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V /
ll^
A
7/
FHANÇOIS-VlNCENT\TiUJSSAINT
ANECDOTES CURIEUSES
DE LA COUR DE FRANCE
SOUS LE BÈGi\E DE LOUIS XV
TEXTE ORIGINAL PUBLIÉ POUR LA PREMIERE FOIS
AVEC UNE NOTICE 8UR TOUSSAINT ET DES ANNOTATIONS
PAR Paul FOULD
Tàm^mmf.
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C»% IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE OARANCIÉRE — 6*
1908
Toui droits réservét
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M-^'^
f'ï
-V [y)
Collection
Tous Uroils de reproduction et de traduction
réservés pftu* tous pays.
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■V
FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
Toussaint, l'auteur du manuscrit que nous publions,
n'est plus guère connu de nos jours. Il a cependant eu
son heure de célébrité, qu'il devait surtout à son livre
sur « les Mœurs », relégué lui-même maintenant au
nombre des « bouquins » du dix-huitième siècle.
C'est là un de ces arrêts cruels et trop souvent immé-
rités que la postérité, obligée de faire un choix parmi les
productions littéraires des temps qui l'ont précédée, pro-
nonce toujours sans appel. Nous n'aurions peut-être pas
songé nous-méme à exhumer ces cendres bien refroidies,
si, par une bonne fortune dont nous sentons le prix, nous
n'avions été mis sur la trace des Anecdotes curieuses de la
cour de France sous le règne de Louis XV ^ par Toussaint,
qui ne sont autre chose que la première rédaction des
célèbres Mémoires secrets pour servir à l'histoire de Perse (1).
Il nous a dès lors semblé qu'il pouvait être de quelque
intérêt de faire revivre, ne fût-ce que pour un temps, cette
figure secondaire de l'avant-dernier siècle, effacée comme
(1) Nous devons cette précieuse indication à l'obligeance de M. de
Nolhac, le conservateur du Musée de Versailles, et Térudit auteur de
tant d'ouvrages intéressants sur le dix-huitième siècle, et à celle de
M. Léon Dorez, le savant bibliothécaire du département des manuscrits
à la Bibliothèque nationale.
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II FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
tant d'autres par Téclat des grands noms de Voltaire et
de Diderot, et de retracer rapidement la vie et les tra-
vaux de cet oublié, dont les ouvrages ont eu vers 1750
une réelle influence et se rattachent en tout cas direc-
tement au grand mouvement philosophique de cette
époque.
François-Vincent Toussaint est né à Paris le 21 dé-
cembre 1715, au commencement même de la Régence.
On a peu de détails sur son origine; on sait seulement
que sa famille était d'une extraction modeste et que ses
]>areDts vivaient dans la retraite et la dévotion; leur
dévotion allait môme jusqu'au mysticisme, puisqu'ils fu-
rent du nombre des convulsiannaires du cimetière Saint-
Médard^ après la mort du fameux diacre Paris. Le diacre
était un suint homme, austère, charitable, qui vivait très
à Fécart dans une modeste maison du faubourg Saint-
Marceau, où il mourut prématurément en 1727, à l'âge
de trente-sept ans. Mais le tombeau qu'on lui éleva dans
le petit cimetière Saint-Médard, sa paroisse, devint très
vite un lieu de pèlerinage, de prières et de scènes d'ex-
tase dont on aurait peine à se figurer la violence. C'était
une véritable démence : les convulsionn aires réclamaient
le martyre; ils allaient en souriant au-devant des sup-
plices les plus afl'reux; des femmes, des jeunes filles par-
ticipaient, au premier rang, à ces scènes horribles et
étranges (1). Et ce n'était pas seulement une foule cré-
dule, ignorante, de malades ou de désespérés qui s'y
portait en masse : des esprits réfléchis et éclairés, le bon
(1) Lo cimetière fut fermé par arrêt du Parlement du 27 janvier 1732.
il existe au Cabinet des Estampes, à la Bibliothèque nationale, des
reproductions de ces scènes, ainsi que le portrait du diacre, avec son
tombeau, son épitaphe et son testament. (Voir collection Hennin, t. 92
et 95.)
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LE DIACRE PARIS m
Rollin par exemple, se laissèrent émouvoir par ces pré-
tendus miracles. Un conseiller au Parlement de Paris,
Carré de Montgeron, en fut si convaincu qu'il consacra
une pailie de sa vie à leur glorification et publia sur
leur authenticité un ouvrage en plusieurs volumes (1).
Presque tout le parti janséniste s'associa à ce mouve-
ment et, s'il n'en fut pas le promoteur, ainsi qu'on l'en
accusa, il s'empressa de le mettre à profit, comme un
moyen de protestation contre la cour de Rome et contre
l'enregistrement de la bulle Unigenitus par le Parlement
de Paris.
Rien d'étonnant à ce que, dans ce milieu de fanatisme
où s'écoula sa jeunesse, Toussaint ait été, lui aussi, pen-
dant quelque temps la dupe des miracles attribués au
diacre Paris, et qu'il ait voulu le célébrer à son tour et à
sa manière. Il composa donc en son honneur une hymne
en latin, avec la traduction en vers français. Nous la
reproduisons comme un témoignage de la crise religieuse
qui traversa la jeunesse de Toussaint.
A LA GLOIRE DU BIENHEUREUX PARIS
HYMNE
Dans ce lieu révéré, peuple, rassemblez-vous !
Prophanes, loin d'ici; fuyez, esprits rebelles!
Il y brille des faits aux yeux des vrais fidèles,
Qui les étonnent tous.
Noirs envieux, cessez de parler hautement !
Que rimpie étonné tremble et devienne blême !
En rhonneur de Paris la voix de Dieu lui-même
Sort de ce monument.
Le marbre précieux qui couvre ces saints Os
Est le fatal écueil où se perd l'hérésie ;
Mais la religion agitée et transie
Y trouve un sûr repos.
(1) La Vérité sur les miracles opérés par Vintereession de M. Paris (s. 1.,
2 vol. in-4s 1737-1741).
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IV FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
De cette cendre froide il part une Clarté,
Un feu vif qui détruit Tombre de Timposture^
Et par qui l'on te voit, vérité simple et pure,
Dans toute ta beauté.
La pourpre te plut moins qu'un sac de pénitent;
Et caché dans le fond d'une retraite obscure.
Tu méprisas, Paris, ce que l'Architecture
A de plus éclatant.
Les plus vils alimens composoient tes repas.
Ta vie étoit enfin une mort presque entière ;
Mais tu sçais retrouver la vie et la lumière
Au milieu du trépas.
Tu jouis d'un bonheur et durable et certain;
A l'envi l'on te rend un glorieux hommage.
Celui dont l'Univers est l'étonnant ouvrage
Te renferme en son sein.
A ce tombeau sacré venez donc promtement,
Malades, la santé va suivre vôtre envie ;
Honorez, ce saint mort, vous, que pendant sa vie
Il aima tendrement.
Pleins de joye et d'ardeur, célébrons l'Éternel;
Qu'entre son Fils et lui nôtre encens se partage.
Glorifions aussi l'Esprit très saint, très sage.
Par un chant solennel (4).
Ces mauvais vers ne firent pourtant pas enfermer leur
auteur à la Bastille, comme il arriva au conseiller Mont-
geron ; et, si nous les avons reproduits, c'est seulement
parce qu'ils indiquent chez Toussaint, au début de sa
carrière, un moment d'égarement mystique que démen-
tira le reste de sa vie et qui fut d'ailleurs de courte durée.
Son goût pour l'étude était vif, et la séduction qu'exer-
çaient sur son esprit les grands problèmes de la meta-
(1) Bibliothèque nationale. Imprimés Yc 337, pièce in-folio gravée, aux
armes des Paris de Brrnscourt ; « de gueules à un sautoir dentelé d*or,
accompagné en chef et en pointe de deux quintefeuilles et aux flancs de
deux besants de mêmj. » Voyez aux Pièces justificatives t n» I, le texte
latin de cette hymne.
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TOUSSAINT ET DIDEROT v
physique, de la morale et de la religion l'attiraient vers
l'Église; il crut même, un instant, qu'il avait une véri-
table vocation pour l'état ecclésiastique; la perspective du
célibat l'en détourna. Ses parents, dénués de ressources,
essayèrent vainement alors de lui faire embrasser une
carrière qui pût du moins lui assurer l'existence; mais il
aimait passionnément les lettres, ses besoins étaient
modestes, et il préféra entrer au barreau. Regu, à vingt-
six ans, avocat au Parlement de Paris,, sa santé l'obligea
bientôt à abandonner sa nouvelle profession, et il se
consacra dès lors tout entier à l'étude et aux lettres.
Noble et séduisante carrière que celle-là, à toute
époque et dans tous les temps, mais dont les débuts,
toujours pénibles, furent d'autant plus difficiles pour
Toussaint qu'il était laissé à lui-même, sans fortune et
sans protection. Le hasard vint à son secours.
Un célèbre savant anglais, le docteur Robert James,
venait de publier à Londres, avec Samuel Johnson, un
Dictionnaire de médecine (1). C'était le premier livre de
ce genre; et ce qui en augmentait l'intérêt, c'est qu'il
était précédé d'une sorte d'histoire, nouvelle également,
des origines et des progrès de la médecine. Le mérite et
la nouveauté de l'ouvrage engagèrent plusieurs libraires
de Paris à le répandre en France; et, comme il fallait le
traduire, ils s'adressèrent à Diderot, qui demanda leur
concours à Toussaint et à Eidous, tous deux sans pain et
à la recherche d'une occupation.
Les trois nouveaux collaborateurs devaient savoir à
(1) -4 Médical Dictionary, with a History of Drug% (Londres, 1743,
3 volumes in-folio). C'est une compilation fort bien faite, mais peu ori-
ginale. — James était né à Kinverstdn (comté de Stafford) en 1705 et
mourut en 1776. On dit que la dédicace de son ouvrage au D*^ Richard
Mead a été composée par Samuel Johnson.
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vr FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
fond la langue anglaise, qu'assez peu de gens connais-
saient alors en France et qui, du temps de Corneille, pas-
sait encore pour un jargon barbare. Pour la traduction
des termes techniques de médecine, ils recoururent à
Julien Busson, docteur régent de la Faculté de Paris (1).
Voilà donc Toussaint à Tœuvre, en relations journa-
lières avec Diderot, du même âge et aussi peu riche que
lui, enseignant les mathématiques pour vivre, ayant
conune lui renoncé à la vie ecclésiastique, et dont Famé,
grandie par la lutte et par les épreuves, semblait déjà
comme illuminée des rayons du génie. Quelle influence
cette exquise intimité ne devait-elle pas exercer sur le
caractère de Toussaint, sur les tendances et sur la direc-
tion définitive de son esprit! Songeons que dans quelques
années V Encyclopédie va paraître et qu'à son berceau nous
retrouverons les deux traducteurs du Dictionnaire de
James. Qui sait si ce n'est pas de leurs entretiens d'alors
qu'allait naître la première pensée de l'œuvre qui, comme
une graine féconde, germerait et se développerait dans
le cerveau de Diderot?
Cependant, antérieurement déjà aux travaux de VEncy-
clopédie^ leurs vues philosophiques n'étaient plus les
mêmes. Diderot, « ce puits d'idées », comme l'appellera
Grimm, fait en peu de temps d'immenses enjambées; à
peine parti, il est déjà au but. Mais lorsqu'il publie,
en 1745, son Essai sur la vertu d'après Shaftesbury, il a
encore le courage d'associer la vertu à l'idée de Dieu.
« Elle est — écrit-il — presque indivisiblement attachée
à la connaissance de Dieu. »
L'année suivante, il n'est déjà plus le môme : c'est
(1) Cette traduction parut è. Paris, de 4746 à iT48, sous le titre de
Dictionnavi'e universel de Médecine...^ en six volumes in-folio. — Julien
Busson était alors lecteur et médecin de la duchesse du Maine.
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TOUSSAINT ET DIDEROT VU
déjà le Diderot a passionnément athée » des Pmiées phi-
losophiques et de la Letire sur les aveugks.
Le livre des Mœurs do Toussaint, dont nous parlerons
plus loin, parait presque dans le même temps. Lui aussi,
il a fait beaucoup de bruit, et on Ta confondu dans le
même anathëme que les Pensées philêsophiques (1) : on l'a
également condamné et brûlé. Les deux écrits sont pour-
tant bien différents l'un de l'autre, non seulement parce
que Diderot s'élève à des hauteurs inconnues de Tous-
saint, mais aussi parce que les idées de ce dernier sont
plus sages, plus prudentes, plus mesurées. Comme c'est
de l'apparition des Mœurs que date la célébrité de Tous-
saint, il nous paraît utile, avant d'apprécier cet ouvrage,
de jeter im rapide coup d'oeil en arrière, afin de bien
déterminer le point où le mouvement philosophique est
parvenu à cette époque, c'est-à-dire à la fin de la première
moitié du dix-huitième siècle, et quelle est la part qui
revient, dans cette marche en avant des idées, à chacun
des principaux écrivains.
Pendant les dernières années du règne de Louis XIV,
la France était lasse, fatiguée de la guerre et énervée
de la longueur d'un règne qui semblait ne pas vou-
loir finir. Courbée sous le joug que faisaient peser sur
elle l'austérité excessive de Madame de Maintenon et
les violences du P. Le TeUier, ce successeur indigne
du P. La Chaise, elle étouffait dans un sUence qu'elle
n'aspirait qu'à rompre, et auquel un changement de
règne pouvait seul mettre un terme. Le Roi avait
perdu Taffection de son peuple, devenu janséniste en
haine des jésuites, et si la religion catholique en avait
(1) Voyez les Lettres tur l'écrit intitulé « Pênaééi phiioiophiquêt » «I sw* le
livre de% « Moeurs », par l'abbô Fr. Ilharat de La Chambre (Paris» 1749» in-lâ).
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VIII FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
souffert» le parti des philosophes avait su en profiter.
Ce parti ne faisait alors qu'un avec celui des savants;
car c'est de la science qu'il était né, — de la science
moderne s'entend, c'esl-à-dire de celle qui se forme
librement des découvertes successives de l'intelligence
humaine, et non plus de cette « scolastique vieillie, à
jamais détrônée, qui s'en tenait à la parole du maître, à
l'autorité du livre, à un respect aveugle pour l'antiquité
et la tradition, aux mots enfin plutôt qu'aux idées ». Des
mots, on n'en veut plus désormais ; le jargon des siècles
passés n'a plus cours. Ce qu'on exige, ce sont des prin-
cipes clairs, simples et positifs, que l'esprit puisse saisir
et vérifier.
De quels éléments se composait, au moment où parut
le livre de Toussaint, ce parti des philosophes? Quelles
œuvres avait-il produites depuis la mort de Louis XIV?
Et quels en avaient été les effets sur le mouvement des
idées? Quand on considère le dix-huitième siècle dans
son ensemble, on est frappé non seulement de cette bril-
lante pléiade d'écrivains supérieurs qui en ont illustré le
cours, mais, si l'on peut s'exprimer ainsi, de leur coexis-
tence. Fontenelle, Montesquieu et Voltaire sont tout à
fait contemporains; nés tous trois au siècle précédent,
c'est surtout dans la première moitié du dix-huitième siè-
cle que leur génie s'affirme et se développe. Rousseau naît
en 1712; Diderot et Raynal, l'année suivante. L'année 1715
voit apparaître Helvétius, Toussaint et Condillac ; Saint-
Lambert est de 1716, et d'Alembert de l'année qui suit;
d'Holbach et Marmontel naissent en 1723.
En 1706, Pierre Bayle mourait à Rotterdam (1), lais-
(1) Il était né è, Carlat-Ie-Comte, dans le comté de Foix, le 18 no-
vembre 1647.
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LA PHILOSOPHIE DE BAYLE ix
sant comme héritage son Dictionnaire historique et critique,
cet ouvrage « incomparable », au dire de Locke, et qui est
comme la source du scepticisme du dix-huitième siècle.
Fontenelle avait à peine parcouru la moitié de sa longue
carrière.
Penseur attardé de la fin du grand règne, Bayle avait
été incrédule, mais son incrédulité n'avait rien eu
d'agressif. Dépourvu de passion et de goût pour la
lutte, ne se proposant d'ailleurs aucun but déterminé,
il attachait plus de prix à ses propres idées qu'à leur
application pratique; aussi s'était-il contenté de pour-
suivre doucement et sans bruit l'amélioration d'un état
social qu'il ne voulait ni brusquement transformer ni
renouveler de toutes pièces. Disciple convaincu de la
Raison, il en niait cependant l'action sur les hommes,
parce qu'en général ils n'aiment pas la vérité, qui fut la
passion de toute sa vie. Par scepticisme plutôt que par
un sentiment inné de justice et de droit, il était arrivé à
ridée de la tolérance, qui était devenue son seul culte.
Le spectacle des conséquences de la révocation de l'édit
de Nantes, dont il avait été le témoin attristé, la lui avait
profondément enracinée dans l'esprit, et c'est à ce titre
surtout qu'il appartient au dix-huitième siècle. A-t-il
mérité le nom de « père de l'incrédulité moderne », que
lui a généreusement octroyé Joseph de Maistre, ce pour-
fendeur de l'athéisme (1)? Cela n'est pas très sûr. Car,
outre qu'il est assez malaisé d'affirmer les paternités de
ce genre, on peut dire, sans jouer sur les mots, que la
doctrine de l'incrédulité a eu certainement bien des pères;
elle n'est pas sortie, tout d'un coup, du cerveau d'un seul
(1) Dans VEssai sur le principe générateur des constitutions politiques et
des autres institutions humaines (Saint-Pétersbourg, 1810, in-8»); et à la
fin de la quatrième édition des Considérations sur la France (Paris, 1821,
in-8»).
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X FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
homme : elle est le produit d'une longue série de causes,
d'événements et d'erreurs.
L'âction de Bayle sur les idées philosophiques du dix-
huitième siècle n'est donc pas douteuse ; mais comme elle
s'est exercée sans un plan systématiquement arrêté et qu'il
ne fut jamais un homme de parti, elle a certainement été
moins importante qu'on serait tenté de le croire (1).
C'est plutôt au neveu du grand Corneille, c'est à
Fontenelle (2) qu'il convient de faire remonter l'origine
de la nouvelle philosophie. Ame froide et dépourvue de
sensibilité, mais doué d'un esprit inOni, profond, mali-
cieux et sceptique, « Fontenelle avait tout mis dans son
cerveau et peu dans son cœur ». Il fut surtout un grand
déméleur d'idées, qui apprit aux savants « à secouer le
joug du pédantisme (3) » et « sut rendre aimables les
choses que beaucoup d'autres philosophes avaient à peine
rendues intelligibles ». Peu respeclueux do la religion,
mais trop clairvoyant et surtout trop mêlé à la vie de la
société de son temps pour jamais entrer en guerre ouverte
avec elle, c'est par derrière ou de biais qu'il attaque le
christianisme, et comme par mégarde, en opposant la
science à la foi. N'est-ce pas lui qui a dit de V Imitation de
JésuS'Clirist : « C'est le plus beau livre sorti de la main
des hommes, puisque l'Évangile n'en sort pas »? Et
cependant il n'a pas craint d'ébranler les croyances
jusque dans leurs fondements et d'ouvrir la voie de l'ir-
réligion à des successeurs plus ardents et moins avisés.
Il y a eu, comme chacun sait, deux hommes très diffé-
(1) Voyez Emile Faguet, Études sur le dix-huitième siècle (Paris, 1890,
iii'12), et Ernest Bersot, Études sur le dix-huitième siècle (Paris, 1855,
2 vol. in-12).
(2) Né à Rouen le 11 février 1657, mort le 9 janvier 1757.
(3) Éloge de Fontenelle^ lu par M. de Foiu'cliy à la séance de F Académie
défi sciences du 20 avril 1757 (Histoire de V Académie des sciences, année i757,
p. 185).
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FOJSTENELLE-JIONTESQUIEU xi
rents dans Fontenelle. Nous n'avons rien à dire ici du
coureur des ruelles et de l'Opéra, léger, précieux, bel
esprit et assez libertin, qui offre, à son entrée dans le
monde, a des vérités, bonbonnière en main, absolument
comme on offrirait des dragées ou des pastilles (1). »
Nous n'avons affaire qu'au savant hors de pair, au
membre de l'Académie des sciences, h l'auteur de la
Pluralité des mondes et des Éloges. Celui-là a réellement
contribué à l'expansion des idées nouvelles, et son grand
esprit a éclairé le siècle, sans qu'il se soit un seul instant
ému de l'incendie qu'il allumait et qui devait finir par
tout consumer. Toussaint peut se rattacher à lui, car il a
continué son œuvre, tout en se plaçant à un autre point
de vue.
Nous voici arrivés à l'année 1721. celle des Lettres Per-
sanes^ que Villemain a si justement appelées « le plus
profond des livres frivoles », et dont l'Oratorien Des
Molets avait prédit « qu'elles se vendraient comme du
pain ». On sait s'il avait eu raison. « Faites-moi des
Lettres Persanes «^ disaient les libraires à tout venant,
comme si on refaisait les Lettres Persanes (2)1 II n'est
d'ailleurs nullement besoin de les refaire, pas plus que
les Maximes de La Rochefoucauld, les Caractères de La
Bruyère ou les comédies de Molière, qui ne marquent en
réalité ni un siècle ni une époque, mais qui sont de tous
les siècles et de tous les temps et planent éternellement
au-^dessus de l'humanité.
(1) Sainte-Bbuvb, Causeries du Lundi.
(2) Lord George Lyttelton publia cependant à Londres de Nouvelles
Lettres Persanes (Letters from a Persian in England to his friend at
Ispahan), dont la traduction française parut en 1736 (2 vol. in-lC). Le
succès de ces Lettres fut assez grand, puisqu'il y en eut au moins cinq
éditions de 1735 à 1744, et que plusieurs traductions en virent le jour de
1736 à 1775. Elles sont cependant Men loin de valoir leur modèle français.
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XII FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
Quand parurent les Lettres Persanes, on était en pleine
Régence, au milieu de toutes les querelles d'alors : que-
relle janséniste, querelle des anciens et des modernes, et
à l'heure où la société française, de plus en plus livrée
au plaisir et à la corruption depuis la mort du Grand Roi,
ne connaissait plus de frein. Le voile qui recouvrait les
idées et les allusions des Lettres était trop léger pour
nuire à une transparence qui aurait peut-être suffi, même
avec un moindre génie, à en assurer le succès. On avait
peu osé jusque-là; mais, l'élan une fois donné, on allait
bientôt tout dire et presque tout écrire. Après les Lettres
Persanes^ ce seront les Lettres sur les Anglais de Voltaire,
puis les Pensées philosophiqms de Diderot, et enfin le livre
des Mœurs de Toussaint. Tous ces écrits, en effet, se
rattachent les uns aux autres et préparent la voie à
Y Esprit des lois, et surtout à Y Encyclopédie, qui viendront
presque en même temps cotiper, pour ainsi dire, le siècle
en deux. Ce sera la grande, la véritable œuvre de
Montesquieu que Y Esprit des lois. C'est elle qui immorta-
lisera son nom; car c'est là que désormais puiseront,
comme à une source intarissable et lumineuse, tous ceux
qui seront épris des idées de droit, de justice et de
liberté politique.
Montesquieu, qui était bien de son siècle, n'était pas
non plus — tant s'en faut — un croyant; mais ce qui le
distingue à cet égard de Voltaire et surtout de Diderot,
c'est qu'il a toujours admis le principe d'une raison supé-
rieure et d'une justice primordiale, et qu'il a ouvertement
repoussé l'athéisme.
Les Lettres sur les Anglais de Voltaire, qui parurent
en 1734, donnèrent véritablement le signal d'une lutte
ouverte contre le Christianisme et les anciennes insti-
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VOLTAIRE xill
tutions de la France. Condorcet les considère comme le
premier acte d'une révolution qui introduisait chez nous
le goût de la philosophie et de la littérature de l'Angle*
terre (1). C'est à partir de ce moment que l'on commença
à s'intéresser aux mœurs, à la politique, au commerce
de ce pays. Quand il s'y réfugia, au printemps de
l'année 1726, Voltaire avait trente-deux ans à peine,
et il ne cessa, durant son séjour, d'être en relations cons-
tantes avec les hommes les plus importants, lord Stair,
Bolingbroke, Pope, Dodington, Fawkener, lord Lyttelton,
et tant d'autres, qui diminuèrent encore sa foi déjà bien
affaiblie. Le scepticisme de cette élite dépassait de beau-
coup le nôtre; on souriait, dans les classes élevées, au
seul mot de religion. Mais les relations entre les deux
pays étaient trop rares pour que ces idées eussent pu
pénétrer chez nous. Passer le détroit était un événement,
et on connaissait aussi peu en France la littérature que
la langue anglaise; on croyait généralement, dit un
contemporain, que « tout ce qui n'était pas Français
mangeait du foin et marchait à quatre pattes (2) ». Pour
modifier cet état de choses, il ne fallut rien moins que la
révocation de l'édit de Nantes et la révolution de 1688.
On sait si le nombre des protestants réfugiés en Angle-
terre fut considérable. Ils firent pendant leur exil l'ap-
prentissage de la liberté et commencèrent à s'éprendre
de ces institutions politiques et de ce gouvernement dont
les principes différaient tant des nôtres. Et en attendant
que, cinquante ans plus tard, Montesquieu vînt condenser
les théories nouvelles et leur donner un corps, les rela-
tions entre les deux pays devinrent plus fréquentes, les
(1) Dans sa Vie de Voltaire, suivie des Mémoires de Voltaire écrits
par lui-même (Genève, 1790, 2 vol. in-18).
(2) Voyez Joseph Texte, Jean-Jacques Rousseau et les origines du cosmo-
politisme littéraire (Paris, 1895, in-12).
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XIV FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
correspondances se multipKèrent; les réfugiés adres-
saient à leurs amis de France des Hatcs, des journaux,
des écrits de toute nature, qui contribuèrent puissam-
ment à la pénétration des idées libérales et indépen-
dantes de l'Angleterre.
Voltaire n'avait d'ailleurs pas été le premier écrivain
de marque qui fût venu dans ce pays pour y chercher
asile. Le Bernois Louis de Murait et Tabbé Prévost, après
«a rupture avec l'Église, y avaient été également attirés
et avaient déjà contribué à en faire connaître les insti-
tutions. De 1715 à 1730, la propagande politique et
littéraire avait été très active de l'autre côté du détroit;
mais c'est à Voltaire qu'on dloit de connaître en France
la philosophie de Locke, et ce fut lui qui, le premier, osa
écrire et publier les observations et les pensées que lui
avait inspirées son séjour de trois années dans un pays
libre.
A son retour, il commença par faire imprimer à Rouen,
en 1731, les Lettres sur les Anglais adressées à Thieriot.
Si le scandale fut grand, le châtiment nô se fit pas
attendre. Un arrêt du Parlement de Paris, en date du
10 juin 1734, condamna les Lettres à être brûlées comme
a scandaleuses, contraires à la religion, aux bonnes
mœurs et au respect dû aux puissances ».
La guerre était déclarée : elle durera aussi longtemps
que Voltaire. N'est-il pas, en effet, à lui seul, presque
tout le dix-huitième siècle? Son vaste génie, qui a tant
occupé et charmé le monde, a pénétré partout, et sa
verve impitoyable a tout dit et presque tout critiqué.
Hostile à toute religion, sans cependant faire profes-
sion d'athéisme, il a voulu a écraser l'infâme », mais il a
cru à un Dieu de sa façon; ou plutôt il a cru qu'il y
croyait, en demandant pour le peuple une religion dont il
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D'ALEMBEIIT XV
n'avait que faire pour lui-même. Si sa vie et ses œuvres
sont peu conséquentes, en revanche il a mis toute son
éloquence et employé toute la force de son génie à dé-
fendre la tolérance et la liberté de conscience. C'est à lui
surtout, il ne faut pas l'oublier, qu'elles doivent d'avoir
été inscrites dans nos lois, en attendant qu'elles soient
définitivement passées dans nos mœurs.
Mais plus encore qu'aucun de ses devanciers ou con-
temporains, il a démoli, jour par jour et pierre à pierre,
les fondements mêmes de l'ancien édifice dont l'écroule-
ment, à la fin du siècle, amènera le triomphe de principes
beaucoup plus démocratiques que n'étaient les siens et
qu'il ne les voulait pour la France.
Bien différent est d'Alembert que, dans sa Correspon-
dance littéraire, Grimm appelle « le Fontenelle de nos
jours », en ajoutant qu'il a été « le chef visible de l'Église
dont Voltaire fut le fondateur et le soutien » . D'Alembert
a en effet beaucoup de ressemblance avec Fontenelle. Ils
ont tous deux été de caractère prudent et circonspect ;
leurs doctrines étaient sobres et réservées, et leurs ten-
dances également généreuses. D'un esprit délicat et fin,
avec moins de préciosité toutefois chez d'Alembert, tous
deux comptent parmi les causeurs les plus exquis d'une
époque qui en a tant produit ; tous deux ont beaucoup
vécu dans la société des femmes, bien qu^ils les aient
aimées différemment; ils ont occupe tous deux une place
considérable dans leur siècle.
Mais d'Alembert a presque autant subi l'influence de
son milieu qu'il en a lui-même exercé; il n'a jamais et à
aucun degré dirigé un mouvement auquel il a cependant
largement participé. Les sciences surtout l'ont séduit,
entraîné jusqu'à l'enthousiasme. A une époque où l'on
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XVI FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
recherchait la société des géomètres et où « il était de
bon ton » d'en avoir à souper (1) », il n'a pas seulement
voulu prouver, comme on l'a dit spirituellement (2),
a qu'un géomètre pouvait avoir le sens commun » : il a
été a un géomètre sublime (3) » .
Pour lui, comme pour la secte philosophique, la vraie
souveraine a été encore et toujours la Raison, sans qu'il
se soit pourtant cru obligé, comme la plupart de ses
contemporains, de faire complètement litière de la reli*
gion. a Ce n'est ni parce que l'on croit à l'existence de
Dieu qu'on est philosophe, ni parce qu'on en doute qu'on
cesse de l'être. » Il est vrai qu'il la réduit à peu de chose,
cette religion : « quelques vérités à croire et un petit
nombre de préceptes à pratiquer ». Mais, en dépit de son
incrédulité, il s'est tenu éloigné des doctrines matéria-
listes.
La carrière littéraire de d'Alembert date en réalité du
Discours préliminaire à V Encyclopédie^ qui marque une
étape importante dans la marche du siècle et qui est le
résumé d'un passé qui va disparaître et le point de départ
de principes nouveaux, sinon toujours supérieurs (1751).
Remontant à l'origine et à la génération de nos idées,
comme Buffon est remonté à l'origine de l'homme,
d'Alembert, dans un admirable langage, avec une lo-
gique toute mathématique, a retracé à grands traits le
chemin parcouru depuis le seizième siècle par ces maî-
tres de l'esprit humain qui se nomment Bacon, Des-
cartes, Newton, Leibniz, défini le caractère et l'œuvre
de chacun d'eux, et s'en est servi comme de base, de
point de comparaison et d'entrée en matière à ce nouveau
(1) Voyez Grimm, Con'espondance littéraire, édition Tourneux (Paris,
1877-1882, 16 vol. in-S»), t. IX, p. 420.
(2) Joseph Bertrand, D'Alembert (Paris, 1889, in-18).
(3) Le mot est de Condorcet.
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DIDEROT xvil
corps de doctrines qui, jusqu'alors éparses, vont se fondre
et se condenser dans V Encyclopédie, sous l'influence et
l'inspiration de Diderot.
C'est ce dernier qui, de tous les hommes du siècle,
résume le mieux ce qu'on peut appeler « l'insurrection
philosophique », dont il a été l'organe accrédité et l'écri-
vain par excellence. Diderot est, comme on le nommait
de son vivant, « le Philosophe » . Poussant à fond les
idées de son temps avec une audace, une fougue, un
talent et un charme incomparables, il personnifie pleine-
ment l'athéisme, et il ne s'en cache pas : Dieu lui semble
inutile, il le supprime, c'est bien simple; il ne le nie pas,
il l'ignore, et, pour qu'il y croie, il faudrait « le lui faire
toucher ». On peut le rapprocher de Rousseau, avec
lequel il a une certaine analogie, mais rarement il se
laisse, comme lui, conduire ou distraire par le senti-
ment : il poursuit sa doctrine dans toute sa rigueur et
sans que rien l'en puisse détourner. C'est même ce qui
explique comment il a si souvent dépassé le but. Prenons
pour exemple ses idées sur.les passions, sujet qui lui est
commun avec Toussaint.
Il veut, comme c'est son droit, détruire la superstition
et les préjugés religieux ; mais, au lieu de s'en prendre
directement à eux, c'est la religion elle-même qu'il
attaque; et sans se borner, par exemple, à combattre les
pratiques de l'ascétisme qui lui semblent contraires aux
aspirations et aux besoins mêmes de la nature humaine,
il court de suite aux extrêmes et finit par s'ériger en
apôtre, en apologiste dés passions humaines : doctrine
insoutenable, et sur laquelle nous n'insisterons pas. .
C'est de la sorte que, se grisant de ses paroles et de sa
propre pensée, Diderot en. est venu à de si fréquentes
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xvui FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
contradictions avec lui-même. Car ce n'est point par
défaut de sincérité qu'il pèche : il croit à ce qu'il dit, il
est bon, il est humain et ne cesse pas d'être convaincu
de la grandeur de son œuvre et de la moralité de son but.
Cette observation s'applique d'ailleurs à la plupart des
réformateurs de cette époque, qui sont généralement des
êtres doux et pacifiques, de braves et honnêtes gens, dont
la vie privée et le caractère sont certainement d'une
moralité supérieure à celle de beaucoup de leurs écrits.
Compatissants aux souffrances humaines, les idées de
justice et de droit ne les laissent jamais insensibles, et
c'est sans aucune arrière-pensée et avec une conviction
parfois même un peu naïve qu'ils se consacrent à ce qu'ils
regardent comme une œuvre de progrès social.
A côté des grands esprits qui ont inauguré le siècle,
ceux que Villemain a appelés les « dominateurs » et dont
nous venons d'esquisser rapidement les traits principaux,
il y en a beaucoup d'autres, qui n'ont manqué ni d'idées,
ni de talent, ni même d'influence, mais qui ont plutôt
reçu que donné l'impulsion. Leur philosophie semble
s'être développée et avoir mûri au contact des premiers,
dont ils furent comme des échos plus ou moins sonores;
ils ont eu pourtant leur personnalité et leur caractère
propre ; ils ont occupé une place encore assez belle, et
leurs œuvres offrent de l'intérêt. C'est à cette catégorie
que doit se rattacher Toussaint, comme aussi Helvétius.
le baron d'Holbach, Saint-Lambert, Grimm, l'abbé Raynal.
Ce qu'on peut dire de plus avantageux d'Helvétius,
c'est qu'il fut l'ami de Montesquieu, bien que, malheureu-
sement pour lui, il ait eu peu de points de ressemblance
avec celui-ci. Sa jeunesse s'était écoulée dans les plaisirs;
mais, plus tard, ses idées, d'abord très avancées, comme
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HELVÉTIUS ET LE BARON D'HOLBACH xix
on dirait de nos jours, se modifièrent, surtout après
l'apparition de V Esprit des lois. Sa vie elle-même se trans-
forma à cette époque : il ne rêva plus que célébrité. Il
avait l'ambition d'égaler Maupertuis, Voltaire et Montes-
quieu; mais il ne suffit pas de vouloir, et son livre de
l'Esprit^ sans portée, superficiel et parfois même quelque
peu indécent, serait vraisemblablement resté à jamais
ignoré, malgré la multiplicité de ses éditions (1), sans le
bruit que fit autour de lui le directeur de la Librairie,
M. de Malesherbes, et sans la condamnation qui le frappa.
De même que Saint-Lambert, Helvétius fut surtout un
galant homme, d'un commerce agréable, amateur de phi-
losophie plutôt que réellement philosophe. Il poussait le
matérialisme à l'extrême : c'est lui qui prétendait que, « si
la nature avait terminé nos poignets par un pied de cheval,
toute notre supériorité sur les animaux disparaîtrait aus-
sitôt ». Il n'en eut pas moins beaucoup de vogue en son
temps; ses fameux dîners n'ont d'ailleurs pas nui à sa
notoriété.
Ceux du baron d'Holbach, qui l'avaient fait surnommer
par l'abbé Ggdiani « le maître d'hôtel de la Philosophie »,
lui avaient aussi acquis de la célébrité, et sa maison, dont
Diderot était l'âme, avait fini par devenir une sorte d'aca-
démie de la libre pensée. Le nouveau Mécène était du
reste un savant dans toute l'acception du mot, sans (fu'il
eût pourtant le moindre désir de le paraître. L'histoire
naturelle et la chimie lui doivent beaucoup, et son livre
sur le Système de la Nature (2), auquel Diderot travailla,
fit beaucoup de bruit en Europe. Frappé par le Parlement
et par le clergé pour son fanatisme irréligieux, d'Holbach
(1) Dans son Éloge d'Helvétiut (1774, in-8«), le marquis François-Jean
DE Chastellux prétend qu'il en parut plus de cinquante, de 1748 à la
date où il écrit, c'est-à-dire en vingt-six ans environ.
(2) Paru en 1770, à Londres et à Amsterdam, en deux vol. in-8®.
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XX FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
représente l'athéisme dans toute sa pureté. Dieu, pour lui,
c'est le néant infini, et il aboutit ainsi à l'avilissement
même de l'humanité et à la destruction de la morale. Cela
n'empêchait pas Madame Geoffrin de le trouver l'homme
« le plus simplement simple » qu'elle eût connu, et Vol-
taire, qui ne l'aimait pas, de dire, en parlant de lui, a qu'il
prenait souvent ses cinq sens pour du bon sens ».
Le mouvement philosophique va continuer à se déve-
lopper dans la seconde moitié du siècle, mais il changera
bientôt d'allure sous l'influence de Jean-Jacques Rous-
seau, le plus révolutionnaire des poètes, tout de pensée,
d'imagination et de sentiment, qui marquera l'époque de
son empreinte si pénétrante et si personnelle (1).
Descendons maintenant de ces hauteurs pour revenir à
Toussaint et à son livre des Mœurs.
Ce livre, comme nous l'avons dit, a été un événement
quand il parut pour la première fois, en 1748; les éditions
se multiplièrent rapidement (2), et on le traduisit dans
plusieurs langues; en un mot, il fit époque. « Un seul
exemplaire, dit Barbier (3), passe dans cinquante mains;
chacun se demande : « Avez- vous lu les Mœurs? » En effet,
depuis les Lettres sur les Anglais de Voltaire et les pre-
miers écrits de Diderot, aucune œuvre de ce genre n'avait
occupé et retenu à ce point l'attention des contemporains.
Le respect des choses saintes avait assurément déjà subi
(1) Voyez Emile Faguet, Dix-huitième siècle. Études littéraires (Paris,
1901, in-12); M.-J.-P. Flourens, FontenellCy ou de la Philosophie moderne
(Paris, 1847, in-i2); Ernest, Bersot, i^ttidet sur le dix-huitième siècle (Paris,
1855, 2 vol. in-12); Joseph Reinach, Diderot (Paris, 1894, in-16); Joseph
Bertrand, D'Alembei't (Paris, 1889, in-16); Jules Barni, Histoire des idées
morales et politiques en France au dix-huitième siècle (Paris, 1865-1866,
2 vol. in-12).
(2) Voyez, à la fin du volume, la bibliographie des Mœurs.
(3) Journal histoi^ique et anecdotique du règne de Louis XV, édition A. de
La Villegille (Paris, 1849-1856, in-S"), t. III, p. 34.
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LE LIVRE DES • MŒURS » xxi
bien des atteintes, et l'incrédulité s'était répandue un peu
partout; mais, si libres qu'ils aient été, les écrits de
morale ou de philosophie ne s'adressaient guère jusque-
là qu'à une élite, aux lettrés et aux grands seigneurs. Le
péril était donc léger; car « le nombre de ceux qui pensent
— comme le disait Voltaire — est excessivement petit,
et ce ne sont pas ceux-là qui s'avisent de troubler le
monde ». Mais quand on vit un écrivain de talent écrire
et publier un ouvrage en opposition aussi tranchée avec
les idées reçues, on s'arracha son livre, qui eut un
immense succès. Ce n'est pas que la religion y soit aussi
violemment prise à partie qu'elle l'avait été dans un grand
nombre d'écrits antérieurs. Ce qui caractérise cette œuvre
de Toussaint, et ce qui a fait son succès, c'est que, pour
la première fois, un écrivain osait nettement séparer la
morale de toute croyance religieuse, avec laquelle elle
avait été, jusqu'alors, toujours confondue, et qu'il en fai-
sait une chose distincte et tout à fait à part, créant ainsi
de toutes pièces ce que plus tard on a appelé « la morale
indépendante ». C'était, pour l'époque, une tentative aussi
monstrueuse que téméraire, et qui devait susciter contre
son auteur les plus violentes attaques.
Nous examinerons tout à l'heure ce que peuvent avoir
de fondé les critiques qui lui ont été adressées. Ce que
nous tenons à faire ressortir pour l'instant, c'est que
Toussaint, comme il a d'ailleurs soin de le dire dans la
préface de son livre, ne publiait pas un ouvrage sur la
religion : il faisait un traité sur la morale, sur les mœurs;
et, selon lui, la religion naturelle y suffît. Il voulait qu'un
mahométan pût le lire et suivre ses principes aussi bien
qu'un chrétien; et, au lieu de comparer entre elles les
diverses religions, en signalant leurs différences ou leur
degré de supériorité pour exalter l'une aux dépens de
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XXII FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
Tautre, il a cru préférable de rechercher, au contraire,
leurs points d'analogie et de ressemblance et de s'y
attacher.
La morale n'est-elle pas précisément le point qui leur
est commun, puisqu'elle forme la base même de toutes
les religions?
Le livre des Mœurs n'est donc pas une œuvre de polé-
mique religieuse (il importe de l'établir à cause des vio-
lentes critiques qu'il a soulevées), mais un simple traité
de philosophie morale.
L'auteur commence par définir la Vertu, qui est, dit-il,
« la fidélité constante à remplir les obhgations que la rai-
son nous dicte ». Voilà bien une définition du dix-huitième
siècle : c'est la Raison, et elle seule, qui intervient comme
cause première et essentielle, et cette Raison fait partie
de la Sagesse « dont le Créateur a orné nos âmes, pour
nous éclairer sur nos devoirs » .
En quoi consistent ces devoirs? A aimer Dieu, d'où
naît la piété; à nous aimer nous-mêmes, ce qui constitue
la sagesse, et enfin à aimer nos semblables, d'où sont
engendrées toutes les vertus sociales.
Ces trois sortes d'amour, d'après Toussaint, sont les
bases mêmes de la morale. Dieu est la vertu personnifiée,
et aimer Dieu, c'est aimer la vertu. On lui doit de la
reconnaissance, comme on en doit à une mère qui nous a
donné le jour, au plus parfait et au plus tendre des pères
qui nous a élevés et instruits, comme on en doit encore à
un bienfaiteur qui nous a comblés de ses faveurs et de ses
grâces. Toussaint, on le voit, rattache tout à Dieu, à la
différence de presque tous les écrivains de son temps;
seulement, il part d'un principe de raison et non de foi,
et, à cet égard, il est d'accord avec la plupart d'entre eux.
Il distingue deux modes de rendre hommage à Dieu ;
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LE LIVRE DES « MOEURS » XXHI
a le culte intérieur et le culte extérieur » . Le culte inté-
rieur lui apparaît comme le plus vrai, le plus puissant,
puisqu'il réside dans l'àme même, et que le Dieu qu'il
sert est bien celui qu'il faut aimer « en esprit et en vérité » ,
indépendamment de toutes pratiques extérieures, de
toutes cérémonies. Très simples à l'origine, et très pures,
ces pratiques ont peu à peu dégénéré en véritable spec-
tacle, de sorte que ce qui n'était qu'a ombre ou écorce »,
a changé de caractère et est devenu l'essentiel aux yeux
du plus grand nombre ; les « symboles » sont devenus
réalité, ils ont ensuite varié à l'infini; et ce sont eux sur-
tout, c'est-à-dire les divers modes d'adorer Dieu extérieu-
rement, qui ont amené la dissension parmi ses serviteurs.
Des divisions ont commencé à naître, puis des cultes
absolument différents, ce qui a suscité entre les hommes
ces haines irréconciliables qui ont fait couler tant de
sang. En outre, et du jour où l'unité a été malheureuse-
ment rompue, le culte extérieur a encore eu moins de
raison d'être, car il nous a fallu nous attacher de plus en
plus à ce culte intérieur qui réside dans notre conscience
et dans nos sentiments.
Toussaint n'est donc pas un irréligieux^ tant s'en faut.
Il s'en défend, d'ailleurs de toutes ses forces : il croit en
Dieu et veut qu'on l'honore; mais ce qu'il n'admet à
aucun prix, c'est que Ton fasse consister principalement
la religion dans des pompes et des cérémonies. Il est par-
faitement spiritualiste quand il parle de l'âme, à laquelle
« le corps, dit-il, est subordonné », et qui est elle-même
« subordonnée à Dieu » . Ce qu'il faut lui reprocher toute-
fois — et on n'y a pas manqué — c'est d'avoir fait une
part vraiment un peu large à ce corps, à ce qu'il appelle
assez crûment «les appétits corporels ». Il devient alors
un véritable disciple d'Épicure. Quand nous avons parlé
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XXIV FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
tout à l'heure de Diderot, nous avons fait remarquer qu'à
son exemple, et dans un certain sens, l'auteur des Mœurs
s'était également un peu trop fait l'apologiste des passions
humaines, dont il ne blâmait que les excès. C^est déjà
quelque chose que d'en régler l'exercice en leur donnant
des bornes; mais c'est aller bien loin, dans un traité de
morale, que d'admettre qu'il faille y satisfaire comme à
un don et à un bienfait dont nous serions redevables à la
Nature.
La seconde partie des Mœurs est consacrée à la Sagesse,
c'est-à-dire à la prudence, qui doit régler nos pensées, nos
sentiments et nos actes, à la circonspection et à la modestie
dans nos discours, à la bienséance et à la pudeur. Il nous
faut de la force d'âme pour affronter le danger et sup-
porter la douleur et l'adversité. La patience ne nous aide
pas seulement à souflfrir : nous en avons besoin pour ne
pas outrager la Providence en murmurant contre ses
décrets. L'auteur définit le courage, l'héroïsme, la gran-
deur d'âme, ainsi que le principe de justice qui nous fait
agir avec droiture et rendre à nos semblables ce à quoi ils
ont droit ; et, à ce propos, il se livre à un assez amusant
paradoxe sur ce qu'il appelle « la supériorité des mino-
rités » . « C'est à la pluralité des voix — dit-il — que se
rendent les décisions judiciaires, parce qu'on présume
que la vérité et le discernement sont du côté du nombre;
n'est-ce pas plutôt l'opposé qui est vrai, et n'est-il pas
plus raisonnable de présumer que sur vingt-cinq magis-
trats, par exemple^ il y en a plutôt cinq que vingt de pru-
dents et de sages? D'où la conséquence que les décisions
de la minorité devraient l'emporter sur celles de la majo-
rité. » Ce n'est pas sérieusement d'ailleurs, et pour la
mettre en pratique, que Toussaint émet cette théorie ;
c'est à titre de démonstration et pour mieux faire saisir
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- LE LIVRE DES « MiEURS » xxv
les inconvénients et les dangers de la théorie opposée,
celle du nombre.
Dans la troisième partie de l'œuvre, il étudie les « vérités
sociales », autrement dit nos devoirs envers nos sem-
blables, qu'il rattache à ces trois sentiments ; Pamour,
Tamitié, ou simplement l'humanité .
Que n'a-t-on pas écrit sur Tamoùr, depuis Vlmitation^
qui, le prenant dans son acception la plus large, la plus
poétique et la plus haute, a dit ces belles paroles que
nous ne résistons pas à la tentation de citer : « Il n'est au
ciel ni sur la terre rien de plus doux que l'amour, rien de
plus élevé, rien de plus étendu, rien de plus délicieux,
rien de plus parfait, ni rien de meilleur, car l'amour est
né de Dieu et ne peut se reposer qu'en Dieu par-dessus
toutes les choses créées (1)? »
Il est bien certain que Toussaint n'a pas envisagé
l'amour à ce point de vue, mais il n'admet cependant pas
qu'il puisse jamais exister sans la tendresse du cœur et
qu'on le rabaisse au seul désir, à « la courte épilepsie de
Démocrite » . Et cette tendresse du cœur, il la croit sur-
tout nécessaire dans l'amour conjugal, qui doit subir
l'épreuve du temps.
L'amour paternel, lui, est instinctif, chez l'homme
comme chez les animaux; la nature s'est chargée d'y
pourvoir. L'amour filial est naturel aussi, mais bien diffé-
rent cependant, puisque la volonté personnelle y joue un
rôle; il peut se faire, en effet, « qu'un fils ne puisse pas
aimer un père indigne; mais il doit, en tout cas, l'honorer » .
Dé plus, si pendant son enfance — ajoute Toussaint —
un fils est tenu vis-à-vis de son père à une soumission
aveugle et sans bornes, il a le droit de s'y soustraire
(1) Imitation de Jétut-Christ, livre HI, chapitre v.
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XXVI FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
quand, avancé en âge. sa raison se développe. Notre
moraliste va plus loin encore, beaucoup trop loin même,
lorsqu'il écrit que, « vis-à-vis d'un père dont on n'a reçu
que des témoignages de haine, toute la distinction qu'on
lui doit, c'est de le traiter en ennemi respectable ». On a
beaucoup reproché ce passage à Toussaint, et on a eu
raison ; car telle ne doit jamais être, et en aucun cas, l'atti-
tude d'un fils, si indigne que soit son père. Bien certaine-
ment, 1 expression a dépassé la pensée de l'auteur, qui
s'en est d'ailleurs excusé lui-même plus tard, en disant
qu'il n'a entendu parler que des exceptions, des mauvais
pères qui tyrannisent leurs enfants et leur rendent insup-
portable la vie qu'ils leur ont donnée. C'est encore trop.
Des diverses espèces d'amour dont il vient de parler,
Toussaint passe à l'amitié. N'est-ce pas le cas de rappeler
cette jolie pensée dé d'Alembert : « La philosophie s'est
donné beaucoup de peine pour faire des traités de la vieil-
lesse et de Tamitié, parce que la nature fait toute seule
ceux de la jeunesse et de l'amour »? L'amitié ne résulte
pas seulement de la ressemblance des caractères et des
goûts; elle a besoin, pour se développer, de la pureté et
de la droiture des sentiments. La conformité des habi-
tudes peut bien rapprocher les hommes, mais sans en
faire pour cela des amis; la parenté même ne se confond
pas avec l'amitié, qui est, avant tout, désintéressée et ne
repose que sur l'estimé et la sympathie. Il est impossible
de la forcer et, pour être durable, il faut qu'elle se forme
lentement, car il serait aussi absurde d'obliger les hommes
à aimer que de leur apprendre à respirer.
Toussaint donne le nom de « vertus sociales » au sen-
timent d'affection que les hommes éprouvent pour leurs
semblables, à l'intérêt qu'ils prennent à leur sort en géné-
ral, en leur simple qualité d'hommes, sans nulle distinc-
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LE LIVRE DES « MOEURS » xxvii
lion des iadividus. Ce sentiment d'humanité produit la
bonté sous toutes ses formes : la politesse, la civilité, les
égards. Nous ne nous y étendrons pas.
Il nous suffît d'avoir essayé de montrer, dans cette rapide
analyse, l'importance et le nombre des sujets abordés
dans le livre des Mœurs, Bien souvent agitées déjà dans
le cours des siècles, ces questions ne vieillissent jamais,
car elles intéressent et intéresseront éternellement l'huma-
nité. II y a cependant des époques, dans son histoire, où
elles semblent prendre plus d'importance et d'actualité.
Le dix-huitième siècle est un de ces moments, où, après
le silence et le recueillement des temps qui l'ont précédé^
ces éternels problèmes de religion, de morale et de senti-
ment sont revenus imprimer à la pensée de nouvelles
secousses, réclamant des solutions qui satisfassent mieux
que par le passé aux besoins de bonheur et d'idéal inhé-
rents à la nature même de l'homme.
L'audace des solutions proposées^ ce mélange de
déisme et de négation religieuse dont Toussaint a peine à
se défendre, les portraits dont il a parsemé son œuvre et
dont la curiosité publique a voulu pénétrer les modèles
dissimulés sous des noms supposés, toutes ces causes ont
grandement contribué à son succès. Les attaques et la
condamnation dont il a été frappé ont fait le reste.
Les critiques ne lui ont en effet pas manqué. Nous
ne nous occuperons que des principales, d'autant
qu'on trouve dans la plupart d'entre elles des re-
proches identiques (1). Celle de l'abbé de La Cham-
(1) D'ailleurs, en dépit des recherches que nous avons faites à la
Bibliothèque nationale, à l'Arsenal et à la Mazarine, nous n'avons pu les
trouver toutes à Paris. Plusieurs d'entre elles, comme l'ouvrajçe de
Madame Le Prince de Beaumoxt, Lettres diverses et critiques (Paris, 17a0,
2 vol. in-12), etc., nous ont échappé. — Voir l'article de M. Maurice
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xxvni FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
bre (1), on le sait, visait tout à la fois les Mœurs et les
Pensées philosophiques de Diderot; Grimm ne manqua pas
d'en profiter pour • écrire « qu'un sot croyant attaquait
deux incrédules gens d'esprit (2) » .
D'après l'abbé de La Chambre, le livre de Toussaint
n'est que la suite et le commentaire des Pensées philoso-
phiques et de l'Histoire de l'origine de l'âme, qui ne recon-
naissent aucun Être spirituel; avec cette différence, tou-
tefois, que Toussaint admet bien l'Être spirituel, mais le
confond dans la doctrine déiste. Mais, comme celle-ci
repousse la Révélation, il faut en conclure que Moïse était
un imposteur, ou qu'il a été trompé lui-même, et que le
CJîrist n'a rien eu de divin.
Or, la Révélation résulte de la faiblesse même de l'es-
prit humain et de la difficulté où sont la plupart des
hommes de se faire, par leur seule raison, une idée juste
de la divinité et de leurs devoirs envers elle. L'abbé de
La Chambre examine les principaux caractères de la
Révélation considérée en elle-même ou dans son objet,
dans sa promulgation et par rapport à ceux qui l'ont
enseignée aux hommes; il résume les objections des
déistes et leur répond en invoquant les prophéties et les
miracles, ainsi que les vérités de l'Ancien Testament et
de la religion juive, sur les ruines de laquelle s'est établi
le Christianisme.
Le livre des Mœurs lui semble d'autant plus dangereux
qu'il est fait avec talent, qu'il est dans toutes les mains,
qu'on le lit sans méfiance et qu'on court le risque de
regarder les paradoxes qu'il contient comme les pensées
Pellisson intitulé « Toussaint et le livre des Mœurs » dans la Revue de
la Révolution française, livraison du mois de mai 1898.
(1) Fr. Ilharat de La Chambre, Lettres sur V écrit intitulé « Pensées
philosophiques » et sur le livre des « Moeurs » ([Paris,] 1749, in-i2).
(2) Correspondance littéraire, édition citée, t. I, p. 254.
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LE LIVRE DES « MŒURS » XXIX
d'un homme exempt de préjugés et qui raisonne saine-
ment. — Mais, répond la Contre-critique (1), l'auteur des
Mœurs n'a pas peint les hommes conune ils devraient être,
mais bien comme ils sont, et à ses yeux la raison bien
comprise est inséparable de la religion.
Dans une autre critique intitulée « Les Mœurs » appré-
ciées (2), Toussaint est qualiflé de « déiste dévot : » on
devait un peu plus tard le surnommer « le capucin de la
secte encyclopédique (3) », ce qui était assez joliment
trouvé; cependant, comme il est proscrit, ajoute-t-on, il
est en quelque sorte hors de prise et ressemble « à ces
arbres frappés de la foudre que les passants respectent ».
Ce respect n'empêche toutefois pas l'auteur de cette
critique de serrer le livre de près. Ainsi, pour le passage
où il est dit « qu'il n'y a pas deux manières d'aimer et
qu'on aime Dieu comme sa maîtresse », il fait observer
que ce culte doit alors se manifester par des « effets sen-
sibles » et que, peu à peu, il deviendra nécessairement
« extérieur », car les femmes ne s'accommoderaient guère
d'un culte purement spirituel et d'un amant « intérieur ».
Il est en effet nécessaire qu'il y ait un culte extérieur;
aucune religion n'a pu s'en passer : « Si du temps des
patriarches on n'avait ni temples, ni oratoires, ni heures
fixes pour la prière, ni formules d'oraisons, ni rites, il
existait des autels et des sacrifices à l'origine même de
(1) Réflexions critiques sur te livre intitulé « Les Mœurs », [par l'abbé
Jérôme Richard], avec une Contre-critique à la fin, et des Réflexions en forme
d^ Analyse sur les deux Ouvrages, par [Etienne] D[e] S[ilhouette] (Aux
Indes [Paris ?], 1748, in-12, 215 pages). — Il y en a eu une autre édi-
tion, qui se dit « correcte », publiée à Amsterdam en 1751, petit in-8°,
219 pages.
(2) a Les Mœurs » appréciées ou Lettre écrite à un bel esprit du Marais à
Voccasion de cet ouvrage (Paris, 1748, in-8«).
(3) Charles Palissot, Mémoires pour servir à Vhistoire de notre littéra-
ture depuis François /« jusqu'à nos jours. Nouvelle édition (Genève,
1775, in-8«), page 265. (Voyez aux Pièces justificatives, n« II).
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XXX FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
rhumanité. » Car il ne faut pas perdre de vue que
« l'homme est beaucoup plus corps qu'esprit, qu'on n'ar-
rive à convaincre l'esprit qu'après avoir frappé les sens,
et que le culte extérieur a certainement dû précéder le
culte intérieur ». Toussaint — ajoute-t-on — est un doc-
teur commode et rigide à la fois : sa morale est tantôt
« relâchée jusqu'à l'épicurisme et tantôt d'une austérité
ridicule. C'est un libertin honteux, qui semble à chaque
pas se repentir de ceux qu'il a faits..., et l'amour analysé
dans toutes les espèces fait toute la matière de son livre,
rempli néanmoins de choses excellentes; on sent que
celui qui l'a fait est un honnête homme. Mais on aimerait
pourtant qu'il ne fût point à demi tout ce qu'il paraît être :
à demi dévot, à demi peintre, à demi disciple d'Enoch... »
Il nous faut reconnaître qu'il y a beaucoup de vérité dans
ces reproches.
Dans son Examen critique ou Réfutation du livre des
« Mœurs »(!), qui est comme une ébauche de l'écrit qu'il
a publié plus tard sur les erreurs de Voltaire, l'abbé
Nonnotte considère les Mœurs comme le plus dangereux
des livres. Les sentiments de ce « docteur es mœurs » sont
monstrueux, c'est de Toussaint qu'il parle, « et ses prin-
cipaux sentent l'impiété et la lubricité. C'est une erreur
absurde de n'admettre que le culte intérieur, car il n'y
aurait plus alors de différence entre les juifs, les maho-
métans et les chrétiens. Or il faut bien que les uns ou les
autres soient dans la vérité, il n'est pas possible qu'ils y
soient tous, et si chacun devait demeurer dans le culte où
il est né, on ne s'expliquerait pas la venue du Christ sur
la terre. Quant à la morale du livre, elle est tout bonne-
(1) Public à Paris en 1757, en un volume in-12, 93 pages.
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LE LIVRE DES « MŒURS » xxxi
ment indécente. N'est-il pas honteux de prôner les dou-
ceurs de l'amour, en montrant la nécessité pour chacun
de lui obéir, d'attaquer Tindissolubilité du mariage et de
saper l'autorité du père de famille? » Au dix-huitième
siècle, les droits du père sur ses enfants étaient, en effet,
aussi absolus que celui du souverain sur son peuple, et il
eût paru invraisemblable de permettre à des sujets d'exa-
miner si les rois usent bien ou mal de l'autorité qui leur a
été confiée, de juger ceux à qui ils étaient tenus d'obéir,
et peut-être même de les condamner. On ne prévoyait
guère alors les doctrines sur les droits et le pouvoir des
peuples, dont la fin du siècle allait si brusquement inau-
gurer la théorie et la pratique.
Une autre critique des Mœurs parut à La Haye sous ce
titre : Panagiana Panurgicay par M. de Prémontval (1).
Elle donna même lieu à une méprise assez amusante,
provenant de ce que Toussaint avait publié son livre sous
le pseudonyme de Partage^ qui n'était que son nom traduit
en grec. Or, il se trouva qu'au moment de la publication
des Mœurs par Panage, il y avait à La Haye un Français
de ce nom; on s'imagina que c'était Toussaint. Le Guay
de Prémontval, qui habitait La Haye et avait eu à se
plaindre d'un écrit de ce M. Panage (2), tomba dans l'er-
reur et publia son Panagiana Panurgica^ où il fait du
Panage de La Haye et de l'auteur des Mœurs un seul et
même individu. « Ou vous êtes l'auteur des Mœurs^
lui dit-il, ou vous ne l'êtes pas; et, si vous ne Têtes pas,
pourquoi vous nommez-vous Panage? Ce nom n'est
pas français, il est grec; pourquoi vous êtes-vous gré-
^(1) A. -P. Le Guay de Prémontval, Panagiana Panurgica ou le Faux
Èvangéliste (s. L, 1750, in-8», et La Haye, 1751, in-8«).
(2) Voyez rAvertissement de la Lettre qui va être citée.
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xxxii FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
cisé? )) Comme il était convaincu de l'identité des deux
Panage et qu'il avait été fort malmené par le Panage de
La' Haye, il abîma les MœurSy qu'il avait d'abord déclaré
un « ouvrage exquis » et que lui et d'autres avaient appelé
« l'Évangile des vrais croyants (1) ». Et le voilà parti en
guerre contre cet évangile du déisme qu'il n'aurait jamais
attaqué sans l'attaque dont il avait lui-même été l'objet.
Dès qu'il eut connaissance de la méprise, Toussaint réta-
blit les faits dans une lettre pleine d'esprit, datée du
15 juin 1750 (2) et que nous n'hésitons pas à reproduire
en son entier.
Monsieur,
Pour vous informer parfaitement sur ce que vous demandez à
mon sujet, Monsieur de Mar... a cru que le mieux étoit que ce fut
moi-même qui répondisse à votre lettre; parce que, de quelque
poids que dut être son témoignage, ce serait toujours celui d'un
tiers ; au lieu qu'il ne doit rester aucun • prétexte de douter à qui
que ce soit, lorsqu'une lettre munie de ma propre signature attes-
tera qui je suis et où j'habite. Monsieur de Mar... a aussi eu en vue
ma propre satisfaction, en me procurant par là. Monsieur, l'occa-
sion d'ouvrir avec vous un commerce de lettres, qui ne peut que
me faire beaucoup d'honneur et me flatter infiniment.
Il m'étoit déjà revenu. Monsieur, par plusieurs lettres de Hol-
lande, qu'il y avait à la Haie un homme qui se faisoit appeler
Panage. Sur les premières nouvelles que j'en ai eues, je n'ai pas
douté que ce ne fut un homme qui se nommât effectivement ainsi;
attendu qu'on n'est pas imposteur gratis, et que personne n'auroit
assez à gagner en me prenant mon nom, pour croire que quelqu'un
prétendit me le voler. Ma conjecture s'est trouvée vraie : ce n'est
point M. Panage qui m'a volé; c'est moi au contraire qui ai usurpé
son nom sans le savoir. Et comme j'en porte un autre qui est plus
à mon usage, et dont tous mes pères se sont contentés, je lui res-
(1) Panagiana Panurgica^ p . 50 et suiv.
i^)- Lettre de M. Toussaint, auteur du livre des « Mœurs », destinée à
faire voir qu*un autre n'est pas lui (Leide. De Tlmp. d'Ella Luzac, Fils.
1750. Et se trouve à la Haye chez Daniel Aillaud, Libraire à la sale de
la Cour). Petit iii-8», 16 pages. — Avec cette épigraphe tirée de Plaute :
. . . Nec potest fieri, tempore uno,
Homo idem duobus locis ut simul sit.
V Avertissement est daté du 27 juin 1750.
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LE LIVRE DES « MOEURS > xxxill
titue volontiers celui de Panage, et ne demande pas mieux que de
Ten laisser jouir, si longtems qu'il lui plaira. Il doit au reste me
pardonner de le lui avoir pris, pour deux raisons : l'une qu'en le
prenant, je ne croiois pas qu'il appartint à quelqu'un ; l'autre, que
je ne m'en suis pas couvert pour faire aucun personnage qui le pût
déshonorer.
Mais une chose qui doit le fâcher, et qui me fâche aussi, c'est la
méprise de ce Monsieur de Prémontval, qui, parce que je me suis
masqué sous le nom de Fanage, s'est avisé d'imputer mon livre à
un Monsieur Fanage qui ne l'a point fait, et l'a, sous ce prétexte,
chargé d'injures et d'invectives, dans son Panagiana Panurgica ou
son Faux Evangéliste. Je n'ai point vu cet ouvrage à Paris : mais
j'y ai vu une brochure de trente-six pages, prétendue imprimée à
Paris avec l'approbation du Lieutenant Général de Police, chez le
Gras, sale du Palais, et qui cependant m'est arrivée de Hollande
par la poste, dans laquelle on rend compte du Panagiana en des
termes qui ne font pas honneur à l'auteur. J'ai été attendri moi-
même de la manière impitoyable dont je l'y ai vu déchiré. Car je
suis bien éloigné de vouloir du mal k M, de Frémontval, pour qui
j'avois conçu de l'estime lorsqu'il demeuroit à Paris. Or depuis ce
temps il n'a rien fait qui me concerne que sa critique des Mœurs;
de quoi je ne me tiens point offensé, parcequ'il est permis à qui
le veut de penser autrement que moi. Quant aux injures dont on
dit que sa critique est pleine, je ne m'en offense pas d'avantage,
tant parceque celui qui dit des injures dans une querelle litté-
ratre se fait plus de tort & soi-même qu'à son adversaire, que par-
ce que ces injures, quelles qu'elles soient, ne tombent pas sur moi,
puisque M. de Prémontval en veut à un Fanage actuellement & la
Haie; au lieu que moi, outre que je ne suis Fanage que sous le
masque, je ne suis point à la Haie, et n'y ai jamais été. J'ai même
quelque chose à reformer &la Lettre kM. de Prémontval souscrite
R. de S. A. qui fait partie de la brochure de trente-six pages. Cet
honnête homme, qui d'ailleurs m'y sert avec chaleur et avec zèle,
s'est trompé en disant que j'ai été successivement k la Bastille,
puis à Vineennes. J'ai toujours joui, grâces à Dieu et à nos judi-
cieux magistrats, d'une pleine liberté au sein de ma patrie, où je
suis actuellement, non pas comme le dit la Lettre, logé au fau-
bourg Saint-Germain, mais rue Saint-Jaeques vis à vis des Mathurins.
Une chose plaisante, c'est que si j'en crois la brochure, M. Fanage
déclare très formellement qu'il n'est point l'auteur du Livre des
Mœurs; et que M. de Prémontval, par un défaut de justesse mal séant
dans un Mathématicien, mettant en principe la question de fait
qu'il s'agiroit d'établir, appelle M. Fanage fourbe, précisément à
cause de cette déclaration, la plus véritable et la plus sincère qui se
puisse faire.
Enfin, Monsieur, pour achever de me laver de toutes les taches
que pourroit m'imprimer la méprise de M. de Prémontval, je me
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XXXIV FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
crois aussi obligé & protester que je n'ai aucone part aux deux
lettres à M. ds Prémontval qui composent la brochure prétendue
imprimée chez le Gras, dont je suis bien éloigné d'aprouver le stile
et le ton ; et que l'auteur du Faux Éwmgélisie pourra 4ir6 tant de
mal qu'il voudra des Mcfurs, et ajouter si bon lui semble un second
volume à son premier, comme il en menace le public et M. Pa/nage,
sans que pour cela je m'en mette de plus mauvaise humeur.
Je voudrois seulement, s'il fait de son Monsieur Panage un por-
trait désavantageux, qu'on sache parfaitement en Hollande, que ce
portrait n'est pas le mien. Et c'est vous, Monsieur, qui pouvez me
rendre ce service, soit en faisant part de ma lettre à quiconque en
sera curieux, soit en la faisant insérer dans quelque Journal bien
répandu, soit même en la remettant & quelque Imprimeur qui voulut
bien prêter son ministère pour la publier. Voua en userez au reste.
Monsieur, comme vous le jugerez à propos : je sens bien qu'il n'est
pas juste que pour la première fois que j'ai l'honneur de vous
écrire, je vous charge de soins embarrassans pour choses qui vous
sont étrangères, si ce n'est en ce que la charité chrétienne et l'air
d'estime que vous m'avez témoigné à Paris chez notre ami commun,
semblent vous intéresser à me sauver des calomnies dont la méprise
de M. de Prémontval pourrait ternir mon nom. Je me passeroi bien
que ma réputation soit illustre : mais je veux au moins l'avoir
intacte. J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect.
Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur,
Toussaint.
Paris, 15 juin 1760.
Cette lettre ne laisse subsister aucun doute sur la con-
fusion commise par M. de Prémontval. Voyons mainte-
nant ce que dit ce dernier de l'œuvre elle-même.
Suivant lui, le déisme, ou plutôt la religion naturelle,
« n'a été en quelque sorte, jusque-là, qu'une espèce de
fantôme, de forme fort indécise, dénuée d^àme aussi bien
que de corps. Il n'est pas étonnant que toutes les sectes
se soient soulevées contre elle; mais pour lever ces incon-
vénients, il ne faut qu'un homme hardi qui ait le courage
de l'entreprendre. Qui empêcherait, dit-il, de fixer la
forme indécise de ce fantôme par un petit nombre de
dogmes, si simples, si clairs, et surtout d'une telle influence
dans la pratique, qu'il y aurait à espérer que la plupart
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LE LIYR£ DEd < M^OEUII& > XXXV
des cerveaux rais€maables l'adc^teraieDt? Ceci serait pour
les philosophes. Ensuite, pour prendre le peuple — ajoute-
t-il — il faudrait donner un corps à cet esprit, avoir des
temples, des autels, des cérémouies brillantes, des assem-
blées de fêtes, mais sans superstitions ni idolâtrie. »
Tout se réduit donc — lui répond-on justement — à
piller l'Ancien et le Nouveau Testament et à défigurer
leur doctrine (1).
M. de Prémontval engage aussi Toussaint à se rétracter
sur plusieurs points, s'il tient à ne pas perdre l'estime
des honnêtes gens (2). Nous verrons plus loin qu'il a
suivi ce conseil dans son ÉclaireissemenÈ sur les Mosurs.
Grimm ne pouvait passer sous silence un livre aussi
lu. Dans sa Correspondance^ il lui reproche « d*étre super-
ficiel, de manquer d'ordre dans le détail, d'omettre plu-
sieurs choses essentielles, et de trop appesantir sur les
superficielles. C'est — dit-il — un cours de philosophie
bourgeoise, où il y a plus d'esprit dans le tour que dans
la chose même, plus de vérité que de lumière, plus d'ima-
gination que de sentiment, plus de médiocre que de bon
ou de mauvais. Il déplaît aux connaisseurs parce qu'il
n'est pas excellent; aux magistrats, parce que le culte y
est tourné en ridicule; à la Cour, parce qu'on y trouve
des portraits de la reine et de la marquise de Pompa-
dour (3). »
Dans ses Cinq années littéraires^ Pierre Clément trouve,
au contraire, que le livre est très agréable et composé
avec art. Tout le passage qu'il lui consacre mérite d'être
reproduit : « Et voies — dit-il — comme on traite les
(4) Panagiana PaiMifgiea, p. & et 5.
(2) Ibid., p. 89.
(3) G^tnUp Çornapondancé Ufléraifê, éd. Tourneur, tome I, page 150.
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XXXVI FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
honnêtes gens qui s'avisent de faire les raisonnables.
M. Toussaint, avocat au Parlement de Paris, déguisé
sous le nom de Panage, c'est la môme chose en grec,
vient de publier un traité de morale intitulé les Mœurs,
où il se renferme dans les loix de la nature; son livre a
été brûlé par la main du bourreau. Cependant les idées
n'en sont point neuves, ni même bien hardies, et il y
règne un caractère de galant homme qui intéresse : mais
qui peut avec les meilleures intentions du monde s'as-
surer de n'être pas cru hérétique? L'accueil le plus favo-
rable de lô part du Public a dédommagé le nouveau mora-
liste. Son livre est écrit purement et avec esprit, mais
dans un ordre bizarre à mon sens, la plupart des qualités
sociales s'y trouvant rapportées à l'article des Devoirs
envers nous-mêmes, ce qui répand un jour louche et très
affoibli sur le développement de ces qualités, et n'est rien
moins que justifié par ce que dit l'auteur au commence-
ment du chapitre de la Justice.
a Ce n'est pas Tunique fois que je crois avoir trouvé sa
logique en défaut : voïés à la page 235 la première espèce
de preuve qu'il donne de l'intention de la nature sur la
perpétuité du mariage; sa démonstration contre le sui-
cide, page 249; et surtout la page 226, où il semble vou-
loir qu'on décide les contestations en justice au plus petit
nombre des voix, et non à la pluralité, parce, dit-il, qu'il
est plus raisonnable de supposer qu'il y ait cinq Conseillers
prudens sur vingt-cinq, que de présumer qu'il y en ait vingt.
Il appuie ce sophisme palpable sur une loi de l'Exode,
qu'il n'a non plus entendue que sa propre idée.
« L'article de la Sincérité, ou du mensonge, m'a paru
très superficiellement pensé; celui de l'Amour propre-
ment dit, une déclamation de morale, faite par un homme
qui aime la vertu et ne connoit guère la nature; celui de
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L£ LIVRE DES « MOEURS > XXXV!i
l'Amour conjugal est beaucoup mieux. Le langage favori
de l'auteur est celui des tableaux. Cette manière de traiter
les mœurs demande une extrême délicatesse dans le
choix, et une grande attention à rendre ses portraits
nécessaires» c'est-à-dire à ne les jamais placer de façon
qu'ils servent d'exemple à des vérités qui n'ont que faire
d'être éclaircies : M. Toussaint a quelquefois péché contre
l'une et l'autre de ces règles, mais rarement. En général
le livre est marqué au bon coin, et se fait lire avec plaisir,
ce qui n'est pas peu de chose pour un traité de morale.
Ce n'est pas précisément un ouvrage de génie; mais il y
' a beaucoup d'art dans ce mélange de raisonnemens, de
tableaux et de conseils, qui se prêtent de la force les uns
aux autres. Quelques portraits de gens connus, indiscrè-
tement mis au salon, ont apparemment contribué à la
petite disgrâce du papier brûlé (1). »
Quant à La Harpe, il a, un peu plus tard, vivement
critiqué les Mœurs. C'est le premier livre du siècle — fait-
il observer — qui ait séparé la morale de la religion, et
c'est aussi le premier code du déisme, a Le poison est
bénin, mais c'est un poison », et on peut le considérer
comme « le protocole du charlatanisme philosophique
qui commençait à s'établir (2) ».
Ce qui ressort pour nous le plus clairement de ces
polémiques, c'est l'importance qui fut alors attribuée à
Touvrage. Toutes ces attaques ne devaient d'ailleurs pas
demeurer lettre morte.
Le livre fut déféré par le chancelier d'Aguesseau à la
Cour du Parlement de Paris, et par arrêt du 6 mai 1748,
(1) Les Cinq années lUtéraires, ou Nouvelles littéraires^ etc. des années
1748, 1749, 1750, 1751 et 1752, par M. Clément. Volume I (La
Haye. 1754, petit in-S»), p. 81-84.
(2) Cours de littérature. Philosophie du dix-huitième siècle, chapitre v.
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ixxviii FRANÇOIS-VINCENT TÔU€8AlNt
rendu sur les réquisitions de Tavocat du Roi Lefèvre
d'Ormesson, il fut condamné « à être brûlé comme con-
traire aux bonnes mœurs^ scandaleux, impie et blasphé-
matoire », ainsi que l'avûent été les Lettres Angladses de
Voltaire, VHi^toire de VAme de La Mettrie et los Pensées
phnas&phiques de Diderot.
Il n'est pas sans intérêt de reproduire ici le réquisitoire
de Lefèvre d'Ormesson :
Mbssibuas,
Il est de notre devoir de deffièrer à votre sévérité un ouvrage
scandaleux qui p^roît depuis quelque temps et qui porte pour titre :
Les M(Burs.
Le but que Ton se propose est d'établir la religion naturelle sur
les ruines de tout culte extérieur, et d'affranchir rhomme des loix
divines et humaines, pour le soumettre uniquement à ses propres
lumières. €'est dans ce dessein que Ton commence par essayer de
faire passer toutes les lois pour des institutions quelquefois con-
traires à la vertu, ou dont au moins l'observation n'entre pour
rien dans ce qui constitue les bonnes mœurs.
C'est dans la même idée qu'attaquant ouvertement ce qu'il y a
de .plus sacré, on censure sans respect les préceptes et les cérémo-
nies de l'ancienne Loy , les rites et les sacrements de la nouvelle ;
qu'on affecte de ne reconaoître nulle part ni la mission divine de
Moïse, ni celle de Jésus Christ, qu'on met en doute si le juif et le
chrétien ne sont pas également dans l'erreur, si de tous les cultes
éi»,blis sur la terre il en est a'ucun qui puisse satisfaire la raison,
en même temps qu'on met aussi en problème s'il en est aucun qui
puisse déplaire à Dieu.
Après avoir fortement soutenu qu'en matière de religion, la raison
humaÎBe n'a cessé d'être la dupe de l'ignorance et de l'imposture, le
jouet de l'intérêt et de la politique, c'est cette même raison qu'on érige
en juge souverain de toutes les religions. Elle est la seule loy qu'on
veuille reconnoitre, quoiqu'elle n'ait aucun des caractères nécessaires
à une loy ; quoique ni les plus grands philosophes, ni les plus habiles
de ceux qui se livrent à leurs sens particuliers, n'ayent pu depuis tant
de siècles démêler exactemfent oe qu'elle prescrit ni s'accorder sur
ce qu'il faut faire pour s'y conformer. Ëoân, comme si l'on s'était
piqué de renchérir sur les absurdités et les impiétés ordinaires aux
Déistes, on abuse des paroles de Jésus Christ même pour abolir
tout culte extérieur, l'auteur discréditant ainsi sa propre doctrine
par les arguments qu'il employé pour l'établir et par les excès et
les contradictions fréquentes où son système le conduit.
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L€ LIVRE DE« - MOEURS • xxxix
Mais comme Tincrédulité n*a pas senlemeat pom* objet de flatter
l'esprit par l'idée de l'indépendance, mais bien plus encore de gagner
le cœur par une morale qui convienne au libertinage, l'auteur de cet
ouvrage s'élève principidement contre Thumiiité, la mortification,
la pénitence, le célibat, l'indissolubilité du mariage, la défense du
concubinage et contre toutes les vertus chrétiennes. Il s'attache
surtout à nier les effets du péché et l'éternité des peines de l'antre
vie, dogmes si redoutables aux passions et aux vices. Tandis qu'il
affecte partout un ton de probité, d'austérité, de réforme, il ne
peut souffrir que les méchants ayent des châtiments à craindre ; il
s'emporte avec des blasphèmes, que nous n'oserions rappeller id,
contre tout ce qui annonce, dans l'Ecriture sainte et dans l'Évan-
gile, la rigueur des jugements de Dieu, et il blâme les supplices
dont on punit en ce monde le vol et l'homicide.
Tel est. Messieurs, le caractère d'un ouvrage qu'on a l'audace de
présenter au public comme l'école des mœurs et des vertus qui
forment le lien de la société. Il n'est personne qui ne soit révolté de
l'irréligion qui j régne et même du style satirique par lequel on a
cherché à intéresser la malignité des lecteurs.
C'est â la Cour à réprimer un tel scandale en prononçant contre
cet écrit les cendanmations qu'il mérite et en ordonnant une
recherche prompte et exacte de ceux qui ont la témérité de mettre
au jour de pareils ouvrages...
Et sur ces réquisitions, la Cour a arrêté et ordonné que le dit livre
serg. lacéré et brûlé daris la cour du palais, au pied du grand escalier
d'icelui par l'exécuteur de la haute justice comme contraire aux bonnes
mœurs, scandaleu^x, impie et blasphématoire; fait très expresses inhibi-
tions et défenses à tout libraire, etc. (1).
Le lendemain 7 mai 1748, à onze heures du matin, à la
levée de la Cour, en exécution du dit arrêt, « le livre y
mentionné a été lacéré, et jette au feu par l'exécuteur de
la Haute Justice, en bas du grand escalier du Palais, en
présence de nous Étienne-Henry Isabeau, l'un des trois
premiers et principaux commis par la Grand'Chambre,
assisté de deux huissiers de la dite Cour » .
Bien que le Parlement eût ainsi traité les Mœurs, Pa-
lissot, Fauteur de la célèbre comédie des Philosophes et
Teimenû acharné des Encyclopédistes, jugea l'cBuvre de
(1) Arre9t de la Cour du Parlement. Paris, Simon, imprimeur. (Bibl.
nat., F. 23673, 307-369.)
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XL FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
Toussaint tout différemment (1) : « Son livre des Mœurs
étonne — dit-il — par des principes auxquels on n'était
point encore accoutumé ; mais certaines vérités morales
y sont présentées avec le sentiment de la conviction et,
en général, on y reconnaît toutes les obligations imposées
à rhomme par la loi naturelle. Le livre, appuyé sur les
principes du pur théisme, ne ferait plus fortune aujour-
d'hui parmi nos philosophes : aussi est-il relégué, pour
ainsi dire, par nos esprits forts, dans la classe des livres
de dévotion et traité par eux avec le même mépris. »
Ces violences lui furent d'ailleurs profitables : les édi-
tions se multiplièrent avec les attaques (2). Puis, quand
le bruit cessa et que « la tête de l'auteur se fut refroidie »,
il publia lui-même sa défense sous ce titre : Éclaircisse-
ments sur les Moeurs^ par l'auteur des Mœurs (3).
Plus de treize années s'étaient écoulées depuis que le
livre avait vu le jour.
Cette défense n'est cependant pas un plaidoyer; car,
sur plusieurs points, Toussaint reconnaît ses fautes et ses
torts : ses expressions ont été parfois trop hardies ou
inconsidérées; dans des sujets aussi sérieux, il n'aurait
jamais dû prendre le ton de la plaisanterie.
Il convient qu'il eût mieux fait de moins parler d'amour,
et d'éviter surtout certaines images voluptueuses et cho-
quantes. C'est le feu de la jeunesse et l'ardeur de son
imagination qui l'ont entraîné. Il s'en excuse et s'en
(4) Mémoirei pour iervir à Vhiitoire de notre littérature (Paris» an XI-
1808. 2 vol. in-8«), t. II, p. 424.
(2) Ce qui fit dire à Grimm, en 4753, que Toussaint « semble devoir sa
grande célébrité au bonheur d*avoir été brûlé et lacéré ». C'est, ajou-
tait-il, « un recueil de lieux communs qu'on trouve partout ». Corres-
pondance littéraire, tome II, page 267.
(3) Amsterdam, 1762, in-12. — Voyez, à la fin du présent ouvrage, la
bibliographie des Mœurs,
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LE LIVRE DES < MCEURS > XLi
repeût; mais, par contre, il se défend énergiquement de
n'avoir point de sentiments religieux, et d'avoir voulu
faire un culte du déisme. Il élève chrétiennement ses
enfants et observe sa religion : que veut-on de plus?
S'adressant aux hommes de tous les pays et de tous les
cultes dans un livre sur la. morale : « Vous professez des
religions diverses — a-t-il entendu leur dire — mais vous
êtes tous d'accord sur les principes fondamentaux de la
morale. Soyez-y donc au moins fidèles, et vous aurez
moins d'éloîgnement les uns pour les autres, quand vous
aurez les mêmes sentiments sur la piété, sur ce que vous
vous devez à vous-mêmes et à vos semblables. »
C'est en deçà ou à côté du christianisme qu'il s'est
placé, et de ce qu'il n'a pas parlé de l'Évangile, il ne s'en-
suit pas qu'il n'y croie point. Il n'a jamais poussé ni à
l'indifférence religieuse ni à l'inutilité du culte, se bor-
nant à condamner « les haines et les persécutions que la
diversité des pratiques religieuses a causées parmi les
hommes » . A ses yeux, le culte intérieur est le plus digne
de la divinité, et d'ailleurs, à cette époque, beaucoup
d'esprits supérieurs étaient déjà pénétrés du principe de
l'indépendance de la morale vis-à-vis des religions posi-
tives. C'est en isolant certains passages de son livre,
qu'on lui a fait dire ce qu'on voulait, et non ce qu'il avait
dit (1).
Malgré tout, cette défense de Toussaint par lui-même
ne modifie pas sensiblement l'esprit général d'une œuvre,
qui reste quand même un traité de morale indépendante
(1) En 1750, sur la dénonciation de Tarchevèque de Sens, Jean-Josepli
Languet de Gergy, la Sorbonne examina plusieurs livres « contre la
révélation et pour la religion naturelle ». Parmi ces livres figuraient,
outre VEiprit des lois et la Lettre sur les aveugles, les Pensées philoso-
phiques, et les Mœurs, qui se trouvaient encore une fois rapprochés par
la critique. Voyez Correspondance littéraire, tome I, page 475.
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KLii FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
de toute religion (4). Comm« tant d'autres écrivains de
son temps, l'auteur des M<Burs s'est ima^né posséder la
faculté de guérir ou de soulager tes souffrances humaines.
Il les soulage en effet à sa manière, qui n'a peut-être rien
de bien efficace, mais aussi rien de très subversif.
En résumé, son traité est loin d'être une œuvre de
génie; mais c'est une oeuvre honnête, courageuse et sin-
cère, et qui aurait peut-être rendu la société plus heu-
reuse, « si — comme Ta dit d'Argenson — elle pouvait
le devenir par un livre » .
C'est peu do temps après les Mœurs que parut YEncyth-
péâÂe (2), qui a essayé de réunir toute cette philosophie
dans un même corps et comme en un faisceau resserré.
Sans refaire ici l'histoire de cette grande entreprise, il
nous semble impossible de ne pas en rappeler brièvement
l'origine et le but.
Imaginée d'abord par des libraires comme une affaire
purement commerciale, à l'exemple de l'Encyclopédie
anglaise d'Épbraïm Chambers (3), Y Encyclopédie ne tarda
(1) Palissot ne put pardonner à Toussaint ce qu'il avait dit de lu
dans les Èelaircistementt. Aussi, après avoir été assez favorable à Tous-
saint dans les premières éditions de ses MémoireSy il ajoutait aux sui-
vantes cette peu aimable conclusion : « Malgré la douceur apparente de
son caractère, Toussaint av:&it sa bonne dose de Torgueil, du fiel et de
l'intolérance des adeptes de la nouvelle philosophie... [Puis il cite les
épithëtes discourtoises que lui avait décochées Toussaint, et il termine
ainsi :] Eh quoit doucereux Toussaint, c'est ainsi que vous prétendiez
justifier ce caractère de bonhomie, cette humanité, cette sensibilité
tendre que vous vous attribuez dans votre Hvre? Ne voyez-'vous pas
que, sous la peau de mouton qui vous couvre, vous laissez trop mala-
droitement apercevoir qui vous êtes? » Édition de 1803, tome H,
p. 426-427.
(2) En voici le véritable titre : Encyclopédie ou Dictionnaire raitonné
des sciences, des arts et des métieri,pB.r une Société de gens de lettres, mis
en ordre par Diderot ; et, quant à la partie mathématique, par d'Albm-
BERT. Paris (et sous l'indication de Neufehàtel), 1751-1772, 28 volumes in-
folio, dont 11 de planches.
(3) Cyelopœdia, or the Dictionary of arts and sciences (Londres, 1728,
2 volumes in-folio; réimprimé en 1738, 1741, 1746, etc.).
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L'ENCYCLOPÉDIE xliii
pas, SOUS l'impulsion de Diderot, à se transformer radica-
lement et à devenir quelque chose d'inGniment plus vaste,
d'infiniment plus élevé. Il ne s'agit pas désormais d'une
compilation plus ou moins savante, plus ou moins bien
condensée : on cherche à réaliser le rêve inachevé de
Bacon, en préparant l'avenir par l'inventaire du passé (1).
« On veut former l'arbre généalogique de toutes les
sciences et de tous les arts, qui marque l'origine de
chaque branche de nos connaissances et des liaisons
qu'elles ont entre elles et avec la tige commune (2). »
Autour du fils du coutelier de Langres viennent se grouper
d'Alembert, son premier et plus important collaborateur;
puis Voltaire, Buffon, toute la suite de ces écrivains dont
nous avons parlé et qui tous avaient leur spécialité et
teur rôle. « Habit d'Arlequin — disait d'Alembert — où
il y a nombre de morceaux de bonne étoffe, mais aussi
beaucoup de haillons. » Toussaint, qui était de « la bonne
étoffe », fut chargé de toute la partie relative à la juris-
prudence (3). « La jurisprudence — lit-on dans le Dis-
cours préliminmre — est de M. Toussaint, avocat au Par-
lement et membre de l'Académie des Sciences et des
Belles-Lettres du Roi de Prusse (4), titre qu'il doit à
l'étendue de ses connaissances et à son talent pour écrire,
qui lui ont fait un nom dans la littérature (5). »
Pendant les deux années où il travailla au Dictionnaire,
Toussaint y donna un grand nombre d'articles. Les deux
premiers volumes avaient déjà paru lorsqu'il se retira,
en 1753, et fut remplacé par Boucher d'Argis, avocat au
(1) Joseph Reinach, Diderot (Paris, 1894, in-12), p. 36 et suivantes.
(2) Prospectus de V Encyclopédie.
(8) Avertissement en tête du tome I de V Encyclopédie, p. 36. — Tous-
saint sigTiait ses articles de la lettre H.
(4) A cette date, Toussaint n'était encore que membre étranger de
l'Académie de Berlin. Il ne devint membre titulaire qu'en 4764.
(5) Tome I, p. 12 (1731).
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XLiv FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
Parlement comme lui, et conseiller au Conseil souverain
de Dombes. On ne connaît pas exactement les motifs de
sa retraite; sans doute ne se trouva-t-il plus en harmonie
de pensée avec Diderot, dès que VEncyclopédie cessa d'être
un champ ouvert aux libres discussions philosophiques,
pour devenir l'organe d'une secte, une machine de guerre
et de destruction. Marquée dès son début au coin de
l'irréligion par son silence voulu sur la Révélation, elle
aurait pu cependant encore demeurer un simple et élo-
quent hommage rendu à la raison humaine, si l'on n'en
avait pas poussé la doctrine à l'extrême, en dépit des
efforts que Diderot lui-même, dans son désir de mener
son œuvre à bonne fin, s'imposa pendant plusieurs années
pour atténuer l'intransigeance de sa pensée. « Les Ency-
clopédistes — comme on l'a si bien dit — se sont obsti-
nément tenus à terre sans vouloir monter au ciel, de peur
d'y trouver la religion. » L'œuvre de destruction, une fois
commencée, continua sans relâche. Les Jansénistes, les
Molinistes, tous les partis se liguèrent contre elle, sans
compter les gens de lettres qui ne manquaient point Toc-
casion de la déchirer par la raison surtout qu'ils n'y tra-
vaillaient pas (1). Survint un arrêt du Conseil qui sup-
prima les deux premiers volumes, et les grandes épreuves
commencèrent pour Diderot. Après le départ de Tous-
saint, ce fut le tour de Rousseau, puis celui de d'Alem-
bert; Voltaire lui-même se découragea. Le privilège
accordé à l'ouvrage fut révoqué, et l'imprimeur mis à la
Bastille (2).
(1) Correspondance littéraire de Grihh, t. IV, p. 97.
(i) Il s'appelait Le Breton. C'était lui qui de sa propre autorité avait
retranché tout ce qui lui déplaisait dans la copie manuscrite fournie
par les collaborateurs de VEncyclopédie. Diderot lui adressa à ce sujet
une lettre aussi injurieuse qu'éloquente {Correspondance littéraire de
Gruim, t. IX, p. 210, à la date du 12 novembre 1764).
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L'ENCYCLOPÉDIE XLV
Le gouvernement ne voulait cependant pas, à ce nïo-
raent, malgré toutes les apparences contraires, frapper
sérieusement les écrivains de Y Encyclopédie. Il tenait sur-
tout « à prévenir les criailleries des prêtres pendant l'as-
semblée du Clergé, en lui ôtant tout prétexte de faire des
représentations (1) ».
Parmi ceux qui occupaient le pouvoir, il y eut aussi
quelques esprits libéraux, comme M. de Malesherbes,
auquel on avait donné TQrdre, en qualité de Directeur de
la librairie, de saisir les papiers de Diderot, et qui pre-
nait le temps de l'avertir : a Envoyez-les chez moi, lui
écrivait- il; on ne viendra pas les y chercher. »
On sait que le courage et l'énergie de Diderot finirent
par avoir raison des obstacles qui s'opposaient à l'achè-
vement de son œuvre. L'avènement de Choiseul et l'ex-
pulsion des Jésuites par le Parlement vinrent ensuite en
faciliter le progrès, jusqu'au moment où, dans sa logique
impitoyable, la Révolution traduisit dans ses actes et dans
ses lois la plupart des principes de cette philosophie.
Si l'on considère cette époque, on ne peut, malgré ses
erreurs et ses fautes, s'empêcher de la trouver particu-
lièrement attachante. Car ce ne fut pas seulement un
siècle d'idées que le dix-huitième siècle : il en a été pro-
digue, et presque toutes furent grandes et généreuses;
mais ce qu'il a poursuivi peut-être avec le plus d'achar-
nement, c'est l'établissement des principes de droit, de
liberté, de justice et de tolérance. Le besoin d'apprendre
et de comprendre y était général, et les esprits, avides de
lumière, de science et de vérité, ont été conduits par
l'idée du progrès à celle de la perfectibilité de l'homme
et, par suite, au relèvement de sa condition et de sa
(1) Correipondanee littéraire de Grikm» t. IX, p. 44.
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XLVt FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
dignité. La pensée s'est alors définitivement émancipée,
et ce que l'on est convenu d'appeler « l'opinion » a osé
faire entendre sa voix, avec laquelle désormais il faudra
compter.
Par contre, et croyant avoir réponse à tout, la Raison,
cette nouvelle idole, a essayé de se substituer à la foi, à
l'autorité, au respect de la tradition, et elle n'a réussi
qu'à les ébranler.
On a confondu le fanatisme ^vec la religion, comme
on a confondu les époques troublées de l'Église avec les
principes éternellement vrais de l'Évangile; et de la sorte,
on n'a abouti qu'à des négations, au scepticisme et à
un matérialisme inconscient, c'est-à-dire à l'abaissement
moral de l'individu, auquel il n'est plus resté que sa
propre pensée comme force, comme soutien et coratne
consolation.
Malgré tout, il nous faut honorer ce siècle parce qu'il
a eu l'amour de l'humanité, qu'il a voulu son bonheur, et
surtout parce qu'il a émancipé les esprits, en donnant au
monde deux libertés désormais indestructibles, celles de
la pensée et de la conscience.
Quand Toussaint quitta YEneyclapéâie^ il était dans
toute la force de son activité et de son talent, et il sut les
employer.
Parmi les diverses publications périodiques auxquelles
il donna alors son concours, on remarque en premier lieu
celle de Jacques Gautier d'Agoty qui était à la fois un
peintre et un savant (1) ; tout le monde ne Tétait-il pas
(1) Né à Marseille, mort à Paris^ en 178d, dans im àgetr^ «vecnoé.
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OBSERV. PÉRIOD. SUR L'HISTOIRE NATURELLE XfcVil
un peu à ce moment? Il croyait avoir découvert un pro-
cédé de gravure et d'impression en couleurs, qui n'était
d'ailleurs» à peu de chose près, qu'un procédé déjà connu^
inventé à la fin du dix-septième siècle par un autre gra-
veur, nommé Jacques-Christophe Lehlond. Comme il se
trouvait avoir recueilli une grande quantité de matériaux
sur les sciences, Gautier d'Agoty fonda, en 1752, une
sorte de revue ou de journal, auquel il donna le titre sui-
vant : Observations sur l^Histoire naturelle^ sur la Physique
et sur la Peinture^ avec des planches imprimées en couleurs (1).
« Ce journal, disait-il, renfermée les secrets des arts, les
nouvelles découvertes, en même temps que les disputes
des philosophes, et des articles modernes. » Il obtint un
certain succès, de curiosité tout au moins, malgré ou
peut' être à cause des prétentions de son f(Hidateur, qui
s'érigeait bravement en adversaire de Newton et se
mettait de pair, au point de vue philosophique, avec
Pythagore, Aristote, Descartes et Leibniz. Toussaint
écrivit donc dans cette feuille (2) ; puis il en devint seul
directeur, en 8*adjoignant cependant le fils de Gautier
d'Agoty, graveur comme son père, pour ce qui concernait
la gravure et les planches. La publication, dont le titre
fut légèrement modifié, s'appela alors : Observations pérùh
diques sur la Physique^ l'Histoire naturelle et les Beaux-
Arts (3). La direction de Toussaint ne commença qu'à
partir du second volume : « Jusques-là — dit-il dans sa
Préface — on n'a guères fait que badiner avec la nature,
sans essayer sérieusement de lui arracher son bandeau. »
(1) Paris, 1752-1755, 6 volumes iii-4» avec planches, ou 6 volumes
in-12 sans planches (18 numéros). — Cf. Eugène Hatin, Bibliographie
hiêtorique et critique de la Prenê périodique (Paris, 1S66, in-8«), p. 3Ô-37,
et J.-M. QuBRARD, La France littéraire, t. III (Paris, 1829, in-8*)» p. 291.
(2) Voyez la lettre à lui adressée par J. Gauthier d'Agoty ea dé-
cembre 1756 et publiée dans les Observation» hi$têrique$, t. I, p* 409.
(3) Paris, 1756-1757, in-4».
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XLVIII FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
C'est ce bandeau qu'il veut enlever, et, pour y parvenir,
il se propose de « rapprocher les vues de tous les savants
de l'Europe, de les analyser et d'en présenter une sorte
de plan abrégé ». C'est toujours, on le voit, l'Encyclopédie
qui sert de type; chaque écrivain semble vouloir avoir la
sienne propre, et il n'y a que les horizons sans fin qui les
attirent. Le programme de Toussaint va plus loin encore
au point de vue philosophique : il veut « suivre périodi-
quement les progrès de la raison humaine, créer en
quelque sorte un thermomètre des progrès de l'esprit
humain », et tenir état des idées philosophiques nou-
velles, en recourant au besoin aux correspondances étran-
gères. Ce n'est pas tout encore. Les beaux-arts occupe-
ront une place importante dans la publication naissante,
afin de constituer des documents pour « l'histoire du goût
au dix-huitième siècle ». La métaphysique et la morale
ne seront pas non plus oubliées : ne faut-il pas « étudier
le cœur humain, analyser ses mouvements et ses craintes,
ainsi que les motifs qui le font agir »? L'Essai de Locke
sur l'entendement humain servira de base, car c'est là
qu'on peut « apprendre à penser et à combiner des
idées (1) ». Tout cela était grand et généreux, trop grand
même; car, pour mener à bien une semblable entreprise,
une vie d'homme ne suffirait pas. Mais, au dix-huitième
siècle, on ne sait ni se réduire ni se limiter, et telle est
l'activité des esprits, si intense est le désir de réformer
et de renouveler la société, qu'aucun obstacle n'arrête les
écrivains, aucun dessein ne semble trop vaste. On veut
tout embrasser d'un seul coup, et on se grise de projets
(1) UEssay concerning human understanding parut à Londres en 1690,
in-folio. Annoncé en Hollande dès 1688, dans la Bibliothèque universelle
et historique de Jean Le Clerc (Amsterdam, t. Il, p. 49 et suivantes), 11
fut traduit en français, dès la fin du siècle, par Pierre Goste (Amsterdam»
in-4», 1700 et 1729; 4 vol. in-18. 1742; etc.).
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LE JOURNAL ÉTRANGER XLix
et de programmes dont l'étendue même empêche la réa-
lisation. Il en fut des Observations périodiques comme de
tant d'autres essais du même genre : l'œuvre ne dura
pas. La publication cessa de paraître en 1758. Plus tard,
il est vrai, en 1771, l'abbé Rozier tenta de la reprendre (1);
puis elle passa, en 1779, dans les mains de Mongez (2),
et dans celles de La Métherie (3), de 1785 à 1817. Du-
crotay de Blainville (4) la continua jusqu'en 1823. Dès
1794, elle avait d'ailleurs changé de titre et pris celui de
Journal de Physique (5).
Toussaint ne se contenta pas de diriger les Observations
périodiques : il remplaça Grimm au Journal étranger (6),
entreprise encore plus gigantesque, s'il est possible, que
la précédente.
Plusieurs tentatives avaient déjà été faites pour initier
la France aux œuvres littéraires de l'étranger. Lorsque
nous avons parlé de l'influence exercée par l'Angleterre
au dix-huitième siècle à la suite des séjours qu'y avaient
faits Fabbé Prévost, Voltaire et Montesquieu^ nous avons
rappelé de quelle hauteur était la barrière qui séparait
notre pays des nations voisines et jusqu'à quel point on
était demeuré ignorant de leur langue et de leur littéra-
ture.
(1) François Rozier, né à Lyon en 1734, mort en 1793. Il avait été Tami
4e Turgot, qui le chargea de missions agricoles dans le midi de la
France et en Corse. Son principal ouvrage est un Cours complet d'agri-
cullure théorique, pratique, etc. (Paris, 1781-1793, 9 vol. in-8«).
(2J Jean- André Mongez, neveu de François Rozier, né à Lyon en 1751,
mort vers 1788. Il disparut dans l'expédition de La Pérouse autour du
monde.
(3) Jean-Claude de La Métherie, médecin et naturaliste (1743-1817).
(4) Henri-Marie Ducrotay de Blainville (1777-1850), successeur de
Guvier, au Muséum d'histoire naturelle, dans la chaire d'anatomie
comparée.
. (5) Outre la Bibliographie déjà citée d' Eugène Hatin, voyez Barbier,
Dictionnaire det ouvrages anonymes, 3« édition, t. III, coi. 616.
(()) Voyez Correspondance littéraire de Grimm, etc., t. II, p. 352 (lettre
du 1" mai 17S4),
à
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L FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
En 1754, une réunion d'hommes de lettres voulut faire
cesser cet état de choses.
Elle comptait parmi ses membres l'abbé Prévost,
Grimm, Moett, l'adepte des sciences occultes ; Deleyre, le
futur conventionnel, qui vota la mort de Louis XVI ; l'abbé
\ 0^ *^ ^ Arnaud et son ami Suard, tous deux de l'Académie fran-
V>b Aç^îse; Jean-Jacques Favier, qui entra plus tard dans la
diplomatie ; Tabbé Béraud, le polyglotte Hernandez. Us
Conçurent le projet de comprendre, dans une même feuille
périodique, rédigée en français, « les connaissances,
les découvertes et les chefs-d'œuvre de tous les savants
du monde en tout genre et dans toutes les langues
vivantes (1) ». N'était-ce pas encore un projet démesuré?
Mais qu'importe? On en confia la direction à Grimm, qui
en composa la préface. « Les productions de la terre —
écrit-il — varient selon les climats, les productions du
génie selon les caractères, celles de l'art selon les
besoins, et c'est en étudiant les rapports des unes et des
autres qu'on peut surtout étendre et généraliser les con-
naissances humaines, déraciner les préjugés, natura-
liser, pour ainsi dire, la raison chez tous les peuples, et
lui donner partout une certaine universalité qui semble
lui manquer encore. » Et entrevoyant les résultats de
l'œuvre poursuivie, il ajoutait : « Chaque peuple enrichi
des trésors de ses rivaux sans avoir rien perdu des
siens, l'Europe entière se trouvera plus savante et plus
philosophe. »
L'idée n'était pas seulement élevée et féconde : c'était
encore un moyen de rapprocher les peuples par la littéra-
ture. Grimm reconnut bientôt cependant l'impossibilité où
il se trouvait de mènera bonne fin une pareille œuvre, et,
(1) Prospectus du Journal étranger. — Les bureaux de cette feuille
étaient rue Saint-Louis* au MaJ'ais,
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LE JOURNAL ÉTRANGER Ll
au bout de deux mois, il en abandonna la direction à Tous-
saint : « Il y a lieu de croire — écrivait-il à ce moment —
que ce dernier, en intéressant beaucoup de gens de mérite
au succès de l'ouvrage, aura le bonheur de se rendre digne
du public (1). » Les efforts de Toussaint ne furent pas
mieux récompensés que ceux de Grimm. L'abbé Prévost
lui succéda et fut remplacé lui-même, au bout de peu de
temps, parFréron (2).
Celui-ci resta directeur du Journal étranger jusqu'à la
fin de Tannée 1756; il fut alors remercié par les associés
au privilège de ce recueil (3), et Alexandre Deleyre,
auteur de l'Analyse de la philosophie de Bacon (i), le rem-
plaça, sous les auspices du chevalier d'Arcq, Tun des
coassociés.
Le journal vint ensuite aux mains de Tabbé Arnaud et
de Suard (5), qui le menèrent tant bien que mal jusqu'en
1762, époque à laquelle ces deux écrivains furent chargés
par le gouvernement de rédiger la Gazette de France. Le
Journal étranger en resta là (6).
Toutefois, pour y suppléer, ils fondèrent IsiGazette litté-
raire de l'Europe (7), qui devait paraître au mois de juillet
4763, sous le patronage du secrétaire d'État des Affaires
étrangères. Des obstacles sans nombre en retardèrent la
publication. Violemment attaquée par l'archevêque de
Paris dans un mémoire qu'il remit au duc de Choiseul (8),
(1) Lettre, déjà citée, du 1" mai 1754.
(2) Correipondanee littéraire de Grimm, etc., t. III, p. 88.
(3) Ibid., p. 310.
(4) Amsterdam et Paris, 1755, 3 vol. in-12.
(5) lis avaient pris pour épigraphe ce passage imité de Virgile (Géor-
giques, livre II, vers 9) :
Quœ robora cuique,
Quis color et quœ sit rébus natura creandis.
(6) Voyez Hatin, ouvrage cité, p. 47-48.
(7) Ibid., page 48.
(8) Correspondance littéraire de Grimh, etc., t. VI, p. 293. — Morellet
a rédigé une réponse à ce mémoire, sous le titre d* Observations sur une
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Ui FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
la Gazette littéraire eut grand'peine à se maintenir jusqu'au
mois de septembre 1766, où elle dut cesser de paraître.
L'œuvre de Toussaint ne se compose pas seulement
d'ouvrages originaux. Il a mis en français un grand
nombre d'ouvrages anglais et allemands. Ces deux
langues lui étaient familières, car on se souvient qu*au
début de sa carrière il avait traduit, de concert avec,
Diderot, le grand Dictionnaire de médecine de Robert James.
Un peu plus tard, il arriva qu'un pasteur de l'Église angli-
cane, docteur en philosophie et chapelain de « Mylord
comte de Lorraine », J.-P. Bernard, avait commencé la
traduction d'un ouvrage de Samuel Shuckford, curé de
Shelton (comté de Norfolk), intitulé : Histoire du monde
sacré et profane, depuis la création du monde jusqu'à la des-
truction de l'empire des Assyriens, à la mort de Sardanapale^
et jusqu'à la décadence du royaume de Juda et d'Israël sous les
règnes d'Achaz et de Pékach.
J.-P. Bernard n'avait traduit que le premier volume de
cet ouvrage, qui devait servir d'introduction à VHistoire
des Juifs du docteur Prideaux. Chaufepié traduisit le
second volume. Ce fut Toussaint qui se chargea du troi-
sième (1) ; mais il ne se borna pas à une traduction ser-
vile, ce qu'il ne fit d'ailleurs jamais ; il ajouta au texte de
Shuckford des notes et des éclaircissements, où., comme
on peut le constater en les parcourant, il n'est pas tou-
dénonciation de la « Gazette littéraire ». — L'archevêque de Paris était
alors Christophe de BeaumonL du Repaire, qui s'opposait de son mieux,
mais sans aucun succès, aux progrès des « philosophes ».
(1) Les deux premiers volumes avaient été imprimés & Leyde, chez
Jean et Hermann Verbeek (1738, in-12); le troisième fut publié à Paris,
chez G. Gavelier (1752, in-12). Cet ouvrage est accompagné de cartes et
de figures. — Voye? J.-M. Quérai^d, la France littéraire, t. IX (1838),
p. 125, col. 1.
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SES THÀDUCTIONS Ltil
jours d'accord avec l'auteur anglais. Ainsi, par exemple,
Shuckford prétend qu'en adorant les images les catho-
liques se rendent coupables d'idolâtrie, autant que les juifs
adorant le veau d'or. Toussaint n'attend pas, comme un
traducteur ordinaire, qu'un autre réponde à l'auteur; il lui
répond lui-même en note : « On a tant de fois et si heureu-
sement expliqué — dit-il — dans quel sens la religion ca-
tholique honorait les images, qu'il est impossible de pren-
dre au sérieux les critiques des protestants à cet égard. »
Ailleurs, il donne, à sa façon, l'explication de difficultés
soulevées par les commentateurs de la Bible, ou bien il
interprète autrement que Shuckford certains passages de
la Yulgate. Il commente enfin, plutôt qu'il ne traduit; il
donne son avis, à tout moment, et nous permet ainsi de
juger de la variété et de l'étendue de ses connaissances.
Au demeurant, le métier de traducteur ne lui plaît
guère. Il y a là plus à perdre qu'à gagner. « C'est — dit-il
— une entreprise hasardeuse de faire parler un auteur
dans une langue qui n'est pas la sienne. Le lecteur lui fait
honneur de ce qu'il y a de bon dans l'ouvrage I Et s'il y
rencontre quelque tour gauche ou obscur, c'est au traduc-
teur qu'il s'en prend, et d'ordinaire il a raison... Il faut
distinguer, il est vrai, deux sortes de traductions, très
différentes les unes des autres : celles des ouvrages scien-
tifiques qu'il faut rendre, pour ainsi dire, mot à mot : c'est
du travail à tant la feuille; et celles des ouvrages de goût,
qui font plus d'honneur, parce que, pour bien s'en
acquitter, il faudrait avoir non seulement autant de génie
que l'auteur, mais l'avoir de même teinte. Aussi ne faut-il
pas exiger, en ce cas, du traducteur une fidélité trop ser-
vile, car le génie abhorre les entraves (1)... Il n'y a pas
(1) Préface de la Vie dn Petit Pompée (1752). Voir plus loin page lx.
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LIV FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
toujours dans deux idiomes des expressions correspon-
dantes, et le tour d'esprit d'une nation n'est pas celui
d'une autre. Il faut conserver à chaque pensée sa force et
sa couleur, mais il en faut quelquefois modiGer les
nuances (1). »
Examinons maintenant les autres traductions de
Toussaint.
Il avait paru à Londres, en 1751, un petit écrit, sans
grande importance d'ailleurs, mais que nous tenons à
signaler, ne fût-ce que pour être complet. C'était un Essai
sur le rachat des rentes et redevances^ où l'on proposait, dans
l'intérêt de l'agriculture et pour venir en aide aux pro-
priétaires obérés d'impôts, de rendre toutes les rentes
foncières rachetables en déclarant imprescriptible la
faculté de rachat. Toussaint trouva l'idée excellente et
traduisit la brochure (2); mais ce qui l'y décida sans doute
le plus, c'est que l'auteur anglais ne se faisait pas faute
d'attaquer à cette occasion les gens d'Église, de s'élever
contre leur esprit d'envahissement, et les trouvait moins
préoccupés, en général, de l'intérêt public que de leur
intérêt particulier, a Si on n'y prend garde, ajoutait-il, ils
finiront par posséder tous les biens du royaume, dont ils
possèdent déjà le tiers, en continuant de faire accroire aux
simples que donner à l'Église les biens qu'on possède
en ce monde, c'est préparer son salut dans l'autre. »
(1; Avertissement de la traduction des Extraits des CBuvres de Gellert
(1768). — Sur les idées de Gellert et de son ami Maurice de BrXihl au
sujet de la traduction de ses œuvres et de la traduction en général, voyez
ses Lettres (traduction française, Utrecht, 1775, 2« partie, p. 33, 43, 120,
150 et suiv. ; édition allemande de Leipzig, 1774, in-8«>, pages 31, 39, 103,
125-127. Dans les premières, il est question de la traduction de Boo-
LENGER DE RivBRY (Paris, 1754, in-12); dans la dernière, il s'agit peut-être
de la traduction de Toussaint.
(2) Londres, 1751, inr8«
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SES TRADUCTIONS LV
Ces idées étaint trop conformes à celles qui dominaient
alors, pour qu'un philosophe de la trempe de Tous-
saint ne s'empressât pas de les publier et d'en tirer argu-
ment.
Dans ce même ordre des sciences sociales, nous trou-
vons une autre traduction de Toussaint, intitulée: Recueil
d^actes et pièces concernant le commerce de divers pays de
V Europe (1). C'est une réunion de discours, prononcés à
à la Chambre des Pairs d'Angleterre, sur la question de
savoir s'il valait mieux pour ce pays que son commerce
dans le Levant fût dévolu exclusivement à une Com-
pagnie ou bien qu'il restât libre. Cette question soulevait
une vive agitation ; des pétitions avaient été adressées,
en 1743, à la Chambre des Communes. On s'y plaignait
du dépérissement du commerce dans le Levant, et on
demandait de nouveaux règlements pour y porter remède.
Un bill intervint, et fut voté par la Chambre des Com-
munes; mais il provoqua, dans la Chambre Haute, une
importante discussion, à laquelle prirent part les plus
grands noms de l'Angleterre : le duc de Bedford, lord
Sandys, lord Delawarr, lord Downsdale, lord Bathurst,
le comte de Sandwich. L'intérêt que Toussaint trouve à
cette discussion ne consiste pas uniquement dans les
arguments présentés de part et d'autre par les orateurs;
ce qui le frappe surtout, c'est cette intervention des plus
grands seigneurs de l'aristocratie anglaise dans une
simple question de commerce, dont ils montrent qu'ils
connaissent à merveille les détails et dont ils parlent avec
(1) A la suite de ce titre général, on lit : Numéro premier, contenant
les discours prononcés au Parlement d^Angleterre, dans la Chambre des
Pairs, pour et contre la liberté du commerce au Levant (Londres, 1754,
in-12). — Voyez Ant.-Alex. Barbier, Dictionnaire des ouvrages anonymes
(édition de 1882), t. IV, p. 51, col. 1.
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LVI FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
autant de chaleur que de compétence : ces arguments ont
bien autrement de poids dans leur bouche que dans celle
d'un marchand, qui est,^ presque toujours, uniquement
préoccupé de son intérêt particulier.
Que de sujets diflférents et variés, et combien peu —
nous ne saurions trop le faire remarquer — lés écrivains
se spécialisaient à cette époque I Tout semble les inté-
resser et leur plaire, et ils passent avec la même facilité
de la géométrie à la philosophie, de la morale et de la
religion aux lettres proprement dites.
C'est ainsi qu'en étudiant les œuvres de Toussaint,
nous arrivons à une série de traductions qui n'ont plus
guère d'analogie avec les précédentes et qui doivent nous
arrêter quelques instants.
Cette fois^ ce sont des anecdotes, de véritables contes,
des romans humoristiques et des récits d'aventures qui
ont paru en Angleterre, y ont fait fureur, et ont assez plu
à Toussaint pour qu'il se soit donné la peine de les tra-
duire. Sons une forme parfois un peu puérile et qui a
beaucoup vieilli, ces contes sont comme un reflet des
mœurs et des habitudes anglaises au dix-huitième siècle ;
et nous y trouvons en même temps des remarques, des
pensées et des peintures de caractères qui ne sont pas
sans quelque intérêt. Fabuliste d'un nouveau genre» l'au-
teur nous y fait assister au défilé de ses personnages, en
ayant soin de nous conduire et de nous arrêter souvent,
pour nous rappeler que, sous les masques et dans les
tableaux qui passent devant nos yeux, c'est toujours la
nature humaine qu'il s'agit de dépeindre et d'étudier.
Cela suffit pour que nous y prenions quelque plaisir à
notre tour. . . i , /
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SES TRADUCTIONS LVti
Le Chevalier Shroop (1), dont on nous conte les aven-
tures, est une sorte de héros de roman que rien ne rebute.
C'est le fils aventureux d'une grande famille anglaise, que
Fauteur suit à partir de Tenfance, à cet âge « où toutes
les passions sont en germe; car il n'existe aucune des
émotions de Tâme qu'éprouve un homme dans l'âge mûr,
qui ne se manifeste presque aussitôt qu'il est né, à l'ex-
ception toutefois de l'espérance, de la jalousie et du déses-
poir, qui sont plutôt des suites de passions que des pas-*
sions mêmes ». Cette doctrine, qui se rapproche des idées
de Jean-Jacques Rousseau, peut être vraie; et même
l'auteur a sûrement raison, s'il n'entend parler que du
nouveau-né, lequel n'a évidemment pas encore de pas-
sions bien exigeantes, si ce n'est pour sa nourrice; mais
elles s'éveillent promptement en lui, au fur et à mesure
du développement progressif de ses organes et de ses
facultés. Il espère alors ou désire des choses qu'il n'a
pas, tout comme s'il était déjà un homme, jalouse ceux
qui les possèdent, et peut, si on l'en prive, connaître une
sorte de désespoir. Ce sont évidemment là des lieux com-
muns; de même, ce que l'auteur appelle « les impressions
d'un sexe sur l'autre, qui se manifestent souvent dès les
plus jeunes années, s'effacent et disparaissent avec la
même facilité ». Amusante aussi est cette périphrase où,
parlant des femmes dangereuses pour la jeunesse, il les
(i) Histoire des passions ou Aventures du chevalier Shroop , traduit de
l'anglais (La Haye, Neaulme, 4751, 2 vol. in-12). Dans le court avertis-
sement mis par lui en tête de sa réimpression (sous le titre d'Histoire
des passions, Amsterdam, 1751), Marc-Michel Rey déclare avoir appris
que Tauteur des Mœurs venoit de publier cette sorte de roman à Paris,
où Ton ne croyait nullement que cette histoire eût été traduite de
l'anglais. Cf. QuBRjkRD, La France littéraire, t. IX (1838), p. 525, col. 1, et
Ant.-Alex. Barbier, Dictionnaire des ouvrages anonymes, t. H (1882),
p. 759, col. 2. — Il est bien possible que Rey et Barbier aient raison, et
que le Chevalier Shroop soit non ime traduction, mais un habile pas-
tiche de l'anglais. Son intérêt n*en serait qu'augmenté.
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LVlll FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
appelle avec prétention o des nymphes complaisantes qui
s'abaissent à éteindre les tempéraments trop enflammés » 1
Mais suivons un peu le jeune Shroop dans ses pérégri-
nations. Le voilà qui fait connaissance d'une jeune fille,
qu'il prend pour une ingénue et veut épouser : il lui signe
une promesse de mariage, emprunte de l'argent pour lui
en donner, et s'enfuit de la maison paternelle, lorsqu'il
s'aperçoit que la fille le trompe. Cela s'est déjà vu. Son
père le rattrape et lui pardonne. On l'expédie alors en
Italie avec un gouverneur qui meurt en route. Livré à
lui-même, Shroop s'introduisitdansuncouventdefenmies
libres, très libres assurément, puisqu'il y noue des intri-
gues amoureuses. Il en a bientôt de nouvelles à Rome,
avec une jeune femme, mariée depuis un mois à peine,
dont il nous raconte le facile entraînement et ce qu'il
décore du nom de a surprise involontaire des sens ».
Au bout de six années d'une existence ainsi mouve-
mentée, notre héros retourne en Angleterre et veut s'y
marier. Agréé par une jeune fille de bonne famille, il a
malheureusement un duel qui fait rompre son mariage,
— et le voilà qui repart pour l'étranger. On le suit en
Hollande, en Allemagne, à Vienne, où il tombe grave-
ment malade. Dans cette situation critique, des prêtres
catholiques le tourmentent pour le convertir, pendant
que le chapelain de l'ambassade d'Angleterre ne néglige
rien, de son côté, pour le retenir dans sa croyance : tout
cela pour aboutir à cette conclusion, que la plupart des
ministres de la religion « se servent plutôt d'elle qu'ils ne
la servent » . Cependant Shroop se rétablit, retourne en
Angleterre, s'y marie, pour de bon, cette fois, et devient
membre du Parlement. Son père meurt, mais son chagrin
dure peu; « car rien ne s'oublie aussi aisément que la
mort, lorsqu'un accroissement de biens vient l'adoucir »;
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SES TRADUCTIONS Lix
en d'autres termes, lorsqu'on fait un héritage. Mais il
éprouve, hélas! un nouveau malheur : sa femme suc-
combe à son tour en donnant naissance à un fils. Et
désormais il ne rêve plus que grandeurs : il se remarie
avec la nièce d'un personnage important d'Angleterre et
devient important lui-même. Pendant ce. temps, sa nou-
velle épouse le trompe avec son propre frère. Il est sur le
point d'en tirer vengeance, mais son ambition lui con-
seille la prudence et le calme. Pour le consoler, on lui
confie une ambassade. Son désir de vengeance le pour-
suit cependant; car, nous dit Tauteur, « c'est une des
passions de l'àme qui n'a pas son antidote. La tristesse
et la joie se succèdent tour à tour, l'espérance se satisfait
par la possession, la crainte cesse par l'éloignement de
celui qui la causait ou par la certitude du malheur qu'on
redoutait. L'ambition meurt en nous par la pensée de la
folie qu'il y a à s'y abandonner; la haine peut être
désarmée et l'avarice satisfaite; la vengeance seule est
éternelle et ne peut être assouvie par aucune autre pas-
sion ». Shroop ne songe donc qu'à se yenger; et pour ne
pas laisser son bien à un frère indigne, il est à la veille
d'épouser la fille d'un simple paysan, quand le frère meurt
à temps pour l'empêcher au moins d'épouser celle-là.
Retiré chez sa sœur, il s'éprend d'une veuve avec laquelle
il se marie; il allait enfin jouir de quelque bonheur quand
il perd la santé; son humeur s'aigrit, et il commence à
songer à l'autre vie : a Si persuadé qu'on en soit pendant
qu'on se porte bien, on en est plus convaincu à mesure
qu'on approche du moment qui nous y fait entrer. »
Notre héros meurt ainsi à soixante-trois ans.
Tel est ce conte, dans lequel on a voulu dépeindre les
différents états de la nature humaine, en l'envisageant
successivement au milieu des diverses passions qui
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LX FRANÇOïS-VlNGENT TOUSSAINT
l'agitent, s'emparent d'elle au berceau et ne font plus
que grandir et se développer jusqu'à la tombe. Lorsqu'il
a entrepris de traduire l'ouvrage anglais (s'il s'agit — ce
qui n'est point sûr — d'une traduction), Toussaint s'est
senti attiré sans doute, non point tant par la série de faits
et d'événements qui traversent la vie agitée d'un homme,
que par les réflexions philosophiques et morales qui s'en
dégagent. C'est de ce côté que tend sans cesse son esprit;
le moraliste chez lui est toujours en éveil.
Le second roman anglais qu'il a traduit en est une
nouvelle preuve. C'est encore une peinture de mœurs,
mais dans un tout autre cadre, et d'un caractère bien
différent. Cette fois, le héros est un petit chien : l'Histoire
de la vie et des aventures du petit Pompée^ de Coventry, qui
eut, lors de son apparition, un immense succès en Angle-
terre, et y fut un moment populaire, et si l'on en juge
par le nombre des éditions et par les traductions qui en
ont été faites (1). La mode n'est plus sans doute aujour-
d'hui aux écrits de ce genre, dont on a quelque peu abusé
au dix-huitième siècle; nous ne goûtons plus guère ces
incidents burlesques, assez grossiers parfois, qui se suc-
cèdent sans interruption, sentent la farce et l'exagération,
mais qui, somme toute, sont empreints d'humour et de
gaieté, et, bien que dépourvus d'intérêt véritable, ne dé-
(1) The hittory of Pompey the little : or, tke life and advenlures of a
lap-dog [by F, Coventry], Le Musée Britannique en possède les éditions
suivantes : Londres, 1751, in-12; 3» édition, Londres, 1752, in-12 ; 4« édi-
tion, Londres, 1761, in-12; 5« édition, Londres, 1773, in-12; [autre édi-
tion], Londres, 1785, in-8»; Londres, 1810, in-12.
La traduction de Toussaint porte le titre qui suit : La vie et les aven-
tures du petit Pompée. Histoire critique traduite de l'anglois, par
M. Toussaint (Amsterdam, 1752, 2 volumes in-12). Une autre traduction
française parut une trentaine d'années plus tard : Histoire du Petit
Pompée, ou la Vie et les Aventures d*un chien de dame, imitée de TangloiSf
par G. H. D. B»v [Briel] (Londres, 1784, in-12).
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SES TRADUCTIONS LXI
plaisent point, parce qu'ils sont saupoudrés de réflexions
amusantes et fines.
La vie d'un petit chien, et surtout d'un petit chien de
dame, pouvait*elle commencer autrement que par im pané-
gyrique de ces charmantes bétes? Coventry n'y a pas man-
qué, en refaisant leur histoire depuis la plus haute antiquité
et en nous montrant que le chien est un des rares animaux
qui aiment l'homme et se plaisent dans sa société. C'est
déjà très flatteur pour celui-ci, mais en outre il y aurait
noire ingratitude de sa part s'il ne leur rendait pas un peu
de l'affection qu'il en reçoit. Ne sait-on pas d'ailleurs que
beaucoup de grands hommes et de grandes dames aussi
les ont passionnément aimés? Ne se souvient-on pas que
le roi Charles II était toujours suivi de son fidèle épa-
gneul, et que Jacques, son successeur, forcé par une
tempête d'abandonner le vaisseau qui le portait, poussa
ce cri tout à l'éloge des chiens : « Sauvez mes chiens et
le duc de M... t )) Il y en a d'ailleurs de si intelligents et
de si adroits, qu'on s'est demandé souvent si la raison de
bien des hommes n'était pas inférieure à celle de leurs
amis à quatre pattes.
Quelle vie agitée que celle du petit Pompée, et que
d'aventures vont lui échoir! Rien ne pouvait cependant
les lui présager, puisque « les chiens ne lisent pas plus
loin dans l'avenir que les hommes, et que le livre du
destin est aussi bien scellé pour eux que pour nous ». Et
ils ne choisissent pas davantage qu'eux le lieu de leur
naissance, car c'est chez une célèbre courtisane de
Bologne que Pompée vit le jour. Ses père et mère s'ap-
pelaient Philis et Julio; tous d'eux étaient d'ancienne et
noble origine, ce qui explique pourquoi Pompée était lui-
même un petit être ravissant. Sa maîtresse l'adorait, ce
qui ne l'empêchait pas d'aimer, en même temps, un
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hxn FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
certain Anglais du nom d'Hilarion, en train de faire son
tour d'Europe A la veille de retourner en Angleterre,
celui-ci supplie la dame de lui donner Pompée comme
gage de son amour. Elle y consent; tous deux partent.
Leur arrivée fait sensation en Angleterre : chacun admire
la bonne mine du petit chien et de son maître, leurs
manières, leur luxe, leurs vêtements, tant et si bien
qu'Hilarion, qui voulait se défaire de Pompée, n'a pas le
courage de le refuser à lady Hermione, une de ses amies,
à qui il cherchait à plaire. Voilà donc Pompée installé
dans sa nouvelle demeure, entouré de laquais et de soins.
C'était une veuve sémillante et très consolable que lady
Hermione ; elle s'était éprise des chiens du vivant de son
mari, par celte unique raison que celui-ci les détestait,
et elle en avait toujours six ou sept à ses trousses. Ses
domestiques qui n'avaient rien à faire, grognaient d'en
avoir un de plus à soigner : ils sont si fainéants! N'est-ce
pas un peu la faute des maîtres, qui ne les prennent pas
pour les faire travailler, mais pour la parade et par
vanité?
Pompée, bien entendu, entre dans le beau monde avec
sa maîtresse, qu'il ne quitte plus; il l'accompagne à la
promenade, dans ses visites, aux bals, aux spectacles, et
se pâme à la musique sans savoir pourquoi, comme tant
de nos amateurs. Il a surtout grand soin de bien choisir
sa société, ne se plaît qu'avec les chiens de qualité et se
croirait déshonoré de saluer seulement les autres. Dans
ce milieu, son éducation devient parfaite, et il n'est pas
de jour où lady Hermione ne reçoive des lettres d'amies,
qui la supplient de leur prêter quelques instants Pompée
pour « calmer les transports amoureux de leurs chères
petites Vénus ». Notre héros volait ainsi de plaisirs en
plaisirs. Cependant' cette félicité eut une fin. Il s'égara
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SES TRADUCTIONS LXIII
un jour à la promenade ; lady Hermione fut prise d'un
violent désespoir, et toute la maison fut sur pied; les
domestiques cherchèrent le chien de tous côtés, ou plutôt
firent, comme d'ordinaire, semblant de le chercher. Hélas!
Pompée avait disparu. Il avait été recueilli par une enfant
de huit ans, qui Favait introduit dans sa ménagerie, déjà
composée d'une marmotte, de deux chats, d'un perroquet
et d'une pie. Le nouveau venu s'apprivoisa facilement
et, en moins d'une semaine, il avait oublié son ancienne
maîtresse, « comme s'il eût été un homme ». Malheureu-
sement pour lui, les gens qui Tavaient recueilli, étaient
de simples bourgeois enrichis; leurs enfants étaient mal
élevés; le précepteur ne s'en occupait pas, et Pompée
souffrait le martyre, si bien qu'une vieille fille de la
famille le prit un jour en pitié et l'emporta. La vieille fille
était dévote, et comme Pompée ne l'était pas, il devint
hj'pocrite. Il eut heureusement alors pour compagne une
petite chatte nommée Mopsa, d'ancienne extraction, qui
eut la meilleure influence sur son caractère. Ses conseils,
ses remontrances lui firent le plus grand bien, et, à la
suite de leurs longs entretiens, il devint moins mondain
et plus sérieux. Tout aurait donc été pour le mieux, si
notre petit héros ne s'était un jour oublié sur un livre :
dans sa colère, la vieille fille vendit Pompée à la fille
d'un cabaretier, qui le revendit bientôt elle-même à une
écaillère. Il appartint ensuite à la maîtresse d'un café où
il passa quelques bons instants, il faut le reconnaître,
s'intéressant vivement aux conversations des gens de
toute sorte qui fréquentaient l'établissement et parmi les-
quels on comptait des hommes de lettres et des politiques.
Comme on s'en doute, le café devient pour l'auteur un
prétexte à satire. Pour se désennuyer des dissertations
quotidiennes auxquelles se livre un certain avocat sans
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LXJV FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
causes, client assidu de la maison^ Pompée lui fait toutes
sorte de niches; il lui déchire ses manchettes, emporte
ses lunettes, si bien qu'on le poursuit et que finalement
il s'enfuit. On l'arrête, et pendant qu'on le conduit à la
prison du guet dite alors « la maison ronde », on y
amène également deux jeunes lords complètement ivres,
« Qu'on est heureux d'être lord, s'écrie-t-il. puisque ce
titre donne le droit de faire toutes les sottises qu'on veut
sans rougir! »
A sa sortie de prison. Pompée devient, le croirait-on?
un pauvre simple chien d'aveugle I Combien il en est
mortifié I Mais comme son maître et lui mangent fort
bien, il finit par se consoler, a Ce métier de mendiant a
d'ailleurs, dit Coventry, ses règles et ses principes comme
toute autre profession. »
Après la mort de l'aveugle, on trouva notre petit héros
dans un coin, et on s'apprêtait à le noyer quand une ser-
vante de l'auberge où était mort son maître s'en occupa,
le soigna, le caressa et ne le quitta plus ni jour ni nuit.
« Les filles, remarque l'auteur, sont toujours bien aises
d'avoir quelque chose de vivant couché auprès d'elles. »
Au bout d'un certain temps, des dames élégantes qui
passaient par là remarquèrent Pompée, le trouvèrent à
leur goût et l'achetèrent. Il fut bien heureux de se retrou-
ver en bonne société. Et, à ce propos, Coventry nous
fait des portraits fort amusants des deux dames et d'un
de leurs amants, le comte Targ, qui dédaignait les façons
bourgeoises, et ne voulait plus voir que des grands, afin
de le devenir lui-même, du moins à ses propres yeux. Il
fréquentait les théâtres où il guettait les gens de condi-
tion qu'il avait connus au collège, se faufilait avec eux et
parvenait à s'introduire dans quelques grandes maisons.
Il en eut bientôt pris le ton, et en moins de trois mois,
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SES TRAHUCTIONS lxv
« il sul dire des riens aussi agréablement que le lord le
mieux titré ». Il se mit, de plus, à faire des madrigaux
aux dames, et il avait grand soin d'éclater de rire quand
un seigneur lâchait quelque sottise gaie. Il soudoyait
des gens pour l'informer de ce qui arrivait de neuf dans
la ville, et savait toujours, « deux heures avant les autres^
que tel seigneur était mort, que tel autre était cocu, quelle
était la maîtresse de tel lord et l'amant de telle milady ».
II s'était fait également un tarif de civilités pour les
différents ordres^ en donnait moins à un des membres
des Communes qu'à un lord, moins à un comte qu'a un
marquis, moins à un marquis qu'à un duc. » Cependant
la nouvelle maîtresse de Pompée l'entourait dei tendresse
et le comblait de baisers a qu'elle destinait d'ailleurs en
secret à son amant », car il esta remarquer « qu'une
femme, pleine de l'idée de celui qu'elle aime, en aime
davantage son chien, son chat et. ses oiseaux ».
Les incidents burlesques continuent de la sorte jusqu'à
la mort de Pompée, suivis toujours des réflexions qu'ils
provoquent chez l'auteur du roman. Nous n'en dterohs
plus qu'un. Pompée, un jour, se trouve appartenir à une
marchande de modes nommée miss Rubanète, au-dessus
de laquelle demeurait un gentilhomme de la vieille Cour,
Thomas Fripery^ gascon anglais, qui « appelait les grands
seigneurs par leurs noms tout courts, comme il aurait
appelé son fermier ». Sa femme était aussi ridicule que
lui, avec ses airs tendres et langouroux, et « sa manie de
se mettre sans cesse en garde contre les entreprises de
gens qui ne pensaient guères à elle; leur fille était une
sotte mijaurée, une bégUeule impertinente, qui n'avait
pas un seul geste naturel et ne remuait pas le bout du
doigt comme une autre; le son de sa voix était emprunté,
sa contenance était gauche f)ar affectation, et ses deux
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LXVI FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
grands yeux presque louches, par l'habitude qu'elle avait
prise de ne regarder que de côté ». Pour compléter ce
tableau, il y avait encore dans la maison un certain
M. Horsemann, qui cr dépensait la plus grande partie de
ses revenus en selles, brides, harnais, chiens, fusils,
poudre et plomb », et « qui se croyait vaiment sur un
trône, quand il était sur le siège d'un phaéton ou sur la
selle d'un cheval ».
On pense bien que cet Horsemann va devenir le mari
de miss Fripery; on dépensera la moitié de sa dot
en hardes et bijoux pour célébrer la noce qui ressem-
blera à toutes les autres; la toilette de la mariée sera
longue, les futurs époux arriveront deux heures en
retard à l'église et seront « moins occupés de la céré-
monie nuptiale que des suites qu'ils en espèrent ». Au
repas de noces, les hommes s'enivreront; il se dira
beaucoup d'équivoques, de mots à double entente et plus
encore d'obscénités; sur les dix heures du soir enfin, les
époux s'éclipseront sans mot dire, puis... « tout ce qui
s'ensuit ».
Coventry nous conduisit ainsi jusqu'à la mort de son
héros, qui eut enfin la joie de retrouver lady Hermione,
celle qui l'avait tant aimé, et c'est chez elle qu'il rendit
l'âme. On l'enterra dans son jardin, et on éleva sur sa
tombe un mausolée en marbre, avec uneépitaphe en vers
conçue à peu près en ces termes : « Élevé dans le grand
monde, il en avait les manières nobles et hautes ; il se
prêtait à tout ce qu*on lui demandait, portant, rapportant,
sautant pour le roi George, pour le prince [de Galles et
pour toute la famille royale; il était aimable et soumis
comme les grands, quand il voulait obtenir quelque chose.
Du côté des mœurs, ses ennemis, s'il en a eu, ont eu beau
jeu pour décrier sa mémoire, car c'était un pelit déver-
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SES TRADUCTIONS LXVII
gondé qui en voulait à toutes les chiennes du monde.
Quant à sa religion, il n'en avait pas, et ne s'en était
peut-être pas préoccupé une seule fois pendant sa vie,
et par là ne faisait encore que ressembler aux grands
et aux beaux esprits qu'il avait fréquentés et qui n'ima-
ginaient pas que la religion fût faite pour autre chose
que pour l'honneur des maris, le bon ordre des villes
et la tranquillité du genre humain. En politique, on n'a
jamais su s'il était wigh ou tory; la vérité était qu'il
tenait alternativement aux deux partis selon les maftres
qu'il servait. »
Le troisième conte anglais que traduisit Toussaint est
de Tobias George SmoUett (i), que ses contemporains
admiraient beaucoup et que lady Wortley Montagu préfé-
rait à tous ses amis (2). Il est intitulé : l'Histoire et les
Aventures de sir William Pickle^ fils de Gamaliel Pickle (3).
(1) Né en 4721, mort en 4771.
(2) Voici les éditions que possède de ce roman le Musée Britannique :
The Adventuret of Pickle, in whieh are ineluded Memoirt of a lady
of quality, Londre», 1751, 4 vol., in-12; 3« édition, Londres, 1765,
4 vol. in-12; S*" édition, Londres, 1769, 4 vol. in-12; 5" édition, Londres,
1773,4 vol. in-8*; [autre édition], Londres, 1781, 4 vol. in-S«; Londres,
1784, 4 vol. in-12; édition Cooke, Londres, [1794], 4 vol. in-12; Edim-
bourg, 1815, 2 vol. in-12, avec planches par Rowlandson; Weybridge,
1815, 2 vol. in-12 (Waiker's British Classics); s. 1., 1831. 2 vol. in-12;
Londres, 1857, in-8« avec illustrations de Phiz; Londres, 1882, 2 vol.
m-8«; Londres, 1882, in-8«; 1895, 2 vol. in-8«. — Une traduction a paru
assez récemment en Allemagne : Peregrine Pickle, Neu uebersetzt [by
W. C. S. Mylius] (Berlin, 1875, 4 vol. in-8»). — Nous n'avons pu consulter
l'opuscule suivant : A Leiier to the.,. Lady Vss V... [Viscouniess Vane],
oceasioned hy the publication of her Memoirs in the « Adventures of
Peregrine Pikele » (i751, in-8«). Il est relatif à l'insertion par SmoUett,
dans le quatre-vingt-unième chapitre de son livre, des Mémoiret de la
vicomtesse Vane. Cf. le Dictionary of National Biography, au mot Vanb.
(3) Amsterdam (Paris), 1753, 4 volumes in-12. — Paris, an VII-1799,
6 volumes in-12; puis sous le titre de : AveiUures de sir William Pickle...,
nouvelle édition, même année, 6 volumes in-18. avec figures. Cf. Barbier,
Didionnaire de» ouvrage» anonymes, tome II (1882), col. 800-801.
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LXVlii FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
Ce dernier était d'un caractère indolent, d'une extrême
timidité, et n'avait eu aucun écart de jeunesse jusqu'au
jour de son mariage. Si, comme l'a dit Horace, le secret
•pour être heureux est de ne s'étonner de rien, il dut l'être
tant qu^il vécut . « Sa sœur, miss Grizzle, le dirigeaitentière-
ment. C'était une personne étrange que miss Grizzle : son
visage était blafard, et tirait même un peusurle vert; peut-
être eh était-elle redevable à son état de fille ; elle avait de
plus un regard désagréable, et sa bouche d'une largeur
démesurée n'en devenait que plus insoutenable par les
efforts qu'elle faisait pour rétrécir. La dévotion la rendait
plutôt maussade et n'avait rien rabattu de ses tons vains et
fastueux. » Miss Grizzle décide son frère à se retirer en pro-
vince : ils vont donc vivre à cent milles de Londres. Ce
sont ainsi des scènes de la vie de province en Angleterre
que décrit l'auteur. Gamaliel Pickle et sa sœur se trouvent
avoir pour voisin un certain capitaine Trunnion qui joue
un rôle important dans cette histoire. C'est un type connu,
mais amusant, « un ancien marin, riche, bourru et grand
jureur, qui racontait à qui voulait l'entendre ses expédi-
tions sur mer; il fallait absolument écouter les noms et
les surnoms de tous les bâtiments qu'il avait montés, de
toutes les côtes qu'il avait parcourues; dans quelle occa-
sion il avait perdu l'oeil, dans quelle autre il s'était estro-
pié la jambe: il. ne rêvait que canons, bombes et coups
d'épée, et tenait garnison chez lui comme s'il était en pays
ennemi. Tous ses valets montaient la garde l'un après
l'autre, et son château était entouré do fossés et dé ponts-
levis, de crainte de surprises; il avait toujours vingt cara-
bines braquées et chargées sur des affûts. » Ajoutona que
le capitaine Trunnion avait horreur du beau sexe et surtout
des vieilles filles, ce qui n'empêchera pas miss Grizzle de se
faire épouser par lui. Dieu sait par quelles machinations!
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SKS TRADUCTlOiNS LXIX
En attendant, comme elle voulait d'abord marier son frère,
elle découvrit une certaine miss Appleby. On célébra la
noce, et la jeune femme devint bientôt enceinte. Smollett
imagine alors qu'elle a pendant sa grossesse les idées les
plus folles, qui ne sont pour elle qu'un moyen de se débar-
rasser des soins ennuyeux de sa belle-sœur. Nous assis-
tons enfin à la naissance de William Pickle, le futur héros
du roman. Miss Grizzle, qui s'était juré de faire la con-
quête du capitaine Trunnion^ l'amène, à force de soins et
de stratagèmes, à dire un jour d'elle : « Cette hase-là
n'est pas un sujet à jeter par les fenêtres. » Un pareil
éloge dans la bouche du capitaine équivalait à une décla-
ration amoureuse. Miss Grizzle triomphe donc : il va
l'épouser! La noce a lieu, en effet, et sert de prétexte à
des scènes aussi fortes qu'invraisemblables. Peu de temps
après, la nouvelle mariée se croit grosse, mais elle n'est
qu'« enflée ». Le capitaine, furieux, n'espérant plus d'en-
fant, se prend d'affection pour William, son neveu, le
retire de pension et le garde chez lui. Le cher neveu fait
toutes les folies possibles chez son oncle. Sur ces entre-
faites, ce dernier tombe malade, et comme il se sent
mourir, il fait ses recommandations à William. L'imagi-
nation de l'auteur trouve son compte en cette aflFaire. Le
moribond veut « qu'on l'enterre avec le justaucorps rouge
qu'il portait sur mer et qu'on mette sur son cercueil ses
pistolets, son coutelas et sa boussole; il tient à être porté
en terre par ses domestiques, pour n'avoir rien à démêler
avec les corbeaux en soutanes qui ne vivent que de funé-
railles, et rédige enfin lui-niême son épitaphe, ainsi con-
çue :
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txx FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
CI GIT
MESSIRE HAWER TRUNNION
EN SON VIVANT
CHEVALIER CHEF d'eSCADRE POUR SA MAJESTÉ
QUI NAVIGUA AVEC HONNEUR DANS LE
VASTE OCÉAN DE CE MONDE
jusqu'à l'âge de LZXIXANS.
SON ARTILLERIE FUT TOUJOURS PRÊTE A FAIRE
FEU,
SA MANOEUVRE TOUJOURS BIEN CONDUITE.
JAMAIS IL NE MONTRA SA POUPE A l'eNNEMI,
SI CE n'est lorsqu'il l'enchaîna CAPTIF A
SON BORD.
MAIS ENFIN SES MUNITIONS ÉTANT ÉPUISÉES,
SA POUDRE USÉE,
ET SON BATIMENT DÉMATÉ,
LA MORT MIEUX APPROVISIONNÉE
l'a COULÉ A FOND.
IL ATTEND LE GRAND JOUR DE LA RÉSURRECTION
OU, ÉQUIPÉ TOUT A NEUF.
IL VENGERA SUR ELLE SA DÉFAITE
ET EN TRIOMPHERA POUR JAMAIS.
Tout cela, comme on le voit, est très gros, mais assez
vivement mené.
D en est de même des autres aventures qui arrivent à
William Pickle après la mort de son oncle. Ce ne sont
que scènes de cabaret, de place publique et de grand che-
min, avec force coups de poing, de pied et de bâton, le
tout clairsemé de quelques belles polissonneries. Ces
scènes, presque toujours triviales, n'offrent pas grand
intérêt. Sans doute, l'auteur y fait preuve d'une certaine
verve; il sait observer les gens et les choses, et relever
par les détails un sujet qui n'existe pas; mais il est véri*
tablement trop dépourvu de finesse, d'enthousiasme et de
poésie, comme le sont d'ailleurs la plupart des romanciers
anglais de cette époque.
Pour égayer ou ennoblir ses tableaux, SmoUett n'a ni
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SES TRADUCTIONS LXXI
la jovialité de Fieldiag ni le rigorisme de Richardson, ses
deux devanciers (1). Il est sensuel et grossier; il outre les
caricatures et croit beaucoup nous divertir, en nous mon-
trant des bouches fendues jusqu'aux oreilles et des nez
longs d'un demi-pied. Au lieu d'esquisser en passant ses
personnages, comme Lesage, par exemple, qu'il a imité,
il appuie trop sur les détails, sans s'apercevoir qu'ils sont
souvent odieux et dégoûtants. Mais en même temps il est
psychologue et sait faire de ses héros, bien observés, des
types qu'on n'oublie plus. C'est par ce côté qu'il a séduit
notre moraliste. Celui-ci, tout entier à ses idées, s'est
emparé de ce roman pour le traduire, bien qu'il fût certain
à l'avance qu'il ne conviendrait guère au goût ni au tem-
pérament français.
Pour ne rien omettre des traductions de Toussaint,
nous devons noter en passant les additions qu'il a faites
au traité anglais de géographie de Patrick Gordon, tra-
duit par M. de Puisieux (2), et qui porte le titre suivant :
Grammaire géographique ou Analyse exacte et courte du corps
entier de géographie moderne (3). Les traités antérieurs de
ce genre étaient en général ou trop volumineux ou trop
abrégés; Fauteur a donc cherché à tenir le milieu entre
la longueur d'un gros ouvrage et la sécheresse d'un petit
abrégé. Il a divisé sa grammaire en deux parties, dont la
première est relative au globe terrestre en général, et la
seconde contient la description particulière de tous les
pays qui composent le globe et des peuples qui les
habitent. L'ouvrage a été composé en vue des jeunes
gens, afin de leur donner le goût de la géographie et de les
(1) H. Taine, Hiitoire de la littérature anglaUe, tome IV, page 139 (édi-
tion de 1866).
(2) Philippe-Florentin de Puisieux, né en 1713, mort en 1772.
(3) Paris, chez Pissot fils, 1748, in-16. Voyez Barbier, Dictionnaire dtf«
ouvrages anonymes, tome Y, col. 555.
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LXXII FRANÇOIS-VINCKNT TOUSSAINT
mettre eh état d'étudier l'histoire avec fruit. Dans sa Mé-
thode pour étudier l'histoire (1), l'abbé Lenglet du Fresnoy
dit que le traité qui a été augmenté par Toussaint est « un
très bon abrégé de la géographie » . La partie qui concerne
la France a été composée par Gilles Robert de Vaugondy.
Toussaint s'était réfugié en Belgique, afin d'échapper
aux poursuites qu'avaient suscitées contre lui la publica-
tion et le succès de son livre des Mesura. On a peu de
détails sur le séjour qu'il y fit. On sait seulement qu'il
apport^ son concours à la Gazette française de Bruxelles^
appelée à l'origine le Courrier véritable des Pays-Bas. En
1741, le nouvel imprimeur de cette feuille, François Glau-
dinet, en avait changé le titre en celui de Gazette de
Bruxelles^ qui fut^ le 1" mai 1759, modifié en Gazette fran-
çaise des Pays-Bas; mais, dès le treizième numéro, on
supprima le mot française^ et le journal s'appela définiti-
vement Gazette des Pays-Bas (2) .
Il ne semble pas que rien de bien intéressant ait marqué
le séjour de Toussaint en Belgique. Ce fut cependant à
cette époque qu'il reçut les premières ouvertures du roi
de Prusse Frédéric II, qui voulait à tout prix l'attirer à Ber-
lin, et qui, dès le 4 mars 17Sl,le nomma membre étranger
(auswœrtiges Mitglied) de son Académie, en môme temps
que Diderot et Tronchin (3). Cette Académie était bien,
comme on l'a dit, « l'esprit français transporté en Prusse. »
Frédéric en avait lui-môme choisi les membres, et il les
avait pris parmi les plus illustres de nos écrivains.
(1) Paris, 1772, tome X, page 37.
(2) Voyez, entre autres, Hatin, Bibliographie de la Prette périodique
(Paris, 4866, in-S»), page 90.
(3) Adolf Harnack, Gesehiehte kôniglieh preussischen Akademie der Wis-
iensehafien zu Berlin (Berlin, 1900, 2 volumes en 4 tomes in-8«), t. 1,
première partie, p. 476.
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L'ACADÉMIE DE BERLIN LXXiii
Fondée en 1700 par son aïeul Frédéric I", sous le nom
de Société brandebourgeoise des Sciences, et présidée
alors par Leibniz, elle était tombée dans une véritable
langueur sous Frédéric-Guillaume !•% qui ne s'intéressait
pas aux lettres. Ni le dévouement de Leibniz ni les efforts
de Christian Wolf pour doter l'Allemagne d'une philoso-
phie propre ne l'avaient arrêtée dans sa chute» et pour la
relever il avait fallu la volonté et le génie de Frédéric le
Grand. Dès son avènement au trône, il la réunit avec la
Nouvelle Société littéraire, la réorganisa sous le nom
d'Académie royale des Sciences et Belles-Lettres, prit le
titre de protecteur, créa une classe de philosophie spécu-
lative, et ne craignit pas, pour faciliter les discussions, de
substituer le français au latin. Le séjour de Voltaire à
Potsdam (20 octobre-3 décembre 1740) n'avait pas peu
contribué à rehausser l'éclat de la Compagnie. D'Alem-
bert, d'Argens, Condorcet et Lucchesini étaient devenus
les conseillers habituels du Roi, qui s'était réservé la pré-
sentation des membres et leur confirmation. Formey avait
été désigné, d'abord comme historiographe, en 1745; puis
comme secrétaire perpétuel, au commencement de l'année
1748 (1).
Bien qu'il y eût été beaucoup moins actif qu'en France,
le mouvement philosophique avait cependant marqué son
empreinte en Allemagne. Les idées de tolérance reli-
gieuse, d'une part, le socinianisme, de l'autre, avaient
ouvert la voie au déisme et à l'athéisme. La théologie
s'était transformée en métaphysique pure ou en philoso-
phie, et, se sentant soutenus par Frédéric, les hommes
de lettres, les professeurs de l'Université la battaient en
(1) Cf. Bartholmess, Histoire philosophique de VAcadémie de Prusse
(Paris, 1850-1851, 2 vol. iii-8», t. 1. p. 139 et suiv.; et surtout Ad. Har-
NACK, ouvrage cité, t. I, première partie, page 476.
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LXXiv FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
brèche. Les pasteurs protestants eux-mêmes se mirent à
enseigner l'Évangile sans se préoccuper des symboles (1).
On conçoit, dans ces conditions, l'entraînement du Roi
vers les idées françaises, et on s'explique tout le crédit
dont elles jouissaient alors en Allemagne.
Pendant son séjour à Bruxelles, Toussaint avait été en
relations avec Castillon, qui enseignait les mathéma-
tiques à Utrecht avant d'aller vivre à la cour de Prusse (2).
Ce fut lui qui fut chargé, avec d'Alembert et Darget (3),
d'entraîner Toussaint à Berlin, et de lui offrir une chaire
à l'Académie des Nobles (4). « Vous me parlez de deux
sujets — écrivait Frédéric à Darget, le 31 juillet 1752 —
dont je ne connais que le premier, auteur des Mœurs. Je
vous en laisse le choix; prenez celui qui est le plus doux,
le plus gai et dont l'humeur est la plus égale, et offrez-lui
la place de La Mettrie avec les conditions y annexées que
vous savez (5). »
Le marquis d'Argens se mêla aussi de l'affaire, comme
(1) C. Denina, La Fruste UUéraire sôus Frédéric II (Berlin, 1790-1791,
3 volumes in-8»), t. I p. 86 et suivantes.
(2) Jean-François Salvemini de Castillon, né en 1709 à Castiglione
(Toscane), mourut en 1791. Mathématicien et philosophe, il avait eu en
Suisse des relations littéraires avec Euler. 11 était professeur à Utrecht
lorsque Frédéric l'appela à Berlin comme professeur à l'École d'artil-
lerie. Membre étranger de l'Académie dès le 4 septembre 1755, il en
devint membre ordinaire le 5 janvier 1764. Son principal titre scienti-
fique était sa traduction et son commentaire de l'Arithmétique générale
de Newton. Cf. Harnack, ouvrage cité, t. I, première partie, p. 359-360,
477, etc. ; et Denina, ouvrage cité, t, I, p. 321-323.
(3) Charles-btienne Darget, secrétaire du marquis de Valori, ambassa-
deur de France à Berlin, devint secrétaire des commandements de Fré-
déric U en 1746. Sur lui, voyez, Œuvres de Frédéric le Grand, t. XX,
p. xii-xiii. Nous citons toujours l'édition de Berlin, 1846-1357, 31 vo-
lumes in-8».
(4) Sur l'Académie des Nobles, école militaire, voyez Dbnina, ouvrage
cité, t. I, p. 44 et suivantes. — Sur la part prise à sa réorganisation par
Toussaint et ses collègues, voyez D. Thiébault, Mes Souvenirs de vingt
ans à Berlin (cf. plus bas, p. lxxvi, note 2), t. V, p. 176 et suivantes,
(5) Œuvres de Frédéric le Grand, t. XX, p. 34,
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SON SÉJOUR A BERLIN hxx\
en témoigne sa lettre à d'Alembert du 20 novembre 1753 :
« J'ai montré au Roi — dit-il — la lettre que vous m'avez
fait l'honneur de m'écrire au sujet de M. Toussaint; elle
a produit l'effet qu'il était naturel qu'elle produisît. S, M.
m'a dit, après l'avoir lue, qu^elle ferait venir, au commen*
cément du printemps, M, Toussaint à Berlin; j'écris en
conséquence à M. de Beausobre (1) ; mais quoique je
regarde cette affaire comme terminée entièrement, je crois
qu'il est à propos de ne la divulguer qu'au moment du
départ de M. Toussaint. Vous connaissez les intrigues des
cours ; il est toujours sage de les éviter, même dans les
choses dont la réussite est le plus assurée (2). »
L'affaire était-elle aussi décidée que le croyait d'Argens?
C'est possible ; cependant, Toussaint ne se pressait pas
de partir, et ce ne fut que dix ans plusjard, en 1764,
qu'il se fixa définitivement à Berlin. Frédéric ne pouvait
être que mécontent de ce peu d'empressement. Voici, en
effet, ce qu'il écrivait à M. de Catt (3), en cette même
année 1764 : « Les gens de lettres deviennent, à la honte
du siècle, aussi avides d'intérêt que les financiers. Ce '/
Toussaint n'a rien à Bruxelles, et refuse 500 écus qu'on
lui offre avec une place à l'Académie. Ce siècle philoso-
phique est très peu philosophe. J'en ai honte. Un profes-
seur de langue française n'est pas ce qu'il nous faut,
mais bien un grammairien et un puriste. Voyez, je vous
prie, ce que nous pouvons faire de cet homme, qui s'est
(1) Charles-Louis de Beausobre, ou peut-être Louis, son fils. Voye?
Dbnini, ouvrage cité, t. L p. 243-245,
(2) Œuvres de Frédéric le Grand, t. XXV, p. 266.
(3) Henri- Alexandre de Catt, né & Morges (Suisse), lecteur de Fré-
déric II, de 1758 à 1780, mort à Postdam en 1795. Cf, Ibid., t. XXIV,
p. ii-ii. — Voyez aussi, sur ce personnage, Denina, ouvrage cité, t. 1,
p. 327-328, et D. Thibbault, Mes souvenirs de vingt ans à Berlin (ouvrage
dont le titre complet est donné ci-dessous, p. lxxyi, note 2), t, V, p. 373-
375.
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Lxxvi FRAEÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
attiré la disgrâce de la Reine de France pour avoir dit
qu'une reine abandonnée de son époux pour l'ordinaire
se faisait dévote. Gela est bien françeds et très acadé-
mique, mais peu pratique (1). » Quoi qu'il en soit, l'arrivée
de Toussaint à Berlin ne passa pas inaperçue. On prétend
même que Prémontval, qui, on s'en souvient, avait eu
maille à partir avec lui à propos des Mœurs^ fut si troublé
de son arrivée, que le célèbre Euler lui avait annoncée
sans préparation dans un dîner chez l'envoyé de Russie,
qu'il tomba malade et mourut le lendemain (2).
Toussaint occupa la chaire d^ logique et de rhétorique
à rAcadémi« des Nobles, qui avait pour objet de former
Tes jeunes gentilshommes à la guerre ou à la politique,
selon leur vocation. Elle brillait d'un vif éclat; le Roi s'y
intéressait personnellement et se mêlait de tous les détails
de son administration. Voici, d'après l'instruction qu'il
avait lui-même rédigée, le rôle qu'il avait réservé à
Toussaint :
« Le sieur Toussaint prendra les jeunes gens en rhé-
torique; il commencera par leur enseigner la logique,
sans trop peser sur les diverses formes des arguments de
l'école. Son principal soin se tournera du côté de la jus-
tesse de l'esprit; il sera rigoureux pour les définitions, et
ne leur pardonnera aucune équivoque, aucune pensée
fausse, aucun sens louche; il les exercera le plus qu'il
pourra dans l'argumentation ; il les accoutumera à tirer des
conséquences des principes et à combiner des idées; puis
il leur expliquera les Tropes, et, la leçon finie, il leur
(1) Œuvres de Frédéric le Grand, t. XXIV, p. 18.
(2) Voyez Dieudonné Thiébault, Mes souvenirs de vingt ans de séjour à
Berlin; ou Frédéric le Grand, sa famtlley sa eour^ son gouvernement, son
Académie, ses écoles, et ses amis littérateurs et philosophes, eeconde édi-
tion, revue et corrigée (Paris, an XIII-180S, 5 volumes in-8»), t. V, p. 64
et suivantes. — Denina (ouvrage cité, t. III, p. 172-173) rapporte la mémo
anecdote.
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SON ENSKIGNEMENT LXXVii
donnera encore une demi-heure pour qu'ils fassent eux-
mêmes des métaphores, des comparaisons, des apostro-
phes, des prosopopées, etc. Ehisuite, il leur enseignera
la façon d'argumenter de Torateur, l'enthynième, le grand
argument h cinq parties, les diverses parties de Foraison,
et la manière de les traiter. Pour le genre judiciaire/ il
se servira des Oraisons de Cicérpn ; pour le genre délibé-
ratif , il leur proposera Déniosthène ; pour le genre démons-
tratif, il se servira de Fléchier et de Bossuet; tous ces li-
vres sont en français. Il pourra leut faire un petit cours de
poésie pour leur former le goût : Homère, Virgile, quel-
ques odes d'Horiace, Voltaire, Boileau, Racine, voilà les
sources fécondes dans lesquelles il peut puiser; ce qui
ornera l'esprit des jeunes gens et leur donnera en même
temps du goût pour les arts. Dès que les élèves auront
fait quelques sujets de harangues dans les trois genrei^,
il les laissera composer sans les aider, et il ne les corri-
gera qu'après qu'ils auront lu leurs ouvrages.
« Le grammairien, qui est un supplément à cette (ilasse,
corrigera les fautes de langage, et le sieur Toussaint, les
fautes contre la rhétorique. On fera de plus lire les lettres
de Madame de Sévîgné aux jeunes gens, celles du comte
d'Estrades et du cardinal d'Ossat, et on leur fera écrire des
lettres sur toutes sortes de différents sujets. M. Toussaint
ajoutera à ceci une histoire des beaux-^arts ; il les prendra
de la Grèce, leur berceau; il nommera ceux qui s'y sont
le plus distingués; il passera à la seconde époque des arts
sous César et Auguste, à la renaissance des lettres au
temps des M édicis, au haut point de perfection où ils par-
vinrent sous Louis XIV, et il finira par les personnes les
plus célèbres qui les cultivent de nos jours (1). »
(1) Œutres de Frédéric le Grand, t. IX, p. 78-79.
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Lxxviii FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
On voit combien les fonctions de Toussaint avaient
d'importance; le Roi était enchanté de lui : « Je suis très
content de M. Toussaint dont j'ai fait l'acquisition —
écnt-il à d'Alembert; — sa science est plus humaine que
celle de l'autre (1). Toussaint est un habitant d'Athènes,
et Lambert un Caraïbe ou quelque sauvage des côtes de
la Cafrerie. Cependant, jusqu'à M. Euler» toute l'Aca-
démie est à genoux devant lui, et cet animal, tout crotté
du bourbier de la plus crasse pédanterie, reçoit ces hom-
mages comme Galigula recueillait ceux du peuple romain
chez lequel il voulait passer pour Dieu. Je vous prie que
ces petites anecdotes de notre Académie ne sortent pas
de vos mains (2). »
Malgré l'importance de ses fonctions de professeur à
l'Académie des Nobles, Toussaint prenait une part active
aux travaux de l'Académie des sciences.
Il rédigea et lui présenta de nombreux Mémoires, qui
roulaient généralement sur les sujets qu'il affectionnait
le plus, la morale et la philosophie (3).
(1) « L'autre » est Jean-Henri Lambert (1728-1777), sur lequel on peut
voir Dbnina, ouvrage cité, t II» p. 380-383. C'est M. de Catt, Suisse
comme lui, qui le fit agréer par Frédéric» en 1765, en qualité de membre
ordinaire de l'Académie royale.
(2) Œuvres de Frédéric le Grand, t. XXIV, p. 3i)l-392.
(3) Denina (ouvrage cité, t. III, p. 406-407) trouve ces Mémoires très
inférieurs aux Mceun : « Gomme il [Toussaint] ne fit jamais plus rien
qui approchât de la force du livre sur les Mœun, cola fit douter que cet
ouvrage fût de lui. Mais il faut observer que dans ce genre im seul
ouvrage écrit fortement doit épuiser l'auteur pour toujours, ou du moins
pour longtemps. Qu'auroit fait Épictète après son Manuel? Il n'auroit
donné que des choses traînantes. Si Théophraste, si La Bruyère, chacun
dans leur temps, eussent voulu faire d'autres livres sur les caractères,
on auroit dit d'eux ce que Ton dit de Milton à l'égard de son Paradis recon-
quis. Quel ouvrage de morale auroit fait Montaigne après ses Essais,
malgré le désordre et la négligence qui y régnent? Mr. Toussaint se
borna à composer quelques mémoires qu'il lut à l'Académie des sciences,
et à donner des leçons aux jeunes gentilshommes pour l'instruction des-
quels il étoit logé et payé. Ceux qui ont été de son temps à l'École mili-
taire s'en louent beaucoup. »
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SES MÉMOIRES ACADÉMIQUES lxxix
Nous allons y retrouver quelques redites sans doute,
et beaucoup d'idées des Mœurs^ mais aussi certains
aperçus nouveaux qui méritent d'être signalés et mis en
relief.
Le premier de ces Mémoires a pour titre : Des indue--
tians qu'on peut tirer du langage d^une nation par rapport à
sa culture et à ses moeurs (1).
Quand on veut, selon Toussaint, se rendre eompte du
caractère d'un peuple, il ne suffit pas de lire son histoire
ou d'examiner ses monuments; il faut encore étudier sa
langue. Toutes les langues n'ont-elles pas en effet com-
mencé par les expressions qui répondaient aux premiers
besoins de l'homme? Lorsqu'on trouve dans une langue
des termes d'agriculture, de chasse, ou d'économie rurale,
par exemple, on peut être assuré que ces hommes sa-
vaient cultiver la terre, faire la chasse aux animaux et
nourrir les bestiaux. De même, quand les sciences ou les
arts se développèrent, on créa des mots pour toutes les
idées, et si on rencontre ces mots dans la langue d'un
peuple, on peut affirmer que ce peuple est cultivé.
Qu'on prenne, par exemple, la langue grecque. Ne
voit-on pas, en l'étudiant de près, que la nation qui Ta
parlée était exercée dans l'art oratoire, dans la poésie,
dans la philosophie, dans tous les genres de connais-
sances, et qu'en même temps elle était vive, pétulante,
frivole et emportée par son imagination? Le latin donne,
au contraire, l'idée d'une nation grave, austère et belli-
queuse, tout occupée de ses idées de conquêtes et d'agran-
dissements. D'autre part, si on le compare à la langue
italienne moderne, celle qu'on a appelée la langue des
(1) C*est vraisemblablement le premier Mémoire lu par Toussaint
devant ses nouveaux collègues. Voy. Y Histoire de l'Académie royale des
sciences et beUes-lettres de Berlin, depuis son renouvellement, en 1765, jus-
qu^en 1769 (Berlin, 1746-1771, 23 volumes in-4«), année 1765, p. 493-505.
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Lxxx FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
femmes^ on ne trouve plus qu'un jargon tendre et maniéré
à la placé d'un idiome. simple et majestueux. L'espagnol,
ce mélange de latin et d^iarabe, possède des termes
nobles, dignes et réservés, et fait bien concevoir un
peuple qui aime le cérémonial et l'étiquette, mais qui en
même temps est très susceptible sur. le point d'honneur.
Par la clarté, la régularité de sa construction, la sim-
plicité de ses tours et l'absetice de toute inversion, la
langue française dénote chez ceux qui la parlent une
intelligence prompte, des idées nettes et des raisonne-
ments conséquents et méthodiques.
L'anglais, au contraire, informe et mal combiné, s'en-
richit de tous les termes nouveaux qu'il prend un peu
partout, et qu'il accumule pèle-mèlé dans son vocabur
laire. N'est-ce pas encore là Timage de la nation?
La langue allemande suppose des hommes solides et
sensés; elle est méthodique, dépourvue de mots exo-
tiques, et n'a guère subi d'altérations depuis deis siècles;
c'est dans son propre fonds qu'elle a pria ses èxpressionis
techniques.
Ce n^est pas tout ; il existe une connexité véritable entre
le langage et les habitudes de chaque nation. Si, par exem-
ple, les termes de galanterie abondent dans une langue,
c'est une preuve que l'amour est une affaire capitale dans
le pays où on la parle; si on y célèbre le vin, c'est que le
sol en produit ou que ses habitants aiment à boire, et ainsi
de suite. En un mot, le langage habituel des hommes les
fait bien connaître, et il est aisé d'en tirer des consé-
quences sur leur origine, leurs migrations et leur histoire.
Dans une séance (1), Toussaint prononça un Discours
(1) Celle du 5 juin 47M. Voyez VHiUoire de V Académie royale det
iciencet, année 1766, p. 46i-t86.
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SES MÉMOIRES ACADÉMIQUES Lxxxi
sur les avantages de la vertu. Le sujet n'était guère neuf,
mais peu lui importe : « On doit — dit-il — s'attacher à
la vertu pour elle-même, sans aucun espoir de récom-
penses temporelles, et peut-être même en faisant abstrac-
tion de celles de l'autre vie. Si Dieu a inégalement
partagé les biens qu'il a donnés à l'homme, l'avantage
est du côté de ceux qui possèdent, non pas des titres ou
des richesses qui souvent sont des charges et des assujé-
tissements, mais du côté de la vertu et des talents. La
paix de l'âme, la santé du corps, la célébrité, voilà les
biens suprêmes. La vertu sans doute ne tient pas lieu
de tout, et il est certain qu'un homme vertueux peut,
tout comme un autre, avoir la fièvre et la goutte; il peut
aussi bien avoir faim et soif; mais la vertu fournit aux
besoins du cœur, comme les talents à ceux de l'esprit, et
le sentiment que l'homme a de sa vertu, est la plus
grande des jouissances qui lui aient été données. »
L'année suivante, Toussaint lit à l'Académie un autre
discours qui traite de la Sensibilité pour autrui (1), laquelle
ne se confond pas avec la bienfaisance : elle en diffère
même totalement; mais, comme elle a joué un grand rôle
dans le siècle, il est assez intéressant de savoir ce qu'en
a pensé et ce qu'en dit un écrivain de cette époque, doué,
comme l'était Toussaint, de ce don d'observation et d'ana-
lyse que nous avons si souvent déjà constaté dans son
œuvre. « Plus on est sensible, plus on existe », dit-il. r
C'est bien là le cri du dix-huitième siècle. Et la sensibi-
lité ne consiste pas seulement à pleurer avec ceux qui
pleurent : il faut se réjouir avec ceux qui sont dans la
joie; car, en général, on prend plus volontiers part au
(1) Histoire de l'Académie, année 1767, p. 452-409. (Séance publique du '
4 juin 1767).
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LXXXli FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
malbeaT ées antres, qu'on n'eo prend à leur» joâes. Les
insensibles scmt en effet de deux sortes : ceux ehez qui le
sentiment ne sert qu'à les ftTertnr de ee qui les touehe
personnellement, sans les entraîner jamais à s'intéresser
à autrtxî, a les gens titrés, par e^iemple, ^in se croient
assez grands sei^eurs pour n'aroir pas besoin d'être
^ens de bien », et qui oublient que « les honneurs ne
siappléeat point à l'honneur ». La seconde sorte d'insetir-
sibles se compose de ceux pour qui l'insensibilité eiat
ehose naturelle, les hommes nouveaux, « les parvenus,
chez qui la vanité étouffe les. sentinkents. Ceux-là rou-
gissent du néant dont ils sont sortis, et en rougissent de
sa bonne foi qu'ils voudravent le caeber à tout l'univers.
Pour y réussir, ils commencent par se le dissimuiler à
eux-mêmes, semblables à ces animaux quai, bkitfeis dans
un trou, la queue en dehors, se croient à couvert, parce
qu'ils ne voient plus leur ennemi. Leur phjs grande
crainte est d'être reconnus par ceux dont ils ont été les
égaux, et leur premier soin est de s'en tenir loin ».
II y a aussi les îasensibles qui s'en font gloire, et ceux
qui jouent Fattendrissement; d'autres enfin, chez qui la
sensibilité pour autrui n'a commencé que du jour où eux-
mêmes ont éprouvé des chagrins. N'est-ce pas pour eux
que semble avoir été fait le vers que Virgile a mis dans la
bouche de Didon?
Non ignara mali mheris succnrrere diêco.
« Mes malheurs m'ont appri» à sentir ceux des autres. »
Tout cela est finement observé, bien dit, et ces études
font honneur à Toussaint. En outre, les portraits sati-
riques, dont le Mémoire abonde, lui donnent de la vie et
de la couleur. C'est celui de l'homme dont l'amour-propre
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SES MÉMOIRES ACADÉMIQUES LXXXiii
est tel, qu'il imagine que tout ce qui l'entoure a été fait
pour lui, « pour sa commodité, et qui dirait volontiers
ma lune, mon soleil, mes hommes » . C'est celui des nobles,
a qui se reposent sur les titres de leurs maisons comme
sur un oreiller commode, où leur fortune indolente vit
dans une molle inaction et se croit acquittée, par les
exploits de leurs pères, de tous les devoirs de la société ».
C'est encore l'homme riche, qui l'est devenu tout à coup
et « dont la peau ne suffit plus à contenir l'embonpoint;
qui est boursouflé comme un ballon, et dont l'âme, perdue
dams la graisse» pourvu qu'on ne touche pas à son coffre,
est inaccessible au sentiment » .
Ce sont enfin ces so^-disant hommes, connus sous le
nom de petits-maîtres 9 et qui ne sont que « des poupées
ayant la forme masculine 9 .
On ne saurait guère mieux dire.
Dans une autre séance (i), c'est la Bienfaisance consi-
aérée en tant qu'agissante^ qui est le sujet du discours.
Donnons-en un aperçu. La bienfaisance n'existe que si
elle agit, et ce n'est pas faire du bien que de s'abstenir de
faire du mal, car il n'y a pas loin entre ne faire du bien à
personne et faire du mal à quelqu'un.
Cette véritable bienfaisance, Toussaint la définit ainsi :
« l'humanité tendre et affectueuse, qui, dans la crainte de
ne pas faire assez, croit ne pouvoir jamais faire trap. »
Elle n'est malheureusement pas honorée comme elle le
mérite. Et, à ce propos, voilà Toussaint parti en guerre
contre les moines. Nous citofis en entier ce passage,
parce qu'il donne l'idée de l'hostilité qui régnait déjà à
cette époque contre les associations religieuses, et aussi
parce que nous n'avons trouvé nulle part, dans les écrits
(i) Histoire de VAeetdémte, ajïnùe 1768, p. 421-444.
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LXXXIV FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
de Toussaint, rien d'aussi violent sur ce point : « Il y a
certaines associations d'hommes dans le monde (ou pour
mieux dire hors du monde, car ceux qui les composent
ne tiennent plus à la société par aucuns liens), qui
affectent d'être vêtus comme personne ne Test, de porter
des poils que nous rasons ou de raser ceux que nous por-
tons; qui jurent à Dieu de n'avoir ni volonté, ni femmes,
ni argent, et tiennent leur promesse comme ils peuvent.
Ils mangent, ils boivent, ils occupent de vastes bâtiments,
mais ils ne font aucun travail qui les autorise à con-
sommer, car ils ne cultivent par état ni terres, ni sciences,
ni arts, ni métiers. Ils ont beau se faire un mérite de leur
éloignement du monde, la droite raison leur en fait un
reproche. Plus ils se tiennent à distance, moins ils se
trouvent à portée d'être utiles à leurs semblables. II est
vrai que dans leur retraite quelques-uns prient, jeûnent
et se flagellent; mais je n'ai jamais lu dans Cicéron, ni
dans Marc-Aurèle, ni dans Épictète, qui tous ont traité
des devoirs moraux, ni dans Sénèque même, qui a traité
expresséraeni des bienfaits, qu'il y ait quelque ombre de
bienfaisance à nasiller des poèmes latins, à se coucher
l'estomac vide, ou à se donner des coups de fouet : je ne
l'ai même pas lu dans l'Évangile. On ne peut pas dire que
ces hommes-là fassent dans le monde autant de mal que
des brigands, des empoisonneurs, des ambitieux, ou des
conquérants. Le seul reproche qu'on ait à leur faire, c'est
que des trois cent soixante-cinq jours de l'année, il n'y
en a pas un où ils ne puissent dire le soir : « Diem perdidi,
« voilà une journée de perdue. »
Et la conclusion de Toussaint, la voici : « Il faut vivre
parmi les hommes, en connaître toutes les classes, et
s'identifier avec eux, pour sentir leurs besoins, compatir
à leurs peines, et remédier à leurs maux. » Ceci est assu-
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SES MÉMOIRES ACADÉMIQUES Lxxxv
rément aussi évident que juste; mais ce qui ne Test pas,
c'est de s'imaginer qu'une soutane de prêtre, une robe de
bure ou une barbe de capucin empêchent ceux qui les
portent de connaître les besoins des hommes et de les
soulager, quand au contraire c'est le plus souvent l'unique
but de leur vie, de leurs efforts et de leurs propres souf-
frances.
Toussaint rentre dans la vérité quand il soutient qu'il
faut des actes à la bienfaisance, et que le désir d'obliger
ne suffit pas. Il y a peu d'hommes que n'émeut pas la
souffrance; mais, trop souvent, leur émotion n'est que
passagère. Or, « la bienfaisance est au cœur humain ce
qu'est aux fruits les plus exquis le velouté qui les recouvre;
l'esprit de frivolité suffit à l'éteindre, de même que le
moindre vent emporte ce léger duvet » .
Il existe des milliers de gens qui ne se doutent seule-
ment pas qu'on est dans le monde pour y faire tout le
bien dont on est capable, et ces gens, après avoir passé
leur vie dans une suite continuelle d'inaction, d'amuse-
ments, d'inutilités et d'excès, viennent vous dire froide-
ment : « Au moins, je n'ai fait de tort qu'à moi-même!
— Qu^à vous-même! répond Toussaint. Vous avez fait
tort à cent mille autres que vous auriez pu servir; car on
est coupable, non seulement pour le mal qu'on fait, mais
aussi pour le bien qu'on ne fait pas. » En résumé, on
n'est heureux dans ce monde que par les sentiments, et
tout ce qui ne va pas au cœur n'est que futilité. Il y a,
dans ce Mémoire, des réflexions et des pensées d'une
remarquable élévation, qui témoignent de la grandeur
d'âme de Toussaint. Il s'y trouve également une idée
qui, à proprement parler, n'a pas de rapport direct avec
la bienfaisance, mais que nous voulons cependant relever,
car elle n'a pas encore, même de nos jours, reçu de solu-
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Lxxxvi FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
lion décisive. Il s'agit du droit qui appartient à un inno-
cent, à tort déclaré coupable, de réclamer un dédomma-
gement à rÉtat. En posant la question et en affirmant ce
droit, Toussaint donne une nouvelle preuve de son esprit
éclairé et équitable; il se montre en outre précurseur,
dans toute Tacception de ce mot. « Les Athéniens, rap-
pelle-t-il, ne se contentaient pas de condamner à la peine
du fouet Finsolent qui avait brisé le tonneau de Diogëne,
ils donnaient un autre tonneau au philosophe. » D'ail-
leurs, plus nous parcourons les Mémoires de Toussaint,
plus nous sommes amenés à voir en lui le moraliste,
avant tout imprégné des idées de La Bruyère, qui observe,
qui pense et qui a le courage de dire tout haut sa pensée.
Dans la séance publique du 28 janvier 1768, Toussaint
lut un autre mémoire^, qui traitait de l'Empire de l'homme
sur lui-m^ne (1).
Il y examine si, comme on le croit généralement, ce
sont les pencliants naturels qui l'emportent chez l'homme
sur les habitudes acquises; et il pense que, lorsqu'on ne
surmonte pas ses penchants, c'est que l'on ne veut pas
les surmonter. On combat pour la forme contre eux, on
les ménage comme un ennemi qu'on craint de blesser
parce qu'on a un faible pour lui et, avant même d'avoir
combattu, on se tient pour vaincu.
L'homme ne connaît pas l'étendue de ses forces. Tel
qui craint de jeûner pendant vingt-quatre heures serait
peut-être capable de le faire pendant vingt-quatre jours.
(1) Ce mémoire ne figure pas dans VHittoire de V Académie (cf. Ad. Har-
NACK, ouvrage cité, t. III, p. 266-267, où l'on trouvera la liste des
Mémoires de Toussaint publiés dans ce recueil). Il a été imprimé à part
(Berlin, 1768, in-4»), pour répondre au désir de quelques amis de l'au-
teur et aussi parce que ce dernier considérait ce sujet comme un point
de morale fort important.
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SES MÉMOIRES ACADÉMIQUES Lxxxvii
Il y a, en eifet, des exemples d'hcmmes qui oat passé dbs
mois asiiers sans prendre aucune noorritare. Des êtres
faibles et délicats anriirenl; à faire sur des théâtres des
tours de force extraordinaires, et on en demeure stupé-
fait, parce qu'on n^a pas essayé d'en faire autant*
On ne doit doiftc regarder comme iinpossîide rien de ce
qu'un autre homnie a pu faire. Faute de préparation et
d'étude, le talent fait défaut là où la faculté ne majnque
pas.
Bien n'oblige heureusement tous les hnnimes à être
poèibes ou orateurs, mais la raison les oblige tous à-com^
battre leurs habitudes Ticieuses, à corriger lanrs passions,
et à diriger leurs instincts. On peut, en un mot, par un
travail constant s^ur soi-4Déme, se donner non seulement
des habitudes nouvelles, mais, pour ainsi dire, une nou^
veUe lOature.
Une autre fois, Toussaint traite des LeiÈres et de la Mi^
ks^pbie^ qu'il faut tacher, suivant lui, de combiner heu-
reusfîofceat (1). Le bel esprit, c'est-à-dire la raison ou le
bon sens orné des grâces de rima^natî<m, est un don
natupel. La phiiosopbie, au contraire, qui apprend à tcour
naître les éties et leurs râ|>portfi, est un fruit de l'étude.
ffls diffikieiit entre eux, mais s'attirent et, quand ils se
irouvent réunis, ils élèvent l'homme au-dessus de lui*
mêfBe. Sans les opposer l'un à l'autre, il faut done cber-
cfaer à ie& combiner.
Si le bel esprit est un don de la nature, elle en fournit
Benlement de germe; ee germe a besoin de culture et,
cormime l'a dit Cicéron, en parlant de l'orateur, « il n'e^st
(1) Qu*il faut combiner ememble let lettres et la philosophie, dans
YHistoire de l'Académie, année 1769, p. 412-426 (séance da 26 jan-
vier 1769). ...
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Lxxxviii FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
aucune science qu'il ne doive posséder ». De même,
celui qui se consacre à Thistoire ne doit pas oublier que
le tableau des événements est aussi celui du cœur humain
et que, pour les juger, il lui faut recourir à la philoso-
phie. Elle est aussi nécessaire aux poètes qu'à ceux qui
causent et discutent. Les lettres conduisent également à
Tétude des sciences, qu'elles embellissent de toutes les
grâces du style, et en rendant la philosophie aimable,
elles la rendent accessible à toutes les classes de la
société. De son côté, la philosophie fournit des matériaux
au bel esprit. C'est ainsi que, pour germer et se déve-
lopper, les plantes ont à la fois besoin de terre et d'eau.
Dans une assemblée publique de l'Académie de Berlin,
au mois de janvier 1770 (1), Toussaint a encore présenté
deux Mémoires sur les Journaux littéraires^ pour lesquels
il déclare avoir peu de goût et qu'il trouve assez inu-
tiles. Oubliant qu'il a été lui-même journaliste, il fait de
ses anciens confrères un portrait peu flatteur. « L'un,
dit-il, saisit le premier auteur qui lui tombe sous la main,
le pompe et le dévore; puis, à quelques heures de là, le
revomit corrompu et mal digéré; semblable à ces ani-
maux voraces qui avalent sans mâcher, il rend des mor-
ceaux entiers, mais sans proportion, sans assemblage,
et toujours des membres sans vie. » C'est bien là de
quoi mettre un docteur au faitl Toussaint a peut-être
raison, mais pour nous faire saisir sa pensée, n'aurait-il
pu choisir une comparaison un peu plus poétique?
« Un autre, ajoute-t-il, vous extraira d'un bon écrivain
des endroits faibles, et vous réprouverez d'après lui un
auteur qui peut-être était du premier mérite, ou encore
(1) Histoire de VAcadémie déjà citée, année 1770, p. 56-60.
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SES MÉMOIRES ACADÉMIQUES lxxxix
d'un auteur faible il extraira quelques morceaux heureux
qui VOUS le feront prendre pour un génie. »
Tout cela se voit assurément trop souvent, et il est
évident que l'impartialité devrait toujours être la pre-
mière qualité delà critique littéraire ou autre; mais notre
moraliste a le tort d'englober dans ses reproches tous les
journalistes sans exception.
Il est plus dans le vrai lorsqu'il émet des doutes sur
leur capacité en général. Un homme en effet ne peut tout
savoir, sa vie est trop courte et trop partagée ; et s'il a
des notions générales en bien des genres, elles ne peu-
vent être que superGcielles, et en admettant même qu'un
journaliste possède toute la capacité et toutes les connais-
sances voulues, le temps, les documents, les correspon-
dances lui feront toujours défaut.
Comment supposer, pour ce qui touche l'impartialité,
qu'un journaliste soit réellement impartial « lorsque des
hommes de la meilleure foi du monde, de l'esprit le plus
pénétrant, et du sens le plus rassis, sont cependant tous
les jours dupes de leur cœur, de leurs aflections, de
leurs haines, et jouets des circonstances et des impulsions
étrangères »?
Toussaint remarque, en terminant, qu'un autre grand
tort des journalistes, c'est leur envie de plaisanter à tout
propos et d'amuser le public aux dépens des écrivains :
« Ils aiment mieux être plaisants que justes; mais quand
on s'est annoncé comme un arbitre en matière de goût,
il ne faut pas Gnir par n'être qu'un bouffon. »
Les deux derniers Mémoires que Toussaint a présentés
à l'Académie roulent sur la Médisance (1). Elle ne se confond
(1) Discours sur la Médisance (Histoire de V Académie, année 1770, p. 283-
306) ; et Discours où Von se propose, de prouver qu'il y a des circonstances
dans lesquelles on peut parler au désavantage d*autrut, sans être censé
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xc FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
pas avec la calomnie, car elle porte sur des faits géné-
ralement exacts ; la calomnie en invente de faux. On voit
des peuples rivaux se livrer l'un contre l'autre à toutes
sortes d'invectives en temps de guerre et même en temps
de paix ; ils ne savent que se dénigrer. Dans le même pays,
un ordre de citoyens est en lutte avec un autre, chacun
cherche à jouer le premier rôle. Telle religion tourne
Tautre en ridicule, et celle qui domine écrase les autres.
Si un moine libertin a commis quelque faute éclatante,
on en conclut que tous les moines sont libertins : c'est de
la médisance. Elle s'insinue adroitement dans la société,
où elle est exempte de répression. On s'en prenait autre-
fois à la vie des gens ; on s'en prend aujourd'hui à leur
honneur. Ce prétendu progrès de la civilisation nous ferait
regretter la barbarie.
La manie de médire est presque universelle, et on
peut être certain que, lorsque deux personnes s'arrêtent
pour causer, l'une médit, et l'autre écoute ou renchérit
sur elle; il y a cependant peu d^hommes dont il n'y ait à
dire que du mal. D'ailleurs, on ne médit pas seulement
pour médire, mais souvent aussi par jalousie, ou pour le
plaisir de faire un bon mot.
Il existe toutefois des cas où, sans médire, on peut
parler d' autrui avec désavantage, si un bien en peut
résulter pour d'autres, si la nécessité le commande, ou si
l'utilité morale y engage. L'avocat, par exemple, lorsqu'il
plaide, peut charger la partie adverse autant que le com-
porte la cause. Un juge est tenu, par son caractère, de
dévoiler les faiblesses d' autrui; le témoin, par son ser-
ment; celui qu'on interroge, par sa bonne foi. Dans ce
cas, l'intérêt public est en cause, et il n'y a pas à hésiter.
médire (ibid., ann«e 1770, p. 307-326). — Séances du M mai 1776 et du
24 janvier 1771.
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LES FABLES DE GELLERT XGI
Ce n'est pas non plus médire que de donner des ren-
seignements défavorables sur autrui, pourvu que ces
rensignements soient exacts. Enfin, il peut aussi exister
des cas où des raisons spéciales, tirées soit de l'intérêt
public, soit même d'un intérêt particulier, autorisent à
ne pas parler favorablement d'autrui.
Par la rapide analyse que nous venons de faire de ces
Mémoires qui traitent de tant de sujets différents, on voit
de nouveau à quel point Toussaint s'est intéressé aux
questions de morale; on sent que sa pensée y a été
absorbée presque tout entière. Ce sont elles qui inspirent
et dominent la plupart de ses écrits. S'il ne cesse pas
d'observer le cœur humain, s'il se plaît à constater ses
besoins, ses faiblesses, ses aspirations et ses souffrances,
ce n'est pas seulement comme philosophe, comme curieux
ou comme simple moraliste, c'est surtout parce que sa
nature généreuse poursuivait d'une manière continue et
sans découragement le bien et le progrès sous toutes ses
formes.
Ces divers travaux ne sufûsaient point encore à l'acti-
vité d'esprit de Toussaint.
Pendant son séjour à Berlin, il fit et publia une traduc-
tion très appréciée des œuvres choisies du poète Gellert,
professeur à l'Université de Leipzig, et très populaire en
Allemagne au dix-huitième siècle (1). Ce poète avait la
passion des lettres, et ses œuvres respirent toutes comme
un parfum d'hp'nnêteté qui leur donne un charme singu-
(1) ElxtraU de* ceuvres de M, GeUeri, eonienant ses Apologues, ses Fables
et ses Histoires, traduit de l'allemand en françois par M. Toussaint,
jB.yûcat au Parlement de Paris, de TAcadémie royale de Prusse (Zulli
chow, il6S,i volumes in-8»).
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xcii FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
lier. Il a écrit des drames, des romans, des poésies lyri-
ques, et publié un cours de morale entremêlé de portraits
à la manière de La Bruyère ; mais ce sont surtout ses
fables qui ont fait sa réputation. Sans approcher de celles
de La Fontaine ni même de celles de Florian, elles ne
manquent ni de naturel ni d'une certaine profondeur,
mais restent quand même très germaniques, avec plus
de lourdeur que de finesse et de grâce (1).
Frédéric le Grand, qui avait voulu connaître Gellert^,
l'avait au premier abord trouvé un peu bourru; mais sa
franchise ne lui avait pas déplu. « C'est un hibou —
écrit-il — qu'on ne saurait arracher de son réduit. Mais
le tenez- vous une fois, c'est le philosophe le plus doux et
le plus gai; un esprit fin, toujours nouveau et ne ressem-
blant qu'à lui-même. »
Toussaint n'avait donc pas tort de s'arrêter à l'œuvre
du fabuliste allemand, et la traduction partielle qu'il en a
faite, il l'a dédiée à la princesse Henri dç Prusse, en la
munissant d'une préface ou Discours préliminaire^ comme
on disait alors, où il fait lui-même la critique des traduc-
tions en général. Cette critique, il l'avait déjà essayée
ailleurs, nous l'avons vu; car ce traducteur n'aime pas
les traductions serviles, littérales; il veut pouvoir modi-
fier, ajouter ou retrancher à sa guise, afin de mieux faire
saisir la pensée de l'auteur, qui perd généralement, sui-
vant lui, à une reproduction trop brutale dans une autre
langue. Toussaint a d'ailleurs eu le soin d'indiquer, dans
cette préface, quelques-uns des changements qu'il s'est
permis d'introduire dans les fables de Gellert, et il a
exposé les raisons de ces changements (2).
(1) Voyez Hbinrigh, Histoire de la littérature allemande (Paris, 1888,
in-8»), t. I, p. 491.
(2) Voyez, sur la manière dont Gellert lui-même envisageait la traduc-
tion de ses ouvrages, les Lettres de Gellert et de quelques-uns de ses amis
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LES FABLES DE GELLERT
XCIIl
Prenons par exemple Fapologue XXIII, la Pie et le Moi-
neau. Nous mettrons d'un côté la traduction littérale du
texte allemand et en regard la traduction de Toussaint.
Nous verrons ainsi facilement combien celle-ci est plus
vive, plus alerte et mieux tournée.
Traduction de Toiusaint.
Un moineau perché sur un cep
en trouvait les grains excellents
et les becquetait tout à son aise.
Une pie survint, qui le vit là
avec des yeux d'envie et voulut
être de la fête. Elle s'approche
et, adressant la parole au moi-
neau : € Ah ! s*écria-t-elle, à peine
en puis-je croire mes yeux! Que
voilà de magnifiques raisins et
combien en voilà ! Vous êtes con-
naisseur, monsieur le moineau :
je doute qu'on en ait vu d'aussi
beau depuis dix ans. » Tout en di-
sant cela, elle en goûta, le trouva
exquis et se mit à jaser tout de
plus belle. Le vigneron, qui était
près de là, entendit l'éloge de la
pie et fit détaler les deux compa-
gnons. « Oh! s'écria le moineau,
tout en fuyant, quel plaisir tu
m'ôtes là par ton babil ! Ne pou-
vais-tu manger de ce fruit sans
que tous les alentours en fussent
imbus? Prends exemple sur moi,
je ne dis mot. Viens à l'autre
bout de la vigne, mais point de
caquet. » Elle va et mange sans
rien dire. Mais, s'ennuyant bientôt
de cette gêne : « Un seul mot,
dit-elle, moineau, mon ami : il
me semble qu'à présent je ne le
trouve pas si bon. — Pourquoi
Traduction littérale de Vallemand
Sur les ceps du vignoble un
moineau se régalait excellem-
ment et dévorait tranquillement
les meilleurs grains. La pie vit
cela d'un mauvais œil et voulut
ne pas être simplement un témoin
éloigné du bonheur du moineau.
Elle sautilla jusqu'aux raisins
bien pleins. « Comment puis-je
en croire mes yeux! Oh! quelle
provision! Oui, certainement, et
si mûrs, monsieur le moineau, et
si doux (car ils se connaissent en
raisins), que vraiment, et le vi-
gneron en convient dès mainte-
nant, il n'y aura pas eu de pareil
vin depuis bien des années. » Le
vendangeur entend le dithyrambe
de la pie et cherche à faire envo-
ler ses hôtes, t Oh ! dit le moi-
neau, quel plaisir tu m'enlèves,
ô bavarde! Si tu veux jouir en
paix du fruit, il ne faut pas le
faire savoir à tout le vignoble.
Ne vois-tu donc pas comme je
suis silencieux? Tais-toi et viens
parcourir encore une fois le co-
teau. » Ainsi fit-elle, et elle
mange avec lui tout en silence.
« Un seul mot, monsieur le pier-
rot : je ne puis comprendre pour-
quoi ce que je mange n'a plus de
goût pour moi; les raisins sont
(Utrecht, 1775, in-8»), tome II, page 43, la lettre sur la version de ses
Fables donnée par Boulenger de Rivery (Paris, 1754, in-8«), et surtout,
p. 150, une lettre non datée où il s'agit peut-être de la traduction même
de Toussaint.
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XCIV
FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
Traduction de Toustaint,
cela? Il est pourtant mûr, ce me
semble. — Et paix, causeuse l
Je gagerais cette grappe que Toilà
que le Tigneron Ta revenir. —
Ëh bien, dit la pie, faisons une
chose : j'en vais couper une par
le pié, nous remporterons et nous
rirons manger paisiblement, bien
loin de la vigne. » Elle en coupe
une en effet et va se guinder en
haut d'un chêne. A peine y est-elle
qu'elle crie à tue-tête : t Ah!
cher moineau, quels délices! Con-
nais-tu quelqu'être au monde
plus heureux que nous? Toute la
nature, sans doute, nous porte
envie. » Elle criait encore lorsque
trente autres pies, arrivant à la
fois, lui mangent la grappe dans
le bec.
Cette aventure vous apprend,
jaseurs indiscrets, qui croyez ne
jouir qu'à demi quand vous ne
puhliez pas vos bonnes fortunes,
qu'elles en auraient été plus sa-
voureuses et plus constantes si
vous aviez su vous taire.
Traditction littérale de l'allemand.
pourtant mûrs. — Silence donc î »
Le vigneron se fait entendre de
nouveau, t Sais- tu ce je vais
faire? Prendre une grappe des
raisins bleus pour la manger tran-
quillement. Viens avec moi sous
cet arbre. » Elle emporte le rai-
sin, et, à peine atteignait-elle
l'arbre sûr, qu'elle s'écria tout
haut : « Oh î moineau, quelle
joie ! Que nous sommes heureux
tous les deux! En vérité, heureux
jusqu'à inspirer l'envie! » Elle
criait encore que déjà un essaim
de pies arrivait et lui prenait le
bonheur tant prisé.
Toi qui découvres ton bonheur
au monde entier, oh! bavard,
apprends à jouir d'un bien qui,
tant que peu d'envieux le con-
naissent, nous reste plus sûre-
ment et a bien meilleur goût.
Poursuivons ce rapprochement et voyons Fapolo-
gue XXIV, dont la moralité, traduite mot à mot, se pré-
sente ainsi : « Combien de gens à qui Tamour de la
réputation a été fatal! Une chimère, un rien les a déçus. »
Toussaint conserve Tidée, mais il lui donne plus de clarté
et de mouvement : « L'émulation est bonne à quelque
chose, elle anime et soutient les talents ; mais si, portée
à l'excès, elle dégénère en jalousie, elle les dégrade et
les avilit. »
Dans une autre fable (n" VI), un mendiant entre chez
un riche Tépée à la main. Toussaint a préféré que cette
épée fût cachée sous'Fhabit du mendiant pendant quel-
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LES FABLES Dï, ÇELLERT XCV
ques insiaots; cette attitude lui a semblé mieux s'ac-
corder avec l'air humilié dont le pauvre aborde le riche.
Ce sont des détails, il est vrai, mais qui ne manquent pas
d'intérêt.
Dans le conte XIII, à propos d'Alceste, Gellert dit que
« malgré ses talents, ce dernier était abîmé dans le
malheur n, et il ajoute : « vous qui avez quelque senti-
ment, n'êtes-vous pas touché de voir que c'est la supé-
riorité de mérite et de génie qui réduit souvent les grands
honuones à manquer du nécessaire? » Cette pensée de
Gellert, Toussaint la développe et l'étend, mais sans
apostropher personne : « Que dis-je? Malgré ses talents?
C'était à cause de ses talents mêmes. Les talents^ en éle-
vant l'àme, rendent celui qui les possède incapable de
flatterie et de jactance ; il ne sait caresser lâchement ni
l'amour-propre des autres, ni le sien. Il ne veut pas
s'abaisser a étayer son mérite par le manège et par l'in-
trigue, et il échoue. »
Ce» libertés du traducteur se réduisent presque uni-
quement à donner à la phrase allemande la forme plus
ample, du dix-huitième siècle français; cependant Tous-
saint croit devoir en demander pardon à Gellert, pour
lequel il professe la plus grande vénération et qu'il con-
sidère comme le premier fabuliste allemand. Ce n'est
point pour le corriger qu'il a risqué de légers change-
ments à son texte : c'a été uniquement pour ne dire en
français que ce que comporte non seulement l'idiome,
mais le génie même de la langue française.
Il semble intéressant de dire ici que, dans une séance
qui eut lieu à la Bibliothèque de TUniversité de Leipzig,
le29avriH765(etnonle iSavrîl, comme le dit Toussaint),
Gellert prononça un discours sur la nature, l'étendue et
l'utilité de la morale, qui « mit le comble à Testime » du
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<
xcvi FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
traducteur pour son « auteur ». « Je lui sais gré, écrivait
Toussaint, de sa tendre sensibilité pour toute l'espèce
humaine. »
Après avoir analysé les œuvres déjà connues de Tous-
saint, nous arrivons enfin aux Anecdotes qui font Tobjet
de notre publication.
Ces Anecdotes ne sont pas à proprement parler un livre
nouveau; car, à peu de chose près, ce sont les Mémoires
secrets pour servir à l^histoire de Perse. Ces Mémoires onl
paru pjaur la, première fois en 1745. Leur succès fut
retentissant (1).
L'auteur avait voulu, lors de leur apparition, et appa-
remment pour donner le change, prétendre qu'il n'avait
fait que traduire un livre anglais (2).
Était-ce pour mieux dissimuler son véritable nom, ou
pour exciter davantage la curiosité publique? Les deux
hypothèses sont plausibles; mais ce qui est sûr, c'est que
tous ceux qui se sont occupés des Mémoires de Perse, de
nos jours aussi bien qu'au dix-huitième siècle, en ont été
réduits à des suppositions. On a attribué cet ouvrage aux
auteurs les plus divers, sans que personne jusqu'ici ait
(1) Voir la Lettre de M. le B. de G*** à un de ses amis sur les
Mémoires secrets de Perse (Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savans
de l'Europe, t. XXXIV, 1" partie, p. 483, Amsterdam, 1745), et la lettre
en réponse de M. de W*** à M. de G*** (Journal des savans^ mai 1745,
t. 136, Amsterdam, 1745).
(2) Préface de l'éditeur, en tête de l'édition de 1763 (Amsterdam, 1763,
petit in-8">) : « Les Mémoires secrets pour servir à VHistoire de Perse,
c'est-à-dire de France, parurent pour la première fois en 1745. L'éditeur
voulut faire accroire au public qu'ils n'étoient qu'une traduction d'un
original anglois. Peut-être le fit-il pour exciter d'autant plus la curiosité
du public, et pour cacher en môme tems le véritable auteur. » — Ce
genre d'innocente supercherie était dans les goûts et les habitudes de
Toussaint. On se souvient que Le Chevalier Skroop^ donné comme une
traduction de l'anglais, est probablement une invention due tout entière
è. Toussaint. Voyez plus haut, p. lvii.
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LES MÉMOIRES DE PERSE xcvii
jamais prononcé le nom de Toussaint, qui en est cepen-
dant le seul et véritable auteur.
On les donna d'abord à Antoine Pecquet (1), et c'est
lui en effet qui a été le plus souvent considéré comme
l'auteur des Mémoires de Perse, Pecquet était un esprit dis-
tingué; il jouissait d'une grande considération, et app«ar-
tenait d'ailleurs à une excellente famille bourgeoise, ano-
blie par Louis XIV en 1715 (2).
Son père, qui avait fait ses débuts dans le service des
fortifications, avait ensuite été nommé trésorier des
finances en Bretagne, puis avait travaillé dans les bureaux
du contrôleur général Le Pelletier. Il avait été également
sous les ordres du marquis de Torcy, garde des sceaux.
Le fils occupait l'emploi de premier commis aux Affaires
étrangères, qui n'était pas une sinécure. Il fallait pos-
séder une connaissance approfondie de toutes les ques-
tions internationales et se trouver à même de prêter un
concours journalier au chef du département, en lui four-
nissant, sur les précédents diplomatiques et sur la poli-
tique, des notions que celui-ci n'avait généralement pas
le temps d'acquérir lui-même (3). Antoine Pecquet fut
plus tard nommé grand maître des eaux et forêts de
Rouen, puis intendant de l'École militaire en survivance.
Il a publié quelques ouvrages, notamment un recueil
apprécié des Lois forestières de France, des Pensées sur
l'homme, et aussi un écrit intitulé : Esprit des maximes poli-
tiques, pour servir de suite à l'Esprit des lois. Ce qui fît dire
à Grimm que l'auteur était bien hardi, et « qu'il aurait dû
(1) Ne à Paris, en 1704, mort le 27 août 1762. Cf., sur ses ouvrages,
J.-M. QuÉRARD, La France littéraire, t. VII (Paris, 1835, in-8°), p. 8.
(2) Les lettres d'anoblissement de son père Antoine sont du mois de
juillet 1715. Voyez, à la Bibliothèque nationale, le volume 2220 des
Pièces originales, dossier 50.197, fol. 8-10.
(3) Cf. P. DE Baynal, Le Mariage d'un roi (Paris, 1887, in-12), p. 69.
9
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xcvill FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
laisser au public le soin de le mettre à côté de V Esprit des
lois » .
Le 30 septembre 1740, et sans que rien eût pu lui
donner l'éveil, Pecquet fut arrêté' et conduit au château
de Yincennes. Tous ses papiers furent mis sous scellés (1).
Cette arrestation fit du bruit; on fut assez embarrassé
pour l'expliquer; mais enfin, comme Chauvelin venait de
tomber en disgrâce, on crut pouvoir la rattacher à cet
événement. On prétendit que Pecquet était resté en intel-
ligence secrète avec lui. Rien n'était plus faux, et si l'on
en croit le Journal de Barbier (2), l'affaire était beaucoup
plus simple. Amelot, qui avait succédé à Chauvelin, ne
voulait plus de Pecquet parce que celui-ci avait eu toute
la confiance de son chef; mais comme il était au courant
de plus d'un secret d'État, on jugea plus sage de ne pas
le renvoyer, et sans plus, on le fit arrêter. « Cela est si
vrai — ajoute Barbier — que, depuis que M. Pecquet est
à Vincennes, il n'a point été interrogé, il a eu la liberté
de voir sa femme et ses enfants, et de plus, le Roi lui a
conservé par un brevet une pension de 6,000 livres qu'il
avait sur les postes. » Mais alors, si telle est la véritable
cause de l'arrestation de Pecquet, comment expliquer
qu'on ait été la chercher dans la publication des Mémoires
de Perse? La réponse est facile. L'auteur du Dictionnaire
des Ouvrages anonymes a eu entre les mains un exemplaire
des Mémoires de Perse qui contenait une note manuscrite
ainsi conçue : « M. Pecquet, commis au bureau des
Affaires étrangères, est l'auteur du livre et a été mis à la
Bastille en punition. » Barbier a naturellement adopté
cette version, qui n'avait rien d'invraisemblable, et on l'a
(1) E.-J.-F. Barbier, Journal historique et aneedotique du règne de
Louis XV, 6d. A. de La Villegille (Paris, 1849-1856, in-8»), t. H, p. 265-
267.
(2) Ëidition citée, t. II, page 266.
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LES MÉMOIRES I)K PERSE xcix
reproduite après lui, sans examiner si elle était ou non
fondée. Or, c'est précisément la partie finale de la note
qui en démontre l'erreur. En effet, c'est, conime nous
l'avons dit, en 1740 que Pecquet a été arrêté, et c'est
seulement en 1745 qu'a paru la première édition des
Mémoires. Il est donc matériellement impossible que Pec-
quet ait été arrêté pour avoir fait un livre qui ne fut
publié que cinq ans plus tard. Ainsi, et sans même tenir
compte des autres raisons que nous avons indiquées, la
note sur laquelle est basée l'opinion de Barbier est erronée :
Pecquet n'est pas et n'a jamais été l'auteur des Mémoires
de Perse. Cependant le document suivant, récemment
publié par M. de Boislisle (1), pourrait encore expliquer
d'une autre manière cette confusion.
SiRB,
Lettre de M. de Maurepas au Roi.
21 juin 1745.
Je reçois dans ce moment les ordres de Votre Majesté du lO™',
Je n*ai ouï parler d'autre livre qui courut k Paris que d'un inti-
tulé : Anecdotes de la cour de Perse. Il est imprimé en Hollande. Je
ne sais si c'est de celui-là que Votre Majesté veut parler. Je ne l'ai
pas lu ; on prétend même qu'il n'y en a que sept exemplaires à
Paris. J'en ai vu quelques endroits; ils content une histoire assez
plate de tout ce qui s'est passé pendant le ministère de M. le Car-
dinal de Fleury jusqu'à présent, sous des noms grossièrement
déguisés (2). L'auteur n'en sera pas aisé à découvrir. On pouiTait
pourtant soupçonner qu'il est dans les bureaux parce qu'il dit
autant de bien des commis que de mal des ministres. Peut-être
serait-ce un fruit du commis de Pecquet à Vincennes, mais je
n'oserais l'assurer. >*
(1) Lettrée de M. de Marville, lieutenant-général de poliee, au miniêtre
Mtmrepaê (Paris, 1983, in-8»), t. U, p. 94.
(2) Maboul, chargé de la librairie, écrivit au Chancelier le 5 juillet :
« Il parait un ouvrage où Ton a inséré avec des traits remplis de
méchanceté les portraits des ministres du temps de M. le Régent et de
ceux d'à présent. Cet ouvrage est fort rare, mais des gens dignes de
foi m'ont assuré qu'il existait. On ne m'a pas pu dire le titre bien exac-
tement; mais c'est une histoire de Perse. Vous jugerez peut-être à
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c FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
L'arrestation de Pecquet lui-même, en 1740, et les
soupçons portés sur un de ses commis, en 1745, se sont
facilement confondus avec le temps, et c'est de cette con-
fusion qu'a pu sortir l'attribution des Mémoires de Perse au
premier commis des Affaires étrangères.
Mais les registres de la Bastille (1) contiennent un docu-
ment qui explique plus nettement encore cette erreur; on
y lit en effet ce qui suit :
€ Année 1740. — Le sieur Pecquet, premier commis des Affaires
étrangères, appelé et conduit au château de Vincennes au mois
d'octobre 1740, d'où il est sorti et exilé en sa terre de Parroy par
ordre du 10 septembre 1742.
« Il fut arrêté dans sa maison de Parroy prés Provins, pour avoir
composé deux manuscrits intitulés t Anecdotes de la Régence de
t S. A. R. Monseigneur le duc d'Orléans », le second * Réflexions
c sur le gouvernement addressé[es] au Roi en 1732. » (Signé :)
M. de Marville, le sieur Duval, secrétaire, le sieur Duval comman-
mandant du guet. >
Ainsi ce sont d'autres Anecdotes que Pecquet avait com-
posées, des anecdotes sur la Régence, et non pas celles
que nous publions.
Les Mémoires de Perse seraient-ils du chevalier de Res-
propos de charger M. de Marville d'en faire faire une recherche exacte. »
{Archives de la Bastille, t. XII, p. 261).
Il existe aux Archives des Affaires étrangères (France, vol. 1605,
fol. 420 et 432) deux lettres de Pecquet, adressées de Vincennes, les 14
et 18 octobre 1740, au cardinal de Fleury, pour le supplier de lui
rendre la liberté, il jure de n'avoir rien à se reprocher pendant le temps
qu'il a exercé sa place aux Affaires étrangères; aucun des papiers
concernant Chauvelin n'est en sa possession et du jour où celui-ci a été
renvoyé, il a cessé toutes liaisons avec ceux qui lui semblaient dans le
cas de devenir suspects.
Le Cardinal lui répond de Fontainebleau, le 4 novembre suivant
(même vol. fol. 461) : < Vous vous êtes fort trompé en supposant que
votre disgrâce vient du conmierce qu'on vous accuse d'avoir entretenu
avec M. Chauvelin...; ce qu'on a sujet de vous reprocher est d'une
autre e.<^pèce et vous le saurez quand il en sera temps... »
(1) Personnes détenues à la Bastille depuis Tannée 1660 jusques et y
compris l'année 1754 (Bibl. nat., Nouv. acq. fr. 1891, fol. 325.)
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LES MÉMOIRES DE PERSE ci
séguier (1), comme on Fa dit également, en se fondant
aussi sur son emprisonnement? Pas davantage. Ressé-
guier ne manquait assurément pas d'audace, ses écrits en
témoignent, et à plusieurs reprises il a été, comme tant
d'autres, enfermé à la Bastille. Mais les dates ont, ici
encore, leur importance. C'est plus tard, c'est en 1750 (2)
qu'il a été arrêté la première fois, pour avoir écrit des
vers, de bien mauvais vers d'ailleurs (3), contre Mme de
Pompadour. On l'envoya au château d'If, d'où il ne serait
probablement jamais sorti sans l'intervention de son
frère, conseiller au Parlement de Toulouse.
L^attribution qu'on a faite à La Beaumelle (4) des
Mémoires de Perse serait-elle mieux fondée (5)? De même
que Rességuier, il est l'auteur d'écrits très libres qui l'ont
fait enfermer à la Bastille, mais qui n'avaient rien de
commun avec les fameux Mémoires, C'est à la suite d'une
publication intitulée Notes sur le siècle de Louis XI V^ que
La Beaumelle a été arrêté, le 24 avril 1753, et ce fut Vol-
taire, son ennemi acharné, qui, pour le perdre, imagina
(1) Clément-Ignace, chevalier de Rességuier, né à Toulouse en 1724,
mort à Malte en 1797. Voyez dans l'ouvrage d'Honoré Bonhomme, La
Société galante et littéraire au dix-huitième tiède (Paris, 1880, in-16, p. 119
et suivantes), le chapitre intitulé : « Le chevalier de Rességuier et la
marquise de Pompadour. »
(2) Journal et Mémoires du marquis d^Argenson, édition Rathery (Paris,
1859-1867, in-8»), t. VI, p. 326. - Collé et Barbier donnent la môme date.
(3) En voici \m échantillon empnmté au Journal du chansonnier Collé
(Paris, 1868, in-8«», t. I, p. 268; cf. Barbier, Journal, t. III, p. 196) et où
il est fait allusion à la construction du château de Bellevue :
Fille d*une sangsue^ et sangsue elle-même.
Poisson, dans son palais, d'une arrogance extrême,
Étale, à tous les yeux, sans honte et sans effroi.
Les dépouilles du peuple et lopprobre du roi.
(i) Laurent Àngliviel de La Beaumelle, né en 1726, mort à Paris
en 1773.
(5) Cf. Jean Buvat, Journal de la Régence (Paris, 186S, in-8»), t. I,
p. 338, note; et Eugène Asse, Mémoires de la duchesse de Brancas (Paris,
1890, in-16), p. 195, note 1.
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en FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
de le dénoncer comme l'auteur des Mémoires, Cette attri-
bution n'est basée sur rien. Par de justes représailles on
a d'ailleurs attribué les Mémoires à Voltaire lui-même (1) .
Cette hypothèse ne mérite pas Texamen.
Enfin on s'est appuyé sur une lettre trouvée dans les
papiers de Madame du Hausset, femme de chambre de
Madame de Pompadour, pour prétendre qu'ils étaient
l'œuvre de Madame de Vieuxmaisons (2). Ce qui parais-
sait donner quelque fondement à ce bruit, c'est que
Madame de Vieuxmaisons passait pour la plus méchante
femme qui fût au monde. On en trouve la preuve dans
une note de police du 10 octobre 1750 : « Mme de Vieux
Maisons, 28 ans, demeurant à Paris, rue de Bourbon,
faubourg Saint-Germain, à côté des Théatins, petite^ fort
blanche, blonde, la physionomie perfide. C'est la femme
d'un conseiller au Parlement, sœur de Mme de Vouvray,
et fille de M. Ath, fermier général. Elle a beaucoup d'es-
prit, et fait des vers et des couplets contre tout le monde,
étant très méchante. Elle était ci-devant faufilée avec
Robbé et Bret, avec lesquels elle vient de se brouiller ;
elle est maintenant maîtresse de M. de Latteignant, con-
seiller au Parlement. Cette société, dans laquelle est
M. le marquis de Billy, qui a été l'amant de Mme de
Vouvray, est la plus dangereuse de Paris, et est soup-
çonnée d'avoir enfanté les Anecdotes de Perse. Elle a une
copie de tous les vers de Robbé qu'elle ne veut pas lui
rendre, parce qu'il est brouillé avec elle. Elle le menace
même de les faire imprimer pour le perdre (3). »
(1) Voyez Paul Lacroix, Uhomme au matque de fer (Paris, 1840, ia-12),
p. 30; Edouard de Barthélémy, Erreurs et memonges historiques (Paris,
1862, 2 vol. in-8«), t. 1, p. 232. /
(2) Voyez Quérard, La France littéraire, t. VII (1835), p. 8, col. 2.
(3) Bahuier, Dictionnaire des ouvrages anonymes (Paris, 1882, in-S»),
t. III, col. 245.
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LE MANUSCRIT DES * ANECDOTES » cm
Dans ses Mélatiges d'histoire et de littérature^ Craufurd (1)
reprend cette même attribution, et il ajoute : « S'il est
vrai que Madame de Vieux-Maisons soit l'auteur des
Mémoires secrets de la Cour de Perse, c'est donc elle aussi
qui est l'auteur des Amours de Leokinisul, roi des Kofirans
(Louis XV, roi des Français), car c'est absolument le
même style. » Or il est aujourd'hui établi que les Amours
de Leokinisul sont l'œuvre de La Beaumelle, et non pas
de Madame de Vieux-Maisons. L'argument de Craufurd
est donc sans aucune espèce de valeur.
Pour ne rien omettre, il faut mentionner Gatien San-
dras de Courtilz et de Vergé comme un des auteurs qu'on
a donnés aux Mémoires de Perse. Mais ce qui témoigne de
la légèreté — ou de la mauvaise foi — avec laquelle ont
été lancées ces attributions, c'est que Sandras de Courtilz
était mort à soixante-huit ans, le 6 mai 1712 (2), c'est-à-
dire trente-quatre ans avant la date de la première édi-
tion des Mémoires.
En résumé, les Mémoires de Perse ne sont ni de Pecquet,
ni de Rességuier, ni de Voltaire, ni de La Beaumelle, ni I
de Madame de Vieux-Maisons. La vérité est qu'ils sont {
de Toussaint, que cela ne peut désormeds faire le moindre |
doute, puisque le manuscrit que nous publions, demeuré ,
jusqu'ici presque entièrement ignoré, porte le titre sui-
A-^ant i Anecdotes curieuses de la Cour de France sous le règne
de Louis XV, par Toussaint, auteur des « Mœurs ».
Ces Anecdotes, ce sont les Mémoires de Perse, avec cette I
différence, toutefois, que dans les Mémoires tous les per- ;
sonnages portent des noms d'emprunt de tournure orien-
tale, pour justifier la prétendue Cour de Perse, et que,
(1) Quentin Craufurd, Mélanges d* histoire et de littérature, 2« édition
(Paris, 1817, in-8«»), p. 447. et p. 592, note.
(2) NiGERON, Mémoires pour servir à ^histoire des hommes illustres de la
république des lettres (Paris, 1729, in-8«), t. II, p. 165-177, et t. X, p. 86-87.
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CIV FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
pour en faciliter la lecture, on a dû publier des clefs expli-
catives souvent divergentes ; tandis que notre manuscrit
des Anecdotes porte en toutes lettres, avec le nom de l'au-
teur, non plus les noms supposés, mais les noms véri-
tables de tous les personnages.
Ce sont là des faits matériels. L'examen littéraire des
Anecdotes conduit encore à la même conclusion, car le
style des Anecdotes paraît bien être le même que celui des
autres ouvrages de Toussaint. Ce sont les mêmes aperçus,
le même genre de réflexions sur la Cour et la religion;
c'est surtout cette suite de portraits écrits et de carac-
tères, que nous avons signalés dans les Mœurs et qui pren-
nent ici une importance toute particulière.
L'auteur a choisi ses personnages, leur a conservé
leurs noms, dans le manuscrit du moins, et les a dépeints
comme il les a vus, sans trop de malice, et avec ce talent
d'observation et d'analyse qui nous a déjà frappé dans
ses autres œuvres.
Ce sont de précieux documents pour l'histoire.
Elle était d'ailleurs bien dans le goût du temps, cette
manie des portraits (1). Au dix-septième siècle, elle fai-
sait déjà fureur, quand, dans leurs fameuses Relazioni^ les
Ambassadeurs de la République de Venise dépeignaient
les principaux personnages de la Cour où ils avaient
résidé, et que les instructions données à nos agents, lors
de leur départ, contenaient les portraits des personnes
les plus importantes à connaître dans le pays où ils
allaient se fixer.
Il n'y avait qu'un pas à franchir pour que cet usage
(1) Voyez riQtéres.'jante ôtuie dd M .A. de Boislisle, Un Recueil inédi
de Portraits et di Caractèren, 1703 , dans VAnnuaire-BMetin de la Sociét
d< VHiiloire de Fraiite, aa.ijj li9i (Paris, in-8»), p. 206-252.
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LES PORTRAITS cv
passât de la diplomatie dans les salons, où il eut peu de
peine à faire fortune.
Tallemant des Réaux le fait remonter à Mademoiselle de
Scudéri, qui dans le Grand Cyrus et dans Clélie fait défiler
les personnages de son temps, assez aisément reconnais-
sablés sous leurs noms supposés. On sait que le cardinal
de Retz était passé maître en cet art, et la « manie » du
jour n'a pas échappé à la verve de Molière, dans ses
Précieuses ridicules (1). Elle était même poussée si loin,
que les peintres auraient, dit-on, fini par se plaindre du
tort que leur faisaient les portraits écrits (2).
Dès qu'on parle de a portraits » ou de caractères », les
premiers noms qui viennent à l'esprit sont ceux de Bran-
tôme, de La Rochefoucauld et surtout de La Bruyère,
qui ne désigne pas les gens par leur nom, mais les dévi-
sage, les démasque et les met à nu. Après lui, il ne reste
rien à dire.
Saint-Simon, dont l'œuvre est comme « une kermesse
historique qui se passe dans la galerie de Versailles » (3)
au-dessus de laquelle il plane et qu'il embrasse dans tous
ses détails, est le plus infatigable de ces observateurs, le
plus parfait de ces peintres, par la vivacité des traits, la
pénétration de Tintelligence, la couleur et la vigueur du
style. Il n'a guère d'autre faiblesse que ses accès de
haine : quand ils le prennent et qu'il s'acharne contre
quelqu'un, il ne le lâche plus.
On trouve aussi des portraits dans les Mémoires du duc
de Luynes, mais ce sont plutôt des notes et des renseigne-
ments historiques que des peintures de physionomies et
(1) Scène ix. Vcvnz le t. If, p. 81-82. des Œuvres do Molière dans la
collection des Grands Éciicat^u de France.
(È) Voyez la Ilemonlrance aux Préeietues du temps, reproduite par
M. Ed. DE Barthélémy dans la Bevtie universelle des ArlSj anmje 18G0.
(3) Saixte-Beuve, Causeries du Lundis t. ill. ;>. 288.
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CVI FRANÇOIS-VINCEUT TOUSSAINT
de personnes. Luynes s'attache moins à les juger qu'à
nous informer fidèlement de leur vie, et à relever avec
un soin minutieux les événements dont il a été le témoin.
Notre Toussaint, lui, fait de véritables portraits : il
décrit les traits et Texpression du visage, la démarche et
l'allure des personnages ; il ne manque pas de mettre en
relief leurs défauts, leurs qualités ou leurs travers, juge
leur conduite et leur genre de vie. Quelquefois même,
oubliant qu'il n'en faut dire ni trop ni trop peu, il pénètre
trop avant dans le détail, mais il est généralement discret,
et quand il ne donne pas les noms de ses modèles, il
évite les allusions et les ressemblances trop criantes. On
lui a pourtant beaucoup reproché, non sans raison, le
portrait de Marie Leczinska qu'il a opposée, dans les
Mœurs^ sous le nom d'Irène, à Madame de Pompadour
transformée en Chloé (1). En dépit de cet incident, on
ne peut pas dire que Toussaint soit méchant ou même
satirique de parti pris, comme tant d'autres. Il traite les
gens avec l'accent de la sincérité et, quand il les attaque,
ce n'est ni par calcul ni par besoin de médire. Aussi
aurait-il pu, à l'exemple de La Bruyère, prendre pour
épigraphe l'honnête avertissement d'Érasme : Admonere
voluimus, non mordere: prodesse^ non lœdere; consulere mari-
bus hominum, non officere, « Notre intention a été d'avertir
non de mordre; d'être utile, non de blesser; d'améliorer
les mœurs, et non de nuire aux hommes. »
Si on comparait entre eux les divers portraits écrits
qui de leur vivant ont été faits de quelques personnages,
et si on les rapprochait aussi des peintures ou gravures
du temps qui nous sont parvenues, on serait bien près de
connaître exactement leur port et leur physionomie.
(1) Édition de 1748, t. I, p. 9. ..
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LES PORTRAITS CVll
Cette étude, faite avec soin» ne manquerait pas d'in-
térêt.
Voici, par exemple, la célèbre maîtresse du duc de
Bourbon, la marquise de Prie. Selon Toussaint, a elle était
grande, bien faite, brune, moins belle à la vérité que
Madame de Nesle, mais plus vive, plus enjouée, ayant
plus d'esprit, le caractère aussi méprisable, mais l'àme
plus ferme, un penchant aussi vif pour le plaisir, se sou-
ciant peu qu'on l'estimât pourvu qu'on rendît à ses appas^
des hommages qu'elle voulait réels et fréquents » .
Si nous interrogeons maintenant Duclos, plus incisif et
plus mordant, il ne la juge guère autrement que Tous-
saint : « Elle avait — dit-il — plus que de la beauté; toute
sa personne était séduisante, avec autant de grâce dana
l'esprit que dans la figure ; elle cachait sous un voile de
naïveté la fausseté la plus dangereuse; sans la moindre
idée de la vertu, qui était à son égard un mot vide de sens,
elle était simple dans le vice, violente sous un air de dou-
ceur, libertine par tempérament; elle trompait avec impu-
nité son amant, qui croyait ce qu'elle lui disait contre ce
qu'il voyait lui-même (1). »
D'Argenson n'est pas d'un avis différent, mais il dit le&
choses moins crûment d'abord, puis en termes si violents
qu'il est difficile de les reproduire : « C'était véritable-
ment la fleur des pois, écrit-il, elle avait la plus jolie
figure et parée encore de plus de grâce que de beauté ; un.
esprit délié et qui allait à tout, du génie et de l'ambition,
étourdie avec présence d'esprit. Enfin — ajoute-t-il — on
sait qu'elle a gouverné l'État pendant deux ans. Dire
qu'elle l'ait bien gouverné, c'est autre chose. Au fond, elle
(1) Mémoirei secrets de Duclos, dans la Nouvelle collection des Mémoires,
pour servir à Vhistoire de France publiée par Michaud et Poujoulat (Paris^
in-8«), t. X (1839), p. 599, col. 1.
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cvill FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
était grande libertine et si indifférente sur le vice qu'elle
cachait sans effort le grand nombre de ses affaires. . . (1). »
Ne connaissons-nous pas maintenant la marquise de Prie,
et pouvons-nous douter de la puissance de ses charmes,
de la séduction de toute sa personne, aussi bien que de la
foncière légèreté de son caractère ?
Si nous examinons maintenant le portrait qu'en a fait
Vanloo (2), nous verrons qu'il répond de tout point à ce
que nous savons d'elle. Est-il assez spirituel et joli? Et
peut-on exprimer avec plus de malice et d'ironie le pouvoir
de cette femme sur le duc de Bourbon? Cet oiseau qu'elle
tient dans sa main, ce captif enchanté semble l'interroger,
attendre d'elle un ordre, un signe, un mot pour lui obéir,
pendant que de son côté elle a l'air de poser ses conditions
et de se défendre. Tout l'esprit, à la fois moqueur et pro-
fond, du dix-huitième siècle est là.
Voulons-nous un autre exemple? Prenons le comte de
Maurepas. D'Argenson nous le dépeint comme a un petit-
maître français, brillant et spirituel, installé dans le
ministère à vingt-six ans, doyen du conseil à trente-cinq,
décidé et toujours fautif, parlant beaucoup, écoutant peu,
traitant sérieusement des bagatelles et légèrement les
grands objets. On lui dispute d'être homme; il a une
grande réputation d'impuissance et même tous les défauts
des eunuques, au point d'aimer les femmes jusqu'à la
fureur, pour les tourmenter sans les satisfaire (3) » .
La plume de Toussaint est moins sévère. « Il a — dit-il
— le visage long et maigre, le front grand, les yeux bleus,
(1) Journal el Mémoires du marquis d*Argenson, éd. Ratliery (Paris,
1859 et aimées suivantes, in-8*), t. I, p. 56-57.
(2) Ce portrait, qui fait partie de la collection de la baronne Le Las-
scur, a été reproduit dans la première édition que nous avons donnée
du présent ouvrage, page xxviii.
(ii; Journal et Mémoires du marquis d''Argcnso7i^ édition citée, t. IV
(Paris, 18G-, ii;-8), p. 183.
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LES PORTRAITS CIX
fort ouverts, le regard assez doux, le nez long, la bouche
ni grande ni petite, le menton pointu, la tête un peu
aplatie, la physionomie revenante; le teint pâle, l'air
délicat, la taille grande et mince, la jambe sèche, le port
assez noble. » Tout cela est bien conforme au portrait dû
à Vanloo (1).
Puis il ajoute : a II est vif, ambitieux, né avec beau-
coup d'esprit; possédant toutes les délicatesses de la
langue, s'exprimant avec grâce, capable et travaillant
avec facilité; mais paresseux, défaut que son goût pour
la table et les plaisirs, auxquels il donne souvent des nuits
entières, rend forcé par la nécessité indispensable de
reprendre sur le jour le repos qu'il perd la nuit. »
D'après Barbier, « Maurepas était un homme de beau-
coup d'esprit, élevé à la Cour, la connaissant parfaite-
ment, ayant l'esprit fort pour la politique de ce temps-là;
il était aimé du Roi et probablement jouera un grand rôle
après la mort du Cardinal (2) » .
Barbier n'a pas été bon prophète : Maurepas n'a joué
un grand rôle ni avant ni après la mort du Cardinal, et
s'il a été un moment aimé du Roi, il en fut néanmoins
congédié assez brusquement, comme le prouve la lettre
suivante, du 15 avril 1749 : « Je vous ai promis — lui
écrit Louis XV — de vous prévenir quand vos services
ne me conviendroient plus; je vous tiens parole. Vous
remettrez la démission de vos emplois à M. de Saint-
Florentin, et dans deux fois vingt-quatre heures vous
partirez pour Bourges, attendu que Pontchartrain seroit
trop près de moi (3). »
(1) Voir notre première édition des AneedoteSj page liv.
(2) Journal historique et aneedotique, édition citée, t. II (Paris, 1849,
in-8»), p. 187.
(3) Ibid,, t. III (Paris, 1851, in-8»). p. 79. — On sait que Maurepas pos-
sédait la terre de Pontchartrain, dont il portait aussi le nom.
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«X FRANÇOIS-VÏNCENT TOUSSAINT
Pour un ami du Roi, le congé était dur.
Si nous passons à Madame de Mailly et si nous compa-
rons ses portraits entre eux, il nous faut bien admettre
qu'elle « n'était pas jolie », mais « qu'elle était bien faite ».
D'Argenson est sur ce point du même avis que Barbier;
mais tandis que l'un lui refuse de l'esprit (1), l'autre lui
en accorde un peu (2), et Toussaint lui en donne beau-
coup. Le portrait qu'il a laissé d'elle est un de ses meil-
leurs, un des plus amples et des mieux observés. Toute
la personne y est détaillée et passée en revue : visage,
taille, allure, humeur et caractère; on croit la voir. Nous
n'irons cependant point jusqu'à dire qu'il ressemble à s'y
méprendre au portrait qui se voit au Musée du Louvre et
que nous devons au pinceau de Nattier (3). Mais, quoique
celui-ci ait eu le modèle sous les yeux, nous serions
presque tenté de donner la préférence à Toussaint au
point de vue de l'exactitude. Nattier avait, on le sait, l'art
et l'habitude d'embellir les femmes qu'il peignait. « Les
grandes dames voulaient se regarder dans leurs portraits
comme dans des miroirs magiques qui leur renvoyaient
l'image non pas de ce qu'elles étaient, mais de ce qu'elles
rêvaient d'être (4). »
Cette habile précaution a sans doute profité au peintre,
mais elle a certainement nui à la vérité de ses œuvres.
D'ailleurs, il a représenté la Madeleine^ c'est-à-dire
Madame de Mailly, après sa disgrâce, alors qu'elle s'était
jetée dans la religion. Il lui a fait les cheveux gris, les
pieds nus simplement appuyés sur des sandales, et il l'a
(1) Journal et Mémoires du marquis d*Argenson, édition citée, t. I
(Paris, 1859, iii-8»), p. 220 : « Elle a peu d'esprit et nulles vues. »
(2) Journal historique et anecdotique, édition citée, t. li (Paris, 1849,
in-8«), p. 179-180.
(3) C'est le tableau connu sous le nom de la Madeleine repentante.
(4) Les Peintures au château de Chantilly, par F.-A. Gruybr (Paris,
1898, in-4«), t. IV, p. 289.
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LA CONSPIRATION DE BRETAGNE cxi
revêtue d'une robe de bure. Sa physionomie est pensive
et recueillie, et on voit sur ses genoux un livre où on peut
distinguer le mot de « pénitence » (1). Ce n'est plus la
Madame de Mailly delà jeunesse et des premières impres-
sions amoureuses de Louis XV. j
Il serait aisé de pousser ces comparaisons plus loin;
mais nous nous bornerons là, nous contentant d'aveir
essayé de faire saisir l'importance et l'exactitude des por-
traits qui forment la petite galerie des Anecdotes. ,
Nous avons dit que les Anecdotes comprenaient un cer- "}
tain nombre de faits et d'incidents qui appartiennent à t
l'histoire de la Régence et de la première partie du règne
de Louis XV. Les premiers datent de la mort du grand \
Roi, et l'un des derniers concerne l'arrestation du maré-
"fchal de Belle-Isle en 1744. Mais ils se terminent si brus- ^
quement qu'il est à présumer que l'auteur, pour un motif j
inconnu et peut-être par peur de la Bastille, ne s'est point
soucié de les continuer.
Toussaint raconte et juge à sa manière les événements
ou les présente sous un jour nouveau. Il dit peu de chose
qu'on ne sache déjà sur la Régence, quelques mots seule-
ment sur Law et ce qu'on est convenu d'appeler son
« système ». Mais il donne des détails intéressants sur la
conspiration bretonne de 1719, qui se termina de si tra-
gique façon. D'accord sur ce point avec Duclos, il la juge
sévèrement : « Je n'ai jamais vu — dit Duclos — de com-
plot plus mal organisé. Plusieurs ne savaient pas exacte-
ment de quoi il était question, ou ne s'accordaient pas les
uns avec les autres. Le plus grand nombre pensait seule-
ment qu'il se faisait une révolution, s'était engagé de la
seconder, et beaucoup avaient donné leur parole et leur
(1) Voir la réproduction de ce portrait dans notre première édition,
page Lxxii.
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CXII FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
signature, sans entrer en plus d'examen... Ils comptaient
enlever le Roi à un voyage de Rambouillet, le conduire
en Bretagne, et de là faire la loi au Régent... On ne pou-
vait se défendre de compassion pour certains complices
que j'ai connus, quand on considérait leur peu de valeur
personnelle (1) »
Ce sont les Anecdotes — il y a lieu d'insister sur ce point
— qui pour la première fois ont appelé l'attention sur
V Homme au masque de fer^ ou plutôt au masque de velours,
puisque c'était un masque de velours qu'il portait. On
sait à quel point cette histoire a défrayé la curiosité
publique et à combien d'hypothèses a donné lieu le mys*
tère qui plane encore, à l'heure actuelle, sur l'identité du
fameux prisonnier enfermé aux îles Sainte-Marguerite et
entouré d'une si étroite surveillance. Toussaint prétend
qu'il s'agit du comte de Vermandois, fils naturel de
Louis XIV et de Madame de LaVallière, lequel, dans une
discussion violente avec le Dauphin, se serait laissé
emporter jusqu'à frapper ce dernier au visage. Résolu à
le punir sans cependant lui ôter la vie, le Roi se serait
décidé à le priver de la liberté; mais, pour éviter le bruit
et le scandale, voici le moyen qu'il aurait adopté. Le comte
de Vermandois aurait été envoyé à l'armée de Flandre,
où il serait censé mort de la peste; personne n'aurait
ainsi osé l'approcher, et pendant qu'on lui faisait de
splendides funérailles devant toute l'armée, on l'aurait
enlevé de nuit et transporté secrètement à Pignerol,
puis aux îles Sainte-Marguerite, et enfin à la Bastille, où
il serait mort.
Cette version de Toussaint est aussi celle du Père Grif-
(1) DucLOS, Mémoires secretty dans la Nouvelle collection de Michaud
et Poujoulat, t. X, p. 549, col. 2.
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LE MASQUE DE PBR exin
fet (1) qui confesfsait les prisonniers de la Bastille, ce qui
lui donne quelque autorité; mais elle a été victorieuse-
ment réfutée par PouUain de Saint^Foix (2). Il paraît
aujourd'hui bien prouvé que le prisonnier enfermé aux
îles Sainte^Marguerite y a été conduit en 1661, quelques
mois après la mort du cardinal Mazarin; que, de là, il a
été transporté, le 18 septembre 1698, à la Bastille par
M. de Saint-Mars, passé du gouvernement des Iles Sainte-
Marguerite à celui de la Bastille, et que c'est là qu'il est
mort le 19 novembre 1703. Il fut enterré le lendemain dans
le cimetière de Saint-Paul. Ces faits sont constants. Mais
d'après M. de Saint-Foix, le prisonnier ne serait ni le
comte de Vermandois, ni le duc de Beaufort, comme le
prélendait Lagrange-Chancel, mais bien le duc de Mon-
mouth, fils naturel du roi d'Angleterre Charles II. Quant
au comte de Vermandois, il est de toute évidence que si
une mésintelligence quelconque avait éclaté entre le Dau-
phin et lui, Saint-Simon, qui vivait à la cour et tenait état
des moindres incidents, n'aurait pas manqué d'en parler :
l'acte reproché au comte de Vermandois était trop grave
pour qu'il l'eût passé sous silence. Aucun autre Mémoire
du temps n'en parle. Ceux de Mademoiselle de Montpen-
sier se bornent à dire, au sujet du comte de Vermandois,
qu'il tomba malade au siège de Courtrai poufr avoir bu
trop d'eau-de-vie, et la présidente d'Onsembray, égale-
ment très au courant des événemeftts^ annonce sa mort
dans une lettre àBussy-Rabutin, mais sans faire la moindre
allusion à la violence de son caractère. La correspondance
{{) Henri Grippet, Traité dês différente» sortei de preuves qui iervent à
établir la vérité de Vhistoire (Liège, 1769, in-ii). Tout le chapitre con-
sacré à VExamen de la vérité dam les anecdotes est relatif au Masque de
fer.
(2) Lettre au sujet de VHommé au masque de fer (Amsterdam [Paris],
1768, jn-^2). ^ Cf. l'Année littéraire de Fbkron, année 1770.
h
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cxiy FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
des généraux de rarmée de Flandre atteste, d'autre part,
que pendant sa maladie ils pouvaient librement entrer
dans sa chambre et qu'ils le virent étendu sur son lit de
mort (1). Tout cela semble démontrer avec évidence que
la version de Toussaint n'est pas exacte. Faisons remar-
quer enfin que le comte de Vermandois est né le 2 octo-
bre 1667, et que c'est en 1661, six ans avant sa nais-
sance, que l'Homme au masque de fer a été conduit à
Pignerol.
Ce n'est pas d'ailleurs ici le lieu de passer en revue
toutes les hypothèses qu'on a émises, au dix-huitième
siècle comme de nos jours, sur l'identité du célèbre pri-
sonnier.
Les plus singulières ont été mises en avant. On a été
jusqu'à prétendre que la reine Anne d'Autiche, du vivant
de Louis XIII, serait secrètement accouchée d'un fils,
qu^elle aurait eu du duc de Buckingham, et qui ne serait
autre que le Masque de fer. D'autres ont dit que l'accou-
chement de la Reine aurait eu lieu pendant la Régence,
après la mort du Roi par conséquent, et ce ne serait plus
à Buckingham, mais à Mazarin, que la paternité serait
attribuée : on aurait fait enfermer l'enfant pour sauver
l'honneur de la Reine.
Oq a prétendu également, qu'en même temps qu'elle
mettait Louis XIV au monde, Anne d'Autriche aurait eu
un autre fils jumeau et que, pour éviter la guerre civile,
on aurait fait disparaître l'un des frères.
Aucune de ces légendes n'est accompagnée de la
moindre preuve. Sans vouloir en discuter aucune, nous
devons dire cependant que la plus accréditée à l'heure
actuelle identifie l'Homme au masque de fer avec le comte
, (1) Q. Ckav?\j^d^. Mélanges déjà cités, édition de 1817, p. 106 et sui-
vantes.
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L'ABDICATION DU DUC DE SAVOIE cxv
Mattiolu secrétaire d^Élat du duc de Mantoue (1), et que
cette opinion est aujourd'hui partagée par presque tous
ceux qui se sont occupés de cette question (2).
L'abdication inattendue du duc de Savoie, en 1730, est
aussi l'un des incidents qui ont attiré l'attention de Tous-
saint. Ce fut un véritable roman que cette abdication.
Par son mariage avec Mademoiselle de Blois» fille
de Philippe d'Orléans, le roi de Sardaigne Victor-
Amédce II était devenu le propre neveu de Louis XIV.
Passionnément épris de la comtesse de Saint-Sébastien,
qui prit plus tard le nom de marquise de Spigne, il avait
voulu l'élever jusqu'au trône; n'ayant pu y réussir, il pré-
féra en descendre plutôt que de se séparer d'elle. De tels
sacrifices sont assez rares pour qu'on les cite; mais il faut
croire que le cœur du roi détrôné n'avait plus les mêmes
attraits pour la marquise, et que Victor-Amédée s'en
aperçut, car il regretta bientôt son abdication et voulut
reprendre sa couronne. Il était malheureusement trop
tard : son fils, devenu son successeur, n'était guère dis-
posé à lui céder la place, et, pour être certain de la garder,
il n'hésita ni à faire enlever son père ni à le tenir enfermé
jusqu'à sa mort.
Pendant ce temps, des événements d'une portée plus
considérable se déroulaient en Europe. L^électeur de
Saxe Auguste II, roi de Pologne, était mort. Il fallait lui
élire un successeur, et comme il importait que Marie Lec-
zinska, a simple demoiselle » jusque-là, fût eflfectivement
(1) Voir la lettre du baron d'Heiss du 28 juin 1770, insérée dans le
Journal encyclopédique.
(2) MM. Dutens, le baron de Ghambrier, Roux-Fozillac, Reth, Delort,
Ellis, Carlo Botta» Armand Baschet, Marius Topin, Paul de Saint- Victor,
Funck-Brentano, etc.
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cxvi FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
« fille de Roi », le cardinal Fleury se laissa entraîner à la
guerre pour soutenir la canditature de Stanislas. On con-
naît les incidents, les suites de cette élection, la procla-
mation simultanée de l'électeur de Saxe et du beau-père
de Louis XV, le siège de Dantzig^ où pendant quatre
mois Stanislas tint bon contre les Russes qui avaient
embrassé le parti de son compétiteur, et enfin sa fuite
précipitée sous un déguisement. Les Anecdotes racontent
tous ces faits en détail.
• La guerre éclatait en même temps sur le Rhin, où les
armées du Roi étaient tenues en échec par le prince
Eugène, et en Italie, où, réunies à celles de l'Espagne et
de la Sardaigne, elles triomphaient des Autrichiens. Le
traité de Vienne régla la succession au trône de Pologne,
ainsi que le sort de la Toscane et de la Lombardie : il
reconnut en même temps la souveraineté des Bourbons
d'Espagne sur le royaume des Deux-Siciles, et, en échange
de sa renonciation, Stanislas obtint le duché de Bar et
celui de Lorraine avec réversibilité à la couronne de
France.
Depuis près de huit cents ans, ce duché était gouverné
par la même Maison; aussi les Lorrains furent-ils déses-
pérés qu'on eût disposé de leur sort sans les consulter. Le
duc régnant Léopold, par son égoïsme et la dureté de ses
procédés, avait perdu leur affection; mais leur attache-
ment à sa maison était demeuré aussi vif. Sur ce point,
les Anecdotes contiennent une pièce intéressante, que nous
croyons inédite (1), et sur laquelle nous devons appeler
l'attention du lecteur. C'est une protestation indignée,
(1) Nous n'en avons trouvé trace nulle part, ni dans aucune des édi-
tions des Mémoires de Perse, ni dans l'ouvrage pourtant si documenté
de M. le comte d'Haussonville, Histoire de la réunion de la Lorraine à la
France (Paris, i^f i§59, 4 vol, in-Ç»; deutiôme édit., ibid.* 1860. 4 yxA,
in-12).
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RÉUNION DE LA LORHAINfi À LA FRANGE cxvit
adressée au duc de Lorraine par les habitants de la pro-
vince, quand ils apprirent qu'ils allaient changer de
maître. Cette émouvante adresse est un nouveau témoi-
gnage de la fidélité de leurs sentiments et de leur déses*
poir à ridée de subir une domination étrangère. Un siècle
plus tard, ce désespoir ne fera que grandir, quand la force,
des armes les arrachera de nouveau à la patrie qu'ils
aimaient et voulaient continuer à servir.
Cette séparation violente menaçait d'ailleurs aussi leurs
intérêts. La petite cour de Nancy comportait en effet un
grand nombre de charges et d'emplois qui allaient dispa-
raître (1), et il était naturel que ceux qui les occupaient
tentassent d'agir sur le duc de Lorraine pour l'empêcher
de se laisser dé{)ouiller de sa souveraineté avant d'avoir
acquis un droit certain à l'héritage de la Maison d'Au-
triche (2). Au surplus, voici ce que le roi de Prusse pen-
sait à cette époque de ces mêmes Lorrains, alors qu'il
n'était encore qu'héritier présomptif ; « Lorsqu'ils ont
été obligés de changer de domination, écrit-il, toute la
Lorraine était en pleurs. Us regrettaient de perdre les
rejetons de ces Ducs qui depuis tant de siècles furent en
possession de ce florissant pays, et parmi lesquels on en
compte de si estimables par leur bonté, qu'ils méritaient
d'être l'exemple des Rois... Quand la veuve du duc Léo-
pold fut obligée de quitter Lunéville, tout le peuple se
jeta à genoux au devant de son carrosse, et l'on arrêta
les chevaux à plusieurs reprises. On n'entendait que des
cris, on ne voyait que des larmes (3), »
(1) Le marquis de Gerbevilliers, grand chambellan, allait perdre un
traitement annuel de 15 4 18,000 livres; le prince de Graon, grand
écuyer, im traitement de 20,000, etc. Voyez le Mémoire de quelque* obier-
votions à faire sur la Lorraine kint pour Vinlérét du Roy que pour le bien
du pays (Archives du Ministère des Affaires étrangères, 1736).
(2) D'Hau8sonvili.b, ouvrage cité, t. IV, p, 363.
(3) Essai de critique sur « le Prince » de Machiavel, par FnioÉRjc U
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Gxviii . FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
Ces larmes, que le cours des années avait séchées,
semblaient à jamais taries; de nouvelles douleurs étaient
cependant réservées à ce malheureux peuple, qui momen-
tanément résigné ne manque jamais l'occasion de mani-
fester sa fidèle affection et la vivacité de son attachement
à la France.
La guerre de la Succession d'Autriche est longuement
traitée dans les Anecdotes. Nous n'en referons pas l'his-
toire qui commence à la mort de Charles VI, dont « la
politique, écrit Toussaint, était raffinée, la haine contre
la France implacable, l'humeur sombre et mélancolique,
le gouvernement dur ». Cette Maison d'Autriche, devant
laquelle « tout l'Empire tremblait », était parvenue, au
mépris des droits et des privilèges qui les faisaient élec-
tifs, à rendre ses souverains héréditaires, et par sa prag-
matique sanction, Charles YI avait cru assurer à défaut
d'héritier mâle l'avènement au trône de sa fille Marie-
Thérèse. A sa mort, les compétitions n'en furent cepen-
dant ni moins vives ni moins nombreuses. L'électeur de
Bavière Charles-Albert, le roi de Sardaigne, le roi d'Es-
pagne, le grand Frédéric firent chacun valoir leurs droits,
et la France fut entraînée à la guerre par son alliance avec
la Bavière.
Toussaint nous raconte les principaux événements de
cette campagne de Bohême qui se termina si tristenient
pour nos armes, la prise de Prague par Maurice de Saxe,
la capitulation de la place de Linz si sévèrement repro-
(troisième édition, La Haye. 4741, 2 vol. in-8«), t. X, p. 10 et 13. — Cf.
le P. Ernest Lbslie, Abrégé de l'histoire généalogique de la maiion de Lor-
raine (Commercy, 174S, ' in-S**), p. 177; Franco! s- Antoine de Chbvrier,
Mémoires pour servir d Vhistoire des hommes illustres de Lorraine (Londres,
1784, 2 vol. in-12), t. 11, p. 32; Louis Lallbebnt, Le Départ de la famille
ducale de Lorraine (Nane^i 18è0, in-8»).
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LA GUERRE BÊ LA SUCCESSION D'AUTRICHE cxix
chée à M. de Ségur, la première défection de Frédéric le
Grand qui eut tant de conséquences sur le résultat final
de la campagne, le second siège de Prague au cours
duquel éclata la funeste rivalité entre les maréchaux de
Broglie et de Belle-Isle, la glorieuse retraite de ce der-
nier suivie de Tévacuation de l'Allemagne par nos troupes.
D'oflFensive qu'elle avait été jusqu'alors, la guerre était
devenue défensive à la suite de nos revers, et pendant
que le prince de Gonti opérait en Piémont, que le maré-
chal de Coigny défendait l'Alsace contre les Autrichiens,
le Roi et le maréchal de Noailles se dirigeaient vers les
Flandres pour y combattre l'Angleterre et la Hollande.
La maladie de Louis XV vint, comme on sait, arrêter le
cours de cette campagne.
L'élection de Charles VII en qualité d'Empereur d'Al-
lemagne donne lieu à des détails intéressants sur le mode
et les formes de cette élection, la réunion de la Diète de
Francfort et la célèbre Bulle d'or qui en réglait le fonc-
tionnement.
Tout cela est connu, et nous n'y insisterons pas,
mais les événements sont racontés avec talent et de pre-
mière main; on sent que l'auteur les a écrits pour ainsi
dire au moment où ils s'accomplissaient, ce qui donne à
son récit du poids et de l'agrément.
L'arrestation du maréchal de Belle-Isle en 1744 est un
des derniers incidents dont parle Toussaint. Cet événe-
ment causa une vive émotion à la cour de France (1).
Le maréchal se trouvait à Munich au mois de dé-
cembre 1744 et cherchait la meilleure route pour se
rendre directement à Berlin. On l'engagea à passer par
(1) On trouvera au Dépôt du Ministère de la guerre les pièces relatives
à cette arrestation (Dip/oma<t>, année 1745, vol. 31^6);
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GXX FÇANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
Gasael au lieu de traverser la Frfi^nconie et la Saxe; ce
qui l'obligeait d'emprunter pendant un quart de lieue le
territoire de Hanovre, Le maître de poste d'Elbingerode
avait été aussitôt avisé de tenir prêts pour le 20 décembre
les trente-qua,tre chevaux dont il avait besoin, lui et sa
suite; il est vrai que Técusson du roi de Prusse figu-
rait sur les portes de la maison de poste et que les
postillons portaient la livrée du roi. La chaise du maré-
chal ne fut pas plus tôt entrée d^ns l'hôtel que les portes
se refermèrent; la cour se remplit de soldats et de
paysans armés, ayant à leur tète le bailli d'Elbingerode
qui déclara au voyageur qu'il le faisait prisonnier, au
nom du roi d'Angleterre son maître^ à qui la France avait
déclaré la guerre. On ne lui permit pas d'écrire aux
autorités, on le remit de force dans sa chaise, et on fit
monter près de lui des soldats armés de leurs fusils,
baïonnette au canon. C'est de la sorte qu'on le transporta
à Hanovre, et de là en Angleterre, au château de
Windsor, où il n'arriva que le 2 mars.
Le roi de France et l'Empereur protestèrent contre
cette çirre3tation, m^s le roi d'Angleterre et ses minis-
tres trouvèrent l'occasion favorable pour abaisser la
France (1) ; et, quand le ministre de l'Empereur à Lon-
dres voulut remettre au roi d'Angleterre le mémoire (2)
dont il était chargé en faveur du maréchal, celui-ci l'in-
terrompit en lui disant que f toutes les représentations
auraient sur lui peu d'effet, que le maréchal était son
prisonnier, et qu'il y resterait (3) ». Le gouvernement
(1) U^fiioire9 du dv4 de Luf^nfis iur la cour de loui$ XV (17?5-i758),
publiés par L. Dussieux et E. Soulib (Paris, 1860-1865, 17 volumes in-8«),
t. VI, p. 874 et 275.
(2) Ce mémoire porte la date du 18 janvier 1745. Voir les pièces du
Dépôt de la guerre déjà citées, fol. 24.
(3) Pièces du Dépolit de la guepre, fol. 40.
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L'ARRESTATION DU MARECHAL DE BELLE-ISLE tîXXi
anglais feignait de croire que la France cherchait à
envahir le Hanovre et que c'était pour reconnaître le
pays par où devaient passer les armées, que le maréchal
avait pris la route de Gassel, en allant se concerter avec
le roi de Prusse. Cette supposition n'était cependant rien
moins que fondée. Si tel avait été en eflfet le but pour-
suivi par le maréchal» il n'aurait pas manqué de prendre
un déguisement; il aurait cherché à se cacher, comme il
le faisait observer à lord Haringlon dans l'entrevue qu'il
eut avec lui à Petenham (1) Au lieu de cela, il avait
voyagé ostensiblement en se faisant annoncer sous son
véritable nom par les estafettes qui le précédaient. La
route qu'il a suivie lui avait été simplement mal indiquée.
Quoi qu'il en soit, le maréchal de Belle-Isle de-
meura prisonnier au château de Windsor jusqu'au mois
d'août 1745. On tomba alors d'acord sur un compromis
qui lui permit de rentrer en France. « Il engageait sa
parole à revenir se constituer de nouveau prisonnier si,
dès son arrivée dans son pays, tous les soldats et officiers
du roi de la Grande-Bretagne, tant anglais que hàno-
vriens, qui étaient alors détenus en France comme pri-
sonniers de guerre, n'étaient pas immédiatement relà^
chés, conformément au traité de cartel conclu à Francfort
en 1743 (2). » La condition fut exécutée, et le maréchal
de BelIe-Isle fut ainsi définitivement rendu à la liberté
après une détention qui dura six mois (3).
Nous trouvons encore à la fin du manuscrit quelques
(1) L'entrevue eut lieu le 9 mai 1745. (Dépôt de la guerre, fol. 440.)
(2) Le compromis est daté d'Hamptoncourt, le 11 août 1745 (Dépôt de
la guerre, fol. 199).
(3) Le cabinet des Estampes de la Bib^. nat. possède plusieurs pièces
relatives à l'arrestation et à la détention du maréchal (voir Collection
Hennin, t. 96).
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CXXII PRÀNÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
considérations, qui ne manquent pas d'intérêt, sur l'état
des Réformés en France, les inconvénients, les dangers
pour la richesse du pays de leur émigration qui avait
commencé lors de la révocation de TÉdit de Nantes et
n'avait guère cessé depuis, et sur les bruits de tolérance
à leur égard qui auraient couru à un certain moment du
règne de Louis XY. Cette sage pensée politique a-t-elle
jamais réellement existé, ou bien Toussaint, dont on
connaît la largeur de vues et les sentiments généreux,
a-t-il simplement pris son désir pour une réalité? Ou
plutôt, s'il soulevait la question, n'était-<5e pas pour lui
un moyen de faire entendre en faveur des malheureux
Réformés une voix qu'il a mise dans la bouche royale?
Ce qui tendrait à le faire croire, c'est que nous n'avons
trouvé nulle part ailleurs la trace de ces prétendues
dispositions conciliantes de Louis XV à celte époque, et
que bien au contraire toute sa politique religieuse semble
avoir été étrangère à l'esprit de tolérance qu'on lui
attribue à ce moment de son règne.
L'état des Religionnaires, comme on les appelait, les
persécutions qu'ils enduraient, cette mise hors la loi
qui pesait si lourdement sur eux n'avaient cependant
pas été sans préoccuper les esprits en France. Dans les
vingt années qui avaient suivi l'acte de révocation,
le silence avait été absolu, et on pouvait s'imaginer,
comme l'avait dit le Roi dans le préambule de cet acte,
que « la meilleure et la plus grande partie de ses sujets
de la Religion prétendue Réformée, ayant embrassé la
Catholique Romaine, ce changement rendait inutile l'Édit
de Nantes et que dès lors il le révoquait (1) ». La guerre
des Camisards avait pris fin, et la déclaration royale
(1) Voir le préambule de l'acte du 22 octobre 1685.
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CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT DES RÉFORMÉS cxxiil
de 1715, en affirmant de nouveau la disparition des protes-
tants, avait été comme le dernier cri de gueiTe du grand
Roi qui allait disparaître quelques mois plus tard.
Sur un million de protestants disséminés alors en
France au milieu de vingt millions de catholiques, on
estimait à près de trois cent mille le nombre de ceux qui
s'étaient expatriés (1) ; les autres, pleins de courage et de
foi, persévéraient dans la lutte; quelques-uns cependant
s'étaient soumis en apparence, sans que leur conviction
eût été ébranlée ; les conciliabules, les prières et les pré-
dications clandestines l'entretenaient, ainsi que les célè-
bres assemblées du Désert. Quel adoucissement les
Réformés pouvaient-ils attendre de la Régence? Le car-
dinal Dubois n'était pas de ceux que leur sort aurait pu
émouvoir, et le Régent ne s'en souciait guère.
Aux espérances que pouvait laisser entrevoir Tavène-
ment d'un nouveau Roi (2), Louis XV, à peine majeur,
répondit par cette déclaration du 14 mai 1724 déjà conçue
sous la Régence et qui aggravait encore les mesures
prises contre les protestants par son prédécesseur. Le
mouvement d'émigration reprit de plus belle alors ; ce-
pendant, malgré la réunion de quelques synodes, l'agi-
tation devint forcément plus prudente et plus sourde.
Antoine Court (3), qui consacra sa vie à la cause du
protestantisme, ne cessait de tenir les cœurs en éveil;
ce fut lui qui adressa au cardinal Fleury l'éloquente
(1) Charles Weiss, HUtoire dei réfugié* protet$ants de France depui$ la
révocation de Védit de Nantes ju$qu*à nos jours (Paris, 1853, 2 volumes
in-lf), t. I. p. 404.
(2) Extrait d'un rapport de La Fare (Bibl. nat., ms. fcanç. 7046,
fol. 213), cité par Edmond Hugues dans son ouvrage sur Antoine Court,
Histoire de la restauration du protestantisme en France au dix-huitième
siiele (Paris, 1872, 2 vol. in-8»), t. I, p. 129, note 2.
~ (3) Antoine Court de Gébelin, né le 17 mai 1696 à Villeneuve-de-Berg,
dans le Vivarais, mort le 15 juin 1760. — Voyez La France proteitante,
nouvelle édition, t. IV (Paris, 1884, in-8»), col. 809-822.
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cxxiv FRANÇOIS-VÎNCENT TOUSSAINT
supplique de 1738, qui ne fut suivie d'aucun adoucisse-
ment. Les persécutions contre les Réformés ne devinrent
un instant moins vives, que lorsque l'attention de la
France fut absorbée par les préoccupations de la guerre
si malheureuse où elle était engagée.
A la suite des revers de la campagne de Bohème, le
protestantisme se sentit plus fort : on se réunit plus sou-
vent, on osa prier plus ouvertement^ et les églises se
multiplièrent en Normandie, dans le Poitou, dans la
Saintonge, dans la Guienne et surtout dans le Lan-
guedoc. Le gouverneur de cette province, le duc de
Richelieu, se montra même plus mesuré après la mort
du cardinal ; une ère d'apaisement semblait enfin s'ou-
vrir, ^t c'est sans doute à cette période que Toussaint
fait allusion.
Pendant la maladie du Roi à Metz, les membres du
synode national organisèrent des prières publiques pour
implorer sa guérison. A ce moment encore, la situation
des Réformés semblait à la veille de s'améliorer : le
clergé catholique ne le permit pas; les attaques, les
calomnies reprirent de toutes parts pour aboutir enfin à
la grande persécution de 1745. Louis XY signa les
fameuses ordonnances des 1" février et 22 mars qui
prescrivirent d'envoyer aux galères quiconque aurait
assisté aux prêches des Religionnaires ; les dragonnades
recommencèrent, et, à part quelques courtes éclaircies,
on poursuivit les protestants sans merci.
Ce n'est pas ici le lieu de refaire Thistoire du protes-
tantisme au dix-huitième siècle; nous avons simplement
essayé d'esquisser la situation des Réformés au moment
où Toussaint s'occupe d'eux, en prêtant au Roi des idées
de tolérance qui n'ont jamais eu, croyons-nous, de fonde-
ment sérieux.
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CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT DES RÉFORMÉS CXXV
Ces idées qui étaient, ainsi que nous Tavons vu, celles
de toute la philosophie encyclopédiste, poursuivirent
cependant leur marche lente pour aboutir enfin àTépoque
de la Révolution (1); et ce qui contribua à en assurer le
succès final, c'est qu'elles intéressaient la richesse même
et la prospérité du royaume. Cette émigration continue
des protestants pendant l'espace d'un siècle entier avait
exercé une funeste influence sur son état économique;
la population n'avait pas seulement diminué de nombre,
le numéraire était sorti de France, les ressources du pays
étaient atteintes et nos relations avec l'étranger s'en
ressentaient. Toutes ces raisons suffisaient pour que
l'attention fût appelée sur l'état des Réformés, et elles
expliquent pourquoi Toussaint en a parlé.
Il n'était d'ailleurs pas le seul, comme on pense, à s'en
préoccuper. Sans citer les ouvrages connus, La Beau-
melle, qui ne cessa de s'intéresser au sort des protestants,
publia sous forme de roman un petit écrit en leur faveur,
dont il nous fait dire un mot. Cet écrit étdt intitulé f Asia-
tique tolérant (2); et comme on n'aurait pas osé, à
l'époque, soutenir ouvertement les idées de tolérance
et de liberté de conscience, et que Crébillon fils venait de
peindre les amours de Louis XV sous le voile d'un conte
oriental, La Beaumelle crut bon de l'imiter en lui emprun-
tant les noms de ses personnages. Il suppose qu'un gen-
(1) Ce fut le baron de Breteuil, un des ministres de Louis XTI, qui
présenta au Roi un mémoire sur la nécessité de donner un état civil
aux protestants. Lafayette, Lamoignon, Malesherbes prirent leur défense,
redit de tolérance fut signé en 1787 et, le 21 aoàt 1780, l'Assemblée
constituante déclara solennellement « que tous les citoyens étaient égaux
aux yeux de la loi ». Deux jours aprè», le 23 août, elle proclama la
liberté des cultes, en décrétant que « nul ne doit être inquiété pour ses
opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble
pas Tordre public ».
(2) L* Asiatique tolérant. Traité à l'uêage de Zéokinizul, roi de$ Kofitant^
m^momméU Chéri (Pwris, Tan XXIV du tradtrcteur [1748], in-12).
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cxxvi FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
tilhomme a présenté au rdi Zéokinizul (Louis XV) un
mémoire sur la tolérance, et qu'il a traduit ce mémoire.
« Zéokinizul avait cru, dit-il, qu'il devait commencer son
règne en versant le sang de ses sujets. L'Ebba Boisdu
(l'abbé Dubois), un de ses ministres^ qui avait intérêt de
plaire à Rome pour en obtenir une espèce de bonnet
(chapeau de cardinal), sans doute pour couvrir les
ravages que ses libertines amours avaient faits sur sa
tête, lui fit signer une déclaration (celle de 1724) qui
portait les derniers coups à un monstre dont on avait
depuis longtemps fait l'épitaphe. »
Le roman continue sur ce ton sans qu'il y ait intérêt à
le suivre; mais, sous cette forme caustique et orientale.
Fauteur veut prouver que la tolérance est une obligation
du christianisme, qu'elle est de droit naturel, que l'into-
lérance conduit à des conséquences déplorables, que les
souverains n'ont aucun droit de contrôle sur la conscience
humaine, et que les principes opposés ne peuvent qu'en-
gendrer la guerre parmi les hommes. Il en conclut que
redit de Nantes était irrévocable et qu'il doit être rétabli.
f
A partiyde 1764, Toussaint vécut toujours à Berlin,
qu'il ne quitta plus jusqu'à sa mort. Le roi, qui l'y avait
attiré et le tenait en grande estime, ne le conserva cepen-
dant pas longtemps dans son intimité. Il ne le trouvait
peut-être pas assez discret, ni assez réservé dans ses
relations avec lui; le ton de sa conversation lui avait
parfois déplu; car Frédéric voulait bien paraître oublier
qu'il était roi, mais c'était à la condition que les autres
ne l'oublieraient jamais. Lorsqu'il avait admis quelqu'un
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SÉJOUR DE TOUSSAINT À BERLIN GXiLVii
auprès de lui, il le faisait suivre par ses agents ; et si
leurs rapports ne lui convenaient pas» il éloignait aussitôt
le nouveau venu de sa personne (i).
Ce fut surtout dans l'intimité du prince Henri, le second
frère de Frédéric II, que vécut Toussaint; il ne le quittait
pas. La sœur de prince, la princesse Amélie, avait cepen-
dant peu de goût pour lui ; mais cela ne l'empêcha point
de devenir lecteur du prince à la place de M. de Franche-
ville (2), et de remplacer aussi, comme bibliothécaire,
Richer de Loubans.
Il s'était marié une première fois en 1744; mais sa
femme mourut aussitôt après avoir mis au monde une
fille, qu'il perdit à l'âge de quinze ans. Il se remaria en
1748 et eut dix enfants de sa seconde femme; mais, à sa
mort, il ne lui restait qu'un fils et deux filles (3). Son fils
le remplaça en qualité de lecteur du prince Henri, qui
s'occupa avec une grande bonté de toute la famille, restée
dans une très modeste situation de fortune.
L'aînée de ses filles épousa plus tard un certain Bilger,
fils d'un chirurgien de Berlin, et en même temps valet de
chambre du prince; mais elle fut obligée de divorcer et
se remaria avec Kap Hensk, également attaché à la per-
sonne du prince. Elle devint veuve de bonne heure, après
avoir eu de son second mariage plusieurs enfants (4).
On a peu de détails sur la seconde des filles de Tous-
(1) Thiébault, ouvr. cité, t. I, p, 07.
(2) Jean Dufresne de Francheville né à Saint- Valéry (Picardie) en 1704,
mort à Berlin en 1782. Cf. Dbnina, La Prutte littéraire (BeTlin, 1790-1791,
3 volumes in-8»), t. II, p. 57-59.
(3) Denina, ouvrage cité, t. III, p. 407: D. Thiébault, Mes Souvenirs de
vingt ans de séjour à Berlin, seconde, édition, t. V (Paris, an XIIM805,
in-8«), p. 83-84. Il faut citer ce passage de Denina (t. III, p. 408) : « Le
fils pourroit encore suivre la carrière de son père en qualité d'auteur;
et Ton croit que les filles, dont une est mariée à un gentilhonune brande-
bourgeois, poiuroient écrire avec goût des choses utiles. »
(4) Thiébadlt, ouvr. cité, t. II, p. 172,
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CXIVIII FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
saint, qui s'appelait Bathilde. On sait seulement que par
un acte passé en l'étude de M" Le Rat d'Auteuil, notaire à
Paris (1), le 24 septembre 1778, le baron d'Holbach lui
constitua une rente annuelle et viagère de 700 livres.
Toussaint sentit les infirmités qui l'ont conduit à sa fin
avant qu^elles fussent remarquées par son entourage. Sa
dernière maladie dura cinq mois (2); il s'y montra d'un
calme et d'une soumission dignes des grands caractères.
Il annonça lui-même sa dernière heure et expira le
22 juin 1772, à quatre heures du matin (3).
Quelques jours après sa mort, le roi parla de lui à
l'abbé Bastiani et l'entretint de la situation de fortune
dans laquelle il laissait sa famille. « Je ferai 400 livres
de pension à sa veuve, dit le roi; mais vous qui êtes bon
catholique, j'espère que vous trouverez moyen de faire
élever les filles dans un couvent de Breslau. Il serait hon-
teux, ajouta-t-il, que moi, protestant et impie, je sollicite
en vain une bonne œuvre auprès de vous, b II fallut bien
que l'abbé se rendît à cette invitation. Cependant l'ar-
gent manquait, et l'abbé n'en trouvait pas. Un soir, k un
dîner chez Madame de Launay, on vint à parler de Tous-
saint. M. de Brière, qui était présent, dit à l'abbé qu'il ne
l'avait connu que fort peu, qu'il lui avait cependant
autrefois demandé quelque afgent à titre de prêt, mais
qu'il ne lui avait même pas répondu, ne comprenant pas
qu'un homme de son âge, ayant à dépenser six mille
livres par an, pût en être réduit à une semblable extré-
mité. Comme il ne s'agissait plus de lui, mais de ses
filles, M. de Brière eut la générosité de remettre l'argent
du voyage à l'abbé. La veuve de Toussaint n'en sut
(1) L6 titulaire actuel dé l'étude est M. Martin Deslandes.
(2) Sept ou huit mois, selon D. TdnifiAULT, ouvrage dté, t. V, p. TO.
(3) Éloge 4e T<ms9aint prononcé pai* Formey en <773 è l'Açad^inie dQ
Berlin, . • . •
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LA MORT DE TOUSSAINT cxxix
jamais rien et s'imagina que c'était à la reine de Suède
qu'elle en était redevable (i).
Thiébault raconte qu'il assista aux derniers moments
de Toussaint et à la confession qu'il aurait faite à son
fils, âgé de quinze à seize ans, au moment où il allait
recevoir les sacrements, a J'atteste — aurait-il dit — le
Dieu que je vais recevoir, et devant qui je vais parattre,
que si j'ai paru peu chrétien dans mes écrits, ce n'a
jamais été par conviction, mais par respect humain, par
vanité et pour plaire à telles ou telles personnes (2). »
Toussaint a-t-il réellement tenu un pareil langage?
Thiébault l'affirme, tout en s'en étonnant d'ailleurs (3),
et nous ne voulons pas contester son témoignage. Mais
s'ensuit-il qu'il faille sur ce seul témoignage juger son
caractère et la fermeté de ses principes? A combien
d'hommes n'a-t-on pas prêté, à leur lit de mort, des pa-
roles qu'ils n'ont souvent pas prononcées, ou dont tout
au moins ils n'étaient plus, à ce moment extrême, en
état de mesurer la portée? Pourquoi Toussaint, dont
la vie n'a rien eu que d'honorable et dont les œuvres
n'ont rien eu non plus d'immoral, aurait-il renié sa con-
duite passée? Et s'il a eu cette faiblesse, ne peut-on pas
supposer qu'il a pu obéir aux influences et aux sugges-
tions de l'heure dernière, qui trouvent trop souvent à ce
moment un moyen favorable de s'exercer (4)?
C'est d'après ses œuvres que nous devons le juger,
(1) Thiébault, ouvr. cité, t. IV, p. 122.
(2) Ibid., t. V, p. 80-83. Plusieurs Dictionnaires biographiques de la fia
du dix-huitième siècle afiQrment qu'il laissa, outre les œuvres dont nous
avons parlé, les matériaux d'un Dictionnaire de la langue française.
(3) « Ce discours m'étonna singulièrement; je ne m'y attendois pas:
et j'admirai avec quelle force et quelle présence d'esprit cet hommo
mourant et si affoibli le débita. » Thiébault, ouv. cité, t. V, p. 82.
(4) 11 ne faut cependant pas oublier qu'il avait commencé par admirer
le diacre Paris, et que Dbnina dit de lui : « Ses parens étoient plus
dévots que riches. » La Prune littéraire, t. Il F, p. 406.
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cxxx FRANÇOIS-VINCENT TOUSSAINT
plutôt que par des paroles prononcées in extremis. « Mon
Dieu à moi — a-t-il écrit (1). — a fait l'univers ; il m'a tiré
du néant; tous les avantages du corps» de Tesprit et du
cœur dont je jouis, c'est de lui que je les tiens ; il veille à
ma conservation et saura pourvoir à ma félicité. Pour sa
bonté je lui dois de l'amour, pour ses bienfaits de la
reconnaissance, et pour sa majesté des hommages. »
Sont-ce là des sentiments peu religieux et qu'il faille
renier?
D'autre part, nous lisons ce qui suit dans l'éloge que
Formey a prononcé de lui devant l'Acadénrie de Berlin :
« Son caractère était simple et doux; il était sans orgueil
et sans prétention, aimable dans la société, parlant peu,
mais bien, et réveillant l'attention par des traits heureux
et imprévus qui partaient chez lui de source, en parlant
comme en écrivant. Il était plein de vues — ajoute-t-il -^
et ses vues étaient marquées au coin du génie et de l'hon-
néteté (2). » Et lorsque M. Borelly, ancien professeur d'élo-
quence à Aix-en-Provence, remplaça Toussaint à l'Aca-
démie des Sciences de Berlin, le Secrétaire perpétuel de
cette Académie répondit en ces termes à son discours de
réception : « Nous avons eu en M. Toussaint un confrère
tlont le génie, les talents et les écrits lui avaient fait une
réputation distinguée, dont les mœurs et le caractère
avaient gagné notre confiance et notre attachement (3). »
Tous les témoignages que nous venons de réunir par-
lent éloquemment en faveur de Toussaint. Non seulement
il fut, comme l'a remarqué Denina (4), « le seul des Frari-
(1) Les Mœurs, édition de 1755, première partie, p. 35 et 36.
{2) Histoire ds VAeadémie, Bitmde ins, p. 29-^2. ,
(3) Ibid., année 1772, p. 23.
(4) La Prusse littéi-aire, t. III, p. 407. Le même auteur nous apprend
(ibirf., p. 480) qu'il avait entrepris une traduction de IHistoire de l'Art
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LE PHILOSOPHE cxxxi
çais attirés en Prusse, pensionnés par Frédéric II, qui
ait travaillé à faire connaître à la France les auteurs
allemands »; mais surtout, et ce n'est pas un de ses
moindres titres, il a été un philosophe, l'esprit un peu
tourné, comme il l'a dit lui-même, à la philosophie mo-
rale. A de certains points de vue même, il a été un pré-
curseur. Parfois encore, nous le reconnaissons, il a mal
exprimé et outrepassé sa propre pensée, croyant la mieux
faire saisir; mais à aucun moment de sa vie et dans
aucun de ses écrits, il n'a jamais donné dans les excès de
de la philosophie de son temps, qu'il a comprise autrement
et souvent mieux que la plupart de ses contemporains.
Qu'est-ce d'ailleurs qu'un philosophe? Toussaint se
charge lui-même de nous répondre (1) : « Dans le langage
des collèges, dit-il, les philosophes sont des hommes
vêtus d'une robe à larges manches et coeffés d'un bonnet
hupé. qui forment la jeunesse dans l'art d'obscurcir la
raison par le raisonnement, de donner aux simples hypo-
thèses la teinture de l'évidence, et de convertir l'évidence
en problème... Mais pour tout homme de bon sens, le
philosophe est celui qui examine avant que de croire et
réfléchit avant que d'agir, et quand il est décidé, ne peut
manquer d'être ferme dans sa croyance et constant dans
ses démarches. »
Toussaint a été, a voulu être ce vrai philosophe. Il fut
de plus un penseur et un historien de talent, et, à ces
difl*érents titres, il est digne de figurer parmi les bons
écrivains qui ont honoré le dix-huitième siècle.
Paul FOULD.
du célèbre Winckelmann. Il n'en aurait achevé qu'une partie, qui fut
envoyée à Vienne.
(1) Le8 Mœurs, édition citée, p. 31 et 32.
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ANECDOTES CURIEUSES
DE LA COUR DE FRANGE
SOUS LE RÈGNE DE LOUIS XV
Le règne de Louis XIV, qu'on a comparé avec raison à
celui d'Auguste (1), a été un des plus glorieux dont l'histoire
de France fasse mention (2). Il mourut à Versailles le !•' sep-
tembre 1715 (3) et ne laissa pour successeur qu'un arrière-
petit-fils qui sortoit à peine du berceau (4), reste infortuné
d'une famille nombreuse (5). Ce jeune prince, qui s'appelloit
(1) Toutes les éditions donnent : « qui mérita le surnopi de Grand ».
(2) Le manuscrit donne ensuite ces deux phrases : « D a été surnommé
le Grand ; il étoit digne de ce nom, indépendamment de toutes ses con-
questes. Il étoit né à Saint-Germain-en-Laye le 5 septembre 1638 et étoit
parvenu à la couronne le 14 may 1643. »
(3) Éditions : « H mourut dans un âge très avancé, et ne laissa... »
(4) éditions : « encore enfant ».
(5) Le manuscrit a été complété par des noms et des dates : « Cô jeune
prince, qui est Louis XV aujourd'huy régnant, étoit né le 15 février 1710,
et avoit par une protection singulière du Ciel évité le triste sort de
Louis, duc de Bourgogne, son père, mort le 18 février 1712, âgé de
30 ans; de sa mère, Marie- Adélaïde de Savoye, morte le 12 février 1712,
dans sa vingt-sixième année (elle étoit fille de Victor-Amédée II, duc de
Savoye, et d'Anne-Marie d'Orléans, fille de Philippe de France, frère de
Louis XIV, et d'Henriette- Anne d'Angleterre, fille de Charles !•', morte
à Saint-Cloud en 1670); de ses deux frères» le premier mort en 1705,
et le second le 8 mars 1712, âgé de 5 ans : on l'apelloit le duc de
Bretagne; de son oncle Charles, duc de Berry, mort à Marly le 4 mai 1714
dans sa vingt-huitième année; et enfin de son grand-père Louis Dau-
phin, dit Monseigneur, mort à Meudon, de la petite vérole, le 14 avril 1711,
âgé de 50 ans. »
Note de l'édition de 1763 : « Louis, Duc de Bourgogne, père de Louis XV,
sa mère Marie-Adélaïde de Savoye, son frère Louis, duc de Bretagne,
furent enlevés rapidement par la même espèce de maladie, Louis XV,
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a. ÀiX4àGtfQlr£â|ci5i^ii:us:ES de la cour de frange
Louis XV, avoit par une protection singulière du Ciel, évité
le triste sort de son père, de ses frères et de ses oncles, que
la mort avoit enlevés en très peu de temps à la fleur de leur
âge.
Louis XV, appelé alors M. le duc d'Anjou, fut aussi en
grand danger, et (1) comme il étoit d'une complexion foible,
il fut élevé assez délicatement par des femmes (Madame la
duchesse de Ventadour) (2) jusqu'à l'âge de sept ans qu'il fut
mis entre les mains des hommes (3). Mais les uns et les autres
étant dans le berceau et à rextrcmité. La consternation en étoit d'au-
tant plus grande, que la France espéroit du Duc de Bourgogne un gou-
vernement tel que M. de Cambrai imagina dans son TéUmaque. Les
Grands et le peuple n'hésitèrent point de prononcer sur la cause et
sur l'auteur. Un seigneur très qualifié (M. d. V.) dit publiquement à
Versailles : « Peut-on en ignorer l'auteur? C'est le Duc d'0[rléans]. Et
si celui-ci meurt, — ajouta-t-il, parlant de Louis XV, agonisant alors,
— je serai le Brutus. » Le Duc d'0[rléans] en fut au désespoir, et se
jettant aux pies du Roi, son oncle, le supplia de lui faire son procès
dans les formes, s'il le croyoit coupable. Le Siècle de Louis XIV,
p. 90, éd. de Berlin, vous fournira plusieui-s autres particularités. Mais
les soupçons tombèrent, chacun rougit de l'imputation. Pourquoi, dit-on,
a-t-il laissé vivre Louis XV, s'il vouloit régner? L'argument n'est pour-
tant pas sans réplique. Un homme d'esprit, avec qui je m'entretcnois
sur ce sujet, me dit un jour : « Auroit-il régné, si Louis XV mouroiti »
(1) Cette première partie de la phrase manque dans les éditions.
(2) Ce nom ne figure que dans le manuscrit.
Charlotte-Éléonore-Madeleine de La Mothe-Houdancourt, mariée le
44 mars 1671 à Louis-Charles de Lévis, duc de Ventadour, mort en 1717.
Elle était fille de Philippe de La Mothe-Houdancourt, duc de Cardonne,
maréchal de France, et de Louise de Prie, gouvernante des Enfants de
France. Elle obtint la survivance de cette charge et prêta serment le
!•' juin 1704, entre les mains de Louis XIV. Voy. le P. Anselme, Hitt.
généalogique, t. IV, p. 336.
Saint-Simon en parle dans les termes suivants : « Madame de Ven-
tadour avait été charmante; elle conserva toujours un grand air et un
air de beauté, et parfaitement faite. Nul esprit, de la bonté, mais gou-
vernée toute sa vie et faite pour l'ôtre; d'ailleurs esclave de la Cour
par ses aventures et ses besoins domestiques, et quand elle en fût à Tabri,
par habitude et par rage de place et d'être. » La marquise de Prie, qui
fut plus tard la maîtresse du duc de Bourbon, était sa parente, et ce
fut elle qui la présenta au Roi. Cf. Mémoires de Saint-Simon, édition
Chéruel, t. XI, p. 223, et t. XIX, p. 52.
(3) Le manuscrit ajoute : « On lui donna pour précepteur le cardinal
de Fleury, premier ministre, et pour gouverneur M. le maréchal de Vil-
leroy (a), qui dans la suite fut exilé par le Régent, de ce qu'il n'avoit
(a) François de Neufville, duc de Villeroy et de Beaupréau, pair et maréchal de France,
né le 7 avril 1644, mourut le 18 juillet 1730; il av^it épousé Marie-Marguerite de Cossé,
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TESTAMENT DE LOUIS XIV 3
s'attachèrent moins à l'instruire dans Tart de gouverner et à
former son esprit (1) qu'à ménager sa santé. C'étoit d'ailleurs
l'unique espérance et le seul soutien d'un grand Royaume.
Ces motifs parurent suffisans pour lui épargner les fatigues
du gouvernement et les dégoûts inséparables d'une étude si
sèche.
Louis XIV, avant de mourir, avoit pris la précaution de
régler par son testament la manière dont il entendoit que
l'État fût gouverné pendant la minorité de Louis XV (2). Il
excluoit du manîment des affaires Philippe, duc d'Orléans,
son neveu (3), prince d'un génie supérieur et possédant toutes
les qualités nécessaires pour conduire un grand État. Il con-
pas voulu permettre que le Roy entrât seul avec lui dans son cabinet
où, disait-il, il avait quelque chose à lui communiquer en particulier (6).
M, le duc de Charost (c) fut mis en sa place. »
(i) Le manuscrit donne : « un esprit ».
(2) Le testament de Louis XIV est datù de Marly, 2 août 1714; les
deux codicilles sont, l'un du 13 avril, l'autre du 23 août 1715.
(3) Le manuscrit ajoute entre parenthèses : « Il étoit né du second
mariage de Philippes de France, frère unique de Louis XIV, avec Char-
lotte-Elisabeth de Bavière, fille de l'Electeur Palatin, morte en 1722. »
fille de Louis Cossé, duc de Brissac, et de Catherine de Goiidy, dame de Beaupréau.
(Voy. le P. Anselme, Hist. généalogique, t. IV, p. 643.) — Le testament de Louis XIV
portait : « Nous nommons pour gouverneur du Roi mineur, sous l'autorité du duc du
Maine, le maréchal de Villeroy qui, par sa bonne conduite, par sa probité et ses talents,
nous a paru mériter d'être honoré de cette marque de notre estime et de notre con-
fiance... > Le maréchal fut confirmé dans cette charge par arrêt du Parlement de Paris du
2 septembre 1715, et en exerça les fonctions jusqu'au 10 août 1722, jour où il fut arrêté
et exilé dans sa terre de Neuville, près de Lyon.
(6) Le motif de cette disgrâce est bien celui-là; Saint-Simon prétend toutefois que l'ar-
restation du maréchal était depuis longtemps déjà décidée entre le Régent et le cardinal
Dubois. Le Régent savait bien que s'il demandait i parler au roi en dehors de la présence
du maréchal, celui-ci n'y consentirait pas. C'était un prétexte qu'on cherchait et un piège
qu'on lui tendait. (Voy. Bovat, Journal de la Régence, t. II, p. 412, et Saint-Simo.n,
édition Ghéruel, t. XVIII, p. 469, et t. XIX, p. 2 et 3.)
(c) Armand de Béthune, duc de Charost, né le 25 mars 1663, l'un des quatre capi-
taines des gardes du corps du Roi, mourut le 23 octobre 1747. Il fut déclaré gou-
verneur le 13 août 1722. Saint-Simon prétend (édition citée, t. XI, p. 285) qu'avant même
qu'on connût le testament du roi, il avait conseillé ce choix au duc d'Orléans. Comme
on ne le croyait gouverneur que pour peu de temps, on lui avait donné le surnom de
Pillaurine, qui était, dit Barbier (t. I, p. 154), le prête-nom des fermiers généraux pour
un reste de bail.
Mathieu Marais {itémoires, t. II, p. 330) rapporte la réponse pleine de dignité du maré-
chal de Villeroy à Charost, quand celui-ci lui fit part de son élévation : « II ue pouvait, lui
dit-il, se réjouir avec lui, de co qu'on lui a donné la place de gouverneur, parce que lui,
maréchal, tenait cette place de la main du feu roi, à qui il avait promis de ne jamais
abandonner le roi tant qu'il serait au monde, et que, se voyant hors d'état de tenir une
si noble parole donnée à un grand roi mourant, il ne pouvait prendre part à l'élévation
de M, de Charost, qui le privait de cette gloire et le faisait manquer à sa parole. >
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4 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
floit le vsoin du gouvernement au duc du Maine, l'un de ses
fils, né de Madame de Montespan (1), qu'il avoit tendrement
aimée. Ce prince étoit bien digne de la confiance de son père;
et par son esprit et par ses lumières, il n'étoit guère inférieur
au duc d'Orléans; mais on peut dire qu'un amour paternel
aveugle et une ancienne haine (2) que, sur un fondement assez
léger (3), Louis XIV avoit conçue contre son neveu, avoient
fermé les yeux de ce Monarque sur les droits de la nature et
du sang. C'est ainsi que Louis XIV voulut faire régner encore
après lui cette autorité absolue à laquelle rien n'avoit résisté
pendant sa vie. Mais que les hommes s'abusent! Le même ins-
tant anéantit Louis le Grand et son autorité. Son testament
fut cassé (4). Si l'ambition du Duc d'Orléans n'eut aucune part
à ce grand événement, le succès en fut du moins dû à sa pro-
fonde politique et à son habileté. Ce trait d'histoire est assez
intéressant pour mériter qu'on s'y arrête.
L'autorité des Rois de France est sans bornes; ils ont droit
de vie et de mort sur leurs sujets, et il n'est point de Souve-
rains qui soient si absolument et si promptement obéis; mais
dans le cas d'une minorité, il faut que les dernières volontés
(1) Françoise-Athénaïs do Rochechouart, lille du duc de Mortemart,
née en 1641, morte le 28 mai 1707 à Bourbon-l'Archambault, avait épousé
en 1^63 Henri-Louis de Pardaillan de Gondrin, marquis de Montespan.
(2) Note de l'édition de 1763 : « Peut-être sur ce qui s'était passé en
Espagne. » — Le mot « une » manque dans le manuscrit.
(3) L'éloignemcnt de Louis XIV pour son neveu lui avait été surtout
inspiré par Madame de Maintenon qui ne l'aimait pas et ne lui pardon-
nait pas les injures qu'il avait prononcées contre elle et contre la prin-
cesse des Ursins, à un souper qui avait eu lieu à Madrid, pendant le
séjour du duc. (Mémoires de Saint-Simon, édition citée, t. VII, p. 44 et
suivantes.) — On sait, en outre, que le duc d'Orléans avait été accusé
d'avoir voulu détrôner Philippe V. Il l'aurait fait empoisonner, aurait
répudié la duchesse d'Orléans et épousé la Reine en se faisant pro-
clamer roi d'Espagne. — Barbier raconte à ce propos (|ue Louis XIV
possédait toutes les preuves de cette conjuration et qu'il avait confié à
d'Argenson la cassette qui les contenait. Or, lorsqu'on arrêta Pomereu,
un des exempts de ce dernier, on saisit une autre cassette qui renfer-
mait de quoi perdre d'Argenson. Les deux cassettes furent alors .
échangées d'un commun accord, et tous les papiers qu'elles contenaient
furent brûlés, opération qui dura plus de deux heures. (Jouimal, t. I,
p. 194 et suivantes.)
(4) L'arrêt du Parlement qui cassa le testament de Louis XIV est du
2 septembre 1715.
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RÉGENCE DU DUC D'ORLÉANS » 5
du Monarque défunt soient reconnues par les Princes, par les
Grands du Royaume, par le Chancelier qui est le chef de la
Justice, et par ceux qui composent avec lui ce corps respec-
table. A cet effet, on s'assemble en présence du jeune prince,
héritier présomptif de la Couronne (1); on lit à haute voix le
testament, on Texamine, on en pèse toutes les dispositions; et
dans cette assemblée, qui représente la nation, ce testament
reçoit toute son authenticité, ou est infirmé. Telle est la cons-
titution de l'État. Le Duc d'Orléans, qui ne Tignoroit pas, et
qui, comme premier Prince du San^, avoit à figurer plus
qu'aucun autre dans cette assemblée, ne s'endormit pas. Il
pratiqua et fit pratiquer par ses favoris les plus puissans des
Seigneurs et les plus accrédités du corps de la Justice, les pro-
messes, les menaces, les largesses, les raisonnemens les plus
forts; rien ne fut épargné pour en gagner (2) une partie et
intimider l'autre. Tout répondit aux vœux (3) du prince, et le
jour de la cérémonie fut pour lui un jour de triomphe (4).
Comme il possédoit au suprême degré le don de la parole, il
prononça un discours très éloquent, qui ne roula que sur le
droit que sa naissance lui donnoit à la Régence du Royaume,
droit qu'il prouva que le feu Roy n 'avoit dû ni pu transmettre
à d'autres à son préjudice ; et en homme habile, glissant légè-
rement sur ses qualités personnelles, il laissa à l'assemblée le
soin de décider du mérite et de la capacité des deux concur-
rents. Tous les suffrages se réunirent en sa faveur. Le testa-
ment de Louis XIV fut annulé, et le Duc d'Orléans unanime-
ment déclaré Tuteur du jeune Roy et Régent du Royaume.
Cet acte de politique et d'autorité tout ensemble fut suivi
d'établissement de Conseils et de Promotions, où les créatures
du nouveau Régent, et. ceux qui ne pouvoient lui fiûre obs-
tacle, eurent la meilleure part. Le Duc du Maine (5), ses par-
Ci) Ces cinq derniers mots ne se trouvent que dans le manuscrit.
(2) Le manuscrit porte : « engager ».
(3) Les éditions portent « vues » au lieu de « vœux ».
(4) Voyez le compte rendu officiel de la séance du Parlement qui se
trouve notamment dans le Journal de la Régence de Buvat, t. 1 (Pièces
justificatives, n» 1).
(5) Louis-Auguste de Bourbon, duc du Maine et d'Aumale, fils naturel
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6 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
tisans, ceux qui parurent suspects, furent exilés (1). Ce fut
sans doute un bien pour le Royaume, que les choses eussent
pris cette tournure. Par là tous motifs de jalousie et dissen-
sion, maux bien dangereux dans une minorité', furent ôtés.
Tout plia d'autant plus aisément, que l'autorité se trouvoit
entre les mains d'un Prince à qui on convenoit qu'elle étoit
légitimement due, et qu'on connoissoit capable de bien gou-
verner.
Le premier soin du Duc Régent fut de se faire rendre compte
de l'état des Finances, qu'il trouva dans un désordre extrême.
Louis XIV (2) en mourant avoit laissé son royaume dans un
état très propre à calmer les alarmes générales de ses voisins.
Un Roy encore enfant, des finances épuisées, et les revenus
de la couronne tellement engagés qu'il y en avoit au moins
quatre ans d'anticipés, une infinité de charges municipales
onéreuses à l'État qui en payoit les gages à proportion de la
finance, et dont la création n'avoit eu pour but d'autre utilité
que celle de tirer de l'argent pour les besoins du feu Roy, ce
de Louis XIV et de la marquise de Montespan, né à Versailles le
31 mars 1670, légitimé par lettres patentes du 29 décembre 4673, mort
à Sceaux le 14 mai 1736. Il avait épousé, le 19 mars 1692, Anne-Louise-
Bénédicte de Bourbon, fille puinée de Henri- Jules de Bourbon, prince de
Condé, et d'Anne de Bavière, dite la princesse Palatine. (Le P. Anselme,
Hist. généal. de la maison de France, t. l, p. 193-194). — Sur sa mort,
voy. les Mémoires du duc de Luynes, t. J, p. 75.
(1) Ce fut seulement le 29 décembre 1718 que le duc du Maine fut
arrêté dans son iiôtel de la rue Saint-Honoré, conduit et enfermé au
château de DouUens, d'où il écrivait quelques jours après à sa sœur :
« Ce n'est pas en prison qu'on devrait me mettre, mais on devrait m'ôter
mes habits et me mettre en jaquette pour avoir consenti à me laisser
mener par ma femme. » Il fut plus tard transféré à Eu. La duchesse du
Maine, arrêtée le même jour que lui, fut amenée au château de Dijon et
postérieurement à Chalon-sur-Saône. Cf. Ad. Jobbz, La France sous
Louis XV, t. I, p. 76.
Le duc du Maine a étudié verset par verset les chapitres de l'Évangile
de saint Matthieu, où se trouve reproduit le Sermon sur la montagne, et
en a fait soixante et une méditations qu'il a adressées à son fils le prince
de Dombes. Elles ont été publiées par l'abbé Mellier. Paris, 1884, in-8«.
(2) Les deux phrases qui suivent sont remplacées dans les éditions
par celle-ci : « Cha Abhas [Louis XIV] avoit épuisé ses trésors pour
soutenir de grandes et longues guerres; il avoit contracté des dettes
pour des sommes immenses avec des Arméniens [Négotians], tant régni-
coles qu'étrangers, qui lui avoient avancé des fonds considérables pour
l'entretien de ses nombreuses armées. »
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LE CARDINAL DU BOIS 7
qui ne servoit qu'à multiplier de plus en plus les dettes de
l'État, qui e'toient immenses : telle est la situation où Louis XIV
laissa la monarchie; de sorte que les années de sa gloire et
de ses prospérités étoient balancées par le dépérissement
réel qui avoit été une suite naturelle des grands efforts que
la Nation avoit faits pour soutenir de grandes et longues
guerres.
Il falloit cependant acquitter ces dettes, et le Royaume n'étoit
rien moins qu'en état d'y fournir. Les Gouverneurs des Pro-
vinces, accoutumés de tout tems à envoyer aux Rois de France
des sommes considérables (i), ne pouvoient plus tirer de leurs
Gouvernemens de quoi y satisfaire. Les campagnes étoient
désertes, les terres sans culture; le commerce languissoit; la
confiance et le crédit étoient perdus. En un mot, le Royaume
étoit dans la crise la plus violente. Cependant l'État jouissoit
d'une paix profonde. Le Régent se flatta qu'en peu d'années
il viendroit à bout de rétablir les finances, qui sans contredit
méritent par préférence l'attention d'un Souverain. Mais le
désordre de cette partie ayant influé sur toutes celles de l'État,
le Prince se trouvoit dans un embarras des plus grands. 11
travailloit pendant une partie des jours et des nuits à des
arrangemens que, par sa grande capacité et sa facilité pour le
travail, il étoit seul en état d'imaginer et de faire exécuter. Il
se déchargeoit d'une partie des affaires, et principalement des
détails sur le Cardinal du Bois, qui depuis plusieurs années
avoit l'intendance de son sérail (2).
(1) Éditions : « de très-grands présens ». •
(2) jTe manuscrit ajoute : « L'abbé du Bois étoit fils d*un apoticaire de
Brives-la-Gaillarde en Languedoc. 11 fut d'abord lecteur de M. le Régent.
La conformité de leur génie et de leurs mœurs en fit bientost deux amis.
Il eut toute la confiance de son maître et mourut chargé de titres [et]
d'honneurs, âgé d'environ soixante-six ans. 11 étoit cardinal, archevêque-
duc de Cambrai, prince du Saint-Empire, abbé de Saint-Juste, de Nogent-
sous-Coucy, de Bourgueil, de Gercamp, de Bergues-Saint-Vinoc, de Saint-
Bertin, premier Ministre, Secrétaire d'État pour les Afi'aires Étrangères,
grand-maître et surintendant général des courriers, postes et relais de
France, un des quarante de l'Académie françoise, honoraire de l'Aca-
démie royalle des Sciences et de celle des Inscriptions et Belles-Lettres,
président de TAssemblée générale du Clergé. La maladie dont il mourut
étoit Je fruit de son incontinence et de ses débauches outrées. L'ampu-
tation qu'on fut obligé de lui faire ne permet pas d'en douter. Il a tou-
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« ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
C'étoit un homme de la plus obscure naissance, d'une taille
ordinaire, d'une physionomie rude et basse, d'un abord dur,
sans religion, sans autre mérite que l'esprit d'intrigue, et qui
n'avoit d'autre capacité que celle de sçavoir déterrer chaque
jours passé pour avoir été marié et pour avoir eu des enfans. » —
Né à Brive-la-Gaillarde le 6 septembre 1656, il mourut à Versailles, le
10 août 1723.
On prétend qu'après avoir été domestique du principal du collège
Saint-Michel, lequel avait été choisi pour être précepteur du duc de
Chartres, il finit par lui succéder. D'autres disent qu'étant boursier au
collège Saint-Michel, le marquis de Saint-Laurent ayant besoin d'un
lecteur, en parla à l'abbé Faure, chanoine de Reims, qui proposa Dubois.
La duchesse d'Orléans, mère du Régent, l'estimait si peu, qu'elle avait
fait jurer à son fils de ne jamais remployer : « C'était, disait-elle, le plus
grand coquin et le plus insigne fripon qu'il y eût au monde. » On sait
comment ce serment fut tenu.
On connaît aussi l'anecdote qui lui avait fait donner le surnom de
« Sacredieu ». Un laquais du cardinal François de Mailly, archevêque
de Reims, s'étant pris de querelle sur ses qualités avec un laquais de
l'abbé Dubois, celui-ci dit à son camarade : « Ton maître sacre les Rois,
mais le mien sacre Dieu tout le long du jour. »
C'est encore en parlant de lui que le marquis de Noce avait dit au
Régent « qu'il pouvait bien faire d'un cuistre un cardinal, mais jamais
du cardinal Dubois un honnête homme ».
(Barbier, t. I, p. 30 et 93. — Bovat, Journal de la Régence^ t. II,
p. 370, note. — Mathieu Marais, à la date du 9 juin 1720, t. If, p. 274
et 277. — Correspondance de Madame, t. II, p 307. — Mémoires de Saint'
Simon, édition Chéruel, t. XIÏ. p. 214.)
L'abbé Dubois a été beaucoup chansonné ; voici une de ces chansons
qu'on trouve dans la Correspondance de Madame (t. II, p. 281) :
Je suis du bois dont on fait les cuistres,
Et cuistre je fus autrefois;
Mais à présent, je suis du bois
Dont on fait les ministres.
Il n'avait reçu aucun des ordres sacrés ; l'évêque de Nantes Tressan
• lui conféra en une heure tous les ordres qui conduisent à la prêtrise et
la prêtrise elle-même. Voy. Vatout, La Conspiration de CeUamare (Paris,
1832, in-8»), t. II. p. 63, note.
Il fut reçu à l'Académie française le 3 décembre 1722. — Tombé malade
le 16 juillet 1723, le cardinal Dubois mourut, le iO août suivant, d'un
ulcère dans la vessie sans qu'on lui eût fait aucune amputation. (Buvat,
Journal de la Régence, t. II, p. 448.) — Lorsqu'il fut nommé à l'arche-
vêché de Cambrai, le bruit courait en effet qu'il était marié, mais que
pour lui faire la cour un intendant de province avait déchiré des
registres paroissiaux la page où se trouvait la preuve de ce mariage.
L'intendant dont il s'agit est M. de Breteuil, maître des requêtes et
intendant à Limoges; c'est, dit-on, en récompense de ce service, qu'il fut
nommé secrétaire d'État en remplacement de M. Le Blanc. (Soulavie,
Mémoires du maréchal duc de Richelieu, t. III, p. 203. — Bdvat, Journal
de la Régence, t. II, p. 440. — Barbier, Journal, t. I, p. 182, note.)
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M. DE BRETEUIL ET M. LE BLANC 9
jour des femmes de toutes conditions pour les plaisirs de son
Maître (1) : emploi que la difficulté de trouver tout ce que le
Régent désiroit de jeunesse, d'agrémens et d'esprit dans une
femme, et son inconstance extrême rendoient pénible, mais
qui par cette raison même avoit acquis au Cardinal du Bois
toute la confiance du Prince et une si grande autorité, que
souvent il osa refuser, avec la dernière dureté et les expres-
sions les plus indécentes, des grâces et des places que le
Régent avoit accordées. Un excès de bonté fermoit les yeux
du Maître sur l'impertinente conduite d'un homme qu'assuré-
ment il méprisoit, mais que des talens peu communs pour
servir sa luxure lui faisoient estimer nécessaire, et qu'il éleva,
plutôt par complaisance que pour tout autre sentiment, à des
postes qui rendoient ce vil prêtre d'autant plus méprisable,
qu'ils étoient plus éminens (2).
La Guerre étoit sous la direction de M. de Breteuil (3), homme
dont la capacité ne suffisoit pas à un si grand détail, et que le
crédit des femmes avoit élevé; d'ailleurs assez aimé, ayant le
cœur bon, les manières assez nobles et toutes les dispositions
possibles à rendre service. Il avoit succédé à M. Le Blanc (4),
qui s'étoit fait, avec justice, une grande réputation, et que son
mérite, son expérience, son affabilité pour les gens de guerre,
(1) Note de Tédition de 4763 : « On m'a raconté dans mes voyages de
ces manœuvres du cardinal du Bois, qui font frémir. »
(2) Les éditions donnent ici la phrase suivante : « Rica [le comte de
Maurepas] et Hassein [M. de Saint-Florentin], dont nous parlerons dans
la suite, avoient dès lors chacun leur district. » C'est-à-dire que le car-
dinal n'avait pas toute la charge des affaires et était déjà aidé par de
précieux collaborateurs.
(3) François- Victor Le Tonnellier-Breteuil, marquis de Fontenay-Tré-
signy, etc., né en 1686, mort à Paris le 7 janvier 4743, avait épousé, le
45 octobre 4744, la fille de Jacques-Thomas-François Charpentier, sei-
gneur d'Ennery, près Pbntoise (Le P. Anselme, Hist. généal.y t. IX, p. 349).
Il avait 36 ans quand il remplaça M. Le Blanc à la guerre . « Il est beau
d'être ministre à 38 ans, dit Barbier (t. L p. 482). Cela est encore plus
beau pour sa fenmie qui est fille de Charpentier, homme très riche, dit
des Bœufs, parce qu'il était boucher des Invalides. Elle va se voir à
présent dame et maîtresse dans l'hôtel des Invalides dont le père était
boucher. »
(4) Claude Le Blanc, né le 4" décembre 4669, moui-ut à Versailles le
49 mai 4728. Il fut nommé, le 24 septembre 4718, secrétaire d'État du
département de la guerre.
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10 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
son zèle à les obliger, et plus encore ses malheurs, faisoient
journellement regretter (1). Soupçonné de s'être prêté à quel-
ques malversations, le Régent le fit arrêter; mais malgré une
longue et rigoureuse détention, malgré le dessein de le perdre,
marqué par la passion avec laquelle on * instruisit son procès
et celui de ses prétendus complices, on ne put trouver matière
à le punir que par l'exil; encore ses juges furent-ils taxés
de s'être en cela livrés à trop de complaisance pour ses
ennemis (2).
La Justice étoit régie et administrée par M. d'Aguesseau (3).
(1) Note de l'édition de 1763 : « Mr. le Blanc, Ministre de la guerre
sous la régence, perdit cette place le 1" juillet 1723. Il fut encore plus
durement traité sous le ministère du Duc de Bourbon; impliqué dans
des accusations de malversation et dans l'assassinat du sieur Sandrier,
il fut mis à la Bastille, où il essuya la honte de l'interrogation [la tor-
ture]. Mr. Arnaud de Boëx, Maître des Requêtes et Conseiller au Parle-
ment, qui en étoit chargé, la poussa au delà des bornes qui lui avoient
été prescrites. Mr. le Blanc, après être parvenu à se justifier, fut élargi
en 1725 et se retira à la campagne. Peu de temps après, l'Évéque de
Fréjus [le futur Cardinal de Fleury] le rétablit dans sa charge. Mais le
triomphe de voir son innocence reconnue et ses ennemis humiliés ne
fut qu'imparfait. Ses chagrins et une longue détention avoient fait trop
d'impression sur sa santé. Il se comporta à l'égard de ses ennemis avec
beaucoup de modération, qui lui fit beaucoup d'honneur, et le seul
Arnaud de Boëx, qui avait montré trop de passion, reçut ordre de se
défaire de sa charge et de se retirer à Angoulême. »
Sandrier dont parle la note ci-dessus fut assassiné à la suite de la ban-
queroute de M. de La Jonchère, trésorier de l'extraordinaire des guerres,
dont il était secrétaire et qui était très protégé par M. Le Blanc. Ce der-
nier vivait avec Mme Berthelot de Pléneuf, mère de la marquise de Prie,
qui était elle-même la maîtresse du duc de Bourbon et qui détestait sa
mère. Il n'en fallut pas davantage pour que Madame de Prie excitât le
duc de Bourbon contre Le Blanc. (Buvat, Journal de la Régence, t. II,
p, 377. 439 et 440, note 1; Barbier, t. I, p. 141, 206 et 207.) — Arnaud
de Boëx avait été rapporteur du procès de Cartouche.
(2) Le Blanc fut acquitté par le Parlement le 15 janvier 1725; sur
.173 juges qui composaient cette assemblée, il n'y eut pas une seule voix
contre lui. Il reprit sa place de secrétaire d'État à la guerre au mois de
juin 1726. (Barbier, Journal de la Régence^ t. I, p. 215 et 238.)
(3) Henri-François d'Aguesseau, chancelier de France, né le 26 novem-
bre 1668, mourut à Paris le 9 février 1751. Il avait épousé en 1694 Anne
Lefèvre d'Ormesson, qui mourut à Auteuil le 1" décembre 1735, à l'âge
de cinquante-huit ans. Le Régent lui confia une première fois les sceaux
le 1" février 1717, et les lui enleva au mois de mars de l'année suivante,
à cause de son opposition au système financier de Law. Ce dernier,
accompagné du premier gentiliiomme de la chambre du prince, vint lui-
même les lui rapporter au mois de mai 1720, à sa terre de Fresnes, où
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LE CHANCELIER D'ÀGUESSEAU 11
M. d'Aguesseau étoit Thomme le plus sçavant de la France;
il avoit longtemps rempli avec distinction la place de Procu-
il avait été exilé. Il les reperdit en 1722, pour les reprendre en 1737, et
les conserver jusqu'en t750. (Mémoires de Luynes, t. I, p. 183.)
C'est à lui et au président de Mesmes que Louis XIV avait remis son
testament.
D'Aguesseau s'était opposé énergiquement à la proposition des frères
Paris qui, pour rétablir les finances de l'État, voulaient qu'on remontât
à l'origine des fortunes privées, dont l'histoire se trouvait chez les
notaires.
Le duc de Luynes a fait dans ses Mémoires un grand éloge de d'Agnes-
seau, et, dans une note additionnelle, il déclare n'avoir pas encore assez
fait l'éloge de ses lumières, de l'ornement de son esprit, de la sagesse et
de la justesse de ses réflexions et de ses réponses. Voy. t. XI, p. 39-40
et la note 1, et Gazette de France, table de 1631 à 1765. t. I, p. 4.
Le manuscrit ajoute : « Il a succédé en qualité de chancelier à
M. Voisin (a), que Madame de Maintenon avoit fait passer de l'inten-
dance de Saint-Cyr à la première place de la magistrature. M. le Prési-
dent de Maisons (6) avoit été désigné son successeur ; mais il étoit mort
quelque tems avant M. Voisin, en s'écriant, pénétré de regret : « Faut-il
moiu'ir à la veille d'être revestu des « premiers emplois! » M. le chan-
celier d'Aguesseau est originaire d'Amiens, où ses ancestres étoient mar-
chands. Il a été élevé à Port-Royal et formé par M. Le Maître; à vingt
ans, il brilla dans sa charge d'avocat général, plus par sa grande appli-
cation que par son grand génie. Sa place de procureur général fut rem-
plie par M. Joly de Fleur y (c) qui a beaucoup mieux que luy soutenu
les espérances qu'on en avoit conçues. »
Note de l'édition de 1763 : « Après la mort de Mr. Voisin, le Duc Régent
fît dire le lendemain sur les huit heures du matin à Mr. Daguesseau,
Procureur Général, qui entendoit la messe, qu'il vouloit lui parler. Ce
(a) Daniel-François Voisin, chevalier, soigneur de la Noraye et du Mesiiil-Bourré, né en
1655, mort à Paris, le 2 février 1717, était iils de Jean-Baptiste Voisin et de Madeleine Guil-
lart; il avait épousé, en 1683, Charlotte Trudaine, qui mourut le 20 avril 1714, et avait
succédé comme chancelier et garde des sceaux au comte de Pontchartraiii. (Le P. Anselme,
Hist. gén., t. VI, p. 588 et 590.)
(6) Jean-René de Longueil, marquis de Maisons et de Poissy, né le 14 juillet 1699, mourut
de la petite vérole le 13 septemibre 1731; il était beau-frère du maréchal de Villars, et
avait succédé à son père dans sa charge de président à mortier. Il fut un des favoris du
Régent, auquel il proposa, dit-on, de faire disparaître le testament de Louis XIV en s'assu-
rant des troupes. Il possédait la terre et le château de Maisons, aujourd'hui Maisons-Laf-
fitte, que son bisaïeul René de Longueil, surintendant des finances et chancelier de la reine-
mère de Louis XIV, fit construire par Mansard. Cette terre valait, 1,800,000 livres. Madame
de Pompadour eut un moment le désir de l'acheter en vendant sa terre de Crécy, dont
. elle ne trouvait pas la vue agréable. (Moréui, Dict. hislor., t. VI, 2« partie, p. 381. —
JoBEz, La France sous Louis XV, t. I, p. 362. — Mémoires de Luynes, t. VIII, p. 208.)
(f) Guillaume-François Joly de Fleury, né à Paris le H novembre 1675, procureur
général au Parlement de Paris, jurisconsulte éminent, mort à Tàge de quatre-vingts ans,
le 25 mars 1756. 11 fut inhumé dans l'église Saint-André-des-Arts, à Paris.
On l'appelait le vieux renardj à cause de son esprit et de sa science. C'était, dit Barbier,
un des hommes les plus profonds du royaume, et il joignait à sa science une grande supé-
riorité d'esprit et de politique. Il fut un des deux exécuteurs testamentaires du comte de
Toulouse. (MoRÉRi, Dict. kist., t. VI, p. 364. — Barbier, Journal, t. IV, p. 130. — Mé-
moires du duc de Luynes, t. I, p. 406.)
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12 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
reur Général et s'y étoit fait un grand nom. Son mérite seul
réleva au poste de Chancelier et en même temps de Garde
des Sceaux; exemple rare et d'autant plus glorieux pour
M. d'Aguesseau, que le choix qu'on fit de lui fut généralement
applaudi. Que ne pouvoit-on pas se promettre d'un Magistrat
qui entroit par une si belle porte, dont l'esprit étoit transcen-
dant, l'intégrité à toute épreuve, le zèle ardent pour le bien
de rÉtat, et qui étoit consommé dans l'étude et l'administra-
tion de la Justice? Ses premières démarches donnèrent en
effet les plus hautes espérances. Dans le tems où tout plioit
sous le Régent, on vit avec étonnement M. d'Aguesseau, qui
lui devoit son élévation, oser résister à ce Prince et opposer
à ses volontés une fermeté inébranlable dans des circons-
tances qu'il estima préjudiciables à l'État. L'exil (1) fut le
prix de sa résistance et un honneur infini celui de son exil :
trop heureux et trop grand s'il eût sçu soutenir sa disgrâce I
Mais trop tôt dégoûté de sa retraite, ou fatigué des vives
sollicitations de ses proches et de ses amis, ou ébranlé d'un
côté par les espérances dont on le flattoit à la Cour, de l'autre
par le désir d'avancer ses enfans, il céda et sacrifia à des
motifs frivoles la gloire qu'il avoit chèrement achetée. On
grava alors sur la porte de son hôtel : Et homo factus est (2).
On le rétablit dans les fonctions qui concernoient la Justice
seulement; mais abattu par l'âge ou par les réflexions, ce ne
fut plus dans la suite qu'un homme très ordinaire, foible,
indécis, uniquement occupé de formalités et de petits détails,
n'expédiant aucune affaire à force de vouloir l'éplucher,
autant mésestimé qu'il avoit été honoré, trop livré à son fils
Magistrat fît réponse que dès que la messe seroit finie, il se rendroit
chez S. A. R. Mais ce Prince, peu scrupuleux sur les devoirs de la reli-
gion, lui ordonna de le venir trouver dans le moment. Mr. Dagues seau
partit sur le champ, et le Duc Régent Tobligea d'accepter les sceaux .
malgré le refus qu'il en faisoit. Ce Magistrat étoit originaire d'Amiens,
d'une famille marchande. Sa jeunesse fut des plus brillantes. Après avoir
été élevé à Port-Royal, il se fît une très grande réputation dès l'âge de
vingt ans. Ce n'est pas qu'il fût un génie supérieur; mais sa grande
application et la grâce avec laquelle il prononçoit ses discours y sup-
pléèrent. »
(1) Voyez plus haut, page 10, note 3.
(2) Cette phrase manque dans toutes les éditions.
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LE MARQUIS D'ARGENSON 13
dont les projets hasardés et les conseils violens Texposoient
à compromettre l'autorité souveraine et la dignité de sa place
avec des membres de Justice du second ordre (avocats au
Conseil) (i), qui, s'imaginant qu'on ne pouvoit se passer
d'eux, avoient osé s'élever contre leur chef avec une opiniâ-
treté mal placée dont ils furent à la fin les victimes.
Les fonctions du Chancelier, au moment de sa disgrâce,
furent confiées à M. d'Argenson (2), homme de naissance, de
beaucoup d'esprit, capable; d'ailleurs dur et intraitable;
défauts que soutenoient bien son visage noir et sec et sa
physionomie rébarbative (3), mais qui ne lui étoient pas
naturels; car il étoit né gai et galant. Il avoit longtemps
occupé la place de Lieutenant de Police, qui demande un
extérieur rude et sévère, auquel il s'étoit si fort accoutumé,
qu'il n'avoit pu s'en défaire (4).
En rendant à M. d'Aguesseau, à son rappel, l'exercice de
(1) Ces trois mots ne sont que dans le manuscrit.
(2) Marc-René de Voyer de Paulmy, marquis d'Argenson, né le
4 novembre 1652, avait succédé à La Reynie dans la charge de lieute-
nant de police; quand on lui enleva les sceaux, en 1720, pour les rendre
à d'Aguesseau, il se retira à la Madeleine de Traînel, couvent de bénédic-
tines réformées, dans le faubourg ^int- Antoine , où il avait un apparte-
ment et où il mourut le 8 mai 1721. A l'époque de sa retraite dans ce
couvent, on publia l'avis suivant : « Il a été perdu un grand chien noir
(d'Argenson était grand et noir) avec un collier rouge et les oreilles
plates (il avait le grand cordon rouge de l'ordre de Saint-Louis); ceux
qui le trouveront s'adresseront à l'abbesse du Traînel où on les récom-
pensera. * (Barbier, Journal, t I, p. 32; Éloge de M. d'Argenson, dans les
Œuvres de Fontenelle, Paris, 1767, t. VI, p. 141.)
(3) Son physique lui avait fait donner par le peuple le surnom de
Damné, (Barbier, t. I, p. 8, note.)
(4) Le manuscrit ajoute : « La famille de M. d'Argenson avoit possédé
longtemps la charge de grand bailly (a) de Tourraine, et ce n'étoit que
du tems du cardinal de Richelieu qu'elle étoit entrée dans la robe. Son
père et son grand-père (b) avoient été ambassadeurs à Venise, et lui-
même y étoit né. Ayant perdu son père encore jeune, il se trouva avec
(a) On appelait ordinairement Baillis les juges ordinaires qui rendaient la justice sous
les sénéchaux; mais les sénéchaux de province ont été aussi appelés de ce même nom :
ainsi on appelle le sénéchal de Touraine, le Bailli de Touraine. {Diet. de Trévoux, t. I,
p. 706.)
(h) René de Voyer de Paulmy, seigneur d'Argenson, né à Blois le 13 décembre 1623,
ambassadeur du roi à Venise, en remplacement 'de son père, René de Voyer (né le
2! novembre 1596, mort le 14 juin 1651), mourut au mois de mai 1700. Le Sénat de
Venise, par considération pour sa personne, lui avait octroyé la permission d'ajouter sur
le tour de ses armes celles de la République, avec le lion de Saint-Marc pour cimier.
(MoRtRi, Dict. hist., t. X, p. 710 et 711.)
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a ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
ce qui concernoit la charge de Chancelier, M. le Re'gent jugea
à propos de conserver M. d'Argenson dans le poste de Garde
des Sceaux, poste de conûance et lucratif, dont M. d'Agues-
seau ne se vit pas privé sans chagrin. Mais le Prince ayant
voulu faire sentir au Chancelier le danger qu'il y a de déplaire
aux Grands, ce démembrement fut une continuation de puni-
tion à laquelle le Chancelier eut tout le tems de se faire, les
Sceaux ne lui ayant été donnés de nouveau que plus de seize
ans après la mort du Régent.
A M. d'Argenson, mort (i) peu de tems avant M. le Régent,
succéda M. d*Armenonville (2), petit-fils d'un marchand
qui s'étoit enrichi par son commerce. C'étoit un homme
6,000 livres de rente, réduit à être lieutenant général du présidial (a)
d'Angoulêrae. Ce fut M. Pelletier (6), père de celui qui a été premier
Président, qui détermina cet homme déplacé à venir se montrer à Paris,
n engagea son bien pour acheter une charge. Celle de lieutenant de
police étant venue à vacquer, il la demanda et l'obtint. La manière dont
il s'en acquitta lui fit assez d'honneur pour qu'on convînt qu'il méritoit
d'être mieux placé ; mais elle lui en fit trop pour qu'on pensât en effet à
l'en tirer. Il exerça pendant plus de vingt ans. »
En parlant de sa famille, le marquis d'Argenson, l'auteur des Mémoires^
en définit lui-même ainsi le caractère : « Le cœur excellent, dit-il, l'esprit
moins bon que le cœur, et la langue pj^s mauvaise que tout cela. » (Journal
et Mémoires du marquit d'Argenson, publiés par Rathery, t. I, p. 34.)
(1) On a gravé ime estampe sur la mort de M. d'Argenson : il y est
représenté en robe longue de garde des sceaux avec une perruque très
noire. Un diable avec une masse et un flambeau marche devant lui et
le mène aux trois juges d'enfer. Un autre diable, avec une masse, le suit
et lui donne des coups de pied au c... et des coups de masse pour le
faire avancer, et un autre petit diable lui porte la queue de sa robe.
Dans le fond, on voit sa bière renversée à coups de pied par les haren-
gères de la halle; on le voit dans différents petits tableaux, tantôt assis
avec des filles au devant de lui qui comptent de l'argent, avec ces
mots : « Contribution des filles de joie, tantôt en conversation avec des
religieuses : Madame du Trainel.
(2) Joseph-Jean-Baptiste Fleuriau d'Armenonville, né en 1660, mourut
(a) Le Présidial était le tribunal institué dans certaines villes pour y juger en dernier
ressort les affaires peu importantes. Les juges présidiaux avaient été établis par un édit
de 1551. {Dict. de Trévoux, t. VI, p. 980.)
(6) 11 s'agit de Louis Le Peletier II, marquis de Mortfontaine, avocat du roi au Chàtelet
de Paris, né en 1662, mort le 31 janvier 1739. Il fut nommé premier président en 1707,
mais se démit en 1712; aussi le roi, ayant égard à ce que, s'il avait rempli cette place, il
se serait trouvé alors le plus ancien des Présidents, lui accorda, le 17 février 1712, des
lettres de Président honoraire. Son fils, Louis Le Peletier III de Rosambo (sa mère était
Geneviève-Josèphe de Coetkaes de Rosambo), né le 8 octobre 1690, fut nommé premier
président à sa place, en janvier 1712, à condition qu'il n'en exercerait les fonctions qu'à
l'âge de vingt-cinq ans. (Bibl. nationale. Dossiers bleus, vol. 516, dossier Le Peletier,
;ol. 10 et 131.)
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M. D'ARMENONVILLE 45
blanchi dans difîérens emplois qui avoient rapport aux
finances, d'un génie trop borné pour en faire un Ministre,
toujours de l'avis qu'on vouloit, et qui ne devoit la considé-
ration qu'on avoit pour luy qu'à son fils, M. de Morville (1),
qui étoit premier Secrétaire d'État. Celui-ci avoit beaucoup
d'esprit, étoit aimé de la Nation, honoré par les Étrangers,
bien venu (2) du Régent, faisoit sa place avec distinction,
étoit grand politique et honnête homme. Sous le ministère de
M. le Cardinal de Fleury, dont nous parlerons dans la suite,
les Sceaux ayant été ôtés à son père, qu'il soutenoit (3) par
son mérite et son crédit, cette disgrâce lui tourna la tête
au point qu'il fit la folie de se démettre de la charge de pre-
mier Secrétaire d'État. Dès ce moment, le père et le fils tom-
bèrent dans un oubli universel (accident fort connu à la Cour),
et se virent réduits à une solitude qui leur fut d'autant plus
au château de Madrid, le 27 novembre 1728. 11 était issu d'une famille
de marchands, établis à Tours, sous le nom de Bonneau, Bouchaud et
Fleuriau, et avait été intendant, puis directeur des finances ; lors de la
suppression de cette place, il avait obtenu la charge de capitaine des
chasses du bois de Boulogne et des plaines environnantes. Il avait
ensuite rempli les fonctions de président de la Chambre établie aux
Grands-Augustins pendant Fexil du Parlement, en 1720. Le château de
Rambouillet lui avait appartenu; il y avait fait tant d'embellissements,
que Louis XIV le lui acheta pour le comte de Toulouse, lui donnant en
échange l'usage du château de la Muette et du bois de Boulogne, déta-
chés de la capitainerie de Gatelan. (Journal de Barbier, t. I, p. i29,
note 1, et p. 260; Saint-Simon, Mémoires, t. IV, p. 308; le P. Anselme,
Hût. généal., t. VI, p. 605.)
M. d'Armenonville ne succéda pas directement à M. d'Argenson; ce
dernier fut nommé garde des sceaux en janvier 1718, puis chancelier et
garde des sceaux en avril ni9 : il se démit de ces deux charges en 1720.
Ce fut alors que d'Aguesseau, comme on l'a vu plus haut (note 3, p. 10)
reprit les Sceaux qu'il conserva jusqu'au 28 février 1722, date de la
nomination de M. d'Armenonville. (Le P. Anselme HUt. généal, t. VI,
p. 604 et 605. — Journal de Barbier, t. I, p. 129. — Mémoires du duc de
Luynety t. I, p. 184.)
(1) Gharles-Jean-Baptiste Fleuriau, comte de Morville, né à Paris le
30 octobre 1686, mort à quarante-six ans, le 3 février 1732. Ministre de
la marine en 1722, il fut secrétaire d'État des affaires étrangères, du
18 août 1723 au 19 août 1727. Il avait été élu membre de l'Académie
française, le 23 juin 1723, en remplacement de l'abbé de Dangeau; d'Alem-
bert a prononcé son éloge.
(2) Les éditions portent : « bien voulu ».
(3) Le manuscrit donne « contenoit », ce qui parait bien être une simple
faute de plume.
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16 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
sensible, qu'ils avoient vu leur cour brillante et nombreuse.
Le chagrin s'empara de l'un et de l'autre, et les mit en peu
de tems au tombeau.
On nous reprochera, sans doute, d'avoir suivi peu exacte-
ment l'ordre des tems et des matières; mais nous avons cru
qu'il convenoit, pour la commodité . même du Lecteur, de
raconter de suite ce qui touche le même homme, ou ce qui se
trouve lié avec le même fait, afin d'éviter les répétitions et le
désagrément de couper les événemens; ce qui cause toujours
de l'embarras et de la confusion (1).
Le duc Régent donnoit les matinées aux audiences et aux
affaires, et les après-dînées à ses plaisirs, qu'il poussoit bien
avant dans la nuit. Alors, enfermé (2) avec d'aimables
femmes et quelques Seigneurs qu'il admettoit à sa familiarité,
il se dédomraageoit, dans le sein de la volupté et sou-
vent de la débauche, des fatigues du Gouvernement. N'ayant
dessein de le faire voir que comme homme d'État, on ne dira
rien de sa vie privée (3), et on ne fera point de description
de ces fameux banquets (4), où les plaisirs de toutes espèces,
(1) Les éditions ajoutent : « Telle est la méthode à laquelle nous nous
sommes assujettis dans tout le cours de cet ouvrage. Si on la trouve
blâmable, nous demandons grâce pour elle. »
(2) Les éditions portent : « enfermé dans son Haram avec d'aimables
femmes ».
(3) Les éditions donnent : « vie passée ».
(4) Voici notamment ce que dit Saint-Simon sur les soupers du Régent :
« Ses soupers étaient toujours en compagnie fort étrange. Ses mai-
tresses, quelquefois une fille de l'Opéra, souvent madame la Duchesse
de Berry et une douzaine d'hommes, tantôt les uns tantôt les autres,
que sans façon il ne nommait jamais autrement que ses rouéi. C'était
Broglie, l'alné de celui qui est mort maréchal de France et duc; Noce;
quatre ou cinq de ses officiers, non des premiers; le duc de Brancas,
Biron, Canillac, quelques jeunes gens de talent, et quelque dame de
moyenne vertu, mais du monde; quelques gens obscurs encore sans
nom, brillants par leur esprit ou leur débauche. La chère exquise
s'apprêtait dans les endroits faits exprès de plain pied, dont toutes (aie)
les ustensiles étaient d'argent; eux-mêmes mettaient souvent la main à
l'œuvre avec les cuisiniers. C'était en ces séances où chacun était repassé,
les ministres et les familiers tout au moins comme les autres, avec une
liberté qui était licence effrénée. Les galanteries passées et présentes de
la cour et de la ville sans ménagement; les vieux contes, les disputes, les
plaisanteries, les ridicules, rien ni personne n*était épargné... On buvait
d'autant, on s'échauffait, on disait des ordures à gorge déployée et des
impiétés à qui mieux mieux, et, quand on avait bien fait du bruit et
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CONSPIRATION DE BRETAGNE 17
même ceux qui font rougir la nature, se succédoient tour
à tour. C'est une carrière qu'il n'appartient de courir qu'à
ceux qui voudront entreprendre d'écrire l'histoire de ce
Prince.
Quoiqu'il ne se refusât aucuns plaisirs, il n'étoit ni moins
attentif à ce qui concernoit le Gouvernement, ni moins actif
à donner à propos des ordres et à les faire exécuter. Ayant
e'té informe' qu'il se tramoit une conspiration en Bretagne (1),
il vint à bout de de'couvrir que quelques Seigneurs puis-
sans (2) de cette Province en étoient les Chefs (3), et qu'ils
qu'on était bien ivre, on s'allait coucher, et on recommençait le len-
demain. » {Mémoires de Saint-Simon, édition Chéruel, t. XII, p. 441
et s.)
(1) Note de l'édition de 1763 : « On dit que le Duc Régent en reçut les
premiers avis de Londres; mais la fameuse Fillon ne contribua pas peu
à la découverte de ce complot. On arrêta l'Abbé de Portocarrero, envoyé
à Madrid par le Prince de Cellamare, Ministre d'Espagne. L'Abbé, cou-
rant la poste en chaise, versa en passant un gué près de Poitiers. L'in-
quiétude pour sa malle découvrit l'endroit où il avoit caché les dépêches.
Mais on n'eut pas l'attention de s'assurer de la personne de son valet
de chambre, qui reprit la poste pour venir avertir le Prince de Cella-
mare de cet événement. Ce qui lui fit jetter au feu tous ses papiers rela-
tifs au complot. On n'en trouva donc rien, quand on vint de la part du
Roy y mettre le scellé. »
Il ne s'agit pas, comme semble le croire l'auteur de la note ci-dessus,
de la conspiration de Cellamare, mais de celle qui eut lieu au mois
d'avril 1719, à la suite des réunions, à l'abbaye de Lanvaux, de plusieurs
membres de la noblesse bretonne et qui se termina si tragiquement.
Voy. Baddrillart, Philippe V et la cour de France, t. II, p. 382. — L'his-
toire de cette conspiration a été racontée avec soin par M. de La Bor-
derie, dans la Revue de Bretagne et de Vendée, t. I et II (1857); t. III
(1858); t. VI (1859).
(2) Le mot « seigneurs » manque dans le manuscrit, où on lit :
« quelques puissans ».
(3) Le manuscrit ajoute les détails suivants : « Un grand nombre de
gens de condition entra dans cette conjuration. Le seul homme de
mérite qu'il y eut étoit Hervieu de Mélac (a), qui après plus de vingt ans
de service n'étoit encore que lieutenant d'infanterie. On avoit mis à la
teste de cette affaire le Marquis de Pontcalec (6), qui suffisoit pour la faire
(a) Hervieu de Mellac, gentilhomme du pays de Ploërmcl, avait été en Espagne
demander au premier ministre, Alberoni, son appui en faveur du soulèvement que médi-
taient les Bretons. Ce fut lui cpii fut chargé ensuite de traiter^ au nom de l'assemblée des
gentilshommes bretons, réunis le 8 avril i719, dans le parc de l'abbaye de Lanvaux.
{Histoire de la Conspiration de Pontcallec, par A. de La Borderib, dans la Revue de
Bretagne et de Vendée, t. III, p. 158.)
(6) Clément-Chrysogone de Guer, marquis de Pontcallec, mousquetaire du roi, né vers
1690, était fils de Charlcs-Rcné de (nier, marquis de Pontcallec, et de Bonne-Louise Le
Voyer, dame de Trégomar et de la Haic-Painel. Il fut arrêté au mois de décembre 1719,
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48 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
avoient été gagnés par les émissaires du Roy d'Espagne, qui
s'étoit engagé à soutenir les révoltés. Aussitôt, sous le pré-
texte de faire faire des mouvemens aux différentes garnisons
du Royaume, le Régent fait passer dans cette Province plu-
sieurs corps de troupes dont les Chefs lui étoient dévoués, et
il fait arrêter les coupables; mais comme il n'étoit pas sangui-
naire, il n'en coûta la tête qu'à un petit (1) nombre de princi-
paux conjurés (2). Il prévint ainsi la révolte générale d'une
province que plusieurs autres auroient sans doute imitée.
Exemple rare de clémence dans un Prince offensé, et qui peut
punir; mais en même tems belle leçon, qui apprend à ceux
qui gouvernent que, dans les révoltes, c'est moins la quantité
eschouer : c'estoit un Iionimc sans mœurs, sans courage, sans génie, et
extrêmement décrié. Pour punir les coupables, le Régent établit à Nantes
une Chambre ardente (a). Les prisons de cette ville furent bientost rem-
plies ;' mais tout se termina par la mort de cinq gentilshommes qui eurent
la teste tranchée. Le Marquis de Pontcalec mourut comme une femme, en
pleurant et en soupirant (6). Un des plus coupables, nommé Chemendi (?),
sénéchal de Faouet, fut sauvé de la potence par les sollicitations des
Jésuites, chez qui il avoit un frère. M. de Castanières, marquis de Chas-
teaimeuf, étoit président de cette Chambre ardente, et M. de Yatan (c),
âgé de vingt-huit ans, y fit les fonctions de Procureur général. Elle fut
transférée de Nantes à l'Arsenal de Paris, où elle subsista encore quelque
tems. » Ce passage se retrouve textuellement dïins la Vie de Philippe
d'Orléans, attribuée à, La Mothe dit de La Hode (Londres, 1736, 2 vol.
in-16, 1. 1, p. 375.)
(1) Les éditions portent : « très-petit ».
(2) Note de l'édition de 1763 : « Le Marquis de Poncallec et Messiem-s
Talhœs, le Moine, Coëdic et Monlouet eurent la tête tranchée. Deux
autres furent pendus, et dix-sept Seigneurs de la première distinction
furent jugés par contumace et exécutés en effigie. » (Voir la note ci-
dessus, in fine.)
déguise en paysan^ chez le curé de Ligiiol, puis condamné et exécuté le 26 mars 1720.
{Revue de Bretagne et de Vendée, année 1857, t. JII, p. 163 et 341, note 1. — Bib'l. nat..
Dossiers bleus, vol. 336, no86i7, folio 11.)
(a) La Chambre de Nantes fut composée de quatorze Maîtres des Requêtes, présidés par
un Conseiller d'Etat. Elle se réunit pour la première fois le 30 octobre 1719 et rendit son
arrêt le 26 mars 1720. Cet arrêt prononçait sur le sort de 146 accusés, dont 93 étaient
prisonniers; 4 gentilshommes, et non 6, comme dit le manuscrit, furent condamnés à mort
et exécutés le même jour. Ce furent MM. de Pontcallec, de Montlouis, Lemoyne de
Thalhouët et du Gouëdic; 16 autres furent condamnés à la môme peine, mais ils étaient
en fuite et profitèrent plus tard de la clémence du Régent. (Ihid., année 1858, t. IV, p. 30,
34, 47 et 49.)
(6) Une relation de l'exécution des condamnés, écrite par le P. Nicolas de Tousr-les-Saints,
religieux du couvent des carmes de Nantes, affirme au contraire que le marquis de Pont-
callec est mort' avec dignité. (Ibid., année 1859, t. IV, p. 370 et suivantes.)
(c) Le nom de Vatan dans les pièces du temps est écrit Vastan, Vattan et Vatan. îhid.,
t. IV, (1858) p. 31, note 2.
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PAIX AVEC L'ESPAGNE 19
que la qualité du sang qu'on répand, qui fait rentrer les
peuples dans le devoir ou qui contient ceux dont la fidélité
chancelle, que le choix des moyens de se saisir des coupables
le secret et la promptitude dans l'exécution î
Le calme rétabli, le Duc Régent pensa à se venger du Roy
d'Espagne en portant la guerre dans ses États. Mais n'étant
pas de la prudence de se déclarer avant d'avoir assuré les
frontières contre les Princes voisins, à qui Tenvie pouvoit
prendre de profiter de cette guerre et d'un tems de minorité
pour faire quelque entreprise sur le Royaume, il conclut une
ligue offensive et défensive avec l'Empereur, le Roy d'Angle-
terre et les Provinces Unies. A peine ce traité, qui fut tenu
secret, fut-il signé (1), qu'il lève le masque et fait entrer
subitement une armée en Espagne. Le Roy, surpris, et qui
redoutoit avec raison son ennemi, cède au tems; il fait faire
quelques avances à la Cour de France; on négocie, et enfin la
paix se fait au moyen d'un triple mariage d'une Princesse
d'Espagne (2) avec Louis XV et de deux filles du Régent (3)
(1) Un premier traita, connu sous le nom de Triple AlliancCy fut signé
à la Haye, le 4 janvier 1717, avec George I", roi de la Grande-Bretagne,
et les Provinces-Unies. C'est ce traité dont Dubois aurait annoncé la
conclusion au Régent par ce billet laconique : « J'ai signé à minuit;
vous voilà hors de page et moi hors de peur. » (Lemontey, Hist. de la
Régence, t. I, p. 105). Plus tard, le 2 août 1718, ce traité devint, par
l'adhésion de l'Empire, la Quadruple Alliance. (Ddmont, Betmeil des
traitéi, t. VIII, p. 484 et 531.)
(2) Voyez plus loin page 28, note 3.
(3) De son mariage avec Marie-Françoise de Bourbon, fille légitimée
du roi Louis XfV, le Régent eut six filles, savoir :
!• Marie-Louise-Élisabeth, née le 20 août 1695, mariée en 1710 au duc
de Berry, morte le 21 juillet 1719;
2» Louise-Adélaïde, née le 13 août 1698, abbesse de Clielle3--«n sep-
tembre 1719, morte au prieuré de la Magdeleine de Traînel le i^ fé-
vrier 1743;
3« Charlotte-Aglaé, née le 22 octobre 1700, mariée en 1720 au pri4ce
héréditaire de Modène;
4« Louise-Elisabeth, née le 11 décembre 1709, mariée le 20 ja/:vier
1722 à Louis I«% roi d'Espagne, morte à Paris, au pal/te thl'"i>%wiâa!fm)urg,
le 16 juin 1742 ;
5» Philippe-Elisabeth, née le 18 décembre 17lV, morte à Bagnolet,
près Paris, le 21 mai 1734; c'est elle qui avait Xûépouser Tinfant
don Carlos : le contrat avait été signé à Versailles le SBTiovembre 1722;
elle était ensuite partie pour l'Espagne, mais elle en fut renvoyée en 1725 ;
6» Enfin, Louise-Diane, dite Mademoiselle de Chartres, née à Paris le
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20 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
avec les deux fils aîne's du Roy d'Espagne. Le Re'gent se prêta
d'autant plus volontiers à la paix (1), que son dessein n'avoit
pas été de faire une guerre sérieuse au Roy d'Espagne, mais
seulement de Tinquiéter et de lui donner dans ses propres
États assez d'affaires pour l'empêcher de se mêler de celles de
la France. Ainsi finit cette guerre, presque aussitôt terminée
que commencée.
Pour remplir les conditions du traité, les trois Princesses
furent en même tems échangées sur la frontière; mais de ces
trois mariages un seul fut consommé (2), et les deux autres,
attendu l'enfance des parties, furent différés et n'ont point eu
lieu dans la suite, par des raisons d'État.
Ce fut à peu près dans le tems de la guerre dont on vient
de parler, qu'il arriva à Paris un Écossois nommé Law (3),
fils d'un orfèvre d'Edimbourg (4), homme d'un esprit systé-
matique, et que le désir de faire fortune avait conduit à la
Cour de différents Princes, à qui il n'avoit pu faire goûter ses
idées. Il trouva de l'accès auprès du Régent, ce qui n'étoit pas
27 juin 1716 et mariée, le 22 janvier 1732, à Louis-François de Bourbon,
prince de Conti. (Moréri, Dict. hisior., t. YIIF, p. 110 et 111.)
(1) Cette paix fut conclue le 17 février 1720. (Dumont, Recueil des traités.
t. VIII. 2* partie, p. 26.)
(2) Celui do Louise-Elisabeth, mariée en 1722 à Louis I"" d'Espagne.
(3) Jean Law, né à Edimbourg en 1671, mort à Venise en 1729. Son
système avait été successivement proposé au parlement d'Angleterre, à
Louis XiV et k Victor- Amédée II de Savoie; ce dernier lui répondit
qu'il n'était pas assez puissant pour se ruiner. « J'ai vu, dit Voltaire,
sa veuve à Bruxelles, aussi humiliée qu'elle avait été fière et triom-
phante à Paris. » Law serait lui-même mort de faim à Venise où il
s'était retiré, si M. de Lassay ne lui avait fait une pension jusqu'à la
fin de sa vie. (Lagretelle, Histoire de France pendant le dix-huitième
siècle, 1. 1, p. 286; — Voltaire, Précis du siècle de Louis XV; — Mémoires
du duc de Luynes, t. VII, p. 117.)
Voici une épigramme du temps sur la banque de Law :
Lundi, j'achetai des actions;
Mardi, je gagnai des millions;
Mercredi, j'arrangeai mon ménage;
Jeudi, je pris équipage:
Vendredi, je fus au bal;
Et samedi, à l'hôpital.
(4) Ces six derniers mots ne sont que dans le manuscrit. — No# de
l'édition de 1763 : « Le sistème de Law ne manqua pas de solidité;
voyés son mémoire sur l'usage de la monnoie, inséré dans le 2« tome
des Becherches et considérations sur les finances de France, »
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SYSTEME DE LAW U
difficile; et comme il connoissoit parfaitement le mauvais e'tat
des finances de la France et l'embarras du Prince, il lui fit
part d'un projet par lequel il se faisoit fort, non seulement
d'acquitter en très peu de tems les dettes de Louis XIV, mais
même d'enrichir le Royaume et de le rendre plus puissant et
plus florissant qu'il n'avoit jamais été. Ce projet, si beau dans
la spéculation, plut au Régent, et Law reçut ordre de tra-
vailler, sans délai, à le mettre en exécution. On ne revient
point de son étonnement, quand on voit un Prince si éclairé
donner tête baissée dans un projet dont on ne peut douter
qu'il ne sentît tout le faux, et on seroit porté à croire, ou qu'il
eût des vues indignes de sa naissance et d'un homme d'État,
ou qu'il pensât (ce qui est plus vraisemblable) que le désordre
ne pou voit être réparé que par un désordre plus grand. En
effet, en moins de dix-huit mois, la fortune des particuliers fut
bouleversée et le Royaume ruiné.
Ce projet (1) consistoit à substituer du papier à l'or et à
l'argent, et à le faire même préférer à l'espèce réelle, en met-
tant le public dans une sorte de nécessité, mais volontaire, de
lui donner une valeur beaucoup au-dessus des monnoies, et à
rétablir le crédit en faisant passer tout l'argent de l'État dans
les mains du Souverain, qu'on entendoit rendre ainsi le Cais-
sier général de la Nation. Ce petit jeu, dont la France et ses
voisins se souviendront longtenis, qui ruina une infinité de
familles, étoit un moyen bien singulier de faire revivre la con-
fiance, et dont les siècles à venir ne fourniront point un second
exemple (2).
Nous ne nous étendrons point sur cet événement, ni sur la
plus grande partie de ceux qui sont arrivés pendant les huit
années (3) que le Duc d'Orléans a tenu les rênes du Royaume,
(1) François Véron de Forboimais, dans ses Recherches el considéra-
tions sur les finances de la France deptiis 1595 jusqu'en 1721 (Bàle, 1758,
2 vol. in-4«; Liège, 1758, 6 vol. in-12), et Charles Ganilh, dans son Essai
politique sur le revenu public (Paris. 1806; 2" éd., 1823; 2 vol. in-8'»), ont
exposé en détail les théories de Law. Cf. aussi Ad. Thiers, Histoire de
Law (Paris, 1858, in-12).
(2) Les éditions disent plus simplement : « Moyen bien singulier, etc. »
(3) Editions : « sept années et quelques lunes ».
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2â ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
les Mémoires du tems en ayant amplement parlé. N'ayant
d'autre dessein que de raconter des choses ignorées, ou qui
n'ont point été écrites, ou qu'il est impossible de taire, nous
allons passer à un fait peu connu, qui concerne Louis de
Bourbon, comte de Vermandois (i), que le Régent alla visiter
à la Bastille, où il étoit prisonnier depuis plusieurs années.
Cette visite n'eut vraisemblablement point d'autre motif que
de s'as^ïiuror de l'existence d'un Prince cru mort de la peste
depuis près de trente-huit ans, et dont les obsèques s'étoient
faites à la vue de toute une armée (2). Pour mettre ce trait
d'histoire dans tout son jour, il faut reprendre les choses dès
le règne de Louis XIV.
Ce Prince aima passionnément les femmes, et il eut plu-
sieurs maîtresses (3). Une des premières fut Madame la
Duchesse de La Vallière (4), sans beauté, grande et assez bien
foite, mais que le Ciel avoit bien dédommagée du côté de
l'esprit et des sentimens. Son cœur étoit plein de cette ten-
■ (1) Louis de Bourbon, comte de Vermandois, fils naturel de Louis XIV
et de la duchesse de La Vallière, né le 2 octobre 1667 au château de
Saint-Germain-en-Laye, légitimé par lettres du mois de février 1669,
mourut à Courtray le 18 novembre 1683, au retour de sa première
campagne ; il fut enterré le 26 du même mois dans le chœur de Téglise
cathédrale d'Arras. (Voy. le P. Anselme, Hittoire généalogique, t. I,
p. 175; et ci-dessous, p. 23 et s., l'Histoire du Masque de fer.)
(2) Le manuscrit ajoute : « Au mois de novembre 1683, quelques jours
après la prise de Courtray, dont le siège avoit été fait par le maréchal
d'Humières, et où le Comte de Vermandois étoit. » — Louis de Cre-
vant, marquis, puis duc d'Humières, né en 1628, maréchal de France
en 1668, mourut à Versailles le 30 août 1694. 11 avait épousé en 1653
Louise-Antoinette-Thérèse de La Châtre, réi)utée pour sa beauté et qui
contribua à sa fortune. La terre de Mouchi,qui lui appartenait, fut érigée
en duché sous le nom d'Humières ; il mourut criblé de dettes, malgré les
230,000 livres qu'il recevait du Roi. Sa veuve obtint néanmoins une pen-
sion de 20,000 livres. (Moréri, Did. hi%t.,i. II, p. 255; Saint-Simon, édition
A. de Boislisle, t. II, p. 175 à 180; Mercure de France, septembre 1694,
p. 208-216.
(3) Editions : « favorites ».
(4) Louise-Françoise de La Baume Le Blanc, duchesse de La Vallière,
née à Tours en 1644, mourut à Paris le 6 juin 1710, au couvent des
Guriuélites où elle s'était retirée en 1675. Quand. Bossuet lui annonça la
mort de son fils le comte de Vermandois, en cherchant à calmer sa
douleur, elle lui répondit : « Oh î Monsieur, je. pleure trop la mort d'un
fils dont je n'ai pas assez pleuré la naissance. » (Voy. Mémoires du duc
de Luynes, t. IX, p. 253.)
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Le masque de fer 23
dresse délicate qui fait le charme de l'amour, et peut-être le
principal mérite d'une femme. Louis XIV l'aima au-delà de
toute expression; il en eut un fils qu'il fit appeler comte de
Vermandois et une fille dite Mademoiselle de Blois (i), prin-
cesse de Gonty, morte en 1739 (2). Ce jeune Prince fut élevé
avec tout le soin possible. 11 étoit beau, bien fait, plein d'es-
prit, mais fier et emporté, et ne pouvoit prendre sur lui de
rendre au Dauphin (3) le respect qu'il devoit à un Prince né
pour être son Roy. Ces deux Princes, à peu près de môme
âge, étoient de caractères très opposés. Le Dauphin, aussi bien
partagé que le Comte de Vermandois du côté des agrémens,
l'emportoit infiniment par sa douceur, par son afl*abilité et
par la bonté de son cœur. C 'étoient ces qualités, d'autant plus
admirables qu'elles sont plus rares dans un Prince né à
l'ombre du trône, qui rendoient le Dauphin l'objet des mépris
du Comte de Vermandois, et celui-ci ne laissoit échapper
aucune occasion de dire qu'il plaignoit les François de ce
qu'ils étoient destinés à obéir un jour à un Prince sans esprit
et si peu digne de commander. Louis XIV, à qui on rendoit
compte de la conduite du Prince de Vermandois, en sentoit
bien toute l'irrégularité; mais l'autorité cédoit à l'amour
paternel, et ce Monarque si absolu n'avoit pas la force d'en
imposer à un fils qui abusoit de sa tendresse. Enfin le Comte
de Vermandois s'oublia un jour au point de donner un soufflet
au Dauphin. Louis XIV en est aussitôt informé; il tremble
pour le coupable; mais quelqu'envie qu'il eût (4) de feindre
d'ignorer cet attentat, ce qu'il se doit à lui-même et à sa
couronne, et l'éclat que cette action avoit fait à la Cour ne
lui permettent pas d'écouter sa tendresse. 11 assemble, non
sans se faire de violence, ses confidens Jes plus intimes : il
(1) Marie-Anne de Bourbon, dite Mademoiselle de Blois, née au cliâteau.
de Vincennes le 2 octobre 1666, légitimée par lettres du mois de mars
1667, mariée en 1680 à Louis-Armand de Bourbon, prince de Gonti,
mort à Fontainebleau, le 9 novembre 1685. (Le P. Anselme, Hist. généal.,
t. I, p. 175.)
(2) Ce dernier membre de phrase ne se lit que dans le manuscrit.
(3) Les éditions ajoutent : « seul fils reconnu de Cfia-Abas [Louis XIV]
et l'Héritier de sa Com^onne. »
(4) Éditions : « qu'il ait ».
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24 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE ERÀNCE
leur laisse voir toute sa douleur et leur demande conseil.
Attendu la grandeur du crime et conformément aux lois
de l'État, tous opinent à la mort. Quel coup pour un père
trop tendre! Cependant un des ministres, plus sensible que
les autres à l'affliction de Louis XIV, lui dit qu'il y avoit
un moyen de punir le Comte de Vermandois sans lui ôter
la vie; qu'il falloit l'envoyer au plus tôt à l'armée, qui
pour lors étoit sur les frontières de la Flandre; que peu
après son arrivée, on sèmeroit le bruit qu'il étoit attaqué
de la peste, afin d'effrayer et d'écarter tous ceux qui au-
roient envie de le voir; qu'au bout de quelques jours de
cette maladie feinte, on le feroit passer pour mort, et que
tandis qu'aux yeux de toute Tarmée on lui feroit des obsèques
dignes de sa naissance, on le transfèreroit de nuit avec un
grand secret à la citadelle des Isles Sainte-Marguerite pour
y finir ses jours. Cet avis fut généralement approuvé et sur-
tout par Louis XIV (i).
On choisit des gens fidèles et discrets pour la conduite
de cette affaire. M. de Vermandois part pour l'armée avec
un équipage magnifique. Tout s'exécute ainsi qu'on l'a
projette, et pendant qu'on pleure au camp la mort de
cet infortuné Prince, on le conduit par des chemins dé-
tournés aux Isles de Sainte-Marguerite, et on le remet entre
les mains du Commandant, qui avoit reçu d'avance ordre
de Louis XÏV de ne laisser voir son prisonnier à qui que
ce fût.
Un seid domestique, qui étoit du secret, fut transféré avec
le Prince; mais étant mort en chemin, les chefs de l'escorte lui
défigurèrent le visage à coups de poignard, afin d'empêcher
qu'il ne fût reconnu, le laissèrent étendu dans le chemin,
après ravoir fait dépouiller pour plus de précaution, et con-
tinuèrent leur route. Le Commandant de la citadelle des Isles
Sainte-Marguerite traitoit son prisonnier avec le plus profond
respect; il le servoit lui-même et prenoit les plats, à la porte
de l'appartement, des mains des cuisiniers^, dont aucun n'a
(1) Éditions : « et surtout par Taffligô Cha-Abaê [Louis-XIY] ».
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LE MASQUE DE FER 25
jamais vu le visage de M. de Vermandois. Ce Prince s'avisa
un jour de graver son nom sur le dos d'une assiette. Un des
cuisiniers, entre les mains de qui tomba cette assiette (1),
crut faire sa cour en la portant au Commandant et se flatta
d'en être récompensé; mais ce malheureux fut trompé, et on
s'en défit sur le champ, afin d'ensevelir avec cet homme un
secret d'une si grande importance. Précaution déplacée, puis-
qu'il est plus que vraisemblable, par les faits qu'on vient de
rapporter et par ceux qu'on va lire, que le secret a été mal
gardé. Accident très ordinaire, surtout dans les affaires des
Grands, qui sont exposés à confier leurs secrets à plusieurs
gens, parmi lesquels il s'en trouve toujours d'indiscrets, ou
par tempérament, ou par des vues d'intérêt, et souvent par
haine et par ingratitude.
Le Comte de Vermandois resta plusieurs années dans la
citadelle des Isles Sainte-Marguerite. On ne la lui fit quitter,
pour le transférer à la Bastille, que lorsque Louis XIV, en
reconnoissance de la fidélité du Commandant, lui donna le
gouvernement de la Bastille, qui vint à vacquer. Il étoit en
effet de la prudence de faire suivre à M. de Vermandois le
sort de celui à qui on l'avoit confié, et c'eût été agir contre
toutes les règles que de se donner un autre confident, qui
auroit pu être moins fidèle et moins exact.
On prenoit la précaution, tant aux Isles Sainte-Marguerite
qu'à la Bastille, de faire mettre un masque au Prince (2),
lorsque pour cause de maladie, ou pour quelqu'autre sujet,
on étoit obligé de l'exposer à la vue. Plusieurs personnes
dignes de foi ont affirmé avoir vu plus d'une fois ce prison -
(1) Cette incidente manque dans le manuscrit.
(2) Note de l'édition de 1763 : « Mr. de Voltaire, en parlant de l'homme
au masque de fer, dit que tous les historiens l'ont ignoré. Mr. de la
Beaumelle remarque là-dessus que les Mémoires de Perse en ont parlé.
Mr. de Voltaire réplique avec chaleur que les Mémoires de Perse sont
un libelle, qui est aussi obscur et presque aussi méprisable que le
Qu*en dira-t-oUf etc. Ce trait contre un auteur aussi respectable que
celui des Mémoires de Perse est trop fort, et on ne sauroit le pardonner
qu'à la colère où il fut justement contre M. de la Beaumelle. C'est très
sûr qu'on m'a parlé de l'homme au masque de fer avant que le Siècle de
Louis XIV eût paru. »
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26 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
nier masqué et ont rapporté (4) qu'il tutoyoit le Gouverneur,
qui au contraire lui rendoit des respects infinis.
Si Ton demande pourquoi, ayant beaucoup survécu à
Louis XIV et au Dauphin, le Comte de Vermandois n'a pas
été élargi, comme il semble que cela auroit dû être, qu'on
fasse attention qu'il n'étoit pas possible de rétablir dans
son état, son rang et ses dignités un Prince dont le tom-
beau existoit encore et des obsèques duquel il y avoit non
seulement des témoins, mais des preuves par écrit, dont
(quelque chose qu'on pût imaginer) on n'auroit pas détruit
l'authenticité dans fesprit des peuples, encore persuadés
aujourd'hui que le Prince de Vermandois est mort de la peste
en Flandres, au camp de l'armée qui avoit fait le siège de
Courtray (2).
Le Régent mourut peu de tems après la visite qu'il fit au
Comte de Vermandois et la même année que Louis XV fut
déclaré majeur. Sa mort fut si prompte qu'on la soupçonna
de n'être pas naturelle. A ce Prince succéda dans le manîment
des affaires le Duc de Bourbon (3), moins capable que son
prédécesseur, mais autant livré que lui à la débauche. Les
femmes eurent tout crédit sur ce premier Ministre qui, après
trois ans et demi d'administration, fut exilé par les menées
(1) Le manuscrit donne une autre leçon, très plausible : « et on
raporte ».
(2) Éditions : « au camp de l'Armée de Feldran [Flandre] ».
(3) Louis-Henri de Bourbon, arrière-petit-fils du grand Condé, connu
sous le nom de M. le Duc, naquit à Versailles le 18 août 1692, fut chargé
des affaires le 2 décembre 1723; il les conserva jusqu'au mois de juin
1727, et mourut à Chantilly le 27 janvier 1740.
Il avait épousé en premières noces Marie-Anne de Bourbon, fille de
François-Louis, prince de Conti, morte en 1720; de son second mariage
avec Charlotte de Hesse-Rheinfcls, il eut un fils, Louis-Joseph, duc de
Bourbon, qui forma plus tard l'armée dite armée de Condé. D'après les
Mémoires du duc de Luynes (t. V, p. 496), la seconde femme du duc de
Bourbon s'appelait Caroline et non pas Charlotte. Il avait d'abord voulu
épouser sa sœur, la princesse Philippine de Hesse-Rothenburg, mais il
fut détourné de ce mariage par l'envoyé de France Blondel qi;i^l avait
chargé de voir la princese et de le renseigner sur sa figure, sa taille,
son esprit et son caractère. Cette princesse épousa en 1730 le prince
Palatin de Sultzbach, qui mourut après un an de mariage. (Voyez Anec-
dotes de Blondel, Bib. nat., Mss. Nouv. acq. franc. 349, t. I, fol. 191
et suivants.)
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LE DUG DE BOURBON 27
de M. de Mortemart (4), gentilhomme de la Chambre qui était
son ennemi de'claré. Ce M. de Mortemart étoit un homme sin-
gulier, d'un esprit bizarre, d'un commerce dur, se parant d'une
phisionomie (2) austère et d'un grand amour du bien de l'État ;
mais dans le fond jaloux, aimant à être consulté sur le Gouver-
nement, voulant être de ce qu'on appelle Petits Conseils, en-
nemi des gens en place qui ne lui donnoient pas leur con-
fiance; d'ailleurs homme d'esprit, connoisseur en bien des
choses, aimant et protégeant les beaux-arts, curieux et assez
instruit (3) pour la partie des mathématiques qui concerne la
(1) L'édition de 1763 donne au contraire en marge le nom de M. « le
Duc d*Aumont ». — Il y a dans le texte : « par les menées d'un Mether.
nommé Sélim... », et la même édition contient, à cet endroit, la note
suivante : « La chaige de Mether revient à celle de Grand Chambellan;
elle est toujours tenue par un Eunuque blanc. L'auteur veut signifier
par le mot de Mether les premiers Gentilshommes de la chambre du
Roi. Celui qui a travaillé à. la clef, explique très mal le mot de Mether
par Secrétaire d'État. Preuve incontestable qu'elle a été faite à l'insçu
de l'Auteur. » — Les clefs des éditions de 1745 et de 1759 donnent :
« Secrétaire d'État » ; celle de 1746 : « Le Duc de Montemar (tic). »
C'est bien du duc de Mortemart et non pas du duc d'Aumont qu'il
s'agit. — Louis de Rochechouart, duc de Mortemart, né le 8 octobre 1681,
nommé maréchal de camp en 1710 après la reddition de Douai, avait
obtenu la même année la charge de premier gentil honmie de la chambre
du Roi, en survivance du duc de Beauvilliers, son beau-père. Il mourut
le 31 juillet 1746, dans une maison de campagne qu'il venait d'acheter
à Soisy-sous-Étioles, après s'être remarié en 1732 avec la veuve de
M. de Combourg, dont il n'eut pas d'enfants.
Quant au duc d'Aumont (Louis-Marie-Victor-Augustin), il était né en
1709 et avait à peine quatorze ans lorsqu'il fut nonuné premier gentil-
homme de la chambre. Ce n'est donc pas de lui qu'il peut être question
ici. (Mémoires de Luynci, t. VII, p. 363)
(2) Les éditions donnent « philosophie ».
(3) Saint-Simon, qui n'aime pas le duc de Mortemai^t. eu a fait un
portrait bien différent. « C'était, dit-il, une espèce de fou sauvage,
extrêmement ivrogne, que son mariage rapprivoisait au monde sans que
le monde se rapprivoisât à lui. » Et plus loin : « La solitude, la mauvaise
compagnie, le vin surnageaient au reste de sa conduite. » (Mémoires de
Saint-Simon j édition Chéruel, t. Vï, p. 252.) — D'après les Mémoires du
duc de Richelieu (t. IV, p. 121) : « C'était un honnête gentilhomme,
qui avait à la cour de Louis XV un caractère décidé, les mœurs et le
ton de l'ancienne cour. Il était d'une galanterie aimable, mais respec-
tueux envers les femmes, dont il voulait être estimé; il était respecté
des seigneurs à cause de son caractère et s'attachait à sa fenmie dont il
était jaloux et amoureux. »
Le duc de Luynes le juge un peu conmie Saint-Simon : « Il avait été
mal élevé, dit-il, et dans sa jeunesse il aimait la mauvaise compagnie,
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28 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
Mécanique. Il se servit, pour perdre le Duc de Bourbon,
de M. de Fleury, évêque de Fréjus, qui avoit été précepteur
de Louis XV, et qui avoit beaucoup d'empire sur l'esprit de
ce Prince (1). Nous aurons occasion dans la suite de parler de
M. de Fleury (2).
Il ne se passa rien de remarquable, pendant le court minis-
tère du Duc de Bourbon, que le renvoi de l'infante d'Es-
pagne (3), le mariage de Louis XV avec la fille unique du
comte Stanislas Lexinski (4), Palatin de Posnanie et Roy de
Pologne, fugitif et errant, auquel depuis nombre d'années
la table et le vin. Il avait peu de conséquence dans sa conduite; il croyait
avoir les principes de l'honnête homme le plus digne d'estime, mais il
les poussait à un tel excès qu'il les rendait déraisonnables ; il menait une
vie très particulière et n'était plus coimu que par son talent de jouer
aux échecs. Il se prétendait toujours accablé d'affaires et l'était pour
coller des cartons et mettre des étiquettes, tourner, imprimer des titres
de tablettes et autres occupations aussi frivoles. Il avait fait des
dépenses folles dans l'intérieur de sa maison de la rue Saint-Guillaume ;
il n'avait pas fait moins de folies en tours, en cartons, en estampes, en
livres, et à. la fin de sa vie s'était remis à boire considérablement à
dîner, et à soutenir des thèses extraordinaires. » (Mémoires du due de
Luynes, t. VII, p. 365 et 366.)
(1) On peut lire dans Saint-Simon le récit des circonstances dans
lesquelles le duc de Mortemart alla chercher le cardinal de Fleury, à sa
maison de campagne d'Issy, où il s'était retiré après avoir envoyé au Roi
sa démission. (Mémoires de Saint-Simon, édition Chéruel, t. XV, p. 321.)
(2) Note de l'édition de 1763 : « Le Duc de Bourbon aurait pu se con-
server avec lui, s'il avoit voulu renvoyer Madame de Prie. »
(3) Marie-Anne-Victoire, infante, née le 30 mars 1718, fut accordée au
roi Louis XV par traité signé à Madrid le 25 novembre 1721 ; elle fit son
entrée solennelle à Paris le 2 mars 1722, et en repartit le 5 avril 1725; le
17 mai suivant, elle fut remise aux envoyés de l'Espagne; elle avait
alors sept ans. Le 19 janvier 1729, elle épousa Joseph, né le 6 juin 1714,
qui devint roi de Portugal le 31 juillet 1750. (Le P. Anselme, Hist. gén.,
t. I, p. 186. — Mémoires du due de Luynes, t. XVII, p. 91, notes 1 et 2.)
(4) Marie Leczinska, née le 21 juin 1703, fille unique du roi Stanislas et
de Catherine, comtesse de Bnin-Opalinski.
Le roi Stanislas était né le 18 avril 1677; il fut élu roi de Pologne le
12 juillet 1704 et couronné avec sa femme, à Varsovie, le 4 octobre 1705.
Les articles du mariage de Marie Leczinska avec le roi ayant été
signés à Paris le 19 juillet 1725, le duc d'Antin et le marquis de Beauvau,
ambassadeurs extraordinaires, firent la demande de la princesse à Stras-
bourg, où résidait Stanislas ; le contrat fut signé à Versailles le 9 août ;
la célébration du mariage se fit à Strasbourg, le 15 du même mois, le
duc d'Orléans, premier prince du sang, ayant épousé la princesse au
nom du roi, et la cérémonie du mariage fut ensuite célébrée à Fontai-
nebleau le 5 septembre 1725. (Le P. Anselme, Hist. gén., t. I, p. 182.)
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MADEMOISELLE DE VERMANÛOIS 29
une Province de France (4) servoit d'asile, et Toccasion que
le Duc de Bourbon laissa échapper de mettre la couronne sur
la tête d'une de ses sœurs. Le lecteur sera sans doute bien
aise d'être instruit de ce qui fit manquer cette affaire.
Après le renvoi de la Princesse infante d'Espagne, il fut
question de faire choix d'une épouse pour Louis XV. La
Duchesse de Bourbon (2), mère du Duc dont nous parlons.
Princesse qui avoit joué un grand rôle sous le règne de
Louis XIV, son père (3), et dont l'esprit égaloit l'ambition,
s'imagina que son fils étant à la tête des affaires, il ne seroit
pas difficile de faire partager le trône de France à une de ses
filles. Elle s'en ouvrit à son fils, qu'elle trouva disposé à
entrer dans ses vues, mais qui ne jugea pas à propos de
paroître se mêler de cette intrigue, ne voulant pas qu'une
affaire de cette nature venant à manquer, le mauvais succès
et la témérité du projet pussent lui être imputés, mais bien
que l'un et l'autre pussent être excusés par l'excès de la ten-
dresse d'une mère pour sa fille, sentiment bien naturel, et
par l'ambition d'une femme, autre sentiment pour le moins
aussi puissant sur le cœur du beau sexe. Le Duc de Bour-
bon (4) s'en rapporta donc entièrement à la Princesse sa
mère de la conduite de cette importante négociation. Celle de
ses filles sur laquelle elle jetta les yeux étoit Mademoiselle de
Vermandois (5), Princesse extrêmement belle, âgée pour lors
(1) Note de l'édition de 1763 : « L'Alsace. »
(2) Louise-Françoise de Bourbon, dite Mademoiselle de Nantes, nommée
Madame la Duchesse, née le 1" juin 1673, légitimée par lettres du mois
de décembre suivant, mariée à Versailles, le 24 juillet 1685, à Louis III,
duc de Bourbon, prince de Condé, qui mourut le 4 mars 1710. (Le
P. Anselme, Hist. généal., t. I, p. 177.)
(3) Ces deux mots ne sont que dans le manuscrit.
(4) A partir de ces mots « le duc de Bourbon » jusqu'à la fin de phrase
« Tair à la campagne », ce passage a été textuellement reproduit dans
l'ouvrage intitulé Galerie de Vancienne cour (Paris, 1786, in-12), t. III,
p. 349 et 350.
(5) Henriette-Louise- Marie -Françoise- Gabrielle de Bourbon, née le
15 janvier 1703, dite Mademoiselle de Vermandois, religieuse au monas-
tère de Beaumont-lès-Tours. (Moréri, Dict. hist., t. II, p. 147 et 148.) —
Dans \m mémoire intitulé Raisons de marier le roy, on fait ainsi le por-
trait de Mademoiselle de Vermandois : « Sa figui'e est telle qu'on la peut
souhaiter; ses mœurs ont répondu à son éducation; sa vocation pour la
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30 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
d'environ vingt-deux ans, grande, parfaitement bien faite,
ayant beaucoup d'esprit et des connoissances qui ne sont pas
communes parmi les femmes, même de la plus haute nais-
sance, une très grande bonté de cœur, un caractère doux et
aimable, l'âme grande et ferme, Princesse en un mot bien
digne du rang auquel on la vouloit élever. Elle étoit retirée
depuis son enfance dans un couvent dont elle n'avoit jamais
voulu sortir, même pour aller prendre l'air à la campagne.
Entourée de femmes qui l'aimoient et la respectoient, elle
menoit une vie assez solitaire, mais tranquille. Sa mère se
rendit auprès d'elle, accompagnée de deux femmes perdues
de réputation qu'il est à propos de faire connoître.
L'une étoit Madame de Nesle (4) qui, quoique dans un âge
peu avancé, avoit perdu de cette grande beauté avec laquelle
elle avoit débuté dans le monde. Elle étoit cependant encore
fort belle. G'étoitune blonde avec de grands yeux languissans,
où l'Amour sembloit avoir établi le siège de son empire, une
bouche charmante, un nez parfaitement bien fait, un tour de
visage admirable, une gorge et des bras plus admirables
encore. Sa taille auroit établi au-dessus de la médiocre si elle
eût été moins épaisse. Il régnoit dans toute sa personne
un air de volupté, pour ne rien dire de .plus, qui annonçoit
son caractère. Son âme étoit l'esclave de ses sens, son cœur
retraite est un témoignage de sa sagesse et de sa religion. Elle est d'un
caractère doux et aimable. » Arcli. nationales, K 139 B, n">2468; cité par
M. Henri Gauthier- Villars dans son ouvrage : Le Mariage de Louis XV
(Paris, 1900, in-8<»),p. 15. — Marais prétend dans ses Mémoires que le duc
de Bourbon, en faisant sa sœur reine, voulait se venger du duc d'Orléans
qui n'avait pas voulu l'épouser. (Mém. de Marais, édition de Lescure,
t. m, p 159.)
(1) Armande-Félice de La Porte-Mazzarini, née le 3 septembre 1691,
fille de Paul- Jules de La Porte-Mazzarini, duc de La Meilleraye, et de
Félice-Gharlotte-Armande de Durfort, épousa le 2 avril 1709 Louis de
Mailly, marquis de Nesle, troisième du nom; elle fut nommée dame du
palais de la Reine en 1725 et mourut à Versailles, âgée de 38 ans, le
12 octobre 1729. (Le P. Anselme, Hist. généal., t. IV, p. 626 D.) — Elle
avait eu un duel célèbre avec la marquise de Polignac, sa belle-sœur,
au sujet du marquis d'Alincourt, second fils du duc de Villeroy, dont
toutes deux, disent les uns, se disputaient le cœur. Soulavie prétend
que le duc de Richelieu fut la cause de ce duel. {Mémoires du duc de
Richelieu, t. II, p. 208.)
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MADEMOISELLE DE VERMANDOIS 31
fourbe et son esprit médiocre; elle parloit gras et lentement ;
elle avoit un son de voix séduisant et entendoit le manège de
la Cour. Quoique mariée à un Seigneur du Royaume, elle
partageoit les bonnes grâces du Duc de Bourbon avec Madame
de Prie qui est celle dont il nous reste à faire le portrait.
Madame de Prie (4), femme d'un autre Seigneur, étoit
grande^ bien faite, brune, moins belle à la vérité que Madame
de Nesle, mais plus vive, plus enjouée, ayant plus d'esprit, le
caractère aussi méprisable, mais l'âme plus ferme, un pen-
chant aussi vif pour le plaisir, se souciant peu qu'on l'estimât,
pourvu qu'on rendît à ses appas des hommages qu'elle vou-
loit réels et fréquents.
Ces deux femmes vivoient dans une parfaite intelligence et
ne se montroient rivales que dans l'art d'inventer des plaisirs
et que dans la gloire da les sçavoir mieux goûter ou faire
sentir. L'une et l'autre sans pudeur, elles n'avoient d'autre
mérite que celui de posséder parfaitement la science de con-
duire les sens par degrés jusqu'aux plus grands excès que la
débauche et la luxure puissent faire imaginer. On ne pouvoit
se défendre de ressentir de l'amour pour elles et, en même
tems, de rougir de honte d'une foiblesse que la délicatesse
condamnoit.
Telles étoient celles par qui la mère du Duc de Bourbon se
fit accompagner, faute inexcusable qui lui fit perdre le fruit
de son voyage et détruisit les espérances dont son cœur ambi-
tieux s'étoit flatté (2).
(1) Agnès Bertlielot de Plcneuf, née en 1698, fut mariée en 1714 à
Louis Aymar, marquis de Prie, lieutenant général en Languedoc, ambas-
sadeur à Turin de 1715 à 1719; elle mourut le 7 octobre 1727 dans sa
terre de Gourbe-hipine, près de Bernay (Eure).
(2) Le président Hénault, dans ses Mémoires, admet également que la
duchesse de Bourbon se soit fait accompagner de Madame de Prie
auprès de sa fille, qui ne se serait guère aperçue de sa présence. Riche-
lieu et Duclos donnent la même version ; mais, suivant eux, la marquise
de Prie serait venue incognito, pour, ainsi dire, en se faisant passer
pour une dame de la Cour apportant à Mademoiselle de Vermandois des
nouvelles de son frère, et devant la manière fâcheuse dont se serait
exprimée sur son propre compte celle dont elle voulait faire une reine
de France, elle se serait retirée très irritée, se promettant bien de ne
iamais la laisser monter sur le trône. {Mémoires du Président HénauUy
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32 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Mademoiselle de Vermandois ne se laissa point e'blouir aux
propositions de sa mère. Le trône où on lui faisoit voir qu'elle
étoit la maîtresse de s'asseoir, loin de la tenter, lui déplut, et
la couronne présente'e par des négociatrices infâmes ne fut
pour elle qu'un objet de mépris. Sensible aux bontés de sa
mère, elle lui en marqua sa reconnoissance; mais en même
tems elle ne put s'empôcher de lui dire, en présence même de
Mesdames de Nesle et de Prie, qu'elle étoit bien éloignée de
croire sérieuse une négociation pour laquelle elle avoit jugé
ne devoir faire cboix que des deux femmes de la Cour les
plus méprisées et les plus méprisables; que, vivant dans la
retraite depuis sa plus tendre enfance, elle s'étoit accoutumée
à regarder les grandeurs d'un œil indifférent, et qu'elle y
renonçoit pour toujours. La Princesse sa mère fit de vains
efforts pour la ramener à des sentiments plus conformes à ses
vues. Elle ne put y réussir^ et outrée de dépit, elle fut obligée
de repartir sans avoir pu rien gagner. Rare et admirable
exemple de fermeté et d'une noble indifférence pour le rang
suprême dans une Princesse jeune et belle, et qui s'en con-
noissoit digne !
Ce fut ainsi que le Duc de Bourbon, par trop de confiance
en l'habileté de sa mère et par une prudence mal entendue,
manqua l'occasion d'élever sa famille au plus haut degré de
puissance et de grandeur, et de se mettre lui-même à l'abri
du coup que lui portèrent dans la suite ses ennemis, qu'il
auroit vu ramper devant lui, s'il eût sçu se procurer l'avan-
tage d'être beau-frère de Louis XV. La fille de Stanislas, Roy
de Pologne, profita des refus de Mademoiselle de Vermandois,
et épousa le Roy de France.
Au Duc de Bourbon succéda dans la place de premier
Ministre le Cardinal de Fleury (4), ce même homme qui avoit
été l'instrument de sa disgrâce.
chap. XIII. — Mémoires de Richelieu. — Mémoires de Duclot. — Gauthier-
ViLLARs, Le Mariage de Louis XV, p. 141.)
(1) André-Hercule de Fleury, cardinal, premier ministre, grand-aumô-
nier de la Reine, né à Lodève le 22 juin 1653, évêque de Fréjus le 1" no-
vembre 1698, cardinal le 11 novembre 1726, avait été désigné pour pré-
cepteur de Louis XV par un codicille du testament de Louis XIV; il
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LOUIS XV 33
Avant que de parler des nouvelles scènes qui vont remplir
le théâtre de la Cour de France, il est à propos d'en faire
connoître les principaux acteurs, en commençant par Louis XV,
dont nous n'avons point encore dépeint la personne et le
caractère.
Louis XV, à l'Age de seize à dix-sept ans, étoit beau, d'une
taille avantageuse; il avoit la jambe parfaitement bien faite,
l'air noble, les yeux grands, le regard plus doux que fier, les
sourcils bruns, et un tempérament délicat, que l'Age fortifia
cependant au point qu'il soutint dans la suite les plus grandes
fatigues. Son éducation ayant été négligée, son esprit étoit
peu orné. Il avoit un caractère doux et timide, un dégoût !
invincible pour les afl'aires, dont il n'aimoit pas même à
entendre parler. 11 faisoit de la chasse son occupation ordi-
naire, parloit peu, à moins qu'il ne fût avec des favoris fami-
liers et hors de la vue des courtisans. Il se montra d'abord
indifférent pour les femmes et pour la table, qu'il aima beau-
coup dans. la suite; voulant être obéi plutôt par le sentiment
de son railg que par tempérament, sa phisionomie ne portant
point cet air décidé qui caractérise les hommes absolus. Bien
différent de son prédécesseur, il n'aim'oit ni la magnificence
ni ces cérémonies d'éclat où le grand homme figure si bien.
Il ne sçavoit pas récompenser et ne favorisoit ni les sciences
ni les sçavans ni les hommes excellens dans leur art. 11 par-
loit cependant très-bien de quantité de choses et possédoit
parfaitement l'histoire de son Royaume et celle des autres
États de l'Europe. Il étoit fort attaché à sa religion (4), bon
Roy, bon maître, capable d'amitié et sçachant en donner des
marques; plus pacifique que guerrier, plus foible que grand,
trop peu sensible à la belle gloire, indolent, haïssant et crai-
gnant le travail, peu libéral, ne manquant pas d'esprit, mais
ne voyant que par les yeux du Cardinal de Fleury, dont il
mourut dans sa maison de campagne d'Issy le 29 janvier 1743. Son
ministère, commencé au mois de juin 1727, dura jusqu'à sa mort.
(MoRBRi, Diet. hist., t. V, p. 191.)
(1) Les éditions ajoutent : « Au moins aussi zélé qu'aucun de ses
prédécesseurs pour la secte d^Hali IJésuites]. »
3
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34 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
étoit trop dépendant; en un mot, un Prince manquant de
cette âme qui fait à coup sûr distinguer les Rois et qui doit
mettre le sceau à leurs actions.
La Reine étoit plus âgée que le Roy (4). Sa taille et sa
beauté étoient médiocres, sa phisionomie et son maintien peu
nobles. Elle avoit un caractère doux et aimable, le cœur bon,
de l'esprit assez pour ne se mêler de rien et n'entrer dans
aucune intrigue de Gpur, beaucoup de vertu et de raison.
Trop souvent laissée à elle-même, elle avoit le talent de ne
pas faire sentir qu'elle s'aperçût de ces défauts d'attention et
d'égards. On juge bien qu'avec ces qualités, et dépendante
par contre-coup d'un premier Ministre qui gouvernoit le Roy
son époux, elle n'aroit que peu ou point de crédit.
La première personne de l'État, après Louis XV et ses
enfans, c'est le Duc d'Orléans (2), fds du Régent, Prince à la
fleur de son âge, vivant dans' la retraite, paroissant peu à la
Cour, ne prenant presque point de part aux affaires, dévot
outre mesure, en affectant tout l'extérieur, se livrant tour à
tour à différens ecclésiastiques, réglant son zèle par le leur,
et dès lors souvent la dupe de son zèle; aimant à faire le bien,
marquant chaque jouf de sa vie par des charités, quelque-
fois niai placées; entier dans ses sentimens; voulant être
regardé comme entendant parfaitement le gouvernement,
dont il n'a qu'une légère théorie, mais d'ailleurs plein de
vertus et de bonnes intentions.
La Princesse sa mère (3), appelée avant son mariage Made-
moiselle de Blois, est fille de Louis XIV, sœur cadette du Duc
du Maine, du Comte de Toulouse (4) et de la Duchesse de
(1) Louis XV ctait né, comme on le sait, le 15 février 1710, et Marie
Leczinska près de sept ans auparavant, le 23 juin 1703.
(2) Louis, duc de Chartres et d'Orléans, né à Versailles le 4 août 1703,
mort à Paris le 4 février 1752, premier prince du sang, marié à Auguste-
Marie-Jeanne, princesse de Bade, morte le 8 août 1726. (Le P. Anselme,
Bist. généai, t. I, p. 190-191.)
(3) Voir page 35, note 1.
(4) Louis-Alexandre de Bourbon, comte de Toulouse, né à Versailles
le 6 juin 1678, légitimé par lettres patentes du mois de novembre 1681,
mourut à Rambouillet le 1" décembre 1737; il était le sixième enfant
naturel de Louis XIV et . de Madame de Montespan, et avait épousé
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LA DUCHESSE DE BOURBON 35
Bourbon (4) morte en 1743. Elle est d'une grande douceur.
Elle a souffert, sans en murmurer, les fréquentes infidélités
du Régent, son mari. Bien loin que le nombre et la qualité de
ses maîtresses eussent lassé sa patience, au contraire elle en
avoit pris occasion de faire éclater sa bonté et sa grandeur
d'âme. Une favorite, nommée Mademoiselle de Séry, dame
d'Argenton (2), que le Duc Régent, indigné d'un trait de
jalousie qu'elle osa porter jusqu'à lui manquer de respect,
avoit jugé à propos d'éloigner avec de foibles marques de
l'extrême tendresse qu'il lui avoit hautement témoignée,
l'éprouva bien efficacement. La Duchesse d'Orléans, informée
du triste état de cette disgrâce, engagea son époux par ses
pressantes instances à lui faire un parti digne d'un Prince et
non pas d'un amant irrita'. Générosité qui a été et sera sans
doute peu imitée, et d'autant plus admirable qu'elle-même
étoit l'objet de la jalousie de cette rivale! Depuis la mort du
Régent, la Duchesse d'Orléans vit assez retirée, se montre
peu en public; mais quand elle fait tant que d'y paroître,
c'est avec toute la pompe que sa naissance et son rang exi-
gent. Elle partage son tems entre quelques ouvrages de bro-
derie qu'elle donne aux Églises et le soin de faire chercher et
de soulager les malheureux, qui la trouvent toujours compa-
tissante et toujours libérale, dès qu'elle est assurée qu'ils
méritent qu'elle s'intéresse à leur sort. Tout cela, joint à
Marie- Victoire-Sophie de Noailles, veuve de Louis de Pardaillan d'Aiitin,
marquis de Gondrin, qui mourut en 1736. (Le P. Anselme, Hitt. généal.,
t. I, p. 176 et 177.)
(1) Françoise-Marie de Bourbon, né le 4 mai 1677, fille de Louis XIV,
légitimée par lettres patentes du mois de novembre 1681, mariée à Ver-
sailles le 18 février 1692, à Philippe d'Orléans, mort le 2 décembre 1723.
(Le P. Anselme, Hitt. génial.^ t. I, p. 177.)
(2) Marie-Louise-Madeleine- Victoire Le Bel de La Boissiére de Séry,
comtesse d'Argenton, née à Rouen vers 1680, épousa en 1713 le chevalier
d'Oppède, neveu du cardinal Janson, qui mourut en 1717. Elle fut de
toutes les maîtresses du Régent celle qu'il aima le plus, et mourut le
4 mars 1748, laissant deux fils naturels : l'un, Jean Philippe, chevalier
d'Orléans, né en 1702, légitimé par le Régent en 1706 et qui mourut trois
mois après sa mère, le 16 juin 1748; l'autre, Charles de Saint-Albin, né
en 1698, fut archevêque de Cambrai et mourut en 1764. (Buvat, Journal
de la Régence, t. I, p. 148, note 3.) D'après les Mémoires du duc de Luynet
(t. Vlil, p. 467), elle n'aurait jamais été mariée.
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36 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
beaucoup de piété, lui a fait la réputation d'une haute vertu.
Peut-être que le désir de dérober aux yeux clairvoyans Tindo*
lence qui domine dans son caractère et qui peut donnet* lieu
de la soupçonner de n'être pas assez sensible à des choses aux-
quelles les grands ne sont jamais indifférens, lui fait de cette
piété une sorte de nécessité, autant que la bienséance, le sou-
venir de ses chagrins domestiques et la perte de la plus
grande partie de ses enfans. Elle avoit épousé le Duc d'Or-
léans (i) malgré Madame (2), mère de ce Prince, qui étoit
tille de l'Électeur Palatin. Princesse fière, emportée, souvent
violente, et difficile à apaiser dans ses momens de crise, d'ail-
leurs d'un excellent caractère, elle avoit l'âme élevée, le cœur
grand et généreux; mais fière outre mesure de la noblesse de
son sang, elle comptoit un peu trop avec ses ayeux. Elle
s'étoit toujours opposée au mariage de Mademoiselle de Blois,
fille naturelle de Louis XIV, et de son fils, et même, à ce sujet
elle en étoit venue avec lui à des procédés d'éclat, dont sa
passion ne lui permettoit pas d'envisager toutes les suites,
non plus que les avantages d'une alliance qui procuroit au
Duc son fils des prééminences, des titres et des honneurs bien
flatteurs et d'autant plus nécessaires qu'il importoit à son
(1) Le manuscrit ajoute ces détails : « Philippe de France, frère unique
de Louis X[i]V, appelle Monsieur, avoit épousé en premières noces
Henriette-Anna, Princesse d'Angleterre, fille de Charles I*", morte à
Saint-CIoud en 1670» dont il eut : Philippe-Charles d'Orléans, mort peu
après sa naissance; Marie-Louise, mariée à Charles II, Roy d'Espagne,
morte en 4689; une autre princesse morte après sa naissance; Anne-
Marie d'Orléans, mariée au Duc de Savoy e Victor-Amôdée, morte en
1728; — en secondes noces, Charlotte-P^lizabeth de Bavière, fille de
l'Électeur Palatin, morte en 1722, dont il eut : Alexandre-Louis d'Orléans,
mort jeune; Philippe d'Orléans, Régent de France, mort le 2 décembre
1723; Élizabeth-Charlotte, mariée au Duc de Lorraine, morte en 1745»
Il mourut en 1701 . »
(2) Charlotte-Elisabeth de Bavière était née à Heidelberg le 27 mai
1652; elle mourut à Saint-CIoud le 9 décembre 1722. Son père, le comte
palatin Charles-Louis, né le 20 décembre 1617, mourut le 28 août 1680,
et sa mère Charlotte, fille de Guillaume V, landgrave de Hesse-Cassel*
le 16 mars 1686. C'est elle qui est connue sous le nom de Princesse Pala-
tine et dont on a publié un recueil de lettres adressées au duc de Bruns-
wick- Wolfenbûttel, à la princesse de Galles, née d'Anspach, et autres.
(Art de vérifier les dates, t. III, p. 127 et 128. — Boisjourdain, Mélanges
historiques, Paris, 4&07„ in-8«, t. T„ p. 440.)
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LE DUC DE BOURBON 37
rang, à son autorité, et même à sa fortune, qu'il se conciliât
les bonnes grâces de Louis XIV (1).
Le Duc de Bourbon (2), dont nous avons déjà parlé, étoit
grand, maigre, d'une figure peu revenante, d'une humeur
brusque et peu commode, curieux, aimant les choses rares et
précieuses, possesseur d'une très belle femme (3) dont il ne
connoissoit pas tout le prix, cherchant ailleurs des plaisirs
qu'il étoit peu en état de goûter, faisant une belle et grande
dépense, et n'allant, depuis son rappel, que rarement à la
Cour.
Des deux Princes ses frères l'un, le Comte de Gharolois (4),
né à Versailles le 19 juin 1700, a eu une jeunesse extrêmement
irrégulière. La débauche la plus outrée a été longtemps l'âme
de ses actions. Prince bien fait, doué d'un beau génie, et à qui
l'âge et la raison ont fait enfin mériter qu'on oubliât ses
écarts. L'autre est M. le Comte de Clcrmont (5), né à Ver-
(1) Tout ce portrait de Madame ne se trouve que dans l'ôdition de
1746 et dans le manuscrit.
(2) Dans le manuscrit : « Louis-Henry, Duc de Bourbon, est mort à
Cliantilly le 27 janvier 4740, âgé de 48 ans. »
(3) Dans le manuscrit, on lit en addition : « Charlotte de Hesse-Rhins-
feld, duchesse de Bourbon, morte à Paris le 44 juin 1744, âgée de 27 ans;
elle a laissé un fils, nommé Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé,
né à Paris le 9 aoust 1736. »
(4) Charles de Bourbon-Condé, comte de Charolais, fait chevalier des
ordres du roi le 22 octobre 1722, mourut presque subitement le 23 juillet
1760, dans sa petite maison située barrière Montmartre. U avait fait des
folies pour la Delisle, danseuse à l'Opéra. Sa vie avait été très mouve-
mentée. (Le P. Anselmis, Hist, généal.y t. I, p. 342. — Journal de Barbier ^
t. I, p. 174 et t. IV, p. 355. — Voir aussi la Correspondance de Madame,
t. II, p. 307 et 317; les Mémoires de Maurepas et les Mélanges de Bois-
JOURDAIN, t. II, p. 10.)
(o) Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont, chevalier des ordres
du roi le 3 juin 1724; en 1737, il échangea les abbayes du Bec, de Saint-
Claude, de Marmoutier, de Cliâlis et de Cercamp, dont il avait été
pourvu, contre l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, qu'il afferma plus
tard 180,000 livres. 11 est connu par ses folles dépenses pour la Camargo
et pour Mademoiselle Leduc, danseuses à l'Opéra. Ce fut cette dernière
qui traversa un jour Paris, dans un carrosse à six chevaux, couverte de
diamants, pour aller aux Ténèbres à Longchamp. Le comte de Clermont
fut nommé, en 1758, au commandement de l'armée du Bas-Rhin, en
remplacement du maréchal de Richelieu; il fut lui-môme remplacé
quelques mois plus tard. (Le P. Anselme, Hist. généal., t. I, p. 342;
Journal de Barbier, t. Il, p. 20, 156 note 3, et 316. — Boisjourdain,
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38 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
saillesle 46 juin 1709, abbé de Saint-Germain des Prés, beau
Prince (4), d'une taille un peu épaisse, d'un esprit borné, aimant
la dépense, faisant chercher détentes parts des femmes pour ses
plaisirs (2), voltigeant de l'une à l'autre, ne donnant pas toujours
la préférence à celles qui l'auroient méritée, et capable de sacri-
fier toutes ses richesses pour satisfaire son goût inconstant.
Le Prince de Conty (3) a été dans ses jeunes années d'une
grande beauté et bien fait. 11 avait de l'esprit; il étoit d'un
caractère aimable, et il n'a guère démenti en croissant les
grandes espérances qu'on en avoit conçues. Il est brave, aimant
le métier de la guerre, vif, jaloux de son rang, mais trop pro-
digue, défaut qui a dérangé ses affaires.
La Princesse de Conty (4), Tune des sœurs, comme nous
venons de le dire, du Duc de Bourbon, a beaucoup brillé par
sa beauté. Le Prince son époux lui avoit souvent préféré des
maîtresses bien inférieures à elle à tous égards. Cependant,
il était si jaloux de la Princesse sa femme que, quelques années
avant sa mort, il entra dans sa chambre le sabre à la main, la
fureur et la rage dans les yeux, au retour d'un long souper où
le vin n'avoit pas été épargné. Il fit une exacte, mais inutile
recherche dans tout l'appartement, sondant avec la pointe de
son poignard les endroits où ses yeux ne pouvoient pénétrer.
La frayeur de la Princesse ne se put exprimer (5). La bizarrerie
Mélangée hiêtoriqueSy t. III, p. 89. — Mémoiret du due de Luynes, t. I,
p. 324 et 375; t. XVI, p. 336, et t. XVII, p. 11.)
(1) Ces indications ne se trouvent que dans le manuscrit. Les éditions
portent simplement : « L'autre, qu'on appelloit Miram, étoit beau, d'une
taille..., etc. »
(2) Editions : « pour peupler son Haram ».
(3) Le manuscrit ajoute : « Louis-François de Bourbon, né à Paris le
13 aoust 1717, fils d'une sœur du Duc de Bourbon. » 11 était le second
fils de Louis-Armand de Bourbon, prince de Conty, et de Louise-Eli-
sabeth de Bourbon, fille de Louis Ilï, duc de Bourbon. (Le P. Anselme,
Hist. généal, t. I, p. 349.)
(4) Dans le manuscrit : « Louise-Élizabeth de Bourbon-Condé, princesse
douairière de Louis-Armand, Prince de Conty, née à Versailles le 12 no-
vembre 1693. » La princesse de Conty fut mariée, en présence du roi
le 9 juillet 1713, dans la chapelle du château de Versailles, par le car-
dinal de Rohan, grand-aumônier de France. (Le P. Anselme, Hist. généal,
t. I, p. 349.)
(5) Cette anecdote est reproduite dans le Journal de Barbier (t. I,
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LE PRINCE ET LA PRINCESSE DE CONTY 39
de son sort qui ne lui laissoit voir qu'un infidèle dans un
Époux jaloux, l'emportement et les outrages de ce jaloux, la
mort sans cesse offerte à ses yeux : quels objets pour une
Femme jeune, belle ^ me'prise'e, et si cruellement offensée ! Cette
occasion fit de l'éclat. L'esprit humain, toujours tourné à la
malignité, ne pouvant concevoir qu'une belle femme ne soit
pas coquette^ aima mieux soupçonner la vertu de la Princesse
que la raison du Prince. Elle s'attacha à l'éducation de ses
enfans. Sa dépense étoit proportionnée à sa fortune, c'est-à-
dire assez bornée; car son Époux avoit été bien éloigné de sup-
pléer à son peu de richesses par une sage et prudente éco-
nomie. La Princesse de (^onty est d'un caractère peu constant,
excepté dans ce qu'elle veut absolument. Elle a de la fierté, le
port noble, la phisionomie ouverte et très gracieuse. Elle est
insinuante, a beaucoup d'esprit et possède l'art de parvenir
habilement à ses fins et de tourner à son avantage les choses
mêmes qui paroissent faire le plus d'obstacle à ses desseins et
devoir les faire échouer. Elle s'applique beaucoup à la chimie
et s'est trouvée plusieurs fois à des inventaires de chimie, où
elle ne gênoit pas ceux qui se trouvoient à ces ventes (4).
La Nature sembloit avoir voulu épuiser ses dons en faveur
des Princesses de cette famille. Mademoiselle de Charolois (2),
p. 120), avec des détails un peu différents. A propos de la jalousie du
prince de Conty, Marais raconte également l'anecdote suivante : « Il
demanda un jour à sa femme à quoi elle rêvait, et, comme elle ne lui
répondait pas : « Vous pensez, lui dit-il, que vous voudriez bien être
défaite de moi. » Elle avoua que c'était vrai et qu'elle serait bien heu-
reuse. Il voulut savoir si elle le faisait cocu; elle lui a répondu qu'elle
en avait dix manières dont il ne s'apercevrait pas. « Mais, le suis-je? —
11 faudra bien que vous le soyez un jour si vous me traitez toujours de
môme. » (Journal, t. II, p. 207, à la date du 25 décembre 1721.) — Sur
les querelles et la séparation du prince et de la princesse de Conty,
voir la Corretpondance de Madame (passim) et les Mémoires de Mau-
repas.
(1) Ce portï'ait de la princesse de Conti, ainsi que ceux de Mademoi-
selle de Clermont, de Mademoiselle de Sens et de Mademoiselle de La
Roche-sur- Yon, ne se trouvent que dans l'édition de 1746 et dans le
manuscrit. La dernière phrase du portrait de la princesse de Conti (Elle
s'applique...) ne se lit même que dans le manuscrit.
(2) Louise-Anne de Bourbon-Condé, nommée en naissant Mademoiselle,
puis Mademoisille de Charolait, était née à Versailles le 23 juin 1695.
Elle était la troisième fille de Louis IIÏ, duc de Bourbon et la petite-
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40 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Mademoiselle de Clermont (4), Mademoiselle de Sens (2) et
Mademoiselle de Vermandois (3), sœurs de la Princesse de
Gonty, ne se le cédoient point en beauté. Nous avons parle'
ci-devant de Mademoiselle de Vermandois, aujourd'huy Ab-
besse de Beaumont. Dans la suite, nous parlerons de Made-
moiselle de Charolois.
Mademoiselle de Clermont étoit moins vive que la Princesse
de Gonty, mais aussi fière. Le rang qu'elle avoit auprès de la
Reine lui donnoit un grand crédit et des revenus qui n'aidoient
pas peu à soutenir sa dépense. Elle est morte fille, à l'âge
d'environ quarante-quatre ans, le 41 août 4744; et comme
elle avoit été fort belle, on a douté que son cœur eût été
toujours oisif.
Mademoiselle de Sens (Élizabeth-Alexandrine de Bourbon-
Condé, née le 45 septembre 4706), à l'âge de vingt un ans
avoit un grand éclat, le teint et la peau d'une blancheur
éblouissante, de beaux yeux extrêmement touchans, un tour
de visage charmant et de certaines grâces dans toute sa
personne qu'on seiitoit sans les pouvoir exprimer. Elle est
bonne, elle a de la douceur dans le caractère; cependant un
certain abord froid ne permet pas toujours ni de s'en aperce-
voir ni d'en convenir.
Le Prince de Gonty a une tante nommée Mademoiselle de la
Roche-sur- Yon (Louise-Adélaïde de Bourbon-Gonty, née à
Versailles au mois de décembre 4696) (4), qui est douée de
fille de la princesse Palatine. Accourant un jour désolée chez sa grand'-
mère, en se plaignant d'être grosse et lui demandant conseil : « Eh bien,
ma fille, lui répondit celle-ci, ce qu'il faut faire, il faut accoucher. » (Le
P. Anselme, Hist. généal., t. I, p. 342 E. — Mémoires de Marais, t. I,
p. 363.)
(1) Marie-Anne de Bourbon-Condé, dite Mademoiselle de Clermont, sœur
de la précédente, née à Paris le 16 octobre 4697, surintendante de la
maison de la Reine. (Le P. Anselme, Hist. généal, i. I, p. 343. —
Mémoires du duc de Luynes, t. I, p. 75.)
(2) Élisabeth-Alexandrine de Bourbon-Condé, née le 15 septembre 4705,
nommée en naissant Mademoiselle de Gex et plus tard Mademoiselle de
Sens. (Le P. Anselme, Hist. généal., t. I, p. 343.)
(3) Voyez plus haut, page 29, note 5.
(4) L'Histoire généalogique du P. Anselme donne & la naissance de
Mademoiselle de La Roche-sur-Yon la date du 2 novembre 4696, à deux
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LE DUC. DU MAINE ET LE COMTE DE TOULOUSE 41
mille belles qualités. L'habitude de la voir la dédommage de
quelques agrémens qu'on lui voudroit, et est une preuve de
l'empire qu'exerce une belle âme indépendamment des avan-
tages extérieurs. Aussi son palais est-il le rendez-vous de tout
ce qu'il y a de spirituel, de poli et d'aimable à la Cour de
France. Elle fait une grande dépense à laquelle ses revenus
ne suffîroient pas, si le bon ordre ne régnoit pas dans sa
maison. Elle ne paroît point engagée sous les loix du ma-
riage; mais on se dit à l'oreille que, touchée du mérite de
M. le Comte Marton (i), seigneur généralement estimé, elle
s'est secrètement unie à lui. Il a en effet un grand crédit
auprès d'elle.
Entre les princes qui ont figuré à la Cour, il y a deux
frères, fils de Louis XIV et de Madame de Montespan. L'aîné,
dont il a déjà été question, étoit le Duc du Maine (2). 11 avoit
un esprit brillant, de la vivacité, de la grandeur d'âme, de la
probité et de la capacité pour le Gouvernement; mais toutes
ces bonnes qualités étoient un peu obscurcies par un trop
grand penchant à l'avarice.
Le cadet, appelé le Comte de Toulouse (3), étoit beau, bien
fait, généreux, doux, compatissant. Il avoit moins de brillant
que le Duc du Maine, mais un jugement exquis et des mœurs
très réglées. Il étoit généralement estimé et n'étoit pas moins
aimé, même dans son domestique, qu'il traitoit cependant un
peu trop sèchement. Sous la Régence, il avoit eu quelque
part aux affaires et s'en étoit bien acquitté; mais des senti-
mens trop épurés et ce qu'on appelle esprit de détail ont
fait juger qu'il auroit difficilement réussi en chef, et que les
affaires, à force de vouloir les examiner, auroient souvent
heures du matin. Elle mourut le 20 novembre 4750. (T. I, p. 348.) —
Cf. E. AssE, Mémoires de la duchesie de Brancas (Paris, 1890, in-16), p. 88,
note 1.
(4) Louis-François-Armand de Roye de La Rochefoucauld, dit le comte
de idarthon, puis le comte de Roucy, mestre de camp du régiment de
Conty, né en 4695, devînt, le 24 octobre 4737, duc de La Roche-Guyon.
(Le P. Anselme, Hi$t. généal., t. IV, p. 434. — Journal de Barbier, t. H,
p. 469.)
(2) Voyez plus haut, page 5, note 5 et page 6, note 4.
(3) Voyez plus haut, page 34, note 4.
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42 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
langui. En un mot, on le trouvoit trop honnête homme pour
croire qu'il pût être un bon Ministre. Nous aurons encore
occasion de parler de ce Prince.
Le Prince de Bombes (1), fils aîné du Duc du Maine (Louis-
Auguste de Bourbon, Prince de Dombes, né à Versailles le
4 mars 4700), est plus petit que grand, mais bien pris dans sa
taille; il a les yeux d'une vivacité extraordinaire, la phisio-
nomie revenante, le port noble, la démarche aisée, le teint
basané, la parole haute et fière, beaucoup d'esprit, le carac-
tère violent, le cœur bon, plein de grands sentimens, capable
d'attachement, mais aisé à blesser. Il est d'une probité scru-
puleuse et d'une valeur éprouvée. On le croit marié en secret
à Mademoiselle de Charolois (2).
Le Comte d'Eu, son frère (Louis-Charles de Bourbon, Comte
d'Eu, né à Sceaux le 45 octobre 4704) (3), est grand, élancé,
laid, porte la tête haute et si droite que sa démarche en paroît
un peu embarrassée. Il est aussi honnête homme et aussi
brave que le Prince de Dombes, mais d'un commerce plus
doux. Il aime à rendre service, est adoré dans son domestique
et universellement aimé. Ces deux frères sont fort unis, et
après la mort du Prince leur père, ils se firent un devoir
d'acquitter ses dettes, ce qui leur fit d'autant plus d'hon-
neur qu'on sçavoit qu'il falloit prendre beaucoup sur leurs
revenus, qui ne sont pas considérables.
La Duchesse du Maine, leur mère (4) (Louise-Bénédictine
de Bourbon-Condé, duchesse douairière de Louis-Auguste de
Bourbon, duc du Maine, née le 8 novembre 4676), est laide,
(1) Le prince de Dombes avait été l'amant de Mademoiselle de Clia-
rolais ; il mourut à Fontainebleau le 4" octobre 4755. Il n'était pas le
fils aine du duc du Maine, comme le disent notre manuscrit et les
Mémoires du duc de Luynes ; il avait eu un frère, Louis-Constantin de
Bourbon, né en 4695, qui était mort en 4698. (Journal de Barbier, t. IV,
p. 404, note 4. — Le P. Anselme, Hist. généal, t. I, p. 494 et 495.)
(2) Ce portrait du prince de Dombes, ainsi que les suivants, ceux du
comte d'Eu et de la duchesse du Maine, ne se trouvent que dans l'édition
do 4746 et dans le manuscrit.
(3) Voyez le P. Anselme, Hi$t. généal., t. I, p. 494. — Le comte d'Eu
possédait le château d'Anet, construit par Pliilibert Delorme pour Diane
de Poitiers.
(4) Voyez plus haut, page 5, note 5.
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LE CARDINAL DE FLEURY 43
petite et contrefaite. Elle a le regard farouche, le ton impérieux,
l'abord rebutant, beaucoup d'esprit, mais méchant, l'humeur
difficile, des caprices sans nombre et fréquents, et une fierté
outrée dont le Prince son époux se ressentoit quelquefois et
la Princesse sa fille continuellement, peut-être parce que leurs
caractères contrastoient trop. Sous le gouvernement du Duc
Régent, elle partagea l'exil du Duc son époux, mais elle ne
le supporta pas ni avec patience ni avec dignité ni avec toute
la circonspection que la puissance qui Taccabloit et la bonne
politique exigeoient (1).
Le Cardinal de Fleury (2) avoit au moins soixante-treize ans
quand le Roy le nomma premier Ministre. Né de parens
obscurs ou du moins peu connus (3), il fut destiné à l'état
ecclésiastique et instruit dans les sciences convenables à cette
profession, qu'il embrassa de bonne heure. Son jeune cœur
dévoré d'ambition ne lui permit pas de voir sans une espèce
de désespoir qu'il fût condamné à passer ses jours dans le
fond d'une Province où il étoit né (4), et ses désirs se por-
toient chaque jour avec violence vers la Cour. Il s'intrigua et-
vint enfin à bout de s'y présenter, muni d'assez bonnes
recommandations, qu'une grande jeunesse et une jolie figure
rendoient efficaces.
Ce jeune Abbé débuta avec une noble hardiesse sur ce nou-
veau théâtre, où il ne parut pas longtems étranger. Bientôt il
obtint une abbaye (5), et quelques années après, à force d'in-
(4) Voici comment la duchesse d'Orléans, mère du Régent, dépeint la
duchesse du Maine :
« Madame du Maine n'est pas plus grande qu'un enfant de dix ans.
Quand elle ferme sa bouche, elle n*est pas laide. Elle a de vilaines dents
mal rangées. Elle n'est pas très grosse, met horriblement de rouge, elle
a de jolis yeux, elle est blanche et blonde; si elle était aussi bonne
qu'elle est méchante, il n'y aurait rien à dire contre elle, mais sa
méchanceté est intolérable... » (Correspondance de Madame, édition Char-
pentier, t. II, p. 43.)
(2) Voyez plus haut, page 32, note 4.
(3) On lit ici dans le manuscrit : « Son bisayeul étoit chapelier à
Lodève, son ayeul maître d'école à Lodève et fermier de terres, et son
père étoit receveur des tailles à Lodève en 4650. »
(4) Ces quatre derniers mots ne sont que dans le manuscrit. .
(5) Le cardinal de Fleury était abbé de Larrivour (diocèse de Troyes)
dès 4694. Cf. Gallia christiana, t. XII, col. 604.
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44 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
trigues, il fut fait Évoque de Fréjus, poste qu'il ne quitta que
pour venir derechef à la Cour, par ordre de Louis XIV,
remplir celui de précepteur de Louis XV, sur l'esprit duquel
il sçut prendre un empire absolu, qu'il conserva toujours.
Dans sa plus haute élévation, il ne vit jamais avec étonnement
la distance immense qu'il y avoit de son état présent à son
origine. Il s'étoit accoutumé de bonne heure à se croire né
pour les places les plus éminentes, idée dans laquelle il avoit
été confirmé par les astrologues, aux prédictions desquels il
donnoit beaucoup de créance, faiblesse assez commune à sa
Nation.
Malgré son âge avancé, lorsqu'il prit le timon des aflFaires,
le Cardinal de Fleury étoit encore un homme d'une belle
figure. 11 avoit le teint frais, les yeux vifs, le regard perçant,
le front élevé, le nez bien fait, la bouche vermeille, la taille
au-dessus de la médiocre, droite et aisée, la jambe belle, la
démarche ferme et le port noble, un esprit délié, une ambition
démesurée, possédant mieux que le plus fin courtisan le
manège de la Cour, sçachant se plier aux circonstances,
habile à en tirer parti, un extérieur modeste, un air de can-
deur tout propre à faire des dupes; parlant bien, ayant des
vues même dans les conversations indifférentes, flatteur près
des Grands, poli avec tout le monde, extrêmement galant
auprès des Femmes, pour qui il étoit soupçonné d'avoir eu
des talens peu communs et de s'être par là procuré son éléva-
tion; voluptueux par goût, sobre et réglé par raison; ennemi
redoutable, ami méprisable, fourbe non seulement par état,
mais par réflexion; payant de la plus noire ingratitude les
services qu'il avoit reçus, ayant des connoissances assez
étendues, mais l'âme trop peu élevée pour pouvoir bien gou-
verner un grand Royaume; toujours indécis et par conséquent
lent à expédier les affaires, ne sçachant faire à propos ni la
guerre ni la paix, n'entendant rien à la première; avare des
trésors de son Maître au-delà de toute expression, et cependant
assez foible pour acheter, à force d'argent, l'amitié des Princes
voisins; laissant échapper l'essentiel pour ne s'attacher qu'à
la bagatelle; voulant en général le bien, mais ne sçachant pas
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lÉ CAhblNAL DE FLEURV 4S
le procurer; jaloux de l'autorité, la portant trop loin; zélé
partisan des Molinistes (i), tyran déclaré des Jansénistes;
trop facile à se laisser prévenir, incapable de revenir de ses
préjugés; condamnant sans examen, caressant les délateurs,
n'ayant que peu ou point d'égard à la recommandation des
Princes et des Grands; faisant acheter les grâces à force de
sollicitations; timide au point de n'oser les refuser à qui sça-
voit les demander avec fermeté (2) ; trop peu éclairé pour dis-
tinguer et récompenser le mérite; s'imaginant connoître et
sçavoir employer les hommes, et presque toujours dupe de
ceux qu'il employoit; trop peu instruit du fort et du foible du
dedans et du dehors du Royaume; d'humeur si pacifique, que
souvent il n'ose pas se mettre en état de tirer raison des
entreprises des Puissances voisines, aimant mieux feindre de
les ignorer que d'en poursuivre la réparation par des voies
honorables et propres à faire respecter la Couronne de France;
au reste, aimant son maître, d'un secret impénétrable, n'ayant
pas profité de sa place ni de sa faveur pour s'enrichir (3),
(1) En marge de l'édition de 4763 : « Jésuites ». La clef de Tédition de
1746 donne : « Gonstitutionnaire »; celle de l'édition de 1759 : « Jésuites ».
(2) Le manuscrit ajoute ici : « Témoin la nomination de M. l'Abbé de
Fitzjames à l'Abbaye de Saint-Victor de Paris, et la fermeté avec
laquelle M. le Maréchal de Berwick lui parla. » Il s'agit de François
Fitzjames, né à Saint-6ermain-en-Laye le 9 janvier 1709, qui fut duc de
Fitzjames à la mort de son frère aîné. 11 était le deuxième fils du duc
de Berwick et de sa seconde femme Anne Burkeley, fille de Henry Bur-
keley et de Sophie Stuart, dame d'honneur de la reine d'Angleterre, qui
mourut le 12 juin 1751. En 1727, il renonça à ses dignitt's et embrassa
l'état ecclésiastique ; il fut nommé en 1728 k l'abbaye de Saint- Victor do
Paris, et se démit de sa charge de premier aumônier du Roi le
6 mars 1748, deux jours après le duel de son frère avec le comte de
Coigny, où celui-ci avait trouvé la mort. Il mourut à Soissons le
19 juillet 1764. (Moréri, Dict. hist., t. V, p. 171. — Journal de Barbier,
t. III, p. 30. — Mémoires de Richelieu, t. VII.)
Jacques Fitzjames, duc de Berwick, pair d'Angleterre et maréchal de
France, était fils naturel de Jacques II, roi d'Angleterre, et d'Arabella
Churchill, sœur de Jean duc de Marlborough, né en 1672, tué au siège
de Philipsbourg le 12 juin 1734. On dit qu'en apprenant sa mort, le
maréchal de Villars s'écria : « J'ai toujours eu raison de dire que cet
homme-là était plus heureux que moi. » Montesquieu a fait son éloge
historique. (Le P. Anselme, Hist. généal., t. V, p. 165. — Moréri, Dict.
hist, t. V, p. 170.)
(3) « Jamais ministre ne fut ^ désintéressé. Il ne voulut en bénéfices
^ue ce qui lui était nécessaire, sans rien prendre syf i'État, pour &ntr§'
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46 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
ayant trop longtems résisté à la vanité d'élever sa famille,
mais blâmable en ce qu'aussitôt après y avoir cédé, il porta
à un trop haut rang quelques-uns de ses proches parens.
Tel étoit celui dont Louis XV fit choix pour être à la tète
des affaires. Le Royaume prit bientôt une nouvelle face.
L'épuisement où l'avoit réduit le coup fatal que lui porta le
Régent, la méfiance qui n'avoit fait qu'augmenter sous le
ministère du Duc de Bourbon, la disette de grains arrivée
l'année qui précéda sa disgrâce, la misère et les maladies,
suite inévitable d'une Famine, le taux désavantageux des
monnoyes, le désordre qui régnoit dans toutes les parties de
l'État, et surtout dans les finances, tous ces maux disparurent;
la confiance reprit le dessus au dedans et au dehors, le com-
merce se ranima, l'ordre fut rétabli partout, et la France, qui,
quelques mois auparavant, ressembloit à un pays dévasté, fut
en peu de tems plus florissante qu'elle n'avoit jamais peut-
être été. N'y eût-il que ce seul événement pendant tout le
ministère du Cardinal de Fleury, il lui fait un honneur infini
et méritoit qu'à l'exemple de l'ancienne Rome on lui élevât
des statues, comme au restaurateur de la Patrie. Mais s'il pro-
cura le bien général du Royaume, on eut peu de tems après à
lui reprocher d'avoir causé la ruine de plusieurs familles par
la réduction de certains revenus affectés à vie sur les fonds
mêmes de l'État (1), revenus qui auroient dû être d'autant
plus sacrés, que la nécessité des tems, plutôt que la confiance
publique, avoit forcé les particuliers, dès le gouvernement
même du Duc d'Orléans, à déposer leur fortune dans les mains
du Souverain à un modique intérêt. Cet arrangement rendit
tenir une maison modeste et une table frugale. Aussi sa succession eût
à peine été celle d'un médiocre bourgeois, et n'aurait pas suffi à la
dixième partie de la dépense du tombeau que le roi lui a fait élever... »
(Mémoires de Duclos, t. II, p. 406.)
(1) Il s'agit en premier lieu de la réduction forcée d'une grande partie
des rentes viagères, de six à quatre pour cent, réduction motivée sur ce
que ces rentes avaient été acquises à vil prix; et en second lieu, de la
suppression de toutes les rentes au-dessous de 10 livres sur les tailles,
sous prétexte que la négligence des parties à les recevoir gênait la
comptabilité. (Vovez Bailly, Histoire financière de la France, t. H,
p. 112.)
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M, DODUN 47
le Cardinal de Fleury odieux à toute la nation. On trouva
injuste de faire gagner au Roy en moins d'un jour ce qu'un
petit nombre d'années lui auroit naturellement et légitime-
ment acquis par la mort des intéressés; et l'injustice parut
d'autant plus criante, que le bénéfice fut médiocre pour le
Prince, et la perte très grande pour chaque Particulier.
Le Cardinal de Fleury sentit le tort qu'il s'étoit fait dans
l'esprit des peuples; et pour se rétablir dans l'estime publique,
il crut devoir sacrifier M. Dodun (1), qui avoit le détail des
Finances. Il s'imagina qu'en le disgraciant, il persuaderoit
aux François que ce sous-ministre avoit été le seul auteur du
mal; mais il fut trompé dans son attente. Quoique l'on connût
(4) Dans les éditions, ce personnage est nommé Mahamet. L'édition
de 1763 donne la note suivante : « Sous le nom de Mahamet on déguise
Mr. Pelletier des Forts, qui entra en 4726 dans la charge de ControUeur
général des Finances à la place de Mr. Dodun. qui fut remercié après la
retraite du Duc de Bourbon. Mr. des Forts fut disgracié en 4730, sur le
prétexte qu'il s'étoit laissé trompé dans les actions de la Compagnie des
Indes, à la sollicitation de sa femme et de son beau-frère. L'auteur de la
clef jointe aux éditions précédentes se trompe en confondant Mr. Dodun
avec M. Pelletier. » — Les clefs des autres éditions donnent en effet le
nom de « Mr. Dodun » ou « Doudun ».
Charles-Gaspard Dodun, seigneur du Boulay, né le 7 juillet 1679, con-
seiller au Parlement où il fut reçu le 4 janvier 4702, ensuite président
et maître des Requêtes, fils de Charles-Gaspard Dodun, seigneur du
Boulay, des Chaises et d'Achères, qui mourut le 24 janvier 1716, marié
le 40 juillet 1703 à une femme ridicule, Maria-Anne Sachot, fille d'un
conseiller au Parlement. U fut déclare contrôleur général des Finances
le 21 avril 1722, et exerça cette charge jusqu'au 13 juin 4726; il avait
été nommé grand trésorier des Ordres du roi en 4724. 11 mourut en son
hôtel de la rue Saint-Dominique, et fut inhumé à Saint-Sulpice le
26 juin 4736, ainsi que le constate la lettre d'invitation à son enterre-
ment (fol. 32 du vol. 4007, dossier 22899, des Pièces originales, à la Bibl.
nationale, manuscrits).
Dodun avait acquis des terres considérables situées entre Blois et
Vendôme, que le Roi, par lettres patentes du mois de mars 4723, voulut
bien réimir en un seul corps de seigneurie, sous le titre de marquisat
d'Herbaut. Cet acte souleva la question de savoir si le Roi avait le droit
de distraire im fief de la mouvance d'un seigneur particulier pour le
réunir au domaine de la Couronne. (Bibl. nat., Dossiers bleus, vol. 238,
dossier 6443, fol. 7, 9, 20 et 23.)
Le Président de Maisons, ami du Régent, lui avait dressé un état et
une liste du Parlement pour en connaître les sujets et s'en aider au
besoin, lui enseignant les moyens de les gagner par leurs caractères,
alliances, intérêts, pour se servir de ceux qui étaient autorisés, et savoir
à quoi les uns et les autres lui pouvaient être propres; mais le Prési-
dent de Maisons venant à mourir, il dit à Son Altesse Royale que le
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48 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
M. Dodun pour un homme dur et attentif à saisir les moyens
de procurer l'avantage du Souverain, il passoit pour judi-
cieux; il avoit une longue expérience; il e'toit très capable,
parfaitement instruit de l'état du Royaume et porte à balancer
avec une espèce d'équité les intérêts du Prince et ceux des
sujets. Loin de le soupçonner d'avoir proposé ce funeste
projet, on sçavoit, à n'en point douter, qu'il s'y étoit forte-
fortement opposé (1). Aussi fut-il généralement plaint, et le
Cardinal de Fleury resta chargé de la haine publique.
M. Dodun survéquit peu à sa disgrâce.
Président pouvait le remplacer et lui rendre les services qu'il ne pou-
vait plus lui faire par sa mort. (Bibl. nat.. Dossiers bleus, vol. 238, dos-
sier 6113, folio 8.)
On lui avait donné le surnom de Colorado parce qu'il avait le cou
raide et qu*il faisait le glorieux. (Barbier, t. I, p. 216, note 2.)
U fut chansonnô pour ses ridicules, ainsi que sa femme. Voici une de
ces chansons citée par Barbier (ibid., p. 217), et par Marais, t. HI, p. 155 :
Dodun dit à son tailleur :
« Marquis d'Hcrbaut je me nomme,
11 me faut en gjand seigneur
Habiller, et voici comme :
Galonnez (ter) moi..
Car je suis bon gentilhomme;
Galonnez (ter) moi.
Je suis lieutenant du roi. >
« Mon cousin, dit le tailleur,
Je défie toute personne
D'avoir l'air d'un grand seigneur
Comme aura votre personne.
Galonnez (ter) vous.
Votre aïeul (a) si honnête homme
Portait galons comme vous. »
La Dodun dit h Frison :
Qu'on me coiffe avec adresse;
Je prétends avec raison
Inspirer de la tendresse.
Marronnez, bichonnez, tignonnez-moi.
Je vaux bien une duchesse.
Marronnez, bichonnez, tignonnez-moi,
Car je soupe avec le roi.
(1) Il semble bien que la mesure de la réduction des rentes viagères
ne fut pas prise par Dodun, mais par son successeur Le Pelletier des
Forts. Elle suscita beaucoup de réclamations, parce qu'un grand nombre
de pères de famille avaient placé des fonds sur la tête de leurs enfants.
Au mois de janvier suivant (1727), le roi commit M. de Machault, con-
seiller d'btat, pour examiner les réclamations de ceux qui pourraient
prouver qu'ils avaient employé une partie de leur patrimoine à l'acqui-
sition de ces rentes. (Journal de Barbier, t. I, p. 249, note 2.)
(a) On préteQdiiit que son grand-père avait été laqaais.
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LE CONTROLEUR GÉNÉRAL ORRY 49
Sa place fut donnée à M. Orry, homme d'une naissance fort
ordinaire, qui avoit été très longtems capitaine de dragons (i).
M. Orry (2), quand le Cardinal de Fleury jetta les yeux sur
lui, étoit déjà sur le retour; il étoit d'une grande taille, d'une
phisionomie rude, ayant Tœil dur, le sourci froncé, la voix
rauque, Tabord sauvage, le ton extrêmement brusque, taxé
d'aimer les présens, même de souffrir que ses plus proches
fissent acheter sa protection à prix d'argent; ayant au moyen
de son poste établi solidement sa fortune et celle de sa famille;
(î) Dans les éditions, cette phrase est ainsi conçue : « Sa place fut
donnée à Rhédi [Mr. Ornj], homme d'une naissance très-ordinaire, ayant
passé une partie de sa vie dans le Corps des Goulans, où il comman-
dait une troupe de cinquante Cavaliers. » Et au mot Goulan$t les éditions
de 1746 et 1763 donnent la note suivante : « Corps de Cavalerie comiiosé
d'esclaves ou d'enfans d'esclaves : ils sont pour la plupart Géorgiens. Ce
Corps tient le second rang dans la cavalerie Pertane. »
11 y a là une erreur de l'auteur. Ce fut Michel Le Pelletier des Forts,
comte de Saint-Fargeau, qui succéda à Dodun au contrôle général des
finances. Le Mercure de France du mois de juin 1726 (t. I, p. 126:2) porto
en effet : « M. Dodun, contrôleur général des finances, ayant demandé
au Roi la permission de se retirer, S. M. a nommé controUeur général
des finances M. Lepelletier des Forts, conseiller au Conseil royal des
finances. »
Le Pelletier des Forts était né en 1675; il mourut au mois de juillet 1740,
et resta au contrôle général depuis le mois de juin 1 726 jusiju'au 19 mars 1 730.
(BcvAT, Journal de la Régence, t. I, p. 286, note X. — Barbier, t. I,
p. 239 et 304.)
(2) Philibert Orry, comte de Vignory, seigneur de La Chapelle, en
Champagne, né à Troyes le 22 janvier 1689, mourut à La Chapelle le
9 décembre 1747. Son père Jean Orry, après avoir été entrepreneur des
travaux pour la démolition des buttes et autres ouvrages qui existaient
sur les boulevards de Paris, fut pourvu de l'office de secrétaire du Roi
le 30 janvier 1701 et envoyé la même année en Espagne pour aider au
rétablissement des finances de Philippe V. Son ministère ne plut pas
aux Espagnols, sa vie fut même un instant en danger, et il revint en
France avec une immense fortune due à la faveur de la princesse des
Ursins. Il fut nommé président à mortier au parlement de Metz et mourut
le 29 septembre 1719. (Bibl. nationale, Douien bleus, vol. 505, dos
sier 13045, fol. .103, 19, 27 et 30. — Pièces originales, vol. 2171, fol. 22.)
Philibert Orry fut le premier qui appliqua le système des corvées à la
construction et à l'entretien des routes. (Jobez, La France sous Louis XV,
t. IV, p. 211 et 212.)
En janvier 1737, il avait été fait ministre d'État et directeur général
des bâtiments de Sa Majesté à la place du duc d'Antin, qui venait de
mourir au mois de novembre 1736. (Barbier, t. II, p. 126.)
Quand il fut nommé au contrôle général, d'Argenson raconte qu'on
disait de lui : « Mais que fera-t-il à la cour? Il y sera embarrassé comme
un bœuf dans une allée. » {Mém. de d'Argenson, t. I, p. 70.)
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50 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
entêté, ignorant les affaires, refusant presque toujours, accor-
dant rarement, et Tun et l'autre sans connoissance de cause;
sacrifiant tout aux intérêts de son Roy, incapable de procurer
quelque soulagement aux Peuples, et ne sentant pas qu'en
exigeant d'eux outre mesure, c'étoit tarir la source des trésors
du Prince; ne sçachant donner au commerce ni facilités ni
faveurs; ne se soutenant dans sa place que par une dureté
extrême et une très grande attention à avoir toujours de gros
fonds prêts (sorte de mérite estimé bien au-delà de sa valeur,
et qu'il possédoit au souverain degré); retardant, pour faire sa
cour au Cardinal en paroissant entrer dans son goût d'éco-
nomie, des payemens nécessaires, et retranchant sur les
mémoires des fournisseurs et des ouvriers sans aucun examen
et sans entrer dans le détail; au reste, homme d'esprit, ayant
acquis, pendant le long tems qu'il a été en place, des lumières
qui lui manquoient, et ayant dans quelques occasions ouvert
de bons avis sur des entreprises difficiles, dont le succès
dépendoit des mesures préalablement bien prises et de prépa-
ratifs proportionnés à leur grandeur, en quoi l'événement a
justifié qu'il avoit pensé juste (i).
Le Prince Charles (2), de la maison de Lorraine, que sa
charge de grand-écuyer de France attache singulièrement à la
personne du Roy, qu'il accompagne dans les cérémonies
d'éclat, est sur le retour, grand, bien fait, d'une belle figure,
bon, mais un peu fier (3). Il a beaucoup de crédit et vit avec
grandeur et trop peu d'économie. Quoique ses plaisirs ayent
coûté à sa santé, il en est néanmoins assez mauvais ménager,
(4) L'auteur de la Vie privée de Louis XV, Moufle d'Angerville, s'est
inspiré de ce portrait dans celui qu'il donne de M. Orry. (Voyez l'édition
de Londres, 1788, in-8», t. II, p. 111.)
(2) Charles de Lorraine, dit le Prince Charles, comte d'Armagnac, né
le 22 février 1684, succéda, le 14 mars, 1712, dans la charge de grand-
écuyer. à son frère Henri de Lorraine, comte de Brionne, né le 15 no-
vembre 1661 et mort à Versailles le 3 avril 1713. II était le septième fils
de Louis de Lorraine, lui-môme grand-écuyer de France, et de Catherine
de Neufville-Villeroy. (Voy. le P. Anselme, Histoire généaU, t. VIÏI,
p. 510.)
(3) Ce portrait du prince Charles de Lorraine et tous ceux qui suivent
(jusqu'à la page 61 : Le Royaume jouissoit...) ne se trouvent que dans
l'édition de 1746 et dans le manuscrit.
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PRINCK ET PRINCESSE CHARLES DE LORRAINE 51
du moins à table. Quant aux Femmes, les services qu'il leur a
rendus lui ont assez fait de réputation pour qu'à son âge, qui
passe cinquante ans, il soit dispensé de l'ambition de l'aug-
menter. Cependant, comme sa passion pour le Beau Sexe n'est
pas éteinte et que d'ailleurs il n'est pas du bel air d'être sans
affaire de cœur, quelle qu'elle soit, il est à la mode. Dans la
force de son penchant pour les Belles, il avoit épousé Made-
moiselle de Noailles (i) [ce mariage fut célébré le 42 mai 4717
à l'Archevêché par le Cardinal de Noailles (2), oncle de la
Demoiselle; les époux n'habitèrent ensemble que deux ans
après, selon la convention qui en avoit été faite, Mademoiselle
de Noailles n'ayant alors que douze ans et demi. Il fut arrêté
que le Prince Charles se nommeroit le Comte d'Armagnac,
Aujourd'hui on ne connoît sa femme que sous le nom de la
Princesse d'Armagnac (3)], une des filles du Maréchal dont
nous parlerons dans la suite. Les grâces, la douceur, l'esprit
et la vertu de la jeune épouse méritoient qu'il lui sacrifiât tous
ses goûts. Il n'en fit rien; aussi cette union ne fut-elle pas
heureuse. Elle essuya pendant quelques années avec une
grande patience des désagrémens infinis; enfin elle se sépara,
se retira dans sa famille; quelque tems après, elle prit une
maison particulière. Alors, toute à elle-même, elle se donna
de bonne foi à la dévotion, parti qu'elle avoit commencé
d'embrasser en quittant son Époux, qu'elle soutient encore
aujourd'hui avec constance, et le seul qui convienne à une
femme vertueuse qui ne vit point avec son mari et qui aime
sa réputation.
Mademoiselle de Noailles (4), ayeule de la Princesse d'Arma-
(1) Françoise-Adélaïde de Noailles, née le 1" septembre 1704, était la
fille aînée d'Adrien-Maurice, duc de Noailles, et de Françoise-Gharlotte-
Amable d'Aubigné, nièce de la marquise de Maintenon, et fille de Charles,
comte d'Aubigné, gouverneur de Berry, et de Geneviève Piètre. (Voy. le
P. Anselme, Hittoire généal, t. IV, p. 79o.)
(2) Louis-Antoine de Noailles, cardinal et commandeur de l'Ordre du
Saint-Esprit, né le 27 mai 1651, fils d'Anne, duc de Noailles, mort le
5 février 1678, et de Louise Boyer, dame d'atours de la reine Anne
d'Autriche, morte le 22 mai 1697. (Voy. le P. Anselme, Hittoire généal,,
t. Il, p. 387, et t. IV, p. 791.)
(3) Toute cette parenthèse est une addition du manuscrit.
(4) Marie-Françoise de Bournonville, fille unique d'Ambroise, duc de
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52 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
gnac, est d'une origine illustre, de la maison de Bournonville.
Après avoir, par son économie et par son intelligence dans les
affaires, mis d'abord l'aisance et enfin l'opulence dans la
famille du Maréchal son fils, elle étoit parvenue par son esprit,
qu'elle avoit infini et adroit et insinuant, à la porter à une
grande élévation. Consommée dans l'art de faire habilement
sa cour, elle a obtenu de Louis XIV tout ce que son ambition
ou son intérêt lui a fait demander. Tout lui étoit propre. Sa
faveur augmenta sous le Duc Régent et ne diminua pas après
sa mort. Chargée de quantité de filles (1) auxquelles il étoit
difficile de procurer des établissemens aussi grands qu'elle
Fauroit désiré, elle avoit trouvé le secret de les faire entrer
dans les maisons les plus distinguées à peu de frais et presque
sans autres avantages que ceux que pouvoient faire espérer
l'éclat de son alliance et la considération de son crédit. Malgré
son âge très avancé, elle est encore extraordinairement vive,
et son esprit n'a rien perdu de sa force. Elle est toujours en
mouvement, prend peu de repos et n'en donne guère aux
autres. Elle est envieuse, méfiante et trop livrée à l'esprit de
tracasserie, source de tourmens continuels et qui rebute à la
fin d'autant plus qu'on en a souffert plus longtems.
Attentive à tout ce qui pouvoit contribuer à l'avancement
de son fils le Maréchal (2), elle l'avoit marié dès le règne de
Louis XIV à une fille de la famille d'Aubigny (3), famille noble
à la vérité, mais peu connue à la Cour, avant qu'elle se fût
fait un mérite de décorer sa généalogie du nom de Madame de
Maintenon (4), Favorite de Louis XIV. On n'a jamais rien su
Bournonville, chevalier d'honneur de la Reine, gouverneur de la ville de
Paris, née en 1656, mariée le 13 août 1671 à Anne-Jules, duc de Noailles,
lequel mourut à Versailles le 2 octobre 1708, à l'âge de cinquante-neuf
ans. Elle était dame du palais de la Reine; c'est sans doute à ce titre
qu'elle est appelée Mademoiselle. (Le P. Anselme, Histoire généal., t. IV,
p. 792.)
(1) Elle eut vingt-deux enfants, dont deux jumeaux morts en naissant.
(Le P. Anselme, Histoire généal., t. IV, p. 792 et 793.)
(2) Adrien-Maurice, duc de Noailles. (Voir plus haut, p. 51, note 2.)
(3) Le véritable nom paraît être d'Aubigny, mais le nom de d'Au-
bigné a prévalu. Cf. Th. Lavallée, La Famille d'Auhigné. Paris, 1863,
in-80,
(4) Françoise d'Aubigné, marquise de Maintenon, née à Niort le 27 no
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MADAME DE MAlNTENON 5â
de bien jpositif de l'origine de cette favorite, ni sur sa nais-
sance, que bien des gens ont faite équivoque (1). On pre'tend
que, dès les premiers instants de sa vie jusqu'à un âge fait,
elle avoit erré dans différens pays, sans appui, sans amis, sans
secours, et qu'elle s'étoit vue re'duite à une espèce de servi-
tude. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'e'tant venue à Paris pour
affaires, où pour y tenter fortune, elle y fit la connoissance de
Scarron (2), qui en devint enchanté et crut ne pouvoir mieux
faire que de lui offrir sa main. L'établissement n'étoit pas
brillant, mais c'en étoit un; le tems d'en espérer d'une cer-
taine espèce étoit passé pour la Main tenon. Sa situation n'étant
pas à beaucoup près heureuse, elle ferma les yeux sur la
figure de Scarron, ou plutôt elle les y avoit si bien accoutumés
qu'elle accepta la proposition sans balancer. Devenue l'épouse
de Scarron (3), elle se comporta en femme attentive et recon-
noissante. Il mourut et la laissa dans de nouveaux embarras.
Elle prit le parti d'intéresser à son sort les connoissances
qu'elle avoit faites pendant la vie de son Mari (4), et par leur
moyen elle eut le bonheur d'entrer auprès de Madame de Mon-
tespan, que Louis XIV aimoit tendrement et de laquelle il avoit
eu le Duc du Maine, le Comte de Toulouse, la Duchesse de Bour-
bon et la Duchesse d'Orléans, femme du Régent. Ce poste la
mit à portée de se faire connoître du Roy, qui fut si charmé
vembre 1635, fille de Constant d'Aubigné et de Jeanne de Cardilbac,
morte le 15 avril 1719 à la maison de Saint-Cyr. Cf. le P. Anselme,
Histoire généal., t. II, p. 428.
(1) L'acte de baptême dressé dans 1 église Notre-Dame de Niort, le
28 novembre 1635, est formel; il ne saurait y avoir d'équivoque. Voy.
Th. Lavallée, La Famille iVAiibiyné, p. 48.
(2) Paul Scarron, l'auteur du Roman comique^ était né à Paris en 1610.
11 y mourut en octobre 1660. Son père et son grand-père avaient été
tous deux conseillers au Parlement. Voy. Lavallée, ouvr. cité, p. 109.
— Édition de 1746 : « Cheic-Sehdy, lionmie de beaucoup d'esprit, mais
extrêmement disgracié de la Nature. »
(3) Le mariage se fit au mois de mai 1652. Scarron avait quarante-
deux ans, Mademoiselle d'Aubigné n'avait que seize ans et demi. Elle
resta veuve à vingt-quatre ans.
(4) Ces « connaissances » étaient principalement la maréchale d'Albret,
la duchesse de Richelieu, la marquise de Montclievreuil et la princesse
de Chalais qui devint plus tard princesse des Ursins. Ce fut chez la
maréchale d'Albret que la veuve de Scarron connut Madame de Mon-
tespan. Voy. Lavallée, ouvr. cité, p. 123.
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54 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
de son esprit qu'il Féleva sur les ruines de la belle Montespan.
Elle prit un si grand empire sur ce Prince, qu'il n'y a point
d'exemple dans THistoire de France, qu'une Femme sans jeu-
nesse et sans beauté ait gouverné si absolument. A peine fut-
elle montée à ce degré d'élévation, que les d'Aubigny, profi-
tant de quelque ressemblance dans le nom, et comptant bien
sur la reconnoissance de la Maintenon, s'empressèrent de se
dire du même sang qu'elle. Ils ne se trompèrent point dans le
jugement qu'ils en avoient porté. Madame de Maintenon
répandit les grâces à pleines mains sur cette famille, qu'elle
adopta volontiers et qu'elle mit en honneur. La politique vou-
loit que les courtisans ambitieux de faire leur chemin recher-
chassent son alliance ; aussi la mère du Maréchal de Noailles
n'eut garde de manquer l'occasion d'ouvrir à son Fils le
Temple des Honneurs et de la Fortune en lui faisant épouser
une parente de la Maintenon. Elle s'appeloit Mademoiselle
d'Aubigny. Elle dtoit capricieuse, d'une humeur peu commode
et extrêmement inégale ; mais c'étoit bien le moins qu'on payât
le crédit qu'elle apportoit et les avantages considérables que ce
mariage procura dès lors et dans la suite au Maréchal de
Noailles et à toute sa famille. Elle est morte à l'âge d'environ
cinquante ans, assez peu regrettée, et a laissé plusieurs enfans.
Le Duc d'Ayen (1), l'aîne des garçons, a beaucoup d'esprit,
surtout de cet esprit critique qui réussit si bien à répandre le
ridicule. Il est vif, amusant, souhaité partout où on veut rire
aux dépens d'autrui, mais craint des Courtisans et des Femmes
de la Cour, que souvent il ne ménage pas dans ses chansons,
sorte de point dont on trouve qu'il ne s'acquitte pas mal et
qui lui a plus d'une fois attiré des affaires qui, sans le crédit
de son père, auroient pu avoir des suites. Il est marié. Sa
femme (fille de la maison de Brissac, qui lui a apporté
(1) Louis de Noailles, duc d'Ayen, gouverneur du Roussillon et de
Saint-Germain-en-Laye en survivance de son père Adrien-Maurice, duc
de Noailles, dont il a été question plus haut, naquit à Versailles le
21 avril 1713, il épousa, le 2o février 1737, Catherine-Françoise-Charlotte
de Cossé-Brissac, née le 13 janvier 1724, fille unique de Charles-Timoléon,
duc de Brissac. Voy. Moréri, Dictionnaire historique, t. VII, p. 1036,
col. 1, et le P. Anselme, Histoire (jénéal., t. IV, p. 795.
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LE COMTE DE NOAILLES bS
200,000 livres de rente en mariage) est petite, pâle, extrême-
ment délicate, d'une humeur plutôt mélancolique que gaie,
confinée dans sa famille, sans plaisirs, sans amusemens. Elle
charme chaque jour ses ennuis par des exercices de piété
presque toujours les mêmes : heureuse s'ils suppléoient dans
son cœur au défaut de ce qu'une femme s'imagine pouvoir
remplir agréablement ses désirs, et le vide d'une vie oisive et
ennuyeuse î
Le Comte de Noailles (i ), frère cadet du Duc d'Ayen, est,
ainsi que son afné, de petite taille. Son caractère est plus
doux, son commerce plus agréahle, son esprit moins vif et
moins brillant, mai5 plus du goût de tout le monde, plus fait
pour la société. On le trouve quelquefois un peu sombre et
rêveur. Il a les yeux gros et sortans, le visage rond et plein.
Ces deux frères, aspirant avec raison aux honneurs militaires
auxquels leurs ancêtres sont parvenus, ont pris le parti des
Armes, le seul qui convienne à la jeune Noblesse. Le Comte de
Noailles a épousé une jeune héritière (l'héritière de la maison
d'Arpajon (2), dans laquelle les filles ainsi que les garçons
naissent avec le droit de porter le Cordon de l'Ordre de
Malte (3) ; le grand-maitre de l'Ordre a accordé le même privi-
lège aux enfants mâles et femelles qui naîtront du mariage du
Comte de Noailles avec Mademoiselle d'Arpajon) (4) d'une
(i) Pliilippe, comte de Noailles, grand d'Espagne de première classe
par la démission du maréchal son père, né le 7 décembre 1715. Il l'ut
gouverneur de Versailles. Voy. le P. Anselme, Histoire gènéàl., t. IV,
p. 795, et MoRÉRi, Did. hist., i. VllI, p. 1053, col. 2.
(2) Anne-Claude d'Arpajon, née le 4 mars 1729, fille unique de Louis,
marquis d'Arpajon, et de Charlotte Le Bas de Montargis, dame du palais
de la reine douairière d'Espagne, veuve du roi Louis ^^ Voy. le
P. Ansblme, Histoire généal., t. V, p. 899 et 900.)
(3) En reconnaissance du secours qu'il avait ai)porté à l'ile de Malte
menacée par les Turcs, le grand-maitre de l'Ordre, Jean-Paul Lascaris,
accorda à Louis, duc d'Arpajon, le 30 mai 1645, le privilège pour lui et
ses descendants aines d'ajouter à leurs armes la croix octogone de Malte
avec les .extrémités saillantes comme les portent les chevaliers de Malte,
et qu'im de ses descendants serait chevalier en naissant et grand-croix
à l'âge de seize ans. Le privilège fut reconnu et certifié le 5 mai 1715
par Raimond Perellos, grand-maître de l'Ordre. Voy. le P. Anselme,
Histoire génénl., t. V, p, 898.
(4) La comtesse de Noailles, seule héritière de la maison d'Arpajon,
fut reçue grand-croix de l'Ordre de Malte, le 13 décembre 1745, "par le
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Ô6 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
naissance illustre, qui, avec des privilèges singuliers et peut-
être uniques, lui a apporté des biens considérables, avantages
qu'on crut devoir préférer à plus de beauté qu'on auroit pu
trouver ailleurs, mais à la vérité avec moins de richesses.
La Duchesse douairière de La Vallière (1), une des sœurs du
Maréchal de Noailles, est demeurée veuve du Duc de La Val-
lière, qui avoit tenu un rang distingué à la Cour. Elle avoit
l'esprit délicat, juste et solide, le cœur droit et sincère, un
caractère d'âme plein de bonté, de tendresse et de générosité.
Elle étoit d'une gaieté aimable, d'un commerce charmant et
bailli de Froulay, ambassadeur extraordinaire de l'Ordre. La cérémonie
se fit dans i'cglise du Temple, au milieu d'une affluence énorme.
Une messe précéda la cérémonie. La lettre du grand-maître dont il
fut donné lecture portait « qu'il était juste d'accorder cette distinc-
tion à Madame la comtesse de Noailles, qu'elle était due à son zèle
pour sa religion ainsi qu'à sa naissance et à la considération de ses
ancêtres. Nous n'oublierons jamais, disait le grand-maître, le service
important que M. le duc d'Arpajon, son bisaïeul, rendit à notre Ordre,
lorsqu'il s'empressa de venir à notre secours à la citation de 1645 où il
fut lait généralissime de nos troupes ». Deux discours furent ensuite
échangés entre l'ambassadeur et la comtesse de Noailles qui, en reve-
nant de l'église» alla chez l'ambassadeur où un diner splendide fut servi.
Le dessert représentait « l'isle de Malte environnée de vaisseaux chré-
tiens, qui donnaient la chasse à des vaisseaux Turcs dont les uns cou-
laient à fond et les autres étaient désemparés. On voyait ensuite tous
les forts de la place garnis de troupes, et M. le duc d'Arpajon sur le
port où il donnait des ordres comme généralissime des troupes de la
Religion ». (Mercure de France, décembre 1745, t. I, p. 126.)
Il n'y avait que trois autres dames grand-croix de l'ordre de Saint-
Jean-de-Jcrusalem : c'étaient la princesse de Rocliette en Italie, la du-
chesse de Wurtemberg et la princesse de Tour-et-Taxis en Allemagne,
{Ibid, p. 131.)
(i) Marie-Tliérèse de Noailles, née le 5 octobre 1684, épousa, le
16 juin 1698, Gliarles-Fraii<;ois de La Baume Le Blanc, marquis, puis duc
de La Vallière, né le 23 janvier 1670, fils de Jean-François de la Baume
Le Blanc, marquis de La Vallière, et de Gabrielle Glé de la Cottardaie,
son épouse.
En considération de ce mariage, la princesse de Conti, cousine ger-
maine maternelle du duc de La Vallière, qu'on défsignait sous le nom de
première douairière pour la distinguer de sa belle-sœur Marie-Thérèse
de Bourbon-Condé, mariée à François-Louis, prince de Conti, et qu'on
appelait seconde douairière, lui avait fait donation, par acte du 8 juin 1698,
de biens considérables, et notamment des terres et baronnies de Châteaux
et Vaujours en Anjou et de Saint-Cluistophe en Touraine, réunies sous
le titre de terres et seigneuries de La Vallière. Cf. le P. Anselme, His-
toire généal.y t. V, p. 474 et su'iv. ; Barbier, Journal, t. I, p. 138, note
3, et t. II, p. 230.
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LA DUCHESSE OË LÀ VALLIÈRE 57
d'un excellent conseil, dévote sans affectation, officieuse, bien-
faisante, sensible aux plus petits services. Elle jouissoit d'une
réputation justement méritée. Quoiqu'elle eût au moins
soixante ans, elle étoit recherchée et considérée, parce qu'elle
avoit abondamment de ce vrai mérite qui fait l'ornement de
tous les âges. Il s'en faut bien que son fils le Duc de La Val-
lière (1) lui ressemble, quoiqu'il soit né avec de l'esprit et un
extérieur aimable. Son cœur, son caractère et son humeur
avoient besoin de se former sur ceux de la Duchesse sa mère
et de prendre une certaine connoissance que le tems et des
exemples domestiques si dignes d'être imités pouvoient rai-
sonnablement faire espérer. Il a une femme dont la personne
est toute charmante. Ce n'est pas une beauté régulière, mais
on l'en trouve plus aimable; on ne la voit point impunément,
et cependant on craint de ne la voir pas assez. Elle n'est ni
blonde ni brune, mais elle a tout le piquant de l'une et tout
l'éclat de l'autre. Ses yeux sont grands, bien ouverts, tendres
etlanguissans, et cependant vifs et pleins de feu; elle a le
coup d'œil fin, la bouche belle, le souris charmant, le son de
voix touchant, la taille telle qu'il faut l'avoir pour être bien
faite, la gorge d'une grande beauté, le port noble, et tant de
différentes sortes d'agrémens, qu'elle ne peut pas faire le
moindre mouvement qu'on ne se sente énm. En un mot, tout
son extérieur est extrêmement intéressant. Elle a l'esprit léger,
le cœur tendre, mais peu constant, l'humeur coquette, et le
caractère tel qu'elle le veut. Elle passe pour aimer les plaisirs,
pour en être peu économe, et trop peu délicate dans le choix
qu'elle en fait. Elle est trop entraînée par ses penchans pour les
pouvoir sacrifier à sa réputation. Son imagination est vive,
s'allume aisément et met dans ses seutimens et dans ses mou-
vemens un certain désordre qu'elle ne cherche pas même à
cacher.
(1) Louis-César de La Baume-Le Blanc, comte et ensuite marquis de
La Vallière, prit le titre de duc de Vaujours, lors de la cession que son
père lui fit de son duché et pairie; il épousa, le 19 février 1732, Anne-
Julie-Françoise de Crussol, née le 11 décembre 1713, fille de Jean-
Charles de Crussol, duc d'Uzès, et d'Anne-Marie-Marguerite de Bouillon.
Cf. MoRÉRi, Dict. hist., t. X, p. 4*5.
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68 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
La Duchesse d'Antin (1), femme du Marquis d'Antin, l'aîné des
fils de la Comtesse de Toulouse du premier lit, est d'une taille
avantageuse. Elle a l'air noble, de beaux traits, une peau et un
teint éblouissans. C'est une des plus aimables femmes de la
Cour, et qui plaît d'autant plus qu'elle n'emprunte rien de l'art.
Elle ne manque pas d'esprit; elle est douce, bonne, mais si
bien doniinc^'e par la passion du jeu, qui ne la traite pas favo-
rablement, qu'elle est obligée de recourir, pour réparer ses
pertes, à des expédiens qui ne conviennent ni à son rang ni
à sa naissance. Elle passe pour avoir beaucoup de vertu. Les
médisans de la Cour, toujours attentifs à éplucher la conduite
des uns et des autres et qui se croyent en droit de mettre le
taux à la réputation, en conviennent, mais d'un air a en faire
mal juger. Leur ton et leurs manières en disent d'autant plus
qu'ils affectent d'en dire peu. Elle a apporté de gros biens en
mariage; mais les folles dépenses de son Mari, ses débauches
outrées avec des femmes perdues et sa conduite déréglée
avoient mis dans sa maison un si grand désordre que tous,
depuis les maîtres jusqu'au dernier des valets, y vivoient mal.
Les grands biens qu'avoit laissés l'aïeul (2) du Marquis d'An-
tin, et ceux de sa Femme, étoient engagés, ou saisis par des
(1) Marie-Vicloirc-Sophie de Noailles, marquise de Gondrin, avait
épousé en premières noces, le 25 janvier 1707, Louis de Pardaillan, mar-
quis de Gondrin, qui mourut à vingt-quatre ans, le 5 février 1712. Elle
se remaria, le 22 février 1723, avec son oncle, le comte de Toulouse,
prince légitimé de France. De son premier mariage, elle eut trois fils :
1» Louis de Pardaillan, duc d'Antin et d'Épernon, qui épousa Françoise-
Gillone de Montmorency-Luxembourg et mourut on 1743; 2° Antoine-Fran-
çois de Pardaillan, marquis de Gondrin, né le 10 novembre 1709 et mort
sans enfants à Brest le 24 avril 1741 ; ce dernier avait épousé en 1737
Mademoiselle de Garbonnel de Canisy ; 3» Charles-Hippolyte de Pardaillan,
seigneur de Monteontour, qui mourut jeune.
Le « marquis d'Antin », dont il est ici question, malgré l'erreur du ms.
dont l'auteur eût dû écrire « marquis de Gondrin », est âonc bien le fils
aine de la comtesse de Toulouse, et non pas son second fils. Voy. le
P. Anselme, Hittoire généaL, t. V, p. 183.
(2) L'aïeul du duc d'Antin était Louis- Antoine de Pardaillan de Gondrin,
né le 5 septembre 1665, premier duc d'Antin, en faveur de qui le mar-
quisat d'Antin avait été érigé en duché-pairie par lettres patentes du
mois de mars 1711. Il avait épousé, le 21 août 1686, Julie-Françoise de
Crussol, fille du duc d'Uzès, et avait exercé la charge de surintendant
des bâtiments, arts et manufactures de France jusqu'en Tan 1726, où
cette place avait été su[)priméo; il conserva cependant le titre de direc-
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LE CHEVALIER D'ORLÉANS 59
créanciers. Le Marquis d'Antin (1) étoit né avec de l'esprit,
beaucoup de bonnes qualités et une figure très aimable; mais
son goût pour les plaisirs grossiers et le commerce des gens
les plus méprisables avoient fait disparoître tous ses avan-
tages. 11 étoit tombé dans l'abrutissement et est mort avant
trente-cinq ans, sans avoir voulu se prêter sérieusement à
aucun arrangement pour les affaires de sa maison, qu'il laissa
à débrouiller à son Fils (2), jeune seigneur de quatorze à quinze
ans, qui donne d'assez belles espérances.
Entre les voluptueux qui se sont faits du renom, le Cheva-
lier d'Orléans (3), Grand-Prieur de France, fils du Régent et
de la belle d'Argenton (4), n'est pas un des moins célèbres.
leur général des bâtiments du roi. Voy. Mémoiret de (VArgentont t. I,
p. 165, note 3, et le P. Anselme, Histoire généaL, t. V, p. 182 et 183.
(!) Lisez « Marquis de Gondrin » (note 1 de la page précédente).
(2) Il est ici question de Louis de Pardaillan de Gondrin, né le
15 février 1727. Filleul de Louis XV, il devint en 1743 colonel du 18» régi-
ment dont il avait été enseigne sous les ordres de son père ; puis gou-
verneur et lieutenant général de l'Orléanais, du pays chartrain et d'Am-
boise. Devenu maréchal de camp, il mourut à Tarmée de Westphalie, à
Brème, dans la nuit du 13 au 14 septembre 1757; il n'avait que trente
ans. Sa branche et sa pairie s'éteignirent avec lui.
Les affaires de sa succession se compliquèrent de celles de la succes-
sion du premier duc d'Anlin, son aïeul, et donnèrent lieu à un arrêt du
Conseil d'Jitat du 22 septembre 1742. Voy. Bibliothèque nationale, Dos-
siers bleus f vol. 510, dossier 13231, fol. 3 v» et 33; Pièces originales,
vol. 2194, fol. 140 et suiv. ; le P. Anselme, Histoire généal., t. V, p. 183 et
184, et Barbier, Journal, t. Il, p. 292.
(3) Jean-Philippe-Baptiste, dit le Chevalier d'Orléans, fils naturel du
Régent, né en 1702, légitimé en 1706, mort au Temple à l'âge de quarante-
six ans, après une vie de débauches suivies d'une telle dévotion qu'elle
Fépuisa plus encore que ses débauches. (Barbier, Journal, t. III, p. 35.)
On lit ce qui suit dans une lettre de Madame, mère du Régent, en
date du 18 juin 1715 : « J'irai au collège des Jésuites voir jouer une
comédie par des élèves qui sont tous des enfants de condition. Parmi
eux il y a un garçon que mon fils a eu de la Séry, qui était ime de mes
filles d'honneur ; il s'appelle le chevalier d'Orléans ; il montre beaucoup
de moyens, mais il n'est pas joli et il est petit pour son âge. » {Correspon-
dance de Madame, édition Charpentier, t. I, p. 169.)
(4) Il y a probablement là un jeu sur le nom de famille de la maî-
tresse du Régent, qui était née Le Bel de La Boissiëre de Séry (Marie-
Louise). Elle mourut en 1748. (Voy. page 35, note 2.) « Mlle de Séry, dit
Saint-Simon, était une jeune fille de condition, sans aucun bien, jolie,
piquante, d'un air vif, mutin, capricieux et plaisant. » jc^dition Chéruel,
t. V, p. 207. — « Sa beauté n'était pas parfaite, mais elle avait beaucoup
d'agréments, un air vif et modostc, un esprit doux, une vraie tendresse
poui* son amant; elle n'aima que lui et l'aima ardemment. » (La Mothe,
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60 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Une figure très aimable, un air fier, une physionomie mêlée
de douceur et de vivacité, une taille au-dessous de la grande,
mais dégagée et bien prise, une démarche noble et ce certain
je ne sçai quoi qui pare si bien, lui donnent un extérieur char-
mant. Il a de l'esprit, beaucoup d'enjouement, le caractère
bon, mais léger, un penchant violent pour les Femmes et une
passion démesurée pour le Jeu, qu'il entend mal. Il a donné
des preuves de son courage, surtout dans un combat singulier
que lui attira avec le Marquis de Conflans (i) son humeur
quelquefois difficile, et où il a été dangereusement blessé. Ses
emplois et ses revenus sont considérables; mais sa profusion
et sa dissipation ont été si grandes qu'il en est continuelle-
ment réduit aux expédiens. L'usage immodéré des plaisirs, de
longues et fréquentes veilles ont enfin pris si fort sur son
tempérament, que sa santé en est considérablement altérée.
Soit que son état, qui est devenu très fâcheux, lui ait fait
craindre une mort prochaine à un âge où on ne fait que
commencer à goûter la douceur de la vie (car il n'a guère
plus de quarante ans), soit que de sérieuses et solides
réflexions lui ayent ouvert les yeux sur sa conduite, on l'a vu
tout d'un coup se jetter dans la dévotion. Pour mériter le
nom d'homme aussi vertueux qu'il l'avoit été peu, il donne
dans l'extrême et ne vit que de légumes apprêtés seulement à
l'eau et au sel; il fréquente les églises et les prêtres, et fait
des aumônes. Ce changement de vie a paru admirable à cer-
taines gens, singulier au plus grand nombre, et à quelques-
uns l'ouvrage de la politique plutôt que d'une vraie con-
version.
Le Chevalier d'Orléans prit possession du Grand- Prieuré à
Malte, le 21 septembre 1719, fit ses vœux le 26 du même mois.
Vie de Philippe d'Orléam, t. I, p. 22. — Voy. aussi, au tome XXXIX de
la collection de Chansons dite de Maurepas, un couplet fait par le Régent
sur Mlle de Séry.)
(1) Eustache, chevalier, puis marquis de Conflans, colonel du régiment
d'Auxerrois, né en 17d9. Le duel auquel on fait allusion eut lieu à la
suite d'une dispute qu'il avait eue avec le Chevalier d'Orléans au cha-
pitre que l'Ordre du Temple tenait le lendemain de la Saint-Barnabe.
(Barbier, Journal, t. II, p. 150, note 1. — Cf. Mémoires du duc de Luynes,
t. 1, p. 212.)
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PREPARATIFS DE GUERRE 61
et partit le 7 octobre pour venir en France. On donna à M. de
Vendôme (1) 19,000 livres de pension par mois et son loge-
ment au Temple sa vie durant, pour la cession qu'il avoit faite
du Grand-Prieuré de France à M. le Chevalier d'Orléans (2).
Le Royaume (3) jouissoit d'une paix profonde; mais le Car-
dinal de Fleury doutoit avec quelque espèce de raison qu'elle
pût durer encore longtemps. La jalousie de certaines Puis-
sances ennemies de tout tems de la France, le mépris qu'elles
avoient peut-être conçu pour l'administration d'un homme
dont le genre de vie avoit été jusqu'alors bien éloigné du
Gouvernement, des Traités entre différens Princes, des arme-
mens considérables qui se faisoiont dans les États voisins, tout
annonçoit une guerre prochaine et que le Cardinal jugeoit
inévitable pour la France, attendu sa position et l'influence
qu'elle a dans les affaires générales de l'Europe, fin consé-
quence, ce Ministre renouvella les anciennes alliances, en fit
de nouvelles, et à tout événement se mit en état. Les troupes
furent augmentées, tous les Officiers eurent ordre de faire
leurs équipages et de se rendre incessamment à leur Corps.
Les Généraux furent nommés, les places et les frontières
pourvues.
On étoit au moment d'une rupture (4), et les armées étoient
(1) Philippe de Vendôme, né le 23 août 1655 et mort à Paris le 24 jan-
vier 1727, était le petit-fils de César, duc de Vendôme, fils naturel de
Henri IV et de Gabrielle d^Estrces, duchesse de Beaufort. Le duché-pairie
de Vendôme, qui faisait partie du patrimoine de ce roi, lui fut donné
par contrat passé à Angers le 3 avril 1598. Il avait été légitimé antérieu-
rement par lettres patentes du 6 janvier 1595, et devint grand-prieur de
France. (Le P. Anselme, Hist. généal., t. I, p. 196 et 199. — Saint-Simon
en a fait un triste portrait; voy. édition de Boislisie, t. XIII, p. 298-299
et 568.)
(2) Ce paragraphe manque dans les éditions, même dans celle do
•1746.
(3) Dans les éditions (sauf dans celle de 1746), cette phrase, qui fait
suite au portrait de M. Orry (voy. plus haut, p. 49), commence par le
mot: « Cependant... »
(4) Le manuscrit donne ici cette parenthèse : « On auroit vu renaitre
une guerre aussi cruelle que celle de 1701, si la Cour de Vienne eût
secondé l'entreprise des Espagnols, ou que le Ministre de France n'eût
voulu à quelque prix que ce fût entretenir la paix. Dans ces circons-
tances, le Pape offrit sa médiation, et le 17 mars 1727, on signa à Paris
des articles préliminaires, dont les plus importans regardent la suspen-
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62 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
sur le point d'entrer en campagne, quand un esprit de conci-
liation s'empara de toutes les Puissances. Ainsi le grand
appareil qu'avoit fait le Cardinal Ministre ne servit à rien, si
ce n'est peut-être à faire rentrer les Ennemis de la France en
eux-mêmes et à leur inspirer pour elle plus d'égards et de
circonspection. Tous les Princes mirent bas les armes, en
envoyant à l'envi leurs Ambassadeurs à Soissons, que le Car-
dinal leur avoit assigné pour y discuter les intérêts respectifs
des parties et travailler à assurer la tranquillité de toute l'Eu-
rope. Ce fut ainsi que toutes les Puissances se virent réduites
à venir traiter sous ses yeux, pour ainsi dire, et prendre le
ton qu'il lui plut de donner.
La France acquit l)eaucoup d'honneur et de gloire dans
cette conjoncture; mais la meilleure part en fut due à
M. Chauvelin (1), sur la tête duquel le Cardinal de Fleury, qui
sion (le la Compagnie d'Ostende pendant l'espace de sept ans et la con-
vocation d'un Congrè.s, indiqué d*abord à Aix-la-Chapelle, ensuite à Cani-
bray, assemblé en effet à Soissons le 14 juin 1728, et que les négociations
particulières de Séville rendirent bientôt inutile, le 9 novembre 1729. »
Il s'agit de la coalition formée contre la France en 1701 par Guil-
laume IH, roi d'Angleterre, sous le nom de grande alliance. — Le pape
dont il est question est Benoit XIIÏ, né le 2 février 1649. élu pape le
29 mai 1724 et mort le 21 février 1730. — Un traité, dit de Séville. auquel
les Provinces-Unies accédèrent le 21 novembre 1729. garantissait à
l'Espagne la possession de Parme et de Plaisance, à la condition qu'elle
retirilt sa protection à la Compagnie d'Ostende. Cf. Dcmont, Recueil de*
traités, t. VIII, 2« partie, p. 158 et 160.
La Compagnie d'Ostende ou des Pays-Bas fut d'abord, vers 1717, une
simple socii'té de commerce avec l'Inde, entièrement indépendante ; elle
n'obtint de lettres patentes que le 19 décembre 1722. Son capital s'élevait
à 6 millions de florins ; mais à peine commençait-elle à se développer
qu'elle suscita la jalousie et les craintes de la plupart des puissances de
l'Europe qui protestèrent contre son existence et formèrent dans ce but
une ligue défensive. — Pour éviter les graves conséquences qui allaient
se produire, la cour d'Autriclie jugea politique de sacrifier la Compagnie,
et c'est en échange de ce sacrifice que Charles VI obtint la reconnais-,
sance de la Pragmatique Sanction. On essaya plus tard, mais sans succès,
de reconstituer la Compagnie, qui disparut définitivement en 1784.
Cf. BoNNASsiEDX, Les Grandes Compagnies de commerce (Paris, 1892, in-8»),
p. 429 et suivantes.
(1) Germain-Louis Chauvelin, né en 1685, mort le 1" avril 1762. Il
était président à mortier au Parlement de Paris, quand il devint garde
des sceaux. M. de Nicolaï, premier président de la Chambre des comptes,
qui était venu le féliciter à cette occasion, le complimenta ainsi : « Mon-
sieur le Président Chauvelin, lui dit-il, vous vous levez bien matin; U
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LE GARDE DES SCEAUX CHAUVELIN ' 63
le destinoit à lui succéder, avoit re'uni la charge de premier
Secrétaire d'État à celle de Garde des Sceaux, après la dis-
grâce de M. d'Armenonville et la démission de M. de Morville,
son fils, deux hommes dont nous avons parlé ci-devant.^
M. Ghauvelin étoit d'une famille distinguée entre les Gens
de Loi, parmi lesquels il avoit rempli avec éclat une des prin-
cipales charges. Il étoit grand politique, doué d'un génie supé-
rieur, mais à craindre. A un esprit fin et délicat il joignoit un
abord facile et gracieux, un commerce charmant, une conver-
sation séduisante; il étoit lié avec les plus grands Seigneurs
de la Cour, vivoit avec eux sans bassesse, étoit bienvenu (1)
des femmes, attentif à se faire des amis puissans dont le crédit
pût le soutenir en cas de disgrâce; habile à découvrir ses
ennemis, déconcertant leurs projets d'autant plus sûrement
qu'il connoissoit toutes les intrigues de la Cour; ayant des
vues étendues, des desseins vastes et des correspondances
extrêmement multipHées; secret sans affectation, sacrifiant
une partie de son sommeil aux affaires, et conséquemment
expéditif; embrassant beaucoup d'objets, mais capable d'y
suffire; aimant les gens de mérite, protégeant les Beaux-Arts,
ardent à les faire fleurir; aimé et recherché par les Étrangers
qui sortoient d'auprès de lui contens, toujours enchantés;
craint pour toutes les Puissances de l'Europe, ne refusant que
ce qu'il lui étoit impossible d'accorder, accompagnant ses refus
de beaucoup de politesses et de témoignages d'affection; supé-
rieur en tout au Cardinal, dont il avoit toute la confiance.
n'est plus question que de savoir si vous vous coucherez bien tard. » Le
roi lui retira en effet les sceaux au mois de février 1737, et M. de Jumi-
Ihac fut chargé de le conduire ainsi que sa femme dans sa terre de Gros-
bois. Dans sa jeunesse-, on l'appelait le beau Gritenoire à cause de la terre
de Crisenoy qui appartenait à sa famille. C'était, dit d'Argenson, un trèt
honnête homme et un grand citoyen, qui avait les manières d'un fripon.
Il avait épousé la fille de Fontaine des Nouées, riche commerçant
d'Orléans; son père avait été conseiller d'État et avait eu l'intendance
de la Franche-Comté. Au seizième siècle, on compte plusieurs avocats
célèbres de ce nom; l'un d'eux (Christophe-François-Toussaint) l'était,
en 1580, de l'abbaye de Sainte-Geneviève. (D'Argenson, Mémoires, t. II,
p. 239. — Duc DE LuTNEs, Mémoires, 1. 1, p. 182 et 183. — Mathieu Marais,
Journal, t. III, p. 229.)
(1) Les éditions donnent : « bien voulu ».
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64 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
mais s'ennuyant d'être en second, d'autant plus qu'il sentoit
sa supériorité. En un mot, on peut dire que c'étoit un homme
de mérite.
A l'exception des Finances et du Commerce intérieur du
Royaume, dont M. Orry éloit chargé, le détail des affaires
étoit partagé entre trois hommes qui en rendoient compte à
M. Chauvelin, qui en conféroit ensuite avec le Cardinal de
Fleury.
Le premier est M. le Comte de Maurepas (\), qui avoit,
comme il a encore aujourd'hui, la Marine et le Commerce
extérieur. 11 a le visage long et maigre, le front grand, les yeux
hleus fort ouverts, le regard assez doux, le nez long, la houche
ni grande ni petite, le menton pointu, la tête un peu aplatie,
la phisionomie revenante, le teint pâle, l'air délicat, la taille
grande et mince, la jambe sèche, le port assez noble. Il estvif,
ambitieux, né avec beaucoup d'esprit; possédant toutes les
délicatesses de la langue, s'exprimant avec grâce; capable et
travaillant avec facilité, mais paresseux, défaut que son goût
pour la table et les plaisirs, auxquels il donne souvent des
nuits entières, rend forcé par la nécessité indispensable de
reprendre sur le jour le repos qu'il perd la nuit. Il est entré
jeune, sous le règne de Louis XIV, dans le poste qu'il
occupe (2), et l'ayant rempli pendant plusieurs années, il y a
(1) Jean-Frédôric Phôlypeaux, comte de Maurepas et de Pontcliartrain,
110 le 9 juillet 1701, mourut le 21 novembre 1781. Il était fils de Jérôme
Phélypeaux, comte de Poutchartrain, et de Christine-Éléonore de Royc
de La Rochefoucauld, et avait épousé, le 19 mars 1718, Marie-Jeanne
Phélypeaux de La Vrillière, steur du comte de Saint-Florentin. Il fut
nommé à la marine le 11 août 1723. Cf. Moréri, Dict, hist., t. VIII, p. 261
et 262.
(2) Le manuscrit ajoute : « Il n'a exercé la charge de Secrétaire d'État
en chef qu'en 1719, un an après son mariage avec Mademoiselle de La
Vrillière, âgée alors de quatorze ans, et lui en ayant de seize à dix-sept.
M. de Pontcliartrain, père de M. de Maurepas, et M. de La Vrillière,
f)ère de la Demoiselle, convinrent en arrêtant ce mariage que la jeune
Épouse resteroit un an dans un couvent et que pendant cet intervalle
M. de Maurepas demeureroit avec M. le Marquis de La Vrillière pour se
former, sous la direction de cet habile Ministre, aux fonctions de la
charge de Secrétaire d'État; après quoi ils auroient la permission
d'habiter ensemble. Pour lors M. de Maurepas seroit en état d'exercer sa
charge en chef. » — Louis Phélypeaux, marquis de La Vrillière, de
Châteauneuf, de Tanlai, comte de Saint-Floï'entin, né le 14 avril 1672,
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LE COMTE DE MAUREPAS ET M. O'ANGËRVILLIERS 65
acquis une grande expérience dont il ne fait pas tout l'usage
qu'il devroit et pourroit faire. Il aime les Gens de Lettres et
les Beaux- Arts; il s'est fait des amis et sçait se les conserver;
mais il ne se livre qu'à un petit nombre de voluptueux comme
lui, avec lesquels, et assez souvent en compagnie de Femmes
galantes, il fait le soir des parties secrètes, dont les mets les
plus exquis et les vins les plus délicieux font moins l'agré-
ment que l'abondance des choses fines, délicates, galantes,
mêmes libres, qui s'y disent, et les scènes originales qui s'y
passent. Il est aimé de tout le Corps de la Marine, pour lequel
il s'intéresse fortement en toute occasion. Il a sçu plaire au
Roy, dont il est regardé de bon œil, et n'étoit pas mal dans
l'esprit du Cardinal Fleury, auquel on lui a reproché d'avoir
fait la cour, avec quelque sorte de bassesse, foiblesse que le
soin de sa fortune, la considération et les avantages attachés
à une grande place pourroieiit rendre excusable.
Le second étoit M. Bauyn d'Angervilliers (1) que le Cardinal
avoit tiré de l'intendance d'Alsace pour lui donner le détail de la
Guerre; homme trop peu capable pour cet emploi, dont il ne rem-
plissoit les fonctions que par le secours des gens consommés,
des lumières et des travaux desquels il tiroit tout l'honneur.
secrétaire d'État après la mort de son père en 1700, mourut le 17 sep-
tembre 1725; U avait épousé, le !•' septembre 1700, Françoise de Mailly,
fîlle de Louis, comte de Mailly, et de Marie-Anne de Sainte-Hermine,
dame d'honneur de la Dauphine. (Moréri, Dict. hitt., t. VIII, p. 260, col. 1.)
(1) Nicolas-Prosper Bauyn, seigneur d'Angervilliers, né le 15 jan-
vier 1675, mort au ch&teau de Marly le 15 février 1740; conseiller au
Parlement de Paris à 18 ans; en 1702, intendant d'Alençon, puis de
l'Alsace en 1722, et enfin de la généralité de Paris en 1728. Il remplaça
Le Blanc à la guerre le 23 mai 1728, fut déclaré ministre d'État le
30 décembre 1729, et resta en fonctions jusqu'à sa mort. Son père était
Prosper Bauyn, seigneur d'Angervilliers, maître de la Chambre aux
deniers du roi, et sa mère Gabrielle Choart de Buzanval. Il avait épousé,
le 14 juin 1694, Marie-Anne de Maupeou, fille de Charles de Maupeou,
conseiller du roi, maître ordinaire en la Chambre des comptes, et de
Madeleine Le Charron. Ils ne laissèrent qu'une fille. M. d'Angervilliers
mourut sans fortime; le roi accorda à sa veuve une pension de
20,000 livres. La famille des Bauyn descendait de Prosper Bauyn, lequt.
était un médecin de la ville de Bâle et avait été amené en France par le
roi Henri IH. (Voyez Bibliothèque nationale, Pièeu originalety vol. 232,
fol. 127; Dossiers bleus, vol. 66, dossier n« 1603, fol. 1 r«, et 4 v«. —
Mercure de France^ février 1740, p. 396. — Duc de Ldynes, Mémoires,
t. ni, p. 143.)
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66 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Le troisième étoit M. de Saint- Florentin (1). Il avdit la
direction, comme il a encore aujourd'hui, des affaires géné-
rales de la Religion prétendue Réformée, Texpédition de la
feuille des bénéfices, les économats, etc. C'est un petit homme
tout rond, sans ambition, de peu de capacité, et que les plai-
sirs et le comerce des Femmes occupent plus que les affaires.
Le Cardinal l'avoit trouvé en place, et l'y laissa, ayant jugé
apparemment que le détail dont il étoit chargé ne demandoit
4)as un homme de plus grande intelligence.
A bien examiner les différens hommes d'Etat dont nous
avons parlé, à comparer leur esprit, leurs talens, leurs
caractères, leurs vertus et leurs défauts, on ne peut guères
juger favorablement du Gouvernement de la France; et il y a
lieu d'être étonné que ce Royaume, quoique riche, puissant
et peuplé de sujets braves, industrieux, pleins d'un attache-
ment inviolable pour leur Souverain, ait pu se soutenir.
M. Chauvclin était le seul qu'on pût dire avoir presque toutes
les qualités nécessaires à un grand Ministre; mais si la jalousie
de ses confrères ne réussissoit pas à faire rejetter les projets
avantageux qu'il proposoit, leur incapacité, leur paresse, et
leur peu de bonne volonté en faisoient manquer l'exécution.
Ainsi cet Empire se gouvernoit de lui-même, pour ainsi dire,
et par l'habitude d'un certain esprit d'ordre et d'arrangement
contractée depuis longtems; ou plutôt le souverain Maître des
Couronnes protégeoit celle de France, et sa divine Providence
veilloit à sa conservation.
Que le sort des Rois est à plaindre I Leur grandeur, leur
gloire, le bonheur de leurs peuples dépendent de ceux qu'ils
(1) Louis Phély peaux, comte de Saint-Florentin, marquis de La Vril-
lière et • de Châteauneuf- sur -Loire, baron d'Évry-le-Châtel, né le
18 août 1705, mourut le 27 février 1777. Fils du marquis de La Vrillière,
beau-frère et cousin du comte de Maurepas, il n'avait pas encore vingt
ans quand il fut pourvu de la charge de secrétaire d'État en survivance
et sur la démission de son père; sa femme, Amélie-Ernestine, fille
d'Ernest-Auguste de Platen, comte du Saint-Empire, et de Sophie-Caro-
line-Eve-Antoinette d'Offelen, passait pour avoir été au mieux avec le
contrôleur général Machault. Le comte de Saint-Florentin, qui était
chargé des affaires de la reUgion, poursuivit les protestants avec achatr-
nement. (Moréri, Dic4, hist,, t. VIII, p^ 266, et p*AiVQ^f^SQN, Jjféinpirci,
passivi.)
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ABDICATION DE VICTOR-AMÉDÉE II 67
choisissent pour l'administration de leurs États, et ce choix
n'est presque jamais Teffet de la connoissance qu'ils ont des
hommes et la récompense du mérite, mais le plus souvent
l'ouvrage de la faveur ou du hazard. De là la ruine des monar-
chies les plus solidement fondées, ruine plus ou moins
prompte, à proportion du plus ou du moins d'hommes inca-
pables et vicieux qui se trouvent en place, et du temps qu'ils
y restent. Grande et utile leçon, que l'histoire de tous les
siècles donne aux Souverains et qu'on ne peut trop leur
répéter!
Quittons un moment la France pour rendre compte d'un
événement qui surprit toute l'Europe. Victor- Amédée (1), duc
de Savoye (2), et qui depuis dix ans avoit su ajouter à ses
États le Royaume de Sardaigne, las de commander à des sujets
qui ne l'étoient pas moins d'obéir, se détermina tout à coup à
abdiquer en faveur de son fils Charles-Emmanuel III (le
30 septembre 1730) (3), âgé de vingt-neuf ans et quelques
(1) Victor-Amédée II était n() le 14 mai 1666.
(2) Le manuscrit, où on lit par erreur « roy de Sardaigne » au lieu de
« duc de Savoye », ajoute ici les renseignements suivants : « Il avoit
épousé Anne-Marie d'Orléans, fille de Philippe de France, frère imique
du Roy Louis XIV, et d'Henriette d'Angleterre, fille de Charles I", morte
à Saint-Gloud en 1670. C'est par ce mariage que ce prince établit ses
prétentions sur la comronne d'Angleterre, dont il étoit plus proche liéri-
tier que la Maison d'Hanovre, si la religion catholique et romaine qu'il
professoit ne l'eût pas écarté du trône par des actes publics qui éta-
l)lissent la succession de la Grande-Bretagne dans la ligne protestante,
à l'exclusion de toutes les branches catholiques romaines. Il demeura à
rage de neuf ans sous la tutelle de sa mère, Princesse de Savoye. Son
père, Charles-Emmanuel II, étoit mort en 1675 ; il étoit fils de Victor-
Amédée I" et de Christine de France, fille d'Henri IV, sœur de Louis XIIÎ,
d'Elizabeth, femme de Philippe IV, Roy d'Espagne, et d'Henriette-Marie,
fename de Charles I", Roy de la Grande-Bretagne. »
Elisabeth ou Isabelle mourut le 6 octobre 1644. (Art de vérifier les datet,
t. I, p. 772.) — Philippe IV, né à Valladolid le 8 avril 1605, mourut le
17 septembre 1665. (Ibid., p. 771.)
Charles I", né le 17 novembre 1600, mourut décapité le 9 février 1649.
(3) Cette date n'est donnée que par le manuscrit. L'acte d'abdication
porte d'ailleurs la date du 3, et non pas du 30 septembre 1730. Voyez
Carutti, Storia del regno di Vittorio Amedeo II (Tiu-in, 1856, in-8«, p. 172).
Les divers incidents relatifs à cette abdication ont été relatés dans un
petit volume in-12. imprimé à l'Imprimerie royale de Turin en 1734, et
intitulé : Hùloire de Vabdieation de Victor Amédée roi de Sardaigne, de «a
détention au château de Rivoli et des moyens ^u*il s'e»^ servi pour remonter
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68 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
mois. Il ne se réserva qu'un revenu honnête (1) et le château
de Rivoli, où il se retira avec une Femme qu'il aimoit beau-
coup (2) et un petit nombre d'Officiers. L'abdication de ce
Prince trouva des incrédules jusqu'au moment qu'on fut
assuré que le Prince son fils étoit en effet paisible possesseur
des États du Roy son père. Entre les différens motifs qu'on a
cru avoir déterminé (3) Victor- Amédée, celui qui paroît le plus
vraisemblable est que ce Prince, déjà avancé en âge, ne dou-
tant pas que ses sujets peu contens de lui et extrêmement atta-
chés à son fils, qu'il ne regardoit pas comme le moindre
obstacle à ses vues, refuseroient de reconnoître pour leur
Souveraine Mademoiselle de Cumiane, veuve du Comte de
Saint-Sébastien (4), avec laquelle, aveuglé par son amour, il
avoit formé le dessein de partager son trône, préféra, au
tur le trône. Cette histoire, sous forme de lettre datée de Dresde, le
29 janvier 1732, a 6tc attribuée par CEttinger à Lamberti, mais elle ne
semble pas être de lui, si on en juge par la note A de la première page ;
elle doit être du marquis de Trivié, envoyé du roi à la cour de George I"
d'Angleterre. Voyez également Mitcellanea di storia italiana édita per
cura délia regia deputazione di storia patria (Turin, 1871, t. XIII) :
Memorie aneddotiche sulla eorte di Sardegna, del corUe di Blondel, ministro
di Franeia a Turino sotto il re Vittorio-Amedeô e Carlo Emanuele III.
(1) Ce revenu s'élevait à 50,000 écus ; l'écu piémontais valait environ
2 florins argent de Hollande. Voyez VHist. de l'abdication de Victor-
Amédée, déjà citée.
(2) Note de l'édition de 1763 : « C'est la Comtesse de Saint-Sébastien ou
Marquise de Spigne. Elle étoit fille du Comte de Cimfiiane, depuis Mai*-
quis de Saint-Thomas, Ministre d'État de Victor- Amédée. Il l'aima dans
sa jeunesse, lorsqu'elle étoit fille d'honneur de Madame Royale, mère du
Roi. On la maria au Comte de Saint-Sébastien, après la mort duquel
elle sçut rallumer les premiers feux du Roi Victor et l'engagea même,
par les bons offices du Père Andormiglia et du Docteur Borgo, Curé de
Saint-Jean, à l'épouser. » Voyez la note 4 ci-après.
(3) Le manuscrit porte : « Outre... devoir déterminer. »
(4) Le comte Novarina de Saint-Sébastien était premier écuyer de
Madame Royale. La comtesse était brune, bien faite; ses yeux étaient
noirs et pleins de vivacité. Il existe au château de Cimiiane un portrait
d'elle qui la représente en pied, la main étendue sur une table, portant
déjà la couronne de reine. Elle était entrée à quinze ans en qualité de
fille d'honneur chez Madame Royale; Victor- Amédée en était devenu
amoureux et lui avait promis de l'épouser. Le Père Dormiglia et Tabbé
Boggio de Sangano étaient du complot; le marquis d'Ormea, ambassa-
deur à Rome, avait même été chargé de demander au pape une dispense
de mariage en blanc pour im chevalier de Saint-Maurice qui voulait
épouser une veuve. Voyez Carutti, Storia, déjà citée, p. 462 et suivantes.
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ABDICATION DE VICTOR-AMÉDÉE II , 69
danger de commettre son autorité et au de'sagrément de ne
pas réussir dans une chose qu'il avoit à cœur, de mener loin
du trône une vie douce et tranquille avec cette même femme,
qu'on dit qu'il épousa. Mais, excité par les discours artificieux
de cette Favorite ambitieuse, qui avoit tout pouvoir sur lui,
il ne tarda pas à se repentir d'avoir abandonné le trône. Il ne
lui manquoit qu'un prétexte plausible pour y remonter, et
que des moyens sufftsans pour ne pas manquer son coup. On
lui fournit des moyens dans le grand nombre de mécontens
que son fils venoit de faire, en déplaçant, sans nul égard à sa
recommandation, les Ministres et les principaux Seigneurs
dont ses Conseils étoient composés, et on lui fit trouver le
prétexte dans la conduite du Gouvernement présent, qui ne
pouvoit être regardé que comme une censure du sien; con-
duite qui, disoit-on, donnoit de justes craintes que des États
qu'il avoit agrandis et rendus florissans pendant un long
règne, ne tombassent en décadence par le peu de lumières et
par l'imprudence d'un Prince qui se livroit à des Ministres
que le Gouvernement précédent, si éclairé, avoit cru devoir
tenir toujours éloignés des affaires; gens d'ailleurs qu'on pou-
voit avec raison soupçonner de ne penser qu'à leurs intérêts,
au détriment de l'État, puisqu'ils ne s'attachoient qu'à écarter
tous ceux qu'une grande expérience et une exacte fidélité
mettoient seuls en état de s'opposer à leurs pernicieux des-
seins. Ces discours, souvent répétés, firent leur effet. Victor-
Amédée (1) se forma secrètement un parti puissant, à l'aide
duquel il seroit certainement remonté sur le trône, si le Roy
son fils, presque au moment de l'exécution, n'avoit pas, par
les soins du marquis d'Ormea, Ministre habile et vigilant, été
informé de ce qui se tramoit contre lui. Il prévint son père et
le fit prendre à Turin (2), au château de Montcallier, où il
(1) Victor- Amédée, d'abord retiré à Chambéry, rentra en Piémont au
mois d'août 1731 et s'installa au château de Montcaliori, où il fut arrêté
le 1" octobre suivant. Voyez Carutti, Storia, déjà citée, chap. xxvi.
(2) Au lieu de ce qui suit dans le manuscrit, on lit dans les éditions :
« Il prévint Koturi [Victor- Amédée], et le resserra dans son Château, de
façon qu'on l'auroit pris plutôt pour un criminel d'État, que pour le
père du Roi régnant. Koturi ne survécut, .etc. »
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70 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
étoit venu sous prétexte que Tair de celui de Rivoli étoit con-
traire à sa santé. Il fallut en forcer toutes les portes pour
pénétrer jusqu'à la chambre du lit où le Roy était couché avec
la Marquise de Spigno (c'étoit le nom que portoit la comtesse
de Saint-Sébastien depuis son mariage avec Victor- Amédée).
Deux Officiers la saisirent et la conduisirent dans une chambre
voisine, d'où on la mena à Gevo, forteresse de Piémont (1).
Le comte de Parouze (2) se saisit ensuite du Roy, qu'il fit habil-
ler par des Officiers, le fit mettre dans son carrosse et le con-
duisit avec M. le Chevalier de Solare, lieutenant-colonel aux
Gardes, accompagné d'un corps de troupes, au château de
Rivoli, et là on le resserra de façon qu'on l'auroit pris plutôt
pour un criminel d'État que pour le père du Roy régnant (3).
Victor-Amédée ne survécut que deux ans environ à son abdi-
cation, n mourut en 1732, le 31 octobre (4), peu regretté,
avec la réputation d'un prince fourbe, dissimulé, sans foi,
abandonnant un parti aussitôt qu'il trouvoit mieux dans le
parti opposé, toute sa vie ayant été employé à faire un hon-
teux trafic de son alliance, au mépris des traités les plus
solemnels; au reste, fin politique, habile à parvenir à ses fins,
entendant parfaitement ses intérêts, et sçachant tirer avantage
de la position de ses États, dont il connoissoit toute l'utilité
pour les Puissances qui l'environnoient. Son fils, Prince brave
et sçavantdans la guerre, a fait voir dans la suite à toute l'Eu-
rope qu'en succédant aux États de son père, il avoit aussi
hérité de son esprit, de son /ambition et de sa politique raf-
finée.
(1) Après la mort du roi, elle fut conduite au monastère de Saint- Joseph
de Carignan; elle* obtint plus tard l'autorisation de se retirer au couvent
de la Visitation de Pignerol où elle avait des parents et où elle mourut
dans un âge assez avancé. Voyez Carutti déjà cité, p. 517.
(2) Il s'agit du colonel comte de la Pérouse.
(3) Victor-Amédée fut gardé à vu dans sa prison par quatre officiers,
le comte Vagnono et les chevaliers Clavesana, Gontieri et La Matoris.
Voyez Carutti, p. SU.
(4) Cette date n'est donnée que par le manuscrit. L'acte de décès de
Victor-Amédée fut dressé le 1" novembre 1732, par le marquis Del Borgo,
ministre des affaires étrangères et notaire de la Couronne. On lui fît des
funérailles solennelles à Turin, et son corps fut transporté à la Superga.
Cf. Ibiil, p. 517.
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INTRIGUES DE COUR 71
Cependant la Cour de France n'étoit pas sans intrigues.
Chaque Ministre avoit son parti, chaque parti des Chefs
accrédités et puissans; et les Femmes, déterminées ou par
leur goût ou par leur caprice, quelquefois par des intérêts
particuliers, étoient l'âme de ces différens partis.
La famille du Duc de Bourbon, avec quantité de Seigneurs
dont le rang et la puissance de cette famille régloient les
sentimens, soutenoit M. Chauvelin. La duchesse de Bour-
bon (1), mère du Duc de Bourbon, princesse fière, absolue,
violente, vindicative, aimant un peu le trouble, jalouse de
représenter, animoit cette faction. Le Duc d'Orléans, le Duc
du Maine, le Comte de Toulouse, sans être ouvertement
opposés à M. Chauvelin, inclinoit pour M. le Comte de Mau-
repas et pour M. le Chancelier. L'autorité de ces Princes,
jointe au crédit de leurs parens et de leurs amis, qui étoient
en grand nombre, le mettoit d'autant plus en état de con-
trebalancer le parti de M. Chauvelin, que le Cardinal de
Fleury et le Comte de Toulouse étoient amis. Ce der-
nier s'étoit surtout déclaré pour M. de Maurepas, et c'étoit
assez pour que la Duchesse de Bourbon, qui depuis long-
temps cherchoit à traverser ce Prince et le Duc du Maine,
avec lesquels, quoique ses frères, elle vivoit en mésintel-
ligence, tînt un parti contraire. Le Cardinal de Fleury,
maître de l'esprit de Louis XV, protégeoit M. Orry (2)
et M. d'Angervilliers (3), que cette puissante protection
mettoit suffisamment à l'abri des événemens. Quant à M. de
Saint-Florentin, son bonheur et le peu de jalousie qu'il don-
noit, le maintenoient peut-ôtre autant que l'intérêt qu'y pre-
noient quelques Femmes, moins cependant à cause de lui et
des services qu'il pouvoit rendre, qu'en considération des
gens qui l'afFectionnoient.
Deux Femmes, entre autres, figuroient avec éclat à la Cour,
et par la distinction que le Roy leur témoignoit, donnoient un
grand avantage au Comte de Toulouse et à ses partisans
(1) Voyez plus haut, p. 29, note 2.
(2) Voir plus haut, p. 49, note 2.
(3) Voir plus haut, p. 65, note 1.
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72 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
L'une étoit Mademoiselle de Gharolois (1), fille de la Duchesse
de Bourbon et sœur du Duc de ce nom. Princesse qui a été
extr(^mement belle, et qui, quoiqu'âgée de plus de trente ans,
a encore des jours d'une grande beauté. Elle n'est ni grande
ni petite, mais bien faite, ayant des grâces en tout, le port
noble, l'esprit fin et délicat, d'un commerce aimable, bonne maî-
tresse, amie tendre et constante, extrêmement sensible aux
procédés, évitant d'y donner sujet, ne perdant ses amis qu'à
regret et par leur faute; aimant à rendre service, en saisis-
sant avec avidité les occasions; fière et douce, mélancolique
et enjouée, indolente et vive, quelquefois capricieuse; jalouse
de son rang, entière dans ses sentimens; aimant le plaisir,
faisant de la nuit le jour et du jour la nuit; passant pour être
mariée en secret avec le Prince de Dombes (2), que l'on dit
avoir sçu lui plaire et dont par des raisons d'État elle n'a pu
obtenir de faire hautement son Époux.
La seconde, qui est Madame la Comtesse de Toulouse (3),
fut longtemps unie à Mademoiselle de Gharolois par la plus
grande amitié. Tant que vécut le Comte de Toulouse son
époux, rien n'altéra cette union; mais peu après sa mort, elle
se brouilla tout à coup avec Mademoiselle de Charolois, et ces
(1) Entres autres chansons qui ont été faites sur elle, la suivante parle
ouvertement de son intrigue avec le duc de Richelieu :
Que Charolais jeune et fringante
Pour Richelieu soit complaisante.
N'est-ce pas le sort de son sang?
Mais pour un seul, c'est bien la peine.
Quand, à son &ge, sa maman
En avait plus de deux douzaines,
(Correspondance de Madame, t. II, p. 103, note 2.)
« Faite pour les plaisirs par sa beauté et ses grâces, Mademoi$elle de
Charolais était douée d'une sensibilité extrême qui la tournait tout
entière du côté de l'amour; elle avait eu une foule d'amants et fait des
enfants presque tous les ans, sans beaucoup plus de mystères qu'une
fille d'opéra; cependant, pour la forme, on la disait malade pendant les
six semaines, et toute la cour, d'accord là-dessus, envoyait prendre de
ses nouvelles. Elle eut un jour un suisse peu stylé à ce manège; sans y
faire tant de façons, il répondit à ceux qui venaient : « La princesse se
porte aussi bien que son état le permet, et l'enfant aussi. » (Voy. Vie privée
de Louis XV, t. I. p. 147 et 148.)
(2) Voir page 42, note 1.
(3) Voir plus haut, pagf 34, note 4.
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LA COMTESSE DE TOULOUSE ET M"* DE CHAROLAÏS 73
deux Princesses, inséparables auparavant, cessèrent absolu-
ment de se voir. Ce changement étonna d'autant plus que la
Comtesse de Toulouse ayant beaucoup d'esprit, on ne présu-
moit pas qu'elle ignorât de quelle conséquence il étoit pour
elle-même et pour son fils, jeune encore, de se tenir plus
étroitement liée que jamais avec Mademoiselle; mais gou-
vernée par le sieur de Lalo (1), homme de fortune en qui elle
a mis toute sa confiance, elle ne pense ni n'agit que par lui.
Il haïssoit Mademoiselle de Charolois, dont il redoutoit l'as-
cendant et à qui il sçavoit qu'il déplaisoit, et il étoit venu à
bout de faire passer ses sentimens dans le cœur de la Com-
tesse de Toulouse. Cet homme, quoique né avec de l'esprit et
des talens, ne connoissoit pas assez le terrain de la Cour, et
s'imaginant pouvoir réussir dans des entreprises difficiles
sans autre secours que ses propres lumières et sans autre
appui que le rang et le crédit de la Comtesse de Toulouse, il
dédaignoit de se communiquer, de prendre conseil et de
réunir les avis (2) de la famille du Comte de Toulouse dans
les occurrences qui intéressoient ou la Comtesse ou son Fils.
Le trop grand empire que cet homme peu estimé avoit pris
sur la Comtesse de Toulouse et les sentimens qu'il lui avoit
inspirés, refroidirent Mademoiselle de Charolois et d'autres
amis puissants, et les démarches qu'il lui fit faire à contre-
tems dans des occasions de la dernière importance pour le
Duc de Penthièvre (3) portèrent coup au crédit de cette Prin-
(1) Désigné sous le nom de Nargum dans les Mémoires, dont toutes
les clefs, sauf celle de 1745 (S» éd.), qui n'a que des points, donnent cette
note : « Homme d'affaires de la comtesse de Toulouse. »
(2) Éditions : « amis ».
(3) Louis-Jean-Marie de Bourbon, duc de Penthièvre, né le 16 novembre
1725 du mariage du comte et de la comtesse de Toulouse. Il mourut au
château de Bizy, près Vernon, le 4 mars 1793. La terre de Penthièvre,
que le comte de Toulouse avait acquise de la princesse de Bourbon-
Conti, avait été érigée en duché-pairie par lettres de Louis XIV du mois
d'avril 1697. (Fortaire, Mémoires pouvant sei-vir à la vie de M. de Pen-
thièvre. Paris, 1808, in-12. — Barbier, t. I, p. 252. — Le P. Anselme,
Hist. généal, t. V, p. 49.)
Nous trouvons im témoignage de la considération dont jouissait le duc
de Penthièvre dans le document suivant tiré des Archives municipales
de la ville de Sceaux et qui présente un intérêt surtout par sa date,
18 mars 1793, c'est-à-dire en pleine période révolutionnaire, en pleine
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74 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
cesse, et diminuèrent la considération qu'elle s'étoit acquise.
On a prétendu (1) que la bonne intelligence qui s'étoit nou-
vellement établie entre le Comte de Gharolois et la Comtesse
de Toulouse, et que les dispositions favorables où ce Prince
étoit pour le Duc de Penthièvre ne contribuèrent pas peu
à porter la Comtesse de Toulouse à négliger Mademoi-
selle de Charolois (2). On lui avoit persuadé que l'amitié de
ce Prince, devenu eu quelque sorte le chef de sa famille par
la mort de son frère le Duc de Bourbon, étoit pour elle et
pour son fils l'appui le plus solide qu'elle pût désirer. Dans
cette idée, ses liaisons avec Mademoiselle lui paroissant inu-
tiles à ses desseins, et même d'autant moins convenables que
Mademoiselle vivoit froidement avec le Comte de Charolois
son frère, cette officieuse et généreuse amie fut sacrifiée. La
Comtesse de Toulouse se jetta tout à fait du côté du Comte de
Charolois, par l'entremise duquel elle se flatte d'obtenir un
jour ce qu'elle avoit déjà inutilement tenté pour son Fils.
C'est ainsi que les amitiés des Grands ne se règlent que sur
la politique ou sur l'intérêt.
Terreur; nous le transcrivons sans autre commentaire : « Du 18 mars,
1793, l'an 2« de la République française, heure de midi, le conseil général
(de la commune de Sceaux) réuni en la salle des assemblées... un
membre a observé que M. Bourbon-Penthièvre est décédé il y a quelques
jours et doit être inhumé aujourd'huy à Dreux, et comme il a été de
tous temps utile à la commune, qu'il y a fait des charités annuelles et
des libéralités qui ont adouci le sort des pauvres et des indigents, il
croit que la commune doit témoigner sa reconnaissance à la mémoire de
ce Bienfaiteur. Cette observation appuyée et mise aux voix, l'Assemblée,
après avoir entendu le procureur de la commune, a unanimement arrêté
que d' aujourd'huy en huit, il sera célébré au nom de la commune un
service en l'église de ce lieu, pour le repos de l'âme de ce citoyen géné-
ralement regretté et que le conseil général y assistera en corps, et y
convoquera la garde nationale, les citoyens et les citoyennes de cette
commune, et avons tous signé avec le procureur de la commune et le
secrétaire-greffier. » (A. Jal, Dictionnaire de biographie et d^hiitoire.
Paris, 2« édit., 1872, p. 953 et 954.)
(1) Tout cet alinéa manque aux éditions, sauf à celle de 1746.
(2) De même que la comtesse de Toulouse avait épousé secrètement
le comte de Toulouse, Mademoiselle de Charolais avait, dit-on, épousé
secrètement aussi le prince de Dombes; ni l'une ni l'autre n'étaient
encore parvenus à faire déclarer hautement leur mariage; le cardinal
de Fleury les tenait ainsi l'une et l'autre dans son parti, par l'espoir qu'il
leur ferait obtenir le consentement du Roi. (Vie privée de Louis -ÏF, t. ï,
p. 148.)
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LA COMTESSE DE TOULOUSE 75
La Comtesse de Toulouse (1), issue d'une famille extrême-
ment illustre par les plus grandes alliances et par les charges
et les emplois les plus distingués, a beaucoup d'esprit, le
caractère fier, mais le cœur bon; très attache'e à sa religion,
elle en remplit scrupuleusement tous les devoirs et n'a aucun
goût pour les plaisirs bruyans. Elle sçait, suivant les talens et
les circonstances, se rendre aimable, pense finement, s'exprime
avec délicatesse, est amusante. Elle aime la dépense, soutient
son rang avec dignité, se laisse facilement prévenir, n'en
revient point; ambitieuse, jalouse de la faveur, habile à se
la ménager, prompte à entreprendre, ferme à exécuter; quel-
quefois petite et trop souvent dure dans son domestique, trop
peu en garde contre ceux qui étudient son foible à dessein de
la gouverner; donnant et ôtant sa confiance sans trop savoir
pourquoi. Elle a les yeux bruns, noirs, un peu couverts, le
regard fier ou gracieux selon les gens, mais le plus ordinai-
rement dur; le visage plein, la bouche belle, le souris char-
mant, le teint un peu échaufl'é; la gorge, le bras et la main
d'une grande beauté; la taille épaisse, la démarche pesante et
embarrassée, la voix perçante et le ton absolu.
Veuve d'un jeune Seigneur (2) avec qui elle ne passa que
trois années, ses grâces et son esprit touchèrent le cœur du
Comte de Toulouse. Il lui fit longtems l'amour, et obligé à
des ménagemens pour le Duc d'Orléans, il ne l'épousa
qu'après la mort de ce Prince, qui certainement n'auroit pas
consenti à ce mariage. Elle avoit environ trente-six ans, quand
le Comte de Toulouse avec sa main lui donna le rang et le
titre de Princesse. Leur union fut des plus heureuses. Elle
paya du plus parfait retour l'extrême tendresse de son époux
qui, renonçant pour elle à toutes les Femmes, l'aima unique-
ment jusqu'à la mort et lui donna dans ce dernier moment
des marques bien fortes de son amour. Ces tendres Époux
vécurent environ treize ans ensemble et ne purent conserver
des fruits de leur mariage qu'un Prince, qui leur étoit d'au-
(1) En marge de l'édition de 1763 : « Noailles. » — Les clefs de toutes
les autres éditions donnent exactement : « La Comieise de Toulouse. »
(2) En marge de l'édition de 1763 : « le Duc d*Antin ».
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76 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
tant plus cher, qu'il avoit été extrêmement difficile à élever.
Sa mère l'adore, et accoutumée depuis l'instant de sa nais-
sance à trembler pour ses jours, la plus légère indisposition
lui cause des frayeurs mortelles.
Depuis son mariage, le Comte de Toulouse passoit la plus
grande partie de l'année à Rambouillet, terre distante de
Paris d'environ dix lieues (1). Le Château est un bâtiment
ancien dont le dehors n'a pas une grande apparence, mais
dont les dedans^ par la prodigieuse dépense que le Comte de
Toulouse y a faite, sont superbes. Le bon goût règne dans
tous les appartemens, dont la distribution n'est pas moins
commode que bien entendue. La situation de ce Château étant
dans un fond marécageux, le séjour n'en est pas fort sain;
mais les agrémens que les maîtres sçavoient y procurer et
le plaisir de la chasse qu'offre un parc très vaste, rempli de
bêtes fauves, y attiroient sans cesse grande compagnie:
L'air de magnificence qui régnoit dans cette maison, annonçoit
l'opulence et la grandeur du Comte de Toulouse; l'attention
de ses gens à se conformer en tout à la générosité et à la no-
blesse de ses sentimens acquéroit au maître l'amour et le
respect, et à eux une estime universelle.
C'étoit là (2) que le Roy alloit de tems en tems se délasser
(1) Louis XV ne songea pas à acquérir le domaine de Rambouillet tant
que vécut le comte de Toulouse, à qui il appartenait; il se borna à y
faire construire le petit cliàteau de Saint-Hubert pour y loger sa vénerie.
Ce fut Louis XVI qui acheta Rambouillet, qu'il paya 18 millions de livres
au duc de Penthièvre ; celui-ci fit alors transporter à Dreux les corps de
sa famille qui étaient à Rambouillet, et fit l'acquisition de la terre de
Cliàteauneuf-sur-Loire, près d'Orléans, et de celle de La Ferté-Vidame
qui avait appartenu à M. de Laborde. C'était le Roi qui payait la dépense
de toutes les personnes nourries à Rambouillet pendant chaque séjour;
leur nombre s'élevait à plus de cinq cents. La table du Roi était de
vingt et un couverts, toutes les dames y mangeaient. 11 régnait une
grande familiarité pendant les séjoms du Roi. (Fortaire, Vie du duc de
Penthièvre, p. 141 et suiv. — Mémoires du duc de Luynes, t. II, p 177.)
(2) L'auteur de la Vie privée de Louis XV s'est beaucoup inspiré de ce
passage, et raconte à propos des séjours du roi à Rambouillet l'anecdote
suivante : « Un jour, une dame de la cour, qui était enceinte, éprouva
tout d'un coup les douleurs de l'enfantement; on courut bien vite
chercher un accoucheur. Le roi était dans la plus grande peine. Si
l'opération presse, qui s'en chargera? disait-il. — ■ Ce sera moi, répondit
le sieur de La Peyronie, premier chirurgien, qui se trouvait là. J'ai
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SÉJOURS DU ROI A RAMBOUILLET 77
des fatigues d'une Cour importune. Ce n'étoit point le Monarque
qui venoit chez le Comte de Toulouse, mais un Ami tendre,
charmé de passer quelques jours avec la Princesse sa femme
et un petit nombre de Dames et de Courtisans choisis. La
chasse, que ce Prince aime passionnément, l'occupoit une
partie du jour. Le soir, le jeu et la table lui procuroient de
nouveaux plaisirs, qui se poussoient assez avant dans la nuit.
Là, Louis XV, content parce qu'il étoit libre, étoit gai, aimable,
animoit la conversation, se prêtoit volontiers à l'enjouement
de la Comtesse de Toulouse et de Mademoiselle de Charolois,
étoit attentif à adresser la parole à un chacun, et à mettre
toute cette petite Cour à son aise. Quoiqu'ami particulier du
Comte de Toulouse, le Cardinal de Fleury, soit à cause de son
âge avancé, soit à cause de sa santé, étoit rarement de ces
parties.
Entr'autres Femmes (4) qui se rendoient au Château de
Rambouillet, lors des voyages que le Roy y faisoit. Madame
de Rupelmonde (2), femme encore aimable, y brilloit. Elle
étoit enjouée, amusante, jouoit volontiers et noblement. C'étoit
une femme de très bonne compagnie, et qui tient bien sa place.
Le Marquis du Bordage (3), beau-frère du Maréchal de
Coigny, dont nous parlerons bientôt, s'y trouvoit quelquefois.
accouché autrefois. — Mais, objecta Mademoiselle de Gharolais, la méde-
cine exige de la pratique, et vous n'ôtes peut-être plus au fait. — Ne
craignez rien, Mademoiselle, répliqua La Peyronie, on n'oublie pas plus
à les ôter qu'à les mettre, » et le roi se mit à rire. » (Vie privée de
LouU XV, t. I, p. 150.)
(1) Les deux paragraphes suivants manquent aux éditions, sauf à celle
de 1746.
(2) Marie-Marguerite d'Alègre, l'amie de Voltaire, dame du palais de
la reine, fille d'Yves, marquis d'Alègre, maréchal de France, né en 1653,
mort à Paris le 2 février 1733, et de Jeanne-Françoise de Garaud de
Caminade, morte à soixante-cinq ans le 28 mai 1723; mai'iée le 6 jan-
vier 1705 à Pliilippe-Eugène-Françoi s- Joseph de Recourt-Lens-Licques,
comte de Rupelmonde, lieutenant général des armées du roi, tué à la
bataille de Villaviciosa, le 10 décembre 1710. Leur fils, Yves-Marie de
Recourt, comte de Rupelmonde, fut, comme son père, tué à l'ennemi, le
15 août 1745. (Cf. le P. Anselme, Hist généal, t. VII, p. 713.)
(3) Renè-Amaury de Montbourcher, chevalier et marquis du Bordage,
né en 1671, mort le 19 mars 1744, sans avoir été marié, fils do René de
Montbourcher, marquis du Bordage, maréchal de camp, tué en 1688 au
siège de Philippsbourg, et d'ÉUsabeth Goyon de Matignon, dame de La
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78 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Gomme il est beau joueur et qu'il joue bien, il faisoit ordinai-
rement la partie du Roy, qui le préféroit surtout pour certains
jeux, à beaucoup d'autres Courtisans. Il est grand, bien fait,
d'une belle figure; son âge le rend vénérable; il est extrême-
ment poli et s'énonce avec noblesse.
Le Roy, pendant douze ans, c'est-à-dire tant que vécut le
Comte de Toulouse, ne manqua pas de faire chaque année
divers voyages à ce Château, mais depuis sa mort, il en a fait
très peu : grande preuve de l'estime et de l'amitié qu'il avoit
pour ce Prince. Il est vrai cependant que si la Comtesse de
Toulouse, devenue veuve, eût mené une vie moins retirée,
que l'intérêt de son fils lui eût ouvert les yeux sur la néces-
sité de continuer de paroître et de figurer à la Cour pour y
conduire ce jeune Prince, et que lors des derniers voyages
du Roy elle n'eût point évité d'être des soupes, ou plutôt si le
sieur de Lalo, ordonnateur peu entendu, n'eût pas, par ses
airs impérieux et une lésine déplacée, mécontenté quelques
personnes de la suite du Roy, qui, sans être d'un certain rang,
ne laissoient pas d'avoir son oreille, il est vrai, dis-je, qu'il y
avoit lieu d'espérer que ce Prince, qui aimoit tendrement la
mère et le fils, continueroit ses parties de plaisir; mais on
trouva le secret de l'en dégoûter, et bientôt celui de tourner
ses pas d'un autre côté.
Le Roy n'étoit pas toujours occupé de plaisirs pendant ses
séjours chez le Comte de Toulouse. Il se renfermoit quelque-
fois avec lui, la Princesse sa femme et Mademoiselle, quelque-
fois avec l'un ou l'autre; et dans ces momens précieux, ils
obtenoient du Monarque tout ce que leurs intérêts personnels
ou ceux de leurs amis et de leurs créatures leur faisoient
demander, mais c'étoit avec réserve, et presque toujours d'ac-
cord avec le Cardinal, qu'on avoit soin de prévenir d'avance,
ou de se concilier dans la suite (1). Ce fut dans ces petits
Houssaye. Sa sœur, Henriette de Montbourcher, avait épousé François
de Franquetot, marquis de Coigny, maréchal de France. (Bibliothèque
nationale, Pièces originales, vol. 2010, dossier n« 46105, fol. 9, 11, 88
et 91; et Cabinet d'Hozier, vol. 243, dossier 6441.)
(1) Tout ce passage a été reproduit pour ainsi dire textuellement dans
la Vie privée de Louis JT F", p. 150 et 151.
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MADAME DE MAILLY 79
Conseils qu'on ménagea pour le jeune Prince, fils du Comte
de Toulouse, la survivance des charges et des gouvernemens
de son père, qu'on parvint à faire rappeler de son exil le
Marquis d'Antin, fils de la Comtesse* de Toulouse, du premier
lit, qui, par une imprudence que sa jeunesse seule pouvoit
excuser, étoit entré dans un complot dont le but étoit de
détruire le Cardinal de Fleury. Ce fut dans ces téte-à-tête (i)
qu'on prépara de loin la disgrâce de M. Chauvelin, qu'on lui
porta des coups d'autant plus certains qu'il les ignoroit, et
que par le conseil du Cardinal même, qui songeoit à la retraite,
on prit des arrangemens pour mettre le Comte de Toulouse à
la tète des affaires.
Enfin (2) ce fut dans ces parties de campagne qu'on crut
découvrir dans Louis XV un goût naissant pour le beau sexe,
et que dans la crainte qu'il ne consultât ses yeux et son cœur
pour élever au rang de Favorite une Femme jeune et belle, et
dès lors ambitieuse et capal)le de le gouverner, on estima ne
pouvoir mieux faire pour l'intérêt commun que de déterminer
son penchant en faveur de Madame de Mailly, qui n'avoit
aucune des qualités qu'on redoutoit, mais femme sur laquelle
on pouvoit compter et à qui on eut soin de faire promettre
qu'elle s'en tiendroit aux seuls honneurs du mouchoir, et
qu'elle ne tenteroit rien auprès du Roy sans le concours des
personnes qu'elle savoit avoir la confiance et l'estime de ce
Prince. Traité singulier! par lequel Madame de Mailly (3)
(1) Note de l'édition de 1763 : « On doit être surpris pourquoi on
8*obstine si fort à ne pas vouloir croire qu'on ait préparé de loin la dis-
grâce de Mr. de Chauvelin. Le Sr. Barjeac ne fut que l'instrument dont
on se servit pour indisposer davantage le Cardinal de Fleuri contre le
Garde des sceaux. Une lettre de Mr. le B. de G., insérée dans la Biblio-
thèque raiionnée, t. XXXIV, p. 483, et Mr. Voltaire dans la Défense du
Siècle de Louis XIV paraissent vouloir attribuer la disgrâce de Mr. de
Chauvelin à la seule découverte du Sr. Barjeac. On réplique à la lettre
[dans le] Journal des Sçavans, juillet 174&, édition de Hollande. Mais
c'est une de ces pièces insérées, peu propres à figurer dans im journal
littéraire. »
(2) Tout ce qui suit a été reproduit en appendice, d'après l'édition
d'Amsterdam de 1745 et sous le titre : Les Demoiselles de Nesle, dans les
Mémoires de la duchesse de Brancas publiés par Eugène Asse (Paris, 1890,
in-12). p. 195-215.
(3) Louise-Julie de MaiUy, née le 16 mars 1710, épousa, le 31 mai 1726,
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80 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
achetoit bien cher une apparence de crédit et l'honneur de
figurer à côté de Louis XV dans les parties où il n'admettoit
que ses favoris; mais traité qu'elle observa religieusement
tant que dura sa faveur. Sa bonne foi mérite des éloges d'au-
tant plus grands qu'elle est peut-être unique, et qu'elle n'igno-
roit pas sans doute qu'il est des momens de triomphe où une
Favorite peut tout oser, tout exiger du Souverain, même le
moins galant, surtout lorsqu'elle est sa première inclination.
Mais apparemment que les passions de Madame de Mailly
tournèrent tout au profit du cœur et qu'elle chercha moins le
Monarque dans le Roy, qu'un Amant auquel elle pût s'attacher
sincèrement. Aussi aima-t-elle véritablement ce Prince (1).
Madame de Mailly n'étoit ni jeune ni belle. Elle avoit près
de trente-cinq ans, le visage long, le nez de même, le front
grand et élevé, les joues un peu plates, la bouche grande, le
teint plus brun que blanc, deux grands yeux assez beaux,
fort vifs, mais dont le regard étoit un peu dur. Le son de sa
voix étoit rude, sa gorge et ses bras laids. Elle passoit pour
avoir la jambe fine, beauté que peut-être elle doit à sa mai-
greur. Elle est grande, marche d'un air assez délibéré, mais
n'a ni grâce ni noblesse, quoiqu'elle se mette d'un très-grand
Louis, comte de Mailly, cousin germain de son père. Elle mourut le
30 mars 1751. Elle était fille de Louis de Mailly, troisième du nom, mar-
quis de Nesle, né le 27 février 1689, et d'Armande-Félice de La Porte-
Mazarin, morte à l'âge de trente-huit ans. A cette époque, elle succéda
à sa mère dans la charge de dame du palais de la reine. Voy. le
P. Anselme, Hisi. généal., t. VIII, p. 639. (Voir plus haut, page 30,
note 1.)
(1) Soulavie raconte, dans les Mémoires du due de Richelieu^ l'anecdote
suivante, à propos des premières relations du roi avec Madame de
Mailly : « Le roi, encore sauvage, délicat et dévot, en 1732, époque de
ses naissantes passions pour Madame de Mailly, ne recherchait alors
aucune, femme s'il n'en était recherché lui-môme... Attendant le mo-
ment indiqué. Madame de Mailly se tint assise sur un canapé, affec-
tant une posture voluptueuse, montrant la plus belle jambe qu'il y eût
à la Goiu" et dont la jarretière se détachait; cette affectation repoussa le
jeune monarque. Bachelier voulait lui faire apercevoir des objets déli-
cieux; le roi, honteux ou distrait, n'y prit pas garde... Bachelier, voyant
que tout était perdu sans une entreprise déterminante, prit le roi sous
les aisselles et l'obligea... Le roi, qui jouait à cheval fondu avec Bache-
lier, avec Lebel et quelquefois avec le cardinal dans l'intérieur de ses
appartements, et seul avec eux, se laissa jeter sur Madame de Mailly
par son valet de chambre. » (Mém. de Richelieu, t. V, p. 87.)
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MADAME DE VINTIMILLE 81
goût et avec un art infini, talent qui lui est particulier et que
les Femmes de la Cour ont tâché en vain d'imiter. Elle a beau-
coup d'esprit, peu ou point d'ambition. Elle est amusante,
enjouée, d'une humeur égale; amie sûre, généreuse, compa-
tissante, ayant cherché à rendre service, mais par des voies
indirectes, ne le pouvant faire par elle-même sans s'exposer à
perdre sa faveur, l'amitié des personnes à qui elle la devoit,
et surtout l'appui du (Cardinal qui, sentant la nécessité de
souflrir une Favorite, fut assez bien conseillé pour ne pas
désapprouver le choix qui avoit été fait de Madame de Mailly,
qu'il sçavoit n'être pas d'un caractère à travailler à lui enlever
l'empire qu'il s'étoit acquis sur le Roy (1).
On a prétendu que cette passion n'étoit pas sérieuse, et
qu'elle servoit de manteau à un commerce secret du Roy avec
une sœur de Madame de Mailly, mariée depuis peu au Comte
de Vintiniille. Madame de Vintimille (2) étoit grande, aussi peu
pourvue d'attraits que Madame de Mailly, mais plus jeune
qu'elle. Elle avoit un esprit infini; elle étoit altière, entrepre-
nante, envieuse, vindicative; aimant à gouverner et à se faire
craindre; ayant peu d'amis, peu propre à s'en faire; ne pen-
sant qu'à ses intérêts; n'ayant d'autre but que de tirer parti
de sa faveur, et qui y auroit réussi, si la mort ne l'eût pas
arrêtée au commencement de sa carrière. En un mot, c'eût
été une Favorite dangereuse. Elle mourut en couches (3), peu
(1) Ce portrait de Madame de Mailly a évidemment servi à Soulavie
dans les Mémoires de Richelieu; on y trouve les mêmes expressions, son
visage long, son beau front, ses joues plates, son amitié sûre, son humeur
égale, etc. {Mémoires de Richelieu, t. V, p. 85 et 86.) Barbier se contente
de dire qu'elle n'était pas jolie, mais qu'elle avait de la vivacité et de
l'enjouement. (Journal, t. H, p. 214.)
(2) Pauline-Félicité de Mailly, dite avant son mariage Mademoiselle de
Nesie, née au mois d'août 1712, morte le 9 septembre 1741, mariée en
1739 à Jean-Baptiste-Félix-Hubert de Vintimille du Luc, des comtes de
Marseille, né le 23 juillet 1720. Celui-ci était fils de Gaspard-Magdalon-
Hubert de Vintimille, né le 9 mars 1687, et de Marie-Charlotte de Refuge,
fille de Pompone, marquis de Refuge, et d'Anne-Françoise d'Elbène,
morte le 6 février 1756. (Le P. Anselme, Hist. généal., t. VIII, p. 639. —
MoRÉBi, Dtct. hist., t. X, p. 652, col. 2. — Histoire de la maison de Mailly,
par l'abbé Lbdru, Paris, 1893, in-4«, t. I.)
(3) Madame de Vintimille mourut à Versailles dans l'appartement du
cardinal de Rohan, où elle avait été transportée pour faire ses cou-
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82 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
regrettée, et non sans quelque soupçon que sa trop grande
faveur et son esprit remuant et ambitieux n'auroient pas peu
contribué à faire abréger sa vie. Sa perte fit couler pendant
plusieurs jours les larmes de Louis XV (1). La tendre Mailly,
dont le cœur est excellent, le seconda bien dans ce triste office,
et elle pleura sa sœur de bonne foi. Comme le Roy regretta
beaucoup Madame de Vintimille et qu'il prit un soin tout par-
ticulier de Tenfant qu'elle avoit mis au jour, on crut avoir de
fortes raisons de penser qu'il Tavoit tendrement aimée (2).
Les plaisirs, que cette mort avoit suspendus, reprirent leur
train ordinaire. La chasse, quelques voyages tantôt à Ram-
bouillet, tantôt à d'autres maisons de plaisance (3) peu éloi-
ches. La veille de sa mort, il y eut une consultation médicale entre Sylva
et Senac qui la saignèrent au pied. Le Roi resta chez elle jusqu'à deux
heures du matin; elle mourut quelques .heures plus tard. Coname on ne
laissait jamais un mort dans le château, elle fut emportée à l'hôtel de
Villeroy, puis le lendemain à la paroisse de Notre-Dame, et de là aux
Rùcollets, où elle fut enterrée dans la chapelle Saint-Louis. On fit son
autopsie et on trouva ime petite boule de sang près du cerveau; il
paraît qu'avant son mariage elle sentait déjà cette boule. Ce n'était
qu'une veine dilatée. (Mémoires du duc de Luynes, t. III, p. 474 et 478.)
— Elle avait mis au monde un garçon dont la ressemblance avec
Louis XV était si frappante qu'on l'appela dans la suite, à la cour, le
demi-Louis. {Journal de Barbier, t. H, p. 309, note 1.) — Â la fin de sa
grossesse qui devait lui coûter la vie, Madame de Vintimille était fort
maussade. Un jour, à Choisy, Le Roy lui fit plusieurs questions pour
savoir d'où venait cette* mauvaise humeur : elle répondit à peine ; le
Roi lui dit alors : « Je sais bien. Madame la comtesse, le remède qu'il
faudrait employer pom* vous guérir : ce serait de vous couper la tête;
cela ne vous siérait pas mal, car vous avez le col assez long; on vous
ôterait tout votre sang et on mettrait à la place du sang d'agneau, et
cela ferait fort bien, car vous êtes aigre et méchante. » {Mémoires du
duc de Luynes, t. III, p. 458.)
(1) Louis XV ne voulut recevoir personne le jour de la mort de
Madame de Vintimille et se retira pendant plusieurs jours avec quatre
u cinq personnes seulement à Saint-Léger, dans une petite maison sise
près de Rambouillet et qui appartenait à la comtesse de Toulouse.
Barbier, Journal» t. II, p. 309. — Mémoires du duc de Luynes, t. III,
p. 476.)
(2) Le manuscrit donne la variante fautive : « qu'elle l'avoit tendre-
ment aimée ».
(3) Les principales maisons de plaisance étaient Choisy, Saint-Léger,
Saint-Hubert, et plus tard Bellevue. Louis XV aimait beaucoup à s'y
rendre : c'est ainsi que, pendant le cours de l'année 1750 notamment, il
ne coucha que cinquante-deux nuits à Versailles. (Voy. Journal de Bar-
bier, t. m, p. 216.)
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LES PETITS APPARTEMENS 83
gnées de Paris, le tendre attachement et les soins de Madame
de Mailly, qui suivoit le Roy partout, l'attention de Mademoi-
selle de Gharolois et de Madame la Comtesse de Toulouse à le
divertir, et surtout ces soupes qu'il avoit coutume de faire
dans ces réduits délicieux, accessibles à ses seuls confidens,
lui firent oublier Madame de Vintimille.
Ces réduits appelés les Petits appartemens (4), sont l'ou-
vrage de Louis XV. Sans être absolument séparés de son
Palais, il n'y a cependant de communication que ce qu'il en
faut nécessairement pour le service. Une porte secrète, pra-
tiquée dans l'appartement du Roy, lui donne la liberté de s'y
rendre, quand il le juge à propos, avec ceux qu'il veut bien y
admettre. Tout y est galamment (2) et commodément dis-
tribué (3). C'est un petit Temple où l'on célèbre fréquemment
des fêtes nocturnes en l'honneur de Bacchus et de Vénus. Le
Roy en est le Grand-Prêtre, et la Favorite la Grande-Prêtresse.
Le reste de la troupe sacrée est composé de Femmes aimables
et de Courtisans galans, dignes d'être initiés à ces mystères.
Là, par quantité de libations les plus exquises et par diffé-
rentes hymmes à la gloire de Bacchus, on tâche de se le
rendre favorable auprès de la Déesse de Cythère, à laquelle
ensuite on fait de tems en tems de précieuses oiïrandes. Les
libations se font avec les vins les plus rares; les mets les plus
recherchés sont les victimes. Souvent même (et c'est aux jours
les plus solennels) ces mets sont préparés par les mains du
Grand-Prêtre. Comus est l'ordonnateur de ces fêtes; Momus y
préside. Il n'est permis à aucun officier du Palais d'oser trou-
bler ces augustes cérémonies, ni d'entrer dans l'intérieur du
(1) Les éditions portent simplement : « Ces réduits étaient Touvrage
du Sophi [Roy de France]. »
(2) Le manuscrit porte à tort : ■ également ».
(3) Les éditions continuent ainsi : « Pour en donner une idée assez
juste, nous croyons ne pouvoir mieux faire que de transcrire ce qu'un
Auteur du tems, mais peu connu, en a écrit. » Au bas de la page, cette
note : « Histoire des différentes Religions qui se sont introduites dans
la Perse, depuis la conquête qu'en a fait A lexandre le Grand jusqu'à pré-
sent, par Kodgia. » Le texte (depuis : « C'étoit, dit-il, im petit Temple... »
jusqu'à : « dont on vouloit bien leur faire part ») est ensuite imprimé
en, italiques ou entre guillemets.
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a* ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Temple qu'au moment que les Prêtres et les Prêtresses, com-
blés enfin des faveurs divines, tombent dans une extase dont
la plénitude prouve la grandeur de leur zèle et annonce la
présence des Dieux. Alors tout est consommé; on enlève avec
respect ces Favoris des Dieux, et on ferme les portes du
Temple.
Il y a certains jours de Tannée qui ne sont consacrés qu'au
Dieu Bacchus et dont les honneurs se font pareillement par
Gomus. C'étoit ces jours, qu'on peut appeller les petites fêtes,
que le Grand-Prêtre admettoit autrefois dans le Temple le
Comte de Toulouse, la Princesse son épouse, Mademoiselle et
quelques autres, aux yeux desquels, comme profanes, on ne
célébroit que les petits mystères. En effet, loin de mériter
d'être du nombre fortuné à qui les fonctions importantes et
essentielles du culte étoient confiées, à peine étoient-ils dignes
du peu dont on vouloit bien leur faire part.
Pendant que Louis XV se livroit aux plaisirs, le Cardinal et
M. Chauvelin étoient occupés de soins importans. La mort
inattendue d'Auguste II (i), Roy de Pologne, mettoit toute
l'Europe en mouvement. Chaque Puissance désiroit voir ce
trône rempli par un Prince sur qui elle pût compter, et la
France en particulier avoit intérêt de ne pas laisser échapper
une si belle occasion de remettre sur la tête du Roy Stanislas,
beau-père de Louis XV, une Couronne qu'il avoit autrefois
portée.
La Pologne, pays grand et fertile, se divise en grande et
petite Pologne. Les Grands du Royaume ont droit de vie et
de mort sur le peuple, qui est esclave. Toute la force du pays
consiste en Cavalerie (2). Le gouvernement est mi-parti. Le
(1) Il s'agit de Frédéric-Auguste 1", électeur de Saxe, né le 12 mai 1670,
élu roi de Pologne, sous le nom d'Auguste II, le 27 juin 1697, et cou-
ronné le 15 septembre suivant, après qu'il eut abjuré le luthéranisme.
Il mourut à Varsovie le l^' février 1733. Sa femme Christine-Éberhardine,
fille de Christiern-Ernest, margrave de Brandebourg-Bayreuth, ne voulut
pas abjurer et ne fut pas couronnée. (Art de vérifier lei datest t. II, p. 79,
et t. III, p. 419. col. 1.)
(2) Les nobles ne servaient presque jamais dans l'infanterie, à moins
que ce ne fût en qualité d'officier. Un gentilhomme qui embrassait le
métier de simple soldat était regardé comme un désespéré ou comme
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LÀ POLOGNE 85
Roy ne peut rien faire sans le concours et le consentement
des Grands; mais il a le droit de disposer des Charges et des
Gouvernemens, qui ne peuvent cependant être possédés que
par des Polonois. Cette couronne a de tout tems été élective
et se vend à qui plus en offre (1). C'est alors que les Polonois,
naturellement intéressés et avides d'argent, font acheter leurs
suffrages bien cher, prenant à toutes mains, se donnant indis-
tinctement à tous les Prétendans, tenant aujourd'hui pour
l'un, demain pour l'autre, souvent même changeant de parti
plus d'une fois dans le même jour. Lorsqu'il s'agit d'élire un
Roy, l'usage est que chaque Seigneur se rend au lieu indiqué
pour l'Assemblée générale avec un certain nombre de troupes.
Ces différens Corps réunis composent une armée nombreuse
destinée à mettre les Vocaux (2) à l'abri des entreprises de
quelque candidat mal intentionné, et à procurer à celui qui
est proclamé un moyen prompt et efficace de réduire par force
ceux qui pourroient lui devenir contraires.
11 y avoit nombre d'années qu'Auguste II, Électeur de Saxe,
avoit été élu Roy de ce pays. A peine eut-il pris possession
de ses nouveaux États, qu'enhardi par la proximité de son
un libertin. — On appelait ordre équestre toute la noblesse de Polo^e
et de Lithuanie; le sénat, divisé en sénateurs ecclésiastiques ou sécu-
liers, constituait un ordre mitoyen entre le roy et Tordre équestre, pour
empêcher les empiétements de l'un sur l'autre. Le nombre des officiers
de la couronne et leurs fonctions étaient infinis ; on comptait des grands
secrétaires de la couronne, des référendaires, grands et petits généraux,
grands chambellans, trésoriers porte-enseigne, mieczniks ou porte-
glaives, grands-écuyers, grands-maîtres de la cuisine, poderazi ou bou-
teillers, krayczi ou écuyers tranchants, stolnik ou porte- viandes, pods-
toli ou transporte-viandes, chesnik ou échansons, notaires de l'armée
généraux des gardes forestières, instigateurs, sous-écuyers, etc. Si un
roturier avait osé s'arroger les honneurs ou droits réservés à Tordre
équestre, on confisquait ses biens, on Tenfermait, chacun pouvait même
le tuer sans crainte de châtiment. (Bibliothèque nationale, Ms. français
12147. Idée de la République de Pologne et de son état actuel, p 26 et
suiv., 216 et 217.)
(1) Pjour bien mener ime élection, il fallait « lier la partie de bonne
heure, négocier sagement avec les puissances voisines, faire des lar-
gesses qui nourrissent Tespérance sans assouvir la cupidité, montrer
constamment un air affable, tenir table ouverte, prodiguer le vin de
Hongrie ». (Ms. français 12147, déjà cité, p. 135.)
(î) Note de Tédition de 1763 : « On appelle Vocaux ceux qui ont droit
de donner leur voix. »
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66 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE f RANCË
Électoral, d'où il pouvoit tirer aise'ment de puissans secours,
il tenta de porter son autorité plus loin que n'avoient fait ses
prédécesseurs et d'opprimer la liberté des Grands. Il fut même
assez imprudent pour attaquer, sans en avoir aucun prétexte, le
Roy de Suède, dont il méprisoit hautement (4) la jeunesse (2).
Ce Roy, offensé, entra à main armée dans la Pologne, et
secondé par les mécontens, il détrôna Auguste qui s'enfuit
dans son Électoral (3). Ensuite, ayant fait assembler les Grands
du Royaume, il fit élire Stanislas Lexinski (4), Palatin de Pos-
nanie, Seigneur des plus puissans, qui lui étoit dévoué; mais
le Roy de Suède, jeune, avide de conquêtes, voulant comme
un autre Alexandre porter au loin ses armes victorieuses, fut
à la fin totalement défait à Pultava (5). Aussitôt Auguste rentre
dans la Pologne avec des troupes nombreuses, attaque, bat
Stanislas, et le force à fuir à son tour. Ce Roy infortuné fut
trop heureux de se ménager un asile dans la France, où il
passa tranquillement ses jours jusqu'au moment de la mort
d'Auguste II, dont le Cardinal de Fleury profita pour, sous le
prétexte spécieux d'armer en faveur du beau-père de Louis XV,
faire réussir des projets d'une toute autre importance (6). En
effet, par la conduite que le Cardinal tint en cette rencontre, il
n'y a pas lieu dépenser que son unique objet fût réellement de
remettre la Couronne sur la tète de Stanislas, mais bien de
saisir une occasion qui se présentoit tout naturellement d'en-
(1) Le mot « hautement » manque dans le manuscrit.
(2) Charles XII était en effet très jeune lorsqu'il succéda à son père
sur le trône de Suède, le 16 avril 1697. Né le 27 juin 1682, il avait à
peine quinze ans; il mourut le 11 décembre 1718.
(3) C'est en 1704 que Charles XII, après ses victoires, fît assembler
près de Varsovie une diète où Auguste I*"" fut déposé le 15 février.
(4) Stanislas Leczinski, né à Lemberg, dans la Russie-Rouge, le 20 oc-
tobre 1677, fils de Raphaël Leczinski et d'Anne Jablonowska, fut élu roi
de Pologne le 12 juillet 1704.
(5) La bataille de Pultava fut gagnée par Pierre le Grand le 9 juillet 1709.
Au mois d'août suivant, le roi Auguste rentra en Pologne et fut reconnu
de nouveau comme souverain le 2 octobre de la même année. Après un
séjom' dans la Poméranie suédoise, Stanislas finit par se retirer en
France, où il habita le château de Chambord jusqu'à la mort du roi
Auguste en 1733. — Le manuscrit porte par erreur « Pullouva » ou
« Pultouva ».
(6) Le manuscrit donne : « espèce ».
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GUERRE DE LA SUCCESSION DE POLOGNE 87
gager, en s'opposant aux desseins de l'Empereur, une guerre
dont le but secret étoit non seulement de faire, aux dépens de
l'Empereur, un État conside'rable à Don Carlos, Infant d'Es-
pagne, et d'augmenter les possessions du Roy de Sardaigne,
avec lesquels à cet effet la France s'étoit étroitement unie, mais
encore de procurer à Louis XV de grands avantages (1).
Avant que d'entrer dans le détail de cette guerre et des
suites qu'elle eut, nous croyons devoir dire quelque chose des
vues qu'Auguste II avoit à sa mort et (2) rapporter ce qui se
passa dans la Pologne au sujet de l'élection d'un Roy.
Auguste II (3), qui regardoit avec quelque espèce de raison
la couronne de Pologne comme un fo'ible avantage, tant qu'il
ne parviendroit pas à l'assurer à ses descendans, prévoyant
en habile politique que si l'Empereur Charles VI venoit à
mourir sans postérité masculine, il se présenteroit plusieurs
prétendans à la succession, apporta tous ses soins à se mettre
en état, le cas «arrivant, d'acquérir quelque portion de cette
riche succession qui, en agrandissant ses États, lui procurât
quelque chose de plus solide que le trône de Pologne. Pour
cet effet, il entretint une étroite amitié avec le Roy de Prusse,
l'Électeur de Bavière, et surtout avec la France, de laquelle il
sentoit que l'appui lui seroit d'une grande utilité pour parvenir
à ses fins. Par une suite de la même politique, il se joignit aux
(1) Ce fut en réponse au traité d'alliance du 16 mai*s 1731 entre
l'Autriche, les Provinces-Unies et l'Angleterre, et à la suite des provo-
cations de cette dernière puissance, que le cardinal Fleury se décida à
la guerre et signa avec l'Espagne et la Sardaigne le traité du 26 sep-
tembre 1733. (Voy. RoussET, Recueil des traités, t. VI, p. 13, et de Beau-
CAiRE, Recueil des instructions aux ambassadeurs^ Savoie-Sardaigne et
Mantoue, Paris, 1898, t. I«', p. 364.)
(2) Ces treize derniers mots « dire quelque chose... mort et » manquent
dans les éditions, sauf dans celle de 1746.
(3) Tout ce passage, jusqu'aux mots « moyen bien propre », se pré-
sente ainsi dans les éditions de 1745, 1759 et 1763 : « Le Mogol [l'Empe-
reitr], secondé par la Russie, recommandoit fortement auprès des sei-
gneurs Thibétiens [Polonais] le fils de Mahmoud [Frédéric-Auguste III],
qui avoit succédé à son père dans la Principauté de Lahor [Saxe}, située
dans son Empire et en relevant, et qui d'ailleurs avoit épousé une de
ses nièces; motifs qui paroissoient bien suffîsans pour justifier l'intérêt
qu'il y prenoit. Dans la vue d'appuyer plus efficacement ce Prétendant,
le Mogol [l'Empereur] et la Russie firent marcher chacim une armée vers
les frontières du Thibet [Pologne] ; moyeu bien propre, etc. »
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88 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Électeurs de Cologne et du Palatinat, pour porter l'Empire à
refuser la garantie que l'Empereur Charles VI sollicitoit de la
Pragmatique sanction, qui rdgloit l'ordre de succéder à tous
les l)iens de la Maison d'Autriche. Ce refus étoit pour Auguste
le point le plus important. L'obtenir, c'étoit assurer le succès
de ses desseins et établir l'accroissement de sa puissance et la
grandeur de sa maison sur une hase d'autant plus solide que,
son fils ayant épousé une nièce de l'Empereur (1), ses préten-
tions sur la Couronne impériale se trouveroient avoir par ce
mariage un fond assez apparent. Tels étoient les projets
d'Auguste II, Roy de Pologne, quand une mort inopinée vint
les déranger. Il laissa pDur successeur à ses États de Saxe Fré-
déric-Auguste III. L'Empereur, présupposant qu'il avoit les
mômes vues que son père, fit marcher une armée sur les fron-
tières de Pologne, bien résolu de traverser ce nouvel Électeur
dans les démarches qu'il feroit pour se faire élire Roy de
Pologne. Cependant il lui fit offrir sous majn son secours et
celui de la Russie, s'il vouloit garantir la Pragmatique sanction
dont on vient de parler. Auguste III, qui voyoit la couronne
de Pologne d'un tout autre œil que son père, et qui vouloit, à
quelque prix que ce filt, se la mettre sur la tète, accepta les
offres de l'Empereur et signa la garantie. Alors l'Empereur,
secondé par la Russie, recommanda fortement l'Électeur de
Saxe aux Seigneurs Polonois, et pour appuyer plus efficace-
ment ce prétendant, la Russie fit aussitôt marcher une armée
vers la Pologne : moyen bien propre à déterminer les suffrages
des Grands, qui voy oient tout à craindre en mécontentant deux
Princes qui supplioient les armes à la main.
Le Cardinal de Fleury, plus modéré en apparence, faisoit
(i) Le fils de Frédéric- Auguste I«' fut Frédéric- Auguste II, qui naquit
le 7 octobre 1696, fut élu roi de Pologne le 5 octobre 1733, à la mort de
son père, et couronné le 17 janvier 1734. Il mourut le 5 octobre 1763. Il
avait épousé Marie- Josèphe d'Autriche, fille aînée de l'empereur Joseph I"
et par coç^équent nièce de Charles VI, puisque ce dernier avait succédé
à son frère; elle mourut à Dresde le 17 novembre 1757.
De même que son père, Frédéric- Auguste II, en montant sur le trône,
avait embrassé la religion catholique, dans laquelle ses descendants ont
persévéré, bion que la confession d'Augsbourg fût le culte public do la
Saxe. {Art de vérifier les dates, t. Ilï, p. 419 et 420.)
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ÉLECTION DU ROI DE POLOGNE 89
représenter dans toutes les Cours de l'Europe qu'il étoit odieux
de gêner ainsi la liberté des Polonois; mais il faisoit acheter
sous main leurs voix, de l'argent de la France, par un émis-
saire habile (4) qu'il avoit dans le pays. Cette manœuvre, qui
étoit plus du goût des Grands de Pologne, jointe aux pro-
messes que la France faisoit de les secourir puissamment en
cas qu'on les attaquât et au penchant qu'ils avoient pour
Stanislas, né parmi eux et qui les avoit déjà gouvernés, eut
tout l'effet que le Cardinal s'en étoit promis. Il n'étoit plus
question que de la présence de ce Prince pour lever tout ce
qui pouvoit rester d'obstacles. On fait en France de grands
préparatifs pour le voyage de Stanislas; et tandis qu'un grand
cortège (2) s'achemine vers la Pologne, s'imaginant avec le
Public accompagner ce Prince, il prend, déguisé, une route
toute opposée et se rend heureusement en Pologne, suivi d'un
seul homme de confiance (3). Il est aussitôt élu (4) par les
grands seigneurs du Royaume (5). Un seul qui ne lui donna
pas son suffrage, sortit de l'Assemblée et se retira à quelque
distance du champ de l'élection avec les troupes qu'il avoit
amenées (6), à la tête desquelles il proclama le fils d'Auguste II.
Cet événement n'auroit eu aucune suite fâcheuse pour Sta-
(1) En marge de l'édition de 1763 : « le Mr. de Monti. » Il s'agit d'An-
toine-Félix, marquis de Monti, d'une famille d'origine italienne, né le
29 décembre 1684. Il fut envoyé en Pologne en 1729, en remplacement
de Tabbô de Livry qui venait de mourir, fut fait chevalier des ordres du
roi à son retour, en 1737, et mourut le 12 mars 1738. (Pinard, Chrono-
logie historique et militaire, t. V, p. 189, et Farges, Recueil des instruc-
tions aux ambassadeurs y Pologne^ t. H, p. 2.)
(2) Barbier donne la même version; il raconte que Stanislas partit
incognito de Versailles au mois de septembre 1733, sans autre suite que
le chevalier d'Andelot, son gentilhomme, qui avait un passeport de
marchand et dont il passait pour être le premier commis; il prit ainsi
la route de Pologne par terre, pendant que le commandeur de Thiange,
arborant le cordon bleu, se dirigeait en chaise de poste à Brest, où il
fut reçu sur le pied du roi. (Barbier, Journal, t. Il, p. 23.)
(3) En marge de l'édition de 1763 : « Wiesnoiwsiki », et à l'errata
(p 320) : « Wiesnowieki ».
(4) L'élection eut lieu le 12 septembre 1733. Voir la relation du voyage
de Stanislas et de son élection. (Bibl. nat., ms. fr. 8989, fol. 126.)
(5) Les éditions donnent simplement : « les Grands du Royaume ».
(6) L'impératrice de Russie avait envoyé un corps de 30,000 Russes,
commandés par Lasci, pour faire élire roi de Pologne lo nouvel Électeur
de Saxe. {Art de vérifier les dates, t. II, p. 80, col. 2.)
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ÔO ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
nislas, si, se mettant sur le champ à la tôte de l'arme'e des
Seiiçneurs, comme on l'en pressoit, il eût marché droit à ce
traître qu'il auroit certainement taillé en pièces. Mais soit qu'il
ne voulût pas marquer son avènement au trône par l'effusion
du sang de ses Sujets, soit indolence, soit mépris pour les
Rebelles, dont le petit nombre ne lui paroissoit pas redoutable,
il ne se donna aucun mouvement et laissa au parti opposé tout
le tems de se fortifier et de mettre l'Électeur de Saxe à sa tête.
Cette conduite imprudente lui coûta une seconde fois la Cou-
ronne. La plus grande partie de ses partisans l'abandonna et
se rangea du côté de son adversaire. Le petit nombre qui lui
étoit resté fidèle ne put tenir contre des forces supérieures.
Stanislas fut obligé de prendre la fuite et de se réfugier, avec
ceux qui voulurent bien suivre sa fortune, dans une ville fron-
tière de Pologne (1), où il fut aussitôt assiégé.
Ces fâcheuses nouvelles arrivèrent bientôt en France. Tout
le Royaume, qui regardoit l'affaire de Pologne comme la
sienne propre, disoit hautement que la gloire du Roy et Thon-
neur de la Nation étoient intéressés à soutenir Stanislas. Le
(Cardinal de Fleury, ou plutôt M. Chauvelin, charmé de ces
discours (jui justifioient aux yeux de toute l'Europe les grands
préparatifs de guerre qui se faisoient, fit prendre le chemin de
la Pologne à un petit corps de troupes, qu'il donnoit à entendre
devoir être suivi de tems en tems par d'autres, ne voulant pas,
disoit-il, envoyer tout d'un coup un grand secours, dans la
crainte de donner de la jalousie aux Puissances voisines, qu'il
étoit essentiel de ménager, et convenant encore moins d'éloi-
gner les forces de l-État dans un tems où l'Empereur, que
Ton soupçonnoit avec raison d'avoir des desseins contraires au
repos de la France, étoit en armes.
La première colonne de ce secours (2) se rendit sans àcci-
(1) Ce fut le 2 octobre 1733 que le roi Stanislas alla s'enfermer
à Dantzig avec le primat de Pologne et ceux des Palatins et seigneurs
Polonais qui tenaient encore pour lui. (Voy. Journal historique de la
campagne de Dantzig en 1734. Amsterdam, 1761, in-12.)
(2) Cette colonne comprenait environ six mille honmies sous le com-
mandement de M. de la Motte de La Pérouse, brigadier et colonel de
Blaisois, qui devait se mettre lui et ses troupes aux ordres de M. de
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LE COMTE DE PLËLO 91
dent à Copenhague, ville capitale de Dannemarck, dont le Roy
étoit dans Talliance de la France. Aussitôt le Comte de Plélo (4 ),
Ambassadeur de France en cette Cour, homme vif, entrepre-
nant, et que son zèle guidoit plutôt que la prudence, se mit à
la tête de cette colonne, et contre l'avis du Commandant qui
vouloit attendre le reste des troupes, marche droit à Dantzic,
où Stanislas étoit assiégé, dans le dessein de s'y jetter. Arrivé
à la vue des lignes des assiégeans, l'impatience le prend, et
avec une poignée de gens, à la vérité, de bonne volonté, et
qui se présentèrent fièrement, il tenta de forcer le passage;
mais il perdit beaucoup de monde à cette action et y fut tué
en s'exposant comme un simple soldat (2). Le Commandant,
qui avoit bien prévu ce mauvais succès, fit retraite et gagna
en bon ordre Copenhague, où le reste du secours arriva quel-
ques jours après. Alors on résolut de faire une seconde tenta-
tive et de se procurer le passage plutôt par la ruse que par la
force. On marcha aux ennemis, mais on employa inutilement
toutes sortes de stratagèmes, et on auroit été obligé de se
retirer honteusement sans rien faire, si un jeune Officier
d'environ vingt ans n'eût pas offert et répondu sur sa tète de
faire entrer une partie des troupes dans la ville, en les trans-
portant de nuit dans des bateaux par la rivière qui arrosoit
Monti, ambassadeur de France auprès du roi Stanislas à Dantzick. (Ibid.^
p. 47.)
(1) Louis-Robert-Hippolyte de Bréhan, comte de Plélo, né à Rennes en
4699, avait épousé Louise Phélypeaux, sœur du comte de Saint-Florentin,
duc de La Vrillière; il en eut une fill-e, mariée en 1740 au duc d'Aiguillon.
Il faisait partie de la Société dite de VEntresol. Son corps fut ramené
dans la chapelle de Saint-Bihy, paroisse de Plélo, près de Saint-Brieuc ;
on y lit cette inscription : Sparge lauris sepulcrum, viator, et benedic
nomini armorico. « Passant, couvre de lauriers ce tombeau et glorifie le
nom breton. « {Mémoires de d^Argemon, t. I, p. 94, note 4. — Pajol,
Les Guerres sous Louis XV, t. I, p. 179, note 1.)
(2) Voyez la lettre de M. de la Motte de La Pérouse au ministre de la
guerre, datée du fort de la Mimde le 28 mai 1734. (Dépôt de la guerre,
vol. 2745.) Voir également la lettre que le comte de Plélo adressa à
Louis XV le 16 mai 1734, et où il lui annonçait que, devant les hésita-
tions de M. de la Motte de La Pérouse qui n'étaient peut-être que de la
prudence, il va se mettre lui-même à la tête des troupes. 11 partit en
effet de Copenhague le 17 mai et arriva le 23 devant le fort de Weich-
selmunde, où s'opéra le débarquement. (Pajol, ouvr. cité, t. I, p. 176
et 177.)
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9S ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
les murs de la ville. Cette proposition fut acceptée, et l'ofificier,
maigre le feu des Assiégeans, à qui le bruit des rames donna
du soupçon, mit heureusement ses troupes dans la ville et
revint par le même chemin, et avec le même bonheur, rejoindre
le gros. Ce petit renfort ranima les Assiégés et, dans l'espé-
rance d'en voir arriver de plus considérables, ils se défen-
dirent avec vigueur; mais n'étant point secourus, ils perdirent
tout espoii;. Stanislas même, sentant bien, par l'état où la ville
étoit réduite, qu'elle seroit forcée d'ouvrir incessamment ses
portes k l'Ennemi, et n'ayant pas lieu de compter sur la géné-
rosité du Chef des Assiégeans, qu'il savoit en vouloir surtout
à sa personne, sortit de nuit de la ville, deux jours avant la
capitulation, accompagné d'un Officier fidèle (1) qui connois-
soit parfaitement le pays, avec lequel, après bien des dangers
évités et beaucoup de détours, il arriva enfin à Kœnigsberg (2),
ville de Prusse, où par ordre du Roy il fut traité avec tous les
honneurs dus à son rang. Il fit quelque séjour dans cette ville
et ne la quitta que pour revenir en France, où il mena une vie
plus tranquille et plus heureuse qu'il n'auroit fait sur le trône
de Pologne, dont à la paix, qui se fit peu de tems après, on
lui conserva le titre de Roy, en y joignant même d'autres
distinctions suffisantes pour contenter ce Prince peu ambitieux,
mais dont la source fut pour la France un ample dédommage-
ment, et bien réel, des grands frais que, sous le prétexte de
soutenir son l)eau-père, Louis XV fit dans la guerre qu'il
déclara à l'Empereuic.
Lorsque le Roy Stanislas quitta Kœnigsberg, il avait cin-
quante-neuf ans. C'est un Prince d'une moyenne hauteur,
d'une taille épaisse, ayant les épaules hautes, le visage plein,
la phisionomie revenante, le maintien assez sans façon, ce qui
ne lui donne pas cet air imposant et majestueux qu'on veut
trouver dans les Souverains. A une grande bonté il joint beau-
(1) Stanislas s'enfuit sous un déguisement dans la nuit du 27 juin 1734,
avec trois guides polonais et le général Stcinflicht, déguisé comme lui.
(Pajol, Les Guerres sous Louis XV, t. I, p. 181.) — Voir également la
relation de son évasion' écrite par lui-même. (Bibliothèque nationale,
ms. îv. 12148.)
(2) Le manuscrit porte ici et un peu plus bas : « Konisberg. »
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LE MARÉCHAL DE BERWICK 93
coup de douceur et un fond de générosité que sa fortune ne
lui a pas toujours permis d'exercer. Il n'est' pas guerrier,
encore moins ambitieux, et se montre un peu trop familier.
Bien différent de la Reine son épouse, femme haute, ambi-
tieuse, regrettant sa grandeur passée, il a préféré la retraite
et la liberté au faste de la Cour. La vie de ce Prince a été
remplie de traverses. Deux fois il s'est vu assis sur le trône
de Pologne, la première par l'autorité d'un Roy victorieux
jointe aux mécontentemens des Polonois contre leur Roy
Auguste II, la seconde par l'appui du Roy de France son
gendre; deux fois il a été forcé d'y renoncer, l'une par la
défaite de celui qui l'avoit fait Roy et par l'inconstance de ses
sujets, et l'autre par son indolence et un excès de confiance,
en un mot par sa faute. C'est ainsi que la fortune a traité ce
prince digne par ses bonnes qualités d'un meilleur sort, mais
en effet plus propre à mener une vie privée qu'à commander.
La France ayant déclaré la guerre à l'Empereur, le Roy mit
deux grandes armées en campagne, l'une destinée à agir sur
le Rhin, et l'autre en Italie (1).
Le Maréchal de Berwick (2), à la tête de la première, ayant
passé le Rhin, s'empara d'abord, sans beaucoup de résistance,
d'un fort assez considérable, et pénétrant dans le pays, il alla
mettre le siège devant Philisbourg, place forte qui ne fit pas
une aussi belle défense qu'on l'auroit cru. Malgré les obstacles
du terrain et une pluie continuelle, il poussa ses travaux avec
vigueur. Le soldat, animé par sa présence et par son exemple,
alloit aux attaques le corps à moitié dans l'eau, avec un zèle
et une bravoure dignes des plus grands éloges. M. le Maréchal
de Berwick, maître de la plus grande partie des défenses, se
préparoit à attaquer le corps de la place, lorsqu'il fut tué, au
milieu de ses enfans et de quelques Officiers-Généraux, d'un
coup de canon, au moment qu'entraîné par son humeur vive et
pétulante ou plutôt par sa mauvaise destinée, il examinoit à
(1) Les éditions donnent : « et l'autre dans les pays qu'arroie le
Gange ». — En marge de l'édition de 1763 : « le Po. »
(i) Voyez plus haut, page 45, la note 2 concernant le maréchal de
Berwick.
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94 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
découvert, de dessus le revers de la tranchée, l'effet des bat-
teries qu'il avott ordonnées. Le Roy perdit en lui un Général
brave, expérimenté, actif, vigilant, faisant observer une exacte
discipline, et d'une probité peu commune. Sa mort affligea les
soldats, mais ne les découragea pas (1). Messieurs d'Asfeld (2)
et de Noailles (3), ses Lieutenans-Généraux, bien inférieurs à
lui pour la capacité, eurent tout Thonneur de ce siège, la place
s 'étant rendue à eux (4) peu de tems après la mort du Maré-
chal de Berwick. M. d'Asfeld, homme blanchi dans le métier
des armes, et qui avoit été l'artisan de sa fortune, avoit l'inten-
dance de ce qu'on appelle le Génie (5), qu'il n'entendoit cepen-
dant pas parfaitement. Il étoit indécis (6), ne se formoit jamais
un plan fixe, mais agissoit à mesure; il faisoit souvent des
fautes, et ne savoit pas assez profiter des avantages que sa
position ou celle de l'ennemi pouvoit lui donner.
M. de Noailles, frère de la Comtesse de Toulouse, de laquelle
(1) Le manuscrit porte : « mais ne les dérangea pas ».
(2) Claude-François Bidal, marquis d'Asfeld, né le 2 juillet 1667, mourut
le 7 mars 1743. Il avait épousé le 28 avril 1717 Jeanne-Louise Joly de
Fleury, qui mourut le 23 novembre de la même année, et le 20 sep-
tembre 1718 Anne Le Clerc de Lesseville, qui mourut en 1728. B.vrbier
prétend que son grand-père était marchand d'étoffes de soie, et qu'ayant
prêté de l'argent à la reine de Suède, Pierre Bidal, son fils, reçut en
échange le titre de baron par lettres données à Stockholm le 12 octobre 1653,
ainsi que le fief de Harsefeld (dit depuis d'Asfeld) dans le duché de
Bromen. (Moréri. Dict, hist., t. I, p. 409 et 410. — Barbier, Journal,
t. II, p. 65 et 66, note 1.)
(3) Adrien-Maurice, duc de Noailles, maréchal de France, né le 29 sep-
tembre 1678, mort le 24 juin 1766. On lui donna un instant à la cour le
nom de maréchal Colonne, parce que, devant s'emparer du camp d'Heil-
bronn en partie abandonné par le prince Eugène, il s'était arrêté en
disant : « Voilà encore une colonne des ennemis. » (B-^rbibr, Journal,
U II, p. 63.)
(4) Les deux mots « à eux » manquent dans le manuscrit.
(5) Éditions : « de ce qu'on appelle en Europe le Génie ».
(6) D'après Barbier, le marquis d'Asfeld avait toujours les larmes aux
yeux quand il donnait un ordre et quand il fallait prendre un parti. On
le chansonna, bien entendu, à ce sujet :
Son cœur tendre à tout propos
De sanglots
Accompagne tous ses mots;
On le voit parmi les armes.
Toujours mouillé de ses larmes.
(Journal, t. II, p. 66.)
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LES MARÉCHAUX DE NOAÏLLES ET DE COIGNY 95
nous avons parlé, a beaucoup d'esprit, des connoissances très-
étendues sur d'autres parties que la guerre, qu'il veut per-
suader qu'il entend parfaitement, peut-être parce que depuis
très-longtems il en fait le métier; mais au fond guerrier
médiocre, par trop précautionné; défaut qui, en donnant lieu
au soldat de penser que son Général n'est pas exempt de
crainte, lui ôte cette confiance qui fait l'âme d'une armée et le
plus solide espoir de la victoire. 11 a la vue courte, autre
défaut qui dans les occasions essentielles lui a fait prendre
l'ombre pour le corps. Il est avantageux, extraordinairement
vif et entôté, peu estimé des troupes; d'ailleurs, fin courtisan
et heureux. La conduite de l'Armée de M. le Maréchal do
Berwick fut confiée (4) à ces deux Généraux qui, jaloux l'un
de Tautre, n'agirent pas de concert et ne firent rien le reste
de cette Campagne, ni la suivante.
La troisième, afin de prévenir le préjudice que pou voit
apporter aux opérations la mésintelligence des deux Chefs, on
fit passer M. de Noailles à l'Armée d'Italie, et M. de Coigny (2),
l'un des Généraux de cette Armée, eut ordre d'aller prendre la
place de M. de Noailles. Malgré cette sage précaution, et quoi-
que M. d'Asfeld et M. de Coigny fussent assez bien d'accord,
cependant les armes du Roy ne firent pas de grands progrès
sur le Rhin, l'Empereur leur ayant opposé un grand Général.
G'étoit le Prince Eugène (3). Vieilli dans le métier des armes,
ayant fait la guerre en des pays et contre des peuples différens,
il avoit acquis une très grande expérience et avoit mérité à
juste titre le renom du plus grand Capitaine de son tems. Il
(1) Le manuscrit porte ; « sacrifiée ».
(2) François de Franquetot, duc de Coigny, né le 16 mars 1670, mort
le 18 décembre 1759, nommé maréchal de France le 14 juin 1734 et duc
en février 1747. Il était fils de Robert- Jean- Antoine de Franquetot, comte
de Coigny, et de Marie-Françoise de Goyon de Matignon, marié le
14 décembre 1699 à Henriette de Monbourcher, fille de René de Mon-
bourcher, marquis du Bordage. (Moréri, Dict. hitt., i. lïl, p. 797.)
(3) Eugène-François de Savoie descendait directement de Charles-
Emmanuel, duc de Savoie; né à Paris le 18 octobre 1663, il était le
quatrième fils du comte de Soissons, et d'Olympia Mancini, nièce du
cardinal de Mazarin, et mourut à Vienne, âgé de soixante-douze ans, le
20 avril 1736. Son cœur est déposé à Turin dans le tombeau des princes
de Savoie. (Pajol, Les Guerres de Louis XV, t. I, p. 646, note 2.)
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96 ANKCD0TE8 CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
étoit d'une haute naissance et soutenoit la noblesse de son
sang par un mérite rare. A beaucoup de générosité il joignoit
une grandeur d'âme et une valeur qui le faisoient adorer de
ses soldats, craindre et admirer de ses ennemis. Des dégoûts
qu'il avoit essuyés dans sa jeunesse à la Cour de France le
forcèrent à aller demander du service à l'Empereur, qui le
reçut à bras ouverts, et l'employa sur le champ. Ses pre-
miers faits d'armes annoncèrent ce qu'il seroit un jour,
et dès qu'il fut parvenu aux premiers grades, il ^onna à la
France de fréquents sujets de se repentir de ne se l'être pas
attaché.
Tout ce que purent faire Messieurs d'Asfeld et de Coigny
vis-à-vis d'un guerrier si redoutable, et qui rusoit sans cesse,
ce fut de conserver les conquêtes et de se poster toujours si
avantageusement ou de se retrancher si bien, qu'ils ne pussent
être forcés à coml)attre. Mais dans l'état désespéré où étoient
les affaires de l'Empereur par les pertes considérables qu'il
faisoiten Italie, c'étoit un coup de maître, de la part du Prince
Eugène, de réduire les François à une espèce de défensive,
même dans leurs propres conquêtes. Car si la France avoit eu
d'aussi grands succès sur le Rhin qu'elle en avoit en Italie, on
peut dire que l'Empereur étoit perdu. Il est vrai qu'il entreprit
cette guerre contre l'avis du Prince Eugène, qui étoit bien éloigné
de penser, comme son maître, que la France fût un Ennemi
à mépriser. Et mème(l), dès les premiers troubles au sujet de
la Couronne de Pologne, le Roy de la Grande-Bretagne et les
Généraux des Provinces-Unies, alliés de l'Empereur, n'avoient
rien négligé pour l'engager à ne pas s'attirer la France sur les
bras, en s'obstinant, contre toute raison, à donner l'exclusion
au Roy Stanislas. Leurs remontrances furent inutiles, ce qui
les détermina à refuser nettement à l'Empereur de l'aider
dans cette guerre, qu'ils disoient qu'il avoit lui-même suscitée
et dans laquelle ils n'avoient en effet nul intérêt. Nous parle-
rons dans la suite de la personne, des États et du Gouverne-
ment de cet Empereur.
(1) Tout ceci, jusqu'à : « Nous parlerons », manque aux éditions des
Mémoireif sauf à celle de 1746.
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lf: maréchal de villars 97
Le Maréchal de Villars (1), vieux guerrier de quatre- vingt»
ans, qui s'e'toit fait une haute réputation, plutôt par sa bra-
voure, qu'un grand bonheur et beaucoup de présomption ne
contribuèrent pas peu à rendre quelquefois téméraire, que par
une expérience fondée sur une étude profonde de son métier,
où il entra fort jeune avec un bien des plus médiocres et dan»
lequel il trouva le secret d'amasser de très grandes richesses,
fut nommé Général de l'Armée destinée à opérer en Italie. I!
avoit en quelque sorte sollicité ce poste, et ce fut chose risible
de voir ce vieillard tout blanc, sous un harnois de guerre,
faire à son départ des fanfaronnades qu'on pardonneroit à
peine à un jeune homme. Ses ordres portoient de joindre ses
troupes à celles du Roy de Sardaigne et d'attaquer vivement
l'Empereur d'un côté, tandis que les Espagnols l'attaqueroient
d'un autre. La jonction se fit, et cette Armée, que le Roy de
Sardaigne commandoit en chef, devenue formidable, se trouva
en état de faire une brillante offensive. M. de Villars s'y com*
porta bien; mais les infirmités inséparables d'une vieillesse
avancée et qu'augmentèrent encore les fatigues du camp (2), lui
causèrent une maladie dont il mourut vers la fin de la campa-
gne, dans une ville peu éloignée de l'Armée, et dans la même
chambre, dit-on, où il étoit né. Le Roy de Sardaigne parut le
regretter; mais au fond il ne fut pas fâché d'être débarrassé
d'un homme qui l'étourdissoit sans cesse de sa capacité, et
qui s'opposoit à tout ce qu'il vouloit avec d'autant moins de
ménagement, que les troupes qu'il commandoit, étant nom-
breuses, faisoient la principale force de l'Armée combinée.
Messieurs de Broglio (3) et Coigny, Lieutenans-Généraux
(1) Louis-Hector de Villars, pair et maréchal de France, chevalier des
ordres du roi et de la Toison d'or, né en 1652 à Turin, où il est mort au
mois de juin 1734, lorsqu'il se préparait à rentrer en France, avait épousé
Jeanne-^gélique Rocque de Varenge ville, dame du palais de la reine,
fille de Jacques Rocque, ambassadeur à Venise, et de Charlotte- Angé^
lique Gourtin. Il était fils de Pierre de Villars, connu sous le nom de
marquis dé Villars, mort À soixante-quinze ans le 20 mars 1692, et de
Marie Gigault de Bellefoûds, morte en 1706. (Le P. Anselme, Hiit.
généaL, t. V. p. 105.)
(2) Le manuscrit donne « corps » au lieu de « camp ».
(3) François-Marie, comte de Broglie, dit Chonchon, né le 11 janvier 1671,
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'9t ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
SOUS M, de Villars, prirent après sa mort le commandement
de TArmée Françoise. Tous deux étoient vifs, avides de gloire,
fermant un peu trop les yeux sur la discipline, et dès lors
aimes du soldat, très propres à bien faire ce qu'on appelle un
coup de main, excellens en un mot en second et à la tête
d'un corps peu considérable, mais hommes à qui le détail
immense d'une grande Armée faisoit tourner la tête; au reste,
braves et agissans de concert pour le bien de la cause com-
mune.
M. de Broglio (1) essuya dans le cours de cette guerre un
petit revers que luy attira son entêtement à ne point garnir,
quoi qu'on lui eût dit, un poste à la vue de l'ennemi, qu'il
troisième fils de Victor-Maurice, comte de Broglie, et de Marie de
Lamoignon, morte & quatre-vingt-huit ans le 12 janvier 1733, six ans
après son mari. Il avait épousé, au mois de février 1716, Thérèse-Gil-
lette Loquet de Granville, fille d*un armateur de Saint-Malo. Maréchal
de France le 14 juin 1734, il mourut le 21 mai 1745 dans sa terre de
Chambray, où il s'était retiré (le Journal de Verdun, tome LVIII, p. 8Q,
donne la date du 22 juillet). (Bibl. nationale, Bottiers bleuty vol. 138,
n* 3414, fol. 6. 16 V et 37-39.)
. (i) Note de l'édition de 1763 : « L'Auteur ne suit pas ici exactement
l'ordre des tems ni des événemens. La surprise de Quistello dont il
s'agit, arriva le 15 septembre; la bataille de Parme, dont il parle après,
se donna le 29 juin, et celle de Luzara ou de Guastalle le 19 septembre 1734.
Le comte de Kônigseck, ayant fait reconnoltre la Secchia, apprit que le
fond, d'ailleiu's bourbeux, en étoit dur et sablonneux du côté de Gabiana,
et la rivière, dans la saison de la plus grande chaleur, parfaitement
guéable. Il fît donc défiler l'armée par la gauche à onze heures, laissant
dans son camp de Quingentoli un grand nombre de tambours pour battre
la minuit et donner le change aux François. Les Impériaux passèrent
la Secchia avant que l'aurore parût et surprirent le Maréchal de Broglio
tellement, qu'il étoit obligé de s'enfuir en chemise, L'Armée perdit ses
tentes, le Maréchal et ses Officiers leurs équipages. L'Armée comme la
ville de Paris s'en divertirent aux dépens du Maréclial. Il parut des vau-
devilles sans nombre. J'en garde quelques-uns parmi mes papiers, peu
dignes de revoir le jour. Les Italiens ne manquèrent pas non plus d'y
prendre part, et l'occasion étoit trop belle pour ne pas travailler au
second tome de la Secchia rapita. » La bataille de Guastalla fut effecti-
yement livrée à la date du 19 septembre indiquée ci-dessus; ce fut à la
suite de cette bataille que l'armée du maréchal de Goigny s'avança à
Luzz ara, qu'elle trouva abandonnée. Quant à la bataille de Parme, > elle
eut lieu le 29 juin 1734, et par conséquent» comme il est dit ci-dessus,
antérieurement à ces événements. Voir la. dépêche de M. de Pozé au
ministre de la guerre, datée du camp sous Guastalla le 17 septembre 1734,
et celle du maréchal de Coigny au roi du 19 du même mois. (Pajol, Les
Ouerres souê louis XV, t. I, p. 513 et 519.)
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LE MARÉCHAL DE BROGLIE 99
soutenoit être hors d'insulte par la nature et la dasposition
même du terrain, et par lequel toutefois il fut surpris de nuit
et forcé dans son quartier. Il étoit même si plein de confiance
qu'après avoir visité un soir et assuré tous les autres postes,
il se livra au sommeil de la même façon et avec autant de
tranquillité que s'il eût été dans sa maison, au milieu de
Paris. Il y avoit à peine deux heures qu'il reposoit, qu'il fut
réveillé en sursaut par un grand bruit d'armes et par les cris
des combattans. Il se lève au plus vite et veut se mettre en
état de courir où le danger l'appelle; mais, l'attaque avoit été si
imprévue et si bien conduite, que les Autrichiens avoient déjà
pénétré jusqu'à sa tente, de sorte qu'encore dans le désordre où
se trouve un homme qui sort des bras du sommeil, il est forcé
de fuir, trop heureux de sauver sa personne aux dépens de ses
équipages (1). Cette petite disgrâce, suite nécessah»e de sa pré-
somption et de son imprudence, donna lieu pendant quelques
jours aux bons mots du soldat, toujours disposé à s'amuser de
tout, sans même respecter son Général; mais comme sa bra-
voure n'étoit point équivoque, sa réputation n'en souffrit pas.
Ce fut à peu près dans ce temps-là que le Roy, en récom-
pense des bons services que Messieurs d'Asfeld, Noailles, Bro-
glio et Coigny lui rendoient dans ses Armées, leur envoya le
même jour à chacun le bâton de Maréchal de France.
Quoique l'Empereur eût porté en Italie l'élite de ses troupes
et que l'on eût donné le commandement à M. Mercy (2),
(1) La surprise des ponts de Quistello fit grand bruit À la cour; Bar-
bier en parle longuement dans son journal et cite l'extrait d'une lettre
écrite le 27 septembre 1734 par un capitaine de carabiniers au camp de
Dozolo, où on lit ce qui suit : « Ils (les Allemands) investirent la caserne
située au bord de la Secchia et où le g(*néral de Broglie qu'on éveilla
assez à temps pour n'être pas pris, reposait tranquille avec ses enfants,
n est vrai qu'il se sauva dans un équipage peu séant à, un grand général,
non pas pour se mettre à la tôte de son infanterie, mais pour gagner le
logis du maréchal de Coigny. Il eut le temps de prendre sa culotte,
mais point d'habit, ses pantoufles, sans bas, et son bonnet de nuit qu'il
jugea à propos de garder sur sa tète... Il a tout perdu jusqu'à son cordon
bleu qu'il faisait beau voir sur un hussard allemand. Il lui est pourtant
resté un vieux mulet qui se sauva par amitié pour son bon maître. »
(Journal, t. II, p. 58.)
(2) Claude-Ferdinand, comte de Mercy, né en Lorraine en 1666, fut tué
le 29 juin 1734, près du village de Croisetta, pendant la bataille de
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400 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
général brave et expérimenté, cependant il y fut malmené. Des
actions fréquentes entre des détachemens où les troupes autri-
chiennes avoient presque toujours du désavantage, les défilés
forcés, plusieurs Ailles emportées coup sur coup, ouvroient
aux ennemis le chemin vers les plus belles provinces de
l'Empire, et il y avoit d'autant plus d'apparence qu'ils s'en
empareroient en peu de tems, que le général Mercy, dans un
combat qu'il avoit engagé (1), fut tué dans le moment que
Tardeur de ses troupes et une espèce de désordre dans celles
des Ennemis, qui jusque-là s'étoient battus vaillamment, lui
donnoient lieu de se flatter d'une victoire complette. Quelque
soin qu'on prît de cacher cette mort aux troupes, elles en
furent bientôt instruites. Alors, eflrayées, elles n'attaquèrent
plus avec la môme vigueur. Ce moment de relâche fit reprendre
cœur à l'Armée combinée; elle tomba avec fureur sur les
Autrichiens qui, découragés, ne firent qu'une foible résistance
et prirent enfin la fuite.
Les brillans succès de cette campagne, joints aux progrès
que les Espagnols firent de leur côté, décidèrent du reste de
cette guerre. Le général Kœnigseck (2), qui succéda au géné-
Parme. On l'appelait le grand batailleur, dit Barbier, « parce qu'il a tou-
jours aimé à donner bataille quoique n'en ayant jamais gagné une seule ».
Son héritier fut le comte d'Argenteau, colonel impérial, qu'il avait
adopté. (Barbier, Journal, t. If, p. 47.) Cf. une dépêche du maréchal de
Coigny, datée de Parme, 30 juin. (Pajol, Les Guerret sous Louii XV, 1. 1,
p. 480. — MoRBRi, Diet. hitl., t. VIÏ, p. 478 et 479.)
(1) Note de l'édition de 1763 : « C'est À dire dans la bataille de Parme.
Le Comte de Merci, revenu des bains de Padoue le 27 juin, et prévoyant
peut-être qu'on lui ôteroit le commandement, fît encore un dernier
effort. Il attaqua le Maréchal de Coigny avantageusement posté derrière
un vieil aqueduc, formant un creux considérable le long du Naviglio ou
canal qui conduit l'eau dans la ville de Parme et au-delà duquel règne
une digue. Les Grenadiers impériaux, suivis de plusieurs bataillons et
soutenus de la plus grande partie de leur Cavalerie, ayant à leur tête le
maréchal de Merci, le Prince de Culmbach, les Généraux de Vin?,.
Welseg, Wachlendonck et la Tour pénètrent même jusqu'à l'artillerie
françoise ; mais le comte de Mercy ayant été tué au commencement de
l'action, et peu après, le Prince de Culmbach et le Général de Vins et la
plupart des autres Généraux blessés et mis hors du combat, la confusion
se mit dans l'Armée, et elle fut obligée d'abandonner le champ de
bataille et la plus belle espérance d'ime victoire procliaine. »
(2) Lothaire-Joseph-Georges, comte de Kœnigseck, feld-maréchal autri-
chien, né en 1673, mort le 8 décembre 1751. Son père avait été vice-
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BATAILLE DE P^RAf-ii— '•'*-"'-". "'".Ua:
rai Mercy, ne put rétablir les affaires; ses troupes furent
poussées de poste en poste. Le Roy de Sardaigne se por-
toit partout avec une activité et une valeur peu communes.
Sa capacité, à un âge où l'on peut en manquer sans honte,
surpassoit celle des plus vieux Généraux, et faisoit l'admira-
tion de rOflicier et du Soldat. Sur ses pas tous comptoient
marcher à la victoire. Ce fut dans ces dispositions, si flat-
teuses (1) pour un Général et de si bon augure, que se
donna la bataille de Parme (2), combat fameux et qui fut
d'autant plus meurtrier, que les deux armées s'attaquèrent
par corps détachés, qui se succédèrent tour à tour; de sorte
qu'on peut dire qu'il se donna autant de combats qu'il y eut
de corps qui allèrent à la charge. Le Général Kœnigseck fit
tout ce qu'on pouvoit attendre d'un grand Général, et les
Autrichiens, comme si c'eût été là leur dernier effort, se bat-
tirent en désespérés; mais enfin, après une longue résistance
qui leur coûta beaucoup de monde, ils abandonnèrent le
champ de bataille à l'Ennemi qui, accablé de lassitude et
ayant été lui-même fort maltraité, les laissa faire leur retraite
sans les inquiéter, content d'un avantage acheté bien cher.
Ce fut (3) à cette action qu'un Persan [François], officier de
chancelier de l'Empire, et lui-même, à la mort du prince Eugène, devint
président du conseil de guerre.
(1) Note de l'édition de 1763 : « Justement les dispositions n'étoient
point du tout flatteuses, lorsque la bataille de Luzare ou de Guastalle se
donna. Le Comte de Kônigseck avoit surpris le Maréchal de Broglio le
15 septembre à Quistello ; il poursuivit sa marche le 18 à Benedetto, où
le Roi de Sardaigne avoit eu son quartier général. Il suivit l'ennemi le
19 jusqu'à Luzare, et sur le faux rapport que l'ennemi se retiroit avec
précipitation, et dans l'idée de le harceler, il le fît attaquer à la Houssar.
Mais la cavalerie françoise, qui, ayant passé un de leurs ponts, avoit
repassé le second pour se former plus commodément, repoussa la cava-
lerie ennemie. Ce qui donna l'occasion que l'attaque ne se fit que suc-
cessivement, et par corps détachés. »
(2) Note de l'édition de 1763 : « la bataille de Luzare ».
La bataille de Parme fut des plus meurtrières et sans résultat appré-
ciable. Les Français eurent 104 officiers tués et 452 blessés; le nombre
des soldats tués fut de 1,141 et celui des blessés de 3,709; les pertes
des impériaux s'élevèrent à 2,074 tués et à 3,584 blessés; plus de
10,000 hommes furent ainsi mis hors de combat. (Pajol, Les Gueires
sous Louis XV, t. I, p. 480 et 481. — BibUothèque nationale, mss. franc.
44180, fol. 219 et suiv., et 14181, fol. 79 et suiv.)
(3) Ce passage (jusqu'à : « Depuis ce combat... ») manque au manuscrit.
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IjKi'àKÊfeDÔ^r'&S'ètiiClEUSES DE LA COUR DE FRANCE
marque (1), menant sa troupe à la charge, eut le malheur de
tomber et d'être pendant un tems considérable foulé aux pies
des hommes et des chevaux, qui lui passèrent sur le corps. Il
fut enfin tiré de là dans un état déplorable, mais qui n'eut
aucunes suites fâcheuses. C'étoit un des plus beaux hommes
que Ton pût voir, et qui étoit taxé de s'aimer autant qu'une
femme (2); ce qui donna lieu de dire que, tremblant pour sa
beauté, il avoit, au danger presque inévitable d'être tué ou du
moins défiguré, préféré de se laisser tomber.
Depuis ce combat, il ne se passa rien d'important. L'Armée
combinée s'approcha des villes fortes dans des dispositions et
avec des préparatifs qui annonçoient un siège de conséquence;
mais des propositions de paix, qui vinrent à la traverse, pro-
(1) L'officier dont il est ici question, sans indication de nom, est très
certainement Charles-Armand-René, duc de La Trémoïlle, né à Paris
le 14 janvier 1708, mort le 23 mai 1741, après avoir épousé le 29 jan-
vier 1725 Marie-Hortense-Victoire de La Tour de Bouillon d'Albret, sa
cousine germaine. 11 était en 1734 colonel du régiment de Champagne,
si renommé par sa bravoure, le seul qui eût le privilège de « monter à
l'assaut tambour battant ». Et cependant la bravoure de son colonel fut
incriminée. Barbier rapporte en effet (tome II, page 47), dans les termes
ci-après, cet étrange incident : « Le duc de la Trémoïlle, colonel du régi-
ment de Champagne, est tombé dans un fossé; sa brigade lui est presque
entièrement passée sur le corps, et il a eu une côte enfoncée, ce qui
pourtant ne sera rien. Ce duc est bien malheureux : c'est un beau sei-
gneur qui a toujours été livré ici À tous les plaisirs de la jeunesse;
dont l'esprit est des plus brillants, qui sait les belles-lettres, la musique,
la danse, le tout au parfait. Aussi son rang, sa qualité et sa personne,
tout est envié à la cour et à la ville, et l'on est très disposé à croire et
à dire qu'il s'est laissé tomber par prudence dans im fossé. »
D'autre part, on trouve sur son compte la phrase suivante dans les
DoMierg bleus conservés à la Bibliothèque nationale (vol. 64fi, n» 17113,
fol. 14 v») : « Il était né aimable et spirituel, mais il fut obligé de tirer
des certificats de bravoure après la bataille de Parme pendant laquelle
il tomba dans un fossé sans se relever. »
Ajoutons cependant que Barbier lui-même, dans im autre passage de
son Journal (tome II, page 34), rend au contraire hommage à son cou-
rage, à l'occasion du siège de Milan où il reçut un coup de fusil dans
son chapeau, « ce qui est toujours, dit-il, une preuve qu'il s'est présenté
de bonne grâce au feu. » Les officiers du régiment de Champagne ont
également cherché à justifier la conduite du duc de La Trémoïlle dans
un mémoire daté du camp de San Benedetto, le 8 août 1734. (Biblio-
thèque nationale, ms. franc. 8989, fol. 134.)
(2) Note de l'édition de '1763 : « Des personnes éclairées qui ont fait
l'analyse de ce fait, m'ont assiu*é que dans ce bruit il n'y a qu'un grand
fond de cette pétulance qui règne parmi les petits-maîtres de Paris. »
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TRAITÉ DE VIENNE 103
curèrent une suspension d'armes. Cependant on resta armé,
tant en Italie que sur le Rhin, jusqu'au moment que les Puis-
sances belligérantes, étant d'accord, retirèrent réciproquement
leurs Armées, et on laissa, jusqu'à la signature du Traité, les
choses en l'état qu'elles étoient (4).
Aux pertes considérables que l'Empereur avoit faites pendant
cette guerre et qui lui en faisoient désirer la un, se joignoient
d'autres considérations non moins propres à le porter à la
paix. Ce Prince avoit cinquante ans et étoit d'un tempé-
rament délicat. Il ne se voyoit pour toute postérité que des
filles, et l'âge de l'Impératrice qui approchoit de quarante-
cinq ans, ne lui donnoit guères d'espérance d'avoir un Prince
qui relevât sa Maison, qui s'éteignoit en lui. D'ailleurs, la
crainte de laisser à des Princesses, jeunes encore, à soutenir
une guerre ruineuse, et, si l'on veut, le dessein de marier
l'aînée à quelque Prince qu'il se promettoit de faire agréer à
ses sujets pour lui succéder, en quoi il ne vouloit point s'ex-
poser à être traversé par les Puissances avec lesquelles il étoit
actuellement en guerre, tous ces motifs le rendirent traitable.
Après quelques négociations préliminaires entre ses
Ministres et ceux de la France, que l'on tint secrètes, dans la
crainte que le Roy d'Espagne et celui de Sardaigne ne fissent
naître quelques difficultés qui en retardassent le succès, les
articles furent signés à Vienne (2). Ils portoïent que le Roy
Stanislas abdiqueroit, et cependant seroit reconnu Roy de
Pologne, et en conserveroit le titre et les honneurs; qu'il seroit
mis en possession paisible de la Lorraine, pour en jouir sa vie
(4) Les hostilités cessèrent d'abord entre les Français et les Impériaux
et un peu plus tard avec les alliés de la France. Le maréchal de Noallles
et le comte de Kevenhulier signèrent à Mantoue une suspension d'armes
le !•' décembre 1735. (Pajol, Les Guen^es tous Louis XV, t. I, p. 610
et suiv.)
(2) Les articles préliminaires du traité de paix furent signés à Vienne,
le 4 février 1736, entre M. du Theil ministre de France, et le comte de
Sinzendorff.
Le traité définitif porte la date du 18 novembre 1738; il fut signé é,
Vienne par le marquis de Mirepoix, ambassadeur de France et les
comtes de Sinzendorff, d'Harnach et de Metch, au nom de l'Empire; le
roi de Sardaigne y accéda le 3 février 1739, et les cours de Madrid et
de Naples le 21 avril suivant. (Pajol, ouv. cité, t. I, p. 623 et 651.)
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404 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
durant, et qu'après sa mort cette Principauté seroit réunie en
pleine souveraineté et à toujours à la Couronne de France;
que le fils d'Auguste II seroit reconnu Roy de Pologne par
Stanislas et par toutes les Puissances engagées dans la guerre;
que pour indemniser le Duc de Lorraine du sacrifice qu'il fai-
soit de ses États au bien de la paix, il auroit la Principauté de
Toscane; que Don Carlos, fils du Roy d'Espagne, seroit
reconnu Roy des Deux-Siciles;que le Roy deSardaigne auroit
une partie duMilanois et ses dépendances; que toutes les con-
qu'êtes faites par la France sur TEmpereur pendant la guerre
lui seroient rendues, indépendamment de quelques domaines
qu'on lui cédoit en propriété ; et qu'enfin la France garantiroit
le fameux Édit par lequel l'Empereur avoit réglé la succession
aux biens héréditaires de sa famille.
Tels furent les événemens et la fin d'une guerre dont l'Em-
pereur Charles VI, réduit aux plus grandes extrémités, trouva
le secret de sortir heureusement aux dépens des Ducs de Lor-
raine et de Toscane; car le sacrifice qu'il fit du Royaume des
Deux-Siciles, du Milanois et de leurs dépendances étoit moins
un sacrifice (4) qu'une nécessité imposée au vaincu, puisque
les Espagnols avoient entièrement soumis la Sicile, sur la
plus grande partie de laquelle ils avoient môme des préten-
tions, et que d'un autre côté le Roy de Sardaigne et les Fran-
çois étoient maîtres non seulement du Milanois, mais encore
des plus belles Provinces de l'Empire situées en Italie. D'ail-
leurs, les cessions que l'Empereur faisoit se trouvoient bien
balancées par la générosité de la France, en lui rendant toutes
les conquêtes qu'elle avoit faites sur lui, et par les domaines
qu'on lui abandonna en pleine propriété par le Traité, titre
plus certain que ses prétendus droits sur les États qu'il cédoit.
Dès que ces articles, dans lesquels chaque Puissance et sur-
tout l'Empereur trouvoit ses avantages, furent signés, ce
Prince s'empressa de conclure le mariage de Marie-Thérèse,
sa fille aînée, avec le Grand-Duc de Toscane, qui avant la paix
portoit le nom de Duc de Lorraine. Mais Charles VI, se flat-
(1) Une partie de cette phrase (de : « qu'il fit » à : « sacrifice ») a été
sautée par le copiste du mamiscrit.
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REQUÊTE DES LORRAINS i05
tant toujours d'avoir un héritier, fit renoncer les deux époux
au Trône impérial, en cas qu'il lui naquît un fils; et il fut sti-
pulé par le même acte que si la Reine de Hongrie, Duchesse
de Toscane n'avoit point d'enfans mâles, que sa sœur l'Archi-
duchesse Marianne (1) au contraire en eût, ceux-ci, à l'exclu-
sion des filles de l'aînée, auroient seuls droit à la succession
des biens héréditaires de l'Empereur, auxquels le Prince
François, Duc de Toscane, pour ce qui le regardoit personnel-
lement, ne pourroit jamais former aucune prétention.
Les Lorrains (2), qui avoient souvent éprouvé le Gouverne-
ment françois dans des tems où les troupes françoises n'avoient
nul intérêt à les ménager beaucoup, se faisoient une idée fort
triste de leur changement d'état. Ces peuples, attachés depuis
plusieurs siècles à leurs Princes légitimes, n'envisageoient
qu'avec douleur la nécessité de passer sous une domination
étrangère. Rien n'est plus touchant que la requête qu'ils
envoyèrent à leur Souverain, sitôt qu'ils furent assurés de la
résolution qu'on avoit prise de leur faire changer de gouver-
nement. La voicy :
♦ .
REQCESTE DES LORRAINS A S. A. B. MONSEIGNEUR LE DUC DE LORRAINE
« La confirmation des bruits qui annoncent depuis près d'un
an un changement d'État en Lorraine a jette vos fidèles sujets
dans un excès de tristesse qui ne leur permet plus de douter
de la fatalité de leur destinée. Accablés de la plus vive douleur,
ils sont dans la dure nécessité de venir se prosterner aux
pieds du trosne pour y répandre l'amertume de leurs plaintes
(1) Marie-Anne-Élôonore, archiduchesse d'Autriche et de Hongrie,
mariée le 7 janvier 1744 à Charles-Alexandre, prince de Lorraine, né
le i2 décembre 1712, fils du duc Lôopold-Charles de Lorraine et d'Élisa-
beth-Charlotte d'Orléans, sœur du Régent. Quelques mois avant sa mort,
survenue le 16 décembre 1744, elle avait été nommée gouvernante des
Pays-Bas conjointement avec son mari, qui conserva ensuite le gouver-
nement jusqu'au 4 juillet 1780, jour ou il mourut. (Moréri, Diet. hitt.,
t. VI, p. 401-402. — Art de vérifier let datet, t. III, p. 225. — Dewez,
Hiitoire de la Belgique, Bruxelles, 1826-1828, in-8«, t. VI, p. 103.)
(2) Ce long passage sur la requête adressée par les Lorrains à leur
ancien duc manque aux éditions, môme à celle de 1746, et ne se trouve
que dans le manuscrit.
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106 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
contre un eschange opposé aux loix de Thérédité naturelle,
peu honorable à la mémoire des augustes ancestres de Votre
Altesse Royalle, fatale aux Princes de son sang, préjudiciable
au corps de l'Empire Germanique et funeste au repos et à la
félicité de ses sujets, dont la fidélité méritoit un sort plus heu-
reux. Ces victimes infortunées ne peuvent trop marquer leur
horreur contre les conseils meurtriers qui ont surpris la reli-
gion de V. A. R. pour la faire consentir à un traité duquel on
n'a point encore veu d'exemple jusqu'à présent.
« Elle peut s'en convaincre Elle-même, pour peu qu'elle
daigne se rappeler à la mémoire les plus beaux faits de l'His-
toire tant sacrée que prophane. Loin d'y voir abdiquer la pos-
session immémorialle d'une Souveraineté héréditaire, Elle trou-
vera qu'autrefois les Princes et les Rois de l'ancien Peuple de
Dieu et les Héros, tant Grecs que Romains, bornoient la gran-
deur d'âme à un dévouement parfait pour les interrests de la
Patrie, à perpétuer dans leur race l'héritage précieux de leurs
pères, aux cendres desquels ils vouloient que celles de leur
postérité fussent scrupuleusement réunies.
« Vos glorieux ancestres. Monseigneur, se sont fait un devoir
de suivre les loix de la plus droite nature, persuadés que le
Gouvernement des peuples leur héritage étoit un dépost usu-
fructuaire de la main du Créateur confié à leurs soins, pour
la substituer indispensablement à leurs descendans, ils ont
quitté cette obligation avec toutes les précautions convenables
à la tendresse de leurs grands cœurs.
« L'appât d'une domination plus étendue n'a pu les détourner
de cette attention, et le brave Duc René H (1) en a donné des
marques qu'on ne peut trop admirer, lorsqu'il aima mieux ne
point s'assurer la possession de deux riches Provinces que de
porter les armes pleines d'Anjou au préjudice de l'honneur
dû à celles de Lorraine. Lès Princes qui l'ont précédé et ceux
qui l'ont suivi sur le trône ont marqué les mêmes empresse-
(1) René II, fils do Ferri II, comte de Vaudemont, et d'Yolande d'Anjou,
fille de René I«, succéda en 1473 au duc Nicolas. Il mourut à cinquante^
sept ans, le iO décembre 1508, et fut enterré aux Cordeliers de Nancy.
{Art de vérifier les dates, t. III, p. 56, col. 1.)
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REQUÊTE DES LORRAINS 107
mens dans les occasions qui ont intéressé la gloire et la tran-
quilité de la chère Patrie, qu'ils ont conservée par une sage
prudence et deffendue au péril de leur vie avec une intrépidité
qui les a fait passer pour des prodiges de valeur aux yeux de
toute la terre.
« Si Charles IV (1), un des premiers héros de son siècle,
a cru trop facilement illustrer son auguste race par une espèoe
d'échange de ses Estats contre les dignités et les droits du
Prince du Sang dans une puissante Monarchie (2), les Parle-
ments de France et de Lorraine n'y ont-ils point opposé la jus-
tice des loix jusqu'à rendre des arrests qui préconiseront aux
siècles à venir la candeur et la fermeté des Magistrats Lorrains
à soutenir la possession inaliénable de leurs Souverains (3)?
« Seroit-il possible. Monseigneur, que V. A. R. voulût aban-
(i) Charles IV, fils de François, comte de Vaudemont, né le 5 avril
1604, mourut à Larbach dans le pays de Birkenfeld, appartenant à
l'Électeur de Trêves, le 18 septembre 1675.
Il épousa le 23 mai 1620 la princesse Nicole qu'il répudia en 1637 pour
épouser Béatrix de Cusance, veuve du prince de Cantecroix; mais ce
second mariage fut cassé par le pape Urbain Vlil. H n'en demeura pas
moins attaché à sa nouvelle épouse qui l'accompagnait partout, même
à la guerre, ce qui la fit surnommer la femme des campagnes. {Art de
vérifier les dates, t. 111, p. 59 et 60.)
(2) Il s'agit du traité du 6 février 1662, par lequel Charles de Lorraine
céda ses Etats à la France, à la condition que les princes lorrains seraient
déclarés habiles à succéder à la couronne à défaut des princes de la
maison de Bourbon. (V. Dumont, Recueil des traités, t. VI, 2« partie,
p. 401. — Dom Calmet, Histoire ecclésiastique et civile de Lorraine,
t. III, p. 590 et suiv.)
« Le duc de Guise qui avait assisté à la signature de ce traité l'apporta
à la Foire Saint-Germain au roi qui se divertissait à jouer. Sa Majesté
le lut et dit qu'il n'y avait point de bijou à la Foire qui valait celui
qu'elle venait de gagner. »
Les Lorrains étaient consternés pour la plupart; il y eut un paysan
assez insolent pour détacher le portrait du duc qu'il trouva dans la
maison d'un oflBcier de son village et le tourner contre la muraille,
disant que, puisqu'il avait « renoncé son peuple, qui avait souffert le
martyre pour lui, il le fallait aussi renoncer de môme... » (Dom Calmet,
p. 595, 1" col.)
Le traité de 1662 avait été précédé du traité dit de Vincennes, du
28 février 1661, contenant la cession à la France du duché de Bar; des
lettres de cachet avaient été nécessaires pour le faire enregistrer par le
Parlement de Paris. Voyez les registres du Parlement de Paris, Biblio-
thèque nationale, Nouv. acq. franc. 8138, fol. 8 et 266.
(3) La cour souveraine de Lorraine et Barrois crut voir son anéantis-
sement dans ce traité. Elle ne put, non plus que les autres fidèles sujets,
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108 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
donner les traces et l'héritage de ses augustes ancêtres, sup-
primer rimmortalité de leurs noms, réduire les Princes de son
sang au rang de cadets de bonne famille, soustraire au Corps
de l'Empire un membre libre, qui lui a fourni tant d'illustres
et braves soldats qui ont contribué à sa défense et à l'étendue
de ses conquêtes? Voudroit-Elle enfin renoncer à sa chère
Patrie et récompenser la fidélité de ses sujets, en les livrant à
une domination pour laquelle leurs pères et leurs ayeulx leur
ont perpétué une antipathie insurmontable et invétérée depuis
plus de huit siècles entiers?
« Permettez, Monseigneur, à des malheureux de remontrer
respectueusement à V. A. R. que les Souverains ne sont pas
dispensés de l'observation des loix et qu'au sentiment du plus
sçavant Docteur de l'Église, la possession des grands Royaumes
n'est point exempte du crime, quand elle n'est pas fondée sur
la justice des Loix et qu'elle manque d'une affection paternelle
envers les Peuples. Sur ce principe, l'éclat du trosne plus
riche et plus étendu n'est point un motif suffisant à V. A. R.
pour abandonner celuy de ses ancestres, et encore moins pour
infirmer le serment qu'Elle a preste en faveur de ses sujets
lors de son joyeux avènement.
« Sera-t-il annoté dans l'Histoire, que sous le glorieux règne
de François III, un fatal trait de plume a enlevé aux Peuples
Lorrains leurs Souverains, qui ont fait leurs délices depuis
l'Empire d'Otton le Grand (1) jusqu'à ces jours pleins de tris-
tesse et d'allarmes? Fasse le Ciel que nous jouissions d'un
bonheur pareil à celuy de nos ancestres par la perpétuité d'un
règne pour lequel vos fidèles sujets seront toujours prests à se
sacrifier I Quels que soient, Monseigneur, les artifices employés
à la détruire, il sera toujours dangereux à V. A. R. de quitter
le certain pour embrasser l'incertain. Elle voit sous les yeux
retenir ses plaintes et ses soupirs. Voyez les registres du Parlement de
Paris, Bibliothèque nationale, Nouv. acq. franc. 8138, fol. 8 et 266.
(i) Othon I", roi de Germanie, donna, en 944, le duché de Lorraine à
Conrad, dit le Roux, duc de la France rhénane, fils de Werner, comte
de Spire et de Worms. (Art de vérifier les datex, t. III, p. 37, col. 4);
Dom Calmet, Histoire eeelésiastique et civile de Lorraine (Najicy, 4728,
in-fol., t. I, col. 904.)
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REQUÊTE DES LORRAINS 109
le fond qu'il y a à faire sur les traittés solemnels jurés et rati-
fiés par les Puissances les plus redoutables. La paix conclue
de nos jours entre Sa Majesté Impériale et la Cour d'Espagne,
suivie de si près par l'invasion du Duché de Milan et des
Royaumes de Naples et de Sicile, ce sont des preuves irrécu
sables de la confiance que l'on doit aux conventions exposées
à la loi du plus fort. On n'a pas la témérité de contester à
V. A. R. la puissance de se libérer des engagemens envers son
Peuple; mais, Monseigneur, qu'il est à craindre que le Ciel ne
se rende sensible aux cris lamentables d'un grand nombre de
familles qui frémissent à la veille d'une ruine totale par le
changement impréveu de leur Souverain !
« D'un autre côté, la voix du sang de nos augustes Princes et
de leurs sujets, répandu en l'espace de plus de huit cents ans
pour éterniser le fameux héritage qu'on veut abolir aujourd'hui,
n'est pas moins pénétrante et capable d'attirer une vengeance
dont on aura peut-être trop tardé à prévenir les suites funestes.
« Sans approfondir les mystères de la politique, il est
d'autres moyens que celui de sacrifier d'innocentes victimes,
pour se concilier l'amitié d'une Nation belliqueuse. Les armes
n'en ont pas toujours esté Victorieuses, et on pourroit se la
rendre favorable en lui remettant certaines places cy-devant
soumises à la direction de ses loix. Ce parti, qui attireroit
mille bénédictions à V. A. R., ne nuiroit point à l'exécution
des grands desseins qui l'occupent ni à l'amour qu'Elle doit à
sa chère Patrie. Il perpétueroit le nom, la gloire et l'héritage
de ses augustes ancêtres, les afnés de la famille Impériale
d'Autriche, et dissiperoit l'obscurité qui menace leurs cendres
et la dignité des Princes de son sang. Il rendroit la tranquillité
à un Peuple entièrement désolé, et le plus ancien Duché de
l'Europe (1) continueroit d'être une pépinière féconde de
braves guerriers dévoués au service de l'Empire, qui de con-
cert avec son auguste Chef doit le protéger, conformément à
(1) Le duché de Lorraine remonte à Lotliaire, second fils de Tempereur
Lotliaire. Il obtint de son père, en 855, la partie du royaume d'Austrasie,
qui s'étend d'un côté depuis Cologne jusqu'à l'Océan et de l'autre jus-
qu'au mont Jura. Le nouveau royaimie s'appela Lotharingie ou Lorraine,
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ilO ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
la transaction passée en sa faveur entre TEmpereur Charles V
et le bon Duc Antoine (1), de glorieuse mémoire.
« Plaise au Tout-Puissant, distributeur des Couronnes,
d'anéantir les conseils contraires à tous ces avantages, et
d'écouter favorablement les clameurs et les gémissemens d'un
Peuple qui revendique avec la sincérité d'un cœur entièrement
soumis le règne paternel de ses bons Souverains, lesquels
puissent à l'exclusion de tout autre les gouverner dans leur
postérité jusqu'à la fin des siècles! Tels sont. Monseigneur,
les vœux et souhaits continuels de vos très humbles, très
fidèles et soumis sujets, au milieu des alarmes et des inquié-
tudes qui menacent leurs tristes jours du plus grand de tous
les malheurs. »
Étoit signé : « Bons Lorrains. »
Tels ont été les derniers efforts de tendresse qu'ont voulu
«ignaler les fidèles sujets du Duc de Lorraine à la veille de
passer sous l'empire du Roy de France.
M. Chauvelin (2), à qui on ne pouvoit refuser la gloire
d'avoir procuré au Roy et à ses alliés de grands avantages par
la paix, donnoit tous ses soins à faire jouir la France des
fruits de ses travaux, lorsqu'il fut disgracié. On lui reprochoit
d'avoir, par le traité de Vienne, sacrifié les intérêts des Alliés
à l'Empereur, et de ne lui avoir pas fait acheter la paix aux
conditions les plus dures, conditions que ce Prince, battu de
tous côtés, auroit été forcé d'accepter, à moins qu'il n'eût
voulu tout perdre. On l'accusoit encore d'avoir reçu des
sommes immenses pour prix d'un si grand service. Louis XV
(1) Il s'agit du traité intervenu le 44 mai 1522, entre Charles-Quint et
le duc de Lorraine Antoine, dit le Bon, lequel était né à Bar le 4 juin
1489, et avait succédé à son père René II. (Hist. civile et ecclésiastique de
Lon'aine, t. II, col. 1150, et t. IV, col. ccclxxix-ccclxxxii.)
(2) Sur GJiauvelin, voyez ci-dessus, p. d2, note 1. — Les causes véri-
tables de la disgrâce de Chauvelin sont restées assez obscures ; celles qu'on
donne ici ne semblent pas autrement fondées. Il parait avéré aujourd'hui
que, par son énergie pendant les négociations du traité de Vienne, Chau-
velin avait réparé une partie des fautes du cardinal : c'est pourquoi il fut
exilé huit jours après la signature du traité. (D'Haussgnville, Hist. de la
l'éunion de la Lorraine à la. France, éd. de 1860, in-18, t. IV, p. 267.)
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DISGRACE DE GHAUVELIN lii
même avoit, dit-on, averti le Cardinal de Fleury d'éclairer la
conduite de M. Chauvelin, et lui avoit fait entendre qu'il étoit
bien informé qu'il abusoit de sa confiance; mais le Cardinal,
prévenu en faveur d'un homme qui étoit sa créature et dont
les lumières lui étoient devenues nécessaires, le justifioit sans
cesse et attribuoit à la seule jalousie les traits envenimés qu'on
lançoit contre lui. Enfin, soit qu'on fût parvenu à avoir des
preuves convaincantes de l'infidélité de ce Ministre, ou que le
Cardinal sentît qu'il lui devenoit impossible de le soutenir
plus longtems, il fut enlevé et confiné dans un château-fort,
où on ne le laissoit voir ni parler à qui que ce fût, même de
sa famille (1) : châtiment trop doux pour un si grand crime,
si, on en étoit certain, mais trop rude pour un simple soupçon!
fl y a même toute apparence qu'on ne put pas découvrir des
preuves suffisantes contre lui, puisque la détention ne fut pas
longue, et qu'on le transféra à Bourges, où jouissant de la
liberté qu'on accorde à un homme qui n'est point criminel
d'État, il voyoit sa famille, rendoit les visites qu'on lui faisoit,
recevoit et écrivoit des lettres. Telle fut la destinée d'un
homme capable, dont peut-être un peu d'imprudence, mais
surtout le crédit des ennemis de la famille du Duc de Bourbon
qui le soutenoit, causèrent la chute, plutôt qu'un défaut de
probité bien avéré. Voici la lettre que le Cardinal de Fleury
lui écrivit pour lui annoncer sa disgrâce, le 21 février 1737 (2) :
« Monsieur,
« Les liaisons qui ont subsisté entre vous et moy m'engagent
à vous donner des marques de mon souvenir dans le malheur
qui vous est arrivé. Je ne puis vous plaindre que de vous être
(1) Le 20 février 4737, M. de Maurepas arriva cliez Chauvelin à sept
heures du matin, porteur d'une lettre de cachet de la main du roi. On
conduisit Chauvelin, non pas dans xm château fort, mais à sa terre de
Gros-Bois, à 20 kilomètres de Paris, où le cardinal rengagea au contraire
à ne recevoir que les membres de sa famille. Le 6 juillet suivant, Chau-
velin se retira à Bourges; il revint ensuite à Gros-Bois. (La terre de
Gros-Bois appartient aujorn-d'hui au prince de Wagram.) (Barbier,-
JouTfMU, t. II, p. 134, 146 et 152.)
(2) Cette lettre manque à toutes les éditions^ .
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lis ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
attiré Tindignation du Roy; mais si vous faites réflexion à
votre conduite, vous sentirés combien peu elle est exempte de
reproche. Le Roy vous honoroit de ses bontés; vous en avés
mésusé au point de rompre les mesures que Sa Majesté prenoit
pour l'afTermissement de TEurope et la tranquillité de ses
Peuples. Vous sçavés avec quelle ouverture de cœur je me suis
toujours comporté à votre égard; malgré cela, vous trompiés
ma confiance de la manière la moins permise. Rappelés-vous,
Monsieur, ce que je vous dis lors des premiers avis que j'eus
de certaines intelligences. La manière dont je vous en parlai
me donnoit lieu d'espérer que la suitte répareroit les premières
démarches. Si j'étois seul à me plaindre de vous, je serois
moins sensible; mais le bien et le repos de TÉtat y étoient trop
intéressés, et dès lors je ne pouvois plus être indifférent. Vous
avés manqué au Roy, au Peuple et à vous-même. Ce sont des
vérités tristes à vous dire, et qui ne sont pas moins vrayes.
Cependant le Roy se contente de vous éloigner de sa personne,
sans toucher à vos biens. Combien peu de Princes, aussi jus-
tement offensés, en agiroient ainsi! Admirez la clémence de
Sa Majesté, et pénétré du regret que vous devés avoir, recon-
noissés combien vous êtes heureux d'être sujet d'un maître
aussi doux et aussi indulgent. Je suis, etc. >
M. Amelot (i) lui succéda dans la place de premier secré-
taire d'État, et les Sceaux furent rendus au vieux Chancelier
d'Aguesseau, à qui on les avoit ôtés il y avoit plus de seize
ans.
M. Amelot, issu d'une famille connue dans la politique, avoit
longtems rempli des emplois relatifs à la Finance, à laquelle
il étoit plus propre qu'à la place où on l'avoit élevé, dans
laquelle il ne représentoit pas des mieux. Il avoit de l'esprit,
(1) Jean- Jacques Amelot, seigneur de Chaillou, nô le 30 avrU 1689,
était simple intendant des finances quand il fut appelé à remplacer
Chauvelin dans sa place de secrétaire d'État. U avait épousé en 1716
une Romaine de la famille Bombarda, qui mourut peu de temps après
son mariage ; il se remaria avec Anne de Vougny , fille d'un conseiller
du roi, et mourut à soixante ans, le 7 mai 1749. (Morbri, Dici. histor.,
t. I, p. 457.) — « C'est im honmie de petite mine, dit Barbier, délicat,
qui peut avoir de l'esprit, mais qui ne doit rien savoir de ce métier-là,
les Affaires étrangères. » (journal, i, II, p. 137.)
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MONSIEUR AMELOT 113
éloit laborieux, vif et ambitieux, et jaloux. Il bégayoit (i),
défaut considérable dans un homme destiné à conférer jour-
nellement avec des Ministres étrangers. Pour Taider dans les
fonctions pénibles de sa place, il eut le bonheur de trouver
d'excellens ouvriers, qui depuis longtems en iaisoient le détail
et connoissoient parfaitement les intérêts de la France et ceux,
de toutes les puissances étrangères. Ces ouvriers, moins en
butte que les Ministres aux traits de Tenvie, et d'autant moins
exposés aux révolutions qu'il faut pour les remplacer une
grande capacité qui ne peut s'acquérir que par une longue
expérience, sont les hommes de l'État : les Ministres changent,
et eux meurent eh place (2). Il semble dès lors qu'un ministre
doit les ménager et les regarder en quelque sorte ses seconds. .
Mais M. Amelot, fier, jaloux de son rang, et qui d'ailleurs en
vouloit à un de ces hommes (3) parce qu'il avoit eu, et avec
raison, toute la confiance de M. Ghauvelin, s'attacha à le
perdre. Pour y réussir plus sûrement, il l'accusa d'entretenir
des correspondances suspectes, surtout avec M. Ghauvelin, et
de refuser de lui découvrir des secrets importans à l'État, dont
il disoit le sçavoir instruit. Sans autre examen, cet homme fut
arrêté et resserré si étroitement, que sa femme même ne put
obtenir la permission de le voir (4). Quoiqu'un traitement si
sévère pût donner lieu de penser qu'il étoit criminel, cepen-
dant sa probité étoit si universellement reconnue, qu'on ne le
(1) On n'a pas manqué de faire une chanson sur ce bégaiement :
Le choix est bon, quoi qu'on allègue :
D'un roi qui ne sait pas parler,
L'interprète doit être bèg^c !
(Barbier, Journal, t. II, p. 148.)
(â) Cette phrase manque au manuscrit.
(3) Le manuscrit donne en marge : « M. Pecquet, premier commis ».
(4) 11 semble bien qu'il s'agisse effectivement d'Antoine Pecquet, dont
nous avons déjà eu l'occasion de parler dans la Notice et qui était
premier conamis aux Affaires étrangères. D'après Barbier (t. II, p. 265),
il aurait été arrêté le 30 septembre 1740, et conduit au château de Vin-,
cennes. M. Amelot n'avait jamais eu de confiance en lui, parce qu'il
avait toute celle de M. Ghauvelin, son prédécesseur. M. Pecquet, étant
venu pour travailler avec M. Amelot, aurait pris un fauteuil ; ce dernier
lui aiûrait dit de prendre im tabouret, ce qui aiu'ait donné lieu à des
vivacités de part et d'autre, et finalement à. la disgrâce et à l'arrestation
du premier commis aux Affaires étrangères.
8
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114 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
soupçonna pas de la faute la plus légère, et son malheur fut
uniquement attribué à la jalousie et au mauvais caractère de
M. Amelot, à qui cette affaire fit du tort chez les étrangers et
dans Tesprit de la Nation.
Ce fut peu après la disgrâce de M. Ghauvelin que le Cardinal
pensa à quitter le timon des affaires et qu'il détermina le Roy
à jeter les yeux sur le Comte de Toulouse pour le rem-
placer. Quant à la droiture, au zèle pour le bien de l'État et à
un excellent jugement, on ne pouvoit faire un meilleur choix,
et ce sont là des qualités bien essentielles dans un homme
d'État, et peut-être les seules à y chercher. Car pour le travail
et les détails, on sçait qu'un ministre est toujours entouré de
gens qui ne demandent pas mieux que de lui en épargner la
peine. Ainsi il semble qu'il suffise qu'il ait de la probité, de
l'amour pour la gloire, des vues fines et sûres, et surtout un
esprit net, juste et de précision, avantages que sans injustice
on ne pouvoit refuser au Comte de Toulouse.
Ce Prince, né paresseux, d'un âge où Ton pense plutôt à se
reposer qu'à se livrer aux affaires, et à qui d'ailleurs une
santé un peu dérangée et la mort de son frère le Duc du
Maine (4), arrivée environ depuis un an, faisoient faire des
réflexions, avoit longtems résisté aux vives sollicitations du
Cardinal de Fleury et même du Roy; mais comme il aimoit
tendrement Louis XV et qu'il ne pouvoit sans ingratitude ne
pas lui donner cette preuve de son entier dévouement, il se
rendit. Les mesures furent prises pour le nommer premier
Ministre à Fontainebleau, où le Roy devoit aller passer une
partie de l'automne avec toute sa Cpur. Mais que la Provi-
dence se joue des projets des foibles mortels! Le Comte de
Toulouse, qui avoit essuyé il y avoit plus de vingt ans l'opé-
ration de la pierre, et qui depuis deux à trois années ressentoit
de tems en tems des douleurs dans la vessie, qui lui faisoient
appréhender le retour de cette terrible maladie, usoit de
remèdes qui sembloient lui procurer du soulagement, mais
qui n'étoient en effet que des palliatifs. Aux approches du
(1) Le duc du Maine était mort le 14 mai 1736.
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MALADIE £T MORT DU COMTE DE TOULOUSE 115
départ du Roy, il eut des attaques plus vives et plus fréquentes
qu'à l'ordinaire, auxquelles se joignirent des symptômes qui
étoient d'un mauvais pronostic. On s'alarma avec raison; on
appela les plus fameux Médecins et un Chirurgien habile. Ils
examinèrent avec toute l'attention possible l'état du malade ;
ils comparèrent les accidens actuels avec ceux qu'il avoit eus
par le passé. Le Chirurgien (1) appliqua la sonde. Le résultat
fut que le siège de la maladie étoit dans l'urètre, qu'il y avoit
ulcère, et que, pour arrêter le progrès du mal et éviter une
mort certaine, il falloit faire l'opération, de laquelle, quoique
dangereuse, on ne doutoit pas que le Comte de Toulouse ne se
tirât bien, attendu sa bonne constitution et sa vie réglée. Ce
Prince s'y détermina, et le Chirurgien fit l'opération, aussi
heureuse qu'on pouvoit la désirer. Les suites mêmes donnèrent
d'autant plus d'espérance, que l'on gagnoit du temps, chose
essentielle dans ces sortes de maladies; mais le dix-neuvième
jour au matin, ce Prince se trouva très-mal et tomba dans une
syncope totale qui dura vingt-quatre heures, accompagnée de
mouvemens convulsifs assez fréquens. Depuis cet accident, il
empira à vue d'oeil, et mourut le vingt-deuxième jour vers le
soir (2), après avoir, depuis l'instant de l'opération, soutenu
avec une fermeté admirable les douleurs les plus aiguës. Il ne
laissa qu'un fils âgé de treize ans (3), auquel, avant que de
mourir, il donna les plus grandes et les plus belles instruc-
tions. La Princesse son épouse eut une grande part à ses der-
nières dispositions, par lesquelles il ordonna aussi à tous ses
domestiques des récompenses proportionnées à leur état et à
leurs services. Il fut universellement regretté et méritoit de
l'être. La Princesse surtout fut inconsolable.
Le Roy envoyoit tous les jours sçavoir des nouvelles du
Comte de Toulouse, et tous les Grands, autant par inclination
que pour faire leur cour au Roy, suivoient son exemple. Le
(1) L'opération fut faite le 8 novembre 1737 par Morand, membre de
l'Académie des sciences. (Barbier, Journal, t. II, p. 175.)
(2) Le 1" décembre 1737.
(3) Voy. page 73, note 3. Le roi accorda au duc de Penthièvre la
tutelle du Parlement comme aux princes du sang. (Barbier, Journal,
t. II, p. 182.)
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il6' ANÉCnO'TKS CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
dix-neuvième jour, que nous avons dit avoir été si dangereux,
M. de La Mothe (1), gentilhomme ordinaire du Roy, vint de
grand matin de la part de son Maître, et ayant ordre de voir
le Comte de Toulouse, il désira d'être introduit auprès de lui,
malgré le triste état où on lui dit qu'il étoit. On en informa le
maréchal de Noailles, qui étoit auprès du malade; il présuma
qu'en annonçant un exprès du Roy, cela pourroit donner un
grand ébranlement et rendre le mouvement aux esprits. Dans
cette espérance, il s'approcha du Prince et lui dit d'une voix
forte que M. de La Mothe demandoit à le voir de la part du
Roy, mais qu'attendu la foiblesse où il étoit, il alloit le rece-
voir. Le (bonite de Toulouse, sortant comme d'un profond som-
meil, dit au Maréchal que ce n'étoit pas trop de soi-même pour
recevoir de semblables messagers, et il ordonna qu'on fasse
entrer M. de La Mothe. Il entre et fait part au malade de l'inquié-
tude du Roy. Le Prince, avec une présence d'esprit qui étonna
tous ceux qui sçavoient l'état d'où il sortoit, prie M. de La Mothe
d'assurer le Roy de son respect, de sa reconnoissance et de sa
(idélité, et le charge de tendres complimens (2) pour le Car-
dinal de Fleury, auquel il recommande singulièrement son fils
et son épouse. A peine M. de La Mothe fut-il sorti, que ce
Prince retomba en syncope, et quelque chose qu'on pût faire,
il ne fut pas possible de tout le jour de rappeler ses sens. Cir-
constance bien singulière ! qui ne laissa aucun lieu de douter
que le Comte de Toulouse n'aimât très-tendrement le Roy, et
que C8 nom si cher n'eût fait sur son âme une impression si
forte, que les esprits du sang se ranimèrent dans le moment.
La mort du Comte de Toulouse dérangea tous les projets du
Roy et du Cardinal. Celui-cy oublia ses idées de retraite pour
sacrifier le reste de ses jours au service de son maître. Les
soins qu'il donna à l'État ne lui firent cependant pas perdre
de vue le jeune Duc de Penthièvre. R lui continua la tendre
(1) Loiiis-Cliarles, comte de La Mothe-Houdancourt, lieutenant général
des armées du roi, chevalier d'iionneur de la reine, maréchal de France
en 4747, mourut le 8 novembre 4755. (Barbier, Journal, t. Il, p. 475;
d'ârgenson, Mémoires, t. IX, p. 426.)
(2) Le manuscrit donne : « de rendre ses compliments ».
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LE CHATEAU DE CHOISY .117
. amitié qu'il avoit vouée à son père et lui en donna des marques
bien effectives, en lui procurant, malgré les intrigues des
jaloux et des contradicteurs, toutes les charges que le Prince
avoit possédées. Le Roy, fidèle à la mémoire du Comte de
Toulouse, continua. même pendant deux ans d'honorer son
Château de sa présence; mais les dégoûts que le sieur de Lalo,
comme nous l'avons dit, donna à quelques personnes de sa
suite (I) qu'il affectionnoit, et l'occasion qui se présenta de lui
faire acheter une maison de plaisance, avantageusement située
sur les bords de la Seine, à deux lieues de Paris, firent cesser
ces voyages (c'est le château de Choisy) (2).
Le Roy se donna tout entier au plaisir de rendre ce séjour
digne d'un souverain. Il fit des augmentations considérables
dans les bâtimens, qui n'étoient pas assez vastes. On y admire
entr'autres choses un petit appartement (3) pratiqué au-dessus
(1) On lit dans le manuscrit : « mais les dégoûts..., comme nous
l'avons dit, que lui donnèrent quelques personnes de sa suite... »
(2) Cette parentlièse ne se trouve que dans le manuscrit, et tous les
détails sur le château de Choisy qui remplissent l'alinéa suivant ne sont
donnés que par l'édition de 1746 et par le manuscrit.
Le domaine de Choisy avait appartenu à Mademoiselle de Montpen-
sier, la grande Mademoiselle, qui avait chargé Mansard en 1682 d'y bâtir
un cliâteau qu'elle donna au grand Dauphin, fils de Louis XIV, on l'ap-
pelait alors Choi$y- Mademoiselle. Le domaine fut ensuite échangé contre
le château de Meudon, qui appartenait à Madame Louvois, de la maison
de Souvré. En 1716, la princesse de Conti l'acheta aux héritiers de
Madame de Louvois et le légua avec sos autres biens au duc de La Yal-
lière, qui le laissa à son tour au fils né de son mariage avec Mademoi-
selle de Noailles. Ce dernier le vendit au Roi en 1739 moyennant cent
mille écus, dont la moitié représentait la valeur des meubles et des
objets d'art. Devenu demeure royale, il prit alors le nom de Choisy-le-
Roi. Louis XV y fit faire des réparations considérables par l'architecte
Gabriel; il y construisit un autre cliuteau destiné à servir de petite
maison. Les plus grands artistes furent chargés de le décorer : Carie
Vanloo, Boucher, Lagrenée, Oudry, Martin, Nattier, Bachelier, Desportes,
Bouchardon. On y voyait notamment une remarquable statue de marbre
de ce sculpteur, représentant l'Amour adolescent, qui se faisait, avec les
armes du dieu Mars, un arc de la massue d'Hercule. Voy. Journal de
Barbier, t. IV, p. 36o-366; Mercure de France, septembre 4740. — Dela-
croix, Le Château de Choisy (Paris, 1867, in-12), p. 31.
(3) La chambre du roi était au rez-de-çhaussée, à droite en entrant; à
gauche, trois cabinets pqur la compagnie; ensuite, une antichambre,
une petite galerie qui conduisait à la salle à manger. Au premier étage,
• au-dessus de la chambre où le roi couchait, était la célèbre chambre
n" 3, qu'on appelait la chambre bleue parce que de la soie que Madame
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118 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
de celui du Roy, auquel il communique par un escalier dérobé.
C'est Tappartenient de la Favorite. La finesse de la sculpture,
l'or, l'azur, un meuble des mieux entendus, et quantité de très
belles glaces avantageusement placées, en relèvent la simplicité
et lui donnent un air galant qui frappe. En un mot, l'art s'y
est épuisé j)Our les commodités, le bon goût et la galanterie.
Un des favoris du Roy, nommé le Comte de Coigny, récem-
ment tué dans un duel (I), eut le gouvernement de cette mai-
son, où le Roy va fréquemment (2), accompagné de la Mar-
quise de Pompadour (3) et des personnes de sa Cour qu'il
honore de sa familiarité. Ce lieu est devenu aussi fameux que
les petits réduits du Palais de Versailles, et plus agréable
de Mailly avait filée et qu'elle avait donnée au roi, il avait fait faire un
lit de moire bleue et blanche, avec la tapisserie et les sièges de même,
et que toute la chambre avait été peinte en bleu et blanc. Au-dessus de
cette chambre, au second étage, était la bibliothèque avec ime porte de
conununication dans im autre appartement. A côté de la chambre du
roi, il y avait un escalier intérieur qui montait à la chambre bleue et à
la bibliothèque. (Mémoires du duc de Luyne$, t. IV, p. 274-275.)
(1) Voyez plus haut, p. 45, note 2, et Barbier, Journal, t. III, p. 28.
(2) Il existe à la Bibliothèque nationale (ms. fr. n«* 14129, 14436 et
14337) trois volumes relatifs aux voyages du Roy à Choisy pendant les
aimées 1744, 1745 et 1746, 1753 et 1759. Les logements de chaque invité
y sont désignés avec la liste des personnes qui les occupaient ainsi que
la composition des menus du souper de chaque jour. (Voir aux Pièces
justificatives, n» xxvii, la copie d'un de ces Otats de logement et deux
menus pris au hasard, dont l'un pour un vendredi, jour maigre.)
Les états de logement comportent leur enseignement; la chambre
bleue, n« 3, est d'abord occupée par Madame de Mailly; on y voit
ensuite la duchesse de Ghàtcauroux, qui l'habite pour la première fois
pendant le voyage des 12 au 16 novembre 1742, et enfin la marquise de
Pompadour, qui y couche le 16 septembre 1745, ayant à côté d'elle aux
numéros 4 et 5 la duchesse de Lauraguais et la marquise de Bellefond.
La Reine et le Dauphin, dont la présence à Choisy était rare, font
cependant partie du voyage du 22 juillet 1746; la chambre de Madame
de Pompadour reste vide cette fois, mais elle la reprend bientôt : la
Reine habite même tout à côté d'elle, au iï9 4, lors des voyages des
4 octobre et 23 novembre 1746; Mesdames Henriette et Adélaïde ainsi
que le Daupliin occupent les chambres n<>* 5 et 6. En 1759, Madame de
Pompadour quitte la chambre bleue pour descendre au rez-de-chaussée
dans l'appartement même du Roi.
(3) Jeanne- Antoinette Poisson, née à Paris le 29 décembre 1721, morte
à Versailles le 15 avril 1764. Son père, Antoine Poisson, était premier
commis dans les bureaux des frères Paris, et sa mère vivait publique-
ment avec Le Normand de Toumehem, un des syndics de la ferme
générale, qui lui fit épouser, en 1741, son neveu Le Normand d'ÉtioUes.
Elle devint la maîtresse du roi en 1745.
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FRÉDÉRIC-GUILLAUME I" ET FRÉDÉRIC II U9
par le champêtre et la solitude dont on y peut jouir à tous
momens.
Le Duc de Bourbon mourut à peu près dans ce tems là et
fut suivi de près par M. d'Angervilliers (4), qui avoit le détail
de la Guerre. Celui-ci fut remplacé par M. de Breteuil, qui
Favoit précédé dans ce poste après la disgrâce de l'infortuné
M. Le Blanc.
Cette même année, mourut le Roy de Prusse (2), prince âgé
d'environ cinquante-deux ans, et qui par sa vie réglée et son
bon tempérament promettait une longue carrière. C'était le
second Roy de ce pays. Son père (3), Électeur de Brande-
bourg, ayant puissamment aidé de ses troupes l'Empereur
Léopold embarqué ^dans une guerre fâcheuse (4), en obtint
pour récompense que la Prusse, dont il étoit souverain, seroit
érigée en Royaume.
Le Prince, de la mort duquel nous parlons, étoit d'une
moyenne taille, un peu gros, se mettoit très uniment ou
plutôt sans façon, vivoit de même. Il étoit avare, ne faisoit de
dépense que pour l'entretien de ses troupes, dont il avoit
(1) Le duc de Bourbon mourut le 27 janvier 1740, et M. d'Angervilliers
le 15 février suivant.
(2) Frédéric-Guillaume !•', père de Frédéric le Grand.
(3) Frédéric III, margrave de Brandebourg, né à Kœnigsberg le 1» juil-
let 1657, fut proclamé roi de Prusse le 17 janvier 1701 ; ce fut lui qui
fonda l'ordre de l' Aigle-Noir. Il mourut à Berlin le 25 février 1713, après
s'être marié trois fois : l» le 23 août 1679, à Elisabeth-Henriette, fille du
landgrave de Hesse-Cassel ; 2« le 28 septembre 1684, à Sophie-Charlotte,
fille du duc de Hanovre, et le 17 septembre 1708, à Sophie-Louise, fille
du duc de Mecklembourg.
« Ce prince sans génie, sans puissance, dit Frédéric II, et presque
sans revenu, s'était mis dans la tête qu'on ne pouvait porter dignement
une couronne sans être environné de tout l'appareil du luxe et de la
magnificence, et il prit pour modèle la cour de Louis XIV qui était alors
la plus brillante de l'Europe. Il voulut être sacré par im ôvêque et donna
ce titre à un de ses chapelains. Il fit faire une ampoule sur le modèle
de celle de France et alla se faire oindre à Kœnigsberg, parce que les
rois de France vont se faire sacrer à. Reims. Il porta les grandes per-
ruques Espagnoles et donna des fêtes. Il avait \m premier ministre, un
grand-maitre des cérémonies, cinquante musiciens et une Académie des
sciences. » (Vie de Frédéric, t. II, p. 3 et 4. — Art de vérifier les dates,
t. m, p. 532 et 533.)
(4) Il s'agit de la guerre contre les Turcs, qui se termina par le traité
de paix de Gàrlowitz, signé le 26 janvier 1699.
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4S0 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
toujours un corps nombreux sur pied; voulant de grands
hommes (1) et n'épargnant rien pour s'en procurer, s'occu-
pant de revues et de chasse, absolu, peu aimé de ses sujets et
même de ses enfans, qu'il traitoit durement; au reste, aimant
à vivre en bonne intelligence avec ses voisins, ne faisant la
guerre que par de fortes raisons, ayant beaucoup de bon sens
et une très grande connoissance de ses intérêts.
Il laissa ses États et des trésors immenses à Frédéric II (2),
son fils atné, âgé de vingt-neuf ans. Les Prussiens furent ravis
-de voir sur le trône ce Prince qu'ils aimoient tendrement et
clont ils avôient conçu des espérances d'autant plus flatteuses
qu'ils n'ignoroient pas qu'il avoit souvent blâmé la dureté et
l'avarice de son père. Il avoit l'esprit extrêmement cultivé,
mais trop tourné à la dialectique; il s'occupoit utilement,
aimoit les gens de lettres. Avant de monter sur le trône, il
^toit affable, doux, caressant, généreux; mais à peine y fût-il
Assis, que ces belles qualités disparurent. Il passe pour Roy
-ambitieux, politique dangereux, allié peu sûr, voisin inquiet,
maître dur; en un mot, plus fier, plus absolu que son père, et
encore moins généreux (3).
Cependant la France n'étoit occupée que du mariage de la
fille aînée de Louis XV avec un fils du Roy d'Espagne (4). Il
se fit avec tout l'éclat et toute la pompe possible. Les fêtes les
plus galantes, les spectacles les plus magnifiques, les arcs de
triomphe ornés de devises et d'inscriptions, les festins les plus
(1) Note de l'éditioii de 176.^ : « C'est la taille, que l'on entend. »
(2) Charles-Frédéric H, dit le Grand, né le 24 janvier 4712, mort à
Potsdam le 17 août 1786; il succéda à son père Frédéric-Guillaume I»% le
31 mai 1740; il avait épousé le 12 juin 1732, Elisabeth-Christine de
"Brunswick-Lunebourg-Bevern, née le 8 novembre 1715, fille de Ferdinand-
Albert II, duc de Bruns wick-Wolfenbûttel, et d'Antoinette-Amélie de
"Bruns wick-Wolfenbtittel-Blankenberg. (Art de vérifier les dates, t. III,
p. 535 et 537. — Mercure de France, juin 1740, p. 1227.)
(3) Frédéric appelait à lui et flattait tous ceux qui avaient médit de
lui.
(4) Louise-Elisabeth, dite Madame Première, née le 14 août 1727, morte
à Versailles le 6 décembre 1759, mariée en 1739 à Philippe, troisième
Infant d'Espagne, duc de Parme et de Plaisance, né le 15 mars 1720,
mort le 18 juillet 1765. (Le P. Anselme, Hist. généal, t. I, p. 186 B. —
Art de vérifier les dates, t. I, p. 775, col. 1. — Moréri, Dict. hist., t. V,
p. 311, col. 1.)
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GUERRE ENTRE L'ESPAGNE ET L'ANGLETERRE ii2i
somptueux se succédèrent tour à tour, et firent pendant plu-
sieurs jours l'amusement de la Cour et de la Ville et ladmira-
tion des étrangers qui étoient accourus de toutes parts à ces
fêtes.
La Princesse n'avoit que treize ans. Elle étoit extrêmement
aimable, et d'une grande blancheur. A une douceur charmante,
qui lui gagnoit tous les cœurs, elle joignoit une noblesse qui
imprimoit le respect. Elle fut l'amour des Espagnols, comme
elle avoit été celui des François. Le Prince étoit âgé de vingt
ans, et pour les agrémens du corps et les qualités de l'âme, il
ne le cédoit point à la Princesse son épouse.
L'Europe donnoit alors toute son attention à la guerre qui
venoit de se déclarer entre Philippe V, Roy d'Espagne (4), et
George II, Roy d'Angleterre et Électeur de Hanovre (2), pour
raison de sommes considérables que ces deux Princes se deman-
doient réciproquement et pour de prétendues infractions aux
traités. Mais ce n'étoit là que le prétexte de la rupture. La véri-
table cause étoit d'ôter aux Anglois la faculté qui leur avoit été
accordée de faire commerce dans les États d'Espagne (3) (faculté
dont on 4eur reprochait d'avoir abusé), et de diminuer leur
puissance déjà trop grande en tarissant la source des richesses
immenses qu'ils s'étoient procurées par ce commerce. Le
reproche que le Roy d'Espagne faisoitaux Anglois n'étoit pas
tout à fait sans fondement. Puissanssur mer et d'un génie très
propre au commerce, ils souhaitoient depuis longtemps une libre
entrée dans les Ports d'Espagne; ils étoient d'autant plus jaloux
de l'obtenir qu'ils sçavoient que le Roy d'Espagne ne l'accor-
(1) Philippe V, duc d'Anjou, né à Versailles le 19 décembre 1683,
marié en premières noces à Marie-Louise-Gabrielle de Savoie, seconde
fille de Victor- Amédée II, duc de Savoie, et d'Anne-Marie d'Orléans,
morte à Madrid le 44 février 1714, et en secondes noces à Élisabetli-Far-
nèse, fille d'Odoardo Farnèse II, duc de Parme, et de Dorothée-Sophie
de Bavière. Il mourut le 9 juillet 1746, après avoir régné quarante-six
ans. (Le P. Anselme, Hist. généal., t. I, p. 183, 185, 186.)
(2) George-Auguste, roi d'Angleterre sous le nom de George II, né
le 10 octobre 1683, marié le 2 septembre 1705 à la fille de Jean-Frédéric,
margrave de Brandebourg- Anspach, Guillemine-Dorothée-Charlotte, qui
mourut à Kensington le 25 octobre 1760. (Art de vérifier les dates, t. I,
p. 838 )
► (3) Note de l'édition dé 1763 : « Dans les ports de la mer du Sud. »
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122 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
doit que très-difficilement. Ils firent si bien, qu'ils parvinrAt à
leur but, du moins en partie. Car Philippe V, qui craignoit, en
leur accordant un privilège indéfini, d'augmenter leur puis-
sance, qui faisoit déjà beaucoup d'ombrage à la plus grande
partie des Souverains, le restreignit à un seul navire. Les
Anglois sçurent habilement en tirer parti, en envoyant en
Espagne un vaisseau si considérable, que sa charge étoit équi-
valente à celle de plusieurs bâtiments ordinaires; et pour se
dédommager des bornes que le Roy d'Espagne avoit prétendu
donner à son privilège, ils prenoient la précaution, lors des
retouY's, de tenir sur la route des navires dans lesquels on
déchargeoit la cargaison du grand vaisseau (1), qui de cette
manière se trouvoit en état de faire en ti*ès peu de tems plusieurs
voyages en Espagne. En effet, on peut dire qu'on l'y voyait
toujours; car à peine étoit-il sorti des Ports qu'il y rentroit. Ce
manège dura plusieurs années, pendant lesquelles les Anglois
firent des profits inconcevables. On ouvrit enfin les yeux en
Espagne, on vit qu'on avoit été la dupe des Anglois; et pour les
punir de leur mauvoise foi ou, pour mieux dire, de leur habileté,
Philippe V voulut retirer son privilège. La Cour d'Angleterre
fit tout au monde pour parer ce coup. Après bien des tentatives
inutiles, les Anglois jugèrent que, plutôt de souffrir l'affront
que l'Espagne vouloit leur faire, il étoit plus expédient de
tâcher, puissans comme ils étoient, de conserver par la force
des armes un avantage que leur pis-aller étoit de perdre.
Tel fut le motif de cette guerre, dont l'événement rendoit
toute l'Europe attentive, lorsqu'on apprit la mort de l'Empe-
reur Charles VI (2). Ce Prince, qui étoit le treizième Empereur
(1) Note de l'édition de 4763 : « C'est le vaisseau de permission, accordé
par l'article additionnel du traité de l'Assiento à la Compagnie de la Mer
du Sud. Don Manuel Menezes de Gillingham, Irlandais et catholique,
avoit eu la négociation de ce Traité. Les Espagnols accusèrent les
Anglois de l'avoir enfraint. Ce que l'Auteur rapporte, a été im de leurs
principaux griefs. — V. Roussbt, Procès entre la Grande-Bretagne et VEs-
pagne. » Ce livre de Rousset (La Haye, 1740, in-i2) donne en effet
tous les détails des difficultés qui surgirent i cette époque entre la
Grande-Bretagne et l'Espace, et amenèrent entre elles la guerre
de 1739.
(2) Charles VI, né le 1" octobre 1685, mort à Vienne le 3a octobre 1740,
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L'EMPEREUR CHARLES YI iâ3
de suite de sa famille, vit éteindre sa Maison avec sa vie. Il
n'avoit que cinquante-cinq ans lorsqu'il mourut, et il en avoit
passé vingt-neuf sur le trône, presque toujours les armes à la
main. Il avoit hérité de toute la fierté, de l'ambition et du
désir de dominer de sa Maison. Sa politique étoit rafQnée, sa
haine contre la France implacable, son humeur sombre et
mélancolique, son caractère plus doux que celui de son prédé-
cesseur, mais absolu, son gouvernement dur, défaut commun
à tous les Empereurs de cette famille. Sa Cour étoit belle sans
être galante, sa dépense grande sans être magnifique. Il ne
souffroit pas volontiers les avis qui ne s'accordoient pas avec
ses idées. Il n'étoit ni généreux ni compatissant (1). Il avoit
fait ses preuves de bravoure à la tête des Armées avant qu'il
fût Empereur; mais depuis, ne faisant la guerre que de son
cabinet, il avoit oublié que les armes sont journalières, et que
la Fortune, cette Déesse capricieuse, tourne quelquefois le dos
au guerrier le plus brave et le plus expérimenté. Sur ce prin-
cipe, il punissoit sans miséricorde, par la perte de la tête ou
de la liberté, un Général qui s'étoit laissé battre. Politique
peu propre à former des capitaines du premier ordre ! Sévérité
d'autant plus injuste, que pour l'ordinaire les ordres de la
Cour, pour les dispositions nécessaires aux opérations de cam-
pagne, étoient ou si lents, ou si mal exécutés, \[ïu'un Général
ne pouvoit guère se promettre de ne pas essuyer quelque échec I
Sa mort fut causée par une indigestion qui l'emporta en
huit jours. De son mariage avec Élizabeth-Christine de Bruns-
wick, qu'il avoit épousée en 1708 (2), il ne laissa que deux
filles, Marie-Thérèse (3), mariée quatre ans avant sa mort au
était le second fils de l'empereur Léopold et d'Éléonore-Madeleine, sa
troisième femme, fille de Philippe-Guillaume, comte Palatin de Neu-
bourg, qu'il avait épousée le 14 décembre 1676. Il avait succédé à son
frère aîné Joseph I«% mort à trente-trois ans le 17 avril 1711. Avec lui
s'éteignit la maison d'Autriche, qui avait gouverné l'Allemagne pendant
plus de trois cents ans. (Art de vérifier le* dates, t. II, p. 47.)
(1) Le manuscrit donne « complaisant », sans doute par suite d'une
erreur de copie.
(2) Editions : « qu'il avoit épousée il y avoit trente-trois ans ». — Note
de l'édition de 1763 : « Elisabeth Christine^ fîUe de Louis Rodolph,
Duc de Brunsvic Limebourg. »
(3) Marie-Thérèse-Walpurge-AmélierChristine, née le 13 mai 1717, cou-
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424 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Prince François de Lorraine, Grand-Duc de Toscane et aujour-
d'hui Empereur, et TArchiduchesse Marie-Anne (1), qui est
encore fille. Ne prévoyant pas que sa vie dût être si tôt ter-
minée, il n'avoit pris aucunes mesures pour se donner un
successeur à TEmpire, et se contentant de laisser entrevoir ses
dispositions en faveur de son gendre, qu'il avoit quelqu'envie
de faire désigner de son vivant, il s'en étoit tenu à sonder
la bonne volonté des Électeurs, sans faire aucun arrangement
sérieux.
Il étoit de la Maison d'Autriche, qui depuis plus de trois
siècles occupoit le trône de l'Empire, qu'elle s'étoit, quoique
électif par sa constitution, rendu comme héréditaire. Vn esprit
de politique toujours le môme, plusieurs grands lloyaumes et
quantité de Souverainetés entrés de tems à autre dans cette
Maison, les uns à titre de succession, les autres qu'elle s'étoit
appropriés à mesure qu'elle avoit vu croître son autorité,
partie par droit de Conquête, quelques-uns par des Traités,
avoient élevé cette famille à un si haut degré de puissance,
que tout l'Empire trembloit, surtout sous les trois derniers
Empereurs, et que dans les Assemblées qui se convoquoient
pour y prendre des résolutions sur les affaires générales, on
n'osoit délibérer que conformément à leurs ordres (2). La
liberté publique gémissoit sous le joug d'un despotisme
d'autant plus injuste, d'autant plus odieux, que ces Princes
n'ignoroient pas les constitutions de l'État, et qu'au mépris
des sermens les plus sacrés (3), par lesquels, avant leur cou-
ronnement (4), on avoit pris la précaution de les lier envers
ronnée reine de Hongrie le 2o juin 1741, morte le 29 novembre 1780.
Elle épousa, le 12 février 1736, François, duc de Lorraine, qui fut élu
empereur à Francfort le 13 septembre 1745, et mourut à Innsbrûck le
18 août 1765, au milieu des fêtes qu'il donnait à l'occasion du mariage
de son second iils avec l'infante Marie-Louise d'Espagne. (Art de vérifier
les dates, t. H, p. 66.)
(1) Voyez plus haut, p. 105, note 2.
(2) Note de l'édition de 1763 : « Ceux qui savent ce qui s'est passé à
la Diète de l'Empire conviendront que l'Auteur outre un peu trop la
matière. »
(3) Note de l'édition de 1763 : « On entend les sermens prêtés pour
raCfermissement de la capitulation. »
(4) Le manuscrit donne par erreur « commencement ».
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L'EMPEREUR LÉOPOLD ET L'EMPEREUR JOSEPH 125
tout le Corps de l'Empire, ils ne s'attachoient chaque jour
qu'à éluder les conventions, ou à en détourner le sens.
Le Royaume de Hongrie fut rendu héréditaire par l'Empereur
Léopold (1), qui, en sa présence, en fit couronner son fils (2)
Roy dans une assemblée qu'il avoit convoquée dans la Ville
capitale, pour la forme seulement, puisque de sa propre auto-
rité il abrogea les formalités qui depuis plus de sept siècles
s'étoient inviolablement observées lors des élections. Violence
qui souleva la plus grande partie du Royaume, et y causa une
guerre opiniâtre qui dura plusieurs années et qui coûta enfin
aux Hongrois la perte entière de leur liberté et de tous leurs pri-
vilèges. Ce Prince traita de même la Transilvanie, qu'il rendit
Province héréditaire. Avec la même autorité, il dépouilla un
Électeur de sa dignité (3), et en créa un au-delà du nombre
ordinaire (4), Tun et l'autre sans la participation et le consen-
tement des États de l'Empire, auxquels le droit de création,
ainsi que celui de destitution, est attribué par les loix. Enfin,
de sa pleine puissance, il érigea la Prusse en Royaume (5).
Son successeur, l'Empereur Joseph, plus violent et plus
ardent encore à faire valoir son autorité, regarda le Royaume
(1) Léopold, né le 9 juin 1640, fils de Ferdinand III et de Marie-Anne
d'Espagne, couronné roi de Hongrie le 27 juin 1655, roi de Bohême le
14 septembre 1656 et élu empereur le 18 septembre 1658. H mourut à
Vienne le 6 mai 1705, après un règne de quarante-sept ans. (Art de véri-
fier les dates, t. II, p. 45.)
(2) Joseph I*', fils aîné de Léopold et d'Élôonore-Madeleine, princesse
Palatine, né à Vienne le 26 juillet 1678, fut élu roi des Romains dans la
Diète électorale d'Augsbourg le 24 janvier 1690, couronné le 26 ; il suc-
céda à son père comme empereur le 6 mai 1705 et mourut de la petite
vérole le 17 avril 1711. 11 avait épousé en 1699 Guillemine-Amélie, fille
de Jean-Frédéric, duc de Hanovre, qui mourut elle-même en 1742.
(Ibid., p. 4>.)
(3) Note de l'édition de 1763 : « l'Électeur de Bavière. » — Il s'agit de
Charles-Albert, né le 6 août 1697, électeur de Bavière en 1726, empereur
en 1742.
(4) Note de l'édition de 1763 : « l'Électeur de Brunsvic Hanovre. » —
Georges-Louis, né le 28 mai 1666, admis le 30 juin 1708 À la Diète élec-
torale de Ratisbonne, qui succéda en 1714 à la reine Anne sur le trône
d'Angleterre.
(5) Note de l'édition de 1763 : « On dira avec plus de justesse que
l'Empereur consentit que Frédéric. Électeur de Brandebourg et Souve-
rain de Prusse, en prît le titre de Roi, et qu'il le reconnut le premier. »
— Cf. plus haut, p. 120.
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126 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
de Bohême comme un bien héréditaire et en prit le titre de
Roy, sans s'être fait élire ni couronner par les États de ce
Royaume, qui cependant le reconnurent sans aucune protesta-
tion et semblèrent renoncer ainsi au privilège d'élire leur
Roy (1). Privilège confirmé par un Édit authentique (2), donné
il y avoit près de quatre siècles, et qui étoit regardé comme la
loi fondamentale de l'Empire. 11 fit proscrire dans son Conseil
les Électeurs de Cologne et de Bavière, du dernier desquels la
tête fut même mise à prix (3). Il déchira lui-même la minute de
l'acte que l'Empereur Léopold son père avoit fait expédier pour
les investir de leurs dignités, en jetta les morceaux par terre,
les foula aux pieds, s'empara de leurs États, qu'il traita comme
Pays de conquête, fit enlever les enfans de l'Électeur de
(1) Note de Tédition de 4763 : « Il n*y avoit plus été question du droit
d'élection depuis la victoire remportée près de Prague en 1620, par Fer-
dinand II, sur son rival Frédéric, Électeur et Comte Palatin du Rhin. »
(2) Note de l'édition de 1763 : « L'Auteur entend la Bulle d'or. » (Voir
aux Pièces justificatives, n» III). Le passage, dont on se sert pour prouver
le droit d'élection des États de Bohême, se trouve dans le VII» chap. $ 5,
où il est dit qu'en cas de vacance du tr6no, les États de Bohême ont le
droit d'élire leurs Rois. Mais ce cas de vacance n'existe qu'après l'entière
extinction des Princes et des Princesses issus du sang royal. Charles IV,
auieur de la Bulle d'or, décide la question À ne point laisser de doute
dans sa confirmation du privilège de l'Empereur Frédéric II, chez Gol-
DAST, De Regno Bohêmiœ^ p. 57 de la nouv. édit., où il est dit : « elec-
tionem Régis Bohemiœ in casu duntaxat et eventu, quibus de genealogia,
progenie vel semine aut prosapia regali Bohemiœ masculus vel femella
superstes legitimus nuUus fuerit oriundus, — ad Prœlatos, Duces,
Principes, Barones, Nobiles et communitatem Regni pertinere ». L'Em-
pereur Ferdinand I*", dans son Codicille du 4 Février 1574, éclairoit cette
disposition encore davantage : « Nous donnâmes, dit-il, une reconnois-
« sance solennelle aux États de Bohême, qu'ils nous avoient élu Roi de
« leur pleine et libre volonté; mais examinant les libertés et préroga-
« tives de Bohême, et en particulier la Bulle de l'Empereur Charles IV,
« il s'est trouvé clairement que jamais notredit Royaume de Bohême ne
« doit retomber à l'Élection des États, lorsqu'il y a des descendans
« mâles ou femelles du sang royal. En conséquence. Nous avons sollicité
« les États dudit Royaume, qu'ils Nous ont rendu {tic) la reconnois-
« sance susdite, et ont reconnu que ledit Royatune étoit échu, non par
« voye d'élection, mais par voye de succession légitime à Notre bien-
« aimée Épouse, conmie â leur Reine et Souveraine héréditaire. » L'au-
tenticité de ces interprétations détruit l'opinion contraire. »
(Le Codicille de 1574 dont il est question ci-dessus se trouve reproduit
dans le Recueil historique de Rousset, t. X, p. 184.)
(3) Voir The history of the house ofAusiria, par William Goxb (Londres,
1807), vol. I, deuxième partie, p. 1212.
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LA PRAGMATIQUE SANCTION 1«7
Bavière, les fit conduire dans une place forte, et leur ôta jus-
qu'au nom de leur Maison. Il usurpa des Souverainetés sur les
légitimes héritiers, en vendit d'autres qui ne lui appartenoient
pas, et exerça enfin des violences inouïes, tant au dedans qu'au
dehors de l'Empire (4).
L'Empereur Charles VI, à son avènement au trône, n'eut
aucun égard aux instances des Hongrois pour le rétablisse-
ment de leurs droits et privilèges, et surtout à la demande
qu'ils firent que l'hérédité de la Couronne de Hongrie ne pût
être transmise à l'avenir aux branches féminines de la famille
de l'Empereur. Il forma le dessein de retenir, et retint en effet
quelque tems, les Domaines et Souverainetés des Électeurs de
Cologne et de Bavière, que son prédécesseur avoit envahis. Il
fit reconnoître l'Électeur que son père Léopold avoit créé, sçut
engager l'Empire dans des guerres qui lui étoient personnelles;
enfin il fit jurer à ce grand Corps l'exécution du Décret (2) par
lequel, deux ans après son élévation à la Couronne Impériale,
il avoit jugé à propos de régler l'ordre de succéder dans tous
les Royaumes, États, possessions et biens héréditaires de sa
Maison. Décret que par son autorité il vint à bout de faire
recevoir comme loi de l'Empire et qu'il eut la satisfaction de
voir garanti par la plus grande partie des Puissances de
l'Europe.
Ce Décret (3), déposé dans les monumens publics pour avoir
force de Règlement perpétuel et irrévocable, portoit qu'en cas
que l'Empereur Charles VI mourût sans aucune lignée mas-
culine, l'aînée de ses filles, l'ordre et droit de progéniture
indivisible toujours observé, lui succéderoit dans tous ses
Royaumes, Provinces et États, sans qu'il y eût jamais lieu à
aucune division ou séparation de ceux où celles qui seroient
(1) Note de Tédition de 1763 : « Il y a de Thyperbole. »
(2) Note de Tédition de 1762 : « La Pragmatique-Sanction. »
(3) La Pra^nnaatique Sanction, édictée le 19 avril 1713, fut acceptée en
1724 par les divers États des pays héréditaires, commvuiiquée à la Diète
■de TEmpire en 1731 et passée en loi et garantie le 11 janvier 1732.
<RonssBT, Recueil historique, t. XIV, p. 122.)
L'Angleterre et la Hollande s'engagèrent à la garantir le 16 mars 1731,
l'Espagne le 22 juillet suivant, l'Electeur de Saxe en 1733, et la France
le 3 octobre 1735.
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428 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
de la seconde, troisième où dernière ligne ou degré, ou autre-
ment, pour quelque cause que ce pût être, ce même ordre et
droit de primogéniture indivisible devant subsister dans tous les
autres cas et à perpétuités dans tous les tems et dans tous les
Ages, également, toutes fois et quantes qu'il pourroit être ques-
tion de la succession aux Royaumes, Provinces et États héré-
ditaires de cet Empire.
La succession de ce Prince étoit immense. Indépendamment
des royaumes de Hongrie et de Bohême, des Principautés
d'Autriche, de Moravie, de Silésie et du Milanois, il laissa
encore les États de Mantoue, de Parme et de Plaisance, les
Pays-Bas, la Transilvanie, et quantité d'autres pays et Domi-
nations. Immédiatement après sa mort, Marie-Thérèse, sa fille
aînée, fut proclamée (1) Reine de Hongrie et de Bohême, Prin-
cesse souveraine d'Autriche et de toutes les Provinces et Pays
héréditaires de son père, selon Tordre établi par le Décret dont
nous venons de parler. Elle fut reconnue non seulement dans
tous ses États et par les Électeurs, mais même par la plus grande
partie de l'Europe. Le seul Électeur de Bavière refusa de la
reconnoître, à cause de ses prétentions sur la succession du
feu Empereur, qu'il avoit résolu de faire valoir, et qui étoient
fondées sur d'anciens Traités de famille et sur le Testament de
l'Empereur Ferdinand I" (2), mort il y avoit près de deux cens
ans, qui portoit que la Princesse sa fille aînée, laquelle se trou-
veroit en vie au tems où la succession seroit ouverte, succède-
roit aux deux Royaumes de Hongrie et de Bohême et autres
États, dans le cas où il n'y auroit plus d'héritiers mâles
d'aucun des trois frères de cet Empereur (3).
(1) Charles VI mourut le 20 octobre 1740. Marie-Thérèse fut couronnée
le 25 juin suivant.
(2) Ferdinand I", nà en Castiile le 40 mars 1503, de PhUippe d'Autriche
et de Jeanne de Castiile, frère et successeur de Charles-Quint, élu roi
des Romains le 5 janvier 1531, et reconnu à Francfort seulement le
12 mars 1558, mourut à Vienne le 25 juillet 1564. Il avait épousé le
5 mai 1521 Anne, fille de Ladislas, roi do Hongrie et de Bohême, morte
le 27 janvier 4547. (Art de vérifier les dates, t. U, p. 41 et 42.)
(3) C'est sur les dispositions de ce testament qu'étaient fondées les
prétentions de l'Électeur de Bavière aux royaumes de Bohème et de
Hongrie, l'archiduchesse Anne, fille de Ferdinand, ayant épousé Albert V,
duc de Bavière, et, d'autre part, Ferdinand ayant joint aux États de la
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LE TESTAMENT DE CHARLuBS^ VI 129
Par une autre clause de ce Testament, ce Prince ordonnoit
que tous ses États héréditaires d'Autriche et leurs dépendances
appartiendroient, après l'extinction de ses descendans mâles
légitimes, à son frère et à ses héritiers mâles (1) qui seroient
les seuls et uniques..., excepté celle de ses filles qui succéde-
roit à ses Royaumes et les posséderoit. Et par un Codicille,
postérieur de quatre ans à ce Testament,, il confirma cette dis-
position, et déclara expressément que, dans le cas dont il est
question, les Royaumes de Hongrie et de Bohême seroient
hérités par l'aînée de ses filles qui dans ce tems-là se trouve-
roit en vie. Cet Empereur maria sa fille aînée à un Électeur
de Bavière; et c'est de ce mariage que descend la Maison
régnante, et qu'elle tire ses prétentions sur la succession de
l'Empereur Charles VI. La Reine de Hongrie répondit que
l'article du Testament produit par l'Électeur de Bavière n'étoit
pas conforme à l'original, dans lequel, au lieu de ces mots :
« Dans le cas où il n'y auroit plus d'héritiers mâles », on
lisoit : « dans le cas où il n'y auroit plus d'héritiers légi-
times (2) »; qu'en conséquence de cette disposition, faite con-
formément aux droits de la Nature et à tous autres, la préfé-
rence sur qui que ce fût lui appartenoit, comme fille aînée du
maison d'Autriche en Allemagne les couronnes de Hongrie et de Bohême,
par son mariage avec Anne, fille de Ladislas IV, roi de Hongrie et de
Bohême, ^t héritière de son frère Louis H, mort sans postérité. (Art de
vérifier les dates, t. II, p. 41 ej, 60. — Voy. dans Rousset, Recueil hist.,
t. XIV, p. 177, rextrait du testament de Ferdinand ^^)
(1) Ces huit derniers mots manquent dans le manuscrit par suite d'une
erreur de copie.
(2) Extrait du testament de Ferdinand I" en date du 1" juin 1543 :
Original du testament. Copie de Bavière,
* Que la Fille ainée de l'Empereur Ferdi- « Que la fille, etc.
iiand I»»", qui, dans ce temps-là se trouvera
en vie. succédera dans les deux royaumes
de Hongrie et de Bohême, dans le cas lors-
qu'il n'y aura plus des Hoirs légitimes dans le cas qu'il n'y aura plus des Héritiers
d'aucun de ses trois frères. . mâles, etc.
« Si, selon la volonté du Tout-Puissant, il arrivait que notre bien-
aimée épouse et tous nos chers fils mourussent sans descendans légi-
times, ce qu'il ne plaise à Dieu de permettre, alors une de nos filles
survivantes succédera en qualité d'héritière légitime, dans lesdits
royaumes de Hongrie et de Bohême. » (Rousset, Recueil histor.y t. XÏV,
p, 181 et 182.)
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iSO ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
dernier vivant des mâles; et que d'ailleurs il étoit constant
que, lorsqu'il s'agit d'une succession qui n'exclut pas les
femmes, elles doivent être comprises sous le nom de descen-
dans légitimes (1).
A ce Prétendant il s'en joignit encore d'autres. L'un fut le
Roy de Sardaigne (2), qui réclamoit le Milanés; l'autre, le
Roy d'Espagne, qui se fondoit sur un Pacte de famille (3),
signé il y avoit cent vingt-trois ans dans la Capitale de Bohême
entre l'Empereur et le Roy d'Espagne régnans alors, par lequel
le Roy d'Espagne cédoit à l'Empereur l'expectative de la suc-
cession aux États de Silésie, de Moravie et à plusieurs autres
Provinces, à condition toutefois que si la postérité masculine
de l'Empereur venoit à s'éteindre, les États cédés reviendroient
au Roy d'Espagne ou à sa postérité, de manière que les filles
excluoient la postérité de l'Empereur. D'où l'on concluoit que
les Princes et Princesses issus de la femme de Louis le Grand
(laquelle descendoit du Roy d'Espagne dont est question)
avoient droit à la succession Impériale avant les filles de
l'Empereur Léopold et de ses successeurs.
Le Roy de Prusse se mit aussi sur les rangs ; il revendiquoit,
comme Électeur de Brandebourg, les droits incontestables de
(1) Note de l'édition de 1763 : « Roosskt, Recueil hitt., t. XIV, XV. »
(f) Charles-Emmanuel lïl, né à Turin le 27 avril 1701, fut reconnu roi
de Sardaigne et duc de Savoie le 3 septembre 1730, après l'abdication
de son père, et mourut le 20 janvier 1773. Il se maria trois fois : la
première avec Anne-Christine de Neubourg, morte le 12 mars 1723,
ensuite avec Christine-Jeanne de Hesse-Rheinfels-Rottembourg, et enfin
avec Elisabeth-Thérèse, fille de Léopold, duc de Lorraine. {Art de véri-
fier let dates, t. 111. p. 629.)
(3) Note de l'édition de 1763 : « Ce pacte de famille n'est autre chose
que la renonciation de la Reine d'Espagne Anne, fille de l'Empereur
Maximilien H, en faveur de Ferdinand II, de la ligne de Gratz. L'Espagne
se réserva le droit de succession dans les provinces et terres possédées
par la branche aînée en cas d'extinction de la postérité masculine de
Ferdinand II. »
La reine Anne dont il s'agit était la quatrième femme de Philippe II ;
elle était née la même année et le même jour que lui, le 21 mai 1527.
Le pacte de famille dont parle le manuscrit n'est pas celui indiqué
dans la note ci-dessus, car c'est précisément l'acte de renonciation de la
reine Anne du 5 juillet 1546 que Marie-Thérèse opposait aux prétentions
de Philippe V, laquelle renonciation avait été confirmée par Philippe III
en 1621. (Rousset, Recueil hist., t. XV, p. 4.)
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INVASION DE LA SILÉSIE 131
sa Maison sur les États et Pays de Silésie (1), fondés sur
d'anciens traités de famille et d'association entre les Électeurs
de Brandebourg et les Princes de Silésie, et sur d'autres titres
encore. En conséquence, à la tête d'une nombreuse armée, il
entra dans la Province de Silésie (2), où il trouva d'autant
moins de résistance, que son entreprise ayant été tenue secrète
jusqu'au moment qu'elle éclata (3), la Reine de Hongrie n'avoit
pas pu se mettre en état de s'y opposer. Cette démarche étonna
d'autant plus toute l'Europe, que ce Prince venoit de donner
à la Reine de Hongrie les plus fortes assurances de son atta-
chement inviolable à ses intérêts et de sa sincère disposition
à maintenir la tranquillité dans l'Empire. Il crut pouvoir suffi-
samment justifier sa conduite en déclarant que la circonstance
présente et la juste crainte de se voir prévenir par ceux qui
formoient des prétentions sur la succession du feu Empereur,
avoient demandé tant de promptitude dans l'entreprise et de
vigueur dans l'exécution, qu'il ne lui avoit pas été possible de
s'éclaircir préalablement avec la Reine de Hongrie; que son
dessein, en entrant à main armée dans la Silésie, n'avoit été
que de la garantir de toute attaque ou invasion de la part des
Prétendans à la Succession Impériale, qui auroient pu s'en
emparer à forces ouvertes dans un tems où l'on sembloit ôtre
menacé d'une guerre générale (4), et qu'au surplus son inten-
tion n'étoit pas de désobliger la Reine de Hongrie, avec laquelle
au contraire il souhaitoit ardemment d'entretenir une étroite
amitié, et de contribuer de tout son pouvoir à ses véritables
intérêts et à sa conservation.
(i) Voyez, dans Roossbt (Recueil (Vaetes, t. XV, p. 168 et suiv.),
l'exposé des droits de la maison de Prusse et de Brandebourg en Silésie.
(2) Le 23 décembre 1740. (Frédéric, Histoire de mon tempSy t. II, ch. ii,
p. 59.)
(3) Le secret de l'entreprise fut tel que le marquis de Beauvau, envoyé
par Louis XV pour complimenter le roi de Prusse sur son avènement
au trône, ne sut qu'au départ de l'armée le but de ses mouvements :
« Je vais, lui dit le roi, je crois, jouer votre jeu ; si les as me viennent,
nous partagerons. » (Annales de Marie-Thérèse.)
(4) C'est le prétexte que donnent presque tous les conquérants à leurs
invasions. — Voir la publication faite par ordre de Sa Majesté prussienne
en Silésie touchant la marche de ses troupes dans le duché. (Roussit,
Recueil d'actes, t. XV, p. 133.)
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132 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
Malgré toutes ces belles protestations, le Roy de Prusse se
lia quelque tems après avec la France, l'Électeur de Bavière et
celui de Saxe, par un Traité qui ne tendoit pas à moins qu'à
dépouiller la Reine de Hongrie (1); et la marche des troupes
de ce Prince fut le signal de la guerre presque générale qui
s'alluma bientôt en Europe.
Cependant le choix du successeur de l'Empereur mettoit
toutes les Puissances en mouvement, et surtout la France, à
qui il importoit fort que la Couronne Impériale ne fût déférée
qu'à un Prince dont elle pût en quelque sorte disposer, mais
singulièrement à l'Électeur de Bavière, dont la Maison s'étoit
de tout tems déclarée pour ses Rois. Les fréquens malheurs que
l'alliance de la France avoit attirés à cette Maison et le ravage
encore récent de ses États méritoient bien que le Roy de France
donnât dans cette conjoncture des marques essentielles de
reconnoissance et d'attachement au feu Électeur de Bavière.
Mais avant de rapporter ce que le Roy fit en faveur de ce
Prince, il ne sera pas hors de propos de dire un mot de
l'Empire, de ses Constitutions, de son état et de celui du reste
de l'Europe à la mort de l'Empereur Charles VI.
Cet Empire si vaste, si puissant, a été pendant longtems
héréditaire (2), et est à présent électif; il renferme plusieurs
États qui sont gouvernés par des Électeurs subordonnés, il est
(1) L'alliance qui existait depuis longtemps entre la France et la
Bavière fut renouvelée la dernière fois le 16 mai 1738; mais elle ne fut
approuvée qu'en 1741 par le traité de Nymplienbourg, signé le 18 mai
par le maréchal de Belle-Isle ; il n'existe aucune trace de ce traité, qui
aura probablement été détruit par le maréchal avec toute sa correspon-
dance, lors de son arrestation à Elbingerode. (Pajol, Les Guerres sous
Louis XV, t. II, p. 39, col. 1.)
(2) Note de l'édition de 1763 : « Il le fut jusqu'au règne de Henri IV.
Bruno, Religieux Bénédictin, dans IMiistoire de la guerre des Saxons,
nous apprend que c'étoit à l'occasion de l'élection de Roudolfe de Rhein-
felde. Duc de Suabe, qu'on tâchk pour la première fois d'abroger le
droit de succession héréditaire. Le mécontentement des Saxons, l'ambi-
tion des Empereurs de la maison Salique, la dispute avec le Pape et
tout le clergé sur le droit de nomination aux bénéfices et môme au
Siège de Rome firent naître l'idée de changer la succession héréditaire
de notre Empire en élection. » — (Voyez le Liber de bello Saxonico de
Bruno, daRS (es Monumentçk Q^^maniœ historica, Scriptores, t.. V, p. 321
et suiv.)
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DE L'ÉLECTION DES EMPEREURS 133
vrai, à TEmpereur, mais auxquels la souveraineté de l'Empire
appartient conjointement avec le Collège des Princes, tant
ecclésiastiques que séculiers, et avec celui des villes Impé-
riales, qui ont voix décisive dans les Diètes (1). Ce tout com-
pose trois chapitres qui, réunis (2), forment le Corps de
l'Empire, dont le gouvernement est un mélange du monar-
chique, de l'aristocratique et du démocratique (3). Ce Corps a
le droit de décider des affaires générales qui le concernent dans
des assemblées qui se font à cet effet. L'Empereur peut seul
convoquer ces Assemblées et Diètes (4), et y faire faire ses pro-
positions par des Commissaires qu'il y envoyé pour y présider
de sa part.
L'Empire est divisé en plusieurs grandes Provinces, dont
les Princes et les Comtes de certaines Provinces et les Villes
qui les composent, s'assemblent dans des tems indiqués pour
les affaires particulières. Ces Provinces contribuent aux
besoins de l'Empire, dont elles sont membres. Elles fournis-
sent des troupes et de l'argent à proportion de ce qu'elles
peuvent supporter. Ces contingens ne sont que pour le ser-
vice de l'État en général, en sorte que si l'Empereur a à sou-
tenir une guerre qui n'intéresse point le Corps en entier, ou
qui ne soit pas déclarée, en pleine Assemblée, guerre de l'Em-
pire, il ne .peut prétendre ces contingens ni aucun secours de
la part des Provinces, mais c'est à lui à faire seul, à ses frais
et avec ses troupes, une guerre qui est regardée comme lui
étant personnelle; et c'est pour cette raison que les Électeurs
ont une grande attention à ne mettre la Couronne Impériale
que sur la tête d'un Prince qui soit assez riche et assez puis-
sant pour pouvoir se maintenir par ses propres forces.
Les Électeurs auxquels il appartient d'élire l'Empereur sont
ceux de Mayence, de Trêves, de Cologne, de Bohême, de
(1) Éditions : « 11 renferme plusieurs États, qui sont gouvernés par
des Bajas subordonnés il est vrai à l'Empereur, mais auxquels la Sou-
veraineté de l'Empire appartient conjointement avec les Omrahs et
quelques Villes principales et libres. »
(2) Éditions : « trois classes qui, réunies... »
(3) Ce dernier membre de phrase manque aux éditions.
(4) Les mots « et Diètes » jie se trouvent que dans le manuscrit.
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134 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
Bavière, l'Électeur Palatin, celui de Saxe, de Brandebourg et
celui de Hanower. De ces neuf Électeurs, les trois premiers
ont seulement voix active, c'est-à-dire qu'ils peuvent élire,
mais non pas être élus (1), à la différence des six autres, qui
ont voix active et passive, c'est-à-dire qu'ils peuvent élire et
être élus. La dignité d'Électeur et tout ce qui en dépend est
héréditaire de mâle en mâle dans les six derniers; quant aux
trois premiers, elle n'est attachée qu'à la personne de celui
que les Grands du pays élèvent eux-mêmes à ce rang; privi-
lège particulier aux États de Mayence, de Trêves et de Cologne ;
mais la dignité des uns et des autres est indivisiblement unie
à la Principauté. Chacun de ces Électeurs a plein droit de
Souveraineté dans ses États, et peut faire guerre, alliance ou
traités, au dedans et au dehors de l'Empire, avec qui bon lui
semble, pourvu que l'Empereur et l'Empire conjointement
n'en reçoivent aucun préjudice.
Dans le cas de vacance du Trône Impérial, c'est à l'Électeur
de Mayence à convoquer les autres Électeurs pour procéder à
l'élection d'un Chef, laquelle pourroit être déclarée nulle, si
par inadvertance, ou autrement, il avoit omis d'en inviter un
d'eux. Mais si l'Empereur veut de son vivant se faire désigner
un successeur, alors l'Électeur de Mayence ne peut faire la
convocation, qu'il n'y soit autorisé par tous ses Collègues,
qui en cette partie représentent le Corps de l'Empire (2).
Francfort, ville impériale, est le lieu où doivent se faire les
assemblées pour l'élection. Celui qu'on élit doit être indispen-
(1) Leur qualité d'archevêque rendait ces Electeurs inéligibles, et c'est
pour le même motif que le droit électoral était attaché à leurs personnes,
sans être héréditaire comme pour les six autres Électeurs de l'Empire.
(2) Note de l'édition de 1763 : « Cela ne convient pas exactement avec
le I II, art. 3, de la Capitulation. »
Les conditions et les formes de l'élection des Empereurs d'Occident
ont été réglées par Charles IV, petit-fils de l'empereur Henri Vil, né à
Prague le 16 mai 1316 et élu roi des Romains dans la Diète de Rentz, le
19 juillet 1346. Ce fut lui qui publia, le 29 décembre 1356, dans la Diète
de Nuremberg, la fameuse Bulle d'or, qui est devenue la loi fondamen-
tale du Corps germanique, et qu'on a attribuée mal à propos au juriscon-
sulte Bartole, le nombre des Électeurs y a été fixé À sept, en l'honneur,
y est-il dit, des sept chandeliers de l'Apocalypse. (Art de vérifier les
dates, t. II, p. 34 et 35.)
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LES GRANDS-ÉLECTEURS 13S
sablement de sexe masculin autant qu'il est possible (1), Alle-
mand de naissance ou au moins d'extraction, et d'un âge
compétent. Il doit être bon, juste, prudent, vaillant, en un
mot doué de toutes les vertus qui le peuvent rendre utile (2)
à l'État, et enfin riche et puissant, afin qu'il puisse soutenir
avec dignité la Couronne Impériale.
Aux termes de TÉdit de Charles IV, les Électeurs doivent
se rendre en personne au lieu de l'élection, ou s'y faire repré-
senter par des personnes chargées de leurs pleins pouvoirs;
et si un Électeur n'y venoit pas ou n'y envoyoit point, il per-
droit, pour cette fois seulement, l'usage et le droit de sa voix.
L'élection doit être faite dans le terme d'une lune, à compter
du jour de la prestation de serment par les Électeurs.
Aussitôt que l'élection est faite, on fait signer au Prince élu
les conditions auxquelles il a été appelé à l'Empire, et on lui
en fait jurer l'observation. Ensuite, on le proclame. Ces con-
ditions contiennent les précautions qu'on prend pour limiter
son pouvoir, l'empêcher de prétendre aucune succession héré-
ditaire dans l'Empire, de se la procurer, l'appliquer à sa per-
sonne, ou à ses héritiers ou descendans, ni à qui que ce soit,
et enfin pour maintenir les prérogatives dont les Électeurs sont
en possession, et les droits et libertés de l'Empire. Le jour de
son couronnement, on lui fait de nouveau prêter serment,
entr'autres choses, de conserver les droits et recouvrer les
biens de l'Empire et de les employer fidèlement à l'utilité
publique.
Suivant les Loix et Constitutions de l'Empire, l'Empereur
ne peut, sans le consentement général de tous les États, pros-
crire quelque Électeur, Cercle ou État immédiat, confisquer
leurs biens, les priver du droit de séance et de voix dans les
Assemblées, engager ou aliéner les biens de l'Empire, dis-
poser des principaux fiefs vacans, dénoncer ou faire la guerre
hors ou dans l'Empire, de même que la paix ou des confédé-
rations, et quantité d'autres choses qu'il seroit trop long de
(1) Note de l'édition de 1763 : « l\ doit être toujours de naissance, c'est-
à-dire du moins Comte de l'Empire d'une vieille famille. »
(2) Le mot « «tUe » a été omis par le copiste du manuscrit.
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136 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANGE
rapporter; mais, tous ces cas exceptés, il agit de sa pleine
puissance et avec une autorité souveraine.
A la mort de l'Empereur Charles VI, Philippe-Charles
d'Eltz (1), issu d'une ancienne famille noble, étoit Électeur de
Mayence, dignité à laquelle son mérite l'avoit élevé depuis
quelques années. Sa place, qui tenoit le premier rang dans la
classe des Électeurs, lui donnoit beaucoup de crédit et d'auto-
rité, qu'il n'employoit (2) que pour le bien de l'Empire, que
pour entretenir l'union et la concorde parmi tous ses membres,
et procurer à l'État un digne Chef. Il avoit sçu se concilier
l'estime et l'amitié de l'Empereur défunt, celle de tout l'Em-
pire et même de la France, avec laquelle surtout le voisinage
de ses États demandoit qu'il vécût en bonne intelligence.
Comme il n'étoit pas guerrier, il n'entretenoit qu'un petit
corps de troupes pour la garde de ses Places. Il entendoit
parfaitemennt les intérêts de l'Empire, et dans les Assemblées,
on avoit tant de respect pour son âge avancé, et de confiance
en son expérience, qu'on déféroit volontiers à ses avis.
L'Électeur de Trêves, qui tenoit le second rang, étoit Fran-
çois-Georges de Schœnborn (3). La noblesse de son origine
et ses qualités personnelles avoient déterminé les Grands de
Trêves à l'élire. Il étoit bon, affable, et quelque penchant
qu'il montrât pour la Maison d'Autriche, il entroit assez en
général dans les vues de l'Électeur de Mayence.
Le troisième, qui étoit Électeur de Cologne (4), étoit de la
(1) Philippe-Charles d'Eltz-Kempenich, né le 24 octobre 1665, mourut
à Mayence le 21 mars 1743. En parlant de lui, Frédéric II dit qu'il
« passait pour un bon citoyen, honnête homme, et attaché à sa patrie i».
(Voyez Frédéric II, Hist. de mon temps, t. I, p. 28. — Art de vérifier les
dates, t. III, p. 256.)
(2) On lit dans le manuscrit : « ... qu'il n'employoit, tant pour le bien
de l'Empire, que pour entretenir... »
(3) Il était fils de Melchior-Frédéric, comte de Schœnborn, prévôt de
l'Église métropolitaine de Trêves; il fut élu le 2 mai 1729 à l'archevêché
de Trêves, en remplacement de François-Louis de Neubourg, et mourut
le 18 janvier 1756. Frédéric II prétend qu'il ne savait que « ramper ».
(Art de vérifier les dates, t. III, p. 314. — Hist. démon temps, t. I, p. 28.)
(4) Glément-Auguste-Marie-Hyacinthe, connu sous le nom de Clément-
Auguste, né à Bruxelles le 16 août 1700, de Maximilien-Emimanuel^
Électeur de Bavière, et de Thérëse-Cunégonde Sobieski, fille du roi Jean
de Pologne; il mourut au château d'Ehrenbreitstein, chez l'Électeur
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LES GRANDS-ELECTEURS 137
Maison de Bavière et avoit succédé à un de ses oncles dans la
dignité d'Électeur de Cologne (1). Il avoit Tâme grande, géné-
reuse. Il étôit magnifique, zélé pour les intérests de sa Maison,
et fort uni avec son frère l'Électeur de Bavière; union qui
Tavoit quelquefois rendu contraire aux desseins du feu Empe-
reur, dont ces Princes soufîroient impatiemment l'espèce de
despotisme.
Le quatrième Électeur étoit celui de Bohême, dignité dont
Charles VI, comme Roy de Bohême, étoit revêtu, et qui par
conséquent se trouvoit vacante par sa mort.
L'Électeur de Bavière (2), dont sa Maison étoit en posses-
sion depuis plus d'un siècle, tenoit le cinquième rang. Ce
prince étoit grand; il avoit le visage long, les yeux assez
beaux, le regard doux, le nez long, la bouche un peu grande.
En tout, ce n'étoit pas ce qu'on appelle un bel homme ; mais
il avoit le cœur excellent, beaucoup d'affabilité, le caractère
aimable, l'humeur douce; il étoit généreux, reconnoissant,
constant dans ses affections, fidèle dans ses engagemens. Il
passoit pour entendre médiocrement la guerre et pour n'avoir
pas beaucoup de génie. Quoique l'alliance contractée avec
Charles VI, dont il avoit épousé une nièce, semblât devoir
l'attacher à la maison d'Autriche, cependant le bien de l'Em-
pire, ses propres intérests et le ressentiment des rigueurs
que cette Maison avoit exercées contre ses ancêtres, lui
avoient souvent fait prendre un parti opposé à celui du feu
Empereur.
Le sixième Électeur étoit celui de Saxe, Auguste II, Roy de
Pologne (3), qui a aussi épousé une nièce du feu Empereur.
de Trêves, le 6 février 1761. Il était un des princes les plus puissants
de l'Empire, et pouvait disposer de 12,000 hommes de troupes. Ce fut
lui qui couronna empereur à Francfort son frère, l'Électeur de Bavière,
le 12 février 1742, du consentement de l'archevêque de Mayence, qui
voulut bien, pour cette circonstance seulement, lui céder sa prérogative.
(Art de vérifier le* dates, t. 111, p. 284.)
(1) Note de l'édition de 1763 : « Clément- Auguste, Duc de Bavière, Élec-
teur de Cologne. »
(2) Charles-Albert, né le 6 août 1697.
(3) Frédéric-Auguste 11, né le 7 octobre 1696, devint Électeur de Saxe
le 1«' février 1733, et fut élu roi de Pologne le 5 octobre suivant. Il avait
épousé en 1719 Marie-Joséphine d'Autriche, fille ainée de l'empereur
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138 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Ce prince est grand, beau de visage; il a la tête dans les
épaules et est prodigieusement gros (1); il est bon, magni-
fique, généreux et d'un facile accès. Malgré l'alliance qu'il
contracta avec la France, le Roy de Prusse et l'Électeur de
Bavière contre la Reine de Hongrie, il étoit plus porté à la
paix qu'à la guerre ; et quand même il auroit été d'un carac-
tère opposé, son propre intérest, à cause de la position de ses
États, limitrophes de ceux de la Maison d'Autriche, et le pen-
chant des Grands de son Royaume de Pologne pour cette
Maison exigeoient qu'il se conduisît avec de grands ménage-
mens.
Frédéric II (2), Électeur de Brandebourg et Roy de Prusse,
tenoit le septième rang. Le portrait de ce prince que nous
avons donné ci-devant, et son irruption dans la Silésie aus-
sitôt après la mort de Charles VI, suffisent pour mettre au
fait de sa politique et de ses vrais sentimens pour la Maison
d'Autriche. Nous ajouterons seulement que cet Électeur, fier
de sa puissance, paroissoit avoir oublié que l'Empereur Léo-
pold avoit décoré son aïeul du titre de Roy de Prusse, et qu'il
se croyoit dispensé de toute espèce de reconnoissance pour
un service si vieux, qu'il estimoit sans doute que ses prédé-
cesseurs l'avoient suffisamment reconnu.
Le huitième étoit l'Électeur Palatin. Il s'appeloit Charles-
Philippe de Neubourg (3). D'un côté, le voisinage de la
France qui, au moindre mécontentement, pouvoit envahir ses
États, et de l'autre, celui des domaines de la Maison d'Au-
Josepli !•', et il mourut le 5 octobre 1763. (Art de vérifier les dates, t. III,
p. 419.)
En parlant de lui, Frédéric II dit qu'il était « doux par paresse, pro-
digue par vanité, incapable de toute idée qui demande des combinaisons,
soumis sans religion à son confesseur et sans amour à la volonté de
son épouse ». {Hist. de mon temps, t. II, p. 26.)
(1) Éditions : « et étoit prodigieusement gros pour son âge. »
(2) Voyez plus haut, p. 120, note 2.
(3) Charles-Philippe, né le 4 novembre 1661, succéda à son frère en
1716 comme Électeur Palatin; il avait épousé en premières noces une fille
du prince Radziwill, veuve de Louis, margrave de Brandebourg, et en
secondes noces, une fille du prince Lubomirski. Il mourut le 31 décembre
1742 et fut le dernier Électeur de la branche de Neubourg. (Art de
vérifier les dates, t. fil, p. 329.)
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LES GRANDS-ÉLECTEURS 139
triche, Tobligeoient à de grands ménagemens pour ces deux
Puissances, avec lesquelles il lui étoit d'un notable intérêt de
vivre en bonne intelligence. Cependant, dans certaines con-
jonctures, et surtout dans la guerre que l'Empereur Charles
avoit soutenue contre la France, le Roy d'Espagne et celui de
Sardaigne, il n'avoit pas cru devoir s'unir à l'Empereur, à
qui cette guerre étoit en effet personnelle.
On comptoit l'Électeur de Hanower pour le neuvième.
Georges II, Roy d'Angleterre (1), est le troisième de sa maison
qui possède cette dignité, que l'Empereur Léopold avoit de sa
propre autorité créée en faveur de Georges-Guillaume de
Brunswick (2), aïeul de celui dont nous parlons, sous la con-
dition singulière que lui et ses descendans ne donneroient
jamais leur voix pour l'élection d'un Empereur qu'à un Prince
de la Maison d'Autriche. Aussi le Roy d'Angleterre étoit-il
entièrement dévoué à cette Maison, pour le maintien de
laquelle, après la mort de Charles VI, il fit les plus grands
efforts. L'Alliance de ce Prince fut d'autant plus utile à la
Reine de Hongrie, qu'à sa sollicitation les Anglois non seule-
ment aidèrent cette Princesse de sommes considérables, mais
même prirent dans la suite hautement son parti; démarche
qu'ils firent d'autant plus volontiers, qu'elle les mettoit aux
prises avec les François, dont ils ont été de tout tems ennemis.
Peut-être aussi que dans cette conjoncture il en a été des
Anglois comme d'un créancier considérablement en avance,
qui croit devoir risquer de nouveaux fonds dans l'espérance
d'être enfin totalement remboursé, sinon de s'emparer de tous
les biens de son débiteur, ou du moins de ceux qui seront le
plus à sa convenance. Quoi qu'il en soit, il y a lieu de
s'étonner que Georges II ait pu disposer si fort à son gré des
(1) Voyez plus haut, p. 121, note 2.
(2) Georges-Guillaume, né le 16 janvier 1624, mourut le 28 août 1705. Il
avait consenti à ce que le neuvième Électorat, créé le 19 décembre 1692
par l'empereur Léopold en faveur de sa maison, fût conféré à son frère
Ernest- Auguste. Le collège des Électeurs protesta contre cette innova-
tion et forma avec plusieurs autres princes de l'Empire une entente
qu'on appela la ligue des Princex correspondants, (Art de vérifier les
dates, t. III, p. 435.)
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440 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Anglois, qu'on sçait être peu dociles, peu complaisans pour
leurs maîtres, jaloux de leur liberté, et qui d'ailleurs ëtoient
peu satisfaits en général du gouvernement de leur Roy, dont
ils ne voyoient pas volontiers les voyages fréquens dans son
Électorat de Hanovre. Cependant ce Prince dans ce Royaume
aristo-démocratique est peut-être plus absolu qu'aucun de ses
prédécesseurs et se fait accorder tout ce qu'il désire; fruits de
la politique et de l'habileté de ses Ministres, qui lui donnent
toute autorité dans la classe du Parlement (1), qui est la plus
nombreuse, et dans laquelle ils trouvent moyen de procurer
l'entrée à quantité de gens accrédités qui, devant au Roy leur
fortune ou leurs emplois, se déclarent toujours pour lui et
l'emportent dans les délibérations par leurs suffrages (2), et
par ceux des membres qu'ils gagnent, quelques-uns par
menaces, la plus grande partie par l'espoir des récompenses.
Ce Prince est plus petit que grand ; il a le regard fier, l'air peu
prévenant, et malgré sa conduite assez conforme à la bonne
politique et aux intérêts de son État, on ne lui trouve pas
beaucoup de génie. Il ne se mêle guère des affaires, lesquelles,
comme beaucoup d'autres Princes, il abandonne à ses Ministres;
il fait beaucoup de mécontens (3), même parmi ses enfans,
dont Paîné (4) est si fort aimé d'un grand nombre d'Anglois,
qu'il auroit pu se faire un parti redoutable, s'il eût voulu pro-
fiter de leur bonne volonté et écouter les pernicieux conseils
des flatteurs, dans des tems de mésintelligence entre son père
et lui. Georges II a eu quelque penchant pour les femmes, et
peu ou point pour les grandes choses. Quoiqu'il se soit fait
voir à la tète de ses Armées, il n'est pas guerrier. Son carac-
tère n'est pas décidé; il n'est ni vif ni violent, n'a ni fierté ni
douceur. Plus mélancoUque que gai, sa Cour est moins bril-
(1) Les éditions portent : « la seconde classe du Sénat. » — L'édition
de 1763 a de plus cotte note : « La Chambre des Communes. »
(2) Le manuscrit, par suite d'un bourdon, a omis les mots « leurs
emplois .. par leurs », et donne : « leur fortune et leurs suffrages ».
(3) Editions : « 11 fit souvent des mécontens. »
(4) Frédéric-Louis, prince de Galles, mort sans avoir régné le 31 mars
1751, et père de George-Guillaume III, roi d'Angleterre sous le nom de
George 111. {Art de véi^ifier les datet, t. I, p. 840.)
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PHILIPPE V ROI D'ESPAGNE 141
lante par les plaisirs qu'il y procure et par la dépense qu'il y
fait, que par celle des Seigneurs Anglois, la plupart très riches
et aimant tous le faste.
Outre ces neuf Électeurs, il y avoit encore dans l'Empire
plusieurs Princes dont la puissance faisoit rechercher (1) l'al-
liance et l'amitié, et quelques Villes libres qui n'étoient pas
sans considération. Au reste, les Allemands en général, las de
la domination de la Maison d'Autriche, se virent avec plaisir
rentrer, par la mort de Charles VI, dans la jouissance de leurs
anciens droits, et maîtres enfin de se choisir un Chef auquel
il leur seroit loisible (2) d'imposer, pour le maintien de la
liberté publique, telles loix qu'ils jugeroient à propos.
Le trône d'Espagne étoit rempli par Philippe V, prince
d'un âge déjà avancé, et qui, de même que Louis XV, dont il
étoit très proche parent, n'aimoit pas les affaires. Il étoit bon,
humain, pacifique, et son règne auroit été des plus heureux,
s'il ne s'étoit pas laissé trop gouverner par la Reine sa
femme (3), princesse douée d'un très grand génie, haute,
flère et ambitieuse, entreprenante, entière dans ses senti-
mens; aimant à dominer; voulant, à quelque prix que ce
fût, îaire des établissemens considérables à ses enfans; prin-
cesse en un mot plus généralement crainte qu'aimée dans
toutes les Cours de l'Europe. Philippe V et Louis XV, que
venoit d'unir encore plus étroitement le mariage d'une Prin-
cesse de France avec Don Philippe, Infant d'Espagne du
second lit, avoient les mêmes vues et les mêmes intérêts; et
de plus le Roy d'Espagne, comme nous l'avons dit, avoit des
prétentions sur la succession de Charles VI.
Don Carlos (4), fils aîné de Philippe V, du second lit, que
la France, avec laquelle il lui importoit d'être en bonne intel-
(1) Le manuscrit donne « chercher ».
(2) Le manuscrit porte « loisir ».
(3) Note de l'édition de 1763 : « Elisabeth de Farnèse. » Née le
25 octobre 1692, elle était fille d'Odoard Farnèse, frère de François, duc
de Parme et de Plaisance; elle épousa Philippe V le 24 décembre 1714.
{Art de vérifier le$ dates, t. I, p. 773, col. 2, et 775, col. 1.)
(4) Don Carlos, né le 20 janvier 1716, fut roi des Deux-Siciles en 1735
et proclamé roi d'Espagne le 11 septembre de la môme année. 11 avait
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142 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
ligence, avoit si fort contribué à mettre sur le trône, étoit
Roy des Deux-Siciles. Ce prince, quoique jeune encore, gou-
vernoit avec sagesse et avec prudence; et ce qui fait son
éloge, c'est qu'il étoit aimé de ses sujets, peuple inquiet,
inconstant et difficile à conduire. Dans le cœur il étoit ennemi
de la Maison d'Autriche; mais ses États pouvant être facile-
ment insultés par la Reine de Hongrie et par ses Alliés, cette
considération le fit longtemps balancer- à se joindre (1) à la
France et h l'Espagne. D'ailleurs, le Roy de Pologne, Électeur
de Saxe, son beau-père, lui inspiroit des sentimens paci-
fiques.
Le Roy de Portugal (2), beau-frère du feu Empereur, avoit
formé quelques prétentions sur la succession Impériale, pour
lesquelles il avoit été sur le point d'entrer en guerre avec la
Reine de Hongrie; mais la crainte que lui inspira la puissance
sur mer du Roy d'Angleterre, dont les vaisseaux pouvoient
infester (3) ses côtes, l'empêcha d'éclater. Au reste, il n'y
avoit pas grand fond à faire sur ce Prince, dont l'esprit n'étoit
pas dans une très bonne assiette.
Quoique (4) nous ayons déjà parlé du Roy de Sardaigne à
l'occasion de l'abdication de son père Victor-Amédée et de la
guerre qu'il fit à l'Empereur conjointement avec l'Espagne et
la France, sa conduite dans les présentes conjonctures nous
oblige à le mettre de nouveau sur les rangs. Ce Monarque,
qui avoit épousé depuis peu une sœur du Prince François (5),
Grand-Duc de Toscane et époux de la Reine de Hongrie, étoit
épousé, en 1737, Marie-Amélie-Walburge, fille de Frédéric-Auguste II,
Électeur de Saxe et roi de Pologne, née le 24 novembre 1724. (Moréri,
Dici. hitt., t. m, p. 253.)
(1) Les mots « À se joindre » manquent dans le manuscrit.
(2) Jean V, fils de Pierre II, roi de Portugal, et d'Elisabeth de Bavière,
né le 22 octobre 1689, épousa le 28 octobre 1708 Marie- Anne-Josëphe-
Antoinette, fille de l'empereur Léopold, née le 7 novembre 1683 et morte
14 août 1754. Il mourut lui-même le 31 juillet 1750. (Art de vérifier let
dates, t. I, p. 785 et 786.)
(3) Le copiste du manuscrit, qui avait d'abord écrit « infester », a
ensuite corrigé ce mot en « infecter ».
(4) Les éditions portent : • Le Royaume de Neehal [Sardaigne] étoit
possédé par Kortula [Charles-Enmianuel], Souverain de Jétofa [la Savoie].
Quoique nous ayons déjà parlé de ce Prince... »
(5) Voyez plus haut la note 3 de la page 123.
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POLITIQUE DU ROI DE SARDAIGNE 143
vivement sollicité par cette Princesse. Les offres qu'elle lui
faisoit de lui céder une partie considérable du Milanés, sur
laquelle il prétendoit avoir des droits, auroient été bien capa-
bles de le déterminer. Mais les propositions que d'un autre
côté l'Espagne et la France lui faisoient faire, le tenoient
en balance. Au fond, il paroissoit naturel qu'il s'unît à la
Reine de Hongrie, qui étoit la maîtresse d'exécuter à tout ins-
tant les conditions du Traité; mais la guerre une fois déclarée,
il étoit à craindre que les armes de la France et de TEspagne
ne luy enlevassent non seulement ce que la Reine de Hongrie
lui auroit cédé, mais même ses propres États. Ce prince, en
habile politique, tira donc les négociations en longueur, pour
gagner du tems et ne se décider que selon le train que les
affaires prendroient. Cependant, il se faisoit marchander par
les deux partis, et peut-être se seroit-il enfin déclaré contre
la Reine de Hongrie, si l'Angleterre ne l'eût déterminé en
faveur de cette Princesse, par l'offre qu'elle lui fit de grosses
sommes d'argent à titre de subsides et des troupes pour la
défense de ses États (1). C'est ainsi que ce Prince, qui, comme
son père (2), aimoit à pêcher en eau trouble, ne se rendit que
lorsqu'il vit des avantages réels. Si la Reine d'Espagne n'avoit
pas trop hésité à accorder au Roy de Sardaigne la part qu'il
demandoit dans les pays qu'on se promettoit de conquérir sur
la Reine de Hongrie, on auroit paré ce coup (3); mais les
vues qu'elle avoit sur les mêmes pays, pour former un éta-
blissement à celui de ses fils qui étoit gendre de Louis XV,
(1) Note de l'édition de 1763 : « C'est-à-dire, les subsides de la Grande
Bretagne fournirent les moyens au Roi de Sardaigne de mettre une
armée sur pied, capable de garder non seulement les passages des
Alpes, mais de faire conjointement avec les troupes Autrichiennes tête
aux Espagnols et Neapolitains. D'ailleurs la flotte Angloise leur coupa
la communication par mer, et les empêcha d'être secourus des côtes de
France ou d'Espagne. »
(2) Le père de Charles-Emmanuel III était Victor-Amédée II. Voyez
plus haut, note 1 de la page 67.
(3) Note de l'édition de 1763 : « J'en doute fort. Car quand même on
auroit accordé au Roi de Sardaigne la part qu'il demandoit, ce Prince y
auroit-il trouvé ses sûretés? Dès que la maison d'Autriche étoit une
fois chassée d'Italie, il étoit à la discrétion des Espagnols. Ce Roi si
éclairé sur les intérêts de sa maison ne l'auroit-il pas prévu? et auroit-il
oublié ce qui se passsa [en] 1735? »
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144 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
la firent s'obstiner, contre la bonne politique, à ne point céder
ce qu'elle ne couroit aucun risque de promettre, puisqu'il
étoit encore à conquérir.
La Russie avoit pour Empereur un Prince encore à la
mamelle, dont le père, en qualité de Régent, gouvernoit les
États (1). La Reine de Hongrie pouvoit d'autant plus compter
sur ce puissant Empire, que le Régent et le Ministère (2) étoient
tout dévoués à la Maison d'Autriche.
Le Landtgrave de Hesse-Cassel (3), Roy de Suède, et le Roy
de Danemarck (4) voyoient avec peine (5) la fermentation que
la mort de l'Empereur causoit dans les différentes Cours de
l'Europe. Tout leur annonçoit une guerre prochaine, qu'ils
auroient désiré détourner.
Mamouth (6) étoit Empereur des Turcs; mais quelque pen-
(1) Ivan Antonovitcli nù, le 23 août 1740, d'Antoine-Ulric de Bruns-
wick-Bevern et d'Anne de Mecklembourg, fut proclamé empereur le
29 octobre suivant (il (Hait Agé de deux mois) en vertu du testament do
rimpératrice Anne et par ordre du duc de Biren, son favori. Ce fut ce
dernier, et non pas le père d'Ivan, comme l'indique le manuscrit, qui
devint régent de l'empire; sa mère, la duchesse de Bevern, fut ensuite
proclamée régente. (Art de vérifier let dates, t. II, p. 131.)
(2) Note de l'édition de 1763 : « Du moins seroit-il fort difficile de le
prouver du Comte d'Osterman, qui alors étoit à la tête des affaires en
Russie. »
Le chancelier d'Osterman était fils d'un pasteur luthérien de West-
phalie; il eut la direction des affaires du cabinet pendant que le vice-
ciiancelier Golovkin dirigeait les affaires intérieures. (Art de vérifier les
dates, t. II, p. 131, col. 2.)
(3) Frédéric ^^ né le 28 avril 1676, avait succédé comme landgrave de
Hesse-Cassel au landgrave Charles, son père; il avait épousé en secondes
noces, le 4 avril 1715, Ulrique-fciléonore, fille de Charles IX, roi de Suède,
et sœur de Cliarles XII, qui était montée sur le trône le 3 janvier 1719.
Celle-ci parvint, avec l'agrément des États, à associer au trône son
époux, qui fut couronné à Stockholm le 14 mai 1720 et y mourut le
15 avril 1751. (Art de réviser les dates, t. II, p. 104, et t. IIÏ. p. 378.)
(4) Christian ou Christiern VI naquit le 30 novembre (10 décembre,
nouveau style) 1699; il succéda le 6 juin 1731 au roi Frédéric IV, son
père, et mourut à Christianbourg le 6 août 1746. Il avait épousé, en 1721,
Sophie-Madeleine de Brandebourg-Gulmbach. (Art de vérifier les dates,
t. II, p. 104 et 105.)
(5) On lit dans les éditions : « Dabur de Hasseelesse [le Landtgrave de
Hesse-Cassel] régnoit à Jalékeldar [la Dalécarlie ou Suède], et Mohadt
[Christian VI] à Balck [le Dannemarc]. Ces deux Rois voyoient avec
peine... »
(6) Mahmoud ou Maiiomet V, né en 1696, fils de Mustapha II, devint
empereur le 16 octobre 1730 (14 de Rabié II 1143 de THégire). La côré-
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LES PROVINCES-UNIES DE HOLLANDE 145
chant qu'il eût à traverser la Maison d'Autriche, il étoit trop
occupé à la défense de ses propres États pour penser à se
mêler des affaires de l'Empire d'Allemagne.
Après les différens États dont nous venons de parler, les
Hollandois figuroient avantageusement dans l'Europe, et leur
alliance étoit recherchée par tous les Princes. Leur Gouverne-
ment est républicain. L'autorité réside dans un certain nom-
bre de députés que chaque Province nomme, qui repré-
sentent tout le Corps de l'État et agissent en son nom. Mais
comme chaque Province est libre et maîtresse de prendre
telle résolution que bon lui semble et de se gouverner à sa
fantaisie, ceux qui sont à la tête des affaires ne peuvent rien
déterminer (i) dans certains cas importans sans en commu-
niquer aux Provinces respectives, dont ils sont obligés de
prendre l'avis (2).
L'opposition d'une seule province suffît (3) pour faire rejetter
les propositions*, ou pour arrêter l'exécution d'une délibéra-
tion (4). D'ailleurs, la grande Assemblée, à laquelle le pouvoir
monie qui le consacra consista à lui ceindre le cimeterre d'Otliman, dès
qu'il eut été proclamé sultan par le moufti, l'uléma et la milice. Il mourut
après vingt-cinq ans de règne, en 1168, le 8 de Rabié I (13 décembre 1754).
(Art de vérifier le$ dates, t. 1, p. 508 et 509.)
(1) Le manuscrit porte « détourner »,
(2) Les députés n'étaient que des procureurs ou des commis sans
aucune autorité personnelle, bien qu'ils jouissent de toutes les préroga-
tives de la souveraineté. (Voyez Desjardins et Sonnius, HUt. générale des
ProvinceS'Uniet (Paris, 1757, 8 vol. in-4»), t. I. p. 214.)
(3) Note de l'édition de 1763 : « La pluralité décide dans tous les cas
où il ne s'agit ni de la paix, ni de la guerre, ni des contributions à
lever. Ces trois cas font exception dans l'union d'Utrecht, et ils requièrent
l'unanimité de toutes les Provinces. »
(4) D'après l'article VU de l'union d'Utrecht, signée le 29 janvier 1578
entre les États généraux de Gueldre et de Zutphen, de Hollande, de
Zélande, d'Utrecht, de Frise et des Pays entre l'Ems et les Lamvers,
l'unanimité était nécessaire dans les quatre cas suivants :
1» Quand il s'agissait de paix ou de guerre ;
2* Pour lever des hommes ou de l'argent;
S*» Pour conclure une alliance ou une ligue avec l'étranger;
4* Ëniin en matière d'abrogation, de promulgation et d'interprétation
des lois.
Cependant, dans certains cas qui exigeaient une grande célérité, les
députés ont pris quelquefois parti sans attendre la réponse de leurs
commettants. Des décisions importantes ont môme été prises à la plura-
lité des voix seulement, comme par exemple la résolution du 2 février 1743,
10
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146 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
suprême est confié, est composée d\m si grand nombre
d'hommes et de caractères si différens, qu'il est presqu'impos-
sible qu'il y ait de l'unanimité et que tous marchent d'un pas
égal pour l'intérêt public. On sent à combien d'inconvéniens
ce Gouvernement peut être sujet, combien il est aisé de faire
naître la division entre les Députés, et d'en profiter au désa-
vantage de la Nation (1). Il est même étonnant que cet État
ait subsisté si longtems. Les diverses secousses qu'il a essuyées
depuis environ deux cens ans que les HoUandois ont secoué le
joug de l'Espagne pour se mettre en République (2); la désunion
presque continuelle qui règne dans la grande Assemblée, le
mécontentement des Peuples, qui se sont quelquefois portés
lusqu'à la révolte; l'attention qu'on apporte à éloigner des
affaires les sujets capables, et surtout le manque d'un Chef (3)
dont la naissance en impose et qui réunisse en sa personne la
plus grande partie de l'autorité, pourroient faire prédire que
cet État ne se conservera pas encore longtems tel qu'il est,
d'autant plus qu'il a déjà reçu quelques altérations, qui, quoi-
que peu considérables en apparence, influent sur le fond de la
Constitution.
Les Souverains de cet État tinrent, après la mort de
l'Empereur, une conduite qui parut singulière aux uns et très-
prudente aux autres. Ils négocioient à la Cour de France, avec
laquelle ils n'avoient garde de se brouiller (4); ils ménageorent
également la Maison d'Autriche, le Roy d'Angleterre et toutes
les parties intéressées. Il leur importoit beaucoup (5), en effet.
de fournir des secours à la maison d'Autriche. (Voy. Desjardins, ouvr.
cité, t. I, p. 216, et Cerisier, Tableau de Vhisl. des Provinces- Unies
(Utrecht, 1778-1784. 10 vol. in-12), t. X, p. 275.
(1) Ces douze derniers mots manquent au manuscrit.
(2) Ce fut le 26 juillet 1581 que les États solennellement réimis à La
Haye déclarèrent le roi d'Espagne déchu de toute autorité dans les Pays-
Bas. (Voy. Cerisier, Tableau de l'histoire génér. des Provinces-Unies^ i, III,
p. 457.)
(3) Le chef de la République avait le titre de Stathouder. Guillaume
d'Orange fut le premier élu à cette dignité. Il mourut assassiné le
10 juillet 1584, à l'âge de cinquante-deux ans.
(4) Voyez les Lettres et négociations de M. Van Hoey, ambassadeur des
Provinces-Unies à la cour de France (Londres, 1743, in-12).
(5) Ce mot manque dans le manuscrit.
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LËJB ÉTATS-GÉNÉRAUX DE HOLLANDE 147
d'entretenir la paix dans l'Europe. La guerre ne pou voit que
causer un très-grand préjudice à leur Commerce, qui est extrê-
mement étendu et fait le seul soutien de leurs États, qui ne
produisent pas à beaucoup près ce qui est nécessaire pour la
subsistance d'un nombre prodigieux d'habitans. Leurs sujets
sont tous négocians, et en quelque sorte les facteurs de toute
l'Europe. Leur principale ville est un entrepôt général. Il entre
chez eux des richesses immenses qui, en faisant l'opulence du
particulier, rendent l'État très-puissant. Ils couroient risque
de perdre ces avantages par la guerre. Il leur étoit donc d'une
très-grande conséquence d'apporter leurs soins pour empêcher
une rupture. Mais il étoit bien difficile de tenir un milieu qui
pût contenter des Puissances dont les intérêts étoient si
opposés. La France avec ses Alliés vouloit le démembre-
ment (i) de la succcession du feu Empereur et l'abaissement
de la Maison d'Autriche, à laquelle l'extinction des mâles en
la personne de Charles VI venoit déjà de porter un grand coup.
Elle se proposoit encore de faire passer le Sceptre Impérial
dans les mains de l'Électeur de Bavière. A bien des égards, il
étoit indifférent aux HoUandois que ce Prince plutôt qu'un
autre fût élu Empereur ; mais ils avoient un intérêt sensible
au maintien de la Maison d'Autriche et à la conservation de la
Couronne Impériale (2) sur la tête de la Reine de Hongrie, à
cause des sommes considérables que cette Reine et sa Maison
leur dévoient, pour sûreté desquelles on leur avoit engagé
quelques Villes (3) dans la Flandre, qui leur convenoient
d'autant mieux, qu'elles couvroient les possessions qu'ils
avoient de ce côté-là. Se déclarer ouvertement contre la Reine
(4) Le manuscrit porte « démembrer ».
(2) Édition de 4763 : « et à la conservation de la Succession Impériale
en son entier sur la tête... »
(3) Note de l'édition de 4763 : « L'auteur entend les places de barrière
dans les Pals-Bas, où les HoUandois ont droit de tenir garnison. »
Il s'agit du traité dit de la Barrière, signé à Anvers le 15 novembre 4715,
entre Charles VI, les États généraux des Provinces-Unies et George,
roi de. la Grande-Bretagne. Aux termes de l'article 4 de ce traité,
l'Autriclie avait accordé aux Provinces-Unies le droit de tenir garnison
à Namur, Tournay, Menin, Fumes, Warneton, Ypres et dans le fort de
Knocke, situé dans la province de Bruges. (IÎuiiont, Recueil de traités^
t. Vill, p. 458, col. 2.)
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448 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
de Hongrie, c'étoit s'exposer à perdre ce nantissement;
d'autant plus qu'en ce cas les Anglois, avides depuis long-
temps d'avoir un pied dans le voisinage de la France et de
l'Allemagne, pouvoient avancer à cette Princesse les fonds
nécessaires pour rembourser les Hollandois (1), et se mettre
ainsi à leur lieu et place (2) : coup qu'il étoit essentiel de
parer, la puissance des Anglois donnant déjà trop de jalousie
aux Hollandois, pour qu'ils ne craignissent pas plus que tout
au monde de les avoir pour proches voisins. Une autre raison
non moins puissante pour tenir les États de Hollande attachés
à la Reine de Hongrie, étoient les traités d'alliance offensive
et défensive (3) entre la Maison d'Autriche, l'Angleterre et
eux (4). D'ailleurs, les Anglois primoient sur mer et pouvoient
beaucoup nuire au commerce des Hollandois, auquel, à la suite
d'une guerre qui ne fut pas avantageuse à ceux-ci, l'Angleterre
porta une rude atteinte, en leur ôtant la faculté de négocier
de la Hollande en Angleterre, et réciproquement, que par des
vaisseaux Anglois même (5).
Pour remplir leurs engagemens avec la Maison d'Autriche
et le Roy d'Angleterre, les États Généraux ordonnèrent de
grands préparatifs de guerre par terre et par mer. Mais en
même tems, pour ne pas donner lieu à une rupture avec la
France et ses Alliés, ces préparatifs se firent si lentement, qu'il
étoit aisé de voir que ce n'étoit que pour satisfaire purement
aux Traités : obligation dont en effet ils se faisoient, surtout
à la Cour de France, une excuse qui les mettoit à l'abri des
reproches. Cependant, en restant unis à la Reine de Hongrie,
ils s'exposoient à voir emporter par les armes de la France les
(1) Le manuscrit donne, par erreur : « cette Princesse »; les éditions
portent : « les Ceylanois [HoUandoisJ. »
(2) Note de Fédition de 1763 : « On auroit mieux dit, que cela auroit
pu faire brèche au traité de barrières. »
(3) Ces deux derniers mots manquent au manuscrit.
(4) Le traité d'alliance entre l'Angleterre et l'Autriche est du
16 mars 1731; les États généraux des Provinces-Unies y adhérèrent
seulement le 20 février 1732.
(5) Note de l'édition de 1763 : « L'auteur parle de l'acte de navigation,
passé sous le gouvernement de Cromwel. » Cet acte porte la date du
9 octobre 1651.
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L*AMBASSADEUR VAN HOEY l49
Villes qui leur avoient été engagées par la Maison d'Autriche,
attendu que la Reine de Hongrie en étoit toujours souveraine
et que la France devoit naturellement commencer ses hostilités
contre cette Princesse par Tattaque des Places qui lui appar-
tenoient, fussent-elles même défendues par les troupes des
Sept Provinces Unies. Ce qui arriva en effet, dès que la guerre
fut déclarée, et comme nous le dirons dans la suite.
Tandis que les États Généraux de Hollande se comportoient
avec tant de ménagemens, beaucoup de leurs sujets, indis-
posés contre le ministère de France, blâmoient ouvertement
leur conduite. Les lieux d'assemblées ne retentissoient que de
plaintes contre le gouvernement, que de témoignages d'affec-
tion pour la Reine de Hongrie, et que de discours injurieux
contre ses adversaires. Ceux qui gouvernoient ne faisoient
nulle attention à toutes ces choses. Ils n'ignoroient pas que ces
discours se tenoient le soir, surtout après avoir bu ample-
ment (1). Ils pensoient que c'étoit bien le moins qu'on pût faire,
que de laisser l'entière liberté de critiquer à des négocians à
qui la République devoit toute sa force; gens d'ailleurs qui
cherchoient à se délasser des fatigues du jour, et qui, à leur
réveil, ayant perdu le souvenir des propos de la veille, n'a voient
plus d'autres soins que celui de leur commerce, au prix duquel
on sçavoit que, jusqu'aux heures d'assemblées, tout leur étoit
indifférent.
Les États Généraux (2) avoient alors pour ministre à la Cour
de France M. Vanhoët (3), homme qu'on estimoit en France,
#
(4) Édition de 1763 : « le soir surtout, et après avoir bu simplement. »
— Note de cette édition : « L'auteur ne me paroît guère connoître les
Hollandois ni les lieux de leurs assemblées, et il fait beaucoup de tort
à leur so[briété et à leur] frugalité. C'est à la vérité la manière du pais
de s'assembler vers les quatre heures d'après-midi en certains lieux
publics, de s'entretenir jusqu'environ les six heures sur toute sorte de
matières, en ne dépensant que quatre ou cinq sous. On y boit rarement
du vin, et chacun se retire fort sobrement chez lui. D'ailleurs la nation
étoit également indisposée contre la France et contre la Prusse. J'en
suis témoin; car j'y fus en 1741, et j'ai souvent assisté à leurs dis-
cours. »
(2) Tout cet alinéa ne se trouve que dans l'édition de 1746 et dans le
manuscrit.
(3) Van Hoey, né à Gorkum en 1642, devint conseiller de la cour de
Hollande en 1713 et maître des comptes en 1717. Il succéda en 1727 à
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150 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
très propre à seconder leurs vues; un grand air de douceur,
beaucoup de politesse et une certaine franchise répandue dans
tous ses procédés, annonçoit le fond de son caractère. Il étoit
prévenant, affable, d'un très bon commerce, et circonspect.
Ces qualités Tavoiént fait généralement estimer et lui avoient
acquis l'amitié du Cardinal Fleury. Cependant sa conduite
déplut à ses maîtres. On lui reprocha d'avoir manqué de saga-
cité pour pénétrer les desseins de ce premier Ministre, de s'être
laissé surprendre par les témoignages d'amitié fréquens et
distingués qu'il en recevoit et par les protestations qu'on lui
faisoit à tout propos de ne point chercher à troubler le repos
de l'Europe; en un mot, d'avoir été plus soigneux de mander
ce que disoit le Cardinal que ce qu'il faisoit, et d'avoir, au
moyen de ce, exposé la République à des inconséquences et à
des fausses mesures. On rendit publiques quelques Lettres et
Mémoires qu'il avoit adressés aux États Généraux, dans les-
quels effectivement il appuyoit fortement et sans cesse les dis-
positions pacifiques de la France (1), quoiqu'on n'ignorât nulle
part les grands préparatifs de guerre qui s'y faisoient. On vint
à bout d'indisposer la plus grande partie de la Nation contre
lui; mais en France on pensoit que la conduite que nous
verrons que le Roy tint avec les Hollandois justifioit pleine-
ment M. Vanhoët, et qu'elle prouvoit évidemment qu'il ne
s'étoit pas trompé, du moins en assurant que la Hollande
n'avoit pas à redouter aucun coup d'éclat de la France. On
soupçonna des esprits inquiets d'avoir voulu pousser M. Van-
hoët et décréditer le Ministère françois, en publiant des Pièces
qui doivent toujours rester dans le plus profond secret (2).
J. Borxcl en qualité d'ambassadeur en France. Très bien vu de celte
cour, il adressa en 4743 aux États Généraux de son pays des conseils
et remontrances, pour les engager à ne pas se mêler aux querelles de
la succession d'Autriche; mais on lui en sut mauvais gré. Il demanda
alors son rappel, et ne l'obtint qu'en 1747. Il mourut en 1766. (J. Van
DER Aa, Biographisch Woordenboek der Nederlanden).
(1) Le manuscrit porte : « la ville » .
(2) Les lettres de négociation de M. Van Hoey ont été publiées en
partie à Londres en 1743, soi-disant pour servir à l'histoire de la vie du
cardinal Fleury. Elles témoignent de son grand sens politique, de l'indé-
pendance de son caractère et de ses généreux eflorts pour empêcher la
République des Provinces-Unies d'être entraînée malgré elle dans la
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LA REPUBLIQUE DE VENISE 151
Venise, autre République, riche et puissante, quoique d'une
petite étendue, n'étoit pas moins considérable que la Hollande.
Le timon de l'État est confié à un certain nombre de Nobles,
à la tête desquels est un Chef qui n'a de pouvoir que conjoin-
tement avec le Conseil suprême (i). Indépendamment de ce
guerre qui se préparait. Sa franchise déplaisait parfois à son gouverne-
ment, et on lui avait reproché^ des réflexions peu décentes non seulement
sur la conduite des alliés de VÉtat, mais encore sur la conduite et les déli-
bérations de VÉtat même. Il répond, le 11 février 1743, avec sagesse et
dignité à ces reproclies : « Je suis, dit-il, pour la règle qui dit : Ante-
quam incipias, consulto ; postquam consulueris, mature fado opus est... Une
résolution prise par le souverain est une loi sacrée pour les sujets, et
un chacun doit y conformer ses actions; mais je crois aussi que, tandis
que le souverain délibère, il doit être libre à tous ceux qui ont quelque
vocation légitime, de dire leur avis selon leurs lumières, sur tout ce qui
intéresse le service de TÉtat. Faire de son mieux, et cela sans se laisser
détourner par des considérations de faveur ni de haine, fut jugé de tout
temps et à très bon droit être im devoir des plus essentiels d'un membre
de la haute Régence; et la vogue de cette grande maxime dans un
État, regardée constamment comme l'effet le plus lïeureux, la preuve la
plus évidente et l'appui le plus assuré de notre liberté. » (P. 183.)
Peu de temps après, on l'invita à ne plus ajouter ses sentiments
particuliers et ses avis aux Relations qu'il envoyait : « Je m'y con-
formerai avec obéissance, dit-il. Je demande seulement très humble-
ment permission de faire ressouvenir L. H. P. de la manière la plus
somnise que j'ai l'honneur d'avoir séance dans leur illustre Assemblée,
comme membre d'icelle et Député, et que mes Relations n'ont jamais
eu d'autre but que de communiquer à L. H. P. tout ce qui pouvait
venir à ma connaissance et que je croyais pouvoir concerner les
intérêts de l'ii^tat directement ou indirectement, ne me souvenant pas
que j'aye ajouté à mes Relations mon sentiment particulier, excepté
seulement par rapport aux conséquences qui me paraissaient résulter
naturellement et nécessairement des choses, eu égard à la disposition
des esprits de cette cour et à la nature de ses affaires. » (Ouvr. cité,
p. 220. Lettre du 25 février 1753 à M. Fagel, greffier des Etats géné-
raux.)
En 4744 parut également à Londres un volume intitulé : Lettres, négo-
ciations et pièces secrètes, pour servir à Vlnsloire des Provinces- Unies et de
la guerre présente, et de suite ou de confirmation aux lettres de M. Van-
Hoey.
11 s'agissait toujours de savoir si les États généraux se trouvaient
dans l'obligation absolue de remplir les engagements qui résultaient du
traité de Vienne de 4731, et si cette obligation devait prévaloir sur les
intérêts les plus essentiels de la Républiciuc.
La personne de M. Van Hoey semble ici disparaître : elle est rem-
placée par celles du marquis de Fénelon, ambassadeur de France, et du
baron de Reischach, envoyé extraordinaire de la reine de Hongrie, et
pai» les Résolutions des États généraux.
(1) Venise comprenait trois principaux conseils : le Grand Conseil,
composé de tout le corps de la noblesse; les Pregadi, c'est-à-dire le
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152 ANECDOTES (CtJftlEtJSËS DE LA COUft DE FRANCE
Conseil, il y a un Tribunal souverain composé de dix citoyens (1)
justes, incorruptibles et possédant les Lois et les Constitutions
de l'État. Ce Tribunal est redoutable aux grands et aux petits,
et contient chacun dans le devoir. Cette forme de Gouverne-
ment est très ancienne; beaucoup de sagesse et de prudence
en ont été de tout tems la base, et l'État leur doit son opu-
lence et sa force. Les Vénitiens, se conduisant toujours par
les mêmes principes, ne voulurent point prendre de parti dans
les querelles auxquelles il y avoit apparence que la mort de
l'Empereur alloit exposer la plus grande partie de l'Europe.
Attentifs à mettre leur pays à l'abri de toutes insultes, ils res-
tèrent spectateurs des événemens.
Les Suisses (2), qui forment un Peuple nombreux, dispersé
dans des montagnes inaccessibles, belliqueux et frugal, exempt
de luxe (3) et de l'ambition de s'agrandir, se faisoient aussi
rechercher. Ils sont divisés en différens Cantons, indépendans
les uns des autres, et dont chacun se gouverne à son gré,
mais alliés ensemble pour l'intérêt commun. Ils vivent en
bonne intelhgence avec toutes les Puissances de l'Europe et
ne refusent de secours d'hommes à aucune, en payant : poli-
tique qui décharge d'autant le Pays, qui n'est pas abondant,
et y fait entrer beaucoup d'argent, qui sans cette espèce de
trafic y seroit très rare (4). Ces peuples gardèrent une exacte
Sénat, et le Collège, où les ambassadeurs avaient audience. Le Conseil
des Dix était le tribunal institué pour juger les crimes contre l'État. A
tous ces conseils présidait la Seigneurie, sorte de septem virât, composé
du duc et de six conseillers appelés le Petit Conseil (Gonsiglietto). Le
chef de cette Seigneurie était le Doge. (Amelot de la Houssaib, Hist. du
gouvernement de Venise, Lyon, 1740, 3 vol. in-12.)
Le doge de Venise était alors Alvise Pisani, qui succéda le 17 jan-
vier 1735 au doge Carlo Ruzzini et mourut' le 17 juin 1741, à soixante-
dix-huit ans.
(1) Note de l'édition de 1763 : « l\ entend il Consiglio dei DieH, le Con-
seil de[s] Dix. »
(2) « Une nation sans chef, composée de treize corps politiques diffé-
rents entre eux par la forme du gouvernement, démocratique chez les
uns, aristocratique chez les autres, également divisés par le culte reli-
gieux, ici catholiques, là zuingliens ou calvinistes, mais réunis par un
amour égal de la liberté ; telle est en résumé la République des Suisses. »
{Art de vérifier les dates, t. lïl, p. 587.)
(3) Les éditions portent : « du luxe Asiatique ».
(4) Note de l'édition de 1763 : « Le conmierce des Suisses est ai^our-
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LE MARÉCHAL D£ BELLË-ISLË 153
neutralité et, ne s'appliquèrent, ainsi que les Vénitiens, qu'à
mettre leurs frontières en sûreté.
Il y avoit encore la Principauté de Toscane, de Modène (1),
et plusieurs autres petits États, qui par leur position étoient
emportés dans le tourbillon des grands États dont ils étoient
voisins, ou dans lesquels ils étoient enclavés.
Telle étoit la situation de l'Europe à la mort de Charles VI.
Cependant les Électeurs, invités par celui de Mayence (2), se
disposoient à se rendre à Francfort, pour procéder à l'élection
d'un Chef de l'Empire. Cette grande affaire mettoit toutes les
Puissances en action. La France faisoit de grandes levées de
troupes et des magasins considérables sur les frontières, et
néanmoins elle se préparoit à envoyer un Ambassadeur à
Francfort, ainsi qu'elle est dans l'usage de faire lors de l'élec-
tion d'un Empereur.
Il y avoit alors à la Cour M. de Belle-Isle (3), homme de
d'hui sur un pi6 si florissant, que l'argent n'est pas si rare que l'auteur
le prétend. »
(1) Ces deux mots manquent au manuscrit et à l'édition de 1746. —
Au lieu de Modène, la clef de 1759 donne : « le Novarrois et le Torton-
nois, partie du Milanez; » celle de 1745 : « partie du Milanez. »
Le duc de Modène était alors François-Marie III, fils et successeur du
duc Renaud, né le 2 juin 1698, marié le 21 juin 1720 à Gharlotte-Aglaé,
fille du Régent. Il mourut à Varese le 23 février 1780, à l'âge de quatre-
vingt-deux ans. (Art de vérifier les dates, t. ill, p. 703.)
(2) Cette invitation avait lieu conformément à l'article !•' de la Bulle d*or,
§ 18 et 1 19, ainsi conçus : « J 18. — Mandons et ordonnons que l'archevêque
de Mayence, qui tiendra alors le siège, envoyé des lettres patentes par
courrier exprès à chacun desdits autres Princes, Électeurs Ecclésiastiques
et Séculiers, ses Collègues, pour leur intimer ladite Election...
« I 19. — Les lettres contiendront que dans trois mois, à compter du
jour qui y sera exprimé, tous et chacun des Princes-Électeurs aycnt à
se rendre à Francfort sur le Mein en personne, ou à y envoyer leurs
Ambassadeurs, par eux authentiquement autorisez et mimis de Procu-
ration valable, signée de leur main et scellée de leur grand sceau, pour
procéder à l'élection d'un Roy des Romains, futur Empereur. » (Voyez
La Bulle d'or, trad. française, Paris, 1711, in-32, p. 23 et 24.)
(3) CIiarles-Louis-Auguste Foucquet, appelé le comte de Belle-Isle, né à
Villefranche-en-Rouergue le 22 septembre 1684, fils de Louis Foucquet,
marquis de Belle-Isle, et de Catherine-Agnès de Lévis, petit-fils du
surintendant Nicolas Foucquet, épousa en premières noces, le 21 mai 1711,
Henriette-Françoise de Durfort-Civrac, de la maison de Duras, et, après
la mort de celle-ci, Marie-Casimire-Thérèse-Geneviève-Emmanuelle de
Béthune, veuve de François Rouxel de Médavy, marquis de Grancey. Il
mourut le 26 janvier 1761. (Moréri, Dict. histor., t. V, p. 268.)
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454 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
beaucoup d'esprit et qui n'avoit pas moins d'ambition. Il
n'étoit plus jeune, et il avoit passé toute sa vie dans le métier
de la guerre. Il étoit brave, quelquefois téméraire, mais bon
Officier et très-capable. Quoiqu'il fatiguât le soldat par des
revues fréquentes et des exercices continuels, il en étoit
cependant fort aimé, parce qu'il lui procuroit des revenans-
bons, en l'employant aux travaux des Places de son Gouver-
nement de Metz (1) et qu'il le soutenoit contre l'Officier,
qu'on trou voit qu'il ne traitoit pas avec assez d'égards. Il
étoit vif, entêté dans ses sentimens, occupé de projets, et
désiroit avec raison de parvenir aux grades les plus distingués
du Militaire, dans lequel, malgré sa capacité, il avoit fait assez
lentement son chemin. Son origine, sans être ancienne, est
illustre; son aïeul a été dans le Ministère et est mort dis-
gracié (2). Cette disgrâce diminua beaucoup le crédit de cette
famille; mais comme elle étoit fort riche, elle se soutint, et
M. de Belle-Isle, qui en étoit devenu le chef, n'éloit pas sans
considération à la Cour. Il vouloit sçavoir de tout, ne négli-
geoit rien de ce qui pouvoit l'instruire du fort et du foible des
différentes Puissances de l'Europe; ce qui, joint aux correspon-
dances qu'il entre tenoit partout, lui donnoit tant de travail,
qu'on assure qu'il occupoit journellement six secrétaires. Il
étoit entreprenant, n'étoit pas sans envieux et passoit dans
l'esprit de bien des gens pour ne pas sçavoir proportionner à
ses projets les moyens nécessaires pour les faire réussir. Il avoit
un frère (3), de quelques années plus jeune, aussi employé dans
le Militaire, qui ne lui cédoit point pour l'esprit, mais plus
posé, plus prudent, qui examinoit les choses avec plus de
(1) Les éditions portent simplement : « de son Gouvernement ».
(2) Note de l'édition de 1763 : « C'est Monsieur Fouquet, surintendant
des finances, qui fut disgracié sous Louis XIV et renfermé à Pignerol »
(3) Note de l'édition de 1763 : « C'est le Chevalier de Bellisle, tué à
l'attaque du Col de Sicta en 1747. » Louis-Charles-Armand Foucquct,
chevalier de Belle-Jsle, brigadier des armées du roi, né à Agen le
19 septembre 1693, était dans sa cinquante-quatrième année quand il
fut tué le 19 juillet 1747 à la tôte de ses troupes, en attaquant les retran-
chements que le roi de Sardaigne avait élevés sur le plateau de TAssiette,
pour couvrir Exiles et Fenestrelles. (Moréri, Dict. hUlor., t. V, p. 267
et 268.)
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LE MARÉCHAL DE BELLE-ISLE 155
sang-froid et vouloit toujours, avant que de faire quelque
entreprise, voir comme il en sortiroit. Les deux frères vi voient
dans une grande union, et l'aîné consultoit volontiers son
cadet, dont on prétend que les avis lui ont été souvent très-
utiles.
M. de Belle-Isle, tel que nous venons de le représenter,
avoit, dit-on, formé un grand projet, dont il fit part au Car-
dinal Fleury : il consistoit non seulement à procurer la Cou-
ronne de l'Empire à l'Électeur de Bavière, en gagnant quelques-
uns des principaux Électeurs et en intimidant les autres, mais
encore à porter un coup mortel à la Maison d'Autriche, en lui
enlevant ses plus beaux États pour en faire un établissement
à cet Électeur, qui n'étoit pas assez puissant par lui-môme
pour soutenir convenablement la Dignité Impériale. Il faisoit
voir (1) que, pour réussir dans ce projet, il falloit faire choix,
pour ^ambassade de Francfort, d'un homme au fait des diffé-
rens caractères des Électeurs, capable de manier leurs esprits,
et assez instruit des affaires de l'Empire d'Allemagne pour
leur faire sentir que leurs véritables intérêts étoient d'entrer
dans les desseins de la France; que pour appuyer efficace-
ment ces négociations et abattre pour toujours la Maison
d'Autriche, il étoit nécessaire de faire passer dans les États
de l'Électeur de Bavière une armée de 100,000 hommes, qui,
sous le nom de troupes auxiliaires de cet Électeur, et sous le
prétexte de lui aider à faire valoir ses droits sur la succession
du feu Empereur, s'empareroit de TArchiduché d'Autriche,
du royaume de Bohème et des plus belles Provinces de la
Reine de Hongrie, et tiendroit en même tems en respect de ce
côté-là les Électeurs et les Princes qui auroient quelque pen-
chant pour cette Princesse; qu'il falloit faire marcher qua-
rante mille hommes au moins dans TÉlectorat de Cologne
pour le protéger, contenir ses voisins, et pour être à portée
d'entrer dans la Principauté de llannovre, dont le Roy d'An-
gleterre, qu'on sçavoit être pour la Maison d'Autriche, étoit
Électeur; et surtout s'assurer du Roy de Prusse, dont Tirrup-
(1) Le mot « voir » a été omis par le copiste du manuscrit.
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156 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
tion récente dans la Silésie étoit une puissante diversion toute
faite dont il étoit essentiel de profiter ; que cependant le Roy
d'Espagne attaquât, conjointement avec le Roy des Deux-
Siciles son fils, les États que la Reine de Hongrie possédoit
en Italie; mais que de la promptitude dans l'exécution et de
la profusion de l'argent dépendoit la réussite de cette affaire,
qui ne pouvoit pas durer plus de six mois, si on suivoit exac-
tement ce plan.
Le Cardinal de Fleury goûta le projet (1) ; mais la dépense
de deux armées montant à 140,000 hommes, indépendam-
ment des frais de l'ambassade, l'effraya. D'ailleurs il avoit la
vue trop courte (2) pour voir que l'invasion dans les États de
la Reine de Hongrie devoit être traitée comme un coup de
main, pour lequel il falloit absolument être en force; qu'au-
trement on donneroit le tems à l'ennemi de se reconnoître et
de faire acheter bien cher, peut-être même d'empêcher de
faire les conquêtes qu'on se proposoit de faire. Mais en accep-
tant le plan, il se réserva intérieurement d'y faire les change-
mens que son économie lui dicteroit (3). Cependant l'auteur
fut récompensé du titre d'Ambassadeur à la Diète de Franc-
fort (4); il fut fait Maréchal de France, et on lui remit des
sommes immenses. Il eut ordre de les employer vis-à-vis les
Électeurs et les Princes de l'Empire dont Talliance méritoit
d'être recherchée, de n'épargner ni insinuation ni argent pour
les gagner, de concerter avec l'Électeur de Bavière les opéra-
tions de guerre déduites dans le projet, et enfin de s'aboucher
avec le Roy de Prusse pour le bien de la cause commune. Le
Maréchal de Belle-Isle ne négligea rien pour rendre son ambas-
sade éclatante, et il porta la magnificence si loin, qu'on
(1) Voyez aux Pièces justificatives, n*» IV, la lettre que l'Électeur de
Bavière adressa le 29 octobre 1740 au cardinal de Fleury, pour faire
valoir ses droits à la couronne impériale et entraîner la France à les
appuyer. (Bibl. nat., Nouv. acq. franc. 490, fol. 224.)
(2) Le manuscrit donne « la veûe courte ».
(3) Note de l'édition de 1763 : « Surtout celui de ne pas tout donner
à la Bavière, mais de diviser les États héréditaires. >»
(4) Nommé ambassadeur le 16 décembre 1740, il partit le 4 mars 1741.
Le 11 février précédent, il avait été créé maréchal de France. (Moréri,
Dici. hist., t. Y, p. 268.)
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LE MARÉCHAL DE BËLLE-I8LE 157
n'avoit jamais rien vu à Francfort d'aussi superbe, et de cor-
tège aussi nombreux et aussi leste (i). Pour donner une idée
de la dépense prodigieuse qu'il fit, il suffira de dire que toutes
les semaines il partoit de Paris deux voitures chargées de
provisions pour Francfort, où elles arri voient en très peu
de jours, au moyen de relais disposés de distance en distance
sur la route; ce qui dura près d'un an qu'il séjourna dans
cette Yille. Il ne partit cependant pas avec toute la satisfaction
possible. Le Cardinal de Fleury lui déclara que le Roy (2)
vouloit bien faire marcher 40,000 hommes vers les États de
l'Électeur de Cologne, mais qu'il n'en donneroit qu'un pareil
nombre à l'Électeur de Bavière, avec le titre de Généralissime.
M. de Belle-Isle fit en vain les représentations les plus fortes
sur l'insuffisance de cette Armée pour les opérations pro-
jetées. Il alla même jusqu'à dire que c'étoit exposer la gloire de
Louis XV et l'honneur de la Nation; qu'il valoit mieux ne rien
faire du tout, que de faire si peu; en quoi il fut même secondé
par M. Orry (3). Il ne put rien gagner, et il fut obligé de
suivre sa destination, avec le chagrin de prévoir qu'un projet
si beau échoueroit, mais en même tems avec la résolution de
(4) L'entrée du maréchal de Belle-Isle à Francfort dépassa en magni-
ficence toutes les autres. Précédée de courriers, sa suite arriva avec
douze chevaux tenus en mains suivis de douze voitures à quatre
chevaux, sous des couvertures de velours vert, tous avec l'écusson de
ses armes en bosse, relevées de deux bâtons de maréchal de France,
entrelacés de guirlandes d'or avec les armes pareilles aux quatre coins ;
cent cinquante valets de pied en livrée verte galonnés sur toutes les
coutures, avec culotte et veste écarlate, nœuds d'argent à l'épaule,
chapeau galonné surmonté d'un plumet vert, puis des pages; enfin
vingt-quatre seigneurs formant l'ambassade, dont son frère, le chevalier
de Belle-Isle; M. Blondel, envoyé de France, longtemps près de l'Élec-
teur Palatin et à la cour électorale de Mayence; M. le chevalier d'ilar-
court. Au centre, le maréchal sur un cheval magnifique avec un har-
nachement enrichi de pierreries et d'or. (Pajol, Guerres sous Louis XV,
t. II, p. 41.) Voyez au cabinet des Estampes de la Bibliothèque natio-
nale, collection Hennin, t. 96, l'entrée du Maréchal, la décoration de
la salle des fêtes, les feux d'artifice et illuminations de son hôtel à
Francfort.
(2) Le roi avait commencé par dire, à la mort de l'empereur Charles Vï,
qu'il ne voulait se mêler de rien, qu'il demeurerait les mains dans les
poches, à moins qu'on ne voulût élire un protestant. (Mémoires du duc
de LuyneSy t. III, p. 266.)
(3) Voyez plus haut, p. 49, note 2.
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158 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
n'en devoir le succès qu'à son esprit et aux ressorts qu'il
comptoit faire jouer. En effet, il se trouvoit d'autant plus
animé à tirer de lui-même les ressources dont il auroit besoin,
qu'il sentoit qu'en cas de mauvaise issue le blâme lui en seroit
entièrement donne.
Ce fut dans cet esprit, qu'avant de se rendre à Francfort, il
visita les Électeurs de Mayehce, de Trêves, de Cologne, l'Élec-
teur Palatin, et quelques Princes dont on croyoit devoir s'as-
surer. Il eut lieu d'être content des favorables dispositions où
il trouva les uns, et qu'il sçut inspirer aux autres (1).
Il se rendit ensuite auprès de l'Électeur de Bavière, auquel
il fit part des desseins de la France pour son élévation au
trône Impérial, et de ce qu'il avoit fait avec les Électeurs et
les Princes dont nous venons de parler. Il lui remit aussi de
la part du Roy la patente de Généralissime d'une Armée de
40,000 François, qui devoit se mettre en marche dès que la
saison le permettroit, indépendamment d'une pareille qui
s'assembleroit sur les frontières de l'Électorat de Cologne.
En habile homme, il fit beaucoup valoir ces secours, et en
laissa espérer d'autres, si la situation des affaires le deman-
doit; € ce qui ne paroissoit pas vraisemblable, disoit-îl, si
aussitôt après la jonction des troupes françoises à celles de
Bavière, on attaquoit la Reine de Hongrie dans le cœur de ses
États, en marchant droit à Vienne en Autriche; qu'après s'en
être emparé, ce qui ne seroit pas difficile, tout le Pays se
soumettroit; qu'ensuitte on se replieroit sur le Royaume de
Bohême, dont la conquête seroit d'autant plus aisée, qu'elle
auroit été précédée par celle de l'Archiduché d'Autriche, qui
en est voisin, et que le Roy de Prusse, avec lequel il avoit
ordre de s'aboucher, le faciliteroit encore par la puissante
diversion qu'il venoit de faire dans la Silésie. C'étoit ainsi que
le Maréchal de Belle-Isle travailloit de loin à faire tourner à
(1) Le 1" septembre 1741, le maréchal de Belle-Isle écrit de Francfort
à Moreau de Séchelles : « Nous avons par écrit la promesse de TÉlecteur
de Mayence pour son suffrage; je suis pareillement assuré de celui de
Trêves; ainsi nous voilà bien certains de notre Élection; il s'agit à
présent d'en préparer les formalités et d'en assurer Texécution. » (Bibl.
nat., Nouv. acq. franc. 5253, fol. 18.)
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LE MARECHAL DE BELLE-ISLE ET FRÉDÉRIC II iS9
Tavantage de l'entreprise la médiocrité même des moyens,
qui peut-être auroient pu devenir suffisans, si on les eût
employés comme il le proposoit. G'étoit ainsi que, pour
empêcher l'Électeur de Bavière d'ouvrir les yeux sur la foi-
blesse du secours de la France, il lui insinuoit habilement le
plan des opérations de la campagne prochaine, et l'usage
qu'il falloit faire, pour s'agrandir aux dépens de la Maison
d'Autriche, des troupes que. le Roy lui confioit.
Tout étant réglé avec l'Électeur de Bavière, M. de Belle-Isle
s'achemina vers le Roy de Prusse, qu'il trouva occupé au
siège d'une des principales villes de la Silésie, à la suite d'une
grande victoire (1) qu'il venoit de remporter sur les Autri-
chiens, qui avoient enfin été obligés de lui abandonner le
champ de bataille, après avoir longtems combattu avec toute
la valeur possible. Le Maréchal félicita le Roy de Prusse sur
ses succès et lui fit part des desseins où le Roy son maître
étoit de contribuer à l'avantage et à la tranquillité de l'Em-
pire d'Allemagne, et de la bonne amitié qu'il désiroit d'entre-
tenir avec le Roy de Prusse. Le Ministre de France fit un
court séjour auprès de ce Monarque (2), qui le traita avec la
plus grande distinction, et après avoir admiré l'Armée, qui
(1) Note de l'édition de 1763 ; « Il entend la bataille de Molwitz. »
Cette bataille eut lieu le 10 avril 1741. D'après la relation que FrédéricII
en a faite, elle coûta aux Autrichiens 180 officiers et 7,000 soldats; du
côté des Prussiens, on compta 2,500 morts, dont le margrave Frédéric,
cousin du roi, et 3,000 blessés. (Hist. de mon temps^ t. II, p. 72 et suiv,)
(2) Dans V Histoire de mon temps, Frédéric raconte ainsi la visite du
maréchal : « Le maréchal de Belle-Isle vint dans le camp du Roi lui
proposer, de la part de son maître, un traité d'alliance, dont les articles
principaux roulaient sur l'élection de l'Électeur de Bavière, sur le par-
tage et le démembrement des provinces de la reine de Hongrie, et sur
la garantie que la France promettait donner de la Basse-Silésie, à condi-
tion que le roi renonçât à la succession des duchés de Juliers et de Berg
et qu*il promit sa voix à l'Électeur de Bavière. » Le traité fut ébauché,
mais ne fut pas signé tout de suite. Le maréchal de Belle-Isle, ajoute
Frédéric, se livrait trop souvent à son imagination; on aurait dit, à
l'entendre, que toutes les provinces de la reine de Hongrie étaient à
l'encan. Un jour qu'il se trouvait auprès du roi, ayant un air plus
préoccupé et plus rêveur que d'ordinaire, le prince lui demanda s'il avait
reçu quelque nouvelle désagréable : « Aucune, répondit le maréchal;
mais ce qui m'embarrasse, c'est que je ne sais ce que nous ferons de
cette Moravie. Le roi lui proposa de la donner à la Saxe », pour attirer
par cet appât le roi de Pologne dans la grande alliance ; le maréchal
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160 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
eut ordre de se mettre sous les armes pour lui faire honneur,
il prit la route de Francfort. On prétend, et il y a toute appa-
rence, que dans cette entrevue on mit la dernière main aux
arrangemens que les deux Couronnes avoient précédemment
pris.
La Reine de Hongrie étoit alors dans la plus fâcheuse posi-
tion. Tandis que le lloy de Prusse, uni à TÉlecteur de Saxe,
subjuguoit avec une rapidité étonnante les Provinces de
Silésie et de Moravie, le lloy de France et l'Électeur de Bavière
se disposoient à porter le fer et le feu dans l'Autriche et dans
le Royaume de Bohême. Dans le même tems, le Roy d'Es-
pagne menaçoit les Provinces situées en Italie. Le nerf de la
guerre manquoit à cette Princesse, et elle auroit eu la douleur
de se voir enlever ses plus beaux États sans les pouvoir
défendre, si les Anglois entr'autres ne Tavoient pas soutenue
en lui fournissant des sommes considérables, qui lui procu-
rèrent le moyen de lever et d'entretenir de nombreuses
armées, de repousser ses ennemis, et enfin de rétablir ses
affaires (1).
Ce fut à peu près dans ce tems qu'arriva à Paris la mort de
la Duchesse de Bourbon, princesse âgée seulement de vingt-
sept ans (2), et qui n'avoit pas vécu heureuse avec son époux,
mort seize mois avant elle, quoiqu'elle fût belle, d'un carac-
tère aimable et d'une douceur charmante. Elle ne laissa de son
mariage qu'un Prince encore enfant.
Cependant les dififérens corps dont le Roy avoit ordonné de
trouva l'idée admirable et l'exécuta dans la suite. » (Hitt. de mon temps,
t. II, chap. m, p. 79.)
(1) L'agression si peu justifiée de Frédéric avait provoqué une indi-
gnation générale en Angleterre et en môme temps l'enthousiasme de
toute la nation pour Marie-Thérèse. Le roi prononça un discours solennel
j)Our réclamer le concours du Parlement en sa favem*, et maintenir
l'équilibre des puissances de l'Europe. Ce discours fut suivi d'une
adresse chaleureuse, accompagnée d'un secours de 300,000 livres au
profit de la reine de Hongrie. {History of the kouse of Austric^, by William
CoxE. Londres, 1807, in-8«, t. II, p. 259.)
(2) Le manuscrit insère ici les renseignements suivants : « Elle mourut
le 14 juin 1741. Elle fut mariée le 23 juillet 1728 avec le Duc de Bourbon,
mort le 27 janvier 1740. Cette princesse étoit fille d'Emest-Léopold,
Lantgrave de Hesse-Rheinsfeld, mort le 25 septembre 1731, et d'Éléonore-
Marianne, fille de Maximilien-Charles de Lowenstein-Wertheim. »
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PLAN DE CAMPAGNE 161
composer les Armées destinées pour les Électorals de Bavière
et de Cologne se mettoient en mouvement. Ceux qui dévoient
servir sous les ordres de l'Électeur de Bavière s'assembloient
sur la frontière de la France, du côté de Mayence, et Tautre,
qui devoit marcher vers TÉlectorat de Cologne, avoit son
rendez-vous sur la Meuse (1). Aussitôt que ces deux Armées,
qui étoient très belles, furent assemblées, la seconde Armée
d'observation, alla prendre poste dans les États de l'Électeur
de Cologne, et s'y tint cette campagne et une partie de la
suivante, sans commettre aucune hostilité (2). Elle étoit com-
mandée par M. le Maréchal de Maillebois (3). Il passoitpour
bon Officier; cependant sa capacité n'étoit pas généralement
reconnue. Le voisinage (4) de cette armée ne donna pas peu
d'inquiétude au Roy d'Angleterre. Il craignoit qu'elle ne
portât le fer et le feu dans son Électoral de Hanovre. Pour
détourner cet orage, il crut devoir signer un traité de neutra-
lité (5) pour son Électoral, par lequel il s'engagea à ne donner
aucun secours à la Reine de Hongrie, et à ne point traverser
le Roy de Pologne, l'Électeur de Bavière ni les autres alliés
de la France; mais dans la suite, c'est-à-dire dès que le
danger fut passé, ce Prince rompit ce traité que les seules cir-
constances lui avoient arraché.
(1) Note de l'édition de 1763 : « L'Armée, qui devoit prendre ses quar-
tiers en Westphalie, traversa une partie des Paîs-Bas autrichiens,
l'Évôché de Liège et le duché de Juliers, où je l'ai vue pleine de pré-
somtion de donner un Empereur à l'Allemagne et un Maître à la
Hollande. »
(2) Cette armée attendait, sans s'engager encore, le résultat des négo-
ciations entamées depuis longtemps par M. de Bussy, Tambassadeur de
France, avec le roi d'Angleterre, en vue de l'amener à proclamer sa
neutralité. (Pajol, Guerre» »ou» LouU X K, t. II, p. 63.)
(3) L'Édition de 1763 ajoute : « à qui une expédition récente contre
des Insulaire» [Corses] révoltés avoit mérité le grand Calaat [bâton de
Maréchal]. » Jean-Baptiste-François des Marets, marquis de Maillebois,
né à Paris le 3 mai 1682, était fils de M. des Marets, ministre et secré-
taire d'État, et de Mademoiselle de Bécbameil; il fut fait maréchal le
11 février 1741 à la suite de sa campagne de Corse et mourut le 7 fé-
vrier 1762. (MoRBRi, Diet. hist., t. IV, p. 127.)
(4) Toute la fin de cet alinéa ne se trouve que dans l'édition de 1746
et dans le manuscrit.
(5) Le traité porte la date du 17 juillet 1741. (Pajol, ouvr. cité, t. II,
p. 51.)
11
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!62 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
L'autre Armée, dont M. de Belle-Isle avoit le commandement,
indépendamment du caractère d'Ambassadeur à Francfort,
prit la route de la Bavière, où elle arriva après une marche
longue et pénible. Elle y fut jointe par 30,000 Bavarois, et
forma ainsi une Armée de 70,000 hommes, à la tête de laquelle
se mit l'Électeur de Bavière comme Généralissime (1) Aussitôt
il mareha vers l'Autriche, comme s'il eût été dans le dessein
d'aller droit à la Capitale, dont nous avons dit que M. de Belle- .
Isle lui avoit si bien montré la nécessité et la facilité de s'em-
parer. S'il eût pris ce parti, iPeût mis la Reine de Hongrie
dans un grand embarras. Vienne étoit presque sans défense (2).
Au premier bruit de l'entrée de l'Électeur de Bavière, elle avoit
pris l'alarme; elle s'étoit retirée en Hongrie avec toute sa
Cour, et n'avoit laissé dans la ville de Vienne qu'une foible
(i) Les lettres patentes du 21 juillet 1741, par lesquelles le roi de
France donnait à réflecteur de Bavière le commandement de Tarmée
auxiliaire de 40,000 honmies qu'il lui envoyait, étaient ainsi conçues :
« Louis, etc. Notre très haut et très aimé frère et cousin l'Électeur de
Bavière nous ayant requis de lui accorder les secours nécessaires pour
se mettre à couvert des insultes qu'il pourrait craindre et en état de
faire valoir les droits de sa maison : Nous nous sommes portés d'autant
plus volontiers à faire passer dans ses États une armée auxiliaire. Pour
ces causes. Nous constituons par ces présentes, signées de notre main,
notre cousin l'Électeur de Bavière, lieutenant général, représentant notre
personne en notre armée d'Allemagne, avec plein pouvoir et autorité à
toutes les troupes. Donnons en mandement à nos lieutenants généraux
qui le suivront en ladite armée, et à. tous nos maréchaux de camp, bri-
gadiers, tant de cavalerie et dragons que d'infanterie, colonels, mestres
de camp, et autres officiers d'artillerie, des vivres ou commis à l'exercice
de leurs charges, capitaines, chefs et conducteurs de nos gens de guerre,
tant de cheval que de pied. Français et étrangers, et autres officiers et
sujets qu'il appartiendra, de le reconnaître et de lui obéir. » (Pajol, ouvr.
cité, t. II, p. 57.)
(2) Voici comment Frédéric II juge la conduite de l'Électeur de
Bavière : « 11 avait été à deux marches de Vienne; s'il eût avancé, il se
serait trouvé aux portes de cette capitale, qui, mal fournie de troupes,
ne lui aurait opposé qu'une faible résistance. L'Électeur abandonna ce
grand projet, par l'appréhension pu«^rile que- les Saxons, étant seuls en
Bohême, pourraient conquérir ce royaume et le garder. Les Français,
par une finesse mal entendue, s'imaginèrent qu'en prenant Vienne le
Bavarois deviendrait trop puissant; ils fortifièrent donc, pour l'en éloi-
gner, sa méfiance contre les Saxons. » Cette faute capitale fut la source
de tous les mallieurs qui accablèrent ensuite la Bavière. (Frédéric II,
Hist. de mon temps, t. I, chap. iv, p. 95.) Voyez également le mémoire
adressé par le roi de Prusse à l'Électeur de Bavière pour rengager 4
pousser la guerre en Autriche, (fbid., t. î, çhap. v, p. 104.)
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MARCHE SUR LÀ BOHÊME 163
garnison, avec ordre de réparer les anciennes fortifications et,
si on avoit le tems, d'y ajouter de nouveaux ouvrages.
L'Électeur de Bavière avoit de tout autres vues (1) que de
mettre le siège devant Vienne. Il vouloit commencer par la
conquête du Royaume de Bohême (2), dont son intention étoit
de se faire élire et couronner Roy. Mais, pour empêcher les
Officiers françois de pénétrer son dessein, il crut d'abord
devoir se saisir de quelques petites places frontières, et dans
le moment qu'on s'attendoit qu'il alloit marcher à Vienne, il
se jetta en Bohême (3). Le Maréchal de Broglio (4), qu'on lui
avoit envoyé pour commander sous lui, parce que M.' de Belle-
(1) Le manuscrit porte : « avoit toutes autres vues ».
(2) « Je suis toujours d'avis, écrit-il au maréchal de Belle-Isle, qu'il
faudrait, s'il est possible, commencer par la grande entreprise de la
Bohême : Prague n'est pas si forte que nous l'avons cru; si trente-deux
bataillons pouvaient passer avec la première et la seconde colonne
jointes à huit ou dix mille chevaux, je croirais la conquête de la Bohême
assurée... La difficulté du retardement serait levée et la guerre serait
d'autant plus coiu'te et, sans faute, heureuse. » (Lettre de Charles-Albert
au maréchal de Belle-Isle, datée de Francfort, le 31 juillet 1741. —
Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 489, fol. 223.)
(3) Note de l'édition de 1763 : « G' étoit justement selon le projet du
partage des païs héréditaires, dressé dans le Cabinet du Cardinal de
Fleury. On ne vouloit pas en France que l'Électeur de Bavière se rendit
maître de tous les païs de la maison d'Autriche. Charles VII avoit
besoin du secours de la France et devoit par conséquent diriger les
opérations selon les ordres de Versailles. »
Il est certain que la France ne voulait pas Charles-Albert trop puis-
sant, et les instructions données soit au maréchal de Belle-Isle, soit au
marquis de Beauvau, ministre plénipotentiaire auprès de l'Electeur de
Bavière, étaient conçues dans ce sens. Les troupes alliées ne devaient
pas dépasser la rivière d'Enns. Elles s'y arrêtèrent en effet; toutefois
sur les conseils de Frédéric II, très occupé alors en Silésie, ou plutôt de
son habile représentant M. de Sclmiettau, le plan de la France fut un
instant abandonné et la marche sur Vienne résolue. Elle commença
même le 4 octobre ; on arriva jusqu'à Saint-Polten, & deux journées de
la capitale dégarnie de troupes, et, malgré ses hésitations qui durèrent
un mois, il est probable que l'Électeur y serait entré si une lettre du
roi de France, adressée le 23 octobre au maréchal de Belle-Isle, ne l'avait
pas autorisé, en cas de marche sur Vienne, à se séparer des Bavarois.
L'Électeur abandonna donc son entreprise sur Vienne, et, ramenant ses
troupes en arrière, il en revint au plan de la France ; la campagne de
Bohême allait conmiencer. (Pajol, t. II, p. 91.) Voyez l'instruction du
roi au marquis de Beauvau, datée de Versailles le 1" juillet 1731.
(Aff. Étr. Bavière, Mémoire$ et doeumentf, t. JV. — CQireifondQnce,
t. XCII.)
(4) Voye;? plus haut, p, 97, i^ote 3.
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464 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Isle ne pouvoit pas être en môme tems à la tète de Tarmée et
à Francfort, lui représenta en vain les dangereuses consé-
quences de cette conduite (1) : rien ne put lui faire changer sa
marche. Il se contenta de laisser dans l'Autriche M. de Ségur (2),
Officier François, avec un corps de 10,000 hommes, la plupart
François (3), pour contenir le Pays (4) et conserver les places
conquises. Après ces dispositions qui lui parurent suffisantes,
il partagea son Armée en plusieurs colonnes, et continua sa
(1) Il semble surprenant que le maréchal de Broglie ait pu conseiller
à l'Électeur de Bavière un plan de campagne en opposition formelle avec
les idées du roi et les instructions données au maréchal de Belle'isle.
(2) Henri-François, marquis de Ségur, né le i" juin 1689, épousa en
1718 Philippe-Angélique de Froissy, fille naturelle non reconnue du
Régent et de la comédienne Charlotte Demares. Fils aîné de Henry-
Joseph, marquis de Ségur, et de Claude-Elisabeth Binet, dont le père
était fermier général, il mourut le 18 juin 1751.
Son grand-père Jean Isaac, dit le beau Ségur ou le beau Moiaquetairet
cadet de sa maison et sans fortune, eut une jambe emportée à la bataille
de Marsalle. Comme il était très bien fait,il chercha à faire son chemin par
sa bonne mine. Se trouvant en quartier À Nemours, il plut à Madame
de Beauvilliers, abbesse de la Joie ; il chantait et dansait à merveille et
il jouait si bien du luth que cet instrument fut celui de sa fortune. (On
raconte môme que plus tard sa belle-fille ne voulut jamais se séparer
de ce luth et qu'elle l'avait suspendu dans sa chambre à. titre de sou-
venir.)
L'abbesse était jeune, belle, charmante, et ne respirait que la joie et
le plaisir; elle voulut apprendre à jouer du luth, et comme il était diffi-
cile à Ségur de le lui enseigner à travers la petite porte de la grille du
couvent, elle consentit qu'il y passât; sa taille était fine et son corps
souple, mais ces tendres accords eurent bientôt des suites embarras-
santes; l'abbesse dut prétexter un voyage aux eaux; or, elle partit trop
tard, fut prise en chemin et accoucha à, Versailles d'un petit Amphion.
Le duc de Saint-Aignan, son père, apprit lui-même l'histoire au roi,
croyant le divertir aux dépens de quelque autre; mais le duc de La
Feuillade, qui était venu dans la même intention et mieux instruit, lui
dit qu'il était surpris qu'il voulût faire rire le roi à ses dépens en lui
apprenant que c'était de l'aventure de sa fille dont il régalait le roi; la
pauvre abbesse fut enfermée et n'emporta de son abbaye que le portrait
de M. de Ségur qu'elle avait fait peindre en sainte Cécile jouant du luth.
On assure que les Lettres portugaise» sont de cette abbesse (a).
L'aventure, qui aurait perdu tout autre, fit l'avancement du beau Ségur.
Le roi le voulut voir, fut charmé de sa bonne mine et lui fit du bien.
(Bibliothèque nationale. Dossiers bleus, vol. 609, dossier 16026, fol. 10.)
(3) Ces trois mots manquent au manuscrit.
(4) Les éditions portent « la Province ».
(a) C'est la première fois, croyons-nous, que les Lettres portugaises reçoivent cette
attribution. -^ Voir Barbikr, Dict. des ouvrages anonymes (3« édit., Paris, 1882), t. 11,
p. 1286.
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PRISE DE PRAGUE 1«5
marche vers Prague, Capitale de la Bohême, sous les murs de
laquelle toutes les troupes avoient ordre de se réunir pour en
former le siège. La Reine de Hongrie n'ayant point alors de
corps d'armée dans le Pays, mais seulement quelque Cavalerie
légère (1), dispersée çà et là, qui étoit moins redoutable qu'in-
quiétante, on parvint pour ainsi dire sans perte devant
Prague, qu'on investit aussitôt. La garnison étoit au plus de
deux mille (2) hommes de troupes réglées, qui tirèrent à peine
un coup de fusil (3), et il n'y avoit presque point de muni-
tions. On n'ignoroit pas le mauvais état de la Place; aussi
l'Électeur de Bavière n'étoit-il pas d'humeur d'en faire le siège
dans les formes, mais bien de s'en rendre maître au moyen
des intelligences qu'on y avoit, ou de l'emporter d'assaut. Elle
fut prise ^n effet par escalade au bout de quelques jours (4);
fait d'armes d'autant plus éclatant qu'il est rare. Le projet et
l'exécution en furent dûs au Maréchal Comte de Saxe (5), Offi-
cier brave, très expérimenté, et en qui les troupes avoient de
la confiance. Il est, comme tout le monde sait, fils d'Auguste I*%
Roy de Pologne, dont nous avons parlé, et d'une de ses favo-
(1) Ce dernier mot n'est que dans Tédition de 1746 et dans le manus-
crit.
(2) Manuscrit : « dix mille. » ^
(3) Note de l'édition de 1763 : « On en tira assés du côté où les Saxons
attaquoient. »
(4) C'est dans la nuit du 25 au 26 novembre 1741 que la ville de
Prague fut prise d'assaut par le comte de Saxe; grâce à ses bonnes
dispositions et à sa fermeté, il n'y eut pas le moindre pillage; les trois
quarts des habitants n'apprirent qu'à leur réveil la prise de la ville.
(Pajol, t. II, p. 124.) Voyez aux Pièces justificatives, n« vi, la lettre de
Louis XV à l'Électeur de Bavière, datée de Versailles, 13 décembre 1741.
(5) Hermann-Maurice, comte de Saxe, né à Gotzlar (Saxe), lo 28 oc-
tobre 1696, mourut à Ghambord le 30 novembre 1750, dans les bras de
son ami Senac qui l'avait suivi dans ses campagnes. Il était fils naturel
du roi Auguste II et de la comtesse Marie-Aurore de Koenigsmark, qui
épousa ensuite Woldemar, comte de Lowendal. Le duc de Luynes en
parle ainsi : « Il n'avait été connu dans sa jeunesse que par son adresse,
sa force et l'agrément de sa figure, mais il montra plus tard des talents
supérieurs dans le métier de la guerre. On disait avec raison qu'il res-
semblait à ridée que nous nous faisons du dieu Mars. Il avait un cou-
rage d'esprit, une justesse dans le jugement et un sang-froid dont il
avait donné des preuves. Il ne voyait pas tout, mais ce qu'il voyait était
ordinairement ce qu'il y avait de meilleur à faire. » {Mémoires du duc de
Luynes, t. VI, p. 466, et t. X, p. 386 et suiv.)
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166 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
rites d'une naissance illustre. Il est depuis plusieurs atinées
au service de la France, et Louis XV l'aima (1) beaucoup. Il a
le visage sec, le teint un peu bazané, un air rqbuste, une très-
grande taille et une force extraordinaire. Son esprit est déli-
cat, son commerce aimable; il a du penchant à la tendresse,
et passe pour avoir des talens supérieurs; mérite qui Ta mis
en grande considération auprès des femmes, chez lesquelles on
assure qu'il s'est fait à juste titre une très-grande réputation.
On a prétendu qu'il s'étoit pris autrefois (2) de belle passion pour
la Lecouvreur (3) , fameuse comédienne, incomparable dans l'art
de représenter les passions, mais moins célèbre encore pour ce
talent, que par son génie et la noblesse de ses sentimens. Elle
voyoit chez elle tout ce qu'il y avoit de grand et de distingué
dans Paris (4). Elle mourut en très-peu d'heures dans des
douleurs aiguës, qui firent soupçonner qu'elle avoit été empoi-
sonnée (5). On alla même jusqu'à dire qu'elle avoit été la vic-
(1) L*édition de 1763 porte : « l'aimoit ».
(2) Ce mot n'est que dans le manuscrit.
(3) Adrienne Couvreur, fiUe de Couvreur et de Marie Bouly, née le
5 avril 1672 à Damery en Champagne, mourut le 20 mars 1730. Mauiûce
de Saxe, Voltaire et le chirurgien Faget assistèrent à ses derniers
moments. (Lehazdrier, Gal&rie des acteurs du Théâtre-Français, Paris,
1810, 2 vol. in-8«, t. II, p. 278.)
(4) « Elle n*était pas jolie, dit Barbier, mais elle avait beaucoup d*es-
prit, savait et parlait de tout. Elle a eu beaucoup d'amants, notamment
le maréchal de Saxe, à qui elle a rendu de grands services d'argent et
de conseUs dans les affaires qu'il a eues avec le roi de Pologne, son
père, au sujet de la Courlande. » (Barbier, Journal, t. I, p. 305.) —
« Mademoiselle Lecouvreur, dit encore Lemazurier, était d'une taille
médiocre; elle avait la tête et les épaules bien placées, les yeux pleins
de feu, la bouche belle, le nez aquilin, beaucoup d'agrément dans l'air
et les manières, un maintien noble et assuré... Les traits étaient bien
marqués et convenables pour exprimer avec facilité toutes les passions
de ràime... Elle n'avait pas beaucoup de tons dans la voix; mais elle
possédait l'art de les varier à l'infini, de leur donner les plus touchantes
inflexions et d'y joindre toujours l'expression la plus pathétique. »
(Lemazurier, ouvrage cité, t. II, p. 281.)
(5) Dans sa préface aux Lettres d* Adrienne Lecouvreur, M. Georges
Monval traite en détail toute cette histoire de l'empoisonnement
d' Adrienne Lecouvreur. L'abbé Bouret lui avait écrit, dit-on, qu'il était
chargé de l'empoisonner, mais qu'il l'en avertissait par pitié. On l'arrêta
et il fut mis à la Bastille; il aurait avoué plus tard qu'il avait inventé
cette calomnie pour se procurer une entrée chez elle, mais cette rétrac-
tation a-t-elle été sincère, ou fut-elle le prix de sa délivrance? C'est ce
qu'il est difficile d'établir. Ce qu'on a peine à comprendre, c'est pour
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LE PRINCE FRANÇOIS DE LORRAINE 167
time d'une femme jalouse des visites, trop fréquentes à son
gré, que le Comte de Saxe lui rendoit (1). Peu après sa mort,
on parla beaucoup de prétendues lettres de ce Seigneur et
d'elle (2), mais soit qu'elles ayent été supprimées, ou que ce
bruit fût sans fondement, il n'en a paru aucune.
Le Prince François de Lorraine (3), époux de la Reine de
Hongrie, marchoit au secours de Prague à la tête d'une Armée
de 80,000 hommes. Mais ce Prince, ne présumant pas que la
Ville pût être emportée d'emblée, ne faisoit que de petites
marches, donnoit de fréquens séjours à ses troupes, qu'il ne
vouloit pas fatiguer, et s'amusoit à chasser dans les forêts qui
se trouvoient sur sa route (4), en sorte qu'il n'arriva à cinq lieues
de Prague que le lendemain de sa prise. Cet événement déran-
geant ses projets, il assembla un grand Conseil de guerre, dont
le résultat fut qu'il falloit se retirer, ne s'attacher qu'à une
guerre de chicane, harceler l'ennemi déjà fatigué par de longues
et pénibles marches, peu fait d'ailleurs au climat et dans l'im-
possibilité morale de se pouvoir recruter et conséquemment
hors d'état de rien entreprendre de considérable.
Pendant que ce Prince prenoit un parti sage et qu'il ne
pensoit qu'à couvrir le reste du Royaume, l'Électeur de Bavière
s'en faisoit reconnoître et couronner Roy (5) aux acclamations
quels motifs Bouret aurait imaginé ces prétendus mensonges qu'il avait
soutenus jusque-là avec tant de fermeté. (Monyal, Lettres d'Adrienne
Leeouvreur (Paris, Pion, 1892, in-16), p. x.)
(1) Il s'agit de Marie-Charlotte, petite-fille de Jean Sobieski, roi de
Pologne, qui épousa en secondes noces Charles-Godefroy, prince de
Bouillon, frère de son premier mari. On la soupçonna d'avoir fait
empoisonner Mademoiselle Leeouvreur. Cette accusation, qui se trouve
aussi dans les Lettres de Mademoiselle Aïssé, a été niée par Voltaire.
(Barbibr, Journal, t. I, p. 219, note 1, et p. 306, note 2.)
(2) Sur les quatre-vingt-quatre lettres de Mademoiselle Leeouvreur
qui ont été publiées par M. Monval, il n'y a pas une vraie lettre d'amour,
et le nom de Maurice de Saxe n'est cité qu'une fois (lettre 45, du
15 décembre 1729). Peut-être en existe-t-il dans les papiers du maréchal
de Saxe, conservés à la Bibliothèque de Strasbourg.
(3) Tout cet alinéa ne se trouve que dans l'édition de 1746 et dans le
manuscrit.
(4) Cet incident est confirmé dans V Histoire de la dernière guerre de
Bohême, attribuée à Mauvillon, d'après le P. Lelong. (Francfort, 1745,
2 vol. in-16, t. II, p. 2.) ,
(5) Le couronnement eut lieu le 7 décembre 1741. Le roi reçut d'abori
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468 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
des habitans (1) qui s'estimèrent trop heureux que le vain^
queur eût bien voulu ne pas les traiter à toute rigueur, suivant
les loix de la guerre.
La fortune n'étoit pas si favorable à ce prince dans l'Ar-
chiduché d'Autriche, ni dans son Électorat de Bavière. M. de
Ségur, que nous avons dit avoir été (2) laissé avec un corps
de 10,000 hommes, dont la plupart étoient Frajiçois (3), pour
assurer les conquêtes qu'on avoit faites dans ce Pays, se sen-
tant trop foible pour oser tenir la campagne devant le Comte
de Kevenhûller, Général Autrichien, se retira sous Lintz, ville
assez forte, située sur le Danube, par lequel il espéroit faire
venir ses convois; mais le Comte de Kevenhûller (4) lui en
ôta la communication et le réduisit en peu de jours à manquer
absolument de vivres. M. de Ségur, n'ayant plus de res-
sources, aima mieux capituler, le 23 février 1742 (5), que de
tenter, à la tête de sa petite armée, de s'ouvrir honorablement
l'hommage de la ville de Prague, après quoi il fit publier les lettres de
convocation aux États du royaume. — Voyez les détails de la céré-
monie du couronnement dans V Histoire de la dernière guerre de Bohême,
t. II, p. 8.
(4) Editions de 4745, 4759 et 4763 : « Dès qu'on eut mis ordre à tout
dans Jénupar [Prague], Cha Bcukan [l'Électeur de Bavière] en fut élu et
couronné Roi aux acclamations... »
(2) Le mot « été » manque dans le manuscrit.
(3) Ces cinq derniers mots manquent aux éditions.
(4) Le comte de Kevenhûller, gouverneur de Vienne, né en 4684,
mort le 26 janvier 4744. 11 a laissé des mémoires très dispersés et
un petit volume de maximes de guerre. (Paris et aux Deux-Ponts
4774), traduits par le baron de Saint-Clair. (Pajol, t. I, p. 634,
note 4.)
M. de Kevenhûller arriva le 34 décembre 1744 sous les murs de Linz
et fit sommer M. de Ségiu» de se rendre. Il lui fit répondre qu'on l'atten-
dait de pied ferme ; le lendemain, nouvelle sommation avec menace
d'attaquer dans la journée. On congédia le tambour, chargé de répondre
au général autrichien « que s'il envoyait un troisième parlementaire on
le ferait pendre; que lui, M. de Kewenhûller, serait le bienveau, mais
que la garnison distribuée dans chaque maison ferait le coup de fusil,
et que, tant qu'il y aurait une pierre sur l'autre, on ne se rendrait
point. » {Ibid., t. I, p. 171 et 472.)
Voir aux Pièces justificatives, n« vu, le rapport du sieur Châtillon,
contrôleur des vivres, envoyé par le comte de Ségur au maréchal de
Broglie.
(5) Cette date n'est que dans le manuscrit. Elle est erronée : c'est le
23 janvier 4742 qu'il faut lire. Le lendemain 24, pendant que les troupes
françaises et bavaroises sortaient de Linz, la diète de Francfort élisait
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CAPITULATION DE LÏNZ 46Ô
un passage Tépée à la main (4); ce qui ne lui fit pas hon-
neur (2), quoiqu'on ait assuré qu'il produisit pour sa justifica-
tion des ordres par écrit du Cardinal de Fleury d'en user ainsi;
à quoi il y a quelque apparence, puisqu'il fut bien reçu du Roy
et employé dans la suite. Mais une faute dont il ne put se laver,
fut de n'avoir pas eu l'attention de faire spécifier dans la capitu-
lation la route que ses troupes tiendroient dans leur retraite;
en sorte qu'on le força de faire une marche longue et pénible,
qui fit périr la plus grande partie de ses soldats, auxquels même
on refusa les choses nécessaires à la vie. Dans sa retraite, ses
rÉlecteur de Bavière. (Voir sur la capitulation de Linz ï Histoire de la
dernière guerre de Bohême, t. II, p. 45.)
M. de Ségur fut pris dans Linz avec 8,700 hommes d'infanterie et
1,700 de cavalerie; les princes de Rohan, Tingry, Zollern, milord Clare,
les marquis de Marcieux, Châtelet, SouvriS BeaufTremont, L'Hôpital, le
comte Minuzzi furent faits prisonniers de guerre pour un an. (Bibl. nat..
Dossiers bleus, vol. 609, n» 16029, fol. 11.)
(1) L'auteur du manuscrit est bien sévère pour M. de Ségur, qui
semble avoir opposé au général KevenhûUer toute la résistance possible.
La place de Linz n'était pas défendable malgré les quelques travaux que
rÉlecteur de Bavière y avait fait élever après la conquête de la Haute*
Autriche.
Les attaques de M. KevenhûUer contre les faubourgs de la ville furent
repoussées, mais le point capital de la résistance se trouvait en amont
de Linz. La prise de Scharding, le 12 janvier, par l'armée autrichienne
la rendit maltresse du cours du Danube, que le maréchal de Torring
essaya en vain de reprendre d'assaut, le 21 du même mois, pendant
que sous les murs de Linz les troupes de M. de Ségur le défendaient
avec la plus grande énergie, faisant de fréquentes sorties, allant elles-
mêmes chercher l'ennemi dans ses lignes, et ne laissant pas un jour
s'écouler sans se battre. Môme après l'insuccès de la tentative sur Schar-
ding; M. de Ségur résolut de tenter un coup de désespoir et de s'ouvrir
lui-même un passage soit sur la Boliôme vers Piteck, soit sur la Bavière.
Toutes ses tentatives échouèrent, et ce ne fut qu'en présence d'un assaut
imminent, de l'épuisement des vivres et dans l'impossibilité de tout
secours que le conseil assemblé des principaux officiers décida qu'on
capitulerait. (Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 169 et suiv. — Voir également
VHisi. de la dernière guerre de Bohême de 1745, t. II, p. 45.)
(2) Note de l'édition de 1763 : « Le Maréchal Comte de Thœring, ne
pouvant parvenir à couvrir la communication avec la ville de Linz, le
Comte de Ségur fut obligé de la rendre. Cette reddition de Linz fit du
bruit à Paris, et Madame de Ségur ayant paru & la Comédie, eut la mor-
tification que le parterre lui criât : « Madame, Linz ! Linz î » Le Comte
de Ségur fit en 1745 la belle retraite de Bavière et convainquit ses
ennemis de sa valeiu* et de sa capacité. »
Nous n'avons pas trouvé dans les mémoires de l'époque la moindre
allusion à l'incident rapporté dans cette note.
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170 ANECDOTES CURÎEUSËS DE LA COUR DE FRANCE
équipages furent pillés par quelques troupes légères Autri-
chiennes. M. de Ségur se plaignit de cette violence, quiétoit en
effet contre les loix de la guerre. Le Comte de KevenhûUer, qui
craignit que les François n'en prissent un prétexte d'enfraindre
la capitulation, qui portoit entr'autres choses de ne point
servir pendant un certain temps contre la Reine de Hongrie (1),
offrit de réparer le dommage (2), qui fut estimé 18,000 livres,
et payé. Il fit défenses à ses troupes, sous des peines rigou-
reuses, de se porter à l'avenir à de pareils excès; con-
duite bien louable, mais que plusieurs Généraux de la Reine de
Hongrie ne crurent pas devoir imiter (3). M. de Ségur est un
grand homme, beau et bien fait; il a de la vivacité (4), de
l'enjouement, et est tout à fait propre pour la Cour, où sa
belle figure lui a fait plus de réputation que sa capacité pour
la guerre. M. le Comte de KevenhûUer, après cette expédition,
soumit en peu de tems le reste de l'Autriche (5). Il se jetta à
la tête d'une autre armée dans la Bavière, il passa sur le ventre
du Comte de Thœring -(6), Général Bavarois (7), peu capable
de l'arrêter, et mettant tout à feu et à sang, il s'empara des
principales villes et marcha vers la Capitale, dont il forma le
siège. Elle se défendit avec vigueur (8), mais enfin elle fut
(1) Article 3 de la Capitulation. — Voir Le Maréchal de Ségur, par le
comte de Ségur (Paris, 1895, in-S").
(2) Voyez VHi$t. de la dernière guerre de Bohême^ déjà citée, t. II, p. 49.
On lit, en outre, dans une lettre du cardinal Fleiu'y, adressée le
16 juin 1742 à l'empereur :
« Le Roy, après avoir fait examiner mûrement le grief que la garnison
de Linz reprochait à des hussards autrichiens qui avaient enlevé quelques
provisions de fourrages qu'elle avait fait, n'a pas jugé qu'il fût suffisant
pour le regarder comme une infraction de la capitulation que le grand
duc avait signée... C'eût été manquer absolument à la bonne foi. et
s'attirer un juste reproche de la part de la cour de Vienne. » (Biblioth.
nat. Nouv. acq. franc. 491, fol. 24.)
(3) Ces quatre dernières phrases (depuis : « Dans sa retraite... ») ne
se lisent que dans l'édition de 1746 et dans le manuscrit.
(4) Le manuscrit donne : « vanité ».
(5) L'édition de 1763 porte ; « Xura [Mr. de Berenklau], k la tète d'une
autre Armée, se jeta dans le Visapouran [Bavière]. » Pour le nom de
M. de BerenMau, elle est d'accord avec la clef de l'édition de 1759.
(6) Dans le manuscrit : « Torring ».
(7) Ce dernier mot n'est que dans le manuscrit.
(8) Note de l'édition de 1763 : « Mimich est une place ouverte, et la
défense qu'on fit étoit fort peu de chose. »
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OCCUPATION DE LA BOHÈME 17i
foi*cée de se rendre (1). On reprocha aux Autrichiens, non
seulement d'avoir pillé toutes les maisons de la Ville et le
Palais de TÉlecteur, d'où ils enlevèrent de grandes richesses,
mais même d'y avoir exercé toutes sortes de cruautés. On
assure qu'on en ût d'inutiles représentations au Comte de
Kevenhûller, et qu'il n'y répondit que ces mots : t Malheur
aux vaincus (2) 1 > Le seul trait que nous allons rapporter
suffira pour donner une idée de l'inhumanité avec laquelle on
dit qu'ils en usèrent (3). Un riche marchand, voyant l'ennemi
prêt à forcer un pont qui communiquoit à la Ville, le fit cou-
per au plus vite, et de sa maison située en face, et dans
laquelle il avoit rassemblé quelques gens d'élite, incommoda
fort les assiégeans. Après la réduction de la Ville, les Autri-
chiens, loin de respecter ce brave homme, qui n'avoit fait que
son devoir en combattant pour son Prince «t pour sa Patrie,
le pendirent au bout du même pont qu'il avoit si bien défendu.
M. de Kevenhûller, maître de la Capitale, ne tarda pas à l'être
de tout le pays. Ainsi l'électeur de Bavière dans une campagne
se trouva sans États (4).
D'un autre côté, le prince Charles (5), beau-frère de la Reine
(1) Le colonel de Mentzel, à la tête de 5,000 hommes, s'empara de
Munich le 13 février 1742. Il était né à Leipzig; son père était barbier,
et sa mère blanchisseuse ; il avait épousé la fille d'un des ôcuyers du
manège de Vienne dont il était tombé amoureux. On le représente
comme brave et entreprenant. Il aimait fort à boire, passait rarement
un jour sans se griser et prétendait qu'il ne réussissait jamais mieux
dans ses entreprises que dans cet état. Il fit répandre dans toute la
Bavière, après la prise de Mimich, un manifeste dans lequel il menaçait
les Bavarois qui seraient pris les armes à la main de leur faire couper
le nez et les oreilles. (HisL de la guerre de i74î^ Amsterdam, 1755,
in-16, p. lOâ. — Hist. de la dernière guerre de Bohême, t. II, p. 39, 40,
50 et 59.)
(2) Cette phrase ne figure que dans l'édition de 1746 et dans le
manuscrit.
L'auteur de VHi$toire de la dernière guerre de Bohême prête au général
Berenklau cette répétition de la réponse de Brennus (t. II, p. 51.)
(3) Éditions de 1745, 1759 et 1763 : « . . avec laquelle on dit qu'ils en
usèrent. »
(4) Les éditions de 1745, 1749 et 1763 ajoutent : « et réduit à. mener
une vie assez triste à Amadahat [Francfort], où il tenait sa Cour. »
(5) Charles, prince de Lorraine, né le 12 décembre 1712, marié àMarie-
Aiine-Éléonore, archiduchesse d'Autriche, morte le 16 décembre 1744.
Fils de Léopold-Joseph-Charles-Dominique-Agapet-Hyacinthe, duc de
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178 àNKCDÔTES GtJtllËtJSÈS DE LA COUR DE FRANCE
de Hongrie, à la tète d'une nombreuse armée, avoit déterminé
les Armées combinées (4) de Prusse et de Saxe à la retraite.
Elles avoient évacué la Moravie; mais la mésintelligence s'étant
mise entre les Chefs, elles s'étoient séparées, et celle de Saxe
étoit allée se joindre aux François dans le Royaume de
Bohême (2). Cependant le Prince Charles suivit le Roy de
Prusse de si près, que ce Monarque ne put éviter d'en venir
à une bataille. Elle se donna dans la plaine de Czaslau (3).
Les Autrichiens culbutèrent tout, et perçant jusqu'au corps de
réserve, ils pénétrèrent dans le camp ennemi. Là, le soldat,
avide de butin, se débanda et s'amusa à piller, faute trop
ordinaire à la guerre f Le Roy de Prusse en profite, rallie ses
trouppes, tombe sur les Autrichiens, en fait un horrible car-
nage, et leur arrache la victoire des mains (4).
La Reine de Hongrie pensa alors à détacher le Roy de Prusse
de la grande alliance, en lui abandonnant une grande (5) partie
de ce qu'il avoit conquis. Ces négociations ne purent être si
secrètes, qu'il n'en transpirât quelque chose. Le Maréchal de
Broglio en avoit même informé la Cour de France, et avoit
mandé plusieurs fois qu'il ne falloit avoir aucune confiance au
Lorraine, né à Innsbrack le 11 septembre 1679 et mort le 27 mai 1727,
et d'Élisabeth-Ch&rlotte d'Orléans, fille de Philippe de France, frërq
unique de Louis XIY, née le 13 septembre 1678, morte à Commercy le
23 décembre 1744. (Morérï. Dict. histor., t. VI, p. 401 et 402. — Hitt. de
la dernière guerre de Bohême, t. Il, p. 24.)
(1) Éditions de 1745, 1759 et 1763 : « Ces revers et la marche du
Prince Saleker [Charle$ de Lorraine], beau-frère de la Reine de Golconde
[Hongrie], déterminèrent les Armées... »
(2) Le commandement de ces deux armées réunies avait été confié au
comte Jean-Baptiste de Polastron, né en 1686, qui mourut à Wolin, en
Bohème, le 4 mai 1742. « C'était un des meilleurs officiers du roi, dit le
duc de Luynes; valeur, sagesse, exactitude, grande appréciation et
goût pour son métier; le roi de Prusse, qu'il avait suivi pendant quelque
temps avec un corps de troupe de 5 à 6,000 hommes, l'avait extrême-
ment goûté. » ^Pajol, Lei Guerres sous Louis XV, t. I, p. 189, note 1. —
Mémoires du due de Luynes, t. lY, p. 143.)
(3) Le manuscrit porte « Gaslau ». La bataille de Czaslaw ou de Chotusitz
eut lieu le 17 mai 1742. Elle coûta près de 7,000 honmies aux Autrichiens
et 4,000 aux Prussiens. (Jobbz, La France sous Louis XV, t. 111, p. 265.)
(4) Note de l'édition de 1763 : « Lises, s'il vous plait, le détail de la
marche de la Moravie vers la Bohème, et celui de la bataille de Czaslau,
avec sa critique dans les Campagnes du Roi, part. I, lettre 6, 11 et 18. »
(5) Ce mot n'est que dans le manuscrit.
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DÉFECTION DU ROI DE PRUSSE 473
Roy de Prusse (1), que ce Prince ne cherchoitque ses propres
avantages, et qu'avant qu'il fût peu, on le verroit prendre le
parti de la Reine de Hongrie, ou du moins faire sa paix avec
elle, sans égards pour la France et ses Alliés. On donnoit
d'autant moins de créance en France à ses discours, que M. de
Belle-Isle, malgré toute sa pénétration et son esprit, se laissa
amuser par ce Prince (2), près duquel (3) il se rendoit fré-
quemment, mandoit tout le contraire. Mais ces bruits n'étoient
que trop bien fondés, et l'événement justifia que M. de Broglio
ne s'étoit pas trompé . Lé Roy de Prusse fit en effet son traité avec
la Heine de Hongrie (4) et retira ses troupes. Cette Princesse eut
môme la satisfaction, peu de tems après, de voir l'Électeur de
Saxe accéder à ce traité par les bons offices du Roy d'Angleterre.
La conduite du Roy de Prusse fut généralement improuvée,
et fit à sa gloire une tache qu'il aura peine à effacer (5). La
France auroit paré ce coup, si au lieu de 40,000 hommes, le
Cardinal de Fleury, moins économe, en avoit (6) envoyé
100,000 à l'Électeur de Bavière, dont la grande supériorité
(1) Dans une lettre adressée au cardinal de Fleury, le 17 juin 1742,
du camp sous Prague, le maréchal de Broglie s'exprimait ainsi : « A en
juger par le passé, on ne doit point compter sur le Roy de Prusse, et
je Tai toujours appréhendé, comme Votre Éminence a pu s'en aper-
cevoir. Il me parait même que M. de Belle-Isle commence à n'en pas
espérer de grands secours. » {Campagnes des maréchaux de France,
Amsterdam, 1772, t. V, p. 190.)
£n parlant de Frédéric, Amelot écrivait de son côté au maréchal de
Belle-Isle, le 15 juillet 4742 : « Le prince n'est pas perfide à demi; il n'y
a point de noirceur à laquelle on ne doive s'attendre de sa part. »
(Aflfaires-Étrangères, Archives Correspondance ff Allemagne.)
Frédéric II avait en effet traité le 11 juin avec Marie-Thérèse. (Voir le
texte de ce traité dans Pajol. ouvr. déjà, cité. t. II, p. 211.)
(2) Voyez aux Pièces justificatives, n»* viii et x, la lettre du 15 janvier
1742 par laquelle Frédéric annonce au maréchal de Belle-Isle le départ
de son armée, et celle du 83 février suivant relative au maréchal de
Belle-Isle.
(3) Les éditions portent : « près de qui... »
(4) Voy. la note 1 ci-dessus.
(5) Éditions : « qu'il n*a jamais pu effacer ».
Voy. aux Pièces justificatives, n» xi, la lettre adressée à ce sujet le
27 juin 1742 par le cardinal de Fleury à l'empereur Charles VII.
Voir également (Pièces justificatives, n« xiii) celle du 20 juillet 1742,
par laquelle l'Empereur Charles VII rappelle au cardinal les engagements
de la France et lui dépeint la triste situation où il se trouve.
(6) Le manuscrit porte simplement « eût », au lieu de « en avoit ».
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474 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
auroit contenu le Roy de Prusse. Quoi qu'il en soit, après la
défection du Roy de Prusse, la Reine de Hongrie, maîtresse
de faire assembler (i) les troupes qu'elle lui avoit opposées,
les fit marcher au plutôt vers la Bohême, et ses sujets s'empres-
sant de lui fournir des secours, elle se vit bientôt en état de
se faire d'autant plus redouter, que les maladies et la mortalité
avoient considérablement diminué l'armée Françoise. Ce qui
en restoit avoit été distribué dans différens quartiers éloignés,
et qui n'avoient pas même entr'eux une communication aisée.
C'étoit rÉlecteur de Bavière qui, contre l'avis du Maréchal de
Broglie, avoit fait cette mauvaise disposition. On a prétendu
même que M. de Belle-Isle, qui avoit fait différens voyages de
Francfort à l'Armée, l'avoit conseillée; et quoiqu'elle ne s'accor-
dât pas avec le génie qu'on lui attribue pour la guerre, il n'est
pas moins certain qu'on lui en donna le blâme. Peu de tems
après cette manœuvre (2), l'Électeur de Bavière, ayant appris
qu'il venoit d'être élu Empereur d'Allemagne (3), laissa le
commandement à M. de Broglio, et se rendit à Francfort pour
recevoir la Couronne Impériale (4). Ce fut peu de mois après
que M. de Kevenhûller lui enleva ses États de Bavière (5); ce
qui réduisit ce Prince à la nécessité de tenir sa Cour à Franc-
fort, où il mena une vie assez triste (6).
(1) Éditions : « agir. »
(2) Note de l'édition de 1763 : « Mais Charles VII avait déjà été élu
Empereur avant la bataille de Czasiau. »
En effet, rélection de Charles VII est du 25 janvier 1742, et la bataille
de Czasiau du 17 mai suivant.
(3) Le maréchal de Belle-Isle écrivait k Moreau de Séchelles le 22 jan-
vier 1742 : « Je ferai faire l'Élection après-demain, s*il platt à Dieu,
malgré les difficultés qui naissent de dessous les pavés, la cour de
Vienne remuant ciel et terre pour la retarder. La Reyne de Hongrie a
écrit des lettres fulminantes à tout le Collège Électoral, où elle dit le
diable de la France, et je n'y suis pas oublié... » (Papiers de Moreau de
Séchelles. Bibhothèque nationale. Nouv. acq. franc. 2523, fol. 197.)
(4) Voyez aux Pièces justificatives, n* v, la note du 5 novembre 1741
sur l'élection et, n« ix, la lettre du maréchal de Belle-Isle à Moreau
de Séchelles, du 24 janvier 1742.
(5) Voyez aux Pièces justificatives, n» xii, la lettre que l'empereur
adressa au cardinal de Fleury le 9 juillet 1742, pour pousser la France
à continuer la guerre, sans traiter avec la cour de Vienne.
(6) Cette phrase ne se trouve À cette place, assez justement d'ailleurs,
que dans le manuscnt. Cf. plus haut, p. 17i, note 4^
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MARCHE SUR PRAGUE 475
Vers le commencement de Tannée, il avoit paru une
Comète (1), qui s'étoit fait voir pendant tout un mois. Elle
étoit fort brillante, et sa queue, extrêmement chevelue, s'éten-
doit très-loin du côté du Nord. Sa grandeur et la durée de son
apparition donnèrent lieu à bien des discours, auxquels, sans
le concours (2) de la Comète, la situation des affaires étoit
plus que suffisante pour donner quelque poids; mais c'est
ainsi que le vulgaire s'effraye de ces météores, tout naturels
qu'ils sont, et qu'il en tire toujours des pronostics sinistres,
qui n'ont de fondemens que dans son ignorance. Cependant
l'Armée de la Reine de Hongrie s'avançoit à grandes journées
vers le Royaume de Bohême, et recevoit chaque jour des ren-
forts considérables. Le Maréchal de Broglio, qui en fut informé,
ordonna de lever les quartiers; mais le grand éloignement et
le défaut de communication ne permirent pas de les mettre
ensemble. Tout ce qu'on put faire fut de former, avec assez de
peine, deux ou trois corps, et de chercher à se réunir au plu-
tôt : l'Ennemi, de beaucoup supérieur, n'en donna pas le tems.
M. de Broglio (3), avec environ 12,000 hommes, très harassés
et découragés par la retraite des Saxons, se détermina à se
retirer sous Prague. Sa marche se fit avec toute l'habileté pos-
sible. Étant parvenu à mettre un ruisseau entre le Prince
Charles et lui, il rangea sa petite Armée en bataille, et attendit
l'Ennemi de pied ferme. Cette manœuvre si fîère et son air
serein inspirèrent tant de confiance et de courage à ses soldats,
que les Autrichiens, fort de 50,000 hommes, n'osèrent jamais
tenter de passer le ruisseau entre le Prince Charles et lui (4).
La journée se passa en escarmouches; et dès que la nuit fut
venue, M. de Broglio décampa et continua sa route vers Prague.
(1) D'après Barbier, Tapparition de cette comète aurait eu lieu au
mois de janvier 1744. (Journal, t. JI, p. 382.)
(2) Manuscrit : « secours ».
(3) Tout ce passage, jusqu'à la seconde phrase de l'alinéa suivant, est
ainsi résumé dans toutes les éditions, sauf dans celle de 1746 : « Nettir
[M. de Broglio], dont le corps étoit le plus considérable, venoit de
recevoir im échec, qui l'avoit déterminé à se retirer sous Jénupar
Prague], et à. la mettî*e en état de défense. Comme il en avoit fait... »
(4) Le manuscrit répète ici, par erreur, la phrase précédente : « |I
rangea sa petite arméç en bataille. »
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176 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Chaque jour, il étoit inquiété par les troupes légères Autri-
chiennes, mais quelquefois à leur désavantage. Cette retraite
du Maréchal de Broglio est assurément un chef-d'œuvre, et on
a peine à croire qu'une poignée d'hommes en ait arrêté
50,000, et se soit tenue plus de douze heures en présence sans
recevoir le moindre échec.
Arrivé à Prague (1), le premier soin de M. de Broglio fut de
mettre la ville en état de défense. Comme il en avoit fait sa
place d'armes, et qu'elle étoit assez bien munie, il compta bien
en faire acheter cher la conquête aux Autrichiens. Il mit une
partie de ses troupes dans la Ville, et fit camper le reste autour
des murs des retranchemens, qui, quoique faits à la hâte, étoient
cependant formidables par leur disposition (2). Le Maréchal
de Belle-Isle l'y vint joindre (3), et s'y enferma avec lui. Les
Autrichiens (4) ne tardèrent pas à se présenter devant. Aussi
M. de Belle-Isle offrit de remettre la Ville aux troupes Autri-
chiennes, pourvu qu'il fût permis à l'Armée et à la Garnison
de se retirer. Le Prince Charles accepta la proposition pour
l'armée seulement, et voulut que la Garnison (5) fût prison-
nière de Guerre. MM. de Belle-Isle et de Broglio ayant rejette
ce parti, on les assiégea dans les formes; mais comme ils étoient
retranchés jusqu'aux dents et que d'ailleurs le Prince Charles
se flatoit qu'il n' étoit pas nécessaire de presser des gens qui
(1) Le maréchal y arriva le 13 juin 1742. L'armée campa à la droite et
à la gauche de la Moldaw. Voy. la lettre du maréchal de Broglie au
ministre de la guerre dans laquelle il lui explique sa marche et sa
retraite. (Pajol, ouvr. déjà cité, t. II, p. 218.)
(2) Éditions de 1745, 1759 et 1763 : « autour des murs derrière de
bons retranchemens qu'il fît faire, et auxquels il ajouta tout ce que son
expérience lui fit juger nécessaire. »
(3) Le maréchal de Belle-Isle arriva à Prague deux jours après le
maréchal de Broglie; il visita le camp que celui-ci avait établi et en
critiqua la disposition. En désaccord complet avec lui, U écrivit dès le
lendemain au marquis de Breteuil pour dégager sa responsabilité. (Cam-
pagnes de France, t. V, p. 170.)
Pendant ce temps, le maréchal de Broglie avait au contraire écrit au
roi, le 8 juillet 1742, que son armée était si bien disposée qu^elle était
comme dans une boite. (Pajol, déjà cité, t. II, p. 218, et même page,
note 3.)
(4) Les éditions de 1745, 1757 et 1763 ajoutent : « commandés par le
Prince Saleher [Charles de Lorraine]. »
(5) Le manuscrit porte : « sa garnison »,
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SIEGE DE PRAGUE 177
se rendroient bientôt d'eux-mêmes (1), le siège alloit lente-
ment (2 j. Ënfm, on vit si peu d'apparence à pouvoir forcer les
François, qu'on se détermina à changer le siège en blocus. Le
Prince Charles ferma si bien tous les passages, qu'il étoit
impossible aux Maréchaux d'avoir aucune communication
avec le dehors. Cependant de gros détachemens Autrichiens
battoient la campagne, et ne faisoient aucun quartier aux Fran-
çois. Un de ces partis tomba sur un petit endroit sans défense,
dont on avoit fait un hôpital, où il y avoit au moins 800 Fran-
çois malades, gardés par environ 200 hommes, qui se ren-
dirent sur le champ : tout fut passé au fil de Tépée sans misé-
ricorde.
La Reine de Hongrie, animée par ses succès, ordonna enfin
le siège de Prague (3). Le Prince Charles fit aussitôt toutes les
dispositions nécessaires pour ruiner les retranchemens du
Maréchal de Brogho. Ils furent canonnés et bombardés avec
tant de vivacité, que les Assiégés avouèrent qu'ils n'avoient
jamais vu un feu si terrible (4). Mais la bravoure des François,
leur activité à réparer les ravages que l'artillerie faisoit dans
les ouvrages qui les couvroient, leurs fréquentes et sanglantes
sorties, dans lesquelles ils ruinoient les approches et batteries
des assiégeans et retardoient leurs 'projets; enfin leur cons-
tance dans les travaux, leur patience à supporter leur misère,
qui étoit extrême, les ressources étonnantes qu'ils trou voient
pour leur défense dans leur propre courage, rendront ce siège
d'autant plus mémorable, qu'il paroîtra bien étonnant qu'une
place qui n'avoit aucun ouvrage avancé ait été foudroyée pen-
dant plus de trois mois, sans qu'on n'ait vu ni brèche ni assaut,
(1) Cette incidente n*est que dans l'édition de 174» et dans le manuscrit.
(2) Le siège de Prague dura plus de six mois. La garnison en sortit
avec les honneurs de la guerre le 2 janvier 4743.
(S) Voyez la lettre adressée de Prague, le 43 août 4742, par le maréchal
de Broglie à l'intendant général Séchelles, sur les dispositions à prendre
pendant le siège de Prague. (Pièces justificatives, n» xvi.)
(4) Éditions de 1745, 4759 et 1763 : « Ils furent attaqués avec vigueur,
et défendus de même. » — Dans les mômes éditions, la suite est ainsi
résimiée : » Les Goleondois [Autrichiens] retournèrent en vain plusieurs
jours de suite à la charge ; ils ne purent gagner de terrain. Salcher [le
prince Charles], voyant ses troupes rebutées, et qu'il avoit inutilement
sacrifié beaucoup de monde, revint à son premier projet... »
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178 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
et que 22,000 hommes, ayant à se défendre des ennemis du
dedans autant que de ceux du dehors, réduits pour toute nour-
riture à du pain, du vin et de la chair de cheval, encore en
petite quantité, et assiégés par plus de 60,000 hommes frais,
et à qui rien ne manquoit, ayent préféré de s'ensevelir sous
les ruines de la Place à faire la moindre démarche qui pût
rendre leur courage douteux (1).
Le Prince Charles, voyant qu'il avoit affaire à un Ennemi
déterminé, audacieux et entreprenant, revint à son premier
projet, qui étoit de tenir les François bloqués et de les prendre
enfin par famine. Ce parti, qui étoit le plus sûr, auroit infailli-
blement réussi, si Louis XV, bien informé du triste état de ses
troupes, n'avoit. pas envoyé l'Armée de l'Électeur de Cologne
à leur secours. En peu de mois, la misère avoit fait périr un
grand nombre de François, et ceux que la mort avoit épargnés
étoient réduits à manger la chair de leurs propres chevaux,
dont, sur la fin du blocus, la livre se vendoit même jusqu'à
vingt-quatre à trente sols. On a prétendu que le Cardinal de
Fleury avoit caché avec soin au Roy la situation du Maréchal
de Broglio, et que ce Prince n'en fut instruit que par une lettre
qu'on vint à bout de faire parvenir à Madame de Mailly. Après
l'avoir lue, elle la laissa sur une table, prévoyant bien que le
Roy, curieux, et peut-être jaloux, ne manqueroit pas de s'en
emparer. Cet innocent stratagème réussit, et Louis XV apprit
par ce moyen à quelle extrémité M. de Broglio étoit réduit (2).
Il parut piqué; mais son foible pour le Cardinal étoit si grand.
(4)« Les soldats exténués de faim et de fatigue n'étaient plus sou-
tenus que par leur courage. C'est une chose admirable que plus de
20,000 hommes ayent mieux aimé périr que de faire une démarche qui
eût pu rendre leur courage douteux,.. On voit quelquefois le même cou-
rage, la môme résolution dans trois ou quatre hommes; mais que cela
se trouve dans toute une armée, c'est une chose dont l'Iiistoire ne nous
fournit aucun exemple. » (Hitt. de la dernière guerre de Bohême^ t. Il,
p. 179.)
(2) C'est pour la première fois, croyons-nous, que cet incident est
rapporté. Nous n'en avons en tout cas trouvé aucune trace dans les
Mémoires du temps que nous avons eus sous les yeux. — MM. de Gon-
court l'ont reproduit dans leur livre sur la ducliesse de Cliâteauroux et
ses sœurs (Paris, 4897, in-42, p. 437), mais il est à présumer qu'ils Tont
extrait des présents Mémoirei.
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SECOURS ENVOYÉS AU MARÉCHAL DE BROGLIE 479
qu'il ne lui en fit pas plus mauvaise mine. Il se contenta de
faire assembler son Conseil en sa présence. On y discuta si on
secourroit, ou non, les troupes enfermées dans Prague. Le
Cardinal de Fleury fut pour la négative, et représenta les
sommes immenses qu'il en avoit coûté jusqu'alors pour un
Prince qui ne s'aidoit pas lui-même. Mais la plus grande partie
des Ministres, et surtout M. Orry, qui parla avec fermeté,
quoiqu'il dût son élévation au Cardinal, firent voir que la gloire
du Roy et l'honneur de la Nation étoient intéressés, non seule-
ment à dégager le Maréchal de Broglio (i), mais à continuer
de soutenir l'Électeur de Bavière, d'autant plus qu'on avoit
plus (2) fait pour lui, et qu'enfin, le danger étant extrême, il
n'y avoit point à balancer d'ordonner à M. de Maillebois de
marcher en diligence à Prague. M. Orry alla même jusqu'à
dire que l'argent ne manqueroit pas, et qu'il avoit au moins
1,350,000 livres pour cette expédition. Il fut donc décidé qu'on
secourroit M. de Broglio, et en conséquence, le Maréchal de
Maillebois reçut ordre de marcher à grandes journées (3). A
cette nouvelle, son Armée témoigna une joie inexprimable et
une ardeur qui donna tout lieu d'espérer que, malgré l'éloi-
gnement elle arriveroit assez tôt pour tirer M. de Broglio
d'affaire. On étoit cependant dans une très-grande inquiétude
à la Cour de France, et on ne se rasseura que quand on apprit
(1) Le manuscrit donne tantôt « BrogHo », tantôt « Broglie »
(â) Le manuscrit porte : « tout fait ».
(3) La marche que fit le maréchal de Maillebois pour dégager les
maréchaux de Broglie et de Belle-Isle enfermés dans Prague, lui valut
le surnom de général de Tarmée des Mathurins, du nom de Tordre reli-
gieux qui s'était voué à la rédemption des captifs. (Yoy . Jobez, La France
tous Louis XV, t. HI, p. 281, et Barbibr, Journal, t. II, p. 326.
A ce moment, on fit sur le maréchal de Maillebois une chanson qui
commençait ainsi :
Voici les Français qui viennent,
Ma mie, sauvons-nous I
Oh ! que nenny, dit la reine,
G est Maillebois qui les mène.
Je m'en f...
(Barbier, Journal, t. II, p. 332.)
Voir aux Pièces justificatives, n» xv, la lettre que l'Empereur adressa
le 2 août 1742 au cardinal de Fleury, en apprenant le départ de l'armée
de secours commandée par le maréchal de Maillebois.
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/-
180 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
que M. de Maillebois étoit sur les frontières du Royaume de
Bohême (1); qu'il avoit (^té renforcé par 10,000 hommes de
recrues, qu'on avoit envoy(^s il y avoit quelques mois, et qui
n'avoient pu pf^nétrer; et qu'enfin, malgré le Prince Charles,
qui avoit levé le blocus pour aller à sa rencontre, il comptoit
joindre dans peu M. de Broglio, qui de son côté s'étoit mis en
marche, avec une partie de sos troupes, pour faciliter la jonc-
tion, tandis que M. de Belle-Isle étoit resté dans Prague avec
le reste. Le Maréchal Comte de Saxe, qui possédoit la carte du
pays, s'étoit aussi rendu auprès de M. Maillebois avec environ
14,000 hommes, et dans un Conseil de guerre, il répondit sur
sa tête de faire passer l'Armée, sans aucun obstacle, par un
débouché qu'il connaissoit. Mais rien ne put déterminer le
Maréchal de Maillebois à marcher en avant. Soit terreur
panique, soit ordres particuliers du Cardinal, comme on le
soupçonna (2), avec une armée de près de 60,000 hommes,
belle, pleine de féu, et qui ne demandoit qu'à aller à l'Ennemi,
il se retira et prit la route du Danube, dans le dessein de se
jetter dans la Bavière. La conduite de M. de Maillebois fut
d'autant plus blâmée, que la jonction étoit un coup de partie
essentiel, et qu'il étoit assez fort pour le pouvoir faire, malgré
les Autrichiens. Aussi ce Général fut-il rappelle et disgracié,
mais trop tard; car l'ardeur de ses troupes s'étoit ralentie, et
(1) Voyez aux Pièces justificatives, n» xvii, la lettre du cardinal de
Fleury à l'Empereur, datée du 17 août 1742, où il lui annonce la nikrclie
de l'armée du maréchal de Maillebois, et supplie Charles VII de ne pas
prendre le commandement des troupes.
(2) A propos de ce mouvement du maréchal de Maillebois, l'Électeur
de Bavière, devenu empereur sous le nom de Charles VII, écrivait en
effet le 29 octobre 1742 au cardinal de Fleury : « Je vous dois trop de
confiance, mon cher Cardinal, poiu* vous cacher les mauvais bruits qui
courent dans le monde, que le maréclial de Maillebois n'attaquerait pas
les ennemis, que sa marche n'en était qu'une d'ostentation. » (Biblio-
thèque nationale. Nouv. acq. franc. 488, fol. 85. — Autographe.) —
D'après d'Argenson, M. de Maillebois aurait pris sur lui de quitter la
Bohême et de passer au Danube (Mémoires, t. IV, p. 42.) Il prétend éga-
lement qu'on aurait intercepté une lettre que lui écrivait le maréchal de
Bclle-Isle et qui contenait la phrase suivante : « Ne vous pressez pas,
un autre cueillerait les lauriers que vous auriez acquis [cet autre était
le maréchal de Broglie], nous avons pour nous la sultane favorite
[Madame de Mailly]. » (Ibid.)
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LE MAKKCIIAL DE MÂiLLEBOlS 184
la rigueur de la saison, qui ëtoit devenue extrême, pendant
qu'on perdoit le tems en Conseils de guerre et en délibéra-
tions (1), en avoit fait périr beaucoup.
Il faut convenir que la France avoit pris le plus mauvais
parti. Son but étant de délivrer l'Armée assiégée dans Prague,
le moyen le plus simple étoit de conduire celle du Maréchal
de Maillebois dans l'Archiduché d'Autriche, ou dans l'Élec-
torat de Bavière (2), dont elle n'étoit pas fort éloignée, et dans
lequel elle auroit pu se rendre en peu de jours, sans craindre
de grands obstacles (3). Cette diversion auroit infailliblement
dégagé le Maréchal de Broglio, parce qu'elle auroit forcé
le Prince Charles à abandonner la Bohême pour aller au
secours de la Bavière et couvrir la Ville de Vienne, qui auroit
couru des risques. On en revint à cette opération, mais il
n'étoit plus tems. L'armée du Maréchal de Maillebois étoit
excédée (4), et elle s'acheva par une marche longue et pénible,
sans magazins, sans munitions, à travers un pays fertile par
lui-même déjà ruiné par le passage des amis et des ennemis,
et sans cesse harcelée par le Prince Charles qui la suivoit.
Toutefois l'arrivée de cette Armée, quoique délabrée, dans la
Bavière, contribua à en procurer le recouvrement. Mais, mal-
gré les secours que le Roy y fit passer, M. de Broglio, qui,
après le rappel de M. de Maillebois, avoit pris le commande-
(1) L'édition de 1746 porte par erreur : « de délibérations ».
(2) Les éditions de 1745, 1759 et 1763 donnent seulement : « dans les
États de Visapour [Bavière]. »
(3) D'après l'auteur de YHisloire de la dernière guerre de Bohême, la
marche sur Prague aurait été voulue par Charles VII, qui l'aurait pour
ainsi dire imposée à M. de Maillebois (t. II, p. 189).
II résulte toutefois de sa correspondance avec le cardinal de Fleury et
le maréchal de Belle-Isle, que ce dont se plaignait surtout Charles VII,
c'était l'indction du maréclial de Maillebois et qu'il le pressait de
marcher soit vers Vienne en suivant la li^ne du Danube, soit en Bohême
directement pour dégager Prague. (Bibliothèque nationale. Nouv. acq.
franc. 488, fol. 280, 283 et 286.)
Voy. également la lettre du maréchal de Maillebois au cardinal de
Fleury, du 19 octobre 1742, par laquelle il se déclare dans l'impossibilité
de secourir Prague. (Campagnes des maréchaux de France, t. I, p. 339.)
(4) Cette armée était si fatiguée des mouvements qu'elle avait faits, et
elle avait tant souffert de la disette des vivres, qu'en arrivant sur le
Danube elle était diminuée de plus de 6,000 hommes. {Hist. de la dei'-
niére guerre de Bohême, t. II, p. 195 et 196.)
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182 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
ment ne put la conserver. Les Autrichiens le délogèrent de ce
pays, qui fut pris et repris jusqu'à trois fois, et enfin totale-
ment ruiné à la troisième conquête qu'en fit la Reine de
Hongrie (1).
Les François étoient encore maîtres, dans le Royaume de
Bohême, de quelques Places qu'on assiégea successivement.
M. de Belle-Isle étoit enfermé dans la Capitale avec environ
14,000 hommes, sans compter les malades. Le Prince Charles,
en quittant ce Royaume pour suivre l'Armée de M. de Maille-
bois, y avoit laissé le Prince Lobkowitz (2), avec ordre d'in-
vestir de nouveau Prague. Ce Général obéit, et coupa au
Maréchal de Belle-Isle toute communication; mais, après plus
de deux mois de blocus, celui-ci forma le projet de sortir de
la Place, et de dérober sa retraite à l'Ennemi. Pour assurer le
succès d'une si grande entreprise et donner le change même
à ses troupes, quatre jours avant l'exécution, il ordonna à la
Garnison de se tenir prête à faire une sortie générale. En con-
séquence, on pourvut les soldats d'une certaine quantité dé
munitions, et on enleva tous les chevaux qui étoient dans la
Ville, qu'on distribua en différents endroits (3). Il ne décou-
vrit son dessein qu'à la veille du départ et sortit en effet le
lendemain avant le jour, à la tête d'environ 10,000 hommes,
dont 1,600 chevaux, avec un train d'artillerie de campagne,
des chariots, des bagages et des caissons. Il emmena plusieurs
otages, tant pour répondre de la sûreté des malades, que par
représailles de ce qui s'étoit passé en Bavière (4). Il s'étoit
mis en fonds par de fortes contributions, qu'il avoit levées
sur les habitans, et pour le payement desquelles ils s'étoient
dépouillés de ce qu'ils avoient de plus précieux. A son départ
il eut la précaution de faire fermer les portes de la Ville, afin
(1) Voyez lajettre du maréchal de Belle-Isle à l'Empereur en date du
31 octobre 1742. (Nouv. acq. franc. 493, fol. 127.)
(2) Jean-Georges-Christian, prince de Lobkowitz, né en 1686, mort le
9 octobre 1753, commandait un corps de l'armée autrichienne. (Paiol,
ouvrage cité, t. II, p. 519, note 2.)
(3) Editions de 1745, 1759 et 1763 : « qu'on distribua aux différens
corps »; édition de 1746 : « qu'on distribua en différens corps ».
(4) Éditions : « à la prise de Visapour [Munich]. »
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RETRAITE DE PRAGUE 183
d'empêcher que le Prince de Lobkowitz, qui y avoit des
intelligences, ne fût informé de ce qui se passoit. Ses mesures
furent si bien prises, que son avant-garde ayant été rencontrée
par les patrouilles ennemies, celles-ci crurent que les François
allaient à un grand fourrage. Mais quoiqu'il eût deux marches
sur le Prince de Lobkowitz, il fut cependant atteint par
quelque Cavalerie légère. Il perdit au moins 3,000 hommes,
tant par le fer des ennemis et par la désertion, que par le
froid qui étoit extrême. On lui enleva presque toute son artil-
lerie, ses bagages, et jusqu'à ses équipages et ceux du Com-
missaire-Général de son Armée. Il avoit laissé dans la Place un
Officier-Général (1), et environ 900 hommes, avec ordre de faire
la meilleure composition qu'il seroit possible. Huit jours après,
le Prince Lobkowitz fit sommer cet Officier, qui obtint une capi-
tulation honorable (2), la Garnison ayant eu la liberté de sortir
(1) Le manuscrit porte : « Officier général de son armée ». — Note de
l'édition de 1763 : « Le Maréchal de Bellisle eut ordre de sa Cour d'éva-
cuer Prague : il le fit la nuit du 16 au 17 Décembre, par un temps
extrêmement froid, la campagne étant couverte de neiges et de verglas.
Il surmonta tous les obstacles, quoique la retraite lui coûtât jusqu'à
trois milles (sic) hommes. On voyoit en divers endroits des pelotons de
soldats, les membres engourdis et un trompette avec eux, pour demander
au vainqueur le secours que l'humanité inspire. Cette retraite des Fran-
çois est à bien des égards préférable à celle [des] dix mille Grecs. Voyés
la lettre du Maréchal de Bellisle au Comte de Seckendorf. L'officier qu'on
avoit laissé à Prague étoit Monsieur de Chevert, alors Brigadier des
Armées du Roi de France. »
(Voy. la relation officielle de la retraite du maréchal de Belle-Isle dans
sa lettre du 6 janvier 1743 adressée d'Amberg au cardinal de Fleury :
Campagnes des Maréchaux de France^ t. VII, p. 1.)
Cette retraite fut célébrée en France avec un enthousiasme peut-être
un peu exagéré, ce qui fit dire à Frédéric le Grand : « Dans tout autre
pays, une retraite comme celle-là aurait causé une consternation géné-
rale ; en France, où les petites choses se traitent avec dignité et les
grandes légèrement, on ne fit qu'en rire et Belle-Isle fut chansonné. En
pareille occasion on aurait jeûné à Londres, exposé le sacrement à Rome,
coupé des têtes à Vienne; il valait mieux se consoler par une épi-
gramme. » (Hùt. de mon tempSy t. III, p. 5.)
De son côté, le cardinal Fleury écrivait à Moreau de Séchelles, inten-
dant général des vivres, le 7 janvier 1743 : « Rien n'est plus grand, plus
heureux et plus avantageux tant pour la liberté que pour l'honneur de
la nation que ce que M. le maréchal de Belle-Isle vient de faire en quit-
tant Prague avec l'armée du Roy. » (Papiers de Moreau de Séchelles.
Bibl. nat., Nouv. acq. franc. 5231, fol. 19.)
(2) Voyez le texte de la capitulation signée le 27 décembre 1742 entre
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184 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
avec tous les honneurs de la Guerre. On trouva dans la ville
une nombreuse artillerie, un gros raagazin de munitions dans
le Château, des pontons, beaucoup d'attirail de guerre, et plus
de 3,000 malades (1) qui furent faits prisonniers. Malgré les
disgrâces que M. de Belle-Isle essuya dans sa retraite, il mérite
des éloges d'autant plus grands, que la réussite de son projet
étoit, sinon impossible, du moins très difficile, le Prince Lobko-
witz ayant fait rompre tous les ponts, et que, nonobstant une
indisposition qui ne lui permettoit pas de monter à cheval, il
n'abandonna point sa petite Armée, et se fit porter partout où
sa présence étoit nécessaire. La récompense de tant de soins
et de fatigues fut, à son arrivée à la Cour, une réception si
froide (2), qu'il crut devoir se retirer dans une maison de cam-
pagne (3), qu'il a à quelques lieues de Paris.
La Reine de Hongrie célébra la reddition de Prague par une
fête magnifique et des plus galantes, qu'elle donna à Vienne.
C'étoit une course de chevaux et de chars, à l'imitation des
Grecs, qui fut d'autant plus singulière, qu'il n'y eut que les
Dames, à la tête desquelles elle étoit avec l'Archiduchesse
Marie-Anne, sa sœur, qui entrèrent en lice pour y disputer les
prix (4) : spectacle inconnu jusqu'alors en Allemagne, et peut-
être dans le reste du monde (5).
M. de Chevert et le prince de Lobkowitz, dans ÏHist. de la dernière
guerre de Bohême, t. II, p. 211-219.
(1) Parmi ces malades se trouvait Vauvenargues, alors capitaine, qui
donna sa démission en 1744 et moiu*ut trois ans après, en 1747, à l'âge
de trente-deux ans.
(2) Le maréchal de Belle-lsle a-t-il été reçu aussi froidement que le
dit l'auteur des Anecdotes? Dans \me lettre qu'il adresse le 7 mars 1743
à l'Empereur Charles VII, le maréchal écrit en effet ce qui suit : « Je
suis venu descendre droit chez M. Amelot, avec lequel j'ai été tout de
suite chez le Roy qui m'attendait, et m'a donné deux grosses heures
d'audience que j'ay employées à faire le détail de tout ce dont V. M.
Impériale m'a chargé, à quoy j'ai ajouté tout ce que je pense des affaires
politiques et militaires, tout ce que je sçay de sa situation actuelle et
tout ce que m'inspire l'attachement que j'ay pour Votre Personne... »
(Barbier, Joumaly t. II, p. 360 ; Bibl. nat. Nouv. acq. franc. 493, fol. 162 v«.)
Cette longue audience ne s'accorde guère avec la froideur prétendue de
l'accueil royal.
(3) Éditions : « maison de plaisance ».
(4) Le manuscrit porte : « le prix ».
(5) Le grand-duc de Toscane écrit en effet, le 29 novembre 1742, au
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MARIE-THÉRÈSE 185
Peu de tems après, elle établit dans Prague un Tribunal,
chargé de faire le procès aux Citoyens, même les plus distin-
gués; il en coûta la vie aux uns, et des sommes immenses
aux autres. Une trop grande affection pour l'Électeur de
Bavière fut le prétexte de ces châtimens ; mais on pensa que
le véritable crime de la plus grande partie étoit d'être très-
riches, et qu'il falloit à la Reine de Hongrie des secours consi-
dérables et prompts. La sévérité que cette Princesse exerça
en cette occasion, loin de contribuer à affoiblir l'idée de
cruauté que ses Ennemis s'en étoient formée, ne fit que l'aug-
menter (4). Nous avons parlé si souvent de cette Reine, qu'il
est à propos de la faire connoître un peu plus particulière-
ment, ainsi que le Prince son époux et le Prince Charles, son
beau-frère.
La Reine de Hongrie et de Bohème est jeune, d'une taille
avantageuse, et d'une grande beauté au goût de quelques-
uns. Elle a le visage plein, le front grand et élevé, les yeux
beaux, le coup d'œil fier, le regard fixe, le nez un peu trop
formé, la bouche assez belle, quoiqu'elle ait les lèvres un peu
épaisses (2), le teint beau et le port noble. Elle joint à beau-
coup d'esprit une fermeté d'âme rare dans son sexe. Elle est
impérieuse, emportée, vindicative, mais généreuse et recon- q
noissante. Elle aime à dominer (3) et veut être ponctuelle- ^
ment obéie. Les cruautés de ses troupes' et le traitement qu'elle
a fait aux villes de Bavière et de Bohême, lui ont donné, peut-
être avec quelque fondement, le renom d'avoir aimé à arroser
les lauriers de sang et d'avoir fait la guerre en femme
furieuse (4). H est vrai que l'acharnement de ses Ennemis à
prince Charles, son frère : « HUi les carousel occupe toui le monde et on
nantan que cela. » Le 15 avril, il écrit encore : « Hisi les Dame ce prepm-e
a forse poure le baux carousel qui doy ce fere dans 15 joure. K. A. » Cq
carrou.sel eut lieu le 2 janvier 4743. Voyl Premières années du règne de
Marie-Thérèse, par le chevalier D'Arneth (Vienne, 1864, in-8»), t. Il,
p. 194 et 506.
(1) Note de l'édition de 1763 : « L'auteur a peut-être cru qu'en dégui-
sant l'histoire de l'Europe sous le nom de l'Asie, il lui fût permis, à la
manière des Orientaux, d'exagérer la sévérité de la Reine de Hongrie. >»
(2) Éditions : « les lèvres épaisses. »
(3) Le manuscrit porte : « donner ». - — --
(4) Note de l'édition de 47eîT"« L^auteur excède ici les bornes du rcs-
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486 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
lui enlever ses États, et que l'extrémité où elle avoit été
réduite, étoient bien suffisans pour exciter sa haine et pour
lui faire souhaiter de trouver Toccasion de se venger. Mais le
retour inespéré de la fortune auroit dû étouffer des sentimens
si peu généreux et ne laisser voir qu'une noble ambition de
l'emporter sur eux en grandeur d'âme et de les vaincre de
belle guerre (1). Au reste sa fermeté dans l'adversité, et les
ressources qu'elle a sçu (2) trouver pour se relever méritent
autant d'éloges que son obstination à ne point reconnoître
pour Chef de l'Empire le Prince que les Électeurs avoient élu,
et par conséquent prolonger une guerre qui a coûté tant de
sang à l'Allemagne et au reste de PEurope, lui ont attiré de
blâme.
Le Prince François de Lorraine (3), Grand-Duc de Toscane,
son époux, est d'une moyenne taille, d'une physionomie assez
ordinaire, quoiqu'avec de beaux traits. Il est bon, d'un esprit
borné, n'a nulle capacité pour la guerre, et ne s'est pas même
fait de réputation dans ses campagnes. La Reine son épouse
l'avoit associé à son Gouvernement plutôt pour se faire hon-
neur que pour le besoin qu'elle crut en avoir ou l'utilité
pect et de la vc^rité. La vérité est qu'on établit, après la reddition de
l^rague. une commission poiu* faire mie exacte recherche de ceux qui
avoient trop favorisé le parti Bavarois. 11 y en eut quelques-uns qui
furent condamnés à mort; mais ils eurent grâce de leur vie, et la peine
de mort fut commuée en prison. Ce qui eut même lieu à l'égard du plus
coupable. Ceux qui avoient pris le parti de se retirer ont presque tous
reçu leurs biens. Les cruautés commises dans cette guerre de Bavière
par les troupes irrégulières ne doivent pas être absolument imputées à
la Souveraine, qui la fit par ses Généraux. »
(1) Note de l'édition de 4763 : « La Reine de Hongrie attaqua l'élection
de Charles VU comme vicieuse et nulle. On disputa à la diète si les
mémoires présentés par ses Ministres au Directoire de Mayence dévoient
être portés à la Dictature publique. L'Empereur soutenoit la négative,
puisque, manquant de respect envers lui, ils étoient contraires à la dis-
position du treizième article J 7 de la Capitulation. Ce qui fit naître une
autre contestation entre les Électeurs et les Princes de l'Empire, à sça-
voir si c'est aux seuls Électeurs que le droit appartient de décider la
question : si un mémoire manque de respect envers l'Empereur? et s'il
doit par conséquent être porté à la Dictature publique, ou non? D'ailleurs,
l'obstination de la Reine de Hongrie n'a pas proprement été la cause de
la continuation de la guerre. »
(2) Éditions : « qu'elle sçut. »
(3) Voyez ci-dessus, p. 123, note 3.
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RETRAITE DE L'ARMÉE FRANÇAISE 187
qu'elle prévit en pouvoir tirer. Cependant, dans la suite, on
eut lieu de penser qu'elle n'avoit fait cette association que
pour se donner jour à faire valoir ses prétentions à l'exercice
de la dignité et des droits d'Électeur en Bohême, et que pour
couvrir par ce moyen, assez bien imaginé, l'incapacité de son
sexe (1).
Son frère, le Prince Charles (2), est grand, bien fait, plutôt
gras que maigre, et cependant dégagé. Il a le front large, les
yeux noirs, pleins de feu et à fleur de tête, le nez petit, mais
bien fait, le visage long et fort maltraité de la petite vérole, le
teint brun et fort hâlé, l'air guerrier, la phisionomie spiri-
tuelle et l'humeur fort gaie. Il parle beaucoup et s'énonce
avec grâce. Il est brave, généreux, extrêmement poli et gra-
cieux (3). Il aime la guerre, l'entend bien, est chéri des sol-
dats, mais moins des Officiers, qu'on le taxe de traiter quel-
quefois avec hauteur (4). Il est actif, vigilant, du moins le
matin; car il passe pour se soucier peu des affaires de guerre
après son dîner. Son illustre origine et le titre de beau-frère
de la Reine lui donnoient beaucoup d'autorité; et elle, en lui
confiant le principal commandement de son Armée, agit pru-
demment, et prévint la jalousie et. la mésintelligence qui ne
régnent que trop entre des Généraux qui ordinairement ne se
veulent rien céder en naissance, en mérite et en capacité.
Cependant le Roy de France, las défaire une guerre ruineuse,
offrit de retirer ses troupes, et de laisser à l'Empire même le
soin de soutenir le Chef qu'il s'étoit donné. Après quelques
difficultés de la part de la Reine de Hongrie, ces propositions
furent enfin acceptées (5). En conséquence, M. de Broglio ras-
(1) Cette dernière phrase ne se trouve que dans Tôdition de 1746 et
dans le manuscrit.
(2) Ce portrait du prince Charles est presque identique à celui du
même personnage dans VHùtoire de la dernière guerre de Bohême (t. U,
p. 24-25).
(3) Toute cette première partie du portrait du prince Charles se réduit,
dans les éditions de 1745, 1759 et 1763, aux deux lignes suivantes : « Son
frère Saleher [Charles de Loiraifie] étoit grand, bien fait, fort maltraiti;
de la petite vérole; il aimoit la guerre... »
(4) Éditions : « Tentendoit bien, étoit brave, chéri des soldats, mais
peu [ou moins] des Officiers, qu'il traitoit quelquefois avec hauteur. »
(5) Note de l'édition de 1763 : « Une armée des Anglois, des Hano-
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188 ANECDOTES CURIKUSES DE LA COUR DE FRANCE
sembla ses troupes et prit la route du Rhin pour rentrer en
France. On lui lit donner des otages pour sûreté qu'il ne com-
mettroit aucune hostilité dans sa retraite : précaution bien
inutile (1), puisque le Prince Charles avec toute son armée
suivit les François jusqu'aux frontières. De 130,000 hommes
environ, que le Roy avoit en différens tems fait marcher en
Allemagne, le Maréchal de BrogHo n'en ramena que 25,000,
et l)eaucoup moins, selon quelques-uns; mais ce sur quoi on
s'est trouvé d'accord, c'est que ce qui revint étoit dans un
état déplorable. On estime que Louis XV perdit en deux cam-
pagnes» non pas par les armes (car il y eut peu de sang
répandu), mais par la misère, le froid et la désertion, au
moins 80,000 hommes de ses plus belles troupes, perte consi-
dérable et difficile à réparer. Il lui en a coûté plus de 315 mil-
lions, beaucoup de braves Officiers, et un très grand nombre
de gens chargés de différentes fonctions relatives au service
des Armées.
Après avoir mis ses troupes en quartier sur les frontières,
le Maréchal de Broglio se rendit à la Cour, où il fut mal reçu.
(]e Général, dont on avoit exalté la bravoure et la conduite
dans la Bohême, au point qu'on le regardoit con^me le seul
capitaine qu'eût la France, ne trouva pas un ami qui voulût
ou osât parler en sa faveur, et ce guerrier, que l'Ennemi
avoit souvent admiré et respecté, eut ordre de se retirer dans
ses Terres. Quelques-uns ont cru que le Roy ne se porta à le
disgracier que pour complaire à l'Empereur Charles VII (2),
qui ne l'aimoit pas; d'autres ont dit qu'il avoit effectivement
bien fait dans les commencemens, mais qu'à la fin il n'avoit
vriens et des troupes do la Reine dans les Païs-Bas, les négociations
entre l'Empereur et le Roi de la Grande-Bretagne, les progrès victorieux
du Prince Charles en Bavière, auxquels le Maréchal de Broglio fut accusé
d'avoir beaucoup contribué par sa mésintelligence avec le Comte de
Seckendorf, la convention de Nieder-Schœnfeld entre l'Empereur et la
Reine furent les véritables causes de la retraite du débris de l'Armée
françoise vers le Rhin. »
(1) Le manuscrit porte, peut-être ironiquement : « précaution bien
utile I »
(2) Voyez aux Pièces justificatives, n" xxi, xxiii, xxiv et xxv, la cor-
respondance échangée à ce sujet entre le roi de France et l'empereur
Charles VII.
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L'AHBK DE BROGLIE 18»
plus de tête, et qu'au lieu de s'occuper de son métier, il pas-
soit le tems à table, qu'on lui reprochoit d'aimer outre mesure.
Quoi qu'il en soit, on ne peut pas disconvenir qu'un Officier
de soixante-quinze ans au moins, reconnu pour brave et qui
avoit bien servi, méritoit un autre sort, surtout après une
guerre si difficile, qu'on avoue que ceux qui l'ont faite ont
plus souffert en deux campagnes qu'on ne fait ordinairement
en vingt. 11 avoit un frère puîné dans l'état ecclésiastique.
Abbé du Mont-Saint-Michel (4). Il avoit été répandu dans un
très grand monde et avoit fait du bruit à la Cour, autant par
son caractère d'esprit, sa vivacité et son enjouement, que par
ses talens et son goût pour les plaisirs de la table et l'exer-
cice de la chasse. Ce qui fut cause qu'il obtint l'Abbaye du
Mont-Saint-Michel mérite d'avoir ici sa place. Un jour, M. le
Régent, ayant bu de son vin et l'ayant trouvé très excellent,
le pria de vouloir bien lui en faire avoir de même. Il ne
manqua pas d'en envoyer «"l M. le Régent qui, étant satisfiiit de
l'envoi qu'il lui avoit fait, voulut le lui payer. Mais M. l'abbé
de Broglio lui envoya un mémoire de la dépense conçu en ces
termes :
Pour du vin de Botirgoqne et autres vins... zéro.
Total : l'Abbaye du Mont-SainUMichel.
Ce qui plut à M. le Régent, et la lui accorda (2). Le Comte
de Toulouse l'avoit assez ordinairement chez lui, ce qui lui
procura l'honneur d'être souvent admis aux parties du Roy.
Il ne sçavoit pas mal faire sa cour, et c'étoit un homme assez
à la mode, quoiqu'il ne fût plus dans la fleur de l'âge et qu'il
portât une phisionomie rude. Dégoûté tout à coup du monde,
il s'étoit peu de tems après la mort du Comte de Toulouse,
(1) Charles-Maurice de Broglie, quatrième fils du maréchal Victor-Mau-
rice de Broglie et de Marie de Lamoignon, mourut en 1766. Il était doc-
teur en tliéologie, agent général du Clergé de France, abbé des Vaux-
de-Cernay en 1-712 et en même temps abbé de Baume-les-Messieurs ; ce
fut en 1721 que le Régent le nomma à l'abbaye du Mont-Saint-Michel,
dont il fut le quarante-sixième abbé. (Le P. Anselme, Hiit. gméal.^i. VII,
p. 694, et Gallia Chriitiana, t. VII, col. 898, t. XI, col. 533, et t. XV,
col. 182.)
(2) Cette anecdote (depuis : « Ce qui fut cause... ») ne se trouve que
dans le manuscrit.
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190 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
confiné dans son Abbaye, où il servoit d'exemple à ses reli-
gieux par la régularité de sa vie. Sa retraite étonna la Cour
et la ville, et ceux qui le connoissoient doutoient qu'il soutînt
constamment un parti si fort opposé à son humeur. Cepen-
dant, soit que son zèle ait été sincère ou qu'il ait craint le
qu'en dira-t-on, il y a persisté, et il n'y a eu que la fâcheuse
position de son frère dans la Bohême qui ait été capable de le
déterminer à reparoître à la Cour, où il vint solliciter qu'on
le dégageât. Son objet rempli, il reprit le chemin de sa soli-
tude (1) et ne l'a plus quittée (2).
Depuis deux ans, les Anglois avoient tenu avec la Couronne
de France une conduite qui pouvoit être regardée comme
insultante. Le Cardinal de Fleury l'avoit toujours dissimulée,
et peut-être que ses ménagemens n'avoient pas peu contribué
à rendre les Anglois plus entreprénans. Pour leur en imposer
et faire respecter le nom François, on avoit fait un armement
considérable, effort qui avoit paru d'autant plus surprenant
que la Marine n'étoit pas en vigueur en France. Le comman-
dement de la Flotte avoit été donné à M. le Chevalier d'Antin,
second fils de Madame la Comtesse de Toulouse, du premier lit,
seigneur d'environ trente ans, qui avoit fait une étude singu-
lière de la navigation, qu'il auroit fort souhaité être en plus
grande recommandation aux François (3). Il avoit porté ses
attentions jusqu'aux petits détails et n'avoit pas négligé,
quand l'occasion s'en étoit présentée, de s'instruire de la Marine
des Peuples les plus renommés sur la Mer. Il étoit grand,
et si gros pour son âge, que sa démarche en paroissoit entre-
prise. Il avoit le visage rond, le front plutôt petit que grand,
(1) Éditions : « de son désert, et ne le quitta plus. »
(2) Cette retraite de l'abbé de Broglie en janvier 1740 fît beaucoup de
bruit à Versailles; on prétendait qu'elle lui avait été conseillée par la
comtesse de Toulouse. (Mémoirei du due de Luynet^ t. III, p. i06.)
(3) Voyez ci-dessus, p. 58, note 1. — Le chevalier d'Antin était un
officier d'avenir. Il a rédigé un journal détaillé de l'expédition à laquelle
il prit part en 1731, en qualité de capitaine de vaisseau en second,
embarqué sur VEipérance, sous le commandement de Duguay-Trouin.
Le manuscrit de ce journal se trouve à la Bibliothèque du service
hydrographique de la marine, où il est classé sous le n» 7242. Voy.
Lacour-Giyet, La Marine sous Louis X K (Paris, 1902, in-S"), p. III, note 2.
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LE CHEVALIER D'ANTIN 191
l'œil noir et couvert, le coup d'œil assez ordinairement rude,
le regard quelquefois embarrassé, le nez court et relevé, la
bouche un peu platte, mais gracieuse, le teint blanc, et de très-
belles couleurs. Sa voix étoit forte, son parler vif, et son air
robuste et vigoureux. Son esprit étoit brillant, mais il Tavoit
juste. Il étoit bon, fort réglé dans ses mœurs, et s'étoit acquis
une estime universelle. Il étoit ami essentiel, et se faisoit un
plaisir de rendre service. Ceux qui ne le connoissoient pas
à fond le trouvoient quelquefois froid et d'humeur peu com-
mode; mais ses amis sçavoient que sa froideur et son air
sombre ne prenoient rien sur son caractère, qui étoit excellent.
Il étoit naturellement gai, et aimoit à railler; mais il le faisoit
sans blesser même ceux à qui il ne devoit nul égard.
Comme (1) il n'avoit jamais vu de combats, on ne peut pas
décider s'il étoit brave. Il étoit trop bien né pour qu'il y eût
lieu de craindre qu'il s'oubliât dans les occasions où il auroit
fallu payer de sa personne. Après environ dix mois tl'une
navigation qui ne laissa pas que d'inquiéter les Anglois et pen-
dant laquelle sa santé se dérangea, il rentra fort malade dans
les Ports de France. On le mit à terre avec assez de peine, et
au bout de quelques jours il mourut. Ceux qui lui avoient fait
la cour le plus assiduement pendant sa vie tinrent après sa
mort des discours injurieux à sa mémoire. Il y en eut qui
débitèrent qu'il étoit mort des blessures qu'il avoit reçues dans
un combat singulier avec un Officier de sa flotte. Les gens
sensés ou instruits méprisèrent tous ces discours, et le regret-
tèrent véritablement. Il laissa une veuve très -riche, belle et
encore fort jeune, dont il n'avoit point eu d'enfans. Sa mort af-
fligea sensiblement la Comtesse de Toulouse, qui l'aimoit beau-
coup. Quelques jours avant son départ (2), M. le Comte de
Maurepas (3) lui dit : « Je vous souhaite un heureux voyage.
Revenez comblé de gloire. C'est le moyen de faire votre for-
tune et d'affermir la mienne. » Malgré des souhaits si flatteurs
(1) Ce mot manque au manuscrit.
(2) La fin de cet alinéa manque à toutes les éditions, sauf à celle
de 1746.
(3) Voyez ci-dessus, p. 64, note 1.
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192 ANKCDOÏES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
et des espérances si douces, on crut s'apercevoir que le Che-
valier d'Antin n'avoit pas cette gaieté qu'il avoit montrée à ses
premiers (1) voyages. On n'y fit pour lors qu'une légère
attention; mais à sa mort on y en fit une plus sérieuse, et on
ne douta pas que Tair triste qu'on lui avoit remarqué n'eût
été en lui un pressentiment.
Au commencement de la seconde année de la guerre de
Bohême, il arriva à Paris un Ambassadeur de Turquie chargé,
dit-on, de négociations fort importantes, mais, en effet, seule-
ment d'un traité de commerce. Sa suite était nombreuse, et
son entrée fut très brillante. Le Maréchal de Noailles fut
chargé de l'accompagner à cette cérémonie (2). Cet ambassa-
deur se nommait Méhémet-effendi (3). C'étoit un homme sur
(1) L'édition de 1746 porte « précédents ».
(2) M. de Verneuil, introducteur des ambassadeurs, assistait le marc-
clial de Noailles.
(3) Son véritable nom était Méhémet-Pacha, fils de Méhémet-Effendi,
qui était venu en France en il2\. 11 était beglier-bey de Roumélie, c'est-
à-dire le seigneur des seigneurs; celui de Roumélie en Romanio est le
premier de tous.
Sa suite se composait de cent quatre-vingt-trois personnes, dont un
tbéologien jurisconsulte, un m'-decin, un pourvoyeur de la maison, un
contrôleur de la dépense du dehors, un chantre pour annoncer la prière,
un aga chargé d'étendre les tapis pour la prière, un barbier, un aga
présentant la serviette, un autre ayant soin du blanchissage, un porteur
de parfums, un officier chargé de tout ce qui concernait le café, un
autre qui avait soin des bougies, cinquante valets de pied, des palefre-
niers, des poi-teurs d'eau, trois tailleurs et deux pelissiers, enfin
quatorze esclaves turcs.
En sa qualité de pacha à trois queues, il avait droit à une suite trois
fois plus nombreuse.
Parti de Gonstantinople le 2 août, il arriva à Paris au mois de
décembre 1741 ^ et fit son entrée solennelle le 7 janvier suivant (1742).
Le cortège était ainsi composé : la compagnie des in "pecteurs de police
à cheval, précédée de timbales, trompettes et liautbois; la compagnie
du guet à cheval, précédée de timbales et trompettes, marchant quatre
à quatre, M. Duval commandant cette compagnie étant seul en tête; le
carrosse de l'introducteur, précédé de quatre chevaux de main, et d'un
domestique à cheval, six gentilshommes du maréchal de Noailles mar-
chant deux à deux; son écuyer; huit chevaux de main, deux suisses à
cheval, son carrosse; le chevalier de Mailly, mestre de camp du régi-
ment de Mailly, précédé de ses chevaux de main, les officiers de ce
régiment dont les dragons marchaient Cfuatre à quatre; douze chevaux
de main de la grande et de la petite Écurie du roi ; six interprètes de
l'ambassadeur à cheval et marchant deux à deux ; trente de ses pages
ou officiers marchant de même; quatre trompettes de la chambre du
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AMBASSADE DE MÉHÉMET-EFFENDI 193
le retour, d'une moyenne taille, et d'une physionomie respec-
table. Il avoit le maintien grave, l'œil vif et spirituel. Il avoit
beaucoup d'esprit, des connoissances assez étendues, un
caractère liant, une politesse aisée, et aimoit fort le séjour
de Paris. On lui attribua quelques aventures galantes qui ne
fu'ent pas grand bruit; mais quelques-uns des principaux de
sa suite en eurent qui firent tant d'éclat, qu'il fut obligé de
leur en imposer. L'usage étant en France que les Ambassa-
deurs turcs soient défrayés, il souhaita de faire lui-môme sa
dépense, et qu'à cet effet on lui remît l'argent qui avoit été
fixé pour chaque jour. En quoi il fut taxé d'avoir eu envie de
gagner; ce qui n'étoit pas sans fondement, car il n'étoit rien
moins que généreux. Il eut toutes sortes d'agrémens à
roi ; le chariot sur lequel était la tente que le Grand Seigneur envoie au
roi; un brancard qui portait d'autres présents; neuf chevaux que le
grand Seigneur envoie à Sa Majesté et dont le dernier avait un harnais
très magnifique; quatre autres trompettes de la chambre.
M. de La Tournelle, secrétaire à la conduite des ambassadeurs, mar-
chant seul; dix des principaux officiers de l'ambassadeur, deux à deux;
le maréchal de l'ambassade et le fils de l'ambassadeur ; un sous-écuyer de
l'ambassadeur; huit chevaux de main harnachés à la turque et couverts
de boucliers; six heyduques, marchant deux à deux; M. de Laiia, inter-
prète du roi, à cheval.
L'ambassadeur, le maréchal de Noailles à sa droite, et M. de Verneuil,
introducteur, à sa gauche, marchant tous trois de front; un sous-écuyer
de l'ambassadeur, à. pied, à la tête de son cheval, et deux officiers des
Écuries du Grand Seigneur à pied aux deux côtés. L'écuyer de l'ambas-
sadeur était derrière lui; sa livrée marcliait en deux files depuis la
croupe de son cheval; celles du maréchal de Noailles et de l'introduc-
teur étaient auprès d'eux; vingt maîtres du régiment de Beaucaire-
cavalerie, commandés par un lieutenant et un maréchal des logis, mar-
chaient sur la droite et sur la gauche de l'ambassadeur.
La compagnie des grenadiers à cheval, le marquis de Creil à. la tète,
marchait après l'ambassadeur; le régiment de cavalerie de Beaucaire,
le mestre de camp et les officiers k la tête venaient ensuite. Le car-
rosse du roi marchait après le régiment de cavalerie; la connétablie
était aux deux côtés du carrosse du roi, lequel était suivi de celui
de la reine, de ceux de Madame la duchesse d'Orléans, du duc d'Or-
léans, du duc de Chartres, de la duchesse de Bourbon, du comte de
Charolais, du comte de Glermont, de la princesse de Gonty, du prince
de Gonty, de la duchesse du Maine, du prince de Dombes, du comte
d'Eu, de la comtesse de Toulouse, du duc de Penthiévre et de celui
de M. Amelot, ministre et secrétaire d'État, ayant le département
des Affaires étrangères. Un détachement de la compagnie du guet
à cheval, fermait la marche. (Mercure de France, juin 1742, p. 851 et
8uiv.)
13
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194 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Paris (1); et lorsqu'il partit, le Roy le chargea, pour l'Empe^
reur son maître, de riches présens, qui l'emportoient sur
ceux qu'il avoit apportés au Roy, quoiqu'ils fussent fort heaux.
Il en reçut aussi, dont il eut tout lieu d'être content, pour lui
et pour sa suite. H séjourna près d'un an à Paris, et n'en
partit qu'à regret (2).
Peu de tems après l'arrivée de cet Ambassadeur, Louis XV
en envoya un au Roy d'Espagne, chargé de négociations rela-
tives aux projets des deux Couronnes contre la Maison d'Au-
triche, mais surtout de ménager le mariage d'une des Prin-
cesses d'Espagne avec le Dauphin, jeune Prince âgé pour lors
de treize ans, d'une belle figure, d'un esprit vif, et quelquefois
difficile à manier, mais qui donnoit les plus grandes espé-
rances. L'Ambassadeur étoit l'Évêque de Rennes (nommé
Vauréal) (3). G'étoit un grand homme, de beaucoup d'esprit,
parlant bien, plein de vivacité, dont l'air peu moral ne s'ac-
(1) Il alla à l'Opéra voir la Pastorale d*Iss6, où dansait la Camargo; à
l'hôtel des Comùdiens français, où on joua Le Fat puni. Les Trois Cou-
sines et r Oncle; à l'hôtel de Bourgogne, pour y voir la Comédie ita-
lienne. Il alla aussi à la foire Saint-Germain. Les enfans de Langues du
collège des jésuites lui furent présentés. Il visita la manufacture royale
des Gobelins, la manufacture des Draps et Teintures en écarlate du
chevalier de Julienne, la manufacture royale de la Savonnerie, puis le
cabinet de physique de M. Pagny, qui fît devant lui des expériences;
la Bibliothèque du roi et les principales bibliothèques de Paris, ainsi
que l'Hôtel des Invalides. M. de La Tour fit son portrait au pastel.
{Mercure de France, juin 1742, p. 986.)
(2) Il eut son audience de congé le 12 juin 1742, et on lui offrit des
présents dont voici la liste : des candélabres en argent faits par Ballin,
orfèvre du roi ; une table ronde pour douze personnes, avec au milieu
un grand vase pouvant recevoir quarante jattes, suivant la diversité des
mets, ime cuvette et sa buire par Germain, deux grands miroirs de
quinze pieds de haut, des tapis de la Savonnerie, im grand jeu d'orgue,
des meubles en marqueterie de bois des Indes, un microscope imiversel
composé par M. Lebas des galeries du Louvre, etc.
(3) Louis-Guy Guérapin de Vauréal, né vers 1690, fut promu au siège
épiscopal de Rennes le 24 août 1732, se démit de son évéché en 1758 et
mourut k Nevers le 17 juin 1760. Voir Recueil des instructions aux
ambassadeurs, XII bis, t. III, p. 239 et suiv.
Très protégé par MademoiseUe de Charolais, dont il passait pour être
l'amant, (d'Argenson, Mémoires, t. II, p. 11), Vauréal, ayant fait pendant
son ambassade ime cour irrespectueuse à Madame Infante, reçut, à son
retour de Madrid, l'ordre de se rendre à son évéché sans reparaître à la
cour. (Ibid,, t. V, p. 456.)
On publia contre lui, en 1740, une brochure intitulée La Tête de Veau»
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VAURÉAL 195
cordoit guère avec son état, pour lequel il ne paraissoit pas
ne'. Aussi craignoit-on qu'il ne réussît pas dans une Cour
aussi circonspecte que Té toit celle de Madrid. Il étoit très
galant auprès des dames (i), fin, dissimulé, et passoit pour
n'être point exempt de manœuvres basses et indignes de son
caractère. Il étoit pointilleux, méfiant, avare, et si violent
qu'il se laissoit quelquefois aller à des discours indiscrets. Il
fut très bien reçu du Roy d'Espagne Philippe V, mais peu
fêté par les seigneurs Espagnols, qui l'estimèrent d'autant
moins que sa réputation l'avoit devancé. On fut surpris à la
Cour de France que le Cardinal de Fleury eût fait un pareil
choix; mais les spéculatifs s'imaginèrent qu'il avoit saisi
cette occasion d'éloigner, avec honneur (2), un homme dont
il redoutoit l'esprit et l'intrigue.
Le Roy de Sardaigne s'étoit déclaré, comme nous l'avons
dit, pour la Reine de Hongrie; et s'étant joint aux Autri-
chiens, il marcha contre les troupes d'Espagne et de
Naples, qui étoient entrées dans les États de la Maison d'Au-
triche situés au delà du Pô, sous la conduite du Duc de
Montemart, Officier Espagnol xCr-ieux par la conquête qu'il
avoit faite, quelques années auparavant, du Royaume de
parce qu'il avait permis dans son diocèse de manger gras en carême
quatre jours par semaine. {Ibid., t. III, p. 53.)
On fit également sur son ambassade la chanson suivante :
Notre gaillard ambassadeur,
Voulant faire en Espagne
Le métier d'aussi grand bretteur
Qu'à Paris, qu'en Bretagne,
La Catholique Majesté
Pour réformer l'Église
Ordonna qu'il lui soit coupé
Sa belle marchandise.
On n'a point vu d'ambassadeur,
En France, en Allemagne,
Être plus grand instrumenteur
Que j'étais en Espagne.
J'ai porté au plus haut degré
Le titre d'Excellence,
Et cependant je suis châtré
Pour toute récompense.
(Bibliothèque facétieuse, éditée par les frères Gébéodé, 1856, t. III,
p. 117.)
. (1) Ces cinq mots manquent à toutes les éditions,
(2) Ce mot manque au manuscrit,
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196 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Naples (1). La Cour de Madrid, mécontente du peu de pro-
grès qu'il fit, le rappela et lui substitua M. de Gages qui,
n'ayant pas mieux réussi, faute de forces suffisantes, justifia
son prédécesseur (2). Il se trouva même dans une position
fort embarrassante, le Roy de Naples ayant retiré ses troupes
et pris le parti de la neutralité, intimidé sans doute par des
vaisseaux de guerre anglois qui se montrèrent sur ses côtes
et menacèrent d'y faire une descente. M. de Gages, considé-
rablement alToibli par la retraite des Napolitains, se détermina
prudemment à s'éloigner assez pour n'avoir point à craindre
qu'on entreprît sur lui. Cette sage précaution auroit cepen-
dant été inutile, et ce général se seroit bientôt vu forcé de
quitter la partie, l'ennemi le suivant de poste en poste, si le
Roy d'Espagne n'eût pas fait dans le Duché de Sardaigne une
diversion qui obligea le Roy de Sardaigne à y courir avec la
meilleure partie de ses troupes, qu'il avoit jointes à celles de
la Reine de Hongrie. Cette diversion, dont le but étoit de
pénétrer dans les États de la Reine de Hongrie par ceux
du Roy de Sardaigne et de se joindre au Comte de Gages, mit
d'abord ce Général plus au large. La Savoye fut conquise en
peu de tems, et la ville capitale prise par Don Philippe,
gendre de Louis XV, à qui le Roy d'Espagne son père avoit
confié cette expédition (3). Le Roy de Sardaigne ne laissa pas
(1) Don José CariUo Albornoz, comte, puis duc de Montemar, avait
commencé sa carrière comme capitaine dans la guerre de la succession
d'Espagne. A la suite de la célèbre bataille de Bitonto qu'il gagna sur
les Autrichiens, il fut élevé à la dignité de grand d'Espagne. H mourut
en 1747. (Pajol, ouvrage déjà cité, t. III, p. 7, note 1.)
(2) Jean-Bonaventure-Thierry Du Mont, comte de Gages, né à Mons le
27 décembre 1682, mourut à Pampelune le 31 janvier 1753. Il fut nommé
comte de Gampo-Santo à la suite de la bataille de ce nom (8 février 1743.)
Sa mémorable retraite, après la bataille de Campo-Freddo, fut jugée
par Frédéric le Grand comme un magnifique fait de guerre. Jean-Jacques
Rousseau en parle également dans ses Confesiiom (part. II, liv. Vil) et
la considère comme la plus belle manœuvre de guerre du siècle. Il était
reconnu pour un des plus grands généraux de l'Europe. (Pajol, ouvrage
cité, t. III, p. 23, note 1. — Mémoires du due de Luynes, t. VII, p. 258.)
(3) Philippe, duc de Parme et de Plaisance, né le 5 mars 1720, mourut
le 18 juillet 1765; il était frère de Don Garlos et le second fils de
Philippe V, roi d'Espagne, et de sa seconde femme Elisabeth Farnèse*
^rt de vérifier les dates, t. I, p. 775, col. 1.)
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LES ESPAGNOLS MAITRES DE LA SAVOIE ^97
ce jeune Prince jouir longtems de ses conquêtes. Il les lui
fit abandonner avec autant de rapidité qu'il les avôit faites.
Don Philippe demanda des renforts qui le missent en état de
réparer incessamment cet échec; non seulement il en reçut,
mais le Roy son père lui envoya M. de La Mina pour com-
mander sous lui à la place de M. de Glinies, qu'on trouvoit
trop lent, et auquel on attribuoit d'ailleurs, la perte de la
Principauté de Savoy e. Le Marquis de La Mina (i), plus vif,
plus entreprenant, rentra dans la Savoye, et après s'être
rendu maître d'un Château (2) dont il fit la garnison prison-
nière de guerre, il marcha au Roy de Sardaigne, dans le
dessein de donner la bataille; mais il le trouva posté si avan-
tageusement, qu'il ne crut pas devoir l'attaquer. Les armées
restèrent deux jours en présence, et au moment qu'on s'y
attendoit le moins, le Roy de Sardaigne décampa, et se retira
dans le Piémont, laissant la Savoye à la discrétion de Don
Philippe, qui fut reçu dans la Capitale en vainqueur. Cette
manœuvre du Roy de Sardaigne inquiéta la Reine de Hongrie
et le Roy d'Angleterre, et fit soupçonner qu'il y avoit quelque
traité entre ce Monarque et le Roy d'Espagne; mais il dissipa
ce soupçon en justifiant sa retraite par le défaut de fourrages,
la foiblesse de ses troupes, d'ailleurs extrêmement fatiguées,
et par la supériorité de l'ennemi.
Les Espagnols, maîtres et cantonnés dans tout le Pays, y
exigeoient de grandes contributions, en attendant de France
un secours considérable, avec lequel ils comptoient forcer les
passages au printems. Cependant Don Philippe, au milieu des
plaisirs qu'il avoit rappelés dans la Capitale, courut risque de
perdre la vie, le feu ayant pris la nuit dans son appartement;
un de ses Gardes, plein de zèle et d'intrépidité, enfonça la
porte de sa chambre, enleva le Prince tout endormi, et le
sauva. Il étoit tems; car quelques instans après, le plancher
(1) Don Jaime Miguel de Guzman, marquis de La Mina, duc de Lucera
et prince de Massa, né le 15 janvier 4690, mort à Barcelone le 15 jan-
vier 1767.
Il fut ambassadeur en France et laissa des manuscrits sur la guerre de
Sardaigne et de Sicile. (Pajol, ouvrage cité, t. III, p. 20, note 1.)
(2) Il s'agit du château d'Apremont.
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198 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
s'enfonça et l'appartement fut réduit en cendres. Le Prince
reconnoissant récompensa généreusement son libérateur. Cet
accident, que le seul défaut de précaution occasionna, fut
soupçonné d'être l'effet de la vengeance du Roy de Sardaigne,
ou du moins de la haine de ses sujets pour leur nouveau
maître. C'est ainsi qu'on alla imaginer des causes bien éloi-
gnées, et autant injurieuses à la gloire du Roy de Sardaigne
qu'opposées aux loix de la belle guerre.
Le Roy de France se détermina enfin à aider son gendre de
12,000 hommes, qu'il porta dans la suite jusqu'à 22,000, dont
il donna le commandement au Prince de Gonty (i); choix
qu'on assure qu'il fit pour ne pas donner de désagrément au
Marquis' de La Mina qui, pointilleux et sur le quant-à-moi,
s'étoit expliqué, dit-on, qu'il ne serviroit avec aucun Officier
François, même d'un grade supérieur au sien. Le Prince de
Conty ayant joint Don Philippe, on examina avec les Géné-
raux des deux nations les moyens de parvenir au principal
but de la diversion, et il fut résolu qu'on tenteroit le passage
de la principauté même dans laquelle le Roy de Sardaigne
s'étoit retiré. Après avoir pourvu (2) à la conservation de la
Savoye, l'armée combinée se mit en marche. Les Princes,
tous deux jeunes, braves, avides de gloire, pénétrèrent en une
campagne dans le Piémont, et s'emparèrent de quelques
places fortes, aux dépens, il est vrai, de beaucoup de sang.
Mais, malgré les obstacles que leur opposa la nature du pays
plein de défilés difficiles à forcer, et malgré la résistance du
Roy de Sardaigne, qui disputa le terrain pied à pied avec
autant de valeur que de capacité, il y avoit quelque apparence
que les Princes seroient venus à bout de percer jusqu'aux
États de la Reine de Hongrie, s'ils n'avoient pas été retenus
(1) Louis-François de Bourbon, prince de Conti, né le 13 août 1717,
mort le 22 août 1776.
Il était fils d'Armand de Bourbon-Gonti, frère du grand Condé, et de
Louise-Elisabeth de Bourbon, fille de Louis III, duc de Bourbon. Il avait
épousé, le 22 janvier 1732, Louise-Diane d'Orléans, dite Mademoiselle de
Chartres, fille du Régent, et fut plus tard le chef de la correspondance
secrète du roi. (Le P. Anselme, Hist. généal., t. I, p. 349. — Pajol,
ouvrage cité, t. V, p. S27, note 1.)
(^) Le manuscrit donne par erreur « preveu ».
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LA CHÉTARDIE 199
plus longtems qu'ils n'avoient compté par un siège (1) qui fut
long et meurtrier, et que la saison avancée et la chute des
neiges les obligèrent enfin de lever, pour donner à leur
Armée, de beaucoup diminuée et très fatiguée, des quartiers
d'hiver, dont elle avoit extrêmement besoin (2).
Peu après l'élévation de l'Électeur de Bavière sur le trône
Impérial, on apprit en France la révolution qui venoit d'ar-
river en Russie, où les troupes avoient détrôné leur Empereur
enfant pour mettre à sa place Élizabeth, Princesse âgée d'en-
viron trente-trois ans, et qui étoit extrêmement chère à la
nation (3). La haine que l'on portoit au ministère, qui au gré
des peuples se conduisoit un peu trop par les principes de la
Maison d'Autriche, causa cette révolution, qui fut si prompte
et si bien conduite, qu'une seule nuit en vit le commencement
et la fin (4). Le Roy de France avoit alors pour Ambassadeur
à cette Cour M. de La Ghétardie, âgé d'environ trente-six ans,
grand, bien fait, d'une figure très aimable, spirituel, extrême-
ment poli, et encore plus galant (5). On le disoit fort avant
(1) Note de Tédition de 1763 : « C'est le siège de Goni. •
Coni n*était pas une place de premier ordre par ses fortifications, mais
sa position était des plus avantageuses au point de vue de la défense.
(Pajol, ouvrage cité, t. III, p. 68. — Le manuscrit donne « pour » au
lieu de « par ».
(2) Ce fut à la suite d'im conseil de guerre, réuni le 17 octobre 1744
chez rinfant, que la levée du siège de Coni fut décidée et que l'armée se
retira à Démonte.
(3) Elisabeth Pétrowna, fille de Pierre le Grand et de Catherine, née
le 29 décembre 1710, proclamée impératrice le 7 décembre 1741, morte
le 5 janvier 1772, à Tâge de cinquante et im ans. (Art de vérifier les
dates, t. II, p. 131, col. 2, et p. 132, col. 1.)
(4) Ce fut dans la nuit du 6 décembre 1741 que la régente fut enlevée
de son lit, le prince de Brunswick arrêté, ainsi que le petit tsar, par les
soldats à la tête desquels s'était mise la princesse Elisabeth, qui aiu'ait
dû succéder à l'impératrice Anne conformément au testament de Cathe-
rine. (Voyez le récit de cette révolution conservé aux Archives du minis-
tère des Affaires étrangères; Vandal, Louis XV et Elisabeth de Russie,
Paris, 1896, in-8«, p. 139 et suiv.)
(5) Joachim- Jacques Trotti, marqids de La Chétardie, naquit en 1705.
D'Hozier dit que son véritable nom de famille était Trotin et non
Trotti. (Bibliothèque nationale. Cabinet d*Hozier, vol. 92, dossier 2445,
fol. 9.)
Il fut nommé colonel du régiment de Tournésis en 1734, et envoyé en
1739 auprès de la tsarine comme ambassadeur, à défaut du comte de
Vaugrenant, qui avait décliné cette mission. 11 y arriva le 27 décembre 1739,
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200 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
dans les bonnes grâces d'Élizabeth, à qui, en effet il faisoit
régulièrement sa cour et dont il étoit traité avec distinc-
tion (i). Ce qu'il y eut de singulier, c'est que les soldats
députèrent cinquante d'entre eux à M. de La Ghétardie, pour
lui faire part de ce qui se passoit, lui recommander l'Impéra-
trice, pour laquelle ils sçavoient, disoient-ils, qu'il avoit beau-
coup d'affection, et lui témoignèrent qu'ils désiroient ardem-
ment que leur nouvelle maîtresse vécût en bonne intelligence
avec le Roy de France, qu'ils aimoient et respectoient. Cet
événement causa d'autant plus d'inquiétude à la Reine de
Hongrie, qu'Élizabeth avoit fait arrêter (2) les ministres et
quelques Seigneurs dévoués à sa Maison, dans les papiers
desquels ou trouva des projets et des correspondances dont la
nouvelle Impératrice n'eut pas lieu d'être contente. Cette
révolution dérangea tout à fait ses affaires dans cette Cour, et
fit craindre une rupture. M. de La Chétardie profita habile-
ment des dispositions de l'Impératrice, et comme il acquéroit
de jour en jour plus de crédit auprès d'elle, on ne douta pas
et fit une entrée solennelle à Saint-Pétersbourg, dont le compte rendu
est donné par le Mercure de France (février 1740, p. 337). Chevalier de
Saint-André avec une croix et une étoile de 50,000 roubles, il reçut, en
outre, une tabatière avec portrait de 50,000 roubles également, ainsi que
12,000 roubles en argent et 20,000 en vaisselle.
Lors de son arrestation, le 17 juin 1744, on le dépouilla de Tordre de
Saint-André et du portrait de la tsarine. Il mourut on 1758 commandant
de la place de Hanaii, et fut enseveli dans l'église de Dornstein, près de
Mayence. (Mémoiret du due de Luynes^ t. XVI, p. 336.)
Bortin du Rocheret, empruntant à Toussaint le portrait des Anecdotes,
dit qu'il était « grand, bien fait, aimable, spirituel, poly, galant », un
peu fat, beaucoup ivrogne et indiscret. (Bibl. nat. Dossiers bleus^ vol. 183,
dossier 4758, fol. 2 v».)
Yoy. également les Instructions données aux ambassadeurs, t. VIII,
Paris, 1890, in-8», p. 440.
C'est à propos de son arrivée à Berlin en 1733, en qualité de ministre,
que Frédéric II qui n'était encore que prince royal écrivait : « Le mar-
quis viendi*a la semaine prochaine, nous aurons du bonbon. » Le bonbon
qu'il apportait avec lui était une causerie spirituelle, semée d'anecdotes
et relevée trop souvent par de piquantes indiscrétions. (Vandal, ouvrage
cité, p. 115.)
(1) Aucun témoignage authentique n'est venu confirmer ce bruit, mais
tous Tont laissé deviner. Elisabeth avait alors vingt-huit ans, une belle
taille, des yeux bleus et un regard humide d'un charme singulier.
(Vandal, ouvrage cité, p. 119 et 147.)
(2) Ce mot a été sauté par le copiste du manuscrit.
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CAMPAGNE DE FLANDRE 201
qu'elle ne prît ouvertement le parti de la France. La Cou-
ronne de Russie, dont la puissance étoit assez peu connue
vingt ans auparavant, avoit été négligée par les Souverains
de l'Europe; mais le Csar Pierre !•', Prince habile, et qui
avoit de grandes vues, ayant tout à coup tiré ses États de
l'espèce de néant où ils étoient, et créé, pour ainsi dire, un
peuple nouveau, avoit tiré tous les yeux sur lui, et étoit enfin
parvenu à avoir beaucoup d'influence sur les affaires géné-
rales (1). M. de La Ghétardie étoit le premier que le Roy de
France eût envoyé dans cette Cour avec le titre d'Ambassa-
deur. Cette démarche y avoit plu, et il y avoit lieu de croire
que si la France se déterminoit à y avoir toujours un Ministre
du premier ordre, elle s'y maintiendroit en grande considé-
ration.
L'année (2) qui précéda la sortie des François de l'Alle-
magne, la Reine de Hongrie et ses Alliés firent passer plu-
sieurs corps dans la Flandre. Leur plan étoit de pénétrer en
France et d'obliger par cette diversion le Roy à rappeler ses
troupes, ce qui n'auroit pu se faire sans les exposer à de
grands dangers dans leur retraite. Heureusement le Roy s'étoit
précautionné. Loin de désarmer, il avoit fait de nouvelles
levées qu'on avoit envoyé à mesure sur les frontières. Indé-
pendamment d'une nombreuse armée qui pouvoit s'assembler
en peu de jours dans le voisinage du Rhin, il en avoit une
autre dans la partie de la Flandre qui lui appartenoit. Sur le
bruit que les Alliés se mettoient en mouvement de ce côté-là,
il fut résolu de la faire agir. Le commandement en fut donné
à M. le Maréchal de Coigny (3), qui fut assez mal conseillé
pour le refuser, piqué peut-être de ce qu'on ne le décora pas de
la jnême dignité dont le Maréchal de Broglio avoit été récom-
pensé lors de son expédition en Bohême, peut-être aussi parce
qu'il ne regardoit toute cette guerre que comme un jeu ou une
(1) Pierre \", dit le Grand, né à Moscou le 11 juin 1672 (30 mai), mort
le 28 janvier (8 février) 1721, à Pétersbourg. Fils du tsar Alexis et de
Nathalie, marié en 1707 à Catherine qui lui succéda. {Art de vérifier les
datei, t. II, p. 127.)
(2) Le manuscrit porte par erreur : « L'Armée ».
(3) Voyez plus haut, p. 95, note 2.
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202 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
cavalcade; car c'étoit ainsi qu'il s'en expliquoit assez ouver-
tement (i). A son refus, le Maréchal de Noailles (2) commanda.
Tous les Princes et les Grands se firent un devoir de se rendre
à cette Armée. On partit tard, et quoiqu'on s'attendft chaque
jour à quelque action d'éclat, il ne se passa rien, parce que
les Alliés ne firent aucune entreprise. Le Roy montra beau-
coup de modération en cette occurrence. Il voyoit l'Ennemi à
ses portes, il n'en ignoroit pas les projets; cependant il se
contenta de se mettre en bonne posture et ne se prévalut point
de la conduite des Alliés, d'autant moins mesurée qu'il n'y avoit
point encore de guerre déclarée. Le Maréchal de Noailles s'oc-
cupa de marches, de camps et de ses précautions ordinaires; il
visita les Places, les mit en état et donna des soins particu-
liers aux fortifications d'une Ville maritime d'une extrême
conséquence, que le Roy vouloit mettre hors d'insulte (3).
Ce fut là la première campagne du jeune Duc de Pen-
thièvre (4). Il s'y distingua moins par la grande magnificence
de ses équipages, que par son application à s'instruire, sa
vigilance, son zèle infatigable, et surtout par son affabilité et
sa générosité. Il mérita les éloges des Officiers, et s'acquit le
cœur des soldats. Ce jeune Prince avoit alors près de dix-sept
ans. Il étoit beau, grand pour (5) son âge, et très bien fait. Il
avoit de la finesse dans la phisionomie, de la noblesse et un
grand air de douceur. Un maintien contraint et embarrassé
avec les personnes de son rang ou avec des inconnus, et
une espèce de timidité le faisoient paroître quelquefois (6)
déplacé. Il s'en défit, du moins en partie, pendant cette cam-
pagne, et prit des manières plus libres et plus aisées. Il avoit
(i) Toute cette fin de phrase, depuis « peut-être aussi », ne se trouve
que dans l'édition de 1746 et dans le manuscrit.
(2) Voyez plus haut, p. 94, note 3.
(3) On jugea nécessaire de joindre aux forts de campagne des redoutes
le long du canal de Bergues à Dunkerque et le long de la colline de
Bergues à Saint-Omer pour assurer la communication entre les places
et ôter à l'ennemi le moyen de prendre À revers le camp de Dunkerque.
(Pajol, ouvrage cité, t. III, p. 321.)
(4) Voyez plus haut, p. 73, note 3.
(5) Le manuscrit porte « par ».
(6) Ce mot manque dans le manuscrit.
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LE DUC DE NEVERS 203
de l'esprit, une noble ambition et une bonté de cœur peu com-
mune; en un mot c'étoit un Prince fort aimable, et dont il y
avoit tout (1) à espérer. La Comtesse de Toulouse sa mère le
vit partir avec d'autant plus d'inquiétude, qu'il étoit extrê-
mement délicat; mais deux mois de séjour à l'armée affer-
mirent son tempérament, et il en revint tout à fait changé en
bien.
Peu avant cette campagne, mourut à Paris, à l'âge de trente-
trois ans, Élizabeth, Reine douairière d'Espagne (2), veuve de
Louis I", fils aîné de Philippe V, en faveur duquel il avoit
abdiqué il y avoit dix-huit ans, et qui n'avoit pas régné un
an. Cette Princesse étoit fille du Duc d'Orléans, Régent, et
l'une des deux dont nous avons dit, au commencement de ces
Mémoires, que le mariage fut une des conditions de la paix
entre la France et l'Espagne. Depuis son retour à Paris (3),
elle avoit mené une vie retirée et assez triste.
Le Duc de Nôvers (4) avoit tenu un rang considérable
auprès d'elle; mais ayant déplu à la Cour d'Espagne, il avoit
été obligé de se retirer. Il étoit d'une ancienne et illustre ori-
gine, qu'il se persuadoit encore plus relevée. Il avoit les
manières impérieuses, l'abord désobligeant, et le ton dur
jusqu'à l'affectation. Sa taille est petite, sa phisionomie rude,
son teint rembruni, son air fier et arrogant. Il étoit magnifique
et extrêmement curieux en beaux chevaux, qu'il a en grand
nombre, et dont il est peut-être plus amoureux que de sa maî-
(1) Le manuscrit donne « tant ».
(2) Louise-Elisabeth d'Orléans, veuve de Louis, prince des Asturies.
qui l'avait épousée en 1722 et qui mourut en 1724. Après la mort du
roi, elle était venue fixer sa résidence au Luxembourg. Elle mourut le
18 juin 1742, après avoir demandé, par testament, à. être enterrée à Saint-
Sulpice, où elle fut portée très simplement. {Mercure de France, juin 1742,
p. 1479.)
(3) En 1725.
(4) Ce paragraphe relatif au duc de Nevers ne se trouve que dans
l'édition de 1746 et dans le manuscrit. — Philippe-Jules-François Maza-
rini-Mancini, duc de Nevers, né le 4 octobre 1676, prit le titre de prince
de Vergagne que portait son beau-père, en épousant, en 1709, Marie-
Anne de Spinola, morte à Paris le 11 janvier 1738, fille aînée du marquis
de Spinola, lieutenant-général des armées du roi Charles IL II fut reçu
duc et pair au Parlement le 14 janvier 1721. (Barbier, Journal, t. I,
p. 70 et 7^note 1.)
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204 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
tresse (1), la Quinault (2), actrice de la Comédie françoise dont
il a fait sa femme. Elle excelloit dans Fart d'amuser le public
par des farces, des chants et des danses. Elle a beaucoup
d'esprit, et encore plus de manège. Le Duc de Nevers la tira
de cet état, méprisé et méprisable, pour l'élever jusqu'à lui et
en faire une femme de grande qualité, personnage plus difficile
à jouer que celui qu'elle avoit quitté; aussi ne le joue-t-elle
pour l'ordinaire que vis-à-vis de son mari et dans son domes-
tique, ou vis-à-vis de ses frères (3), qui ont fait la même pro-
fesion qu'elle, et que le Duc en avoit aussi tirés.
Vers la fin de cette même (4) année. Madame de Mailly perdit
le titre de favorite, et fut disgraciée. Son bon cœur fit son mal-
heur. Elle avoit trois sœurs (5), dont elle en produisit une à
la Cour, Madame de Ghâteauroux (6), veuve depuis quelques
(1) Édition de 1746 : « d'une Maîtresse qu'il avoit, et qu'il épousa dans
la suite. C'était une de ces Filles, dont la profession est d'amuser le
Public... »
(2) Marie-Anne Quinault, dite Vainée, pour la distinguer de ses deux
sœurs, Françoise Quinault, femme de Hugues Denesle, et Jeanne-Fran-
çoise Quinault. La cadette est la plus célèbre.
Elle ne fut attachée au Théâtre-Français que de 1714 à 1722, et nioiu'ut
centenaire en 1791. Marais prétend (Journal, janvier 1722) qu'elle était
enceinte quand elle épousa secrètement le duc de Nevers. Elle avait eu
pour amants Samuel Bernard, le marquis de Nesle et le duc de Chartres.
(Voyage de Piron à Beaune, éd. Honoré Bonhomme, Paris, 1884, in-18,
p. 139, note 1. — Lemazurier, Galerie hûtorique des acteurs du Théâtre-
Français, t. II, p. 329.)
(3) Jean-Baptiste Quinault, l'ainé, et Abraham-Alexis Quinault-Dufresne,
dont Voltaire a célébré le talent par les vers suivants :
Quand Dufresne ou Gaussin, d'une voix attendrie.
Font parler Orosmane, Alzire, Zénobie,
Le spectateur charmé, qu'un beau trait vient saisir,
Laisse couler des pleurs, enfants de son plaisir.
(Voy. Lemazurier, déjà cité, t. H.)
(4) Le mot « même » manque dans le manuscrit.
(5) Note de l'édition de 1763 : « Elle en avoit quatre, la Duchesse de
Lauragais et Mesdames de Vintimille, de la Tom-nelle et de Flavacourt.
L'auteur, qui a parlé auparavant de Madame de Vintimille sous le nom
de Zacchi, n'en fait point mention ici, puisqu'elle étoit déjà morte en
1743. »
(6) Marie-Anne de Mailly de Nesle, née le 5 octobre 1717, mariée le
19 juin 1734 à Jean-Baptiste-Louis, marquis de La Tournelle, capitaine
au Royal-Étranger, mort à vingt-trois ans le 23 novembre 1740. Elle fut
créée duchesse de Châteauroux par le roi, le 21 octobre 1743, et mourut
le 8 décembre 1744.
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LA DUCHESSK DK CHATEAUROUX 205
années d'un jeune Seigneur, mort à vingt-cinq ou vingt- six
ans d'une fièvre pestilentielle. Elle étoit d'une jolie figure,
fort blanche; et quoiqu'elle n'eût pas fait grand bruit dans le
monde depuis son veuvage, elle ne se vit point à la Cour sans
plaisir et sans ambition. Admise par les soins de Madame de
Mailly aux parties du Roy, elle ne désespéra pas de toucher
son cœur et de supplanter sa sœur. Le Duc de Richelieu (i)
eut, dit-on, beaucoup de part à cette intrigue. C'est un grand
homme, bien fait, d'une phisionomie gracieuse, extrêmement
galant, et qui a encore un goût vif pour les plaisirs, dont le
grand usage l'a usé de bonne heure et vieilli avant le tems.
11 a beaucoup aimé les femmes, et passe pour en avoir été
bien traité. Ses galanteries ont fait un grand éclat, et lui ont
attiré quelques affaires dont il s'est tiré avec honneur. Il a
beaucoup d'esprit, est gai, amusant, très-riche, mais mauvais
ménager. Il tient un grand rang à la Cour, et a su gagner les
bonnes grâces du Roy. Il est ambitieux, et après la mort du
Cardinal de Fleury, il fut taxé d'aspirer au Ministère, poste
auquel, malgré tous ses talens, on peut dire que son penchant
pour le plaisir, son esprit inappliqué et son air un peu dissipé
ne le rendoient pas propre.
Louis XV ne put se défendre des charmes de Madame de
Chasteauroux; mais cette femme intéressée, et qui vouloit
tirer bon parti des avantages qu'elle sçavoit que sa beauté lui
(1) Dans les éditions : « Azamut, l'un des quatre Méthen... » — Note
de l'édition de 1763 : « L'auteur de la clé jointe à la seconde édition des
Mémoires de Perse étant toujours dans la fausse supposition que le mot
de Mether signifie un Secrétaire d'État, ne sait pas comment expliquer
le mot d* Azamut. Il est donc assez plaisant de mettre dans la clef;
Azamut, Vun det quatre Secrétaires d*État; mais le lecteur reviendra tou-
jours à demander : Qui est donc cet Azamut? Pour l'instruire, il faut
savoir que l'auteur signifie par le mot de Mether un des premiers gen-
tilshommes de la Chambre du Roi, et par le mot d'Azamut le Duc
de Richelieu, que sa Campagne en Allemagne nous a fait assez con-
noitre. »
Louis-François-Armand Vignerod du Plessis, duc de Richelieu, né à
Paris le 13 mars 1696, mourut le 8 août 1788; il épousa d'abord, le
12 février 1711, Anne-Catherine de Noailles, morte à l'âge de vingt ans,
et en secondes noces la fille d'Anne-Marie- Joseph de Lorraine, comte et
prince de Guise-sur-Moselle. Il était premier gentilhomme de la chambre
du roi et maréchal de France. (MoRÉRi,^/>îct. hist,, t. VIII, p. 404, col. 2.)
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206 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
donnoit sur sa sœur, fit acheter sa conquête (1). Elle ne
voulut du rang de Favorite qu'avec des titres et des distinc-
tions dont on n'avoit vu qu'un exemple sous le règne de
Louis XIV, et elle ne se rendit qu'après s'être fait assurer un
état qui pût la mettre à l'abri des événemens (2). Le Roy étoit
trop amoureux pour ne pas tout accorder, et le crédit de cette
femme devint si grand, qu'on appréhenda qu'elle ne parvînt
à gouverner absolument. Ce fut pour elle qu'on fit un petit
appartement si galant dans le Château de Choisy (3). Ce fut
pour elle qu'on inventa des machines commodes et propres à
la transporter d'un lieu à un autre dans des tems et des cir-
(1) La chanson suivante parut À cette occasion :
Et allons, dame La Tournelle,
Et allons donc, rendez-vous donc.
Quand votre Roi vous appelle,
Vous faites trop de faQons.
Et allons donc, mademoiselle,
Et allons donc, rendez-vous donc.
Quand votre Roi vous appelle,
Vous faites trop de façons.
Encore si étiez pucelle.
Vous le pardonnerait-on.
Encore si étiez pucelle,
Vous le pardonneraiton.
Si vous vous donniez pour telle.
Toute la cour dira non.
Si vous vous donniez pour telle.
Toute la cour dira non.
De faire ainsi la cruelle.
Ma foi, c'est hors de saison.
De faire ainsi la cruelle.
Ma foi, c'est hors de saison.
Dans le sang de la de Nesle
En a-ton jamais vu? Non.
Et allons donc, mademoiselle.
Et allons donc, rendez-vous donc.
(2) Note de l'édition de 1763 : « Louis XV créa Madame de la Tour-
nelle Duchesse de Ghàteauroux, en y annexant des revenus considé-
rables. L'auteur de la clef, peu versé dans l'histoire de la Goiir de
Louis XV, fait de la Duchesse de Ghàteauroux et de Madame de la
Tournelle deux personnes différentes. »
Le duché de Ghàteauroux que le roi avait acquis du comte de Gler-
mont valait à lui seul 90,000 livres de rente. (Barbier, JoumcUy t. II,
p. 373.)
(3) Editions : « Dans la Maison de plaisance, dont nous avons dit que
le Sophi [Louis XV] avoit fait l'acquisition deux ans après la mort de
Sévagi [le çojnte de Toulouse]. »
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DISGRACE DE MADAME DE MAILLY 207
constances que son amant jugeoit (i) mériter les plus grandes
attentions.
Madame de Mailly n'apprit sa disgrâce qu'avec une douleur
inexprimable (2). Comme elle avoit aimé de bonne foi, et
pour l'intérêt du cœur seulement, elle fut longtems inconso-
lable. Mais le Père Renault (3), de l'Oratoire, homme de
beaucoup d'esprit et fort zélé, la fit rentrer en elle-même.
Les fréquens entretiens qu'elle eut avec lui rétablirent le
calme dans son âme et l'éclairèrent sur ses devoirs. On vit
cette femme, autrefois vêtue si superbement, sans cesse
(1) Le manuscrit porte : « jugeroit ».
(2) On fit naturellement aussi des chansons sur la disgrâce de Madame
de Mailly. En voici ime entre autres que nous trouvons dans le Recueil
ClairambauH-Maurepas, t. VI, p. 329 :
Grand Roi, que vous avez d'esprit.
D'avoir renvoyé la Mailly I
Quelle haridelle aviez-vous là I
Alléluia.
Vous serez cent fois mieux monté
Sur la Tournelle que vous prenez.
Le d'Agenois vous le dira.
Si la canaille ose crier
De voir trois sœurs se relayer,
Au grand Tencin envoyez-la.
Le Sainf^Père lui a fait don
D'indulgence à discrétion
Pour effacer ce péché-là.
Dites tous les jours à Choisy,
Avant que de vous mettre au lit,
A Vintimille un Libéra.
Alléluia.
Madame Olympe est toute en pleurs.
Voilà ce que c'est d'avoir des sœurs t
L'une jadis lui fit grand'peur.
Mais, chose nouvelle.
On prend la plus belle.
Ma foi, c'est jouer de malheur.
Voilà ce que c'est d'avoir des sœurs 1
La Mailly est en désarroi :
Voilà ce que c'est d'aimer le Roi I
Sa sœur cadette a son emploi
Et la Vintimille
Par goût de famille
Avait subi la même loi.
Voilà ce que c'est d'aimer le Roi t
(3) Le manuscrit seul donne le nom du P. Renault. Les éditions se
bornent à dire : « Un Iman [Ecclésiastique]... » (Voyez le Journal de
Barbier, t. III, p. 241.)
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208 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
occupée de plaisirs, fréquenter assiduement les Églises, sim-
plement mise, et confondue avec les autres femmes, dont
elle ne se faisoit distinguer que par son recueillement et sa
modestie (i), plus admirée, plus respectée dans cet état
d'humiliation, qu'elle ne Tavoit été dans tout l'éclat de sa
faveur. Le Roy lui assura 40,000 livres de rente, lui donna
une maison, et ordonna qu'on payât ses dettes qui montoient
à 765,000 livres; somme qui, quoique considérable, paroîtra
modique, si on fait attention qu'elle n'avoit tiré aucun avan-
tage du rang qu'elle avoit occupé, et qu'elle ne touchoit
qu'environ 22,500 livres par an, qui ne suffisoient pas, à
beaucoup près, pour la dépense qu'elle étoit obligée de faire
à la Cour. Le payement de ces 765,000 livres fut assigné sur
le revenu des Douanes; mais, malgré les ordres du Roy, ceux
qui furent chargés de la distribution des fonds, non contents
de faire languir les créanciers, firent perdre considérablement
à la plus grande partie.
Des deux autres sœurs de Mailly, l'une, nommée Madame de
La Tournelle, étoit mariée depuis quelques années à M. de La
Tournelle, qui, sans être du premier rang, tenoit bien sa
place à la Cour. Madame de La Tournelle étoit grande, bien
faite, avoit de ces physionomies qui plaisent, et une conduite
qui ne donnoit aucune prise à la médisance (2). L'autre sœur
se nommoit Madame de Lauragais; c'étoit la cadette. Elle
étoit d'une grande taille, épaisse et mal prise. Sa figure étoit
de celles dont on ne dit rien. Elle avoit au moins vingt-
sept ans, et elle fut mariée, l'année suivante, au Duc de Lau-
ragais, veuf depuis quelques années, jeune encore, fort riche
qui tenoit un rang distingué, et dont on ne disoit ni grand
bien ni grand mal.
(1) Le manuscrit porte : « et une modestie. »
(2) Note de l'édition de 1763, qui identifie, avec grande raison, à ce
qu'il semble, l'Euxica des Mémoires avec Madame de Flavacourt :
Maidame de Flavacourt étoit la plus belle de ses sœurs, et le Roi eut de
grandes inclinations pour elle ; mais on dit que son mari l'a retenu dans
l'ordre par ses menaces impolies, en lui disant que, si elle s'avisoit de
lui jouer une infidélité, aucun Roi du monde ne le pourroit empêcher de
lui brûler la cervelle. »
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GUERRE ENTRE L'ESPAGNE ET L'ANGLETERRE iù9
A la fin de cette année mourut dans sa capitale l'Électeur
Palatin (1), âgé de quatre-vingt-un ans, sans laisser d'enfans.
La dignité d'Électeur et ses États échurent par droit de suc-
cession au Prince de Sultzbach (2), de la même famille, mais
d'une autre branche, âgé d'un peu plus de dix-huit ans. Il
entra en possession de ses États dans des circonstances bien
critiques et dans un âge où communément la prudence
ne guide pas toujours. Il tint cependant une conduite sage et
parut ne vouloir prendre part aux troubles qui agitoient
l'Allemagne que pour contribuer à y rétablir la tranquillité.
La Guerre se continuoit avec vigueur, du moins sur mer,
antre l'Espagne et l'Angleterre. Les deux Nations se prenoient
fréquemment des vaisseaux; et suivant les états qui parurent,
les Anglois, quoique bien supérieurs en marine, en avoient
plus perdu que les Espagnols. Il est vrai que si l'Espagne eût
tenu la mer avec une Armée navale et qu'elle eût tenté le sort
d'un combat, il y auroit eu tout à parier qu'elle auroit été
battue. Mais elle se contentoit de faire sortir différentes
petites escadres qui voltigeant de côté et d'autre, inquié-
toient plus les Anglois que si elles se fussent mises
ensemble. Cette guerre coûtoit des sommes immenses
aux deux Nations, et surtout aux Anglois, dont les côtes,
n'étant point défendues par des forts, ne pouvoient (Hre
protégées que par un grand nombre de vaisseaux; ce qui,
joint aux secours qu'ils fournissoient à la Reine de Hongrie,
leur causoit des dépenses prodigieuses. Mais comme ils
étoient puissamment riches et qu'ils avoient dans leur indus-
trie, leur commerce et la constitution de l'État des ressources
infinies, quelques dépenses, quelques pertes qu'ils fissent,
elles étoient beaucoup moindres à proportion de celles que
faisoit l'Espagne, qui n'avoit pas les mêmes avantages.
(1) Il s*agit de Charles-Philippe, nô le 4 novembre 1661 , qui avait suc-
cédé en 1716 à son frère dans l' Électoral des comtes Palatins du Rhin
et mourut le 31 décembre 1742. [1 fut le dernier Électeur de la branche
de Neubourg. (Art de vérifier Ui datet, t. III, p. 329, col. 1.)
(2) Charles-Théodore, prince Palatin de Sultzbach, né le 11 dé-
cenibre 1724. Il parvint à TÉlectorat par succession de branche aînée et
droit d'agnation. {Ibid., col. II.)
14
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214^ ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Ëntr'autres entrepriBes, les Anglois tentèrent de s'emparer
d'une ville maritime d'Espagne (1), dans laquelle on avoit
retiré de très grandes richesses. Ils avoient fait pour cette
expédition de très grands préparatifs. Le succès n'en fut pas
keureux; ils furent contraints de se retirer avec perte, et les
maladies et le mauvais tems achevèrent de ruiner les équi-
pages de leurs vaisseaux; mais leurs pertes même les animè-
rent à de plus grands efforts. On vit avec étonnement sortir
des Ports d'Angleterre de nouveaux armemens plus nombreux
et plus formidables que ceux des années précédentes, tant est
grande la puissance de ce Royaume! tant le courage de ses
peuples est admirable !
Cependant la santé du Cardinal de Fleury s'altéroit de jour
en jour. Son âge avancé et une incommodité habituelle, que
k vieillesse rendoit encore plus dangereuse, annonçoient une
in prochaine. 11 tomboit souvent dans des états très fâcheux.
Les médecins lui ayant absolument défendu toute application
au travail, il ne prenoit aux affaires que le moins de part qu'il
pouvoit, et passoit la plus grande partie de sa vie dans sa
maison d'Issy, près Paris. Les Ministres y alloient chaque
jour luy rendre compte et prendre ses ordres. M. de Breteuil,
que nous avons dit avoir succédé à M. d'AngerAdlliers dans
le détail de la guerre, y étant venu un matin travailla
quelques heures avec lui. Soit mauvaise disposition, soit
excès de circonspection, il se trouva si mal en sortant, qu'on
le tint pour mort. L'abbé Couturier (2), l'homme de confiance
du Cardinal, et qui lui devoit sa fortune, craignant peut-être
que cet accident ne fit une trop grande impression sur lui,
dont la situation n'étoit pas assez bonne pour qu'il ne s'ef-
frayât pas, ne donna pas le moindre secours à M. de Breteuil,
et le fit transporter en toute dihgence à Paris, où il arriva
mort, selon les uns, et, selon les autres, dans un état si
(1) Note de Tédition de 1768 : « L'Auteur entend la ville de Cartagtoe
en Amérique» dont les Anglois furent obligés de lever le siège. » Cette
ville est située dans la Terreferme de TAmérique méridion,ale.
(2) Ce nom n*est donné que par le manuscrit. L'abbé Couturier était
supérieur général du séminaire de Saint-Sulpice ; il mourut le 31 mars 1770.
(Barbier, Journal, t. IV, p. 95, note 2.)
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MORT DU CARDINAL DE FLËURY Sil
désespéré, qu'il mourut le lendemain (1). Cette mort fit du
bruit, et on en chargea assez publiquement l'abbé, qu'on taxa
d'inhumanité. Son procédé parut d'autant plus odieux, qu'on
assuroit que si M. de Breteuil avoit été secouru à tems, on
lui auroit sauvé la vie.
Sa place fut vivement sollicitée. M. d'Argenson rem-
porta (2). Il est grand, bien fait; il a les traits beaux, l'air
gracieux, quoiqu'un peu mélancolique, le port noble, l'esprit
brillant, mais peu solide, une connoissance superficielle de
beaucoup de choses; et comme il parle aisément et bien, il en
impose au premier abord. Il a eu pendant longtems la con-
fiance du Duc d'Orléans. Son ambition est extrême, et on dit
qu'il n'a si fortement sollicité la place de M. de Breteuil, dont
on ne l'esiimoit pas très capable, que pour avoir un pied dans
le Ministère, et se mettre plus à portée de travailler à se pro-
curer le poste de Chancelier de France. Ce Ministre s'est
conduit si habilement, qu'il est parvenu à avoir beaucoup de
crédit auprès du Roy.
La mort du Cardinal de Fleury arriva peu de mois après (3).
(i) Barbier confirme les circonstances dans lesquelles le marquis de
Breteuil mourut le 5 janvier 4743, sans cependant accuser l'abbé Cou-
turier d'inhumanité. {Journal, t. II, p. 341.)
(2) Pierre-Marc Le Voyer de Paulmy, comte d'Argenson, né le
16 août 1696, mourut en 1764. Il était fils de Marc-René Le Voyer de
Paulmy, marquis d'Argenson, né à Venise le 4 novembre 1652, et de
Marguerite Le Fèvre do Caumartin. Il épousa, le 24 mars 1719, Anne
Larchet, fille posthume de Pierre Larcbet, conseiller au Parlement de
Paris. (MoRÉRi, Diet, kist., t. X, p. 712, col. 2.)
(3) Le cardinal de Fleiu»y mourut le 29 février 1743, dans sa maison
de campagne d'Issy. Il avait été très lié avec la maréchale de Noailles,
également fort âgée, et qui lui survécut. Peu de jours avant 8a mort, il
fit répondre à la maréchale qui avait fait demander de ses nouvelles :
« Qu'elle avait plus d'esprit que lui, qu'elle savait vivre et que, quant
à lui, il cessait d'être. » (Journal de Barbibr, t. II, p. 348.) C'est à elle
encore qu'il écrivait le 26 août 1742 : « Vous vous portez. Dieu merci,
en perfection; vous mangez hardiment de la croûte de p&té d'Amiens,
tandis que je ne peux en faire autant d'une aile de poulet. Je ne vous
envie point ce privilège, qui vous est particulier, mais comme nous
nous sonmies engagés mutuellement à passer cent ans, je vous prie de
me communiquer votre secret, afin que je ne vous manque point de
parole... » (Mém. de Dcclos, édit. Michaud et Poujoulat, t. X, p. 810.)
Voyez aux Pièces justificatives, n* xxii, la relation, datée du 16 février 1743,
de ce qui s'est fait avant et pendant la maladie du cardinal de Fleury.
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212 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Il souffrit longtems et avec beaucoup de fermeté. Il conserva
tout son esprit presque jusqu'au dernier soupir. Le Roy lui
rendit deux visites pendant sa maladie, et ils furent longtems
enfermés tête-à-téte. On prétend que dans ces conférences, en
rendant compte à son maître de l'état du Royaume et de ce
qu'il estimoit nécessaire dans les circonstances où se trou-
voit l'Europe, le ('ardinal lui inspira de l'éloignement pour
le Cardinal de Tencin (1); homme de beaucoup d'esprit, qu'il
craignoit qu'on ne lui donnât pour successeur, quoiqu'il eût
toujours paru vivre en bonne intelligence avec lui, et qu'il lui
eût, dit-on, plus que fait espérer une grande part au Gouver-
nement. Le Cardinal mourut, au grand contentement de plu-
sieurs, mais regretté du Roy qui lui fit élever un tombeau
magnifique, monument éternel de la bonté de son cœur et de
sa reconnoissance.
Le Cardinal de Fleury avoit pendant plus de seize années
gouverné absolument le Roy et tout l'État. Le peu de bien
qu'il a laissé étoit une preuve de son désintéressement; mais
il avoit pris soin de pourvoir avantageusement ses parens :
façon d'établir solidement la fortune des siens d'autant plus
raffinée, qu'elle est plus noble, plus éclatante, qu'elle flatte
davantage l'amour-propre, et qu'elle n'est point en butte aux
soupçons dont l'opulente succession d'un Ministre n'est pas
ordinairement exempte. Son ambition (2) Tayant porté à
procurer une place de Premier Gentilhomme de la Cham-
bre (3) à un de ses neveux (4), il eut le chagrin de voir les
(1) Pierre Guérin de Tencin, né à Grenoble le 22 août 1680, mourut à
Lyon le 2 mars 1758. Il fut fait cardinal en 1739, eut l'archevêché de
Lyon en 1740 et devint ministre d'État en 1742. Sa sœur, la marquise
de Tencin, fut le principal auteur de sa fortune.
(2) Les mots « n'est pas ordinairement exempte. Son ambition »
manquent dans le manuscrit.
(3) Éditions : « une place de Mether... » — Note de l'édition de 1763 :
« C'est-à-dire ime place de premier Gentilhomme de la Chambre du Roi.
Le neveu à qui il la procura est le Duc de Fleuri. Les autres premiers
Gentilshommes de la Chambre du Roi, qui s'y opposoient, furent les
ducs de Richelieu, d'Aumont et de Gèvres. »
(4) André-Hercule de Rosset, marquis de Rocozel, duc de Fleury, né
le 27 septembre 1715, brigadier de dragons en 1740, fils aîné de Jean-
Hercule, duc de Fleury, et petit-fils de Marie de Fleury, sœur du car-
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LA POLITIQUE DU CARDINAL DE FLEURY 213
autres Gentilshommes peu disposés à recevoir parmi eux un
homme qu'ils regardoient comme indigne d'un poste auquel
ils disoient qu'une haute naissance devoit seule donner droit
de prétendre. Le Roy leur en imposa; mais toute son autorité
ne put les empêcher de saisir avec avidité les occasions qui
pouvoient se présenter de donner des désagrémens à ce nou-
veau confrère.
Comme homme privé, le Cardinal de Fleury avoit beaucoup
d'excellentes qualités. Son esprit étoit vif et délicat, sa con-
versation aisée et amusante. Il étoit humain, honnête homme,
fort réglé dans ses mœurs, bon parent, bon maître; mais il
étoit fin, dissimulé, vindicatif, et ami peu essentiel. Comme
homme d'État, il étoit trop susceptible de prévention, trop
peu en garde contre les délateurs, ridiculement entêté de
l'ambition de passer pour un grand Ministre, même dans
l'esprit des Étrangers; trop économe, trop jaloux de dominer,
et trop peu instruit de ce qui constitue la vraie gloire, pour
sçavoir soutenir à propos celle de son maître. Il n'avoit que
de médiocres talens pour gouverner un grand Royaume, parce
qu'il manquoit de cette étendue, de cette force de génie qui
embrasse, saisit dans le moment tous les objets, en développe
le fort et le foible, en voit les avantages et les inconvéniens,
et en tire toujours le parti (4) le plus utile à un État. En se
parant d'un grand amour de la paix, il étoit parvenu à faire
illusion à différentes Puissances; cependant il intriguoit dans
plusieurs Cours et travailloit sourdement à troubler le repos
de l'Europe par des guerres dans lesquelles son intention
n'étoit pas d'entrer, quelques espérances qu'il donnât d'y
prendre part. Il fit une tache à Ta gloire du Roy, en contre-
dinal, qui avait épousé en 1680 Bernardin de Rosset, sieur de Rocozel.
Il avait un frère, Pierre-Augustin-Bernardin de Rosset de Rocozel, dit
Tabbé de Fleury. Le duc de Fleury succéda le 31 mai 1741 au duc de
La Trcmoïlle dans sa charge de premier gentilhomme de la chambre, à
la suite d'ime vive compétition entre le fils du duc de La Trémoïlle
décédé, le duc de Luxembourg et lui. (Barbier, Journal^ t. II, p. 29a et
suiv. — Voy. également la lettre adressée à ce sujet à la duchesse de La
Trémoïlle par le cardinal de Fleury (Mélangée historiques de Boisjourdain,
t. II. p. 124.)
(1) Les mots « le parti » Jmanquent au manuscrit.
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214 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
venant à un Traité qu'il avoit eu l'imprudence de lui faire
signer, il y avoit quelques années, avec la Maison d'Autriche,
au préjudice des Traités antérieurs avec d'autres Princes, et
il avilit le nom François par la médiocrité des forces qu'il
employa pour faire valoir l'infraction de ce traité. A son
entrée dans le Ministère, il trouva le Gouvernement dans un
désordre extrême, et il le rétablit en peu de tems, époque
bien glorieuse à sa mémoire ! Mais il ne fut point assez habile
pour tirer tout l'avantage possible (4) des occasions qui se
présentèrent d'augmenter la puissance de la France, ni pour
prévoir celles qui survinrent dans la suite. En un mot, les
grands événements qui arrivèrent pendant son Ministère lui
ouvrirent une belle et vaste carrière de gloire, qu'à la honte
et au détriment de sa Nation, il fut incapable de fournir (2).
Aussitôt après la mort du Cardinal de Fleury, le Roy
déclara qu'il gouverneroit lui-même (3). Il se livra en effet tout
entier au soin de son État, et fixa des heures à ses Ministres
pour travailler avec lui. On applaudit beaucoup, et avec
raison, au parti qu'il prit; mais on ne put se persuader qu'il
y persistât (4). Le peu de goût qu'on lui connoissoit pour le
travail, et l'éloignement où il avoit toujours été tenu des
affaires, firent penser que dans peu il choisiroit quelqu'un sur
qui il se déchargeroit d'un fardeau qu'on estimoit trop pesant
pour lui. Sur ce fondement on s'intrigua beaucoup à la Cour;
chacun de ceux qui croyoient pouvoir prétendre à ce poste
de confiance (et le nombre n'en étoit pas petit, car personne
ne se juge inférieur à un autre en esprit et en capacité) dressa
ses batteries. M. Chauvelin même se flatta de pouvoir rentrer
(1) Éditions (sauf celle de 1746, qui concorde, comme presque toujours,
avec le manuscrit) : « pour mettre à profit les occasions... »
(2) Voici comment Frédéric II jugeait le cardinal : « On a dit trop de
bien de lui pendant sa vie, on le bl&ma trop après sa mort. Ce n'était
point l'âme altiôre de Richelieu, ni l'esprit artificieux de Mazarin.
C'étaient des lions qui déchiraient des brebis. Fleury était un pasteur
sage qui veillait à la conservation de son troupeau. » {Hittoire de mon
iempi, t. II, p. 2.)
(3) Voyez aux Pièces justificatives, n* xx, la lettre que Louis XV
adressa le 9 janvier 1743 à l'empereur Charles Vil pour lui annoncer la
mort du cardinal.
(4) Le manuscrit porte « résista. »
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LA SUCCESSION DU CARDINAL 9i5
dans le poste qu'il avoît occupé. Pour y réussir, il fit un gran^
Mémoire, dans lequel il blâmoit sans ménagement le fe«
Cardinal (1). Il vint à bout de faire passer ce Mémoire enlie
les mains du Roy, qui fut saisi d'étonnement et d'indignation
contre son auteur, et lui en auroit fait sentir tout le poid», si
on ne l'eût pas apaisé. Il faut convenir que M. Ghauvelin jmt
bien mal son tems, et qu'il étoit de la dernière imprudence ée
s'exposer k censurer un bomme, pour ainsi dire, encore tout
chaud, et dont la mémoire étoit chère à Louis XV. Il fut mal
conseiUé, et encore plus mal servi; sa précipitation gâta to«t;
et supposé qu'il y eût eu pour lui quelque espérance, elle hÂ
fut entièrement ôtée par la manière dont le Roy s'expliqua
sur son compte. Ce mauvais succès, loin de rebuter les ftspî-
rans, les encouragea d'autant plus qu'ils auroient re*)«té
M. Ghauvelin et son parti; mais le Roy ne marqua de préfé-
rence pour personne, excepté peut-être M. Orry, dont le crédSt
augmenta beaucoup par l'attention qu'il eut de fournir les
fonds nécessaires aux dépenses que ce Prince faisoit powr sa
Maison de plaisance. Un jour, entre autres, il fit à ce îSHJet
habilement sa cour. Le Roy, après quelques heures de travail
avec lui dans cette même Maison, le laissa se retirer sans lui
parler d'un état d'augmentation à faire dans les (2) bâtîmeiLS
pour une somme d'environ 1,215,000 livres. Sa timidité natu-
relle et les dépenses immenses qu'on étoit obligé de faire
dans les conjonctures ne lui permirent pas de remettre de la
main à la main cet état à M. Orry, dont il craignoit apparem-
ment les représentations; mais à peine fut-il sorti qu'il doana
le Mémoire à un de ses Officiers, avec ordre de le remettre au
plus tôt au Contrôleur général et de lui dire que le Roy avoit
oublié de le lui donner. M. Orry l'ouvrit dans le moment, et
voyant de quoi il étoit question, il entra dans l'appartement,
et dit au Roy qu'il étoit étonné de la modicité de la somme,
qu^il avoit compté sur une plus grande, et qu'il s'étoit arrangé
(i) Ce fut à la sutte de ce mémoire et à l'instigation de M. de Msorepas
que M. Chauvelin fut exilé à Issoire au mois de février 1743. (BâRsiER,
Journal, t. II, p. 351.) Voy. Pièces justificatives, n^xx!!.
(2) Le manuscrit donne « ses ».
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216 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
sur 1,575,000 livres. Le Roy fut charmé du zèle et de la com-
plaisance de son Ministre, et lui en sçut d'autant meilleur gré,
qu'il ne s'y attendoit pas. Cette bagatelle mit M. Orry très
bien dans l'esprit de son maître, tant il est vrai qu'auprès des
Grands tout dépend de l'à-propos! M. Ghauvelin le manque,
et achève de se perdre. M. Orry le saisit, et augmente en
faveur.
Pendant que ces choses se passoient en France, on regret-
toit en Allemagne l'Électeur de Mayence, mort dans sa Capi-
tale à l'âge de soixante-dix-huit ans (i). C'étoit une perte, sur-
tout dans les circonstances où l'Empire se trouvoit. On lui
donna un successeur qui ne montra à son avènement aucun
penchant pour un parti préférablement à l'autre (2). Dans la
suite, il parut favoriser un peu la Reine de Hongrie, ce qui
déplut fort à l'Empereur. Au reste, la puissance de cet Élec-
teur étant moins considérable par ses troupes que par l'auto-
rité que sa dignité lui donne, son alliance n'est pas d'un
grand poids quant à la guerre.
Quelques mois après, mourut à Paris la Duchesse de Bour-
bon, à l'âge de soixante-dix ans (3). Elle laissa le parti de
M. Ghauvelin en quelque sorte sans chef, et une succession
très opulente. Cette Princesse avoit été gouvernée jusqu'à sa
mort par le Marquis de Lassay (4), homme de beaucoup
(1) Voyez plus haut, p. 136, note 1.
(2) Cette phrase est remplacée par les deux suivantes dans toutes les
éditions : « Les Grands de Guzàrate [Mayence] élurent pour son succes-
seur Mir-Kassem Kan [Jean-Frédérie'CharleSt comte d'Ottein]. Ses intérêts
demandant qu'il restât neutre dans les querelles qui divisoient l'Empire,
il ne montra à son avènement aucun panchant pour un parti préféra-
blement à l'autre. »
Il s'agit de Jean-Frédéric-Charles, né le 6 juillet 1689, de Jean-Fran-
çois-Sébastien, baron d'Ostein, et d'Anne-Chariotte-Marie, comtesse de
Schœnbom, et qui mourut le 4 juin 1763. Il fut élu archevêque de
Mayence le 22 avril 1743 et couronna à Francfort, le 4 octobre 1745, le
grand*duc de Toscane, à la suite des victoires qu'il avait remportées
en Bavière. {Art de vérifier lei dates, t. III, p. 256, col. 2.)
(3) Voyez ci-dessus, p. 35, note 1.
(4) Toute la fin de cet alinéa, relative au marquis de Lassay, ne se
trouve que dans l'édition de 1746 et dans le manuscrit-
Léon de Madaillan de l'Ësparre, comte et plus tard marquis de Lassay,
né en 1676, mourut à Paris le 2 octobre 1750. II était fils d'Armand de
Madaillan de l'Esparre, marquis de Lassay, né le 28 mai 1652, mort le
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LE MARQUIS DE LASSAY S17
d'esprit, fin courtisan, intrigant, sçachant profiter de sa fa-
veur, et qui sous le Régent en avoit habilement tiré parti
pour se faire une fortune considérable. La Princesse de
Bourbon ne décidoit rien que par ses avis. Elle avoit tant de
confiance en lui, qu'elle lui abandonna la direction d'un
magnifique Palais qu'elle faisoit bâtir. Tout joignant, M. de
Lassay en fit élever un petit, moins superbe à la vérité, mais
mieux entendu, mieux ordonné, plus commode, plus recher-
ché, préférable en un mot, au jugement des connoisseurs, par
le goût et les vraies beautés qui y régnoient (4). On assure
qu'on voyoit dans ce Palais des tableaux originaux d'un très-
21 février 1738, et de Marianne Pajot, morte le 19 octobre 1681. Il était
premier écuyer de la duchesse de Bourbon. (P. Anselme, Hist. gén., t. IX,
p. 275; Mémoirei du duc de Luynei, t. II, p. 39, et t. X, p. 346. — Pierre
DE SÉ6UR, Un Héi'08 de Roman au grand siècle^ dans la Revue de Paris,
année 1901, t. II, p. 293. — Sainte-Bbcve, Causeries du Lundi,)
(1) L'hôtel de Lassay est le palais qui sert actuellement de demeure
au Président de la Chambre des députés. La duchesse de Bourbon,
ayant d'abord fait construire pour eUe un magnifique palais à l'italienne
sur l'emplacement de la Chambre actuelle des députés, donna à son ami
le marquis de Lassay des terrains avoisinants pour qu'il en construisit
im autre tout à côté pour lui.
On commença les travaux en 1722 ; ce fut l'architecte italien Giardini
qui en fut chargé, et tandis que l'hôtel de la duchesse de Bourbon
subissait bien des métamorphoses, celui du marquis de Lassay est au
contraire demeuré pour ainsi dire tel quel. L'ancienne distribution
restée presque la même était la suivante : en entrant dans la longue
avenue des marronniers, on avait à droite la basse-cour et les cuisines,
à gauche les écuries et les remises. £n face, on montait quelques pas et
on entrait dans un vestibule d'ordre corinthien. Deux portes condui-
saient, la première dans un cabinet d'étude, la seconde dans l'antichambre
séparée de la galerie par la salle à manger, dont le caractère était sévère.
Cette galerie fut un constant objet d'admiration et de ciu'iosité. Vers 1770,
la décoration en fut modifiée en l'honneur du grand Condé. Casanova
peignit sur les lambris la bataUle de Lens et celle de Fribourg; Le Paon
retraça les journées de Nordlingen et de Rocroy ; sur les portes il mit
les sièges d'Ypres, de Thionville, de Dunkerque et de Philipsbourg;
dans le demi-cintre de l'entrée, Coustou dressa les statues de Minerve
et de l'Abondance ; puis, au-dessous du grand fronton, le même statuaire
exécuta en bas-relief le Char du Soleil accompagné des Heures, des Sai-
sons et autres allégories.
Le cabinet de travail fut aussi transformé en salon de musique, décoré
de tous les attributs qui conviennent à cet art; à droite, c'est-à-dire
vers le point opposé à la galerie, s'ouvrait le salon boisé splendidement
incrusté de ciselures et de dorures, orné des meubles les plus magni-
fiques. Il était suivi de la chambre à coucher, tendue l'hiver de tapis
des Gobelins et ornée de médaillons coloriés, peints d'après les plus
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118 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
grand prix, dont il n'y avoit que des copies dans celui de la
Duchesse, à qui cependant, dit-on, les originaux apparte-
noient. Ces deux Palais se communiquoient par une pori;e
secrète et une galerie souterraine qui déroboit M. de Lassay
aux regards curieux.
La neutralit<5 à laquelle le Roy des Deux-Siciles (4) s'étoit
engagé, n'étant que l'effet de la crainte qu'il avoit que les
Anglois fissent une descente dans ses États, elle ne l'empêcha
pas d'envoyer au Comte de Gages quelques Régimens, qu'on
publia être les mêmes que Philippe Y avoit autrefois prêtés
pour la conquête du Royaume de Naples, et qui, ayant tou-
jours été à la solde de cet Empereur (2), doivent marcher à
jolis tableaux de Boucher. L'appartement était terminé par un cabinet
de travail ou boudoir et par deux chambres à alcôve.
Quand le palais et Thôtel furent À peu près achevés, Lassay paria de
la nécessité d'imiter encore les Italiens dans leur amour des bons
tableaux. On acheta les ouvrages des maîtres les plus estimés. La prin>
cesse eut alors un nouveau scrupule : elle voulait bien avoir une galerie,
mais elle souffrait de ne pas faire le partage des chefs-d'œuvre avec
Lassay. Celui-ci trouva moyen de la consoler : il demanda la permis-
mission de faire exécuter par de bons artistes la copie de tous le»
tableaux précieux qu'elle réunirait dans son palais. Ainsi tout, dans son
petit hôtel, rappellerait l'objet de ses constants hommages, et plus les
copies seraient satisfaisantes, mieux il sentirait la valeur et le mérite
des originaux.
... On trouva bientôt à gloser sur les belles imitations des originaux
de la duchesse de Bourbon.
Lorsqu'on acheva les constructions en 1725, la duchesse de Bouriion
avait prés de cinquante ans et le marquis de Lassay plus de soixante-
douze. Faisant allusion au passage ci-après des Mémoire* de Perte qu'il
reproduit en entier, M. Paulin Paris ajoute que cela diminua beaucoup
l'avantage ou l'inconvénient des portes secrètes et des galeries souter-
raines.
Une grande partie des tableaux du marquis de Lassay lui avait été
léguée par testament par la comteBse de Verrue, née de Luynes, petite-
fille du connétable, très connue par sa beauté et son goût. Elle avait
un salon des mieux fréquentés; son hôtel était situé au coin des rues
du Regard et du Cherche-Midi.
En 1770, l'hôtel fut réuni au palais principal par le prince de Condé,
qui rhabita de préférence. Confisqué en 1791, il revint en 1814 au légi-
time propriétaire, le dernier des Condé, qui lui rendit une partie de
son ancien ameublement. (BulUtin^ d» Bibliophile^ année 1848, article de
M. Paulin Paris, p. 719 et suiv.)
(1) Le ms. porte : « à laquelle les Deux-Siciles s'étoit engagé. »
(2) « Empereur » doit être un lapsta calami, qui d'ailleurs se trouve
dans le manuscrit et dans toutes les éditions.
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SUCCES DES ESPAGNOLS EN SARDAIGNE 219
ses ordres. La Cour d'Angleterre eut beau se plaindre de ce
procédé comme d'une infraction à la neutralité; elle n'en put
tirer d'autre satisfaction; elle s'en contenta, du moins en
apparence, d'autant mieux que, peu de temps après, Don
Carlos (i) retira l'artillerie et les munitions qu'il avoit
envoyées l'année précédente pour le service des Espagnols.
Mais ce Prince ne demeura dans l'inaction qu'autant de tems
qu'il lui en fallut pour mettre ses côtes à l'abri de toute insulte,
et ses Ports en si bon état de défense, qu'il n'eût rien à
redouter des Anglois. Ces précautions prises, il arma puis-
samment et marcbaen personne au secours de M. de Gages (2).
Les succès de Dom Philippe dans les États du Roy de Sar-
daigne, le désir de contribuer à l'établissement d'un frère,
sentiment bien naturel, les vives sollicitations des Cours d'Es-
pagne et de France, et une forte aversion pour la Maison
d'Autriche déterminèrent le Roy de Naples à rompre la neu-
tralité. La jonction des Napolitains ne produisit cependant
pas tout ce qu'on avoit espéré. Les Autrichiens étoient supé-
rieurs, et tout ce qu'on put faire fut de se tenir sur la défen-
sive jusque vers la fin de l'année suivante, que le Général
Autrichien se retira pour se mettre à portée de soutenir le Roy
de Sardaigne et de couvrir le Milanois, dans lequel les progrès
des Espagnols et des François faisoient craindre une pro-
chaine invasion. Elle seroit vraisemblement arrivée, si comme
nous l'avons dit, la rigueur de la saison ne les avoit pas con-
traints de lever le siège d'une ville forte située presque dans
le cœur des États du Roy de Sardaigne (3).
L'Empereur Charles VU pensoit néanmoins à la paix, et
faisoit faire de tems en tems à la Reine de Hongrie des pro-
positions, que, résolue de n'entendre à aucune paix particu-
lière, elle rejettoit toujours; conduite qui fit dire à ses
ennemis, qu'elle vouloit perpétuer la guerre, mais conduite
d'autant plus régulière vis-à-vis de ses Alliés, que, sans leur
secours, elle n'auroit pas pu se défendre! La nécessité et l'ef-
(1) Voyez plus haut, p. 141, note 4.
(9) Voyez plus haut, p. 196, note S.
(3) Il s'agit de la place de Coni, comme on Ta vu plus haut.
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220 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
ficacitë de ces secours donnèrent un beau champ aux partisans
de la Reine de Hongrie, qui en concluoient que les États de la
Maison d'Autriche, conservés même dans leur indivisibilité',
étoient plus foibles que les Puissances arme'es contre elle.
Conséquence fausse quant aux hommes, puisque les nom-
breuses armées que la Reine de Hongrie mit sur pied prouvoient
que ses États étoient une pépinière de soldats; mais juste quant
à la disette de l'argent, qui la mettoit en effet hors d'état de
pouvoir par elle-même faire usage de ses forces.
Les États et les Princes de l'Empire étoient partagés entre
l'Empereur et la Reine de Hongrie. Chacun avoit pris son
parti suivant son penchant ou ses intérêts. C'étoit ainsi que
ce Corps si puissant, si redoutable, travailloit à sa propre
ruine, en se déchirant le sein, et forgeoit liii-mêne les fers
dont son aveuglement ne lui permettoit pas de voir que le
parti victorieux pourroit un jour l'accabler. Ce n'étoit pas
l'Empire d'Allemagne seul que la discorde avoit infecté de
son souffle empoisonné; l'Empire de Russie et le Royaume de
Suède en avoient eu leur part. Ils se faisoient une guerre
cruelle, à laquelle le Cardinal de Fleury, dit-on, avoit sçu
exciter les Suédois, sans doute à dessein d'occuper la Russie
et de priver la Reine de Hongrie des secours qu'elle auroit pu
s'en promettre, par l'entremise du Roy de la Grande-Bretagne,
qui avoit un grand crédit dans cette Cour (1). Cette guerre
fut, du commencement à la fin, désavantageuse aux Suédois,
et auroit pu leur devenir funeste, si l'Impératrice de Russie
n'eût pas eu la générosité de se prêter aux propositions de
paix qui lui furent faites (2) ; à quoi on la disposa favorable-
ment par la promesse qu'on lui fit d'appeler un de ses proches
parents au trône de Suède, qui est électif. Deux Généraux
(1) Le cardinal de Fleury voulait assurément empêcher la Russie
d'apporter son concours À l'Autriche, et dans ce but il n*était pas fâché
de l'occuper par une guerre avec la Suède; mais prévoyant une défaite
certaine, il aurait désiré retarder la lutte, tandis que pour les mêmes
raisons la Russie avait au contraire tout intérêt à ce qu'elle éclatât le
plus tut possible. La rupture entre la Suède et la Russie eut lieu le
28 juillet 1741.
(2) La paix d'Albo, qui mit fin à cette guerre, fut conclue le 2 avril 1744,
à la suite des négociations engagées entre la France et la Russie.
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LE MARÉCHAL DE LEUWENHAUPT 221
payèrent de leur tête (supplice infamant en Suède) les mau-
vais succès de cette guerre. On fit l'impossible pour leur
sauver la vie, surtout à l'un d'eux, nommé Leuwenhaupt, qui
prouva qu'il n'avoit pas encore joint ni pu joindre l'Armée
Suédoise, lorsqu'elle fut mise en déroute par les Russiens.
Rien ne put vaincre Tanimosité du plus grand nombre des
membres des États, à qui cette déroute tenoit au cœur : ils
furent exécutés. L'infortuné Leuwenhaupt (i), la veille de
son supplice, tenta de s'évader, et y réussit, du moins en
partie; mais des contretems, que la prudence humaine ne
peut prévoir, l'ayant empêché de s'éloigner assez pour n'avoir
point à craindre d'être repris, il fut reconnu, ramené dans la
Ville capitale, et décapité le lendemain de son arrivée. La
haine de la Nation expira avec lui, et ce grand homme fut
généralement regretté. Triste et mémorable exemple de l'in-
gratitude et de l'inconstance du Peuple (2) !
Vers le commencement de cette année (3), quelques vais-
seaux de guerre Anglois et un brûlot se présentèrent devant
la barre d'un Port neutre, dans lequel s'étoit retiré un vais-
seau de guerre Espagnol de soixante-dix pièces de canon,
commandé par Hiisnein (4), Officier François d'une intrépidité
peu commune. Deux des vaisseaux Anglois se détachèrent,
entrèrent dans le Port, et sommèrent Hussein de se rendre.
Ce brave Officier ne répondit que par une décharge de toute
(1) Le maréchal Lewenhaupt, né en 1692, avait été président de la
Diète suédoise en 1734. Il fut acclamé en 1741 comme chef de l'armée
d'opération. Traduit devant un conseil de guerre et condamné à mort le
9 août 1742, il subit cette peine le 15 du même mois, sur la place de
Norder-Malm, à Stockholm. — Son père, le comte de Lewenhaupt, avait
été un des meilleurs généraux de Charles XII ; fait prisonnier à la bataille
de Pultawa, il mourut en Sibérie, après dix ans de captivité, le
15 août 1742. (Pajol, ouvr. cité, t. VI, p. 368, note 1, et p. 369.)
(2) Dans sa session de 1747, la Diète suédoise, pour réparer dans la
mesure du possible, cet assassinat juridique, déclara que la mise en
jugement de Lewenhaupt n'avait été qu'une concession à la fureur
populaire, et que le roi devait une réparation & ses enfants ou & ses
héritiers. (Pajol, ouvr. cité, t. VI, p. 369.)
(3) Toutes les éditions, y compris celle de 1746, donnent cet alinéa
qui manque au manuscrit.
(4) Les clefs donnent cette indication trop peu nette : « Officier Fran-
çoiSy capitaine d'un vaisseau Espagnol. »
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222 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANCE
son artillerie; mais voyant que les Anglois n'en suivoient pas
moins leur f>ointe, et que le Commandant du Fort ne se met-
toit pas en devoir de le défendre, il fit passer son équipage à
terre, mit le feu à son vaisseau, et le fit sauter. Les malades
y périrent; acddent bien fâcheux, mais forcé, le peu de tems
qu'on avoit n'ayant pas permis de les débarquer.
Cependant, la Reine de Hongrie avoit sur les bords du Rhin
une Armée nombreuse, sous les ordres du Prince Charles de
Lorraine, qui menaçoit de passer ce fleuve, et de rendre à la
France invasion pour invasion, en portant chez elle le fort de
la guerre. Il étoit d'autant plus à craindre que ce projet ne
réussit, que dans ce même tems elle et ses alliés assemblèrent
plus haut une autre grande Armée, aux environs de Franc-
fort (1), dont on présume que le but étoit de se joindre au
Prince Charles^ Pour rompre ces projets, le Roy de France
mit le Maréchal de Noailles à la tète de 55,000 hommes des-
tinés à s'opposer à la jonction, et il en donna autant au Maré-
chal de Coigny, avec ordre de défendre le passage du Rhin et
de couvrir les Provinces qui en sont voisines.
Le Maréchal de Noailles passa le Rhin et s'avança vers le
fleuve du Meio, dans le dessein de s'emparer d'un poste avan-
tageux; mais ayant été prévenu par le Comte de Stairs,
Général Anglois actif (2), il se porta sur les bords du Mein
sur lequel il jetta deux ponts pour en avoir le passage libre
et pouvoir profiter des mouvemens que feroit l'Armée con-
fédérée, campée de l'autre côté. Le Roy d'Angleterre venoit
de se rendre à la tête de cette Armée, où le Duc de Cumber-
(1) Note de l'édition de 1763 : « L'armée se forma dans les Paîs-Bas et
fut commandée par le Roi de la Grande-Bretagne en personne. EUe
s'avança vers le Mein, ce qui fit soupçonner aux François qu'elle de voit
mettre le Maréchal de Broglio, revenant de Bavière et poursuivi par le
Prince Charles, entre deux feux. Pour rompre ce projet, le Maréchal de
Noailles s'avança à la tète d'une fort helle Armée vers le Mein pour
observer celle du Roi de la Grande-Bretagne. » Son véritable objectif
était d'empêcher les ennemis de prendre position entre la France et la
Bavière.
(2) John Dalrymple» second comte de Stair, fils du premier comte de
Stair, lord avocat, lord clerc de justice et secrétaire d'État pour l'Ecosse,
né le 20 juillet 1673 à Edimbourg, où il est mort le 9 mai 1747. (Diêtio-
nary of nationaX biography, t. XIII, p. 420.) •
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MANŒUVRES DU MARÉCHAL DE NOAILLES 223
ïand, son fils (i), Tavoit devancé. Les troupes des différens
Peuples qui la composoient étoient commandées par des Géné-
raux de leur nation, braves et expérimentés. Le Comte de
Stairs commandoit les Anglois et les corps qui étoient à leur
solde. Les Autrichiens étoient sous les ordres du Duc D'Arem-
berg (2) et du Prince Georges de Uesse. On s'observa pendant
plusieurs jours. Enfin (3), les alliés ayant fait un mouvement
sur leur droite en remontant le fleuve, pour s'approcher,
selon quelques-uns, d'un renfort de 20,000 HoUandois qui
s'avançoit; selon d'autres, pour se mettre à portée d'avoir
des vivres et des fourrages qui leur manquoient absolument,
le Maréchal de Noailles, qui fut informé de ce mouvement, fit
aussitôt passer le fleuve à environ 30,000 hommes, l'Infanterie
sur les deux ponts, et la Cavalerie par les gués, dans l'inten-
tion de tomber en force sur l'arrière-garde des ennemis et de
la défaire. Le Comte de Stairs, s'apercevant de la manœuvre
4u Maréchal de Noailles, et en concluant que toute l'Armée
Françoise passoit, rangea au plus vite en bataille les Anglois
qui faisoient l'arrière-garde, tandis qu'on envoya ordre à
l'avant-garde de revenir incessamment sur ses pas. Les Fran-
•çoi?, ayant marché par un défilé qui leur déroboit les dispo-
sitions de Tennemi, furent étonnés, en débouchant, de se
trouver en pleine bataille; mais comme ils avoient fait trop
•de chemin pour reculer, et que d'ailleurs ils comptoient
n'avoir aflaire qu'à l'arrière-garde, ils marchèrent fièrement
>aux Anglois, dont ils essuyèrent tout le feu, qui fut terrible.
Les François dont les rangs avoient été considérablement
éclaircis, se mirent un peu en désordre, et perdirent du ter-
rain. Leurs Chefs les rallièrent, leur firent faire une seconde
charge, qui n'eut pas un meilleur sort que la première, et
(1) Guillaume- Auguste, duc de Cumberland, né le 2A avril 4721, mort
le 31 octobre 1765. Ce fut loi qui commandait les troupes anglaises et
perdit la bataille à Fontenoy, le 11 mai 1745. (Art de véri^ lei daUi,
1. 1, p. 860.)
(2) Léopold-Phillppe-Gharles, duc d'Arenberg, prince de Ligne, né à
3fons le 14 octobre 1690, mort en 1754, au château d'Hearvelée, près
Louvain. (Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 500, note 1, et t. III, p. 336, note 4.)
(3) Le mot « enfin » manque au manuscrit.
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224 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
•
enfin une troisième, qui réussit aussi peu. Les Autrichiens
étant venus pour lors, le Duc de Chartres (1), le Comte de
Clermont, les deux fils du Duc du Maine (le Prince de Dombes
et le Comte d'Eu), et le Duc de Penthièvre y firent des pro-
diges (2). Quelques Régimens d'Infanterie se comportèrent
bravement; mais ils furent mal secondés par celui des
Gardes, qui, ayant lâché pied à la troisième charge, com-
muniqua son épouvante à la plus grande partie de Tlnfan-
terie; qui prit la fuite et abandonna la Cavalerie, qui fut
obligée de se battre en retraite avec un grand désavantage.
(]ette Cavalerie étoit l'élite de celle du Roy; elle fit fort bien,
et souffrit extrêmement. Les Anglois même avouèrent que la
fierté avec laquelle elle attaqua, les étonna, et que c'en étoit
fait d'eux, si elle avoit soutenu la troisième décharge avec la
même intrépidité, ou que l'Infanterie ne l'eût pas abandonnée,
ou enfin, si les Autrichiens n'étoient pas arrivés fort à propos.
Les fuyards, s'imaginant voir (3) l'Ennemi à leurs trousses,
se précipitèrent dans le Mein, où une partie se noya. Les
François perdirent à cette action, qui dura quatre heures et
(1) Louis-Philippe I" d'Orléaas, troisième duc de Chartres, petit-fils
dv Régent, avait alors dix-huit ans et commandait le régiment dont il
avait reçu la propricHé en 1737. Ce régiment fut celui qui souffrit le plus
dans cette journée de Dettingen (27 juin 1743.)
M. de Rochedouart, âgé de vingt-deux ans, y fut tué; ayant perdu le
drapeau de son régiment dans la retraite, il se mit à la tête de ses offi-
ciers avec ses grenadiers et reprit son drapeau en laissant dix-sept
officiers sur le terrain. (Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 347, note 1, et p. 346.)
(2) Dans son poème de Fontenoy, dédié à la duchesse du Maine, Vol-
taire a glorifié la bravoure de ces trois princes. (CEuvres complètet de
Voltaire, édit. Beuchot, t. XXI, p. l00-d45.)
Voici en outre dans quels termes le maréchal de Noailles signale leur
conduite dans son rapport au roi, daté du camp de Seligenstadt, le
29 juin 1743, le lendemain de la bataille de Dettingen :
« Je ne puis me dispenser de vous dire. Sire, combien M. le duc de
Chartres s'est distingué hier, s'étant toujours trouvé dans le plus grand
chaud de l'action, ralliant ses troupes, les ramenant lui-même au
combat, avec un courage, une présence d'esprit et un zèle que je ne
puis trop louer ni trop admirer.
« M. le comte de Clermont, M. le prince de Dombes et M. le comte
d'Eu ont fait, à la tête de leur division, tout ce que l'on peut attendre du
plus grand courage et de la plus grande volonté. » {Campagnes du maré-
chal due de Noailles, Amsterdam, 1760, 2 vol, in-16, t. I, p. 249.)
(3) Editions : « avoir ».
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BATAILLE DE DETTINGEN 225
demie, beaucoup de monde (1), surtout un très-grand nombre
de braves Officiers qui, voyant leurs Régimens tourner le dos,
se mirent en ligne, et aimèrent mieux périr honorablement
en faisant ferme, que de fuir brusquement (2). L'échec (3)
que les François essuyèrent fut attribué au Duc de Gra-
mont (4), qui commandoit un corps considérable d'Infanterie,
(1) On lit dans le même rapport du maréchal de Noailles au roi :
« C'est à la seule discipline des ennemis, à la subordination des officiers
et à l'obéissance au commandement qu'on doit attribuer les manœuvres
qu'ils ont faites hier; et c'est avec douleur que je suis obligé de dire à
Votre Majesté que c'est ce qu'on ne connaît pas dans ses troupes, et
que si l'on ne travaille pas avec l'attention la plus sérieuse et la plus
suivie à y remédier, les troupes de V. M. tomberont dans la dernière dé*
cadence. » {Campagnet du maréchal duc de Noailles, éd. citée, t. I, p. 251.)
(2) Note de l'édit-'on de 1763 : « L'auteur parle de la bataille de Det-
tinghe. Le Roi de Grande-Bretagne ayant [avoit?] donné ses ordres aux
troupes pour marcher À Hanau, où le Prince George de Hesse étoit avee
une partie des troupes Allemandes. On attribue au Maréchal de Noailles
le plus beau plan du monde. C'étoit de prendre le Roi de la Grande-
Bretagne avec dix ou douze mille hommes d'un seul coup de filet, mais
peut-être est-ce une invention faite après coup ; pourtant ne manque-
t-elle pas de vraisemblance. On dit que le Maréchal de Noailles, exac-
tement informé de la situation, prévit que les Ânglois dévoient passer
par un chemin creux qui traverse un ravin formé par un ruisseau qui,
en descendant par le village de Dettinghe, s'embouche dans le Mein. Il
fit donc passer une grande partie de ses troupes et surtout la Maison
du Roi sur les ponts, à Seligenstad, et posta le Duc de Grammont, de
manière qu'il devoit prendre les Anglois qui auroient passé le creux en
flanc, pendant que le gros des troupes les attaqueroient de front. Mon-
sieur le Duc de Grammont sortit de son poste contre l'ordre du Maré-
chal de Noailles, à ce que l'on dit, et passa le ravin et le chemin creux
en entraînant par son exemple le gros des troupes qui auroient dû
attaquer de front. C'est donc ce qui doit avoir sauvé l'armée Angloise.
La Cavallerie de la Maison du Roi fit des prodiges de valeiu*, mais le
Régiment des Gardes françoises lâcha pié. Les Anglois demeurèrent
maîtres du champ de bataille. Mais la victoire fut une de celles qui ne
sont point décisives. »
(3) Tout ce qui suit (jusqu^à : « Les Alliés, qui avoient été fort mal-
traités... ») manque aux éditions, sauf & celle de 1746.
(4) Louis de Gramont, comte de L'£sparre« dit le comte de Gramont,
second fils du maréchal Antoine V, duc de Gramont, et de Marie-Chrig-
tine de Noailles, né le 29 mai 1689; il épousa le 11 mars 1720 Geneviève
de Gontaut, fille de Charles-Armand de Gontaut. duc de Biron, et de
Marie-Antonine de Bautru de Nogent, et devint duc de Gramont le
16 mai 1741, à la mort de son père.
Il fut tué à Fontenoy à la tête du régiment des gardes françaises,
dont il était colonel général depuis le 1" janvier 1743. (Le P. Anselme,
Uist. généaU, t. IV, p. 128 et 617. — Pajol, ouvr. cité, t. III. p. 387,
note 1.)
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ISS ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANCE
qfk'U mena jusqu'au delà du débouché, malgré Tordre positif
d« Maréchal de Noailles de se porter en deçà. La Cavalerie,
jn^geant que cette manœuvre ne se faisoit qu'en conséquence
f une nouvelle disposition du Général, s'ébranla, et se porta
en avant à la suite de cette Infanterie, dans un terrain aussi
peu avantageux que celui qu'elle venoit de quitter l'étoit
beaucoup. L'imprudence du Duc de Gramont (1), qui couroit
aveuglément après le bâton de Maréchal (2), coûta cher aux
François, et sauva l'armée ennemie. Sous un gouvernement
moins doux que celui de Louis XY, il auroit payé de sa tête
une faute d'une si grande conséquence, et qui fit répandre
tant de larmes aux familles les plus distinguées du Royaume.
M. de Gramont étoit grand, bien fait, bel homme, se pré-
sentant bien, brave, mais trop ambitieux de parvenir aux
premiers honneurs militaires pour pouvoir agir par prudence,
et trop prévenu en sa faveur pour soumettre ses lumières à la
capacité ou aux ordres de ses Supérieurs.
' Les Alliés, qui avoient été fort maltraités par l'artillerie des
François, et qui s'imaginoient que toute leur Armée étoit
passée, ne jugèrent pas à propos de poursuivre les fuyards.
Us craignoient apparemment que l'ambition de remporter un
plus grand avantage ne leur fft perdre celui qu'ils avoient
gagné. Us se contentèrent de rester sur le champ de bataille
jusqu'au lendemain après. midi, qu'ils décampèrent; et ce qui
paroît singuUer, ils abandonnèrent leurs blessés et quelques
pièces de canon. On publia cependant que s'ils eussent pro-
fité du désordre des François, et qu'ils se fussent mis en
posture de passer le Mein, ils auroient pu rendre leur victoire
(1) Frédéric II a reconnu que « la véritable cause de la défaite ne
devait être attribuée qu'au mouvement imprudent de M. d'Harcourt et
de M. de Gramont. Ils étaient à la droite de l'armée avec la brigade des
gardes françaises ; ils quittèrent leur poste sans ordre et s'avisèrent de
vouloir prendre en flanc la gauche des alliés qui tiraient vers le Mein;
par cette manœuvre, ils empêchèrent leurs batteries, qui se trouvaient
au delà du Mein, et qui incommodaient beaucoup les alliés de tirer. »
(Hist. de mon temps, t. III, p. 13.)
(2) Le bâton de maréchal, sur lequel comptaient MM. d'Harcourt et de
£lramont et qu'ils n'eurent point, fît donner À la bataille du 27 juin le
nom de Journée des bâtons rompus. (Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 347.)
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SU'GGËS DU PaiNCE CHARLEfi B,E LORRAINE 2â7
çomplette, taat l'Armée Françoise en général étoit effrayée !
Le DUC de Cumberland ayant, tout blessé qu'il étoit, reconnu
sur le champ de bataâle un Cavulier François couvert de bles-
sures, dont il avoit remarqué la bravoure dans l'action, le fit
porter dans une tente, et ordonnnft qu'jûn le pansât avant lui.
Acticm d'autant plus digne d'éloges, que ce jeune Prince s'ou-
blia lui-même pour donner tous ses soins à un Ennemi qui
iMi étoit bien inférieur, mais qu'aine graxMie valeur lui avoit
rendu recommandablef
Quelques jours i^rès la retraite des Alliés, le Maréchal de
Noailles décampa, repassa le Rhin (i), s'enferma dans des lignes
formidabftei^; qu'ai abandonna ensuite pour s'approcher du
Maréchal de Goiginy, qui avoit besoin d'être soutenu, et pout
couvris* en même tems les Provinces suf lesquelles on satoit
que' le Prince Charles avoit des desseins. '
Ce Priiicë avoit Ouvert la campagne avec avantage. Uiï des
généranx. de l'Empereur Charles VII battu (2); l'autre 'hoi*s
d'état d'oser tenir la éampagne (3); la Bavière soumise; l'ar-
mistice convenu réœmrtiént entre l'Empereur et la Reine de
Hongrie; la neutralité à laquelle les troupes même de ce
Prince venoient àe s'engager; un fameux Capitaine Fran-
çois (4) enlevé dvec "sa^troupe; M. 'de Broglio poussé de
(1) Note de l'édition de i763 : « Le Mai'échal de Noailles ne repassa le
Rhin qu*après que le Prince Charles de Lorfaine fut arrivé dans les
environs de Heilbron. »
Ce fut dans la nuit dn 17 au 18 jaillet qu&tie passage eut lieu. (Pavol,
ouvr.cité,! II.p. »»:)
(2) En marge de Tédition de 1763 : « Miniizsd. » — Ghristof-Âdaïkk
Ossalko, comte de Minucci, d'origine italienne, devint générial en 1721
et fddzeiignfeéister général en 1742. Sa répiiiation d'organisateur rempor-
tait sur ses Qualités de eonmïandant d'armée. Voy. Dos Tagebuch Kaiser
Karl'» VU, publié par Théodôf Hbicel (Munich, 1888, in-8»), p. 153.
. (3) Entoarge de l'édition de 1763 : « Seckendorf ». — Frédéric-^nrl,
comte de Seckendorf; né à Kônigsberg, en Franconie, le 16 juillet 1678.
Après avoir été attaché à Tarmée du flhin avec le prince Eugëhe, il
entra au «ertiee de TÉlecteiu* de Bavière en 1740, pour se venger de la
conduite de f Autriche à son égard. Soupçonné d'entretenir une corres-
pondance secrète, il fut enfermé pendant six mois à Magdebourg par le
roi Frédéric, et mourut le 23 novembre 1763, dans sa terre de Veiisel-
witz où il s'était retiré. <PAJOt; ouvr. cité, t. Il, p. 496, note 1 .)
(4) En marge -de l'édition de 1763 : « la Croix ». — Le capitaine La
Croix faisait partie d'un corps libi^; il était ce que les Allemands appe-
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228 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANCE
poste en poste; toutes les Places dont les François s'étoient
emparés reprises; l'obligation où le Roy avoit été de retirer
ses troupes d'Allemagne, étoient autant de trophées pour le
Prince Charles. Ensuite de ces succès, il avoit marché vers le
Rhin et faisoit des dispositions qui annonçoient qu'il vouloit
le passer. M. de Coigny, retranché sur le bord opposé du
fleuve, dont différens Corps placés de distance en distance
étoient chargés de défendre le passage, observoit tous les mou-
vemens de l'Ennemi, qui lui donnoit de fréquentes alarmes.
Enfin, le Prince Charles se détermina une nuit à tenter de
passer par deux endroits en même tems (1). Il avoit construit
un pont qui aboutissoit dans une Ile que la Nature avoit
formée au milieu du Rhin {2). Il passa sur ce pont, et malgré
le feu continuel des François placés dans l'Ile, il prit poste
avec environ 12,000 hommes. Cependant le Prince de Wal-
deck (3), l'un de ses Généraux, à la tête de 3,000 hommes
d'élite qu'il mit dans des bateaux, fit une autre tentative vis-
à-vis d'un poste défendu par M. de Balincourt (4), Officier-
Général, brave et expérimenté, qui l'obligea à se retirer avec
laient un Freifahne. (Voy, Das Tagebueh Kaiter KarVi K//, déjà cité,
p. 183.)
(1) Dans la nuit du 30 juin au 1*' juillet (1744), le passage eut lieu à
Schreck, dans la Basse-Alsace, et en môme temps près de Neuburgweier,
dans la Haute-Alsace. Le Prince Charles faisait pendant ce temps trois
fausses attaques, l'une vis-à-vis des retranchements des lies, l'autre à
Oppenheim, et la troisième dans le glacis de Mayence. (Pajol, ouvr.
cité, t. Il, p. 387 et 388.)
(2) II s'agit de l'Ile de Reigoac, en face de laquelle le maréchal de
Coigny avait fait élever des retrancliements. — Lettre de M. Lamy de
Bezanges à M. d'Argenson. {Campagnei du maréchal de Coigny, Î743,
t, II, p. 32.)
(3) Note de l'édition de 1763 ; « Le Prince de Waldeck fit cette tenta-
tive le 6 de septembre, mais il fut repoussé par Mons. de Balinqcourt. »
Charles, prince de Waldeck, comte de Pyrmont-Arholtz, parent de
Georges de Brunswick, roi d'Angleterre, était fils d' Antoine-Ulrich,
prince de Waldeck, comte de Pyrmont, né en 1676, mort à Mannheim
en 1728, et de Louise, Palatine de Bavière Birkenfeld, qu'il avait épousée
en 1700. 11 avait été dangereusement blessé, en 1739, à la bataille de
Groska contre les Turcs^ où son fils fut tué. (Bibl. nat.. Dossiers bleus,
vol. 679, dossier Waldeck, fol. 6.)
(4) Claude-Guillaume Testu, marquis de Balincourt, né le 17 mars 1680,.
était lieutenant général pendant cette campagne; il fut nommé ensuite
gouverneur de Strasbourg et maréchal de France. Il mourut le 27 juin 1770-
{Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 518, note 1.)
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INVASION DE LA LORRAINE 229
perte. Le Prince de Waldeck se signala en cette rencontre, et
peut-être auroit-il réussi, s'il n'avoit pas eu M. de Balincourt
en tête. Ce coup manqué, le Prince Charles ne pensa qu'à se
maintenir dans l'Ile, à en déloger les François et achever son
passage. Le Maréchal de Coigny n'étoit pas assez fort pour
résister à un Ennemi de beaucoup supérieur, et d'ailleurs ses
troupes étoient extrêmement fatiguées. Ce fut ce qui déter-
mina le Roy à faire marcher le Maréchal de Noailles pour le
soutenir. Les Alliés se mirent sur les pas de ce Général, et,
chemin faisant, rasèrent les lignes qu'il avoit abandonnées;
après quoi, la saison s'avançant, ils repassèrent le Rhin et se
séparèrent. D'un autre côté, le Prince Charles, réduit à l'im-
possibilité d'exécuter son projet depuis l'arrivée du Maréchal
de Noailles, et craignant le débordements du fleuve, se retira
et mit son armée en quartier d'hiver. M. de Balincourt, quel-
ques semaines après, profita de l'éloignement des Autrichiens,
passa le Rhin avec un corps considérable, releva des ouvrages
dans une Ile autre que celle dont nous venons de parler, et
les munit. Expédition qui fut regardée comme contraire aux
Traités, mais que la raison de guerre fit juger nécessaire.
Peu de tems auparavant, un Général Hongrois (i), que la
fortune et une valeur farouche avoient élevé d'un état obscur
aux premiers grades militaires, pénétra, à la tête d'une troupe
déterminée et avide de pillage, dans la Lorraine, cette même
Province cédée en toute souveraineté à la France par le Traité
de Vienne. Il y commit toutes sortes d'excès, et y répandit
un écrit tendant à exciter les Peuples à la révolte et à rentrer
sous la domination de leurs anciens Maîtres. De fortes contri-
(d) En marge de Tédition de 1763 : « Menzel, » et en note : « Mr. Menzel,
né à Leipzig d'un père barbier, ayant servi en Pologne et en Russie,
n'étoit parvenu qu'au grade de Colonel, et n'eut que quelques heures
avant sa mort le brevet de Major Général. »
Il naquit en 1698, fit ses premières campagnes sous Auguste le Fort,
roi de Saxe et de Pologne, et commandait pendant la guerre un corps
franc de Croates ; il avait la haine de la France, et, sur son lit de mort,
il exprima le regret de n'avoir pu accomplir le dessein qu'il avait formé
depuis longtemps de pénétrer dans Paris et d'y lever une énorme con-
tribution de guerre. {Dos Tagebueh Kaiser KarVi VU, p. 174 et 176, et
Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 98, note !•)
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230 ANECDOTES .C!URIEUS.E8 DE LA COUR DE FRANCE
bution» qu'il exigea et un, butin eoftsidérable furent tout le fruit
qu'il remporta de' eette: inrasion} qu'il auroit pu payer^ber^
s'il ne^se*.fét pas retiréren dili^^nce, sur l'aris qu'on lui donna
qn'uH.gpoe Corps dip François» altoît lui tomber sur lesbras.
; P^fidant que cesi/choses se. passoient en EuropOj la Russie
serH à la Teille d'une résolution, dont le ptaaétoit de détrôner
l'Impératrice et de rappieller le jeune Empereur.! On -arrêta
quelques-uns: des conjurés; du nombre desquels étoient ^plu-
sieurs Femmes de la .Cour. Huit furent condamnés à mort,
auxquels •l'Impératrice» donna la vie; mais on leur coupa la
langue, et^ il« furent •eîtilés^(l). LeMimstre de la» R^ne? de
Hongrie (2)' dans cette Gour fut nommément, aceusé par
l'Impératrice d'avoir trempé dans la conspiration et promis
des secours aux méeontens; Elle em demanda saHslaction
à la Reincrqui, intéressée à ménager cette Princesse, s^'em-
pressa de la* donner; Le •Ministre se justifia; Biais quelles
impressions ne laissèrent pas de semblables accusations, sur-
tout ensuite de la découverte que "l'Impératrice avoit faite peu
après son avènement an Trône, de eorrespondaQces secrètes
entre ses Ministres et ceux dp Hongrie^ D semble qu'il y avoit
une espèce de fatalité attachée à la personne de <y Impératrice,
qui la mettoit en butte aux intrigues. Gar, l'année suivante,
M. de La Chétardie, que le* Roy; dans la vue» de traverser la
Reine de Hongrie et les Alliés, venoit de renvoyer . en* Russie
avec le caractère d'Ambassadeur qu'il- y avoit eu^ deux ans
auparavant (3), ayant été 'chargé d'imputations à peu près
(1) Le général Lapoutkine, notamment, ainsi que sa femme, eurent
tous deux la langue coupée et subirent le supplice du knout. (Vandal,
Louis XV et Elisabeth de Russie, p. 183.)
(2) Note de l'édition de 17(53 ': « On entend le marquis de- ik)tta. ^ Le
marquiç Botta d*4dorno avait cherché à reprendre au, profit de la maison
détrônée de Brunswick le rôle que La Chétardie avait joué en faveur
d'Elisabeth. (Vandal, Louis XV et' Elisabeth, loc. cit.; voir également
d'Arneth, Gesehicht9- Maria' TJieresia's, ouvrage composé sur les docu-
ments conservés aux Archives d^ Vienne.)
(S^ Voyez les instructions données i M» de La Chétardie; retournant
en Russie, le 22 septçmbre^l743 (Archives des AJBfaires étrangères), et
^ur les , incidents ', de son arrivée à Pétersbpurg;, le ft décembre^ jour
anniversaire de l'avènement ^'Elisabeth, sa. dépêche dui 2 avril- 1744-
(Archives des Affaires étrangères). Voyez aussi l'ouvrage de M. PÉxAnsKr
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RENVOI DE LÀ CHÉTÂRDIË 234
semblables, eut ordre de l'Impératrice de sortir dans vingt-
quatre heures de la Ville capitale et, dans huit jours, de
l'Empire (1). On saisit ses Papiers, dans lesquels on fmblia
qu'on avoit trouvé les projets d'une révolution prochaîiie. H
y eut cependant cette différence entre ce Ministre et celui de
Hongrie, qu'Élizabeth ne demanda pas au Roy de satis&dioii
.de la conduite de M. de La Chétardie; différence qui dûnaa
lieu de douter de la réalité de l'accusation et de soupçonner
plutôt ce Seigneur de procédés plus injurieux à l'Impéraitriee
qu'à sa Couronne, et d'autant plus offensans qu'elle Favoît
comblé de bienfaits et qu'elle l'avoit traité avec une distînctiioa
singulière. Peut-être aussi quelques jaloux, auxquels U ne
donnoit que trop de prises par son extrême penchant p(»tr les
Femmes et son peu de circonspection dans ses avantuores
galantes, parvinrent-ils à le noircir dans l'esprit de cette
Princesse. Quoi qu'il en soit, son crime dut être très-grand,
puisqu'il fut forcé de rendre tout ce qu'il tenoit de la libéralité
de l'Impératrice, jusqu'aux marques d'honneur doat elle
sur le marquis de La Chétardie, publié à Pélersbourg (en russe), cité,
comme les pièces précédentes, par Vandal, Louis XV et Eliictbeth, p. 186-
188, et p. 193, notel.)
(1) Voyez p. 199, note 5.
Voici le texte de la déclaration qui lui fut adressée par le dtanceliar
Bestouchef, son plus grand ennemi, le 12 juin 1744, au nom et sur
l'ordre de la tsarine :
« Sa Majesté voit avec déplaisir qu'au lieu de reconnaître Ma iMOliés,
vous vous êtes oublié, certainement sans les ordres du Roi, oûq seule-
ment jusqu'à tacher de corrompre la fidélité de plusieurs personne»,
même du clergé, de vous faire un parti dans la cour et de boule vorser
son ministère, mais aussi jusqu'à dépeindre et calomnier avec aHÉaat
d'audace que de témérité, sa personne sacrée dans vos dépêches, tette-
ment que cela ne se souffre et ne sera jamais souffert d'auciui souvq-
rain, témoin ce qui a été fait en France en pareil cas avec le pirince die
Cellamare, ambassadeur d'Espagne. Malgré les justes droits qv» tous
donnez sur votre personne. Sa Majesté Impériale, ne consultacit en c«tlie
occasion que le souci avec lequel elle a toujours cultivé et veut sineè-
rement entretenir une bonne intelligence avec S. M. le Roi, votre Baoltrc,
Oublie généreusement son ressentiment et que vous n'êtes qu'un simple
particulier, qui, quand même il le voudrait, ne peut plus se pnévailflir
d'aucun caractère, vous ordonnant de partir dans les S4 heures, sams
voir personne, de cette capitale,, et de sortir au plus tât ér scn
Empire. > (Vanoal, Louis XV et Elisabeth, p. 194). — On Toi/b que La
Chétardie avait tardé avec intention à présenter ses lettres d» créanee
comme ambassadeur.
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S32 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
l'avoit décoré lors de sa première ambassade. Il fut remplacé
par un homme qui avoit fait un long séjour en Russie, dont
il possédoit la langue, mais qui manquoit, disoit-on, des
parties nécessaires à un Ministre du premier ordre (1).
M. de Chavigny (2), qui avoit été pendant quelques années
Ambassadeur de France auprès du Roy de Portugal, en étoit
depuis peu de retour. Le Roy jeta les yeux sur lui pour l'en-
voyer exécuter auprès de l'Empereur Charles VII une com-
mission importante, qui servit de prétexte à des négociations
secrètes avec quelques Princes d'Allemagne et à des insinuations
qu'il étoit chargé de leur faire relativement aux conjonctures
présentes (3). G'étoit un grand politique, et peut-être le plus
habile négociateur qu'il y eût en Europe. Il jouissoit, môme
chez l'Étranger, d'une grande réputation, justement méritée.
Il étoit d'un commerce aisé, bon ami, prudent, d'une péné-
tration rare, exempt d'ambition et de cet air suffisant qui ne
siéroit bien qu'au vrai mérite, mais qu'il n'a jamais. Il avoit
la phisionomie revenante, l'air gracieux et doux, l'abord froid,
la taille haute et les épaules un peu rondes. Ce ne fut pas le
(1) Il s'agit de M. d'Usson d'Alcon, neveu de Jean-Louis d'Usson,
marquis de Bonnac, qui fut, de 1713 à 172.5, ambassadeur du Roi à
Constantinople. Lors de la première mission du marquis de La Ché-
tardie en Russie, il avait été son secrétaire et l'avait ensuite remplacé
en qualité de ministre plénipotentiaire. Voy. Recueil det institictions aux
4imba$iadêurs, t. VIII, Russie (Paris, 1890), p. 384 et 457.
(2) Théodore Chavignard de Chavigny était fils d'un simple particulier
de la ville de Beaune, où il était né. Il s'était autrefois présenté à la
cour de Louis XIV comme fils du marquis de Chavigny, lieutenant-
général, de bonne maison, et qu'on avait perdu de vue. Il avait môme
présenté au roi des lettres de son prétendu père ; mais sa supercherie
ayant été découverte, il fut chassé de la cour, ainsi que son frère, qui
était président à mortier au Parlement de Bourgogne. Le duc d'Orléans
l'employa plus tard dans des négociations délicates, il fut ensuite
nommé ambassadeur en Portugal, toujours sous le nom de marquis
<ie Chavigny qui ne lui appartenait pas. (Barbier, Journal, t. II,
p. 248.)
(3) Il s'agissait d'une entente entre Charles VII, le roi de Prusse, la
Maison Palatine, celle de Hesse et quelques autres princes de l'Empire,
ayant pour objet de demander à Marie-Thérèse la restitution de la
Bavière occupée par ses troupes et la délivrance des Archives de l'Em-
pire, en lui proposant un armistice et en lui laissant entrevoir un
arrangement amiable au sujet de la succession d'Autriche. (Das Tage-
buch Kaiser Karl's VII, p. 114.)
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MARIAGE DU DUC DE CHARTRES 233
seul voyage qu'il fit à la Cour de Francfort. Gomme il étoit en
quelque sorte Tunique ressource de la France, il y fut encore
envoyé l'année suivante.
Le Duc de Chartres, à son retour de l'armée du Rhin à
Paris, épousa la sœur du Prince de Conty, princesse d'en-
viron dix-huit ans, belle, bien faite, d'un caractère charmant,
et d'un esprit fin et délicat (i). Le prince son époux, à peu
près du même âge, étoit assez beau, mais prodigieusement
gros, d'une humeur quelquefois peu commode, et d'un génie
dont on ne vouloit rien dire. Au reste, il étoit bon et humain,
quoiqu'au fond trop peu généreux. Son enfance avoit donné
les plus grandes espérances, et il étoit à présumer qu'elles
auroient été remplies, si celui qui présida en second à l'édu-
cation de ce Prince eût suivi les traces du premier (M. Bom-
belle) (2), qui en avoit été chargé. Tant il est rare, en matière
d'éducation, que le changement ne tombe pas en pure perte
pour le sujet qu'on élève !
La France fit, pendant l'hiver, de très -grands préparatifs
par terre et par mer pour la campagne prochaine, qu'elle
ouvrit de très bonne heure, du moins sur mer. Dès le
deuxième mois de l'année, elle fit sortir ses vaisseaux de
guerre d'un de ses Ports (3), dans lequel s'étoient réfugiés
l'année précédente quelques vaisseaux Espagnols, quHme flotte
Angloise avoit tenus pour ainsi dire bloqués depuis ce tems-
là. Les Espagnols, bien résolus à combattre les Anglois, quoi-
que de beaucoup supérieurs, s'ils se présentoient, mirent à la
(1) Louise-Henriette de Bourbon, née le 20 juin 1726. fille de Louis-
Armand de Bourbon, prince de Conti, né le 10 novembre 1695, mort le
4 mai 1727, et de Louise-Élisabcth de Bourbon. Son mariage avec le duc
de Chartres fut célébré le 17 décembre 1743, dans la chapelle du château
de Versailles, par le cardinal de Rohan, grand-aumônier. (Moréri, DicL
hislor., t. II, p. 148, col. 2.)
(2) Ce nom n'est donné que par le manuscrit. — On ne connaît pas
exactement les causes du remplacement de M. de Bombelles, qui était
un brave officier très aimé de M. de Ségur et passait pour un esprit
supérieur. Le public en fut surpris. Il fut remplacé par M. de Balleroy,
officier des gardes du corps, parent de M. d'Argenson, ce qui ne l'em-
pêcha pas d'être exilé plus tard. (Barbier, Journal, t. II, p. 102, 103 et
414.)
(3) En marge de l'édition de 1763 : « Toulon. »
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234 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANGE
voile en compagnie des François (i). L'Aimral Anglois (2)
parut en effet sur le midi en ordre de bataille, et attaqua les
Espagnols, qui avoient l'avant-garde de l'Armée combinée.
Les Espagnols se battirent avec toute la bravoure imaginable
et souffrirent beaucoup, ayant essuyé seuls pendant trois
beures le feu des Anglois. Licur Amiral surtout s'y signala (3),
son vaisseau fut extrêmement maltraité; mais il eut la gloire
de démâter et de désagréer l'Amiral Anglois, qui ne put s'em-
parer que d'un seul vaisseau, qui fut même repris dans la
suite de l'action. Le combat dura cinq beures, avec un achar-
nement inexprimable de la part des Anglois, qui avoient
l'avantage du vent (4). L'Amiral François ne donna que vers
la fin (5), manœuvre singulière et d'autant plus blâmable que
(1) Les deux flottes sortirent le 19 février 1744; celle de M. Court, qui
commandait la flotte française de Toulon, se dirigeant vers le sud, et.
celle de l'amiral anglais Matttiews venant des lies d*Hyères. La flotte
anglaise cherchait à empêcher le ravitaillement des deux armées du
prince de Conti et de don Carlos en Italie, que la neutralité de Gênes
rendait très difficile. La flotte espagnole, avec douze vaisseaux, était à.
Tarrière-garde conmiandée par Tamiral don José Navarro, ancien offi-
cier milanais peu exercé à la mer. (Voir la Relation du combat naval qui
t'est donné sur les côtes de Provence le 22 février 1744, par M. Court. —
Bil>l. nat . Lb» 450.)
(2) En marge de l'édition de 1763 : « Matthews. »
(3) Tel n'a pas été Tavis de tous ceux qui ont étudié la bataille de
Toulon. On lit en efl'et dans YHistoire maritime de France au dix-huitième
siéelcy par Henri RiviAre (t. H, p. 79), ce qui suit : « L*amiral don
Navarro reçut deux contusions, l'une au pied, l'autre k la tête. C'était-
un homme sans énergie et sans courage. Il remit le commandement à
M. de Lage de Cueilli, et descendit à la cale. Quelques-uns de ses offi-
ciers gravement blessés le conjurèrent de remonter; le sergent de garde
lui-même hésita À le laisser entrer : « Général, lui dit-il, vous n'êtes pas
blessé. » Don Navarro supporta cette humiliation; il alla tranquillement
s'asseoir sur un câble, et y resta la tête plongée dans ses mains, conser-
vant ainsi jusqu'au bout le singulier courage et l'étrange impassibilité
de sa démoralisation. »
. (4) 11 existe im grand nombre de relations de cette bataille, qui eut
lieu le 22 février 1744, et non le 11, comme l'indique la Biographie
nationale anglaise. Voir notamment celle de M. de Lage (Affaires Étran-
gères, Espagne, t. 480, p. 115), la relation espagnole citée par DanvUa-
y Collado, Reinado de Carhe HI, t. I« p. 236, et la relaticm de M. Court
cité plus haut, page 198, note 2. ^ Baudrillart, Philippe V et la cour
de France, Paris, in-8«, t. V, p.. 186, note 1.
(o) La Bruyère de Court, lieutenant général des armées navales, fut
nommé en mai 1739 commandeur de l'ordre de Saint-Louis. (Bibl. nat^
Dossiers bleus, vol. 216, dossier Court, H? $563, fol. 2.) A l'âge de quatre-
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• LE CA.KDrmAL»DR TfINCrN . î»
s'il eût soutenu d'ibord lessEspa^aoUi il est à présumer que
l'Amiral Anglois auroit été déiait (l)^.»on Contre-Amiral (2),
avec qnï il étoit en mésiaJleBigence^ étant fort éloigné avec sa
division, qui faisoit au moins uiï tieifsdfe la Flotte, et hors de
portée de le seoouriri Les Aûglois,; ipidiqu'ils eussent plu-
sieur» vaisseaui fort etaidommagés, et surtout leur Amiral,
demetirèrent nxaîtred du champ' d«i bfttoille, les Flottes com-
binées s'étant i^lirées dans 1er Porti d'Espagne. Le Général
François fit tous ses; efforts pour se Jtistifier; mais on n'y eut
nul. égard,' et il fut disgracié, ehétiment trop doux au juge-
ment du Public.
Le Cardinal de Tenein (3), que »ous avons dit que le Car-
dinal de Fleury, avant de mourir, avoit desservi auprès du
Roy; étoit enfin parvenu à avoir entrée dans les Conseils.
vingts ans, il quitta qa retraite de GtMjupnay pour prendre le commande-
ment de la flotte à Toulon; mais à la suite de la bataille du 28 février,
il y rentra, ^sgracié^ alors- que des ofîWiers espagnols étaient récom-
pensés et qu0 don Navarrot^.qui s'était. assez mal conduit pendant l'ac-
tion, . recevait 1^ grade, de lieutenant général et le titre de duc de la
Victoire/ {Heairi RiviérBv ouvr. cité, t.: II, p. 173 et suiv. — Barui»,
^•wnal, t. Il, p. 982 et 398.)
(4) M. de Court avait reçu l'ordre formel de soutenir la flotte espagnole
ejt d'attaquer les Anglais à quelque prix que ce fût. (Affaires étrangères.
On a cherché plus tard à expliquer sa conduite par ce fait que les
bois des vaisseaux de la flotte étaient de si mauvaise qualité qu'ils ris-
quaient d^èelater et de se fendre, si on tirait des bordées de canon.
(Barbieb, Jeumal, t: H, p. d98.)
I Dans sa relation déjà citée du combat, l'amiral Court explique que
pendant que l'amiral anglais* attaquait les Espagnols, il était lui-même
aux- prises avec M. « Rouler », qu'il avait pendant l'action fait sigiial à
son avant-garde de revirer pour aller au secours des Espagnols, mais
que la fumée avait empêché de voir les signaux.
(2) Note de Fédition de 1763 : « Mr. Rowley était Contre- Amiral et fît
son devoir, mais l'Amiral Mathews, Chef de la flotte, accusa son Vice-
AmiraK Mr. de Lestock, de n'avoir pas fait le sien. » — Sir William
Rowley était né en 1690; il mourut en 1768. — Thomas Mathews,
né en l^S'ô, mort en 1751, avait remplacé l'amiral Haddock à la tête
de la flotte anglaise. — Le eontre-amiral Richard Lestock (16791-1746)
r^rvait commandée par intérim jusqu'à son arrivée, et comme il espé-
rait ea avoir le comBqiandement définitif, on peut expliquer sa conduite
à la bataille de Toulon^ où il resta sous lui sans combattre.
v.(â) Pierre Guérin de Tencin naquit à Grenoble le 22 août 1680; il fut
nommé Gicrdinal le 23 ièvrier 1739, et mourut à Lyon le 2 mars 1788.
Son véritable nom était Guérin; Tencin était celui d'ime petite terre de
amille. {Mimoiret de Saint-Simon, édit. Chôruel, t. XVI, p. 350.) '
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236 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANGE
C'est un homme de beaucoup d'esprit, aussi souple que le feu
Cardinal, mais plus délié, plus entreprenant, plus actif, en un
mot plus capable (1). Il avoit au moins soixante ans. Il est
maigre, d'une taille ordinaire; son œil est vif, son air fin,
son langage séduisant, et il possède le talent de persuader
tout ce qu'il veut. Sa vie a été remplie de beaucoup d'intri-
gues, dont quelques-unes ont donné de mauvaises impressions
qui ne sont pas encore effacées dans l'esprit d'un certain
Public. Aussi n'est-il pas sans ennemis au-dedans et même au
dehors. Les Anglois surtout le redoutoient. Au reste, il est
ami essentiel, et gagne à être connu. Il n'est pas exempt
d'ambition, et il auroit désiré de se voir à la tête des affaires,
dont, à bien des égards, et singulièrement pour ce qui concer-
noit la Politique, il se seroit bien tiré, quoi qu'en disent ses
ennemis et ses envieux. Il avoit à cœur la gloire de l'État;
mais il s'abandonnoit peut-être trop à ses projets.
Entre autres sœurs (2), il en avoit une très aimable, qui fait
beaucoup de bruit à Paris (3). Son espiit est supérieur; elle
possède parfaitement tout ce qu'on appelle à la Cour intrigue,
politique et manège. Sa maison est le rendez-vous de quantité
de gens distingués par leur naissance, par leurs emplois ou
par leur mérite. Elle les charme par son caractère d'esprit>
(1) Le Président Hônault Ta jugé plus sévèrement : « C'était, dit-il, un
ignorant fiefîé qui n'avait ni goût ni esprit; on disait de lui qu'il était
sublime dans une intrigue de femme de chambre. H était doux, insinuant,
fa IX comme un jeton, ignorant comme un prédicateur, ne sachant pas
un root de notre histoire; en géographie, plaçant le Paraguay sur la
côte du Coromandel. » Voy. Mémoires du Président HénauH (Paris, 1855,
in-8»). p. 395.
(2) Ce portrait de Madame de Tencin ne se trouve que dans l'édition
de 1746 et dans le manuscrit.
(3) Le cardinal de Tencin avait trois sœurs et un frère président à
mortier au Parlement de Grenoble. La plus célèbre de ses sœurs était
Claudine-Alexandrine Guérin, marquise de Tencin, née à Grenoble en
1681 et morte à Paris le 4 décembre 1749. Ce fut elle qui donna nais-
sance à d'Alembert et dont le salon, qu'elle appelait « sa ménagerie »,
était si fréquenté. Les deux autres étaient Marie-Angélique, femme du
comte de Ferriol, receveur des finances du Dauphiné, mère de Pont de
Veyle et de d'Argental, l'ami de Voltaire, et enfin la comtesse de Groslay,
que d'Argenson appelle « ime bête bavarde ». (Notice mise en tête des
Mémoires de Comminges, par Madame de Tencin, Paris, 1815. — D'Ar-
genson, Mémoires, t. VI, p. 142.)
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PROJET DE DESCENTE EN ANGLETERRE 237
non moins profond dans les matières sérieuses et qui deman-
dent de l'application, qu'enjoué et délicat dans les conversa-
tions badines et de pur amusement. Comme elle a de. grandes
liaisons, son amitié est autant à désirer que sa haine est à
craindre. Elle a renoncé au mariage dès ses jeunes années.
Maîtresse d'elle-même, elle vit heureuse et ne doit compte de
sa conduite qu'au Public, dont on a prétendu qu'elle a quel-
quefois trop peu respecté l'approbation. Son frère la voit toij^s
les jours quand il est à Paris. Soit prévention, soit. qu'ils
apportent trop peu de circonspection dans leurs téte-à-téte, la
chronique scandaleuse, sans nul respect pour le caractère
du Cardinal et pour la réputation de sa sœur, ose donner à
ces assiduités des motifs infâmes. Mais n'est-ce point plutôt
l'effet de l'inquiétude et de la jalousie que causent les dé-
marches des personnes qui ont beaucoup d'esprit et dont
on croit devoir craindre les talents? On cherche à les péné-
trer. N'en peut-on venir à bout? On les noircit. La malignité
supplée au manque de pénétration; elle commence où celle-ci
finit.
On attribua au Cardinal de Tencin un projet que la France fit
éclore dans le même tems du combat naval dont nous venons
de parler. Ce projet, qu'il étoit bien capable d'avoir imaginé,
consistoit à faire,jme descente en Angleterre, et à y causer
une révolution en^aveur d'un jeune Prince (le Prétendant) (1)
dont l'ayeul avoit autrefois été assis sur le trône de ce Royaume,
que des mécontens le forcèrent d'abandonner (2).
On n'avoit rien négligé pour assurer le succès d'une si
(1) Note de Tédition de 1763 : « C'est le fils du Prétendant Charles-
Edouard, qu'on fît venir de Rome. Il fut embarqué à Brest, et, malgré
la vigilance des Angiois, débarqué sur la côte occidentale de l'Ecosse.
Son trajet de la mer Méditerrannée, son incognito à Paris et l'entrevue
avec le Roi de France, son péril éminent qu'il courut d'être pris sur
mer, en allant à l'Ecosse, sont des événemens qui méritent l'attention
du Curieux. »
Charles-Edouard était né à Rome le 31 décembre 1720; il avait été
nommé prince de Galles à sa naissance.
(2) Jacques III, fils de Jacques II et de Marie d'Este-Modëne, né le
21 juin 1688, mort à Rome, le 1" janvier 1766, avait épousé en 1719
Marie-Clémentine Sobieski, petite-fille du roi de Pologne. {Art de véri-
fier les dates, t. I, p. 835 et 841.)..
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238 ANECDOTES CURiEUSËS DE LA COUR DB FRANGE
grande enttepiiee. On «tvoft fait sortir les Taisseaux Espar
gnols et Fran^ois^ dont nous ▼enûm de faiire mention, ^présu-
mant bien 4|iie l'Anural Anglais (i) profitevoit de l'occasion
pour engager le eomtet C'étoit tout <;e qu'on demaadoît,
parce queeecomiMitâottueroit le tems d'e&écuter la descente
en Angieterrey et que,'qiiaiMi même les Angtois rempertereient
la victoire, ils ne setrourreroient pas en «état de voler au
secours de iieûr' Patrie, "étant moralement impossible *qu'its ne
souffrisEPentipas beftueoup'dans une action qui devoit être fort
chaude, ou qu'au piii 'aller 'ils y arrrveroient trop tard. €es
raisonnemensiétoient justes et fondés sur l'expérience journa-
lière des combats sur 'mer. On 'avoil armé dans d'aubes Ports
plu8ieuri9 'Vaisseaux' qu'KMti disoit destinés pour une toute autre
expédititti que celle' de l'Angleterre. On y avoit embarqué
quantité) d'armes et d'équifyages de guerre. Ces vaisseaux
avoient «ordre de relâbhér à une VîBe maritime et d'y pr^idre
différeifts corps -de trottpes^ qu'on y avoit rassemblés pour faire
la détente. Le secret, <!^ui est l'âme des grandes affaires; avoit
été si bien gardé, que les commandans même ignoroient leur
destirjatioJft Jusqu'au 'moment du départ. Avec la même pré-
cau%i<!^n on «'étoit fait un' parti considérable en Angleterre. On
avoit fait «i/<efiir de Rome le jeune Prince Edouard qui devoit
jouer le ^principal rôle,' et on avoit eu l'adredse de le faire
passer âu<milieu de'>ses'plus redoutables ennemid sous un
nom supposé et ^ous la foi rcîîpectaWe du droit des gens,
accompagné' d'un frèi^e du Cardinal de Tencin : circonstance
qui ®e' contribuera pas^peu à^fedre 'croire «ce Prélat l'auteur du
projet. La nuit d'une réjouissance publique, qu'on avoit à
dessein fait courir le bruit que le Hoy hohoreroit de sa pré-
sence et à laquelle bien des gens furent persuadés qu'il as^sta,
ce Moilarqtie eut une confère Acè avecie jeune Prince, qui
partit ensuite incognito pour le lieu de l'embarquement. Tout
répondit aux désirs du Roy. Le combat s'étoit donné. La
Flotte Angloise y avoit été maltraitée assez pour li'avoir pu
regagner les Ports d'Angleterre. La deuxième escadre Fran-
(1) -L*amiral Bing crmftait avec une ftotfte au snd «t à l'^st de l'Ecosse,
pour intercepter les secours qui viendrfiieilt xie Krai^ce ou.d'Ëèpagne.
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RETRAITE DE M. ÀMELOT 239
çoise étoit à la rade de la Ville maritime d'où se devoit faire
le transport des troupes. Le jeune Prince y étant arrivé sans
accident, on s'embarque, on met à la Toile, on part avec les
plus flatteuses espérances; mais une tempête s'élève, dissipe
en peu d'heures tout ce grand appareil, et fait échouer le
projet. Ces sortes d'entreprises demandent toujours beaucoup
de célérité, et surtout en hiver, où l'inconstance de la mer
rend les momens précieux. On ne fit pas une assez grande
diligence en France, ou, pour mieux dire, on ne put pas en
faire davantage; car, malgré la précision des ordres qu'on
avoit donnés, malgré la justesse des mesures qu'on avoit
prises, quelques bâtimens de transport n'ayant pu se trouver
au rendez-vous à point nommé, on ne put mettre à profit
plusieurs jours d'un tems favorable. Ce retardement fit non
seulement manquer un coup essentiel, mais même perdre
beaucoup d'hommes et quelques vaisseaux. La fortune servit
bien les Anglois en cette occasion. Ils étoient si peu sur leurs
gardes, qu'ils n'avoient chez eux presque point de vaisseaux,
et encore moins de troupes à opposer à l'ennemi. La Flotte
Françoise rentra dans ses Ports pour se remettre du dommage
qu'elle avoit souffert, et le jeune Prince revint à Paris attendre
de la générosité du Roy de nouveaux moyens pour faire une
seconde tentative (1).
Peu après cet événement, M. Amelot fut remercié. Cet ex-
ministre fut peu regretté. Quoique le Roy, pour ôter à ce
déplacement l'air d'une disgrâce, le récompensa magnifique-
ment (2), on n'en pensa pas moins qu'il y avoit quelque
mécontentement secret. Le Roy fut quelque tems sans lui
(1) Charles-Edouard avait été définitivement vaincu à Culloden, le
27 avril 1746, par le due de Cumberlajid. (H. Riviârb, Hist, marii. de
Frmmee au dix-iuiiiéme siéele, t. Il, p. 196.)
(2) Amelot se retira le 27 mai 1744 avec une pension de 24,000 livres.
On a prétendu que son départ aurait eu pour cause le mécontente-
ment du roi auquel il aurait, sur Tordre du cardinal, caché plusieurs
lettres que le roi de Prusse lui aurait adressées, avant de se séparer de
la France, pendant la campagne de Bohème. (Barbier, Journal^ i. II,
p. 391 et 397.)
Frédéric a dit de lui « qu'il était de ces esprits rétrécis qui, comme
les yeux myopes, distinguent à peine les objets de près ». (Hi»t, de mon
Umpt, t. III, p. 4.)
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â40 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANCE
donner de successeur. Le Maréchal de Noailles fut enfin
chargé de ce détail. On mit sous lui M. de Chavigny (1),
dont nous venons de parler, et qui, par sa capacité et l'hon-
neur qu'il s'étoit acquis dans plusieurs grandes négocia-
tions, étoit autant digne que qui ce fût de cette place. On
lui joignit M. du Theil (2), connu par sa longue expérience,
par quelques commissions importantes dont il avoit été chargé
et par le traité de Vienne. Cet arrangement fut de peu de
durée, soit que le Roy crût le Maréchal de Noailles plus utile
à la tête de ses Armées, soit par d'autres raisons, au nombre
desquelles le Public mettoit le peu de confiance qu'en général
on avoit depuis longtemps en lui. M. de Villeneuve (3), créa-
ture du feu Cardinal de Fleury, et qui avoit été quelques
années ambassadeur à la Cour Ottomane, fut choisi. Comme
il étoit déjà sur le retour, et que depuis son ambassade il
s'étoit confiné dans ses terres, il préféra sa retraite au bril-
lant éclat d'une place qu'il connoissoit délicate, surtout dans
les circonstances où l'on étoit. A son refus, M. d'Argenson,
frère aîné du Ministre de la guerre, fut nommé (4). Il avoit un
esprit solide et profond et étoit très capable de remplir avec
distinction toutes sortes de postes; mais on le trouvoit moins
liant que son frère, plus froid et plus sec. Le Roy combla cette
(1) Voy. p. 23Î, note 2.
(2) La Porte du Theii, premier commis aux Affaires étrangères, repré-
senta la France au Congrès d'Aix-la-ChapeUe, et fut un des négociateurs
du traité qui donna la Lorraine À la France. Il eut pour fils Francois-
Jean-Gabriel La Porte du Theil, membre de rAcadémie des inscriptions
et belles-lettres, et mourut au mois d*août 1755.
D'Argenson dit qu'il était lourd et emphatique et qu'il jouissait d'une
réputation imméritée. (Barbier, Journal, t. H, p. 138, et d'AaGENsoN,
Mémoires, t. IX, p. 69.)
(3) Louis-Sauveur-Renaud, marquis de Villeneuve, avait été lieutenant
général de la maréchaussée de Marseille en 1708; il devint ambassadeur
à Constantinople en 1728 et conseiller d'État le 29 mai 1740; il avait
épousé Anne de Bausset, fille de Pierre de Bausset, lieutenant général
civil et criminel de Marseille, et de Théodore d'AudiUret. Son père,
François de Villeneuve, avait été conseiller au Parlement de Provence
et avait épousé Madeleine de Fourbin de Sainte-Croix, alliée aux Vinti-
mille. (Bibl. nat., Doêtien bléus, vol. 672, dossier Villeneuve, n« 17880,
fol. 10 j^ et 34 y.)
(4) René-Louis, marquis d'Argenson, fils aine de Marc-René d'Argenson,
garde des sceaux, né en 1696, mort à Paris en 1757.
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CAMPAGNE DE FLANDRE 241
famille d'honneurs et de dignités (1), un des enfans ayant eu
dans le même tems la place de Lieutenant de Police, qu'on
ôta à M. Hérault (2), que ses plaisirs occupoient plus que
les fonctions de son poste. Cette place étoit, en quelque sorte,
due aux descendans de M. d'Argenson, ayeul du nouveau
Lieutenant de Police, qui y avoit acquis beaucoup de réputa-
tion et avoit su, d'un emploi borné et assez peu honorable,
en faire un distingué et d'une très-grande importance.
Le Roy, déterminé à agir vigoureusement cette campagne,
déclara enfin la guerre à la Reine de Hongrie, au Roy d'An-
gleterre et au Roy de Sardaigne (3). 120,000 hommes mar-
chèrent en Flandres, sous les ordres du Maréchal de Noailles
et du Comte de Saxe. M. de Coigny, à la tète de 50,000 Fran-
çois, se porta sur les bords du Rhin, et couvrit les provinces
situées en deçà de ce fleuve. Le Maréchal de Belle-Isle, qui
avoit repris faveur, étoit avec un corps considérable sur la
Moselle, d'où il protégeoit la Lorraine et les pays voisins. Le
Duc d'Harcourt (4), à la tête de 40,000 hommes, se tenoit à
portée d'agir suivant les circonstances et le besoin. Indépen-
damment de ces difîérens corps, le Roy avoit fourni à l'Em-
pereur Charles VH près de 20,000 hommes de vieilles troupes,
et envoyé d Dom Philippe un renfort de 22,000 hommes sous
le Prince de Conty, ainsi que nous l'avons dit en parlant de
la guerre de Savoye.
Le Roy fit sa première campagne cette année à la tête de
(1) Ce qui suit manque au manuscrit.
(2) M. Hérault, intendant de Tour.s, avait succédé comme lieutenant
de police à M. d'Ombreval. n mourut à l'âge de quarante-neuf ans, le
6 août 1740, après avoir été nommé intendant de Paris au mois de
décembre 1739. Sa charge de lieutenant de police avait été donnée à son
gendre, M. Feydeau de Marvilie. (Barbier, Journal, t. I, p. 227, et t. II,
p. 259 et suiv.)
(3) Ce fut le 15 mars 1744 que la guerre fut déclarée à l'Angleterre et,
le 26 avril suivaiit, à la reine de Hongrie.
(4) François, duc d'Harcourt, né le 4 novembre 1690, fut nommé
maréchal de France en novembre 1746 et mourut le 10 juillet 1750. Il
avait épousé en premières noces, le 14 janvier 1716, Marguerite-Louise-
Sophie de Neuville, fille du duc de Villeroy, qui mourut le 4 juin sui-
vant, et en secondes noces, le 31 mai 1717, Marie-Madeleine Le Tellier
de Barbezieux, qui mourut le 10 mars 4735. (Moréri, Dict. histor., t. V,
p. 523, col. 1.)
16
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S42 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
son armée de Flandres. Ce fut alors que les HoUandois éprou-
vèrent, comme nous Favons observé ci-devant, qu'en restant
unis à la Reine de Hongrie, ils s'exposoient à voir emporter
par les armes de la France les Villes qui leur avoient été
engagées par la Maison d'Autriche. En effet, malgré la bonne
intelligence qui régnoit entre le Roy et les Hollandois, ce
Prince fit le siège de quelques Villes où ceux-ci avoient gar-
nison, et il s'en rendit maître, sans beaucoup de résistance.
Les États-Généraux n'étoient pas d'humeur à sacrifier leurs
soldats pour une cause dans laquelle la politique et les cir-
constances les retenoient bien plus que l'inclination, et par
cette raison, ils n'avoient eu garde de garnir ces places suffi-
samment, pour qu'elles fissent une défense convenable. Cepen-
dant ils se plaignirent hautement des entreprises du Roy sur
ce qu'ils appeloient leurs Villes, et donnèrent à entendre que,
s'il continuoit, ils ne pourroient se dispenser de se déclarer
ouvertement. Mais le Roy, toujours en traitant les troupes
hoUandoises avec les égards qu'on n'a pas pour des ennemis,
n'en alla pas moins son chemin, et répondit qu'il croyoit
avoir autant de droit d'assister l'Électeur de Bavière, que les
Hollandois pou voient en avoir de secourir la Reine de Hongrie,
attendu que, de part et d'autre, on prétendoit y être autorisé
par des traités. La Reine de Hongrie et ses Alliés étoient si
fort inférieurs au Roy, qu'il y avoit toute apparence, malgré
leurs propos avantageux, que ce Prince soumettroit dans
cette campagne la meilleure partie de ce que la Maison d'Au-
triche possédoit en Flandres, Le Duc d'Harcourt avoit eu
ordre de s'approcher, avec ses 40,000 hommes, d'une des plus
fortes villes qu'on ne doutoit pas qu'il n'investît incessam-
ment. On étoit dans la môme appréhension, à la Cour de la
Reine, pour d'autres places d'une aussi grande importance. La
Reine de Hongrie s'efforçoit en vain de piquer les Hollandois
d'honneur; ils lui alléguoient qu'ils avoient rempli, et mêqie
au-delà, leurs engagemens, qu'il n'étoit ni de la prudence,
ni de leur intérêt, qu'ils s'exposassent à attirer la guerre dans
leur propre pays, en se sacrifiant pour autrui; qu'ils avoient
déjà assez perdu dans cette campagne, pour penser à sauver
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CAMPAGNE DE FLANDRE 243
le reste par la voie des insinuations amiables et des négocia-
tions; et qu'enfin ce qui les engageoit à ne point rompre avec
la France étoit le désir de conserver toujours, par leur média-
tion, une porte ouverte à un accommodement; conduite qui
ne pouvoit paroître que louable à leurs Alliés. G'étoit par ces
raisons que les Hollandois se défendoient de faire de plus
grands efforts ou se déclarer ouvertement (i).
La rapidité des conquêtes de Louis XV en Flandres, aux-
quelles les Alliés n'étoient nullement en état de s'opposer, fut
tout d'un coup arrêtée par la nouvelle que le Prince Charles
avoit passé le Rhin, et qu'à la tête de 80,000 hommes, il pous-
soit vivement M. de Coigny, qui avoit été obligé d'abandonner
avec beaucoup de précipitation le pays qu'il occupoit en
avant, et de se retirer sur les derrières, afin d'empêcher l'en-
nemi de pénétrer dans le Royaume de France. Ce passage
surprit d'autant plus que, quoique le Maréchal de Coigny fût
assez fort pour le faire acheter du moins bien cher, le Prince
Charles n'éprouva aucune résistance de la part de ces mêmes
François qui, l'année précédente, avoient eu la gloire de faire
échouer les tentatives qu'il avoit faites. On soupçonna que le
Roy, afin de déterminer le Roy de Sardaigne qu'on soUicitoit
fortement de se déclarer contre la Reine de Hongrie, et qui ne
demandoit qu'un prétexte pour le faire, donna ordre à
M. le Maréchal de Coigny de laisser passer le Rhin aux Hon-
grois sans opposition (2). Ce passage étoit en effet un pré-
(1) Les États généraux de Hollande résolurent, le 2 février 1743, d'em-
brasser la cause de l'Autriclie. Voy. Roussbt, Recueil d'actes, négecia-
tionSy mémoires et traités (La Haye, 1744), t. XVII, p. 316.
(2) Note de l'édition de 1763 : « Le passage dil Rhin s'exécuta en
divers endroits la nuit du 1" au 2 juin. Les troupes irrégulières le pas-
sèrent au-dessus des lignes de Lauterbourg, qui couvroient l'Alsace, et
s'en emparèrent d'un bout à l'autre. Lauterboiu*g et Wissembourg, dont
les Conunandans avoient perdu la tramontane, s'etoient rendues sans
coup férir. Si le Prince Charles ne pouvoit arriver à temps pour les sou-
tenir, la ville de Strasbourg n'étant gardée que de 4,000 Miliciens, étoit
en danger, et la Lorraine, fort attachée à ses anciens maîtres, à la veille
de se déclarer pour eux. Le maréchal de Goigni, qui observoit le Prince
Charles au dessous des lignes, comprit l'importance d'en déloger les
troupes irrégulières, avant d'être renforcées. Il fit donc toute la dili-
gence d'y arriver plutôt, et fut assez heureux d'y réussir après une
rude attaque et de se rouvrir la communication avec Strasbourg. Vu
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244 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
texte des plus spécieux pour justifier aux yeux de toute l'Eu-
rope la conduite de Frëdëric II, Roy de Prusse.
La nécessité où par cet événement Louis XV alloit se voir
réduit de cesser d'aider l'Électeur de Bavière pour défendre
ses propres États: les suites fâcheuses qui en résulteroient
pour l'Empereur, qui alloit se trouver dénué de tout secours;
la crainte que la Reine de Hongrie, en se vengeant de*ce
Prince, ne travaillîtt à asservir l'Empire; la dignité du corps
entier exposée; l'honneur des Électeurs intéressés à sou-
tenir le Prince qu'ils avoient élu, toutes ces raisons pou-
voient paraître suffisantes pour engager le Roy de Sardaigne
à prendre là défense de l'Électeur de Bavière; et il s'en
servit, du moins en partie, pour autoriser le traité qu'il venoit
de faire avec cet Empereur, le Roy et quelques autres
Princes, et pour motiver ses hostilités contre la Reine de
Hongrie.
Louis XV, craignant cependant que les Hongrois ne lui fis-
sent payer cher la complaisance qu'il avoit eue de leur laisser
passer le Rhin sans coup férir (i), laissa le Comte de Saxe, qu'il
avoit depuis peu décoré du titre de Maréchal de France (2), à
la tête de l'armée de Flandres, et avec 35,000 hommes qu'il
en détacha, il vola au secours du Maréchal de Coigny. Le Duc
d'Harcourt eut ordre d'y jjonduire aussi l'Armée qu'il comman-
doit. Ces difl*érens Corps firent des marches forcées, et vin-
rent à hout de se réunir (3), malgré les précautions que le
ces circonstances, il n'y a pas la moindre apparence de croire que le
maréchal de Coigny eût ordre de laisser passer le Rhin aux Autrichiens
sans opposition. O'ailleurs il n'est pas sans vraisemblance que l'heureux
passage du Rhin ne Aâtât l'exécution de l'Union de Francfort et la marche
des troupes Prussiennes en Bohême. »
Toute la correspondance de M. de Coigny vient à rencontre de cette
supposition (Voir Campagne du maréchal de Coigny en Allemagne, 3« partie,
notamment les lettres à M. d'Argenson des 3 et 5 juillet 1744, p. 8 et 18,
celle de M. de Gensac et de M. de Vanolles au même et, à la même date
du 3 juillet, p. 12 et 13, les réflexions en forme de lettre sur le passage
(lu Rhin par les Autrichiens du 8 juillet 1744, p. 52, et autres.)
(1) Voyez la note préc(^dente, où il est fait justice de la prétendue
complaisance de Louis XV.
(2) Le comte Maurice de Saxe avait été nommé maréchal de France
le 26 mars 1744. (Pajol, ouvr. cité, t. 7, note 1.)
(3) Les troupes] de Flandre avaient reçu Tordre d'opérer] leur jonction
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MALADIE DU ROI A METZ 245
Prince Charles avoit prises pour les en empêcher. De part et
d'autre, les forces étoient formidables, l'ardeur égale; dans
les Hongrois, une ferme résolution de conserver leurs avan-
tages, même de les pousser; dans les François, un désir vif de
faire passer le Rhin à l'ennemi, et de se signaler sous les yeux
de leur Roy. Ces dispositions ne laissoient aucun lieu de douter
qu'on n'en vînt aux mains, et on s'y attendoit chaque jour,
lorsque le Roy tomba dangereusement malade à Metz (i). En
peu de tems, il fut à toute extrémité, et même le bruit courut
qu'il étoit mort (2). Tout autre intérêt fit place dans le cœur
des François à celui qu'ils dévoient prendre à une tête si chère.
Leur amour pour ce Prince, la juste appréhension de le
perdre, surtout dans les conjonctures où l'on étoit, suspendi-
rent toutes les opérations, et les Généraux s'appliquèrent seu-
lement à se mettre en si bonne posture, que l'ennemi ne pût
profiter de la consternation des François, ni du malheur qui
les menaçoit. Mais dans le tems qu'on n'espéroit plus rien que
de la vigueur de l'âge et de la nature, une crise favorable
survint, et tira ce Prince des bras de la mort (3). Alors la
mesure de la douleur qu'on avoit ressentie, fut celle de l'allé-
gresse publique. Tous les Ordres de l'État firent à l'envi
éclater leur joie, et la France ne fut occupée, pendant plus de
deux mois, que de réjouissances et de fêtes qui causèrent une
dépense prodigieuse, malgré l'attention qu'on eut d'y mettre
des bornes, de peur que la fortune des particuliers n'en
avec Tarmée de Coigny le 13 septembre au nord de Strasbourg, et elle
n'eut lieu que le 17. (Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 408, note 1.)
(1) Ces deux derniers mots ne sont que dans le manuscrit.
Voyez sur la maladie du roi le journal contemporain de son séjour à
Metz, du 4 août au 29 septembre 1744. (Metz, imprimerie de la veuve
du Pierre Collignais, imprimeur de l'hôtel de ville et du collège, place
Saint-Jacques, A la Table d'or. 1744.)
(2) Note de l'édition de 1763 : « La maladie arrêta Louis XV à Metz.
Les intrigues qu'on joua, même après le rétablissement de la santé du
Roi, sont connues. Elle fut pourtant un de ces heureux accidens à la
guerre, qui facilita la retraite des Autrichiens. » — Ce ne fut pas la
maladie du roi qui facilita la retraite des Autrichiens, mais bien Tenti'ée
en campagne des Prussiens qui décida le prince Charles à repasser le
Rhin. (Pajol, t. II, p. 403 et suiv.)
(3) Le roi entra eu convalescence le 19 septembre 1744*
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246 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
souffrît. Témoignage de zèle et de tendresse bien hono-
rable pour la Nation, et encore plus glorieux pour son
Prince !
Le passage du Rhin par le Prince Charles et son irruption
dans les Provinces voisines, n'eurent pas pour l'Europe des
suites aussi funestes qu'il y avoit lieu de le craindre (1). La
marche du Roy de Prusse, à la tête de 100,000 hommes, vers
la ville de Prague obligea le Prince Charles à repasser le
fleuve au plus vite, pour aller s'opposer à ce nouvel ennemi (2) ;
mais quelque diligence qu'il fft, il ne put arriver assez tôt
pour empêcher la prise de la Capitale (3) et la réduction d'une
partie du Royaume. La conduite de Frédéric II, Roy de
Prusse, fit beaucoup crier les Alliés de la Reine de Hongrie,
et surtout les HoUandois, qui ne le ménageoient nullement dans
leurs discours. La haine des Peuples de Hollande pour ce
Prince étoit si grande, qu'elle les aveugloit sur leurs propres
intérêts, au point qu'ils ne sentoient pas combien il leur étoit
avantageux qu'il eût pris parti contre la Reine de Hongrie,
dans un tems où des prétentions sur leurs possessions,
qu'il paroissoit disposé à faire valoir par la force, ne pou-
voient manquer d'occa'sionner une guerre ouverte entre le
Roy de Sardaigne et Iqs Provinces Unies. Ds ne voyoient pas
que les engagemens que Frédéric II, Roy de Prusse, venoit
de prendre, éloignoient d'eux l'orage, et que la guerre qu'il
(1) C'est de cette campagne de 1744, que date en France Tadoption du
fusil à baïonnette, ainsi que remploi de la cartouche au lieu de la charge
à la main. De plus l'ordre mince sur trois rangs prit la place de Tancien
ordre profond sur six rangs. (Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 392, note 1.)
(2) Le 12 juillet 1744, Frédéric écrivait à Louis XV : « J'apprends que
le prince Charles a pénétré en Alsace : ceci me suffit pour déterminer
mes opérations. Je serai en marche à la tète de mon armée le 13 août
(il partit en effet le 15 août de Potsdam) et devant Prague à la fin du
même mois. »
L'armée ne comprenait que 70,000 hommes et non 160,000, comme le
dit le manuscrit ; elle fut partagée en trois colonnes qui pénétrèrent en
Bohème, l'une par la Saxe, l'autre par la Lusace et la troisième par la
Silésie. (Pajol, ouvr. cité, t. II, p. 400 et 413. — Hist. de mon temps^
t. III, p. 54, note C.)
(3) La place de Prague capitula avec sa garnison forte de 12,000 hommes,
après un siège qui dura seulement quatorze jours. (Pajol, ouvp. cité,
t. II, p. 400.)
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DIVERSION DIJ RÔI DE SARDAIGNE 24*7
entreprenoit devenant vraisemblablement onéreuse (i;, il ne
se trouveroit de longtems en état de les inquiéter.
La diversion du Roy de Sardaigne étoit un coup terrible
pour la Reine de Hongrie. Par là, les États de cette Princesse
devenoient de nouveau le théâtre de la guerre. Par là, l'Élec-
teur de Bavière et ses nouveaux alliés étoient à portée, non
seulement de recouvrer la Bavière, malgré 30,000 hommes
que le Prince Charles avoit eu la précaution d'y jeter en mar-
chant au secours de la ville de Prague, mais même de porter
leurs armes dans la Principauté d'Autriche. Par là enfin, les
François, délivrés du fâcheux voisinage des Hongrois, se
voyoient maîtres d'entrer à leur tour dans les Provinces sou-
mises à la Reine de Hongrie, avec l'espérance d'y pousser plus
loin leurs conquêtes. Il étoit difficile que la Reine de Hongrie
pût faire face partout à la fois. L'Armée confédérée de la
Flandre restoit dans une inaction qui démentoit les bruits
qu'on avoit fait courir qu'elle attaqueroit incessamment le
Comte de Saxe. Il n'y avoit guère d'apparence, en effet, que
les AUiés pensassent à entreprendre quelque chose sur un
Général expérimenté, avantageusement posté, et vis-à-vis
duquel il étoit dangereux d'oser s'exposer avec une Armée
bien peu supérieure. Heureusement pour la Reine de Hongrie,
Auguste H, Roy de Pologne et Électeur de Saxe (2), déter-
(1) Éditions : « devant vraisemblablement lui coûter beaucoup
d'hommes et d'argent. »
(2) Note de l'édition de 1763 : « Heureusement pour la reine de Hongrie,
on ne trouva pas à propos, de la part des François, de harceler son
armée dans la retraite. Le mécontentement du Roi de Prusse en fut
extrême et public. Le Comte de Schmettau parla fort haut à la Cour
de France; mais cela n'eut point d'eflet par des raisons très connues, et
on ne voulut pas ruiner une armée qui de voit faire tête au Roi de Prusse »
(Voy. Les Lettres et Mémoires du comte de Schmettau. »
Samuel, comte de Schmettau, né en Prusse le 26 mars 1684, mourut
à Berlin le 18 août 1751 ; il prit successivement du service en Hollande
pendant la guerre de la succession d'Espagne, ensuite auprès du roi de
Pologne Auguste II, puis en Autriche; il fut rappelé par Frédéric II qui
le nomma général feldzeugmeister et grand-maître de l'artillerie, et
l'employa surtout à des missions diplomatiques. Il avait été envoyé à
Paris au mois de novembre 1744, où il assista à un diner à l'Hôtel de
ville où se trouvait le roi ; il fut de nouveau envoyé auprès de lui à
Metz pendant sa maladie. (Allgemeine Deutsche Biographie^ t. XXXI,
p. 644-647. — Mémoires de d'Argensan, t. IV, p. 114 et 245.)
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248 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
miné par les sollicitations et encore plus par les subsides du
Roy d'Angleterre, se déclara pour elle, et envoya un secours de
22,000 hommes au Prince Charles. Ce renfort le mit en état de
reprendre la plupart des places dont le Roy de Prusse s'étoit
rendu maître, et de contraindre ce Monarque à se retirer avec
d'autant plus de précipitation que, d'un côté, il craignoit
d'être forcé d'en venir à une bataille qu'il auroit vraisembla-
blement perdue, la désertion et les maladies ayant considéra-
blement diminué son Armée; et que, de l'autre, il lui étoit
important de couvrir la Silésie, qu'une armée de Hongrois,
nouvellement formée, menaçoit d'une invasion. La retraite de
Frédéric H, Roy de Prusse, fut si prompte^ qu'il n'eut pas le
tems de retirer les garnisons qu'il avoit dans la ville de
Prague et dans deux ou trois Places (1). La plus grande .
partie fut faite prisonnière de guerre; plus de 8^000 hommes,
qui étoient dans Prague, en sortirent avec un butin immense;
mais ils furent si malmenés par l'ennemi, que très peu rejoi-
gnirent la grande Armée. Telle fut l'issue de l'entreprise de
Frédéric II, Roy de Prusse, que les partisans de la Reine de
Hongrie traitoient hautement d'équipée. Elle auroit pu cepen-
dant mériter un tout autre nom, si la maladie de Louis XV
n'eût pas mis d'obstacles à l'exécution du dessein qu'on avoit
formé d'attaquer le Prince Charles, de le forcer à repasser le
Rhin, et de le harceler dans sa retraite, au point qu'il se vît
hors d'état de faire tcHe au Roy do Prusse ; ou si après le rétablis-
sement de la santé du Roy, il eût été possible de forcer la
marche assez pour tomber sur les Hongrois, ou pour les
mettre entre le feu des troupes du Roy de Prusse et des Fran-
çois, ou enfin si la saison eût permis de pénétrer dans les
États de la Reine de Hongrie assez avant .pour obliger le
Prince Charles de s'y porter, et pour dégager, par cette diver-
sion, le Roy de Prusse, qui alors se seroit trouvé suffisara-
(1) Note de l'édition de 1763 : « La garnison de Prague se retira en
Silésie, quoique extrêmement harcelée dans sa marche; les garnisons
des petites villes furent couples ; mais la retraite du Roi de Prusse ne
fut pas si précipitée, qu'il lui fût impossible de retirer ses garnisons.
Cela se lit par une de ces fautes dont les Campagnet du Roi ne parlent
pas. »
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RETOUR DU ROI A PARIS 249
ment en force pour pouvoir au moins conserver ses conquêtes.
Les succès de la Reine de Hongrie contre Frédéric II, Roy
de Prusse, furent balancés par la perte de quelques Places,
entr'autres d'une considérable, dont le Roy s'empara après
un siège long et meurtrier (i), et par le recouvrement que fit
l'Électeur de Bavière d'une partie de la Bavière. Ces diffé-
rentes expéditions terminèrent la campagne, et chaque partie
prit des quartiers d'hiver. La France, dans l'intention de se
mettre à portée de commencer de bonne heure les hostilités
l'année suivante, se disposa à faire hiverner, de gré ou de
force, dans les États des Électeurs de Mayence, de Trêves et
de Cologne 40,000 hommes sous les ordres de M. deMaillebois
qui étoit rentré en grâce. On publia môme que cette armée
étoit destinée à attaquer la Principauté de Hanovre, ou à
pénétrer jusqu'aux États du Roy de Prusse, pour le forcer à
tenir bon, s'il pensoit à abandonner la cause commune,
comme on croyoit avoir lieu de le craindre.
Le Roy étoit attendu avec impatience à Paris. Il s'y rendit
enfin, et y fut reçu aux acclamations des habitans, aussi tou-
chés du plaisir de recevoir un Prince qu'ils adoroient, qu'ils
l'avoient été de la crainte de le perdre . Sa maladie n'avoit été
fatale qu'à Madame de Châteauroux et à sa sœur. Elles
l'avoient suivi, ainsi que plusieurs Dames de la Cour, dans la
Flandre, et de là sur le Rhin. Toutes deux eurent ordre de se
retirer incessamment, et on leur ôta des postes qu'elles
dévoient à la tendresse du Roy; mais le retour de sa santé fut
le terme de leur disgrâce. Elles revinrent à la Cour, où leur
triomphe fut d'autant plus éclatant, que leurs postes leur
furent rendus, et que Louis XV donna à Madame de^ Château-
roux (2) de nouvelles preuves de son attachement. Cette
Favorite, peu après son rappel, fut attaquée d'une maladie
qui la mit au tombeau. Les uns soupçonnèrent qu'elle avoit
été empoisonnée; d'autres attribuèrent sa mort à un remède
(1) Il s*agit du siège de Fribourg en Brisgau, dont la capitulation eut
lieu le 6 novembre 1744.
(2) Voyez plus haut la note 2 de la p. 206. — La duchesse de Château-
roux mourut à l'âge de vingt-sept ans, le 8 décembre 1744.
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250 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
•fait à contretems; quelques-uns enfin s'imaginèrent qu'un
excès de joie l'avoit causée. Elle laissa de grandes richesses,
dont elle disposa en faveur de ses sœurs. Louis XV fut extrê-
mement touché de la perte de Madame de Ghâteauroux; mais
des soins importans firent diversion à sa douleur. Le mariage
du Dauphin avec une fille du Roy d'Espagne n'étoit pas un
des moindres (1). Il venoit d'être arrêté, et il falloit penser à
faire faire solennellement la demande de la Princesse par un
ambassadeur. Tous les Seigneurs du premier rang ambition-
noient cet honneur. M. de Ghâtillon, gouverneur du Dauphin,
prétendoit qu'en cette qualité il lui appartenoit de droit (2).
Son rang, son mérite, indépendamment de l'avantage d'avoir
élevé l'héritier présomptif de la Couronne^ auroient bien pu
faire pencher Louis XV en sa faveur: mais il avoit été exilé
peu de jours avant le retour de ce Prince; sa disgrâce avoit
été si marquée, qu'on ne lui avoit accordé, et à sa femme, que
quelques heures pour se disposer à obéir. G'étoit un homme
d'un âge un peu avancé, d'un abord froid, inébranlable dans
ses résolutions, peu ambitieux, ne demandant rien, d'un
caractère peu indulgent, et qui ne plioit pas; mais d'ailleurs
bien digne, par la noblesse de ses sentimens et par sa grande
probité, de la préférence que Louis XV lui avoit donnée pour
l'éducation de son successeur. Quelques discours tenus mal à
propos, et encore plus mal à propos rapportés, causèrent son
exil.
Cependant les nouvelles varioient chaque jour sur le choix
(1) Le mariage du dauphin venait d'être déclaré avec Marie-Thérèse-
Antoinette-Raphaèle, infante d'Espagne, née le 11 juin 1726. (Barbier,
Journal, t. II, p. 413, note.)
(2) Alexis-Magdeleine-Rosalie, appelé d'abord le comte de Chàtillon,
fils de Claude-Elzéar, premier gentilhomme de la chambre du duc
d'Orléans, et d'Anne Moret, né le 20 septembre 1690, fut nommé gou-
verneur du Dauphin en 1736 et créé duc de Châtilion la même année.
Il avait épousé Anne-Gabrielle Le Veneur de Tillières. Tous deux furent
exilés, au mois de novembre 1744, dans leur terre de Poitou; on repro-
chait au duc de Châtilion d'avoir amené le dauphin à Metz pendant la
maladie du roi, contrairement aux représentations du chancelier et du
premier président. Le duc de Châtilion mourut le 15 février 1754.
(AssE, Mémoires de la duchesse de Brancas, p. 58, note 4. — Bârbjer,
Journal, t. Il, p. 413.)
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DROITS DU DUC DE PENTHIÈVRE 2hl
du sujet pour l'Ambassade d'Espagne; mais enfin le Roy fixa
l'incertitude publique en nommant M. de Vauréal (1), évêque
de Rennes, qui étoit alors ambassadeur à la Cour d'Espagne.
Le goût de Louis XV pour l'économie n'eut peut-être pas
moins de part à la nomination de M. de Vauréal, que les vives
sollicitations de ses amis, qui n'eurent galrde de laisser
échapper une si belle occasion de lui faire faire la fortune la
plus éclatante.
Dans le même temps d'exil de M. de Ghâtillon, le gouver-
neur de M. le Duc de Chartres (M. de Bom^el) (2) eut le même
sort. On en fut d'autant plus surpris, qu'il étoit proche parent
de M. d'Argenson, secrétaire d'État pour les Affaires Étran-
gères, et de M. d'Argenson, Ministre de la guerre, qui étoient
en grande faveur et qui l'avoient produit et soutenu jus-
qu'alors. Il s'étoit fait si peu aimer, qu'il ne se trouva presque
personne qui prît part à son malheur.
Plusieurs Courtisans, parmi lesquels i\ y en avoit que le
Roy avoit traités avec distinction, furent aussi disgraciés,
pour avoir pris la liberté d'improuver l'intention où Louis XV
étoit de rétablir le Duc de Penthièvre, et conséquemment les
deux Princes ses cousins, fils du Duc du Maine, dans tous les
honneurs, rangs, droits et prérogatives que Louis XIV avoit
solennellement accordés à leurs pères et dont après la mort de
ce Monarque ils furent authentiquement privés, du moins quant
à leur postérité. On fit cette injustice à ce Prince à la réquisi-
tion principalement (3) du Duc de Bourbon, et par les instiga-
tions de sa mère, sœur de ces Princes, femme extrême, qui
ne sentit pas qu'elle se déshonoroit elle-même, en poursuivant
ainsi son propre sang (4). Ce qu'il y eut de plus odieux dans
le procédé de cette Princesse, c'est qu'elle força pour ainsi dire,
son fils à porter les premiers coups, dans le tems même qu'il
étoit en partie de plaisir au château de M. le Comte de Toulouse.
(1) Voyez plus haut, p. 194, note 3.
(2) Ce nom n'est donné que par le manuscrit. — Voyez plus haut,
p. 233,' note 2.
(3) Le mot « principalement » manque au manuscrit.
(4) La phrase se comprend assez mal ; il s'agit de l'injustice qu'on fit
au duc de Penthièvre en ne lui rendant pas ses prérogatives.
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252 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
Le motif qui engageoit le Roy à faire revivre les décrets de
Louis XIV, étoit le mariage du Duc de Penthièvre avec la
Princesse de Modène, nièce de M. le Duc d'Orléans, dont on
désiroit que la célébration fût précédée par cet acte de l'auto-
rité Royale (1). Il étoit assez naturel que Louis XV donnât des
marques éclatantes de son amitié à une Princesse de son sang,
et qu'il fît en faveur des enfans qui naîtroient d'elle, tout ce
qu'on pouvoit attendre du pouvoir souverain.. G'étoit à quoi
la plupart des Grands, jaloux de transmettre à leurs descen-
dans leurs droits et leurs rangs, sans aucune altération, pré-
tendoient mettre obstacle. Cette affaire mettoit la Cour dans
une agitation extrême. Les plus prudens des Courtisans agis-
soient sourdement, les moins circonspects éclatèrent, et en
furent punis par l'exil. Mais, malgré ces marques de la sévé-
rité du Roy, et quelque favorables que fussent ses dispositions
pour le Duc de Penthièvre, son dessein ne pouvoit que rencon-
trer de grandes difficultés, et sa volonté suprême, empêcher
au moins les protestations et autres actes conservatoires (2).
La Princesse de Modène, jeune, belle et issue du sang royal
par sa mère, étoit un parti bien capable de flatter le goût et
l'ambition du Duc de Penthièvre. Peu s'en étoit fallu qu'elle
(1) Pour le duc de Penthièvre, voyez plus haut la note 3 de la p. 73.
Marie-Thérèse-Félicité d'Esté, princesse de Modène, née le 6 octobre
1726, morte le 30 mai 1754. (Barbier, Journal^ t. II, p. 377, note 2. —
Ibid., t. IV, p. 19.)
Un édit du 2 juillet 1717 avait enlevé aux princes légitimés le droit de
succession à la couronne que leur avait conféré Louis XIV ; mais après
avoir obtenu d'abord ce qu'on appelait à la cour « les entrées familières »,
auxquelles était attaché le droit d'aborder partout le roi, excepté à ses
heures do travail, ils étaient rentrés dans leurs anciens honneurs par
une déclaration royale du 26 avril 1727. Ils avaient ainsi recouvré le
titre d'Altesse sérénissime et la préséance sur les ducs et pairs; le
président du Parlement était également tenu d'ôter son bonnet lorsqu'il
leur demandait leurs suffrages. — (Barbier, t. I, p. 252, Jobez, La
.Frahce sous Louis XV, t. II, p. 332.)
(2) 11 ne semble pas que les mémoires ou les historiens du règne de
Louis XV aient relevé les intentions de ce Prince en faveur du duc de
Penthièvre, à l'occasion de son mariage avec la princesse de Modène.
Peut-être ne les ont-ils pas connues, puisque ce ne fut qu'un projet et
un bruit de cour qui n'ont pas abouti; peut-être n'ont-ils pas osé en
parler; ce qui est certain, c'est que nous n'en avons pas trouvé trace
ailleurs q\ie dans notre manuscrit.
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MARIAGK DU DUC DE PENTHIÈVRE Î53
n'eût épousé le Duc de Chartres. Sa mère, la Duchesse de
Modène, s'étoit conduite si habilement qu'elle étoit venue à
bout de l'emporter sur la Princesse de Conty douairière, mère
de la Princesse de Conty; et l'on étoit à la veille de prendre les
derniers arrangemens, quand celle-ci fit jouer de nouveaux res-
sorts qui détruisirent les espérances de la Duchesse de Modène.
La Cour étoit alors dans une maison de plaisance, à une
journée de chemin de Paris. La Duchesse de Modène y jouis-
soit de toute la satisfaction que peut faire goûter à une mère
la certitude d'un grand établissement pour sa fille. Elle ne se
méfioit de rien, et ce fut avec la dernière surprise qu'elle
apprit un soir qu'il ne falloit plus compter sur le Duc de
Chartres. Elle en douta d'abord, mais, voulant s'en assurer,
elle partit sur le champ pour Paris, et se rendit au palais du
Duc d'Orléans, oii cette triste nouvelle lui fut confirmée. Sa
douleur fut extrême; mais elle ne lui fit point oublier que la
cérémonie n'étant pas encore prête à se faire, rien n'étoit
désespéré. Elle donna tous lés mouvemens que méritoit une
affaire si avantageuse à tous égards. Elle eut le chagrin
d'échouer. L'alliance du Duc de Penthièvre la consola, si
quelque différence dans le rang et les richesses peuvent con-
soler un cœur ambitieux (1).
Dans ce même temps (2), M. de Gensac, Officier François,
qui avoit été dégradé quelques mois auparavant, avec les
flétrissures les plus infamantes, pour avoir fait une capitula-
tion peu honorable dans une forteresse (Lauterbourg) (3) qui
lui avoit été confiée, et dans laquelle on avoit jugé qu'il
auroit pu se maintenir, se justifia et fut rétabli dans son pre-
mier état. Bel exemple de la justice, et encore plus de la
bonté et de la modération de Louis XV ! Sous un Gouverne-
ment moins indulgent, on auroit agi bien différemment :
(1) Le mariage fut célébré au mois de décembre 1744. (Barbier, Journal,
t. II, p. 377, note 3.)
(2) Ce passage manque au manuscrit, où l'alinéa suivant commence
par les mots : « Dans ce même tems, les préparatifs... »
(3) Voir, sur la reddition de la place de Lauterbourg, la Campagne du
maréchal de Coigny, 3« partie, p. 24 et suiv. ; voir également Jobez, La
France sous Louis XV, t. III, p. 399.
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254 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
sur le champ on auroit fait perdre la vie à cet Officier, d'au-
tant plus à plaindre alors dans son malheur, qu'une trop
grande précipitation lui auroit ôté les moyens de réparer son
honneur et sa réputation.
Les préparatifs pour le mariage du Dauphin n'empêchoient
pas que le Roy ne donnât des soins particuliers aux moyens
de pousser la guerre avec vigueur. On faisoit de nouvelles
levées, on faisoit marcher beaucoup de troupes dans la
Flandre, où on publioit qiie les François ôuvriroient de
bonne heure la campagne par le siège d'une Place importante.
On parloit fortement d'une prochaine et nombreuse promotion
d'Officiers Généraux. On se disposoit en un mot à faire une
brillante guerre offensive l'année suivante, malgré les projets
d'accommodement qui étoient sur le tapis, et la sincère incli-
nation que le Roy déclaroit avoir de contribuer à pacifier
l'Europe. La Reine de Hongrie, le Roy d'Angleterre et leurs
Alliés ne négligeoient rien de leur côté pour rendre leurs
armes victorieuses. Ils comptoient sur des secours considé-
rables de la Russie au printems. Ils se flattoient de parvenir
pendant l'hiver à engager encore difîérens Princes dans leur
alliance, et même de vaincre l'éloignement que les Suédois
montroient pour entrer dans la guerre, ou pour se déclarer
contre l'Électeur de Bavière, avec lequel leur Roy, comme
Prince de l'Empire d'Allemagne, s'étoit lié depuis quelques
mois par le traité de Francfort, conjointement avec le Roy de
Prusse, l'Électeur Palatin et quelques autres Princes (1).
Telle étoit la situation des affaires générales, lorsque l'Archi-
duchesse Marie-Anne, sœur unique de la Reine de Hongrie et
mariée depuis environ un an au Prince Charles, mourut dans
la capitale de la partie de Flandre qui appartenoit à la Maison
d'Autriche, et dont elle étoit gouvernante (2). Cette Princesse
fut extrêmement regrettée. Elle n'avoit que vingt-six ans. Sa
(1) Le traité entre la France, le roi de Prusse, TEmpereur, l'Électeur
Palatin et le roi de Suède en sa qualité de landgrave de Hesse-Cassel,
fut signé à Francfort le 22 mai 1744. Il commença à recevoir son exécu-
tion au mois d'août suivant par le départ de Berlin de Frédéric II, le
15 août, pour assiéger Prague. (Pajol, ouvr. cité, t. Il, p. 400.)
(2) Voyez plus haut, p. 105, note 1.
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VOYAGE DU MARÉCHAL DE BELLE-ISLE 255
bonté, son humanité, un caractère charmant, sa beauté que
bien des gens mettoient au dessus de celle de sa sœur,
Tavoient fait adorer des peuples et rendirent sa perte plus
sensible. Un accouchement fâcheux, et qui ne produisit qu'un
enfant mort, lui causa une maladie de langueur qui dura plus
de deux mois, et que tout Fart des plus fameux médecins ne
put guérir. Cette mort procura un avantage à la Reine de Hon-
grie, en rendant nulle la clause de son contrat de mariage
avec le Duc de Lorraine, par laquelle il étoit stipulé qu'en
cas qu'elle n'eût pas d'enfans mâles et qu'au contraire Marie-
Anne en eût, ils auroient seuls droit à la succession des biens
héréditaires de la maison d'Autriche à l'exclusion des filles
de la Reine de Hongrie. Quoique la Reine de Hongrie eût un
Prince et qu'elle pût en espérer d'autres, il y auroit toujours eu
lieu de s'inquiéter pour l'avenir, si Marie-Anne (1) eût laissé
des Princes, au lieu que sa mort arrivée sans aucune postérité
ôtoit tout sujet d'inquiétude, motif assez propre à se consoler
de sa perte.
Un événement, qui arriva peu de tems après la mort de
Madame l'Archiduchesse, donna une ample matière aux spé-
culateurs politiques. Après que les troupes Françoises eurent
pris- leurs quartiers, le Maréchal de Belle- Isle, au lieu de
retourner à Paris, partit de l'armée avec son frère et une
suite nombreuse. Il se rendit auprès de l'Empereur de Bavière.
De là, il prit sa route vers les frontières de Hanovre, pour
aller, dit-on, concerter avec le Roy de Prusse les opérations de
la campagne prochaine. Peut-être étoit-ce aussi pour rassurer
ce Prince, inquiet et mécontent, qui se plaignoit hautement
de ce que les François n'avoient pas attaqué les Hongrois,
lorsqu'ils avoient repassé le Rhin, ou du moins de ce qu'on
ne les avoit pas suivis dans leur marche vers la ville de
Prague; double faute, disoit-il, qui avoit extrêmement pré-
judicié à la cause commune, puisqu'elle l'avoit réduit à aban-
donner ses conquêtes et à se retirer précipitamment devant un
ennemi qu'on auroit pu défaire, si on l'eût combattu, ou
. (1) Le ms. porte par erreur : « Madame de Mailly. »
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â56 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
mettre entre deux feux, si on l'eût suivi. La guerre qui se
faisoit étant en quelque sorte l'ouvrage de M. le Maréchal de
Belle-Isle, c'étoit à lui à travailler à en faire sortir la France
avec honneur. Il étoit très-connu et estimé du Roy de Prusse;
il étoit donc très apparent que son voyage n'avoit point
d'autre l)ut que de conférer avec ce Prince.
Le Maréchal de Belle-Isle, dont on n'ignoroit pas la dé-
marche, arriva sur les frontières de Hanovre, et comme
Général François, il fut arrêté avec toute sa suite, faute de
passeports, et sous le prétexte de la guerre que Louis XV
avoit déclaré à Georges ï" [II], Roy d'Angleterre, Électeur de
Hanovre (1). Les uns regardèrent cette affaire comme devant
avoir de grandes suites, d'autres comme un coup fait à la
main. En effet, il paroissoit contre le l)on sens que le Maréchal
de Belle-Isle, pour se rendre à Brandel)Ourg, eût choisi la
route de Hanovre préférahlement au chemin ordinaire, et
qu'en ce cas, il eût négligé de se munir de passeports, à
moins qu'il n'eût un dessein prémédité de se faire arrêter,
afin que par sa détention la France, qui peut-être se méfioit
ou se lassoit du Roy de Prusse, eût un prétexte plausible pour
rompre avec lui, ou pour se justifier, si les opérations à venir
n'alloient pas au gré de ce Prince, supposé qu'il restât cons-
tamment dans l'Alliance. Mais le départ précipité de ce
Monarque de sa Capitale pour son Armée, qu'il n'avoit quittée
que depuis quelques jours, dans le tems précisément que le
Maréchal de Belle-Isle étoit en route et qu'on publioit qu'il se
(1) Le maréchal de Belle-Lsle fut arrêté avec son frère le 20 décem-
bre 1744, à Ëlbingerode, conduit à Hanovre, et embarqué ensuite pour
l'Angleterre où* il fut emprisonné au château de Windsor et gardé par
un officier qui ne le quittait ni jour ni nuit.
Une caricature du temps intitulée : « Cortège funèbre de TEmpereur »,
où tous les souverains de l'Europe sont travestis, représente Belle-Isle
monté sur un grand cheval de Hanovre, dont son frère est en train de
couper la queue, pendant que de sa bouche sort une banderole qui porte
ces mots : Je saurai bien les entallarder (allusions aux intrigues de
Tallard), et au-dessous : Belle-Isle est-il un assassin ou un espion? C'est
ce qui n'est pas clair, mais ee qui est sûr, c'est que sa présence ne nous
apporte rien de bon. Voir notre introduction, p. cxix et suiv. — (Duc de
Broglie, Louis XV et Marie-Thérèse^ t. I, p. 135. — Journal de l'arres-
tation de Belle-Isle. Correspondances diverses au ministère de la guerre J
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ÉTAT DES RÉFORMÉS 257
rfendôit près de lui, donna lieu de penser que Frédéric II,
Roy de Prusse, vouloit éviter toute conférence, et par consé-
quent renoncer au traité de Francfort. Quelques-uns soupçon-
nèrent que le Maréchal de Belle-Isle n'avoit dirigé sa marche
par les frontières de Hanovre, qu'afin d'examiner par lui-
môme s'il ne seroit pas possible de faire pénétrer dans cette
Principauté l'armée françoise qui étoit du côté de Mayence et
de Cologne, en la conduisant par des montagnes de difficile
accès, à la vérité, mais non pas insurmontables (4). Ce soupçon
étoit d'autant moins destitué de fondement, que ces mon-
tagnes, que l'on regardoit comme une défense suffisante,
n'étoient ni gardées ni fortifiées, et que le Maréchal de Belle-
Isle affecta d'y passer avec toute sa suite, parmi laquelle on
disoit qu'il y avoit plusieurs Officiers entendus et très-capables
de tirer le plan du terrain. On alla plus loin. On s'imagina que
l'arrêt du Maréchal de Belle-Isle dans les États de Hanovre
n'avoit été fait que pour lui procurer un moyen simple et
naturel d'entrer en quelque négociation avec le Roy d'An-
gleterre, tendante à une paix générale ou à un accommo-
dement particulier; à l'effet de quoi on ne doutoit pas que
les ordres de le transférer en Angleterre n'arrivassent inces-
samment (2).
Dans ce même tems, on fit courir le bruit que Louis XV
alloit incessamment accorder aux Réformés le libre et public
exercice de leur Religion dans ses États (3). Ce projet, que
plusieurs regardèrent comme un grand trait de politique,
trouva bien des contradicteurs; quelques-uns le révoquèrent
en doute; d'autres en jugèrent l'exécution impraticable, parce
(1) Ces dix derniers mots manquent au manuscrit.
(2) Note de l'édition de 1763 : « Voilà bien des conjectures sur la
détention du Maréchal de Bellisle, dont la plus extraordinaire est qu'on
dit que le Maréchal^ craignant d'échouer dans sa négociation à Berlin,
s'est laissé arrêter de dessein prémédité. Elbingerode, où il fut arrêté
par le Baiïlif du lieu, nommé Mayer, est une petite ville de la dépen-
dance de l'Électorat d'Hannovre, mais enclavée dans les États du Roi de
Prusse, qui y a un bureau de poste : ce qui fit prendre le change aux
François, qui s'y croyoient en toute seiu^eté. Il y en a qui prétendent
qu'on avertit le Maréchal, à Gassel, du danger où il s'exposoit en passant
par Elbingerode; mais on ne Ta jamais bien prouvé. »
(3) Voye? notre introduction, p. cxxii et suiv.
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258 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANGE
qu'il heurtoît de front les gens de loy (i), toujours prêts à
faire parade d'un zèle outré et qui, par la facilité qu'ils ont à
tourner à leur gré l'esprit du peuple, toujours superstitieux
et conséquemment ignorant, sont capables de bouleverser un
État plutôt que de souffrir certaines innovations.
S'il est permis de hasarder son sentiment sur les desseins
qu'on prête aux Souverains, ce projet ne devoit paroître ni
imaginaire, ni impossible dans l'exécution.
Quelque vaste et peuplée que fût la France, les grandes
pertes qu'elle avoit faites en trois années et demie de guerre,
lui avoient considérablement enlevé des hommes. Les nou-
velles levées n'avoient pu se faire sans de grandes difficultés,
puisqu'au défaut de garçons, on avoit été obligé de faire mar-
cher des gens mariés; même depuis quelques années, les
hommes que les différentes Provinces avoient fournis, étoient
pour la plupart au-dessous de la taille ordinaire, trop jeunes,
et si foibles, qu'il en étoit mort beaucoup avant de joindre
les Corps et les Garnisons auxquels ils étoient destinés. Les
vieux Régimens étoient fondus, il n'en restoit que le nom; à
peine y avoit-il dans chacun une centaine d'hommes qui eus-
sent vu la guerre, et qui fussent en état de former les nou-
veaux venus au maniement des armes, à la discipline et aux
travaux militaires, et de leur inspirer ce qu'on appelle l'esprit
du corps. 11 y avoit toute apparence que la guerre seroit
longue et meurtrière. On ne pouvoit compter sur les nouvelles
milices qu'après trois ans passés dans des Garnisons. Il falloit
cependant compléter les Corps, et remplacer ceux qu'on tiroit
chaque année des Garnisons pour le service de campagne.
Les paysans, espèce d'hommes qui peuple les Armées, man-
quoient. L'impossibilité de payer les impôts, et une misère
qu'on ne peut bien dépeindre en avoient forcé, depuis
plusieurs années, un grand nombre à abandonner leurs vil-
lages et la culture des terres, môme à fuir leur Patrie, ce qui
avoit nécessairement occasionné une diminution des revenus
du Roy, partie non moins importante en fait de guerre, n
(1) L'édition de i793 por^e en marge : « ecclésiastiques ».
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ËTAT DES RÉFORMÉS 259
étoit essentiel de remédier au plus tôt à tous ces maux, et le
moyen de le faire étoit assurément de chercher à se procurer
de nouveaux habitans, qui devinssent une ressource pour
l'État, soit en hommes, soit en contribution aux charges. Le
choix de ce fond d'un Peuple nouveau n'étoit point indiffé-
rent, n étoit naturel de préférer ceux qui par leur naissance,
ou par leur origine, tenoient à l'État môme, et qui portoient
dans le cœur cet amour de la Patrie, qui semble né avec tous
les hommes, ou ce penchant secret que les enfans ont ordi-
nairement pour le pays de leurs pères. Les Réformés, en
général, avoient toutes ces qualités; de plus, leur séjour dans
les pays étrangers les avoient rendus plus industrieux, plus
habiles dans le commerce, plus opulens, plus souples même,
pu par conséquent très propres à faire fleurir un État. Les
motifs respectables de Religion à part, la persécution qu'on
avoit exercée contre eux avoit fait un préjudice inexprimable
à la France. La population en avoit souffert, les Arts y avoient
perdu, les trésors du Prince en avoient été diminués, et
l'Étranger en avoit été enrichi. Quels objets! qu'ils sont
intéressants pour un Souverain I Qu'ils aient frappé Louis XV
et qu'il ait pensé à agir en conséquence, il n'y a rien d'éton-
nant. Tout Prince sensé, instruit de la vérité, aimant le bien
de son État, et habile politique, en usera de même.
D'autres motifs encore auroient pu déterminer le Roy à
rendre cet Édit en faveur des Réformés. Il y en avoit une
quantité prodigieuse dans différens pays, et surtout dans
ceux avec qui il étoit en guerre. La confiance en leur Sou-
verain, l'amour de la Patrie, la température du climat, les
moyens plus fréquens de faire fortune, pouvoient en ramener
beaucoup en France. Quelles pertes pour les Puissances
ennemies, ou qui pouvoient le devenir dans la suite I
On n'avoit pas sans doute entièrement perdu de vue le
projet d'une révolution dans l'Angleterre; des conjonctures
favorables pouvoient le faire revivre. 11 étoit de la saine poli-
tique de se concilier les Réformés, qui sont nombreux dans
cet Empire, et de leà disposer d'avance du moins à ne point
traverser l'entreprise,
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260 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
n paroissoit plus que vraisemblable que les HoUandois se
déclareroient enfin ouvertement pour la Reine de Hongrie.
Les Réformés faisoient la plus forte partie de leurs sujets. Le
ressentiment des maux qu'ils avoient éprouvés en France leur
donnoit pour le Gouvernement François une aversion que
n'avoient pas les naturels. Il étoit important de détruire ces
fâcheuses impressions, et d'en faire naître de plus favorables,
qui pussent, sinon rendre les Réformés à leur patrie, du
moins leur faire désirer et peut-être faciliter la conquête des
États de Hollande en tout ou en partie, si la guerre venoit
une fois à se déclarer entre le Roy et les HoUandois.
La France avoit encore dans son sein nombre de familles
Réformées exerçant en secret leur Religion, à qui cette obscu-
rité, cette contrainte tenoient au cœur. Les ennemis de la
France ne l'ignoroient pas. Il étoit à craindre qu'ils ne vins-
sent à bout d'engager ces Réformés, parmi lesquels il y en
avoit de puissans, à arborer l'étendart de la révolte, et
qu'une guerre intestine, enfantée par celle du dehors, ne mît
l'État à deux doigts de sa perte (i). Il étoit de la prudence de
prévenir de si grands malheurs, et d'intéresser ces familles à
la gloire et au soutien de la Patrie, en les prenant par l'en-
droit le plus sensible aux hommes, c'est-à-dire leur croyance
et la liberté d'en faire profession publique. Cette conduite
politique ne pouvoit manquer de réussir, parce que ces
Réformés se seroient estimés heureux d'être de niveau avec
les autres sujets du Roy, auxquels alors ils n'auroient cédé ni
en zèle, ni en fidélité.
Quant à l'opposition des gens de loy, en l'examinant sans
prévention, on ne la trouvera peut-être pas insurmontable.
Le droit d'interpréter la Loi est dévolu aux Chefs. C'est à eux
à fermer la bouche ou à l'ouvrir à ceux qui sont chargés en
sous-ordre de l'instruction des peuples. Ils donnent le ton à
ceux qui dépendent d'eux. On n'ignore pas que ces Chefs,
pour la plupart Évêques, ne sont exempts ni d'ambition ni
(1) Note de l'édition de 1763 : « Les Huguenots ne sont pas assez
puissans aujoxu*d'hui pour pouvoir mettre TÉtat à deux doigts de sa
perte, et ils sont trop bons sujets pour le vouloir. »
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LES MOINES 261
d'intérêt ni du désir d'être bien en cour, d'y figurer et d'y
pouvoir avancer leurs familles. Quelles ressources la politique
n'a-t-elle pas dans ces différentes passions pour faire agir et
parler ces Chefs à son gré, et conséquemment tout ce qui
leur est subordonné I
n est en France une autre espèce d'hommes plus dange-
reux, parce qu'ils ne tiennent à rien, et qu'ils n'ont person-
nellement rien à perdre. Ce sont les Moines (i). Mais une
attention tant soit peu réfléchie sur l'utilité dont ils sont dans
l'État, sur leur institution et les changemens considérables
qu'ils y ont successivement introduits; sur l'intérêt qui les
domine, sur leur génie et l'art qu'ils employent pour parvenir
à leurs fins; sur la crainte où ils sont d'une recherche exacte
de leurs biens primitifs et actuels; sur les avantages qui résul-
teroient de leur interdire toute communication au dehors,
singulièrement avec les femmes et les enfans, de les rendre
immédiatement dépendans des Chefs des gens de loy, et de
leur faire surtout des défenses expresses et rigoureusement
maintenues de recevoir parmi eux des gens d'un certain âge,
ne pourroit-elle pas entre autres moyens en fournir de plus
propres à leur en imposer et à les empêcher de nuire? Au
surplus, que pourroit-on craindre des insinuations, des insti-
gations soit des gens de loy, soit des moines, si on appor-
toit des soins continuels à faire fleurir les Arts et le Com-
merce, à animer l'Agriculture par des récompenses, même par
des distinctions; à répandre des libéralités sur les familles
nombreuses; à rendre la justice sans acception de personnes, et
à mettre le Peuple dans un certain bien-être qui détournât le
sentiment de sa misère réelle? Les hommes, quelque peu
éclairés qu'on les suppose, préféreront toujours en général
un état assuré à un avenir incertain, capable de les exposer à
perdre un présent qui leur plaît, et dont ils jouissent paisible-
ment. Les intérêts temporels sont le premier objet qui les
touche, ceux de la Religion ne sont que le second; et s'ils ne
voyent pas clairement qu'elle puisse affermir ou améliorer
(1) Note de rédition de 1763 : « Quoique Tauteur parle en général des
Moines, il paroit pourtant avoir particulièrement en vue les Jésuites. »
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S62 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
leur fortune, ils ne feront rien pour elle; sentiment qu'on
seroit porté à croire que la Providence a voulu mettre dans
leurs cœurs pour servir de barrière à la superstition et au
taux zèle.
On trouvera, sans doute, ces réflexions trop longues, et
même d'autant plus déplacées, qu'elles ne portent que sur un
projet qui n'a pu avoir d'autre fondement qu'un bruit popu-
laire. Mais si l'on considère de quelle importance est ce projet
en lui-même, on nous saura peut-être quelque gré d'avoir
recherché les motifs qui auroient pu en faire naître l'idée à la
Cour de France, et d'avoir exposé quelques-uns des moyens
qui nous ont paru propres à en rendre l'exécution possible.
Cependant (4) toute la Perse [France] n'étoit occupée que
des préparatifs pour le mariage du Fils de Cha-Séphi [Louis XV]
avec la fille aînée de l'Empereur de la Chine [Espagne]. La
ville d'Ispahan [Paris] sur-tout, jalouse de se distinguer par
le nombre et la magnificence de ses fêtes, épuisoit tout ce que
l'art aidé du génie peut produire de superbe, de galant, de
digne en un mot du grand objet qui animoit son zèle. Plu-
sieurs salles, construites en différents quartiers de la ville,
étoient destinées à donner des spectacles, des jeux et des fes-
tins au Peuple. La nouveauté de l'invention, la variété de
l'architecture, l'élégance des décorations, l'entente de l'ordon-
nance, la beauté des emblèmes et des devises, tout plaisoit,
tout enchantoit. Chaque salle en particulier demandoit la pré-
férence; toutes ensemble elle ne laissoient pas la liberté de la
donner, et elles mettoient dans une incertitude, qui est la
preuve la plus certaine du grand et du vrai beau. D'un autre
côté, au milieu d'une place spacieuse s'élevoit un superbe
Temple consacré à la Divinité qu'adoroient les anciens Persans
[François]. C'étoit l'ouvrage des Mages et le chef-d'œuvre de
l'imagination. Les faces extérieures étoient ornées d'attri-
buts relatifs au sujet. Dans l'intérieur étoient rangés avec un
ordre et une simétrie admirables des espèces de vases de
(1) Toute cette fin ne se trouve que dans l'édition de 1746, p. 25S et
suivantes. Bien qu'elle manque au manuscrit, elle est assez dans le
goût de Toussaint.
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VOLTAIRE 268
différentes formes et grandeurs, remplis d'un feu d'une com-
position extraordinaire, symbole de la Divinité du Temple, de
ce Feu élémentaire, principe de vie qui éclaire et échauffe
toute la Nature. Au moment fixé pour la fête, ces vases
dévoient s'enflammer d'eux-mêmes, pour ainsi dire, et de la
plus belle nuit en faire le plus beau jour.
Les Poètes, de leur côté, travailloient à célébrer cette fête,
et Coja-Séhid [Voltaire], l'un d'eux, se promettoit bien d'en
faire tous les honneurs. C'étoit un homme d'un peu plus de
quarante ans, de moyenne taille, fort maigre, et dont l'exté-
rieur étoit assez peu distingué. Il avoit le front élevé, les yeux
noirs, tout de feu et dans une agitation continuelle, la bouche
grande et peu gracieuse, le teint brun, la barbe noire et très-
épaisse, le visage long et sec, les joues creuses, et que deux
gros os en saillie au-dessous des yeux faisoient paroître
encore plus creuses. Son esprit étoit vif et ardent. Dominé
par une imagination toujours allumée, il étoit incapable de se
contenir dans de certaines bornes, et dès-lors très-souvent la
dupe de son imagination. Il se croyoit né extraordinairement
pour l'ornement de son siècle, pour donner le ton aux Poètes,
aux Historiens, aux Orateurs, aux Géomètres, aux Phisiciens,
aux Philosophes, et même aux Théologiens. Aussi étoit-il
d'un orgueil insoutenable. Les Grands, les Princes même
l'avoient gâté, au point qu'il étoit impertinent avec eux, im-
pudent avec ses égaux, et insolent avec ses inférieurs. Sa
vanité lui faisoit trouver grand nombre de ces derniers,
quoique dans le fond il ne fût pas d'une famille si fort au-
dessus du commun, qu'il ne dût pas craindre de rencontrer
au moins beaucoup de ses égaux parmi ceux qu'il regardoit
comme ses inférieurs. 11 avoit l'âme basse, le cœur mauvais,
le caractère fourbe. Il étoit envieux, Critique mordant; mais
peu judicieux. Écrivain superficiel, d'un goût médiocre, se
faisant valoir par un certain jargon, qu'en dépit des Maîtres
de l'Éloquence, et au préjudice du beau Langage, la mode
s'efforçoit de mettre en crédit. Il étoit sans amis, et ne méri-
toit pas d'en avoir. Quoique né avec un bien fort honnête, il
avoit un si grand penchant à l'avarice, qu'il sacrifioit tout,
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t64 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
loix, devoirs, honneur, bonne foi, à de légers intérêts. H
s'étoit fait un grand nom par ses Poésies, dont quelques-unes
sont en effet d'une grande beauté. On le qualifioit Prince des
Poètes, titre ridicule, et qui prouvoit seulement la disette
d'hommes excellens. Tandis que Coja-Séhid [Voltaire], admiré
par quantité de gens, et prôné par des femmes, dont quel-
ques-unes prétendoient au bel-esprit, s'efforçoit en vain (1)
de tirer de sa lire indocile des sons dignes de l'auguste
mariage qui combloit les vœux du Public, les Personnes de
la Cour de l'un et l'autre sexe faisoient des préparatifs, dont
le succès étoit moins équivoque. Les Femmes, sur-tout, met-
toient en œuvre tout ce que l'art peut ajouter à la magnifi-
cence. Leur jalousie les animoit; c'étoit à qui l'emporteroit
par le choix, par la richesse et le bon goût des ajustemens.
On eût dit que l'Asie [l'Europe] avoit ouvert tous ses trésors.
La curiosité avoit attiré à Ispahan [Paris] un nombreprodi-
gieux d'Étrangers. Un d'eux, accoutumé à étudier les hommes,
et attentif à rechercher le génie et les mœurs des Nations,
même dans leurs amusemens, vit la Cour en attendant le
mariage du Prince, et il la vit en Philosophe. Voici le portrait
qu'il en fit à un de ses amis.
t ... J'ai été à la Cour. Je l'ai examinée avec attention. J'ai
vu un Souverain à la fleur de son âge, d'une figure aimable,
d'un maintien grave et modeste; adoré de ses Sujets, et qui
mérite de l'être par sa bonté et sa clémence; redoutable par le
nombre et la valeur de ses soldats, par ses richesses im-
menses, et par la vaste étendue de ses États; possédant tant
d'avantages sans fierté, peut-être même ne les sentant pas
assez; embarqué dans une guerre que les maximes de la Poli-
tique pouvoient faire juger nécessaire, mais que la considé-
ration d'engagemens , quoiqu'inconsidérément pris par un
Ministre inhabile, de voit faire éviter; qu'un enchaînement de
(1) Note de l'édition de 1746 : « Il y a dans l'original persan : « L'œil
« indigné du saint Prophète voit l'enfant de l'orgueil oser tenter d'imiter
« les accens de la divine Fatmé sa Pille, la lumière des Femmes, la fleur
« du Printemps, dont la voix mélodieuse ravit les esprits célestes, etc. •
« On a cru devoir accommoder cette phrase Orientale à nos idées et à
<K nos mœxu*s. »
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LA COUR DE FRANGE 265
circonstances oblige à soutenir, et que certains événemens
pourroient rendre longue.
c La Sultane-Reine, déjà dans Tété de ses ans, est sans
beauté; mais sa vertu, sa raison et sa bonté la dédommagent
des dons extérieurs qui lui manquent.
< J'ai vu l'Héritier du Trône, il ne fait que de sortir de
l'enfance, n est beau, bien fait; il marche noblement; il a des
grâces. Mais la fierté qui est répandue dans toute sa personne
et sa grande vivacité me font craindre pour la Perse [la
France] un Mattre absolu, et pour les États contigus un Voisin
inquiet et ambitieux.
€ Je me suis trouvé plusieurs fois parmi les Courtisans. Us
sont en grand nombre, mais il en est peu qui ayant un mérite
tout-à-fait à eux, je veux dire qui soit indépendant du rang,
des dignitez, et de cet éclat imposant qui éblouît et qui séduit
l'imagination. J'ai frémi de me voir au milieu d'eux; plus
d'une fois j'ai voulu fuir, mais l'envie de les connottre à fond
m'a retenu. J'ai vu de vils adorateurs du Trône sans attache-
ment sincère pour le Prince qui y est assis. Soumis et respec-
tueux par crainte, zélés par grimace, fidèles par nécessité,
leurs respects, leurs protestations de zèle et de fidélité sont
une monnoie fausse, dont ils payent au Mattre une dette que
leur cœur désavoue. Ils s'imposent des devoirs et des assu-
jettissemens contre lesquels leur amour propre réclame. La
puissance suprême en fait des esclaves, la Fortune et la
Faveur des ambitieux, la Lâcheté des flateurs, l'Intérêt des
fourbes, la Vertu et le Mérite des envieux, l'Envie des calom-
niateurs et des médisans, la Concurrence des ennemis. Humi-
liés en présence du Souverain, rampans devant les Favoris et
les Gens en place, ils sont partout ailleurs d'une arrogance
brutale. Dans l'intérieur du Palais on en voit sautiller guindés
sur la pointe de leur chaussure, et oser à peine toucher du
bout du pié la terre, qu'au dehors ils foulent avec un fol
orgueil. Leur grandeur n'est que bassesse, leur supériorité
que tyrannie, leur pouvoir qu'injustice, leur générosité qu'os-
tentation. Leurs caresses sont intéressées, leur politesse
affectée, leur bienveillance méprisante, leur amitié fausse,
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866 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
leur familiarité outrageante, leur compassion insultante. Ils
établissent leur félicité dans des bagatelles. Leurs fantaisies
passent pour raison, leurs tracasseries pour amour du bon
ordre, leurs finesses pour prudence, leur indiscrétion pour
sincérité, leur inconstance pour discernement, leur ignorance
pour titre de noblesse, leurs discours licencieux pour gentil-
lesse d'esprit, leurs mœurs dépravées pour manières d'agir
distinguées. Un air suffisant et effronté, un maintien ridicule,
des façons et un langage plein de fadeur et d'affetterie accom-
pagnent assez ordinairement une figure que la Nature a man-
quée. A la variété et à la volubilité des. mouvemens de leur
tête, de leurs épaules, de leurs hanches, en un mot de tout
leur corps, on les prendroit pour des machines à ressorts, et
à leurs habillemens pour des Baladins qui répètent des Scènes
pour l'amusement du Public.
« Je n'ai point vu les Femmes, mais on m'a assuré qu'elles
sont le regard du tableau. Je n'en doute pas. Gomment pour-
roient-elles se préserver de la corruption? tout ce qui les
environne, jusqu'à l'air qu'elles respirent, est infecté. On dit
qu'il y en a de respectables, mais qu'en général elles sont si
entêtées de l'ancien goût Asiatique, qu'elles se peignent avec
excès les cheveux, les sourcils, le visage et certaines parties
du corps. Ce sont d'assez beaux Masques, et de laides
Femmes. Elles ne sentent pas que ces secours empruntés
gâtent la belle nature, et détruisent leurs grâces. Elles sont
bien éloignées de croire qu'elles plaisent d'autant moins,
qu'elles employent plus d'artifice pour y parvenir. La coquet-
terie les a imaginés, ces artifices, la mode les autorise, et les
dommages causés par un usage continuel les rendent néces-
saires. Quelques-unes ont renoncé à toutes ces vanitez, mais
elles ont vécu. A présent une vie retirée, un air mortifié, et
des habillemens bizares, qui cachent de tristes restes, prê-
chent la pénitence. Ce sont des quêtes fréquentes pour les
Pauvi'es, des visites journalières à des Malades, de longues
stations dans les Mosquées, une affectation servile à assister
aux différentes Prières. Toutes ces pratiques servent à rem-
plir le vuide, que le Monde, qui les a abandonnées, a laissé
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LES FEMMES DE LA COUR 267
dans le cœur, et à détourner de cruels souvenirs. Jalouses
cependant de conserver les apparences d'un crédit dont elles
ont perdu la réalité avec leur jeunesse, elles s'intriguent, elles
tourmentent les Ministres et les Gens en faveur, elles les
harcellent continuellement. Elles obtiennent à la fin. C'est
qu'on s'en trouve fatigué, et que la réussite est tout auprès
de l'importunité. »
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PIÈGES JUSTIFICATIVES
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PIÈCES JUSTIFICATIVES
I
ni HONORBM DIYI PARIDIS
HTMNUS (1)
Hue frequens plebis veniat caterva,
Et procul yicti fugiant profani ;
Semper hic fulgent oculis piorum
Acta stupenda.
Inyidorum nunc nigra conticescat
Turba; nunc proies tremat impiorum;
Exit e fundo Paridis sepulcri
Ipsa Dei yox.
Iste qui condit lapis ossa sancta,
Fit noyatorum scopulus ; sed illîc
Protinus portum reperit salubrem
Naufraga yirtus.
Pulyis hic frigens générât fayillam,
Vibrât et flammas quibus atra fraudis
Umbra yanescit, fruiturque puro
Lumine yerum.
Purpurœ sacQum lacerum, decoris
iËdibus tecti latebras remoti,
Nemini notus Paris o béate
Ante ferebas.
Te cibi yiles aluere ; tandem
Vita quam durus tibi tune trahebas»
Mors fuit; sed nunc medio resurgens
Funere yiyis.
(1) Bibliothèque nationale. Te 337 (m-fol., s. 1. n. d.).
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272 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Te decus nusquam dubium, perennis
Fama, concentus populi colentis
Elevant, ipso gremio fovetque
Conditor orbis.
Ergo circumdent tumulum sacratum
Languidi» certain teneant salutem,
Mortuum sanctum yenerentur : illos
Vivus amayit.
Ergo laudetur genitor supremus,
Filius laudem parilem reportet,
Et noYo cantu celebretur alte
Spiritus almus.
II
Notice de Charles Palissot sur François-Vineent Toussaint
Toussaint (François- Vincent), né à Paris en 4715, mort & Berlin
en 4772. Après avoir commencé sa carrière par des hymnes latines
à la louange du bienheureux Paris, ce qui prouve que sa jeunesse
n'avait pas été exempte d'une sorte de fanatisme, un fanatisme
d'une autre espèce le jeta dans le parti philosophique (4).
Son livre des Mœurs étonna par des principes auxquels on n'était
point encore accoutumé ; mais comme certaines vérités morales y
sont présentées avec le sentiment de la conviction, comme le
dogme sacré d'un Dieu rémunérateur et vengeur j est conservé, et
qu'en général on j reconnaît toutes les obligations imposées à
l'homme par la loi naturelle, ce livre, appuyé du moins sur les
principes du pur théisme, ne ferait plus fortune aujourd'hui parmi
nos philosophes. On sait que la plupart de ces messieurs ont enfin
secoué le joug de toutes ces vérités importunes, et que leur licence
s'est égarée dans le plus absurde pyrrhonisme : aussi le livre des
Mœurs, précisément par ce qu'il contient d'estimable, est-il relégué,
pour ainsi dire, par nos esprits forts, dans la classe des livres de
dévotion, et traité par eux avec le même mépris.
Nous approuvons, au contraire, le respect que l'auteur a conservé
pour quelques vérités fondamentales. Son ouvrage d'ailleurs est
recommandable du côté du style; mais nous sommes fâché, pour
l'honneur de la philosophie, qui semblait alors n'avoir pas encore
tout à fait abjuré le langage des bienséances, d'y trouver quelques
propositions malsonnantes, telles que celles-ci : « Un fils ne doit
(1) Mémoires sur la littérature française, nouvelle édition (Genève et
Paris, 1775, in-8«), p. 265.
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PIÈCES JUSTIFICATIVES 278
aucune reconnaissance à son père de lui avoir donné le jour. —
L'amour filial est susceptible de dispense. — Le seul moyen de
s'affranchir des besoins est de les satisfaire. »
Ces propositions, où la philosophie commençait à lever le
masque, nous rappellent un mot de la courtisane Glycère au phi-
losophe Stilpon. Ce dernier lui reprochait de corrompre la jeunesse :
« Gela peut être, lui répondit la courtisane ; mais, vous autres
philosophes, on vous reproche précisément la même chose,
convenez-en de bonne foi. Eh! qu'importe, après tout, par qui se
dérange votre jeunesse, par une courtisane, ou par un philosophe? »
Ce mot piquant, qui nous a été conservé par Athénée, prouve que
ce n'est pas de nos jours seulement que la philosophie s'est rendue
suspecte de dépraver les mœurs; et à juger du caractère de la cour-
tisane par cette saillie, nous croyons qu'elle était de meilleure
compagnie que ces pédans à la mode, qui ne cessent de nous
étourdir de leurs fastidieuses déclamations.
Malgré la douceur apparente de son caractère, Toussaint avait
sa bonne dose de l'orgueil, du fiel et de l'intolérance des adeptes
de la nouvelle philosophie. Dans un ouvrage qu'il a intitulé Éclair-
cissement sur le livre des Mœurs, tout en disant qu'il naime pas à
parler mal de persojine, quil est rempli dliumanité, et d'une sensibilité
si tendre quil n égorgerait pas un poulet^ voici la manière honnête
et modérée dont il s'exprime sur l'auteur de la comédie des Philo-
sophes : « Il regarde comme flétris tous ceux qui le voyent ou tous
ceux qu'il aime ». Il l'appelle fourbe, sycophante, calomniateur,
boute-feu, Érostrate, enfin Catilina de la république littéraire,
dont il voudrait, ajoute-t-il, se faire passer pour le Tullius.
Eh quoi! doucereux Toussaint, c'est ainsi que vous prétendiez
justifier ce caractère de bonhomie, cette humanité, cette sensibilité
tendre que vous vous attribuez dans votre livre ! Ne voyez-vous pas
que, sous la peau de mouton qui vous couvre, vous laissez trop
maladroitement apercevoir qui vous êtes (1)?
III
PRÉAMBULE DE LA BULLE d'oR
Au nom de la Sainte et Indivisible Trinité. Ainsi soit-il.
Charles, par la grâce de Dieu, Empereur des Romains, toujours
auguste, et roy de Bohême; à la mémoire perpétuelle de la chose.
Tout royaume divisé en soi-même sera désolé : et parce que ses
(1) Mémoires sur la littérature française (Paris, 2 vol. in-8«, an XI-1808),
t. II, p. 423.
48
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274 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Princes se sont faits compagnons de voleurs, Dieu a répandu
parmi eux un esprit d'étourdissement et de vertige, afin qu'ils
marchent comme à tâtons en plein midi, de même que s'ils étaient
au milieu des ténèbres; il a osté leurs chandeliers du lieu où ils
étaient, afin qu'ils soient aveugles et conducteurs d'aveugles. Et en
effet ceux qui marchent dans l'obscurité se heurtent ; et c'est dans
la division que les aveugles d'entendement commettent des méchan-
cetés. Dis, Orgueil, comment aurais-tu régné en Lucifer, si tu
n'avais appelé la dissention à ton secours? Dis, Satan envieux,
comment aurais-tu chassé Adam du Paradis, si tu ne l'avais
détourné de l'obéissance qu'il devait à son Créateur? Dis, Colère,
comment aurais-tu détruit la République romaine, si tu ne t'étais
servi de la division pour animer Pompée et Jules à une guerre
intestine, l'un contre l'autre? Dis, Luxure, comment aurais-tu
ruiné les Troyens si tu n'avais séparé Hélène d'avec son mary?
Mais toi, Envie, combien de fois t'es-tu efforcée de ruiner, par la
division, l'Empire chrétien que Dieu a fondé sur les trois vertus
théologales, la Foi, l'Espérance et la Charité, comme sur une
sainte et indivisible Trinité, vomissant le vieux venin de la dissen-
tion parmi les sept Électeurs, qui sont les colonnes et les princi-
paux membres du Saint-Empire et par l'éclat desquels le Saint-
Empire doit être éclairé, comme par sept flambeaux, dont la
lumière est fortifiée par l'union des sept Dons du Saint-Esprit!
C'est pourquoi, étant obligés tant à cause du devoir que nous
impose la dignité impériale dont nous sommes revêtus, que pour
maintenir notre droit d'Électeur en tant que Roy de Bohême,
d'aller au-devant des dangereuses suites que les divisions et dis-
sentions pourraient faire naître à l'avenir entre les Électeurs dont
nous sommes du nombre ; Nous, après avoir meurement délibéré
en nostre Cour et Assemblée solennelle de Nuremberg, en pré-
sence de tous les Princes Électeurs ecclésiastiques et séculiers, et
austres Princes, Comtes, Barons, Seigneurs, gentilshommes et
villes, estant assis dans le Trône Impérial, revestu des habits Im-
périaux, avec les ornemens en mains et la Couronne sur la teste
par la plénitude de la Puissance Impériale, avons fait et publié par
cet Édit ferme et irrévocable les Lois suivantes, pour cultiver
l'union entre les Électeurs, établir une forme d'Élection unanime
et fermer tout chemin à cette division détestable et aux dangers
extrêmes qui la suivent. Donné l'an du Seigneur mille trois cent
cinquante six. Indiction neuvième, le dixième janvyer, de nostre
règne le dixième et de nostre Empire le second (1).
(1) Paris, chez Jollet, au bout du pont Saint-Michel, 1711. (Bibl. nat.,
Inventaire M. 14563.)
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PIÈGES JUSTIFICATIVES 275
IV
LETTRE DE l'EMPEREUR CHARLES VII AU CARDINAL DE FLEURY
29 octobre 1740.
Monsieur,
Le grand événement qui fait aujourd'hui l'attention de toute
l'Europe étoit préparé sans doute depuis longtems par la Provi-
dence pour éterniser le règne de S. M. T. C, et servir à la gloire
d'un ministère que Votre Eminence a rempli jusqu'à présent avec
tant de sagesse et de prudence. Vous êtes trop éclairé pour ne pas
voir du premier coup d'œil toutes les suites heureuses qui peuvent
résulter de ce même événement pour faire jouir chacun de ce qui
luy appartient, et pour rétablir parmi le chef et les membres de
l'Empire ce juste équilibre auquel la France, comme protectrice de
la liberté Germanique, a travaillé si longtemps comme au seul
moyen de la garantir du danger de succomber sous un chef trop
puissant.
Votre Eminence est informée de la solidité de mes droits fondés
sur les dispositions des ancêtres du feu Empereur Charles VI, qui
luy ont tellement lié les mains, qu'il n'étoit plus en son pouvoir
d'y déroger par une nouvelle Pragmatique et ordre de succession.
Le Roy a eu pour moy la bonté de faire connoître à l'Empereur,
par le canal de Votre Eminence, combien Sa Majesté désireroit
que mes prétentions fussent éclaircies pour obvier aux suites que
ce différent pourroit avoir. Pour réponse, on s'est vanté de la part
de la Cour de Vienne de faire voir l'invalidité de mes prétentions
par des preuves invincibles qu'on a promi[s] d'envoyer à Votre
Eminence. Non seulement elles n'ont jamais paru, nonobstant vos
instances réitéré[e]s, mais la Cour de Vienne m'a refusé constam-
[m]ent la communication de l'original du testament de Ferdi-
nand I", et avec d'autant plus d'injustice, que c'est un instrument
commun à mon égard, puisqu'il contient la substitution en vertu
de laquelle je dois succéder, en qualité de descendant en droite
ligne de la fille aînée dudit Empereur Ferdinand P% à tous les
États qu'il a possédé, au défaut des masles. Sans aucun égard à
mon droit incontestable, la Grande-Duchesse de Toscane d'abord,
après la mort de l'Empereur, a pris le titre de Reine Hongrie et de
Bohême, et en qualité de souveraine de tous les États hér[é]ditaires
s'est fait prêter le serment. Malheureusement je ne me vois point
en état d'opposer à cette usurpation d'autres armes que celle de[s]
foibles, c'est-à-dire de protester contre tout ce qui pourroit être
fait à mon préjudice, comme j'ay ordonné à mon ministre de
le faire et de se retirer. Cette demande sera suivie d'un manifeste
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276 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
que j'envoyerai à Votre Éminence pour le communiquer au Roy.
Si j'avois pu me maintenir dans l'état de forces où je me suis
trouvé par l'assistance de S. M. T. C. il y a quelques années, la
Cour de Vienne auroit sans doute fait plus d'attention à moy, et
auroit cherché à s'accom[m]oder à quel prix que ce fût. Mais la
même protection et le même appui que j'ay eu alors, je l'ay encore,
et je n'ay jamais conté plus fortement sur les bontés et les secours
du Roy que dans le moment présent, où il ne tient plus qu'à Sa
Majesté de me procurer toute la justice et tous les avantages
qu'elle m'a promis. Inviolable observateur de ses anciens engage-
ments, le Roy n'a garanti la Sanction pragmatique qu'en autant
qu'elle ne préjudic[i]oit à personne, ainsi que l'Empereur en avoit
assuré non seulement Sa Majesté, mais presque toute l'Europe. Le
Roy devoit ajouter foy d'autant plus facilement, qu'il ne pouvoit
point s'attendre qu'on voulût luy en imposer, et qu'on osât luy
demander de dépouiller de ses justes droits une maison attachée à
sa couronne autant par son affection et sa fidélité inébranlable
que par les liens du sang. S. M. étant donc en pleine liberté d'ac-
complir ses engagemens à mon égard, j'espère, et je l'en supplie,
qu'elle voudra bien commencer par donner ses ordres à son am-
bassadeur à Vienne, de représenter à ce Ministère la nécessité de
me faire justice, et qu'en attendant, il ne fasse aucune démarche
qui puisse préjudicier en rien aux droits de ma Maison. J'asseure
Votre Éminence qu'en pren(n)ant ce parti elle coupera court à tous
les subterfuges de la Cour de la Grande-Duchesse, et que vous
l'obligerés à la fin à venir sur mes droits à un éclaircissement que
vous n'en avés jamais pu obtenir.
A l'égard du Vicariat de l'Empire ouvert par la mort de l'Empe-
reur, je dois informer Votre Éminence que l'an 1724, lorsque le
premier traité d'union fut conclu entre feu l'Électeur mon Père, de
glorieuse mémoire, et l'Électeur Palatin présentement régnant, à
fin de ne laisser aucune semence de division entre nos Maisons, le
grand différent par rapport au Vicariat fut réglé de façon que, le
cas arrivant, elles l'exerceroient conjointement dans l'étendue des
pays prescrite(s) par la Bulle d'or. C'est donc sur ce pied que moy
et l'Électeur Palatin nous allons entrer en fonctions, et nous ne
manquerons pas d'en donner part à S. M.
Le Roy peut être bien asseuré qu'en mon particulier je n'aurai
rien plus à cœur que d'entretenir entre Sa Majesté et le corps
Germanique la plus parfaite intelligence, et de luy témoigner
toutes les attentions qu'elle peut attendre d'un Prince qui luy est
aussi parfaitement attaché que moy.
Pour ménager les moments prétieux de Votre Éminence, et pour
ne la point fatiguer par une plus ample lettre, elle trouvera bon
que je me remette pour les autres matières, dont j'aurois encore à
l'entretenir, à ce que le Prince de Grimberghen aura l'honneur de
luy dire de ma part, et que je me borne ici k renouveller à Votre
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PIÈCES JUSTIFICATIVES â77
Éminence les asseurances de mon entière confiance en son amitié
et aux bons offices qu'elle voudra bien me rendre auprès du Roj
dans la plus importante occasion de ma vie. J'y compte d'autant
plus seurement que votre Éminence a toujours reconnu que les
intérêts du Roy sont inséparables des miens. Rien ne pourra égaler
ma vive reconnoissance que le parfait et tendre attachement avec
lequel je suis... (1).
V
NOTE SUR l'élection DE CHARLES VU
À Francfort, le 5 novembre 1741.
L'ouverture des conférences préliminaires pour l'élection d'un
Empereur se fit le quatre de ce mois avec les formalités ordinaires.
Le Comte de Papenheim, Maréchal héréditaire de l'Empire, ayant
fait annoncer par un de ses conseillers la veille l'assemblée, tous
les ambassadeurs électoraux, lesquels cependant n'ont point pris
encore caractère public, se rendirent au Remer, autrement dit
l'Hôtel de ville, à dix heures du matin, dans une salle particulière,
et s'étant communiqués leurs pleins pouvoirs à cet effect dont la
titulature ne fut point lue, mais censée suivant la règle, afin
d'éviter les difficultés qui auroient pu naître entre les Ambassa-
deurs Palatins et ceux d'Hannover au sujet de l'archi-office d'Archi-
Grand-Trésorier, et lesdits pleinpouvoirs s'étant trouvez légitimes
et suffi sans, le Chancelier de Mayence fit un discours fort éloquent,
pour exposer les raisons qui ont empêché jusqu'icy lesdites confé-
rences, dont la principale étant le suffrage de Bohême, il proposa
de délibérer à cet égard. Le Ministre de Trêves dit que l'opinion de
son maître étoit qu'elle fût admise, se fondant sur le sens littéral
de la Bulle d'or; que nonobstant il ne s'opposeroit point à la plu-
ralité des voix contre laquelle il ne feroit aucune protestation.
Celuy de Cologne fut du sentiment qu'elle de voit dormir et être
suspendue, et cet avis fut suivy par le Ministre de Bavière, Saxe,
Brandebourg et Palatin. Celuy d'Hannover dit n'avoir point encore
ses instructions à ce sujet, mais qu'il ne s'opposeroit point à la
pluralité ; sur quoy les Ministres directoriaux de Mayence adhérant
de la part de leur maître à la pluralité, il fut fait un concliisum à la
pluralité de six contre deux (dont l'un, quoyque d'un avis contraire
ne s'opposa ny ne protesta, et l'autre, sans instruction, ne s'op-
posa ny ne protesta), portant que la voix de Bohême dormira
et sera suspendue à ladite Diète d'élection de 1741, sans préjudice
au Royaimie pour l'avenir. Sur quoy le Ministre de Bavière dit
(1) Bibliothèque nationale. Now). acq. franc. 490, foi. 224 — Minute.
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278 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
qu'attendu ce œnclmum, le Collège ne pouvoit pas souffrir qu'il y
eût dans Francfort un quartier de Bohême, et que le Braunfelss,
maison destinée au Roy des Romains, et occupée dans les dernières
Diètes par les Ambassadeurs de Bohême, devoit être évacuée par
M. le Baron de Brandau qui s'en étoit emparé par surprise, et
qui se qualifioit d'ambassadeur de Bohême. Cette proposition mise
en délibération, les avis furent les mêmes que pour la suspension
de la voix de Bohême. Ainsy on forma un conclusum à la pluralité,
portant que l'Ambassadeur de Saxe, dans la qualité de son maître
d'Archi-Grand-Maréchal de l'Empire, après que le premier conclu-
snm de la suspension de la voix de Bohême auroit été insinûé(e)
au Baron de Brandau, feroit intimer quelques jours après audit
Baron le second conclusuniy afin que dans un court délay il eût à
évacuer non seulement le Braunfelds (sic), mais encore tous les
quartiers de Bohème qu'il peut occuper.
Vers les quatre heures après midy, le secrétaire de légation de
l'Ambassade Électorale l)ire[c]toriale de Mayence, chargé du pre-
mier conclusum, se rendit au Braunfelds, et ayant demandé M. le
Baron de Brandau qu'on luy dit être dans son appartement, il se
fit annoncer. Ledit Baron, se doutant de la commission qu'il venoit
exécuter, fit dire qu'il n'y étoit pas; sur quoy le Secrétaire de
Mayence demanda le Secrétaire du dit Baron, auquel il voulut
remettre le conclusum du Collège Électoral. Ce dernier s'excusa de
le recevoir, alléguant n'avoir point d'ordre de son maître pour
recevoir aucun papier. Le Secrétaire de Mayence étant venu faire
son raport au Directoire, il luy fut ordonné de retourner au
Braunfelds et de remettre ledit conclusuniy soit à M. de Brandau,
soit à son secrétaire, ou à leur défaut de laisser sur la table d'un
des appartemens du Braunfelds ledit conclusum et de tâcher d'avoir
pour témoins les gentilshommes de la prétendue Ambassade de
M. de Brandau. Le Secrétaire de Mayence a rempli ses ordres, et
M. de Brandau et son secrétaire ayant fait dire qu'ils n'y étoient
pas, il s'est conformé à Y ultimatum qui luy étoit prescrit, et il a
laissé le conclusum sur la table d'un des appartemens en présence
de tous les gentilshommes du baron de Brandau.
M. de Brandau est party ce matin, à ce que nous aprenons dans
le moment (1).
(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 5251, fol. 201.
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PIÈCES JUSTIFICATIVES 279
VI
LETTRE DE LOUIS XV A L*EMPKREUR CHARLES VII
15 décembre 1741.
Mon frère et cousin,
Le Vidame de Vassé (1) m'a remis vostre lettre du 27 novembre,
et les détails qui y estoient joints des trois attaques qui vous ont
rendu maistre de Prague. Vos dispositions estoient si bien concer-
tées qu'on doit leur attribuer la première part d'un succez aussy
surprenant. La discipline observée par mes troupes dans une place
emportée d'assault est effectivement sans exemple, et je suis très
aise qu'elles vous ayent donné une preuve aussy marquée de l'at-
tention qu'elles auront toujours à se conformer à vos intentions.
J'en ay marqué ma satisfaction au sieur Chevert en le faisant
brigadier. J'ay chargé le sieur de Breteûil de vous en adresser
le brevet, et de vous informer de ce que je pouray faire pour
les autres oflîciers auxquels vous vous intéressez. Les dra-
peaux pris sur les troupes de la garnison doivent vous rester par
touttes sortes de raisons. Je ne suis pas moins sensible à l'envie
que vous avez eue de me les envoyer. Sur ce, je prie Dieu qu'il
vous ait, mon frère et cousin, en sa sainte et digne garde. A Ver-
saille, le 15 décembre 1741.
Vostre bon frère et cousin,
Louis (2).
VII
rapport du sieur CHATILLON, CONTROLEUR DES VIVRES, ENVOYE
PAR M. LE COMTE DE SÉGUR A M. LE MARÉCHAL DE BROGLIE, PARTI
DF LINTZ LE 3 JANVIER 1742 A MIDI.
Après que les lignes de la Rivière d'Ens furent forcées par les
ennemis et qu'ils se furent emparés de Steyer et d'Ens, d'où M. le
Comte de Ségur étoit retiré avec tout le canon et tous les équipages à
minuit dans Lintz, il proposa à M. le maréchal Minutii, général des
troupes bavaroises dans la haute Autriche, trois choses : la pre-
(4) Les Grongnet de Vassé portaient héréditairement le titre de
« vidâmes du Mans ».
(2) Bibliothèque nationale. Now). acq. franc, 487, fol. 37. Original. —
Au fol. 38 v", adresse : « À mon frère et cousin TÉlecteur de Bavière. »'
— Cachets de cire rouge sur lacs de soie bleue.
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280 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
mière, que lui, M. le maréchal Minutii, s'il le jugeoit à propos,
partiroit avec les troupes bavaroises pour aller couvrir la Bavière,
ou que lui, M. le Comte de Ségur, partiroit avec les troupes fran-
çoises pour cet effet, ou qu'ils resteroient ensemble dans Lintz
pour le deffendre conjointement. Ce fut là le sentiment de M. le
maréchal Minutii et le parti qu'on a pris.
Le 4" janvier 1742, M. le général de Kewenhuller envoya un
tambour à M. le Comte de Ségur pour le sommer de se rendre. A
quoi M. le Comte de Ségur répondit qu'il n'étoit point du tout
disposé à le faire. L'après-dînée du même jour, un second tambour
fut renvoyé par M. de Kewenhuller pour sommer une seconde fois
et, au cas de refus, de compter d'être attaqué le lendemain. A quoi
M. de Ségur répondit qu'il étoit surpris de la seconde démarche
de M. de Kewenhuller et qu'il n'avoit qu'à lui dire que, s'il en
renvoyait un troisième, il le feroit pendre, et que lui, M. de Kewen-
huller, n'avoit qu'à venir, qu'on l'attendoit de pied ferme, même
avec impatience; que, loin d'appréhender ses menaces, il verroit
comme à son arrivée les barrières de la ville lui seroient ouvertes;
qu'il n'avoit qu'à compter que, tant qu'il y auroit une pierre l'une
sur l'autre de quelques maisons, il ne le trouveroit certainement
pas disposé à se rendre. Il paroît qu'une réponse aussi déterminée
de la part de M. le Comte de Ségur a fait faire quelques réflexions
à M. de Kewenhuller et lui a fait mettre de l'eau dans son vin, puis-
que deux fois vingt-quatre heures après la menace faitte, il ne
parut pas un ennemi.
M. le Comte de Ségur a laissé dans Enns M. de Montrosier,
commissaire des guerres, pour y avoir soin des malades qu'on n'a
pu faire conduire à Lints par la brièveté du temps (1).
VIII
LETTRE DU BOI DE PRUSSE AU MARÉCHAL DE BELLE-ISLE
A Potzdam (sic), ce 15 janvier 1742.
Monsieur le Maréchal! Informé par le Roi de Bohême lui-même
du danger que court la Bavière, je me mets en chemin pour aller à
l'armée et je demande à Monsieur de la Saxe le commandement de
ses troupes, de même que celles de Monsieur Polastron, pour déloger
avec eux le Prince de Lobkowitz d'Iglaw et pour pousser en avant.
Vous voyez par là combien je suis attaché à la cause commune,
mais j'avertis d'avance qu'un Roi de Prusse ne sert pas en subal-
terne et qu'il dois (sic) commander où il se trouve. C'est pourquoi
(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 5251, fol. 205.
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PIECES JtJSTIFICATIVES 281
je dois m'attendre à ce que les Saxons me remettent le comman-
dant de leurs troupes et que M' de Polastron agira en conséquence.
Adieu, mon cher Maréchal, je suis chargé d'affaires, mais je vous
demande à cors et à cry, car vos braves François, qui sont des
héros sous vos ordres, ne sont que des b... sous Broglio.
Je suis avec toute l'estime imaginable votre inviolable ami
Frédéric (1).
IX
LETTRE DU MARÉCHAL DE BELLE-ISLE A MOREAU DE SÉGHELLES
A Francfort, le 24 janvier 1742,
à 6 heures du soir.
Conformément à la Bulle d'or, Monsieur, je sortis hier de Franc-
fort ainsy que tous les ambassadeurs et ministres étrangers. J'y
rentre dans ce moment et je ne diffère pas à vous écrire pour vous
donner la nouvelle de l'élection unanime d'un Roy des Romains,
dans la personne de l'Électeur de Bavière. Sa proclamation a été
faite aujourd'huy à midy, au bruit d'une triple décharge du canon
des remparts, et au son de toutes les cloches, avec l'acclamation
du peuple : Vivat Carolus septimus! Jamais Diète ne s'est passé[e]
avec plus de tranquillité et avec moins de contradiction. Je dois la
justice à tous les Ambassadeurs électoraux et particulièrement à
celui d'Hannover, qu'ils se sont portés avec zèle et affection à cet
important ouvrage, et ils ont répondu aux vœux de tout l'Empire,
qui depuis la mort du feu Empereur proclame l'Électeur de Bavière.
Tous les Ministres du Corps Germanique réunis dans cette ville
donnent des démonstrations publiques de leur joye et de leur con-
tentement par des illuminations, des festins et des bals, et l'af-
fluence de la noblesse de l'Empire est telle, qu'on n'y trouve plus
aucun logement pour or ni pour argent.
Le Collège Électoral a dépêché en sortant de l'église le Comte
de Papenheim, Maréchal héréditaire de l'Empire, à Manheim,
comme courrier pour porter la nouvelle verbale à l'Électeur de
Bavière de son élection de Roy des Romains.
L'Électeur de Mayence, comme doyen du Collège Électoral,
envoyé ce soir le comte d'Eltz, son neveu et son grand Chambellan,
pour complimenter le Roy des Romains.
Le prince Clément de Bavière est arrivé hier icy et sera chargé
par le Collège Électoral de porter le diplôme d'élection, qui, luy,
sera à Manheim de bonne heure le 26. Ainsy, le Roy des Romains
pourra en partir le 27 et faire son entrée solennelle icy le 28.
(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 488, fol. 203. — Copie.
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282 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
La Reine de Hongrie continuant à faire refus de laisser sortir de
Vienne la Chancellerie de l'Empire, le Collège Électoral a formé
un conclusum, par lequel il s'engage d'aider l'Empereur de toutes
ses forces dans le cas où la Reine d'Hongrie s'obstineroit à la
retenir.
Je suis, Monsieur, plus véritablement que personne.
Votre très humble, très obéissant serviteur
Le Maréchal de Belleisle (1).
X
lettre de l'empereur CHARLES VII AU CARDINAL DE FLEURY
A Franckfort, le 23« février 1742.
Je ne puis. Monsieur mon cousin, laisser partir d'ici le maréchal
de Belleisle, qui s'est chargé de vous rendre compte de l'état pré-
sent de mes affaires, sans ajouter, à ce qu'il aura l'honneur de
vous dire de ma part, les plus fortes instances pour que vous vouliés
bien considérer toutes les circonstances qui accompagnent la situa-
tion où je me trouve actuellement avec les sentimens de cette
amitié paternelle dont vous m'avés déjà donné tant de marques,
et dont je vous conserveray une reconnoissance éternelle. C'est en
vous que je mets toute ma confiance, et c'est par votre crédit que
j'attend les secours que je demande au Roy ; jamais ils ne me furent
plus nécessaires, et jamais votre amitié pour moy ne se manifes-
tera mieux que dans cette occasion si pressante, où il est aussy
question de finir l'ouvrage que vous avés si bien commencé, et que
vous ne voudriés point laisser imparfait. Une chose que je crois
qui contribuera beaucoup à l'exécution de ce grand projet, sera le
prompt renvoy(e) du Maréchal de Belleisle en ce pays ici, connois-
sant toute l'utilité que je puis tirer de ses lumières et bon[s] con-
seils, surtout lorsque je me retrouveray à la teste d'une armée.
Je vous ay dit dans ma dernière que j'entrois dans les raisons
qui engageoient alors le Roy à différer encore d'accorder au
Maréchal de Belleisle la dignité de duc et pair; mais aujourdhuy
que par mon couronnement la grande affaire se trouvé entièrement
consommée, il me semble que c'est ce temps que vous attendiés,
où les affaires s'ec(c)laircissent, et où il ne sera point difficile de
fermer la bouche aux envieux. C'est là cette occasion que vous
m'assuriés que S. M. ne perdra point pour conférer cette dignité
au Maréchal de Belleisle. Elle le peut à présent sans aucune consé-
(1^ Bibliotliùquc nationale. Nouv. acq. fran 5253, fol. 203. — Original.
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PIECES JUSTIFICATIVES 283
quence, puisqu'étant Empereur je demande au Roy d'accorder cette
grâce à celui qui a tant contribué à mon élévation par tous les soins
et peines qu'il s'est donné. Et plus ma satisfaction seroit grande de
pouvoir donner cette marque de mon amitié et de ma juste recon-
noissance au Maréchal, plus j'ay lieu de me flatter que vous voudrés
bien disposer le Roy à la luy accorder, ce que je regarderay comme
un nouveau témoignage de la vôtre, et vous en auray une obliga-
tion infinie, que j'ajouteray à tant d'autres que je vous ay déjà, et
dont je ne perdray jamais le souvenir. Rien ne peut égaler. Mon-
sieur mon cousin, l'amitié inaltérable que j 'auray toute ma vie
pour vous (1).
XI
LETTRE DU CARDINAL DR FLKURY A l'eMPEREUR CHARLES VII
(27 juin 1742.)
Sire,
C'est avec le plus sincère attendrissement que j'ay reçu la lettre
sans datte dont il a plù à Votre Majesté Impériale de m'honorer
sur la défection du Roy de Prusse. Les noms qu'elle mérite sont
trop indécents pour une tête couronnée pour la caractériser comme
elle doit l'être, et quoique je l'eusse toujours crainte, j'en suis
pourtant également surpris et pénétré. Ce Prince n'a gardé aucune
ombre de ménagement, et je lui avois faussement supposé assés
d'honneur ou de vanité pour n'avoir pas stipulé du moins quelque
sûreté pour ses alliés. Quoi qu'il en soit, voilà tout nôtre édifice
détruit par les fondemens, et nous sommes avec juste raison fort
en peine de nos armées séparées et entourées d'ennemis de tous
côtés. Tout enfin ne nous fait envisager rien que de triste, et ce
qui nous afflige le plus est la situation afl'reuse de V" M"*. Le
Roy conserve pour elle la même amitié et bonne volonté ; mais ce
qui met le comble à sa douleur est la peine que Sa M'<' sent de se
voir presque hors d'état de la lui marquer. Quelque bonne opinion
que nous aiions de la probité et de la fidélité du Roy de Pologne,
ce seroit être trop crédule d'espérer qu'il veuille risquer le tout
pour le tout, et il est fort à craindre qu'il ne préfère de demeurer
comme il est, sans rien prétendre, pour se mettre à couvert de ce
qu'il [a] à appréhender du Roy de Prusse. V" M«« peut compter que
nous fairons humainement tout ce qui sera possible pour ses inté-
rêts, et nous sommes forcés à rassembler toutes nos trouppes pour
n'en composer qu'une armée capable de se faire respecter. On a
donné ordre à M. d'Harcourt de munir IngoUstat, d'y laisser une
(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 488, fol. 30. — Minute.
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284 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR. DE FRANCE
bonne garnison et de pourvoir aussi à la sûreté de Donnavert. C'est à
la vérité abbandonner la Bavière, mais V" M««^ peut voir elle-même
si nous pouvons faire autrement. Je ne veux point augmenter sa
douleur en lui peignant celle dont je suis pénétré jusqu'au fond du
cœur. Elle en doit juger par le tendre attachement, si, elle me
permet de m'exprimer ainsi, que j'ay toujours eu pour sa personne
sacrée et par le profond respect avec lequel je serai toute ma vie
Sire
De Votre Majesté Impériale
Le très humble et très obéissant serviteur
Le Cardinal de Fleury (1).
A Issy, ce iT juin 1742.
XII
LETTRE DE l'eMPEREUR CHARLES VII A M. LE CARDINAL DE FLEURY
A Francfort, le 9 juillet 1742.
Monsieur mon cousin, Vous serés déjà informé que l'on (2) a osé
proposer que les François évacuassent la Bohême, et que le Maréchal
de Belleisle a demandé que les Autrichiens se retirassent pareille-
ment de la Bavière ; que cette condition a esté refusée avec toute la
hauteur dont la Cour de Vienne est capable. Je vous avoue, mon
cher Cardinal, que j'ay esté surpris qu'on négociât sans que j'en
fusse informé et que dans une extrémité aussy déshonorante je
n'ay consulté que les obligations que j'ay au Roy qui me rendront
toujours extrêmement sensible à tout ce qui peut toucher à sa
gloire et à celle de ses armes, et que je la trouve très interressée à
ne pas souffrir que la Cour de Vienne luy impose des conditions
aussy dures. Je me suis flatté qu'avec les secours d'un grand Roy,
aussy puissant que généreux, je contraindrois mes ennemis à me
rendre justice : j'ai deu espérer de parvenir à un agrandissement
assés considérable pour soutenir la dignité à laquelle j'ay esté élevé
et que je dois à l'amitié du Roy. Aujourd'huy que les circonstances
ont changé(es) si malheureusement, si le mal étoit sans remède, je
sçaurois céder aux conjonctures, et m'armer de fermeté, quelques
sacrifices que je me visse forcé de faire, sans rien diminuer de ma
(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 491, fol. 25. — En tète :
« 27 juin 1742. — Envoyé copie à M. le maréchal de Terring. » —
Autographe.
(2) D'abord : « le Prince Charles », puis : « le Comte Kônigseck ».
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PIÈCES JUSTIFICATIVES 285
confiance dans le Roy. Mais accoutumé à tous parler avec sincérité
et sans réserve et telle qu'un fils reconnoissant la doit à un bon
père, je croirois y manquer si je vous cachois que je suis pénétré
de douleur du party que je crains qu'on prenne d'accepter les loix
que la Cour de Vienne veut nous imposer. Je n'envisage qu'en
tremblant les suites funestes qu'une pareille résolution entraineroit
après elle; c'est avec peine que je vous représente les tristes consé-
quences qui s'ensuivroient. La France perdroit tout son crédit, toute
sa considération, je ne dis pas dans l'Allemagne seulement, mais
dans toute l'Europe. Et peut-estre ce discrédit attireroit-il au
Royaume même des guerres cruelles. Vous avés trop d'attachement
pour le Roy, pour sa gloire et l'honneur de ses armes et de son
Royaume, pour ne pas envisager combien un party aussy déshonno-
rant reléveroit le courage et augmenteroit l'animosité de tous les
ennemis de la France. Vous ne sçavés que trop combien elle en a qui
n'ont esté retenus que par la crainte d'en estre accablés. Cette crainte
s'évan ouïra. Quoy I la France, qui seule a résisté à toute l'Europe
conjurée, qui luy a imposé ses loix, en recevroit d'une puissance
qu'elle a mis à deux doigts de sa perte? Que seroit devenue cette
gloire et cette supériorité qu'elle a soutenues avec autant d'éclat et
de succès pendant plusieurs siècles? Vous, mon cher Cardinal, qui
avés rempli vostre ministère avec tant de sagesse et tant de gloire,
consentiriés-vous à la voir perdre? Car ce seroit se flatter que d'es-
pérer de pouvoir rétablir cette première considération. La France,
diroit-on, n'auroit envoyé de nombreuses armées au secours de son
allié, de son amy, que pour leur voir faire des capitulations hon-
teuses. Trente mille François dont le nom seul inspiroit autrefois
la terreur aux troupes les plus aguéries, renfermés dans un camp,
y attendent et y subissent la loy sans avoir combattu. Non, mon
cher Cardinal, vous ne le souffrirés jamais, et d'aussy braves gens
en mourroient de honte.
Ce n'est pas que je propose de ne prendre conseil que du déses-
poir. Je sçay combien de pareilles résolutions sont dangereuses,
quoiqu'elles ayent esté souvent suivies des plus glorieux succès. Mais
nous avons en Bavière une armée nombreuse. En rassemblant les
bataillons de milice et les autres troupes destinées à l'occupation
de l'Autriche antérieure, en retirant nos postes, nous pouvons
former une armée de près de ^ effectifs homme par homme. Que
le Roy donne ses ordres pour marcher à l'ennemy, mais sans perte
de tems; je me charge de l'exécution, et je réponds que nous le
battrons et que nous nous ferons peut-estre jour jusques en Bohême.
Ce n'est pas la considération de mon interrest qui me fait proposer
ce party qui est le seul qu'on puisse et qu'on doive suivre. C'est le
seul moyen d'obtenir des conditions honnorables. Mais si, contre
toute apparence, nous avions du désavantage, que risquons-nous?
On sera toujours assés à tems d'évacuer la Bohême. Nous sommes
supérieurs de plus d'un tiers par le nombre, mais de combien le
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286 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
sommes-nous par la qualité des troupes? Y a-t-ii de la comparaison
à faire de troupes réglées, braves, de François enfin, à des Pandours
et autres espèces? Car l'ennemy a peu de troupes réglées. Je le
répète, je réponds que nous chasserons l'ennemj. Mais si nos avan-
tages n'étoient pas assés considérables pour nous faire obtenir des
conditions honnorables, au moins aurons-nous tenté de nous sous-
traire à cette tirannie. 11 faut vous Tavouer : nostre inaction, contre
laquelle je n'ay cessé de m'élever, est la cause de la décadence de nos
aflaires. Sans elle le Koy de Prusse ne se seroit pas accommodé;
c'est la seule raison qu'il allègue et malheureusement nous ne pouvons
pas la détruire ny même la combattre. Quoy! parce que l'armée de
Bohême est resserrée, faut-il que celle de Bavière reste sans agir?
Je vous conjure donc, par la gloire du Roy, par celle de vostre
ministère, par l'honneur du Royaume, par la conservation de son
repos même, de faire donner des ordres au duc d'Harcourt, de ras-
sembler tous les François qui sont en Bavière et dans la Franconie,
je donneray aussy les miens, et d'attaquer l'ennemy. N'écoutés
que l'interrest du Royaume que vous gouvernés depuis si longtems
avec tant de sagesse. Je veux bien oublier tous les miens, et je puis
vous asseurer que je ne suis touché que des importantes considéra-
tions que je viens de vous représenter, et qui doivent vous estre
une preuve de mon fidel attachement pour le Roy. Je dois vous
dire aussy, avec cette vérité dont je me picque, que je suis étonné
du mistère qu'on m'a fait de ce qui se traite en Bohême, et que
cette négociation me touche d'assés près pour que j'en fusse informé,
et des pleins pouvoirs que le Maréchal de Belleisle a receus. Ainsy
j'espère que vous me ferés instruire de tout. Soyés bien persuadé
de la tendre et sincère amitié que je vous conserveray, Monsieur
mon cousin, tant que je vivray (1).
XIII
LETTRE DE l'eMPERKUR CHARLES VII AU CARDINAL DE FLEURY
A Franckfort, le 20 juillet 1742.
Monsieur mon cousin, Me trouvant désolé à un point qui est dif-
cile à dépeindre, je ne puis m'empescher de m'expliquer cordiale-
ment avec vous sur la triste situation dans laquelle je me trouve,
abandonné de la pluspart de mes alliés, et même sur le point d'estre
le seul sacrifié. J'ay d'autant plus à craindre ce sort inouï, que ma
bonne foy et ma droiture n'ont certainement pas mérité, que
depuis un certain tems, je vois à mon grand regret et avec une
(1) Bibliothèque nationale. Nouv. aeq. franc. 488, fol. S7. — Minute.
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PIÈCES JUSTIFICATIVES 287
surprise extrême que vous-même, en qui j'ay toujours mis une
entière confiance, et dont j'attendois tout mon salut, me faites un
mistére en toutes choses et allés en avant sur celles qui ne regar-
dent principalement que moy. Je ne conmaenceray pas à réclamer
le tems qu'on a perdu par une inaction incroyable, et combien
d'occasions on a laissé échaper qui auroient mis fin à cette guerre,
et m'auroient procuré une entière satisfaction sur mes droits. Mais
depuis que j'ai fait la conqueste de Pragues et de la haute Autriche,
on a refusé toutes les occasions où il s'agissoit d'aller en avant et
de consolider mes conquestes. Le lendemain de l'heureuse escalade,
j'ay proposé aussitôt que nos armées qui arrivoient le même jour
seroient jointes, j'irois au devant des ennemis pour les chasser
entièrement de la Bohême, et de nous asseurer de la communica-
tion avec le Danube et la haute Autriche. On s'est excusé sur le
manquement de subsistances qui auroient esté très aisé (sic) à
trouver pour les cinq ou six jours que cette expédition auroit duré.
Enfin on n'a pas voulu finir, et l'ennemy a eu le tems de se recon-
noître, ainsy que je l'avois prédit. Ayant esté informé que l'ennemy
vouloit étendre ses quartiers de cantonnement de l'un et de l'autre
costé de la Moldave, et soutenir Budweis, le corps des Bavarois et
un corps des François sous le commandement du Comte d'Aubigny
ont esté détachés pour les prévenir. Les Bavarois, qui ont eu
l'avant-garde, ont chassé les ennemis de Piscek et de Frauenberg,
jusqu'où ils ont poussé leur teste, y attendant les François pour
s'emparer de Budweis. Mais la même excuse des subsistances les
ari'esta à Protiwin, et malgré les ordres précis qu'on avoit donnés
de se joindre pour se rendre maître de Budweis, on ne l'a pas
voulu. On a laissé les Bavarois exposés plus de quinze jours autour
de Frauenberg jusqu'à ce que toute l'armée ennemie s'y est trouvée
rassemblée, et que par conséquent cette entreprise, si facile dans
le commencement, n'estoit plus à entreprendre. Cette inaction et
perte de tems a esté seule la cause de la triste scène de Lintz, et
de la perte et ruine totale de la Bavière qui s'en est suivie. Les
malheurs arrivés au Maréchal de Terring en ont esté la suite, mais
il n'étoit pas possible qu'avec cinq ou six mille hommes de ses
troupes il eût esté en estât de résister à une armée avec laquelle
celle qui estoit & Lintz sous le commandement du Comte de Ségur,
a esté obligée de capituler. Après avoir veu ainsy ravager la
Bavière, et même ma capitale d'où j'ay deu sauver mes deux Prin-
cesses et les envoyer dans le Pays d'Aichstet, j'ay enfin obtenu du
Roy un secours de 40 bataillons et 36 escadrons. Ce secours plus
que suffisant auroit certainement nettoyé la Bavière si on luy
avoit donné la permission d'agir. Les ennemis ayant appris leur
approche ont abandonné la ville de Munie, et se sont sauvés de
toutes parts. De sorte qu'on n'avoit qu'à les suivre pour les chasser
sans coup férir. Mais non ; la teste des 15 bataillons qui ont pris la
route de Bohême, et le reste s'est avancé avec une lenteur si ter-
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288 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
rible que l'ennemy a eu tout le tems de se rassembler derrière
risep, et d'occuper derechef la ville de Munie. Le siège de Passau
a esté résolu, et à la place d'en haster l'expédition, on a laissé le
tems aux ennemis de construire deux ponts pour se mettre à cheval
sur le Danube et couvrir cette place. Depuis ce tems on a toujours
eu la supériorité sur les ennemis, et on a esté les maistres de les
attaquer avec avantage ; mais on a resté sans rien faire, et le Duc
d'Harcourt a eu les mains tellement liées qu'il a eu deffense de ne
rien entreprendre sans ordre du Maréchal de Broglie qui devoit de
Pragues commander l'armée en Bavière. Tous les miens, qui ne
regardoient que le bien commun et celuy de ma Patrie qui me
touche de trop prés, ont esté éludés, et par conséquent j'aj eu
beau réitérer mes ordres d'affranchir la Bavière des calamités dont
elle est accablée, je n'ay jamais esté obéi, et on s'excusoit toujours
de ne pouvoir rien faire sans ordre des Maréchaux. On n'a donc
fait que consommer les fourages de ce costé cy, d'en faire souvent
manquer mes troupes qui par cette raison et par les fatigues con-
tinuelles se sont abîmé[e]s. On n'a fait qu'achever de ruiner le
Pays, et souffrir que les ennemis y brûlent, pillent et ravagent à
la barbe de l'armée françoise sans donner un signe de vie; dont (je
ne sraurois vous le cacher) tout l'Empire se trouve scandalisé. Je
ne parleray point des fautes commises depuis l'affaire de Sahay en
Bohême, ny de la lenteur dans les recrues et remontes ont esté
acheminées pour joindre l'armée. Tout cela est assés connu; il
me suffit de dire que cette inaction et manœuvre sont en partie
cause de la défection du Roy de Prusse, et que touts mes mal-
heurs en proviennent. Mais que dirai-je? Ce n'est que sur moy que
retombe ce triste sort. Je me trouve dépouillé d'un Royaume et
Pays revendiqué selon qu'il m'appartient de justice. Je me vois
privé de mon ancien patrimoine, mes peuples saccagés, mon armée
ruinée, moy-même avec ma famille eiTant et sans ressource,
malgré les Traités les plus sacrés par lesquels on m'a garanti une
partie de la succession de la Maison d'Autriche, selon la justice de
mes droits, dont je m'étois contenté, quoique je l'eusse à prétendre
tout entière. Malgré, dis-je, ces Traités par lesquels mes propres
possessions et patrimoines se trouvent également garentis, bien loin
de m'en fournir la moindre indemnisation ainsy qu'elle me seroit
deûe, on me laisse manquer de tout, et mener icy la vie la plus
triste et sans exemple la plus misérable pour un allié revêtu de la
première dignité. Toutes ces contraventions à nos Traités et cet
abandon ne suffisent pas encore : on donne ordre à mon insu au
Maréchal de Belleisle de faire des propositions de paix à quelque
prix que ce soit; il offre d'évacuer mon royaume de Bohême à
condition qu'on évacue la Bavière pour avoir une armistice; et tout
cela sans que j'en sache rien. Les courriers en sont expédiés à Ver-
sailles et à Vienne, comme si je n'y avois rien à dire ni à faire.
L'entrevue avec le Maréchal de Kônigseck, le plein pouvoir qu'on
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PIÈCES JUSTIFICATIVES 289
a envoyé au Maréchal de Belleisle, tout cela s'est fait sans m'en
donner une participation préalable. Le courrier même avec la réso-
lution de la France vient de repasser il y a déjà quelques jours à
Nuremberg sans que j'en sois informé. C'est pourtant moy qui ay
annoncé la guerre, c'est pour moy que le Roy m'a envoyé géné-
reusement de nombreuses troupes auxiliaires, c'est de mes préten-
tions dont il est question, et on traite sans moy! Je ne sçaurois
non plus vous cacher que je suis averti de bonne part qu'il y a
déjà quelque tems que vous faites des propositions à Vienne même.
On sçait que l'abbé Deville en fait aussy à La Haye. Où en sommes-
nous donc, mon cher Cardinal, avec nos Traités? Où en sont les
engagements que le Roy a pris avec moy de ne point faire de paix
sans mon entière satisfaction sur mes justes prétentions, ny même
d'écouter des propositions sans se les communiquer? Vous offres de
faire une paix particulière, ce qui ne sçauroit estre sans que j'en
sois le sacrifié. On a aussy pris la résolution de retirer l'armée du
Maréchal de Maillebois sans en avertir préalablement l'Électeur de
Cologne mon frère, de sorte qu'il s'en voit tout d'un coup aban-
donné.
Je suis bien fâché, comme vous pouvés bien vous l'imaginer,
d'entrer avec vous dans un aussy fâcheux détail. Mais la nécessité
d'une part, et de l'autre ma propre seureté m'y obligent. Il s'agit
donc pour le présent que vous vouliés bien me donner des ecclair-
cissements positifs sur tout ce que je viens d'alléguer, et de vous
déclarer si le Roy, dans lequel j'ay toujours mis toute ma con-
fiance, est encore intentionné de soutenir ma juste cause ainsy
que ses engagements l'exigent, si les armées ont ordre de sortir de
leur inaction, si enfin les troupes auxiliaires que le Roy a bien
voulu m'envoyer sont prestes à m'obéir, et si je puis compter sur
une assistance réelle, si le Roy me dédommagera des revenus
de la Bavière qui me manquent totalement et sans lesquels je ne
puis subsister; si on veut continuer de traiter à part, et par con-
séquent se rendre partie, par où on a perdu l'avantage de média-
teur qu'on auroit pu se ménager si on n'avoit pas eu tant de préci-
pitation, et enfin quel plan on a fait, dont je ne sçay encore rien, et
sur quelle satisfaction due à mes droits et à ma dignité je puis
compter. [J'aurois aussy souhaité que l'électeur de [Cologne] eût
appris directement par votre Cour la résolution où le Roy paroist
estre de retirer l'armée du Maréchal de Maillebois, affin qu'il eût
pu prendre les mesures en conséquence au cas qu'il y eût eu
quelque chose à craindre pour ses Etats (1).]
Comme je vous ay toujours regardé en vrai Père, je me flatte
que vous n'en aurés pas écarté les soins, et que par conséquent,
ayant la gloire du Roy et de la Nation, la religieuse observation
de vos engagements, la justice de ma cause, et vostre amitié pour
(i) La phrase imprimée eiitre çroçliets a été ajoutée, puis biffée.
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390 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
moy également à cœur, vous prendrés un tel party qu'il vous
mettra à l'abry de tout reproche, et me rendra plus content que je
n'ay lieu de l'estre. Sur tout cela j'attends que vous me ferés une
réponse précise et catégorique. En me tirant avec honneur de rem-
barras où je me trouve, vous ajouterés encore de nouvelles obliga-
tions à celles que je vous ay déjà. Vous connoissés la tendre et
fidèle amitié, etc. (1).
XIV
LETTRE DU CARDINAL DE FLEURY A l'EMPEREUR CHARLES VII
(27 juillet 1742.)
Sire,
Je ne puis qu'avouer que Votre Majesté Impériale est infiniment
à plaindre, et j'entre avec toute la sensibilité possible dans le
malheur de sa situation. Je la connois dans toute son étendue, et
je n'ai lu la lettre dont Elle m'a honoré du 20" de ce mois qu'avec
un véritable attendrissement; mais Votre Majesté me permettra
d'ajouter que, lui étant si respectueusement attaché, je ne puis
qu'être extrêmement blessé des griefs qu'Elle croit avoir de se
plaindre de moi en particulier. Je ne lui ai fait mistère de rien
de tout ce qui la regarde, et je vois avec douleur que des gens
malintentionnés ne cherchent qu'à lui déguiser la vérité, ou k
sup[p]oser des faussetés pour l'aigrir contre nous.
Je vais répondre à tous les articles de sa dépesche, et puisque
Votre Majesté me force à lui rappeler des tristes évenemens, je
vais me servir de la liberté qu'Elle a bien voulu me donner de lui
parler avec franchise, et je vais remonter, quoiqu'avec peine,
jusqu'à la source de nos malheurs.
Votre Majesté, née avec le caractère le plus aimable, d'une bonne
foy et d'une sincérité qu'on ne peut trop louer, se livra d'abord
au Roy de Prusse et le regarda comme un allié sur lequel Elle
pouvoit compter. Ce Prince n'oublia rien pour lui inspirer cette
confîence, et il faut convenir que M. le Maréchal de Belleisle pensa
de même et n'eut jamais le moindre soupçon qu'il pust nous man-
quer. Il commença par lui envoyer M. de Schmettau, qui a beau-
coup d'adresse et d'esprit, pour l'aider en apparence de ses conseils,
et il trouva moyen de persuader Votre Majesté de faire la conqueste
de l'Autriche supérieure, et de s'approcher même de Vienne pour la
menacer d'un siège. L'intention de son maître ne tendoit qu'à
obliger le Maréchal de N^uperg de marcher à «on secours et le
laisser en liberté de prendre Neiss et de faire d'autres conquestets.
(1) Bibliothèque nationale. Nouv. Oiq, frtnnç, 488, fol. 62. -— Minute.
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PIEGES JUSTIFICATIVES 291
M. de Schmettau s'empara par malheur de l'esprit de M. le Maréchal
de Terring, qui le crut de trop de bonne foj et qui inspira ces
mêmes sentimens à Votre Majesté. Cela retarda la marche de nos
troupes dans la Bohême, et il seroit inutile d'en rappeler les suites.
La prise de Prague rétablit pour un moment nos affaires, et si
on avoit rassemblé toute notre armée pour aller au devant de celle
des Autrichiens, il y a tout lieu de croire qu'on Tauroit bien emba-
rassée et obligée du moins à quitter la Bohème. Si on manqua ce
coup important, Votre. Majesté ne doit s'en prendre qu'à M. le
Maréchal de Belleisle qui, n'étant pas en état d'agir, forma d'autres
projets dont l'issue a été si malheureuse. Le Roy n'avoit pu pré-
voir la prise de Prague, ni donner des ordres en conséquence, et
ce ne fut qu'avec un vrai chagrin qu'il apprit le parti qu'avoit pris
ce Maréchal.
Je n'entrerai point dans le détail de toutes les autres fautes qui
furent faites depuis, et ni nous ni nos troupes ne peuvent en être
coupables. Que Votre Majesté me permette donc, s'il lui plaist, de
ne nous point justifier ni d'accuser personne de tous les événemens
qui ont suivi depuis. On a toujours voulu suposer qu'il eût été très
aisé de forcer les Autrichiens dans Budweiss et qu'ils y étoient trop
faibles pour résister si on les eût attaqués. On a prétendu sur de
très faux calculs qu'ils n'y étoient qu'au nombre de six ou sept
mille hommes, et nous avons sceu avec certitude qu'ils n'en ont
jamais eu moins de douze à treize mille, très bien retranchés et
avec une grosse artillerie dont nous manquions.
Je passerai sous le même silence tout ce que Votre Majesté
me fait l'honneur de me mander sur les quinze bataillons qu'on
fit marcher de la Bavière en Bohème, aussi bien que les ordres
que Votre Majesté Impériale avoit donnés de faire le siège de
Passau, comme s'il eût été possible de l'entreprendre. Elle a été
trompée sur la plus grande partie de tous ces articles, et sans vouloir
imputer de mauvaises intentions à personne, on lui a déguisé la
vérité des faits pour sa propre justification. Votre Majesté se plaint
(ju'on a laissé manquer ses troupes de fourages pour en fournir les
nostres; mais je suplie Votre Majesté de se souvenir que dans le
tems même que les nostres en manquoient, on en avoit trouvé dans
une terre d'un de vos principaux officiers qu'on leur avoit soigneu-
sement cachés. L'affaire de Lintz est l'origine de tous les ravages
de la Bavière, et si M. de Ségur n'eût pas obéi aussi exactement
qu'il fit aux ordres précis de Votre Majesté d'y demeurer, son
Pays se seroit peut-être garanti de toutes les horreurs dont il a été
accablé. Nous les avons sentis autant que Votre Majesté même,
mais peut-Elle nous les imputer? Je suis bien éloigné d'y répondre
par des récriminations, et il semble que Votre Majesté oublie le
contre-coup affreux qui en retombe sur nous. Peut-on nous repro-
cher d'avoir abandonné Votre Majesté, tandis que nous avons fait
les dépenses les plus excessives, et que nous avons sacrifié toutes
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292 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
les forces du Royaume pour sa deffense? Nous l'avons secourue
d'argent et de troupes bien au delà de nos Traités, et si nous n'en
avons pas fait davantage, Votre Majesté est trop juste pour ne pas
convenir de l'impossibilité d'aller plus loin.
Je viens à un autre article dont je conviens que Votre Majesté a
un juste sujet de se plaindre, mais sans qu'il y ait aucun tort de
notre costé. M. le Mareschal de Belleisle avoit ordre d'agir en tout
de concert avec Elle, et nous ne devions pas suposer qu'il lui eût
fait mistére de la conférence qu'il avoit demandée avec M. le comte
de Kônigsegg; mais en même tems je prends la liberté de dire à
Votre Majesté qu'EUe n'est pas exactement informée de ce qui s'est
passé là-dessus. M. le Maréchal de Belleisle, sachant que le Roy de
Pologne avoit demandé un armistice à la Cour de Vienne, sans y
comprendre ses alliés, crut qu'il devoit suivre son exemple, et pro-
posa à M. le Prince Charles de Lorraine une conférence avec lui ou
avec M. le Comte de Kônigsegg. Il l'accepta pour ce dernier et elle
ne roula que sur des propos généraux sans aucun projet formel ni
précis. M. de Kônigsegg ayant parlé en termes très vagues de
l'évacuation de la Bohème par nos troupes, M. de Belleisle lui
répondit qu'il suposoit apparament aussi celle de la Bavière par
les Autrichiens. Cette conférence qui en faisoit espérer une autre à
ce Maréchal est demeurée sans effet, et il n'a même eu aucun signe
de vie depuis de M. de Kônigsegg.
Pour ne rien cacher à Votre Majesté, M. de Stainville, ayant été
voir M. Amelot qui lui témoigna en général les intentions du Roy
pour une pacification, se chargea d'en écrire à sa Cour qui lui
répondit par le récit de la conférence de M. de Belleisle avec M. le
Maréchal de Kônigsegg, et l'instruisit des demandes que la Reine
de Hongrie auroit à faire au cas qu'on en vînt à des propositions,
et elles sont en vérité trop dures pour en faire part à Votre
Majesté. Depuis ce tems là il n'y a pas eu la moindre négotiation
ni proposition qui soit venue à ma connoissance. Le Courrier qui a
été envoyé à M. le Maréchal de Belleisle lui a porté l'ordre de tout
tenter pour un armistice qui pust mettre les troupes du Roy en
seureté, en tâchant d'obtenir par préliminaires quelques avantages
présens pour Votre Majesté Impériale, sauf à discuter par la suite
ses intérests plus amplement, n'étant aucunement vraisemblable
que la paix définitive se puisse faire entre M. le Maréchal de BeU
leisle et M. de Kônigsegg. M. le Maréchal de Belleisle a été en même
tems instruit des dispositions que témoignoient les Saxons, qui:
n'ont cependant aucune apparence de réalité, afin qu'il pust se
régler sur toutes ces connoissances pour prendre le parti quL
conviendroit le mieux aux intérests de Votre Majesté Impériale, et
à ceux du Roy qui sont les mêmes. C'est tout ce que je puis lui
dire aujourd'hui, n'ayant point receu de lettres de M. de Belleisle
depuis celle qu'il a écrite le 9 de ce mois, mais je ne dois pas dis-
simuler à Votre Majesté qu'il a paru, ainsi que M. 1* Jkfeitéçhal: de
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PIÈCES JUSTIFICATIVES 293
Broglie, tellement frapé du danger où étoit l'armée, que je ne
serois point surpris qu'il eût souscrit à toutes les conditions qu'on
aura voulu exiger. Tout ce qu'on a dit d'un homme que j'avois
envoyé en secret à Vienne pour y traiter un accommodement, est
de la dernière fausseté, et je le dis avec une asseurance qui ne
craint point d'être démentie. C'est une pure suposition qu'on a
inventée pour justifier le Roy de Prusse.
A l'égard de l'abbé de La Ville, il n'est allé à La Haye que pour
aider M. de Fénelon qui l'a demandé lui-même. La négotiation
dont M. de Fénelon est chargé ne tend essentiellement qu'à tâcher
de retenir les Hollandois et à les empêcher de faire cause commune
avec l'Angleterre; mais les affaires d'Allemagne sont aujourdhui
tellement connexes avec celles de la France qu'il n'est pas possible
d'éviter qu'il soit fait mention des intérests de Votre Majesté et des
secours que la France lui donne, dans les conférences que l'Ambas-
sadeur du Roy doit avoir avec les Ministres de la République.
Leurs dispositions paroissent aujourdhui bien différentes de ce
(ju'elles étoient avant la défection du Roy de Prusse. M. de Fénelon
tachera de les faire expliquer sur le plan de pacification qu'ils
auroient en veùe. Il y a peu d'apparence jusques à présent qu'ils
veulent favoriser Votre Majesté par des avantages qui ayent
aucune proportion avec ses espérances. J'attens incessamment
des nouvelles de M. de Fénelon, et Votre Majesté sera exactement
instruite de ce qu'il aura mandé.
Quant à la retraite de notre armée du bas Rhin, Votre Majesté
connoist les raisons qui ont déterminé le Roy à la rappeller. Il n'y
en a point d'autre que la nécessité malheureusement trop pressante
de songer à la défense des frontières du Royaume. L'Électeur
Palatin en est instruit, ainsi que l'Électeur de Cologne, et, bien
loin que ce dernier en conçoive le moindre déplaisir, je puis
asseurer Votre Majesté que c'est ce qu'il désire le plus ardemment,
puisqu'il me l'a écrit lui-même.
Nous cherchons tous les expédiens possibles pour tâcher de faire
agir promptement et efficacement nos troupes du Danube pour
secourir notre armée de Prague. Nous avions proposé à M. le
Maréchal de Belleisle d'aller se mettre à la teste de notre armée
de Bavière ou de marcher avec celle de Votre Majesté Impériale, si
Elle trouvoit bon de lui en confier le commandement, ou pour atta-
quer M. de Kevenhuller, ou pour aller au secours de nos troupes
de Bohême. Nous avons donné aussi à M. le Maréchal de Broglie
l'option d'y aller et de concerter tout avec M. de Belleisle. Je ne
sais si nous pourrons en avoir la réponse, car tous les chemins
sont fermés, et nos courriers ne peuvent passer. J'examine actuel-
lement un autre arrangement dont j'aurai l'honneur de faire part
à Votre Majesté si on y trouve de la possibilité.
Voilà, Sire, un tableau fidèle de notre situation et une réponse
exacte à toutes les questions de Votre Majesté. Il ne me paroist
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294 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
pas que notre Traité nous engage à la dédommager de la perte de
la Bavière, qui ne peut nous être imputée, et nous ne pouvons être
encore moins garants de tous les événemens d'une guerre que
nous avons entrepris de concert, et dont les malheureux succès
ne peuvent pas tomber sur nous, ou qui, sans vouloir accuser per- .
sonne, peuvent tout au plus nous être communs avec nos alliés.
Le Roi ne séparera jamais ses intérests de ceux de Votre Majesté.
Elle connoist trop sa tendre amitié pour Elle pour n'être pas per-
suadée qu'il fera tous les efforts possibles pour adoucir la rigueur
de sa situation ; mais Elle est trop juste pour exiger que nous fas-
sions l'impossible aussi reconnu qu'il l'est. C'est avec la plus vive
douleur que je ne déguise rien, et j'eusse ardemment souhaité
d'avoir une moins triste occasion de renouveller à Votre Majesté
les asseurances du profond respect avec lequel je suis,
Sire,
De Votre Majesté Impériale,
Le très humble et très obéissant serviteur.
Le Cardinal de fleury (1).
D'Issy, le 27 juillet 1742.
XV
lettre de l'empereur CHARLES VII AU CARDINAL DE FLEURY
2 août 1742.
Monsieur mon cousin, Je passe de la douleur la plus vive à la
joye la plus parfaite en aprenant par le ministre du Roy Blondel
la résolution que ce grand Prince vient de prendre de faire passer
à mon secours, une nouvelle armée commandée par le Maréchal de
Maillebois. Il est vray que ç'avoit esté ma première idée, mais dans
la situation présente des affaires, autant occupé des interrests du
Roy même que des miens propres, vous avés veu le party que
j'avois pris et qui me coûtoit d'autant plus que je ne pouvois me
résoudre à subir le joug que l'on vouloit m'imposer. Jugés donc
vous-même, mon cher Cardinal, de l'impression que m'a faite une
nouvelle qui me tire d'un état forcé et dont je ne prévoyois qu'avec
douleur les tristes conséquences. (Voilà les premiers objets qui
m'ont frapé et à qui j'ay fait céder mes propres avantages.) Je dois
tout espérer à présent, et ce qui met le comble à ma joye, c'est de
devoir tout au Roy seul, mon bienfaiteur, et à vous, mon cher Car-
(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 491, fol. 47. — Originiil.
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PIÈCES JUSTIFICATIVES 295
dinal, qui me donnés dans cette occasion des preuves uniques de
vos sentiments paternels. Quelle satisfaction pour moy de voir
qu'en même temps que vous travaillés si solidement à la gloire du
Roy, vous immortalisés celle de votre ministère que vous avés sou-
tenu avec tant de sagesse et auquel je m'interresse très sensible-
ment. A ces sentiments mieux gravés dans mon cœur que je ne
puis les exprimer, soyés persuadé que j'y joindray toute ma vie.
Monsieur mon cousin, Tamitié la plus tendre et la plus fidèle (1).
XVI
LBTTRB DU MARÉCHAL DB BROGLIB A MOREAU DB SÉCHBLLBS
Au camp sous Prag, ce 13 aoust 1742.
Je reçois. Monsieur, la lettre que vous m'avés fait l'honneur de
m'escrire le 12 de ce mois, par laquelle vous me marqués que les
capitaines des trois villes vous ont envoyé leurs certificats de la
réception de l'ordonnance pour la vaisselle d'argent, qu'elle a été
publiée et affichée.
A l'égard de ce que M. le Comte de Viesnick persiste à demander
la permission, pour que quelques personnes de la Noblesse puissent
garder une paire de cousteaux, fourchettes et cuillières d'argent,
pourveu que cela n'aille qu'à deux ou trois douzaines au plus en
tout, je veux bien y consentir, mais pas davantage.
11 ne faut pas se relâcher non plus sur l'ordre que vous avés
signiffié aux communautés religieuses et chapitres, qu'il falloit que
la vaisselle d'argent servant aux ornements des églises fût portée
à la monnoye. Il est absolument nécessaire que cela soit exécuté à
la rigueur.
Quand vous aurés un Estât bien exact du nombre que sont les
Juifs à Prag, il faut au moins en faire sortir la moitié, et que ce
soit valets ou pauvres, qui ne peuvent contribuer aux impositions^
afin qu'ils n'ayent pas de prétexte pour demander une diminution.
Pour ce qui regarde M. l'Archevêque, pour le renvoy desmoin(n)es
puisqu'il dit ne pouvoir s'en mêler, quand vous aurés un Estât
exact du nombre qu'ils sont, on donnera une ordonnance pour
qu'il ne reste que les Chefs d'Ordre, Prieurs, etc., et quelques reli-
gieux pour dire la messe et secourir les malades, et faire sortir
tous les autres. Cela ne fera pas tort aux impositions, puisque ce
sont les maisons qui en répondent, et non chaque particulier.
Je suis bien aise de ce que vous m'asseurés que tous les étudiants
(1) Bibliothèque nationale. Nouv. arq. franc. 488, fol. 72. — Minute.
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£»6 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
sont sortis de Prag, estant une mauvaise race, qui a témoigné
beaucoup de mauvaise volonté contre l'Empereur.
Il est absolument nécessaire, Monsieur, que vous fassiés porter
au magasin, sans perdre de tems, le grain nécessaire et dont nous
sommes convenus, pour pouvoir fournir du pain à l'armée jusqu'au
premier janvier 1743, parce que si vous ne pren(n)és pas cette pré-
caution, ce grain pourroit se détourner, et que, quand vous comp-
teriés l'avoir, vous n'y trouveriés plus rien. Vous sentes comme
moy la conséquence dont il est d'avoir du pain pour l'armée jus-
qu'au premier de janvier. Ainsj vous ne sauriés trop tost vous
assurer de ce grain, et l'avoir entre vos mains. C'est l'opération de
toutes celles que nous avons à faire de la plus grande conséquence.
Ainsy je vous prie de ne pas perdre un moment à voUs en rendre
le maître.
J'ai l'honneur d'être très parfaitement. Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur
LE MARÉCHAL DE BrOGLIE (1).
XVII
LETTRE DU CARDINAL DE FLEURY A l'EMPEREUR CHARLES VU
19 août 1742.
Sire,
J'ai receu en même tems les deux lettres dont il a plu à Votre
Majesté Impériale de m'honorer, du 31 du mois dernier et du 4 du
présent. La dernière m'a causé le plus sensible plaisir d'y voir
l'approbation qu'Elle donne au parti que le Roy a pris de faire
marcher l'armée du maréchal de Maillebois pour tâcher de dégager
celles de Prague et de la Bavière. C'est la plus grande m'arque que
Sa Majesté pût donner du vif et tendre intérest qu'Elle prend à la
malheureuse situation où se trouvoit Votre Majesté ; car, il ne faut
pas le dissimuler, cette entreprise ne laisse pas d'avoir beaucoup
de danger, et les Anglois nous menacent d'assembler une armée de
60,000 hommes en Flandres, où nous n'avons pas de forces égales
à y opposer. Nous ne sommes point encore assés asseurés des
Hollandois pour n'en avoir rien à craindre, et si par malheur ils
venoient à se déclarer, il faut avouer que nos frontières courroient
grand risque d'être entamées ; mais d'un autre costé, le Roy est si
touché du triste état où se trouve Votre Majesté qu'il n'a pas
balancé à passer par dessus toutes ces réflexions pour tâcher de lui
(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 5252, fol. 258.— Original.
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PIEGES JUSTIFICATIVES 297
procurer des conditions plus suportables que celles qu'on veut lui
imposer.
Nous comptons que notre armée du bas Rhin sera dans le
moment présent bien près de Francfort, et que M. le Maréchal de
Maillebois aura l'honneur de conférer avec Elle sur la route ulté-
rieure qu'il devra prendre pour se joindre à nos troupes de Bavière
et pour marcher ensemble au secours de celle de Prague. Cet évé-
nement ne laisse pas d'être fort délicat et demande la plus sérieuse
attention. Il sera difficile de prendre une résolution précise jusqu'à
ce qu'on voye ce que fera l'armée du Grand-Duc pour s'opposer à
nos opérations, et il faudra nécessairement s'en remettre à la déci-
sion de nos Généraux, s'ils trouvent moyen de se concerter, car on
ne peut prévoir de si loin une conduite seure et formelle.
Je ne dois point cacher à Votre Majesté Impériale que tous nos
François sans exception souhaitent d'être tous rassemblés et de
n'être point séparés. Ils sont persuadés que tous nos malheurs ne
viennent que d'avoir toujours été dispersés, et je doute qu'on puisse
se flater de retrouver parmi eux la même ardeur et la même con-
fiance si on en usoit autrement. Je ne dois point aussi lui dissimuler
que c'est l'intention du Roy.
Le Comte de Saxe qui commande présentement notre armée de
Bavière a ordre se préparer à l'avance pour marcher à Amberg où
il pourra se joindre avec M. le Maréchal de Maillebois; et ce sera
à Votre Majesté à décider ce qu'Elle jugera que les troupes Impé-
riales devront faire dans ce moment-là. Je doute qu'elles soient
assés fortes toutes seules contre M. de Kewenhuller, et je ne sais
s'il ne suffiroit pas de laisser dans les places principales de bonnes
garnisons pour arrester du moins les efforts des Autrichiens jusqu'à
ce qu'on vît le tour que prendront les affaires. En ce cas, Votre
Majesté déterminera si ses troupes se joindront aux nostres pour
asseurer leur marche vers Amberg, ou même si elles iront jusqu'en
Bohême.
Le grand courage de Votre Majesté Impériale la porte naturelle-
ment à se mettre à la teste de toutes nos armées, et il n'est pas à
douter que sa présence et sa valeur ne fissent une grande impres-
sion sur tous nos François; mais je suplie Votre Majesté de me
permettre quelques réflexions sur les inconvéniens de ce parti.
Conviendroit-il à un Empereur de n'y pas paroître avec tout l'éclat
et l'équipage que sa dignité exige? Nous devons espérer un bon
succès de notre entreprise ; mais comme tout est incertain dans ce
monde, que Votre Majesté juge, en cas que les affaires tournassent
mal, aux suites où Elle se trouveroit exposée, sans retraite, sans
place de seureté et dans un Pays qui ne lui paroist pas aussi
affectionné qu'il le faudroit, ni soumis. Sa présence est même
nécessaire à Francfort pour contenir tous les Princes de l'Empire
et tâcher d'en tirer le secours qu'Elle leur demande.
Je conviens que ce plan déplaira infiniment à Votre Majesté et
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Î98 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
qu'Elle aura une répugnance extrême à l'embrasser; mais que
Votre Majesté considère, s'il lui plaist, qu'il y va de tout pour Elle
et pour nous, que sa personne Impériale est si précieuse que tout
seroit perdu si Elle soufroit quelque disgrâce. Je la conjure à
genoûil de peser tous ces inconvéniens, et de moins écouter dans
ce moment la noblesse et l'élévation de son cœur., en la supliant
de pardonner ma liberté à mon zèle invariable qui me fait parler
ainsi, et en même tems au profond respect avec lequel je suis,
Sire,
De Votre Majesté Impériale,
Le très humble et très obéissant serviteur,
Le Cardinal de Fleury (1).
A Issy, le 49 août 4742.
XVIII
LETTRE DE l'eMPEREUR CHARLES VII AU CARDINAL DE FLEURY
A Francfort, le 34 aoust 4742.
Monsieur mon cousin, Avant que de répondre à vos deux lettres
du 49 de ce mois, je commenceray par vous asseurer que rien ne
peut égaler la beauté, le bon ordre, l'exacte discipline, la volonté et
l'ardeur des troupes de l'armée du Maréchal de Maillebois, que la
veuë d'une si belle armée m'a dicté ce que je devois vous répondre
sur la tendre inquiétude ou vous me paroisses estre que je ne me
mette trop tost à sa teste; je ne puis jamais estre plus en seureté
que je le seray avec des troupes dont le courage promet des succès
certains. C'est aller à la gloire que de marcher avec elles, et je
croirois manquer à ce que je dois "au Roy si, quand elles combat-
tent pour mes interrests, je ne partageois leurs peines et leurs
fatigues ; car pour du danger, on n'en craint point à la teste d'une
armée aussy distinguée par la valeur des troupes que par leur
nombre.
Je ne puis assés vous exprimer combien j'ay lieu d'estre content
du Maréchal de Maillebois; ses talents, son mérite distingué, son
sincère attachement à la gloire du Roy et aux avantages de la
cause commune luy auroient acquis toute ma confiance quand je
n'aurois pas esté prévenu pour luy d'une vraie estime depuis le
séjour qu'il avoit fait auprès de moy. Gomme il est déjà bien digne
des grâces et des bontés du Roy, et que je suis persuadé qu'il les
(4) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc, 491, fol. 55. — Original.
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PIECES JUSTIFICATIVES «99
méritera encore davantage par ses services, j'espère et vous prie
qu'il en soit traité avec autant de distinction que les deux autres
Maréchaux, que le Roy' voudra bien luy donner des marques hono-
rables de sa satisfaction et que vous voudrés bien y contribuer
comme à quelque chose dont le succès me flattera sensiblement.
La marche de cette armée commence à intimider la cour de
Vienne et ses partisans qui ne s'aperçoivent que trop que la Grande-
Duchesse ne peut résister à des forces si supérieures aux siennes,
quelque chose qu'elle puisse faire pour les réunir toutes, et que le
Roy ne s'est pas déterminé à faire passer en Bohême un secours si
considérable dans la seule vue de dégager son armée de Pragues.
Je ne serois pas étonné que la Grande-Duchesse, intimidée par les
progrès rapides qu'elle doit bien s'attendre que nous allons avoir,
ne cherchât à prévenir tout ce qu'elle en doit craindre, en renouant
les négociations que sa hauteur et sa fierté luy ont fait rompre,
mais je suis bien persuadé aussy que ny le Roy ny vous, mon cher
Cardinal, ne vous prèterés pas à des facilités qui nous feroient
perdre tous les avantages que nous avons lieu de nous promettre
avant la fin de cette campagne.
Il est certain que si les ennemis peuvent se flatter de se rendre
maîtres de Pragues avant que l'armée du Rhin et du Danube puis-
sent le secourir, soit en entrant en Bohême, soit en marchant sur
l'Autriche, ils ne feront aucune proposition d'accommodement ; que
si au contraire ils en font, c'est une preuve indubitable qu'ils per-
dent toute espérance de prendre Pragues, Ainsy, dans le premier
cas ils rejetter oient, comme ils l'ont déjà fait, toute ouverture de
nostre part, et dans le second il ne nous convient pas d'en faire,
puisque par là le Roy perdroit tout l'avantage qu'il doit espérer
de la jonction de toutes ses troupes. Elles trouveront les ennemis
fatigués de la longue résistance qu'ils auront essuyée devant
Pragues, rebutés de leurs pertes et découragés par nostre supé-
riorité. Nous ne pouvons pas souhaiter une position plus heureuse
et dont les suites soient plus glorieuses au Roy et plus avanta-
geuses à l'exécution du plan qu'il avoit formé, et qui est plus près
de s'exécuter qu'il ne l'a jamais été et qui me donnera la satisfac-
tion de ne devoir qu'au Roy seul l'élévation et l'agrandissement
de ma maison et le soutien de mes justes droits.
Quoique je doive naturellement désirer tout ce qui peut contri-
buer à me faire obtenir une juste satisfaction, ce n'est pas ce seul
motif qui me porte à vous représenter tout ce qu'on peut retirer
de l'heureux changement dans les afl'aires au moment que l'armée
du Maréchal de Broglie étant dégagée et toutes les forces réunies
elles seront de beaucoup supérieures aux Autrichiens, non seule-
ment par le nombre et la valeur, mais par la qualité des troupes,
celles des ennemis consistant pour la plupart en milice hongroise
que l'espérance du pillage a retenue jusqu'à présent, et qu'on doit
croire qui désertera bientost quand cette espérance ne la soutiendra
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300 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
plus ; c'est la conservation de la paix qui ne peut estre stable tant
qu'on ne m'aura pas rendu justice sur mes prétentions; c'est l'in-
terrest du Roy ; c'est sa considération qu'il augmentera, son plus
fidel allié ne devant ses avantages qu'a son secours aussy puissant
que généreux. Mais si on en venoit actuellement à la paix, je
n'aurois rien ou du moins très peu de choses à espérer de la hau-
teur de la Cour de Vienne ; ainsy n'étant point en estât de soutenir
la dignité impériale, je deviendrois un allié inutile au Roj, sans
crédit et sans autorité dans l'Empire dont ma situation me ren-
droit en quelque façon dépendant ; on verroit bientost passer dans
la maison de Lori'aine cette couronne dont je n'aurois senti que le
poids, et qui y deviendroit héréditaire par les mêmes raisons qui
l'ont conservée si longtems dans la niaison de feu l'Empereur, et
la France se verroit encore exposée à des guerres d'autant plus
longues que l'on ne trouveroit que trop de prétextes d'y faire entrer
l'Empire par l'interrest et les avantages qu'on luy présenteroit.
Je n'entre avec vous, mon cher Cardinal, dans un si grand détail
qui n'aura pas échapé à vos lumières, que par une suite de cette
confiance avec laquelle je vous ay toujours parlé et que je dois à
vostre amitié pour moy.
Pragues secouru, jamais les affaires n'auront esté dans une plus
belle situation, et jamais la Grande-Duchesse n'aura été moins en
estât de se deffendre; toutes ses ressources étant épuisées par les
derniers efforts qu'elle a faits, nous serons en état de faire une
paix glorieuse avant l'hyver et de donner aux troupes du Roy de
bons quartiers et un repos qu'elles auront bien mérité. Les Anglois
même, voyant que les secours d'argent qu'ils ont fourni jusqu'icy
si abondamment ont esté infructueux, se borneront à se contenter,
pour la Grande-Duchesse, des conditions que le Roy sera en estât
d'imposer. On veut bien soutenir une maison, mais on ne la relève
pas quand elle est abbattue. L'époque de l'abaissement de la cour de
Vienne sera celle de la grandeur du Roy, de l'affermissement du
repos de l'Europe, de la gloire de vostre ministère et de l'établis-
sement d'une maison étroitement unie avec la France dont elle
sera toujours l'alliée fidèle par attachement et par la reconnois-
sance que je luy transmettray avec le souvenir de tout ce que je
devray au Roy et à vous, mon cher Cardinal, pour qui mon amitié
durera aussy longtems que ma vie (1).
(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 488, fol. 73. — Minute.
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PIÈGES JUSTIFICATIVES 301
XIX
LETTRE DU MARÉCHAL DE BELLE-ISLE A l'EMPERBUR CHARLES VII
31 octobre 1742.
Sire,
Je viens de recevoir la lettre dont Votre Majesté Impérialle m'a
honnoré du 23, où elle a la bonté de me faire part de la suitte du
glorieux succès de ses armes sous le commandement de M. le Ma-
réchal Comte de Seckendorff qui a chassé les ennemis de la Ba-
vière où ils ne tiennent plus que Scharding, d'où je ne doute pas
qu'ils ne soient également chassés si le renfort qu'a conduit
M. le Général Serbellohy à M. de Berinclaw luy en a laissé le
loisir.
J'ose dire que je n'ay pas été moins affligé que Votre Majesté
Impérialle lorsque j'ay appris la retraitte de M. le Maréchal de
Maillebois sur Egra. J'ay senti sur le champ le contrecoup que cette
démarche portait sur toutes les parties, et commet je ne doute pas
que M. le Maréchal de Maillebois ne l'ait connu tout comme moy,
indépendam[m]ent de son intérest personnel, il faut croire que les
difficultés qu'il a rencontré ont été absolument insurmontables.
J'avoueray à Votre Majesté Impérialle, et [que?] c'a toujours été
avec grand regret et contre mon avis que cette armée a pris cette
route : je voulois qu'elle se portât droit au Danube, pour écraser
M. de Kewenhuller, qui ne pouvoit être secouru que difficilement,
ou du moins que par la levée du siège de Prague. Ce party n'ayant
point été pris, je voulois encore que M. de Maillebois appuyât
toujours sur sa droite, mouvement qui obligeoit également M. le
Grand-Duc à marcher par sa gauche et à nous ouvrir le chemin
d'Egi'a et de Pilsen. Il est bien fâcheux qu'on ait perdu un tems
aussy précieux, et ce qui y met le comble est que M. le Maréchal de
Broglie en a usé de même icy : nous n'avons jamais eu autour de
Prague que 13 ou 1500 hussarts ou hongrois des comits et
1000 pandures ou croates de ce côté de la Moldaw, sous les ordres
du Lieutenant Général Ferstititz, et sept ou 800 hussarts et autant
de pandures ou croates de l'autre côté à la rive gauche, sous les
ordres du Général Major Comte de Forgatz. Nous aurions pu
remonter notre cavalerie en grande partie et ravitailler cette place
en grains et en fourages : l'on n'a rien fait de tout cela, et je
n'oserois mander par écrit à Votre Majesté Impérialle l'état de
disette dans lequel nous nous trouvons icy aujourd'huy sur l'article
de touttes l«s subsistances les plus essentielles. C'est dans cette
situation que M. le Maréchal de Broglie vient de quitter cette
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302 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
armée, dont il m'a remis le commandement pour s'aller mettre à
la teste de celle de M. le Maréchal de Maillebois.
Signé : le maréchal de B[elleisle] (1).
XX
lettre de louis XV A l'empereur CHARLES VIL
(Versailles, 9 janvier 1743.)
Monsieur mon Frère et Cousin,
La perte que je viens de faire du Cardinal de Fleurj, dont je ne
puis trop regreter la sagesse et les lumières, et à laquelle je ne
doute point que Votre Majesté ne soit infiniment sensible, est pour
moi une nouvelle raison de m'apliquer de plus en plus à l'admi-
nistration des affaires de mon Royaume; et comme celles qui
regardent les intérests de Votre Majesté y sont intimement liées par
l'amitié véritable que j'ai pour Elle et le désir que j'ai de pouvoir lui
en donner les marques les plus essentielles, je n'ai pas voulu dif-
férer à en renouveller les assurances à Votre Majesté. Je la prie
d'être toujours persuadée de la sincérité de mes sentimens pour
Elle, et de la volonté constante où je suis de lui en donner tous les
témoignages qui pouront dépendre de moi dans les circonstances
présentes.
Je suis. Monsieur mon Frère et Cousin, de Votre Majesté le très
bon Frère et Cousin
Louis (2).
A Versailles, le 9* janvier 1743.
XXI
lettre de l'empereur CHARLES VII A LOUIS XV
Francfort, le 23 janvier [1743].
Monsieur mon Frère et Cousin,
C'est à la dernière extrémité que je me détermine à ouvrir mon
cœur à V. M. sur des choses dont la connoissance ne peut que Lui
être très sensible ; mais je ne puis cependant lui cacher plus long-
(1) Bibliothèque nationale. Nouv. acq. franc. 493, fol. 197. — Original.
(2) Ibid. Nouv. acq. franc. 487, fol. 62, — Original*
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PIECES JUSTIFICATIVES SOS
temps, sans manquer à la reconnoissance que je conserverai toute
ma vie de tout ce que V. M. a fait et qu'Elle continue de faire avec
tant de générosité. Plus que je dois, moins je puis me dispenser
d'entrer avec Elle dans bien des détails. Il est si fort contre mon
caractère de me plaindre de ceux en qui V. M. paraît mettre sa
confiance, qu'il a fallu, pour m'y déterminer, des motifs aussi
puissants que ceux qui me forcent à rompre le silence, quoique
j'aie peut-être à me reprocher de l'avoir gardé trop longtemps. Il
s'agit de l'honneur de V. M, de la gloire de ses armes et de la
conservation de ses troupes, tous objets qui m'intéressent autant
qu'EUe-même.
J'avais toujours été prévenu d'une véritable confiance dans les
talents et la lon^e expérience du du Maréchal de Broglie ; je savois
l'estime que l'Electeur mon père en avoit fait ; je connoissois le
zèle qu'il avoit toujours marqué pour les intérêts de ma maison, et
je savais combien il étoit attaché à la gloire de V. M. et aux
avantages de son état. Tant de considérations réunies m'avoient
fait regarder avec plaisir le choix qu'Elle en avoit fait, pour lui
confier, lors de la maladie du Maréchal de Belleisle, le commande-
ment de ses armées, et j'étois persuadé qu'Elle ne pouvoit mieux
le placer.
Ce n'a été qu'après avoir recherché les causes des tristes revers
que nous avons essuyés, en avoir combiné toutes les circonstances,
et en avoir examiné avec la dernière attentidh toutes les fâcheuses
suites, que je n'ai pu douter que le Maréchal de Broglie ne se fût
laissé prévenir et qu'il n'eût suivi avec trop de facilité les conseils
de gens qui n'avoient d'autre objet que d'empêcher la réussite du
grand projet que V. M. avoit formé et qui auroit été exécuté avec
tant de gloire, si tous ceux qui dévoient y concourir eussent été
animés du même zèle et n'eussent pas sacrifié à des intérêts par-
ticuliers celui de la cause commune.
De là sont venus les malheurs qui ont suivi la glorieuse journée
de Sahay, quand avec plus de conduite on pouvoit se promettre les
plus grands succès. Le Roi de Prusse n'a pas caché et il s'en est
formellement expliqué dans les lettres qu'il m'a écrites, pour me
préparer à son accommodement avec la cour de Vienne, qu'il étoit
las de la lenteur de nos opérations et qu'il ne vouloit pas porter
plus longtemps tout seul le fardeau de la guerre. Je veux croire
que ce n'étoit qu'un prétexte, mais il n'est que trop vrai que nous
le lui avons fourni par la retraite précipitée de Frauenberg, et par
le refus qui avoit précédé, de marcher et de passer la Moldaw,
lorsque le Roi de Prusse entra en Moravie ; l'abandon de la Beraun
dans le désordre où étoit l'armée a achevé de déterminer ce Prince.
C'est ce même abandon de la Beraun et la mauvaise disposition de
l'armée sous Pragues qui ont déterminé le Roi de Pologne, qui
voyoit par cette manœuvre ses États découverts, k retirer ses troupes
et À traiter avec la cour de Vienne. On l'en auroit facilement em-
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304 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
péché par des manœuvres plus hardi[e]s et des discours qui mar-
quassent plus de résolution et de fermeté.
Je ne puis me dispenser de faire faire à V. M. attention sur le
temps que le Maréchal de Broglie a mis à se rendre de Pragues à
l'armée du Danube; temps inutilement perdu et dont tous les mo-
ments étoient prétieux, puisqu'il s'agissoit de réparer par la plus
grande diligence tout ce que nous avoit fait perdre la marche en
Bohème, à laquelle je m'étois toujours opposé, prévoyant, comme
je le dis au Maréchal de Maillebois, qu'il faudroit en revenir à mon
projet de marcher sur le Danube. G'étoit effectivement le seul
moyen de remplir en même temps toutes nos vues, de dégager
Pragues en chassant les ennemis de toute la Bavière et en péné-
trant dans l'Autriche. Nous y aurions pris des quartiers d'hiver et
nous serions encore maîtres de Pragues et de toute la Bohême, que
la valeur des troupes de V. M. m'avoient fait gagner et que les
fautes qu'on a faites me font perdre.
Pour regagner en quelque façon le temps que nous avions perdu,
il falloit se porter sur Passau et prendre Scharding. C'est ce que
le Maréchal de Broglie a refusé, n'ayant voulu entendre à rien de
ce que le Maréchal de Seckendorf lui a proposé. Les affaires en
sont venues à une telle extrémité, malgré la supériorité que nous
avions moins encore par le nombre que par la valeur, que faute de
secours c|ue V. M. avoit ordonné qu'on envoie au Maréchal de Secken-
dorf, sous le commandement du marquis de Balincourt, les
ennemis ont osé attaquer, bombarder et ruiner Braunau en pré-
sence des troupes de V. M., et qu'il s'en est peu fallu que par le
retardement de tout secours, mes troupes ne fussent affamées dans
cette place. Ainsi, bien loin d'avoir sur les ennemis aucun avan-
tage, nous avons perdu une grande partie de ceux que mes troupes
avoient eu sur les Autrichiens, qu'elles avoient acculés dans Schar-
ding. Après avoir enfin, à force d'instances et de représentations,
persuadé le Maréchal de Broglie de marcher au secours de Braunau,
ce qui a obligé les ennemis à en lever le siège, il a refusé d'aller
en avant, comme le Maréchal de Seckendorf l'en pressoit ; il n'a
pu même en obtenir 3 à 4,000 hommes, qui, pour seconder ses
desseins, n'avoient qu'à se porter sur Altheim où ils auroient tou-
jours été couverts par mes troupes, moyennant quoi les ennemis
auroient infailliblement quitté la Bavière, ayant eu des avis certains
qu'ils étoient sur le point d'abandonner Scharding. Au lieu de faire
une manœuvre aussi utile pour les avantages de la cause commune
ce Maréchal à retrousser (lisez : a rebroussé) chemin et vient de
prendre une position aussi ruineuse pour mes États que peu hono-
rable aux armes de V. M. et destructive pour ses troupes. Elles sont
entassées les unes sur les autres dans des lieux où elles manquent
de tout; ce qui y cause les plus grands désordres et réduit mes
sujets à la plus affreuse misère, sans que le soldat en soit mieux.
On auroit pu parer ces inconvénients, dont les suites ne peuvent
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PIÈCES JUSTIFICATIVES 305
être que très préjudiciables, en élargissant les quartiers et portant
la gauche de l'armée au Danube à Vilshofen. Par là on auroit pu
mettre sur la gauche de ce fleuve 18 ou 20 bataillons, pour couvrir
le Palatinat, garder tous les défilés des montagnes de Bohême,
empêcher les ennemis de pénétrer dans le Palatinat et assurer la
communication avec Egra, qu'il est d'une conséquence infinie de
soutenir. En faisant cette manœuvre, les troupes de V. M. seroient
bien, et on pourroit tirer des impositions, contributions et subsis-
tances des cercles de Pilsen et de Saaz. Avec une aussi grande su-
périorité en infanterie, on pouvoit encore, en faisant les arrange-
ments convenables, former une entreprise d'hiver dans le mois
prochain, pour chasser les ennemis de Scharding et de la ville de
Passau, d'où il résulteroit plusieurs avantages également utiles et
glorieux; Ton s'ouvriroit les moyens de tirer des subsistances et de
l'argent de la haute Autriche, et l'on s'assureroit la prise du châ-
teau de Passau dés l'ouverture de la campagne, ce qui est d'une
conséquence décisive ; Ton mettroit les troupes à leur aise et saine-
ment. Ton préviendroit les maladies, l'on se procureroit la tran-
quillité et la sûreté pour le reste de l'hiver, et l'on perdroit les
trois quarts moins dans cette opération militaire que l'on ne
fera par les maladies qui affoibliront les bataillons à un tel point
que toutes les recrues que V. M. va envoyer seront encore insuffi-
santes. Quelle douleur pour moi de voir périr, sans fruit et sans
gloire, tant de braves gens 1
Comme depuis bien longtemps le Maréchal de Broglie ne me
rend plus de compte, je ne puis plus espérer de ramener à rien, et
par les discours que Ton m'assure de tous côtés qu'il tient, je ne
puis douter que son unique objet ne soit de porter V. M. à faire
rentrer toutes ses troupes dans son royaume et à abandonner par
conséquent son plus fidel allié. Je La prie de rappeller ce Maréchaly et
comme je ne connois personne qui soit plus intéressé à l'exécution
du plan que V. M. avoit formé, que le Maréchal de Belleisle, qu'Elle
avoit destiné Elle-même au commandement, sous mes ordres, de
l'armée qu'Elle m'a si généreusement confié, avec laquelle j'ai eu le
bonheur de me rendre maître d'une grande partie des pays qui
m'appartiennent si légitimement et qui m'ont été assurés par les
traités les plus solennels, je regarderai comme une nouvelle marque
de Son amitié qu'Elle veuille bien me confier celle qu'Elle me laisse.
Je connais trop le cœur de V . M . pour douter qu'Elle ne m'ac-
corde ce que je Lui demande avec instance : j'ose Lui répondre que
jalout de Sa gloire comme je le suis, je ne lui demanderois pas le
Maréchal de Belleisle, si je n'étois persuadé qu'il la soutiendra et
qu'il répondra à l'honneur du choix de V. M. Je joindrai la recon-
noissance de cette nouvelle preuve de son amitié à celle que je Lui
dois et avec laquelle je serai toute ma vie... (1).
(1) Bibl. nat. Nouv, aeq. franc, 488, fol. 1. — Copie.
20
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306 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
XXII
RBLATION DB CE QUI S'EST FAIT ET PASSÉ d'eSSENTIEL ATANT ET PENDANT
LA MALADIE DU CARDINAL DE FLEURY, ET DEPUIS SON DÉCÈS
(Du 16 février 1743.)
Le Cardinal de Fieurj, sentant au mois de novembre 1742 que
ses forces diminuant de jour en jour, sa fin étoit prochaine, se
détermina à parler au Roy qui iuy donna une audiance de près de
quatre heures.
Il n'est pas douteux que le Cardinal emploia ce tems à repré-
senter À Sa Majesté la conduite qu'EUe devoit tenir, et qu'il marqua
certains sujets en crayon rouge, et d'autre en crayon noir. Tout
doit faire présumer que M. de Chauvelein a eu la notte noire.
Il n'est pas douteux, aussi, qu'après que Son Éminence eut
expliqué verbalement au Roy ce qu'Elle pensoit sur la situation
présente de l'Europe, Elle ne Iuy ait laissé un sistème par écrit
dont on ne sçaura jamais le contenu du vivant du Roy, qui est d'un
secret impénétrable.
Cette longue audiance finie, on s 'apercent que le Roy étoit triste
et pâle. A l'égard du Cardinal, il parût assés serein, et dit, en tra-
versant les appartemens, qu'il venoit de demander au Roy la per-
mission de se retirer à Issy pour tout le mois de décembre, que sa
santé exig[e]oit ce tems de repos, et qu'il priroit qu'on ne Iuy
parlât point d'affaires, que même les Ministres ne prissent pas la
peine de l'y venir voir. Cependant le Cardinal ne fut pas deux
jours à Issy, qu'il souffrit qu'on l'instruisît de tout, qu'il se mesia
de tout, qu'il ordonna sur tout, même dans les choses les plus
simples, et les Ministres allèrent travailler avec Iuy comme à l'or-
dinaire.
Il fit, pendant le cours du mois de Décembre, deux voyages à
Versailles, où il ne resta que quelques heures. Il avoit résolu d'y
venir à demeure, mais sa foiblesse de corps et d'esprit augmantant
d'un moment à l'autre, il ne peut pas quitter Issy. Le Roy l'y est
allé voir deux fois. La première fois. Sa Majesté y fut 26 minuttes.
Le Cardinal Iuy parla toujours à l'oreille, et comme Son Éminence
articuloit malaisément, lentement et très bas, le Roy se teint dans
une attitude très gênente pour aprocher son oreille de la bouche
du Cardinal. L'on asseure que ce fut alors qu'il conseilla au Roy de
ne point se servir du Cardinal de Tencin.
La seconde visite du Roy ne fut que de 12 minutes. Le Cardinal,
qui Iuy parla peu, Iuy remit un portefeuille qui renfermoit nombre de
papiers qui ne dévoient être renais qu'entre les mains de Sa Majesté.
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PIÈCES JUSTIFICATIVES 307
Le Cardinal de Tencin se trouva aux deux TÎsites que fit le Roy.
Mais il n'est nullement vraj que Sa Majesté l'y eût amené.
Dés que le Roy sçut la mort du Cardinal, il en parût très touché.
Il se renferma, avec ordre de n'entrer que quand il sonneroit. Le
Cardinal de Tencin se présenta, et ayant dit à l'huissier de la
chambre qu'il venoit pour informer le Roy des dernières paroles de
M. le Cardinal de Fleury, l'huissier fut ran[n]oncer à Sa Majesté,
qui répondit qu'Elle avoit ordonné de n'entrer que lorsqu'Elle son-
neroit, et qu'Elle vouloit estre obéie. Ainsy le Cardinal de Tencin
ne fut point admis. L'on ignore encore à présent ce qu'il vouloit
dire au Roy.
Après la mort du Cardinal, le Roy fit an[n]oncer, par M. Amelot,
à tous les Ministres étrangers qu'il n'y auroit point, en France,
de principal Ministre, et que les affaires se trait[e]roient comme du
tems de Louis XIV.
Sa Majesté a donné la feuille des Bénéfices à l'ancien évêque de
Mirepoix (précepteur de M. le Dauphin); ce qui mortiffiant infini-
ment M. le Cardinal de Tencin, a fait dire au Public que cette
Éminence n'aura fait (ainsy que Moyze) que voir la Terre Promis(8)e
sans y entrer.
Pendant la maladie du Cardinal Fleury, le Roy a commencé à
travailler seul. Il a examiné avec beaucoup d'application et d'atten-
tion, et notté, de sa propre main, plusieurs mémoires qu'il a
demandés concernant les affaires du tems.
Le deuxième jour du décès du Cardinal, M. le Maréchal de
Noailles, travaillant seul avec le Roy, luy représenta qu'il étoit de
son intérest et de sa gloire, de l'honneur et de l'avantage de la
nation françoise, de faire l'impossible pour soutenir l'Empereur;
que tous les efforts et toutes les dépenses que l'on pourroit faire
pour remplir un objet aussi important et aussi capital ne seroit
rien en comparaison de ce que l'on seroit obligé d'essuyer et d'en-
treprendre pour se mettre à couvert des tentatives que l'Archidu-
chesse ne manquera pas de faire, si Elle vient à bout de se main-
tenir dans sa puissence ; étant constant que si Elle y réussit, Elle
se liguera avec les Puissences maritimes, et qu'ensemble ils met-
tront tout en usage et feront jouer tous les resords (sic) imaginables,
justes ou injustes, vrays ou faux, pour engager dans leur party
d'autres puissences, tant Germaniques qu'autres, pour ensuite acca-
bler la France en luy déclarant une guerre qui (suivant les appa-
rences) seroit aussi longue que formidable, et peut-estre préj(e)udi-
ciable au Roy et à ses sujets; qu'en un mot on de voit s'attendre à
toutes sortes de maux de la part de la Cour de Vienne ; qu'il fal-
[l]oit donc ne rien épargner non seulement pour les éviter, mais
même pour les prévenir, et que l'on ne pouvoit y parvenir qu'en
faisant actuellement l'impossible pour soutenir et appuier Sa
Majesté Impériale ; — que pour cet effet l'on estimoit que le Roy
devoit :
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308 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
l*" Faii*e en soi-te que Sa Majesté Impériale ait un corps de
60,000 hommes et plus, s'il est possible, de troupes nationales, et
réunir toutes les troupes françoises qui sont en Allemagne ;
2* Tâcher de s'ajuster avec le Roy de Prusse pour qu'il fournisse
au moins 30,000 hommes;
3' Ne rien négliger pour s'at[t]irer le Roy de Pologne qui est en
estât de donner 30,000 hommes et plus ;
4* Se servir de toutes les re8[s]ources que la plus sage et la plus
adroite politique peut sucgérer («te), pour pratiquer un acconmiode-
ment entre l'Espagne et le Roy de Sardaigne qui engage les deux
couronnes à tenir une armée assés forte en Italie pour estre en
estât d'en faire un détachement consid[é]rable prest à estre envoyé
en Allemagne, si les circonstences l'exigent ;
5' Qu'à l'égard de la France, elle doit travailler h avoir deux
grandes armées, dont l'une sur le Rhin, et l'autre en Flandres.
Voilà au vray les observations et le projet que M. le Maréchal
de Noailles a exposé au Roy qui, en approuvant l'un et l'autre, a
ordonné au Maréchal de se communiquer à M. Amelot, et de former
le projet par escrit. C'est à quoy on travaille actuellement. On se
flatte d'en avoir une copie, si ce n'est du tout, du moins des points
essentiels, qu'on envoyra.
M. le Comte de Saxe est arrivé à Paris cette nuit. On y attend
M. le Mareschal de Belleisle, dont les actions sont bien baissées;
peut-être que sa présense {$ie) les fera remonter. Mais les Ministres
ne l'aiment pas, et l'on croit que M. le Comte de Saxe, l'empor-
tant sur luy, commendera en Allemagne, dont on rapellera
MM. les Maréchaux de Broglio et de Maillebois.
La cause de la dernière disgrâce arrivée à M. de Ghauvelin pro-
vient d'un paquet qu'il avoit adressé à un homme en le priant, par
écrit, de le remettre secrètement au Roy. Cet homme femelle
(puisqu'on asseure que c'est Madame la Princesse de Conty) donna
le paquet au Roy, et en luy fesant voir la lettre qui l'a voit accom-
pagné, luy dit que si Sa Majesté ne trouvoit pas à propos de le
recevoir, qu'il le renvoyroit ; mais soyt qu'Ëlle le receut, ou qu'EUe
ne le receut pas, il la suplioit de ne point nommer la personne qui
le luy auroit présenté. Le Roy le luy promit, prist le paquet, et
l'ouvrit. Il y trouva une lettre et trois mémoires, dont le premier
attaquait feu M. le Cardinal de Fleury, le second fesoit l'apologie
de M. de Chauvelin, et le troisième (que l'on prétend estre admi-
rable) contenoit des réflexions sur Testât présent de l'Europe, en
fournissant des moyens propres à remédier à tout.
Le Roy (piqué du Mémoire qui regarde M. le Cardinal de Fleury)
fit appeler M. de Maurepas, et luy dit : t Voilà ce qu'un quelqu'un
que je ne nommeray pas (car je l'ai promis) vient de me remettre
de la part de Chauvelin, qui s'égare jusqu'à m'adresser un mémoire
contre le pauvre cardinal de Fleury. Mon intention est de l'en-
voyer au château de PJerre-Ensise, » Sur quoy M. de Maurepas fit
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PIÈCES JUSTIFrCATiVËS âOÔ
des remontrences au Roy : « Il faut toujours, dit Sa Majesté, le
sortjr de Bourges, et l'exiler dans le lieu le plus écarté et le moins
fréquenté de l'Auvergne. » Elle examina la carte, y apercent un
endroit entouré de montag[n]es aussi harid(e)es qu'élevées. Le Roy
chercha le lieu le plus prochain de ce désert. Il vit que c'étoit
Issoire. Il ordonna à M. de Maurepas d'expédier, sur le champ, une
lettre de cachet pour envoyer M. de Ghauvelin à Issoire, qui est à
25 lieux (sic) de Bourges, mais des lieux («te) beaucoup plus grandes
que celles d'Allemagne. La lettre de cachet fut adressée à l'intendant
de Bourges pour la donner à M. de Chauvelin, qui, après l'avoir
lue, y obéit dans l'instant, en montant dans sa chaise, avec son
fils, pour se rendre, en poste, au lieu de sa destination.
Issoire (4) est, à la vérité, entouré de montagnes, et de rochers
aff(e)reux ; mais la ville (qui est fort jolie, bien bâtie, et où il y
a très bonne compagnie) est scituée dans un val[l]on, qui forme
une val[l]ée charmante, bien plantée et bien cultivée, et arrosée
par des eaux de cristal, très abondentes en bons et délicats pois-
sons.
La démarche de M. de Ghauvelin a d'autant plus étonné, que ses
parens ont monstre des lettres par lesquelles il les prioit, et leurs
enjoinnoit (sic) même, de ne se donner aucun mouvement; qu'il
avoit bien sçeu rester à Bourges pendant près de six ans; qu'il y
resteroit bien encore six mois, et un an s'il étoit nécessaire, pour
attendre le moment favorable à demander son rappel et à l'ob-
tenir.
Mais l'on présume qu'il a escrit de la sorte à ses parens afin
d'agir seul, et qu'il a agi si promptement, craignant que, s'il tar-
doit, la place qu'il avoit occupée ne fût donnée à un autre, se flat-
tant que son Mémoire sur les affaires présentes toucheroit le Roy
et ren[ga]geroit de le rappeller auprès de sa personne. Cette espé-
rence, quoyque mal placée, a esté bien mal conduite. Il aurôit dû,
en sage politique, et en expert et adroit rhétoricien, faire l'éloge
du Cardinal, et non le blasmer, et luy se justifier sans faire son
apologie. Enfin il s'est noyé volontairement; car, suivant les appa-
rences, il n'ap[p]rochera plus du port.
Du 4 mars 1743.
Il est constant que les Anglois font tous les efforts imaginables
pour engager les Suisses à donner là. 000 hommes à l'Archidu-
chesse, et afin d'obtenir ce secours, il[s] font les offres les plus
considérables et les plus avantageux (sic).
Mais la France, instruite des propositions des Anglois, agit avec
(1) « Nota que M. de Ghauvelin n'est point dans la ville, mais dans le
château qui est tout délabi^ô, situé sur une montagne très escarpée, ce
qui en fait le séjoxir aff(e)reuz. »
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310 ANECDOTES. CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
beaucoup de Yi?acité et d'activité pour non seulement empêcher
que ces propositions ne soyent pas acceptées, mais même pour
obliger les Suisses à fournir à l'Empereur les mêmes 12.000 hommes
que les Ànglois demandent pour l'Archiduchesse. Il semble que la
France s'y prend de façon à pouvoir espérer une heureuse réussite,
attendu que le personnage qu'Ëlle a chargé de négocier avec les
Suisses est de la nation, et a un crédit considérable tant paj* luy
même que par ses parens et ses amis qui occupent les premières
charges.
M. le Maréchal de Belleisle arriva hier dimanche à 3 heures
après midy à Versailles. Luy et M. Amelot ont, le même jour, été
deux heures avec le Roy. Ce qui a été traité dans cette conférence
n'a point encore trenspiré. L'on est très étonné que M. de Broglio
reste en Allemagne, et l'on croit que le Roy changera cette dispo-
sition (1).
XXIII
LETTRE DB LOUIS XV A l'eMPEREUR CHARLES VII
(21 février 1743.)
Monsieur mon Frère et Cousin,
J'ai reçu la lettre de Votre Majesté du 23 janvier, et j'y ai vu
avec une peine extrême les sujets de mécontentement qu'Elle croit
avoir de la conduite du maréchal de Broglie. Comme je n'ai rien
plus à cœur que les intérests de Votre Majesté, et que j'y ai même
sacrifié les miens en refusant tous les avantages qui m'ont été
offerts, si j'avais cru avoir un meilleur général, je l'aurois choisi
pour mettre à la teste de mes armées d'Allemagne. La grande
expérience du maréchal de Broglie, ainsi que le zèle que je lui con-
nois pour la gloire de Votre Majesté, m'ont déterminé à lui donner
toute ma confiance, et je ne pourois la donner aussi entière à
aucun autre. S'il falloit rappeller en détail toutes les causes des
mauvais succès que mes troupes ont éprouvé(e)s en Bohême, et du
peu de concert qui a fait échouer toutes les opérations, il seroit
difficile de voir que ce n'est pas au maréchal de Broglie qu'on doit
les imputer. Vostre Majesté n'a pas sans doute été exactement
instruite du mauvais état dans lequel étoit l'armée dont il a été
prendre le commandement, lorsqu'EUe lui reproche son inaction.
Je pourois avec plus de raison me plaindre du peu de secours que
mes troupes ont trouvé en Bavière, et de plusieurs mauvaises
(1) Blbl. nat. Nouv. acq. franc. 498, fol. 172. — Original (évidemment
de la main d'un agent secret de l'empereur Charles VII).
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PIÈCES JUSTIFICATIVES 311
manœuvres que je ne veux pas relever. Le maréchal de Belleisle
doit être bien flatté de la préférence que Votre Majesté lui donne.
Je connois tous ses talens et son attachement pour la personne de
Votre Majesté; mais Elle peut juger Elle-même, puisqu'il a l'hon-
neur d'être auprès d'EUe, s'il est en état de faire les fonctions de
général ; sa santé l'en rend absolument incapable, et il me l'a cer-
tiffié lui-même dans toutes ses lettres. Je prie donc Votre Majesté
d'ajouter moins de foy aux rapports infidèles qu'on lui fait sur
le compte du maréchal de Broglie, et de lui marquer un peu plus
de confiance : c'est le mojen d'augmenter son zèle pour les inté-
rests de Votre Majesté. Il répondra comme il le doit aux bontés
que Votre Majesté voudra bien lui témoigner. J'ai gardé le plus
grand secret sur tout ce que Votre Majesté m'a écrit à son sujet,
et il n'en parviendra jamais rien à sa connoissance. Je suis, Mon-
sieur mon frère et cousin,
De Votre Majesté
Le bon frère et cousin
Louis (1).
A Versailles, le 24 février 1743.
XXIV
LETTRE DB l'bMPBBEUR CHARLES VII A LOUIS XV
Fraucfort, le 6 mars 1743.
Monsieur mon Frère et Cousin,
Je vois avec douleur par la réponse de V. M. du 21 du mois dernier,
qu'Elle croit que je cède à des préventions qui me sont inspirées
contre le Maréchal de Broglie. Personne n'est plus éloigné que moi
d'en prendre, surtout contre un général pour qui j'ai toujours eu
de l'estime et dont je connoissois le zèle pour ma maison. D'ail-
leurs il me suffira toujours que V. M. accorde sa confiance à quel-
qu'un pour que je lui donne la mienne. Ce ne peut donc être
qu'après avoir suivi sa conduite et un mûr examen, que je me suis
déterminé à demander son rappel. De pareilles démarches coûtent
trop à faire pour les bazarder sans de grandes raisons. Je m'y suis
vu forcé malgré moi, après avoir épuisé toutes les marques de la
confiance la plus intime. Les lettres que je lui ai écrites en sont
des preuves indubitables.
Je rends justice au Maréchal de Broglie sur ses talents et sa
longue expérience, mais j'ai lieu de croire que l'exécution du projet
que V. M. avoit formé, dépend absolument de son rappel. U n'y a point
(1) Bibl. nat. i^Tow. aeq, franc. 487, fol. 64. -^ Original.
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342 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANCE
de plan, point d'opérations, auxquels il se soit prêté ; tout a été
rejette, sans même alléguer de bonnes raisons, et je ne vois aucune
apparence de rétablir jamais l'union, le concert et la bonne intel-
ligence, si nécessaires pour le succès de cette campagne. Je répète
à V. M. que je suis très éloigné d'a¥oir aucune préyention ; mais à
supposer même que le défaut d'harmonie ne vient que de cette
cause, toute injuste qu'elle seroit, l'importance des grands inté-
rests qui doivent nous occuper aujourd'hui devroit l'emporter sur
toute autre considération.
Je parle à Y. M. k cœur ouvert; c'est le moins que je doive faire,
quand Elle a fait tant pour moi, et je lui tiendrois le même langage,
quand je n'aurois aucun intérêt au succès de la campagne prochaine.
Je dois tout à V. M.; c'est m'acquitter en partie des obligations sans
nombre que je Lui ai, que de Lui parler avec sincérité. Je La prie
même d'être perauadée que, dépouillé de tout préjugé, je ne Lui
ai proposé le Maréchal de Belleisle, que parce que je croyois que,
V. M. lui ayant confié toutes les vues et les desseins, il y entre-
roit peut-être mieux qu'un autre, et que sa santé se rétablissant de
jour en jour, ce seroit un obstacle que la vivacité de son zèle lui
feroit vaincre. Mais quel que soit le général sur lequel V. M. jet-
teroit les yeux, elle me verroit y mettre ma confiance dès qu'elle
lui accorderoit la sienne. Les talents et expérience ne suffisent pas
à un général; cette activité qui caractérise si avantageusement
les troupes de V. M. et qui est l'àme du succès, quand les opéra-
tions ont été réglées, lui est également nécessaire. Les ennemis ne
nous ont que trop fait voir qu'ils savoient profiter de notre lenteur
et inaction, et ils n'ont pas caché qu'ils ne trouvoient plus cette
ardeur qui leur étoit si redoutable.
Comme c'est à V. M. seule que je m'explique, je me reprocherois
si je Lui cachois rien. Des succès de cette campagne dépend absolu-
ment ou une paix honorable ou une paix forcée. V. M. est trop sen-
sible à la gloire pour rien mettre au hazard. Le point principal est
de prévenir les ennemis; cela demande des précautions, de l'activité
et surtout un concert et une harmonie que je suis contraint d'avouer
que je n'ai pu trouyer les moyens de former, quoique j'aie souvent
sacrifié à cette vue des mécontentements personnels. Je puis moins
l'espérer aujourd'hui que jamais, que le maréchal de Broglie
n'ignorera pas que j'ai demandé son rappel. Il ne dépend plus de
moi de reprendre pour lui cette confiance qu'en vain je lui ai
témoigné et qu'il n'est pas dans mon caractère de feindre, quel-
qu'effort que j'y fisse par amour de V. M.
Je La prie de faire là dessus les plus sérieuses réflexions, les mo-
ments pressent et je crains que l'on ne voulût les racheter bien cher.
Rien ne peut exprimer l'étendue de la tendre amitié et de la par-
faite reconnoissance avec le[s]quel[le]s je suis... (i).
(1) Bibl. nat. iVoMV. aoq. franc. 488. fol. 9. -^ Qopie.
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PIÈCES JUSTIFICATIVES 313
XXV
LBTTBB DB LOUIS XV A L*BMPBBBUR CHABLBS VII
(17 mars 1743.)
MONSIBUR MON Fr&RB BT CoUSIN,
Je comprends la peine que Votre Majesté a eue à renouveller ses
instances pour le rapel du maréchal de Broglie par celles qu'EIIç
a dû prévoir que me causeroient les plaintes réitérées qu'Elle me
fait sur son compte. Rien ne peut m'être plus douloureux que de
voir Votre Majesté aussi indisposée contre le général à qui j'ai
donné toute ma confiance. Si Votre Majesté avoit été à portée d'en
juger par Elle-même, je suis persuadé qu'Elle lui rendroit plus de
justice, et qu'Elle reconnottroit que le peu d'activité qu'Elle lui
reproche ne provient que de l'impossibilité d'avoir pu mieux faire
avec une armée exténuée par les fatigues et par les maladies. Heureu-
sement le retour de la belle saison, et l'arrivée des recrues que j'en-
voye pour la renforcer, la mettront en état d'agir avec plus de
vigueur. Le maréchal de Broglie sçait combien j'ai à cœur les
intérests de Vostre Majesté, et que je ne les distingue pas des miens
propres ; c'en est assés pour qu'Elle ne doive pas douter du zèle qu'il
montrera pour son service, aussitost qu'il en aura les moyens, et j'es-
père qu'Elle reprendra pour lui des sentimens plus favorables. Je ne
sçais pas pourquoi Votre Majesté présume que le maréchal de Broglie
n'ignorera pas qu'Elle ait demandé son rappel, puisque j'en ai promis
le secret k Vostre Majesté et que je le garderai înviolablement.
Je suis, Monsieur mon frère et cousin, de Votre Majesté
Le très bon frère et cousin,
Louis (4).
A Versailles, le 17 mars 1743.
A l'Empereur.
XXVI
LBTTRB DB LOUIS XV A l'bMPBRBUH CHARLBS Vil
(7 août 174S.)
MONSIBUR MON FrÈRB BT GOUSIN,
La lettre de Votre Majesté du 21 du mois dernier, par laquelle
j 'aprends qu'Elle s*est résolue à donner les mains à un accommodement
avec la Cour de Vienne, m'a pénétré de la plus vive douleur, en
voyant l'apréhension dans laquelle Elle est- que cette Cour ne veuille
(1) Bibl. nat, AToii». ûûq. françi 487, foh 70. ^ Original.
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Si4 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANGE
abuser de ses prospérités, pour lui imposer les conditions les plus
dures. Plus Votre Majesté me témoigne de confiance, plus je suis
affligé de ne pouvoir remédier aussi efficacement que je youdrois à
l'amertume de sa situation. Votre Majesté Yoit cependant par
les efforts que je fais en tout genre pour rétablir et augmenter mes
troupes, que je suis bien éloigné de vouloir la mettre dans la néces-
sité de subir des loix trop rigoureuses ; quoique mes armées ayent
repassé le Rhin, ce n'a jamais été dans la vue de la laisser à la
merci de ses ennemis, et je me flatte qu'Ëlle me rend trop justice,
et qu'elle a eu jusqu'ici trop de preuves de mon amitié pour avoir
eu une pareille pensée. J'ai soutenu ses intérests comme les miens
propres, et j'ai continué la guerre en Allemagne aussi longtems que
je l'ai pu, et le dernier combat de Dettingen a dû lui faire con-
naître que j'ai persévéré dans cette résolution jusqu'à ce que j'aye
été obligé de céder à la nécessité des conjonctures. Elle sçait aussi
bien que moi toutes les raisons qui rendoient la retraite du Maré-
chal de Noailles indispensable. J'aurois cru qu'Ëlle pouvoit s'en
faire un mérite auprès de l'Empire, et que cette démarche auroit
été plus capable qu'aucune autre de lui concilier les esprits ; Votre
Majesté en a jugé autrement par des raisons qui me sont inconnues,
et Elle a mieux aimé que la Déclaration que je lui proposois de
donner Elle-même, fût faite à la Diette en mon nom; comme
j'aprends qu'Ëlle a été universellement approuvée, il en résultera
du moins cet avantage : que les auxiliaires de la Reine de Hongrie
n'auront plus de prétexte pour rester en Allemagne. Vraisembla-
blement l'Empire ne souffrira pas qu'ils continuent d'assiéger
Votre Majesté dans la ville qu'Ëlle a choisi pour sa résidence, et
par leur éloignement Elle poura avec plus de liberté suivre la
négociation qu'Ëlle a entamée. Je me flatte que Votre Majesté
voudra bien m'instruire du progrès qu'EUe aura; et si les soins du
Prince Guillaume de Hesse ne pouvoient engager la Cour de Vienne
k convenir d'un accommodement acceptable. Votre Majesté peut
compter que mon amitié pour Elle ne me permettra jamais de
l'abandonner dans une extrémité aussi fâcheuse. Le Comte de
Lautrec a dû lui renouveller de ma part les offres de continuer à
l'aider par des subsides. Je lui confirme encore aujourd'hui les
mêmes assurances, et que je ne poserai point les armes qu'Ëlle ne
soit préliminairement rétablie dans l'entière possession de ses
États. C'est la moindre marque que je puisse lui donner de la véri-
table et sincère amitié avec laquelle je suis.
Monsieur mon frère et cousin, De Votre Majesté
Le très bon frère et cousin,
Louis (4).
A Versailles, le 7 aoust 1743.
A VEmperevr, ^'' /
(1) Bibl. nat. Nouv. acq. franc, 487, fol. 86* — Original. . I
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PIÈCES JUSTIFICATIVES
315
XXVII
Nous reproduisons ici deux états de logement de la Cour lors
des Yoyages du Roi au château de Choisy, ainsi que deux menus de
la table de Sa Majesté. (Voir les Anecdotes, p. 118.)
Second Voyage du Roy.
16 septembre 1745.
LOGEMENT
CORPS DU GHATBAU
Rez de Chaussée.
Par l'Escalier de la l
Salle des Gardes.. |
{•' Étage. } (
I Par l'Escalier de la
Chapelle
Palier de la Tribune.
Mansardes du Château.
Pavillon de M. Le Gouverneur. .
Corridor des Offices
EntresoUe de l'Escalier Ovale. . .
Mansarde de TAisle de l'Horloge .
1". Le Roy.
Bains.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
11.
12.
13.
14.
15.
16.
17.
18.
19.
20.
21.
22.
24.
27.
28.
30.
31.
Mad* La Marquise de Pompadour.
Mad« La Duchesse de Lauraguais.
Mad* La Marquise de Bellefond.
M ad* La Marquise de S* Germain.
M. Le Duc Dayen.
M. Le Duc de Duras.
M. le Prince de Soubise.
M. Le Duc de Luxembourg.
M. Le Prince de Tingry.
M. Le Duc de la Valliére.
M. Le Duc d'Enville.
M. Le Duc de Villeroy.
M. Le Duc de Richelieu.
M. Le Duc d'Aumont.
M. Le Gouverneur.
M. Le Marquis de Meuse.
Voyages du Roy, etc., années 1744-1745 et 1746. — Bib. nat. Ms. franc. 14436, fol. 26.
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346 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
Neufvième Voyage du Roy.
Du 21 aoust 4753.
Rex de ChAusiée.
Sur l'Escalier du Vesti-
bule
EntresoUe au dessus du
Vestibule
Au dessus de la Tribune.
Sur la Cour
à gauche.
Mansardes.
Sur le
Jardin à
I droite
Au dessus de la Gallerie. .
CSorridor des Offices. . . .
Aisle
des
Seigneurs .
Rez de
Ciiauasëe. .
i Escalier de
la Gomé> I
die .... ,
1 1" Étage. . .
LOGEMENT
du 21 ftoust 1753
Le Roy.
Mad* La Marq* de Pompadour.
du 22 aoust 1753
Le Roy.
Madame Infante.
Mad* La Marq* de Pompadour.
Madame Louise.
Madame Sophie.
9.
10.
a 11.
11.
12.
13.
14.
16.
17.
18.
19.
20.
21.
22.
23.
24.
Mad* la Duch. de Brancas. ..
M. Le Maréchal de Richebeu.
M. Le Duc d'Estissac
M. Le Comte de Maillebois. . .
M. Le Prince de Turenne....
M. Le Duc de Chevreuse ,
M. Le Marquis de Poyanne. .
M. Le Marquis de la Suze. . . .
M. Le Marquis d'Armentiëres ,
M. Le Prince de Tingry
M. Le Duc de Penthièvre
Mad* La Marq« de la Rivière..
M. Le Marquis de Gontault. . .
F 27.
l•^
2.
3<4.
6.
«.
7.
9.
10.
11.
12.
13.
14.
15.
16.
17.
M
M. Le Marquis de Fosseuse. . ,
M. Le Marquis de Meuse
M. Le Duc de ViUeroy
M. Le Gouverneur
M. Le Marquis de Villeroy...
M. Le Duc de Luxembourg. .
M. Le Duc de la VaUlère
M. Le Duc Dayen
M. Le Baron de Montmorency.
M. Le Marquis S* Vital
M. Le et* de Clermont d'Amb.
M . Le M arquis de Beaufremont .
Madame Victoire.
Madame Adélaïde.
Mad* La Duch. de Brancas.
Mad* La Marq. de Leyde.
M ad* La C" de Chateauregnault.
Mad* La Marq. de Civerac.
M. Le Maréchal de Richelieu.
M. Le Duc d'Estissac.
M. Le Comte de Maillebois.
Mad* La Marquise de Narbonne.
M. Le Prince de Turenne.
M. Le Duc de Chevreuse.
M. Le Marquis de Poyanne.
M. Le fifarquis de la Suze.
M. Le Prince de Tingry.
M. Le Duc de Penthièvre.
Mad* La Marq. de la Rivière.
M. Le Marquis de Gontault.
Mad* La Marquise de Livry. . . |
Mad* La Comtesse du Roure.
Mad* La Comtesse d'Estrade.
Mad* La Maréchale de Duras.
Mad* La Marquise de Clermont.
M. Le Marq. de Fosseuse.
M. Le Marquis de Meuse.
M. Le Duc de Villeroy.
M. Le Gouverneur.
M. Le Marquis de Villeroy.
M. Le Duc de Luxembourg.
M. Le Duc de la Vallière.
M. Le Duc Dayen.
M. Le Baron de Montmorency.
M. Le Marquis de S» Vital.
M*(i* de Braque.
Mad* La Comtesse de Mauld.
Mad* La Comtesse de Durfort.
Mad* La Marq. de Goebriant.
Mad* La Maréch. de Maillebois.
Mad* La Marquise de Livry.
Voyages du Roy au château de Choisy avec les logements de la Cour et les menus de la table de
Sa Majesté. Année 1753. — Bibl. nat. Mi. (ranç. 14129, fol. 29.
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PIÈCES JUSTIFICATIVES 317
A souper. Jeudy 16 Septembre 17i5.
DORMANT
2 BOUTS
Une Terrine d'un Haricot. Une Terrine d une Financière.
2 FLANCS
D'une oille à la purée. D'une oille aux choux.
HORS-D'OBUVRE ET ENTRÉES
De filets de Poulardes façon de De petits Poulets à la Polonnoise.
Monglas. De Filets de Perdreaux au Su-
D'un Mince aux concombres. culant.
De Petits Pigeons aux truffies De 1 ourteraux à lltalienne.
/intî^-ûa De Filets de veau au Cheyreuil.
enueres. ^.^^ g^j ^^ Perdreaux.
DunDindonàlaVilleroy. ^^ Filets de Faisands à la
De Crépinettes de Lapereaux. Chirac.
De petits Pâtés à l'Espagnolle. D'aislerons en surprise.
4 BELBVÊS
D'un Aloyau dans son jus. D'un quartier de Veau.
D'une selle de mouton. D'un Pâté de Faisands.
2 SBANDS BNTRBMETS
D'un Pâté en Fusée. D'un Gâteau de Compiégne.
ROST
De Cannetons de Rouen. De Poussins.
De Perdreaux. De faisands.
De Guignards. De Cailles.
BNTRBMETS
D'un Jambon. De petites Langues.
De Begnets de Pesches. De petites bouchées.
D'une Crème à la Genest. D'une crème veloutée.
De Truffes à la Serviette . De Cervelles de Veau frites.
D'œufs au Jus de Veau. D'un ragoût meslé à la Proven-
De Choux fleurs au Parmezan. çalle.
De pieds de Dindons à la S^'-Mé- De Cardes à l'Essence,
nehould. D'Artichauts au Singara.
Ibid. Ms. franc. 1443n, fol. 27.
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3«8 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
A souper. Vendredy 47 Septembre 1745.
DORMANT
2 OILLBS
D'une Oille aux Ris d'Écreyisses. Une Oille d'une Jullienne d'herbes,
2 GRANDES BNTRÉIS
D'un Brochet à la Pollonnoise. D'un pâté de Truites.
HORS-D'CEUVRE ET ENTRÉES
De petites Pâtes. De Morue.
De Filets de Perches à la Crème. D'Anguilles à la Broche Sauce
De Saumon en Bresolles. .yR*^*".*®'
De Solles aux fines herbes. De UntUles.
D une Omelette. D'œufs k l'oseille.
D'œufs hachés à la Chicorée. D'œufs aux concombres.
4 RELRVÉS DIS LÉGUMES
De Vives sauce à l'Eau. De Maquereaux à la M*" d'hostel.
De Filets de Solles k l'Orange. De Rougets Barbets.
2 RELEVÉS DBS GILLES
De Carpes farcies, un Ragoût ^ .. , ^ i « n
dessus ^ Perches à la Pollonnoise.
2 GRANDS ENTREMETS
^, n . 1 D'un Buisson d'Ëcrevisses fe-
Dune Brioche. ^^^^^
ROST
D'une Carpe au Bleu. De Solles frites.
De Turbotins au blanc. De Lottes frites.
De Solles frites. De Turbotins au blanc.
2 MOYENS ENTREMETS
De la Bouillie. D'une Tourte de Pèches grillées.
12 PETITS
D'une Crème simple. D'une Crème de Caffé.
De Choux fleurs. D'Asperges au heure.
D'un Ragoût de Tortues. De Rôties aux Anchojes.
De Petits pains à la Flamande. D'Epinards.
D'artichauts au heure. D'Haricots verts.
De Begnets à la Cloche. D'Ëcrevisses k l'Angloise,
Ibid. Mi franc. 14436, fol. 28.
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BIBLIOGRAPHIE
I
NOTB SUR LBS MANUSCRITS DBS c ANBGDOTES >
A. — Le volume dont nous nous sommes servi, de format petit in-4*
(205 X il5 millim.), porte aujourd'hui, à la Bibliothèque nationale, le
n<> 13781 du fonds français (anc. Supplément français, 3029 7). Il a con-
servé son ancienne reliure en veau plein et ses tranches ronges. Il
se compose de 7 feuillets préliminaires pour le titre et la « Tablé alfa-
bétique des noms et de matières ». Le texte des Anecdotes remplit
335 pages
Grâce À une note qui figure sur le feuillet de garde, nous savons d*où
provient ce manuscrit : « Vente Mérigot, !•' Pluviôse an 9, 18 1. 19 s. »
On trouve en effet, dans le Catalogue des livres provenant du fonds
d'ancienne librairie du citoyen J.-G. Mérigot^ sous le n* 3263 (p. 277), un
article ainsi conçu : « Anecdotes curieuses de la Cour de France, sous
le règne de Louis XV, par Toussaint, auteur du livre intitulé les Mœurs.
/n-4**, 17. m. Manuscrit sur papier », et on a ajouté dans la marge de
l'exemplaire de ce Catalogue conservé A la Bibliothèque nationale le
montant du prix d'adjudication : « 18 1. 19 s. » L'identification est donc
absolument certaine.
Mais d'où Mérigot, qui n'était qu'un commerçant, tenait-il le volume?
On peut tout au moins le conjecturer, en s'appuyant sur la phrase sui-
vante de V Avertissement du Catalogue : « La plus grande partie des
Manuscrits de ce Catalogue vient de la superbe Bibliothèque de MM. de
Lamoignon. »
Le manuscrit des Anecdotes est une copie de l'original de Toussaint.
Ce n'est pas un remaniement fait sur une édition des Mémoires de Perse :
les fautes grossières qui s'y rencontrent çà et là, les variantes que nous
avons relevées dans les notes, les quelques passages inédits le prouvent
surabondanmient. On se trouve donc en face d'une sorte de mise au net
du travail môme de l'auteur, qui avait choisi un assez bon « écrivain »,
mais aurait pu rencontrer un meilleur « lecteur ». Peut-être aussi ce
copiste a-t-il dû exécuter sa t&clie clandestinement, rapidement, et par
conséquent dans de très défavorables conditions.
La plus saillante particularité du manuscrit des Anecdotes, c'est de
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320 ANECDOTES CURIEUSES ÛE LÀ COUR DE FRANCE
donner en clair les noms des personnages et des pays mis en cause par
Toussaint. Dans les Mémoires de Perse, ils étaient dissimulés sous des
pseudonymes d'un orientalisme plus ou moins spirituel, mais que Ton
n'a jamais cherché à expliquer. Nous terminerons donc cette note par
quelques indications sur ce point.
Les relations de Chardin et de Tavemier avaient mis l'Orient à la
mode, et c'est de leurs récits que sortirent tant de tragédies, d'opéras,
de romans, de poèmes, de satires tout remplis de noms orientaux et
d'une phraséologie qui voulait passer pour asiatique. Le plus célèbre de
tous ces ouvrages est sans contredit le recueil des Lettres persanes de
Montesquieu. Il est à peu près sûr que Toussaint a connu aussi bien
que Montesquieu les « Voyages » de Chardin et de Tavemier; mais il a
surtout fréquenté, comme on pouvait s'y attendre, les Persans du grand
philosophe français. Il n'y a aucun doute à, ce sujet : les noms d^Anaïs,
Cha-Âbbas^ Cha-Soleiman, Cosrou, Fatmé^ Gemehid, Hassein, Ibben, Ibbi,
Mirza, Nargum, Narsie, Nessir, Rhédi, Rica, Roxane, Rustan, Sélim,
Usbeek, Zaehi, Zélide, Zéphis, ont directement passé des récits des
grands voyageurs du dix-septième siècle dans les Lettres persanes et des
Lettres persanes dans les Mémoires de la cour de Perse. La Seherazade des
Mémoires s'est échappée d'entre les pages de la traduction des Mille et
une Nuits do Galland. Et ce ne sont peut-être pas lÀ, pour cette onomas-
tique étrange, les seules sources de Toussaint. Mais nous ne voulons
pas insister davantage sur cette question, et nous dirons de préférence
quelques mots sur les noms d'allure orientale moins franche et qui, si
on les examine de près, apparaissent comme de simples et assez ridicules
anagrammes : Cha-Poledol (l'empereur Léopold), Hasse Clesse (Hesse-
Cassel), Darejean (M"« de Séry, dame d'Argenton), Enmi (Mein, fleuve),
Eveneg (le prince Eugène), Feldran (Flandre), Jaber (le duc d'Are[n]b[er]j),
Jesova (Savoie), Kalucad (Valdack = Waldeck), Kigon (Kogni, Coigni),
Kihelt (du Theil), Korsula (Karolus : Charles- Emmanuel de Savoie),
Koturi ( Victor- Amédée de Savoie), Kasula (Casiau, Gzaslau), Rutoreha
(Harcourt), Salcher (Charles de Lorraine), Seipho (Joseph), Selatibetk
(Elisabeth), Semir (Merci), Sigoken (Konigsek), Tamel (AmeI[ot]), Vrinub
(Brunvi = Brunswick), Zenska (Zensac =: de Gensac), etc. Cle sont là des
puérilités que l'on est bien obligé de signaler en passant; mais elles ne
valent pas la peine que Ton s'y arrête plus longtemps. Il parait d'ailleurs
certain qu'elles ont peu piqué la curiosité des lecteurs contemporains :
les clefs plus ou moins exactes jointes aux éditions des Mémoires enle-
vaient tout intérêt à ce petit jeu.
B. — Au moment où nous achevions notre publication in-folio, 1&
Bibliothèque de l'Arsenal acquérait un nouveau manuscrit des Anecdotes,
sur lequel M. Camille Stryienski donnait, peu après, dans la tkfoue
Bleue, un article intéressant, mais inexact sur plus d'un point.
Ce manuscrit, d'une exécution matérielle plus soignée que celui de la
Bibliothèque nationale, contient avec d'assez rares et d'assez légères
variantes qui se retrouvent dans les éditions des Mémoires de Perse^
le même texte que ce dernier : portraits manquant à toutes les édi-
tions sauf à celle de 1746, requête des Lorrains, additions biogra-
phiques, etc.
Il a reçu, à la bibliothèque de la rue de Sully, le n* 7546. De format
petit in-4», écrit sur papier fort, il compte 765 pages et est revêtu d'une
reliure en veau plein, avec dorures au dos. Les pages sent encadrées
d'un filet rouge. A la page 2, on Ut la note suivante : « Bibliothèque de
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BIBLiOGha^PHlE 321
M. de Bpoé (1). — Désiré de Broé m'a cédé ce volume le treize février 1844,
jour auquel je lui ai remis tous les manuscrits de la bibliolhèque de
Broé, à l'exception de ceux qu'il m'a donnés ou cédés. — J. L. (?) ». Et
au-dessous : « Quel est ce Panage? • Cette dernière note est relative au
titre qui se trouve en face, page 3 : Anecdotes tbês curieuses de la
Cour de Frange par M. Panage. Titre très important pour nous, puis-
qu'il confirme, une fois de plus, l'attribution des Anecdotes i l'auteur
des Mœurs, c'est-à-dire À Toussaint.
Signalons encore quelques corrections apportées au texte. Dans le
paragraphe relatif à Amelot. la phrase : « les Ministres changent et ceux
cy restent en place », a été suppléée, au XIX* siècle et probablement
par l'auteur de la note de la page 2, entre les mots : « les hommes de
l'État » et « Il semble dés lors... » (p. 113 de notre édition). Un peu plus
bas, en marge du passage concernant la disgrâce d'Antoine Pecquet, le
copiste avait écrit : « M. Fouquet »; une main un peu postérieure a biffé
ce nom et écrit à sa place : « M. Pecquet ».
II
BIBLIOGRAPHIE DBS HÉMOIRES SECRETS POUR SERVIR
A l'histoire de la cour dé PERSE
I
[Mémoires || secrets || pour servir || a || l'histoire || de || perse]. —
Amsterdam || 1745.
Petit in-8», 3 pages pour rAVERTi8SEMENT-(-265 pages pour le texte des
Ivoires 4- 37 pages ' *"
nues dans ce Volume.
Mémoires -{- 37 ps^es n. c. pour la Table des principales matières, eonte-
Voici le texte de l'Avertissement, revu sur toutes les éditions que
nous avons pu consulter :
AVERTISSEMENT
Chercher À prévenir le Public sur le mérite des Anecdotes (2) qu'on
lui présente, ce seroit douter de son discernement. Il ne parolt que trop
d'Ouvrages pour lesquels on demande grâce; et ce, avec d'autant plus
de raison, qu'il n'en est presque point qui méritent qu'on la leur fasse (3).
Le Lecteur jugera donc de ces Mémoires. Mon but étant de l'amuser et
de lui plaire, je m'estimerai trop heureux si le succès répond à mes
désirs. Mon dessein dans cet Avertissement, est seulement de rendre
compte de quelle façon le Manuscrit m'est tombé entre les mains.
Il y a quelques années qu'un de mes intimes Amis, Anglois de nation,
ayant envie de connoitre le royaume de Perse (4), partit pour Ispahan (5).
Un assez long séjour dans cette Ville lui rendit la Langue Persane aussi
(1) Le célèbre procureur général de la Restauration, Jacques-Nicolas de Broé, né à Beau-
vais en 1700, mort en 1840.
(2) Ce mot, qui rappelle le titre véritable de l'ourrage de Toussauit, est à remarquer.
(3) Éd. de 1763 : « qu'on leur en fasse >.
(4) Dans les defs des diverses éditions des Mémoires, on voit que la Perse désigne la
France.
(5) Isfahan, dans les mêmes clefs, c'est Paris.
ti
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322 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANGE
familière que sa langue naturelle : beaucoup d'esprit, et surtout une
politesse inûnie lui acquirent à la Cour plusieurs Amis du premier rang.
De ce nombre fut AH-Couli-Kan, Premier Secrétaire d'Etat, seigneur
d'un mérite distingué (1). Il avoit dans sa Bibliothèque quantité de
Mémoires secrets manuscrits en Langue Penane^ dont il laissa la dispo-
sition à VAngloitf qui entreprit de traduire une partie de ceux du Règne
de Cha-Séphi I. du nom (2).
A son retour en Angleterre, il me fit part de son Ouvrage, et le plaisir
que je pris à le lire me ût présumer que le Public ne seroit pas f&ché
de connoltre un peu particulièrement une Cour, qui jusqu'À présent a
été assez ignorée en Europe. Sur cette présomption, et de l'aveu de
mon Ami, j'ai traduit ses Mémoires en Françon. Je n'ose pas me flatter
d'avoir atteint & la pureté et à la finesse de l'Original Anglais: ainsi, si
le Lecteur n'est pas satisfait, c'est à moi seul qu'il doit s'en prendre. Je
le prie cependant de considérer que le génie de la Langue Anglaise est
bien différent de celui de la Langue Française. Celle-ci est plus claire,
plus méthodique, mais moins abondante et moins énergique que la
Langue Anglaise, dont j'ai éprouvé plus d'une fois, dans le cours de la
Traduction, qu'il ra'étoit impossible de rendre toute la force.
Indépendamment de ce qui concerne la Perse, on trouvera dans ces
Mémoires plusieurs morceaux d'autant plus dignes de curiosité, qu'ils
donnent sur les affaires générales de VAsie des lumières absolument
nécessaires (3).
Bibliothèque nationale, Lb^* 45 b (titre refait à la main; reliure veau marbré, aux armes
de Marie-Anne de Bourbon, dite Mademoiselle de Clermont; le fer a probablement été
utilisé par un de ses héritiers, car elle était morte depuis 1741 ; à la fin, résumé manus-
crit, en six pages, de la clef de l'édition suivante.)
II
MEMOIRES II SBCRET8 [rouge] || pour sbrvir || ▲ || l'bistoirb [r.] j|
DE II PERSE, [r.] Il ... Viiiis nemo sine naseitur, optimus ille est || Qui
minimis urgetur. Horat. || (Fleuron gravé) || a Amsterdam, [r.] || AUX
DEPENS DE LA COMPAGNIE || MDCCXLV [r.]
In-i2, 7 pages n. c. pour le titre et V Avertissement -|- 302 pages pour
le texte des Mémoires et la Table des principales matières continues (sic) dans
ce Volume (p. 266-302) -fil pages pour la Liste ou Clef des noms propres
de ces Mémoires. — Le fleuron gravé sur cuivre, dans un joli encadre-
ment de bon style, est signé P Tanje f. ; il représente une petite scène
symbolique dont Minerve et Mercure sont les principaux personnages :
c est l'union des lettres et du commerce.
Notre Bibliothèque (rel. veau plein, filets or; tranches dorées).
(1) Selon les clefs déjà citées, AU-Couli-Kan désignerait Gharles-Philippe-Théodore,
Électeur Palatin et prince de Sulzbach. Il n'y faut sans doute voir ici qu'un nom de
fantaisie.
(2) Chor-Sépki /•^ c'est, toujours suivant les mêmes clefs, le roi Louis XV.
(3) Éd. de 1746 : « qu'ils donnent des lumières absolument nécessaires sur les affaires
générales de VAsie. »
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BIBLIOGRAPHIE 323
III
MÉMOIRES II 8EGRBTS [r.] || pour servir II A II l'histoirb [r.] || de II
PERSIC [r.] — A AMSTERDAM [r.]. Il aux depent de la Compagnie. \\ MDCCXLV.
Petit în-8», 6 pages, n. c. pour le titre et Tavertissement -{- 8 pages
n. c. pour la Litte ou Clef de» nom$ propret de ce» Mémoire» 4- ^^^ pages
4- 37 pages n. c. pour la Table de» principale» Matière» contenue» dati» ce
Volume.
Bien que cette édition reproduise page pour page le texte des Mémoire»
tel qu'il est donné dans l'édition n<* 1, elle en diffère cependant par la
disposition typographique de la Préface et par le corps des caractères
employés, qui sont ici beaucoup plus forts et plus nets. Elle contient de
plus la Clef,
Au-dessus du libellé du titre se lit l'épigraphe :
.... Vitiis nemo sine nascitwrj optimus ille est
Qui minimis urgetur, HoRiiT.
Et au-dessous du môme titre, entre l'épigraphe et l'adresse, on voit
une petite gravure sur cuivre. C'est la marque typographique de la
Compagnie des libraires d'Amsterdam. Elle représente une balance éta-
blie sur des faisceaux; vers le haut et en avant des faisceaux, deux
mains s'étreignent fortement. Au-dessous du fléau de la balance, à
droite, un angelot à ailes d'oiseau, assis, tient im rouleau sur ses genoux,
et À ses pieds sont déposés des livres ; à gauche, un second angelot à
ailes de papillon et & figure féminine semble briser les bâtons d'un fais-
ceau. Sous les pieds de chacun des deux petits personnages, une corne
d'abondance et des amas de pièces d'or. En haut, une banderole s'en-
roule autour du fléau de la balance et porte cette devise : VIS UNITA
MA10R.
L'avertissement reproduit exactement celui de la première édition.
Bibliothèque nationale, Lb^s 45 c (reliure veau marbré, au chiffre de Du Tartre de
L'Aubespin : d'azur à deux bars adossés d'argent^ accompagné de quatre croisette» du
même, i,t9ti, frappé en or).
IV
MÉMOIRES II secrets [r.] || pour servir || a || l'histoire [r.] || de ||
rtRSE. [r.] Il Nouvelle Édition, \\ revue, corrigée & augmentée, [r.]. — A
Amsterdam [r.], || Aux depen» de la Compagnie. || MDCCXLVI. [r.].
Petit in-8«, 6 pages n. c. pour le titre, VAvi» de» libraire» et V Averti»-
»ement 4- 307 pages pour le texte des Mémoire» (1-260), la Table de»
principale» matière» contenue» dan» ce Volume (261-297) et la Clef de»
Mémoire» »ecret» de la Cour de Per»e (298-307 . Cette Clef contient, à la
fin, l'avis suivant : « Les noms marqués d'une * sont des Articles nou-
veaux, qui ne se trouvent pas dans la première édition. » — Au-dessous
du titre, môme épigraphe lirée d'Horace et même marque de librairie
que dans l'édition de 1745; mais la marque a été regravée et présente
quelques légères différences de détail.
Cette édition est la plus complète de toutes celles des Mémoire». Outre
les « portraits » qui y sont ajoutés et notés d'ua astérique dans la Clef,
« portraits » qui ne figurent que là et dans le manuscrit des Anecdote»,
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324 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
elle se termine par sept pages et demie de texte (p. 252, 2« alinéa —
p. 260) qui manquent môme au manuscrit :
Voici le texte de VAvis qui la précède :
. AVIS DBS LIBBAIRES
Voiei une nouvelle Edition des Mémoires Secrets pour servir à l'Histoire
de Perse. Le favorable accueil que le Publie a fait à la première nous donne
tout lieu d*espérer qu'il recevra celle-ci, avec d'autant plus de plaisir, qu*elle
est corrigée augmentée de plusieurs Portraits intéressans, et qui sont toucfiés
avec la même force, que ceux qui ont mérité les suffrages des Connois-
seurs (1).
Bibliothèque nationale, Lb^* 46 d (rel. veau, tranches rouges; sur le feuillet de garde :
« Pour M. ie Ghev. de S'* Marie, officier aux Gardes »). — Notre Bibliothèque (rel. veau,
tranches rouges; sur les plats, traces d'armoiries enlevées %vec soin).
MÉMOIRES II SBGRRTS [r.] || pour servir || a || l'histoirb [r.] || de ||
PERSE, [r.] Il NOUVELLE EDITION, || revue, corrigée et augmentée.
[r.] Il ... Vitiis nemo sine naseitur, optimus ille est | Qui minimis urgetur.
HoRAT. Il (Marque de la Compagnie des libraires d* Amsterdam, gravée
plus finement que les préci'îdentes.) || a Amsterdam, [r.] || AUX DEPENS
DE LA COMPAGNIE. || MDGCXLVI. [r.]
Petit in-8»; 24 paiçes n. c. pour le faux-titre, le titre, l'Avis des Libraires,
Y Avertissement, fa liste alphabétique des Livres nouveaux imprimés depuis
peu par la Compagnie d'A msteraam et la Clef des Mémoires secrets de la
Cour de Perse 4- 344 pages pour le texte des Mémoires -+- 40 pages n. c.
pour la Table des principales Matières contenues dans ce Volume.
Notre Bibliothèque (rel. veau, tranches rouges; sur le titre, nom d'un ancien posses-
seur ; « Baudelot Rouvrai, capitaine bombardier »).
VI
MÉMOIRES II SECRETS || pour servir II A II l'histoire II DE PERSE || ...
Vitiis nemo sine naseitur, optimus ille est || Qui minimis urgetur, Horat.
(entre deux filets) || (Petit fleuron très simple) |[ a || berlin, |] Aux dépens
de la Compagnie. || M. DCC. LIX.
In-24, XXIV pages pour le titre, V Avertissement et la Liste ou Clef des
Noms propres de ces Mémoires + 352 pages pour le texte des Mémoires
(1-304) et fa Table des Matières (305-352J.
Pas de marque de librairie. C'est une reproduction de l'édition de 1745,
augmentée de la Clef.
Bibliothèque nationale, Lb^* 45a (demi-rel. moderne). — Notre Bibliothèque (rel.
maroquin rouge, filets or, tranches dorées).
VII
MEMOIRES II secrets || pour servir || a || l'histoire || de || PERSE.
— Il ... Vitiis nemo sine naseitur. optimus || ille est \\ qui minimis urgetur,
(1) Nous avons relevé ces. portraits dans les notes de notre présente édition des AneC'
4o^t de Toussaint.
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BIBLIOGRAPHIE 325
HORAT. Il (Petit fleuron différent de celui de Tédition précédente.) |j a
AMSTERDAM, || AUX DÉPENS DE LA COMPAGNIE, j (filet) j M DCG LIX.
In-24, XXIII pages pour le titre, V Avertissement et la Liste ou Clef des
Noms propres ae ces Mémoires 4- 386 pages pour le texte des Mémoirei
(1-295) et la Table des Matières (297.386.)
Pas de marque de librairie. — Sauf la disposition typographique, cette
édition est identique ë, celle que nous venons de décrire (n* YI, Berlin,
1759).
Notre Bibliothèque (rel. veau fatiTe, tranches marbrées).
VIII
MÉMOIkES\l SECRETS (1) [r.] || pour sbrvir || a || l'histoire (2) || db ||
PERSE [r.], Il avec || des éclaircissemens et une clef marginale, || plus
complette et rectifiée || par \\ D. S. [r.]. — à Amsterdam || MDGCLXIII.
Petit in-8*, 16 pages n. c. pour le titre, la Préface de VÉditeur et l'Aver-
tissement + 320 pages (1-319 pour le texte des Mémoires et 320 pour
VErrata). — Au-dessous du titre, môme épigraphe que dans les éditions
précédentes; puis petite gravure sur cuivre représentant une Persane
(Turque?) assise dans une sorte de rocaille. — En tôte de la préface,
fleuron représentant une sorte de jardin, de style rococo. — La Clef,
comme l'indique la Préface, au lieu d'être réunie en une Liste, a été
disposée en manchettes dans les marges du texte, au fur et à mesure
que les pseudonymes s'y présentaient. — Pas de Table des Matières. —
Notes explicatives au bas des pages. L'auteur de ces notes, qui a signé
la Préface des initiales D. S., est peut-être Etienne de Silhouette, le con-
trôleur général des finances, qui avait publié en 1748 des Réflexions sur
le livre des « Mœurs » (voyez notre Notice sur Toussaint, p. xxix,
note 1).
Nous reproduisons la brève introduction qui précède cette éditicm sous
le titre suivant :
PRÉFACE DE L'ÉDITEUR
Les mémoires secrets pour servir à Vhistoire de Perse, c'est-à-dire de
France, parurent pour la première fois en 1745. L'éditeur voulut faire
accroire au public qu'ils n'étoient qu'une traduction d'un original
Anglois. Peut-être le fit-il pcmr exciter d'autant plus la curiosité du
public, et pour cacher en môme tems le véritable auteur. On tes attribua
au célèbre monsieur Pecquet, Premier Commis des affaires étrangères,
dont nous avons d'excellens ouvrages de Morale et de Politique. Il y a
pourtant lieu d'en douter, vu la différence du stile des mémoires secrets
de Perse à celui de M. Pbcquet (3). Dans la môme année, on en fit une
copie en Hollande, et pour faire valoir cette édition, on y joignit une
clef la plus fautive du monde. Le débit de ce petit livre fut si extraordi-
naire, qu'on en fit une seconde en 1756 à Amsterdam (4). On tâcha en
même tems de persuader le public, qu'on l'avoit considérablement
augmentée; mais on ne fit que lui imposer (5). Contre ces mémoires
(1) Les deux premiers mots sont imprimés en caractères de civilité majuscules.
(2) Ce mot est en capitales italiques évidées.
(3) Sur émette question, voyei notre Notice, p. xcvii-c.
(4) Il reut évidemment faftre ellusion à l'édition de 174«. (Cf. ci-dessus, n* IV.)
(5) L'auteur de cette Préface a sûrement confondu l'édition d'Amsterdam 1746, qu'il n'a
pas eue sous les yeux, avec celle d'Amsterdam 1769^. (Cf. d-dessas, n» VII.)-
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326 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
secrets de Perse avoit déjà paru une lettre de M. le B. de C** insérée
dans la Bibliothèque raitonnéet tom. XXXIV, p. 483. Les objections ne
sont pas d'importance; on y réplique dans le Journal des SavanSy
Juillet 1745, édit. de HoL, p. 348. Voyés aussi Journal universel,
juin 1745, et Bibliothèque françoise, tome XLII. Les répliques ne valent
pas beaucoup mieux que les objections. On donna enûn une quatrième
édition en 12 (tû), k Berlin en 1759. Un honnête homme, qui aime à
servir le Public, m'engagea & en donner la cinquième (1). Je l'ai augmentée
des éclaircissemens propres et nécessaires k répandre de la lumière sur
les ténèbres dont l'auteur a jugé à propos d'envelopper les événemens.
Pour la commodité du Lecteur, on a mis la clef dans la marge vis-à-vis
les noms déguisés, et on a tâché de la rectifier. C'est à Vous, Cher Lec-
teur, à juger 8i j'y ai réussi,
D[b] S[ilhoubttb?].
Bibliothèque nationale. Lb'> 46 (demi-reliure moderne).
III
BIBLIOGRAPHIE DES « MŒURS >
I
LES II MŒURS Ij. Respicere exemplar vitœ morumque. \\ hor. ad. Pis. ||
(Marque de librairie). || A Amsterdam, || aux dépens de la Compagnie, ||
MDCCXLVIII.
Petit in-8«; xl pages pour la dédicace A Madame M. A. T***, l'Avertis-
sement et le Discours préliminaire sur la vertu -{- 391 pages (l''373 pour
le texte des Mœurs et 374-391 pour la Table des chapitres et articles. —
Sens gravures, sauf la marque des libraires (gravée sur bois; décrite
ci-dessus), et quelques ornements typographiques sans importance. —
Au feuillet de garde, en face du titre, a' une main du dix-huitième
siècle : « par M. Toussains, curé de Meudon (sic) ».
Voici le texte de la lettre dédicatoire et de l'Avertissement :
A MADAME M. A. T***
Madame,
Ce n'est point k un Grand, k un Prince, ou un Ministre d'Etat que je
présente mon Ouvrage : c'est à vous, Madame, dont le rang n'est qu'égal
au mien. Mais que vous êtes amplement dédommagée de cette égalité
par vos qualités personnelles I Je la vois bien-tôt disparoître, dès que je
viens k vous apprécier par l'esprit et par le cœur : je trouve alors la
belle Menoqui bien plus digne de mes hommages, que ces vaines idoles
du peuple, qui n'ont pour elles que leurs grands noms, et la pompe qui
les environne. J'ai dit quelque part, dans ce Livre, que si la vertu se
rendoit visible, ce seroit Dieu que nous verrions, dans tout l'éclat de sa
grandeur, et de sa sainteté : J'ajoute ici, Madame, que si pour ménager
la faiblesse de notre vue, elle empruntoit une forme humaine, ce seroit
la vôtre qu'elle prendroit; du moins, ne pourroit-elle mieux choisir,
pour se rendre aimable aux hommes, et les gagner par ses attraits. Je
(1) Elle parait bien être en effet la cinquième.
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BIBLIOGRAPHIE 327
ne puis donc aussi mieux m'adresser qu'à vous. Madame, pour dédier
un travail que je consacre et sa gloire. Quel accueil ne devez-vous pas
faire aux MoBurt, vous qui en avez de si pures ? J'ose dire, que 1* Auteur
môme mérite aussi de votre part quelque considération La morale qui
règne dans cet Ouvrage est exacte et hors de critique ; or cette morale
est la mienne ; c'est l'expression sincère des sentimens de mon cœur.
Quelque tendre que soit un ami qui la pratique, ne craignez rien de sa
part, ce ne peut être un séducteur. Je vous laisse volontiers tout l'hon-
neur de votre vertu : mais ne m'enviez pas la mienne. Je vous crois,
Madame, assez circonspecte pour éviter les pièges d'un amant : mais
regardez-moi comme un ami assez droit pour ne vous en jamais tendre.
Vous me feriez une injustice insigne, si vous me soupçonniez de n'être
sage, que parce que vous l'êtes : ce seroit juger bien injurieusement du
respectueux attachement avec lequel j'ai l'honneuir d'être,
MADAME,
Votre très humble et très obéissant serviteur, Panaos.
AYKRTISSBMBNT
Je ne dirai point à mon Lecteur, malgré l'usage établi, qu'un ami
m'ayant surpris une copie de l'ouvrage que je donne aujourd'hui, l'alloit
rendre public, lorsqu'informé fort à propos du risque que je courois
d'être imprimé sur des brouillons informes, j'ai mieux aimé donner les
mains de bonne grâce à l'impression : parce que dans tout cela il n'y
auroit rien de vrai, et que d'ailleurs c'est une coquetterie d'Auteur usée.
J'ai l'esprit un peu tourné à la Philosophie morale : or comme l'envie
de convertir en livre tout ce qu'on pense de bon et de mauvais, est une
maladie, courante dans ce siècle, la contagion m'a gagné : je me suis
mis et moraliser par Chapitres. Le mobile qui m'a déterminé est, si
vous, voulez, l'amour propre, car inutilement le nierois-je : mais du
moins il s'y en est joint un autre plus noble, qui est l'amour de la
vertu. Enflammé pour elle d'un zèle apostolique, je voudrois rendre
tous mes lecteiu's vertueux. Je sai bien que je n'y réussirai pas : mais
si j'étois sûr d'en gagner seulement un sur mille, quelque pénible que
soit le métier d'Auteur, je ne ferois plus que des Livres, et tous sur la
même matière.
Qu'on se rappelle le titre de celui-ci : on n'exigera point de moi ce
que je n'ai pas promis. Ce sont let Mosurt qui en sont l'objet; la Religion
n'y entre qu'en tant qu'elle concourt à donner des mœurs : or, comme
la Religion naturelle suffit pour cet effet, je ne vais pas plus avant. Je
veux qu'un Mahométan puisse me lire aussi bien qu'un Chrétien : j'écris
pour les quatre parties du monde.
Peut-être eût-on trouvé plus modeste que j'eusse intitulé cet Ouvrage,
Essais de morale; mais c'eût été dopier im Théologien du siècle der-
nier (1) : or, je déclare que je ne veux point aller suf les brisées de ces
Messieurs-là. l?our' Réflexions morales^ ce n*étoit pas une chose possible
c'est \m titre trop décrié depuis trente-cinq ans (2); je n'ai pas envie de
me faire mettre à V Index, Il me restoit de l'appeller Essai sur les Mœurs;
mais outre que les boutiques des Libraires sont déjà surchargées d*Es-
(1) Toussaint fait ici allusion à I^ioole dont les Essais avaient coiûmencé à paraitr«
en 1671.
(2) Le livre du P. Quesnel qui porte oe titre parut en 1693-1694; on se rappelle qu'il
provoqua la Bulle Unigenittu.
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328 ANECDOTES CURIEUSES DE LÀ COUR DE FRANCE
sait, il me semblé 4ue c'est une imjpolitesse choquante, que d'annoncer
au Public qu'on s'essaye à ses dépens (1); je voudrois, quand on débute,
qu'on fût déjà sûr de sa marche. Je l'ai appelle simplement les Mceurs;
parce que j'y peins celles qu'on a, et celles qu'on devroit avoir.
Je proteste, ainsi qu'il convient à un Auteur qui se mêle de faire des
portraits, contre toute clé qu'on pourvoit faire, pour nà'imputer des
applications malignes. Dire que je n'ai eu personne en vue, ce seroit
dire ime fausseté, et môme \me fausseté inutile, parce qu'on ne m'en
croiroit pas. J'ai tracé tous mes tableaux d'après nature, j'eusse risqué
sans cela de peindre des êtres idéaux : mais je n'ai désigné distincte-
ment aucim de mes originaux, dont les noms sont xm mystère impéné-
trable, que je me réserve in petto. Les traits dont j'aî peint les vices, je
les ai tirés d'hommes vicieux : mais le grand nombre de ceux qui le
sont, doit empêcher qu'on n'arrête ses conjectures (2) stu* tel ou tel en
particulier.
En plusieurs endroits je me suis contenté de crayonner les vices, sans
discourir sur leur difformité : le tableau parle de lui-même. Si j'avois
peint d'après Virgile l'énorme chef des Cyclopes, aurois-je besoin
d'avertir que Poliphéme est un monstre hideux? J'ai fait de même des
vertus : j'ai souvent peint leurs grâces et leurs beautés, sans ajouter
aux traits par où je les caractérise, d'ennuyeux panégyriques.
Lorsque j'ai posé de ces maximes de morale auxquelles les vicieux
mêmes font hommage, je ne me suis point mis en frais de les appuyer
sur des preuves. Étoit-il besoin de prouver que là calomnie, le faux
témoignage et le guet-à-pens sont des crimes?
J'ai répandu dans cet Ouvrage plus de sentiment que d'esprit ; pre^
mièrement, parce que l'un m'étoit plus facile que l'autre; et de plus,
parce que la science des mœurs est, de sa nature, une science de senti-
ment. Lorsqu'il est question de corriger des cœurs gâtés, il vaut mieux
toucher que plaire : convaincre même n'est pas le point dont il s'agit.
C'est peut-être là ce qui a fait dire fort chrétiennement à l'illustre Mon-
sieur Daeier (3), « qu'il n'est pas de la majesté dé Dieu de prouver la
nécessité, la justice et la vérité de ce qu'il ordonne, qu'il fait aimer ce
qu'il commande, et que c'est plus faire que prouver ». Que ne suis-je
aussi le maître de faire aimer la vertu 1 elle n'auroit pas un seul ennemi
sur la terre.
Si quelqu'un de mes lecteurs venoit me dire avec sincérité : « Vous
avez fait un bon Livre », j'en serois flatté sans doute : mais je le serois
bien davantage, s'il ajoutoit : « Vous m'avez inspiré des mœurs. »
Bibliothèque nationale. Iny. R. 19.004 (reliure en veau fauve).
II
LES I MCEURS. I Respieere exemplar vitœ morumque \\ Hor. ad Pis. ||
PREMIÈRE PARTIE. || (Flcuron ct filcts) || [S. 1.] MDCCXLVIIL
Petit in-8« ; 32 pages préliminaires pour le titre, la dédicace, l'Avertis-
(1) Voltaire fut moins dédaigneux et donna le titre d'Essai sur les mœurs et l* esprit des
nations (Genève, 1776, 6 vol. in-S») & la nouvelle édition de son Essài sur CMstoire uni-
verselle (1754-1768, 6 vol. in-12).
(2) Éd. de 1766 : conjonctures {{mÊ9 d'isaptesKotli.
(3) Dans sa Préface sur Platon. [Note de Toussaint.]
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BIBLIOiGlRAPHIE 329
sèment, la Table et TExplication du frontispice, du fleuron et des
vignettes 4- 528 pages. — Mômes gravures que dans rcdition originale.
— Cf. Tédition de 1755 décrite ci-dessous, n« VI.
Voici l'explication du frontispice, du fleuron et des vignettes :
EXPLICATION DU FRONTISPICE, DU FLEURON ET DES VIGNETTES.
FRONTISPICE.
La Vertu fixe tendrement ses regards sur Dieu, porté par un nuage,
et foule d'un pié le vice, qui étendu par terre et démasqué, se couvre
les yeux d'une main, pour ne pas voir la lumière, et de l'autre tient un
poignard, dont il menace la vertu. Les deux mots Grecs tracés dans le
livre qui est en face de Dieu, signifient : V amour et la pratiqué du bien.
FLEURON.
Deux génies dont l'un surprend l'autre endormi, et le masque levé.
I. VIGNETTE.
La Piété, un genou en terre, offre un cœur & la Divinité, désignée par
un triangle, dans lequel est inscrit le nom de Dieu en langue et en
caractères Hébraïques.
II. VIGNETTE.
La Sagesse, sous la figure de Minerve, assise, écartant d'une main la
Folie ; et de l'autre montrant avec sa pique une inscription Gi^cque, qui
signifie : se eonnoitre toi-même,
m. VIGNETTE,
L'humanité exprimée par l'emblème d'une Charité Romaine, qui allaite
son père, et tend la main à des malheureux, des mendians et des captifs
qui implorent son assistance. Elle est représentée avec des ornemens de
Reine, pour marquer qu'elle est la première des vertus sociales, et que
c'est d'elle qu'elles émanent toutes.
Bibliothèque Mazarine, 55.652, Réserve (rel. maroquin rouge avec armes : à gauche, d'or
au sautoir engrélé de sable, [Saint-Blimondj ; à droite, d'or (?) à la bande de..,; cimier :
pélican et ses petits; couronne de marquis).
III
LES II MOEURS || Respieere exemplar vitœ morumque. | Hor. ad. Pis.
Il (Fleuron et filets noirs) || M. DCC. XLVIII. (S. 1.).
Petit in-8«, 32 pages préliminaires n. c. -{• 474 pages.
En face du titre, frontispice gravé. En tête de chacun des trois livres,
une vignette, et sur le titre de chaque partie, un fleuron, toujours le
même quant à la composition générale, mais tiré au moyen de deux
planches différentes, puisque, comme l'a déjà, remarqué Barbier (1), dans
le fleuron de la seconde et de la troisième parties, le génie qui soulève
le voile est à gauche, tandis qu'il est à droite sur les titres des deux
autres parties. Ce fleuron est ainsi expliqué : « Deux génies dont l'un
(1) Cependant il faut observer que Barbier n'a signalé ce détail que pour la seconde
partie. Peut-être son exemplaire était-il différent du nôtre.
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330 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
[la Philosophie] surprend Tautre endormi et le masque levé [la Nature]. »
Notre Bibliothèque. — Bibliothèque de M. Paul Lacombe (exemplaire en grand papier,
rel. demi-maroquin bleu de 1850 environ; le titre manque; en tète de la dédicace : « Ex
libris F. De la Mennais > ; > no es ou additions marginales du dix-huitième siècle.
IV
LES I MGEURS. | Re$pieere exemplar vitœ morumque. | Hor. ad Pis. |
(Fleuron et filets noirs) | MDCC.XLVIII.
Petit in-8«; 32 pages pour le titre et les pièces liminaires; 547 pages.
Frontispice, fleurons et gravures en tôte de chaque partie, comme dans
l'édition originale.
Bibliothèque Mazarine, 27.738 F (rel. veau plein).
LES II MOEURS, [r.] || (filets noirs) || Retpieere exemplar vitœ morumque.
Il Hor. ad Pis. || Nouvelle édition [r.] || Corrigée, et à laquelle on a
joint les || Pensées Philosophiques, [r.] || où est le Vers, Pitcis hic non
eU II omnium; Ouvrage du même genre, || rare et très bien écrit; || Le
tout divisé en quatre Parties. || Première Partie [r.J || (Petit fleuron :
tète) Il Aux Indes, [r.] || Chez Bedihuldgemale [r.] || (filets noirs) ||
MDCCXLVIII. [r.].
In-12; xH pages pour la lettre dédicatoire et l'avertissement -|- 114 pages
pour le Discours Préliminaire et le texte de la première partie -\- 6 pages
n. c. pour la Table des ehapiiret et articles de la première Partie; —
2 pages n. c. pour le titre de la seconde partie + 240 pages pour le
texte de cette seconde partie +10 pages n. c. pour la Table -\- 1 feuillet
blanc; — 1 feuillet n. c. pour le titre de la troisième partie -|- 147 pages
pour le texte + 4 pages n. c. pour la Tabk; — 1 feuillet n. c. pour le
titre des Pensées philosophiques -\- 68 pages pour le texte -|- 8 pages n. c.
pour la Table des Matières. — Sans graviu'es.
Bibliothèque de M. Paul Lacombe (rel. veau filets or).
VI
LES II MCEURS \\ (Filets noirs) || Respicerê exemplar vitœ morumque.
Il Hor. ad Pis. || première partie. || (Fleuron et filets noirs) || M. DCC. LV.
Petit in-8« ; 30 pages préliminaires pour le titre, la dédicace A Madame
M. A. r**, V Avertissement l& Table des chapitres et articles contenus dans
ce volume, et VExplication du frontifpice, du Fleuron et des Vignettes -\-
528 pages pour le texte des Mœurs. (Cf. l'éd. de 1748, n® II.)
Bibliothèque nationale. Inv. R. 44.144 (demi-rel. veau).
VII
LES I MOEURS. \ Nouvelle édition, \ Revue & corrigée. | (Filet | Res-
picerê exemplar vitœ morumque. \ Hor. ad Pison. j (Fleuron géométrique)
I A BERLIN I (filet I M. DCC. LVII.
Petit in-12; 12 pages préliminaires pour la lettre dédicatoire et l'Aver-
tissement -J- 343 pages pour le texte et la Table.
Bibliothèque Mazarine, 66.099 (rel. veau plein).
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BIBLIOGRAPHIE 331
VIII
LES I MOEURS [r.] || (filets noirs) || Retpicere exemplar vitœ morumque.
Il Hor. ad. Pis. || premiêrb partie [r.]. || (Fleuron) || a AiisTERnAM, [r.]
\\ AUX DÉPENS DE LA COMPAGNIE. \\ M.DGG.LXIII. [r.].
In-12 ; XXVIII pages pour le frontispice, le titre, la dédicace A Madame
M. A. r.***, VAvertissemenij, la Table des Chapitret et Articlei contenus
dans ce Volume et VEocpUcation du frontispice, des Fleurons et des Vignettes
-{- 404 pages pour le texte des Mceurs.
Bibliothèque nationale. Inv. R. 19 093 (reliure en plein maroquin rouge, aux armes et
chiffre de Louis XV). — Bibliothèque Maxarine, 22.788 D (demi-rel. veau).
IX
ÉCLAIRCISSEMENT [r.] || sur les || MCEURS, [r.] || par || vavteur
DES MŒUBS II (Fleuron assez grossièrement gravé sur bois : roses et
fleurs de lis héraldiques) || a Amsterdam [r.] || Chez marg-michbl rey. ||
M. DCC.LXII. [r.].
In-12; LX pages pour le titre et la Préface -{- 333 pages pour le texte
de l'ouvrage -|- 3 pages n. c. pour la Table des chapitres.
Bibliothèque nationale. Inv. R. 10.096 (rel. maroquin rouge, aux armes et chiffre de
Louis XV). — Bibliothèque Mazarine, 55.114 (rel. veau fauve, aux armes de l'abbaye de
Saint-Victor de Paris, tranches rouges).
X
ÉCLAIRCISSEMENT [r.] || sur les || M(3ËURS. [r.] || par || l'auteur
OBS MOEURS, [r.] Il (Fleuron). — a Amsterdam, [r.] || Chez marc-mighel
RBT. Il M.DCCLXU. [r.]
In-12; LX pages pour le titre et la Préface -\- 6 pages n. c. pour la
Table des Chapitres et VErrata + 412 pages pour le texte. — Le fleuron,
gravé sur cuivre, représente une ruche placée sur im piédestal, au
milieu des fleurs; en haut, une banderole avec la devise : IN6ENI0SA
ASSIDUITATE. — Les caractères typographiques sont différents de
ceux de Tédition précédemment décrite (n« li).
Notre Bibliothèque (rel. veau marbré, dos orné, tranches rouges).
XI
le manuscrit des « MOEURS ».
Le manuscrit des Mœurs se serait conservé jusqu'à nos jours, si l'on
en croit le Bulletin du Bouquiniste, numéro du 22 juin 1886, p. 95,
n« 1158 :
« Toussaint. Les Moeurs, 1748, petit in-4«, d.-rel. 15 »
« Manuscrit original de la première édition des mœurs, par Vincent
Toussaint, publié sous le nom de Panage. La dédicace, qui ne se trouve
Ëas dans les autres éditions, est adressée par l'auteur à sa femme
[onique, sous le nom de Menoqué (sic). »
Les erreurs ne manquent point dans cette courte description, qui
n'est pas de nature à faire honneur au rédacteiu' du Bulletin; aussi fau-
drait-il retrouver ce « manuscrit original » des Mœurs pour voir s'il est
vraiment.* original ». Quant à « Ménoqui », qui peut être en effet, l'ana-
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332 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
gramme de « Monique », ce devait être le nom d'une parente de Tous-
saint, et non point de sa femme. Pour la dédicace, elle se retrouve dans
toutes les éditions des McBurs,
XII
Lettre | de M' Toussaint, I Auteur du Livre | des Mœun. \ Destinée à
faire voir qu'un | autre n'est pas lui. — Leide | De l'Imp. d'Elie Luzac,
fils. 1750. I Et se trouve à la Haye chez Daniel A|llaud, Libraire à la sale
de la Cour.
Avec cette épigraphe :
Nec potest fleri, tempore nno,
Homo idem duobus locis ut simul sit.
Plaot.
Page 3-9 : Avertissement (daté : Le 27 juin 1750).
Page 10^16. Lettre de M' Toussaint (datée : Paris, 15 juin 1756). —
Petit in-8».
Dans le môme recueil factice de la Bibliothèque Mazarine (22.788 A),
pièce 4 :
Zoroastre, | Histoire J traduite du chaidéen. — A Berlin, | A l'Enseigne
du Roi Philosophe. | M. DCC. LI.
Page 3 : Épitrb a Mr T. a. d. M. [Toussaint, Auteur des Mœurs].
Monsieur,
C'est un Homme qui ne vous connoît pas, qui peut-être ne vous con-
noîtra jamais, qui n'espère rien de vous, qui vous adresse cet hommage;
à vous, son égal, à vous qui ne brillez d'aucun titre éminent parmi les
hommes. Il doit vous en être plus flatteur. C'est que ni l'intérêt ni la
vanité ne décidèrent jamais de ma vénération; mais mon estime pour
les lumières et les vertus. Irois-je préférer aux fruits de l'étude et du
génie, des titres transmis par ime aveugle naissance, ou donnés par une
fortune plus aveugle encore? Me verroit-on encenser des hommes bril-
lans d'une grandeiu* qui m'accable, ou tout au moins indifférente à mon
bonheur, tandis que je refuserois mon respect à ces âmes sublimes, qui
ne s'élèvent que pour m'écïairer, ou à ces génies aimables, qui dans
des veilles heureuses, se consacrent à m'embéKr. Vous vous êtes mon-
trés l'un et l'autre dans un Livre charmant consacré aux mœurs. Vous
avez osés dévoiler la vérité aux hommes. Vous avez fait plus : vous
l'avez fait aimer. Vous avez frappé ces deux excès : l'impiété et la
superstition. Si l'on peut vous reprocher quelques portraits, c'est que
vous avez imaginé que l'éclat de la vertu seroit mieux relevé par les
contrastes. Je fus charmé, en méditant votre ouvrage, de trouver l'his-
toire de mon cœur, les sentimens que j'avois toujours eus. Je fus
encore plus charmé de les voir si embélis. Zoroastre me tomba alors
entre les mains. On me força de le donner au Public. C'est la coutume
de choisir quelque Grand pour protecteur de ses essais. Je ne balançai
pas un moment à préférer un Philosophe. A qui pouvois-je mieux dédier
l'Histoire d'un Sage qu'à, un Sage?
J'ai l'honneur d'être,
Monsieur,
Votre très humbte
et très-obéissant
serviteur ****.
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BIBLIOGRAPHIE S33
L'auteur de Zoroattrê a tenu à imiter, dans sa Préface, l'innocente
supercherie, alors si commune, dont Toussaint avait usé pour les
Mémoires de Perse :
Page 7 : Préface. Elle débute ainsi : « Un de mes Amis, qui a fait un
lonç séjour dans l'Orient, m'apporta à son retoiu", parmi plusieurs
Sapiers, un Manuscrit Chaldéen, qu'il me dit être fort révéré de la secte
es Guébres. Comme je me suis appliqué aux Langues sçavantes, je
vins enfin à bout de le déchiffrer après bien des travaux. Je fus channé
d*y trouver la vie du plus fameux et du moins connu de tous les Philo-
sophes... » (Page 14 :) « J'avois condamné cette foible traduction à une
éternelle obscurité. Je craignois de misérables allusions que les petits
esprits ne manquent jamais de faire. Mais mes Amis m'ont persuadé
ennn que je ne devois pas immoler à ce scrupule l'utilité que de bons
esprits en pourroient retirer. »
Pages 13-26 : A M. l'abbb*»*.
C'en est fait. J'ai brisé ma chaîne.
Un Dieu puissant m*a conservé :
Un Dieu protecteur m'a sauyé :
Une obéissance inhumaine,
AUoit m'enchalner à l'Autel.
Victime d'une loi suprême,
J'allois subir l'arrêt cruel
Qui me rarissoit à moi-même.
Déjà des Prêtres odieux
Préparoient des liens horribles.
Déjà le ministre des Dieux
Me dictoit les sermens terribles
Qui dévoient captiver mes vœux.
L'injuste Démon de Tenyie
A soufflé sa noire fureur,
Par la main de la calomnie
J'ai vu briser ces nœuds d'horreur.
Doux mouvemens de la nature,
Renaissez, célestes désirs.
Brillans amours, tendres soupirs.
Étouffes la vile imposture
Qui fait un crime des plaisirs.
Ne craignez plus un vain murmure.
Doux enfans de ma liberté,
Revenez, troupe aimable et pure.
Ramenez la féÛcité.
(P. 15 :) Abbé, je le sçais. L'opulence
Me sourit point à ces projets.
Les honneurs, La dévote aisance
Pouvoient flatter mon espérance.
Mais ce phantôme vu de prés
Que présente-t-il ? mille peines ;
Des faux plaisirs, des vrais malheurs
Des routes sans cesse incertaines
Qu'assiègent les p&les terreurs.
Où marche en tremblant la bassesse
Rampant sous un fat protecteur
Dont elle encense la foiblesse;
L'envie armant la main traîtresse
De l'ami volage ou méchant
Ou d'un sot crédule, imprudent;
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334 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Des refus moins durs que les gtkces
Qu'on vous accorde avec hauteur :
Et la contraire et les disgrâces...
Laissons un éclat imposteur
À l'illusion du vulgaire.
Dans une pompeuse misère
Laissons-le chercher le bonheur.
Je l'ai dans mon indépendance,
Dans mes amis, dans ta constance,
Ma lyre, l'étude et mon cœur.
Pa^es 1-60 : Zoroastre \ ou | l'histoire | des Guebres.
Suivent deux pièces en vers qui doivent être l'œuvre du même auteur :
Le Bonheur (pp. 1-9), Eglé (p. 10).
Petit in-8», 16 + 60 -(- 10 paces.
Dans la pièce « à M. l'Abbé^** », on retrouve la morale et peut-être
aussi un peu l'histoire de la jeunesse de Toussaint. Il était dit, d'ailleurs,
oue ce petit livre ressemblerait en tout à celui de Toussaint, môme
dans ses malheurs. Car si Zoroastri ne fut pas brûlé, son auteur, le
chevalier de Méhégan, fut mis à la Bastille. On lit en effet dans Barbier,
Dict. des ouvrages anonymes (Paris, 1882, in-8«), t. IV, p. 1130, à l'article
Zoroastre : « Réimprimé la même année sous ce titre : « De l'Origine
« des Guèbres, ou la religion naturelle mise en action », ainsi que dans
« L'Abeille du Parnasse » (1752, tome V. n«« 3-5), et dans les « Pièces
« fugitives » de cet auteur. L'exempt de police d'Hemery, dans ses notes,
fait de Méhégan « un jeune abbé de condition et qui a beaucoup d'esprit ».
11 a 1000 livres de pension sur l'évêchô de Saint-Claude et 200 livres
sur le Trésor royal. Il a un frère qui fait joliment des vers, qui est
major du régiment de la Couronne. 11 est clerc tonsuré du diocèse
d'Alais, et il aurait pu être évêque, s* « il n'avait pas prêché le déisme,
qu'il professe ouvertement ». Il a fait aussi une critique ou plutôt une
apologie de « Zoroastre. qu'il a fait imprimer par Dufour, garçon impri-
meur, qui a été arrêté à ce sujet ». « Le 11 août 1751, l'abbé Méhégan a
été arrêté et conduit à la Bastille en vertu de « l'ordre du roi précédent »
(!•' février 1751), à l'occasion de son Zoroastre. »
XIII
Le Zoroastre du chevalier de Méhégan n'est sûrement pas le seul
ouvrage « moral » qui ait été dédié à Toussaint. Mais ces dédicaces ne
sont pas toujours faciles à découvrir : en dépit de leur affection et de
leur admiration pour Toussaint, ses panégyristes n'oubliaient pas que
le livre des Mœurs avait été condamné au feu, et ce petit accident leur
conseillait la prudence. En 1754, un certain Glénat(l), personnage assez
équivoque et qui s'attaquait volontiers à la candeur des gens de lettres,
dédiait A Monsieur***, en 1754, im opuscule intitulé Du Bonheur de la
(1) Il signe < Glenat E. de la M. >. Nous n'avons trouvé aucun renseignement sur cet
assez obscur écrivain. C'est probablement le même qui nous est présenté sous un Jour
peu favorable par Mme de Vandeul dans ses Mémoires sur Diderot : < Il recevoit souvent
un M. de Glénat; cet homme venoit s'établir deux ou trois heures dans son cabinet; il
avoit toujours besoin de conseils sur des matières de politique, et il aimoit assez la méta-
physique. M. de Sartînes eut Thonnéteté de prévenir mon père que c'étoit un espion de
police... > (ÂsstzAT et Todrnkdx, Œuvres complètes de Diderot, t. I, p. xlvii). D'ailleurs,
Diderot a raconté lui-même, dans une de ses plus amusantes lettres à Mlle VoUand, son
aventure avec Glénat (lettre du 19 septembre 1762; ibid., t. XIX, pp. 130-132). Ce pauvre
diable avait aussi tenté de devenir secrétaire de Grimm. — Nous devons à M. Maurice
Tourneux ces intéressantes indications.
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BIBLIOGRAPHIE 335
Vie (à La Haye, in-18, xxiv-46 pages; avec cette épigraphe : « Summum
bonum est, animus fortuita despiciens virtute Isetus ». Sbnecjs, de Vita
beatUy cap. 4 n. 618). Dans notre exemplaire, les étoiles sont suivies du
nom du dédicataire : Toussaint, et il y a d'autant moins lieu de douter
de cette indication manuscrite, que le nom de Toussaint a été répété,
au bas de la page xvii, à l'endroit où s'étale son éloge — et que, d'autre
part, la lettre dédicatoire et VAvant-Propos sont bien l'œuvre d'un
disciple, sincère ou non, de l'auteur des Moeurs.
Voici la dédicace : « Ce n'est ni le vil intérêt, ni une basse flatterie
qui me portent à vous adresser cette foible production de mon lent et
tardif génie; le seul avantage que je me propose [de] tirer de mon entre-
prise, est simplement de pouvoir dire avec une entière satisfaction,
qu'en vous le consacrant je rends ici un hommage, que je dois à la
vertu; cet hommage est d'autant plus légitime, monsieur, que cette
vertu dont quelques-uns commencent à goûter les charmes et les attraits,
est le fruit de vos veilles et de vos pénibles travaux; vous l'avez tirée
du sombre et ténébreux cahos où les moeurs déréglées l'avoient ense-
velie; par le secours de la Divinité de qui vous avez emprunté son
sublime langage et son esprit de vérité, vous nous en avez découvert
la véritable et solide beauté, l'éclat et la splendeur dont elle est envi-
ronnée; et par la sagesse de vos maximes, l'excellence, et la force de
vos préceptes, vous nous avez en quelque sorte contraints à lui restituer
un encens que le vice jusqu'ici lui avoit entièrement usurpé. C'est enfin
un témoignage que l'équité doit à vos généreux efforts, d'avoir forcé
tant de funestes obstacles, pour la rappeller de son exil sur ces bords
infortunés. Et en dépit de la jalouse envie, j'admirerai sans cesse avec
la postérité ces immortels écrits où brillent à la fois ce génie, cette
probité, cette sagesse, en un mot, cette excellence morale qu'autrefois
ces illustres Grecs, Socrate, Aristippe, Platon et Aristote dictoient à
leur patrie, ravie, étonnée; et c'est comme à l'émule de ces grands
hommes que je trouverai toute ma vie un plaisir indicible à me
dire, etc. »
VAvant-Propos est tout aussi caractéristique; mais il est moins habile,
moins mesuré, si Ton peut parler ici de mesure : le bout de l'oreille s'y
laisse trop voir et dénonce l'intrigant et le parasite. En voici l'endroit
qui touche notre Toussaint de plus près (p. xv et suiv.) :
«... Il faut convenir que la vertu se trouve rarement avec les richesses...
Ce n'est pas cependant qu'il ne puisse se trouver des riches respectables
par leurs mœurs, et qui soient des modèles de vertu; (c'est une opinion
sur laquelle je dois me rendre). Mais ceux-là ne possèdent les richesses
que pour soulager l'indigent, soit pour tirer la vertu de l'oppression,
soit respectivement à la simple qualité d'hmnain, qu'ils envisagent dans
leurs semblables. Car. comme dit fort bien un célèbre Auteur moderne :
« L'excédent de nos besoins est l'apanage des pauvres ». Mais où
voit-on de ces àmes-là. Il en est bien peu; et dans le petit nombre, je
n'en connais que trois qui soient pénétrés de la vérité de cette maxime.
Le premier (1), à la perfection et à la solidité de sa morale, réunit encore
des mœurs qui ne méritent pas moins notre admiration; azile assuré
des malheureux; consolateur des affligés; protecteur du faible et du
pupile ; il ne cherche sa félicité que dans le nombre de ses bienfaits ; et
(1) Dans notre exemplaire, un signe de renyoi, et en bas de la page, d'une main du dix-
huitième siècle : « M. Toussaint ».
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^
336 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
enfin par la pratique la plus admirable, nous confirme ce qu'il est véri-
tablement dans la théorie. Le second (1), dans la distinction d'un rang
et d'une fortune élevée, n'en jouit que pour se rendre le bienfaiteur
d'une multitude d'infortunés. Le troisième (2) joint à l'avantage des
richesses celui d'avoir de profondes connaissances dans notre jurispru-
dence ; l'un et l'autre ne lui servent qu'à procurer le repos et la tran-
quillité des familles, et à soulager le pauvre orphelin dsins son oppres-
sion, en prenant généreusement sa défense. Ce sont de ces faits rares,
mais vrais, puisque mon expérience m'en a convaincu; mais aussi je
les regarde comme des phénomènes, à la vue desquels je ne puis m'em-
pécher d'être surpris ».
La grossièreté de cet encens ne parait pas avoir trop choqué Tous-
saint, car le môme Glénat lui dédia bientôt un nouvel opuscule intitulé :
Contre les erainies de la Mort (La Haye et Paris, 1757, in-18 ; iv-63 pages) (3)
dont rÉpître A Moniteur *** est sûrement adressée à Toussaint : « Vous
ignoriez, dit-il, que ce travail fût un sacrifice que je vous préparois.
Voulant m'assurer du succès de mon of&ande, vous êtes à cet effet
l'oracle que jai consulté. Peu digne, je l'avoue, par sa médiocrité, du
célèbre Auteur... mais en môme tems digne de toute sa gloire, si
l'amitié, le zèle et la pureté de mon intention peuvent y suppléer. Vous
avez dit quelque part. Monsieur, dans votre admirable Ouvrage... que
rien ne ressembloit tant à la Divinité qu'un homme vertueux (4), Ce
principe me conduit ici; reconnoissant en vous ce sublime modèle, ma
démarche devient pour moi d'autant plus satisfaisante que l'hommage
que je vous rends est le prix môme de la vertu. Il n'est donc pas la
production de la basse flatterie, ni celle du vil intérêt. Il doit son origine
à, un bien plus noble motif : au pur désintéressement; à l'abandon de
tous ces manèges souples et bas, qui du mépris conduisent aux grâces,
et des grâces au mépris; au seul amour de la vertu; aux charmes
séduisans de cette vérité qui partout vous guide et vous inspire... » A
défaut de talent, ce Glénat avait do Taudace.
m
LE PROJET DE lA TRADUCTION DE l' « HISTOIRE DE l'ART »,
DB WINCKELMANN
Nous avons fait allusion, dans notre notice sur Toussaint (p. cxxx,
note 4), à une traduction de VHUtoire de fArt, de Winckelmann, qui
. avait été entreprise par Tâuteur d«s Anecdotes yà^vean l'un des acadé-
"^"mTcienft<ie -Frédéric lî. Ce renseignement^talt tiré de la Prusse littéraire
de l'abbé Denina (t. III, p. 478), et nous ne l'avions accueilli qu'avec
précaution, sans trop y insister, surtout à cause des circonstances
romanesques dont était entouré le récit de cet auteur.
C'était, en cette occasion du moins, trop se défier de lui; car son
témoignage est confirmé dans ses moindres détails, par le traducteur de
(1) Dans notre exemplaire, renvoi et note : € M. la Balme ».
(2) Ibid, « M. Begon », peut^tre un des descendants du grand collectionneur du dix
dix-septième siècle.
(3)Bibl. nat Iny, R. 236i.
(4) Lettre dédicatoire des Mœurs»
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BIBLIOGRAPHIE 337
Winckelmann, Henri Jansen. On lit en effet, dans les Lettre» familiérei
de M. Winckelmann, première partie (Amsterdam et Paris, 1781, in-8),
p. vu de la Préface du Traducteur (Jansen) : « Le projet de M. Winc
kelmann, en se rendant en Allemagne [Winckelmann fut assassiné au
cours de ce voyage, à Trieste, le 8 juin 1768], était de faire traduire cet
ouvrage [son Hittoire de l'Art] en françois à Berlin, par M. Toussaint,
Auteur du livre des Mœurs, pour le faire imprimer sous ses yeux à
Rome. Sa mort empêcha l'exécution de ce projet. Nous allons être
dédommagés de cette perte par la traduction que M. Huber, si avanta-
geusement connu dans la République des Lettres, doit nous donner en
trois volmnes in-quarto de l'Histoire de VArt, avec des vignettes et des
culs-de-lampe exécutés sur les dessins de M. Oêser. Cette édition, qu'on
ne peut trop encourager, devoit déjà paraître à Pâques. On vient de
publier à Milan une traduction de cet ouvrage, faite par une société de
Gens de Lettres. » Si l'on en croit Domenico Rossetti, l'auteur du bel
ouvrage intitulé : Il Sepolcro di Winckelmann in Trieste (Venise, 1823^
in-4«, pp. 8 et 235), Winckelmann avait formé ce projet pour faire oublier
la mauvaise traduction qui avait été donnée de son livre par Sellius
et Robinet (Paris et Amsterdam, 1766, 2 vol. in-8«). Cet incident, qui
rattache de si près notre Toussaint aux derniers moments du grand
archéologue, méritait d'être signalé.
22
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TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES
Les chiffres romains indiquent les pages de la Notice; les chiffres arabes celles des c anec-
dotes », des Pièces Justificatives et de la Bibliographie.
NOTICE SUR TOUSSAINT
Naissance et jeunesse, p. ii.
Le diacre Paris, ibid.; liymne en
son honneur, p. m.
Dictionnaire de James, p. y.
Relations avec Diderot, p. vi.
Les philosophes, p. vm.
Bayle, p. viii, ix.
Pontenelle, p. x.
Montesquieu, p. xi.
Voltaire, p. xii.
D'Alembert, p. xv.
Diderot, p. xvu.
Helvôtius et d'Holbach, p. xviii et xix.
Les Mœurs, p. xx.
L* Encyclopédie, p. xlii.
Observations sur l'Histoire natu-
relle, p. XL vu.
Journal Étranger, p. xlix.
Histoire du monde sacré et profane,
p. Lir,
Essai sur le rachat des rentes,p. uv.
Recueil d*act6s, p. lv.
Le chevalier Shroop, p. lvu.
Le petit Pompée, p. lx.
WiÛiam Pickle, p. lxvii.
Grammaire géographique, p. lxxi.
Gazette française de Bruxelles,
p. LXXII.
Académie de Berlin, ibid.
Toussaint à Berlin, p. lxxv.
Son enseignement à. l'Académie des
nobles, p. lxxvi.
Mémoires académiques, p. lxxviii.
Traduction des Fables de Gellert,
p. xci.
Mémoiret de Perte, p. xcvi.
Manuscrit des Aneedotêt^ p. cm.
Les portraits, p. civ.
Conspiration de Bretagne, p. cxi.
Le Masque de fer, p. cxii.
Abdication du duc de Savoie,
p. cxv.
Réunion de la Lorraine à la France,
p. cxvi.
Guerre de la succession d'Autriche,
p. cxviii.
Arrestation du maréchal de Belle-
Isle, p. Gxix.
Situation des Réformés, p. cxxii.
Famille de Toussaint, p. cxxvii.
Sa mort, p. cxxviii.
Le philosophe, p. cxxxi.
Il
ANECDOTES SUR LA COUR DE LOUIS XV
Mort et testament de Louis XV,
p. 1 et 2.
Régence, p. 3.
Le cardinal du Bois, son portrait,
p. 7 et 8.
M. de 3reteuil» p. 0.
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340 ANECDOTKS CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
Le Blanc, son arrestation, p. 9 et 10.
D'Aguesseau, son portrait, p. 10 à 12.
Le marquis d'Argenson, p. 13.
M. d'ArmenonvilIe et M. de Mor-
ville, p. 14 et 15.
Conspiration de Bretagne, p. 17.
Traité de la triple alliance, p. 19.
Paix avec l'Espagne, p. 20.
Law, son système, p. 20.
Le comte de Vermandois et le
Masque de fer, p. 22.
Mort du Rôgent, p. 26.
Le duc de Bourbon, son portrait,
p. 26 et 27.
Mariage de Louis XV, p. 28.
Portraits de Mlle de Vermandois,
p. 29; de la marquise do Nesle et
de la marquise de Prie, p. 30 et 31 .
Le cardinal de Fieury, premier mi-
nistre, p. 32.
Portraits du roi et de la reine,
p. 33 et 34.
Portraits du duc d'Orléans, fils du
Régent, p. 34; de la duchesse
de Bourbon et de Mlle de Séry,
p. 35.
Le comte de Charolais et le comte
de Clermont, p. 37.
Le prince et la princesse de Conti,
p. 38 et 39.
MUe de Charolais, son portrait, p. 39
et 72.
Mlle de Sens et Mlle de la Roche-
sur- Yon, p. 40.
Le duc du Maine, p. 41.
Portraits du comte de Toulouse et
du prince de Dombes, p. 41 et 42.
Portraits du comte d'Eu et de la
duchesse du Maine, p. 42; du
cardinal de Fieury, p. 43; du
contrôleur général Orry, p. 49.
Le prince et la princesse Charles de
Lorraine, p. 50.
Portrait de Mademoiselle deNoailles,
p. 51.
Madame de Maintenon, p. 52 à. 54.
Leducd'Ayenetlecomte deNoailles,
p. 54 et 55.
Portraits de la duchesse douairière
de La Vallière et de sa belle-fille,
p. 55 et 56.
Le duc et la duchesse d*Antin, p. 58.
Le chevalier d'Orléans, p. 59.
Portraits de Chauvelin, p. 63, du
comte de Maurepas, p. 64, et du
comte de Saint-Florentin, p. 66.
Abdication de Victor- Amédée 11,
p. 67.
La comtesse de Toulouse, p. 72 et 75.
Séjours du roi à Rambouillet, p. 76.
Portraits de Mme de Mailly, p. 80,^
et de Mme de Vintimille, p. 81.
Les petits appartements, p. 83.
Mort du roi de Pologne, p. 84.
Guerre de la succession de Pologne,
p. 86.
La France déclare la guerre, p. 93.
Portrait du maréchal de Noailles,
p. 94.
Les maréchaux d'Asfcld et de Coi-
gny, p. 95.
Le maréchal de Broglie et la sur-
prise de Quistello, p. 98.
Bataille de Parme, p. 101.
Traité de Vienne, p. 103.
Réunion de la Lorraine et requête
des Lorrains, p. 105.
Disgrâce de Chauvelin, p. 110.
Lettre adressée à Chauvelin par U
cardinal de Fieury, p. 111.
Portrait d'Amelot, p. 112.
Maladie et mort du comte de Tou-
louse, p. 114 à 116.
Château de Choisy, p. 117.
Mort de Frédéric !•', son portrait,
p. 119.
Portrait de Frédéric II, p. 120. 7^
Guerre entre l'Espagne et l'Angle-
terre, p. 121.
Mort de l'empereur Charles VI,
p. 122.
^Son testanient, p. 128 et 129.
Invasion de la Silésie, p. 131.
Mode d'élection des Empereurs,
p. 132.
Philippe V, roi d'Espagne, p. 141.
Politique du roi de Sardaigne,
p. 142.
Les Provinces-Unies de Hollande,
p. 145.
Van Hoey, p. 149.
Les Vénitiens et les Suisses, p. 151
et 152.
Portrait du maréchal de Belle-Isle,
p. 153.
Sa mission, p. 155.
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TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES
341
La reine de Hongrie, p. 158.
Guerre de Bohême, p. 163.
Prise de Prague, p. 165.
François de Lorraine, p. 168 et 186.
M. de Ségup et la capitulation de
Linz, p. 168.
Défection de Frédéric le Grand,
p. 172.
Siège de Prague, p. 175.
L'armée de secours du maréchal
de Maillebois, p. 178 et 179.
Retraite de Prague, p. 183 et 184.
Portraits de Marie-Thérèse, p. 185,
et du prince Charles de Lorraine,
p. 187.
Retour de Tarmée française, p. 188.
L*abbé de Broglie, p. 189.
Portrait du chevalier d*Antin, p. 190.
Ambassade de Méhemmed-Effendi,
p. 192.
Vauréal, p. 194.
Les Espagnols maîtres de la Savoie,
p. 195 à 198.
La Ciiétardie, p. 199.
Portrait du duc de Penthièvre,
p. 202.
Le duc de Nevers, p. 203.
Disgrâce de Madame de Mailly,
p. 204.
Portrait du duc de Richelieu, p. 205.
La duchesse de Châteauroux, p. 205.
Guerre entre TEspagne et l'Angle-
terre, p. 209.
Mort du cardinal de Fleury, p. 211.
Sa politique, p. 213.
La duchesse de Bourbon et le mar-
quis de Lassay, p. 216.
Guerre entre la Suède et la Russie,
p. 220.
Tactique du maréchal de Noailles,
p. 222.
Bataille de Dettingen, p. 224.
Le duc de Gramont, p. 225 et 226.
Succès du prince Charles de Lor-
raine, p. 227.
Complot contre l'impératrice de
Russie, p. 230.
Mariage du duc de Chartres, p. 233.
Bataille de Toulon, p. 233 et 234.
Le cardinal et Madame de Tencin,
p. 235 et 236.
Projet de descente en Angleterre,
p. 237.
Retraite de M. Amelot, p. 239.
Campagne de Flandre, p. 241.
Maladie du roi à Metz, p. 245.
Le prince Charles passe le Rhin,
p. 246.
Diversion du roi de Sardaigne,
p. 247.
Retour du roi, p. 249.
Mariage du duc de Penthièvre,
p. 251.
La princesse de Modène, p. 254.
Préparatifs d'une prochaine cam-
pagne, p. 255.
Arrestation du maréchal de Belle-
Isle, p. 256.
Projets en faveur des Réformés,
p. 257.
Mariage du dauphin, p. 262.
Voltaire, p. 263.
Tableau de la cour de France,
p. 264.
III
PIÈCES JUSTIFICATIVES
Texte latin de Thymne en l'honneur
da diacre Paris, p. 271.
Notice de Palissot, p. 272.
Préambule de la Bulle d'or, p. 273.
Lettres de Charles VII au cardinal
de Fleurv, p. 275, 282, 284. 286,
et 290, 294, 298.
Note sur l'élection de Charles VII,
p. 277.
Lettres de Louis XV à Charles VII,
p. 279, 302, 310 et 313.
Rapport de Châtillon, p. 279.
Lettre de Frédéric II au maréchal
de Belle-Isle, p. 280.
Lettres du maréchal de Belle-Isle à
Moreau de Séchelles, p. 281.
Lettres du cardinal de Fleury à
Charles VII. p. 283, 296.
Lettre du maréchal de Broglie à
Moreau de Séchelles, p. 295.
Lettre du maréchal de Belle-Isle à
Charles VII, p. 301.
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342 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANGE
Lettres de Charles VII à Louis XV,
p. 308 et 311.
Relation de la maladie et de la
mort du cardinal de Fleury, p. 806.
États de logement et menus de la
table du Roi pendant les voyages
à Choisy, p. 315 et 316.
IV
BIBLIOGRAPHIE
Le manuscrit des AnecdoUt, p. 319.
Éditions diverses des Mémoiret de
Perte, p. 9fl.
Blbliograptiie du livre des « Mœurs »
et de r « Éclaircissement sur les
Mœurs », p. 826 et 381.
Le manuscrit des « Mœurs », p. 331.
Lettre de Toussaint, p. 332.
Zaroattre, par le chevalier de Mé-
hégan, p. 332 et 834.
Les Opuscules de Glénat, p. 334 à 336.
Traduction de YBitioire de VArt de
Winckelmaim, p. 336.
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INDEX ALPHABÉTIQUE
AouBSSEAU OU Daguesseau (Henri-
François d'), chancelier de France,
p. 10, 11, 12, 13, 14.
ALBERT V, duc de Bavière, mari de
Tarchiduchesse Anne d'Autriche,
p. 128.
Alêgre (Marie-Marguerite d*), com-
tesse de Rupelmonde, 77.
Ame LOT (Jean- Jacques), sieur de
' ChailIou,premier secrétaire d'État,
p. 112, 113, 114, 239.
Angervilliehs. Voyez Bauyn-
Anne d'Autriche, fîlle de l'empe-
reur Ferdinand !•', femme d'Al-
bert V, duc de Bavière, p. 128.
An TIN (Antoine-François, marquis
d'), second fils de la comtesse de
Toulouse, p. 79, 190, 192.
Antin (Françoise-Gillone de Mont-
morency - Luxembourg, duchesse
»'), p. 58.
Antin (Louis de Pardaillan de Gon-
drin, duc d'), premier mari de la
comtesse de Toulouse, p. 58.
Antin (Louis-Antoine de Pardaillan
de Gondrin, premier duc d'),
bisaïeul du précédent, p. 58.
Antin (Louis de Pardaillan de Gon-
drin, duc D*), fils aîné de la com-
tesse de Toulouse, p. 58, 79.
Antoine, dit le Bon, duc de Lor-
raine, p. 110.
Arbnberg (Léopold- Philippe -Char-
les, duc d'), prince de Ligne, gé-
néral autrichien, p. 223.
Argenson (Marc-René de Voyer de
Paulmy, marquis n*), lieutenant
général de police, puis garde des
sceaux, p. 13, 14.
Argbnson (Pierre-Marc Le Voyer
de Paulmy, comte d'), fils du
précédent, p. 211.
Argenson (René-Louis de Voyer de
Paulmy, marquis d'), frère du
précédent, ministre des Affaires
étrangères, p. 240, 251.
Argenton (Marie-Louise-Madeleine-
Victoire Le Bel de La Boissière
de Séry, comtesse d*), maltresse
du Régent, p. 35, 59.
Armagnac (le comte d'). Voyez Lor-
raine (Charles de), p. 50.
Armagnac (la princesse d*). Voyez
Noailles (Françoise-Adélaïde de).
Armenonville (Joseph-Jean-Baptiste
Fleuriau d'), garde des sceaux,
p. 14. 63.
Arpajon (Anne-Claude d'), comtesse
de Noailles, p. 55.
Aspeld (Claude-François Bidal, mar-
quis D*), maréchal de France,
p. 94, 95, 96. 99.
Aubigné (Françoise d'), marquise
de Maintenon, p. 52.
AtJBiGNÊ ou AuBiGNY (Françoisc-
Gharlotte-Amable d*) duchesse de
Noailles, p. 52, 54.
AtJBiGNT (famille d'), p. 52, 54.
Auguste II, électeur de Saxe, roi de
Pologne, p. 84, 85, 86, 87, 88, 89,
93, 104, 137, 142, 247.
Ayen (Louis de Noailles, duc d'), fils
aîné du maréchal de Noailles, p. 54.
A Y B N (C atherine - Françoise - Char-
lotte de Cossé-Brissac, duchesse
d'), p. 54.
Balincourt (Claude - Guillaume
Testu, marquis db), maréchal de
France, p. 228, 229.
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344 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Bautn d'Angervilliers (Nicolas^-
Prosper), intendant d'Alsace, puis
ministre d'État À la Guerre, p. 65,
71, 119, 210.
BAyiÉRB (Charlotte-Elisabeth de), la
« Princesse Palatine », femme du
Régent, p. 36.
Baviârb (Clément- Auguste-Marie-
Hyacinthe iïb), électeur de Co-
logne, p. 137.
Bbllb-Ulb (Charles-Louis- Auguste
Foucquet, comte de), maréchal
de France, p. 153, 155, 156, 157.
159, 162, 164, 173, 176, 180, 182,
184, 241, 255 à 257.
Belle-Islb (Louis-Armand Fouc-
quet, chevalier de), frère du ma-
réchal, p. 154.
Bbrwick (Jacques Fitz-James, duc
de), maréchal de France, p. 93,
94, 95.
BiNo, amiral anglais, p. 238.
Blois (Marie-Anne de Bourbon, dite
Mademoiselle DE),fîlle de Louis XIV
et de la duchesse de La Vallière,
princesse de Conti, p. 23.
Blois (Françoise-Marie de Bourbon,
dite Mademoiselle de), fille de
Louis XIV, fenmie du Régent,
p. 34, 35, 36, 53, 216.
BoMBBLLES (M. de), préccptcur du
duc de Chartres, p. 233, 251.
BoRDAGE (René Amaury de Mont-
bourcher chevalier et marquis du)
beau-frère du marquis de Coigny,
p. 77.
Botta d'Adornq (le marquis), mi-
nistre de Marie-Thérèse, p. 230.
Bourbon (Françoise-Marie de), dite
Mademoiselle de Blois, fille natu-
relle de Louis XIV, femme du
Régent, p. 34, 85, 36, 53, 216.
Bourbon (Henriette •■ Louise -Mari e-
Françoise-Gabrielle de), dite Ma-
demoiselle de Vermandois, sœur
du duc de Bourbon, p. 29, 32,
40.
Bourbon (Louis de), comte de Ver-
mandois, le prétendu Masque de
fer, p. 22 à 26.
BouRBON(Louis-Alexandre de), comte
de Toulouse, fils de Louis XIV
et de Madame de Montespan, p. 34,
41. 53, 7i, 72, 75, 76 à 79, 84, 144
à 117, 189.
Bourbon (Louis-Auguste de), duc
du Maine, fils de Louis XIV et
de Madame de Montespan, p. 4, 5.
34, 41, 42, 53, 71, 114.
Bourbon (Louis-Auguuste de), prince
de Dombes, fils du duc du Maine,
p. 42. 72, 224.
BooRboN (Louis-Charles de), comte
d'Eu, fils du duc du Maine, p. 42,
224.
Bourbon (Louis-Jean-Marie de), duc
de Penthiôvre. fils unique du
comte de Toulouse, p. 73, 74, 116.
202, 224.
Bourbon-Condé (Charles de), comte
de Charolais, frère du premier
ministre, p. 37, 74.
BourboN'Condé (Charlotte de Hessc-
Rhinsfeld, duchesse de), fenmie
du premier ministre, p. 160.
Bourbon -Condb (Elisabeth -Alexeui-
drine de), dite Mademoiselle de
Sens, sœur de la princesse de
Conti, p. 40.
Bourbon-Condb (Louis de), comte
de Glerraont, frère du premier
ministre, abbé de Saint-Germain-
des-Prés, p. 37.
Bourbon-Condé (Louis -Henri, duc
de), premier ministre, p. 26, 28,
29, 31. 32, 37, 46. 72, 119, 251.
BouRBON-CoNDÉ (Louis-Joscph, duc
de), fila du premier ministre,
p. 160.
BouRBON-CoNDÉ (Louisc-Amie de),
dite Mademoiselle de Charolais.
sœur du duc de Bourbon, p. 39,
42, 72 à 74, 77, 78, 83 et 84.
BouRBON-CoNDÉ (Louisc-Bénédictine
de), duchesse du Maine, j). 42.
Bourbon- Condé (Louise-Elisabeth
de), princesse de Conti, sœur du
premier ministre, p. 38, 39.
Bourbon -CoNDÉ (Louise -Françoise
de), dite Mademoiselle de Nantes,
duchesse douairière de Bourbon-
Condé, mère du premier ministre,
p. 29, 53. 71, 251.
Bourbon-Condé (Marie-Anne de), dite
Mademoiselle de Clermont, p. 40.
BouRBON-GoNTi (Louis-Frauçois de).
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INDEX ALPHABÉTIQUE
345
prince de Conti, p. 38, 40, 498.
BouRBON-CoNTi (Louise-AdéIa!de db),
dite Mademoiselle de la Roche-
sur- Ton, tante da prince de
Conti, p. 40.
BoiTBBON-CoifTi (Louivse- Henriette
de), fille du prince de Conti, du-
chesse de Chartres, p 233.
BouRBON-CoNTi. Vovez aussi Conti.
BouRNONTiLLB (MaHe-Françoise de),
duchesse de Noailles, mère du
maréchal, p. 51, 5S.
Brbteuil (François -Victor Le Ton-
NBLLnsR-), secrétaire d'État au dé-
partement de la guerre, p. 9, 210.
Broclie (Charles-Maurice de), abbé
du Mont-Saint-Michel, frère du
maréchal, p. 189.
Broolie ou Broglio (François-Marie,
comte de), maréchal de France,
p. 97. 98, 163, 172. 173, 174. 175,
176, 177, 178, 179, 181, 187. 188,
201, 227.
Brunswick (George-Guillaume de),
premier électeur de Hanovre,
p. 139.
Brunswick-Wolpenbuttel (Elisa-
beth-Christine de), impératrice
d'Allemagne, p. 103, 123.
Carlos (don) fils atné de Philippe V,
roi des Deux-Siciles, p. 87, 104,
141, 219.
Charles IV, empereur d'Allemagne,
p. 134, 135.
Charles-Quint, empereur d'Alle-
magne, p. 110.
Charles VI, empereur d'Allemagne,
87, 88, 104, 122, 127, 129, 132 136,
137, 139, 141, 147, 153.
Charles Vil, empereur d'Alle-
magne, électeur de Bavière, p. 155,
158, 139, 161, 162, 163, 165, 167,
173, 188, 199, 219, 220, 227, 241,
247, 255.
Charles XII, roi de Suède, p. 86.
Charles-Emmanuel III, duc de Sa-
voie, roi de Sardaigne, fils de
Victor-Amédée II, p. 67, 142, 195,
197, 241, 246, 247.
Charles IV, duc de Lorraine, p. 107.
Charles- Albert, électeur de Ba-
vière, p. 155, 158, 159, 161, 162,
163, 165. 167, 173. 174, 241, 247.
249, 254.
Voyeï aussi Charles VII.
Charles-Edouard Stuart, prétendant
au trône d'Angleterre, p. 237à239.
Charles-Philippe, électeur Palatni,
p. 209.
Charles de Lorraine, comte d'Ar-
magnac, dit le Prince Charles,
grand-écuyer de France, p. 50.
Charles de Lorraine (le prince),
beau-frère de Marie-Thérèse,
p. 171, 172. 175, 176, 177, 178,181,
182, 187, 188, 222, 228, 242, 245,
246, 247, 248. 254.
Charolais (Charles de Bourbon-
Condé, comte de), frère du pre-
mier ministre, p. 37, 74.
Charolais (Louise-Anne de Bour-
bon-Condc, dite Mademoiselle de),
soeur du duc de Bourbon, p. 39,
42. 72, 73, 74. 77, 78, 83, 84.
Chartres (Louis-Philippe I" d'Or-
léans, duc DE), petit-fils du Ré-
gent, p. 224, 233, 251, 253.
Chateauroux (Marie-Anne de Mailly
de Nesle, duchesse de), p. 204,
205, 249.
Chatillon ( Alexis-Magdelaine-Ro-
salie, comte, puis duc de), gou-
verneur du dauphin Louis, p. 250,
251.
Chauvelin (Germain-Louis), premier
secrétaire d'État et garde des
sceaux, 62, 63, 61. 66, 71, 79, 84,
90, 110, 111, 113, 114, 214, 215,
216.
Ch A VIGNY (Théodore Chavignard
de), ambassadeur de France en Por-
tugal et envoyé près Charles Vil,
p. 232, 240.
Chevert (François de), p. 183, 184.
Christiern VI, roi de Danemark,
p. 144.
Clément-Auguste, archevêque-élec-
teur de Cologne, p. 136, 155, 157,
158. 161.
Clermont (Louis de Bourbon-Condé,
comte de), frère du premier mi-
nistre, p, 37, 224.
Clermont (Marie-Anne de Bourbon-
Condé, dite Mademoiselle de)
p. 40.
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346 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
CoiONY (François de Franquetot,
marquis de), maréchal de France,
p. 77, 95, 96. 97, 99, 201, 222, 228,
229, 241, 242, 244.
CoiGNT (Jean-Antoine-François de
Franquetot, comte db), p. 118.
CoNFLANS (Eustache, marquis db),
p. 60.
CoNTi (Louis- Armand de Bourbon,
prince ds), p. 38.
CoNTi (Louis-François de Bourbon,
prince de), fils du précédent,
p. 38, 40, 198, 241.
GoNTi (Louise-ÉIisabeth de Bourbon-
Condé, princesse de), sœur du
premier ministre, p. 38, 39.
CoNTi (Marie- Anne de Bourbon, dite
Mademoiselle de Blois, princesse
db), p. 23.
CoNTi. Voyez aussi Bourbon.
Cossb-Brissac (Catherine-Prançoise-
Charlotte de), duchesse d'Ayen,
p. 54.
Court (La Bruyère db), amiral
français, p. 234, 285.
CouTURiBR (l'abbé), homme de con*
fiance du cardinal de Fleury,
p. 210.
Crussol (Anne- Julie-Françoise de),
marquise de La Valiière, p. 57.
Cumberlànd (Guillaume* Auguste,
duc De), fils de George II, roi d'An-
gleterre, p. 223, 227, 239.
Cumiàne (Madame de), veuve du
comte de Saint-Sébastien, mai-
tresse de Victor-Amédée II de
Savoie, marquise de Spigno, p. 68,
70.
DopuN (Charles- Gaspard), contrô-
leur général des finances, p. 47. 48.
DoHBEs (Louis-Auguste de Bourbon,
prince de), fils du duc du Maine,
p. 42, 72, 224.
Dubois (Guillaume), ministre et car-
dinal, p. 7.
Du Theil (La Porte), premier com-
mis aux Affaires étrangères, p. 240.
Elisabeth Pétrowna, impératrice
de Russie, p. 199, 200, 220, 230.
ËLTz (Pbilippe-Charl«8 d*), électeur
de Mayence, p. 136, 216.
Eo (I^ouis- Charles de Bourbon,
comte d'), fils du duc du Maine,
p. 42, 224.
EuGÂNB (Eugène-François de Savoie,
dit le Prince), p. 95, 96.
Farnêsb (Elisabeth), reine d'Es-
pagne, p. 141.
Ferdinand I*', empereur d'Alle-
magne, p. 128.
Fitz-Jambb (François), abbé de
Saint -Victor de Paris, fils du
maréchal de Berwick, p. 45.
Fleoriau. Voyez Arhenonvillb et
MORVILLB.
Flburt (André-Hercule de), évéque
de Fréjus, puis cardinal et pre-
mier ministre, p. 15, 28, 32, 83,
43, 44, 46, 47, 48, 49, 61, 62, 64,
66, 71, 77, 78, 79, 86, 88, 90, 111,
114, 116,150,155,156,157, 169,173,
178, 179, 181 , 190, 195, 205, 210, 211 ,
212, 213, 214, 215, 220, 285, 240.
Flburt (André-Hercule de Rosset,
marquis de Rocoz^, duc de),
petit-neveu du cardinal, p. 212.
FouGQUET (Nicolas), surintendant
des finances, aïeul du maréelial
de Belle-Isle, p. 153, 154.
François, duc de Lorraine, puis
grand-duc de Toscane et empe-
reur, p. 105, 124, 142, 167 186.
Frédéric !•% électeur de Brande-
bourg, puis roi de Prusse, p. 119.
Frédéric I", roi de Suède, landgrave
de Hesse-Cassei, p. 144.
Frédéric II, roi de Prusse, électeur
de Brandebourg, p. 120, 130, 132,
138, 160, 172, 173, 174, 244, 246,
248, 249, 255 à 257.
Frédéric- Auguste III, électeur de
Saxe, roi de Pologne, fils d'Au-
guste II, p. 88. 89, 104.
F RÉ DÉ RIO -Guillaume !•», roi de
Prusse, p. 119.
Gaobs (Jean - Bonaventur e - Thierry
du Mont, comte de), p. 196, 218,
219.
Gbnsag (de), officier françaiSi, p. 253.
George II, roi d'Angleterre et élec-
teur de Hanovre, p. 121, 139, 140,
197, 2»2, 241. 248, 254.
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INDEX ALPHABÉTIQUE
347
GliNibs (db), officier général eipa-
gnol, p. 197.
GoNDRiN (de). Voyez Antin (d').
Gramont (Louis, duc de), p. 225, 226.
Harcourt (François, duc d') maré-
chal de France, p. 241, 242, 244.
HÉRAULT, lieutenant de police, p. 241.
Hbme (Georges, prince de), p. 223.
Hesbe-Rhinspblu (Charlotte de), du-
chesse de Bourbon-Condé, femme
du premier ministre, p. 160.
Hussein, 221.
Ivan VI, empereur de Russie, p. 144,
199, 230.
Jean V, roi de Portugal, beau-frère
de remperem- Charles VI, p. 142.
Joseph I«, empereur d'Allemagne,
p. 125.
Joseph -Clément, électeur de Co-
logne, p. 126, 127.
Khëvenhullbr (Louis- André, comte
de), p. 168, 170, 171, 174.
Kgbnigsegk (Lothaire -Joseph - Geor-
ges, comte de), feld-maréchal au-
trichien, p. 100, 101.
La Chbtardie (Joachim- Jacques
Trottl ou Trotin, marquis de),
ambassadeur de France à la cour
de Russie, p. 199, 200, 201, 230, 231.
La Croix (le capitaine), p. 227.
Lalo (le sieur de), homme d'affaires
de la comtesse de Toulouse,
p. 73, 78.
La Mina (Don Jaime Miguel de
Guzman, marquis de), p. 197, 198.
La Mothb-Houdancourt (Louis-
Charles, comte de), p. 116.
La Rochb-sur-Yon (Louise-Adélaïde
de Bourbon-Gonti, dite Mademoi-
selle de), tante du prince de Conti,
p. 40.
L ASCARIS (Jean-Paul), grand-maltre
de l'ordre de Malte, p. 55.
Lassât (Léon de Madaillan de L'Es-
parre, marquis de), p. 216,217,218.
La Tournellb (Marie- Anne de Mailly ,
marquise de), plus tard duchesse
de Châteauroux, p. 208. (Il s'agit
plutôt, dans ce passage, de Ma«
dame de Flavacourt; cf. p. 208,
note 1.
La Trbhoïlle (Charles- Armand-
René, duc de), p. 102.
Lauragoais (Jeanne-Adélaïde de
Mailly de Nesle, duchesse de),
p. 208.
La Vallière (Anne-Jtdie-Françoise
de Crussol. marquise de), femme
de Louis-César, p. 57.
La Vallière (François de La
Baume-Le Blanc, marquis, puis
duc de), p. 57.
La Vallière (Louis-César de La
Baume-Le Blanc, comte, puis
marquis de), duc de Vaujours,
fils du précédent, p. 57.
La Vallière (Louise-Françoise de
La Baume-Le Blanc, duchesse
de), p. 22.
La Vallière (Marie-Thérèse de
Noailles, duchesse de), sœur du
maréchal, p. 56.
Law (John), p. 23, 24.
Le Blanc (Claude), secrétaire d'État
au département de la Guerre, p. 9.
Lbgouvrbur (Adrienne Couvreur,
dite), p. 166.
Leczinska (Marie), reine de France,
p. 28, 32, 34, 265.
Leczinski (Stanislas), palatin de
Posnaine de Pologne, p. 28, 32,
84, 86, 89, 90, 91, 92, 96, 103, 104.
LiSopoLD !•', empereur d'Allemagne,
119, 125, 126, 127, 130, 139.
LoRKowiTz (Jean-Georges-Christian,
prince de), p. 182, 183, 184.
LoswENHAUPT (Charles-Émilc, comte
de), général suédois, p. 221.
Lorraine (Elisabeth -Thérèse de),
sœur du prince François, troi-
sième femme de Charles-Emma-
nuel III de Savoie, p. 142 et 143.
Lorraine (François, duc de), puis
grand-duc de Toscane, p. 103, 124,
142, 167, 186.
Voyez François.
Louis XIV, 1, 3, 4, 5, 6, 7, 22, 23,
24, 25, 26, 29, 34. 41, 44, b3, G4,
130, 206, 246, 251, 252.
Louis XV, p. 2, 3, 19, 28, 29, 32, 33,
44, 46, 76, 77, 78 80, 81. 82, 83,
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348 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
84, 86, 92, 144. 116, 120. 141. 143,
166, 178, 188, 194, 196, 205, 208,
213, 214, 240, 241, 243, 243. 2»4,
245. 249, 250, 2ol, 25â, 253, 254,
257. 259, 262, 264.
Louis, dauphin de France, fils de
Louis XIV et de Marie-Thérèse,
p. 23, 26.
Louis, dauphin de France, fils de
Louis XV, p. 194, 250, 254.
Louise-Elisabeth, dite Madame
Première, fille de Louis XV. ma-
riée à l'infant Philippe d'Espagne,
p. 120.
Luis (d(m). infant d'Espagne, plus
tard Louis I", p. 20. 203.
Mahmoud I", sultan des Turcs,
p. 144.
Maillbbois (Jean- Baptiste-François
des Murets, marquis de), maré-
chal de France, p. 161, 179. 180,
249.
Mailly de Neslb (Jeanne-Adélaïde
de), duchesse de Lauraguais,
p. 208.
Mailly (Louis de), marquis de
Nesle. p. 30.
Mailly (Louise-Julie de Nesle, com-
tesse de), p. 79, 80, 81, 82. 83.
178, 204, 205, 207.
Mailly de Nesle (Marie-Anne de),
duchesse de Châteauroux, p. 204,
205, 249. 250.
Mailly (Pauline-Félicité de), com-
tesse de Vintimille, p. 81 à 83.
Mailly. Voyez aussi Lauraguais et
Nesle
Maine (Louis- Auguste de Bourbon,
duc du), p. 4, 5. 34, 41, 42, 53,
71, 114, 251.
Maine (Louis-Bénédictine de Bour-
bon-Condé, duchesse du), p. 42.
Maintënqn (Françoise d'Aubignc,
marquise de), p. 52.
Marie-Anne- Eléonore, arcliidu-
cliesse d'Autriche, p. 105, li4, 184,
254.
Marib-Anne-Victoire, infante d'Es-
pagne, fiancée à Louis XV, p. 19,
28.
Marie-Joséphine d*Autriche. nièce
de l'empereur Charles VI, p. 137.
Marie-Thérèse d'Autriche, reine de
France, p. 130.
Marie- Thérèse d'Autriche, fille
atn«''e de l'empereur Charles VI.
impératrice d'Allemagne, p. 104,
123. ISS, 130, 131, 132. 138, 142,
143, 144, 148, 149, ibH, 156, 158.
160, 161. 162, 165. 167, 170, 172,
173, 174, 176. 177, 182, 184, 185,
195, 200, 201. 209, 219, 220, 222,
230, 241. 242. 244, 247, 254.
Marie-Thkrèse-Antoinette-Ra-
phaèle, infante d'Espagne, fiancée
au dauphin Louis, p. 250.
Marton ou Marthon (Louis-Fran-
çois-Armand de Roye de La Ro-
chefoucauld, dit le comte ue),
p. 41.
Masque de per (le). Voyez Verman-
Dois (Louis de Bourbon, comte de),
Matthews (Thomas), amiral anglais,
p. 234, 235.
Maurepas et DE Pontchartrain
(Jean-Frédéric Phélypeaux, comte
DE), ministre de la Marine, p. 64,
71. 191.
Maximilibn II, empereur d'Alle-
magne, p. 130.
Maximilien-Emmanuel. électeur de
Bavière, père de Charles-Albert,
p. 136, 137.
Mbhémet-epfendi, ambassadeur de
Turquie à Paris, p. 192.
Mellac (Hervieu de), conspirateur
breton, p. 17.
Mbnzel (Jean-Daniel, baron de).
général hongrois, p. 229.
Mercy (Claude-Ferdinand, comte
de), général autrichien, p. 99, 100.
MiNUCci ou MiNuzzi (Christophe-
Adam Ossalko, comte de), général
bavarois, p. 227.
Modène (Charlotte-Aglaé d'Orléans,
duchesse de), p. 253.
Modène (Marie - Thérèse - FéliciU*
d'Esté, princesse de), p. 237, 252.
Montemar (don José Carillo Albor-
noz. duc de), p. 195.
Mont ESP AN (Françoise-Athénais de
Roclieciiouart, marquise de), p. 4,
41. 53.
Monti (Antoine-Félix, marquis de),
p. 89.
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INDEX ALPriABÉTlQUE
34î*
MoNTMOREXCY-LuxEMBOiTBG (Fran-
çoise-Gillone de), duchesse d'An-
tin, p. 58.
MoRTEMART (Louis dc Rochc-
chouart, duc de), gentilhomme
de la Chambre, p. 27.
MoRviLLE (Charles -Jean- Baptiste
Fleuriau, comte de), premier se-
crétaire d'État, p. 15, 63.
Nantes (Louise-Françoise de Bour-
bon, dite Mademoiselle de), du-
chesse douairière de Bourbon-
Condé. p. 29, 53, 71.
Nesle (Armande-Félice dc La Porte-
Mazarini, fenmie de Louis de
Maillv, marquis de), p. 30, 31,
32.
Nesle (Louis de Mailly. marquis
de), p. 30.
Neubourg (Charles-Philippe de), élec-
teur Palatin, p. 138.
Ne VER s (Philippe -Jules -François
Mazarini-Mancini, duc de), p. 203,
204.
NoAiLLEs (Adrien-Maurice, duc de),
maréchal de France, frère de la
comtesse de Toulouse, p. 52, 54,
94, 95, 99, 192, 202, 222, 223, 225,
226, 227,229,240, 241.
NoAiLLEs (Anne-Claude d'Arpajon,
comtesse de), bru du maréchal,
p. 55.
NoAiLLEs (Françoise- Adélaïde de),
femme de Charles de Lorraine,
princesse d'Armagnac, p. 51.
N o A I L L B s (Françoise - Charlotte -
Amable d'Aubigné ou Aubigny,
duchesse de), p. 52, 54.
NoAiLLBs (Louis de), duc d'Aven,
fils du maréchal, p. 54.
NoAiLLEs (Louis- Antoine de), car-
dinal, p. 51.
NoAiLLBs (Marie-Françoise de Bour-
non ville, duchesse de), p. 51.
NoAiLLEs (Marie-Thérèse de), du-
chesse de La Vallière, sœur du
maréchal, p. 56.
Noailles (Marie- Victoire -Sophie
de), d'abord duchesse d'Antin,
puis comtesse de Toulouse, p. 58.
Noailles (Philippe, comte de),
second fils du maréchal, p. 55.
Orléans (Charlotte-Aglaé d'), du-
chesse de Modène. p. 252.
Orléans (Charlotte-Elisabeth de Ba-
vière, duchesse d') mère du Ré-
gent, p. 36.
Orléans (Jean-Philippe-Baptiste, dit
le Chevalier d*), fils naturel du
Régent, grand-prieur de France,
p. 59, 60, 61.
Orléans (Louis, duc de Chartres et
d'). fils du Régent, p. 34.
Orléans (Louise-Elisabeth d'), reine
d'Espagne, p. 203.
Ohléa.nh (Philippe, duc d'). Voyez
Philippe.
Ormea (marquis d'), ministre de
Chai'les-Emmanuel III de Savoie,
p. 6«.
Orry (Hhihbert), comte de Vignory,
contrôleur général des finances,
p. 49, 64, 71, 157, 179. 215, 216.
STE I N (Jean -Frédéric - Charles ,
comte d'), archevêque-électeur de
Mayence, p. 216.
Pardaillan de Gondrin (Louis de),
petit-fils de la comtesse de Tou-
louse, p. 59.
Pardaillan. Voyez Antin (d*) et
Gondrin (de).
Parouse (le comte de). Voyez PÉ-
RODSE (le comte de la).
Penthiêvre (Louis -Jean -Marie de
Bourbon, duc de), fils unique du
comte de Toulouse, p. 73, 74, 116,
202, 224, 251, 252.
PÉRousE (le comte de la), p. 70.
Phbltpeauz. Voyez Maurepas et
Saint-Florentin.
Philippe II, roi d'Espagne, p. 130.
Philippe V, roi d'Espagne, p. 121,
122, 141, 160, 194, 195, 196, 218,
262.
Philippe (don), infant d'Espagne,
duc de Parme et de Plaisance,
gendre de Louis XV, p. 141, 196,
197, 198, 219, 241.
Philippe duc d'Orléans, régent du
royaume, p. 3, 5, 16.18,19,20,22,
26, 35, 43, 46, 71, 75, 189, 203,
211, 253.
PiERRB I*' lb Grand, empereur de
Russie, p. 201.
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350 ANECDOTES CURIEUSES DE LA COUR DE FRANCE
Plélo (Louis-Robert-Hippolyte de
Bréhaa, comte de), ambassadeur
de France à Copenhague, p. 91.
PoMPAbouR (Jeanne-Antoinette Pois-
son, marquise de), p. 118.
PoNTCALLEc (Clémcnt - Ghry sogone
de Guer» marquis de), conspira-
teur breton, p. 18.
Prie (Agnès Berthelot de Pléneuf,
marquise de), p. 31, 32.
QuiNACLT-DupRBSNE (Abraham-
Alexis), p. 204.
QuixAULT (Jean-Baptiste), p. 204.
QuiNAULT (Marie-Anne, dite Talnée,
p. 204.
Renault (le P.), de l'Oratoire, p. 207.
Rbné II, duc de Lorraine, p. 106.
Richelieu (Louis-François-Armand
Vignerod du Plessis, duc de),
p. 205.
RoYE DE La Rochefoucauld (Louis-
François-Armand de), dit le comte
de Marton ou Marthon, p. 41.
RowLEY (William), contre-amiral
anglais, p. 235.
RupELMONDK (Marie-Marguerite d'Alè-
gre, comtesse de), p. 77.
SAiNT-FLORENTiN(Loui8Phélypeaux,
comte de), secrétaire d'État aux
aiîaires religieuses, p. 65,71,
Saint-Sébastien (la comtesse de).
Voyez CuMiANB (Mme de).
Savoie (Eugène-François de), dit le
Prince Eugène, p. V5, 96.
Saxe (Ilermann-Maurice, comte de),
maréchal de France, p. 165, 167,
180, 241, 247.
ScARRON (l'aul), mari de Françoise
d'Aubigné (plus tard marquise de
Maintenon), p. 53.
ScHOBNBORN (Melchior - Frédéric .
comte de), archevêque -électeur
de Trêves, p. 136.
Sbckendorp (Frédéric-Henri, comte
de), p. 227.
Sbgur (Henri-François, marquis de),
père du maréchal, p. 164, 168, 170.
SËNs(Élisabeth-Alexandrine de Bour-
bon-Condé, dite Mademoiselle de),
sœur de la princesse de Gonti,
p. 40.
Sert (Mlle de). Voyez Arobnton.
SoLARB (le chevalier de), p. 70.
Spiono ou Spino (la marquise de).
Voyez CuMiANE (Mme de).
Stair (John Dalrymple, comte de),
général anglais, p. 222, 223.
Stuart (Charles Edouard), préten-
dant au trône d'Angleterre, p. 237.
SuLTZBAGH (Charles Théodore de),
électeur Palatin, p. 209
Tencin (Claudine-Alexandrine Gué-
rin, marquise de), sœur du car-
dinal, p. 236.
Tencin (Pierre Guérin de), cardinal,
p. 212. 235, 236, 237. 238.
Tbgbring (le comte de), général
bavarois, p. 170.
Toulouse (Louis-Alexandre de Bour-
bon, comte de), fils de Louis XIV
et de Mme de Montespan, p. 34,
41, 53, 71, 72, 75. 76, 77, 78, 79.
84.114,115,116,117.189,251.
Toulouse (Marie- Victoire-Sophie de
Noailles, d'abord duchesse d'Antin,
puis comtesse de), p, 72, 73, 74,
75, 77, 78, 79. 83. 84. 94. 190, 191,
203.
Van Hoey, ambassadeur des Pro-
vinces-Unies des Pays-Bas & la
cour de France, p. 149, 150.
Vauréal (Louis-Guy Guérapin de),
évoque de Rennes, ambassadeur
de France en Espagne, p. 194, 251.
Vendôme (Philippe de), grand-prieur
de France, p. 61.
Ventadour ( Charlotte - Éléonore-
Madeleino de La Mothe-Houdan-
court, duchesse de), p. 2.
Vbrmandois (Henriette -Louise -Ma-
rie -Françoîse-Gabrielle de Bour-
bon, dite Mademoiselle de), sœur
du duc de Bourbon, abbesse de
Beaumont, p. 29, 32, 40.
Vbrmandois (Louis de Bourbon,
comte DE), iils de Louis XIV et
de la duchesse de La Vallière,
p. 22, 23, 24, 2o, 26.
Victor-Amédeb II, duc de Savoie,
p. 67, «8, 69, 70. 142.
Villars (Louis-Hector de), maré-
chal de France, p. 97, 98.
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Villeneuve (Louis-Sauveur Renaud,
marquis de), ministre aux Aifaires
Étrangères, p. 240.
YiNTiMiLLB (Pauline-Félicité de
Mailly, comtesse de), p. 81, 82»
83. .
NDEX ALPHABÉTIQUE
Voltaire, p. 25, 263, 264.
351
Waldbck (Charles, prince de),
228, 229.
WiESNowiGKi, homme de confiance
de Stanislas Leczinski, p. 89,
PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET c'% RUE GARANCIÈRE, 8. — 10202.
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OCT 10 1947
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