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Full text of "Anecdotes curieuses de la cour de France sous le regne de Louis XV"

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V / 



ll^ 



A 



7/ 



FHANÇOIS-VlNCENT\TiUJSSAINT 



ANECDOTES CURIEUSES 



DE LA COUR DE FRANCE 



SOUS LE BÈGi\E DE LOUIS XV 



TEXTE ORIGINAL PUBLIÉ POUR LA PREMIERE FOIS 
AVEC UNE NOTICE 8UR TOUSSAINT ET DES ANNOTATIONS 

PAR Paul FOULD 




Tàm^mmf. 



PARIS 

LIBRAIRIE PLON 

PLON-NOURRIT et C»% IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8, RUE OARANCIÉRE — 6* 
1908 

Toui droits réservét 



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M-^'^ 



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-V [y) 



Collection 



Tous Uroils de reproduction et de traduction 
réservés pftu* tous pays. 



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■V 



FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 



Toussaint, l'auteur du manuscrit que nous publions, 
n'est plus guère connu de nos jours. Il a cependant eu 
son heure de célébrité, qu'il devait surtout à son livre 
sur « les Mœurs », relégué lui-même maintenant au 
nombre des « bouquins » du dix-huitième siècle. 

C'est là un de ces arrêts cruels et trop souvent immé- 
rités que la postérité, obligée de faire un choix parmi les 
productions littéraires des temps qui l'ont précédée, pro- 
nonce toujours sans appel. Nous n'aurions peut-être pas 
songé nous-méme à exhumer ces cendres bien refroidies, 
si, par une bonne fortune dont nous sentons le prix, nous 
n'avions été mis sur la trace des Anecdotes curieuses de la 
cour de France sous le règne de Louis XV ^ par Toussaint, 
qui ne sont autre chose que la première rédaction des 
célèbres Mémoires secrets pour servir à l'histoire de Perse (1). 
Il nous a dès lors semblé qu'il pouvait être de quelque 
intérêt de faire revivre, ne fût-ce que pour un temps, cette 
figure secondaire de l'avant-dernier siècle, effacée comme 

(1) Nous devons cette précieuse indication à l'obligeance de M. de 
Nolhac, le conservateur du Musée de Versailles, et Térudit auteur de 
tant d'ouvrages intéressants sur le dix-huitième siècle, et à celle de 
M. Léon Dorez, le savant bibliothécaire du département des manuscrits 
à la Bibliothèque nationale. 



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II FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

tant d'autres par Téclat des grands noms de Voltaire et 
de Diderot, et de retracer rapidement la vie et les tra- 
vaux de cet oublié, dont les ouvrages ont eu vers 1750 
une réelle influence et se rattachent en tout cas direc- 
tement au grand mouvement philosophique de cette 
époque. 

François-Vincent Toussaint est né à Paris le 21 dé- 
cembre 1715, au commencement même de la Régence. 
On a peu de détails sur son origine; on sait seulement 
que sa famille était d'une extraction modeste et que ses 
]>areDts vivaient dans la retraite et la dévotion; leur 
dévotion allait môme jusqu'au mysticisme, puisqu'ils fu- 
rent du nombre des convulsiannaires du cimetière Saint- 
Médard^ après la mort du fameux diacre Paris. Le diacre 
était un suint homme, austère, charitable, qui vivait très 
à Fécart dans une modeste maison du faubourg Saint- 
Marceau, où il mourut prématurément en 1727, à l'âge 
de trente-sept ans. Mais le tombeau qu'on lui éleva dans 
le petit cimetière Saint-Médard, sa paroisse, devint très 
vite un lieu de pèlerinage, de prières et de scènes d'ex- 
tase dont on aurait peine à se figurer la violence. C'était 
une véritable démence : les convulsionn aires réclamaient 
le martyre; ils allaient en souriant au-devant des sup- 
plices les plus afl'reux; des femmes, des jeunes filles par- 
ticipaient, au premier rang, à ces scènes horribles et 
étranges (1). Et ce n'était pas seulement une foule cré- 
dule, ignorante, de malades ou de désespérés qui s'y 
portait en masse : des esprits réfléchis et éclairés, le bon 

(1) Lo cimetière fut fermé par arrêt du Parlement du 27 janvier 1732. 

il existe au Cabinet des Estampes, à la Bibliothèque nationale, des 
reproductions de ces scènes, ainsi que le portrait du diacre, avec son 
tombeau, son épitaphe et son testament. (Voir collection Hennin, t. 92 
et 95.) 



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LE DIACRE PARIS m 

Rollin par exemple, se laissèrent émouvoir par ces pré- 
tendus miracles. Un conseiller au Parlement de Paris, 
Carré de Montgeron, en fut si convaincu qu'il consacra 
une pailie de sa vie à leur glorification et publia sur 
leur authenticité un ouvrage en plusieurs volumes (1). 
Presque tout le parti janséniste s'associa à ce mouve- 
ment et, s'il n'en fut pas le promoteur, ainsi qu'on l'en 
accusa, il s'empressa de le mettre à profit, comme un 
moyen de protestation contre la cour de Rome et contre 
l'enregistrement de la bulle Unigenitus par le Parlement 
de Paris. 

Rien d'étonnant à ce que, dans ce milieu de fanatisme 
où s'écoula sa jeunesse, Toussaint ait été, lui aussi, pen- 
dant quelque temps la dupe des miracles attribués au 
diacre Paris, et qu'il ait voulu le célébrer à son tour et à 
sa manière. Il composa donc en son honneur une hymne 
en latin, avec la traduction en vers français. Nous la 
reproduisons comme un témoignage de la crise religieuse 
qui traversa la jeunesse de Toussaint. 

A LA GLOIRE DU BIENHEUREUX PARIS 

HYMNE 

Dans ce lieu révéré, peuple, rassemblez-vous ! 
Prophanes, loin d'ici; fuyez, esprits rebelles! 
Il y brille des faits aux yeux des vrais fidèles, 
Qui les étonnent tous. 

Noirs envieux, cessez de parler hautement ! 
Que rimpie étonné tremble et devienne blême ! 
En rhonneur de Paris la voix de Dieu lui-même 
Sort de ce monument. 

Le marbre précieux qui couvre ces saints Os 
Est le fatal écueil où se perd l'hérésie ; 
Mais la religion agitée et transie 
Y trouve un sûr repos. 

(1) La Vérité sur les miracles opérés par Vintereession de M. Paris (s. 1., 
2 vol. in-4s 1737-1741). 



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IV FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

De cette cendre froide il part une Clarté, 
Un feu vif qui détruit Tombre de Timposture^ 
Et par qui l'on te voit, vérité simple et pure, 
Dans toute ta beauté. 

La pourpre te plut moins qu'un sac de pénitent; 
Et caché dans le fond d'une retraite obscure. 
Tu méprisas, Paris, ce que l'Architecture 
A de plus éclatant. 

Les plus vils alimens composoient tes repas. 
Ta vie étoit enfin une mort presque entière ; 
Mais tu sçais retrouver la vie et la lumière 
Au milieu du trépas. 

Tu jouis d'un bonheur et durable et certain; 
A l'envi l'on te rend un glorieux hommage. 
Celui dont l'Univers est l'étonnant ouvrage 
Te renferme en son sein. 

A ce tombeau sacré venez donc promtement, 
Malades, la santé va suivre vôtre envie ; 
Honorez, ce saint mort, vous, que pendant sa vie 
Il aima tendrement. 

Pleins de joye et d'ardeur, célébrons l'Éternel; 
Qu'entre son Fils et lui nôtre encens se partage. 
Glorifions aussi l'Esprit très saint, très sage. 
Par un chant solennel (4). 



Ces mauvais vers ne firent pourtant pas enfermer leur 
auteur à la Bastille, comme il arriva au conseiller Mont- 
geron ; et, si nous les avons reproduits, c'est seulement 
parce qu'ils indiquent chez Toussaint, au début de sa 
carrière, un moment d'égarement mystique que démen- 
tira le reste de sa vie et qui fut d'ailleurs de courte durée. 

Son goût pour l'étude était vif, et la séduction qu'exer- 
çaient sur son esprit les grands problèmes de la meta- 

(1) Bibliothèque nationale. Imprimés Yc 337, pièce in-folio gravée, aux 
armes des Paris de Brrnscourt ; « de gueules à un sautoir dentelé d*or, 
accompagné en chef et en pointe de deux quintefeuilles et aux flancs de 
deux besants de mêmj. » Voyez aux Pièces justificatives t n» I, le texte 
latin de cette hymne. 



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TOUSSAINT ET DIDEROT v 

physique, de la morale et de la religion l'attiraient vers 
l'Église; il crut même, un instant, qu'il avait une véri- 
table vocation pour l'état ecclésiastique; la perspective du 
célibat l'en détourna. Ses parents, dénués de ressources, 
essayèrent vainement alors de lui faire embrasser une 
carrière qui pût du moins lui assurer l'existence; mais il 
aimait passionnément les lettres, ses besoins étaient 
modestes, et il préféra entrer au barreau. Regu, à vingt- 
six ans, avocat au Parlement de Paris,, sa santé l'obligea 
bientôt à abandonner sa nouvelle profession, et il se 
consacra dès lors tout entier à l'étude et aux lettres. 

Noble et séduisante carrière que celle-là, à toute 
époque et dans tous les temps, mais dont les débuts, 
toujours pénibles, furent d'autant plus difficiles pour 
Toussaint qu'il était laissé à lui-même, sans fortune et 
sans protection. Le hasard vint à son secours. 

Un célèbre savant anglais, le docteur Robert James, 
venait de publier à Londres, avec Samuel Johnson, un 
Dictionnaire de médecine (1). C'était le premier livre de 
ce genre; et ce qui en augmentait l'intérêt, c'est qu'il 
était précédé d'une sorte d'histoire, nouvelle également, 
des origines et des progrès de la médecine. Le mérite et 
la nouveauté de l'ouvrage engagèrent plusieurs libraires 
de Paris à le répandre en France; et, comme il fallait le 
traduire, ils s'adressèrent à Diderot, qui demanda leur 
concours à Toussaint et à Eidous, tous deux sans pain et 
à la recherche d'une occupation. 

Les trois nouveaux collaborateurs devaient savoir à 

(1) -4 Médical Dictionary, with a History of Drug% (Londres, 1743, 
3 volumes in-folio). C'est une compilation fort bien faite, mais peu ori- 
ginale. — James était né à Kinverstdn (comté de Stafford) en 1705 et 
mourut en 1776. On dit que la dédicace de son ouvrage au D*^ Richard 
Mead a été composée par Samuel Johnson. 



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vr FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

fond la langue anglaise, qu'assez peu de gens connais- 
saient alors en France et qui, du temps de Corneille, pas- 
sait encore pour un jargon barbare. Pour la traduction 
des termes techniques de médecine, ils recoururent à 
Julien Busson, docteur régent de la Faculté de Paris (1). 

Voilà donc Toussaint à Tœuvre, en relations journa- 
lières avec Diderot, du même âge et aussi peu riche que 
lui, enseignant les mathématiques pour vivre, ayant 
conune lui renoncé à la vie ecclésiastique, et dont Famé, 
grandie par la lutte et par les épreuves, semblait déjà 
comme illuminée des rayons du génie. Quelle influence 
cette exquise intimité ne devait-elle pas exercer sur le 
caractère de Toussaint, sur les tendances et sur la direc- 
tion définitive de son esprit! Songeons que dans quelques 
années V Encyclopédie va paraître et qu'à son berceau nous 
retrouverons les deux traducteurs du Dictionnaire de 
James. Qui sait si ce n'est pas de leurs entretiens d'alors 
qu'allait naître la première pensée de l'œuvre qui, comme 
une graine féconde, germerait et se développerait dans 
le cerveau de Diderot? 

Cependant, antérieurement déjà aux travaux de VEncy- 
clopédie^ leurs vues philosophiques n'étaient plus les 
mêmes. Diderot, « ce puits d'idées », comme l'appellera 
Grimm, fait en peu de temps d'immenses enjambées; à 
peine parti, il est déjà au but. Mais lorsqu'il publie, 
en 1745, son Essai sur la vertu d'après Shaftesbury, il a 
encore le courage d'associer la vertu à l'idée de Dieu. 
« Elle est — écrit-il — presque indivisiblement attachée 
à la connaissance de Dieu. » 

L'année suivante, il n'est déjà plus le môme : c'est 



(1) Cette traduction parut è. Paris, de 4746 à iT48, sous le titre de 
Dictionnavi'e universel de Médecine...^ en six volumes in-folio. — Julien 
Busson était alors lecteur et médecin de la duchesse du Maine. 



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TOUSSAINT ET DIDEROT VU 

déjà le Diderot a passionnément athée » des Pmiées phi- 
losophiques et de la Letire sur les aveugks. 

Le livre des Mœurs do Toussaint, dont nous parlerons 
plus loin, parait presque dans le même temps. Lui aussi, 
il a fait beaucoup de bruit, et on Ta confondu dans le 
même anathëme que les Pensées philêsophiques (1) : on l'a 
également condamné et brûlé. Les deux écrits sont pour- 
tant bien différents l'un de l'autre, non seulement parce 
que Diderot s'élève à des hauteurs inconnues de Tous- 
saint, mais aussi parce que les idées de ce dernier sont 
plus sages, plus prudentes, plus mesurées. Comme c'est 
de l'apparition des Mœurs que date la célébrité de Tous- 
saint, il nous paraît utile, avant d'apprécier cet ouvrage, 
de jeter im rapide coup d'oeil en arrière, afin de bien 
déterminer le point où le mouvement philosophique est 
parvenu à cette époque, c'est-à-dire à la fin de la première 
moitié du dix-huitième siècle, et quelle est la part qui 
revient, dans cette marche en avant des idées, à chacun 
des principaux écrivains. 

Pendant les dernières années du règne de Louis XIV, 
la France était lasse, fatiguée de la guerre et énervée 
de la longueur d'un règne qui semblait ne pas vou- 
loir finir. Courbée sous le joug que faisaient peser sur 
elle l'austérité excessive de Madame de Maintenon et 
les violences du P. Le TeUier, ce successeur indigne 
du P. La Chaise, elle étouffait dans un sUence qu'elle 
n'aspirait qu'à rompre, et auquel un changement de 
règne pouvait seul mettre un terme. Le Roi avait 
perdu Taffection de son peuple, devenu janséniste en 
haine des jésuites, et si la religion catholique en avait 

(1) Voyez les Lettres tur l'écrit intitulé « Pênaééi phiioiophiquêt » «I sw* le 
livre de% « Moeurs », par l'abbô Fr. Ilharat de La Chambre (Paris» 1749» in-lâ). 



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VIII FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

souffert» le parti des philosophes avait su en profiter. 

Ce parti ne faisait alors qu'un avec celui des savants; 
car c'est de la science qu'il était né, — de la science 
moderne s'entend, c'esl-à-dire de celle qui se forme 
librement des découvertes successives de l'intelligence 
humaine, et non plus de cette « scolastique vieillie, à 
jamais détrônée, qui s'en tenait à la parole du maître, à 
l'autorité du livre, à un respect aveugle pour l'antiquité 
et la tradition, aux mots enfin plutôt qu'aux idées ». Des 
mots, on n'en veut plus désormais ; le jargon des siècles 
passés n'a plus cours. Ce qu'on exige, ce sont des prin- 
cipes clairs, simples et positifs, que l'esprit puisse saisir 
et vérifier. 

De quels éléments se composait, au moment où parut 
le livre de Toussaint, ce parti des philosophes? Quelles 
œuvres avait-il produites depuis la mort de Louis XIV? 
Et quels en avaient été les effets sur le mouvement des 
idées? Quand on considère le dix-huitième siècle dans 
son ensemble, on est frappé non seulement de cette bril- 
lante pléiade d'écrivains supérieurs qui en ont illustré le 
cours, mais, si l'on peut s'exprimer ainsi, de leur coexis- 
tence. Fontenelle, Montesquieu et Voltaire sont tout à 
fait contemporains; nés tous trois au siècle précédent, 
c'est surtout dans la première moitié du dix-huitième siè- 
cle que leur génie s'affirme et se développe. Rousseau naît 
en 1712; Diderot et Raynal, l'année suivante. L'année 1715 
voit apparaître Helvétius, Toussaint et Condillac ; Saint- 
Lambert est de 1716, et d'Alembert de l'année qui suit; 
d'Holbach et Marmontel naissent en 1723. 

En 1706, Pierre Bayle mourait à Rotterdam (1), lais- 

(1) Il était né è, Carlat-Ie-Comte, dans le comté de Foix, le 18 no- 
vembre 1647. 



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LA PHILOSOPHIE DE BAYLE ix 

sant comme héritage son Dictionnaire historique et critique, 
cet ouvrage « incomparable », au dire de Locke, et qui est 
comme la source du scepticisme du dix-huitième siècle. 
Fontenelle avait à peine parcouru la moitié de sa longue 
carrière. 

Penseur attardé de la fin du grand règne, Bayle avait 
été incrédule, mais son incrédulité n'avait rien eu 
d'agressif. Dépourvu de passion et de goût pour la 
lutte, ne se proposant d'ailleurs aucun but déterminé, 
il attachait plus de prix à ses propres idées qu'à leur 
application pratique; aussi s'était-il contenté de pour- 
suivre doucement et sans bruit l'amélioration d'un état 
social qu'il ne voulait ni brusquement transformer ni 
renouveler de toutes pièces. Disciple convaincu de la 
Raison, il en niait cependant l'action sur les hommes, 
parce qu'en général ils n'aiment pas la vérité, qui fut la 
passion de toute sa vie. Par scepticisme plutôt que par 
un sentiment inné de justice et de droit, il était arrivé à 
ridée de la tolérance, qui était devenue son seul culte. 
Le spectacle des conséquences de la révocation de l'édit 
de Nantes, dont il avait été le témoin attristé, la lui avait 
profondément enracinée dans l'esprit, et c'est à ce titre 
surtout qu'il appartient au dix-huitième siècle. A-t-il 
mérité le nom de « père de l'incrédulité moderne », que 
lui a généreusement octroyé Joseph de Maistre, ce pour- 
fendeur de l'athéisme (1)? Cela n'est pas très sûr. Car, 
outre qu'il est assez malaisé d'affirmer les paternités de 
ce genre, on peut dire, sans jouer sur les mots, que la 
doctrine de l'incrédulité a eu certainement bien des pères; 
elle n'est pas sortie, tout d'un coup, du cerveau d'un seul 

(1) Dans VEssai sur le principe générateur des constitutions politiques et 
des autres institutions humaines (Saint-Pétersbourg, 1810, in-8»); et à la 
fin de la quatrième édition des Considérations sur la France (Paris, 1821, 
in-8»). 



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X FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

homme : elle est le produit d'une longue série de causes, 
d'événements et d'erreurs. 

L'âction de Bayle sur les idées philosophiques du dix- 
huitième siècle n'est donc pas douteuse ; mais comme elle 
s'est exercée sans un plan systématiquement arrêté et qu'il 
ne fut jamais un homme de parti, elle a certainement été 
moins importante qu'on serait tenté de le croire (1). 

C'est plutôt au neveu du grand Corneille, c'est à 
Fontenelle (2) qu'il convient de faire remonter l'origine 
de la nouvelle philosophie. Ame froide et dépourvue de 
sensibilité, mais doué d'un esprit inOni, profond, mali- 
cieux et sceptique, « Fontenelle avait tout mis dans son 
cerveau et peu dans son cœur ». Il fut surtout un grand 
déméleur d'idées, qui apprit aux savants « à secouer le 
joug du pédantisme (3) » et « sut rendre aimables les 
choses que beaucoup d'autres philosophes avaient à peine 
rendues intelligibles ». Peu respeclueux do la religion, 
mais trop clairvoyant et surtout trop mêlé à la vie de la 
société de son temps pour jamais entrer en guerre ouverte 
avec elle, c'est par derrière ou de biais qu'il attaque le 
christianisme, et comme par mégarde, en opposant la 
science à la foi. N'est-ce pas lui qui a dit de V Imitation de 
JésuS'Clirist : « C'est le plus beau livre sorti de la main 
des hommes, puisque l'Évangile n'en sort pas »? Et 
cependant il n'a pas craint d'ébranler les croyances 
jusque dans leurs fondements et d'ouvrir la voie de l'ir- 
réligion à des successeurs plus ardents et moins avisés. 
Il y a eu, comme chacun sait, deux hommes très diffé- 

(1) Voyez Emile Faguet, Études sur le dix-huitième siècle (Paris, 1890, 
iii'12), et Ernest Bersot, Études sur le dix-huitième siècle (Paris, 1855, 
2 vol. in-12). 

(2) Né à Rouen le 11 février 1657, mort le 9 janvier 1757. 

(3) Éloge de Fontenelle^ lu par M. de Foiu'cliy à la séance de F Académie 
défi sciences du 20 avril 1757 (Histoire de V Académie des sciences, année i757, 
p. 185). 



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FOJSTENELLE-JIONTESQUIEU xi 

rents dans Fontenelle. Nous n'avons rien à dire ici du 
coureur des ruelles et de l'Opéra, léger, précieux, bel 
esprit et assez libertin, qui offre, à son entrée dans le 
monde, a des vérités, bonbonnière en main, absolument 
comme on offrirait des dragées ou des pastilles (1). » 
Nous n'avons affaire qu'au savant hors de pair, au 
membre de l'Académie des sciences, h l'auteur de la 
Pluralité des mondes et des Éloges. Celui-là a réellement 
contribué à l'expansion des idées nouvelles, et son grand 
esprit a éclairé le siècle, sans qu'il se soit un seul instant 
ému de l'incendie qu'il allumait et qui devait finir par 
tout consumer. Toussaint peut se rattacher à lui, car il a 
continué son œuvre, tout en se plaçant à un autre point 
de vue. 

Nous voici arrivés à l'année 1721. celle des Lettres Per- 
sanes^ que Villemain a si justement appelées « le plus 
profond des livres frivoles », et dont l'Oratorien Des 
Molets avait prédit « qu'elles se vendraient comme du 
pain ». On sait s'il avait eu raison. « Faites-moi des 
Lettres Persanes «^ disaient les libraires à tout venant, 
comme si on refaisait les Lettres Persanes (2)1 II n'est 
d'ailleurs nullement besoin de les refaire, pas plus que 
les Maximes de La Rochefoucauld, les Caractères de La 
Bruyère ou les comédies de Molière, qui ne marquent en 
réalité ni un siècle ni une époque, mais qui sont de tous 
les siècles et de tous les temps et planent éternellement 
au-^dessus de l'humanité. 

(1) Sainte-Bbuvb, Causeries du Lundi. 

(2) Lord George Lyttelton publia cependant à Londres de Nouvelles 
Lettres Persanes (Letters from a Persian in England to his friend at 
Ispahan), dont la traduction française parut en 1736 (2 vol. in-lC). Le 
succès de ces Lettres fut assez grand, puisqu'il y en eut au moins cinq 
éditions de 1735 à 1744, et que plusieurs traductions en virent le jour de 
1736 à 1775. Elles sont cependant Men loin de valoir leur modèle français. 



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XII FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

Quand parurent les Lettres Persanes, on était en pleine 
Régence, au milieu de toutes les querelles d'alors : que- 
relle janséniste, querelle des anciens et des modernes, et 
à l'heure où la société française, de plus en plus livrée 
au plaisir et à la corruption depuis la mort du Grand Roi, 
ne connaissait plus de frein. Le voile qui recouvrait les 
idées et les allusions des Lettres était trop léger pour 
nuire à une transparence qui aurait peut-être suffi, même 
avec un moindre génie, à en assurer le succès. On avait 
peu osé jusque-là; mais, l'élan une fois donné, on allait 
bientôt tout dire et presque tout écrire. Après les Lettres 
Persanes^ ce seront les Lettres sur les Anglais de Voltaire, 
puis les Pensées philosophiqms de Diderot, et enfin le livre 
des Mœurs de Toussaint. Tous ces écrits, en effet, se 
rattachent les uns aux autres et préparent la voie à 
Y Esprit des lois, et surtout à Y Encyclopédie, qui viendront 
presque en même temps cotiper, pour ainsi dire, le siècle 
en deux. Ce sera la grande, la véritable œuvre de 
Montesquieu que Y Esprit des lois. C'est elle qui immorta- 
lisera son nom; car c'est là que désormais puiseront, 
comme à une source intarissable et lumineuse, tous ceux 
qui seront épris des idées de droit, de justice et de 
liberté politique. 

Montesquieu, qui était bien de son siècle, n'était pas 
non plus — tant s'en faut — un croyant; mais ce qui le 
distingue à cet égard de Voltaire et surtout de Diderot, 
c'est qu'il a toujours admis le principe d'une raison supé- 
rieure et d'une justice primordiale, et qu'il a ouvertement 
repoussé l'athéisme. 

Les Lettres sur les Anglais de Voltaire, qui parurent 
en 1734, donnèrent véritablement le signal d'une lutte 
ouverte contre le Christianisme et les anciennes insti- 



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VOLTAIRE xill 

tutions de la France. Condorcet les considère comme le 
premier acte d'une révolution qui introduisait chez nous 
le goût de la philosophie et de la littérature de l'Angle* 
terre (1). C'est à partir de ce moment que l'on commença 
à s'intéresser aux mœurs, à la politique, au commerce 
de ce pays. Quand il s'y réfugia, au printemps de 
l'année 1726, Voltaire avait trente-deux ans à peine, 
et il ne cessa, durant son séjour, d'être en relations cons- 
tantes avec les hommes les plus importants, lord Stair, 
Bolingbroke, Pope, Dodington, Fawkener, lord Lyttelton, 
et tant d'autres, qui diminuèrent encore sa foi déjà bien 
affaiblie. Le scepticisme de cette élite dépassait de beau- 
coup le nôtre; on souriait, dans les classes élevées, au 
seul mot de religion. Mais les relations entre les deux 
pays étaient trop rares pour que ces idées eussent pu 
pénétrer chez nous. Passer le détroit était un événement, 
et on connaissait aussi peu en France la littérature que 
la langue anglaise; on croyait généralement, dit un 
contemporain, que « tout ce qui n'était pas Français 
mangeait du foin et marchait à quatre pattes (2) ». Pour 
modifier cet état de choses, il ne fallut rien moins que la 
révocation de l'édit de Nantes et la révolution de 1688. 
On sait si le nombre des protestants réfugiés en Angle- 
terre fut considérable. Ils firent pendant leur exil l'ap- 
prentissage de la liberté et commencèrent à s'éprendre 
de ces institutions politiques et de ce gouvernement dont 
les principes différaient tant des nôtres. Et en attendant 
que, cinquante ans plus tard, Montesquieu vînt condenser 
les théories nouvelles et leur donner un corps, les rela- 
tions entre les deux pays devinrent plus fréquentes, les 

(1) Dans sa Vie de Voltaire, suivie des Mémoires de Voltaire écrits 
par lui-même (Genève, 1790, 2 vol. in-18). 

(2) Voyez Joseph Texte, Jean-Jacques Rousseau et les origines du cosmo- 
politisme littéraire (Paris, 1895, in-12). 



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XIV FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

correspondances se multipKèrent; les réfugiés adres- 
saient à leurs amis de France des Hatcs, des journaux, 
des écrits de toute nature, qui contribuèrent puissam- 
ment à la pénétration des idées libérales et indépen- 
dantes de l'Angleterre. 

Voltaire n'avait d'ailleurs pas été le premier écrivain 
de marque qui fût venu dans ce pays pour y chercher 
asile. Le Bernois Louis de Murait et Tabbé Prévost, après 
«a rupture avec l'Église, y avaient été également attirés 
et avaient déjà contribué à en faire connaître les insti- 
tutions. De 1715 à 1730, la propagande politique et 
littéraire avait été très active de l'autre côté du détroit; 
mais c'est à Voltaire qu'on dloit de connaître en France 
la philosophie de Locke, et ce fut lui qui, le premier, osa 
écrire et publier les observations et les pensées que lui 
avait inspirées son séjour de trois années dans un pays 
libre. 

A son retour, il commença par faire imprimer à Rouen, 
en 1731, les Lettres sur les Anglais adressées à Thieriot. 
Si le scandale fut grand, le châtiment nô se fit pas 
attendre. Un arrêt du Parlement de Paris, en date du 
10 juin 1734, condamna les Lettres à être brûlées comme 
a scandaleuses, contraires à la religion, aux bonnes 
mœurs et au respect dû aux puissances ». 

La guerre était déclarée : elle durera aussi longtemps 
que Voltaire. N'est-il pas, en effet, à lui seul, presque 
tout le dix-huitième siècle? Son vaste génie, qui a tant 
occupé et charmé le monde, a pénétré partout, et sa 
verve impitoyable a tout dit et presque tout critiqué. 

Hostile à toute religion, sans cependant faire profes- 
sion d'athéisme, il a voulu a écraser l'infâme », mais il a 
cru à un Dieu de sa façon; ou plutôt il a cru qu'il y 
croyait, en demandant pour le peuple une religion dont il 



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D'ALEMBEIIT XV 

n'avait que faire pour lui-même. Si sa vie et ses œuvres 
sont peu conséquentes, en revanche il a mis toute son 
éloquence et employé toute la force de son génie à dé- 
fendre la tolérance et la liberté de conscience. C'est à lui 
surtout, il ne faut pas l'oublier, qu'elles doivent d'avoir 
été inscrites dans nos lois, en attendant qu'elles soient 
définitivement passées dans nos mœurs. 

Mais plus encore qu'aucun de ses devanciers ou con- 
temporains, il a démoli, jour par jour et pierre à pierre, 
les fondements mêmes de l'ancien édifice dont l'écroule- 
ment, à la fin du siècle, amènera le triomphe de principes 
beaucoup plus démocratiques que n'étaient les siens et 
qu'il ne les voulait pour la France. 

Bien différent est d'Alembert que, dans sa Correspon- 
dance littéraire, Grimm appelle « le Fontenelle de nos 
jours », en ajoutant qu'il a été « le chef visible de l'Église 
dont Voltaire fut le fondateur et le soutien » . D'Alembert 
a en effet beaucoup de ressemblance avec Fontenelle. Ils 
ont tous deux été de caractère prudent et circonspect ; 
leurs doctrines étaient sobres et réservées, et leurs ten- 
dances également généreuses. D'un esprit délicat et fin, 
avec moins de préciosité toutefois chez d'Alembert, tous 
deux comptent parmi les causeurs les plus exquis d'une 
époque qui en a tant produit ; tous deux ont beaucoup 
vécu dans la société des femmes, bien qu^ils les aient 
aimées différemment; ils ont occupe tous deux une place 
considérable dans leur siècle. 

Mais d'Alembert a presque autant subi l'influence de 
son milieu qu'il en a lui-même exercé; il n'a jamais et à 
aucun degré dirigé un mouvement auquel il a cependant 
largement participé. Les sciences surtout l'ont séduit, 
entraîné jusqu'à l'enthousiasme. A une époque où l'on 



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XVI FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

recherchait la société des géomètres et où « il était de 
bon ton » d'en avoir à souper (1) », il n'a pas seulement 
voulu prouver, comme on l'a dit spirituellement (2), 
a qu'un géomètre pouvait avoir le sens commun » : il a 
été a un géomètre sublime (3) » . 

Pour lui, comme pour la secte philosophique, la vraie 
souveraine a été encore et toujours la Raison, sans qu'il 
se soit pourtant cru obligé, comme la plupart de ses 
contemporains, de faire complètement litière de la reli* 
gion. a Ce n'est ni parce que l'on croit à l'existence de 
Dieu qu'on est philosophe, ni parce qu'on en doute qu'on 
cesse de l'être. » Il est vrai qu'il la réduit à peu de chose, 
cette religion : « quelques vérités à croire et un petit 
nombre de préceptes à pratiquer ». Mais, en dépit de son 
incrédulité, il s'est tenu éloigné des doctrines matéria- 
listes. 

La carrière littéraire de d'Alembert date en réalité du 
Discours préliminaire à V Encyclopédie^ qui marque une 
étape importante dans la marche du siècle et qui est le 
résumé d'un passé qui va disparaître et le point de départ 
de principes nouveaux, sinon toujours supérieurs (1751). 

Remontant à l'origine et à la génération de nos idées, 
comme Buffon est remonté à l'origine de l'homme, 
d'Alembert, dans un admirable langage, avec une lo- 
gique toute mathématique, a retracé à grands traits le 
chemin parcouru depuis le seizième siècle par ces maî- 
tres de l'esprit humain qui se nomment Bacon, Des- 
cartes, Newton, Leibniz, défini le caractère et l'œuvre 
de chacun d'eux, et s'en est servi comme de base, de 
point de comparaison et d'entrée en matière à ce nouveau 

(1) Voyez Grimm, Con'espondance littéraire, édition Tourneux (Paris, 
1877-1882, 16 vol. in-S»), t. IX, p. 420. 

(2) Joseph Bertrand, D'Alembert (Paris, 1889, in-18). 

(3) Le mot est de Condorcet. 



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DIDEROT xvil 

corps de doctrines qui, jusqu'alors éparses, vont se fondre 
et se condenser dans V Encyclopédie, sous l'influence et 
l'inspiration de Diderot. 

C'est ce dernier qui, de tous les hommes du siècle, 
résume le mieux ce qu'on peut appeler « l'insurrection 
philosophique », dont il a été l'organe accrédité et l'écri- 
vain par excellence. Diderot est, comme on le nommait 
de son vivant, « le Philosophe » . Poussant à fond les 
idées de son temps avec une audace, une fougue, un 
talent et un charme incomparables, il personnifie pleine- 
ment l'athéisme, et il ne s'en cache pas : Dieu lui semble 
inutile, il le supprime, c'est bien simple; il ne le nie pas, 
il l'ignore, et, pour qu'il y croie, il faudrait « le lui faire 
toucher ». On peut le rapprocher de Rousseau, avec 
lequel il a une certaine analogie, mais rarement il se 
laisse, comme lui, conduire ou distraire par le senti- 
ment : il poursuit sa doctrine dans toute sa rigueur et 
sans que rien l'en puisse détourner. C'est même ce qui 
explique comment il a si souvent dépassé le but. Prenons 
pour exemple ses idées sur.les passions, sujet qui lui est 
commun avec Toussaint. 

Il veut, comme c'est son droit, détruire la superstition 
et les préjugés religieux ; mais, au lieu de s'en prendre 
directement à eux, c'est la religion elle-même qu'il 
attaque; et sans se borner, par exemple, à combattre les 
pratiques de l'ascétisme qui lui semblent contraires aux 
aspirations et aux besoins mêmes de la nature humaine, 
il court de suite aux extrêmes et finit par s'ériger en 
apôtre, en apologiste dés passions humaines : doctrine 
insoutenable, et sur laquelle nous n'insisterons pas. . 

C'est de la sorte que, se grisant de ses paroles et de sa 
propre pensée, Diderot en. est venu à de si fréquentes 



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xvui FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

contradictions avec lui-même. Car ce n'est point par 
défaut de sincérité qu'il pèche : il croit à ce qu'il dit, il 
est bon, il est humain et ne cesse pas d'être convaincu 
de la grandeur de son œuvre et de la moralité de son but. 
Cette observation s'applique d'ailleurs à la plupart des 
réformateurs de cette époque, qui sont généralement des 
êtres doux et pacifiques, de braves et honnêtes gens, dont 
la vie privée et le caractère sont certainement d'une 
moralité supérieure à celle de beaucoup de leurs écrits. 
Compatissants aux souffrances humaines, les idées de 
justice et de droit ne les laissent jamais insensibles, et 
c'est sans aucune arrière-pensée et avec une conviction 
parfois même un peu naïve qu'ils se consacrent à ce qu'ils 
regardent comme une œuvre de progrès social. 

A côté des grands esprits qui ont inauguré le siècle, 
ceux que Villemain a appelés les « dominateurs » et dont 
nous venons d'esquisser rapidement les traits principaux, 
il y en a beaucoup d'autres, qui n'ont manqué ni d'idées, 
ni de talent, ni même d'influence, mais qui ont plutôt 
reçu que donné l'impulsion. Leur philosophie semble 
s'être développée et avoir mûri au contact des premiers, 
dont ils furent comme des échos plus ou moins sonores; 
ils ont eu pourtant leur personnalité et leur caractère 
propre ; ils ont occupé une place encore assez belle, et 
leurs œuvres offrent de l'intérêt. C'est à cette catégorie 
que doit se rattacher Toussaint, comme aussi Helvétius. 
le baron d'Holbach, Saint-Lambert, Grimm, l'abbé Raynal. 

Ce qu'on peut dire de plus avantageux d'Helvétius, 
c'est qu'il fut l'ami de Montesquieu, bien que, malheureu- 
sement pour lui, il ait eu peu de points de ressemblance 
avec celui-ci. Sa jeunesse s'était écoulée dans les plaisirs; 
mais, plus tard, ses idées, d'abord très avancées, comme 



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HELVÉTIUS ET LE BARON D'HOLBACH xix 

on dirait de nos jours, se modifièrent, surtout après 
l'apparition de V Esprit des lois. Sa vie elle-même se trans- 
forma à cette époque : il ne rêva plus que célébrité. Il 
avait l'ambition d'égaler Maupertuis, Voltaire et Montes- 
quieu; mais il ne suffit pas de vouloir, et son livre de 
l'Esprit^ sans portée, superficiel et parfois même quelque 
peu indécent, serait vraisemblablement resté à jamais 
ignoré, malgré la multiplicité de ses éditions (1), sans le 
bruit que fit autour de lui le directeur de la Librairie, 
M. de Malesherbes, et sans la condamnation qui le frappa. 
De même que Saint-Lambert, Helvétius fut surtout un 
galant homme, d'un commerce agréable, amateur de phi- 
losophie plutôt que réellement philosophe. Il poussait le 
matérialisme à l'extrême : c'est lui qui prétendait que, « si 
la nature avait terminé nos poignets par un pied de cheval, 
toute notre supériorité sur les animaux disparaîtrait aus- 
sitôt ». Il n'en eut pas moins beaucoup de vogue en son 
temps; ses fameux dîners n'ont d'ailleurs pas nui à sa 
notoriété. 

Ceux du baron d'Holbach, qui l'avaient fait surnommer 
par l'abbé Ggdiani « le maître d'hôtel de la Philosophie », 
lui avaient aussi acquis de la célébrité, et sa maison, dont 
Diderot était l'âme, avait fini par devenir une sorte d'aca- 
démie de la libre pensée. Le nouveau Mécène était du 
reste un savant dans toute l'acception du mot, sans (fu'il 
eût pourtant le moindre désir de le paraître. L'histoire 
naturelle et la chimie lui doivent beaucoup, et son livre 
sur le Système de la Nature (2), auquel Diderot travailla, 
fit beaucoup de bruit en Europe. Frappé par le Parlement 
et par le clergé pour son fanatisme irréligieux, d'Holbach 

(1) Dans son Éloge d'Helvétiut (1774, in-8«), le marquis François-Jean 
DE Chastellux prétend qu'il en parut plus de cinquante, de 1748 à la 
date où il écrit, c'est-à-dire en vingt-six ans environ. 

(2) Paru en 1770, à Londres et à Amsterdam, en deux vol. in-8®. 



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XX FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

représente l'athéisme dans toute sa pureté. Dieu, pour lui, 
c'est le néant infini, et il aboutit ainsi à l'avilissement 
même de l'humanité et à la destruction de la morale. Cela 
n'empêchait pas Madame Geoffrin de le trouver l'homme 
« le plus simplement simple » qu'elle eût connu, et Vol- 
taire, qui ne l'aimait pas, de dire, en parlant de lui, a qu'il 
prenait souvent ses cinq sens pour du bon sens ». 

Le mouvement philosophique va continuer à se déve- 
lopper dans la seconde moitié du siècle, mais il changera 
bientôt d'allure sous l'influence de Jean-Jacques Rous- 
seau, le plus révolutionnaire des poètes, tout de pensée, 
d'imagination et de sentiment, qui marquera l'époque de 
son empreinte si pénétrante et si personnelle (1). 

Descendons maintenant de ces hauteurs pour revenir à 
Toussaint et à son livre des Mœurs. 

Ce livre, comme nous l'avons dit, a été un événement 
quand il parut pour la première fois, en 1748; les éditions 
se multiplièrent rapidement (2), et on le traduisit dans 
plusieurs langues; en un mot, il fit époque. « Un seul 
exemplaire, dit Barbier (3), passe dans cinquante mains; 
chacun se demande : « Avez- vous lu les Mœurs? » En effet, 
depuis les Lettres sur les Anglais de Voltaire et les pre- 
miers écrits de Diderot, aucune œuvre de ce genre n'avait 
occupé et retenu à ce point l'attention des contemporains. 
Le respect des choses saintes avait assurément déjà subi 

(1) Voyez Emile Faguet, Dix-huitième siècle. Études littéraires (Paris, 
1901, in-12); M.-J.-P. Flourens, FontenellCy ou de la Philosophie moderne 
(Paris, 1847, in-i2); Ernest, Bersot, i^ttidet sur le dix-huitième siècle (Paris, 
1855, 2 vol. in-12); Joseph Reinach, Diderot (Paris, 1894, in-16); Joseph 
Bertrand, D'Alembei't (Paris, 1889, in-16); Jules Barni, Histoire des idées 
morales et politiques en France au dix-huitième siècle (Paris, 1865-1866, 
2 vol. in-12). 

(2) Voyez, à la fin du volume, la bibliographie des Mœurs. 

(3) Journal histoi^ique et anecdotique du règne de Louis XV, édition A. de 
La Villegille (Paris, 1849-1856, in-S"), t. III, p. 34. 



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LE LIVRE DES • MŒURS » xxi 

bien des atteintes, et l'incrédulité s'était répandue un peu 
partout; mais, si libres qu'ils aient été, les écrits de 
morale ou de philosophie ne s'adressaient guère jusque- 
là qu'à une élite, aux lettrés et aux grands seigneurs. Le 
péril était donc léger; car « le nombre de ceux qui pensent 
— comme le disait Voltaire — est excessivement petit, 
et ce ne sont pas ceux-là qui s'avisent de troubler le 
monde ». Mais quand on vit un écrivain de talent écrire 
et publier un ouvrage en opposition aussi tranchée avec 
les idées reçues, on s'arracha son livre, qui eut un 
immense succès. Ce n'est pas que la religion y soit aussi 
violemment prise à partie qu'elle l'avait été dans un grand 
nombre d'écrits antérieurs. Ce qui caractérise cette œuvre 
de Toussaint, et ce qui a fait son succès, c'est que, pour 
la première fois, un écrivain osait nettement séparer la 
morale de toute croyance religieuse, avec laquelle elle 
avait été, jusqu'alors, toujours confondue, et qu'il en fai- 
sait une chose distincte et tout à fait à part, créant ainsi 
de toutes pièces ce que plus tard on a appelé « la morale 
indépendante ». C'était, pour l'époque, une tentative aussi 
monstrueuse que téméraire, et qui devait susciter contre 
son auteur les plus violentes attaques. 

Nous examinerons tout à l'heure ce que peuvent avoir 
de fondé les critiques qui lui ont été adressées. Ce que 
nous tenons à faire ressortir pour l'instant, c'est que 
Toussaint, comme il a d'ailleurs soin de le dire dans la 
préface de son livre, ne publiait pas un ouvrage sur la 
religion : il faisait un traité sur la morale, sur les mœurs; 
et, selon lui, la religion naturelle y suffît. Il voulait qu'un 
mahométan pût le lire et suivre ses principes aussi bien 
qu'un chrétien; et, au lieu de comparer entre elles les 
diverses religions, en signalant leurs différences ou leur 
degré de supériorité pour exalter l'une aux dépens de 



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XXII FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

Tautre, il a cru préférable de rechercher, au contraire, 
leurs points d'analogie et de ressemblance et de s'y 
attacher. 

La morale n'est-elle pas précisément le point qui leur 
est commun, puisqu'elle forme la base même de toutes 
les religions? 

Le livre des Mœurs n'est donc pas une œuvre de polé- 
mique religieuse (il importe de l'établir à cause des vio- 
lentes critiques qu'il a soulevées), mais un simple traité 
de philosophie morale. 

L'auteur commence par définir la Vertu, qui est, dit-il, 
« la fidélité constante à remplir les obhgations que la rai- 
son nous dicte ». Voilà bien une définition du dix-huitième 
siècle : c'est la Raison, et elle seule, qui intervient comme 
cause première et essentielle, et cette Raison fait partie 
de la Sagesse « dont le Créateur a orné nos âmes, pour 
nous éclairer sur nos devoirs » . 

En quoi consistent ces devoirs? A aimer Dieu, d'où 
naît la piété; à nous aimer nous-mêmes, ce qui constitue 
la sagesse, et enfin à aimer nos semblables, d'où sont 
engendrées toutes les vertus sociales. 

Ces trois sortes d'amour, d'après Toussaint, sont les 
bases mêmes de la morale. Dieu est la vertu personnifiée, 
et aimer Dieu, c'est aimer la vertu. On lui doit de la 
reconnaissance, comme on en doit à une mère qui nous a 
donné le jour, au plus parfait et au plus tendre des pères 
qui nous a élevés et instruits, comme on en doit encore à 
un bienfaiteur qui nous a comblés de ses faveurs et de ses 
grâces. Toussaint, on le voit, rattache tout à Dieu, à la 
différence de presque tous les écrivains de son temps; 
seulement, il part d'un principe de raison et non de foi, 
et, à cet égard, il est d'accord avec la plupart d'entre eux. 

Il distingue deux modes de rendre hommage à Dieu ; 



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LE LIVRE DES « MOEURS » XXHI 

a le culte intérieur et le culte extérieur » . Le culte inté- 
rieur lui apparaît comme le plus vrai, le plus puissant, 
puisqu'il réside dans l'àme même, et que le Dieu qu'il 
sert est bien celui qu'il faut aimer « en esprit et en vérité » , 
indépendamment de toutes pratiques extérieures, de 
toutes cérémonies. Très simples à l'origine, et très pures, 
ces pratiques ont peu à peu dégénéré en véritable spec- 
tacle, de sorte que ce qui n'était qu'a ombre ou écorce », 
a changé de caractère et est devenu l'essentiel aux yeux 
du plus grand nombre ; les « symboles » sont devenus 
réalité, ils ont ensuite varié à l'infini; et ce sont eux sur- 
tout, c'est-à-dire les divers modes d'adorer Dieu extérieu- 
rement, qui ont amené la dissension parmi ses serviteurs. 
Des divisions ont commencé à naître, puis des cultes 
absolument différents, ce qui a suscité entre les hommes 
ces haines irréconciliables qui ont fait couler tant de 
sang. En outre, et du jour où l'unité a été malheureuse- 
ment rompue, le culte extérieur a encore eu moins de 
raison d'être, car il nous a fallu nous attacher de plus en 
plus à ce culte intérieur qui réside dans notre conscience 
et dans nos sentiments. 

Toussaint n'est donc pas un irréligieux^ tant s'en faut. 
Il s'en défend, d'ailleurs de toutes ses forces : il croit en 
Dieu et veut qu'on l'honore; mais ce qu'il n'admet à 
aucun prix, c'est que Ton fasse consister principalement 
la religion dans des pompes et des cérémonies. Il est par- 
faitement spiritualiste quand il parle de l'âme, à laquelle 
« le corps, dit-il, est subordonné », et qui est elle-même 
« subordonnée à Dieu » . Ce qu'il faut lui reprocher toute- 
fois — et on n'y a pas manqué — c'est d'avoir fait une 
part vraiment un peu large à ce corps, à ce qu'il appelle 
assez crûment «les appétits corporels ». Il devient alors 
un véritable disciple d'Épicure. Quand nous avons parlé 



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XXIV FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

tout à l'heure de Diderot, nous avons fait remarquer qu'à 
son exemple, et dans un certain sens, l'auteur des Mœurs 
s'était également un peu trop fait l'apologiste des passions 
humaines, dont il ne blâmait que les excès. C^est déjà 
quelque chose que d'en régler l'exercice en leur donnant 
des bornes; mais c'est aller bien loin, dans un traité de 
morale, que d'admettre qu'il faille y satisfaire comme à 
un don et à un bienfait dont nous serions redevables à la 
Nature. 

La seconde partie des Mœurs est consacrée à la Sagesse, 
c'est-à-dire à la prudence, qui doit régler nos pensées, nos 
sentiments et nos actes, à la circonspection et à la modestie 
dans nos discours, à la bienséance et à la pudeur. Il nous 
faut de la force d'âme pour affronter le danger et sup- 
porter la douleur et l'adversité. La patience ne nous aide 
pas seulement à souflfrir : nous en avons besoin pour ne 
pas outrager la Providence en murmurant contre ses 
décrets. L'auteur définit le courage, l'héroïsme, la gran- 
deur d'âme, ainsi que le principe de justice qui nous fait 
agir avec droiture et rendre à nos semblables ce à quoi ils 
ont droit ; et, à ce propos, il se livre à un assez amusant 
paradoxe sur ce qu'il appelle « la supériorité des mino- 
rités » . « C'est à la pluralité des voix — dit-il — que se 
rendent les décisions judiciaires, parce qu'on présume 
que la vérité et le discernement sont du côté du nombre; 
n'est-ce pas plutôt l'opposé qui est vrai, et n'est-il pas 
plus raisonnable de présumer que sur vingt-cinq magis- 
trats, par exemple^ il y en a plutôt cinq que vingt de pru- 
dents et de sages? D'où la conséquence que les décisions 
de la minorité devraient l'emporter sur celles de la majo- 
rité. » Ce n'est pas sérieusement d'ailleurs, et pour la 
mettre en pratique, que Toussaint émet cette théorie ; 
c'est à titre de démonstration et pour mieux faire saisir 



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- LE LIVRE DES « MiEURS » xxv 

les inconvénients et les dangers de la théorie opposée, 
celle du nombre. 

Dans la troisième partie de l'œuvre, il étudie les « vérités 
sociales », autrement dit nos devoirs envers nos sem- 
blables, qu'il rattache à ces trois sentiments ; Pamour, 
Tamitié, ou simplement l'humanité . 

Que n'a-t-on pas écrit sur Tamoùr, depuis Vlmitation^ 
qui, le prenant dans son acception la plus large, la plus 
poétique et la plus haute, a dit ces belles paroles que 
nous ne résistons pas à la tentation de citer : « Il n'est au 
ciel ni sur la terre rien de plus doux que l'amour, rien de 
plus élevé, rien de plus étendu, rien de plus délicieux, 
rien de plus parfait, ni rien de meilleur, car l'amour est 
né de Dieu et ne peut se reposer qu'en Dieu par-dessus 
toutes les choses créées (1)? » 

Il est bien certain que Toussaint n'a pas envisagé 
l'amour à ce point de vue, mais il n'admet cependant pas 
qu'il puisse jamais exister sans la tendresse du cœur et 
qu'on le rabaisse au seul désir, à « la courte épilepsie de 
Démocrite » . Et cette tendresse du cœur, il la croit sur- 
tout nécessaire dans l'amour conjugal, qui doit subir 
l'épreuve du temps. 

L'amour paternel, lui, est instinctif, chez l'homme 
comme chez les animaux; la nature s'est chargée d'y 
pourvoir. L'amour filial est naturel aussi, mais bien diffé- 
rent cependant, puisque la volonté personnelle y joue un 
rôle; il peut se faire, en effet, « qu'un fils ne puisse pas 
aimer un père indigne; mais il doit, en tout cas, l'honorer » . 
Dé plus, si pendant son enfance — ajoute Toussaint — 
un fils est tenu vis-à-vis de son père à une soumission 
aveugle et sans bornes, il a le droit de s'y soustraire 

(1) Imitation de Jétut-Christ, livre HI, chapitre v. 



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XXVI FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

quand, avancé en âge. sa raison se développe. Notre 
moraliste va plus loin encore, beaucoup trop loin même, 
lorsqu'il écrit que, « vis-à-vis d'un père dont on n'a reçu 
que des témoignages de haine, toute la distinction qu'on 
lui doit, c'est de le traiter en ennemi respectable ». On a 
beaucoup reproché ce passage à Toussaint, et on a eu 
raison ; car telle ne doit jamais être, et en aucun cas, l'atti- 
tude d'un fils, si indigne que soit son père. Bien certaine- 
ment, 1 expression a dépassé la pensée de l'auteur, qui 
s'en est d'ailleurs excusé lui-même plus tard, en disant 
qu'il n'a entendu parler que des exceptions, des mauvais 
pères qui tyrannisent leurs enfants et leur rendent insup- 
portable la vie qu'ils leur ont donnée. C'est encore trop. 

Des diverses espèces d'amour dont il vient de parler, 
Toussaint passe à l'amitié. N'est-ce pas le cas de rappeler 
cette jolie pensée dé d'Alembert : « La philosophie s'est 
donné beaucoup de peine pour faire des traités de la vieil- 
lesse et de Tamitié, parce que la nature fait toute seule 
ceux de la jeunesse et de l'amour »? L'amitié ne résulte 
pas seulement de la ressemblance des caractères et des 
goûts; elle a besoin, pour se développer, de la pureté et 
de la droiture des sentiments. La conformité des habi- 
tudes peut bien rapprocher les hommes, mais sans en 
faire pour cela des amis; la parenté même ne se confond 
pas avec l'amitié, qui est, avant tout, désintéressée et ne 
repose que sur l'estimé et la sympathie. Il est impossible 
de la forcer et, pour être durable, il faut qu'elle se forme 
lentement, car il serait aussi absurde d'obliger les hommes 
à aimer que de leur apprendre à respirer. 

Toussaint donne le nom de « vertus sociales » au sen- 
timent d'affection que les hommes éprouvent pour leurs 
semblables, à l'intérêt qu'ils prennent à leur sort en géné- 
ral, en leur simple qualité d'hommes, sans nulle distinc- 



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LE LIVRE DES « MOEURS » xxvii 

lion des iadividus. Ce sentiment d'humanité produit la 
bonté sous toutes ses formes : la politesse, la civilité, les 
égards. Nous ne nous y étendrons pas. 

Il nous suffît d'avoir essayé de montrer, dans cette rapide 
analyse, l'importance et le nombre des sujets abordés 
dans le livre des Mœurs, Bien souvent agitées déjà dans 
le cours des siècles, ces questions ne vieillissent jamais, 
car elles intéressent et intéresseront éternellement l'huma- 
nité. II y a cependant des époques, dans son histoire, où 
elles semblent prendre plus d'importance et d'actualité. 
Le dix-huitième siècle est un de ces moments, où, après 
le silence et le recueillement des temps qui l'ont précédé^ 
ces éternels problèmes de religion, de morale et de senti- 
ment sont revenus imprimer à la pensée de nouvelles 
secousses, réclamant des solutions qui satisfassent mieux 
que par le passé aux besoins de bonheur et d'idéal inhé- 
rents à la nature même de l'homme. 

L'audace des solutions proposées^ ce mélange de 
déisme et de négation religieuse dont Toussaint a peine à 
se défendre, les portraits dont il a parsemé son œuvre et 
dont la curiosité publique a voulu pénétrer les modèles 
dissimulés sous des noms supposés, toutes ces causes ont 
grandement contribué à son succès. Les attaques et la 
condamnation dont il a été frappé ont fait le reste. 

Les critiques ne lui ont en effet pas manqué. Nous 
ne nous occuperons que des principales, d'autant 
qu'on trouve dans la plupart d'entre elles des re- 
proches identiques (1). Celle de l'abbé de La Cham- 

(1) D'ailleurs, en dépit des recherches que nous avons faites à la 
Bibliothèque nationale, à l'Arsenal et à la Mazarine, nous n'avons pu les 
trouver toutes à Paris. Plusieurs d'entre elles, comme l'ouvrajçe de 
Madame Le Prince de Beaumoxt, Lettres diverses et critiques (Paris, 17a0, 
2 vol. in-12), etc., nous ont échappé. — Voir l'article de M. Maurice 



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xxvni FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

bre (1), on le sait, visait tout à la fois les Mœurs et les 
Pensées philosophiques de Diderot; Grimm ne manqua pas 
d'en profiter pour • écrire « qu'un sot croyant attaquait 
deux incrédules gens d'esprit (2) » . 

D'après l'abbé de La Chambre, le livre de Toussaint 
n'est que la suite et le commentaire des Pensées philoso- 
phiques et de l'Histoire de l'origine de l'âme, qui ne recon- 
naissent aucun Être spirituel; avec cette différence, tou- 
tefois, que Toussaint admet bien l'Être spirituel, mais le 
confond dans la doctrine déiste. Mais, comme celle-ci 
repousse la Révélation, il faut en conclure que Moïse était 
un imposteur, ou qu'il a été trompé lui-même, et que le 
CJîrist n'a rien eu de divin. 

Or, la Révélation résulte de la faiblesse même de l'es- 
prit humain et de la difficulté où sont la plupart des 
hommes de se faire, par leur seule raison, une idée juste 
de la divinité et de leurs devoirs envers elle. L'abbé de 
La Chambre examine les principaux caractères de la 
Révélation considérée en elle-même ou dans son objet, 
dans sa promulgation et par rapport à ceux qui l'ont 
enseignée aux hommes; il résume les objections des 
déistes et leur répond en invoquant les prophéties et les 
miracles, ainsi que les vérités de l'Ancien Testament et 
de la religion juive, sur les ruines de laquelle s'est établi 
le Christianisme. 

Le livre des Mœurs lui semble d'autant plus dangereux 
qu'il est fait avec talent, qu'il est dans toutes les mains, 
qu'on le lit sans méfiance et qu'on court le risque de 
regarder les paradoxes qu'il contient comme les pensées 

Pellisson intitulé « Toussaint et le livre des Mœurs » dans la Revue de 
la Révolution française, livraison du mois de mai 1898. 

(1) Fr. Ilharat de La Chambre, Lettres sur V écrit intitulé « Pensées 
philosophiques » et sur le livre des « Moeurs » ([Paris,] 1749, in-i2). 

(2) Correspondance littéraire, édition citée, t. I, p. 254. 



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LE LIVRE DES « MŒURS » XXIX 

d'un homme exempt de préjugés et qui raisonne saine- 
ment. — Mais, répond la Contre-critique (1), l'auteur des 
Mœurs n'a pas peint les hommes conune ils devraient être, 
mais bien comme ils sont, et à ses yeux la raison bien 
comprise est inséparable de la religion. 

Dans une autre critique intitulée « Les Mœurs » appré- 
ciées (2), Toussaint est qualiflé de « déiste dévot : » on 
devait un peu plus tard le surnommer « le capucin de la 
secte encyclopédique (3) », ce qui était assez joliment 
trouvé; cependant, comme il est proscrit, ajoute-t-on, il 
est en quelque sorte hors de prise et ressemble « à ces 
arbres frappés de la foudre que les passants respectent ». 

Ce respect n'empêche toutefois pas l'auteur de cette 
critique de serrer le livre de près. Ainsi, pour le passage 
où il est dit « qu'il n'y a pas deux manières d'aimer et 
qu'on aime Dieu comme sa maîtresse », il fait observer 
que ce culte doit alors se manifester par des « effets sen- 
sibles » et que, peu à peu, il deviendra nécessairement 
« extérieur », car les femmes ne s'accommoderaient guère 
d'un culte purement spirituel et d'un amant « intérieur ». 
Il est en effet nécessaire qu'il y ait un culte extérieur; 
aucune religion n'a pu s'en passer : « Si du temps des 
patriarches on n'avait ni temples, ni oratoires, ni heures 
fixes pour la prière, ni formules d'oraisons, ni rites, il 
existait des autels et des sacrifices à l'origine même de 



(1) Réflexions critiques sur te livre intitulé « Les Mœurs », [par l'abbé 
Jérôme Richard], avec une Contre-critique à la fin, et des Réflexions en forme 
d^ Analyse sur les deux Ouvrages, par [Etienne] D[e] S[ilhouette] (Aux 
Indes [Paris ?], 1748, in-12, 215 pages). — Il y en a eu une autre édi- 
tion, qui se dit « correcte », publiée à Amsterdam en 1751, petit in-8°, 
219 pages. 

(2) a Les Mœurs » appréciées ou Lettre écrite à un bel esprit du Marais à 
Voccasion de cet ouvrage (Paris, 1748, in-8«). 

(3) Charles Palissot, Mémoires pour servir à Vhistoire de notre littéra- 
ture depuis François /« jusqu'à nos jours. Nouvelle édition (Genève, 
1775, in-8«), page 265. (Voyez aux Pièces justificatives, n« II). 



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XXX FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

rhumanité. » Car il ne faut pas perdre de vue que 
« l'homme est beaucoup plus corps qu'esprit, qu'on n'ar- 
rive à convaincre l'esprit qu'après avoir frappé les sens, 
et que le culte extérieur a certainement dû précéder le 
culte intérieur ». Toussaint — ajoute-t-on — est un doc- 
teur commode et rigide à la fois : sa morale est tantôt 
« relâchée jusqu'à l'épicurisme et tantôt d'une austérité 
ridicule. C'est un libertin honteux, qui semble à chaque 
pas se repentir de ceux qu'il a faits..., et l'amour analysé 
dans toutes les espèces fait toute la matière de son livre, 
rempli néanmoins de choses excellentes; on sent que 
celui qui l'a fait est un honnête homme. Mais on aimerait 
pourtant qu'il ne fût point à demi tout ce qu'il paraît être : 
à demi dévot, à demi peintre, à demi disciple d'Enoch... » 
Il nous faut reconnaître qu'il y a beaucoup de vérité dans 
ces reproches. 

Dans son Examen critique ou Réfutation du livre des 
« Mœurs »(!), qui est comme une ébauche de l'écrit qu'il 
a publié plus tard sur les erreurs de Voltaire, l'abbé 
Nonnotte considère les Mœurs comme le plus dangereux 
des livres. Les sentiments de ce « docteur es mœurs » sont 
monstrueux, c'est de Toussaint qu'il parle, « et ses prin- 
cipaux sentent l'impiété et la lubricité. C'est une erreur 
absurde de n'admettre que le culte intérieur, car il n'y 
aurait plus alors de différence entre les juifs, les maho- 
métans et les chrétiens. Or il faut bien que les uns ou les 
autres soient dans la vérité, il n'est pas possible qu'ils y 
soient tous, et si chacun devait demeurer dans le culte où 
il est né, on ne s'expliquerait pas la venue du Christ sur 
la terre. Quant à la morale du livre, elle est tout bonne- 

(1) Public à Paris en 1757, en un volume in-12, 93 pages. 



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LE LIVRE DES « MŒURS » xxxi 

ment indécente. N'est-il pas honteux de prôner les dou- 
ceurs de l'amour, en montrant la nécessité pour chacun 
de lui obéir, d'attaquer Tindissolubilité du mariage et de 
saper l'autorité du père de famille? » Au dix-huitième 
siècle, les droits du père sur ses enfants étaient, en effet, 
aussi absolus que celui du souverain sur son peuple, et il 
eût paru invraisemblable de permettre à des sujets d'exa- 
miner si les rois usent bien ou mal de l'autorité qui leur a 
été confiée, de juger ceux à qui ils étaient tenus d'obéir, 
et peut-être même de les condamner. On ne prévoyait 
guère alors les doctrines sur les droits et le pouvoir des 
peuples, dont la fin du siècle allait si brusquement inau- 
gurer la théorie et la pratique. 

Une autre critique des Mœurs parut à La Haye sous ce 
titre : Panagiana Panurgicay par M. de Prémontval (1). 
Elle donna même lieu à une méprise assez amusante, 
provenant de ce que Toussaint avait publié son livre sous 
le pseudonyme de Partage^ qui n'était que son nom traduit 
en grec. Or, il se trouva qu'au moment de la publication 
des Mœurs par Panage, il y avait à La Haye un Français 
de ce nom; on s'imagina que c'était Toussaint. Le Guay 
de Prémontval, qui habitait La Haye et avait eu à se 
plaindre d'un écrit de ce M. Panage (2), tomba dans l'er- 
reur et publia son Panagiana Panurgica^ où il fait du 
Panage de La Haye et de l'auteur des Mœurs un seul et 
même individu. « Ou vous êtes l'auteur des Mœurs^ 
lui dit-il, ou vous ne l'êtes pas; et, si vous ne Têtes pas, 
pourquoi vous nommez-vous Panage? Ce nom n'est 
pas français, il est grec; pourquoi vous êtes-vous gré- 



^(1) A. -P. Le Guay de Prémontval, Panagiana Panurgica ou le Faux 
Èvangéliste (s. L, 1750, in-8», et La Haye, 1751, in-8«). 
(2) Voyez rAvertissement de la Lettre qui va être citée. 



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xxxii FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

cisé? )) Comme il était convaincu de l'identité des deux 
Panage et qu'il avait été fort malmené par le Panage de 
La' Haye, il abîma les MœurSy qu'il avait d'abord déclaré 
un « ouvrage exquis » et que lui et d'autres avaient appelé 
« l'Évangile des vrais croyants (1) ». Et le voilà parti en 
guerre contre cet évangile du déisme qu'il n'aurait jamais 
attaqué sans l'attaque dont il avait lui-même été l'objet. 
Dès qu'il eut connaissance de la méprise, Toussaint réta- 
blit les faits dans une lettre pleine d'esprit, datée du 
15 juin 1750 (2) et que nous n'hésitons pas à reproduire 
en son entier. 

Monsieur, 

Pour vous informer parfaitement sur ce que vous demandez à 
mon sujet, Monsieur de Mar... a cru que le mieux étoit que ce fut 
moi-même qui répondisse à votre lettre; parce que, de quelque 
poids que dut être son témoignage, ce serait toujours celui d'un 
tiers ; au lieu qu'il ne doit rester aucun • prétexte de douter à qui 
que ce soit, lorsqu'une lettre munie de ma propre signature attes- 
tera qui je suis et où j'habite. Monsieur de Mar... a aussi eu en vue 
ma propre satisfaction, en me procurant par là. Monsieur, l'occa- 
sion d'ouvrir avec vous un commerce de lettres, qui ne peut que 
me faire beaucoup d'honneur et me flatter infiniment. 

Il m'étoit déjà revenu. Monsieur, par plusieurs lettres de Hol- 
lande, qu'il y avait à la Haie un homme qui se faisoit appeler 
Panage. Sur les premières nouvelles que j'en ai eues, je n'ai pas 
douté que ce ne fut un homme qui se nommât effectivement ainsi; 
attendu qu'on n'est pas imposteur gratis, et que personne n'auroit 
assez à gagner en me prenant mon nom, pour croire que quelqu'un 
prétendit me le voler. Ma conjecture s'est trouvée vraie : ce n'est 
point M. Panage qui m'a volé; c'est moi au contraire qui ai usurpé 
son nom sans le savoir. Et comme j'en porte un autre qui est plus 
à mon usage, et dont tous mes pères se sont contentés, je lui res- 

(1) Panagiana Panurgica^ p . 50 et suiv. 

i^)- Lettre de M. Toussaint, auteur du livre des « Mœurs », destinée à 

faire voir qu*un autre n'est pas lui (Leide. De Tlmp. d'Ella Luzac, Fils. 

1750. Et se trouve à la Haye chez Daniel Aillaud, Libraire à la sale de 

la Cour). Petit iii-8», 16 pages. — Avec cette épigraphe tirée de Plaute : 

. . . Nec potest fieri, tempore uno, 

Homo idem duobus locis ut simul sit. 

V Avertissement est daté du 27 juin 1750. 



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LE LIVRE DES « MOEURS > xxxill 

titue volontiers celui de Panage, et ne demande pas mieux que de 
Ten laisser jouir, si longtems qu'il lui plaira. Il doit au reste me 
pardonner de le lui avoir pris, pour deux raisons : l'une qu'en le 
prenant, je ne croiois pas qu'il appartint à quelqu'un ; l'autre, que 
je ne m'en suis pas couvert pour faire aucun personnage qui le pût 
déshonorer. 

Mais une chose qui doit le fâcher, et qui me fâche aussi, c'est la 
méprise de ce Monsieur de Prémontval, qui, parce que je me suis 
masqué sous le nom de Fanage, s'est avisé d'imputer mon livre à 
un Monsieur Fanage qui ne l'a point fait, et l'a, sous ce prétexte, 
chargé d'injures et d'invectives, dans son Panagiana Panurgica ou 
son Faux Evangéliste. Je n'ai point vu cet ouvrage à Paris : mais 
j'y ai vu une brochure de trente-six pages, prétendue imprimée à 
Paris avec l'approbation du Lieutenant Général de Police, chez le 
Gras, sale du Palais, et qui cependant m'est arrivée de Hollande 
par la poste, dans laquelle on rend compte du Panagiana en des 
termes qui ne font pas honneur à l'auteur. J'ai été attendri moi- 
même de la manière impitoyable dont je l'y ai vu déchiré. Car je 
suis bien éloigné de vouloir du mal k M, de Frémontval, pour qui 
j'avois conçu de l'estime lorsqu'il demeuroit à Paris. Or depuis ce 
temps il n'a rien fait qui me concerne que sa critique des Mœurs; 
de quoi je ne me tiens point offensé, parcequ'il est permis à qui 
le veut de penser autrement que moi. Quant aux injures dont on 
dit que sa critique est pleine, je ne m'en offense pas d'avantage, 
tant parceque celui qui dit des injures dans une querelle litté- 
ratre se fait plus de tort & soi-même qu'à son adversaire, que par- 
ce que ces injures, quelles qu'elles soient, ne tombent pas sur moi, 
puisque M. de Prémontval en veut à un Fanage actuellement & la 
Haie; au lieu que moi, outre que je ne suis Fanage que sous le 
masque, je ne suis point à la Haie, et n'y ai jamais été. J'ai même 
quelque chose à reformer &la Lettre kM. de Prémontval souscrite 
R. de S. A. qui fait partie de la brochure de trente-six pages. Cet 
honnête homme, qui d'ailleurs m'y sert avec chaleur et avec zèle, 
s'est trompé en disant que j'ai été successivement k la Bastille, 
puis à Vineennes. J'ai toujours joui, grâces à Dieu et à nos judi- 
cieux magistrats, d'une pleine liberté au sein de ma patrie, où je 
suis actuellement, non pas comme le dit la Lettre, logé au fau- 
bourg Saint-Germain, mais rue Saint-Jaeques vis à vis des Mathurins. 

Une chose plaisante, c'est que si j'en crois la brochure, M. Fanage 
déclare très formellement qu'il n'est point l'auteur du Livre des 
Mœurs; et que M. de Prémontval, par un défaut de justesse mal séant 
dans un Mathématicien, mettant en principe la question de fait 
qu'il s'agiroit d'établir, appelle M. Fanage fourbe, précisément à 
cause de cette déclaration, la plus véritable et la plus sincère qui se 
puisse faire. 

Enfin, Monsieur, pour achever de me laver de toutes les taches 
que pourroit m'imprimer la méprise de M. de Prémontval, je me 



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XXXIV FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

crois aussi obligé & protester que je n'ai aucone part aux deux 
lettres à M. ds Prémontval qui composent la brochure prétendue 
imprimée chez le Gras, dont je suis bien éloigné d'aprouver le stile 
et le ton ; et que l'auteur du Faux Éwmgélisie pourra 4ir6 tant de 
mal qu'il voudra des Mcfurs, et ajouter si bon lui semble un second 
volume à son premier, comme il en menace le public et M. Pa/nage, 
sans que pour cela je m'en mette de plus mauvaise humeur. 

Je voudrois seulement, s'il fait de son Monsieur Panage un por- 
trait désavantageux, qu'on sache parfaitement en Hollande, que ce 
portrait n'est pas le mien. Et c'est vous, Monsieur, qui pouvez me 
rendre ce service, soit en faisant part de ma lettre à quiconque en 
sera curieux, soit en la faisant insérer dans quelque Journal bien 
répandu, soit même en la remettant & quelque Imprimeur qui voulut 
bien prêter son ministère pour la publier. Voua en userez au reste. 
Monsieur, comme vous le jugerez à propos : je sens bien qu'il n'est 
pas juste que pour la première fois que j'ai l'honneur de vous 
écrire, je vous charge de soins embarrassans pour choses qui vous 
sont étrangères, si ce n'est en ce que la charité chrétienne et l'air 
d'estime que vous m'avez témoigné à Paris chez notre ami commun, 
semblent vous intéresser à me sauver des calomnies dont la méprise 
de M. de Prémontval pourrait ternir mon nom. Je me passeroi bien 
que ma réputation soit illustre : mais je veux au moins l'avoir 
intacte. J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect. 

Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur, 

Toussaint. 
Paris, 15 juin 1760. 



Cette lettre ne laisse subsister aucun doute sur la con- 
fusion commise par M. de Prémontval. Voyons mainte- 
nant ce que dit ce dernier de l'œuvre elle-même. 

Suivant lui, le déisme, ou plutôt la religion naturelle, 
« n'a été en quelque sorte, jusque-là, qu'une espèce de 
fantôme, de forme fort indécise, dénuée d^àme aussi bien 
que de corps. Il n'est pas étonnant que toutes les sectes 
se soient soulevées contre elle; mais pour lever ces incon- 
vénients, il ne faut qu'un homme hardi qui ait le courage 
de l'entreprendre. Qui empêcherait, dit-il, de fixer la 
forme indécise de ce fantôme par un petit nombre de 
dogmes, si simples, si clairs, et surtout d'une telle influence 
dans la pratique, qu'il y aurait à espérer que la plupart 



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LE LIYR£ DEd < M^OEUII& > XXXV 

des cerveaux rais€maables l'adc^teraieDt? Ceci serait pour 
les philosophes. Ensuite, pour prendre le peuple — ajoute- 
t-il — il faudrait donner un corps à cet esprit, avoir des 
temples, des autels, des cérémouies brillantes, des assem- 
blées de fêtes, mais sans superstitions ni idolâtrie. » 

Tout se réduit donc — lui répond-on justement — à 
piller l'Ancien et le Nouveau Testament et à défigurer 
leur doctrine (1). 

M. de Prémontval engage aussi Toussaint à se rétracter 
sur plusieurs points, s'il tient à ne pas perdre l'estime 
des honnêtes gens (2). Nous verrons plus loin qu'il a 
suivi ce conseil dans son ÉclaireissemenÈ sur les Mosurs. 

Grimm ne pouvait passer sous silence un livre aussi 
lu. Dans sa Correspondance^ il lui reproche « d*étre super- 
ficiel, de manquer d'ordre dans le détail, d'omettre plu- 
sieurs choses essentielles, et de trop appesantir sur les 
superficielles. C'est — dit-il — un cours de philosophie 
bourgeoise, où il y a plus d'esprit dans le tour que dans 
la chose même, plus de vérité que de lumière, plus d'ima- 
gination que de sentiment, plus de médiocre que de bon 
ou de mauvais. Il déplaît aux connaisseurs parce qu'il 
n'est pas excellent; aux magistrats, parce que le culte y 
est tourné en ridicule; à la Cour, parce qu'on y trouve 
des portraits de la reine et de la marquise de Pompa- 
dour (3). » 

Dans ses Cinq années littéraires^ Pierre Clément trouve, 
au contraire, que le livre est très agréable et composé 
avec art. Tout le passage qu'il lui consacre mérite d'être 
reproduit : « Et voies — dit-il — comme on traite les 

(4) Panagiana PaiMifgiea, p. & et 5. 

(2) Ibid., p. 89. 

(3) G^tnUp Çornapondancé Ufléraifê, éd. Tourneur, tome I, page 150. 



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XXXVI FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

honnêtes gens qui s'avisent de faire les raisonnables. 
M. Toussaint, avocat au Parlement de Paris, déguisé 
sous le nom de Panage, c'est la môme chose en grec, 
vient de publier un traité de morale intitulé les Mœurs, 
où il se renferme dans les loix de la nature; son livre a 
été brûlé par la main du bourreau. Cependant les idées 
n'en sont point neuves, ni même bien hardies, et il y 
règne un caractère de galant homme qui intéresse : mais 
qui peut avec les meilleures intentions du monde s'as- 
surer de n'être pas cru hérétique? L'accueil le plus favo- 
rable de lô part du Public a dédommagé le nouveau mora- 
liste. Son livre est écrit purement et avec esprit, mais 
dans un ordre bizarre à mon sens, la plupart des qualités 
sociales s'y trouvant rapportées à l'article des Devoirs 
envers nous-mêmes, ce qui répand un jour louche et très 
affoibli sur le développement de ces qualités, et n'est rien 
moins que justifié par ce que dit l'auteur au commence- 
ment du chapitre de la Justice. 

a Ce n'est pas Tunique fois que je crois avoir trouvé sa 
logique en défaut : voïés à la page 235 la première espèce 
de preuve qu'il donne de l'intention de la nature sur la 
perpétuité du mariage; sa démonstration contre le sui- 
cide, page 249; et surtout la page 226, où il semble vou- 
loir qu'on décide les contestations en justice au plus petit 
nombre des voix, et non à la pluralité, parce, dit-il, qu'il 
est plus raisonnable de supposer qu'il y ait cinq Conseillers 
prudens sur vingt-cinq, que de présumer qu'il y en ait vingt. 
Il appuie ce sophisme palpable sur une loi de l'Exode, 
qu'il n'a non plus entendue que sa propre idée. 

« L'article de la Sincérité, ou du mensonge, m'a paru 
très superficiellement pensé; celui de l'Amour propre- 
ment dit, une déclamation de morale, faite par un homme 
qui aime la vertu et ne connoit guère la nature; celui de 



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L£ LIVRE DES « MOEURS > XXXV!i 

l'Amour conjugal est beaucoup mieux. Le langage favori 
de l'auteur est celui des tableaux. Cette manière de traiter 
les mœurs demande une extrême délicatesse dans le 
choix, et une grande attention à rendre ses portraits 
nécessaires» c'est-à-dire à ne les jamais placer de façon 
qu'ils servent d'exemple à des vérités qui n'ont que faire 
d'être éclaircies : M. Toussaint a quelquefois péché contre 
l'une et l'autre de ces règles, mais rarement. En général 
le livre est marqué au bon coin, et se fait lire avec plaisir, 
ce qui n'est pas peu de chose pour un traité de morale. 
Ce n'est pas précisément un ouvrage de génie; mais il y 
' a beaucoup d'art dans ce mélange de raisonnemens, de 
tableaux et de conseils, qui se prêtent de la force les uns 
aux autres. Quelques portraits de gens connus, indiscrè- 
tement mis au salon, ont apparemment contribué à la 
petite disgrâce du papier brûlé (1). » 

Quant à La Harpe, il a, un peu plus tard, vivement 
critiqué les Mœurs. C'est le premier livre du siècle — fait- 
il observer — qui ait séparé la morale de la religion, et 
c'est aussi le premier code du déisme, a Le poison est 
bénin, mais c'est un poison », et on peut le considérer 
comme « le protocole du charlatanisme philosophique 
qui commençait à s'établir (2) ». 

Ce qui ressort pour nous le plus clairement de ces 
polémiques, c'est l'importance qui fut alors attribuée à 
Touvrage. Toutes ces attaques ne devaient d'ailleurs pas 
demeurer lettre morte. 

Le livre fut déféré par le chancelier d'Aguesseau à la 
Cour du Parlement de Paris, et par arrêt du 6 mai 1748, 

(1) Les Cinq années lUtéraires, ou Nouvelles littéraires^ etc. des années 
1748, 1749, 1750, 1751 et 1752, par M. Clément. Volume I (La 
Haye. 1754, petit in-S»), p. 81-84. 

(2) Cours de littérature. Philosophie du dix-huitième siècle, chapitre v. 



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ixxviii FRANÇOIS-VINCENT TÔU€8AlNt 

rendu sur les réquisitions de Tavocat du Roi Lefèvre 
d'Ormesson, il fut condamné « à être brûlé comme con- 
traire aux bonnes mœurs^ scandaleux, impie et blasphé- 
matoire », ainsi que l'avûent été les Lettres Angladses de 
Voltaire, VHi^toire de VAme de La Mettrie et los Pensées 
phnas&phiques de Diderot. 

Il n'est pas sans intérêt de reproduire ici le réquisitoire 
de Lefèvre d'Ormesson : 

Mbssibuas, 

Il est de notre devoir de deffièrer à votre sévérité un ouvrage 
scandaleux qui p^roît depuis quelque temps et qui porte pour titre : 
Les M(Burs. 

Le but que Ton se propose est d'établir la religion naturelle sur 
les ruines de tout culte extérieur, et d'affranchir rhomme des loix 
divines et humaines, pour le soumettre uniquement à ses propres 
lumières. €'est dans ce dessein que Ton commence par essayer de 
faire passer toutes les lois pour des institutions quelquefois con- 
traires à la vertu, ou dont au moins l'observation n'entre pour 
rien dans ce qui constitue les bonnes mœurs. 

C'est dans la même idée qu'attaquant ouvertement ce qu'il y a 
de .plus sacré, on censure sans respect les préceptes et les cérémo- 
nies de l'ancienne Loy , les rites et les sacrements de la nouvelle ; 
qu'on affecte de ne reconaoître nulle part ni la mission divine de 
Moïse, ni celle de Jésus Christ, qu'on met en doute si le juif et le 
chrétien ne sont pas également dans l'erreur, si de tous les cultes 
éi»,blis sur la terre il en est a'ucun qui puisse satisfaire la raison, 
en même temps qu'on met aussi en problème s'il en est aucun qui 
puisse déplaire à Dieu. 

Après avoir fortement soutenu qu'en matière de religion, la raison 
humaÎBe n'a cessé d'être la dupe de l'ignorance et de l'imposture, le 
jouet de l'intérêt et de la politique, c'est cette même raison qu'on érige 
en juge souverain de toutes les religions. Elle est la seule loy qu'on 
veuille reconnoitre, quoiqu'elle n'ait aucun des caractères nécessaires 
à une loy ; quoique ni les plus grands philosophes, ni les plus habiles 
de ceux qui se livrent à leurs sens particuliers, n'ayent pu depuis tant 
de siècles démêler exactemfent oe qu'elle prescrit ni s'accorder sur 
ce qu'il faut faire pour s'y conformer. Ëoân, comme si l'on s'était 
piqué de renchérir sur les absurdités et les impiétés ordinaires aux 
Déistes, on abuse des paroles de Jésus Christ même pour abolir 
tout culte extérieur, l'auteur discréditant ainsi sa propre doctrine 
par les arguments qu'il employé pour l'établir et par les excès et 
les contradictions fréquentes où son système le conduit. 



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L€ LIVRE DE« - MOEURS • xxxix 

Mais comme Tincrédulité n*a pas senlemeat pom* objet de flatter 
l'esprit par l'idée de l'indépendance, mais bien plus encore de gagner 
le cœur par une morale qui convienne au libertinage, l'auteur de cet 
ouvrage s'élève principidement contre Thumiiité, la mortification, 
la pénitence, le célibat, l'indissolubilité du mariage, la défense du 
concubinage et contre toutes les vertus chrétiennes. Il s'attache 
surtout à nier les effets du péché et l'éternité des peines de l'antre 
vie, dogmes si redoutables aux passions et aux vices. Tandis qu'il 
affecte partout un ton de probité, d'austérité, de réforme, il ne 
peut souffrir que les méchants ayent des châtiments à craindre ; il 
s'emporte avec des blasphèmes, que nous n'oserions rappeller id, 
contre tout ce qui annonce, dans l'Ecriture sainte et dans l'Évan- 
gile, la rigueur des jugements de Dieu, et il blâme les supplices 
dont on punit en ce monde le vol et l'homicide. 

Tel est. Messieurs, le caractère d'un ouvrage qu'on a l'audace de 
présenter au public comme l'école des mœurs et des vertus qui 
forment le lien de la société. Il n'est personne qui ne soit révolté de 
l'irréligion qui j régne et même du style satirique par lequel on a 
cherché à intéresser la malignité des lecteurs. 

C'est â la Cour à réprimer un tel scandale en prononçant contre 
cet écrit les cendanmations qu'il mérite et en ordonnant une 
recherche prompte et exacte de ceux qui ont la témérité de mettre 
au jour de pareils ouvrages... 

Et sur ces réquisitions, la Cour a arrêté et ordonné que le dit livre 
serg. lacéré et brûlé daris la cour du palais, au pied du grand escalier 
d'icelui par l'exécuteur de la haute justice comme contraire aux bonnes 
mœurs, scandaleu^x, impie et blasphématoire; fait très expresses inhibi- 
tions et défenses à tout libraire, etc. (1). 

Le lendemain 7 mai 1748, à onze heures du matin, à la 
levée de la Cour, en exécution du dit arrêt, « le livre y 
mentionné a été lacéré, et jette au feu par l'exécuteur de 
la Haute Justice, en bas du grand escalier du Palais, en 
présence de nous Étienne-Henry Isabeau, l'un des trois 
premiers et principaux commis par la Grand'Chambre, 
assisté de deux huissiers de la dite Cour » . 

Bien que le Parlement eût ainsi traité les Mœurs, Pa- 
lissot, Fauteur de la célèbre comédie des Philosophes et 
Teimenû acharné des Encyclopédistes, jugea l'cBuvre de 

(1) Arre9t de la Cour du Parlement. Paris, Simon, imprimeur. (Bibl. 
nat., F. 23673, 307-369.) 



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XL FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

Toussaint tout différemment (1) : « Son livre des Mœurs 
étonne — dit-il — par des principes auxquels on n'était 
point encore accoutumé ; mais certaines vérités morales 
y sont présentées avec le sentiment de la conviction et, 
en général, on y reconnaît toutes les obligations imposées 
à rhomme par la loi naturelle. Le livre, appuyé sur les 
principes du pur théisme, ne ferait plus fortune aujour- 
d'hui parmi nos philosophes : aussi est-il relégué, pour 
ainsi dire, par nos esprits forts, dans la classe des livres 
de dévotion et traité par eux avec le même mépris. » 

Ces violences lui furent d'ailleurs profitables : les édi- 
tions se multiplièrent avec les attaques (2). Puis, quand 
le bruit cessa et que « la tête de l'auteur se fut refroidie », 
il publia lui-même sa défense sous ce titre : Éclaircisse- 
ments sur les Moeurs^ par l'auteur des Mœurs (3). 

Plus de treize années s'étaient écoulées depuis que le 
livre avait vu le jour. 

Cette défense n'est cependant pas un plaidoyer; car, 
sur plusieurs points, Toussaint reconnaît ses fautes et ses 
torts : ses expressions ont été parfois trop hardies ou 
inconsidérées; dans des sujets aussi sérieux, il n'aurait 
jamais dû prendre le ton de la plaisanterie. 

Il convient qu'il eût mieux fait de moins parler d'amour, 
et d'éviter surtout certaines images voluptueuses et cho- 
quantes. C'est le feu de la jeunesse et l'ardeur de son 
imagination qui l'ont entraîné. Il s'en excuse et s'en 

(4) Mémoirei pour iervir à Vhiitoire de notre littérature (Paris» an XI- 
1808. 2 vol. in-8«), t. II, p. 424. 

(2) Ce qui fit dire à Grimm, en 4753, que Toussaint « semble devoir sa 
grande célébrité au bonheur d*avoir été brûlé et lacéré ». C'est, ajou- 
tait-il, « un recueil de lieux communs qu'on trouve partout ». Corres- 
pondance littéraire, tome II, page 267. 

(3) Amsterdam, 1762, in-12. — Voyez, à la fin du présent ouvrage, la 
bibliographie des Mœurs, 



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LE LIVRE DES < MCEURS > XLi 

repeût; mais, par contre, il se défend énergiquement de 
n'avoir point de sentiments religieux, et d'avoir voulu 
faire un culte du déisme. Il élève chrétiennement ses 
enfants et observe sa religion : que veut-on de plus? 
S'adressant aux hommes de tous les pays et de tous les 
cultes dans un livre sur la. morale : « Vous professez des 
religions diverses — a-t-il entendu leur dire — mais vous 
êtes tous d'accord sur les principes fondamentaux de la 
morale. Soyez-y donc au moins fidèles, et vous aurez 
moins d'éloîgnement les uns pour les autres, quand vous 
aurez les mêmes sentiments sur la piété, sur ce que vous 
vous devez à vous-mêmes et à vos semblables. » 

C'est en deçà ou à côté du christianisme qu'il s'est 
placé, et de ce qu'il n'a pas parlé de l'Évangile, il ne s'en- 
suit pas qu'il n'y croie point. Il n'a jamais poussé ni à 
l'indifférence religieuse ni à l'inutilité du culte, se bor- 
nant à condamner « les haines et les persécutions que la 
diversité des pratiques religieuses a causées parmi les 
hommes » . A ses yeux, le culte intérieur est le plus digne 
de la divinité, et d'ailleurs, à cette époque, beaucoup 
d'esprits supérieurs étaient déjà pénétrés du principe de 
l'indépendance de la morale vis-à-vis des religions posi- 
tives. C'est en isolant certains passages de son livre, 
qu'on lui a fait dire ce qu'on voulait, et non ce qu'il avait 
dit (1). 

Malgré tout, cette défense de Toussaint par lui-même 
ne modifie pas sensiblement l'esprit général d'une œuvre, 
qui reste quand même un traité de morale indépendante 



(1) En 1750, sur la dénonciation de Tarchevèque de Sens, Jean-Josepli 
Languet de Gergy, la Sorbonne examina plusieurs livres « contre la 
révélation et pour la religion naturelle ». Parmi ces livres figuraient, 
outre VEiprit des lois et la Lettre sur les aveugles, les Pensées philoso- 
phiques, et les Mœurs, qui se trouvaient encore une fois rapprochés par 
la critique. Voyez Correspondance littéraire, tome I, page 475. 



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KLii FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

de toute religion (4). Comm« tant d'autres écrivains de 
son temps, l'auteur des M<Burs s'est ima^né posséder la 
faculté de guérir ou de soulager tes souffrances humaines. 
Il les soulage en effet à sa manière, qui n'a peut-être rien 
de bien efficace, mais aussi rien de très subversif. 

En résumé, son traité est loin d'être une œuvre de 
génie; mais c'est une oeuvre honnête, courageuse et sin- 
cère, et qui aurait peut-être rendu la société plus heu- 
reuse, « si — comme Ta dit d'Argenson — elle pouvait 
le devenir par un livre » . 

C'est peu do temps après les Mœurs que parut YEncyth- 
péâÂe (2), qui a essayé de réunir toute cette philosophie 
dans un même corps et comme en un faisceau resserré. 
Sans refaire ici l'histoire de cette grande entreprise, il 
nous semble impossible de ne pas en rappeler brièvement 
l'origine et le but. 

Imaginée d'abord par des libraires comme une affaire 
purement commerciale, à l'exemple de l'Encyclopédie 
anglaise d'Épbraïm Chambers (3), Y Encyclopédie ne tarda 

(1) Palissot ne put pardonner à Toussaint ce qu'il avait dit de lu 
dans les Èelaircistementt. Aussi, après avoir été assez favorable à Tous- 
saint dans les premières éditions de ses MémoireSy il ajoutait aux sui- 
vantes cette peu aimable conclusion : « Malgré la douceur apparente de 
son caractère, Toussaint av:&it sa bonne dose de Torgueil, du fiel et de 
l'intolérance des adeptes de la nouvelle philosophie... [Puis il cite les 
épithëtes discourtoises que lui avait décochées Toussaint, et il termine 
ainsi :] Eh quoit doucereux Toussaint, c'est ainsi que vous prétendiez 
justifier ce caractère de bonhomie, cette humanité, cette sensibilité 
tendre que vous vous attribuez dans votre Hvre? Ne voyez-'vous pas 
que, sous la peau de mouton qui vous couvre, vous laissez trop mala- 
droitement apercevoir qui vous êtes? » Édition de 1803, tome H, 
p. 426-427. 

(2) En voici le véritable titre : Encyclopédie ou Dictionnaire raitonné 
des sciences, des arts et des métieri,pB.r une Société de gens de lettres, mis 
en ordre par Diderot ; et, quant à la partie mathématique, par d'Albm- 
BERT. Paris (et sous l'indication de Neufehàtel), 1751-1772, 28 volumes in- 
folio, dont 11 de planches. 

(3) Cyelopœdia, or the Dictionary of arts and sciences (Londres, 1728, 
2 volumes in-folio; réimprimé en 1738, 1741, 1746, etc.). 



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L'ENCYCLOPÉDIE xliii 

pas, SOUS l'impulsion de Diderot, à se transformer radica- 
lement et à devenir quelque chose d'inGniment plus vaste, 
d'infiniment plus élevé. Il ne s'agit pas désormais d'une 
compilation plus ou moins savante, plus ou moins bien 
condensée : on cherche à réaliser le rêve inachevé de 
Bacon, en préparant l'avenir par l'inventaire du passé (1). 
« On veut former l'arbre généalogique de toutes les 
sciences et de tous les arts, qui marque l'origine de 
chaque branche de nos connaissances et des liaisons 
qu'elles ont entre elles et avec la tige commune (2). » 
Autour du fils du coutelier de Langres viennent se grouper 
d'Alembert, son premier et plus important collaborateur; 
puis Voltaire, Buffon, toute la suite de ces écrivains dont 
nous avons parlé et qui tous avaient leur spécialité et 
teur rôle. « Habit d'Arlequin — disait d'Alembert — où 
il y a nombre de morceaux de bonne étoffe, mais aussi 
beaucoup de haillons. » Toussaint, qui était de « la bonne 
étoffe », fut chargé de toute la partie relative à la juris- 
prudence (3). « La jurisprudence — lit-on dans le Dis- 
cours préliminmre — est de M. Toussaint, avocat au Par- 
lement et membre de l'Académie des Sciences et des 
Belles-Lettres du Roi de Prusse (4), titre qu'il doit à 
l'étendue de ses connaissances et à son talent pour écrire, 
qui lui ont fait un nom dans la littérature (5). » 

Pendant les deux années où il travailla au Dictionnaire, 
Toussaint y donna un grand nombre d'articles. Les deux 
premiers volumes avaient déjà paru lorsqu'il se retira, 
en 1753, et fut remplacé par Boucher d'Argis, avocat au 

(1) Joseph Reinach, Diderot (Paris, 1894, in-12), p. 36 et suivantes. 

(2) Prospectus de V Encyclopédie. 

(8) Avertissement en tête du tome I de V Encyclopédie, p. 36. — Tous- 
saint sigTiait ses articles de la lettre H. 

(4) A cette date, Toussaint n'était encore que membre étranger de 
l'Académie de Berlin. Il ne devint membre titulaire qu'en 4764. 

(5) Tome I, p. 12 (1731). 



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XLiv FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

Parlement comme lui, et conseiller au Conseil souverain 
de Dombes. On ne connaît pas exactement les motifs de 
sa retraite; sans doute ne se trouva-t-il plus en harmonie 
de pensée avec Diderot, dès que VEncyclopédie cessa d'être 
un champ ouvert aux libres discussions philosophiques, 
pour devenir l'organe d'une secte, une machine de guerre 
et de destruction. Marquée dès son début au coin de 
l'irréligion par son silence voulu sur la Révélation, elle 
aurait pu cependant encore demeurer un simple et élo- 
quent hommage rendu à la raison humaine, si l'on n'en 
avait pas poussé la doctrine à l'extrême, en dépit des 
efforts que Diderot lui-même, dans son désir de mener 
son œuvre à bonne fin, s'imposa pendant plusieurs années 
pour atténuer l'intransigeance de sa pensée. « Les Ency- 
clopédistes — comme on l'a si bien dit — se sont obsti- 
nément tenus à terre sans vouloir monter au ciel, de peur 
d'y trouver la religion. » L'œuvre de destruction, une fois 
commencée, continua sans relâche. Les Jansénistes, les 
Molinistes, tous les partis se liguèrent contre elle, sans 
compter les gens de lettres qui ne manquaient point Toc- 
casion de la déchirer par la raison surtout qu'ils n'y tra- 
vaillaient pas (1). Survint un arrêt du Conseil qui sup- 
prima les deux premiers volumes, et les grandes épreuves 
commencèrent pour Diderot. Après le départ de Tous- 
saint, ce fut le tour de Rousseau, puis celui de d'Alem- 
bert; Voltaire lui-même se découragea. Le privilège 
accordé à l'ouvrage fut révoqué, et l'imprimeur mis à la 
Bastille (2). 



(1) Correspondance littéraire de Grihh, t. IV, p. 97. 

(i) Il s'appelait Le Breton. C'était lui qui de sa propre autorité avait 
retranché tout ce qui lui déplaisait dans la copie manuscrite fournie 
par les collaborateurs de VEncyclopédie. Diderot lui adressa à ce sujet 
une lettre aussi injurieuse qu'éloquente {Correspondance littéraire de 
Gruim, t. IX, p. 210, à la date du 12 novembre 1764). 



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L'ENCYCLOPÉDIE XLV 

Le gouvernement ne voulait cependant pas, à ce nïo- 
raent, malgré toutes les apparences contraires, frapper 
sérieusement les écrivains de Y Encyclopédie. Il tenait sur- 
tout « à prévenir les criailleries des prêtres pendant l'as- 
semblée du Clergé, en lui ôtant tout prétexte de faire des 
représentations (1) ». 

Parmi ceux qui occupaient le pouvoir, il y eut aussi 
quelques esprits libéraux, comme M. de Malesherbes, 
auquel on avait donné TQrdre, en qualité de Directeur de 
la librairie, de saisir les papiers de Diderot, et qui pre- 
nait le temps de l'avertir : a Envoyez-les chez moi, lui 
écrivait- il; on ne viendra pas les y chercher. » 

On sait que le courage et l'énergie de Diderot finirent 
par avoir raison des obstacles qui s'opposaient à l'achè- 
vement de son œuvre. L'avènement de Choiseul et l'ex- 
pulsion des Jésuites par le Parlement vinrent ensuite en 
faciliter le progrès, jusqu'au moment où, dans sa logique 
impitoyable, la Révolution traduisit dans ses actes et dans 
ses lois la plupart des principes de cette philosophie. 

Si l'on considère cette époque, on ne peut, malgré ses 
erreurs et ses fautes, s'empêcher de la trouver particu- 
lièrement attachante. Car ce ne fut pas seulement un 
siècle d'idées que le dix-huitième siècle : il en a été pro- 
digue, et presque toutes furent grandes et généreuses; 
mais ce qu'il a poursuivi peut-être avec le plus d'achar- 
nement, c'est l'établissement des principes de droit, de 
liberté, de justice et de tolérance. Le besoin d'apprendre 
et de comprendre y était général, et les esprits, avides de 
lumière, de science et de vérité, ont été conduits par 
l'idée du progrès à celle de la perfectibilité de l'homme 
et, par suite, au relèvement de sa condition et de sa 

(1) Correipondanee littéraire de Grikm» t. IX, p. 44. 



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XLVt FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

dignité. La pensée s'est alors définitivement émancipée, 
et ce que l'on est convenu d'appeler « l'opinion » a osé 
faire entendre sa voix, avec laquelle désormais il faudra 
compter. 

Par contre, et croyant avoir réponse à tout, la Raison, 
cette nouvelle idole, a essayé de se substituer à la foi, à 
l'autorité, au respect de la tradition, et elle n'a réussi 
qu'à les ébranler. 

On a confondu le fanatisme ^vec la religion, comme 
on a confondu les époques troublées de l'Église avec les 
principes éternellement vrais de l'Évangile; et de la sorte, 
on n'a abouti qu'à des négations, au scepticisme et à 
un matérialisme inconscient, c'est-à-dire à l'abaissement 
moral de l'individu, auquel il n'est plus resté que sa 
propre pensée comme force, comme soutien et coratne 
consolation. 

Malgré tout, il nous faut honorer ce siècle parce qu'il 
a eu l'amour de l'humanité, qu'il a voulu son bonheur, et 
surtout parce qu'il a émancipé les esprits, en donnant au 
monde deux libertés désormais indestructibles, celles de 
la pensée et de la conscience. 



Quand Toussaint quitta YEneyclapéâie^ il était dans 
toute la force de son activité et de son talent, et il sut les 
employer. 

Parmi les diverses publications périodiques auxquelles 
il donna alors son concours, on remarque en premier lieu 
celle de Jacques Gautier d'Agoty qui était à la fois un 
peintre et un savant (1) ; tout le monde ne Tétait-il pas 

(1) Né à Marseille, mort à Paris^ en 178d, dans im àgetr^ «vecnoé. 



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OBSERV. PÉRIOD. SUR L'HISTOIRE NATURELLE XfcVil 

un peu à ce moment? Il croyait avoir découvert un pro- 
cédé de gravure et d'impression en couleurs, qui n'était 
d'ailleurs» à peu de chose près, qu'un procédé déjà connu^ 
inventé à la fin du dix-septième siècle par un autre gra- 
veur, nommé Jacques-Christophe Lehlond. Comme il se 
trouvait avoir recueilli une grande quantité de matériaux 
sur les sciences, Gautier d'Agoty fonda, en 1752, une 
sorte de revue ou de journal, auquel il donna le titre sui- 
vant : Observations sur l^Histoire naturelle^ sur la Physique 
et sur la Peinture^ avec des planches imprimées en couleurs (1). 
« Ce journal, disait-il, renfermée les secrets des arts, les 
nouvelles découvertes, en même temps que les disputes 
des philosophes, et des articles modernes. » Il obtint un 
certain succès, de curiosité tout au moins, malgré ou 
peut' être à cause des prétentions de son f(Hidateur, qui 
s'érigeait bravement en adversaire de Newton et se 
mettait de pair, au point de vue philosophique, avec 
Pythagore, Aristote, Descartes et Leibniz. Toussaint 
écrivit donc dans cette feuille (2) ; puis il en devint seul 
directeur, en 8*adjoignant cependant le fils de Gautier 
d'Agoty, graveur comme son père, pour ce qui concernait 
la gravure et les planches. La publication, dont le titre 
fut légèrement modifié, s'appela alors : Observations pérùh 
diques sur la Physique^ l'Histoire naturelle et les Beaux- 
Arts (3). La direction de Toussaint ne commença qu'à 
partir du second volume : « Jusques-là — dit-il dans sa 
Préface — on n'a guères fait que badiner avec la nature, 
sans essayer sérieusement de lui arracher son bandeau. » 

(1) Paris, 1752-1755, 6 volumes iii-4» avec planches, ou 6 volumes 
in-12 sans planches (18 numéros). — Cf. Eugène Hatin, Bibliographie 
hiêtorique et critique de la Prenê périodique (Paris, 1S66, in-8«), p. 3Ô-37, 
et J.-M. QuBRARD, La France littéraire, t. III (Paris, 1829, in-8*)» p. 291. 

(2) Voyez la lettre à lui adressée par J. Gauthier d'Agoty ea dé- 
cembre 1756 et publiée dans les Observation» hi$têrique$, t. I, p* 409. 

(3) Paris, 1756-1757, in-4». 



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XLVIII FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

C'est ce bandeau qu'il veut enlever, et, pour y parvenir, 
il se propose de « rapprocher les vues de tous les savants 
de l'Europe, de les analyser et d'en présenter une sorte 
de plan abrégé ». C'est toujours, on le voit, l'Encyclopédie 
qui sert de type; chaque écrivain semble vouloir avoir la 
sienne propre, et il n'y a que les horizons sans fin qui les 
attirent. Le programme de Toussaint va plus loin encore 
au point de vue philosophique : il veut « suivre périodi- 
quement les progrès de la raison humaine, créer en 
quelque sorte un thermomètre des progrès de l'esprit 
humain », et tenir état des idées philosophiques nou- 
velles, en recourant au besoin aux correspondances étran- 
gères. Ce n'est pas tout encore. Les beaux-arts occupe- 
ront une place importante dans la publication naissante, 
afin de constituer des documents pour « l'histoire du goût 
au dix-huitième siècle ». La métaphysique et la morale 
ne seront pas non plus oubliées : ne faut-il pas « étudier 
le cœur humain, analyser ses mouvements et ses craintes, 
ainsi que les motifs qui le font agir »? L'Essai de Locke 
sur l'entendement humain servira de base, car c'est là 
qu'on peut « apprendre à penser et à combiner des 
idées (1) ». Tout cela était grand et généreux, trop grand 
même; car, pour mener à bien une semblable entreprise, 
une vie d'homme ne suffirait pas. Mais, au dix-huitième 
siècle, on ne sait ni se réduire ni se limiter, et telle est 
l'activité des esprits, si intense est le désir de réformer 
et de renouveler la société, qu'aucun obstacle n'arrête les 
écrivains, aucun dessein ne semble trop vaste. On veut 
tout embrasser d'un seul coup, et on se grise de projets 

(1) UEssay concerning human understanding parut à Londres en 1690, 
in-folio. Annoncé en Hollande dès 1688, dans la Bibliothèque universelle 
et historique de Jean Le Clerc (Amsterdam, t. Il, p. 49 et suivantes), 11 
fut traduit en français, dès la fin du siècle, par Pierre Goste (Amsterdam» 
in-4», 1700 et 1729; 4 vol. in-18. 1742; etc.). 



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LE JOURNAL ÉTRANGER XLix 

et de programmes dont l'étendue même empêche la réa- 
lisation. Il en fut des Observations périodiques comme de 
tant d'autres essais du même genre : l'œuvre ne dura 
pas. La publication cessa de paraître en 1758. Plus tard, 
il est vrai, en 1771, l'abbé Rozier tenta de la reprendre (1); 
puis elle passa, en 1779, dans les mains de Mongez (2), 
et dans celles de La Métherie (3), de 1785 à 1817. Du- 
crotay de Blainville (4) la continua jusqu'en 1823. Dès 
1794, elle avait d'ailleurs changé de titre et pris celui de 
Journal de Physique (5). 

Toussaint ne se contenta pas de diriger les Observations 
périodiques : il remplaça Grimm au Journal étranger (6), 
entreprise encore plus gigantesque, s'il est possible, que 
la précédente. 

Plusieurs tentatives avaient déjà été faites pour initier 
la France aux œuvres littéraires de l'étranger. Lorsque 
nous avons parlé de l'influence exercée par l'Angleterre 
au dix-huitième siècle à la suite des séjours qu'y avaient 
faits Fabbé Prévost, Voltaire et Montesquieu^ nous avons 
rappelé de quelle hauteur était la barrière qui séparait 
notre pays des nations voisines et jusqu'à quel point on 
était demeuré ignorant de leur langue et de leur littéra- 
ture. 

(1) François Rozier, né à Lyon en 1734, mort en 1793. Il avait été Tami 
4e Turgot, qui le chargea de missions agricoles dans le midi de la 
France et en Corse. Son principal ouvrage est un Cours complet d'agri- 
cullure théorique, pratique, etc. (Paris, 1781-1793, 9 vol. in-8«). 

(2J Jean- André Mongez, neveu de François Rozier, né à Lyon en 1751, 
mort vers 1788. Il disparut dans l'expédition de La Pérouse autour du 
monde. 

(3) Jean-Claude de La Métherie, médecin et naturaliste (1743-1817). 

(4) Henri-Marie Ducrotay de Blainville (1777-1850), successeur de 
Guvier, au Muséum d'histoire naturelle, dans la chaire d'anatomie 
comparée. 

. (5) Outre la Bibliographie déjà citée d' Eugène Hatin, voyez Barbier, 
Dictionnaire det ouvrages anonymes, 3« édition, t. III, coi. 616. 

(()) Voyez Correspondance littéraire de Grimm, etc., t. II, p. 352 (lettre 
du 1" mai 17S4), 

à 



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\ 



L FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

En 1754, une réunion d'hommes de lettres voulut faire 
cesser cet état de choses. 

Elle comptait parmi ses membres l'abbé Prévost, 
Grimm, Moett, l'adepte des sciences occultes ; Deleyre, le 
futur conventionnel, qui vota la mort de Louis XVI ; l'abbé 
\ 0^ *^ ^ Arnaud et son ami Suard, tous deux de l'Académie fran- 
V>b Aç^îse; Jean-Jacques Favier, qui entra plus tard dans la 
diplomatie ; Tabbé Béraud, le polyglotte Hernandez. Us 
Conçurent le projet de comprendre, dans une même feuille 
périodique, rédigée en français, « les connaissances, 
les découvertes et les chefs-d'œuvre de tous les savants 
du monde en tout genre et dans toutes les langues 
vivantes (1) ». N'était-ce pas encore un projet démesuré? 
Mais qu'importe? On en confia la direction à Grimm, qui 
en composa la préface. « Les productions de la terre — 
écrit-il — varient selon les climats, les productions du 
génie selon les caractères, celles de l'art selon les 
besoins, et c'est en étudiant les rapports des unes et des 
autres qu'on peut surtout étendre et généraliser les con- 
naissances humaines, déraciner les préjugés, natura- 
liser, pour ainsi dire, la raison chez tous les peuples, et 
lui donner partout une certaine universalité qui semble 
lui manquer encore. » Et entrevoyant les résultats de 
l'œuvre poursuivie, il ajoutait : « Chaque peuple enrichi 
des trésors de ses rivaux sans avoir rien perdu des 
siens, l'Europe entière se trouvera plus savante et plus 
philosophe. » 

L'idée n'était pas seulement élevée et féconde : c'était 
encore un moyen de rapprocher les peuples par la littéra- 
ture. Grimm reconnut bientôt cependant l'impossibilité où 
il se trouvait de mènera bonne fin une pareille œuvre, et, 

(1) Prospectus du Journal étranger. — Les bureaux de cette feuille 
étaient rue Saint-Louis* au MaJ'ais, 



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LE JOURNAL ÉTRANGER Ll 

au bout de deux mois, il en abandonna la direction à Tous- 
saint : « Il y a lieu de croire — écrivait-il à ce moment — 
que ce dernier, en intéressant beaucoup de gens de mérite 
au succès de l'ouvrage, aura le bonheur de se rendre digne 
du public (1). » Les efforts de Toussaint ne furent pas 
mieux récompensés que ceux de Grimm. L'abbé Prévost 
lui succéda et fut remplacé lui-même, au bout de peu de 
temps, parFréron (2). 

Celui-ci resta directeur du Journal étranger jusqu'à la 
fin de Tannée 1756; il fut alors remercié par les associés 
au privilège de ce recueil (3), et Alexandre Deleyre, 
auteur de l'Analyse de la philosophie de Bacon (i), le rem- 
plaça, sous les auspices du chevalier d'Arcq, Tun des 
coassociés. 

Le journal vint ensuite aux mains de Tabbé Arnaud et 
de Suard (5), qui le menèrent tant bien que mal jusqu'en 
1762, époque à laquelle ces deux écrivains furent chargés 
par le gouvernement de rédiger la Gazette de France. Le 
Journal étranger en resta là (6). 

Toutefois, pour y suppléer, ils fondèrent IsiGazette litté- 
raire de l'Europe (7), qui devait paraître au mois de juillet 
4763, sous le patronage du secrétaire d'État des Affaires 
étrangères. Des obstacles sans nombre en retardèrent la 
publication. Violemment attaquée par l'archevêque de 
Paris dans un mémoire qu'il remit au duc de Choiseul (8), 

(1) Lettre, déjà citée, du 1" mai 1754. 

(2) Correipondanee littéraire de Grimm, etc., t. III, p. 88. 

(3) Ibid., p. 310. 

(4) Amsterdam et Paris, 1755, 3 vol. in-12. 

(5) lis avaient pris pour épigraphe ce passage imité de Virgile (Géor- 

giques, livre II, vers 9) : 

Quœ robora cuique, 
Quis color et quœ sit rébus natura creandis. 

(6) Voyez Hatin, ouvrage cité, p. 47-48. 

(7) Ibid., page 48. 

(8) Correspondance littéraire de Grimh, etc., t. VI, p. 293. — Morellet 
a rédigé une réponse à ce mémoire, sous le titre d* Observations sur une 



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Ui FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

la Gazette littéraire eut grand'peine à se maintenir jusqu'au 
mois de septembre 1766, où elle dut cesser de paraître. 



L'œuvre de Toussaint ne se compose pas seulement 
d'ouvrages originaux. Il a mis en français un grand 
nombre d'ouvrages anglais et allemands. Ces deux 
langues lui étaient familières, car on se souvient qu*au 
début de sa carrière il avait traduit, de concert avec, 
Diderot, le grand Dictionnaire de médecine de Robert James. 
Un peu plus tard, il arriva qu'un pasteur de l'Église angli- 
cane, docteur en philosophie et chapelain de « Mylord 
comte de Lorraine », J.-P. Bernard, avait commencé la 
traduction d'un ouvrage de Samuel Shuckford, curé de 
Shelton (comté de Norfolk), intitulé : Histoire du monde 
sacré et profane, depuis la création du monde jusqu'à la des- 
truction de l'empire des Assyriens, à la mort de Sardanapale^ 
et jusqu'à la décadence du royaume de Juda et d'Israël sous les 
règnes d'Achaz et de Pékach. 

J.-P. Bernard n'avait traduit que le premier volume de 
cet ouvrage, qui devait servir d'introduction à VHistoire 
des Juifs du docteur Prideaux. Chaufepié traduisit le 
second volume. Ce fut Toussaint qui se chargea du troi- 
sième (1) ; mais il ne se borna pas à une traduction ser- 
vile, ce qu'il ne fit d'ailleurs jamais ; il ajouta au texte de 
Shuckford des notes et des éclaircissements, où., comme 
on peut le constater en les parcourant, il n'est pas tou- 

dénonciation de la « Gazette littéraire ». — L'archevêque de Paris était 
alors Christophe de BeaumonL du Repaire, qui s'opposait de son mieux, 
mais sans aucun succès, aux progrès des « philosophes ». 

(1) Les deux premiers volumes avaient été imprimés & Leyde, chez 
Jean et Hermann Verbeek (1738, in-12); le troisième fut publié à Paris, 
chez G. Gavelier (1752, in-12). Cet ouvrage est accompagné de cartes et 
de figures. — Voye? J.-M. Quérai^d, la France littéraire, t. IX (1838), 
p. 125, col. 1. 



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SES THÀDUCTIONS Ltil 

jours d'accord avec l'auteur anglais. Ainsi, par exemple, 
Shuckford prétend qu'en adorant les images les catho- 
liques se rendent coupables d'idolâtrie, autant que les juifs 
adorant le veau d'or. Toussaint n'attend pas, comme un 
traducteur ordinaire, qu'un autre réponde à l'auteur; il lui 
répond lui-même en note : « On a tant de fois et si heureu- 
sement expliqué — dit-il — dans quel sens la religion ca- 
tholique honorait les images, qu'il est impossible de pren- 
dre au sérieux les critiques des protestants à cet égard. » 
Ailleurs, il donne, à sa façon, l'explication de difficultés 
soulevées par les commentateurs de la Bible, ou bien il 
interprète autrement que Shuckford certains passages de 
la Yulgate. Il commente enfin, plutôt qu'il ne traduit; il 
donne son avis, à tout moment, et nous permet ainsi de 
juger de la variété et de l'étendue de ses connaissances. 
Au demeurant, le métier de traducteur ne lui plaît 
guère. Il y a là plus à perdre qu'à gagner. « C'est — dit-il 
— une entreprise hasardeuse de faire parler un auteur 
dans une langue qui n'est pas la sienne. Le lecteur lui fait 
honneur de ce qu'il y a de bon dans l'ouvrage I Et s'il y 
rencontre quelque tour gauche ou obscur, c'est au traduc- 
teur qu'il s'en prend, et d'ordinaire il a raison... Il faut 
distinguer, il est vrai, deux sortes de traductions, très 
différentes les unes des autres : celles des ouvrages scien- 
tifiques qu'il faut rendre, pour ainsi dire, mot à mot : c'est 
du travail à tant la feuille; et celles des ouvrages de goût, 
qui font plus d'honneur, parce que, pour bien s'en 
acquitter, il faudrait avoir non seulement autant de génie 
que l'auteur, mais l'avoir de même teinte. Aussi ne faut-il 
pas exiger, en ce cas, du traducteur une fidélité trop ser- 
vile, car le génie abhorre les entraves (1)... Il n'y a pas 

(1) Préface de la Vie dn Petit Pompée (1752). Voir plus loin page lx. 



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LIV FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

toujours dans deux idiomes des expressions correspon- 
dantes, et le tour d'esprit d'une nation n'est pas celui 
d'une autre. Il faut conserver à chaque pensée sa force et 
sa couleur, mais il en faut quelquefois modiGer les 
nuances (1). » 

Examinons maintenant les autres traductions de 
Toussaint. 

Il avait paru à Londres, en 1751, un petit écrit, sans 
grande importance d'ailleurs, mais que nous tenons à 
signaler, ne fût-ce que pour être complet. C'était un Essai 
sur le rachat des rentes et redevances^ où l'on proposait, dans 
l'intérêt de l'agriculture et pour venir en aide aux pro- 
priétaires obérés d'impôts, de rendre toutes les rentes 
foncières rachetables en déclarant imprescriptible la 
faculté de rachat. Toussaint trouva l'idée excellente et 
traduisit la brochure (2); mais ce qui l'y décida sans doute 
le plus, c'est que l'auteur anglais ne se faisait pas faute 
d'attaquer à cette occasion les gens d'Église, de s'élever 
contre leur esprit d'envahissement, et les trouvait moins 
préoccupés, en général, de l'intérêt public que de leur 
intérêt particulier, a Si on n'y prend garde, ajoutait-il, ils 
finiront par posséder tous les biens du royaume, dont ils 
possèdent déjà le tiers, en continuant de faire accroire aux 
simples que donner à l'Église les biens qu'on possède 
en ce monde, c'est préparer son salut dans l'autre. » 



(1; Avertissement de la traduction des Extraits des CBuvres de Gellert 
(1768). — Sur les idées de Gellert et de son ami Maurice de BrXihl au 
sujet de la traduction de ses œuvres et de la traduction en général, voyez 
ses Lettres (traduction française, Utrecht, 1775, 2« partie, p. 33, 43, 120, 
150 et suiv. ; édition allemande de Leipzig, 1774, in-8«>, pages 31, 39, 103, 
125-127. Dans les premières, il est question de la traduction de Boo- 
LENGER DE RivBRY (Paris, 1754, in-12); dans la dernière, il s'agit peut-être 
de la traduction de Toussaint. 

(2) Londres, 1751, inr8« 



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SES TRADUCTIONS LV 

Ces idées étaint trop conformes à celles qui dominaient 
alors, pour qu'un philosophe de la trempe de Tous- 
saint ne s'empressât pas de les publier et d'en tirer argu- 
ment. 

Dans ce même ordre des sciences sociales, nous trou- 
vons une autre traduction de Toussaint, intitulée: Recueil 
d^actes et pièces concernant le commerce de divers pays de 
V Europe (1). C'est une réunion de discours, prononcés à 
à la Chambre des Pairs d'Angleterre, sur la question de 
savoir s'il valait mieux pour ce pays que son commerce 
dans le Levant fût dévolu exclusivement à une Com- 
pagnie ou bien qu'il restât libre. Cette question soulevait 
une vive agitation ; des pétitions avaient été adressées, 
en 1743, à la Chambre des Communes. On s'y plaignait 
du dépérissement du commerce dans le Levant, et on 
demandait de nouveaux règlements pour y porter remède. 
Un bill intervint, et fut voté par la Chambre des Com- 
munes; mais il provoqua, dans la Chambre Haute, une 
importante discussion, à laquelle prirent part les plus 
grands noms de l'Angleterre : le duc de Bedford, lord 
Sandys, lord Delawarr, lord Downsdale, lord Bathurst, 
le comte de Sandwich. L'intérêt que Toussaint trouve à 
cette discussion ne consiste pas uniquement dans les 
arguments présentés de part et d'autre par les orateurs; 
ce qui le frappe surtout, c'est cette intervention des plus 
grands seigneurs de l'aristocratie anglaise dans une 
simple question de commerce, dont ils montrent qu'ils 
connaissent à merveille les détails et dont ils parlent avec 

(1) A la suite de ce titre général, on lit : Numéro premier, contenant 
les discours prononcés au Parlement d^Angleterre, dans la Chambre des 
Pairs, pour et contre la liberté du commerce au Levant (Londres, 1754, 
in-12). — Voyez Ant.-Alex. Barbier, Dictionnaire des ouvrages anonymes 
(édition de 1882), t. IV, p. 51, col. 1. 



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LVI FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

autant de chaleur que de compétence : ces arguments ont 
bien autrement de poids dans leur bouche que dans celle 
d'un marchand, qui est,^ presque toujours, uniquement 
préoccupé de son intérêt particulier. 

Que de sujets diflférents et variés, et combien peu — 
nous ne saurions trop le faire remarquer — lés écrivains 
se spécialisaient à cette époque I Tout semble les inté- 
resser et leur plaire, et ils passent avec la même facilité 
de la géométrie à la philosophie, de la morale et de la 
religion aux lettres proprement dites. 

C'est ainsi qu'en étudiant les œuvres de Toussaint, 
nous arrivons à une série de traductions qui n'ont plus 
guère d'analogie avec les précédentes et qui doivent nous 
arrêter quelques instants. 



Cette fois^ ce sont des anecdotes, de véritables contes, 
des romans humoristiques et des récits d'aventures qui 
ont paru en Angleterre, y ont fait fureur, et ont assez plu 
à Toussaint pour qu'il se soit donné la peine de les tra- 
duire. Sons une forme parfois un peu puérile et qui a 
beaucoup vieilli, ces contes sont comme un reflet des 
mœurs et des habitudes anglaises au dix-huitième siècle ; 
et nous y trouvons en même temps des remarques, des 
pensées et des peintures de caractères qui ne sont pas 
sans quelque intérêt. Fabuliste d'un nouveau genre» l'au- 
teur nous y fait assister au défilé de ses personnages, en 
ayant soin de nous conduire et de nous arrêter souvent, 
pour nous rappeler que, sous les masques et dans les 
tableaux qui passent devant nos yeux, c'est toujours la 
nature humaine qu'il s'agit de dépeindre et d'étudier. 
Cela suffit pour que nous y prenions quelque plaisir à 
notre tour. . . i , / 



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SES TRADUCTIONS LVti 

Le Chevalier Shroop (1), dont on nous conte les aven- 
tures, est une sorte de héros de roman que rien ne rebute. 
C'est le fils aventureux d'une grande famille anglaise, que 
Fauteur suit à partir de Tenfance, à cet âge « où toutes 
les passions sont en germe; car il n'existe aucune des 
émotions de Tâme qu'éprouve un homme dans l'âge mûr, 
qui ne se manifeste presque aussitôt qu'il est né, à l'ex- 
ception toutefois de l'espérance, de la jalousie et du déses- 
poir, qui sont plutôt des suites de passions que des pas-* 
sions mêmes ». Cette doctrine, qui se rapproche des idées 
de Jean-Jacques Rousseau, peut être vraie; et même 
l'auteur a sûrement raison, s'il n'entend parler que du 
nouveau-né, lequel n'a évidemment pas encore de pas- 
sions bien exigeantes, si ce n'est pour sa nourrice; mais 
elles s'éveillent promptement en lui, au fur et à mesure 
du développement progressif de ses organes et de ses 
facultés. Il espère alors ou désire des choses qu'il n'a 
pas, tout comme s'il était déjà un homme, jalouse ceux 
qui les possèdent, et peut, si on l'en prive, connaître une 
sorte de désespoir. Ce sont évidemment là des lieux com- 
muns; de même, ce que l'auteur appelle « les impressions 
d'un sexe sur l'autre, qui se manifestent souvent dès les 
plus jeunes années, s'effacent et disparaissent avec la 
même facilité ». Amusante aussi est cette périphrase où, 
parlant des femmes dangereuses pour la jeunesse, il les 



(i) Histoire des passions ou Aventures du chevalier Shroop , traduit de 
l'anglais (La Haye, Neaulme, 4751, 2 vol. in-12). Dans le court avertis- 
sement mis par lui en tête de sa réimpression (sous le titre d'Histoire 
des passions, Amsterdam, 1751), Marc-Michel Rey déclare avoir appris 
que Tauteur des Mœurs venoit de publier cette sorte de roman à Paris, 
où Ton ne croyait nullement que cette histoire eût été traduite de 
l'anglais. Cf. QuBRjkRD, La France littéraire, t. IX (1838), p. 525, col. 1, et 
Ant.-Alex. Barbier, Dictionnaire des ouvrages anonymes, t. H (1882), 
p. 759, col. 2. — Il est bien possible que Rey et Barbier aient raison, et 
que le Chevalier Shroop soit non ime traduction, mais un habile pas- 
tiche de l'anglais. Son intérêt n*en serait qu'augmenté. 



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LVlll FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

appelle avec prétention o des nymphes complaisantes qui 
s'abaissent à éteindre les tempéraments trop enflammés » 1 
Mais suivons un peu le jeune Shroop dans ses pérégri- 
nations. Le voilà qui fait connaissance d'une jeune fille, 
qu'il prend pour une ingénue et veut épouser : il lui signe 
une promesse de mariage, emprunte de l'argent pour lui 
en donner, et s'enfuit de la maison paternelle, lorsqu'il 
s'aperçoit que la fille le trompe. Cela s'est déjà vu. Son 
père le rattrape et lui pardonne. On l'expédie alors en 
Italie avec un gouverneur qui meurt en route. Livré à 
lui-même, Shroop s'introduisitdansuncouventdefenmies 
libres, très libres assurément, puisqu'il y noue des intri- 
gues amoureuses. Il en a bientôt de nouvelles à Rome, 
avec une jeune femme, mariée depuis un mois à peine, 
dont il nous raconte le facile entraînement et ce qu'il 
décore du nom de a surprise involontaire des sens ». 
Au bout de six années d'une existence ainsi mouve- 
mentée, notre héros retourne en Angleterre et veut s'y 
marier. Agréé par une jeune fille de bonne famille, il a 
malheureusement un duel qui fait rompre son mariage, 
— et le voilà qui repart pour l'étranger. On le suit en 
Hollande, en Allemagne, à Vienne, où il tombe grave- 
ment malade. Dans cette situation critique, des prêtres 
catholiques le tourmentent pour le convertir, pendant 
que le chapelain de l'ambassade d'Angleterre ne néglige 
rien, de son côté, pour le retenir dans sa croyance : tout 
cela pour aboutir à cette conclusion, que la plupart des 
ministres de la religion « se servent plutôt d'elle qu'ils ne 
la servent » . Cependant Shroop se rétablit, retourne en 
Angleterre, s'y marie, pour de bon, cette fois, et devient 
membre du Parlement. Son père meurt, mais son chagrin 
dure peu; « car rien ne s'oublie aussi aisément que la 
mort, lorsqu'un accroissement de biens vient l'adoucir »; 



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SES TRADUCTIONS Lix 

en d'autres termes, lorsqu'on fait un héritage. Mais il 
éprouve, hélas! un nouveau malheur : sa femme suc- 
combe à son tour en donnant naissance à un fils. Et 
désormais il ne rêve plus que grandeurs : il se remarie 
avec la nièce d'un personnage important d'Angleterre et 
devient important lui-même. Pendant ce. temps, sa nou- 
velle épouse le trompe avec son propre frère. Il est sur le 
point d'en tirer vengeance, mais son ambition lui con- 
seille la prudence et le calme. Pour le consoler, on lui 
confie une ambassade. Son désir de vengeance le pour- 
suit cependant; car, nous dit Tauteur, « c'est une des 
passions de l'àme qui n'a pas son antidote. La tristesse 
et la joie se succèdent tour à tour, l'espérance se satisfait 
par la possession, la crainte cesse par l'éloignement de 
celui qui la causait ou par la certitude du malheur qu'on 
redoutait. L'ambition meurt en nous par la pensée de la 
folie qu'il y a à s'y abandonner; la haine peut être 
désarmée et l'avarice satisfaite; la vengeance seule est 
éternelle et ne peut être assouvie par aucune autre pas- 
sion ». Shroop ne songe donc qu'à se yenger; et pour ne 
pas laisser son bien à un frère indigne, il est à la veille 
d'épouser la fille d'un simple paysan, quand le frère meurt 
à temps pour l'empêcher au moins d'épouser celle-là. 
Retiré chez sa sœur, il s'éprend d'une veuve avec laquelle 
il se marie; il allait enfin jouir de quelque bonheur quand 
il perd la santé; son humeur s'aigrit, et il commence à 
songer à l'autre vie : a Si persuadé qu'on en soit pendant 
qu'on se porte bien, on en est plus convaincu à mesure 
qu'on approche du moment qui nous y fait entrer. » 

Notre héros meurt ainsi à soixante-trois ans. 

Tel est ce conte, dans lequel on a voulu dépeindre les 
différents états de la nature humaine, en l'envisageant 
successivement au milieu des diverses passions qui 



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LX FRANÇOïS-VlNGENT TOUSSAINT 

l'agitent, s'emparent d'elle au berceau et ne font plus 
que grandir et se développer jusqu'à la tombe. Lorsqu'il 
a entrepris de traduire l'ouvrage anglais (s'il s'agit — ce 
qui n'est point sûr — d'une traduction), Toussaint s'est 
senti attiré sans doute, non point tant par la série de faits 
et d'événements qui traversent la vie agitée d'un homme, 
que par les réflexions philosophiques et morales qui s'en 
dégagent. C'est de ce côté que tend sans cesse son esprit; 
le moraliste chez lui est toujours en éveil. 

Le second roman anglais qu'il a traduit en est une 
nouvelle preuve. C'est encore une peinture de mœurs, 
mais dans un tout autre cadre, et d'un caractère bien 
différent. Cette fois, le héros est un petit chien : l'Histoire 
de la vie et des aventures du petit Pompée^ de Coventry, qui 
eut, lors de son apparition, un immense succès en Angle- 
terre, et y fut un moment populaire, et si l'on en juge 
par le nombre des éditions et par les traductions qui en 
ont été faites (1). La mode n'est plus sans doute aujour- 
d'hui aux écrits de ce genre, dont on a quelque peu abusé 
au dix-huitième siècle; nous ne goûtons plus guère ces 
incidents burlesques, assez grossiers parfois, qui se suc- 
cèdent sans interruption, sentent la farce et l'exagération, 
mais qui, somme toute, sont empreints d'humour et de 
gaieté, et, bien que dépourvus d'intérêt véritable, ne dé- 



(1) The hittory of Pompey the little : or, tke life and advenlures of a 
lap-dog [by F, Coventry], Le Musée Britannique en possède les éditions 
suivantes : Londres, 1751, in-12; 3» édition, Londres, 1752, in-12 ; 4« édi- 
tion, Londres, 1761, in-12; 5« édition, Londres, 1773, in-12; [autre édi- 
tion], Londres, 1785, in-8»; Londres, 1810, in-12. 

La traduction de Toussaint porte le titre qui suit : La vie et les aven- 
tures du petit Pompée. Histoire critique traduite de l'anglois, par 
M. Toussaint (Amsterdam, 1752, 2 volumes in-12). Une autre traduction 
française parut une trentaine d'années plus tard : Histoire du Petit 
Pompée, ou la Vie et les Aventures d*un chien de dame, imitée de TangloiSf 
par G. H. D. B»v [Briel] (Londres, 1784, in-12). 



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SES TRADUCTIONS LXI 

plaisent point, parce qu'ils sont saupoudrés de réflexions 
amusantes et fines. 

La vie d'un petit chien, et surtout d'un petit chien de 
dame, pouvait*elle commencer autrement que par im pané- 
gyrique de ces charmantes bétes? Coventry n'y a pas man- 
qué, en refaisant leur histoire depuis la plus haute antiquité 
et en nous montrant que le chien est un des rares animaux 
qui aiment l'homme et se plaisent dans sa société. C'est 
déjà très flatteur pour celui-ci, mais en outre il y aurait 
noire ingratitude de sa part s'il ne leur rendait pas un peu 
de l'affection qu'il en reçoit. Ne sait-on pas d'ailleurs que 
beaucoup de grands hommes et de grandes dames aussi 
les ont passionnément aimés? Ne se souvient-on pas que 
le roi Charles II était toujours suivi de son fidèle épa- 
gneul, et que Jacques, son successeur, forcé par une 
tempête d'abandonner le vaisseau qui le portait, poussa 
ce cri tout à l'éloge des chiens : « Sauvez mes chiens et 
le duc de M... t )) Il y en a d'ailleurs de si intelligents et 
de si adroits, qu'on s'est demandé souvent si la raison de 
bien des hommes n'était pas inférieure à celle de leurs 
amis à quatre pattes. 

Quelle vie agitée que celle du petit Pompée, et que 
d'aventures vont lui échoir! Rien ne pouvait cependant 
les lui présager, puisque « les chiens ne lisent pas plus 
loin dans l'avenir que les hommes, et que le livre du 
destin est aussi bien scellé pour eux que pour nous ». Et 
ils ne choisissent pas davantage qu'eux le lieu de leur 
naissance, car c'est chez une célèbre courtisane de 
Bologne que Pompée vit le jour. Ses père et mère s'ap- 
pelaient Philis et Julio; tous d'eux étaient d'ancienne et 
noble origine, ce qui explique pourquoi Pompée était lui- 
même un petit être ravissant. Sa maîtresse l'adorait, ce 
qui ne l'empêchait pas d'aimer, en même temps, un 



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hxn FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

certain Anglais du nom d'Hilarion, en train de faire son 
tour d'Europe A la veille de retourner en Angleterre, 
celui-ci supplie la dame de lui donner Pompée comme 
gage de son amour. Elle y consent; tous deux partent. 
Leur arrivée fait sensation en Angleterre : chacun admire 
la bonne mine du petit chien et de son maître, leurs 
manières, leur luxe, leurs vêtements, tant et si bien 
qu'Hilarion, qui voulait se défaire de Pompée, n'a pas le 
courage de le refuser à lady Hermione, une de ses amies, 
à qui il cherchait à plaire. Voilà donc Pompée installé 
dans sa nouvelle demeure, entouré de laquais et de soins. 
C'était une veuve sémillante et très consolable que lady 
Hermione ; elle s'était éprise des chiens du vivant de son 
mari, par celte unique raison que celui-ci les détestait, 
et elle en avait toujours six ou sept à ses trousses. Ses 
domestiques qui n'avaient rien à faire, grognaient d'en 
avoir un de plus à soigner : ils sont si fainéants! N'est-ce 
pas un peu la faute des maîtres, qui ne les prennent pas 
pour les faire travailler, mais pour la parade et par 
vanité? 

Pompée, bien entendu, entre dans le beau monde avec 
sa maîtresse, qu'il ne quitte plus; il l'accompagne à la 
promenade, dans ses visites, aux bals, aux spectacles, et 
se pâme à la musique sans savoir pourquoi, comme tant 
de nos amateurs. Il a surtout grand soin de bien choisir 
sa société, ne se plaît qu'avec les chiens de qualité et se 
croirait déshonoré de saluer seulement les autres. Dans 
ce milieu, son éducation devient parfaite, et il n'est pas 
de jour où lady Hermione ne reçoive des lettres d'amies, 
qui la supplient de leur prêter quelques instants Pompée 
pour « calmer les transports amoureux de leurs chères 
petites Vénus ». Notre héros volait ainsi de plaisirs en 
plaisirs. Cependant' cette félicité eut une fin. Il s'égara 



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SES TRADUCTIONS LXIII 

un jour à la promenade ; lady Hermione fut prise d'un 
violent désespoir, et toute la maison fut sur pied; les 
domestiques cherchèrent le chien de tous côtés, ou plutôt 
firent, comme d'ordinaire, semblant de le chercher. Hélas! 
Pompée avait disparu. Il avait été recueilli par une enfant 
de huit ans, qui Favait introduit dans sa ménagerie, déjà 
composée d'une marmotte, de deux chats, d'un perroquet 
et d'une pie. Le nouveau venu s'apprivoisa facilement 
et, en moins d'une semaine, il avait oublié son ancienne 
maîtresse, « comme s'il eût été un homme ». Malheureu- 
sement pour lui, les gens qui Tavaient recueilli, étaient 
de simples bourgeois enrichis; leurs enfants étaient mal 
élevés; le précepteur ne s'en occupait pas, et Pompée 
souffrait le martyre, si bien qu'une vieille fille de la 
famille le prit un jour en pitié et l'emporta. La vieille fille 
était dévote, et comme Pompée ne l'était pas, il devint 
hj'pocrite. Il eut heureusement alors pour compagne une 
petite chatte nommée Mopsa, d'ancienne extraction, qui 
eut la meilleure influence sur son caractère. Ses conseils, 
ses remontrances lui firent le plus grand bien, et, à la 
suite de leurs longs entretiens, il devint moins mondain 
et plus sérieux. Tout aurait donc été pour le mieux, si 
notre petit héros ne s'était un jour oublié sur un livre : 
dans sa colère, la vieille fille vendit Pompée à la fille 
d'un cabaretier, qui le revendit bientôt elle-même à une 
écaillère. Il appartint ensuite à la maîtresse d'un café où 
il passa quelques bons instants, il faut le reconnaître, 
s'intéressant vivement aux conversations des gens de 
toute sorte qui fréquentaient l'établissement et parmi les- 
quels on comptait des hommes de lettres et des politiques. 
Comme on s'en doute, le café devient pour l'auteur un 
prétexte à satire. Pour se désennuyer des dissertations 
quotidiennes auxquelles se livre un certain avocat sans 



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LXJV FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

causes, client assidu de la maison^ Pompée lui fait toutes 
sorte de niches; il lui déchire ses manchettes, emporte 
ses lunettes, si bien qu'on le poursuit et que finalement 
il s'enfuit. On l'arrête, et pendant qu'on le conduit à la 
prison du guet dite alors « la maison ronde », on y 
amène également deux jeunes lords complètement ivres, 
« Qu'on est heureux d'être lord, s'écrie-t-il. puisque ce 
titre donne le droit de faire toutes les sottises qu'on veut 
sans rougir! » 

A sa sortie de prison. Pompée devient, le croirait-on? 
un pauvre simple chien d'aveugle I Combien il en est 
mortifié I Mais comme son maître et lui mangent fort 
bien, il finit par se consoler, a Ce métier de mendiant a 
d'ailleurs, dit Coventry, ses règles et ses principes comme 
toute autre profession. » 

Après la mort de l'aveugle, on trouva notre petit héros 
dans un coin, et on s'apprêtait à le noyer quand une ser- 
vante de l'auberge où était mort son maître s'en occupa, 
le soigna, le caressa et ne le quitta plus ni jour ni nuit. 
« Les filles, remarque l'auteur, sont toujours bien aises 
d'avoir quelque chose de vivant couché auprès d'elles. » 

Au bout d'un certain temps, des dames élégantes qui 
passaient par là remarquèrent Pompée, le trouvèrent à 
leur goût et l'achetèrent. Il fut bien heureux de se retrou- 
ver en bonne société. Et, à ce propos, Coventry nous 
fait des portraits fort amusants des deux dames et d'un 
de leurs amants, le comte Targ, qui dédaignait les façons 
bourgeoises, et ne voulait plus voir que des grands, afin 
de le devenir lui-même, du moins à ses propres yeux. Il 
fréquentait les théâtres où il guettait les gens de condi- 
tion qu'il avait connus au collège, se faufilait avec eux et 
parvenait à s'introduire dans quelques grandes maisons. 
Il en eut bientôt pris le ton, et en moins de trois mois, 



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SES TRAHUCTIONS lxv 

« il sul dire des riens aussi agréablement que le lord le 
mieux titré ». Il se mit, de plus, à faire des madrigaux 
aux dames, et il avait grand soin d'éclater de rire quand 
un seigneur lâchait quelque sottise gaie. Il soudoyait 
des gens pour l'informer de ce qui arrivait de neuf dans 
la ville, et savait toujours, « deux heures avant les autres^ 
que tel seigneur était mort, que tel autre était cocu, quelle 
était la maîtresse de tel lord et l'amant de telle milady ». 
II s'était fait également un tarif de civilités pour les 
différents ordres^ en donnait moins à un des membres 
des Communes qu'à un lord, moins à un comte qu'a un 
marquis, moins à un marquis qu'à un duc. » Cependant 
la nouvelle maîtresse de Pompée l'entourait dei tendresse 
et le comblait de baisers a qu'elle destinait d'ailleurs en 
secret à son amant », car il esta remarquer « qu'une 
femme, pleine de l'idée de celui qu'elle aime, en aime 
davantage son chien, son chat et. ses oiseaux ». 

Les incidents burlesques continuent de la sorte jusqu'à 
la mort de Pompée, suivis toujours des réflexions qu'ils 
provoquent chez l'auteur du roman. Nous n'en dterohs 
plus qu'un. Pompée, un jour, se trouve appartenir à une 
marchande de modes nommée miss Rubanète, au-dessus 
de laquelle demeurait un gentilhomme de la vieille Cour, 
Thomas Fripery^ gascon anglais, qui « appelait les grands 
seigneurs par leurs noms tout courts, comme il aurait 
appelé son fermier ». Sa femme était aussi ridicule que 
lui, avec ses airs tendres et langouroux, et « sa manie de 
se mettre sans cesse en garde contre les entreprises de 
gens qui ne pensaient guères à elle; leur fille était une 
sotte mijaurée, une bégUeule impertinente, qui n'avait 
pas un seul geste naturel et ne remuait pas le bout du 
doigt comme une autre; le son de sa voix était emprunté, 
sa contenance était gauche f)ar affectation, et ses deux 



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LXVI FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

grands yeux presque louches, par l'habitude qu'elle avait 
prise de ne regarder que de côté ». Pour compléter ce 
tableau, il y avait encore dans la maison un certain 
M. Horsemann, qui cr dépensait la plus grande partie de 
ses revenus en selles, brides, harnais, chiens, fusils, 
poudre et plomb », et « qui se croyait vaiment sur un 
trône, quand il était sur le siège d'un phaéton ou sur la 
selle d'un cheval ». 

On pense bien que cet Horsemann va devenir le mari 
de miss Fripery; on dépensera la moitié de sa dot 
en hardes et bijoux pour célébrer la noce qui ressem- 
blera à toutes les autres; la toilette de la mariée sera 
longue, les futurs époux arriveront deux heures en 
retard à l'église et seront « moins occupés de la céré- 
monie nuptiale que des suites qu'ils en espèrent ». Au 
repas de noces, les hommes s'enivreront; il se dira 
beaucoup d'équivoques, de mots à double entente et plus 
encore d'obscénités; sur les dix heures du soir enfin, les 
époux s'éclipseront sans mot dire, puis... « tout ce qui 
s'ensuit ». 

Coventry nous conduisit ainsi jusqu'à la mort de son 
héros, qui eut enfin la joie de retrouver lady Hermione, 
celle qui l'avait tant aimé, et c'est chez elle qu'il rendit 
l'âme. On l'enterra dans son jardin, et on éleva sur sa 
tombe un mausolée en marbre, avec uneépitaphe en vers 
conçue à peu près en ces termes : « Élevé dans le grand 
monde, il en avait les manières nobles et hautes ; il se 
prêtait à tout ce qu*on lui demandait, portant, rapportant, 
sautant pour le roi George, pour le prince [de Galles et 
pour toute la famille royale; il était aimable et soumis 
comme les grands, quand il voulait obtenir quelque chose. 
Du côté des mœurs, ses ennemis, s'il en a eu, ont eu beau 
jeu pour décrier sa mémoire, car c'était un pelit déver- 



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SES TRADUCTIONS LXVII 

gondé qui en voulait à toutes les chiennes du monde. 
Quant à sa religion, il n'en avait pas, et ne s'en était 
peut-être pas préoccupé une seule fois pendant sa vie, 
et par là ne faisait encore que ressembler aux grands 
et aux beaux esprits qu'il avait fréquentés et qui n'ima- 
ginaient pas que la religion fût faite pour autre chose 
que pour l'honneur des maris, le bon ordre des villes 
et la tranquillité du genre humain. En politique, on n'a 
jamais su s'il était wigh ou tory; la vérité était qu'il 
tenait alternativement aux deux partis selon les maftres 
qu'il servait. » 



Le troisième conte anglais que traduisit Toussaint est 
de Tobias George SmoUett (i), que ses contemporains 
admiraient beaucoup et que lady Wortley Montagu préfé- 
rait à tous ses amis (2). Il est intitulé : l'Histoire et les 
Aventures de sir William Pickle^ fils de Gamaliel Pickle (3). 



(1) Né en 4721, mort en 4771. 

(2) Voici les éditions que possède de ce roman le Musée Britannique : 
The Adventuret of Pickle, in whieh are ineluded Memoirt of a lady 
of quality, Londre», 1751, 4 vol., in-12; 3« édition, Londres, 1765, 
4 vol. in-12; S*" édition, Londres, 1769, 4 vol. in-12; 5" édition, Londres, 
1773,4 vol. in-8*; [autre édition], Londres, 1781, 4 vol. in-S«; Londres, 
1784, 4 vol. in-12; édition Cooke, Londres, [1794], 4 vol. in-12; Edim- 
bourg, 1815, 2 vol. in-12, avec planches par Rowlandson; Weybridge, 
1815, 2 vol. in-12 (Waiker's British Classics); s. 1., 1831. 2 vol. in-12; 
Londres, 1857, in-8« avec illustrations de Phiz; Londres, 1882, 2 vol. 
m-8«; Londres, 1882, in-8«; 1895, 2 vol. in-8«. — Une traduction a paru 
assez récemment en Allemagne : Peregrine Pickle, Neu uebersetzt [by 
W. C. S. Mylius] (Berlin, 1875, 4 vol. in-8»). — Nous n'avons pu consulter 
l'opuscule suivant : A Leiier to the.,. Lady Vss V... [Viscouniess Vane], 
oceasioned hy the publication of her Memoirs in the « Adventures of 
Peregrine Pikele » (i751, in-8«). Il est relatif à l'insertion par SmoUett, 
dans le quatre-vingt-unième chapitre de son livre, des Mémoiret de la 
vicomtesse Vane. Cf. le Dictionary of National Biography, au mot Vanb. 

(3) Amsterdam (Paris), 1753, 4 volumes in-12. — Paris, an VII-1799, 
6 volumes in-12; puis sous le titre de : AveiUures de sir William Pickle..., 
nouvelle édition, même année, 6 volumes in-18. avec figures. Cf. Barbier, 
Didionnaire de» ouvrage» anonymes, tome II (1882), col. 800-801. 



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LXVlii FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

Ce dernier était d'un caractère indolent, d'une extrême 
timidité, et n'avait eu aucun écart de jeunesse jusqu'au 
jour de son mariage. Si, comme l'a dit Horace, le secret 
•pour être heureux est de ne s'étonner de rien, il dut l'être 
tant qu^il vécut . « Sa sœur, miss Grizzle, le dirigeaitentière- 
ment. C'était une personne étrange que miss Grizzle : son 
visage était blafard, et tirait même un peusurle vert; peut- 
être eh était-elle redevable à son état de fille ; elle avait de 
plus un regard désagréable, et sa bouche d'une largeur 
démesurée n'en devenait que plus insoutenable par les 
efforts qu'elle faisait pour rétrécir. La dévotion la rendait 
plutôt maussade et n'avait rien rabattu de ses tons vains et 
fastueux. » Miss Grizzle décide son frère à se retirer en pro- 
vince : ils vont donc vivre à cent milles de Londres. Ce 
sont ainsi des scènes de la vie de province en Angleterre 
que décrit l'auteur. Gamaliel Pickle et sa sœur se trouvent 
avoir pour voisin un certain capitaine Trunnion qui joue 
un rôle important dans cette histoire. C'est un type connu, 
mais amusant, « un ancien marin, riche, bourru et grand 
jureur, qui racontait à qui voulait l'entendre ses expédi- 
tions sur mer; il fallait absolument écouter les noms et 
les surnoms de tous les bâtiments qu'il avait montés, de 
toutes les côtes qu'il avait parcourues; dans quelle occa- 
sion il avait perdu l'oeil, dans quelle autre il s'était estro- 
pié la jambe: il. ne rêvait que canons, bombes et coups 
d'épée, et tenait garnison chez lui comme s'il était en pays 
ennemi. Tous ses valets montaient la garde l'un après 
l'autre, et son château était entouré do fossés et dé ponts- 
levis, de crainte de surprises; il avait toujours vingt cara- 
bines braquées et chargées sur des affûts. » Ajoutona que 
le capitaine Trunnion avait horreur du beau sexe et surtout 
des vieilles filles, ce qui n'empêchera pas miss Grizzle de se 
faire épouser par lui. Dieu sait par quelles machinations! 



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SKS TRADUCTlOiNS LXIX 

En attendant, comme elle voulait d'abord marier son frère, 
elle découvrit une certaine miss Appleby. On célébra la 
noce, et la jeune femme devint bientôt enceinte. Smollett 
imagine alors qu'elle a pendant sa grossesse les idées les 
plus folles, qui ne sont pour elle qu'un moyen de se débar- 
rasser des soins ennuyeux de sa belle-sœur. Nous assis- 
tons enfin à la naissance de William Pickle, le futur héros 
du roman. Miss Grizzle, qui s'était juré de faire la con- 
quête du capitaine Trunnion^ l'amène, à force de soins et 
de stratagèmes, à dire un jour d'elle : « Cette hase-là 
n'est pas un sujet à jeter par les fenêtres. » Un pareil 
éloge dans la bouche du capitaine équivalait à une décla- 
ration amoureuse. Miss Grizzle triomphe donc : il va 
l'épouser! La noce a lieu, en effet, et sert de prétexte à 
des scènes aussi fortes qu'invraisemblables. Peu de temps 
après, la nouvelle mariée se croit grosse, mais elle n'est 
qu'« enflée ». Le capitaine, furieux, n'espérant plus d'en- 
fant, se prend d'affection pour William, son neveu, le 
retire de pension et le garde chez lui. Le cher neveu fait 
toutes les folies possibles chez son oncle. Sur ces entre- 
faites, ce dernier tombe malade, et comme il se sent 
mourir, il fait ses recommandations à William. L'imagi- 
nation de l'auteur trouve son compte en cette aflFaire. Le 
moribond veut « qu'on l'enterre avec le justaucorps rouge 
qu'il portait sur mer et qu'on mette sur son cercueil ses 
pistolets, son coutelas et sa boussole; il tient à être porté 
en terre par ses domestiques, pour n'avoir rien à démêler 
avec les corbeaux en soutanes qui ne vivent que de funé- 
railles, et rédige enfin lui-niême son épitaphe, ainsi con- 
çue : 



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txx FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

CI GIT 

MESSIRE HAWER TRUNNION 

EN SON VIVANT 

CHEVALIER CHEF d'eSCADRE POUR SA MAJESTÉ 

QUI NAVIGUA AVEC HONNEUR DANS LE 

VASTE OCÉAN DE CE MONDE 

jusqu'à l'âge de LZXIXANS. 

SON ARTILLERIE FUT TOUJOURS PRÊTE A FAIRE 

FEU, 

SA MANOEUVRE TOUJOURS BIEN CONDUITE. 

JAMAIS IL NE MONTRA SA POUPE A l'eNNEMI, 

SI CE n'est lorsqu'il l'enchaîna CAPTIF A 

SON BORD. 

MAIS ENFIN SES MUNITIONS ÉTANT ÉPUISÉES, 

SA POUDRE USÉE, 

ET SON BATIMENT DÉMATÉ, 

LA MORT MIEUX APPROVISIONNÉE 

l'a COULÉ A FOND. 

IL ATTEND LE GRAND JOUR DE LA RÉSURRECTION 

OU, ÉQUIPÉ TOUT A NEUF. 

IL VENGERA SUR ELLE SA DÉFAITE 

ET EN TRIOMPHERA POUR JAMAIS. 

Tout cela, comme on le voit, est très gros, mais assez 
vivement mené. 

D en est de même des autres aventures qui arrivent à 
William Pickle après la mort de son oncle. Ce ne sont 
que scènes de cabaret, de place publique et de grand che- 
min, avec force coups de poing, de pied et de bâton, le 
tout clairsemé de quelques belles polissonneries. Ces 
scènes, presque toujours triviales, n'offrent pas grand 
intérêt. Sans doute, l'auteur y fait preuve d'une certaine 
verve; il sait observer les gens et les choses, et relever 
par les détails un sujet qui n'existe pas; mais il est véri* 
tablement trop dépourvu de finesse, d'enthousiasme et de 
poésie, comme le sont d'ailleurs la plupart des romanciers 
anglais de cette époque. 

Pour égayer ou ennoblir ses tableaux, SmoUett n'a ni 



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SES TRADUCTIONS LXXI 

la jovialité de Fieldiag ni le rigorisme de Richardson, ses 
deux devanciers (1). Il est sensuel et grossier; il outre les 
caricatures et croit beaucoup nous divertir, en nous mon- 
trant des bouches fendues jusqu'aux oreilles et des nez 
longs d'un demi-pied. Au lieu d'esquisser en passant ses 
personnages, comme Lesage, par exemple, qu'il a imité, 
il appuie trop sur les détails, sans s'apercevoir qu'ils sont 
souvent odieux et dégoûtants. Mais en même temps il est 
psychologue et sait faire de ses héros, bien observés, des 
types qu'on n'oublie plus. C'est par ce côté qu'il a séduit 
notre moraliste. Celui-ci, tout entier à ses idées, s'est 
emparé de ce roman pour le traduire, bien qu'il fût certain 
à l'avance qu'il ne conviendrait guère au goût ni au tem- 
pérament français. 

Pour ne rien omettre des traductions de Toussaint, 
nous devons noter en passant les additions qu'il a faites 
au traité anglais de géographie de Patrick Gordon, tra- 
duit par M. de Puisieux (2), et qui porte le titre suivant : 
Grammaire géographique ou Analyse exacte et courte du corps 
entier de géographie moderne (3). Les traités antérieurs de 
ce genre étaient en général ou trop volumineux ou trop 
abrégés; Fauteur a donc cherché à tenir le milieu entre 
la longueur d'un gros ouvrage et la sécheresse d'un petit 
abrégé. Il a divisé sa grammaire en deux parties, dont la 
première est relative au globe terrestre en général, et la 
seconde contient la description particulière de tous les 
pays qui composent le globe et des peuples qui les 
habitent. L'ouvrage a été composé en vue des jeunes 
gens, afin de leur donner le goût de la géographie et de les 

(1) H. Taine, Hiitoire de la littérature anglaUe, tome IV, page 139 (édi- 
tion de 1866). 

(2) Philippe-Florentin de Puisieux, né en 1713, mort en 1772. 

(3) Paris, chez Pissot fils, 1748, in-16. Voyez Barbier, Dictionnaire dtf« 
ouvrages anonymes, tome Y, col. 555. 



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LXXII FRANÇOIS-VINCKNT TOUSSAINT 

mettre eh état d'étudier l'histoire avec fruit. Dans sa Mé- 
thode pour étudier l'histoire (1), l'abbé Lenglet du Fresnoy 
dit que le traité qui a été augmenté par Toussaint est « un 
très bon abrégé de la géographie » . La partie qui concerne 
la France a été composée par Gilles Robert de Vaugondy. 

Toussaint s'était réfugié en Belgique, afin d'échapper 
aux poursuites qu'avaient suscitées contre lui la publica- 
tion et le succès de son livre des Mesura. On a peu de 
détails sur le séjour qu'il y fit. On sait seulement qu'il 
apport^ son concours à la Gazette française de Bruxelles^ 
appelée à l'origine le Courrier véritable des Pays-Bas. En 
1741, le nouvel imprimeur de cette feuille, François Glau- 
dinet, en avait changé le titre en celui de Gazette de 
Bruxelles^ qui fut^ le 1" mai 1759, modifié en Gazette fran- 
çaise des Pays-Bas; mais, dès le treizième numéro, on 
supprima le mot française^ et le journal s'appela définiti- 
vement Gazette des Pays-Bas (2) . 

Il ne semble pas que rien de bien intéressant ait marqué 
le séjour de Toussaint en Belgique. Ce fut cependant à 
cette époque qu'il reçut les premières ouvertures du roi 
de Prusse Frédéric II, qui voulait à tout prix l'attirer à Ber- 
lin, et qui, dès le 4 mars 17Sl,le nomma membre étranger 
(auswœrtiges Mitglied) de son Académie, en môme temps 
que Diderot et Tronchin (3). Cette Académie était bien, 
comme on l'a dit, « l'esprit français transporté en Prusse. » 
Frédéric en avait lui-môme choisi les membres, et il les 
avait pris parmi les plus illustres de nos écrivains. 

(1) Paris, 1772, tome X, page 37. 

(2) Voyez, entre autres, Hatin, Bibliographie de la Prette périodique 
(Paris, 4866, in-S»), page 90. 

(3) Adolf Harnack, Gesehiehte kôniglieh preussischen Akademie der Wis- 
iensehafien zu Berlin (Berlin, 1900, 2 volumes en 4 tomes in-8«), t. 1, 
première partie, p. 476. 



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L'ACADÉMIE DE BERLIN LXXiii 

Fondée en 1700 par son aïeul Frédéric I", sous le nom 
de Société brandebourgeoise des Sciences, et présidée 
alors par Leibniz, elle était tombée dans une véritable 
langueur sous Frédéric-Guillaume !•% qui ne s'intéressait 
pas aux lettres. Ni le dévouement de Leibniz ni les efforts 
de Christian Wolf pour doter l'Allemagne d'une philoso- 
phie propre ne l'avaient arrêtée dans sa chute» et pour la 
relever il avait fallu la volonté et le génie de Frédéric le 
Grand. Dès son avènement au trône, il la réunit avec la 
Nouvelle Société littéraire, la réorganisa sous le nom 
d'Académie royale des Sciences et Belles-Lettres, prit le 
titre de protecteur, créa une classe de philosophie spécu- 
lative, et ne craignit pas, pour faciliter les discussions, de 
substituer le français au latin. Le séjour de Voltaire à 
Potsdam (20 octobre-3 décembre 1740) n'avait pas peu 
contribué à rehausser l'éclat de la Compagnie. D'Alem- 
bert, d'Argens, Condorcet et Lucchesini étaient devenus 
les conseillers habituels du Roi, qui s'était réservé la pré- 
sentation des membres et leur confirmation. Formey avait 
été désigné, d'abord comme historiographe, en 1745; puis 
comme secrétaire perpétuel, au commencement de l'année 
1748 (1). 

Bien qu'il y eût été beaucoup moins actif qu'en France, 
le mouvement philosophique avait cependant marqué son 
empreinte en Allemagne. Les idées de tolérance reli- 
gieuse, d'une part, le socinianisme, de l'autre, avaient 
ouvert la voie au déisme et à l'athéisme. La théologie 
s'était transformée en métaphysique pure ou en philoso- 
phie, et, se sentant soutenus par Frédéric, les hommes 
de lettres, les professeurs de l'Université la battaient en 



(1) Cf. Bartholmess, Histoire philosophique de VAcadémie de Prusse 
(Paris, 1850-1851, 2 vol. iii-8», t. 1. p. 139 et suiv.; et surtout Ad. Har- 
NACK, ouvrage cité, t. I, première partie, page 476. 



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LXXiv FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

brèche. Les pasteurs protestants eux-mêmes se mirent à 
enseigner l'Évangile sans se préoccuper des symboles (1). 
On conçoit, dans ces conditions, l'entraînement du Roi 
vers les idées françaises, et on s'explique tout le crédit 
dont elles jouissaient alors en Allemagne. 

Pendant son séjour à Bruxelles, Toussaint avait été en 
relations avec Castillon, qui enseignait les mathéma- 
tiques à Utrecht avant d'aller vivre à la cour de Prusse (2). 
Ce fut lui qui fut chargé, avec d'Alembert et Darget (3), 
d'entraîner Toussaint à Berlin, et de lui offrir une chaire 
à l'Académie des Nobles (4). « Vous me parlez de deux 
sujets — écrivait Frédéric à Darget, le 31 juillet 1752 — 
dont je ne connais que le premier, auteur des Mœurs. Je 
vous en laisse le choix; prenez celui qui est le plus doux, 
le plus gai et dont l'humeur est la plus égale, et offrez-lui 
la place de La Mettrie avec les conditions y annexées que 
vous savez (5). » 

Le marquis d'Argens se mêla aussi de l'affaire, comme 

(1) C. Denina, La Fruste UUéraire sôus Frédéric II (Berlin, 1790-1791, 
3 volumes in-8»), t. I p. 86 et suivantes. 

(2) Jean-François Salvemini de Castillon, né en 1709 à Castiglione 
(Toscane), mourut en 1791. Mathématicien et philosophe, il avait eu en 
Suisse des relations littéraires avec Euler. 11 était professeur à Utrecht 
lorsque Frédéric l'appela à Berlin comme professeur à l'École d'artil- 
lerie. Membre étranger de l'Académie dès le 4 septembre 1755, il en 
devint membre ordinaire le 5 janvier 1764. Son principal titre scienti- 
fique était sa traduction et son commentaire de l'Arithmétique générale 
de Newton. Cf. Harnack, ouvrage cité, t. I, première partie, p. 359-360, 
477, etc. ; et Denina, ouvrage cité, t, I, p. 321-323. 

(3) Charles-btienne Darget, secrétaire du marquis de Valori, ambassa- 
deur de France à Berlin, devint secrétaire des commandements de Fré- 
déric U en 1746. Sur lui, voyez, Œuvres de Frédéric le Grand, t. XX, 
p. xii-xiii. Nous citons toujours l'édition de Berlin, 1846-1357, 31 vo- 
lumes in-8». 

(4) Sur l'Académie des Nobles, école militaire, voyez Dbnina, ouvrage 
cité, t. I, p. 44 et suivantes. — Sur la part prise à sa réorganisation par 
Toussaint et ses collègues, voyez D. Thiébault, Mes Souvenirs de vingt 
ans à Berlin (cf. plus bas, p. lxxvi, note 2), t. V, p. 176 et suivantes, 

(5) Œuvres de Frédéric le Grand, t. XX, p. 34, 



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SON SÉJOUR A BERLIN hxx\ 

en témoigne sa lettre à d'Alembert du 20 novembre 1753 : 
« J'ai montré au Roi — dit-il — la lettre que vous m'avez 
fait l'honneur de m'écrire au sujet de M. Toussaint; elle 
a produit l'effet qu'il était naturel qu'elle produisît. S, M. 
m'a dit, après l'avoir lue, qu^elle ferait venir, au commen* 
cément du printemps, M, Toussaint à Berlin; j'écris en 
conséquence à M. de Beausobre (1) ; mais quoique je 
regarde cette affaire comme terminée entièrement, je crois 
qu'il est à propos de ne la divulguer qu'au moment du 
départ de M. Toussaint. Vous connaissez les intrigues des 
cours ; il est toujours sage de les éviter, même dans les 
choses dont la réussite est le plus assurée (2). » 

L'affaire était-elle aussi décidée que le croyait d'Argens? 
C'est possible ; cependant, Toussaint ne se pressait pas 
de partir, et ce ne fut que dix ans plusjard, en 1764, 
qu'il se fixa définitivement à Berlin. Frédéric ne pouvait 
être que mécontent de ce peu d'empressement. Voici, en 
effet, ce qu'il écrivait à M. de Catt (3), en cette même 
année 1764 : « Les gens de lettres deviennent, à la honte 
du siècle, aussi avides d'intérêt que les financiers. Ce '/ 

Toussaint n'a rien à Bruxelles, et refuse 500 écus qu'on 
lui offre avec une place à l'Académie. Ce siècle philoso- 
phique est très peu philosophe. J'en ai honte. Un profes- 
seur de langue française n'est pas ce qu'il nous faut, 
mais bien un grammairien et un puriste. Voyez, je vous 
prie, ce que nous pouvons faire de cet homme, qui s'est 



(1) Charles-Louis de Beausobre, ou peut-être Louis, son fils. Voye? 
Dbnini, ouvrage cité, t. L p. 243-245, 

(2) Œuvres de Frédéric le Grand, t. XXV, p. 266. 

(3) Henri- Alexandre de Catt, né & Morges (Suisse), lecteur de Fré- 
déric II, de 1758 à 1780, mort à Postdam en 1795. Cf, Ibid., t. XXIV, 
p. ii-ii. — Voyez aussi, sur ce personnage, Denina, ouvrage cité, t. 1, 
p. 327-328, et D. Thibbault, Mes souvenirs de vingt ans à Berlin (ouvrage 
dont le titre complet est donné ci-dessous, p. lxxyi, note 2), t, V, p. 373- 
375. 



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Lxxvi FRAEÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

attiré la disgrâce de la Reine de France pour avoir dit 
qu'une reine abandonnée de son époux pour l'ordinaire 
se faisait dévote. Gela est bien françeds et très acadé- 
mique, mais peu pratique (1). » Quoi qu'il en soit, l'arrivée 
de Toussaint à Berlin ne passa pas inaperçue. On prétend 
même que Prémontval, qui, on s'en souvient, avait eu 
maille à partir avec lui à propos des Mœurs^ fut si troublé 
de son arrivée, que le célèbre Euler lui avait annoncée 
sans préparation dans un dîner chez l'envoyé de Russie, 
qu'il tomba malade et mourut le lendemain (2). 

Toussaint occupa la chaire d^ logique et de rhétorique 
à rAcadémi« des Nobles, qui avait pour objet de former 
Tes jeunes gentilshommes à la guerre ou à la politique, 
selon leur vocation. Elle brillait d'un vif éclat; le Roi s'y 
intéressait personnellement et se mêlait de tous les détails 
de son administration. Voici, d'après l'instruction qu'il 
avait lui-même rédigée, le rôle qu'il avait réservé à 
Toussaint : 

« Le sieur Toussaint prendra les jeunes gens en rhé- 
torique; il commencera par leur enseigner la logique, 
sans trop peser sur les diverses formes des arguments de 
l'école. Son principal soin se tournera du côté de la jus- 
tesse de l'esprit; il sera rigoureux pour les définitions, et 
ne leur pardonnera aucune équivoque, aucune pensée 
fausse, aucun sens louche; il les exercera le plus qu'il 
pourra dans l'argumentation ; il les accoutumera à tirer des 
conséquences des principes et à combiner des idées; puis 
il leur expliquera les Tropes, et, la leçon finie, il leur 

(1) Œuvres de Frédéric le Grand, t. XXIV, p. 18. 

(2) Voyez Dieudonné Thiébault, Mes souvenirs de vingt ans de séjour à 
Berlin; ou Frédéric le Grand, sa famtlley sa eour^ son gouvernement, son 
Académie, ses écoles, et ses amis littérateurs et philosophes, eeconde édi- 
tion, revue et corrigée (Paris, an XIII-180S, 5 volumes in-8»), t. V, p. 64 
et suivantes. — Denina (ouvrage cité, t. III, p. 172-173) rapporte la mémo 
anecdote. 



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SON ENSKIGNEMENT LXXVii 

donnera encore une demi-heure pour qu'ils fassent eux- 
mêmes des métaphores, des comparaisons, des apostro- 
phes, des prosopopées, etc. Ehisuite, il leur enseignera 
la façon d'argumenter de Torateur, l'enthynième, le grand 
argument h cinq parties, les diverses parties de Foraison, 
et la manière de les traiter. Pour le genre judiciaire/ il 
se servira des Oraisons de Cicérpn ; pour le genre délibé- 
ratif , il leur proposera Déniosthène ; pour le genre démons- 
tratif, il se servira de Fléchier et de Bossuet; tous ces li- 
vres sont en français. Il pourra leut faire un petit cours de 
poésie pour leur former le goût : Homère, Virgile, quel- 
ques odes d'Horiace, Voltaire, Boileau, Racine, voilà les 
sources fécondes dans lesquelles il peut puiser; ce qui 
ornera l'esprit des jeunes gens et leur donnera en même 
temps du goût pour les arts. Dès que les élèves auront 
fait quelques sujets de harangues dans les trois genrei^, 
il les laissera composer sans les aider, et il ne les corri- 
gera qu'après qu'ils auront lu leurs ouvrages. 

« Le grammairien, qui est un supplément à cette (ilasse, 
corrigera les fautes de langage, et le sieur Toussaint, les 
fautes contre la rhétorique. On fera de plus lire les lettres 
de Madame de Sévîgné aux jeunes gens, celles du comte 
d'Estrades et du cardinal d'Ossat, et on leur fera écrire des 
lettres sur toutes sortes de différents sujets. M. Toussaint 
ajoutera à ceci une histoire des beaux-^arts ; il les prendra 
de la Grèce, leur berceau; il nommera ceux qui s'y sont 
le plus distingués; il passera à la seconde époque des arts 
sous César et Auguste, à la renaissance des lettres au 
temps des M édicis, au haut point de perfection où ils par- 
vinrent sous Louis XIV, et il finira par les personnes les 
plus célèbres qui les cultivent de nos jours (1). » 

(1) Œutres de Frédéric le Grand, t. IX, p. 78-79. 



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Lxxviii FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

On voit combien les fonctions de Toussaint avaient 
d'importance; le Roi était enchanté de lui : « Je suis très 
content de M. Toussaint dont j'ai fait l'acquisition — 
écnt-il à d'Alembert; — sa science est plus humaine que 
celle de l'autre (1). Toussaint est un habitant d'Athènes, 
et Lambert un Caraïbe ou quelque sauvage des côtes de 
la Cafrerie. Cependant, jusqu'à M. Euler» toute l'Aca- 
démie est à genoux devant lui, et cet animal, tout crotté 
du bourbier de la plus crasse pédanterie, reçoit ces hom- 
mages comme Galigula recueillait ceux du peuple romain 
chez lequel il voulait passer pour Dieu. Je vous prie que 
ces petites anecdotes de notre Académie ne sortent pas 
de vos mains (2). » 

Malgré l'importance de ses fonctions de professeur à 
l'Académie des Nobles, Toussaint prenait une part active 
aux travaux de l'Académie des sciences. 

Il rédigea et lui présenta de nombreux Mémoires, qui 
roulaient généralement sur les sujets qu'il affectionnait 
le plus, la morale et la philosophie (3). 

(1) « L'autre » est Jean-Henri Lambert (1728-1777), sur lequel on peut 
voir Dbnina, ouvrage cité, t II» p. 380-383. C'est M. de Catt, Suisse 
comme lui, qui le fit agréer par Frédéric» en 1765, en qualité de membre 
ordinaire de l'Académie royale. 

(2) Œuvres de Frédéric le Grand, t. XXIV, p. 3i)l-392. 

(3) Denina (ouvrage cité, t. III, p. 406-407) trouve ces Mémoires très 
inférieurs aux Mceun : « Gomme il [Toussaint] ne fit jamais plus rien 
qui approchât de la force du livre sur les Mœun, cola fit douter que cet 
ouvrage fût de lui. Mais il faut observer que dans ce genre im seul 
ouvrage écrit fortement doit épuiser l'auteur pour toujours, ou du moins 
pour longtemps. Qu'auroit fait Épictète après son Manuel? Il n'auroit 
donné que des choses traînantes. Si Théophraste, si La Bruyère, chacun 
dans leur temps, eussent voulu faire d'autres livres sur les caractères, 
on auroit dit d'eux ce que Ton dit de Milton à l'égard de son Paradis recon- 
quis. Quel ouvrage de morale auroit fait Montaigne après ses Essais, 
malgré le désordre et la négligence qui y régnent? Mr. Toussaint se 
borna à composer quelques mémoires qu'il lut à l'Académie des sciences, 
et à donner des leçons aux jeunes gentilshommes pour l'instruction des- 
quels il étoit logé et payé. Ceux qui ont été de son temps à l'École mili- 
taire s'en louent beaucoup. » 



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SES MÉMOIRES ACADÉMIQUES lxxix 

Nous allons y retrouver quelques redites sans doute, 
et beaucoup d'idées des Mœurs^ mais aussi certains 
aperçus nouveaux qui méritent d'être signalés et mis en 
relief. 

Le premier de ces Mémoires a pour titre : Des indue-- 
tians qu'on peut tirer du langage d^une nation par rapport à 
sa culture et à ses moeurs (1). 

Quand on veut, selon Toussaint, se rendre eompte du 
caractère d'un peuple, il ne suffit pas de lire son histoire 
ou d'examiner ses monuments; il faut encore étudier sa 
langue. Toutes les langues n'ont-elles pas en effet com- 
mencé par les expressions qui répondaient aux premiers 
besoins de l'homme? Lorsqu'on trouve dans une langue 
des termes d'agriculture, de chasse, ou d'économie rurale, 
par exemple, on peut être assuré que ces hommes sa- 
vaient cultiver la terre, faire la chasse aux animaux et 
nourrir les bestiaux. De même, quand les sciences ou les 
arts se développèrent, on créa des mots pour toutes les 
idées, et si on rencontre ces mots dans la langue d'un 
peuple, on peut affirmer que ce peuple est cultivé. 

Qu'on prenne, par exemple, la langue grecque. Ne 
voit-on pas, en l'étudiant de près, que la nation qui Ta 
parlée était exercée dans l'art oratoire, dans la poésie, 
dans la philosophie, dans tous les genres de connais- 
sances, et qu'en même temps elle était vive, pétulante, 
frivole et emportée par son imagination? Le latin donne, 
au contraire, l'idée d'une nation grave, austère et belli- 
queuse, tout occupée de ses idées de conquêtes et d'agran- 
dissements. D'autre part, si on le compare à la langue 
italienne moderne, celle qu'on a appelée la langue des 

(1) C*est vraisemblablement le premier Mémoire lu par Toussaint 
devant ses nouveaux collègues. Voy. Y Histoire de l'Académie royale des 
sciences et beUes-lettres de Berlin, depuis son renouvellement, en 1765, jus- 
qu^en 1769 (Berlin, 1746-1771, 23 volumes in-4«), année 1765, p. 493-505. 



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Lxxx FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

femmes^ on ne trouve plus qu'un jargon tendre et maniéré 
à la placé d'un idiome. simple et majestueux. L'espagnol, 
ce mélange de latin et d^iarabe, possède des termes 
nobles, dignes et réservés, et fait bien concevoir un 
peuple qui aime le cérémonial et l'étiquette, mais qui en 
même temps est très susceptible sur. le point d'honneur. 

Par la clarté, la régularité de sa construction, la sim- 
plicité de ses tours et l'absetice de toute inversion, la 
langue française dénote chez ceux qui la parlent une 
intelligence prompte, des idées nettes et des raisonne- 
ments conséquents et méthodiques. 

L'anglais, au contraire, informe et mal combiné, s'en- 
richit de tous les termes nouveaux qu'il prend un peu 
partout, et qu'il accumule pèle-mèlé dans son vocabur 
laire. N'est-ce pas encore là Timage de la nation? 

La langue allemande suppose des hommes solides et 
sensés; elle est méthodique, dépourvue de mots exo- 
tiques, et n'a guère subi d'altérations depuis deis siècles; 
c'est dans son propre fonds qu'elle a pria ses èxpressionis 
techniques. 

Ce n^est pas tout ; il existe une connexité véritable entre 
le langage et les habitudes de chaque nation. Si, par exem- 
ple, les termes de galanterie abondent dans une langue, 
c'est une preuve que l'amour est une affaire capitale dans 
le pays où on la parle; si on y célèbre le vin, c'est que le 
sol en produit ou que ses habitants aiment à boire, et ainsi 
de suite. En un mot, le langage habituel des hommes les 
fait bien connaître, et il est aisé d'en tirer des consé- 
quences sur leur origine, leurs migrations et leur histoire. 

Dans une séance (1), Toussaint prononça un Discours 

(1) Celle du 5 juin 47M. Voyez VHiUoire de V Académie royale det 
iciencet, année 1766, p. 46i-t86. 



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SES MÉMOIRES ACADÉMIQUES Lxxxi 

sur les avantages de la vertu. Le sujet n'était guère neuf, 
mais peu lui importe : « On doit — dit-il — s'attacher à 
la vertu pour elle-même, sans aucun espoir de récom- 
penses temporelles, et peut-être même en faisant abstrac- 
tion de celles de l'autre vie. Si Dieu a inégalement 
partagé les biens qu'il a donnés à l'homme, l'avantage 
est du côté de ceux qui possèdent, non pas des titres ou 
des richesses qui souvent sont des charges et des assujé- 
tissements, mais du côté de la vertu et des talents. La 
paix de l'âme, la santé du corps, la célébrité, voilà les 
biens suprêmes. La vertu sans doute ne tient pas lieu 
de tout, et il est certain qu'un homme vertueux peut, 
tout comme un autre, avoir la fièvre et la goutte; il peut 
aussi bien avoir faim et soif; mais la vertu fournit aux 
besoins du cœur, comme les talents à ceux de l'esprit, et 
le sentiment que l'homme a de sa vertu, est la plus 
grande des jouissances qui lui aient été données. » 

L'année suivante, Toussaint lit à l'Académie un autre 
discours qui traite de la Sensibilité pour autrui (1), laquelle 
ne se confond pas avec la bienfaisance : elle en diffère 
même totalement; mais, comme elle a joué un grand rôle 
dans le siècle, il est assez intéressant de savoir ce qu'en 
a pensé et ce qu'en dit un écrivain de cette époque, doué, 
comme l'était Toussaint, de ce don d'observation et d'ana- 
lyse que nous avons si souvent déjà constaté dans son 
œuvre. « Plus on est sensible, plus on existe », dit-il. r 
C'est bien là le cri du dix-huitième siècle. Et la sensibi- 
lité ne consiste pas seulement à pleurer avec ceux qui 
pleurent : il faut se réjouir avec ceux qui sont dans la 
joie; car, en général, on prend plus volontiers part au 

(1) Histoire de l'Académie, année 1767, p. 452-409. (Séance publique du ' 
4 juin 1767). 

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LXXXli FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

malbeaT ées antres, qu'on n'eo prend à leur» joâes. Les 
insensibles scmt en effet de deux sortes : ceux ehez qui le 
sentiment ne sert qu'à les ftTertnr de ee qui les touehe 
personnellement, sans les entraîner jamais à s'intéresser 
à autrtxî, a les gens titrés, par e^iemple, ^in se croient 
assez grands sei^eurs pour n'aroir pas besoin d'être 
^ens de bien », et qui oublient que « les honneurs ne 
siappléeat point à l'honneur ». La seconde sorte d'insetir- 
sibles se compose de ceux pour qui l'insensibilité eiat 
ehose naturelle, les hommes nouveaux, « les parvenus, 
chez qui la vanité étouffe les. sentinkents. Ceux-là rou- 
gissent du néant dont ils sont sortis, et en rougissent de 
sa bonne foi qu'ils voudravent le caeber à tout l'univers. 
Pour y réussir, ils commencent par se le dissimuiler à 
eux-mêmes, semblables à ces animaux quai, bkitfeis dans 
un trou, la queue en dehors, se croient à couvert, parce 
qu'ils ne voient plus leur ennemi. Leur phjs grande 
crainte est d'être reconnus par ceux dont ils ont été les 
égaux, et leur premier soin est de s'en tenir loin ». 

II y a aussi les îasensibles qui s'en font gloire, et ceux 
qui jouent Fattendrissement; d'autres enfin, chez qui la 
sensibilité pour autrui n'a commencé que du jour où eux- 
mêmes ont éprouvé des chagrins. N'est-ce pas pour eux 
que semble avoir été fait le vers que Virgile a mis dans la 
bouche de Didon? 

Non ignara mali mheris succnrrere diêco. 
« Mes malheurs m'ont appri» à sentir ceux des autres. » 

Tout cela est finement observé, bien dit, et ces études 
font honneur à Toussaint. En outre, les portraits sati- 
riques, dont le Mémoire abonde, lui donnent de la vie et 
de la couleur. C'est celui de l'homme dont l'amour-propre 



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SES MÉMOIRES ACADÉMIQUES LXXXiii 

est tel, qu'il imagine que tout ce qui l'entoure a été fait 
pour lui, « pour sa commodité, et qui dirait volontiers 
ma lune, mon soleil, mes hommes » . C'est celui des nobles, 
a qui se reposent sur les titres de leurs maisons comme 
sur un oreiller commode, où leur fortune indolente vit 
dans une molle inaction et se croit acquittée, par les 
exploits de leurs pères, de tous les devoirs de la société ». 
C'est encore l'homme riche, qui l'est devenu tout à coup 
et « dont la peau ne suffit plus à contenir l'embonpoint; 
qui est boursouflé comme un ballon, et dont l'âme, perdue 
dams la graisse» pourvu qu'on ne touche pas à son coffre, 
est inaccessible au sentiment » . 

Ce sont enfin ces so^-disant hommes, connus sous le 
nom de petits-maîtres 9 et qui ne sont que « des poupées 
ayant la forme masculine 9 . 

On ne saurait guère mieux dire. 

Dans une autre séance (i), c'est la Bienfaisance consi- 
aérée en tant qu'agissante^ qui est le sujet du discours. 
Donnons-en un aperçu. La bienfaisance n'existe que si 
elle agit, et ce n'est pas faire du bien que de s'abstenir de 
faire du mal, car il n'y a pas loin entre ne faire du bien à 
personne et faire du mal à quelqu'un. 

Cette véritable bienfaisance, Toussaint la définit ainsi : 
« l'humanité tendre et affectueuse, qui, dans la crainte de 
ne pas faire assez, croit ne pouvoir jamais faire trap. » 
Elle n'est malheureusement pas honorée comme elle le 
mérite. Et, à ce propos, voilà Toussaint parti en guerre 
contre les moines. Nous citofis en entier ce passage, 
parce qu'il donne l'idée de l'hostilité qui régnait déjà à 
cette époque contre les associations religieuses, et aussi 
parce que nous n'avons trouvé nulle part, dans les écrits 

(i) Histoire de VAeetdémte, ajïnùe 1768, p. 421-444. 



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LXXXIV FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

de Toussaint, rien d'aussi violent sur ce point : « Il y a 
certaines associations d'hommes dans le monde (ou pour 
mieux dire hors du monde, car ceux qui les composent 
ne tiennent plus à la société par aucuns liens), qui 
affectent d'être vêtus comme personne ne Test, de porter 
des poils que nous rasons ou de raser ceux que nous por- 
tons; qui jurent à Dieu de n'avoir ni volonté, ni femmes, 
ni argent, et tiennent leur promesse comme ils peuvent. 
Ils mangent, ils boivent, ils occupent de vastes bâtiments, 
mais ils ne font aucun travail qui les autorise à con- 
sommer, car ils ne cultivent par état ni terres, ni sciences, 
ni arts, ni métiers. Ils ont beau se faire un mérite de leur 
éloignement du monde, la droite raison leur en fait un 
reproche. Plus ils se tiennent à distance, moins ils se 
trouvent à portée d'être utiles à leurs semblables. II est 
vrai que dans leur retraite quelques-uns prient, jeûnent 
et se flagellent; mais je n'ai jamais lu dans Cicéron, ni 
dans Marc-Aurèle, ni dans Épictète, qui tous ont traité 
des devoirs moraux, ni dans Sénèque même, qui a traité 
expresséraeni des bienfaits, qu'il y ait quelque ombre de 
bienfaisance à nasiller des poèmes latins, à se coucher 
l'estomac vide, ou à se donner des coups de fouet : je ne 
l'ai même pas lu dans l'Évangile. On ne peut pas dire que 
ces hommes-là fassent dans le monde autant de mal que 
des brigands, des empoisonneurs, des ambitieux, ou des 
conquérants. Le seul reproche qu'on ait à leur faire, c'est 
que des trois cent soixante-cinq jours de l'année, il n'y 
en a pas un où ils ne puissent dire le soir : « Diem perdidi, 
« voilà une journée de perdue. » 

Et la conclusion de Toussaint, la voici : « Il faut vivre 
parmi les hommes, en connaître toutes les classes, et 
s'identifier avec eux, pour sentir leurs besoins, compatir 
à leurs peines, et remédier à leurs maux. » Ceci est assu- 



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SES MÉMOIRES ACADÉMIQUES Lxxxv 

rément aussi évident que juste; mais ce qui ne Test pas, 
c'est de s'imaginer qu'une soutane de prêtre, une robe de 
bure ou une barbe de capucin empêchent ceux qui les 
portent de connaître les besoins des hommes et de les 
soulager, quand au contraire c'est le plus souvent l'unique 
but de leur vie, de leurs efforts et de leurs propres souf- 
frances. 

Toussaint rentre dans la vérité quand il soutient qu'il 
faut des actes à la bienfaisance, et que le désir d'obliger 
ne suffit pas. Il y a peu d'hommes que n'émeut pas la 
souffrance; mais, trop souvent, leur émotion n'est que 
passagère. Or, « la bienfaisance est au cœur humain ce 
qu'est aux fruits les plus exquis le velouté qui les recouvre; 
l'esprit de frivolité suffit à l'éteindre, de même que le 
moindre vent emporte ce léger duvet » . 

Il existe des milliers de gens qui ne se doutent seule- 
ment pas qu'on est dans le monde pour y faire tout le 
bien dont on est capable, et ces gens, après avoir passé 
leur vie dans une suite continuelle d'inaction, d'amuse- 
ments, d'inutilités et d'excès, viennent vous dire froide- 
ment : « Au moins, je n'ai fait de tort qu'à moi-même! 
— Qu^à vous-même! répond Toussaint. Vous avez fait 
tort à cent mille autres que vous auriez pu servir; car on 
est coupable, non seulement pour le mal qu'on fait, mais 
aussi pour le bien qu'on ne fait pas. » En résumé, on 
n'est heureux dans ce monde que par les sentiments, et 
tout ce qui ne va pas au cœur n'est que futilité. Il y a, 
dans ce Mémoire, des réflexions et des pensées d'une 
remarquable élévation, qui témoignent de la grandeur 
d'âme de Toussaint. Il s'y trouve également une idée 
qui, à proprement parler, n'a pas de rapport direct avec 
la bienfaisance, mais que nous voulons cependant relever, 
car elle n'a pas encore, même de nos jours, reçu de solu- 



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Lxxxvi FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

lion décisive. Il s'agit du droit qui appartient à un inno- 
cent, à tort déclaré coupable, de réclamer un dédomma- 
gement à rÉtat. En posant la question et en affirmant ce 
droit, Toussaint donne une nouvelle preuve de son esprit 
éclairé et équitable; il se montre en outre précurseur, 
dans toute Tacception de ce mot. « Les Athéniens, rap- 
pelle-t-il, ne se contentaient pas de condamner à la peine 
du fouet Finsolent qui avait brisé le tonneau de Diogëne, 
ils donnaient un autre tonneau au philosophe. » D'ail- 
leurs, plus nous parcourons les Mémoires de Toussaint, 
plus nous sommes amenés à voir en lui le moraliste, 
avant tout imprégné des idées de La Bruyère, qui observe, 
qui pense et qui a le courage de dire tout haut sa pensée. 

Dans la séance publique du 28 janvier 1768, Toussaint 
lut un autre mémoire^, qui traitait de l'Empire de l'homme 
sur lui-m^ne (1). 

Il y examine si, comme on le croit généralement, ce 
sont les pencliants naturels qui l'emportent chez l'homme 
sur les habitudes acquises; et il pense que, lorsqu'on ne 
surmonte pas ses penchants, c'est que l'on ne veut pas 
les surmonter. On combat pour la forme contre eux, on 
les ménage comme un ennemi qu'on craint de blesser 
parce qu'on a un faible pour lui et, avant même d'avoir 
combattu, on se tient pour vaincu. 

L'homme ne connaît pas l'étendue de ses forces. Tel 
qui craint de jeûner pendant vingt-quatre heures serait 
peut-être capable de le faire pendant vingt-quatre jours. 

(1) Ce mémoire ne figure pas dans VHittoire de V Académie (cf. Ad. Har- 
NACK, ouvrage cité, t. III, p. 266-267, où l'on trouvera la liste des 
Mémoires de Toussaint publiés dans ce recueil). Il a été imprimé à part 
(Berlin, 1768, in-4»), pour répondre au désir de quelques amis de l'au- 
teur et aussi parce que ce dernier considérait ce sujet comme un point 
de morale fort important. 



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SES MÉMOIRES ACADÉMIQUES Lxxxvii 

Il y a, en eifet, des exemples d'hcmmes qui oat passé dbs 
mois asiiers sans prendre aucune noorritare. Des êtres 
faibles et délicats anriirenl; à faire sur des théâtres des 
tours de force extraordinaires, et on en demeure stupé- 
fait, parce qu'on n^a pas essayé d'en faire autant* 

On ne doit doiftc regarder comme iinpossîide rien de ce 
qu'un autre homnie a pu faire. Faute de préparation et 
d'étude, le talent fait défaut là où la faculté ne majnque 
pas. 

Bien n'oblige heureusement tous les hnnimes à être 
poèibes ou orateurs, mais la raison les oblige tous à-com^ 
battre leurs habitudes Ticieuses, à corriger lanrs passions, 
et à diriger leurs instincts. On peut, en un mot, par un 
travail constant s^ur soi-4Déme, se donner non seulement 
des habitudes nouvelles, mais, pour ainsi dire, une nou^ 
veUe lOature. 

Une autre fois, Toussaint traite des LeiÈres et de la Mi^ 
ks^pbie^ qu'il faut tacher, suivant lui, de combiner heu- 
reusfîofceat (1). Le bel esprit, c'est-à-dire la raison ou le 
bon sens orné des grâces de rima^natî<m, est un don 
natupel. La phiiosopbie, au contraire, qui apprend à tcour 
naître les éties et leurs râ|>portfi, est un fruit de l'étude. 
ffls diffikieiit entre eux, mais s'attirent et, quand ils se 
irouvent réunis, ils élèvent l'homme au-dessus de lui* 
mêfBe. Sans les opposer l'un à l'autre, il faut done cber- 
cfaer à ie& combiner. 

Si le bel esprit est un don de la nature, elle en fournit 
Benlement de germe; ee germe a besoin de culture et, 
cormime l'a dit Cicéron, en parlant de l'orateur, « il n'e^st 

(1) Qu*il faut combiner ememble let lettres et la philosophie, dans 
YHistoire de l'Académie, année 1769, p. 412-426 (séance da 26 jan- 
vier 1769). ... 



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Lxxxviii FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

aucune science qu'il ne doive posséder ». De même, 
celui qui se consacre à Thistoire ne doit pas oublier que 
le tableau des événements est aussi celui du cœur humain 
et que, pour les juger, il lui faut recourir à la philoso- 
phie. Elle est aussi nécessaire aux poètes qu'à ceux qui 
causent et discutent. Les lettres conduisent également à 
Tétude des sciences, qu'elles embellissent de toutes les 
grâces du style, et en rendant la philosophie aimable, 
elles la rendent accessible à toutes les classes de la 
société. De son côté, la philosophie fournit des matériaux 
au bel esprit. C'est ainsi que, pour germer et se déve- 
lopper, les plantes ont à la fois besoin de terre et d'eau. 

Dans une assemblée publique de l'Académie de Berlin, 
au mois de janvier 1770 (1), Toussaint a encore présenté 
deux Mémoires sur les Journaux littéraires^ pour lesquels 
il déclare avoir peu de goût et qu'il trouve assez inu- 
tiles. Oubliant qu'il a été lui-même journaliste, il fait de 
ses anciens confrères un portrait peu flatteur. « L'un, 
dit-il, saisit le premier auteur qui lui tombe sous la main, 
le pompe et le dévore; puis, à quelques heures de là, le 
revomit corrompu et mal digéré; semblable à ces ani- 
maux voraces qui avalent sans mâcher, il rend des mor- 
ceaux entiers, mais sans proportion, sans assemblage, 
et toujours des membres sans vie. » C'est bien là de 
quoi mettre un docteur au faitl Toussaint a peut-être 
raison, mais pour nous faire saisir sa pensée, n'aurait-il 
pu choisir une comparaison un peu plus poétique? 

« Un autre, ajoute-t-il, vous extraira d'un bon écrivain 
des endroits faibles, et vous réprouverez d'après lui un 
auteur qui peut-être était du premier mérite, ou encore 

(1) Histoire de VAcadémie déjà citée, année 1770, p. 56-60. 



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SES MÉMOIRES ACADÉMIQUES lxxxix 

d'un auteur faible il extraira quelques morceaux heureux 
qui VOUS le feront prendre pour un génie. » 

Tout cela se voit assurément trop souvent, et il est 
évident que l'impartialité devrait toujours être la pre- 
mière qualité delà critique littéraire ou autre; mais notre 
moraliste a le tort d'englober dans ses reproches tous les 
journalistes sans exception. 

Il est plus dans le vrai lorsqu'il émet des doutes sur 
leur capacité en général. Un homme en effet ne peut tout 
savoir, sa vie est trop courte et trop partagée ; et s'il a 
des notions générales en bien des genres, elles ne peu- 
vent être que superGcielles, et en admettant même qu'un 
journaliste possède toute la capacité et toutes les connais- 
sances voulues, le temps, les documents, les correspon- 
dances lui feront toujours défaut. 

Comment supposer, pour ce qui touche l'impartialité, 
qu'un journaliste soit réellement impartial « lorsque des 
hommes de la meilleure foi du monde, de l'esprit le plus 
pénétrant, et du sens le plus rassis, sont cependant tous 
les jours dupes de leur cœur, de leurs aflections, de 
leurs haines, et jouets des circonstances et des impulsions 
étrangères »? 

Toussaint remarque, en terminant, qu'un autre grand 
tort des journalistes, c'est leur envie de plaisanter à tout 
propos et d'amuser le public aux dépens des écrivains : 
« Ils aiment mieux être plaisants que justes; mais quand 
on s'est annoncé comme un arbitre en matière de goût, 
il ne faut pas Gnir par n'être qu'un bouffon. » 

Les deux derniers Mémoires que Toussaint a présentés 
à l'Académie roulent sur la Médisance (1). Elle ne se confond 



(1) Discours sur la Médisance (Histoire de V Académie, année 1770, p. 283- 
306) ; et Discours où Von se propose, de prouver qu'il y a des circonstances 
dans lesquelles on peut parler au désavantage d*autrut, sans être censé 



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xc FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

pas avec la calomnie, car elle porte sur des faits géné- 
ralement exacts ; la calomnie en invente de faux. On voit 
des peuples rivaux se livrer l'un contre l'autre à toutes 
sortes d'invectives en temps de guerre et même en temps 
de paix ; ils ne savent que se dénigrer. Dans le même pays, 
un ordre de citoyens est en lutte avec un autre, chacun 
cherche à jouer le premier rôle. Telle religion tourne 
Tautre en ridicule, et celle qui domine écrase les autres. 
Si un moine libertin a commis quelque faute éclatante, 
on en conclut que tous les moines sont libertins : c'est de 
la médisance. Elle s'insinue adroitement dans la société, 
où elle est exempte de répression. On s'en prenait autre- 
fois à la vie des gens ; on s'en prend aujourd'hui à leur 
honneur. Ce prétendu progrès de la civilisation nous ferait 
regretter la barbarie. 

La manie de médire est presque universelle, et on 
peut être certain que, lorsque deux personnes s'arrêtent 
pour causer, l'une médit, et l'autre écoute ou renchérit 
sur elle; il y a cependant peu d^hommes dont il n'y ait à 
dire que du mal. D'ailleurs, on ne médit pas seulement 
pour médire, mais souvent aussi par jalousie, ou pour le 
plaisir de faire un bon mot. 

Il existe toutefois des cas où, sans médire, on peut 
parler d' autrui avec désavantage, si un bien en peut 
résulter pour d'autres, si la nécessité le commande, ou si 
l'utilité morale y engage. L'avocat, par exemple, lorsqu'il 
plaide, peut charger la partie adverse autant que le com- 
porte la cause. Un juge est tenu, par son caractère, de 
dévoiler les faiblesses d' autrui; le témoin, par son ser- 
ment; celui qu'on interroge, par sa bonne foi. Dans ce 
cas, l'intérêt public est en cause, et il n'y a pas à hésiter. 

médire (ibid., ann«e 1770, p. 307-326). — Séances du M mai 1776 et du 
24 janvier 1771. 



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LES FABLES DE GELLERT XGI 

Ce n'est pas non plus médire que de donner des ren- 
seignements défavorables sur autrui, pourvu que ces 
rensignements soient exacts. Enfin, il peut aussi exister 
des cas où des raisons spéciales, tirées soit de l'intérêt 
public, soit même d'un intérêt particulier, autorisent à 
ne pas parler favorablement d'autrui. 

Par la rapide analyse que nous venons de faire de ces 
Mémoires qui traitent de tant de sujets différents, on voit 
de nouveau à quel point Toussaint s'est intéressé aux 
questions de morale; on sent que sa pensée y a été 
absorbée presque tout entière. Ce sont elles qui inspirent 
et dominent la plupart de ses écrits. S'il ne cesse pas 
d'observer le cœur humain, s'il se plaît à constater ses 
besoins, ses faiblesses, ses aspirations et ses souffrances, 
ce n'est pas seulement comme philosophe, comme curieux 
ou comme simple moraliste, c'est surtout parce que sa 
nature généreuse poursuivait d'une manière continue et 
sans découragement le bien et le progrès sous toutes ses 
formes. 

Ces divers travaux ne sufûsaient point encore à l'acti- 
vité d'esprit de Toussaint. 

Pendant son séjour à Berlin, il fit et publia une traduc- 
tion très appréciée des œuvres choisies du poète Gellert, 
professeur à l'Université de Leipzig, et très populaire en 
Allemagne au dix-huitième siècle (1). Ce poète avait la 
passion des lettres, et ses œuvres respirent toutes comme 
un parfum d'hp'nnêteté qui leur donne un charme singu- 

(1) ElxtraU de* ceuvres de M, GeUeri, eonienant ses Apologues, ses Fables 
et ses Histoires, traduit de l'allemand en françois par M. Toussaint, 
jB.yûcat au Parlement de Paris, de TAcadémie royale de Prusse (Zulli 
chow, il6S,i volumes in-8»). 



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xcii FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

lier. Il a écrit des drames, des romans, des poésies lyri- 
ques, et publié un cours de morale entremêlé de portraits 
à la manière de La Bruyère ; mais ce sont surtout ses 
fables qui ont fait sa réputation. Sans approcher de celles 
de La Fontaine ni même de celles de Florian, elles ne 
manquent ni de naturel ni d'une certaine profondeur, 
mais restent quand même très germaniques, avec plus 
de lourdeur que de finesse et de grâce (1). 

Frédéric le Grand, qui avait voulu connaître Gellert^, 
l'avait au premier abord trouvé un peu bourru; mais sa 
franchise ne lui avait pas déplu. « C'est un hibou — 
écrit-il — qu'on ne saurait arracher de son réduit. Mais 
le tenez- vous une fois, c'est le philosophe le plus doux et 
le plus gai; un esprit fin, toujours nouveau et ne ressem- 
blant qu'à lui-même. » 

Toussaint n'avait donc pas tort de s'arrêter à l'œuvre 
du fabuliste allemand, et la traduction partielle qu'il en a 
faite, il l'a dédiée à la princesse Henri dç Prusse, en la 
munissant d'une préface ou Discours préliminaire^ comme 
on disait alors, où il fait lui-même la critique des traduc- 
tions en général. Cette critique, il l'avait déjà essayée 
ailleurs, nous l'avons vu; car ce traducteur n'aime pas 
les traductions serviles, littérales; il veut pouvoir modi- 
fier, ajouter ou retrancher à sa guise, afin de mieux faire 
saisir la pensée de l'auteur, qui perd généralement, sui- 
vant lui, à une reproduction trop brutale dans une autre 
langue. Toussaint a d'ailleurs eu le soin d'indiquer, dans 
cette préface, quelques-uns des changements qu'il s'est 
permis d'introduire dans les fables de Gellert, et il a 
exposé les raisons de ces changements (2). 

(1) Voyez Hbinrigh, Histoire de la littérature allemande (Paris, 1888, 
in-8»), t. I, p. 491. 

(2) Voyez, sur la manière dont Gellert lui-même envisageait la traduc- 
tion de ses ouvrages, les Lettres de Gellert et de quelques-uns de ses amis 



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LES FABLES DE GELLERT 



XCIIl 



Prenons par exemple Fapologue XXIII, la Pie et le Moi- 
neau. Nous mettrons d'un côté la traduction littérale du 
texte allemand et en regard la traduction de Toussaint. 
Nous verrons ainsi facilement combien celle-ci est plus 
vive, plus alerte et mieux tournée. 



Traduction de Toiusaint. 

Un moineau perché sur un cep 
en trouvait les grains excellents 
et les becquetait tout à son aise. 
Une pie survint, qui le vit là 
avec des yeux d'envie et voulut 
être de la fête. Elle s'approche 
et, adressant la parole au moi- 
neau : € Ah ! s*écria-t-elle, à peine 
en puis-je croire mes yeux! Que 
voilà de magnifiques raisins et 
combien en voilà ! Vous êtes con- 
naisseur, monsieur le moineau : 
je doute qu'on en ait vu d'aussi 
beau depuis dix ans. » Tout en di- 
sant cela, elle en goûta, le trouva 
exquis et se mit à jaser tout de 
plus belle. Le vigneron, qui était 
près de là, entendit l'éloge de la 
pie et fit détaler les deux compa- 
gnons. « Oh! s'écria le moineau, 
tout en fuyant, quel plaisir tu 
m'ôtes là par ton babil ! Ne pou- 
vais-tu manger de ce fruit sans 
que tous les alentours en fussent 
imbus? Prends exemple sur moi, 
je ne dis mot. Viens à l'autre 
bout de la vigne, mais point de 
caquet. » Elle va et mange sans 
rien dire. Mais, s'ennuyant bientôt 
de cette gêne : « Un seul mot, 
dit-elle, moineau, mon ami : il 
me semble qu'à présent je ne le 
trouve pas si bon. — Pourquoi 



Traduction littérale de Vallemand 

Sur les ceps du vignoble un 
moineau se régalait excellem- 
ment et dévorait tranquillement 
les meilleurs grains. La pie vit 
cela d'un mauvais œil et voulut 
ne pas être simplement un témoin 
éloigné du bonheur du moineau. 
Elle sautilla jusqu'aux raisins 
bien pleins. « Comment puis-je 
en croire mes yeux! Oh! quelle 
provision! Oui, certainement, et 
si mûrs, monsieur le moineau, et 
si doux (car ils se connaissent en 
raisins), que vraiment, et le vi- 
gneron en convient dès mainte- 
nant, il n'y aura pas eu de pareil 
vin depuis bien des années. » Le 
vendangeur entend le dithyrambe 
de la pie et cherche à faire envo- 
ler ses hôtes, t Oh ! dit le moi- 
neau, quel plaisir tu m'enlèves, 
ô bavarde! Si tu veux jouir en 
paix du fruit, il ne faut pas le 
faire savoir à tout le vignoble. 
Ne vois-tu donc pas comme je 
suis silencieux? Tais-toi et viens 
parcourir encore une fois le co- 
teau. » Ainsi fit-elle, et elle 
mange avec lui tout en silence. 
« Un seul mot, monsieur le pier- 
rot : je ne puis comprendre pour- 
quoi ce que je mange n'a plus de 
goût pour moi; les raisins sont 



(Utrecht, 1775, in-8»), tome II, page 43, la lettre sur la version de ses 
Fables donnée par Boulenger de Rivery (Paris, 1754, in-8«), et surtout, 
p. 150, une lettre non datée où il s'agit peut-être de la traduction même 
de Toussaint. 



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XCIV 



FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 



Traduction de Toustaint, 

cela? Il est pourtant mûr, ce me 
semble. — Et paix, causeuse l 
Je gagerais cette grappe que Toilà 
que le Tigneron Ta revenir. — 
Ëh bien, dit la pie, faisons une 
chose : j'en vais couper une par 
le pié, nous remporterons et nous 
rirons manger paisiblement, bien 
loin de la vigne. » Elle en coupe 
une en effet et va se guinder en 
haut d'un chêne. A peine y est-elle 
qu'elle crie à tue-tête : t Ah! 
cher moineau, quels délices! Con- 
nais-tu quelqu'être au monde 
plus heureux que nous? Toute la 
nature, sans doute, nous porte 
envie. » Elle criait encore lorsque 
trente autres pies, arrivant à la 
fois, lui mangent la grappe dans 
le bec. 

Cette aventure vous apprend, 
jaseurs indiscrets, qui croyez ne 
jouir qu'à demi quand vous ne 
puhliez pas vos bonnes fortunes, 
qu'elles en auraient été plus sa- 
voureuses et plus constantes si 
vous aviez su vous taire. 



Traditction littérale de l'allemand. 

pourtant mûrs. — Silence donc î » 
Le vigneron se fait entendre de 
nouveau, t Sais- tu ce je vais 
faire? Prendre une grappe des 
raisins bleus pour la manger tran- 
quillement. Viens avec moi sous 
cet arbre. » Elle emporte le rai- 
sin, et, à peine atteignait-elle 
l'arbre sûr, qu'elle s'écria tout 
haut : « Oh î moineau, quelle 
joie ! Que nous sommes heureux 
tous les deux! En vérité, heureux 
jusqu'à inspirer l'envie! » Elle 
criait encore que déjà un essaim 
de pies arrivait et lui prenait le 
bonheur tant prisé. 

Toi qui découvres ton bonheur 
au monde entier, oh! bavard, 
apprends à jouir d'un bien qui, 
tant que peu d'envieux le con- 
naissent, nous reste plus sûre- 
ment et a bien meilleur goût. 



Poursuivons ce rapprochement et voyons Fapolo- 
gue XXIV, dont la moralité, traduite mot à mot, se pré- 
sente ainsi : « Combien de gens à qui Tamour de la 
réputation a été fatal! Une chimère, un rien les a déçus. » 
Toussaint conserve Tidée, mais il lui donne plus de clarté 
et de mouvement : « L'émulation est bonne à quelque 
chose, elle anime et soutient les talents ; mais si, portée 
à l'excès, elle dégénère en jalousie, elle les dégrade et 
les avilit. » 

Dans une autre fable (n" VI), un mendiant entre chez 
un riche Tépée à la main. Toussaint a préféré que cette 
épée fût cachée sous'Fhabit du mendiant pendant quel- 



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LES FABLES Dï, ÇELLERT XCV 

ques insiaots; cette attitude lui a semblé mieux s'ac- 
corder avec l'air humilié dont le pauvre aborde le riche. 
Ce sont des détails, il est vrai, mais qui ne manquent pas 
d'intérêt. 

Dans le conte XIII, à propos d'Alceste, Gellert dit que 
« malgré ses talents, ce dernier était abîmé dans le 
malheur n, et il ajoute : « vous qui avez quelque senti- 
ment, n'êtes-vous pas touché de voir que c'est la supé- 
riorité de mérite et de génie qui réduit souvent les grands 
honuones à manquer du nécessaire? » Cette pensée de 
Gellert, Toussaint la développe et l'étend, mais sans 
apostropher personne : « Que dis-je? Malgré ses talents? 
C'était à cause de ses talents mêmes. Les talents^ en éle- 
vant l'àme, rendent celui qui les possède incapable de 
flatterie et de jactance ; il ne sait caresser lâchement ni 
l'amour-propre des autres, ni le sien. Il ne veut pas 
s'abaisser a étayer son mérite par le manège et par l'in- 
trigue, et il échoue. » 

Ce» libertés du traducteur se réduisent presque uni- 
quement à donner à la phrase allemande la forme plus 
ample, du dix-huitième siècle français; cependant Tous- 
saint croit devoir en demander pardon à Gellert, pour 
lequel il professe la plus grande vénération et qu'il con- 
sidère comme le premier fabuliste allemand. Ce n'est 
point pour le corriger qu'il a risqué de légers change- 
ments à son texte : c'a été uniquement pour ne dire en 
français que ce que comporte non seulement l'idiome, 
mais le génie même de la langue française. 

Il semble intéressant de dire ici que, dans une séance 
qui eut lieu à la Bibliothèque de TUniversité de Leipzig, 
le29avriH765(etnonle iSavrîl, comme le dit Toussaint), 
Gellert prononça un discours sur la nature, l'étendue et 
l'utilité de la morale, qui « mit le comble à Testime » du 



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< 



xcvi FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

traducteur pour son « auteur ». « Je lui sais gré, écrivait 
Toussaint, de sa tendre sensibilité pour toute l'espèce 
humaine. » 



Après avoir analysé les œuvres déjà connues de Tous- 
saint, nous arrivons enfin aux Anecdotes qui font Tobjet 
de notre publication. 

Ces Anecdotes ne sont pas à proprement parler un livre 
nouveau; car, à peu de chose près, ce sont les Mémoires 
secrets pour servir à l^histoire de Perse. Ces Mémoires onl 
paru pjaur la, première fois en 1745. Leur succès fut 
retentissant (1). 

L'auteur avait voulu, lors de leur apparition, et appa- 
remment pour donner le change, prétendre qu'il n'avait 
fait que traduire un livre anglais (2). 

Était-ce pour mieux dissimuler son véritable nom, ou 
pour exciter davantage la curiosité publique? Les deux 
hypothèses sont plausibles; mais ce qui est sûr, c'est que 
tous ceux qui se sont occupés des Mémoires de Perse, de 
nos jours aussi bien qu'au dix-huitième siècle, en ont été 
réduits à des suppositions. On a attribué cet ouvrage aux 
auteurs les plus divers, sans que personne jusqu'ici ait 

(1) Voir la Lettre de M. le B. de G*** à un de ses amis sur les 
Mémoires secrets de Perse (Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savans 
de l'Europe, t. XXXIV, 1" partie, p. 483, Amsterdam, 1745), et la lettre 
en réponse de M. de W*** à M. de G*** (Journal des savans^ mai 1745, 
t. 136, Amsterdam, 1745). 

(2) Préface de l'éditeur, en tête de l'édition de 1763 (Amsterdam, 1763, 
petit in-8">) : « Les Mémoires secrets pour servir à VHistoire de Perse, 
c'est-à-dire de France, parurent pour la première fois en 1745. L'éditeur 
voulut faire accroire au public qu'ils n'étoient qu'une traduction d'un 
original anglois. Peut-être le fit-il pour exciter d'autant plus la curiosité 
du public, et pour cacher en môme tems le véritable auteur. » — Ce 
genre d'innocente supercherie était dans les goûts et les habitudes de 
Toussaint. On se souvient que Le Chevalier Skroop^ donné comme une 
traduction de l'anglais, est probablement une invention due tout entière 
è. Toussaint. Voyez plus haut, p. lvii. 



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LES MÉMOIRES DE PERSE xcvii 

jamais prononcé le nom de Toussaint, qui en est cepen- 
dant le seul et véritable auteur. 

On les donna d'abord à Antoine Pecquet (1), et c'est 
lui en effet qui a été le plus souvent considéré comme 
l'auteur des Mémoires de Perse, Pecquet était un esprit dis- 
tingué; il jouissait d'une grande considération, et app«ar- 
tenait d'ailleurs à une excellente famille bourgeoise, ano- 
blie par Louis XIV en 1715 (2). 

Son père, qui avait fait ses débuts dans le service des 
fortifications, avait ensuite été nommé trésorier des 
finances en Bretagne, puis avait travaillé dans les bureaux 
du contrôleur général Le Pelletier. Il avait été également 
sous les ordres du marquis de Torcy, garde des sceaux. 

Le fils occupait l'emploi de premier commis aux Affaires 
étrangères, qui n'était pas une sinécure. Il fallait pos- 
séder une connaissance approfondie de toutes les ques- 
tions internationales et se trouver à même de prêter un 
concours journalier au chef du département, en lui four- 
nissant, sur les précédents diplomatiques et sur la poli- 
tique, des notions que celui-ci n'avait généralement pas 
le temps d'acquérir lui-même (3). Antoine Pecquet fut 
plus tard nommé grand maître des eaux et forêts de 
Rouen, puis intendant de l'École militaire en survivance. 

Il a publié quelques ouvrages, notamment un recueil 
apprécié des Lois forestières de France, des Pensées sur 
l'homme, et aussi un écrit intitulé : Esprit des maximes poli- 
tiques, pour servir de suite à l'Esprit des lois. Ce qui fît dire 
à Grimm que l'auteur était bien hardi, et « qu'il aurait dû 



(1) Ne à Paris, en 1704, mort le 27 août 1762. Cf., sur ses ouvrages, 
J.-M. QuÉRARD, La France littéraire, t. VII (Paris, 1835, in-8°), p. 8. 

(2) Les lettres d'anoblissement de son père Antoine sont du mois de 
juillet 1715. Voyez, à la Bibliothèque nationale, le volume 2220 des 
Pièces originales, dossier 50.197, fol. 8-10. 

(3) Cf. P. DE Baynal, Le Mariage d'un roi (Paris, 1887, in-12), p. 69. 

9 



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xcvill FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

laisser au public le soin de le mettre à côté de V Esprit des 
lois » . 

Le 30 septembre 1740, et sans que rien eût pu lui 
donner l'éveil, Pecquet fut arrêté' et conduit au château 
de Yincennes. Tous ses papiers furent mis sous scellés (1). 
Cette arrestation fit du bruit; on fut assez embarrassé 
pour l'expliquer; mais enfin, comme Chauvelin venait de 
tomber en disgrâce, on crut pouvoir la rattacher à cet 
événement. On prétendit que Pecquet était resté en intel- 
ligence secrète avec lui. Rien n'était plus faux, et si l'on 
en croit le Journal de Barbier (2), l'affaire était beaucoup 
plus simple. Amelot, qui avait succédé à Chauvelin, ne 
voulait plus de Pecquet parce que celui-ci avait eu toute 
la confiance de son chef; mais comme il était au courant 
de plus d'un secret d'État, on jugea plus sage de ne pas 
le renvoyer, et sans plus, on le fit arrêter. « Cela est si 
vrai — ajoute Barbier — que, depuis que M. Pecquet est 
à Vincennes, il n'a point été interrogé, il a eu la liberté 
de voir sa femme et ses enfants, et de plus, le Roi lui a 
conservé par un brevet une pension de 6,000 livres qu'il 
avait sur les postes. » Mais alors, si telle est la véritable 
cause de l'arrestation de Pecquet, comment expliquer 
qu'on ait été la chercher dans la publication des Mémoires 
de Perse? La réponse est facile. L'auteur du Dictionnaire 
des Ouvrages anonymes a eu entre les mains un exemplaire 
des Mémoires de Perse qui contenait une note manuscrite 
ainsi conçue : « M. Pecquet, commis au bureau des 
Affaires étrangères, est l'auteur du livre et a été mis à la 
Bastille en punition. » Barbier a naturellement adopté 
cette version, qui n'avait rien d'invraisemblable, et on l'a 

(1) E.-J.-F. Barbier, Journal historique et aneedotique du règne de 
Louis XV, 6d. A. de La Villegille (Paris, 1849-1856, in-8»), t. H, p. 265- 
267. 

(2) Ëidition citée, t. II, page 266. 



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LES MÉMOIRES I)K PERSE xcix 

reproduite après lui, sans examiner si elle était ou non 
fondée. Or, c'est précisément la partie finale de la note 
qui en démontre l'erreur. En effet, c'est, conime nous 
l'avons dit, en 1740 que Pecquet a été arrêté, et c'est 
seulement en 1745 qu'a paru la première édition des 
Mémoires. Il est donc matériellement impossible que Pec- 
quet ait été arrêté pour avoir fait un livre qui ne fut 
publié que cinq ans plus tard. Ainsi, et sans même tenir 
compte des autres raisons que nous avons indiquées, la 
note sur laquelle est basée l'opinion de Barbier est erronée : 
Pecquet n'est pas et n'a jamais été l'auteur des Mémoires 
de Perse. Cependant le document suivant, récemment 
publié par M. de Boislisle (1), pourrait encore expliquer 
d'une autre manière cette confusion. 



SiRB, 



Lettre de M. de Maurepas au Roi. 

21 juin 1745. 



Je reçois dans ce moment les ordres de Votre Majesté du lO™', 
Je n*ai ouï parler d'autre livre qui courut k Paris que d'un inti- 
tulé : Anecdotes de la cour de Perse. Il est imprimé en Hollande. Je 
ne sais si c'est de celui-là que Votre Majesté veut parler. Je ne l'ai 
pas lu ; on prétend même qu'il n'y en a que sept exemplaires à 
Paris. J'en ai vu quelques endroits; ils content une histoire assez 
plate de tout ce qui s'est passé pendant le ministère de M. le Car- 
dinal de Fleury jusqu'à présent, sous des noms grossièrement 
déguisés (2). L'auteur n'en sera pas aisé à découvrir. On pouiTait 
pourtant soupçonner qu'il est dans les bureaux parce qu'il dit 
autant de bien des commis que de mal des ministres. Peut-être 
serait-ce un fruit du commis de Pecquet à Vincennes, mais je 
n'oserais l'assurer. >* 



(1) Lettrée de M. de Marville, lieutenant-général de poliee, au miniêtre 
Mtmrepaê (Paris, 1983, in-8»), t. U, p. 94. 

(2) Maboul, chargé de la librairie, écrivit au Chancelier le 5 juillet : 
« Il parait un ouvrage où Ton a inséré avec des traits remplis de 
méchanceté les portraits des ministres du temps de M. le Régent et de 
ceux d'à présent. Cet ouvrage est fort rare, mais des gens dignes de 
foi m'ont assuré qu'il existait. On ne m'a pas pu dire le titre bien exac- 
tement; mais c'est une histoire de Perse. Vous jugerez peut-être à 



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c FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

L'arrestation de Pecquet lui-même, en 1740, et les 
soupçons portés sur un de ses commis, en 1745, se sont 
facilement confondus avec le temps, et c'est de cette con- 
fusion qu'a pu sortir l'attribution des Mémoires de Perse au 
premier commis des Affaires étrangères. 

Mais les registres de la Bastille (1) contiennent un docu- 
ment qui explique plus nettement encore cette erreur; on 
y lit en effet ce qui suit : 

€ Année 1740. — Le sieur Pecquet, premier commis des Affaires 
étrangères, appelé et conduit au château de Vincennes au mois 
d'octobre 1740, d'où il est sorti et exilé en sa terre de Parroy par 
ordre du 10 septembre 1742. 

« Il fut arrêté dans sa maison de Parroy prés Provins, pour avoir 
composé deux manuscrits intitulés t Anecdotes de la Régence de 
t S. A. R. Monseigneur le duc d'Orléans », le second * Réflexions 
c sur le gouvernement addressé[es] au Roi en 1732. » (Signé :) 
M. de Marville, le sieur Duval, secrétaire, le sieur Duval comman- 
mandant du guet. > 

Ainsi ce sont d'autres Anecdotes que Pecquet avait com- 
posées, des anecdotes sur la Régence, et non pas celles 
que nous publions. 

Les Mémoires de Perse seraient-ils du chevalier de Res- 

propos de charger M. de Marville d'en faire faire une recherche exacte. » 
{Archives de la Bastille, t. XII, p. 261). 

Il existe aux Archives des Affaires étrangères (France, vol. 1605, 
fol. 420 et 432) deux lettres de Pecquet, adressées de Vincennes, les 14 
et 18 octobre 1740, au cardinal de Fleury, pour le supplier de lui 
rendre la liberté, il jure de n'avoir rien à se reprocher pendant le temps 
qu'il a exercé sa place aux Affaires étrangères; aucun des papiers 
concernant Chauvelin n'est en sa possession et du jour où celui-ci a été 
renvoyé, il a cessé toutes liaisons avec ceux qui lui semblaient dans le 
cas de devenir suspects. 

Le Cardinal lui répond de Fontainebleau, le 4 novembre suivant 
(même vol. fol. 461) : < Vous vous êtes fort trompé en supposant que 
votre disgrâce vient du conmierce qu'on vous accuse d'avoir entretenu 
avec M. Chauvelin...; ce qu'on a sujet de vous reprocher est d'une 
autre e.<^pèce et vous le saurez quand il en sera temps... » 

(1) Personnes détenues à la Bastille depuis Tannée 1660 jusques et y 
compris l'année 1754 (Bibl. nat., Nouv. acq. fr. 1891, fol. 325.) 



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LES MÉMOIRES DE PERSE ci 

séguier (1), comme on Fa dit également, en se fondant 
aussi sur son emprisonnement? Pas davantage. Ressé- 
guier ne manquait assurément pas d'audace, ses écrits en 
témoignent, et à plusieurs reprises il a été, comme tant 
d'autres, enfermé à la Bastille. Mais les dates ont, ici 
encore, leur importance. C'est plus tard, c'est en 1750 (2) 
qu'il a été arrêté la première fois, pour avoir écrit des 
vers, de bien mauvais vers d'ailleurs (3), contre Mme de 
Pompadour. On l'envoya au château d'If, d'où il ne serait 
probablement jamais sorti sans l'intervention de son 
frère, conseiller au Parlement de Toulouse. 

L^attribution qu'on a faite à La Beaumelle (4) des 
Mémoires de Perse serait-elle mieux fondée (5)? De même 
que Rességuier, il est l'auteur d'écrits très libres qui l'ont 
fait enfermer à la Bastille, mais qui n'avaient rien de 
commun avec les fameux Mémoires, C'est à la suite d'une 
publication intitulée Notes sur le siècle de Louis XI V^ que 
La Beaumelle a été arrêté, le 24 avril 1753, et ce fut Vol- 
taire, son ennemi acharné, qui, pour le perdre, imagina 

(1) Clément-Ignace, chevalier de Rességuier, né à Toulouse en 1724, 
mort à Malte en 1797. Voyez dans l'ouvrage d'Honoré Bonhomme, La 
Société galante et littéraire au dix-huitième tiède (Paris, 1880, in-16, p. 119 
et suivantes), le chapitre intitulé : « Le chevalier de Rességuier et la 
marquise de Pompadour. » 

(2) Journal et Mémoires du marquis d^Argenson, édition Rathery (Paris, 
1859-1867, in-8»), t. VI, p. 326. - Collé et Barbier donnent la môme date. 

(3) En voici \m échantillon empnmté au Journal du chansonnier Collé 
(Paris, 1868, in-8«», t. I, p. 268; cf. Barbier, Journal, t. III, p. 196) et où 
il est fait allusion à la construction du château de Bellevue : 

Fille d*une sangsue^ et sangsue elle-même. 
Poisson, dans son palais, d'une arrogance extrême, 
Étale, à tous les yeux, sans honte et sans effroi. 
Les dépouilles du peuple et lopprobre du roi. 

(i) Laurent Àngliviel de La Beaumelle, né en 1726, mort à Paris 
en 1773. 

(5) Cf. Jean Buvat, Journal de la Régence (Paris, 186S, in-8»), t. I, 
p. 338, note; et Eugène Asse, Mémoires de la duchesse de Brancas (Paris, 
1890, in-16), p. 195, note 1. 



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en FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

de le dénoncer comme l'auteur des Mémoires, Cette attri- 
bution n'est basée sur rien. Par de justes représailles on 
a d'ailleurs attribué les Mémoires à Voltaire lui-même (1) . 
Cette hypothèse ne mérite pas Texamen. 

Enfin on s'est appuyé sur une lettre trouvée dans les 
papiers de Madame du Hausset, femme de chambre de 
Madame de Pompadour, pour prétendre qu'ils étaient 
l'œuvre de Madame de Vieuxmaisons (2). Ce qui parais- 
sait donner quelque fondement à ce bruit, c'est que 
Madame de Vieuxmaisons passait pour la plus méchante 
femme qui fût au monde. On en trouve la preuve dans 
une note de police du 10 octobre 1750 : « Mme de Vieux 
Maisons, 28 ans, demeurant à Paris, rue de Bourbon, 
faubourg Saint-Germain, à côté des Théatins, petite^ fort 
blanche, blonde, la physionomie perfide. C'est la femme 
d'un conseiller au Parlement, sœur de Mme de Vouvray, 
et fille de M. Ath, fermier général. Elle a beaucoup d'es- 
prit, et fait des vers et des couplets contre tout le monde, 
étant très méchante. Elle était ci-devant faufilée avec 
Robbé et Bret, avec lesquels elle vient de se brouiller ; 
elle est maintenant maîtresse de M. de Latteignant, con- 
seiller au Parlement. Cette société, dans laquelle est 
M. le marquis de Billy, qui a été l'amant de Mme de 
Vouvray, est la plus dangereuse de Paris, et est soup- 
çonnée d'avoir enfanté les Anecdotes de Perse. Elle a une 
copie de tous les vers de Robbé qu'elle ne veut pas lui 
rendre, parce qu'il est brouillé avec elle. Elle le menace 
même de les faire imprimer pour le perdre (3). » 

(1) Voyez Paul Lacroix, Uhomme au matque de fer (Paris, 1840, ia-12), 
p. 30; Edouard de Barthélémy, Erreurs et memonges historiques (Paris, 
1862, 2 vol. in-8«), t. 1, p. 232. / 

(2) Voyez Quérard, La France littéraire, t. VII (1835), p. 8, col. 2. 

(3) Bahuier, Dictionnaire des ouvrages anonymes (Paris, 1882, in-S»), 
t. III, col. 245. 



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LE MANUSCRIT DES * ANECDOTES » cm 

Dans ses Mélatiges d'histoire et de littérature^ Craufurd (1) 
reprend cette même attribution, et il ajoute : « S'il est 
vrai que Madame de Vieux-Maisons soit l'auteur des 
Mémoires secrets de la Cour de Perse, c'est donc elle aussi 
qui est l'auteur des Amours de Leokinisul, roi des Kofirans 
(Louis XV, roi des Français), car c'est absolument le 
même style. » Or il est aujourd'hui établi que les Amours 
de Leokinisul sont l'œuvre de La Beaumelle, et non pas 
de Madame de Vieux-Maisons. L'argument de Craufurd 
est donc sans aucune espèce de valeur. 

Pour ne rien omettre, il faut mentionner Gatien San- 
dras de Courtilz et de Vergé comme un des auteurs qu'on 
a donnés aux Mémoires de Perse. Mais ce qui témoigne de 
la légèreté — ou de la mauvaise foi — avec laquelle ont 
été lancées ces attributions, c'est que Sandras de Courtilz 
était mort à soixante-huit ans, le 6 mai 1712 (2), c'est-à- 
dire trente-quatre ans avant la date de la première édi- 
tion des Mémoires. 

En résumé, les Mémoires de Perse ne sont ni de Pecquet, 
ni de Rességuier, ni de Voltaire, ni de La Beaumelle, ni I 
de Madame de Vieux-Maisons. La vérité est qu'ils sont { 
de Toussaint, que cela ne peut désormeds faire le moindre | 
doute, puisque le manuscrit que nous publions, demeuré , 
jusqu'ici presque entièrement ignoré, porte le titre sui- 
A-^ant i Anecdotes curieuses de la Cour de France sous le règne 
de Louis XV, par Toussaint, auteur des « Mœurs ». 

Ces Anecdotes, ce sont les Mémoires de Perse, avec cette I 
différence, toutefois, que dans les Mémoires tous les per- ; 
sonnages portent des noms d'emprunt de tournure orien- 
tale, pour justifier la prétendue Cour de Perse, et que, 

(1) Quentin Craufurd, Mélanges d* histoire et de littérature, 2« édition 
(Paris, 1817, in-8«»), p. 447. et p. 592, note. 

(2) NiGERON, Mémoires pour servir à ^histoire des hommes illustres de la 
république des lettres (Paris, 1729, in-8«), t. II, p. 165-177, et t. X, p. 86-87. 



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CIV FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

pour en faciliter la lecture, on a dû publier des clefs expli- 
catives souvent divergentes ; tandis que notre manuscrit 
des Anecdotes porte en toutes lettres, avec le nom de l'au- 
teur, non plus les noms supposés, mais les noms véri- 
tables de tous les personnages. 

Ce sont là des faits matériels. L'examen littéraire des 
Anecdotes conduit encore à la même conclusion, car le 
style des Anecdotes paraît bien être le même que celui des 
autres ouvrages de Toussaint. Ce sont les mêmes aperçus, 
le même genre de réflexions sur la Cour et la religion; 
c'est surtout cette suite de portraits écrits et de carac- 
tères, que nous avons signalés dans les Mœurs et qui pren- 
nent ici une importance toute particulière. 

L'auteur a choisi ses personnages, leur a conservé 
leurs noms, dans le manuscrit du moins, et les a dépeints 
comme il les a vus, sans trop de malice, et avec ce talent 
d'observation et d'analyse qui nous a déjà frappé dans 
ses autres œuvres. 

Ce sont de précieux documents pour l'histoire. 
Elle était d'ailleurs bien dans le goût du temps, cette 
manie des portraits (1). Au dix-septième siècle, elle fai- 
sait déjà fureur, quand, dans leurs fameuses Relazioni^ les 
Ambassadeurs de la République de Venise dépeignaient 
les principaux personnages de la Cour où ils avaient 
résidé, et que les instructions données à nos agents, lors 
de leur départ, contenaient les portraits des personnes 
les plus importantes à connaître dans le pays où ils 
allaient se fixer. 
Il n'y avait qu'un pas à franchir pour que cet usage 



(1) Voyez riQtéres.'jante ôtuie dd M .A. de Boislisle, Un Recueil inédi 
de Portraits et di Caractèren, 1703 , dans VAnnuaire-BMetin de la Sociét 
d< VHiiloire de Fraiite, aa.ijj li9i (Paris, in-8»), p. 206-252. 



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LES PORTRAITS cv 

passât de la diplomatie dans les salons, où il eut peu de 
peine à faire fortune. 

Tallemant des Réaux le fait remonter à Mademoiselle de 
Scudéri, qui dans le Grand Cyrus et dans Clélie fait défiler 
les personnages de son temps, assez aisément reconnais- 
sablés sous leurs noms supposés. On sait que le cardinal 
de Retz était passé maître en cet art, et la « manie » du 
jour n'a pas échappé à la verve de Molière, dans ses 
Précieuses ridicules (1). Elle était même poussée si loin, 
que les peintres auraient, dit-on, fini par se plaindre du 
tort que leur faisaient les portraits écrits (2). 

Dès qu'on parle de a portraits » ou de caractères », les 
premiers noms qui viennent à l'esprit sont ceux de Bran- 
tôme, de La Rochefoucauld et surtout de La Bruyère, 
qui ne désigne pas les gens par leur nom, mais les dévi- 
sage, les démasque et les met à nu. Après lui, il ne reste 
rien à dire. 

Saint-Simon, dont l'œuvre est comme « une kermesse 
historique qui se passe dans la galerie de Versailles » (3) 
au-dessus de laquelle il plane et qu'il embrasse dans tous 
ses détails, est le plus infatigable de ces observateurs, le 
plus parfait de ces peintres, par la vivacité des traits, la 
pénétration de Tintelligence, la couleur et la vigueur du 
style. Il n'a guère d'autre faiblesse que ses accès de 
haine : quand ils le prennent et qu'il s'acharne contre 
quelqu'un, il ne le lâche plus. 

On trouve aussi des portraits dans les Mémoires du duc 
de Luynes, mais ce sont plutôt des notes et des renseigne- 
ments historiques que des peintures de physionomies et 

(1) Scène ix. Vcvnz le t. If, p. 81-82. des Œuvres do Molière dans la 
collection des Grands Éciicat^u de France. 

(È) Voyez la Ilemonlrance aux Préeietues du temps, reproduite par 
M. Ed. DE Barthélémy dans la Bevtie universelle des ArlSj anmje 18G0. 

(3) Saixte-Beuve, Causeries du Lundis t. ill. ;>. 288. 



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CVI FRANÇOIS-VINCEUT TOUSSAINT 

de personnes. Luynes s'attache moins à les juger qu'à 
nous informer fidèlement de leur vie, et à relever avec 
un soin minutieux les événements dont il a été le témoin. 

Notre Toussaint, lui, fait de véritables portraits : il 
décrit les traits et Texpression du visage, la démarche et 
l'allure des personnages ; il ne manque pas de mettre en 
relief leurs défauts, leurs qualités ou leurs travers, juge 
leur conduite et leur genre de vie. Quelquefois même, 
oubliant qu'il n'en faut dire ni trop ni trop peu, il pénètre 
trop avant dans le détail, mais il est généralement discret, 
et quand il ne donne pas les noms de ses modèles, il 
évite les allusions et les ressemblances trop criantes. On 
lui a pourtant beaucoup reproché, non sans raison, le 
portrait de Marie Leczinska qu'il a opposée, dans les 
Mœurs^ sous le nom d'Irène, à Madame de Pompadour 
transformée en Chloé (1). En dépit de cet incident, on 
ne peut pas dire que Toussaint soit méchant ou même 
satirique de parti pris, comme tant d'autres. Il traite les 
gens avec l'accent de la sincérité et, quand il les attaque, 
ce n'est ni par calcul ni par besoin de médire. Aussi 
aurait-il pu, à l'exemple de La Bruyère, prendre pour 
épigraphe l'honnête avertissement d'Érasme : Admonere 
voluimus, non mordere: prodesse^ non lœdere; consulere mari- 
bus hominum, non officere, « Notre intention a été d'avertir 
non de mordre; d'être utile, non de blesser; d'améliorer 
les mœurs, et non de nuire aux hommes. » 

Si on comparait entre eux les divers portraits écrits 
qui de leur vivant ont été faits de quelques personnages, 
et si on les rapprochait aussi des peintures ou gravures 
du temps qui nous sont parvenues, on serait bien près de 
connaître exactement leur port et leur physionomie. 

(1) Édition de 1748, t. I, p. 9. .. 



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LES PORTRAITS CVll 

Cette étude, faite avec soin» ne manquerait pas d'in- 
térêt. 

Voici, par exemple, la célèbre maîtresse du duc de 
Bourbon, la marquise de Prie. Selon Toussaint, a elle était 
grande, bien faite, brune, moins belle à la vérité que 
Madame de Nesle, mais plus vive, plus enjouée, ayant 
plus d'esprit, le caractère aussi méprisable, mais l'àme 
plus ferme, un penchant aussi vif pour le plaisir, se sou- 
ciant peu qu'on l'estimât pourvu qu'on rendît à ses appas^ 
des hommages qu'elle voulait réels et fréquents » . 

Si nous interrogeons maintenant Duclos, plus incisif et 
plus mordant, il ne la juge guère autrement que Tous- 
saint : « Elle avait — dit-il — plus que de la beauté; toute 
sa personne était séduisante, avec autant de grâce dana 
l'esprit que dans la figure ; elle cachait sous un voile de 
naïveté la fausseté la plus dangereuse; sans la moindre 
idée de la vertu, qui était à son égard un mot vide de sens, 
elle était simple dans le vice, violente sous un air de dou- 
ceur, libertine par tempérament; elle trompait avec impu- 
nité son amant, qui croyait ce qu'elle lui disait contre ce 
qu'il voyait lui-même (1). » 

D'Argenson n'est pas d'un avis différent, mais il dit le& 
choses moins crûment d'abord, puis en termes si violents 
qu'il est difficile de les reproduire : « C'était véritable- 
ment la fleur des pois, écrit-il, elle avait la plus jolie 
figure et parée encore de plus de grâce que de beauté ; un. 
esprit délié et qui allait à tout, du génie et de l'ambition, 
étourdie avec présence d'esprit. Enfin — ajoute-t-il — on 
sait qu'elle a gouverné l'État pendant deux ans. Dire 
qu'elle l'ait bien gouverné, c'est autre chose. Au fond, elle 

(1) Mémoirei secrets de Duclos, dans la Nouvelle collection des Mémoires, 
pour servir à Vhistoire de France publiée par Michaud et Poujoulat (Paris^ 
in-8«), t. X (1839), p. 599, col. 1. 



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cvill FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

était grande libertine et si indifférente sur le vice qu'elle 
cachait sans effort le grand nombre de ses affaires. . . (1). » 
Ne connaissons-nous pas maintenant la marquise de Prie, 
et pouvons-nous douter de la puissance de ses charmes, 
de la séduction de toute sa personne, aussi bien que de la 
foncière légèreté de son caractère ? 

Si nous examinons maintenant le portrait qu'en a fait 
Vanloo (2), nous verrons qu'il répond de tout point à ce 
que nous savons d'elle. Est-il assez spirituel et joli? Et 
peut-on exprimer avec plus de malice et d'ironie le pouvoir 
de cette femme sur le duc de Bourbon? Cet oiseau qu'elle 
tient dans sa main, ce captif enchanté semble l'interroger, 
attendre d'elle un ordre, un signe, un mot pour lui obéir, 
pendant que de son côté elle a l'air de poser ses conditions 
et de se défendre. Tout l'esprit, à la fois moqueur et pro- 
fond, du dix-huitième siècle est là. 

Voulons-nous un autre exemple? Prenons le comte de 
Maurepas. D'Argenson nous le dépeint comme a un petit- 
maître français, brillant et spirituel, installé dans le 
ministère à vingt-six ans, doyen du conseil à trente-cinq, 
décidé et toujours fautif, parlant beaucoup, écoutant peu, 
traitant sérieusement des bagatelles et légèrement les 
grands objets. On lui dispute d'être homme; il a une 
grande réputation d'impuissance et même tous les défauts 
des eunuques, au point d'aimer les femmes jusqu'à la 
fureur, pour les tourmenter sans les satisfaire (3) » . 

La plume de Toussaint est moins sévère. « Il a — dit-il 
— le visage long et maigre, le front grand, les yeux bleus, 

(1) Journal el Mémoires du marquis d*Argenson, éd. Ratliery (Paris, 
1859 et aimées suivantes, in-8*), t. I, p. 56-57. 

(2) Ce portrait, qui fait partie de la collection de la baronne Le Las- 
scur, a été reproduit dans la première édition que nous avons donnée 
du présent ouvrage, page xxviii. 

(ii; Journal et Mémoires du marquis d''Argcnso7i^ édition citée, t. IV 
(Paris, 18G-, ii;-8), p. 183. 



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LES PORTRAITS CIX 

fort ouverts, le regard assez doux, le nez long, la bouche 
ni grande ni petite, le menton pointu, la tête un peu 
aplatie, la physionomie revenante; le teint pâle, l'air 
délicat, la taille grande et mince, la jambe sèche, le port 
assez noble. » Tout cela est bien conforme au portrait dû 
à Vanloo (1). 

Puis il ajoute : a II est vif, ambitieux, né avec beau- 
coup d'esprit; possédant toutes les délicatesses de la 
langue, s'exprimant avec grâce, capable et travaillant 
avec facilité; mais paresseux, défaut que son goût pour 
la table et les plaisirs, auxquels il donne souvent des nuits 
entières, rend forcé par la nécessité indispensable de 
reprendre sur le jour le repos qu'il perd la nuit. » 

D'après Barbier, « Maurepas était un homme de beau- 
coup d'esprit, élevé à la Cour, la connaissant parfaite- 
ment, ayant l'esprit fort pour la politique de ce temps-là; 
il était aimé du Roi et probablement jouera un grand rôle 
après la mort du Cardinal (2) » . 

Barbier n'a pas été bon prophète : Maurepas n'a joué 
un grand rôle ni avant ni après la mort du Cardinal, et 
s'il a été un moment aimé du Roi, il en fut néanmoins 
congédié assez brusquement, comme le prouve la lettre 
suivante, du 15 avril 1749 : « Je vous ai promis — lui 
écrit Louis XV — de vous prévenir quand vos services 
ne me conviendroient plus; je vous tiens parole. Vous 
remettrez la démission de vos emplois à M. de Saint- 
Florentin, et dans deux fois vingt-quatre heures vous 
partirez pour Bourges, attendu que Pontchartrain seroit 
trop près de moi (3). » 

(1) Voir notre première édition des AneedoteSj page liv. 

(2) Journal historique et aneedotique, édition citée, t. II (Paris, 1849, 
in-8»), p. 187. 

(3) Ibid,, t. III (Paris, 1851, in-8»). p. 79. — On sait que Maurepas pos- 
sédait la terre de Pontchartrain, dont il portait aussi le nom. 



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«X FRANÇOIS-VÏNCENT TOUSSAINT 

Pour un ami du Roi, le congé était dur. 

Si nous passons à Madame de Mailly et si nous compa- 
rons ses portraits entre eux, il nous faut bien admettre 
qu'elle « n'était pas jolie », mais « qu'elle était bien faite ». 
D'Argenson est sur ce point du même avis que Barbier; 
mais tandis que l'un lui refuse de l'esprit (1), l'autre lui 
en accorde un peu (2), et Toussaint lui en donne beau- 
coup. Le portrait qu'il a laissé d'elle est un de ses meil- 
leurs, un des plus amples et des mieux observés. Toute 
la personne y est détaillée et passée en revue : visage, 
taille, allure, humeur et caractère; on croit la voir. Nous 
n'irons cependant point jusqu'à dire qu'il ressemble à s'y 
méprendre au portrait qui se voit au Musée du Louvre et 
que nous devons au pinceau de Nattier (3). Mais, quoique 
celui-ci ait eu le modèle sous les yeux, nous serions 
presque tenté de donner la préférence à Toussaint au 
point de vue de l'exactitude. Nattier avait, on le sait, l'art 
et l'habitude d'embellir les femmes qu'il peignait. « Les 
grandes dames voulaient se regarder dans leurs portraits 
comme dans des miroirs magiques qui leur renvoyaient 
l'image non pas de ce qu'elles étaient, mais de ce qu'elles 
rêvaient d'être (4). » 

Cette habile précaution a sans doute profité au peintre, 
mais elle a certainement nui à la vérité de ses œuvres. 
D'ailleurs, il a représenté la Madeleine^ c'est-à-dire 
Madame de Mailly, après sa disgrâce, alors qu'elle s'était 
jetée dans la religion. Il lui a fait les cheveux gris, les 
pieds nus simplement appuyés sur des sandales, et il l'a 

(1) Journal et Mémoires du marquis d*Argenson, édition citée, t. I 
(Paris, 1859, iii-8»), p. 220 : « Elle a peu d'esprit et nulles vues. » 

(2) Journal historique et anecdotique, édition citée, t. li (Paris, 1849, 
in-8«), p. 179-180. 

(3) C'est le tableau connu sous le nom de la Madeleine repentante. 

(4) Les Peintures au château de Chantilly, par F.-A. Gruybr (Paris, 
1898, in-4«), t. IV, p. 289. 



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LA CONSPIRATION DE BRETAGNE cxi 

revêtue d'une robe de bure. Sa physionomie est pensive 
et recueillie, et on voit sur ses genoux un livre où on peut 
distinguer le mot de « pénitence » (1). Ce n'est plus la 
Madame de Mailly delà jeunesse et des premières impres- 
sions amoureuses de Louis XV. j 

Il serait aisé de pousser ces comparaisons plus loin; 
mais nous nous bornerons là, nous contentant d'aveir 
essayé de faire saisir l'importance et l'exactitude des por- 
traits qui forment la petite galerie des Anecdotes. , 

Nous avons dit que les Anecdotes comprenaient un cer- "} 
tain nombre de faits et d'incidents qui appartiennent à t 
l'histoire de la Régence et de la première partie du règne 
de Louis XV. Les premiers datent de la mort du grand \ 
Roi, et l'un des derniers concerne l'arrestation du maré- 
"fchal de Belle-Isle en 1744. Mais ils se terminent si brus- ^ 
quement qu'il est à présumer que l'auteur, pour un motif j 
inconnu et peut-être par peur de la Bastille, ne s'est point 
soucié de les continuer. 

Toussaint raconte et juge à sa manière les événements 
ou les présente sous un jour nouveau. Il dit peu de chose 
qu'on ne sache déjà sur la Régence, quelques mots seule- 
ment sur Law et ce qu'on est convenu d'appeler son 
« système ». Mais il donne des détails intéressants sur la 
conspiration bretonne de 1719, qui se termina de si tra- 
gique façon. D'accord sur ce point avec Duclos, il la juge 
sévèrement : « Je n'ai jamais vu — dit Duclos — de com- 
plot plus mal organisé. Plusieurs ne savaient pas exacte- 
ment de quoi il était question, ou ne s'accordaient pas les 
uns avec les autres. Le plus grand nombre pensait seule- 
ment qu'il se faisait une révolution, s'était engagé de la 
seconder, et beaucoup avaient donné leur parole et leur 

(1) Voir la réproduction de ce portrait dans notre première édition, 
page Lxxii. 



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CXII FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

signature, sans entrer en plus d'examen... Ils comptaient 
enlever le Roi à un voyage de Rambouillet, le conduire 
en Bretagne, et de là faire la loi au Régent... On ne pou- 
vait se défendre de compassion pour certains complices 
que j'ai connus, quand on considérait leur peu de valeur 
personnelle (1) » 

Ce sont les Anecdotes — il y a lieu d'insister sur ce point 
— qui pour la première fois ont appelé l'attention sur 
V Homme au masque de fer^ ou plutôt au masque de velours, 
puisque c'était un masque de velours qu'il portait. On 
sait à quel point cette histoire a défrayé la curiosité 
publique et à combien d'hypothèses a donné lieu le mys* 
tère qui plane encore, à l'heure actuelle, sur l'identité du 
fameux prisonnier enfermé aux îles Sainte-Marguerite et 
entouré d'une si étroite surveillance. Toussaint prétend 
qu'il s'agit du comte de Vermandois, fils naturel de 
Louis XIV et de Madame de LaVallière, lequel, dans une 
discussion violente avec le Dauphin, se serait laissé 
emporter jusqu'à frapper ce dernier au visage. Résolu à 
le punir sans cependant lui ôter la vie, le Roi se serait 
décidé à le priver de la liberté; mais, pour éviter le bruit 
et le scandale, voici le moyen qu'il aurait adopté. Le comte 
de Vermandois aurait été envoyé à l'armée de Flandre, 
où il serait censé mort de la peste; personne n'aurait 
ainsi osé l'approcher, et pendant qu'on lui faisait de 
splendides funérailles devant toute l'armée, on l'aurait 
enlevé de nuit et transporté secrètement à Pignerol, 
puis aux îles Sainte-Marguerite, et enfin à la Bastille, où 
il serait mort. 

Cette version de Toussaint est aussi celle du Père Grif- 

(1) DucLOS, Mémoires secretty dans la Nouvelle collection de Michaud 
et Poujoulat, t. X, p. 549, col. 2. 



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LE MASQUE DE PBR exin 

fet (1) qui confesfsait les prisonniers de la Bastille, ce qui 
lui donne quelque autorité; mais elle a été victorieuse- 
ment réfutée par PouUain de Saint^Foix (2). Il paraît 
aujourd'hui bien prouvé que le prisonnier enfermé aux 
îles Sainte^Marguerite y a été conduit en 1661, quelques 
mois après la mort du cardinal Mazarin; que, de là, il a 
été transporté, le 18 septembre 1698, à la Bastille par 
M. de Saint-Mars, passé du gouvernement des Iles Sainte- 
Marguerite à celui de la Bastille, et que c'est là qu'il est 
mort le 19 novembre 1703. Il fut enterré le lendemain dans 
le cimetière de Saint-Paul. Ces faits sont constants. Mais 
d'après M. de Saint-Foix, le prisonnier ne serait ni le 
comte de Vermandois, ni le duc de Beaufort, comme le 
prélendait Lagrange-Chancel, mais bien le duc de Mon- 
mouth, fils naturel du roi d'Angleterre Charles II. Quant 
au comte de Vermandois, il est de toute évidence que si 
une mésintelligence quelconque avait éclaté entre le Dau- 
phin et lui, Saint-Simon, qui vivait à la cour et tenait état 
des moindres incidents, n'aurait pas manqué d'en parler : 
l'acte reproché au comte de Vermandois était trop grave 
pour qu'il l'eût passé sous silence. Aucun autre Mémoire 
du temps n'en parle. Ceux de Mademoiselle de Montpen- 
sier se bornent à dire, au sujet du comte de Vermandois, 
qu'il tomba malade au siège de Courtrai poufr avoir bu 
trop d'eau-de-vie, et la présidente d'Onsembray, égale- 
ment très au courant des événemeftts^ annonce sa mort 
dans une lettre àBussy-Rabutin, mais sans faire la moindre 
allusion à la violence de son caractère. La correspondance 



{{) Henri Grippet, Traité dês différente» sortei de preuves qui iervent à 
établir la vérité de Vhistoire (Liège, 1769, in-ii). Tout le chapitre con- 
sacré à VExamen de la vérité dam les anecdotes est relatif au Masque de 
fer. 

(2) Lettre au sujet de VHommé au masque de fer (Amsterdam [Paris], 
1768, jn-^2). ^ Cf. l'Année littéraire de Fbkron, année 1770. 

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cxiy FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

des généraux de rarmée de Flandre atteste, d'autre part, 
que pendant sa maladie ils pouvaient librement entrer 
dans sa chambre et qu'ils le virent étendu sur son lit de 
mort (1). Tout cela semble démontrer avec évidence que 
la version de Toussaint n'est pas exacte. Faisons remar- 
quer enfin que le comte de Vermandois est né le 2 octo- 
bre 1667, et que c'est en 1661, six ans avant sa nais- 
sance, que l'Homme au masque de fer a été conduit à 
Pignerol. 

Ce n'est pas d'ailleurs ici le lieu de passer en revue 
toutes les hypothèses qu'on a émises, au dix-huitième 
siècle comme de nos jours, sur l'identité du célèbre pri- 
sonnier. 

Les plus singulières ont été mises en avant. On a été 
jusqu'à prétendre que la reine Anne d'Autiche, du vivant 
de Louis XIII, serait secrètement accouchée d'un fils, 
qu^elle aurait eu du duc de Buckingham, et qui ne serait 
autre que le Masque de fer. D'autres ont dit que l'accou- 
chement de la Reine aurait eu lieu pendant la Régence, 
après la mort du Roi par conséquent, et ce ne serait plus 
à Buckingham, mais à Mazarin, que la paternité serait 
attribuée : on aurait fait enfermer l'enfant pour sauver 
l'honneur de la Reine. 

Oq a prétendu également, qu'en même temps qu'elle 
mettait Louis XIV au monde, Anne d'Autriche aurait eu 
un autre fils jumeau et que, pour éviter la guerre civile, 
on aurait fait disparaître l'un des frères. 

Aucune de ces légendes n'est accompagnée de la 
moindre preuve. Sans vouloir en discuter aucune, nous 
devons dire cependant que la plus accréditée à l'heure 
actuelle identifie l'Homme au masque de fer avec le comte 

, (1) Q. Ckav?\j^d^. Mélanges déjà cités, édition de 1817, p. 106 et sui- 
vantes. 



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L'ABDICATION DU DUC DE SAVOIE cxv 

Mattiolu secrétaire d^Élat du duc de Mantoue (1), et que 
cette opinion est aujourd'hui partagée par presque tous 
ceux qui se sont occupés de cette question (2). 

L'abdication inattendue du duc de Savoie, en 1730, est 
aussi l'un des incidents qui ont attiré l'attention de Tous- 
saint. Ce fut un véritable roman que cette abdication. 

Par son mariage avec Mademoiselle de Blois» fille 
de Philippe d'Orléans, le roi de Sardaigne Victor- 
Amédce II était devenu le propre neveu de Louis XIV. 
Passionnément épris de la comtesse de Saint-Sébastien, 
qui prit plus tard le nom de marquise de Spigne, il avait 
voulu l'élever jusqu'au trône; n'ayant pu y réussir, il pré- 
féra en descendre plutôt que de se séparer d'elle. De tels 
sacrifices sont assez rares pour qu'on les cite; mais il faut 
croire que le cœur du roi détrôné n'avait plus les mêmes 
attraits pour la marquise, et que Victor-Amédée s'en 
aperçut, car il regretta bientôt son abdication et voulut 
reprendre sa couronne. Il était malheureusement trop 
tard : son fils, devenu son successeur, n'était guère dis- 
posé à lui céder la place, et, pour être certain de la garder, 
il n'hésita ni à faire enlever son père ni à le tenir enfermé 
jusqu'à sa mort. 

Pendant ce temps, des événements d'une portée plus 
considérable se déroulaient en Europe. L^électeur de 
Saxe Auguste II, roi de Pologne, était mort. Il fallait lui 
élire un successeur, et comme il importait que Marie Lec- 
zinska, a simple demoiselle » jusque-là, fût eflfectivement 

(1) Voir la lettre du baron d'Heiss du 28 juin 1770, insérée dans le 
Journal encyclopédique. 

(2) MM. Dutens, le baron de Ghambrier, Roux-Fozillac, Reth, Delort, 
Ellis, Carlo Botta» Armand Baschet, Marius Topin, Paul de Saint- Victor, 
Funck-Brentano, etc. 



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cxvi FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

« fille de Roi », le cardinal Fleury se laissa entraîner à la 
guerre pour soutenir la canditature de Stanislas. On con- 
naît les incidents, les suites de cette élection, la procla- 
mation simultanée de l'électeur de Saxe et du beau-père 
de Louis XV, le siège de Dantzig^ où pendant quatre 
mois Stanislas tint bon contre les Russes qui avaient 
embrassé le parti de son compétiteur, et enfin sa fuite 
précipitée sous un déguisement. Les Anecdotes racontent 
tous ces faits en détail. 

• La guerre éclatait en même temps sur le Rhin, où les 
armées du Roi étaient tenues en échec par le prince 
Eugène, et en Italie, où, réunies à celles de l'Espagne et 
de la Sardaigne, elles triomphaient des Autrichiens. Le 
traité de Vienne régla la succession au trône de Pologne, 
ainsi que le sort de la Toscane et de la Lombardie : il 
reconnut en même temps la souveraineté des Bourbons 
d'Espagne sur le royaume des Deux-Siciles, et, en échange 
de sa renonciation, Stanislas obtint le duché de Bar et 
celui de Lorraine avec réversibilité à la couronne de 
France. 

Depuis près de huit cents ans, ce duché était gouverné 
par la même Maison; aussi les Lorrains furent-ils déses- 
pérés qu'on eût disposé de leur sort sans les consulter. Le 
duc régnant Léopold, par son égoïsme et la dureté de ses 
procédés, avait perdu leur affection; mais leur attache- 
ment à sa maison était demeuré aussi vif. Sur ce point, 
les Anecdotes contiennent une pièce intéressante, que nous 
croyons inédite (1), et sur laquelle nous devons appeler 
l'attention du lecteur. C'est une protestation indignée, 

(1) Nous n'en avons trouvé trace nulle part, ni dans aucune des édi- 
tions des Mémoires de Perse, ni dans l'ouvrage pourtant si documenté 
de M. le comte d'Haussonville, Histoire de la réunion de la Lorraine à la 
France (Paris, i^f i§59, 4 vol, in-Ç»; deutiôme édit., ibid.* 1860. 4 yxA, 
in-12). 



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RÉUNION DE LA LORHAINfi À LA FRANGE cxvit 

adressée au duc de Lorraine par les habitants de la pro- 
vince, quand ils apprirent qu'ils allaient changer de 
maître. Cette émouvante adresse est un nouveau témoi- 
gnage de la fidélité de leurs sentiments et de leur déses* 
poir à ridée de subir une domination étrangère. Un siècle 
plus tard, ce désespoir ne fera que grandir, quand la force, 
des armes les arrachera de nouveau à la patrie qu'ils 
aimaient et voulaient continuer à servir. 

Cette séparation violente menaçait d'ailleurs aussi leurs 
intérêts. La petite cour de Nancy comportait en effet un 
grand nombre de charges et d'emplois qui allaient dispa- 
raître (1), et il était naturel que ceux qui les occupaient 
tentassent d'agir sur le duc de Lorraine pour l'empêcher 
de se laisser dé{)ouiller de sa souveraineté avant d'avoir 
acquis un droit certain à l'héritage de la Maison d'Au- 
triche (2). Au surplus, voici ce que le roi de Prusse pen- 
sait à cette époque de ces mêmes Lorrains, alors qu'il 
n'était encore qu'héritier présomptif ; « Lorsqu'ils ont 
été obligés de changer de domination, écrit-il, toute la 
Lorraine était en pleurs. Us regrettaient de perdre les 
rejetons de ces Ducs qui depuis tant de siècles furent en 
possession de ce florissant pays, et parmi lesquels on en 
compte de si estimables par leur bonté, qu'ils méritaient 
d'être l'exemple des Rois... Quand la veuve du duc Léo- 
pold fut obligée de quitter Lunéville, tout le peuple se 
jeta à genoux au devant de son carrosse, et l'on arrêta 
les chevaux à plusieurs reprises. On n'entendait que des 
cris, on ne voyait que des larmes (3), » 

(1) Le marquis de Gerbevilliers, grand chambellan, allait perdre un 
traitement annuel de 15 4 18,000 livres; le prince de Graon, grand 
écuyer, im traitement de 20,000, etc. Voyez le Mémoire de quelque* obier- 
votions à faire sur la Lorraine kint pour Vinlérét du Roy que pour le bien 
du pays (Archives du Ministère des Affaires étrangères, 1736). 

(2) D'Hau8sonvili.b, ouvrage cité, t. IV, p, 363. 

(3) Essai de critique sur « le Prince » de Machiavel, par FnioÉRjc U 



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Gxviii . FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

Ces larmes, que le cours des années avait séchées, 
semblaient à jamais taries; de nouvelles douleurs étaient 
cependant réservées à ce malheureux peuple, qui momen- 
tanément résigné ne manque jamais l'occasion de mani- 
fester sa fidèle affection et la vivacité de son attachement 
à la France. 

La guerre de la Succession d'Autriche est longuement 
traitée dans les Anecdotes. Nous n'en referons pas l'his- 
toire qui commence à la mort de Charles VI, dont « la 
politique, écrit Toussaint, était raffinée, la haine contre 
la France implacable, l'humeur sombre et mélancolique, 
le gouvernement dur ». Cette Maison d'Autriche, devant 
laquelle « tout l'Empire tremblait », était parvenue, au 
mépris des droits et des privilèges qui les faisaient élec- 
tifs, à rendre ses souverains héréditaires, et par sa prag- 
matique sanction, Charles YI avait cru assurer à défaut 
d'héritier mâle l'avènement au trône de sa fille Marie- 
Thérèse. A sa mort, les compétitions n'en furent cepen- 
dant ni moins vives ni moins nombreuses. L'électeur de 
Bavière Charles-Albert, le roi de Sardaigne, le roi d'Es- 
pagne, le grand Frédéric firent chacun valoir leurs droits, 
et la France fut entraînée à la guerre par son alliance avec 
la Bavière. 

Toussaint nous raconte les principaux événements de 
cette campagne de Bohême qui se termina si tristenient 
pour nos armes, la prise de Prague par Maurice de Saxe, 
la capitulation de la place de Linz si sévèrement repro- 

(troisième édition, La Haye. 4741, 2 vol. in-8«), t. X, p. 10 et 13. — Cf. 
le P. Ernest Lbslie, Abrégé de l'histoire généalogique de la maiion de Lor- 
raine (Commercy, 174S, ' in-S**), p. 177; Franco! s- Antoine de Chbvrier, 
Mémoires pour servir d Vhistoire des hommes illustres de Lorraine (Londres, 
1784, 2 vol. in-12), t. 11, p. 32; Louis Lallbebnt, Le Départ de la famille 
ducale de Lorraine (Nane^i 18è0, in-8»). 



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LA GUERRE BÊ LA SUCCESSION D'AUTRICHE cxix 

chée à M. de Ségur, la première défection de Frédéric le 
Grand qui eut tant de conséquences sur le résultat final 
de la campagne, le second siège de Prague au cours 
duquel éclata la funeste rivalité entre les maréchaux de 
Broglie et de Belle-Isle, la glorieuse retraite de ce der- 
nier suivie de Tévacuation de l'Allemagne par nos troupes. 
D'oflFensive qu'elle avait été jusqu'alors, la guerre était 
devenue défensive à la suite de nos revers, et pendant 
que le prince de Gonti opérait en Piémont, que le maré- 
chal de Coigny défendait l'Alsace contre les Autrichiens, 
le Roi et le maréchal de Noailles se dirigeaient vers les 
Flandres pour y combattre l'Angleterre et la Hollande. 
La maladie de Louis XV vint, comme on sait, arrêter le 
cours de cette campagne. 

L'élection de Charles VII en qualité d'Empereur d'Al- 
lemagne donne lieu à des détails intéressants sur le mode 
et les formes de cette élection, la réunion de la Diète de 
Francfort et la célèbre Bulle d'or qui en réglait le fonc- 
tionnement. 

Tout cela est connu, et nous n'y insisterons pas, 
mais les événements sont racontés avec talent et de pre- 
mière main; on sent que l'auteur les a écrits pour ainsi 
dire au moment où ils s'accomplissaient, ce qui donne à 
son récit du poids et de l'agrément. 

L'arrestation du maréchal de Belle-Isle en 1744 est un 
des derniers incidents dont parle Toussaint. Cet événe- 
ment causa une vive émotion à la cour de France (1). 

Le maréchal se trouvait à Munich au mois de dé- 
cembre 1744 et cherchait la meilleure route pour se 
rendre directement à Berlin. On l'engagea à passer par 

(1) On trouvera au Dépôt du Ministère de la guerre les pièces relatives 
à cette arrestation (Dip/oma<t>, année 1745, vol. 31^6); 



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GXX FÇANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

Gasael au lieu de traverser la Frfi^nconie et la Saxe; ce 
qui l'obligeait d'emprunter pendant un quart de lieue le 
territoire de Hanovre, Le maître de poste d'Elbingerode 
avait été aussitôt avisé de tenir prêts pour le 20 décembre 
les trente-qua,tre chevaux dont il avait besoin, lui et sa 
suite; il est vrai que Técusson du roi de Prusse figu- 
rait sur les portes de la maison de poste et que les 
postillons portaient la livrée du roi. La chaise du maré- 
chal ne fut pas plus tôt entrée d^ns l'hôtel que les portes 
se refermèrent; la cour se remplit de soldats et de 
paysans armés, ayant à leur tète le bailli d'Elbingerode 
qui déclara au voyageur qu'il le faisait prisonnier, au 
nom du roi d'Angleterre son maître^ à qui la France avait 
déclaré la guerre. On ne lui permit pas d'écrire aux 
autorités, on le remit de force dans sa chaise, et on fit 
monter près de lui des soldats armés de leurs fusils, 
baïonnette au canon. C'est de la sorte qu'on le transporta 
à Hanovre, et de là en Angleterre, au château de 
Windsor, où il n'arriva que le 2 mars. 

Le roi de France et l'Empereur protestèrent contre 
cette çirre3tation, m^s le roi d'Angleterre et ses minis- 
tres trouvèrent l'occasion favorable pour abaisser la 
France (1) ; et, quand le ministre de l'Empereur à Lon- 
dres voulut remettre au roi d'Angleterre le mémoire (2) 
dont il était chargé en faveur du maréchal, celui-ci l'in- 
terrompit en lui disant que f toutes les représentations 
auraient sur lui peu d'effet, que le maréchal était son 
prisonnier, et qu'il y resterait (3) ». Le gouvernement 



(1) U^fiioire9 du dv4 de Luf^nfis iur la cour de loui$ XV (17?5-i758), 
publiés par L. Dussieux et E. Soulib (Paris, 1860-1865, 17 volumes in-8«), 
t. VI, p. 874 et 275. 

(2) Ce mémoire porte la date du 18 janvier 1745. Voir les pièces du 
Dépôt de la guerre déjà citées, fol. 24. 

(3) Pièces du Dépolit de la guepre, fol. 40. 



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L'ARRESTATION DU MARECHAL DE BELLE-ISLE tîXXi 

anglais feignait de croire que la France cherchait à 
envahir le Hanovre et que c'était pour reconnaître le 
pays par où devaient passer les armées, que le maréchal 
avait pris la route de Gassel, en allant se concerter avec 
le roi de Prusse. Cette supposition n'était cependant rien 
moins que fondée. Si tel avait été en eflfet le but pour- 
suivi par le maréchal» il n'aurait pas manqué de prendre 
un déguisement; il aurait cherché à se cacher, comme il 
le faisait observer à lord Haringlon dans l'entrevue qu'il 
eut avec lui à Petenham (1) Au lieu de cela, il avait 
voyagé ostensiblement en se faisant annoncer sous son 
véritable nom par les estafettes qui le précédaient. La 
route qu'il a suivie lui avait été simplement mal indiquée. 
Quoi qu'il en soit, le maréchal de Belle-Isle de- 
meura prisonnier au château de Windsor jusqu'au mois 
d'août 1745. On tomba alors d'acord sur un compromis 
qui lui permit de rentrer en France. « Il engageait sa 
parole à revenir se constituer de nouveau prisonnier si, 
dès son arrivée dans son pays, tous les soldats et officiers 
du roi de la Grande-Bretagne, tant anglais que hàno- 
vriens, qui étaient alors détenus en France comme pri- 
sonniers de guerre, n'étaient pas immédiatement relà^ 
chés, conformément au traité de cartel conclu à Francfort 
en 1743 (2). » La condition fut exécutée, et le maréchal 
de BelIe-Isle fut ainsi définitivement rendu à la liberté 
après une détention qui dura six mois (3). 

Nous trouvons encore à la fin du manuscrit quelques 

(1) L'entrevue eut lieu le 9 mai 1745. (Dépôt de la guerre, fol. 440.) 

(2) Le compromis est daté d'Hamptoncourt, le 11 août 1745 (Dépôt de 
la guerre, fol. 199). 

(3) Le cabinet des Estampes de la Bib^. nat. possède plusieurs pièces 
relatives à l'arrestation et à la détention du maréchal (voir Collection 
Hennin, t. 96). 



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CXXII PRÀNÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

considérations, qui ne manquent pas d'intérêt, sur l'état 
des Réformés en France, les inconvénients, les dangers 
pour la richesse du pays de leur émigration qui avait 
commencé lors de la révocation de TÉdit de Nantes et 
n'avait guère cessé depuis, et sur les bruits de tolérance 
à leur égard qui auraient couru à un certain moment du 
règne de Louis XY. Cette sage pensée politique a-t-elle 
jamais réellement existé, ou bien Toussaint, dont on 
connaît la largeur de vues et les sentiments généreux, 
a-t-il simplement pris son désir pour une réalité? Ou 
plutôt, s'il soulevait la question, n'était-<5e pas pour lui 
un moyen de faire entendre en faveur des malheureux 
Réformés une voix qu'il a mise dans la bouche royale? 
Ce qui tendrait à le faire croire, c'est que nous n'avons 
trouvé nulle part ailleurs la trace de ces prétendues 
dispositions conciliantes de Louis XV à celte époque, et 
que bien au contraire toute sa politique religieuse semble 
avoir été étrangère à l'esprit de tolérance qu'on lui 
attribue à ce moment de son règne. 

L'état des Religionnaires, comme on les appelait, les 
persécutions qu'ils enduraient, cette mise hors la loi 
qui pesait si lourdement sur eux n'avaient cependant 
pas été sans préoccuper les esprits en France. Dans les 
vingt années qui avaient suivi l'acte de révocation, 
le silence avait été absolu, et on pouvait s'imaginer, 
comme l'avait dit le Roi dans le préambule de cet acte, 
que « la meilleure et la plus grande partie de ses sujets 
de la Religion prétendue Réformée, ayant embrassé la 
Catholique Romaine, ce changement rendait inutile l'Édit 
de Nantes et que dès lors il le révoquait (1) ». La guerre 
des Camisards avait pris fin, et la déclaration royale 

(1) Voir le préambule de l'acte du 22 octobre 1685. 



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CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT DES RÉFORMÉS cxxiil 

de 1715, en affirmant de nouveau la disparition des protes- 
tants, avait été comme le dernier cri de gueiTe du grand 
Roi qui allait disparaître quelques mois plus tard. 

Sur un million de protestants disséminés alors en 
France au milieu de vingt millions de catholiques, on 
estimait à près de trois cent mille le nombre de ceux qui 
s'étaient expatriés (1) ; les autres, pleins de courage et de 
foi, persévéraient dans la lutte; quelques-uns cependant 
s'étaient soumis en apparence, sans que leur conviction 
eût été ébranlée ; les conciliabules, les prières et les pré- 
dications clandestines l'entretenaient, ainsi que les célè- 
bres assemblées du Désert. Quel adoucissement les 
Réformés pouvaient-ils attendre de la Régence? Le car- 
dinal Dubois n'était pas de ceux que leur sort aurait pu 
émouvoir, et le Régent ne s'en souciait guère. 

Aux espérances que pouvait laisser entrevoir Tavène- 
ment d'un nouveau Roi (2), Louis XV, à peine majeur, 
répondit par cette déclaration du 14 mai 1724 déjà conçue 
sous la Régence et qui aggravait encore les mesures 
prises contre les protestants par son prédécesseur. Le 
mouvement d'émigration reprit de plus belle alors ; ce- 
pendant, malgré la réunion de quelques synodes, l'agi- 
tation devint forcément plus prudente et plus sourde. 
Antoine Court (3), qui consacra sa vie à la cause du 
protestantisme, ne cessait de tenir les cœurs en éveil; 
ce fut lui qui adressa au cardinal Fleury l'éloquente 

(1) Charles Weiss, HUtoire dei réfugié* protet$ants de France depui$ la 
révocation de Védit de Nantes ju$qu*à nos jours (Paris, 1853, 2 volumes 
in-lf), t. I. p. 404. 

(2) Extrait d'un rapport de La Fare (Bibl. nat., ms. fcanç. 7046, 
fol. 213), cité par Edmond Hugues dans son ouvrage sur Antoine Court, 
Histoire de la restauration du protestantisme en France au dix-huitième 
siiele (Paris, 1872, 2 vol. in-8»), t. I, p. 129, note 2. 

~ (3) Antoine Court de Gébelin, né le 17 mai 1696 à Villeneuve-de-Berg, 
dans le Vivarais, mort le 15 juin 1760. — Voyez La France proteitante, 
nouvelle édition, t. IV (Paris, 1884, in-8»), col. 809-822. 



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cxxiv FRANÇOIS-VÎNCENT TOUSSAINT 

supplique de 1738, qui ne fut suivie d'aucun adoucisse- 
ment. Les persécutions contre les Réformés ne devinrent 
un instant moins vives, que lorsque l'attention de la 
France fut absorbée par les préoccupations de la guerre 
si malheureuse où elle était engagée. 

A la suite des revers de la campagne de Bohème, le 
protestantisme se sentit plus fort : on se réunit plus sou- 
vent, on osa prier plus ouvertement^ et les églises se 
multiplièrent en Normandie, dans le Poitou, dans la 
Saintonge, dans la Guienne et surtout dans le Lan- 
guedoc. Le gouverneur de cette province, le duc de 
Richelieu, se montra même plus mesuré après la mort 
du cardinal ; une ère d'apaisement semblait enfin s'ou- 
vrir, ^t c'est sans doute à cette période que Toussaint 
fait allusion. 

Pendant la maladie du Roi à Metz, les membres du 
synode national organisèrent des prières publiques pour 
implorer sa guérison. A ce moment encore, la situation 
des Réformés semblait à la veille de s'améliorer : le 
clergé catholique ne le permit pas; les attaques, les 
calomnies reprirent de toutes parts pour aboutir enfin à 
la grande persécution de 1745. Louis XY signa les 
fameuses ordonnances des 1" février et 22 mars qui 
prescrivirent d'envoyer aux galères quiconque aurait 
assisté aux prêches des Religionnaires ; les dragonnades 
recommencèrent, et, à part quelques courtes éclaircies, 
on poursuivit les protestants sans merci. 

Ce n'est pas ici le lieu de refaire Thistoire du protes- 
tantisme au dix-huitième siècle; nous avons simplement 
essayé d'esquisser la situation des Réformés au moment 
où Toussaint s'occupe d'eux, en prêtant au Roi des idées 
de tolérance qui n'ont jamais eu, croyons-nous, de fonde- 
ment sérieux. 



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CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT DES RÉFORMÉS CXXV 

Ces idées qui étaient, ainsi que nous Tavons vu, celles 
de toute la philosophie encyclopédiste, poursuivirent 
cependant leur marche lente pour aboutir enfin àTépoque 
de la Révolution (1); et ce qui contribua à en assurer le 
succès final, c'est qu'elles intéressaient la richesse même 
et la prospérité du royaume. Cette émigration continue 
des protestants pendant l'espace d'un siècle entier avait 
exercé une funeste influence sur son état économique; 
la population n'avait pas seulement diminué de nombre, 
le numéraire était sorti de France, les ressources du pays 
étaient atteintes et nos relations avec l'étranger s'en 
ressentaient. Toutes ces raisons suffisaient pour que 
l'attention fût appelée sur l'état des Réformés, et elles 
expliquent pourquoi Toussaint en a parlé. 

Il n'était d'ailleurs pas le seul, comme on pense, à s'en 
préoccuper. Sans citer les ouvrages connus, La Beau- 
melle, qui ne cessa de s'intéresser au sort des protestants, 
publia sous forme de roman un petit écrit en leur faveur, 
dont il nous fait dire un mot. Cet écrit étdt intitulé f Asia- 
tique tolérant (2); et comme on n'aurait pas osé, à 
l'époque, soutenir ouvertement les idées de tolérance 
et de liberté de conscience, et que Crébillon fils venait de 
peindre les amours de Louis XV sous le voile d'un conte 
oriental, La Beaumelle crut bon de l'imiter en lui emprun- 
tant les noms de ses personnages. Il suppose qu'un gen- 



(1) Ce fut le baron de Breteuil, un des ministres de Louis XTI, qui 
présenta au Roi un mémoire sur la nécessité de donner un état civil 
aux protestants. Lafayette, Lamoignon, Malesherbes prirent leur défense, 
redit de tolérance fut signé en 1787 et, le 21 aoàt 1780, l'Assemblée 
constituante déclara solennellement « que tous les citoyens étaient égaux 
aux yeux de la loi ». Deux jours aprè», le 23 août, elle proclama la 
liberté des cultes, en décrétant que « nul ne doit être inquiété pour ses 
opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble 
pas Tordre public ». 

(2) L* Asiatique tolérant. Traité à l'uêage de Zéokinizul, roi de$ Kofitant^ 
m^momméU Chéri (Pwris, Tan XXIV du tradtrcteur [1748], in-12). 



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cxxvi FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

tilhomme a présenté au rdi Zéokinizul (Louis XV) un 
mémoire sur la tolérance, et qu'il a traduit ce mémoire. 
« Zéokinizul avait cru, dit-il, qu'il devait commencer son 
règne en versant le sang de ses sujets. L'Ebba Boisdu 
(l'abbé Dubois), un de ses ministres^ qui avait intérêt de 
plaire à Rome pour en obtenir une espèce de bonnet 
(chapeau de cardinal), sans doute pour couvrir les 
ravages que ses libertines amours avaient faits sur sa 
tête, lui fit signer une déclaration (celle de 1724) qui 
portait les derniers coups à un monstre dont on avait 
depuis longtemps fait l'épitaphe. » 

Le roman continue sur ce ton sans qu'il y ait intérêt à 
le suivre; mais, sous cette forme caustique et orientale. 
Fauteur veut prouver que la tolérance est une obligation 
du christianisme, qu'elle est de droit naturel, que l'into- 
lérance conduit à des conséquences déplorables, que les 
souverains n'ont aucun droit de contrôle sur la conscience 
humaine, et que les principes opposés ne peuvent qu'en- 
gendrer la guerre parmi les hommes. Il en conclut que 
redit de Nantes était irrévocable et qu'il doit être rétabli. 



f 
A partiyde 1764, Toussaint vécut toujours à Berlin, 

qu'il ne quitta plus jusqu'à sa mort. Le roi, qui l'y avait 
attiré et le tenait en grande estime, ne le conserva cepen- 
dant pas longtemps dans son intimité. Il ne le trouvait 
peut-être pas assez discret, ni assez réservé dans ses 
relations avec lui; le ton de sa conversation lui avait 
parfois déplu; car Frédéric voulait bien paraître oublier 
qu'il était roi, mais c'était à la condition que les autres 
ne l'oublieraient jamais. Lorsqu'il avait admis quelqu'un 



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SÉJOUR DE TOUSSAINT À BERLIN GXiLVii 

auprès de lui, il le faisait suivre par ses agents ; et si 
leurs rapports ne lui convenaient pas» il éloignait aussitôt 
le nouveau venu de sa personne (i). 

Ce fut surtout dans l'intimité du prince Henri, le second 
frère de Frédéric II, que vécut Toussaint; il ne le quittait 
pas. La sœur de prince, la princesse Amélie, avait cepen- 
dant peu de goût pour lui ; mais cela ne l'empêcha point 
de devenir lecteur du prince à la place de M. de Franche- 
ville (2), et de remplacer aussi, comme bibliothécaire, 
Richer de Loubans. 

Il s'était marié une première fois en 1744; mais sa 
femme mourut aussitôt après avoir mis au monde une 
fille, qu'il perdit à l'âge de quinze ans. Il se remaria en 
1748 et eut dix enfants de sa seconde femme; mais, à sa 
mort, il ne lui restait qu'un fils et deux filles (3). Son fils 
le remplaça en qualité de lecteur du prince Henri, qui 
s'occupa avec une grande bonté de toute la famille, restée 
dans une très modeste situation de fortune. 

L'aînée de ses filles épousa plus tard un certain Bilger, 
fils d'un chirurgien de Berlin, et en même temps valet de 
chambre du prince; mais elle fut obligée de divorcer et 
se remaria avec Kap Hensk, également attaché à la per- 
sonne du prince. Elle devint veuve de bonne heure, après 
avoir eu de son second mariage plusieurs enfants (4). 

On a peu de détails sur la seconde des filles de Tous- 



(1) Thiébault, ouvr. cité, t. I, p, 07. 

(2) Jean Dufresne de Francheville né à Saint- Valéry (Picardie) en 1704, 
mort à Berlin en 1782. Cf. Dbnina, La Prutte littéraire (BeTlin, 1790-1791, 
3 volumes in-8»), t. II, p. 57-59. 

(3) Denina, ouvrage cité, t. III, p. 407: D. Thiébault, Mes Souvenirs de 
vingt ans de séjour à Berlin, seconde, édition, t. V (Paris, an XIIM805, 
in-8«), p. 83-84. Il faut citer ce passage de Denina (t. III, p. 408) : « Le 
fils pourroit encore suivre la carrière de son père en qualité d'auteur; 
et Ton croit que les filles, dont une est mariée à un gentilhonune brande- 
bourgeois, poiuroient écrire avec goût des choses utiles. » 

(4) Thiébadlt, ouvr. cité, t. II, p. 172, 



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CXIVIII FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

saint, qui s'appelait Bathilde. On sait seulement que par 
un acte passé en l'étude de M" Le Rat d'Auteuil, notaire à 
Paris (1), le 24 septembre 1778, le baron d'Holbach lui 
constitua une rente annuelle et viagère de 700 livres. 

Toussaint sentit les infirmités qui l'ont conduit à sa fin 
avant qu^elles fussent remarquées par son entourage. Sa 
dernière maladie dura cinq mois (2); il s'y montra d'un 
calme et d'une soumission dignes des grands caractères. 
Il annonça lui-même sa dernière heure et expira le 
22 juin 1772, à quatre heures du matin (3). 

Quelques jours après sa mort, le roi parla de lui à 
l'abbé Bastiani et l'entretint de la situation de fortune 
dans laquelle il laissait sa famille. « Je ferai 400 livres 
de pension à sa veuve, dit le roi; mais vous qui êtes bon 
catholique, j'espère que vous trouverez moyen de faire 
élever les filles dans un couvent de Breslau. Il serait hon- 
teux, ajouta-t-il, que moi, protestant et impie, je sollicite 
en vain une bonne œuvre auprès de vous, b II fallut bien 
que l'abbé se rendît à cette invitation. Cependant l'ar- 
gent manquait, et l'abbé n'en trouvait pas. Un soir, k un 
dîner chez Madame de Launay, on vint à parler de Tous- 
saint. M. de Brière, qui était présent, dit à l'abbé qu'il ne 
l'avait connu que fort peu, qu'il lui avait cependant 
autrefois demandé quelque afgent à titre de prêt, mais 
qu'il ne lui avait même pas répondu, ne comprenant pas 
qu'un homme de son âge, ayant à dépenser six mille 
livres par an, pût en être réduit à une semblable extré- 
mité. Comme il ne s'agissait plus de lui, mais de ses 
filles, M. de Brière eut la générosité de remettre l'argent 
du voyage à l'abbé. La veuve de Toussaint n'en sut 

(1) L6 titulaire actuel dé l'étude est M. Martin Deslandes. 

(2) Sept ou huit mois, selon D. TdnifiAULT, ouvrage dté, t. V, p. TO. 

(3) Éloge 4e T<ms9aint prononcé pai* Formey en <773 è l'Açad^inie dQ 
Berlin, . • . • 



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LA MORT DE TOUSSAINT cxxix 

jamais rien et s'imagina que c'était à la reine de Suède 
qu'elle en était redevable (i). 

Thiébault raconte qu'il assista aux derniers moments 
de Toussaint et à la confession qu'il aurait faite à son 
fils, âgé de quinze à seize ans, au moment où il allait 
recevoir les sacrements, a J'atteste — aurait-il dit — le 
Dieu que je vais recevoir, et devant qui je vais parattre, 
que si j'ai paru peu chrétien dans mes écrits, ce n'a 
jamais été par conviction, mais par respect humain, par 
vanité et pour plaire à telles ou telles personnes (2). » 

Toussaint a-t-il réellement tenu un pareil langage? 
Thiébault l'affirme, tout en s'en étonnant d'ailleurs (3), 
et nous ne voulons pas contester son témoignage. Mais 
s'ensuit-il qu'il faille sur ce seul témoignage juger son 
caractère et la fermeté de ses principes? A combien 
d'hommes n'a-t-on pas prêté, à leur lit de mort, des pa- 
roles qu'ils n'ont souvent pas prononcées, ou dont tout 
au moins ils n'étaient plus, à ce moment extrême, en 
état de mesurer la portée? Pourquoi Toussaint, dont 
la vie n'a rien eu que d'honorable et dont les œuvres 
n'ont rien eu non plus d'immoral, aurait-il renié sa con- 
duite passée? Et s'il a eu cette faiblesse, ne peut-on pas 
supposer qu'il a pu obéir aux influences et aux sugges- 
tions de l'heure dernière, qui trouvent trop souvent à ce 
moment un moyen favorable de s'exercer (4)? 

C'est d'après ses œuvres que nous devons le juger, 

(1) Thiébault, ouvr. cité, t. IV, p. 122. 

(2) Ibid., t. V, p. 80-83. Plusieurs Dictionnaires biographiques de la fia 
du dix-huitième siècle afiQrment qu'il laissa, outre les œuvres dont nous 
avons parlé, les matériaux d'un Dictionnaire de la langue française. 

(3) « Ce discours m'étonna singulièrement; je ne m'y attendois pas: 
et j'admirai avec quelle force et quelle présence d'esprit cet hommo 
mourant et si affoibli le débita. » Thiébault, ouv. cité, t. V, p. 82. 

(4) 11 ne faut cependant pas oublier qu'il avait commencé par admirer 
le diacre Paris, et que Dbnina dit de lui : « Ses parens étoient plus 
dévots que riches. » La Prune littéraire, t. Il F, p. 406. 



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cxxx FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT 

plutôt que par des paroles prononcées in extremis. « Mon 
Dieu à moi — a-t-il écrit (1). — a fait l'univers ; il m'a tiré 
du néant; tous les avantages du corps» de Tesprit et du 
cœur dont je jouis, c'est de lui que je les tiens ; il veille à 
ma conservation et saura pourvoir à ma félicité. Pour sa 
bonté je lui dois de l'amour, pour ses bienfaits de la 
reconnaissance, et pour sa majesté des hommages. » 
Sont-ce là des sentiments peu religieux et qu'il faille 
renier? 

D'autre part, nous lisons ce qui suit dans l'éloge que 
Formey a prononcé de lui devant l'Acadénrie de Berlin : 
« Son caractère était simple et doux; il était sans orgueil 
et sans prétention, aimable dans la société, parlant peu, 
mais bien, et réveillant l'attention par des traits heureux 
et imprévus qui partaient chez lui de source, en parlant 
comme en écrivant. Il était plein de vues — ajoute-t-il -^ 
et ses vues étaient marquées au coin du génie et de l'hon- 
néteté (2). » Et lorsque M. Borelly, ancien professeur d'élo- 
quence à Aix-en-Provence, remplaça Toussaint à l'Aca- 
démie des Sciences de Berlin, le Secrétaire perpétuel de 
cette Académie répondit en ces termes à son discours de 
réception : « Nous avons eu en M. Toussaint un confrère 
tlont le génie, les talents et les écrits lui avaient fait une 
réputation distinguée, dont les mœurs et le caractère 
avaient gagné notre confiance et notre attachement (3). » 

Tous les témoignages que nous venons de réunir par- 
lent éloquemment en faveur de Toussaint. Non seulement 
il fut, comme l'a remarqué Denina (4), « le seul des Frari- 

(1) Les Mœurs, édition de 1755, première partie, p. 35 et 36. 
{2) Histoire ds VAeadémie, Bitmde ins, p. 29-^2. , 

(3) Ibid., année 1772, p. 23. 

(4) La Prusse littéi-aire, t. III, p. 407. Le même auteur nous apprend 
(ibirf., p. 480) qu'il avait entrepris une traduction de IHistoire de l'Art 



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LE PHILOSOPHE cxxxi 

çais attirés en Prusse, pensionnés par Frédéric II, qui 
ait travaillé à faire connaître à la France les auteurs 
allemands »; mais surtout, et ce n'est pas un de ses 
moindres titres, il a été un philosophe, l'esprit un peu 
tourné, comme il l'a dit lui-même, à la philosophie mo- 
rale. A de certains points de vue même, il a été un pré- 
curseur. Parfois encore, nous le reconnaissons, il a mal 
exprimé et outrepassé sa propre pensée, croyant la mieux 
faire saisir; mais à aucun moment de sa vie et dans 
aucun de ses écrits, il n'a jamais donné dans les excès de 
de la philosophie de son temps, qu'il a comprise autrement 
et souvent mieux que la plupart de ses contemporains. 

Qu'est-ce d'ailleurs qu'un philosophe? Toussaint se 
charge lui-même de nous répondre (1) : « Dans le langage 
des collèges, dit-il, les philosophes sont des hommes 
vêtus d'une robe à larges manches et coeffés d'un bonnet 
hupé. qui forment la jeunesse dans l'art d'obscurcir la 
raison par le raisonnement, de donner aux simples hypo- 
thèses la teinture de l'évidence, et de convertir l'évidence 
en problème... Mais pour tout homme de bon sens, le 
philosophe est celui qui examine avant que de croire et 
réfléchit avant que d'agir, et quand il est décidé, ne peut 
manquer d'être ferme dans sa croyance et constant dans 
ses démarches. » 

Toussaint a été, a voulu être ce vrai philosophe. Il fut 
de plus un penseur et un historien de talent, et, à ces 
difl*érents titres, il est digne de figurer parmi les bons 
écrivains qui ont honoré le dix-huitième siècle. 

Paul FOULD. 



du célèbre Winckelmann. Il n'en aurait achevé qu'une partie, qui fut 
envoyée à Vienne. 
(1) Le8 Mœurs, édition citée, p. 31 et 32. 



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ANECDOTES CURIEUSES 



DE LA COUR DE FRANGE 



SOUS LE RÈGNE DE LOUIS XV 



Le règne de Louis XIV, qu'on a comparé avec raison à 
celui d'Auguste (1), a été un des plus glorieux dont l'histoire 
de France fasse mention (2). Il mourut à Versailles le !•' sep- 
tembre 1715 (3) et ne laissa pour successeur qu'un arrière- 
petit-fils qui sortoit à peine du berceau (4), reste infortuné 
d'une famille nombreuse (5). Ce jeune prince, qui s'appelloit 

(1) Toutes les éditions donnent : « qui mérita le surnopi de Grand ». 

(2) Le manuscrit donne ensuite ces deux phrases : « D a été surnommé 
le Grand ; il étoit digne de ce nom, indépendamment de toutes ses con- 
questes. Il étoit né à Saint-Germain-en-Laye le 5 septembre 1638 et étoit 
parvenu à la couronne le 14 may 1643. » 

(3) Éditions : « H mourut dans un âge très avancé, et ne laissa... » 

(4) éditions : « encore enfant ». 

(5) Le manuscrit a été complété par des noms et des dates : « Cô jeune 
prince, qui est Louis XV aujourd'huy régnant, étoit né le 15 février 1710, 
et avoit par une protection singulière du Ciel évité le triste sort de 
Louis, duc de Bourgogne, son père, mort le 18 février 1712, âgé de 
30 ans; de sa mère, Marie- Adélaïde de Savoye, morte le 12 février 1712, 
dans sa vingt-sixième année (elle étoit fille de Victor-Amédée II, duc de 
Savoye, et d'Anne-Marie d'Orléans, fille de Philippe de France, frère de 
Louis XIV, et d'Henriette- Anne d'Angleterre, fille de Charles !•', morte 
à Saint-Cloud en 1670); de ses deux frères» le premier mort en 1705, 
et le second le 8 mars 1712, âgé de 5 ans : on l'apelloit le duc de 
Bretagne; de son oncle Charles, duc de Berry, mort à Marly le 4 mai 1714 
dans sa vingt-huitième année; et enfin de son grand-père Louis Dau- 
phin, dit Monseigneur, mort à Meudon, de la petite vérole, le 14 avril 1711, 
âgé de 50 ans. » 

Note de l'édition de 1763 : « Louis, Duc de Bourgogne, père de Louis XV, 
sa mère Marie-Adélaïde de Savoye, son frère Louis, duc de Bretagne, 
furent enlevés rapidement par la même espèce de maladie, Louis XV, 



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a. ÀiX4àGtfQlr£â|ci5i^ii:us:ES de la cour de frange 

Louis XV, avoit par une protection singulière du Ciel, évité 
le triste sort de son père, de ses frères et de ses oncles, que 
la mort avoit enlevés en très peu de temps à la fleur de leur 
âge. 

Louis XV, appelé alors M. le duc d'Anjou, fut aussi en 
grand danger, et (1) comme il étoit d'une complexion foible, 
il fut élevé assez délicatement par des femmes (Madame la 
duchesse de Ventadour) (2) jusqu'à l'âge de sept ans qu'il fut 
mis entre les mains des hommes (3). Mais les uns et les autres 



étant dans le berceau et à rextrcmité. La consternation en étoit d'au- 
tant plus grande, que la France espéroit du Duc de Bourgogne un gou- 
vernement tel que M. de Cambrai imagina dans son TéUmaque. Les 
Grands et le peuple n'hésitèrent point de prononcer sur la cause et 
sur l'auteur. Un seigneur très qualifié (M. d. V.) dit publiquement à 
Versailles : « Peut-on en ignorer l'auteur? C'est le Duc d'0[rléans]. Et 
si celui-ci meurt, — ajouta-t-il, parlant de Louis XV, agonisant alors, 
— je serai le Brutus. » Le Duc d'0[rléans] en fut au désespoir, et se 
jettant aux pies du Roi, son oncle, le supplia de lui faire son procès 
dans les formes, s'il le croyoit coupable. Le Siècle de Louis XIV, 
p. 90, éd. de Berlin, vous fournira plusieui-s autres particularités. Mais 
les soupçons tombèrent, chacun rougit de l'imputation. Pourquoi, dit-on, 
a-t-il laissé vivre Louis XV, s'il vouloit régner? L'argument n'est pour- 
tant pas sans réplique. Un homme d'esprit, avec qui je m'entretcnois 
sur ce sujet, me dit un jour : « Auroit-il régné, si Louis XV mouroiti » 

(1) Cette première partie de la phrase manque dans les éditions. 

(2) Ce nom ne figure que dans le manuscrit. 
Charlotte-Éléonore-Madeleine de La Mothe-Houdancourt, mariée le 

44 mars 1671 à Louis-Charles de Lévis, duc de Ventadour, mort en 1717. 
Elle était fille de Philippe de La Mothe-Houdancourt, duc de Cardonne, 
maréchal de France, et de Louise de Prie, gouvernante des Enfants de 
France. Elle obtint la survivance de cette charge et prêta serment le 
!•' juin 1704, entre les mains de Louis XIV. Voy. le P. Anselme, Hitt. 
généalogique, t. IV, p. 336. 

Saint-Simon en parle dans les termes suivants : « Madame de Ven- 
tadour avait été charmante; elle conserva toujours un grand air et un 
air de beauté, et parfaitement faite. Nul esprit, de la bonté, mais gou- 
vernée toute sa vie et faite pour l'ôtre; d'ailleurs esclave de la Cour 
par ses aventures et ses besoins domestiques, et quand elle en fût à Tabri, 
par habitude et par rage de place et d'être. » La marquise de Prie, qui 
fut plus tard la maîtresse du duc de Bourbon, était sa parente, et ce 
fut elle qui la présenta au Roi. Cf. Mémoires de Saint-Simon, édition 
Chéruel, t. XI, p. 223, et t. XIX, p. 52. 

(3) Le manuscrit ajoute : « On lui donna pour précepteur le cardinal 
de Fleury, premier ministre, et pour gouverneur M. le maréchal de Vil- 
leroy (a), qui dans la suite fut exilé par le Régent, de ce qu'il n'avoit 

(a) François de Neufville, duc de Villeroy et de Beaupréau, pair et maréchal de France, 
né le 7 avril 1644, mourut le 18 juillet 1730; il av^it épousé Marie-Marguerite de Cossé, 



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TESTAMENT DE LOUIS XIV 3 

s'attachèrent moins à l'instruire dans Tart de gouverner et à 
former son esprit (1) qu'à ménager sa santé. C'étoit d'ailleurs 
l'unique espérance et le seul soutien d'un grand Royaume. 
Ces motifs parurent suffisans pour lui épargner les fatigues 
du gouvernement et les dégoûts inséparables d'une étude si 
sèche. 

Louis XIV, avant de mourir, avoit pris la précaution de 
régler par son testament la manière dont il entendoit que 
l'État fût gouverné pendant la minorité de Louis XV (2). Il 
excluoit du manîment des affaires Philippe, duc d'Orléans, 
son neveu (3), prince d'un génie supérieur et possédant toutes 
les qualités nécessaires pour conduire un grand État. Il con- 



pas voulu permettre que le Roy entrât seul avec lui dans son cabinet 
où, disait-il, il avait quelque chose à lui communiquer en particulier (6). 
M, le duc de Charost (c) fut mis en sa place. » 
(i) Le manuscrit donne : « un esprit ». 

(2) Le testament de Louis XIV est datù de Marly, 2 août 1714; les 
deux codicilles sont, l'un du 13 avril, l'autre du 23 août 1715. 

(3) Le manuscrit ajoute entre parenthèses : « Il étoit né du second 
mariage de Philippes de France, frère unique de Louis XIV, avec Char- 
lotte-Elisabeth de Bavière, fille de l'Electeur Palatin, morte en 1722. » 

fille de Louis Cossé, duc de Brissac, et de Catherine de Goiidy, dame de Beaupréau. 
(Voy. le P. Anselme, Hist. généalogique, t. IV, p. 643.) — Le testament de Louis XIV 
portait : « Nous nommons pour gouverneur du Roi mineur, sous l'autorité du duc du 
Maine, le maréchal de Villeroy qui, par sa bonne conduite, par sa probité et ses talents, 
nous a paru mériter d'être honoré de cette marque de notre estime et de notre con- 
fiance... > Le maréchal fut confirmé dans cette charge par arrêt du Parlement de Paris du 
2 septembre 1715, et en exerça les fonctions jusqu'au 10 août 1722, jour où il fut arrêté 
et exilé dans sa terre de Neuville, près de Lyon. 

(6) Le motif de cette disgrâce est bien celui-là; Saint-Simon prétend toutefois que l'ar- 
restation du maréchal était depuis longtemps déjà décidée entre le Régent et le cardinal 
Dubois. Le Régent savait bien que s'il demandait i parler au roi en dehors de la présence 
du maréchal, celui-ci n'y consentirait pas. C'était un prétexte qu'on cherchait et un piège 
qu'on lui tendait. (Voy. Bovat, Journal de la Régence, t. II, p. 412, et Saint-Simo.n, 
édition Ghéruel, t. XVIII, p. 469, et t. XIX, p. 2 et 3.) 

(c) Armand de Béthune, duc de Charost, né le 25 mars 1663, l'un des quatre capi- 
taines des gardes du corps du Roi, mourut le 23 octobre 1747. Il fut déclaré gou- 
verneur le 13 août 1722. Saint-Simon prétend (édition citée, t. XI, p. 285) qu'avant même 
qu'on connût le testament du roi, il avait conseillé ce choix au duc d'Orléans. Comme 
on ne le croyait gouverneur que pour peu de temps, on lui avait donné le surnom de 
Pillaurine, qui était, dit Barbier (t. I, p. 154), le prête-nom des fermiers généraux pour 
un reste de bail. 

Mathieu Marais {itémoires, t. II, p. 330) rapporte la réponse pleine de dignité du maré- 
chal de Villeroy à Charost, quand celui-ci lui fit part de son élévation : « II ue pouvait, lui 
dit-il, se réjouir avec lui, de co qu'on lui a donné la place de gouverneur, parce que lui, 
maréchal, tenait cette place de la main du feu roi, à qui il avait promis de ne jamais 
abandonner le roi tant qu'il serait au monde, et que, se voyant hors d'état de tenir une 
si noble parole donnée à un grand roi mourant, il ne pouvait prendre part à l'élévation 
de M, de Charost, qui le privait de cette gloire et le faisait manquer à sa parole. > 



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4 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

floit le vsoin du gouvernement au duc du Maine, l'un de ses 
fils, né de Madame de Montespan (1), qu'il avoit tendrement 
aimée. Ce prince étoit bien digne de la confiance de son père; 
et par son esprit et par ses lumières, il n'étoit guère inférieur 
au duc d'Orléans; mais on peut dire qu'un amour paternel 
aveugle et une ancienne haine (2) que, sur un fondement assez 
léger (3), Louis XIV avoit conçue contre son neveu, avoient 
fermé les yeux de ce Monarque sur les droits de la nature et 
du sang. C'est ainsi que Louis XIV voulut faire régner encore 
après lui cette autorité absolue à laquelle rien n'avoit résisté 
pendant sa vie. Mais que les hommes s'abusent! Le même ins- 
tant anéantit Louis le Grand et son autorité. Son testament 
fut cassé (4). Si l'ambition du Duc d'Orléans n'eut aucune part 
à ce grand événement, le succès en fut du moins dû à sa pro- 
fonde politique et à son habileté. Ce trait d'histoire est assez 
intéressant pour mériter qu'on s'y arrête. 

L'autorité des Rois de France est sans bornes; ils ont droit 
de vie et de mort sur leurs sujets, et il n'est point de Souve- 
rains qui soient si absolument et si promptement obéis; mais 
dans le cas d'une minorité, il faut que les dernières volontés 

(1) Françoise-Athénaïs do Rochechouart, lille du duc de Mortemart, 
née en 1641, morte le 28 mai 1707 à Bourbon-l'Archambault, avait épousé 
en 1^63 Henri-Louis de Pardaillan de Gondrin, marquis de Montespan. 

(2) Note de l'édition de 1763 : « Peut-être sur ce qui s'était passé en 
Espagne. » — Le mot « une » manque dans le manuscrit. 

(3) L'éloignemcnt de Louis XIV pour son neveu lui avait été surtout 
inspiré par Madame de Maintenon qui ne l'aimait pas et ne lui pardon- 
nait pas les injures qu'il avait prononcées contre elle et contre la prin- 
cesse des Ursins, à un souper qui avait eu lieu à Madrid, pendant le 
séjour du duc. (Mémoires de Saint-Simon, édition citée, t. VII, p. 44 et 
suivantes.) — On sait, en outre, que le duc d'Orléans avait été accusé 
d'avoir voulu détrôner Philippe V. Il l'aurait fait empoisonner, aurait 
répudié la duchesse d'Orléans et épousé la Reine en se faisant pro- 
clamer roi d'Espagne. — Barbier raconte à ce propos (|ue Louis XIV 
possédait toutes les preuves de cette conjuration et qu'il avait confié à 
d'Argenson la cassette qui les contenait. Or, lorsqu'on arrêta Pomereu, 
un des exempts de ce dernier, on saisit une autre cassette qui renfer- 
mait de quoi perdre d'Argenson. Les deux cassettes furent alors . 
échangées d'un commun accord, et tous les papiers qu'elles contenaient 
furent brûlés, opération qui dura plus de deux heures. (Jouimal, t. I, 
p. 194 et suivantes.) 

(4) L'arrêt du Parlement qui cassa le testament de Louis XIV est du 
2 septembre 1715. 



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RÉGENCE DU DUC D'ORLÉANS » 5 

du Monarque défunt soient reconnues par les Princes, par les 
Grands du Royaume, par le Chancelier qui est le chef de la 
Justice, et par ceux qui composent avec lui ce corps respec- 
table. A cet effet, on s'assemble en présence du jeune prince, 
héritier présomptif de la Couronne (1); on lit à haute voix le 
testament, on Texamine, on en pèse toutes les dispositions; et 
dans cette assemblée, qui représente la nation, ce testament 
reçoit toute son authenticité, ou est infirmé. Telle est la cons- 
titution de l'État. Le Duc d'Orléans, qui ne Tignoroit pas, et 
qui, comme premier Prince du San^, avoit à figurer plus 
qu'aucun autre dans cette assemblée, ne s'endormit pas. Il 
pratiqua et fit pratiquer par ses favoris les plus puissans des 
Seigneurs et les plus accrédités du corps de la Justice, les pro- 
messes, les menaces, les largesses, les raisonnemens les plus 
forts; rien ne fut épargné pour en gagner (2) une partie et 
intimider l'autre. Tout répondit aux vœux (3) du prince, et le 
jour de la cérémonie fut pour lui un jour de triomphe (4). 
Comme il possédoit au suprême degré le don de la parole, il 
prononça un discours très éloquent, qui ne roula que sur le 
droit que sa naissance lui donnoit à la Régence du Royaume, 
droit qu'il prouva que le feu Roy n 'avoit dû ni pu transmettre 
à d'autres à son préjudice ; et en homme habile, glissant légè- 
rement sur ses qualités personnelles, il laissa à l'assemblée le 
soin de décider du mérite et de la capacité des deux concur- 
rents. Tous les suffrages se réunirent en sa faveur. Le testa- 
ment de Louis XIV fut annulé, et le Duc d'Orléans unanime- 
ment déclaré Tuteur du jeune Roy et Régent du Royaume. 

Cet acte de politique et d'autorité tout ensemble fut suivi 
d'établissement de Conseils et de Promotions, où les créatures 
du nouveau Régent, et. ceux qui ne pouvoient lui fiûre obs- 
tacle, eurent la meilleure part. Le Duc du Maine (5), ses par- 
Ci) Ces cinq derniers mots ne se trouvent que dans le manuscrit. 

(2) Le manuscrit porte : « engager ». 

(3) Les éditions portent « vues » au lieu de « vœux ». 

(4) Voyez le compte rendu officiel de la séance du Parlement qui se 
trouve notamment dans le Journal de la Régence de Buvat, t. 1 (Pièces 
justificatives, n» 1). 

(5) Louis-Auguste de Bourbon, duc du Maine et d'Aumale, fils naturel 



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6 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

tisans, ceux qui parurent suspects, furent exilés (1). Ce fut 
sans doute un bien pour le Royaume, que les choses eussent 
pris cette tournure. Par là tous motifs de jalousie et dissen- 
sion, maux bien dangereux dans une minorité', furent ôtés. 
Tout plia d'autant plus aisément, que l'autorité se trouvoit 
entre les mains d'un Prince à qui on convenoit qu'elle étoit 
légitimement due, et qu'on connoissoit capable de bien gou- 
verner. 

Le premier soin du Duc Régent fut de se faire rendre compte 
de l'état des Finances, qu'il trouva dans un désordre extrême. 
Louis XIV (2) en mourant avoit laissé son royaume dans un 
état très propre à calmer les alarmes générales de ses voisins. 
Un Roy encore enfant, des finances épuisées, et les revenus 
de la couronne tellement engagés qu'il y en avoit au moins 
quatre ans d'anticipés, une infinité de charges municipales 
onéreuses à l'État qui en payoit les gages à proportion de la 
finance, et dont la création n'avoit eu pour but d'autre utilité 
que celle de tirer de l'argent pour les besoins du feu Roy, ce 

de Louis XIV et de la marquise de Montespan, né à Versailles le 
31 mars 1670, légitimé par lettres patentes du 29 décembre 4673, mort 
à Sceaux le 14 mai 1736. Il avait épousé, le 19 mars 1692, Anne-Louise- 
Bénédicte de Bourbon, fille puinée de Henri- Jules de Bourbon, prince de 
Condé, et d'Anne de Bavière, dite la princesse Palatine. (Le P. Anselme, 
Hist. généal. de la maison de France, t. l, p. 193-194). — Sur sa mort, 
voy. les Mémoires du duc de Luynes, t. J, p. 75. 

(1) Ce fut seulement le 29 décembre 1718 que le duc du Maine fut 
arrêté dans son iiôtel de la rue Saint-Honoré, conduit et enfermé au 
château de DouUens, d'où il écrivait quelques jours après à sa sœur : 
« Ce n'est pas en prison qu'on devrait me mettre, mais on devrait m'ôter 
mes habits et me mettre en jaquette pour avoir consenti à me laisser 
mener par ma femme. » Il fut plus tard transféré à Eu. La duchesse du 
Maine, arrêtée le même jour que lui, fut amenée au château de Dijon et 
postérieurement à Chalon-sur-Saône. Cf. Ad. Jobbz, La France sous 
Louis XV, t. I, p. 76. 

Le duc du Maine a étudié verset par verset les chapitres de l'Évangile 
de saint Matthieu, où se trouve reproduit le Sermon sur la montagne, et 
en a fait soixante et une méditations qu'il a adressées à son fils le prince 
de Dombes. Elles ont été publiées par l'abbé Mellier. Paris, 1884, in-8«. 

(2) Les deux phrases qui suivent sont remplacées dans les éditions 
par celle-ci : « Cha Abhas [Louis XIV] avoit épuisé ses trésors pour 
soutenir de grandes et longues guerres; il avoit contracté des dettes 
pour des sommes immenses avec des Arméniens [Négotians], tant régni- 
coles qu'étrangers, qui lui avoient avancé des fonds considérables pour 
l'entretien de ses nombreuses armées. » 



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LE CARDINAL DU BOIS 7 

qui ne servoit qu'à multiplier de plus en plus les dettes de 
l'État, qui e'toient immenses : telle est la situation où Louis XIV 
laissa la monarchie; de sorte que les années de sa gloire et 
de ses prospérités étoient balancées par le dépérissement 
réel qui avoit été une suite naturelle des grands efforts que 
la Nation avoit faits pour soutenir de grandes et longues 
guerres. 

Il falloit cependant acquitter ces dettes, et le Royaume n'étoit 
rien moins qu'en état d'y fournir. Les Gouverneurs des Pro- 
vinces, accoutumés de tout tems à envoyer aux Rois de France 
des sommes considérables (i), ne pouvoient plus tirer de leurs 
Gouvernemens de quoi y satisfaire. Les campagnes étoient 
désertes, les terres sans culture; le commerce languissoit; la 
confiance et le crédit étoient perdus. En un mot, le Royaume 
étoit dans la crise la plus violente. Cependant l'État jouissoit 
d'une paix profonde. Le Régent se flatta qu'en peu d'années 
il viendroit à bout de rétablir les finances, qui sans contredit 
méritent par préférence l'attention d'un Souverain. Mais le 
désordre de cette partie ayant influé sur toutes celles de l'État, 
le Prince se trouvoit dans un embarras des plus grands. 11 
travailloit pendant une partie des jours et des nuits à des 
arrangemens que, par sa grande capacité et sa facilité pour le 
travail, il étoit seul en état d'imaginer et de faire exécuter. Il 
se déchargeoit d'une partie des affaires, et principalement des 
détails sur le Cardinal du Bois, qui depuis plusieurs années 
avoit l'intendance de son sérail (2). 

(1) Éditions : « de très-grands présens ». • 

(2) jTe manuscrit ajoute : « L'abbé du Bois étoit fils d*un apoticaire de 
Brives-la-Gaillarde en Languedoc. 11 fut d'abord lecteur de M. le Régent. 
La conformité de leur génie et de leurs mœurs en fit bientost deux amis. 
Il eut toute la confiance de son maître et mourut chargé de titres [et] 
d'honneurs, âgé d'environ soixante-six ans. 11 étoit cardinal, archevêque- 
duc de Cambrai, prince du Saint-Empire, abbé de Saint-Juste, de Nogent- 
sous-Coucy, de Bourgueil, de Gercamp, de Bergues-Saint-Vinoc, de Saint- 
Bertin, premier Ministre, Secrétaire d'État pour les Afi'aires Étrangères, 
grand-maître et surintendant général des courriers, postes et relais de 
France, un des quarante de l'Académie françoise, honoraire de l'Aca- 
démie royalle des Sciences et de celle des Inscriptions et Belles-Lettres, 
président de TAssemblée générale du Clergé. La maladie dont il mourut 
étoit Je fruit de son incontinence et de ses débauches outrées. L'ampu- 
tation qu'on fut obligé de lui faire ne permet pas d'en douter. Il a tou- 



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« ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

C'étoit un homme de la plus obscure naissance, d'une taille 
ordinaire, d'une physionomie rude et basse, d'un abord dur, 
sans religion, sans autre mérite que l'esprit d'intrigue, et qui 
n'avoit d'autre capacité que celle de sçavoir déterrer chaque 

jours passé pour avoir été marié et pour avoir eu des enfans. » — 
Né à Brive-la-Gaillarde le 6 septembre 1656, il mourut à Versailles, le 
10 août 1723. 

On prétend qu'après avoir été domestique du principal du collège 
Saint-Michel, lequel avait été choisi pour être précepteur du duc de 
Chartres, il finit par lui succéder. D'autres disent qu'étant boursier au 
collège Saint-Michel, le marquis de Saint-Laurent ayant besoin d'un 
lecteur, en parla à l'abbé Faure, chanoine de Reims, qui proposa Dubois. 

La duchesse d'Orléans, mère du Régent, l'estimait si peu, qu'elle avait 
fait jurer à son fils de ne jamais remployer : « C'était, disait-elle, le plus 
grand coquin et le plus insigne fripon qu'il y eût au monde. » On sait 
comment ce serment fut tenu. 

On connaît aussi l'anecdote qui lui avait fait donner le surnom de 
« Sacredieu ». Un laquais du cardinal François de Mailly, archevêque 
de Reims, s'étant pris de querelle sur ses qualités avec un laquais de 
l'abbé Dubois, celui-ci dit à son camarade : « Ton maître sacre les Rois, 
mais le mien sacre Dieu tout le long du jour. » 

C'est encore en parlant de lui que le marquis de Noce avait dit au 
Régent « qu'il pouvait bien faire d'un cuistre un cardinal, mais jamais 
du cardinal Dubois un honnête homme ». 

(Barbier, t. I, p. 30 et 93. — Bovat, Journal de la Régence^ t. II, 
p. 370, note. — Mathieu Marais, à la date du 9 juin 1720, t. If, p. 274 
et 277. — Correspondance de Madame, t. II, p 307. — Mémoires de Saint' 
Simon, édition Chéruel, t. XIÏ. p. 214.) 

L'abbé Dubois a été beaucoup chansonné ; voici une de ces chansons 
qu'on trouve dans la Correspondance de Madame (t. II, p. 281) : 

Je suis du bois dont on fait les cuistres, 
Et cuistre je fus autrefois; 
Mais à présent, je suis du bois 
Dont on fait les ministres. 

Il n'avait reçu aucun des ordres sacrés ; l'évêque de Nantes Tressan 
• lui conféra en une heure tous les ordres qui conduisent à la prêtrise et 
la prêtrise elle-même. Voy. Vatout, La Conspiration de CeUamare (Paris, 
1832, in-8»), t. II. p. 63, note. 

Il fut reçu à l'Académie française le 3 décembre 1722. — Tombé malade 
le 16 juillet 1723, le cardinal Dubois mourut, le iO août suivant, d'un 
ulcère dans la vessie sans qu'on lui eût fait aucune amputation. (Buvat, 
Journal de la Régence, t. II, p. 448.) — Lorsqu'il fut nommé à l'arche- 
vêché de Cambrai, le bruit courait en effet qu'il était marié, mais que 
pour lui faire la cour un intendant de province avait déchiré des 
registres paroissiaux la page où se trouvait la preuve de ce mariage. 
L'intendant dont il s'agit est M. de Breteuil, maître des requêtes et 
intendant à Limoges; c'est, dit-on, en récompense de ce service, qu'il fut 
nommé secrétaire d'État en remplacement de M. Le Blanc. (Soulavie, 
Mémoires du maréchal duc de Richelieu, t. III, p. 203. — Bdvat, Journal 
de la Régence, t. II, p. 440. — Barbier, Journal, t. I, p. 182, note.) 



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M. DE BRETEUIL ET M. LE BLANC 9 

jour des femmes de toutes conditions pour les plaisirs de son 
Maître (1) : emploi que la difficulté de trouver tout ce que le 
Régent désiroit de jeunesse, d'agrémens et d'esprit dans une 
femme, et son inconstance extrême rendoient pénible, mais 
qui par cette raison même avoit acquis au Cardinal du Bois 
toute la confiance du Prince et une si grande autorité, que 
souvent il osa refuser, avec la dernière dureté et les expres- 
sions les plus indécentes, des grâces et des places que le 
Régent avoit accordées. Un excès de bonté fermoit les yeux 
du Maître sur l'impertinente conduite d'un homme qu'assuré- 
ment il méprisoit, mais que des talens peu communs pour 
servir sa luxure lui faisoient estimer nécessaire, et qu'il éleva, 
plutôt par complaisance que pour tout autre sentiment, à des 
postes qui rendoient ce vil prêtre d'autant plus méprisable, 
qu'ils étoient plus éminens (2). 

La Guerre étoit sous la direction de M. de Breteuil (3), homme 
dont la capacité ne suffisoit pas à un si grand détail, et que le 
crédit des femmes avoit élevé; d'ailleurs assez aimé, ayant le 
cœur bon, les manières assez nobles et toutes les dispositions 
possibles à rendre service. Il avoit succédé à M. Le Blanc (4), 
qui s'étoit fait, avec justice, une grande réputation, et que son 
mérite, son expérience, son affabilité pour les gens de guerre, 

(1) Note de Tédition de 4763 : « On m'a raconté dans mes voyages de 
ces manœuvres du cardinal du Bois, qui font frémir. » 

(2) Les éditions donnent ici la phrase suivante : « Rica [le comte de 
Maurepas] et Hassein [M. de Saint-Florentin], dont nous parlerons dans 
la suite, avoient dès lors chacun leur district. » C'est-à-dire que le car- 
dinal n'avait pas toute la charge des affaires et était déjà aidé par de 
précieux collaborateurs. 

(3) François- Victor Le Tonnellier-Breteuil, marquis de Fontenay-Tré- 
signy, etc., né en 1686, mort à Paris le 7 janvier 4743, avait épousé, le 
45 octobre 4744, la fille de Jacques-Thomas-François Charpentier, sei- 
gneur d'Ennery, près Pbntoise (Le P. Anselme, Hist. généal.y t. IX, p. 349). 
Il avait 36 ans quand il remplaça M. Le Blanc à la guerre . « Il est beau 
d'être ministre à 38 ans, dit Barbier (t. L p. 482). Cela est encore plus 
beau pour sa fenmie qui est fille de Charpentier, homme très riche, dit 
des Bœufs, parce qu'il était boucher des Invalides. Elle va se voir à 
présent dame et maîtresse dans l'hôtel des Invalides dont le père était 
boucher. » 

(4) Claude Le Blanc, né le 4" décembre 4669, moui-ut à Versailles le 
49 mai 4728. Il fut nommé, le 24 septembre 4718, secrétaire d'État du 
département de la guerre. 



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10 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

son zèle à les obliger, et plus encore ses malheurs, faisoient 
journellement regretter (1). Soupçonné de s'être prêté à quel- 
ques malversations, le Régent le fit arrêter; mais malgré une 
longue et rigoureuse détention, malgré le dessein de le perdre, 
marqué par la passion avec laquelle on * instruisit son procès 
et celui de ses prétendus complices, on ne put trouver matière 
à le punir que par l'exil; encore ses juges furent-ils taxés 
de s'être en cela livrés à trop de complaisance pour ses 
ennemis (2). 
La Justice étoit régie et administrée par M. d'Aguesseau (3). 

(1) Note de l'édition de 1763 : « Mr. le Blanc, Ministre de la guerre 
sous la régence, perdit cette place le 1" juillet 1723. Il fut encore plus 
durement traité sous le ministère du Duc de Bourbon; impliqué dans 
des accusations de malversation et dans l'assassinat du sieur Sandrier, 
il fut mis à la Bastille, où il essuya la honte de l'interrogation [la tor- 
ture]. Mr. Arnaud de Boëx, Maître des Requêtes et Conseiller au Parle- 
ment, qui en étoit chargé, la poussa au delà des bornes qui lui avoient 
été prescrites. Mr. le Blanc, après être parvenu à se justifier, fut élargi 
en 1725 et se retira à la campagne. Peu de temps après, l'Évéque de 
Fréjus [le futur Cardinal de Fleury] le rétablit dans sa charge. Mais le 
triomphe de voir son innocence reconnue et ses ennemis humiliés ne 
fut qu'imparfait. Ses chagrins et une longue détention avoient fait trop 
d'impression sur sa santé. Il se comporta à l'égard de ses ennemis avec 
beaucoup de modération, qui lui fit beaucoup d'honneur, et le seul 
Arnaud de Boëx, qui avait montré trop de passion, reçut ordre de se 
défaire de sa charge et de se retirer à Angoulême. » 

Sandrier dont parle la note ci-dessus fut assassiné à la suite de la ban- 
queroute de M. de La Jonchère, trésorier de l'extraordinaire des guerres, 
dont il était secrétaire et qui était très protégé par M. Le Blanc. Ce der- 
nier vivait avec Mme Berthelot de Pléneuf, mère de la marquise de Prie, 
qui était elle-même la maîtresse du duc de Bourbon et qui détestait sa 
mère. Il n'en fallut pas davantage pour que Madame de Prie excitât le 
duc de Bourbon contre Le Blanc. (Buvat, Journal de la Régence, t. II, 
p, 377. 439 et 440, note 1; Barbier, t. I, p. 141, 206 et 207.) — Arnaud 
de Boëx avait été rapporteur du procès de Cartouche. 

(2) Le Blanc fut acquitté par le Parlement le 15 janvier 1725; sur 
.173 juges qui composaient cette assemblée, il n'y eut pas une seule voix 
contre lui. Il reprit sa place de secrétaire d'État à la guerre au mois de 
juin 1726. (Barbier, Journal de la Régence^ t. I, p. 215 et 238.) 

(3) Henri-François d'Aguesseau, chancelier de France, né le 26 novem- 
bre 1668, mourut à Paris le 9 février 1751. Il avait épousé en 1694 Anne 
Lefèvre d'Ormesson, qui mourut à Auteuil le 1" décembre 1735, à l'âge 
de cinquante-huit ans. Le Régent lui confia une première fois les sceaux 
le 1" février 1717, et les lui enleva au mois de mars de l'année suivante, 
à cause de son opposition au système financier de Law. Ce dernier, 
accompagné du premier gentiliiomme de la chambre du prince, vint lui- 
même les lui rapporter au mois de mai 1720, à sa terre de Fresnes, où 



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LE CHANCELIER D'ÀGUESSEAU 11 

M. d'Aguesseau étoit Thomme le plus sçavant de la France; 
il avoit longtemps rempli avec distinction la place de Procu- 



il avait été exilé. Il les reperdit en 1722, pour les reprendre en 1737, et 
les conserver jusqu'en t750. (Mémoires de Luynes, t. I, p. 183.) 

C'est à lui et au président de Mesmes que Louis XIV avait remis son 
testament. 

D'Aguesseau s'était opposé énergiquement à la proposition des frères 
Paris qui, pour rétablir les finances de l'État, voulaient qu'on remontât 
à l'origine des fortunes privées, dont l'histoire se trouvait chez les 
notaires. 

Le duc de Luynes a fait dans ses Mémoires un grand éloge de d'Agnes- 
seau, et, dans une note additionnelle, il déclare n'avoir pas encore assez 
fait l'éloge de ses lumières, de l'ornement de son esprit, de la sagesse et 
de la justesse de ses réflexions et de ses réponses. Voy. t. XI, p. 39-40 
et la note 1, et Gazette de France, table de 1631 à 1765. t. I, p. 4. 

Le manuscrit ajoute : « Il a succédé en qualité de chancelier à 
M. Voisin (a), que Madame de Maintenon avoit fait passer de l'inten- 
dance de Saint-Cyr à la première place de la magistrature. M. le Prési- 
dent de Maisons (6) avoit été désigné son successeur ; mais il étoit mort 
quelque tems avant M. Voisin, en s'écriant, pénétré de regret : « Faut-il 
moiu'ir à la veille d'être revestu des « premiers emplois! » M. le chan- 
celier d'Aguesseau est originaire d'Amiens, où ses ancestres étoient mar- 
chands. Il a été élevé à Port-Royal et formé par M. Le Maître; à vingt 
ans, il brilla dans sa charge d'avocat général, plus par sa grande appli- 
cation que par son grand génie. Sa place de procureur général fut rem- 
plie par M. Joly de Fleur y (c) qui a beaucoup mieux que luy soutenu 
les espérances qu'on en avoit conçues. » 

Note de l'édition de 1763 : « Après la mort de Mr. Voisin, le Duc Régent 
fît dire le lendemain sur les huit heures du matin à Mr. Daguesseau, 
Procureur Général, qui entendoit la messe, qu'il vouloit lui parler. Ce 

(a) Daniel-François Voisin, chevalier, soigneur de la Noraye et du Mesiiil-Bourré, né en 
1655, mort à Paris, le 2 février 1717, était iils de Jean-Baptiste Voisin et de Madeleine Guil- 
lart; il avait épousé, en 1683, Charlotte Trudaine, qui mourut le 20 avril 1714, et avait 
succédé comme chancelier et garde des sceaux au comte de Pontchartraiii. (Le P. Anselme, 
Hist. gén., t. VI, p. 588 et 590.) 

(6) Jean-René de Longueil, marquis de Maisons et de Poissy, né le 14 juillet 1699, mourut 
de la petite vérole le 13 septemibre 1731; il était beau-frère du maréchal de Villars, et 
avait succédé à son père dans sa charge de président à mortier. Il fut un des favoris du 
Régent, auquel il proposa, dit-on, de faire disparaître le testament de Louis XIV en s'assu- 
rant des troupes. Il possédait la terre et le château de Maisons, aujourd'hui Maisons-Laf- 
fitte, que son bisaïeul René de Longueil, surintendant des finances et chancelier de la reine- 
mère de Louis XIV, fit construire par Mansard. Cette terre valait, 1,800,000 livres. Madame 
de Pompadour eut un moment le désir de l'acheter en vendant sa terre de Crécy, dont 
. elle ne trouvait pas la vue agréable. (Moréui, Dict. hislor., t. VI, 2« partie, p. 381. — 
JoBEz, La France sous Louis XV, t. I, p. 362. — Mémoires de Luynes, t. VIII, p. 208.) 

(f) Guillaume-François Joly de Fleury, né à Paris le H novembre 1675, procureur 
général au Parlement de Paris, jurisconsulte éminent, mort à Tàge de quatre-vingts ans, 
le 25 mars 1756. 11 fut inhumé dans l'église Saint-André-des-Arts, à Paris. 

On l'appelait le vieux renardj à cause de son esprit et de sa science. C'était, dit Barbier, 
un des hommes les plus profonds du royaume, et il joignait à sa science une grande supé- 
riorité d'esprit et de politique. Il fut un des deux exécuteurs testamentaires du comte de 
Toulouse. (MoRÉRi, Dict. kist., t. VI, p. 364. — Barbier, Journal, t. IV, p. 130. — Mé- 
moires du duc de Luynes, t. I, p. 406.) 



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12 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

reur Général et s'y étoit fait un grand nom. Son mérite seul 
réleva au poste de Chancelier et en même temps de Garde 
des Sceaux; exemple rare et d'autant plus glorieux pour 
M. d'Aguesseau, que le choix qu'on fit de lui fut généralement 
applaudi. Que ne pouvoit-on pas se promettre d'un Magistrat 
qui entroit par une si belle porte, dont l'esprit étoit transcen- 
dant, l'intégrité à toute épreuve, le zèle ardent pour le bien 
de rÉtat, et qui étoit consommé dans l'étude et l'administra- 
tion de la Justice? Ses premières démarches donnèrent en 
effet les plus hautes espérances. Dans le tems où tout plioit 
sous le Régent, on vit avec étonnement M. d'Aguesseau, qui 
lui devoit son élévation, oser résister à ce Prince et opposer 
à ses volontés une fermeté inébranlable dans des circons- 
tances qu'il estima préjudiciables à l'État. L'exil (1) fut le 
prix de sa résistance et un honneur infini celui de son exil : 
trop heureux et trop grand s'il eût sçu soutenir sa disgrâce I 
Mais trop tôt dégoûté de sa retraite, ou fatigué des vives 
sollicitations de ses proches et de ses amis, ou ébranlé d'un 
côté par les espérances dont on le flattoit à la Cour, de l'autre 
par le désir d'avancer ses enfans, il céda et sacrifia à des 
motifs frivoles la gloire qu'il avoit chèrement achetée. On 
grava alors sur la porte de son hôtel : Et homo factus est (2). 
On le rétablit dans les fonctions qui concernoient la Justice 
seulement; mais abattu par l'âge ou par les réflexions, ce ne 
fut plus dans la suite qu'un homme très ordinaire, foible, 
indécis, uniquement occupé de formalités et de petits détails, 
n'expédiant aucune affaire à force de vouloir l'éplucher, 
autant mésestimé qu'il avoit été honoré, trop livré à son fils 

Magistrat fît réponse que dès que la messe seroit finie, il se rendroit 
chez S. A. R. Mais ce Prince, peu scrupuleux sur les devoirs de la reli- 
gion, lui ordonna de le venir trouver dans le moment. Mr. Dagues seau 
partit sur le champ, et le Duc Régent Tobligea d'accepter les sceaux . 
malgré le refus qu'il en faisoit. Ce Magistrat étoit originaire d'Amiens, 
d'une famille marchande. Sa jeunesse fut des plus brillantes. Après avoir 
été élevé à Port-Royal, il se fît une très grande réputation dès l'âge de 
vingt ans. Ce n'est pas qu'il fût un génie supérieur; mais sa grande 
application et la grâce avec laquelle il prononçoit ses discours y sup- 
pléèrent. » 

(1) Voyez plus haut, page 10, note 3. 

(2) Cette phrase manque dans toutes les éditions. 



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LE MARQUIS D'ARGENSON 13 

dont les projets hasardés et les conseils violens Texposoient 
à compromettre l'autorité souveraine et la dignité de sa place 
avec des membres de Justice du second ordre (avocats au 
Conseil) (i), qui, s'imaginant qu'on ne pouvoit se passer 
d'eux, avoient osé s'élever contre leur chef avec une opiniâ- 
treté mal placée dont ils furent à la fin les victimes. 

Les fonctions du Chancelier, au moment de sa disgrâce, 
furent confiées à M. d'Argenson (2), homme de naissance, de 
beaucoup d'esprit, capable; d'ailleurs dur et intraitable; 
défauts que soutenoient bien son visage noir et sec et sa 
physionomie rébarbative (3), mais qui ne lui étoient pas 
naturels; car il étoit né gai et galant. Il avoit longtemps 
occupé la place de Lieutenant de Police, qui demande un 
extérieur rude et sévère, auquel il s'étoit si fort accoutumé, 
qu'il n'avoit pu s'en défaire (4). 

En rendant à M. d'Aguesseau, à son rappel, l'exercice de 

(1) Ces trois mots ne sont que dans le manuscrit. 

(2) Marc-René de Voyer de Paulmy, marquis d'Argenson, né le 
4 novembre 1652, avait succédé à La Reynie dans la charge de lieute- 
nant de police; quand on lui enleva les sceaux, en 1720, pour les rendre 
à d'Aguesseau, il se retira à la Madeleine de Traînel, couvent de bénédic- 
tines réformées, dans le faubourg ^int- Antoine , où il avait un apparte- 
ment et où il mourut le 8 mai 1721. A l'époque de sa retraite dans ce 
couvent, on publia l'avis suivant : « Il a été perdu un grand chien noir 
(d'Argenson était grand et noir) avec un collier rouge et les oreilles 
plates (il avait le grand cordon rouge de l'ordre de Saint-Louis); ceux 
qui le trouveront s'adresseront à l'abbesse du Traînel où on les récom- 
pensera. * (Barbier, Journal, t I, p. 32; Éloge de M. d'Argenson, dans les 
Œuvres de Fontenelle, Paris, 1767, t. VI, p. 141.) 

(3) Son physique lui avait fait donner par le peuple le surnom de 
Damné, (Barbier, t. I, p. 8, note.) 

(4) Le manuscrit ajoute : « La famille de M. d'Argenson avoit possédé 
longtemps la charge de grand bailly (a) de Tourraine, et ce n'étoit que 
du tems du cardinal de Richelieu qu'elle étoit entrée dans la robe. Son 
père et son grand-père (b) avoient été ambassadeurs à Venise, et lui- 
même y étoit né. Ayant perdu son père encore jeune, il se trouva avec 

(a) On appelait ordinairement Baillis les juges ordinaires qui rendaient la justice sous 
les sénéchaux; mais les sénéchaux de province ont été aussi appelés de ce même nom : 
ainsi on appelle le sénéchal de Touraine, le Bailli de Touraine. {Diet. de Trévoux, t. I, 
p. 706.) 

(h) René de Voyer de Paulmy, seigneur d'Argenson, né à Blois le 13 décembre 1623, 
ambassadeur du roi à Venise, en remplacement 'de son père, René de Voyer (né le 
2! novembre 1596, mort le 14 juin 1651), mourut au mois de mai 1700. Le Sénat de 
Venise, par considération pour sa personne, lui avait octroyé la permission d'ajouter sur 
le tour de ses armes celles de la République, avec le lion de Saint-Marc pour cimier. 
(MoRtRi, Dict. hist., t. X, p. 710 et 711.) 



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a ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

ce qui concernoit la charge de Chancelier, M. le Re'gent jugea 
à propos de conserver M. d'Argenson dans le poste de Garde 
des Sceaux, poste de conûance et lucratif, dont M. d'Agues- 
seau ne se vit pas privé sans chagrin. Mais le Prince ayant 
voulu faire sentir au Chancelier le danger qu'il y a de déplaire 
aux Grands, ce démembrement fut une continuation de puni- 
tion à laquelle le Chancelier eut tout le tems de se faire, les 
Sceaux ne lui ayant été donnés de nouveau que plus de seize 
ans après la mort du Régent. 

A M. d'Argenson, mort (i) peu de tems avant M. le Régent, 
succéda M. d*Armenonville (2), petit-fils d'un marchand 
qui s'étoit enrichi par son commerce. C'étoit un homme 

6,000 livres de rente, réduit à être lieutenant général du présidial (a) 
d'Angoulêrae. Ce fut M. Pelletier (6), père de celui qui a été premier 
Président, qui détermina cet homme déplacé à venir se montrer à Paris, 
n engagea son bien pour acheter une charge. Celle de lieutenant de 
police étant venue à vacquer, il la demanda et l'obtint. La manière dont 
il s'en acquitta lui fit assez d'honneur pour qu'on convînt qu'il méritoit 
d'être mieux placé ; mais elle lui en fit trop pour qu'on pensât en effet à 
l'en tirer. Il exerça pendant plus de vingt ans. » 

En parlant de sa famille, le marquis d'Argenson, l'auteur des Mémoires^ 
en définit lui-même ainsi le caractère : « Le cœur excellent, dit-il, l'esprit 
moins bon que le cœur, et la langue pj^s mauvaise que tout cela. » (Journal 
et Mémoires du marquit d'Argenson, publiés par Rathery, t. I, p. 34.) 

(1) On a gravé ime estampe sur la mort de M. d'Argenson : il y est 
représenté en robe longue de garde des sceaux avec une perruque très 
noire. Un diable avec une masse et un flambeau marche devant lui et 
le mène aux trois juges d'enfer. Un autre diable, avec une masse, le suit 
et lui donne des coups de pied au c... et des coups de masse pour le 
faire avancer, et un autre petit diable lui porte la queue de sa robe. 
Dans le fond, on voit sa bière renversée à coups de pied par les haren- 
gères de la halle; on le voit dans différents petits tableaux, tantôt assis 
avec des filles au devant de lui qui comptent de l'argent, avec ces 
mots : « Contribution des filles de joie, tantôt en conversation avec des 
religieuses : Madame du Trainel. 

(2) Joseph-Jean-Baptiste Fleuriau d'Armenonville, né en 1660, mourut 

(a) Le Présidial était le tribunal institué dans certaines villes pour y juger en dernier 
ressort les affaires peu importantes. Les juges présidiaux avaient été établis par un édit 
de 1551. {Dict. de Trévoux, t. VI, p. 980.) 

(6) 11 s'agit de Louis Le Peletier II, marquis de Mortfontaine, avocat du roi au Chàtelet 
de Paris, né en 1662, mort le 31 janvier 1739. Il fut nommé premier président en 1707, 
mais se démit en 1712; aussi le roi, ayant égard à ce que, s'il avait rempli cette place, il 
se serait trouvé alors le plus ancien des Présidents, lui accorda, le 17 février 1712, des 
lettres de Président honoraire. Son fils, Louis Le Peletier III de Rosambo (sa mère était 
Geneviève-Josèphe de Coetkaes de Rosambo), né le 8 octobre 1690, fut nommé premier 
président à sa place, en janvier 1712, à condition qu'il n'en exercerait les fonctions qu'à 
l'âge de vingt-cinq ans. (Bibl. nationale. Dossiers bleus, vol. 516, dossier Le Peletier, 
;ol. 10 et 131.) 



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M. D'ARMENONVILLE 45 

blanchi dans difîérens emplois qui avoient rapport aux 
finances, d'un génie trop borné pour en faire un Ministre, 
toujours de l'avis qu'on vouloit, et qui ne devoit la considé- 
ration qu'on avoit pour luy qu'à son fils, M. de Morville (1), 
qui étoit premier Secrétaire d'État. Celui-ci avoit beaucoup 
d'esprit, étoit aimé de la Nation, honoré par les Étrangers, 
bien venu (2) du Régent, faisoit sa place avec distinction, 
étoit grand politique et honnête homme. Sous le ministère de 
M. le Cardinal de Fleury, dont nous parlerons dans la suite, 
les Sceaux ayant été ôtés à son père, qu'il soutenoit (3) par 
son mérite et son crédit, cette disgrâce lui tourna la tête 
au point qu'il fit la folie de se démettre de la charge de pre- 
mier Secrétaire d'État. Dès ce moment, le père et le fils tom- 
bèrent dans un oubli universel (accident fort connu à la Cour), 
et se virent réduits à une solitude qui leur fut d'autant plus 

au château de Madrid, le 27 novembre 1728. 11 était issu d'une famille 
de marchands, établis à Tours, sous le nom de Bonneau, Bouchaud et 
Fleuriau, et avait été intendant, puis directeur des finances ; lors de la 
suppression de cette place, il avait obtenu la charge de capitaine des 
chasses du bois de Boulogne et des plaines environnantes. Il avait 
ensuite rempli les fonctions de président de la Chambre établie aux 
Grands-Augustins pendant Fexil du Parlement, en 1720. Le château de 
Rambouillet lui avait appartenu; il y avait fait tant d'embellissements, 
que Louis XIV le lui acheta pour le comte de Toulouse, lui donnant en 
échange l'usage du château de la Muette et du bois de Boulogne, déta- 
chés de la capitainerie de Gatelan. (Journal de Barbier, t. I, p. i29, 
note 1, et p. 260; Saint-Simon, Mémoires, t. IV, p. 308; le P. Anselme, 
Hût. généal., t. VI, p. 605.) 

M. d'Armenonville ne succéda pas directement à M. d'Argenson; ce 
dernier fut nommé garde des sceaux en janvier 1718, puis chancelier et 
garde des sceaux en avril ni9 : il se démit de ces deux charges en 1720. 
Ce fut alors que d'Aguesseau, comme on l'a vu plus haut (note 3, p. 10) 
reprit les Sceaux qu'il conserva jusqu'au 28 février 1722, date de la 
nomination de M. d'Armenonville. (Le P. Anselme HUt. généal, t. VI, 
p. 604 et 605. — Journal de Barbier, t. I, p. 129. — Mémoires du duc de 
Luynety t. I, p. 184.) 

(1) Gharles-Jean-Baptiste Fleuriau, comte de Morville, né à Paris le 
30 octobre 1686, mort à quarante-six ans, le 3 février 1732. Ministre de 
la marine en 1722, il fut secrétaire d'État des affaires étrangères, du 
18 août 1723 au 19 août 1727. Il avait été élu membre de l'Académie 
française, le 23 juin 1723, en remplacement de l'abbé de Dangeau; d'Alem- 
bert a prononcé son éloge. 

(2) Les éditions portent : « bien voulu ». 

(3) Le manuscrit donne « contenoit », ce qui parait bien être une simple 
faute de plume. 



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16 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

sensible, qu'ils avoient vu leur cour brillante et nombreuse. 
Le chagrin s'empara de l'un et de l'autre, et les mit en peu 
de tems au tombeau. 

On nous reprochera, sans doute, d'avoir suivi peu exacte- 
ment l'ordre des tems et des matières; mais nous avons cru 
qu'il convenoit, pour la commodité . même du Lecteur, de 
raconter de suite ce qui touche le même homme, ou ce qui se 
trouve lié avec le même fait, afin d'éviter les répétitions et le 
désagrément de couper les événemens; ce qui cause toujours 
de l'embarras et de la confusion (1). 

Le duc Régent donnoit les matinées aux audiences et aux 
affaires, et les après-dînées à ses plaisirs, qu'il poussoit bien 
avant dans la nuit. Alors, enfermé (2) avec d'aimables 
femmes et quelques Seigneurs qu'il admettoit à sa familiarité, 
il se dédomraageoit, dans le sein de la volupté et sou- 
vent de la débauche, des fatigues du Gouvernement. N'ayant 
dessein de le faire voir que comme homme d'État, on ne dira 
rien de sa vie privée (3), et on ne fera point de description 
de ces fameux banquets (4), où les plaisirs de toutes espèces, 

(1) Les éditions ajoutent : « Telle est la méthode à laquelle nous nous 
sommes assujettis dans tout le cours de cet ouvrage. Si on la trouve 
blâmable, nous demandons grâce pour elle. » 

(2) Les éditions portent : « enfermé dans son Haram avec d'aimables 
femmes ». 

(3) Les éditions donnent : « vie passée ». 

(4) Voici notamment ce que dit Saint-Simon sur les soupers du Régent : 
« Ses soupers étaient toujours en compagnie fort étrange. Ses mai- 
tresses, quelquefois une fille de l'Opéra, souvent madame la Duchesse 
de Berry et une douzaine d'hommes, tantôt les uns tantôt les autres, 
que sans façon il ne nommait jamais autrement que ses rouéi. C'était 
Broglie, l'alné de celui qui est mort maréchal de France et duc; Noce; 
quatre ou cinq de ses officiers, non des premiers; le duc de Brancas, 
Biron, Canillac, quelques jeunes gens de talent, et quelque dame de 
moyenne vertu, mais du monde; quelques gens obscurs encore sans 
nom, brillants par leur esprit ou leur débauche. La chère exquise 
s'apprêtait dans les endroits faits exprès de plain pied, dont toutes (aie) 
les ustensiles étaient d'argent; eux-mêmes mettaient souvent la main à 
l'œuvre avec les cuisiniers. C'était en ces séances où chacun était repassé, 
les ministres et les familiers tout au moins comme les autres, avec une 
liberté qui était licence effrénée. Les galanteries passées et présentes de 
la cour et de la ville sans ménagement; les vieux contes, les disputes, les 
plaisanteries, les ridicules, rien ni personne n*était épargné... On buvait 
d'autant, on s'échauffait, on disait des ordures à gorge déployée et des 
impiétés à qui mieux mieux, et, quand on avait bien fait du bruit et 



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CONSPIRATION DE BRETAGNE 17 

même ceux qui font rougir la nature, se succédoient tour 
à tour. C'est une carrière qu'il n'appartient de courir qu'à 
ceux qui voudront entreprendre d'écrire l'histoire de ce 
Prince. 

Quoiqu'il ne se refusât aucuns plaisirs, il n'étoit ni moins 
attentif à ce qui concernoit le Gouvernement, ni moins actif 
à donner à propos des ordres et à les faire exécuter. Ayant 
e'té informe' qu'il se tramoit une conspiration en Bretagne (1), 
il vint à bout de de'couvrir que quelques Seigneurs puis- 
sans (2) de cette Province en étoient les Chefs (3), et qu'ils 

qu'on était bien ivre, on s'allait coucher, et on recommençait le len- 
demain. » {Mémoires de Saint-Simon, édition Chéruel, t. XII, p. 441 
et s.) 

(1) Note de l'édition de 1763 : « On dit que le Duc Régent en reçut les 
premiers avis de Londres; mais la fameuse Fillon ne contribua pas peu 
à la découverte de ce complot. On arrêta l'Abbé de Portocarrero, envoyé 
à Madrid par le Prince de Cellamare, Ministre d'Espagne. L'Abbé, cou- 
rant la poste en chaise, versa en passant un gué près de Poitiers. L'in- 
quiétude pour sa malle découvrit l'endroit où il avoit caché les dépêches. 
Mais on n'eut pas l'attention de s'assurer de la personne de son valet 
de chambre, qui reprit la poste pour venir avertir le Prince de Cella- 
mare de cet événement. Ce qui lui fit jetter au feu tous ses papiers rela- 
tifs au complot. On n'en trouva donc rien, quand on vint de la part du 
Roy y mettre le scellé. » 

Il ne s'agit pas, comme semble le croire l'auteur de la note ci-dessus, 
de la conspiration de Cellamare, mais de celle qui eut lieu au mois 
d'avril 1719, à la suite des réunions, à l'abbaye de Lanvaux, de plusieurs 
membres de la noblesse bretonne et qui se termina si tragiquement. 
Voy. Baddrillart, Philippe V et la cour de France, t. II, p. 382. — L'his- 
toire de cette conspiration a été racontée avec soin par M. de La Bor- 
derie, dans la Revue de Bretagne et de Vendée, t. I et II (1857); t. III 
(1858); t. VI (1859). 

(2) Le mot « seigneurs » manque dans le manuscrit, où on lit : 
« quelques puissans ». 

(3) Le manuscrit ajoute les détails suivants : « Un grand nombre de 
gens de condition entra dans cette conjuration. Le seul homme de 
mérite qu'il y eut étoit Hervieu de Mélac (a), qui après plus de vingt ans 
de service n'étoit encore que lieutenant d'infanterie. On avoit mis à la 
teste de cette affaire le Marquis de Pontcalec (6), qui suffisoit pour la faire 

(a) Hervieu de Mellac, gentilhomme du pays de Ploërmcl, avait été en Espagne 
demander au premier ministre, Alberoni, son appui en faveur du soulèvement que médi- 
taient les Bretons. Ce fut lui cpii fut chargé ensuite de traiter^ au nom de l'assemblée des 
gentilshommes bretons, réunis le 8 avril i719, dans le parc de l'abbaye de Lanvaux. 
{Histoire de la Conspiration de Pontcallec, par A. de La Borderib, dans la Revue de 
Bretagne et de Vendée, t. III, p. 158.) 

(6) Clément-Chrysogone de Guer, marquis de Pontcallec, mousquetaire du roi, né vers 
1690, était fils de Charlcs-Rcné de (nier, marquis de Pontcallec, et de Bonne-Louise Le 
Voyer, dame de Trégomar et de la Haic-Painel. Il fut arrêté au mois de décembre 1719, 

2 



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48 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

avoient été gagnés par les émissaires du Roy d'Espagne, qui 
s'étoit engagé à soutenir les révoltés. Aussitôt, sous le pré- 
texte de faire faire des mouvemens aux différentes garnisons 
du Royaume, le Régent fait passer dans cette Province plu- 
sieurs corps de troupes dont les Chefs lui étoient dévoués, et 
il fait arrêter les coupables; mais comme il n'étoit pas sangui- 
naire, il n'en coûta la tête qu'à un petit (1) nombre de princi- 
paux conjurés (2). Il prévint ainsi la révolte générale d'une 
province que plusieurs autres auroient sans doute imitée. 
Exemple rare de clémence dans un Prince offensé, et qui peut 
punir; mais en même tems belle leçon, qui apprend à ceux 
qui gouvernent que, dans les révoltes, c'est moins la quantité 

eschouer : c'estoit un Iionimc sans mœurs, sans courage, sans génie, et 
extrêmement décrié. Pour punir les coupables, le Régent établit à Nantes 
une Chambre ardente (a). Les prisons de cette ville furent bientost rem- 
plies ;' mais tout se termina par la mort de cinq gentilshommes qui eurent 
la teste tranchée. Le Marquis de Pontcalec mourut comme une femme, en 
pleurant et en soupirant (6). Un des plus coupables, nommé Chemendi (?), 
sénéchal de Faouet, fut sauvé de la potence par les sollicitations des 
Jésuites, chez qui il avoit un frère. M. de Castanières, marquis de Chas- 
teaimeuf, étoit président de cette Chambre ardente, et M. de Yatan (c), 
âgé de vingt-huit ans, y fit les fonctions de Procureur général. Elle fut 
transférée de Nantes à l'Arsenal de Paris, où elle subsista encore quelque 
tems. » Ce passage se retrouve textuellement dïins la Vie de Philippe 
d'Orléans, attribuée à, La Mothe dit de La Hode (Londres, 1736, 2 vol. 
in-16, 1. 1, p. 375.) 

(1) Les éditions portent : « très-petit ». 

(2) Note de l'édition de 1763 : « Le Marquis de Poncallec et Messiem-s 
Talhœs, le Moine, Coëdic et Monlouet eurent la tête tranchée. Deux 
autres furent pendus, et dix-sept Seigneurs de la première distinction 
furent jugés par contumace et exécutés en effigie. » (Voir la note ci- 
dessus, in fine.) 

déguise en paysan^ chez le curé de Ligiiol, puis condamné et exécuté le 26 mars 1720. 
{Revue de Bretagne et de Vendée, année 1857, t. JII, p. 163 et 341, note 1. — Bib'l. nat.. 
Dossiers bleus, vol. 336, no86i7, folio 11.) 

(a) La Chambre de Nantes fut composée de quatorze Maîtres des Requêtes, présidés par 
un Conseiller d'Etat. Elle se réunit pour la première fois le 30 octobre 1719 et rendit son 
arrêt le 26 mars 1720. Cet arrêt prononçait sur le sort de 146 accusés, dont 93 étaient 
prisonniers; 4 gentilshommes, et non 6, comme dit le manuscrit, furent condamnés à mort 
et exécutés le même jour. Ce furent MM. de Pontcallec, de Montlouis, Lemoyne de 
Thalhouët et du Gouëdic; 16 autres furent condamnés à la môme peine, mais ils étaient 
en fuite et profitèrent plus tard de la clémence du Régent. (Ihid., année 1858, t. IV, p. 30, 
34, 47 et 49.) 

(6) Une relation de l'exécution des condamnés, écrite par le P. Nicolas de Tousr-les-Saints, 
religieux du couvent des carmes de Nantes, affirme au contraire que le marquis de Pont- 
callec est mort' avec dignité. (Ibid., année 1859, t. IV, p. 370 et suivantes.) 

(c) Le nom de Vatan dans les pièces du temps est écrit Vastan, Vattan et Vatan. îhid., 
t. IV, (1858) p. 31, note 2. 



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PAIX AVEC L'ESPAGNE 19 

que la qualité du sang qu'on répand, qui fait rentrer les 
peuples dans le devoir ou qui contient ceux dont la fidélité 
chancelle, que le choix des moyens de se saisir des coupables 
le secret et la promptitude dans l'exécution î 

Le calme rétabli, le Duc Régent pensa à se venger du Roy 
d'Espagne en portant la guerre dans ses États. Mais n'étant 
pas de la prudence de se déclarer avant d'avoir assuré les 
frontières contre les Princes voisins, à qui Tenvie pouvoit 
prendre de profiter de cette guerre et d'un tems de minorité 
pour faire quelque entreprise sur le Royaume, il conclut une 
ligue offensive et défensive avec l'Empereur, le Roy d'Angle- 
terre et les Provinces Unies. A peine ce traité, qui fut tenu 
secret, fut-il signé (1), qu'il lève le masque et fait entrer 
subitement une armée en Espagne. Le Roy, surpris, et qui 
redoutoit avec raison son ennemi, cède au tems; il fait faire 
quelques avances à la Cour de France; on négocie, et enfin la 
paix se fait au moyen d'un triple mariage d'une Princesse 
d'Espagne (2) avec Louis XV et de deux filles du Régent (3) 

(1) Un premier traita, connu sous le nom de Triple AlliancCy fut signé 
à la Haye, le 4 janvier 1717, avec George I", roi de la Grande-Bretagne, 
et les Provinces-Unies. C'est ce traité dont Dubois aurait annoncé la 
conclusion au Régent par ce billet laconique : « J'ai signé à minuit; 
vous voilà hors de page et moi hors de peur. » (Lemontey, Hist. de la 
Régence, t. I, p. 105). Plus tard, le 2 août 1718, ce traité devint, par 
l'adhésion de l'Empire, la Quadruple Alliance. (Ddmont, Betmeil des 
traitéi, t. VIII, p. 484 et 531.) 

(2) Voyez plus loin page 28, note 3. 

(3) De son mariage avec Marie-Françoise de Bourbon, fille légitimée 
du roi Louis XfV, le Régent eut six filles, savoir : 

!• Marie-Louise-Élisabeth, née le 20 août 1695, mariée en 1710 au duc 
de Berry, morte le 21 juillet 1719; 

2» Louise-Adélaïde, née le 13 août 1698, abbesse de Clielle3--«n sep- 
tembre 1719, morte au prieuré de la Magdeleine de Traînel le i^ fé- 
vrier 1743; 

3« Charlotte-Aglaé, née le 22 octobre 1700, mariée en 1720 au pri4ce 
héréditaire de Modène; 

4« Louise-Elisabeth, née le 11 décembre 1709, mariée le 20 ja/:vier 
1722 à Louis I«% roi d'Espagne, morte à Paris, au pal/te thl'"i>%wiâa!fm)urg, 
le 16 juin 1742 ; 

5» Philippe-Elisabeth, née le 18 décembre 17lV, morte à Bagnolet, 
près Paris, le 21 mai 1734; c'est elle qui avait Xûépouser Tinfant 
don Carlos : le contrat avait été signé à Versailles le SBTiovembre 1722; 
elle était ensuite partie pour l'Espagne, mais elle en fut renvoyée en 1725 ; 

6» Enfin, Louise-Diane, dite Mademoiselle de Chartres, née à Paris le 



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20 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

avec les deux fils aîne's du Roy d'Espagne. Le Re'gent se prêta 
d'autant plus volontiers à la paix (1), que son dessein n'avoit 
pas été de faire une guerre sérieuse au Roy d'Espagne, mais 
seulement de Tinquiéter et de lui donner dans ses propres 
États assez d'affaires pour l'empêcher de se mêler de celles de 
la France. Ainsi finit cette guerre, presque aussitôt terminée 
que commencée. 

Pour remplir les conditions du traité, les trois Princesses 
furent en même tems échangées sur la frontière; mais de ces 
trois mariages un seul fut consommé (2), et les deux autres, 
attendu l'enfance des parties, furent différés et n'ont point eu 
lieu dans la suite, par des raisons d'État. 

Ce fut à peu près dans le tems de la guerre dont on vient 
de parler, qu'il arriva à Paris un Écossois nommé Law (3), 
fils d'un orfèvre d'Edimbourg (4), homme d'un esprit systé- 
matique, et que le désir de faire fortune avait conduit à la 
Cour de différents Princes, à qui il n'avoit pu faire goûter ses 
idées. Il trouva de l'accès auprès du Régent, ce qui n'étoit pas 

27 juin 1716 et mariée, le 22 janvier 1732, à Louis-François de Bourbon, 
prince de Conti. (Moréri, Dict. hisior., t. YIIF, p. 110 et 111.) 

(1) Cette paix fut conclue le 17 février 1720. (Dumont, Recueil des traités. 
t. VIII. 2* partie, p. 26.) 

(2) Celui do Louise-Elisabeth, mariée en 1722 à Louis I"" d'Espagne. 

(3) Jean Law, né à Edimbourg en 1671, mort à Venise en 1729. Son 
système avait été successivement proposé au parlement d'Angleterre, à 
Louis XiV et k Victor- Amédée II de Savoie; ce dernier lui répondit 
qu'il n'était pas assez puissant pour se ruiner. « J'ai vu, dit Voltaire, 
sa veuve à Bruxelles, aussi humiliée qu'elle avait été fière et triom- 
phante à Paris. » Law serait lui-même mort de faim à Venise où il 
s'était retiré, si M. de Lassay ne lui avait fait une pension jusqu'à la 
fin de sa vie. (Lagretelle, Histoire de France pendant le dix-huitième 
siècle, 1. 1, p. 286; — Voltaire, Précis du siècle de Louis XV; — Mémoires 
du duc de Luynes, t. VII, p. 117.) 

Voici une épigramme du temps sur la banque de Law : 

Lundi, j'achetai des actions; 

Mardi, je gagnai des millions; 

Mercredi, j'arrangeai mon ménage; 

Jeudi, je pris équipage: 

Vendredi, je fus au bal; 
Et samedi, à l'hôpital. 

(4) Ces six derniers mots ne sont que dans le manuscrit. — No# de 
l'édition de 1763 : « Le sistème de Law ne manqua pas de solidité; 
voyés son mémoire sur l'usage de la monnoie, inséré dans le 2« tome 
des Becherches et considérations sur les finances de France, » 



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SYSTEME DE LAW U 

difficile; et comme il connoissoit parfaitement le mauvais e'tat 
des finances de la France et l'embarras du Prince, il lui fit 
part d'un projet par lequel il se faisoit fort, non seulement 
d'acquitter en très peu de tems les dettes de Louis XIV, mais 
même d'enrichir le Royaume et de le rendre plus puissant et 
plus florissant qu'il n'avoit jamais été. Ce projet, si beau dans 
la spéculation, plut au Régent, et Law reçut ordre de tra- 
vailler, sans délai, à le mettre en exécution. On ne revient 
point de son étonnement, quand on voit un Prince si éclairé 
donner tête baissée dans un projet dont on ne peut douter 
qu'il ne sentît tout le faux, et on seroit porté à croire, ou qu'il 
eût des vues indignes de sa naissance et d'un homme d'État, 
ou qu'il pensât (ce qui est plus vraisemblable) que le désordre 
ne pou voit être réparé que par un désordre plus grand. En 
effet, en moins de dix-huit mois, la fortune des particuliers fut 
bouleversée et le Royaume ruiné. 

Ce projet (1) consistoit à substituer du papier à l'or et à 
l'argent, et à le faire même préférer à l'espèce réelle, en met- 
tant le public dans une sorte de nécessité, mais volontaire, de 
lui donner une valeur beaucoup au-dessus des monnoies, et à 
rétablir le crédit en faisant passer tout l'argent de l'État dans 
les mains du Souverain, qu'on entendoit rendre ainsi le Cais- 
sier général de la Nation. Ce petit jeu, dont la France et ses 
voisins se souviendront longtenis, qui ruina une infinité de 
familles, étoit un moyen bien singulier de faire revivre la con- 
fiance, et dont les siècles à venir ne fourniront point un second 
exemple (2). 

Nous ne nous étendrons point sur cet événement, ni sur la 
plus grande partie de ceux qui sont arrivés pendant les huit 
années (3) que le Duc d'Orléans a tenu les rênes du Royaume, 



(1) François Véron de Forboimais, dans ses Recherches el considéra- 
tions sur les finances de la France deptiis 1595 jusqu'en 1721 (Bàle, 1758, 
2 vol. in-4«; Liège, 1758, 6 vol. in-12), et Charles Ganilh, dans son Essai 
politique sur le revenu public (Paris. 1806; 2" éd., 1823; 2 vol. in-8'»), ont 
exposé en détail les théories de Law. Cf. aussi Ad. Thiers, Histoire de 
Law (Paris, 1858, in-12). 

(2) Les éditions disent plus simplement : « Moyen bien singulier, etc. » 

(3) Editions : « sept années et quelques lunes ». 



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2â ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

les Mémoires du tems en ayant amplement parlé. N'ayant 
d'autre dessein que de raconter des choses ignorées, ou qui 
n'ont point été écrites, ou qu'il est impossible de taire, nous 
allons passer à un fait peu connu, qui concerne Louis de 
Bourbon, comte de Vermandois (i), que le Régent alla visiter 
à la Bastille, où il étoit prisonnier depuis plusieurs années. 
Cette visite n'eut vraisemblablement point d'autre motif que 
de s'as^ïiuror de l'existence d'un Prince cru mort de la peste 
depuis près de trente-huit ans, et dont les obsèques s'étoient 
faites à la vue de toute une armée (2). Pour mettre ce trait 
d'histoire dans tout son jour, il faut reprendre les choses dès 
le règne de Louis XIV. 

Ce Prince aima passionnément les femmes, et il eut plu- 
sieurs maîtresses (3). Une des premières fut Madame la 
Duchesse de La Vallière (4), sans beauté, grande et assez bien 
foite, mais que le Ciel avoit bien dédommagée du côté de 
l'esprit et des sentimens. Son cœur étoit plein de cette ten- 

■ (1) Louis de Bourbon, comte de Vermandois, fils naturel de Louis XIV 
et de la duchesse de La Vallière, né le 2 octobre 1667 au château de 
Saint-Germain-en-Laye, légitimé par lettres du mois de février 1669, 
mourut à Courtray le 18 novembre 1683, au retour de sa première 
campagne ; il fut enterré le 26 du même mois dans le chœur de Téglise 
cathédrale d'Arras. (Voy. le P. Anselme, Hittoire généalogique, t. I, 
p. 175; et ci-dessous, p. 23 et s., l'Histoire du Masque de fer.) 

(2) Le manuscrit ajoute : « Au mois de novembre 1683, quelques jours 
après la prise de Courtray, dont le siège avoit été fait par le maréchal 
d'Humières, et où le Comte de Vermandois étoit. » — Louis de Cre- 
vant, marquis, puis duc d'Humières, né en 1628, maréchal de France 
en 1668, mourut à Versailles le 30 août 1694. 11 avait épousé en 1653 
Louise-Antoinette-Thérèse de La Châtre, réi)utée pour sa beauté et qui 
contribua à sa fortune. La terre de Mouchi,qui lui appartenait, fut érigée 
en duché sous le nom d'Humières ; il mourut criblé de dettes, malgré les 
230,000 livres qu'il recevait du Roi. Sa veuve obtint néanmoins une pen- 
sion de 20,000 livres. (Moréri, Did. hi%t.,i. II, p. 255; Saint-Simon, édition 
A. de Boislisle, t. II, p. 175 à 180; Mercure de France, septembre 1694, 
p. 208-216. 

(3) Editions : « favorites ». 

(4) Louise-Françoise de La Baume Le Blanc, duchesse de La Vallière, 
née à Tours en 1644, mourut à Paris le 6 juin 1710, au couvent des 
Guriuélites où elle s'était retirée en 1675. Quand. Bossuet lui annonça la 
mort de son fils le comte de Vermandois, en cherchant à calmer sa 
douleur, elle lui répondit : « Oh î Monsieur, je. pleure trop la mort d'un 
fils dont je n'ai pas assez pleuré la naissance. » (Voy. Mémoires du duc 
de Luynes, t. IX, p. 253.) 



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Le masque de fer 23 

dresse délicate qui fait le charme de l'amour, et peut-être le 
principal mérite d'une femme. Louis XIV l'aima au-delà de 
toute expression; il en eut un fils qu'il fit appeler comte de 
Vermandois et une fille dite Mademoiselle de Blois (i), prin- 
cesse de Gonty, morte en 1739 (2). Ce jeune Prince fut élevé 
avec tout le soin possible. 11 étoit beau, bien fait, plein d'es- 
prit, mais fier et emporté, et ne pouvoit prendre sur lui de 
rendre au Dauphin (3) le respect qu'il devoit à un Prince né 
pour être son Roy. Ces deux Princes, à peu près de môme 
âge, étoient de caractères très opposés. Le Dauphin, aussi bien 
partagé que le Comte de Vermandois du côté des agrémens, 
l'emportoit infiniment par sa douceur, par son afl*abilité et 
par la bonté de son cœur. C 'étoient ces qualités, d'autant plus 
admirables qu'elles sont plus rares dans un Prince né à 
l'ombre du trône, qui rendoient le Dauphin l'objet des mépris 
du Comte de Vermandois, et celui-ci ne laissoit échapper 
aucune occasion de dire qu'il plaignoit les François de ce 
qu'ils étoient destinés à obéir un jour à un Prince sans esprit 
et si peu digne de commander. Louis XIV, à qui on rendoit 
compte de la conduite du Prince de Vermandois, en sentoit 
bien toute l'irrégularité; mais l'autorité cédoit à l'amour 
paternel, et ce Monarque si absolu n'avoit pas la force d'en 
imposer à un fils qui abusoit de sa tendresse. Enfin le Comte 
de Vermandois s'oublia un jour au point de donner un soufflet 
au Dauphin. Louis XIV en est aussitôt informé; il tremble 
pour le coupable; mais quelqu'envie qu'il eût (4) de feindre 
d'ignorer cet attentat, ce qu'il se doit à lui-même et à sa 
couronne, et l'éclat que cette action avoit fait à la Cour ne 
lui permettent pas d'écouter sa tendresse. 11 assemble, non 
sans se faire de violence, ses confidens Jes plus intimes : il 

(1) Marie-Anne de Bourbon, dite Mademoiselle de Blois, née au cliâteau. 
de Vincennes le 2 octobre 1666, légitimée par lettres du mois de mars 
1667, mariée en 1680 à Louis-Armand de Bourbon, prince de Gonti, 
mort à Fontainebleau, le 9 novembre 1685. (Le P. Anselme, Hist. généal., 
t. I, p. 175.) 

(2) Ce dernier membre de phrase ne se lit que dans le manuscrit. 

(3) Les éditions ajoutent : « seul fils reconnu de Cfia-Abas [Louis XIV] 
et l'Héritier de sa Com^onne. » 

(4) Éditions : « qu'il ait ». 



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24 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE ERÀNCE 

leur laisse voir toute sa douleur et leur demande conseil. 
Attendu la grandeur du crime et conformément aux lois 
de l'État, tous opinent à la mort. Quel coup pour un père 
trop tendre! Cependant un des ministres, plus sensible que 
les autres à l'affliction de Louis XIV, lui dit qu'il y avoit 
un moyen de punir le Comte de Vermandois sans lui ôter 
la vie; qu'il falloit l'envoyer au plus tôt à l'armée, qui 
pour lors étoit sur les frontières de la Flandre; que peu 
après son arrivée, on sèmeroit le bruit qu'il étoit attaqué 
de la peste, afin d'effrayer et d'écarter tous ceux qui au- 
roient envie de le voir; qu'au bout de quelques jours de 
cette maladie feinte, on le feroit passer pour mort, et que 
tandis qu'aux yeux de toute Tarmée on lui feroit des obsèques 
dignes de sa naissance, on le transfèreroit de nuit avec un 
grand secret à la citadelle des Isles Sainte-Marguerite pour 
y finir ses jours. Cet avis fut généralement approuvé et sur- 
tout par Louis XIV (i). 

On choisit des gens fidèles et discrets pour la conduite 
de cette affaire. M. de Vermandois part pour l'armée avec 
un équipage magnifique. Tout s'exécute ainsi qu'on l'a 
projette, et pendant qu'on pleure au camp la mort de 
cet infortuné Prince, on le conduit par des chemins dé- 
tournés aux Isles de Sainte-Marguerite, et on le remet entre 
les mains du Commandant, qui avoit reçu d'avance ordre 
de Louis XÏV de ne laisser voir son prisonnier à qui que 
ce fût. 

Un seid domestique, qui étoit du secret, fut transféré avec 
le Prince; mais étant mort en chemin, les chefs de l'escorte lui 
défigurèrent le visage à coups de poignard, afin d'empêcher 
qu'il ne fût reconnu, le laissèrent étendu dans le chemin, 
après ravoir fait dépouiller pour plus de précaution, et con- 
tinuèrent leur route. Le Commandant de la citadelle des Isles 
Sainte-Marguerite traitoit son prisonnier avec le plus profond 
respect; il le servoit lui-même et prenoit les plats, à la porte 
de l'appartement, des mains des cuisiniers^, dont aucun n'a 

(1) Éditions : « et surtout par Taffligô Cha-Abaê [Louis-XIY] ». 



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LE MASQUE DE FER 25 

jamais vu le visage de M. de Vermandois. Ce Prince s'avisa 
un jour de graver son nom sur le dos d'une assiette. Un des 
cuisiniers, entre les mains de qui tomba cette assiette (1), 
crut faire sa cour en la portant au Commandant et se flatta 
d'en être récompensé; mais ce malheureux fut trompé, et on 
s'en défit sur le champ, afin d'ensevelir avec cet homme un 
secret d'une si grande importance. Précaution déplacée, puis- 
qu'il est plus que vraisemblable, par les faits qu'on vient de 
rapporter et par ceux qu'on va lire, que le secret a été mal 
gardé. Accident très ordinaire, surtout dans les affaires des 
Grands, qui sont exposés à confier leurs secrets à plusieurs 
gens, parmi lesquels il s'en trouve toujours d'indiscrets, ou 
par tempérament, ou par des vues d'intérêt, et souvent par 
haine et par ingratitude. 

Le Comte de Vermandois resta plusieurs années dans la 
citadelle des Isles Sainte-Marguerite. On ne la lui fit quitter, 
pour le transférer à la Bastille, que lorsque Louis XIV, en 
reconnoissance de la fidélité du Commandant, lui donna le 
gouvernement de la Bastille, qui vint à vacquer. Il étoit en 
effet de la prudence de faire suivre à M. de Vermandois le 
sort de celui à qui on l'avoit confié, et c'eût été agir contre 
toutes les règles que de se donner un autre confident, qui 
auroit pu être moins fidèle et moins exact. 

On prenoit la précaution, tant aux Isles Sainte-Marguerite 
qu'à la Bastille, de faire mettre un masque au Prince (2), 
lorsque pour cause de maladie, ou pour quelqu'autre sujet, 
on étoit obligé de l'exposer à la vue. Plusieurs personnes 
dignes de foi ont affirmé avoir vu plus d'une fois ce prison - 



(1) Cette incidente manque dans le manuscrit. 

(2) Note de l'édition de 1763 : « Mr. de Voltaire, en parlant de l'homme 
au masque de fer, dit que tous les historiens l'ont ignoré. Mr. de la 
Beaumelle remarque là-dessus que les Mémoires de Perse en ont parlé. 
Mr. de Voltaire réplique avec chaleur que les Mémoires de Perse sont 
un libelle, qui est aussi obscur et presque aussi méprisable que le 
Qu*en dira-t-oUf etc. Ce trait contre un auteur aussi respectable que 
celui des Mémoires de Perse est trop fort, et on ne sauroit le pardonner 
qu'à la colère où il fut justement contre M. de la Beaumelle. C'est très 
sûr qu'on m'a parlé de l'homme au masque de fer avant que le Siècle de 
Louis XIV eût paru. » 



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26 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

nier masqué et ont rapporté (4) qu'il tutoyoit le Gouverneur, 
qui au contraire lui rendoit des respects infinis. 

Si Ton demande pourquoi, ayant beaucoup survécu à 
Louis XIV et au Dauphin, le Comte de Vermandois n'a pas 
été élargi, comme il semble que cela auroit dû être, qu'on 
fasse attention qu'il n'étoit pas possible de rétablir dans 
son état, son rang et ses dignités un Prince dont le tom- 
beau existoit encore et des obsèques duquel il y avoit non 
seulement des témoins, mais des preuves par écrit, dont 
(quelque chose qu'on pût imaginer) on n'auroit pas détruit 
l'authenticité dans fesprit des peuples, encore persuadés 
aujourd'hui que le Prince de Vermandois est mort de la peste 
en Flandres, au camp de l'armée qui avoit fait le siège de 
Courtray (2). 

Le Régent mourut peu de tems après la visite qu'il fit au 
Comte de Vermandois et la même année que Louis XV fut 
déclaré majeur. Sa mort fut si prompte qu'on la soupçonna 
de n'être pas naturelle. A ce Prince succéda dans le manîment 
des affaires le Duc de Bourbon (3), moins capable que son 
prédécesseur, mais autant livré que lui à la débauche. Les 
femmes eurent tout crédit sur ce premier Ministre qui, après 
trois ans et demi d'administration, fut exilé par les menées 

(1) Le manuscrit donne une autre leçon, très plausible : « et on 
raporte ». 

(2) Éditions : « au camp de l'Armée de Feldran [Flandre] ». 

(3) Louis-Henri de Bourbon, arrière-petit-fils du grand Condé, connu 
sous le nom de M. le Duc, naquit à Versailles le 18 août 1692, fut chargé 
des affaires le 2 décembre 1723; il les conserva jusqu'au mois de juin 
1727, et mourut à Chantilly le 27 janvier 1740. 

Il avait épousé en premières noces Marie-Anne de Bourbon, fille de 
François-Louis, prince de Conti, morte en 1720; de son second mariage 
avec Charlotte de Hesse-Rheinfcls, il eut un fils, Louis-Joseph, duc de 
Bourbon, qui forma plus tard l'armée dite armée de Condé. D'après les 
Mémoires du duc de Luynes (t. V, p. 496), la seconde femme du duc de 
Bourbon s'appelait Caroline et non pas Charlotte. Il avait d'abord voulu 
épouser sa sœur, la princesse Philippine de Hesse-Rothenburg, mais il 
fut détourné de ce mariage par l'envoyé de France Blondel qi;i^l avait 
chargé de voir la princese et de le renseigner sur sa figure, sa taille, 
son esprit et son caractère. Cette princesse épousa en 1730 le prince 
Palatin de Sultzbach, qui mourut après un an de mariage. (Voyez Anec- 
dotes de Blondel, Bib. nat., Mss. Nouv. acq. franc. 349, t. I, fol. 191 
et suivants.) 



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LE DUG DE BOURBON 27 

de M. de Mortemart (4), gentilhomme de la Chambre qui était 
son ennemi de'claré. Ce M. de Mortemart étoit un homme sin- 
gulier, d'un esprit bizarre, d'un commerce dur, se parant d'une 
phisionomie (2) austère et d'un grand amour du bien de l'État ; 
mais dans le fond jaloux, aimant à être consulté sur le Gouver- 
nement, voulant être de ce qu'on appelle Petits Conseils, en- 
nemi des gens en place qui ne lui donnoient pas leur con- 
fiance; d'ailleurs homme d'esprit, connoisseur en bien des 
choses, aimant et protégeant les beaux-arts, curieux et assez 
instruit (3) pour la partie des mathématiques qui concerne la 

(1) L'édition de 1763 donne au contraire en marge le nom de M. « le 
Duc d*Aumont ». — Il y a dans le texte : « par les menées d'un Mether. 
nommé Sélim... », et la même édition contient, à cet endroit, la note 
suivante : « La chaige de Mether revient à celle de Grand Chambellan; 
elle est toujours tenue par un Eunuque blanc. L'auteur veut signifier 
par le mot de Mether les premiers Gentilshommes de la chambre du 
Roi. Celui qui a travaillé à. la clef, explique très mal le mot de Mether 
par Secrétaire d'État. Preuve incontestable qu'elle a été faite à l'insçu 
de l'Auteur. » — Les clefs des éditions de 1745 et de 1759 donnent : 
« Secrétaire d'État » ; celle de 1746 : « Le Duc de Montemar (tic). » 

C'est bien du duc de Mortemart et non pas du duc d'Aumont qu'il 
s'agit. — Louis de Rochechouart, duc de Mortemart, né le 8 octobre 1681, 
nommé maréchal de camp en 1710 après la reddition de Douai, avait 
obtenu la même année la charge de premier gentil honmie de la chambre 
du Roi, en survivance du duc de Beauvilliers, son beau-père. Il mourut 
le 31 juillet 1746, dans une maison de campagne qu'il venait d'acheter 
à Soisy-sous-Étioles, après s'être remarié en 1732 avec la veuve de 
M. de Combourg, dont il n'eut pas d'enfants. 

Quant au duc d'Aumont (Louis-Marie-Victor-Augustin), il était né en 
1709 et avait à peine quatorze ans lorsqu'il fut nonuné premier gentil- 
homme de la chambre. Ce n'est donc pas de lui qu'il peut être question 
ici. (Mémoires de Luynci, t. VII, p. 363) 

(2) Les éditions donnent « philosophie ». 

(3) Saint-Simon, qui n'aime pas le duc de Mortemai^t. eu a fait un 
portrait bien différent. « C'était, dit-il, une espèce de fou sauvage, 
extrêmement ivrogne, que son mariage rapprivoisait au monde sans que 
le monde se rapprivoisât à lui. » Et plus loin : « La solitude, la mauvaise 
compagnie, le vin surnageaient au reste de sa conduite. » (Mémoires de 
Saint-Simon j édition Chéruel, t. Vï, p. 252.) — D'après les Mémoires du 
duc de Richelieu (t. IV, p. 121) : « C'était un honnête gentilhomme, 
qui avait à la cour de Louis XV un caractère décidé, les mœurs et le 
ton de l'ancienne cour. Il était d'une galanterie aimable, mais respec- 
tueux envers les femmes, dont il voulait être estimé; il était respecté 
des seigneurs à cause de son caractère et s'attachait à sa fenmie dont il 
était jaloux et amoureux. » 

Le duc de Luynes le juge un peu conmie Saint-Simon : « Il avait été 
mal élevé, dit-il, et dans sa jeunesse il aimait la mauvaise compagnie, 



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28 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 

Mécanique. Il se servit, pour perdre le Duc de Bourbon, 
de M. de Fleury, évêque de Fréjus, qui avoit été précepteur 
de Louis XV, et qui avoit beaucoup d'empire sur l'esprit de 
ce Prince (1). Nous aurons occasion dans la suite de parler de 
M. de Fleury (2). 

Il ne se passa rien de remarquable, pendant le court minis- 
tère du Duc de Bourbon, que le renvoi de l'infante d'Es- 
pagne (3), le mariage de Louis XV avec la fille unique du 
comte Stanislas Lexinski (4), Palatin de Posnanie et Roy de 
Pologne, fugitif et errant, auquel depuis nombre d'années 



la table et le vin. Il avait peu de conséquence dans sa conduite; il croyait 
avoir les principes de l'honnête homme le plus digne d'estime, mais il 
les poussait à un tel excès qu'il les rendait déraisonnables ; il menait une 
vie très particulière et n'était plus coimu que par son talent de jouer 
aux échecs. Il se prétendait toujours accablé d'affaires et l'était pour 
coller des cartons et mettre des étiquettes, tourner, imprimer des titres 
de tablettes et autres occupations aussi frivoles. Il avait fait des 
dépenses folles dans l'intérieur de sa maison de la rue Saint-Guillaume ; 
il n'avait pas fait moins de folies en tours, en cartons, en estampes, en 
livres, et à. la fin de sa vie s'était remis à boire considérablement à 
dîner, et à soutenir des thèses extraordinaires. » (Mémoires du due de 
Luynes, t. VII, p. 365 et 366.) 

(1) On peut lire dans Saint-Simon le récit des circonstances dans 
lesquelles le duc de Mortemart alla chercher le cardinal de Fleury, à sa 
maison de campagne d'Issy, où il s'était retiré après avoir envoyé au Roi 
sa démission. (Mémoires de Saint-Simon, édition Chéruel, t. XV, p. 321.) 

(2) Note de l'édition de 1763 : « Le Duc de Bourbon aurait pu se con- 
server avec lui, s'il avoit voulu renvoyer Madame de Prie. » 

(3) Marie-Anne-Victoire, infante, née le 30 mars 1718, fut accordée au 
roi Louis XV par traité signé à Madrid le 25 novembre 1721 ; elle fit son 
entrée solennelle à Paris le 2 mars 1722, et en repartit le 5 avril 1725; le 
17 mai suivant, elle fut remise aux envoyés de l'Espagne; elle avait 
alors sept ans. Le 19 janvier 1729, elle épousa Joseph, né le 6 juin 1714, 
qui devint roi de Portugal le 31 juillet 1750. (Le P. Anselme, Hist. gén., 
t. I, p. 186. — Mémoires du due de Luynes, t. XVII, p. 91, notes 1 et 2.) 

(4) Marie Leczinska, née le 21 juin 1703, fille unique du roi Stanislas et 
de Catherine, comtesse de Bnin-Opalinski. 

Le roi Stanislas était né le 18 avril 1677; il fut élu roi de Pologne le 
12 juillet 1704 et couronné avec sa femme, à Varsovie, le 4 octobre 1705. 

Les articles du mariage de Marie Leczinska avec le roi ayant été 
signés à Paris le 19 juillet 1725, le duc d'Antin et le marquis de Beauvau, 
ambassadeurs extraordinaires, firent la demande de la princesse à Stras- 
bourg, où résidait Stanislas ; le contrat fut signé à Versailles le 9 août ; 
la célébration du mariage se fit à Strasbourg, le 15 du même mois, le 
duc d'Orléans, premier prince du sang, ayant épousé la princesse au 
nom du roi, et la cérémonie du mariage fut ensuite célébrée à Fontai- 
nebleau le 5 septembre 1725. (Le P. Anselme, Hist. gén., t. I, p. 182.) 



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MADEMOISELLE DE VERMANÛOIS 29 

une Province de France (4) servoit d'asile, et Toccasion que 
le Duc de Bourbon laissa échapper de mettre la couronne sur 
la tête d'une de ses sœurs. Le lecteur sera sans doute bien 
aise d'être instruit de ce qui fit manquer cette affaire. 

Après le renvoi de la Princesse infante d'Espagne, il fut 
question de faire choix d'une épouse pour Louis XV. La 
Duchesse de Bourbon (2), mère du Duc dont nous parlons. 
Princesse qui avoit joué un grand rôle sous le règne de 
Louis XIV, son père (3), et dont l'esprit égaloit l'ambition, 
s'imagina que son fils étant à la tête des affaires, il ne seroit 
pas difficile de faire partager le trône de France à une de ses 
filles. Elle s'en ouvrit à son fils, qu'elle trouva disposé à 
entrer dans ses vues, mais qui ne jugea pas à propos de 
paroître se mêler de cette intrigue, ne voulant pas qu'une 
affaire de cette nature venant à manquer, le mauvais succès 
et la témérité du projet pussent lui être imputés, mais bien 
que l'un et l'autre pussent être excusés par l'excès de la ten- 
dresse d'une mère pour sa fille, sentiment bien naturel, et 
par l'ambition d'une femme, autre sentiment pour le moins 
aussi puissant sur le cœur du beau sexe. Le Duc de Bour- 
bon (4) s'en rapporta donc entièrement à la Princesse sa 
mère de la conduite de cette importante négociation. Celle de 
ses filles sur laquelle elle jetta les yeux étoit Mademoiselle de 
Vermandois (5), Princesse extrêmement belle, âgée pour lors 

(1) Note de l'édition de 1763 : « L'Alsace. » 

(2) Louise-Françoise de Bourbon, dite Mademoiselle de Nantes, nommée 
Madame la Duchesse, née le 1" juin 1673, légitimée par lettres du mois 
de décembre suivant, mariée à Versailles, le 24 juillet 1685, à Louis III, 
duc de Bourbon, prince de Condé, qui mourut le 4 mars 1710. (Le 
P. Anselme, Hist. généal., t. I, p. 177.) 

(3) Ces deux mots ne sont que dans le manuscrit. 

(4) A partir de ces mots « le duc de Bourbon » jusqu'à la fin de phrase 
« Tair à la campagne », ce passage a été textuellement reproduit dans 
l'ouvrage intitulé Galerie de Vancienne cour (Paris, 1786, in-12), t. III, 
p. 349 et 350. 

(5) Henriette-Louise- Marie -Françoise- Gabrielle de Bourbon, née le 
15 janvier 1703, dite Mademoiselle de Vermandois, religieuse au monas- 
tère de Beaumont-lès-Tours. (Moréri, Dict. hist., t. II, p. 147 et 148.) — 
Dans \m mémoire intitulé Raisons de marier le roy, on fait ainsi le por- 
trait de Mademoiselle de Vermandois : « Sa figui'e est telle qu'on la peut 
souhaiter; ses mœurs ont répondu à son éducation; sa vocation pour la 



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30 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

d'environ vingt-deux ans, grande, parfaitement bien faite, 
ayant beaucoup d'esprit et des connoissances qui ne sont pas 
communes parmi les femmes, même de la plus haute nais- 
sance, une très grande bonté de cœur, un caractère doux et 
aimable, l'âme grande et ferme, Princesse en un mot bien 
digne du rang auquel on la vouloit élever. Elle étoit retirée 
depuis son enfance dans un couvent dont elle n'avoit jamais 
voulu sortir, même pour aller prendre l'air à la campagne. 
Entourée de femmes qui l'aimoient et la respectoient, elle 
menoit une vie assez solitaire, mais tranquille. Sa mère se 
rendit auprès d'elle, accompagnée de deux femmes perdues 
de réputation qu'il est à propos de faire connoître. 

L'une étoit Madame de Nesle (4) qui, quoique dans un âge 
peu avancé, avoit perdu de cette grande beauté avec laquelle 
elle avoit débuté dans le monde. Elle étoit cependant encore 
fort belle. G'étoitune blonde avec de grands yeux languissans, 
où l'Amour sembloit avoir établi le siège de son empire, une 
bouche charmante, un nez parfaitement bien fait, un tour de 
visage admirable, une gorge et des bras plus admirables 
encore. Sa taille auroit établi au-dessus de la médiocre si elle 
eût été moins épaisse. Il régnoit dans toute sa personne 
un air de volupté, pour ne rien dire de .plus, qui annonçoit 
son caractère. Son âme étoit l'esclave de ses sens, son cœur 



retraite est un témoignage de sa sagesse et de sa religion. Elle est d'un 
caractère doux et aimable. » Arcli. nationales, K 139 B, n">2468; cité par 
M. Henri Gauthier- Villars dans son ouvrage : Le Mariage de Louis XV 
(Paris, 1900, in-8<»),p. 15. — Marais prétend dans ses Mémoires que le duc 
de Bourbon, en faisant sa sœur reine, voulait se venger du duc d'Orléans 
qui n'avait pas voulu l'épouser. (Mém. de Marais, édition de Lescure, 
t. m, p 159.) 

(1) Armande-Félice de La Porte-Mazzarini, née le 3 septembre 1691, 
fille de Paul- Jules de La Porte-Mazzarini, duc de La Meilleraye, et de 
Félice-Gharlotte-Armande de Durfort, épousa le 2 avril 1709 Louis de 
Mailly, marquis de Nesle, troisième du nom; elle fut nommée dame du 
palais de la Reine en 1725 et mourut à Versailles, âgée de 38 ans, le 
12 octobre 1729. (Le P. Anselme, Hist. généal., t. IV, p. 626 D.) — Elle 
avait eu un duel célèbre avec la marquise de Polignac, sa belle-sœur, 
au sujet du marquis d'Alincourt, second fils du duc de Villeroy, dont 
toutes deux, disent les uns, se disputaient le cœur. Soulavie prétend 
que le duc de Richelieu fut la cause de ce duel. {Mémoires du duc de 
Richelieu, t. II, p. 208.) 



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MADEMOISELLE DE VERMANDOIS 31 

fourbe et son esprit médiocre; elle parloit gras et lentement ; 
elle avoit un son de voix séduisant et entendoit le manège de 
la Cour. Quoique mariée à un Seigneur du Royaume, elle 
partageoit les bonnes grâces du Duc de Bourbon avec Madame 
de Prie qui est celle dont il nous reste à faire le portrait. 

Madame de Prie (4), femme d'un autre Seigneur, étoit 
grande^ bien faite, brune, moins belle à la vérité que Madame 
de Nesle, mais plus vive, plus enjouée, ayant plus d'esprit, le 
caractère aussi méprisable, mais l'âme plus ferme, un pen- 
chant aussi vif pour le plaisir, se souciant peu qu'on l'estimât, 
pourvu qu'on rendît à ses appas des hommages qu'elle vou- 
loit réels et fréquents. 

Ces deux femmes vivoient dans une parfaite intelligence et 
ne se montroient rivales que dans l'art d'inventer des plaisirs 
et que dans la gloire da les sçavoir mieux goûter ou faire 
sentir. L'une et l'autre sans pudeur, elles n'avoient d'autre 
mérite que celui de posséder parfaitement la science de con- 
duire les sens par degrés jusqu'aux plus grands excès que la 
débauche et la luxure puissent faire imaginer. On ne pouvoit 
se défendre de ressentir de l'amour pour elles et, en même 
tems, de rougir de honte d'une foiblesse que la délicatesse 
condamnoit. 

Telles étoient celles par qui la mère du Duc de Bourbon se 
fit accompagner, faute inexcusable qui lui fit perdre le fruit 
de son voyage et détruisit les espérances dont son cœur ambi- 
tieux s'étoit flatté (2). 



(1) Agnès Bertlielot de Plcneuf, née en 1698, fut mariée en 1714 à 
Louis Aymar, marquis de Prie, lieutenant général en Languedoc, ambas- 
sadeur à Turin de 1715 à 1719; elle mourut le 7 octobre 1727 dans sa 
terre de Gourbe-hipine, près de Bernay (Eure). 

(2) Le président Hénault, dans ses Mémoires, admet également que la 
duchesse de Bourbon se soit fait accompagner de Madame de Prie 
auprès de sa fille, qui ne se serait guère aperçue de sa présence. Riche- 
lieu et Duclos donnent la même version ; mais, suivant eux, la marquise 
de Prie serait venue incognito, pour, ainsi dire, en se faisant passer 
pour une dame de la Cour apportant à Mademoiselle de Vermandois des 
nouvelles de son frère, et devant la manière fâcheuse dont se serait 
exprimée sur son propre compte celle dont elle voulait faire une reine 
de France, elle se serait retirée très irritée, se promettant bien de ne 
iamais la laisser monter sur le trône. {Mémoires du Président HénauUy 



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32 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Mademoiselle de Vermandois ne se laissa point e'blouir aux 
propositions de sa mère. Le trône où on lui faisoit voir qu'elle 
étoit la maîtresse de s'asseoir, loin de la tenter, lui déplut, et 
la couronne présente'e par des négociatrices infâmes ne fut 
pour elle qu'un objet de mépris. Sensible aux bontés de sa 
mère, elle lui en marqua sa reconnoissance; mais en même 
tems elle ne put s'empôcher de lui dire, en présence même de 
Mesdames de Nesle et de Prie, qu'elle étoit bien éloignée de 
croire sérieuse une négociation pour laquelle elle avoit jugé 
ne devoir faire cboix que des deux femmes de la Cour les 
plus méprisées et les plus méprisables; que, vivant dans la 
retraite depuis sa plus tendre enfance, elle s'étoit accoutumée 
à regarder les grandeurs d'un œil indifférent, et qu'elle y 
renonçoit pour toujours. La Princesse sa mère fit de vains 
efforts pour la ramener à des sentiments plus conformes à ses 
vues. Elle ne put y réussir^ et outrée de dépit, elle fut obligée 
de repartir sans avoir pu rien gagner. Rare et admirable 
exemple de fermeté et d'une noble indifférence pour le rang 
suprême dans une Princesse jeune et belle, et qui s'en con- 
noissoit digne ! 

Ce fut ainsi que le Duc de Bourbon, par trop de confiance 
en l'habileté de sa mère et par une prudence mal entendue, 
manqua l'occasion d'élever sa famille au plus haut degré de 
puissance et de grandeur, et de se mettre lui-même à l'abri 
du coup que lui portèrent dans la suite ses ennemis, qu'il 
auroit vu ramper devant lui, s'il eût sçu se procurer l'avan- 
tage d'être beau-frère de Louis XV. La fille de Stanislas, Roy 
de Pologne, profita des refus de Mademoiselle de Vermandois, 
et épousa le Roy de France. 

Au Duc de Bourbon succéda dans la place de premier 
Ministre le Cardinal de Fleury (4), ce même homme qui avoit 
été l'instrument de sa disgrâce. 

chap. XIII. — Mémoires de Richelieu. — Mémoires de Duclot. — Gauthier- 
ViLLARs, Le Mariage de Louis XV, p. 141.) 

(1) André-Hercule de Fleury, cardinal, premier ministre, grand-aumô- 
nier de la Reine, né à Lodève le 22 juin 1653, évêque de Fréjus le 1" no- 
vembre 1698, cardinal le 11 novembre 1726, avait été désigné pour pré- 
cepteur de Louis XV par un codicille du testament de Louis XIV; il 



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LOUIS XV 33 

Avant que de parler des nouvelles scènes qui vont remplir 
le théâtre de la Cour de France, il est à propos d'en faire 
connoître les principaux acteurs, en commençant par Louis XV, 
dont nous n'avons point encore dépeint la personne et le 
caractère. 

Louis XV, à l'Age de seize à dix-sept ans, étoit beau, d'une 
taille avantageuse; il avoit la jambe parfaitement bien faite, 
l'air noble, les yeux grands, le regard plus doux que fier, les 
sourcils bruns, et un tempérament délicat, que l'Age fortifia 
cependant au point qu'il soutint dans la suite les plus grandes 
fatigues. Son éducation ayant été négligée, son esprit étoit 
peu orné. Il avoit un caractère doux et timide, un dégoût ! 
invincible pour les afl'aires, dont il n'aimoit pas même à 
entendre parler. 11 faisoit de la chasse son occupation ordi- 
naire, parloit peu, à moins qu'il ne fût avec des favoris fami- 
liers et hors de la vue des courtisans. Il se montra d'abord 
indifférent pour les femmes et pour la table, qu'il aima beau- 
coup dans. la suite; voulant être obéi plutôt par le sentiment 
de son railg que par tempérament, sa phisionomie ne portant 
point cet air décidé qui caractérise les hommes absolus. Bien 
différent de son prédécesseur, il n'aim'oit ni la magnificence 
ni ces cérémonies d'éclat où le grand homme figure si bien. 
Il ne sçavoit pas récompenser et ne favorisoit ni les sciences 
ni les sçavans ni les hommes excellens dans leur art. 11 par- 
loit cependant très-bien de quantité de choses et possédoit 
parfaitement l'histoire de son Royaume et celle des autres 
États de l'Europe. Il étoit fort attaché à sa religion (4), bon 
Roy, bon maître, capable d'amitié et sçachant en donner des 
marques; plus pacifique que guerrier, plus foible que grand, 
trop peu sensible à la belle gloire, indolent, haïssant et crai- 
gnant le travail, peu libéral, ne manquant pas d'esprit, mais 
ne voyant que par les yeux du Cardinal de Fleury, dont il 



mourut dans sa maison de campagne d'Issy le 29 janvier 1743. Son 
ministère, commencé au mois de juin 1727, dura jusqu'à sa mort. 
(MoRBRi, Diet. hist., t. V, p. 191.) 

(1) Les éditions ajoutent : « Au moins aussi zélé qu'aucun de ses 
prédécesseurs pour la secte d^Hali IJésuites]. » 

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34 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

étoit trop dépendant; en un mot, un Prince manquant de 
cette âme qui fait à coup sûr distinguer les Rois et qui doit 
mettre le sceau à leurs actions. 

La Reine étoit plus âgée que le Roy (4). Sa taille et sa 
beauté étoient médiocres, sa phisionomie et son maintien peu 
nobles. Elle avoit un caractère doux et aimable, le cœur bon, 
de l'esprit assez pour ne se mêler de rien et n'entrer dans 
aucune intrigue de Gpur, beaucoup de vertu et de raison. 
Trop souvent laissée à elle-même, elle avoit le talent de ne 
pas faire sentir qu'elle s'aperçût de ces défauts d'attention et 
d'égards. On juge bien qu'avec ces qualités, et dépendante 
par contre-coup d'un premier Ministre qui gouvernoit le Roy 
son époux, elle n'aroit que peu ou point de crédit. 

La première personne de l'État, après Louis XV et ses 
enfans, c'est le Duc d'Orléans (2), fds du Régent, Prince à la 
fleur de son âge, vivant dans' la retraite, paroissant peu à la 
Cour, ne prenant presque point de part aux affaires, dévot 
outre mesure, en affectant tout l'extérieur, se livrant tour à 
tour à différens ecclésiastiques, réglant son zèle par le leur, 
et dès lors souvent la dupe de son zèle; aimant à faire le bien, 
marquant chaque jouf de sa vie par des charités, quelque- 
fois niai placées; entier dans ses sentimens; voulant être 
regardé comme entendant parfaitement le gouvernement, 
dont il n'a qu'une légère théorie, mais d'ailleurs plein de 
vertus et de bonnes intentions. 

La Princesse sa mère (3), appelée avant son mariage Made- 
moiselle de Blois, est fille de Louis XIV, sœur cadette du Duc 
du Maine, du Comte de Toulouse (4) et de la Duchesse de 



(1) Louis XV ctait né, comme on le sait, le 15 février 1710, et Marie 
Leczinska près de sept ans auparavant, le 23 juin 1703. 

(2) Louis, duc de Chartres et d'Orléans, né à Versailles le 4 août 1703, 
mort à Paris le 4 février 1752, premier prince du sang, marié à Auguste- 
Marie-Jeanne, princesse de Bade, morte le 8 août 1726. (Le P. Anselme, 
Bist. généai, t. I, p. 190-191.) 

(3) Voir page 35, note 1. 

(4) Louis-Alexandre de Bourbon, comte de Toulouse, né à Versailles 
le 6 juin 1678, légitimé par lettres patentes du mois de novembre 1681, 
mourut à Rambouillet le 1" décembre 1737; il était le sixième enfant 
naturel de Louis XIV et . de Madame de Montespan, et avait épousé 



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LA DUCHESSE DE BOURBON 35 

Bourbon (4) morte en 1743. Elle est d'une grande douceur. 
Elle a souffert, sans en murmurer, les fréquentes infidélités 
du Régent, son mari. Bien loin que le nombre et la qualité de 
ses maîtresses eussent lassé sa patience, au contraire elle en 
avoit pris occasion de faire éclater sa bonté et sa grandeur 
d'âme. Une favorite, nommée Mademoiselle de Séry, dame 
d'Argenton (2), que le Duc Régent, indigné d'un trait de 
jalousie qu'elle osa porter jusqu'à lui manquer de respect, 
avoit jugé à propos d'éloigner avec de foibles marques de 
l'extrême tendresse qu'il lui avoit hautement témoignée, 
l'éprouva bien efficacement. La Duchesse d'Orléans, informée 
du triste état de cette disgrâce, engagea son époux par ses 
pressantes instances à lui faire un parti digne d'un Prince et 
non pas d'un amant irrita'. Générosité qui a été et sera sans 
doute peu imitée, et d'autant plus admirable qu'elle-même 
étoit l'objet de la jalousie de cette rivale! Depuis la mort du 
Régent, la Duchesse d'Orléans vit assez retirée, se montre 
peu en public; mais quand elle fait tant que d'y paroître, 
c'est avec toute la pompe que sa naissance et son rang exi- 
gent. Elle partage son tems entre quelques ouvrages de bro- 
derie qu'elle donne aux Églises et le soin de faire chercher et 
de soulager les malheureux, qui la trouvent toujours compa- 
tissante et toujours libérale, dès qu'elle est assurée qu'ils 
méritent qu'elle s'intéresse à leur sort. Tout cela, joint à 

Marie- Victoire-Sophie de Noailles, veuve de Louis de Pardaillan d'Aiitin, 
marquis de Gondrin, qui mourut en 1736. (Le P. Anselme, Hitt. généal., 
t. I, p. 176 et 177.) 

(1) Françoise-Marie de Bourbon, né le 4 mai 1677, fille de Louis XIV, 
légitimée par lettres patentes du mois de novembre 1681, mariée à Ver- 
sailles le 18 février 1692, à Philippe d'Orléans, mort le 2 décembre 1723. 
(Le P. Anselme, Hitt. génial.^ t. I, p. 177.) 

(2) Marie-Louise-Madeleine- Victoire Le Bel de La Boissiére de Séry, 
comtesse d'Argenton, née à Rouen vers 1680, épousa en 1713 le chevalier 
d'Oppède, neveu du cardinal Janson, qui mourut en 1717. Elle fut de 
toutes les maîtresses du Régent celle qu'il aima le plus, et mourut le 
4 mars 1748, laissant deux fils naturels : l'un, Jean Philippe, chevalier 
d'Orléans, né en 1702, légitimé par le Régent en 1706 et qui mourut trois 
mois après sa mère, le 16 juin 1748; l'autre, Charles de Saint-Albin, né 
en 1698, fut archevêque de Cambrai et mourut en 1764. (Buvat, Journal 
de la Régence, t. I, p. 148, note 3.) D'après les Mémoires du duc de Luynet 
(t. Vlil, p. 467), elle n'aurait jamais été mariée. 



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36 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

beaucoup de piété, lui a fait la réputation d'une haute vertu. 
Peut-être que le désir de dérober aux yeux clairvoyans Tindo* 
lence qui domine dans son caractère et qui peut donnet* lieu 
de la soupçonner de n'être pas assez sensible à des choses aux- 
quelles les grands ne sont jamais indifférens, lui fait de cette 
piété une sorte de nécessité, autant que la bienséance, le sou- 
venir de ses chagrins domestiques et la perte de la plus 
grande partie de ses enfans. Elle avoit épousé le Duc d'Or- 
léans (i) malgré Madame (2), mère de ce Prince, qui étoit 
tille de l'Électeur Palatin. Princesse fière, emportée, souvent 
violente, et difficile à apaiser dans ses momens de crise, d'ail- 
leurs d'un excellent caractère, elle avoit l'âme élevée, le cœur 
grand et généreux; mais fière outre mesure de la noblesse de 
son sang, elle comptoit un peu trop avec ses ayeux. Elle 
s'étoit toujours opposée au mariage de Mademoiselle de Blois, 
fille naturelle de Louis XIV, et de son fils, et même, à ce sujet 
elle en étoit venue avec lui à des procédés d'éclat, dont sa 
passion ne lui permettoit pas d'envisager toutes les suites, 
non plus que les avantages d'une alliance qui procuroit au 
Duc son fils des prééminences, des titres et des honneurs bien 
flatteurs et d'autant plus nécessaires qu'il importoit à son 



(1) Le manuscrit ajoute ces détails : « Philippe de France, frère unique 
de Louis X[i]V, appelle Monsieur, avoit épousé en premières noces 
Henriette-Anna, Princesse d'Angleterre, fille de Charles I*", morte à 
Saint-CIoud en 1670» dont il eut : Philippe-Charles d'Orléans, mort peu 
après sa naissance; Marie-Louise, mariée à Charles II, Roy d'Espagne, 
morte en 4689; une autre princesse morte après sa naissance; Anne- 
Marie d'Orléans, mariée au Duc de Savoy e Victor-Amôdée, morte en 
1728; — en secondes noces, Charlotte-P^lizabeth de Bavière, fille de 
l'Électeur Palatin, morte en 1722, dont il eut : Alexandre-Louis d'Orléans, 
mort jeune; Philippe d'Orléans, Régent de France, mort le 2 décembre 
1723; Élizabeth-Charlotte, mariée au Duc de Lorraine, morte en 1745» 
Il mourut en 1701 . » 

(2) Charlotte-Elisabeth de Bavière était née à Heidelberg le 27 mai 
1652; elle mourut à Saint-CIoud le 9 décembre 1722. Son père, le comte 
palatin Charles-Louis, né le 20 décembre 1617, mourut le 28 août 1680, 
et sa mère Charlotte, fille de Guillaume V, landgrave de Hesse-Cassel* 
le 16 mars 1686. C'est elle qui est connue sous le nom de Princesse Pala- 
tine et dont on a publié un recueil de lettres adressées au duc de Bruns- 
wick- Wolfenbûttel, à la princesse de Galles, née d'Anspach, et autres. 
(Art de vérifier les dates, t. III, p. 127 et 128. — Boisjourdain, Mélanges 
historiques, Paris, 4&07„ in-8«, t. T„ p. 440.) 



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LE DUC DE BOURBON 37 

rang, à son autorité, et même à sa fortune, qu'il se conciliât 
les bonnes grâces de Louis XIV (1). 

Le Duc de Bourbon (2), dont nous avons déjà parlé, étoit 
grand, maigre, d'une figure peu revenante, d'une humeur 
brusque et peu commode, curieux, aimant les choses rares et 
précieuses, possesseur d'une très belle femme (3) dont il ne 
connoissoit pas tout le prix, cherchant ailleurs des plaisirs 
qu'il étoit peu en état de goûter, faisant une belle et grande 
dépense, et n'allant, depuis son rappel, que rarement à la 
Cour. 

Des deux Princes ses frères l'un, le Comte de Gharolois (4), 
né à Versailles le 19 juin 1700, a eu une jeunesse extrêmement 
irrégulière. La débauche la plus outrée a été longtemps l'âme 
de ses actions. Prince bien fait, doué d'un beau génie, et à qui 
l'âge et la raison ont fait enfin mériter qu'on oubliât ses 
écarts. L'autre est M. le Comte de Clcrmont (5), né à Ver- 



(1) Tout ce portrait de Madame ne se trouve que dans l'ôdition de 
1746 et dans le manuscrit. 

(2) Dans le manuscrit : « Louis-Henry, Duc de Bourbon, est mort à 
Cliantilly le 27 janvier 4740, âgé de 48 ans. » 

(3) Dans le manuscrit, on lit en addition : « Charlotte de Hesse-Rhins- 
feld, duchesse de Bourbon, morte à Paris le 44 juin 1744, âgée de 27 ans; 
elle a laissé un fils, nommé Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé, 
né à Paris le 9 aoust 1736. » 

(4) Charles de Bourbon-Condé, comte de Charolais, fait chevalier des 
ordres du roi le 22 octobre 1722, mourut presque subitement le 23 juillet 
1760, dans sa petite maison située barrière Montmartre. U avait fait des 
folies pour la Delisle, danseuse à l'Opéra. Sa vie avait été très mouve- 
mentée. (Le P. Anselmis, Hist, généal.y t. I, p. 342. — Journal de Barbier ^ 
t. I, p. 174 et t. IV, p. 355. — Voir aussi la Correspondance de Madame, 
t. II, p. 307 et 317; les Mémoires de Maurepas et les Mélanges de Bois- 
JOURDAIN, t. II, p. 10.) 

(o) Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont, chevalier des ordres 
du roi le 3 juin 1724; en 1737, il échangea les abbayes du Bec, de Saint- 
Claude, de Marmoutier, de Cliâlis et de Cercamp, dont il avait été 
pourvu, contre l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, qu'il afferma plus 
tard 180,000 livres. 11 est connu par ses folles dépenses pour la Camargo 
et pour Mademoiselle Leduc, danseuses à l'Opéra. Ce fut cette dernière 
qui traversa un jour Paris, dans un carrosse à six chevaux, couverte de 
diamants, pour aller aux Ténèbres à Longchamp. Le comte de Clermont 
fut nommé, en 1758, au commandement de l'armée du Bas-Rhin, en 
remplacement du maréchal de Richelieu; il fut lui-môme remplacé 
quelques mois plus tard. (Le P. Anselme, Hist. généal., t. I, p. 342; 
Journal de Barbier, t. Il, p. 20, 156 note 3, et 316. — Boisjourdain, 



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38 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

saillesle 46 juin 1709, abbé de Saint-Germain des Prés, beau 
Prince (4), d'une taille un peu épaisse, d'un esprit borné, aimant 
la dépense, faisant chercher détentes parts des femmes pour ses 
plaisirs (2), voltigeant de l'une à l'autre, ne donnant pas toujours 
la préférence à celles qui l'auroient méritée, et capable de sacri- 
fier toutes ses richesses pour satisfaire son goût inconstant. 

Le Prince de Conty (3) a été dans ses jeunes années d'une 
grande beauté et bien fait. 11 avait de l'esprit; il étoit d'un 
caractère aimable, et il n'a guère démenti en croissant les 
grandes espérances qu'on en avoit conçues. Il est brave, aimant 
le métier de la guerre, vif, jaloux de son rang, mais trop pro- 
digue, défaut qui a dérangé ses affaires. 

La Princesse de Conty (4), Tune des sœurs, comme nous 
venons de le dire, du Duc de Bourbon, a beaucoup brillé par 
sa beauté. Le Prince son époux lui avoit souvent préféré des 
maîtresses bien inférieures à elle à tous égards. Cependant, 
il était si jaloux de la Princesse sa femme que, quelques années 
avant sa mort, il entra dans sa chambre le sabre à la main, la 
fureur et la rage dans les yeux, au retour d'un long souper où 
le vin n'avoit pas été épargné. Il fit une exacte, mais inutile 
recherche dans tout l'appartement, sondant avec la pointe de 
son poignard les endroits où ses yeux ne pouvoient pénétrer. 
La frayeur de la Princesse ne se put exprimer (5). La bizarrerie 



Mélangée hiêtoriqueSy t. III, p. 89. — Mémoiret du due de Luynes, t. I, 
p. 324 et 375; t. XVI, p. 336, et t. XVII, p. 11.) 

(1) Ces indications ne se trouvent que dans le manuscrit. Les éditions 
portent simplement : « L'autre, qu'on appelloit Miram, étoit beau, d'une 
taille..., etc. » 

(2) Editions : « pour peupler son Haram ». 

(3) Le manuscrit ajoute : « Louis-François de Bourbon, né à Paris le 
13 aoust 1717, fils d'une sœur du Duc de Bourbon. » 11 était le second 
fils de Louis-Armand de Bourbon, prince de Conty, et de Louise-Eli- 
sabeth de Bourbon, fille de Louis Ilï, duc de Bourbon. (Le P. Anselme, 
Hist. généal, t. I, p. 349.) 

(4) Dans le manuscrit : « Louise-Élizabeth de Bourbon-Condé, princesse 
douairière de Louis-Armand, Prince de Conty, née à Versailles le 12 no- 
vembre 1693. » La princesse de Conty fut mariée, en présence du roi 
le 9 juillet 1713, dans la chapelle du château de Versailles, par le car- 
dinal de Rohan, grand-aumônier de France. (Le P. Anselme, Hist. généal, 
t. I, p. 349.) 

(5) Cette anecdote est reproduite dans le Journal de Barbier (t. I, 



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LE PRINCE ET LA PRINCESSE DE CONTY 39 

de son sort qui ne lui laissoit voir qu'un infidèle dans un 
Époux jaloux, l'emportement et les outrages de ce jaloux, la 
mort sans cesse offerte à ses yeux : quels objets pour une 
Femme jeune, belle ^ me'prise'e, et si cruellement offensée ! Cette 
occasion fit de l'éclat. L'esprit humain, toujours tourné à la 
malignité, ne pouvant concevoir qu'une belle femme ne soit 
pas coquette^ aima mieux soupçonner la vertu de la Princesse 
que la raison du Prince. Elle s'attacha à l'éducation de ses 
enfans. Sa dépense étoit proportionnée à sa fortune, c'est-à- 
dire assez bornée; car son Époux avoit été bien éloigné de sup- 
pléer à son peu de richesses par une sage et prudente éco- 
nomie. La Princesse de (^onty est d'un caractère peu constant, 
excepté dans ce qu'elle veut absolument. Elle a de la fierté, le 
port noble, la phisionomie ouverte et très gracieuse. Elle est 
insinuante, a beaucoup d'esprit et possède l'art de parvenir 
habilement à ses fins et de tourner à son avantage les choses 
mêmes qui paroissent faire le plus d'obstacle à ses desseins et 
devoir les faire échouer. Elle s'applique beaucoup à la chimie 
et s'est trouvée plusieurs fois à des inventaires de chimie, où 
elle ne gênoit pas ceux qui se trouvoient à ces ventes (4). 

La Nature sembloit avoir voulu épuiser ses dons en faveur 
des Princesses de cette famille. Mademoiselle de Charolois (2), 

p. 120), avec des détails un peu différents. A propos de la jalousie du 
prince de Conty, Marais raconte également l'anecdote suivante : « Il 
demanda un jour à sa femme à quoi elle rêvait, et, comme elle ne lui 
répondait pas : « Vous pensez, lui dit-il, que vous voudriez bien être 
défaite de moi. » Elle avoua que c'était vrai et qu'elle serait bien heu- 
reuse. Il voulut savoir si elle le faisait cocu; elle lui a répondu qu'elle 
en avait dix manières dont il ne s'apercevrait pas. « Mais, le suis-je? — 
11 faudra bien que vous le soyez un jour si vous me traitez toujours de 
môme. » (Journal, t. II, p. 207, à la date du 25 décembre 1721.) — Sur 
les querelles et la séparation du prince et de la princesse de Conty, 
voir la Corretpondance de Madame (passim) et les Mémoires de Mau- 
repas. 

(1) Ce portï'ait de la princesse de Conti, ainsi que ceux de Mademoi- 
selle de Clermont, de Mademoiselle de Sens et de Mademoiselle de La 
Roche-sur- Yon, ne se trouvent que dans l'édition de 1746 et dans le 
manuscrit. La dernière phrase du portrait de la princesse de Conti (Elle 
s'applique...) ne se lit même que dans le manuscrit. 

(2) Louise-Anne de Bourbon-Condé, nommée en naissant Mademoiselle, 
puis Mademoisille de Charolait, était née à Versailles le 23 juin 1695. 
Elle était la troisième fille de Louis IIÏ, duc de Bourbon et la petite- 



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40 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Mademoiselle de Clermont (4), Mademoiselle de Sens (2) et 
Mademoiselle de Vermandois (3), sœurs de la Princesse de 
Gonty, ne se le cédoient point en beauté. Nous avons parle' 
ci-devant de Mademoiselle de Vermandois, aujourd'huy Ab- 
besse de Beaumont. Dans la suite, nous parlerons de Made- 
moiselle de Charolois. 

Mademoiselle de Clermont étoit moins vive que la Princesse 
de Gonty, mais aussi fière. Le rang qu'elle avoit auprès de la 
Reine lui donnoit un grand crédit et des revenus qui n'aidoient 
pas peu à soutenir sa dépense. Elle est morte fille, à l'âge 
d'environ quarante-quatre ans, le 41 août 4744; et comme 
elle avoit été fort belle, on a douté que son cœur eût été 
toujours oisif. 

Mademoiselle de Sens (Élizabeth-Alexandrine de Bourbon- 
Condé, née le 45 septembre 4706), à l'âge de vingt un ans 
avoit un grand éclat, le teint et la peau d'une blancheur 
éblouissante, de beaux yeux extrêmement touchans, un tour 
de visage charmant et de certaines grâces dans toute sa 
personne qu'on seiitoit sans les pouvoir exprimer. Elle est 
bonne, elle a de la douceur dans le caractère; cependant un 
certain abord froid ne permet pas toujours ni de s'en aperce- 
voir ni d'en convenir. 

Le Prince de Gonty a une tante nommée Mademoiselle de la 
Roche-sur- Yon (Louise-Adélaïde de Bourbon-Gonty, née à 
Versailles au mois de décembre 4696) (4), qui est douée de 



fille de la princesse Palatine. Accourant un jour désolée chez sa grand'- 
mère, en se plaignant d'être grosse et lui demandant conseil : « Eh bien, 
ma fille, lui répondit celle-ci, ce qu'il faut faire, il faut accoucher. » (Le 
P. Anselme, Hist. généal., t. I, p. 342 E. — Mémoires de Marais, t. I, 
p. 363.) 

(1) Marie-Anne de Bourbon-Condé, dite Mademoiselle de Clermont, sœur 
de la précédente, née à Paris le 16 octobre 4697, surintendante de la 
maison de la Reine. (Le P. Anselme, Hist. généal, i. I, p. 343. — 
Mémoires du duc de Luynes, t. I, p. 75.) 

(2) Élisabeth-Alexandrine de Bourbon-Condé, née le 15 septembre 4705, 
nommée en naissant Mademoiselle de Gex et plus tard Mademoiselle de 
Sens. (Le P. Anselme, Hist. généal., t. I, p. 343.) 

(3) Voyez plus haut, page 29, note 5. 

(4) L'Histoire généalogique du P. Anselme donne & la naissance de 
Mademoiselle de La Roche-sur-Yon la date du 2 novembre 4696, à deux 



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LE DUC. DU MAINE ET LE COMTE DE TOULOUSE 41 

mille belles qualités. L'habitude de la voir la dédommage de 
quelques agrémens qu'on lui voudroit, et est une preuve de 
l'empire qu'exerce une belle âme indépendamment des avan- 
tages extérieurs. Aussi son palais est-il le rendez-vous de tout 
ce qu'il y a de spirituel, de poli et d'aimable à la Cour de 
France. Elle fait une grande dépense à laquelle ses revenus 
ne suffîroient pas, si le bon ordre ne régnoit pas dans sa 
maison. Elle ne paroît point engagée sous les loix du ma- 
riage; mais on se dit à l'oreille que, touchée du mérite de 
M. le Comte Marton (i), seigneur généralement estimé, elle 
s'est secrètement unie à lui. Il a en effet un grand crédit 
auprès d'elle. 

Entre les princes qui ont figuré à la Cour, il y a deux 
frères, fils de Louis XIV et de Madame de Montespan. L'aîné, 
dont il a déjà été question, étoit le Duc du Maine (2). 11 avoit 
un esprit brillant, de la vivacité, de la grandeur d'âme, de la 
probité et de la capacité pour le Gouvernement; mais toutes 
ces bonnes qualités étoient un peu obscurcies par un trop 
grand penchant à l'avarice. 

Le cadet, appelé le Comte de Toulouse (3), étoit beau, bien 
fait, généreux, doux, compatissant. Il avoit moins de brillant 
que le Duc du Maine, mais un jugement exquis et des mœurs 
très réglées. Il étoit généralement estimé et n'étoit pas moins 
aimé, même dans son domestique, qu'il traitoit cependant un 
peu trop sèchement. Sous la Régence, il avoit eu quelque 
part aux affaires et s'en étoit bien acquitté; mais des senti- 
mens trop épurés et ce qu'on appelle esprit de détail ont 
fait juger qu'il auroit difficilement réussi en chef, et que les 
affaires, à force de vouloir les examiner, auroient souvent 

heures du matin. Elle mourut le 20 novembre 4750. (T. I, p. 348.) — 
Cf. E. AssE, Mémoires de la duchesie de Brancas (Paris, 1890, in-16), p. 88, 
note 1. 

(4) Louis-François-Armand de Roye de La Rochefoucauld, dit le comte 
de idarthon, puis le comte de Roucy, mestre de camp du régiment de 
Conty, né en 4695, devînt, le 24 octobre 4737, duc de La Roche-Guyon. 
(Le P. Anselme, Hi$t. généal., t. IV, p. 434. — Journal de Barbier, t. H, 
p. 469.) 

(2) Voyez plus haut, page 5, note 5 et page 6, note 4. 

(3) Voyez plus haut, page 34, note 4. 



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42 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

langui. En un mot, on le trouvoit trop honnête homme pour 
croire qu'il pût être un bon Ministre. Nous aurons encore 
occasion de parler de ce Prince. 

Le Prince de Bombes (1), fils aîné du Duc du Maine (Louis- 
Auguste de Bourbon, Prince de Dombes, né à Versailles le 
4 mars 4700), est plus petit que grand, mais bien pris dans sa 
taille; il a les yeux d'une vivacité extraordinaire, la phisio- 
nomie revenante, le port noble, la démarche aisée, le teint 
basané, la parole haute et fière, beaucoup d'esprit, le carac- 
tère violent, le cœur bon, plein de grands sentimens, capable 
d'attachement, mais aisé à blesser. Il est d'une probité scru- 
puleuse et d'une valeur éprouvée. On le croit marié en secret 
à Mademoiselle de Charolois (2). 

Le Comte d'Eu, son frère (Louis-Charles de Bourbon, Comte 
d'Eu, né à Sceaux le 45 octobre 4704) (3), est grand, élancé, 
laid, porte la tête haute et si droite que sa démarche en paroît 
un peu embarrassée. Il est aussi honnête homme et aussi 
brave que le Prince de Dombes, mais d'un commerce plus 
doux. Il aime à rendre service, est adoré dans son domestique 
et universellement aimé. Ces deux frères sont fort unis, et 
après la mort du Prince leur père, ils se firent un devoir 
d'acquitter ses dettes, ce qui leur fit d'autant plus d'hon- 
neur qu'on sçavoit qu'il falloit prendre beaucoup sur leurs 
revenus, qui ne sont pas considérables. 

La Duchesse du Maine, leur mère (4) (Louise-Bénédictine 
de Bourbon-Condé, duchesse douairière de Louis-Auguste de 
Bourbon, duc du Maine, née le 8 novembre 4676), est laide, 

(1) Le prince de Dombes avait été l'amant de Mademoiselle de Clia- 
rolais ; il mourut à Fontainebleau le 4" octobre 4755. Il n'était pas le 
fils aine du duc du Maine, comme le disent notre manuscrit et les 
Mémoires du duc de Luynes ; il avait eu un frère, Louis-Constantin de 
Bourbon, né en 4695, qui était mort en 4698. (Journal de Barbier, t. IV, 
p. 404, note 4. — Le P. Anselme, Hist. généal, t. I, p. 494 et 495.) 

(2) Ce portrait du prince de Dombes, ainsi que les suivants, ceux du 
comte d'Eu et de la duchesse du Maine, ne se trouvent que dans l'édition 
do 4746 et dans le manuscrit. 

(3) Voyez le P. Anselme, Hi$t. généal., t. I, p. 494. — Le comte d'Eu 
possédait le château d'Anet, construit par Pliilibert Delorme pour Diane 
de Poitiers. 

(4) Voyez plus haut, page 5, note 5. 



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LE CARDINAL DE FLEURY 43 

petite et contrefaite. Elle a le regard farouche, le ton impérieux, 
l'abord rebutant, beaucoup d'esprit, mais méchant, l'humeur 
difficile, des caprices sans nombre et fréquents, et une fierté 
outrée dont le Prince son époux se ressentoit quelquefois et 
la Princesse sa fille continuellement, peut-être parce que leurs 
caractères contrastoient trop. Sous le gouvernement du Duc 
Régent, elle partagea l'exil du Duc son époux, mais elle ne 
le supporta pas ni avec patience ni avec dignité ni avec toute 
la circonspection que la puissance qui Taccabloit et la bonne 
politique exigeoient (1). 

Le Cardinal de Fleury (2) avoit au moins soixante-treize ans 
quand le Roy le nomma premier Ministre. Né de parens 
obscurs ou du moins peu connus (3), il fut destiné à l'état 
ecclésiastique et instruit dans les sciences convenables à cette 
profession, qu'il embrassa de bonne heure. Son jeune cœur 
dévoré d'ambition ne lui permit pas de voir sans une espèce 
de désespoir qu'il fût condamné à passer ses jours dans le 
fond d'une Province où il étoit né (4), et ses désirs se por- 
toient chaque jour avec violence vers la Cour. Il s'intrigua et- 
vint enfin à bout de s'y présenter, muni d'assez bonnes 
recommandations, qu'une grande jeunesse et une jolie figure 
rendoient efficaces. 

Ce jeune Abbé débuta avec une noble hardiesse sur ce nou- 
veau théâtre, où il ne parut pas longtems étranger. Bientôt il 
obtint une abbaye (5), et quelques années après, à force d'in- 

(4) Voici comment la duchesse d'Orléans, mère du Régent, dépeint la 
duchesse du Maine : 

« Madame du Maine n'est pas plus grande qu'un enfant de dix ans. 
Quand elle ferme sa bouche, elle n*est pas laide. Elle a de vilaines dents 
mal rangées. Elle n'est pas très grosse, met horriblement de rouge, elle 
a de jolis yeux, elle est blanche et blonde; si elle était aussi bonne 
qu'elle est méchante, il n'y aurait rien à dire contre elle, mais sa 
méchanceté est intolérable... » (Correspondance de Madame, édition Char- 
pentier, t. II, p. 43.) 

(2) Voyez plus haut, page 32, note 4. 

(3) On lit ici dans le manuscrit : « Son bisayeul étoit chapelier à 
Lodève, son ayeul maître d'école à Lodève et fermier de terres, et son 
père étoit receveur des tailles à Lodève en 4650. » 

(4) Ces quatre derniers mots ne sont que dans le manuscrit. . 

(5) Le cardinal de Fleury était abbé de Larrivour (diocèse de Troyes) 
dès 4694. Cf. Gallia christiana, t. XII, col. 604. 



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44 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 

trigues, il fut fait Évoque de Fréjus, poste qu'il ne quitta que 
pour venir derechef à la Cour, par ordre de Louis XIV, 
remplir celui de précepteur de Louis XV, sur l'esprit duquel 
il sçut prendre un empire absolu, qu'il conserva toujours. 
Dans sa plus haute élévation, il ne vit jamais avec étonnement 
la distance immense qu'il y avoit de son état présent à son 
origine. Il s'étoit accoutumé de bonne heure à se croire né 
pour les places les plus éminentes, idée dans laquelle il avoit 
été confirmé par les astrologues, aux prédictions desquels il 
donnoit beaucoup de créance, faiblesse assez commune à sa 
Nation. 

Malgré son âge avancé, lorsqu'il prit le timon des aflFaires, 
le Cardinal de Fleury étoit encore un homme d'une belle 
figure. 11 avoit le teint frais, les yeux vifs, le regard perçant, 
le front élevé, le nez bien fait, la bouche vermeille, la taille 
au-dessus de la médiocre, droite et aisée, la jambe belle, la 
démarche ferme et le port noble, un esprit délié, une ambition 
démesurée, possédant mieux que le plus fin courtisan le 
manège de la Cour, sçachant se plier aux circonstances, 
habile à en tirer parti, un extérieur modeste, un air de can- 
deur tout propre à faire des dupes; parlant bien, ayant des 
vues même dans les conversations indifférentes, flatteur près 
des Grands, poli avec tout le monde, extrêmement galant 
auprès des Femmes, pour qui il étoit soupçonné d'avoir eu 
des talens peu communs et de s'être par là procuré son éléva- 
tion; voluptueux par goût, sobre et réglé par raison; ennemi 
redoutable, ami méprisable, fourbe non seulement par état, 
mais par réflexion; payant de la plus noire ingratitude les 
services qu'il avoit reçus, ayant des connoissances assez 
étendues, mais l'âme trop peu élevée pour pouvoir bien gou- 
verner un grand Royaume; toujours indécis et par conséquent 
lent à expédier les affaires, ne sçachant faire à propos ni la 
guerre ni la paix, n'entendant rien à la première; avare des 
trésors de son Maître au-delà de toute expression, et cependant 
assez foible pour acheter, à force d'argent, l'amitié des Princes 
voisins; laissant échapper l'essentiel pour ne s'attacher qu'à 
la bagatelle; voulant en général le bien, mais ne sçachant pas 



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lÉ CAhblNAL DE FLEURV 4S 

le procurer; jaloux de l'autorité, la portant trop loin; zélé 
partisan des Molinistes (i), tyran déclaré des Jansénistes; 
trop facile à se laisser prévenir, incapable de revenir de ses 
préjugés; condamnant sans examen, caressant les délateurs, 
n'ayant que peu ou point d'égard à la recommandation des 
Princes et des Grands; faisant acheter les grâces à force de 
sollicitations; timide au point de n'oser les refuser à qui sça- 
voit les demander avec fermeté (2) ; trop peu éclairé pour dis- 
tinguer et récompenser le mérite; s'imaginant connoître et 
sçavoir employer les hommes, et presque toujours dupe de 
ceux qu'il employoit; trop peu instruit du fort et du foible du 
dedans et du dehors du Royaume; d'humeur si pacifique, que 
souvent il n'ose pas se mettre en état de tirer raison des 
entreprises des Puissances voisines, aimant mieux feindre de 
les ignorer que d'en poursuivre la réparation par des voies 
honorables et propres à faire respecter la Couronne de France; 
au reste, aimant son maître, d'un secret impénétrable, n'ayant 
pas profité de sa place ni de sa faveur pour s'enrichir (3), 

(1) En marge de l'édition de 4763 : « Jésuites ». La clef de Tédition de 
1746 donne : « Gonstitutionnaire »; celle de l'édition de 1759 : « Jésuites ». 

(2) Le manuscrit ajoute ici : « Témoin la nomination de M. l'Abbé de 
Fitzjames à l'Abbaye de Saint-Victor de Paris, et la fermeté avec 
laquelle M. le Maréchal de Berwick lui parla. » Il s'agit de François 
Fitzjames, né à Saint-6ermain-en-Laye le 9 janvier 1709, qui fut duc de 
Fitzjames à la mort de son frère aîné. 11 était le deuxième fils du duc 
de Berwick et de sa seconde femme Anne Burkeley, fille de Henry Bur- 
keley et de Sophie Stuart, dame d'honneur de la reine d'Angleterre, qui 
mourut le 12 juin 1751. En 1727, il renonça à ses dignitt's et embrassa 
l'état ecclésiastique ; il fut nommé en 1728 k l'abbaye de Saint- Victor do 
Paris, et se démit de sa charge de premier aumônier du Roi le 
6 mars 1748, deux jours après le duel de son frère avec le comte de 
Coigny, où celui-ci avait trouvé la mort. Il mourut à Soissons le 
19 juillet 1764. (Moréri, Dict. hist., t. V, p. 171. — Journal de Barbier, 
t. III, p. 30. — Mémoires de Richelieu, t. VII.) 

Jacques Fitzjames, duc de Berwick, pair d'Angleterre et maréchal de 
France, était fils naturel de Jacques II, roi d'Angleterre, et d'Arabella 
Churchill, sœur de Jean duc de Marlborough, né en 1672, tué au siège 
de Philipsbourg le 12 juin 1734. On dit qu'en apprenant sa mort, le 
maréchal de Villars s'écria : « J'ai toujours eu raison de dire que cet 
homme-là était plus heureux que moi. » Montesquieu a fait son éloge 
historique. (Le P. Anselme, Hist. généal., t. V, p. 165. — Moréri, Dict. 
hist, t. V, p. 170.) 

(3) « Jamais ministre ne fut ^ désintéressé. Il ne voulut en bénéfices 
^ue ce qui lui était nécessaire, sans rien prendre syf i'État, pour &ntr§' 



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46 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

ayant trop longtems résisté à la vanité d'élever sa famille, 
mais blâmable en ce qu'aussitôt après y avoir cédé, il porta 
à un trop haut rang quelques-uns de ses proches parens. 

Tel étoit celui dont Louis XV fit choix pour être à la tète 
des affaires. Le Royaume prit bientôt une nouvelle face. 
L'épuisement où l'avoit réduit le coup fatal que lui porta le 
Régent, la méfiance qui n'avoit fait qu'augmenter sous le 
ministère du Duc de Bourbon, la disette de grains arrivée 
l'année qui précéda sa disgrâce, la misère et les maladies, 
suite inévitable d'une Famine, le taux désavantageux des 
monnoyes, le désordre qui régnoit dans toutes les parties de 
l'État, et surtout dans les finances, tous ces maux disparurent; 
la confiance reprit le dessus au dedans et au dehors, le com- 
merce se ranima, l'ordre fut rétabli partout, et la France, qui, 
quelques mois auparavant, ressembloit à un pays dévasté, fut 
en peu de tems plus florissante qu'elle n'avoit jamais peut- 
être été. N'y eût-il que ce seul événement pendant tout le 
ministère du Cardinal de Fleury, il lui fait un honneur infini 
et méritoit qu'à l'exemple de l'ancienne Rome on lui élevât 
des statues, comme au restaurateur de la Patrie. Mais s'il pro- 
cura le bien général du Royaume, on eut peu de tems après à 
lui reprocher d'avoir causé la ruine de plusieurs familles par 
la réduction de certains revenus affectés à vie sur les fonds 
mêmes de l'État (1), revenus qui auroient dû être d'autant 
plus sacrés, que la nécessité des tems, plutôt que la confiance 
publique, avoit forcé les particuliers, dès le gouvernement 
même du Duc d'Orléans, à déposer leur fortune dans les mains 
du Souverain à un modique intérêt. Cet arrangement rendit 



tenir une maison modeste et une table frugale. Aussi sa succession eût 
à peine été celle d'un médiocre bourgeois, et n'aurait pas suffi à la 
dixième partie de la dépense du tombeau que le roi lui a fait élever... » 
(Mémoires de Duclos, t. II, p. 406.) 

(1) Il s'agit en premier lieu de la réduction forcée d'une grande partie 
des rentes viagères, de six à quatre pour cent, réduction motivée sur ce 
que ces rentes avaient été acquises à vil prix; et en second lieu, de la 
suppression de toutes les rentes au-dessous de 10 livres sur les tailles, 
sous prétexte que la négligence des parties à les recevoir gênait la 
comptabilité. (Vovez Bailly, Histoire financière de la France, t. H, 
p. 112.) 



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M, DODUN 47 

le Cardinal de Fleury odieux à toute la nation. On trouva 
injuste de faire gagner au Roy en moins d'un jour ce qu'un 
petit nombre d'années lui auroit naturellement et légitime- 
ment acquis par la mort des intéressés; et l'injustice parut 
d'autant plus criante, que le bénéfice fut médiocre pour le 
Prince, et la perte très grande pour chaque Particulier. 

Le Cardinal de Fleury sentit le tort qu'il s'étoit fait dans 
l'esprit des peuples; et pour se rétablir dans l'estime publique, 
il crut devoir sacrifier M. Dodun (1), qui avoit le détail des 
Finances. Il s'imagina qu'en le disgraciant, il persuaderoit 
aux François que ce sous-ministre avoit été le seul auteur du 
mal; mais il fut trompé dans son attente. Quoique l'on connût 

(4) Dans les éditions, ce personnage est nommé Mahamet. L'édition 
de 1763 donne la note suivante : « Sous le nom de Mahamet on déguise 
Mr. Pelletier des Forts, qui entra en 4726 dans la charge de ControUeur 
général des Finances à la place de Mr. Dodun. qui fut remercié après la 
retraite du Duc de Bourbon. Mr. des Forts fut disgracié en 4730, sur le 
prétexte qu'il s'étoit laissé trompé dans les actions de la Compagnie des 
Indes, à la sollicitation de sa femme et de son beau-frère. L'auteur de la 
clef jointe aux éditions précédentes se trompe en confondant Mr. Dodun 
avec M. Pelletier. » — Les clefs des autres éditions donnent en effet le 
nom de « Mr. Dodun » ou « Doudun ». 

Charles-Gaspard Dodun, seigneur du Boulay, né le 7 juillet 1679, con- 
seiller au Parlement où il fut reçu le 4 janvier 4702, ensuite président 
et maître des Requêtes, fils de Charles-Gaspard Dodun, seigneur du 
Boulay, des Chaises et d'Achères, qui mourut le 24 janvier 1716, marié 
le 40 juillet 1703 à une femme ridicule, Maria-Anne Sachot, fille d'un 
conseiller au Parlement. U fut déclare contrôleur général des Finances 
le 21 avril 1722, et exerça cette charge jusqu'au 13 juin 4726; il avait 
été nommé grand trésorier des Ordres du roi en 4724. 11 mourut en son 
hôtel de la rue Saint-Dominique, et fut inhumé à Saint-Sulpice le 
26 juin 4736, ainsi que le constate la lettre d'invitation à son enterre- 
ment (fol. 32 du vol. 4007, dossier 22899, des Pièces originales, à la Bibl. 
nationale, manuscrits). 

Dodun avait acquis des terres considérables situées entre Blois et 
Vendôme, que le Roi, par lettres patentes du mois de mars 4723, voulut 
bien réimir en un seul corps de seigneurie, sous le titre de marquisat 
d'Herbaut. Cet acte souleva la question de savoir si le Roi avait le droit 
de distraire im fief de la mouvance d'un seigneur particulier pour le 
réunir au domaine de la Couronne. (Bibl. nat., Dossiers bleus, vol. 238, 
dossier 6443, fol. 7, 9, 20 et 23.) 

Le Président de Maisons, ami du Régent, lui avait dressé un état et 
une liste du Parlement pour en connaître les sujets et s'en aider au 
besoin, lui enseignant les moyens de les gagner par leurs caractères, 
alliances, intérêts, pour se servir de ceux qui étaient autorisés, et savoir 
à quoi les uns et les autres lui pouvaient être propres; mais le Prési- 
dent de Maisons venant à mourir, il dit à Son Altesse Royale que le 



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48 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

M. Dodun pour un homme dur et attentif à saisir les moyens 
de procurer l'avantage du Souverain, il passoit pour judi- 
cieux; il avoit une longue expérience; il e'toit très capable, 
parfaitement instruit de l'état du Royaume et porte à balancer 
avec une espèce d'équité les intérêts du Prince et ceux des 
sujets. Loin de le soupçonner d'avoir proposé ce funeste 
projet, on sçavoit, à n'en point douter, qu'il s'y étoit forte- 
fortement opposé (1). Aussi fut-il généralement plaint, et le 
Cardinal de Fleury resta chargé de la haine publique. 
M. Dodun survéquit peu à sa disgrâce. 

Président pouvait le remplacer et lui rendre les services qu'il ne pou- 
vait plus lui faire par sa mort. (Bibl. nat.. Dossiers bleus, vol. 238, dos- 
sier 6113, folio 8.) 

On lui avait donné le surnom de Colorado parce qu'il avait le cou 
raide et qu*il faisait le glorieux. (Barbier, t. I, p. 216, note 2.) 

U fut chansonnô pour ses ridicules, ainsi que sa femme. Voici une de 
ces chansons citée par Barbier (ibid., p. 217), et par Marais, t. HI, p. 155 : 

Dodun dit à son tailleur : 

« Marquis d'Hcrbaut je me nomme, 

11 me faut en gjand seigneur 

Habiller, et voici comme : 

Galonnez (ter) moi.. 

Car je suis bon gentilhomme; 

Galonnez (ter) moi. 

Je suis lieutenant du roi. > 

« Mon cousin, dit le tailleur, 

Je défie toute personne 

D'avoir l'air d'un grand seigneur 

Comme aura votre personne. 

Galonnez (ter) vous. 

Votre aïeul (a) si honnête homme 

Portait galons comme vous. » 

La Dodun dit h Frison : 

Qu'on me coiffe avec adresse; 

Je prétends avec raison 

Inspirer de la tendresse. 
Marronnez, bichonnez, tignonnez-moi. 

Je vaux bien une duchesse. 
Marronnez, bichonnez, tignonnez-moi, 

Car je soupe avec le roi. 

(1) Il semble bien que la mesure de la réduction des rentes viagères 
ne fut pas prise par Dodun, mais par son successeur Le Pelletier des 
Forts. Elle suscita beaucoup de réclamations, parce qu'un grand nombre 
de pères de famille avaient placé des fonds sur la tête de leurs enfants. 
Au mois de janvier suivant (1727), le roi commit M. de Machault, con- 
seiller d'btat, pour examiner les réclamations de ceux qui pourraient 
prouver qu'ils avaient employé une partie de leur patrimoine à l'acqui- 
sition de ces rentes. (Journal de Barbier, t. I, p. 249, note 2.) 

(a) On préteQdiiit que son grand-père avait été laqaais. 



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LE CONTROLEUR GÉNÉRAL ORRY 49 

Sa place fut donnée à M. Orry, homme d'une naissance fort 
ordinaire, qui avoit été très longtems capitaine de dragons (i). 
M. Orry (2), quand le Cardinal de Fleury jetta les yeux sur 
lui, étoit déjà sur le retour; il étoit d'une grande taille, d'une 
phisionomie rude, ayant Tœil dur, le sourci froncé, la voix 
rauque, Tabord sauvage, le ton extrêmement brusque, taxé 
d'aimer les présens, même de souffrir que ses plus proches 
fissent acheter sa protection à prix d'argent; ayant au moyen 
de son poste établi solidement sa fortune et celle de sa famille; 

(î) Dans les éditions, cette phrase est ainsi conçue : « Sa place fut 
donnée à Rhédi [Mr. Ornj], homme d'une naissance très-ordinaire, ayant 
passé une partie de sa vie dans le Corps des Goulans, où il comman- 
dait une troupe de cinquante Cavaliers. » Et au mot Goulan$t les éditions 
de 1746 et 1763 donnent la note suivante : « Corps de Cavalerie comiiosé 
d'esclaves ou d'enfans d'esclaves : ils sont pour la plupart Géorgiens. Ce 
Corps tient le second rang dans la cavalerie Pertane. » 

11 y a là une erreur de l'auteur. Ce fut Michel Le Pelletier des Forts, 
comte de Saint-Fargeau, qui succéda à Dodun au contrôle général des 
finances. Le Mercure de France du mois de juin 1726 (t. I, p. 126:2) porto 
en effet : « M. Dodun, contrôleur général des finances, ayant demandé 
au Roi la permission de se retirer, S. M. a nommé controUeur général 
des finances M. Lepelletier des Forts, conseiller au Conseil royal des 
finances. » 

Le Pelletier des Forts était né en 1675; il mourut au mois de juillet 1740, 
et resta au contrôle général depuis le mois de juin 1 726 jusiju'au 19 mars 1 730. 

(BcvAT, Journal de la Régence, t. I, p. 286, note X. — Barbier, t. I, 
p. 239 et 304.) 

(2) Philibert Orry, comte de Vignory, seigneur de La Chapelle, en 
Champagne, né à Troyes le 22 janvier 1689, mourut à La Chapelle le 
9 décembre 1747. Son père Jean Orry, après avoir été entrepreneur des 
travaux pour la démolition des buttes et autres ouvrages qui existaient 
sur les boulevards de Paris, fut pourvu de l'office de secrétaire du Roi 
le 30 janvier 1701 et envoyé la même année en Espagne pour aider au 
rétablissement des finances de Philippe V. Son ministère ne plut pas 
aux Espagnols, sa vie fut même un instant en danger, et il revint en 
France avec une immense fortune due à la faveur de la princesse des 
Ursins. Il fut nommé président à mortier au parlement de Metz et mourut 
le 29 septembre 1719. (Bibl. nationale, Douien bleus, vol. 505, dos 
sier 13045, fol. .103, 19, 27 et 30. — Pièces originales, vol. 2171, fol. 22.) 

Philibert Orry fut le premier qui appliqua le système des corvées à la 
construction et à l'entretien des routes. (Jobez, La France sous Louis XV, 
t. IV, p. 211 et 212.) 

En janvier 1737, il avait été fait ministre d'État et directeur général 
des bâtiments de Sa Majesté à la place du duc d'Antin, qui venait de 
mourir au mois de novembre 1736. (Barbier, t. II, p. 126.) 

Quand il fut nommé au contrôle général, d'Argenson raconte qu'on 
disait de lui : « Mais que fera-t-il à la cour? Il y sera embarrassé comme 
un bœuf dans une allée. » {Mém. de d'Argenson, t. I, p. 70.) 



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50 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

entêté, ignorant les affaires, refusant presque toujours, accor- 
dant rarement, et Tun et l'autre sans connoissance de cause; 
sacrifiant tout aux intérêts de son Roy, incapable de procurer 
quelque soulagement aux Peuples, et ne sentant pas qu'en 
exigeant d'eux outre mesure, c'étoit tarir la source des trésors 
du Prince; ne sçachant donner au commerce ni facilités ni 
faveurs; ne se soutenant dans sa place que par une dureté 
extrême et une très grande attention à avoir toujours de gros 
fonds prêts (sorte de mérite estimé bien au-delà de sa valeur, 
et qu'il possédoit au souverain degré); retardant, pour faire sa 
cour au Cardinal en paroissant entrer dans son goût d'éco- 
nomie, des payemens nécessaires, et retranchant sur les 
mémoires des fournisseurs et des ouvriers sans aucun examen 
et sans entrer dans le détail; au reste, homme d'esprit, ayant 
acquis, pendant le long tems qu'il a été en place, des lumières 
qui lui manquoient, et ayant dans quelques occasions ouvert 
de bons avis sur des entreprises difficiles, dont le succès 
dépendoit des mesures préalablement bien prises et de prépa- 
ratifs proportionnés à leur grandeur, en quoi l'événement a 
justifié qu'il avoit pensé juste (i). 

Le Prince Charles (2), de la maison de Lorraine, que sa 
charge de grand-écuyer de France attache singulièrement à la 
personne du Roy, qu'il accompagne dans les cérémonies 
d'éclat, est sur le retour, grand, bien fait, d'une belle figure, 
bon, mais un peu fier (3). Il a beaucoup de crédit et vit avec 
grandeur et trop peu d'économie. Quoique ses plaisirs ayent 
coûté à sa santé, il en est néanmoins assez mauvais ménager, 

(4) L'auteur de la Vie privée de Louis XV, Moufle d'Angerville, s'est 
inspiré de ce portrait dans celui qu'il donne de M. Orry. (Voyez l'édition 
de Londres, 1788, in-8», t. II, p. 111.) 

(2) Charles de Lorraine, dit le Prince Charles, comte d'Armagnac, né 
le 22 février 1684, succéda, le 14 mars, 1712, dans la charge de grand- 
écuyer. à son frère Henri de Lorraine, comte de Brionne, né le 15 no- 
vembre 1661 et mort à Versailles le 3 avril 1713. II était le septième fils 
de Louis de Lorraine, lui-môme grand-écuyer de France, et de Catherine 
de Neufville-Villeroy. (Voy. le P. Anselme, Histoire généaU, t. VIÏI, 
p. 510.) 

(3) Ce portrait du prince Charles de Lorraine et tous ceux qui suivent 
(jusqu'à la page 61 : Le Royaume jouissoit...) ne se trouvent que dans 
l'édition de 1746 et dans le manuscrit. 



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PRINCK ET PRINCESSE CHARLES DE LORRAINE 51 

du moins à table. Quant aux Femmes, les services qu'il leur a 
rendus lui ont assez fait de réputation pour qu'à son âge, qui 
passe cinquante ans, il soit dispensé de l'ambition de l'aug- 
menter. Cependant, comme sa passion pour le Beau Sexe n'est 
pas éteinte et que d'ailleurs il n'est pas du bel air d'être sans 
affaire de cœur, quelle qu'elle soit, il est à la mode. Dans la 
force de son penchant pour les Belles, il avoit épousé Made- 
moiselle de Noailles (i) [ce mariage fut célébré le 42 mai 4717 
à l'Archevêché par le Cardinal de Noailles (2), oncle de la 
Demoiselle; les époux n'habitèrent ensemble que deux ans 
après, selon la convention qui en avoit été faite, Mademoiselle 
de Noailles n'ayant alors que douze ans et demi. Il fut arrêté 
que le Prince Charles se nommeroit le Comte d'Armagnac, 
Aujourd'hui on ne connoît sa femme que sous le nom de la 
Princesse d'Armagnac (3)], une des filles du Maréchal dont 
nous parlerons dans la suite. Les grâces, la douceur, l'esprit 
et la vertu de la jeune épouse méritoient qu'il lui sacrifiât tous 
ses goûts. Il n'en fit rien; aussi cette union ne fut-elle pas 
heureuse. Elle essuya pendant quelques années avec une 
grande patience des désagrémens infinis; enfin elle se sépara, 
se retira dans sa famille; quelque tems après, elle prit une 
maison particulière. Alors, toute à elle-même, elle se donna 
de bonne foi à la dévotion, parti qu'elle avoit commencé 
d'embrasser en quittant son Époux, qu'elle soutient encore 
aujourd'hui avec constance, et le seul qui convienne à une 
femme vertueuse qui ne vit point avec son mari et qui aime 
sa réputation. 
Mademoiselle de Noailles (4), ayeule de la Princesse d'Arma- 

(1) Françoise-Adélaïde de Noailles, née le 1" septembre 1704, était la 
fille aînée d'Adrien-Maurice, duc de Noailles, et de Françoise-Gharlotte- 
Amable d'Aubigné, nièce de la marquise de Maintenon, et fille de Charles, 
comte d'Aubigné, gouverneur de Berry, et de Geneviève Piètre. (Voy. le 
P. Anselme, Hittoire généal, t. IV, p. 79o.) 

(2) Louis-Antoine de Noailles, cardinal et commandeur de l'Ordre du 
Saint-Esprit, né le 27 mai 1651, fils d'Anne, duc de Noailles, mort le 
5 février 1678, et de Louise Boyer, dame d'atours de la reine Anne 
d'Autriche, morte le 22 mai 1697. (Voy. le P. Anselme, Hittoire généal,, 
t. Il, p. 387, et t. IV, p. 791.) 

(3) Toute cette parenthèse est une addition du manuscrit. 

(4) Marie-Françoise de Bournonville, fille unique d'Ambroise, duc de 



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52 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

gnac, est d'une origine illustre, de la maison de Bournonville. 
Après avoir, par son économie et par son intelligence dans les 
affaires, mis d'abord l'aisance et enfin l'opulence dans la 
famille du Maréchal son fils, elle étoit parvenue par son esprit, 
qu'elle avoit infini et adroit et insinuant, à la porter à une 
grande élévation. Consommée dans l'art de faire habilement 
sa cour, elle a obtenu de Louis XIV tout ce que son ambition 
ou son intérêt lui a fait demander. Tout lui étoit propre. Sa 
faveur augmenta sous le Duc Régent et ne diminua pas après 
sa mort. Chargée de quantité de filles (1) auxquelles il étoit 
difficile de procurer des établissemens aussi grands qu'elle 
Fauroit désiré, elle avoit trouvé le secret de les faire entrer 
dans les maisons les plus distinguées à peu de frais et presque 
sans autres avantages que ceux que pouvoient faire espérer 
l'éclat de son alliance et la considération de son crédit. Malgré 
son âge très avancé, elle est encore extraordinairement vive, 
et son esprit n'a rien perdu de sa force. Elle est toujours en 
mouvement, prend peu de repos et n'en donne guère aux 
autres. Elle est envieuse, méfiante et trop livrée à l'esprit de 
tracasserie, source de tourmens continuels et qui rebute à la 
fin d'autant plus qu'on en a souffert plus longtems. 

Attentive à tout ce qui pouvoit contribuer à l'avancement 
de son fils le Maréchal (2), elle l'avoit marié dès le règne de 
Louis XIV à une fille de la famille d'Aubigny (3), famille noble 
à la vérité, mais peu connue à la Cour, avant qu'elle se fût 
fait un mérite de décorer sa généalogie du nom de Madame de 
Maintenon (4), Favorite de Louis XIV. On n'a jamais rien su 

Bournonville, chevalier d'honneur de la Reine, gouverneur de la ville de 
Paris, née en 1656, mariée le 13 août 1671 à Anne-Jules, duc de Noailles, 
lequel mourut à Versailles le 2 octobre 1708, à l'âge de cinquante-neuf 
ans. Elle était dame du palais de la Reine; c'est sans doute à ce titre 
qu'elle est appelée Mademoiselle. (Le P. Anselme, Histoire généal., t. IV, 
p. 792.) 

(1) Elle eut vingt-deux enfants, dont deux jumeaux morts en naissant. 
(Le P. Anselme, Histoire généal., t. IV, p. 792 et 793.) 

(2) Adrien-Maurice, duc de Noailles. (Voir plus haut, p. 51, note 2.) 

(3) Le véritable nom paraît être d'Aubigny, mais le nom de d'Au- 
bigné a prévalu. Cf. Th. Lavallée, La Famille d'Auhigné. Paris, 1863, 
in-80, 

(4) Françoise d'Aubigné, marquise de Maintenon, née à Niort le 27 no 



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MADAME DE MAlNTENON 5â 

de bien jpositif de l'origine de cette favorite, ni sur sa nais- 
sance, que bien des gens ont faite équivoque (1). On pre'tend 
que, dès les premiers instants de sa vie jusqu'à un âge fait, 
elle avoit erré dans différens pays, sans appui, sans amis, sans 
secours, et qu'elle s'étoit vue re'duite à une espèce de servi- 
tude. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'e'tant venue à Paris pour 
affaires, où pour y tenter fortune, elle y fit la connoissance de 
Scarron (2), qui en devint enchanté et crut ne pouvoir mieux 
faire que de lui offrir sa main. L'établissement n'étoit pas 
brillant, mais c'en étoit un; le tems d'en espérer d'une cer- 
taine espèce étoit passé pour la Main tenon. Sa situation n'étant 
pas à beaucoup près heureuse, elle ferma les yeux sur la 
figure de Scarron, ou plutôt elle les y avoit si bien accoutumés 
qu'elle accepta la proposition sans balancer. Devenue l'épouse 
de Scarron (3), elle se comporta en femme attentive et recon- 
noissante. Il mourut et la laissa dans de nouveaux embarras. 
Elle prit le parti d'intéresser à son sort les connoissances 
qu'elle avoit faites pendant la vie de son Mari (4), et par leur 
moyen elle eut le bonheur d'entrer auprès de Madame de Mon- 
tespan, que Louis XIV aimoit tendrement et de laquelle il avoit 
eu le Duc du Maine, le Comte de Toulouse, la Duchesse de Bour- 
bon et la Duchesse d'Orléans, femme du Régent. Ce poste la 
mit à portée de se faire connoître du Roy, qui fut si charmé 

vembre 1635, fille de Constant d'Aubigné et de Jeanne de Cardilbac, 
morte le 15 avril 1719 à la maison de Saint-Cyr. Cf. le P. Anselme, 
Histoire généal., t. II, p. 428. 

(1) L'acte de baptême dressé dans 1 église Notre-Dame de Niort, le 
28 novembre 1635, est formel; il ne saurait y avoir d'équivoque. Voy. 
Th. Lavallée, La Famille iVAiibiyné, p. 48. 

(2) Paul Scarron, l'auteur du Roman comique^ était né à Paris en 1610. 
11 y mourut en octobre 1660. Son père et son grand-père avaient été 
tous deux conseillers au Parlement. Voy. Lavallée, ouvr. cité, p. 109. 
— Édition de 1746 : « Cheic-Sehdy, lionmie de beaucoup d'esprit, mais 
extrêmement disgracié de la Nature. » 

(3) Le mariage se fit au mois de mai 1652. Scarron avait quarante- 
deux ans, Mademoiselle d'Aubigné n'avait que seize ans et demi. Elle 
resta veuve à vingt-quatre ans. 

(4) Ces « connaissances » étaient principalement la maréchale d'Albret, 
la duchesse de Richelieu, la marquise de Montclievreuil et la princesse 
de Chalais qui devint plus tard princesse des Ursins. Ce fut chez la 
maréchale d'Albret que la veuve de Scarron connut Madame de Mon- 
tespan. Voy. Lavallée, ouvr. cité, p. 123. 



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54 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

de son esprit qu'il Féleva sur les ruines de la belle Montespan. 
Elle prit un si grand empire sur ce Prince, qu'il n'y a point 
d'exemple dans THistoire de France, qu'une Femme sans jeu- 
nesse et sans beauté ait gouverné si absolument. A peine fut- 
elle montée à ce degré d'élévation, que les d'Aubigny, profi- 
tant de quelque ressemblance dans le nom, et comptant bien 
sur la reconnoissance de la Maintenon, s'empressèrent de se 
dire du même sang qu'elle. Ils ne se trompèrent point dans le 
jugement qu'ils en avoient porté. Madame de Maintenon 
répandit les grâces à pleines mains sur cette famille, qu'elle 
adopta volontiers et qu'elle mit en honneur. La politique vou- 
loit que les courtisans ambitieux de faire leur chemin recher- 
chassent son alliance ; aussi la mère du Maréchal de Noailles 
n'eut garde de manquer l'occasion d'ouvrir à son Fils le 
Temple des Honneurs et de la Fortune en lui faisant épouser 
une parente de la Maintenon. Elle s'appeloit Mademoiselle 
d'Aubigny. Elle dtoit capricieuse, d'une humeur peu commode 
et extrêmement inégale ; mais c'étoit bien le moins qu'on payât 
le crédit qu'elle apportoit et les avantages considérables que ce 
mariage procura dès lors et dans la suite au Maréchal de 
Noailles et à toute sa famille. Elle est morte à l'âge d'environ 
cinquante ans, assez peu regrettée, et a laissé plusieurs enfans. 
Le Duc d'Ayen (1), l'aîne des garçons, a beaucoup d'esprit, 
surtout de cet esprit critique qui réussit si bien à répandre le 
ridicule. Il est vif, amusant, souhaité partout où on veut rire 
aux dépens d'autrui, mais craint des Courtisans et des Femmes 
de la Cour, que souvent il ne ménage pas dans ses chansons, 
sorte de point dont on trouve qu'il ne s'acquitte pas mal et 
qui lui a plus d'une fois attiré des affaires qui, sans le crédit 
de son père, auroient pu avoir des suites. Il est marié. Sa 
femme (fille de la maison de Brissac, qui lui a apporté 

(1) Louis de Noailles, duc d'Ayen, gouverneur du Roussillon et de 
Saint-Germain-en-Laye en survivance de son père Adrien-Maurice, duc 
de Noailles, dont il a été question plus haut, naquit à Versailles le 
21 avril 1713, il épousa, le 2o février 1737, Catherine-Françoise-Charlotte 
de Cossé-Brissac, née le 13 janvier 1724, fille unique de Charles-Timoléon, 
duc de Brissac. Voy. Moréri, Dictionnaire historique, t. VII, p. 1036, 
col. 1, et le P. Anselme, Histoire (jénéal., t. IV, p. 795. 



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LE COMTE DE NOAILLES bS 

200,000 livres de rente en mariage) est petite, pâle, extrême- 
ment délicate, d'une humeur plutôt mélancolique que gaie, 
confinée dans sa famille, sans plaisirs, sans amusemens. Elle 
charme chaque jour ses ennuis par des exercices de piété 
presque toujours les mêmes : heureuse s'ils suppléoient dans 
son cœur au défaut de ce qu'une femme s'imagine pouvoir 
remplir agréablement ses désirs, et le vide d'une vie oisive et 
ennuyeuse î 

Le Comte de Noailles (i ), frère cadet du Duc d'Ayen, est, 
ainsi que son afné, de petite taille. Son caractère est plus 
doux, son commerce plus agréahle, son esprit moins vif et 
moins brillant, mai5 plus du goût de tout le monde, plus fait 
pour la société. On le trouve quelquefois un peu sombre et 
rêveur. Il a les yeux gros et sortans, le visage rond et plein. 
Ces deux frères, aspirant avec raison aux honneurs militaires 
auxquels leurs ancêtres sont parvenus, ont pris le parti des 
Armes, le seul qui convienne à la jeune Noblesse. Le Comte de 
Noailles a épousé une jeune héritière (l'héritière de la maison 
d'Arpajon (2), dans laquelle les filles ainsi que les garçons 
naissent avec le droit de porter le Cordon de l'Ordre de 
Malte (3) ; le grand-maitre de l'Ordre a accordé le même privi- 
lège aux enfants mâles et femelles qui naîtront du mariage du 
Comte de Noailles avec Mademoiselle d'Arpajon) (4) d'une 

(i) Pliilippe, comte de Noailles, grand d'Espagne de première classe 
par la démission du maréchal son père, né le 7 décembre 1715. Il l'ut 
gouverneur de Versailles. Voy. le P. Anselme, Histoire gènéàl., t. IV, 
p. 795, et MoRÉRi, Did. hist., i. VllI, p. 1053, col. 2. 

(2) Anne-Claude d'Arpajon, née le 4 mars 1729, fille unique de Louis, 
marquis d'Arpajon, et de Charlotte Le Bas de Montargis, dame du palais 
de la reine douairière d'Espagne, veuve du roi Louis ^^ Voy. le 
P. Ansblme, Histoire généal., t. V, p. 899 et 900.) 

(3) En reconnaissance du secours qu'il avait ai)porté à l'ile de Malte 
menacée par les Turcs, le grand-maitre de l'Ordre, Jean-Paul Lascaris, 
accorda à Louis, duc d'Arpajon, le 30 mai 1645, le privilège pour lui et 
ses descendants aines d'ajouter à leurs armes la croix octogone de Malte 
avec les .extrémités saillantes comme les portent les chevaliers de Malte, 
et qu'im de ses descendants serait chevalier en naissant et grand-croix 
à l'âge de seize ans. Le privilège fut reconnu et certifié le 5 mai 1715 
par Raimond Perellos, grand-maître de l'Ordre. Voy. le P. Anselme, 
Histoire génénl., t. V, p, 898. 

(4) La comtesse de Noailles, seule héritière de la maison d'Arpajon, 
fut reçue grand-croix de l'Ordre de Malte, le 13 décembre 1745, "par le 



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Ô6 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

naissance illustre, qui, avec des privilèges singuliers et peut- 
être uniques, lui a apporté des biens considérables, avantages 
qu'on crut devoir préférer à plus de beauté qu'on auroit pu 
trouver ailleurs, mais à la vérité avec moins de richesses. 

La Duchesse douairière de La Vallière (1), une des sœurs du 
Maréchal de Noailles, est demeurée veuve du Duc de La Val- 
lière, qui avoit tenu un rang distingué à la Cour. Elle avoit 
l'esprit délicat, juste et solide, le cœur droit et sincère, un 
caractère d'âme plein de bonté, de tendresse et de générosité. 
Elle étoit d'une gaieté aimable, d'un commerce charmant et 



bailli de Froulay, ambassadeur extraordinaire de l'Ordre. La cérémonie 
se fit dans i'cglise du Temple, au milieu d'une affluence énorme. 
Une messe précéda la cérémonie. La lettre du grand-maître dont il 
fut donné lecture portait « qu'il était juste d'accorder cette distinc- 
tion à Madame la comtesse de Noailles, qu'elle était due à son zèle 
pour sa religion ainsi qu'à sa naissance et à la considération de ses 
ancêtres. Nous n'oublierons jamais, disait le grand-maître, le service 
important que M. le duc d'Arpajon, son bisaïeul, rendit à notre Ordre, 
lorsqu'il s'empressa de venir à notre secours à la citation de 1645 où il 
fut lait généralissime de nos troupes ». Deux discours furent ensuite 
échangés entre l'ambassadeur et la comtesse de Noailles qui, en reve- 
nant de l'église» alla chez l'ambassadeur où un diner splendide fut servi. 
Le dessert représentait « l'isle de Malte environnée de vaisseaux chré- 
tiens, qui donnaient la chasse à des vaisseaux Turcs dont les uns cou- 
laient à fond et les autres étaient désemparés. On voyait ensuite tous 
les forts de la place garnis de troupes, et M. le duc d'Arpajon sur le 
port où il donnait des ordres comme généralissime des troupes de la 
Religion ». (Mercure de France, décembre 1745, t. I, p. 126.) 

Il n'y avait que trois autres dames grand-croix de l'ordre de Saint- 
Jean-de-Jcrusalem : c'étaient la princesse de Rocliette en Italie, la du- 
chesse de Wurtemberg et la princesse de Tour-et-Taxis en Allemagne, 
{Ibid, p. 131.) 

(i) Marie-Tliérèse de Noailles, née le 5 octobre 1684, épousa, le 
16 juin 1698, Gliarles-Fraii<;ois de La Baume Le Blanc, marquis, puis duc 
de La Vallière, né le 23 janvier 1670, fils de Jean-François de la Baume 
Le Blanc, marquis de La Vallière, et de Gabrielle Glé de la Cottardaie, 
son épouse. 

En considération de ce mariage, la princesse de Conti, cousine ger- 
maine maternelle du duc de La Vallière, qu'on défsignait sous le nom de 
première douairière pour la distinguer de sa belle-sœur Marie-Thérèse 
de Bourbon-Condé, mariée à François-Louis, prince de Conti, et qu'on 
appelait seconde douairière, lui avait fait donation, par acte du 8 juin 1698, 
de biens considérables, et notamment des terres et baronnies de Châteaux 
et Vaujours en Anjou et de Saint-Cluistophe en Touraine, réunies sous 
le titre de terres et seigneuries de La Vallière. Cf. le P. Anselme, His- 
toire généal.y t. V, p. 474 et su'iv. ; Barbier, Journal, t. I, p. 138, note 
3, et t. II, p. 230. 



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LA DUCHESSE OË LÀ VALLIÈRE 57 

d'un excellent conseil, dévote sans affectation, officieuse, bien- 
faisante, sensible aux plus petits services. Elle jouissoit d'une 
réputation justement méritée. Quoiqu'elle eût au moins 
soixante ans, elle étoit recherchée et considérée, parce qu'elle 
avoit abondamment de ce vrai mérite qui fait l'ornement de 
tous les âges. Il s'en faut bien que son fils le Duc de La Val- 
lière (1) lui ressemble, quoiqu'il soit né avec de l'esprit et un 
extérieur aimable. Son cœur, son caractère et son humeur 
avoient besoin de se former sur ceux de la Duchesse sa mère 
et de prendre une certaine connoissance que le tems et des 
exemples domestiques si dignes d'être imités pouvoient rai- 
sonnablement faire espérer. Il a une femme dont la personne 
est toute charmante. Ce n'est pas une beauté régulière, mais 
on l'en trouve plus aimable; on ne la voit point impunément, 
et cependant on craint de ne la voir pas assez. Elle n'est ni 
blonde ni brune, mais elle a tout le piquant de l'une et tout 
l'éclat de l'autre. Ses yeux sont grands, bien ouverts, tendres 
etlanguissans, et cependant vifs et pleins de feu; elle a le 
coup d'œil fin, la bouche belle, le souris charmant, le son de 
voix touchant, la taille telle qu'il faut l'avoir pour être bien 
faite, la gorge d'une grande beauté, le port noble, et tant de 
différentes sortes d'agrémens, qu'elle ne peut pas faire le 
moindre mouvement qu'on ne se sente énm. En un mot, tout 
son extérieur est extrêmement intéressant. Elle a l'esprit léger, 
le cœur tendre, mais peu constant, l'humeur coquette, et le 
caractère tel qu'elle le veut. Elle passe pour aimer les plaisirs, 
pour en être peu économe, et trop peu délicate dans le choix 
qu'elle en fait. Elle est trop entraînée par ses penchans pour les 
pouvoir sacrifier à sa réputation. Son imagination est vive, 
s'allume aisément et met dans ses seutimens et dans ses mou- 
vemens un certain désordre qu'elle ne cherche pas même à 
cacher. 

(1) Louis-César de La Baume-Le Blanc, comte et ensuite marquis de 
La Vallière, prit le titre de duc de Vaujours, lors de la cession que son 
père lui fit de son duché et pairie; il épousa, le 19 février 1732, Anne- 
Julie-Françoise de Crussol, née le 11 décembre 1713, fille de Jean- 
Charles de Crussol, duc d'Uzès, et d'Anne-Marie-Marguerite de Bouillon. 
Cf. MoRÉRi, Dict. hist., t. X, p. 4*5. 



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68 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 

La Duchesse d'Antin (1), femme du Marquis d'Antin, l'aîné des 
fils de la Comtesse de Toulouse du premier lit, est d'une taille 
avantageuse. Elle a l'air noble, de beaux traits, une peau et un 
teint éblouissans. C'est une des plus aimables femmes de la 
Cour, et qui plaît d'autant plus qu'elle n'emprunte rien de l'art. 
Elle ne manque pas d'esprit; elle est douce, bonne, mais si 
bien doniinc^'e par la passion du jeu, qui ne la traite pas favo- 
rablement, qu'elle est obligée de recourir, pour réparer ses 
pertes, à des expédiens qui ne conviennent ni à son rang ni 
à sa naissance. Elle passe pour avoir beaucoup de vertu. Les 
médisans de la Cour, toujours attentifs à éplucher la conduite 
des uns et des autres et qui se croyent en droit de mettre le 
taux à la réputation, en conviennent, mais d'un air a en faire 
mal juger. Leur ton et leurs manières en disent d'autant plus 
qu'ils affectent d'en dire peu. Elle a apporté de gros biens en 
mariage; mais les folles dépenses de son Mari, ses débauches 
outrées avec des femmes perdues et sa conduite déréglée 
avoient mis dans sa maison un si grand désordre que tous, 
depuis les maîtres jusqu'au dernier des valets, y vivoient mal. 
Les grands biens qu'avoit laissés l'aïeul (2) du Marquis d'An- 
tin, et ceux de sa Femme, étoient engagés, ou saisis par des 

(1) Marie-Vicloirc-Sophie de Noailles, marquise de Gondrin, avait 
épousé en premières noces, le 25 janvier 1707, Louis de Pardaillan, mar- 
quis de Gondrin, qui mourut à vingt-quatre ans, le 5 février 1712. Elle 
se remaria, le 22 février 1723, avec son oncle, le comte de Toulouse, 
prince légitimé de France. De son premier mariage, elle eut trois fils : 
1» Louis de Pardaillan, duc d'Antin et d'Épernon, qui épousa Françoise- 
Gillone de Montmorency-Luxembourg et mourut on 1743; 2° Antoine-Fran- 
çois de Pardaillan, marquis de Gondrin, né le 10 novembre 1709 et mort 
sans enfants à Brest le 24 avril 1741 ; ce dernier avait épousé en 1737 
Mademoiselle de Garbonnel de Canisy ; 3» Charles-Hippolyte de Pardaillan, 
seigneur de Monteontour, qui mourut jeune. 

Le « marquis d'Antin », dont il est ici question, malgré l'erreur du ms. 
dont l'auteur eût dû écrire « marquis de Gondrin », est âonc bien le fils 
aine de la comtesse de Toulouse, et non pas son second fils. Voy. le 
P. Anselme, Hittoire généaL, t. V, p. 183. 

(2) L'aïeul du duc d'Antin était Louis- Antoine de Pardaillan de Gondrin, 
né le 5 septembre 1665, premier duc d'Antin, en faveur de qui le mar- 
quisat d'Antin avait été érigé en duché-pairie par lettres patentes du 
mois de mars 1711. Il avait épousé, le 21 août 1686, Julie-Françoise de 
Crussol, fille du duc d'Uzès, et avait exercé la charge de surintendant 
des bâtiments, arts et manufactures de France jusqu'en Tan 1726, où 
cette place avait été su[)priméo; il conserva cependant le titre de direc- 



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LE CHEVALIER D'ORLÉANS 59 

créanciers. Le Marquis d'Antin (1) étoit né avec de l'esprit, 
beaucoup de bonnes qualités et une figure très aimable; mais 
son goût pour les plaisirs grossiers et le commerce des gens 
les plus méprisables avoient fait disparoître tous ses avan- 
tages. 11 étoit tombé dans l'abrutissement et est mort avant 
trente-cinq ans, sans avoir voulu se prêter sérieusement à 
aucun arrangement pour les affaires de sa maison, qu'il laissa 
à débrouiller à son Fils (2), jeune seigneur de quatorze à quinze 
ans, qui donne d'assez belles espérances. 

Entre les voluptueux qui se sont faits du renom, le Cheva- 
lier d'Orléans (3), Grand-Prieur de France, fils du Régent et 
de la belle d'Argenton (4), n'est pas un des moins célèbres. 

leur général des bâtiments du roi. Voy. Mémoiret de (VArgentont t. I, 
p. 165, note 3, et le P. Anselme, Histoire généaL, t. V, p. 182 et 183. 
(!) Lisez « Marquis de Gondrin » (note 1 de la page précédente). 

(2) Il est ici question de Louis de Pardaillan de Gondrin, né le 
15 février 1727. Filleul de Louis XV, il devint en 1743 colonel du 18» régi- 
ment dont il avait été enseigne sous les ordres de son père ; puis gou- 
verneur et lieutenant général de l'Orléanais, du pays chartrain et d'Am- 
boise. Devenu maréchal de camp, il mourut à Tarmée de Westphalie, à 
Brème, dans la nuit du 13 au 14 septembre 1757; il n'avait que trente 
ans. Sa branche et sa pairie s'éteignirent avec lui. 

Les affaires de sa succession se compliquèrent de celles de la succes- 
sion du premier duc d'Anlin, son aïeul, et donnèrent lieu à un arrêt du 
Conseil d'Jitat du 22 septembre 1742. Voy. Bibliothèque nationale, Dos- 
siers bleus f vol. 510, dossier 13231, fol. 3 v» et 33; Pièces originales, 
vol. 2194, fol. 140 et suiv. ; le P. Anselme, Histoire généal., t. V, p. 183 et 
184, et Barbier, Journal, t. Il, p. 292. 

(3) Jean-Philippe-Baptiste, dit le Chevalier d'Orléans, fils naturel du 
Régent, né en 1702, légitimé en 1706, mort au Temple à l'âge de quarante- 
six ans, après une vie de débauches suivies d'une telle dévotion qu'elle 
Fépuisa plus encore que ses débauches. (Barbier, Journal, t. III, p. 35.) 

On lit ce qui suit dans une lettre de Madame, mère du Régent, en 
date du 18 juin 1715 : « J'irai au collège des Jésuites voir jouer une 
comédie par des élèves qui sont tous des enfants de condition. Parmi 
eux il y a un garçon que mon fils a eu de la Séry, qui était ime de mes 
filles d'honneur ; il s'appelle le chevalier d'Orléans ; il montre beaucoup 
de moyens, mais il n'est pas joli et il est petit pour son âge. » {Correspon- 
dance de Madame, édition Charpentier, t. I, p. 169.) 

(4) Il y a probablement là un jeu sur le nom de famille de la maî- 
tresse du Régent, qui était née Le Bel de La Boissiëre de Séry (Marie- 
Louise). Elle mourut en 1748. (Voy. page 35, note 2.) « Mlle de Séry, dit 
Saint-Simon, était une jeune fille de condition, sans aucun bien, jolie, 
piquante, d'un air vif, mutin, capricieux et plaisant. » jc^dition Chéruel, 
t. V, p. 207. — « Sa beauté n'était pas parfaite, mais elle avait beaucoup 
d'agréments, un air vif et modostc, un esprit doux, une vraie tendresse 
poui* son amant; elle n'aima que lui et l'aima ardemment. » (La Mothe, 



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60 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Une figure très aimable, un air fier, une physionomie mêlée 
de douceur et de vivacité, une taille au-dessous de la grande, 
mais dégagée et bien prise, une démarche noble et ce certain 
je ne sçai quoi qui pare si bien, lui donnent un extérieur char- 
mant. Il a de l'esprit, beaucoup d'enjouement, le caractère 
bon, mais léger, un penchant violent pour les Femmes et une 
passion démesurée pour le Jeu, qu'il entend mal. Il a donné 
des preuves de son courage, surtout dans un combat singulier 
que lui attira avec le Marquis de Conflans (i) son humeur 
quelquefois difficile, et où il a été dangereusement blessé. Ses 
emplois et ses revenus sont considérables; mais sa profusion 
et sa dissipation ont été si grandes qu'il en est continuelle- 
ment réduit aux expédiens. L'usage immodéré des plaisirs, de 
longues et fréquentes veilles ont enfin pris si fort sur son 
tempérament, que sa santé en est considérablement altérée. 
Soit que son état, qui est devenu très fâcheux, lui ait fait 
craindre une mort prochaine à un âge où on ne fait que 
commencer à goûter la douceur de la vie (car il n'a guère 
plus de quarante ans), soit que de sérieuses et solides 
réflexions lui ayent ouvert les yeux sur sa conduite, on l'a vu 
tout d'un coup se jetter dans la dévotion. Pour mériter le 
nom d'homme aussi vertueux qu'il l'avoit été peu, il donne 
dans l'extrême et ne vit que de légumes apprêtés seulement à 
l'eau et au sel; il fréquente les églises et les prêtres, et fait 
des aumônes. Ce changement de vie a paru admirable à cer- 
taines gens, singulier au plus grand nombre, et à quelques- 
uns l'ouvrage de la politique plutôt que d'une vraie con- 
version. 

Le Chevalier d'Orléans prit possession du Grand- Prieuré à 
Malte, le 21 septembre 1719, fit ses vœux le 26 du même mois. 

Vie de Philippe d'Orléam, t. I, p. 22. — Voy. aussi, au tome XXXIX de 
la collection de Chansons dite de Maurepas, un couplet fait par le Régent 
sur Mlle de Séry.) 

(1) Eustache, chevalier, puis marquis de Conflans, colonel du régiment 
d'Auxerrois, né en 17d9. Le duel auquel on fait allusion eut lieu à la 
suite d'une dispute qu'il avait eue avec le Chevalier d'Orléans au cha- 
pitre que l'Ordre du Temple tenait le lendemain de la Saint-Barnabe. 
(Barbier, Journal, t. II, p. 150, note 1. — Cf. Mémoires du duc de Luynes, 
t. 1, p. 212.) 



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PREPARATIFS DE GUERRE 61 

et partit le 7 octobre pour venir en France. On donna à M. de 
Vendôme (1) 19,000 livres de pension par mois et son loge- 
ment au Temple sa vie durant, pour la cession qu'il avoit faite 
du Grand-Prieuré de France à M. le Chevalier d'Orléans (2). 

Le Royaume (3) jouissoit d'une paix profonde; mais le Car- 
dinal de Fleury doutoit avec quelque espèce de raison qu'elle 
pût durer encore longtemps. La jalousie de certaines Puis- 
sances ennemies de tout tems de la France, le mépris qu'elles 
avoient peut-être conçu pour l'administration d'un homme 
dont le genre de vie avoit été jusqu'alors bien éloigné du 
Gouvernement, des Traités entre différens Princes, des arme- 
mens considérables qui se faisoiont dans les États voisins, tout 
annonçoit une guerre prochaine et que le Cardinal jugeoit 
inévitable pour la France, attendu sa position et l'influence 
qu'elle a dans les affaires générales de l'Europe, fin consé- 
quence, ce Ministre renouvella les anciennes alliances, en fit 
de nouvelles, et à tout événement se mit en état. Les troupes 
furent augmentées, tous les Officiers eurent ordre de faire 
leurs équipages et de se rendre incessamment à leur Corps. 
Les Généraux furent nommés, les places et les frontières 
pourvues. 

On étoit au moment d'une rupture (4), et les armées étoient 

(1) Philippe de Vendôme, né le 23 août 1655 et mort à Paris le 24 jan- 
vier 1727, était le petit-fils de César, duc de Vendôme, fils naturel de 
Henri IV et de Gabrielle d^Estrces, duchesse de Beaufort. Le duché-pairie 
de Vendôme, qui faisait partie du patrimoine de ce roi, lui fut donné 
par contrat passé à Angers le 3 avril 1598. Il avait été légitimé antérieu- 
rement par lettres patentes du 6 janvier 1595, et devint grand-prieur de 
France. (Le P. Anselme, Hist. généal., t. I, p. 196 et 199. — Saint-Simon 
en a fait un triste portrait; voy. édition de Boislisie, t. XIII, p. 298-299 
et 568.) 

(2) Ce paragraphe manque dans les éditions, même dans celle do 
•1746. 

(3) Dans les éditions (sauf dans celle de 1746), cette phrase, qui fait 
suite au portrait de M. Orry (voy. plus haut, p. 49), commence par le 
mot: « Cependant... » 

(4) Le manuscrit donne ici cette parenthèse : « On auroit vu renaitre 
une guerre aussi cruelle que celle de 1701, si la Cour de Vienne eût 
secondé l'entreprise des Espagnols, ou que le Ministre de France n'eût 
voulu à quelque prix que ce fût entretenir la paix. Dans ces circons- 
tances, le Pape offrit sa médiation, et le 17 mars 1727, on signa à Paris 
des articles préliminaires, dont les plus importans regardent la suspen- 



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62 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

sur le point d'entrer en campagne, quand un esprit de conci- 
liation s'empara de toutes les Puissances. Ainsi le grand 
appareil qu'avoit fait le Cardinal Ministre ne servit à rien, si 
ce n'est peut-être à faire rentrer les Ennemis de la France en 
eux-mêmes et à leur inspirer pour elle plus d'égards et de 
circonspection. Tous les Princes mirent bas les armes, en 
envoyant à l'envi leurs Ambassadeurs à Soissons, que le Car- 
dinal leur avoit assigné pour y discuter les intérêts respectifs 
des parties et travailler à assurer la tranquillité de toute l'Eu- 
rope. Ce fut ainsi que toutes les Puissances se virent réduites 
à venir traiter sous ses yeux, pour ainsi dire, et prendre le 
ton qu'il lui plut de donner. 

La France acquit l)eaucoup d'honneur et de gloire dans 
cette conjoncture; mais la meilleure part en fut due à 
M. Chauvelin (1), sur la tête duquel le Cardinal de Fleury, qui 

sion (le la Compagnie d'Ostende pendant l'espace de sept ans et la con- 
vocation d'un Congrè.s, indiqué d*abord à Aix-la-Chapelle, ensuite à Cani- 
bray, assemblé en effet à Soissons le 14 juin 1728, et que les négociations 
particulières de Séville rendirent bientôt inutile, le 9 novembre 1729. » 

Il s'agit de la coalition formée contre la France en 1701 par Guil- 
laume IH, roi d'Angleterre, sous le nom de grande alliance. — Le pape 
dont il est question est Benoit XIIÏ, né le 2 février 1649. élu pape le 
29 mai 1724 et mort le 21 février 1730. — Un traité, dit de Séville. auquel 
les Provinces-Unies accédèrent le 21 novembre 1729. garantissait à 
l'Espagne la possession de Parme et de Plaisance, à la condition qu'elle 
retirilt sa protection à la Compagnie d'Ostende. Cf. Dcmont, Recueil de* 
traités, t. VIII, 2« partie, p. 158 et 160. 

La Compagnie d'Ostende ou des Pays-Bas fut d'abord, vers 1717, une 
simple socii'té de commerce avec l'Inde, entièrement indépendante ; elle 
n'obtint de lettres patentes que le 19 décembre 1722. Son capital s'élevait 
à 6 millions de florins ; mais à peine commençait-elle à se développer 
qu'elle suscita la jalousie et les craintes de la plupart des puissances de 
l'Europe qui protestèrent contre son existence et formèrent dans ce but 
une ligue défensive. — Pour éviter les graves conséquences qui allaient 
se produire, la cour d'Autriclie jugea politique de sacrifier la Compagnie, 
et c'est en échange de ce sacrifice que Charles VI obtint la reconnais-, 
sance de la Pragmatique Sanction. On essaya plus tard, mais sans succès, 
de reconstituer la Compagnie, qui disparut définitivement en 1784. 
Cf. BoNNASsiEDX, Les Grandes Compagnies de commerce (Paris, 1892, in-8»), 
p. 429 et suivantes. 

(1) Germain-Louis Chauvelin, né en 1685, mort le 1" avril 1762. Il 
était président à mortier au Parlement de Paris, quand il devint garde 
des sceaux. M. de Nicolaï, premier président de la Chambre des comptes, 
qui était venu le féliciter à cette occasion, le complimenta ainsi : « Mon- 
sieur le Président Chauvelin, lui dit-il, vous vous levez bien matin; U 



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LE GARDE DES SCEAUX CHAUVELIN ' 63 

le destinoit à lui succéder, avoit re'uni la charge de premier 
Secrétaire d'État à celle de Garde des Sceaux, après la dis- 
grâce de M. d'Armenonville et la démission de M. de Morville, 
son fils, deux hommes dont nous avons parlé ci-devant.^ 

M. Ghauvelin étoit d'une famille distinguée entre les Gens 
de Loi, parmi lesquels il avoit rempli avec éclat une des prin- 
cipales charges. Il étoit grand politique, doué d'un génie supé- 
rieur, mais à craindre. A un esprit fin et délicat il joignoit un 
abord facile et gracieux, un commerce charmant, une conver- 
sation séduisante; il étoit lié avec les plus grands Seigneurs 
de la Cour, vivoit avec eux sans bassesse, étoit bienvenu (1) 
des femmes, attentif à se faire des amis puissans dont le crédit 
pût le soutenir en cas de disgrâce; habile à découvrir ses 
ennemis, déconcertant leurs projets d'autant plus sûrement 
qu'il connoissoit toutes les intrigues de la Cour; ayant des 
vues étendues, des desseins vastes et des correspondances 
extrêmement multipHées; secret sans affectation, sacrifiant 
une partie de son sommeil aux affaires, et conséquemment 
expéditif; embrassant beaucoup d'objets, mais capable d'y 
suffire; aimant les gens de mérite, protégeant les Beaux-Arts, 
ardent à les faire fleurir; aimé et recherché par les Étrangers 
qui sortoient d'auprès de lui contens, toujours enchantés; 
craint pour toutes les Puissances de l'Europe, ne refusant que 
ce qu'il lui étoit impossible d'accorder, accompagnant ses refus 
de beaucoup de politesses et de témoignages d'affection; supé- 
rieur en tout au Cardinal, dont il avoit toute la confiance. 



n'est plus question que de savoir si vous vous coucherez bien tard. » Le 
roi lui retira en effet les sceaux au mois de février 1737, et M. de Jumi- 
Ihac fut chargé de le conduire ainsi que sa femme dans sa terre de Gros- 
bois. Dans sa jeunesse-, on l'appelait le beau Gritenoire à cause de la terre 
de Crisenoy qui appartenait à sa famille. C'était, dit d'Argenson, un trèt 
honnête homme et un grand citoyen, qui avait les manières d'un fripon. 
Il avait épousé la fille de Fontaine des Nouées, riche commerçant 
d'Orléans; son père avait été conseiller d'État et avait eu l'intendance 
de la Franche-Comté. Au seizième siècle, on compte plusieurs avocats 
célèbres de ce nom; l'un d'eux (Christophe-François-Toussaint) l'était, 
en 1580, de l'abbaye de Sainte-Geneviève. (D'Argenson, Mémoires, t. II, 
p. 239. — Duc DE LuTNEs, Mémoires, 1. 1, p. 182 et 183. — Mathieu Marais, 
Journal, t. III, p. 229.) 
(1) Les éditions donnent : « bien voulu ». 



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64 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

mais s'ennuyant d'être en second, d'autant plus qu'il sentoit 
sa supériorité. En un mot, on peut dire que c'étoit un homme 
de mérite. 

A l'exception des Finances et du Commerce intérieur du 
Royaume, dont M. Orry éloit chargé, le détail des affaires 
étoit partagé entre trois hommes qui en rendoient compte à 
M. Chauvelin, qui en conféroit ensuite avec le Cardinal de 
Fleury. 

Le premier est M. le Comte de Maurepas (\), qui avoit, 
comme il a encore aujourd'hui, la Marine et le Commerce 
extérieur. 11 a le visage long et maigre, le front grand, les yeux 
hleus fort ouverts, le regard assez doux, le nez long, la houche 
ni grande ni petite, le menton pointu, la tête un peu aplatie, 
la phisionomie revenante, le teint pâle, l'air délicat, la taille 
grande et mince, la jambe sèche, le port assez noble. Il estvif, 
ambitieux, né avec beaucoup d'esprit; possédant toutes les 
délicatesses de la langue, s'exprimant avec grâce; capable et 
travaillant avec facilité, mais paresseux, défaut que son goût 
pour la table et les plaisirs, auxquels il donne souvent des 
nuits entières, rend forcé par la nécessité indispensable de 
reprendre sur le jour le repos qu'il perd la nuit. Il est entré 
jeune, sous le règne de Louis XIV, dans le poste qu'il 
occupe (2), et l'ayant rempli pendant plusieurs années, il y a 

(1) Jean-Frédôric Phôlypeaux, comte de Maurepas et de Pontcliartrain, 
110 le 9 juillet 1701, mourut le 21 novembre 1781. Il était fils de Jérôme 
Phélypeaux, comte de Poutchartrain, et de Christine-Éléonore de Royc 
de La Rochefoucauld, et avait épousé, le 19 mars 1718, Marie-Jeanne 
Phélypeaux de La Vrillière, steur du comte de Saint-Florentin. Il fut 
nommé à la marine le 11 août 1723. Cf. Moréri, Dict, hist., t. VIII, p. 261 
et 262. 

(2) Le manuscrit ajoute : « Il n'a exercé la charge de Secrétaire d'État 
en chef qu'en 1719, un an après son mariage avec Mademoiselle de La 
Vrillière, âgée alors de quatorze ans, et lui en ayant de seize à dix-sept. 
M. de Pontcliartrain, père de M. de Maurepas, et M. de La Vrillière, 
f)ère de la Demoiselle, convinrent en arrêtant ce mariage que la jeune 
Épouse resteroit un an dans un couvent et que pendant cet intervalle 
M. de Maurepas demeureroit avec M. le Marquis de La Vrillière pour se 
former, sous la direction de cet habile Ministre, aux fonctions de la 
charge de Secrétaire d'État; après quoi ils auroient la permission 
d'habiter ensemble. Pour lors M. de Maurepas seroit en état d'exercer sa 
charge en chef. » — Louis Phélypeaux, marquis de La Vrillière, de 
Châteauneuf, de Tanlai, comte de Saint-Floï'entin, né le 14 avril 1672, 



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LE COMTE DE MAUREPAS ET M. O'ANGËRVILLIERS 65 

acquis une grande expérience dont il ne fait pas tout l'usage 
qu'il devroit et pourroit faire. Il aime les Gens de Lettres et 
les Beaux- Arts; il s'est fait des amis et sçait se les conserver; 
mais il ne se livre qu'à un petit nombre de voluptueux comme 
lui, avec lesquels, et assez souvent en compagnie de Femmes 
galantes, il fait le soir des parties secrètes, dont les mets les 
plus exquis et les vins les plus délicieux font moins l'agré- 
ment que l'abondance des choses fines, délicates, galantes, 
mêmes libres, qui s'y disent, et les scènes originales qui s'y 
passent. Il est aimé de tout le Corps de la Marine, pour lequel 
il s'intéresse fortement en toute occasion. Il a sçu plaire au 
Roy, dont il est regardé de bon œil, et n'étoit pas mal dans 
l'esprit du Cardinal Fleury, auquel on lui a reproché d'avoir 
fait la cour, avec quelque sorte de bassesse, foiblesse que le 
soin de sa fortune, la considération et les avantages attachés 
à une grande place pourroieiit rendre excusable. 

Le second étoit M. Bauyn d'Angervilliers (1) que le Cardinal 
avoit tiré de l'intendance d'Alsace pour lui donner le détail de la 
Guerre; homme trop peu capable pour cet emploi, dont il ne rem- 
plissoit les fonctions que par le secours des gens consommés, 
des lumières et des travaux desquels il tiroit tout l'honneur. 

secrétaire d'État après la mort de son père en 1700, mourut le 17 sep- 
tembre 1725; U avait épousé, le !•' septembre 1700, Françoise de Mailly, 
fîlle de Louis, comte de Mailly, et de Marie-Anne de Sainte-Hermine, 
dame d'honneur de la Dauphine. (Moréri, Dict. hitt., t. VIII, p. 260, col. 1.) 
(1) Nicolas-Prosper Bauyn, seigneur d'Angervilliers, né le 15 jan- 
vier 1675, mort au ch&teau de Marly le 15 février 1740; conseiller au 
Parlement de Paris à 18 ans; en 1702, intendant d'Alençon, puis de 
l'Alsace en 1722, et enfin de la généralité de Paris en 1728. Il remplaça 
Le Blanc à la guerre le 23 mai 1728, fut déclaré ministre d'État le 
30 décembre 1729, et resta en fonctions jusqu'à sa mort. Son père était 
Prosper Bauyn, seigneur d'Angervilliers, maître de la Chambre aux 
deniers du roi, et sa mère Gabrielle Choart de Buzanval. Il avait épousé, 
le 14 juin 1694, Marie-Anne de Maupeou, fille de Charles de Maupeou, 
conseiller du roi, maître ordinaire en la Chambre des comptes, et de 
Madeleine Le Charron. Ils ne laissèrent qu'une fille. M. d'Angervilliers 
mourut sans fortime; le roi accorda à sa veuve une pension de 
20,000 livres. La famille des Bauyn descendait de Prosper Bauyn, lequt. 
était un médecin de la ville de Bâle et avait été amené en France par le 
roi Henri IH. (Voyez Bibliothèque nationale, Pièeu originalety vol. 232, 
fol. 127; Dossiers bleus, vol. 66, dossier n« 1603, fol. 1 r«, et 4 v«. — 
Mercure de France^ février 1740, p. 396. — Duc de Ldynes, Mémoires, 
t. ni, p. 143.) 



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66 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Le troisième étoit M. de Saint- Florentin (1). Il avdit la 
direction, comme il a encore aujourd'hui, des affaires géné- 
rales de la Religion prétendue Réformée, Texpédition de la 
feuille des bénéfices, les économats, etc. C'est un petit homme 
tout rond, sans ambition, de peu de capacité, et que les plai- 
sirs et le comerce des Femmes occupent plus que les affaires. 
Le Cardinal l'avoit trouvé en place, et l'y laissa, ayant jugé 
apparemment que le détail dont il étoit chargé ne demandoit 
4)as un homme de plus grande intelligence. 

A bien examiner les différens hommes d'Etat dont nous 
avons parlé, à comparer leur esprit, leurs talens, leurs 
caractères, leurs vertus et leurs défauts, on ne peut guères 
juger favorablement du Gouvernement de la France; et il y a 
lieu d'être étonné que ce Royaume, quoique riche, puissant 
et peuplé de sujets braves, industrieux, pleins d'un attache- 
ment inviolable pour leur Souverain, ait pu se soutenir. 
M. Chauvclin était le seul qu'on pût dire avoir presque toutes 
les qualités nécessaires à un grand Ministre; mais si la jalousie 
de ses confrères ne réussissoit pas à faire rejetter les projets 
avantageux qu'il proposoit, leur incapacité, leur paresse, et 
leur peu de bonne volonté en faisoient manquer l'exécution. 
Ainsi cet Empire se gouvernoit de lui-même, pour ainsi dire, 
et par l'habitude d'un certain esprit d'ordre et d'arrangement 
contractée depuis longtems; ou plutôt le souverain Maître des 
Couronnes protégeoit celle de France, et sa divine Providence 
veilloit à sa conservation. 

Que le sort des Rois est à plaindre I Leur grandeur, leur 
gloire, le bonheur de leurs peuples dépendent de ceux qu'ils 

(1) Louis Phély peaux, comte de Saint-Florentin, marquis de La Vril- 
lière et • de Châteauneuf- sur -Loire, baron d'Évry-le-Châtel, né le 
18 août 1705, mourut le 27 février 1777. Fils du marquis de La Vrillière, 
beau-frère et cousin du comte de Maurepas, il n'avait pas encore vingt 
ans quand il fut pourvu de la charge de secrétaire d'État en survivance 
et sur la démission de son père; sa femme, Amélie-Ernestine, fille 
d'Ernest-Auguste de Platen, comte du Saint-Empire, et de Sophie-Caro- 
line-Eve-Antoinette d'Offelen, passait pour avoir été au mieux avec le 
contrôleur général Machault. Le comte de Saint-Florentin, qui était 
chargé des affaires de la reUgion, poursuivit les protestants avec achatr- 
nement. (Moréri, Dic4, hist,, t. VIII, p^ 266, et p*AiVQ^f^SQN, Jjféinpirci, 
passivi.) 



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ABDICATION DE VICTOR-AMÉDÉE II 67 

choisissent pour l'administration de leurs États, et ce choix 
n'est presque jamais Teffet de la connoissance qu'ils ont des 
hommes et la récompense du mérite, mais le plus souvent 
l'ouvrage de la faveur ou du hazard. De là la ruine des monar- 
chies les plus solidement fondées, ruine plus ou moins 
prompte, à proportion du plus ou du moins d'hommes inca- 
pables et vicieux qui se trouvent en place, et du temps qu'ils 
y restent. Grande et utile leçon, que l'histoire de tous les 
siècles donne aux Souverains et qu'on ne peut trop leur 
répéter! 

Quittons un moment la France pour rendre compte d'un 
événement qui surprit toute l'Europe. Victor- Amédée (1), duc 
de Savoye (2), et qui depuis dix ans avoit su ajouter à ses 
États le Royaume de Sardaigne, las de commander à des sujets 
qui ne l'étoient pas moins d'obéir, se détermina tout à coup à 
abdiquer en faveur de son fils Charles-Emmanuel III (le 
30 septembre 1730) (3), âgé de vingt-neuf ans et quelques 

(1) Victor-Amédée II était n() le 14 mai 1666. 

(2) Le manuscrit, où on lit par erreur « roy de Sardaigne » au lieu de 
« duc de Savoye », ajoute ici les renseignements suivants : « Il avoit 
épousé Anne-Marie d'Orléans, fille de Philippe de France, frère imique 
du Roy Louis XIV, et d'Henriette d'Angleterre, fille de Charles I", morte 
à Saint-Gloud en 1670. C'est par ce mariage que ce prince établit ses 
prétentions sur la comronne d'Angleterre, dont il étoit plus proche liéri- 
tier que la Maison d'Hanovre, si la religion catholique et romaine qu'il 
professoit ne l'eût pas écarté du trône par des actes publics qui éta- 
l)lissent la succession de la Grande-Bretagne dans la ligne protestante, 
à l'exclusion de toutes les branches catholiques romaines. Il demeura à 
rage de neuf ans sous la tutelle de sa mère, Princesse de Savoye. Son 
père, Charles-Emmanuel II, étoit mort en 1675 ; il étoit fils de Victor- 
Amédée I" et de Christine de France, fille d'Henri IV, sœur de Louis XIIÎ, 
d'Elizabeth, femme de Philippe IV, Roy d'Espagne, et d'Henriette-Marie, 
fename de Charles I", Roy de la Grande-Bretagne. » 

Elisabeth ou Isabelle mourut le 6 octobre 1644. (Art de vérifier les datet, 
t. I, p. 772.) — Philippe IV, né à Valladolid le 8 avril 1605, mourut le 
17 septembre 1665. (Ibid., p. 771.) 

Charles I", né le 17 novembre 1600, mourut décapité le 9 février 1649. 

(3) Cette date n'est donnée que par le manuscrit. L'acte d'abdication 
porte d'ailleurs la date du 3, et non pas du 30 septembre 1730. Voyez 
Carutti, Storia del regno di Vittorio Amedeo II (Tiu-in, 1856, in-8«, p. 172). 
Les divers incidents relatifs à cette abdication ont été relatés dans un 
petit volume in-12. imprimé à l'Imprimerie royale de Turin en 1734, et 
intitulé : Hùloire de Vabdieation de Victor Amédée roi de Sardaigne, de «a 
détention au château de Rivoli et des moyens ^u*il s'e»^ servi pour remonter 



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68 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

mois. Il ne se réserva qu'un revenu honnête (1) et le château 
de Rivoli, où il se retira avec une Femme qu'il aimoit beau- 
coup (2) et un petit nombre d'Officiers. L'abdication de ce 
Prince trouva des incrédules jusqu'au moment qu'on fut 
assuré que le Prince son fils étoit en effet paisible possesseur 
des États du Roy son père. Entre les différens motifs qu'on a 
cru avoir déterminé (3) Victor- Amédée, celui qui paroît le plus 
vraisemblable est que ce Prince, déjà avancé en âge, ne dou- 
tant pas que ses sujets peu contens de lui et extrêmement atta- 
chés à son fils, qu'il ne regardoit pas comme le moindre 
obstacle à ses vues, refuseroient de reconnoître pour leur 
Souveraine Mademoiselle de Cumiane, veuve du Comte de 
Saint-Sébastien (4), avec laquelle, aveuglé par son amour, il 
avoit formé le dessein de partager son trône, préféra, au 



tur le trône. Cette histoire, sous forme de lettre datée de Dresde, le 
29 janvier 1732, a 6tc attribuée par CEttinger à Lamberti, mais elle ne 
semble pas être de lui, si on en juge par la note A de la première page ; 
elle doit être du marquis de Trivié, envoyé du roi à la cour de George I" 
d'Angleterre. Voyez également Mitcellanea di storia italiana édita per 
cura délia regia deputazione di storia patria (Turin, 1871, t. XIII) : 
Memorie aneddotiche sulla eorte di Sardegna, del corUe di Blondel, ministro 
di Franeia a Turino sotto il re Vittorio-Amedeô e Carlo Emanuele III. 

(1) Ce revenu s'élevait à 50,000 écus ; l'écu piémontais valait environ 
2 florins argent de Hollande. Voyez VHist. de l'abdication de Victor- 
Amédée, déjà citée. 

(2) Note de l'édition de 1763 : « C'est la Comtesse de Saint-Sébastien ou 
Marquise de Spigne. Elle étoit fille du Comte de Cimfiiane, depuis Mai*- 
quis de Saint-Thomas, Ministre d'État de Victor- Amédée. Il l'aima dans 
sa jeunesse, lorsqu'elle étoit fille d'honneur de Madame Royale, mère du 
Roi. On la maria au Comte de Saint-Sébastien, après la mort duquel 
elle sçut rallumer les premiers feux du Roi Victor et l'engagea même, 
par les bons offices du Père Andormiglia et du Docteur Borgo, Curé de 
Saint-Jean, à l'épouser. » Voyez la note 4 ci-après. 

(3) Le manuscrit porte : « Outre... devoir déterminer. » 

(4) Le comte Novarina de Saint-Sébastien était premier écuyer de 
Madame Royale. La comtesse était brune, bien faite; ses yeux étaient 
noirs et pleins de vivacité. Il existe au château de Cimiiane un portrait 
d'elle qui la représente en pied, la main étendue sur une table, portant 
déjà la couronne de reine. Elle était entrée à quinze ans en qualité de 
fille d'honneur chez Madame Royale; Victor- Amédée en était devenu 
amoureux et lui avait promis de l'épouser. Le Père Dormiglia et Tabbé 
Boggio de Sangano étaient du complot; le marquis d'Ormea, ambassa- 
deur à Rome, avait même été chargé de demander au pape une dispense 
de mariage en blanc pour im chevalier de Saint-Maurice qui voulait 
épouser une veuve. Voyez Carutti, Storia, déjà citée, p. 462 et suivantes. 



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ABDICATION DE VICTOR-AMÉDÉE II , 69 

danger de commettre son autorité et au de'sagrément de ne 
pas réussir dans une chose qu'il avoit à cœur, de mener loin 
du trône une vie douce et tranquille avec cette même femme, 
qu'on dit qu'il épousa. Mais, excité par les discours artificieux 
de cette Favorite ambitieuse, qui avoit tout pouvoir sur lui, 
il ne tarda pas à se repentir d'avoir abandonné le trône. Il ne 
lui manquoit qu'un prétexte plausible pour y remonter, et 
que des moyens sufftsans pour ne pas manquer son coup. On 
lui fournit des moyens dans le grand nombre de mécontens 
que son fils venoit de faire, en déplaçant, sans nul égard à sa 
recommandation, les Ministres et les principaux Seigneurs 
dont ses Conseils étoient composés, et on lui fit trouver le 
prétexte dans la conduite du Gouvernement présent, qui ne 
pouvoit être regardé que comme une censure du sien; con- 
duite qui, disoit-on, donnoit de justes craintes que des États 
qu'il avoit agrandis et rendus florissans pendant un long 
règne, ne tombassent en décadence par le peu de lumières et 
par l'imprudence d'un Prince qui se livroit à des Ministres 
que le Gouvernement précédent, si éclairé, avoit cru devoir 
tenir toujours éloignés des affaires; gens d'ailleurs qu'on pou- 
voit avec raison soupçonner de ne penser qu'à leurs intérêts, 
au détriment de l'État, puisqu'ils ne s'attachoient qu'à écarter 
tous ceux qu'une grande expérience et une exacte fidélité 
mettoient seuls en état de s'opposer à leurs pernicieux des- 
seins. Ces discours, souvent répétés, firent leur effet. Victor- 
Amédée (1) se forma secrètement un parti puissant, à l'aide 
duquel il seroit certainement remonté sur le trône, si le Roy 
son fils, presque au moment de l'exécution, n'avoit pas, par 
les soins du marquis d'Ormea, Ministre habile et vigilant, été 
informé de ce qui se tramoit contre lui. Il prévint son père et 
le fit prendre à Turin (2), au château de Montcallier, où il 

(1) Victor- Amédée, d'abord retiré à Chambéry, rentra en Piémont au 
mois d'août 1731 et s'installa au château de Montcaliori, où il fut arrêté 
le 1" octobre suivant. Voyez Carutti, Storia, déjà citée, chap. xxvi. 

(2) Au lieu de ce qui suit dans le manuscrit, on lit dans les éditions : 
« Il prévint Koturi [Victor- Amédée], et le resserra dans son Château, de 
façon qu'on l'auroit pris plutôt pour un criminel d'État, que pour le 
père du Roi régnant. Koturi ne survécut, .etc. » 



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70 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

étoit venu sous prétexte que Tair de celui de Rivoli étoit con- 
traire à sa santé. Il fallut en forcer toutes les portes pour 
pénétrer jusqu'à la chambre du lit où le Roy était couché avec 
la Marquise de Spigno (c'étoit le nom que portoit la comtesse 
de Saint-Sébastien depuis son mariage avec Victor- Amédée). 
Deux Officiers la saisirent et la conduisirent dans une chambre 
voisine, d'où on la mena à Gevo, forteresse de Piémont (1). 
Le comte de Parouze (2) se saisit ensuite du Roy, qu'il fit habil- 
ler par des Officiers, le fit mettre dans son carrosse et le con- 
duisit avec M. le Chevalier de Solare, lieutenant-colonel aux 
Gardes, accompagné d'un corps de troupes, au château de 
Rivoli, et là on le resserra de façon qu'on l'auroit pris plutôt 
pour un criminel d'État que pour le père du Roy régnant (3). 
Victor-Amédée ne survécut que deux ans environ à son abdi- 
cation, n mourut en 1732, le 31 octobre (4), peu regretté, 
avec la réputation d'un prince fourbe, dissimulé, sans foi, 
abandonnant un parti aussitôt qu'il trouvoit mieux dans le 
parti opposé, toute sa vie ayant été employé à faire un hon- 
teux trafic de son alliance, au mépris des traités les plus 
solemnels; au reste, fin politique, habile à parvenir à ses fins, 
entendant parfaitement ses intérêts, et sçachant tirer avantage 
de la position de ses États, dont il connoissoit toute l'utilité 
pour les Puissances qui l'environnoient. Son fils, Prince brave 
et sçavantdans la guerre, a fait voir dans la suite à toute l'Eu- 
rope qu'en succédant aux États de son père, il avoit aussi 
hérité de son esprit, de son /ambition et de sa politique raf- 
finée. 

(1) Après la mort du roi, elle fut conduite au monastère de Saint- Joseph 
de Carignan; elle* obtint plus tard l'autorisation de se retirer au couvent 
de la Visitation de Pignerol où elle avait des parents et où elle mourut 
dans un âge assez avancé. Voyez Carutti déjà cité, p. 517. 

(2) Il s'agit du colonel comte de la Pérouse. 

(3) Victor-Amédée fut gardé à vu dans sa prison par quatre officiers, 
le comte Vagnono et les chevaliers Clavesana, Gontieri et La Matoris. 
Voyez Carutti, p. SU. 

(4) Cette date n'est donnée que par le manuscrit. L'acte de décès de 
Victor-Amédée fut dressé le 1" novembre 1732, par le marquis Del Borgo, 
ministre des affaires étrangères et notaire de la Couronne. On lui fît des 
funérailles solennelles à Turin, et son corps fut transporté à la Superga. 
Cf. Ibiil, p. 517. 



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INTRIGUES DE COUR 71 

Cependant la Cour de France n'étoit pas sans intrigues. 
Chaque Ministre avoit son parti, chaque parti des Chefs 
accrédités et puissans; et les Femmes, déterminées ou par 
leur goût ou par leur caprice, quelquefois par des intérêts 
particuliers, étoient l'âme de ces différens partis. 

La famille du Duc de Bourbon, avec quantité de Seigneurs 
dont le rang et la puissance de cette famille régloient les 
sentimens, soutenoit M. Chauvelin. La duchesse de Bour- 
bon (1), mère du Duc de Bourbon, princesse fière, absolue, 
violente, vindicative, aimant un peu le trouble, jalouse de 
représenter, animoit cette faction. Le Duc d'Orléans, le Duc 
du Maine, le Comte de Toulouse, sans être ouvertement 
opposés à M. Chauvelin, inclinoit pour M. le Comte de Mau- 
repas et pour M. le Chancelier. L'autorité de ces Princes, 
jointe au crédit de leurs parens et de leurs amis, qui étoient 
en grand nombre, le mettoit d'autant plus en état de con- 
trebalancer le parti de M. Chauvelin, que le Cardinal de 
Fleury et le Comte de Toulouse étoient amis. Ce der- 
nier s'étoit surtout déclaré pour M. de Maurepas, et c'étoit 
assez pour que la Duchesse de Bourbon, qui depuis long- 
temps cherchoit à traverser ce Prince et le Duc du Maine, 
avec lesquels, quoique ses frères, elle vivoit en mésintel- 
ligence, tînt un parti contraire. Le Cardinal de Fleury, 
maître de l'esprit de Louis XV, protégeoit M. Orry (2) 
et M. d'Angervilliers (3), que cette puissante protection 
mettoit suffisamment à l'abri des événemens. Quant à M. de 
Saint-Florentin, son bonheur et le peu de jalousie qu'il don- 
noit, le maintenoient peut-ôtre autant que l'intérêt qu'y pre- 
noient quelques Femmes, moins cependant à cause de lui et 
des services qu'il pouvoit rendre, qu'en considération des 
gens qui l'afFectionnoient. 

Deux Femmes, entre autres, figuroient avec éclat à la Cour, 
et par la distinction que le Roy leur témoignoit, donnoient un 
grand avantage au Comte de Toulouse et à ses partisans 

(1) Voyez plus haut, p. 29, note 2. 

(2) Voir plus haut, p. 49, note 2. 

(3) Voir plus haut, p. 65, note 1. 



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72 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

L'une étoit Mademoiselle de Gharolois (1), fille de la Duchesse 
de Bourbon et sœur du Duc de ce nom. Princesse qui a été 
extr(^mement belle, et qui, quoiqu'âgée de plus de trente ans, 
a encore des jours d'une grande beauté. Elle n'est ni grande 
ni petite, mais bien faite, ayant des grâces en tout, le port 
noble, l'esprit fin et délicat, d'un commerce aimable, bonne maî- 
tresse, amie tendre et constante, extrêmement sensible aux 
procédés, évitant d'y donner sujet, ne perdant ses amis qu'à 
regret et par leur faute; aimant à rendre service, en saisis- 
sant avec avidité les occasions; fière et douce, mélancolique 
et enjouée, indolente et vive, quelquefois capricieuse; jalouse 
de son rang, entière dans ses sentimens; aimant le plaisir, 
faisant de la nuit le jour et du jour la nuit; passant pour être 
mariée en secret avec le Prince de Dombes (2), que l'on dit 
avoir sçu lui plaire et dont par des raisons d'État elle n'a pu 
obtenir de faire hautement son Époux. 

La seconde, qui est Madame la Comtesse de Toulouse (3), 
fut longtemps unie à Mademoiselle de Gharolois par la plus 
grande amitié. Tant que vécut le Comte de Toulouse son 
époux, rien n'altéra cette union; mais peu après sa mort, elle 
se brouilla tout à coup avec Mademoiselle de Charolois, et ces 



(1) Entres autres chansons qui ont été faites sur elle, la suivante parle 
ouvertement de son intrigue avec le duc de Richelieu : 

Que Charolais jeune et fringante 
Pour Richelieu soit complaisante. 
N'est-ce pas le sort de son sang? 
Mais pour un seul, c'est bien la peine. 
Quand, à son &ge, sa maman 
En avait plus de deux douzaines, 

(Correspondance de Madame, t. II, p. 103, note 2.) 

« Faite pour les plaisirs par sa beauté et ses grâces, Mademoi$elle de 
Charolais était douée d'une sensibilité extrême qui la tournait tout 
entière du côté de l'amour; elle avait eu une foule d'amants et fait des 
enfants presque tous les ans, sans beaucoup plus de mystères qu'une 
fille d'opéra; cependant, pour la forme, on la disait malade pendant les 
six semaines, et toute la cour, d'accord là-dessus, envoyait prendre de 
ses nouvelles. Elle eut un jour un suisse peu stylé à ce manège; sans y 
faire tant de façons, il répondit à ceux qui venaient : « La princesse se 
porte aussi bien que son état le permet, et l'enfant aussi. » (Voy. Vie privée 
de Louis XV, t. I. p. 147 et 148.) 

(2) Voir page 42, note 1. 

(3) Voir plus haut, pagf 34, note 4. 



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LA COMTESSE DE TOULOUSE ET M"* DE CHAROLAÏS 73 

deux Princesses, inséparables auparavant, cessèrent absolu- 
ment de se voir. Ce changement étonna d'autant plus que la 
Comtesse de Toulouse ayant beaucoup d'esprit, on ne présu- 
moit pas qu'elle ignorât de quelle conséquence il étoit pour 
elle-même et pour son fils, jeune encore, de se tenir plus 
étroitement liée que jamais avec Mademoiselle; mais gou- 
vernée par le sieur de Lalo (1), homme de fortune en qui elle 
a mis toute sa confiance, elle ne pense ni n'agit que par lui. 
Il haïssoit Mademoiselle de Charolois, dont il redoutoit l'as- 
cendant et à qui il sçavoit qu'il déplaisoit, et il étoit venu à 
bout de faire passer ses sentimens dans le cœur de la Com- 
tesse de Toulouse. Cet homme, quoique né avec de l'esprit et 
des talens, ne connoissoit pas assez le terrain de la Cour, et 
s'imaginant pouvoir réussir dans des entreprises difficiles 
sans autre secours que ses propres lumières et sans autre 
appui que le rang et le crédit de la Comtesse de Toulouse, il 
dédaignoit de se communiquer, de prendre conseil et de 
réunir les avis (2) de la famille du Comte de Toulouse dans 
les occurrences qui intéressoient ou la Comtesse ou son Fils. 
Le trop grand empire que cet homme peu estimé avoit pris 
sur la Comtesse de Toulouse et les sentimens qu'il lui avoit 
inspirés, refroidirent Mademoiselle de Charolois et d'autres 
amis puissants, et les démarches qu'il lui fit faire à contre- 
tems dans des occasions de la dernière importance pour le 
Duc de Penthièvre (3) portèrent coup au crédit de cette Prin- 

(1) Désigné sous le nom de Nargum dans les Mémoires, dont toutes 
les clefs, sauf celle de 1745 (S» éd.), qui n'a que des points, donnent cette 
note : « Homme d'affaires de la comtesse de Toulouse. » 

(2) Éditions : « amis ». 

(3) Louis-Jean-Marie de Bourbon, duc de Penthièvre, né le 16 novembre 
1725 du mariage du comte et de la comtesse de Toulouse. Il mourut au 
château de Bizy, près Vernon, le 4 mars 1793. La terre de Penthièvre, 
que le comte de Toulouse avait acquise de la princesse de Bourbon- 
Conti, avait été érigée en duché-pairie par lettres de Louis XIV du mois 
d'avril 1697. (Fortaire, Mémoires pouvant sei-vir à la vie de M. de Pen- 
thièvre. Paris, 1808, in-12. — Barbier, t. I, p. 252. — Le P. Anselme, 
Hist. généal, t. V, p. 49.) 

Nous trouvons im témoignage de la considération dont jouissait le duc 
de Penthièvre dans le document suivant tiré des Archives municipales 
de la ville de Sceaux et qui présente un intérêt surtout par sa date, 
18 mars 1793, c'est-à-dire en pleine période révolutionnaire, en pleine 



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74 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

cesse, et diminuèrent la considération qu'elle s'étoit acquise. 
On a prétendu (1) que la bonne intelligence qui s'étoit nou- 
vellement établie entre le Comte de Gharolois et la Comtesse 
de Toulouse, et que les dispositions favorables où ce Prince 
étoit pour le Duc de Penthièvre ne contribuèrent pas peu 
à porter la Comtesse de Toulouse à négliger Mademoi- 
selle de Charolois (2). On lui avoit persuadé que l'amitié de 
ce Prince, devenu eu quelque sorte le chef de sa famille par 
la mort de son frère le Duc de Bourbon, étoit pour elle et 
pour son fils l'appui le plus solide qu'elle pût désirer. Dans 
cette idée, ses liaisons avec Mademoiselle lui paroissant inu- 
tiles à ses desseins, et même d'autant moins convenables que 
Mademoiselle vivoit froidement avec le Comte de Charolois 
son frère, cette officieuse et généreuse amie fut sacrifiée. La 
Comtesse de Toulouse se jetta tout à fait du côté du Comte de 
Charolois, par l'entremise duquel elle se flatte d'obtenir un 
jour ce qu'elle avoit déjà inutilement tenté pour son Fils. 
C'est ainsi que les amitiés des Grands ne se règlent que sur 
la politique ou sur l'intérêt. 

Terreur; nous le transcrivons sans autre commentaire : « Du 18 mars, 
1793, l'an 2« de la République française, heure de midi, le conseil général 
(de la commune de Sceaux) réuni en la salle des assemblées... un 
membre a observé que M. Bourbon-Penthièvre est décédé il y a quelques 
jours et doit être inhumé aujourd'huy à Dreux, et comme il a été de 
tous temps utile à la commune, qu'il y a fait des charités annuelles et 
des libéralités qui ont adouci le sort des pauvres et des indigents, il 
croit que la commune doit témoigner sa reconnaissance à la mémoire de 
ce Bienfaiteur. Cette observation appuyée et mise aux voix, l'Assemblée, 
après avoir entendu le procureur de la commune, a unanimement arrêté 
que d' aujourd'huy en huit, il sera célébré au nom de la commune un 
service en l'église de ce lieu, pour le repos de l'âme de ce citoyen géné- 
ralement regretté et que le conseil général y assistera en corps, et y 
convoquera la garde nationale, les citoyens et les citoyennes de cette 
commune, et avons tous signé avec le procureur de la commune et le 
secrétaire-greffier. » (A. Jal, Dictionnaire de biographie et d^hiitoire. 
Paris, 2« édit., 1872, p. 953 et 954.) 

(1) Tout cet alinéa manque aux éditions, sauf à celle de 1746. 

(2) De même que la comtesse de Toulouse avait épousé secrètement 
le comte de Toulouse, Mademoiselle de Charolais avait, dit-on, épousé 
secrètement aussi le prince de Dombes; ni l'une ni l'autre n'étaient 
encore parvenus à faire déclarer hautement leur mariage; le cardinal 
de Fleury les tenait ainsi l'une et l'autre dans son parti, par l'espoir qu'il 
leur ferait obtenir le consentement du Roi. (Vie privée de Louis -ÏF, t. ï, 
p. 148.) 



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LA COMTESSE DE TOULOUSE 75 

La Comtesse de Toulouse (1), issue d'une famille extrême- 
ment illustre par les plus grandes alliances et par les charges 
et les emplois les plus distingués, a beaucoup d'esprit, le 
caractère fier, mais le cœur bon; très attache'e à sa religion, 
elle en remplit scrupuleusement tous les devoirs et n'a aucun 
goût pour les plaisirs bruyans. Elle sçait, suivant les talens et 
les circonstances, se rendre aimable, pense finement, s'exprime 
avec délicatesse, est amusante. Elle aime la dépense, soutient 
son rang avec dignité, se laisse facilement prévenir, n'en 
revient point; ambitieuse, jalouse de la faveur, habile à se 
la ménager, prompte à entreprendre, ferme à exécuter; quel- 
quefois petite et trop souvent dure dans son domestique, trop 
peu en garde contre ceux qui étudient son foible à dessein de 
la gouverner; donnant et ôtant sa confiance sans trop savoir 
pourquoi. Elle a les yeux bruns, noirs, un peu couverts, le 
regard fier ou gracieux selon les gens, mais le plus ordinai- 
rement dur; le visage plein, la bouche belle, le souris char- 
mant, le teint un peu échaufl'é; la gorge, le bras et la main 
d'une grande beauté; la taille épaisse, la démarche pesante et 
embarrassée, la voix perçante et le ton absolu. 

Veuve d'un jeune Seigneur (2) avec qui elle ne passa que 
trois années, ses grâces et son esprit touchèrent le cœur du 
Comte de Toulouse. Il lui fit longtems l'amour, et obligé à 
des ménagemens pour le Duc d'Orléans, il ne l'épousa 
qu'après la mort de ce Prince, qui certainement n'auroit pas 
consenti à ce mariage. Elle avoit environ trente-six ans, quand 
le Comte de Toulouse avec sa main lui donna le rang et le 
titre de Princesse. Leur union fut des plus heureuses. Elle 
paya du plus parfait retour l'extrême tendresse de son époux 
qui, renonçant pour elle à toutes les Femmes, l'aima unique- 
ment jusqu'à la mort et lui donna dans ce dernier moment 
des marques bien fortes de son amour. Ces tendres Époux 
vécurent environ treize ans ensemble et ne purent conserver 
des fruits de leur mariage qu'un Prince, qui leur étoit d'au- 

(1) En marge de l'édition de 1763 : « Noailles. » — Les clefs de toutes 
les autres éditions donnent exactement : « La Comieise de Toulouse. » 

(2) En marge de l'édition de 1763 : « le Duc d*Antin ». 



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76 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

tant plus cher, qu'il avoit été extrêmement difficile à élever. 
Sa mère l'adore, et accoutumée depuis l'instant de sa nais- 
sance à trembler pour ses jours, la plus légère indisposition 
lui cause des frayeurs mortelles. 

Depuis son mariage, le Comte de Toulouse passoit la plus 
grande partie de l'année à Rambouillet, terre distante de 
Paris d'environ dix lieues (1). Le Château est un bâtiment 
ancien dont le dehors n'a pas une grande apparence, mais 
dont les dedans^ par la prodigieuse dépense que le Comte de 
Toulouse y a faite, sont superbes. Le bon goût règne dans 
tous les appartemens, dont la distribution n'est pas moins 
commode que bien entendue. La situation de ce Château étant 
dans un fond marécageux, le séjour n'en est pas fort sain; 
mais les agrémens que les maîtres sçavoient y procurer et 
le plaisir de la chasse qu'offre un parc très vaste, rempli de 
bêtes fauves, y attiroient sans cesse grande compagnie: 
L'air de magnificence qui régnoit dans cette maison, annonçoit 
l'opulence et la grandeur du Comte de Toulouse; l'attention 
de ses gens à se conformer en tout à la générosité et à la no- 
blesse de ses sentimens acquéroit au maître l'amour et le 
respect, et à eux une estime universelle. 

C'étoit là (2) que le Roy alloit de tems en tems se délasser 

(1) Louis XV ne songea pas à acquérir le domaine de Rambouillet tant 
que vécut le comte de Toulouse, à qui il appartenait; il se borna à y 
faire construire le petit cliàteau de Saint-Hubert pour y loger sa vénerie. 
Ce fut Louis XVI qui acheta Rambouillet, qu'il paya 18 millions de livres 
au duc de Penthièvre ; celui-ci fit alors transporter à Dreux les corps de 
sa famille qui étaient à Rambouillet, et fit l'acquisition de la terre de 
Cliàteauneuf-sur-Loire, près d'Orléans, et de celle de La Ferté-Vidame 
qui avait appartenu à M. de Laborde. C'était le Roi qui payait la dépense 
de toutes les personnes nourries à Rambouillet pendant chaque séjour; 
leur nombre s'élevait à plus de cinq cents. La table du Roi était de 
vingt et un couverts, toutes les dames y mangeaient. 11 régnait une 
grande familiarité pendant les séjoms du Roi. (Fortaire, Vie du duc de 
Penthièvre, p. 141 et suiv. — Mémoires du duc de Luynes, t. II, p 177.) 

(2) L'auteur de la Vie privée de Louis XV s'est beaucoup inspiré de ce 
passage, et raconte à propos des séjours du roi à Rambouillet l'anecdote 
suivante : « Un jour, une dame de la cour, qui était enceinte, éprouva 
tout d'un coup les douleurs de l'enfantement; on courut bien vite 
chercher un accoucheur. Le roi était dans la plus grande peine. Si 
l'opération presse, qui s'en chargera? disait-il. — ■ Ce sera moi, répondit 
le sieur de La Peyronie, premier chirurgien, qui se trouvait là. J'ai 



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SÉJOURS DU ROI A RAMBOUILLET 77 

des fatigues d'une Cour importune. Ce n'étoit point le Monarque 
qui venoit chez le Comte de Toulouse, mais un Ami tendre, 
charmé de passer quelques jours avec la Princesse sa femme 
et un petit nombre de Dames et de Courtisans choisis. La 
chasse, que ce Prince aime passionnément, l'occupoit une 
partie du jour. Le soir, le jeu et la table lui procuroient de 
nouveaux plaisirs, qui se poussoient assez avant dans la nuit. 
Là, Louis XV, content parce qu'il étoit libre, étoit gai, aimable, 
animoit la conversation, se prêtoit volontiers à l'enjouement 
de la Comtesse de Toulouse et de Mademoiselle de Charolois, 
étoit attentif à adresser la parole à un chacun, et à mettre 
toute cette petite Cour à son aise. Quoiqu'ami particulier du 
Comte de Toulouse, le Cardinal de Fleury, soit à cause de son 
âge avancé, soit à cause de sa santé, étoit rarement de ces 
parties. 

Entr'autres Femmes (4) qui se rendoient au Château de 
Rambouillet, lors des voyages que le Roy y faisoit. Madame 
de Rupelmonde (2), femme encore aimable, y brilloit. Elle 
étoit enjouée, amusante, jouoit volontiers et noblement. C'étoit 
une femme de très bonne compagnie, et qui tient bien sa place. 

Le Marquis du Bordage (3), beau-frère du Maréchal de 
Coigny, dont nous parlerons bientôt, s'y trouvoit quelquefois. 

accouché autrefois. — Mais, objecta Mademoiselle de Gharolais, la méde- 
cine exige de la pratique, et vous n'ôtes peut-être plus au fait. — Ne 
craignez rien, Mademoiselle, répliqua La Peyronie, on n'oublie pas plus 
à les ôter qu'à les mettre, » et le roi se mit à rire. » (Vie privée de 
LouU XV, t. I, p. 150.) 

(1) Les deux paragraphes suivants manquent aux éditions, sauf à celle 
de 1746. 

(2) Marie-Marguerite d'Alègre, l'amie de Voltaire, dame du palais de 
la reine, fille d'Yves, marquis d'Alègre, maréchal de France, né en 1653, 
mort à Paris le 2 février 1733, et de Jeanne-Françoise de Garaud de 
Caminade, morte à soixante-cinq ans le 28 mai 1723; mai'iée le 6 jan- 
vier 1705 à Pliilippe-Eugène-Françoi s- Joseph de Recourt-Lens-Licques, 
comte de Rupelmonde, lieutenant général des armées du roi, tué à la 
bataille de Villaviciosa, le 10 décembre 1710. Leur fils, Yves-Marie de 
Recourt, comte de Rupelmonde, fut, comme son père, tué à l'ennemi, le 
15 août 1745. (Cf. le P. Anselme, Hist généal, t. VII, p. 713.) 

(3) Renè-Amaury de Montbourcher, chevalier et marquis du Bordage, 
né en 1671, mort le 19 mars 1744, sans avoir été marié, fils do René de 
Montbourcher, marquis du Bordage, maréchal de camp, tué en 1688 au 
siège de Philippsbourg, et d'ÉUsabeth Goyon de Matignon, dame de La 



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78 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Gomme il est beau joueur et qu'il joue bien, il faisoit ordinai- 
rement la partie du Roy, qui le préféroit surtout pour certains 
jeux, à beaucoup d'autres Courtisans. Il est grand, bien fait, 
d'une belle figure; son âge le rend vénérable; il est extrême- 
ment poli et s'énonce avec noblesse. 

Le Roy, pendant douze ans, c'est-à-dire tant que vécut le 
Comte de Toulouse, ne manqua pas de faire chaque année 
divers voyages à ce Château, mais depuis sa mort, il en a fait 
très peu : grande preuve de l'estime et de l'amitié qu'il avoit 
pour ce Prince. Il est vrai cependant que si la Comtesse de 
Toulouse, devenue veuve, eût mené une vie moins retirée, 
que l'intérêt de son fils lui eût ouvert les yeux sur la néces- 
sité de continuer de paroître et de figurer à la Cour pour y 
conduire ce jeune Prince, et que lors des derniers voyages 
du Roy elle n'eût point évité d'être des soupes, ou plutôt si le 
sieur de Lalo, ordonnateur peu entendu, n'eût pas, par ses 
airs impérieux et une lésine déplacée, mécontenté quelques 
personnes de la suite du Roy, qui, sans être d'un certain rang, 
ne laissoient pas d'avoir son oreille, il est vrai, dis-je, qu'il y 
avoit lieu d'espérer que ce Prince, qui aimoit tendrement la 
mère et le fils, continueroit ses parties de plaisir; mais on 
trouva le secret de l'en dégoûter, et bientôt celui de tourner 
ses pas d'un autre côté. 

Le Roy n'étoit pas toujours occupé de plaisirs pendant ses 
séjours chez le Comte de Toulouse. Il se renfermoit quelque- 
fois avec lui, la Princesse sa femme et Mademoiselle, quelque- 
fois avec l'un ou l'autre; et dans ces momens précieux, ils 
obtenoient du Monarque tout ce que leurs intérêts personnels 
ou ceux de leurs amis et de leurs créatures leur faisoient 
demander, mais c'étoit avec réserve, et presque toujours d'ac- 
cord avec le Cardinal, qu'on avoit soin de prévenir d'avance, 
ou de se concilier dans la suite (1). Ce fut dans ces petits 

Houssaye. Sa sœur, Henriette de Montbourcher, avait épousé François 
de Franquetot, marquis de Coigny, maréchal de France. (Bibliothèque 
nationale, Pièces originales, vol. 2010, dossier n« 46105, fol. 9, 11, 88 
et 91; et Cabinet d'Hozier, vol. 243, dossier 6441.) 

(1) Tout ce passage a été reproduit pour ainsi dire textuellement dans 
la Vie privée de Louis JT F", p. 150 et 151. 



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MADAME DE MAILLY 79 

Conseils qu'on ménagea pour le jeune Prince, fils du Comte 
de Toulouse, la survivance des charges et des gouvernemens 
de son père, qu'on parvint à faire rappeler de son exil le 
Marquis d'Antin, fils de la Comtesse* de Toulouse, du premier 
lit, qui, par une imprudence que sa jeunesse seule pouvoit 
excuser, étoit entré dans un complot dont le but étoit de 
détruire le Cardinal de Fleury. Ce fut dans ces téte-à-tête (i) 
qu'on prépara de loin la disgrâce de M. Chauvelin, qu'on lui 
porta des coups d'autant plus certains qu'il les ignoroit, et 
que par le conseil du Cardinal même, qui songeoit à la retraite, 
on prit des arrangemens pour mettre le Comte de Toulouse à 
la tète des affaires. 

Enfin (2) ce fut dans ces parties de campagne qu'on crut 
découvrir dans Louis XV un goût naissant pour le beau sexe, 
et que dans la crainte qu'il ne consultât ses yeux et son cœur 
pour élever au rang de Favorite une Femme jeune et belle, et 
dès lors ambitieuse et capal)le de le gouverner, on estima ne 
pouvoir mieux faire pour l'intérêt commun que de déterminer 
son penchant en faveur de Madame de Mailly, qui n'avoit 
aucune des qualités qu'on redoutoit, mais femme sur laquelle 
on pouvoit compter et à qui on eut soin de faire promettre 
qu'elle s'en tiendroit aux seuls honneurs du mouchoir, et 
qu'elle ne tenteroit rien auprès du Roy sans le concours des 
personnes qu'elle savoit avoir la confiance et l'estime de ce 
Prince. Traité singulier! par lequel Madame de Mailly (3) 

(1) Note de l'édition de 1763 : « On doit être surpris pourquoi on 
8*obstine si fort à ne pas vouloir croire qu'on ait préparé de loin la dis- 
grâce de Mr. de Chauvelin. Le Sr. Barjeac ne fut que l'instrument dont 
on se servit pour indisposer davantage le Cardinal de Fleuri contre le 
Garde des sceaux. Une lettre de Mr. le B. de G., insérée dans la Biblio- 
thèque raiionnée, t. XXXIV, p. 483, et Mr. Voltaire dans la Défense du 
Siècle de Louis XIV paraissent vouloir attribuer la disgrâce de Mr. de 
Chauvelin à la seule découverte du Sr. Barjeac. On réplique à la lettre 
[dans le] Journal des Sçavans, juillet 174&, édition de Hollande. Mais 
c'est une de ces pièces insérées, peu propres à figurer dans im journal 
littéraire. » 

(2) Tout ce qui suit a été reproduit en appendice, d'après l'édition 
d'Amsterdam de 1745 et sous le titre : Les Demoiselles de Nesle, dans les 
Mémoires de la duchesse de Brancas publiés par Eugène Asse (Paris, 1890, 
in-12). p. 195-215. 

(3) Louise-Julie de MaiUy, née le 16 mars 1710, épousa, le 31 mai 1726, 



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80 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

achetoit bien cher une apparence de crédit et l'honneur de 
figurer à côté de Louis XV dans les parties où il n'admettoit 
que ses favoris; mais traité qu'elle observa religieusement 
tant que dura sa faveur. Sa bonne foi mérite des éloges d'au- 
tant plus grands qu'elle est peut-être unique, et qu'elle n'igno- 
roit pas sans doute qu'il est des momens de triomphe où une 
Favorite peut tout oser, tout exiger du Souverain, même le 
moins galant, surtout lorsqu'elle est sa première inclination. 
Mais apparemment que les passions de Madame de Mailly 
tournèrent tout au profit du cœur et qu'elle chercha moins le 
Monarque dans le Roy, qu'un Amant auquel elle pût s'attacher 
sincèrement. Aussi aima-t-elle véritablement ce Prince (1). 

Madame de Mailly n'étoit ni jeune ni belle. Elle avoit près 
de trente-cinq ans, le visage long, le nez de même, le front 
grand et élevé, les joues un peu plates, la bouche grande, le 
teint plus brun que blanc, deux grands yeux assez beaux, 
fort vifs, mais dont le regard étoit un peu dur. Le son de sa 
voix étoit rude, sa gorge et ses bras laids. Elle passoit pour 
avoir la jambe fine, beauté que peut-être elle doit à sa mai- 
greur. Elle est grande, marche d'un air assez délibéré, mais 
n'a ni grâce ni noblesse, quoiqu'elle se mette d'un très-grand 

Louis, comte de Mailly, cousin germain de son père. Elle mourut le 
30 mars 1751. Elle était fille de Louis de Mailly, troisième du nom, mar- 
quis de Nesle, né le 27 février 1689, et d'Armande-Félice de La Porte- 
Mazarin, morte à l'âge de trente-huit ans. A cette époque, elle succéda 
à sa mère dans la charge de dame du palais de la reine. Voy. le 
P. Anselme, Hisi. généal., t. VIII, p. 639. (Voir plus haut, page 30, 
note 1.) 

(1) Soulavie raconte, dans les Mémoires du due de Richelieu^ l'anecdote 
suivante, à propos des premières relations du roi avec Madame de 
Mailly : « Le roi, encore sauvage, délicat et dévot, en 1732, époque de 
ses naissantes passions pour Madame de Mailly, ne recherchait alors 
aucune, femme s'il n'en était recherché lui-môme... Attendant le mo- 
ment indiqué. Madame de Mailly se tint assise sur un canapé, affec- 
tant une posture voluptueuse, montrant la plus belle jambe qu'il y eût 
à la Goiu" et dont la jarretière se détachait; cette affectation repoussa le 
jeune monarque. Bachelier voulait lui faire apercevoir des objets déli- 
cieux; le roi, honteux ou distrait, n'y prit pas garde... Bachelier, voyant 
que tout était perdu sans une entreprise déterminante, prit le roi sous 
les aisselles et l'obligea... Le roi, qui jouait à cheval fondu avec Bache- 
lier, avec Lebel et quelquefois avec le cardinal dans l'intérieur de ses 
appartements, et seul avec eux, se laissa jeter sur Madame de Mailly 
par son valet de chambre. » (Mém. de Richelieu, t. V, p. 87.) 



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MADAME DE VINTIMILLE 81 

goût et avec un art infini, talent qui lui est particulier et que 
les Femmes de la Cour ont tâché en vain d'imiter. Elle a beau- 
coup d'esprit, peu ou point d'ambition. Elle est amusante, 
enjouée, d'une humeur égale; amie sûre, généreuse, compa- 
tissante, ayant cherché à rendre service, mais par des voies 
indirectes, ne le pouvant faire par elle-même sans s'exposer à 
perdre sa faveur, l'amitié des personnes à qui elle la devoit, 
et surtout l'appui du (Cardinal qui, sentant la nécessité de 
souflrir une Favorite, fut assez bien conseillé pour ne pas 
désapprouver le choix qui avoit été fait de Madame de Mailly, 
qu'il sçavoit n'être pas d'un caractère à travailler à lui enlever 
l'empire qu'il s'étoit acquis sur le Roy (1). 

On a prétendu que cette passion n'étoit pas sérieuse, et 
qu'elle servoit de manteau à un commerce secret du Roy avec 
une sœur de Madame de Mailly, mariée depuis peu au Comte 
de Vintiniille. Madame de Vintimille (2) étoit grande, aussi peu 
pourvue d'attraits que Madame de Mailly, mais plus jeune 
qu'elle. Elle avoit un esprit infini; elle étoit altière, entrepre- 
nante, envieuse, vindicative; aimant à gouverner et à se faire 
craindre; ayant peu d'amis, peu propre à s'en faire; ne pen- 
sant qu'à ses intérêts; n'ayant d'autre but que de tirer parti 
de sa faveur, et qui y auroit réussi, si la mort ne l'eût pas 
arrêtée au commencement de sa carrière. En un mot, c'eût 
été une Favorite dangereuse. Elle mourut en couches (3), peu 

(1) Ce portrait de Madame de Mailly a évidemment servi à Soulavie 
dans les Mémoires de Richelieu; on y trouve les mêmes expressions, son 
visage long, son beau front, ses joues plates, son amitié sûre, son humeur 
égale, etc. {Mémoires de Richelieu, t. V, p. 85 et 86.) Barbier se contente 
de dire qu'elle n'était pas jolie, mais qu'elle avait de la vivacité et de 
l'enjouement. (Journal, t. H, p. 214.) 

(2) Pauline-Félicité de Mailly, dite avant son mariage Mademoiselle de 
Nesie, née au mois d'août 1712, morte le 9 septembre 1741, mariée en 
1739 à Jean-Baptiste-Félix-Hubert de Vintimille du Luc, des comtes de 
Marseille, né le 23 juillet 1720. Celui-ci était fils de Gaspard-Magdalon- 
Hubert de Vintimille, né le 9 mars 1687, et de Marie-Charlotte de Refuge, 
fille de Pompone, marquis de Refuge, et d'Anne-Françoise d'Elbène, 
morte le 6 février 1756. (Le P. Anselme, Hist. généal., t. VIII, p. 639. — 
MoRÉBi, Dtct. hist., t. X, p. 652, col. 2. — Histoire de la maison de Mailly, 
par l'abbé Lbdru, Paris, 1893, in-4«, t. I.) 

(3) Madame de Vintimille mourut à Versailles dans l'appartement du 
cardinal de Rohan, où elle avait été transportée pour faire ses cou- 

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82 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

regrettée, et non sans quelque soupçon que sa trop grande 
faveur et son esprit remuant et ambitieux n'auroient pas peu 
contribué à faire abréger sa vie. Sa perte fit couler pendant 
plusieurs jours les larmes de Louis XV (1). La tendre Mailly, 
dont le cœur est excellent, le seconda bien dans ce triste office, 
et elle pleura sa sœur de bonne foi. Comme le Roy regretta 
beaucoup Madame de Vintimille et qu'il prit un soin tout par- 
ticulier de Tenfant qu'elle avoit mis au jour, on crut avoir de 
fortes raisons de penser qu'il Tavoit tendrement aimée (2). 

Les plaisirs, que cette mort avoit suspendus, reprirent leur 
train ordinaire. La chasse, quelques voyages tantôt à Ram- 
bouillet, tantôt à d'autres maisons de plaisance (3) peu éloi- 



ches. La veille de sa mort, il y eut une consultation médicale entre Sylva 
et Senac qui la saignèrent au pied. Le Roi resta chez elle jusqu'à deux 
heures du matin; elle mourut quelques .heures plus tard. Coname on ne 
laissait jamais un mort dans le château, elle fut emportée à l'hôtel de 
Villeroy, puis le lendemain à la paroisse de Notre-Dame, et de là aux 
Rùcollets, où elle fut enterrée dans la chapelle Saint-Louis. On fit son 
autopsie et on trouva ime petite boule de sang près du cerveau; il 
paraît qu'avant son mariage elle sentait déjà cette boule. Ce n'était 
qu'une veine dilatée. (Mémoires du duc de Luynes, t. III, p. 474 et 478.) 
— Elle avait mis au monde un garçon dont la ressemblance avec 
Louis XV était si frappante qu'on l'appela dans la suite, à la cour, le 
demi-Louis. {Journal de Barbier, t. H, p. 309, note 1.) — Â la fin de sa 
grossesse qui devait lui coûter la vie, Madame de Vintimille était fort 
maussade. Un jour, à Choisy, Le Roy lui fit plusieurs questions pour 
savoir d'où venait cette* mauvaise humeur : elle répondit à peine ; le 
Roi lui dit alors : « Je sais bien. Madame la comtesse, le remède qu'il 
faudrait employer pom* vous guérir : ce serait de vous couper la tête; 
cela ne vous siérait pas mal, car vous avez le col assez long; on vous 
ôterait tout votre sang et on mettrait à la place du sang d'agneau, et 
cela ferait fort bien, car vous êtes aigre et méchante. » {Mémoires du 
duc de Luynes, t. III, p. 458.) 

(1) Louis XV ne voulut recevoir personne le jour de la mort de 
Madame de Vintimille et se retira pendant plusieurs jours avec quatre 

u cinq personnes seulement à Saint-Léger, dans une petite maison sise 
près de Rambouillet et qui appartenait à la comtesse de Toulouse. 

Barbier, Journal» t. II, p. 309. — Mémoires du duc de Luynes, t. III, 
p. 476.) 

(2) Le manuscrit donne la variante fautive : « qu'elle l'avoit tendre- 
ment aimée ». 

(3) Les principales maisons de plaisance étaient Choisy, Saint-Léger, 
Saint-Hubert, et plus tard Bellevue. Louis XV aimait beaucoup à s'y 
rendre : c'est ainsi que, pendant le cours de l'année 1750 notamment, il 
ne coucha que cinquante-deux nuits à Versailles. (Voy. Journal de Bar- 
bier, t. m, p. 216.) 



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LES PETITS APPARTEMENS 83 

gnées de Paris, le tendre attachement et les soins de Madame 
de Mailly, qui suivoit le Roy partout, l'attention de Mademoi- 
selle de Gharolois et de Madame la Comtesse de Toulouse à le 
divertir, et surtout ces soupes qu'il avoit coutume de faire 
dans ces réduits délicieux, accessibles à ses seuls confidens, 
lui firent oublier Madame de Vintimille. 

Ces réduits appelés les Petits appartemens (4), sont l'ou- 
vrage de Louis XV. Sans être absolument séparés de son 
Palais, il n'y a cependant de communication que ce qu'il en 
faut nécessairement pour le service. Une porte secrète, pra- 
tiquée dans l'appartement du Roy, lui donne la liberté de s'y 
rendre, quand il le juge à propos, avec ceux qu'il veut bien y 
admettre. Tout y est galamment (2) et commodément dis- 
tribué (3). C'est un petit Temple où l'on célèbre fréquemment 
des fêtes nocturnes en l'honneur de Bacchus et de Vénus. Le 
Roy en est le Grand-Prêtre, et la Favorite la Grande-Prêtresse. 
Le reste de la troupe sacrée est composé de Femmes aimables 
et de Courtisans galans, dignes d'être initiés à ces mystères. 
Là, par quantité de libations les plus exquises et par diffé- 
rentes hymmes à la gloire de Bacchus, on tâche de se le 
rendre favorable auprès de la Déesse de Cythère, à laquelle 
ensuite on fait de tems en tems de précieuses oiïrandes. Les 
libations se font avec les vins les plus rares; les mets les plus 
recherchés sont les victimes. Souvent même (et c'est aux jours 
les plus solennels) ces mets sont préparés par les mains du 
Grand-Prêtre. Comus est l'ordonnateur de ces fêtes; Momus y 
préside. Il n'est permis à aucun officier du Palais d'oser trou- 
bler ces augustes cérémonies, ni d'entrer dans l'intérieur du 



(1) Les éditions portent simplement : « Ces réduits étaient Touvrage 
du Sophi [Roy de France]. » 

(2) Le manuscrit porte à tort : ■ également ». 

(3) Les éditions continuent ainsi : « Pour en donner une idée assez 
juste, nous croyons ne pouvoir mieux faire que de transcrire ce qu'un 
Auteur du tems, mais peu connu, en a écrit. » Au bas de la page, cette 
note : « Histoire des différentes Religions qui se sont introduites dans 
la Perse, depuis la conquête qu'en a fait A lexandre le Grand jusqu'à pré- 
sent, par Kodgia. » Le texte (depuis : « C'étoit, dit-il, im petit Temple... » 
jusqu'à : « dont on vouloit bien leur faire part ») est ensuite imprimé 
en, italiques ou entre guillemets. 



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a* ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Temple qu'au moment que les Prêtres et les Prêtresses, com- 
blés enfin des faveurs divines, tombent dans une extase dont 
la plénitude prouve la grandeur de leur zèle et annonce la 
présence des Dieux. Alors tout est consommé; on enlève avec 
respect ces Favoris des Dieux, et on ferme les portes du 
Temple. 

Il y a certains jours de Tannée qui ne sont consacrés qu'au 
Dieu Bacchus et dont les honneurs se font pareillement par 
Gomus. C'étoit ces jours, qu'on peut appeller les petites fêtes, 
que le Grand-Prêtre admettoit autrefois dans le Temple le 
Comte de Toulouse, la Princesse son épouse, Mademoiselle et 
quelques autres, aux yeux desquels, comme profanes, on ne 
célébroit que les petits mystères. En effet, loin de mériter 
d'être du nombre fortuné à qui les fonctions importantes et 
essentielles du culte étoient confiées, à peine étoient-ils dignes 
du peu dont on vouloit bien leur faire part. 

Pendant que Louis XV se livroit aux plaisirs, le Cardinal et 
M. Chauvelin étoient occupés de soins importans. La mort 
inattendue d'Auguste II (i), Roy de Pologne, mettoit toute 
l'Europe en mouvement. Chaque Puissance désiroit voir ce 
trône rempli par un Prince sur qui elle pût compter, et la 
France en particulier avoit intérêt de ne pas laisser échapper 
une si belle occasion de remettre sur la tête du Roy Stanislas, 
beau-père de Louis XV, une Couronne qu'il avoit autrefois 
portée. 

La Pologne, pays grand et fertile, se divise en grande et 
petite Pologne. Les Grands du Royaume ont droit de vie et 
de mort sur le peuple, qui est esclave. Toute la force du pays 
consiste en Cavalerie (2). Le gouvernement est mi-parti. Le 

(1) Il s'agit de Frédéric-Auguste 1", électeur de Saxe, né le 12 mai 1670, 
élu roi de Pologne, sous le nom d'Auguste II, le 27 juin 1697, et cou- 
ronné le 15 septembre suivant, après qu'il eut abjuré le luthéranisme. 
Il mourut à Varsovie le l^' février 1733. Sa femme Christine-Éberhardine, 
fille de Christiern-Ernest, margrave de Brandebourg-Bayreuth, ne voulut 
pas abjurer et ne fut pas couronnée. (Art de vérifier lei datest t. II, p. 79, 
et t. III, p. 419. col. 1.) 

(2) Les nobles ne servaient presque jamais dans l'infanterie, à moins 
que ce ne fût en qualité d'officier. Un gentilhomme qui embrassait le 
métier de simple soldat était regardé comme un désespéré ou comme 



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LÀ POLOGNE 85 

Roy ne peut rien faire sans le concours et le consentement 
des Grands; mais il a le droit de disposer des Charges et des 
Gouvernemens, qui ne peuvent cependant être possédés que 
par des Polonois. Cette couronne a de tout tems été élective 
et se vend à qui plus en offre (1). C'est alors que les Polonois, 
naturellement intéressés et avides d'argent, font acheter leurs 
suffrages bien cher, prenant à toutes mains, se donnant indis- 
tinctement à tous les Prétendans, tenant aujourd'hui pour 
l'un, demain pour l'autre, souvent même changeant de parti 
plus d'une fois dans le même jour. Lorsqu'il s'agit d'élire un 
Roy, l'usage est que chaque Seigneur se rend au lieu indiqué 
pour l'Assemblée générale avec un certain nombre de troupes. 
Ces différens Corps réunis composent une armée nombreuse 
destinée à mettre les Vocaux (2) à l'abri des entreprises de 
quelque candidat mal intentionné, et à procurer à celui qui 
est proclamé un moyen prompt et efficace de réduire par force 
ceux qui pourroient lui devenir contraires. 

11 y avoit nombre d'années qu'Auguste II, Électeur de Saxe, 
avoit été élu Roy de ce pays. A peine eut-il pris possession 
de ses nouveaux États, qu'enhardi par la proximité de son 

un libertin. — On appelait ordre équestre toute la noblesse de Polo^e 
et de Lithuanie; le sénat, divisé en sénateurs ecclésiastiques ou sécu- 
liers, constituait un ordre mitoyen entre le roy et Tordre équestre, pour 
empêcher les empiétements de l'un sur l'autre. Le nombre des officiers 
de la couronne et leurs fonctions étaient infinis ; on comptait des grands 
secrétaires de la couronne, des référendaires, grands et petits généraux, 
grands chambellans, trésoriers porte-enseigne, mieczniks ou porte- 
glaives, grands-écuyers, grands-maîtres de la cuisine, poderazi ou bou- 
teillers, krayczi ou écuyers tranchants, stolnik ou porte- viandes, pods- 
toli ou transporte-viandes, chesnik ou échansons, notaires de l'armée 
généraux des gardes forestières, instigateurs, sous-écuyers, etc. Si un 
roturier avait osé s'arroger les honneurs ou droits réservés à Tordre 
équestre, on confisquait ses biens, on Tenfermait, chacun pouvait même 
le tuer sans crainte de châtiment. (Bibliothèque nationale, Ms. français 
12147. Idée de la République de Pologne et de son état actuel, p 26 et 
suiv., 216 et 217.) 

(1) Pjour bien mener ime élection, il fallait « lier la partie de bonne 
heure, négocier sagement avec les puissances voisines, faire des lar- 
gesses qui nourrissent Tespérance sans assouvir la cupidité, montrer 
constamment un air affable, tenir table ouverte, prodiguer le vin de 
Hongrie ». (Ms. français 12147, déjà cité, p. 135.) 

(î) Note de Tédition de 1763 : « On appelle Vocaux ceux qui ont droit 
de donner leur voix. » 



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66 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE f RANCË 

Électoral, d'où il pouvoit tirer aise'ment de puissans secours, 
il tenta de porter son autorité plus loin que n'avoient fait ses 
prédécesseurs et d'opprimer la liberté des Grands. Il fut même 
assez imprudent pour attaquer, sans en avoir aucun prétexte, le 
Roy de Suède, dont il méprisoit hautement (4) la jeunesse (2). 
Ce Roy, offensé, entra à main armée dans la Pologne, et 
secondé par les mécontens, il détrôna Auguste qui s'enfuit 
dans son Électoral (3). Ensuite, ayant fait assembler les Grands 
du Royaume, il fit élire Stanislas Lexinski (4), Palatin de Pos- 
nanie, Seigneur des plus puissans, qui lui étoit dévoué; mais 
le Roy de Suède, jeune, avide de conquêtes, voulant comme 
un autre Alexandre porter au loin ses armes victorieuses, fut 
à la fin totalement défait à Pultava (5). Aussitôt Auguste rentre 
dans la Pologne avec des troupes nombreuses, attaque, bat 
Stanislas, et le force à fuir à son tour. Ce Roy infortuné fut 
trop heureux de se ménager un asile dans la France, où il 
passa tranquillement ses jours jusqu'au moment de la mort 
d'Auguste II, dont le Cardinal de Fleury profita pour, sous le 
prétexte spécieux d'armer en faveur du beau-père de Louis XV, 
faire réussir des projets d'une toute autre importance (6). En 
effet, par la conduite que le Cardinal tint en cette rencontre, il 
n'y a pas lieu dépenser que son unique objet fût réellement de 
remettre la Couronne sur la tète de Stanislas, mais bien de 
saisir une occasion qui se présentoit tout naturellement d'en- 

(1) Le mot « hautement » manque dans le manuscrit. 

(2) Charles XII était en effet très jeune lorsqu'il succéda à son père 
sur le trône de Suède, le 16 avril 1697. Né le 27 juin 1682, il avait à 
peine quinze ans; il mourut le 11 décembre 1718. 

(3) C'est en 1704 que Charles XII, après ses victoires, fît assembler 
près de Varsovie une diète où Auguste I*"" fut déposé le 15 février. 

(4) Stanislas Leczinski, né à Lemberg, dans la Russie-Rouge, le 20 oc- 
tobre 1677, fils de Raphaël Leczinski et d'Anne Jablonowska, fut élu roi 
de Pologne le 12 juillet 1704. 

(5) La bataille de Pultava fut gagnée par Pierre le Grand le 9 juillet 1709. 
Au mois d'août suivant, le roi Auguste rentra en Pologne et fut reconnu 
de nouveau comme souverain le 2 octobre de la même année. Après un 
séjom' dans la Poméranie suédoise, Stanislas finit par se retirer en 
France, où il habita le château de Chambord jusqu'à la mort du roi 
Auguste en 1733. — Le manuscrit porte par erreur « Pullouva » ou 
« Pultouva ». 

(6) Le manuscrit donne : « espèce ». 



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GUERRE DE LA SUCCESSION DE POLOGNE 87 

gager, en s'opposant aux desseins de l'Empereur, une guerre 
dont le but secret étoit non seulement de faire, aux dépens de 
l'Empereur, un État conside'rable à Don Carlos, Infant d'Es- 
pagne, et d'augmenter les possessions du Roy de Sardaigne, 
avec lesquels à cet effet la France s'étoit étroitement unie, mais 
encore de procurer à Louis XV de grands avantages (1). 

Avant que d'entrer dans le détail de cette guerre et des 
suites qu'elle eut, nous croyons devoir dire quelque chose des 
vues qu'Auguste II avoit à sa mort et (2) rapporter ce qui se 
passa dans la Pologne au sujet de l'élection d'un Roy. 

Auguste II (3), qui regardoit avec quelque espèce de raison 
la couronne de Pologne comme un fo'ible avantage, tant qu'il 
ne parviendroit pas à l'assurer à ses descendans, prévoyant 
en habile politique que si l'Empereur Charles VI venoit à 
mourir sans postérité masculine, il se présenteroit plusieurs 
prétendans à la succession, apporta tous ses soins à se mettre 
en état, le cas «arrivant, d'acquérir quelque portion de cette 
riche succession qui, en agrandissant ses États, lui procurât 
quelque chose de plus solide que le trône de Pologne. Pour 
cet effet, il entretint une étroite amitié avec le Roy de Prusse, 
l'Électeur de Bavière, et surtout avec la France, de laquelle il 
sentoit que l'appui lui seroit d'une grande utilité pour parvenir 
à ses fins. Par une suite de la même politique, il se joignit aux 

(1) Ce fut en réponse au traité d'alliance du 16 mai*s 1731 entre 
l'Autriche, les Provinces-Unies et l'Angleterre, et à la suite des provo- 
cations de cette dernière puissance, que le cardinal Fleury se décida à 
la guerre et signa avec l'Espagne et la Sardaigne le traité du 26 sep- 
tembre 1733. (Voy. RoussET, Recueil des traités, t. VI, p. 13, et de Beau- 
CAiRE, Recueil des instructions aux ambassadeurs^ Savoie-Sardaigne et 
Mantoue, Paris, 1898, t. I«', p. 364.) 

(2) Ces treize derniers mots « dire quelque chose... mort et » manquent 
dans les éditions, sauf dans celle de 1746. 

(3) Tout ce passage, jusqu'aux mots « moyen bien propre », se pré- 
sente ainsi dans les éditions de 1745, 1759 et 1763 : « Le Mogol [l'Empe- 
reitr], secondé par la Russie, recommandoit fortement auprès des sei- 
gneurs Thibétiens [Polonais] le fils de Mahmoud [Frédéric-Auguste III], 
qui avoit succédé à son père dans la Principauté de Lahor [Saxe}, située 
dans son Empire et en relevant, et qui d'ailleurs avoit épousé une de 
ses nièces; motifs qui paroissoient bien suffîsans pour justifier l'intérêt 
qu'il y prenoit. Dans la vue d'appuyer plus efficacement ce Prétendant, 
le Mogol [l'Empereur] et la Russie firent marcher chacim une armée vers 
les frontières du Thibet [Pologne] ; moyeu bien propre, etc. » 



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88 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Électeurs de Cologne et du Palatinat, pour porter l'Empire à 
refuser la garantie que l'Empereur Charles VI sollicitoit de la 
Pragmatique sanction, qui rdgloit l'ordre de succéder à tous 
les l)iens de la Maison d'Autriche. Ce refus étoit pour Auguste 
le point le plus important. L'obtenir, c'étoit assurer le succès 
de ses desseins et établir l'accroissement de sa puissance et la 
grandeur de sa maison sur une hase d'autant plus solide que, 
son fils ayant épousé une nièce de l'Empereur (1), ses préten- 
tions sur la Couronne impériale se trouveroient avoir par ce 
mariage un fond assez apparent. Tels étoient les projets 
d'Auguste II, Roy de Pologne, quand une mort inopinée vint 
les déranger. Il laissa pDur successeur à ses États de Saxe Fré- 
déric-Auguste III. L'Empereur, présupposant qu'il avoit les 
mômes vues que son père, fit marcher une armée sur les fron- 
tières de Pologne, bien résolu de traverser ce nouvel Électeur 
dans les démarches qu'il feroit pour se faire élire Roy de 
Pologne. Cependant il lui fit offrir sous majn son secours et 
celui de la Russie, s'il vouloit garantir la Pragmatique sanction 
dont on vient de parler. Auguste III, qui voyoit la couronne 
de Pologne d'un tout autre œil que son père, et qui vouloit, à 
quelque prix que ce filt, se la mettre sur la tète, accepta les 
offres de l'Empereur et signa la garantie. Alors l'Empereur, 
secondé par la Russie, recommanda fortement l'Électeur de 
Saxe aux Seigneurs Polonois, et pour appuyer plus efficace- 
ment ce prétendant, la Russie fit aussitôt marcher une armée 
vers la Pologne : moyen bien propre à déterminer les suffrages 
des Grands, qui voy oient tout à craindre en mécontentant deux 
Princes qui supplioient les armes à la main. 
Le Cardinal de Fleury, plus modéré en apparence, faisoit 

(i) Le fils de Frédéric- Auguste I«' fut Frédéric- Auguste II, qui naquit 
le 7 octobre 1696, fut élu roi de Pologne le 5 octobre 1733, à la mort de 
son père, et couronné le 17 janvier 1734. Il mourut le 5 octobre 1763. Il 
avait épousé Marie- Josèphe d'Autriche, fille aînée de l'empereur Joseph I" 
et par coç^équent nièce de Charles VI, puisque ce dernier avait succédé 
à son frère; elle mourut à Dresde le 17 novembre 1757. 

De même que son père, Frédéric- Auguste II, en montant sur le trône, 
avait embrassé la religion catholique, dans laquelle ses descendants ont 
persévéré, bion que la confession d'Augsbourg fût le culte public do la 
Saxe. {Art de vérifier les dates, t. Ilï, p. 419 et 420.) 



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ÉLECTION DU ROI DE POLOGNE 89 

représenter dans toutes les Cours de l'Europe qu'il étoit odieux 
de gêner ainsi la liberté des Polonois; mais il faisoit acheter 
sous main leurs voix, de l'argent de la France, par un émis- 
saire habile (4) qu'il avoit dans le pays. Cette manœuvre, qui 
étoit plus du goût des Grands de Pologne, jointe aux pro- 
messes que la France faisoit de les secourir puissamment en 
cas qu'on les attaquât et au penchant qu'ils avoient pour 
Stanislas, né parmi eux et qui les avoit déjà gouvernés, eut 
tout l'effet que le Cardinal s'en étoit promis. Il n'étoit plus 
question que de la présence de ce Prince pour lever tout ce 
qui pouvoit rester d'obstacles. On fait en France de grands 
préparatifs pour le voyage de Stanislas; et tandis qu'un grand 
cortège (2) s'achemine vers la Pologne, s'imaginant avec le 
Public accompagner ce Prince, il prend, déguisé, une route 
toute opposée et se rend heureusement en Pologne, suivi d'un 
seul homme de confiance (3). Il est aussitôt élu (4) par les 
grands seigneurs du Royaume (5). Un seul qui ne lui donna 
pas son suffrage, sortit de l'Assemblée et se retira à quelque 
distance du champ de l'élection avec les troupes qu'il avoit 
amenées (6), à la tête desquelles il proclama le fils d'Auguste II. 
Cet événement n'auroit eu aucune suite fâcheuse pour Sta- 

(1) En marge de l'édition de 1763 : « le Mr. de Monti. » Il s'agit d'An- 
toine-Félix, marquis de Monti, d'une famille d'origine italienne, né le 
29 décembre 1684. Il fut envoyé en Pologne en 1729, en remplacement 
de Tabbô de Livry qui venait de mourir, fut fait chevalier des ordres du 
roi à son retour, en 1737, et mourut le 12 mars 1738. (Pinard, Chrono- 
logie historique et militaire, t. V, p. 189, et Farges, Recueil des instruc- 
tions aux ambassadeurs y Pologne^ t. H, p. 2.) 

(2) Barbier donne la même version; il raconte que Stanislas partit 
incognito de Versailles au mois de septembre 1733, sans autre suite que 
le chevalier d'Andelot, son gentilhomme, qui avait un passeport de 
marchand et dont il passait pour être le premier commis; il prit ainsi 
la route de Pologne par terre, pendant que le commandeur de Thiange, 
arborant le cordon bleu, se dirigeait en chaise de poste à Brest, où il 
fut reçu sur le pied du roi. (Barbier, Journal, t. Il, p. 23.) 

(3) En marge de l'édition de 1763 : « Wiesnoiwsiki », et à l'errata 
(p 320) : « Wiesnowieki ». 

(4) L'élection eut lieu le 12 septembre 1733. Voir la relation du voyage 
de Stanislas et de son élection. (Bibl. nat., ms. fr. 8989, fol. 126.) 

(5) Les éditions donnent simplement : « les Grands du Royaume ». 

(6) L'impératrice de Russie avait envoyé un corps de 30,000 Russes, 
commandés par Lasci, pour faire élire roi de Pologne lo nouvel Électeur 
de Saxe. {Art de vérifier les dates, t. II, p. 80, col. 2.) 



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ÔO ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

nislas, si, se mettant sur le champ à la tôte de l'arme'e des 
Seiiçneurs, comme on l'en pressoit, il eût marché droit à ce 
traître qu'il auroit certainement taillé en pièces. Mais soit qu'il 
ne voulût pas marquer son avènement au trône par l'effusion 
du sang de ses Sujets, soit indolence, soit mépris pour les 
Rebelles, dont le petit nombre ne lui paroissoit pas redoutable, 
il ne se donna aucun mouvement et laissa au parti opposé tout 
le tems de se fortifier et de mettre l'Électeur de Saxe à sa tête. 
Cette conduite imprudente lui coûta une seconde fois la Cou- 
ronne. La plus grande partie de ses partisans l'abandonna et 
se rangea du côté de son adversaire. Le petit nombre qui lui 
étoit resté fidèle ne put tenir contre des forces supérieures. 
Stanislas fut obligé de prendre la fuite et de se réfugier, avec 
ceux qui voulurent bien suivre sa fortune, dans une ville fron- 
tière de Pologne (1), où il fut aussitôt assiégé. 

Ces fâcheuses nouvelles arrivèrent bientôt en France. Tout 
le Royaume, qui regardoit l'affaire de Pologne comme la 
sienne propre, disoit hautement que la gloire du Roy et Thon- 
neur de la Nation étoient intéressés à soutenir Stanislas. Le 
(Cardinal de Fleury, ou plutôt M. Chauvelin, charmé de ces 
discours (jui justifioient aux yeux de toute l'Europe les grands 
préparatifs de guerre qui se faisoient, fit prendre le chemin de 
la Pologne à un petit corps de troupes, qu'il donnoit à entendre 
devoir être suivi de tems en tems par d'autres, ne voulant pas, 
disoit-il, envoyer tout d'un coup un grand secours, dans la 
crainte de donner de la jalousie aux Puissances voisines, qu'il 
étoit essentiel de ménager, et convenant encore moins d'éloi- 
gner les forces de l-État dans un tems où l'Empereur, que 
Ton soupçonnoit avec raison d'avoir des desseins contraires au 
repos de la France, étoit en armes. 

La première colonne de ce secours (2) se rendit sans àcci- 

(1) Ce fut le 2 octobre 1733 que le roi Stanislas alla s'enfermer 
à Dantzig avec le primat de Pologne et ceux des Palatins et seigneurs 
Polonais qui tenaient encore pour lui. (Voy. Journal historique de la 
campagne de Dantzig en 1734. Amsterdam, 1761, in-12.) 

(2) Cette colonne comprenait environ six mille honmies sous le com- 
mandement de M. de la Motte de La Pérouse, brigadier et colonel de 
Blaisois, qui devait se mettre lui et ses troupes aux ordres de M. de 



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LE COMTE DE PLËLO 91 

dent à Copenhague, ville capitale de Dannemarck, dont le Roy 
étoit dans Talliance de la France. Aussitôt le Comte de Plélo (4 ), 
Ambassadeur de France en cette Cour, homme vif, entrepre- 
nant, et que son zèle guidoit plutôt que la prudence, se mit à 
la tête de cette colonne, et contre l'avis du Commandant qui 
vouloit attendre le reste des troupes, marche droit à Dantzic, 
où Stanislas étoit assiégé, dans le dessein de s'y jetter. Arrivé 
à la vue des lignes des assiégeans, l'impatience le prend, et 
avec une poignée de gens, à la vérité, de bonne volonté, et 
qui se présentèrent fièrement, il tenta de forcer le passage; 
mais il perdit beaucoup de monde à cette action et y fut tué 
en s'exposant comme un simple soldat (2). Le Commandant, 
qui avoit bien prévu ce mauvais succès, fit retraite et gagna 
en bon ordre Copenhague, où le reste du secours arriva quel- 
ques jours après. Alors on résolut de faire une seconde tenta- 
tive et de se procurer le passage plutôt par la ruse que par la 
force. On marcha aux ennemis, mais on employa inutilement 
toutes sortes de stratagèmes, et on auroit été obligé de se 
retirer honteusement sans rien faire, si un jeune Officier 
d'environ vingt ans n'eût pas offert et répondu sur sa tète de 
faire entrer une partie des troupes dans la ville, en les trans- 
portant de nuit dans des bateaux par la rivière qui arrosoit 

Monti, ambassadeur de France auprès du roi Stanislas à Dantzick. (Ibid.^ 
p. 47.) 

(1) Louis-Robert-Hippolyte de Bréhan, comte de Plélo, né à Rennes en 
4699, avait épousé Louise Phélypeaux, sœur du comte de Saint-Florentin, 
duc de La Vrillière; il en eut une fill-e, mariée en 1740 au duc d'Aiguillon. 
Il faisait partie de la Société dite de VEntresol. Son corps fut ramené 
dans la chapelle de Saint-Bihy, paroisse de Plélo, près de Saint-Brieuc ; 
on y lit cette inscription : Sparge lauris sepulcrum, viator, et benedic 
nomini armorico. « Passant, couvre de lauriers ce tombeau et glorifie le 
nom breton. « {Mémoires de d^Argemon, t. I, p. 94, note 4. — Pajol, 
Les Guerres sous Louis XV, t. I, p. 179, note 1.) 

(2) Voyez la lettre de M. de la Motte de La Pérouse au ministre de la 
guerre, datée du fort de la Mimde le 28 mai 1734. (Dépôt de la guerre, 
vol. 2745.) Voir également la lettre que le comte de Plélo adressa à 
Louis XV le 16 mai 1734, et où il lui annonçait que, devant les hésita- 
tions de M. de la Motte de La Pérouse qui n'étaient peut-être que de la 
prudence, il va se mettre lui-même à la tête des troupes. 11 partit en 
effet de Copenhague le 17 mai et arriva le 23 devant le fort de Weich- 
selmunde, où s'opéra le débarquement. (Pajol, ouvr. cité, t. I, p. 176 
et 177.) 



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9S ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

les murs de la ville. Cette proposition fut acceptée, et l'ofificier, 
maigre le feu des Assiégeans, à qui le bruit des rames donna 
du soupçon, mit heureusement ses troupes dans la ville et 
revint par le même chemin, et avec le même bonheur, rejoindre 
le gros. Ce petit renfort ranima les Assiégés et, dans l'espé- 
rance d'en voir arriver de plus considérables, ils se défen- 
dirent avec vigueur; mais n'étant point secourus, ils perdirent 
tout espoii;. Stanislas même, sentant bien, par l'état où la ville 
étoit réduite, qu'elle seroit forcée d'ouvrir incessamment ses 
portes k l'Ennemi, et n'ayant pas lieu de compter sur la géné- 
rosité du Chef des Assiégeans, qu'il savoit en vouloir surtout 
à sa personne, sortit de nuit de la ville, deux jours avant la 
capitulation, accompagné d'un Officier fidèle (1) qui connois- 
soit parfaitement le pays, avec lequel, après bien des dangers 
évités et beaucoup de détours, il arriva enfin à Kœnigsberg (2), 
ville de Prusse, où par ordre du Roy il fut traité avec tous les 
honneurs dus à son rang. Il fit quelque séjour dans cette ville 
et ne la quitta que pour revenir en France, où il mena une vie 
plus tranquille et plus heureuse qu'il n'auroit fait sur le trône 
de Pologne, dont à la paix, qui se fit peu de tems après, on 
lui conserva le titre de Roy, en y joignant même d'autres 
distinctions suffisantes pour contenter ce Prince peu ambitieux, 
mais dont la source fut pour la France un ample dédommage- 
ment, et bien réel, des grands frais que, sous le prétexte de 
soutenir son l)eau-père, Louis XV fit dans la guerre qu'il 
déclara à l'Empereuic. 

Lorsque le Roy Stanislas quitta Kœnigsberg, il avait cin- 
quante-neuf ans. C'est un Prince d'une moyenne hauteur, 
d'une taille épaisse, ayant les épaules hautes, le visage plein, 
la phisionomie revenante, le maintien assez sans façon, ce qui 
ne lui donne pas cet air imposant et majestueux qu'on veut 
trouver dans les Souverains. A une grande bonté il joint beau- 

(1) Stanislas s'enfuit sous un déguisement dans la nuit du 27 juin 1734, 
avec trois guides polonais et le général Stcinflicht, déguisé comme lui. 
(Pajol, Les Guerres sous Louis XV, t. I, p. 181.) — Voir également la 
relation de son évasion' écrite par lui-même. (Bibliothèque nationale, 
ms. îv. 12148.) 

(2) Le manuscrit porte ici et un peu plus bas : « Konisberg. » 



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LE MARÉCHAL DE BERWICK 93 

coup de douceur et un fond de générosité que sa fortune ne 
lui a pas toujours permis d'exercer. Il n'est' pas guerrier, 
encore moins ambitieux, et se montre un peu trop familier. 
Bien différent de la Reine son épouse, femme haute, ambi- 
tieuse, regrettant sa grandeur passée, il a préféré la retraite 
et la liberté au faste de la Cour. La vie de ce Prince a été 
remplie de traverses. Deux fois il s'est vu assis sur le trône 
de Pologne, la première par l'autorité d'un Roy victorieux 
jointe aux mécontentemens des Polonois contre leur Roy 
Auguste II, la seconde par l'appui du Roy de France son 
gendre; deux fois il a été forcé d'y renoncer, l'une par la 
défaite de celui qui l'avoit fait Roy et par l'inconstance de ses 
sujets, et l'autre par son indolence et un excès de confiance, 
en un mot par sa faute. C'est ainsi que la fortune a traité ce 
prince digne par ses bonnes qualités d'un meilleur sort, mais 
en effet plus propre à mener une vie privée qu'à commander. 

La France ayant déclaré la guerre à l'Empereur, le Roy mit 
deux grandes armées en campagne, l'une destinée à agir sur 
le Rhin, et l'autre en Italie (1). 

Le Maréchal de Berwick (2), à la tête de la première, ayant 
passé le Rhin, s'empara d'abord, sans beaucoup de résistance, 
d'un fort assez considérable, et pénétrant dans le pays, il alla 
mettre le siège devant Philisbourg, place forte qui ne fit pas 
une aussi belle défense qu'on l'auroit cru. Malgré les obstacles 
du terrain et une pluie continuelle, il poussa ses travaux avec 
vigueur. Le soldat, animé par sa présence et par son exemple, 
alloit aux attaques le corps à moitié dans l'eau, avec un zèle 
et une bravoure dignes des plus grands éloges. M. le Maréchal 
de Berwick, maître de la plus grande partie des défenses, se 
préparoit à attaquer le corps de la place, lorsqu'il fut tué, au 
milieu de ses enfans et de quelques Officiers-Généraux, d'un 
coup de canon, au moment qu'entraîné par son humeur vive et 
pétulante ou plutôt par sa mauvaise destinée, il examinoit à 

(1) Les éditions donnent : « et l'autre dans les pays qu'arroie le 
Gange ». — En marge de l'édition de 1763 : « le Po. » 

(i) Voyez plus haut, page 45, la note 2 concernant le maréchal de 
Berwick. 



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94 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

découvert, de dessus le revers de la tranchée, l'effet des bat- 
teries qu'il avott ordonnées. Le Roy perdit en lui un Général 
brave, expérimenté, actif, vigilant, faisant observer une exacte 
discipline, et d'une probité peu commune. Sa mort affligea les 
soldats, mais ne les découragea pas (1). Messieurs d'Asfeld (2) 
et de Noailles (3), ses Lieutenans-Généraux, bien inférieurs à 
lui pour la capacité, eurent tout Thonneur de ce siège, la place 
s 'étant rendue à eux (4) peu de tems après la mort du Maré- 
chal de Berwick. M. d'Asfeld, homme blanchi dans le métier 
des armes, et qui avoit été l'artisan de sa fortune, avoit l'inten- 
dance de ce qu'on appelle le Génie (5), qu'il n'entendoit cepen- 
dant pas parfaitement. Il étoit indécis (6), ne se formoit jamais 
un plan fixe, mais agissoit à mesure; il faisoit souvent des 
fautes, et ne savoit pas assez profiter des avantages que sa 
position ou celle de l'ennemi pouvoit lui donner. 
M. de Noailles, frère de la Comtesse de Toulouse, de laquelle 



(1) Le manuscrit porte : « mais ne les dérangea pas ». 

(2) Claude-François Bidal, marquis d'Asfeld, né le 2 juillet 1667, mourut 
le 7 mars 1743. Il avait épousé le 28 avril 1717 Jeanne-Louise Joly de 
Fleury, qui mourut le 23 novembre de la même année, et le 20 sep- 
tembre 1718 Anne Le Clerc de Lesseville, qui mourut en 1728. B.vrbier 
prétend que son grand-père était marchand d'étoffes de soie, et qu'ayant 
prêté de l'argent à la reine de Suède, Pierre Bidal, son fils, reçut en 
échange le titre de baron par lettres données à Stockholm le 12 octobre 1653, 
ainsi que le fief de Harsefeld (dit depuis d'Asfeld) dans le duché de 
Bromen. (Moréri. Dict, hist., t. I, p. 409 et 410. — Barbier, Journal, 
t. II, p. 65 et 66, note 1.) 

(3) Adrien-Maurice, duc de Noailles, maréchal de France, né le 29 sep- 
tembre 1678, mort le 24 juin 1766. On lui donna un instant à la cour le 
nom de maréchal Colonne, parce que, devant s'emparer du camp d'Heil- 
bronn en partie abandonné par le prince Eugène, il s'était arrêté en 
disant : « Voilà encore une colonne des ennemis. » (B-^rbibr, Journal, 
U II, p. 63.) 

(4) Les deux mots « à eux » manquent dans le manuscrit. 

(5) Éditions : « de ce qu'on appelle en Europe le Génie ». 

(6) D'après Barbier, le marquis d'Asfeld avait toujours les larmes aux 
yeux quand il donnait un ordre et quand il fallait prendre un parti. On 
le chansonna, bien entendu, à ce sujet : 

Son cœur tendre à tout propos 

De sanglots 
Accompagne tous ses mots; 
On le voit parmi les armes. 
Toujours mouillé de ses larmes. 



(Journal, t. II, p. 66.) 



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LES MARÉCHAUX DE NOAÏLLES ET DE COIGNY 95 

nous avons parlé, a beaucoup d'esprit, des connoissances très- 
étendues sur d'autres parties que la guerre, qu'il veut per- 
suader qu'il entend parfaitement, peut-être parce que depuis 
très-longtems il en fait le métier; mais au fond guerrier 
médiocre, par trop précautionné; défaut qui, en donnant lieu 
au soldat de penser que son Général n'est pas exempt de 
crainte, lui ôte cette confiance qui fait l'âme d'une armée et le 
plus solide espoir de la victoire. 11 a la vue courte, autre 
défaut qui dans les occasions essentielles lui a fait prendre 
l'ombre pour le corps. Il est avantageux, extraordinairement 
vif et entôté, peu estimé des troupes; d'ailleurs, fin courtisan 
et heureux. La conduite de l'Armée de M. le Maréchal do 
Berwick fut confiée (4) à ces deux Généraux qui, jaloux l'un 
de Tautre, n'agirent pas de concert et ne firent rien le reste 
de cette Campagne, ni la suivante. 

La troisième, afin de prévenir le préjudice que pou voit 
apporter aux opérations la mésintelligence des deux Chefs, on 
fit passer M. de Noailles à l'Armée d'Italie, et M. de Coigny (2), 
l'un des Généraux de cette Armée, eut ordre d'aller prendre la 
place de M. de Noailles. Malgré cette sage précaution, et quoi- 
que M. d'Asfeld et M. de Coigny fussent assez bien d'accord, 
cependant les armes du Roy ne firent pas de grands progrès 
sur le Rhin, l'Empereur leur ayant opposé un grand Général. 
G'étoit le Prince Eugène (3). Vieilli dans le métier des armes, 
ayant fait la guerre en des pays et contre des peuples différens, 
il avoit acquis une très grande expérience et avoit mérité à 
juste titre le renom du plus grand Capitaine de son tems. Il 

(1) Le manuscrit porte ; « sacrifiée ». 

(2) François de Franquetot, duc de Coigny, né le 16 mars 1670, mort 
le 18 décembre 1759, nommé maréchal de France le 14 juin 1734 et duc 
en février 1747. Il était fils de Robert- Jean- Antoine de Franquetot, comte 
de Coigny, et de Marie-Françoise de Goyon de Matignon, marié le 
14 décembre 1699 à Henriette de Monbourcher, fille de René de Mon- 
bourcher, marquis du Bordage. (Moréri, Dict. hitt., i. lïl, p. 797.) 

(3) Eugène-François de Savoie descendait directement de Charles- 
Emmanuel, duc de Savoie; né à Paris le 18 octobre 1663, il était le 
quatrième fils du comte de Soissons, et d'Olympia Mancini, nièce du 
cardinal de Mazarin, et mourut à Vienne, âgé de soixante-douze ans, le 
20 avril 1736. Son cœur est déposé à Turin dans le tombeau des princes 
de Savoie. (Pajol, Les Guerres de Louis XV, t. I, p. 646, note 2.) 



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96 ANKCD0TE8 CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

étoit d'une haute naissance et soutenoit la noblesse de son 
sang par un mérite rare. A beaucoup de générosité il joignoit 
une grandeur d'âme et une valeur qui le faisoient adorer de 
ses soldats, craindre et admirer de ses ennemis. Des dégoûts 
qu'il avoit essuyés dans sa jeunesse à la Cour de France le 
forcèrent à aller demander du service à l'Empereur, qui le 
reçut à bras ouverts, et l'employa sur le champ. Ses pre- 
miers faits d'armes annoncèrent ce qu'il seroit un jour, 
et dès qu'il fut parvenu aux premiers grades, il ^onna à la 
France de fréquents sujets de se repentir de ne se l'être pas 
attaché. 

Tout ce que purent faire Messieurs d'Asfeld et de Coigny 
vis-à-vis d'un guerrier si redoutable, et qui rusoit sans cesse, 
ce fut de conserver les conquêtes et de se poster toujours si 
avantageusement ou de se retrancher si bien, qu'ils ne pussent 
être forcés à coml)attre. Mais dans l'état désespéré où étoient 
les affaires de l'Empereur par les pertes considérables qu'il 
faisoiten Italie, c'étoit un coup de maître, de la part du Prince 
Eugène, de réduire les François à une espèce de défensive, 
même dans leurs propres conquêtes. Car si la France avoit eu 
d'aussi grands succès sur le Rhin qu'elle en avoit en Italie, on 
peut dire que l'Empereur étoit perdu. Il est vrai qu'il entreprit 
cette guerre contre l'avis du Prince Eugène, qui étoit bien éloigné 
de penser, comme son maître, que la France fût un Ennemi 
à mépriser. Et mème(l), dès les premiers troubles au sujet de 
la Couronne de Pologne, le Roy de la Grande-Bretagne et les 
Généraux des Provinces-Unies, alliés de l'Empereur, n'avoient 
rien négligé pour l'engager à ne pas s'attirer la France sur les 
bras, en s'obstinant, contre toute raison, à donner l'exclusion 
au Roy Stanislas. Leurs remontrances furent inutiles, ce qui 
les détermina à refuser nettement à l'Empereur de l'aider 
dans cette guerre, qu'ils disoient qu'il avoit lui-même suscitée 
et dans laquelle ils n'avoient en effet nul intérêt. Nous parle- 
rons dans la suite de la personne, des États et du Gouverne- 
ment de cet Empereur. 

(1) Tout ceci, jusqu'à : « Nous parlerons », manque aux éditions des 
Mémoireif sauf à celle de 1746. 



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lf: maréchal de villars 97 

Le Maréchal de Villars (1), vieux guerrier de quatre- vingt» 
ans, qui s'e'toit fait une haute réputation, plutôt par sa bra- 
voure, qu'un grand bonheur et beaucoup de présomption ne 
contribuèrent pas peu à rendre quelquefois téméraire, que par 
une expérience fondée sur une étude profonde de son métier, 
où il entra fort jeune avec un bien des plus médiocres et dan» 
lequel il trouva le secret d'amasser de très grandes richesses, 
fut nommé Général de l'Armée destinée à opérer en Italie. I! 
avoit en quelque sorte sollicité ce poste, et ce fut chose risible 
de voir ce vieillard tout blanc, sous un harnois de guerre, 
faire à son départ des fanfaronnades qu'on pardonneroit à 
peine à un jeune homme. Ses ordres portoient de joindre ses 
troupes à celles du Roy de Sardaigne et d'attaquer vivement 
l'Empereur d'un côté, tandis que les Espagnols l'attaqueroient 
d'un autre. La jonction se fit, et cette Armée, que le Roy de 
Sardaigne commandoit en chef, devenue formidable, se trouva 
en état de faire une brillante offensive. M. de Villars s'y com* 
porta bien; mais les infirmités inséparables d'une vieillesse 
avancée et qu'augmentèrent encore les fatigues du camp (2), lui 
causèrent une maladie dont il mourut vers la fin de la campa- 
gne, dans une ville peu éloignée de l'Armée, et dans la même 
chambre, dit-on, où il étoit né. Le Roy de Sardaigne parut le 
regretter; mais au fond il ne fut pas fâché d'être débarrassé 
d'un homme qui l'étourdissoit sans cesse de sa capacité, et 
qui s'opposoit à tout ce qu'il vouloit avec d'autant moins de 
ménagement, que les troupes qu'il commandoit, étant nom- 
breuses, faisoient la principale force de l'Armée combinée. 

Messieurs de Broglio (3) et Coigny, Lieutenans-Généraux 



(1) Louis-Hector de Villars, pair et maréchal de France, chevalier des 
ordres du roi et de la Toison d'or, né en 1652 à Turin, où il est mort au 
mois de juin 1734, lorsqu'il se préparait à rentrer en France, avait épousé 
Jeanne-^gélique Rocque de Varenge ville, dame du palais de la reine, 
fille de Jacques Rocque, ambassadeur à Venise, et de Charlotte- Angé^ 
lique Gourtin. Il était fils de Pierre de Villars, connu sous le nom de 
marquis dé Villars, mort À soixante-quinze ans le 20 mars 1692, et de 
Marie Gigault de Bellefoûds, morte en 1706. (Le P. Anselme, Hiit. 
généaL, t. V. p. 105.) 

(2) Le manuscrit donne « corps » au lieu de « camp ». 

(3) François-Marie, comte de Broglie, dit Chonchon, né le 11 janvier 1671, 



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'9t ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

SOUS M, de Villars, prirent après sa mort le commandement 
de TArmée Françoise. Tous deux étoient vifs, avides de gloire, 
fermant un peu trop les yeux sur la discipline, et dès lors 
aimes du soldat, très propres à bien faire ce qu'on appelle un 
coup de main, excellens en un mot en second et à la tête 
d'un corps peu considérable, mais hommes à qui le détail 
immense d'une grande Armée faisoit tourner la tête; au reste, 
braves et agissans de concert pour le bien de la cause com- 
mune. 

M. de Broglio (1) essuya dans le cours de cette guerre un 
petit revers que luy attira son entêtement à ne point garnir, 
quoi qu'on lui eût dit, un poste à la vue de l'ennemi, qu'il 



troisième fils de Victor-Maurice, comte de Broglie, et de Marie de 
Lamoignon, morte & quatre-vingt-huit ans le 12 janvier 1733, six ans 
après son mari. Il avait épousé, au mois de février 1716, Thérèse-Gil- 
lette Loquet de Granville, fille d*un armateur de Saint-Malo. Maréchal 
de France le 14 juin 1734, il mourut le 21 mai 1745 dans sa terre de 
Chambray, où il s'était retiré (le Journal de Verdun, tome LVIII, p. 8Q, 
donne la date du 22 juillet). (Bibl. nationale, Bottiers bleuty vol. 138, 
n* 3414, fol. 6. 16 V et 37-39.) 

. (i) Note de l'édition de 1763 : « L'Auteur ne suit pas ici exactement 
l'ordre des tems ni des événemens. La surprise de Quistello dont il 
s'agit, arriva le 15 septembre; la bataille de Parme, dont il parle après, 
se donna le 29 juin, et celle de Luzara ou de Guastalle le 19 septembre 1734. 
Le comte de Kônigseck, ayant fait reconnoltre la Secchia, apprit que le 
fond, d'ailleiu's bourbeux, en étoit dur et sablonneux du côté de Gabiana, 
et la rivière, dans la saison de la plus grande chaleur, parfaitement 
guéable. Il fît donc défiler l'armée par la gauche à onze heures, laissant 
dans son camp de Quingentoli un grand nombre de tambours pour battre 
la minuit et donner le change aux François. Les Impériaux passèrent 
la Secchia avant que l'aurore parût et surprirent le Maréchal de Broglio 
tellement, qu'il étoit obligé de s'enfuir en chemise, L'Armée perdit ses 
tentes, le Maréchal et ses Officiers leurs équipages. L'Armée comme la 
ville de Paris s'en divertirent aux dépens du Maréclial. Il parut des vau- 
devilles sans nombre. J'en garde quelques-uns parmi mes papiers, peu 
dignes de revoir le jour. Les Italiens ne manquèrent pas non plus d'y 
prendre part, et l'occasion étoit trop belle pour ne pas travailler au 
second tome de la Secchia rapita. » La bataille de Guastalla fut effecti- 
yement livrée à la date du 19 septembre indiquée ci-dessus; ce fut à la 
suite de cette bataille que l'armée du maréchal de Goigny s'avança à 
Luzz ara, qu'elle trouva abandonnée. Quant à la bataille de Parme, > elle 
eut lieu le 29 juin 1734, et par conséquent» comme il est dit ci-dessus, 
antérieurement à ces événements. Voir la. dépêche de M. de Pozé au 
ministre de la guerre, datée du camp sous Guastalla le 17 septembre 1734, 
et celle du maréchal de Coigny au roi du 19 du même mois. (Pajol, Les 
Ouerres souê louis XV, t. I, p. 513 et 519.) 



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LE MARÉCHAL DE BROGLIE 99 

soutenoit être hors d'insulte par la nature et la dasposition 
même du terrain, et par lequel toutefois il fut surpris de nuit 
et forcé dans son quartier. Il étoit même si plein de confiance 
qu'après avoir visité un soir et assuré tous les autres postes, 
il se livra au sommeil de la même façon et avec autant de 
tranquillité que s'il eût été dans sa maison, au milieu de 
Paris. Il y avoit à peine deux heures qu'il reposoit, qu'il fut 
réveillé en sursaut par un grand bruit d'armes et par les cris 
des combattans. Il se lève au plus vite et veut se mettre en 
état de courir où le danger l'appelle; mais, l'attaque avoit été si 
imprévue et si bien conduite, que les Autrichiens avoient déjà 
pénétré jusqu'à sa tente, de sorte qu'encore dans le désordre où 
se trouve un homme qui sort des bras du sommeil, il est forcé 
de fuir, trop heureux de sauver sa personne aux dépens de ses 
équipages (1). Cette petite disgrâce, suite nécessah»e de sa pré- 
somption et de son imprudence, donna lieu pendant quelques 
jours aux bons mots du soldat, toujours disposé à s'amuser de 
tout, sans même respecter son Général; mais comme sa bra- 
voure n'étoit point équivoque, sa réputation n'en souffrit pas. 

Ce fut à peu près dans ce temps-là que le Roy, en récom- 
pense des bons services que Messieurs d'Asfeld, Noailles, Bro- 
glio et Coigny lui rendoient dans ses Armées, leur envoya le 
même jour à chacun le bâton de Maréchal de France. 

Quoique l'Empereur eût porté en Italie l'élite de ses troupes 
et que l'on eût donné le commandement à M. Mercy (2), 

(1) La surprise des ponts de Quistello fit grand bruit À la cour; Bar- 
bier en parle longuement dans son journal et cite l'extrait d'une lettre 
écrite le 27 septembre 1734 par un capitaine de carabiniers au camp de 
Dozolo, où on lit ce qui suit : « Ils (les Allemands) investirent la caserne 
située au bord de la Secchia et où le g(*néral de Broglie qu'on éveilla 
assez à temps pour n'être pas pris, reposait tranquille avec ses enfants, 
n est vrai qu'il se sauva dans un équipage peu séant à, un grand général, 
non pas pour se mettre à la tôte de son infanterie, mais pour gagner le 
logis du maréchal de Coigny. Il eut le temps de prendre sa culotte, 
mais point d'habit, ses pantoufles, sans bas, et son bonnet de nuit qu'il 
jugea à propos de garder sur sa tète... Il a tout perdu jusqu'à son cordon 
bleu qu'il faisait beau voir sur un hussard allemand. Il lui est pourtant 
resté un vieux mulet qui se sauva par amitié pour son bon maître. » 
(Journal, t. II, p. 58.) 

(2) Claude-Ferdinand, comte de Mercy, né en Lorraine en 1666, fut tué 
le 29 juin 1734, près du village de Croisetta, pendant la bataille de 



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400 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

général brave et expérimenté, cependant il y fut malmené. Des 
actions fréquentes entre des détachemens où les troupes autri- 
chiennes avoient presque toujours du désavantage, les défilés 
forcés, plusieurs Ailles emportées coup sur coup, ouvroient 
aux ennemis le chemin vers les plus belles provinces de 
l'Empire, et il y avoit d'autant plus d'apparence qu'ils s'en 
empareroient en peu de tems, que le général Mercy, dans un 
combat qu'il avoit engagé (1), fut tué dans le moment que 
Tardeur de ses troupes et une espèce de désordre dans celles 
des Ennemis, qui jusque-là s'étoient battus vaillamment, lui 
donnoient lieu de se flatter d'une victoire complette. Quelque 
soin qu'on prît de cacher cette mort aux troupes, elles en 
furent bientôt instruites. Alors, eflrayées, elles n'attaquèrent 
plus avec la môme vigueur. Ce moment de relâche fit reprendre 
cœur à l'Armée combinée; elle tomba avec fureur sur les 
Autrichiens qui, découragés, ne firent qu'une foible résistance 
et prirent enfin la fuite. 

Les brillans succès de cette campagne, joints aux progrès 
que les Espagnols firent de leur côté, décidèrent du reste de 
cette guerre. Le général Kœnigseck (2), qui succéda au géné- 

Parme. On l'appelait le grand batailleur, dit Barbier, « parce qu'il a tou- 
jours aimé à donner bataille quoique n'en ayant jamais gagné une seule ». 
Son héritier fut le comte d'Argenteau, colonel impérial, qu'il avait 
adopté. (Barbier, Journal, t. If, p. 47.) Cf. une dépêche du maréchal de 
Coigny, datée de Parme, 30 juin. (Pajol, Les Guerret sous Louii XV, 1. 1, 
p. 480. — MoRBRi, Diet. hitl., t. VIÏ, p. 478 et 479.) 

(1) Note de l'édition de 1763 : « C'est À dire dans la bataille de Parme. 
Le Comte de Merci, revenu des bains de Padoue le 27 juin, et prévoyant 
peut-être qu'on lui ôteroit le commandement, fît encore un dernier 
effort. Il attaqua le Maréchal de Coigny avantageusement posté derrière 
un vieil aqueduc, formant un creux considérable le long du Naviglio ou 
canal qui conduit l'eau dans la ville de Parme et au-delà duquel règne 
une digue. Les Grenadiers impériaux, suivis de plusieurs bataillons et 
soutenus de la plus grande partie de leur Cavalerie, ayant à leur tête le 
maréchal de Merci, le Prince de Culmbach, les Généraux de Vin?,. 
Welseg, Wachlendonck et la Tour pénètrent même jusqu'à l'artillerie 
françoise ; mais le comte de Mercy ayant été tué au commencement de 
l'action, et peu après, le Prince de Culmbach et le Général de Vins et la 
plupart des autres Généraux blessés et mis hors du combat, la confusion 
se mit dans l'Armée, et elle fut obligée d'abandonner le champ de 
bataille et la plus belle espérance d'ime victoire procliaine. » 

(2) Lothaire-Joseph-Georges, comte de Kœnigseck, feld-maréchal autri- 
chien, né en 1673, mort le 8 décembre 1751. Son père avait été vice- 



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BATAILLE DE P^RAf-ii— '•'*-"'-". "'".Ua: 

rai Mercy, ne put rétablir les affaires; ses troupes furent 
poussées de poste en poste. Le Roy de Sardaigne se por- 
toit partout avec une activité et une valeur peu communes. 
Sa capacité, à un âge où l'on peut en manquer sans honte, 
surpassoit celle des plus vieux Généraux, et faisoit l'admira- 
tion de rOflicier et du Soldat. Sur ses pas tous comptoient 
marcher à la victoire. Ce fut dans ces dispositions, si flat- 
teuses (1) pour un Général et de si bon augure, que se 
donna la bataille de Parme (2), combat fameux et qui fut 
d'autant plus meurtrier, que les deux armées s'attaquèrent 
par corps détachés, qui se succédèrent tour à tour; de sorte 
qu'on peut dire qu'il se donna autant de combats qu'il y eut 
de corps qui allèrent à la charge. Le Général Kœnigseck fit 
tout ce qu'on pouvoit attendre d'un grand Général, et les 
Autrichiens, comme si c'eût été là leur dernier effort, se bat- 
tirent en désespérés; mais enfin, après une longue résistance 
qui leur coûta beaucoup de monde, ils abandonnèrent le 
champ de bataille à l'Ennemi qui, accablé de lassitude et 
ayant été lui-même fort maltraité, les laissa faire leur retraite 
sans les inquiéter, content d'un avantage acheté bien cher. 
Ce fut (3) à cette action qu'un Persan [François], officier de 

chancelier de l'Empire, et lui-même, à la mort du prince Eugène, devint 
président du conseil de guerre. 

(1) Note de l'édition de 1763 : « Justement les dispositions n'étoient 
point du tout flatteuses, lorsque la bataille de Luzare ou de Guastalle se 
donna. Le Comte de Kônigseck avoit surpris le Maréchal de Broglio le 
15 septembre à Quistello ; il poursuivit sa marche le 18 à Benedetto, où 
le Roi de Sardaigne avoit eu son quartier général. Il suivit l'ennemi le 
19 jusqu'à Luzare, et sur le faux rapport que l'ennemi se retiroit avec 
précipitation, et dans l'idée de le harceler, il le fît attaquer à la Houssar. 
Mais la cavalerie françoise, qui, ayant passé un de leurs ponts, avoit 
repassé le second pour se former plus commodément, repoussa la cava- 
lerie ennemie. Ce qui donna l'occasion que l'attaque ne se fit que suc- 
cessivement, et par corps détachés. » 

(2) Note de l'édition de 1763 : « la bataille de Luzare ». 

La bataille de Parme fut des plus meurtrières et sans résultat appré- 
ciable. Les Français eurent 104 officiers tués et 452 blessés; le nombre 
des soldats tués fut de 1,141 et celui des blessés de 3,709; les pertes 
des impériaux s'élevèrent à 2,074 tués et à 3,584 blessés; plus de 
10,000 hommes furent ainsi mis hors de combat. (Pajol, Les Gueires 
sous Louis XV, t. I, p. 480 et 481. — BibUothèque nationale, mss. franc. 
44180, fol. 219 et suiv., et 14181, fol. 79 et suiv.) 

(3) Ce passage (jusqu'à : « Depuis ce combat... ») manque au manuscrit. 



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IjKi'àKÊfeDÔ^r'&S'ètiiClEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

marque (1), menant sa troupe à la charge, eut le malheur de 
tomber et d'être pendant un tems considérable foulé aux pies 
des hommes et des chevaux, qui lui passèrent sur le corps. Il 
fut enfin tiré de là dans un état déplorable, mais qui n'eut 
aucunes suites fâcheuses. C'étoit un des plus beaux hommes 
que Ton pût voir, et qui étoit taxé de s'aimer autant qu'une 
femme (2); ce qui donna lieu de dire que, tremblant pour sa 
beauté, il avoit, au danger presque inévitable d'être tué ou du 
moins défiguré, préféré de se laisser tomber. 

Depuis ce combat, il ne se passa rien d'important. L'Armée 
combinée s'approcha des villes fortes dans des dispositions et 
avec des préparatifs qui annonçoient un siège de conséquence; 
mais des propositions de paix, qui vinrent à la traverse, pro- 

(1) L'officier dont il est ici question, sans indication de nom, est très 
certainement Charles-Armand-René, duc de La Trémoïlle, né à Paris 
le 14 janvier 1708, mort le 23 mai 1741, après avoir épousé le 29 jan- 
vier 1725 Marie-Hortense-Victoire de La Tour de Bouillon d'Albret, sa 
cousine germaine. 11 était en 1734 colonel du régiment de Champagne, 
si renommé par sa bravoure, le seul qui eût le privilège de « monter à 
l'assaut tambour battant ». Et cependant la bravoure de son colonel fut 
incriminée. Barbier rapporte en effet (tome II, page 47), dans les termes 
ci-après, cet étrange incident : « Le duc de la Trémoïlle, colonel du régi- 
ment de Champagne, est tombé dans un fossé; sa brigade lui est presque 
entièrement passée sur le corps, et il a eu une côte enfoncée, ce qui 
pourtant ne sera rien. Ce duc est bien malheureux : c'est un beau sei- 
gneur qui a toujours été livré ici À tous les plaisirs de la jeunesse; 
dont l'esprit est des plus brillants, qui sait les belles-lettres, la musique, 
la danse, le tout au parfait. Aussi son rang, sa qualité et sa personne, 
tout est envié à la cour et à la ville, et l'on est très disposé à croire et 
à dire qu'il s'est laissé tomber par prudence dans im fossé. » 

D'autre part, on trouve sur son compte la phrase suivante dans les 
DoMierg bleus conservés à la Bibliothèque nationale (vol. 64fi, n» 17113, 
fol. 14 v») : « Il était né aimable et spirituel, mais il fut obligé de tirer 
des certificats de bravoure après la bataille de Parme pendant laquelle 
il tomba dans un fossé sans se relever. » 

Ajoutons cependant que Barbier lui-même, dans im autre passage de 
son Journal (tome II, page 34), rend au contraire hommage à son cou- 
rage, à l'occasion du siège de Milan où il reçut un coup de fusil dans 
son chapeau, « ce qui est toujours, dit-il, une preuve qu'il s'est présenté 
de bonne grâce au feu. » Les officiers du régiment de Champagne ont 
également cherché à justifier la conduite du duc de La Trémoïlle dans 
un mémoire daté du camp de San Benedetto, le 8 août 1734. (Biblio- 
thèque nationale, ms. franc. 8989, fol. 134.) 

(2) Note de l'édition de '1763 : « Des personnes éclairées qui ont fait 
l'analyse de ce fait, m'ont assiu*é que dans ce bruit il n'y a qu'un grand 
fond de cette pétulance qui règne parmi les petits-maîtres de Paris. » 



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TRAITÉ DE VIENNE 103 

curèrent une suspension d'armes. Cependant on resta armé, 
tant en Italie que sur le Rhin, jusqu'au moment que les Puis- 
sances belligérantes, étant d'accord, retirèrent réciproquement 
leurs Armées, et on laissa, jusqu'à la signature du Traité, les 
choses en l'état qu'elles étoient (4). 

Aux pertes considérables que l'Empereur avoit faites pendant 
cette guerre et qui lui en faisoient désirer la un, se joignoient 
d'autres considérations non moins propres à le porter à la 
paix. Ce Prince avoit cinquante ans et étoit d'un tempé- 
rament délicat. Il ne se voyoit pour toute postérité que des 
filles, et l'âge de l'Impératrice qui approchoit de quarante- 
cinq ans, ne lui donnoit guères d'espérance d'avoir un Prince 
qui relevât sa Maison, qui s'éteignoit en lui. D'ailleurs, la 
crainte de laisser à des Princesses, jeunes encore, à soutenir 
une guerre ruineuse, et, si l'on veut, le dessein de marier 
l'aînée à quelque Prince qu'il se promettoit de faire agréer à 
ses sujets pour lui succéder, en quoi il ne vouloit point s'ex- 
poser à être traversé par les Puissances avec lesquelles il étoit 
actuellement en guerre, tous ces motifs le rendirent traitable. 

Après quelques négociations préliminaires entre ses 
Ministres et ceux de la France, que l'on tint secrètes, dans la 
crainte que le Roy d'Espagne et celui de Sardaigne ne fissent 
naître quelques difficultés qui en retardassent le succès, les 
articles furent signés à Vienne (2). Ils portoïent que le Roy 
Stanislas abdiqueroit, et cependant seroit reconnu Roy de 
Pologne, et en conserveroit le titre et les honneurs; qu'il seroit 
mis en possession paisible de la Lorraine, pour en jouir sa vie 

(4) Les hostilités cessèrent d'abord entre les Français et les Impériaux 
et un peu plus tard avec les alliés de la France. Le maréchal de Noallles 
et le comte de Kevenhulier signèrent à Mantoue une suspension d'armes 
le !•' décembre 1735. (Pajol, Les Guen^es tous Louis XV, t. I, p. 610 
et suiv.) 

(2) Les articles préliminaires du traité de paix furent signés à Vienne, 
le 4 février 1736, entre M. du Theil ministre de France, et le comte de 
Sinzendorff. 

Le traité définitif porte la date du 18 novembre 1738; il fut signé é, 
Vienne par le marquis de Mirepoix, ambassadeur de France et les 
comtes de Sinzendorff, d'Harnach et de Metch, au nom de l'Empire; le 
roi de Sardaigne y accéda le 3 février 1739, et les cours de Madrid et 
de Naples le 21 avril suivant. (Pajol, ouv. cité, t. I, p. 623 et 651.) 



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404 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

durant, et qu'après sa mort cette Principauté seroit réunie en 
pleine souveraineté et à toujours à la Couronne de France; 
que le fils d'Auguste II seroit reconnu Roy de Pologne par 
Stanislas et par toutes les Puissances engagées dans la guerre; 
que pour indemniser le Duc de Lorraine du sacrifice qu'il fai- 
soit de ses États au bien de la paix, il auroit la Principauté de 
Toscane; que Don Carlos, fils du Roy d'Espagne, seroit 
reconnu Roy des Deux-Siciles;que le Roy deSardaigne auroit 
une partie duMilanois et ses dépendances; que toutes les con- 
qu'êtes faites par la France sur TEmpereur pendant la guerre 
lui seroient rendues, indépendamment de quelques domaines 
qu'on lui cédoit en propriété ; et qu'enfin la France garantiroit 
le fameux Édit par lequel l'Empereur avoit réglé la succession 
aux biens héréditaires de sa famille. 

Tels furent les événemens et la fin d'une guerre dont l'Em- 
pereur Charles VI, réduit aux plus grandes extrémités, trouva 
le secret de sortir heureusement aux dépens des Ducs de Lor- 
raine et de Toscane; car le sacrifice qu'il fit du Royaume des 
Deux-Siciles, du Milanois et de leurs dépendances étoit moins 
un sacrifice (4) qu'une nécessité imposée au vaincu, puisque 
les Espagnols avoient entièrement soumis la Sicile, sur la 
plus grande partie de laquelle ils avoient môme des préten- 
tions, et que d'un autre côté le Roy de Sardaigne et les Fran- 
çois étoient maîtres non seulement du Milanois, mais encore 
des plus belles Provinces de l'Empire situées en Italie. D'ail- 
leurs, les cessions que l'Empereur faisoit se trouvoient bien 
balancées par la générosité de la France, en lui rendant toutes 
les conquêtes qu'elle avoit faites sur lui, et par les domaines 
qu'on lui abandonna en pleine propriété par le Traité, titre 
plus certain que ses prétendus droits sur les États qu'il cédoit. 

Dès que ces articles, dans lesquels chaque Puissance et sur- 
tout l'Empereur trouvoit ses avantages, furent signés, ce 
Prince s'empressa de conclure le mariage de Marie-Thérèse, 
sa fille aînée, avec le Grand-Duc de Toscane, qui avant la paix 
portoit le nom de Duc de Lorraine. Mais Charles VI, se flat- 

(1) Une partie de cette phrase (de : « qu'il fit » à : « sacrifice ») a été 
sautée par le copiste du mamiscrit. 



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REQUÊTE DES LORRAINS i05 

tant toujours d'avoir un héritier, fit renoncer les deux époux 
au Trône impérial, en cas qu'il lui naquît un fils; et il fut sti- 
pulé par le même acte que si la Reine de Hongrie, Duchesse 
de Toscane n'avoit point d'enfans mâles, que sa sœur l'Archi- 
duchesse Marianne (1) au contraire en eût, ceux-ci, à l'exclu- 
sion des filles de l'aînée, auroient seuls droit à la succession 
des biens héréditaires de l'Empereur, auxquels le Prince 
François, Duc de Toscane, pour ce qui le regardoit personnel- 
lement, ne pourroit jamais former aucune prétention. 

Les Lorrains (2), qui avoient souvent éprouvé le Gouverne- 
ment françois dans des tems où les troupes françoises n'avoient 
nul intérêt à les ménager beaucoup, se faisoient une idée fort 
triste de leur changement d'état. Ces peuples, attachés depuis 
plusieurs siècles à leurs Princes légitimes, n'envisageoient 
qu'avec douleur la nécessité de passer sous une domination 
étrangère. Rien n'est plus touchant que la requête qu'ils 
envoyèrent à leur Souverain, sitôt qu'ils furent assurés de la 
résolution qu'on avoit prise de leur faire changer de gouver- 
nement. La voicy : 

♦ . 

REQCESTE DES LORRAINS A S. A. B. MONSEIGNEUR LE DUC DE LORRAINE 

« La confirmation des bruits qui annoncent depuis près d'un 
an un changement d'État en Lorraine a jette vos fidèles sujets 
dans un excès de tristesse qui ne leur permet plus de douter 
de la fatalité de leur destinée. Accablés de la plus vive douleur, 
ils sont dans la dure nécessité de venir se prosterner aux 
pieds du trosne pour y répandre l'amertume de leurs plaintes 

(1) Marie-Anne-Élôonore, archiduchesse d'Autriche et de Hongrie, 
mariée le 7 janvier 1744 à Charles-Alexandre, prince de Lorraine, né 
le i2 décembre 1712, fils du duc Lôopold-Charles de Lorraine et d'Élisa- 
beth-Charlotte d'Orléans, sœur du Régent. Quelques mois avant sa mort, 
survenue le 16 décembre 1744, elle avait été nommée gouvernante des 
Pays-Bas conjointement avec son mari, qui conserva ensuite le gouver- 
nement jusqu'au 4 juillet 1780, jour ou il mourut. (Moréri, Diet. hitt., 
t. VI, p. 401-402. — Art de vérifier let datet, t. III, p. 225. — Dewez, 
Hiitoire de la Belgique, Bruxelles, 1826-1828, in-8«, t. VI, p. 103.) 

(2) Ce long passage sur la requête adressée par les Lorrains à leur 
ancien duc manque aux éditions, môme à celle de 1746, et ne se trouve 
que dans le manuscrit. 



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106 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

contre un eschange opposé aux loix de Thérédité naturelle, 
peu honorable à la mémoire des augustes ancestres de Votre 
Altesse Royalle, fatale aux Princes de son sang, préjudiciable 
au corps de l'Empire Germanique et funeste au repos et à la 
félicité de ses sujets, dont la fidélité méritoit un sort plus heu- 
reux. Ces victimes infortunées ne peuvent trop marquer leur 
horreur contre les conseils meurtriers qui ont surpris la reli- 
gion de V. A. R. pour la faire consentir à un traité duquel on 
n'a point encore veu d'exemple jusqu'à présent. 

« Elle peut s'en convaincre Elle-même, pour peu qu'elle 
daigne se rappeler à la mémoire les plus beaux faits de l'His- 
toire tant sacrée que prophane. Loin d'y voir abdiquer la pos- 
session immémorialle d'une Souveraineté héréditaire, Elle trou- 
vera qu'autrefois les Princes et les Rois de l'ancien Peuple de 
Dieu et les Héros, tant Grecs que Romains, bornoient la gran- 
deur d'âme à un dévouement parfait pour les interrests de la 
Patrie, à perpétuer dans leur race l'héritage précieux de leurs 
pères, aux cendres desquels ils vouloient que celles de leur 
postérité fussent scrupuleusement réunies. 

« Vos glorieux ancestres. Monseigneur, se sont fait un devoir 
de suivre les loix de la plus droite nature, persuadés que le 
Gouvernement des peuples leur héritage étoit un dépost usu- 
fructuaire de la main du Créateur confié à leurs soins, pour 
la substituer indispensablement à leurs descendans, ils ont 
quitté cette obligation avec toutes les précautions convenables 
à la tendresse de leurs grands cœurs. 

« L'appât d'une domination plus étendue n'a pu les détourner 
de cette attention, et le brave Duc René H (1) en a donné des 
marques qu'on ne peut trop admirer, lorsqu'il aima mieux ne 
point s'assurer la possession de deux riches Provinces que de 
porter les armes pleines d'Anjou au préjudice de l'honneur 
dû à celles de Lorraine. Lès Princes qui l'ont précédé et ceux 
qui l'ont suivi sur le trône ont marqué les mêmes empresse- 

(1) René II, fils do Ferri II, comte de Vaudemont, et d'Yolande d'Anjou, 
fille de René I«, succéda en 1473 au duc Nicolas. Il mourut à cinquante^ 
sept ans, le iO décembre 1508, et fut enterré aux Cordeliers de Nancy. 
{Art de vérifier les dates, t. III, p. 56, col. 1.) 



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REQUÊTE DES LORRAINS 107 

mens dans les occasions qui ont intéressé la gloire et la tran- 
quilité de la chère Patrie, qu'ils ont conservée par une sage 
prudence et deffendue au péril de leur vie avec une intrépidité 
qui les a fait passer pour des prodiges de valeur aux yeux de 
toute la terre. 

« Si Charles IV (1), un des premiers héros de son siècle, 
a cru trop facilement illustrer son auguste race par une espèoe 
d'échange de ses Estats contre les dignités et les droits du 
Prince du Sang dans une puissante Monarchie (2), les Parle- 
ments de France et de Lorraine n'y ont-ils point opposé la jus- 
tice des loix jusqu'à rendre des arrests qui préconiseront aux 
siècles à venir la candeur et la fermeté des Magistrats Lorrains 
à soutenir la possession inaliénable de leurs Souverains (3)? 

« Seroit-il possible. Monseigneur, que V. A. R. voulût aban- 

(i) Charles IV, fils de François, comte de Vaudemont, né le 5 avril 
1604, mourut à Larbach dans le pays de Birkenfeld, appartenant à 
l'Électeur de Trêves, le 18 septembre 1675. 

Il épousa le 23 mai 1620 la princesse Nicole qu'il répudia en 1637 pour 
épouser Béatrix de Cusance, veuve du prince de Cantecroix; mais ce 
second mariage fut cassé par le pape Urbain Vlil. H n'en demeura pas 
moins attaché à sa nouvelle épouse qui l'accompagnait partout, même 
à la guerre, ce qui la fit surnommer la femme des campagnes. {Art de 
vérifier les dates, t. 111, p. 59 et 60.) 

(2) Il s'agit du traité du 6 février 1662, par lequel Charles de Lorraine 
céda ses Etats à la France, à la condition que les princes lorrains seraient 
déclarés habiles à succéder à la couronne à défaut des princes de la 
maison de Bourbon. (V. Dumont, Recueil des traités, t. VI, 2« partie, 
p. 401. — Dom Calmet, Histoire ecclésiastique et civile de Lorraine, 
t. III, p. 590 et suiv.) 

« Le duc de Guise qui avait assisté à la signature de ce traité l'apporta 
à la Foire Saint-Germain au roi qui se divertissait à jouer. Sa Majesté 
le lut et dit qu'il n'y avait point de bijou à la Foire qui valait celui 
qu'elle venait de gagner. » 

Les Lorrains étaient consternés pour la plupart; il y eut un paysan 
assez insolent pour détacher le portrait du duc qu'il trouva dans la 
maison d'un oflBcier de son village et le tourner contre la muraille, 
disant que, puisqu'il avait « renoncé son peuple, qui avait souffert le 
martyre pour lui, il le fallait aussi renoncer de môme... » (Dom Calmet, 
p. 595, 1" col.) 

Le traité de 1662 avait été précédé du traité dit de Vincennes, du 
28 février 1661, contenant la cession à la France du duché de Bar; des 
lettres de cachet avaient été nécessaires pour le faire enregistrer par le 
Parlement de Paris. Voyez les registres du Parlement de Paris, Biblio- 
thèque nationale, Nouv. acq. franc. 8138, fol. 8 et 266. 

(3) La cour souveraine de Lorraine et Barrois crut voir son anéantis- 
sement dans ce traité. Elle ne put, non plus que les autres fidèles sujets, 



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108 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

donner les traces et l'héritage de ses augustes ancêtres, sup- 
primer rimmortalité de leurs noms, réduire les Princes de son 
sang au rang de cadets de bonne famille, soustraire au Corps 
de l'Empire un membre libre, qui lui a fourni tant d'illustres 
et braves soldats qui ont contribué à sa défense et à l'étendue 
de ses conquêtes? Voudroit-Elle enfin renoncer à sa chère 
Patrie et récompenser la fidélité de ses sujets, en les livrant à 
une domination pour laquelle leurs pères et leurs ayeulx leur 
ont perpétué une antipathie insurmontable et invétérée depuis 
plus de huit siècles entiers? 

« Permettez, Monseigneur, à des malheureux de remontrer 
respectueusement à V. A. R. que les Souverains ne sont pas 
dispensés de l'observation des loix et qu'au sentiment du plus 
sçavant Docteur de l'Église, la possession des grands Royaumes 
n'est point exempte du crime, quand elle n'est pas fondée sur 
la justice des Loix et qu'elle manque d'une affection paternelle 
envers les Peuples. Sur ce principe, l'éclat du trosne plus 
riche et plus étendu n'est point un motif suffisant à V. A. R. 
pour abandonner celuy de ses ancestres, et encore moins pour 
infirmer le serment qu'Elle a preste en faveur de ses sujets 
lors de son joyeux avènement. 

« Sera-t-il annoté dans l'Histoire, que sous le glorieux règne 
de François III, un fatal trait de plume a enlevé aux Peuples 
Lorrains leurs Souverains, qui ont fait leurs délices depuis 
l'Empire d'Otton le Grand (1) jusqu'à ces jours pleins de tris- 
tesse et d'allarmes? Fasse le Ciel que nous jouissions d'un 
bonheur pareil à celuy de nos ancestres par la perpétuité d'un 
règne pour lequel vos fidèles sujets seront toujours prests à se 
sacrifier I Quels que soient, Monseigneur, les artifices employés 
à la détruire, il sera toujours dangereux à V. A. R. de quitter 
le certain pour embrasser l'incertain. Elle voit sous les yeux 

retenir ses plaintes et ses soupirs. Voyez les registres du Parlement de 
Paris, Bibliothèque nationale, Nouv. acq. franc. 8138, fol. 8 et 266. 

(i) Othon I", roi de Germanie, donna, en 944, le duché de Lorraine à 
Conrad, dit le Roux, duc de la France rhénane, fils de Werner, comte 
de Spire et de Worms. (Art de vérifier les datex, t. III, p. 37, col. 4); 
Dom Calmet, Histoire eeelésiastique et civile de Lorraine (Najicy, 4728, 
in-fol., t. I, col. 904.) 



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REQUÊTE DES LORRAINS 109 

le fond qu'il y a à faire sur les traittés solemnels jurés et rati- 
fiés par les Puissances les plus redoutables. La paix conclue 
de nos jours entre Sa Majesté Impériale et la Cour d'Espagne, 
suivie de si près par l'invasion du Duché de Milan et des 
Royaumes de Naples et de Sicile, ce sont des preuves irrécu 
sables de la confiance que l'on doit aux conventions exposées 
à la loi du plus fort. On n'a pas la témérité de contester à 
V. A. R. la puissance de se libérer des engagemens envers son 
Peuple; mais, Monseigneur, qu'il est à craindre que le Ciel ne 
se rende sensible aux cris lamentables d'un grand nombre de 
familles qui frémissent à la veille d'une ruine totale par le 
changement impréveu de leur Souverain ! 

« D'un autre côté, la voix du sang de nos augustes Princes et 
de leurs sujets, répandu en l'espace de plus de huit cents ans 
pour éterniser le fameux héritage qu'on veut abolir aujourd'hui, 
n'est pas moins pénétrante et capable d'attirer une vengeance 
dont on aura peut-être trop tardé à prévenir les suites funestes. 

« Sans approfondir les mystères de la politique, il est 
d'autres moyens que celui de sacrifier d'innocentes victimes, 
pour se concilier l'amitié d'une Nation belliqueuse. Les armes 
n'en ont pas toujours esté Victorieuses, et on pourroit se la 
rendre favorable en lui remettant certaines places cy-devant 
soumises à la direction de ses loix. Ce parti, qui attireroit 
mille bénédictions à V. A. R., ne nuiroit point à l'exécution 
des grands desseins qui l'occupent ni à l'amour qu'Elle doit à 
sa chère Patrie. Il perpétueroit le nom, la gloire et l'héritage 
de ses augustes ancêtres, les afnés de la famille Impériale 
d'Autriche, et dissiperoit l'obscurité qui menace leurs cendres 
et la dignité des Princes de son sang. Il rendroit la tranquillité 
à un Peuple entièrement désolé, et le plus ancien Duché de 
l'Europe (1) continueroit d'être une pépinière féconde de 
braves guerriers dévoués au service de l'Empire, qui de con- 
cert avec son auguste Chef doit le protéger, conformément à 

(1) Le duché de Lorraine remonte à Lotliaire, second fils de Tempereur 
Lotliaire. Il obtint de son père, en 855, la partie du royaume d'Austrasie, 
qui s'étend d'un côté depuis Cologne jusqu'à l'Océan et de l'autre jus- 
qu'au mont Jura. Le nouveau royaimie s'appela Lotharingie ou Lorraine, 



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ilO ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

la transaction passée en sa faveur entre TEmpereur Charles V 
et le bon Duc Antoine (1), de glorieuse mémoire. 

« Plaise au Tout-Puissant, distributeur des Couronnes, 
d'anéantir les conseils contraires à tous ces avantages, et 
d'écouter favorablement les clameurs et les gémissemens d'un 
Peuple qui revendique avec la sincérité d'un cœur entièrement 
soumis le règne paternel de ses bons Souverains, lesquels 
puissent à l'exclusion de tout autre les gouverner dans leur 
postérité jusqu'à la fin des siècles! Tels sont. Monseigneur, 
les vœux et souhaits continuels de vos très humbles, très 
fidèles et soumis sujets, au milieu des alarmes et des inquié- 
tudes qui menacent leurs tristes jours du plus grand de tous 
les malheurs. » 

Étoit signé : « Bons Lorrains. » 

Tels ont été les derniers efforts de tendresse qu'ont voulu 
«ignaler les fidèles sujets du Duc de Lorraine à la veille de 
passer sous l'empire du Roy de France. 

M. Chauvelin (2), à qui on ne pouvoit refuser la gloire 
d'avoir procuré au Roy et à ses alliés de grands avantages par 
la paix, donnoit tous ses soins à faire jouir la France des 
fruits de ses travaux, lorsqu'il fut disgracié. On lui reprochoit 
d'avoir, par le traité de Vienne, sacrifié les intérêts des Alliés 
à l'Empereur, et de ne lui avoir pas fait acheter la paix aux 
conditions les plus dures, conditions que ce Prince, battu de 
tous côtés, auroit été forcé d'accepter, à moins qu'il n'eût 
voulu tout perdre. On l'accusoit encore d'avoir reçu des 
sommes immenses pour prix d'un si grand service. Louis XV 

(1) Il s'agit du traité intervenu le 44 mai 1522, entre Charles-Quint et 
le duc de Lorraine Antoine, dit le Bon, lequel était né à Bar le 4 juin 
1489, et avait succédé à son père René II. (Hist. civile et ecclésiastique de 
Lon'aine, t. II, col. 1150, et t. IV, col. ccclxxix-ccclxxxii.) 

(2) Sur GJiauvelin, voyez ci-dessus, p. d2, note 1. — Les causes véri- 
tables de la disgrâce de Chauvelin sont restées assez obscures ; celles qu'on 
donne ici ne semblent pas autrement fondées. Il parait avéré aujourd'hui 
que, par son énergie pendant les négociations du traité de Vienne, Chau- 
velin avait réparé une partie des fautes du cardinal : c'est pourquoi il fut 
exilé huit jours après la signature du traité. (D'Haussgnville, Hist. de la 
l'éunion de la Lorraine à la. France, éd. de 1860, in-18, t. IV, p. 267.) 



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DISGRACE DE GHAUVELIN lii 

même avoit, dit-on, averti le Cardinal de Fleury d'éclairer la 
conduite de M. Chauvelin, et lui avoit fait entendre qu'il étoit 
bien informé qu'il abusoit de sa confiance; mais le Cardinal, 
prévenu en faveur d'un homme qui étoit sa créature et dont 
les lumières lui étoient devenues nécessaires, le justifioit sans 
cesse et attribuoit à la seule jalousie les traits envenimés qu'on 
lançoit contre lui. Enfin, soit qu'on fût parvenu à avoir des 
preuves convaincantes de l'infidélité de ce Ministre, ou que le 
Cardinal sentît qu'il lui devenoit impossible de le soutenir 
plus longtems, il fut enlevé et confiné dans un château-fort, 
où on ne le laissoit voir ni parler à qui que ce fût, même de 
sa famille (1) : châtiment trop doux pour un si grand crime, 
si, on en étoit certain, mais trop rude pour un simple soupçon! 
fl y a même toute apparence qu'on ne put pas découvrir des 
preuves suffisantes contre lui, puisque la détention ne fut pas 
longue, et qu'on le transféra à Bourges, où jouissant de la 
liberté qu'on accorde à un homme qui n'est point criminel 
d'État, il voyoit sa famille, rendoit les visites qu'on lui faisoit, 
recevoit et écrivoit des lettres. Telle fut la destinée d'un 
homme capable, dont peut-être un peu d'imprudence, mais 
surtout le crédit des ennemis de la famille du Duc de Bourbon 
qui le soutenoit, causèrent la chute, plutôt qu'un défaut de 
probité bien avéré. Voici la lettre que le Cardinal de Fleury 
lui écrivit pour lui annoncer sa disgrâce, le 21 février 1737 (2) : 



« Monsieur, 

« Les liaisons qui ont subsisté entre vous et moy m'engagent 
à vous donner des marques de mon souvenir dans le malheur 
qui vous est arrivé. Je ne puis vous plaindre que de vous être 

(1) Le 20 février 4737, M. de Maurepas arriva cliez Chauvelin à sept 
heures du matin, porteur d'une lettre de cachet de la main du roi. On 
conduisit Chauvelin, non pas dans xm château fort, mais à sa terre de 
Gros-Bois, à 20 kilomètres de Paris, où le cardinal rengagea au contraire 
à ne recevoir que les membres de sa famille. Le 6 juillet suivant, Chau- 
velin se retira à Bourges; il revint ensuite à Gros-Bois. (La terre de 
Gros-Bois appartient aujorn-d'hui au prince de Wagram.) (Barbier,- 
JouTfMU, t. II, p. 134, 146 et 152.) 

(2) Cette lettre manque à toutes les éditions^ . 



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lis ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 

attiré Tindignation du Roy; mais si vous faites réflexion à 
votre conduite, vous sentirés combien peu elle est exempte de 
reproche. Le Roy vous honoroit de ses bontés; vous en avés 
mésusé au point de rompre les mesures que Sa Majesté prenoit 
pour l'afTermissement de TEurope et la tranquillité de ses 
Peuples. Vous sçavés avec quelle ouverture de cœur je me suis 
toujours comporté à votre égard; malgré cela, vous trompiés 
ma confiance de la manière la moins permise. Rappelés-vous, 
Monsieur, ce que je vous dis lors des premiers avis que j'eus 
de certaines intelligences. La manière dont je vous en parlai 
me donnoit lieu d'espérer que la suitte répareroit les premières 
démarches. Si j'étois seul à me plaindre de vous, je serois 
moins sensible; mais le bien et le repos de TÉtat y étoient trop 
intéressés, et dès lors je ne pouvois plus être indifférent. Vous 
avés manqué au Roy, au Peuple et à vous-même. Ce sont des 
vérités tristes à vous dire, et qui ne sont pas moins vrayes. 
Cependant le Roy se contente de vous éloigner de sa personne, 
sans toucher à vos biens. Combien peu de Princes, aussi jus- 
tement offensés, en agiroient ainsi! Admirez la clémence de 
Sa Majesté, et pénétré du regret que vous devés avoir, recon- 
noissés combien vous êtes heureux d'être sujet d'un maître 
aussi doux et aussi indulgent. Je suis, etc. > 

M. Amelot (i) lui succéda dans la place de premier secré- 
taire d'État, et les Sceaux furent rendus au vieux Chancelier 
d'Aguesseau, à qui on les avoit ôtés il y avoit plus de seize 
ans. 

M. Amelot, issu d'une famille connue dans la politique, avoit 
longtems rempli des emplois relatifs à la Finance, à laquelle 
il étoit plus propre qu'à la place où on l'avoit élevé, dans 
laquelle il ne représentoit pas des mieux. Il avoit de l'esprit, 

(1) Jean- Jacques Amelot, seigneur de Chaillou, nô le 30 avrU 1689, 
était simple intendant des finances quand il fut appelé à remplacer 
Chauvelin dans sa place de secrétaire d'État. U avait épousé en 1716 
une Romaine de la famille Bombarda, qui mourut peu de temps après 
son mariage ; il se remaria avec Anne de Vougny , fille d'un conseiller 
du roi, et mourut à soixante ans, le 7 mai 1749. (Morbri, Dici. histor., 
t. I, p. 457.) — « C'est im honmie de petite mine, dit Barbier, délicat, 
qui peut avoir de l'esprit, mais qui ne doit rien savoir de ce métier-là, 
les Affaires étrangères. » (journal, i, II, p. 137.) 



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MONSIEUR AMELOT 113 

éloit laborieux, vif et ambitieux, et jaloux. Il bégayoit (i), 
défaut considérable dans un homme destiné à conférer jour- 
nellement avec des Ministres étrangers. Pour Taider dans les 
fonctions pénibles de sa place, il eut le bonheur de trouver 
d'excellens ouvriers, qui depuis longtems en iaisoient le détail 
et connoissoient parfaitement les intérêts de la France et ceux, 
de toutes les puissances étrangères. Ces ouvriers, moins en 
butte que les Ministres aux traits de Tenvie, et d'autant moins 
exposés aux révolutions qu'il faut pour les remplacer une 
grande capacité qui ne peut s'acquérir que par une longue 
expérience, sont les hommes de l'État : les Ministres changent, 
et eux meurent eh place (2). Il semble dès lors qu'un ministre 
doit les ménager et les regarder en quelque sorte ses seconds. . 
Mais M. Amelot, fier, jaloux de son rang, et qui d'ailleurs en 
vouloit à un de ces hommes (3) parce qu'il avoit eu, et avec 
raison, toute la confiance de M. Ghauvelin, s'attacha à le 
perdre. Pour y réussir plus sûrement, il l'accusa d'entretenir 
des correspondances suspectes, surtout avec M. Ghauvelin, et 
de refuser de lui découvrir des secrets importans à l'État, dont 
il disoit le sçavoir instruit. Sans autre examen, cet homme fut 
arrêté et resserré si étroitement, que sa femme même ne put 
obtenir la permission de le voir (4). Quoiqu'un traitement si 
sévère pût donner lieu de penser qu'il étoit criminel, cepen- 
dant sa probité étoit si universellement reconnue, qu'on ne le 

(1) On n'a pas manqué de faire une chanson sur ce bégaiement : 

Le choix est bon, quoi qu'on allègue : 
D'un roi qui ne sait pas parler, 
L'interprète doit être bèg^c ! 

(Barbier, Journal, t. II, p. 148.) 

(â) Cette phrase manque au manuscrit. 

(3) Le manuscrit donne en marge : « M. Pecquet, premier commis ». 

(4) 11 semble bien qu'il s'agisse effectivement d'Antoine Pecquet, dont 
nous avons déjà eu l'occasion de parler dans la Notice et qui était 
premier conamis aux Affaires étrangères. D'après Barbier (t. II, p. 265), 
il aurait été arrêté le 30 septembre 1740, et conduit au château de Vin-, 
cennes. M. Amelot n'avait jamais eu de confiance en lui, parce qu'il 
avait toute celle de M. Ghauvelin, son prédécesseur. M. Pecquet, étant 
venu pour travailler avec M. Amelot, aurait pris un fauteuil ; ce dernier 
lui aiûrait dit de prendre im tabouret, ce qui aiu'ait donné lieu à des 
vivacités de part et d'autre, et finalement à. la disgrâce et à l'arrestation 
du premier commis aux Affaires étrangères. 

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114 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

soupçonna pas de la faute la plus légère, et son malheur fut 
uniquement attribué à la jalousie et au mauvais caractère de 
M. Amelot, à qui cette affaire fit du tort chez les étrangers et 
dans Tesprit de la Nation. 

Ce fut peu après la disgrâce de M. Ghauvelin que le Cardinal 
pensa à quitter le timon des affaires et qu'il détermina le Roy 
à jeter les yeux sur le Comte de Toulouse pour le rem- 
placer. Quant à la droiture, au zèle pour le bien de l'État et à 
un excellent jugement, on ne pouvoit faire un meilleur choix, 
et ce sont là des qualités bien essentielles dans un homme 
d'État, et peut-être les seules à y chercher. Car pour le travail 
et les détails, on sçait qu'un ministre est toujours entouré de 
gens qui ne demandent pas mieux que de lui en épargner la 
peine. Ainsi il semble qu'il suffise qu'il ait de la probité, de 
l'amour pour la gloire, des vues fines et sûres, et surtout un 
esprit net, juste et de précision, avantages que sans injustice 
on ne pouvoit refuser au Comte de Toulouse. 

Ce Prince, né paresseux, d'un âge où Ton pense plutôt à se 
reposer qu'à se livrer aux affaires, et à qui d'ailleurs une 
santé un peu dérangée et la mort de son frère le Duc du 
Maine (4), arrivée environ depuis un an, faisoient faire des 
réflexions, avoit longtems résisté aux vives sollicitations du 
Cardinal de Fleury et même du Roy; mais comme il aimoit 
tendrement Louis XV et qu'il ne pouvoit sans ingratitude ne 
pas lui donner cette preuve de son entier dévouement, il se 
rendit. Les mesures furent prises pour le nommer premier 
Ministre à Fontainebleau, où le Roy devoit aller passer une 
partie de l'automne avec toute sa Cpur. Mais que la Provi- 
dence se joue des projets des foibles mortels! Le Comte de 
Toulouse, qui avoit essuyé il y avoit plus de vingt ans l'opé- 
ration de la pierre, et qui depuis deux à trois années ressentoit 
de tems en tems des douleurs dans la vessie, qui lui faisoient 
appréhender le retour de cette terrible maladie, usoit de 
remèdes qui sembloient lui procurer du soulagement, mais 
qui n'étoient en effet que des palliatifs. Aux approches du 

(1) Le duc du Maine était mort le 14 mai 1736. 



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MALADIE £T MORT DU COMTE DE TOULOUSE 115 

départ du Roy, il eut des attaques plus vives et plus fréquentes 
qu'à l'ordinaire, auxquelles se joignirent des symptômes qui 
étoient d'un mauvais pronostic. On s'alarma avec raison; on 
appela les plus fameux Médecins et un Chirurgien habile. Ils 
examinèrent avec toute l'attention possible l'état du malade ; 
ils comparèrent les accidens actuels avec ceux qu'il avoit eus 
par le passé. Le Chirurgien (1) appliqua la sonde. Le résultat 
fut que le siège de la maladie étoit dans l'urètre, qu'il y avoit 
ulcère, et que, pour arrêter le progrès du mal et éviter une 
mort certaine, il falloit faire l'opération, de laquelle, quoique 
dangereuse, on ne doutoit pas que le Comte de Toulouse ne se 
tirât bien, attendu sa bonne constitution et sa vie réglée. Ce 
Prince s'y détermina, et le Chirurgien fit l'opération, aussi 
heureuse qu'on pouvoit la désirer. Les suites mêmes donnèrent 
d'autant plus d'espérance, que l'on gagnoit du temps, chose 
essentielle dans ces sortes de maladies; mais le dix-neuvième 
jour au matin, ce Prince se trouva très-mal et tomba dans une 
syncope totale qui dura vingt-quatre heures, accompagnée de 
mouvemens convulsifs assez fréquens. Depuis cet accident, il 
empira à vue d'oeil, et mourut le vingt-deuxième jour vers le 
soir (2), après avoir, depuis l'instant de l'opération, soutenu 
avec une fermeté admirable les douleurs les plus aiguës. Il ne 
laissa qu'un fils âgé de treize ans (3), auquel, avant que de 
mourir, il donna les plus grandes et les plus belles instruc- 
tions. La Princesse son épouse eut une grande part à ses der- 
nières dispositions, par lesquelles il ordonna aussi à tous ses 
domestiques des récompenses proportionnées à leur état et à 
leurs services. Il fut universellement regretté et méritoit de 
l'être. La Princesse surtout fut inconsolable. 

Le Roy envoyoit tous les jours sçavoir des nouvelles du 
Comte de Toulouse, et tous les Grands, autant par inclination 
que pour faire leur cour au Roy, suivoient son exemple. Le 

(1) L'opération fut faite le 8 novembre 1737 par Morand, membre de 
l'Académie des sciences. (Barbier, Journal, t. II, p. 175.) 

(2) Le 1" décembre 1737. 

(3) Voy. page 73, note 3. Le roi accorda au duc de Penthièvre la 
tutelle du Parlement comme aux princes du sang. (Barbier, Journal, 
t. II, p. 182.) 



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il6' ANÉCnO'TKS CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

dix-neuvième jour, que nous avons dit avoir été si dangereux, 
M. de La Mothe (1), gentilhomme ordinaire du Roy, vint de 
grand matin de la part de son Maître, et ayant ordre de voir 
le Comte de Toulouse, il désira d'être introduit auprès de lui, 
malgré le triste état où on lui dit qu'il étoit. On en informa le 
maréchal de Noailles, qui étoit auprès du malade; il présuma 
qu'en annonçant un exprès du Roy, cela pourroit donner un 
grand ébranlement et rendre le mouvement aux esprits. Dans 
cette espérance, il s'approcha du Prince et lui dit d'une voix 
forte que M. de La Mothe demandoit à le voir de la part du 
Roy, mais qu'attendu la foiblesse où il étoit, il alloit le rece- 
voir. Le (bonite de Toulouse, sortant comme d'un profond som- 
meil, dit au Maréchal que ce n'étoit pas trop de soi-même pour 
recevoir de semblables messagers, et il ordonna qu'on fasse 
entrer M. de La Mothe. Il entre et fait part au malade de l'inquié- 
tude du Roy. Le Prince, avec une présence d'esprit qui étonna 
tous ceux qui sçavoient l'état d'où il sortoit, prie M. de La Mothe 
d'assurer le Roy de son respect, de sa reconnoissance et de sa 
(idélité, et le charge de tendres complimens (2) pour le Car- 
dinal de Fleury, auquel il recommande singulièrement son fils 
et son épouse. A peine M. de La Mothe fut-il sorti, que ce 
Prince retomba en syncope, et quelque chose qu'on pût faire, 
il ne fut pas possible de tout le jour de rappeler ses sens. Cir- 
constance bien singulière ! qui ne laissa aucun lieu de douter 
que le Comte de Toulouse n'aimât très-tendrement le Roy, et 
que C8 nom si cher n'eût fait sur son âme une impression si 
forte, que les esprits du sang se ranimèrent dans le moment. 
La mort du Comte de Toulouse dérangea tous les projets du 
Roy et du Cardinal. Celui-cy oublia ses idées de retraite pour 
sacrifier le reste de ses jours au service de son maître. Les 
soins qu'il donna à l'État ne lui firent cependant pas perdre 
de vue le jeune Duc de Penthièvre. R lui continua la tendre 



(1) Loiiis-Cliarles, comte de La Mothe-Houdancourt, lieutenant général 
des armées du roi, chevalier d'iionneur de la reine, maréchal de France 
en 4747, mourut le 8 novembre 4755. (Barbier, Journal, t. Il, p. 475; 
d'ârgenson, Mémoires, t. IX, p. 426.) 

(2) Le manuscrit donne : « de rendre ses compliments ». 



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LE CHATEAU DE CHOISY .117 

. amitié qu'il avoit vouée à son père et lui en donna des marques 
bien effectives, en lui procurant, malgré les intrigues des 
jaloux et des contradicteurs, toutes les charges que le Prince 
avoit possédées. Le Roy, fidèle à la mémoire du Comte de 
Toulouse, continua. même pendant deux ans d'honorer son 
Château de sa présence; mais les dégoûts que le sieur de Lalo, 
comme nous l'avons dit, donna à quelques personnes de sa 
suite (I) qu'il affectionnoit, et l'occasion qui se présenta de lui 
faire acheter une maison de plaisance, avantageusement située 
sur les bords de la Seine, à deux lieues de Paris, firent cesser 
ces voyages (c'est le château de Choisy) (2). 

Le Roy se donna tout entier au plaisir de rendre ce séjour 
digne d'un souverain. Il fit des augmentations considérables 
dans les bâtimens, qui n'étoient pas assez vastes. On y admire 
entr'autres choses un petit appartement (3) pratiqué au-dessus 

(1) On lit dans le manuscrit : « mais les dégoûts..., comme nous 
l'avons dit, que lui donnèrent quelques personnes de sa suite... » 

(2) Cette parentlièse ne se trouve que dans le manuscrit, et tous les 
détails sur le château de Choisy qui remplissent l'alinéa suivant ne sont 
donnés que par l'édition de 1746 et par le manuscrit. 

Le domaine de Choisy avait appartenu à Mademoiselle de Montpen- 
sier, la grande Mademoiselle, qui avait chargé Mansard en 1682 d'y bâtir 
un cliâteau qu'elle donna au grand Dauphin, fils de Louis XIV, on l'ap- 
pelait alors Choi$y- Mademoiselle. Le domaine fut ensuite échangé contre 
le château de Meudon, qui appartenait à Madame Louvois, de la maison 
de Souvré. En 1716, la princesse de Conti l'acheta aux héritiers de 
Madame de Louvois et le légua avec sos autres biens au duc de La Yal- 
lière, qui le laissa à son tour au fils né de son mariage avec Mademoi- 
selle de Noailles. Ce dernier le vendit au Roi en 1739 moyennant cent 
mille écus, dont la moitié représentait la valeur des meubles et des 
objets d'art. Devenu demeure royale, il prit alors le nom de Choisy-le- 
Roi. Louis XV y fit faire des réparations considérables par l'architecte 
Gabriel; il y construisit un autre cliuteau destiné à servir de petite 
maison. Les plus grands artistes furent chargés de le décorer : Carie 
Vanloo, Boucher, Lagrenée, Oudry, Martin, Nattier, Bachelier, Desportes, 
Bouchardon. On y voyait notamment une remarquable statue de marbre 
de ce sculpteur, représentant l'Amour adolescent, qui se faisait, avec les 
armes du dieu Mars, un arc de la massue d'Hercule. Voy. Journal de 
Barbier, t. IV, p. 36o-366; Mercure de France, septembre 4740. — Dela- 
croix, Le Château de Choisy (Paris, 1867, in-12), p. 31. 

(3) La chambre du roi était au rez-de-çhaussée, à droite en entrant; à 
gauche, trois cabinets pqur la compagnie; ensuite, une antichambre, 
une petite galerie qui conduisait à la salle à manger. Au premier étage, 

• au-dessus de la chambre où le roi couchait, était la célèbre chambre 
n" 3, qu'on appelait la chambre bleue parce que de la soie que Madame 



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118 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

de celui du Roy, auquel il communique par un escalier dérobé. 
C'est Tappartenient de la Favorite. La finesse de la sculpture, 
l'or, l'azur, un meuble des mieux entendus, et quantité de très 
belles glaces avantageusement placées, en relèvent la simplicité 
et lui donnent un air galant qui frappe. En un mot, l'art s'y 
est épuisé j)Our les commodités, le bon goût et la galanterie. 
Un des favoris du Roy, nommé le Comte de Coigny, récem- 
ment tué dans un duel (I), eut le gouvernement de cette mai- 
son, où le Roy va fréquemment (2), accompagné de la Mar- 
quise de Pompadour (3) et des personnes de sa Cour qu'il 
honore de sa familiarité. Ce lieu est devenu aussi fameux que 
les petits réduits du Palais de Versailles, et plus agréable 

de Mailly avait filée et qu'elle avait donnée au roi, il avait fait faire un 
lit de moire bleue et blanche, avec la tapisserie et les sièges de même, 
et que toute la chambre avait été peinte en bleu et blanc. Au-dessus de 
cette chambre, au second étage, était la bibliothèque avec ime porte de 
conununication dans im autre appartement. A côté de la chambre du 
roi, il y avait un escalier intérieur qui montait à la chambre bleue et à 
la bibliothèque. (Mémoires du duc de Luyne$, t. IV, p. 274-275.) 

(1) Voyez plus haut, p. 45, note 2, et Barbier, Journal, t. III, p. 28. 

(2) Il existe à la Bibliothèque nationale (ms. fr. n«* 14129, 14436 et 
14337) trois volumes relatifs aux voyages du Roy à Choisy pendant les 
aimées 1744, 1745 et 1746, 1753 et 1759. Les logements de chaque invité 
y sont désignés avec la liste des personnes qui les occupaient ainsi que 
la composition des menus du souper de chaque jour. (Voir aux Pièces 
justificatives, n» xxvii, la copie d'un de ces Otats de logement et deux 
menus pris au hasard, dont l'un pour un vendredi, jour maigre.) 

Les états de logement comportent leur enseignement; la chambre 
bleue, n« 3, est d'abord occupée par Madame de Mailly; on y voit 
ensuite la duchesse de Ghàtcauroux, qui l'habite pour la première fois 
pendant le voyage des 12 au 16 novembre 1742, et enfin la marquise de 
Pompadour, qui y couche le 16 septembre 1745, ayant à côté d'elle aux 
numéros 4 et 5 la duchesse de Lauraguais et la marquise de Bellefond. 
La Reine et le Dauphin, dont la présence à Choisy était rare, font 
cependant partie du voyage du 22 juillet 1746; la chambre de Madame 
de Pompadour reste vide cette fois, mais elle la reprend bientôt : la 
Reine habite même tout à côté d'elle, au iï9 4, lors des voyages des 
4 octobre et 23 novembre 1746; Mesdames Henriette et Adélaïde ainsi 
que le Daupliin occupent les chambres n<>* 5 et 6. En 1759, Madame de 
Pompadour quitte la chambre bleue pour descendre au rez-de-chaussée 
dans l'appartement même du Roi. 

(3) Jeanne- Antoinette Poisson, née à Paris le 29 décembre 1721, morte 
à Versailles le 15 avril 1764. Son père, Antoine Poisson, était premier 
commis dans les bureaux des frères Paris, et sa mère vivait publique- 
ment avec Le Normand de Toumehem, un des syndics de la ferme 
générale, qui lui fit épouser, en 1741, son neveu Le Normand d'ÉtioUes. 
Elle devint la maîtresse du roi en 1745. 



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FRÉDÉRIC-GUILLAUME I" ET FRÉDÉRIC II U9 

par le champêtre et la solitude dont on y peut jouir à tous 
momens. 

Le Duc de Bourbon mourut à peu près dans ce tems là et 
fut suivi de près par M. d'Angervilliers (4), qui avoit le détail 
de la Guerre. Celui-ci fut remplacé par M. de Breteuil, qui 
Favoit précédé dans ce poste après la disgrâce de l'infortuné 
M. Le Blanc. 

Cette même année, mourut le Roy de Prusse (2), prince âgé 
d'environ cinquante-deux ans, et qui par sa vie réglée et son 
bon tempérament promettait une longue carrière. C'était le 
second Roy de ce pays. Son père (3), Électeur de Brande- 
bourg, ayant puissamment aidé de ses troupes l'Empereur 
Léopold embarqué ^dans une guerre fâcheuse (4), en obtint 
pour récompense que la Prusse, dont il étoit souverain, seroit 
érigée en Royaume. 

Le Prince, de la mort duquel nous parlons, étoit d'une 
moyenne taille, un peu gros, se mettoit très uniment ou 
plutôt sans façon, vivoit de même. Il étoit avare, ne faisoit de 
dépense que pour l'entretien de ses troupes, dont il avoit 



(1) Le duc de Bourbon mourut le 27 janvier 1740, et M. d'Angervilliers 
le 15 février suivant. 

(2) Frédéric-Guillaume !•', père de Frédéric le Grand. 

(3) Frédéric III, margrave de Brandebourg, né à Kœnigsberg le 1» juil- 
let 1657, fut proclamé roi de Prusse le 17 janvier 1701 ; ce fut lui qui 
fonda l'ordre de l' Aigle-Noir. Il mourut à Berlin le 25 février 1713, après 
s'être marié trois fois : l» le 23 août 1679, à Elisabeth-Henriette, fille du 
landgrave de Hesse-Cassel ; 2« le 28 septembre 1684, à Sophie-Charlotte, 
fille du duc de Hanovre, et le 17 septembre 1708, à Sophie-Louise, fille 
du duc de Mecklembourg. 

« Ce prince sans génie, sans puissance, dit Frédéric II, et presque 
sans revenu, s'était mis dans la tête qu'on ne pouvait porter dignement 
une couronne sans être environné de tout l'appareil du luxe et de la 
magnificence, et il prit pour modèle la cour de Louis XIV qui était alors 
la plus brillante de l'Europe. Il voulut être sacré par im ôvêque et donna 
ce titre à un de ses chapelains. Il fit faire une ampoule sur le modèle 
de celle de France et alla se faire oindre à Kœnigsberg, parce que les 
rois de France vont se faire sacrer à. Reims. Il porta les grandes per- 
ruques Espagnoles et donna des fêtes. Il avait \m premier ministre, un 
grand-maitre des cérémonies, cinquante musiciens et une Académie des 
sciences. » (Vie de Frédéric, t. II, p. 3 et 4. — Art de vérifier les dates, 
t. m, p. 532 et 533.) 

(4) Il s'agit de la guerre contre les Turcs, qui se termina par le traité 
de paix de Gàrlowitz, signé le 26 janvier 1699. 



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4S0 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

toujours un corps nombreux sur pied; voulant de grands 
hommes (1) et n'épargnant rien pour s'en procurer, s'occu- 
pant de revues et de chasse, absolu, peu aimé de ses sujets et 
même de ses enfans, qu'il traitoit durement; au reste, aimant 
à vivre en bonne intelligence avec ses voisins, ne faisant la 
guerre que par de fortes raisons, ayant beaucoup de bon sens 
et une très grande connoissance de ses intérêts. 

Il laissa ses États et des trésors immenses à Frédéric II (2), 
son fils atné, âgé de vingt-neuf ans. Les Prussiens furent ravis 
-de voir sur le trône ce Prince qu'ils aimoient tendrement et 
clont ils avôient conçu des espérances d'autant plus flatteuses 
qu'ils n'ignoroient pas qu'il avoit souvent blâmé la dureté et 
l'avarice de son père. Il avoit l'esprit extrêmement cultivé, 
mais trop tourné à la dialectique; il s'occupoit utilement, 
aimoit les gens de lettres. Avant de monter sur le trône, il 
^toit affable, doux, caressant, généreux; mais à peine y fût-il 
Assis, que ces belles qualités disparurent. Il passe pour Roy 
-ambitieux, politique dangereux, allié peu sûr, voisin inquiet, 
maître dur; en un mot, plus fier, plus absolu que son père, et 
encore moins généreux (3). 

Cependant la France n'étoit occupée que du mariage de la 
fille aînée de Louis XV avec un fils du Roy d'Espagne (4). Il 
se fit avec tout l'éclat et toute la pompe possible. Les fêtes les 
plus galantes, les spectacles les plus magnifiques, les arcs de 
triomphe ornés de devises et d'inscriptions, les festins les plus 

(1) Note de l'éditioii de 176.^ : « C'est la taille, que l'on entend. » 

(2) Charles-Frédéric H, dit le Grand, né le 24 janvier 4712, mort à 
Potsdam le 17 août 1786; il succéda à son père Frédéric-Guillaume I»% le 
31 mai 1740; il avait épousé le 12 juin 1732, Elisabeth-Christine de 
"Brunswick-Lunebourg-Bevern, née le 8 novembre 1715, fille de Ferdinand- 
Albert II, duc de Bruns wick-Wolfenbûttel, et d'Antoinette-Amélie de 
"Bruns wick-Wolfenbtittel-Blankenberg. (Art de vérifier les dates, t. III, 
p. 535 et 537. — Mercure de France, juin 1740, p. 1227.) 

(3) Frédéric appelait à lui et flattait tous ceux qui avaient médit de 
lui. 

(4) Louise-Elisabeth, dite Madame Première, née le 14 août 1727, morte 
à Versailles le 6 décembre 1759, mariée en 1739 à Philippe, troisième 
Infant d'Espagne, duc de Parme et de Plaisance, né le 15 mars 1720, 
mort le 18 juillet 1765. (Le P. Anselme, Hist. généal, t. I, p. 186 B. — 
Art de vérifier les dates, t. I, p. 775, col. 1. — Moréri, Dict. hist., t. V, 
p. 311, col. 1.) 



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GUERRE ENTRE L'ESPAGNE ET L'ANGLETERRE ii2i 

somptueux se succédèrent tour à tour, et firent pendant plu- 
sieurs jours l'amusement de la Cour et de la Ville et ladmira- 
tion des étrangers qui étoient accourus de toutes parts à ces 
fêtes. 

La Princesse n'avoit que treize ans. Elle étoit extrêmement 
aimable, et d'une grande blancheur. A une douceur charmante, 
qui lui gagnoit tous les cœurs, elle joignoit une noblesse qui 
imprimoit le respect. Elle fut l'amour des Espagnols, comme 
elle avoit été celui des François. Le Prince étoit âgé de vingt 
ans, et pour les agrémens du corps et les qualités de l'âme, il 
ne le cédoit point à la Princesse son épouse. 

L'Europe donnoit alors toute son attention à la guerre qui 
venoit de se déclarer entre Philippe V, Roy d'Espagne (4), et 
George II, Roy d'Angleterre et Électeur de Hanovre (2), pour 
raison de sommes considérables que ces deux Princes se deman- 
doient réciproquement et pour de prétendues infractions aux 
traités. Mais ce n'étoit là que le prétexte de la rupture. La véri- 
table cause étoit d'ôter aux Anglois la faculté qui leur avoit été 
accordée de faire commerce dans les États d'Espagne (3) (faculté 
dont on 4eur reprochait d'avoir abusé), et de diminuer leur 
puissance déjà trop grande en tarissant la source des richesses 
immenses qu'ils s'étoient procurées par ce commerce. Le 
reproche que le Roy d'Espagne faisoitaux Anglois n'étoit pas 
tout à fait sans fondement. Puissanssur mer et d'un génie très 
propre au commerce, ils souhaitoient depuis longtemps une libre 
entrée dans les Ports d'Espagne; ils étoient d'autant plus jaloux 
de l'obtenir qu'ils sçavoient que le Roy d'Espagne ne l'accor- 

(1) Philippe V, duc d'Anjou, né à Versailles le 19 décembre 1683, 
marié en premières noces à Marie-Louise-Gabrielle de Savoie, seconde 
fille de Victor- Amédée II, duc de Savoie, et d'Anne-Marie d'Orléans, 
morte à Madrid le 44 février 1714, et en secondes noces à Élisabetli-Far- 
nèse, fille d'Odoardo Farnèse II, duc de Parme, et de Dorothée-Sophie 
de Bavière. Il mourut le 9 juillet 1746, après avoir régné quarante-six 
ans. (Le P. Anselme, Hist. généal., t. I, p. 183, 185, 186.) 

(2) George-Auguste, roi d'Angleterre sous le nom de George II, né 
le 10 octobre 1683, marié le 2 septembre 1705 à la fille de Jean-Frédéric, 
margrave de Brandebourg- Anspach, Guillemine-Dorothée-Charlotte, qui 
mourut à Kensington le 25 octobre 1760. (Art de vérifier les dates, t. I, 
p. 838 ) 

► (3) Note de l'édition dé 1763 : « Dans les ports de la mer du Sud. » 



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122 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

doit que très-difficilement. Ils firent si bien, qu'ils parvinrAt à 
leur but, du moins en partie. Car Philippe V, qui craignoit, en 
leur accordant un privilège indéfini, d'augmenter leur puis- 
sance, qui faisoit déjà beaucoup d'ombrage à la plus grande 
partie des Souverains, le restreignit à un seul navire. Les 
Anglois sçurent habilement en tirer parti, en envoyant en 
Espagne un vaisseau si considérable, que sa charge étoit équi- 
valente à celle de plusieurs bâtiments ordinaires; et pour se 
dédommager des bornes que le Roy d'Espagne avoit prétendu 
donner à son privilège, ils prenoient la précaution, lors des 
retouY's, de tenir sur la route des navires dans lesquels on 
déchargeoit la cargaison du grand vaisseau (1), qui de cette 
manière se trouvoit en état de faire en ti*ès peu de tems plusieurs 
voyages en Espagne. En effet, on peut dire qu'on l'y voyait 
toujours; car à peine étoit-il sorti des Ports qu'il y rentroit. Ce 
manège dura plusieurs années, pendant lesquelles les Anglois 
firent des profits inconcevables. On ouvrit enfin les yeux en 
Espagne, on vit qu'on avoit été la dupe des Anglois; et pour les 
punir de leur mauvoise foi ou, pour mieux dire, de leur habileté, 
Philippe V voulut retirer son privilège. La Cour d'Angleterre 
fit tout au monde pour parer ce coup. Après bien des tentatives 
inutiles, les Anglois jugèrent que, plutôt de souffrir l'affront 
que l'Espagne vouloit leur faire, il étoit plus expédient de 
tâcher, puissans comme ils étoient, de conserver par la force 
des armes un avantage que leur pis-aller étoit de perdre. 

Tel fut le motif de cette guerre, dont l'événement rendoit 
toute l'Europe attentive, lorsqu'on apprit la mort de l'Empe- 
reur Charles VI (2). Ce Prince, qui étoit le treizième Empereur 



(1) Note de l'édition de 4763 : « C'est le vaisseau de permission, accordé 
par l'article additionnel du traité de l'Assiento à la Compagnie de la Mer 
du Sud. Don Manuel Menezes de Gillingham, Irlandais et catholique, 
avoit eu la négociation de ce Traité. Les Espagnols accusèrent les 
Anglois de l'avoir enfraint. Ce que l'Auteur rapporte, a été im de leurs 
principaux griefs. — V. Roussbt, Procès entre la Grande-Bretagne et VEs- 
pagne. » Ce livre de Rousset (La Haye, 1740, in-i2) donne en effet 
tous les détails des difficultés qui surgirent i cette époque entre la 
Grande-Bretagne et l'Espace, et amenèrent entre elles la guerre 
de 1739. 

(2) Charles VI, né le 1" octobre 1685, mort à Vienne le 3a octobre 1740, 



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L'EMPEREUR CHARLES YI iâ3 

de suite de sa famille, vit éteindre sa Maison avec sa vie. Il 
n'avoit que cinquante-cinq ans lorsqu'il mourut, et il en avoit 
passé vingt-neuf sur le trône, presque toujours les armes à la 
main. Il avoit hérité de toute la fierté, de l'ambition et du 
désir de dominer de sa Maison. Sa politique étoit rafQnée, sa 
haine contre la France implacable, son humeur sombre et 
mélancolique, son caractère plus doux que celui de son prédé- 
cesseur, mais absolu, son gouvernement dur, défaut commun 
à tous les Empereurs de cette famille. Sa Cour étoit belle sans 
être galante, sa dépense grande sans être magnifique. Il ne 
souffroit pas volontiers les avis qui ne s'accordoient pas avec 
ses idées. Il n'étoit ni généreux ni compatissant (1). Il avoit 
fait ses preuves de bravoure à la tête des Armées avant qu'il 
fût Empereur; mais depuis, ne faisant la guerre que de son 
cabinet, il avoit oublié que les armes sont journalières, et que 
la Fortune, cette Déesse capricieuse, tourne quelquefois le dos 
au guerrier le plus brave et le plus expérimenté. Sur ce prin- 
cipe, il punissoit sans miséricorde, par la perte de la tête ou 
de la liberté, un Général qui s'étoit laissé battre. Politique 
peu propre à former des capitaines du premier ordre ! Sévérité 
d'autant plus injuste, que pour l'ordinaire les ordres de la 
Cour, pour les dispositions nécessaires aux opérations de cam- 
pagne, étoient ou si lents, ou si mal exécutés, \[ïu'un Général 
ne pouvoit guère se promettre de ne pas essuyer quelque échec I 
Sa mort fut causée par une indigestion qui l'emporta en 
huit jours. De son mariage avec Élizabeth-Christine de Bruns- 
wick, qu'il avoit épousée en 1708 (2), il ne laissa que deux 
filles, Marie-Thérèse (3), mariée quatre ans avant sa mort au 

était le second fils de l'empereur Léopold et d'Éléonore-Madeleine, sa 
troisième femme, fille de Philippe-Guillaume, comte Palatin de Neu- 
bourg, qu'il avait épousée le 14 décembre 1676. Il avait succédé à son 
frère aîné Joseph I«% mort à trente-trois ans le 17 avril 1711. Avec lui 
s'éteignit la maison d'Autriche, qui avait gouverné l'Allemagne pendant 
plus de trois cents ans. (Art de vérifier le* dates, t. II, p. 47.) 

(1) Le manuscrit donne « complaisant », sans doute par suite d'une 
erreur de copie. 

(2) Editions : « qu'il avoit épousée il y avoit trente-trois ans ». — Note 
de l'édition de 1763 : « Elisabeth Christine^ fîUe de Louis Rodolph, 
Duc de Brunsvic Limebourg. » 

(3) Marie-Thérèse-Walpurge-AmélierChristine, née le 13 mai 1717, cou- 



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424 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Prince François de Lorraine, Grand-Duc de Toscane et aujour- 
d'hui Empereur, et TArchiduchesse Marie-Anne (1), qui est 
encore fille. Ne prévoyant pas que sa vie dût être si tôt ter- 
minée, il n'avoit pris aucunes mesures pour se donner un 
successeur à TEmpire, et se contentant de laisser entrevoir ses 
dispositions en faveur de son gendre, qu'il avoit quelqu'envie 
de faire désigner de son vivant, il s'en étoit tenu à sonder 
la bonne volonté des Électeurs, sans faire aucun arrangement 
sérieux. 

Il étoit de la Maison d'Autriche, qui depuis plus de trois 
siècles occupoit le trône de l'Empire, qu'elle s'étoit, quoique 
électif par sa constitution, rendu comme héréditaire. Vn esprit 
de politique toujours le môme, plusieurs grands lloyaumes et 
quantité de Souverainetés entrés de tems à autre dans cette 
Maison, les uns à titre de succession, les autres qu'elle s'étoit 
appropriés à mesure qu'elle avoit vu croître son autorité, 
partie par droit de Conquête, quelques-uns par des Traités, 
avoient élevé cette famille à un si haut degré de puissance, 
que tout l'Empire trembloit, surtout sous les trois derniers 
Empereurs, et que dans les Assemblées qui se convoquoient 
pour y prendre des résolutions sur les affaires générales, on 
n'osoit délibérer que conformément à leurs ordres (2). La 
liberté publique gémissoit sous le joug d'un despotisme 
d'autant plus injuste, d'autant plus odieux, que ces Princes 
n'ignoroient pas les constitutions de l'État, et qu'au mépris 
des sermens les plus sacrés (3), par lesquels, avant leur cou- 
ronnement (4), on avoit pris la précaution de les lier envers 

ronnée reine de Hongrie le 2o juin 1741, morte le 29 novembre 1780. 
Elle épousa, le 12 février 1736, François, duc de Lorraine, qui fut élu 
empereur à Francfort le 13 septembre 1745, et mourut à Innsbrûck le 
18 août 1765, au milieu des fêtes qu'il donnait à l'occasion du mariage 
de son second iils avec l'infante Marie-Louise d'Espagne. (Art de vérifier 
les dates, t. H, p. 66.) 

(1) Voyez plus haut, p. 105, note 2. 

(2) Note de l'édition de 1763 : « Ceux qui savent ce qui s'est passé à 
la Diète de l'Empire conviendront que l'Auteur outre un peu trop la 
matière. » 

(3) Note de l'édition de 1763 : « On entend les sermens prêtés pour 
raCfermissement de la capitulation. » 

(4) Le manuscrit donne par erreur « commencement ». 



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L'EMPEREUR LÉOPOLD ET L'EMPEREUR JOSEPH 125 

tout le Corps de l'Empire, ils ne s'attachoient chaque jour 
qu'à éluder les conventions, ou à en détourner le sens. 

Le Royaume de Hongrie fut rendu héréditaire par l'Empereur 
Léopold (1), qui, en sa présence, en fit couronner son fils (2) 
Roy dans une assemblée qu'il avoit convoquée dans la Ville 
capitale, pour la forme seulement, puisque de sa propre auto- 
rité il abrogea les formalités qui depuis plus de sept siècles 
s'étoient inviolablement observées lors des élections. Violence 
qui souleva la plus grande partie du Royaume, et y causa une 
guerre opiniâtre qui dura plusieurs années et qui coûta enfin 
aux Hongrois la perte entière de leur liberté et de tous leurs pri- 
vilèges. Ce Prince traita de même la Transilvanie, qu'il rendit 
Province héréditaire. Avec la même autorité, il dépouilla un 
Électeur de sa dignité (3), et en créa un au-delà du nombre 
ordinaire (4), Tun et l'autre sans la participation et le consen- 
tement des États de l'Empire, auxquels le droit de création, 
ainsi que celui de destitution, est attribué par les loix. Enfin, 
de sa pleine puissance, il érigea la Prusse en Royaume (5). 

Son successeur, l'Empereur Joseph, plus violent et plus 
ardent encore à faire valoir son autorité, regarda le Royaume 

(1) Léopold, né le 9 juin 1640, fils de Ferdinand III et de Marie-Anne 
d'Espagne, couronné roi de Hongrie le 27 juin 1655, roi de Bohême le 
14 septembre 1656 et élu empereur le 18 septembre 1658. H mourut à 
Vienne le 6 mai 1705, après un règne de quarante-sept ans. (Art de véri- 
fier les dates, t. II, p. 45.) 

(2) Joseph I*', fils aîné de Léopold et d'Élôonore-Madeleine, princesse 
Palatine, né à Vienne le 26 juillet 1678, fut élu roi des Romains dans la 
Diète électorale d'Augsbourg le 24 janvier 1690, couronné le 26 ; il suc- 
céda à son père comme empereur le 6 mai 1705 et mourut de la petite 
vérole le 17 avril 1711. 11 avait épousé en 1699 Guillemine-Amélie, fille 
de Jean-Frédéric, duc de Hanovre, qui mourut elle-même en 1742. 
(Ibid., p. 4>.) 

(3) Note de l'édition de 1763 : « l'Électeur de Bavière. » — Il s'agit de 
Charles-Albert, né le 6 août 1697, électeur de Bavière en 1726, empereur 
en 1742. 

(4) Note de l'édition de 1763 : « l'Électeur de Brunsvic Hanovre. » — 
Georges-Louis, né le 28 mai 1666, admis le 30 juin 1708 À la Diète élec- 
torale de Ratisbonne, qui succéda en 1714 à la reine Anne sur le trône 
d'Angleterre. 

(5) Note de l'édition de 1763 : « On dira avec plus de justesse que 
l'Empereur consentit que Frédéric. Électeur de Brandebourg et Souve- 
rain de Prusse, en prît le titre de Roi, et qu'il le reconnut le premier. » 
— Cf. plus haut, p. 120. 



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126 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

de Bohême comme un bien héréditaire et en prit le titre de 
Roy, sans s'être fait élire ni couronner par les États de ce 
Royaume, qui cependant le reconnurent sans aucune protesta- 
tion et semblèrent renoncer ainsi au privilège d'élire leur 
Roy (1). Privilège confirmé par un Édit authentique (2), donné 
il y avoit près de quatre siècles, et qui étoit regardé comme la 
loi fondamentale de l'Empire. 11 fit proscrire dans son Conseil 
les Électeurs de Cologne et de Bavière, du dernier desquels la 
tête fut même mise à prix (3). Il déchira lui-même la minute de 
l'acte que l'Empereur Léopold son père avoit fait expédier pour 
les investir de leurs dignités, en jetta les morceaux par terre, 
les foula aux pieds, s'empara de leurs États, qu'il traita comme 
Pays de conquête, fit enlever les enfans de l'Électeur de 

(1) Note de Tédition de 4763 : « Il n*y avoit plus été question du droit 
d'élection depuis la victoire remportée près de Prague en 1620, par Fer- 
dinand II, sur son rival Frédéric, Électeur et Comte Palatin du Rhin. » 

(2) Note de l'édition de 1763 : « L'Auteur entend la Bulle d'or. » (Voir 
aux Pièces justificatives, n» III). Le passage, dont on se sert pour prouver 
le droit d'élection des États de Bohême, se trouve dans le VII» chap. $ 5, 
où il est dit qu'en cas de vacance du tr6no, les États de Bohême ont le 
droit d'élire leurs Rois. Mais ce cas de vacance n'existe qu'après l'entière 
extinction des Princes et des Princesses issus du sang royal. Charles IV, 
auieur de la Bulle d'or, décide la question À ne point laisser de doute 
dans sa confirmation du privilège de l'Empereur Frédéric II, chez Gol- 
DAST, De Regno Bohêmiœ^ p. 57 de la nouv. édit., où il est dit : « elec- 
tionem Régis Bohemiœ in casu duntaxat et eventu, quibus de genealogia, 
progenie vel semine aut prosapia regali Bohemiœ masculus vel femella 
superstes legitimus nuUus fuerit oriundus, — ad Prœlatos, Duces, 
Principes, Barones, Nobiles et communitatem Regni pertinere ». L'Em- 
pereur Ferdinand I*", dans son Codicille du 4 Février 1574, éclairoit cette 
disposition encore davantage : « Nous donnâmes, dit-il, une reconnois- 
« sance solennelle aux États de Bohême, qu'ils nous avoient élu Roi de 
« leur pleine et libre volonté; mais examinant les libertés et préroga- 
« tives de Bohême, et en particulier la Bulle de l'Empereur Charles IV, 
« il s'est trouvé clairement que jamais notredit Royaume de Bohême ne 
« doit retomber à l'Élection des États, lorsqu'il y a des descendans 
« mâles ou femelles du sang royal. En conséquence. Nous avons sollicité 
« les États dudit Royaume, qu'ils Nous ont rendu {tic) la reconnois- 
« sance susdite, et ont reconnu que ledit Royatune étoit échu, non par 
« voye d'élection, mais par voye de succession légitime à Notre bien- 
« aimée Épouse, conmie â leur Reine et Souveraine héréditaire. » L'au- 
tenticité de ces interprétations détruit l'opinion contraire. » 

(Le Codicille de 1574 dont il est question ci-dessus se trouve reproduit 
dans le Recueil historique de Rousset, t. X, p. 184.) 

(3) Voir The history of the house ofAusiria, par William Goxb (Londres, 
1807), vol. I, deuxième partie, p. 1212. 



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LA PRAGMATIQUE SANCTION 1«7 

Bavière, les fit conduire dans une place forte, et leur ôta jus- 
qu'au nom de leur Maison. Il usurpa des Souverainetés sur les 
légitimes héritiers, en vendit d'autres qui ne lui appartenoient 
pas, et exerça enfin des violences inouïes, tant au dedans qu'au 
dehors de l'Empire (4). 

L'Empereur Charles VI, à son avènement au trône, n'eut 
aucun égard aux instances des Hongrois pour le rétablisse- 
ment de leurs droits et privilèges, et surtout à la demande 
qu'ils firent que l'hérédité de la Couronne de Hongrie ne pût 
être transmise à l'avenir aux branches féminines de la famille 
de l'Empereur. Il forma le dessein de retenir, et retint en effet 
quelque tems, les Domaines et Souverainetés des Électeurs de 
Cologne et de Bavière, que son prédécesseur avoit envahis. Il 
fit reconnoître l'Électeur que son père Léopold avoit créé, sçut 
engager l'Empire dans des guerres qui lui étoient personnelles; 
enfin il fit jurer à ce grand Corps l'exécution du Décret (2) par 
lequel, deux ans après son élévation à la Couronne Impériale, 
il avoit jugé à propos de régler l'ordre de succéder dans tous 
les Royaumes, États, possessions et biens héréditaires de sa 
Maison. Décret que par son autorité il vint à bout de faire 
recevoir comme loi de l'Empire et qu'il eut la satisfaction de 
voir garanti par la plus grande partie des Puissances de 
l'Europe. 

Ce Décret (3), déposé dans les monumens publics pour avoir 
force de Règlement perpétuel et irrévocable, portoit qu'en cas 
que l'Empereur Charles VI mourût sans aucune lignée mas- 
culine, l'aînée de ses filles, l'ordre et droit de progéniture 
indivisible toujours observé, lui succéderoit dans tous ses 
Royaumes, Provinces et États, sans qu'il y eût jamais lieu à 
aucune division ou séparation de ceux où celles qui seroient 

(1) Note de Tédition de 1763 : « Il y a de Thyperbole. » 

(2) Note de Tédition de 1762 : « La Pragmatique-Sanction. » 

(3) La Pra^nnaatique Sanction, édictée le 19 avril 1713, fut acceptée en 
1724 par les divers États des pays héréditaires, commvuiiquée à la Diète 
■de TEmpire en 1731 et passée en loi et garantie le 11 janvier 1732. 
<RonssBT, Recueil historique, t. XIV, p. 122.) 

L'Angleterre et la Hollande s'engagèrent à la garantir le 16 mars 1731, 
l'Espagne le 22 juillet suivant, l'Electeur de Saxe en 1733, et la France 
le 3 octobre 1735. 



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428 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

de la seconde, troisième où dernière ligne ou degré, ou autre- 
ment, pour quelque cause que ce pût être, ce même ordre et 
droit de primogéniture indivisible devant subsister dans tous les 
autres cas et à perpétuités dans tous les tems et dans tous les 
Ages, également, toutes fois et quantes qu'il pourroit être ques- 
tion de la succession aux Royaumes, Provinces et États héré- 
ditaires de cet Empire. 

La succession de ce Prince étoit immense. Indépendamment 
des royaumes de Hongrie et de Bohême, des Principautés 
d'Autriche, de Moravie, de Silésie et du Milanois, il laissa 
encore les États de Mantoue, de Parme et de Plaisance, les 
Pays-Bas, la Transilvanie, et quantité d'autres pays et Domi- 
nations. Immédiatement après sa mort, Marie-Thérèse, sa fille 
aînée, fut proclamée (1) Reine de Hongrie et de Bohême, Prin- 
cesse souveraine d'Autriche et de toutes les Provinces et Pays 
héréditaires de son père, selon Tordre établi par le Décret dont 
nous venons de parler. Elle fut reconnue non seulement dans 
tous ses États et par les Électeurs, mais même par la plus grande 
partie de l'Europe. Le seul Électeur de Bavière refusa de la 
reconnoître, à cause de ses prétentions sur la succession du 
feu Empereur, qu'il avoit résolu de faire valoir, et qui étoient 
fondées sur d'anciens Traités de famille et sur le Testament de 
l'Empereur Ferdinand I" (2), mort il y avoit près de deux cens 
ans, qui portoit que la Princesse sa fille aînée, laquelle se trou- 
veroit en vie au tems où la succession seroit ouverte, succède- 
roit aux deux Royaumes de Hongrie et de Bohême et autres 
États, dans le cas où il n'y auroit plus d'héritiers mâles 
d'aucun des trois frères de cet Empereur (3). 

(1) Charles VI mourut le 20 octobre 1740. Marie-Thérèse fut couronnée 
le 25 juin suivant. 

(2) Ferdinand I", nà en Castiile le 40 mars 1503, de PhUippe d'Autriche 
et de Jeanne de Castiile, frère et successeur de Charles-Quint, élu roi 
des Romains le 5 janvier 1531, et reconnu à Francfort seulement le 
12 mars 1558, mourut à Vienne le 25 juillet 1564. Il avait épousé le 
5 mai 1521 Anne, fille de Ladislas, roi do Hongrie et de Bohême, morte 
le 27 janvier 4547. (Art de vérifier les dates, t. U, p. 41 et 42.) 

(3) C'est sur les dispositions de ce testament qu'étaient fondées les 
prétentions de l'Électeur de Bavière aux royaumes de Bohème et de 
Hongrie, l'archiduchesse Anne, fille de Ferdinand, ayant épousé Albert V, 
duc de Bavière, et, d'autre part, Ferdinand ayant joint aux États de la 



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LE TESTAMENT DE CHARLuBS^ VI 129 

Par une autre clause de ce Testament, ce Prince ordonnoit 
que tous ses États héréditaires d'Autriche et leurs dépendances 
appartiendroient, après l'extinction de ses descendans mâles 
légitimes, à son frère et à ses héritiers mâles (1) qui seroient 
les seuls et uniques..., excepté celle de ses filles qui succéde- 
roit à ses Royaumes et les posséderoit. Et par un Codicille, 
postérieur de quatre ans à ce Testament,, il confirma cette dis- 
position, et déclara expressément que, dans le cas dont il est 
question, les Royaumes de Hongrie et de Bohême seroient 
hérités par l'aînée de ses filles qui dans ce tems-là se trouve- 
roit en vie. Cet Empereur maria sa fille aînée à un Électeur 
de Bavière; et c'est de ce mariage que descend la Maison 
régnante, et qu'elle tire ses prétentions sur la succession de 
l'Empereur Charles VI. La Reine de Hongrie répondit que 
l'article du Testament produit par l'Électeur de Bavière n'étoit 
pas conforme à l'original, dans lequel, au lieu de ces mots : 
« Dans le cas où il n'y auroit plus d'héritiers mâles », on 
lisoit : « dans le cas où il n'y auroit plus d'héritiers légi- 
times (2) »; qu'en conséquence de cette disposition, faite con- 
formément aux droits de la Nature et à tous autres, la préfé- 
rence sur qui que ce fût lui appartenoit, comme fille aînée du 

maison d'Autriche en Allemagne les couronnes de Hongrie et de Bohême, 
par son mariage avec Anne, fille de Ladislas IV, roi de Hongrie et de 
Bohême, ^t héritière de son frère Louis H, mort sans postérité. (Art de 
vérifier les dates, t. II, p. 41 ej, 60. — Voy. dans Rousset, Recueil hist., 
t. XIV, p. 177, rextrait du testament de Ferdinand ^^) 

(1) Ces huit derniers mots manquent dans le manuscrit par suite d'une 
erreur de copie. 

(2) Extrait du testament de Ferdinand I" en date du 1" juin 1543 : 

Original du testament. Copie de Bavière, 

* Que la Fille ainée de l'Empereur Ferdi- « Que la fille, etc. 
iiand I»»", qui, dans ce temps-là se trouvera 
en vie. succédera dans les deux royaumes 
de Hongrie et de Bohême, dans le cas lors- 
qu'il n'y aura plus des Hoirs légitimes dans le cas qu'il n'y aura plus des Héritiers 
d'aucun de ses trois frères. . mâles, etc. 

« Si, selon la volonté du Tout-Puissant, il arrivait que notre bien- 
aimée épouse et tous nos chers fils mourussent sans descendans légi- 
times, ce qu'il ne plaise à Dieu de permettre, alors une de nos filles 
survivantes succédera en qualité d'héritière légitime, dans lesdits 
royaumes de Hongrie et de Bohême. » (Rousset, Recueil histor.y t. XÏV, 
p, 181 et 182.) 



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iSO ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

dernier vivant des mâles; et que d'ailleurs il étoit constant 
que, lorsqu'il s'agit d'une succession qui n'exclut pas les 
femmes, elles doivent être comprises sous le nom de descen- 
dans légitimes (1). 

A ce Prétendant il s'en joignit encore d'autres. L'un fut le 
Roy de Sardaigne (2), qui réclamoit le Milanés; l'autre, le 
Roy d'Espagne, qui se fondoit sur un Pacte de famille (3), 
signé il y avoit cent vingt-trois ans dans la Capitale de Bohême 
entre l'Empereur et le Roy d'Espagne régnans alors, par lequel 
le Roy d'Espagne cédoit à l'Empereur l'expectative de la suc- 
cession aux États de Silésie, de Moravie et à plusieurs autres 
Provinces, à condition toutefois que si la postérité masculine 
de l'Empereur venoit à s'éteindre, les États cédés reviendroient 
au Roy d'Espagne ou à sa postérité, de manière que les filles 
excluoient la postérité de l'Empereur. D'où l'on concluoit que 
les Princes et Princesses issus de la femme de Louis le Grand 
(laquelle descendoit du Roy d'Espagne dont est question) 
avoient droit à la succession Impériale avant les filles de 
l'Empereur Léopold et de ses successeurs. 

Le Roy de Prusse se mit aussi sur les rangs ; il revendiquoit, 
comme Électeur de Brandebourg, les droits incontestables de 



(1) Note de l'édition de 1763 : « Roosskt, Recueil hitt., t. XIV, XV. » 

(f) Charles-Emmanuel lïl, né à Turin le 27 avril 1701, fut reconnu roi 
de Sardaigne et duc de Savoie le 3 septembre 1730, après l'abdication 
de son père, et mourut le 20 janvier 1773. Il se maria trois fois : la 
première avec Anne-Christine de Neubourg, morte le 12 mars 1723, 
ensuite avec Christine-Jeanne de Hesse-Rheinfels-Rottembourg, et enfin 
avec Elisabeth-Thérèse, fille de Léopold, duc de Lorraine. {Art de véri- 
fier let dates, t. 111. p. 629.) 

(3) Note de l'édition de 1763 : « Ce pacte de famille n'est autre chose 
que la renonciation de la Reine d'Espagne Anne, fille de l'Empereur 
Maximilien H, en faveur de Ferdinand II, de la ligne de Gratz. L'Espagne 
se réserva le droit de succession dans les provinces et terres possédées 
par la branche aînée en cas d'extinction de la postérité masculine de 
Ferdinand II. » 

La reine Anne dont il s'agit était la quatrième femme de Philippe II ; 
elle était née la même année et le même jour que lui, le 21 mai 1527. 

Le pacte de famille dont parle le manuscrit n'est pas celui indiqué 
dans la note ci-dessus, car c'est précisément l'acte de renonciation de la 
reine Anne du 5 juillet 1546 que Marie-Thérèse opposait aux prétentions 
de Philippe V, laquelle renonciation avait été confirmée par Philippe III 
en 1621. (Rousset, Recueil hist., t. XV, p. 4.) 



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INVASION DE LA SILÉSIE 131 

sa Maison sur les États et Pays de Silésie (1), fondés sur 
d'anciens traités de famille et d'association entre les Électeurs 
de Brandebourg et les Princes de Silésie, et sur d'autres titres 
encore. En conséquence, à la tête d'une nombreuse armée, il 
entra dans la Province de Silésie (2), où il trouva d'autant 
moins de résistance, que son entreprise ayant été tenue secrète 
jusqu'au moment qu'elle éclata (3), la Reine de Hongrie n'avoit 
pas pu se mettre en état de s'y opposer. Cette démarche étonna 
d'autant plus toute l'Europe, que ce Prince venoit de donner 
à la Reine de Hongrie les plus fortes assurances de son atta- 
chement inviolable à ses intérêts et de sa sincère disposition 
à maintenir la tranquillité dans l'Empire. Il crut pouvoir suffi- 
samment justifier sa conduite en déclarant que la circonstance 
présente et la juste crainte de se voir prévenir par ceux qui 
formoient des prétentions sur la succession du feu Empereur, 
avoient demandé tant de promptitude dans l'entreprise et de 
vigueur dans l'exécution, qu'il ne lui avoit pas été possible de 
s'éclaircir préalablement avec la Reine de Hongrie; que son 
dessein, en entrant à main armée dans la Silésie, n'avoit été 
que de la garantir de toute attaque ou invasion de la part des 
Prétendans à la Succession Impériale, qui auroient pu s'en 
emparer à forces ouvertes dans un tems où l'on sembloit ôtre 
menacé d'une guerre générale (4), et qu'au surplus son inten- 
tion n'étoit pas de désobliger la Reine de Hongrie, avec laquelle 
au contraire il souhaitoit ardemment d'entretenir une étroite 
amitié, et de contribuer de tout son pouvoir à ses véritables 
intérêts et à sa conservation. 

(i) Voyez, dans Roossbt (Recueil (Vaetes, t. XV, p. 168 et suiv.), 
l'exposé des droits de la maison de Prusse et de Brandebourg en Silésie. 

(2) Le 23 décembre 1740. (Frédéric, Histoire de mon tempSy t. II, ch. ii, 
p. 59.) 

(3) Le secret de l'entreprise fut tel que le marquis de Beauvau, envoyé 
par Louis XV pour complimenter le roi de Prusse sur son avènement 
au trône, ne sut qu'au départ de l'armée le but de ses mouvements : 
« Je vais, lui dit le roi, je crois, jouer votre jeu ; si les as me viennent, 
nous partagerons. » (Annales de Marie-Thérèse.) 

(4) C'est le prétexte que donnent presque tous les conquérants à leurs 
invasions. — Voir la publication faite par ordre de Sa Majesté prussienne 
en Silésie touchant la marche de ses troupes dans le duché. (Roussit, 
Recueil d'actes, t. XV, p. 133.) 



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132 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 

Malgré toutes ces belles protestations, le Roy de Prusse se 
lia quelque tems après avec la France, l'Électeur de Bavière et 
celui de Saxe, par un Traité qui ne tendoit pas à moins qu'à 
dépouiller la Reine de Hongrie (1); et la marche des troupes 
de ce Prince fut le signal de la guerre presque générale qui 
s'alluma bientôt en Europe. 

Cependant le choix du successeur de l'Empereur mettoit 
toutes les Puissances en mouvement, et surtout la France, à 
qui il importoit fort que la Couronne Impériale ne fût déférée 
qu'à un Prince dont elle pût en quelque sorte disposer, mais 
singulièrement à l'Électeur de Bavière, dont la Maison s'étoit 
de tout tems déclarée pour ses Rois. Les fréquens malheurs que 
l'alliance de la France avoit attirés à cette Maison et le ravage 
encore récent de ses États méritoient bien que le Roy de France 
donnât dans cette conjoncture des marques essentielles de 
reconnoissance et d'attachement au feu Électeur de Bavière. 
Mais avant de rapporter ce que le Roy fit en faveur de ce 
Prince, il ne sera pas hors de propos de dire un mot de 
l'Empire, de ses Constitutions, de son état et de celui du reste 
de l'Europe à la mort de l'Empereur Charles VI. 

Cet Empire si vaste, si puissant, a été pendant longtems 
héréditaire (2), et est à présent électif; il renferme plusieurs 
États qui sont gouvernés par des Électeurs subordonnés, il est 



(1) L'alliance qui existait depuis longtemps entre la France et la 
Bavière fut renouvelée la dernière fois le 16 mai 1738; mais elle ne fut 
approuvée qu'en 1741 par le traité de Nymplienbourg, signé le 18 mai 
par le maréchal de Belle-Isle ; il n'existe aucune trace de ce traité, qui 
aura probablement été détruit par le maréchal avec toute sa correspon- 
dance, lors de son arrestation à Elbingerode. (Pajol, Les Guerres sous 
Louis XV, t. II, p. 39, col. 1.) 

(2) Note de l'édition de 1763 : « Il le fut jusqu'au règne de Henri IV. 
Bruno, Religieux Bénédictin, dans IMiistoire de la guerre des Saxons, 
nous apprend que c'étoit à l'occasion de l'élection de Roudolfe de Rhein- 
felde. Duc de Suabe, qu'on tâchk pour la première fois d'abroger le 
droit de succession héréditaire. Le mécontentement des Saxons, l'ambi- 
tion des Empereurs de la maison Salique, la dispute avec le Pape et 
tout le clergé sur le droit de nomination aux bénéfices et môme au 
Siège de Rome firent naître l'idée de changer la succession héréditaire 
de notre Empire en élection. » — (Voyez le Liber de bello Saxonico de 
Bruno, daRS (es Monumentçk Q^^maniœ historica, Scriptores, t.. V, p. 321 
et suiv.) 



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DE L'ÉLECTION DES EMPEREURS 133 

vrai, à TEmpereur, mais auxquels la souveraineté de l'Empire 
appartient conjointement avec le Collège des Princes, tant 
ecclésiastiques que séculiers, et avec celui des villes Impé- 
riales, qui ont voix décisive dans les Diètes (1). Ce tout com- 
pose trois chapitres qui, réunis (2), forment le Corps de 
l'Empire, dont le gouvernement est un mélange du monar- 
chique, de l'aristocratique et du démocratique (3). Ce Corps a 
le droit de décider des affaires générales qui le concernent dans 
des assemblées qui se font à cet effet. L'Empereur peut seul 
convoquer ces Assemblées et Diètes (4), et y faire faire ses pro- 
positions par des Commissaires qu'il y envoyé pour y présider 
de sa part. 

L'Empire est divisé en plusieurs grandes Provinces, dont 
les Princes et les Comtes de certaines Provinces et les Villes 
qui les composent, s'assemblent dans des tems indiqués pour 
les affaires particulières. Ces Provinces contribuent aux 
besoins de l'Empire, dont elles sont membres. Elles fournis- 
sent des troupes et de l'argent à proportion de ce qu'elles 
peuvent supporter. Ces contingens ne sont que pour le ser- 
vice de l'État en général, en sorte que si l'Empereur a à sou- 
tenir une guerre qui n'intéresse point le Corps en entier, ou 
qui ne soit pas déclarée, en pleine Assemblée, guerre de l'Em- 
pire, il ne .peut prétendre ces contingens ni aucun secours de 
la part des Provinces, mais c'est à lui à faire seul, à ses frais 
et avec ses troupes, une guerre qui est regardée comme lui 
étant personnelle; et c'est pour cette raison que les Électeurs 
ont une grande attention à ne mettre la Couronne Impériale 
que sur la tête d'un Prince qui soit assez riche et assez puis- 
sant pour pouvoir se maintenir par ses propres forces. 

Les Électeurs auxquels il appartient d'élire l'Empereur sont 
ceux de Mayence, de Trêves, de Cologne, de Bohême, de 

(1) Éditions : « 11 renferme plusieurs États, qui sont gouvernés par 
des Bajas subordonnés il est vrai à l'Empereur, mais auxquels la Sou- 
veraineté de l'Empire appartient conjointement avec les Omrahs et 
quelques Villes principales et libres. » 

(2) Éditions : « trois classes qui, réunies... » 

(3) Ce dernier membre de phrase manque aux éditions. 

(4) Les mots « et Diètes » jie se trouvent que dans le manuscrit. 



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134 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 

Bavière, l'Électeur Palatin, celui de Saxe, de Brandebourg et 
celui de Hanower. De ces neuf Électeurs, les trois premiers 
ont seulement voix active, c'est-à-dire qu'ils peuvent élire, 
mais non pas être élus (1), à la différence des six autres, qui 
ont voix active et passive, c'est-à-dire qu'ils peuvent élire et 
être élus. La dignité d'Électeur et tout ce qui en dépend est 
héréditaire de mâle en mâle dans les six derniers; quant aux 
trois premiers, elle n'est attachée qu'à la personne de celui 
que les Grands du pays élèvent eux-mêmes à ce rang; privi- 
lège particulier aux États de Mayence, de Trêves et de Cologne ; 
mais la dignité des uns et des autres est indivisiblement unie 
à la Principauté. Chacun de ces Électeurs a plein droit de 
Souveraineté dans ses États, et peut faire guerre, alliance ou 
traités, au dedans et au dehors de l'Empire, avec qui bon lui 
semble, pourvu que l'Empereur et l'Empire conjointement 
n'en reçoivent aucun préjudice. 

Dans le cas de vacance du Trône Impérial, c'est à l'Électeur 
de Mayence à convoquer les autres Électeurs pour procéder à 
l'élection d'un Chef, laquelle pourroit être déclarée nulle, si 
par inadvertance, ou autrement, il avoit omis d'en inviter un 
d'eux. Mais si l'Empereur veut de son vivant se faire désigner 
un successeur, alors l'Électeur de Mayence ne peut faire la 
convocation, qu'il n'y soit autorisé par tous ses Collègues, 
qui en cette partie représentent le Corps de l'Empire (2). 

Francfort, ville impériale, est le lieu où doivent se faire les 
assemblées pour l'élection. Celui qu'on élit doit être indispen- 

(1) Leur qualité d'archevêque rendait ces Electeurs inéligibles, et c'est 
pour le même motif que le droit électoral était attaché à leurs personnes, 
sans être héréditaire comme pour les six autres Électeurs de l'Empire. 

(2) Note de l'édition de 1763 : « Cela ne convient pas exactement avec 
le I II, art. 3, de la Capitulation. » 

Les conditions et les formes de l'élection des Empereurs d'Occident 
ont été réglées par Charles IV, petit-fils de l'empereur Henri Vil, né à 
Prague le 16 mai 1316 et élu roi des Romains dans la Diète de Rentz, le 
19 juillet 1346. Ce fut lui qui publia, le 29 décembre 1356, dans la Diète 
de Nuremberg, la fameuse Bulle d'or, qui est devenue la loi fondamen- 
tale du Corps germanique, et qu'on a attribuée mal à propos au juriscon- 
sulte Bartole, le nombre des Électeurs y a été fixé À sept, en l'honneur, 
y est-il dit, des sept chandeliers de l'Apocalypse. (Art de vérifier les 
dates, t. II, p. 34 et 35.) 



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LES GRANDS-ÉLECTEURS 13S 

sablement de sexe masculin autant qu'il est possible (1), Alle- 
mand de naissance ou au moins d'extraction, et d'un âge 
compétent. Il doit être bon, juste, prudent, vaillant, en un 
mot doué de toutes les vertus qui le peuvent rendre utile (2) 
à l'État, et enfin riche et puissant, afin qu'il puisse soutenir 
avec dignité la Couronne Impériale. 

Aux termes de TÉdit de Charles IV, les Électeurs doivent 
se rendre en personne au lieu de l'élection, ou s'y faire repré- 
senter par des personnes chargées de leurs pleins pouvoirs; 
et si un Électeur n'y venoit pas ou n'y envoyoit point, il per- 
droit, pour cette fois seulement, l'usage et le droit de sa voix. 
L'élection doit être faite dans le terme d'une lune, à compter 
du jour de la prestation de serment par les Électeurs. 

Aussitôt que l'élection est faite, on fait signer au Prince élu 
les conditions auxquelles il a été appelé à l'Empire, et on lui 
en fait jurer l'observation. Ensuite, on le proclame. Ces con- 
ditions contiennent les précautions qu'on prend pour limiter 
son pouvoir, l'empêcher de prétendre aucune succession héré- 
ditaire dans l'Empire, de se la procurer, l'appliquer à sa per- 
sonne, ou à ses héritiers ou descendans, ni à qui que ce soit, 
et enfin pour maintenir les prérogatives dont les Électeurs sont 
en possession, et les droits et libertés de l'Empire. Le jour de 
son couronnement, on lui fait de nouveau prêter serment, 
entr'autres choses, de conserver les droits et recouvrer les 
biens de l'Empire et de les employer fidèlement à l'utilité 
publique. 

Suivant les Loix et Constitutions de l'Empire, l'Empereur 
ne peut, sans le consentement général de tous les États, pros- 
crire quelque Électeur, Cercle ou État immédiat, confisquer 
leurs biens, les priver du droit de séance et de voix dans les 
Assemblées, engager ou aliéner les biens de l'Empire, dis- 
poser des principaux fiefs vacans, dénoncer ou faire la guerre 
hors ou dans l'Empire, de même que la paix ou des confédé- 
rations, et quantité d'autres choses qu'il seroit trop long de 

(1) Note de l'édition de 1763 : « l\ doit être toujours de naissance, c'est- 
à-dire du moins Comte de l'Empire d'une vieille famille. » 

(2) Le mot « «tUe » a été omis par le copiste du manuscrit. 



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136 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANGE 

rapporter; mais, tous ces cas exceptés, il agit de sa pleine 
puissance et avec une autorité souveraine. 

A la mort de l'Empereur Charles VI, Philippe-Charles 
d'Eltz (1), issu d'une ancienne famille noble, étoit Électeur de 
Mayence, dignité à laquelle son mérite l'avoit élevé depuis 
quelques années. Sa place, qui tenoit le premier rang dans la 
classe des Électeurs, lui donnoit beaucoup de crédit et d'auto- 
rité, qu'il n'employoit (2) que pour le bien de l'Empire, que 
pour entretenir l'union et la concorde parmi tous ses membres, 
et procurer à l'État un digne Chef. Il avoit sçu se concilier 
l'estime et l'amitié de l'Empereur défunt, celle de tout l'Em- 
pire et même de la France, avec laquelle surtout le voisinage 
de ses États demandoit qu'il vécût en bonne intelligence. 
Comme il n'étoit pas guerrier, il n'entretenoit qu'un petit 
corps de troupes pour la garde de ses Places. Il entendoit 
parfaitemennt les intérêts de l'Empire, et dans les Assemblées, 
on avoit tant de respect pour son âge avancé, et de confiance 
en son expérience, qu'on déféroit volontiers à ses avis. 

L'Électeur de Trêves, qui tenoit le second rang, étoit Fran- 
çois-Georges de Schœnborn (3). La noblesse de son origine 
et ses qualités personnelles avoient déterminé les Grands de 
Trêves à l'élire. Il étoit bon, affable, et quelque penchant 
qu'il montrât pour la Maison d'Autriche, il entroit assez en 
général dans les vues de l'Électeur de Mayence. 

Le troisième, qui étoit Électeur de Cologne (4), étoit de la 

(1) Philippe-Charles d'Eltz-Kempenich, né le 24 octobre 1665, mourut 
à Mayence le 21 mars 1743. En parlant de lui, Frédéric II dit qu'il 
« passait pour un bon citoyen, honnête homme, et attaché à sa patrie i». 
(Voyez Frédéric II, Hist. de mon temps, t. I, p. 28. — Art de vérifier les 
dates, t. III, p. 256.) 

(2) On lit dans le manuscrit : « ... qu'il n'employoit, tant pour le bien 
de l'Empire, que pour entretenir... » 

(3) Il était fils de Melchior-Frédéric, comte de Schœnborn, prévôt de 
l'Église métropolitaine de Trêves; il fut élu le 2 mai 1729 à l'archevêché 
de Trêves, en remplacement de François-Louis de Neubourg, et mourut 
le 18 janvier 1756. Frédéric II prétend qu'il ne savait que « ramper ». 
(Art de vérifier les dates, t. III, p. 314. — Hist. démon temps, t. I, p. 28.) 

(4) Glément-Auguste-Marie-Hyacinthe, connu sous le nom de Clément- 
Auguste, né à Bruxelles le 16 août 1700, de Maximilien-Emimanuel^ 
Électeur de Bavière, et de Thérëse-Cunégonde Sobieski, fille du roi Jean 
de Pologne; il mourut au château d'Ehrenbreitstein, chez l'Électeur 



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LES GRANDS-ELECTEURS 137 

Maison de Bavière et avoit succédé à un de ses oncles dans la 
dignité d'Électeur de Cologne (1). Il avoit Tâme grande, géné- 
reuse. Il étôit magnifique, zélé pour les intérests de sa Maison, 
et fort uni avec son frère l'Électeur de Bavière; union qui 
Tavoit quelquefois rendu contraire aux desseins du feu Empe- 
reur, dont ces Princes soufîroient impatiemment l'espèce de 
despotisme. 

Le quatrième Électeur étoit celui de Bohême, dignité dont 
Charles VI, comme Roy de Bohême, étoit revêtu, et qui par 
conséquent se trouvoit vacante par sa mort. 

L'Électeur de Bavière (2), dont sa Maison étoit en posses- 
sion depuis plus d'un siècle, tenoit le cinquième rang. Ce 
prince étoit grand; il avoit le visage long, les yeux assez 
beaux, le regard doux, le nez long, la bouche un peu grande. 
En tout, ce n'étoit pas ce qu'on appelle un bel homme ; mais 
il avoit le cœur excellent, beaucoup d'affabilité, le caractère 
aimable, l'humeur douce; il étoit généreux, reconnoissant, 
constant dans ses affections, fidèle dans ses engagemens. Il 
passoit pour entendre médiocrement la guerre et pour n'avoir 
pas beaucoup de génie. Quoique l'alliance contractée avec 
Charles VI, dont il avoit épousé une nièce, semblât devoir 
l'attacher à la maison d'Autriche, cependant le bien de l'Em- 
pire, ses propres intérests et le ressentiment des rigueurs 
que cette Maison avoit exercées contre ses ancêtres, lui 
avoient souvent fait prendre un parti opposé à celui du feu 
Empereur. 

Le sixième Électeur étoit celui de Saxe, Auguste II, Roy de 
Pologne (3), qui a aussi épousé une nièce du feu Empereur. 

de Trêves, le 6 février 1761. Il était un des princes les plus puissants 
de l'Empire, et pouvait disposer de 12,000 hommes de troupes. Ce fut 
lui qui couronna empereur à Francfort son frère, l'Électeur de Bavière, 
le 12 février 1742, du consentement de l'archevêque de Mayence, qui 
voulut bien, pour cette circonstance seulement, lui céder sa prérogative. 
(Art de vérifier le* dates, t. 111, p. 284.) 

(1) Note de l'édition de 1763 : « Clément- Auguste, Duc de Bavière, Élec- 
teur de Cologne. » 

(2) Charles-Albert, né le 6 août 1697. 

(3) Frédéric-Auguste 11, né le 7 octobre 1696, devint Électeur de Saxe 
le 1«' février 1733, et fut élu roi de Pologne le 5 octobre suivant. Il avait 
épousé en 1719 Marie-Joséphine d'Autriche, fille ainée de l'empereur 



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138 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Ce prince est grand, beau de visage; il a la tête dans les 
épaules et est prodigieusement gros (1); il est bon, magni- 
fique, généreux et d'un facile accès. Malgré l'alliance qu'il 
contracta avec la France, le Roy de Prusse et l'Électeur de 
Bavière contre la Reine de Hongrie, il étoit plus porté à la 
paix qu'à la guerre ; et quand même il auroit été d'un carac- 
tère opposé, son propre intérest, à cause de la position de ses 
États, limitrophes de ceux de la Maison d'Autriche, et le pen- 
chant des Grands de son Royaume de Pologne pour cette 
Maison exigeoient qu'il se conduisît avec de grands ménage- 
mens. 

Frédéric II (2), Électeur de Brandebourg et Roy de Prusse, 
tenoit le septième rang. Le portrait de ce prince que nous 
avons donné ci-devant, et son irruption dans la Silésie aus- 
sitôt après la mort de Charles VI, suffisent pour mettre au 
fait de sa politique et de ses vrais sentimens pour la Maison 
d'Autriche. Nous ajouterons seulement que cet Électeur, fier 
de sa puissance, paroissoit avoir oublié que l'Empereur Léo- 
pold avoit décoré son aïeul du titre de Roy de Prusse, et qu'il 
se croyoit dispensé de toute espèce de reconnoissance pour 
un service si vieux, qu'il estimoit sans doute que ses prédé- 
cesseurs l'avoient suffisamment reconnu. 

Le huitième étoit l'Électeur Palatin. Il s'appeloit Charles- 
Philippe de Neubourg (3). D'un côté, le voisinage de la 
France qui, au moindre mécontentement, pouvoit envahir ses 
États, et de l'autre, celui des domaines de la Maison d'Au- 



Josepli !•', et il mourut le 5 octobre 1763. (Art de vérifier les dates, t. III, 
p. 419.) 

En parlant de lui, Frédéric II dit qu'il était « doux par paresse, pro- 
digue par vanité, incapable de toute idée qui demande des combinaisons, 
soumis sans religion à son confesseur et sans amour à la volonté de 
son épouse ». {Hist. de mon temps, t. II, p. 26.) 

(1) Éditions : « et étoit prodigieusement gros pour son âge. » 

(2) Voyez plus haut, p. 120, note 2. 

(3) Charles-Philippe, né le 4 novembre 1661, succéda à son frère en 
1716 comme Électeur Palatin; il avait épousé en premières noces une fille 
du prince Radziwill, veuve de Louis, margrave de Brandebourg, et en 
secondes noces, une fille du prince Lubomirski. Il mourut le 31 décembre 
1742 et fut le dernier Électeur de la branche de Neubourg. (Art de 
vérifier les dates, t. fil, p. 329.) 



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LES GRANDS-ÉLECTEURS 139 

triche, Tobligeoient à de grands ménagemens pour ces deux 
Puissances, avec lesquelles il lui étoit d'un notable intérêt de 
vivre en bonne intelligence. Cependant, dans certaines con- 
jonctures, et surtout dans la guerre que l'Empereur Charles 
avoit soutenue contre la France, le Roy d'Espagne et celui de 
Sardaigne, il n'avoit pas cru devoir s'unir à l'Empereur, à 
qui cette guerre étoit en effet personnelle. 

On comptoit l'Électeur de Hanower pour le neuvième. 
Georges II, Roy d'Angleterre (1), est le troisième de sa maison 
qui possède cette dignité, que l'Empereur Léopold avoit de sa 
propre autorité créée en faveur de Georges-Guillaume de 
Brunswick (2), aïeul de celui dont nous parlons, sous la con- 
dition singulière que lui et ses descendans ne donneroient 
jamais leur voix pour l'élection d'un Empereur qu'à un Prince 
de la Maison d'Autriche. Aussi le Roy d'Angleterre étoit-il 
entièrement dévoué à cette Maison, pour le maintien de 
laquelle, après la mort de Charles VI, il fit les plus grands 
efforts. L'Alliance de ce Prince fut d'autant plus utile à la 
Reine de Hongrie, qu'à sa sollicitation les Anglois non seule- 
ment aidèrent cette Princesse de sommes considérables, mais 
même prirent dans la suite hautement son parti; démarche 
qu'ils firent d'autant plus volontiers, qu'elle les mettoit aux 
prises avec les François, dont ils ont été de tout tems ennemis. 
Peut-être aussi que dans cette conjoncture il en a été des 
Anglois comme d'un créancier considérablement en avance, 
qui croit devoir risquer de nouveaux fonds dans l'espérance 
d'être enfin totalement remboursé, sinon de s'emparer de tous 
les biens de son débiteur, ou du moins de ceux qui seront le 
plus à sa convenance. Quoi qu'il en soit, il y a lieu de 
s'étonner que Georges II ait pu disposer si fort à son gré des 



(1) Voyez plus haut, p. 121, note 2. 

(2) Georges-Guillaume, né le 16 janvier 1624, mourut le 28 août 1705. Il 
avait consenti à ce que le neuvième Électorat, créé le 19 décembre 1692 
par l'empereur Léopold en faveur de sa maison, fût conféré à son frère 
Ernest- Auguste. Le collège des Électeurs protesta contre cette innova- 
tion et forma avec plusieurs autres princes de l'Empire une entente 
qu'on appela la ligue des Princex correspondants, (Art de vérifier les 
dates, t. III, p. 435.) 



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440 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Anglois, qu'on sçait être peu dociles, peu complaisans pour 
leurs maîtres, jaloux de leur liberté, et qui d'ailleurs ëtoient 
peu satisfaits en général du gouvernement de leur Roy, dont 
ils ne voyoient pas volontiers les voyages fréquens dans son 
Électorat de Hanovre. Cependant ce Prince dans ce Royaume 
aristo-démocratique est peut-être plus absolu qu'aucun de ses 
prédécesseurs et se fait accorder tout ce qu'il désire; fruits de 
la politique et de l'habileté de ses Ministres, qui lui donnent 
toute autorité dans la classe du Parlement (1), qui est la plus 
nombreuse, et dans laquelle ils trouvent moyen de procurer 
l'entrée à quantité de gens accrédités qui, devant au Roy leur 
fortune ou leurs emplois, se déclarent toujours pour lui et 
l'emportent dans les délibérations par leurs suffrages (2), et 
par ceux des membres qu'ils gagnent, quelques-uns par 
menaces, la plus grande partie par l'espoir des récompenses. 
Ce Prince est plus petit que grand ; il a le regard fier, l'air peu 
prévenant, et malgré sa conduite assez conforme à la bonne 
politique et aux intérêts de son État, on ne lui trouve pas 
beaucoup de génie. Il ne se mêle guère des affaires, lesquelles, 
comme beaucoup d'autres Princes, il abandonne à ses Ministres; 
il fait beaucoup de mécontens (3), même parmi ses enfans, 
dont Paîné (4) est si fort aimé d'un grand nombre d'Anglois, 
qu'il auroit pu se faire un parti redoutable, s'il eût voulu pro- 
fiter de leur bonne volonté et écouter les pernicieux conseils 
des flatteurs, dans des tems de mésintelligence entre son père 
et lui. Georges II a eu quelque penchant pour les femmes, et 
peu ou point pour les grandes choses. Quoiqu'il se soit fait 
voir à la tète de ses Armées, il n'est pas guerrier. Son carac- 
tère n'est pas décidé; il n'est ni vif ni violent, n'a ni fierté ni 
douceur. Plus mélancoUque que gai, sa Cour est moins bril- 



(1) Les éditions portent : « la seconde classe du Sénat. » — L'édition 
de 1763 a de plus cotte note : « La Chambre des Communes. » 

(2) Le manuscrit, par suite d'un bourdon, a omis les mots « leurs 
emplois .. par leurs », et donne : « leur fortune et leurs suffrages ». 

(3) Editions : « 11 fit souvent des mécontens. » 

(4) Frédéric-Louis, prince de Galles, mort sans avoir régné le 31 mars 
1751, et père de George-Guillaume III, roi d'Angleterre sous le nom de 
George 111. {Art de véi^ifier les datet, t. I, p. 840.) 



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PHILIPPE V ROI D'ESPAGNE 141 

lante par les plaisirs qu'il y procure et par la dépense qu'il y 
fait, que par celle des Seigneurs Anglois, la plupart très riches 
et aimant tous le faste. 

Outre ces neuf Électeurs, il y avoit encore dans l'Empire 
plusieurs Princes dont la puissance faisoit rechercher (1) l'al- 
liance et l'amitié, et quelques Villes libres qui n'étoient pas 
sans considération. Au reste, les Allemands en général, las de 
la domination de la Maison d'Autriche, se virent avec plaisir 
rentrer, par la mort de Charles VI, dans la jouissance de leurs 
anciens droits, et maîtres enfin de se choisir un Chef auquel 
il leur seroit loisible (2) d'imposer, pour le maintien de la 
liberté publique, telles loix qu'ils jugeroient à propos. 

Le trône d'Espagne étoit rempli par Philippe V, prince 
d'un âge déjà avancé, et qui, de même que Louis XV, dont il 
étoit très proche parent, n'aimoit pas les affaires. Il étoit bon, 
humain, pacifique, et son règne auroit été des plus heureux, 
s'il ne s'étoit pas laissé trop gouverner par la Reine sa 
femme (3), princesse douée d'un très grand génie, haute, 
flère et ambitieuse, entreprenante, entière dans ses senti- 
mens; aimant à dominer; voulant, à quelque prix que ce 
fût, îaire des établissemens considérables à ses enfans; prin- 
cesse en un mot plus généralement crainte qu'aimée dans 
toutes les Cours de l'Europe. Philippe V et Louis XV, que 
venoit d'unir encore plus étroitement le mariage d'une Prin- 
cesse de France avec Don Philippe, Infant d'Espagne du 
second lit, avoient les mêmes vues et les mêmes intérêts; et 
de plus le Roy d'Espagne, comme nous l'avons dit, avoit des 
prétentions sur la succession de Charles VI. 

Don Carlos (4), fils aîné de Philippe V, du second lit, que 
la France, avec laquelle il lui importoit d'être en bonne intel- 



(1) Le manuscrit donne « chercher ». 

(2) Le manuscrit porte « loisir ». 

(3) Note de l'édition de 1763 : « Elisabeth de Farnèse. » Née le 
25 octobre 1692, elle était fille d'Odoard Farnèse, frère de François, duc 
de Parme et de Plaisance; elle épousa Philippe V le 24 décembre 1714. 
{Art de vérifier le$ dates, t. I, p. 773, col. 2, et 775, col. 1.) 

(4) Don Carlos, né le 20 janvier 1716, fut roi des Deux-Siciles en 1735 
et proclamé roi d'Espagne le 11 septembre de la môme année. 11 avait 



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142 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 

ligence, avoit si fort contribué à mettre sur le trône, étoit 
Roy des Deux-Siciles. Ce prince, quoique jeune encore, gou- 
vernoit avec sagesse et avec prudence; et ce qui fait son 
éloge, c'est qu'il étoit aimé de ses sujets, peuple inquiet, 
inconstant et difficile à conduire. Dans le cœur il étoit ennemi 
de la Maison d'Autriche; mais ses États pouvant être facile- 
ment insultés par la Reine de Hongrie et par ses Alliés, cette 
considération le fit longtemps balancer- à se joindre (1) à la 
France et h l'Espagne. D'ailleurs, le Roy de Pologne, Électeur 
de Saxe, son beau-père, lui inspiroit des sentimens paci- 
fiques. 

Le Roy de Portugal (2), beau-frère du feu Empereur, avoit 
formé quelques prétentions sur la succession Impériale, pour 
lesquelles il avoit été sur le point d'entrer en guerre avec la 
Reine de Hongrie; mais la crainte que lui inspira la puissance 
sur mer du Roy d'Angleterre, dont les vaisseaux pouvoient 
infester (3) ses côtes, l'empêcha d'éclater. Au reste, il n'y 
avoit pas grand fond à faire sur ce Prince, dont l'esprit n'étoit 
pas dans une très bonne assiette. 

Quoique (4) nous ayons déjà parlé du Roy de Sardaigne à 
l'occasion de l'abdication de son père Victor-Amédée et de la 
guerre qu'il fit à l'Empereur conjointement avec l'Espagne et 
la France, sa conduite dans les présentes conjonctures nous 
oblige à le mettre de nouveau sur les rangs. Ce Monarque, 
qui avoit épousé depuis peu une sœur du Prince François (5), 
Grand-Duc de Toscane et époux de la Reine de Hongrie, étoit 

épousé, en 1737, Marie-Amélie-Walburge, fille de Frédéric-Auguste II, 
Électeur de Saxe et roi de Pologne, née le 24 novembre 1724. (Moréri, 
Dici. hitt., t. m, p. 253.) 

(1) Les mots « À se joindre » manquent dans le manuscrit. 

(2) Jean V, fils de Pierre II, roi de Portugal, et d'Elisabeth de Bavière, 
né le 22 octobre 1689, épousa le 28 octobre 1708 Marie- Anne-Josëphe- 
Antoinette, fille de l'empereur Léopold, née le 7 novembre 1683 et morte 
14 août 1754. Il mourut lui-même le 31 juillet 1750. (Art de vérifier let 
dates, t. I, p. 785 et 786.) 

(3) Le copiste du manuscrit, qui avait d'abord écrit « infester », a 
ensuite corrigé ce mot en « infecter ». 

(4) Les éditions portent : • Le Royaume de Neehal [Sardaigne] étoit 
possédé par Kortula [Charles-Enmianuel], Souverain de Jétofa [la Savoie]. 
Quoique nous ayons déjà parlé de ce Prince... » 

(5) Voyez plus haut la note 3 de la page 123. 



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POLITIQUE DU ROI DE SARDAIGNE 143 

vivement sollicité par cette Princesse. Les offres qu'elle lui 
faisoit de lui céder une partie considérable du Milanés, sur 
laquelle il prétendoit avoir des droits, auroient été bien capa- 
bles de le déterminer. Mais les propositions que d'un autre 
côté l'Espagne et la France lui faisoient faire, le tenoient 
en balance. Au fond, il paroissoit naturel qu'il s'unît à la 
Reine de Hongrie, qui étoit la maîtresse d'exécuter à tout ins- 
tant les conditions du Traité; mais la guerre une fois déclarée, 
il étoit à craindre que les armes de la France et de TEspagne 
ne luy enlevassent non seulement ce que la Reine de Hongrie 
lui auroit cédé, mais même ses propres États. Ce prince, en 
habile politique, tira donc les négociations en longueur, pour 
gagner du tems et ne se décider que selon le train que les 
affaires prendroient. Cependant, il se faisoit marchander par 
les deux partis, et peut-être se seroit-il enfin déclaré contre 
la Reine de Hongrie, si l'Angleterre ne l'eût déterminé en 
faveur de cette Princesse, par l'offre qu'elle lui fit de grosses 
sommes d'argent à titre de subsides et des troupes pour la 
défense de ses États (1). C'est ainsi que ce Prince, qui, comme 
son père (2), aimoit à pêcher en eau trouble, ne se rendit que 
lorsqu'il vit des avantages réels. Si la Reine d'Espagne n'avoit 
pas trop hésité à accorder au Roy de Sardaigne la part qu'il 
demandoit dans les pays qu'on se promettoit de conquérir sur 
la Reine de Hongrie, on auroit paré ce coup (3); mais les 
vues qu'elle avoit sur les mêmes pays, pour former un éta- 
blissement à celui de ses fils qui étoit gendre de Louis XV, 

(1) Note de l'édition de 1763 : « C'est-à-dire, les subsides de la Grande 
Bretagne fournirent les moyens au Roi de Sardaigne de mettre une 
armée sur pied, capable de garder non seulement les passages des 
Alpes, mais de faire conjointement avec les troupes Autrichiennes tête 
aux Espagnols et Neapolitains. D'ailleurs la flotte Angloise leur coupa 
la communication par mer, et les empêcha d'être secourus des côtes de 
France ou d'Espagne. » 

(2) Le père de Charles-Emmanuel III était Victor-Amédée II. Voyez 
plus haut, note 1 de la page 67. 

(3) Note de l'édition de 1763 : « J'en doute fort. Car quand même on 
auroit accordé au Roi de Sardaigne la part qu'il demandoit, ce Prince y 
auroit-il trouvé ses sûretés? Dès que la maison d'Autriche étoit une 
fois chassée d'Italie, il étoit à la discrétion des Espagnols. Ce Roi si 
éclairé sur les intérêts de sa maison ne l'auroit-il pas prévu? et auroit-il 
oublié ce qui se passsa [en] 1735? » 



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144 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

la firent s'obstiner, contre la bonne politique, à ne point céder 
ce qu'elle ne couroit aucun risque de promettre, puisqu'il 
étoit encore à conquérir. 

La Russie avoit pour Empereur un Prince encore à la 
mamelle, dont le père, en qualité de Régent, gouvernoit les 
États (1). La Reine de Hongrie pouvoit d'autant plus compter 
sur ce puissant Empire, que le Régent et le Ministère (2) étoient 
tout dévoués à la Maison d'Autriche. 

Le Landtgrave de Hesse-Cassel (3), Roy de Suède, et le Roy 
de Danemarck (4) voyoient avec peine (5) la fermentation que 
la mort de l'Empereur causoit dans les différentes Cours de 
l'Europe. Tout leur annonçoit une guerre prochaine, qu'ils 
auroient désiré détourner. 

Mamouth (6) étoit Empereur des Turcs; mais quelque pen- 

(1) Ivan Antonovitcli nù, le 23 août 1740, d'Antoine-Ulric de Bruns- 
wick-Bevern et d'Anne de Mecklembourg, fut proclamé empereur le 
29 octobre suivant (il (Hait Agé de deux mois) en vertu du testament do 
rimpératrice Anne et par ordre du duc de Biren, son favori. Ce fut ce 
dernier, et non pas le père d'Ivan, comme l'indique le manuscrit, qui 
devint régent de l'empire; sa mère, la duchesse de Bevern, fut ensuite 
proclamée régente. (Art de vérifier let dates, t. II, p. 131.) 

(2) Note de l'édition de 1763 : « Du moins seroit-il fort difficile de le 
prouver du Comte d'Osterman, qui alors étoit à la tête des affaires en 
Russie. » 

Le chancelier d'Osterman était fils d'un pasteur luthérien de West- 
phalie; il eut la direction des affaires du cabinet pendant que le vice- 
ciiancelier Golovkin dirigeait les affaires intérieures. (Art de vérifier les 
dates, t. II, p. 131, col. 2.) 

(3) Frédéric ^^ né le 28 avril 1676, avait succédé comme landgrave de 
Hesse-Cassel au landgrave Charles, son père; il avait épousé en secondes 
noces, le 4 avril 1715, Ulrique-fciléonore, fille de Charles IX, roi de Suède, 
et sœur de Cliarles XII, qui était montée sur le trône le 3 janvier 1719. 
Celle-ci parvint, avec l'agrément des États, à associer au trône son 
époux, qui fut couronné à Stockholm le 14 mai 1720 et y mourut le 
15 avril 1751. (Art de réviser les dates, t. II, p. 104, et t. IIÏ. p. 378.) 

(4) Christian ou Christiern VI naquit le 30 novembre (10 décembre, 
nouveau style) 1699; il succéda le 6 juin 1731 au roi Frédéric IV, son 
père, et mourut à Christianbourg le 6 août 1746. Il avait épousé, en 1721, 
Sophie-Madeleine de Brandebourg-Gulmbach. (Art de vérifier les dates, 
t. II, p. 104 et 105.) 

(5) On lit dans les éditions : « Dabur de Hasseelesse [le Landtgrave de 
Hesse-Cassel] régnoit à Jalékeldar [la Dalécarlie ou Suède], et Mohadt 
[Christian VI] à Balck [le Dannemarc]. Ces deux Rois voyoient avec 
peine... » 

(6) Mahmoud ou Maiiomet V, né en 1696, fils de Mustapha II, devint 
empereur le 16 octobre 1730 (14 de Rabié II 1143 de THégire). La côré- 



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LES PROVINCES-UNIES DE HOLLANDE 145 

chant qu'il eût à traverser la Maison d'Autriche, il étoit trop 
occupé à la défense de ses propres États pour penser à se 
mêler des affaires de l'Empire d'Allemagne. 

Après les différens États dont nous venons de parler, les 
Hollandois figuroient avantageusement dans l'Europe, et leur 
alliance étoit recherchée par tous les Princes. Leur Gouverne- 
ment est républicain. L'autorité réside dans un certain nom- 
bre de députés que chaque Province nomme, qui repré- 
sentent tout le Corps de l'État et agissent en son nom. Mais 
comme chaque Province est libre et maîtresse de prendre 
telle résolution que bon lui semble et de se gouverner à sa 
fantaisie, ceux qui sont à la tête des affaires ne peuvent rien 
déterminer (i) dans certains cas importans sans en commu- 
niquer aux Provinces respectives, dont ils sont obligés de 
prendre l'avis (2). 

L'opposition d'une seule province suffît (3) pour faire rejetter 
les propositions*, ou pour arrêter l'exécution d'une délibéra- 
tion (4). D'ailleurs, la grande Assemblée, à laquelle le pouvoir 

monie qui le consacra consista à lui ceindre le cimeterre d'Otliman, dès 
qu'il eut été proclamé sultan par le moufti, l'uléma et la milice. Il mourut 
après vingt-cinq ans de règne, en 1168, le 8 de Rabié I (13 décembre 1754). 
(Art de vérifier le$ dates, t. 1, p. 508 et 509.) 

(1) Le manuscrit porte « détourner », 

(2) Les députés n'étaient que des procureurs ou des commis sans 
aucune autorité personnelle, bien qu'ils jouissent de toutes les préroga- 
tives de la souveraineté. (Voyez Desjardins et Sonnius, HUt. générale des 
ProvinceS'Uniet (Paris, 1757, 8 vol. in-4»), t. I. p. 214.) 

(3) Note de l'édition de 1763 : « La pluralité décide dans tous les cas 
où il ne s'agit ni de la paix, ni de la guerre, ni des contributions à 
lever. Ces trois cas font exception dans l'union d'Utrecht, et ils requièrent 
l'unanimité de toutes les Provinces. » 

(4) D'après l'article VU de l'union d'Utrecht, signée le 29 janvier 1578 
entre les États généraux de Gueldre et de Zutphen, de Hollande, de 
Zélande, d'Utrecht, de Frise et des Pays entre l'Ems et les Lamvers, 
l'unanimité était nécessaire dans les quatre cas suivants : 

1» Quand il s'agissait de paix ou de guerre ; 

2* Pour lever des hommes ou de l'argent; 

S*» Pour conclure une alliance ou une ligue avec l'étranger; 

4* Ëniin en matière d'abrogation, de promulgation et d'interprétation 
des lois. 

Cependant, dans certains cas qui exigeaient une grande célérité, les 
députés ont pris quelquefois parti sans attendre la réponse de leurs 
commettants. Des décisions importantes ont môme été prises à la plura- 
lité des voix seulement, comme par exemple la résolution du 2 février 1743, 

10 



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146 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

suprême est confié, est composée d\m si grand nombre 
d'hommes et de caractères si différens, qu'il est presqu'impos- 
sible qu'il y ait de l'unanimité et que tous marchent d'un pas 
égal pour l'intérêt public. On sent à combien d'inconvéniens 
ce Gouvernement peut être sujet, combien il est aisé de faire 
naître la division entre les Députés, et d'en profiter au désa- 
vantage de la Nation (1). Il est même étonnant que cet État 
ait subsisté si longtems. Les diverses secousses qu'il a essuyées 
depuis environ deux cens ans que les HoUandois ont secoué le 
joug de l'Espagne pour se mettre en République (2); la désunion 
presque continuelle qui règne dans la grande Assemblée, le 
mécontentement des Peuples, qui se sont quelquefois portés 
lusqu'à la révolte; l'attention qu'on apporte à éloigner des 
affaires les sujets capables, et surtout le manque d'un Chef (3) 
dont la naissance en impose et qui réunisse en sa personne la 
plus grande partie de l'autorité, pourroient faire prédire que 
cet État ne se conservera pas encore longtems tel qu'il est, 
d'autant plus qu'il a déjà reçu quelques altérations, qui, quoi- 
que peu considérables en apparence, influent sur le fond de la 
Constitution. 

Les Souverains de cet État tinrent, après la mort de 
l'Empereur, une conduite qui parut singulière aux uns et très- 
prudente aux autres. Ils négocioient à la Cour de France, avec 
laquelle ils n'avoient garde de se brouiller (4); ils ménageorent 
également la Maison d'Autriche, le Roy d'Angleterre et toutes 
les parties intéressées. Il leur importoit beaucoup (5), en effet. 



de fournir des secours à la maison d'Autriche. (Voy. Desjardins, ouvr. 
cité, t. I, p. 216, et Cerisier, Tableau de Vhisl. des Provinces- Unies 
(Utrecht, 1778-1784. 10 vol. in-12), t. X, p. 275. 

(1) Ces douze derniers mots manquent au manuscrit. 

(2) Ce fut le 26 juillet 1581 que les États solennellement réimis à La 
Haye déclarèrent le roi d'Espagne déchu de toute autorité dans les Pays- 
Bas. (Voy. Cerisier, Tableau de l'histoire génér. des Provinces-Unies^ i, III, 
p. 457.) 

(3) Le chef de la République avait le titre de Stathouder. Guillaume 
d'Orange fut le premier élu à cette dignité. Il mourut assassiné le 
10 juillet 1584, à l'âge de cinquante-deux ans. 

(4) Voyez les Lettres et négociations de M. Van Hoey, ambassadeur des 
Provinces-Unies à la cour de France (Londres, 1743, in-12). 

(5) Ce mot manque dans le manuscrit. 



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LËJB ÉTATS-GÉNÉRAUX DE HOLLANDE 147 

d'entretenir la paix dans l'Europe. La guerre ne pou voit que 
causer un très-grand préjudice à leur Commerce, qui est extrê- 
mement étendu et fait le seul soutien de leurs États, qui ne 
produisent pas à beaucoup près ce qui est nécessaire pour la 
subsistance d'un nombre prodigieux d'habitans. Leurs sujets 
sont tous négocians, et en quelque sorte les facteurs de toute 
l'Europe. Leur principale ville est un entrepôt général. Il entre 
chez eux des richesses immenses qui, en faisant l'opulence du 
particulier, rendent l'État très-puissant. Ils couroient risque 
de perdre ces avantages par la guerre. Il leur étoit donc d'une 
très-grande conséquence d'apporter leurs soins pour empêcher 
une rupture. Mais il étoit bien difficile de tenir un milieu qui 
pût contenter des Puissances dont les intérêts étoient si 
opposés. La France avec ses Alliés vouloit le démembre- 
ment (i) de la succcession du feu Empereur et l'abaissement 
de la Maison d'Autriche, à laquelle l'extinction des mâles en 
la personne de Charles VI venoit déjà de porter un grand coup. 
Elle se proposoit encore de faire passer le Sceptre Impérial 
dans les mains de l'Électeur de Bavière. A bien des égards, il 
étoit indifférent aux HoUandois que ce Prince plutôt qu'un 
autre fût élu Empereur ; mais ils avoient un intérêt sensible 
au maintien de la Maison d'Autriche et à la conservation de la 
Couronne Impériale (2) sur la tête de la Reine de Hongrie, à 
cause des sommes considérables que cette Reine et sa Maison 
leur dévoient, pour sûreté desquelles on leur avoit engagé 
quelques Villes (3) dans la Flandre, qui leur convenoient 
d'autant mieux, qu'elles couvroient les possessions qu'ils 
avoient de ce côté-là. Se déclarer ouvertement contre la Reine 

(4) Le manuscrit porte « démembrer ». 

(2) Édition de 4763 : « et à la conservation de la Succession Impériale 
en son entier sur la tête... » 

(3) Note de l'édition de 4763 : « L'auteur entend les places de barrière 
dans les Pals-Bas, où les HoUandois ont droit de tenir garnison. » 

Il s'agit du traité dit de la Barrière, signé à Anvers le 15 novembre 4715, 
entre Charles VI, les États généraux des Provinces-Unies et George, 
roi de. la Grande-Bretagne. Aux termes de l'article 4 de ce traité, 
l'Autriclie avait accordé aux Provinces-Unies le droit de tenir garnison 
à Namur, Tournay, Menin, Fumes, Warneton, Ypres et dans le fort de 
Knocke, situé dans la province de Bruges. (IÎuiiont, Recueil de traités^ 
t. Vill, p. 458, col. 2.) 



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448 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

de Hongrie, c'étoit s'exposer à perdre ce nantissement; 
d'autant plus qu'en ce cas les Anglois, avides depuis long- 
temps d'avoir un pied dans le voisinage de la France et de 
l'Allemagne, pouvoient avancer à cette Princesse les fonds 
nécessaires pour rembourser les Hollandois (1), et se mettre 
ainsi à leur lieu et place (2) : coup qu'il étoit essentiel de 
parer, la puissance des Anglois donnant déjà trop de jalousie 
aux Hollandois, pour qu'ils ne craignissent pas plus que tout 
au monde de les avoir pour proches voisins. Une autre raison 
non moins puissante pour tenir les États de Hollande attachés 
à la Reine de Hongrie, étoient les traités d'alliance offensive 
et défensive (3) entre la Maison d'Autriche, l'Angleterre et 
eux (4). D'ailleurs, les Anglois primoient sur mer et pouvoient 
beaucoup nuire au commerce des Hollandois, auquel, à la suite 
d'une guerre qui ne fut pas avantageuse à ceux-ci, l'Angleterre 
porta une rude atteinte, en leur ôtant la faculté de négocier 
de la Hollande en Angleterre, et réciproquement, que par des 
vaisseaux Anglois même (5). 

Pour remplir leurs engagemens avec la Maison d'Autriche 
et le Roy d'Angleterre, les États Généraux ordonnèrent de 
grands préparatifs de guerre par terre et par mer. Mais en 
même tems, pour ne pas donner lieu à une rupture avec la 
France et ses Alliés, ces préparatifs se firent si lentement, qu'il 
étoit aisé de voir que ce n'étoit que pour satisfaire purement 
aux Traités : obligation dont en effet ils se faisoient, surtout 
à la Cour de France, une excuse qui les mettoit à l'abri des 
reproches. Cependant, en restant unis à la Reine de Hongrie, 
ils s'exposoient à voir emporter par les armes de la France les 



(1) Le manuscrit donne, par erreur : « cette Princesse »; les éditions 
portent : « les Ceylanois [HoUandoisJ. » 

(2) Note de Fédition de 1763 : « On auroit mieux dit, que cela auroit 
pu faire brèche au traité de barrières. » 

(3) Ces deux derniers mots manquent au manuscrit. 

(4) Le traité d'alliance entre l'Angleterre et l'Autriche est du 
16 mars 1731; les États généraux des Provinces-Unies y adhérèrent 
seulement le 20 février 1732. 

(5) Note de l'édition de 1763 : « L'auteur parle de l'acte de navigation, 
passé sous le gouvernement de Cromwel. » Cet acte porte la date du 
9 octobre 1651. 



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L*AMBASSADEUR VAN HOEY l49 

Villes qui leur avoient été engagées par la Maison d'Autriche, 
attendu que la Reine de Hongrie en étoit toujours souveraine 
et que la France devoit naturellement commencer ses hostilités 
contre cette Princesse par Tattaque des Places qui lui appar- 
tenoient, fussent-elles même défendues par les troupes des 
Sept Provinces Unies. Ce qui arriva en effet, dès que la guerre 
fut déclarée, et comme nous le dirons dans la suite. 

Tandis que les États Généraux de Hollande se comportoient 
avec tant de ménagemens, beaucoup de leurs sujets, indis- 
posés contre le ministère de France, blâmoient ouvertement 
leur conduite. Les lieux d'assemblées ne retentissoient que de 
plaintes contre le gouvernement, que de témoignages d'affec- 
tion pour la Reine de Hongrie, et que de discours injurieux 
contre ses adversaires. Ceux qui gouvernoient ne faisoient 
nulle attention à toutes ces choses. Ils n'ignoroient pas que ces 
discours se tenoient le soir, surtout après avoir bu ample- 
ment (1). Ils pensoient que c'étoit bien le moins qu'on pût faire, 
que de laisser l'entière liberté de critiquer à des négocians à 
qui la République devoit toute sa force; gens d'ailleurs qui 
cherchoient à se délasser des fatigues du jour, et qui, à leur 
réveil, ayant perdu le souvenir des propos de la veille, n'a voient 
plus d'autres soins que celui de leur commerce, au prix duquel 
on sçavoit que, jusqu'aux heures d'assemblées, tout leur étoit 
indifférent. 

Les États Généraux (2) avoient alors pour ministre à la Cour 

de France M. Vanhoët (3), homme qu'on estimoit en France, 
# 
(4) Édition de 1763 : « le soir surtout, et après avoir bu simplement. » 
— Note de cette édition : « L'auteur ne me paroît guère connoître les 
Hollandois ni les lieux de leurs assemblées, et il fait beaucoup de tort 
à leur so[briété et à leur] frugalité. C'est à la vérité la manière du pais 
de s'assembler vers les quatre heures d'après-midi en certains lieux 
publics, de s'entretenir jusqu'environ les six heures sur toute sorte de 
matières, en ne dépensant que quatre ou cinq sous. On y boit rarement 
du vin, et chacun se retire fort sobrement chez lui. D'ailleurs la nation 
étoit également indisposée contre la France et contre la Prusse. J'en 
suis témoin; car j'y fus en 1741, et j'ai souvent assisté à leurs dis- 
cours. » 

(2) Tout cet alinéa ne se trouve que dans l'édition de 1746 et dans le 
manuscrit. 

(3) Van Hoey, né à Gorkum en 1642, devint conseiller de la cour de 
Hollande en 1713 et maître des comptes en 1717. Il succéda en 1727 à 



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150 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

très propre à seconder leurs vues; un grand air de douceur, 
beaucoup de politesse et une certaine franchise répandue dans 
tous ses procédés, annonçoit le fond de son caractère. Il étoit 
prévenant, affable, d'un très bon commerce, et circonspect. 
Ces qualités Tavoiént fait généralement estimer et lui avoient 
acquis l'amitié du Cardinal Fleury. Cependant sa conduite 
déplut à ses maîtres. On lui reprocha d'avoir manqué de saga- 
cité pour pénétrer les desseins de ce premier Ministre, de s'être 
laissé surprendre par les témoignages d'amitié fréquens et 
distingués qu'il en recevoit et par les protestations qu'on lui 
faisoit à tout propos de ne point chercher à troubler le repos 
de l'Europe; en un mot, d'avoir été plus soigneux de mander 
ce que disoit le Cardinal que ce qu'il faisoit, et d'avoir, au 
moyen de ce, exposé la République à des inconséquences et à 
des fausses mesures. On rendit publiques quelques Lettres et 
Mémoires qu'il avoit adressés aux États Généraux, dans les- 
quels effectivement il appuyoit fortement et sans cesse les dis- 
positions pacifiques de la France (1), quoiqu'on n'ignorât nulle 
part les grands préparatifs de guerre qui s'y faisoient. On vint 
à bout d'indisposer la plus grande partie de la Nation contre 
lui; mais en France on pensoit que la conduite que nous 
verrons que le Roy tint avec les Hollandois justifioit pleine- 
ment M. Vanhoët, et qu'elle prouvoit évidemment qu'il ne 
s'étoit pas trompé, du moins en assurant que la Hollande 
n'avoit pas à redouter aucun coup d'éclat de la France. On 
soupçonna des esprits inquiets d'avoir voulu pousser M. Van- 
hoët et décréditer le Ministère françois, en publiant des Pièces 
qui doivent toujours rester dans le plus profond secret (2). 

J. Borxcl en qualité d'ambassadeur en France. Très bien vu de celte 
cour, il adressa en 4743 aux États Généraux de son pays des conseils 
et remontrances, pour les engager à ne pas se mêler aux querelles de 
la succession d'Autriche; mais on lui en sut mauvais gré. Il demanda 
alors son rappel, et ne l'obtint qu'en 1747. Il mourut en 1766. (J. Van 
DER Aa, Biographisch Woordenboek der Nederlanden). 

(1) Le manuscrit porte : « la ville » . 

(2) Les lettres de négociation de M. Van Hoey ont été publiées en 
partie à Londres en 1743, soi-disant pour servir à l'histoire de la vie du 
cardinal Fleury. Elles témoignent de son grand sens politique, de l'indé- 
pendance de son caractère et de ses généreux eflorts pour empêcher la 
République des Provinces-Unies d'être entraînée malgré elle dans la 



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LA REPUBLIQUE DE VENISE 151 

Venise, autre République, riche et puissante, quoique d'une 
petite étendue, n'étoit pas moins considérable que la Hollande. 
Le timon de l'État est confié à un certain nombre de Nobles, 
à la tête desquels est un Chef qui n'a de pouvoir que conjoin- 
tement avec le Conseil suprême (i). Indépendamment de ce 

guerre qui se préparait. Sa franchise déplaisait parfois à son gouverne- 
ment, et on lui avait reproché^ des réflexions peu décentes non seulement 
sur la conduite des alliés de VÉtat, mais encore sur la conduite et les déli- 
bérations de VÉtat même. Il répond, le 11 février 1743, avec sagesse et 
dignité à ces reproclies : « Je suis, dit-il, pour la règle qui dit : Ante- 
quam incipias, consulto ; postquam consulueris, mature fado opus est... Une 
résolution prise par le souverain est une loi sacrée pour les sujets, et 
un chacun doit y conformer ses actions; mais je crois aussi que, tandis 
que le souverain délibère, il doit être libre à tous ceux qui ont quelque 
vocation légitime, de dire leur avis selon leurs lumières, sur tout ce qui 
intéresse le service de TÉtat. Faire de son mieux, et cela sans se laisser 
détourner par des considérations de faveur ni de haine, fut jugé de tout 
temps et à très bon droit être im devoir des plus essentiels d'un membre 
de la haute Régence; et la vogue de cette grande maxime dans un 
État, regardée constamment comme l'effet le plus lïeureux, la preuve la 
plus évidente et l'appui le plus assuré de notre liberté. » (P. 183.) 

Peu de temps après, on l'invita à ne plus ajouter ses sentiments 
particuliers et ses avis aux Relations qu'il envoyait : « Je m'y con- 
formerai avec obéissance, dit-il. Je demande seulement très humble- 
ment permission de faire ressouvenir L. H. P. de la manière la plus 
somnise que j'ai l'honneur d'avoir séance dans leur illustre Assemblée, 
comme membre d'icelle et Député, et que mes Relations n'ont jamais 
eu d'autre but que de communiquer à L. H. P. tout ce qui pouvait 
venir à ma connaissance et que je croyais pouvoir concerner les 
intérêts de l'ii^tat directement ou indirectement, ne me souvenant pas 
que j'aye ajouté à mes Relations mon sentiment particulier, excepté 
seulement par rapport aux conséquences qui me paraissaient résulter 
naturellement et nécessairement des choses, eu égard à la disposition 
des esprits de cette cour et à la nature de ses affaires. » (Ouvr. cité, 
p. 220. Lettre du 25 février 1753 à M. Fagel, greffier des Etats géné- 
raux.) 

En 4744 parut également à Londres un volume intitulé : Lettres, négo- 
ciations et pièces secrètes, pour servir à Vlnsloire des Provinces- Unies et de 
la guerre présente, et de suite ou de confirmation aux lettres de M. Van- 
Hoey. 

11 s'agissait toujours de savoir si les États généraux se trouvaient 
dans l'obligation absolue de remplir les engagements qui résultaient du 
traité de Vienne de 4731, et si cette obligation devait prévaloir sur les 
intérêts les plus essentiels de la Républiciuc. 

La personne de M. Van Hoey semble ici disparaître : elle est rem- 
placée par celles du marquis de Fénelon, ambassadeur de France, et du 
baron de Reischach, envoyé extraordinaire de la reine de Hongrie, et 
pai» les Résolutions des États généraux. 

(1) Venise comprenait trois principaux conseils : le Grand Conseil, 
composé de tout le corps de la noblesse; les Pregadi, c'est-à-dire le 



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152 ANECDOTES (CtJftlEtJSËS DE LA COUft DE FRANCE 

Conseil, il y a un Tribunal souverain composé de dix citoyens (1) 
justes, incorruptibles et possédant les Lois et les Constitutions 
de l'État. Ce Tribunal est redoutable aux grands et aux petits, 
et contient chacun dans le devoir. Cette forme de Gouverne- 
ment est très ancienne; beaucoup de sagesse et de prudence 
en ont été de tout tems la base, et l'État leur doit son opu- 
lence et sa force. Les Vénitiens, se conduisant toujours par 
les mêmes principes, ne voulurent point prendre de parti dans 
les querelles auxquelles il y avoit apparence que la mort de 
l'Empereur alloit exposer la plus grande partie de l'Europe. 
Attentifs à mettre leur pays à l'abri de toutes insultes, ils res- 
tèrent spectateurs des événemens. 

Les Suisses (2), qui forment un Peuple nombreux, dispersé 
dans des montagnes inaccessibles, belliqueux et frugal, exempt 
de luxe (3) et de l'ambition de s'agrandir, se faisoient aussi 
rechercher. Ils sont divisés en différens Cantons, indépendans 
les uns des autres, et dont chacun se gouverne à son gré, 
mais alliés ensemble pour l'intérêt commun. Ils vivent en 
bonne intelhgence avec toutes les Puissances de l'Europe et 
ne refusent de secours d'hommes à aucune, en payant : poli- 
tique qui décharge d'autant le Pays, qui n'est pas abondant, 
et y fait entrer beaucoup d'argent, qui sans cette espèce de 
trafic y seroit très rare (4). Ces peuples gardèrent une exacte 

Sénat, et le Collège, où les ambassadeurs avaient audience. Le Conseil 
des Dix était le tribunal institué pour juger les crimes contre l'État. A 
tous ces conseils présidait la Seigneurie, sorte de septem virât, composé 
du duc et de six conseillers appelés le Petit Conseil (Gonsiglietto). Le 
chef de cette Seigneurie était le Doge. (Amelot de la Houssaib, Hist. du 
gouvernement de Venise, Lyon, 1740, 3 vol. in-12.) 

Le doge de Venise était alors Alvise Pisani, qui succéda le 17 jan- 
vier 1735 au doge Carlo Ruzzini et mourut' le 17 juin 1741, à soixante- 
dix-huit ans. 

(1) Note de l'édition de 1763 : « l\ entend il Consiglio dei DieH, le Con- 
seil de[s] Dix. » 

(2) « Une nation sans chef, composée de treize corps politiques diffé- 
rents entre eux par la forme du gouvernement, démocratique chez les 
uns, aristocratique chez les autres, également divisés par le culte reli- 
gieux, ici catholiques, là zuingliens ou calvinistes, mais réunis par un 
amour égal de la liberté ; telle est en résumé la République des Suisses. » 
{Art de vérifier les dates, t. lïl, p. 587.) 

(3) Les éditions portent : « du luxe Asiatique ». 

(4) Note de l'édition de 1763 : « Le conmierce des Suisses est ai^our- 



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LE MARÉCHAL D£ BELLË-ISLË 153 

neutralité et, ne s'appliquèrent, ainsi que les Vénitiens, qu'à 
mettre leurs frontières en sûreté. 

Il y avoit encore la Principauté de Toscane, de Modène (1), 
et plusieurs autres petits États, qui par leur position étoient 
emportés dans le tourbillon des grands États dont ils étoient 
voisins, ou dans lesquels ils étoient enclavés. 

Telle étoit la situation de l'Europe à la mort de Charles VI. 
Cependant les Électeurs, invités par celui de Mayence (2), se 
disposoient à se rendre à Francfort, pour procéder à l'élection 
d'un Chef de l'Empire. Cette grande affaire mettoit toutes les 
Puissances en action. La France faisoit de grandes levées de 
troupes et des magasins considérables sur les frontières, et 
néanmoins elle se préparoit à envoyer un Ambassadeur à 
Francfort, ainsi qu'elle est dans l'usage de faire lors de l'élec- 
tion d'un Empereur. 

Il y avoit alors à la Cour M. de Belle-Isle (3), homme de 

d'hui sur un pi6 si florissant, que l'argent n'est pas si rare que l'auteur 
le prétend. » 

(1) Ces deux mots manquent au manuscrit et à l'édition de 1746. — 
Au lieu de Modène, la clef de 1759 donne : « le Novarrois et le Torton- 
nois, partie du Milanez; » celle de 1745 : « partie du Milanez. » 

Le duc de Modène était alors François-Marie III, fils et successeur du 
duc Renaud, né le 2 juin 1698, marié le 21 juin 1720 à Gharlotte-Aglaé, 
fille du Régent. Il mourut à Varese le 23 février 1780, à l'âge de quatre- 
vingt-deux ans. (Art de vérifier les dates, t. ill, p. 703.) 

(2) Cette invitation avait lieu conformément à l'article !•' de la Bulle d*or, 
§ 18 et 1 19, ainsi conçus : « J 18. — Mandons et ordonnons que l'archevêque 
de Mayence, qui tiendra alors le siège, envoyé des lettres patentes par 
courrier exprès à chacun desdits autres Princes, Électeurs Ecclésiastiques 
et Séculiers, ses Collègues, pour leur intimer ladite Election... 

« I 19. — Les lettres contiendront que dans trois mois, à compter du 
jour qui y sera exprimé, tous et chacun des Princes-Électeurs aycnt à 
se rendre à Francfort sur le Mein en personne, ou à y envoyer leurs 
Ambassadeurs, par eux authentiquement autorisez et mimis de Procu- 
ration valable, signée de leur main et scellée de leur grand sceau, pour 
procéder à l'élection d'un Roy des Romains, futur Empereur. » (Voyez 
La Bulle d'or, trad. française, Paris, 1711, in-32, p. 23 et 24.) 

(3) CIiarles-Louis-Auguste Foucquet, appelé le comte de Belle-Isle, né à 
Villefranche-en-Rouergue le 22 septembre 1684, fils de Louis Foucquet, 
marquis de Belle-Isle, et de Catherine-Agnès de Lévis, petit-fils du 
surintendant Nicolas Foucquet, épousa en premières noces, le 21 mai 1711, 
Henriette-Françoise de Durfort-Civrac, de la maison de Duras, et, après 
la mort de celle-ci, Marie-Casimire-Thérèse-Geneviève-Emmanuelle de 
Béthune, veuve de François Rouxel de Médavy, marquis de Grancey. Il 
mourut le 26 janvier 1761. (Moréri, Dict. histor., t. V, p. 268.) 



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454 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

beaucoup d'esprit et qui n'avoit pas moins d'ambition. Il 
n'étoit plus jeune, et il avoit passé toute sa vie dans le métier 
de la guerre. Il étoit brave, quelquefois téméraire, mais bon 
Officier et très-capable. Quoiqu'il fatiguât le soldat par des 
revues fréquentes et des exercices continuels, il en étoit 
cependant fort aimé, parce qu'il lui procuroit des revenans- 
bons, en l'employant aux travaux des Places de son Gouver- 
nement de Metz (1) et qu'il le soutenoit contre l'Officier, 
qu'on trou voit qu'il ne traitoit pas avec assez d'égards. Il 
étoit vif, entêté dans ses sentimens, occupé de projets, et 
désiroit avec raison de parvenir aux grades les plus distingués 
du Militaire, dans lequel, malgré sa capacité, il avoit fait assez 
lentement son chemin. Son origine, sans être ancienne, est 
illustre; son aïeul a été dans le Ministère et est mort dis- 
gracié (2). Cette disgrâce diminua beaucoup le crédit de cette 
famille; mais comme elle étoit fort riche, elle se soutint, et 
M. de Belle-Isle, qui en étoit devenu le chef, n'éloit pas sans 
considération à la Cour. Il vouloit sçavoir de tout, ne négli- 
geoit rien de ce qui pouvoit l'instruire du fort et du foible des 
différentes Puissances de l'Europe; ce qui, joint aux correspon- 
dances qu'il entre tenoit partout, lui donnoit tant de travail, 
qu'on assure qu'il occupoit journellement six secrétaires. Il 
étoit entreprenant, n'étoit pas sans envieux et passoit dans 
l'esprit de bien des gens pour ne pas sçavoir proportionner à 
ses projets les moyens nécessaires pour les faire réussir. Il avoit 
un frère (3), de quelques années plus jeune, aussi employé dans 
le Militaire, qui ne lui cédoit point pour l'esprit, mais plus 
posé, plus prudent, qui examinoit les choses avec plus de 



(1) Les éditions portent simplement : « de son Gouvernement ». 

(2) Note de l'édition de 1763 : « C'est Monsieur Fouquet, surintendant 
des finances, qui fut disgracié sous Louis XIV et renfermé à Pignerol » 

(3) Note de l'édition de 1763 : « C'est le Chevalier de Bellisle, tué à 
l'attaque du Col de Sicta en 1747. » Louis-Charles-Armand Foucquct, 
chevalier de Belle-Jsle, brigadier des armées du roi, né à Agen le 
19 septembre 1693, était dans sa cinquante-quatrième année quand il 
fut tué le 19 juillet 1747 à la tôte de ses troupes, en attaquant les retran- 
chements que le roi de Sardaigne avait élevés sur le plateau de TAssiette, 
pour couvrir Exiles et Fenestrelles. (Moréri, Dict. hUlor., t. V, p. 267 
et 268.) 



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LE MARÉCHAL DE BELLE-ISLE 155 

sang-froid et vouloit toujours, avant que de faire quelque 
entreprise, voir comme il en sortiroit. Les deux frères vi voient 
dans une grande union, et l'aîné consultoit volontiers son 
cadet, dont on prétend que les avis lui ont été souvent très- 
utiles. 

M. de Belle-Isle, tel que nous venons de le représenter, 
avoit, dit-on, formé un grand projet, dont il fit part au Car- 
dinal Fleury : il consistoit non seulement à procurer la Cou- 
ronne de l'Empire à l'Électeur de Bavière, en gagnant quelques- 
uns des principaux Électeurs et en intimidant les autres, mais 
encore à porter un coup mortel à la Maison d'Autriche, en lui 
enlevant ses plus beaux États pour en faire un établissement 
à cet Électeur, qui n'étoit pas assez puissant par lui-môme 
pour soutenir convenablement la Dignité Impériale. Il faisoit 
voir (1) que, pour réussir dans ce projet, il falloit faire choix, 
pour ^ambassade de Francfort, d'un homme au fait des diffé- 
rens caractères des Électeurs, capable de manier leurs esprits, 
et assez instruit des affaires de l'Empire d'Allemagne pour 
leur faire sentir que leurs véritables intérêts étoient d'entrer 
dans les desseins de la France; que pour appuyer efficace- 
ment ces négociations et abattre pour toujours la Maison 
d'Autriche, il étoit nécessaire de faire passer dans les États 
de l'Électeur de Bavière une armée de 100,000 hommes, qui, 
sous le nom de troupes auxiliaires de cet Électeur, et sous le 
prétexte de lui aider à faire valoir ses droits sur la succession 
du feu Empereur, s'empareroit de TArchiduché d'Autriche, 
du royaume de Bohème et des plus belles Provinces de la 
Reine de Hongrie, et tiendroit en même tems en respect de ce 
côté-là les Électeurs et les Princes qui auroient quelque pen- 
chant pour cette Princesse; qu'il falloit faire marcher qua- 
rante mille hommes au moins dans TÉlectorat de Cologne 
pour le protéger, contenir ses voisins, et pour être à portée 
d'entrer dans la Principauté de llannovre, dont le Roy d'An- 
gleterre, qu'on sçavoit être pour la Maison d'Autriche, étoit 
Électeur; et surtout s'assurer du Roy de Prusse, dont Tirrup- 

(1) Le mot « voir » a été omis par le copiste du manuscrit. 



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156 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

tion récente dans la Silésie étoit une puissante diversion toute 
faite dont il étoit essentiel de profiter ; que cependant le Roy 
d'Espagne attaquât, conjointement avec le Roy des Deux- 
Siciles son fils, les États que la Reine de Hongrie possédoit 
en Italie; mais que de la promptitude dans l'exécution et de 
la profusion de l'argent dépendoit la réussite de cette affaire, 
qui ne pouvoit pas durer plus de six mois, si on suivoit exac- 
tement ce plan. 

Le Cardinal de Fleury goûta le projet (1) ; mais la dépense 
de deux armées montant à 140,000 hommes, indépendam- 
ment des frais de l'ambassade, l'effraya. D'ailleurs il avoit la 
vue trop courte (2) pour voir que l'invasion dans les États de 
la Reine de Hongrie devoit être traitée comme un coup de 
main, pour lequel il falloit absolument être en force; qu'au- 
trement on donneroit le tems à l'ennemi de se reconnoître et 
de faire acheter bien cher, peut-être même d'empêcher de 
faire les conquêtes qu'on se proposoit de faire. Mais en accep- 
tant le plan, il se réserva intérieurement d'y faire les change- 
mens que son économie lui dicteroit (3). Cependant l'auteur 
fut récompensé du titre d'Ambassadeur à la Diète de Franc- 
fort (4); il fut fait Maréchal de France, et on lui remit des 
sommes immenses. Il eut ordre de les employer vis-à-vis les 
Électeurs et les Princes de l'Empire dont Talliance méritoit 
d'être recherchée, de n'épargner ni insinuation ni argent pour 
les gagner, de concerter avec l'Électeur de Bavière les opéra- 
tions de guerre déduites dans le projet, et enfin de s'aboucher 
avec le Roy de Prusse pour le bien de la cause commune. Le 
Maréchal de Belle-Isle ne négligea rien pour rendre son ambas- 
sade éclatante, et il porta la magnificence si loin, qu'on 

(1) Voyez aux Pièces justificatives, n*» IV, la lettre que l'Électeur de 
Bavière adressa le 29 octobre 1740 au cardinal de Fleury, pour faire 
valoir ses droits à la couronne impériale et entraîner la France à les 
appuyer. (Bibl. nat., Nouv. acq. franc. 490, fol. 224.) 

(2) Le manuscrit donne « la veûe courte ». 

(3) Note de l'édition de 1763 : « Surtout celui de ne pas tout donner 
à la Bavière, mais de diviser les États héréditaires. >» 

(4) Nommé ambassadeur le 16 décembre 1740, il partit le 4 mars 1741. 
Le 11 février précédent, il avait été créé maréchal de France. (Moréri, 
Dici. hist., t. Y, p. 268.) 



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LE MARÉCHAL DE BËLLE-I8LE 157 

n'avoit jamais rien vu à Francfort d'aussi superbe, et de cor- 
tège aussi nombreux et aussi leste (i). Pour donner une idée 
de la dépense prodigieuse qu'il fit, il suffira de dire que toutes 
les semaines il partoit de Paris deux voitures chargées de 
provisions pour Francfort, où elles arri voient en très peu 
de jours, au moyen de relais disposés de distance en distance 
sur la route; ce qui dura près d'un an qu'il séjourna dans 
cette Yille. Il ne partit cependant pas avec toute la satisfaction 
possible. Le Cardinal de Fleury lui déclara que le Roy (2) 
vouloit bien faire marcher 40,000 hommes vers les États de 
l'Électeur de Cologne, mais qu'il n'en donneroit qu'un pareil 
nombre à l'Électeur de Bavière, avec le titre de Généralissime. 
M. de Belle-Isle fit en vain les représentations les plus fortes 
sur l'insuffisance de cette Armée pour les opérations pro- 
jetées. Il alla même jusqu'à dire que c'étoit exposer la gloire de 
Louis XV et l'honneur de la Nation; qu'il valoit mieux ne rien 
faire du tout, que de faire si peu; en quoi il fut même secondé 
par M. Orry (3). Il ne put rien gagner, et il fut obligé de 
suivre sa destination, avec le chagrin de prévoir qu'un projet 
si beau échoueroit, mais en même tems avec la résolution de 

(4) L'entrée du maréchal de Belle-Isle à Francfort dépassa en magni- 
ficence toutes les autres. Précédée de courriers, sa suite arriva avec 
douze chevaux tenus en mains suivis de douze voitures à quatre 
chevaux, sous des couvertures de velours vert, tous avec l'écusson de 
ses armes en bosse, relevées de deux bâtons de maréchal de France, 
entrelacés de guirlandes d'or avec les armes pareilles aux quatre coins ; 
cent cinquante valets de pied en livrée verte galonnés sur toutes les 
coutures, avec culotte et veste écarlate, nœuds d'argent à l'épaule, 
chapeau galonné surmonté d'un plumet vert, puis des pages; enfin 
vingt-quatre seigneurs formant l'ambassade, dont son frère, le chevalier 
de Belle-Isle; M. Blondel, envoyé de France, longtemps près de l'Élec- 
teur Palatin et à la cour électorale de Mayence; M. le chevalier d'ilar- 
court. Au centre, le maréchal sur un cheval magnifique avec un har- 
nachement enrichi de pierreries et d'or. (Pajol, Guerres sous Louis XV, 
t. II, p. 41.) Voyez au cabinet des Estampes de la Bibliothèque natio- 
nale, collection Hennin, t. 96, l'entrée du Maréchal, la décoration de 
la salle des fêtes, les feux d'artifice et illuminations de son hôtel à 
Francfort. 

(2) Le roi avait commencé par dire, à la mort de l'empereur Charles Vï, 
qu'il ne voulait se mêler de rien, qu'il demeurerait les mains dans les 
poches, à moins qu'on ne voulût élire un protestant. (Mémoires du duc 
de LuyneSy t. III, p. 266.) 

(3) Voyez plus haut, p. 49, note 2. 



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158 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 

n'en devoir le succès qu'à son esprit et aux ressorts qu'il 
comptoit faire jouer. En effet, il se trouvoit d'autant plus 
animé à tirer de lui-même les ressources dont il auroit besoin, 
qu'il sentoit qu'en cas de mauvaise issue le blâme lui en seroit 
entièrement donne. 

Ce fut dans cet esprit, qu'avant de se rendre à Francfort, il 
visita les Électeurs de Mayehce, de Trêves, de Cologne, l'Élec- 
teur Palatin, et quelques Princes dont on croyoit devoir s'as- 
surer. Il eut lieu d'être content des favorables dispositions où 
il trouva les uns, et qu'il sçut inspirer aux autres (1). 

Il se rendit ensuite auprès de l'Électeur de Bavière, auquel 
il fit part des desseins de la France pour son élévation au 
trône Impérial, et de ce qu'il avoit fait avec les Électeurs et 
les Princes dont nous venons de parler. Il lui remit aussi de 
la part du Roy la patente de Généralissime d'une Armée de 
40,000 François, qui devoit se mettre en marche dès que la 
saison le permettroit, indépendamment d'une pareille qui 
s'assembleroit sur les frontières de l'Électorat de Cologne. 
En habile homme, il fit beaucoup valoir ces secours, et en 
laissa espérer d'autres, si la situation des affaires le deman- 
doit; € ce qui ne paroissoit pas vraisemblable, disoit-îl, si 
aussitôt après la jonction des troupes françoises à celles de 
Bavière, on attaquoit la Reine de Hongrie dans le cœur de ses 
États, en marchant droit à Vienne en Autriche; qu'après s'en 
être emparé, ce qui ne seroit pas difficile, tout le Pays se 
soumettroit; qu'ensuitte on se replieroit sur le Royaume de 
Bohême, dont la conquête seroit d'autant plus aisée, qu'elle 
auroit été précédée par celle de l'Archiduché d'Autriche, qui 
en est voisin, et que le Roy de Prusse, avec lequel il avoit 
ordre de s'aboucher, le faciliteroit encore par la puissante 
diversion qu'il venoit de faire dans la Silésie. C'étoit ainsi que 
le Maréchal de Belle-Isle travailloit de loin à faire tourner à 

(1) Le 1" septembre 1741, le maréchal de Belle-Isle écrit de Francfort 
à Moreau de Séchelles : « Nous avons par écrit la promesse de TÉlecteur 
de Mayence pour son suffrage; je suis pareillement assuré de celui de 
Trêves; ainsi nous voilà bien certains de notre Élection; il s'agit à 
présent d'en préparer les formalités et d'en assurer Texécution. » (Bibl. 
nat., Nouv. acq. franc. 5253, fol. 18.) 



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LE MARECHAL DE BELLE-ISLE ET FRÉDÉRIC II iS9 

Tavantage de l'entreprise la médiocrité même des moyens, 
qui peut-être auroient pu devenir suffisans, si on les eût 
employés comme il le proposoit. G'étoit ainsi que, pour 
empêcher l'Électeur de Bavière d'ouvrir les yeux sur la foi- 
blesse du secours de la France, il lui insinuoit habilement le 
plan des opérations de la campagne prochaine, et l'usage 
qu'il falloit faire, pour s'agrandir aux dépens de la Maison 
d'Autriche, des troupes que. le Roy lui confioit. 

Tout étant réglé avec l'Électeur de Bavière, M. de Belle-Isle 
s'achemina vers le Roy de Prusse, qu'il trouva occupé au 
siège d'une des principales villes de la Silésie, à la suite d'une 
grande victoire (1) qu'il venoit de remporter sur les Autri- 
chiens, qui avoient enfin été obligés de lui abandonner le 
champ de bataille, après avoir longtems combattu avec toute 
la valeur possible. Le Maréchal félicita le Roy de Prusse sur 
ses succès et lui fit part des desseins où le Roy son maître 
étoit de contribuer à l'avantage et à la tranquillité de l'Em- 
pire d'Allemagne, et de la bonne amitié qu'il désiroit d'entre- 
tenir avec le Roy de Prusse. Le Ministre de France fit un 
court séjour auprès de ce Monarque (2), qui le traita avec la 
plus grande distinction, et après avoir admiré l'Armée, qui 

(1) Note de l'édition de 1763 ; « Il entend la bataille de Molwitz. » 
Cette bataille eut lieu le 10 avril 1741. D'après la relation que FrédéricII 
en a faite, elle coûta aux Autrichiens 180 officiers et 7,000 soldats; du 
côté des Prussiens, on compta 2,500 morts, dont le margrave Frédéric, 
cousin du roi, et 3,000 blessés. (Hist. de mon temps^ t. II, p. 72 et suiv,) 

(2) Dans V Histoire de mon temps, Frédéric raconte ainsi la visite du 
maréchal : « Le maréchal de Belle-Isle vint dans le camp du Roi lui 
proposer, de la part de son maître, un traité d'alliance, dont les articles 
principaux roulaient sur l'élection de l'Électeur de Bavière, sur le par- 
tage et le démembrement des provinces de la reine de Hongrie, et sur 
la garantie que la France promettait donner de la Basse-Silésie, à condi- 
tion que le roi renonçât à la succession des duchés de Juliers et de Berg 
et qu*il promit sa voix à l'Électeur de Bavière. » Le traité fut ébauché, 
mais ne fut pas signé tout de suite. Le maréchal de Belle-Isle, ajoute 
Frédéric, se livrait trop souvent à son imagination; on aurait dit, à 
l'entendre, que toutes les provinces de la reine de Hongrie étaient à 
l'encan. Un jour qu'il se trouvait auprès du roi, ayant un air plus 
préoccupé et plus rêveur que d'ordinaire, le prince lui demanda s'il avait 
reçu quelque nouvelle désagréable : « Aucune, répondit le maréchal; 
mais ce qui m'embarrasse, c'est que je ne sais ce que nous ferons de 
cette Moravie. Le roi lui proposa de la donner à la Saxe », pour attirer 
par cet appât le roi de Pologne dans la grande alliance ; le maréchal 



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160 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

eut ordre de se mettre sous les armes pour lui faire honneur, 
il prit la route de Francfort. On prétend, et il y a toute appa- 
rence, que dans cette entrevue on mit la dernière main aux 
arrangemens que les deux Couronnes avoient précédemment 
pris. 

La Reine de Hongrie étoit alors dans la plus fâcheuse posi- 
tion. Tandis que le lloy de Prusse, uni à TÉlecteur de Saxe, 
subjuguoit avec une rapidité étonnante les Provinces de 
Silésie et de Moravie, le lloy de France et l'Électeur de Bavière 
se disposoient à porter le fer et le feu dans l'Autriche et dans 
le Royaume de Bohême. Dans le même tems, le Roy d'Es- 
pagne menaçoit les Provinces situées en Italie. Le nerf de la 
guerre manquoit à cette Princesse, et elle auroit eu la douleur 
de se voir enlever ses plus beaux États sans les pouvoir 
défendre, si les Anglois entr'autres ne Tavoient pas soutenue 
en lui fournissant des sommes considérables, qui lui procu- 
rèrent le moyen de lever et d'entretenir de nombreuses 
armées, de repousser ses ennemis, et enfin de rétablir ses 
affaires (1). 

Ce fut à peu près dans ce tems qu'arriva à Paris la mort de 
la Duchesse de Bourbon, princesse âgée seulement de vingt- 
sept ans (2), et qui n'avoit pas vécu heureuse avec son époux, 
mort seize mois avant elle, quoiqu'elle fût belle, d'un carac- 
tère aimable et d'une douceur charmante. Elle ne laissa de son 
mariage qu'un Prince encore enfant. 

Cependant les dififérens corps dont le Roy avoit ordonné de 

trouva l'idée admirable et l'exécuta dans la suite. » (Hitt. de mon temps, 
t. II, chap. m, p. 79.) 

(1) L'agression si peu justifiée de Frédéric avait provoqué une indi- 
gnation générale en Angleterre et en môme temps l'enthousiasme de 
toute la nation pour Marie-Thérèse. Le roi prononça un discours solennel 
j)Our réclamer le concours du Parlement en sa favem*, et maintenir 
l'équilibre des puissances de l'Europe. Ce discours fut suivi d'une 
adresse chaleureuse, accompagnée d'un secours de 300,000 livres au 
profit de la reine de Hongrie. {History of the kouse of Austric^, by William 
CoxE. Londres, 1807, in-8«, t. II, p. 259.) 

(2) Le manuscrit insère ici les renseignements suivants : « Elle mourut 
le 14 juin 1741. Elle fut mariée le 23 juillet 1728 avec le Duc de Bourbon, 
mort le 27 janvier 1740. Cette princesse étoit fille d'Emest-Léopold, 
Lantgrave de Hesse-Rheinsfeld, mort le 25 septembre 1731, et d'Éléonore- 
Marianne, fille de Maximilien-Charles de Lowenstein-Wertheim. » 



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PLAN DE CAMPAGNE 161 

composer les Armées destinées pour les Électorals de Bavière 
et de Cologne se mettoient en mouvement. Ceux qui dévoient 
servir sous les ordres de l'Électeur de Bavière s'assembloient 
sur la frontière de la France, du côté de Mayence, et Tautre, 
qui devoit marcher vers TÉlectorat de Cologne, avoit son 
rendez-vous sur la Meuse (1). Aussitôt que ces deux Armées, 
qui étoient très belles, furent assemblées, la seconde Armée 
d'observation, alla prendre poste dans les États de l'Électeur 
de Cologne, et s'y tint cette campagne et une partie de la 
suivante, sans commettre aucune hostilité (2). Elle étoit com- 
mandée par M. le Maréchal de Maillebois (3). Il passoitpour 
bon Officier; cependant sa capacité n'étoit pas généralement 
reconnue. Le voisinage (4) de cette armée ne donna pas peu 
d'inquiétude au Roy d'Angleterre. Il craignoit qu'elle ne 
portât le fer et le feu dans son Électoral de Hanovre. Pour 
détourner cet orage, il crut devoir signer un traité de neutra- 
lité (5) pour son Électoral, par lequel il s'engagea à ne donner 
aucun secours à la Reine de Hongrie, et à ne point traverser 
le Roy de Pologne, l'Électeur de Bavière ni les autres alliés 
de la France; mais dans la suite, c'est-à-dire dès que le 
danger fut passé, ce Prince rompit ce traité que les seules cir- 
constances lui avoient arraché. 

(1) Note de l'édition de 1763 : « L'Armée, qui devoit prendre ses quar- 
tiers en Westphalie, traversa une partie des Paîs-Bas autrichiens, 
l'Évôché de Liège et le duché de Juliers, où je l'ai vue pleine de pré- 
somtion de donner un Empereur à l'Allemagne et un Maître à la 
Hollande. » 

(2) Cette armée attendait, sans s'engager encore, le résultat des négo- 
ciations entamées depuis longtemps par M. de Bussy, Tambassadeur de 
France, avec le roi d'Angleterre, en vue de l'amener à proclamer sa 
neutralité. (Pajol, Guerre» »ou» LouU X K, t. II, p. 63.) 

(3) L'Édition de 1763 ajoute : « à qui une expédition récente contre 
des Insulaire» [Corses] révoltés avoit mérité le grand Calaat [bâton de 
Maréchal]. » Jean-Baptiste-François des Marets, marquis de Maillebois, 
né à Paris le 3 mai 1682, était fils de M. des Marets, ministre et secré- 
taire d'État, et de Mademoiselle de Bécbameil; il fut fait maréchal le 
11 février 1741 à la suite de sa campagne de Corse et mourut le 7 fé- 
vrier 1762. (MoRBRi, Diet. hist., t. IV, p. 127.) 

(4) Toute la fin de cet alinéa ne se trouve que dans l'édition de 1746 
et dans le manuscrit. 

(5) Le traité porte la date du 17 juillet 1741. (Pajol, ouvr. cité, t. II, 
p. 51.) 

11 



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!62 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

L'autre Armée, dont M. de Belle-Isle avoit le commandement, 
indépendamment du caractère d'Ambassadeur à Francfort, 
prit la route de la Bavière, où elle arriva après une marche 
longue et pénible. Elle y fut jointe par 30,000 Bavarois, et 
forma ainsi une Armée de 70,000 hommes, à la tête de laquelle 
se mit l'Électeur de Bavière comme Généralissime (1) Aussitôt 
il mareha vers l'Autriche, comme s'il eût été dans le dessein 
d'aller droit à la Capitale, dont nous avons dit que M. de Belle- . 
Isle lui avoit si bien montré la nécessité et la facilité de s'em- 
parer. S'il eût pris ce parti, iPeût mis la Reine de Hongrie 
dans un grand embarras. Vienne étoit presque sans défense (2). 
Au premier bruit de l'entrée de l'Électeur de Bavière, elle avoit 
pris l'alarme; elle s'étoit retirée en Hongrie avec toute sa 
Cour, et n'avoit laissé dans la ville de Vienne qu'une foible 

(i) Les lettres patentes du 21 juillet 1741, par lesquelles le roi de 
France donnait à réflecteur de Bavière le commandement de Tarmée 
auxiliaire de 40,000 honmies qu'il lui envoyait, étaient ainsi conçues : 

« Louis, etc. Notre très haut et très aimé frère et cousin l'Électeur de 
Bavière nous ayant requis de lui accorder les secours nécessaires pour 
se mettre à couvert des insultes qu'il pourrait craindre et en état de 
faire valoir les droits de sa maison : Nous nous sommes portés d'autant 
plus volontiers à faire passer dans ses États une armée auxiliaire. Pour 
ces causes. Nous constituons par ces présentes, signées de notre main, 
notre cousin l'Électeur de Bavière, lieutenant général, représentant notre 
personne en notre armée d'Allemagne, avec plein pouvoir et autorité à 
toutes les troupes. Donnons en mandement à nos lieutenants généraux 
qui le suivront en ladite armée, et à. tous nos maréchaux de camp, bri- 
gadiers, tant de cavalerie et dragons que d'infanterie, colonels, mestres 
de camp, et autres officiers d'artillerie, des vivres ou commis à l'exercice 
de leurs charges, capitaines, chefs et conducteurs de nos gens de guerre, 
tant de cheval que de pied. Français et étrangers, et autres officiers et 
sujets qu'il appartiendra, de le reconnaître et de lui obéir. » (Pajol, ouvr. 
cité, t. II, p. 57.) 

(2) Voici comment Frédéric II juge la conduite de l'Électeur de 
Bavière : « 11 avait été à deux marches de Vienne; s'il eût avancé, il se 
serait trouvé aux portes de cette capitale, qui, mal fournie de troupes, 
ne lui aurait opposé qu'une faible résistance. L'Électeur abandonna ce 
grand projet, par l'appréhension pu«^rile que- les Saxons, étant seuls en 
Bohême, pourraient conquérir ce royaume et le garder. Les Français, 
par une finesse mal entendue, s'imaginèrent qu'en prenant Vienne le 
Bavarois deviendrait trop puissant; ils fortifièrent donc, pour l'en éloi- 
gner, sa méfiance contre les Saxons. » Cette faute capitale fut la source 
de tous les mallieurs qui accablèrent ensuite la Bavière. (Frédéric II, 
Hist. de mon temps, t. I, chap. iv, p. 95.) Voyez également le mémoire 
adressé par le roi de Prusse à l'Électeur de Bavière pour rengager 4 
pousser la guerre en Autriche, (fbid., t. î, çhap. v, p. 104.) 



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MARCHE SUR LÀ BOHÊME 163 

garnison, avec ordre de réparer les anciennes fortifications et, 
si on avoit le tems, d'y ajouter de nouveaux ouvrages. 

L'Électeur de Bavière avoit de tout autres vues (1) que de 
mettre le siège devant Vienne. Il vouloit commencer par la 
conquête du Royaume de Bohême (2), dont son intention étoit 
de se faire élire et couronner Roy. Mais, pour empêcher les 
Officiers françois de pénétrer son dessein, il crut d'abord 
devoir se saisir de quelques petites places frontières, et dans 
le moment qu'on s'attendoit qu'il alloit marcher à Vienne, il 
se jetta en Bohême (3). Le Maréchal de Broglio (4), qu'on lui 
avoit envoyé pour commander sous lui, parce que M.' de Belle- 

(1) Le manuscrit porte : « avoit toutes autres vues ». 

(2) « Je suis toujours d'avis, écrit-il au maréchal de Belle-Isle, qu'il 
faudrait, s'il est possible, commencer par la grande entreprise de la 
Bohême : Prague n'est pas si forte que nous l'avons cru; si trente-deux 
bataillons pouvaient passer avec la première et la seconde colonne 
jointes à huit ou dix mille chevaux, je croirais la conquête de la Bohême 
assurée... La difficulté du retardement serait levée et la guerre serait 
d'autant plus coiu'te et, sans faute, heureuse. » (Lettre de Charles-Albert 
au maréchal de Belle-Isle, datée de Francfort, le 31 juillet 1741. — 
Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 489, fol. 223.) 

(3) Note de l'édition de 1763 : « G' étoit justement selon le projet du 
partage des païs héréditaires, dressé dans le Cabinet du Cardinal de 
Fleury. On ne vouloit pas en France que l'Électeur de Bavière se rendit 
maître de tous les païs de la maison d'Autriche. Charles VII avoit 
besoin du secours de la France et devoit par conséquent diriger les 
opérations selon les ordres de Versailles. » 

Il est certain que la France ne voulait pas Charles-Albert trop puis- 
sant, et les instructions données soit au maréchal de Belle-Isle, soit au 
marquis de Beauvau, ministre plénipotentiaire auprès de l'Electeur de 
Bavière, étaient conçues dans ce sens. Les troupes alliées ne devaient 
pas dépasser la rivière d'Enns. Elles s'y arrêtèrent en effet; toutefois 
sur les conseils de Frédéric II, très occupé alors en Silésie, ou plutôt de 
son habile représentant M. de Sclmiettau, le plan de la France fut un 
instant abandonné et la marche sur Vienne résolue. Elle commença 
même le 4 octobre ; on arriva jusqu'à Saint-Polten, & deux journées de 
la capitale dégarnie de troupes, et, malgré ses hésitations qui durèrent 
un mois, il est probable que l'Électeur y serait entré si une lettre du 
roi de France, adressée le 23 octobre au maréchal de Belle-Isle, ne l'avait 
pas autorisé, en cas de marche sur Vienne, à se séparer des Bavarois. 
L'Électeur abandonna donc son entreprise sur Vienne, et, ramenant ses 
troupes en arrière, il en revint au plan de la France ; la campagne de 
Bohême allait conmiencer. (Pajol, t. II, p. 91.) Voyez l'instruction du 
roi au marquis de Beauvau, datée de Versailles le 1" juillet 1731. 
(Aff. Étr. Bavière, Mémoire$ et doeumentf, t. JV. — CQireifondQnce, 
t. XCII.) 

(4) Voye;? plus haut, p, 97, i^ote 3. 



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464 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Isle ne pouvoit pas être en môme tems à la tète de Tarmée et 
à Francfort, lui représenta en vain les dangereuses consé- 
quences de cette conduite (1) : rien ne put lui faire changer sa 
marche. Il se contenta de laisser dans l'Autriche M. de Ségur (2), 
Officier François, avec un corps de 10,000 hommes, la plupart 
François (3), pour contenir le Pays (4) et conserver les places 
conquises. Après ces dispositions qui lui parurent suffisantes, 
il partagea son Armée en plusieurs colonnes, et continua sa 

(1) Il semble surprenant que le maréchal de Broglie ait pu conseiller 
à l'Électeur de Bavière un plan de campagne en opposition formelle avec 
les idées du roi et les instructions données au maréchal de Belle'isle. 

(2) Henri-François, marquis de Ségur, né le i" juin 1689, épousa en 
1718 Philippe-Angélique de Froissy, fille naturelle non reconnue du 
Régent et de la comédienne Charlotte Demares. Fils aîné de Henry- 
Joseph, marquis de Ségur, et de Claude-Elisabeth Binet, dont le père 
était fermier général, il mourut le 18 juin 1751. 

Son grand-père Jean Isaac, dit le beau Ségur ou le beau Moiaquetairet 
cadet de sa maison et sans fortune, eut une jambe emportée à la bataille 
de Marsalle. Comme il était très bien fait,il chercha à faire son chemin par 
sa bonne mine. Se trouvant en quartier À Nemours, il plut à Madame 
de Beauvilliers, abbesse de la Joie ; il chantait et dansait à merveille et 
il jouait si bien du luth que cet instrument fut celui de sa fortune. (On 
raconte môme que plus tard sa belle-fille ne voulut jamais se séparer 
de ce luth et qu'elle l'avait suspendu dans sa chambre à. titre de sou- 
venir.) 

L'abbesse était jeune, belle, charmante, et ne respirait que la joie et 
le plaisir; elle voulut apprendre à jouer du luth, et comme il était diffi- 
cile à Ségur de le lui enseigner à travers la petite porte de la grille du 
couvent, elle consentit qu'il y passât; sa taille était fine et son corps 
souple, mais ces tendres accords eurent bientôt des suites embarras- 
santes; l'abbesse dut prétexter un voyage aux eaux; or, elle partit trop 
tard, fut prise en chemin et accoucha à, Versailles d'un petit Amphion. 
Le duc de Saint-Aignan, son père, apprit lui-même l'histoire au roi, 
croyant le divertir aux dépens de quelque autre; mais le duc de La 
Feuillade, qui était venu dans la même intention et mieux instruit, lui 
dit qu'il était surpris qu'il voulût faire rire le roi à ses dépens en lui 
apprenant que c'était de l'aventure de sa fille dont il régalait le roi; la 
pauvre abbesse fut enfermée et n'emporta de son abbaye que le portrait 
de M. de Ségur qu'elle avait fait peindre en sainte Cécile jouant du luth. 

On assure que les Lettres portugaise» sont de cette abbesse (a). 
L'aventure, qui aurait perdu tout autre, fit l'avancement du beau Ségur. 
Le roi le voulut voir, fut charmé de sa bonne mine et lui fit du bien. 
(Bibliothèque nationale. Dossiers bleus, vol. 609, dossier 16026, fol. 10.) 

(3) Ces trois mots manquent au manuscrit. 

(4) Les éditions portent « la Province ». 

(a) C'est la première fois, croyons-nous, que les Lettres portugaises reçoivent cette 
attribution. -^ Voir Barbikr, Dict. des ouvrages anonymes (3« édit., Paris, 1882), t. 11, 
p. 1286. 



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PRISE DE PRAGUE 1«5 

marche vers Prague, Capitale de la Bohême, sous les murs de 
laquelle toutes les troupes avoient ordre de se réunir pour en 
former le siège. La Reine de Hongrie n'ayant point alors de 
corps d'armée dans le Pays, mais seulement quelque Cavalerie 
légère (1), dispersée çà et là, qui étoit moins redoutable qu'in- 
quiétante, on parvint pour ainsi dire sans perte devant 
Prague, qu'on investit aussitôt. La garnison étoit au plus de 
deux mille (2) hommes de troupes réglées, qui tirèrent à peine 
un coup de fusil (3), et il n'y avoit presque point de muni- 
tions. On n'ignoroit pas le mauvais état de la Place; aussi 
l'Électeur de Bavière n'étoit-il pas d'humeur d'en faire le siège 
dans les formes, mais bien de s'en rendre maître au moyen 
des intelligences qu'on y avoit, ou de l'emporter d'assaut. Elle 
fut prise ^n effet par escalade au bout de quelques jours (4); 
fait d'armes d'autant plus éclatant qu'il est rare. Le projet et 
l'exécution en furent dûs au Maréchal Comte de Saxe (5), Offi- 
cier brave, très expérimenté, et en qui les troupes avoient de 
la confiance. Il est, comme tout le monde sait, fils d'Auguste I*% 
Roy de Pologne, dont nous avons parlé, et d'une de ses favo- 



(1) Ce dernier mot n'est que dans Tédition de 1746 et dans le manus- 
crit. 

(2) Manuscrit : « dix mille. » ^ 

(3) Note de l'édition de 1763 : « On en tira assés du côté où les Saxons 
attaquoient. » 

(4) C'est dans la nuit du 25 au 26 novembre 1741 que la ville de 
Prague fut prise d'assaut par le comte de Saxe; grâce à ses bonnes 
dispositions et à sa fermeté, il n'y eut pas le moindre pillage; les trois 
quarts des habitants n'apprirent qu'à leur réveil la prise de la ville. 
(Pajol, t. II, p. 124.) Voyez aux Pièces justificatives, n« vi, la lettre de 
Louis XV à l'Électeur de Bavière, datée de Versailles, 13 décembre 1741. 

(5) Hermann-Maurice, comte de Saxe, né à Gotzlar (Saxe), lo 28 oc- 
tobre 1696, mourut à Ghambord le 30 novembre 1750, dans les bras de 
son ami Senac qui l'avait suivi dans ses campagnes. Il était fils naturel 
du roi Auguste II et de la comtesse Marie-Aurore de Koenigsmark, qui 
épousa ensuite Woldemar, comte de Lowendal. Le duc de Luynes en 
parle ainsi : « Il n'avait été connu dans sa jeunesse que par son adresse, 
sa force et l'agrément de sa figure, mais il montra plus tard des talents 
supérieurs dans le métier de la guerre. On disait avec raison qu'il res- 
semblait à ridée que nous nous faisons du dieu Mars. Il avait un cou- 
rage d'esprit, une justesse dans le jugement et un sang-froid dont il 
avait donné des preuves. Il ne voyait pas tout, mais ce qu'il voyait était 
ordinairement ce qu'il y avait de meilleur à faire. » {Mémoires du duc de 
Luynes, t. VI, p. 466, et t. X, p. 386 et suiv.) 



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166 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

rites d'une naissance illustre. Il est depuis plusieurs atinées 
au service de la France, et Louis XV l'aima (1) beaucoup. Il a 
le visage sec, le teint un peu bazané, un air rqbuste, une très- 
grande taille et une force extraordinaire. Son esprit est déli- 
cat, son commerce aimable; il a du penchant à la tendresse, 
et passe pour avoir des talens supérieurs; mérite qui Ta mis 
en grande considération auprès des femmes, chez lesquelles on 
assure qu'il s'est fait à juste titre une très-grande réputation. 
On a prétendu qu'il s'étoit pris autrefois (2) de belle passion pour 
la Lecouvreur (3) , fameuse comédienne, incomparable dans l'art 
de représenter les passions, mais moins célèbre encore pour ce 
talent, que par son génie et la noblesse de ses sentimens. Elle 
voyoit chez elle tout ce qu'il y avoit de grand et de distingué 
dans Paris (4). Elle mourut en très-peu d'heures dans des 
douleurs aiguës, qui firent soupçonner qu'elle avoit été empoi- 
sonnée (5). On alla même jusqu'à dire qu'elle avoit été la vic- 

(1) L*édition de 1763 porte : « l'aimoit ». 

(2) Ce mot n'est que dans le manuscrit. 

(3) Adrienne Couvreur, fiUe de Couvreur et de Marie Bouly, née le 
5 avril 1672 à Damery en Champagne, mourut le 20 mars 1730. Mauiûce 
de Saxe, Voltaire et le chirurgien Faget assistèrent à ses derniers 
moments. (Lehazdrier, Gal&rie des acteurs du Théâtre-Français, Paris, 
1810, 2 vol. in-8«, t. II, p. 278.) 

(4) « Elle n*était pas jolie, dit Barbier, mais elle avait beaucoup d*es- 
prit, savait et parlait de tout. Elle a eu beaucoup d'amants, notamment 
le maréchal de Saxe, à qui elle a rendu de grands services d'argent et 
de conseUs dans les affaires qu'il a eues avec le roi de Pologne, son 
père, au sujet de la Courlande. » (Barbier, Journal, t. I, p. 305.) — 
« Mademoiselle Lecouvreur, dit encore Lemazurier, était d'une taille 
médiocre; elle avait la tête et les épaules bien placées, les yeux pleins 
de feu, la bouche belle, le nez aquilin, beaucoup d'agrément dans l'air 
et les manières, un maintien noble et assuré... Les traits étaient bien 
marqués et convenables pour exprimer avec facilité toutes les passions 
de ràime... Elle n'avait pas beaucoup de tons dans la voix; mais elle 
possédait l'art de les varier à l'infini, de leur donner les plus touchantes 
inflexions et d'y joindre toujours l'expression la plus pathétique. » 
(Lemazurier, ouvrage cité, t. II, p. 281.) 

(5) Dans sa préface aux Lettres d* Adrienne Lecouvreur, M. Georges 
Monval traite en détail toute cette histoire de l'empoisonnement 
d' Adrienne Lecouvreur. L'abbé Bouret lui avait écrit, dit-on, qu'il était 
chargé de l'empoisonner, mais qu'il l'en avertissait par pitié. On l'arrêta 
et il fut mis à la Bastille; il aurait avoué plus tard qu'il avait inventé 
cette calomnie pour se procurer une entrée chez elle, mais cette rétrac- 
tation a-t-elle été sincère, ou fut-elle le prix de sa délivrance? C'est ce 
qu'il est difficile d'établir. Ce qu'on a peine à comprendre, c'est pour 



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LE PRINCE FRANÇOIS DE LORRAINE 167 

time d'une femme jalouse des visites, trop fréquentes à son 
gré, que le Comte de Saxe lui rendoit (1). Peu après sa mort, 
on parla beaucoup de prétendues lettres de ce Seigneur et 
d'elle (2), mais soit qu'elles ayent été supprimées, ou que ce 
bruit fût sans fondement, il n'en a paru aucune. 

Le Prince François de Lorraine (3), époux de la Reine de 
Hongrie, marchoit au secours de Prague à la tête d'une Armée 
de 80,000 hommes. Mais ce Prince, ne présumant pas que la 
Ville pût être emportée d'emblée, ne faisoit que de petites 
marches, donnoit de fréquens séjours à ses troupes, qu'il ne 
vouloit pas fatiguer, et s'amusoit à chasser dans les forêts qui 
se trouvoient sur sa route (4), en sorte qu'il n'arriva à cinq lieues 
de Prague que le lendemain de sa prise. Cet événement déran- 
geant ses projets, il assembla un grand Conseil de guerre, dont 
le résultat fut qu'il falloit se retirer, ne s'attacher qu'à une 
guerre de chicane, harceler l'ennemi déjà fatigué par de longues 
et pénibles marches, peu fait d'ailleurs au climat et dans l'im- 
possibilité morale de se pouvoir recruter et conséquemment 
hors d'état de rien entreprendre de considérable. 

Pendant que ce Prince prenoit un parti sage et qu'il ne 
pensoit qu'à couvrir le reste du Royaume, l'Électeur de Bavière 
s'en faisoit reconnoître et couronner Roy (5) aux acclamations 

quels motifs Bouret aurait imaginé ces prétendus mensonges qu'il avait 
soutenus jusque-là avec tant de fermeté. (Monyal, Lettres d'Adrienne 
Leeouvreur (Paris, Pion, 1892, in-16), p. x.) 

(1) Il s'agit de Marie-Charlotte, petite-fille de Jean Sobieski, roi de 
Pologne, qui épousa en secondes noces Charles-Godefroy, prince de 
Bouillon, frère de son premier mari. On la soupçonna d'avoir fait 
empoisonner Mademoiselle Leeouvreur. Cette accusation, qui se trouve 
aussi dans les Lettres de Mademoiselle Aïssé, a été niée par Voltaire. 
(Barbibr, Journal, t. I, p. 219, note 1, et p. 306, note 2.) 

(2) Sur les quatre-vingt-quatre lettres de Mademoiselle Leeouvreur 
qui ont été publiées par M. Monval, il n'y a pas une vraie lettre d'amour, 
et le nom de Maurice de Saxe n'est cité qu'une fois (lettre 45, du 
15 décembre 1729). Peut-être en existe-t-il dans les papiers du maréchal 
de Saxe, conservés à la Bibliothèque de Strasbourg. 

(3) Tout cet alinéa ne se trouve que dans l'édition de 1746 et dans le 
manuscrit. 

(4) Cet incident est confirmé dans V Histoire de la dernière guerre de 
Bohême, attribuée à Mauvillon, d'après le P. Lelong. (Francfort, 1745, 
2 vol. in-16, t. II, p. 2.) , 

(5) Le couronnement eut lieu le 7 décembre 1741. Le roi reçut d'abori 



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468 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

des habitans (1) qui s'estimèrent trop heureux que le vain^ 
queur eût bien voulu ne pas les traiter à toute rigueur, suivant 
les loix de la guerre. 

La fortune n'étoit pas si favorable à ce prince dans l'Ar- 
chiduché d'Autriche, ni dans son Électorat de Bavière. M. de 
Ségur, que nous avons dit avoir été (2) laissé avec un corps 
de 10,000 hommes, dont la plupart étoient Frajiçois (3), pour 
assurer les conquêtes qu'on avoit faites dans ce Pays, se sen- 
tant trop foible pour oser tenir la campagne devant le Comte 
de Kevenhûller, Général Autrichien, se retira sous Lintz, ville 
assez forte, située sur le Danube, par lequel il espéroit faire 
venir ses convois; mais le Comte de Kevenhûller (4) lui en 
ôta la communication et le réduisit en peu de jours à manquer 
absolument de vivres. M. de Ségur, n'ayant plus de res- 
sources, aima mieux capituler, le 23 février 1742 (5), que de 
tenter, à la tête de sa petite armée, de s'ouvrir honorablement 

l'hommage de la ville de Prague, après quoi il fit publier les lettres de 
convocation aux États du royaume. — Voyez les détails de la céré- 
monie du couronnement dans V Histoire de la dernière guerre de Bohême, 
t. II, p. 8. 

(4) Editions de 4745, 4759 et 4763 : « Dès qu'on eut mis ordre à tout 
dans Jénupar [Prague], Cha Bcukan [l'Électeur de Bavière] en fut élu et 
couronné Roi aux acclamations... » 

(2) Le mot « été » manque dans le manuscrit. 

(3) Ces cinq derniers mots manquent aux éditions. 

(4) Le comte de Kevenhûller, gouverneur de Vienne, né en 4684, 
mort le 26 janvier 4744. 11 a laissé des mémoires très dispersés et 
un petit volume de maximes de guerre. (Paris et aux Deux-Ponts 
4774), traduits par le baron de Saint-Clair. (Pajol, t. I, p. 634, 
note 4.) 

M. de Kevenhûller arriva le 34 décembre 1744 sous les murs de Linz 
et fit sommer M. de Ségiu» de se rendre. Il lui fit répondre qu'on l'atten- 
dait de pied ferme ; le lendemain, nouvelle sommation avec menace 
d'attaquer dans la journée. On congédia le tambour, chargé de répondre 
au général autrichien « que s'il envoyait un troisième parlementaire on 
le ferait pendre; que lui, M. de Kewenhûller, serait le bienveau, mais 
que la garnison distribuée dans chaque maison ferait le coup de fusil, 
et que, tant qu'il y aurait une pierre sur l'autre, on ne se rendrait 
point. » {Ibid., t. I, p. 171 et 472.) 

Voir aux Pièces justificatives, n« vu, le rapport du sieur Châtillon, 
contrôleur des vivres, envoyé par le comte de Ségur au maréchal de 
Broglie. 

(5) Cette date n'est que dans le manuscrit. Elle est erronée : c'est le 
23 janvier 4742 qu'il faut lire. Le lendemain 24, pendant que les troupes 
françaises et bavaroises sortaient de Linz, la diète de Francfort élisait 



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CAPITULATION DE LÏNZ 46Ô 

un passage Tépée à la main (4); ce qui ne lui fit pas hon- 
neur (2), quoiqu'on ait assuré qu'il produisit pour sa justifica- 
tion des ordres par écrit du Cardinal de Fleury d'en user ainsi; 
à quoi il y a quelque apparence, puisqu'il fut bien reçu du Roy 
et employé dans la suite. Mais une faute dont il ne put se laver, 
fut de n'avoir pas eu l'attention de faire spécifier dans la capitu- 
lation la route que ses troupes tiendroient dans leur retraite; 
en sorte qu'on le força de faire une marche longue et pénible, 
qui fit périr la plus grande partie de ses soldats, auxquels même 
on refusa les choses nécessaires à la vie. Dans sa retraite, ses 



rÉlecteur de Bavière. (Voir sur la capitulation de Linz ï Histoire de la 
dernière guerre de Bohême, t. II, p. 45.) 

M. de Ségur fut pris dans Linz avec 8,700 hommes d'infanterie et 
1,700 de cavalerie; les princes de Rohan, Tingry, Zollern, milord Clare, 
les marquis de Marcieux, Châtelet, SouvriS BeaufTremont, L'Hôpital, le 
comte Minuzzi furent faits prisonniers de guerre pour un an. (Bibl. nat.. 
Dossiers bleus, vol. 609, n» 16029, fol. 11.) 

(1) L'auteur du manuscrit est bien sévère pour M. de Ségur, qui 
semble avoir opposé au général KevenhûUer toute la résistance possible. 
La place de Linz n'était pas défendable malgré les quelques travaux que 
rÉlecteur de Bavière y avait fait élever après la conquête de la Haute* 
Autriche. 

Les attaques de M. KevenhûUer contre les faubourgs de la ville furent 
repoussées, mais le point capital de la résistance se trouvait en amont 
de Linz. La prise de Scharding, le 12 janvier, par l'armée autrichienne 
la rendit maltresse du cours du Danube, que le maréchal de Torring 
essaya en vain de reprendre d'assaut, le 21 du même mois, pendant 
que sous les murs de Linz les troupes de M. de Ségur le défendaient 
avec la plus grande énergie, faisant de fréquentes sorties, allant elles- 
mêmes chercher l'ennemi dans ses lignes, et ne laissant pas un jour 
s'écouler sans se battre. Môme après l'insuccès de la tentative sur Schar- 
ding; M. de Ségur résolut de tenter un coup de désespoir et de s'ouvrir 
lui-même un passage soit sur la Boliôme vers Piteck, soit sur la Bavière. 
Toutes ses tentatives échouèrent, et ce ne fut qu'en présence d'un assaut 
imminent, de l'épuisement des vivres et dans l'impossibilité de tout 
secours que le conseil assemblé des principaux officiers décida qu'on 
capitulerait. (Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 169 et suiv. — Voir également 
VHisi. de la dernière guerre de Bohême de 1745, t. II, p. 45.) 

(2) Note de l'édition de 1763 : « Le Maréchal Comte de Thœring, ne 
pouvant parvenir à couvrir la communication avec la ville de Linz, le 
Comte de Ségur fut obligé de la rendre. Cette reddition de Linz fit du 
bruit à Paris, et Madame de Ségur ayant paru & la Comédie, eut la mor- 
tification que le parterre lui criât : « Madame, Linz ! Linz î » Le Comte 
de Ségur fit en 1745 la belle retraite de Bavière et convainquit ses 
ennemis de sa valeiu* et de sa capacité. » 

Nous n'avons pas trouvé dans les mémoires de l'époque la moindre 
allusion à l'incident rapporté dans cette note. 



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170 ANECDOTES CURÎEUSËS DE LA COUR DE FRANCE 

équipages furent pillés par quelques troupes légères Autri- 
chiennes. M. de Ségur se plaignit de cette violence, quiétoit en 
effet contre les loix de la guerre. Le Comte de KevenhûUer, qui 
craignit que les François n'en prissent un prétexte d'enfraindre 
la capitulation, qui portoit entr'autres choses de ne point 
servir pendant un certain temps contre la Reine de Hongrie (1), 
offrit de réparer le dommage (2), qui fut estimé 18,000 livres, 
et payé. Il fit défenses à ses troupes, sous des peines rigou- 
reuses, de se porter à l'avenir à de pareils excès; con- 
duite bien louable, mais que plusieurs Généraux de la Reine de 
Hongrie ne crurent pas devoir imiter (3). M. de Ségur est un 
grand homme, beau et bien fait; il a de la vivacité (4), de 
l'enjouement, et est tout à fait propre pour la Cour, où sa 
belle figure lui a fait plus de réputation que sa capacité pour 
la guerre. M. le Comte de KevenhûUer, après cette expédition, 
soumit en peu de tems le reste de l'Autriche (5). Il se jetta à 
la tête d'une autre armée dans la Bavière, il passa sur le ventre 
du Comte de Thœring -(6), Général Bavarois (7), peu capable 
de l'arrêter, et mettant tout à feu et à sang, il s'empara des 
principales villes et marcha vers la Capitale, dont il forma le 
siège. Elle se défendit avec vigueur (8), mais enfin elle fut 

(1) Article 3 de la Capitulation. — Voir Le Maréchal de Ségur, par le 
comte de Ségur (Paris, 1895, in-S"). 

(2) Voyez VHi$t. de la dernière guerre de Bohême^ déjà citée, t. II, p. 49. 
On lit, en outre, dans une lettre du cardinal Fleiu'y, adressée le 

16 juin 1742 à l'empereur : 

« Le Roy, après avoir fait examiner mûrement le grief que la garnison 
de Linz reprochait à des hussards autrichiens qui avaient enlevé quelques 
provisions de fourrages qu'elle avait fait, n'a pas jugé qu'il fût suffisant 
pour le regarder comme une infraction de la capitulation que le grand 
duc avait signée... C'eût été manquer absolument à la bonne foi. et 
s'attirer un juste reproche de la part de la cour de Vienne. » (Biblioth. 
nat. Nouv. acq. franc. 491, fol. 24.) 

(3) Ces quatre dernières phrases (depuis : « Dans sa retraite... ») ne 
se lisent que dans l'édition de 1746 et dans le manuscrit. 

(4) Le manuscrit donne : « vanité ». 

(5) L'édition de 1763 porte ; « Xura [Mr. de Berenklau], k la tète d'une 
autre Armée, se jeta dans le Visapouran [Bavière]. » Pour le nom de 
M. de BerenMau, elle est d'accord avec la clef de l'édition de 1759. 

(6) Dans le manuscrit : « Torring ». 

(7) Ce dernier mot n'est que dans le manuscrit. 

(8) Note de l'édition de 1763 : « Mimich est une place ouverte, et la 
défense qu'on fit étoit fort peu de chose. » 



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OCCUPATION DE LA BOHÈME 17i 

foi*cée de se rendre (1). On reprocha aux Autrichiens, non 
seulement d'avoir pillé toutes les maisons de la Ville et le 
Palais de TÉlecteur, d'où ils enlevèrent de grandes richesses, 
mais même d'y avoir exercé toutes sortes de cruautés. On 
assure qu'on en ût d'inutiles représentations au Comte de 
Kevenhûller, et qu'il n'y répondit que ces mots : t Malheur 
aux vaincus (2) 1 > Le seul trait que nous allons rapporter 
suffira pour donner une idée de l'inhumanité avec laquelle on 
dit qu'ils en usèrent (3). Un riche marchand, voyant l'ennemi 
prêt à forcer un pont qui communiquoit à la Ville, le fit cou- 
per au plus vite, et de sa maison située en face, et dans 
laquelle il avoit rassemblé quelques gens d'élite, incommoda 
fort les assiégeans. Après la réduction de la Ville, les Autri- 
chiens, loin de respecter ce brave homme, qui n'avoit fait que 
son devoir en combattant pour son Prince «t pour sa Patrie, 
le pendirent au bout du même pont qu'il avoit si bien défendu. 
M. de Kevenhûller, maître de la Capitale, ne tarda pas à l'être 
de tout le pays. Ainsi l'électeur de Bavière dans une campagne 
se trouva sans États (4). 
D'un autre côté, le prince Charles (5), beau-frère de la Reine 

(1) Le colonel de Mentzel, à la tête de 5,000 hommes, s'empara de 
Munich le 13 février 1742. Il était né à Leipzig; son père était barbier, 
et sa mère blanchisseuse ; il avait épousé la fille d'un des ôcuyers du 
manège de Vienne dont il était tombé amoureux. On le représente 
comme brave et entreprenant. Il aimait fort à boire, passait rarement 
un jour sans se griser et prétendait qu'il ne réussissait jamais mieux 
dans ses entreprises que dans cet état. Il fit répandre dans toute la 
Bavière, après la prise de Mimich, un manifeste dans lequel il menaçait 
les Bavarois qui seraient pris les armes à la main de leur faire couper 
le nez et les oreilles. (HisL de la guerre de i74î^ Amsterdam, 1755, 
in-16, p. lOâ. — Hist. de la dernière guerre de Bohême, t. II, p. 39, 40, 
50 et 59.) 

(2) Cette phrase ne figure que dans l'édition de 1746 et dans le 
manuscrit. 

L'auteur de VHi$toire de la dernière guerre de Bohême prête au général 
Berenklau cette répétition de la réponse de Brennus (t. II, p. 51.) 

(3) Éditions de 1745, 1759 et 1763 : « . . avec laquelle on dit qu'ils en 
usèrent. » 

(4) Les éditions de 1745, 1749 et 1763 ajoutent : « et réduit à. mener 
une vie assez triste à Amadahat [Francfort], où il tenait sa Cour. » 

(5) Charles, prince de Lorraine, né le 12 décembre 1712, marié àMarie- 
Aiine-Éléonore, archiduchesse d'Autriche, morte le 16 décembre 1744. 

Fils de Léopold-Joseph-Charles-Dominique-Agapet-Hyacinthe, duc de 



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178 àNKCDÔTES GtJtllËtJSÈS DE LA COUR DE FRANCE 

de Hongrie, à la tète d'une nombreuse armée, avoit déterminé 
les Armées combinées (4) de Prusse et de Saxe à la retraite. 
Elles avoient évacué la Moravie; mais la mésintelligence s'étant 
mise entre les Chefs, elles s'étoient séparées, et celle de Saxe 
étoit allée se joindre aux François dans le Royaume de 
Bohême (2). Cependant le Prince Charles suivit le Roy de 
Prusse de si près, que ce Monarque ne put éviter d'en venir 
à une bataille. Elle se donna dans la plaine de Czaslau (3). 
Les Autrichiens culbutèrent tout, et perçant jusqu'au corps de 
réserve, ils pénétrèrent dans le camp ennemi. Là, le soldat, 
avide de butin, se débanda et s'amusa à piller, faute trop 
ordinaire à la guerre f Le Roy de Prusse en profite, rallie ses 
trouppes, tombe sur les Autrichiens, en fait un horrible car- 
nage, et leur arrache la victoire des mains (4). 

La Reine de Hongrie pensa alors à détacher le Roy de Prusse 
de la grande alliance, en lui abandonnant une grande (5) partie 
de ce qu'il avoit conquis. Ces négociations ne purent être si 
secrètes, qu'il n'en transpirât quelque chose. Le Maréchal de 
Broglio en avoit même informé la Cour de France, et avoit 
mandé plusieurs fois qu'il ne falloit avoir aucune confiance au 

Lorraine, né à Innsbrack le 11 septembre 1679 et mort le 27 mai 1727, 
et d'Élisabeth-Ch&rlotte d'Orléans, fille de Philippe de France, frërq 
unique de Louis XIY, née le 13 septembre 1678, morte à Commercy le 
23 décembre 1744. (Morérï. Dict. histor., t. VI, p. 401 et 402. — Hitt. de 
la dernière guerre de Bohême, t. Il, p. 24.) 

(1) Éditions de 1745, 1759 et 1763 : « Ces revers et la marche du 
Prince Saleker [Charle$ de Lorraine], beau-frère de la Reine de Golconde 
[Hongrie], déterminèrent les Armées... » 

(2) Le commandement de ces deux armées réunies avait été confié au 
comte Jean-Baptiste de Polastron, né en 1686, qui mourut à Wolin, en 
Bohème, le 4 mai 1742. « C'était un des meilleurs officiers du roi, dit le 
duc de Luynes; valeur, sagesse, exactitude, grande appréciation et 
goût pour son métier; le roi de Prusse, qu'il avait suivi pendant quelque 
temps avec un corps de troupe de 5 à 6,000 hommes, l'avait extrême- 
ment goûté. » ^Pajol, Lei Guerres sous Louis XV, t. I, p. 189, note 1. — 
Mémoires du due de Luynes, t. lY, p. 143.) 

(3) Le manuscrit porte « Gaslau ». La bataille de Czaslaw ou de Chotusitz 
eut lieu le 17 mai 1742. Elle coûta près de 7,000 honmies aux Autrichiens 
et 4,000 aux Prussiens. (Jobbz, La France sous Louis XV, t. 111, p. 265.) 

(4) Note de l'édition de 1763 : « Lises, s'il vous plait, le détail de la 
marche de la Moravie vers la Bohème, et celui de la bataille de Czaslau, 
avec sa critique dans les Campagnes du Roi, part. I, lettre 6, 11 et 18. » 

(5) Ce mot n'est que dans le manuscrit. 



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DÉFECTION DU ROI DE PRUSSE 473 

Roy de Prusse (1), que ce Prince ne cherchoitque ses propres 
avantages, et qu'avant qu'il fût peu, on le verroit prendre le 
parti de la Reine de Hongrie, ou du moins faire sa paix avec 
elle, sans égards pour la France et ses Alliés. On donnoit 
d'autant moins de créance en France à ses discours, que M. de 
Belle-Isle, malgré toute sa pénétration et son esprit, se laissa 
amuser par ce Prince (2), près duquel (3) il se rendoit fré- 
quemment, mandoit tout le contraire. Mais ces bruits n'étoient 
que trop bien fondés, et l'événement justifia que M. de Broglio 
ne s'étoit pas trompé . Lé Roy de Prusse fit en effet son traité avec 
la Heine de Hongrie (4) et retira ses troupes. Cette Princesse eut 
môme la satisfaction, peu de tems après, de voir l'Électeur de 
Saxe accéder à ce traité par les bons offices du Roy d'Angleterre. 
La conduite du Roy de Prusse fut généralement improuvée, 
et fit à sa gloire une tache qu'il aura peine à effacer (5). La 
France auroit paré ce coup, si au lieu de 40,000 hommes, le 
Cardinal de Fleury, moins économe, en avoit (6) envoyé 
100,000 à l'Électeur de Bavière, dont la grande supériorité 

(1) Dans une lettre adressée au cardinal de Fleury, le 17 juin 1742, 
du camp sous Prague, le maréchal de Broglie s'exprimait ainsi : « A en 
juger par le passé, on ne doit point compter sur le Roy de Prusse, et 
je Tai toujours appréhendé, comme Votre Éminence a pu s'en aper- 
cevoir. Il me parait même que M. de Belle-Isle commence à n'en pas 
espérer de grands secours. » {Campagnes des maréchaux de France, 
Amsterdam, 1772, t. V, p. 190.) 

£n parlant de Frédéric, Amelot écrivait de son côté au maréchal de 
Belle-Isle, le 15 juillet 4742 : « Le prince n'est pas perfide à demi; il n'y 
a point de noirceur à laquelle on ne doive s'attendre de sa part. » 
(Aflfaires-Étrangères, Archives Correspondance ff Allemagne.) 

Frédéric II avait en effet traité le 11 juin avec Marie-Thérèse. (Voir le 
texte de ce traité dans Pajol. ouvr. déjà, cité. t. II, p. 211.) 

(2) Voyez aux Pièces justificatives, n»* viii et x, la lettre du 15 janvier 
1742 par laquelle Frédéric annonce au maréchal de Belle-Isle le départ 
de son armée, et celle du 83 février suivant relative au maréchal de 
Belle-Isle. 

(3) Les éditions portent : « près de qui... » 

(4) Voy. la note 1 ci-dessus. 

(5) Éditions : « qu'il n*a jamais pu effacer ». 

Voy. aux Pièces justificatives, n» xi, la lettre adressée à ce sujet le 
27 juin 1742 par le cardinal de Fleury à l'empereur Charles VII. 

Voir également (Pièces justificatives, n« xiii) celle du 20 juillet 1742, 
par laquelle l'Empereur Charles VII rappelle au cardinal les engagements 
de la France et lui dépeint la triste situation où il se trouve. 

(6) Le manuscrit porte simplement « eût », au lieu de « en avoit ». 



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474 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

auroit contenu le Roy de Prusse. Quoi qu'il en soit, après la 
défection du Roy de Prusse, la Reine de Hongrie, maîtresse 
de faire assembler (i) les troupes qu'elle lui avoit opposées, 
les fit marcher au plutôt vers la Bohême, et ses sujets s'empres- 
sant de lui fournir des secours, elle se vit bientôt en état de 
se faire d'autant plus redouter, que les maladies et la mortalité 
avoient considérablement diminué l'armée Françoise. Ce qui 
en restoit avoit été distribué dans différens quartiers éloignés, 
et qui n'avoient pas même entr'eux une communication aisée. 
C'étoit rÉlecteur de Bavière qui, contre l'avis du Maréchal de 
Broglie, avoit fait cette mauvaise disposition. On a prétendu 
même que M. de Belle-Isle, qui avoit fait différens voyages de 
Francfort à l'Armée, l'avoit conseillée; et quoiqu'elle ne s'accor- 
dât pas avec le génie qu'on lui attribue pour la guerre, il n'est 
pas moins certain qu'on lui en donna le blâme. Peu de tems 
après cette manœuvre (2), l'Électeur de Bavière, ayant appris 
qu'il venoit d'être élu Empereur d'Allemagne (3), laissa le 
commandement à M. de Broglio, et se rendit à Francfort pour 
recevoir la Couronne Impériale (4). Ce fut peu de mois après 
que M. de Kevenhûller lui enleva ses États de Bavière (5); ce 
qui réduisit ce Prince à la nécessité de tenir sa Cour à Franc- 
fort, où il mena une vie assez triste (6). 

(1) Éditions : « agir. » 

(2) Note de l'édition de 1763 : « Mais Charles VII avait déjà été élu 
Empereur avant la bataille de Czasiau. » 

En effet, rélection de Charles VII est du 25 janvier 1742, et la bataille 
de Czasiau du 17 mai suivant. 

(3) Le maréchal de Belle-Isle écrivait k Moreau de Séchelles le 22 jan- 
vier 1742 : « Je ferai faire l'Élection après-demain, s*il platt à Dieu, 
malgré les difficultés qui naissent de dessous les pavés, la cour de 
Vienne remuant ciel et terre pour la retarder. La Reyne de Hongrie a 
écrit des lettres fulminantes à tout le Collège Électoral, où elle dit le 
diable de la France, et je n'y suis pas oublié... » (Papiers de Moreau de 
Séchelles. Bibhothèque nationale. Nouv. acq. franc. 2523, fol. 197.) 

(4) Voyez aux Pièces justificatives, n* v, la note du 5 novembre 1741 
sur l'élection et, n« ix, la lettre du maréchal de Belle-Isle à Moreau 
de Séchelles, du 24 janvier 1742. 

(5) Voyez aux Pièces justificatives, n» xii, la lettre que l'empereur 
adressa au cardinal de Fleury le 9 juillet 1742, pour pousser la France 
à continuer la guerre, sans traiter avec la cour de Vienne. 

(6) Cette phrase ne se trouve À cette place, assez justement d'ailleurs, 
que dans le manuscnt. Cf. plus haut, p. 17i, note 4^ 



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MARCHE SUR PRAGUE 475 

Vers le commencement de Tannée, il avoit paru une 
Comète (1), qui s'étoit fait voir pendant tout un mois. Elle 
étoit fort brillante, et sa queue, extrêmement chevelue, s'éten- 
doit très-loin du côté du Nord. Sa grandeur et la durée de son 
apparition donnèrent lieu à bien des discours, auxquels, sans 
le concours (2) de la Comète, la situation des affaires étoit 
plus que suffisante pour donner quelque poids; mais c'est 
ainsi que le vulgaire s'effraye de ces météores, tout naturels 
qu'ils sont, et qu'il en tire toujours des pronostics sinistres, 
qui n'ont de fondemens que dans son ignorance. Cependant 
l'Armée de la Reine de Hongrie s'avançoit à grandes journées 
vers le Royaume de Bohême, et recevoit chaque jour des ren- 
forts considérables. Le Maréchal de Broglio, qui en fut informé, 
ordonna de lever les quartiers; mais le grand éloignement et 
le défaut de communication ne permirent pas de les mettre 
ensemble. Tout ce qu'on put faire fut de former, avec assez de 
peine, deux ou trois corps, et de chercher à se réunir au plu- 
tôt : l'Ennemi, de beaucoup supérieur, n'en donna pas le tems. 
M. de Broglio (3), avec environ 12,000 hommes, très harassés 
et découragés par la retraite des Saxons, se détermina à se 
retirer sous Prague. Sa marche se fit avec toute l'habileté pos- 
sible. Étant parvenu à mettre un ruisseau entre le Prince 
Charles et lui, il rangea sa petite Armée en bataille, et attendit 
l'Ennemi de pied ferme. Cette manœuvre si fîère et son air 
serein inspirèrent tant de confiance et de courage à ses soldats, 
que les Autrichiens, fort de 50,000 hommes, n'osèrent jamais 
tenter de passer le ruisseau entre le Prince Charles et lui (4). 
La journée se passa en escarmouches; et dès que la nuit fut 
venue, M. de Broglio décampa et continua sa route vers Prague. 

(1) D'après Barbier, Tapparition de cette comète aurait eu lieu au 
mois de janvier 1744. (Journal, t. JI, p. 382.) 

(2) Manuscrit : « secours ». 

(3) Tout ce passage, jusqu'à la seconde phrase de l'alinéa suivant, est 
ainsi résumé dans toutes les éditions, sauf dans celle de 1746 : « Nettir 
[M. de Broglio], dont le corps étoit le plus considérable, venoit de 
recevoir im échec, qui l'avoit déterminé à se retirer sous Jénupar 

Prague], et à. la mettî*e en état de défense. Comme il en avoit fait... » 

(4) Le manuscrit répète ici, par erreur, la phrase précédente : « |I 
rangea sa petite arméç en bataille. » 



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176 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Chaque jour, il étoit inquiété par les troupes légères Autri- 
chiennes, mais quelquefois à leur désavantage. Cette retraite 
du Maréchal de Broglio est assurément un chef-d'œuvre, et on 
a peine à croire qu'une poignée d'hommes en ait arrêté 
50,000, et se soit tenue plus de douze heures en présence sans 
recevoir le moindre échec. 

Arrivé à Prague (1), le premier soin de M. de Broglio fut de 
mettre la ville en état de défense. Comme il en avoit fait sa 
place d'armes, et qu'elle étoit assez bien munie, il compta bien 
en faire acheter cher la conquête aux Autrichiens. Il mit une 
partie de ses troupes dans la Ville, et fit camper le reste autour 
des murs des retranchemens, qui, quoique faits à la hâte, étoient 
cependant formidables par leur disposition (2). Le Maréchal 
de Belle-Isle l'y vint joindre (3), et s'y enferma avec lui. Les 
Autrichiens (4) ne tardèrent pas à se présenter devant. Aussi 
M. de Belle-Isle offrit de remettre la Ville aux troupes Autri- 
chiennes, pourvu qu'il fût permis à l'Armée et à la Garnison 
de se retirer. Le Prince Charles accepta la proposition pour 
l'armée seulement, et voulut que la Garnison (5) fût prison- 
nière de Guerre. MM. de Belle-Isle et de Broglio ayant rejette 
ce parti, on les assiégea dans les formes; mais comme ils étoient 
retranchés jusqu'aux dents et que d'ailleurs le Prince Charles 
se flatoit qu'il n' étoit pas nécessaire de presser des gens qui 

(1) Le maréchal y arriva le 13 juin 1742. L'armée campa à la droite et 
à la gauche de la Moldaw. Voy. la lettre du maréchal de Broglie au 
ministre de la guerre dans laquelle il lui explique sa marche et sa 
retraite. (Pajol, ouvr. déjà cité, t. II, p. 218.) 

(2) Éditions de 1745, 1759 et 1763 : « autour des murs derrière de 
bons retranchemens qu'il fît faire, et auxquels il ajouta tout ce que son 
expérience lui fit juger nécessaire. » 

(3) Le maréchal de Belle-Isle arriva à Prague deux jours après le 
maréchal de Broglie; il visita le camp que celui-ci avait établi et en 
critiqua la disposition. En désaccord complet avec lui, U écrivit dès le 
lendemain au marquis de Breteuil pour dégager sa responsabilité. (Cam- 
pagnes de France, t. V, p. 170.) 

Pendant ce temps, le maréchal de Broglie avait au contraire écrit au 
roi, le 8 juillet 1742, que son armée était si bien disposée qu^elle était 
comme dans une boite. (Pajol, déjà cité, t. II, p. 218, et même page, 
note 3.) 

(4) Les éditions de 1745, 1757 et 1763 ajoutent : « commandés par le 
Prince Saleher [Charles de Lorraine]. » 

(5) Le manuscrit porte : « sa garnison », 



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SIEGE DE PRAGUE 177 

se rendroient bientôt d'eux-mêmes (1), le siège alloit lente- 
ment (2 j. Ënfm, on vit si peu d'apparence à pouvoir forcer les 
François, qu'on se détermina à changer le siège en blocus. Le 
Prince Charles ferma si bien tous les passages, qu'il étoit 
impossible aux Maréchaux d'avoir aucune communication 
avec le dehors. Cependant de gros détachemens Autrichiens 
battoient la campagne, et ne faisoient aucun quartier aux Fran- 
çois. Un de ces partis tomba sur un petit endroit sans défense, 
dont on avoit fait un hôpital, où il y avoit au moins 800 Fran- 
çois malades, gardés par environ 200 hommes, qui se ren- 
dirent sur le champ : tout fut passé au fil de Tépée sans misé- 
ricorde. 

La Reine de Hongrie, animée par ses succès, ordonna enfin 
le siège de Prague (3). Le Prince Charles fit aussitôt toutes les 
dispositions nécessaires pour ruiner les retranchemens du 
Maréchal de Brogho. Ils furent canonnés et bombardés avec 
tant de vivacité, que les Assiégés avouèrent qu'ils n'avoient 
jamais vu un feu si terrible (4). Mais la bravoure des François, 
leur activité à réparer les ravages que l'artillerie faisoit dans 
les ouvrages qui les couvroient, leurs fréquentes et sanglantes 
sorties, dans lesquelles ils ruinoient les approches et batteries 
des assiégeans et retardoient leurs 'projets; enfin leur cons- 
tance dans les travaux, leur patience à supporter leur misère, 
qui étoit extrême, les ressources étonnantes qu'ils trou voient 
pour leur défense dans leur propre courage, rendront ce siège 
d'autant plus mémorable, qu'il paroîtra bien étonnant qu'une 
place qui n'avoit aucun ouvrage avancé ait été foudroyée pen- 
dant plus de trois mois, sans qu'on n'ait vu ni brèche ni assaut, 

(1) Cette incidente n*est que dans l'édition de 174» et dans le manuscrit. 

(2) Le siège de Prague dura plus de six mois. La garnison en sortit 
avec les honneurs de la guerre le 2 janvier 4743. 

(S) Voyez la lettre adressée de Prague, le 43 août 4742, par le maréchal 
de Broglie à l'intendant général Séchelles, sur les dispositions à prendre 
pendant le siège de Prague. (Pièces justificatives, n» xvi.) 

(4) Éditions de 1745, 4759 et 1763 : « Ils furent attaqués avec vigueur, 
et défendus de même. » — Dans les mômes éditions, la suite est ainsi 
résimiée : » Les Goleondois [Autrichiens] retournèrent en vain plusieurs 
jours de suite à la charge ; ils ne purent gagner de terrain. Salcher [le 
prince Charles], voyant ses troupes rebutées, et qu'il avoit inutilement 
sacrifié beaucoup de monde, revint à son premier projet... » 

42 



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178 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

et que 22,000 hommes, ayant à se défendre des ennemis du 
dedans autant que de ceux du dehors, réduits pour toute nour- 
riture à du pain, du vin et de la chair de cheval, encore en 
petite quantité, et assiégés par plus de 60,000 hommes frais, 
et à qui rien ne manquoit, ayent préféré de s'ensevelir sous 
les ruines de la Place à faire la moindre démarche qui pût 
rendre leur courage douteux (1). 

Le Prince Charles, voyant qu'il avoit affaire à un Ennemi 
déterminé, audacieux et entreprenant, revint à son premier 
projet, qui étoit de tenir les François bloqués et de les prendre 
enfin par famine. Ce parti, qui étoit le plus sûr, auroit infailli- 
blement réussi, si Louis XV, bien informé du triste état de ses 
troupes, n'avoit. pas envoyé l'Armée de l'Électeur de Cologne 
à leur secours. En peu de mois, la misère avoit fait périr un 
grand nombre de François, et ceux que la mort avoit épargnés 
étoient réduits à manger la chair de leurs propres chevaux, 
dont, sur la fin du blocus, la livre se vendoit même jusqu'à 
vingt-quatre à trente sols. On a prétendu que le Cardinal de 
Fleury avoit caché avec soin au Roy la situation du Maréchal 
de Broglio, et que ce Prince n'en fut instruit que par une lettre 
qu'on vint à bout de faire parvenir à Madame de Mailly. Après 
l'avoir lue, elle la laissa sur une table, prévoyant bien que le 
Roy, curieux, et peut-être jaloux, ne manqueroit pas de s'en 
emparer. Cet innocent stratagème réussit, et Louis XV apprit 
par ce moyen à quelle extrémité M. de Broglio étoit réduit (2). 
Il parut piqué; mais son foible pour le Cardinal étoit si grand. 



(4)« Les soldats exténués de faim et de fatigue n'étaient plus sou- 
tenus que par leur courage. C'est une chose admirable que plus de 
20,000 hommes ayent mieux aimé périr que de faire une démarche qui 
eût pu rendre leur courage douteux,.. On voit quelquefois le même cou- 
rage, la môme résolution dans trois ou quatre hommes; mais que cela 
se trouve dans toute une armée, c'est une chose dont l'Iiistoire ne nous 
fournit aucun exemple. » (Hitt. de la dernière guerre de Bohême^ t. Il, 
p. 179.) 

(2) C'est pour la première fois, croyons-nous, que cet incident est 
rapporté. Nous n'en avons en tout cas trouvé aucune trace dans les 
Mémoires du temps que nous avons eus sous les yeux. — MM. de Gon- 
court l'ont reproduit dans leur livre sur la ducliesse de Cliâteauroux et 
ses sœurs (Paris, 4897, in-42, p. 437), mais il est à présumer qu'ils Tont 
extrait des présents Mémoirei. 



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SECOURS ENVOYÉS AU MARÉCHAL DE BROGLIE 479 

qu'il ne lui en fit pas plus mauvaise mine. Il se contenta de 
faire assembler son Conseil en sa présence. On y discuta si on 
secourroit, ou non, les troupes enfermées dans Prague. Le 
Cardinal de Fleury fut pour la négative, et représenta les 
sommes immenses qu'il en avoit coûté jusqu'alors pour un 
Prince qui ne s'aidoit pas lui-même. Mais la plus grande partie 
des Ministres, et surtout M. Orry, qui parla avec fermeté, 
quoiqu'il dût son élévation au Cardinal, firent voir que la gloire 
du Roy et l'honneur de la Nation étoient intéressés, non seule- 
ment à dégager le Maréchal de Broglio (i), mais à continuer 
de soutenir l'Électeur de Bavière, d'autant plus qu'on avoit 
plus (2) fait pour lui, et qu'enfin, le danger étant extrême, il 
n'y avoit point à balancer d'ordonner à M. de Maillebois de 
marcher en diligence à Prague. M. Orry alla même jusqu'à 
dire que l'argent ne manqueroit pas, et qu'il avoit au moins 
1,350,000 livres pour cette expédition. Il fut donc décidé qu'on 
secourroit M. de Broglio, et en conséquence, le Maréchal de 
Maillebois reçut ordre de marcher à grandes journées (3). A 
cette nouvelle, son Armée témoigna une joie inexprimable et 
une ardeur qui donna tout lieu d'espérer que, malgré l'éloi- 
gnement elle arriveroit assez tôt pour tirer M. de Broglio 
d'affaire. On étoit cependant dans une très-grande inquiétude 
à la Cour de France, et on ne se rasseura que quand on apprit 



(1) Le manuscrit donne tantôt « BrogHo », tantôt « Broglie » 

(â) Le manuscrit porte : « tout fait ». 

(3) La marche que fit le maréchal de Maillebois pour dégager les 
maréchaux de Broglie et de Belle-Isle enfermés dans Prague, lui valut 
le surnom de général de Tarmée des Mathurins, du nom de Tordre reli- 
gieux qui s'était voué à la rédemption des captifs. (Yoy . Jobez, La France 
tous Louis XV, t. HI, p. 281, et Barbibr, Journal, t. II, p. 326. 

A ce moment, on fit sur le maréchal de Maillebois une chanson qui 
commençait ainsi : 

Voici les Français qui viennent, 

Ma mie, sauvons-nous I 
Oh ! que nenny, dit la reine, 
G est Maillebois qui les mène. 
Je m'en f... 

(Barbier, Journal, t. II, p. 332.) 

Voir aux Pièces justificatives, n» xv, la lettre que l'Empereur adressa 
le 2 août 1742 au cardinal de Fleury, en apprenant le départ de l'armée 
de secours commandée par le maréchal de Maillebois. 



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/- 



180 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 

que M. de Maillebois étoit sur les frontières du Royaume de 
Bohême (1); qu'il avoit (^té renforcé par 10,000 hommes de 
recrues, qu'on avoit envoy(^s il y avoit quelques mois, et qui 
n'avoient pu pf^nétrer; et qu'enfin, malgré le Prince Charles, 
qui avoit levé le blocus pour aller à sa rencontre, il comptoit 
joindre dans peu M. de Broglio, qui de son côté s'étoit mis en 
marche, avec une partie de sos troupes, pour faciliter la jonc- 
tion, tandis que M. de Belle-Isle étoit resté dans Prague avec 
le reste. Le Maréchal Comte de Saxe, qui possédoit la carte du 
pays, s'étoit aussi rendu auprès de M. Maillebois avec environ 
14,000 hommes, et dans un Conseil de guerre, il répondit sur 
sa tête de faire passer l'Armée, sans aucun obstacle, par un 
débouché qu'il connaissoit. Mais rien ne put déterminer le 
Maréchal de Maillebois à marcher en avant. Soit terreur 
panique, soit ordres particuliers du Cardinal, comme on le 
soupçonna (2), avec une armée de près de 60,000 hommes, 
belle, pleine de féu, et qui ne demandoit qu'à aller à l'Ennemi, 
il se retira et prit la route du Danube, dans le dessein de se 
jetter dans la Bavière. La conduite de M. de Maillebois fut 
d'autant plus blâmée, que la jonction étoit un coup de partie 
essentiel, et qu'il étoit assez fort pour le pouvoir faire, malgré 
les Autrichiens. Aussi ce Général fut-il rappelle et disgracié, 
mais trop tard; car l'ardeur de ses troupes s'étoit ralentie, et 



(1) Voyez aux Pièces justificatives, n» xvii, la lettre du cardinal de 
Fleury à l'Empereur, datée du 17 août 1742, où il lui annonce la nikrclie 
de l'armée du maréchal de Maillebois, et supplie Charles VII de ne pas 
prendre le commandement des troupes. 

(2) A propos de ce mouvement du maréchal de Maillebois, l'Électeur 
de Bavière, devenu empereur sous le nom de Charles VII, écrivait en 
effet le 29 octobre 1742 au cardinal de Fleury : « Je vous dois trop de 
confiance, mon cher Cardinal, poiu* vous cacher les mauvais bruits qui 
courent dans le monde, que le maréclial de Maillebois n'attaquerait pas 
les ennemis, que sa marche n'en était qu'une d'ostentation. » (Biblio- 
thèque nationale. Nouv. acq. franc. 488, fol. 85. — Autographe.) — 
D'après d'Argenson, M. de Maillebois aurait pris sur lui de quitter la 
Bohême et de passer au Danube (Mémoires, t. IV, p. 42.) Il prétend éga- 
lement qu'on aurait intercepté une lettre que lui écrivait le maréchal de 
Bclle-Isle et qui contenait la phrase suivante : « Ne vous pressez pas, 
un autre cueillerait les lauriers que vous auriez acquis [cet autre était 
le maréchal de Broglie], nous avons pour nous la sultane favorite 
[Madame de Mailly]. » (Ibid.) 



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LE MAKKCIIAL DE MÂiLLEBOlS 184 

la rigueur de la saison, qui ëtoit devenue extrême, pendant 
qu'on perdoit le tems en Conseils de guerre et en délibéra- 
tions (1), en avoit fait périr beaucoup. 

Il faut convenir que la France avoit pris le plus mauvais 
parti. Son but étant de délivrer l'Armée assiégée dans Prague, 
le moyen le plus simple étoit de conduire celle du Maréchal 
de Maillebois dans l'Archiduché d'Autriche, ou dans l'Élec- 
torat de Bavière (2), dont elle n'étoit pas fort éloignée, et dans 
lequel elle auroit pu se rendre en peu de jours, sans craindre 
de grands obstacles (3). Cette diversion auroit infailliblement 
dégagé le Maréchal de Broglio, parce qu'elle auroit forcé 
le Prince Charles à abandonner la Bohême pour aller au 
secours de la Bavière et couvrir la Ville de Vienne, qui auroit 
couru des risques. On en revint à cette opération, mais il 
n'étoit plus tems. L'armée du Maréchal de Maillebois étoit 
excédée (4), et elle s'acheva par une marche longue et pénible, 
sans magazins, sans munitions, à travers un pays fertile par 
lui-même déjà ruiné par le passage des amis et des ennemis, 
et sans cesse harcelée par le Prince Charles qui la suivoit. 
Toutefois l'arrivée de cette Armée, quoique délabrée, dans la 
Bavière, contribua à en procurer le recouvrement. Mais, mal- 
gré les secours que le Roy y fit passer, M. de Broglio, qui, 
après le rappel de M. de Maillebois, avoit pris le commande- 

(1) L'édition de 1746 porte par erreur : « de délibérations ». 

(2) Les éditions de 1745, 1759 et 1763 donnent seulement : « dans les 
États de Visapour [Bavière]. » 

(3) D'après l'auteur de YHisloire de la dernière guerre de Bohême, la 
marche sur Prague aurait été voulue par Charles VII, qui l'aurait pour 
ainsi dire imposée à M. de Maillebois (t. II, p. 189). 

II résulte toutefois de sa correspondance avec le cardinal de Fleury et 
le maréchal de Belle-Isle, que ce dont se plaignait surtout Charles VII, 
c'était l'indction du maréclial de Maillebois et qu'il le pressait de 
marcher soit vers Vienne en suivant la li^ne du Danube, soit en Bohême 
directement pour dégager Prague. (Bibliothèque nationale. Nouv. acq. 
franc. 488, fol. 280, 283 et 286.) 

Voy. également la lettre du maréchal de Maillebois au cardinal de 
Fleury, du 19 octobre 1742, par laquelle il se déclare dans l'impossibilité 
de secourir Prague. (Campagnes des maréchaux de France, t. I, p. 339.) 

(4) Cette armée était si fatiguée des mouvements qu'elle avait faits, et 
elle avait tant souffert de la disette des vivres, qu'en arrivant sur le 
Danube elle était diminuée de plus de 6,000 hommes. {Hist. de la dei'- 
niére guerre de Bohême, t. II, p. 195 et 196.) 



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182 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

ment ne put la conserver. Les Autrichiens le délogèrent de ce 
pays, qui fut pris et repris jusqu'à trois fois, et enfin totale- 
ment ruiné à la troisième conquête qu'en fit la Reine de 
Hongrie (1). 

Les François étoient encore maîtres, dans le Royaume de 
Bohême, de quelques Places qu'on assiégea successivement. 
M. de Belle-Isle étoit enfermé dans la Capitale avec environ 
14,000 hommes, sans compter les malades. Le Prince Charles, 
en quittant ce Royaume pour suivre l'Armée de M. de Maille- 
bois, y avoit laissé le Prince Lobkowitz (2), avec ordre d'in- 
vestir de nouveau Prague. Ce Général obéit, et coupa au 
Maréchal de Belle-Isle toute communication; mais, après plus 
de deux mois de blocus, celui-ci forma le projet de sortir de 
la Place, et de dérober sa retraite à l'Ennemi. Pour assurer le 
succès d'une si grande entreprise et donner le change même 
à ses troupes, quatre jours avant l'exécution, il ordonna à la 
Garnison de se tenir prête à faire une sortie générale. En con- 
séquence, on pourvut les soldats d'une certaine quantité dé 
munitions, et on enleva tous les chevaux qui étoient dans la 
Ville, qu'on distribua en différents endroits (3). Il ne décou- 
vrit son dessein qu'à la veille du départ et sortit en effet le 
lendemain avant le jour, à la tête d'environ 10,000 hommes, 
dont 1,600 chevaux, avec un train d'artillerie de campagne, 
des chariots, des bagages et des caissons. Il emmena plusieurs 
otages, tant pour répondre de la sûreté des malades, que par 
représailles de ce qui s'étoit passé en Bavière (4). Il s'étoit 
mis en fonds par de fortes contributions, qu'il avoit levées 
sur les habitans, et pour le payement desquelles ils s'étoient 
dépouillés de ce qu'ils avoient de plus précieux. A son départ 
il eut la précaution de faire fermer les portes de la Ville, afin 



(1) Voyez lajettre du maréchal de Belle-Isle à l'Empereur en date du 
31 octobre 1742. (Nouv. acq. franc. 493, fol. 127.) 

(2) Jean-Georges-Christian, prince de Lobkowitz, né en 1686, mort le 
9 octobre 1753, commandait un corps de l'armée autrichienne. (Paiol, 
ouvrage cité, t. II, p. 519, note 2.) 

(3) Editions de 1745, 1759 et 1763 : « qu'on distribua aux différens 
corps »; édition de 1746 : « qu'on distribua en différens corps ». 

(4) Éditions : « à la prise de Visapour [Munich]. » 



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RETRAITE DE PRAGUE 183 

d'empêcher que le Prince de Lobkowitz, qui y avoit des 
intelligences, ne fût informé de ce qui se passoit. Ses mesures 
furent si bien prises, que son avant-garde ayant été rencontrée 
par les patrouilles ennemies, celles-ci crurent que les François 
allaient à un grand fourrage. Mais quoiqu'il eût deux marches 
sur le Prince de Lobkowitz, il fut cependant atteint par 
quelque Cavalerie légère. Il perdit au moins 3,000 hommes, 
tant par le fer des ennemis et par la désertion, que par le 
froid qui étoit extrême. On lui enleva presque toute son artil- 
lerie, ses bagages, et jusqu'à ses équipages et ceux du Com- 
missaire-Général de son Armée. Il avoit laissé dans la Place un 
Officier-Général (1), et environ 900 hommes, avec ordre de faire 
la meilleure composition qu'il seroit possible. Huit jours après, 
le Prince Lobkowitz fit sommer cet Officier, qui obtint une capi- 
tulation honorable (2), la Garnison ayant eu la liberté de sortir 

(1) Le manuscrit porte : « Officier général de son armée ». — Note de 
l'édition de 1763 : « Le Maréchal de Bellisle eut ordre de sa Cour d'éva- 
cuer Prague : il le fit la nuit du 16 au 17 Décembre, par un temps 
extrêmement froid, la campagne étant couverte de neiges et de verglas. 
Il surmonta tous les obstacles, quoique la retraite lui coûtât jusqu'à 
trois milles (sic) hommes. On voyoit en divers endroits des pelotons de 
soldats, les membres engourdis et un trompette avec eux, pour demander 
au vainqueur le secours que l'humanité inspire. Cette retraite des Fran- 
çois est à bien des égards préférable à celle [des] dix mille Grecs. Voyés 
la lettre du Maréchal de Bellisle au Comte de Seckendorf. L'officier qu'on 
avoit laissé à Prague étoit Monsieur de Chevert, alors Brigadier des 
Armées du Roi de France. » 

(Voy. la relation officielle de la retraite du maréchal de Belle-Isle dans 
sa lettre du 6 janvier 1743 adressée d'Amberg au cardinal de Fleury : 
Campagnes des Maréchaux de France^ t. VII, p. 1.) 

Cette retraite fut célébrée en France avec un enthousiasme peut-être 
un peu exagéré, ce qui fit dire à Frédéric le Grand : « Dans tout autre 
pays, une retraite comme celle-là aurait causé une consternation géné- 
rale ; en France, où les petites choses se traitent avec dignité et les 
grandes légèrement, on ne fit qu'en rire et Belle-Isle fut chansonné. En 
pareille occasion on aurait jeûné à Londres, exposé le sacrement à Rome, 
coupé des têtes à Vienne; il valait mieux se consoler par une épi- 
gramme. » (Hùt. de mon tempSy t. III, p. 5.) 

De son côté, le cardinal Fleury écrivait à Moreau de Séchelles, inten- 
dant général des vivres, le 7 janvier 1743 : « Rien n'est plus grand, plus 
heureux et plus avantageux tant pour la liberté que pour l'honneur de 
la nation que ce que M. le maréchal de Belle-Isle vient de faire en quit- 
tant Prague avec l'armée du Roy. » (Papiers de Moreau de Séchelles. 
Bibl. nat., Nouv. acq. franc. 5231, fol. 19.) 

(2) Voyez le texte de la capitulation signée le 27 décembre 1742 entre 



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184 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 

avec tous les honneurs de la Guerre. On trouva dans la ville 
une nombreuse artillerie, un gros raagazin de munitions dans 
le Château, des pontons, beaucoup d'attirail de guerre, et plus 
de 3,000 malades (1) qui furent faits prisonniers. Malgré les 
disgrâces que M. de Belle-Isle essuya dans sa retraite, il mérite 
des éloges d'autant plus grands, que la réussite de son projet 
étoit, sinon impossible, du moins très difficile, le Prince Lobko- 
witz ayant fait rompre tous les ponts, et que, nonobstant une 
indisposition qui ne lui permettoit pas de monter à cheval, il 
n'abandonna point sa petite Armée, et se fit porter partout où 
sa présence étoit nécessaire. La récompense de tant de soins 
et de fatigues fut, à son arrivée à la Cour, une réception si 
froide (2), qu'il crut devoir se retirer dans une maison de cam- 
pagne (3), qu'il a à quelques lieues de Paris. 

La Reine de Hongrie célébra la reddition de Prague par une 
fête magnifique et des plus galantes, qu'elle donna à Vienne. 
C'étoit une course de chevaux et de chars, à l'imitation des 
Grecs, qui fut d'autant plus singulière, qu'il n'y eut que les 
Dames, à la tête desquelles elle étoit avec l'Archiduchesse 
Marie-Anne, sa sœur, qui entrèrent en lice pour y disputer les 
prix (4) : spectacle inconnu jusqu'alors en Allemagne, et peut- 
être dans le reste du monde (5). 

M. de Chevert et le prince de Lobkowitz, dans ÏHist. de la dernière 
guerre de Bohême, t. II, p. 211-219. 

(1) Parmi ces malades se trouvait Vauvenargues, alors capitaine, qui 
donna sa démission en 1744 et moiu*ut trois ans après, en 1747, à l'âge 
de trente-deux ans. 

(2) Le maréchal de Belle-lsle a-t-il été reçu aussi froidement que le 
dit l'auteur des Anecdotes? Dans \me lettre qu'il adresse le 7 mars 1743 
à l'Empereur Charles VII, le maréchal écrit en effet ce qui suit : « Je 
suis venu descendre droit chez M. Amelot, avec lequel j'ai été tout de 
suite chez le Roy qui m'attendait, et m'a donné deux grosses heures 
d'audience que j'ay employées à faire le détail de tout ce dont V. M. 
Impériale m'a chargé, à quoy j'ai ajouté tout ce que je pense des affaires 
politiques et militaires, tout ce que je sçay de sa situation actuelle et 
tout ce que m'inspire l'attachement que j'ay pour Votre Personne... » 
(Barbier, Joumaly t. II, p. 360 ; Bibl. nat. Nouv. acq. franc. 493, fol. 162 v«.) 
Cette longue audience ne s'accorde guère avec la froideur prétendue de 
l'accueil royal. 

(3) Éditions : « maison de plaisance ». 

(4) Le manuscrit porte : « le prix ». 

(5) Le grand-duc de Toscane écrit en effet, le 29 novembre 1742, au 



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MARIE-THÉRÈSE 185 

Peu de tems après, elle établit dans Prague un Tribunal, 
chargé de faire le procès aux Citoyens, même les plus distin- 
gués; il en coûta la vie aux uns, et des sommes immenses 
aux autres. Une trop grande affection pour l'Électeur de 
Bavière fut le prétexte de ces châtimens ; mais on pensa que 
le véritable crime de la plus grande partie étoit d'être très- 
riches, et qu'il falloit à la Reine de Hongrie des secours consi- 
dérables et prompts. La sévérité que cette Princesse exerça 
en cette occasion, loin de contribuer à affoiblir l'idée de 
cruauté que ses Ennemis s'en étoient formée, ne fit que l'aug- 
menter (4). Nous avons parlé si souvent de cette Reine, qu'il 
est à propos de la faire connoître un peu plus particulière- 
ment, ainsi que le Prince son époux et le Prince Charles, son 
beau-frère. 

La Reine de Hongrie et de Bohème est jeune, d'une taille 
avantageuse, et d'une grande beauté au goût de quelques- 
uns. Elle a le visage plein, le front grand et élevé, les yeux 
beaux, le coup d'œil fier, le regard fixe, le nez un peu trop 
formé, la bouche assez belle, quoiqu'elle ait les lèvres un peu 
épaisses (2), le teint beau et le port noble. Elle joint à beau- 
coup d'esprit une fermeté d'âme rare dans son sexe. Elle est 
impérieuse, emportée, vindicative, mais généreuse et recon- q 

noissante. Elle aime à dominer (3) et veut être ponctuelle- ^ 

ment obéie. Les cruautés de ses troupes' et le traitement qu'elle 
a fait aux villes de Bavière et de Bohême, lui ont donné, peut- 
être avec quelque fondement, le renom d'avoir aimé à arroser 
les lauriers de sang et d'avoir fait la guerre en femme 
furieuse (4). H est vrai que l'acharnement de ses Ennemis à 

prince Charles, son frère : « HUi les carousel occupe toui le monde et on 
nantan que cela. » Le 15 avril, il écrit encore : « Hisi les Dame ce prepm-e 
a forse poure le baux carousel qui doy ce fere dans 15 joure. K. A. » Cq 
carrou.sel eut lieu le 2 janvier 4743. Voyl Premières années du règne de 
Marie-Thérèse, par le chevalier D'Arneth (Vienne, 1864, in-8»), t. Il, 
p. 194 et 506. 

(1) Note de l'édition de 1763 : « L'auteur a peut-être cru qu'en dégui- 
sant l'histoire de l'Europe sous le nom de l'Asie, il lui fût permis, à la 
manière des Orientaux, d'exagérer la sévérité de la Reine de Hongrie. >» 

(2) Éditions : « les lèvres épaisses. » 

(3) Le manuscrit porte : « donner ». - — -- 

(4) Note de l'édition de 47eîT"« L^auteur excède ici les bornes du rcs- 



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486 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

lui enlever ses États, et que l'extrémité où elle avoit été 
réduite, étoient bien suffisans pour exciter sa haine et pour 
lui faire souhaiter de trouver Toccasion de se venger. Mais le 
retour inespéré de la fortune auroit dû étouffer des sentimens 
si peu généreux et ne laisser voir qu'une noble ambition de 
l'emporter sur eux en grandeur d'âme et de les vaincre de 
belle guerre (1). Au reste sa fermeté dans l'adversité, et les 
ressources qu'elle a sçu (2) trouver pour se relever méritent 
autant d'éloges que son obstination à ne point reconnoître 
pour Chef de l'Empire le Prince que les Électeurs avoient élu, 
et par conséquent prolonger une guerre qui a coûté tant de 
sang à l'Allemagne et au reste de PEurope, lui ont attiré de 
blâme. 

Le Prince François de Lorraine (3), Grand-Duc de Toscane, 
son époux, est d'une moyenne taille, d'une physionomie assez 
ordinaire, quoiqu'avec de beaux traits. Il est bon, d'un esprit 
borné, n'a nulle capacité pour la guerre, et ne s'est pas même 
fait de réputation dans ses campagnes. La Reine son épouse 
l'avoit associé à son Gouvernement plutôt pour se faire hon- 
neur que pour le besoin qu'elle crut en avoir ou l'utilité 

pect et de la vc^rité. La vérité est qu'on établit, après la reddition de 
l^rague. une commission poiu* faire mie exacte recherche de ceux qui 
avoient trop favorisé le parti Bavarois. 11 y en eut quelques-uns qui 
furent condamnés à mort; mais ils eurent grâce de leur vie, et la peine 
de mort fut commuée en prison. Ce qui eut même lieu à l'égard du plus 
coupable. Ceux qui avoient pris le parti de se retirer ont presque tous 
reçu leurs biens. Les cruautés commises dans cette guerre de Bavière 
par les troupes irrégulières ne doivent pas être absolument imputées à 
la Souveraine, qui la fit par ses Généraux. » 

(1) Note de l'édition de 4763 : « La Reine de Hongrie attaqua l'élection 
de Charles VU comme vicieuse et nulle. On disputa à la diète si les 
mémoires présentés par ses Ministres au Directoire de Mayence dévoient 
être portés à la Dictature publique. L'Empereur soutenoit la négative, 
puisque, manquant de respect envers lui, ils étoient contraires à la dis- 
position du treizième article J 7 de la Capitulation. Ce qui fit naître une 
autre contestation entre les Électeurs et les Princes de l'Empire, à sça- 
voir si c'est aux seuls Électeurs que le droit appartient de décider la 
question : si un mémoire manque de respect envers l'Empereur? et s'il 
doit par conséquent être porté à la Dictature publique, ou non? D'ailleurs, 
l'obstination de la Reine de Hongrie n'a pas proprement été la cause de 
la continuation de la guerre. » 

(2) Éditions : « qu'elle sçut. » 

(3) Voyez ci-dessus, p. 123, note 3. 



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RETRAITE DE L'ARMÉE FRANÇAISE 187 

qu'elle prévit en pouvoir tirer. Cependant, dans la suite, on 
eut lieu de penser qu'elle n'avoit fait cette association que 
pour se donner jour à faire valoir ses prétentions à l'exercice 
de la dignité et des droits d'Électeur en Bohême, et que pour 
couvrir par ce moyen, assez bien imaginé, l'incapacité de son 
sexe (1). 

Son frère, le Prince Charles (2), est grand, bien fait, plutôt 
gras que maigre, et cependant dégagé. Il a le front large, les 
yeux noirs, pleins de feu et à fleur de tête, le nez petit, mais 
bien fait, le visage long et fort maltraité de la petite vérole, le 
teint brun et fort hâlé, l'air guerrier, la phisionomie spiri- 
tuelle et l'humeur fort gaie. Il parle beaucoup et s'énonce 
avec grâce. Il est brave, généreux, extrêmement poli et gra- 
cieux (3). Il aime la guerre, l'entend bien, est chéri des sol- 
dats, mais moins des Officiers, qu'on le taxe de traiter quel- 
quefois avec hauteur (4). Il est actif, vigilant, du moins le 
matin; car il passe pour se soucier peu des affaires de guerre 
après son dîner. Son illustre origine et le titre de beau-frère 
de la Reine lui donnoient beaucoup d'autorité; et elle, en lui 
confiant le principal commandement de son Armée, agit pru- 
demment, et prévint la jalousie et. la mésintelligence qui ne 
régnent que trop entre des Généraux qui ordinairement ne se 
veulent rien céder en naissance, en mérite et en capacité. 

Cependant le Roy de France, las défaire une guerre ruineuse, 
offrit de retirer ses troupes, et de laisser à l'Empire même le 
soin de soutenir le Chef qu'il s'étoit donné. Après quelques 
difficultés de la part de la Reine de Hongrie, ces propositions 
furent enfin acceptées (5). En conséquence, M. de Broglio ras- 

(1) Cette dernière phrase ne se trouve que dans Tôdition de 1746 et 
dans le manuscrit. 

(2) Ce portrait du prince Charles est presque identique à celui du 
même personnage dans VHùtoire de la dernière guerre de Bohême (t. U, 
p. 24-25). 

(3) Toute cette première partie du portrait du prince Charles se réduit, 
dans les éditions de 1745, 1759 et 1763, aux deux lignes suivantes : « Son 
frère Saleher [Charles de Loiraifie] étoit grand, bien fait, fort maltraiti; 
de la petite vérole; il aimoit la guerre... » 

(4) Éditions : « Tentendoit bien, étoit brave, chéri des soldats, mais 
peu [ou moins] des Officiers, qu'il traitoit quelquefois avec hauteur. » 

(5) Note de l'édition de 1763 : « Une armée des Anglois, des Hano- 



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188 ANECDOTES CURIKUSES DE LA COUR DE FRANCE 

sembla ses troupes et prit la route du Rhin pour rentrer en 
France. On lui lit donner des otages pour sûreté qu'il ne com- 
mettroit aucune hostilité dans sa retraite : précaution bien 
inutile (1), puisque le Prince Charles avec toute son armée 
suivit les François jusqu'aux frontières. De 130,000 hommes 
environ, que le Roy avoit en différens tems fait marcher en 
Allemagne, le Maréchal de BrogHo n'en ramena que 25,000, 
et l)eaucoup moins, selon quelques-uns; mais ce sur quoi on 
s'est trouvé d'accord, c'est que ce qui revint étoit dans un 
état déplorable. On estime que Louis XV perdit en deux cam- 
pagnes» non pas par les armes (car il y eut peu de sang 
répandu), mais par la misère, le froid et la désertion, au 
moins 80,000 hommes de ses plus belles troupes, perte consi- 
dérable et difficile à réparer. Il lui en a coûté plus de 315 mil- 
lions, beaucoup de braves Officiers, et un très grand nombre 
de gens chargés de différentes fonctions relatives au service 
des Armées. 

Après avoir mis ses troupes en quartier sur les frontières, 
le Maréchal de Broglio se rendit à la Cour, où il fut mal reçu. 
(]e Général, dont on avoit exalté la bravoure et la conduite 
dans la Bohême, au point qu'on le regardoit con^me le seul 
capitaine qu'eût la France, ne trouva pas un ami qui voulût 
ou osât parler en sa faveur, et ce guerrier, que l'Ennemi 
avoit souvent admiré et respecté, eut ordre de se retirer dans 
ses Terres. Quelques-uns ont cru que le Roy ne se porta à le 
disgracier que pour complaire à l'Empereur Charles VII (2), 
qui ne l'aimoit pas; d'autres ont dit qu'il avoit effectivement 
bien fait dans les commencemens, mais qu'à la fin il n'avoit 

vriens et des troupes do la Reine dans les Païs-Bas, les négociations 
entre l'Empereur et le Roi de la Grande-Bretagne, les progrès victorieux 
du Prince Charles en Bavière, auxquels le Maréchal de Broglio fut accusé 
d'avoir beaucoup contribué par sa mésintelligence avec le Comte de 
Seckendorf, la convention de Nieder-Schœnfeld entre l'Empereur et la 
Reine furent les véritables causes de la retraite du débris de l'Armée 
françoise vers le Rhin. » 

(1) Le manuscrit porte, peut-être ironiquement : « précaution bien 
utile I » 

(2) Voyez aux Pièces justificatives, n" xxi, xxiii, xxiv et xxv, la cor- 
respondance échangée à ce sujet entre le roi de France et l'empereur 
Charles VII. 



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L'AHBK DE BROGLIE 18» 

plus de tête, et qu'au lieu de s'occuper de son métier, il pas- 
soit le tems à table, qu'on lui reprochoit d'aimer outre mesure. 
Quoi qu'il en soit, on ne peut pas disconvenir qu'un Officier 
de soixante-quinze ans au moins, reconnu pour brave et qui 
avoit bien servi, méritoit un autre sort, surtout après une 
guerre si difficile, qu'on avoue que ceux qui l'ont faite ont 
plus souffert en deux campagnes qu'on ne fait ordinairement 
en vingt. 11 avoit un frère puîné dans l'état ecclésiastique. 
Abbé du Mont-Saint-Michel (4). Il avoit été répandu dans un 
très grand monde et avoit fait du bruit à la Cour, autant par 
son caractère d'esprit, sa vivacité et son enjouement, que par 
ses talens et son goût pour les plaisirs de la table et l'exer- 
cice de la chasse. Ce qui fut cause qu'il obtint l'Abbaye du 
Mont-Saint-Michel mérite d'avoir ici sa place. Un jour, M. le 
Régent, ayant bu de son vin et l'ayant trouvé très excellent, 
le pria de vouloir bien lui en faire avoir de même. Il ne 
manqua pas d'en envoyer «"l M. le Régent qui, étant satisfiiit de 
l'envoi qu'il lui avoit fait, voulut le lui payer. Mais M. l'abbé 
de Broglio lui envoya un mémoire de la dépense conçu en ces 
termes : 

Pour du vin de Botirgoqne et autres vins... zéro. 

Total : l'Abbaye du Mont-SainUMichel. 

Ce qui plut à M. le Régent, et la lui accorda (2). Le Comte 
de Toulouse l'avoit assez ordinairement chez lui, ce qui lui 
procura l'honneur d'être souvent admis aux parties du Roy. 
Il ne sçavoit pas mal faire sa cour, et c'étoit un homme assez 
à la mode, quoiqu'il ne fût plus dans la fleur de l'âge et qu'il 
portât une phisionomie rude. Dégoûté tout à coup du monde, 
il s'étoit peu de tems après la mort du Comte de Toulouse, 

(1) Charles-Maurice de Broglie, quatrième fils du maréchal Victor-Mau- 
rice de Broglie et de Marie de Lamoignon, mourut en 1766. Il était doc- 
teur en tliéologie, agent général du Clergé de France, abbé des Vaux- 
de-Cernay en 1-712 et en même temps abbé de Baume-les-Messieurs ; ce 
fut en 1721 que le Régent le nomma à l'abbaye du Mont-Saint-Michel, 
dont il fut le quarante-sixième abbé. (Le P. Anselme, Hiit. gméal.^i. VII, 
p. 694, et Gallia Chriitiana, t. VII, col. 898, t. XI, col. 533, et t. XV, 
col. 182.) 

(2) Cette anecdote (depuis : « Ce qui fut cause... ») ne se trouve que 
dans le manuscrit. 



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190 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

confiné dans son Abbaye, où il servoit d'exemple à ses reli- 
gieux par la régularité de sa vie. Sa retraite étonna la Cour 
et la ville, et ceux qui le connoissoient doutoient qu'il soutînt 
constamment un parti si fort opposé à son humeur. Cepen- 
dant, soit que son zèle ait été sincère ou qu'il ait craint le 
qu'en dira-t-on, il y a persisté, et il n'y a eu que la fâcheuse 
position de son frère dans la Bohême qui ait été capable de le 
déterminer à reparoître à la Cour, où il vint solliciter qu'on 
le dégageât. Son objet rempli, il reprit le chemin de sa soli- 
tude (1) et ne l'a plus quittée (2). 

Depuis deux ans, les Anglois avoient tenu avec la Couronne 
de France une conduite qui pouvoit être regardée comme 
insultante. Le Cardinal de Fleury l'avoit toujours dissimulée, 
et peut-être que ses ménagemens n'avoient pas peu contribué 
à rendre les Anglois plus entreprénans. Pour leur en imposer 
et faire respecter le nom François, on avoit fait un armement 
considérable, effort qui avoit paru d'autant plus surprenant 
que la Marine n'étoit pas en vigueur en France. Le comman- 
dement de la Flotte avoit été donné à M. le Chevalier d'Antin, 
second fils de Madame la Comtesse de Toulouse, du premier lit, 
seigneur d'environ trente ans, qui avoit fait une étude singu- 
lière de la navigation, qu'il auroit fort souhaité être en plus 
grande recommandation aux François (3). Il avoit porté ses 
attentions jusqu'aux petits détails et n'avoit pas négligé, 
quand l'occasion s'en étoit présentée, de s'instruire de la Marine 
des Peuples les plus renommés sur la Mer. Il étoit grand, 
et si gros pour son âge, que sa démarche en paroissoit entre- 
prise. Il avoit le visage rond, le front plutôt petit que grand, 



(1) Éditions : « de son désert, et ne le quitta plus. » 

(2) Cette retraite de l'abbé de Broglie en janvier 1740 fît beaucoup de 
bruit à Versailles; on prétendait qu'elle lui avait été conseillée par la 
comtesse de Toulouse. (Mémoirei du due de Luynet^ t. III, p. i06.) 

(3) Voyez ci-dessus, p. 58, note 1. — Le chevalier d'Antin était un 
officier d'avenir. Il a rédigé un journal détaillé de l'expédition à laquelle 
il prit part en 1731, en qualité de capitaine de vaisseau en second, 
embarqué sur VEipérance, sous le commandement de Duguay-Trouin. 
Le manuscrit de ce journal se trouve à la Bibliothèque du service 
hydrographique de la marine, où il est classé sous le n» 7242. Voy. 
Lacour-Giyet, La Marine sous Louis X K (Paris, 1902, in-S"), p. III, note 2. 



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LE CHEVALIER D'ANTIN 191 

l'œil noir et couvert, le coup d'œil assez ordinairement rude, 
le regard quelquefois embarrassé, le nez court et relevé, la 
bouche un peu platte, mais gracieuse, le teint blanc, et de très- 
belles couleurs. Sa voix étoit forte, son parler vif, et son air 
robuste et vigoureux. Son esprit étoit brillant, mais il Tavoit 
juste. Il étoit bon, fort réglé dans ses mœurs, et s'étoit acquis 
une estime universelle. Il étoit ami essentiel, et se faisoit un 
plaisir de rendre service. Ceux qui ne le connoissoient pas 
à fond le trouvoient quelquefois froid et d'humeur peu com- 
mode; mais ses amis sçavoient que sa froideur et son air 
sombre ne prenoient rien sur son caractère, qui étoit excellent. 
Il étoit naturellement gai, et aimoit à railler; mais il le faisoit 
sans blesser même ceux à qui il ne devoit nul égard. 
Comme (1) il n'avoit jamais vu de combats, on ne peut pas 
décider s'il étoit brave. Il étoit trop bien né pour qu'il y eût 
lieu de craindre qu'il s'oubliât dans les occasions où il auroit 
fallu payer de sa personne. Après environ dix mois tl'une 
navigation qui ne laissa pas que d'inquiéter les Anglois et pen- 
dant laquelle sa santé se dérangea, il rentra fort malade dans 
les Ports de France. On le mit à terre avec assez de peine, et 
au bout de quelques jours il mourut. Ceux qui lui avoient fait 
la cour le plus assiduement pendant sa vie tinrent après sa 
mort des discours injurieux à sa mémoire. Il y en eut qui 
débitèrent qu'il étoit mort des blessures qu'il avoit reçues dans 
un combat singulier avec un Officier de sa flotte. Les gens 
sensés ou instruits méprisèrent tous ces discours, et le regret- 
tèrent véritablement. Il laissa une veuve très -riche, belle et 
encore fort jeune, dont il n'avoit point eu d'enfans. Sa mort af- 
fligea sensiblement la Comtesse de Toulouse, qui l'aimoit beau- 
coup. Quelques jours avant son départ (2), M. le Comte de 
Maurepas (3) lui dit : « Je vous souhaite un heureux voyage. 
Revenez comblé de gloire. C'est le moyen de faire votre for- 
tune et d'affermir la mienne. » Malgré des souhaits si flatteurs 

(1) Ce mot manque au manuscrit. 

(2) La fin de cet alinéa manque à toutes les éditions, sauf à celle 
de 1746. 

(3) Voyez ci-dessus, p. 64, note 1. 



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192 ANKCDOÏES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

et des espérances si douces, on crut s'apercevoir que le Che- 
valier d'Antin n'avoit pas cette gaieté qu'il avoit montrée à ses 
premiers (1) voyages. On n'y fit pour lors qu'une légère 
attention; mais à sa mort on y en fit une plus sérieuse, et on 
ne douta pas que Tair triste qu'on lui avoit remarqué n'eût 
été en lui un pressentiment. 

Au commencement de la seconde année de la guerre de 
Bohême, il arriva à Paris un Ambassadeur de Turquie chargé, 
dit-on, de négociations fort importantes, mais, en effet, seule- 
ment d'un traité de commerce. Sa suite était nombreuse, et 
son entrée fut très brillante. Le Maréchal de Noailles fut 
chargé de l'accompagner à cette cérémonie (2). Cet ambassa- 
deur se nommait Méhémet-effendi (3). C'étoit un homme sur 

(1) L'édition de 1746 porte « précédents ». 

(2) M. de Verneuil, introducteur des ambassadeurs, assistait le marc- 
clial de Noailles. 

(3) Son véritable nom était Méhémet-Pacha, fils de Méhémet-Effendi, 
qui était venu en France en il2\. 11 était beglier-bey de Roumélie, c'est- 
à-dire le seigneur des seigneurs; celui de Roumélie en Romanio est le 
premier de tous. 

Sa suite se composait de cent quatre-vingt-trois personnes, dont un 
tbéologien jurisconsulte, un m'-decin, un pourvoyeur de la maison, un 
contrôleur de la dépense du dehors, un chantre pour annoncer la prière, 
un aga chargé d'étendre les tapis pour la prière, un barbier, un aga 
présentant la serviette, un autre ayant soin du blanchissage, un porteur 
de parfums, un officier chargé de tout ce qui concernait le café, un 
autre qui avait soin des bougies, cinquante valets de pied, des palefre- 
niers, des poi-teurs d'eau, trois tailleurs et deux pelissiers, enfin 
quatorze esclaves turcs. 

En sa qualité de pacha à trois queues, il avait droit à une suite trois 
fois plus nombreuse. 

Parti de Gonstantinople le 2 août, il arriva à Paris au mois de 
décembre 1741 ^ et fit son entrée solennelle le 7 janvier suivant (1742). 
Le cortège était ainsi composé : la compagnie des in "pecteurs de police 
à cheval, précédée de timbales, trompettes et liautbois; la compagnie 
du guet à cheval, précédée de timbales et trompettes, marchant quatre 
à quatre, M. Duval commandant cette compagnie étant seul en tête; le 
carrosse de l'introducteur, précédé de quatre chevaux de main, et d'un 
domestique à cheval, six gentilshommes du maréchal de Noailles mar- 
chant deux à deux; son écuyer; huit chevaux de main, deux suisses à 
cheval, son carrosse; le chevalier de Mailly, mestre de camp du régi- 
ment de Mailly, précédé de ses chevaux de main, les officiers de ce 
régiment dont les dragons marchaient Cfuatre à quatre; douze chevaux 
de main de la grande et de la petite Écurie du roi ; six interprètes de 
l'ambassadeur à cheval et marchant deux à deux ; trente de ses pages 
ou officiers marchant de même; quatre trompettes de la chambre du 



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AMBASSADE DE MÉHÉMET-EFFENDI 193 

le retour, d'une moyenne taille, et d'une physionomie respec- 
table. Il avoit le maintien grave, l'œil vif et spirituel. Il avoit 
beaucoup d'esprit, des connoissances assez étendues, un 
caractère liant, une politesse aisée, et aimoit fort le séjour 
de Paris. On lui attribua quelques aventures galantes qui ne 
fu'ent pas grand bruit; mais quelques-uns des principaux de 
sa suite en eurent qui firent tant d'éclat, qu'il fut obligé de 
leur en imposer. L'usage étant en France que les Ambassa- 
deurs turcs soient défrayés, il souhaita de faire lui-môme sa 
dépense, et qu'à cet effet on lui remît l'argent qui avoit été 
fixé pour chaque jour. En quoi il fut taxé d'avoir eu envie de 
gagner; ce qui n'étoit pas sans fondement, car il n'étoit rien 
moins que généreux. Il eut toutes sortes d'agrémens à 

roi ; le chariot sur lequel était la tente que le Grand Seigneur envoie au 
roi; un brancard qui portait d'autres présents; neuf chevaux que le 
grand Seigneur envoie à Sa Majesté et dont le dernier avait un harnais 
très magnifique; quatre autres trompettes de la chambre. 

M. de La Tournelle, secrétaire à la conduite des ambassadeurs, mar- 
chant seul; dix des principaux officiers de l'ambassadeur, deux à deux; 
le maréchal de l'ambassade et le fils de l'ambassadeur ; un sous-écuyer de 
l'ambassadeur; huit chevaux de main harnachés à la turque et couverts 
de boucliers; six heyduques, marchant deux à deux; M. de Laiia, inter- 
prète du roi, à cheval. 

L'ambassadeur, le maréchal de Noailles à sa droite, et M. de Verneuil, 
introducteur, à sa gauche, marchant tous trois de front; un sous-écuyer 
de l'ambassadeur, à. pied, à la tête de son cheval, et deux officiers des 
Écuries du Grand Seigneur à pied aux deux côtés. L'écuyer de l'ambas- 
sadeur était derrière lui; sa livrée marcliait en deux files depuis la 
croupe de son cheval; celles du maréchal de Noailles et de l'introduc- 
teur étaient auprès d'eux; vingt maîtres du régiment de Beaucaire- 
cavalerie, commandés par un lieutenant et un maréchal des logis, mar- 
chaient sur la droite et sur la gauche de l'ambassadeur. 

La compagnie des grenadiers à cheval, le marquis de Creil à. la tète, 
marchait après l'ambassadeur; le régiment de cavalerie de Beaucaire, 
le mestre de camp et les officiers k la tête venaient ensuite. Le car- 
rosse du roi marchait après le régiment de cavalerie; la connétablie 
était aux deux côtés du carrosse du roi, lequel était suivi de celui 
de la reine, de ceux de Madame la duchesse d'Orléans, du duc d'Or- 
léans, du duc de Chartres, de la duchesse de Bourbon, du comte de 
Charolais, du comte de Glermont, de la princesse de Gonty, du prince 
de Gonty, de la duchesse du Maine, du prince de Dombes, du comte 
d'Eu, de la comtesse de Toulouse, du duc de Penthiévre et de celui 
de M. Amelot, ministre et secrétaire d'État, ayant le département 
des Affaires étrangères. Un détachement de la compagnie du guet 
à cheval, fermait la marche. (Mercure de France, juin 1742, p. 851 et 
8uiv.) 

13 



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194 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Paris (1); et lorsqu'il partit, le Roy le chargea, pour l'Empe^ 
reur son maître, de riches présens, qui l'emportoient sur 
ceux qu'il avoit apportés au Roy, quoiqu'ils fussent fort heaux. 
Il en reçut aussi, dont il eut tout lieu d'être content, pour lui 
et pour sa suite. H séjourna près d'un an à Paris, et n'en 
partit qu'à regret (2). 

Peu de tems après l'arrivée de cet Ambassadeur, Louis XV 
en envoya un au Roy d'Espagne, chargé de négociations rela- 
tives aux projets des deux Couronnes contre la Maison d'Au- 
triche, mais surtout de ménager le mariage d'une des Prin- 
cesses d'Espagne avec le Dauphin, jeune Prince âgé pour lors 
de treize ans, d'une belle figure, d'un esprit vif, et quelquefois 
difficile à manier, mais qui donnoit les plus grandes espé- 
rances. L'Ambassadeur étoit l'Évêque de Rennes (nommé 
Vauréal) (3). G'étoit un grand homme, de beaucoup d'esprit, 
parlant bien, plein de vivacité, dont l'air peu moral ne s'ac- 

(1) Il alla à l'Opéra voir la Pastorale d*Iss6, où dansait la Camargo; à 
l'hôtel des Comùdiens français, où on joua Le Fat puni. Les Trois Cou- 
sines et r Oncle; à l'hôtel de Bourgogne, pour y voir la Comédie ita- 
lienne. Il alla aussi à la foire Saint-Germain. Les enfans de Langues du 
collège des jésuites lui furent présentés. Il visita la manufacture royale 
des Gobelins, la manufacture des Draps et Teintures en écarlate du 
chevalier de Julienne, la manufacture royale de la Savonnerie, puis le 
cabinet de physique de M. Pagny, qui fît devant lui des expériences; 
la Bibliothèque du roi et les principales bibliothèques de Paris, ainsi 
que l'Hôtel des Invalides. M. de La Tour fit son portrait au pastel. 
{Mercure de France, juin 1742, p. 986.) 

(2) Il eut son audience de congé le 12 juin 1742, et on lui offrit des 
présents dont voici la liste : des candélabres en argent faits par Ballin, 
orfèvre du roi ; une table ronde pour douze personnes, avec au milieu 
un grand vase pouvant recevoir quarante jattes, suivant la diversité des 
mets, ime cuvette et sa buire par Germain, deux grands miroirs de 
quinze pieds de haut, des tapis de la Savonnerie, im grand jeu d'orgue, 
des meubles en marqueterie de bois des Indes, un microscope imiversel 
composé par M. Lebas des galeries du Louvre, etc. 

(3) Louis-Guy Guérapin de Vauréal, né vers 1690, fut promu au siège 
épiscopal de Rennes le 24 août 1732, se démit de son évéché en 1758 et 
mourut k Nevers le 17 juin 1760. Voir Recueil des instructions aux 
ambassadeurs, XII bis, t. III, p. 239 et suiv. 

Très protégé par MademoiseUe de Charolais, dont il passait pour être 
l'amant, (d'Argenson, Mémoires, t. II, p. 11), Vauréal, ayant fait pendant 
son ambassade ime cour irrespectueuse à Madame Infante, reçut, à son 
retour de Madrid, l'ordre de se rendre à son évéché sans reparaître à la 
cour. (Ibid,, t. V, p. 456.) 

On publia contre lui, en 1740, une brochure intitulée La Tête de Veau» 



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VAURÉAL 195 

cordoit guère avec son état, pour lequel il ne paraissoit pas 
ne'. Aussi craignoit-on qu'il ne réussît pas dans une Cour 
aussi circonspecte que Té toit celle de Madrid. Il étoit très 
galant auprès des dames (i), fin, dissimulé, et passoit pour 
n'être point exempt de manœuvres basses et indignes de son 
caractère. Il étoit pointilleux, méfiant, avare, et si violent 
qu'il se laissoit quelquefois aller à des discours indiscrets. Il 
fut très bien reçu du Roy d'Espagne Philippe V, mais peu 
fêté par les seigneurs Espagnols, qui l'estimèrent d'autant 
moins que sa réputation l'avoit devancé. On fut surpris à la 
Cour de France que le Cardinal de Fleury eût fait un pareil 
choix; mais les spéculatifs s'imaginèrent qu'il avoit saisi 
cette occasion d'éloigner, avec honneur (2), un homme dont 
il redoutoit l'esprit et l'intrigue. 

Le Roy de Sardaigne s'étoit déclaré, comme nous l'avons 
dit, pour la Reine de Hongrie; et s'étant joint aux Autri- 
chiens, il marcha contre les troupes d'Espagne et de 
Naples, qui étoient entrées dans les États de la Maison d'Au- 
triche situés au delà du Pô, sous la conduite du Duc de 
Montemart, Officier Espagnol xCr-ieux par la conquête qu'il 
avoit faite, quelques années auparavant, du Royaume de 

parce qu'il avait permis dans son diocèse de manger gras en carême 
quatre jours par semaine. {Ibid., t. III, p. 53.) 
On fit également sur son ambassade la chanson suivante : 

Notre gaillard ambassadeur, 

Voulant faire en Espagne 
Le métier d'aussi grand bretteur 

Qu'à Paris, qu'en Bretagne, 
La Catholique Majesté 

Pour réformer l'Église 
Ordonna qu'il lui soit coupé 

Sa belle marchandise. 
On n'a point vu d'ambassadeur, 

En France, en Allemagne, 
Être plus grand instrumenteur 

Que j'étais en Espagne. 
J'ai porté au plus haut degré 

Le titre d'Excellence, 
Et cependant je suis châtré 

Pour toute récompense. 

(Bibliothèque facétieuse, éditée par les frères Gébéodé, 1856, t. III, 
p. 117.) 
. (1) Ces cinq mots manquent à toutes les éditions, 

(2) Ce mot manque au manuscrit, 



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196 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Naples (1). La Cour de Madrid, mécontente du peu de pro- 
grès qu'il fit, le rappela et lui substitua M. de Gages qui, 
n'ayant pas mieux réussi, faute de forces suffisantes, justifia 
son prédécesseur (2). Il se trouva même dans une position 
fort embarrassante, le Roy de Naples ayant retiré ses troupes 
et pris le parti de la neutralité, intimidé sans doute par des 
vaisseaux de guerre anglois qui se montrèrent sur ses côtes 
et menacèrent d'y faire une descente. M. de Gages, considé- 
rablement alToibli par la retraite des Napolitains, se détermina 
prudemment à s'éloigner assez pour n'avoir point à craindre 
qu'on entreprît sur lui. Cette sage précaution auroit cepen- 
dant été inutile, et ce général se seroit bientôt vu forcé de 
quitter la partie, l'ennemi le suivant de poste en poste, si le 
Roy d'Espagne n'eût pas fait dans le Duché de Sardaigne une 
diversion qui obligea le Roy de Sardaigne à y courir avec la 
meilleure partie de ses troupes, qu'il avoit jointes à celles de 
la Reine de Hongrie. Cette diversion, dont le but étoit de 
pénétrer dans les États de la Reine de Hongrie par ceux 
du Roy de Sardaigne et de se joindre au Comte de Gages, mit 
d'abord ce Général plus au large. La Savoye fut conquise en 
peu de tems, et la ville capitale prise par Don Philippe, 
gendre de Louis XV, à qui le Roy d'Espagne son père avoit 
confié cette expédition (3). Le Roy de Sardaigne ne laissa pas 



(1) Don José CariUo Albornoz, comte, puis duc de Montemar, avait 
commencé sa carrière comme capitaine dans la guerre de la succession 
d'Espagne. A la suite de la célèbre bataille de Bitonto qu'il gagna sur 
les Autrichiens, il fut élevé à la dignité de grand d'Espagne. H mourut 
en 1747. (Pajol, ouvrage déjà cité, t. III, p. 7, note 1.) 

(2) Jean-Bonaventure-Thierry Du Mont, comte de Gages, né à Mons le 
27 décembre 1682, mourut à Pampelune le 31 janvier 1753. Il fut nommé 
comte de Gampo-Santo à la suite de la bataille de ce nom (8 février 1743.) 

Sa mémorable retraite, après la bataille de Campo-Freddo, fut jugée 
par Frédéric le Grand comme un magnifique fait de guerre. Jean-Jacques 
Rousseau en parle également dans ses Confesiiom (part. II, liv. Vil) et 
la considère comme la plus belle manœuvre de guerre du siècle. Il était 
reconnu pour un des plus grands généraux de l'Europe. (Pajol, ouvrage 
cité, t. III, p. 23, note 1. — Mémoires du due de Luynes, t. VII, p. 258.) 

(3) Philippe, duc de Parme et de Plaisance, né le 5 mars 1720, mourut 
le 18 juillet 1765; il était frère de Don Garlos et le second fils de 
Philippe V, roi d'Espagne, et de sa seconde femme Elisabeth Farnèse* 
^rt de vérifier les dates, t. I, p. 775, col. 1.) 



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LES ESPAGNOLS MAITRES DE LA SAVOIE ^97 

ce jeune Prince jouir longtems de ses conquêtes. Il les lui 
fit abandonner avec autant de rapidité qu'il les avôit faites. 
Don Philippe demanda des renforts qui le missent en état de 
réparer incessamment cet échec; non seulement il en reçut, 
mais le Roy son père lui envoya M. de La Mina pour com- 
mander sous lui à la place de M. de Glinies, qu'on trouvoit 
trop lent, et auquel on attribuoit d'ailleurs, la perte de la 
Principauté de Savoy e. Le Marquis de La Mina (i), plus vif, 
plus entreprenant, rentra dans la Savoye, et après s'être 
rendu maître d'un Château (2) dont il fit la garnison prison- 
nière de guerre, il marcha au Roy de Sardaigne, dans le 
dessein de donner la bataille; mais il le trouva posté si avan- 
tageusement, qu'il ne crut pas devoir l'attaquer. Les armées 
restèrent deux jours en présence, et au moment qu'on s'y 
attendoit le moins, le Roy de Sardaigne décampa, et se retira 
dans le Piémont, laissant la Savoye à la discrétion de Don 
Philippe, qui fut reçu dans la Capitale en vainqueur. Cette 
manœuvre du Roy de Sardaigne inquiéta la Reine de Hongrie 
et le Roy d'Angleterre, et fit soupçonner qu'il y avoit quelque 
traité entre ce Monarque et le Roy d'Espagne; mais il dissipa 
ce soupçon en justifiant sa retraite par le défaut de fourrages, 
la foiblesse de ses troupes, d'ailleurs extrêmement fatiguées, 
et par la supériorité de l'ennemi. 

Les Espagnols, maîtres et cantonnés dans tout le Pays, y 
exigeoient de grandes contributions, en attendant de France 
un secours considérable, avec lequel ils comptoient forcer les 
passages au printems. Cependant Don Philippe, au milieu des 
plaisirs qu'il avoit rappelés dans la Capitale, courut risque de 
perdre la vie, le feu ayant pris la nuit dans son appartement; 
un de ses Gardes, plein de zèle et d'intrépidité, enfonça la 
porte de sa chambre, enleva le Prince tout endormi, et le 
sauva. Il étoit tems; car quelques instans après, le plancher 

(1) Don Jaime Miguel de Guzman, marquis de La Mina, duc de Lucera 
et prince de Massa, né le 15 janvier 4690, mort à Barcelone le 15 jan- 
vier 1767. 

Il fut ambassadeur en France et laissa des manuscrits sur la guerre de 
Sardaigne et de Sicile. (Pajol, ouvrage cité, t. III, p. 20, note 1.) 

(2) Il s'agit du château d'Apremont. 



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198 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

s'enfonça et l'appartement fut réduit en cendres. Le Prince 
reconnoissant récompensa généreusement son libérateur. Cet 
accident, que le seul défaut de précaution occasionna, fut 
soupçonné d'être l'effet de la vengeance du Roy de Sardaigne, 
ou du moins de la haine de ses sujets pour leur nouveau 
maître. C'est ainsi qu'on alla imaginer des causes bien éloi- 
gnées, et autant injurieuses à la gloire du Roy de Sardaigne 
qu'opposées aux loix de la belle guerre. 

Le Roy de France se détermina enfin à aider son gendre de 
12,000 hommes, qu'il porta dans la suite jusqu'à 22,000, dont 
il donna le commandement au Prince de Gonty (i); choix 
qu'on assure qu'il fit pour ne pas donner de désagrément au 
Marquis' de La Mina qui, pointilleux et sur le quant-à-moi, 
s'étoit expliqué, dit-on, qu'il ne serviroit avec aucun Officier 
François, même d'un grade supérieur au sien. Le Prince de 
Conty ayant joint Don Philippe, on examina avec les Géné- 
raux des deux nations les moyens de parvenir au principal 
but de la diversion, et il fut résolu qu'on tenteroit le passage 
de la principauté même dans laquelle le Roy de Sardaigne 
s'étoit retiré. Après avoir pourvu (2) à la conservation de la 
Savoye, l'armée combinée se mit en marche. Les Princes, 
tous deux jeunes, braves, avides de gloire, pénétrèrent en une 
campagne dans le Piémont, et s'emparèrent de quelques 
places fortes, aux dépens, il est vrai, de beaucoup de sang. 
Mais, malgré les obstacles que leur opposa la nature du pays 
plein de défilés difficiles à forcer, et malgré la résistance du 
Roy de Sardaigne, qui disputa le terrain pied à pied avec 
autant de valeur que de capacité, il y avoit quelque apparence 
que les Princes seroient venus à bout de percer jusqu'aux 
États de la Reine de Hongrie, s'ils n'avoient pas été retenus 

(1) Louis-François de Bourbon, prince de Conti, né le 13 août 1717, 
mort le 22 août 1776. 

Il était fils d'Armand de Bourbon-Gonti, frère du grand Condé, et de 
Louise-Elisabeth de Bourbon, fille de Louis III, duc de Bourbon. Il avait 
épousé, le 22 janvier 1732, Louise-Diane d'Orléans, dite Mademoiselle de 
Chartres, fille du Régent, et fut plus tard le chef de la correspondance 
secrète du roi. (Le P. Anselme, Hist. généal., t. I, p. 349. — Pajol, 
ouvrage cité, t. V, p. S27, note 1.) 

(^) Le manuscrit donne par erreur « preveu ». 



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LA CHÉTARDIE 199 

plus longtems qu'ils n'avoient compté par un siège (1) qui fut 
long et meurtrier, et que la saison avancée et la chute des 
neiges les obligèrent enfin de lever, pour donner à leur 
Armée, de beaucoup diminuée et très fatiguée, des quartiers 
d'hiver, dont elle avoit extrêmement besoin (2). 

Peu après l'élévation de l'Électeur de Bavière sur le trône 
Impérial, on apprit en France la révolution qui venoit d'ar- 
river en Russie, où les troupes avoient détrôné leur Empereur 
enfant pour mettre à sa place Élizabeth, Princesse âgée d'en- 
viron trente-trois ans, et qui étoit extrêmement chère à la 
nation (3). La haine que l'on portoit au ministère, qui au gré 
des peuples se conduisoit un peu trop par les principes de la 
Maison d'Autriche, causa cette révolution, qui fut si prompte 
et si bien conduite, qu'une seule nuit en vit le commencement 
et la fin (4). Le Roy de France avoit alors pour Ambassadeur 
à cette Cour M. de La Ghétardie, âgé d'environ trente-six ans, 
grand, bien fait, d'une figure très aimable, spirituel, extrême- 
ment poli, et encore plus galant (5). On le disoit fort avant 

(1) Note de Tédition de 1763 : « C'est le siège de Goni. • 

Coni n*était pas une place de premier ordre par ses fortifications, mais 
sa position était des plus avantageuses au point de vue de la défense. 
(Pajol, ouvrage cité, t. III, p. 68. — Le manuscrit donne « pour » au 
lieu de « par ». 

(2) Ce fut à la suite d'im conseil de guerre, réuni le 17 octobre 1744 
chez rinfant, que la levée du siège de Coni fut décidée et que l'armée se 
retira à Démonte. 

(3) Elisabeth Pétrowna, fille de Pierre le Grand et de Catherine, née 
le 29 décembre 1710, proclamée impératrice le 7 décembre 1741, morte 
le 5 janvier 1772, à Tâge de cinquante et im ans. (Art de vérifier les 
dates, t. II, p. 131, col. 2, et p. 132, col. 1.) 

(4) Ce fut dans la nuit du 6 décembre 1741 que la régente fut enlevée 
de son lit, le prince de Brunswick arrêté, ainsi que le petit tsar, par les 
soldats à la tête desquels s'était mise la princesse Elisabeth, qui aiu'ait 
dû succéder à l'impératrice Anne conformément au testament de Cathe- 
rine. (Voyez le récit de cette révolution conservé aux Archives du minis- 
tère des Affaires étrangères; Vandal, Louis XV et Elisabeth de Russie, 
Paris, 1896, in-8«, p. 139 et suiv.) 

(5) Joachim- Jacques Trotti, marqids de La Chétardie, naquit en 1705. 
D'Hozier dit que son véritable nom de famille était Trotin et non 
Trotti. (Bibliothèque nationale. Cabinet d*Hozier, vol. 92, dossier 2445, 
fol. 9.) 

Il fut nommé colonel du régiment de Tournésis en 1734, et envoyé en 
1739 auprès de la tsarine comme ambassadeur, à défaut du comte de 
Vaugrenant, qui avait décliné cette mission. 11 y arriva le 27 décembre 1739, 



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200 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

dans les bonnes grâces d'Élizabeth, à qui, en effet il faisoit 
régulièrement sa cour et dont il étoit traité avec distinc- 
tion (i). Ce qu'il y eut de singulier, c'est que les soldats 
députèrent cinquante d'entre eux à M. de La Ghétardie, pour 
lui faire part de ce qui se passoit, lui recommander l'Impéra- 
trice, pour laquelle ils sçavoient, disoient-ils, qu'il avoit beau- 
coup d'affection, et lui témoignèrent qu'ils désiroient ardem- 
ment que leur nouvelle maîtresse vécût en bonne intelligence 
avec le Roy de France, qu'ils aimoient et respectoient. Cet 
événement causa d'autant plus d'inquiétude à la Reine de 
Hongrie, qu'Élizabeth avoit fait arrêter (2) les ministres et 
quelques Seigneurs dévoués à sa Maison, dans les papiers 
desquels ou trouva des projets et des correspondances dont la 
nouvelle Impératrice n'eut pas lieu d'être contente. Cette 
révolution dérangea tout à fait ses affaires dans cette Cour, et 
fit craindre une rupture. M. de La Chétardie profita habile- 
ment des dispositions de l'Impératrice, et comme il acquéroit 
de jour en jour plus de crédit auprès d'elle, on ne douta pas 

et fit une entrée solennelle à Saint-Pétersbourg, dont le compte rendu 
est donné par le Mercure de France (février 1740, p. 337). Chevalier de 
Saint-André avec une croix et une étoile de 50,000 roubles, il reçut, en 
outre, une tabatière avec portrait de 50,000 roubles également, ainsi que 
12,000 roubles en argent et 20,000 en vaisselle. 

Lors de son arrestation, le 17 juin 1744, on le dépouilla de Tordre de 
Saint-André et du portrait de la tsarine. Il mourut on 1758 commandant 
de la place de Hanaii, et fut enseveli dans l'église de Dornstein, près de 
Mayence. (Mémoiret du due de Luynes^ t. XVI, p. 336.) 

Bortin du Rocheret, empruntant à Toussaint le portrait des Anecdotes, 
dit qu'il était « grand, bien fait, aimable, spirituel, poly, galant », un 
peu fat, beaucoup ivrogne et indiscret. (Bibl. nat. Dossiers bleus^ vol. 183, 
dossier 4758, fol. 2 v».) 

Yoy. également les Instructions données aux ambassadeurs, t. VIII, 
Paris, 1890, in-8», p. 440. 

C'est à propos de son arrivée à Berlin en 1733, en qualité de ministre, 
que Frédéric II qui n'était encore que prince royal écrivait : « Le mar- 
quis viendi*a la semaine prochaine, nous aurons du bonbon. » Le bonbon 
qu'il apportait avec lui était une causerie spirituelle, semée d'anecdotes 
et relevée trop souvent par de piquantes indiscrétions. (Vandal, ouvrage 
cité, p. 115.) 

(1) Aucun témoignage authentique n'est venu confirmer ce bruit, mais 
tous Tont laissé deviner. Elisabeth avait alors vingt-huit ans, une belle 
taille, des yeux bleus et un regard humide d'un charme singulier. 
(Vandal, ouvrage cité, p. 119 et 147.) 

(2) Ce mot a été sauté par le copiste du manuscrit. 



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CAMPAGNE DE FLANDRE 201 

qu'elle ne prît ouvertement le parti de la France. La Cou- 
ronne de Russie, dont la puissance étoit assez peu connue 
vingt ans auparavant, avoit été négligée par les Souverains 
de l'Europe; mais le Csar Pierre !•', Prince habile, et qui 
avoit de grandes vues, ayant tout à coup tiré ses États de 
l'espèce de néant où ils étoient, et créé, pour ainsi dire, un 
peuple nouveau, avoit tiré tous les yeux sur lui, et étoit enfin 
parvenu à avoir beaucoup d'influence sur les affaires géné- 
rales (1). M. de La Ghétardie étoit le premier que le Roy de 
France eût envoyé dans cette Cour avec le titre d'Ambassa- 
deur. Cette démarche y avoit plu, et il y avoit lieu de croire 
que si la France se déterminoit à y avoir toujours un Ministre 
du premier ordre, elle s'y maintiendroit en grande considé- 
ration. 

L'année (2) qui précéda la sortie des François de l'Alle- 
magne, la Reine de Hongrie et ses Alliés firent passer plu- 
sieurs corps dans la Flandre. Leur plan étoit de pénétrer en 
France et d'obliger par cette diversion le Roy à rappeler ses 
troupes, ce qui n'auroit pu se faire sans les exposer à de 
grands dangers dans leur retraite. Heureusement le Roy s'étoit 
précautionné. Loin de désarmer, il avoit fait de nouvelles 
levées qu'on avoit envoyé à mesure sur les frontières. Indé- 
pendamment d'une nombreuse armée qui pouvoit s'assembler 
en peu de jours dans le voisinage du Rhin, il en avoit une 
autre dans la partie de la Flandre qui lui appartenoit. Sur le 
bruit que les Alliés se mettoient en mouvement de ce côté-là, 
il fut résolu de la faire agir. Le commandement en fut donné 
à M. le Maréchal de Coigny (3), qui fut assez mal conseillé 
pour le refuser, piqué peut-être de ce qu'on ne le décora pas de 
la jnême dignité dont le Maréchal de Broglio avoit été récom- 
pensé lors de son expédition en Bohême, peut-être aussi parce 
qu'il ne regardoit toute cette guerre que comme un jeu ou une 

(1) Pierre \", dit le Grand, né à Moscou le 11 juin 1672 (30 mai), mort 
le 28 janvier (8 février) 1721, à Pétersbourg. Fils du tsar Alexis et de 
Nathalie, marié en 1707 à Catherine qui lui succéda. {Art de vérifier les 
datei, t. II, p. 127.) 

(2) Le manuscrit porte par erreur : « L'Armée ». 

(3) Voyez plus haut, p. 95, note 2. 



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202 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

cavalcade; car c'étoit ainsi qu'il s'en expliquoit assez ouver- 
tement (i). A son refus, le Maréchal de Noailles (2) commanda. 
Tous les Princes et les Grands se firent un devoir de se rendre 
à cette Armée. On partit tard, et quoiqu'on s'attendft chaque 
jour à quelque action d'éclat, il ne se passa rien, parce que 
les Alliés ne firent aucune entreprise. Le Roy montra beau- 
coup de modération en cette occurrence. Il voyoit l'Ennemi à 
ses portes, il n'en ignoroit pas les projets; cependant il se 
contenta de se mettre en bonne posture et ne se prévalut point 
de la conduite des Alliés, d'autant moins mesurée qu'il n'y avoit 
point encore de guerre déclarée. Le Maréchal de Noailles s'oc- 
cupa de marches, de camps et de ses précautions ordinaires; il 
visita les Places, les mit en état et donna des soins particu- 
liers aux fortifications d'une Ville maritime d'une extrême 
conséquence, que le Roy vouloit mettre hors d'insulte (3). 

Ce fut là la première campagne du jeune Duc de Pen- 
thièvre (4). Il s'y distingua moins par la grande magnificence 
de ses équipages, que par son application à s'instruire, sa 
vigilance, son zèle infatigable, et surtout par son affabilité et 
sa générosité. Il mérita les éloges des Officiers, et s'acquit le 
cœur des soldats. Ce jeune Prince avoit alors près de dix-sept 
ans. Il étoit beau, grand pour (5) son âge, et très bien fait. Il 
avoit de la finesse dans la phisionomie, de la noblesse et un 
grand air de douceur. Un maintien contraint et embarrassé 
avec les personnes de son rang ou avec des inconnus, et 
une espèce de timidité le faisoient paroître quelquefois (6) 
déplacé. Il s'en défit, du moins en partie, pendant cette cam- 
pagne, et prit des manières plus libres et plus aisées. Il avoit 



(i) Toute cette fin de phrase, depuis « peut-être aussi », ne se trouve 
que dans l'édition de 1746 et dans le manuscrit. 

(2) Voyez plus haut, p. 94, note 3. 

(3) On jugea nécessaire de joindre aux forts de campagne des redoutes 
le long du canal de Bergues à Dunkerque et le long de la colline de 
Bergues à Saint-Omer pour assurer la communication entre les places 
et ôter à l'ennemi le moyen de prendre À revers le camp de Dunkerque. 
(Pajol, ouvrage cité, t. III, p. 321.) 

(4) Voyez plus haut, p. 73, note 3. 

(5) Le manuscrit porte « par ». 

(6) Ce mot manque dans le manuscrit. 



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LE DUC DE NEVERS 203 

de l'esprit, une noble ambition et une bonté de cœur peu com- 
mune; en un mot c'étoit un Prince fort aimable, et dont il y 
avoit tout (1) à espérer. La Comtesse de Toulouse sa mère le 
vit partir avec d'autant plus d'inquiétude, qu'il étoit extrê- 
mement délicat; mais deux mois de séjour à l'armée affer- 
mirent son tempérament, et il en revint tout à fait changé en 
bien. 

Peu avant cette campagne, mourut à Paris, à l'âge de trente- 
trois ans, Élizabeth, Reine douairière d'Espagne (2), veuve de 
Louis I", fils aîné de Philippe V, en faveur duquel il avoit 
abdiqué il y avoit dix-huit ans, et qui n'avoit pas régné un 
an. Cette Princesse étoit fille du Duc d'Orléans, Régent, et 
l'une des deux dont nous avons dit, au commencement de ces 
Mémoires, que le mariage fut une des conditions de la paix 
entre la France et l'Espagne. Depuis son retour à Paris (3), 
elle avoit mené une vie retirée et assez triste. 

Le Duc de Nôvers (4) avoit tenu un rang considérable 
auprès d'elle; mais ayant déplu à la Cour d'Espagne, il avoit 
été obligé de se retirer. Il étoit d'une ancienne et illustre ori- 
gine, qu'il se persuadoit encore plus relevée. Il avoit les 
manières impérieuses, l'abord désobligeant, et le ton dur 
jusqu'à l'affectation. Sa taille est petite, sa phisionomie rude, 
son teint rembruni, son air fier et arrogant. Il étoit magnifique 
et extrêmement curieux en beaux chevaux, qu'il a en grand 
nombre, et dont il est peut-être plus amoureux que de sa maî- 

(1) Le manuscrit donne « tant ». 

(2) Louise-Elisabeth d'Orléans, veuve de Louis, prince des Asturies. 
qui l'avait épousée en 1722 et qui mourut en 1724. Après la mort du 
roi, elle était venue fixer sa résidence au Luxembourg. Elle mourut le 
18 juin 1742, après avoir demandé, par testament, à. être enterrée à Saint- 
Sulpice, où elle fut portée très simplement. {Mercure de France, juin 1742, 
p. 1479.) 

(3) En 1725. 

(4) Ce paragraphe relatif au duc de Nevers ne se trouve que dans 
l'édition de 1746 et dans le manuscrit. — Philippe-Jules-François Maza- 
rini-Mancini, duc de Nevers, né le 4 octobre 1676, prit le titre de prince 
de Vergagne que portait son beau-père, en épousant, en 1709, Marie- 
Anne de Spinola, morte à Paris le 11 janvier 1738, fille aînée du marquis 
de Spinola, lieutenant-général des armées du roi Charles IL II fut reçu 
duc et pair au Parlement le 14 janvier 1721. (Barbier, Journal, t. I, 
p. 70 et 7^note 1.) 



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204 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

tresse (1), la Quinault (2), actrice de la Comédie françoise dont 
il a fait sa femme. Elle excelloit dans Fart d'amuser le public 
par des farces, des chants et des danses. Elle a beaucoup 
d'esprit, et encore plus de manège. Le Duc de Nevers la tira 
de cet état, méprisé et méprisable, pour l'élever jusqu'à lui et 
en faire une femme de grande qualité, personnage plus difficile 
à jouer que celui qu'elle avoit quitté; aussi ne le joue-t-elle 
pour l'ordinaire que vis-à-vis de son mari et dans son domes- 
tique, ou vis-à-vis de ses frères (3), qui ont fait la même pro- 
fesion qu'elle, et que le Duc en avoit aussi tirés. 

Vers la fin de cette même (4) année. Madame de Mailly perdit 
le titre de favorite, et fut disgraciée. Son bon cœur fit son mal- 
heur. Elle avoit trois sœurs (5), dont elle en produisit une à 
la Cour, Madame de Ghâteauroux (6), veuve depuis quelques 

(1) Édition de 1746 : « d'une Maîtresse qu'il avoit, et qu'il épousa dans 
la suite. C'était une de ces Filles, dont la profession est d'amuser le 
Public... » 

(2) Marie-Anne Quinault, dite Vainée, pour la distinguer de ses deux 
sœurs, Françoise Quinault, femme de Hugues Denesle, et Jeanne-Fran- 
çoise Quinault. La cadette est la plus célèbre. 

Elle ne fut attachée au Théâtre-Français que de 1714 à 1722, et nioiu'ut 
centenaire en 1791. Marais prétend (Journal, janvier 1722) qu'elle était 
enceinte quand elle épousa secrètement le duc de Nevers. Elle avait eu 
pour amants Samuel Bernard, le marquis de Nesle et le duc de Chartres. 
(Voyage de Piron à Beaune, éd. Honoré Bonhomme, Paris, 1884, in-18, 
p. 139, note 1. — Lemazurier, Galerie hûtorique des acteurs du Théâtre- 
Français, t. II, p. 329.) 

(3) Jean-Baptiste Quinault, l'ainé, et Abraham-Alexis Quinault-Dufresne, 
dont Voltaire a célébré le talent par les vers suivants : 

Quand Dufresne ou Gaussin, d'une voix attendrie. 
Font parler Orosmane, Alzire, Zénobie, 
Le spectateur charmé, qu'un beau trait vient saisir, 
Laisse couler des pleurs, enfants de son plaisir. 

(Voy. Lemazurier, déjà cité, t. H.) 

(4) Le mot « même » manque dans le manuscrit. 

(5) Note de l'édition de 1763 : « Elle en avoit quatre, la Duchesse de 
Lauragais et Mesdames de Vintimille, de la Tom-nelle et de Flavacourt. 
L'auteur, qui a parlé auparavant de Madame de Vintimille sous le nom 
de Zacchi, n'en fait point mention ici, puisqu'elle étoit déjà morte en 
1743. » 

(6) Marie-Anne de Mailly de Nesle, née le 5 octobre 1717, mariée le 
19 juin 1734 à Jean-Baptiste-Louis, marquis de La Tournelle, capitaine 
au Royal-Étranger, mort à vingt-trois ans le 23 novembre 1740. Elle fut 
créée duchesse de Châteauroux par le roi, le 21 octobre 1743, et mourut 
le 8 décembre 1744. 



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LA DUCHESSK DK CHATEAUROUX 205 

années d'un jeune Seigneur, mort à vingt-cinq ou vingt- six 
ans d'une fièvre pestilentielle. Elle étoit d'une jolie figure, 
fort blanche; et quoiqu'elle n'eût pas fait grand bruit dans le 
monde depuis son veuvage, elle ne se vit point à la Cour sans 
plaisir et sans ambition. Admise par les soins de Madame de 
Mailly aux parties du Roy, elle ne désespéra pas de toucher 
son cœur et de supplanter sa sœur. Le Duc de Richelieu (i) 
eut, dit-on, beaucoup de part à cette intrigue. C'est un grand 
homme, bien fait, d'une phisionomie gracieuse, extrêmement 
galant, et qui a encore un goût vif pour les plaisirs, dont le 
grand usage l'a usé de bonne heure et vieilli avant le tems. 

11 a beaucoup aimé les femmes, et passe pour en avoir été 
bien traité. Ses galanteries ont fait un grand éclat, et lui ont 
attiré quelques affaires dont il s'est tiré avec honneur. Il a 
beaucoup d'esprit, est gai, amusant, très-riche, mais mauvais 
ménager. Il tient un grand rang à la Cour, et a su gagner les 
bonnes grâces du Roy. Il est ambitieux, et après la mort du 
Cardinal de Fleury, il fut taxé d'aspirer au Ministère, poste 
auquel, malgré tous ses talens, on peut dire que son penchant 
pour le plaisir, son esprit inappliqué et son air un peu dissipé 
ne le rendoient pas propre. 

Louis XV ne put se défendre des charmes de Madame de 
Chasteauroux; mais cette femme intéressée, et qui vouloit 
tirer bon parti des avantages qu'elle sçavoit que sa beauté lui 

(1) Dans les éditions : « Azamut, l'un des quatre Méthen... » — Note 
de l'édition de 1763 : « L'auteur de la clé jointe à la seconde édition des 
Mémoires de Perse étant toujours dans la fausse supposition que le mot 
de Mether signifie un Secrétaire d'État, ne sait pas comment expliquer 
le mot d* Azamut. Il est donc assez plaisant de mettre dans la clef; 
Azamut, Vun det quatre Secrétaires d*État; mais le lecteur reviendra tou- 
jours à demander : Qui est donc cet Azamut? Pour l'instruire, il faut 
savoir que l'auteur signifie par le mot de Mether un des premiers gen- 
tilshommes de la Chambre du Roi, et par le mot d'Azamut le Duc 
de Richelieu, que sa Campagne en Allemagne nous a fait assez con- 
noitre. » 

Louis-François-Armand Vignerod du Plessis, duc de Richelieu, né à 
Paris le 13 mars 1696, mourut le 8 août 1788; il épousa d'abord, le 

12 février 1711, Anne-Catherine de Noailles, morte à l'âge de vingt ans, 
et en secondes noces la fille d'Anne-Marie- Joseph de Lorraine, comte et 
prince de Guise-sur-Moselle. Il était premier gentilhomme de la chambre 
du roi et maréchal de France. (MoRÉRi,^/>îct. hist,, t. VIII, p. 404, col. 2.) 



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206 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

donnoit sur sa sœur, fit acheter sa conquête (1). Elle ne 
voulut du rang de Favorite qu'avec des titres et des distinc- 
tions dont on n'avoit vu qu'un exemple sous le règne de 
Louis XIV, et elle ne se rendit qu'après s'être fait assurer un 
état qui pût la mettre à l'abri des événemens (2). Le Roy étoit 
trop amoureux pour ne pas tout accorder, et le crédit de cette 
femme devint si grand, qu'on appréhenda qu'elle ne parvînt 
à gouverner absolument. Ce fut pour elle qu'on fit un petit 
appartement si galant dans le Château de Choisy (3). Ce fut 
pour elle qu'on inventa des machines commodes et propres à 
la transporter d'un lieu à un autre dans des tems et des cir- 



(1) La chanson suivante parut À cette occasion : 

Et allons, dame La Tournelle, 
Et allons donc, rendez-vous donc. 

Quand votre Roi vous appelle, 

Vous faites trop de faQons. 
Et allons donc, mademoiselle, 
Et allons donc, rendez-vous donc. 

Quand votre Roi vous appelle, 
Vous faites trop de façons. 
Encore si étiez pucelle. 
Vous le pardonnerait-on. 

Encore si étiez pucelle, 
Vous le pardonneraiton. 
Si vous vous donniez pour telle. 
Toute la cour dira non. 

Si vous vous donniez pour telle. 
Toute la cour dira non. 
De faire ainsi la cruelle. 
Ma foi, c'est hors de saison. 

De faire ainsi la cruelle. 

Ma foi, c'est hors de saison. 

Dans le sang de la de Nesle 

En a-ton jamais vu? Non. 
Et allons donc, mademoiselle. 
Et allons donc, rendez-vous donc. 

(2) Note de l'édition de 1763 : « Louis XV créa Madame de la Tour- 
nelle Duchesse de Ghàteauroux, en y annexant des revenus considé- 
rables. L'auteur de la clef, peu versé dans l'histoire de la Goiir de 
Louis XV, fait de la Duchesse de Ghàteauroux et de Madame de la 
Tournelle deux personnes différentes. » 

Le duché de Ghàteauroux que le roi avait acquis du comte de Gler- 
mont valait à lui seul 90,000 livres de rente. (Barbier, JoumcUy t. II, 
p. 373.) 

(3) Editions : « Dans la Maison de plaisance, dont nous avons dit que 
le Sophi [Louis XV] avoit fait l'acquisition deux ans après la mort de 
Sévagi [le çojnte de Toulouse]. » 



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DISGRACE DE MADAME DE MAILLY 207 

constances que son amant jugeoit (i) mériter les plus grandes 
attentions. 

Madame de Mailly n'apprit sa disgrâce qu'avec une douleur 
inexprimable (2). Comme elle avoit aimé de bonne foi, et 
pour l'intérêt du cœur seulement, elle fut longtems inconso- 
lable. Mais le Père Renault (3), de l'Oratoire, homme de 
beaucoup d'esprit et fort zélé, la fit rentrer en elle-même. 
Les fréquens entretiens qu'elle eut avec lui rétablirent le 
calme dans son âme et l'éclairèrent sur ses devoirs. On vit 
cette femme, autrefois vêtue si superbement, sans cesse 



(1) Le manuscrit porte : « jugeroit ». 

(2) On fit naturellement aussi des chansons sur la disgrâce de Madame 
de Mailly. En voici ime entre autres que nous trouvons dans le Recueil 
ClairambauH-Maurepas, t. VI, p. 329 : 

Grand Roi, que vous avez d'esprit. 
D'avoir renvoyé la Mailly I 
Quelle haridelle aviez-vous là I 
Alléluia. 

Vous serez cent fois mieux monté 
Sur la Tournelle que vous prenez. 
Le d'Agenois vous le dira. 
Si la canaille ose crier 
De voir trois sœurs se relayer, 
Au grand Tencin envoyez-la. 
Le Sainf^Père lui a fait don 
D'indulgence à discrétion 
Pour effacer ce péché-là. 
Dites tous les jours à Choisy, 
Avant que de vous mettre au lit, 
A Vintimille un Libéra. 
Alléluia. 

Madame Olympe est toute en pleurs. 

Voilà ce que c'est d'avoir des sœurs t 

L'une jadis lui fit grand'peur. 

Mais, chose nouvelle. 

On prend la plus belle. 

Ma foi, c'est jouer de malheur. 

Voilà ce que c'est d'avoir des sœurs 1 

La Mailly est en désarroi : 
Voilà ce que c'est d'aimer le Roi I 
Sa sœur cadette a son emploi 
Et la Vintimille 
Par goût de famille 
Avait subi la même loi. 
Voilà ce que c'est d'aimer le Roi t 

(3) Le manuscrit seul donne le nom du P. Renault. Les éditions se 
bornent à dire : « Un Iman [Ecclésiastique]... » (Voyez le Journal de 
Barbier, t. III, p. 241.) 



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208 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

occupée de plaisirs, fréquenter assiduement les Églises, sim- 
plement mise, et confondue avec les autres femmes, dont 
elle ne se faisoit distinguer que par son recueillement et sa 
modestie (i), plus admirée, plus respectée dans cet état 
d'humiliation, qu'elle ne Tavoit été dans tout l'éclat de sa 
faveur. Le Roy lui assura 40,000 livres de rente, lui donna 
une maison, et ordonna qu'on payât ses dettes qui montoient 
à 765,000 livres; somme qui, quoique considérable, paroîtra 
modique, si on fait attention qu'elle n'avoit tiré aucun avan- 
tage du rang qu'elle avoit occupé, et qu'elle ne touchoit 
qu'environ 22,500 livres par an, qui ne suffisoient pas, à 
beaucoup près, pour la dépense qu'elle étoit obligée de faire 
à la Cour. Le payement de ces 765,000 livres fut assigné sur 
le revenu des Douanes; mais, malgré les ordres du Roy, ceux 
qui furent chargés de la distribution des fonds, non contents 
de faire languir les créanciers, firent perdre considérablement 
à la plus grande partie. 

Des deux autres sœurs de Mailly, l'une, nommée Madame de 
La Tournelle, étoit mariée depuis quelques années à M. de La 
Tournelle, qui, sans être du premier rang, tenoit bien sa 
place à la Cour. Madame de La Tournelle étoit grande, bien 
faite, avoit de ces physionomies qui plaisent, et une conduite 
qui ne donnoit aucune prise à la médisance (2). L'autre sœur 
se nommoit Madame de Lauragais; c'étoit la cadette. Elle 
étoit d'une grande taille, épaisse et mal prise. Sa figure étoit 
de celles dont on ne dit rien. Elle avoit au moins vingt- 
sept ans, et elle fut mariée, l'année suivante, au Duc de Lau- 
ragais, veuf depuis quelques années, jeune encore, fort riche 
qui tenoit un rang distingué, et dont on ne disoit ni grand 
bien ni grand mal. 



(1) Le manuscrit porte : « et une modestie. » 

(2) Note de l'édition de 1763, qui identifie, avec grande raison, à ce 
qu'il semble, l'Euxica des Mémoires avec Madame de Flavacourt : 
Maidame de Flavacourt étoit la plus belle de ses sœurs, et le Roi eut de 
grandes inclinations pour elle ; mais on dit que son mari l'a retenu dans 
l'ordre par ses menaces impolies, en lui disant que, si elle s'avisoit de 
lui jouer une infidélité, aucun Roi du monde ne le pourroit empêcher de 
lui brûler la cervelle. » 



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GUERRE ENTRE L'ESPAGNE ET L'ANGLETERRE iù9 

A la fin de cette année mourut dans sa capitale l'Électeur 
Palatin (1), âgé de quatre-vingt-un ans, sans laisser d'enfans. 
La dignité d'Électeur et ses États échurent par droit de suc- 
cession au Prince de Sultzbach (2), de la même famille, mais 
d'une autre branche, âgé d'un peu plus de dix-huit ans. Il 
entra en possession de ses États dans des circonstances bien 
critiques et dans un âge où communément la prudence 
ne guide pas toujours. Il tint cependant une conduite sage et 
parut ne vouloir prendre part aux troubles qui agitoient 
l'Allemagne que pour contribuer à y rétablir la tranquillité. 

La Guerre se continuoit avec vigueur, du moins sur mer, 
antre l'Espagne et l'Angleterre. Les deux Nations se prenoient 
fréquemment des vaisseaux; et suivant les états qui parurent, 
les Anglois, quoique bien supérieurs en marine, en avoient 
plus perdu que les Espagnols. Il est vrai que si l'Espagne eût 
tenu la mer avec une Armée navale et qu'elle eût tenté le sort 
d'un combat, il y auroit eu tout à parier qu'elle auroit été 
battue. Mais elle se contentoit de faire sortir différentes 
petites escadres qui voltigeant de côté et d'autre, inquié- 
toient plus les Anglois que si elles se fussent mises 
ensemble. Cette guerre coûtoit des sommes immenses 
aux deux Nations, et surtout aux Anglois, dont les côtes, 
n'étant point défendues par des forts, ne pouvoient (Hre 
protégées que par un grand nombre de vaisseaux; ce qui, 
joint aux secours qu'ils fournissoient à la Reine de Hongrie, 
leur causoit des dépenses prodigieuses. Mais comme ils 
étoient puissamment riches et qu'ils avoient dans leur indus- 
trie, leur commerce et la constitution de l'État des ressources 
infinies, quelques dépenses, quelques pertes qu'ils fissent, 
elles étoient beaucoup moindres à proportion de celles que 
faisoit l'Espagne, qui n'avoit pas les mêmes avantages. 

(1) Il s*agit de Charles-Philippe, nô le 4 novembre 1661 , qui avait suc- 
cédé en 1716 à son frère dans l' Électoral des comtes Palatins du Rhin 
et mourut le 31 décembre 1742. [1 fut le dernier Électeur de la branche 
de Neubourg. (Art de vérifier Ui datet, t. III, p. 329, col. 1.) 

(2) Charles-Théodore, prince Palatin de Sultzbach, né le 11 dé- 
cenibre 1724. Il parvint à TÉlectorat par succession de branche aînée et 
droit d'agnation. {Ibid., col. II.) 

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214^ ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Ëntr'autres entrepriBes, les Anglois tentèrent de s'emparer 
d'une ville maritime d'Espagne (1), dans laquelle on avoit 
retiré de très grandes richesses. Ils avoient fait pour cette 
expédition de très grands préparatifs. Le succès n'en fut pas 
keureux; ils furent contraints de se retirer avec perte, et les 
maladies et le mauvais tems achevèrent de ruiner les équi- 
pages de leurs vaisseaux; mais leurs pertes même les animè- 
rent à de plus grands efforts. On vit avec étonnement sortir 
des Ports d'Angleterre de nouveaux armemens plus nombreux 
et plus formidables que ceux des années précédentes, tant est 
grande la puissance de ce Royaume! tant le courage de ses 
peuples est admirable ! 

Cependant la santé du Cardinal de Fleury s'altéroit de jour 
en jour. Son âge avancé et une incommodité habituelle, que 
k vieillesse rendoit encore plus dangereuse, annonçoient une 
in prochaine. 11 tomboit souvent dans des états très fâcheux. 
Les médecins lui ayant absolument défendu toute application 
au travail, il ne prenoit aux affaires que le moins de part qu'il 
pouvoit, et passoit la plus grande partie de sa vie dans sa 
maison d'Issy, près Paris. Les Ministres y alloient chaque 
jour luy rendre compte et prendre ses ordres. M. de Breteuil, 
que nous avons dit avoir succédé à M. d'AngerAdlliers dans 
le détail de la guerre, y étant venu un matin travailla 
quelques heures avec lui. Soit mauvaise disposition, soit 
excès de circonspection, il se trouva si mal en sortant, qu'on 
le tint pour mort. L'abbé Couturier (2), l'homme de confiance 
du Cardinal, et qui lui devoit sa fortune, craignant peut-être 
que cet accident ne fit une trop grande impression sur lui, 
dont la situation n'étoit pas assez bonne pour qu'il ne s'ef- 
frayât pas, ne donna pas le moindre secours à M. de Breteuil, 
et le fit transporter en toute dihgence à Paris, où il arriva 
mort, selon les uns, et, selon les autres, dans un état si 

(1) Note de Tédition de 1768 : « L'Auteur entend la ville de Cartagtoe 
en Amérique» dont les Anglois furent obligés de lever le siège. » Cette 
ville est située dans la Terreferme de TAmérique méridion,ale. 

(2) Ce nom n*est donné que par le manuscrit. L'abbé Couturier était 
supérieur général du séminaire de Saint-Sulpice ; il mourut le 31 mars 1770. 
(Barbier, Journal, t. IV, p. 95, note 2.) 



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MORT DU CARDINAL DE FLËURY Sil 

désespéré, qu'il mourut le lendemain (1). Cette mort fit du 
bruit, et on en chargea assez publiquement l'abbé, qu'on taxa 
d'inhumanité. Son procédé parut d'autant plus odieux, qu'on 
assuroit que si M. de Breteuil avoit été secouru à tems, on 
lui auroit sauvé la vie. 

Sa place fut vivement sollicitée. M. d'Argenson rem- 
porta (2). Il est grand, bien fait; il a les traits beaux, l'air 
gracieux, quoiqu'un peu mélancolique, le port noble, l'esprit 
brillant, mais peu solide, une connoissance superficielle de 
beaucoup de choses; et comme il parle aisément et bien, il en 
impose au premier abord. Il a eu pendant longtems la con- 
fiance du Duc d'Orléans. Son ambition est extrême, et on dit 
qu'il n'a si fortement sollicité la place de M. de Breteuil, dont 
on ne l'esiimoit pas très capable, que pour avoir un pied dans 
le Ministère, et se mettre plus à portée de travailler à se pro- 
curer le poste de Chancelier de France. Ce Ministre s'est 
conduit si habilement, qu'il est parvenu à avoir beaucoup de 
crédit auprès du Roy. 

La mort du Cardinal de Fleury arriva peu de mois après (3). 



(i) Barbier confirme les circonstances dans lesquelles le marquis de 
Breteuil mourut le 5 janvier 4743, sans cependant accuser l'abbé Cou- 
turier d'inhumanité. {Journal, t. II, p. 341.) 

(2) Pierre-Marc Le Voyer de Paulmy, comte d'Argenson, né le 
16 août 1696, mourut en 1764. Il était fils de Marc-René Le Voyer de 
Paulmy, marquis d'Argenson, né à Venise le 4 novembre 1652, et de 
Marguerite Le Fèvre do Caumartin. Il épousa, le 24 mars 1719, Anne 
Larchet, fille posthume de Pierre Larcbet, conseiller au Parlement de 
Paris. (MoRÉRi, Diet, kist., t. X, p. 712, col. 2.) 

(3) Le cardinal de Fleiu»y mourut le 29 février 1743, dans sa maison 
de campagne d'Issy. Il avait été très lié avec la maréchale de Noailles, 
également fort âgée, et qui lui survécut. Peu de jours avant 8a mort, il 
fit répondre à la maréchale qui avait fait demander de ses nouvelles : 
« Qu'elle avait plus d'esprit que lui, qu'elle savait vivre et que, quant 
à lui, il cessait d'être. » (Journal de Barbibr, t. II, p. 348.) C'est à elle 
encore qu'il écrivait le 26 août 1742 : « Vous vous portez. Dieu merci, 
en perfection; vous mangez hardiment de la croûte de p&té d'Amiens, 
tandis que je ne peux en faire autant d'une aile de poulet. Je ne vous 
envie point ce privilège, qui vous est particulier, mais comme nous 
nous sonmies engagés mutuellement à passer cent ans, je vous prie de 
me communiquer votre secret, afin que je ne vous manque point de 
parole... » (Mém. de Dcclos, édit. Michaud et Poujoulat, t. X, p. 810.) 
Voyez aux Pièces justificatives, n* xxii, la relation, datée du 16 février 1743, 
de ce qui s'est fait avant et pendant la maladie du cardinal de Fleury. 



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212 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Il souffrit longtems et avec beaucoup de fermeté. Il conserva 
tout son esprit presque jusqu'au dernier soupir. Le Roy lui 
rendit deux visites pendant sa maladie, et ils furent longtems 
enfermés tête-à-téte. On prétend que dans ces conférences, en 
rendant compte à son maître de l'état du Royaume et de ce 
qu'il estimoit nécessaire dans les circonstances où se trou- 
voit l'Europe, le ('ardinal lui inspira de l'éloignement pour 
le Cardinal de Tencin (1); homme de beaucoup d'esprit, qu'il 
craignoit qu'on ne lui donnât pour successeur, quoiqu'il eût 
toujours paru vivre en bonne intelligence avec lui, et qu'il lui 
eût, dit-on, plus que fait espérer une grande part au Gouver- 
nement. Le Cardinal mourut, au grand contentement de plu- 
sieurs, mais regretté du Roy qui lui fit élever un tombeau 
magnifique, monument éternel de la bonté de son cœur et de 
sa reconnoissance. 

Le Cardinal de Fleury avoit pendant plus de seize années 
gouverné absolument le Roy et tout l'État. Le peu de bien 
qu'il a laissé étoit une preuve de son désintéressement; mais 
il avoit pris soin de pourvoir avantageusement ses parens : 
façon d'établir solidement la fortune des siens d'autant plus 
raffinée, qu'elle est plus noble, plus éclatante, qu'elle flatte 
davantage l'amour-propre, et qu'elle n'est point en butte aux 
soupçons dont l'opulente succession d'un Ministre n'est pas 
ordinairement exempte. Son ambition (2) Tayant porté à 
procurer une place de Premier Gentilhomme de la Cham- 
bre (3) à un de ses neveux (4), il eut le chagrin de voir les 



(1) Pierre Guérin de Tencin, né à Grenoble le 22 août 1680, mourut à 
Lyon le 2 mars 1758. Il fut fait cardinal en 1739, eut l'archevêché de 
Lyon en 1740 et devint ministre d'État en 1742. Sa sœur, la marquise 
de Tencin, fut le principal auteur de sa fortune. 

(2) Les mots « n'est pas ordinairement exempte. Son ambition » 
manquent dans le manuscrit. 

(3) Éditions : « une place de Mether... » — Note de l'édition de 1763 : 
« C'est-à-dire ime place de premier Gentilhomme de la Chambre du Roi. 
Le neveu à qui il la procura est le Duc de Fleuri. Les autres premiers 
Gentilshommes de la Chambre du Roi, qui s'y opposoient, furent les 
ducs de Richelieu, d'Aumont et de Gèvres. » 

(4) André-Hercule de Rosset, marquis de Rocozel, duc de Fleury, né 
le 27 septembre 1715, brigadier de dragons en 1740, fils aîné de Jean- 
Hercule, duc de Fleury, et petit-fils de Marie de Fleury, sœur du car- 



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LA POLITIQUE DU CARDINAL DE FLEURY 213 

autres Gentilshommes peu disposés à recevoir parmi eux un 
homme qu'ils regardoient comme indigne d'un poste auquel 
ils disoient qu'une haute naissance devoit seule donner droit 
de prétendre. Le Roy leur en imposa; mais toute son autorité 
ne put les empêcher de saisir avec avidité les occasions qui 
pouvoient se présenter de donner des désagrémens à ce nou- 
veau confrère. 

Comme homme privé, le Cardinal de Fleury avoit beaucoup 
d'excellentes qualités. Son esprit étoit vif et délicat, sa con- 
versation aisée et amusante. Il étoit humain, honnête homme, 
fort réglé dans ses mœurs, bon parent, bon maître; mais il 
étoit fin, dissimulé, vindicatif, et ami peu essentiel. Comme 
homme d'État, il étoit trop susceptible de prévention, trop 
peu en garde contre les délateurs, ridiculement entêté de 
l'ambition de passer pour un grand Ministre, même dans 
l'esprit des Étrangers; trop économe, trop jaloux de dominer, 
et trop peu instruit de ce qui constitue la vraie gloire, pour 
sçavoir soutenir à propos celle de son maître. Il n'avoit que 
de médiocres talens pour gouverner un grand Royaume, parce 
qu'il manquoit de cette étendue, de cette force de génie qui 
embrasse, saisit dans le moment tous les objets, en développe 
le fort et le foible, en voit les avantages et les inconvéniens, 
et en tire toujours le parti (4) le plus utile à un État. En se 
parant d'un grand amour de la paix, il étoit parvenu à faire 
illusion à différentes Puissances; cependant il intriguoit dans 
plusieurs Cours et travailloit sourdement à troubler le repos 
de l'Europe par des guerres dans lesquelles son intention 
n'étoit pas d'entrer, quelques espérances qu'il donnât d'y 
prendre part. Il fit une tache à Ta gloire du Roy, en contre- 

dinal, qui avait épousé en 1680 Bernardin de Rosset, sieur de Rocozel. 
Il avait un frère, Pierre-Augustin-Bernardin de Rosset de Rocozel, dit 
Tabbé de Fleury. Le duc de Fleury succéda le 31 mai 1741 au duc de 
La Trcmoïlle dans sa charge de premier gentilhomme de la chambre, à 
la suite d'ime vive compétition entre le fils du duc de La Trémoïlle 
décédé, le duc de Luxembourg et lui. (Barbier, Journal^ t. II, p. 29a et 
suiv. — Voy. également la lettre adressée à ce sujet à la duchesse de La 
Trémoïlle par le cardinal de Fleury (Mélangée historiques de Boisjourdain, 
t. II. p. 124.) 
(1) Les mots « le parti » Jmanquent au manuscrit. 



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214 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

venant à un Traité qu'il avoit eu l'imprudence de lui faire 
signer, il y avoit quelques années, avec la Maison d'Autriche, 
au préjudice des Traités antérieurs avec d'autres Princes, et 
il avilit le nom François par la médiocrité des forces qu'il 
employa pour faire valoir l'infraction de ce traité. A son 
entrée dans le Ministère, il trouva le Gouvernement dans un 
désordre extrême, et il le rétablit en peu de tems, époque 
bien glorieuse à sa mémoire ! Mais il ne fut point assez habile 
pour tirer tout l'avantage possible (4) des occasions qui se 
présentèrent d'augmenter la puissance de la France, ni pour 
prévoir celles qui survinrent dans la suite. En un mot, les 
grands événements qui arrivèrent pendant son Ministère lui 
ouvrirent une belle et vaste carrière de gloire, qu'à la honte 
et au détriment de sa Nation, il fut incapable de fournir (2). 
Aussitôt après la mort du Cardinal de Fleury, le Roy 
déclara qu'il gouverneroit lui-même (3). Il se livra en effet tout 
entier au soin de son État, et fixa des heures à ses Ministres 
pour travailler avec lui. On applaudit beaucoup, et avec 
raison, au parti qu'il prit; mais on ne put se persuader qu'il 
y persistât (4). Le peu de goût qu'on lui connoissoit pour le 
travail, et l'éloignement où il avoit toujours été tenu des 
affaires, firent penser que dans peu il choisiroit quelqu'un sur 
qui il se déchargeroit d'un fardeau qu'on estimoit trop pesant 
pour lui. Sur ce fondement on s'intrigua beaucoup à la Cour; 
chacun de ceux qui croyoient pouvoir prétendre à ce poste 
de confiance (et le nombre n'en étoit pas petit, car personne 
ne se juge inférieur à un autre en esprit et en capacité) dressa 
ses batteries. M. Chauvelin même se flatta de pouvoir rentrer 

(1) Éditions (sauf celle de 1746, qui concorde, comme presque toujours, 
avec le manuscrit) : « pour mettre à profit les occasions... » 

(2) Voici comment Frédéric II jugeait le cardinal : « On a dit trop de 
bien de lui pendant sa vie, on le bl&ma trop après sa mort. Ce n'était 
point l'âme altiôre de Richelieu, ni l'esprit artificieux de Mazarin. 
C'étaient des lions qui déchiraient des brebis. Fleury était un pasteur 
sage qui veillait à la conservation de son troupeau. » {Hittoire de mon 
iempi, t. II, p. 2.) 

(3) Voyez aux Pièces justificatives, n* xx, la lettre que Louis XV 
adressa le 9 janvier 1743 à l'empereur Charles Vil pour lui annoncer la 
mort du cardinal. 

(4) Le manuscrit porte « résista. » 



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LA SUCCESSION DU CARDINAL 9i5 

dans le poste qu'il avoît occupé. Pour y réussir, il fit un gran^ 
Mémoire, dans lequel il blâmoit sans ménagement le fe« 
Cardinal (1). Il vint à bout de faire passer ce Mémoire enlie 
les mains du Roy, qui fut saisi d'étonnement et d'indignation 
contre son auteur, et lui en auroit fait sentir tout le poid», si 
on ne l'eût pas apaisé. Il faut convenir que M. Ghauvelin jmt 
bien mal son tems, et qu'il étoit de la dernière imprudence ée 
s'exposer k censurer un bomme, pour ainsi dire, encore tout 
chaud, et dont la mémoire étoit chère à Louis XV. Il fut mal 
conseiUé, et encore plus mal servi; sa précipitation gâta to«t; 
et supposé qu'il y eût eu pour lui quelque espérance, elle h 
fut entièrement ôtée par la manière dont le Roy s'expliqua 
sur son compte. Ce mauvais succès, loin de rebuter les ftspî- 
rans, les encouragea d'autant plus qu'ils auroient re*)«té 
M. Ghauvelin et son parti; mais le Roy ne marqua de préfé- 
rence pour personne, excepté peut-être M. Orry, dont le crédSt 
augmenta beaucoup par l'attention qu'il eut de fournir les 
fonds nécessaires aux dépenses que ce Prince faisoit powr sa 
Maison de plaisance. Un jour, entre autres, il fit à ce îSHJet 
habilement sa cour. Le Roy, après quelques heures de travail 
avec lui dans cette même Maison, le laissa se retirer sans lui 
parler d'un état d'augmentation à faire dans les (2) bâtîmeiLS 
pour une somme d'environ 1,215,000 livres. Sa timidité natu- 
relle et les dépenses immenses qu'on étoit obligé de faire 
dans les conjonctures ne lui permirent pas de remettre de la 
main à la main cet état à M. Orry, dont il craignoit apparem- 
ment les représentations; mais à peine fut-il sorti qu'il doana 
le Mémoire à un de ses Officiers, avec ordre de le remettre au 
plus tôt au Contrôleur général et de lui dire que le Roy avoit 
oublié de le lui donner. M. Orry l'ouvrit dans le moment, et 
voyant de quoi il étoit question, il entra dans l'appartement, 
et dit au Roy qu'il étoit étonné de la modicité de la somme, 
qu^il avoit compté sur une plus grande, et qu'il s'étoit arrangé 

(i) Ce fut à la sutte de ce mémoire et à l'instigation de M. de Msorepas 
que M. Chauvelin fut exilé à Issoire au mois de février 1743. (BâRsiER, 
Journal, t. II, p. 351.) Voy. Pièces justificatives, n^xx!!. 

(2) Le manuscrit donne « ses ». 



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216 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 

sur 1,575,000 livres. Le Roy fut charmé du zèle et de la com- 
plaisance de son Ministre, et lui en sçut d'autant meilleur gré, 
qu'il ne s'y attendoit pas. Cette bagatelle mit M. Orry très 
bien dans l'esprit de son maître, tant il est vrai qu'auprès des 
Grands tout dépend de l'à-propos! M. Ghauvelin le manque, 
et achève de se perdre. M. Orry le saisit, et augmente en 
faveur. 

Pendant que ces choses se passoient en France, on regret- 
toit en Allemagne l'Électeur de Mayence, mort dans sa Capi- 
tale à l'âge de soixante-dix-huit ans (i). C'étoit une perte, sur- 
tout dans les circonstances où l'Empire se trouvoit. On lui 
donna un successeur qui ne montra à son avènement aucun 
penchant pour un parti préférablement à l'autre (2). Dans la 
suite, il parut favoriser un peu la Reine de Hongrie, ce qui 
déplut fort à l'Empereur. Au reste, la puissance de cet Élec- 
teur étant moins considérable par ses troupes que par l'auto- 
rité que sa dignité lui donne, son alliance n'est pas d'un 
grand poids quant à la guerre. 

Quelques mois après, mourut à Paris la Duchesse de Bour- 
bon, à l'âge de soixante-dix ans (3). Elle laissa le parti de 
M. Ghauvelin en quelque sorte sans chef, et une succession 
très opulente. Cette Princesse avoit été gouvernée jusqu'à sa 
mort par le Marquis de Lassay (4), homme de beaucoup 

(1) Voyez plus haut, p. 136, note 1. 

(2) Cette phrase est remplacée par les deux suivantes dans toutes les 
éditions : « Les Grands de Guzàrate [Mayence] élurent pour son succes- 
seur Mir-Kassem Kan [Jean-Frédérie'CharleSt comte d'Ottein]. Ses intérêts 
demandant qu'il restât neutre dans les querelles qui divisoient l'Empire, 
il ne montra à son avènement aucun panchant pour un parti préféra- 
blement à l'autre. » 

Il s'agit de Jean-Frédéric-Charles, né le 6 juillet 1689, de Jean-Fran- 
çois-Sébastien, baron d'Ostein, et d'Anne-Chariotte-Marie, comtesse de 
Schœnbom, et qui mourut le 4 juin 1763. Il fut élu archevêque de 
Mayence le 22 avril 1743 et couronna à Francfort, le 4 octobre 1745, le 
grand*duc de Toscane, à la suite des victoires qu'il avait remportées 
en Bavière. {Art de vérifier lei dates, t. III, p. 256, col. 2.) 

(3) Voyez ci-dessus, p. 35, note 1. 

(4) Toute la fin de cet alinéa, relative au marquis de Lassay, ne se 
trouve que dans l'édition de 1746 et dans le manuscrit- 
Léon de Madaillan de l'Ësparre, comte et plus tard marquis de Lassay, 

né en 1676, mourut à Paris le 2 octobre 1750. II était fils d'Armand de 
Madaillan de l'Esparre, marquis de Lassay, né le 28 mai 1652, mort le 



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LE MARQUIS DE LASSAY S17 

d'esprit, fin courtisan, intrigant, sçachant profiter de sa fa- 
veur, et qui sous le Régent en avoit habilement tiré parti 
pour se faire une fortune considérable. La Princesse de 
Bourbon ne décidoit rien que par ses avis. Elle avoit tant de 
confiance en lui, qu'elle lui abandonna la direction d'un 
magnifique Palais qu'elle faisoit bâtir. Tout joignant, M. de 
Lassay en fit élever un petit, moins superbe à la vérité, mais 
mieux entendu, mieux ordonné, plus commode, plus recher- 
ché, préférable en un mot, au jugement des connoisseurs, par 
le goût et les vraies beautés qui y régnoient (4). On assure 
qu'on voyoit dans ce Palais des tableaux originaux d'un très- 

21 février 1738, et de Marianne Pajot, morte le 19 octobre 1681. Il était 
premier écuyer de la duchesse de Bourbon. (P. Anselme, Hist. gén., t. IX, 
p. 275; Mémoirei du duc de Luynei, t. II, p. 39, et t. X, p. 346. — Pierre 
DE SÉ6UR, Un Héi'08 de Roman au grand siècle^ dans la Revue de Paris, 
année 1901, t. II, p. 293. — Sainte-Bbcve, Causeries du Lundi,) 

(1) L'hôtel de Lassay est le palais qui sert actuellement de demeure 
au Président de la Chambre des députés. La duchesse de Bourbon, 
ayant d'abord fait construire pour eUe un magnifique palais à l'italienne 
sur l'emplacement de la Chambre actuelle des députés, donna à son ami 
le marquis de Lassay des terrains avoisinants pour qu'il en construisit 
im autre tout à côté pour lui. 

On commença les travaux en 1722 ; ce fut l'architecte italien Giardini 
qui en fut chargé, et tandis que l'hôtel de la duchesse de Bourbon 
subissait bien des métamorphoses, celui du marquis de Lassay est au 
contraire demeuré pour ainsi dire tel quel. L'ancienne distribution 
restée presque la même était la suivante : en entrant dans la longue 
avenue des marronniers, on avait à droite la basse-cour et les cuisines, 
à gauche les écuries et les remises. £n face, on montait quelques pas et 
on entrait dans un vestibule d'ordre corinthien. Deux portes condui- 
saient, la première dans un cabinet d'étude, la seconde dans l'antichambre 
séparée de la galerie par la salle à manger, dont le caractère était sévère. 
Cette galerie fut un constant objet d'admiration et de ciu'iosité. Vers 1770, 
la décoration en fut modifiée en l'honneur du grand Condé. Casanova 
peignit sur les lambris la bataUle de Lens et celle de Fribourg; Le Paon 
retraça les journées de Nordlingen et de Rocroy ; sur les portes il mit 
les sièges d'Ypres, de Thionville, de Dunkerque et de Philipsbourg; 
dans le demi-cintre de l'entrée, Coustou dressa les statues de Minerve 
et de l'Abondance ; puis, au-dessous du grand fronton, le même statuaire 
exécuta en bas-relief le Char du Soleil accompagné des Heures, des Sai- 
sons et autres allégories. 

Le cabinet de travail fut aussi transformé en salon de musique, décoré 
de tous les attributs qui conviennent à cet art; à droite, c'est-à-dire 
vers le point opposé à la galerie, s'ouvrait le salon boisé splendidement 
incrusté de ciselures et de dorures, orné des meubles les plus magni- 
fiques. Il était suivi de la chambre à coucher, tendue l'hiver de tapis 
des Gobelins et ornée de médaillons coloriés, peints d'après les plus 



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118 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

grand prix, dont il n'y avoit que des copies dans celui de la 
Duchesse, à qui cependant, dit-on, les originaux apparte- 
noient. Ces deux Palais se communiquoient par une pori;e 
secrète et une galerie souterraine qui déroboit M. de Lassay 
aux regards curieux. 

La neutralit<5 à laquelle le Roy des Deux-Siciles (4) s'étoit 
engagé, n'étant que l'effet de la crainte qu'il avoit que les 
Anglois fissent une descente dans ses États, elle ne l'empêcha 
pas d'envoyer au Comte de Gages quelques Régimens, qu'on 
publia être les mêmes que Philippe Y avoit autrefois prêtés 
pour la conquête du Royaume de Naples, et qui, ayant tou- 
jours été à la solde de cet Empereur (2), doivent marcher à 



jolis tableaux de Boucher. L'appartement était terminé par un cabinet 
de travail ou boudoir et par deux chambres à alcôve. 

Quand le palais et Thôtel furent À peu près achevés, Lassay paria de 
la nécessité d'imiter encore les Italiens dans leur amour des bons 
tableaux. On acheta les ouvrages des maîtres les plus estimés. La prin> 
cesse eut alors un nouveau scrupule : elle voulait bien avoir une galerie, 
mais elle souffrait de ne pas faire le partage des chefs-d'œuvre avec 
Lassay. Celui-ci trouva moyen de la consoler : il demanda la permis- 
mission de faire exécuter par de bons artistes la copie de tous le» 
tableaux précieux qu'elle réunirait dans son palais. Ainsi tout, dans son 
petit hôtel, rappellerait l'objet de ses constants hommages, et plus les 
copies seraient satisfaisantes, mieux il sentirait la valeur et le mérite 
des originaux. 

... On trouva bientôt à gloser sur les belles imitations des originaux 
de la duchesse de Bourbon. 

Lorsqu'on acheva les constructions en 1725, la duchesse de Bouriion 
avait prés de cinquante ans et le marquis de Lassay plus de soixante- 
douze. Faisant allusion au passage ci-après des Mémoire* de Perte qu'il 
reproduit en entier, M. Paulin Paris ajoute que cela diminua beaucoup 
l'avantage ou l'inconvénient des portes secrètes et des galeries souter- 
raines. 

Une grande partie des tableaux du marquis de Lassay lui avait été 
léguée par testament par la comteBse de Verrue, née de Luynes, petite- 
fille du connétable, très connue par sa beauté et son goût. Elle avait 
un salon des mieux fréquentés; son hôtel était situé au coin des rues 
du Regard et du Cherche-Midi. 

En 1770, l'hôtel fut réuni au palais principal par le prince de Condé, 
qui rhabita de préférence. Confisqué en 1791, il revint en 1814 au légi- 
time propriétaire, le dernier des Condé, qui lui rendit une partie de 
son ancien ameublement. (BulUtin^ d» Bibliophile^ année 1848, article de 
M. Paulin Paris, p. 719 et suiv.) 

(1) Le ms. porte : « à laquelle les Deux-Siciles s'étoit engagé. » 

(2) « Empereur » doit être un lapsta calami, qui d'ailleurs se trouve 
dans le manuscrit et dans toutes les éditions. 



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SUCCES DES ESPAGNOLS EN SARDAIGNE 219 

ses ordres. La Cour d'Angleterre eut beau se plaindre de ce 
procédé comme d'une infraction à la neutralité; elle n'en put 
tirer d'autre satisfaction; elle s'en contenta, du moins en 
apparence, d'autant mieux que, peu de temps après, Don 
Carlos (i) retira l'artillerie et les munitions qu'il avoit 
envoyées l'année précédente pour le service des Espagnols. 
Mais ce Prince ne demeura dans l'inaction qu'autant de tems 
qu'il lui en fallut pour mettre ses côtes à l'abri de toute insulte, 
et ses Ports en si bon état de défense, qu'il n'eût rien à 
redouter des Anglois. Ces précautions prises, il arma puis- 
samment et marcbaen personne au secours de M. de Gages (2). 
Les succès de Dom Philippe dans les États du Roy de Sar- 
daigne, le désir de contribuer à l'établissement d'un frère, 
sentiment bien naturel, les vives sollicitations des Cours d'Es- 
pagne et de France, et une forte aversion pour la Maison 
d'Autriche déterminèrent le Roy de Naples à rompre la neu- 
tralité. La jonction des Napolitains ne produisit cependant 
pas tout ce qu'on avoit espéré. Les Autrichiens étoient supé- 
rieurs, et tout ce qu'on put faire fut de se tenir sur la défen- 
sive jusque vers la fin de l'année suivante, que le Général 
Autrichien se retira pour se mettre à portée de soutenir le Roy 
de Sardaigne et de couvrir le Milanois, dans lequel les progrès 
des Espagnols et des François faisoient craindre une pro- 
chaine invasion. Elle seroit vraisemblement arrivée, si comme 
nous l'avons dit, la rigueur de la saison ne les avoit pas con- 
traints de lever le siège d'une ville forte située presque dans 
le cœur des États du Roy de Sardaigne (3). 

L'Empereur Charles VU pensoit néanmoins à la paix, et 
faisoit faire de tems en tems à la Reine de Hongrie des pro- 
positions, que, résolue de n'entendre à aucune paix particu- 
lière, elle rejettoit toujours; conduite qui fit dire à ses 
ennemis, qu'elle vouloit perpétuer la guerre, mais conduite 
d'autant plus régulière vis-à-vis de ses Alliés, que, sans leur 
secours, elle n'auroit pas pu se défendre! La nécessité et l'ef- 

(1) Voyez plus haut, p. 141, note 4. 
(9) Voyez plus haut, p. 196, note S. 
(3) Il s'agit de la place de Coni, comme on Ta vu plus haut. 



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220 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

ficacitë de ces secours donnèrent un beau champ aux partisans 
de la Reine de Hongrie, qui en concluoient que les États de la 
Maison d'Autriche, conservés même dans leur indivisibilité', 
étoient plus foibles que les Puissances arme'es contre elle. 
Conséquence fausse quant aux hommes, puisque les nom- 
breuses armées que la Reine de Hongrie mit sur pied prouvoient 
que ses États étoient une pépinière de soldats; mais juste quant 
à la disette de l'argent, qui la mettoit en effet hors d'état de 
pouvoir par elle-même faire usage de ses forces. 

Les États et les Princes de l'Empire étoient partagés entre 
l'Empereur et la Reine de Hongrie. Chacun avoit pris son 
parti suivant son penchant ou ses intérêts. C'étoit ainsi que 
ce Corps si puissant, si redoutable, travailloit à sa propre 
ruine, en se déchirant le sein, et forgeoit liii-mêne les fers 
dont son aveuglement ne lui permettoit pas de voir que le 
parti victorieux pourroit un jour l'accabler. Ce n'étoit pas 
l'Empire d'Allemagne seul que la discorde avoit infecté de 
son souffle empoisonné; l'Empire de Russie et le Royaume de 
Suède en avoient eu leur part. Ils se faisoient une guerre 
cruelle, à laquelle le Cardinal de Fleury, dit-on, avoit sçu 
exciter les Suédois, sans doute à dessein d'occuper la Russie 
et de priver la Reine de Hongrie des secours qu'elle auroit pu 
s'en promettre, par l'entremise du Roy de la Grande-Bretagne, 
qui avoit un grand crédit dans cette Cour (1). Cette guerre 
fut, du commencement à la fin, désavantageuse aux Suédois, 
et auroit pu leur devenir funeste, si l'Impératrice de Russie 
n'eût pas eu la générosité de se prêter aux propositions de 
paix qui lui furent faites (2) ; à quoi on la disposa favorable- 
ment par la promesse qu'on lui fit d'appeler un de ses proches 
parents au trône de Suède, qui est électif. Deux Généraux 

(1) Le cardinal de Fleury voulait assurément empêcher la Russie 
d'apporter son concours À l'Autriche, et dans ce but il n*était pas fâché 
de l'occuper par une guerre avec la Suède; mais prévoyant une défaite 
certaine, il aurait désiré retarder la lutte, tandis que pour les mêmes 
raisons la Russie avait au contraire tout intérêt à ce qu'elle éclatât le 
plus tut possible. La rupture entre la Suède et la Russie eut lieu le 
28 juillet 1741. 

(2) La paix d'Albo, qui mit fin à cette guerre, fut conclue le 2 avril 1744, 
à la suite des négociations engagées entre la France et la Russie. 



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LE MARÉCHAL DE LEUWENHAUPT 221 

payèrent de leur tête (supplice infamant en Suède) les mau- 
vais succès de cette guerre. On fit l'impossible pour leur 
sauver la vie, surtout à l'un d'eux, nommé Leuwenhaupt, qui 
prouva qu'il n'avoit pas encore joint ni pu joindre l'Armée 
Suédoise, lorsqu'elle fut mise en déroute par les Russiens. 
Rien ne put vaincre Tanimosité du plus grand nombre des 
membres des États, à qui cette déroute tenoit au cœur : ils 
furent exécutés. L'infortuné Leuwenhaupt (i), la veille de 
son supplice, tenta de s'évader, et y réussit, du moins en 
partie; mais des contretems, que la prudence humaine ne 
peut prévoir, l'ayant empêché de s'éloigner assez pour n'avoir 
point à craindre d'être repris, il fut reconnu, ramené dans la 
Ville capitale, et décapité le lendemain de son arrivée. La 
haine de la Nation expira avec lui, et ce grand homme fut 
généralement regretté. Triste et mémorable exemple de l'in- 
gratitude et de l'inconstance du Peuple (2) ! 

Vers le commencement de cette année (3), quelques vais- 
seaux de guerre Anglois et un brûlot se présentèrent devant 
la barre d'un Port neutre, dans lequel s'étoit retiré un vais- 
seau de guerre Espagnol de soixante-dix pièces de canon, 
commandé par Hiisnein (4), Officier François d'une intrépidité 
peu commune. Deux des vaisseaux Anglois se détachèrent, 
entrèrent dans le Port, et sommèrent Hussein de se rendre. 
Ce brave Officier ne répondit que par une décharge de toute 

(1) Le maréchal Lewenhaupt, né en 1692, avait été président de la 
Diète suédoise en 1734. Il fut acclamé en 1741 comme chef de l'armée 
d'opération. Traduit devant un conseil de guerre et condamné à mort le 
9 août 1742, il subit cette peine le 15 du même mois, sur la place de 
Norder-Malm, à Stockholm. — Son père, le comte de Lewenhaupt, avait 
été un des meilleurs généraux de Charles XII ; fait prisonnier à la bataille 
de Pultawa, il mourut en Sibérie, après dix ans de captivité, le 
15 août 1742. (Pajol, ouvr. cité, t. VI, p. 368, note 1, et p. 369.) 

(2) Dans sa session de 1747, la Diète suédoise, pour réparer dans la 
mesure du possible, cet assassinat juridique, déclara que la mise en 
jugement de Lewenhaupt n'avait été qu'une concession à la fureur 
populaire, et que le roi devait une réparation & ses enfants ou & ses 
héritiers. (Pajol, ouvr. cité, t. VI, p. 369.) 

(3) Toutes les éditions, y compris celle de 1746, donnent cet alinéa 
qui manque au manuscrit. 

(4) Les clefs donnent cette indication trop peu nette : « Officier Fran- 
çoiSy capitaine d'un vaisseau Espagnol. » 



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222 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANCE 

son artillerie; mais voyant que les Anglois n'en suivoient pas 
moins leur f>ointe, et que le Commandant du Fort ne se met- 
toit pas en devoir de le défendre, il fit passer son équipage à 
terre, mit le feu à son vaisseau, et le fit sauter. Les malades 
y périrent; acddent bien fâcheux, mais forcé, le peu de tems 
qu'on avoit n'ayant pas permis de les débarquer. 

Cependant, la Reine de Hongrie avoit sur les bords du Rhin 
une Armée nombreuse, sous les ordres du Prince Charles de 
Lorraine, qui menaçoit de passer ce fleuve, et de rendre à la 
France invasion pour invasion, en portant chez elle le fort de 
la guerre. Il étoit d'autant plus à craindre que ce projet ne 
réussit, que dans ce même tems elle et ses alliés assemblèrent 
plus haut une autre grande Armée, aux environs de Franc- 
fort (1), dont on présume que le but étoit de se joindre au 
Prince Charles^ Pour rompre ces projets, le Roy de France 
mit le Maréchal de Noailles à la tète de 55,000 hommes des- 
tinés à s'opposer à la jonction, et il en donna autant au Maré- 
chal de Coigny, avec ordre de défendre le passage du Rhin et 
de couvrir les Provinces qui en sont voisines. 

Le Maréchal de Noailles passa le Rhin et s'avança vers le 
fleuve du Meio, dans le dessein de s'emparer d'un poste avan- 
tageux; mais ayant été prévenu par le Comte de Stairs, 
Général Anglois actif (2), il se porta sur les bords du Mein 
sur lequel il jetta deux ponts pour en avoir le passage libre 
et pouvoir profiter des mouvemens que feroit l'Armée con- 
fédérée, campée de l'autre côté. Le Roy d'Angleterre venoit 
de se rendre à la tête de cette Armée, où le Duc de Cumber- 

(1) Note de l'édition de 1763 : « L'armée se forma dans les Paîs-Bas et 
fut commandée par le Roi de la Grande-Bretagne en personne. EUe 
s'avança vers le Mein, ce qui fit soupçonner aux François qu'elle de voit 
mettre le Maréchal de Broglio, revenant de Bavière et poursuivi par le 
Prince Charles, entre deux feux. Pour rompre ce projet, le Maréchal de 
Noailles s'avança à la tète d'une fort helle Armée vers le Mein pour 
observer celle du Roi de la Grande-Bretagne. » Son véritable objectif 
était d'empêcher les ennemis de prendre position entre la France et la 
Bavière. 

(2) John Dalrymple» second comte de Stair, fils du premier comte de 
Stair, lord avocat, lord clerc de justice et secrétaire d'État pour l'Ecosse, 
né le 20 juillet 1673 à Edimbourg, où il est mort le 9 mai 1747. (Diêtio- 
nary of nationaX biography, t. XIII, p. 420.) • 



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MANŒUVRES DU MARÉCHAL DE NOAILLES 223 

ïand, son fils (i), Tavoit devancé. Les troupes des différens 
Peuples qui la composoient étoient commandées par des Géné- 
raux de leur nation, braves et expérimentés. Le Comte de 
Stairs commandoit les Anglois et les corps qui étoient à leur 
solde. Les Autrichiens étoient sous les ordres du Duc D'Arem- 
berg (2) et du Prince Georges de Uesse. On s'observa pendant 
plusieurs jours. Enfin (3), les alliés ayant fait un mouvement 
sur leur droite en remontant le fleuve, pour s'approcher, 
selon quelques-uns, d'un renfort de 20,000 HoUandois qui 
s'avançoit; selon d'autres, pour se mettre à portée d'avoir 
des vivres et des fourrages qui leur manquoient absolument, 
le Maréchal de Noailles, qui fut informé de ce mouvement, fit 
aussitôt passer le fleuve à environ 30,000 hommes, l'Infanterie 
sur les deux ponts, et la Cavalerie par les gués, dans l'inten- 
tion de tomber en force sur l'arrière-garde des ennemis et de 
la défaire. Le Comte de Stairs, s'apercevant de la manœuvre 
4u Maréchal de Noailles, et en concluant que toute l'Armée 
Françoise passoit, rangea au plus vite en bataille les Anglois 
qui faisoient l'arrière-garde, tandis qu'on envoya ordre à 
l'avant-garde de revenir incessamment sur ses pas. Les Fran- 
•çoi?, ayant marché par un défilé qui leur déroboit les dispo- 
sitions de Tennemi, furent étonnés, en débouchant, de se 
trouver en pleine bataille; mais comme ils avoient fait trop 
•de chemin pour reculer, et que d'ailleurs ils comptoient 
n'avoir aflaire qu'à l'arrière-garde, ils marchèrent fièrement 
>aux Anglois, dont ils essuyèrent tout le feu, qui fut terrible. 
Les François dont les rangs avoient été considérablement 
éclaircis, se mirent un peu en désordre, et perdirent du ter- 
rain. Leurs Chefs les rallièrent, leur firent faire une seconde 
charge, qui n'eut pas un meilleur sort que la première, et 



(1) Guillaume- Auguste, duc de Cumberland, né le 2A avril 4721, mort 
le 31 octobre 1765. Ce fut loi qui commandait les troupes anglaises et 
perdit la bataille à Fontenoy, le 11 mai 1745. (Art de véri^ lei daUi, 
1. 1, p. 860.) 

(2) Léopold-Phillppe-Gharles, duc d'Arenberg, prince de Ligne, né à 
3fons le 14 octobre 1690, mort en 1754, au château d'Hearvelée, près 
Louvain. (Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 500, note 1, et t. III, p. 336, note 4.) 

(3) Le mot « enfin » manque au manuscrit. 



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224 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 

• 
enfin une troisième, qui réussit aussi peu. Les Autrichiens 

étant venus pour lors, le Duc de Chartres (1), le Comte de 
Clermont, les deux fils du Duc du Maine (le Prince de Dombes 
et le Comte d'Eu), et le Duc de Penthièvre y firent des pro- 
diges (2). Quelques Régimens d'Infanterie se comportèrent 
bravement; mais ils furent mal secondés par celui des 
Gardes, qui, ayant lâché pied à la troisième charge, com- 
muniqua son épouvante à la plus grande partie de Tlnfan- 
terie; qui prit la fuite et abandonna la Cavalerie, qui fut 
obligée de se battre en retraite avec un grand désavantage. 
(]ette Cavalerie étoit l'élite de celle du Roy; elle fit fort bien, 
et souffrit extrêmement. Les Anglois même avouèrent que la 
fierté avec laquelle elle attaqua, les étonna, et que c'en étoit 
fait d'eux, si elle avoit soutenu la troisième décharge avec la 
même intrépidité, ou que l'Infanterie ne l'eût pas abandonnée, 
ou enfin, si les Autrichiens n'étoient pas arrivés fort à propos. 
Les fuyards, s'imaginant voir (3) l'Ennemi à leurs trousses, 
se précipitèrent dans le Mein, où une partie se noya. Les 
François perdirent à cette action, qui dura quatre heures et 



(1) Louis-Philippe I" d'Orléaas, troisième duc de Chartres, petit-fils 
dv Régent, avait alors dix-huit ans et commandait le régiment dont il 
avait reçu la propricHé en 1737. Ce régiment fut celui qui souffrit le plus 
dans cette journée de Dettingen (27 juin 1743.) 

M. de Rochedouart, âgé de vingt-deux ans, y fut tué; ayant perdu le 
drapeau de son régiment dans la retraite, il se mit à la tête de ses offi- 
ciers avec ses grenadiers et reprit son drapeau en laissant dix-sept 
officiers sur le terrain. (Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 347, note 1, et p. 346.) 

(2) Dans son poème de Fontenoy, dédié à la duchesse du Maine, Vol- 
taire a glorifié la bravoure de ces trois princes. (CEuvres complètet de 
Voltaire, édit. Beuchot, t. XXI, p. l00-d45.) 

Voici en outre dans quels termes le maréchal de Noailles signale leur 
conduite dans son rapport au roi, daté du camp de Seligenstadt, le 
29 juin 1743, le lendemain de la bataille de Dettingen : 

« Je ne puis me dispenser de vous dire. Sire, combien M. le duc de 
Chartres s'est distingué hier, s'étant toujours trouvé dans le plus grand 
chaud de l'action, ralliant ses troupes, les ramenant lui-même au 
combat, avec un courage, une présence d'esprit et un zèle que je ne 
puis trop louer ni trop admirer. 

« M. le comte de Clermont, M. le prince de Dombes et M. le comte 
d'Eu ont fait, à la tête de leur division, tout ce que l'on peut attendre du 
plus grand courage et de la plus grande volonté. » {Campagnes du maré- 
chal due de Noailles, Amsterdam, 1760, 2 vol, in-16, t. I, p. 249.) 

(3) Editions : « avoir ». 



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BATAILLE DE DETTINGEN 225 

demie, beaucoup de monde (1), surtout un très-grand nombre 
de braves Officiers qui, voyant leurs Régimens tourner le dos, 
se mirent en ligne, et aimèrent mieux périr honorablement 
en faisant ferme, que de fuir brusquement (2). L'échec (3) 
que les François essuyèrent fut attribué au Duc de Gra- 
mont (4), qui commandoit un corps considérable d'Infanterie, 

(1) On lit dans le même rapport du maréchal de Noailles au roi : 
« C'est à la seule discipline des ennemis, à la subordination des officiers 
et à l'obéissance au commandement qu'on doit attribuer les manœuvres 
qu'ils ont faites hier; et c'est avec douleur que je suis obligé de dire à 
Votre Majesté que c'est ce qu'on ne connaît pas dans ses troupes, et 
que si l'on ne travaille pas avec l'attention la plus sérieuse et la plus 
suivie à y remédier, les troupes de V. M. tomberont dans la dernière dé* 
cadence. » {Campagnet du maréchal duc de Noailles, éd. citée, t. I, p. 251.) 

(2) Note de l'édit-'on de 1763 : « L'auteur parle de la bataille de Det- 
tinghe. Le Roi de Grande-Bretagne ayant [avoit?] donné ses ordres aux 
troupes pour marcher À Hanau, où le Prince George de Hesse étoit avee 
une partie des troupes Allemandes. On attribue au Maréchal de Noailles 
le plus beau plan du monde. C'étoit de prendre le Roi de la Grande- 
Bretagne avec dix ou douze mille hommes d'un seul coup de filet, mais 
peut-être est-ce une invention faite après coup ; pourtant ne manque- 
t-elle pas de vraisemblance. On dit que le Maréchal de Noailles, exac- 
tement informé de la situation, prévit que les Ânglois dévoient passer 
par un chemin creux qui traverse un ravin formé par un ruisseau qui, 
en descendant par le village de Dettinghe, s'embouche dans le Mein. Il 
fit donc passer une grande partie de ses troupes et surtout la Maison 
du Roi sur les ponts, à Seligenstad, et posta le Duc de Grammont, de 
manière qu'il devoit prendre les Anglois qui auroient passé le creux en 
flanc, pendant que le gros des troupes les attaqueroient de front. Mon- 
sieur le Duc de Grammont sortit de son poste contre l'ordre du Maré- 
chal de Noailles, à ce que l'on dit, et passa le ravin et le chemin creux 
en entraînant par son exemple le gros des troupes qui auroient dû 
attaquer de front. C'est donc ce qui doit avoir sauvé l'armée Angloise. 
La Cavallerie de la Maison du Roi fit des prodiges de valeiu*, mais le 
Régiment des Gardes françoises lâcha pié. Les Anglois demeurèrent 
maîtres du champ de bataille. Mais la victoire fut une de celles qui ne 
sont point décisives. » 

(3) Tout ce qui suit (jusqu^à : « Les Alliés, qui avoient été fort mal- 
traités... ») manque aux éditions, sauf & celle de 1746. 

(4) Louis de Gramont, comte de L'£sparre« dit le comte de Gramont, 
second fils du maréchal Antoine V, duc de Gramont, et de Marie-Chrig- 
tine de Noailles, né le 29 mai 1689; il épousa le 11 mars 1720 Geneviève 
de Gontaut, fille de Charles-Armand de Gontaut. duc de Biron, et de 
Marie-Antonine de Bautru de Nogent, et devint duc de Gramont le 
16 mai 1741, à la mort de son père. 

Il fut tué à Fontenoy à la tête du régiment des gardes françaises, 
dont il était colonel général depuis le 1" janvier 1743. (Le P. Anselme, 
Uist. généaU, t. IV, p. 128 et 617. — Pajol, ouvr. cité, t. III. p. 387, 
note 1.) 

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ISS ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANCE 

qfk'U mena jusqu'au delà du débouché, malgré Tordre positif 
d« Maréchal de Noailles de se porter en deçà. La Cavalerie, 
jn^geant que cette manœuvre ne se faisoit qu'en conséquence 
f une nouvelle disposition du Général, s'ébranla, et se porta 
en avant à la suite de cette Infanterie, dans un terrain aussi 
peu avantageux que celui qu'elle venoit de quitter l'étoit 
beaucoup. L'imprudence du Duc de Gramont (1), qui couroit 
aveuglément après le bâton de Maréchal (2), coûta cher aux 
François, et sauva l'armée ennemie. Sous un gouvernement 
moins doux que celui de Louis XY, il auroit payé de sa tête 
une faute d'une si grande conséquence, et qui fit répandre 
tant de larmes aux familles les plus distinguées du Royaume. 
M. de Gramont étoit grand, bien fait, bel homme, se pré- 
sentant bien, brave, mais trop ambitieux de parvenir aux 
premiers honneurs militaires pour pouvoir agir par prudence, 
et trop prévenu en sa faveur pour soumettre ses lumières à la 
capacité ou aux ordres de ses Supérieurs. 
' Les Alliés, qui avoient été fort maltraités par l'artillerie des 
François, et qui s'imaginoient que toute leur Armée étoit 
passée, ne jugèrent pas à propos de poursuivre les fuyards. 
Us craignoient apparemment que l'ambition de remporter un 
plus grand avantage ne leur fft perdre celui qu'ils avoient 
gagné. Us se contentèrent de rester sur le champ de bataille 
jusqu'au lendemain après. midi, qu'ils décampèrent; et ce qui 
paroît singuUer, ils abandonnèrent leurs blessés et quelques 
pièces de canon. On publia cependant que s'ils eussent pro- 
fité du désordre des François, et qu'ils se fussent mis en 
posture de passer le Mein, ils auroient pu rendre leur victoire 



(1) Frédéric II a reconnu que « la véritable cause de la défaite ne 
devait être attribuée qu'au mouvement imprudent de M. d'Harcourt et 
de M. de Gramont. Ils étaient à la droite de l'armée avec la brigade des 
gardes françaises ; ils quittèrent leur poste sans ordre et s'avisèrent de 
vouloir prendre en flanc la gauche des alliés qui tiraient vers le Mein; 
par cette manœuvre, ils empêchèrent leurs batteries, qui se trouvaient 
au delà du Mein, et qui incommodaient beaucoup les alliés de tirer. » 
(Hist. de mon temps, t. III, p. 13.) 

(2) Le bâton de maréchal, sur lequel comptaient MM. d'Harcourt et de 
£lramont et qu'ils n'eurent point, fît donner À la bataille du 27 juin le 
nom de Journée des bâtons rompus. (Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 347.) 



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SU'GGËS DU PaiNCE CHARLEfi B,E LORRAINE 2â7 

çomplette, taat l'Armée Françoise en général étoit effrayée ! 

Le DUC de Cumberland ayant, tout blessé qu'il étoit, reconnu 
sur le champ de bataâle un Cavulier François couvert de bles- 
sures, dont il avoit remarqué la bravoure dans l'action, le fit 
porter dans une tente, et ordonnnft qu'jûn le pansât avant lui. 
Acticm d'autant plus digne d'éloges, que ce jeune Prince s'ou- 
blia lui-même pour donner tous ses soins à un Ennemi qui 
iMi étoit bien inférieur, mais qu'aine graxMie valeur lui avoit 
rendu recommandablef 

Quelques jours i^rès la retraite des Alliés, le Maréchal de 
Noailles décampa, repassa le Rhin (i), s'enferma dans des lignes 
formidabftei^; qu'ai abandonna ensuite pour s'approcher du 
Maréchal de Goiginy, qui avoit besoin d'être soutenu, et pout 
couvris* en même tems les Provinces suf lesquelles on satoit 
que' le Prince Charles avoit des desseins. ' 

Ce Priiicë avoit Ouvert la campagne avec avantage. Uiï des 
généranx. de l'Empereur Charles VII battu (2); l'autre 'hoi*s 
d'état d'oser tenir la éampagne (3); la Bavière soumise; l'ar- 
mistice convenu réœmrtiént entre l'Empereur et la Reine de 
Hongrie; la neutralité à laquelle les troupes même de ce 
Prince venoient àe s'engager; un fameux Capitaine Fran- 
çois (4) enlevé dvec "sa^troupe; M. 'de Broglio poussé de 

(1) Note de l'édition de i763 : « Le Mai'échal de Noailles ne repassa le 
Rhin qu*après que le Prince Charles de Lorfaine fut arrivé dans les 
environs de Heilbron. » 

Ce fut dans la nuit dn 17 au 18 jaillet qu&tie passage eut lieu. (Pavol, 
ouvr.cité,! II.p. »»:) 

(2) En marge de Tédition de 1763 : « Miniizsd. » — Ghristof-Âdaïkk 
Ossalko, comte de Minucci, d'origine italienne, devint générial en 1721 
et fddzeiignfeéister général en 1742. Sa répiiiation d'organisateur rempor- 
tait sur ses Qualités de eonmïandant d'armée. Voy. Dos Tagebuch Kaiser 
Karl'» VU, publié par Théodôf Hbicel (Munich, 1888, in-8»), p. 153. 

. (3) Entoarge de l'édition de 1763 : « Seckendorf ». — Frédéric-^nrl, 
comte de Seckendorf; né à Kônigsberg, en Franconie, le 16 juillet 1678. 
Après avoir été attaché à Tarmée du flhin avec le prince Eugëhe, il 
entra au «ertiee de TÉlecteiu* de Bavière en 1740, pour se venger de la 
conduite de f Autriche à son égard. Soupçonné d'entretenir une corres- 
pondance secrète, il fut enfermé pendant six mois à Magdebourg par le 
roi Frédéric, et mourut le 23 novembre 1763, dans sa terre de Veiisel- 
witz où il s'était retiré. <PAJOt; ouvr. cité, t. Il, p. 496, note 1 .) 

(4) En marge -de l'édition de 1763 : « la Croix ». — Le capitaine La 
Croix faisait partie d'un corps libi^; il était ce que les Allemands appe- 



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228 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANCE 

poste en poste; toutes les Places dont les François s'étoient 
emparés reprises; l'obligation où le Roy avoit été de retirer 
ses troupes d'Allemagne, étoient autant de trophées pour le 
Prince Charles. Ensuite de ces succès, il avoit marché vers le 
Rhin et faisoit des dispositions qui annonçoient qu'il vouloit 
le passer. M. de Coigny, retranché sur le bord opposé du 
fleuve, dont différens Corps placés de distance en distance 
étoient chargés de défendre le passage, observoit tous les mou- 
vemens de l'Ennemi, qui lui donnoit de fréquentes alarmes. 
Enfin, le Prince Charles se détermina une nuit à tenter de 
passer par deux endroits en même tems (1). Il avoit construit 
un pont qui aboutissoit dans une Ile que la Nature avoit 
formée au milieu du Rhin {2). Il passa sur ce pont, et malgré 
le feu continuel des François placés dans l'Ile, il prit poste 
avec environ 12,000 hommes. Cependant le Prince de Wal- 
deck (3), l'un de ses Généraux, à la tête de 3,000 hommes 
d'élite qu'il mit dans des bateaux, fit une autre tentative vis- 
à-vis d'un poste défendu par M. de Balincourt (4), Officier- 
Général, brave et expérimenté, qui l'obligea à se retirer avec 

laient un Freifahne. (Voy, Das Tagebueh Kaiter KarVi K//, déjà cité, 
p. 183.) 

(1) Dans la nuit du 30 juin au 1*' juillet (1744), le passage eut lieu à 
Schreck, dans la Basse-Alsace, et en môme temps près de Neuburgweier, 
dans la Haute-Alsace. Le Prince Charles faisait pendant ce temps trois 
fausses attaques, l'une vis-à-vis des retranchements des lies, l'autre à 
Oppenheim, et la troisième dans le glacis de Mayence. (Pajol, ouvr. 
cité, t. Il, p. 387 et 388.) 

(2) II s'agit de l'Ile de Reigoac, en face de laquelle le maréchal de 
Coigny avait fait élever des retrancliements. — Lettre de M. Lamy de 
Bezanges à M. d'Argenson. {Campagnei du maréchal de Coigny, Î743, 
t, II, p. 32.) 

(3) Note de l'édition de 1763 ; « Le Prince de Waldeck fit cette tenta- 
tive le 6 de septembre, mais il fut repoussé par Mons. de Balinqcourt. » 

Charles, prince de Waldeck, comte de Pyrmont-Arholtz, parent de 
Georges de Brunswick, roi d'Angleterre, était fils d' Antoine-Ulrich, 
prince de Waldeck, comte de Pyrmont, né en 1676, mort à Mannheim 
en 1728, et de Louise, Palatine de Bavière Birkenfeld, qu'il avait épousée 
en 1700. 11 avait été dangereusement blessé, en 1739, à la bataille de 
Groska contre les Turcs^ où son fils fut tué. (Bibl. nat.. Dossiers bleus, 
vol. 679, dossier Waldeck, fol. 6.) 

(4) Claude-Guillaume Testu, marquis de Balincourt, né le 17 mars 1680,. 
était lieutenant général pendant cette campagne; il fut nommé ensuite 
gouverneur de Strasbourg et maréchal de France. Il mourut le 27 juin 1770- 
{Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 518, note 1.) 



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INVASION DE LA LORRAINE 229 

perte. Le Prince de Waldeck se signala en cette rencontre, et 
peut-être auroit-il réussi, s'il n'avoit pas eu M. de Balincourt 
en tête. Ce coup manqué, le Prince Charles ne pensa qu'à se 
maintenir dans l'Ile, à en déloger les François et achever son 
passage. Le Maréchal de Coigny n'étoit pas assez fort pour 
résister à un Ennemi de beaucoup supérieur, et d'ailleurs ses 
troupes étoient extrêmement fatiguées. Ce fut ce qui déter- 
mina le Roy à faire marcher le Maréchal de Noailles pour le 
soutenir. Les Alliés se mirent sur les pas de ce Général, et, 
chemin faisant, rasèrent les lignes qu'il avoit abandonnées; 
après quoi, la saison s'avançant, ils repassèrent le Rhin et se 
séparèrent. D'un autre côté, le Prince Charles, réduit à l'im- 
possibilité d'exécuter son projet depuis l'arrivée du Maréchal 
de Noailles, et craignant le débordements du fleuve, se retira 
et mit son armée en quartier d'hiver. M. de Balincourt, quel- 
ques semaines après, profita de l'éloignement des Autrichiens, 
passa le Rhin avec un corps considérable, releva des ouvrages 
dans une Ile autre que celle dont nous venons de parler, et 
les munit. Expédition qui fut regardée comme contraire aux 
Traités, mais que la raison de guerre fit juger nécessaire. 

Peu de tems auparavant, un Général Hongrois (i), que la 
fortune et une valeur farouche avoient élevé d'un état obscur 
aux premiers grades militaires, pénétra, à la tête d'une troupe 
déterminée et avide de pillage, dans la Lorraine, cette même 
Province cédée en toute souveraineté à la France par le Traité 
de Vienne. Il y commit toutes sortes d'excès, et y répandit 
un écrit tendant à exciter les Peuples à la révolte et à rentrer 
sous la domination de leurs anciens Maîtres. De fortes contri- 



(d) En marge de Tédition de 1763 : « Menzel, » et en note : « Mr. Menzel, 
né à Leipzig d'un père barbier, ayant servi en Pologne et en Russie, 
n'étoit parvenu qu'au grade de Colonel, et n'eut que quelques heures 
avant sa mort le brevet de Major Général. » 

Il naquit en 1698, fit ses premières campagnes sous Auguste le Fort, 
roi de Saxe et de Pologne, et commandait pendant la guerre un corps 
franc de Croates ; il avait la haine de la France, et, sur son lit de mort, 
il exprima le regret de n'avoir pu accomplir le dessein qu'il avait formé 
depuis longtemps de pénétrer dans Paris et d'y lever une énorme con- 
tribution de guerre. {Dos Tagebueh Kaiser KarVi VU, p. 174 et 176, et 
Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 98, note !•) 



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230 ANECDOTES .C!URIEUS.E8 DE LA COUR DE FRANCE 

bution» qu'il exigea et un, butin eoftsidérable furent tout le fruit 
qu'il remporta de' eette: inrasion} qu'il auroit pu payer^ber^ 
s'il ne^se*.fét pas retiréren dili^^nce, sur l'aris qu'on lui donna 
qn'uH.gpoe Corps dip François» altoît lui tomber sur lesbras. 
; P^fidant que cesi/choses se. passoient en EuropOj la Russie 
serH à la Teille d'une résolution, dont le ptaaétoit de détrôner 
l'Impératrice et de rappieller le jeune Empereur.! On -arrêta 
quelques-uns: des conjurés; du nombre desquels étoient ^plu- 
sieurs Femmes de la .Cour. Huit furent condamnés à mort, 
auxquels •l'Impératrice» donna la vie; mais on leur coupa la 
langue, et^ il« furent •eîtilés^(l). LeMimstre de la» R^ne? de 
Hongrie (2)' dans cette Gour fut nommément, aceusé par 
l'Impératrice d'avoir trempé dans la conspiration et promis 
des secours aux méeontens; Elle em demanda saHslaction 
à la Reincrqui, intéressée à ménager cette Princesse, s^'em- 
pressa de la* donner; Le •Ministre se justifia; Biais quelles 
impressions ne laissèrent pas de semblables accusations, sur- 
tout ensuite de la découverte que "l'Impératrice avoit faite peu 
après son avènement an Trône, de eorrespondaQces secrètes 
entre ses Ministres et ceux dp Hongrie^ D semble qu'il y avoit 
une espèce de fatalité attachée à la personne de <y Impératrice, 
qui la mettoit en butte aux intrigues. Gar, l'année suivante, 
M. de La Chétardie, que le* Roy; dans la vue» de traverser la 
Reine de Hongrie et les Alliés, venoit de renvoyer . en* Russie 
avec le caractère d'Ambassadeur qu'il- y avoit eu^ deux ans 
auparavant (3), ayant été 'chargé d'imputations à peu près 

(1) Le général Lapoutkine, notamment, ainsi que sa femme, eurent 
tous deux la langue coupée et subirent le supplice du knout. (Vandal, 
Louis XV et Elisabeth de Russie, p. 183.) 

(2) Note de l'édition de 17(53 ': « On entend le marquis de- ik)tta. ^ Le 
marquiç Botta d*4dorno avait cherché à reprendre au, profit de la maison 
détrônée de Brunswick le rôle que La Chétardie avait joué en faveur 
d'Elisabeth. (Vandal, Louis XV et' Elisabeth, loc. cit.; voir également 
d'Arneth, Gesehicht9- Maria' TJieresia's, ouvrage composé sur les docu- 
ments conservés aux Archives d^ Vienne.) 

(S^ Voyez les instructions données i M» de La Chétardie; retournant 
en Russie, le 22 septçmbre^l743 (Archives des AJBfaires étrangères), et 
^ur les , incidents ', de son arrivée à Pétersbpurg;, le ft décembre^ jour 
anniversaire de l'avènement ^'Elisabeth, sa. dépêche dui 2 avril- 1744- 
(Archives des Affaires étrangères). Voyez aussi l'ouvrage de M. PÉxAnsKr 



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RENVOI DE LÀ CHÉTÂRDIË 234 

semblables, eut ordre de l'Impératrice de sortir dans vingt- 
quatre heures de la Ville capitale et, dans huit jours, de 
l'Empire (1). On saisit ses Papiers, dans lesquels on fmblia 
qu'on avoit trouvé les projets d'une révolution prochaîiie. H 
y eut cependant cette différence entre ce Ministre et celui de 
Hongrie, qu'Élizabeth ne demanda pas au Roy de satis&dioii 
.de la conduite de M. de La Chétardie; différence qui dûnaa 
lieu de douter de la réalité de l'accusation et de soupçonner 
plutôt ce Seigneur de procédés plus injurieux à l'Impéraitriee 
qu'à sa Couronne, et d'autant plus offensans qu'elle Favoît 
comblé de bienfaits et qu'elle l'avoit traité avec une distînctiioa 
singulière. Peut-être aussi quelques jaloux, auxquels U ne 
donnoit que trop de prises par son extrême penchant p(»tr les 
Femmes et son peu de circonspection dans ses avantuores 
galantes, parvinrent-ils à le noircir dans l'esprit de cette 
Princesse. Quoi qu'il en soit, son crime dut être très-grand, 
puisqu'il fut forcé de rendre tout ce qu'il tenoit de la libéralité 
de l'Impératrice, jusqu'aux marques d'honneur doat elle 

sur le marquis de La Chétardie, publié à Pélersbourg (en russe), cité, 
comme les pièces précédentes, par Vandal, Louis XV et Eliictbeth, p. 186- 
188, et p. 193, notel.) 

(1) Voyez p. 199, note 5. 

Voici le texte de la déclaration qui lui fut adressée par le dtanceliar 
Bestouchef, son plus grand ennemi, le 12 juin 1744, au nom et sur 
l'ordre de la tsarine : 

« Sa Majesté voit avec déplaisir qu'au lieu de reconnaître Ma iMOliés, 
vous vous êtes oublié, certainement sans les ordres du Roi, oûq seule- 
ment jusqu'à tacher de corrompre la fidélité de plusieurs personne», 
même du clergé, de vous faire un parti dans la cour et de boule vorser 
son ministère, mais aussi jusqu'à dépeindre et calomnier avec aHÉaat 
d'audace que de témérité, sa personne sacrée dans vos dépêches, tette- 
ment que cela ne se souffre et ne sera jamais souffert d'auciui souvq- 
rain, témoin ce qui a été fait en France en pareil cas avec le pirince die 
Cellamare, ambassadeur d'Espagne. Malgré les justes droits qv» tous 
donnez sur votre personne. Sa Majesté Impériale, ne consultacit en c«tlie 
occasion que le souci avec lequel elle a toujours cultivé et veut sineè- 
rement entretenir une bonne intelligence avec S. M. le Roi, votre Baoltrc, 
Oublie généreusement son ressentiment et que vous n'êtes qu'un simple 
particulier, qui, quand même il le voudrait, ne peut plus se pnévailflir 
d'aucun caractère, vous ordonnant de partir dans les S4 heures, sams 
voir personne, de cette capitale,, et de sortir au plus tât ér scn 
Empire. > (Vanoal, Louis XV et Elisabeth, p. 194). — On Toi/b que La 
Chétardie avait tardé avec intention à présenter ses lettres d» créanee 
comme ambassadeur. 



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S32 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

l'avoit décoré lors de sa première ambassade. Il fut remplacé 
par un homme qui avoit fait un long séjour en Russie, dont 
il possédoit la langue, mais qui manquoit, disoit-on, des 
parties nécessaires à un Ministre du premier ordre (1). 

M. de Chavigny (2), qui avoit été pendant quelques années 
Ambassadeur de France auprès du Roy de Portugal, en étoit 
depuis peu de retour. Le Roy jeta les yeux sur lui pour l'en- 
voyer exécuter auprès de l'Empereur Charles VII une com- 
mission importante, qui servit de prétexte à des négociations 
secrètes avec quelques Princes d'Allemagne et à des insinuations 
qu'il étoit chargé de leur faire relativement aux conjonctures 
présentes (3). G'étoit un grand politique, et peut-être le plus 
habile négociateur qu'il y eût en Europe. Il jouissoit, môme 
chez l'Étranger, d'une grande réputation, justement méritée. 
Il étoit d'un commerce aisé, bon ami, prudent, d'une péné- 
tration rare, exempt d'ambition et de cet air suffisant qui ne 
siéroit bien qu'au vrai mérite, mais qu'il n'a jamais. Il avoit 
la phisionomie revenante, l'air gracieux et doux, l'abord froid, 
la taille haute et les épaules un peu rondes. Ce ne fut pas le 



(1) Il s'agit de M. d'Usson d'Alcon, neveu de Jean-Louis d'Usson, 
marquis de Bonnac, qui fut, de 1713 à 172.5, ambassadeur du Roi à 
Constantinople. Lors de la première mission du marquis de La Ché- 
tardie en Russie, il avait été son secrétaire et l'avait ensuite remplacé 
en qualité de ministre plénipotentiaire. Voy. Recueil det institictions aux 
4imba$iadêurs, t. VIII, Russie (Paris, 1890), p. 384 et 457. 

(2) Théodore Chavignard de Chavigny était fils d'un simple particulier 
de la ville de Beaune, où il était né. Il s'était autrefois présenté à la 
cour de Louis XIV comme fils du marquis de Chavigny, lieutenant- 
général, de bonne maison, et qu'on avait perdu de vue. Il avait môme 
présenté au roi des lettres de son prétendu père ; mais sa supercherie 
ayant été découverte, il fut chassé de la cour, ainsi que son frère, qui 
était président à mortier au Parlement de Bourgogne. Le duc d'Orléans 
l'employa plus tard dans des négociations délicates, il fut ensuite 
nommé ambassadeur en Portugal, toujours sous le nom de marquis 
<ie Chavigny qui ne lui appartenait pas. (Barbier, Journal, t. II, 
p. 248.) 

(3) Il s'agissait d'une entente entre Charles VII, le roi de Prusse, la 
Maison Palatine, celle de Hesse et quelques autres princes de l'Empire, 
ayant pour objet de demander à Marie-Thérèse la restitution de la 
Bavière occupée par ses troupes et la délivrance des Archives de l'Em- 
pire, en lui proposant un armistice et en lui laissant entrevoir un 
arrangement amiable au sujet de la succession d'Autriche. (Das Tage- 
buch Kaiser Karl's VII, p. 114.) 



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MARIAGE DU DUC DE CHARTRES 233 

seul voyage qu'il fit à la Cour de Francfort. Gomme il étoit en 
quelque sorte Tunique ressource de la France, il y fut encore 
envoyé l'année suivante. 

Le Duc de Chartres, à son retour de l'armée du Rhin à 
Paris, épousa la sœur du Prince de Conty, princesse d'en- 
viron dix-huit ans, belle, bien faite, d'un caractère charmant, 
et d'un esprit fin et délicat (i). Le prince son époux, à peu 
près du même âge, étoit assez beau, mais prodigieusement 
gros, d'une humeur quelquefois peu commode, et d'un génie 
dont on ne vouloit rien dire. Au reste, il étoit bon et humain, 
quoiqu'au fond trop peu généreux. Son enfance avoit donné 
les plus grandes espérances, et il étoit à présumer qu'elles 
auroient été remplies, si celui qui présida en second à l'édu- 
cation de ce Prince eût suivi les traces du premier (M. Bom- 
belle) (2), qui en avoit été chargé. Tant il est rare, en matière 
d'éducation, que le changement ne tombe pas en pure perte 
pour le sujet qu'on élève ! 

La France fit, pendant l'hiver, de très -grands préparatifs 
par terre et par mer pour la campagne prochaine, qu'elle 
ouvrit de très bonne heure, du moins sur mer. Dès le 
deuxième mois de l'année, elle fit sortir ses vaisseaux de 
guerre d'un de ses Ports (3), dans lequel s'étoient réfugiés 
l'année précédente quelques vaisseaux Espagnols, quHme flotte 
Angloise avoit tenus pour ainsi dire bloqués depuis ce tems- 
là. Les Espagnols, bien résolus à combattre les Anglois, quoi- 
que de beaucoup supérieurs, s'ils se présentoient, mirent à la 



(1) Louise-Henriette de Bourbon, née le 20 juin 1726. fille de Louis- 
Armand de Bourbon, prince de Conti, né le 10 novembre 1695, mort le 
4 mai 1727, et de Louise-Élisabcth de Bourbon. Son mariage avec le duc 
de Chartres fut célébré le 17 décembre 1743, dans la chapelle du château 
de Versailles, par le cardinal de Rohan, grand-aumônier. (Moréri, DicL 
hislor., t. II, p. 148, col. 2.) 

(2) Ce nom n'est donné que par le manuscrit. — On ne connaît pas 
exactement les causes du remplacement de M. de Bombelles, qui était 
un brave officier très aimé de M. de Ségur et passait pour un esprit 
supérieur. Le public en fut surpris. Il fut remplacé par M. de Balleroy, 
officier des gardes du corps, parent de M. d'Argenson, ce qui ne l'em- 
pêcha pas d'être exilé plus tard. (Barbier, Journal, t. II, p. 102, 103 et 
414.) 

(3) En marge de l'édition de 1763 : « Toulon. » 



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234 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANGE 

voile en compagnie des François (i). L'Aimral Anglois (2) 
parut en effet sur le midi en ordre de bataille, et attaqua les 
Espagnols, qui avoient l'avant-garde de l'Armée combinée. 
Les Espagnols se battirent avec toute la bravoure imaginable 
et souffrirent beaucoup, ayant essuyé seuls pendant trois 
beures le feu des Anglois. Licur Amiral surtout s'y signala (3), 
son vaisseau fut extrêmement maltraité; mais il eut la gloire 
de démâter et de désagréer l'Amiral Anglois, qui ne put s'em- 
parer que d'un seul vaisseau, qui fut même repris dans la 
suite de l'action. Le combat dura cinq beures, avec un achar- 
nement inexprimable de la part des Anglois, qui avoient 
l'avantage du vent (4). L'Amiral François ne donna que vers 
la fin (5), manœuvre singulière et d'autant plus blâmable que 

(1) Les deux flottes sortirent le 19 février 1744; celle de M. Court, qui 
commandait la flotte française de Toulon, se dirigeant vers le sud, et. 
celle de l'amiral anglais Matttiews venant des lies d*Hyères. La flotte 
anglaise cherchait à empêcher le ravitaillement des deux armées du 
prince de Conti et de don Carlos en Italie, que la neutralité de Gênes 
rendait très difficile. La flotte espagnole, avec douze vaisseaux, était à. 
Tarrière-garde conmiandée par Tamiral don José Navarro, ancien offi- 
cier milanais peu exercé à la mer. (Voir la Relation du combat naval qui 
t'est donné sur les côtes de Provence le 22 février 1744, par M. Court. — 
Bil>l. nat . Lb» 450.) 

(2) En marge de l'édition de 1763 : « Matthews. » 

(3) Tel n'a pas été Tavis de tous ceux qui ont étudié la bataille de 
Toulon. On lit en efl'et dans YHistoire maritime de France au dix-huitième 
siéelcy par Henri RiviAre (t. H, p. 79), ce qui suit : « L*amiral don 
Navarro reçut deux contusions, l'une au pied, l'autre k la tête. C'était- 
un homme sans énergie et sans courage. Il remit le commandement à 
M. de Lage de Cueilli, et descendit à la cale. Quelques-uns de ses offi- 
ciers gravement blessés le conjurèrent de remonter; le sergent de garde 
lui-même hésita À le laisser entrer : « Général, lui dit-il, vous n'êtes pas 
blessé. » Don Navarro supporta cette humiliation; il alla tranquillement 
s'asseoir sur un câble, et y resta la tête plongée dans ses mains, conser- 
vant ainsi jusqu'au bout le singulier courage et l'étrange impassibilité 
de sa démoralisation. » 

. (4) 11 existe im grand nombre de relations de cette bataille, qui eut 
lieu le 22 février 1744, et non le 11, comme l'indique la Biographie 
nationale anglaise. Voir notamment celle de M. de Lage (Affaires Étran- 
gères, Espagne, t. 480, p. 115), la relation espagnole citée par DanvUa- 
y Collado, Reinado de Carhe HI, t. I« p. 236, et la relaticm de M. Court 
cité plus haut, page 198, note 2. ^ Baudrillart, Philippe V et la cour 
de France, Paris, in-8«, t. V, p.. 186, note 1. 

(o) La Bruyère de Court, lieutenant général des armées navales, fut 
nommé en mai 1739 commandeur de l'ordre de Saint-Louis. (Bibl. nat^ 
Dossiers bleus, vol. 216, dossier Court, H? $563, fol. 2.) A l'âge de quatre- 



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• LE CA.KDrmAL»DR TfINCrN . î» 

s'il eût soutenu d'ibord lessEspa^aoUi il est à présumer que 
l'Amiral Anglois auroit été déiait (l)^.»on Contre-Amiral (2), 
avec qnï il étoit en mésiaJleBigence^ étant fort éloigné avec sa 
division, qui faisoit au moins uiï tieifsdfe la Flotte, et hors de 
portée de le seoouriri Les Aûglois,; ipidiqu'ils eussent plu- 
sieur» vaisseaui fort etaidommagés, et surtout leur Amiral, 
demetirèrent nxaîtred du champ' d«i bfttoille, les Flottes com- 
binées s'étant i^lirées dans 1er Porti d'Espagne. Le Général 
François fit tous ses; efforts pour se Jtistifier; mais on n'y eut 
nul. égard,' et il fut disgracié, ehétiment trop doux au juge- 
ment du Public. 

Le Cardinal de Tenein (3), que »ous avons dit que le Car- 
dinal de Fleury, avant de mourir, avoit desservi auprès du 
Roy; étoit enfin parvenu à avoir entrée dans les Conseils. 

vingts ans, il quitta qa retraite de GtMjupnay pour prendre le commande- 
ment de la flotte à Toulon; mais à la suite de la bataille du 28 février, 
il y rentra, ^sgracié^ alors- que des ofîWiers espagnols étaient récom- 
pensés et qu0 don Navarrot^.qui s'était. assez mal conduit pendant l'ac- 
tion, . recevait 1^ grade, de lieutenant général et le titre de duc de la 
Victoire/ {Heairi RiviérBv ouvr. cité, t.: II, p. 173 et suiv. — Barui», 
^•wnal, t. Il, p. 982 et 398.) 

(4) M. de Court avait reçu l'ordre formel de soutenir la flotte espagnole 
ejt d'attaquer les Anglais à quelque prix que ce fût. (Affaires étrangères. 

On a cherché plus tard à expliquer sa conduite par ce fait que les 
bois des vaisseaux de la flotte étaient de si mauvaise qualité qu'ils ris- 
quaient d^èelater et de se fendre, si on tirait des bordées de canon. 
(Barbieb, Jeumal, t: H, p. d98.) 

I Dans sa relation déjà citée du combat, l'amiral Court explique que 
pendant que l'amiral anglais* attaquait les Espagnols, il était lui-même 
aux- prises avec M. « Rouler », qu'il avait pendant l'action fait sigiial à 
son avant-garde de revirer pour aller au secours des Espagnols, mais 
que la fumée avait empêché de voir les signaux. 

(2) Note de Fédition de 1763 : « Mr. Rowley était Contre- Amiral et fît 
son devoir, mais l'Amiral Mathews, Chef de la flotte, accusa son Vice- 
AmiraK Mr. de Lestock, de n'avoir pas fait le sien. » — Sir William 
Rowley était né en 1690; il mourut en 1768. — Thomas Mathews, 
né en l^S'ô, mort en 1751, avait remplacé l'amiral Haddock à la tête 
de la flotte anglaise. — Le eontre-amiral Richard Lestock (16791-1746) 
r^rvait commandée par intérim jusqu'à son arrivée, et comme il espé- 
rait ea avoir le comBqiandement définitif, on peut expliquer sa conduite 
à la bataille de Toulon^ où il resta sous lui sans combattre. 
v.(â) Pierre Guérin de Tencin naquit à Grenoble le 22 août 1680; il fut 
nommé Gicrdinal le 23 ièvrier 1739, et mourut à Lyon le 2 mars 1788. 
Son véritable nom était Guérin; Tencin était celui d'ime petite terre de 
amille. {Mimoiret de Saint-Simon, édit. Chôruel, t. XVI, p. 350.) ' 



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236 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANGE 

C'est un homme de beaucoup d'esprit, aussi souple que le feu 
Cardinal, mais plus délié, plus entreprenant, plus actif, en un 
mot plus capable (1). Il avoit au moins soixante ans. Il est 
maigre, d'une taille ordinaire; son œil est vif, son air fin, 
son langage séduisant, et il possède le talent de persuader 
tout ce qu'il veut. Sa vie a été remplie de beaucoup d'intri- 
gues, dont quelques-unes ont donné de mauvaises impressions 
qui ne sont pas encore effacées dans l'esprit d'un certain 
Public. Aussi n'est-il pas sans ennemis au-dedans et même au 
dehors. Les Anglois surtout le redoutoient. Au reste, il est 
ami essentiel, et gagne à être connu. Il n'est pas exempt 
d'ambition, et il auroit désiré de se voir à la tête des affaires, 
dont, à bien des égards, et singulièrement pour ce qui concer- 
noit la Politique, il se seroit bien tiré, quoi qu'en disent ses 
ennemis et ses envieux. Il avoit à cœur la gloire de l'État; 
mais il s'abandonnoit peut-être trop à ses projets. 

Entre autres sœurs (2), il en avoit une très aimable, qui fait 
beaucoup de bruit à Paris (3). Son espiit est supérieur; elle 
possède parfaitement tout ce qu'on appelle à la Cour intrigue, 
politique et manège. Sa maison est le rendez-vous de quantité 
de gens distingués par leur naissance, par leurs emplois ou 
par leur mérite. Elle les charme par son caractère d'esprit> 

(1) Le Président Hônault Ta jugé plus sévèrement : « C'était, dit-il, un 
ignorant fiefîé qui n'avait ni goût ni esprit; on disait de lui qu'il était 
sublime dans une intrigue de femme de chambre. H était doux, insinuant, 
fa IX comme un jeton, ignorant comme un prédicateur, ne sachant pas 
un root de notre histoire; en géographie, plaçant le Paraguay sur la 
côte du Coromandel. » Voy. Mémoires du Président HénauH (Paris, 1855, 
in-8»). p. 395. 

(2) Ce portrait de Madame de Tencin ne se trouve que dans l'édition 
de 1746 et dans le manuscrit. 

(3) Le cardinal de Tencin avait trois sœurs et un frère président à 
mortier au Parlement de Grenoble. La plus célèbre de ses sœurs était 
Claudine-Alexandrine Guérin, marquise de Tencin, née à Grenoble en 
1681 et morte à Paris le 4 décembre 1749. Ce fut elle qui donna nais- 
sance à d'Alembert et dont le salon, qu'elle appelait « sa ménagerie », 
était si fréquenté. Les deux autres étaient Marie-Angélique, femme du 
comte de Ferriol, receveur des finances du Dauphiné, mère de Pont de 
Veyle et de d'Argental, l'ami de Voltaire, et enfin la comtesse de Groslay, 
que d'Argenson appelle « ime bête bavarde ». (Notice mise en tête des 
Mémoires de Comminges, par Madame de Tencin, Paris, 1815. — D'Ar- 
genson, Mémoires, t. VI, p. 142.) 



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PROJET DE DESCENTE EN ANGLETERRE 237 

non moins profond dans les matières sérieuses et qui deman- 
dent de l'application, qu'enjoué et délicat dans les conversa- 
tions badines et de pur amusement. Comme elle a de. grandes 
liaisons, son amitié est autant à désirer que sa haine est à 
craindre. Elle a renoncé au mariage dès ses jeunes années. 
Maîtresse d'elle-même, elle vit heureuse et ne doit compte de 
sa conduite qu'au Public, dont on a prétendu qu'elle a quel- 
quefois trop peu respecté l'approbation. Son frère la voit toij^s 
les jours quand il est à Paris. Soit prévention, soit. qu'ils 
apportent trop peu de circonspection dans leurs téte-à-téte, la 
chronique scandaleuse, sans nul respect pour le caractère 
du Cardinal et pour la réputation de sa sœur, ose donner à 
ces assiduités des motifs infâmes. Mais n'est-ce point plutôt 
l'effet de l'inquiétude et de la jalousie que causent les dé- 
marches des personnes qui ont beaucoup d'esprit et dont 
on croit devoir craindre les talents? On cherche à les péné- 
trer. N'en peut-on venir à bout? On les noircit. La malignité 
supplée au manque de pénétration; elle commence où celle-ci 
finit. 

On attribua au Cardinal de Tencin un projet que la France fit 
éclore dans le même tems du combat naval dont nous venons 
de parler. Ce projet, qu'il étoit bien capable d'avoir imaginé, 
consistoit à faire,jme descente en Angleterre, et à y causer 
une révolution en^aveur d'un jeune Prince (le Prétendant) (1) 
dont l'ayeul avoit autrefois été assis sur le trône de ce Royaume, 
que des mécontens le forcèrent d'abandonner (2). 

On n'avoit rien négligé pour assurer le succès d'une si 

(1) Note de Tédition de 1763 : « C'est le fils du Prétendant Charles- 
Edouard, qu'on fît venir de Rome. Il fut embarqué à Brest, et, malgré 
la vigilance des Angiois, débarqué sur la côte occidentale de l'Ecosse. 
Son trajet de la mer Méditerrannée, son incognito à Paris et l'entrevue 
avec le Roi de France, son péril éminent qu'il courut d'être pris sur 
mer, en allant à l'Ecosse, sont des événemens qui méritent l'attention 
du Curieux. » 

Charles-Edouard était né à Rome le 31 décembre 1720; il avait été 
nommé prince de Galles à sa naissance. 

(2) Jacques III, fils de Jacques II et de Marie d'Este-Modëne, né le 
21 juin 1688, mort à Rome, le 1" janvier 1766, avait épousé en 1719 
Marie-Clémentine Sobieski, petite-fille du roi de Pologne. {Art de véri- 
fier les dates, t. I, p. 835 et 841.).. 



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238 ANECDOTES CURiEUSËS DE LA COUR DB FRANGE 

grande enttepiiee. On «tvoft fait sortir les Taisseaux Espar 
gnols et Fran^ois^ dont nous ▼enûm de faiire mention, ^présu- 
mant bien 4|iie l'Anural Anglais (i) profitevoit de l'occasion 
pour engager le eomtet C'étoit tout <;e qu'on demaadoît, 
parce queeecomiMitâottueroit le tems d'e&écuter la descente 
en Angieterrey et que,'qiiaiMi même les Angtois rempertereient 
la victoire, ils ne setrourreroient pas en «état de voler au 
secours de iieûr' Patrie, "étant moralement impossible *qu'its ne 
souffrisEPentipas beftueoup'dans une action qui devoit être fort 
chaude, ou qu'au piii 'aller 'ils y arrrveroient trop tard. €es 
raisonnemensiétoient justes et fondés sur l'expérience journa- 
lière des combats sur 'mer. On 'avoil armé dans d'aubes Ports 
plu8ieuri9 'Vaisseaux' qu'KMti disoit destinés pour une toute autre 
expédititti que celle' de l'Angleterre. On y avoit embarqué 
quantité) d'armes et d'équifyages de guerre. Ces vaisseaux 
avoient «ordre de relâbhér à une VîBe maritime et d'y pr^idre 
différeifts corps -de trottpes^ qu'on y avoit rassemblés pour faire 
la détente. Le secret, <!^ui est l'âme des grandes affaires; avoit 
été si bien gardé, que les commandans même ignoroient leur 
destirjatioJft Jusqu'au 'moment du départ. Avec la même pré- 
cau%i<!^n on «'étoit fait un' parti considérable en Angleterre. On 
avoit fait «i/<efiir de Rome le jeune Prince Edouard qui devoit 
jouer le ^principal rôle,' et on avoit eu l'adredse de le faire 
passer âu<milieu de'>ses'plus redoutables ennemid sous un 
nom supposé et ^ous la foi rcîîpectaWe du droit des gens, 
accompagné' d'un frèi^e du Cardinal de Tencin : circonstance 
qui ®e' contribuera pas^peu à^fedre 'croire «ce Prélat l'auteur du 
projet. La nuit d'une réjouissance publique, qu'on avoit à 
dessein fait courir le bruit que le Hoy hohoreroit de sa pré- 
sence et à laquelle bien des gens furent persuadés qu'il as^sta, 
ce Moilarqtie eut une confère Acè avecie jeune Prince, qui 
partit ensuite incognito pour le lieu de l'embarquement. Tout 
répondit aux désirs du Roy. Le combat s'étoit donné. La 
Flotte Angloise y avoit été maltraitée assez pour li'avoir pu 
regagner les Ports d'Angleterre. La deuxième escadre Fran- 

(1) -L*amiral Bing crmftait avec une ftotfte au snd «t à l'^st de l'Ecosse, 
pour intercepter les secours qui viendrfiieilt xie Krai^ce ou.d'Ëèpagne. 



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RETRAITE DE M. ÀMELOT 239 

çoise étoit à la rade de la Ville maritime d'où se devoit faire 
le transport des troupes. Le jeune Prince y étant arrivé sans 
accident, on s'embarque, on met à la Toile, on part avec les 
plus flatteuses espérances; mais une tempête s'élève, dissipe 
en peu d'heures tout ce grand appareil, et fait échouer le 
projet. Ces sortes d'entreprises demandent toujours beaucoup 
de célérité, et surtout en hiver, où l'inconstance de la mer 
rend les momens précieux. On ne fit pas une assez grande 
diligence en France, ou, pour mieux dire, on ne put pas en 
faire davantage; car, malgré la précision des ordres qu'on 
avoit donnés, malgré la justesse des mesures qu'on avoit 
prises, quelques bâtimens de transport n'ayant pu se trouver 
au rendez-vous à point nommé, on ne put mettre à profit 
plusieurs jours d'un tems favorable. Ce retardement fit non 
seulement manquer un coup essentiel, mais même perdre 
beaucoup d'hommes et quelques vaisseaux. La fortune servit 
bien les Anglois en cette occasion. Ils étoient si peu sur leurs 
gardes, qu'ils n'avoient chez eux presque point de vaisseaux, 
et encore moins de troupes à opposer à l'ennemi. La Flotte 
Françoise rentra dans ses Ports pour se remettre du dommage 
qu'elle avoit souffert, et le jeune Prince revint à Paris attendre 
de la générosité du Roy de nouveaux moyens pour faire une 
seconde tentative (1). 

Peu après cet événement, M. Amelot fut remercié. Cet ex- 
ministre fut peu regretté. Quoique le Roy, pour ôter à ce 
déplacement l'air d'une disgrâce, le récompensa magnifique- 
ment (2), on n'en pensa pas moins qu'il y avoit quelque 
mécontentement secret. Le Roy fut quelque tems sans lui 

(1) Charles-Edouard avait été définitivement vaincu à Culloden, le 
27 avril 1746, par le due de Cumberlajid. (H. Riviârb, Hist, marii. de 
Frmmee au dix-iuiiiéme siéele, t. Il, p. 196.) 

(2) Amelot se retira le 27 mai 1744 avec une pension de 24,000 livres. 

On a prétendu que son départ aurait eu pour cause le mécontente- 
ment du roi auquel il aurait, sur Tordre du cardinal, caché plusieurs 
lettres que le roi de Prusse lui aurait adressées, avant de se séparer de 
la France, pendant la campagne de Bohème. (Barbier, Journal^ i. II, 
p. 391 et 397.) 

Frédéric a dit de lui « qu'il était de ces esprits rétrécis qui, comme 
les yeux myopes, distinguent à peine les objets de près ». (Hi»t, de mon 
Umpt, t. III, p. 4.) 



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â40 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANCE 

donner de successeur. Le Maréchal de Noailles fut enfin 
chargé de ce détail. On mit sous lui M. de Chavigny (1), 
dont nous venons de parler, et qui, par sa capacité et l'hon- 
neur qu'il s'étoit acquis dans plusieurs grandes négocia- 
tions, étoit autant digne que qui ce fût de cette place. On 
lui joignit M. du Theil (2), connu par sa longue expérience, 
par quelques commissions importantes dont il avoit été chargé 
et par le traité de Vienne. Cet arrangement fut de peu de 
durée, soit que le Roy crût le Maréchal de Noailles plus utile 
à la tête de ses Armées, soit par d'autres raisons, au nombre 
desquelles le Public mettoit le peu de confiance qu'en général 
on avoit depuis longtemps en lui. M. de Villeneuve (3), créa- 
ture du feu Cardinal de Fleury, et qui avoit été quelques 
années ambassadeur à la Cour Ottomane, fut choisi. Comme 
il étoit déjà sur le retour, et que depuis son ambassade il 
s'étoit confiné dans ses terres, il préféra sa retraite au bril- 
lant éclat d'une place qu'il connoissoit délicate, surtout dans 
les circonstances où l'on étoit. A son refus, M. d'Argenson, 
frère aîné du Ministre de la guerre, fut nommé (4). Il avoit un 
esprit solide et profond et étoit très capable de remplir avec 
distinction toutes sortes de postes; mais on le trouvoit moins 
liant que son frère, plus froid et plus sec. Le Roy combla cette 

(1) Voy. p. 23Î, note 2. 

(2) La Porte du Theii, premier commis aux Affaires étrangères, repré- 
senta la France au Congrès d'Aix-la-ChapeUe, et fut un des négociateurs 
du traité qui donna la Lorraine À la France. Il eut pour fils Francois- 
Jean-Gabriel La Porte du Theil, membre de rAcadémie des inscriptions 
et belles-lettres, et mourut au mois d*août 1755. 

D'Argenson dit qu'il était lourd et emphatique et qu'il jouissait d'une 
réputation imméritée. (Barbier, Journal, t. H, p. 138, et d'AaGENsoN, 
Mémoires, t. IX, p. 69.) 

(3) Louis-Sauveur-Renaud, marquis de Villeneuve, avait été lieutenant 
général de la maréchaussée de Marseille en 1708; il devint ambassadeur 
à Constantinople en 1728 et conseiller d'État le 29 mai 1740; il avait 
épousé Anne de Bausset, fille de Pierre de Bausset, lieutenant général 
civil et criminel de Marseille, et de Théodore d'AudiUret. Son père, 
François de Villeneuve, avait été conseiller au Parlement de Provence 
et avait épousé Madeleine de Fourbin de Sainte-Croix, alliée aux Vinti- 
mille. (Bibl. nat., Doêtien bléus, vol. 672, dossier Villeneuve, n« 17880, 
fol. 10 j^ et 34 y.) 

(4) René-Louis, marquis d'Argenson, fils aine de Marc-René d'Argenson, 
garde des sceaux, né en 1696, mort à Paris en 1757. 



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CAMPAGNE DE FLANDRE 241 

famille d'honneurs et de dignités (1), un des enfans ayant eu 
dans le même tems la place de Lieutenant de Police, qu'on 
ôta à M. Hérault (2), que ses plaisirs occupoient plus que 
les fonctions de son poste. Cette place étoit, en quelque sorte, 
due aux descendans de M. d'Argenson, ayeul du nouveau 
Lieutenant de Police, qui y avoit acquis beaucoup de réputa- 
tion et avoit su, d'un emploi borné et assez peu honorable, 
en faire un distingué et d'une très-grande importance. 

Le Roy, déterminé à agir vigoureusement cette campagne, 
déclara enfin la guerre à la Reine de Hongrie, au Roy d'An- 
gleterre et au Roy de Sardaigne (3). 120,000 hommes mar- 
chèrent en Flandres, sous les ordres du Maréchal de Noailles 
et du Comte de Saxe. M. de Coigny, à la tète de 50,000 Fran- 
çois, se porta sur les bords du Rhin, et couvrit les provinces 
situées en deçà de ce fleuve. Le Maréchal de Belle-Isle, qui 
avoit repris faveur, étoit avec un corps considérable sur la 
Moselle, d'où il protégeoit la Lorraine et les pays voisins. Le 
Duc d'Harcourt (4), à la tête de 40,000 hommes, se tenoit à 
portée d'agir suivant les circonstances et le besoin. Indépen- 
damment de ces difîérens corps, le Roy avoit fourni à l'Em- 
pereur Charles VH près de 20,000 hommes de vieilles troupes, 
et envoyé d Dom Philippe un renfort de 22,000 hommes sous 
le Prince de Conty, ainsi que nous l'avons dit en parlant de 
la guerre de Savoye. 

Le Roy fit sa première campagne cette année à la tête de 

(1) Ce qui suit manque au manuscrit. 

(2) M. Hérault, intendant de Tour.s, avait succédé comme lieutenant 
de police à M. d'Ombreval. n mourut à l'âge de quarante-neuf ans, le 
6 août 1740, après avoir été nommé intendant de Paris au mois de 
décembre 1739. Sa charge de lieutenant de police avait été donnée à son 
gendre, M. Feydeau de Marvilie. (Barbier, Journal, t. I, p. 227, et t. II, 
p. 259 et suiv.) 

(3) Ce fut le 15 mars 1744 que la guerre fut déclarée à l'Angleterre et, 
le 26 avril suivaiit, à la reine de Hongrie. 

(4) François, duc d'Harcourt, né le 4 novembre 1690, fut nommé 
maréchal de France en novembre 1746 et mourut le 10 juillet 1750. Il 
avait épousé en premières noces, le 14 janvier 1716, Marguerite-Louise- 
Sophie de Neuville, fille du duc de Villeroy, qui mourut le 4 juin sui- 
vant, et en secondes noces, le 31 mai 1717, Marie-Madeleine Le Tellier 
de Barbezieux, qui mourut le 10 mars 4735. (Moréri, Dict. histor., t. V, 
p. 523, col. 1.) 

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S42 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

son armée de Flandres. Ce fut alors que les HoUandois éprou- 
vèrent, comme nous Favons observé ci-devant, qu'en restant 
unis à la Reine de Hongrie, ils s'exposoient à voir emporter 
par les armes de la France les Villes qui leur avoient été 
engagées par la Maison d'Autriche. En effet, malgré la bonne 
intelligence qui régnoit entre le Roy et les Hollandois, ce 
Prince fit le siège de quelques Villes où ceux-ci avoient gar- 
nison, et il s'en rendit maître, sans beaucoup de résistance. 
Les États-Généraux n'étoient pas d'humeur à sacrifier leurs 
soldats pour une cause dans laquelle la politique et les cir- 
constances les retenoient bien plus que l'inclination, et par 
cette raison, ils n'avoient eu garde de garnir ces places suffi- 
samment, pour qu'elles fissent une défense convenable. Cepen- 
dant ils se plaignirent hautement des entreprises du Roy sur 
ce qu'ils appeloient leurs Villes, et donnèrent à entendre que, 
s'il continuoit, ils ne pourroient se dispenser de se déclarer 
ouvertement. Mais le Roy, toujours en traitant les troupes 
hoUandoises avec les égards qu'on n'a pas pour des ennemis, 
n'en alla pas moins son chemin, et répondit qu'il croyoit 
avoir autant de droit d'assister l'Électeur de Bavière, que les 
Hollandois pou voient en avoir de secourir la Reine de Hongrie, 
attendu que, de part et d'autre, on prétendoit y être autorisé 
par des traités. La Reine de Hongrie et ses Alliés étoient si 
fort inférieurs au Roy, qu'il y avoit toute apparence, malgré 
leurs propos avantageux, que ce Prince soumettroit dans 
cette campagne la meilleure partie de ce que la Maison d'Au- 
triche possédoit en Flandres, Le Duc d'Harcourt avoit eu 
ordre de s'approcher, avec ses 40,000 hommes, d'une des plus 
fortes villes qu'on ne doutoit pas qu'il n'investît incessam- 
ment. On étoit dans la môme appréhension, à la Cour de la 
Reine, pour d'autres places d'une aussi grande importance. La 
Reine de Hongrie s'efforçoit en vain de piquer les Hollandois 
d'honneur; ils lui alléguoient qu'ils avoient rempli, et mêqie 
au-delà, leurs engagemens, qu'il n'étoit ni de la prudence, 
ni de leur intérêt, qu'ils s'exposassent à attirer la guerre dans 
leur propre pays, en se sacrifiant pour autrui; qu'ils avoient 
déjà assez perdu dans cette campagne, pour penser à sauver 



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CAMPAGNE DE FLANDRE 243 

le reste par la voie des insinuations amiables et des négocia- 
tions; et qu'enfin ce qui les engageoit à ne point rompre avec 
la France étoit le désir de conserver toujours, par leur média- 
tion, une porte ouverte à un accommodement; conduite qui 
ne pouvoit paroître que louable à leurs Alliés. G'étoit par ces 
raisons que les Hollandois se défendoient de faire de plus 
grands efforts ou se déclarer ouvertement (i). 

La rapidité des conquêtes de Louis XV en Flandres, aux- 
quelles les Alliés n'étoient nullement en état de s'opposer, fut 
tout d'un coup arrêtée par la nouvelle que le Prince Charles 
avoit passé le Rhin, et qu'à la tête de 80,000 hommes, il pous- 
soit vivement M. de Coigny, qui avoit été obligé d'abandonner 
avec beaucoup de précipitation le pays qu'il occupoit en 
avant, et de se retirer sur les derrières, afin d'empêcher l'en- 
nemi de pénétrer dans le Royaume de France. Ce passage 
surprit d'autant plus que, quoique le Maréchal de Coigny fût 
assez fort pour le faire acheter du moins bien cher, le Prince 
Charles n'éprouva aucune résistance de la part de ces mêmes 
François qui, l'année précédente, avoient eu la gloire de faire 
échouer les tentatives qu'il avoit faites. On soupçonna que le 
Roy, afin de déterminer le Roy de Sardaigne qu'on soUicitoit 
fortement de se déclarer contre la Reine de Hongrie, et qui ne 
demandoit qu'un prétexte pour le faire, donna ordre à 
M. le Maréchal de Coigny de laisser passer le Rhin aux Hon- 
grois sans opposition (2). Ce passage étoit en effet un pré- 

(1) Les États généraux de Hollande résolurent, le 2 février 1743, d'em- 
brasser la cause de l'Autriclie. Voy. Roussbt, Recueil d'actes, négecia- 
tionSy mémoires et traités (La Haye, 1744), t. XVII, p. 316. 

(2) Note de l'édition de 1763 : « Le passage dil Rhin s'exécuta en 
divers endroits la nuit du 1" au 2 juin. Les troupes irrégulières le pas- 
sèrent au-dessus des lignes de Lauterbourg, qui couvroient l'Alsace, et 
s'en emparèrent d'un bout à l'autre. Lauterboiu*g et Wissembourg, dont 
les Conunandans avoient perdu la tramontane, s'etoient rendues sans 
coup férir. Si le Prince Charles ne pouvoit arriver à temps pour les sou- 
tenir, la ville de Strasbourg n'étant gardée que de 4,000 Miliciens, étoit 
en danger, et la Lorraine, fort attachée à ses anciens maîtres, à la veille 
de se déclarer pour eux. Le maréchal de Goigni, qui observoit le Prince 
Charles au dessous des lignes, comprit l'importance d'en déloger les 
troupes irrégulières, avant d'être renforcées. Il fit donc toute la dili- 
gence d'y arriver plutôt, et fut assez heureux d'y réussir après une 
rude attaque et de se rouvrir la communication avec Strasbourg. Vu 



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244 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

texte des plus spécieux pour justifier aux yeux de toute l'Eu- 
rope la conduite de Frëdëric II, Roy de Prusse. 

La nécessité où par cet événement Louis XV alloit se voir 
réduit de cesser d'aider l'Électeur de Bavière pour défendre 
ses propres États: les suites fâcheuses qui en résulteroient 
pour l'Empereur, qui alloit se trouver dénué de tout secours; 
la crainte que la Reine de Hongrie, en se vengeant de*ce 
Prince, ne travaillîtt à asservir l'Empire; la dignité du corps 
entier exposée; l'honneur des Électeurs intéressés à sou- 
tenir le Prince qu'ils avoient élu, toutes ces raisons pou- 
voient paraître suffisantes pour engager le Roy de Sardaigne 
à prendre là défense de l'Électeur de Bavière; et il s'en 
servit, du moins en partie, pour autoriser le traité qu'il venoit 
de faire avec cet Empereur, le Roy et quelques autres 
Princes, et pour motiver ses hostilités contre la Reine de 
Hongrie. 

Louis XV, craignant cependant que les Hongrois ne lui fis- 
sent payer cher la complaisance qu'il avoit eue de leur laisser 
passer le Rhin sans coup férir (i), laissa le Comte de Saxe, qu'il 
avoit depuis peu décoré du titre de Maréchal de France (2), à 
la tête de l'armée de Flandres, et avec 35,000 hommes qu'il 
en détacha, il vola au secours du Maréchal de Coigny. Le Duc 
d'Harcourt eut ordre d'y jjonduire aussi l'Armée qu'il comman- 
doit. Ces difl*érens Corps firent des marches forcées, et vin- 
rent à hout de se réunir (3), malgré les précautions que le 

ces circonstances, il n'y a pas la moindre apparence de croire que le 
maréchal de Coigny eût ordre de laisser passer le Rhin aux Autrichiens 
sans opposition. O'ailleurs il n'est pas sans vraisemblance que l'heureux 
passage du Rhin ne Aâtât l'exécution de l'Union de Francfort et la marche 
des troupes Prussiennes en Bohême. » 

Toute la correspondance de M. de Coigny vient à rencontre de cette 
supposition (Voir Campagne du maréchal de Coigny en Allemagne, 3« partie, 
notamment les lettres à M. d'Argenson des 3 et 5 juillet 1744, p. 8 et 18, 
celle de M. de Gensac et de M. de Vanolles au même et, à la même date 
du 3 juillet, p. 12 et 13, les réflexions en forme de lettre sur le passage 
(lu Rhin par les Autrichiens du 8 juillet 1744, p. 52, et autres.) 

(1) Voyez la note préc(^dente, où il est fait justice de la prétendue 
complaisance de Louis XV. 

(2) Le comte Maurice de Saxe avait été nommé maréchal de France 
le 26 mars 1744. (Pajol, ouvr. cité, t. 7, note 1.) 

(3) Les troupes] de Flandre avaient reçu Tordre d'opérer] leur jonction 



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MALADIE DU ROI A METZ 245 

Prince Charles avoit prises pour les en empêcher. De part et 
d'autre, les forces étoient formidables, l'ardeur égale; dans 
les Hongrois, une ferme résolution de conserver leurs avan- 
tages, même de les pousser; dans les François, un désir vif de 
faire passer le Rhin à l'ennemi, et de se signaler sous les yeux 
de leur Roy. Ces dispositions ne laissoient aucun lieu de douter 
qu'on n'en vînt aux mains, et on s'y attendoit chaque jour, 
lorsque le Roy tomba dangereusement malade à Metz (i). En 
peu de tems, il fut à toute extrémité, et même le bruit courut 
qu'il étoit mort (2). Tout autre intérêt fit place dans le cœur 
des François à celui qu'ils dévoient prendre à une tête si chère. 
Leur amour pour ce Prince, la juste appréhension de le 
perdre, surtout dans les conjonctures où l'on étoit, suspendi- 
rent toutes les opérations, et les Généraux s'appliquèrent seu- 
lement à se mettre en si bonne posture, que l'ennemi ne pût 
profiter de la consternation des François, ni du malheur qui 
les menaçoit. Mais dans le tems qu'on n'espéroit plus rien que 
de la vigueur de l'âge et de la nature, une crise favorable 
survint, et tira ce Prince des bras de la mort (3). Alors la 
mesure de la douleur qu'on avoit ressentie, fut celle de l'allé- 
gresse publique. Tous les Ordres de l'État firent à l'envi 
éclater leur joie, et la France ne fut occupée, pendant plus de 
deux mois, que de réjouissances et de fêtes qui causèrent une 
dépense prodigieuse, malgré l'attention qu'on eut d'y mettre 
des bornes, de peur que la fortune des particuliers n'en 



avec Tarmée de Coigny le 13 septembre au nord de Strasbourg, et elle 
n'eut lieu que le 17. (Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 408, note 1.) 

(1) Ces deux derniers mots ne sont que dans le manuscrit. 

Voyez sur la maladie du roi le journal contemporain de son séjour à 
Metz, du 4 août au 29 septembre 1744. (Metz, imprimerie de la veuve 
du Pierre Collignais, imprimeur de l'hôtel de ville et du collège, place 
Saint-Jacques, A la Table d'or. 1744.) 

(2) Note de l'édition de 1763 : « La maladie arrêta Louis XV à Metz. 
Les intrigues qu'on joua, même après le rétablissement de la santé du 
Roi, sont connues. Elle fut pourtant un de ces heureux accidens à la 
guerre, qui facilita la retraite des Autrichiens. » — Ce ne fut pas la 
maladie du roi qui facilita la retraite des Autrichiens, mais bien Tenti'ée 
en campagne des Prussiens qui décida le prince Charles à repasser le 
Rhin. (Pajol, t. II, p. 403 et suiv.) 

(3) Le roi entra eu convalescence le 19 septembre 1744* 



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246 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

souffrît. Témoignage de zèle et de tendresse bien hono- 
rable pour la Nation, et encore plus glorieux pour son 
Prince ! 

Le passage du Rhin par le Prince Charles et son irruption 
dans les Provinces voisines, n'eurent pas pour l'Europe des 
suites aussi funestes qu'il y avoit lieu de le craindre (1). La 
marche du Roy de Prusse, à la tête de 100,000 hommes, vers 
la ville de Prague obligea le Prince Charles à repasser le 
fleuve au plus vite, pour aller s'opposer à ce nouvel ennemi (2) ; 
mais quelque diligence qu'il fft, il ne put arriver assez tôt 
pour empêcher la prise de la Capitale (3) et la réduction d'une 
partie du Royaume. La conduite de Frédéric II, Roy de 
Prusse, fit beaucoup crier les Alliés de la Reine de Hongrie, 
et surtout les HoUandois, qui ne le ménageoient nullement dans 
leurs discours. La haine des Peuples de Hollande pour ce 
Prince étoit si grande, qu'elle les aveugloit sur leurs propres 
intérêts, au point qu'ils ne sentoient pas combien il leur étoit 
avantageux qu'il eût pris parti contre la Reine de Hongrie, 
dans un tems où des prétentions sur leurs possessions, 
qu'il paroissoit disposé à faire valoir par la force, ne pou- 
voient manquer d'occa'sionner une guerre ouverte entre le 
Roy de Sardaigne et Iqs Provinces Unies. Ds ne voyoient pas 
que les engagemens que Frédéric II, Roy de Prusse, venoit 
de prendre, éloignoient d'eux l'orage, et que la guerre qu'il 

(1) C'est de cette campagne de 1744, que date en France Tadoption du 
fusil à baïonnette, ainsi que remploi de la cartouche au lieu de la charge 
à la main. De plus l'ordre mince sur trois rangs prit la place de Tancien 
ordre profond sur six rangs. (Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 392, note 1.) 

(2) Le 12 juillet 1744, Frédéric écrivait à Louis XV : « J'apprends que 
le prince Charles a pénétré en Alsace : ceci me suffit pour déterminer 
mes opérations. Je serai en marche à la tète de mon armée le 13 août 
(il partit en effet le 15 août de Potsdam) et devant Prague à la fin du 
même mois. » 

L'armée ne comprenait que 70,000 hommes et non 160,000, comme le 
dit le manuscrit ; elle fut partagée en trois colonnes qui pénétrèrent en 
Bohème, l'une par la Saxe, l'autre par la Lusace et la troisième par la 
Silésie. (Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 400 et 413. — Hist. de mon temps^ 
t. III, p. 54, note C.) 

(3) La place de Prague capitula avec sa garnison forte de 12,000 hommes, 
après un siège qui dura seulement quatorze jours. (Pajol, ouvp. cité, 
t. II, p. 400.) 



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DIVERSION DIJ RÔI DE SARDAIGNE 24*7 

entreprenoit devenant vraisemblablement onéreuse (i;, il ne 
se trouveroit de longtems en état de les inquiéter. 

La diversion du Roy de Sardaigne étoit un coup terrible 
pour la Reine de Hongrie. Par là, les États de cette Princesse 
devenoient de nouveau le théâtre de la guerre. Par là, l'Élec- 
teur de Bavière et ses nouveaux alliés étoient à portée, non 
seulement de recouvrer la Bavière, malgré 30,000 hommes 
que le Prince Charles avoit eu la précaution d'y jeter en mar- 
chant au secours de la ville de Prague, mais même de porter 
leurs armes dans la Principauté d'Autriche. Par là enfin, les 
François, délivrés du fâcheux voisinage des Hongrois, se 
voyoient maîtres d'entrer à leur tour dans les Provinces sou- 
mises à la Reine de Hongrie, avec l'espérance d'y pousser plus 
loin leurs conquêtes. Il étoit difficile que la Reine de Hongrie 
pût faire face partout à la fois. L'Armée confédérée de la 
Flandre restoit dans une inaction qui démentoit les bruits 
qu'on avoit fait courir qu'elle attaqueroit incessamment le 
Comte de Saxe. Il n'y avoit guère d'apparence, en effet, que 
les AUiés pensassent à entreprendre quelque chose sur un 
Général expérimenté, avantageusement posté, et vis-à-vis 
duquel il étoit dangereux d'oser s'exposer avec une Armée 
bien peu supérieure. Heureusement pour la Reine de Hongrie, 
Auguste H, Roy de Pologne et Électeur de Saxe (2), déter- 

(1) Éditions : « devant vraisemblablement lui coûter beaucoup 
d'hommes et d'argent. » 

(2) Note de l'édition de 1763 : « Heureusement pour la reine de Hongrie, 
on ne trouva pas à propos, de la part des François, de harceler son 
armée dans la retraite. Le mécontentement du Roi de Prusse en fut 
extrême et public. Le Comte de Schmettau parla fort haut à la Cour 
de France; mais cela n'eut point d'eflet par des raisons très connues, et 
on ne voulut pas ruiner une armée qui de voit faire tête au Roi de Prusse » 
(Voy. Les Lettres et Mémoires du comte de Schmettau. » 

Samuel, comte de Schmettau, né en Prusse le 26 mars 1684, mourut 
à Berlin le 18 août 1751 ; il prit successivement du service en Hollande 
pendant la guerre de la succession d'Espagne, ensuite auprès du roi de 
Pologne Auguste II, puis en Autriche; il fut rappelé par Frédéric II qui 
le nomma général feldzeugmeister et grand-maître de l'artillerie, et 
l'employa surtout à des missions diplomatiques. Il avait été envoyé à 
Paris au mois de novembre 1744, où il assista à un diner à l'Hôtel de 
ville où se trouvait le roi ; il fut de nouveau envoyé auprès de lui à 
Metz pendant sa maladie. (Allgemeine Deutsche Biographie^ t. XXXI, 
p. 644-647. — Mémoires de d'Argensan, t. IV, p. 114 et 245.) 



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248 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

miné par les sollicitations et encore plus par les subsides du 
Roy d'Angleterre, se déclara pour elle, et envoya un secours de 
22,000 hommes au Prince Charles. Ce renfort le mit en état de 
reprendre la plupart des places dont le Roy de Prusse s'étoit 
rendu maître, et de contraindre ce Monarque à se retirer avec 
d'autant plus de précipitation que, d'un côté, il craignoit 
d'être forcé d'en venir à une bataille qu'il auroit vraisembla- 
blement perdue, la désertion et les maladies ayant considéra- 
blement diminué son Armée; et que, de l'autre, il lui étoit 
important de couvrir la Silésie, qu'une armée de Hongrois, 
nouvellement formée, menaçoit d'une invasion. La retraite de 
Frédéric H, Roy de Prusse, fut si prompte^ qu'il n'eut pas le 
tems de retirer les garnisons qu'il avoit dans la ville de 
Prague et dans deux ou trois Places (1). La plus grande . 
partie fut faite prisonnière de guerre; plus de 8^000 hommes, 
qui étoient dans Prague, en sortirent avec un butin immense; 
mais ils furent si malmenés par l'ennemi, que très peu rejoi- 
gnirent la grande Armée. Telle fut l'issue de l'entreprise de 
Frédéric II, Roy de Prusse, que les partisans de la Reine de 
Hongrie traitoient hautement d'équipée. Elle auroit pu cepen- 
dant mériter un tout autre nom, si la maladie de Louis XV 
n'eût pas mis d'obstacles à l'exécution du dessein qu'on avoit 
formé d'attaquer le Prince Charles, de le forcer à repasser le 
Rhin, et de le harceler dans sa retraite, au point qu'il se vît 
hors d'état de faire tcHe au Roy do Prusse ; ou si après le rétablis- 
sement de la santé du Roy, il eût été possible de forcer la 
marche assez pour tomber sur les Hongrois, ou pour les 
mettre entre le feu des troupes du Roy de Prusse et des Fran- 
çois, ou enfin si la saison eût permis de pénétrer dans les 
États de la Reine de Hongrie assez avant .pour obliger le 
Prince Charles de s'y porter, et pour dégager, par cette diver- 
sion, le Roy de Prusse, qui alors se seroit trouvé suffisara- 

(1) Note de l'édition de 1763 : « La garnison de Prague se retira en 
Silésie, quoique extrêmement harcelée dans sa marche; les garnisons 
des petites villes furent couples ; mais la retraite du Roi de Prusse ne 
fut pas si précipitée, qu'il lui fût impossible de retirer ses garnisons. 
Cela se lit par une de ces fautes dont les Campagnet du Roi ne parlent 
pas. » 



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RETOUR DU ROI A PARIS 249 

ment en force pour pouvoir au moins conserver ses conquêtes. 

Les succès de la Reine de Hongrie contre Frédéric II, Roy 
de Prusse, furent balancés par la perte de quelques Places, 
entr'autres d'une considérable, dont le Roy s'empara après 
un siège long et meurtrier (i), et par le recouvrement que fit 
l'Électeur de Bavière d'une partie de la Bavière. Ces diffé- 
rentes expéditions terminèrent la campagne, et chaque partie 
prit des quartiers d'hiver. La France, dans l'intention de se 
mettre à portée de commencer de bonne heure les hostilités 
l'année suivante, se disposa à faire hiverner, de gré ou de 
force, dans les États des Électeurs de Mayence, de Trêves et 
de Cologne 40,000 hommes sous les ordres de M. deMaillebois 
qui étoit rentré en grâce. On publia môme que cette armée 
étoit destinée à attaquer la Principauté de Hanovre, ou à 
pénétrer jusqu'aux États du Roy de Prusse, pour le forcer à 
tenir bon, s'il pensoit à abandonner la cause commune, 
comme on croyoit avoir lieu de le craindre. 

Le Roy étoit attendu avec impatience à Paris. Il s'y rendit 
enfin, et y fut reçu aux acclamations des habitans, aussi tou- 
chés du plaisir de recevoir un Prince qu'ils adoroient, qu'ils 
l'avoient été de la crainte de le perdre . Sa maladie n'avoit été 
fatale qu'à Madame de Châteauroux et à sa sœur. Elles 
l'avoient suivi, ainsi que plusieurs Dames de la Cour, dans la 
Flandre, et de là sur le Rhin. Toutes deux eurent ordre de se 
retirer incessamment, et on leur ôta des postes qu'elles 
dévoient à la tendresse du Roy; mais le retour de sa santé fut 
le terme de leur disgrâce. Elles revinrent à la Cour, où leur 
triomphe fut d'autant plus éclatant, que leurs postes leur 
furent rendus, et que Louis XV donna à Madame de^ Château- 
roux (2) de nouvelles preuves de son attachement. Cette 
Favorite, peu après son rappel, fut attaquée d'une maladie 
qui la mit au tombeau. Les uns soupçonnèrent qu'elle avoit 
été empoisonnée; d'autres attribuèrent sa mort à un remède 

(1) Il s*agit du siège de Fribourg en Brisgau, dont la capitulation eut 
lieu le 6 novembre 1744. 

(2) Voyez plus haut la note 2 de la p. 206. — La duchesse de Château- 
roux mourut à l'âge de vingt-sept ans, le 8 décembre 1744. 



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250 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

•fait à contretems; quelques-uns enfin s'imaginèrent qu'un 
excès de joie l'avoit causée. Elle laissa de grandes richesses, 
dont elle disposa en faveur de ses sœurs. Louis XV fut extrê- 
mement touché de la perte de Madame de Ghâteauroux; mais 
des soins importans firent diversion à sa douleur. Le mariage 
du Dauphin avec une fille du Roy d'Espagne n'étoit pas un 
des moindres (1). Il venoit d'être arrêté, et il falloit penser à 
faire faire solennellement la demande de la Princesse par un 
ambassadeur. Tous les Seigneurs du premier rang ambition- 
noient cet honneur. M. de Ghâtillon, gouverneur du Dauphin, 
prétendoit qu'en cette qualité il lui appartenoit de droit (2). 
Son rang, son mérite, indépendamment de l'avantage d'avoir 
élevé l'héritier présomptif de la Couronne^ auroient bien pu 
faire pencher Louis XV en sa faveur: mais il avoit été exilé 
peu de jours avant le retour de ce Prince; sa disgrâce avoit 
été si marquée, qu'on ne lui avoit accordé, et à sa femme, que 
quelques heures pour se disposer à obéir. G'étoit un homme 
d'un âge un peu avancé, d'un abord froid, inébranlable dans 
ses résolutions, peu ambitieux, ne demandant rien, d'un 
caractère peu indulgent, et qui ne plioit pas; mais d'ailleurs 
bien digne, par la noblesse de ses sentimens et par sa grande 
probité, de la préférence que Louis XV lui avoit donnée pour 
l'éducation de son successeur. Quelques discours tenus mal à 
propos, et encore plus mal à propos rapportés, causèrent son 
exil. 
Cependant les nouvelles varioient chaque jour sur le choix 



(1) Le mariage du dauphin venait d'être déclaré avec Marie-Thérèse- 
Antoinette-Raphaèle, infante d'Espagne, née le 11 juin 1726. (Barbier, 
Journal, t. II, p. 413, note.) 

(2) Alexis-Magdeleine-Rosalie, appelé d'abord le comte de Chàtillon, 
fils de Claude-Elzéar, premier gentilhomme de la chambre du duc 
d'Orléans, et d'Anne Moret, né le 20 septembre 1690, fut nommé gou- 
verneur du Dauphin en 1736 et créé duc de Châtilion la même année. 
Il avait épousé Anne-Gabrielle Le Veneur de Tillières. Tous deux furent 
exilés, au mois de novembre 1744, dans leur terre de Poitou; on repro- 
chait au duc de Châtilion d'avoir amené le dauphin à Metz pendant la 
maladie du roi, contrairement aux représentations du chancelier et du 
premier président. Le duc de Châtilion mourut le 15 février 1754. 
(AssE, Mémoires de la duchesse de Brancas, p. 58, note 4. — Bârbjer, 
Journal, t. Il, p. 413.) 



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DROITS DU DUC DE PENTHIÈVRE 2hl 

du sujet pour l'Ambassade d'Espagne; mais enfin le Roy fixa 
l'incertitude publique en nommant M. de Vauréal (1), évêque 
de Rennes, qui étoit alors ambassadeur à la Cour d'Espagne. 
Le goût de Louis XV pour l'économie n'eut peut-être pas 
moins de part à la nomination de M. de Vauréal, que les vives 
sollicitations de ses amis, qui n'eurent galrde de laisser 
échapper une si belle occasion de lui faire faire la fortune la 
plus éclatante. 

Dans le même temps d'exil de M. de Ghâtillon, le gouver- 
neur de M. le Duc de Chartres (M. de Bom^el) (2) eut le même 
sort. On en fut d'autant plus surpris, qu'il étoit proche parent 
de M. d'Argenson, secrétaire d'État pour les Affaires Étran- 
gères, et de M. d'Argenson, Ministre de la guerre, qui étoient 
en grande faveur et qui l'avoient produit et soutenu jus- 
qu'alors. Il s'étoit fait si peu aimer, qu'il ne se trouva presque 
personne qui prît part à son malheur. 

Plusieurs Courtisans, parmi lesquels i\ y en avoit que le 
Roy avoit traités avec distinction, furent aussi disgraciés, 
pour avoir pris la liberté d'improuver l'intention où Louis XV 
étoit de rétablir le Duc de Penthièvre, et conséquemment les 
deux Princes ses cousins, fils du Duc du Maine, dans tous les 
honneurs, rangs, droits et prérogatives que Louis XIV avoit 
solennellement accordés à leurs pères et dont après la mort de 
ce Monarque ils furent authentiquement privés, du moins quant 
à leur postérité. On fit cette injustice à ce Prince à la réquisi- 
tion principalement (3) du Duc de Bourbon, et par les instiga- 
tions de sa mère, sœur de ces Princes, femme extrême, qui 
ne sentit pas qu'elle se déshonoroit elle-même, en poursuivant 
ainsi son propre sang (4). Ce qu'il y eut de plus odieux dans 
le procédé de cette Princesse, c'est qu'elle força pour ainsi dire, 
son fils à porter les premiers coups, dans le tems même qu'il 
étoit en partie de plaisir au château de M. le Comte de Toulouse. 

(1) Voyez plus haut, p. 194, note 3. 

(2) Ce nom n'est donné que par le manuscrit. — Voyez plus haut, 
p. 233,' note 2. 

(3) Le mot « principalement » manque au manuscrit. 

(4) La phrase se comprend assez mal ; il s'agit de l'injustice qu'on fit 
au duc de Penthièvre en ne lui rendant pas ses prérogatives. 



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252 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 

Le motif qui engageoit le Roy à faire revivre les décrets de 
Louis XIV, étoit le mariage du Duc de Penthièvre avec la 
Princesse de Modène, nièce de M. le Duc d'Orléans, dont on 
désiroit que la célébration fût précédée par cet acte de l'auto- 
rité Royale (1). Il étoit assez naturel que Louis XV donnât des 
marques éclatantes de son amitié à une Princesse de son sang, 
et qu'il fît en faveur des enfans qui naîtroient d'elle, tout ce 
qu'on pouvoit attendre du pouvoir souverain.. G'étoit à quoi 
la plupart des Grands, jaloux de transmettre à leurs descen- 
dans leurs droits et leurs rangs, sans aucune altération, pré- 
tendoient mettre obstacle. Cette affaire mettoit la Cour dans 
une agitation extrême. Les plus prudens des Courtisans agis- 
soient sourdement, les moins circonspects éclatèrent, et en 
furent punis par l'exil. Mais, malgré ces marques de la sévé- 
rité du Roy, et quelque favorables que fussent ses dispositions 
pour le Duc de Penthièvre, son dessein ne pouvoit que rencon- 
trer de grandes difficultés, et sa volonté suprême, empêcher 
au moins les protestations et autres actes conservatoires (2). 

La Princesse de Modène, jeune, belle et issue du sang royal 
par sa mère, étoit un parti bien capable de flatter le goût et 
l'ambition du Duc de Penthièvre. Peu s'en étoit fallu qu'elle 



(1) Pour le duc de Penthièvre, voyez plus haut la note 3 de la p. 73. 
Marie-Thérèse-Félicité d'Esté, princesse de Modène, née le 6 octobre 

1726, morte le 30 mai 1754. (Barbier, Journal^ t. II, p. 377, note 2. — 
Ibid., t. IV, p. 19.) 

Un édit du 2 juillet 1717 avait enlevé aux princes légitimés le droit de 
succession à la couronne que leur avait conféré Louis XIV ; mais après 
avoir obtenu d'abord ce qu'on appelait à la cour « les entrées familières », 
auxquelles était attaché le droit d'aborder partout le roi, excepté à ses 
heures do travail, ils étaient rentrés dans leurs anciens honneurs par 
une déclaration royale du 26 avril 1727. Ils avaient ainsi recouvré le 
titre d'Altesse sérénissime et la préséance sur les ducs et pairs; le 
président du Parlement était également tenu d'ôter son bonnet lorsqu'il 
leur demandait leurs suffrages. — (Barbier, t. I, p. 252, Jobez, La 
.Frahce sous Louis XV, t. II, p. 332.) 

(2) 11 ne semble pas que les mémoires ou les historiens du règne de 
Louis XV aient relevé les intentions de ce Prince en faveur du duc de 
Penthièvre, à l'occasion de son mariage avec la princesse de Modène. 
Peut-être ne les ont-ils pas connues, puisque ce ne fut qu'un projet et 
un bruit de cour qui n'ont pas abouti; peut-être n'ont-ils pas osé en 
parler; ce qui est certain, c'est que nous n'en avons pas trouvé trace 
ailleurs q\ie dans notre manuscrit. 



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MARIAGK DU DUC DE PENTHIÈVRE Î53 

n'eût épousé le Duc de Chartres. Sa mère, la Duchesse de 
Modène, s'étoit conduite si habilement qu'elle étoit venue à 
bout de l'emporter sur la Princesse de Conty douairière, mère 
de la Princesse de Conty; et l'on étoit à la veille de prendre les 
derniers arrangemens, quand celle-ci fit jouer de nouveaux res- 
sorts qui détruisirent les espérances de la Duchesse de Modène. 
La Cour étoit alors dans une maison de plaisance, à une 
journée de chemin de Paris. La Duchesse de Modène y jouis- 
soit de toute la satisfaction que peut faire goûter à une mère 
la certitude d'un grand établissement pour sa fille. Elle ne se 
méfioit de rien, et ce fut avec la dernière surprise qu'elle 
apprit un soir qu'il ne falloit plus compter sur le Duc de 
Chartres. Elle en douta d'abord, mais, voulant s'en assurer, 
elle partit sur le champ pour Paris, et se rendit au palais du 
Duc d'Orléans, oii cette triste nouvelle lui fut confirmée. Sa 
douleur fut extrême; mais elle ne lui fit point oublier que la 
cérémonie n'étant pas encore prête à se faire, rien n'étoit 
désespéré. Elle donna tous lés mouvemens que méritoit une 
affaire si avantageuse à tous égards. Elle eut le chagrin 
d'échouer. L'alliance du Duc de Penthièvre la consola, si 
quelque différence dans le rang et les richesses peuvent con- 
soler un cœur ambitieux (1). 

Dans ce même temps (2), M. de Gensac, Officier François, 
qui avoit été dégradé quelques mois auparavant, avec les 
flétrissures les plus infamantes, pour avoir fait une capitula- 
tion peu honorable dans une forteresse (Lauterbourg) (3) qui 
lui avoit été confiée, et dans laquelle on avoit jugé qu'il 
auroit pu se maintenir, se justifia et fut rétabli dans son pre- 
mier état. Bel exemple de la justice, et encore plus de la 
bonté et de la modération de Louis XV ! Sous un Gouverne- 
ment moins indulgent, on auroit agi bien différemment : 

(1) Le mariage fut célébré au mois de décembre 1744. (Barbier, Journal, 
t. II, p. 377, note 3.) 

(2) Ce passage manque au manuscrit, où l'alinéa suivant commence 
par les mots : « Dans ce même tems, les préparatifs... » 

(3) Voir, sur la reddition de la place de Lauterbourg, la Campagne du 
maréchal de Coigny, 3« partie, p. 24 et suiv. ; voir également Jobez, La 
France sous Louis XV, t. III, p. 399. 



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254 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

sur le champ on auroit fait perdre la vie à cet Officier, d'au- 
tant plus à plaindre alors dans son malheur, qu'une trop 
grande précipitation lui auroit ôté les moyens de réparer son 
honneur et sa réputation. 

Les préparatifs pour le mariage du Dauphin n'empêchoient 
pas que le Roy ne donnât des soins particuliers aux moyens 
de pousser la guerre avec vigueur. On faisoit de nouvelles 
levées, on faisoit marcher beaucoup de troupes dans la 
Flandre, où on publioit qiie les François ôuvriroient de 
bonne heure la campagne par le siège d'une Place importante. 
On parloit fortement d'une prochaine et nombreuse promotion 
d'Officiers Généraux. On se disposoit en un mot à faire une 
brillante guerre offensive l'année suivante, malgré les projets 
d'accommodement qui étoient sur le tapis, et la sincère incli- 
nation que le Roy déclaroit avoir de contribuer à pacifier 
l'Europe. La Reine de Hongrie, le Roy d'Angleterre et leurs 
Alliés ne négligeoient rien de leur côté pour rendre leurs 
armes victorieuses. Ils comptoient sur des secours considé- 
rables de la Russie au printems. Ils se flattoient de parvenir 
pendant l'hiver à engager encore difîérens Princes dans leur 
alliance, et même de vaincre l'éloignement que les Suédois 
montroient pour entrer dans la guerre, ou pour se déclarer 
contre l'Électeur de Bavière, avec lequel leur Roy, comme 
Prince de l'Empire d'Allemagne, s'étoit lié depuis quelques 
mois par le traité de Francfort, conjointement avec le Roy de 
Prusse, l'Électeur Palatin et quelques autres Princes (1). 

Telle étoit la situation des affaires générales, lorsque l'Archi- 
duchesse Marie-Anne, sœur unique de la Reine de Hongrie et 
mariée depuis environ un an au Prince Charles, mourut dans 
la capitale de la partie de Flandre qui appartenoit à la Maison 
d'Autriche, et dont elle étoit gouvernante (2). Cette Princesse 
fut extrêmement regrettée. Elle n'avoit que vingt-six ans. Sa 

(1) Le traité entre la France, le roi de Prusse, TEmpereur, l'Électeur 
Palatin et le roi de Suède en sa qualité de landgrave de Hesse-Cassel, 
fut signé à Francfort le 22 mai 1744. Il commença à recevoir son exécu- 
tion au mois d'août suivant par le départ de Berlin de Frédéric II, le 
15 août, pour assiéger Prague. (Pajol, ouvr. cité, t. Il, p. 400.) 

(2) Voyez plus haut, p. 105, note 1. 



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VOYAGE DU MARÉCHAL DE BELLE-ISLE 255 

bonté, son humanité, un caractère charmant, sa beauté que 
bien des gens mettoient au dessus de celle de sa sœur, 
Tavoient fait adorer des peuples et rendirent sa perte plus 
sensible. Un accouchement fâcheux, et qui ne produisit qu'un 
enfant mort, lui causa une maladie de langueur qui dura plus 
de deux mois, et que tout Fart des plus fameux médecins ne 
put guérir. Cette mort procura un avantage à la Reine de Hon- 
grie, en rendant nulle la clause de son contrat de mariage 
avec le Duc de Lorraine, par laquelle il étoit stipulé qu'en 
cas qu'elle n'eût pas d'enfans mâles et qu'au contraire Marie- 
Anne en eût, ils auroient seuls droit à la succession des biens 
héréditaires de la maison d'Autriche à l'exclusion des filles 
de la Reine de Hongrie. Quoique la Reine de Hongrie eût un 
Prince et qu'elle pût en espérer d'autres, il y auroit toujours eu 
lieu de s'inquiéter pour l'avenir, si Marie-Anne (1) eût laissé 
des Princes, au lieu que sa mort arrivée sans aucune postérité 
ôtoit tout sujet d'inquiétude, motif assez propre à se consoler 
de sa perte. 

Un événement, qui arriva peu de tems après la mort de 
Madame l'Archiduchesse, donna une ample matière aux spé- 
culateurs politiques. Après que les troupes Françoises eurent 
pris- leurs quartiers, le Maréchal de Belle- Isle, au lieu de 
retourner à Paris, partit de l'armée avec son frère et une 
suite nombreuse. Il se rendit auprès de l'Empereur de Bavière. 
De là, il prit sa route vers les frontières de Hanovre, pour 
aller, dit-on, concerter avec le Roy de Prusse les opérations de 
la campagne prochaine. Peut-être étoit-ce aussi pour rassurer 
ce Prince, inquiet et mécontent, qui se plaignoit hautement 
de ce que les François n'avoient pas attaqué les Hongrois, 
lorsqu'ils avoient repassé le Rhin, ou du moins de ce qu'on 
ne les avoit pas suivis dans leur marche vers la ville de 
Prague; double faute, disoit-il, qui avoit extrêmement pré- 
judicié à la cause commune, puisqu'elle l'avoit réduit à aban- 
donner ses conquêtes et à se retirer précipitamment devant un 
ennemi qu'on auroit pu défaire, si on l'eût combattu, ou 

. (1) Le ms. porte par erreur : « Madame de Mailly. » 



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â56 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

mettre entre deux feux, si on l'eût suivi. La guerre qui se 
faisoit étant en quelque sorte l'ouvrage de M. le Maréchal de 
Belle-Isle, c'étoit à lui à travailler à en faire sortir la France 
avec honneur. Il étoit très-connu et estimé du Roy de Prusse; 
il étoit donc très apparent que son voyage n'avoit point 
d'autre l)ut que de conférer avec ce Prince. 

Le Maréchal de Belle-Isle, dont on n'ignoroit pas la dé- 
marche, arriva sur les frontières de Hanovre, et comme 
Général François, il fut arrêté avec toute sa suite, faute de 
passeports, et sous le prétexte de la guerre que Louis XV 
avoit déclaré à Georges ï" [II], Roy d'Angleterre, Électeur de 
Hanovre (1). Les uns regardèrent cette affaire comme devant 
avoir de grandes suites, d'autres comme un coup fait à la 
main. En effet, il paroissoit contre le l)on sens que le Maréchal 
de Belle-Isle, pour se rendre à Brandel)Ourg, eût choisi la 
route de Hanovre préférahlement au chemin ordinaire, et 
qu'en ce cas, il eût négligé de se munir de passeports, à 
moins qu'il n'eût un dessein prémédité de se faire arrêter, 
afin que par sa détention la France, qui peut-être se méfioit 
ou se lassoit du Roy de Prusse, eût un prétexte plausible pour 
rompre avec lui, ou pour se justifier, si les opérations à venir 
n'alloient pas au gré de ce Prince, supposé qu'il restât cons- 
tamment dans l'Alliance. Mais le départ précipité de ce 
Monarque de sa Capitale pour son Armée, qu'il n'avoit quittée 
que depuis quelques jours, dans le tems précisément que le 
Maréchal de Belle-Isle étoit en route et qu'on publioit qu'il se 



(1) Le maréchal de Belle-Lsle fut arrêté avec son frère le 20 décem- 
bre 1744, à Ëlbingerode, conduit à Hanovre, et embarqué ensuite pour 
l'Angleterre où* il fut emprisonné au château de Windsor et gardé par 
un officier qui ne le quittait ni jour ni nuit. 

Une caricature du temps intitulée : « Cortège funèbre de TEmpereur », 
où tous les souverains de l'Europe sont travestis, représente Belle-Isle 
monté sur un grand cheval de Hanovre, dont son frère est en train de 
couper la queue, pendant que de sa bouche sort une banderole qui porte 
ces mots : Je saurai bien les entallarder (allusions aux intrigues de 
Tallard), et au-dessous : Belle-Isle est-il un assassin ou un espion? C'est 
ce qui n'est pas clair, mais ee qui est sûr, c'est que sa présence ne nous 
apporte rien de bon. Voir notre introduction, p. cxix et suiv. — (Duc de 
Broglie, Louis XV et Marie-Thérèse^ t. I, p. 135. — Journal de l'arres- 
tation de Belle-Isle. Correspondances diverses au ministère de la guerre J 



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ÉTAT DES RÉFORMÉS 257 

rfendôit près de lui, donna lieu de penser que Frédéric II, 
Roy de Prusse, vouloit éviter toute conférence, et par consé- 
quent renoncer au traité de Francfort. Quelques-uns soupçon- 
nèrent que le Maréchal de Belle-Isle n'avoit dirigé sa marche 
par les frontières de Hanovre, qu'afin d'examiner par lui- 
môme s'il ne seroit pas possible de faire pénétrer dans cette 
Principauté l'armée françoise qui étoit du côté de Mayence et 
de Cologne, en la conduisant par des montagnes de difficile 
accès, à la vérité, mais non pas insurmontables (4). Ce soupçon 
étoit d'autant moins destitué de fondement, que ces mon- 
tagnes, que l'on regardoit comme une défense suffisante, 
n'étoient ni gardées ni fortifiées, et que le Maréchal de Belle- 
Isle affecta d'y passer avec toute sa suite, parmi laquelle on 
disoit qu'il y avoit plusieurs Officiers entendus et très-capables 
de tirer le plan du terrain. On alla plus loin. On s'imagina que 
l'arrêt du Maréchal de Belle-Isle dans les États de Hanovre 
n'avoit été fait que pour lui procurer un moyen simple et 
naturel d'entrer en quelque négociation avec le Roy d'An- 
gleterre, tendante à une paix générale ou à un accommo- 
dement particulier; à l'effet de quoi on ne doutoit pas que 
les ordres de le transférer en Angleterre n'arrivassent inces- 
samment (2). 

Dans ce même tems, on fit courir le bruit que Louis XV 
alloit incessamment accorder aux Réformés le libre et public 
exercice de leur Religion dans ses États (3). Ce projet, que 
plusieurs regardèrent comme un grand trait de politique, 
trouva bien des contradicteurs; quelques-uns le révoquèrent 
en doute; d'autres en jugèrent l'exécution impraticable, parce 

(1) Ces dix derniers mots manquent au manuscrit. 

(2) Note de l'édition de 1763 : « Voilà bien des conjectures sur la 
détention du Maréchal de Bellisle, dont la plus extraordinaire est qu'on 
dit que le Maréchal^ craignant d'échouer dans sa négociation à Berlin, 
s'est laissé arrêter de dessein prémédité. Elbingerode, où il fut arrêté 
par le Baiïlif du lieu, nommé Mayer, est une petite ville de la dépen- 
dance de l'Électorat d'Hannovre, mais enclavée dans les États du Roi de 
Prusse, qui y a un bureau de poste : ce qui fit prendre le change aux 
François, qui s'y croyoient en toute seiu^eté. Il y en a qui prétendent 
qu'on avertit le Maréchal, à Gassel, du danger où il s'exposoit en passant 
par Elbingerode; mais on ne Ta jamais bien prouvé. » 

(3) Voye? notre introduction, p. cxxii et suiv. 

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258 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANGE 

qu'il heurtoît de front les gens de loy (i), toujours prêts à 
faire parade d'un zèle outré et qui, par la facilité qu'ils ont à 
tourner à leur gré l'esprit du peuple, toujours superstitieux 
et conséquemment ignorant, sont capables de bouleverser un 
État plutôt que de souffrir certaines innovations. 

S'il est permis de hasarder son sentiment sur les desseins 
qu'on prête aux Souverains, ce projet ne devoit paroître ni 
imaginaire, ni impossible dans l'exécution. 

Quelque vaste et peuplée que fût la France, les grandes 
pertes qu'elle avoit faites en trois années et demie de guerre, 
lui avoient considérablement enlevé des hommes. Les nou- 
velles levées n'avoient pu se faire sans de grandes difficultés, 
puisqu'au défaut de garçons, on avoit été obligé de faire mar- 
cher des gens mariés; même depuis quelques années, les 
hommes que les différentes Provinces avoient fournis, étoient 
pour la plupart au-dessous de la taille ordinaire, trop jeunes, 
et si foibles, qu'il en étoit mort beaucoup avant de joindre 
les Corps et les Garnisons auxquels ils étoient destinés. Les 
vieux Régimens étoient fondus, il n'en restoit que le nom; à 
peine y avoit-il dans chacun une centaine d'hommes qui eus- 
sent vu la guerre, et qui fussent en état de former les nou- 
veaux venus au maniement des armes, à la discipline et aux 
travaux militaires, et de leur inspirer ce qu'on appelle l'esprit 
du corps. 11 y avoit toute apparence que la guerre seroit 
longue et meurtrière. On ne pouvoit compter sur les nouvelles 
milices qu'après trois ans passés dans des Garnisons. Il falloit 
cependant compléter les Corps, et remplacer ceux qu'on tiroit 
chaque année des Garnisons pour le service de campagne. 
Les paysans, espèce d'hommes qui peuple les Armées, man- 
quoient. L'impossibilité de payer les impôts, et une misère 
qu'on ne peut bien dépeindre en avoient forcé, depuis 
plusieurs années, un grand nombre à abandonner leurs vil- 
lages et la culture des terres, môme à fuir leur Patrie, ce qui 
avoit nécessairement occasionné une diminution des revenus 
du Roy, partie non moins importante en fait de guerre, n 

(1) L'édition de i793 por^e en marge : « ecclésiastiques ». 



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ËTAT DES RÉFORMÉS 259 

étoit essentiel de remédier au plus tôt à tous ces maux, et le 
moyen de le faire étoit assurément de chercher à se procurer 
de nouveaux habitans, qui devinssent une ressource pour 
l'État, soit en hommes, soit en contribution aux charges. Le 
choix de ce fond d'un Peuple nouveau n'étoit point indiffé- 
rent, n étoit naturel de préférer ceux qui par leur naissance, 
ou par leur origine, tenoient à l'État môme, et qui portoient 
dans le cœur cet amour de la Patrie, qui semble né avec tous 
les hommes, ou ce penchant secret que les enfans ont ordi- 
nairement pour le pays de leurs pères. Les Réformés, en 
général, avoient toutes ces qualités; de plus, leur séjour dans 
les pays étrangers les avoient rendus plus industrieux, plus 
habiles dans le commerce, plus opulens, plus souples même, 
pu par conséquent très propres à faire fleurir un État. Les 
motifs respectables de Religion à part, la persécution qu'on 
avoit exercée contre eux avoit fait un préjudice inexprimable 
à la France. La population en avoit souffert, les Arts y avoient 
perdu, les trésors du Prince en avoient été diminués, et 
l'Étranger en avoit été enrichi. Quels objets! qu'ils sont 
intéressants pour un Souverain I Qu'ils aient frappé Louis XV 
et qu'il ait pensé à agir en conséquence, il n'y a rien d'éton- 
nant. Tout Prince sensé, instruit de la vérité, aimant le bien 
de son État, et habile politique, en usera de même. 

D'autres motifs encore auroient pu déterminer le Roy à 
rendre cet Édit en faveur des Réformés. Il y en avoit une 
quantité prodigieuse dans différens pays, et surtout dans 
ceux avec qui il étoit en guerre. La confiance en leur Sou- 
verain, l'amour de la Patrie, la température du climat, les 
moyens plus fréquens de faire fortune, pouvoient en ramener 
beaucoup en France. Quelles pertes pour les Puissances 
ennemies, ou qui pouvoient le devenir dans la suite I 

On n'avoit pas sans doute entièrement perdu de vue le 
projet d'une révolution dans l'Angleterre; des conjonctures 
favorables pouvoient le faire revivre. 11 étoit de la saine poli- 
tique de se concilier les Réformés, qui sont nombreux dans 
cet Empire, et de leà disposer d'avance du moins à ne point 
traverser l'entreprise, 



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260 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 

n paroissoit plus que vraisemblable que les HoUandois se 
déclareroient enfin ouvertement pour la Reine de Hongrie. 
Les Réformés faisoient la plus forte partie de leurs sujets. Le 
ressentiment des maux qu'ils avoient éprouvés en France leur 
donnoit pour le Gouvernement François une aversion que 
n'avoient pas les naturels. Il étoit important de détruire ces 
fâcheuses impressions, et d'en faire naître de plus favorables, 
qui pussent, sinon rendre les Réformés à leur patrie, du 
moins leur faire désirer et peut-être faciliter la conquête des 
États de Hollande en tout ou en partie, si la guerre venoit 
une fois à se déclarer entre le Roy et les HoUandois. 

La France avoit encore dans son sein nombre de familles 
Réformées exerçant en secret leur Religion, à qui cette obscu- 
rité, cette contrainte tenoient au cœur. Les ennemis de la 
France ne l'ignoroient pas. Il étoit à craindre qu'ils ne vins- 
sent à bout d'engager ces Réformés, parmi lesquels il y en 
avoit de puissans, à arborer l'étendart de la révolte, et 
qu'une guerre intestine, enfantée par celle du dehors, ne mît 
l'État à deux doigts de sa perte (i). Il étoit de la prudence de 
prévenir de si grands malheurs, et d'intéresser ces familles à 
la gloire et au soutien de la Patrie, en les prenant par l'en- 
droit le plus sensible aux hommes, c'est-à-dire leur croyance 
et la liberté d'en faire profession publique. Cette conduite 
politique ne pouvoit manquer de réussir, parce que ces 
Réformés se seroient estimés heureux d'être de niveau avec 
les autres sujets du Roy, auxquels alors ils n'auroient cédé ni 
en zèle, ni en fidélité. 

Quant à l'opposition des gens de loy, en l'examinant sans 
prévention, on ne la trouvera peut-être pas insurmontable. 
Le droit d'interpréter la Loi est dévolu aux Chefs. C'est à eux 
à fermer la bouche ou à l'ouvrir à ceux qui sont chargés en 
sous-ordre de l'instruction des peuples. Ils donnent le ton à 
ceux qui dépendent d'eux. On n'ignore pas que ces Chefs, 
pour la plupart Évêques, ne sont exempts ni d'ambition ni 

(1) Note de l'édition de 1763 : « Les Huguenots ne sont pas assez 
puissans aujoxu*d'hui pour pouvoir mettre TÉtat à deux doigts de sa 
perte, et ils sont trop bons sujets pour le vouloir. » 



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LES MOINES 261 

d'intérêt ni du désir d'être bien en cour, d'y figurer et d'y 
pouvoir avancer leurs familles. Quelles ressources la politique 
n'a-t-elle pas dans ces différentes passions pour faire agir et 
parler ces Chefs à son gré, et conséquemment tout ce qui 
leur est subordonné I 

n est en France une autre espèce d'hommes plus dange- 
reux, parce qu'ils ne tiennent à rien, et qu'ils n'ont person- 
nellement rien à perdre. Ce sont les Moines (i). Mais une 
attention tant soit peu réfléchie sur l'utilité dont ils sont dans 
l'État, sur leur institution et les changemens considérables 
qu'ils y ont successivement introduits; sur l'intérêt qui les 
domine, sur leur génie et l'art qu'ils employent pour parvenir 
à leurs fins; sur la crainte où ils sont d'une recherche exacte 
de leurs biens primitifs et actuels; sur les avantages qui résul- 
teroient de leur interdire toute communication au dehors, 
singulièrement avec les femmes et les enfans, de les rendre 
immédiatement dépendans des Chefs des gens de loy, et de 
leur faire surtout des défenses expresses et rigoureusement 
maintenues de recevoir parmi eux des gens d'un certain âge, 
ne pourroit-elle pas entre autres moyens en fournir de plus 
propres à leur en imposer et à les empêcher de nuire? Au 
surplus, que pourroit-on craindre des insinuations, des insti- 
gations soit des gens de loy, soit des moines, si on appor- 
toit des soins continuels à faire fleurir les Arts et le Com- 
merce, à animer l'Agriculture par des récompenses, même par 
des distinctions; à répandre des libéralités sur les familles 
nombreuses; à rendre la justice sans acception de personnes, et 
à mettre le Peuple dans un certain bien-être qui détournât le 
sentiment de sa misère réelle? Les hommes, quelque peu 
éclairés qu'on les suppose, préféreront toujours en général 
un état assuré à un avenir incertain, capable de les exposer à 
perdre un présent qui leur plaît, et dont ils jouissent paisible- 
ment. Les intérêts temporels sont le premier objet qui les 
touche, ceux de la Religion ne sont que le second; et s'ils ne 
voyent pas clairement qu'elle puisse affermir ou améliorer 

(1) Note de rédition de 1763 : « Quoique Tauteur parle en général des 
Moines, il paroit pourtant avoir particulièrement en vue les Jésuites. » 



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S62 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

leur fortune, ils ne feront rien pour elle; sentiment qu'on 
seroit porté à croire que la Providence a voulu mettre dans 
leurs cœurs pour servir de barrière à la superstition et au 
taux zèle. 

On trouvera, sans doute, ces réflexions trop longues, et 
même d'autant plus déplacées, qu'elles ne portent que sur un 
projet qui n'a pu avoir d'autre fondement qu'un bruit popu- 
laire. Mais si l'on considère de quelle importance est ce projet 
en lui-même, on nous saura peut-être quelque gré d'avoir 
recherché les motifs qui auroient pu en faire naître l'idée à la 
Cour de France, et d'avoir exposé quelques-uns des moyens 
qui nous ont paru propres à en rendre l'exécution possible. 

Cependant (4) toute la Perse [France] n'étoit occupée que 
des préparatifs pour le mariage du Fils de Cha-Séphi [Louis XV] 
avec la fille aînée de l'Empereur de la Chine [Espagne]. La 
ville d'Ispahan [Paris] sur-tout, jalouse de se distinguer par 
le nombre et la magnificence de ses fêtes, épuisoit tout ce que 
l'art aidé du génie peut produire de superbe, de galant, de 
digne en un mot du grand objet qui animoit son zèle. Plu- 
sieurs salles, construites en différents quartiers de la ville, 
étoient destinées à donner des spectacles, des jeux et des fes- 
tins au Peuple. La nouveauté de l'invention, la variété de 
l'architecture, l'élégance des décorations, l'entente de l'ordon- 
nance, la beauté des emblèmes et des devises, tout plaisoit, 
tout enchantoit. Chaque salle en particulier demandoit la pré- 
férence; toutes ensemble elle ne laissoient pas la liberté de la 
donner, et elles mettoient dans une incertitude, qui est la 
preuve la plus certaine du grand et du vrai beau. D'un autre 
côté, au milieu d'une place spacieuse s'élevoit un superbe 
Temple consacré à la Divinité qu'adoroient les anciens Persans 
[François]. C'étoit l'ouvrage des Mages et le chef-d'œuvre de 
l'imagination. Les faces extérieures étoient ornées d'attri- 
buts relatifs au sujet. Dans l'intérieur étoient rangés avec un 
ordre et une simétrie admirables des espèces de vases de 

(1) Toute cette fin ne se trouve que dans l'édition de 1746, p. 25S et 
suivantes. Bien qu'elle manque au manuscrit, elle est assez dans le 
goût de Toussaint. 



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VOLTAIRE 268 

différentes formes et grandeurs, remplis d'un feu d'une com- 
position extraordinaire, symbole de la Divinité du Temple, de 
ce Feu élémentaire, principe de vie qui éclaire et échauffe 
toute la Nature. Au moment fixé pour la fête, ces vases 
dévoient s'enflammer d'eux-mêmes, pour ainsi dire, et de la 
plus belle nuit en faire le plus beau jour. 

Les Poètes, de leur côté, travailloient à célébrer cette fête, 
et Coja-Séhid [Voltaire], l'un d'eux, se promettoit bien d'en 
faire tous les honneurs. C'étoit un homme d'un peu plus de 
quarante ans, de moyenne taille, fort maigre, et dont l'exté- 
rieur étoit assez peu distingué. Il avoit le front élevé, les yeux 
noirs, tout de feu et dans une agitation continuelle, la bouche 
grande et peu gracieuse, le teint brun, la barbe noire et très- 
épaisse, le visage long et sec, les joues creuses, et que deux 
gros os en saillie au-dessous des yeux faisoient paroître 
encore plus creuses. Son esprit étoit vif et ardent. Dominé 
par une imagination toujours allumée, il étoit incapable de se 
contenir dans de certaines bornes, et dès-lors très-souvent la 
dupe de son imagination. Il se croyoit né extraordinairement 
pour l'ornement de son siècle, pour donner le ton aux Poètes, 
aux Historiens, aux Orateurs, aux Géomètres, aux Phisiciens, 
aux Philosophes, et même aux Théologiens. Aussi étoit-il 
d'un orgueil insoutenable. Les Grands, les Princes même 
l'avoient gâté, au point qu'il étoit impertinent avec eux, im- 
pudent avec ses égaux, et insolent avec ses inférieurs. Sa 
vanité lui faisoit trouver grand nombre de ces derniers, 
quoique dans le fond il ne fût pas d'une famille si fort au- 
dessus du commun, qu'il ne dût pas craindre de rencontrer 
au moins beaucoup de ses égaux parmi ceux qu'il regardoit 
comme ses inférieurs. 11 avoit l'âme basse, le cœur mauvais, 
le caractère fourbe. Il étoit envieux, Critique mordant; mais 
peu judicieux. Écrivain superficiel, d'un goût médiocre, se 
faisant valoir par un certain jargon, qu'en dépit des Maîtres 
de l'Éloquence, et au préjudice du beau Langage, la mode 
s'efforçoit de mettre en crédit. Il étoit sans amis, et ne méri- 
toit pas d'en avoir. Quoique né avec un bien fort honnête, il 
avoit un si grand penchant à l'avarice, qu'il sacrifioit tout, 



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t64 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

loix, devoirs, honneur, bonne foi, à de légers intérêts. H 
s'étoit fait un grand nom par ses Poésies, dont quelques-unes 
sont en effet d'une grande beauté. On le qualifioit Prince des 
Poètes, titre ridicule, et qui prouvoit seulement la disette 
d'hommes excellens. Tandis que Coja-Séhid [Voltaire], admiré 
par quantité de gens, et prôné par des femmes, dont quel- 
ques-unes prétendoient au bel-esprit, s'efforçoit en vain (1) 
de tirer de sa lire indocile des sons dignes de l'auguste 
mariage qui combloit les vœux du Public, les Personnes de 
la Cour de l'un et l'autre sexe faisoient des préparatifs, dont 
le succès étoit moins équivoque. Les Femmes, sur-tout, met- 
toient en œuvre tout ce que l'art peut ajouter à la magnifi- 
cence. Leur jalousie les animoit; c'étoit à qui l'emporteroit 
par le choix, par la richesse et le bon goût des ajustemens. 
On eût dit que l'Asie [l'Europe] avoit ouvert tous ses trésors. 

La curiosité avoit attiré à Ispahan [Paris] un nombreprodi- 
gieux d'Étrangers. Un d'eux, accoutumé à étudier les hommes, 
et attentif à rechercher le génie et les mœurs des Nations, 
même dans leurs amusemens, vit la Cour en attendant le 
mariage du Prince, et il la vit en Philosophe. Voici le portrait 
qu'il en fit à un de ses amis. 

t ... J'ai été à la Cour. Je l'ai examinée avec attention. J'ai 
vu un Souverain à la fleur de son âge, d'une figure aimable, 
d'un maintien grave et modeste; adoré de ses Sujets, et qui 
mérite de l'être par sa bonté et sa clémence; redoutable par le 
nombre et la valeur de ses soldats, par ses richesses im- 
menses, et par la vaste étendue de ses États; possédant tant 
d'avantages sans fierté, peut-être même ne les sentant pas 
assez; embarqué dans une guerre que les maximes de la Poli- 
tique pouvoient faire juger nécessaire, mais que la considé- 
ration d'engagemens , quoiqu'inconsidérément pris par un 
Ministre inhabile, de voit faire éviter; qu'un enchaînement de 

(1) Note de l'édition de 1746 : « Il y a dans l'original persan : « L'œil 
« indigné du saint Prophète voit l'enfant de l'orgueil oser tenter d'imiter 
« les accens de la divine Fatmé sa Pille, la lumière des Femmes, la fleur 
« du Printemps, dont la voix mélodieuse ravit les esprits célestes, etc. • 
« On a cru devoir accommoder cette phrase Orientale à nos idées et à 
<K nos mœxu*s. » 



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LA COUR DE FRANGE 265 

circonstances oblige à soutenir, et que certains événemens 
pourroient rendre longue. 

c La Sultane-Reine, déjà dans Tété de ses ans, est sans 
beauté; mais sa vertu, sa raison et sa bonté la dédommagent 
des dons extérieurs qui lui manquent. 

< J'ai vu l'Héritier du Trône, il ne fait que de sortir de 
l'enfance, n est beau, bien fait; il marche noblement; il a des 
grâces. Mais la fierté qui est répandue dans toute sa personne 
et sa grande vivacité me font craindre pour la Perse [la 
France] un Mattre absolu, et pour les États contigus un Voisin 
inquiet et ambitieux. 

€ Je me suis trouvé plusieurs fois parmi les Courtisans. Us 
sont en grand nombre, mais il en est peu qui ayant un mérite 
tout-à-fait à eux, je veux dire qui soit indépendant du rang, 
des dignitez, et de cet éclat imposant qui éblouît et qui séduit 
l'imagination. J'ai frémi de me voir au milieu d'eux; plus 
d'une fois j'ai voulu fuir, mais l'envie de les connottre à fond 
m'a retenu. J'ai vu de vils adorateurs du Trône sans attache- 
ment sincère pour le Prince qui y est assis. Soumis et respec- 
tueux par crainte, zélés par grimace, fidèles par nécessité, 
leurs respects, leurs protestations de zèle et de fidélité sont 
une monnoie fausse, dont ils payent au Mattre une dette que 
leur cœur désavoue. Ils s'imposent des devoirs et des assu- 
jettissemens contre lesquels leur amour propre réclame. La 
puissance suprême en fait des esclaves, la Fortune et la 
Faveur des ambitieux, la Lâcheté des flateurs, l'Intérêt des 
fourbes, la Vertu et le Mérite des envieux, l'Envie des calom- 
niateurs et des médisans, la Concurrence des ennemis. Humi- 
liés en présence du Souverain, rampans devant les Favoris et 
les Gens en place, ils sont partout ailleurs d'une arrogance 
brutale. Dans l'intérieur du Palais on en voit sautiller guindés 
sur la pointe de leur chaussure, et oser à peine toucher du 
bout du pié la terre, qu'au dehors ils foulent avec un fol 
orgueil. Leur grandeur n'est que bassesse, leur supériorité 
que tyrannie, leur pouvoir qu'injustice, leur générosité qu'os- 
tentation. Leurs caresses sont intéressées, leur politesse 
affectée, leur bienveillance méprisante, leur amitié fausse, 



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866 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

leur familiarité outrageante, leur compassion insultante. Ils 
établissent leur félicité dans des bagatelles. Leurs fantaisies 
passent pour raison, leurs tracasseries pour amour du bon 
ordre, leurs finesses pour prudence, leur indiscrétion pour 
sincérité, leur inconstance pour discernement, leur ignorance 
pour titre de noblesse, leurs discours licencieux pour gentil- 
lesse d'esprit, leurs mœurs dépravées pour manières d'agir 
distinguées. Un air suffisant et effronté, un maintien ridicule, 
des façons et un langage plein de fadeur et d'affetterie accom- 
pagnent assez ordinairement une figure que la Nature a man- 
quée. A la variété et à la volubilité des. mouvemens de leur 
tête, de leurs épaules, de leurs hanches, en un mot de tout 
leur corps, on les prendroit pour des machines à ressorts, et 
à leurs habillemens pour des Baladins qui répètent des Scènes 
pour l'amusement du Public. 

« Je n'ai point vu les Femmes, mais on m'a assuré qu'elles 
sont le regard du tableau. Je n'en doute pas. Gomment pour- 
roient-elles se préserver de la corruption? tout ce qui les 
environne, jusqu'à l'air qu'elles respirent, est infecté. On dit 
qu'il y en a de respectables, mais qu'en général elles sont si 
entêtées de l'ancien goût Asiatique, qu'elles se peignent avec 
excès les cheveux, les sourcils, le visage et certaines parties 
du corps. Ce sont d'assez beaux Masques, et de laides 
Femmes. Elles ne sentent pas que ces secours empruntés 
gâtent la belle nature, et détruisent leurs grâces. Elles sont 
bien éloignées de croire qu'elles plaisent d'autant moins, 
qu'elles employent plus d'artifice pour y parvenir. La coquet- 
terie les a imaginés, ces artifices, la mode les autorise, et les 
dommages causés par un usage continuel les rendent néces- 
saires. Quelques-unes ont renoncé à toutes ces vanitez, mais 
elles ont vécu. A présent une vie retirée, un air mortifié, et 
des habillemens bizares, qui cachent de tristes restes, prê- 
chent la pénitence. Ce sont des quêtes fréquentes pour les 
Pauvi'es, des visites journalières à des Malades, de longues 
stations dans les Mosquées, une affectation servile à assister 
aux différentes Prières. Toutes ces pratiques servent à rem- 
plir le vuide, que le Monde, qui les a abandonnées, a laissé 



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LES FEMMES DE LA COUR 267 

dans le cœur, et à détourner de cruels souvenirs. Jalouses 
cependant de conserver les apparences d'un crédit dont elles 
ont perdu la réalité avec leur jeunesse, elles s'intriguent, elles 
tourmentent les Ministres et les Gens en faveur, elles les 
harcellent continuellement. Elles obtiennent à la fin. C'est 
qu'on s'en trouve fatigué, et que la réussite est tout auprès 
de l'importunité. » 



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PIÈGES JUSTIFICATIVES 



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PIÈCES JUSTIFICATIVES 



I 

ni HONORBM DIYI PARIDIS 
HTMNUS (1) 

Hue frequens plebis veniat caterva, 
Et procul yicti fugiant profani ; 
Semper hic fulgent oculis piorum 
Acta stupenda. 

Inyidorum nunc nigra conticescat 
Turba; nunc proies tremat impiorum; 
Exit e fundo Paridis sepulcri 
Ipsa Dei yox. 

Iste qui condit lapis ossa sancta, 
Fit noyatorum scopulus ; sed illîc 
Protinus portum reperit salubrem 
Naufraga yirtus. 

Pulyis hic frigens générât fayillam, 
Vibrât et flammas quibus atra fraudis 
Umbra yanescit, fruiturque puro 
Lumine yerum. 

Purpurœ sacQum lacerum, decoris 
iËdibus tecti latebras remoti, 
Nemini notus Paris o béate 
Ante ferebas. 

Te cibi yiles aluere ; tandem 
Vita quam durus tibi tune trahebas» 
Mors fuit; sed nunc medio resurgens 
Funere yiyis. 

(1) Bibliothèque nationale. Te 337 (m-fol., s. 1. n. d.). 



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272 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Te decus nusquam dubium, perennis 
Fama, concentus populi colentis 
Elevant, ipso gremio fovetque 
Conditor orbis. 

Ergo circumdent tumulum sacratum 
Languidi» certain teneant salutem, 
Mortuum sanctum yenerentur : illos 
Vivus amayit. 

Ergo laudetur genitor supremus, 
Filius laudem parilem reportet, 
Et noYo cantu celebretur alte 
Spiritus almus. 



II 

Notice de Charles Palissot sur François-Vineent Toussaint 

Toussaint (François- Vincent), né à Paris en 4715, mort & Berlin 
en 4772. Après avoir commencé sa carrière par des hymnes latines 
à la louange du bienheureux Paris, ce qui prouve que sa jeunesse 
n'avait pas été exempte d'une sorte de fanatisme, un fanatisme 
d'une autre espèce le jeta dans le parti philosophique (4). 

Son livre des Mœurs étonna par des principes auxquels on n'était 
point encore accoutumé ; mais comme certaines vérités morales y 
sont présentées avec le sentiment de la conviction, comme le 
dogme sacré d'un Dieu rémunérateur et vengeur j est conservé, et 
qu'en général on j reconnaît toutes les obligations imposées à 
l'homme par la loi naturelle, ce livre, appuyé du moins sur les 
principes du pur théisme, ne ferait plus fortune aujourd'hui parmi 
nos philosophes. On sait que la plupart de ces messieurs ont enfin 
secoué le joug de toutes ces vérités importunes, et que leur licence 
s'est égarée dans le plus absurde pyrrhonisme : aussi le livre des 
Mœurs, précisément par ce qu'il contient d'estimable, est-il relégué, 
pour ainsi dire, par nos esprits forts, dans la classe des livres de 
dévotion, et traité par eux avec le même mépris. 

Nous approuvons, au contraire, le respect que l'auteur a conservé 
pour quelques vérités fondamentales. Son ouvrage d'ailleurs est 
recommandable du côté du style; mais nous sommes fâché, pour 
l'honneur de la philosophie, qui semblait alors n'avoir pas encore 
tout à fait abjuré le langage des bienséances, d'y trouver quelques 
propositions malsonnantes, telles que celles-ci : « Un fils ne doit 

(1) Mémoires sur la littérature française, nouvelle édition (Genève et 
Paris, 1775, in-8«), p. 265. 



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PIÈCES JUSTIFICATIVES 278 

aucune reconnaissance à son père de lui avoir donné le jour. — 
L'amour filial est susceptible de dispense. — Le seul moyen de 
s'affranchir des besoins est de les satisfaire. » 

Ces propositions, où la philosophie commençait à lever le 
masque, nous rappellent un mot de la courtisane Glycère au phi- 
losophe Stilpon. Ce dernier lui reprochait de corrompre la jeunesse : 
« Gela peut être, lui répondit la courtisane ; mais, vous autres 
philosophes, on vous reproche précisément la même chose, 
convenez-en de bonne foi. Eh! qu'importe, après tout, par qui se 
dérange votre jeunesse, par une courtisane, ou par un philosophe? » 
Ce mot piquant, qui nous a été conservé par Athénée, prouve que 
ce n'est pas de nos jours seulement que la philosophie s'est rendue 
suspecte de dépraver les mœurs; et à juger du caractère de la cour- 
tisane par cette saillie, nous croyons qu'elle était de meilleure 
compagnie que ces pédans à la mode, qui ne cessent de nous 
étourdir de leurs fastidieuses déclamations. 

Malgré la douceur apparente de son caractère, Toussaint avait 
sa bonne dose de l'orgueil, du fiel et de l'intolérance des adeptes 
de la nouvelle philosophie. Dans un ouvrage qu'il a intitulé Éclair- 
cissement sur le livre des Mœurs, tout en disant qu'il naime pas à 
parler mal de persojine, quil est rempli dliumanité, et d'une sensibilité 
si tendre quil n égorgerait pas un poulet^ voici la manière honnête 
et modérée dont il s'exprime sur l'auteur de la comédie des Philo- 
sophes : « Il regarde comme flétris tous ceux qui le voyent ou tous 
ceux qu'il aime ». Il l'appelle fourbe, sycophante, calomniateur, 
boute-feu, Érostrate, enfin Catilina de la république littéraire, 
dont il voudrait, ajoute-t-il, se faire passer pour le Tullius. 

Eh quoi! doucereux Toussaint, c'est ainsi que vous prétendiez 
justifier ce caractère de bonhomie, cette humanité, cette sensibilité 
tendre que vous vous attribuez dans votre livre ! Ne voyez-vous pas 
que, sous la peau de mouton qui vous couvre, vous laissez trop 
maladroitement apercevoir qui vous êtes (1)? 



III 

PRÉAMBULE DE LA BULLE d'oR 

Au nom de la Sainte et Indivisible Trinité. Ainsi soit-il. 

Charles, par la grâce de Dieu, Empereur des Romains, toujours 
auguste, et roy de Bohême; à la mémoire perpétuelle de la chose. 
Tout royaume divisé en soi-même sera désolé : et parce que ses 

(1) Mémoires sur la littérature française (Paris, 2 vol. in-8«, an XI-1808), 
t. II, p. 423. 

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274 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Princes se sont faits compagnons de voleurs, Dieu a répandu 
parmi eux un esprit d'étourdissement et de vertige, afin qu'ils 
marchent comme à tâtons en plein midi, de même que s'ils étaient 
au milieu des ténèbres; il a osté leurs chandeliers du lieu où ils 
étaient, afin qu'ils soient aveugles et conducteurs d'aveugles. Et en 
effet ceux qui marchent dans l'obscurité se heurtent ; et c'est dans 
la division que les aveugles d'entendement commettent des méchan- 
cetés. Dis, Orgueil, comment aurais-tu régné en Lucifer, si tu 
n'avais appelé la dissention à ton secours? Dis, Satan envieux, 
comment aurais-tu chassé Adam du Paradis, si tu ne l'avais 
détourné de l'obéissance qu'il devait à son Créateur? Dis, Colère, 
comment aurais-tu détruit la République romaine, si tu ne t'étais 
servi de la division pour animer Pompée et Jules à une guerre 
intestine, l'un contre l'autre? Dis, Luxure, comment aurais-tu 
ruiné les Troyens si tu n'avais séparé Hélène d'avec son mary? 
Mais toi, Envie, combien de fois t'es-tu efforcée de ruiner, par la 
division, l'Empire chrétien que Dieu a fondé sur les trois vertus 
théologales, la Foi, l'Espérance et la Charité, comme sur une 
sainte et indivisible Trinité, vomissant le vieux venin de la dissen- 
tion parmi les sept Électeurs, qui sont les colonnes et les princi- 
paux membres du Saint-Empire et par l'éclat desquels le Saint- 
Empire doit être éclairé, comme par sept flambeaux, dont la 
lumière est fortifiée par l'union des sept Dons du Saint-Esprit! 
C'est pourquoi, étant obligés tant à cause du devoir que nous 
impose la dignité impériale dont nous sommes revêtus, que pour 
maintenir notre droit d'Électeur en tant que Roy de Bohême, 
d'aller au-devant des dangereuses suites que les divisions et dis- 
sentions pourraient faire naître à l'avenir entre les Électeurs dont 
nous sommes du nombre ; Nous, après avoir meurement délibéré 
en nostre Cour et Assemblée solennelle de Nuremberg, en pré- 
sence de tous les Princes Électeurs ecclésiastiques et séculiers, et 
austres Princes, Comtes, Barons, Seigneurs, gentilshommes et 
villes, estant assis dans le Trône Impérial, revestu des habits Im- 
périaux, avec les ornemens en mains et la Couronne sur la teste 
par la plénitude de la Puissance Impériale, avons fait et publié par 
cet Édit ferme et irrévocable les Lois suivantes, pour cultiver 
l'union entre les Électeurs, établir une forme d'Élection unanime 
et fermer tout chemin à cette division détestable et aux dangers 
extrêmes qui la suivent. Donné l'an du Seigneur mille trois cent 
cinquante six. Indiction neuvième, le dixième janvyer, de nostre 
règne le dixième et de nostre Empire le second (1). 

(1) Paris, chez Jollet, au bout du pont Saint-Michel, 1711. (Bibl. nat., 
Inventaire M. 14563.) 



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PIÈGES JUSTIFICATIVES 275 

IV 

LETTRE DE l'EMPEREUR CHARLES VII AU CARDINAL DE FLEURY 



29 octobre 1740. 
Monsieur, 

Le grand événement qui fait aujourd'hui l'attention de toute 
l'Europe étoit préparé sans doute depuis longtems par la Provi- 
dence pour éterniser le règne de S. M. T. C, et servir à la gloire 
d'un ministère que Votre Eminence a rempli jusqu'à présent avec 
tant de sagesse et de prudence. Vous êtes trop éclairé pour ne pas 
voir du premier coup d'œil toutes les suites heureuses qui peuvent 
résulter de ce même événement pour faire jouir chacun de ce qui 
luy appartient, et pour rétablir parmi le chef et les membres de 
l'Empire ce juste équilibre auquel la France, comme protectrice de 
la liberté Germanique, a travaillé si longtemps comme au seul 
moyen de la garantir du danger de succomber sous un chef trop 
puissant. 

Votre Eminence est informée de la solidité de mes droits fondés 
sur les dispositions des ancêtres du feu Empereur Charles VI, qui 
luy ont tellement lié les mains, qu'il n'étoit plus en son pouvoir 
d'y déroger par une nouvelle Pragmatique et ordre de succession. 
Le Roy a eu pour moy la bonté de faire connoître à l'Empereur, 
par le canal de Votre Eminence, combien Sa Majesté désireroit 
que mes prétentions fussent éclaircies pour obvier aux suites que 
ce différent pourroit avoir. Pour réponse, on s'est vanté de la part 
de la Cour de Vienne de faire voir l'invalidité de mes prétentions 
par des preuves invincibles qu'on a promi[s] d'envoyer à Votre 
Eminence. Non seulement elles n'ont jamais paru, nonobstant vos 
instances réitéré[e]s, mais la Cour de Vienne m'a refusé constam- 
[m]ent la communication de l'original du testament de Ferdi- 
nand I", et avec d'autant plus d'injustice, que c'est un instrument 
commun à mon égard, puisqu'il contient la substitution en vertu 
de laquelle je dois succéder, en qualité de descendant en droite 
ligne de la fille aînée dudit Empereur Ferdinand P% à tous les 
États qu'il a possédé, au défaut des masles. Sans aucun égard à 
mon droit incontestable, la Grande-Duchesse de Toscane d'abord, 
après la mort de l'Empereur, a pris le titre de Reine Hongrie et de 
Bohême, et en qualité de souveraine de tous les États hér[é]ditaires 
s'est fait prêter le serment. Malheureusement je ne me vois point 
en état d'opposer à cette usurpation d'autres armes que celle de[s] 
foibles, c'est-à-dire de protester contre tout ce qui pourroit être 
fait à mon préjudice, comme j'ay ordonné à mon ministre de 
le faire et de se retirer. Cette demande sera suivie d'un manifeste 



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276 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

que j'envoyerai à Votre Éminence pour le communiquer au Roy. 

Si j'avois pu me maintenir dans l'état de forces où je me suis 
trouvé par l'assistance de S. M. T. C. il y a quelques années, la 
Cour de Vienne auroit sans doute fait plus d'attention à moy, et 
auroit cherché à s'accom[m]oder à quel prix que ce fût. Mais la 
même protection et le même appui que j'ay eu alors, je l'ay encore, 
et je n'ay jamais conté plus fortement sur les bontés et les secours 
du Roy que dans le moment présent, où il ne tient plus qu'à Sa 
Majesté de me procurer toute la justice et tous les avantages 
qu'elle m'a promis. Inviolable observateur de ses anciens engage- 
ments, le Roy n'a garanti la Sanction pragmatique qu'en autant 
qu'elle ne préjudic[i]oit à personne, ainsi que l'Empereur en avoit 
assuré non seulement Sa Majesté, mais presque toute l'Europe. Le 
Roy devoit ajouter foy d'autant plus facilement, qu'il ne pouvoit 
point s'attendre qu'on voulût luy en imposer, et qu'on osât luy 
demander de dépouiller de ses justes droits une maison attachée à 
sa couronne autant par son affection et sa fidélité inébranlable 
que par les liens du sang. S. M. étant donc en pleine liberté d'ac- 
complir ses engagemens à mon égard, j'espère, et je l'en supplie, 
qu'elle voudra bien commencer par donner ses ordres à son am- 
bassadeur à Vienne, de représenter à ce Ministère la nécessité de 
me faire justice, et qu'en attendant, il ne fasse aucune démarche 
qui puisse préjudicier en rien aux droits de ma Maison. J'asseure 
Votre Éminence qu'en pren(n)ant ce parti elle coupera court à tous 
les subterfuges de la Cour de la Grande-Duchesse, et que vous 
l'obligerés à la fin à venir sur mes droits à un éclaircissement que 
vous n'en avés jamais pu obtenir. 

A l'égard du Vicariat de l'Empire ouvert par la mort de l'Empe- 
reur, je dois informer Votre Éminence que l'an 1724, lorsque le 
premier traité d'union fut conclu entre feu l'Électeur mon Père, de 
glorieuse mémoire, et l'Électeur Palatin présentement régnant, à 
fin de ne laisser aucune semence de division entre nos Maisons, le 
grand différent par rapport au Vicariat fut réglé de façon que, le 
cas arrivant, elles l'exerceroient conjointement dans l'étendue des 
pays prescrite(s) par la Bulle d'or. C'est donc sur ce pied que moy 
et l'Électeur Palatin nous allons entrer en fonctions, et nous ne 
manquerons pas d'en donner part à S. M. 

Le Roy peut être bien asseuré qu'en mon particulier je n'aurai 
rien plus à cœur que d'entretenir entre Sa Majesté et le corps 
Germanique la plus parfaite intelligence, et de luy témoigner 
toutes les attentions qu'elle peut attendre d'un Prince qui luy est 
aussi parfaitement attaché que moy. 

Pour ménager les moments prétieux de Votre Éminence, et pour 
ne la point fatiguer par une plus ample lettre, elle trouvera bon 
que je me remette pour les autres matières, dont j'aurois encore à 
l'entretenir, à ce que le Prince de Grimberghen aura l'honneur de 
luy dire de ma part, et que je me borne ici k renouveller à Votre 



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PIÈCES JUSTIFICATIVES â77 

Éminence les asseurances de mon entière confiance en son amitié 
et aux bons offices qu'elle voudra bien me rendre auprès du Roj 
dans la plus importante occasion de ma vie. J'y compte d'autant 
plus seurement que votre Éminence a toujours reconnu que les 
intérêts du Roy sont inséparables des miens. Rien ne pourra égaler 
ma vive reconnoissance que le parfait et tendre attachement avec 
lequel je suis... (1). 

V 

NOTE SUR l'élection DE CHARLES VU 

À Francfort, le 5 novembre 1741. 

L'ouverture des conférences préliminaires pour l'élection d'un 
Empereur se fit le quatre de ce mois avec les formalités ordinaires. 
Le Comte de Papenheim, Maréchal héréditaire de l'Empire, ayant 
fait annoncer par un de ses conseillers la veille l'assemblée, tous 
les ambassadeurs électoraux, lesquels cependant n'ont point pris 
encore caractère public, se rendirent au Remer, autrement dit 
l'Hôtel de ville, à dix heures du matin, dans une salle particulière, 
et s'étant communiqués leurs pleins pouvoirs à cet effect dont la 
titulature ne fut point lue, mais censée suivant la règle, afin 
d'éviter les difficultés qui auroient pu naître entre les Ambassa- 
deurs Palatins et ceux d'Hannover au sujet de l'archi-office d'Archi- 
Grand-Trésorier, et lesdits pleinpouvoirs s'étant trouvez légitimes 
et suffi sans, le Chancelier de Mayence fit un discours fort éloquent, 
pour exposer les raisons qui ont empêché jusqu'icy lesdites confé- 
rences, dont la principale étant le suffrage de Bohême, il proposa 
de délibérer à cet égard. Le Ministre de Trêves dit que l'opinion de 
son maître étoit qu'elle fût admise, se fondant sur le sens littéral 
de la Bulle d'or; que nonobstant il ne s'opposeroit point à la plu- 
ralité des voix contre laquelle il ne feroit aucune protestation. 
Celuy de Cologne fut du sentiment qu'elle de voit dormir et être 
suspendue, et cet avis fut suivy par le Ministre de Bavière, Saxe, 
Brandebourg et Palatin. Celuy d'Hannover dit n'avoir point encore 
ses instructions à ce sujet, mais qu'il ne s'opposeroit point à la 
pluralité ; sur quoy les Ministres directoriaux de Mayence adhérant 
de la part de leur maître à la pluralité, il fut fait un concliisum à la 
pluralité de six contre deux (dont l'un, quoyque d'un avis contraire 
ne s'opposa ny ne protesta, et l'autre, sans instruction, ne s'op- 
posa ny ne protesta), portant que la voix de Bohême dormira 
et sera suspendue à ladite Diète d'élection de 1741, sans préjudice 
au Royaimie pour l'avenir. Sur quoy le Ministre de Bavière dit 

(1) Bibliothèque nationale. Now). acq. franc. 490, foi. 224 — Minute. 



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278 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

qu'attendu ce œnclmum, le Collège ne pouvoit pas souffrir qu'il y 
eût dans Francfort un quartier de Bohême, et que le Braunfelss, 
maison destinée au Roy des Romains, et occupée dans les dernières 
Diètes par les Ambassadeurs de Bohême, devoit être évacuée par 
M. le Baron de Brandau qui s'en étoit emparé par surprise, et 
qui se qualifioit d'ambassadeur de Bohême. Cette proposition mise 
en délibération, les avis furent les mêmes que pour la suspension 
de la voix de Bohême. Ainsy on forma un conclusum à la pluralité, 
portant que l'Ambassadeur de Saxe, dans la qualité de son maître 
d'Archi-Grand-Maréchal de l'Empire, après que le premier conclu- 
snm de la suspension de la voix de Bohême auroit été insinûé(e) 
au Baron de Brandau, feroit intimer quelques jours après audit 
Baron le second conclusuniy afin que dans un court délay il eût à 
évacuer non seulement le Braunfelds (sic), mais encore tous les 
quartiers de Bohème qu'il peut occuper. 

Vers les quatre heures après midy, le secrétaire de légation de 
l'Ambassade Électorale l)ire[c]toriale de Mayence, chargé du pre- 
mier conclusum, se rendit au Braunfelds, et ayant demandé M. le 
Baron de Brandau qu'on luy dit être dans son appartement, il se 
fit annoncer. Ledit Baron, se doutant de la commission qu'il venoit 
exécuter, fit dire qu'il n'y étoit pas; sur quoy le Secrétaire de 
Mayence demanda le Secrétaire du dit Baron, auquel il voulut 
remettre le conclusum du Collège Électoral. Ce dernier s'excusa de 
le recevoir, alléguant n'avoir point d'ordre de son maître pour 
recevoir aucun papier. Le Secrétaire de Mayence étant venu faire 
son raport au Directoire, il luy fut ordonné de retourner au 
Braunfelds et de remettre ledit conclusuniy soit à M. de Brandau, 
soit à son secrétaire, ou à leur défaut de laisser sur la table d'un 
des appartemens du Braunfelds ledit conclusum et de tâcher d'avoir 
pour témoins les gentilshommes de la prétendue Ambassade de 
M. de Brandau. Le Secrétaire de Mayence a rempli ses ordres, et 
M. de Brandau et son secrétaire ayant fait dire qu'ils n'y étoient 
pas, il s'est conformé à Y ultimatum qui luy étoit prescrit, et il a 
laissé le conclusum sur la table d'un des appartemens en présence 
de tous les gentilshommes du baron de Brandau. 

M. de Brandau est party ce matin, à ce que nous aprenons dans 
le moment (1). 

(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 5251, fol. 201. 



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PIÈCES JUSTIFICATIVES 279 

VI 

LETTRE DE LOUIS XV A L*EMPKREUR CHARLES VII 



15 décembre 1741. 
Mon frère et cousin, 

Le Vidame de Vassé (1) m'a remis vostre lettre du 27 novembre, 
et les détails qui y estoient joints des trois attaques qui vous ont 
rendu maistre de Prague. Vos dispositions estoient si bien concer- 
tées qu'on doit leur attribuer la première part d'un succez aussy 
surprenant. La discipline observée par mes troupes dans une place 
emportée d'assault est effectivement sans exemple, et je suis très 
aise qu'elles vous ayent donné une preuve aussy marquée de l'at- 
tention qu'elles auront toujours à se conformer à vos intentions. 
J'en ay marqué ma satisfaction au sieur Chevert en le faisant 
brigadier. J'ay chargé le sieur de Breteûil de vous en adresser 
le brevet, et de vous informer de ce que je pouray faire pour 
les autres oflîciers auxquels vous vous intéressez. Les dra- 
peaux pris sur les troupes de la garnison doivent vous rester par 
touttes sortes de raisons. Je ne suis pas moins sensible à l'envie 
que vous avez eue de me les envoyer. Sur ce, je prie Dieu qu'il 
vous ait, mon frère et cousin, en sa sainte et digne garde. A Ver- 
saille, le 15 décembre 1741. 

Vostre bon frère et cousin, 

Louis (2). 



VII 

rapport du sieur CHATILLON, CONTROLEUR DES VIVRES, ENVOYE 
PAR M. LE COMTE DE SÉGUR A M. LE MARÉCHAL DE BROGLIE, PARTI 
DF LINTZ LE 3 JANVIER 1742 A MIDI. 

Après que les lignes de la Rivière d'Ens furent forcées par les 
ennemis et qu'ils se furent emparés de Steyer et d'Ens, d'où M. le 
Comte de Ségur étoit retiré avec tout le canon et tous les équipages à 
minuit dans Lintz, il proposa à M. le maréchal Minutii, général des 
troupes bavaroises dans la haute Autriche, trois choses : la pre- 

(4) Les Grongnet de Vassé portaient héréditairement le titre de 
« vidâmes du Mans ». 

(2) Bibliothèque nationale. Now). acq. franc, 487, fol. 37. Original. — 
Au fol. 38 v", adresse : « À mon frère et cousin TÉlecteur de Bavière. »' 
— Cachets de cire rouge sur lacs de soie bleue. 



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280 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

mière, que lui, M. le maréchal Minutii, s'il le jugeoit à propos, 
partiroit avec les troupes bavaroises pour aller couvrir la Bavière, 
ou que lui, M. le Comte de Ségur, partiroit avec les troupes fran- 
çoises pour cet effet, ou qu'ils resteroient ensemble dans Lintz 
pour le deffendre conjointement. Ce fut là le sentiment de M. le 
maréchal Minutii et le parti qu'on a pris. 

Le 4" janvier 1742, M. le général de Kewenhuller envoya un 
tambour à M. le Comte de Ségur pour le sommer de se rendre. A 
quoi M. le Comte de Ségur répondit qu'il n'étoit point du tout 
disposé à le faire. L'après-dînée du même jour, un second tambour 
fut renvoyé par M. de Kewenhuller pour sommer une seconde fois 
et, au cas de refus, de compter d'être attaqué le lendemain. A quoi 
M. de Ségur répondit qu'il étoit surpris de la seconde démarche 
de M. de Kewenhuller et qu'il n'avoit qu'à lui dire que, s'il en 
renvoyait un troisième, il le feroit pendre, et que lui, M. de Kewen- 
huller, n'avoit qu'à venir, qu'on l'attendoit de pied ferme, même 
avec impatience; que, loin d'appréhender ses menaces, il verroit 
comme à son arrivée les barrières de la ville lui seroient ouvertes; 
qu'il n'avoit qu'à compter que, tant qu'il y auroit une pierre l'une 
sur l'autre de quelques maisons, il ne le trouveroit certainement 
pas disposé à se rendre. Il paroît qu'une réponse aussi déterminée 
de la part de M. le Comte de Ségur a fait faire quelques réflexions 
à M. de Kewenhuller et lui a fait mettre de l'eau dans son vin, puis- 
que deux fois vingt-quatre heures après la menace faitte, il ne 
parut pas un ennemi. 

M. le Comte de Ségur a laissé dans Enns M. de Montrosier, 
commissaire des guerres, pour y avoir soin des malades qu'on n'a 
pu faire conduire à Lints par la brièveté du temps (1). 



VIII 

LETTRE DU BOI DE PRUSSE AU MARÉCHAL DE BELLE-ISLE 

A Potzdam (sic), ce 15 janvier 1742. 

Monsieur le Maréchal! Informé par le Roi de Bohême lui-même 
du danger que court la Bavière, je me mets en chemin pour aller à 
l'armée et je demande à Monsieur de la Saxe le commandement de 
ses troupes, de même que celles de Monsieur Polastron, pour déloger 
avec eux le Prince de Lobkowitz d'Iglaw et pour pousser en avant. 
Vous voyez par là combien je suis attaché à la cause commune, 
mais j'avertis d'avance qu'un Roi de Prusse ne sert pas en subal- 
terne et qu'il dois (sic) commander où il se trouve. C'est pourquoi 

(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 5251, fol. 205. 



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PIECES JtJSTIFICATIVES 281 

je dois m'attendre à ce que les Saxons me remettent le comman- 
dant de leurs troupes et que M' de Polastron agira en conséquence. 

Adieu, mon cher Maréchal, je suis chargé d'affaires, mais je vous 
demande à cors et à cry, car vos braves François, qui sont des 
héros sous vos ordres, ne sont que des b... sous Broglio. 

Je suis avec toute l'estime imaginable votre inviolable ami 

Frédéric (1). 
IX 

LETTRE DU MARÉCHAL DE BELLE-ISLE A MOREAU DE SÉGHELLES 



A Francfort, le 24 janvier 1742, 
à 6 heures du soir. 

Conformément à la Bulle d'or, Monsieur, je sortis hier de Franc- 
fort ainsy que tous les ambassadeurs et ministres étrangers. J'y 
rentre dans ce moment et je ne diffère pas à vous écrire pour vous 
donner la nouvelle de l'élection unanime d'un Roy des Romains, 
dans la personne de l'Électeur de Bavière. Sa proclamation a été 
faite aujourd'huy à midy, au bruit d'une triple décharge du canon 
des remparts, et au son de toutes les cloches, avec l'acclamation 
du peuple : Vivat Carolus septimus! Jamais Diète ne s'est passé[e] 
avec plus de tranquillité et avec moins de contradiction. Je dois la 
justice à tous les Ambassadeurs électoraux et particulièrement à 
celui d'Hannover, qu'ils se sont portés avec zèle et affection à cet 
important ouvrage, et ils ont répondu aux vœux de tout l'Empire, 
qui depuis la mort du feu Empereur proclame l'Électeur de Bavière. 
Tous les Ministres du Corps Germanique réunis dans cette ville 
donnent des démonstrations publiques de leur joye et de leur con- 
tentement par des illuminations, des festins et des bals, et l'af- 
fluence de la noblesse de l'Empire est telle, qu'on n'y trouve plus 
aucun logement pour or ni pour argent. 

Le Collège Électoral a dépêché en sortant de l'église le Comte 
de Papenheim, Maréchal héréditaire de l'Empire, à Manheim, 
comme courrier pour porter la nouvelle verbale à l'Électeur de 
Bavière de son élection de Roy des Romains. 

L'Électeur de Mayence, comme doyen du Collège Électoral, 
envoyé ce soir le comte d'Eltz, son neveu et son grand Chambellan, 
pour complimenter le Roy des Romains. 

Le prince Clément de Bavière est arrivé hier icy et sera chargé 
par le Collège Électoral de porter le diplôme d'élection, qui, luy, 
sera à Manheim de bonne heure le 26. Ainsy, le Roy des Romains 
pourra en partir le 27 et faire son entrée solennelle icy le 28. 

(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 488, fol. 203. — Copie. 



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282 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

La Reine de Hongrie continuant à faire refus de laisser sortir de 
Vienne la Chancellerie de l'Empire, le Collège Électoral a formé 
un conclusum, par lequel il s'engage d'aider l'Empereur de toutes 
ses forces dans le cas où la Reine d'Hongrie s'obstineroit à la 
retenir. 

Je suis, Monsieur, plus véritablement que personne. 

Votre très humble, très obéissant serviteur 

Le Maréchal de Belleisle (1). 



X 

lettre de l'empereur CHARLES VII AU CARDINAL DE FLEURY 

A Franckfort, le 23« février 1742. 

Je ne puis. Monsieur mon cousin, laisser partir d'ici le maréchal 
de Belleisle, qui s'est chargé de vous rendre compte de l'état pré- 
sent de mes affaires, sans ajouter, à ce qu'il aura l'honneur de 
vous dire de ma part, les plus fortes instances pour que vous vouliés 
bien considérer toutes les circonstances qui accompagnent la situa- 
tion où je me trouve actuellement avec les sentimens de cette 
amitié paternelle dont vous m'avés déjà donné tant de marques, 
et dont je vous conserveray une reconnoissance éternelle. C'est en 
vous que je mets toute ma confiance, et c'est par votre crédit que 
j'attend les secours que je demande au Roy ; jamais ils ne me furent 
plus nécessaires, et jamais votre amitié pour moy ne se manifes- 
tera mieux que dans cette occasion si pressante, où il est aussy 
question de finir l'ouvrage que vous avés si bien commencé, et que 
vous ne voudriés point laisser imparfait. Une chose que je crois 
qui contribuera beaucoup à l'exécution de ce grand projet, sera le 
prompt renvoy(e) du Maréchal de Belleisle en ce pays ici, connois- 
sant toute l'utilité que je puis tirer de ses lumières et bon[s] con- 
seils, surtout lorsque je me retrouveray à la teste d'une armée. 

Je vous ay dit dans ma dernière que j'entrois dans les raisons 
qui engageoient alors le Roy à différer encore d'accorder au 
Maréchal de Belleisle la dignité de duc et pair; mais aujourdhuy 
que par mon couronnement la grande affaire se trouvé entièrement 
consommée, il me semble que c'est ce temps que vous attendiés, 
où les affaires s'ec(c)laircissent, et où il ne sera point difficile de 
fermer la bouche aux envieux. C'est là cette occasion que vous 
m'assuriés que S. M. ne perdra point pour conférer cette dignité 
au Maréchal de Belleisle. Elle le peut à présent sans aucune consé- 

(1^ Bibliotliùquc nationale. Nouv. acq. fran 5253, fol. 203. — Original. 



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PIECES JUSTIFICATIVES 283 

quence, puisqu'étant Empereur je demande au Roy d'accorder cette 
grâce à celui qui a tant contribué à mon élévation par tous les soins 
et peines qu'il s'est donné. Et plus ma satisfaction seroit grande de 
pouvoir donner cette marque de mon amitié et de ma juste recon- 
noissance au Maréchal, plus j'ay lieu de me flatter que vous voudrés 
bien disposer le Roy à la luy accorder, ce que je regarderay comme 
un nouveau témoignage de la vôtre, et vous en auray une obliga- 
tion infinie, que j'ajouteray à tant d'autres que je vous ay déjà, et 
dont je ne perdray jamais le souvenir. Rien ne peut égaler. Mon- 
sieur mon cousin, l'amitié inaltérable que j 'auray toute ma vie 
pour vous (1). 



XI 

LETTRE DU CARDINAL DR FLKURY A l'eMPEREUR CHARLES VII 



(27 juin 1742.) 
Sire, 

C'est avec le plus sincère attendrissement que j'ay reçu la lettre 
sans datte dont il a plù à Votre Majesté Impériale de m'honorer 
sur la défection du Roy de Prusse. Les noms qu'elle mérite sont 
trop indécents pour une tête couronnée pour la caractériser comme 
elle doit l'être, et quoique je l'eusse toujours crainte, j'en suis 
pourtant également surpris et pénétré. Ce Prince n'a gardé aucune 
ombre de ménagement, et je lui avois faussement supposé assés 
d'honneur ou de vanité pour n'avoir pas stipulé du moins quelque 
sûreté pour ses alliés. Quoi qu'il en soit, voilà tout nôtre édifice 
détruit par les fondemens, et nous sommes avec juste raison fort 
en peine de nos armées séparées et entourées d'ennemis de tous 
côtés. Tout enfin ne nous fait envisager rien que de triste, et ce 
qui nous afflige le plus est la situation afl'reuse de V" M"*. Le 
Roy conserve pour elle la même amitié et bonne volonté ; mais ce 
qui met le comble à sa douleur est la peine que Sa M'<' sent de se 
voir presque hors d'état de la lui marquer. Quelque bonne opinion 
que nous aiions de la probité et de la fidélité du Roy de Pologne, 
ce seroit être trop crédule d'espérer qu'il veuille risquer le tout 
pour le tout, et il est fort à craindre qu'il ne préfère de demeurer 
comme il est, sans rien prétendre, pour se mettre à couvert de ce 
qu'il [a] à appréhender du Roy de Prusse. V" M«« peut compter que 
nous fairons humainement tout ce qui sera possible pour ses inté- 
rêts, et nous sommes forcés à rassembler toutes nos trouppes pour 
n'en composer qu'une armée capable de se faire respecter. On a 
donné ordre à M. d'Harcourt de munir IngoUstat, d'y laisser une 

(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 488, fol. 30. — Minute. 



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284 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR. DE FRANCE 

bonne garnison et de pourvoir aussi à la sûreté de Donnavert. C'est à 
la vérité abbandonner la Bavière, mais V" M««^ peut voir elle-même 
si nous pouvons faire autrement. Je ne veux point augmenter sa 
douleur en lui peignant celle dont je suis pénétré jusqu'au fond du 
cœur. Elle en doit juger par le tendre attachement, si, elle me 
permet de m'exprimer ainsi, que j'ay toujours eu pour sa personne 
sacrée et par le profond respect avec lequel je serai toute ma vie 
Sire 

De Votre Majesté Impériale 

Le très humble et très obéissant serviteur 

Le Cardinal de Fleury (1). 
A Issy, ce iT juin 1742. 



XII 

LETTRE DE l'eMPEREUR CHARLES VII A M. LE CARDINAL DE FLEURY 

A Francfort, le 9 juillet 1742. 

Monsieur mon cousin, Vous serés déjà informé que l'on (2) a osé 
proposer que les François évacuassent la Bohême, et que le Maréchal 
de Belleisle a demandé que les Autrichiens se retirassent pareille- 
ment de la Bavière ; que cette condition a esté refusée avec toute la 
hauteur dont la Cour de Vienne est capable. Je vous avoue, mon 
cher Cardinal, que j'ay esté surpris qu'on négociât sans que j'en 
fusse informé et que dans une extrémité aussy déshonorante je 
n'ay consulté que les obligations que j'ay au Roy qui me rendront 
toujours extrêmement sensible à tout ce qui peut toucher à sa 
gloire et à celle de ses armes, et que je la trouve très interressée à 
ne pas souffrir que la Cour de Vienne luy impose des conditions 
aussy dures. Je me suis flatté qu'avec les secours d'un grand Roy, 
aussy puissant que généreux, je contraindrois mes ennemis à me 
rendre justice : j'ai deu espérer de parvenir à un agrandissement 
assés considérable pour soutenir la dignité à laquelle j'ay esté élevé 
et que je dois à l'amitié du Roy. Aujourd'huy que les circonstances 
ont changé(es) si malheureusement, si le mal étoit sans remède, je 
sçaurois céder aux conjonctures, et m'armer de fermeté, quelques 
sacrifices que je me visse forcé de faire, sans rien diminuer de ma 

(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 491, fol. 25. — En tète : 
« 27 juin 1742. — Envoyé copie à M. le maréchal de Terring. » — 
Autographe. 

(2) D'abord : « le Prince Charles », puis : « le Comte Kônigseck ». 



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PIÈCES JUSTIFICATIVES 285 

confiance dans le Roy. Mais accoutumé à tous parler avec sincérité 
et sans réserve et telle qu'un fils reconnoissant la doit à un bon 
père, je croirois y manquer si je vous cachois que je suis pénétré 
de douleur du party que je crains qu'on prenne d'accepter les loix 
que la Cour de Vienne veut nous imposer. Je n'envisage qu'en 
tremblant les suites funestes qu'une pareille résolution entraineroit 
après elle; c'est avec peine que je vous représente les tristes consé- 
quences qui s'ensuivroient. La France perdroit tout son crédit, toute 
sa considération, je ne dis pas dans l'Allemagne seulement, mais 
dans toute l'Europe. Et peut-estre ce discrédit attireroit-il au 
Royaume même des guerres cruelles. Vous avés trop d'attachement 
pour le Roy, pour sa gloire et l'honneur de ses armes et de son 
Royaume, pour ne pas envisager combien un party aussy déshonno- 
rant reléveroit le courage et augmenteroit l'animosité de tous les 
ennemis de la France. Vous ne sçavés que trop combien elle en a qui 
n'ont esté retenus que par la crainte d'en estre accablés. Cette crainte 
s'évan ouïra. Quoy I la France, qui seule a résisté à toute l'Europe 
conjurée, qui luy a imposé ses loix, en recevroit d'une puissance 
qu'elle a mis à deux doigts de sa perte? Que seroit devenue cette 
gloire et cette supériorité qu'elle a soutenues avec autant d'éclat et 
de succès pendant plusieurs siècles? Vous, mon cher Cardinal, qui 
avés rempli vostre ministère avec tant de sagesse et tant de gloire, 
consentiriés-vous à la voir perdre? Car ce seroit se flatter que d'es- 
pérer de pouvoir rétablir cette première considération. La France, 
diroit-on, n'auroit envoyé de nombreuses armées au secours de son 
allié, de son amy, que pour leur voir faire des capitulations hon- 
teuses. Trente mille François dont le nom seul inspiroit autrefois 
la terreur aux troupes les plus aguéries, renfermés dans un camp, 
y attendent et y subissent la loy sans avoir combattu. Non, mon 
cher Cardinal, vous ne le souffrirés jamais, et d'aussy braves gens 
en mourroient de honte. 

Ce n'est pas que je propose de ne prendre conseil que du déses- 
poir. Je sçay combien de pareilles résolutions sont dangereuses, 
quoiqu'elles ayent esté souvent suivies des plus glorieux succès. Mais 
nous avons en Bavière une armée nombreuse. En rassemblant les 
bataillons de milice et les autres troupes destinées à l'occupation 
de l'Autriche antérieure, en retirant nos postes, nous pouvons 
former une armée de près de ^ effectifs homme par homme. Que 
le Roy donne ses ordres pour marcher à l'ennemy, mais sans perte 
de tems; je me charge de l'exécution, et je réponds que nous le 
battrons et que nous nous ferons peut-estre jour jusques en Bohême. 
Ce n'est pas la considération de mon interrest qui me fait proposer 
ce party qui est le seul qu'on puisse et qu'on doive suivre. C'est le 
seul moyen d'obtenir des conditions honnorables. Mais si, contre 
toute apparence, nous avions du désavantage, que risquons-nous? 
On sera toujours assés à tems d'évacuer la Bohême. Nous sommes 
supérieurs de plus d'un tiers par le nombre, mais de combien le 



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286 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

sommes-nous par la qualité des troupes? Y a-t-ii de la comparaison 
à faire de troupes réglées, braves, de François enfin, à des Pandours 
et autres espèces? Car l'ennemy a peu de troupes réglées. Je le 
répète, je réponds que nous chasserons l'ennemj. Mais si nos avan- 
tages n'étoient pas assés considérables pour nous faire obtenir des 
conditions honnorables, au moins aurons-nous tenté de nous sous- 
traire à cette tirannie. 11 faut vous Tavouer : nostre inaction, contre 
laquelle je n'ay cessé de m'élever, est la cause de la décadence de nos 
aflaires. Sans elle le Koy de Prusse ne se seroit pas accommodé; 
c'est la seule raison qu'il allègue et malheureusement nous ne pouvons 
pas la détruire ny même la combattre. Quoy! parce que l'armée de 
Bohême est resserrée, faut-il que celle de Bavière reste sans agir? 
Je vous conjure donc, par la gloire du Roy, par celle de vostre 
ministère, par l'honneur du Royaume, par la conservation de son 
repos même, de faire donner des ordres au duc d'Harcourt, de ras- 
sembler tous les François qui sont en Bavière et dans la Franconie, 
je donneray aussy les miens, et d'attaquer l'ennemy. N'écoutés 
que l'interrest du Royaume que vous gouvernés depuis si longtems 
avec tant de sagesse. Je veux bien oublier tous les miens, et je puis 
vous asseurer que je ne suis touché que des importantes considéra- 
tions que je viens de vous représenter, et qui doivent vous estre 
une preuve de mon fidel attachement pour le Roy. Je dois vous 
dire aussy, avec cette vérité dont je me picque, que je suis étonné 
du mistère qu'on m'a fait de ce qui se traite en Bohême, et que 
cette négociation me touche d'assés près pour que j'en fusse informé, 
et des pleins pouvoirs que le Maréchal de Belleisle a receus. Ainsy 
j'espère que vous me ferés instruire de tout. Soyés bien persuadé 
de la tendre et sincère amitié que je vous conserveray, Monsieur 
mon cousin, tant que je vivray (1). 



XIII 

LETTRE DE l'eMPERKUR CHARLES VII AU CARDINAL DE FLEURY 

A Franckfort, le 20 juillet 1742. 

Monsieur mon cousin, Me trouvant désolé à un point qui est dif- 
cile à dépeindre, je ne puis m'empescher de m'expliquer cordiale- 
ment avec vous sur la triste situation dans laquelle je me trouve, 
abandonné de la pluspart de mes alliés, et même sur le point d'estre 
le seul sacrifié. J'ay d'autant plus à craindre ce sort inouï, que ma 
bonne foy et ma droiture n'ont certainement pas mérité, que 
depuis un certain tems, je vois à mon grand regret et avec une 

(1) Bibliothèque nationale. Nouv. aeq. franc. 488, fol. S7. — Minute. 



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PIÈCES JUSTIFICATIVES 287 

surprise extrême que vous-même, en qui j'ay toujours mis une 
entière confiance, et dont j'attendois tout mon salut, me faites un 
mistére en toutes choses et allés en avant sur celles qui ne regar- 
dent principalement que moy. Je ne conmaenceray pas à réclamer 
le tems qu'on a perdu par une inaction incroyable, et combien 
d'occasions on a laissé échaper qui auroient mis fin à cette guerre, 
et m'auroient procuré une entière satisfaction sur mes droits. Mais 
depuis que j'ai fait la conqueste de Pragues et de la haute Autriche, 
on a refusé toutes les occasions où il s'agissoit d'aller en avant et 
de consolider mes conquestes. Le lendemain de l'heureuse escalade, 
j'ay proposé aussitôt que nos armées qui arrivoient le même jour 
seroient jointes, j'irois au devant des ennemis pour les chasser 
entièrement de la Bohême, et de nous asseurer de la communica- 
tion avec le Danube et la haute Autriche. On s'est excusé sur le 
manquement de subsistances qui auroient esté très aisé (sic) à 
trouver pour les cinq ou six jours que cette expédition auroit duré. 
Enfin on n'a pas voulu finir, et l'ennemy a eu le tems de se recon- 
noître, ainsy que je l'avois prédit. Ayant esté informé que l'ennemy 
vouloit étendre ses quartiers de cantonnement de l'un et de l'autre 
costé de la Moldave, et soutenir Budweis, le corps des Bavarois et 
un corps des François sous le commandement du Comte d'Aubigny 
ont esté détachés pour les prévenir. Les Bavarois, qui ont eu 
l'avant-garde, ont chassé les ennemis de Piscek et de Frauenberg, 
jusqu'où ils ont poussé leur teste, y attendant les François pour 
s'emparer de Budweis. Mais la même excuse des subsistances les 
ari'esta à Protiwin, et malgré les ordres précis qu'on avoit donnés 
de se joindre pour se rendre maître de Budweis, on ne l'a pas 
voulu. On a laissé les Bavarois exposés plus de quinze jours autour 
de Frauenberg jusqu'à ce que toute l'armée ennemie s'y est trouvée 
rassemblée, et que par conséquent cette entreprise, si facile dans 
le commencement, n'estoit plus à entreprendre. Cette inaction et 
perte de tems a esté seule la cause de la triste scène de Lintz, et 
de la perte et ruine totale de la Bavière qui s'en est suivie. Les 
malheurs arrivés au Maréchal de Terring en ont esté la suite, mais 
il n'étoit pas possible qu'avec cinq ou six mille hommes de ses 
troupes il eût esté en estât de résister à une armée avec laquelle 
celle qui estoit & Lintz sous le commandement du Comte de Ségur, 
a esté obligée de capituler. Après avoir veu ainsy ravager la 
Bavière, et même ma capitale d'où j'ay deu sauver mes deux Prin- 
cesses et les envoyer dans le Pays d'Aichstet, j'ay enfin obtenu du 
Roy un secours de 40 bataillons et 36 escadrons. Ce secours plus 
que suffisant auroit certainement nettoyé la Bavière si on luy 
avoit donné la permission d'agir. Les ennemis ayant appris leur 
approche ont abandonné la ville de Munie, et se sont sauvés de 
toutes parts. De sorte qu'on n'avoit qu'à les suivre pour les chasser 
sans coup férir. Mais non ; la teste des 15 bataillons qui ont pris la 
route de Bohême, et le reste s'est avancé avec une lenteur si ter- 



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288 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

rible que l'ennemy a eu tout le tems de se rassembler derrière 
risep, et d'occuper derechef la ville de Munie. Le siège de Passau 
a esté résolu, et à la place d'en haster l'expédition, on a laissé le 
tems aux ennemis de construire deux ponts pour se mettre à cheval 
sur le Danube et couvrir cette place. Depuis ce tems on a toujours 
eu la supériorité sur les ennemis, et on a esté les maistres de les 
attaquer avec avantage ; mais on a resté sans rien faire, et le Duc 
d'Harcourt a eu les mains tellement liées qu'il a eu deffense de ne 
rien entreprendre sans ordre du Maréchal de Broglie qui devoit de 
Pragues commander l'armée en Bavière. Tous les miens, qui ne 
regardoient que le bien commun et celuy de ma Patrie qui me 
touche de trop prés, ont esté éludés, et par conséquent j'aj eu 
beau réitérer mes ordres d'affranchir la Bavière des calamités dont 
elle est accablée, je n'ay jamais esté obéi, et on s'excusoit toujours 
de ne pouvoir rien faire sans ordre des Maréchaux. On n'a donc 
fait que consommer les fourages de ce costé cy, d'en faire souvent 
manquer mes troupes qui par cette raison et par les fatigues con- 
tinuelles se sont abîmé[e]s. On n'a fait qu'achever de ruiner le 
Pays, et souffrir que les ennemis y brûlent, pillent et ravagent à 
la barbe de l'armée françoise sans donner un signe de vie; dont (je 
ne sraurois vous le cacher) tout l'Empire se trouve scandalisé. Je 
ne parleray point des fautes commises depuis l'affaire de Sahay en 
Bohême, ny de la lenteur dans les recrues et remontes ont esté 
acheminées pour joindre l'armée. Tout cela est assés connu; il 
me suffit de dire que cette inaction et manœuvre sont en partie 
cause de la défection du Roy de Prusse, et que touts mes mal- 
heurs en proviennent. Mais que dirai-je? Ce n'est que sur moy que 
retombe ce triste sort. Je me trouve dépouillé d'un Royaume et 
Pays revendiqué selon qu'il m'appartient de justice. Je me vois 
privé de mon ancien patrimoine, mes peuples saccagés, mon armée 
ruinée, moy-même avec ma famille eiTant et sans ressource, 
malgré les Traités les plus sacrés par lesquels on m'a garanti une 
partie de la succession de la Maison d'Autriche, selon la justice de 
mes droits, dont je m'étois contenté, quoique je l'eusse à prétendre 
tout entière. Malgré, dis-je, ces Traités par lesquels mes propres 
possessions et patrimoines se trouvent également garentis, bien loin 
de m'en fournir la moindre indemnisation ainsy qu'elle me seroit 
deûe, on me laisse manquer de tout, et mener icy la vie la plus 
triste et sans exemple la plus misérable pour un allié revêtu de la 
première dignité. Toutes ces contraventions à nos Traités et cet 
abandon ne suffisent pas encore : on donne ordre à mon insu au 
Maréchal de Belleisle de faire des propositions de paix à quelque 
prix que ce soit; il offre d'évacuer mon royaume de Bohême à 
condition qu'on évacue la Bavière pour avoir une armistice; et tout 
cela sans que j'en sache rien. Les courriers en sont expédiés à Ver- 
sailles et à Vienne, comme si je n'y avois rien à dire ni à faire. 
L'entrevue avec le Maréchal de Kônigseck, le plein pouvoir qu'on 



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PIÈCES JUSTIFICATIVES 289 

a envoyé au Maréchal de Belleisle, tout cela s'est fait sans m'en 
donner une participation préalable. Le courrier même avec la réso- 
lution de la France vient de repasser il y a déjà quelques jours à 
Nuremberg sans que j'en sois informé. C'est pourtant moy qui ay 
annoncé la guerre, c'est pour moy que le Roy m'a envoyé géné- 
reusement de nombreuses troupes auxiliaires, c'est de mes préten- 
tions dont il est question, et on traite sans moy! Je ne sçaurois 
non plus vous cacher que je suis averti de bonne part qu'il y a 
déjà quelque tems que vous faites des propositions à Vienne même. 
On sçait que l'abbé Deville en fait aussy à La Haye. Où en sommes- 
nous donc, mon cher Cardinal, avec nos Traités? Où en sont les 
engagements que le Roy a pris avec moy de ne point faire de paix 
sans mon entière satisfaction sur mes justes prétentions, ny même 
d'écouter des propositions sans se les communiquer? Vous offres de 
faire une paix particulière, ce qui ne sçauroit estre sans que j'en 
sois le sacrifié. On a aussy pris la résolution de retirer l'armée du 
Maréchal de Maillebois sans en avertir préalablement l'Électeur de 
Cologne mon frère, de sorte qu'il s'en voit tout d'un coup aban- 
donné. 

Je suis bien fâché, comme vous pouvés bien vous l'imaginer, 
d'entrer avec vous dans un aussy fâcheux détail. Mais la nécessité 
d'une part, et de l'autre ma propre seureté m'y obligent. Il s'agit 
donc pour le présent que vous vouliés bien me donner des ecclair- 
cissements positifs sur tout ce que je viens d'alléguer, et de vous 
déclarer si le Roy, dans lequel j'ay toujours mis toute ma con- 
fiance, est encore intentionné de soutenir ma juste cause ainsy 
que ses engagements l'exigent, si les armées ont ordre de sortir de 
leur inaction, si enfin les troupes auxiliaires que le Roy a bien 
voulu m'envoyer sont prestes à m'obéir, et si je puis compter sur 
une assistance réelle, si le Roy me dédommagera des revenus 
de la Bavière qui me manquent totalement et sans lesquels je ne 
puis subsister; si on veut continuer de traiter à part, et par con- 
séquent se rendre partie, par où on a perdu l'avantage de média- 
teur qu'on auroit pu se ménager si on n'avoit pas eu tant de préci- 
pitation, et enfin quel plan on a fait, dont je ne sçay encore rien, et 
sur quelle satisfaction due à mes droits et à ma dignité je puis 
compter. [J'aurois aussy souhaité que l'électeur de [Cologne] eût 
appris directement par votre Cour la résolution où le Roy paroist 
estre de retirer l'armée du Maréchal de Maillebois, affin qu'il eût 
pu prendre les mesures en conséquence au cas qu'il y eût eu 
quelque chose à craindre pour ses Etats (1).] 

Comme je vous ay toujours regardé en vrai Père, je me flatte 
que vous n'en aurés pas écarté les soins, et que par conséquent, 
ayant la gloire du Roy et de la Nation, la religieuse observation 
de vos engagements, la justice de ma cause, et vostre amitié pour 

(i) La phrase imprimée eiitre çroçliets a été ajoutée, puis biffée. 

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390 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

moy également à cœur, vous prendrés un tel party qu'il vous 
mettra à l'abry de tout reproche, et me rendra plus content que je 
n'ay lieu de l'estre. Sur tout cela j'attends que vous me ferés une 
réponse précise et catégorique. En me tirant avec honneur de rem- 
barras où je me trouve, vous ajouterés encore de nouvelles obliga- 
tions à celles que je vous ay déjà. Vous connoissés la tendre et 
fidèle amitié, etc. (1). 



XIV 

LETTRE DU CARDINAL DE FLEURY A l'EMPEREUR CHARLES VII 



(27 juillet 1742.) 
Sire, 

Je ne puis qu'avouer que Votre Majesté Impériale est infiniment 
à plaindre, et j'entre avec toute la sensibilité possible dans le 
malheur de sa situation. Je la connois dans toute son étendue, et 
je n'ai lu la lettre dont Elle m'a honoré du 20" de ce mois qu'avec 
un véritable attendrissement; mais Votre Majesté me permettra 
d'ajouter que, lui étant si respectueusement attaché, je ne puis 
qu'être extrêmement blessé des griefs qu'Elle croit avoir de se 
plaindre de moi en particulier. Je ne lui ai fait mistère de rien 
de tout ce qui la regarde, et je vois avec douleur que des gens 
malintentionnés ne cherchent qu'à lui déguiser la vérité, ou k 
sup[p]oser des faussetés pour l'aigrir contre nous. 

Je vais répondre à tous les articles de sa dépesche, et puisque 
Votre Majesté me force à lui rappeler des tristes évenemens, je 
vais me servir de la liberté qu'Elle a bien voulu me donner de lui 
parler avec franchise, et je vais remonter, quoiqu'avec peine, 
jusqu'à la source de nos malheurs. 

Votre Majesté, née avec le caractère le plus aimable, d'une bonne 
foy et d'une sincérité qu'on ne peut trop louer, se livra d'abord 
au Roy de Prusse et le regarda comme un allié sur lequel Elle 
pouvoit compter. Ce Prince n'oublia rien pour lui inspirer cette 
confîence, et il faut convenir que M. le Maréchal de Belleisle pensa 
de même et n'eut jamais le moindre soupçon qu'il pust nous man- 
quer. Il commença par lui envoyer M. de Schmettau, qui a beau- 
coup d'adresse et d'esprit, pour l'aider en apparence de ses conseils, 
et il trouva moyen de persuader Votre Majesté de faire la conqueste 
de l'Autriche supérieure, et de s'approcher même de Vienne pour la 
menacer d'un siège. L'intention de son maître ne tendoit qu'à 
obliger le Maréchal de N^uperg de marcher à «on secours et le 
laisser en liberté de prendre Neiss et de faire d'autres conquestets. 

(1) Bibliothèque nationale. Nouv. Oiq, frtnnç, 488, fol. 62. -— Minute. 



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PIEGES JUSTIFICATIVES 291 

M. de Schmettau s'empara par malheur de l'esprit de M. le Maréchal 
de Terring, qui le crut de trop de bonne foj et qui inspira ces 
mêmes sentimens à Votre Majesté. Cela retarda la marche de nos 
troupes dans la Bohême, et il seroit inutile d'en rappeler les suites. 
La prise de Prague rétablit pour un moment nos affaires, et si 
on avoit rassemblé toute notre armée pour aller au devant de celle 
des Autrichiens, il y a tout lieu de croire qu'on Tauroit bien emba- 
rassée et obligée du moins à quitter la Bohème. Si on manqua ce 
coup important, Votre. Majesté ne doit s'en prendre qu'à M. le 
Maréchal de Belleisle qui, n'étant pas en état d'agir, forma d'autres 
projets dont l'issue a été si malheureuse. Le Roy n'avoit pu pré- 
voir la prise de Prague, ni donner des ordres en conséquence, et 
ce ne fut qu'avec un vrai chagrin qu'il apprit le parti qu'avoit pris 
ce Maréchal. 

Je n'entrerai point dans le détail de toutes les autres fautes qui 
furent faites depuis, et ni nous ni nos troupes ne peuvent en être 
coupables. Que Votre Majesté me permette donc, s'il lui plaist, de 
ne nous point justifier ni d'accuser personne de tous les événemens 
qui ont suivi depuis. On a toujours voulu suposer qu'il eût été très 
aisé de forcer les Autrichiens dans Budweiss et qu'ils y étoient trop 
faibles pour résister si on les eût attaqués. On a prétendu sur de 
très faux calculs qu'ils n'y étoient qu'au nombre de six ou sept 
mille hommes, et nous avons sceu avec certitude qu'ils n'en ont 
jamais eu moins de douze à treize mille, très bien retranchés et 
avec une grosse artillerie dont nous manquions. 

Je passerai sous le même silence tout ce que Votre Majesté 
me fait l'honneur de me mander sur les quinze bataillons qu'on 
fit marcher de la Bavière en Bohème, aussi bien que les ordres 
que Votre Majesté Impériale avoit donnés de faire le siège de 
Passau, comme s'il eût été possible de l'entreprendre. Elle a été 
trompée sur la plus grande partie de tous ces articles, et sans vouloir 
imputer de mauvaises intentions à personne, on lui a déguisé la 
vérité des faits pour sa propre justification. Votre Majesté se plaint 
(ju'on a laissé manquer ses troupes de fourages pour en fournir les 
nostres; mais je suplie Votre Majesté de se souvenir que dans le 
tems même que les nostres en manquoient, on en avoit trouvé dans 
une terre d'un de vos principaux officiers qu'on leur avoit soigneu- 
sement cachés. L'affaire de Lintz est l'origine de tous les ravages 
de la Bavière, et si M. de Ségur n'eût pas obéi aussi exactement 
qu'il fit aux ordres précis de Votre Majesté d'y demeurer, son 
Pays se seroit peut-être garanti de toutes les horreurs dont il a été 
accablé. Nous les avons sentis autant que Votre Majesté même, 
mais peut-Elle nous les imputer? Je suis bien éloigné d'y répondre 
par des récriminations, et il semble que Votre Majesté oublie le 
contre-coup affreux qui en retombe sur nous. Peut-on nous repro- 
cher d'avoir abandonné Votre Majesté, tandis que nous avons fait 
les dépenses les plus excessives, et que nous avons sacrifié toutes 



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292 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

les forces du Royaume pour sa deffense? Nous l'avons secourue 
d'argent et de troupes bien au delà de nos Traités, et si nous n'en 
avons pas fait davantage, Votre Majesté est trop juste pour ne pas 
convenir de l'impossibilité d'aller plus loin. 

Je viens à un autre article dont je conviens que Votre Majesté a 
un juste sujet de se plaindre, mais sans qu'il y ait aucun tort de 
notre costé. M. le Mareschal de Belleisle avoit ordre d'agir en tout 
de concert avec Elle, et nous ne devions pas suposer qu'il lui eût 
fait mistére de la conférence qu'il avoit demandée avec M. le comte 
de Kônigsegg; mais en même tems je prends la liberté de dire à 
Votre Majesté qu'EUe n'est pas exactement informée de ce qui s'est 
passé là-dessus. M. le Maréchal de Belleisle, sachant que le Roy de 
Pologne avoit demandé un armistice à la Cour de Vienne, sans y 
comprendre ses alliés, crut qu'il devoit suivre son exemple, et pro- 
posa à M. le Prince Charles de Lorraine une conférence avec lui ou 
avec M. le Comte de Kônigsegg. Il l'accepta pour ce dernier et elle 
ne roula que sur des propos généraux sans aucun projet formel ni 
précis. M. de Kônigsegg ayant parlé en termes très vagues de 
l'évacuation de la Bohème par nos troupes, M. de Belleisle lui 
répondit qu'il suposoit apparament aussi celle de la Bavière par 
les Autrichiens. Cette conférence qui en faisoit espérer une autre à 
ce Maréchal est demeurée sans effet, et il n'a même eu aucun signe 
de vie depuis de M. de Kônigsegg. 

Pour ne rien cacher à Votre Majesté, M. de Stainville, ayant été 
voir M. Amelot qui lui témoigna en général les intentions du Roy 
pour une pacification, se chargea d'en écrire à sa Cour qui lui 
répondit par le récit de la conférence de M. de Belleisle avec M. le 
Maréchal de Kônigsegg, et l'instruisit des demandes que la Reine 
de Hongrie auroit à faire au cas qu'on en vînt à des propositions, 
et elles sont en vérité trop dures pour en faire part à Votre 
Majesté. Depuis ce tems là il n'y a pas eu la moindre négotiation 
ni proposition qui soit venue à ma connoissance. Le Courrier qui a 
été envoyé à M. le Maréchal de Belleisle lui a porté l'ordre de tout 
tenter pour un armistice qui pust mettre les troupes du Roy en 
seureté, en tâchant d'obtenir par préliminaires quelques avantages 
présens pour Votre Majesté Impériale, sauf à discuter par la suite 
ses intérests plus amplement, n'étant aucunement vraisemblable 
que la paix définitive se puisse faire entre M. le Maréchal de BeU 
leisle et M. de Kônigsegg. M. le Maréchal de Belleisle a été en même 
tems instruit des dispositions que témoignoient les Saxons, qui: 
n'ont cependant aucune apparence de réalité, afin qu'il pust se 
régler sur toutes ces connoissances pour prendre le parti quL 
conviendroit le mieux aux intérests de Votre Majesté Impériale, et 
à ceux du Roy qui sont les mêmes. C'est tout ce que je puis lui 
dire aujourd'hui, n'ayant point receu de lettres de M. de Belleisle 
depuis celle qu'il a écrite le 9 de ce mois, mais je ne dois pas dis- 
simuler à Votre Majesté qu'il a paru, ainsi que M. 1* Jkfeitéçhal: de 



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PIÈCES JUSTIFICATIVES 293 

Broglie, tellement frapé du danger où étoit l'armée, que je ne 
serois point surpris qu'il eût souscrit à toutes les conditions qu'on 
aura voulu exiger. Tout ce qu'on a dit d'un homme que j'avois 
envoyé en secret à Vienne pour y traiter un accommodement, est 
de la dernière fausseté, et je le dis avec une asseurance qui ne 
craint point d'être démentie. C'est une pure suposition qu'on a 
inventée pour justifier le Roy de Prusse. 

A l'égard de l'abbé de La Ville, il n'est allé à La Haye que pour 
aider M. de Fénelon qui l'a demandé lui-même. La négotiation 
dont M. de Fénelon est chargé ne tend essentiellement qu'à tâcher 
de retenir les Hollandois et à les empêcher de faire cause commune 
avec l'Angleterre; mais les affaires d'Allemagne sont aujourdhui 
tellement connexes avec celles de la France qu'il n'est pas possible 
d'éviter qu'il soit fait mention des intérests de Votre Majesté et des 
secours que la France lui donne, dans les conférences que l'Ambas- 
sadeur du Roy doit avoir avec les Ministres de la République. 
Leurs dispositions paroissent aujourdhui bien différentes de ce 
(ju'elles étoient avant la défection du Roy de Prusse. M. de Fénelon 
tachera de les faire expliquer sur le plan de pacification qu'ils 
auroient en veùe. Il y a peu d'apparence jusques à présent qu'ils 
veulent favoriser Votre Majesté par des avantages qui ayent 
aucune proportion avec ses espérances. J'attens incessamment 
des nouvelles de M. de Fénelon, et Votre Majesté sera exactement 
instruite de ce qu'il aura mandé. 

Quant à la retraite de notre armée du bas Rhin, Votre Majesté 
connoist les raisons qui ont déterminé le Roy à la rappeller. Il n'y 
en a point d'autre que la nécessité malheureusement trop pressante 
de songer à la défense des frontières du Royaume. L'Électeur 
Palatin en est instruit, ainsi que l'Électeur de Cologne, et, bien 
loin que ce dernier en conçoive le moindre déplaisir, je puis 
asseurer Votre Majesté que c'est ce qu'il désire le plus ardemment, 
puisqu'il me l'a écrit lui-même. 

Nous cherchons tous les expédiens possibles pour tâcher de faire 
agir promptement et efficacement nos troupes du Danube pour 
secourir notre armée de Prague. Nous avions proposé à M. le 
Maréchal de Belleisle d'aller se mettre à la teste de notre armée 
de Bavière ou de marcher avec celle de Votre Majesté Impériale, si 
Elle trouvoit bon de lui en confier le commandement, ou pour atta- 
quer M. de Kevenhuller, ou pour aller au secours de nos troupes 
de Bohême. Nous avons donné aussi à M. le Maréchal de Broglie 
l'option d'y aller et de concerter tout avec M. de Belleisle. Je ne 
sais si nous pourrons en avoir la réponse, car tous les chemins 
sont fermés, et nos courriers ne peuvent passer. J'examine actuel- 
lement un autre arrangement dont j'aurai l'honneur de faire part 
à Votre Majesté si on y trouve de la possibilité. 

Voilà, Sire, un tableau fidèle de notre situation et une réponse 
exacte à toutes les questions de Votre Majesté. Il ne me paroist 



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294 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

pas que notre Traité nous engage à la dédommager de la perte de 
la Bavière, qui ne peut nous être imputée, et nous ne pouvons être 
encore moins garants de tous les événemens d'une guerre que 
nous avons entrepris de concert, et dont les malheureux succès 
ne peuvent pas tomber sur nous, ou qui, sans vouloir accuser per- . 
sonne, peuvent tout au plus nous être communs avec nos alliés. 
Le Roi ne séparera jamais ses intérests de ceux de Votre Majesté. 
Elle connoist trop sa tendre amitié pour Elle pour n'être pas per- 
suadée qu'il fera tous les efforts possibles pour adoucir la rigueur 
de sa situation ; mais Elle est trop juste pour exiger que nous fas- 
sions l'impossible aussi reconnu qu'il l'est. C'est avec la plus vive 
douleur que je ne déguise rien, et j'eusse ardemment souhaité 
d'avoir une moins triste occasion de renouveller à Votre Majesté 
les asseurances du profond respect avec lequel je suis, 
Sire, 

De Votre Majesté Impériale, 

Le très humble et très obéissant serviteur. 

Le Cardinal de fleury (1). 
D'Issy, le 27 juillet 1742. 



XV 

lettre de l'empereur CHARLES VII AU CARDINAL DE FLEURY 

2 août 1742. 

Monsieur mon cousin, Je passe de la douleur la plus vive à la 
joye la plus parfaite en aprenant par le ministre du Roy Blondel 
la résolution que ce grand Prince vient de prendre de faire passer 
à mon secours, une nouvelle armée commandée par le Maréchal de 
Maillebois. Il est vray que ç'avoit esté ma première idée, mais dans 
la situation présente des affaires, autant occupé des interrests du 
Roy même que des miens propres, vous avés veu le party que 
j'avois pris et qui me coûtoit d'autant plus que je ne pouvois me 
résoudre à subir le joug que l'on vouloit m'imposer. Jugés donc 
vous-même, mon cher Cardinal, de l'impression que m'a faite une 
nouvelle qui me tire d'un état forcé et dont je ne prévoyois qu'avec 
douleur les tristes conséquences. (Voilà les premiers objets qui 
m'ont frapé et à qui j'ay fait céder mes propres avantages.) Je dois 
tout espérer à présent, et ce qui met le comble à ma joye, c'est de 
devoir tout au Roy seul, mon bienfaiteur, et à vous, mon cher Car- 

(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 491, fol. 47. — Originiil. 



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PIÈCES JUSTIFICATIVES 295 

dinal, qui me donnés dans cette occasion des preuves uniques de 
vos sentiments paternels. Quelle satisfaction pour moy de voir 
qu'en même temps que vous travaillés si solidement à la gloire du 
Roy, vous immortalisés celle de votre ministère que vous avés sou- 
tenu avec tant de sagesse et auquel je m'interresse très sensible- 
ment. A ces sentiments mieux gravés dans mon cœur que je ne 
puis les exprimer, soyés persuadé que j'y joindray toute ma vie. 
Monsieur mon cousin, Tamitié la plus tendre et la plus fidèle (1). 



XVI 

LBTTRB DU MARÉCHAL DB BROGLIB A MOREAU DB SÉCHBLLBS 

Au camp sous Prag, ce 13 aoust 1742. 

Je reçois. Monsieur, la lettre que vous m'avés fait l'honneur de 
m'escrire le 12 de ce mois, par laquelle vous me marqués que les 
capitaines des trois villes vous ont envoyé leurs certificats de la 
réception de l'ordonnance pour la vaisselle d'argent, qu'elle a été 
publiée et affichée. 

A l'égard de ce que M. le Comte de Viesnick persiste à demander 
la permission, pour que quelques personnes de la Noblesse puissent 
garder une paire de cousteaux, fourchettes et cuillières d'argent, 
pourveu que cela n'aille qu'à deux ou trois douzaines au plus en 
tout, je veux bien y consentir, mais pas davantage. 

11 ne faut pas se relâcher non plus sur l'ordre que vous avés 
signiffié aux communautés religieuses et chapitres, qu'il falloit que 
la vaisselle d'argent servant aux ornements des églises fût portée 
à la monnoye. Il est absolument nécessaire que cela soit exécuté à 
la rigueur. 

Quand vous aurés un Estât bien exact du nombre que sont les 
Juifs à Prag, il faut au moins en faire sortir la moitié, et que ce 
soit valets ou pauvres, qui ne peuvent contribuer aux impositions^ 
afin qu'ils n'ayent pas de prétexte pour demander une diminution. 

Pour ce qui regarde M. l'Archevêque, pour le renvoy desmoin(n)es 
puisqu'il dit ne pouvoir s'en mêler, quand vous aurés un Estât 
exact du nombre qu'ils sont, on donnera une ordonnance pour 
qu'il ne reste que les Chefs d'Ordre, Prieurs, etc., et quelques reli- 
gieux pour dire la messe et secourir les malades, et faire sortir 
tous les autres. Cela ne fera pas tort aux impositions, puisque ce 
sont les maisons qui en répondent, et non chaque particulier. 

Je suis bien aise de ce que vous m'asseurés que tous les étudiants 

(1) Bibliothèque nationale. Nouv. arq. franc. 488, fol. 72. — Minute. 



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£»6 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

sont sortis de Prag, estant une mauvaise race, qui a témoigné 
beaucoup de mauvaise volonté contre l'Empereur. 

Il est absolument nécessaire, Monsieur, que vous fassiés porter 
au magasin, sans perdre de tems, le grain nécessaire et dont nous 
sommes convenus, pour pouvoir fournir du pain à l'armée jusqu'au 
premier janvier 1743, parce que si vous ne pren(n)és pas cette pré- 
caution, ce grain pourroit se détourner, et que, quand vous comp- 
teriés l'avoir, vous n'y trouveriés plus rien. Vous sentes comme 
moy la conséquence dont il est d'avoir du pain pour l'armée jus- 
qu'au premier de janvier. Ainsj vous ne sauriés trop tost vous 
assurer de ce grain, et l'avoir entre vos mains. C'est l'opération de 
toutes celles que nous avons à faire de la plus grande conséquence. 
Ainsy je vous prie de ne pas perdre un moment à voUs en rendre 
le maître. 

J'ai l'honneur d'être très parfaitement. Monsieur, 
Votre très humble et très obéissant serviteur 

LE MARÉCHAL DE BrOGLIE (1). 

XVII 

LETTRE DU CARDINAL DE FLEURY A l'EMPEREUR CHARLES VU 



19 août 1742. 
Sire, 

J'ai receu en même tems les deux lettres dont il a plu à Votre 
Majesté Impériale de m'honorer, du 31 du mois dernier et du 4 du 
présent. La dernière m'a causé le plus sensible plaisir d'y voir 
l'approbation qu'Elle donne au parti que le Roy a pris de faire 
marcher l'armée du maréchal de Maillebois pour tâcher de dégager 
celles de Prague et de la Bavière. C'est la plus grande m'arque que 
Sa Majesté pût donner du vif et tendre intérest qu'Elle prend à la 
malheureuse situation où se trouvoit Votre Majesté ; car, il ne faut 
pas le dissimuler, cette entreprise ne laisse pas d'avoir beaucoup 
de danger, et les Anglois nous menacent d'assembler une armée de 
60,000 hommes en Flandres, où nous n'avons pas de forces égales 
à y opposer. Nous ne sommes point encore assés asseurés des 
Hollandois pour n'en avoir rien à craindre, et si par malheur ils 
venoient à se déclarer, il faut avouer que nos frontières courroient 
grand risque d'être entamées ; mais d'un autre costé, le Roy est si 
touché du triste état où se trouve Votre Majesté qu'il n'a pas 
balancé à passer par dessus toutes ces réflexions pour tâcher de lui 

(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 5252, fol. 258.— Original. 



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PIEGES JUSTIFICATIVES 297 

procurer des conditions plus suportables que celles qu'on veut lui 
imposer. 

Nous comptons que notre armée du bas Rhin sera dans le 
moment présent bien près de Francfort, et que M. le Maréchal de 
Maillebois aura l'honneur de conférer avec Elle sur la route ulté- 
rieure qu'il devra prendre pour se joindre à nos troupes de Bavière 
et pour marcher ensemble au secours de celle de Prague. Cet évé- 
nement ne laisse pas d'être fort délicat et demande la plus sérieuse 
attention. Il sera difficile de prendre une résolution précise jusqu'à 
ce qu'on voye ce que fera l'armée du Grand-Duc pour s'opposer à 
nos opérations, et il faudra nécessairement s'en remettre à la déci- 
sion de nos Généraux, s'ils trouvent moyen de se concerter, car on 
ne peut prévoir de si loin une conduite seure et formelle. 

Je ne dois point cacher à Votre Majesté Impériale que tous nos 
François sans exception souhaitent d'être tous rassemblés et de 
n'être point séparés. Ils sont persuadés que tous nos malheurs ne 
viennent que d'avoir toujours été dispersés, et je doute qu'on puisse 
se flater de retrouver parmi eux la même ardeur et la même con- 
fiance si on en usoit autrement. Je ne dois point aussi lui dissimuler 
que c'est l'intention du Roy. 

Le Comte de Saxe qui commande présentement notre armée de 
Bavière a ordre se préparer à l'avance pour marcher à Amberg où 
il pourra se joindre avec M. le Maréchal de Maillebois; et ce sera 
à Votre Majesté à décider ce qu'Elle jugera que les troupes Impé- 
riales devront faire dans ce moment-là. Je doute qu'elles soient 
assés fortes toutes seules contre M. de Kewenhuller, et je ne sais 
s'il ne suffiroit pas de laisser dans les places principales de bonnes 
garnisons pour arrester du moins les efforts des Autrichiens jusqu'à 
ce qu'on vît le tour que prendront les affaires. En ce cas, Votre 
Majesté déterminera si ses troupes se joindront aux nostres pour 
asseurer leur marche vers Amberg, ou même si elles iront jusqu'en 
Bohême. 

Le grand courage de Votre Majesté Impériale la porte naturelle- 
ment à se mettre à la teste de toutes nos armées, et il n'est pas à 
douter que sa présence et sa valeur ne fissent une grande impres- 
sion sur tous nos François; mais je suplie Votre Majesté de me 
permettre quelques réflexions sur les inconvéniens de ce parti. 
Conviendroit-il à un Empereur de n'y pas paroître avec tout l'éclat 
et l'équipage que sa dignité exige? Nous devons espérer un bon 
succès de notre entreprise ; mais comme tout est incertain dans ce 
monde, que Votre Majesté juge, en cas que les affaires tournassent 
mal, aux suites où Elle se trouveroit exposée, sans retraite, sans 
place de seureté et dans un Pays qui ne lui paroist pas aussi 
affectionné qu'il le faudroit, ni soumis. Sa présence est même 
nécessaire à Francfort pour contenir tous les Princes de l'Empire 
et tâcher d'en tirer le secours qu'Elle leur demande. 

Je conviens que ce plan déplaira infiniment à Votre Majesté et 



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Î98 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

qu'Elle aura une répugnance extrême à l'embrasser; mais que 
Votre Majesté considère, s'il lui plaist, qu'il y va de tout pour Elle 
et pour nous, que sa personne Impériale est si précieuse que tout 
seroit perdu si Elle soufroit quelque disgrâce. Je la conjure à 
genoûil de peser tous ces inconvéniens, et de moins écouter dans 
ce moment la noblesse et l'élévation de son cœur., en la supliant 
de pardonner ma liberté à mon zèle invariable qui me fait parler 
ainsi, et en même tems au profond respect avec lequel je suis, 
Sire, 
De Votre Majesté Impériale, 

Le très humble et très obéissant serviteur, 

Le Cardinal de Fleury (1). 
A Issy, le 49 août 4742. 



XVIII 

LETTRE DE l'eMPEREUR CHARLES VII AU CARDINAL DE FLEURY 

A Francfort, le 34 aoust 4742. 

Monsieur mon cousin, Avant que de répondre à vos deux lettres 
du 49 de ce mois, je commenceray par vous asseurer que rien ne 
peut égaler la beauté, le bon ordre, l'exacte discipline, la volonté et 
l'ardeur des troupes de l'armée du Maréchal de Maillebois, que la 
veuë d'une si belle armée m'a dicté ce que je devois vous répondre 
sur la tendre inquiétude ou vous me paroisses estre que je ne me 
mette trop tost à sa teste; je ne puis jamais estre plus en seureté 
que je le seray avec des troupes dont le courage promet des succès 
certains. C'est aller à la gloire que de marcher avec elles, et je 
croirois manquer à ce que je dois "au Roy si, quand elles combat- 
tent pour mes interrests, je ne partageois leurs peines et leurs 
fatigues ; car pour du danger, on n'en craint point à la teste d'une 
armée aussy distinguée par la valeur des troupes que par leur 
nombre. 

Je ne puis assés vous exprimer combien j'ay lieu d'estre content 
du Maréchal de Maillebois; ses talents, son mérite distingué, son 
sincère attachement à la gloire du Roy et aux avantages de la 
cause commune luy auroient acquis toute ma confiance quand je 
n'aurois pas esté prévenu pour luy d'une vraie estime depuis le 
séjour qu'il avoit fait auprès de moy. Gomme il est déjà bien digne 
des grâces et des bontés du Roy, et que je suis persuadé qu'il les 

(4) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc, 491, fol. 55. — Original. 



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PIECES JUSTIFICATIVES «99 

méritera encore davantage par ses services, j'espère et vous prie 
qu'il en soit traité avec autant de distinction que les deux autres 
Maréchaux, que le Roy' voudra bien luy donner des marques hono- 
rables de sa satisfaction et que vous voudrés bien y contribuer 
comme à quelque chose dont le succès me flattera sensiblement. 

La marche de cette armée commence à intimider la cour de 
Vienne et ses partisans qui ne s'aperçoivent que trop que la Grande- 
Duchesse ne peut résister à des forces si supérieures aux siennes, 
quelque chose qu'elle puisse faire pour les réunir toutes, et que le 
Roy ne s'est pas déterminé à faire passer en Bohême un secours si 
considérable dans la seule vue de dégager son armée de Pragues. 
Je ne serois pas étonné que la Grande-Duchesse, intimidée par les 
progrès rapides qu'elle doit bien s'attendre que nous allons avoir, 
ne cherchât à prévenir tout ce qu'elle en doit craindre, en renouant 
les négociations que sa hauteur et sa fierté luy ont fait rompre, 
mais je suis bien persuadé aussy que ny le Roy ny vous, mon cher 
Cardinal, ne vous prèterés pas à des facilités qui nous feroient 
perdre tous les avantages que nous avons lieu de nous promettre 
avant la fin de cette campagne. 

Il est certain que si les ennemis peuvent se flatter de se rendre 
maîtres de Pragues avant que l'armée du Rhin et du Danube puis- 
sent le secourir, soit en entrant en Bohême, soit en marchant sur 
l'Autriche, ils ne feront aucune proposition d'accommodement ; que 
si au contraire ils en font, c'est une preuve indubitable qu'ils per- 
dent toute espérance de prendre Pragues, Ainsy, dans le premier 
cas ils rejetter oient, comme ils l'ont déjà fait, toute ouverture de 
nostre part, et dans le second il ne nous convient pas d'en faire, 
puisque par là le Roy perdroit tout l'avantage qu'il doit espérer 
de la jonction de toutes ses troupes. Elles trouveront les ennemis 
fatigués de la longue résistance qu'ils auront essuyée devant 
Pragues, rebutés de leurs pertes et découragés par nostre supé- 
riorité. Nous ne pouvons pas souhaiter une position plus heureuse 
et dont les suites soient plus glorieuses au Roy et plus avanta- 
geuses à l'exécution du plan qu'il avoit formé, et qui est plus près 
de s'exécuter qu'il ne l'a jamais été et qui me donnera la satisfac- 
tion de ne devoir qu'au Roy seul l'élévation et l'agrandissement 
de ma maison et le soutien de mes justes droits. 

Quoique je doive naturellement désirer tout ce qui peut contri- 
buer à me faire obtenir une juste satisfaction, ce n'est pas ce seul 
motif qui me porte à vous représenter tout ce qu'on peut retirer 
de l'heureux changement dans les afl'aires au moment que l'armée 
du Maréchal de Broglie étant dégagée et toutes les forces réunies 
elles seront de beaucoup supérieures aux Autrichiens, non seule- 
ment par le nombre et la valeur, mais par la qualité des troupes, 
celles des ennemis consistant pour la plupart en milice hongroise 
que l'espérance du pillage a retenue jusqu'à présent, et qu'on doit 
croire qui désertera bientost quand cette espérance ne la soutiendra 



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300 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

plus ; c'est la conservation de la paix qui ne peut estre stable tant 
qu'on ne m'aura pas rendu justice sur mes prétentions; c'est l'in- 
terrest du Roy ; c'est sa considération qu'il augmentera, son plus 
fidel allié ne devant ses avantages qu'a son secours aussy puissant 
que généreux. Mais si on en venoit actuellement à la paix, je 
n'aurois rien ou du moins très peu de choses à espérer de la hau- 
teur de la Cour de Vienne ; ainsy n'étant point en estât de soutenir 
la dignité impériale, je deviendrois un allié inutile au Roj, sans 
crédit et sans autorité dans l'Empire dont ma situation me ren- 
droit en quelque façon dépendant ; on verroit bientost passer dans 
la maison de Lori'aine cette couronne dont je n'aurois senti que le 
poids, et qui y deviendroit héréditaire par les mêmes raisons qui 
l'ont conservée si longtems dans la niaison de feu l'Empereur, et 
la France se verroit encore exposée à des guerres d'autant plus 
longues que l'on ne trouveroit que trop de prétextes d'y faire entrer 
l'Empire par l'interrest et les avantages qu'on luy présenteroit. 

Je n'entre avec vous, mon cher Cardinal, dans un si grand détail 
qui n'aura pas échapé à vos lumières, que par une suite de cette 
confiance avec laquelle je vous ay toujours parlé et que je dois à 
vostre amitié pour moy. 

Pragues secouru, jamais les affaires n'auront esté dans une plus 
belle situation, et jamais la Grande-Duchesse n'aura été moins en 
estât de se deffendre; toutes ses ressources étant épuisées par les 
derniers efforts qu'elle a faits, nous serons en état de faire une 
paix glorieuse avant l'hyver et de donner aux troupes du Roy de 
bons quartiers et un repos qu'elles auront bien mérité. Les Anglois 
même, voyant que les secours d'argent qu'ils ont fourni jusqu'icy 
si abondamment ont esté infructueux, se borneront à se contenter, 
pour la Grande-Duchesse, des conditions que le Roy sera en estât 
d'imposer. On veut bien soutenir une maison, mais on ne la relève 
pas quand elle est abbattue. L'époque de l'abaissement de la cour de 
Vienne sera celle de la grandeur du Roy, de l'affermissement du 
repos de l'Europe, de la gloire de vostre ministère et de l'établis- 
sement d'une maison étroitement unie avec la France dont elle 
sera toujours l'alliée fidèle par attachement et par la reconnois- 
sance que je luy transmettray avec le souvenir de tout ce que je 
devray au Roy et à vous, mon cher Cardinal, pour qui mon amitié 
durera aussy longtems que ma vie (1). 

(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 488, fol. 73. — Minute. 



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PIÈGES JUSTIFICATIVES 301 

XIX 

LETTRE DU MARÉCHAL DE BELLE-ISLE A l'EMPERBUR CHARLES VII 



31 octobre 1742. 
Sire, 

Je viens de recevoir la lettre dont Votre Majesté Impérialle m'a 
honnoré du 23, où elle a la bonté de me faire part de la suitte du 
glorieux succès de ses armes sous le commandement de M. le Ma- 
réchal Comte de Seckendorff qui a chassé les ennemis de la Ba- 
vière où ils ne tiennent plus que Scharding, d'où je ne doute pas 
qu'ils ne soient également chassés si le renfort qu'a conduit 
M. le Général Serbellohy à M. de Berinclaw luy en a laissé le 
loisir. 

J'ose dire que je n'ay pas été moins affligé que Votre Majesté 
Impérialle lorsque j'ay appris la retraitte de M. le Maréchal de 
Maillebois sur Egra. J'ay senti sur le champ le contrecoup que cette 
démarche portait sur toutes les parties, et commet je ne doute pas 
que M. le Maréchal de Maillebois ne l'ait connu tout comme moy, 
indépendam[m]ent de son intérest personnel, il faut croire que les 
difficultés qu'il a rencontré ont été absolument insurmontables. 
J'avoueray à Votre Majesté Impérialle, et [que?] c'a toujours été 
avec grand regret et contre mon avis que cette armée a pris cette 
route : je voulois qu'elle se portât droit au Danube, pour écraser 
M. de Kewenhuller, qui ne pouvoit être secouru que difficilement, 
ou du moins que par la levée du siège de Prague. Ce party n'ayant 
point été pris, je voulois encore que M. de Maillebois appuyât 
toujours sur sa droite, mouvement qui obligeoit également M. le 
Grand-Duc à marcher par sa gauche et à nous ouvrir le chemin 
d'Egi'a et de Pilsen. Il est bien fâcheux qu'on ait perdu un tems 
aussy précieux, et ce qui y met le comble est que M. le Maréchal de 
Broglie en a usé de même icy : nous n'avons jamais eu autour de 
Prague que 13 ou 1500 hussarts ou hongrois des comits et 
1000 pandures ou croates de ce côté de la Moldaw, sous les ordres 
du Lieutenant Général Ferstititz, et sept ou 800 hussarts et autant 
de pandures ou croates de l'autre côté à la rive gauche, sous les 
ordres du Général Major Comte de Forgatz. Nous aurions pu 
remonter notre cavalerie en grande partie et ravitailler cette place 
en grains et en fourages : l'on n'a rien fait de tout cela, et je 
n'oserois mander par écrit à Votre Majesté Impérialle l'état de 
disette dans lequel nous nous trouvons icy aujourd'huy sur l'article 
de touttes l«s subsistances les plus essentielles. C'est dans cette 
situation que M. le Maréchal de Broglie vient de quitter cette 



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302 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 

armée, dont il m'a remis le commandement pour s'aller mettre à 
la teste de celle de M. le Maréchal de Maillebois. 



Signé : le maréchal de B[elleisle] (1). 
XX 

lettre de louis XV A l'empereur CHARLES VIL 

(Versailles, 9 janvier 1743.) 
Monsieur mon Frère et Cousin, 

La perte que je viens de faire du Cardinal de Fleurj, dont je ne 
puis trop regreter la sagesse et les lumières, et à laquelle je ne 
doute point que Votre Majesté ne soit infiniment sensible, est pour 
moi une nouvelle raison de m'apliquer de plus en plus à l'admi- 
nistration des affaires de mon Royaume; et comme celles qui 
regardent les intérests de Votre Majesté y sont intimement liées par 
l'amitié véritable que j'ai pour Elle et le désir que j'ai de pouvoir lui 
en donner les marques les plus essentielles, je n'ai pas voulu dif- 
férer à en renouveller les assurances à Votre Majesté. Je la prie 
d'être toujours persuadée de la sincérité de mes sentimens pour 
Elle, et de la volonté constante où je suis de lui en donner tous les 
témoignages qui pouront dépendre de moi dans les circonstances 
présentes. 

Je suis. Monsieur mon Frère et Cousin, de Votre Majesté le très 
bon Frère et Cousin 

Louis (2). 
A Versailles, le 9* janvier 1743. 

XXI 

lettre de l'empereur CHARLES VII A LOUIS XV 

Francfort, le 23 janvier [1743]. 

Monsieur mon Frère et Cousin, 

C'est à la dernière extrémité que je me détermine à ouvrir mon 
cœur à V. M. sur des choses dont la connoissance ne peut que Lui 
être très sensible ; mais je ne puis cependant lui cacher plus long- 

(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 493, fol. 197. — Original. 

(2) Ibid. Nouv. acq. franc. 487, fol. 62, — Original* 



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PIECES JUSTIFICATIVES SOS 

temps, sans manquer à la reconnoissance que je conserverai toute 
ma vie de tout ce que V. M. a fait et qu'Elle continue de faire avec 
tant de générosité. Plus que je dois, moins je puis me dispenser 
d'entrer avec Elle dans bien des détails. Il est si fort contre mon 
caractère de me plaindre de ceux en qui V. M. paraît mettre sa 
confiance, qu'il a fallu, pour m'y déterminer, des motifs aussi 
puissants que ceux qui me forcent à rompre le silence, quoique 
j'aie peut-être à me reprocher de l'avoir gardé trop longtemps. Il 
s'agit de l'honneur de V. M, de la gloire de ses armes et de la 
conservation de ses troupes, tous objets qui m'intéressent autant 
qu'EUe-même. 

J'avais toujours été prévenu d'une véritable confiance dans les 
talents et la lon^e expérience du du Maréchal de Broglie ; je savois 
l'estime que l'Electeur mon père en avoit fait ; je connoissois le 
zèle qu'il avoit toujours marqué pour les intérêts de ma maison, et 
je savais combien il étoit attaché à la gloire de V. M. et aux 
avantages de son état. Tant de considérations réunies m'avoient 
fait regarder avec plaisir le choix qu'Elle en avoit fait, pour lui 
confier, lors de la maladie du Maréchal de Belleisle, le commande- 
ment de ses armées, et j'étois persuadé qu'Elle ne pouvoit mieux 
le placer. 

Ce n'a été qu'après avoir recherché les causes des tristes revers 
que nous avons essuyés, en avoir combiné toutes les circonstances, 
et en avoir examiné avec la dernière attentidh toutes les fâcheuses 
suites, que je n'ai pu douter que le Maréchal de Broglie ne se fût 
laissé prévenir et qu'il n'eût suivi avec trop de facilité les conseils 
de gens qui n'avoient d'autre objet que d'empêcher la réussite du 
grand projet que V. M. avoit formé et qui auroit été exécuté avec 
tant de gloire, si tous ceux qui dévoient y concourir eussent été 
animés du même zèle et n'eussent pas sacrifié à des intérêts par- 
ticuliers celui de la cause commune. 

De là sont venus les malheurs qui ont suivi la glorieuse journée 
de Sahay, quand avec plus de conduite on pouvoit se promettre les 
plus grands succès. Le Roi de Prusse n'a pas caché et il s'en est 
formellement expliqué dans les lettres qu'il m'a écrites, pour me 
préparer à son accommodement avec la cour de Vienne, qu'il étoit 
las de la lenteur de nos opérations et qu'il ne vouloit pas porter 
plus longtemps tout seul le fardeau de la guerre. Je veux croire 
que ce n'étoit qu'un prétexte, mais il n'est que trop vrai que nous 
le lui avons fourni par la retraite précipitée de Frauenberg, et par 
le refus qui avoit précédé, de marcher et de passer la Moldaw, 
lorsque le Roi de Prusse entra en Moravie ; l'abandon de la Beraun 
dans le désordre où étoit l'armée a achevé de déterminer ce Prince. 
C'est ce même abandon de la Beraun et la mauvaise disposition de 
l'armée sous Pragues qui ont déterminé le Roi de Pologne, qui 
voyoit par cette manœuvre ses États découverts, k retirer ses troupes 
et À traiter avec la cour de Vienne. On l'en auroit facilement em- 



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304 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

péché par des manœuvres plus hardi[e]s et des discours qui mar- 
quassent plus de résolution et de fermeté. 

Je ne puis me dispenser de faire faire à V. M. attention sur le 
temps que le Maréchal de Broglie a mis à se rendre de Pragues à 
l'armée du Danube; temps inutilement perdu et dont tous les mo- 
ments étoient prétieux, puisqu'il s'agissoit de réparer par la plus 
grande diligence tout ce que nous avoit fait perdre la marche en 
Bohème, à laquelle je m'étois toujours opposé, prévoyant, comme 
je le dis au Maréchal de Maillebois, qu'il faudroit en revenir à mon 
projet de marcher sur le Danube. G'étoit effectivement le seul 
moyen de remplir en même temps toutes nos vues, de dégager 
Pragues en chassant les ennemis de toute la Bavière et en péné- 
trant dans l'Autriche. Nous y aurions pris des quartiers d'hiver et 
nous serions encore maîtres de Pragues et de toute la Bohême, que 
la valeur des troupes de V. M. m'avoient fait gagner et que les 
fautes qu'on a faites me font perdre. 

Pour regagner en quelque façon le temps que nous avions perdu, 
il falloit se porter sur Passau et prendre Scharding. C'est ce que 
le Maréchal de Broglie a refusé, n'ayant voulu entendre à rien de 
ce que le Maréchal de Seckendorf lui a proposé. Les affaires en 
sont venues à une telle extrémité, malgré la supériorité que nous 
avions moins encore par le nombre que par la valeur, que faute de 
secours c|ue V. M. avoit ordonné qu'on envoie au Maréchal de Secken- 
dorf, sous le commandement du marquis de Balincourt, les 
ennemis ont osé attaquer, bombarder et ruiner Braunau en pré- 
sence des troupes de V. M., et qu'il s'en est peu fallu que par le 
retardement de tout secours, mes troupes ne fussent affamées dans 
cette place. Ainsi, bien loin d'avoir sur les ennemis aucun avan- 
tage, nous avons perdu une grande partie de ceux que mes troupes 
avoient eu sur les Autrichiens, qu'elles avoient acculés dans Schar- 
ding. Après avoir enfin, à force d'instances et de représentations, 
persuadé le Maréchal de Broglie de marcher au secours de Braunau, 
ce qui a obligé les ennemis à en lever le siège, il a refusé d'aller 
en avant, comme le Maréchal de Seckendorf l'en pressoit ; il n'a 
pu même en obtenir 3 à 4,000 hommes, qui, pour seconder ses 
desseins, n'avoient qu'à se porter sur Altheim où ils auroient tou- 
jours été couverts par mes troupes, moyennant quoi les ennemis 
auroient infailliblement quitté la Bavière, ayant eu des avis certains 
qu'ils étoient sur le point d'abandonner Scharding. Au lieu de faire 
une manœuvre aussi utile pour les avantages de la cause commune 
ce Maréchal à retrousser (lisez : a rebroussé) chemin et vient de 
prendre une position aussi ruineuse pour mes États que peu hono- 
rable aux armes de V. M. et destructive pour ses troupes. Elles sont 
entassées les unes sur les autres dans des lieux où elles manquent 
de tout; ce qui y cause les plus grands désordres et réduit mes 
sujets à la plus affreuse misère, sans que le soldat en soit mieux. 

On auroit pu parer ces inconvénients, dont les suites ne peuvent 



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PIÈCES JUSTIFICATIVES 305 

être que très préjudiciables, en élargissant les quartiers et portant 
la gauche de l'armée au Danube à Vilshofen. Par là on auroit pu 
mettre sur la gauche de ce fleuve 18 ou 20 bataillons, pour couvrir 
le Palatinat, garder tous les défilés des montagnes de Bohême, 
empêcher les ennemis de pénétrer dans le Palatinat et assurer la 
communication avec Egra, qu'il est d'une conséquence infinie de 
soutenir. En faisant cette manœuvre, les troupes de V. M. seroient 
bien, et on pourroit tirer des impositions, contributions et subsis- 
tances des cercles de Pilsen et de Saaz. Avec une aussi grande su- 
périorité en infanterie, on pouvoit encore, en faisant les arrange- 
ments convenables, former une entreprise d'hiver dans le mois 
prochain, pour chasser les ennemis de Scharding et de la ville de 
Passau, d'où il résulteroit plusieurs avantages également utiles et 
glorieux; Ton s'ouvriroit les moyens de tirer des subsistances et de 
l'argent de la haute Autriche, et l'on s'assureroit la prise du châ- 
teau de Passau dés l'ouverture de la campagne, ce qui est d'une 
conséquence décisive ; Ton mettroit les troupes à leur aise et saine- 
ment. Ton préviendroit les maladies, l'on se procureroit la tran- 
quillité et la sûreté pour le reste de l'hiver, et l'on perdroit les 
trois quarts moins dans cette opération militaire que l'on ne 
fera par les maladies qui affoibliront les bataillons à un tel point 
que toutes les recrues que V. M. va envoyer seront encore insuffi- 
santes. Quelle douleur pour moi de voir périr, sans fruit et sans 
gloire, tant de braves gens 1 

Comme depuis bien longtemps le Maréchal de Broglie ne me 
rend plus de compte, je ne puis plus espérer de ramener à rien, et 
par les discours que Ton m'assure de tous côtés qu'il tient, je ne 
puis douter que son unique objet ne soit de porter V. M. à faire 
rentrer toutes ses troupes dans son royaume et à abandonner par 
conséquent son plus fidel allié. Je La prie de rappeller ce Maréchaly et 
comme je ne connois personne qui soit plus intéressé à l'exécution 
du plan que V. M. avoit formé, que le Maréchal de Belleisle, qu'Elle 
avoit destiné Elle-même au commandement, sous mes ordres, de 
l'armée qu'Elle m'a si généreusement confié, avec laquelle j'ai eu le 
bonheur de me rendre maître d'une grande partie des pays qui 
m'appartiennent si légitimement et qui m'ont été assurés par les 
traités les plus solennels, je regarderai comme une nouvelle marque 
de Son amitié qu'Elle veuille bien me confier celle qu'Elle me laisse. 

Je connais trop le cœur de V . M . pour douter qu'Elle ne m'ac- 
corde ce que je Lui demande avec instance : j'ose Lui répondre que 
jalout de Sa gloire comme je le suis, je ne lui demanderois pas le 
Maréchal de Belleisle, si je n'étois persuadé qu'il la soutiendra et 
qu'il répondra à l'honneur du choix de V. M. Je joindrai la recon- 
noissance de cette nouvelle preuve de son amitié à celle que je Lui 
dois et avec laquelle je serai toute ma vie... (1). 



(1) Bibl. nat. Nouv, aeq. franc, 488, fol. 1. — Copie. 



20 



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306 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 



XXII 

RBLATION DB CE QUI S'EST FAIT ET PASSÉ d'eSSENTIEL ATANT ET PENDANT 
LA MALADIE DU CARDINAL DE FLEURY, ET DEPUIS SON DÉCÈS 

(Du 16 février 1743.) 

Le Cardinal de Fieurj, sentant au mois de novembre 1742 que 
ses forces diminuant de jour en jour, sa fin étoit prochaine, se 
détermina à parler au Roy qui iuy donna une audiance de près de 
quatre heures. 

Il n'est pas douteux que le Cardinal emploia ce tems à repré- 
senter À Sa Majesté la conduite qu'EUe devoit tenir, et qu'il marqua 
certains sujets en crayon rouge, et d'autre en crayon noir. Tout 
doit faire présumer que M. de Chauvelein a eu la notte noire. 

Il n'est pas douteux, aussi, qu'après que Son Éminence eut 
expliqué verbalement au Roy ce qu'Elle pensoit sur la situation 
présente de l'Europe, Elle ne Iuy ait laissé un sistème par écrit 
dont on ne sçaura jamais le contenu du vivant du Roy, qui est d'un 
secret impénétrable. 

Cette longue audiance finie, on s 'apercent que le Roy étoit triste 
et pâle. A l'égard du Cardinal, il parût assés serein, et dit, en tra- 
versant les appartemens, qu'il venoit de demander au Roy la per- 
mission de se retirer à Issy pour tout le mois de décembre, que sa 
santé exig[e]oit ce tems de repos, et qu'il priroit qu'on ne Iuy 
parlât point d'affaires, que même les Ministres ne prissent pas la 
peine de l'y venir voir. Cependant le Cardinal ne fut pas deux 
jours à Issy, qu'il souffrit qu'on l'instruisît de tout, qu'il se mesia 
de tout, qu'il ordonna sur tout, même dans les choses les plus 
simples, et les Ministres allèrent travailler avec Iuy comme à l'or- 
dinaire. 

Il fit, pendant le cours du mois de Décembre, deux voyages à 
Versailles, où il ne resta que quelques heures. Il avoit résolu d'y 
venir à demeure, mais sa foiblesse de corps et d'esprit augmantant 
d'un moment à l'autre, il ne peut pas quitter Issy. Le Roy l'y est 
allé voir deux fois. La première fois. Sa Majesté y fut 26 minuttes. 
Le Cardinal Iuy parla toujours à l'oreille, et comme Son Éminence 
articuloit malaisément, lentement et très bas, le Roy se teint dans 
une attitude très gênente pour aprocher son oreille de la bouche 
du Cardinal. L'on asseure que ce fut alors qu'il conseilla au Roy de 
ne point se servir du Cardinal de Tencin. 

La seconde visite du Roy ne fut que de 12 minutes. Le Cardinal, 
qui Iuy parla peu, Iuy remit un portefeuille qui renfermoit nombre de 
papiers qui ne dévoient être renais qu'entre les mains de Sa Majesté. 



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PIÈCES JUSTIFICATIVES 307 

Le Cardinal de Tencin se trouva aux deux TÎsites que fit le Roy. 
Mais il n'est nullement vraj que Sa Majesté l'y eût amené. 

Dés que le Roy sçut la mort du Cardinal, il en parût très touché. 
Il se renferma, avec ordre de n'entrer que quand il sonneroit. Le 
Cardinal de Tencin se présenta, et ayant dit à l'huissier de la 
chambre qu'il venoit pour informer le Roy des dernières paroles de 
M. le Cardinal de Fleury, l'huissier fut ran[n]oncer à Sa Majesté, 
qui répondit qu'Elle avoit ordonné de n'entrer que lorsqu'Elle son- 
neroit, et qu'Elle vouloit estre obéie. Ainsy le Cardinal de Tencin 
ne fut point admis. L'on ignore encore à présent ce qu'il vouloit 
dire au Roy. 

Après la mort du Cardinal, le Roy fit an[n]oncer, par M. Amelot, 
à tous les Ministres étrangers qu'il n'y auroit point, en France, 
de principal Ministre, et que les affaires se trait[e]roient comme du 
tems de Louis XIV. 

Sa Majesté a donné la feuille des Bénéfices à l'ancien évêque de 
Mirepoix (précepteur de M. le Dauphin); ce qui mortiffiant infini- 
ment M. le Cardinal de Tencin, a fait dire au Public que cette 
Éminence n'aura fait (ainsy que Moyze) que voir la Terre Promis(8)e 
sans y entrer. 

Pendant la maladie du Cardinal Fleury, le Roy a commencé à 
travailler seul. Il a examiné avec beaucoup d'application et d'atten- 
tion, et notté, de sa propre main, plusieurs mémoires qu'il a 
demandés concernant les affaires du tems. 

Le deuxième jour du décès du Cardinal, M. le Maréchal de 
Noailles, travaillant seul avec le Roy, luy représenta qu'il étoit de 
son intérest et de sa gloire, de l'honneur et de l'avantage de la 
nation françoise, de faire l'impossible pour soutenir l'Empereur; 
que tous les efforts et toutes les dépenses que l'on pourroit faire 
pour remplir un objet aussi important et aussi capital ne seroit 
rien en comparaison de ce que l'on seroit obligé d'essuyer et d'en- 
treprendre pour se mettre à couvert des tentatives que l'Archidu- 
chesse ne manquera pas de faire, si Elle vient à bout de se main- 
tenir dans sa puissence ; étant constant que si Elle y réussit, Elle 
se liguera avec les Puissences maritimes, et qu'ensemble ils met- 
tront tout en usage et feront jouer tous les resords (sic) imaginables, 
justes ou injustes, vrays ou faux, pour engager dans leur party 
d'autres puissences, tant Germaniques qu'autres, pour ensuite acca- 
bler la France en luy déclarant une guerre qui (suivant les appa- 
rences) seroit aussi longue que formidable, et peut-estre préj(e)udi- 
ciable au Roy et à ses sujets; qu'en un mot on de voit s'attendre à 
toutes sortes de maux de la part de la Cour de Vienne ; qu'il fal- 
[l]oit donc ne rien épargner non seulement pour les éviter, mais 
même pour les prévenir, et que l'on ne pouvoit y parvenir qu'en 
faisant actuellement l'impossible pour soutenir et appuier Sa 
Majesté Impériale ; — que pour cet effet l'on estimoit que le Roy 
devoit : 



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308 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

l*" Faii*e en soi-te que Sa Majesté Impériale ait un corps de 
60,000 hommes et plus, s'il est possible, de troupes nationales, et 
réunir toutes les troupes françoises qui sont en Allemagne ; 

2* Tâcher de s'ajuster avec le Roy de Prusse pour qu'il fournisse 
au moins 30,000 hommes; 

3' Ne rien négliger pour s'at[t]irer le Roy de Pologne qui est en 
estât de donner 30,000 hommes et plus ; 

4* Se servir de toutes les re8[s]ources que la plus sage et la plus 
adroite politique peut sucgérer («te), pour pratiquer un acconmiode- 
ment entre l'Espagne et le Roy de Sardaigne qui engage les deux 
couronnes à tenir une armée assés forte en Italie pour estre en 
estât d'en faire un détachement consid[é]rable prest à estre envoyé 
en Allemagne, si les circonstences l'exigent ; 

5' Qu'à l'égard de la France, elle doit travailler h avoir deux 
grandes armées, dont l'une sur le Rhin, et l'autre en Flandres. 

Voilà au vray les observations et le projet que M. le Maréchal 
de Noailles a exposé au Roy qui, en approuvant l'un et l'autre, a 
ordonné au Maréchal de se communiquer à M. Amelot, et de former 
le projet par escrit. C'est à quoy on travaille actuellement. On se 
flatte d'en avoir une copie, si ce n'est du tout, du moins des points 
essentiels, qu'on envoyra. 

M. le Comte de Saxe est arrivé à Paris cette nuit. On y attend 
M. le Mareschal de Belleisle, dont les actions sont bien baissées; 
peut-être que sa présense {$ie) les fera remonter. Mais les Ministres 
ne l'aiment pas, et l'on croit que M. le Comte de Saxe, l'empor- 
tant sur luy, commendera en Allemagne, dont on rapellera 
MM. les Maréchaux de Broglio et de Maillebois. 

La cause de la dernière disgrâce arrivée à M. de Ghauvelin pro- 
vient d'un paquet qu'il avoit adressé à un homme en le priant, par 
écrit, de le remettre secrètement au Roy. Cet homme femelle 
(puisqu'on asseure que c'est Madame la Princesse de Conty) donna 
le paquet au Roy, et en luy fesant voir la lettre qui l'a voit accom- 
pagné, luy dit que si Sa Majesté ne trouvoit pas à propos de le 
recevoir, qu'il le renvoyroit ; mais soyt qu'Ëlle le receut, ou qu'EUe 
ne le receut pas, il la suplioit de ne point nommer la personne qui 
le luy auroit présenté. Le Roy le luy promit, prist le paquet, et 
l'ouvrit. Il y trouva une lettre et trois mémoires, dont le premier 
attaquait feu M. le Cardinal de Fleury, le second fesoit l'apologie 
de M. de Chauvelin, et le troisième (que l'on prétend estre admi- 
rable) contenoit des réflexions sur Testât présent de l'Europe, en 
fournissant des moyens propres à remédier à tout. 

Le Roy (piqué du Mémoire qui regarde M. le Cardinal de Fleury) 
fit appeler M. de Maurepas, et luy dit : t Voilà ce qu'un quelqu'un 
que je ne nommeray pas (car je l'ai promis) vient de me remettre 
de la part de Chauvelin, qui s'égare jusqu'à m'adresser un mémoire 
contre le pauvre cardinal de Fleury. Mon intention est de l'en- 
voyer au château de PJerre-Ensise, » Sur quoy M. de Maurepas fit 



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PIÈCES JUSTIFrCATiVËS âOÔ 

des remontrences au Roy : « Il faut toujours, dit Sa Majesté, le 
sortjr de Bourges, et l'exiler dans le lieu le plus écarté et le moins 
fréquenté de l'Auvergne. » Elle examina la carte, y apercent un 
endroit entouré de montag[n]es aussi harid(e)es qu'élevées. Le Roy 
chercha le lieu le plus prochain de ce désert. Il vit que c'étoit 
Issoire. Il ordonna à M. de Maurepas d'expédier, sur le champ, une 
lettre de cachet pour envoyer M. de Ghauvelin à Issoire, qui est à 
25 lieux (sic) de Bourges, mais des lieux («te) beaucoup plus grandes 
que celles d'Allemagne. La lettre de cachet fut adressée à l'intendant 
de Bourges pour la donner à M. de Chauvelin, qui, après l'avoir 
lue, y obéit dans l'instant, en montant dans sa chaise, avec son 
fils, pour se rendre, en poste, au lieu de sa destination. 

Issoire (4) est, à la vérité, entouré de montagnes, et de rochers 
aff(e)reux ; mais la ville (qui est fort jolie, bien bâtie, et où il y 
a très bonne compagnie) est scituée dans un val[l]on, qui forme 
une val[l]ée charmante, bien plantée et bien cultivée, et arrosée 
par des eaux de cristal, très abondentes en bons et délicats pois- 
sons. 

La démarche de M. de Ghauvelin a d'autant plus étonné, que ses 
parens ont monstre des lettres par lesquelles il les prioit, et leurs 
enjoinnoit (sic) même, de ne se donner aucun mouvement; qu'il 
avoit bien sçeu rester à Bourges pendant près de six ans; qu'il y 
resteroit bien encore six mois, et un an s'il étoit nécessaire, pour 
attendre le moment favorable à demander son rappel et à l'ob- 
tenir. 

Mais l'on présume qu'il a escrit de la sorte à ses parens afin 
d'agir seul, et qu'il a agi si promptement, craignant que, s'il tar- 
doit, la place qu'il avoit occupée ne fût donnée à un autre, se flat- 
tant que son Mémoire sur les affaires présentes toucheroit le Roy 
et ren[ga]geroit de le rappeller auprès de sa personne. Cette espé- 
rence, quoyque mal placée, a esté bien mal conduite. Il aurôit dû, 
en sage politique, et en expert et adroit rhétoricien, faire l'éloge 
du Cardinal, et non le blasmer, et luy se justifier sans faire son 
apologie. Enfin il s'est noyé volontairement; car, suivant les appa- 
rences, il n'ap[p]rochera plus du port. 

Du 4 mars 1743. 

Il est constant que les Anglois font tous les efforts imaginables 
pour engager les Suisses à donner là. 000 hommes à l'Archidu- 
chesse, et afin d'obtenir ce secours, il[s] font les offres les plus 
considérables et les plus avantageux (sic). 

Mais la France, instruite des propositions des Anglois, agit avec 

(1) « Nota que M. de Ghauvelin n'est point dans la ville, mais dans le 
château qui est tout délabi^ô, situé sur une montagne très escarpée, ce 
qui en fait le séjoxir aff(e)reuz. » 



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310 ANECDOTES. CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

beaucoup de Yi?acité et d'activité pour non seulement empêcher 
que ces propositions ne soyent pas acceptées, mais même pour 
obliger les Suisses à fournir à l'Empereur les mêmes 12.000 hommes 
que les Ànglois demandent pour l'Archiduchesse. Il semble que la 
France s'y prend de façon à pouvoir espérer une heureuse réussite, 
attendu que le personnage qu'Ëlle a chargé de négocier avec les 
Suisses est de la nation, et a un crédit considérable tant paj* luy 
même que par ses parens et ses amis qui occupent les premières 
charges. 

M. le Maréchal de Belleisle arriva hier dimanche à 3 heures 
après midy à Versailles. Luy et M. Amelot ont, le même jour, été 
deux heures avec le Roy. Ce qui a été traité dans cette conférence 
n'a point encore trenspiré. L'on est très étonné que M. de Broglio 
reste en Allemagne, et l'on croit que le Roy changera cette dispo- 
sition (1). 



XXIII 

LETTRE DB LOUIS XV A l'eMPEREUR CHARLES VII 

(21 février 1743.) 

Monsieur mon Frère et Cousin, 

J'ai reçu la lettre de Votre Majesté du 23 janvier, et j'y ai vu 
avec une peine extrême les sujets de mécontentement qu'Elle croit 
avoir de la conduite du maréchal de Broglie. Comme je n'ai rien 
plus à cœur que les intérests de Votre Majesté, et que j'y ai même 
sacrifié les miens en refusant tous les avantages qui m'ont été 
offerts, si j'avais cru avoir un meilleur général, je l'aurois choisi 
pour mettre à la teste de mes armées d'Allemagne. La grande 
expérience du maréchal de Broglie, ainsi que le zèle que je lui con- 
nois pour la gloire de Votre Majesté, m'ont déterminé à lui donner 
toute ma confiance, et je ne pourois la donner aussi entière à 
aucun autre. S'il falloit rappeller en détail toutes les causes des 
mauvais succès que mes troupes ont éprouvé(e)s en Bohême, et du 
peu de concert qui a fait échouer toutes les opérations, il seroit 
difficile de voir que ce n'est pas au maréchal de Broglie qu'on doit 
les imputer. Vostre Majesté n'a pas sans doute été exactement 
instruite du mauvais état dans lequel étoit l'armée dont il a été 
prendre le commandement, lorsqu'EUe lui reproche son inaction. 
Je pourois avec plus de raison me plaindre du peu de secours que 
mes troupes ont trouvé en Bavière, et de plusieurs mauvaises 

(1) Blbl. nat. Nouv. acq. franc. 498, fol. 172. — Original (évidemment 
de la main d'un agent secret de l'empereur Charles VII). 



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PIÈCES JUSTIFICATIVES 311 

manœuvres que je ne veux pas relever. Le maréchal de Belleisle 
doit être bien flatté de la préférence que Votre Majesté lui donne. 
Je connois tous ses talens et son attachement pour la personne de 
Votre Majesté; mais Elle peut juger Elle-même, puisqu'il a l'hon- 
neur d'être auprès d'EUe, s'il est en état de faire les fonctions de 
général ; sa santé l'en rend absolument incapable, et il me l'a cer- 
tiffié lui-même dans toutes ses lettres. Je prie donc Votre Majesté 
d'ajouter moins de foy aux rapports infidèles qu'on lui fait sur 
le compte du maréchal de Broglie, et de lui marquer un peu plus 
de confiance : c'est le mojen d'augmenter son zèle pour les inté- 
rests de Votre Majesté. Il répondra comme il le doit aux bontés 
que Votre Majesté voudra bien lui témoigner. J'ai gardé le plus 
grand secret sur tout ce que Votre Majesté m'a écrit à son sujet, 
et il n'en parviendra jamais rien à sa connoissance. Je suis, Mon- 
sieur mon frère et cousin, 
De Votre Majesté 

Le bon frère et cousin 

Louis (1). 
A Versailles, le 24 février 1743. 



XXIV 

LETTRE DB l'bMPBBEUR CHARLES VII A LOUIS XV 

Fraucfort, le 6 mars 1743. 

Monsieur mon Frère et Cousin, 

Je vois avec douleur par la réponse de V. M. du 21 du mois dernier, 
qu'Elle croit que je cède à des préventions qui me sont inspirées 
contre le Maréchal de Broglie. Personne n'est plus éloigné que moi 
d'en prendre, surtout contre un général pour qui j'ai toujours eu 
de l'estime et dont je connoissois le zèle pour ma maison. D'ail- 
leurs il me suffira toujours que V. M. accorde sa confiance à quel- 
qu'un pour que je lui donne la mienne. Ce ne peut donc être 
qu'après avoir suivi sa conduite et un mûr examen, que je me suis 
déterminé à demander son rappel. De pareilles démarches coûtent 
trop à faire pour les bazarder sans de grandes raisons. Je m'y suis 
vu forcé malgré moi, après avoir épuisé toutes les marques de la 
confiance la plus intime. Les lettres que je lui ai écrites en sont 
des preuves indubitables. 

Je rends justice au Maréchal de Broglie sur ses talents et sa 
longue expérience, mais j'ai lieu de croire que l'exécution du projet 
que V. M. avoit formé, dépend absolument de son rappel. U n'y a point 

(1) Bibl. nat. i^Tow. aeq, franc. 487, fol. 64. -^ Original. 



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342 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANCE 

de plan, point d'opérations, auxquels il se soit prêté ; tout a été 
rejette, sans même alléguer de bonnes raisons, et je ne vois aucune 
apparence de rétablir jamais l'union, le concert et la bonne intel- 
ligence, si nécessaires pour le succès de cette campagne. Je répète 
à V. M. que je suis très éloigné d'a¥oir aucune préyention ; mais à 
supposer même que le défaut d'harmonie ne vient que de cette 
cause, toute injuste qu'elle seroit, l'importance des grands inté- 
rests qui doivent nous occuper aujourd'hui devroit l'emporter sur 
toute autre considération. 

Je parle à Y. M. k cœur ouvert; c'est le moins que je doive faire, 
quand Elle a fait tant pour moi, et je lui tiendrois le même langage, 
quand je n'aurois aucun intérêt au succès de la campagne prochaine. 
Je dois tout à V. M.; c'est m'acquitter en partie des obligations sans 
nombre que je Lui ai, que de Lui parler avec sincérité. Je La prie 
même d'être perauadée que, dépouillé de tout préjugé, je ne Lui 
ai proposé le Maréchal de Belleisle, que parce que je croyois que, 
V. M. lui ayant confié toutes les vues et les desseins, il y entre- 
roit peut-être mieux qu'un autre, et que sa santé se rétablissant de 
jour en jour, ce seroit un obstacle que la vivacité de son zèle lui 
feroit vaincre. Mais quel que soit le général sur lequel V. M. jet- 
teroit les yeux, elle me verroit y mettre ma confiance dès qu'elle 
lui accorderoit la sienne. Les talents et expérience ne suffisent pas 
à un général; cette activité qui caractérise si avantageusement 
les troupes de V. M. et qui est l'àme du succès, quand les opéra- 
tions ont été réglées, lui est également nécessaire. Les ennemis ne 
nous ont que trop fait voir qu'ils savoient profiter de notre lenteur 
et inaction, et ils n'ont pas caché qu'ils ne trouvoient plus cette 
ardeur qui leur étoit si redoutable. 

Comme c'est à V. M. seule que je m'explique, je me reprocherois 
si je Lui cachois rien. Des succès de cette campagne dépend absolu- 
ment ou une paix honorable ou une paix forcée. V. M. est trop sen- 
sible à la gloire pour rien mettre au hazard. Le point principal est 
de prévenir les ennemis; cela demande des précautions, de l'activité 
et surtout un concert et une harmonie que je suis contraint d'avouer 
que je n'ai pu trouyer les moyens de former, quoique j'aie souvent 
sacrifié à cette vue des mécontentements personnels. Je puis moins 
l'espérer aujourd'hui que jamais, que le maréchal de Broglie 
n'ignorera pas que j'ai demandé son rappel. Il ne dépend plus de 
moi de reprendre pour lui cette confiance qu'en vain je lui ai 
témoigné et qu'il n'est pas dans mon caractère de feindre, quel- 
qu'effort que j'y fisse par amour de V. M. 

Je La prie de faire là dessus les plus sérieuses réflexions, les mo- 
ments pressent et je crains que l'on ne voulût les racheter bien cher. 
Rien ne peut exprimer l'étendue de la tendre amitié et de la par- 
faite reconnoissance avec le[s]quel[le]s je suis... (i). 

(1) Bibl. nat. iVoMV. aoq. franc. 488. fol. 9. -^ Qopie. 



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PIÈCES JUSTIFICATIVES 313 

XXV 

LBTTBB DB LOUIS XV A L*BMPBBBUR CHABLBS VII 

(17 mars 1743.) 
MONSIBUR MON Fr&RB BT CoUSIN, 

Je comprends la peine que Votre Majesté a eue à renouveller ses 
instances pour le rapel du maréchal de Broglie par celles qu'EIIç 
a dû prévoir que me causeroient les plaintes réitérées qu'Elle me 
fait sur son compte. Rien ne peut m'être plus douloureux que de 
voir Votre Majesté aussi indisposée contre le général à qui j'ai 
donné toute ma confiance. Si Votre Majesté avoit été à portée d'en 
juger par Elle-même, je suis persuadé qu'Elle lui rendroit plus de 
justice, et qu'Elle reconnottroit que le peu d'activité qu'Elle lui 
reproche ne provient que de l'impossibilité d'avoir pu mieux faire 
avec une armée exténuée par les fatigues et par les maladies. Heureu- 
sement le retour de la belle saison, et l'arrivée des recrues que j'en- 
voye pour la renforcer, la mettront en état d'agir avec plus de 
vigueur. Le maréchal de Broglie sçait combien j'ai à cœur les 
intérests de Vostre Majesté, et que je ne les distingue pas des miens 
propres ; c'en est assés pour qu'Elle ne doive pas douter du zèle qu'il 
montrera pour son service, aussitost qu'il en aura les moyens, et j'es- 
père qu'Elle reprendra pour lui des sentimens plus favorables. Je ne 
sçais pas pourquoi Votre Majesté présume que le maréchal de Broglie 
n'ignorera pas qu'Elle ait demandé son rappel, puisque j'en ai promis 
le secret k Vostre Majesté et que je le garderai înviolablement. 

Je suis, Monsieur mon frère et cousin, de Votre Majesté 

Le très bon frère et cousin, 

Louis (4). 
A Versailles, le 17 mars 1743. 

A l'Empereur. 

XXVI 

LBTTRB DB LOUIS XV A l'bMPBRBUH CHARLBS Vil 
(7 août 174S.) 

MONSIBUR MON FrÈRB BT GOUSIN, 

La lettre de Votre Majesté du 21 du mois dernier, par laquelle 
j 'aprends qu'Elle s*est résolue à donner les mains à un accommodement 
avec la Cour de Vienne, m'a pénétré de la plus vive douleur, en 
voyant l'apréhension dans laquelle Elle est- que cette Cour ne veuille 

(1) Bibl. nat, AToii». ûûq. françi 487, foh 70. ^ Original. 



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Si4 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANGE 

abuser de ses prospérités, pour lui imposer les conditions les plus 
dures. Plus Votre Majesté me témoigne de confiance, plus je suis 
affligé de ne pouvoir remédier aussi efficacement que je youdrois à 
l'amertume de sa situation. Votre Majesté Yoit cependant par 
les efforts que je fais en tout genre pour rétablir et augmenter mes 
troupes, que je suis bien éloigné de vouloir la mettre dans la néces- 
sité de subir des loix trop rigoureuses ; quoique mes armées ayent 
repassé le Rhin, ce n'a jamais été dans la vue de la laisser à la 
merci de ses ennemis, et je me flatte qu'Ëlle me rend trop justice, 
et qu'elle a eu jusqu'ici trop de preuves de mon amitié pour avoir 
eu une pareille pensée. J'ai soutenu ses intérests comme les miens 
propres, et j'ai continué la guerre en Allemagne aussi longtems que 
je l'ai pu, et le dernier combat de Dettingen a dû lui faire con- 
naître que j'ai persévéré dans cette résolution jusqu'à ce que j'aye 
été obligé de céder à la nécessité des conjonctures. Elle sçait aussi 
bien que moi toutes les raisons qui rendoient la retraite du Maré- 
chal de Noailles indispensable. J'aurois cru qu'Ëlle pouvoit s'en 
faire un mérite auprès de l'Empire, et que cette démarche auroit 
été plus capable qu'aucune autre de lui concilier les esprits ; Votre 
Majesté en a jugé autrement par des raisons qui me sont inconnues, 
et Elle a mieux aimé que la Déclaration que je lui proposois de 
donner Elle-même, fût faite à la Diette en mon nom; comme 
j'aprends qu'Ëlle a été universellement approuvée, il en résultera 
du moins cet avantage : que les auxiliaires de la Reine de Hongrie 
n'auront plus de prétexte pour rester en Allemagne. Vraisembla- 
blement l'Empire ne souffrira pas qu'ils continuent d'assiéger 
Votre Majesté dans la ville qu'Ëlle a choisi pour sa résidence, et 
par leur éloignement Elle poura avec plus de liberté suivre la 
négociation qu'Ëlle a entamée. Je me flatte que Votre Majesté 
voudra bien m'instruire du progrès qu'EUe aura; et si les soins du 
Prince Guillaume de Hesse ne pouvoient engager la Cour de Vienne 
k convenir d'un accommodement acceptable. Votre Majesté peut 
compter que mon amitié pour Elle ne me permettra jamais de 
l'abandonner dans une extrémité aussi fâcheuse. Le Comte de 
Lautrec a dû lui renouveller de ma part les offres de continuer à 
l'aider par des subsides. Je lui confirme encore aujourd'hui les 
mêmes assurances, et que je ne poserai point les armes qu'Ëlle ne 
soit préliminairement rétablie dans l'entière possession de ses 
États. C'est la moindre marque que je puisse lui donner de la véri- 
table et sincère amitié avec laquelle je suis. 
Monsieur mon frère et cousin, De Votre Majesté 

Le très bon frère et cousin, 

Louis (4). 
A Versailles, le 7 aoust 1743. 

A VEmperevr, ^'' / 

(1) Bibl. nat. Nouv. acq. franc, 487, fol. 86* — Original. . I 



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PIÈCES JUSTIFICATIVES 



315 



XXVII 

Nous reproduisons ici deux états de logement de la Cour lors 
des Yoyages du Roi au château de Choisy, ainsi que deux menus de 
la table de Sa Majesté. (Voir les Anecdotes, p. 118.) 



Second Voyage du Roy. 
16 septembre 1745. 

LOGEMENT 
CORPS DU GHATBAU 



Rez de Chaussée. 



Par l'Escalier de la l 
Salle des Gardes.. | 
{•' Étage. } ( 

I Par l'Escalier de la 
Chapelle 



Palier de la Tribune. 



Mansardes du Château. 



Pavillon de M. Le Gouverneur. . 

Corridor des Offices 

EntresoUe de l'Escalier Ovale. . . 
Mansarde de TAisle de l'Horloge . 



1". Le Roy. 

Bains. 

3. 
4. 
5. 

6. 

7. 

8. 
11. 
12. 
13. 
14. 
15. 
16. 
17. 
18. 
19. 
20. 
21. 
22. 
24. 
27. 
28. 
30. 
31. 



Mad* La Marquise de Pompadour. 
Mad« La Duchesse de Lauraguais. 
Mad* La Marquise de Bellefond. 

M ad* La Marquise de S* Germain. 



M. Le Duc Dayen. 
M. Le Duc de Duras. 



M. le Prince de Soubise. 
M. Le Duc de Luxembourg. 
M. Le Prince de Tingry. 
M. Le Duc de la Valliére. 
M. Le Duc d'Enville. 
M. Le Duc de Villeroy. 
M. Le Duc de Richelieu. 
M. Le Duc d'Aumont. 
M. Le Gouverneur. 



M. Le Marquis de Meuse. 



Voyages du Roy, etc., années 1744-1745 et 1746. — Bib. nat. Ms. franc. 14436, fol. 26. 



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346 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 

Neufvième Voyage du Roy. 
Du 21 aoust 4753. 



Rex de ChAusiée. 



Sur l'Escalier du Vesti- 
bule 



EntresoUe au dessus du 

Vestibule 

Au dessus de la Tribune. 
Sur la Cour 
à gauche. 



Mansardes. 



Sur le 

Jardin à 

I droite 



Au dessus de la Gallerie. . 
CSorridor des Offices. . . . 



Aisle 

des 

Seigneurs . 



Rez de 

Ciiauasëe. . 
i Escalier de 
la Gomé> I 
die .... , 



1 1" Étage. . . 



LOGEMENT 

du 21 ftoust 1753 



Le Roy. 



Mad* La Marq* de Pompadour. 



du 22 aoust 1753 

Le Roy. 

Madame Infante. 

Mad* La Marq* de Pompadour. 

Madame Louise. 

Madame Sophie. 



9. 
10. 
a 11. 
11. 
12. 
13. 
14. 
16. 
17. 
18. 
19. 
20. 
21. 
22. 
23. 
24. 



Mad* la Duch. de Brancas. .. 



M. Le Maréchal de Richebeu. 

M. Le Duc d'Estissac 

M. Le Comte de Maillebois. . . 



M. Le Prince de Turenne.... 

M. Le Duc de Chevreuse , 

M. Le Marquis de Poyanne. . 
M. Le Marquis de la Suze. . . . 
M. Le Marquis d'Armentiëres , 

M. Le Prince de Tingry 

M. Le Duc de Penthièvre 

Mad* La Marq« de la Rivière.. 
M. Le Marquis de Gontault. . . 




F 27. 

l•^ 

2. 

3<4. 

6. 

«. 

7. 

9. 
10. 
11. 
12. 
13. 
14. 
15. 
16. 
17. 



M 

M. Le Marquis de Fosseuse. . , 

M. Le Marquis de Meuse 

M. Le Duc de ViUeroy 

M. Le Gouverneur 

M. Le Marquis de Villeroy... 
M. Le Duc de Luxembourg. . 

M. Le Duc de la VaUlère 

M. Le Duc Dayen 

M. Le Baron de Montmorency. 
M. Le Marquis S* Vital 



M. Le et* de Clermont d'Amb. 
M . Le M arquis de Beaufremont . 



Madame Victoire. 

Madame Adélaïde. 

Mad* La Duch. de Brancas. 

Mad* La Marq. de Leyde. 

M ad* La C" de Chateauregnault. 

Mad* La Marq. de Civerac. 

M. Le Maréchal de Richelieu. 

M. Le Duc d'Estissac. 

M. Le Comte de Maillebois. 

Mad* La Marquise de Narbonne. 

M. Le Prince de Turenne. 

M. Le Duc de Chevreuse. 

M. Le Marquis de Poyanne. 

M. Le fifarquis de la Suze. 



M. Le Prince de Tingry. 
M. Le Duc de Penthièvre. 
Mad* La Marq. de la Rivière. 
M. Le Marquis de Gontault. 



Mad* La Marquise de Livry. . . | 



Mad* La Comtesse du Roure. 
Mad* La Comtesse d'Estrade. 
Mad* La Maréchale de Duras. 
Mad* La Marquise de Clermont. 
M. Le Marq. de Fosseuse. 
M. Le Marquis de Meuse. 
M. Le Duc de Villeroy. 
M. Le Gouverneur. 
M. Le Marquis de Villeroy. 
M. Le Duc de Luxembourg. 
M. Le Duc de la Vallière. 
M. Le Duc Dayen. 
M. Le Baron de Montmorency. 
M. Le Marquis de S» Vital. 
M*(i* de Braque. 
Mad* La Comtesse de Mauld. 
Mad* La Comtesse de Durfort. 
Mad* La Marq. de Goebriant. 
Mad* La Maréch. de Maillebois. 
Mad* La Marquise de Livry. 



Voyages du Roy au château de Choisy avec les logements de la Cour et les menus de la table de 
Sa Majesté. Année 1753. — Bibl. nat. Mi. (ranç. 14129, fol. 29. 



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PIÈCES JUSTIFICATIVES 317 

A souper. Jeudy 16 Septembre 17i5. 
DORMANT 

2 BOUTS 

Une Terrine d'un Haricot. Une Terrine d une Financière. 

2 FLANCS 

D'une oille à la purée. D'une oille aux choux. 

HORS-D'OBUVRE ET ENTRÉES 

De filets de Poulardes façon de De petits Poulets à la Polonnoise. 

Monglas. De Filets de Perdreaux au Su- 

D'un Mince aux concombres. culant. 

De Petits Pigeons aux truffies De 1 ourteraux à lltalienne. 

/intî^-ûa De Filets de veau au Cheyreuil. 

enueres. ^.^^ g^j ^^ Perdreaux. 

DunDindonàlaVilleroy. ^^ Filets de Faisands à la 

De Crépinettes de Lapereaux. Chirac. 

De petits Pâtés à l'Espagnolle. D'aislerons en surprise. 

4 BELBVÊS 

D'un Aloyau dans son jus. D'un quartier de Veau. 

D'une selle de mouton. D'un Pâté de Faisands. 

2 SBANDS BNTRBMETS 

D'un Pâté en Fusée. D'un Gâteau de Compiégne. 

ROST 

De Cannetons de Rouen. De Poussins. 

De Perdreaux. De faisands. 

De Guignards. De Cailles. 

BNTRBMETS 

D'un Jambon. De petites Langues. 

De Begnets de Pesches. De petites bouchées. 

D'une Crème à la Genest. D'une crème veloutée. 

De Truffes à la Serviette . De Cervelles de Veau frites. 

D'œufs au Jus de Veau. D'un ragoût meslé à la Proven- 
De Choux fleurs au Parmezan. çalle. 

De pieds de Dindons à la S^'-Mé- De Cardes à l'Essence, 

nehould. D'Artichauts au Singara. 

Ibid. Ms. franc. 1443n, fol. 27. 



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3«8 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

A souper. Vendredy 47 Septembre 1745. 
DORMANT 

2 OILLBS 

D'une Oille aux Ris d'Écreyisses. Une Oille d'une Jullienne d'herbes, 

2 GRANDES BNTRÉIS 

D'un Brochet à la Pollonnoise. D'un pâté de Truites. 
HORS-D'CEUVRE ET ENTRÉES 

De petites Pâtes. De Morue. 

De Filets de Perches à la Crème. D'Anguilles à la Broche Sauce 

De Saumon en Bresolles. .yR*^*".*®' 

De Solles aux fines herbes. De UntUles. 

D une Omelette. D'œufs k l'oseille. 

D'œufs hachés à la Chicorée. D'œufs aux concombres. 

4 RELRVÉS DIS LÉGUMES 

De Vives sauce à l'Eau. De Maquereaux à la M*" d'hostel. 

De Filets de Solles k l'Orange. De Rougets Barbets. 

2 RELEVÉS DBS GILLES 

De Carpes farcies, un Ragoût ^ .. , ^ i « n 
dessus ^ Perches à la Pollonnoise. 

2 GRANDS ENTREMETS 

^, n . 1 D'un Buisson d'Ëcrevisses fe- 

Dune Brioche. ^^^^^ 

ROST 
D'une Carpe au Bleu. De Solles frites. 

De Turbotins au blanc. De Lottes frites. 

De Solles frites. De Turbotins au blanc. 

2 MOYENS ENTREMETS 

De la Bouillie. D'une Tourte de Pèches grillées. 

12 PETITS 

D'une Crème simple. D'une Crème de Caffé. 

De Choux fleurs. D'Asperges au heure. 

D'un Ragoût de Tortues. De Rôties aux Anchojes. 

De Petits pains à la Flamande. D'Epinards. 

D'artichauts au heure. D'Haricots verts. 

De Begnets à la Cloche. D'Ëcrevisses k l'Angloise, 

Ibid. Mi franc. 14436, fol. 28. 



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BIBLIOGRAPHIE 



I 

NOTB SUR LBS MANUSCRITS DBS c ANBGDOTES > 



A. — Le volume dont nous nous sommes servi, de format petit in-4* 
(205 X il5 millim.), porte aujourd'hui, à la Bibliothèque nationale, le 
n<> 13781 du fonds français (anc. Supplément français, 3029 7). Il a con- 
servé son ancienne reliure en veau plein et ses tranches ronges. Il 
se compose de 7 feuillets préliminaires pour le titre et la « Tablé alfa- 
bétique des noms et de matières ». Le texte des Anecdotes remplit 
335 pages 

Grâce À une note qui figure sur le feuillet de garde, nous savons d*où 
provient ce manuscrit : « Vente Mérigot, !•' Pluviôse an 9, 18 1. 19 s. » 
On trouve en effet, dans le Catalogue des livres provenant du fonds 
d'ancienne librairie du citoyen J.-G. Mérigot^ sous le n* 3263 (p. 277), un 
article ainsi conçu : « Anecdotes curieuses de la Cour de France, sous 
le règne de Louis XV, par Toussaint, auteur du livre intitulé les Mœurs. 
/n-4**, 17. m. Manuscrit sur papier », et on a ajouté dans la marge de 
l'exemplaire de ce Catalogue conservé A la Bibliothèque nationale le 
montant du prix d'adjudication : « 18 1. 19 s. » L'identification est donc 
absolument certaine. 

Mais d'où Mérigot, qui n'était qu'un commerçant, tenait-il le volume? 
On peut tout au moins le conjecturer, en s'appuyant sur la phrase sui- 
vante de V Avertissement du Catalogue : « La plus grande partie des 
Manuscrits de ce Catalogue vient de la superbe Bibliothèque de MM. de 
Lamoignon. » 

Le manuscrit des Anecdotes est une copie de l'original de Toussaint. 
Ce n'est pas un remaniement fait sur une édition des Mémoires de Perse : 
les fautes grossières qui s'y rencontrent çà et là, les variantes que nous 
avons relevées dans les notes, les quelques passages inédits le prouvent 
surabondanmient. On se trouve donc en face d'une sorte de mise au net 
du travail môme de l'auteur, qui avait choisi un assez bon « écrivain », 
mais aurait pu rencontrer un meilleur « lecteur ». Peut-être aussi ce 
copiste a-t-il dû exécuter sa t&clie clandestinement, rapidement, et par 
conséquent dans de très défavorables conditions. 

La plus saillante particularité du manuscrit des Anecdotes, c'est de 



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320 ANECDOTES CURIEUSES ÛE LÀ COUR DE FRANCE 

donner en clair les noms des personnages et des pays mis en cause par 
Toussaint. Dans les Mémoires de Perse, ils étaient dissimulés sous des 
pseudonymes d'un orientalisme plus ou moins spirituel, mais que Ton 
n'a jamais cherché à expliquer. Nous terminerons donc cette note par 
quelques indications sur ce point. 

Les relations de Chardin et de Tavemier avaient mis l'Orient à la 
mode, et c'est de leurs récits que sortirent tant de tragédies, d'opéras, 
de romans, de poèmes, de satires tout remplis de noms orientaux et 
d'une phraséologie qui voulait passer pour asiatique. Le plus célèbre de 
tous ces ouvrages est sans contredit le recueil des Lettres persanes de 
Montesquieu. Il est à peu près sûr que Toussaint a connu aussi bien 
que Montesquieu les « Voyages » de Chardin et de Tavemier; mais il a 
surtout fréquenté, comme on pouvait s'y attendre, les Persans du grand 
philosophe français. Il n'y a aucun doute à, ce sujet : les noms d^Anaïs, 
Cha-Âbbas^ Cha-Soleiman, Cosrou, Fatmé^ Gemehid, Hassein, Ibben, Ibbi, 
Mirza, Nargum, Narsie, Nessir, Rhédi, Rica, Roxane, Rustan, Sélim, 
Usbeek, Zaehi, Zélide, Zéphis, ont directement passé des récits des 
grands voyageurs du dix-septième siècle dans les Lettres persanes et des 
Lettres persanes dans les Mémoires de la cour de Perse. La Seherazade des 
Mémoires s'est échappée d'entre les pages de la traduction des Mille et 
une Nuits do Galland. Et ce ne sont peut-être pas lÀ, pour cette onomas- 
tique étrange, les seules sources de Toussaint. Mais nous ne voulons 
pas insister davantage sur cette question, et nous dirons de préférence 
quelques mots sur les noms d'allure orientale moins franche et qui, si 
on les examine de près, apparaissent comme de simples et assez ridicules 
anagrammes : Cha-Poledol (l'empereur Léopold), Hasse Clesse (Hesse- 
Cassel), Darejean (M"« de Séry, dame d'Argenton), Enmi (Mein, fleuve), 
Eveneg (le prince Eugène), Feldran (Flandre), Jaber (le duc d'Are[n]b[er]j), 
Jesova (Savoie), Kalucad (Valdack = Waldeck), Kigon (Kogni, Coigni), 
Kihelt (du Theil), Korsula (Karolus : Charles- Emmanuel de Savoie), 
Koturi ( Victor- Amédée de Savoie), Kasula (Casiau, Gzaslau), Rutoreha 
(Harcourt), Salcher (Charles de Lorraine), Seipho (Joseph), Selatibetk 
(Elisabeth), Semir (Merci), Sigoken (Konigsek), Tamel (AmeI[ot]), Vrinub 
(Brunvi = Brunswick), Zenska (Zensac =: de Gensac), etc. Cle sont là des 
puérilités que l'on est bien obligé de signaler en passant; mais elles ne 
valent pas la peine que Ton s'y arrête plus longtemps. Il parait d'ailleurs 
certain qu'elles ont peu piqué la curiosité des lecteurs contemporains : 
les clefs plus ou moins exactes jointes aux éditions des Mémoires enle- 
vaient tout intérêt à ce petit jeu. 

B. — Au moment où nous achevions notre publication in-folio, 1& 
Bibliothèque de l'Arsenal acquérait un nouveau manuscrit des Anecdotes, 
sur lequel M. Camille Stryienski donnait, peu après, dans la tkfoue 
Bleue, un article intéressant, mais inexact sur plus d'un point. 

Ce manuscrit, d'une exécution matérielle plus soignée que celui de la 
Bibliothèque nationale, contient avec d'assez rares et d'assez légères 
variantes qui se retrouvent dans les éditions des Mémoires de Perse^ 
le même texte que ce dernier : portraits manquant à toutes les édi- 
tions sauf à celle de 1746, requête des Lorrains, additions biogra- 
phiques, etc. 

Il a reçu, à la bibliothèque de la rue de Sully, le n* 7546. De format 
petit in-4», écrit sur papier fort, il compte 765 pages et est revêtu d'une 
reliure en veau plein, avec dorures au dos. Les pages sent encadrées 
d'un filet rouge. A la page 2, on Ut la note suivante : « Bibliothèque de 



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BIBLiOGha^PHlE 321 

M. de Bpoé (1). — Désiré de Broé m'a cédé ce volume le treize février 1844, 
jour auquel je lui ai remis tous les manuscrits de la bibliolhèque de 
Broé, à l'exception de ceux qu'il m'a donnés ou cédés. — J. L. (?) ». Et 
au-dessous : « Quel est ce Panage? • Cette dernière note est relative au 
titre qui se trouve en face, page 3 : Anecdotes tbês curieuses de la 
Cour de Frange par M. Panage. Titre très important pour nous, puis- 
qu'il confirme, une fois de plus, l'attribution des Anecdotes i l'auteur 
des Mœurs, c'est-à-dire À Toussaint. 

Signalons encore quelques corrections apportées au texte. Dans le 
paragraphe relatif à Amelot. la phrase : « les Ministres changent et ceux 
cy restent en place », a été suppléée, au XIX* siècle et probablement 
par l'auteur de la note de la page 2, entre les mots : « les hommes de 
l'État » et « Il semble dés lors... » (p. 113 de notre édition). Un peu plus 
bas, en marge du passage concernant la disgrâce d'Antoine Pecquet, le 
copiste avait écrit : « M. Fouquet »; une main un peu postérieure a biffé 
ce nom et écrit à sa place : « M. Pecquet ». 



II 

BIBLIOGRAPHIE DBS HÉMOIRES SECRETS POUR SERVIR 
A l'histoire de la cour dé PERSE 

I 

[Mémoires || secrets || pour servir || a || l'histoire || de || perse]. — 
Amsterdam || 1745. 

Petit in-8», 3 pages pour rAVERTi8SEMENT-(-265 pages pour le texte des 
Ivoires 4- 37 pages ' *" 

nues dans ce Volume. 



Mémoires -{- 37 ps^es n. c. pour la Table des principales matières, eonte- 

Voici le texte de l'Avertissement, revu sur toutes les éditions que 
nous avons pu consulter : 

AVERTISSEMENT 

Chercher À prévenir le Public sur le mérite des Anecdotes (2) qu'on 
lui présente, ce seroit douter de son discernement. Il ne parolt que trop 
d'Ouvrages pour lesquels on demande grâce; et ce, avec d'autant plus 
de raison, qu'il n'en est presque point qui méritent qu'on la leur fasse (3). 
Le Lecteur jugera donc de ces Mémoires. Mon but étant de l'amuser et 
de lui plaire, je m'estimerai trop heureux si le succès répond à mes 
désirs. Mon dessein dans cet Avertissement, est seulement de rendre 
compte de quelle façon le Manuscrit m'est tombé entre les mains. 

Il y a quelques années qu'un de mes intimes Amis, Anglois de nation, 
ayant envie de connoitre le royaume de Perse (4), partit pour Ispahan (5). 
Un assez long séjour dans cette Ville lui rendit la Langue Persane aussi 

(1) Le célèbre procureur général de la Restauration, Jacques-Nicolas de Broé, né à Beau- 
vais en 1700, mort en 1840. 

(2) Ce mot, qui rappelle le titre véritable de l'ourrage de Toussauit, est à remarquer. 

(3) Éd. de 1763 : « qu'on leur en fasse >. 

(4) Dans les defs des diverses éditions des Mémoires, on voit que la Perse désigne la 
France. 

(5) Isfahan, dans les mêmes clefs, c'est Paris. 

ti 



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322 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANGE 

familière que sa langue naturelle : beaucoup d'esprit, et surtout une 
politesse inûnie lui acquirent à la Cour plusieurs Amis du premier rang. 
De ce nombre fut AH-Couli-Kan, Premier Secrétaire d'Etat, seigneur 
d'un mérite distingué (1). Il avoit dans sa Bibliothèque quantité de 
Mémoires secrets manuscrits en Langue Penane^ dont il laissa la dispo- 
sition à VAngloitf qui entreprit de traduire une partie de ceux du Règne 
de Cha-Séphi I. du nom (2). 

A son retour en Angleterre, il me fit part de son Ouvrage, et le plaisir 
que je pris à le lire me ût présumer que le Public ne seroit pas f&ché 
de connoltre un peu particulièrement une Cour, qui jusqu'À présent a 
été assez ignorée en Europe. Sur cette présomption, et de l'aveu de 
mon Ami, j'ai traduit ses Mémoires en Françon. Je n'ose pas me flatter 
d'avoir atteint & la pureté et à la finesse de l'Original Anglais: ainsi, si 
le Lecteur n'est pas satisfait, c'est à moi seul qu'il doit s'en prendre. Je 
le prie cependant de considérer que le génie de la Langue Anglaise est 
bien différent de celui de la Langue Française. Celle-ci est plus claire, 
plus méthodique, mais moins abondante et moins énergique que la 
Langue Anglaise, dont j'ai éprouvé plus d'une fois, dans le cours de la 
Traduction, qu'il ra'étoit impossible de rendre toute la force. 

Indépendamment de ce qui concerne la Perse, on trouvera dans ces 
Mémoires plusieurs morceaux d'autant plus dignes de curiosité, qu'ils 
donnent sur les affaires générales de VAsie des lumières absolument 
nécessaires (3). 

Bibliothèque nationale, Lb^* 45 b (titre refait à la main; reliure veau marbré, aux armes 
de Marie-Anne de Bourbon, dite Mademoiselle de Clermont; le fer a probablement été 
utilisé par un de ses héritiers, car elle était morte depuis 1741 ; à la fin, résumé manus- 
crit, en six pages, de la clef de l'édition suivante.) 



II 

MEMOIRES II SBCRET8 [rouge] || pour sbrvir || ▲ || l'bistoirb [r.] j| 
DE II PERSE, [r.] Il ... Viiiis nemo sine naseitur, optimus ille est || Qui 
minimis urgetur. Horat. || (Fleuron gravé) || a Amsterdam, [r.] || AUX 
DEPENS DE LA COMPAGNIE || MDCCXLV [r.] 

In-i2, 7 pages n. c. pour le titre et V Avertissement -|- 302 pages pour 
le texte des Mémoires et la Table des principales matières continues (sic) dans 
ce Volume (p. 266-302) -fil pages pour la Liste ou Clef des noms propres 
de ces Mémoires. — Le fleuron gravé sur cuivre, dans un joli encadre- 
ment de bon style, est signé P Tanje f. ; il représente une petite scène 
symbolique dont Minerve et Mercure sont les principaux personnages : 
c est l'union des lettres et du commerce. 

Notre Bibliothèque (rel. veau plein, filets or; tranches dorées). 

(1) Selon les clefs déjà citées, AU-Couli-Kan désignerait Gharles-Philippe-Théodore, 
Électeur Palatin et prince de Sulzbach. Il n'y faut sans doute voir ici qu'un nom de 
fantaisie. 

(2) Chor-Sépki /•^ c'est, toujours suivant les mêmes clefs, le roi Louis XV. 

(3) Éd. de 1746 : « qu'ils donnent des lumières absolument nécessaires sur les affaires 
générales de VAsie. » 



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BIBLIOGRAPHIE 323 



III 

MÉMOIRES II 8EGRBTS [r.] || pour servir II A II l'histoirb [r.] || de II 
PERSIC [r.] — A AMSTERDAM [r.]. Il aux depent de la Compagnie. \\ MDCCXLV. 

Petit în-8», 6 pages, n. c. pour le titre et Tavertissement -{- 8 pages 
n. c. pour la Litte ou Clef de» nom$ propret de ce» Mémoire» 4- ^^^ pages 
4- 37 pages n. c. pour la Table de» principale» Matière» contenue» dati» ce 
Volume. 

Bien que cette édition reproduise page pour page le texte des Mémoire» 
tel qu'il est donné dans l'édition n<* 1, elle en diffère cependant par la 
disposition typographique de la Préface et par le corps des caractères 
employés, qui sont ici beaucoup plus forts et plus nets. Elle contient de 
plus la Clef, 

Au-dessus du libellé du titre se lit l'épigraphe : 

.... Vitiis nemo sine nascitwrj optimus ille est 
Qui minimis urgetur, HoRiiT. 

Et au-dessous du môme titre, entre l'épigraphe et l'adresse, on voit 
une petite gravure sur cuivre. C'est la marque typographique de la 
Compagnie des libraires d'Amsterdam. Elle représente une balance éta- 
blie sur des faisceaux; vers le haut et en avant des faisceaux, deux 
mains s'étreignent fortement. Au-dessous du fléau de la balance, à 
droite, un angelot à ailes d'oiseau, assis, tient im rouleau sur ses genoux, 
et À ses pieds sont déposés des livres ; à gauche, un second angelot à 
ailes de papillon et & figure féminine semble briser les bâtons d'un fais- 
ceau. Sous les pieds de chacun des deux petits personnages, une corne 
d'abondance et des amas de pièces d'or. En haut, une banderole s'en- 
roule autour du fléau de la balance et porte cette devise : VIS UNITA 
MA10R. 

L'avertissement reproduit exactement celui de la première édition. 

Bibliothèque nationale, Lb^s 45 c (reliure veau marbré, au chiffre de Du Tartre de 
L'Aubespin : d'azur à deux bars adossés d'argent^ accompagné de quatre croisette» du 
même, i,t9ti, frappé en or). 

IV 

MÉMOIRES II secrets [r.] || pour servir || a || l'histoire [r.] || de || 
rtRSE. [r.] Il Nouvelle Édition, \\ revue, corrigée & augmentée, [r.]. — A 
Amsterdam [r.], || Aux depen» de la Compagnie. || MDCCXLVI. [r.]. 

Petit in-8«, 6 pages n. c. pour le titre, VAvi» de» libraire» et V Averti»- 
»ement 4- 307 pages pour le texte des Mémoire» (1-260), la Table de» 
principale» matière» contenue» dan» ce Volume (261-297) et la Clef de» 
Mémoire» »ecret» de la Cour de Per»e (298-307 . Cette Clef contient, à la 
fin, l'avis suivant : « Les noms marqués d'une * sont des Articles nou- 
veaux, qui ne se trouvent pas dans la première édition. » — Au-dessous 
du titre, môme épigraphe lirée d'Horace et même marque de librairie 
que dans l'édition de 1745; mais la marque a été regravée et présente 
quelques légères différences de détail. 

Cette édition est la plus complète de toutes celles des Mémoire». Outre 
les « portraits » qui y sont ajoutés et notés d'ua astérique dans la Clef, 
« portraits » qui ne figurent que là et dans le manuscrit des Anecdote», 



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324 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

elle se termine par sept pages et demie de texte (p. 252, 2« alinéa — 
p. 260) qui manquent môme au manuscrit : 
Voici le texte de VAvis qui la précède : 

. AVIS DBS LIBBAIRES 

Voiei une nouvelle Edition des Mémoires Secrets pour servir à l'Histoire 
de Perse. Le favorable accueil que le Publie a fait à la première nous donne 
tout lieu d*espérer qu'il recevra celle-ci, avec d'autant plus de plaisir, qu*elle 
est corrigée augmentée de plusieurs Portraits intéressans, et qui sont toucfiés 
avec la même force, que ceux qui ont mérité les suffrages des Connois- 
seurs (1). 

Bibliothèque nationale, Lb^* 46 d (rel. veau, tranches rouges; sur le feuillet de garde : 
« Pour M. ie Ghev. de S'* Marie, officier aux Gardes »). — Notre Bibliothèque (rel. veau, 
tranches rouges; sur les plats, traces d'armoiries enlevées %vec soin). 



MÉMOIRES II SBGRRTS [r.] || pour servir || a || l'histoirb [r.] || de || 
PERSE, [r.] Il NOUVELLE EDITION, || revue, corrigée et augmentée. 
[r.] Il ... Vitiis nemo sine naseitur, optimus ille est | Qui minimis urgetur. 
HoRAT. Il (Marque de la Compagnie des libraires d* Amsterdam, gravée 
plus finement que les préci'îdentes.) || a Amsterdam, [r.] || AUX DEPENS 
DE LA COMPAGNIE. || MDGCXLVI. [r.] 

Petit in-8»; 24 paiçes n. c. pour le faux-titre, le titre, l'Avis des Libraires, 
Y Avertissement, fa liste alphabétique des Livres nouveaux imprimés depuis 
peu par la Compagnie d'A msteraam et la Clef des Mémoires secrets de la 
Cour de Perse 4- 344 pages pour le texte des Mémoires -+- 40 pages n. c. 
pour la Table des principales Matières contenues dans ce Volume. 

Notre Bibliothèque (rel. veau, tranches rouges; sur le titre, nom d'un ancien posses- 
seur ; « Baudelot Rouvrai, capitaine bombardier »). 

VI 

MÉMOIRES II SECRETS || pour servir II A II l'histoire II DE PERSE || ... 

Vitiis nemo sine naseitur, optimus ille est || Qui minimis urgetur, Horat. 
(entre deux filets) || (Petit fleuron très simple) |[ a || berlin, |] Aux dépens 
de la Compagnie. || M. DCC. LIX. 

In-24, XXIV pages pour le titre, V Avertissement et la Liste ou Clef des 
Noms propres de ces Mémoires + 352 pages pour le texte des Mémoires 
(1-304) et fa Table des Matières (305-352J. 

Pas de marque de librairie. C'est une reproduction de l'édition de 1745, 
augmentée de la Clef. 

Bibliothèque nationale, Lb^* 45a (demi-rel. moderne). — Notre Bibliothèque (rel. 
maroquin rouge, filets or, tranches dorées). 



VII 

MEMOIRES II secrets || pour servir || a || l'histoire || de || PERSE. 
— Il ... Vitiis nemo sine naseitur. optimus || ille est \\ qui minimis urgetur, 

(1) Nous avons relevé ces. portraits dans les notes de notre présente édition des AneC' 
4o^t de Toussaint. 



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BIBLIOGRAPHIE 325 



HORAT. Il (Petit fleuron différent de celui de Tédition précédente.) |j a 
AMSTERDAM, || AUX DÉPENS DE LA COMPAGNIE, j (filet) j M DCG LIX. 

In-24, XXIII pages pour le titre, V Avertissement et la Liste ou Clef des 
Noms propres ae ces Mémoires 4- 386 pages pour le texte des Mémoirei 
(1-295) et la Table des Matières (297.386.) 

Pas de marque de librairie. — Sauf la disposition typographique, cette 
édition est identique ë, celle que nous venons de décrire (n* YI, Berlin, 
1759). 

Notre Bibliothèque (rel. veau fatiTe, tranches marbrées). 



VIII 

MÉMOIkES\l SECRETS (1) [r.] || pour sbrvir || a || l'histoire (2) || db || 
PERSE [r.], Il avec || des éclaircissemens et une clef marginale, || plus 
complette et rectifiée || par \\ D. S. [r.]. — à Amsterdam || MDGCLXIII. 

Petit in-8*, 16 pages n. c. pour le titre, la Préface de VÉditeur et l'Aver- 
tissement + 320 pages (1-319 pour le texte des Mémoires et 320 pour 
VErrata). — Au-dessous du titre, môme épigraphe que dans les éditions 
précédentes; puis petite gravure sur cuivre représentant une Persane 
(Turque?) assise dans une sorte de rocaille. — En tôte de la préface, 
fleuron représentant une sorte de jardin, de style rococo. — La Clef, 
comme l'indique la Préface, au lieu d'être réunie en une Liste, a été 
disposée en manchettes dans les marges du texte, au fur et à mesure 
que les pseudonymes s'y présentaient. — Pas de Table des Matières. — 
Notes explicatives au bas des pages. L'auteur de ces notes, qui a signé 
la Préface des initiales D. S., est peut-être Etienne de Silhouette, le con- 
trôleur général des finances, qui avait publié en 1748 des Réflexions sur 
le livre des « Mœurs » (voyez notre Notice sur Toussaint, p. xxix, 
note 1). 

Nous reproduisons la brève introduction qui précède cette éditicm sous 
le titre suivant : 

PRÉFACE DE L'ÉDITEUR 

Les mémoires secrets pour servir à Vhistoire de Perse, c'est-à-dire de 
France, parurent pour la première fois en 1745. L'éditeur voulut faire 
accroire au public qu'ils n'étoient qu'une traduction d'un original 
Anglois. Peut-être le fit-il pcmr exciter d'autant plus la curiosité du 
public, et pour cacher en môme tems le véritable auteur. On tes attribua 
au célèbre monsieur Pecquet, Premier Commis des affaires étrangères, 
dont nous avons d'excellens ouvrages de Morale et de Politique. Il y a 
pourtant lieu d'en douter, vu la différence du stile des mémoires secrets 
de Perse à celui de M. Pbcquet (3). Dans la môme année, on en fit une 
copie en Hollande, et pour faire valoir cette édition, on y joignit une 
clef la plus fautive du monde. Le débit de ce petit livre fut si extraordi- 
naire, qu'on en fit une seconde en 1756 à Amsterdam (4). On tâcha en 
même tems de persuader le public, qu'on l'avoit considérablement 
augmentée; mais on ne fit que lui imposer (5). Contre ces mémoires 

(1) Les deux premiers mots sont imprimés en caractères de civilité majuscules. 

(2) Ce mot est en capitales italiques évidées. 

(3) Sur émette question, voyei notre Notice, p. xcvii-c. 

(4) Il reut évidemment faftre ellusion à l'édition de 174«. (Cf. ci-dessus, n* IV.) 

(5) L'auteur de cette Préface a sûrement confondu l'édition d'Amsterdam 1746, qu'il n'a 
pas eue sous les yeux, avec celle d'Amsterdam 1769^. (Cf. d-dessas, n» VII.)- 



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326 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

secrets de Perse avoit déjà paru une lettre de M. le B. de C** insérée 
dans la Bibliothèque raitonnéet tom. XXXIV, p. 483. Les objections ne 
sont pas d'importance; on y réplique dans le Journal des SavanSy 
Juillet 1745, édit. de HoL, p. 348. Voyés aussi Journal universel, 
juin 1745, et Bibliothèque françoise, tome XLII. Les répliques ne valent 
pas beaucoup mieux que les objections. On donna enûn une quatrième 
édition en 12 (tû), k Berlin en 1759. Un honnête homme, qui aime à 
servir le Public, m'engagea & en donner la cinquième (1). Je l'ai augmentée 
des éclaircissemens propres et nécessaires k répandre de la lumière sur 
les ténèbres dont l'auteur a jugé à propos d'envelopper les événemens. 
Pour la commodité du Lecteur, on a mis la clef dans la marge vis-à-vis 
les noms déguisés, et on a tâché de la rectifier. C'est à Vous, Cher Lec- 
teur, à juger 8i j'y ai réussi, 

D[b] S[ilhoubttb?]. 

Bibliothèque nationale. Lb'> 46 (demi-reliure moderne). 



III 

BIBLIOGRAPHIE DES « MŒURS > 

I 

LES II MŒURS Ij. Respicere exemplar vitœ morumque. \\ hor. ad. Pis. || 
(Marque de librairie). || A Amsterdam, || aux dépens de la Compagnie, || 
MDCCXLVIII. 

Petit in-8«; xl pages pour la dédicace A Madame M. A. T***, l'Avertis- 
sement et le Discours préliminaire sur la vertu -{- 391 pages (l''373 pour 
le texte des Mœurs et 374-391 pour la Table des chapitres et articles. — 
Sens gravures, sauf la marque des libraires (gravée sur bois; décrite 
ci-dessus), et quelques ornements typographiques sans importance. — 
Au feuillet de garde, en face du titre, a' une main du dix-huitième 
siècle : « par M. Toussains, curé de Meudon (sic) ». 

Voici le texte de la lettre dédicatoire et de l'Avertissement : 

A MADAME M. A. T*** 
Madame, 

Ce n'est point k un Grand, k un Prince, ou un Ministre d'Etat que je 
présente mon Ouvrage : c'est à vous, Madame, dont le rang n'est qu'égal 
au mien. Mais que vous êtes amplement dédommagée de cette égalité 
par vos qualités personnelles I Je la vois bien-tôt disparoître, dès que je 
viens k vous apprécier par l'esprit et par le cœur : je trouve alors la 
belle Menoqui bien plus digne de mes hommages, que ces vaines idoles 
du peuple, qui n'ont pour elles que leurs grands noms, et la pompe qui 
les environne. J'ai dit quelque part, dans ce Livre, que si la vertu se 
rendoit visible, ce seroit Dieu que nous verrions, dans tout l'éclat de sa 
grandeur, et de sa sainteté : J'ajoute ici, Madame, que si pour ménager 
la faiblesse de notre vue, elle empruntoit une forme humaine, ce seroit 
la vôtre qu'elle prendroit; du moins, ne pourroit-elle mieux choisir, 
pour se rendre aimable aux hommes, et les gagner par ses attraits. Je 

(1) Elle parait bien être en effet la cinquième. 



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BIBLIOGRAPHIE 327 

ne puis donc aussi mieux m'adresser qu'à vous. Madame, pour dédier 
un travail que je consacre et sa gloire. Quel accueil ne devez-vous pas 
faire aux MoBurt, vous qui en avez de si pures ? J'ose dire, que 1* Auteur 
môme mérite aussi de votre part quelque considération La morale qui 
règne dans cet Ouvrage est exacte et hors de critique ; or cette morale 
est la mienne ; c'est l'expression sincère des sentimens de mon cœur. 
Quelque tendre que soit un ami qui la pratique, ne craignez rien de sa 
part, ce ne peut être un séducteur. Je vous laisse volontiers tout l'hon- 
neur de votre vertu : mais ne m'enviez pas la mienne. Je vous crois, 
Madame, assez circonspecte pour éviter les pièges d'un amant : mais 
regardez-moi comme un ami assez droit pour ne vous en jamais tendre. 
Vous me feriez une injustice insigne, si vous me soupçonniez de n'être 
sage, que parce que vous l'êtes : ce seroit juger bien injurieusement du 
respectueux attachement avec lequel j'ai l'honneuir d'être, 
MADAME, 

Votre très humble et très obéissant serviteur, Panaos. 

AYKRTISSBMBNT 

Je ne dirai point à mon Lecteur, malgré l'usage établi, qu'un ami 
m'ayant surpris une copie de l'ouvrage que je donne aujourd'hui, l'alloit 
rendre public, lorsqu'informé fort à propos du risque que je courois 
d'être imprimé sur des brouillons informes, j'ai mieux aimé donner les 
mains de bonne grâce à l'impression : parce que dans tout cela il n'y 
auroit rien de vrai, et que d'ailleurs c'est une coquetterie d'Auteur usée. 
J'ai l'esprit un peu tourné à la Philosophie morale : or comme l'envie 
de convertir en livre tout ce qu'on pense de bon et de mauvais, est une 
maladie, courante dans ce siècle, la contagion m'a gagné : je me suis 
mis et moraliser par Chapitres. Le mobile qui m'a déterminé est, si 
vous, voulez, l'amour propre, car inutilement le nierois-je : mais du 
moins il s'y en est joint un autre plus noble, qui est l'amour de la 
vertu. Enflammé pour elle d'un zèle apostolique, je voudrois rendre 
tous mes lecteiu's vertueux. Je sai bien que je n'y réussirai pas : mais 
si j'étois sûr d'en gagner seulement un sur mille, quelque pénible que 
soit le métier d'Auteur, je ne ferois plus que des Livres, et tous sur la 
même matière. 

Qu'on se rappelle le titre de celui-ci : on n'exigera point de moi ce 
que je n'ai pas promis. Ce sont let Mosurt qui en sont l'objet; la Religion 
n'y entre qu'en tant qu'elle concourt à donner des mœurs : or, comme 
la Religion naturelle suffit pour cet effet, je ne vais pas plus avant. Je 
veux qu'un Mahométan puisse me lire aussi bien qu'un Chrétien : j'écris 
pour les quatre parties du monde. 

Peut-être eût-on trouvé plus modeste que j'eusse intitulé cet Ouvrage, 
Essais de morale; mais c'eût été dopier im Théologien du siècle der- 
nier (1) : or, je déclare que je ne veux point aller suf les brisées de ces 
Messieurs-là. l?our' Réflexions morales^ ce n*étoit pas une chose possible 
c'est \m titre trop décrié depuis trente-cinq ans (2); je n'ai pas envie de 
me faire mettre à V Index, Il me restoit de l'appeller Essai sur les Mœurs; 
mais outre que les boutiques des Libraires sont déjà surchargées d*Es- 

(1) Toussaint fait ici allusion à I^ioole dont les Essais avaient coiûmencé à paraitr« 
en 1671. 

(2) Le livre du P. Quesnel qui porte oe titre parut en 1693-1694; on se rappelle qu'il 
provoqua la Bulle Unigenittu. 



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328 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANCE 

sait, il me semblé 4ue c'est une imjpolitesse choquante, que d'annoncer 
au Public qu'on s'essaye à ses dépens (1); je voudrois, quand on débute, 
qu'on fût déjà sûr de sa marche. Je l'ai appelle simplement les Mceurs; 
parce que j'y peins celles qu'on a, et celles qu'on devroit avoir. 

Je proteste, ainsi qu'il convient à un Auteur qui se mêle de faire des 
portraits, contre toute clé qu'on pourvoit faire, pour nà'imputer des 
applications malignes. Dire que je n'ai eu personne en vue, ce seroit 
dire ime fausseté, et môme \me fausseté inutile, parce qu'on ne m'en 
croiroit pas. J'ai tracé tous mes tableaux d'après nature, j'eusse risqué 
sans cela de peindre des êtres idéaux : mais je n'ai désigné distincte- 
ment aucim de mes originaux, dont les noms sont xm mystère impéné- 
trable, que je me réserve in petto. Les traits dont j'aî peint les vices, je 
les ai tirés d'hommes vicieux : mais le grand nombre de ceux qui le 
sont, doit empêcher qu'on n'arrête ses conjectures (2) stu* tel ou tel en 
particulier. 

En plusieurs endroits je me suis contenté de crayonner les vices, sans 
discourir sur leur difformité : le tableau parle de lui-même. Si j'avois 
peint d'après Virgile l'énorme chef des Cyclopes, aurois-je besoin 
d'avertir que Poliphéme est un monstre hideux? J'ai fait de même des 
vertus : j'ai souvent peint leurs grâces et leurs beautés, sans ajouter 
aux traits par où je les caractérise, d'ennuyeux panégyriques. 

Lorsque j'ai posé de ces maximes de morale auxquelles les vicieux 
mêmes font hommage, je ne me suis point mis en frais de les appuyer 
sur des preuves. Étoit-il besoin de prouver que là calomnie, le faux 
témoignage et le guet-à-pens sont des crimes? 

J'ai répandu dans cet Ouvrage plus de sentiment que d'esprit ; pre^ 
mièrement, parce que l'un m'étoit plus facile que l'autre; et de plus, 
parce que la science des mœurs est, de sa nature, une science de senti- 
ment. Lorsqu'il est question de corriger des cœurs gâtés, il vaut mieux 
toucher que plaire : convaincre même n'est pas le point dont il s'agit. 
C'est peut-être là ce qui a fait dire fort chrétiennement à l'illustre Mon- 
sieur Daeier (3), « qu'il n'est pas de la majesté dé Dieu de prouver la 
nécessité, la justice et la vérité de ce qu'il ordonne, qu'il fait aimer ce 
qu'il commande, et que c'est plus faire que prouver ». Que ne suis-je 
aussi le maître de faire aimer la vertu 1 elle n'auroit pas un seul ennemi 
sur la terre. 

Si quelqu'un de mes lecteurs venoit me dire avec sincérité : « Vous 
avez fait un bon Livre », j'en serois flatté sans doute : mais je le serois 
bien davantage, s'il ajoutoit : « Vous m'avez inspiré des mœurs. » 

Bibliothèque nationale. Iny. R. 19.004 (reliure en veau fauve). 



II 

LES I MCEURS. I Respieere exemplar vitœ morumque \\ Hor. ad Pis. || 
PREMIÈRE PARTIE. || (Flcuron ct filcts) || [S. 1.] MDCCXLVIIL 
Petit in-8« ; 32 pages préliminaires pour le titre, la dédicace, l'Avertis- 

(1) Voltaire fut moins dédaigneux et donna le titre d'Essai sur les mœurs et l* esprit des 
nations (Genève, 1776, 6 vol. in-S») & la nouvelle édition de son Essài sur CMstoire uni- 
verselle (1754-1768, 6 vol. in-12). 

(2) Éd. de 1766 : conjonctures {{mÊ9 d'isaptesKotli. 

(3) Dans sa Préface sur Platon. [Note de Toussaint.] 



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BIBLIOiGlRAPHIE 329 



sèment, la Table et TExplication du frontispice, du fleuron et des 
vignettes 4- 528 pages. — Mômes gravures que dans rcdition originale. 
— Cf. Tédition de 1755 décrite ci-dessous, n« VI. 

Voici l'explication du frontispice, du fleuron et des vignettes : 



EXPLICATION DU FRONTISPICE, DU FLEURON ET DES VIGNETTES. 
FRONTISPICE. 

La Vertu fixe tendrement ses regards sur Dieu, porté par un nuage, 
et foule d'un pié le vice, qui étendu par terre et démasqué, se couvre 
les yeux d'une main, pour ne pas voir la lumière, et de l'autre tient un 
poignard, dont il menace la vertu. Les deux mots Grecs tracés dans le 
livre qui est en face de Dieu, signifient : V amour et la pratiqué du bien. 

FLEURON. 

Deux génies dont l'un surprend l'autre endormi, et le masque levé. 

I. VIGNETTE. 

La Piété, un genou en terre, offre un cœur & la Divinité, désignée par 
un triangle, dans lequel est inscrit le nom de Dieu en langue et en 
caractères Hébraïques. 

II. VIGNETTE. 

La Sagesse, sous la figure de Minerve, assise, écartant d'une main la 
Folie ; et de l'autre montrant avec sa pique une inscription Gi^cque, qui 
signifie : se eonnoitre toi-même, 

m. VIGNETTE, 

L'humanité exprimée par l'emblème d'une Charité Romaine, qui allaite 
son père, et tend la main à des malheureux, des mendians et des captifs 
qui implorent son assistance. Elle est représentée avec des ornemens de 
Reine, pour marquer qu'elle est la première des vertus sociales, et que 
c'est d'elle qu'elles émanent toutes. 

Bibliothèque Mazarine, 55.652, Réserve (rel. maroquin rouge avec armes : à gauche, d'or 
au sautoir engrélé de sable, [Saint-Blimondj ; à droite, d'or (?) à la bande de..,; cimier : 
pélican et ses petits; couronne de marquis). 



III 

LES II MOEURS || Respieere exemplar vitœ morumque. | Hor. ad. Pis. 
Il (Fleuron et filets noirs) || M. DCC. XLVIII. (S. 1.). 
Petit in-8«, 32 pages préliminaires n. c. -{• 474 pages. 

En face du titre, frontispice gravé. En tête de chacun des trois livres, 
une vignette, et sur le titre de chaque partie, un fleuron, toujours le 
même quant à la composition générale, mais tiré au moyen de deux 
planches différentes, puisque, comme l'a déjà, remarqué Barbier (1), dans 
le fleuron de la seconde et de la troisième parties, le génie qui soulève 
le voile est à gauche, tandis qu'il est à droite sur les titres des deux 
autres parties. Ce fleuron est ainsi expliqué : « Deux génies dont l'un 

(1) Cependant il faut observer que Barbier n'a signalé ce détail que pour la seconde 
partie. Peut-être son exemplaire était-il différent du nôtre. 



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330 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

[la Philosophie] surprend Tautre endormi et le masque levé [la Nature]. » 

Notre Bibliothèque. — Bibliothèque de M. Paul Lacombe (exemplaire en grand papier, 
rel. demi-maroquin bleu de 1850 environ; le titre manque; en tète de la dédicace : « Ex 
libris F. De la Mennais > ; > no es ou additions marginales du dix-huitième siècle. 

IV 

LES I MGEURS. | Re$pieere exemplar vitœ morumque. | Hor. ad Pis. | 
(Fleuron et filets noirs) | MDCC.XLVIII. 

Petit in-8«; 32 pages pour le titre et les pièces liminaires; 547 pages. 
Frontispice, fleurons et gravures en tôte de chaque partie, comme dans 
l'édition originale. 

Bibliothèque Mazarine, 27.738 F (rel. veau plein). 



LES II MOEURS, [r.] || (filets noirs) || Retpieere exemplar vitœ morumque. 
Il Hor. ad Pis. || Nouvelle édition [r.] || Corrigée, et à laquelle on a 
joint les || Pensées Philosophiques, [r.] || où est le Vers, Pitcis hic non 
eU II omnium; Ouvrage du même genre, || rare et très bien écrit; || Le 
tout divisé en quatre Parties. || Première Partie [r.J || (Petit fleuron : 
tète) Il Aux Indes, [r.] || Chez Bedihuldgemale [r.] || (filets noirs) || 

MDCCXLVIII. [r.]. 

In-12; xH pages pour la lettre dédicatoire et l'avertissement -|- 114 pages 
pour le Discours Préliminaire et le texte de la première partie -\- 6 pages 
n. c. pour la Table des ehapiiret et articles de la première Partie; — 
2 pages n. c. pour le titre de la seconde partie + 240 pages pour le 
texte de cette seconde partie +10 pages n. c. pour la Table -\- 1 feuillet 
blanc; — 1 feuillet n. c. pour le titre de la troisième partie -|- 147 pages 
pour le texte + 4 pages n. c. pour la Tabk; — 1 feuillet n. c. pour le 
titre des Pensées philosophiques -\- 68 pages pour le texte -|- 8 pages n. c. 
pour la Table des Matières. — Sans graviu'es. 

Bibliothèque de M. Paul Lacombe (rel. veau filets or). 



VI 

LES II MCEURS \\ (Filets noirs) || Respicerê exemplar vitœ morumque. 
Il Hor. ad Pis. || première partie. || (Fleuron et filets noirs) || M. DCC. LV. 

Petit in-8« ; 30 pages préliminaires pour le titre, la dédicace A Madame 
M. A. r**, V Avertissement l& Table des chapitres et articles contenus dans 
ce volume, et VExplication du frontifpice, du Fleuron et des Vignettes -\- 
528 pages pour le texte des Mœurs. (Cf. l'éd. de 1748, n® II.) 

Bibliothèque nationale. Inv. R. 44.144 (demi-rel. veau). 

VII 

LES I MOEURS. \ Nouvelle édition, \ Revue & corrigée. | (Filet | Res- 
picerê exemplar vitœ morumque. \ Hor. ad Pison. j (Fleuron géométrique) 
I A BERLIN I (filet I M. DCC. LVII. 

Petit in-12; 12 pages préliminaires pour la lettre dédicatoire et l'Aver- 
tissement -J- 343 pages pour le texte et la Table. 

Bibliothèque Mazarine, 66.099 (rel. veau plein). 



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BIBLIOGRAPHIE 331 



VIII 



LES I MOEURS [r.] || (filets noirs) || Retpicere exemplar vitœ morumque. 
Il Hor. ad. Pis. || premiêrb partie [r.]. || (Fleuron) || a AiisTERnAM, [r.] 

\\ AUX DÉPENS DE LA COMPAGNIE. \\ M.DGG.LXIII. [r.]. 

In-12 ; XXVIII pages pour le frontispice, le titre, la dédicace A Madame 
M. A. r.***, VAvertissemenij, la Table des Chapitret et Articlei contenus 
dans ce Volume et VEocpUcation du frontispice, des Fleurons et des Vignettes 
-{- 404 pages pour le texte des Mceurs. 

Bibliothèque nationale. Inv. R. 19 093 (reliure en plein maroquin rouge, aux armes et 
chiffre de Louis XV). — Bibliothèque Maxarine, 22.788 D (demi-rel. veau). 



IX 

ÉCLAIRCISSEMENT [r.] || sur les || MCEURS, [r.] || par || vavteur 
DES MŒUBS II (Fleuron assez grossièrement gravé sur bois : roses et 
fleurs de lis héraldiques) || a Amsterdam [r.] || Chez marg-michbl rey. || 
M. DCC.LXII. [r.]. 

In-12; LX pages pour le titre et la Préface -{- 333 pages pour le texte 
de l'ouvrage -|- 3 pages n. c. pour la Table des chapitres. 

Bibliothèque nationale. Inv. R. 10.096 (rel. maroquin rouge, aux armes et chiffre de 
Louis XV). — Bibliothèque Mazarine, 55.114 (rel. veau fauve, aux armes de l'abbaye de 
Saint-Victor de Paris, tranches rouges). 

X 

ÉCLAIRCISSEMENT [r.] || sur les || M(3ËURS. [r.] || par || l'auteur 
OBS MOEURS, [r.] Il (Fleuron). — a Amsterdam, [r.] || Chez marc-mighel 
RBT. Il M.DCCLXU. [r.] 

In-12; LX pages pour le titre et la Préface -\- 6 pages n. c. pour la 
Table des Chapitres et VErrata + 412 pages pour le texte. — Le fleuron, 
gravé sur cuivre, représente une ruche placée sur im piédestal, au 
milieu des fleurs; en haut, une banderole avec la devise : IN6ENI0SA 
ASSIDUITATE. — Les caractères typographiques sont différents de 
ceux de Tédition précédemment décrite (n« li). 

Notre Bibliothèque (rel. veau marbré, dos orné, tranches rouges). 



XI 

le manuscrit des « MOEURS ». 

Le manuscrit des Mœurs se serait conservé jusqu'à nos jours, si l'on 
en croit le Bulletin du Bouquiniste, numéro du 22 juin 1886, p. 95, 
n« 1158 : 

« Toussaint. Les Moeurs, 1748, petit in-4«, d.-rel. 15 » 

« Manuscrit original de la première édition des mœurs, par Vincent 
Toussaint, publié sous le nom de Panage. La dédicace, qui ne se trouve 

Ëas dans les autres éditions, est adressée par l'auteur à sa femme 
[onique, sous le nom de Menoqué (sic). » 

Les erreurs ne manquent point dans cette courte description, qui 
n'est pas de nature à faire honneur au rédacteiu' du Bulletin; aussi fau- 
drait-il retrouver ce « manuscrit original » des Mœurs pour voir s'il est 
vraiment.* original ». Quant à « Ménoqui », qui peut être en effet, l'ana- 



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332 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

gramme de « Monique », ce devait être le nom d'une parente de Tous- 
saint, et non point de sa femme. Pour la dédicace, elle se retrouve dans 
toutes les éditions des McBurs, 

XII 

Lettre | de M' Toussaint, I Auteur du Livre | des Mœun. \ Destinée à 
faire voir qu'un | autre n'est pas lui. — Leide | De l'Imp. d'Elie Luzac, 
fils. 1750. I Et se trouve à la Haye chez Daniel A|llaud, Libraire à la sale 
de la Cour. 

Avec cette épigraphe : 

Nec potest fleri, tempore nno, 

Homo idem duobus locis ut simul sit. 
Plaot. 

Page 3-9 : Avertissement (daté : Le 27 juin 1750). 
Page 10^16. Lettre de M' Toussaint (datée : Paris, 15 juin 1756). — 
Petit in-8». 

Dans le môme recueil factice de la Bibliothèque Mazarine (22.788 A), 
pièce 4 : 

Zoroastre, | Histoire J traduite du chaidéen. — A Berlin, | A l'Enseigne 
du Roi Philosophe. | M. DCC. LI. 

Page 3 : Épitrb a Mr T. a. d. M. [Toussaint, Auteur des Mœurs]. 

Monsieur, 

C'est un Homme qui ne vous connoît pas, qui peut-être ne vous con- 
noîtra jamais, qui n'espère rien de vous, qui vous adresse cet hommage; 
à vous, son égal, à vous qui ne brillez d'aucun titre éminent parmi les 
hommes. Il doit vous en être plus flatteur. C'est que ni l'intérêt ni la 
vanité ne décidèrent jamais de ma vénération; mais mon estime pour 
les lumières et les vertus. Irois-je préférer aux fruits de l'étude et du 
génie, des titres transmis par ime aveugle naissance, ou donnés par une 
fortune plus aveugle encore? Me verroit-on encenser des hommes bril- 
lans d'une grandeiu* qui m'accable, ou tout au moins indifférente à mon 
bonheur, tandis que je refuserois mon respect à ces âmes sublimes, qui 
ne s'élèvent que pour m'écïairer, ou à ces génies aimables, qui dans 
des veilles heureuses, se consacrent à m'embéKr. Vous vous êtes mon- 
trés l'un et l'autre dans un Livre charmant consacré aux mœurs. Vous 
avez osés dévoiler la vérité aux hommes. Vous avez fait plus : vous 
l'avez fait aimer. Vous avez frappé ces deux excès : l'impiété et la 
superstition. Si l'on peut vous reprocher quelques portraits, c'est que 
vous avez imaginé que l'éclat de la vertu seroit mieux relevé par les 
contrastes. Je fus charmé, en méditant votre ouvrage, de trouver l'his- 
toire de mon cœur, les sentimens que j'avois toujours eus. Je fus 
encore plus charmé de les voir si embélis. Zoroastre me tomba alors 
entre les mains. On me força de le donner au Public. C'est la coutume 
de choisir quelque Grand pour protecteur de ses essais. Je ne balançai 
pas un moment à préférer un Philosophe. A qui pouvois-je mieux dédier 
l'Histoire d'un Sage qu'à, un Sage? 

J'ai l'honneur d'être, 

Monsieur, 

Votre très humbte 
et très-obéissant 
serviteur ****. 



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BIBLIOGRAPHIE S33 

L'auteur de Zoroattrê a tenu à imiter, dans sa Préface, l'innocente 
supercherie, alors si commune, dont Toussaint avait usé pour les 
Mémoires de Perse : 

Page 7 : Préface. Elle débute ainsi : « Un de mes Amis, qui a fait un 
lonç séjour dans l'Orient, m'apporta à son retoiu", parmi plusieurs 

Sapiers, un Manuscrit Chaldéen, qu'il me dit être fort révéré de la secte 
es Guébres. Comme je me suis appliqué aux Langues sçavantes, je 
vins enfin à bout de le déchiffrer après bien des travaux. Je fus channé 
d*y trouver la vie du plus fameux et du moins connu de tous les Philo- 
sophes... » (Page 14 :) « J'avois condamné cette foible traduction à une 
éternelle obscurité. Je craignois de misérables allusions que les petits 
esprits ne manquent jamais de faire. Mais mes Amis m'ont persuadé 
ennn que je ne devois pas immoler à ce scrupule l'utilité que de bons 
esprits en pourroient retirer. » 

Pages 13-26 : A M. l'abbb*»*. 

C'en est fait. J'ai brisé ma chaîne. 
Un Dieu puissant m*a conservé : 
Un Dieu protecteur m'a sauyé : 
Une obéissance inhumaine, 
AUoit m'enchalner à l'Autel. 
Victime d'une loi suprême, 
J'allois subir l'arrêt cruel 
Qui me rarissoit à moi-même. 
Déjà des Prêtres odieux 
Préparoient des liens horribles. 
Déjà le ministre des Dieux 
Me dictoit les sermens terribles 
Qui dévoient captiver mes vœux. 
L'injuste Démon de Tenyie 
A soufflé sa noire fureur, 
Par la main de la calomnie 
J'ai vu briser ces nœuds d'horreur. 

Doux mouvemens de la nature, 
Renaissez, célestes désirs. 
Brillans amours, tendres soupirs. 
Étouffes la vile imposture 
Qui fait un crime des plaisirs. 
Ne craignez plus un vain murmure. 
Doux enfans de ma liberté, 
Revenez, troupe aimable et pure. 
Ramenez la féÛcité. 



(P. 15 :) Abbé, je le sçais. L'opulence 
Me sourit point à ces projets. 
Les honneurs, La dévote aisance 
Pouvoient flatter mon espérance. 
Mais ce phantôme vu de prés 
Que présente-t-il ? mille peines ; 
Des faux plaisirs, des vrais malheurs 
Des routes sans cesse incertaines 
Qu'assiègent les p&les terreurs. 
Où marche en tremblant la bassesse 
Rampant sous un fat protecteur 
Dont elle encense la foiblesse; 
L'envie armant la main traîtresse 
De l'ami volage ou méchant 
Ou d'un sot crédule, imprudent; 



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334 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

Des refus moins durs que les gtkces 
Qu'on vous accorde avec hauteur : 
Et la contraire et les disgrâces... 
Laissons un éclat imposteur 
À l'illusion du vulgaire. 
Dans une pompeuse misère 
Laissons-le chercher le bonheur. 
Je l'ai dans mon indépendance, 
Dans mes amis, dans ta constance, 
Ma lyre, l'étude et mon cœur. 

Pa^es 1-60 : Zoroastre \ ou | l'histoire | des Guebres. 

Suivent deux pièces en vers qui doivent être l'œuvre du même auteur : 
Le Bonheur (pp. 1-9), Eglé (p. 10). 

Petit in-8», 16 + 60 -(- 10 paces. 

Dans la pièce « à M. l'Abbé^** », on retrouve la morale et peut-être 
aussi un peu l'histoire de la jeunesse de Toussaint. Il était dit, d'ailleurs, 
oue ce petit livre ressemblerait en tout à celui de Toussaint, môme 
dans ses malheurs. Car si Zoroastri ne fut pas brûlé, son auteur, le 
chevalier de Méhégan, fut mis à la Bastille. On lit en effet dans Barbier, 
Dict. des ouvrages anonymes (Paris, 1882, in-8«), t. IV, p. 1130, à l'article 
Zoroastre : « Réimprimé la même année sous ce titre : « De l'Origine 
« des Guèbres, ou la religion naturelle mise en action », ainsi que dans 
« L'Abeille du Parnasse » (1752, tome V. n«« 3-5), et dans les « Pièces 
« fugitives » de cet auteur. L'exempt de police d'Hemery, dans ses notes, 
fait de Méhégan « un jeune abbé de condition et qui a beaucoup d'esprit ». 
11 a 1000 livres de pension sur l'évêchô de Saint-Claude et 200 livres 
sur le Trésor royal. Il a un frère qui fait joliment des vers, qui est 
major du régiment de la Couronne. 11 est clerc tonsuré du diocèse 
d'Alais, et il aurait pu être évêque, s* « il n'avait pas prêché le déisme, 
qu'il professe ouvertement ». Il a fait aussi une critique ou plutôt une 
apologie de « Zoroastre. qu'il a fait imprimer par Dufour, garçon impri- 
meur, qui a été arrêté à ce sujet ». « Le 11 août 1751, l'abbé Méhégan a 
été arrêté et conduit à la Bastille en vertu de « l'ordre du roi précédent » 
(!•' février 1751), à l'occasion de son Zoroastre. » 



XIII 

Le Zoroastre du chevalier de Méhégan n'est sûrement pas le seul 
ouvrage « moral » qui ait été dédié à Toussaint. Mais ces dédicaces ne 
sont pas toujours faciles à découvrir : en dépit de leur affection et de 
leur admiration pour Toussaint, ses panégyristes n'oubliaient pas que 
le livre des Mœurs avait été condamné au feu, et ce petit accident leur 
conseillait la prudence. En 1754, un certain Glénat(l), personnage assez 
équivoque et qui s'attaquait volontiers à la candeur des gens de lettres, 
dédiait A Monsieur***, en 1754, im opuscule intitulé Du Bonheur de la 

(1) Il signe < Glenat E. de la M. >. Nous n'avons trouvé aucun renseignement sur cet 
assez obscur écrivain. C'est probablement le même qui nous est présenté sous un Jour 
peu favorable par Mme de Vandeul dans ses Mémoires sur Diderot : < Il recevoit souvent 
un M. de Glénat; cet homme venoit s'établir deux ou trois heures dans son cabinet; il 
avoit toujours besoin de conseils sur des matières de politique, et il aimoit assez la méta- 
physique. M. de Sartînes eut Thonnéteté de prévenir mon père que c'étoit un espion de 
police... > (ÂsstzAT et Todrnkdx, Œuvres complètes de Diderot, t. I, p. xlvii). D'ailleurs, 
Diderot a raconté lui-même, dans une de ses plus amusantes lettres à Mlle VoUand, son 
aventure avec Glénat (lettre du 19 septembre 1762; ibid., t. XIX, pp. 130-132). Ce pauvre 
diable avait aussi tenté de devenir secrétaire de Grimm. — Nous devons à M. Maurice 
Tourneux ces intéressantes indications. 



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BIBLIOGRAPHIE 335 

Vie (à La Haye, in-18, xxiv-46 pages; avec cette épigraphe : « Summum 
bonum est, animus fortuita despiciens virtute Isetus ». Sbnecjs, de Vita 
beatUy cap. 4 n. 618). Dans notre exemplaire, les étoiles sont suivies du 
nom du dédicataire : Toussaint, et il y a d'autant moins lieu de douter 
de cette indication manuscrite, que le nom de Toussaint a été répété, 
au bas de la page xvii, à l'endroit où s'étale son éloge — et que, d'autre 
part, la lettre dédicatoire et VAvant-Propos sont bien l'œuvre d'un 
disciple, sincère ou non, de l'auteur des Moeurs. 

Voici la dédicace : « Ce n'est ni le vil intérêt, ni une basse flatterie 
qui me portent à vous adresser cette foible production de mon lent et 
tardif génie; le seul avantage que je me propose [de] tirer de mon entre- 
prise, est simplement de pouvoir dire avec une entière satisfaction, 
qu'en vous le consacrant je rends ici un hommage, que je dois à la 
vertu; cet hommage est d'autant plus légitime, monsieur, que cette 
vertu dont quelques-uns commencent à goûter les charmes et les attraits, 
est le fruit de vos veilles et de vos pénibles travaux; vous l'avez tirée 
du sombre et ténébreux cahos où les moeurs déréglées l'avoient ense- 
velie; par le secours de la Divinité de qui vous avez emprunté son 
sublime langage et son esprit de vérité, vous nous en avez découvert 
la véritable et solide beauté, l'éclat et la splendeur dont elle est envi- 
ronnée; et par la sagesse de vos maximes, l'excellence, et la force de 
vos préceptes, vous nous avez en quelque sorte contraints à lui restituer 
un encens que le vice jusqu'ici lui avoit entièrement usurpé. C'est enfin 
un témoignage que l'équité doit à vos généreux efforts, d'avoir forcé 
tant de funestes obstacles, pour la rappeller de son exil sur ces bords 
infortunés. Et en dépit de la jalouse envie, j'admirerai sans cesse avec 
la postérité ces immortels écrits où brillent à la fois ce génie, cette 
probité, cette sagesse, en un mot, cette excellence morale qu'autrefois 
ces illustres Grecs, Socrate, Aristippe, Platon et Aristote dictoient à 
leur patrie, ravie, étonnée; et c'est comme à l'émule de ces grands 
hommes que je trouverai toute ma vie un plaisir indicible à me 
dire, etc. » 

VAvant-Propos est tout aussi caractéristique; mais il est moins habile, 
moins mesuré, si Ton peut parler ici de mesure : le bout de l'oreille s'y 
laisse trop voir et dénonce l'intrigant et le parasite. En voici l'endroit 
qui touche notre Toussaint de plus près (p. xv et suiv.) : 

«... Il faut convenir que la vertu se trouve rarement avec les richesses... 
Ce n'est pas cependant qu'il ne puisse se trouver des riches respectables 
par leurs mœurs, et qui soient des modèles de vertu; (c'est une opinion 
sur laquelle je dois me rendre). Mais ceux-là ne possèdent les richesses 
que pour soulager l'indigent, soit pour tirer la vertu de l'oppression, 
soit respectivement à la simple qualité d'hmnain, qu'ils envisagent dans 
leurs semblables. Car. comme dit fort bien un célèbre Auteur moderne : 
« L'excédent de nos besoins est l'apanage des pauvres ». Mais où 
voit-on de ces àmes-là. Il en est bien peu; et dans le petit nombre, je 
n'en connais que trois qui soient pénétrés de la vérité de cette maxime. 
Le premier (1), à la perfection et à la solidité de sa morale, réunit encore 
des mœurs qui ne méritent pas moins notre admiration; azile assuré 
des malheureux; consolateur des affligés; protecteur du faible et du 
pupile ; il ne cherche sa félicité que dans le nombre de ses bienfaits ; et 

(1) Dans notre exemplaire, un signe de renyoi, et en bas de la page, d'une main du dix- 
huitième siècle : « M. Toussaint ». 



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^ 



336 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 

enfin par la pratique la plus admirable, nous confirme ce qu'il est véri- 
tablement dans la théorie. Le second (1), dans la distinction d'un rang 
et d'une fortune élevée, n'en jouit que pour se rendre le bienfaiteur 
d'une multitude d'infortunés. Le troisième (2) joint à l'avantage des 
richesses celui d'avoir de profondes connaissances dans notre jurispru- 
dence ; l'un et l'autre ne lui servent qu'à procurer le repos et la tran- 
quillité des familles, et à soulager le pauvre orphelin dsins son oppres- 
sion, en prenant généreusement sa défense. Ce sont de ces faits rares, 
mais vrais, puisque mon expérience m'en a convaincu; mais aussi je 
les regarde comme des phénomènes, à la vue desquels je ne puis m'em- 
pécher d'être surpris ». 

La grossièreté de cet encens ne parait pas avoir trop choqué Tous- 
saint, car le môme Glénat lui dédia bientôt un nouvel opuscule intitulé : 
Contre les erainies de la Mort (La Haye et Paris, 1757, in-18 ; iv-63 pages) (3) 
dont rÉpître A Moniteur *** est sûrement adressée à Toussaint : « Vous 
ignoriez, dit-il, que ce travail fût un sacrifice que je vous préparois. 
Voulant m'assurer du succès de mon of&ande, vous êtes à cet effet 
l'oracle que jai consulté. Peu digne, je l'avoue, par sa médiocrité, du 
célèbre Auteur... mais en môme tems digne de toute sa gloire, si 
l'amitié, le zèle et la pureté de mon intention peuvent y suppléer. Vous 
avez dit quelque part. Monsieur, dans votre admirable Ouvrage... que 
rien ne ressembloit tant à la Divinité qu'un homme vertueux (4), Ce 
principe me conduit ici; reconnoissant en vous ce sublime modèle, ma 
démarche devient pour moi d'autant plus satisfaisante que l'hommage 
que je vous rends est le prix môme de la vertu. Il n'est donc pas la 
production de la basse flatterie, ni celle du vil intérêt. Il doit son origine 
à, un bien plus noble motif : au pur désintéressement; à l'abandon de 
tous ces manèges souples et bas, qui du mépris conduisent aux grâces, 
et des grâces au mépris; au seul amour de la vertu; aux charmes 
séduisans de cette vérité qui partout vous guide et vous inspire... » A 
défaut de talent, ce Glénat avait do Taudace. 



m 

LE PROJET DE lA TRADUCTION DE l' « HISTOIRE DE l'ART », 
DB WINCKELMANN 

Nous avons fait allusion, dans notre notice sur Toussaint (p. cxxx, 
note 4), à une traduction de VHUtoire de fArt, de Winckelmann, qui 
. avait été entreprise par Tâuteur d«s Anecdotes yà^vean l'un des acadé- 
"^"mTcienft<ie -Frédéric lî. Ce renseignement^talt tiré de la Prusse littéraire 
de l'abbé Denina (t. III, p. 478), et nous ne l'avions accueilli qu'avec 
précaution, sans trop y insister, surtout à cause des circonstances 
romanesques dont était entouré le récit de cet auteur. 

C'était, en cette occasion du moins, trop se défier de lui; car son 
témoignage est confirmé dans ses moindres détails, par le traducteur de 

(1) Dans notre exemplaire, renvoi et note : € M. la Balme ». 

(2) Ibid, « M. Begon », peut^tre un des descendants du grand collectionneur du dix 
dix-septième siècle. 

(3)Bibl. nat Iny, R. 236i. 

(4) Lettre dédicatoire des Mœurs» 



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BIBLIOGRAPHIE 337 

Winckelmann, Henri Jansen. On lit en effet, dans les Lettre» familiérei 
de M. Winckelmann, première partie (Amsterdam et Paris, 1781, in-8), 
p. vu de la Préface du Traducteur (Jansen) : « Le projet de M. Winc 
kelmann, en se rendant en Allemagne [Winckelmann fut assassiné au 
cours de ce voyage, à Trieste, le 8 juin 1768], était de faire traduire cet 
ouvrage [son Hittoire de l'Art] en françois à Berlin, par M. Toussaint, 
Auteur du livre des Mœurs, pour le faire imprimer sous ses yeux à 
Rome. Sa mort empêcha l'exécution de ce projet. Nous allons être 
dédommagés de cette perte par la traduction que M. Huber, si avanta- 
geusement connu dans la République des Lettres, doit nous donner en 
trois volmnes in-quarto de l'Histoire de VArt, avec des vignettes et des 
culs-de-lampe exécutés sur les dessins de M. Oêser. Cette édition, qu'on 
ne peut trop encourager, devoit déjà paraître à Pâques. On vient de 
publier à Milan une traduction de cet ouvrage, faite par une société de 
Gens de Lettres. » Si l'on en croit Domenico Rossetti, l'auteur du bel 
ouvrage intitulé : Il Sepolcro di Winckelmann in Trieste (Venise, 1823^ 
in-4«, pp. 8 et 235), Winckelmann avait formé ce projet pour faire oublier 
la mauvaise traduction qui avait été donnée de son livre par Sellius 
et Robinet (Paris et Amsterdam, 1766, 2 vol. in-8«). Cet incident, qui 
rattache de si près notre Toussaint aux derniers moments du grand 
archéologue, méritait d'être signalé. 



22 



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TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES 



Les chiffres romains indiquent les pages de la Notice; les chiffres arabes celles des c anec- 
dotes », des Pièces Justificatives et de la Bibliographie. 



NOTICE SUR TOUSSAINT 



Naissance et jeunesse, p. ii. 

Le diacre Paris, ibid.; liymne en 
son honneur, p. m. 

Dictionnaire de James, p. y. 

Relations avec Diderot, p. vi. 

Les philosophes, p. vm. 

Bayle, p. viii, ix. 

Pontenelle, p. x. 

Montesquieu, p. xi. 

Voltaire, p. xii. 

D'Alembert, p. xv. 

Diderot, p. xvu. 

Helvôtius et d'Holbach, p. xviii et xix. 

Les Mœurs, p. xx. 

L* Encyclopédie, p. xlii. 

Observations sur l'Histoire natu- 
relle, p. XL vu. 

Journal Étranger, p. xlix. 

Histoire du monde sacré et profane, 
p. Lir, 

Essai sur le rachat des rentes,p. uv. 

Recueil d*act6s, p. lv. 

Le chevalier Shroop, p. lvu. 

Le petit Pompée, p. lx. 

WiÛiam Pickle, p. lxvii. 

Grammaire géographique, p. lxxi. 



Gazette française de Bruxelles, 

p. LXXII. 

Académie de Berlin, ibid. 

Toussaint à Berlin, p. lxxv. 

Son enseignement à. l'Académie des 

nobles, p. lxxvi. 
Mémoires académiques, p. lxxviii. 
Traduction des Fables de Gellert, 

p. xci. 
Mémoiret de Perte, p. xcvi. 
Manuscrit des Aneedotêt^ p. cm. 
Les portraits, p. civ. 
Conspiration de Bretagne, p. cxi. 
Le Masque de fer, p. cxii. 
Abdication du duc de Savoie, 

p. cxv. 
Réunion de la Lorraine à la France, 

p. cxvi. 
Guerre de la succession d'Autriche, 

p. cxviii. 
Arrestation du maréchal de Belle- 

Isle, p. Gxix. 
Situation des Réformés, p. cxxii. 
Famille de Toussaint, p. cxxvii. 
Sa mort, p. cxxviii. 
Le philosophe, p. cxxxi. 



Il 



ANECDOTES SUR LA COUR DE LOUIS XV 



Mort et testament de Louis XV, 

p. 1 et 2. 
Régence, p. 3. 



Le cardinal du Bois, son portrait, 

p. 7 et 8. 
M. de 3reteuil» p. 0. 



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340 ANECDOTKS CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 



Le Blanc, son arrestation, p. 9 et 10. 

D'Aguesseau, son portrait, p. 10 à 12. 

Le marquis d'Argenson, p. 13. 

M. d'ArmenonvilIe et M. de Mor- 
ville, p. 14 et 15. 

Conspiration de Bretagne, p. 17. 

Traité de la triple alliance, p. 19. 

Paix avec l'Espagne, p. 20. 

Law, son système, p. 20. 

Le comte de Vermandois et le 
Masque de fer, p. 22. 

Mort du Rôgent, p. 26. 

Le duc de Bourbon, son portrait, 
p. 26 et 27. 

Mariage de Louis XV, p. 28. 

Portraits de Mlle de Vermandois, 
p. 29; de la marquise do Nesle et 
de la marquise de Prie, p. 30 et 31 . 

Le cardinal de Fieury, premier mi- 
nistre, p. 32. 

Portraits du roi et de la reine, 
p. 33 et 34. 

Portraits du duc d'Orléans, fils du 
Régent, p. 34; de la duchesse 
de Bourbon et de Mlle de Séry, 
p. 35. 

Le comte de Charolais et le comte 
de Clermont, p. 37. 

Le prince et la princesse de Conti, 
p. 38 et 39. 

MUe de Charolais, son portrait, p. 39 
et 72. 

Mlle de Sens et Mlle de la Roche- 
sur- Yon, p. 40. 

Le duc du Maine, p. 41. 

Portraits du comte de Toulouse et 
du prince de Dombes, p. 41 et 42. 

Portraits du comte d'Eu et de la 
duchesse du Maine, p. 42; du 
cardinal de Fieury, p. 43; du 
contrôleur général Orry, p. 49. 

Le prince et la princesse Charles de 
Lorraine, p. 50. 

Portrait de Mademoiselle deNoailles, 

p. 51. 
Madame de Maintenon, p. 52 à. 54. 
Leducd'Ayenetlecomte deNoailles, 

p. 54 et 55. 
Portraits de la duchesse douairière 
de La Vallière et de sa belle-fille, 
p. 55 et 56. 
Le duc et la duchesse d*Antin, p. 58. 
Le chevalier d'Orléans, p. 59. 



Portraits de Chauvelin, p. 63, du 
comte de Maurepas, p. 64, et du 
comte de Saint-Florentin, p. 66. 

Abdication de Victor- Amédée 11, 
p. 67. 

La comtesse de Toulouse, p. 72 et 75. 

Séjours du roi à Rambouillet, p. 76. 

Portraits de Mme de Mailly, p. 80,^ 
et de Mme de Vintimille, p. 81. 

Les petits appartements, p. 83. 

Mort du roi de Pologne, p. 84. 

Guerre de la succession de Pologne, 
p. 86. 

La France déclare la guerre, p. 93. 

Portrait du maréchal de Noailles, 
p. 94. 

Les maréchaux d'Asfcld et de Coi- 
gny, p. 95. 

Le maréchal de Broglie et la sur- 
prise de Quistello, p. 98. 

Bataille de Parme, p. 101. 

Traité de Vienne, p. 103. 

Réunion de la Lorraine et requête 
des Lorrains, p. 105. 

Disgrâce de Chauvelin, p. 110. 

Lettre adressée à Chauvelin par U 
cardinal de Fieury, p. 111. 

Portrait d'Amelot, p. 112. 

Maladie et mort du comte de Tou- 
louse, p. 114 à 116. 

Château de Choisy, p. 117. 

Mort de Frédéric !•', son portrait, 
p. 119. 

Portrait de Frédéric II, p. 120. 7^ 

Guerre entre l'Espagne et l'Angle- 
terre, p. 121. 

Mort de l'empereur Charles VI, 
p. 122. 

^Son testanient, p. 128 et 129. 

Invasion de la Silésie, p. 131. 

Mode d'élection des Empereurs, 

p. 132. 
Philippe V, roi d'Espagne, p. 141. 

Politique du roi de Sardaigne, 

p. 142. 
Les Provinces-Unies de Hollande, 

p. 145. 
Van Hoey, p. 149. 
Les Vénitiens et les Suisses, p. 151 

et 152. 
Portrait du maréchal de Belle-Isle, 

p. 153. 
Sa mission, p. 155. 



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TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES 



341 



La reine de Hongrie, p. 158. 

Guerre de Bohême, p. 163. 

Prise de Prague, p. 165. 

François de Lorraine, p. 168 et 186. 

M. de Ségup et la capitulation de 
Linz, p. 168. 

Défection de Frédéric le Grand, 
p. 172. 

Siège de Prague, p. 175. 

L'armée de secours du maréchal 
de Maillebois, p. 178 et 179. 

Retraite de Prague, p. 183 et 184. 

Portraits de Marie-Thérèse, p. 185, 
et du prince Charles de Lorraine, 
p. 187. 

Retour de Tarmée française, p. 188. 

L*abbé de Broglie, p. 189. 

Portrait du chevalier d*Antin, p. 190. 

Ambassade de Méhemmed-Effendi, 
p. 192. 

Vauréal, p. 194. 

Les Espagnols maîtres de la Savoie, 
p. 195 à 198. 

La Ciiétardie, p. 199. 

Portrait du duc de Penthièvre, 
p. 202. 

Le duc de Nevers, p. 203. 

Disgrâce de Madame de Mailly, 
p. 204. 

Portrait du duc de Richelieu, p. 205. 

La duchesse de Châteauroux, p. 205. 

Guerre entre TEspagne et l'Angle- 
terre, p. 209. 

Mort du cardinal de Fleury, p. 211. 

Sa politique, p. 213. 

La duchesse de Bourbon et le mar- 
quis de Lassay, p. 216. 



Guerre entre la Suède et la Russie, 

p. 220. 
Tactique du maréchal de Noailles, 

p. 222. 
Bataille de Dettingen, p. 224. 
Le duc de Gramont, p. 225 et 226. 
Succès du prince Charles de Lor- 
raine, p. 227. 
Complot contre l'impératrice de 

Russie, p. 230. 
Mariage du duc de Chartres, p. 233. 
Bataille de Toulon, p. 233 et 234. 
Le cardinal et Madame de Tencin, 

p. 235 et 236. 
Projet de descente en Angleterre, 

p. 237. 
Retraite de M. Amelot, p. 239. 
Campagne de Flandre, p. 241. 
Maladie du roi à Metz, p. 245. 
Le prince Charles passe le Rhin, 

p. 246. 
Diversion du roi de Sardaigne, 

p. 247. 
Retour du roi, p. 249. 
Mariage du duc de Penthièvre, 

p. 251. 
La princesse de Modène, p. 254. 
Préparatifs d'une prochaine cam- 
pagne, p. 255. 
Arrestation du maréchal de Belle- 

Isle, p. 256. 
Projets en faveur des Réformés, 

p. 257. 
Mariage du dauphin, p. 262. 
Voltaire, p. 263. 
Tableau de la cour de France, 

p. 264. 



III 

PIÈCES JUSTIFICATIVES 



Texte latin de Thymne en l'honneur 

da diacre Paris, p. 271. 
Notice de Palissot, p. 272. 
Préambule de la Bulle d'or, p. 273. 
Lettres de Charles VII au cardinal 

de Fleurv, p. 275, 282, 284. 286, 

et 290, 294, 298. 
Note sur l'élection de Charles VII, 

p. 277. 
Lettres de Louis XV à Charles VII, 

p. 279, 302, 310 et 313. 



Rapport de Châtillon, p. 279. 
Lettre de Frédéric II au maréchal 

de Belle-Isle, p. 280. 
Lettres du maréchal de Belle-Isle à 

Moreau de Séchelles, p. 281. 
Lettres du cardinal de Fleury à 

Charles VII. p. 283, 296. 
Lettre du maréchal de Broglie à 

Moreau de Séchelles, p. 295. 
Lettre du maréchal de Belle-Isle à 

Charles VII, p. 301. 



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342 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE 



Lettres de Charles VII à Louis XV, 

p. 308 et 311. 
Relation de la maladie et de la 

mort du cardinal de Fleury, p. 806. 



États de logement et menus de la 
table du Roi pendant les voyages 
à Choisy, p. 315 et 316. 



IV 

BIBLIOGRAPHIE 



Le manuscrit des AnecdoUt, p. 319. 
Éditions diverses des Mémoiret de 

Perte, p. 9fl. 
Blbliograptiie du livre des « Mœurs » 

et de r « Éclaircissement sur les 

Mœurs », p. 826 et 381. 
Le manuscrit des « Mœurs », p. 331. 



Lettre de Toussaint, p. 332. 
Zaroattre, par le chevalier de Mé- 

hégan, p. 332 et 834. 
Les Opuscules de Glénat, p. 334 à 336. 
Traduction de YBitioire de VArt de 

Winckelmaim, p. 336. 



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INDEX ALPHABÉTIQUE 



AouBSSEAU OU Daguesseau (Henri- 
François d'), chancelier de France, 
p. 10, 11, 12, 13, 14. 

ALBERT V, duc de Bavière, mari de 
Tarchiduchesse Anne d'Autriche, 
p. 128. 

Alêgre (Marie-Marguerite d*), com- 
tesse de Rupelmonde, 77. 

Ame LOT (Jean- Jacques), sieur de 
' ChailIou,premier secrétaire d'État, 
p. 112, 113, 114, 239. 

Angervilliehs. Voyez Bauyn- 

Anne d'Autriche, fîlle de l'empe- 
reur Ferdinand !•', femme d'Al- 
bert V, duc de Bavière, p. 128. 

An TIN (Antoine-François, marquis 
d'), second fils de la comtesse de 
Toulouse, p. 79, 190, 192. 

Antin (Françoise-Gillone de Mont- 
morency - Luxembourg, duchesse 
»'), p. 58. 

Antin (Louis de Pardaillan de Gon- 
drin, duc d'), premier mari de la 
comtesse de Toulouse, p. 58. 

Antin (Louis-Antoine de Pardaillan 
de Gondrin, premier duc d'), 
bisaïeul du précédent, p. 58. 

Antin (Louis de Pardaillan de Gon- 
drin, duc D*), fils aîné de la com- 
tesse de Toulouse, p. 58, 79. 

Antoine, dit le Bon, duc de Lor- 
raine, p. 110. 

Arbnberg (Léopold- Philippe -Char- 
les, duc d'), prince de Ligne, gé- 
néral autrichien, p. 223. 

Argenson (Marc-René de Voyer de 
Paulmy, marquis n*), lieutenant 
général de police, puis garde des 
sceaux, p. 13, 14. 

Argbnson (Pierre-Marc Le Voyer 



de Paulmy, comte d'), fils du 
précédent, p. 211. 

Argenson (René-Louis de Voyer de 
Paulmy, marquis d'), frère du 
précédent, ministre des Affaires 
étrangères, p. 240, 251. 

Argenton (Marie-Louise-Madeleine- 
Victoire Le Bel de La Boissière 
de Séry, comtesse d*), maltresse 
du Régent, p. 35, 59. 

Armagnac (le comte d'). Voyez Lor- 
raine (Charles de), p. 50. 

Armagnac (la princesse d*). Voyez 
Noailles (Françoise-Adélaïde de). 

Armenonville (Joseph-Jean-Baptiste 
Fleuriau d'), garde des sceaux, 
p. 14. 63. 

Arpajon (Anne-Claude d'), comtesse 
de Noailles, p. 55. 

Aspeld (Claude-François Bidal, mar- 
quis D*), maréchal de France, 
p. 94, 95, 96. 99. 

Aubigné (Françoise d'), marquise 
de Maintenon, p. 52. 

AtJBiGNÊ ou AuBiGNY (Françoisc- 
Gharlotte-Amable d*) duchesse de 
Noailles, p. 52, 54. 

AtJBiGNT (famille d'), p. 52, 54. 

Auguste II, électeur de Saxe, roi de 
Pologne, p. 84, 85, 86, 87, 88, 89, 
93, 104, 137, 142, 247. 

Ayen (Louis de Noailles, duc d'), fils 
aîné du maréchal de Noailles, p. 54. 

A Y B N (C atherine - Françoise - Char- 
lotte de Cossé-Brissac, duchesse 
d'), p. 54. 

Balincourt (Claude - Guillaume 
Testu, marquis db), maréchal de 
France, p. 228, 229. 



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344 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 



Bautn d'Angervilliers (Nicolas^- 
Prosper), intendant d'Alsace, puis 
ministre d'État À la Guerre, p. 65, 
71, 119, 210. 

BAyiÉRB (Charlotte-Elisabeth de), la 
« Princesse Palatine », femme du 
Régent, p. 36. 

Baviârb (Clément- Auguste-Marie- 
Hyacinthe iïb), électeur de Co- 
logne, p. 137. 

Bbllb-Ulb (Charles-Louis- Auguste 
Foucquet, comte de), maréchal 
de France, p. 153, 155, 156, 157. 
159, 162, 164, 173, 176, 180, 182, 
184, 241, 255 à 257. 

Belle-Islb (Louis-Armand Fouc- 
quet, chevalier de), frère du ma- 
réchal, p. 154. 

Bbrwick (Jacques Fitz-James, duc 
de), maréchal de France, p. 93, 
94, 95. 

BiNo, amiral anglais, p. 238. 

Blois (Marie-Anne de Bourbon, dite 
Mademoiselle DE),fîlle de Louis XIV 
et de la duchesse de La Vallière, 
princesse de Conti, p. 23. 

Blois (Françoise-Marie de Bourbon, 
dite Mademoiselle de), fille de 
Louis XIV, fenmie du Régent, 
p. 34, 35, 36, 53, 216. 

BoMBBLLES (M. de), préccptcur du 
duc de Chartres, p. 233, 251. 

BoRDAGE (René Amaury de Mont- 
bourcher chevalier et marquis du) 
beau-frère du marquis de Coigny, 
p. 77. 

Botta d'Adornq (le marquis), mi- 
nistre de Marie-Thérèse, p. 230. 

Bourbon (Françoise-Marie de), dite 
Mademoiselle de Blois, fille natu- 
relle de Louis XIV, femme du 
Régent, p. 34, 85, 36, 53, 216. 

Bourbon (Henriette •■ Louise -Mari e- 
Françoise-Gabrielle de), dite Ma- 
demoiselle de Vermandois, sœur 
du duc de Bourbon, p. 29, 32, 
40. 

Bourbon (Louis de), comte de Ver- 
mandois, le prétendu Masque de 
fer, p. 22 à 26. 

BouRBON(Louis-Alexandre de), comte 
de Toulouse, fils de Louis XIV 
et de Madame de Montespan, p. 34, 



41. 53, 7i, 72, 75, 76 à 79, 84, 144 
à 117, 189. 

Bourbon (Louis-Auguste de), duc 

du Maine, fils de Louis XIV et 

de Madame de Montespan, p. 4, 5. 

34, 41, 42, 53, 71, 114. 
Bourbon (Louis-Auguuste de), prince 

de Dombes, fils du duc du Maine, 

p. 42. 72, 224. 
BooRboN (Louis-Charles de), comte 

d'Eu, fils du duc du Maine, p. 42, 

224. 
Bourbon (Louis-Jean-Marie de), duc 

de Penthiôvre. fils unique du 

comte de Toulouse, p. 73, 74, 116. 

202, 224. 
Bourbon-Condé (Charles de), comte 

de Charolais, frère du premier 

ministre, p. 37, 74. 
BourboN'Condé (Charlotte de Hessc- 

Rhinsfeld, duchesse de), fenmie 

du premier ministre, p. 160. 
Bourbon -Condb (Elisabeth -Alexeui- 

drine de), dite Mademoiselle de 

Sens, sœur de la princesse de 

Conti, p. 40. 
Bourbon-Condb (Louis de), comte 

de Glerraont, frère du premier 

ministre, abbé de Saint-Germain- 

des-Prés, p. 37. 
Bourbon-Condé (Louis -Henri, duc 

de), premier ministre, p. 26, 28, 

29, 31. 32, 37, 46. 72, 119, 251. 
BouRBON-CoNDÉ (Louis-Joscph, duc 

de), fila du premier ministre, 

p. 160. 
BouRBON-CoNDÉ (Louisc-Amie de), 

dite Mademoiselle de Charolais. 

sœur du duc de Bourbon, p. 39, 

42, 72 à 74, 77, 78, 83 et 84. 
BouRBON-CoNDÉ (Louisc-Bénédictine 

de), duchesse du Maine, j). 42. 

Bourbon- Condé (Louise-Elisabeth 
de), princesse de Conti, sœur du 
premier ministre, p. 38, 39. 

Bourbon -CoNDÉ (Louise -Françoise 
de), dite Mademoiselle de Nantes, 
duchesse douairière de Bourbon- 
Condé, mère du premier ministre, 
p. 29, 53. 71, 251. 

Bourbon-Condé (Marie-Anne de), dite 
Mademoiselle de Clermont, p. 40. 

BouRBON-GoNTi (Louis-Frauçois de). 



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INDEX ALPHABÉTIQUE 



345 



prince de Conti, p. 38, 40, 498. 

BouRBON-CoNTi (Louise-AdéIa!de db), 
dite Mademoiselle de la Roche- 
sur- Ton, tante da prince de 
Conti, p. 40. 

BoiTBBON-CoifTi (Louivse- Henriette 
de), fille du prince de Conti, du- 
chesse de Chartres, p 233. 

BouRBON-CoNTi. Vovez aussi Conti. 

BouRNONTiLLB (MaHe-Françoise de), 
duchesse de Noailles, mère du 
maréchal, p. 51, 5S. 

Brbteuil (François -Victor Le Ton- 
NBLLnsR-), secrétaire d'État au dé- 
partement de la guerre, p. 9, 210. 

Broclie (Charles-Maurice de), abbé 
du Mont-Saint-Michel, frère du 
maréchal, p. 189. 

Broolie ou Broglio (François-Marie, 
comte de), maréchal de France, 
p. 97. 98, 163, 172. 173, 174. 175, 
176, 177, 178, 179, 181, 187. 188, 
201, 227. 

Brunswick (George-Guillaume de), 
premier électeur de Hanovre, 
p. 139. 

Brunswick-Wolpenbuttel (Elisa- 
beth-Christine de), impératrice 
d'Allemagne, p. 103, 123. 

Carlos (don) fils atné de Philippe V, 
roi des Deux-Siciles, p. 87, 104, 
141, 219. 

Charles IV, empereur d'Allemagne, 
p. 134, 135. 

Charles-Quint, empereur d'Alle- 
magne, p. 110. 

Charles VI, empereur d'Allemagne, 
87, 88, 104, 122, 127, 129, 132 136, 
137, 139, 141, 147, 153. 

Charles Vil, empereur d'Alle- 
magne, électeur de Bavière, p. 155, 
158, 139, 161, 162, 163, 165, 167, 
173, 188, 199, 219, 220, 227, 241, 
247, 255. 

Charles XII, roi de Suède, p. 86. 

Charles-Emmanuel III, duc de Sa- 
voie, roi de Sardaigne, fils de 
Victor-Amédée II, p. 67, 142, 195, 
197, 241, 246, 247. 

Charles IV, duc de Lorraine, p. 107. 

Charles- Albert, électeur de Ba- 
vière, p. 155, 158, 159, 161, 162, 



163, 165. 167, 173. 174, 241, 247. 

249, 254. 

Voyeï aussi Charles VII. 

Charles-Edouard Stuart, prétendant 
au trône d'Angleterre, p. 237à239. 

Charles-Philippe, électeur Palatni, 
p. 209. 

Charles de Lorraine, comte d'Ar- 
magnac, dit le Prince Charles, 
grand-écuyer de France, p. 50. 

Charles de Lorraine (le prince), 
beau-frère de Marie-Thérèse, 
p. 171, 172. 175, 176, 177, 178,181, 
182, 187, 188, 222, 228, 242, 245, 
246, 247, 248. 254. 

Charolais (Charles de Bourbon- 
Condé, comte de), frère du pre- 
mier ministre, p. 37, 74. 

Charolais (Louise-Anne de Bour- 
bon-Condc, dite Mademoiselle de), 
soeur du duc de Bourbon, p. 39, 
42. 72, 73, 74. 77, 78, 83, 84. 

Chartres (Louis-Philippe I" d'Or- 
léans, duc DE), petit-fils du Ré- 
gent, p. 224, 233, 251, 253. 

Chateauroux (Marie-Anne de Mailly 
de Nesle, duchesse de), p. 204, 
205, 249. 

Chatillon ( Alexis-Magdelaine-Ro- 
salie, comte, puis duc de), gou- 
verneur du dauphin Louis, p. 250, 
251. 

Chauvelin (Germain-Louis), premier 
secrétaire d'État et garde des 
sceaux, 62, 63, 61. 66, 71, 79, 84, 
90, 110, 111, 113, 114, 214, 215, 
216. 

Ch A VIGNY (Théodore Chavignard 
de), ambassadeur de France en Por- 
tugal et envoyé près Charles Vil, 
p. 232, 240. 

Chevert (François de), p. 183, 184. 

Christiern VI, roi de Danemark, 
p. 144. 

Clément-Auguste, archevêque-élec- 
teur de Cologne, p. 136, 155, 157, 
158. 161. 

Clermont (Louis de Bourbon-Condé, 
comte de), frère du premier mi- 
nistre, p, 37, 224. 

Clermont (Marie-Anne de Bourbon- 
Condé, dite Mademoiselle de) 
p. 40. 



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346 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 



CoiONY (François de Franquetot, 
marquis de), maréchal de France, 
p. 77, 95, 96. 97, 99, 201, 222, 228, 
229, 241, 242, 244. 

CoiGNT (Jean-Antoine-François de 
Franquetot, comte db), p. 118. 

CoNFLANS (Eustache, marquis db), 
p. 60. 

CoNTi (Louis- Armand de Bourbon, 
prince ds), p. 38. 

CoNTi (Louis-François de Bourbon, 
prince de), fils du précédent, 
p. 38, 40, 198, 241. 

GoNTi (Louise-ÉIisabeth de Bourbon- 
Condé, princesse de), sœur du 
premier ministre, p. 38, 39. 

CoNTi (Marie- Anne de Bourbon, dite 
Mademoiselle de Blois, princesse 
db), p. 23. 

CoNTi. Voyez aussi Bourbon. 

Cossb-Brissac (Catherine-Prançoise- 
Charlotte de), duchesse d'Ayen, 
p. 54. 

Court (La Bruyère db), amiral 
français, p. 234, 285. 

CouTURiBR (l'abbé), homme de con* 
fiance du cardinal de Fleury, 
p. 210. 

Crussol (Anne- Julie-Françoise de), 
marquise de La Valiière, p. 57. 

Cumberlànd (Guillaume* Auguste, 
duc De), fils de George II, roi d'An- 
gleterre, p. 223, 227, 239. 

Cumiàne (Madame de), veuve du 
comte de Saint-Sébastien, mai- 
tresse de Victor-Amédée II de 
Savoie, marquise de Spigno, p. 68, 
70. 

DopuN (Charles- Gaspard), contrô- 
leur général des finances, p. 47. 48. 

DoHBEs (Louis-Auguste de Bourbon, 
prince de), fils du duc du Maine, 
p. 42, 72, 224. 

Dubois (Guillaume), ministre et car- 
dinal, p. 7. 

Du Theil (La Porte), premier com- 
mis aux Affaires étrangères, p. 240. 

Elisabeth Pétrowna, impératrice 
de Russie, p. 199, 200, 220, 230. 

ËLTz (Pbilippe-Charl«8 d*), électeur 
de Mayence, p. 136, 216. 



Eo (I^ouis- Charles de Bourbon, 
comte d'), fils du duc du Maine, 
p. 42, 224. 

EuGÂNB (Eugène-François de Savoie, 
dit le Prince), p. 95, 96. 

Farnêsb (Elisabeth), reine d'Es- 
pagne, p. 141. 

Ferdinand I*', empereur d'Alle- 
magne, p. 128. 

Fitz-Jambb (François), abbé de 
Saint -Victor de Paris, fils du 
maréchal de Berwick, p. 45. 

Fleoriau. Voyez Arhenonvillb et 

MORVILLB. 

Flburt (André-Hercule de), évéque 
de Fréjus, puis cardinal et pre- 
mier ministre, p. 15, 28, 32, 83, 
43, 44, 46, 47, 48, 49, 61, 62, 64, 
66, 71, 77, 78, 79, 86, 88, 90, 111, 
114, 116,150,155,156,157, 169,173, 
178, 179, 181 , 190, 195, 205, 210, 211 , 
212, 213, 214, 215, 220, 285, 240. 

Flburt (André-Hercule de Rosset, 
marquis de Rocoz^, duc de), 
petit-neveu du cardinal, p. 212. 

FouGQUET (Nicolas), surintendant 
des finances, aïeul du maréelial 
de Belle-Isle, p. 153, 154. 

François, duc de Lorraine, puis 
grand-duc de Toscane et empe- 
reur, p. 105, 124, 142, 167 186. 

Frédéric !•% électeur de Brande- 
bourg, puis roi de Prusse, p. 119. 

Frédéric I", roi de Suède, landgrave 
de Hesse-Cassei, p. 144. 

Frédéric II, roi de Prusse, électeur 
de Brandebourg, p. 120, 130, 132, 
138, 160, 172, 173, 174, 244, 246, 
248, 249, 255 à 257. 

Frédéric- Auguste III, électeur de 
Saxe, roi de Pologne, fils d'Au- 
guste II, p. 88. 89, 104. 

F RÉ DÉ RIO -Guillaume !•», roi de 
Prusse, p. 119. 

Gaobs (Jean - Bonaventur e - Thierry 
du Mont, comte de), p. 196, 218, 
219. 

Gbnsag (de), officier françaiSi, p. 253. 

George II, roi d'Angleterre et élec- 
teur de Hanovre, p. 121, 139, 140, 
197, 2»2, 241. 248, 254. 



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INDEX ALPHABÉTIQUE 



347 



GliNibs (db), officier général eipa- 

gnol, p. 197. 
GoNDRiN (de). Voyez Antin (d'). 
Gramont (Louis, duc de), p. 225, 226. 

Harcourt (François, duc d') maré- 
chal de France, p. 241, 242, 244. 

HÉRAULT, lieutenant de police, p. 241. 

Hbme (Georges, prince de), p. 223. 

Hesbe-Rhinspblu (Charlotte de), du- 
chesse de Bourbon-Condé, femme 
du premier ministre, p. 160. 

Hussein, 221. 

Ivan VI, empereur de Russie, p. 144, 
199, 230. 

Jean V, roi de Portugal, beau-frère 
de remperem- Charles VI, p. 142. 

Joseph I«, empereur d'Allemagne, 
p. 125. 

Joseph -Clément, électeur de Co- 
logne, p. 126, 127. 

Khëvenhullbr (Louis- André, comte 
de), p. 168, 170, 171, 174. 

Kgbnigsegk (Lothaire -Joseph - Geor- 
ges, comte de), feld-maréchal au- 
trichien, p. 100, 101. 



La Chbtardie (Joachim- Jacques 
Trottl ou Trotin, marquis de), 
ambassadeur de France à la cour 
de Russie, p. 199, 200, 201, 230, 231. 

La Croix (le capitaine), p. 227. 

Lalo (le sieur de), homme d'affaires 
de la comtesse de Toulouse, 
p. 73, 78. 

La Mina (Don Jaime Miguel de 
Guzman, marquis de), p. 197, 198. 

La Mothb-Houdancourt (Louis- 
Charles, comte de), p. 116. 

La Rochb-sur-Yon (Louise-Adélaïde 
de Bourbon-Gonti, dite Mademoi- 
selle de), tante du prince de Conti, 
p. 40. 

L ASCARIS (Jean-Paul), grand-maltre 
de l'ordre de Malte, p. 55. 

Lassât (Léon de Madaillan de L'Es- 
parre, marquis de), p. 216,217,218. 

La Tournellb (Marie- Anne de Mailly , 
marquise de), plus tard duchesse 
de Châteauroux, p. 208. (Il s'agit 



plutôt, dans ce passage, de Ma« 
dame de Flavacourt; cf. p. 208, 
note 1. 
La Trbhoïlle (Charles- Armand- 
René, duc de), p. 102. 
Lauragoais (Jeanne-Adélaïde de 
Mailly de Nesle, duchesse de), 
p. 208. 
La Vallière (Anne-Jtdie-Françoise 
de Crussol. marquise de), femme 
de Louis-César, p. 57. 
La Vallière (François de La 
Baume-Le Blanc, marquis, puis 
duc de), p. 57. 
La Vallière (Louis-César de La 
Baume-Le Blanc, comte, puis 
marquis de), duc de Vaujours, 
fils du précédent, p. 57. 
La Vallière (Louise-Françoise de 
La Baume-Le Blanc, duchesse 
de), p. 22. 
La Vallière (Marie-Thérèse de 
Noailles, duchesse de), sœur du 
maréchal, p. 56. 
Law (John), p. 23, 24. 
Le Blanc (Claude), secrétaire d'État 
au département de la Guerre, p. 9. 
Lbgouvrbur (Adrienne Couvreur, 

dite), p. 166. 
Leczinska (Marie), reine de France, 

p. 28, 32, 34, 265. 

Leczinski (Stanislas), palatin de 

Posnaine de Pologne, p. 28, 32, 

84, 86, 89, 90, 91, 92, 96, 103, 104. 

LiSopoLD !•', empereur d'Allemagne, 

119, 125, 126, 127, 130, 139. 
LoRKowiTz (Jean-Georges-Christian, 

prince de), p. 182, 183, 184. 
LoswENHAUPT (Charles-Émilc, comte 

de), général suédois, p. 221. 
Lorraine (Elisabeth -Thérèse de), 
sœur du prince François, troi- 
sième femme de Charles-Emma- 
nuel III de Savoie, p. 142 et 143. 
Lorraine (François, duc de), puis 
grand-duc de Toscane, p. 103, 124, 
142, 167, 186. 
Voyez François. 
Louis XIV, 1, 3, 4, 5, 6, 7, 22, 23, 
24, 25, 26, 29, 34. 41, 44, b3, G4, 
130, 206, 246, 251, 252. 
Louis XV, p. 2, 3, 19, 28, 29, 32, 33, 
44, 46, 76, 77, 78 80, 81. 82, 83, 



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348 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 



84, 86, 92, 144. 116, 120. 141. 143, 
166, 178, 188, 194, 196, 205, 208, 
213, 214, 240, 241, 243, 243. 2»4, 
245. 249, 250, 2ol, 25â, 253, 254, 
257. 259, 262, 264. 

Louis, dauphin de France, fils de 
Louis XIV et de Marie-Thérèse, 
p. 23, 26. 

Louis, dauphin de France, fils de 
Louis XV, p. 194, 250, 254. 

Louise-Elisabeth, dite Madame 
Première, fille de Louis XV. ma- 
riée à l'infant Philippe d'Espagne, 
p. 120. 

Luis (d(m). infant d'Espagne, plus 
tard Louis I", p. 20. 203. 

Mahmoud I", sultan des Turcs, 
p. 144. 

Maillbbois (Jean- Baptiste-François 
des Murets, marquis de), maré- 
chal de France, p. 161, 179. 180, 
249. 

Mailly de Neslb (Jeanne-Adélaïde 
de), duchesse de Lauraguais, 
p. 208. 

Mailly (Louis de), marquis de 
Nesle. p. 30. 

Mailly (Louise-Julie de Nesle, com- 
tesse de), p. 79, 80, 81, 82. 83. 
178, 204, 205, 207. 

Mailly de Nesle (Marie-Anne de), 
duchesse de Châteauroux, p. 204, 
205, 249. 250. 

Mailly (Pauline-Félicité de), com- 
tesse de Vintimille, p. 81 à 83. 

Mailly. Voyez aussi Lauraguais et 
Nesle 

Maine (Louis- Auguste de Bourbon, 
duc du), p. 4, 5. 34, 41, 42, 53, 
71, 114, 251. 

Maine (Louis-Bénédictine de Bour- 
bon-Condé, duchesse du), p. 42. 

Maintënqn (Françoise d'Aubignc, 
marquise de), p. 52. 

Marie-Anne- Eléonore, arcliidu- 
cliesse d'Autriche, p. 105, li4, 184, 
254. 

Marib-Anne-Victoire, infante d'Es- 
pagne, fiancée à Louis XV, p. 19, 
28. 

Marie-Joséphine d*Autriche. nièce 
de l'empereur Charles VI, p. 137. 



Marie-Thérèse d'Autriche, reine de 
France, p. 130. 

Marie- Thérèse d'Autriche, fille 
atn«''e de l'empereur Charles VI. 
impératrice d'Allemagne, p. 104, 
123. ISS, 130, 131, 132. 138, 142, 
143, 144, 148, 149, ibH, 156, 158. 
160, 161. 162, 165. 167, 170, 172, 
173, 174, 176. 177, 182, 184, 185, 
195, 200, 201. 209, 219, 220, 222, 
230, 241. 242. 244, 247, 254. 

Marie-Thkrèse-Antoinette-Ra- 
phaèle, infante d'Espagne, fiancée 
au dauphin Louis, p. 250. 

Marton ou Marthon (Louis-Fran- 
çois-Armand de Roye de La Ro- 
chefoucauld, dit le comte ue), 
p. 41. 

Masque de per (le). Voyez Verman- 
Dois (Louis de Bourbon, comte de), 

Matthews (Thomas), amiral anglais, 
p. 234, 235. 

Maurepas et DE Pontchartrain 
(Jean-Frédéric Phélypeaux, comte 
DE), ministre de la Marine, p. 64, 
71. 191. 

Maximilibn II, empereur d'Alle- 
magne, p. 130. 

Maximilien-Emmanuel. électeur de 
Bavière, père de Charles-Albert, 
p. 136, 137. 

Mbhémet-epfendi, ambassadeur de 
Turquie à Paris, p. 192. 

Mellac (Hervieu de), conspirateur 
breton, p. 17. 

Mbnzel (Jean-Daniel, baron de). 
général hongrois, p. 229. 

Mercy (Claude-Ferdinand, comte 
de), général autrichien, p. 99, 100. 

MiNUCci ou MiNuzzi (Christophe- 
Adam Ossalko, comte de), général 
bavarois, p. 227. 

Modène (Charlotte-Aglaé d'Orléans, 
duchesse de), p. 253. 

Modène (Marie - Thérèse - FéliciU* 
d'Esté, princesse de), p. 237, 252. 

Montemar (don José Carillo Albor- 
noz. duc de), p. 195. 

Mont ESP AN (Françoise-Athénais de 
Roclieciiouart, marquise de), p. 4, 
41. 53. 

Monti (Antoine-Félix, marquis de), 
p. 89. 



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INDEX ALPriABÉTlQUE 



34î* 



MoNTMOREXCY-LuxEMBOiTBG (Fran- 
çoise-Gillone de), duchesse d'An- 
tin, p. 58. 

MoRTEMART (Louis dc Rochc- 
chouart, duc de), gentilhomme 
de la Chambre, p. 27. 

MoRviLLE (Charles -Jean- Baptiste 
Fleuriau, comte de), premier se- 
crétaire d'État, p. 15, 63. 

Nantes (Louise-Françoise de Bour- 
bon, dite Mademoiselle de), du- 
chesse douairière de Bourbon- 
Condé. p. 29, 53, 71. 

Nesle (Armande-Félice dc La Porte- 
Mazarini, fenmie de Louis de 
Maillv, marquis de), p. 30, 31, 
32. 

Nesle (Louis de Mailly. marquis 
de), p. 30. 

Neubourg (Charles-Philippe de), élec- 
teur Palatin, p. 138. 

Ne VER s (Philippe -Jules -François 
Mazarini-Mancini, duc de), p. 203, 
204. 

NoAiLLEs (Adrien-Maurice, duc de), 
maréchal de France, frère de la 
comtesse de Toulouse, p. 52, 54, 
94, 95, 99, 192, 202, 222, 223, 225, 
226, 227,229,240, 241. 

NoAiLLEs (Anne-Claude d'Arpajon, 
comtesse de), bru du maréchal, 
p. 55. 

NoAiLLEs (Françoise- Adélaïde de), 
femme de Charles de Lorraine, 
princesse d'Armagnac, p. 51. 

N o A I L L B s (Françoise - Charlotte - 
Amable d'Aubigné ou Aubigny, 
duchesse de), p. 52, 54. 

NoAiLLBs (Louis de), duc d'Aven, 
fils du maréchal, p. 54. 

NoAiLLEs (Louis- Antoine de), car- 
dinal, p. 51. 

NoAiLLBs (Marie-Françoise de Bour- 
non ville, duchesse de), p. 51. 

NoAiLLEs (Marie-Thérèse de), du- 
chesse de La Vallière, sœur du 
maréchal, p. 56. 

Noailles (Marie- Victoire -Sophie 
de), d'abord duchesse d'Antin, 
puis comtesse de Toulouse, p. 58. 

Noailles (Philippe, comte de), 
second fils du maréchal, p. 55. 



Orléans (Charlotte-Aglaé d'), du- 
chesse de Modène. p. 252. 

Orléans (Charlotte-Elisabeth de Ba- 
vière, duchesse d') mère du Ré- 
gent, p. 36. 

Orléans (Jean-Philippe-Baptiste, dit 
le Chevalier d*), fils naturel du 
Régent, grand-prieur de France, 
p. 59, 60, 61. 

Orléans (Louis, duc de Chartres et 
d'). fils du Régent, p. 34. 

Orléans (Louise-Elisabeth d'), reine 
d'Espagne, p. 203. 

Ohléa.nh (Philippe, duc d'). Voyez 
Philippe. 

Ormea (marquis d'), ministre de 
Chai'les-Emmanuel III de Savoie, 
p. 6«. 

Orry (Hhihbert), comte de Vignory, 
contrôleur général des finances, 
p. 49, 64, 71, 157, 179. 215, 216. 

STE I N (Jean -Frédéric - Charles , 
comte d'), archevêque-électeur de 
Mayence, p. 216. 

Pardaillan de Gondrin (Louis de), 
petit-fils de la comtesse de Tou- 
louse, p. 59. 

Pardaillan. Voyez Antin (d*) et 
Gondrin (de). 

Parouse (le comte de). Voyez PÉ- 
RODSE (le comte de la). 

Penthiêvre (Louis -Jean -Marie de 
Bourbon, duc de), fils unique du 
comte de Toulouse, p. 73, 74, 116, 
202, 224, 251, 252. 

PÉRousE (le comte de la), p. 70. 

Phbltpeauz. Voyez Maurepas et 
Saint-Florentin. 

Philippe II, roi d'Espagne, p. 130. 

Philippe V, roi d'Espagne, p. 121, 
122, 141, 160, 194, 195, 196, 218, 
262. 

Philippe (don), infant d'Espagne, 
duc de Parme et de Plaisance, 
gendre de Louis XV, p. 141, 196, 
197, 198, 219, 241. 

Philippe duc d'Orléans, régent du 
royaume, p. 3, 5, 16.18,19,20,22, 
26, 35, 43, 46, 71, 75, 189, 203, 
211, 253. 

PiERRB I*' lb Grand, empereur de 
Russie, p. 201. 



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350 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE 



Plélo (Louis-Robert-Hippolyte de 
Bréhaa, comte de), ambassadeur 
de France à Copenhague, p. 91. 

PoMPAbouR (Jeanne-Antoinette Pois- 
son, marquise de), p. 118. 

PoNTCALLEc (Clémcnt - Ghry sogone 
de Guer» marquis de), conspira- 
teur breton, p. 18. 

Prie (Agnès Berthelot de Pléneuf, 
marquise de), p. 31, 32. 

QuiNACLT-DupRBSNE (Abraham- 

Alexis), p. 204. 
QuixAULT (Jean-Baptiste), p. 204. 
QuiNAULT (Marie-Anne, dite Talnée, 

p. 204. 

Renault (le P.), de l'Oratoire, p. 207. 

Rbné II, duc de Lorraine, p. 106. 

Richelieu (Louis-François-Armand 
Vignerod du Plessis, duc de), 
p. 205. 

RoYE DE La Rochefoucauld (Louis- 
François-Armand de), dit le comte 
de Marton ou Marthon, p. 41. 

RowLEY (William), contre-amiral 
anglais, p. 235. 

RupELMONDK (Marie-Marguerite d'Alè- 
gre, comtesse de), p. 77. 

SAiNT-FLORENTiN(Loui8Phélypeaux, 

comte de), secrétaire d'État aux 

aiîaires religieuses, p. 65,71, 
Saint-Sébastien (la comtesse de). 

Voyez CuMiANB (Mme de). 
Savoie (Eugène-François de), dit le 

Prince Eugène, p. V5, 96. 
Saxe (Ilermann-Maurice, comte de), 

maréchal de France, p. 165, 167, 

180, 241, 247. 
ScARRON (l'aul), mari de Françoise 

d'Aubigné (plus tard marquise de 

Maintenon), p. 53. 
ScHOBNBORN (Melchior - Frédéric . 

comte de), archevêque -électeur 

de Trêves, p. 136. 
Sbckendorp (Frédéric-Henri, comte 

de), p. 227. 
Sbgur (Henri-François, marquis de), 

père du maréchal, p. 164, 168, 170. 
SËNs(Élisabeth-Alexandrine de Bour- 

bon-Condé, dite Mademoiselle de), 

sœur de la princesse de Gonti, 

p. 40. 



Sert (Mlle de). Voyez Arobnton. 

SoLARB (le chevalier de), p. 70. 

Spiono ou Spino (la marquise de). 
Voyez CuMiANE (Mme de). 

Stair (John Dalrymple, comte de), 
général anglais, p. 222, 223. 

Stuart (Charles Edouard), préten- 
dant au trône d'Angleterre, p. 237. 

SuLTZBAGH (Charles Théodore de), 
électeur Palatin, p. 209 

Tencin (Claudine-Alexandrine Gué- 
rin, marquise de), sœur du car- 
dinal, p. 236. 

Tencin (Pierre Guérin de), cardinal, 
p. 212. 235, 236, 237. 238. 

Tbgbring (le comte de), général 
bavarois, p. 170. 

Toulouse (Louis-Alexandre de Bour- 
bon, comte de), fils de Louis XIV 
et de Mme de Montespan, p. 34, 
41, 53, 71, 72, 75. 76, 77, 78, 79. 
84.114,115,116,117.189,251. 

Toulouse (Marie- Victoire-Sophie de 
Noailles, d'abord duchesse d'Antin, 
puis comtesse de), p, 72, 73, 74, 
75, 77, 78, 79. 83. 84. 94. 190, 191, 
203. 

Van Hoey, ambassadeur des Pro- 
vinces-Unies des Pays-Bas & la 
cour de France, p. 149, 150. 

Vauréal (Louis-Guy Guérapin de), 
évoque de Rennes, ambassadeur 
de France en Espagne, p. 194, 251. 

Vendôme (Philippe de), grand-prieur 
de France, p. 61. 

Ventadour ( Charlotte - Éléonore- 
Madeleino de La Mothe-Houdan- 
court, duchesse de), p. 2. 

Vbrmandois (Henriette -Louise -Ma- 
rie -Françoîse-Gabrielle de Bour- 
bon, dite Mademoiselle de), sœur 
du duc de Bourbon, abbesse de 
Beaumont, p. 29, 32, 40. 

Vbrmandois (Louis de Bourbon, 
comte DE), iils de Louis XIV et 
de la duchesse de La Vallière, 
p. 22, 23, 24, 2o, 26. 

Victor-Amédeb II, duc de Savoie, 
p. 67, «8, 69, 70. 142. 

Villars (Louis-Hector de), maré- 
chal de France, p. 97, 98. 



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Villeneuve (Louis-Sauveur Renaud, 

marquis de), ministre aux Aifaires 

Étrangères, p. 240. 
YiNTiMiLLB (Pauline-Félicité de 

Mailly, comtesse de), p. 81, 82» 

83. . 



NDEX ALPHABÉTIQUE 

Voltaire, p. 25, 263, 264. 



351 



Waldbck (Charles, prince de), 

228, 229. 
WiESNowiGKi, homme de confiance 

de Stanislas Leczinski, p. 89, 



PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET c'% RUE GARANCIÈRE, 8. — 10202. 



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