  à  la  porte  d'un  café... 
Alger  semblait  si  chaude  et  pleine  de  fêtes  que 
j  ai  voulu  la  quitter  pour  trois  jours  ;  —  mais  à 
Blidah,  où  je  me  réfugiais,  j'ai  trouvé  les  orangers 
tout  en  fleurs... 

Je  sors  dès  le  matin  ;  je  me  promène  ;  je  ne  regarde 
rien  et  vois  tout  ;  une  symphonie  merveilleuse  se 
forme  et  s'organise  en  moi  des  sensations  inécou- 
tées. L'heure  passe  ;  mon  émoi  s'alentit,  comme  la 
marche  du  soleil  moins  verticale  se  fait  plus  lente. 
Puis  je  choisis,  être  ou  chose,  de  quoi  m'cprendre, 
—  mais  je  le  veux  mouvant,  car  mon  émotion,  sitôt 
fixée,  n'est  plus  vivante.  Il  me  semble  alors  à  chaque 
nt  nouveau  n'avoir  encore  rien  vu,  rien  goûté. 


192  ANDRÉ   GIDE 


Je  m'éperds  dans  une  désordonnée  poursuite  de 
choses  fuyantes.  —  Je  courus  hier  au  haut  des  col- 
lines qui  dominent  BHdah,  pour  voir  un  peu  plus 
longtemps  le  soleil  ;  pour  voir  se  coucher  le  soleil 
et  les  nuages  ardents  colorer  les  terrasses  blanches  ; 
je  surprends  l'ombre  et  le  silence  sous  les  arbres  ; 
je  rôde  dans  la  clarté  de  la  lune  ;  j'ai  la  sensation 
souvent  de  nager,  tant  l'air  lumineux  et  chaud  m*en- 
veloppe  et  mollement  me  soulève. 

...  —  Je  crois  que  la  route  que  je  suis  est  ma  route, 
et  que  je  la  suis  comme  il  faut.  Je  garde  l'habitude 
d'une  vaste  confiance  qu'on  appellerait  de  la  foi, 
si  elle  était  assermentée. 


Bîskra  —  au  matin. 

Dès  l'aube,  sortir  —  jaillir,  —  dans  l'air  tout 
renouvelé. 

Une  branche  de  laurier-rose  vibrera  dans  le  matin 
frissonnant. 


Biskra  —  au  soir. 

Dans  cet  arbre  il  y  avait  des  oiseaux  qui  chan- 
taient.   Ils    chantaient,    ah  !    plus    fort    qu'oiseaux, 


LES   NOURRITURES   TERRESTRES  193 

eussé-je  cru,  pussent  chanter.  Il  semblait  que  l'arbre 
même  criât  —  qu'il  criât  de  toutes  ses  feuilles,  — 
car  on  ne  voyait  pas  les  oiseaux.  —  Je  pensais  : 
ils  vont  en  mourir  ;  c'est  une  passion  trop  forte  ; 
mais  qu'est-ce  qu'ils  ont  donc  ce  soir  ?  —  Est-ce 
donc  qu'ils  ne  savent  point  qu'après  la  nuit  un  nou- 
veau matin  va  renaître  ?  Ont-ils  peur  de  dormir 
toujours  ?  Veulent-ils  s'épuiser  d'amour  en  un  soir  ? 
comme  si  dans  une  nuit  infinie  il  fallait  après  qu'ils 
demeurent.  Courte  nuit  de  la  fin  du  printemps  ! 
—  ah  !  joie  que  l'aube  d'été  les  réveille,  et  tellement 
qu'ils  ne  se  souviendront  de  leur  sommeil  que  juste 
assez  pour,  le  soir  suivant,  avoir  un  peu  moins  peur 
d'y  mourir. 


13 


LE   VOYAGE   D'URIEN 

(extraits) 


L'Océan    Pathétique 


Le  septième  jour,  nous  abordâmes  devant  une 
plage  sablonneuse  remuée  de  dunes  arides.  Cabilor, 
Agloval,  Paride  et  Morgain  descendirent  ;  nous  les 
attendîmes  vingt  heures,  ils  nous  avaient  quittés 
vers  le  milieu  du  jour.  Le  lendemain,  au  matin,  nous 
les  vîmes  revenir  en  courant  et  faisant  des  gestes. 
Quand  ils  furent  tout  près,  Paride  cria  vers  nous  : 

—  «  Fuyons,  Fuyons,  disait-il.  Des  sirènes  habi- 
tent l'île  et  nous  les  avons  vues.  » 

Lorsqu'ils  eurent  repris  haleine,  tandis  que  VOrion 
fuyait  à  toutes  voiles,  ce  fut  Morgain  qui  raconta  : 

—  «  Nous  avions  marché  tout  le  jour  parmi  les 
chardons  bleus,  sur  les  dunes  mouvantes.  Nous 
avions  marché  tout  le  jour  sans  rien  voir  que  des 
collines   qui   s'avançaient,  dont  le   vent    balançait   la 


96 


ANDRE   GIDE 


crête  ;  nos  pieds  étaient  brûlés  par  le  sable  et  le 
flamboiement  de  l'air  sec  flétrissait  nos  lèvres  et 
nos  paupières  douloureuses.  (Qui  dira  votre  pompe 
et  votre  plénitude,  soleils  d'Orient,  soleils  de  midi 
sur  les  sables  !)  Quand  vint  le  soir,  étant  parvenus 
au  pied  d'une  colline  très  haute,  nous  nous  sommes 
sentis  si  las...  Nous  avons  dormi  dans  le  sable,  sans 
même  attendre  que  soit  couché  le  soleil.  Nous  n'avons 
pas  dormi  longtemps,  le  froid  de  la  rosée  nous 
réveilla  bien  avant  l'aube.  Pendant  la  nuit,  les  sables 
avaient  bougé,  et  nous  ne  reconnûmes  plus  la  col- 
line. Nous  reprîmes  notre  marche,  montant  toujours 
sans  savoir  où  nous  allions,  d'où  nous  étions  venus, 
où  nous  avions  laissé  le  navire  ;  mais  bientôt  derrière 
nous  blanchit  l'aube.  Nous  étions  parvenus  sur  un 
plateau  très  large  —  au  moins  il  nous  sembla  très 
large  d'abord  —  et  nous  ne  pensions  pas  l'avoir 
encore  traversé,  lorsque  tout  à  coup,  le  terrain  cessant, 
s'ouvrit  devant  nous  une  vallée  pleine  de  brumes. 
Nous  attendions.  Derrière  nous  commençait  l'au- 
rore ;  et  tandis  qu'elle  montait  les  brumes  s'écar- 
tèrent —  C'est  alors  que  nous  apparut  cette  prodi- 
gieuse cité,  non  loin  de  nous,  dans  une  immense 
plaine.  Elle  était  couleur  d'aurore  et  musulmane, 
aux  minarets  fantasques  dressés  ;  des  escaliers  en 
enfilades  menaient  vers  des  jardins  suspendus,  et, 
sur  des  terrasses,  des  palmiers  mauves  se  penchaient. 


LE   VOYAGE   d'uRIEN  197 

Au-dessus  de  la  ville  flottaient  des  brouillards  en 
écharpes  que  déchiraient  les  minarets  pointus.  Les 
minarets  étaient  si  hauts  que  les  nuées  y  restaient 
prises,  et  l'on  eût  dit  des  oriflammes,  des  oriflammes 
tendues  sans  un  pli,  malgré  l'air  fluide  où  ne  remuait 
pas  une  brise. 

»  Or,  telle  est  notre  incertitude  :  devant  les  hautes 
cathédrales,  nous  rêvions  aux  tours  des  mosquées  ; 
devant  les  minarets  aujourd'hui  nous  rêvions  aux 
clochers  d'églises,  et  dans  l'air  matinal  nous  atten- 
dions les  angélus.  Mais  par  l'aube  encore  trop  fraîche, 
rien  ne  bruissait  que  des  frémissements  inconnus 
qui  se  perdaient  dans  l'air  vide,  lorsque  soudain, 
comme  le  soleil  paraissait,  un  chant  partit  d'un 
minaret,  du  premier  vers  le  soleil  qui  se  lève,  un 
chant  pathétique  et  bizarre,  et  nous  en  eussions 
bien  pleuré.  La  voix  vibrait  sur  une  note  aiguë.  Un 
nouveau  chant  jaillit,  puis  un  autre  ;  et  une  à  une 
les  mosquées  se  réveillaient  mélodieuses  sitôt  que 
d'un  rayon  les  avait  touchées  le  soleil.  Bientôt  toutes 
chantèrent.  C'était  un  appel  inouï  que  finissait  un 
éclat  de  rire  sitôt  qu'un  autre  appel  commençait. 
Les  muezzins  dans  l'aurore  se  répondaient  comme 
des  alouettes.  Ils  jetaient  des  questions  auxquelles 
succédaient  d'autres  questions,  et  le  plus  grand, 
sur  le  plus  haut  minaret,  ne  disait  rien,  perdu  dans 
un  nuage. 


198                                      ANDRÉ  GIDE  s 
i 

»  Cette  musique  était  si  merveilleuse  que  nous, 
étions  demeurés  immobiles,  en  extase  ;  puis,  comme 
les  voix  baissaient  et  se  faisaient  plus  douces,  nous 
voulûmes  nous  approcher,  insensiblement  attirés 
par  la  beauté  de  la  ville  et  par  l'ombre  mobile  des 
palmes.  Les  voix  baissaient  toujours  ;  mais  comme 
elles  retombaient,  voici  que  la  cité  s'éloigna,  se 
défit,  chancelante  avec  une  strophe  ;  les  minarets, 
les  palmiers  grêles  s'éperdirent  ;  l'escalier  croula  ; 
derrière  les  jardins  des  terrasses  décolorées  transpa- 
rurent la  mer  et  le  sable.  C'était  un  mirage  en  allé 
qui  palpitait  au  gré  d'un  chant.  Le  chant  se  tut  ; 
l'enchantement  finit  et  la  cité  miragineuse.  Notre 
cœur  affreusement  serré  s'était  cru  s'écouter  mourir. 

»  A  peine  un  bout  de  vision  qui  danse  encore 
sur  un  trille,  sifflement  d'haleines,  —  et  c'est  alors 
que  nous  les  vîmes  couchées  dans  les  algues  ;  elles 
dormaient.  Alors  nous  avons  fui,  si  tremblants  que 
nous  pouvions  à  peine  courir.  Heureusement  nous 
étions  très  près  du  navire  ;  nous  l'avons  aperçu 
derrière  un  promontoire  qui  seul  nous  séparait  des 
sirènes.  Quel  n'était  pas  votre  danger  si  elles  eussent 
pu  vous  entendre  et  nous  n'avons  osé  crier  que  déjà 
tout  près  de  vous,  de  peur  que  les  cris  les  éveillent. 
Je  ne  sais  pas  la  route  que  nous  avons  pu  faire  la 
veille  pour  avoir  avancé  si  peu  ;  je  crois  maintenant 
que  nous  avons  marché  sur  place  et  que  ces  collines 


LE   VOYAGE   d'uRIEN  199 


mobiles  qui  se  déplaçaient  sous  nos  pas,  que  ce 
plateau,  que  cette  vallée,  étaient  déjà  l'effet  de  1  en- 
chantement des  sirènes.'  » 

Ils  discutèrent  alors  pour  savoir  combien  elles 
étaient  et  s'émerveillèrent  d'avoir  échappé  à  leurs 
ruses  : 

*(  —  Mais,  dites-nous,  dit  Odinel,  dites-nous,  com- 
ment étaient-elles  ? 

—  Elles  étaient  couchées  dans  les  algues,  dit 
Agloval,  et  leurs  cheveux  ruisselants  qui  les  cou- 
vraient tout  entières,  verts  et  bruns,  semblaient 
des  herbes  de  la  mer  ;  mais  nous  avons  couru  trop 
vite  pour  bien  les  voir. 

—  Elles  avaient  les  mains  palmées,  dit  Cabilor, 
et  leurs  cuisses  couleur  d'acier  luisaient,  couvertes 
d'écaillés.  Je  me  suis  enfui  parce  que  j'avais  grand'peur. 

—  Je  les  ai  vues  comme  des  oiseaux,  dit  Paride, 
comme  d'immenses  oiseaux  de  mer  au  bec  rouge. 
N'est-ce  pas  qu'elles  avaient  des  ailes  ? 

—  Oh  non  !  non  !  dit  Morgain.  Elles  étaient 
pareilles  à  des  femmes,  et  très  belles.  Voilà  pourquoi 
je  me  suis  enfui. 

—  Mais  leurs  voix,  leurs  voix,  dites-nous,  leurs 
VOIX  comment  étaient-elles  ?  (Et  chacun  souhaitait 
les  avoir  entendues.) 

—  Elles  étaient,  dit  Morgain,  comme  une  vallée 
d'ombre   et  comme  l'eau  fraîche  aux  malades.  » 


200  ANDRÉ   GIDE 


Puis  chacun  parla  de  la  nature  des  sirènes  et  de 
leurs  ensorcellements  ;  Morgain  se  tut  et  je  compris 
qu'il  regrettait  les  sirènes. 

* 
*  * 

Morgain  a  la  fièvre.  11  nous  a  demandé  pour  mettre 
sur  son  front  de  la  neige  éternelle. 

Nous  avons  relâché  devant  une  île  où  se  dressait 
une  montagne  très  élevée.  Nous  sommes  descendus. 
Nathanaël,  Ydier,  Alain,  Axel  et  moi,  nous  avons 
marché  vers  les  neiges.  Longtemps  après,  nous 
pensions  encore  à  cette  île,  car  elle  était  calme  et 
charmante.  A  cause  des  glaciers  descendus  jusqu'en 
la  vallée,  un  air  presque  frais  circulait.  Nous  mar- 
chions joyeux  de   nous   sentir  si   pacifiques. 

Nous  étions  parvenus  au  pied  du  glacier  translu- 
cide ;  une  fontaine  claire  s'est  montrée.  Elle  stillait 
doucement  de  sous  la  glace  :  un  quartz  poli,  qu'elle 
avait  creusé  en  calice,  la  recueillait.  Nous  en  rem- 
plîmes notre  fiole  de  cristal  pour  en  rapporter  à 
Morgain. 

Eau  de  glace,  qui  pourra  dire  ta  pureté  !  Dans 
les  gobelets  où  nous  en  bûmes  elle  était  encore  azurée. 
Elle  était  limpide  et  si  bleue  qu'elle  avait  toujours 
l'air  profonde.  Elle  restait  fraîche  toujours  ainsi  que 
les  eaux  hiémales.  Elle  était  si  pure,  qu'elle  grisait 


LE  VOYAGE   d'uRIEN  201 

comme  l'air  très  matinal  des  montagnes.  Nous  en 
bûmes,  et  une  allégresse  séraphique  nous  ravit  ;  nous 
y  avons  trempé  nos  mains  ;  nous  en  avons  mouillé 
nos  paupières  ;  elle  a  lavé  la  flétrissure  des  lèvres 
et  sa  délicate  vertu  a  glissé  jusqu'à  nos  pensées, 
comme  d'une  eau  lustrale.  La  campagne,  après, 
nous  a  paru  plus  belle,  et  nous  nous  étonnions  de 
toute  chose. 

Vers  midi,  nous  avons  retrouvé  la  mer  et  nous 
marchions  suivant  le  rivage.  Nous  récoltions  des 
cailloux  d'or  dans  le  sable,  les  coquilles  rares  que  le 
flot  avait  laissées,  et  les  buprestes  couleur  d'émeraude 
sur  les  tamaris  de  la  plage. 

Il  poussait  près  de  la  mer  une  plante  qui  portait 
sur  ses  fleurs  des  papillons  toujours  posés.  Les 
papillons  étaient  indistincts  des  pétales,  la  fleur  en 
paraissait  ailée.  —  Nous  savions  que  les  papillons 
de  printemps,  les  premiers  papillons  de  mai  sont 
blancs  et  jaunes  comme  les  primevères  et  les  aubé- 
pines ;  les  papillons  d'été  diaprés  comme  toutes  les 
fleurs,  et  les  papillons  de  l'automne  de  la  couleur 
des  feuilles  mortes  ;  mais  ceux-ci,  sur  des  fleurs 
rosées,  avaient  les  ailes  transparentes  des  papillons 
des  hautes  cimes,  et  les  corolles  des  fleurs  se 
voyaient  à  travers  leurs  ailes. 

Nous  avons  rencontré,  sur  le  bord  de  la  mer, 
un  enfant  mystérieux  qui  songeait,  assis  sur  le  sable. 


202  ANDRÉ   GIDE 


li  avait  de  grands  yeux,  bleus  comme  une  mer  gla- 
ciale ;  sa  peau  luisait  comme  les  lys  et  ses  cheveux 
étaient  comme  une  nuée  que  le  soleil  à  l'aube 
colore.  Il  cherchait  à  comprendre  des  mots  qu'il 
avait  tracés  sur  le  sable.  Il  parla  ;  sa  voix,  de  ses 
lèvres  jaillit,  comme  s'envole  l'oiseau  du  matin,  en 
secouant  de  la  rosée  ;  nous  lui  eussions  volontiers 
donné  nos  coquilles,  nos  insectes  et  nos  pierres, 
volontiers  tout  ce  que  nous  avions,  tant  sa  voix 
charmante  était  douce.  Il  souriait  avec  une  tristesse 
infinie.  Nous  voulions  l'emmener  iusqu  au  navire, 
mais  s'étant  penché  sur  le  sable  il  reprit  sa  médita- 
tion tranquille. 

Nous  partîmes.  La  promenade  dans  cette  île  nous 
avait  donné  de  grandes  forces,  et  quand  i  Orion 
remit  à  la  voile,  en  regardant  la  mer  ouverte  devant 
nous,  nous  sentions  notre  cœur  tressaillir. 


* 


La  nuit  était  tombée  ;  le  vent  glissait  sur  les  joncs 
de  la  lande  ;  des  feux  flottaient  sur  les  tourbières, 
et  par  crainte  des  fondrières,  nous  ne  marchions 
que  lentement.  Un^ tintement  dans  le  silence  nous 
fit  nous  arrêter  surpris.  Comme  une  forme  vapo- 
reuse^  une  blanche  femme  naissait,  se  balançait 
aérienne,  s'élevait  au-dessus  du  marais  ;  elle  agitait 


LE   VOYAGE   d'uRIEN  '203 

une  clochette  comme  un  calice  dans  sa  mam.  Notre 
geste  d'abord  fut  de  fuir  ;  puis  rassurés  un  peu  à 
cause  de  sa  délicatesse,  nous  l'eussions  peut-être 
implorée,  mais  voici  qu'elle  n'était  plus  déjà  qu'une 
vapeur  défaite,  soit  plus  haute  ou  soit  très  lointaine, 
et  la  petite  sonnerie  qu'elle  faisait  s'en  allait  se  perdre 
avec  elle,  mais  elle  persista  toujours  et  nous  com- 
mencions à  croire  à  quelque  illusion  de  notre  fatigue, 
lorsque  marchant  de  ce  côté  nous  l'entendîmes 
plus  proche,  de  nouveau  précise,  rasant  la  terre, 
incertaine  parfois,  promenée  puis  hésitante,  puis 
plaintive,  un  appel,  et  penchés  dans  l'ombre  pour 
voir,  nous  avons  trouvé  une  pauvre  brebis  perdue 
sur  la  lande,  perplexe,  la  laine  humide  de  ténèbres. 
Elle  portait  au  cou  la  clochette.  Nous  recueillîmes 
la  brebis  égarée,  et  lui  défîmes  sa  clochette.  —  Mais 
un  nouveau  bruit  s'entendit,  et  de  nouveau  se  sou- 
leva des  vases,  comme  une  étoffe  mortuaire,  une 
femme  lente  et  voilée  ;  le  voile  gris  traînait  sur  la 
jonchaie,  comme  s'accroche  aux  joncs  de  la  brouée. 
La  tige  de  lys  inclinée  penchait  le  calice  vers  terre  ; 
les  sons  tombaient  comme  des  graines.  Et,  comme  elle 
fuyait,  je  la  vis,  baissée  vers  un  repli  de  l'ombre 
au  cou  d'une  brebis  venue,  suspendre  son  lys  en 
clochette.  Nous  recueillîmes  la  brebis  sur  la  plaine. 
— Une  troisième  forme  parut  ;  le  suaire  couvrait 
son  visage  :   derrière  elle  flottait   sa  traîne,   comme 


204  ■  ANDRÉ    GIDE 


une  étoffe  déchirée  parmi  les  feuilles  des  roseaux. 
Et  je  l'ai  vue  mettre  le  lys,  tandis  qu'elle  se  défaisait, 
laisser  à  la  brebis  désolée  la  clochette  à  la  lame  atta- 
chée avec  sa  main  qui  s'évapore. 

Ainsi  douze  femrnes  sont  venues  ;  nous  avons 
recueilli  les  brebis  après  elles,  et  nous  guidions  ce 
troupeau  par  la  main  comme  des  bergers  sans  hou- 
lette, à  travers  la  nuit,  sur  la  route  inconnue,  parmi 
les  touffes  de  roseaux  et  les  caïeux  de  renoncules. 


I 


LE  VOYAGE   d'uRIEN  205 


Voyage   vers   une   mer   glaciale 


Un  ciel  d'aurore  un  peu  tardive  ;  des  lueurs 
pourpres  sur  la  mer  où  des  glaces  bleu  pâle  s'irisent. 
Un  réveil  un  peu  frissonnant  à  cause  de  l'air  très 
limpide,  où  ne  jouaient  plus  de  brises  tièdes.  La 
terre  boréale  où  nous  avions  laissé,  la  veille,  Ellis 
la  pâle  et  nos  quatre  compagnons  malades,  encore 
à  peine  visible  au  loin,  achevait  de  disparaître,  une 
buée  délicate  qui  tout  à  l'horizon  liait  le  ciel  aux 
dernières  vagues,  semblait  la  soulever  et  l'assoupir. 
Tous  les  huit  assemblés  sur  le  pont  pour  une  mati- 
nale prière,  sérieux  mais  non  pas  tristes,  un  hymne 
tranquille  monta  du  navire  ;  une  allégresse  séraphi- 
que  nous  remplit  comme  le  jour  où  nous  avions  bu 
l'eau  cristalline  de  la  source.  Donc  sentant  nos 
volontés  joyeuses,  pour  ne  pas  laisser  qu'elles  s'é- 
parpillent, mais  bien  nous  saisir  d'elles  et  le  sentir, 
je  leur  dis  : 

—  Lés  dures  épreuves  sont  passées.  Maintenant 
sont  loin  les  berges  moroses  où  nous  pensions 
mourir  d'ennui,  plus  loin  encore  les  plages  aux  joies 


206  ANDRÉ   GIDE 


défendues  ;  sachons  nous  dire  heureux  de  les  avoir 
connues.  On  ne  peut  arriver  ici  que  par  elles  ;  vers 
les  cités  les  plus  altières  vont  les  routes  les  plus 
pénibles  ;  nous  allons  vers  la  cité  divine.  Le  soleil 
est  un  peu  plus  rose  d'avoir  été  si  terne  hier.  Dans 
les  résistances  d'abord  nos  volontés  se  sont  senties, 
et  le  désœuvrement  sur  les  pelouses  grises  ne  nous 
fut  pas,  lui  non  plus,  inutile,  car  le  paysage,  en  fuyant, 
laissait  nos  volontés  plus  libres  ;  à  cause  de  Tennui, 
nos  âmes  indétermmées  dans  les  campagnes  ont  pu 
se  développer  très  sincères.  Et  quand  nous  agirons, 
mamtenant,  ce  cera  certes  selon  nos  voies. 

Le  soleil  se  levait  comme  nous  achevions  nos 
prières  ;  la  mer  rayonna  de  splendeurs  reflétées  ; 
des  rayons  glissaient  sur  les  vagues,  et  les  banquises 
illuminées,  émues  et  vibrantes,  frémirent. 

Vers  le  milieu  du  jour  quelques  baleines  parurent  ; 
elles  nageaient  en  troupeau,  plongeant  devant  les 
banquises,  on  les  voyait  reparaître  plus  loin  ;  mais 
elles  se  tinrent  distantes  du  navire. 

Il  fallait  maintenant  se  garer  des  montagnes  de 
glace  ;  les  vagues  pas  encore  très  froides  fondaient 
lentement  leur  base  ;  soudain  on  les  voyait  chavirer, 
leur  cime  prismatique  croulait,  disparaissait  dans 
la  mer  secouée,  remuait  l'eau  comme  un  orage, 
ressortait  avec   des   cascades   aux   flancs   et   dans    la 


LE  VOYAGE  d'uRIEN  207 


vague  tumultueuse  longtemps  oscillait  encore,  incer- 
taine de  sa  posture.  Le  fracas  majestueux  de  leur 
chute  bondissait  sur  les  flots  sonores.  Parfois  des 
murs  de  glace  tombaient  dans  des  jaillissements 
d'écume,  et  toutes  ces  montagnes  mouvantes  se 
transformaient  incessamment. 

Il  en  vint  vers  le  soir  une  si  grande  qu'elle  n'était 
plus  transparente  ;  nous  la  prîmes  d'abord  pour 
une  terre  nouvelle  couverte  d'immenses  glaciers. 
Des  ruisseaux  tombaient  de  ses  cimes,  des  ours 
blancs  couraient  sur  ses  bords.  Le  navire  passa  s  i 
près  que  ses  grandes  vagues,  accrochées  à  quelque 
arête  surplombante  brisèrent  des  glaçons  fragiles. 
Il  en  vint  qui  portaient  en  elles  d'énormes  pierres, 
arrachées  du  glacier  natal,  et,  promenaient  ainsi  sur 
les  flots  des  fragments  de  roche  inconnue. 

Il  en  vint  d'autres  qui,  rapprochées  par  une  affi- 
nité subite,  avaient  emprisonné  des  baleines,  plus 
élevées  que  l'eau  elles  semblaient  nager  dans  l'air. 
Penchés  sur  le  pont,  nous  regardions  voguer  les 
banquises. 

Le  soir  tomba.  Au  soleil  couchant  les  montagnes 
parurent  d'opale.  Il  en  arriva  de  nouvelles  ;  elles 
apportaient  des  algues  laminées,  fines  et  longues 
comme  des  chevelures  ;  on  croyait  des  sirènes  cap- 
tives ;  puis  ce  fut  un  réseau  ;  la  lune  au  travers 
apparut,   comme  une   méduse  au  filet,  comme   une 


208  ANDRÉ   GIDE 


holotune  nacrée  ;  puis  dégagée,  nageant  dans  Tair 
libre,  la  lune  se  fit  azurée.  Des  étoiles  pensives 
erraient,    tournaient,    s'enfonçaient    dans    la    mer. 

Vers  le  milieu  de  la  nuit  apparut  un  vaisseau 
gigantesque  ;  la  lune  l'éclairait  mystérieusement  ; 
ses  agrès  étaient  immobiles  ;  aucune  lueur  sur  le 
pont.  II  passa  près  de  nous  ;  on  ne  l'entendait  pas 
voguer,  et  pas  un  bruit  dans  l'équipage.  Nous  com- 
prîmes enfin  qu'il  était  pris  dans  de  la  glace,  entre 
deux  banquises  qui  s'étaient  sur  lui  refermées.  Il 
passait  ainsi  tranquille  et  disparut. 

Vers  le  matin,  peu  avant  l'aube,  a  l'heure  où  la 
brise  fraîchit,  vint  voguer  près  de  nous  un  îlot  de 
glace  très  pure  ;  au  milieu,  comme  un  fruit  enchâssé, 
comme  un  œuf  de  merveilles  luisait  une  immortelle 
pierrerie.  Etoile  du  matin  sur  la  vague,  nous  ne  pou- 
vions nous  lasser  de  la  voir.  Elle  était  pure  comme 
un  rayon  de  la  Lyre  ;  à  l'aurore  elle  vibra  comme 
un  chant  mais  aussitôt  que  vint  le  soleil,  la  glace 
qui  l'enveloppait  fondue  la  laissa  tomber  dans  la 
mer.  —  Ce  jour-là  nous  avons  péché  la  baleine. 

Ici  cessent  les  temps  des  souvenirs,  commence 
mon  journal  sans  date. 

Dans  Tabime  ébloui  d'écume  et  de  tempêtes  où 
nul  homme  jamais  n'effaroucha  les  fêtes  sauvages 
des  albatros  et  des  eiders   —  plongeur   qu'un  câble 


LE  VOYAGE  d'uRIEN  209 


élastique  balance,  Eric  est  descendu,  brandissant 
au  bout  de  son  bras  nu  le  large  couteau  tueur 
de  cygnes.  Un  souffle  humide  monte  d'en  bas  où 
s'agitent  les  vagues  vertes,  et  le  vent  chasse  de 
l'écume.  Les  grands  oiseaux  effarouchés  tournoient 
et  l'étourdissent  de  coups  d'ailes.  Nous,  penchés, 
accrochés  au  roc  oii  le  câble  tendu  s'attache,  nous 
regardons  :  Eric  est  au-dessus  des  nids  ;  il  descend 
au  milieu  de  cette  tourmente  ;  dans  les  plumes 
couleur  de  neige  et  dans  le  duvet  précieux  les  petits 
eiders  sommeillent  ;  Eric  tueur  d'oiseaux  pose  la 
main  sur  la  couvée  ;  les  petits  réveillés  s'agitent  et 
pris  de  peur  veulent  fuir  ;  mais  Eric  plonge  le  cou- 
teau dans  les  plumes  et  rit  de  sentir  sur  ses  mains 
le  sang  tiède  de  la  couvée.  Le  sang  ruisselle  sur  les 
plumes,  et  les  ailes  qui  se  débattent  en  éclaboussent 
le  rocher.  Le  sang  ruisselle  sur  les  vagues,  et  le 
duvet  éparpillé  s'envole  taché  d'écarlate.  Les  grands 
oiseaux  épouvantés  veulent  protéger  la  couvée  ! 
Eric  que  leurs  griffes  attaquent,  d'un  coup  de  cou- 
teau les  abat.  Et  alors  monte  de  la  vague,  emporté 
par  le  vent  marin,  un  tourbillon  d'écume  affolée, 
entre  les  parois  de  falaise,  blanc  comme  le  duvet  des 
cygnes,  et  qui  monte,  qui  monte,  qui  monte,  et 
chassé  désespérément  avec  les  plumes  et  les  plumes, 
disparait  dans  le  ciel  qu'on  voit,  gouffre  bleu,  lors- 
qu'on lève  la  tête. 

14 


210  ANDRÉ   GIDE 


Sur  ces  falaises  schisteuses,  les  guillemots  font 
leur  nid.  Les  femelles  restent  perchées  ;  les  mâles 
volent  alentour  ;  ils  crient  d'une  façon  très  aiguë, 
et  les  cris  et  le  bruit  des  ailes  assourdissent  sitôt 
que  l'on  approche  d'eux.  Ils  volent  en  armée  si 
nombreuse,  qu'ils  font  une  nuit  lorsqu'ils  passent  ; 
ils  tournoient  incessamment.  Les  femelles  rangées 
les  attendent,  graves,  immobiles  et  sans  cris,  en  file 
sur  une  crête  immense  où  le  rocher  surplombe  un 
peu.  Elles  couvrent  leur  œuf  unique.  Elles  l'ont  posé 
là  vite,  pas  même  dans  un  nid,  mais  sur  le  roc  glissant 
en  pente  ;  elles  l'ont  fait  comme  une  fiente.  Sur 
l  œuf  elles  se  tiennent  assises,  rigides  et  sérieusement, 
entre  leurs  pattes  et  leur  queue  le  maintenant  pour 
qu'il  ne  roule. 

Le  navire  s'aventura  entre  deux  parois  de  falaise 
dans  un  fiord  étroit,  ténébreux  ;  on  voyait  dans  l'eau 
transparente,  à  des  profondeurs  ignorées,  les  roches 
s'enfoncer  toutes  droites  ;  de  sorte  que  parfois  il 
semblait  que  ce  fût  le  reflet  des  falaises  ;  mais  la 
profondeur  était  sombre  et  la^falaise  blanche  d'oi- 
seaux. Les  mâles  au-dessus  de  nos  têtes  poussaient 
de  tels  cris  que  nous  ne  pouvions  nous  entendre. 
Nous  avancions  très  lentement  ;  eux.  ne  semblaient 
pas  nous  voir.  Mais  sitôt  qu  Eric,  habile  frondeur, 
eut  lancé  contre  eux  quelques  pierres,  et,  dans  cette 
opaque  nuée,  de  chaque  pierre  en_eut  tué  plusieurs 


LE  VOYAGE   d'uRIEN  21  I 

qui  tombèrent  auprès  du  navire,  alors  tous  les  cris 
redoublés  affolèrent  sur  les  roches  les  femmes  ; 
quittant  le  rocher  nuptial,  l'espoir  de  la  progéniture, 
toutes  s'envolèrent  en  poussant  des  clameurs  horri- 
blement stridentes.  Ce  fut  une  épouvante  d'armée; 
nous  étions  honteux  du  vacarme,  et  surtout  lorsque 
nous  vîmes  tous  les  œufs  malheureux  délaissés, 
plus  maintenus  contre  la  pierre,  dégringoler  de  la 
falaise.  Cela  fit  tout  le  long  du  roc  les  coquilles 
s'étant  brisées,  d'horribles  traînes  blanches  et  jaunes. 
Certaines  couveuses  plus  dévouées  tentèrent  en 
s'envolant  d'emporter  l'œuf  entre  leurs  pattes,  mais 
leur  œuf  bientôt  échappé  s'était  éclos  sur  la  mer 
bleue.  L'eau  des  vagues  s'était  salie.  Nous  étions 
confus  du  désordre  et  nous  nous  enfuîmes  en  grande 
hâte,  car  de  toutes  parts  commençait  de  s'élever 
l'odeur  affreuse  des  couvées. 

Le  soir,  à  l'heure  des  prières,  Paride  n'étant  pas 
de  retour,  nous  le  cherchâmes  et  l'appelâmes  jusqu'à 
la  nuit,  mais  ne  pûmes  savoir  ce  qu'il  était  devenu. 


Ils  dormaient  ;  la  hutte  était  tranquille  ;  dehors, 
une  nuit  sans^ étoile  sur  la  plaine  de  givre  étendue  ; 
au-dessus  de  la  plaine,  à  cause  de  sa  candeur  la  nuit 
était  un  peu  pâlie  ;  une  lueur  était  éparse  sur  la  terre. 


212  ANDRÉ   GIDE 


je  cherchais  un  lieu  pour  prier.  Comme  j'allais 
m'agenouiller  et  que  je  commençais  ma  prière,  je 
vis  Ellis.  Elle  était  assise,  pensive,  près  de  moi,  sur 
une  roche  ;  sa  robe  était  couleur  de  neige  ;  ses  che- 
veux plus  noirs  que  la  nuit. 

—  Ellis  !  c'est  donc  toi,  sanglotai-je  ;  ah  !  je 
t'avais  bien  reconnue. 

Mais  elle  était  silencieuse,  et  je  lui  dis  : 

—  Ignores-tu  quelle  triste  histoire  j'ai  vécue  de- 
puis que  je  t'avais  perdue  ?  quelles  campagnes 
désolées  j'ai  traversées  depuis  que  ta  main  plus  ne 
me  guide  ?  Sur  une  berge,  un  jour,  je  pensais  t'avoir 
retrouvée  ;  mais  ce  n'était  qu'une  femme  ;  ah  ! 
pardonne  !  je  t'ai  si  longtemps  souhaitée.  Où  me 
mèneras-tu  désormais  dans  cette  nuit  proche  du 
pôle,  Ellis,  ma  sœur  ? 

—  Viens,  me  dit-elle.  Et  m'ayant  pris  par  la  main 
elle  me  conduisit  sur  une  roche  haute  d'oii  l'on 
apercevait  la  mer.  Je  regardais,  et  soudain  la  nuit 
se  déchira,  s'ouvrit,  et  se  déploya  sur  les  flots  toute 
une  aurore  boréale.  Elle  se  reflétait  dans  la  mer  ; 
c'étaient  de  silencieux  ruissellements  de  phosphore, 
un  calme  écroulement  de  rayons  ;  et  le  silence  de 
ces  splendeurs  étourdissait  comme  la  voix  de  Dieu. 
Il  semblait  que  les  flammes  pourpres  et  roses,  in- 
cessamment agitées,  fussent  une  palpitation  de  la 
Volonté   divine.  Tout  se  taisait  ;   mes  yeux  éblouis 


LE  VOYAGE   d'uRIEN  213 

se  fermèrent  ;  mais  Ellis  ayant  mis  un  doigt  sur  ma 
paupière  j'ouvris  les  yeux  et  je  ne  vis  plus  qu'elle. 
—  Urien  !  Urien  !  triste  frère  !  que  ne  m'as-tu 
toujours  rêvée  !  Souviens-toi  de  nos  jeux  de  jadis. 
Pourquoi  voulus-tu,  dans  l'ennui,  recueillir  ma 
fortuite  image  ?  Tu  savais  pourtant  bien  que  ce 
n  était  pas  l'heure  et  que  ce  n'était  pas  dès  là-bas  que 
posséder  était  possible.  Je  t'attends  au  delà  des 
temps,  où  les  neiges  sont  éternelles,  ce  sont  des  cou- 
ronnes de  neige,  non  plus  de  fleurs  que  nous  aurons. 
Ton  voyage  va  finir  mon  frère.  Ne  regarde  plus  vers 
jadis.  Il  est  encore  d'autres  terres,  et  que  tu  n'auras 
pas  connues,  que  tu  ne  connaîtras  jamais.  Que  t'eût 
servi  de  les  connaître  ?  Pour  chacun  la  route  est 
unique  et  chaque  route  mène  à  Dieu.  Mais  ce  n'est 
pas  dès  cette  vie  que  tes  yeux  pourront  voir  sa  gloire. 
La  pauvre  enfant  que  tu  croyais  me  reconnaître,  — 
et  comment  t'es-tu  pu  méprendre  ?  —  tu  lui  disais 
de  cruelles  paroles  ;  et  puis  tu  l'as  abandonnée. 
Elle  ne  vivait  pas,  tu  l'as  faite,  il  te  faudra  l'attendre 
maintenant  ;  car  cette  âme  ne  pourrait  seule  monter 
vers  la  cité  de  Dieu.  Ah  !  j'aurais  souhaité  que,  tous 
deux,  nous  fissions  la  route  étoilée,  ensemble,  seuls, 
vers  les  pures  lumières.  Il  te  faudra  guider  cette 
autre.  Vous  finirez  votre  voyage  ;  mais  cette  fin 
n*est  pas  la  vraie  ;  rien  ne  finit  qu'en  Dieu,  mon 
frère,  donc  ne  te  décourage  pas,   quand  tu  croiras 


214  ANDRÉ   GIDE 


te  pencher  sur  la  Mort.  Derrière  un  ciel  en  est  un 
autre  ;  les  fins  reculent  jusqu'à  Dieu.  Mon  frère 
bien-aimé,  tiens  ferme  l'Espérance. 

Puis  s 'étant  penchée  vers  la  neige,  elle  écrivit  en 
lettres  embrasées  ce  que  m'étant  agenouillé,  je  pus 
lire  : 

Ils  n'ont  pas  encore  obtenu  ce  que  Dieu  leur 
AVAIT  promis  —  Afin  qu'ils  ne  parvinssent  pas 
sans  nous  a  la  perfection  (1) 

Je  voulais  encore  lui  parler,  lui  demander  de  me 
parler  encore,  et  je  tendais  les  mains  vers  elle  ;  mais 
elle,  au  milieu  de  la  nuit,  me  montra  de  sa  main 
l'aurore,  et  s'étant  lentement  relevée,  comme  un 
ange  chargé  de  prières,  reprit  le  chemin  séraphique. 
A  mesure  qu'elle  montait,  sa  robe  devenait  nuptiale  ; 
je  voyais  qu'elle  était  tenue  à  des  épingles  d'escar- 
boucles  ;  elle  rayonnait  de  tous  les  rayons  des  sept 
mystiques  pierreries  ;  et  bien  que  leur  éclat  fut  tel 
qu  il  eût  consumé  les  paupières,  une  si  céleste  dou- 
ceur ruisselait  de  ses  mains  tendues,  que  je  ne  sentais 
pas  la  brûlure.  Elle  ne  regarda  plus  vers  moi  ;  je  la 
voyais  toujours  plus  haute  ;  elle  atteignit  les  portes 
enflammées  ;  derrière  une  nuée  elle  allait  disparaître... 
Alors  une  lumière  beaucoup  plus  blanche  m'éblouit, 
et,  la  nuée  s'étant  ouverte  je  vis  les  anges.  Ellis  était 

(1)  Hébreux  :  XI;  39,  40. 


LE  VOYAGE   d'uRIEN  215 

au  milieu  d'eux,  mais  je  ne  pouvais  la  reconnaître  ; 
chaque  ange  de  ses  deux  bras  levés,  agitait  ce  que 
j'avais  pris  pour  1  aurore,  qui  n'était  qu'un  rideau 
retombé  devant  les  clartés  immortelles,  et  chaque 
flamme  c'était  un  voile  où  transparaissait  la  lumière. 
De  grands  rayons  glissaient  sous  les  célestes  franges  — 
mais  les  anges  ayant  écarté  le  rideau,  un  tel  cri  jaillit 
dans  la  nue  que,  la  main  sur  les  yeux,  je  fus  pros- 
terné de  terreur. 

Quand  je  me  relevai,  la  nuit  s'était  refermée  ;  on 
entendait  au  loin  la  mer.  Etant  retourné  vers  les 
huttes  je  trouvai  mes  compagnons  encore  endormis  ; 
je  me  couchai  près  d'eux,  accablé  de  sommeil. 


RENCONTRES 


A  Jean-Paul  Allégret. 


I 


Ce  jour-là,  nous  promenant  au  hasard  dans  la 
ville  et  suivant  notre  fantaisie,  nous  avons  rencontré 
rue  de  Seine  —  t'en  souvient-il  —  un  pauvre  nègre 
que  nous  avons  longuement  contemplé.  C'était  à  la 
hauteur  de  la  devanture  de  la  librairie  Fischbacher. 
Je  dis  cela  parce  que  pour  être  plus  lyrique,  on  finit 
quelquefois  par  ne  plus  être  précis  du  tout.  Et  par 
prétexte  pour  nous  arrêter,  nous  feignions  de  regar- 
der la  devanture  ;  mais  c'était  lui,  le  nègre,  que  nous 
regardions.  Pauvre,  il  l'était  assurément,  et  cela 
paraissait  d'autant  plus  qu'il  tâchait  de  le  moins 
paraître  ;  car  c'était  un  nègre  très  soucieux  de  sa 
dignité.  Il  était  coiffé  d'un  chapeau  haut  de  forme, 
vêtu  d'une  correcte  redingote  ;  mais  le  chapeau  était 
pareil  a  ceux  des  cirques  et  la  redingote  était  affreu- 
sement élimée  ;  il  avait  du  linge  assurément,  mais 
qui  peut-être  ne  paraissait  blanc  que  sur  un  nègre  ; 
sa  misère  se  voyait  surtout  à  ses  souliers  crevés.  Il 
marchait   à   tout   petits   pas   comme   quelqu'un    qui 


218  ANDRÉ   GIDE 


n'a  plus  de  but  et  qui  bientôt  ne  pourra  plus  avancer  ; 
et  tous  les  quatre  pas  s'arrêtait,  soulevait  son  tuyau 
de  poêle,  et  s'éventait  avec,  bien  qu'il  fît  froid,  puis 
sortait  un  sordide  foulard  de  sa  poche  et  s'épongeait 
le  front  avec,  puis  le  rentrait  ;  il  avait  un  grand  front 
découvert  sous  une  tignasse  argentée  ;  son  regard 
était  vague  comme  ceux  qui  n'attendent  plus  rien  de 
la  vie,  et  il  paraissait  ne  pas  voir  les  passants  qu'il 
croisait  ;  mais,  quand  ceux-ci  s'arrêtaient  à  le  regar- 
der, vite,  il  se  recouvrait,  par  dignité,  et  recommençait 
de  marcher.  Certainement  il  venait  de  faire  une 
visite  à  quelqu'un  de  qui  il  attendait  ce  qui  venait 
de  lui  être  refusé.  Il  avait  l'air  de  ceux  qui  n'ont  plus 
d'espérance.  Il  avait  l'air  de  quelqu'un  qui  meurt 
de  faim,  mais  qui  se  laissera  mourir  plutôt  que  de 
condescendre  à  de  nouveau  redemander. 

Assurément,  il  voulait  montrer  et  se  prouver  à 
lui-même  que  pour  consentir  à  l'humiliation  il  ne 
suffit  pas  d'être  nègre.  Ah  !  j'aurais  voulu  le  suivre 
et  savoir  où  il  allait  ;  mais  il  n'allait  plus  nulle  part. 
Ah  !  j'aurais  voulu  l'aborder,  mais  je  ne  savais  pas 
comment  faire  pour  ne  pas  froisser  sa  susceptibilité 
Et  puis  je  ne  savais  pas  jusqu'à  quei  point,  toi  qui 
m'accompagnais  alors,  tout  ce^qui  est  de  la  vie  et 
tout  ce  qui  est  vivant  t'intéresse. 

...  Ah  !  tout  de  même  j'aurais  dû  l'aborder. 


RENCONTRES  219 


II 

Et  c'est  ce  même  jour,  un  peu  plus  tard,  que  reve- 
nant  par  le  métro,  nous  vîmes  ce  petit  nomme  si 
sympathique  qui  trimballait  un  bocal  avec  des  pois- 
sons. Le  bocal  était  habillé  d'étoffe  avec  une  ouver- 
ture sur  le  côté  qui  permît  de  voir,  et  le  tout  enveloppé 
de  papier.  On  ne  comprenait  pas  d'abord  ce  que 
c'était,  mais  il  abritait  cela  si  soigneusement  que  je 
lui  dis  en  riant  : 

—  C'est  une  bombe  ? 

Alors,  il  m'attira  près  de  la  lumière  et  mystérieu- 
sement : 

—  C'est  des  poissons. 

Et  tout  de  suite,  car  il  était  de  naturel  affable  et 
sentait  que  nous  ne  demandions  qu'à  causer  : 

—  je  les  couvre  pour  ne  pas  attirer  l'attention  ; 
mais  SI  vous  aimez  les  jolies  choses  (et  vous  êtes 
artiste  assurément)  je   m'en  vais  vous   les   montrer. 

Et  tout  en  découvrant  le  bocal  soigneusement, 
avec  des  gestes  de  mère  qui  change  les  langes  d'un 
poupon,  il  continuait  : 

—  C'est  mon  commerce  ;  je  suis  éleveur  de  pois- 
sons. Tenez  !  ces  petits-là,  ça  vaut  dix  francs  la 
pièce.  C'est  tout  petit  ;  mais  vous  n'avez  pas  idée 
de  ce  que  c'est  rare.  Et  c'est  joli  !  Regardez  seulement 


220  ANDRE  GIDE 


quand  ça  vous  accroche  un  rayon.  Là  !  C'est  vert, 
c'est  bleu,  c'est  rose  ;  ça  n'a  pas  de  couleur  à  soi, 
ça  les  prend  toutes. 

Il  n'y  avait  dans  l'eau  du  bocal  qu'une  douzaine 
de  fines  aigttilles,  qui  tour  à  tour,  en  passant  devant 
1  échancrure  de  l'étoffe  se  diapraient. 

—  Et  c'est  vous  qui  les  élevez  ? 

—  J'en  élève  bien  d'autres  !  Mais  les  autres  je 
ne  les  promène  pas.  C'est  trop  délicat.  Songez  donc  ! 
J  en  ai  qui  me  coûtent  à  moi  des  cmquante,  des 
soixante  francs  pièce.  On  vient  les  voir  chez  moi 
tt  je  ne  les  sors  que  vendus. La  semaine  dernière 
un  riche  amateur  m'en  a  acheté  un  de  cent-vingt. 
C'était  un  cyprin  de  la  Chine  ;  il  avait  trois  queues 
comme  un  pacha.  Si  on  a  du  mal  à  les  élever  ?  Pour 
sûr  !  C'est  difficile  pour  la  nourriture  et  ça  prend 
tout  le  temps  des  maladies  de  foie.  Une  fois  par 
semaine  il  faut  les  mettre  dans  l'eau  de  Vichy.  Ça 
revient  cher.  Sans  quoi,  non  ;  ça  peuple  comme  des 
lapins.  Vous  êtes  amateur,  Monsieur  ?  Vous  devriez 
venir  me  voir. 

A  présent  j'ai  perdu  son  adresse.  Ah  î  je  regrette 
de  ne  pas  y  être  allé. 


RENCONTRES  221 


III 

—  Il  faut  partir  de  ce  point,  me  dit-il,  que  les 
plus  importantes  inventions  restent  encore  à  décou- 
vrir. Elles  seront  la  mise  en  lumière,  simplement, 
d*une  constatation  des  plus  simples,  car  tous  les 
secrets  de  la  nature  gisent  à  découvert  et  frappent 
nos  regards  chaque  jour  sans  que  nous  y  fassions 
attention.  Les  peuples  auront  pitié  de  nous  plus 
tard  lorsqu'ils  auront  tiré  parti  de  la  lumière  et  de 
la  chaleur  du  soleil,  pitié  de  nous  qui  extrayons  si 
péniblement  notre  éclairage  et  notre  combustible 
des  entrailles  du  sol  et  qui  gaspillons  le  charbon 
sans  souci  des  générations  à  venir.  Quand  donc 
l'homme  industneusement  économe,  apprendra- 
t-il  à  capter,  à  canaliser  sur  tous  les  points  ardents 
du  globe  la  chaleur  intempestive  ou  superflue  ? 
On  y  viendra  !  On  y  viendra,  continuait-il  senten- 
cieusement. On  y  viendra  quand  le  globe  commen- 
cera de  se  refroidir,  car  c'est  alors  aussi  que  l'on 
commencera  a  manquer  de  charbon. 

—  Mais,  lui  dis-je,  pour  le  détourner  de  la  morne 
méditation  oii  je  voyais  qu'il  allait  retomber,  vous 
parlez  avec  trop  de  sagacité  pour  n'être  pas  vous-même 
un  inventeur  ? 

—  Les  plus  grands,  reprit-il  aussitôt,  ne  sont  pas. 


222  ANDRÉ  GIDE 


Monsieur,  les  plus  connus.  Qu'est-ce  qu'un  Pasteur, 
je  vous  en  prie,  qu'un  Louis  Veuillot,  qu'un  Pouch- 
kine auprès  de  l'inventeur  de  la  roue,  de  l'aiguille, 
de  la  toupie  et  celui  qui  le  premier  remarqua  que  le 
cerceau  que  l'enfant  fait  rouler  devant  lui,  se  tient 
droit  !  Savoir  voir,  tout  est  là.  Mais  nous  vivons 
sans  regarder.  Ainsi  tenez  :  quelle  admirable  inven- 
tion que  la  poche  !  Eh  bien  !  y  avez-vous  songé  î^ 
Et  pourtant  tout  le  monde  s'en  sert.  Il  suffit  d'ob- 
server, vous  dis-je.  Ah  !  tenez  !  méfiez-vous  de  celui 
qui  vient  d'entrer,  fit-il  en  changeant  de  ton  brus- 
quement et  en  me  tirant  de  côté  par  la  manche. 
C'est  un  vieux  daim  qui  n'a  jamais  rien  découvert, 
mais  qui  voudrait  piller  les  autres.  Pas  un  mot  devant 
lui,  je  vous  prie,  (c'était  mon  ami  C...,  médecin  en 
chef  de  l'hospice).  Voyez  comme  il  interroge  ce 
pauvre  abbé  ;  car  bien  que  sous  un  costume 
civil,  ce  gentleman  là-bas  c'est  un  prêtre.  Un  grand 
inventeur,  lui  aussi.  C'est  fâcheux  que  nous  ne 
puissions  pas  nous  entendre  ;  je  crois  que  nous 
aurions  pu  faire  ensemble  de  grandes  choses  ;  quand 
je  lui  parle,  c'est  comme  s'il  me  répondait  en  chinois. 
D'ailleurs,  depuis  quelque  temps  il  me  fuit.  Vous 
irez  le  trouver  tout  à  l'heure  quand  le  vieux  daim 
l'aura  quitté.  Vous  verrez  :  il  sait  des  choses  curieuses  ; 
et  s  il  ne  manquait  pas  de  suite  dans  les  idées... 
Tenez,  le  voici  seul  à  présent.  Allez-y. 


RENCONTRES  223 


—  Pas  avant  que  vous  ne  m'ayez  dit  ce  que  vous 
avez  inventé... 

—  Vous  voulez  le  savoir  ? 

II  se  pencha  vers  moi  d'abord,  puis  rejeta  brus- 
quement le  torse  en  arrière  et  à  voix  basse,  sur  un 
ton  d'étrange  gravité  : 

—  Je  suis  l'inventeur  du  bouton. 

Mon  ami  C...  s 'étant  écarté,  je  me  dirigeai  vers 
le  banc  où  «  le  gentleman  »  restait  assis,  les  coudes 
sur  les   genoux  et   le   front   entre  les   mains. 

—  Ne  vous  ai-je  pas  déjà  rencontré  quelque  part  ? 
lui  dis-je  en  manière  d'introduction. 

—  II  me  semble  aussi,  fit-il  après  m'avoir  dévi- 
sagé. Mais,  rappelez-moi  donc  :  n'est-ce  pas  vous 
qui  causiez  tout  à  l'heure  avec  ce  pauvre  ambassa- 
deur ?  Oui,  là,  qui  se  promène  tout  seul  à  présent 
et  qui  va  nous  tourner  le  dos...  Comment  va-t-il  ? 
Nous  étions  bons  amis  dans  le  temps  ;  mais  c'est 
un  caractère  jaloux.  II  ne  peut  plus  me  souffrir 
depuis  qu'il  a  compris  qu'il  ne  peut  pas  se  passer 
de  moi. 

—  Comment    expliquez-vous    cela  ?    hasardai-je. 

—  Vous  allez  comprendre  tout  de  suite,  cher 
Monsieur.  Il  a  inventé  le  bouton,  il  a  dû  vous  le  dire. 
Mais  c'est  moi  l'inventeur  de  la  boutonnière. 

—  Alors,  vous  être  brouillés  ? 

—  Nécessairement. 


LES   CAVES   DU   VATICAN 

(livre  quatrième) 


Le  mille-pattes 


I 


Amédée  Fleurissoire  avait  quitté  Pau  avec  cinq 
cents  francs  dans  sa  poche,  qui  certainement  devaient 
suffire  à  son  voyage,  malgré  les  faux-frais  où  l'en- 
traînerait sans  doute  la  malignité  de  la  Loge.  Puis 
si  la  somme  ne  suffisait  pas,  s'il  se  voyait  contraint 
de  prolonger  davantage  son  séjour,  il  ferait  appel 
à  Blafaphas  qui  tenait  à  sa  disposition  une  petiite 
réserve. 

Personne  à  Pau  ne  devant  savoir  où  il  allait,  il 

n'avait  pris  billet  que  pour  Marseille.  De  Marseille 

à  Rome  le  billet  de  troisième  ne  coûtait  que  trente- 

15 


226  ANDRÉ   GIDE 


huit  francs  quarante  et  lui  laissait  la  faculté  de  s'ar- 
rêter en  cours  de  route  ;  ce  dont  il  pensait  profiter 
pour  satisfaire,  non  point  à  la  curiosité  des  lieux 
étranges  qu'il  n'avait  jamais  eue  vive,  mais  à  son 
besoin  de  sommeil  qu'il  avait  extraordmairement 
exigeant.  C'est-à-dire  qu'il  redoutait  par-dessus 
tout  l'insomnie  ;  et,  comme  il  importait  à  l'Eglise 
qu'il  arrivât  à  Rome  bien  gaillard,  il  ne  regarderait 
pas  à  la  remise  de  deux  jours,  à  quelques  frais  d'hôtel 
en  sus...  Qu'était-ce  que  cela  auprès  d'une  nuit  en 
wagon,  blanche  à  n'en  pas  douter,  et  malsaine  par- 
ticulièrement à  cause  des  exhalaisons  des  autres 
voyageurs  ;  puis,  si  l'un  d'eux,  désireux  de  renouveler 
1  air,  s'avisait  d'ouvrir  une  fenêtre,  alors  c'était  le 
rhume  assuré...  Il  coucherait  donc  une  première 
nuit  à  Marseille,  une  seconde  à  Gênes,  dans  quelqu'un 
de  ces  hôtels  point  fastueux  mais  confortables 
comme  on  en  trouve  facilement  dans  le  voisinage  des 
gares  ;  et  n'arriverait  à  Rome  que  le  surlendemain 
soir. 

Au  demeurant,  il  s'amusait  de  ce  voyage,  et  de  le 
faire  seul  enfin  ;  à  quarante-sept  ans  n'ayant  encore 
jamais  vécu  que  sous  tutelle,  escorté  partout  par  sa 
femme  ou  par  son  ami  Blafaphas.  Calé  dans  son  coin 
de  wagon,  il  souriait  avec  un  air  de  chèvre,  du  bout 
des  dents,  souhaitant  bénigne  aventure.  Tout  alla 
bien  jusqu'à  Marseille. 


LES   CAVES   DU   VATICAN  227 

Le  second  jour,  il  fit  un  faux  départ.  Tout  absorbé 
dans  la  lecture  du  Baadeker  de  l'Italie  Centrale  qu*il 
venait  d'acheter,  il  se  trompa  de  train  et  fila  droit 
sur  Lyon,  ne  s'en  aperçut  qu'à  Arles,  au  moment 
où  le  train  repartait,  et  dut  poursuivre  jusqu  à  Ta- 
rascon  ;  il  dut  redéfaire  la  route  ;  puis  prit  un  train 
du  soir  qui  le  porta  jusqu'à  Toulon,  plutôt  que  de 
coucher  une  nouvelle  nuit  à  Marseille  où  les  punaises 
l'avaient  gêné. 

La  chambre  n'avait  pourtant  pas  mauvais  aspect, 
qui  donnait  sur  la  Cannebière  ;  ni  le  lit,  ma  foi  ! 
dans  lequel  il  s'était  étendu  en  confiance  après  avoir 
plié  ses  vêtements,  fait  ses  comptes  et  ses  prières. 
Il   tombait   de   sommeil   et   s'était   endormi   aussitôt. 

Les  punaises  ont  des  mœurs  particulières  ;  elles 
attendent  que  la  bougie  soit  soufflée,  et,  aussitôt 
dans  le  noir,  s'élancent.  Elles  ne  se  dirigent  pas  au 
hasard  ;  vont  droit  au  cou,  qu'elles  prédilectionnent  ; 
s'adressent  parfois  aux  poignets  ;  quelques  rares 
préfèrent  les  chevilles.  On  ne  sait  trop  pourquoi 
elles  infusent  sous  la  peau  du  dormeur  une  subtile 
huile  urticante  dont  la  virulence  à  la  moindre  fric- 
tion s'exaspère... 

La  démangeaison  qui  réveilla  Fleurissoire  était 
si  vive  qu'il  ralluma  sa  bougie  et  courut  au  miroir 
contempler,  sous  le  maxillaire  inférieur,  une  rougeur 


228  ANDRÉ  GIDE 


confuse  semée  d  Indistincts  petits  points  blancs  ; 
mais  la  camoufle  éclairait  mal  ;  la  glace  était  de  tain 
sali,  son  regard  brouillé  de  sommeil...  Il  se  recoucha, 
frottant  toujours  ;  éteignit  de  nouveau  ;  ralluma  cinq 
minutes  après,  la  cuisson  devenant  intolérable  ; 
bondit  à  sa  toilette,  mouilla  dans  le  broc  son  mou- 
choir et  l'appliqua  sur  la  zone  enflammée  ;  celle-ci, 
toujours  plus  étendue,  atteignit  à  présent  la  clavicule. 
Amédée  crut  qu'il  tombait  malade  et  pria  ;  puis 
éteignit  encore.  Le  répit  apporté  par  la  fraîcheur  de 
la  compresse  fut  de  trop  courte  durée  pour  laisser 
le  patient  se  rendormir  ;  à  présent  se  joignait  à  l'atro- 
cité de  l'urticaire  la  gêne  d'un  col  de  chemise  trempé  ; 
qu'il  trempait  aussi  de  ses  larmes.  Et  tout  à  coup  il 
sursauta  d'horreur  :  des  punaises  !  ce  sont  des  pu- 
naises !...  Il  s'étonna  de  n'y  avoir  pas  pensé  plus 
tôt  ;  mais  il  ne  connaissait  l'insecte  que  de  nom,  et 
comment  aurait-il  assimilé  l'effet  d'une  morsure 
précise  à  cette  brûlure  indéfinie  ?  Il  jaillit  hors  du 
ht  ;  pour  la  troisième  fois  ralluma  la  bougie. 

Théorique  et  nerveux,  il  se  faisait,  comme  beaucoup, 
sur  les  punaises  des  idées  fausses,  et,  glacé  de  dégoût, 
commença  par  les  chercher  sur  lui  ;  n'en  vit  mie  ; 
pensa  s'être  trompé  ;  déjà  se  recroyait  malade.  Rien 
sur  les  draps  non  plus  ;  mais,  avant  de  se  recoucher, 
l'idée  lui  vint  pourtant  de  soulever  son  traversin. 
Il  aperçut  alors  trois  minuscules  pastilles  noirâtres. 


LES   CAVES   DU   VATICAN  229 

qui  prestement  se  muchèrent  dans  un  repli  de  drap. 
C'étaient  elles  ! 

Posant  sa  bougie  sur  le  lit,  il  les  traqua,  ouvrit 
le  pli,  en  surprit  cinq,  que,  par  dégoût,  n'osant  escar- 
bouiller  contre  son  ongle,  il  précipita  dans  son  pot 
de  chambre  et  compissa.  Quelques  instants  il  les 
regarda  se  débattre,  content,  féroce,  et  du  coup  se 
sentit  un  peu  soulagé.  Se  recoucha  ;  souffla. 

Les  démangeaisons  presque  aussitôt  redoublèrent  ; 
de  nouvelles,  sur  la  nuque,  à  présent.  Exaspéré  il 
ralluma,  se  releva,  enleva  cette  fois  sa  chemise  pour 
en  examiner  le  col  à  loisir.  Enfin  il  distingua,  au  ras 
de  la  couture,  courir  d'imperceptibles  points  rouge- 
clair,  qu'il  écrasa  contre  la  toile,  où  ils  firent  une 
marque  de  sang  ;  sales  bêtes,  si  petites,  il  avait  peine 
à  croire  que  ce  fussent  déjà  des  punaises  ;  mais,  peu 
après,  soulevant  de  nouveau  son  traversin,  il  en 
dénicha  une  énorme  :  leur  mère  assurément  ;  alors 
encouragé,  excité,  amusé  presque,  il  enleva  le  traver- 
sin, défit  ses  draps,  et  commença  de  fouiller  avec 
méthode.  A  présent,  il  se  figurait  partout  en  avoir  ; 
mais  somme  toute  n'en  prit  que  quatre  ;  se  recoucha 
et  put  goûter  une  heure  de  calme. 

Puis  les  brûlures  recommencèrent.  Il  partit  à  la 
chasse  une  fois  encore  ;  puis  enfin,  excédé,  se  laissa 
faire  et  remarqua  que  la  cuisson,  s'il  n'y  touchait 
oas,  se  calmait  somme  toute  assez  vite.  A  l'aube  les 


230  ANDRÉ   GIDE 


dernières,  repues,  le  laissèrent.  Il  dormait  d'un 
sommeil  profond  quand  le  garçon  vint  le  réveiller 
pour  son  train. 

A  Toulon  ce  furent  les  puces. 

Sans  doute  les  avait-il  récoltées  en  wagon.  Toute 
la  nuit  il  se  gratta,  tourna  et  retourna  sans  dormir. 
Il  les  sentait  qui  lui  couraient  le  long  des  jambes, 
lui  chatouillaient  les  reins,  l'enfiévraient.  Comme  il 
était  de  peau  délicate,  d'exubérants  boutons  se 
soulevaient  sous  leurs  morsures,  qu'il  enflammait 
en  se  grattant  comme  à  plaisir.  Il  ralluma  plusieurs 
fois  sa  bougie  ;  il  se  relevait,  enlevait  sa  chemise, 
la  remettait  sans  avoir  pu  en  tuer  une  ;  a  peine  les 
apercevait-il  un  instant  :  elles  échappaient  à  sa  prise, 
et,  même  s'il  parvenait  à  les  saisir,  lorsqu'il  les  croyait 
mortes,  aplaties  sous  son  doigt,  elles  se  regonflaient 
à  l'instant  même,  repartaient  sitôt  sauves  et  bon- 
dissaient comme  devant.  Il  en  venait  à  regretter 
les  punaises.  Il  enrageait,  et,  dans  l'énervement 
de  ce  pourchas  inutile,  acheva  de  gâcher  son  som- 
meil. 

Toute  la  journée  du  lendemain  ses  boutons  de  la 
nuit  le  démangèrent,  tandis  que  des  chatouillements 
neufs  l'avertissaient  qu'il  était  toujours  fréquenté. 
L  excessive  chaleur  augmentait  considérablement 
son    malaise.    Le    wagon    regorgeait    d'ouvriers    qui 


LES   CAVES   DU   VATICAN  231 

buvaient,  fumaient,  crachaient,  rotaient,  et  mangeaient 
un  cervelas  d'une  senteur  tellement  forte  que  Fleu- 
rissoire,  à  plus  d'un  coup,  pensa  vomir.  Il  n'osa  ce- 
pendant quitter  ce  compartiment  qu'à  la  frontière, 
de  crainte  que  les  ouvriers,  le  voyant  monter  dans  un 
autre,  n'allassent  supposer  qu'ils  le  gênaient  ;  dans 
le  compartiment  où  ensuite  il  monta,  une  volumi- 
neuse nourrice  changeait  les  couches  de  son  poupon. 
Il  tâcha  néanmoins  de  dormir  ;  mais  il  était  alors 
gêné  par  son  chapeau.  C'était  un  de  ces  chapeaux 
plats  de  paille  blanche  à  ruban  noir,  de  l'espèce  de 
ceux  qu'on  appelle  communément  :  canotiers.  Quand 
Fleurissoire  le  laissait  dans  sa  position  ordinaire, 
le  bord  rigide  écartait  sa  tête  de  la  cloison  ;  si,  pour 
s'appuyer,  il  relevait  un  peu  le  chapeau,  la  cloison 
le  précipitait  en  avant  ;  lorsque,  au  contraire,  il 
réprimait  le  chapeau  en  arrière,  le  bord  se  coinçait 
alors  entre  la  cloison  et  sa  nuque  et  le  canotier  au- 
dessus  de  son  front  se  levait  comme  une  soupape. 
Il  prit  le  parti  de  l'enlever  complètement  et  de  se 
couvrir  le  chef  de  son  foulard  que,  par  crainte  du 
jour,  il  laissait  retomber  devant  les  yeux.  Du  moins 
il  s'était  précautionné  pour  la  nuit  ;  il  avait  acheté 
à  Toulon,  le  matin,  une  boîte  de  poudre  insecticide 
et,  dût-il  payer  cher,  pensait-il,  il  n'hésiterait  pas* 
ce  soir-là,  à  descendre  dans  un  des  meilleurs  hôtels  ; 
car  si  cette  nuit  il  ne  dormait  pas  davantage,  dans 


232  ANDRÉ   GIDE 


quel    état    de    misère    physiologique    arriverait-il    à 
Rome  ?  à  la  merci  du  moindre  franc-maçon. 

Devant  la  gare  de  Gênes  stationnaient  les  omnibus 
des  principaux  hôtels  ;  il  alla  droit  à  l'un  des  plus 
cossus,  sans  se  laisser  intimider  par  la  morgue  du 
laquais  qui  s'empara  de  sa  piteuse  valise  ;  mais 
Amédée  ne  s'en  voulait  point  séparer  ;  il  refusa  de 
la  laisser  poser  sur  le  dessus  de  la  voiture,  exigea 
qu  on  la  mît,  là,  près  de  lui,  sur  le  coussin  de  la  ban- 
quette. Dans  le  vestibule  de  l'hôtel  le  portier  en 
parlant  français  le  mit  à  l'aise;  alors  il  se  lança  et, 
non  content  de  demander  «  une  très  bonne  chambre  », 
s  enquit  des  prix  de  celles  qu'on  lui  proposait,  résolu, 
au-dessous  de  douze  francs,  à  ne  rien  trouver  à  sa 
convenance. 

La  chambre  de  dix-sept  francs  pour  laquelle  il 
se  décida,  après  en  avoir  visité  plusieurs,  était  vaste, 
propre,  élégante  sans  excès  ;  le  lit  avançait  dans  la 
pièce,  un  lit  de  cuivre,  net,  assurément  inhabité, 
à  qui  le  pyrèthre  eût  fait  injure.  Dans  une  sorte 
d'armoire  énorme,  la  toilette  était  dissimulée.  Deux 
larges  fenêtres  ouvraient  sur  un  jardin  ;  Amédée, 
penché  vers  la  nuit,  contempla  d'indistincts  et 
sombres  feuillages,  longuement,  laissant  l'air  tiède 
lentement  calmer  sa  fièvre  et  le  persuader  au  som- 
meil. Au-dessus  du  lit,  un  voile  de  tulle  retombait 


LES  CAVES   DU   VATICAN  233 

en  brouillard  exactement  de  trois  côtés  ;  de  petits 
cordonnets,  semblables  aux  ris  d'une  voile,  le  rele- 
vaient par-devant  dans  une  corbe  gracieuse.  Fleu- 
rissoire  reconnut  là  ce  qu'on  appelle  :  moustiquaire 
—  dont  il  avait  toujours,  dédaigné  d'user. 

Après  s  être  lavé,  il  s'étendit  avec  délices  dans  les 
draps  frais.  Il  laissait  la  fenêtre  ouverte  ;  non  toute 
grande  assurément,  par  crainte  du  rhume  et  de 
l'ophtalmie,  mais  un  des  battants  rabattu  de  manière 
que  ne  lui  parvinssent  pas  directement  les  effluves  ; 
fit  ses  comptes  et  ses  prières,  puis  éteignit.  (L'éclai- 
rage était  électrique,  qu'on  arrêtait  en  chavirant 
la   chevillette   d'un    interrupteur   de   courant.) 

Fleurissoire  allait  s'endormir  lorsqu'un  mince 
chantonnement  vmt  lui  remémorer  cette  précaution, 
qu  il  n'avait  point  prise,  de  n'ouvrir  la  fenêtre  qu'a- 
près avoir  éteint  ;  car  la  lumière  attire  les  moustiques. 
Il  lui  souvint  aussi  d'avoir  lu  quelque  part  des  re- 
mercîments  au  bon  Dieu  pour  avoir  doué  l'insecte 
volatile  d'une  petite  musique  particulière,  propre 
à  avertir  le  dormeur  à  l'instant  qu'il  allait  être  piqué 
Puis,  il  fit  retomber  tout  autour  de  lui  la  mousseline 
infranchissable.  «  Combien  cela  ne  vaut-il  pas  mieux, 
après  tout,  pensait-il  en  s'assoupissant,  que  ces 
petits  cônes  en  feutre  d'herbe  sèche,  que,  sous  le 
nom  baroque  de  fidibus,  débite  le  père  Blafaphas  ; 


234  ANDRÉ   GIDE 


on  les  allume  sur  une  soucoupe  de  métal  ;  ils  se 
consument  en  répandant  grande  abondance  de  fumée 
narcotique  ;  mais  devant  que  d'engourdir  les  mous- 
tiques, ils  asphyxient  à  demi  le  dormeur.  Fidibus  ! 
quel  drôle  de  nom  !  Fidibus...  »  Il  s'endormait  déjà 
quand,  soudam,  à  l'aile  gauche  du  nez,  une  vive 
piqûre.  Il  y  porta  la  main  ;  et  tandis  qu'il  palpait 
doucement  le  cuisant  soulèvement  de  sa  chair  : 
piqûre  au  poignet.  Puis,  contre  son  oreille,  un  zé- 
zaiement narquois...  Horreur  !  il  avait  enfermé 
l'ennemi  dans  la  place  !  Il  atteignit  la  chevillette 
et  rétablit  le  courant. 

Oui  !  le  moustique  était  là,  posé,  tout  en  haut  de 
la  moustiquaire.  Un  peu  presbyte,  Amédée  le  dis- 
tinguait fort  bien,  fluet  jusqu'à  l'absurde,  campé 
sur  quatre  pieds  et  portant  rejetée  en  arrière  la  der- 
nière paire  de  pattes,  longue  et  comme  bouclée  ; 
l'insolent  !  Amédée  se  dressa  debout  sur  son  lit. 
Mais  comment  écraser  l'insecte  contre  un  tissu  fuyant, 
vaporeux  ?...  N'importe  !  il  donna  du  plat  de  la 
main,  si  fort,  si  vite,  qu'il  crut  avoir  crevé  la  mous- 
tiquaire. A  coup  sûr  le  moustique  y  était  ;  il  chercha 
des  yeux  le  cadavre  ;  ne  vit  rien  ;  mais  sentit  une 
nouvelle  piqûre  au  jarret. 

Alors,  pour  protéger  du  moins  le  plus  possible 
de  sa  personne,  il  rentra  dans  son  lit  ;  puis  resta 
peut-être    un    quart    d'heure,    hébété,    n'osant    plus 


LES   CAVES   DU   VATICAN  235 

éteindre.  Puis,  tout  de  même  rassuré,  ne  voyant  m 
n'entendant  plus  d'ennemi,  éteignié. 

Alors  il  ressortit  un  bras  ;  gardant  la  main  près  du 
visage,  et,  par  instants,  quand  il  en  croyait  sentir 
un,  bien  posé,  sur  son  front  ou  sa  joue,  appliquait 
une  vaste  claque.  Mais,  sitôt  après,  il  entendait  de 
nouveau  l'insecte  chanter. 

Après  quoi,  il  eut  l'idée  de  se  couvrir  la  tête  de 
son  foulard,  ce  qui  gêna  considérablement  sa  vo- 
lupté respiratoire,  et  ne  l'empêcha  pas  d'être  piqué 
au  menton. 

Alors  le  moustique,  repu  sans  doute,  se  tint  coi  ; 
du  moins  Amédée,  vaincu  par  le  sommeil,  cessa-t-il 
de  l'entendre  ;  il  avait  enlevé  le  foulard  et  dormait 
d'un  sommeil  enfiévré  ;  il  se  grattait  tout  en  dormant. 
Le  lendemain  matin  son  nez,  qu'il  avait  naturelle- 
ment aquilin,  ressemblait  à  un  nez  d'ivrogne  ;  le 
bouton  du  jarret  bourgeonnait  comme  un  clou  et 
celui  du  menton  avait  pris  un  aspect  volcanique  — 
qu'il  recommanda  à  la  sollicitude  du  barbier  lorsque, 
avant  de  quitter  Gênes,  il  se  fit  raser,  pour  arriver 
décent  à  Rome. 


PHILOCTETE 

OU 

LE   TRAITÉ    DES    TROIS    MORALES 


PREMIER   ACTE 

Cï'e/  gris  et  bas  sur  une  plaine  de  neige  et  de  glace. 

SCÈNE  I 

ULYSSE    ET   NÉOPTOLÈME 

NÉOPTOLÈME 

Ulysse,  tout  est  prêt.  La  barque  est  amarrée.  J'ai 
choisi  l'eau  profonde,  à  l'abri  du  Nord,  de  peur  que 
le  vent  n'y  congelât  la  mer.  Et,  bien  que  cette  île 
si  froide  semble  n'être  habitée  que  par  les  oiseaux 
des  falaises,  j'ai  rangé  la  barque  en  un  lieu  que  nul 
passant  des  côtes  ne  pût  voir. 

Mon  âme  aussi  *s 'apprête  ;  mon  âme  est  prête  au 
sacrifice.  Ulysse  !  parle,  à  présent  ;  tout  est  prêt. 
Durant  quatorze  jours,  penché  sur  les  rames  ou  sur 


238  ANDRÉ  GIDE 


la  barre,  tu  n'as  dit  que  les  brutales  paroles  des 
manœuvres  qui  devaient  nous  garer  des  flots  ;  devant 
ton  silence  obstiné  mes  questions  bientôt  s'arrêtèrent  ; 
je  compris  qu'une  grande  tristesse  oppressait  ton 
âme  chérie,  parce  que  tu  me  menais  à  la  mort.  Et 
je  me  tus  aussi,  sentant  que  toutes  les  paroles  nous 
étaient  trop  vite  emportées,  par  le  vent,  sur  l'immen- 
sité de  la  mer.  J'attendis.  Je  vis  s'éloigner  derrière 
nous,  derrière  l'horizon  de  la  mer,  la  belle  plage 
skyrienne  où  mon  père  avait  combattu  ;  puis  les 
îles  de  sable  d'or  ou  de  pierre,  que  j'aimais  parce 
que  je  les  croyais  semblables  à  Pylos  ;  treize  fois 
j'ai  vu  le  soleil  entrer  dans  la  mer  ;  chaque  matin  il 
ressortait  des  flots  plus  pâle  et  pour  monter  moins 
haut  plus  lentement  ;  jusqu'à  ce  qu'enfin,  au  qua- 
torzième matin,  c'est  en  vain  que  nous  l'attendîmes  ; 
et  depuis,  nous  vivons  comme  hors  de  la  nuit  et  du 
jour.  Des  glaces  ont  flotté  sur  la  mer  ;  et  ne  pouvant 
plus  dormir  à  cause  de  cette  constante  lueur  pâle, 
les  seuls  mots  que  j'entendais  de  toi,  c'était  pour  me 
signaler  les  banquises  dont  un  coup  d'aviron  nous 
sauvait.  A  présent,  parle,  Ulysse  !  mon  âme  est 
apprêtée  ;  et  non  comme  les  boucs  de  Bacchus  qu'on 
mène  au  sacrifice  couverts  des  ornements  des  fêtes, 
mais  comme  Iphigénie  s  avança  vers  l'autel,  simple, 
décente  et  non  parée.  Certes,  j'eusse  voulu,  comme 
elle,  pour  ma  patrie  mourant  sans  plaintes,  mourir 


PHILOCTÈTE  239 


au  sein  des  Grecs,  sur  une  terre  ensoleillée,  et  mon- 
trer par  ma  mort  acceptée  tout  mon  respect  des 
dieux  et  toute  la  beauté  de  mon  âme  ;  elle  est  vail- 
lante et  n'a  pas  combattu.  Il  est  dur  de  mourir  sans 
gloire.  Pourtant,  ô  dieux  !  je  suis  sans  amertume, 
ayant  lentement  tout  quitté,  les  hommes,  les  plages 
au  soleil...  et  maintenant,  arrivés  sur  cette  île  Inhos- 
pitalière, sans  arbres,  sans  rayons,  où  la  neige  couvre 
les  verdures,  où  toutes  choses  sont  gelées,  et  sous  un 
ciel  si  blanc,  si  gris,  qu'il  semble  au-dessus  de  nous 
une  autre  plaine  de  neige  étendue,  loin  de  tout, 
loin  de  tout...  il  semble  que  ce  soit  là  déjà  la  mort,  et, 
tant  ma  pensée  à  chaque  heure  devenait  plus  froide 
et  plus  pure,  la  passion  s'étant  abandonnée,  qu  il 
ne  reste  ici  plus  qu'au  corps  à  mourir. 

Au  moins,  Ulysse,  dis-moi  que,  par  mon  sang 
fidèle,  le  mystérieux  Zeus  contenté  va  permettre 
aux  Grecs  la  victoire  ;  au  moins,  Ulysse  !  tu  leur 
diras,  dis,  que  pour  cela  je  meurs  sans  crainte...  tu 
leur  diras... 

ULYSSE 
Enfant,  tu  ne  dois  pas  mourir.  Ne  souris  pas. 
A  présent,  je  te  parlerai.  Ecoute-moi  sans  m'inter- 
rompre.  Plût  aux  dieux  que  le  sacrifice  de  l'un  de 
nous  les  contentât  !  Ce  que  nous  venons  faire  ici, 
Néoptolème,  est  moins  aisé  que  de  mourir... 


240  ANDRÉ  GIDE 


Cette  île  qui  te  paraît  déserte,  ne  l'est  point.  Un 
Grec  l'habite  ;  il  a  nom  Philoctète  et  ton  père  l'ai- 
mait.  Jadis   il  s'embarquait  avec  nous  sur  la  flotte 
qui,   pleine   d'espoir  et   d'orgueil,   quittait   la   Grèce 
pour  l'Asie  ;  c'était  l'ami  d'Hercule  et  l'un  des  nobles 
parmi  nous  ;  si  tu  n'avais  vécu  jusqu'ici  loin  du  camp, 
tu    saurais    déjà    son    histoire.    Qui    n'admirait   alors 
sa  vaillance  ?  et  qui  ne  la  nomma  plus  tard  témérité  ? 
Ce   fut   elle   qui,   sur   une   île   inconnue   devant   qui 
s  arrêtèrent     nos     rames,     l'emporta.     L'aspect     des 
bords    était   étrange  ;    les    présages    mauvais   avaient 
altéré   nos   courages.    L'ordre   des   dieux   ayant   été, 
nous  dit  Calchas,  de  sacrifier  sur  cette  île,  chacun 
de  nous  attendait  que  quelque  autre  voulût  descendre  ; 
c  est  alors  que  s'offrit  en  souriant  Philoctète.  Sur  la 
plage  de  l'île  un  perfide  serpent  le  piqua.  Ce  fut  en 
souriant    d'abord    que    Philoctète    rembarqué    nous 
montra  près  du  pied  sa  petite  blessure.  Elle  empira. 
Philoctète  cessa  bientôt  de  sourire  ;  son  visage  pâlit, 
puis  ses  regards  troublés  s'emplirent  d'une  angoisse 
étonnée.  Au  bout  de  quelques  jours  son  pied  tuméfié 
s  alourdit  ;  et  lui,  qui  ne  s'était  jamais  plaint,  com- 
mença  de    lamentablement   gémir.    D'abord   chacun 
s  empressait  près  de  lui  pour  le  consoler,  le  distraire  ; 
rien  n'y  pouvait  ;  il  aurait  fallu  le  guérir  ;  et,  quand 
il  fut  prouvé  que  l'art  de  Machaon   n'avait  sur  sa 
blessure  aucune  prise,  —  comme  aussi  bien  ses  cris 


PHILOCTETE  241 


menaçaient  d'affaiblir  nos  courages,  —  le  navire 
ayant  approché  d'une  autre  île,  de  celle-ci,  nous  1  y 
laissâmes,  seul  avec  son  arc  et  ses  flèches  qui  vont 
nous  occuper  aujourd'hui. 

NÉOPTOLÈME 
Quoi  !   seul  !   vous  le   laissâtes,   Ulysse  ? 

ULYSSE 

Eh  !  s'il  eût  dû  mourir,  nous  eussions  pu,  je  crois, 
le  garder  quelque  temps  encore.  Mais  non  :  sa  bles- 
sure n'est  pas  mortelle. 

NÉOPTOLÈME 
Mais  alors  ? 

ULYSSE 

Mais  alors  devions-nous  soumettre  la  vaillance 
d'une  armée  à  la  détresse,  aux  lamentations  d'un 
seul  homme  ?  On  voit  bien  que  tu  ne  l'entendis  pas  ! 

NÉOPTOLÈME 
Ses  cris  étaient-ils  donc  affreux  ? 

ULYSSE 
Non,    pas   affreux  :    plaintifs,    humectant   de   pitié 

nos  âmes. 

16 


242  ANDRÉ  GIDE 


NEOPTOLEME 

Quelqu'un  ne  pouvait-il  du  moins  rester,  veiller 
sur  lui  ?  Malade  et  seul  ici,  que  peut-il  faire  ? 

ULYSSE 
11  a  son  arc. 

NÉOPTOLÈME 
Son  arc  ? 

ULYSSE 

Oui  :  l'arc  d'Hercule.  Et  puis  je  dois  te  dire, 
enfant  :  son  pied  pourri  exhalait  par  tout  le  navire 
la  plus  intolérable  puanteur. 

NÉOPTOLÈME 

Ah  ? 

ULYSSE 
Oui.  Puis   il  était  absorbé  par  son  mal,  incapable 
à  jamais  de  nouveau  dévouement  pour  la   Grèce... 

NÉLOPTOÈME 
Tant   pis.   Et   noi^s   alors,    Ulysse,    nous   venons... 

ULYSSE 

Ecoute  encore,  Néoptolème  :  tu  sais,  devant 
Trojà    longuement    condamnée,    combien    de    sang 


PHILOCTÈTE  243 


versé,  et  de  vertu,  de  patience  et  de  courage  ;  les 
foyers  délaissés  et  la  chère  patrie...  Rien  de  tout  cela 
n*a  suffi.  Par  le  prêtre  Calchas,  les  dieux  ont  enfin 
déclaré  que  seuls  l'arc  d'Hercule  et  ses  flèches,  par 
une  dernière  vertu,  permettraient  la  victoire  à  la 
Grèce.  Voilà  pourquoi  tous  deux  partis  —  que  béni 
soit  le  sort  qui  nous  a  désignés  !  —  il  semble  qu  à 
présent  sur  cette  île  si  reculée,  toute  passion  étant 
abandonnée,  nos  grands  destins  enfin  vont  se  ré- 
soudre, et  notre  cœur  ici  plus  complètement  dévoué 
va  parvenir  enfin  à  la  vertu  la  plus  parfaite. 

NÉOPTCLÈME 
Est-ce  tout,   Ulysse  ?   Et   maintenant,  ayant  bien 
parlé,    que    comptes-tu    faire  ?    car    mon    esprit    se 
refuse  encore  à  comprendre  complètement  tes  paro- 
les... Dis  :  pourquoi  sommes-nous  venus  ici  ? 

ULYSSE 
Pour    prendre    l'arc    d'Hercule  ;    ne    l'as-tu    pas 
compris  } 

NÉOPTOLEME 
Ulysse,  est-ce  là  ta  pensée  ? 

ULYSSE 
Non   la   mienne,   mais   celle   que  les  dieux   m'ont 
donnée. 


244  ANDRÉ   GIDE 


NEOPTOLEME 
Philoctète   ne   voudra   pas   nous   le   céder. 

ULYSSE 
Aussi    nous    en    emparerons-nous    par    la    ruse. 

NÉOPTOLÈME 

Ulysse,  je  te  hais.  Mon  père  m'apprit  à  ne  jamais 
me  servir  de  la  ruse. 

ULYSSE 

Elle  est  plus  forte  que  la  force  ;  celle-ci  n'attend 
pas.  Ton  père  est  mort,  Néoptolème  ;  je  suis  vivant. 

NÉOPTOLÈME 
Et   ne   disais-tu   pas   qu'il   valait   mieux   mourir  ? 

ULYSSE 

Non  qu'il  valait  mieux,  mais  qu'il  était  plus  aisé 
de  mourir.   Rien  n'est  trop  malaisé  pour  la  Grèce. 

NÉOPTOLÈME 

Ulysse  !  pourquoi  m'as-tu  choisi  ?  Et  qu'avais- 
tu  besoin  de  moi  pour  cet  acte  que  toute  mon  âme 
désapprouve  ? 


PHILOCTÈTE  245 


ULYSSE 

Parce  que  cet  acte,  je  ne  peux,  moi,  le  faire  : 
Phlloctète  me  connaît  trop.  S'il  me  voit  seul,  il  va 
soupçonner  quelque  ruse.  Ton  innocence  protégera. 
Cet  acte,  il  faut  que  ce  soit  toi  qui  le  fasses. 

NÉOPTOLÈME 
Non,  Ulysse  ;  par  Zeus,  je  ne  le  ferai  point. 

ULYSSE 

Enfant,  ne  parle  pas  de  Zeus.  Tu  ne  m  as  pas 
compris.  Ecoute-moi.  Parce  que  mon  âme  tourmen- 
tée se  cache  et  qu'elle  accepte,  me  crois-tu  moins 
triste  que  toi  ?  Tu  ne  connais  pas  Phlloctète,  et 
Philoctète  est  mon  ami.  Il  m'est  plus  dur  qu  à  toi 
de  le  trahir.  Les  ordres  des  dieux  sont  cruels  ;  ils 
sont  les  dieux.  Si  je  ne  te  parlais  pas,  dans  la  barque, 
c'est  que  mon  grand  cœur  attristé  ne  songeait  même 
plus  aux  paroles...  Mais  tu  t'emportes  comme  fai- 
sait ton  père  et  tu  n'entends  plus  la  raison. 

NÉOPTOLÈME 

Mon  père  est  mort,  Ulysse  ;  ne  parle  pas  de  lui  ; 
il  est  mort  pour  la  Grèce.  Ah  !  pour  elle  lutter, 
souffrir,  mourir  —  demande-moi  ce  que  tu  veux, 
—  mais  pas  trahir  un  ami  de  mon  père 


246  ANDRÉ   GIDl 


ULYSSE 

Enfant,  écoute  et  réponds-moi  :  n*es-tu  pas  l'ami 
de  tous  les  Grecs  avant  d'être  l'ami  d'un  seul  ? 
ou  plutôt  :  la  patrie  n'est-elle  pas  plus  qu'un  seul  ? 
et  souffrirais-tu  de  sauver  un  homme  s'il  te  fallait 
pour  le  sauver  perdre  la  Grèce  ? 

NÉOPTOLÈME 
Ulysse,  tu  dis  vrai,  je  ne  le  souffrirais  pas. 

ULYSSE 

Et  tu  conviens  que,  si  l'amitié  est  une  chose  très 
précieuse,  la  patrie  est  chose  plus  précieuse  encore  ?... 
Dis-moi,    Néoptolème,    en   quoi   consiste   la   vertu  ? 

NÉOPTOLÈME 

Instruis-moi,  sage  fils  de  Laerte. 

ULYSSE 
Calme  ta  passion  ;  soumets  tout  au  devoir... 

NÉOPTOLÈME 
Mais  nuel  est  le  devoir,  Ulysse  ? 


PHILOCTÈTE  247 


ULYSSE 


La  voix  des  dieux,  Tordre  de  la  cité,  l'offrande 
de  nous  à  la  Grèce  ;  et,  comme  Ton  voit  les  amants 
chercher  alentour  sur  la  terre  les  plus  précieuses 
fleurs  en  dons  à  faire  à  leur  maîtresse,  et  désirer 
mourir  pour  elle,  comme  s'ils  n'avaient,  malheureux, 
rien  de  mieux  à  donner  qu'eux-mêmes,  s'il  est  vrai 
que  ta  patrie  te  soit  chère,  que  saurais-tu  lui  donner 
de  trop  cher,  et  ne  convins-tu  pas  tout  à  l'heure 
qu  après  elle  aussitôt  venait  l'amitié  ?  Qu'avait 
Agamemnon  de  plus  cher  que  sa  fille,  si  ce  n'était 
pas  la  patrie  ?  Comme  sur  un  autel,  immole...  Mais 
qu*a  de  même  Philoctète,  en  cette  île  où  tout  seul 
il  vit,  qu'a-t-il  de  plus  précieux  que  cet  arc,  en  don 
à  faire  a  la  patrie  ? 

NÉOPTOLÈME 
Mais,    Ulysse,    en    ce    cas,    demande-lui. 

ULYSSE 

Il  pourrait  refuser.  Je  ne  connais  pas  son  humeur, 
mais  sais  que  son  délaissement  l'irrita  contre  les 
chefs  de  l'armée.  Peut-être  irrite-t-il  les  dieux  par 
sa  pensée  et  cesse-t-il  horriblement  de  nous  souhai- 
ter la  victoire.  Et  peut-être  les  dieux  offensés  ont-ils 


248  ANDRÉ   GIDE 


voulu  par  nous  le  châtier  encore.  En  le  forçant  à  la 
vertu  par  l'abandon  obligé  de  ses  armes,  les  dieux 
seront  pour  lui  moins  sévères. 

NÉOPTOLÈME 

Mais,  Ulysse,  les  actes  que  l'on  fait  malgré  soi 
peuvent-ils  être  méritoires  ? 

ULYSSE 

Ne  crois-tu  pas,  Néoptolème,  qu'il  importe  avant 
tout  que  les  ordres  des  dieux  s'accomplissent  ? 
fussent-ils  accomplis  sans  l'aveu  de  chaque  homme  ? 

NÉOPTOLÈME 

Tout  ce  que  tu  disais  avant,  je  l'approuvais  ; 
mais  à  présent  je  ne  sais  plus  que  dire,  et  même  il 
me  paraît... 

ULYSSE 
Chut  !    Ecoute...    N'entends-tu   rien  ? 

NÉOPTOLÈME 
Si  :  le  bruit  de  la  mer. 

ULYSSE 

Non.  C  est  lui  !  Ses  cris  affreux  commencent  de 
parvenir  jusqu'à  nous. 


PHILOCTÈTE  249 


NEOPTOLEME 

Affreux  !  ?  Ulysse,  j'entends  des  chants  mélo- 
dieux au  contraire. 

ULYSSE,  prêtant  roreille. 

C'est  vrai  qu'il  chante.  Il  est  bien  bon  !  A  présent 
qu'il  est  seul,  il  chante  !  Quand  c'était  près  de  nous, 
il  criait. 

NÉOPTOLÈME 

Que  chante-t-il  ? 

ULYSSE 
On  ne  peut  encore  distinguer  les  paroles.  Ecoute  : 
il  se  rapproche  cependant. 

NÉOPTOLÈME 

Il  cesse  de  chanter.  Il  s'arrête.  Il  a  vu  nos  pas  sur 
la  neige. 

ULYSSE,  riant. 
Et  voilà  qu'il  recommence  à  crier.  Ah  !  Philoctète  ! 

NÉOPTOLÈME 
En  effet,  ses  cris  sont  horribles. 

ULYSSE 

Va  ;  cours  porter  sur  ce  roc  mon  épée  ;  qu'il 
reconnaisse  une  arme  grecque  et  sache  que  les  pas 


250  ANDRÉ   GIDE 


qu  il  voyait  sont  ceux  d'un  homme  de  sa  patrie.  — 
Hâte-toi.  Le  voilà  qui  s'approche.  —  C'est  bien.  — 
Viens  à  présent  ;  postons-nous  derrière  ce  tertre 
de  neige  ;  nous  le  verrons  sans  être  vus.  Quelles 
imprécations  va-t-il  faire  !  «  Malheureux,  dira-t-il, 
et  périssent  les  Grecs  qui  m'ont  abandonné  !  Chefs 
de  l'armée  !  toi,  fourbe  Ulysse  !  vous,  Agamemnon, 
Ménélas  !  Puissent-ils  à  leur  tour  être  dévorés  par 
mon  mal  !  0  !  mort  !  mort  que  j'appelle  chaque 
jour,  resteras-tu  sourde  à  ma  plainte  ?  ne  pourras-tu 
jamais  venir  ?  0  antre  !  rochers  !  promontoires  ! 
muets  témoins  de  mes  douleurs,  ne  pourrez-vous 
jamais...  » 

(Philoctète  entre  ;  il  aperçoit  le   casque  et  les  armes 
poses  au  milieu  du  théâtre.) 

SCÈNE  II 
PHILOCTÈTE.  ULYSSE,  NÉOPTOLÈME 

PHILOCTÈTE 

//  se  tait.) 


PHILOCTÈTE  25 


DEUXIEME   ACTE 

SCÈNE  I 

PHILOCTÈTE.  ULYSSE.  NÉOPTOLÈME 
{Tous  trois  sont  assis.) 

PHILOCTÈTE 
Certes,  Ulysse,  ce  n'est  que  depuis  que  je  suis 
loin  des  autres  que  je  comprends  ce  qu'on  appelle 
la  vertu.  L'homme  qui  vit  parmi  les  autres  est  in- 
capable, incapable,  crois-moi,  d'une  action  pure  et 
vraiment  désintéressée.  Ainsi,  vous...  vîntes  ici... 
pourquoi  ?... 

ULYSSE 

« 

Mais  pour  te  voir,  cher  Philoctète. 

PHILOCTÈTE 

Je  n'en  crois  rien  et  peu  m'importe  ;  le  plaisir 
que  j'ai  de  vous  revoir  est  grand  et  me  suffit.  J'ai 
perdu  le  talent  de  chercher  les  motifs  des  actes, 
depuis  que  les  miens  n'en  ont  plus  de  secrets.  Ce 
que  je  suis,  pour  qui  le  paraîtrais-je  ?  J'ai  souci, 
d'être  seulement.  J'ai  cessé  de  gémir,  sachant  qu'ici 


252  ANDRÉ   GIDE 


nulle  oreille  ne  peut  m'entendre,  cessé  de    souhaiter 
sachant  qu'Ici  je  ne  pouvais  rien  obtenir. 

ULYSSE 

Que  ne  cessas-tu  de  gémir  plus  tôt,  Philoctète  ? 
Nous  t'eussions  gardé  près  de  nous. 

PHILOCTÈTE 

C'est  ce  qu'il  ne  fallait  pas,  Ulysse.  Près  des  autres 
mon  silence  eût  été  mensonge. 

ULYSSE 
Tandis  qu'ici  ? 

PHILOCTÈTE 
Ma  souffrance  n'a  plus  besoin  de  mots  pour  se 
connaître   n  étant  plus   connue   que  de   moi. 

ULYSSE 
Alors,  depuis  notre  départ  tu  t'es  tu,  Philoctète  ? 

PHILOCTÈTE 

Non  pas.  Mais  depuis  que  je  ne  m'en  sers  plus 
pour  manifester  ma  souffrance,  ma  plainte  est  de- 
venue très  belle  ;  à  ce  point  que  j'en  suis  consolé. 

ULYSSE 
Tant   mieux,    mon   pauvre  Philoctète. 


PHILOCTÈTE  253 


PHILOCTETE 

Ne  me  plains  pas,  surtout  !  J'ai  cessé  de  souhai- 
ter, te  disais-je,  sachant  que  je  ne  pouvais  rien  obte- 
nir... Rien  obtenir  du  dehors,  il  est  vrai,  mais  beau- 
coup obtenir  de  moi-même  ;  c'est  depuis  lors  que 
je  souhaite  la  vertu  ;  mon  âme  y  est  tout  employée, 
et  je  repose,  malgré  ma  douleur,  dans  le  calme  ; 
—  j'y  reposais  du  moins,  quand  vous  êtes  venus... 
Tu  souris  ? 

ULYSSE 
Je  vois  que  tu  as  su  t'occuper. 

PHILOCTÈTE 

Tu  m'écoutes  sans  me  comprendre.  —  N'estimes- 
tu  pas  la  vertu  ? 

ULYSSE 
Si  :  la  mienne. 

Quelle  est-elle  ? 

ULYSSE 

Tu  m'écouterais  sans  me  comprendre...  Parlons 
des  Grecs  plutôt.  Ta  vertu  solitaire  t'a-t-elle  fait 
cesser  de  te  souvenir  d'eux  ? 


PHILOCTETE 


254  ANDRÉ   GIDE 


PHILOCTETE 
Pour   cesser   de   m'irriter   contre   eux,   oui   certes. 

ULYSSE 
Entends  !    Néoptolème.    —    Ainsi    le    succès    du 
combat  pour  lequel... 

PHILOCTETE 

...  vous  m*avez  laissé...  que  veux-tu  que  j'en  pense, 
Ulysse  ?  Si  vous  m'avez  laissé,  c'était  pour  vaincre, 
n'est-ce  pas  ?  J'espère  donc  pour  vous  que  vous 
êtes  vainqueurs... 

ULYSSE 
Et  sinon  ? 

PHILOCTETE 
Sinon  nous  aurions  cru  l'Hellas  trop  grande. 
Moi,  dans  cette  île,  je  me  suis  fait,  comprends, 
de  jour  en  jour  moins  Grec,  de  jour  en  jour  plus 
homme...  Pourtant,  quand  je  vous  vois,  je  sens... 
Achille  est  mort,  Ulysse  ? 

ULYSSE 
Achille    est    mort  ;     celui    qui    m'accompagne    est 
son  fils.  Quoi  !  tu  sanglotes,  Philoctète  ?...  ce  calme 
ai  cherché... 


PHILOCTÈTE  255 


PHILOCTETE 

Achille  !...  Enfant,  laisse  ma  main  flatter  ton  front 
si  beau...  Voilà  longtemps,  longtemps  que  ma  main 
n  a  touché  que  des  corps  froids  ;  et  même  les  corps 
des  oiseaux  que  je  tue,  tombant  sur  les  flots  ou  la 
neige,  sont,  lorsque  mes  mains  s'en  approchent, 
glacés  comme  ces  régions  supérieures  de  l'atmos- 
phère qu'ils  traversent... 

ULYSSE 
Tu  t'exprimes  bien,  pour  quelqu'un  qui  souffre. 

PHILOCTÈTE 
Où  que  j'aille  et  toujours  je  suis  fils  de  la  Grèce. 

ULYSSE 
Mais  tu  n'as  plus  à  qui  parler. 

PHILOCTÈTE 

Je  te  l'ai  dit  ;  ne  m'as-tu  pas  compris  ?  Je  m'ex- 
prime mieux  depuis  que  je  ne  parle  plus  à  des  hom- 
mes. Mon  occupation,  entre  la  chasse  et  le  sommeil» 
est  la  pensée.  Mes  idées,  dans  la  solitude,  et  comme 
rien,  même  la  douleur,  ne  les  dérange,  ont  pris  un 
cours  subtil  que  parfois  je  ne  suis  qu'avec  peine. 
J'eû  compris  sur  la  vie  plus  de  secrets  que  ne  m'en 


256  ANDRÉ  GIDE 


avaient  révélé  tous  mes  maîtres.  Je  m'occupais  aussi 
à  me  raconter  mes  douleurs,  et,  si  la  phrase  était 
très  belle,  j'en  étais  d'autant  consolé;  parfois  même 
j'oubliais  ma  tristesse,  à  la  dire.  Je  compris  que  les 
mots  sont  plus  beaux  dès  qu'ils  ne  servent  plus  aux 
demandes.  N'ayant  plus,  près  de  moi,  d'oreilles  ni 
de  bouches,  je  n'employais  que  la  beauté  de  mes 
paroles  ;  je  les  criais  à  toute  l'île,  le  long  des  plages  ; 
et  l'île  en  m'écoutant  semblait  moins  solitaire  ;  la 
nature  semblait  pareille  à  ma  tristesse  ;  il  me  sem- 
blait que  j'en  étais  la  voix  et  que  les  rochers  muets 
l'attendissent  pour  raconter  leurs  maladies  ;  car 
j'ai  compris  qu'autour  de  moi  tout  est  malade...  et 
que  ce  froid  n'est  pas  normal,  car  je  me  souviens 
de  la  Grèce...  Et  je  pris  lentement  l'habitude  de  cla- 
mer la  détresse  plutôt  des  choses  que  la  mienne  ; 
je  trouvais  cela  mieux,  comment  te  dire  ?  d'ailleurs 
cette  détresse  était  la  même  et  j'étais  autant  consolé. 
Puis  c'est  en  parlant  de  la  mer  et  de  la  vague  inter- 
minable que  je  fis  mes  plus  belles  phrases.  Te  1  a- 
vouerai-je,  Ulysse,.  —  Ulysse  !  —  certaines  étaient 
si  belles  que  j'en  sanglotais  de  tristesse  qu'aucun 
homme  ne  les  pût  ouïr.  Son  âme,  il  me  semblait, 
en  eût  été  changée.  Ecoute,  Ulysse  !  écoute.  On  ne 
m'a  pas  encore  entendu. 


PHILOCTÈTE  257 


ULYSSE 

Tu  pris  l'habitude,  je  vois,  de  parler  sans  qu'on 
t'interrompe.  Allons,  récite. 

PHILOCTÈTE,  déclamant. 
«  Sourires  infinis  des  flots  de  la  mer...  » 

ULYSSE,  riant 
Mais  Philoctète,   c'est   de   l'Eschyle. 

PHILOCTÈTE 

Peut-être...    Cela    te    gêne...  ?    (reprenant.) 

<*  Sanglots  infinis  des  flots  de  la  mer...  >'  (Silence.) 

ULYSSE 

Et  puis... 

PHILOCTÈTE 
Je  ne  sais  plus...  Je  suis  troublé. 

Ulysse] 
Tant  pis  !  tu   reprendras   une  autre  fois. 

NÉOPTOLÈME 
Oh  !  si  tu  continuais,  Philoctète  ! 

ULYSSE 

Tiens  !  l'enfant  t'écoutait  !... 

17 


258  ANDRÉ   GIDE 


PHILOCTETE 
Je  ne  sais  plus  parler. 

ULYSSE,  se  lève 

Je  te  laisse  un  instant  rechercher  ta  pensée.  A 
bientôt,  Philoctète.  —  Mais,  dis  :  il  n'est  point  cap- 
tivité si  dure,  qu'elle  n'ait  tel  repos,  tel  oubli,  tel 
répit  ?... 

PHILOCTÈTE 

En  effet,  Ulysse  ;  un  jour,  un  oiseau  tomba,  que 
j'avais  tiré,  que  ma  flèche  n'avait  que  blessé,  que 
j'espérai  faire  revivre.  Mais  comment  garder  cette 
émotion  aérienne  et  qui  volait,  au  ras  de  cette  terre 
ardue  où  le  froid  donne  à  l'eau  même,  gelée,  la  forme 
de  mes  logiques  pensées.  L'oiseau  mourut  ;  je  l'ai 
vu  mourir  en  peu  d'heures  ;  pour  l'échauffer  encore, 
je  l'étouffais  de  baisers  et  d'haleines.  Il  est  mort  du 
besoin  de  voler... 

Même,  il  me  semble,  cher  Ulysse,  que  le  torrent 
de  poésie,  sitôt  quitté  mes  lèvres,  se  fige,  et  meurt 
de  ne  pouvoir  se  propager,  et  que  se  réduit  toujours 
plus  l'intime  flamme  qui  l'anime.  Bientôt,  vivant 
toujours,  je  serai  tout  abstrait.  Le  froid  m'envahit, 
cher  Ulysse,  et  je  m'épouvante  à  présent,  car  j'y 
trouve,  et  dans  sa  rigueur,  même  une  beauté. 

Je    marche    sûrement    sur    les    choses    et    sur    les 


PHILOCTÈTE  259 


fluides  durcis.  Sans  plus  rêver  jamais,  je  pense. 
Je  ne  goûte  plus  d'espérance,  et  pour  cela  ne  suis 
plus  jamais  enivré.  Quand  ici,  où  tout  est  pierre  dure, 
je  pose  quoi...  fût-ce  une  graine,  je  la  retrouve,  long- 
temps après,  la  même  ;  elle  n'a  jamais  germiné.  Ici, 
rien  ne  devient,  Ulysse  :  tout  est,  tout  demeure. 
Enfin,  l'on  peut  ici  spéculer  !  —  J'ai  gardé  1  oiseau 
mort  ;  le  voici  ;  l'air  trop  froid  l'empêche  à  jamais  de 
pourrir.  Et  mes  actes,  Ulysse,  et  mes  paroles,  comme 
gelées,  permanent,  m'entourent  comme  un  cercle 
de  roches  posées.  Et  les  retrouvant  là,  chaque  jour, 
toute  passion  se  tait,  je  sens  la  Vérité  toujours  plus 
ferme  —  et  je  voudrais  mes  actions  de  même  tou- 
jours plus  solides  et  plus  belles  ;  vraies,  pures,  cris- 
tallines, belles,  belles,  Ulysse,  comme  ces  cristaux 
de  clair  givre,  où,  si  le  soleil  paraissait,  le  soleil  tout 
entier  paraîtrait  au  travers.  Je  ne  veux  empêcher  au- 
cun rayon  de  Zeus  ;  qu'il  me  traverse,  Ulysse, 
comme  un  prisme,  et  que  cette  lumière  réfractée 
fasse  mes  actes  adorables.  Je  voudrais  parvenir 
à  la  plus  grande  transparence,  à  la  suppression  de 
mon  opacité,  et  que,  me  regardant  agir,  toi-même 
sentes  la  lumière... 

ULYSSE,  partant 

Allons,  adieu.  (Montrant  Néoptolème.)  Cause  avec 
lui,  puisqu'il  t'écoute.  (//  sort^ 


260  ANDRÉ   GIDE 


SCÈNE   II 
PHILOCTÈTE,  NÉOPTOLÈME 

NÉOPTOLÈME 
Philoctète  !    enseigne-moi    la    vertu... 


TROISIEME   ACTE 
SCÈNE  I 

PHILOCTÈTE  (I!  entre.) 

PHILOCTÈTE,  bouleversé  par  la  surprise  et  la  douleur 
Aveugle  Philoctète  !  reconnais  ton  erreur  et  pleure 
ta  folie  !  Qu'avoir  revu  des  Grecs  ait  pu  ravir  ton 
cœur...  Ai-je  bien  entendu  ?  —  Certes  :  Ulysse 
était  assis,  et  près  de  lui  Néoptolème  ;  ne  me  sachant 
point  près,  ils  n'avaient  même  pas  baissé  la  voix  ; 
Ulysse,  conseillant  Néoptolème,  lui  apprenait  à  me 
trahir  ;  lui  disait...  Malheureux  Philoctète  !  c'est 
pour  ravir  ton  arc  qu'ils  sont  revenus  jusqu'à  toi  ! 
Comme  ils  en  ont  besoin  !...  Précieux  arc,  oh  !  l'uni- 


PHILOCTÈTE  261 


que  bien  qui  me  reste,  et  sans  lequel...  (//  prête 
Voreille)  On  vient  !  Défends-toi,  Philoctète  !  ton 
arc  est  bon,  ton  bras  est  sûr.  Vertu  !  vertu,  que  je 
chérissais  tant,  solitaire  !  Mon  cœur  silencieux  s'était 
calmé,  loin  d'eux.  Ah  !  je  sais  maintenant  ce  que  vaut 
l'amitié  qu'ils  proposent  !  Est-ce  la  Grèce,  ma  patrie  ? 
Ulysse  que  je  hais,  et  toi,  Néoptolème...  Comme  il 
m'écoutait  cependant  !  Quelle  douceur  !  Enfant... 
aussi  beau,  oh  !  plus  beau  que  n'était  beau  ton  père... 
Comment  un  front  si  pur  cache-t-il  une  telle  pen- 
sée ?  «  La  vertu  >>,  disait-il,  <'  Philoctète,  apprends- 
moi  la  vertu  ^\  Que  lui  disais-je  ?  Je  ne  me  souviens 
plus  que  de  lui...  Et  qu'importe  à  présent  ce  que  je 
pus  lui  dire  !...  (//  écoute.)  Des  pas  !...  Qui  vient  ? 
Ulysse  !  (//  saisit  son  arc.)  Non,  c'est...  Néoptolème. 
{Entre  Néoptolème.) 

SCÈNE  II 

PHILOCTÈTE  et  NÉOPTOLÈME 

NÉOPTOLÈME,  appelant 
...  Philoctète  !  {il  s'approche  et,  comme  défaillant) 
ah  !  je  suis  malade... 

PHILOCTÈTE 
Malade  ?... 


262  ANDRÉ   GIDE 


NEOPTOLEME 
C'est  toi  qui  m'as  troublé.  Rends-moi  le  calme, 
Philoctète.  Tout  ce  que  tu  m'as  dit  a  germé  dans  mon 
cœur.  Tandis  que  tu  parlais,  je  ne  savais  pas  quoi 
répondre.  J'écoutais  ;  mon  cœur  s'ouvrait  naïf  à  tes 
paroles.  Depuis  que  tu  t'es  tu,  j'écoute  encore.  Mais 
voici,  tout  se  trouble  et  je  suis  dans  l'attente.  Parle  : 
je  n'ai  pas  assez  entendu...  Il  faut  se  dévouer,  disais- 
tu  ?... 

PHILOCTÈTE,  fermé 
...  Se  dévouer. 

NÉOPTOLÈME 
Mais   Ulysse  aussi   me   l'enseigne.  Se   dévouer   à 
quoi,  Philoctète  ?  Il  dit  que  c'est  à  la  patrie... 

PHILOCTÈTE 
...  A  la  patrie. 

NÉOPTOLÈME 
Ah  !  parle,  Philoctète  ;  tu  dois  continuer  à  présent. 

PHILOCTÈTE,  se  dérobant 
Enfant...  sais-tu  tirer  de  l'arc  ? 

NÉOPTOLÈME 
Oui.  Pourquoi. 


PHILOCTÈTE  263 


PHILOCTETE 
Pourrals-tu  bander  celui-ci  ?.., 

NÉOPTOLÈME,  déconcerté 

Tu  veux...  Je  ne  sais.  (//  essaie.)  Oui  ;  peut-être.  — 
Voilà  ! 

PHILOCTÈTE,  à  part 

Quelle  facilité  !  Il  semble  que  ce  soit... 

NÉOPTOLÈME,  indécis 

Et  maintenant... 

PHILOCTÈTE 

J'ai  vu  ce  que  je  voulais  voir.  (//  reprend  rare.) 

NÉOPTOLÈME 
Je  ne  te  comprends  pas. 

PHILOCTÈTE 
N'importe,  hélas  !...  (//  se  ravise.)  Ecoute,  enfant, 
Ne  crois-tu  pas  les  dieux  au-dessus  de  la  Grèce,  et 
les  dieux  plus  importants  qu'elle  ? 

NÉOPTOLÈME 

Non,  par  Zeux,  je  ne  le  crois  pas. 

», 
PHILOCTÈTE 

Et  pourquoi  donc,  Néoptolème  ? 


264 


ANDRE   GIDE 


NÉOPTOLÈME 
Car  les  dieux  que  je  sers  ne  servent  que  la  Grèce. 

PHILOCTÈTE 
En  !  quoi  !  sont-ils  soumis  ? 

NÉOPTOLÈME 
Non  soumis...  je  ne  sais  comment  dire...  Mais, 
vois  !  tu  sais  qu'on  ne  les  connaît  pas  hors  la  Grèce  ; 
la  Grèce  est  leur  pays  aussi  bien  que  le  nôtre  ;  en 
servant  celle-ci,  je  les  sers  ;  ils  ne  diffèrent  pas  de 
ma  patrie. 

PHILOCTÈTE 
Pourtant,  vois,  moi  je  puis  t'en  parler,  moi  qui  ne 
suis  plus  de  la  Grèce  —  et  je  les  ser>... 

NÉOPTOLÈME 
Crois-tu  ?    —    Ah  !    pauvre   Philoctète  !    on    ne 
s  échappe   pas   aisément   de   la   Grèce...   et   même... 

PHILOCTÈTE,  altentif 
Et  même  ?... 

NÉOPTOLÈME 

Ah  !   si  tu   savais...  Philoctète... 

PHILOCTÈTE 
Si  je  savais...  quoi  ?... 


PHILOCTÈTE  265 


NEOPTOLEME,  se  reprenant 
Non,  parle,  toi  ;  je  suis  venu  pour  écouter  ;  tu 
interroges...  Et  je  sens  bien  qu'Ulysse  et  toi,  votre 
vertu  n'est  pas  la  même...  Mais  quand  il  faut  parler, 
toi  qui  parlais  si  bien,  tu  hésites...  Se  dévouer  à  quoi, 
Philoctète  ? 

PHILOCTETE 

J'allais  te  dire  :  aux  dieux...  Mais  c'est  donc  qu'au- 
dessus  des  dieux,  Néoptolème,  ii  y  a  quelque  chose. 

NÉOPTOLÈME 
Au-dessus  des  dieux  ! 

PHILOCTÈTE 
Oui,  puisque  je  n'agis  pas  comme  Ulysse. 

NÉOPTOLÈiME 
Se    dévouer    à    quoi,    Philoctète  ?    Au-dessus    des 
dieux,  qu'y  a-t-il  ? 

PHILOCTÈTE 

Il  y  a...  (//  se  prend  la  tête  dans  les  mains,  comme 
accablé.)  Je  ne  sais  plus.  Je  ne  sais  pas...  Ah  !  ah  ! 
soi-même  !...   Je  ne  sais  plus  parler,  Néoptolème... 

NÉOPTOLÈME 
Se  dévouer  à  quoi  ?  Dis,  Philoctète... 


266  ANDRÉ   GIDE 


PHILOCTETE 
...  Se  dévouer,.,  se  dévouer... 

NÉOPTOLÈME 

Tu  pleures  ! 

PHILOCTETE 

Enfant  !  Ah  !  si  je  pouvais  te  montrer  la  vertu... 
(//  se  dresse  brusquement.)  J'entends  Ulysse  !  Adieu... 
(//  s*écarte  et  dit  en  s'en  allant  !)  Te  reverrai-je  ? 

NÉOPTOLÈME 
Adieu.  {Entre  Ulysse.) 

SCÈNE  m 

ULYSSE  ET  NÉOPTOLÈME 

ULYSSE 

Viens-je  à  temps  ?  Qu'y  a-t-il  ?  As-tu  bien  parlé, 
mon  élève  ? 

NÉOPTOLÈME 

Grâce  à  toi  mieux  que  lui.  Mais  qu'importe  ?  — 
Ulysse...   il   m'a   donné  son  arc  à  tendre  !... 

ULYSSE 

Son  arc  !  quelle  plaisanterie  !  —  Eh  que  ne  Tas-tu 
donc  gardé,  fils  d'Achille  ? 


PHILOCTÈTE  267 


NEOPTOLEME 
Que  vaut  un  arc  sans  flèches  ?  Tandis  que  j'avais 
l'arc,  il  retenait  les  flèches  prudemment. 

ULYSSE 

L'habile    ami  !...    Se    doute-t-il,    crois-tu  ?    Que 
disait-il  ? 

NÉOPTOLÈME 

Oh  !  rien,  ou  presque. 

ULYSSE 
Et  t*a-t-il  récité  de  nouveau  sa  vertu  ? 

NÉOPTOLÈME 

Lui  qui  parlait  si  bien  naguère,  dès  mes  questions, 
il  s'est  tu. 

ULYSSE 
Tu  vois  !... 

NÉOPTOLÈME 

Et  quand  j'ai  demandé  à  quoi  l'on  peut  se  dévouer, 
qui  ne  soit  pas  toujours  la  Grèce,  il  m  a  dit... 

^ULYSSE 
Il  t'a  dit  ?... 

[NÉOPTOLÈME 

Qu'il  ne  savait  pas.  Et  quand  j'ai  dit  que  les  dieux 


26Ô  ANDRÉ   GIDE 


mêmes,  ainsi  que  tu  m  avais  appris,  s  y  soumettaient, 
il  a  répondu  :  C'est  alors  qu'au-dessus  des  dieux,, 
il  y  a... 

ULYSSE 
Quoi  ? 

NÉOPTOLÈME 
Il  m'a  dit  qu'il  ne  savait  pas. 

ULYSSE 
Eh  !  tu  vois  bien,  Néoptolème  !... 

NÉOPTOLÈME 
Non,  Ulysse,  il  me  semble  que  je  le  comprends, 
à  présent. 

ULYSSE 
Que  tu  comprends  quoi  ? 

NÉOPTOLÈME 
Quelque  chose.   Car  enfin,  dans  cette  île  si  soli- 
taire, quand  nous  n'étions  pas  là,  à  quoi  se  dévouait 
Philoctète  ? 

ULYSSE 
Mais,  tu  l'as  dit  :  à  rien.  A  quoi  sert  la  vertu  soli- 
taire ?  Malgré  tout  ce  qu'il  croit,  elle  s'exhalait  sans 
emploi.   A  quoi   servent   toutes   ses  phrases  ;   belles 


PHILOCTÈTE  269 


tant   qu'il   voudra...   Tont-elles  convaincu,  toi  ?   — 
moi  non  plus. 

S'il  vit  ainsi,  seul  dans  cette  île,  je  te  1  ai  bien  prouvé, 
c'était  pour  délivrer  l'armée  de  ses  gémissements 
et  de  sa  puanteur  ;  c'est  là  son  premier  dévouement  ; 
c  est  là  sa  vertu,  quoi  qu'il  dise.  Sa  seconde  vertu, 
ce  sera,  s'il  est  si  vertueux,  de  se  bien  consoler,  quand 
il  aura  perdu  son  arc,  en  songeant  que  c'est  pour  la 
Grèce.  Quel  autre  dévouement  s'imagine,  qui  ne 
soit  pas  pour  la  patrie  ?  II  attendait,  vois-tu,  que  nous 
vinssions  l'offrir...  Mais,  comme  il  pourrait  refuser, 
mieux  nous  vaut  forcer  sa  vertu,  lui  imposer  le  sacri- 
fice —  et  je  crois  plus  prudent  de  l'endormir.  Vois 
ce  flacon... 

NÉOPTOLÈME 

Ah  !  ne  parle  pas  trop,  Ulysse...  Philoctète,  lui 
se  taisait. 

ULYSSE 
C'est  qu'il  n'avait  plus  rien  à  dire. 

NÉOPTOLÈME 
Et  c'est  pour  cela  qu'il  pleurait  ? 

ULYSSE 

Il  pleurait  de  s'être  trompé. 


270 


ANDRE   GIDE 


NEOPTOLEME 
Non,   c'est  à  cause  de  moi   qu'il   pleurait. 

ULYSSE,  souriant 

De  toi  ?...  Ce  qu'on  commence  par  sottise,  ensuite 
par  orgueil  on  l'appelle  vertu. 

NEOPTOLEME,  éclate  en  sanglots 
Ulysse  !  tu  ne  comprends  pas  Philoctète... 


QUATRIÈME    ACTE 

SCÈNE  I 

PHILOCTÈTE,  NEOPTOLEME 

(Philoctète  est  seul,  assis  ;  il  semble  accablé  de  douleur 

—  ou  médite.) 

NEOPTOLEME,  entre  en  courant 
Que  je  le  trouve  à  temps  !...  Ah  !  c'est  toi,  Phi- 
loctète. En  hâte,  écoute-moi.  Ce  que  nous  venions 
faire  ici  est  indigne  ;  mais,  sois  plus  grand  que  nous  : 
pardonne-moi.  Nous  venions...  oh  !  j'ai  honte  à  le 
dire...  te  voler  ton  arc,  Philoctète  !... 


PHILOCTÈTE  27! 


PHILOCTETE 
Je  le  savais. 

NÉOPTOLÈME 
Tu  ne  me  comprends  pas...    c'est  te  voler  ton  arc, 
te  dis-ie...  Ah  !  défends-toi  !  ^ 

PHILOCTÈTE 
Contre  qui  ?  Contre  toi  ?  dis,  mon  Néoptolème. 

NÉOPTOLÈME 
Non  certes  contre  moi  :  je  t'aime  et  te  préviens. 

PHILOCTÈTE 
Et  tu  trahis  Ulysse... 

NÉOPTOLÈME 
Et  suis  au  désespoir...  C'est  à  toi  que  je  me  dévoue. 
M'aimes-tu  ?  Parle,  Philoclète.   Est-ce  que  c'est   là 
la  vertu  ? 

PHILOCTÈTE 
Enfant  !... 

NÉOPTOLÈME 

Vois  ce  que  je  t'apporte.  Cette  fiole  a  pour  mission 
de  t'endormir.  Mais  moi  je  te  la  donne.  Voici.  Est-ce 
di  la  vertu  ?  —  Parle-moi. 


272  ANDRÉ   GIDE 


PHILOCTETE 

Enfant  !  on  ne  parvient  que  pas  à  pas  à  la  vertu 
supérieure  ;  ce  que  tu  fais  ici  n'est  qu'un  bond. 

NÉOPTOLÈME 
Alors    enseigne-moi,   Philoctète. 

PHILOCÈTE 
Cette  petite  fiole  était  pour  m'endormir,  dis-tu  ? 
(//  la  prend  et  la  regarde.)  Petite  fiole...  toi,  du  moins, 
ne   manque   pas   ton   but  !   Vois-tu   ce   que   je   fais, 
Néoptolème  ?  (//  boit.) 

NEOPTOLEME 
Quoi  !  malheureux,   mais  c*est... 

PHILOCTÈTE 
Préviens  Ulysse.  Tu  lui  diras...  qu'il  peut  venir. 
(Néoptolème  épouvanté  sort  en  courant  et  en  criant.) 

SCÈNE  II 

PHILOCTÈTE,  PUIS  ULYSSE  et  NÉOPTOLÈME 

PHILOCTÈTE,  seul 
Et  tu  m'admireras,  Ulysse  ;  je  te  veux  contraindre 
à  m 'admirer.  Ma  vertu  monte  sur  la  tienne  et  tu  te 


PHILOCTÈTE  273 


sens  diminué.  Exalte-toi,  vertu  de  Philoctète  !  satis- 
fals-toi  de  ta  beauté  !  Néoptolème,  que  ne  prls-tu 
mon  arc  tout  de  suite  ?  Plus  tu  m  aimais,  plus  cela 
t'était  difficile  :  tu  ne  t'es  pas  assez  dévoué.  Prends- 
les...  (//  regarde.)  Il  n'est  plus  là... 

Ce  breuvage  avait  un  goiit  affreux  ;  d'y  penser, 
mon  cœur  se  soulève  ;  je  voudrais  m'endormir  plus 
vite...  De  tous  les  dévouements,  le  plus  fou  c'est  celui 
pour  les  autres,  car  alors  on  leur  devient  supérieur. 
Je  me  dévoue,  oui,  mais  ce  n'est  pas  pour  la  Grèce... 
Je  ne  regrette  qu'une  chose,  c'est  que  mon  dévoue- 
ment serve  à  la  Grèce...  Et  non,  je  ne  le  regrette 
même  pas...  Mais  alors,  ne  me  remercie  pas  :  c'est 
pour  moi  que  ]'agis,  non  pour  toi.  —  Ulysse,  tu 
m'admireras,  n'est-ce  pas  ?  —  Mais,  m'admlrcras- 
tu,  Ulysse  ?  —  Ulysse  !  Ulysse  !  où  donc  es-tu  ? 
Comprends  :  je  me  dévoue,  mais  ce  n'est  pas  pour 
la  patrie...  c'est  pour  autre  chose,  comprends  ; 
c  est  pour...  quoi  ?  Je  ne  sais  pas.  Vas-tu  comprendre? 
Ulysse  !  tu  vas  croire  peut-être  que  je  me  dévoue 
pour  la  Grèce  !  Ah  !  cet  arc  et  ces  flèches  vont  y 
servir  !...  Où  les  jeter  ?  —  La  mer  !  (//  veut  courir 
mais  retombe  vaincu  par  le  breuvage.)  Je  suis  sans 
force.  Ah  !  ma  tête  se  trouble...  Il  va  venir... 

Vertu  !  vertu  !  je  cherche  dans  ton  nom  amer  un 
peu  d'ivresse;  l'aurais-je  déjà  toute  épuisée?  L'or- 
gueil qui  me  soutient  chancelle  et  cède  ;  je  fuis  de 

18 


274  ANDRÉ   GIDE 


toutes  parts.  «  Pas  de  bonds  ;  pas  de  bonds  »,  lui 
disais-je.  Ce  que  l'on  entreprend  au  dessus  de  ses 
forces,  Néoptolème,  voilà  ce  qu'on  appelle  vertu. 
Vertu...  je  n'y  crois  plus,  Néoptolème.  Mais  écoute- 
moi  donc,  Néoptolème  !  Néoptolème,  il  n'y  a  pas 
de  vertu.  —  Néoptolème  !...  Il  n'entend  plus... 
(//  tombe  accablé  et  s'endort.) 

ULYSSE,  entrant  et  voyant  Philoctète 
Et  maintenant,  laisse-moi  seul  avec  lui. 
{Néoptolème  en   proie   à   la  plus   vive  émotion   hésite 
à  se  retirer.) 

Eh  oui  !  va  n'importe  où  ;  cours  apprêter  la  bar- 
que, si  tu  veux. 

{Néoptolème  sort.) 

ULYSSE,  seul 
s'approche  de  Philoctète  et  se  penche 
Philoctète  I...  Tu  ne  m'entends  donc  plus,  Phi- 
loctète ?  —  Tu  ne  m'entend^'as  plus  ?  —  Que  faire  ? 
J'aurais  voulu  te  dire...  que  tu  m'as  vaincu, 
Philoctète.  Et  je  vois  la  vertu,  maintenant  ;  et  je  la 
sens  si  belle,  que  près  de  toi  je  n'ose  plus  agir.  Mon 
devoir  m'apparaît  plus  cruel  que  le  tien,  parce  qu'il 
m'apparaît  moins  auguste.  Ton  arc...  je  ne  peux  plus, 
je  ne  veux  plus  le  prendre  :  tu  l'as  donné.  —  Néop- 
tolème est  un  enfant  :  qu'il  obéisse.  Ah  !  le  voilà  ! 


PHILOCTÈTE  275 


{Impératif.)  Et  maintenant  Néoptolème,  prends  l*arc 
et  les  flèches,  et  va  les  porter  à  la  barque. 
(Néoptolème  désolé  s'approche  de  Philoctète,  se  penche, 
puis  se  jette  à  genoux  et  baise  Philoctète  au  front.) 

ULYSSE 

Je  te  Tordonne.  M'avoir  trahi  ne  serait  pas  assez  ? 
Veux-tu  trahir  aussi  ta  patrie  ?  Vois  comme  il  s'y 
est  dévoué. 
{Néoptolème  soumis  prend  F  arc  et  les  flèches  et  s  éloigne.) 

ULYSSE,  seul 

Et  maintenant,  adieu,  dur  Philoctète.  Est-ce  que 
tu  m*as  beaucoup  méprisé  ?  Ah,  je  voudrais  savoir... 
Je  voudrais  qu'il  sache  que  je  le  trouve  admirable... 
et  que...  grâce  à  lui,  nous  vaincrons. 

NÉOPTOLÈME,  de  loin  appelle 
Ulysse  !  ! 

ULYSSE 
Me  voici. 

(Il  sort.) 


276  ANDRÉ   GIDE 


CINQUIÈME   ACTE 

Philoctète  est  seul,  sur  un  rocher.  Le  soleil  se  lève  dans 
un  ciel  parfaitement  pur.  Au  loin  sur  la  mer  fuit 
une  barque,  Philoctète  la  regarde  longuement, 

PHILOCTÈTE 

PHILOCTÈTE,  murmure  très  calme 

Ils   ne   reviendront   plus  ;   ils   n*ont  plus   d'arc  à 
j^rendre...  —  Je  suis  heureux. 

{Sa  voix  est  devenue  extraordinairement  belle  et  douce  ; 
des  fleurs  autour  de  lui  percent  la  neige,  et  les  oiseaux 
du  ciel  descendent  le  nourrir.) 


LA  PORTE  ETROITE 

(lettres  d '/.lissa) 


Mon  cher  Jérôme^ 

Juge  de  ma  stupeur^  hier  en  ouvrant  au  hasard  le 
joli  Racine  que  tu  m'as  donnée  d'y  retrouver  les  quatre 
vers  de  ton  ancienne  petite  image  de  Noël,  que  je  garde 
depuis  bientôt  dix  ans  dans  ma  Bible. 

Quel  charme  vainqueur  du  monde 
Vers  Dieu  m'élève  aujourd'hui  ? 
Malheureux  l'homme  qui  fonde 
Sut  les  hommes  son  appui  ! 

Je  les  croyais  extraits  d'une  paraphrase  de  Corneille^ 
et  j'avoue  que  je  ne  les  trouvais  pas  merveilleux.  MaiSy 
tontinuant  la  lecture  du  ÎV^  Cantique  spirituel,  je  tombe 
sur  des  strophes  tellement  belles  que  je  ne  puis  me  retenir 
de  te  les  copier.  Sans  doute  tu  les  connais  déjà,  si  j  en 
juge  d'après  les  indiscrètes  initiales  que  tu  as  mises  en 
marge  du  volume  (j'avais  pris  l'habilude,  en  effet, 
de  semer  mes  livres  et  ceux  d'Alissa  de  la  première 
lettre  de  son  nom,  en  regard  de  chacun  des  passage» 
que  j'aimais  et  voulais  lui  faire  connaître.)  N'importe  ! 
cest  pour  mon  plaisir  que  je  les  transcris.  J'étais  un 


278  ANDRÉ   GIDE 


peu  Vexée  d'abord  de  voir  que  tu  m  offrais  ce  que  faVaJs 
cru  découvrir,  puis  ce  vilain  sentiment  a  cédé  devant 
ma  joie  de  penser  que  tu  les  aimais  comme  moi.  En  les 
copiant,  il  me  semble  que  je  les  relis  avec  toi.  ^ 

De  ta  sa_^esse  immortelle 
La  voix  tonne  et  nous  instruit. 
"iEnfants  des  hommes   dit-elle. 
De  vos  soins  que!  est  le  fruit  ? 
Par  quelle  erreur,  âmes  vaines, 
Du  plus  Dur  sang  de  vos  Veines 
Achetez-Vous  si  souvent, 
Non  un  pain  qui  vous  repaisse. 
Mais  une  ombre  qui  vous  laisse 
Plus  affamés  que  devant  ? 

Le  pain  que  je  vous  propose 
Sert  aux  anges  d'aliment  : 
Dieu  lui-même  le  compose 
De  la  fleur  de  son  froment. 
C'est  ce  pain  si  délectable 
Que  ne  sert  point  à  sa  table 
Le  monde  que  vous  suivez. 
Je  l'offre  à  qui  veut  me  suivre. 
Approchez.  Voulez-vous  vivre  ? 
Prenez,  mangez  et  vivez.  » 


L'âms  heureusement  captive 
Sous  ton  joug  trouve  la  paix, 
Et  s'abreuve  d'une  eau  vive 
Qui  ne  s'épuise  jamais 
Chacun  peut  boire  en  cette  onde 
Elle  invite  tout  le  monde; 


LA    PORTE    ÉTROITE  279 

Mais  noua  courons  follement 
Chercher  des  yjurce^  bourbeuses 
Ou  des  citernes  trompeuses 
D'où  Veau  fuit  à  tout  moment. 

Est-ce  beau  !  Jérôme,  est-ce  beau  !  Vraiment  trouves- 
tu  cela  aussi  beau  que  moi  ?  Une  petite  note  de  mon 
édition  dit  que  M'"^  de  Main  tenon,  entendant  chanter 
ce  cantique  par  M"^  d'Aumale,  parut  dans  Fadmira- 
tion,  "  jeta  quelques  larmes  »  et  lui  fit  répéter  une  partie 
du  morceau.  Je  le  sais  à  présent  par  cœur  et  ne  me 
lasse  pas  de  le  réciter.  Ma  seule  tristesse,  ici,  est  de  ne 
pas  te  r avoir  entendu  lire. 

Les  nouvelles  de  nos  voyageurs  continuent  à  être 
fort  bonnes.  Tu  sais  déjà  combien  Juliette  a  joui  de 
Bayonne  et  de  Biarritz,  malgré  l épouvantable  chaleur. 
Ils  ont  depuis  visité  Fontarabie,  se  sont  arrêtés  à 
Burgos,  ont  traversé  deux  fois  les  Pyrénées...  Elle 
m  écrit  à  présent  du  Monserrat  une  lettre  enthousiaste. 
Ils  pensent  sattarder  dix  jours  encore  à  Barcelone 
avant  de  regagner  Nîmes,  où  Edouard  veut  rentrer 
avant  septembre,  afin  de  tout  organiser  pour  les  ven- 
danges. 

Depuis  une  semaine,  nous  sommes,  père  et  moi,  à 
Fongueusemare,  où  Miss  Ashburton  doit  venir  nous 
rejoindre  demain  et  Robert  dans  quatre  jours.  Tu  sais 
que  le  pauvre  garçon  s*est  fait  refuser  à  son  examen  ; 


280  ANDRÉ   GIDE 


non  point  que  ce  fût  difficile,  mais  lexaminateur  lut 
a  posé  des  questions  si  baroques  quil  s'est  troublé  ;  je 
ne  puis  croire  que  Robert  ne  fût  pas  prêt,  après  ce  que 
tu  rnavais  écrit  de  son  zèle,  mais  cet  examinateur, 
parait-il,  s  amuse  à  décontenancer  ainsi  les  élèves. 

Quant  à  tes  succès,  cher  ami,  je  puis  à  peine  dire  que 
je  t'en  félicite,  tant  ils  me  paraissent  naturels.  Jai  si 
grande  confiance  en  toi,  Jérôme  !  Dès  que  je  pense  à 
toi,  mon  cœur  s'emplit  d'espoir.  Vas-tu  pouvoir  commen- 
cer dès  maintenant  le  travail  dont  tu  avais  parlé  ?... 

...  Ici  rien  n'est  changé  dans  le  jardin;  mais  la  maison 
parait  bien  vide  !  Tu  auras  compris,  n'est-ce  pas, 
pourquoi  je  te  priais  de  ne  pas  venir  cette  année  ;  je 
sens  que  cela  vaut  mieux  ;  je  me  le  redis  chaque  jour, 
car  il  m'en  coûte  de  rester  si  longtemps  sans  te  voir... 
Parfois,  involontairement  je  te  cherche  ;  j'interromps 
ma  lecture,  je  tourne  la  tête  brusquement...  il  me  semble  . 
que  tu  es  là  1 

Je  reprends  ma  lettre.  Il  fait  nuit  ;  tout  le  monde 
dort  ;  je  m'attarde  à  t' écrire,  devant  la  fenêtre  ouverte  ; 
le  jardin  est  tout  embaumé  ;  l'air  est  tiède.  Te  souviens- 
tu,  du  temps  que  nous  étions  enfants,  dès  que  nous 
voyions  ou  entendions  quelque  chose  de  très  beau,  nous 
pensions  ;  Merci,  moti  Dieu,  de  l'avoir  créé...  Cette 
nuit,  de  toute  mon  âme  je  pensais     Merci,  mon  Dieu 


LA    PORT  E  ÉTROITE  281 

d* avoir  fait  cette  nuit  si  belle  !  Et  tout  à  coup  je  t*ai 
souhaité  /à,  senti  là,  près  de  moi,  avec  une  violence 
telle  que  tu  Fauras  peut-être  senti. 

Oui,  tu  le  disais  bien  dans  ta  lettre  :  l'admiration, 
*  chez  les  âmes  bien  nées  '\  se  confond  en  reconnaissance... 
Que  de  choses  je  Voudrais  {écrire  encore  !  —  ]e  songe 
à  ce  radieux  pays  dont  me  parle  Juliette.  Je  songe  à 
d'autres  pays  plus  vastes,  plus  radieux  encore,  plus 
déserts.  Une  étrange  confiance  m'habite  qu'un  jour, 
I  je  ne  sais  comment,  ensemble,  nous  Verrons  je  ne  sais 
quel  grand  pays  mystérieux... 


Cher  Jérôme, 

Je  fonds  de  joie  en  te  lisant.  J'allais  répondre  à  ta 
lettre  d'Orvieto,  quand,  à  la  fois,  celle  de  Pérouse  et 
celle  d'Assise  sont  arrivées.  Ma  pensée  se  fait  voyageuse; 
mon  corps  seul  fait  semblant  d'être  ici  ;  en  vérité  je 
suis  avec  toi  sur  les  blanches  routes  d'Ombrie  ;  avec 
toi  je  pars  au  matin,  regarde  avec  un  œil  tout  neuf 
l'aurore...  Sur  la  terrasse  de  Cortone  m'appelais-tu 
vraiment  ?  je  t'entendais...  On  avait  terriblement  soif 
dans  la  montagne  au-dessus  d'Assise!  mais  que  le  Verre 
d'eau  du  Franciscain  m'a  paru  bon  !  0  mon  ami  !  je 
regarde  à  travers  toi  chaque  chose.  Que  j  aime  ce  que 


282 


ANDRE   GIDE 


tu  m  écris  à  propos  de  saint  François  !  Oui,  n  est-ce 
pas,  ce  qu  il  faut  chercher,  cest  une  exaltation  et  non 
point  une  émancipation  de  la  pensée.  Celle-ci  ne  va  pas 
sans  un  orgueil  abominable.  Mettre  son  ambition  non 
à  se  révolter,  mais  à  servir. 

...  J  ai  tant  à  te  dire  ;  fai  soif  d'une  si  inépuisable 
causerie  !  parfois  je  ne  trouve  plus  de  mots,  d'idées 
distinctes,  —  ce  soir  f  écris  comme  en  rêvant  —  gardant 
seulement  la  sensation  presque  oppressante  d'une  in- 
finie  richesse  à  donner  et  à  recevoir. 

Comment  avons-nous  fait,  durant  de  si  longs  mois^ 
pour  nous  taire  ?  Nous  hivernions  sans  doute.  Oh  ! 
qu  il  soit  fini  pour  jamais  cet  affreux  hiver  de  silence  ! 
Depuis  que  te  voilà  retrouvé,  la  vie,  la  pensée,  notre 
âme,  tout  me  parait  beau,  adorable,  fertile  inépui- 
sablement. . 


12  septembre. 

J'ai  bien  reçu  ta  lettre  de  Pise.  Nous  aussi  nous  avons 
un  temps  splendide  ;  jamais  encore  la  Normandie  ne 
m'avait  paru  si  belle.  J'ai  fait  avant-hier,  seule,  à 
pied,  une  énorme  promenade  à  travers  champs,  au 
hasard  ;  je  suis  rentrée  plus  exaltée  que  lasse,  tout  ivre 
de  soleil  et  de  joie.  Que  les  meules,  sous  l'ardent  soleil. 


LA   PORTE   ETROITE 


283 


étaient  belles  !  Je  n  avais  pas  besoin  de  me  croire  en 
Italie  pour   trouver   tout   admirable. 

Oui,  mon  ami,  cest  une  exhortation  à  la  joie,  comme 
tu  dis,  que  f  écoute  et  comprends  dans  "  F  hymne  confus  » 
de  la  nature.  Je  l  entends  dans  chaque  chant  d  oiseau; 
je  la  respire  dans  le  parfum  de  chaque  fleur,  et  j  en 
viens  à  ne  comprendre  plus  que  Fadoration  comme  seule 
forme  de  la  prière  —  redisant  qvec  saint  François  : 
Mon  Dieu  !  Mon  Dieu  I  «  e  non  altro  »,  le  cœur  empli 
d*un  inexprimable  amour. 

Ne  crains  pas  toutefois  que  je  tourne  à  F ignorantine  f 
J'ai  beaucoup  lu  ces  derniers  temps  ;  quelques  jours  de 
pluie  aidant,  j'ai  comme  replié  mon  adoration  dans  les 
livres...  Achevé  Malebranche  et  tout  aussitôt  pris  les 
Lettres  à  Clarke,  de  Leibnitz.  Puis,  pour  me  reposer, 
ai  lu  les  Cenci,  de  Shelley  —  sans  plaisir  ;  lu  La  Sen- 
sitive  aussi...  Je  vais  peut-être  t' indigner  ;  je  donnerais 
presque  tout  Shelley,  tout  Byron,  pour  les  quatre  odes 
de  Keats  que  nous  lisions  ensemble  Fêté  passé  ;  de  même 
que  je  donnerais  tout  Hugo  pour  quelques  sonnets  de 
Baudelaire.  Le  mot  :  grand  poète,  ne  Veut  rien  dire  : 
cest  être  un  pur  poète,  qui  importe...  0  mon  frère  f 
merci  pour  m'avoir  fait  connaître  et  comprendre  et 
aimer  tout  ceci. 


284  ANDRÉ   GIDE 

...  Non,  nécourte  pas  ton  voyage  pour  le  plaisir 
de  quelques  jours  de  revoir.  Sérieusement,  il  vaut  mieux 
que  nous  ne  nous  revoyions  pas  encore.  Crois-moi  : 
quand  tu  serais  près  de  moi,  je  ne  pourrais  penser  à 
toi  davantage.  Je  ne  voudrais  pas  te  peiner,  mais  j  en 
suis  venue  à  ne  plus  souhaiter  —  maintenant  —  ta 
présence.  Te  Vavouerais-je  ?  je  saurais  que  tu  viens 
ce  soir...  je  fuirais. 

Oh  !  ne  me  demande  pas  de  t* expliquer  ce...  senti" 
ment,  je  t'en  prie.  Je  sais  seulement  que  je  pense  à  toi 
sans  cesse  (ce  qui  doit  suffire  à  ton  bonheur)  et  que  je 
suis  heureuse  ainsi. 


Ah  !  que  ce  quon  appelle  bonheur  est  chose  peu 
étrangère  à  Pâme  et  que  les  éléments  qui  semblent  le. 
eomposer  du  dehors  importent  peu  1  Je  {épargne  quan- 
tité de  réflexions  que  jai  pu  faire  dans  mes  promenades 
solitaires  sur  la  «  garrigue  »,  où  ce  qui  m*étonne  le  plus 
c'est  de  ne  pas  me  sentir  plus  joyeuse  ;  le  bonheur  de 
Juliette  devrait  me  combler...  pourquoi  mon  cœur  cède- 
i-il  à  une  mélancolie  incompréhensible,  dont  je  ne  par- 
viens pas  à  me  défendre  ?  La  beauté  même  de  ce 
pays,  que  je  sens,  que  je  constate  du  moins,  ajoute  encore 
à    mon    inexplicable    tristesse...    Quand    tu    m  écrivais 


LA    PORTE   ÉTROITE  283 

d  Italicy  je  savais  voir  à  travers  toi  toute  chose  ;  à 
présent  il  me  semble  que  je  te  dérobe  tout  ce  que  je  regarde 
sans  toi.  Enfin,  je  m'étais  fait,  à  Fongueusemare  e 
au  Havre,  une  vertu  de  résistance  à  lusage  des  jours 
de  pluie  ;  ici  cette  vertu  nest  plus  de  mise,  et  je  reste 
inquiète  de  la  sentir  sans  emploi.  Le  rire  des  gens  et  du 
pays  m'offusque  ;  peut-être  que  j'appelle  être  triste 
simplement  n'être  pas  aussi  bruyant  qu'eux...  Sans 
doute,  auparavant,  il  entrait  quelque  orgueil  dans  ma 
joie,  car,  à  présent,  parmi  cette  gaîté  étrangère,  c'est 
quelque  chose  cx>mme  de  l'humiliation  que  j'éprouve. 

A  peine  ai-je  pu  prier  depuis  que  je  suis  ici  :  j'éprouve 
le  sentiment  enfantin  que  Dieu-n^t  plus  à  la  même 
place.  Adieu  ;  je  te  quitte  bien  vite  ;  j'ai  honte  de  ce 
blasphème,  de  ma  faiblesse,  de  ma  tristesse,  et  de 
l'avouer,  et  de  t'écrire  tout  ceci  que  je  déchirerais 
demain,  si  le  courrier  ne  V emportait  ce  soir... 


Edouard  et  Juliette  nous  ont  quittés  ce  matin.  C'est 
ma  petite  filleule  surfout  que  je  regrette  ;  quand  je  la 
reverrai,  dans  six  mois,  je  ne  reconnaîtrai  plus  tous  ses 
gestes  ;  elle  n&i  avait  encore  presque  pas  un  que  je  ne 
lui  eusse  vu  inventer.  Les  formations  sont  toujours  si 
mystérieuses  et  surprenantes  ;  c'est  par  défaut  d'atten- 
tion que  nous  ne  nous  étonnons  pas  plus  souvent.  Que 


286  ANDRÉ   GIDE 


d'heures  fai  passées,  penchée  sur  ce  petit  berceau  plein 
d'espérance.  Par  quel  égoïsme,  quelle  suffisance,  quelle 
inappétence  du  mieux,  le  développement  s'arrête-t-il 
si  vite,  et  toute  créature  se  fixe-t-elle  encore  si  distante 
de  Dieu  ?  Oh  !  si  pourtant  nous  pouvions,  nom  vou- 
lions nous  rapprocher  de  Lui  davantage...  quelle  ému- 
lation ce  serait  ! 


HYMNE 

EN    GUISE    DE   CONCLUSION 


à  M.  A,  R.  G. 

...  Elle  tourna  les  yeux  vers  les  naissantes  étoiles. 
«  Je  connais  tous  leurs  noms,  dit-elle  ;  chacune  en 
a  plusieurs  ;  elles  ont  des  vertus  différentes.  Leur 
marche,  qui  nous  paraît  calme,  est  rapide  et  les  rend 
brûlantes.  Leur  inquiète  ardeur  est  cause  de  la 
violence  de  leur  course,  et  leur  splendeur  en  est 
l'effet.  Une  intime  volonté  les  pousse  et  les  dirige  ; 
un  zèle  exquis  les  brûle  et  les  consume  ;  c'est  pour 
cela  qu'elles  sont  radieuses  et  belles. 

Elles  se  tiennent  l'une  à  l'autre  toutes  attachées, 
par  des  liens  qui  sont  des  vertus  et  des  forces,  de 
sorte  que  l'une  dépend  de  l'autre  et  que  l'autre  dé- 
pend de  toutes.  La  route  de  chacune  est  tracée  et 
chacune  trouve  sa  route.  Elle  ne  saurait  en  changer 
sans  en  distraire  chacune  autre,  chacune  étant  de 
chaque  autre  occupée.  Et  chacune  choisit  sa  route 
selon  qu'elle  devait  la  suivre  ;  ce  qu'elle  doit,  il  faut 


288  HYMNE   EN   GUISE   DE   CONCLUSION 

qu'elle  le  veuille,  et  cette  route,  qui  nous  paraît 
fatale,  est  à  chacune  la  route  préférée,  chacune  étant 
de  volonté  parfaite.  Un  amour  ébloui  les  guide  ; 
leur*  choix  fixe  des  lois,  et  nous  dépendons  d'elles  ; 
nous  ne  pouvons  pas  nous  sauver.  >> 


TABLE 


Page» 

De  l'Influence    (Prétextes) 1 

5i  le  grain  ne  meurt  (Inédit  en  volume) 27 

Voyages  :  Espagne  (Nouveaux  Prétextes) ....  113 

Marche  Turque    (inédit  en  volume)  126 

Algérie  (Amyntas) 1 52 

Nourritures  terrestres,  extraits 1 73 

Voyage  d'Urien,  extraits |95 

Rencontres  (inédit  en  volume) 217 

Les  Caves  du  Vatican,   extraits 225 

Philoctète  (Le  retour  de  l'Enfant  Prodigue).  .  .  237 

La  Porte  Etroite,  extraits 277 

"  Hymne  en  guise  de  conclusion   >  (Nourritures 

terrestres) 287 


19 


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f X vu r"  et  XIX*  .siècle) 7  fr.  » 

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naux de  C.  Serveaui 25    fr. 


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et  xviii*  siècles 6  fr     » 

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1921 


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