Skip to main content

Full text of "Anna Karénine. Introd. par Émile Faguet"

See other formats


TOLSTOÏ 


(2nna 


lifo 


I 


rr 


m 


9 


presentc&  to 

Zbc  Xibrarç 

of  tbe 

innivcrsitç  of  ÎToronto 

bB 


J^.  w ,  îi 


(X^y^ 


a--l>ûr>x     LA)C 


'VrV 


cy 


V 


[■M 


%„>u 


■:Û 


tmM    V>» 


N 

t 

N 

Anna  Karénine 

® 

Œ*ar    T £on    To/stoi 

Introduction  par  Emile  Faguet 

de  P Académie  française 

Tome  I                  ^ 

Taris 
fN^lson^  Éditeurs 

6l,   rue  des   Saints-Pères 

Londres  y  Edimbourg,  et  Ne^v-York 

N 

X 

PC^ 


4.> 


COLLECTION   ;n:ELSON 


TuhlUe  sous  la  direction  de 
CHARLES    SAROLEA, 

Docteur  es  lettres  :   Directeur  de  la  Section 
française  à  l^  Université  d^  Edimbourg. 


INTRODUCTION 


PAR   EMILE    FAGUET 


Anna  Karénine  est  un  ouvrage  qui  fut  classique 
dès  qu'il  parut,  tant  il  contenait  d'humanité,  tant 
il  était  fait  pour  être  lu  et  compris  par  les  hommes 
de  tous  les  temps  et  de  tous  les  lieux,  tant,  quoique 
tout  plein  de  mœurs  locales,  il  était  la  plus  occidentale 
des  œuvres  de  Tolstoi,  en  ce  sens  qu'il  s'adressait 
aussi  bien  à  l'intelligence  de  l'homme  de  Paris  ou 
de  Londres  qu'à  ceux  de  l'homme  de  St.  Pétersbourg 
ou  de  Moscou. 

Anna  Karénine  est,  d'une  part,  l'éternelle  histoire 
du  mariage  mal  fait  et  de  ses  conséquences  désas- 
treuses, d'autre  part  l'éternelle  histoire  du  mariage 
normal  avec  les  circonstances  qui  quelquefois,  qui 
souvent,  normalement  aussi  et  naturellement  le 
traversent. 

Anna  Karénine,  parce  que  cela  se  fait  ainsi,  parce 

3 


INTRODUCTION 


que,  par  tout  pays,  les  convenances  de  fannille  l'em- 
portent souvent,  dans  l'affaire  du  nnariage,  sur  la 
raison  qui  dans  cette  espèce  est  l'amour  ;  parce  que, 
_^âL  tout  pays  encore,  les  jeunes  filles  sont  élevées  de 
telle  façon  qu'elles  concluent  le  plus  grand  engage- 
ment de  la  vie  sans  savoir  un  mot  de  ce  qu'est  la 
vie  ;  a  épousé  a  vingt  ans  un  homme  de  vingt  ans 
plus  â^e  qu'elle. 

A  trente,  elle^j^rend  d'un  officier  brillant,  spiri- 
tuel et  conquérant  et  commet  la  faute  irréparable. 

Loyale  et  courageuse,  en  vraie  slave  qui  regarde 
droit,  au  premier  soupçon  de  son  mari,  à  la  première 
question,  elle  repond,  "  Oui."  Elle  n'avoue  pas  sa 
faute  ;  elle  la  déclare  sans  forfanterie,  sans  défi,  mais 
avec  probité  et  dignité. 

Le  mari,  qui,  à  mon  avis,  est  le  chef-d'œuvre  du 
roman,  chef  d'oeuvre  dans  un  chef-d'œuvre,  est  un 
sot  ;  il  est  vain,  il  est  gonflé  de  son  importance 
administrative  ;  il  est  puéril  ;  mais  son  cœur  est 
droit  et  il  est  chrétien.  Lentement,  avec  une  ex- 
trême lenteur,  avec  des  luttes  contre  lui-même,  avec 
des  hésitations  d'homme  qui  ne  comprend  pas,  avec 
des  régressions  vers  la  haine  et  la  colère,  avec  des 
révoltes  d'homme  qui  a  la  terreur  du  ridicule  ;  lente- 
ment, avec  une  extrême  lenteur,  il  finit  par  sentir, 
plutôt  que  comprendre,  qu'il  a  ses  torts,  qu'il  est 
justement  puni,  que  celui  qui  à  jeune  femme  n'a  pas 
donné  sa  jeunesse  et  que  celui  qui  à  un  être  né  pour 

4 


INTRODUCTION 


l'amour  n'a  pas  pu  donner  l'amour,  a  été  ua-tromj)eur  ; 
a  profité  de  l'état  général  des  mœurs  et  des  préjugés 
pour  commettre  une  manière  de  vol,  et  a  mérité  le 
malheur,  qui  n'est  pas  autre  chose  qu'un  châtiment. 
11  laisse  Anna  suivre  sa  destinée.  Il  se  sépare  d'elle. 
Il  vivra  sans  foyer  comme  il  est  juste  que  vive  l'homme 
qui  n'a  pas  bâti  son  foyer  sur  les  lois  éternelles  de  la 
sage  nature. 

Mais  Anna  sera-t-elle  récompensée  et  heureuse  ? 
Oh  !  non  pas  !  Elle  aussi  a  été  coupable,  non  j)as  plus 
que  lui,  —  Tolstoi  ni  moi  ne  voudrions  que  l'on  dît 
cela, —  mais  autant  :  elle  est  un  peu  coupable  d'avoir 
épousé  celui  qu'elle  n'aimait  pas  ;  elle  est  coupable, 
surtout,  d'avoir  violé  la  foi  jurée,  un  serment 
qu'elle  a  eu  tort  de  prêter,  mais  que,  l'ayant  prêté, 
elle  devait  tenir.  Elle  sera  punie  aussi  terriblement 
que  son  mari.  Elle  sera  punie  en  s'apercevant  que 
son  amant  se  repent  de  l'avoir  aimée  et  par  conséquent 
ne  l'aime  plus  guère  ;  en  s'apercevant  qu'elle  est  pour 
son  amant  un  poids  lourd,  une  charge,  une  croix, 
et  q.u'il,ljuLen. .voudra. toute  sa  vie  de  la  faiblesse 
qu'elle  a  eue  pour  lui  à  cause  des  conséquences  de 
cette  faiblesse.     Sa  vie,  à  elle  aussi,  est  brisée. 

Son  amant,  Vronski,  est  un  être  léger,  frivole  et 
aimable.  Il  a  ce  défaut  assez  commun  de  ne  vivre 
que  dans  le  moment  présent  d^tre  un  "  momentané" 
et  de  ne  pouvoir  ni  recevoir  des  leçons  du  passé  ni 
jeter  des  prévisions  sur  l'avenir.     Il  s'est  donné  un 

5 


INTRODUCTION 


jour  le  divertissement  d'Anna  Karénine.     Il  ne  lui 
manque  que  la  moralité  et  le  bon  sens. 

Il  sera  puni  par  la  nécessité  de  se  lier,  de  se  river 
pour  la  vie  à  Anna  Karénine  délaissée  ;  par  la 
nécessité  de  fuir  avec  elle  à  l'étranger,  de  briser  une 
carrière  qui  se  promettait  à  lui  extrêmement  brillante, 
et  belle,  et  peut-être  glorieuse. 

Une  aventure  symbolique  lui  est  arrivée,  qu'il 
n'a  pas  comprise.  En  une  course  de  chevaux,  mag- 
nifique cavalier  sur  une  ji^iïiÊlit  admirable,  après 
avoir  franchi  tous  les  obstacles,  à  deux  pas  d'être 
vainqueur,  voyant  le  but  presque  à  le  toucher,  jouissant 
déjà  de  son  triomphe,  déjà  applaudi  par  les  tribunes  ; 
d'un  faux  mouvement  irréfléchi  il  brise  les  reins  de  sa 
monture.  Ainsi  de  sa  carrière,  ainsi  de  sa  vie.  Par 
un  moment  d'_étourderie,  il  a  brisé  tout  son  avenir  et 
l'a  englouti  dans  la  mort. 

Ces  trois  personnages,  tous  trois  coupables,  seront 
tous  trois  punis  par  ce  que  Gambetta  appelait  la 
justice  ijnmanente  des  choses.  Le  roman  s'arrête  où. 
leur  châtiment  commence,  ou  plutôt,  où  leur  châti- 
ment, déjà  commencé,  a  tout  son  poids  et  va  s'alourdir 
de  plus  en  plus  avec  les  années.  Le  roman  finissant 
nous  dit,  "  Regardez-les  dans  leur  avenir  et  voyez- 
les  de  plus  en  plus  écrasés  douloureusement  par  la 
fatalité  qu'ils  se  sont  faite  ;  je  n'ai  pas  besoin  de  vous 
peindre  cela." 

En  réplique  de  cette  histoire  douloureuse,  l'histoire, 
~'  6 

l 


INTRODUCTION 


un  peu  douloureuse  aussi  mais  finalement  souriante, 
de  deux  êtres  sains,  naturels,  normaux,  non  sans 
défauts  ;  car  sans  défauts  ils  seraient  faux  et  ils 
seraient  fades  ;  mais  suivant,  en  somme,  les  lois  de 
la  nature  et  de  Dieu:  Livine  et  Kitty.  Kitty  est 
jeune  fille.  Elle  a  les  qualités  et  les  imperfections  de 
la  jeune  fille  saine  et  droite.  Elle  aime  Livine,  qui 
est  un  excellent  jeune  homme,  simple  et  bon  ;  mais 
elle  est  fascinée  un  moment  par  tout  ce  qu'il  y  a 
dans  Vronski  de  brillant,  d'engageant,  de  gracieux, 
de  superficiellement  civilisé,  de  flatteur  pour  l'être 
de__YânUé  que  contient  toujours  une  femme,  parce 
qu'elle  ressemble  à  l'homme. 

Elle  écarte  donc  Livine.  Livine  est  bon  et  coura- 
geux ;  mais  il  est  timide,  susceptible  et  boudeur.  Il 
se  retire  dans  ses  terres,  que,  du_  reste,  il  adore. 
Kitty,  délaissée  par  lui,  et  aussi  par  Vronski,  nous 
savons  pour  quelles  raisons,  devient  malade,  doit  se 
dépayser,  se  distraire  et,  quoique  revenant  à  la  santé, 
garde  au  coeur  une  grande  tristesse  et  comme  le  vide 
que  laisse  derrière  elle  la  vie  qui  s'enfuit. 

Mais  ils  se  revoient  ;  ils  sont  bons  tous  deux, 
susceptibles,  mais  non  rancuniers,  et  étant  droits,  ils 
n'ont  pas  ces  gageures  de  dignité  et  ces  rnanèges  de 
dignité  et  ces  manèges  de  coquetterie,  qui,  compli- 
quant indéfiniment  les  choses,  finissent  souvent  par 
les  gâter  sans  remède. 

Donc  ils  peuvent  s'entendre.     Ils  s'entendent  en 

7 


INTRODUCTION 


effet.  Ils  sourient,  avec  un  peu  de  mélancolie  et 
souvent  même  de  pitié  du  malentendu  qui  les  a  divisés 
un  certain  temps  qui  fut  trop  long.  Ils  s'unissent  ;  ils 
auront  le  bonheur,  dans  la  mesure  où  l'homme  peut 
l'avoir,  parce  que,  jeunes,  ils  se  sont  mariés  jeunes; 
parce  que  purs  ils  se  sont  mariés  purs,  parce  que,  ayant 
tous  deux  quelque  chose  à  se  reprocher,  ils  n'ont 
pas  plus  à_ se  reprocher  l'un  qu'à  l'autre;  parce  que, 
si  Livine  a  eu  quelques  peccadilles  de  jeunesse  qu'il 
déclare  loyalement  à  Kitty,  Kitty  a  eu  un  fiirt  3iwec 
Vronski,  et  n'a  pas,  pour  ce  qui  est  de  Vimmaculite^ 
avant  le  mariage,  une  trop  grande  supériorité  relalwe- 
ment  à  Livine  ;  aussi  parce  qu'ils  ont  souffert  un 
peu,  l'un  et  l'autre  et  l'un  par  l'autre,  avant  d&  s'unir 
et  que  tout  bonheur,  ici  bas,  doit  être  un  peu  acheté 
et  a  précisément  le  prix  qu'il  a  coûté. 

Telle  est  cette  très  belle  œuvre,  aux  grandes  lignes 
simples  et  fermes,  de  composition  nette,  facile  et 
puissante,  dont  tout  le  mérite  de  détail,  qui  est  infini, 
ne  saurait  être  exposé  dans  une  courte  notice  et  dont 
je  ne  puis  ici  mettre  en  lumière  que  les  idées  générales 
et  les  grandes  vérités  universelles  qu'il  contient. 

Les  défauts,  que  je  crois  que  je  sais  voir,  ne  laissent 
pas  d'être  considérables  dans  cette  belle  œuvre.  Sauf 
en  Russie,  tout  le  monde  trouvera  que  la  vie  de  Livine 
à  la  campagne  fait  un  peu  longueur.  Que  Tolstoi  se 
soit  attardé  et  appesanti  sur  cette  partie  de  son 
ouvrage,  cela  nous  vaut,  il  est  vrai,  la  fauchaison,  qui 


INTRODUCTION 


est  merveilleuse  de  précision,  de  large  dessin  et  de 
couleur  et  qui  a  déjà  passé  comme  morceau  classique 
dans  beaucoup  d'anthologies  ;  mais  les  discussions  sur 
le  servage  et  l'affranchissement,  sur  la  routine  des 
paysans,  sur  la  mauvaise  volonté  du  journalier  cam- 
pagnard, sur  les  justices  de  paix  cantonales  et  les 
conseils  municipaux  ne  sont  pas  sans  faire  languir  un 
peu  l'intérêt. 

Cependant,  on  peut  dire  encore  que  l'oeuvre  serait 
décidém.ent  trop  générale,  trop  universelle,  trop  hu- 
maine, ne  serait  pas  assez  marquée,  au  moins  ça  et 
là,  comme  il  convient,  d'un  caractère  national,  n'au- 
rait pas  de  couleur  locale,  si  ces  passages  ne  s'y 
trouvaient  point,  et  qu'on  ne  saurait  presque  point  \ 
par  qui  elle  est  écrite,  quelle  est  la  nationalité  de  son 
auteur.  Et  je  reconnais,  sans  y  entrer  complètement. 
qu'il  y  a  de  la  justesse  dans  cette  idée. 

Flssie  que,  pour  mon  goût,  Tolstoi,  de  ces  détails 
de  vie  d'uii_  gentilhomme  compagnard  russe,  en  a 
p^ut-être  un  peu  trop  mis. 

De  même,  ce;tains  personnages  paraissent  au  milieu 
du  roman,  comme  cette  délicieuse  Varenka,  puis 
disparaissent  sans  que  l'on  n'en  entende  plus  parler 
le  moins  du  monde,  non  plus  que  s'ils  n'avaient 
jamais  existé,  alors  qu'on  désirerait  fort,  pour  l'har- 
monie de  la  composition  générale,  qu'ils  reparussent, 
et,  seulement  pour  le  plaisir  de  les  contempler  à 
nouveau,  les  revoir.     Un  défenseur  de  l'auteur  dira 


INTRODUCTION 


peut-être,  que  Varenka  n'a  été  inventée,  rencontrée 
aux  eaux  par  Kitty,  que  pour  contribuer  à  la  guéxison 
de  Kitty  par  le  contact  de  sa  belle  raison  tranquille 
et  de  son  caractère  merveilleusement  équilibré  et 
que,  cela  fait,  il  n'y  a  plus  aucune  raison  pour  qu'elle 
demeure  sous  nos  yeux  ou  s'y  retrouve  :  Transi l't 
benefaciendo.  Ce  serait  donner  une  raison  ;  mais  qui 
ne  satisferait  pas  entièrement  le  goût,  ni  le  désir 
naturel  que  l'on  a  de  revoir  des  êtres  aimés. 

Un  reproche  plus  grave  que  les  précédents,  mérité 
peut-être,  est  celui-ci  :  C'est  du  principal  personnage 
que  nous  connaissons  le  moins  le  caractère. 

Anna  Karénine  nous  est  présentée  à  trente  ans,  et 
aussitôt  que  nous  la  connaissons  de  vue,  pour  ainsi 
parler,  elle  est  la  maîtresse  de  Vronski.  Comment 
est-elle  devenue  la  maîtresse  de  Vronski  ?  Quel 
travail  s'est  fait,  pour  qu'elle  le  devînt,  dans  son 
intelligence  et  dans  son  coeur?  Voilà  ce  qui  n'est 
pas  dit,  voilà  ce  qui  n'est  pas  même  indiqué. 
Vronski  pourrait  dire:  "Je  suis  venu,  j'ai  vu,  j'ai 


vaincu." 


Il  était  extrêmement  important  de  nous  montrer 
aussi  précisément  les  raisons  de  la  faute  que  de  nous 
présenter  plus  tard  les  remords  de  la  faute.  Les 
remords  sont  Tenvers  d'une  faute  ;  il  fallait  même, 
pour  que  nous  comprissions  bien,  nous  faire  voir 
d'abord  le  recto,  et  nous  sommes  comme  quelqu'un 
qui  aurait  tourné  la  page  ava^t  de  l'avoir  lu  et  qui 

lO 


INTRODUCTION 


s'apercevrait  ensuite  qu'il  a  cette  excuse  que,  là  où 
il  n'a  pas  lu.  elle  était  blanche. 

Peut-être  dira-t-on  que  pour  tonaber  amoureuse  de 
Vronski  il  suffit  d'être  la  femme  de  Karénine.  Il  est 
possible  ;  mais  alors  nous  voudrions  savoir  pourquoi 
Anna  a  épousé  Karénine,  pourquoi  elle  l'a  épousé 
évidemment  malgré  elle,  pourquoi  elle  l'a  épousé 
sans  l'aimer.  En  un  mot  pour  nous  rendre  bien 
compte  du  caractère  tout  entier  d'Anna  Karénine 
il  faudrait  que  nous  connussions  son  histoire  depuis 
sa  quinzième  année  jusqu'à  sa  trentième. 

Croyez  bien  que  de  tous  les  personnages  d'un 
roman,  pour  qu'on  s'intéresse  à  eux,  il  faut  connaître 
sommairement  toute  l'histoire  ;  mais  qu'au  moins  du 
personnage  principal  il  faut  toujours  connaître  toute 
l'histoire  psychologique,  depuis  son  éducation  par  les 
autres,  jiisqu'à  son  éducation  par  lui-même,  jusqu'à 
ses  premiers  contacts  avec  la  vie,  enfin  jusqu'au 
moment  précis  où  vous  le  faites  entrer  dans  l'épisode 
que  vous  voulez  raconter. 

Ceci  me  parait  la  seule  lacune  vraiment  grave 
d'Anna  Karénine.  Ce  n'est  ni  dans  un  ouvrage  de 
Dickens  ni  dans  un  ouvrage  de  Thackeray  ni  dans 
un  ouvrage  de  Balzac  ni  dans  un  ouvrage  de  Flaubert 
que  cette  faute  eût  été  commise. 

Il  n'en  reste  pas  moins  qu'Anna  Karénine  est  un 
des  grands  ouvrages  du  siècle  ;  que,  par  sa  curiosité 
psychologique  ;  que,  par  l'art  de  dessiner  des  types, 


INTRODUCTION 


y  compris  les  types  secondaires,  avec  couleur  et  avec 
relief  ;  que,  par  le  don  de  faire  vivre  les  personnages 
d'une  vie  minutieuse  ;  que  par  la  grande  et  bien 
faisante  idée  morale  qui  le  domine  ;  que  par  la  haute 
leçon  qu'il  donne  aux  hommes,  tragique  d'un  côté, 
souriante,  non  sans  rnélange  de  quelques  larmes, 
de  l'autre  ;  il  est  à  la  fois,  ce  qui  est  rare,  une  belle 
oeuvre  d'art  et  une  bonne  .action. 

EMILE  FAGUET. 


ANNA    KARENINE 


ANNA    KARENINE 


PRExMIERE    PARTIE 


«  Je  me  suis  réservé  à  la  vengeance  », 
dit  le  Seigneur. 


CHAPITRE  PREMIER 

TOUS  les  bonheurs  se  ressemblent,  mais  chaque 
infortune  a  sa  physionomie  particulière. 
La  maison  Oblonsky  était  bouleversée.  I,a  prin- 
cesse, ayant  appris  que  son  niari  entretenait  une 
liaison  avec  une  institutrice  française  qui  venait 
d'être  congédiée,  déclarait  ne  plus  vouloir  vivre 
sous  le  même  toit  que  lui.  Cette  situation  se  pro- 
longeait et  se  faisait  cruellement  sentir  depuis  trois 
jours  aux  deux  époux,  ainsi  qu'à  tous  les  membres 
de  la  famille,  aux  domestiques  eux-mêmes. 
Chacun  sentait  qu'il  existait  plus  de  liens  entre 
des  personnes  réunies  par  le  hasard  dans  ime 
auberge,  qu'entre  celles  qui  habitaient  en  ce  moment 


2  ANNA  KARÉNINE. 

la  maison  Oblonsky.  I^a  femme  ne  quittait  pas 
ses  '"appartements  ;  le  mari  ne  rentrait  pas  de  la 
journée  ;  les  enfants  couraient  abandonnés  de  cham- 
bre en  chambre  ;  l'Anglaise  s'était  querellée  avec 
la  femme  de  charge  et  venait  d'écrire  à  une  amie 
de  lui  chercher  une  autre  place  ;  le  cuisinier  était 
sorti  la  veille  sans  permission  à  l'heure  du  dîner  ; 
la  fille  de  cuisine  et  le  cocher  demandaient  leur 
compte. 

Trois  jours  après  la  scène  qu'il  avait  eue  avec  sa 
femme,  le  prince  Stépane  Arcadiévitch  Oblonsky, 
Stiva,  comme  on  l'appelait  dans  le  moade,  se 
réveilla  à  son  heure  habituelle,  huit  heures  du 
matin,  non  pas  dans  sa  chambre  à  coucher,  mais 
dans  son  cabinet  de  travail,  sur  un  divan  de  cuir. 
Il  se  retourna  sur  les  ressorts  de  son  divan,  cher- 
chant à  prolonger  son  sommeil,  entoura  son  oreiller 
de  ses  deux  bras,  y  appuya  sa  joue  ;  puis,  se  redres» 
sant  tout  à  coup,  il  s'assit  et  ouvrit  les  yeux. 

«  Oui,  oui,  comment  était-ce  donc  ?  pensa-t-il 
en  cherchant  à  se  rappeler  son  rêve.  Comment 
était-ce  ?  Oui,  Alabine  donnait  un  dîner  à  Darm- 
stadt  ;  non,  ce  n'était  pas  Darmstadt,  mais  quel- 
que chose  d'américain.  Oui,  là-bas,  Darmstadt 
était  en  Amérique.  Alabine  donnait  un  dîner  sur 
des  tables  de  verre,  et  les  tables  chantaient  :  «  Il 
mio  tesoro  »,  c'était  même  mieux  que  «  Il  mio 
tesoro  »,  et  il  y  avait  là  de  petites  carafes  qui 
étaient  des  femmes   ». 

Les   yeux   de    Stépane  Arcadiévitch    brillèrent 


ANNA  KARl'NIXE.  3 

gaiement  et  il  se  dit  en  souriant  :  «  Oui,  c'était 
agréable,  très  agréable,  mais  cela  ne  se  raconte  pas 
7  €n  paroles  et  ne  s'explique  même  plus  clairement 
quand  ^on  est  réveillé  )>.  Et,  remarquant  un  rayon 
de  jour  qui  pénétrait  dans  la  chambre  par  l'entre- 
bâillement d'un  store,  il  posa  les  pieds  à  terre, 
cherchant  conuue  d'habitude  ses  pantoufles  de 
maroquin  brodé  d'or^  cadeau  de  sa  femme  ppur^ 
sou  jour  de  naissance  ;  puis,  toujours  sous  l'empire 
d'une  habitude  de  neuf  années,  il  tendit  la  main  sans 
se  lever,  pour  prendre  sa  robe  de  chambre  à  la  place 
où  elle  pendait  d'ordinaire.  Ce  fut  alors  seulement 
qu'il  se  rappela  connnent  et  pourquoi  il  était  dans 
son  cabinet  ;  le  sourire  disparut  de  ses  lèvres  et 
il  fronça  le  sourcil.  «  Ah,  ah,  ah  !  »  soupirçi-t-il 
en  se  souvenant  de  ce  qui  s'était  passé.  Et  son' ima- 
gination lui  représenta  tous  les  détails  de  sa  scène 
avec  sa  femme  et  la  situation  sans  issue  où  il  se 
trouvait  par  sa  propre  faute. 

«  Non,  elle  ne  pardonnera  pas  et  ne  peut  pas  par- 
donner. Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  terrible,  c'est  que  je. 
suis  cause  de_  tout,  de  tout,  et  que  je  ne  suis  pas 
coupable  !  Voilà  le  drame.  Ah,  ah,  ah  !...  »  répé- 
tait-il dans  son  désespoir  en  se  rappelant  toutes  les 
impressions  pénibles  que_  lui  avait  laisstis^s  cette 
scène. 

Le  plus  désagréable  avait  été  le  premier  moment, 
quand,  rentrant  du  spectacle,  heureux  et  content, 
avec  ime  énorme  poire  dans  la  main  pour  sa  femme, 
il  n'avait  pas  trouvé  celle-ci  au  salon  ;  étonné,  il 


4  ANNA  KARÉNINE. 

J/ avait  cherchée  dans  son  cabinet  et  l'avait  enfin 
découverte  dans  sa  chambre  à  coucher,  tenant  entre 
ses  mains  le  fatal  billet  qui  lui  avait  tout  appris. 

Elle,  cette  Dolly  toujours  affairée  et  préoccupée 
des  petits  tracas  du  ménage,  et  selon  lui  si  peu 
perspicace,  était  assise,  le  billet  dans  la  main, 
le  regardant  avec  une  expression  de  terreur,  de 
désespoir    et    d'indignation. 

{(  Qu'est-ce  que  cela,  cela  ?  »  demanda-t-elle  en 
montrant  le  papier. 

Comme  il  arrive  souvent,  ce  n'était  pas  le  fait  en 
lui-même  qui  touchait  le  plus  Stépane  Arcadié- 
vitch,  mais  la  façon  dont  il  avait  répondu  à  sa 
femme.  Semblable  aux  gens  qui  se  trouvent  impli- 
qués dans  une  vilaine  affaire  sans  s'y  être  attendus, 
il  n'avait  pas  su  prendre  une  physionomie  conforme 
à  sa  situation.  Au  lieu  de  s'offenser,  de  nier,  de  se 
justifier,  de  demander  pardon,  de  demeurer  indiffé- 
rent, tout  aurait  mieux  valu,  sa  figure  prit  invo- 
lontairement (action  réflexe,  pensa  Stépane  Arca- 
diévitch  qui  aimait  la  physiologie)  —  très  invo- 
lontairement —  im  air  souriant  ;  et  ce  sourire 
habituel,  bqnnasse,  devait  nécessairement  être  niais. 

C'était  ce  sourire  niais  qu'il  ne  pouvait  se  par- 
donner. Dolly,  en  le  voyant,  avait  tressailH  com_me 
blessée  d'une  douleur  physique  ;  puis,  avec  son 
emportement  habituel,  elle  avait  accablé  son  mari 
d'un  flot  de  paroles  "amères  et  s'était  sauvée  dans 
sa  chambre.  Depuis  lors,  elle  ne  voulait  plus  le 
voir. 


ANNA  KART'.XIXK.  5 

«  La  fan  te  en  est  à  ce  bête  de  sourire,  pensait 
vStcpane  Arcadiévitch,  mais  que  faire,  que  faire  ?  » 
répétait-il  avec  désespoir  sans  trouver  de  réponse. 


CHAPITRE  II 

Stépane  Arcadiévitch  était  sincère  avec  lui- 
même  et  incapable  de  se  faire  illusion  au  point 
de  se  persuader  qu'il  éprouvait  des  remords  de  sa 
conduite.  Comment  un  beau  garçon  de  trente- 
quatre  ans  comme  lui  aurait-il  pu  se  repentir  de 
n'être  plus  amoureux  de  sa  femme,  la  mère  de  sept 
enfants  dont  cinq  vivants,  et  à  peine  plus  jeune  que 
lui  d'une  année.  Il  ne  se  repentait  que  d'une  chose, 
de  n'avoir  pas  su  lui  dissimuler  la  situation.  Peut- 
être  aurait-il  mieux  caché  ses  infidélités  s'il  avait 
pu  prévoir  l'effet  qu'elles  produiraient  sur  sa  femme. 
Jamais  il  n'y  avait  sérieusement  réfléchi.  Il  s'ima- 
ginait vaguement  qu'elle  s'en  doutait,  qu'elle 
fermait  volontairement  les  yeux,  et  trouvait,  même 
que,  par  un  sentiment  de  justice,  elle  aurait  dû  se 
montrer  indulgente  ;  n'était-elle  pas  fanée,  vieillie, 
fatiguée  ?  Tout  le  mérite  de  Dolly  consistait  à  être 
une  bonne  mère  de  famille,  fort  ordinaire  du  reste, 
et  sans  aucune  qualité  qui  la  fît  remarquer.  L'erreur 
avait  été  grande  !  «  C'est  terrible,  c'est  terrible  !  » 
répétait  Stépane  Arcadiévitch  sans  trouver  une 
idée  consolante.  «  Et  tout  allait  si  bien,  nous  étions 
si  heureux  !  Elle  était  contente,  heureuse  dans  ses 


6  ANNA  KARÉNINE. 

enfants,  je  ne  la  gênais  en  rien,  et  la  laissais  libre  de 
faire  ce  que  bon  lui  semblait  dans  son  ménage. 
Il  est  certain  qu'il  est  fâcheux  qu'elle  ait  été  insti- 
tutrice chez  nous.  Ce  n'est  pas  bien.  Il  y  a  quelque 
chose  de  vulgaire,  de  lâche  à  faire  la  cour  à  l'insti- 
tutrice de  ses  enfants.  Mais  quelle  institutrice  ! 
(il  se  rappela  vivement  les  yeux  noirs  et  fripons  de 
Mlle  Roland  et  son  sourire).  Et  tant  qu'elle  demeu- 
rait chez  nous,  je  ne  me  suis  rien  permis.  Ce  qu'il  y 
a  de  pire,  c'est  que...  comme  un  fait  exprès  !  que 
faire,  que  faire  ?  »...  De  réponse  il  n'y  en  avait 
pas,  sinon  cette  réponse  générale  que  la  vie  donne 
à  toutes  les  questions  les  pUis  compliquées,  les  plus 
difficiles  à  résoudre  :  vivre  au  jour  le  jour,  c'est-à- 
dire  s'oublier  ;  mais,  ne  pouvant  plus  retrouver 
l'oubli  dans  le  sommeil,  du  moins  jusqu'à  la  nuit 
suivante,  il  fallait  s'étourdir  dans  le  rêve  de  la  vie. 

«  Nous  verrons  plus  tard  » ,  pensa  Stépane  Arca- 
diévitch,  se  décidant  enfin  à  se  lever. 

Il  endossa  sa  robe  de  chambre  grise  doublée  de 
soie  bleue,  en  noua  la  cordelière,  aspira  l'air  à 
pleins  poumons  dans  sa  large  poitrine,  et  d'un  pas 
ferme  qui  lui  était  particulier,  et  qui  ôtait  toute 
apparence  de  lourdeur  à  son  corps  vigoureux,  il 
s'approcha  de  la  fenêtre,  en  leva  le  store  et  sonna 
vivement.  Matvei,  le  valet  de  chambre,  un  vieil 
ami,  entra  aussitôt,  portant  les  habits,  les  bottes 
de  son  maître  et  une  dépêche  ;  à  sa  suite  vint  le 
barbier,   avec  son  attirail. 

a  A-t-on   aj)porté  des  papiers   du    tribunal  ?  a 


ANNA  KARF.XIXK.  7 

demanda    Stépanc   Arcadiévitch,   prenant  le   téié- 
granune   et  s'asseyant   devant   le   niiroir. 

—  Ils  sont  sur  la  table  »,  répondit  Mat\'ei  en 
jetant  un  coup  d'oeil  interrogateur  et  plein  de  sym- 
])athie  à  son  maître  ;  puis,  après  une  pause,  il  ajouta 
avec  un   sourire   rusé  : 

a  On  est  venu  de  chez  le  loueur  de  voitures.    » 

Stépane  Arcadiévitch  ne  répondit  pas  et  regarda 
Matvei  dans  le  miroir  ;  ce  regard  prouvait  à  quel 
point  ces  deux  hommes  se  comprenaient.  «  Pourquoi 
dis- tu  cela  ?  »  avait  l'air  de  demander  Oblonsky. 

Mat\'ei,  les  mains  dans  les  poches  de  sa  jaquette, 
les  jambes  un  peu  écart'ics,  répondit  avec  un  sourire 
imperceptible  : 

a  Je  leur  ai  dit  de  revenir  dimanche  prochain 
et  d'ici  là  de  ne  pas  déranger  Monsieur  inutile- 
ment.  » 

Stépane  Arcadiévitch  ouvrit  le  télégramme, 
le  parcourut,  corrigea  de  son  mieux  le  sens  défiguré 
des  mots,  et  son  visage  s'é'claircit. 

«  Matvei,  ma  sœur  Anna  Arcadievna  arrivera 
demain,  dit-il  en  arrêtant  pour  un  iiLstant  la  main 
grassouillette  du  barbier  en  train  de  tracer  à  l'aide 
du  peigne  une  raie  rose  dans  sa  barbe  frisée. 

—  Dieu  soit  béni  !  »  répondit  Matvei  d'un 
ton  qui  prouvait  que,  tout  coimne  son  maître,  il 
comprenait  l'importance  de  cette  nouvelle,  —  en 
ce  sens  qu'Anna  Arcadievna,  la  sœur  bien-aimée 
de  son  maître,  pourrait  contribuer  à  la  réconciliation 
du  mari  et  de  la  femme. 


8  ANNA  KARÉNINE. 

«  Seule  ou  avec  son  mari  ?   »  demanda  Matvei. 

Stépane  Arcadiévitch  ne  pouvait  répondre,  parce 
que  le  barbier  s'était  emparé  de  sa  lèvre  supérieure, 
mais  il  leva  un  doigt.  Matvei  fit  un  signe  de  tête 
dans   la   glace. 

«  Seule.  Faudra-t-il  préparer  sa  chambre  en  haut? 

—  Où  Daria  Alexandrovna  l'ordonnera. 

—  Daria  Alexandrovna  ?  fit  Matvei  d'un  air  de 
doute. 

—  Oui,  et  porte-lui  ce  télégramme,  nous  verrons 
ce   qu'elle    dira. 

—  Vous  voulez  essayer,  comprit  Matvei,  mais  il 
répondit  simplement  :   C'est  bien.   » 

Stépane  Arcadiévitch  était  lavé,  coiffé,  et  procé- 
dait à  l'achèvement  de  sa  toilette  après  le  départ 
du  barbier,  lorsque  Matvei,  marchant  avec  pré- 
caution, rentra  dans  la  chambre,  son  télégramme  à 
la  main  : 

«  Daria  Alexandrovna  fait  dire  qu'elle  part.  — 
«  Qu'il  fasse  comme  bon  lui  semblera  »,  a-t-elle 
dit,  —  et  le  vieux  domestique  regarda  son  maître, 
les  mains  dans  ses  poches,  en  penchant  la  tête  ; 
ses  yeux  seuls  souriaient. 

Stépane  Arcadiévitch  se  tut  pendant  quelques 
instants  ;  puis  im  sourire  un  peu  attendri  passa 
sur  son  beau  visage. 

«  Qu'en  penses-tu,  Matvei  ?  fit-il  en  hochant  la 
tête. 

—  Cela  ne  fait  rien,  monsieur,  cela  s'arrangera, 
répondit  ^Matvei. 


ANNA  KARENINE.  9 

—  Cela    s'arrangera  ? 

—  Certainement,    monsieur. 

—  Tu  crois  !  qui  donc  est  là  ?  demanda  Stéphane 
ArcadiéWtch  en  entendant  le  frôlement  d'une  robe 
de  fenrnie  du  côté  de  la  porte. 

—  C'est  moi,  monsieur,  répondit  une  voix  fémi- 
nine ferme  mais  agréable,  et  la  figure  grêlée  et 
sévère  de  Matrona  Philémonovna,  la  bonne  des 
enfants,  se  montra  à  la  porte. 

—  Qu'y  a-t-il,  ^latrona  ?  »  demanda  Stépane 
Arcadiévitch  en  allant  lui  parler  près  de  la  porte. 
Quoique  absolument  dans  son  tort  à  l'égard  de  sa 
femme,  ainsi  qu'il  le  reconnaissait  lui-même,  il 
avait  cependant  toute  la  maison  pour  lui,  y  com- 
pris la  bonne,  la  principale  amie  de  Daria  Alexan- 
drovna. 

«  Qu'y  a-t-il  ?  demanda-t-il  tristement. 

—  Vous  devriez  aller  trouver  madame  et  lui 
demander  encore  pardon,  monsieur  ;  peut-être  le 
bon  Dieu  sera-t-il  miséricordieux.  Madame  se 
désole,  c'est  pitié  de  la  voir,  et  tout  dans  la  maison 
est  sens  dessus  dessous.  Il  faut  avoir  pitié  des 
enfants,    monsieur. 

—  Mais  elle  n^i  me  recevra  pas... 

—  Vous  aurez  toujours  fait  ce  que  vous  aurez 
pu.  Dieu  est  miséricordieux  ;  priez  Dieu,  monsieur, 
priez  Dieu. 

—  Eh  bien,  c'est  bon,  va,  dit  Stépane  Arcadié- 
^'itch  en  rougissant  tout  à  coup.  Donne-moi  vite 
mes   affaires    »,    ajouta- t-il   en   se   tournant   vers 


10  ANNA  KARÉNINE. 

Matv'ci  et  ec   ôtant  résolument  sa  robe  de  cham- 
bre. 

Matvei,  soufflant  sur  d'invisibles  grains  de  pous- 
sière, tenait  la  chemise  empesée  de  son  maître,  et 
l'en  revêtit  avec  im  plaisir  évident. 


CHAPITRE  III 

Une  fois  habillé,  Stépane  Arcadiévitch  se  par- 
fuma, arrangea  ses  manchettes,  mit  dans  ses  poches, 
suivant  son  habitude,  ses  cigarettes,  son  porte- 
feuille, ses  allumettes,  sa  montre  avec  une  double 
chaîne  et  des  breloques,  chiffonna  son  mouchoir  de 
poche  et,  malgré  ses  malheurs,  se  sentit  frais,  dispos, 
parfumé  et  physiquement  heureux.  Il  se  dirigea 
vers  la  salle  à  manger,  où  l'attendaient  déjà  son 
café,  et  près  du  café  ses  lettres  et  ses  papiers. 

Il  parcourut  les  lettres.  L'une  d'elles  était  fort 
désagréable  :  c'était  celle  d'tm  marchand  qui  ache- 
tait du  bois  dans  une  terre  de  sa  femme.  Ce  bois 
devait  absolument  être  vendu  ;  mais,  tant  que  la 
réconciliation  n'aurait  pas  eu  lieu,  il  ne  pouvait 
être  question  de  cette  vente.  C'eût  été  chose  déplai- 
sante que  de  mêler  une  affaire  d'intérêt  à  l'affaire 
principale,  celle  de  la  réconciliation.  Et  la  pensée 
qu'il  pouvait  être  influencé  par  cette  question  d'ar- 
gent lui  sembla  blessante.  Après  avoir  lu  ses  lettres, 
Stépane  Arcadiévitch  attira  vers  lui  ses  papiers, 
feuilleta  vivement  deux  dossiers,  fit  quelques  notes 


ANNA  KARKNINli.  ii 

avec  un  gros  crayon  et,  repoussant  ces  pa])L:rasses, 
se  mit  enfui  à  déjeuner  ;  tout  en  prenant  son  café, 
il  déplia  son  journal  du  matin,  encore  humide,  et  le 
parcourut. 

I^  journal  que  recevait  Stépane  Arcadiévitch 
était  libéral,  sans  être  trop  avancé,  et  d'une  ten- 
dance qui  convenait  à  la  majorité  du  public.  Quoique 
Oblonsky  ne  s'intéressât  guère  ni  à  la  science,  ni  aux 
arts,  ni  à  la  politique,  il  ne  s'en  tenait  pas  moins  très 
fermement  aux  opinons  de  son  journal  sur  toutes 
ces  questions,  et  ne  changeait  de  manière  de  voir 
que  lorsque  la  majorité  du  public  en  changeait. 
Pour  mieux  dire,  ses  opinions  le  quittaient  d'elles- 
mêmes  après  lui  être  venues  sans  qu'il  prît  la  peine 
de  les  choisir  ;  il  les  adoptait  conune  les  formes  de 
ses  chapeaux  et  de  ses  redingotes,  parce  que  tout 
le  monde  les  portait,  et,  vivant  dans  une  société 
où  une  certaine  activité  intellectuelle  devient  obli- 
gatoire avec  l'âge,  les  opinions  lui  étaient  aussi 
nécessaires  que  les  chapeaux.  Si  ses  tendances 
étaient  libérales  plutôt  que  conservatrices,  conune 
celles  de  bien  des  personnes  de  son  monde,  ce  n'est 
pas  qu'il  trouvât  les  libéraux  plus  raisonnables, 
mais  parce  que  leurs  opinions  cadraient  mieux  avec 
son  genre  de  vie.  Le  parti  libéral  soutenait  que  tout 
allait  mal  en  Russie,  et  c'était  le  cas  pour  Stépane 
Arcadiévitch,  qui  avait  beaucoup  de  dettes  et  peu 
d'argent.  Le  parti  libéral  prétendait  que  le  mariage 
est  ime  institution  vieillie  qu'il  est  urgent  de  réfor- 
mer, et  pour  Stépane  Arcadiévitch  la  vie  conjugale 


12  ANNA  KARÉNINE. 

offrait  effectivement  peu  d'agréments  et  l'obligeait 
à  mentir  et  à  dissimuler,  ce  qui  répugnait  à  sa 
nature.  Les  libéraux  disaient,  ou  plutôt  faisaient 
entendre,  que  la  religion  n'est  un  frein  que  pour  la 
partie  inculte  de  la  population,  et  Stépane  Arcadié- 
vitch,  qui  ne  pouvait  supporter  l'office  le  plus  court 
sans  souff'rir  des  jambes,  ne  comprenait  pas  pour- 
quoi l'on  s'inquiétait  en  termes  effrayants  et  solen- 
nels de  l'autre  monde,  quand  il  faisait  si  bon  vivre 
dans  celui-ci.  Joignez  à  cela  que  Stépane  Arcadié- 
vitch  ne  détestait  pas  une  bonne  plaisanterie,  et 
il  s'amusait  volontiers  à  scandaliser  les  gens  tran- 
quilles en  soutenant  que,  du  moment  qu'on  se 
glorifie  de  ses  ancêtres,  il  ne  convient  pas  de  s'arrêter 
à  Rurick  et  de  renier  l'ancêtre  primitif,  —  le  singe. 

Les  tendances  libérales  Itii  devinrent  ainsi  ime 
habitude  ;  il  aimait  son  journal  comme  son  cigare 
après  dîner,  pour  le  plaisir  de  sentir  un  léger  brouil- 
lard  envelopper   son   cerveau. 

Stépane  Arcadiévitch  parcourut  le  «  leading 
article  »  dans  lequel  il  était  expliqué  que  de  notre 
temps  on  s'inquiète  bien  à  tort  de  voir  le  radi- 
calisme menacer  d'engloutir  tous  les  éléments 
conser\^ateurs,  et  qu'on  a  plus  tort  encore  de  sup- 
poser que  le  gouvernement  doive  prendre  des 
mesures  pour  écraser  l'hydre  révolutionnaire,  «  A 
notre  avis,  au  contraire,  le  danger  ne  vient  pas 
de  cette  fameuse  hydre  révolutionnaire,  mais  de 
l'entêtement  traditionnel  qui  arrête  tout  progrès  w, 
etc.,  etc.  Il  parcourut  également  le  second  article, 


ANNA  KATlVSiyrE.  13 

im  article  financier  où  il  était  question  de  Ben- 
tliani  et  de  Mill,  avec  quelques  pointes  h  l'adresse 
du  minist«>re.  Prompt  à  tout  s'assimiler,  il  sai- 
sissait chacune  des  allusions,  devinait  d'où  elle 
partait  et  à  qui  elle  s'adressait,  ce  qui  d'ordinaire 
l'amusait  beaucoup,  mais  ce  jour-là  son  plaisir 
était  gâté  par  le  souvcrir  des  conseils  de  Matrona 
Philémonovna  et  par  le  sentiment  du  malaise  qui 
régnait  dans  la  maison.  Il  parcourut  tout  le  journal, 
apprit  que  le  comte  de  Beust  était  parti  pour  Wies- 
badcn,  qu'il  n'existait  plus  de  cheveux  gris,  qu'il 
se  vendait  une  calèche,  qu'une  jeune  personne 
cherchait  une  place,  et  ces  nouvelles  ne  lui  pro- 
curèrent pas  la  satisfaction  tranquille  et  légèrement 
ironique  qu'il  éprouvait  habituellement.  Après 
avoir  terminé  sa  lecture,  pris  une  seconde  tasse  de 
café  avec  du  kalatch  et  du  beurre,  il  se  leva,  secoua 
les  miettes  qui  s'étaient  attaché^es  à  son  gilet,  et 
sourit  de  plaisir,  tout  en  redressant  sa  large  poitrine  ; 
ce  n'est  pas  qu'il  eût  rien  de  particulièrement  gai 
dans  l'âme,  ce  sourire  était  simplement  le  résultat 
d'une    excellente    digestion. 

Mais  ce  sourire  lui  rappela  tout,  et  il  se  prit  à 
réflcHzhir. 

Deux  voix  d'enfants  bavardaient  derrière  la 
porte  ;  vStépane  Arcadiévitch  reconnut  celles  de 
Grisha,  son  plus  jeune  fils,  et  de  Tania,  sa  fille 
aînée.  Ils  traînaient  quelque  chose  qu'ils  avaient 
renversé. 

a  J'avais  bien  dit  qu'il  ne  fallait  pas  mettre  les 


14  ANNA  KARÉNINE. 

voyageurs  sur  l'impériale,  criait  la  petite  fille  en 
anglais  ;  ramasse  maintenant  ! 

—  Tout  va  de  travers,  pensa  Stépane  Arcadié- 
vitch,  les  enfants  ne  sont  plus  surveillés  »,  et, 
s'approchant  de  la  porte,  il  les  appela.  Les  petits 
abandonnèrent  la  boîte  qui  leur  représentait  un 
chemin  de  fer,  et  accourureut. 

Tarda  entra  hardiment  et  se  suspendit  en  riant 
au  cou  de  son  père,  dont  elle  était  la  favorite,  s'amu- 
sant  comme  d'habitude  à  respirer  le  parfum  bien 
connu  qu'exhalaient  ses  favoris  ;  après  avoir  em- 
brassé ce  visage,  que  la  tendiesse  autant  que  la  pose 
forcément  inclinée  avaient  rougi,  la  petite  détacha 
ses  bras  et  voulut  s'enfuir,  mais  le  père  la  retint. 

«  Que  fait  maman  ?  demanda-t-il  en  passant 
la  main  sur  le  petit  cou  blanc  et  délicat  de  sa  fille. 
—  Bonjour  »,  dit-il  en  souriant  à  son  petit  garçon 
qui  s'approchait  à  son  tour.  Il  s'avouait  qu'il 
aimait  moins  son  fils  et  cherchait  toujours  à  le 
dissimuler,  mais  l'enfant  comprenait  la  différence 
et  ne  répondit  pas  au  sourire  forcé  de  son  père 

«  ]Maman  ?  elle  est  levée   »,  dit  Tarda. 

Stépane  Arcadiévitch  soupira. 

«  Est-elle  gaie  ?   » 

La  petite  fille  savait  qu'il  se  passait  quelque 
chose  de  grave  entre  ses  parents,  que  sa  mère  ne 
pouvait  être  gaie  et  que  son  père  feignait  de  l'igno- 
rer en  lui  faisant  si  légèrement  cette  question.  Elle 
rougit  pour  son  père.  Celui-ci  la  comprit  et  rougit 
à   son    tour. 


ANNA  KARKXINK.  15 

a  Je  ne  sais  pas,  répondit  l'enfant.  Klle  ne  veut 
pas  que  nous  prenions  nos  leçons  ce  matin  et  nous 
envoie  avec  miss  Hull  chez  grand'maman. 

—  Hh  bien,  vas-y,  ma  Tania.  Mais  attends  un 
moment  »,  ajouta-t-il  en  la  retenant  et  eu  caressant 
»a  petite   main   délicate. 

Il  chercha  sur  la  cheminée  une  boîte  de  bonbons 
qu'il  y  avait  placée  la  veille,  et  prit  deux  bonbons 
qu'il  lui  donna,  en  ayant  eu  soin  de  choisir  ceux 
qu'elle    préférait. 

«  C'est  aussi    pour  Grisha  ?  dit  la  petite. 

—  Oui,  oui.  »  Et  avec  une  dernière  caresse 
à  ses  petites  épaides  et  un  baiser  sur  ses  cheveux 
et  son  cou.  il  la  laissa  partir. 

«  La  voiture  est  avancée,  vint  annoncer  Matvei. 
Et  il  y  a  là  une  solliciteuse,  ajouta-t-il. 

—  Depuis  longtemps  ?  demanda  Sté'pane  Arca- 
diévitch. 

—  Une  petite  demi-heure. 

—  Combien  de  fois  ne  t'ai- je  pas  ordonné  de  me 
prévenir  immédiatement. 

—  Il  faut  bien  cependant  vous  donner  le  temps 
de  déjeuner,  repartit  Matvei  d'un  ton  bourru, 
mais  amical,  qui  ôtait  toute  envie  de  le  gronder. 

—  Eh  bien,  fais  vite  entrer,  »  dit  Oblonsky  en 
fronçant  le  sourcil  de  dépit. 

La  solliciteuse,  femme  d'un  capitaine  Kalinine, 
demandait  une  chose  impossible  et  qui  n'avait  pas 
le  sens  commun  ;  mais  Stépane  Arcadiévitch  la  fit 
asseoir,  l'écouta  sans  l'interrompre,  lui  dit  comment 


i6  ANNA  KARÉNINE. 

et  à  qui  il  fallait  s'adresser,  et  lui  écrivit  même 
un  billet  de  sa  belle  écriture  bien  nette  pour  la  per- 
sonne qui  pouvait  l'aider.  Après  avoir  congédié 
la  femme  du  capitaine,  Stépane  Arcadiévitch  prit 
son  chapeau  et  s'arrêta  en  se  demandant  s'il  n'ou- 
bliait pas  quelque  chose.  Il  n'avait  oublié  que  ce 
qu'il  souhaitait  ne  pas  avoir  à  se  rappeler,  sa  femme. 

Sa  belle  figure  prit  une  expression  de  méconten- 
tement. «  Faut-il  ou  ne  faut-il  pas  y  aller  ?  »  se 
demanda- t-il  en  baissant  la  tête.  Une  voix  intérieure 
lui  disait  que  mieux  valait  s'abstenir,  parce  qu'il 
n'y  avait  que  fausseté  et  mensonge  à  attendre  d'im 
rapprochement.  Pouvait-il  rendre  Dolly  attrayante 
comme  autrefois,  et  lui-même  pouvait-il  se  faire 
vieux  et  iacapable  d'aimer  ? 

«  Et  cependant  il  faudra  bien  en  venir  là,  les 
choses  ne  peuvent  rester  ainsi  »,  se  disait-il  en  s'effor- 
çant  de  se  donner  du  courage.  Il  se  redressa,  prit 
une  cigarette,  l'alluma,  en  tira  deux  bouffées,  la 
rejeta  dans  im  cendrier  de  nacre,  et,  traversant 
enfin  le  salon  à  grands  pas,  il  ouvrit  une  porte  qui 
donnait  dans  la  chambre  de  sa  femme. 


CHAPITRE  IV 

Daria  Alexandrovna,  vêtue  d'un  simple  peignoir 
et  entourée  d'objets  jetés  çà  et  là  autour  d'elle, 
fouillait  dans  une  chiffonnière  ouverte  ;  elle  avait 
ajusté  à  la  hâte  ses  cheveux,  rares   maintenant. 


ANNA  KARÉNINE.  17 

mais  jadis  épais  et  beaux,  et  ses  yeux,  agrandis 
par  la  maigreur  de  son  visage,  gardaient  une  expres- 
sion d'effroi.  Lorsqu'elle  entendit  le  pas  de  son 
mari,  elle  se  tourna  vers  la  porte,  décidée  à  cacher 
sous  un  air  sévère  et  méprisant  le  trouble  que  lui 
causait  cette  entre\*ue  si  redoutée.  Depuis  trois 
jours  elle  tentait  en  vain  de  réunir  ses  effets  et 
ceux  de  ses  enfants  pour  aller  se  réfugier  chez  sa 
mère,  sentant  qu'il  fallait  d'une  façon  quelconque 
punir  l'infîdèle,  l'humilier,  lui  rendre  une  faible 
partie  du  mal  qu'il  avait  causé  ;  mais,  tout  en  se 
répétant  qu'elle  le  quitterait,  elle  n'en  trouvait  pas 
la  force,  parce  qu'elle  ne  pouvait  se  déshabituer  de 
l'aimer  et  de  le  considérer  comme  son  mari.  D'ail- 
leurs elle  s'avouait  que  si,  dans  sa  propre  maison, 
elle  avait  de  la  peine  à  venir  à  bout  de  ses  cinq 
enfants,  ce  serait  bien  pis  là  où  elle  comptait  les 
mener.  Le  petit  s'était  déjà  ressenti  du  désordre 
qui  régnait  dans  le  ménage  et  avait  été  souffrant 
à  cause  d'un  bouillon  tourné  ;  les  autres  s'étaient 
presque  trouvés  privés  de  dîner  la  veille...  Et,  tout 
en  comprenant  qu'elle  n'aurait  jamais  le  courage 
de  partir,  elle  cherchait  à  se  donner  le  change  eu 
rassemblant  ses  affaires. 

En  voyant  la  porte  s'ouvrir,  elle  se  reprit  à  bou- 
leverser ses  tiroirs  et  ne  leva  la  tête  que  lorsque 
son  mari  fut  tout  près  d'elle.  Alors,  au  lieu  de  l'air 
sévère  qu'elle  voulait  se  donner,  elle  tourna  vers  lui 
un  visage  où  se  peignaient  la  souffrance  et  l'indé- 
cision. 


i8  ANNA  KARENINE. 

«  Dolly  !  »  dit-il  doucement,  d'un  ton  triste  et 
soumis. 

Elle  jeta  un  rapide  coup  d'oeil  sur  lui,  et  le  voyant 
brillant  de  fraîcheur  et  de  santé  :  «  Il  est  heureux  et 
content,  pensa- t-e lie,  tandis  que  moi  !  Ah  !  que  cette 
bonté  qu'on  admire  en  lui  me  révolte  !  »  Et  sa 
bouche  se  contracta  nerveusement. 

«  Que  me  voulez-vous  ?  demanda-t-elle  sèche- 
ment. 

—  Dolly  !  répéta- t-il  ému,  Anna  arrive  aujour- 
d'hui. 

—  Cela  m'est  fort  indifférent  ;  je  ne  puis  la 
recevoir. 

—  Il  le  faut  cependant,  Dolly. 

—  Allez- vous-en,  allez- vous-en,  allez- vous-en  !  » 
cria-t-elle  sans  le  regarder,  comme  si  ce  cri  lui 
était  arraché  par  une  douleur  physique. 

Stépane  Arcadiévitch  avait  pu  rester  calme  et 
se  faire  des  illusions  loin  de  sa  femme,  mais,  quand 
il  vit  ce  visage  ravagé  et  qu'il  entendit  ce  cri  déses- 
péré, sa  respiration  s'arrêta,  quelque  chose  lui  monta 
au  gosier  et  ses  yeux  se  remplirent  de  larmes. 

«  Mon  Dieu,  qu'ai- je  fait,  Dolly  ?  au  nom  de 
Dieu.  »  Il  ne  put  en  dire  plus  long,  un  sanglot  le  prit 
à  la  gorge. 

Elle  ferma  violemment  la  chiffonnière  et  se  tourna 
vers  lui. 

«  Doll}^  que  puis-je  dire  ?  une  seule  chose  : 
pardonne  !  Souviens-toi  :  neuf  années  de  ma  vie 
ne  peuvent-elles  racheter  une  minute...   » 


ANNA  KARÉNINE.  19 

Elle  baissa  les  yeux,  écoutant  ce  qu'il  avait  à 
dire  de  l'air  d'une  personne  qui  espère  qu'on  la 
détrompera. 

«  Une  minute  d'entraînement  »,  acheva-t-il,  et 
il  voulut  continuer,  mais  à  ces  mots  les  lèvres  de 
Dolly  se  serrèrent  comme  par  l'effet  d'une  vive 
souffrance,  et  les  muscles  de  sa  joue  droite  se  con- 
tractèrent  de   nouveau. 

a  Allez- vous-en,  allez-vous-en  d'ici,  cria-t-elle 
encore  plus  vivement,  et  ne  me  parlez  pas  de 
vos  entraînements,   de  vos  vilenies  !    » 

Elle  voulut  sortir,  mais  elle  faillit  tomber  et 
s'accrocha  au  dossier  d'une  chaise  pour  se  soutenir. 
Le  visage  d'Oblonsky  s'assombrit,  ses  yeux  étaient 
pleins  de  larmes. 

«  D0II3'  !  dit-il  presque  en  pleurant.  Au  nom 
de  Dieu,  pense  aux  enfants  :  ils  ne  sont  pas  cou- 
pables. Il  n'y  a  de  coupable  que  moi,  punis-moi  : 
dis-moi  comment  je  puis  expier.  Je  suis  prêt  à  tout. 
Je  suis  coupable  et  n'ai  pas  de  mots  pour  t'exprimer 
combien,  je  le  sens  !  Mais,  Dolly,  pardonne  !   » 

Elle  s'assit.  Il  écoutait  cette  respiration  oppressée 
avec  un  sentiment  de  pitié  infinie.  Plusieurs  fois 
elle  essaya  de  parler  sans  y  parvenir.  Il  attendait. 

«  Tu  penses  aux  enfants  quand  il  s'agit  de  jouer 
avec  eux,  mais,  moi,  j'y  pense  en  comprenant  ce 
qu'ils  ont  perdu,  »  dit-elle  en  répétant  une  des 
phrases  qu'elle  avait  préparées  pendant  ces  trois 
jours. 

Elle  lui  avait  dit  tu,  il  la  regarda  avec  reconnais- 

2 


20  ANNA  KARENINE. 

sance  et  fit  un  mouvement  pour  prendre  sa  main, 
mais  elle  s'éloigna  de  lui  avec  dégoût. 

«  Je  ferai  tout  au  monde  pour  les  enfants,  mais 
je  ne  sais  ce  que  je  dois  décider  :  faut-il  les  emmener 
loin  de  leur  père  ou  les  laisser  auprès  d'un  débauché, 
oui,  d'un  débauché  ?  Voyons,  après  ce  qui  s'est 
passé,  dites-moi  s'il  est  possible  que  nous  vivions 
ensemble  ?  Est-ce  possible  ?  répondez  donc  ?  répé- 
ta-t^elle  en  élevant  la  voix.  Lorsque  mon  mari,  le 
père  de  mes  enfants,  est  en  liaison  avec  leur  gour 
vemante... 

—  Mais  que  faire  ?  que  faire  ?  interrompit-il 
d'une  voix  désolée,  baissant  la  tête  et  ne  sachant 
plus  ce  qu'il  disait. 

—  Vous  me  révoltez,  vous  me  répugnez,  cria^ 
t-elle,  s' animant  de  plus  en  plus.  Vos  larmes  sont 
de  l'eau.  Vous  ne  m'avez  jamais  aimée  ;  vous 
n'avez  ni  cœur  ni  honneur.  Vous  ne  m'êtes  plus 
qu'un  étranger,  oui,  tout  à  fait  un  étranger  »,  et 
elle  répéta  avec  colère  ce  mot  terrible  pour  elle,  un 
étranger. 

Il  la  regarda  surpris  et  effrayé,  ne  comprenant 
pas  combien  il  exaspérait  sa  femme  par  sa  pitié. 
C'était  le  seul  sentiment,  Dolly  le  sentait  trop  bien, 
qu'il  éprouvât  encore  pour  elle  ;  l'amour  était  à 
jamais  éteint. 

En  ce  moment  un  des  enfants  pleura  dans  la 
chambre  voisine,  et  la  physionomie  de  Daria 
Alexandrovna  s'adoucit,  comme  celle  d'une  per- 
sonne qui  revient  à  la  réalité  ;  elle  sembla  hésitei 


ANNA  ICVRÏ-NIXE.  21 

un  monieiit.  puis,  se  levant  vivement,  elle  se  dirigea 
vers  la  porte. 

«  Elle  aime  cependant  vion  enfant,  pensa  Ohlons- 
ky,  remarquant  l'effet  produit  par  le  cri  du  petit. 
Comment  alors  me  prendrait-elle  en  horreur  ? 

—  Dolly,  encore  un  mot  !  insista-t-il  en  la  sui» 
vant. 

—  Si  vous  me  suivez,  j'appelle  les  domestiques, 
les  enfants  !  qu'ils  sachent  tous  que  vous  êtes  un 
lâche!  Je  pars  aujourd'hui,  et  vous  n'avez  qu'à 
vivre  ici  avec  votre  maîtresse  !   » 

Elle  sortit  en  fermant  violemment  la  porte. 

Stépane  Arcadiévitch  soupira,  s'essuya  la  figure 
et  quitta  doucement  la  chambre. 

a  Matvei  prétend  que  cela  s'arrangera,  mais 
comment  ?  Je  n'en  vois  pas  le  moyen.  C'est  affreux  ! 
et  comme  elle  a  crié  d'une  façon  vulgaire  !  se  dit-il 
en  pensant  aux  mots  lâche  et  maîtresse.  Pourvu  que 
les  femmes  de  chambre  n'aient  rien  entendu.    » 

C'était  un  vendredi  ;  dans  la  salle  à  manger  l'hor- 
loger remontait  la  pendule  ;  Oblonsky,  en  le  voyant, 
se  souvint  que  la  régularité  de  cet  Allemand  chauve 
lui  avait  fait  dire  un  jour  qu'il  devait  être  remonté 
lui-même  pour  toute  sa  vie,  dans  le  but  de  remonter 
les  pendules.  Le  souvenir  de  cette  plaisanterie  le  fit 
sourire. 

«  Et  qui  sait  au  bout  du  compte  si  Matvei  n'a 
pas  raison,  pensa-t-il,  et  si  cela  ne  s'arrangera  pas  ? 

—  Matvei,  cria-t-il,  qu'on  prépare  tout  au  petit 
salon  pour  recevoir  Anna  Arcadie^Tia. 


22  ANNA  KARÉNINE. 

—  C'est  bien,  répondit  le  vieux  domestique 
apparaissant  aussitôt.  —  Monsieur  ne  dînera  pas 
à  la  maison  ?  demanda-t-il  en  aidant  son  maître 
à  endosser  sa  fourrure. 

—  Cela  dépend.  Tiens,  voici  pour  la  dépense,  dit 
Oblonsky  en  tirant  un  billet  de  dix  roubles  de  son 
portefeuille.  Est-ce  assez  ? 

—  Assez  ou  pas  assez,  on  s'arrangera  »,  répondit 
Matv^ei,  fermant  la  portière  de  la  voiture  et  remon- 
tant le  perron. 

Pendant  ce  temps,  Dolly,  avertie  du  départ  de 
son  mari  par  le  bruit  que  fit  la  voiture  en  s'éloi- 
gnant,  rentrait  dans  sa  chambre,  son  seul  refuge  au 
milieu  des  soucis  qui  l'assiégeaient.  L'Anglaise  et 
la  bonne  l'avaient  accablée  de  questions  ;  quels 
vêtements  fallait-il  mettre  aux  enfants  ?  pouvait- 
on  donner  du  lait  au  petit  ?  fallait-il  faire  chercher 
un  autre  cuisinier  ? 

«  Laissez-moi  tranquille  »,  leur  avait-elle  dit  en 
rentrant  chez  elle  pour  s'asseoir  à  la  place  où  elle 
avait  parlé  à  son  mari.  Là,  serrant  l'une  contre 
l'autre  ses  mains  amaigries  dont  les  doigts  ne  rete- 
naient plus  les  bagues,  elle  repassa  leur  entretien 
dans  sa  mémoire. 

«  Il  est  parti  !  mais  a-t-il  rompu  avec  elle  ?  Se 
peut-il  qu'il  la  voie  encore  ?  Pourquoi  ne  le  lui  ai- je 
pas  demandé  ?  Non,  non,  nous  ne  pouvons  plus 
vivre  <fnsemble  !  Et,  vivant  sous  le  même  toit,  nous 
n'en  resterons  pas  moins  étrangers,  —  étrangers 
pour   toujours  !   répéta- t-elle   avec  une  insistance 


ANNA  KAR1:NIXK.  23 

partimlière  sur  ce  dernier  mot  si  cruel.  Comme 
je  l'aimais,  mon  Dieu  !  et  comme  je  l'aime  encore 
même  maintenant  î  Peut-être  ne  l'ai-je  jamais  plus 
aimé  !  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  dur...  »  Hlle  fut  inter- 
rompue par  l'entrée  de  Matrona    Philomonovna  : 

a  Ordonnez  au  moins  qu'on  aille  chercher  mon 
frère,  dit  celle-ci  ;  il  fera  le  dîner,  si  non  ce  sera 
comme  hier,  les  enfants  n'auront  pas  encore  mangé 
à  six  heures. 

—  C'est  bon,  je  vais  venir  et  donner  des  ordres. 
A-t-on  fait  chercher  du  lait  frais  ?  Et  là-dessus,  Daria 
Alexandrovna  se  plongea  dans  ses  préoccupations 
quotidicmies  et  y  noya  pour  un  moment  sa  dou- 
leur. 


CHAPITRE    V 

Stépane  Arcadiévitch  avait  fait  de  bonnes 
études  grâce  à  d'heureux  dons  naturels  ;  mais  il 
était  paresseux  et  léger  et,  par  suite  de  ces  défauts, 
était  sorti  un  des  derniers  de  l'école.  Quoiqu'il 
eût  toujours  mené  une  vie  dissipée,  qu'il  n'eût 
qu'un  ichin  médiocre  et  un  âge  peu  avancé,  il  n'en 
occupait  pas  moins  une  place  honorable  qui  rappor- 
tait de  bons  appointements,  celle  de  président 
d'un  des  tribunaux  de  Moscou.  —  Il  avait  obtenu 
cet  emploi  par  la  protection  du  mari  de  sa  sœur 
Anna,  Alexis  Alexandrovitch  Karénine,  un  des 
membres  les  plus  influents  du  ministère.  Mais,  à 


24  ANNA  KARÉNINE. 

défaut  de  Karénine,  des  centaines  d'autres  per- 
sonnes, frères,  sœurs,  cousins,  oncles,  tantes,  lui 
auraient  procuré  cette  place,  ou  tout  autre  du 
même  genre,  ainsi  que  les  six  mille  roubles  qu'il 
lui  fallait  pour  vivre,  ses  affaires  étant  peu  bril- 
lantes malgré  la  fortune  assez  considérable  de  sa 
fenune.  Stépane  Arcadiévitch  comptait  la  moitié 
de  Moscou  et  de  Pétersbourg  dans  sa  parenté  et 
dans  ses  relations  d'amitié  ;  il  était  né  au  milieu 
des  puissants  de  ce  monde.  Un  tiers  des  personnages 
attachés  à  la  cour  et  au  gouvernement  avaient  été 
amis  de  son  père  et  l'avaient  connu,  lui,  en  bras- 
sières ;  le  second  tiers  le  tutoyait  ;  le  troisième 
était  composé  «  de  ses  bons  amis  »  ;  par  conséquent 
il  avait  pour  alliés  tous  les  dispensateurs  des  biens 
de  la  terre  sous  forme  d'emplois,  de  fermes,  de 
concessions,  etc.  ;  et  ils  ne  pouvaient  négliger  un 
des  leurs.  Oblonsky  n'eut  donc  aucune  peine  à  se 
donner  pour  obtenir  une  place  avantageuse  ;  il  ne 
s'agissait  que  d'éviter  des  refus,  des  jalousies,  des 
querelles,  des  susceptibilités,  ce  qui  lui  était  facile 
à  cause  de  sa  bonté  naturelle.  Il  aurait  trouvé 
plaisant  qu'on  lui  refusât  la  place  et  le  traitement 
dont  il  avait  besoin.  Qu'exigeait-il  d'extraordinaire  ? 
il  ne  demandait  que  ce  que  ses  contemporains 
obtenaient,  et  se  sentait  aussi  capable  qu'un  autre 
de  remplir  ces  fonctions. 

On  n'aimait  pas  seulement  Stépane  Arcadiévitch 
à  cause  de  son  bon  et  aimable  caractère  et  de  sa 
loyauté  indiscutable.  Il  y  avait  encore  dans  son 


AXNA  kari:ninr.  25 

extérieur  brillant  et  attrayant,  dans  ses  yeux  vifs, 
ses  sourcils  noirs,  ses  cheveux,  son  teint  animé, 
dans  l'ensemble  de  sa  personne,  une  influence 
physique  qui  agissait  sur  ceux  qui  le  rencontraient. 
«  Ah  !  Stiva  !  Oblonsky  !  le  voilà  î  »  s'écriait-on 
presque  toujours  avec  un  sourire  de  ])laisir  quand 
on  l'apercevait  ;  et  quoiqu'il  ne  résultât  rien  de 
particulièrement  joyeux  de  cette  rencontre,  on 
ne  se  réjouissait  pas  moins  de  le  revoir  encore  le 
lendemain  et  le  surlendemain. 

Après  avoir  reiu])li  pendant  trois  ans  la  place 
de  président,  Stépane  Arcadiévitch  s'était  acquis 
non  seulement  l'amitié,  mais  encore  la  considération 
de  ses  collègues,  inférieurs  et  supérieurs,  aussi 
bien  que  celle  des  persoimes  que  les  affaires  met- 
taient en  rapport  avec  lui.  Les  qualités  qui  lui 
\alaient  cette  estime  générale  étaient  :  premiè- 
rement, une  extrême  indulgence  pour  chacun, 
fondée  sur  le  sentiment  de  ce  qui  lui  manquait 
à  lui-même  ;  secondement,  un  libéralisme  absolu, 
non  pas  le  libéralisme  prôné  par  son  journal,  mais 
celui  qui  coulait  naturellement  dans  ses  veines 
et  le  rendait  également  affable  pour  tout  le  monde, 
à  quelque  condition  qu'on  appartînt  ;  et,  troisiè- 
mement surtout,  une  complète  indifférence  pour 
les  affaires  dont  il  s'occupait,  ce  qui  lui  permettait 
de  ne  jamais  se  passionner  et  par  conséquent  de  ne 
pas  se  tromper. 

En  arrivant  au  tribunal,  il  se  rendit  à  son  cabinet 
particulier,  gravement   accompagné  du  suisse  qui 


26  ANNA  KARÉNINE. 

portait  son  portefeuille,  pour  y  revêtir  son  uni- 
forme avant  de  passer  dans  la  salle  du  conseil. 
Les  employés  de  service  se  levèrent  tous  sur  son 
passage,  et  le  saluèrent  avec  un  sourire  respectueux. 
Stépane  Arcadiévitch  se  hâta,  comme  toujours, 
de  se  rendre  à  sa  place  et  s'assit,  après  avoir  serré 
la  main  aux  autres  membres  du  conseil.  Il  plaisanta 
et  causa  dans  la  juste  mesure  des  convenances  et 
ouvrit  la  séance.  Personne  ne  savait  comme  lui 
rester  dans  le  ton.  officiel  avec  une  nuance  de  sim- 
plicité et  de  bonhomie  fort  utile  à  l'expédition  agréa- 
ble des  affaires.  Le  secrétaire  s'approcha  d'un  air 
dégagé,  mais  respectueux,  commun  à  tous  ceux 
qui  entouraient  Stépane  Arcadiévitch,  lui  apporta 
des  papiers  et  lui  adressa  la  parole  sur  le  ton  familier 
et  libéral  introduit  par  lui. 

«  Nous  sommes  enfin  parvenus  à  obtenir  les  ren- 
seignements de  l'administration  du  gouvernement 
de  Penza  ;  si  vous  permettez,  les  voici. 

—  Enfin  vous  les  avez  !  dit  Stépane  Arcadiévitch 
en  feuilletant  les  papiers  du  doigt. 

—  Alors,  messieurs...  »  Et  la  séance  commença. 
«  S'ils  pouvaient  se  douter,  pensait-il  tout  en 

penchant  la  tête  d'un  air  important  pendant  la 
lecture  du  rapport,  combien  leur  président  avait, 
il  y  a  ime  demi-heure,  la  mine  d'un  gamin  cou- 
pable !  »  et  ses  yeux  riaient. 

Le  conseil  devait  durer  sans  interruption  jusqu'à 
deux  heures,  puis  venait  le  déjeuner.  Il  nétait  pas 
encore  deux  heures  lorsque  les  grandes  portes  vitrées 


ANNA  KARÉNINE.  27 

ae  ia  saHe  s^ ouvrirent,  et  quoiqu'un  entra.  Tous 
les  membres  du  conseil,  contents  d'une  petite 
diversion,  se  retournèrent  ;  mais  l'huissier  de  garde 
fît  aussitôt  sortir  l'intnis  et  referma  les  portes 
derrière    lui. 

Quand  le  rapport  fut  terminé,  vStépane  Arcadié- 
vitch  se  leva  et,  sacrifiant  au  libéralisme  de  l'épo- 
que, tira  ses  cigarettes  en  pleine  salle  de  conseil 
avant  de  passer  dans  son  cabinet.  Deux  de  ses 
collègues,  Nikitine,  un  vétéran  au  service,  et  Gri- 
newitch,  gentilhomme  de  la  chambre,  le  suivirent. 

a  Nous  aurons  le  temps  de  terminer  après  le 
déjeuner,  dit  Oblonsky. 

—  Je  crois  bien,  répondit  Nikitine. 

—  Ce  doit  être  un  fameux  coquin  que  ce  Famine, 
dit  Grinewitch  en  faisant  allusion  à  l'un  des  per- 
sonnages de  l'affaire  qu'ils  avaient  étudiée. 

Stépane  Arcadiévitch  fit  une  légère  grimace 
comme  pour  faire  entendre  à  Grinewitch  qu'il 
n'était  pas  convenable  d'établir  un  jugement  anti- 
cipé, et  ne  répondit  pas. 

«  Qui  donc  est  entré  dans  la  salle  ?  demanda-t-il 
à  l'huissier. 

—  Quelqu'un  est  entré  sans  permission.  Votre 
Excellence,  pendant  que  j'avais  le  dos  tourné  ;  il 
vous  demandait.  Quand  les  membres  du  Conseil 
sortiront,  lui  ai-je  dit. 

—  Où  est-il  ? 

—  Probablement  dans  le  vestibule,  car  il  était  là 
tout  à  l'heure.  Le  voici   »,  ajouta  l'huissier  en  dési- 


28  ANNA  KARÉNINE. 

gnant  un  homme  fortement  constitué,  à  barbe 
frisée,  qui  montait  légèrement  et  rapidement  les 
marches  usées  de  l'escalier  de  pierre,  sans  prendre  la 
peine  d'ôter  son  bonnet  de  fourrure.  Un  employé, 
qui  descendait,  le  portefeuille  sous  le  bras,  s'arrêta 
pour  regarder  d'un  air  peu  bienveillant  les  pieds  du 
jeune  homme,  et  se  tourna  pour  interroger  Oblonsky 
du  regard.  Celui-ci,  debout  au  haut  de  l'escalier,  le 
visage  animé  encadré  par  son  collet  brodé  d'uniforme, 
s'épanouit  encore  plus  en  reconnaissant  l'arrivant. 
«  C'est  bien  lui  !  Levine,  enfin  !  s'écria-t-il  avec 
un  sourire  affectueux,  quoique  légèrement  moqueur 
en  regardant  Levine  qui  s'approchait.  —  Comment 
tu  ne  fais  pas  le  dégoûté,  et  tu  viens  me  chercher 
dans  ce  mauvais  lieu  ?  dit-il,  ne  se  contentant  pas  de 
serrer  la  main  de  son  ami,  mais  l'embrassant  avec 
effusion.  —  Depuis  quand  es- tu  ici  ? 

—  J'arrive  et  j'avais  grande  envie  de  te  voir,  ré- 
pondit Levine  timidement,  en  regardant  autour 
de  lui  avec  méfiance  et  inquiétude. 

—  Eh  bien,  allons  dans  mon  cabinet  »,  dit  Sté- 
pane  Arcadiévitch  qui  connaissait  la  sauvagerie 
mêlée  d'amour-propre  et  de  susceptibilité  de  son 
ami  ;  et,  comme  s'il  se  fût  agi  d'éviter  un  danger,  il 
le  prit  par  la  main  pour  l'emmener. 

Stépane  Arcadiévitch  tutoyait  presque  toutes  se^ 
connaissances,  des  vieillards  de  soixante  ans,  des 
jeunes  gens  de  vingt,  des  acteurs,-  des  ministres,  des 
marchands,  des  généraux,  tous  ceux  avec  lesquels  il 
prenait  du  Champagne,  et  avec  qui  n'en  prenait-il 


ANNA  kar]:ninî:.  39 

pas  ?  Dans  le  nombre  des  personnes  ainsi  tutoyées 
aux  deux  extrêmes  de  l'échelle  sociale,  il  y  en  au- 
rait   eu    de    bien    étoimées    d'apprendre    qu'elles 
avaient,  grâce  à  Oblonsky,  quelque  chose  de  com- 
mun entre  elles.  Mais  lorsque  celui-ci  rencontrait  en 
présence  de  ses  inférieurs  un  de  ses  tutoyés  honteux, 
comme  il  appelait  en  riant  plusieurs  de  ses  amis,  il 
avait  le  tact  de  les  soustraire  à  une  impression  désa- 
gréable. Levine  n'était  pas  un  tutoyé  honteux,  c'était 
un  camarade  d'enfance,  cependant  Oblonsky  sen- 
tait qu'il  lui  serait  pénible  de  montrer  leur  intimité 
à  tout  le  monde  ;  c'est  pourquoi  il  s'emprtssa  de 
l'emmener.    Levine    avait   presque    le    même    âge 
qu'Oblonsky  et  ne  le  tutoyait  pas  seulement  par 
raison  de  Champagne,  ils  s'aimaient  malgré  la  diffé- 
rence de  leurs  caractères  et  de  leurs  goûts,  comme 
s'aiment  des  amis  qui  se  sont  liés  dans  leur  première 
jeunesse.  Mais,  ainsi  qu'il  arrive  souvent  à  des  hom- 
mes dont  la  sphère  d'action  est  très  différente,  cha- 
cun d'eux, tout  en  approuvant  parle  raisomiementla 
carrière  de  son  ami,  la  méprisait  au  fond  de  l'âme, 
et  croyait  la  vie  qu'il  menait  lui-même  la  seule  ra- 
tionnelle. A  l'aspect  de  Levine,  Oblonsky  ne  pou- 
vait dissimuler  un  sourire  ironique.   Combien  de 
fois  ne  l'avait-il  pas  vu  arriver  de  la  campagne  où  il 
faisait  «  quelque  chose   )>  (Stépane  Arcadiévitch  ne 
savait  pas  au  juste  quoi,  et  ne  s'y  intéressait  guère), 
agité,  pressé,  un  peu  gêné,  irrité  de  cette  gêne,  et 
apportant  généralement  des  points  dexue  tout  à  fait 
nouveaux  et  inattendus  sur  la  vie  et  les  choses. 


30  ANNA  KARÉNINE. 

Stépane  Arcadiévitch  en  riait  et  s'en  amusait. 
Levine,  de  son  côté,  méprisait  le  genre  d'existence 
que  son  ami  menait  à  Moscou,  traitait  son  service 
de  plaisanterie  et  s'en  moquait.  Mais  Oblonsky  pre- 
nait gaiement  la  plaisanterie,  en  homme  sûr  de  son 
fait,  tandis  que  Levine  riait  sans  conviction  et  se 
fâchait. 

«  Nous  t'attendions  depuis  longtemps,  dit  Sté- 
pane Arcadiévitch  en  entrant  dans  son  cabinet  et  en 
lâchant  la  main  de  I^evine  comme  pour  prouver 
qu'ici  tout  danger  cessait.  Je  suis  bien  heureux  de  te 
voir,  continua-t-il.  Eh  bien,  comment  vas-tu  ?  que 
fais-tu  ?  quand  es-tu  arrivé  ?   » 

Levine  se  taisait  et  regardait  les  figures  inconnues 
pour  lui  des  deux  collègues  d'Oblonsky  ;  la  main  de 
l'élégant  Grinewitch  aux  doigts  blancs  et  effilés, 
aux  ongles  longs,  jaunes  et  recourbés  du  bout,  avec 
d'énormes  boutons  brillant  sur  ses  manchettes,  ab- 
sorbait visiblement  toute  son  attention.  Oblonsky 
s'en  aperçut  et  sourit. 

«  Permettez-moi,  messieurs,  de  vous  faire  faire 
connaissance  :  mes  collègues  Philippe-Ivanitch  Niki- 
tine,  Michel-Stanislavowitch  Grinewitch,  —  puis 
(se  tournant  vers  Levine) ,  im  propriétaire,  un  homme 
nouveau,  qui  s'occupe  des  affaires  du  semstvo,  un 
gymnaste  qui  enlève  cinq  pouds  d'une  main,  un  éle- 
veur de  bestiaux,  un  chasseur  célèbre,  mon  ami 
Constantin- Dmitrievitch  Levine,  le  frère  de  Serge 
Ivanitch  Kosnichef. 

—  Charmé,  répondit  le  plus  âgé. 


ANNA  K.\R]':NIXE.  31 

—  J*ai  l'honneur  de  connaître  votre  frère  Serge 
Ivanitch  •>,  dit  Grinewitch  en  tendant  sa  main  aux 
doigts  effilés. 

Le  visage  de  I^evine  se  rembrunit  ;  il  serra  froide- 
ment la  main  qu'on  lui  tendait,  et  se  tourna  vers 
Oblonsky.  Quoiqu'il  eût  beaucoup  de  respect  pour 
son  demi-frère,  l'écrivain  connu  de  toute  la  Russie,  il 
ne  lui  en  était  pas  moins  désagréable  qu'on  s'adressât 
à  lui,  non  comme  à  Constantin  Levine,  mais  conune 
au  frère  du  célèbre  Kosnichef. 

«  Non,  je  ne  m'occupe  plus  d'affaires.  Je  me  suis 
brouillé  avec  tout  le  monde  et  ne  vais  plus  aux  as- 
semblées, dit-il  en  s'adressant  à  Oblonsky. 

—  Cela  s'est  fait  bien  vite,  s'écria  celui-ci  en  sou- 
riant. Mais  conunent  ?  pourquoi  ? 

—  C'est  une  longue  histoire  que  je  te  raconterai 
quelque  jour,  répondit  Levine,  ce  qui  ne  l'empêcha 
pas  de  continuer.  —  Pour  être  bref,  je  me  suis  con- 
vaincu qu'il  n'existe  et  ne  peut  exister  aucune  action 
sérieuse  à  exercer  dans  nos  questions  provinciales. 
D'une  part,  on  joue  au  parlement,  et  je  ne  suis  ni 
assez  jeune,  ni  assez  vieux  pour  m'amuser  de  jou- 
joux, et  d'autre  part  c'est  —  il  hésita  — un  moyen 
pour  la  coterie  du  district  de  gagner  quelques  sous. 
Autrefois  il  y  avait  les  tutelles,  les  jugements  ; 
maintenant  il  y  a  le  semstvo,  non  pas  pour  y  pren- 
dre des  pots  de  \nn,  mais  pour  en  tirer  des  appointe- 
ments sans  les  gagner.  »  Il  dit  ces  paroles  avec  cha- 
leur et  de  l'air  d'un  homme  qui  croit  que  son  opi- 
nion trouvera  des  contradicteurs. 


38  ANNA  KARÉNINE. 

«  Hé,  hé  !  Mais  te  voilà,  il  me  semble,  dans  une 
nouvelle  phase  :  tu  deviens  conservateur  !  dit  Sté- 
pane  Arcadiévitch.  Au  reste,  nous  en  reparlerons 
plus  tard. 

—  Oui,  plus  tard.  Mais  j'avais  besoin  de  te  voir  », 
dit  Levine  en  regardant  toujours  avec  haine  la  main 
de  Grinewitch. 

Stépane  Arcadiévitch  sourit  imperceptiblement. 

«  Et  tu  disais  que  tu  ne  porterais  plus  jamais 
d'habit  européen  ?  dit-il  en  examinant  les  vête- 
ments tout  neufs  de  son  ami,  œuvre  d'im  tailleur 
français.  Je  le  vois  bien,  c'est  une  nouvelle  phase.   » 

Levine  rougit  tout  à  coup,  non  comme  fait  un 
homme  mûr,  sans  s'en  apercevoir,  mais  comme  un 
jeime  garçon  qui  se  sent  timide  et  ridicule,  et  qui 
n'en  rougit  que  davantage.  Cette  rougeur  enfantine 
donnait  à  son  visage  intelligent  et  mâle  un  air  si 
étrange,  qu'Oblonsky  cessa  de  le  regarder. 

«  Mais  où  donc  nous  verrons-nous  ?  J'ai  besoin 
de  causer  avec  toi   »,  dit  I^evine. 

Oblonsky  réfléchit. 

«  vSais-tu  ?  nous  irons  déjeuner  chez  Gourine 
et  nous  y  causerons  ;  je  suis  libre  jusqu'à  trois 
heures. 

—  Non,  répondit  Levine,  après  un  moment  de 
réflexion,  il  me  faut  faire  encore  une  course. 

—  Eh  bien  alors,  dînons  ensemble. 

—  Dîner  ?  mais  je  n'ai  rien  de  particulier  à  te 
dire,  rien  que  deux  mots  à  te  demander  ;  nous  bavar- 
derons plus  tard. 


ANNA  KARKNIXE.  33 

—  Dans  ce  cas,  dis  les  deux  mots  tout  de  suitr, 
nous  causerons  à  dîner. 

—  Ces  deux  mots,  les  voici,  dit  Levine  ;  au  reste, 
ils  n'ont  rien  de  particulier.   » 

Son  visage  prit  une  expression  méchante  qui  ne 
tenait  qu'à  l'effort  qu'il  faisait  pour  vaincre  sa 
timidité. 

«  Que  font  les  Cherbatzky  ?  Tout  va-t-il  comme 
par  le  passé  ?   » 

Stépane  Arcadiévitch  savait  depuis  longtemps 
que  l/cvine  était  amoureux  de  sa  belle-sœur,  Kitty  ; 
il  sourit  et  ses  yeux  brillèrent  gaiement. 

«  Tu  as  dit  deux  mots,  mais  je  ne  puis  répondre 
de  même,  parce  que...  Excuse-moi  un  instant.    » 

Le  secrétaire  entra  en  ce  moment,  toujours  res- 
pectueusement familier,  avec  le  sentiment  modeste, 
propre  à  tous  les  secrétaires,  de  sa  supériorité  en 
affaires  sur  son  chef.  Il  s'approcha  d'Oblonsky  et, 
sous  une  forme  interrogative,  se  mit  à  lui  expliquer 
une  difficulté  quelconque  ;  sans  attendre  la  fin  de 
l'explication,  Stépane  Arcadiévitch  lui  posa  ami- 
calement la  main  sur  le  bras. 

«  Non,  faites  comme  je  vous  l'ai  demandé,  — 
dit-il  en  adoucissant  son  observation  d'un  sourire  ; 
et,  après  avoir  brièvement  expliqué  comment  il 
comprenait  l'affaire,  il  repoussa  les  papiers  en  di- 
sant :  —  Faites  ainsi,  je  vous  en  prie,  Zahar  Nild- 
tich.   » 

Le  secrétaire  s'éloigna  confus.  Levine,  pendant 
cette  petite  conférence,   avait  eu  le  temps  de  se 


34  ANNA  KARÉNINE. 

remettre,  et,  debout  derrière  une  chaise  sur  laquelle 
il  s'était  accoudé,  il  écoutait  avec  une  attention  iro- 
nique. 

«  Je  ne  comprends  pas,  je  ne  comprends  pas, 
dit-il. 

—  Qu'est-ce  que  tu  ne  comprends  pas  ?  —  répon- 
dit Oblonsky  en  souriant  aussi  et  en  cherchant  une 
cigarette  ;  il  s'attendait  à  tme  sortie  quelconque  de 
Levine. 

—  Je  ne  comprends  pas  ce  que  vous  faites,  dit 
Levine  en  haussant  les  épaules.  Comment  peux- tu 
faire  tout  cela  sérieusement  ? 

—  Pourquoi  ? 

—  Mais  parce  que  cela  ne  signifie  rien. 

—  Tu  crois  cela  ?  Nous  sommes  surchargés  de 
besogne,  au  contraire. 

—  De  griffonnages  !  Eh  bien  ouï,  tu  as  un  don 
spécial  pour  ces  choses-là,  ajouta  Levine. 

—  Tu  veux  dire  qu'il  y  a  quelque  chose  qtii  me 
manque  ? 

—  Peut-être  bien  !  Cependant  je  ne  puis  m'em- 
pêcher  d'admirer  ton  grand  air  et  de  me  glorifier 
d'avoir  pour  ami  un  homme  si  important.  En  atten- 
dant, tu  n'as  pas  répondu  à  ma  question,  ajouta-t-il 
en  faisant  un  effort  désespéré  pour  regarder  Oblon- 
sky en  face. 

—  Allons,  allons,  tu  y  viendras  aussi.  C'est  bon 
tant  que  tu  as  trois  mille  dissiatines  dans  le  district 
de  Karasinsk,  des  muscles  comme  les  tiens  et  la 
fraîcheur  d'une  petite  fille  de  douze  ans  :  mais  tu  y 


ANNA  KARÉNINE.  35 

viendras  tout  de  même.  Quant  à  ce  que  tu  me  de- 
mandes, il  n'y  a  pas  de  changements,  mais  je  regrette 
que  tu  sois  resté  si  longtemps  sans  venir. 

—  Pourquoi  ?  demanda  Levine. 

—  Parce  que...  répondit  Oblonsky,  mais  nous  en 
causerons  plus  tard.  Qu'est-ce  qui  t'amène  ? 

—  Nous  parlerons  de  cela  aussi  plus  tard,  dit 
Levine  en  rougissant  encore  jusqu'aux  oreilles. 

—  C'est  bien,  je  comprends,  fit  Stépane  Arcadié- 
vitch.  Vois-tu,  je  t'aurais  bien  prié  de  venir  dîner 
chez  moi,  mais  ma  femme  est  souffrante  ;  si  tu  veux 
les  voir,  tu  les  trouveras  au  Jardin  zoologique,  de 
quatre  à  cinq  ;  Kitty  patine.  Vas-y,  je  te  rejoindrai 
et  nous  irons  dîner  quelque  part  ensemble. 

—  Parfaitement  ;  alors,  au  revoir. 

—  Fais  attention,  n'oublie  pas  î  je  te  connais, 
tu  es  capable  de  repartir  subitement  pour  la 
campagne  !  s'écria  en.  riant  Stépane  Arcadié- 
vitch. 

—  Non,  bien  sûr,  je  viendrai.   » 

Levine  sortit  du  cabinet  et  se  souvint  seulement 
de  l'autre  côté  de  la  porte  qu'il  avait  oublié  de  saluer 
les  collègues  d'Oblonsky. 

«  Ce  doit  être  un  persoimage  énergique,  dit  Gri- 
newitch  quand  Levine  fut  sorti. 

—  Oui,  mon  petit  frère,  dit  Stépane  Arcadiévitch 
en  hochant  la  tête,  c'est  un  gaillard  qui  a  de  la 
chance  !  trois  mille  dissiatines  dans  le  district  de 
Karasinsk  î  il  a  l'avenir  pour  lui,  et  quelle  jeunesse  ! 
Ce  n'est  pas  comme  nous  autres  ? 


36  ANNA  KARÉNINE. 

—  Vous  n*avez  guère  à  vous  plaindre  pour  votr^ 
part,  Stépane  Arcadiévitch. 

—  Si,  tout  va  mal,  »  répondit  Stépane  Arcadié- 
vitch en  soupirant  profondément. 

CHAPITRE  VI 

Lorsque  Oblonsky  lui  avait  demandé  pourquoi 
il  était  venu  à  Moscou,  Levine  avait  rougi,  et  s'en 
voulait  d'avoir  rougi  ;  mais  pouvait-il  répondre  : 
a  Je  viens  demander  ta  belle-sœur  en  mariage  ?  » 
Tel  était  cependant  l'unique  but  de  son  voyage. 

Les  famille  Levine  et  Cherbatzky,  deux  vieilles 
familles  nobles  de  Moscou,  avaient  toujours  été  en 
rapports  d'amitié.  L'intimité  s'était  resserrée  pen- 
dant les  études  de  Levine  à  l'Université  de  Moscou,  à 
cause  de  sa  liaison  avec  le  jeune  prince  Cherbatzky, 
frère  de  Dolly  et  de  Kitty,  qui  suivait  les  mêmes 
cours  que  lui.  Dans  ce  temps-là  Levine  allait  fré- 
quemment dans  la  maison  Cherbatzky  et,  quelque 
étrange  que  cela  puisse  paraître,  était  amoureux  de 
la  maison  tout  entière,  spécialement  de  la  partie 
féminine  de  la  famille.  Ayant  perdu  sa  mère  sans 
l'avoir  connue,  et  n'ayant  qu'une  sœur  beaucoup 
plus  âgée  que  lui,  ce  fut  dans  la  maison  Cherbatzky 
qu'il  trouva  cet  intérieur  intelligent  et  honnête, 
propre  aux  anciennes  familles  nobles,  dont  la  mort 
de  ses  parents  l'avait  privé.  Tous  les  membres  de 
cette  famille,  mais  principalement  les  femmes,  lin 


ANNA  KARKMNE.  37 

apparaissaient  entourés  d'un  nimbe  mystérieux  cl 
poétique.  Non  seulement  il  ne  leur  découvrait  aucun 
défaut,  mais  il  leur  supposait  encore  les  sentiments 
les  plus  élevés,  les  perfections  les  plus  idéales.  Pour- 
quoi ces  trois  jeunes  demoiselles  devaient  parler 
français  et  anglais  de  deux  jours  l'un  ;  pourquoi  elles 
devaient,  à  tour  de  rôle,  jouer  du  piano  (les  sons  de 
cet  instrument  montaient  jusqu'à  la  chambre  où 
travaillaient  les  étudiants)  ;  pourquoi  des  maîtres 
de  littérature  française,  de  musique,  de  danse,  de 
dessin,  se  succédaient  dans  la  maison  ;  pourquoi,  à 
certaines  heures  de  la  journée,  les  trois  demoiselles, 
accompagnées  de  Mlle  Linon,  devaient  s''arrêter  en 
calèche  au  boulevard  de  la  Tverskoï  et,  sous  la  garde 
d'un  laquais  en  livrée,  se  promener  dans  leurs  pelisses 
de  satin  (DoUy  en  avait  une  longue,  Nathalie  une 
demi-longue,  et  Kitt>'  une  toute  courte,  qui  montrait 
ses  petites  jambes  bien  faites,  serrées  dans  des  bas 
rouges)  :  ces  choses  et  beaucoup  d'autres  lui  res- 
taient incompréhensibles.  Mais  il  savait  que  tout  ce 
qui  se  passait  dans  cette  sphère  mystérieuse  était 
parfait,  et  ce  mystère  le  rendait  amoureux. 

Il  avait  commencé  par  s'éprendre  de  Dolly  l'aînée, 
pendant  ses  années  d'études  ;  celle-ci  épousa  Oblon- 
sky;  il  crut  alors  aimer  la  seconde,  car  il  sentait 
qu'il  devait  nécessairement  aimer  l'une  des  trois, 
sans  savoir  au  juste  laquelle.  Mais  Nathalie  eut  à 
peine  fait  son  entrée  dans  le  monde,  qu'on  la  maria 
au  diplomate  Lvof.  Kitty  n'était  qu'une  enfant 
quand  Le\'ine  quitta  l'Université.  Le  jeune  Cherbat- 


38  ANNA  KARÉNINE. 

zky,peu  après  son  admission  dans  la  marine,  se  noya 
dans  la  Baltique,  et  les  relations  de  Levine  avec  sa 
famille  devinrent  plus  rares,  malgré  l'amitié  qui 
le  liait  à  Oblonsky.  Au  commencement  de  l'hiver 
cependant,  étant  venu  à  Moscou,  après  une  année 
passée  à  la  campagne,  il  revit  les  Cherbatzky  et 
comprit  alors  laquelle  des  trois  il  était  destiné  à 
aimer. 

Rien  de  plus  simple,  en  apparence,  que  de  deman- 
der en  mariage  la  jeune  princesse  Cherbatzky  ;  un 
homme  de  trente-deux  ans,  de  bonne  famille,  d'tme 
fortune  convenable,  avait  toute  chance  de  passer 
pour  im  beau  parti,  et  vraisemblablement  il  aurait  été 
bien  accueilli.  Mais  Levine  était  amoureux  ;  Kitty 
lui  paraissait  une  créature  si  accomplie,  d'une  supé- 
riorité si  idéale,  et  il  se  jugeait  au  contraire  si  défa- 
vorablement, qu'il  n'admettait  pas  qu'on  le  trouvât 
digne  d'aspirer  à  cette  alliance. 

Après  avoir  passé  deux  mois  à  Moscou  comme  en 
rêve,  rencontrant  Kitty  chaque  jour  dans  le  monde, 
où  il  était  retourné  à  cause  d'elle,  il  repartit  subite- 
ment pour  la  campagne,  après  avoir  décidé  que  ce 
mariage  était  impossible.  Quelle  position  dans  le 
monde,  quelle  carrière  convenable  et  bien  définie  of- 
frait-il aux  parents  ?  Tandis  que  ses  camarades  étaient, 
les  uns  colonels  et  aides  de  camp,  d'autres  profes- 
seurs distingués,  directeur  de  banque  et  de  chemin  de 
fer,  ou  présidents  de  tribunal,  comme  Oblonsky,  que 
faisait-il.  lui,  à  trente-deux  ans  ?  Il  s'occupait  de 
ses  terres,  élevait  des  bestiaux,  construisait  des  bâti- 


ANNA  KARÉNINE.  39 

ments  de  ferme  et  chassait  la  bécasse,  c'est-à-dire 
qu'il  avait  pris  le  chemin  de  ceux  qui,  aux  yeux  du 
monde,  n'ont  pas  su  en  trouver  d'autre  ;  il  ne  se  fai- 
sait aucune  illusion  sur  la  façon  dont  on  pouvait  le 
juger,  et  croyait  passer  pour  un  pauvre  garçon,  sans 
grande  capacité. 

Comment,  d'ailleurs,  la  charmante  et  poétique 
jeune  fille  pouvait-elle  aimer  un  homme  aussi  laid 
et  surtout  aussi  peu  brillant  que  lui  ?  Ses  anciennes 
relations  avec  Kitty,  qui,  à  cause  de  sa  liaison  avec 
le  frère  qu'elle  avait  perdu,  étaient  celles  d'un 
homme  fait  avec  une  enfant,  lui  semblaient  un 
obstacle  de  plus. 

On  pouvait  bien,  pensait-il,  aimer  d'amitié  un 
brave  garçon  aussi  ordinaire  que  hii,  mais  il  fallait 
être  beau  et  pouvoir  déployer  les  qualités  d'un  homme 
supéiieur,  pour  être  aimé  d'un  amour  compaiable  à 
celui  qu'il  épiouvait.  Il  avait  bien  entendu  dire  que 
les  femmes  s'éprennent  souvent  d'hommes  laids  et 
médiocres,  mais  il  n'en  croyait  rien  et  jugeait  les 
auties  d'après  lui-même,  qui  ne  pouvait  aimer 
qu'ime  femme  remarquable,  belle  et  poétique. 

Toutefois,  après  avoir  passé  deux  mois  à  la  cam- 
pagne dans  la  solitude,  il  se  convainquit  que  le  sen- 
timent qui  l'absorbait  ne  ressemblait  pas  aux  en- 
thousiasmes de  sa  première  jeunesse,  et  qu'il  ne 
pourrait  xnvre  sans  résoudre  cette  grande  question  : 
serait-il  accepté,  oui  ou  non  ?  Rien  ne  prouvait,  aprfe 
tout  qu'il  serait  refusé.  Il  partit  donc  poui  Moscou 
avec  la  ferme  intention  de  se  déclarer  et  de  se  marier 


40  ANNA  KARÉNINE. 

SI  on  l'agréait.  Sinon...,  il  ne  pouvait  imaginer  ce 
qu'il    deviendrait  ! 


CHAPITRE  Vn 

Levine,  arrivé  à  Moscou  par  le  train  du  matin, 
s'était  arrêté  chez  son  demi-frère,  Kosiiichef.  Après 
avoir  fait  sa  toilette,  il  était  entré  dans  le  cabinet  de 
travail  de  celui-ci  en  se  proposant  de  lui  raconter 
tout  et  de  lui  demander  conseil  :  mais  son  frère  n'était 
pas  seul.  Il  causait  avec  un  célèbre  professeur  de  phi- 
losophie, venu  de  Kharhoff  tout  exprès  pour  éclair- 
cir  un  malentendu  survenu  entre  eux  au  sujet  d'une 
question  scientifique.  Le  professeur  était  en  guerre 
contre  le  matérialisme  ;  Serge  Kosnichef  suivait  sa 
polémique  avec  intérêt  et  lui  avait  adresse  quelques 
objections  après  avoir  lu  son  dernier  article.  Il  repro- 
chait au  professeur  les  concessions  trop  larges  qu'il 
faisait  au  matérialisme,  et  celui-ci  était  venu  s'ex- 
pliquer lui-même.  La  conversation  roulait  sur  la 
question  à  la  mode  :  Y  a-t-il  une  limite  entre  les  phé- 
nomènes psychiques  et  physiologiques  dans  les  ac- 
tions de  l'homme,  et  où  se  trouve  cette  limite  ? 

Serge  Ivanitch  accueillit  son  frère  avec  le  sourire 
froidement  aimable  qui  lui  était  habituel  et,  après 
l'avoir  présenté  au  professeur,  continua  l'entretien. 
Celui-ci,  un  petit  homme  à  lunettes,  au  front  étroit, 
s'arrêta  un  moment  pour  repondre  au  salut  de  Levine, 
pais  reprit  la  conversation  sans  lui  accorder  aucime 


ANNA  KARENINE.  41 

attention.  Levine  s'assit  en  attendant  son  départ  et 
s'intéressa  bientôt  au  sujet  de  la  discussion.  Il  avait 
lu  dans  des  rcMies  les  articles  dont  on  parlait,  et  les 
avait  lus  en  y  prenant  l'intérêt  général  qu'un  homme 
qui  a  étudié  les  sciences  naturelles  à  l'Université 
peut  prendre  au  développement  de  ces  sciences  ; 
jamais  il  n'avait  fait  de  rapprochements  entre  ces 
questions  savantes  sur  l'origine  de  l'homme,  sur 
l'action  réflexe,  la  biologie,  la  sociologie,  et  celles 
qui  le  préoccupaient  de  plus  en  plus,  le  but  de  la  vie 
et  la  mort. 

Il  remarqua,  en  suivant  la  conversation,  que  les 
deux  interlocuteurs  établissaient  un  certain  lien 
entre  les  questions  scientifiques  et  celles  qui  tou- 
chaient à  l'âme  ;  par  moments  il  croyait  qu'ils  al- 
laient enfin  aborder  ce  sujet,  mais  chaque  fois  qu'ils 
en  approchaient,  c'était  pour  s'en  éloigner  aussitôt 
avec  une  certaine  hâte,  et  s'enfoncer  dans  le  domaine 
des  distinctions  subtiles,  des  réfutations,  des  cita- 
tions, des  allusions,  des  renvois  aux  autorités,  et 
c'est  à  peine  s'il  pouvait  les  comprendre. 

«  Je  ne  puis  accepter  la  théorie  de  Keis,  disait 
Serge  Ivanitch  dans  son  langage  élégant  et  correct, 
et  admettre  que  toute  ma  conception  du  monde  exté- 
rieur dérive  uniquement  de  mes  sensations.  Le  prin- 
cipe de  toute  connaissance,  le  sentiment  de  l'être,  de 
l'existence,  n'est  pas  venu  par  les  sens  ;  il  n'existe 
pas  d'organe  spécial  pour  produire  cette  concep- 
tion. 

—  Oui,  mais  Wurst  et  Knaust  et  Pripasof  vous 


42  ANNA  KARENINE. 

répondront  que  vous  avez  la  connaissance  de  votre 
existence  uniquement  par  suite  d'une  accumulation 
de  sensations,  en  im  mot,  qu'elle  n'est  que  le  résultat 
des  sensations.  Wurst  dit  même  que  là  où  la  sensa- 
tion n'existe  pas,  la  conscience  de  l'existence  est 
absente. 

—  Je  dirai  au  contraire...  »,  répliqua  Serge  Iva- 
nitch. 

Levine  remarqua  encore  une  fois  qu'au  moment 
de  toucher  au  point  capital,  selon  lui,  ils  allaient  s'en 
éloigner,  et  se  décida  à  faire  au  professeur  la  ques- 
tion suivante  : 

«  Dans  ce  cas,  si  mes  sensations  n'existent  plus,  si 
mon  corps  est  mort,  il  n'y  a  plus  d'existence  possi- 
ble ?   » 

Le  professeur  regarda  ce  singulier  questionneur 
d'un  air  contrarié  et  comme  blessé  de  cette  interrup- 
tion :  que  voulait  cet  intrus  qui  ressemblait  plus  à 
un.  paysan  qu'à  un  philosophe  ?  Il  se  tourna  vers 
Serge  Ivanitch,  mais  celui-ci  n'était  pas  à  beaucoup 
près  aussi  exclusif  que  le  professeur  et  pouvait,  tout 
en  discutant  avec  lui,  comprendre  le  point  de  vue 
simple  et  rationnel  qui  avait  suggéré  la  question  ;  il 
répondit  en  souriant  : 

«  Nous  n'avons  pas  encore  le  droit  de  résoudre 
cette  question. 

—  Nous  n'avons  pas  de  données  suffisantes,  con- 
tinua le  professeur  en  reprenant  ses  raisonnements. 
Non,  je  prétends  que  si,  comme  le  dit  clairement  Pri- 
pasof,  les  sensations  sont  fondées  sur  des  impres- 


ANNA  KARÎ^NINB.  43 

sions,  nous  n'en  devons  que  plus  sévèrement  distin- 
guer ces  deux  notions.    » 

Levine  n'écoutait  plus  et  attendit  le  départ  du 
professeur. 


CHAPITRE  VIII 

CELxn-ci  parti,  Serge  Ivanitch  se  tourna  vers  son 
frère  : 

«  Je  suis  content  de  te  voir.  Es- tu  venu  pour 
longtemps  ?  comment  vont  les  affaires  ?   » 

Levine  savait  que  son  frère  aîné  s'intéressait  peu 
aux  questions  agronomiques  et  faisait  une  concession 
en  lui  en  parlant  ;  aussi  se  boma-t-il  à  répondre  au 
sujet  de  la  vente  du  blé  et  de  l'argent  qu'il  avait  tou- 
ché sur  le  domaine  qu'ils  possédaient  indivis.  vSon 
intention  formelle  avait  été  de  causer  avec  son  frère 
de  ses  projets  de  mariage,  et  de  lui  demander  con- 
seil ;  mais,  après  cette  conversation  avec  le  profes- 
seur et  en  présence  du  ton  involontairement  protec- 
teur dont  vSerge  l'avait  questionné  sur  leurs  intérêts 
de  campagne,  il  ne  se  sentit  plus  la  force  de  parler  et 
pensa  que  son  frère  Seige  ne  verrait  pas  les  choses 
comme  il  aurait  souhaité  qu'il  les  vît. 

«  Comment  marchent  les  affaires  du  semstvo 
chez  vous  ?  demanda  Serge  Ivanitch,  qui  s'intéres- 
sait à  ces  assemblées  provinciales  et  leur  attribuait 
une  grande  importance. 

—  Je  n'en  sais  vraiment  rien. 


44  ANNA  KARENINE. 

—  Comment  cela  se  fait-il  ?  ne  fais-tu  pas  partie 
de  l'administration  ? 

—  Non,  j'y  ai  renoncé;  je  ne  vais  plus  aux  assem- 
blées, répondit  Levine. 

—  C'est  bien  dommage  »,  murmura  Serge  en 
fronçant  le  sourcil. 

Pour  se  disculper,  Levine  raconta  ce  qui  se  pas- 
sait aux  réunions  du  district. 

«  C'est  toujours  ainsi  !  interrompit  Serge  Iva- 
nitch,  voilà  comme  nous  sommes,  nous  autres  Rus- 
ses !  Peut-être  est-ce  tm  bon  trait  de  notre  nature 
que  cette  faculté  de  constater  nos  erreurs,  mais  nous 
l'exagérons,  nous  nous  plaisons  dans  l'ironie,  qui 
jamais  ne  fait  défaut  à  notre  langue.  Si  l'on  donnait 
nos  droits,  ces  mêmes  institutions  provinciales,  à 
quelque  autre  peuple  de  l'Europe,  Allemands  ou 
Anglais,  ils  sauraient  en  extraire  la  liberté,  tandis 
que,  nous  autres,  nous  ne  savons  qu'en  rire  ! 

—  Qu'y  faire  ?  répondit  Levine  d'un  air  cou- 
pable. C'était  mon  dernier  essai.  J'y  ai  mis  toute 
mon  âme  ;  je  n'y  puis  plus  rien  ;  je  suis  incapa- 
ble de... 

—  Incapable  !  interrompit  Serge  Ivanitch  :  tu 
n'envisages  pas  la  chose  comme  il  le  faudrait. 

—  C'est  possible,  répondit  Levine  accablé. 

—  Sais-tu  que  notre  frère  Nicolas  est  de  nouveau 
ici  ?  » 

Nicolas  était  le  frère  aîné  de  Constantin  et  le  de- 
mi-frère de  Serge  ;  c'était  un  homme  perdu,  qui  avait 
mangé  la  plus  grande  partie  de  sa  fortune,  et  s'était 


AXXA  KARKXrNTÎ.  45 

brouillé  av^ec  ses  frères  pour  vivre  dans  un  monde 
aussi  fâcheux  qu'étrange. 

«  Que  dis-tu  là  ?  s'écria  Levine  effrayé.  Comment 
le  sais-tu  ? 

—  Prokofi  l'a  \'u  dans  la  rue. 

—  Ici,  à  Moscou  ?  Où  est-il  ?  et  Levine  se  leva, 
comme  s'il  eût  voulu  aussitôt  courir  le  trouver. 

—  Je  regrette  de  t' avoir  dit  cela,  dit  Serge  en 
hochant  la  tète  à  la  vue  de  l'émotion  de  son  frère. 
J'ai  envoyé  quelqu'un  pour  savoir  où  il  demeurait 
et  lui  ai  fait  tenir  sa  lettre  de  change  sur  Troubine 
que  j'ai  payée.  Voici  ce  qu'il  m'a  répondu...   » 

Et  Serge  tendit  à  son  frère  un  billet  qu'il  prit  sous 
un  presse-papiers. 

Lévine  lut  ce  billet  d'une  écriture  étrange  et  qu'il 
connaissait  bien. 

«  Je  demande  humblement  qu'on  me  laisse  la 
paix.  C'est  tout  ce  que  je  réclame  de  mes  chers 
frères.  Nicolas  Le\nne.    » 

Constantin  resta  debout  devant  Serge,  le  papier  à 
la  main,  sans  lever  la  tête. 

«  Il  veut  bien  visiblement  m'offenser,  continua 
Serge,  mais  cela  lui  est  impossible.  Je  souhaitais  de 
tout  cœur  de  pouvoir  l'aider,  tout  en  sachant  que 
je  n'en  viendrais  pas  à  bout. 

—  Oui,  oui,  confirma  Levine,  je  comprends  et 
j'apprécie  ta  conduite  envers  lui,  mais  j'irai  le 
voir. 

—  Si  cela  te  fait  plaisir,  vas-y,  dit  Serge,  mais  je 
ne  te  le  conseille  pas.  Ce  n'est  pas  que  je  le  craigne 


46  ANNA  KARENINE. 

par  rapport  à  nos  relations  à  toi  et  à  moi,  il  ne  sau- 
rait nous  brouiller,  mais  c'est  pour  toi  que  je  te  con- 
seille de  n'y  pas  aller  :  tu  n'y  pourras  rien.  Au  reste, 
fais  comme  tu  l'entends. 

—  Peut-être  n'y  a-t-il  vraiment  rien  à  faire,  mais 
dans  ce  moment...  je  ne  saurais  être  tranquille... 

—  Je  ne  te  comprends  pas,  dit  Serge,  mais  ce  que 
je  comprends,  ajouta-t-il,  c'est  qu'il  y  a  là  pour  nous 
une  leçon  d'humilité.  Depuis  que  notre  frère  Nicolas 
est  devenu  ce  qu'il  est,  je  considère  ce  qu'on  ap- 
pelle une  «  bassesse  »  avec  plus  d'indulgence.  Tu 
sais  ce  qu'il  a  fait  ? 

—  Hélas  !  c'est  affreux,  affreux  !  »  répondit  Le- 
vine. 

Après  avoir  demandé  l'adresse  de  Nicolas  au  do- 
mestique de  Serge  Ivanitch.  Levine  se  mit  en  route 
pour  aller  le  trouver,  mais  il  changea  d'idée  et  ajourna 
sa  visite  au  soir.  Avant  tout,  pour  en  avoir  le  cœur 
net,  il  voulait  décider  la  question  qui  l'avait  amené 
à  Moscou.  Il  alla  donc  trouver  Oblonsky  et,  après 
avoir  appris  où  étaient  les  Cherbatzky,  se  rendit  là 
où  il  pensait  rencontrer  Kitty. 

CHAPITRE  IX 

Vers  quatre  heures,  Levine  quitta  son  isvostchik 
à  la  porte  du  Jardin  zoologique  et,  le  cœur  battant, 
suivit  le  sentier  qui  menait  aux  montagnes  de  glace, 
près  de  l'endroit  où  l'on  patinait  ;  il  savait  qu'il  la 


ANNA  KARf:NINE.  47 

trouverait  là,  car  il  avait  aperçu  la  voiture  des  Cher- 
batzky  à  l'entrée. 

Il  faisait  un  beau  temps  de  gelée  ;  à  la  porte  du 
Jardin  on  voyait,  rangés  à  la  file,  des  traîneaux, 
des  \oitures  de  maître,  des  isvostchiks,  des  gendar- 
mes. Le  public  se  pressait  dans  les  petits  chemins 
frayés  autour  des  izbas  décorées  de  sculptures  en 
bois  ;  les  vieux  bouleaux  du  Jardin,  aux  branches 
chargées  de  givre  et  de  neige,  semblaient  revêtus  de 
chasubles  neuves  et  solennelles. 

Tout  en  suivant  le  sentier,  Levine  se  parlait  à 
lui-même  :  «  Du  calme  !  il  ne  faut  pas  se  troubler  ; 
que  veux-tu  ?  qu'as-tu  ?  tais-toi,  imbécile.  »  C'est 
ainsi  qu'il  interpellait  son  cœur. 

IVIais  plus  il  cherchait  à  se  calmer,  plus  l'émotion  le 
gagnait  et  lui  coupait  la  respiration.  Une  personne 
de  connaissance  l'appela  au  passage,  Levine  ne  la 
reconnut  même  pas.  Il  s'approcha  des  montagnes. 
Les  traîneaux  glissaient,  puis  remontaient  au  moyen 
de  chaînes  ;  c'était  un  cliquetis  de  ferrailles,  un  bruit 
de  voix  joj'euses  et  animées.  A  quelques  pas  de  là  on 
patinait,  et  panni  les  patineurs  il  la  recomiut  bien 
vite,  et  sut  qu'elle  était  près  de  lui  par  la  joie  et  la 
terreur  qni  envahirent  son  âme. 

Debout  auprès  d'une  dame,  du  côté  opposé  à 
celui  où  Levine  se  trouvait,  elle  ne  se  distinguait  de 
son  entourage  ni  par  sa  pose  ni  par  sa  toilette  ; 
pour  lui,  elle  ressortait  dans  la  foule  comme  une  rose 
parmi  les  orties,  éclairant  de  son  sourire  ce  qui  l'en- 
vironnait, illuminant  tout  de  sa  présence.   «  Oce- 


48  ANNA  KARÉNINE. 

rai-je  vraiment  descendre  sur  la  glace  et  m'appro- 
cher  d'elle  ?  »  pensa-t-il.  L'endroit  où  elle  se  tenait 
lui  parut  un  sanctuaire  dont  il  craignait  d'approcher, 
et  il  eut  si  peur  qu'il  s'en  fallut  de  peu  qu'il  ne  repar- 
tît. Faisant  un  effort  sur  lui-même  il  arriva  cependant 
à  se  persuader  qu'elle  était  entourée  de  gens  de  toute 
espèce,  et  qu'à  la  rigueur  il  avait  bien  aussi  le  droit 
de  venir  patiner.  Il  descendit  donc  sur  la  glace,  évi- 
tant de  jeter  les  yeux  sur  elle  comme  sur  le  soleil, 
mais,  de  même  que  le  soleil,  il  n'avait  pas  besoin  de 
la  regarder  pour  la  voir. 

On  se  réunissait  sur  la  glace,  un  jour  de  la  semaine, 
entre  personnes  de  connaissance.  Il  y  avait  là  des 
maîtres  dans  l'art  du  patinage  qui  venaient  faire 
briller  leurs  talents,  d'autres  qui  faisaient  leur  ap- 
prentissage derrière  des  fauteuils,  avec  des  gestes 
gauches  et  inquiets,  de  très  jeunes  gens,  et  aussi  de 
vieux  messieurs,  patinant  par  hygiène  ;  tous  sem- 
blaient à  Levine  des  élus  favorisés  du  ciel,  parce  qu'ils 
étaient  dans  le  voisinage  de  Kitty.  Et  ces  patineurs 
glissaient  autour  d'elle,  la  rattrapaient,  lui  parlaient 
même,  et  n'en  semblaient  pas  moins  s'amuser  avec 
une  indépendance  d'esprit  complète,  comme  s'il 
eût  suffi  à  leur  bonheur  que  la  glace  fût  bonne  et  le 
temps  splendide  ! 

Nicolas  Cherbatzky,  un  cousin  de  Kitty,  vêtu  d'une 
jaquette  et  de  pantalons  étroits,  était  assis  sur 
un  banc,  les  patins  aux  pieds,  lorsqu'il  aperçut 
Levine. 

«  Ah  !  s'écria- t-il,  le  premier  patineur  de  la  Rus- 


ANNA  KARÉNINE,  49 

sie,  le  voilà  !  Es-tu  ici  depuis  longtemps  ?  Mets  donc 
vite  tes  patins,  la  glace  est  excellente. 

—  Je  n'ai  pas  mes  patins  »,  répondit  I^vine, 
étonné  qu'on  pût  parler  en  présence  de  Kitty  avec 
cette  liberté  d'esprit  et  cette  audace,  et  ne  la  per- 
dant pas  de  vue  une  seconde,  quoiqu'il  ne  la  regardât 
pas.  Elle,  visiblement  craintive  sur  ses  hautes  botti- 
nes à  patins,  s'élança  vers  lui,  du  coin  où  elle  se  te- 
nait, suivie  d'un  jeune  garçon  en  costume  russe  qui 
cherchait  à  la  dépasser  en  faisant  les  gestes  désespé- 
rés  d'un  patineur  maladroit.  Kitty  ne  patinait  pas 
avec  sûreté  ;  ses  mains  avaient  quitté  le  petit  man- 
chon suspendu  à  son  cou  par  un  ruban,  et  se  tenaient 
prêtes  à  se  raccrocher  n'importe  à  quoi  ;  elle  regar- 
dait Levine,  qu'elle  venait  de  reconnaître,  et  souriait 
de  sa  propre  peur.  Quand  elle  eut  enfm  heureusement 
pris  son  élan,  elle  donna  un  léger  coup  de  talon  et 
glissa  jusqu'à  son  cousin  Cherbatzky,  s'empara  de 
son  bras,  et  envoya  à  Levine  un  salut  amical.  Ja- 
mais dans  son  imagination  elle  n'avait  été  plus  char- 
mante. 

Il  lui  suffisait  toujours  de  penser  à  elle  pour  évo- 
quer vivement  le  souvenir  de  toute  sa  personne,  sur- 
tout celui  de  sa  jolie  tête  blonde,  à  l'expression  enfan- 
tine de  candeur  et  de  bonté,  élégamment  posée  sur 
des  épaules  déjà  belles.  Ce  mélange  de  grâce  d'enfant 
et  de  beauté  de  fenune  avait  un  charme  particulier 
que  Levine  savait  comprendre.  Mais  ce  qui  le  frap- 
pait toujours  en  elle,  comme  ime  chose  inattendue, 
c'était  son  regard  modeste,  calme,  sincère,  qui,  joint 


50  ANNA  KARÉNINE. 

à  son  sourire,  le  transportait  dans  un  monde  enchanté 
oii  il  se  sentait  apaisé,  adouci,  avec  les  bons  senti- 
ments de  sa  première  enfance. 

«  Depuis  quand  êtes- vous  ici  ?  demanda-t-elle 
en  lui  tendant  la  main.  Merci,  ajouta-t-elle  en  lui 
voyant  ramasser  le  mouchoir  tombé  de  son  man- 
chon. 

—  I\Ioi  ?  je  suis  arrivé  depuis  peu,  hier,  c'est-à- 
dire  aujourd'hui,  répondit  Levine,  si  ému  qu'il  n'a- 
vait pas  bien  compris  la  question.  Je  voulais  venir 
chez  vous,  —  dit-il,  et,  se  rappelant  aussitôt  dans 
quelle  intention,  il  rougit  et  se  troubla.  —  Je  ne 
savais  pas  que  vous  patiniez,  et  si  bien.   » 

Elle  le  regarda  avec  attention,  comme  pour  devi- 
ner la  cause  de  son  embarras. 

«  Votre  éloge  est  précieux.  Il  s'est  conservé  ici 
une  tradition  sur  vos  talents  de  patineur,  —  dit-elle 
en  secouant  de  sa  petite  main  gantée  de  noir  les  ai- 
guilles de  pin  tombées  sur  son  manchon. 

—  Oui,  j'ai  patiné  autrefois  avec  passion;  je  vou- 
lais arriver  à  la  perfection. 

—  Il  me  semble  que  vous  faites  tout  avec  passion, 
dit-elle  en  souriant.  Je  voudrais  tant  vous  voir  pati- 
ner. Mettez  donc  des  patins,  nous  patinerons  en- 
semble.  » 

«  Patiner  ensemble  !  est-il  possible  !  »  pensa-t-il 
en  la  regardant. 

«  Je  vais  les  mettre  tout  de  suite  »,  dit-il. 

Et  il  courut  chercher  des  patins. 

«  Il  y  a  longtemps,  monsieur,  que  vous  n'êtes 


ANNA  KARKNIXK.  51 

venu  chez  nous,  dit  l'homme  aux  patins  en  lui  te- 
nant le  pied  pour  visser  le  talon.  Depuis  vous,  nous 
n'avons  personne  qui  s'y  entende.  Est-ce  bien  ainsi, 
dit-il  en  serrant  la  courroie. 

—  Cest  bien,  c'est  bien,  dépêche-toi,  seulement  », 
répondit  Levine,  ne  pouvant  dissinuiler  le  sourire 
joyeux  qui,  malgré  lui,  éclairait  son  visage.  «  Voilà 
la  vie,  voilà  le  bonheur,  pensait-il,  faut-il  lui  parler 
maintenant  ?  Mais  j'ai  peur  de  parler  ;  je  suis  trop... 
heureux  en  ce  moment,  heureux  au  moins  en  espé- 
rance, tandis  que...  Mais  il  le  faut,  il  le  faut  !  Arrière 
la  faiblesse  !   » 

Levine  se  leva,  ôta  son  paletot,  et,  après  s'être 
essayé  autour  de  la  petite  maison,  s'élança  sur  la 
glace  unie  et  glissa  sans  effort,  dirigeant  à  son  gré 
sa  course,  tantôt  rapide,  tantôt  ralentie.  Il  s'appro- 
cha d'elle  avec  crainte,  mais  un  sourire  de  Kitty 
le  rassura  encore  une  fois 

Elle  lui  donna  la  main  et  ils  patinèrent  côte  à 
côte,  augmentant  peu  à  peu  la  vitesse  de  leur 
course;  et  plus  ils  glissaient  rapidement,  plus  elle 
lui  serrait  la  main. 

«  J'apprendrais  bien  plus  vite  avec  vous,  lui  dit- 
elle,  je  ne  sais  pourquoi,  j'ai  confiance. 

—  J'ai  aussi  confiance  en  moi,  quand  vous  vous 
appuyez  sur  mon  bras  »,  répondit-il,  et  aussitôt  il 
rougit,  effraj'é.  Effectivement,  à  peine  eut-il  prononcé 
ces  paroles,  que,  de  même  que  le  soleil  se  cache  der- 
rière un  nuage,  toute  l'amabilité  du  visage  de  la 
jeune  fille  disparut,  et  Levine  remarqua  un  jeu  de 

3 


52  ANNA  KARÉNINE. 

physionomie  qu'il  connaissait  bien,  et  qui  indiquait 
un  effort  de  sa  pensée  ;  une  ride  se  dessina  sur  le 
front  uni  de  Kitty. 

—  Il  ne  vous  arrive  rien  de  désagréable  ?  Du 
reste,  je  n'ai  pas  le  droit  de  le  demander,  dit-il 
vivement. 

—  Pourquoi  cela  ?  Non,  —  répondit-elle  froide- 
ment ;  et  elle  ajouta  aussitôt  :  —  Vous  n'avez  pas 
encore  vu  Mlle  I^inon  ? 

—  Pas  encore. 

—  Venez  la  voir,  elle  vous  aime  tant. 

—  Qu'arrive-t-il?  je  lui  ai  fait  de  la  peine  !  Sei- 
gneur, ayez  pitié  de  moi  !  »  pensa  Levine  tout  en 
courant  vers  la  vieille  Française  aux  petites  boucles 
grises,  qui  les  surveillait  de  son  banc.  Elle  le  reçut 
comme  un  vieil  ami  et  lui  montra  tout  son  râte- 
lier dans  un  sourire  amical. 

«  Nous  grandissons,  n'est-ce  pas  ?  dit-elle  en  dési- 
gnant Kitty  des  yeux,  et  nous  prenons  de  l'âge. 
Tiny  hear  devient  grand  !  »  continua  la  vieille  ins- 
titutrice en  riant  ;  et  elle  lui  rappela  sa  plaisanterie 
sur  les  trois  demoiselles  qu'il  appelait  les  trois  our- 
sons du  conte  anglais. 

«  Vous  rappelez-vous  que  vous  les  nommiez 
ainsi  ?   » 

Il  l'avait  absolument  oublié,  mais  elle  riait  de 
cette  plaisanterie  depuis  dix  ans  et  y  tenait  tou- 
jours. 

«  Allez,  allez  patiner.  N'est-ce  pas  que  notre  Kit- 
ty commence  à  bien  s'y  prendre  ?   » 


ANNA  KAR1:NINE.  53 

Quand  Levine  revint  auprès  de  Kitty,  il  ne  lui 
trouva  plus  le  visage  sévère  ;  ses  yeux  avaient  repris 
leur  ex])ression  franche  et  caressante,  mais  il  lui 
sembla  (qu'elle  avait  un  ton  de  tranquillité  voulue,  et 
il  se  sentit  triste.  Après  avoir  causé  de  la  vieille 
gouvernante  et  de  ses  originalités,  elle  lui  parla 
de  sa  vie  à  lui. 

«  Ne  vous  cuîi  lycz-vous  vraiment  pas  à  la  cam- 
pagne ?  demanda-t-elle. 

—  Non,  je  ne  m'ennuie  pas  ;  je  suis  très  occupé,  — 
répondit-il,  sentant  qu'elle  l'amenait  au  ton  calme 
qu'elle  avait  résolu  de  garder,  et  dont  il  ne  saurait 
désormais  se  départir,  pas  plus  qu'il  n'avait  su  le 
faire  au  commencement  de  l'hiver. 

—  Etes- vous  venu  pour  longtemps  ?  demanda 
Kitty. 

—  Je  n'en  sais  rien,  répondit-il  sans  penser  à  ce 
qu'il  disait.  L'idée  de  retomber  dans  le  ton  d'une 
amitié  calme  et  de  retourner  peut-être  chez  lui  sans 
avoir  rien  décidé  le  poussa  à  la  révolte. 

—  Comment  ne  le  savez- vous  pas  ? 

—  Je  n'en  sais  rien,  cela  dépendra  de  vous  », 
dit-il,  et  aussitôt  il  fut  épouvanté  de  ses  propres 
paroles. 

N'entendit-elle  pas  ces  mots,  ou  ne  voulut-elle 
pas  les  entendre  ?  elle  sembla  faire  un  faux  pas  sur  la 
glace  et  s'éloigna  pour  glisser  vers  Mlle  Linon,  lui 
dit  quelques  mots  et  se  dirigea  vers  la  petite  maison 
où  l'on  ôtait  les  patins. 

«  Mon  Dieu,  qu'ai-je  fait  ?  Seigneur  Dieu,  aidez- 


54  ANNA  KARÉNINE. 

moi,  guidez-moi  »,  priait  Leviue  intérieurement,  et, 
sentant  qu'il  avait  besoin  de  faire  quelque  mou- 
vement violent,  il  décrivit  avec  fureur  des  courbes 
sur  la  glace. 

En  ce  moment,  un  jeune  homme,  le  plus  fort  des 
nouveaux  patineurs,  sortit  du  café,  ses  patins  aux 
pieds  et  la  cigarette  à  la  bouche  ;  sans  s'arrêter  il 
courut  vers  l'escalier,  descendit  les  marches  en 
sautant,  sans  même  changer  la  position  de  ses  bras, 
sur  la  glace. 

«  C'est  un  nouveau  tour,  se  dit  Levine,  et  il 
remonta  l'escalier  pour  l'imiter. 

—  Ne  vous  tuez  pas,  il  faut  de  l'habitude  », 
lui  cria  Nicolas  Cherbatzky. 

Levine  patina  quelque  temps  avant  de  prendre 
son  élan,  puis  il  descendit  l'escalier  en  cherchant  à 
garder  l'équilibre  avec  ses  mains  ;  à  la  dernière 
marche,  il  s'accrocha,  fit  un  mouvement  violent 
pour  se  rattraper,  reprit  son  équilibre,  et  s'élança 
en  riant  sur  la  glace. 

«  Quel  brave  garçon,  —  pensait  pendant  ce 
temps  Kitty  en  entrant  dans  la  petite  maison, 
suivie  de  Mlle  Linon,  et  en  le  regardant  avec  un 
sourire  caressant,  comme  un  frère  bien-aimé.  — 
Est-ce  ma  faute  ?  Ai- je  rien  fait  de  mal  ?  On  pré- 
tend que  c'est  de  la  coquetterie  !  Je  sais  bien  que  ce 
n'est  pas  lui  que  j'aime,  mais  je  ne  m'en  sens  pas 
moins  contente  auprès  de  lui  :  il  est  si  bon  !  Mais 
pourquoi  a-t-il  dit  cela  ?  »  pensa-t-elle. 

Voyant  Kitty  partir  avec  sa  mère  qui  venait  la 


AXXA  KARKXTXK.  55 

chercher,  Levine,  tout  rouge  après  l'exercice  vio- 
lent qu'il  venait  de  prendre,  s'arrêta  et  réfléchit. 
Il  ôta  ses  patins  et  rejoignit  la  mère  et  la  fille  à  la 
sortie. 

«  Très  heureuse  de  vous  voir,  dit  la  princesse. 
Nous  recevons,  comme  toujours,  le  jeudi. 

—  Aujourd'hui,    par    conséquent  ? 

—  Xous  serons  enchantés  de  vous  voir  »,  répon- 
dit-elle   sèchement. 

Cette  raideur  affligea  Kitty,  qui  ne  put  s'empêcher 
de  chercher  à  adoucir  l'effet  produit  par  la  froideur 
de  sa  mère.  Elle  se  retourna  vers  Levine  et  lui 
cria  en  souriant  : 

«  Au   revoir  !   » 

En  ce  moment,  Stépane  Arcadiévitch,  son  cha- 
peau planté  de  côté,  le  visage  animé  et  les  yeux 
brillants,  entrait  en  vainqueur  dans  le  Jardin. 
A  la  vue  de  sa  belle-mère,  il  prit  une  expression 
triste  et  confuse  pour  répondre  aux  questions  qu'elle 
lui  adressa  sur  la  santé  de  Dolly  ;  puis,  après  avoir 
causé  à  voix  basse  d'un  air  accablé,  il  se  redressa  et 
prit  le  bras  de  Levine. 

«  Eh  bien,  partons-nous  ?  Je  n'ai  fait  que  penser 
à  toi,  et  je  suis  très  content  que  tu  sois  venu,  dit-il 
en  le  regardant  d'un  air  significatif 

—  Allons,  allons,  —  répondit  l'heureux  Levine, 
qui  ne  cessait  d'entendre  le  son  de  cette  voix  lui 
disant  «  aa  revoir  »,  et  de  se  représenter  le  sourire 
qui  accompagnait  ces  mots. 

—  A  l'hôtel  d'. Angleterre  ou  à  l'Ermitage  ? 


^,6  ANNA  KARÉNINE. 


o 


—  Cela  m'est  égal. 

—  A  l'hôtel  d'Angleterre  alors,  dit  Stépane 
Arcadiévitch,  qui  choisissait  ce  restaurant  parce 
qu'il  y  devait  plus  d'argent  qu'à  l'Ermitage  et  qu'il 
trouvait,  pour  ainsi  dire,  indigne  de  lui,  de  le  négli- 
ger. Tu  as  un  isvotchik  :  tant  mieux,  car  j'ai  ren- 
voyé ma  voiture.    » 

Pendant  tout  le  trajet,  les  deux  amis  gardèrent 
le  silence.  Levine  pensait  à  ce  que  pouvait  signifier 
le  changement  survenu  en  Kitty,  et  se  rassurait 
pour  retomber  aussitôt  dans  le  désespoir,  et  se 
répéter  qu'il  était  insensé  d'espérer.  Malgré  tout,  il 
se  sentait  un  autre  homme,  ne  ressemblant  en  rien 
à  celui  qui  avait  existé  avant  le  sourire  et  les  mots 
0  au  revoir   ». 

Stépane  Arcadiévitch  composait  le  menu. 

«  Tu  aimes  le  turbot,  n'est-ce  pas  ?  demanda-t-il 
à  Levine  au  moment  où  ils  arrivaient. 

—  Quoi  ?   demanda   I/evine. 

—  Le  turbot. 

—  Oui,  j'aime  le  turbot  à  la  folie. 

CHAPITRE  X 

Levine  lui-même  ne  put  s'empêcher  de  remar- 
quer, en  entrant  dans  le  restaurant,  l'espèce  de 
rayonnement  contenu  exprimé  par  la  physionomie, 
par  toute  la  personne  de  Stépane  Arcadiévitch. 
Celui-ci  ôta  son  paletot  et,  le  chapeau  posé  de  côté, 


ANNA  KARKNINP:.  57 

s'avança  jusqu'à  la  salle  à  manger,  donnant,  tout 
en  marchant,  ses  ordres  au  Tatare  en  habit  noir, 
la  serviette  sous  le  bras,  qui  s'accrochait  à  lui. 
Saluant  à  droite  et  à  gauche  les  personnes  de  con- 
naissance qui,  là  comme  ailleurs,  le  rencontraient 
avec  plaisir,  il  s'approcha  du  buffet  et  prit  un  petit 
veire  d'eau-de-vie.  La  demoiselle  de  comptoir, 
une  Française  frisée,  fardée,  couverte  de  rubans, 
de  dentelles  et  de  boucles,  fut  aussitôt  l'objet  de 
son  attention  ;  il  lui  dit  quelques  mots  qui  la  firent 
éclater  de  rire.  Quant  à  Levine,  la  vue  de  cette 
femme,  toute  composée  de  faux  cheveux  et  de 
poudre  de  riz,  lui  ôtait  l'appétit  ;  il  s'en  éloigna  avec 
hâte  et  dégoût.  Son  âme  était  remplie  du  souvenir 
de  Kitty,  et  dans  ses  yeux  brillaient  le  triomphe  et 
le  bonheur. 

«  Par  ici.  Votre  Excellence  :  ici  Votre  Excellence 
ne  sera  pas  dérangée,  disait  le  vieux  Tatare,  tenace 
et  obséquieux,  dont  la  vaste  tournure  forçait  les 
deux  pans  de  son  habit  à|  s'écarter  par  derrière. 

—  Veuillez  approcher,  Votre  Excellence  »,  dit-il 
aussi  à  Levine  en  signe  de  respect  pour  Stépane 
Arcadiévitch  dont  il  était  l'invité. 

Il  étendit  en  un  clin  d'oeil  une  serviette  fraîche 
sur  la  table  ronde,  déjà  couverte  d'une  nappe,  et 
placée  sous  une  girandole  de  bronze  ;  puis  il  approcha 
deux  chaises  de  velours,  et,  la  serviette  d'une 
main,  la  carte  de  l'autre,  il  se  tint  debout  devant 
Stépane  Arcadiévitch,  attendant  ses  ordres. 

«  Si  Votre  Excellence  le  désirait,  elle  aurait  un. 


58  ANNA  KARENINE. 

cabinet  particulier  à  sa  disposition  dans  quelques 
instants  ;  le  prince  Galitzine,  avec  une  dame,  va  le 
laisser  libre.  Nous  avons  reçu  des  huîtres  fraîches. 

—  Ah  !   ah  !   des  huîtres  !   » 
Stépane  Arcadiévitch  réfléchit. 

«  Si  nous  changions  notre  plan  de  campagne, 
Levine  ?  —  dit-il  en  posant  le  doigt  sur  la  carte  ; 
son  visage  exprimait  une  hésitation  sérieuse.  — 
Mais  sont-elles  bonnes,  tes  huîtres  ?  Fais  attention. 

—  Des  huîtres  de  Flensbourg,  Votre  Excellence  : 
il  n'y  en  a  pas  d'Ostende. 

—  Passe  pour  des  huîtres  de  Flensbourg.  Mais 
sont-elles  fraîches  ? 

—  Elles   sont   arrivées   d'hier. 

—  Eh  bien,  qu'en  dis-tu  ?  Si  nous  commencions 
par  des  huîtres  et  si  nous  changions  ensuite  tout 
notre  menu  ? 

—  Cela  m'est  égal  ;  pour  moi,  ce  qu'il  y  a  de 
meilleur,  c'est  du  chtchi*  et  de  la  kacha^  ;  mais  on  ne 
trouve  pas  cela  ici. 

—  Kacha  à  la  russe,  si  vous  l'ordonnez  ?  dit  le 
Tatare  en  se  penchant  vers  Levine  comme  une 
bonne  vers  l'enfant  qu'elle  garde. 

—  Sans  plaisanterie,  tout  ce  que  tu  choisiras 
sera  bien.  J'ai  patiné  et  je  meurs  de  faim.  Ne  crois 
pas,  ajouta-t-il  en  voyant  une  expression  de  mécon- 
tentement sur  la  figure  d'Oblonsky,  que  je  ne  sache 

1.  Chtchi,  soupe  aux  choux. 

2.  Kacha,  gruau  de  sarrasin,  nourriture  habituelle  du 
peuple. 


ANNA  K.\Ri:XIXE.  59 

pas  apprécier  ton  menu  :  je  mangerai  avec  plaisir  un 
bon  (Hiicr. 

—  11  ne  manquerait  plus  que  cela  !  On  a  beau  dire, 
c'est  un  des  plaisirs  de  cette  vie,  dit  Stépane  Arca- 
diévitch.  Dans  ce  cas,  mon  petit  frère,  domie-nous 
deux,  et  si  c'est  trop  peu,  trois  douzaines  d'huîtres, 
une  soupe  avec  des  légimies... 

—  Printanière    »,  reprit  le  Tatare. 

Mais  Stépane  Arcadié\'itch  ne  voulait  pas  lui 
laisser  le  plaisir  d'énumérer  les  plats  en  français 
et  continua  : 

«  Avec  des  légumes,  tu  sais  ?  Ensuite,  du  turbot 
avec  une  sauce  un  peu  épaisse  ;  puis  du  rosbif, 
mais  fais  attention  qu'il  soit  à  point  ;  un  chapon,  et 
enfin  des  conserves.    » 

Le  Tatare.  se  rappelant  que  Stépane  Arcadié- 
vitch  n'aimait  pas  à  nommer  les  plats  d'après  la 
carte  française,  le  laissa  dire,  mais  il  se  donna  ensuite 
le  plaisir  de  répéter  le  menu  selon  les  règles  :  «  po- 
tage printanier,  turbot  sauce  Beaumarchais, 
poularde  à  l'estragon,  macédoine  de  fruits  ». 
Et  aussitôt,  comme  mû  par  un  ressort,  il  fit  dispa- 
raître une  carte  pour  en  présenter  une  autre,  celle 
des  vins,  qu'il  soumit  à  Stépane  Arcadiévitch. 

«  Que    boirons-nous  ? 

—  Ce  que  tu  voudras,  mais  un  peu  de  Champagne, 
dit  Levine. 

—  Comment  ?  dès  le  commencement  ?  Au  fait, 
pourquoi  pas  ?  Aimes-tu  la  marque  blanche  ? 

—  Cachet  blanc,  dit  le  Tatare. 


6o  ANNA  KARÉNINE. 

—  Bien  :  avec  les  huîtres,  ce  seia  assez. 

—  Quel  vin  de   table  servirai- je  ? 

—  Du  Nuits  ;  non,  donne-nous  le  classique  cha- 
blis. 

—  Servirai- je  votre  fromage  ? 

—  Oui,  du  parmesan.  Peut-être  en  préfères-tu 
un  autre  ? 

—  Non,  cela  m'est  égal  »,  répondit  lyevine  qui  ne 
pouvait  s'empêcher  de  sourire. 

Le  Tatare  disparut  en  courant,  les  pans  de  son 
habit  flottant  derrière  lui  ;  cinq  minutes  après,  il 
était  de  retour,  tenant  d'une  main  un  plat  d'huîtres 
et  de  l'autre  une  bouteille. 

Stépane  Arcadiévitch  chiffonna  sa  serviette,  en 
couvrit  son  gilet,  étendit  tranquillement  les  mains, 
et  entama  le  plat  d'huîtres. 

«  Pas  mauvaises,  —  dit-il  en  enlevant  les  huîtres 
de  leurs  écailles  l'une  après  l'autre  avec  une  petite 
fourchette  d'argent,  et  en  les  avalant  au  fur  et  à 
mesure.  —  Pas  mauvaises  »,  répéta-t-il  en  regar- 
dant tantôt  Levine,  tantôt  le  Tatare  d'un  œil  satis- 
fait et  brillant. 

Levine  mangea  les  huîtres,  quoiqu'il  eût  préféré 
du  pain  et  du  fromage,  mais  il  ne  pouvait  s'empêcher 
d'admirer  Oblonsky.  Le  Tatare  lui-même,  après 
avoir  débouché  la  bouteille  et  versé  le  vin  mousseux 
dans  de  fines  coupes  de  cristal,  regarda  Stépane 
Arcadiévitch  avec  un  sourire  satisfait,  tout  en 
redressant  sa  cravate  blanche. 

a  Tu   n'aimes   pas   beaucoup   les   huîtres  ?   dit 


ANNA  KARKNINK.  6i 

Obloiisky  eu  vidant  son  verre,  ou  bien  tu  es  ])réoc- 

cupé  ?   hein  ?    » 

Il  avait  envie  de  mettre  I^vine  en  gaieté,  mais 
celui-ci,  sans  être  triste,  était  gêné  ;  avec  ce  qu'il 
avait  dans  l'àme,  il  se  trouvait  mal  à  l'aise  dans  ce 
restaurant,  au  milieu  de  ce  va-et-vient,  dans  le 
\oisinage  de  cabinets  où  l'on  dînait  avec  des  dames, 
tout  l'offusquait,  le  gaz,  les  miroirs,  le  Tatare  lui- 
même.  Il  craignait  de  salir  le  sentiment  qui  rem- 
plissait sou  âme. 

«  Moi  ?  oui,  je  suis  préoccupé  ;  mais,  en  outre, 
ici  tout  me  gêne,  dit-il.  Tu  ne  saurais  croire  com- 
bien, pour  un  campagnard  comme  moi,  tout  ce 
milieu  paraît  étrange.  C'est  comme  les  ongles  de  ce 
monsieur  que  j'ai  \'U  chez  toi. 

—  Oui,  j'ai  remarqué  que  les  ongles  de  ce  pauvre 
Grinewitch    t'intéressaient    beaucoup. 

—  Je  n'y  peux  rien,  répondit  I^evine,  tâche  de 
me  comprendre  et  de  te  placer  au  point  de  vue 
d'un  campagnard.  Nous  autres,  nous  cherchons 
à  avoir  des  mains  avec  lesquelles  nous  puissions 
travailler  ;  pour  cela,  nous  nous  coupons  les  ongles, 
et  bien  souvent  nous  retroussons  nos  manches. 
Ici,  au  contraire,  on  se  laisse  pousser  les  ongles  tant 
qu'ils  veulent  pousser,  et,  pour  être  bien  sûr  de  ne 
rien  pouvoir  faire  de  ses  mains,  on  accroche  à  ses 
poignets  des  soucoupes  en  guise  de  boutons.    » 

Stépane   Arcadiévitch  sourit  gaiement. 
«  Mais  cela  prouve  qu'il  n'a  pas  besoin  de  tra- 
vailler de  ses  mains  :  c'est  la  tête  qui  travaille. 


62  ANNA  KARÉNINE. 

—  Cest  possible  ;  néanmoins  cela  me  semble 
étrange,  de  même  que  ce  que  nous  faisons  ici.  A  la 
campagne,  nous  nous  dépêchons  de  nous  rassasier 
afin  de  pouvoir  nous  remettre  à  la  besogne,  et  ici 
nous  cherchons,  toi  et  moi,  à  manger  le  plus  long- 
temps possible,  sans  nous  rassasier  :  aussi  nous  man- 
geons   des    huîtres. 

—  C'est  certain,  reprit  Stépane  Arcadiévitch  : 
mais  n'est-ce  pas  le  but  de  la  civilisation  que  de 
tout  changer  en  jouissance  ? 

—  Si  c'est  là  son  but,  j'aime  autant  rester  un 
barbare. 

—  Tu  l'es  bien,  va.  Vous  êtes  tous  des  sauvages 
dans  votre  famille.    » 

Levine  soupira.  Il  pensa  à  son  frère  Nicolas,  se 
sentit  mortifié,  attristé,  et  son  visage  s'assombrit; 
mais  Oblonsky  entama  un  sujet  qui  parvint  immé- 
tement  à  le  distraire. 

«  Eh  bien,  viendras-tu  ce  soir  chez  nous,  c'est-à- 
dire  chez  les  Cherbatzky  ?  dit-il  en  clignant  gaie- 
ment d'un  œil  et  en  repoussant  les  écailles  d'huîtres 
pour  prendre  du  fromage. 

—  Oui,  certainement,  répondit  Levine,  quoiqu'il 
m'ait  semblé  que  la  princesse  ne  m'invitât  pas  de 
bonne  grâce. 

—  Quelle  idée  !  c'est  sa  manière  grande  dame, 
répondit  Stépane  Arcadiévitch.  Je  viendrai  aussi 
après  une  répétition  de  chant  chez  la  comtesse 
Bonine.  Comment  ne  pas  t' accuser  d'être  sauvage  ? 
Explique-moi,  par  exemple,  ta  fuite  de  Moscou  ? 


ANNA  KARl-XINE.  63 

lyes  Chcrbatzky  m'ont  plus  d'une  fois  tourmenté  de 
leurs  questions  sur  ton  compte,  comme  si  je  pouvais 
savoir  quelque  chose.  Je  ne  sais  que  ceci,  c'est  que 
tu  fais  toujours  ce  que  personne  ne  songeait  à  faire. 

—  Oui,  répondit  I^evine  lentement  et  avec 
émotion  :  tu  as  raison,  je  suis  un  sauvage,  mais  ce 
n'est  pas  mon  départ  qui  l'a  prouvé,  c'est  mon 
retour.  Je  suis  revenu  maintenant... 

—  Es-tu  heureux  !  interrompit  Oblonsky  en 
regardant  les  yeux  de  I^evine. 

—  Pourquoi  ? 

—  «  Je  reconnais  à  la  marque  qu'ils  portent  les 
chevaux  ombrageux,  et  à  leurs  yeux,  les  jeunes 
gens  amoureux  »,  déclama  Stépane  Arcadiévitch  : 
l'avenir  est  à  toi. 

—  Et  toi,  n'as-tu  plus  rien  devant  toi  ? 

—  Je  n'ai  que  le  présent,  et  ce  n'est  pas  tout 
roses. 

—  Qu'y  a-t-il  ? 

—  Cela  ne  va  pas  !  Mais  je  ne  veux  pas  t'cntre- 
tenir  de  moi,  d'autant  plus  que  je  ne  puis  t'expli- 
quer  tout,  répondit  Stépane  Arcadiévitch.  Alors 
pourquoi  es- tu  venu  à  Moscou  ?...  Hé  !  viens  des- 
servir !  cria-t-il  au  Tatare. 

—  Tu  le  devines  ?  répondit  Levine  en  ne  quittant 
pas  des  yeux  Stépane  Arcadiévitch. 

—  Je  le  devine,  mais  je  ne  puis  t'en  parler  le 
premier.  Tu  peux  par  ce  détail  reconnaître  si  je 
devine  juste  ou  non,  dit  Stépane  Arcadiévitch 
en  regardant  Levine  d'un  air  fin. 


64  ANNA  KARÉNINE. 

—  Eh  bien,  que  me  diras-tu  ?  demanda  Levine 
d'une  voix  qui  tremblait,  et  sentant  chacun  des  mus- 
cles de  son  visage.  Comment  considères-tu  la  chose  ?  » 

Stépane  Arcadiévitch  but  lentement  son  verre  de 
chablis,    en    regardant    toujours    Levine. 

«  Moi,  répondit-il,  je  ne  désire  rien  autant  que 
cela,  rien  ! 

—  Mais  ne  te  trompes- tu  pas  ?  sais- tu  de  quoi 
nous  parlons,  murmura  Levine,  le  regard  fixé  fié- 
vreusement sur  son  interlocuteur.  Tu  crois  vrai- 
ment que  c'est  possible  ? 

—  Pourquoi   ne   le   serait-ce  pas  ? 

—  Vraiment,  bien  sincèrement  ?  Dis  tout  ce  que 
tu  penses.  Songe  donc,  si  j'allais  au-devant  d'un 
refus  ?  et  j'en  suis  presque  certain  ! 

—  Pourquoi  donc  ?  dit  Stépane  Arcadiévitch 
en  souriant  de  cette  émotion. 

—  C'est  l'effet  que  cela  me  fait.  Ce  serait  terrible, 
pour  moi  et  pour  elle  ! 

—  Oh  !  en  tout  cas  je  ne  vois  là  rien  de  si  terrible 
pour  elle  :  une  jeune  fille  est  toujours  flattée  d'être 
demandée    en    mariage. 

—  Les  jeunes  filles  en  général,  peut-être  :  mais 
pas  elle.   » 

Stépane  Arcadiévitch  sourit  ;  il  connaissait  par- 
faitement les  sentiments  de  Levine,  et  savait  que 
pour  lui  toutes  les  jeunes  filles  de  l'univers  se  divi- 
saient en  deux  catégories  :  dans  l'une,  toutes  les 
jeimes  filles  existantes,  ayant  toutes  les  faiblesses 
humaines  en  partage,  des  jeunes  filles  bien  ordi- 


ANNA  KARf.NINK.  65 

naircs  ?  l'autre  catégorie,  composée  d'elle  seule,  sans 
la  moindre  imperfection  et  au-dessus  de  l'humanité 
entière. 

c  Attends,  prends  un  peu  de  sauce  »,  dit-il  en 
arrêtant  la  main  de  I^evine  qui  repoussait  la  saucière. 

Levine  prit  humblement  de  la  sauce,  mais  ne 
laissa  pas  Oblonsky  manger. 

—  Non,  attends,  comprends-moi  bien,  car  c'est 
pour  moi  une  question  de  vie  ou  de  mort.  Je  n'en 
ai  jamais  parlé  à  personne  et  je  ne  puis  en  parler 
à  im  autre  qu'à  toi.  Nous  avons  beau  être  très 
dififércuts  l'un  de  l'autre,  avoir  d'autres  goûts, 
d'autres  points  de  vue,  je  n'en  sais  pas  moins  que  tu 
m'aimes  et  que  tu  me  comprends,  et  c'est  pourquoi 
je  t'aime  tant  aussi.  Au  nom  du  ciel,  sois  sincère 
avec  moi. 

—  Je  ne  te  dis  que  ce  que  je  pense,  répondit 
Stépane  Arcadiévitch  en  souriant,  mais  je  te  dirai 
plus  :  ma  femme,  une  femme  étonnante,  —  et 
Oblonsky  s'arrêta  un  moment  en  soupirant  pour  se 
rappeler  où  il  en  était  avec  sa  femme...  —  Elle  a  un 
don  de  seconde  vue,  et  voit  tout  ce  qui  se  passe  dans 
le  cœur  des  autres,  mais  elle  prévoit  surtout  l'avenir 
quand  il  s'agit  de  mariages.  Ainsi  elle  a  prédit  celui 
de  la  Chahawskoï  avec  Brenteln  ;  personne  ne  vou- 
lait y  croire,  et  cependant  il  s'est  fait.  Eh  bien, 
ma  femme  est  pour  toi. 

—  Comment  l'entends-tu  ? 

—  J'entends  que  ce  n'est  pas  seulement  qu'elle 
t'aime,  mais  elle  assure  que  Kitty  sera  ta  femme.    » 


66  ANNA  KARÉNINE. 

En  entendant  ces  mots,  le  visage  de  Levine  rayon- 
na d'un  sourire  bien  voisin  de  l'attendrissement. 

«  Elle  a  dit  cela  !  s'écria- t-il.  J'ai  toujours  pensé 
que  ta  femme  était  un  ange.  Mais  assez,  assez  parler, 
dit-il  en  se  levant. 

—  Reste  donc  assis.    » 

Levine  ne  tenait  plus  en  place  ;  il  fit  deux  ou  trois 
fois  le  tour  de  la  chambre  de  son  pas  ferme,  en  cli- 
gnant des  yeux  pour  dissimuler  des  larmes,  et  se 
remit  à  table  un  peu  calmé. 

«  Comprends-moi,  dit-il  ;  ce  n'est  pas  de  l'amour  : 
j'ai  été  amoureux,  mais  ce  n'était  pas  cela.  C'est  plus 
qu'un  sentiment  :  c'est  une  force  intérieure  qui  me 
possède.  Je  suis  parti  parce  que  j'avais  décidé 
qu'un  bonheur  semblable  ne  pouvait  exister,  il 
n'aurait  rien  eu  d'humain  !  Mais  j'ai  eu  beau  lutter 
contre  moi-même,  je  sens  que  toute  ma  vie  est  là. 
Il  faut  que  cela  se   décide  ! 

—  Mais  pourquoi  es-tu  parti  ? 

—  Ah  î  si  tu  savais  que  de  pensées  se  pressent 
dans  ma  tête,  que  de  choses  je  voudrais  te  deman- 
der !  Écoute.  Tu  ne  peux  te  figurer  le  service  que 
tu  m'as  rendu  ;  je  suis  si  heureux  que  j'en  deviens 
égoïste,  j'oublie  tout  !  et  cependant  j'ai  appris 
aujourd'hui  que  mon  frère  Nicolas,  tu  sais,  est  ici, 
et  je  l'ai  oublié  !  Il  me  semble  que  lui  aussi  doit  être 
heureux.  Cest  comme  une  folie...  Mais  une  chose 
me  paraît  terrible  :  toi  qui  es  marié,  tu  dois  con- 
naître ce  sentiment...  nous  déjà  vieux  avec  un 
passé,  non  pas  d'amour  mais  de  péché,  n'est-il  pas 


ANNA  KL\RENINE.  67 

terrible  que  nous  osions  approcher  d'un  être  pur, 
innocent  ?  n'est-ce  pas  affreux  ?  et  n'est-il  pas  juste 
que   je    me    trouve    indigne? 

—  Je  ne  crois  pas  que  tu  aies  grand'chose  à  te 
reprocher. 

—  Et  cependant,  dit  Levine,  en  repassant  ma 
vie  avec  dégoût,  je  tremble,  je  maudis,  je  me  plains 
amèrement,   oui...    » 

—  Que  veux- tu  !  le  monde  est  ainsi  fait,  dit 
Oblonsky. 

—  Il  n'y  a  qu'une  consolation,  celle  de  cette 
prière  que  j'ai  toujours  aimée  :  «  Pardonne-nous 
selon  la  grandeur  de  ta  miséricorde,  et  non  selon 
nos  mérites.  »  Ce  n'est  qu'ainsi  qu'elle  peut  me 
pardonner.    » 


CHAPITRE   XI 

Levine  vida  son  verre,  et  pendant  quelques 
instants  les  deux  amis  gardèrent  le  silence. 

«  Je  dois  encore  te  dire  une  chose.  Tu  connais 
Wronsky  ?  demanda  Stépane  Arcadiévitch  à  Levine. 

—  Non,  pourquoi  cette  question  ? 

—  Donne  encore  une  bouteille,  dit  Oblonsky  au 
Tatare  qui  remplissait  leurs  verres.  C'est  que 
Wronsky  est  un  de  tes  rivaux. 

—  Qu'est-ce  que  Wronsky  ?  demanda  Levine  dont 
la  physionomie,  tout  à  l'heure  si  juvénilement  en- 
thousiaste, n'exprima  plus  que  le  mécontentement. 


68  ANNA  KARÉNINE. 

—  Wronsky  est  un  des  fils  du  comte  Cyrille 
Wronsky  et  l'un  des  plus  beaux  échantillons  de  la 
jeunesse  dorée  de  Pétersbourg.  Je  l'ai  connu  à 
Tver,  quand  j'étais  au  service  ;  il  y  venait  pour  le 
recrutement.  Il  est  immensément  riche,  beau,  aide 
de  camp  de  l'Empereur,  il  a  de  belles  relations,  et, 
malgré  tout,  c'est  un  bon  garçon.  D'après  ce  que  j'ai 
vu  de  lui,  c'est  même  plus  qu'un  bon  garçon,  il  est 
instruit  et  intelligent  ;  c'est  un  homme  qui  ira 
loin.   )) 

Levine  se  rembrunissait  et  se  taisait. 

a  Eh  bien,  il  est  apparu  peu  après  ton  départ  et, 
d'après  ce  qu'on  dit,  s'est  épris  de  Kitty  ;  tu  com- 
prends que  la  mère... 

—  Pardonne-moi,  mais  je  ne  comprends  rien,  — 
répondit  I^evine  en  s'assombrissant  de  plus  en  plus. 
La  pensée  de  Nicolas  lui  revint  aussitôt  avec  le 
remords  d'avoir  pu  l'oublier. 

—  Attends  donc,  dit  Stépane  Arcadiévitch  en 
lui  touchant  le  bras  tout  en  souriant  :  je  t'ai  dit 
ce  que  je  savais,  mais  je  répète  que,  selon  moi, 
dans  cette  affaire  délicate  les  chances  sont  pour 
toi.   » 

Levine  pâlit  et  s'appuya  au  dossier  de  sa  chaise. 

«  Pourquoi  n'es- tu  jamais  venu  chasser  chez 
moi  comme  tu  me  l'avais  promis  ?  Viens  au  prin- 
temps  »,  dit-il  tout  à  coup. 

Il  se  repentait  maintenant  du  fond  du  cœur 
d'avoir  entamé  cette  conversation  avec  Oblonsky  ; 
ses    sentiments    les    plus    intimes    étaient   blessés 


ANNA  KARKXIXIt.  69 

de  ce  qu'il  venait  d'apprendre  sur  les  prétentions 
rivales  d'un  officier  de  rétersbourg,  aussi  bien  que 
des  conseils  et  des  su])])ositions  de  Stépane  Arca- 
diévitch.  Celui-ci  comprit  ce  qui  se  passait  dans 
l'âine  de  son  jeune  anii  et  sourit. 

«  Je  viendrai  un  jour  ou  l'autre  ;  mais,  vois-tu, 
frère,  les  femmes  sont  le  ressort  qui  fait  mouvoir  tout 
en  ce  monde.  Mon  afTaire  à  moi  est  mauvaise,  très 
mauvaise,  et  tout  cela  à  cause  des  femmes  !  Donne- 
moi  franchement  ton  avis,  continua-t-il  en  tenant 
un  cigare  d'une  main  et  son  verre  de  l'autre. 

—  Sur  quoi  veux- tu  mon  avis  ? 

—  Voici  :  Supposons  que  tu  sois  marié,  que  tu 
aimes  ta  femme,  et  que  tu  te  sois  laissé  entraîner 
par  une  autre  femme. 

—  Excuse-moi,  mais  je  ne  comprends  rien  à 
cela  ;  c'est  pour  moi,  comme  si,  en  sortant  de 
dîner,  je  volais  un  pain  en  passant  devant  une 
boulangerie.    » 

Les  yeux  de  Stépane  Arcadiévitch  brillèrent 
plus  encore  que  de  coutume. 

«  Pourquoi  pas  ?  le  pain  frais  sent  quelquefois 
si  bon  qu'on  ne  peut  pas  avoir  la  force  de  résister 
à  la  tentation. 

Himmlisch  war's  wcnn  ich  bezwang 

Meine  irdischc  Begier. 
Aber  wenn  mir's  nicht  gelang 
Hatt  !  ich  auch  ein  gross  Plaisir. 

Et  en  disant  ces  vers  Oblonsky  sourit  finement. 
Levine  ne  put  s'empêcher  d'en  faire  autant. 


70  ANNA  KARENINE. 

«  Trêve  de  plaisanteries,  continua  Oblonsky, 
suppose  une  femme  charmante,  modeste,  aimante, 
qui  a  tout  sacrifié,  qu'on  sait  pauvre  et  isolée  : 
faut-il  l'abandonner,  maintenant  que  le  mal  est 
fait  ?  Mettons  qu'il  soit  nécessaire  de  rompre,  pour 
ne  pas  troubler  la  vie  de  famille,  mais  ne  faut-il 
pas  en  avoir  pitié  ?  lui  adoucir  la  séparation  ? 
penser  à  son  avenir  ? 

—  Pardon,  mais  tu  sais  que,  pour  moi,  les  femmes 
se  divisent  en  deux  classes,  ou,  pour  mieux  dire, 
il  y  a  des  femmes  et  des...  Je  n'ai  jamais  rencontré 
de  belles  repenties  ;  mais  des  créatures  comme  cette 
Française  du  comptoir  avec  ses  frisons  me  répugnent 
et  toutes  les  femmes  tombées  aussi. 

—  Et  l'Évangile,    qu'en   fais-tu  ? 

—  Laisse-moi  tranquille  avec  ton  Evangile. 
Jamais  le  Christ  n'aurait  prononcé  ces  paroles 
s'il  avait  su  le  mauvais  usage  qu'on  en  ferait  ; 
c'est  tout  ce  qu'on  a  retenu  de  l'Évangile.  Au  reste 
je  conviens  que  c'est  une  impression  personnelle, 
rien  de  plus.  J'ai  du  dégoût  pour  les  femmes  tom- 
bées, comme  toi  pour  les  araignées  ;  tu  n'as  pas  eu 
besoin  pour  cela  d'étudier  les  mœurs  des  araignées, 
ni  moi  celles  de  ces  êtres-là. 

—  C'est  commode  de  juger  ainsi  ;  tu  fais  comme 
ce  personnage  de  Dickens,  qui  jetait  de  la  main 
gauche  par-dessus  l'épaule  droite  toutes  les  ques- 
tions embarrassantes.  Mais  nier  un  fait  n'est  pas  y 
répondre.  Que  faire  ?  dis-moi,  que  faire  ? 

—  Ne  pas  voler  de  pain  frais.    » 


ANNA  KARENINE.  71 

Stépane  Arcadiévitch  se  mit  à  rire. 

«  O  moraliste  !  mais  comprends  donc  la  situa- 
tion :  voilà  deux  femmes  ;  l'une  se  prévaut  de  ses 
droits,  et  ses  droits  sont  ton  amour  que  tu  ne  peux 
plus  lui  doimer  ;  l'autre  sacrifie  tout  et  ne  demande 
rien.  Que  doit-on  faire  ?  comment  se  conduire  ? 
Cest  un  drame  effrayant  ! 

—  Si  tu  veux  que  je  te  confesse  ce  que  j'en  pense, 
je  te  dirai  que  je  ne  crois  pas  au  drame  ;  voici  pour- 
quoi :  selon  moi,  l'amour,  les  deux  amours,  tels 
que  les  caractérise  Platon  dans  son  Banquet,  tu 
t'en  souviens,  servent  de  pierre  de  touche  aux 
hommes  :  les  uns  ne  comprennent  qu'un  seul  de  ces 
amours,  les  autres  ne  le  comprennent  pas.  Ceux 
qui  ne  comprennent  pas  l'amour  platonique  n'ont 
aucune  raison  de  parler  de  drame.  En  peut- il 
exister  dans  ces  conditions  ?  «  Bien  obligé  pour 
l'agrément  que  j'ai  eu  »  :  voilà  tout  le  drame. 
L'amour  platonique  ne  peut  en  connaître  davan- 
tage, parce  que  là  tout  est  clair  et  pur,  parce  que...  » 

A  ce  moment,  I^evine  se  rappela  ses  propres 
péchés  et  les  luttes  intérieures  qu'il  avait  eu  à  subir  ; 
il  ajouta  donc  d'une  façon  inattendue  : 

«  Au  fait,  peut-être  as-tu  raison.  C'est  bien 
possible...  Je  ne  sais  rien,  absolument  rien. 

—  Vois-tu,  dit  Stépane  Arcadiévitch,  tu  es  un 
homme  tout  d'une  pièce.  C'est  ta  grande  qualité 
et  aussi  ton  défaut.  Parce  que  ton  caractère  est 
ainsi  fait,  tu  voudrais  que  toute  la  vie  se  composât 
d'événements  tout  d'une  pièce.  Ainsi  tu  méprises 


72  ANNA  KARÉNINE. 

le  service  de  l'État  parce  que  tu  n'y  vois  aucune 
influence  sociale  utile,  et  que,  selon  toi,  chaque 
action  devrait  répondre  à  un  but  précis  ;  tu  voudrais 
que  l'amour  et  la  vie  conjugale  ne  fissent  qu'un. 
Tout  cela  n'existe  pas.  Et  d'ailleurs  le  charme,  la 
variété,  la  beauté  de  la  vie  tiennent  précisément  à 
des  nuances.    » 

Levine  soupira  sans  répondre  ;  il  n'écoutait  pas, 
et  pensait  à  ce  qui  le  touchait. 

Et  soudain  ils  sentirent  tous  deux  que  ce  dîner, 
qui  aurait  dû  les  rapprocher,  bien  que  les  laissant 
bons  amis,  les  désintéressait  l'un  de  l'autre  ;  chacun  ne 
pensa  plus  qu'à  ce  qui  le  concernait,  et  ne  s'inquiéta 
plus  de  son  voisin.  Oblonsky  connaissait  ce  phéno- 
mène pour  en  avoir  fait  plusieurs  fois  l'expérience 
après  dîner;  il  savait  aussi  ce  qui  lui  restait  à  faire. 

«  E'addition  »,  cria-t-il  ;  et  il  passa  dans  la  salle 
voisine,  où  il  rencontra  im  aide  de  camp  de  connais- 
sance, avec  lequel  la  conversation  s'engagea  aussitôt 
sur  une  actrice  et  sur  son  protecteur.  Cette  conver- 
sation soulagea  et  reposa  Oblonsky  de  celle  qu'il 
avait  eue  avec  Levine  ;  son  ami  l'obligeait  à  une 
tension  d'esprit  qui  le  fatiguait  toujours. 

Quand  le  Tatare  eut  apporté  un  compte  de 
28  roubles  et  des  kopecks,  sans  oublier'  le  pour- 
boire, Ivevine,  qui,  en  campagnard  qu'il  était, 
se  serait  épouvanté  en  temps  ordinaire  de  sa  part 
de  14.  roubles,  n'y  fit  aucune  attention.  Il  paya  et 
retourna  chez  lui,  pour  changer  d'habit  et  se  rendre 
chez  les  Cherbatzky,  où  son  sort  devait  se  décider. 


AXXA  KARÉNINE.  'JZ 


CHAPITRE  XII 

La  jeune  princesse  Kitty  Cherbatzky  avait  dix- 
huit  ans.  Elle  paraissait  pour  la  première  fois  dans 
le  monde  cet  hiver,  et  ses  succès  y  étaient  plus  grands 
que  ceux  de  ses  aînées,  plus  grands  que  sa  mère 
elle-même  ne  s'y  était  attendue.  Sans  parler  de 
toute  la  jeunesse  dansante  de  Moscou  qui  était  plus 
ou  moins  éprise  de  Kitty,  il  s'était,  dès  ce  premier 
hiver,  présenté  deux  partis  très  sérieux  :  Levine 
et,  aussitôt  après  son  départ,  le  comte  Wronsky. 

Les  visites  fréquentes  de  Levine  et  son  amour 
évident  pour  Kitty  avaient  été  le  sujet  des  premières 
conversations  sérieuses  entre  le  prince  et  la  prin- 
cesse sur  l'avenir  de  leur  fille  cadette,  conversations 
qui  dégénéraient  souvent  en  discussions  très  vives. 
Le  prince  tenait  pour  Levine,  et  disait  qu'il  ne 
souhaitait  pas  de  meilleur  parti  pour  Kitty.  La 
princesse,  avec  l'habitude  particulière  aux  femmes 
de  tourner  la  question,  répondait  que  Kitty  était 
bien  jeune,  qu'elle  ne  montrait  pas  grande  inclina- 
tion pour  Levine,  que,  d'ailleurs,  celui-ci  ne  semblait 
pas  avoir  d'intentions  sérieuses...,  mais  ce  n'était 
pas  là  le  fond  de  sa  pensée.  Ce  qu'elle  ne  disait 
pas,  c'est  qu'elle  espérait  un  parti  plus  brillant, 
que  Levine  ne  lui  était  pas  sympathique  et  qu'elle 
ne  le  comprenait  pas  ;  aussi  fut-elle  ravie  lorsqu'il 
partit  inopinément  pour  la  campagne. 


74  ANNA  KARÉNINE. 

({  Tu  vois  que  j'avais  raison  »,  dit-elle  d'un  air 
triomphant  à  son  mari. 

Elle  fut  encore  plus  enchantée  lorsque  Wronsky 
se  mit  sur  les  rangs  et  son  espoir  de  marier  Kitty 
non  seulement  bien,  mais  brillamment,  ne  fit  que  se 
confirmer. 

Pour  la  princesse,  il  n  y  avait  pas  de  compa- 
raison à  établir  entre  les  deux  prétendants.  Ce 
qui  lui  déplaisait  en  Levine  était  sa  façon  brusque 
et  bizarre  de  juger  les  choses,  sa  gaucherie  dans  le 
monde,  qu'elle  attribuait  à  de  l'orgueil,  et  ce  qu'elle 
appelait  sa  vie  de  sauvage  à  la  campagne,  absorbé 
par  son  bétail  et  ses  paysans.  Ce  qui  lui  déplaisait 
plus  encore  était  que  Levine,  amoureux  de  Kitty, 
eût  fréquenté  leur  maison  pendant  six  semaines 
de  l'air  d'un  homme  qui  hésiterait,  observerait,  et 
se  demanderait  si,  en  se  déclarant,  l'honneur  qu'il 
leur  ferait  ne  serait  pas  trop  grand.  Ne  comprenait-il 
donc  pas  qu'on  est  tenu  d'expliquer  ses  intentions 
lorsqu'on  vient  assidûment  dans  une  maison  où  il 
y  a  une  jeune  fille  à  marier  ?  et  puis  ce  départ  sou- 
dain, sans  avertir  personne  ? 

«  Il  est  heureux,  pensait-elle,  qu'il  soit  si  peu 
attrayant,  et  que  Kitty  ne  se  soit  pas  monté  la 
tête.    » 

Wronsky,  par  contre,  comblait  tous  ses  vœux  : 
il  était  riche,  intelligent,  d'une  grande  famille  ; 
une  carrière  brillante  à  la  cour  ou  à  l'armée  s'ouvrait 
devant  lui,  et  en  outre  il  était  charmant.  Que  pou- 
vait-on rêver  de  mieux  ?  il  faisait  la  cour  à  Kitty 


ANNA  KARÉNINE.  75 

au  bal,  dansait  avec  elle,  s'était  fait  présenter  à  ses 
parents  :  pouvait-on  douter  de  ses  intentions  ? 
Et  cependant  la  pauvre  mère  passait  un  hiver 
cruellement  agité. 

La  princesse,  lorsqu'elle  s'était  maric*e,  il  y  avait 
quelque  trente  ans,  avait  vu  son  mariage  arrangé 
par  l'entremise  d'une  tante.  Le  fiancé,  qu'on  con- 
naissait d'avance,  était  venu  pour  la  voir  et  se  faire 
voir,  l'entrevue  avait  été  favorable,  et  la  tante 
qui  faisait  le  mariage  avait  de  part  et  d'autre  rendu 
compte  de  l'impression  produite  ;  on  était  venu 
ensuite  au  jour  indiqué  faire  aux  parents  une 
demande  officielle  qui  avait  été  agréé*e,  et  tout 
s'était  passé  simplement  et  naturellement.  Au 
moins  est-ce  ainsi  que  la  princesse  se  rappelait  les 
choses  à  distance.  Mais  lorsqu'il  s'était  agi  de  marier 
ses  filles,  elle  avait  appris,  par  expérience,  com- 
bien cette  affaire,  si  simple  en  apparence,  était  en 
réalité  difficile  et  compliquée. 

Que  d'anxiétés,  que  de  soucis,  que  d'argent 
dépensé,  que  de  luttes  avec  son  mari  lorsqu'il  avait 
fallu  marier  Dolly  et  Nathalie  î  Maintenant  il 
fallait  repasser  par  les  mêmes  inquiétudes  et  par 
des  querelles  plus  pénibles  encore  î  Le  vieux  prince, 
comme  tous  les  pères  en  général,  était  pointilleux 
à  l'excès  en  tout  ce  qui  touchait  à  l'hoimeur  et  à  la 
pureté  de  ses  filles  ;  il  en  était  jaloux,  surtout  de 
Kitty,  sa  favorite.  A  chaque  instant  il  faisait 
des  scènes  à  la  princesse  et  l'accusait  de  compro- 
mettre sa  fille.  La  princesse  avait  pris  l'habitude 


76  ANNA  KARÉNINE. 

de  ces  scènes  du  temps  de  ses  filles  aînées,  mais  elle 
s'avouait  actuellement  que  la  susceptibilité  exa- 
gérée de  son  mari  avait  sa  raison  d'être.  Bien  des 
choses  étaient  changées  dans  les  usages  de  la  société, 
et  les  devoirs  d'une  mère  devenaient  de  jour  en 
jour  plus  difficiles.  Les  contemporaines  de  Kitty 
se  réunissaient  librement  entre  elles,  suivaient  des 
cours,  prenaient  des  manières  dégagées  avec  les 
hommes,  se  promenaient  seules  en  voiture  ;  beau- 
coup d'entre  elles  ne  faisaient  plus  de  révérences, 
et,  ce  qu'il  y  avait  de  plus  grave,  chacune  d'elles 
était  fermement  convaincue  que  l'affaire  de  choisir 
un  mari  lui  incombait  à  elle  seule,  et  pas  du  tout  à 
ses  parents.  «  On  ne  se  marie  plus  comme  autre- 
fois »,  pensaient  et  disaient  toutes  ces  jeunes  filles, 
et  même  les  vieilles  gens.  Mais  comment  se  marie- 
t-on  alors  maintenant  ?  C'est  ce  que  la  princesse 
n'arrivait  pas  à  apprendre  de  personne.  ly' usage 
français  qui  donne  aux  parents  le  droit  de  décider 
du  sort  de  leurs  enfants  n'était  pas  accepté,  il 
était  même  vivement  critiqué.  L'usage  anglais  qui 
laisse  pleine  liberté  aux  jeunes  filles  n'était  pas  ad- 
missible. L'usage  russe  de  marier  par  un  inter- 
médiaire était  considéré  comme  un  reste  de  bar- 
barie ;  chacun  en  plaisantait,  la  princesse  comme 
les  autres.  Mais  comment  s'y  prendre  pour  bien 
faire  ?  Personne  n'en  savait  rien.  Tous  ceux  avec 
lesquels  la  princesse  en  avait  causé  répondaient  de 
même  :  «  Il  est  grand  temps  de  renoncer  à  ces  vieilles 
idées  ;  ce  sont  les  jeunes  gens  qui  épousent,  et  non 


ANNA  KARKXIXK.  'j-j 

les  parents  :  c'est  donc  à  eux  de  savoir  s'arranger 
connne  ils  l'entendent.  »  Raisonnement  bien  com- 
mode pour  ceux  qui  n'avaient  pas  de  filles  !  La 
princesse  comprenait  qu'en  pennettant  à  Kitty  la 
société  des  jeunes  gens,  elle  courait  le  risque  de  la 
voir  s'éprendre  de  quelqu'un  dont  eux,  ses  parents, 
ne  voudraient  pas,  qui  ne  ferait  pas  un  bon  mari 
ou  qui  ne  songerait  pas  à  l'épouser.  On  avait  donc 
beau  dire,  la  princesse  ne  trouvait  pas  plus  sage 
de  laisser  les  jeunes  gens  se  marier  tout  seuls,  à  leur 
fantaisie,  que  de  donner  des  pistolets  chargés,  en 
guise  de  joujoux,  à  des  enfants  de  cinq  ans.  C'est 
pourquoi  Kitty  la  préoccupait  plus  encore  que 
ses  sœurs. 

En  ce  moment,  elle  craignait  surtout  que  Wronsky 
ne  se  bornât  à  faire  l'aimable  ;  Kitty  était  éprise, 
elle  le  voyait  et  ne  se  rassurait  qu'en  pensant  que 
\Vronsk>'  était  un  galant  homme  ;  mais  pouvait- 
elle  se  dissimuler  qu'avec  la  liberté  de  relations  nou- 
vellement admise  dans  la  société  il  n'était  bien  facile 
de  tourner  la  tête  à  une  jeune  fille,  sans  que  ce 
genre  de  délit  inspirât  le  moindre  scrupule  à  un 
homme  du  monde  ?  La  semaine  précédente,  Kitty 
avait  raconté  à  sa  mère  une  de  ses  conversations 
avec  Wronsky  pendant  un  cotillon,  et  cette  conver- 
sation sembla  rassurante  à  la  princesse,  sans  la  tran- 
quilliser complètement.  Wronsky  avait  dit  à  sa 
danseuse  que  son  frère  et  lui  étaient  si  habitués  à 
se  soumettre  en  tout  à  leur  mère,  qu'ils  n'entre- 
prenaient jamais   rien   d'important   sans   la   con- 


78  ANNA  KARÉNINE. 

sulter.  «  En  ce  moment,  avait-il  ajouté,  j'attends 
l'arrivée  de  ma  mère  comme  un  bonheur  particuliè- 
rement grand.   » 

Kitty  rapporta  ces  mots  sans  y  attacher  aucune 
importance  spéciale,  mais  sa  mère  leur  donna  un 
sens  confonne  à  son  désir.  Elle  savait  qu'on  atten- 
dait la  vieille  comtesse  et  qu'elle  serait  satisfaite 
du  choix  de  son  fils  ;  mais  alors  pourquoi  sembler 
craindre  de  l'ofFenser  en  se  déclarant  avant  son 
arrivée  ?  Malgré  ces  contradictions,  la  princesse 
interpréta  favorablement  ces  paroles,  tant  elle  avait 
besoin  de  sortir   d'inquiétude. 

Quelque  amer  que  lui  fût  le  malheur  de  sa  fille 
aînée,  Dolly,  qui  songeait  à  quitter  son  mari,  elle  se 
laissait  absorber  entièrement  par  ses  préoccupa- 
tions au  sujet  du  sort  de  la  cadette,  qu'elle  voyait 
prêt  à  se  décider.  L'arrivée  de  Levine  augmenta  son 
trouble  ;  elle  craignit  que  Kitty,  par  un  excès  de 
délicatesse,  ne  refusât  Wronsky,  en  souvenir  du 
sentiment  qu'elle  avait  un  moment  éprouvé  pour 
Levine  ;  ce  retour  lui  semblait  devoir  tout  em- 
brouiller et  reculer  un  dénouement  tant  désiré. 

«  Est-il  arrivé  depuis  longtemps  ?  demanda-t-elle 
à  sa  fille  en  rentrant. 

—  Il  est  arrivé  aujourd'hui,  maman. 

—  Il  y  a  une  chose  que  je  veux  te  dire... 
commença  la  princesse,  et  à  l'air  sérieux  et 
agité  de  son  visage  Kitty  devina  de  quoi  il  s'agis- 
sait. 

—  Maman,  dit-elle  en  rougissant  et  en  se  tour- 


ANNA  KARKXINE.  79 

liant  \ivement  vers  elle,  ne  dites  rien.  Je  vous  eu 
prie.  ]l'  vous  en  prie.  Je  sais,  je  sais  tout.    » 

Elle  ])artageait  les  idées  de  sa  mère,  mais  les 
motifs  qui  déteriniiiaient  le  désir  de  celle-ci  la 
froissaient. 

«  Je  veux  dire  seulement  qu'ayant  encouragé 
l'un... 

—  Maman,  ma  chérie,  au  nom  de  Dieu,  ne  dites 
rien,  j'ai  peur  d'en  parler. 

—  Je  ne  dirai  rien,  répondit  la  mère  eu  lui 
voyant  des  larmes  dans  les  yeux  :  un  mot  seule- 
ment, ma  petite  âme.  Tu  m'as  promis  de  n'avoir 
pas  de  secrets  pour   moi. 

—  Jamais,  jamais  aucun,  s'écria  Kitty  en  regar- 
dant sa  mère  bien  en  face,  tout  en  rougissant.  Je 
n'ai  ren  à  dire  maintenant,  je  ne  saurais  rien  dire, 
même  si  je  le  voulais,  je  ne  suis... 

—  Non,  avec  ces  yeux-là  elle  ne  saurait  mentir  », 
pensa  la  mère,  souriant  de  cette  émotion,  tout  en 
songeant  à  ce  qu'avait  d'important  pour  la  pau- 
vrette ce  qui  se  passait  dans  sou  cœur. 


CHL\PITRE  XIII 

Kitty  éprouva  après  le  dîner  et  au  commencement 
de  la  soirée  une  impression  analogue  à  celle  que  res- 
sent un  jeune  homme  la  veille  d'une  première  affaire. 
Son  cœur  battait  violemment,  et  elle  était  incapable 
de  rassembler  et  de  fixer  ses  idées. 


8o  ANNA  KARÉNINE. 

Cette  soirée  où  ils  se  rencontreraient  pour  la  pre- 
mière fois  déciderait  de  son  sort  ;  elle  le  pressentait, 
et  son  imagination  les  lui  représentait,  tantôt  en- 
semble, tantôt  séparément.  En  songeant  au  passé, 
c'était  avec  plaisir,  presque  avec  tendresse,  qu'elle 
s'arrêtait  aux  souvenirs  qui  se  rapportaient  à  Le- 
vine  ;  tout  leur  donnait  un  charme  poétique  :  l'ami- 
tié qu'il  avait  eue  pour  ce  frère  qu'elle  avait  perdu, 
leurs  relations  d'enfance  ;  elle  trouvait  doux  de  pen- 
ser à  lui,  et  de  se  dire  qu'il  l'aimait,  car  elle  ne  dou- 
tait pas  de  son  amour,  et  en  était  fière.  Elle  éprouvait 
au  contraire  un  certain  malaise  en  pensant  à 
Wronsky,  et  sentait  dans  leurs  rapports  quelque 
chose  de  faux,  dont  elle  s'accusait,  car  il  avait  au 
suprême  degré  le  calme  et  le  sang-froid  d'un  homme 
du  monde,  et  restait  toujours  également  aimable  et 
naturel.  Tout  était  clair  et  simple  dans  ses  rapports 
avec  lyevine  ;  mais  si  Wronsky  lui  ouvrait  des  per- 
spectives éblouissantes,  et  un  avenir  brillant,  l'ave- 
nir avec  Levine  restait  enveloppé  d'un  brouillard. 

Après  le  dîner,  Kitty  remonta  dans  sa  chambre 
pour  faire  sa  toilette  du  soir.  Debout  devant  son  mi- 
roir, elle  constata  qu'elle  était  en  beauté,  et,  chose  im- 
portante ce  jour-là,  qu'elle  disposait  de  toutes  ses 
forces,  cai  elle  se  sentait  en  paix  et  en  pleine  pos- 
session d'elle-même. 

Conune  elle  descendait  au  salon,  vers  sept  heures 
et  demie,  im  domestique  annonça  :  «  Constantin- 
Dmitrievitch  Levine.  »  La  princesse  était  encore 
dans  sa  chambre,  le  prince  n'était  pas  là.   «  C'est 


ANNA  KARÉNINE.  8i 

cela  >\  |)jnsa  Kitt>',  et  tout  son  sang  afflua  à  son 
cœur.  En  passant  devant  un  miroir,  elle  fut  effrayée 
de  sa  pâleur. 

Elle  savait  maintenant,  à  n'en  plus  douter,  qu'il 
était  venu  de  bonne  heure  pour  la  trouver  seule,  et 
se  déclarer.  Et  aussitôt  la  situation  lui  apparut 
pour  la  première  fois  sous  un  nouveau  jour.  H  ne 
s'agissait  plus  d'elle  seule,  ni  de  savoir  avec  qui  elle 
serait  heureuse  et  à  qui  elle  doimerait  la  préférence; 
elle  comprit  qu'il  faudrait  tout  à  l'heure  blesser  un 
homme  qu'elle  aimait,  et  le  blesser  cruellement; 
pourquoi  ?  parce  que  le  pauvre  garçon  était  amou- 
reux d'elle  !  Mais  elle  n'y  pouvait  rien  :  cela  devait 
être  ainsi. 

«  Mon  Dieu,  est-il  possible  que  je  doive  lui  parler 
moi-même,  pensa-t-elle,  que  je  doive  lui  dire  que  je 
ne  l'aime  pas  ?  Ce  n'est  pas  vrai.  Que  lui  dire  alors  ? 
Que  j'en  aime  un  autre  ?  C'est  impossible.  Je  me 
sauverai,  je  me  sauverai.   j> 

Elle  s'approchait  déjà  de  la  porte,  lorsqu'elle 
entendit  son  pas.  «  Non,  ce  n'est  pas  loyal.  De  quoi 
ai- je  peur  ?  Je  n'ai  fait  aucun  mal.  Il  en  adviendra 
ce  qui  pourra,  je  dirai  la  vérité.  Avec  lui,  rien  ne  peut 
me  mettre  mal  à  l'aise.  Le  voilà  »,  se  dit-elle  en  le 
voyant  paraître,  grand,  fort,  et  cependant  timide, 
avec  ses  yeux  brillants  fixés  sur  elle. 

Elle  le  regarda  bien  en  face,  d'un  air  qui  semblait 
implorer  sa  protection,  et  lui  tendit  la  main. 

<(  Je  suis  venu  un  peu  tôt,  il  me  semble  »,  dit-il 
en  jetant  im  coup  d'œil  sur  le  salon  vide  ;  et,  sentant 


82  ANNA  KARÉNINE. 

que  son  attente  n'était  pas  trompée,  que  rien  ne  l'em- 
pêcherait de  parler,  sa  figure  s'assombrit. 

—  Oh  non  î  répondit  Kitty  en  s' asseyant  près  de 
la  table. 

—  C'est  précisément  ce  que  je  souhaitais,  afin  de 
vous  trouver  seule,  commença- t-il  sans  s'asseoir  et 
sans  la  regarder,  pour  ne  pas  perdre  son  courage. 

—  Maman  viendra  à  l'instant.  Elle  s'est  beaucoup 
fatiguée  hier.  Hier...    » 

Elle  parlait  sans  se  rendre  compte  de  ce  qu'elle  di- 
sait, et  ne  le  quittait  pas  de  son  regard  suppliant  et 
caressant. 

Levine  se  tourna  vers  elle,  ce  qui  la  fit  rougir  et  se 
taire. 

«  Je  vous  ai  dit  hier  que  je  ne  savais  pas  si  j'étais 
ici  pour  longtemps,  que  cela  dépendait  de  vous.  » 

Kitty  baissait  la  tête  de  plus  en  plus,  ne  sachant 
pas  elle-même  ce  qu'elle  répondrait  à  ce  qu'il  allait 
dire. 

«  Que  cela  dépendait  de  vous,  répéta- t-il.  Je  vou- 
lais dire  —  dire  —  c'est  pour  cela  que  je  suis  venu... 
Serez- vous  ma  femme  ?  »  murmura-t-il  sans  savoir 
ce  qu'il  disait,  mais  avec  le  sentiment  d'avoir  fait  le 
plus  difficile.  Il  s'arrêta  ensuite  et  la  regarda. 

Kitty  ne  relevait  pas  la  tête  ;  elle  respirait  avec 
peine,  et  le  bonheur  remplissait  son  cœur.  Jamais 
elle  n'aurait  cru  que  l'aveu  de  cet  amour  lui  cause- 
rait une  impression  aussi  vive.  Mais  cette  impres- 
sion ne  dura  qu'im  instant.  Elle  se  souvint  de 
Wronsky,  et,  levant  son  regard  sincère  et  limpide  sur 


AXNA  KARÉNINE.  83 

Levine,  dont  elle  vit  l'air  désespéré,  elle  répondit 
avec  hâte  : 

a  Cela  ne  peut  être...  Pardonnez-moi.    » 

Combien,  une  minute  auparavant,  elle  était  près 
de  lui  et  nécessaire  à  sa  vie  !  et  combien  elle  s'éloi- 
gnait tout  à  coup  et  lui  devenait  étrangère  ! 

«  Il  ne  pouvait  en  être  autrement  «,  dit-il  sans 
la  regarder. 

Ht,  la  saluant,  il  voulut  s'éloigner. 

CHAPITRE  XIV 

La  princesse  entra  au  même  instant.La  terreur  se 
peignit  sur  son  visage  en  les  voyant  seuls,  avec  des 
figures  bouleversées.  Levine  s'inclina  devant  elle 
sans  parler.  Kitty  se  taisait  sans  lever  les  yeux, 
n  Dieu  merci,  elle  aura  refusé  )>,  pensa  la  mère, 
et  le  sourire  avec  lequel  elle  accueillait  ses  invités  du 
jeudi  reparut  sur  ses  lèvres. 

Elle  s'assit  et  questiomia  Levine  sur  sa  vie  de  cam- 
pagne ;  il  s'assit  aussi,  espérant  s'esquiver  lorsque 
d'autres  personnes  entreraient. 

Cinq  minutes  après,  on  annonça  une  amie  de  Kit- 
ty, mariée  depuis  l'hiver  précédent,  la  comtesse 
Nordstone. 

C'était  ime  femme  sèche,  jaune,  nerveuse  et  mala- 
dive, avec  de  grands  yeux  noirs  brillants.  Elle  ai- 
mait Kitt>',  et  son  affection,  comme  celle  de  toute 
femme  maiiée  pour  ime  jeune  fille,  se  traduisait  par 

4 


84  ANNA  KARÉNINE. 

un  vif  désir  delà  marier  d'après  ses  idées  de  bonheur 
conjugal  :  c'était  à  Wronsky  qu'elle  voulait  la  ma- 
rier. Levine,  qu'elle  avait  souvent  rencontré  chez 
les  Cherbatzky  au  commencement  de  l'hiver,  lui 
avait  toujours  déplu,  et  son  occupation  favorite, 
quand  elle  le  voyait,  était  de  le  taquiner. 

«  J'aime  assez  qu'il  me  regarde  du  haut  de  sa 
grandeur,  qu'il  ne  m'honore  pas  de  ses  conversations 
savantes,  parce  que  je  suis  trop  bête  pour  qu'il 
condescende  jusqu'à  moi.  Je  suis  enchantée  qu'il  ne 
puisse  pas  me  souffrir  »,  disait-elle  en  parlant  de  lui. 

Elle  avait  raison,  en  ce  sens  que  Levine  ne  pou- 
vait effectivement  pas  la  souffrir,  et  méprisait  en 
elle  ce  dont  elle  se  glorifiait,  le  considérant  comme 
une  qualité  :  sa  nervosité,  son  indifférence  et  son 
dédain  raffiné  pour  tout  ce  qu'elle  jugeait  matéiiel 
et  grossier. 

Entre  Levine  et  la  comtesse  Nordstone  il  s'éta- 
blit donc  ce  genre  de  relations  qu'on  rencontre  assez 
souvent  dans  le  monde,  qui  fait  que  deux  personnes, 
amies  en  apparence,  se  dédaignent  au  fond  à  tel 
point  qu'elles  ne  peuvent  même  plus  être  froissées 
l'une  par  l'autre. 

La  comtesse  entreprit  Levine  aussitôt. 

«  Ah?  Constantin- Dmitritch !  vous  voilà  revenu 
dans  notre  abominable  Babylone,  —  dit-elle  en  ten- 
dant sa  petite  main  sèche  et  en  lui  rappelant  qu'il 
avait  au  commencement  de  l'hiver  apj^elé  Moscou 
une  Babylone.  —  Est-ce  Babylone  qui  s'est  conver- 
tie, ou  vous  qui  vous  êtes  corrompu  ?  ajouta-t-elle 


ANNA  KARÉNINE.  85 

en  regardant  du  côté  de  Kitty  avec  im  sourire  mo- 
queur. 

—  Je  suis  flatté,  comtesse,  de  voir  que  vous  teniez 
un  compte  aussi  exact  de  mes  paioles,  —  répondit 
Levine  qui,  ayant  eu  le  temps  de  se  remettre,  rentra 
aussitôt  dans  le  ton  aigre-doux  propre  à  ses  rappoits 
avec  la  comtesse.  —  Il  faut  croire  qu'elles  vous  im- 
pressionnent vivement. 

—  Comment  donc  !  mais  j'en  prends  note.  Eh 
bien,  Kitty,  tu  as  encore  patiné  aujourd'hui  î  » 
Ht  elle  se  mit  à  causer  avec  sa  jeune  amie. 

Quoiqu'il  ne  fût  guère  convenable  de  s'en  aller  à 
ce  moment,  I^vine  eût  préféré  cette  gaucherie  au 
supplice  de  rester  toute  la  soirée,  et  de  voir  Kitty 
robser\'er  à  la  dérobée,  tout  en  évitant  son  regard  ; 
il  essaya  donc  de  se  lever,  mais  la  princesse  s'en 
aperçut  et,  se  tournant  vers  lui  : 

<f  Comptez-vous  rester  longtemps  à  Moscou  .•* 
dit-elle.  N'êtes-vous  pas  juge  de  paix  dans  votre 
district  ?  Cela  doit  vous  empêcher  de  vous  absenter 
longtemps  ? 

—  Non,  princesse,  j'ai  renoncé  à  ces  fonctions  ; 
je  suis  venu  pour  quelques  jours.    » 

«  Il  s'est  passé  quelque  chose,  pensa  la  comtesse 
Nordstone  en  examinant  le  visage  sévère  et  sérieux 
de  Levine  ;  il  ne  se  lance  pas  dans  ses  discours  habi- 
tuels, mais  j'arriverai  bien  à  le  faire  parlei  :  rien  ne 
m'amuse  comme  de  le  rendre  ridicule  devant  Kitty.  » 

a  Constantin- Dmitritch,  lui  dit-elle,  vous  qui  sa- 
vez tout,  expliquez-moi,  de  grâce,  comment  il  se 


86  ANNA  KARÉNINE. 

fait  que  dans  notre  terre  de  Kalouga  les  paysans  et 
leurs  femmes  boivent  tout  ce  qu'ils  possèdent  et 
refusent  de  payer  leurs  redevances  ?  Vous  qui  faites 
toujours  l'éloge  des  paysans,  expliquez-moi  ce  que 
cela  signifie  ?   » 

En  ce  moment  une  dame  entra  au  salon  et  Levine 
se  leva. 

«  Excusez-moi,  comtesse,  mais  je  ne  sais  rien  et 
ne  puis  vous  répondre  »,  dit-il  en  regardant  un 
officier  qui  entrait  à  la  suite  de  la  dame. 

«  Ce  doit  être  Wronsky  />,  pensa-t-il,  et,  pour  s'en 
assurer,  il  jeta  un  coup  d'œil  sur  Kitty.  Celle-ci 
avait  déjà  eu  le  temps  d'apercevoir  Wronsky  et  d'ob- 
server Levine.  A  la  vue  des  yeux  lumineux  de  la 
jeune  fille,  Levine  comprit  qu'elle  aimait,  et  le 
comprit  aussi  clairement  que  si  elle  le  lui  eût  avoué 
elle-même. 

Quel  était  cet  homme  qu'elle  aimait  ?  Il  voulut 
s'en  rendre  compte,  et  sentit  qu'il  devait  rester  bon 
gré,  mal  gré. 

Bien  des  gens,  en  présence  d'un  rival  heureux, 
sont  disposés  à  nier  ses  qualités  pour  ne  voir  que  ses 
travers  ;  d'autres,  au  contraire,  ne  songent  qu'à 
découvrir  les  mérites  qui  lui  ont  valu  le  succès,  et, 
le  cœur  ulcéré,  ne  lui  trouvent  que  des  qualités. 
Levine  était  de  ce  nombre,  et  il  ne  lui  fut  pas  difficile 
de  découvrir  ce  que  Wronsky  avait  d'attrayant  et 
d'aimable,  cela  sautait  aux  yeux.  Brun,  de  taille 
moyenne  et  bien  proportionnée,  im  beau  visage 
cahne  et  bienveillant,  tout  dans  sa  personne,  de- 


ANNA  KARf:NINK.  &; 

puis  ses  cheveux  noirs  coupés  très  court  et  sou  men- 
ton rasé  de  frais,  jusqu'à  son  uniforme,  était  simple 
et  parfaitement  élégant.  W'ronsky  laissa  passer  la 
dame  qui  entrait  en  mOme  temps  que  lui.  puis  s'ap- 
procha de  la  princesse,  et  enfin  de  K:tty.  Il  sembla  à 
Levine  qu'en  venant  près  de  celle-ci,  ses  yeux  pre- 
naient une  expression  de  tendresse,  et  son  sourire 
une  expression  de  bonheur  et  de  triomphe  ;  il  lui 
tendit  une  main  un  peu  large,  mais  petite, et  s'inclina 
respectueusement. 

Après  avoir  salué  chacune  des  personnes  présen- 
tes et  échangé  quelques  mots  avec  elles,  il  s'assit 
sans  avoir  jeté  un.  regard  sur  Levine,  qui  ne  le  quit- 
tait pas  des  yeux. 

«  Penne ttez-moi,  messieurs,  de  vous  présenter 
l'un  à  l'autre,  dit  la  princesse  en  indiquant  du  geste 
Levine.  —  Constantin-Dmitritch  Levine,  le  comte 
Alexis- Kirilovitch  Wronsk}-.   » 

Wronsk}^  se  leva  et  alla  serrer  amicalement  la 
main  de  Levine. 

«  Je  devais,  à  ce  qu'il  me  semble,  dîner  avec  vous 
cet  hiver,  lui  dit-il  avec  un  sourire  franc  et  ouvert  ; 
mais  vous  êtes  parti  inopinément  pour  la  cam- 
pagne. 

—  Constantin-Dmitritch  méprise  et  fuit  la  ville 
et  ses  habitants,  dit  la  comtesse. 

—  Je  suppose  que  mes  paroles  vous  impression- 
nent vivement,  puisque  vous  vous  en  souvenez  si 
bien  »,  dit  Levine,  et,  s 'apercevant  qu'il  se  répétait, 
il  rougit. 


8S  ANNA  KARÉNINE. 

Wronsky  regarda  Levine  et  la  comtesse,  et  sourit. 
«  Alors,  vous  habitez  toujours  la  campagne  ?  de- 
manda-t-il.  Ce  doit  être  triste  en  hiver  ? 

—  Pas  quand  on  y  a  de  Toccupaticn  ;  d'ailleurs 
on  ne  s'ennuie  pas  tout  seul,  répondit  Levine  d'un 
ton  bourru. 

—  J'aime  la  campagne,  dit  Wronsky  en  remar- 
quant le  ton  de  Levine  sans  le  laisser  paraître. 

—  Mais  vous  ne  consentiriez  pas  à  y  vivre  tou- 
jours, j'espère  ?  demanda  la  comtesse. 

—  Je  n'en  sais  rien,  je  n'y  ai  jamais  fait  de  séjour 
prolongé.  Mais  j'ai  éprouvé  un  sentiment  singulier, 
ajouta-t-il  :  jamais  je  n'ai  tant  regretté  la  campa- 
gne, la  vraie  campagne  russe  avec  ses  mougiks,  que 
pendant  l'hiver  que  j'ai  passé  à  Nice  avec  ma  mère. 
Vous  savez  que  Nice  est  triste  par  elle-même.  — 
Naples  et  Sorrente,  au  reste,  ne  doivent  pas  non  plus 
être  pris  à  haute  dose.  C'est  là  qu'on  se  rappelle  le 
plus  vivement  la  Russie,  et  surtout  la  campagne,  on 
dirait  que...   » 

Il  parlait  tantôt  à  Kitty,  tantôt  à  Levine,  por- 
tant son  regard  calme  et  bienveillant  de  l'un  à  l'au- 
tre, et  disant  ce  qui  lui  passait  par  la  tête. 

La  comtesse  Noidstone  ayant  voulu  placer  son 
mot,  il  s'arrêta  sans  achever  sa  phrase,  et  l'écouta 
avec  attention. 

La  conversation  ne  languit  pas  un  instant,  si 
bien  que  la  vieille  princesse  n'eut  aucun  besoin  de 
faire  avancer  ses  grosses  pièces,  le  service  obliga- 
toire et  l'éducation  classique,  qu'elle  tenait  en  ré- 


ANNA  KARÉNINE.  89 

serve  pour  le  cas  de  silence  prolongé  ;  la  comtesse  ne 
trouva  mcnie  pas  l'occasion  de  taf|iiiner  Lcvine. 

Celui-ci  voulait  se  mêler  à  la  conversation  géné- 
rale et  ne  le  pouvait  p:is  ;  il  se  disait  à  chaque  ins- 
tant :  a  Maintenant  je  puis  partir  » ,  et  cependant 
il  restait  comme  s'il  eût  attendu  quelque  chose. 

On  parla  de  tables  tournantes  et  d'ef-prits  frap- 
peurs, et  la  comtesse,  qui  croyait  au  spiritisme,  se 
mit  à  raconter  les  merveilles  dont  elle  avait  été  té- 
moin. 

tt  Comtesse,  au  nom  du  ciel,  faites-moi  voir  cela. 
Jamais  je  ne  suis  parvenu  à  rien  voir  d'extraordi- 
naire, quelque  bomie  volonté  que  j'y  mette,  dit  eu 
souriant  Wronsky. 

—  Fort  bien,  ce  sera  pour  samedi  prochain,  ré- 
ponditla  comtesse  ;  mais  vous,  Constantin- Diuitritch, 
y  croyez-vous  ?  demanda-t-elle  à  Levine. 

—  Pourquoi  me  demandez- vous  cela,  vous  sa- 
vez bien  ce  que  je  répondrai. 

—  Parce  que  je  \oudrais  entendre  votre  opi- 
nion. 

—  ^lon  opinion,  répondit  Levine,  est  que  les  ta- 
bles tournantes  nous  prouvent  combien  la  boime  so- 
ciété est  peu  avancée  ;  guère  plus  que  ne  le  sont  nos 
pa3'sans.  Ceux-ci  croient  au  mauvais  œil,  aux  sorts, 
aux  métamorphoses,  et  nous... 

—  Alors  vous  n'y  croyez  pas  ? 

—  Je  ne  puis  y  croire,  coîntesse. 

—  Mais  si  je  vous  dis  ce  que  j'ai  vu  moi- 
même  ? 


90  ANNA  KARÉNINE. 

—  lycs  paysannes  aiissi  disent  avoir  vu  le  dama- 
voï  \ 

—  Alors,  vous  croyez  que  je  ne  dis  pas  la  vérité?  » 
Et  elle  se  mit  à  rire  gaiement. 

«  Mais  non,  Marie  :  Constantin- Dmi tri tch  dit 
simplement  qu'il  ne  croit  pas  au  spiritisme  »,  inter- 
rompit Kitty  en  rougissant  pour  I^evine  ;  celui-ci 
comprit  son  intention  et  allait  répondre  sur  un  ton 
plus  vexé  encore,  lorsque  Wronsky  vint  à  la  rescousse 
et  avec  son  sourire  aimable  fit  rentrer  la  conversa- 
tion dans  les  bornes  d'une  politesse  qui  menaçait  de 
disparaître. 

«  Vous  n'en  admettez  pas  du  tout  la  possibilité  ? 
demanda-t-il.  Pourquoi  ?  nous  admettons  bien 
l'existence  de  l'électricité,  que  nous  ne  comprenons 
pas  davantage  ?  Pourquoi  n'existerait-t-il  pas  une 
force  nouvelle,  encore  inconnue,  qui... 

—  Quand  l'électricité  a  été  découverte,  interrom- 
pit Levine  avec  vivacité,  on  n'en  a  vu  que  les  phé- 
nomènes, sans  savoir  ce  qui  les  produisait,  ni  d'où 
ils  provenaient;  des  siècles  se  sont  passés  avant  qu'on 
songeât  à  en  faire  l'application.  Les  spirites,  au  con- 
traire, ont  débuté  par  faire  écrire  les  tables  et  évo- 
quer les  esprits,  et  ce  n'est  que  plus  tard  qu'il  a  été 
question  d'ime  force  inconnue.   » 

Wronsky  écoutait  attentivement,  comme  il  le 
faisait  toujours,  et  semblait  s'intéresser  à  ces  pa- 
roles. 

I.  Démon  familier  qui,  selon  la  superstition  populaire, 
fait  partie,  de  la  maison. 


ANNA  KARÉNINE.  91 

a  Oui,  mais  les  spiritcs  disent  :  nous  ignorons 
encore  ce  que  c'est  que  cette  force,  tout  en  consta- 
tant qu'elle  existe  et  agit  dans  des  conditions  déter- 
minées ;  aux  savants  maintenant  à  découvrir  en 
quoi  elle  consiste.  Pourquoi  n'existerait-il  pas  effec- 
tivement une  force  nouvelle  si... 

—  Parce  que,  reprit  encore  Levine  en  l'interrom- 
pant, toutes  les  fois  que  vous  frotterez  de  la  laine 
avec  de  la  résine,  vous  produirez  en  électricité  un 
effet  certain  et  connu,  tandis  que  le  spiritisme 
n'amène  aucun  résultat  certain,  par  conséquent  ses 
effets  ne  sauraient  passer  pour  des  phénomènes 
naturels.      » 

Wronsky,  sentant  que  la  conversation  prenait  un 
caractère  trop  sérieux  pour  im  salon,  ne  répondit 
pas  et,  afin  d'en  changer  la  tournure,  dit  en  sou- 
riant gaiement  aux  dames  : 

«  Pourquoi  ne  ferions-nous  pas  tout  de  suite  un 
essai,  comtesse  ?   » 

Mais  Levine  voulait  aller  jusqu'au  bout  de  sa  dé- 
monstration. 

«  La  tentative  que  font  les  spirites  pour  expliquer 
leurs  miracles  par  ime  force  nouvelle  ne  peut,  selon 
moi,  réussir.  Ils  prétendent  à  une  force  surnaturelle 
et  veulent  la  soumettre  à  une  épreuve  matérielle.  » 

dacim  attendait  qu'il  cessât  de  parler,  il  le  sen- 
tit. 

«  Et  moi,  je  crois  que  vous  seriez  un  médiimi  ex- 
cellent, dit  la  comtesse  :  vous  avez  quelque  chose 
de  si  enthousiaste  !   » 


92  ANNA  KARÉNINE. 

Levine  ouvrit  la  bouche  pour  répondre,  mais  ne 
dit  rien  et  rougit. 

«  Voyons,  mesdames,  mettons  les  tables  à  Té- 
preuve,  dit  Wronsky  ;  vous  permettez,  princesse  ?  » 

Et  Wronsky  se  leva,  cherchant  des  yeux  une 
table. 

Kitty  se  leva  aussi,  et  ses  yeux  rencontrèrent  ceux 
de  Levine.  Elle  le  plaignait  d'autant  plus  qu'elle  se 
sentait  la  cause  de  sa  douleur.  «  Pardonnez-moi, 
si  vous  pouvez  pardonner,  disait  son  regard  ;  je 
suis  si  heureuse  !  »  —  «  Je  hais  le  monde  entier, 
vous  autant  que  moi  !  »  répondait  le  regard  de  Le- 
vine, et  il  chercha  son  chapeau. 

]\Iais  le  sort  lui  fut  encore  une  fois  contraire  ; 
à  peine  s'installait-on  autour  des  tables  et  se  dispo- 
sait-il à  sortir,  que  le  vieux  prince  entra,  et,  après 
avoir  salué  les  dames,  il  s'empara  de  Levine. 

«  Ah  !  s'écria- t-il  avec  joie,  je  ne  te  savais  pas  ici! 
Depuis  quand  ?  très  heureux  de  vous  voir.   » 

Le  prince  disait  à  Levine  tantôt  toi,  tantôt  vous  ; 
il  le  prit  par  le  bras,  et  ne  fit  aucune  attention  à 
Wronsky,  debout  derrière  Levine,  attendant  tran- 
quillement pour  saluer  que  le  prince  l'aperçût. 

Kitty  sentit  que  l'amitié  de  son  père  devait  sem- 
bler dure  à  Levine  après  ce  qui  s'était  passé  ;  elle 
remarqua  aussi  que  le  vieux  prince  répondait  froide- 
ment au  salut  de  Wronsky.  Celui-ci,  surpris  de  cet 
accueil  glacial,  avait  l'air  de  se  demander  avec  un 
étonnement  de  bonne  humeur  pourquoi  on  pouvait 
bien  ne  pas  être  amicalement  disposé  en  sa  faveur. 


ANNA  KARÉNINE.  93 

a  Prince,  rendez-nous  Constantin- Dnii tri tch,  dit 
la  comtesse  :  nous  voulons  faire  un  essai. 

—  Quel  essai  ?  Celui  de  faire  tourner  des  tables  ? 
Rh  bien,  vous  m'excuserez,  messieurs  et  dames  ; 
mais,  selon  moi,  le  furet  serait  plus  anmsant,  —  dit 
le  prince  en  regardant  Wronsky,  qu'il  devina  être 
l'auteur  de  cet  amusement  ;  —  du  moins  le  furet 
a  quelque  bon  sens.    » 

Wronsky  leva  tranquillement  un  regard  étonné 
sur  le  vieux  prince,  et  se  tourna  en  souriant  lé-gère- 
uieut  vers  la  comtesse  Nordstone  ;  ils  se  mirent  à 
parler  d'un  bal  qui  se  donnait  la  semaine  suivante. 

a  J'espère  que  vous  y  serez  ?  »  dit-il  en  s'adres- 
sant  à  Kitt>'. 

Aussitôt  que  le  vieux  prince  l'eut  quitté,  Levine 
s'esquiva,  et  la  dernière  impression  qu'il  emporta 
de  cette  soirée  f-ut  le  visage  souriant  et  heureux  de 
Kitty  répondant  à  Wronsky  au  sujet  du  bal. 

CHAPITRE  XV 

Le  soir  même,  Kitty  raconta  à  sa  mère  ce  qui 
s'était  passé  entre  elle  et  Levine  ;  malgré  le  chagrin 
qu'elle  éprouvait  de  l'avoir  peiné,  elle  se  sentait 
flattée  d'avoir  été  demandée  en  mariage  ;  mais, 
tout  en  ayant  la  conviction  d'avoir  bien  agi,  elle 
resta  longtemps  sans  pouvoir  s'endormir  ;  un  souve- 
nir l'im-pressionnait  plus  particulièrement  :  c'était 
celui  de  Levine,  debout   auprès  du  vieux  prince, 


94  ANNA  KARENINE. 

fixant  sur  elle  et  sur  Wronsky  un  regard  sombre  et 
désolé  ;  des  larmes  lui  en  vinrent  aux  yeux.  Mais, 
songeant  aussitôt  à  celui  qui  le  remplaçait,  elle  se 
représenta  vivement  son  beau  visage  mâle  et  ferme, 
son  calme  plein  de  distinction,  son  air  de  bienveil- 
lance ;  elle  se  rappela  l'amour  qu'il  lui  témoignait,  et 
la  joie  entra  dans  son  âme.  Elle  remit  la  tête  sur 
l'oreiller  en  souriant  à  son  bonheur. 

«  C'est  triste,  triste  !  mais  je  n'y  peux  rien,  ce 
n'est  pas  m.a  faute  !  »  se  disait-elle,  quoiqu'une  voix 
intérieure  lui  répétât  le  contraire  ;  devait-elle  se  re- 
procher d'avoir  attiré  Eevine  ou  de  l'avoir  refusé  ? 
elle  n'en  savait  rien  :  ce  qu'elle  savait,  c'est  que  son 
bonheur  n'était  pas  sans  mélange.  «  Seigneur,  ayez 
pitié  de  moi  ;  Seigneur,  ayez  pitié  de  moi  !  »  priâ- 
t-elle jusqu'à  ce  qu'elle  s'endormît. 

Pendant  ce  temps  il  se  passait  dans  le  cabinet  du 
prince  une  de  ces  scènes  qui  se  renouvelaient  fré- 
quemment entre  les  époux,  au  sujet  de  leur  fille  pré- 
férée. 

«  Ce  que  c'est  ?  Voilà  ce  que  c'est,  —  criait  le 
prince  en  levant  les  bras  en  l'air,  malgré  les  préoccu- 
pations que  lui  causaient  les  pans  flottants  de  sa 
robe  de  chambre  fourrée.  —  Vous  n'avez  ni  fierté  ni 
dignité  ;  vous  perdez  votre  fille  avec  cette  façon 
basse  et  ridicule  de  lui  chercher  un  mari. 

—  Mais  au  nom  du  ciel,  prince,  qu'ai- je  donc  fait? 
disait  la  princesse,  presque  en  pleurant. 

Elle  était  venue  trouver  son  mari  pour  lui  souhai- 
ter le  bonsoir,  comme   d'ordinaire,   tout  heureuse 


AN^W  KAR-ÊXINTE.  95 

de  sa  conversation  avec  sa  fille  ;  et,  sans  son  Aller  mot 
de  la  demande  de  Levine,  elle  s'était  permis  une  allu- 
sion au  projet  de  mariage  avec  Wronsky,  qu'elle 
considérait  comme  décidé,  aussitôt  après  l'arrivée 
de  la  comtesse.  A  ce  moment  le  prince  s'était  fâché 
et  l'avait  accablée  de  paroles  dures. 

«  Ce  que  vous  avez  fait  ?  D'abord  vous  avez  attiré 
un  épouseur,  ce  dont  tout  Moscou  parlera,  et  à  bon 
droit.  Si  vous  voulez  domicr  des  soiré'cs,  donnez-en, 
mais  invitez  tout  le  monde,  et  non  pas  des  préten- 
dants de  votre  choix.  Invitez  tous  ces  «  blancs- 
becs  »  (c'est  ainsi  que  le  prince  traitait  les  jeunes 
gens  de  Moscou  !),  faites  venir  un  tapeur,  et  qu'ils 
dansent,  mais,  pour  Dieu,  n'arrangez  pas  des  entre- 
vues comme  ce  soir  !  Cela  me  dégoûte  à  voir,  et  vous 
en  êtes  venue  à  vos  fins  :  vous  avez  tourné  la  tête  à 
la  petite.  Levine  vaut  mille  fois  mieux  que  ce  petit 
fat  de  Pétersbourg,  fait  à  la  machine  comme  ses 
pareils  ;  ils  sont  tous  sur  le  même  patron,  et  c'est  tou- 
jours de  la  drogue.  Et  quand  ce  serait  un  prince  du 
sang,  ma  fille  n'a  besoin  d'aller  chercher  personne. 

—  Mais  eu  quoi  suis- je  coupable  ? 

—  En  ce  que...  cria  le  prince  avec  colère. 

—  Je  sais  bien  qu'à  t'écouter,  interrompit  la  prin- 
cesse, nous  ne  marierions  jamais  notre  fille.  Dans  ce 
cas,  autant  nous  en  aller  à  la  campagne. 

—  Cela  vaudrait  certainement  mieux. 

—  Mais  écoute-moi,  je  t'assure  que  je  ne  fais  au- 
cune avance  !  Pourquoi  donc  un  homme  jeune,  beau, 
amoureux,  et  qu'elle  aussi... 


gS  ANNA  KARENINE. 

—  Voilà  ce  qui  vous  semble  !  Mais  si  en  fin  de 
compte  elle  s'en  éprend,  et  que  lui  songe  à  se  marier 
autant  que  moi  ?  Je  voudrais  n'avoir  pas  d'yeux  pour 
voir  tout  cela  !  Et  le  spiritisme,  et  Nice,  et  le  bal... 
(ici  le  prince,  s'imaginant  imiter  sa  femme,  accompa- 
gna chaque  mot  d'une  révérence).  Nous  serons 
fiers  quand  nous  aurons  fait  le  malheur  de  notre 
petite  Catherine,  et  qu'elle  se  sera  fourré  dans  la 
tête... 

—  Mais  pourquoi  penses-tu  cela  ? 

—  Je  ne  pense  pas,  je  sais;  c'est  pour  cela  que  nous 
avons  des  yeux,  nous  autres,  tandis  que  les  femmes 
n'y  voient  goutte.  Je  vois,  d'une  part,  im  homme  qui 
a  des  intentions  sérieuses,  c'est  Levine  ;  de  l'autre, 
un  bel  oiseau  comme  ce  monsieur,  qui  veut  simple- 
ment s'amuser. 

—  Voilà  bien  des  idées  à  toi  ! 

—  Tu  te  les  rappelleras,  mais  trop  tard,  comme 
avec  Dachinka. 

—  Allons,  c'est  bon,  n'en  parlons  plus,  dit  la 
princesse  que  le  souvenir  de  la  pauvre  Dolly  arrêta 
net. 

—  Tant  mieux,  et  bonsoii  !   » 

Les  époux  s'embrassèrent  en  se  faisant  mutuelle- 
ment un  signe  de  croix,  selon  l'usage,  mais  chacun 
garda  son  opinion  ;  puis  ils  se  retirèrent. 

La  princesse,  tout  à  l'heure  si  fermement  persua- 
dée que  le  sort  de  Kitty  avait  été  décidé,  dans  cette 
soirée,  se  sentit  ébranlée  par  les  paroles  de  son  mari. 
Rentrée  dans  sa  chambre,  et  songeant  avec  terreur 


ANNA  KARKNINE.  97 

à  cet  avenir  inconnu,  elle  fit  comme  Kitty.ot  répéta 
bien  des  fois  du  fond  du  cœur  :  Seigneur,  ayez  pitié 
de  nous  ;  Seigneur,  ayez  jjitié  de  nous  !   o 

CHAPITRE  XVI 

Wronsky  n'avait  jamais  connu  la  vie  de  fainille; 
sa  mère,  une  femme  du  monde,  très  brillante  dans 
sa  jeunesse,  avait  eu  pendant  son  mariage,  et  sur- 
tout après,  des  aventures  romanesques  dont  tout 
le  monde  parla.  Il  n'avait  pas  connu  son  père,  et 
sou  éducation  s'était  faite  au  corps  des  pages. 

A  peine  eut-il  brillamment  terminé  ses  études,  en 
sortant  de  l'école  avec  le  grade  d'officier,  qu'il  tomba 
dans  le  cercle  militaire  le  plus  recherché  de  Péters- 
bourg  ;  il  allait  bien  de  temps  à  autre  dans  le  monde, 
mais  ses  intérêts  de  cœur  ne  l'y  attiraient  pas. 

C'est  à  Moscou  qu'il  éprouva  pour  la  première 
fois  le  charme  de  la  société  familière  d'une  jeune  fille 
du  monde,  aimable,  naïve,  et  dont  il  se  sentait  aimé. 
Ce  contraste  avec  la  vie  luxueuse  mais  grossière  de 
Péters bourg  l'enchanta,  et  l'idée  ne  lui  vint  pas 
qu'il  y  eût  quelque  inconvénient  à  ses  rapports  avec 
Kitty.  Au  bal,  il  l'invitait  de  préférence,  allait  chez 
ses  parents,  causait  avec  elle  comme  on  cause  dans  le 
monde,  de  bagatelles  ;  tout  ce  qu'il  lui  disait  aurait 
pu  être  entendu  de  chacun,  et  cependant  il  sentait 
que  ces  bagatelles  prenaient  un  sens  particulier  en 
s'adressant  à  elle,  qu'il  s'établissait  entre  eux  un 


98  ANNA  KARÉNINE. 

lien,  qui,  de  jour  en  jour,  lui  devenait  plus  cher.  Loin 
de  croire  que  cette  conduite  pût  être  qualifiée  de  ten- 
tative de  séduction,  sans  intention  de  mariage,  il 
s'imaginait  simplement  avoir  découvert  un  nouveau 
plaisir,  et  jouissait  de  cette  découverte. 

Quel  eût  été  son  étonnement  d'apprendre  qu'il 
rendrait  Kitty  malheureuse  en  ne  l'épousant  pas! 
Il  n'y  aurait  pas  cru.  Comment  admettre  que  ces  rap- 
ports charmants  pussent  être  dangereux,  et  surtout 
qu'ils  l'obligeassent  à  se  marier  ?  Jamais  il  n'avait 
envisagé  la  possibilité  du  mariage.  Non  seulement  il 
ne  comprenait  pas  la  vie  de  famille,  mais,  à  son  point 
de  vue  de  célibataire,  la  famille  et  particulièrement 
le  mari  faisait  partie  d'une  race  étrangère,  ennemie, 
et  surtout  ridicule.  Quoique  Wronsky  n'eût  aucun 
soupçon  de  la  conversation  à  laquelle  il  avait  donné 
Heu,  il  sortit  ce  soir-là  de  chez  les  Cherbatzky  avec 
le  sentiment  d'avoir  rendu  le  lien  mystérieux  qui 
l'attachait  à  Kitty  plus  intime  encore,  si  intime 
qu'il  fallait  prendre  une  résolution  ;  mais  laquelle  ? 

«  Ce  qu'il  y  a  de  charmant,  se  disait-il  en  rentrant 
tout  imprégné  d'un  sentiment  de  fraîcheur  et  de 
pureté,  lequel  tenait  peut-être  à  ce  qu'il  n'avait  pas 
fumé  de  la  soirée,  —  ce  qu'il  y  a  de  charmant,  c'est 
que,  sans  prononcer  un  mot  ni  l'un  ni  l'autre,  nous 
nous  comprenons  si  parfaitement  dans  ce  langage 
muet  des  regards  et  des  intonations,  qu'aujourd'hui 
plus  clairement  que  jamais  elle  m'a  dit  qu'elle  m'ai- 
mait. Qu'elle  a  été  aimable,  simple,  et  surtout  con- 
fiante. Cela  me  rend  meilleur  ;  je  sens  qu'il  y  a  im 


ANNA  KARKNINE.  99 

cœur  et  quelque  chose  de  bon  eu  moi  !  Ces  jolis 
yeux  anioureua:  î  —  Eh  bien  après  ?  —  Rieu,  cela 
nie  fait  plaisir  et  à  elle  aussi.    » 

Ivà-dessus  il  réfléchit  à  la  manière  dont  il  i)ourrait 
achever  sa  soirée,  a  Au  club  ?  faire  un  besigue  et 
prendre  du  Champagne  avec  Ignatine  ?  Non.  Au 
château  des  Fleurs  pour  trouver  Oblonsky,  des  cou- 
plets et  le  cancan  ?  Non,  c'est  ennuyeux  !  Voilà 
précisément  ce  qui  me  plaît  chez  les  Cherbatzky,  c'est 
que  j'en  sors  meilleur.  Je  rentrerai  à  l'hôtel.  »  11 
rentra  effectivement  dans  sa  chambre,  chez  IXis- 
saux,  se  fit  servir  à  souper,  se  déshabilla,  et  eut  à 
peine  la  tête  sur  l'oreiller,  qu'il  s'endonnit  d'un  pro- 
fond sommeil. 


CHAPITRE  XVII 

Le  lendemain  à  onze  heures  du  matin,  Wronsky 
se  rendit  à  la  gare  de  Saint-Pétersbourg  pour  y  cher- 
cher sa  mère,  qui  devait  arriver,  et  la  première  per- 
soime  qu'il  rencontra  sur  le  grand  escalier  fut  Oblons- 
ky, venu  au-devant  de  sa  sœur. 

«  Bonjour,  comte  !  lui  cria  Oblonsky  ;  qui  viens-tu 
chercher  ? 

—  Ma  mère,  —  répondit  Wronsky  avec  le  sourire 
habituel  à  tous  ceux  qui  rencontraient  Oblonsky  ; 
et.  lui  ayant  serré  la  main,  il  monta  l'escalier  à  sou 
côté.  —  Elle  doit  arriver  aujourd'hui  de  Péters- 
bourg. 


100  ANNA  KARÉNINE. 

— '  Moi  qui  t'ai  attendu  jusqu'à  deux  heures  du 
matin  !  Où  donc  as- tu  été  en  quittant  les  Cher- 
batzky  ? 

—  Je  suis  rentré  chez  moi,  répondit  Wronsky  ;  à 
dire  vrai,  je  n'avais  envie  d'aller  nulle  part,  tant  la 
soirée  d'hier  chez  les  Cherbatzky  m'avait  paru 
agréable. 

—  «  Je  reconnais  à  la  marque  qu'ils  portent  les 
chevaux  ombrageux,  et  à  leurs  yeux,  les  jeunes  gens 
amoureux  »,  se  mit  à  réciter  Stépane  Arcadiévitch, 
du  même  ton  qu'à  I^evine  la  veille. 

Wronsky  sourit  et  ne  se  défendit  pas,  mais  il 
changea  aussitôt  de  conversation. 

«  Et  à  la  rencontre  de  qui  viens-tu?  demanda- 
t-il. 

—  Moi  ?  à  la  rencontre  d'une  jolie  femme. 

—  Vraiment  ? 

—  Honni  soit  qui  mal  y  pense  :  cette  jolie  femme 
est  ma  sœur  Anna. 

—  Ah  !  madame  Karénine  ?  dit  Wronsky. 

—  Tu  la  connais  certainement. 

—  Il  me  semble  que  oui.  Au  reste,  peut-être  me 
trompé-je,  —  répondit  W^ronsky  d'un  air  distrait. 
Ce  nom  de  Karénine  évoquait  en  lui  le  souvenir  d'une 
personne  ennuyeuse  et  affectée. 

—  Mais  tu  connais  au  moins  mon  célèbre  beau- 
frère,  Alexis  Alexandrovitch  ?  Il  est  connu  du  monde 
entier. 

—  Cest-à-dire  que  je  le  connais  de  réputation  et 
de  vue.  Je  sais  qu'il  est  plein  de  sagesse  et  de  science; 


ANNA  KARtvNIXK.  loi 

mr.is,  tii  sais,  ce  n'est  pas  mon  genre,  ■  imt  va  my 
line   r>,  dit  Wronsyy. 

—  Oui,  c'est  un  homme  remarquable,  un  peu 
conver\'ateur,  mais  un  fameux  homme,  répliqua 
Stépane  Arcadiévitch,  un  fameux  homme  ! 

—  Hh  bien,  tant  mieux  pour  lui,  dit  en  souriant 
WronsW.  Ah  !  te  voilà,  s'écria-t-il  en  apercevant 
à  la  porte  d'entrée  tin  vieux  domestique  de  sa  mère  : 
entre  par  ici.   » 

Wronsky,  outre  le  plaisir  commun  à  tous  ceux 
qui  voyaient  Stépane  Arcadiévitch,  en  c-prouvait 
un  tout  particulier  depuis  quelque  temps  à  se  trou- 
ver avec  lui.  C'était  en  quelque  sorte  se  rapprocher 
de  Kitty.  Il  le  prit  donc  par  le  bras,  et  lui  dit  gaie- 
ment : 

«  Donnons-nous  décidément  un  souper  à  la  diva, 
dimanche  ? 

—  Certainement.  Je  fais  une  souscription.  Dis 
donc,  as- tu  fait  hier  soir  la  connaissance  de  mon  ami 
Levine     ? 

—  Sans  doute,  mais  il  est  parti  bien  vite. 

—  C'est  un  brave  garçon,  continua  Oblonsky, 
n'est-ce  pas  ? 

—  Je  ne  sais  pourquoi,  dit  Wronsky,  tous  les 
Moscovites,  excepté  naturellement  ceux  à  qui  je 
parle,  ajouta-t-il  en  plaisantant,  ont  quelque  chose 
de  tranchant  ;  ils  sont  toi;?  sur  leurs  ergots,  se  fà- 
client,  et  veulent  toujours  vous  faire  la  leçon. 

—  C'est  assez  vrai,  répondit  en  riant  Stépane 
Arcadiévitch. 


102  ANNA  KARÉNINE. 

—  Le  train  arrive-t-il  ?  demanda  V/ronsky  en 
s' adressant  à  un  employé. 

—  Il  a  quitté  la  dernière  station  »,  répondit  ce- 
lui-ci. 

Le  mouvement  croissant  dans  la  gare,  les  allées 
et  venues  des  artelchiks,  l'apparition  des  gendarmes 
et  des  employés  supérieurs,  l'arrivée  des  personnes 
venues  au-devant  des  voyageurs,  tout  indiquait 
l'approche  du  train.  Le  temps  était  froid,  et  à 
travers  le  brouillard  on  apercevait  des  ouvriers, 
couverts  de  leurs  vêtements  d'hiver,  passant  silen- 
cieusement entre  les  rails  enchevêtrés  de  la  voie.  Le 
sifflet  d'approche  se  faisait  déjà  entendre,  un  corps 
monstrueux  semblait  avancer  lourdement. 

«  Non,  continua  Stépane  Arcadiévitch  qui  avait 
envie  de  raconter  à  Wronsky  les  intentions  de  Levine 
sur  Kitty,  non,  tu  es  injuste  pour  mon  ami  :  c'est 
un  homme  très  nerveux,  qui  peut  quelquefois  être 
désagréable,  mais  en  revanche  il  peut  être  charmant  ; 
il  avait  hier  des  raisons  particulières  de  nature  à  le 
rendre  très  heureux  ou  très  malheureux  »,  ajouta- 
t-il  avec  un  sourire  significatif,  oubliant  absolument 
la  sympathie  qu'il  avait  éprouvée  la  veille  pour  son 
ami,  à  cause  de  celle  que  lui  inspirait  Wronsky  pour 
le  moment. 

Celui-ci  s'arrêta,  et  demanda  sans  détour  : 

«  Veux-tu  dire  qu'il  a^  demandé  ta  belle-sœur  en 
mariage  ? 

—  Peut-être  bien,  répondit  Stépane  Arcadiévitch, 
cela  m'a  fait  cet  effet  hier  au  soir,  et  s'il  est  parti  de 


ANNA  KARUNIxn.  103 

bonne  heure  et  de  mauvaise  humeur,  c'est  qu'il 
aura  fait  la  démarche.  Il  est  amoureux  depuis  si 
longtemps  qu'il  me  fait  peine  î 

—  Ah  vraiment  î  Je  crois  d'ailleurs  qu'elle  peut 
prétendre  à  un  meilleur  parti,  dit  Wronsky  en  se 
redressant  et  se  remettant  à  marcher.  Au  reste,  je  ne 
le  connais  pas  ;  mais  ce  doit  être  effectivement  une 
situation  pénible  !  c'est  pourquoi  tant  d'hommes 
préfèrent  s'en  tenir  aux  Clara...  ;  du  moins  avec  ces 
dames,  si  l'on  échoue,  ce  n'est  que  la  bourse  qu'on 
accuse.  Mais  voilà  le  train.    » 

En  effet  le  train  approchait.  Le  quai  d'arrivée 
parut  s'ébranler,  et  la  locomotive,  chassant  devant 
elle  la  vapeur  alourdie  par  le  froid,  devint  visible. 
Lentement  et  en  mesure,  on  voyait  la  bielle  de  la 
grande  roue  centrale  se  plier  et  se  déplier  ;  le  méca- 
nicien, tout  enmiitouflé  et  couvert  de  givre,  salua  la 
gare  ;  derrière  le  tender  apparut  le  wagon  des  ba- 
gages qui  ébranla  le  quai  plus  fortenient  encore  ; 
un  chien  dans  sa  cage  gémissait  lamentablement  ; 
enfin  ce  fut  le  tour  des  wagons  de  voyageurs,  aux- 
quels l'arrêt  du  train  imprima  une  petite  secousse. 

Un  conducteur  à  la  tournure  dégagée  et  ayant 
des  prétentions  à  l'élégance  sauta  lestement  du  wa- 
gon en  donnant  son  coup  de  sifflet,  et  à  sa  suite  des- 
cendirent les  voyageurs  les  plus  impatients  :  un 
officier  de  la  garde,  à  la  tenue  martiale,  un  petit 
marchand  affairé  et  souriant,  un  sac  en  bandouhère, 
et  un  paysan,  sa  besace  jetée  par-dessus  l'épaule. 

Wronsky,  debout  près  d'Oblonsky,  considérait  ce 


104  ANNA  KARÉNINE. 

spectacle,  oubliant  complètement  sa  mère.  Ce  qu'il 
venait  d'apprendre  au  sujet  de  Kitty  lui  causait  de 
l'émotion  et  de  la  joie  ;  il  se  redressait  involontaire- 
ment ;  ses  yeux  brillaient,  il  éprouvait  le  sentiment 
d'une  victoire. 

Le  conducteur  s'approcha  de  lui  : 

«  La  comtesse  Wronsky  est  dans  cette  voiture  », 
dit-il. 

Ces  mots  le  réveillèrent  et  l'obligèrent  à  penser  à 
sa  mère  et  à  leur  prochaine  entrevue.  Sans  qu'il 
voiilût  jamais  en  convenir  avec  lui-même,  il  n'avait 
pas  grand  respect  pour  sa  mère,  et  ne  l'aimait  pas  ; 
mais  son  éducation  et  l'usage  du  monde  dans  lequel 
il  vivait  ne  lui  permettaient  pas  d'admettre  qu'il 
pût  y  avoir  dans  ses  relations  avec  elle  le  moindre 
manque  d'égards.  Moins  il  éprouvait  pour  elle  d'atta- 
chement et  de  considération,  plus  il  exagérait  les 
formes  extérieures. 


CHAPITRE  XVIII 

Wronsky  suivit  le  conducteur  ;  en  entrant  dans  le 
wagon,  il  s'ariêta  pour  laisser  passer  une  dame  qui 
sortait,  et,  avec  le  tact  d'un  homme  du  monde,  il  la 
classa  d'un  coup  d'œil  parmi  les  femmes  de  la  meil- 
leure société.  Après  un  mot  d'excuse,  il  allait  conti- 
nuer sa  route,  mais  involontairement  il  se  retourna 
pour  la  regarder  encore,  non  à  cause  de  sa  beauté,  dq 
sa  grâce  ou  de  son  élégance,  m.ais  parce  que  l'ex- 


ANNA  KARf.NTNE.  105 

pression  de  son  aimable  visage  lui  avait  pani  douce 
et  caressante. 

Elle  tourna  la  tcte  au  moment  où  il  la  regardait. 
Ses  yeux  gris,  que  des  cils  épais  faisaient  paraître 
foncés,  lui  jetèrent  un  regard  amical  et  bienveillant, 
conune  si  elle  le  reconnaissait,  puis  aussitôt  elle 
sembla  chercher  quelqu'un  dans  la  foule.  Quelque 
rapide  que  fût  ce  regard,  il  suffit  à  Wronsky  pour 
remarquer  dans  cette  physionomie  une  vivacité 
contenue,  qui  perçait  dans  le  demi-sourire  de  deux 
lèvres  fraîches,  et  dans  l'expression  animée  de  ses 
yeux.  Il  y  avait  dans  toute  cette  personne  comme  un 
trop-plein  de  jeunesse  et  de  gaieté  qu'elle  aurait 
voulu  dissini.iler  ;  mais,  sans  qu'elle  en  eût  conscience 
réclair  voilé  de  ses  yeux  paraissait  dans  son  sourire. 

Wronsky  entra  dans  le  wagon.  Sa  mère,  une  vieille 
femme  coiffée  de  petites  boucles,  les  yeux  noirs  cli- 
gnotants, l'accueillit  avec  un  léger  sourire  de  ses 
lèvres  minces  ;  elle  se  leva  du  siège  où  elle  était  as- 
sise, remit  à  sa  femme  de  chambre  le  sac  qu'elle  te- 
nait, et,  tendant  à  son  fils  sa  petite  main  sèche  qu'il 
baisa,  elle  l'embrassa  au  front. 

«  Tu  as  reçu  ma  dépêche  ?  tu  vas  bien,  EHeu 
merci  ? 

—  Avez- vous  fait  bon  voyage  ?  dit  le  fils  en  s'as- 
seyant  auprès  d'elle,  tout  en  prêtant  l'oreille  à  une 
voix  de  femme  qui  parlait  près  de  la  porte  ;  il  savait 
que  c'était  celle  de  la  dame  qu'il  avait  rencontrée. 

—  Je  ne  partage  cependant  pas  votre  opinion, 
disait  la  voix. 


io6  ANNA  KARÉNINE. 

—  C'est  un  point  de  vue  pétersbourgeois, 
madame. 

—  Pas  du  tout,  c'est  siplement  un  point  de 
vue  féminin,  répondit-elle. 

—  Eh  bien,  permettez-moi  de  baiser  votre  main. 

—  Au  revoir,  Ivan  Pétrovitch  ;  voyez  donc  où 
est  mon  frère  et  envoyez-le-moi,  dit  la  dame,  et 
elle  rentra  dans  le  wagon. 

—  Avez- vous  trouvé  votre  frère  ?  »  lui  demanda 
Mme  Wronsky. 

Wronsky  reconnut  alors  Mme  Karénine. 

a  Votre  frère  est  ici,  dit-il  en  se  levant.  Veuillez 
m'excuser,  madame,  de  ne  pas  vous  avoir  reconnue  ; 
au  reste,  j'ai  si  rarement  eu  l'honneur  de  vous  ren- 
contrer que  vous  ne  vous  souvenez  certainement 
pas  de  moi. 

—  Mais  si,  répondit-elle,  je  vous  aurais  toujours 
reconnu,  car  madame  votre  mère  et  moi  n'avons 
guère  parlé  que  de  vous,  il  me  semble,  pendant 
tout  le  voyage.  —  Et  la  gaieté  qu'elle  avait  cherché 
à  contenir  éclaira  son  visage  d'un  sourire.  —  Mais 
mon  frère  ne  vient  pas  ? 

—  Appelle-le  donc,  Alexis  »,  dit  la  vieille  com- 
tesse. 

Wronsky  sortit  du   wagon  et  cria  : 

«  Oblonsky,  par  ici  !   » 

Madame  Karénine,  en  apercevant  son  frère, 
n'attendit  pas  qu'il  vînt  jusqu'à  elle  ;  quittant  aussi- 
tôt le  wagon,  elle  marcha  rapidement  au-devant 
de  lui,  le  rejoignit,  et,  d'un  geste  tout  à  la  fois  plein 


ANX A  K A  R  ENÎ  NK.  107 

de  grâce  et  d'énergie,  lui  passa  uu  bras  autour  du 
cou.  l'attira  vers  elle  et  l'embrassa  vivement. 

Wronsky  ne  la  quittait  pas  des  yeux  ;  il  la  regar- 
dait et  souriait  sans  savoir  pourquoi.  Enfin,  il  se 
souvint  que  sa  mère  l'attendait  et  rentra  dans  le 
wagon. 

«  N'est-ce  pas  qu'elle  est  charmante,  dit  la 
comtesse  en  parlant  de  madame  Karénine.  Son  mari 
l'a  placée  auprès  de  moi,  ce  dont  j'ai  été  enchantée. 
Nous  avons  bavardé  tout  le  temps.  Eh  bien,  et  toi  ? 
On  dit  que...  vous  filez  le  partait  amour  ?  Tant 
mieux,  mon  cher,  tant  mieux. 

—  Je  ne  sais  à  quoi  vous  faites  allusion,  maman, 
répondit  froidement  le  fils.  Sortons-nous  ? 

A  ce  moment,  Mme  Karénine  rentra  dans  le 
wagon  pour  prendre  congé  de  la  comtesse. 

«  Eh  bien,  comtesse,  vous  avez  trouvé  votre 
fils,  et  moi  mon  frère,  dit-elle  gaiement.  Et  j'avais 
épuisé  toutes  mes  histoires,  je  n'aurais  plus  rien  eu 
à  vous  raconter. 

—  Cela  ne  fait  rien,  répliqua  la  comtesse  en  lui 
prenant  la  main  ;  avec  vous,  j'aurais  fait  le  tour 
du  monde  sans  m 'ennuyer.  Vous  êtes  une  de  ces 
aimables  femmes  avec  lesquelles  on  peut  causer  ou 
se  taire  agréablement.  Quant  à  votre  fils,  n'y  pensez 
pas,  je  vous  prie  ;  il  est  impossible  de  ne  jamais  se 
quitter. 

Les  yeux  de  'Shn.e  Karénine  souriaient  tandis 
qu'elle  écoutait  immobile. 

«  Anna  Arcadievna  a  un  petit  garçon  d'environ 


io8  ANNA  KARÊNINB. 

huit  ans,  expliqua  la  comtesse  à  son  fils  ;  elle  ne 
l'a  jamais  quitté  et  se  tourmente  de  l'avoir  laissé 
seul. 

—  Nous  avons  causé  tout  le  temps  de  nos  fils 
avec  la  comtesse.  Je  parlais  du  mien,  et  elle  du  sien, 
dit  Mme  Karénine  en  s'adressant  à  Wronsky  avec 
ce  sourire  caressant  qui  illuminait  son  visage. 

—  Cela  a  dû  vous  ennuyer,  répondit-il  en  lui 
renvoyant  aussitôt  la  balle  dans  ce  petit  assaut 
de  coquetterie.  Mais  elle  ne  continua  pas  sur  le 
même  ton,  et,  se  tournant  vers  la  vieille  com- 
tesse : 

—  Merci  mille  fois,  la  journée  d'hier  a  passé 
trop  rapidement.  Au  revoir,  comtesse. 

—  Adieu,  ma  chère,  répondit  la  comtesse.  I^aissez- 
moi  embrasser  votre  joli  visage  et  vous  dire  tout 
simplement,  comme  une  vieille  femme  peut  le  faire, 
que  vous   avez  fait  ma  conquête.   » 

Quelque  banale  que  fût  cette  phrase,  Mme  Karé- 
nine en  parut  touchée  ;  elle  rougit,  s'inclina  légè- 
rement et  pencha  son  visage  vers  la  vieille  com- 
tesse ;  puis  elle  tendit  la  main  à  Wronsky  avec  ce 
même  sourire  qui  semblait  appartenir  autant  à  ses 
yeux  qu'à  ses  lèvres.  Il  serra  cette  petite  main, 
heureux  comme  d'une  chose  extraordinaire  d'en 
sentir  la  pression  ferme  et  énergique. 

Mme  Karénine  sortit  d'un  pas  rapide. 

«  Charmante,  dit  encore  la  comtesse.  I^e  fils  était 
du  même  avis,  et  suivit  des  yeux  la  jeune  femme 
tant  qu'il  put  apercevoir  sa  taille  élégante  ;  il  la 


AXXA  KARf'XINlS.  109 

vit  s'ap])rocher  de  son  frère,  le  prendre  par  le  bras 
et  lui  parler  avec  animation  ;  il  était  clair  que  ce 
qui  l'occupait  n'avait  aucun  rapport  avec  lui, 
Wronsky,  et  il  en  fut  contrarié. 

—  Eh  bien,  maman,  vous  allez  tout  à  fait  bien  ? 
demanda-t-il  à  sa  mère  en  se  tournant  vers 
eUe. 

—  Très  bien,  Alexandre  a  été  charmant,  Waria  a 
beaucoup  embelli  :  elle  a  un  air  intéressant.  — 
Et  elle  parla  de  ce  qui  lui  tenait  au  cœur  :  du  bap- 
tême de  son  petit- fils,  but  de  son  voyage  à  Péters- 
bourg,  et  de  la  bienveillance  de  l'empereur  pour 
son  fils  aîné. 

—  Voilà  Laurent,  dit  Wronsky  en  apercevant  le 
vieux  domestique.  Partons,  il  n'y  a  plus  beaucoup 
de  monde.    » 

Il  offrit  le  bras  à  sa  mère,  tandis  que  le  domes- 
tique, la  femme  de  chambre  et  un  porteur  se  char- 
geaient des  bagages.  Comme  ils  quittaient  le  wagon, 
ils  virent  courir  plusieurs  hommes,  suivis  du  chef  de 
gare,  vers  l'arrière  du  train.  Un  accident  était  sur- 
venu, tout  le  monde  courait  du  même  côté. 

«  Qu'y  a-t-il  ?  où  ?  il  est  tombé  ?  écrasé  ?  » 
disait-on.  Stépane  Arcadiévitch  et  sa  sœur  étaient 
aussi  revenus  et,  tout  émus,  se  tenaient  près  du 
wagon  pour  éviter  la  foule. 

Les  dames  rentrèrent  dans  la  voiture,  pendant 
que  Wronsky  et  Stépane  Arcadiévitch  s'enquéraient 
de  ce  qui  s'était  passé. 

Un  homme  d'équipe  ivre,  ou  la  tête  trop  enve- 


iio  ANNA  KARÉNINE. 

loppée  à  cause  du  froid  pour  entendre  le  recul  du 
train,  avait  été  écrasé. 

Les  dames  avaient  appris  le  malheur  par  le  domes- 
tique avant  le  retour  de  Wronsky  et  d'Oblonsky  ; 
ceux-ci  avaient  vu  le  cadavre  défiguré  ;  Oblonsky 
était  tout  bouleversé  et  prêt  à  pleurer. 

«  Quelle  chose  affreuse  !  si  tu  l'avais  vu,  Aima  ! 
quelle  horreur  !  »  disait-il. 

Wronsky  se  taisait  ;  son  beau  visage  était  sérieux, 
mais  absolument  calme. 

«  Ah  !  si  vous  l'aviez  vu,  comtesse,  continuait 
Stépane  Arcadiévitch  ;  et  sa  femme  est  là,  c'est 
terrible  ;  elle  s'est  jetée  sur  le  corps  de  son  mari. 
On  dit  qu'il  était  seul  à  soutenir  une  nombreuse 
famille.    Quelle    horreur  ! 

—  Ne  pourrait-on  faire  quelque  chose  pour  elle  ?» 
murmura  Mme  Karénine. 

Wronsky  la  regarda. 

«  Je  reviens  tout  de  suite,  maman  »,  dit-il  en  se 
tournant  vers  la  comtesse. 

Et  il  sortit  du   wagon. 

Quand  il  revint  au  bout  de  quelques  minutes, 
Arcadiévitch  parlait  déjà  à  la  comtesse  de  la  nou- 
velle cantatrice,  et  celle-ci  regardait  avec  impa^ 
tience  du  côté  de  la  porte. 

0  Fartons  maintenant    »,  dit  Wronsky. 

Ils  sortirent  tous  ensemble.  Wronsky  marchait 
devant  avec  sa  mère,  et  derrière  eux  venaient 
Mme  Karénine  et  son  frère.  Ils  furent  rejoints 
par  le  chef  de  gare  qui  courait  après  Wronsky. 


ANNA  KARKNINK.  iil 

t  Vous  avez  remis  200  roubles  au  sous-chef  de 
gare.  Veuillez  indiquer,  monsieur,  l'usage  auquel 
vous  destinez  cette  somme. 

—  C'est  pour  la  veuve,  répondit  Wronsky  en 
haussant  les  épaules  ;  à  quoi  bon  cette  ques- 
tion ? 

—  Vous  avez  donné  cela  ?  —  cria  Oblonsky  der- 
rière lui  ;  et,  serrant  le  bras  de  sa  sœur,  il  ajouta  : 

—  Très  bien,  très  bien  !  n'est-ce  pas  que  c'est 
un  charmant  garçon  ?  ^les  hommages,  comtesse.   » 

Et  il  s'arrêta  avec  sa  sœur  pour  chercher  la  fenmie 
de  chambre  de  celle-ci. 

Quand  ils  sortirent  de  la  gare,  la  voiture  des 
Wronsky  était  déjà  partie  ;  on  parlait  de  tous  côtés 
du  mallieur  qui  venait  d'arriver. 

«  Quelle  mort  affreuse  !  disait  un  monsieur  en 
passant  près  d'eux.  On  dit  qu'il  est  coupé  en  deux. 

—  Quelle  belle  mort,  au  contraire,  fit  observer 
un   autre  :   elle   a  été  instantanée. 

—  Comment  ne  prend-on  pas  plus  de  précau- 
tions   y,   dit  un  troisième. 

Mme  Karénine  monta  en  voiture,  et  son  frère 
remarqua  avec  étonnement  que  ses  lèvres  trem- 
blaient, et  qu'elle  retenait  avec  peine  ses  larmes» 

«  Qu'as- tu,  Anna  ?  lui  demanda- t-il  quand  ils 
furent  un  peu  éloignés. 

—  Cest  un  présage  funeste,  répondit-elle. 

—  Quelle  folie  î  dit  son  frère.  Tu  es  ici,  c'est 
l'essentiel.  Tu  ne  saurais  croire  combien  je  fonde 
d'espérances  sur  ta  visite. 


ÎI2  ANNA  KARÉNINE. 

—  Connais-tu  Wronsky  depuis  longtemps  ?  de- 
manda-t-elle. 

—  Oui.  Tu  sais  que  nous  avons  l'espoir  qu'il 
épouse  Kitty. 

—  Vraiment  ?  dit  Anna  doucement.  Maintenant 
parlons  de  toi,  ajouta- t-elle  en  secouant  la  tête 
comme  si  elle  eût  voulu  repousser  une  pensée 
importune  et  pénible.  Parlons  de  tes  affaires.  J'ai 
reçu  ta  lettre  et  me  voilà. 

—  Oui,  tout  mon  espoir  est  en  toi,  dit  Stépane 
Arcadiévitch. 

■ —  Raconte-moi    tout,     alors.   » 
Stépane  Arcadiévitch  commença  son  récit. 
En  arrivant  à  la  maison,  il  fit  descendre  sa  sœur 
de  voiture,  et,  après  lui  avoir  serré  la  main  eu  sou- 
pirant, il  retourna  à  ses  occupations. 

CHAPITRE  XIX 

Lorsque  Anna  entra,  Doll}^  était  assise  dans  son 
petit  salon,  occupée  à  faire  lire  en  français  un  beau 
gros  garçon  à  tête  blonde,  le  portrait  de  son  père. 

L'enfant  lisait,  tout  en  cherchant  à  arracher  de 
sa  veste  un  bouton  qui  tenait  à  peine  ;  sa  mère 
l'avait  grondé  plusieurs  fois,  mais  la  petite  main 
potelée  revenait  toujours  à  ce  malheureux  bouton  ; 
il  fallut  l'arracher  tout  à  fait  et  le  mettre  en  poche. 

«  Laisse  donc  tes  mains  tranquilles,  Grisha  », 
disait  la  mère,  en  reprenant  sa  couverture  au  tricot. 


ANXA  KARflNTKB.  113 

ou\Tage  qui  durait  depuis  longtemps,  et  qu'elle 
retrouvait  toujours  dans  les  moments  difficiles  ; 
elle  travaillait  nerveusement,  jetant  ses  mailles  et 
comptant  ses  points.  Quoiqu'elle  eût  dit  la  veille 
à  son  mari  que  l'arrivée  de  sa  sœur  lui  importait 
peu,  elle  n'en  avait  pas  moins  tout  préparé  pour 
la  recevoir. 

Absorbée,  écrasée  par  son  chagrin,  Dolly  n'ou- 
bliait pourtant  pas  que  sa  belle-sœur  Anna  était 
la  femme  d'un  personnage  officiel  important,  une 
grande  dame  de  Pétersbourg. 

«  Au  bout  du  compte,  Anna  n*est  pas  coupable, 
se  disait-elle,  je  ne  sais  rien  d'elle  qui  ne  soit  en  sa 
faveur,  et  nos  relations  ont  toujours  été  bonnes  et 
amicales.  »  Le  souvenir  qu'elle  avait  gardé  de 
l'intérieur  des  Karénine  à  Pétersbourg  ne  lui  était 
cependant  pas  agréable.  Elle  avait  cru  démêler 
quelque  chose  de  faux  dans  leur  genre  de  vie. 

a  Mais  pourquoi  ne  la  recevrais-je  pas  !  Pourvu 
toutefois  qu'elle  ne  se  mêle  pas  de  me  consoler  î 
pensait  Dolly  ;  je  les  connais,  ces  résignations  et 
consolations  chrétiennes,  et  je  sais  ce  qu'elles 
valent.   » 

Dolly  avait  passé  ces  derniers  jours  seule  avec 
ses  enfants  ;  elle  ne  voulait  parler  de  sa  douleur  à 
personne,  et  ne  se  sentait  cependant  pas  de  force  à 
causer  de  choses  indifférentes.  Il  faudrait  bien 
maintenant  s'ouvrir  à  Amia,  et  tantôt  elle  se 
réjouissait  de  pouvoir  enfin  dire  tout  ce  qu'elle 
avait  sur  le  cœur,  tantôt  elle  souffrait  à  la  pensée  de 


114  ANNA  KARENINE. 

cette  humiliation  devant  sa  sœur,  à  lui,  dont  il 
faudrait  subir  les  raisonnements  et  les  conseils. 

Elle  s'attendait  à  chaque  minute  à  voir  entrer  sa 
belle-sœur,  et  suivait  de  l'œil  la  pendule  ;  mais, 
comme  il  arrive  souvent  en  pareil  cas,  elle  s'absorba, 
n'entendit  pas  le  coup  de  sonnette,  et  lorsque  des 
pas  légers  et  le  frôlement  d'une  robe  près  de  la 
porte  lui  firent  lever  la  tête,  son  visage  fatigué 
exprima  l'étonnement  et  non  le  plaisir. 

«  Comment,  tu  es  déjà  arrivée  ?  s'écria- t-elle  en 
allant  au-devant  d'Anna  pour  l'embrasser. 

—  Dolly,  je  suis  bien  heureuse  de  te  revoir  ! 

—  Moi  aussi,  j'en  suis  heureuse  »,  répondit 
Dolly  avec  un  faible  sourire,  en  cherchant  à  deviner 
d'après  l'expression  du  visage  d'Anna  ce  qu'elle 
pouvait  avoir  appris,  a  Elle  sait  tout  »,  pensa-t-elle 
en  remarquant  la  compassion  qui  se  peignait  sur 
ses  traits.  «  Viens  que  je  te  conduise  à  ta  chambre, 
continua-t-elle  en  cherchant  à  éloigner  le  moment 
d'ime  explication. 

—  Est-ce  là  Grisha  ?  Mon  Dieu  qu'il  a  grandi, 
dit  Anna  en  embrassant  l'enfant  sans  quitter  des 
yeux  Dolly  ;  puis  elle  ajouta  en  rougissant  :  permets- 
moi  de  rester  ici.    » 

Elle  ôta  son  châle  et,  secouant  la  tête  d'un  geste 
gracieux,  débarrassa  ses  cheveux  noirs  frisés  de  son 
chapeau,  qui  s'y  était  accroché. 

«  Que  tu  es  brillante  de  bonheur  et  de  santé, 
dit  Dolly  presque  avec  envie. 

—  Moi  ?  oui,  répondit  Anna.  Mon  Dieu,  Tania, 


AXXA  KARt^XTXB.  115 

est-ce  toi  ?  la  contemporaine  de  mon  petit  Serge, 
—  dit-elle  en  se  tournant  vers  la  petite  fille  qui 
entrait  en  courant  ;  elle  la  prit  par  la  main  et 
l'embrassa. 

—  Quelle  charmante  enfant  ?  mais  montre-les- 
moi  tous.    » 

Elle  se  rappelait  non  seulement  le  nom  et  l'âge 
des  enfants,  mais  leur  caractère,  leurs  petites 
maladies  ;  Dolly  en  fut  touchée. 

a  Eh  bien,  allons  les  voir,  dit-elle  ;  mais  Wasia 
dort  ;  c'est  dommage.    » 

Après  avoir  vu  les  enfants,  elles  revinrent  au 
salon,  seules  cette  fois;  le  café  y  était  servi.  Anna 
s'assit  devant  le  plateau,  puis,  l'ayant  repoussé,  elle 
dit  en  se  tournant  vers  sa  belle-sœur  : 

«  Dolly,  il  m'a  parlé.    » 

Dolly  la  regarda  froidement  ;  elle  s'attendait  à 
quelque  phrase  de  fausse  sympatliie,  mais  Anna  ne 
dit  rien  de  ce  genre. 

«  Dolly,  ma  chérie,  je  ne  veux  pas  te  parler  en  sa 
faveur  ni  te  consoler  :  c'est  impossible  ;  mais,  chère 
amie,  tu  me  fais  peine,  peine  jusqu'au  fond  du 
cœur  !    » 

Des  larmes  brillaient  dans  ses  yeux  ;  elle  se  rap- 
procha de  sa  belle-sœur  et,  de  sa  petite  main  ferme, 
s'empara  de  celle  de  Dolly  qui,  malgré  son  air  froid 
et  sec,  ne  la  repoussa  pas. 

a  Persoime,  répondit-elle,  ne  peut  me  consoler  ; 
tout  est  perdu  pour  moi.    » 

En  disant  ces  mots,  l'expression  de  son  visage 

5 


ii6  ANNA  KARÉNINE. 

s* adoucit  un  peu.  Anna  porta  à  ses  lèvres  la  main 
amaigrie  qu'elle  tenait  dans  la  sienne,  et  la  baisa. 

«  Mais,  Dolly,  que  faire  à  cela  ?  dit-elle  ;  comment 
sortir  de  cette  affreuse  position  ? 

—  Tout  est  fini,  il  ne  me  reste  rien  à  faire,  répon- 
dit Dolly,  car  ce  qu'il  y  a  de  pis,  comprends-le  bien, 
c'est  de  me  sentir  liée  par  les  enfants  ;  je  ne  peux 
pas  le  quitter,  et  vivre  avec  lui  m'est  impossible;  le 
voir  est  une  torture. 

—  Dolly,  ma  chérie,  il  m'a  pailé;  mais  je  voudrais 
entendre  ce  que  tu  as  à  dire,  toi  ;  raconte-moi  tout.  » 

Dolly  la  regarda  d'un  air  interrogateur  ;  l'affec- 
tion et  la  sympathie  la  plus  sincère  se  lisaient  dans 
les  yeux  d'Anna. 

((  Je  veux  bien,  répondit-elle.  Mais  je  te  dirai 
tout,  depuis  le  commencement.  Tu  sais  comment  je 
me  suis  mariée  ?  L'éducation  de  maman  ne  m'a  pas 
seulement  laissée  innocente,  elle  m'a  laissée  absolu- 
ment sotte...  Je  ne  savais  rien.  On  dit  que  les  maris 
racontent  leur  passé  à  leurs  femmes,  mais  Stiva... 
(elle  se  reprit),  Stépane  Arcadiévitch,  ne  m'a  jamais 
rien  dit. Tu  ne  le  croiras  pas,  mais  jusqu'ici  je  me  suis 
imaginée  qu'il  n'avait  jamais  connu  d'autre  femme 
que  moi  ?  J'ai  vécu  huit  ans  ainsi  !  Non  seulement 
je  ne  le  soupçonnais  pas  d'infidélité,  mais  je  croyais 
une  chose  pareille  impossible.  Et  avec  des  idées 
semblables,  imagine-toi  ce  que  j'ai  éprouvé  en  appre- 
nant tout  à  coup  cette  horreur...  cette  vilenie... 
Croire  à  son  bonheur  sans  aucune  arrière-pensée  et 
—  continua  Dolly  en  cherchant  à  retenir  ses  san- 


ANNA  KARKXIXE  117 

glots  —  recevoir  une  lettre  de  lui...  ime  lettre  de  lui 
à  sa  maîtresse,  la  gouveruaute  de  mes  eniaiits... 
2noii,  c'est  trop  cruel  î   » 

Elle  prit  son  moudioir  et  y  cacha  son  visage. 

o  J'aurais  pu  encore  admettre  un  moment  d'en- 
traînement, continu  a- t-elle  au  bout  d'un  instant, 
mais  cette  dissimulation,  cette  ruse  continuelle  pour 
me  tromper,  et  pour  qui  ?  C'est  affreux  !  tu  ne  peux 
comprendre  cela  ! 

—  .Vh  si  î  je  comprends,  ma  pauvre  Uolly,  dit 
Anna  en  lui  serrant  la  main. 

—  Et  tu  t'imagines  qu'il  se  rend  compte,  lui,  de 
l'horreur  de  ma  position  ?  continua  Dolly.  Aucune- 
ment :  il  est  heureux  et  content 

—  Oh  non  î  interrompit  vivement  Anna  :  il  m  a 
fait  peine,  il  est  plein  de  remords. 

—  En  est-il  capable  ?  dit  Dolly  en  scrutant  le 
\àsage  de  sa  belle-sceur. 

—  Oui,  je  le  connais  :  je  n'ai  pu  le  regarder  sans 
avoir  pitié  de  lui.  Au  reste  nous  le  connaissons  tou- 
tes deux.  11  est  bon,  mais  l5er,  et  comment  ne  serait- 
il  pas  humilié  ?  Ce  qui  me  touche  eu  lui  (.\nna  devina 
ce  qui  devait  toucher  Dolly),  c'est  qu'il  souffre  à 
cause  des  entants,  et  qu'il  sent  qu'il  t'a  blessée,  tuée, 
toi  qu'il  aime...  oui,  oui,  qu'il  aime  plus  que  tout 
au  monde  »,  ajouta-t-elle  \'ivement  pour  empêcher 
r>olly  de  l'interrompre,  a  Non  elle  ne  me  pardonnera 
jamais   »,  répète-t-il  constamment. 

Dolly  écoutait  attentivement  sa  belle-sœur  sans  la 
regarder. 


Ii8  ANNA  KARÉNINE. 

«  Je  comprends  qu'il  souffre  :  le  coupable  doit 
plus  souffrir  que  l'innocent,  sjil  sent  qu'il  est  la  cause 
de  tout  le  mal,  dit-elle  ;  mais  comment  puis- je  par- 
donner ?  comment  puis- je  être  sa  femme  après  elle  ? 
Vivre  avec  lui  dorénavant  sera  d'autant  plus  un  tour- 
ment que  j'aime  toujours  mon  amour  d'autrefois...» 

Les  sanglots  lui  coupèrent  la  parole,  mais,  corame 
im  fait  exprès,  sitôt  qu'elle  se  calmait  im  peu,  le 
sujet  qtd  la  blessait  le  plus  vivement  lui  revenait 
aussitôt  à  la  pensée. 

«  Elle  est  jeune,  elle  est  jolie,  continua-t-elle.  Par 
qui  ma  beauté  et  ma  jeimesse  ont-elles  été  prises  ? 
Par  lui,  par  ses  enfants  !  J'ai  fait  mon  temps,  tout 
ce  que  j'avais  de  bien  a  été  sacrifié  à  son  service  : 
maintenant  une  créature  plus  fraîche  et  plus  jeune 
lui  est  naturellement  plus  agréable.  Ils  ont  certaine- 
ment parlé  de  moi  ensemble  ;  pis  que  cela,  ils  m'ont 
passée  sous  silence,  conçois-tu  ?  »  Et  son  regard 
s'enflammait  de  jalousie. 

«  Que  viendra-t-il  me  dire  après  cela  ?  pourrai-je 
d'ailleurs  le  croire  !  Jamais.  Non,  tout  est  fini  pour 
moi,  tout  ce  qui  constituait  la  récompense  de  mes 
peines,  de  mes  souffrances...  Le  croirais-tu  ?  tout  à 
l'heure  je  faisais  travailler  Grisha  ?  Jadis  c'était 
une  joie  pour  moi:  maintenant  c'est  un  tourment. 
Pourquoi  me  donner  ce  souci  ?  pourquoi  ai- je  des 
enfants  ?  Ce  qu'il  y  a  d'affrevix,  vois-tu,  c'est  que 
mon  âme  tout  entière  est  bouleversée  ;  à  la  place  de 
mon  amour,  de  ma  tendresse,  il  n'y  a  que  de  la  haine 
oui,  de  la  haine.  Je  pourrais  le  tuer  et... 


ANNA  KARl-XIXE.  119 

—  Clijre  Dolly,  je  conçois  tout  cela,  mais  ne  te 
torture  pas  ainsi  ;  tu  es  trop  agitée,  trop  froissée 
pour  voir  les  choses  sous  leur  \Tai  jour,   w 

Dolly  se  calma,  et  pendant  quelques  minutes  tou- 
tes deux  gardèrent  le  silence. 

«  Que  faire  ?  Aima,  penscs-y  et  aide-moi.  J'ai 
tout  examiné  et  je  ne  trouve  rien.    » 

Amia  non  plus  ne  trouvait  rien,  mais  son  cœur 
répondait  à  cliaque  parole,  à  chaque  regard  doulou- 
reux de  sa  belle-sœur. 

«  Voici  ce  que  je  pense,  dit-elle  enfin  ;  conmic  sœur 
je  connais  son  caractère  et  cette  faculté  de  tout  ou- 
blier (elle  fit  le  geste  de  se  toucher  le  front),  faculté 
propice  à  l'entraînement,  mais  aussi  au  repentir. 
Actuellement  il  ne  croit  pas,  il  ne  comprend  pas 
qu'il  ait  pu  faire  ce  qu'il  a  fait. 

—  Non,  il  l'a  compris  et  le  comprend  encore, 
interrompit  Dolly.  D'ailleurs  tu  m'oublies,  moi  : 
le  mal  en  est-il  plus  léger  pour  moi  ? 

—  Attends.  Quand  il  m'a  parlé,  je  t'avoue  n'avoir 
pas  mesuré  toute  l'étendue  de  votre  malheur  ;  je 
n'}'  voyais  qu'une  chose  :  la  désunion  de  votre  fa- 
mille ;  il  m'a  fait  peine.  Après  avoir  causé  avec  toi, 
je  vois,  comme  femme,  autre  chose  encore  :  je  vois 
sa  souffrance  et  ne  puis  te  dire  combien  je  te  plains  ! 
Mais,  D0II3',  ma  chérie,  tout  en  comprenant  ton  mal- 
heur, il  est  un  côté  de  la  question  que  j'ignore  :  je 
ne  sais  pas  jusqu'à  quel  point  tu  F  aimes  encore.  Toi 
seule,  tu  peux  savoir  si  tu  l'aimes  assez  pour  par- 
donner. Si  tu  le  peux,  pardonne. 


120  ANNA  KARÉNINE. 

—  Non,  —  commença  Dolly,  mais  Anna  l'inter- 
rompit en  lui  baisant  la  main. 

—  Je  connais  le  monde  plus  que  toi,  dit-elle  ;  je 
sais  la  façon  d'être  des  hommes  comme  Stiva.  Tu 
prétends  qu'ils  ont  parlé  de  toi  ensemble  ?  N'en  crois 
rien.  Ces  hommes  peuvent  commettre  des  infidé- 
lités, mais  leur  femme  et  leur  foyer  domestique 
n'en  restent  pas  moins  un  sanctuaire  pour  eux.  Ils 
établissent  entre  ces  femmes,  qu'au  fond  ils  mépri- 
sent, et  leur  famille  une  ligne  de  démarcation  qui 
n'est  jamais  franchie.  Je  ne  conçois  pas  bien  com- 
ment cela  peut  être,  mais  cela  est. 

—  Mais  songe  donc  qu'il  l'embrassait. 

—  Écoute,  Dolly,  ma  chérie.  J'ai  vu  Stiva  quand, 
il  était  amoureux  de  toi;  je  me  souviens  du  temps  où 
il  venait  pleurer  près  de  moi  en  me  parlant  de  toi  ; 
je  sais  à  quelle  hauteur  poétique  il  te  plaçait,  et  je 
sais  que  plus  il  a  vécu  avec  toi,  plus  tu  as  grandi 
dans  son  admiration.  C'était  devenu  pour  nous  un 
sujet  de  plaisanterie  que  son  habitude  de  dire  à  tout 
propos  :  «  Dolly  est  une  femme  étonnante.  ))  Tu 
as  toujours  été 'et  resteras  toujours  un  culte  pour 
lui  :  ceci  n'a  pas  été  tm  entraînement  de  son 
coeur. 

—  i^Iais  si  cet  entraînement  recommençait  ? 

—  C'est  impossible. 

—  Aurais-tu  pardonné,  toi  ? 

—  Je  n'en  sais  rien,  je  ne  puis  dire...  Oui,  je  le 
puis,  reprit  Anna  après  avoir  pesé  cette  situation  inté- 
rieurement, je  le  puis  certainement.   Je   ne  serais 


ANNA  KARKNINB.  121 

plus  la  mcnie,  mais  je  pardoiuierais,  et  de  telle  sorte 
que  le  i)assé  fût  effacé. 

—  Cela  va  sans  dire,  interrompit  vivement  Dolly, 
répondant  à  une  ])eiLsée  qui  l'avait  plus  d'une  fois 
occupée  :  sinon  ce  ne  serait  plus  le  pardon.  —  Viens 
maintenant,  que  je  te  conduise  à  ta  chambre  », 
dit-elle  en  se  levant,  demin  faisant,  elle  entoura  de 
ses  bras  sa  belle-sœur. 

«  Chère  Anna,  combien  je  suis  heureuse  que  tu 
sois  venue.  Je  souffre  moins,  beaucoup  moins.   » 

CIIAPITRB  XX 

Anna  passa  toute  la  journée  à  la  maison,  c'est-à- 
dire  chez  les  Oblonsky,  et  ne  reçut  aucune  des  per- 
sonnes qui,  informc-es  de  son  arrivée,  vinrent  lui 
rendre  visite.  Toute  sa  matiné-e  se  passa  entre  Dolly 
et  ses  enfants  ;  elle  envoya  un  mot  à  son  frère  poui 
lui  dire  de  venir  dîner  à  la  maison.  «  Viens,  Dieu  est 
miséricordieux   »,  écrivit-elle. 

Oblonsky  dîna  donc  chez  lui  ;  la  conversation  fut 
générale,  et  sa  femme  le  tutoya,  ce  qu'elle  n'avait 
pas  encore  fait  ;  leurs  rapports  restaient  froids, 
mais  il  n'était  plus  question  de  séparation,  et  Sté- 
pane  Arcadiévitch  entrevoyait  la  possibilité  d'un 
raccommodement. 

Kitty  vint  après  le  dîner  ;  elle  connaissait  à  peine 
Anna  et  n'était  pas  sans  inquiétude  sur  la  réception 
que  lui  ferait  cette  grande  dame  de  Pétersbourg 


123  ANNA  KARÉNINE. 

dont  chacun  chantait  les  louanges  ;  elle  sentit  bien 
vite  qu'elle  plaisait  ;  Anna  fut  touchée  de  la  jeu- 
nesse et  de  la  beauté  de  Kitty  ;  de  son  côté,  Kitty  lut 
aussitôt  sous  le  charme  et  s'éprit  d'Anna  comme  les 
jeunes  filles  savent  s'éprendre  de  femmes  plus  âgées 
qu'elles.  Rien  d'ailleurs  dans  Anna  ne  faisait  penser 
à  la  femme  du  monde  ou  à  la  mère  de  famille  ;  on 
eût  dit  une  jeune  fille  de  vingt  ans,  à  voir  sa  taille 
souple,  la  fraîcheur  et  l'animation  de  son  visage,  si 
une  expression  sérieuse  et  presque  triste,  dont  Kitty 
fut  frappée  et  charmée,  n'eût  pai'fois  assombri  son 
regard.  Anna,  quoique  parfaitement  simple  et  sm- 
cère,  semblait  porter  en  elle  un  monde  supérieur  dont 
l'élévation  était  inaccessible  à  une  enfant. 

Après  le  dîner,  Anna  s'était  vivement  approchée 
de  son  frère  qui  fumait  un  cigare  pendant  que  DoUy 
rentrait  dans  sa  chambre. 

«  Stiva,  dit-elle  en  indiquant  la  porte  de  cette 
chambre  d'un  signe  de  tête,  va,  et  que  Dieu  te  vienne 
en  aide  !   » 

Il  comprit  et,  jetant  son  cigare,  disparut  derrière 
la  porte. 

Anna  s'assit  sur  un  canapé,  entourée  des  enfants. 
Les  deux  aînés  et  par  imitation  le  cadet  s'étaient 
accrochés  à  leur  nouvelle  tante  avant  même  de  se 
mettre  à  table  ;  ils  jouaient  à  qui  se  rapprocherait  le 
plus  d'elle,  à  qui  tiendrait  sa  main,  l'embrasserait, 
jouerait  avec  ses  bagues  ou  se  suspendrait  aiix  pHs 
de  s  a  robe. 

«  Voyons,  reprenons  nos  places   »,  dit  Anna. 


ANNA  KARf:XIXE.  123 

Et  Grisha,  d'un  air  fier  et  heureux,  plaça  sa  tête 
blonde  sous  la  main  de  sa  tante  et  l'appuya  sur  ses 
genoux. 

r  Et  à  quand  le  bal  maintenant  ?  dit-elle  en 
s'adressant  à  Kitty. 

—  A  la  semaine  prochaine  ;  ce  sera  un  bal  su- 
perbe, im  de  ces  bals  auxquels  on  s'amuse  toujours. 

—  Il  y  en  a  donc  où  l'on  s'amuse  toujours  ?  dit 
Anna  d'un  ton  de  douce  ironie. 

—  C'est  bizarre,  mais  c'est  ainsi.  Chez  les  Bobri- 
sthchiff  on  s'amuse  toujours;  chez  les  Nikitine  aussi; 
mais  chez  les  Wéjckof  on  s'ennuie  invariablement. 
N'avez- vous  donc  jamais  remarqué  cela  ? 

—  Non,  chère  enfant  ;  il  n'y  a  plus  pour  moi  de 
bal  amusant,  —  et  Kitty  entrevit  dans  les  yeux 
d'Anna  ce  monde  inconnu  qui  lui  était  fermé,  —  il 
n'y  en  a  que  de  plus  ou  moins  ennuyeux. 

—  Comment  pouvez-ro^s  vous  ennuyer  au  bal  ? 

—  Pourquoi  donc  ne  puis-je  m'y  ennuyer,  tttoi?  » 
Kitty  pensait  bien  qu'Anna  devinait  sa  rc-ponsc. 

«  Parce  que  vous  y  êtes  toujours  la  plus  belle.    » 
Anna  rougissait  facilement,  et  cette  réponse  la  fit 

rougir. 

«  D'abord,  reprit-elle,  cela  n'est  pas,  et  d'ailleurs, 

si  cela  était,  peu  m'importerait  ! 

—  Irez- vous  à  ce  bal  ?  demanda  Kitty. 

—  Je  ne  pourrai  m'en  dispenser,  je  crois.  Prends 
celle-ci,  dit-elle  à  Tania  qui  s'amusait  à  retirer  les 
bagues  de  ses  doigts  blancs  et  effilés. 

—  Je  voudrais  tant  vous  voir  au  bal. 


124  ANNA  KARÉNINE. 

—  Eh  bien, si  je  dois  y  aller,  je  me  consolerai  par 
la  pensée  de  vous  faire  plaisir.  Grisha,  ne  me  décoiffe 
pas  davantage,  dit-elle  en  rajustant  une  natte  avec 
laquelle  l'enfant  jouait. 

—  Je  vous  vois  au  bal  en  toilette  mauve. 

—  Pourquoi  en  mauve  précisément  ?  demanda 
Anna  en  souriant.  Allez,  mes  enfants,  vous  entendez 
que  miss  Hull  vous  appelle  pour  le  thé,  dit-elle  en 
envoyant  les  enfants  dans  la  salle  à  manger.  Je  sais 
pourquoi  vous  voulez  de  moi  à  cette  soirée  ;  vous  en 
attendez  un  grand  résultat. 

—  Comment  le  s  avez- vous  ?  C'est  vrai. 

—  Oh  !  le  bel  âge  que  le  vôtre  !  continua  Anna.  Je 
me  souviens  de  ce  nuage  bleu  qui  ressemble  à  ceux 
que  l'on  voit  en  Suisse  sur  les  montagnes.  On  aperçoit 
tout  au  travers  de  ce  nuage,  à  cet  âge  heureux  où 
finit  l'enfance,  et  tout  ce  qu'il  recouvre  est  beau,  est 
charmant  !  Puis  apparaît  peu  à  peu  un  sentier  qui 
se  resserre  et  dans  lequel  on  entre  avec  émotion, 
quelque  liunineux  qu'il  semble...  Qui  n'a  pas  passé 
par  là  ! 

Kitty  écoutait  en  souriant.  «  Comment  a-t-elle 
passé  par  là  ?  pensait-elle  ;  que  je  voudrais  connaître 
son  roman  !  »  Et  elle  se  rappela  l'extérieur  peu  poé- 
tique du  mari  d'Anna. 

«  Je  suis  au  courant,  continua  celle-ci  ;  Stiva 
m'a  parlé  ;  j'ai  rencontré  Wronsky  ce  matin  à  la 
gare,  il  me  plaît  beaucoup. 

—  Ah  !  il  était  là  ?  demanda  Kitty  en  rouigissant 
Qu'est-ce  que  Stiva  vous  a  raconté  } 


ANNA  KARI^NINE.  125 

—  lia  bavardé.  Je  serais  enchantée  si  cela  se  fai- 
sait, j'ai  voyagé  hier  avec  la  mère  de  Wronsky  et 
elle  n'a  cessé  de  me  parler  de  ce  fils  bien-aiiné  ;  je 
sais  que  les  mères  ne  sont  pas  impartiales,  mais... 

—  Que  vous  a  dit  sa  mère  ? 

—  Bien  des  choses,  c'est  son  favori  ;  néanmoins 
on  sent  que  ce  doit  être  une  nature  chevaleresque  ; 
elle  m'a  raconté,  par  exemple,  qu'il  avait  voulu  aban- 
donner toute  sa  fortune  à  son  frère  ;  que  dans  son 
enfance  il  avait  sauvé  une  fenmie  qui  se  noyait  ;  en 
un  mot,  c'est  un  héros  »,  ajouta  Aima  en  souriant 
et  en  se  souvenant  des  deux  cents  roubles  domiés  à 
la  «gare. 

Elle  ne  rapporta  pas  ce  dernier  trait,  qu'elle  se 
ra])pelait  avec  un  certain  malaise  ;  elle  y  sentait  une 
intention  qui  la  touchait  de  trop  près. 

«  hsi  comtesse  m'a  beaucoup  priée  d'aller  chez 
elle,  continua  Amia,  et  je  serais  contente  de  la  revoir; 
j'irai  demain...  vStiva  reste.  Dieu  merci,  longtemps 
avec  Dolly,  ajouta-t-elle  en  se  levant  d'un  air  un  ptu 
contrarié,  à  ce  que  crut  remarquer  Kitty. 

—  C'est  moi  qui  serai  le  premier  !  non,  c'est  moi, 
criaient  les  enfants  qui  venaient  de  finir  leur  tlié,  et 
qui  rentraient  dans  le  salon  en  courant  vers  leur 
tante  Anna. 

—  Tous  ensemble  !  »  dit-elle  en  allant  au-devant 
d'eux.  Elle  les  prit  dans  ses  bras  et  les  jeta  tous  sur 
un  divan,  en  riant  de  leurs  cris  de  joie. 


126  ANNA  KARÉNINE. 


CIL\PITRE  XXI 

DoLLY  sortit  de  sa  chambre  à  l'heure  du  thé;  Sté- 
paue  Arcadiévitch  était  sorti  par  une  autre  porte. 

«  Je  crains  que  tu  n'aies  froid  en  haut,  dit  Dolly 
en  s 'adressant  à  Anna  ;  je  voudrais  te  faire  descen- 
dre, nous  serions  plus  près  l'une  de  l'autre. 

—  Ne  t'inquiète  pas  de  moi,  je  t'en  prie,  répondit 
Anna  en  cherchant  à  deviner  sur  le  visage  de  Dolly 
si  la  réconciliation  avait  eu  lieu. 

—  Il  fera  peut-être  trop  clair  ici,  dit  sa  belle-scenr. 

—  Je  t'assure  que  je  dors  partout,  et  toujours  pro- 
fondément. 

—  De  quoi  est-il  question  ?  »  dit  Stépane  Arca- 
diévitch en  rentrant  dans  le  salon  et  en  s 'adressant 
à  sa  femme. 

Rien  qu'au  son  de  sa  voix  Kitty  et  Anna  compri- 
rent qu'on  s'était  réconcilié. 

«  Je  voudrais  installer  Anna  ici,  mais  il  faudrait 
descendre  des  rideaux.  Personne  ne  saura  le  faire,  il 
faut  que  ce  soit  moi,  répondit  Dolly  à  son  mari. 

—  Dieu  sait  si  la  réconciliation  est  bien  com^plète  ! 
pensa  Anna  en  remarquant  le  ton  froid  de  Dolly. 

—  Ne  complique  donc  pas  les  choses,  Dolly,  dit 
le  mari  ;  si  tu  veux,  j'arrangerai  cela. 

—  Oui,  elle  est  faite,  pensa  Anna. 

—  Je  sais  comment  tu  t'y  prendras,  répondit 
DoUy  avec   un  sourire   moqueur  ;  tu  donneras  à 


ANNA  KARf.XTNH.  127 

Malvei  un  erdre  auquel  il  n'entend  rien,  puis  tu  sor- 
tiras, et  il  embrouillera  tout. 

—  Dieu  merci,  pensa  Anna,  ils  sont  tout  à  fait 
remis  ;  —  et,  heureuse  d'avoir  atteint  son  but,  elle 
s'approcha  de  Dolly  et  l'embrassa. 

—  Je  ne  sais  pas  pourquoi  tu  nous  méprises  tant, 
Matvci  et  moi  ?  »  dit  Stépane  Arcadiévitch  à  sa 
leimne  en  souriant  imperceptiblement. 

Pendant  toute  cette  soirée,  Dolly  fut  légèrement 
ironique  envers  son  mari,  et  celui-ci  heureux  et  gai, 
mais  dans  une  juste  mesure,  et  conune  s'il  eût  voulu 
montrer  que  le  pardon  ne  lui  faisait  pas  oublier  ses 
torts. 

Vers  neuf  heures  et  demie,  une  conversation  vive 
et  animée  ré-giiait  autour  de  la  table  à  thé,  lorsque 
sur\-int  un  incident,  en  apparence  fort  ordinaire,  qui 
parut  étrange  à  chacun. 

On  causait  d'un  de  leujrs  amis  communs  de  Péters- 
bourg,  et  Aima  s'était  vivement  levée. 

«  J'ai  son  portrait  dans  mon  album,  je  vais  le 
chercher,  et  vous  montrerai  par  la  même  occasion 
mon  petit  Serge  »,  ajouta-t-elle  avec  un  sourire  de 
fierté  maternelle. 

C'était  ordinairement  vers  dix  heures  qu'elle  disait 
bonsoir  à  son  fils  ;  bien  souvent  elle  le  couchait  elle- 
même  avant  d'aller  au  bal  ;  elle  se  sentit  tout  à  coup 
très  triste  d'être  si  loin  de  lui.  Elle  avait  beau  parler 
d'autre  chose,  sa  pensée  revenait  toujours  à  son 
petit  Serge  aux  cheveux  frisés,  et  le  désir  la  prit  d'al- 
ler regarder  son  portrait  et  de  lui  dire  un  mot  de  loin. 


128  ANNA  KARÉNINE. 

Elle  sortit  aussitôt,  avec  la  démarche  légère  et 
décidée  qui  lui  était  particulière.  L'escalier  par  où 
Ton  montait  chez  elle  donnait  dans  le  grand  vesti- 
bule chauffé  qui  servait  d'entrée. 

Comme  elle  quittait  le  salon  ,un  coup  de  sonnette 
retentit  dans  l'antichambre. 

«  Qui  cela  peut-il  être  ?  dit  Dolly. 

—  C'est  trop  tôt  pour  venir  me  chercher,  fît  re- 
marquer Kitty,  et  bien  tard  pour  une  visite. 

—  On  apporte  sans  doute  des  papiers  pour  moi,  » 
dit  Stépane  Arcadiévitch. 

Anna,  se  dirigeant  vers  l'escalier  vit  le  domestique 
accourir  pour  annoncer  un  visiteur,  tandis  que  celui- 
ci  attendait,  éclairé  par  la  lampe  du  vestibule. 

Elle  se  pencha  s-ur  la  rampe  pour  regarder  et  re- 
connut aussitôt  Wronsky.  Une  étrange  sensation  de 
joie  et  de  frayeur  lui  remua  le  cœur.  Il  se  tenait  de- 
bout, sans  ôter  son  paletot,  et  cherchait  quelque 
chose  dans  sa  poche.  Comme  elle  atteignait  la  moitié 
du  petit  escalier,  il  leva  les  yeux,  l'aperçut  et  son 
visage  prit  une  expression  humble  et  confuse. 

Elle  le  salua  d'un  léger  signe  de  tête,  et  entendit 
Stépane  Arcadiévitch  appeler  Wronsky  bruyam- 
ment, tandisqu'il  se  défendait  d'entrer. 

Quand  Anna  descendit  avec  son  album,  Wronsky 
était  parti,  et  Stépane  Arcadiévitch  racontait  qu'il 
n'était  venu  que  pour  s'informer  de  l'heure  d'un 
dîner  qui  se  donnait  le  lendemain  en  l'honneur  d'ime 
célébrité  de  passage. 

«  Jamais  il  n'a  voulu  entrer.  Quel  original  !   » 


ANNA  K.\RHNINE.  129 

Kitty  rougit  Elle  croyait  être  seule  à  cx)iiiprcii(lre 
pourquoi  il  était  venu  sans  vouloir  paraître  au  salon. 

«  Il  aura  été  chez  nous,  pensa-t-elle,  n'aura  trouvé 
•  personne,  et  aura  supposé  que  j'étais  ici,  mais  il  ne 
sera  pas  resté  à  cause  d'Anna,  et  parce  qu'il  est 
tard,    n 

On  se  regarda  sans  parler,  et  l'on  examina  l'al- 
bum d'Anna. 

Il  n'y  avait  rien  d'extraordinaire  à  venir  vers  neuf 
heures  et  demie  du  soir  pour  demander  un  renseigne- 
ment à  im  amj,  sans  entrer  au  salon  ;  cependant  cha- 
cun fut  surpris,  et  Anna  plus  que  personne  :  il  lui 
sembla  même  que  ce  n'était  pas  bien. 

CILVPITRE  XXII 

Le  bal  ne  faisait  que  commencer  lorsque  Kitty  et 
sa  mère  montèrent  le  grand  escalier  brillamment 
éclairé  et  orné  de  fleurs,  sur  lequel  se  tenaient  des  la- 
quais poudrés,  en.  livrées  rouges.  Du  vestibule  où, 
devant  un  miroir,  elles  arrangeaient  leurs  robes  et 
leurs  coiffures  avant  d'entrer,  on  entendait  un  bruis- 
sement semblable  à  celui  d'une  ruche,  et  le  son  des 
violons  de  l'orchestre  se  mettant  d'accord  pour  la 
première  valse. 

Un  petit  vieillard,  qui  rajustait  ses  rares  cheveux 
blancs  devant  un  autre  miroir,  et  répandait  autour 
de  lui  les  parfums  les  plus  pénétrants,  regarda  Kitty 
avec  admiration  ;  il  l'avait  rencontrée  sur  l'escalier 


130  ANNA  KARÉNINE. 

et  se  rangea  pour  lui  faire  place.  Un  jeune  homme 
imberbe,  de  ceux  que  le  vieux  prince  Cherbatzky 
appelait  des  blancs-becs,  avec  un  gilet  ouvert  en 
cœur  et  ime  cravate  blanche  qu'il  rectifiait  tout  en 
marchant,  les  salua,  puis  vint  prier  Kitty  de  lui 
accorder  une  contredanse.  La  première  était  promise 
à  Wronsky,  il  fallut  promettre  la  seconde  au  petit 
jeune  homme.  Un  militaire,  boutonnant  ses  gants,  se 
tenait  à  la  porte  du  salon  ;  il  jeta  un  regard  admiratif 
sur  Kitty  et  se  caressa  la  moustache. 

La  robe,  la  coiffure,  tous  les  préparatifs  nécessaire 
à  ce  bal,  avaient  certes  causé  bien  des  préoccupations 
à  Kitty,  mais  qui  s'en  serait  douté  en  la  voyant  en- 
trer maintenant  dans  sa  toilette  de  tulle  rose  ?  Elle 
portait  si  naturellement  ses  ruches  et  ses  dentelles, 
qu'on  l'aurait  pu  croire  née  en  robe  de  bal  avec  une 
rose  posée  sur  le  sommet  de  sa  jolie  tête. 

Kitty  était  en  beauté  ;  elle  se  sentait  à  l'aise  dans 
sa  robe,  ses  souliers,  et  ses  gants,  mais  le  détail  qu'elle 
approuvait  le  plus  dans  sa  toilette,  était  l'étroit 
velours  noir  qui  entourait  son  cou  et  auquel,  devant 
le  miroir  de  sa  chambre,  elle  avait  trouvé  du  «  genre  ». 
On  pouvait  à  la  rigueur  critiquer  le  reste,  mais  ce 
petit  velours,  jamais.  Kitty  lui  sourit  avant  d'entrer 
au  bal  en  passant  devant  une  glace  ;  sur  ses  épaules  et 
ses  bras  elle  sentait  une  fraîcheur  marmoréenne  qui 
lui  plaisait  ;  ses  yeux  brillaient,  ses  lèvres  roses  sou- 
riaient involontairement  ;  elle  avait  le  sentiment 
d'être  charmante. 

A  peine  eut-elle  paru  dans  la  salle,  et  se  fut-elle 


ANNA  KARKXIXî:.  131 

approchée  du  groupe  de  femmes  couvertes  de  tulle. 
de  fleurs  et  de  rubans  qui  attendaient  les  danseurs, 
que  Kitty  se  vit  invitée  à  valser  par  le  meilleur,  le 
principal  cavalier,  selon  la  hiérarchie  du  bal,  le 
célèbre  directeur  de  cotillons,  le  beau,  l'élégant  Geor- 
ges Korsuiislc>-,  un  honmie  marié.  Il  venait  de  quitter 
la  comtesse  Bonine,  avec  laquelle  il  avait  ouvert  le 
bal,  lorsqu'il  aperçut  Kitty  ;  aussitôt  il  se  dirigea 
vers  elle,  de  ce  pas  dégagé  spéxrial  aux  directeurs  de 
cotillons,  et,  sans  même  lui  demander  si  elle  désirait 
danser,  il  entoura  de  son  bras  la  taille  sou])le  de  la 
jeune  fille  ;  celle-ci  se  retourna  pour  chercher  quel- 
qu'im  à  qui  confier  son  éventail,  et  la  maîtresse  de  la 
maison  le  lui  prit  en  souriant. 

«  Vous  avez  bien  fait  de  venir  de  bonne  heure,  dit 
Korsunsk>',  je  ne  comprends  pas  le  genre  de  venir 
tard.   » 

Kitty  posa  son  bras  gauche  sur  l'épaule  de  son 
danseur,  et  ses  petits  pieds,  chaussés  de  rose,  glis- 
sèrent lé-gèiement  et  en  mesure  sur  le  parquet. 

«  On  se  repose  en  dansant  avec  vous,  dit-il  en 
faisant  quelques  pas  moins  rapides  avant  de  se  lan- 
cer dans  le  tourbillon  de  la  valse.  Quelle  légèreté, 
quelle  précision,  c'est  charmant  !  »  C'était  ce  qu'il 
disait  à  presque  toutes  ses  danseuses. 

Kitty  sourit  de  l'éloge  et  continua  à  examiner  la 
salle  par  dessus  l'épaule  de  son  cavalier,  elle  n'en 
était  pas  à  ses  débuts  dans  le  monde,  et  ne  confon- 
dait pas  tous  les  assistants  dans  l'ivresse  de  ses  pre- 
mières impressions  ;  d'autre  part,  elle  n'était  pas 


133  ANNA  KARÉNINE. 

blasée,  et  ne  connaissait  pas  tous  ces  visages  au  point 
d'en  ^tre  lasse.  Elle  remarqua  donc  le  groupe  qui 
s'était  formé  dans  l'angle  de  la  salle,  à  gauche  ;  c'est 
là  que  se  réimissait  l'élite  de  la  société  :  la  belle  Ly- 
die, la  femme  de  Korsimsky,  outrageusement  décol- 
letée, la  maîtresse  de  la  maison,  le  chauve  Krivine, 
qu'on  voyait  toujours  avec  la  société  la  plus  bril- 
lante. Bientôt  Kitty  aperçut  Stiva,  puis  la  taille 
élégante  d'Anna.  Lui  aussi  était  là  ;  Kitty  ne  l'avait 
pas  revu  depuis  la  soirée  de  la  déclaration  de  Levine. 
Ses  yeux  le  virent  de  loin,  et  elle  remarqua  même 
qu'il  la  regardait. 

«  Faisons-nous  encore  tm  tour  ?  Vous  n'êtes  pas 
fatiguée  ?  demanda  Korsimsky  légèrement  essoufflé. 

—  Non,  merci. 

—  Où  voulez- vous  que  je  vous  conduise  ? 

—  Mme  Karénine  est  là,  il  me  semble  :  menez- 
moi  de  son  côté. 

—  Où  vous  l'ordonnerez.   » 

Et  Korsunsky,  ralentissant  le  pas,  mais  valsant 
toujours,  la  dirigea  vers  le  groupe  de  gauche,  en 
disant  sur  sa  route  :  «  Pardon,  mesdames  ;  pardon, 
mesdames.  »  Et,  tournoyant  adroitement  dans  ce 
flot  de  dentelles,  de  tulle  et  de  rubans,  il  l'assit, 
après  une  dernière  pirouette,  qui  rejeta  sa  robe  sur 
les  genoux  de  Krivine,  et  le  dissimula  sous  un  nuage 
de  tulle,  tout  en  découvrant  deux  petits  souliers 
roses. 

Korsunsky  salua,  se  redressa  d'tm  air  dégagé,  et  of- 
frit le  bras  à  sadanseusepour  lamener  auprèsd'Anna. 


AXXA  KARÎ-.XINE.  133 

Kitty,  un  peu  étourdie,  débarrassa  Krivine  de  ses 
jupes,  et  se  retourna  pour  chercher  Mme  Karénine. 
Celle-ci  n'était  pas  en  mauve,  comme  Kitty  l'avait 
rêvée,  mais  en  noir.  Elle  portait  une  robe  de  velours 
décolletée,  qui  découvrait  ses  épaules  sailpturales 
et  ses  beaux  bras.  Sa  robe  était  garnie  de  guipure  de 
Venise  ;  une  guirlande  de  myosotis  était  posée  sur 
ses  cheveux  noirs,  et  un  bouquet  pareil  attachait  un 
nœud  noir  à  son  corsage.  Sa  coiffure  était  très  sim- 
ple ;  elle  n'avait  de  remarquable  qu'une  quantité 
de  petites  boucles  qui  frisaient  naturellement,  et 
s'échappaient  de  tous  côt<s,  aux  tempes  et  sur  la 
nuque.  Autour  de  son  beau  cou,  fenne  comme  de 
l'ivoire,  était  attachée  une  rangée  de  perles  fines. 

Kitty  voyait  Anna  chaque  jour  et  s'en  était  éprise; 
mais  elle  ne  sentit  tout  son  charme  et  toute  sa  beauté 
qu'en  l'apercevant  maintenant  en  noir,  après  se 
l'être  imaginée  en  mauve  ;  l'impression  fut  si  vive 
qu'elle  cnitne  l'avoir  encore  jamais  vue.  Elle  com- 
prit que  son  grand  charme  consistait  à  effacer  com- 
plètement sa  toilette  ;  sa  parure  n'existait  pas,  et 
n'était  que  le  cadre  duquel  elle  ressortait,  simple, 
naturelle,  élégante,  et  cependant  pleine  de  gaieté 
et  d'animation. 

Lorsque  Kitty  parvint  jusqu'au  groupe  où  Anna 
causait  avec  le  maître  de  la  maison,  la  tête  légèrement 
tournée  vers  lui,  et  se  tenant,  comme  toujours,  ex- 
trêmement droite,  elle  disait  : 

«  Non,  je  ne  jetterais  pas  la  pierre,  quoique  je 
n'approuve  pas.    »  Et,  apercevant  Kitty,  elle  l'ac- 


134  ANNA  KARÉNINE. 

cueillit  d'un  sourire  affectueux  et  protecteur.  D'un 
rapide  coup  d'œil  féminin,  elle  jugea  la  toilette  de  la 
jeune  fille,  et  fit  un  petit  signe  de  tête  approbateur 
que  celle-ci  comprit. 

«  Vous  faites  même  votre  entrée  au  bal  en  dansant, 
lui  dit-elle. 

—  Un  bal  où  se  trouve  laprincese  devient  aussitôt 
animé.  Un  tour  de  valse,  Anna  Arcadievna  ?  ajouta 
Korsimsky  en  s'inclinant. 

—  Ah  !  vous  vous  connaissez  ?  demanda  le  maî- 
tre de  la  maison. 

—  Qui  ne  connaissons-nous  pas,  ma  femme  et 
moi  ?  répondit  Korsunsky  :  nous  sommes  comme  le 
loup  blanc.  Ua  tour  de  valse,  Anna  Arcadievna  ? 

—  Je  ne  danse  pas  quand  je  puis  m'en  dispenser. 

—  Vous  ne  le  pouvez  pas  aujourd'hui.   » 
En  ce  moment  Wronsky  s'approcha. 

«  Eh  bien,  dans  ce  cas,  dansons,  dit-elle  en  pre- 
nant vivement  le  bras  de  Korsunsky  sans  faire  at- 
tention au  salut  de  Wronsky. 

—  Pourquoi  lui  en  veut-elle  ?  »  pensa  Kitty, 
qui  remarqua  fort  bien  que  c'était  avec  intention 
qu'Anna  ne  répondait  pas  à  Wronsky. 

Celm-ci  s'approcha  de  Kitty,  lui  rappela  la  pre- 
mière contredanse,  et  lui  exprima  le  regret  de  ne 
pas  l'avoir  vue  de  quelque  temps.  Kitty  regardait 
Anna  danser  et  l'admirait  tout  en  écoutant  Wronsky  ; 
elle  s'attendait  à  être  invitée  par  lui  à  valser,  et 
comme  il  n'en  faisait  rien,  elle  le  regarda  d'un  air 
étonné. 


ANNA  KARKXINE.  135 

Il  rougit,  l'invita  avec  une  certaine  hâte  ;  mais  à 
peine  avaient-ils  fait  les  premiers  pas,  que  la  musique 
cessa.  Kitty  regarda  son  danseur,  son  visage  était 
si  près  du  sien...  pendant  longtemps,  —  bien  des 
amiées  après,  elle  ne  put  se  rappeler  un  regard  plein 
d'amour  auquel  il  ne  répondit  pas,  sans  qu'un  senti- 
ment de  honte  lui  déchirât  le  cœur. 

—  Pardon,  pardon  !  Valse,  valse  î  »  cria  Korsun- 
sky  de  l'autre  côté  de  la  salle,  et,  s'emparant  de  la 
première  danseuse  venue,  il  recommença  à  danser. 


CHAPITRE  XXIII 

Wronsky  fit  quelques  tours  de  valse  avec  Kitty, 
puis  celle-ci  retourna  auprès  de  sa  mère.  A  peine 
eut-elle  le  temps  d'échanger  quelques  mots  avec  la 
comtesse  Nordstone  que  Wronsky  vint  la  chercher 
pour  la  contredanse.  Ils  causèrent  à  bâtons  rompus  de 
Korsunsky  et  de  sa  femme,  que  Wronsky  dépeignit 
gaiement  comme  d'aimables  enfants  de  quarante 
ans,  du  théâtre  de  société  qui  s'organisait.  A  un 
moment  donné,  cependant,  il  l'émut  vivement  en 
lui  demandant  si  Levine  était  encore  à  Moscou, 
ajoutant  qu'il  lui  plaisait  beaucoup.  Mais  Kitty 
ne  comptait  pas  sur  la  contredanse;  ce  qu'elle  atten- 
dait avec  un  violent  battement  de  cœur,  c'était  le 
cotillon  ;  c'est  alors,  lui  semblait-il,  que  tout  devait 
se  décider.  Quoique  Wronsky  ne  l'eût  pas  invitée 
pendant  la  contredanse,  elle  était  sûre  de  danser  le 


136  ANNA  KARENINE. 

cotillon  avec  lui,  comme  à  tous  les  bals  précédents  ; 
elle  en  était  si  sûre  qu'elle  avait  refusé  cinq  invita- 
tions, se  disant  engagée. 

Tout  ce  bal,  jusqu'au  dernier  quadrille,  fut  pour 
Kitty  semblable  à  un  rêve  enchanteur,  plein  de 
fleurs,  de  sons  joyeux,  de  mouvement  ;  elle  ne  ces- 
sait de  danser  que  lorsque  les  forces  lui  manquaient 
et  qu'elle  implorait  un  moment  de  répit  ;  mais,  en 
dansant  le  dernier  quadrille  avec  im  des  petits  jeunes 
gens  ennuyeux,  elle  se  trouva  faire  vis-à-vis  à 
Wronsky  et  à  Anna.  Celle-ci  dont  elle  ne  s'était  pas 
approchée  depuis  son  entrée  au  bal,  lui  apparut 
cette  fois  encore  sous  une  forme  nouvelle  et  inatten- 
due. Kitty  crut  remarquer  en  elle  les  symptômes 
d'une  surexcitation  qu'elle  connaissait  par  expé- 
rience, celle  du  succès.  Anna  lui  en  parut  grisée. 
Kitty  savait  à  quoi  attribuer  ce  regard  brillant  et 
animé,  ce  sourire  heureux  et  triomphant,  ces  lèvres 
entr'ouvertes,  ces  mouvements  pleins  de  grâce  et 
d'harmonie. 

«  Qui  en  est  cause,  se  demanda- t-elle,  tous  ou  un 
seul  ?  »  Elle  laissa  son  malheureux  danseur  cher- 
cher vainement  à  renouer  le  fil  d'une  conversation 
interrompue,  et,  tout  en  se  soumettant  de  bonne  grâce, 
en  apparence,  aux  ordres  bruyants  de  Korsunsky, 
décrétant  le  grand  rond,  puis  la  chaîne,  elle  observait, 
et  son  cœur  se  serrait  de  plus  en  plus. 

«  Non,  ce  n'est  pas  l'admiration  de  la  foule  qui 
l'enivre  ainsi,  c'est  l'admiration  d'un  seul  ;  qui  est-il.? 
serait-ce  lui  ?  » 


ANNA  KARÎ^XINB.  137 

CliP.que  fois  que  W'ronsky  adressait  la  parole  à 
Anna,  les  yeux  de  celle-ci  s'illuminaient,  et  un  sou- 
rire de  bonheur  entr'ouvrait  ses  belles  lèvres  :  elle 
semblait  chercher  à  dissimuler  cette  joie,  mais  le 
bonheur  ne  s'en  peignait  pas  moins  sur  son  visage. 

«  Et  lui  ?  pensa  Xitty.  Elle  le  regarda  et  fut  épou- 
vantée ?  le  sentiment  qui  se  reflétait  conmie  dans  un 
miroir  sur  les  traits  d'Anna  était  tout  aussi  visible 
sur  le  sien.  Où  étaient  ce  sang-froid,  ce  maintien 
calme,  cette  ph^-sionomie  toujours  au  repos  ?  Main- 
tenant, en  s'adressant  à  sa  danseuse,  sa  tête  s'incli- 
nait comme  s'il  était  prêt  à  se  prosterner,  son  regard 
avait  une  expression  tout  à  la  fois  humble  et  passion- 
née. «  Je  ne  veux  pas  vous  offeaser,  disait  ce  regard, 
mais  je  voudrais  sauver  mon  coeur  et  le  puis-je  ?   » 

Leur  conversation  ne  roulait  que  sur  des  banalités, 
et  cependant,  à  chacune  de  leurs  paroles,  il  semblait 
à  Kitty  que  son  sort  se  décidait.  Pour  eux  aussi, 
chose  étrange,  tout  en  parlant  du  drôle  de  français 
d'Ivan  Ivanitch  et  du  sot  mariage  de  Mlle  Elitzki, 
chaque  mot  prenait  une  valeur  particulière  dont  ils 
sentaient  la  portée  autant  que  Kitty. 

Dans  l'âme  de  la  pauvre  enfant,  le  bal,  l'assistance, 
tout  se  confondit  comme  dans  un  brouillard.  Seule 
la  force  de  l'éducation  la  soutint  et  l'aida  à  faire 
son  devoir,  c'est-à-dire  à  danser,  à  répondre  aux 
questions  qui  lui  étaient  adressées,  même  à  sourire. 
Mais,  au  moment  où  le  cotillon  s'organisa,  où  l'on 
commença  à  placer  les  chaises  et  à  quitter  les  petits 
salons  pour  se  réunir  dans  le  grand,  il  lui  prit  un  ac- 


138  ANNA  KARÉNINE. 

ces  de  désespoir  et  de  terreur.  Elle  avait  refusé 
cinq  danseurs,  n'était  pas  invitée,  et  n'avait  plus 
aucune  chance  de  l'être,  parce  que  ses  succès  dans  le 
monde  rendaient  invraisemblable  qu'elle  n'eût  pas 
de  cavalier.  Il  lui  aurait  fallu  dire  à  sa  mère  qu'elle 
était  souffrante  et  quitter  le  bal,  mais  elle  n'en  eut 
pas  la  force.  Bile  se  sentait  anéantie  î 

Elle  s'enfuit  dans  un  boudoir  et  tomba  sur  un 
fauteuil.  Les  flots  vaporeux  de  sa  robe  enveloppaient 
comme  d'un  nuage  sa  taille  frêle  ;  son  bras  de  jeune 
fille,  maigre  et  délicat,  retombait  sans  force,  et  comme 
noyé  dans  les  plis  de  sa  jupe  rose  ;  l'autre  bras  agitait 
nerveusement  un  éventail  devant  son  visage  brû- 
lant. Mais,  quoiqu'elle  eût  l'air  d'un  joli  papillon 
retenu  dans  les  herbes  et  prêt  à  déployer  ses  ailes 
frémissantes,  im  affreux  désespoir  lui  brisait  le 
cœur. 

«  Je  me  trompe  peut-être,  tout  cela  n'existe 
pas  !   »  Et  elle  se  rappelait  ce  qu'elle  avait  vu. 

«  Kitty,  que  se  passe- t-il  ?  »  dit  la  comtesse 
Nordstone,  qui  s'était  approchée  d'elle  sans  qu'elle 
entendît  ses  pas  sur  le  tapis. 

Les  lèvres  de  Kitty  tressaillirent,  elle  se  leva  vive- 
ment. 

«  Kitty,  tu  ne  danses  pas  le  cotillon  ? 

—  Non,  non,  répondit-elle  d'une  voix  tremblante. 

—  Il  l'a  invitée  devant  moi,  dit  la  Nordstone,  sa- 
chant bien  que  Kitty  comprenait  de  qui  il  s'agissait. 
Elle  lui  a  répondu  :  «  Vous  ne  dansez  donc  pas  avec 
la  princesse  Cherbatzky  ?   » 


AXNA  KARl'.XINE.  139 

—  Tout  cela  m'est  égal  !   »  répondit  Kitty. 

Elle  était  seule  à  savoir  que,  la  veille,  un  honune 
qu'elle  aimait  peut-être  avait  été  sacrifié  par  elle  à 
cet  ingrat. 

La  comtesse  alla  chercher  Korsunsky,  avec  lequel 
elle  devait  danser  le  cotillon,  et  l'engagea  à  inviter 
Kitty. 

Par  bonheur  pour  Kitty,  elle  ne  fut  pas  obligée 
de  causer,  son  cavalier,  en  sa  qualité  de  directeur, 
passant  son  temps  à  courir  de  l'un  à  l'autre  et  à  or- 
ganiser des  figures  ;  Wronsky  et  Arma  dansaient 
presque  vis-à-vis  d'elle  ;  Kitty  les  voyait  tantôt  de 
loin,  tantôt  de  près,  quand  leur  tour  de  danser  reve- 
nait, et  plus  elle  les  regardait,  plus  elle  sentait  son 
mallieur  consonmié.  Ils  étaient  seuls,  malgré  la 
foule,  et  sur  le  visage  de  W^ronsky,  d'habitude  si  im- 
passible, Kitty  remarqua  cette  expression  frappante 
d'humilité  et  de  crainte  qui  fait  penser  à  un  chien 
intelligent  quand  il  se  sent  coupable. 

Amia  souriait,  il  répondait  à  son  sourire; semblait- 
elle  réfléchir,  il  devenait  sérieux.  Une  force  presque 
surnaturelle  attirait  les  regards  de  Kitty  sur  .\nna. 
Elle  était  séduisante  avec  sa  robe  noire,  ses  beaux 
bras  couverts  de  bracelets,  son  cou  élégant  entouré 
de  perles,  ses  cheveux  noirs  frisés  et  un  peu  en  désor- 
dre. Les  mouvements  légers  et  gracieux  de  ses  pe- 
tits pieds,  son  beau  visage  animé,  tout  en  elle  était 
attrayant  ;  mais  ce  charme  avait  quelque  chose  de 
terrible  et  de  cruel. 

Kitty  l'admirait  plus  encore  qu'auparavant,  tout 


I40  ANNA  KARÉNINE. 

en  sentant  croître  sa  souffrance  ;  elle  était  écrasée 
et  son  visage  le  disait  :  Wronsky,  en  x^assant  près 
d'elle  dans  une  figure,  ne  la  reconnut  pas  immédiate- 
méat,  tant  ses  traits  étaient  altérés. 

a  Quel  beau  bal  !  dit-il  pour  dire  quelque  chose. 

—  Oui   »,  répondit-elle. 

Vers  le  milieu  du  cotillon,  dans  une  manoeuvre 
récemment  inventée  par  Korsunsky,  Anna,  sor- 
tant du  cercle,  eut  à  appeler  «  deux  cavaliers  et 
deux  dames  »  :  l'ime  d'elles  fut  Kitty,  qui  s'apxjro- 
cha  toute  troublée.  Anna,  fermant  à  demi  les  yeux, 
la  regarda  et  lui  serra  la  main  avec  im  sourire,  mais, 
remarquant  aussitôt  l'expression  de  sui-prise  désolée 
avec  laquelle  Kitty  y  répondit,  elle  se  tourna  vers 
l'autre  danseuse  et  Im  parla  d'un  ton  animé. 

«  Oui,  il  y  a  en  elle  une  séduction  étrange,  pres- 
que inieimale   »,  pensa  Kitty. 

Anna  ne  voulait  pas  rester  au  souper;  et  le  maître 
de  la  maison  insistait. 

a  Restez  donc,  Anna  Arcadievna,  lui  dit  Korsun- 
sky en  lui  prenant  le  bras.  Quelle  invention  que  mon 
cotillon  !  n'est-ce  pas  un  bijou  ?  » 

Et  il  essaya  de  l'entraîner,  le  maître  de  la  maisouVy 
encourageant  d'un  souiire. 

a  Non,  je  ne  puis  rester,  —  répondit  Anna  en  sou- 
riant aussi  ;  mais,  malgré  ce  sourire,  les  deux  homme 
comprirent  au  son  déterminé  de  sa  voix  qu'elle  ne 
resterait  jjas.  —  Non,car  j'ai  x>lus  dansé  en  une  fois, 
à  votre  bal  de  Moscou,  que  dans  tout  mon  hiver  à 
Péters bourg  ;  —  et  elle  se  tourna  vers  Wronsky  qui 


ANNA  KARf.XIXE.  141 

se  tenait  près  d'elle.  —  Il  faut  se  reposer  avant  le 
voyage 

—  Et  vous  partez  décidément  demain  ?demanda- 
t-il. 

—  Oui,  je  pense  »  répondit  Anna,  comme  éton- 
née de  la  hardiesse  de  cette  question.  Pendant  qu'elle 
lui  parlait,  l'éclat  de  son  regard  et  de  son  sourire 
brûlaient  le  cœur  de  Wronsky. 

-Vima  n'assista  pas  au  souper  et  partit. 


CHAPITRE  XXIV 

«  Il  doit  y  avoir  en  moi  quelque  chose  de  répulsif. 
pensait  Levine  en  sortant  de  chez  les  Cherbatzky 
pour  rentrer  chez  son  frère.  Je  ne  plais  pas  aux  au- 
tres hommes.  On  dit  que  c'est  de  l'orgueil  :  je  n'ai 
pas  d'orgueil.  Me  serais-je  mis  dans  la  situation  où 
je  suis,  si  j'en  avais  ?  »  Et  il  se  figurait  Wronsky 
heureux,  aimal)le,  tranquille,  plein  d'esprit,  igno- 
rant jusqu'à  la  possibilité  de  se  trouver  dans  une  po- 
sition semblable  à  la  sienne.  <  Elle  devait  le  choisir, 
c'est  naturel,  et  je  n'ai  à  me  plaindre  de  rien  ni  de 
personne  ;  il  n'y  a  de  coupable  que  moi  ;  quel  droit 
avais- je  de  supposer  qu'elle  consentirait  à  imir  sa 
vie  à  la  mienne  ?  Qui  suis- je  ?  que  suis- je  ?  Un  homme 
inutile  à  lui-même  et  aux  autres.   » 

Et  le  souvenir  de  son, frère  Nicolas  lui  re\'int. 
N'a-t-il  pas  raison  de  dire,  lui.  que  tout  est  mauvais 
et  détestable  en  ce  monde  }  Avons-nous  jamais  été 


142  ANNA  KARENINE. 

justes  en  jugeant  Nicolas  ?  Certainement,  aux 
yeux  de  Prokofi  qui  Ta  rencontré  ivre  et  en  pelisse 
déchirée,  c'est  un  être  méprisable  ;  mais  mon  point 
de  vue  est  différent.  Je  connais  son  cœur  et  je  sais 
que  nous  nous  ressemblons.  Et  moi  qui,  au  lieu 
d'aller  le  chercher,  ai  été  dîner  et  suis  venu  ici  !   » 

Levine  s'approcha  d'un  réverbère  pour  déchiffrer 
l'adresse  de  son  frère  et  appela  un  isvostchik.  Pen- 
dant le  trajet,  qui  fut  long,  Levine  se  rappela  un  à  un 
les  incidents  de  la  vie  de  Nicolas.  Il  se  souvint  com- 
ment à  l'Université,  et  un  an  après  l'avoir  quittée, 
son  frère  avait  vécu  comme  un  moine,  sans  teriir 
compte  des  plaisanteries  de  ses  camarades,  accomplis- 
sant rigoureusement  toutes  les  prescriptions  de  la  reli- 
gion, offices,  carêmes,  fuyant  tous  les  plaisirs  et 
surtout  les  femmes  :  comment,  plus  tard,  il  s'était 
laissé  entraîner  et  lié  avec  des  gens  de  la  pire  espèce 
pour  mener  une  vie  de  débauche.  Il  se  rappela  son 
histoire  avec  un  petit  garçon  qu'il  avait  pris  à  la 
campagne  pour  l'élever,  et  qu'il  battit  de  telle 
sorte,  dans  un  accès  de  colère,  qu'il  faillit  être  con- 
damné pour  sévices  et  mutilation.  Il  se  souvint  de  son 
histoire  avec  un  escroc,  auquel  il  avait  donné  une 
lettre  de  change  pour  payer  une  dette  de  jeu,  et 
qu'il  avait  ensuite  traduit  en  justice  pour  l'avoir 
trompé.  C'était  précisément  la  lettre  de  change  que 
venait  de  payer  Serge  Ivanovitch.  Il  se  souvint  de  la 
nuit  que  Nicolas  passa  au  poste  pour  désordres  noc- 
turnes, du  procès  scandaleux  entamé  contre  son  frère 
Serge,  lorsqu'il  accusa  celui-ci  de  ne  pas  vo'oloir  lui 


ANNA  KARKNINE.  143 

payer  sa  part  de  la  successsion  de  leur  mère  et  enfin 
de  sa  dernière  aventure,  lorsque,  ayant  pris  un  em- 
ploi dans  les  gouvernements  de  l'ouest,  il  fut  tra- 
duit en  jugement  pour  coups  portés  à  un  supérieur. 
Tout  cela  était  odieux,  mais  pour  Ivcvineriinpressiou 
était  moins  mauvaise  que  pour  ceux  qui  ne  connais- 
saient pas  Nicolas,  car  il  s'imaginait  connaître  le 
fond  de  ce  cœur  et  sa  véritable  histoire. 

Levine  n'oubliait  pas  qu'au  temps  où  Nicolas  avait 
cherché  dans  les  pratiques  de  la  dévotion  un  frein  à 
ses  mauvaises  passions,  personne  ne  l'avait  approuvé 
ou  soutenu  ;  chacim,  au  contraire,  lui  le  premier, 
l'avait  tourné  en  ridicule  ;  puis,  lorsque  était  venue 
la  chute,  persorme  ne  chercha  à  le  relever  :  on  le 
fuyait  avec  horreur  et  dégoût. 

Levine  sentait  que  Nicolas,  dans  le  fond  de  son 
âme,  ne  devait  pas  se  trouver  plus  coupable  que  ceux 
qui  le  méprisaient.  Était-il  responsable  de  sa  nature 
indomptable,  de  son  intelligence  bornée  ?  N'avait-il 
pas  cherché  à  rester  dans  la  bonne  voie  ?  a  Je  lui 
parlerai  à  cœur  ouvert  et  l'obligerai  à  en  faire  autant, 
et  je  lui  prouverai  que  je  le  comprends  parce  que  je 
l'aime.   » 

Il  se  fit  donc  conduire  à  l'hôtel  indiqué  sur  l'adresse, 
vers  onze  heures  du  soir. 

«  En  haut,  aux  numéros  12  et  13,  répondit  le 
suisse  de  l'hôtel. 

—  Est-il  chez  lui  ? 

—  Probablement.    » 

La  porte  du  numéro  12  était  entr'ou verte,  et  il 


144  ANNA  KARENINE. 

sortait  de  la  chambre  une  épaisse  fumée  de  tabac  de 
qualité  inférieure  ;  Levine  entendit  le  son  d'une  voix 
inconnue,  puis  il  reconnut  la  présence  de  son  frère 
en  l'entendant  tousser. 

Quand  il  entra  dans  une  espèce  d'antichambre,  la 
voix  inconnue  disait  : 

«  Tout  dépend  de  la  façon  raisonnable  et  ration- 
nelle dont  l'affaire  sera  menée.    » 

Levine  jeta  un  coup  d'œil  dans  T entre-bâillement 
de  la  porte,  et  vit  que  celui  qui  parlait  était  un  jeune 
homme,  vêtu  comme  im  homme  du  peuple,  un  énorme 
bonnet  sur  la  tête;  sur  le  divan  était  assise ime 
jeune  femme  grêlée,  en  robe  de  laine,  sans  col  et 
sans  manchettes.  I/C  cœur  de  Constantin  se  serra  à 
l'idée  du  milieu  dans  lequel  vivait  son  frère  !  Per- 
sonne ne  l'entendit,  et,  tout  en  ôtant  ses  galoches, 
il  écouta  ce  que  disait  l'individu  mal  vêtu.  Il  parlait 
d'une  affaire  qu'il  cherchait  à  conclure. 

«  Que  le  diable  les  emporte,  les  classes  privilé- 
giées !  dit  la  voix  de  son  frère  après  avoir  toussé. 
Mâcha  !  tâche  de  nous  avoir  à  souper,  et  donne-nous 
du  vin  s'il  en  reste  ;  sinon,  fais-en  chercher.   » 

La  femme  se  leva,  et  en  sortant  aperçut  Constan- 
tin de  l'autre  côté  de  la  cloison. 

«  Quelqu'un  vous  demande,  Nicolas  Dmitrie- 
vitch  »,  dit-eUe. 

—  Que  vous  faut-il  ?  cria  la  voix  de  Nicolas  avec 
colère. 

—  C'est  moi,  répondit  Constantin  en  paraissant 
à  la  porte. 


ANNA  KARtXINB.  143 

—  Qui  moi  ?  »  répéta  la  voix  de  Nicolas  sur  un  ton 
irrité.  Levine  l'entendit  se  lever  vivement  en  s'accro- 
chant  à  quelque  chose,  et  vit  se  dresser  devant  lui  la 
haute  taille,  maigre  et  courbée  de  son  frère,  dont  l'as- 
pect sauvage,  hagard  et  maladif  lui  ût  peur. 

Il  avait  encore  maigri  depuis  la  dernière  fois  que 
Constantin  l'avait  \'u,  trois  ans  auparavant  ;  il 
portait  une  redingote  écourtée  ;  sa  structure  osseuse 
ses  mains,  tout  paraissait  plus  grand.  Ses  cheveux 
étaient  devenus  plus  rares,  ses  moustaches  se  héris- 
saient autour  de  ses  lèvres  comme  autrefois,  et  il 
avait  le  même  regard  effrayé  qui  se  fixa  sur  son  visi- 
teur avec  une  sorte  de  naïveté. 

«  Ah  !  Kostia  !  »  s'écria- t-il  tout  à  coup  en  recon- 
naissant son  frère,  et  ses  yeux  brillèrent  de  joie  ; 
puis,  se  tournant  vers  le  jeune  homme,  il  fit  de  la  tête 
et  du  cou  un  mouvement  nerveux,  bien  connu  de  LrC- 
vine,  comme  si  sa  cravate  l'eût  étranglé,  et  une  ex- 
pression toute  différente,  sauvage  et  cruelle,  se  pei- 
gnit sur  son  visage  amaigri. 

«  Je  vous  ai  écrit,  à  Serge  Ivanitch  et  à  vous,  mais 
je  ne  vous  connais  pas  et  ne  veux  pas  vous  connaître. 
Que  veux- tu,  que  voulez- vous  de  moi  ?   » 

Constantin  avait  oublié  ce  que  cette  nature  offrait 
de  mauvais,  de  difficile  à  supporter,  et  qui  rendait 
impossible  toute  relation  de  famille  ;  il  s'était  repré- 
senté son  frère  tout  autre,  en  pensant  à  lui  ;  main- 
tenant, en  revoyant  ces  traits,  ces  mouvements  de 
tête  bizarres,  le  souvenir  lui  revint. 

a  Mais  je  ne  veux  rien  de  toi,  répondit-il  avec  une 


146  ANNA  KARÉNINE. 

certaine  timidité,  je  suis  tout  simplement  venu  te 
voir.    » 

ly'air  craintif  de  son  frère  adoucit  Nicolas. 

«  Ah  !  c'est  ainsi,  dit-il  avec  une  grimace  ;  dans 
ce  cas,  entre,  assieds-toi  ;  veux-tu  souper  ?  Mâcha, 
apporte  trois  portions.  Non,  attends.  Sais-tu  qui  c'est  ? 
dit-il  à  son  frère  en  désignant  l'individu  mal  vêtu. 
C'est  M.  Kritzki,  mon  ami  ;  je  l'ai  connu  à  Kiew  ; 
c'est  MO.  homme  très  remarquable.  La  police  le  persé- 
cutait, naturellement  parce  que  ce  n'est  pas  un  lâche.  » 
Et  il  regarda  chacun  des  assistants,  comme  il 
faisait  toujours  après  avoir  parlé  ;  puis,  s'adressant 
à  la  femme  qui  était  sur  le  point  de  sortir,  il  cria  : 

«  Attends,  te  dis- je  !  »  Il  regarda  encore  chacun 
et  se  mit  à  raconter,  avec  la  difficulté  de  parole  que 
connaissait  trop  bien  Constantin,  toute  l'histoire  de 
Kritzki  :  comment  il  avait  été  chassé  de  l'Université 
pour  avoir  voulu  fonder  une  société  de  secours  et  des 
écoles  du  dimanche  ;  comment  il  avait  ensuite  été 
nommé  instituteur  primaire  pour  être  aussitôt  chassé; 
comment  il  avait  été  mis  en  jugement  on  ne  sait 
pourquoi. 

«  Vous  êtes  de  l'Université  de  Kiew  ?  demanda 
Constantin  à  Kritzki  pour  rompre  un  silence  gênant. 

—  Oui,  j'en  ai  été,  répondit  Kritzki,  en  fronçant 
le  sourcil  d'un  air  mécontent. 

—  Et  cette  femme,  interrompit  Nicolas  en  la  dé- 
signant, c'est  Maria-Nicolaevna,  la  compagne  de  ma 
vie.  Je  l'ai  prise  dans  une  maison,  mais  je  l'aime  et  je 
l'estime,  et  tous  ceux  qui  veulent   me   connaître 


ANNA  KARfiNIXE.  147 

doivent  l'aimer  et  l'honorer.  Je  la  considère  comme 
ma  femme.  Ainsi  tu  sais  à  qui  tu  as  affaire  :  et  main- 
tenant, si  tu  crois  t'abaisser.  libre  à  toi  de  sortir.    » 

Et  il  jeta  un  regard  interrogateur  sur  ceux  qui 
l'entouraient. 

«  Je  ne  comprends  pas  en  quoi  je  m'abaisserais. 

—  Alors,  fais-nous  monter  trois  portions,  Mâcha, 
trois  portions,  de  l'eau-de-vie,  du  vin.  Non,  attends  ; 
non,  c'est  inutile,  va.    » 


CHAPITRE  XXV 

t  Vois-tu,  —  continua  Nicolas  Lcvine  en  plissant 
le  front  avec  effort  et  s'agitant,  car  il  ne  savait  ni  que 
dire,  ni  que  faire.  —  Vois-tu,  —  et  il  montra  dans 
un  coin  de  la  chambre  quelques  barres  de  fer  atta- 
chées avec  des  sangles.  —  Vois-tu  cela  ?  C'est  le 
commencement  d'une  œuvre  nouvelle  que  nous  en- 
treprenons ;  cette  œuvre  est  un  artd  *  professionnel. 

Constantin  n'écoutait  guère  ;  il  obser\'ait  ce  visage 
maladif  de  phtisique,  et  sa  pitié  croissante  l'empê- 
chait de  prêter  grande  attention  à  ce  que  disait  son 
frère.  Il  savait  bien  d'ailleurs  que  cette  œuvre  n'était 
qu'une  ancre  de  salut  destinée  à  empêcher  Nicolas  de 
se  mépriser  complètement.  Celui-ci  continua  : 

«  Tu  sais  que  le  capital  écrase  rou\Tier  ;  l'ouvrier 
chez  nous,  c'est  le  paysan  ;  c'est  lui  qui  porte  tout  le 

I.  Association  ouvrière. 


148  AK>:A  KARÉNINE. 

poids  du  travail,  et,  quoi  qu'il  fasse,  il  ne  peut  sortir 
de  son  état  de  bête  de  somme.  Tout  le  bénéfice,  tout 
ce  qui  pourrait  améliorer  le  sort  des  paysans,  leur 
donner  quelques  loisirs  et  par  conséquent  quelque  ins- 
truction, tout  est  englouti  par  le  capitaliste.  Et  la 
société  est  ainsi  faite,  que  plus  ils  travailleront,  plus 
les  propriétaires  et  les  marchands  s'engraisseront  à 
leurs  dépens,  tandis  qu'eux  ils  resteront  bêtes  de 
somme.  C'est  là  ce  qu'il  faut  changer.  —  Et  il  re- 
garda son  frère  d'un  air  interrogateur. 

—  Oui  certainement,  répondit  Constantin  en  re- 
marquant deux  taches  rouges  se  fonner  sur  les  pom- 
mettes des  joues  de  son  frère. 

—  Et  nous  organisons  un  artel  de  serrurerie  où 
tout  sera  en  commun  :  travail,  bénéfices,  jusqu'aux 
instruments  de  travail  eux-mêmes. 

—  Où  sera  cet  artel  ?  demanda  Constantin. 

—  Dans  le  village  de  Vasdrem,  dans  le  gouverne- 
ment de  Kasan. 

—  Pourquoi  dans  un  village  ?  Il  me  semble  qu'à 
la  campagne  l'ouvrage  ne  manque  pas  ?  Pourquoi  y 
étabhr  un  artel  de  serrurerie  ? 

—  Parce  que  le  paysan  reste  serf  tout  comme  par 
le  passé,  et  c'est  à  cause  de  cela  qu'il  vous  est  désa- 
gréable, à  Serge  et  à  toi,  qu'on  cherche  à  les  tirer  de 
cet  esclavage  )),  répondit  Nicolas  contrarié  de  cette 
obser\^ation. 

Pendant  qu'il  parlait,  Constantin  avait  examiné 
la  chambre  triste  et  sale  ;  il  soupira,  et  ce  soupir  ir- 
rita encore  plus  Nicolas. 


ANNA  KARflNINK.  149 

a  Je  connais  vos  préjugés  aristocratiques,  à  Serge 
et  à  toi  ;  je  sais  qu'il  emploie  toutes  les  forces  de  sou 
intelligence  à  défendre  les  maux  qui  nous  acca* 
bleut. 

—  A  quel  propos  parles- tu  de  Serge  ?  dit  Leviiie 
en  souriant. 

—  De  Serge  ?  voilà  pourquoi  j'en  parle,  cria  tout 
à  coup  Nicolas  à  ce  nom,  voilà  pourquoi.  Mais  à  quoi 
bon  ?  Dis-moi  seulement  pourquoi  tu  es  venu  ?  Tu 
méprises  tout  ceci,  tant  mieux,  va-t'cu  au  diable, 
va-t'en  !  —  Et  il  se  leva  de  sa  chaise  en  criant  : 
Va-t'en,  va-t'en  ! 

—  Je  ne  méprise  rien,  dit  Constantin  doucement  ; 
je  ne  discute  même  pas.    » 

Maria-Nicolae\nia  entra  en  ce  moment  ;  Nicolas 
se  tourna  vers  elle  en  colère,  mais  elle  s'approcha 
vivement  de  lui,  et  lui  dit  quelques  mots  à  l'oreille. 

«  Je  suis  malade,  je  deviens  irritable,  dit  Nicolas 
plus  calme  et  respirant  péniblement,  et  tu  viens  me 
parler  de  Serge  et  de  ses  articles  !  Ce  sont  de  telles 
insanités,  de  tels  mensonges,  de  telles  erreurs  ! 
Comment  un  homme  qui  ne  sait  rien  de  la  justice 
peut-il  en  parler  ?  Avez-vous  lu  son  article  ?  dit-il 
en  s'adressant  à  Kritzki.  —  Et,  s'approchant  de  la 
table,  il  voidut  la  débarrasser  de  cigarettes  à  moitié 
faites. 

—  Je  ne  l'ai  pas  lu,  rq)ondit  Kritzki  d'un  air 
sombre,  ne  voulant  visiblement  prendre  aucune  part 
à  la  conversation. 

—  Pourquoi  ?  demanda  Nicolas  avec  irritation. 


150  '     ANNA  KARÉNINE. 

—  Parce  que  je  trouve  inutile  de  perdre  ainsi  mon 
temps. 

—  Permettez  :  comment  s  avez- vous  si  ce  serait 
du  temps  perdu  ?  Pour  bien  des  gens,  cet  article 
est  inabordable  parce  qu'ils  ne  peuvent  le  compren- 
dre ;  mais  pour  moi,  c'est  différent  :  je  lis  au  travers 
des  pensées,  et  je  sais  en  quoi  il  est  faible.    » 

Personne  ne  répondit.  Kritzki  se  leva  lentement 
et  prit  son  bonnet. 

«  Vous  ne  voulez  pas  souper  ?  Dans  ce  cas,  bon- 
soir. Revenez  demain  avec  le  serrurier.    » 

A  peine  Kritzki  fut-il  sorti  que  Nicolas  cligna  de 
l'œil  en  souriant. 

«  Pas  fort  non  plus  celui-là,  dit-il,  je  vois  bien...   » 

Kritzki  l'appela  du  seuil  de  la  porte. 

«  Qu'y  a-t-il  ?  »  demanda  Nicolas,  et  il  alla  le 
rejoindre  dans  le  corridor. 

Resté  seul  avec  Maria-Nicolaevna,  I^evine  s'adres- 
sa à  elle  : 

«  Êtes-vous  depuis  longtemps  avec  mon  frère  ? 
lui  demanda- t-il. 

—  Depuis  bientôt  deux  ans.  Sa  santé  est  devenue 
faible  ;  il  boit  beaucoup. 

—  Comment  l'entendez-vous  ? 

—  Il  boit  de  l'eau- de- vie.  Cela  lui  fait  mal. 

—  Et  en  boit-il  avec  excès  ?  demanda  Levine  à 
vo  X  basse. 

—  Oui,  répondit-elle  en  regardant  avec  crainte  du 
côté  de  la  porte,  où  se  montra  Nicolas  Levine. 

—  De  quoi  parlez- vous  ?  dit-il  en  les  regardant 


AXNA  KARKNIXK.  T51 

l'un  après  l'autre,  les  yeux  effarés  et  en  fronçant  le 
sourcil. 

—  De  rien,  repondit  Constantin  confus. 

—  Vousne  voulez  pas  répondre  :  eh  bien,  ne  ré- 
pondez pas  ;  mais  tu  n'as  que  faire  de  causer  avec 
elle.  C'est  une  fille,  et  toi  un  gentilhonune...  Je  vois 
bien  que  tu  as  tout  compris  et  jugé,  et  que  tu  consi- 
dères mes  erreurs  avec  mépris,  dit-il  en  élevant 
la  voix. 

—  Nicolas  Dmitrievitch,  Nicolas  Dmitrievitch, 
murmura  Marie  Nicolae\Tia  en  s'approchant  de  lui. 

—  C'est  bon,  c'est  bon  !...  Eh  bien,  et  ce  souper  ? 
Ah  î  le  voilà  !  dit-il  en  voyant  entrer  un  domestique 
portant  un  plateau. 

—  Par  ici,  —  continua-t-il  d'un  ton  irrité,  et  aus- 
sitôt il  se  versa  un  verre  d'eau-de-vie  qu'il  but  avide- 
ment. —  En  veux- tu  ?  demanda- t-il  déjà  rasséréné 
à  son  frère. 

—  Ne  parlons  plus  de  Serge  Ivanitch.  Je  suis  tout 
de  même  content  de  te  revoir.  On  a  beau  dire,  nous 
ne  sommes  pourtant  pas  des  étrangers  l'un  pour  l'au- 
tre. Bois  donc.  Raconte-moi  ce  que  tu  fais  ?  conti- 
nua-t-il en  mâchant  hâtivement  un  morceau  de  pain 
et  en  se  versant  un  second  verre.  Cormnent  vis-tu  ? 

—  Mais  comme  autrefois,  seul,  à  la  campagne  ; 
je  m'occupe  d'agriculture,  —  répondit  Constantin  en 
regardant  plein  de  terreur  l'avidité  avec  laquelle 
son  frère  mangeait  et  buvait,  et  en  tâchant  de  dissi- 
muler ses  impressions. 

—  Pourquoi  ne  te  maries- tu  pas  ? 


152  ANNA  KARÉNINE. 

—  Cela  ne  s'est  pas  trouvé,  répondit  Constantin 
en  rougissant. 

—  Pourquoi  cela  ?  Quant  à  moi,  c'est  fini.  J'ai 
gâché  mon  existence.  J'ai  dit  et  je  dirai  toujours 
que,  si  on  m'avait  donné  ma  part  de  succession  quand 
j 'en  avais  besoin,  ma  vie  aurait  été  tout  autre.   » 

Constantin  se  hâta  de  changer  de  conversatio  . 

«  Sais-tu  que  ton  Vanioucha  est  chez  moi  à  Pa- 
krofsky,  au  comptoir   »,  dit-il. 

Nicolas  eut  un  mouvement  de  cou  nerveux  et  parut 
réfléchir. 

«  Raconte-moi  ce  qui  se  passe  à  Pakrosfsky.  La 
maison  est-elle  la  même  ?  et  nos  bouleaux  !  et  notre 
chambre  d'étude  !  Se  peut-il  que  Philippe  le  jardi- 
nier vive  encore  ?  Comme  je  me  souviens  du  petit 
pavillon,  du  grand  divan  !  Ne  change  rien  à  la  mai- 
son, marie-toi  vite  et  recommence  la  vie  d'autrefois. 
Je  viendrai  chez  toi  alors,  si  tu  as  une  bonne  femme. 

—  Pourquoi  ne  pas  venir  maintenant  ?  Nous  nous 
arrangerons  si  bien  ensemble  ? 

—  Je  serais  venu  si  je  ne  craignais  de  rencontrer 
Serge  Ivanitch. 

—  Tu  ne  le  rencontreras  pas  :  je  suis  absolument 
indépendant  de  lui. 

—  Oui,  mais,  quoi  que  tu  dises,  il  te  faut  choisir 
entre  lui  et  moi  »,  dit  Nicolas  en  levant  avec  crainte 
les  yeux  sur  son  frère. 

Cette  timidité  toucha  Levine. 
«  Si  tu  veux  que  je  te  fasse  une  confession  au  su- 
jet de  votre  querelle,  je  te  dirai  que  je  ne  prends  parti 


AXXA  KARi:XIXK.  153 

ni  pour  l'un,  ni  pour  l'autre.  Vous  avez,  selon  înoi, 
tort  tous  les  deux  ;  seulement,  chez  toi  le  tort  est 
extérieur,  tandis  qu'il  est  intérieur  chez  Serge. 

—  Ha,  ha  !  tu  l'as  compris,  tu  l'as  compris  ! 
cria  Nicolas  avec  une  explosion  de  joie. 

—  Et  si  Xxi  veux  aussi  le  savoir,  c'est  à  ton 
amitié  que  je  tiens  personnellement  le  plus,  parce 
que... 

—  Pourquoi  ?  pourquoi  ?   » 

Constantin  n'osait  pas  dire  que  cela  tenait  à  ce 
que  Nicolas  était  malhL'ureux  et  avait  plas  besoin  de 
son  affection  ;  mais  Nicolas  comprit,  et  se  reprit  à 
boire  d'un  air  sombre. 

«  Assez,  Nicolas  Dmitrievitch  !  dit  Maria-Nico- 
lae\Tia  en  tendant  sa  grosse  main  vers  le  carafon 
d'eau-de-vic. 

—  Laisse,  ne  m'ennuie  pas,  sinon  je  te  bats  !  » 
cria-t-il.  Marie  eut  un  bon  sourire  soumis  qui  dé- 
sanna  Nicolas,  et  elle  retira  l'eau-de-vie. 

«  Tu  crois  qu'elle  ne  comprend  rien,  celle-là  ?  dit 
Nicolas.  Elle  comprend  tout  mieux  qu'aucun  de 
nous.  N'est-ce  pas  qu'elle  a  quelque  chose  de  gentil, 
de  bon  ? 

—  Vous  n'aviez  jamais  été  à  Moscou  ?  demanda 
Constantin  pour  dire  quelque  chose. 

—  Ne  lui  dis  donc  pas  vous.  Elle  craint  cela.  Sauf 
le  juge  de  paix  qui  l'a  jugée  quand  elle  a  voulu  sor- 
tir de  la  maison  où  elle  était,  personne  ne  lui  a  ja- 
mais dit  vous.  Mon  Dieu,  comme  tout  manque  de 
bon  sens  en  ce  monde  !  s'écria- t-il  tout  à  coup.  Ces 


154  ANNA  KARENINE. 

nouvelles  institutions,  ces  juges  de  paix,  ces  sems- 
tvos  !  quelles  monstruosités  !  » 

Et  il  entreprit  de  raconter  ses  aventures  avec  les 
nouvelles  institutions. 

Constantin  l'écoutait  ;  ce  besoin  de  négation  et  de 
critique,  qu'il  partageait  avec  son  frère,  et  qu'il 
exprimait  si  souvent,  lui  devint  tout  à  coup  désa- 
gréable. 

«  Nous  comprendrons  tout  cela  dans  l'autre 
monde,  dit-il  en  plaisantant. 

—  Dans  l'autre  monde  !  Oh  !  je  ne  l'aime  pas 
cet  autre  monde,  je  ne  l'aime  pas  !  répéta  Nicolas  en 
fixant  des  yeux  hagards  sur  son  frère.  Il  semblerait 
bon  de  sortir  de  ce  chaos,  de  toutes  ces  vilenies; 
mais  j  '  ai  peur  de  la  mort,  j  ' en  ai  terriblement  peur.   » 

Il  frissonna. 

«  Mais  bois  donc  quelque  chose.  Veux- tu  du 
Champagne  ?  ou  bien  veux-tu  que  nous  sortions  ? 
Allons  voir  les  Bohémiennes  !  Sais- tu  que  je  me 
suis  mis  à  aimer  les  Bohémiennes  et  les  chansons 
russes...    » 

Sa  langue  s'embrouillait,  et  il  sautait  d'un  sujet 
à  un  autre.  Constantin,  avec  l'aide  de  Mâcha,  lui 
persuada  de  ne  pas  sortir,  et  ils  le  couchèrent  com- 
plètement ivre. 

Mâcha  promit  à  Levine  de  lui  écrire  si  c'était  né- 
cessaire et  de  tâcher  de  décider  Nicolas  à  venir  vivre 
chez  lui. 


ANNA  KARENINE.  155 


CHAPITRE  XXVI 

I.E  lendemain  matin,  Lcvine  quitta  Moscou,  et 
vers  le  soir  il  fut  de  retour  chez  lui.  Pendant  le 
voyage  il  lia  conversation  en  wagon  avec  ses  compa- 
gnons de  route,  causa  politique,  chemins  de  fer  et 
tout  comme  à  Moscou,  se  sentit  sous  le  poids  du 
chaos  de  tant  d'opinons  diverses,  mécontent  de  lui- 
même  et  honteux,  sans  savoir  pourquoi.  Mais  quand 
il  aperçut  Ignace,  son  cocher  borgne,  le  col  de  son 
caftan  relevé  par-dessus  les  oreilles,  son  traîneau 
couvert  d'un  tapis  qu'éclairait  la  lumière  vacillante 
des  lampes  de  la  gare,  ses  chevaux,  la  queue  bien 
ficelée,  avec  leur  harnachement  de  grelots  ;  quand  le 
cocher,  tout  en  l'installant  en  traîneau,  lui  raconta 
les  nouvelles  de  la  maison  :  comment  Simon  l'entre- 
preneur était  venu,  et  comment  Pava,  la  plus  belle 
de  ses  vaches  avait  vêlé,  —  il  lui  sembla  sortir  peu  à 
peu  de  ce  chaos,  et  son  mécontentement  disparut 
aussi  bien  que  sa  honte.  La  seule  vue  d'Ignace  et  des 
chevaux  lui  avait  été  un  soulagement,  mais,  une  fois 
qu'il  eut  endossé  la  touloupe  *  qu'on  lui  avait  apportée 
et  qu'assis  bien  enveloppé  dans  son  traîneau  il  se 
prit  à  songer  aux  ordres  à  donner  en  rentrant,  tout 
en  examinant  le  cheval  de  volée,  son  ancien  cheval 
de  selle  (une  bête  rapide  quoique  forcée),  le  passé  lui 

I.  Pelisse  en  peau  de  mouton. 


156  ANNA  KARÉNINE. 

apparut  sous  un  tout  autre  jour.  Il  cessa  de  souhaiter 
être  un  autre  que  lui-même,  et  désira  simplement  de- 
venir meilleur  qu'il  n'avait  été  jusque-là.  Et  d'abord 
il  n'espérerait  plus  de  bonheurs  extraordinaires  et 
se  contenterait  de  la  réalité  présente  ;  puis  il  saurait 
résister  aux  mauvaises  passions,  comme  celles 
qui  le  possédaient  le  jour  où  il  fit  sa  demande,  et 
enfin  il  se  promit  de  ne  plus  oublier  Nicolas,  et  de 
chercher  à  lui  venir  en  aide  quand  il  serait  plus  mal; 
hélas  !  il  craignait  que  ce  ne  fût  bientôt.  La  conversa- 
tion sur  le  commim.isme,  qu'il  avait  si  légèrement 
traité  avec  son  frère,  lui  revint  en  mémoire  et  le  fit 
réfléchir.  Il  considérait  comme  absurde  vine  réforme 
des  conditions  économiques,  mais  n'en  était  pas 
moins  frappé  du  contraste  injuste  de  la  misère  du 
peuple  comparée  au  superflu  dont  il  jouissait  ;  il 
se  promit  de  travailler  dorénavant  plus  qu'il  ne 
l'avait  fait,  et  de  se  permettre  moins  de  luxe  que 
par  le  passé.  Plongé  dans  ces  réflexions,  il  fit  le  tra- 
jet de  la  gare  chez  lui  sous  l'impression  des  pensées 
les  plus  douces. 

Une  faible  clarté  tombait  des  fenêtres  de  sa  vieille 
bonne  sur  le  perron  couvert  de  neige.  Kousma,  le 
domestique,  réveillé  en  sursaut,  se  précipita  pieds 
nus  et  à  moitié  endormi  pour  ouvrir  la  porte  ;  Las- 
ka,  la  chienne  de  chasse,  courut  aussi  à  la  rencontre 
du  maître  et,  renversant  presque  Kousma  sur  son 
passage,  accueillit  Levine  debout  sur  ses  pattes  de 
derrière,  avec  le  désir  évident  de  lui  planter  celles  de 
devant  sur  la  poitrine. 


ANNA  KARICNIXK.  157 

«  Vous  êtes  revenu  bien  vite,  mon  petit  père, 
dit  Agatlie  Mikhaïlovna. 

—  Je  nie  suis  ennuyé  à  Moscou,  Agathe  Mikhaï- 
lovna ;  on  est  bien  chez  les  autres,  mais  on  est  mieux 
chez  soi  !    »  dit-il  en  passant  dans  son  cabinet. 

Le  cabinet  s'éclaira  aussitôt  de  bougies  apportées 
à  la  hâte.  Les  détails  familiers  lui  en  apparurent  peu 
à  peu  :  les  grandes  cornes  de  cerf,  les  rayons  chargés 
de  livTes  ,  le  miroir,  le  poêle  avec  ses  bouches  de  cha- 
leur qui  demandaient  depuis  longtemps  à  être  répa 
ré'es,  le  vieux  divan  de  son  père,  la  grande  table  ; 
sur  celle-ci  un  livre  ouvert,  un  cendrier  cassé,  un 
cahier  couvert  de  son  écriture. 

En  se  retrouvant  là,  il  se  prit  à  douter  de  la  possi- 
bilité d'un  diangement  d'existence  tel  qu'il  l'avait 
rêvé  chemin  faisant.  Toutes  ces  traces  de  sa  vie  pas- 
sée semblaient  lui  dire  :  «  Non,  tu  ne  nous  quitte- 
ras pas,  tu  ne  deviendras  pas  autre,  tu  resteras  ce  que 
tu  as  toujours  été,  avec  tes  doutes,  tes  perpétuels 
mécontentements  de  toi  même,  tes  tentatives  stériles 
d'amélioration,  tes  rechutes,  et  ton  éternelle  attente 
d'un  bonheur  qui  n'est  pas  fait  pour  toi.    » 

Voilà  ce  que  disaient  les  objets  extérieurs  ;  une 
voix  différente  parlait  dans  son  âme,  lui  murmurait 
qu'il  ne  fallait  pas  être  esclave  de  son  passé,  qu'on 
faisait  de  soi  ce  qu'on  voulait.  Obéissant  à  cette 
voix,  il  s'approcha  d'un  coin  de  la  chambre  où  se 
trouvaient  deux  poids  pesant  chacun  im  poud  ;  il 
les  souleva  pour  faire  un  peu  de  g\nimastique,  et 
tâcher  de  se  retrouver  fort  et  courageux.  Un.  bruit 


158  ANNA  KARÉNINE. 

se  ût  entendre  près  de  la  porte.  Il  déposa  aussitôt 
ses  poids. 

C'était  l'intendant.  Il  commença  par  annoncer 
que,  grâce  à  Dieu,  tout  allait  bien,  puis  il  avoua 
que  le  sarrasin  avait  brûlé  dans  le  nouveau  séchoir. 
Levine  en  fut  irrité.  Ce  séchoir,  construit,  et  en  par- 
tie inventé  par  lui,  n'avait  jamais  été  approuvé  par 
l'intendant,  qui  aimonçait  maintenant  l'accident 
avec  calme  et  avec  un  certain  air  de  triomphe  mo- 
deste. Levine  était  persuadé  qu'on  avait  négligé  des 
précautions  cent  fois  recommandées.  La  mauvaise 
humeur  le  prit  et  il  gronda  l'intendant.  Mais  il  ap- 
prit un  événement  heureux  et  important  :  Pava,  la 
meilleure,  la  plus  belle  des  vaches,  achetée  à  l'ex- 
position, avait  vêlé. 

«  Kousma,  donne  ma  touloupe  ;  et  vous,  faites  allu- 
mer une  lanterne.  J'irai  la  voir  »,  dit-il  à  l'intendant. 

L'étable  des  vaches  de  prix  se  trouvait  tout  près 
de  la  maison  ;  Levine  traversa  la  cour  en  longeant 
les  tas  de  neige  accumulée  sous  les  buissons  de  lilas, 
s'approcha  de  l'étable,  et  en  ouvrit  la  porte  à  moitié 
gelée  sur  ses  gonds  ;  ime  chaude  odeur  de  fumier  s'en 
exhalait  ;  les  vaches,  étonnées  de  la  lumière  inatten- 
due des  lanternes,  se  retournèrent  sur  leurs  litières 
de  paille  fraîche.  La  croupe  luisante  et  noire,  tache- 
tée de  blanc,  de  la  vache  hollandaise  brilla  dans  la 
pénombre  ;  Berkut,  le  taureau,  l'anneau  passé  dans 
les  lèvres,  voulut  se  lever,  puis  changea  d'idée  et  se 
contenta  de  souffler  bruyamment  quand  on  passa 
près  de  lui. 


ANNA  KARÉNINE.  159 

La  belle  Pava,  immense  comme  un  hippopotame, 
était  couchée  près  de  son  veau,  qu'elle  flairait,  et 
auquel  elle  formait  un  rempart  de  son  corps. 

Levine  entra  dans  sa  stalle,  l'examina  et  souleva 
le  veau  tacheté  de  blanc  et  de  rouge  sur  ses  longues 
pattes  tremblantes. 

Pava  beugla  d'émotion,  mais  se  rassura  quand 
IrCvine  lui  rendit  son  nouveau-né,  qu'elle  se  mit  à 
lécher  en  soupirant  lourdement.  I^  petit  animal  se 
blottit  sous  les  flancs  de  sa  mère  en  remuant  la 
queue. 

«  Eclaire  par  ici,  Fedor,  donne  la  lanterne,  dit 
Levine  en  examinant  le  veau.  C'est  sa  mère  !  quoi- 
qu'il ait  la  robe  du  père  ;  la  jolie  bête,  longue  et 
fine.  N'est-ce  pas  qu'elle  est  jolie,  Wassili  Fedoro- 
vitch  ?  dit-il  en  se  tournant  vers  son  intendant,  ou- 
bliant, dans  le  plaisir  que  lui  causait  le  nouveau-né, 
l'ennui  du  sarrasin  brûlé. 

—  Il  a  de  qui  tenir,  comment  serait-il  laid  ? 
Simon  l'entrepreneur  est  venu  le  lendemain  de  votre 
départ,  Constantin  Dmitrievitch,  il  faudrait  s'ar- 
ranger avec  lui.  —  J'ai  déjà  eu  l'honneur  de  vous 
parler  de  la  machine.    » 

Cette  seule  phrase  fit  rentrer  Levine  dans  tous 
les  détails  de  son  exploitation,  qui  était  grande  et 
compliquée,  et  de  l'étable  il  alla  droit  au  bureau,  où 
il  parla  à  l'entrepreneur  et  à  l'intendant  ;  puis  il 
rentra  à  la  maison  et  monta  au  salon. 


i6o  ANNA  KARÊNINl^ 


chapite:e  XXVII 

La  maison  de  Levine  était  grande  et  ancienne, 
mais  il  l'occupait  et  la  chauffait  en  entier,  bien  qu'il 
y  habitât  seul  ;  c'était  absurde,  et  absolument  con- 
traire à  ses  nouveaux  projets,  ce  qu'il  sentait  bien  ; 
mais  cette  maison  était  pour  lui  tout  un  monde,  un 
monde  où  avaient  vécu  et  où  étaient  morts  son  père 
et  sa  mère  ;  ils  y  avaient  vécu  de  la  vie  qui,  pour 
Levine,  était  l'idéal  de  la  perfection,  et  qu'il  rêvait 
de  recommencer  avec  une  famille  à  lui. 

Levine  se  souvenait  à  peine  de  sa  mère  ;  mais  ce 
souvenir  était  sacré,  et  sa  femme,  s'il  se  mariait, 
devait,  dans  son  imagination,  être  semblable  à  cet 
idéal  charmant  et  adoré.  Pour  lui,  l'amour  ne  pou- 
vait exister  en  dehors  du  mariage  ;  il  allait  plus  loin: 
c'est  à  la  famille  qu'il  pensait  d'abord,  et  ensuite  à 
la  femme  qui  devait  la  lui  donner.  Ses  idées  sur  le 
mariage  étaient  donc  fort  différentes  de  celles  que 
s'en  formaient  la  plupart  de  ses  amis,  pour  lesquels 
il  représentait  uniquement  un  des  nombreux  actes 
de  la  vie  sociale.  Levine  le  considérait  comme  l'acte 
principal  de  l'existence,  celui  dont  tout  son  bonheur 
dépendait.  Et  maintenant  il  fallait  y  renoncer  ! 

Quand  il  entra  dans  son  petit  salon,  où  d'ordinaire 
il  prenait  le  thé,  et  qu'il  s'assit  dans  son  fauteuil  avec 
un  livre,  tandis  que  Agathe  Mikhaïlovna  lui  appor- 
tait sa  tasse,  et  se  plaçait  près  de  la  fenêtre,  en  di- 


ANNA  KARlCNINE.  i6i 

sant  comme  d'habitude  :  «  Permettez-moi  de  m'as- 
seoir,  mon  petit  père  »,  —  il  sentit,  chose  étrange 
qu'il  n'avait  pas  renoncé  à  ses  rêveries,  et  qu'il  ne 
pouvait  vivre  sans  elles. Serait-ce  Kittyouune  autre, 
mais  cela  serait.  Ces  images  d'une  vie  de  famille 
future  occupaient  son  imagination,  tout  en  s'arré- 
tant  parfois  pour  écouter  les  bavardages  d'Agathe 
Mikhaïlovna.  Il  sentait  que,  dans  le  fond  de  son  âme 
quelque  chose  se  modérait,  mais  aussi  se  fixait  irré- 
vocablement. 

Agathe  Mikhaïlovna  racontait  comment  Prokhor 
avait  oublié  Dieu  et,  au  lieu  de  s'acheter  un  clieval 
avec  l'argent  donné  par  Levine,  s'était  mis  à  boire 
sans  trêve,  et  avait  battu  sa  femme  presque  jusqu'à 
la  mort  ;  et,  tout  en  écoutant,  il  lisait  son  livre,  et 
retrouvait  le  fil  des  pensées  éveillées  en  lui  par  cette 
lecture.  C'était  un  livre  de  Tjmdall  sur  la  chaleur.  Il 
se  souvint  d'avoir  critiqué  Tyndall  sur  la  satisfac- 
tion avec  laquelle  il  parlait  de  la  réussite  de  ses  expé- 
riences, et  sur  son  manque  de  vues  philosophiques. 
Et  tout  à  coup  une  idée  joyeuse  lui  traversa  l'esprit  : 
«  Dans  deux  ans  je  pourrai  avoir  deux  hollandaises, 
et  Pava  elle-même  sera  encore  là  ;  douze  filles  de 
Berkut  pourront  être  mêlées  au  troupeau  !  Ce  sera 
superbe  !  »  Et  il  se  reprit  à  lire  :  «  Eh  bien,  mettons 
que  l'électricité  et  la  chaleur  ne  soient  qu'une  seule  et 
même  chose,  mais  peut-on  employer  les  mêmes  unités 
dans  les  équations  qui  servent  à  résoudre  cette  ques- 
tion ?  Non.  Eh  bien  alors  ?  Le  lien  qui  existe  entre 
toutes  les  forces  de  la  nature  se  sent  de  reste,  ins- 


i62  ANNA  KARÉNINE 

tinctivement...  —  Et  quel  beau  troupeau,  quand  la 
fille  de  Pava  sera  devenue  une  vache  rouge  et  blan- 
che :  nous  sortirons,  ma  femme  et  moi  avec  quelques 
visiteurs  pour  les  voir  rentrer.  Ma  femme  dira  : 
«  Kostia  et  moi  avons  élevé  cette  génisse  comme  im 
«  enfant.  —  Comment  cela  peut-il  vous  intéresser  ? 
«  dira  le  visiteur.  —  Ce  qui  l'intéresse  m'intéresse 
«  aussi.  —  Mais  qui  sera-t-elle  ?  »  Et  il  se  rappela  ce 
qui  s'était  passé  à  Moscou...  a  Qu'y  faire  ?  Je  n'y 
peux  rien.  Mais  maintenant  tout  marchera  autre- 
ment. C'est  une  sottise  que  de  se  laisser  dominer  par 
son  passé,  il  faut  lutter  pour  vivre  mieux,  beaucoup 
mieux...  »  Il  leva  la  tête  et  se  perdit  dans  ses  pen- 
sées. La  vieille  Laska,  qui  n'avait  pas  encore  bien 
digéré  son  bonheur  d'avoir  revu  son  maître,  était 
allée  faire  un  tour  dans  la  cour  en  aboyant  ;  elle 
rentra  dans  la  chambre,  agitant  sa  queue  de  satis- 
faction et  rapportant  l'odeur  de  l'air  frais  du  de- 
hors, s'approcha  de  lui,  glissa  sa  tête  sous  sa  main 
et  réclama  une  caresse  en  geignant  plaintivement. 

«  Il  ne  lui  manque  que  la  parole,  dit  la  vieille 
Agathe  :  ce  n'est  qu'un  chien  pourtant  :  mais  il  com- 
prend que  le  maître  est  de  retour  et  qu'il  est  triste. 

—  Pourquoi  triste  ? 

—  Ne  le  vois- je  donc  pas,  petit  père  ?  Il  est  temps 
que  je  connaisse  les  maîtres,  n'ai- je  pas  grandi  avec 
eux  ?  Pourvu  que  la  s  anté  soit  bonne  et  la  conscience 
pure,  le  reste  n'est  rien.   » 

Ivevine  la  regarda  attentivement,  s'étonnant  de 
la  voir  ainsi  deviner  ses  pensées. 


ANNA  KARÉNINE.  163 

t  Si  je  remplissais  vine  seconde  tasse  ?  »  dit-elle  ; 
et  elle  sortit  chercher  du  thé. 

Laska  continuait  à  fourrer  sa  tête  dans  la  main  de 
son  maître  :  il  la  caressa,  et  aussitôt  elle  se  coucha 
en  rond  à  ses  pieds,  posant  la  tête  sur  une  de  ses 
pattes  de  derrière  ;  et  pour  mieux  prouver  que  tout 
allait  bien  et  rentrait  dans  l'ordre,  elle  ouvrit  légè- 
rement la  gueule,  glissa  la  langue  entre  ses  vieilles 
dents,  et,  avec  un  léger  claquement  de  lèvres,  s'ins- 
talla dans  un  repos  plein  de  béatitude.  Levine  sui- 
vait tous  ses  mouvements. 

«  Je  ferai  de  même  !  pensa-t-il  ;  tout  peut  encore 
s'arranger.    » 


CHAPITRE  XXVIII 

Anna  Arcadievna  envoya  le  lendemain  du  bal 
une  dépêche  à  son  mari  pour  lui  aimoncer  qu'elle 
quittait  Moscou  le  jour  même. 

«  Non,  il  faut,  il  faut  que  je  parte,  —  dit-elle  à  sa 
belle-sœur  pour  lui  expliquer  ses  changements  de 
projets,  comme  si  elle  se  rappelait  à  temps  les  nom- 
breuses affaires  qui  l'attendaient  ;  —  il  vaut  mieux 
que  ce  soit  aujourd'hui.  »  Stépane  Arcadiévitch 
dînait  en  ville,  mais  il  promit  de  rentrer  pour  recon- 
duire sa  sœur  à  sept  heures  Kitty  ne  vint  pas,  et 
s'excusa  par  un  petit  mot, se  disant  souffrante  de  la 
migraine. 

DoUy  et  Anna  dînèrent  seules  avec  les  enfants  et 


i64  ANNA  KARÉNINE. 

l'Anglaise.  Les  enfants,  soit  inconstance,  soit  ins- 
tinct, ne  jouèrent  pas  avec  leur  tante  comme  à  son 
arrivée  ;  leur  tendresse  avait  disparu,  et  ils  semblè- 
rent Se  préoccuper  fort  peu  de  la  voir  partir.  Anna 
avait  passé  la  matinée  à  organiser  son  départ  ;  elle 
écrivit  (Quelques  billets  d'adieu,  termina  ses  comptes 
et  fit  ses  malles.  Il  sembla  à  Dolly  qu'elle  n'avait  pas 
râm.e  tranquille,  et  que  cette  agitation,  qu'elle  con- 
naissait par  expérience,  avait  sa  raison  d'être  dans 
un  certain  mécontentement  général  d'elle-même. 
Après  le  dîner,  Anna  monta  s'habiller  dans  sa  cham- 
bre, et  Dolly  la  suivit. 

«  Tu  es  étrange  aujourd'hui,  lui  dit  Dolly. 

—  Moi  !  tu  trouves  ?  Non,  je  ne  suis  pas  étrange, 
je  suis  mauvaise.  Cela  m'arrive,  j'ai  envie  de  pleu- 
rer. C'est  très  bête,  mais  cela  passera,  —  dit-elle  vi- 
vement, en  cachant  son  ^*isage  rougissant  contre  un 
petit  sac  où  elle  mettait  sa  coiffure  de  nuit  et  ses 
mouchoirs  de  poche.  Ses  yeux  brillaient  de  larmes 
qu'elle  contenait  avec  peine.  —  J'avais  si  peu  en\'ie 
de  quitter  Pétersbourg,  et  maintenant  il  me  coûte 
de  m'en  aller  d'ici. 

—  Tu  es  venue  faire  une  bonne  action  »,  dit 
Dolly  en  l'obser^-ant  avec  attention. 

Anna  la  regarda  les  yeux  mouillés  de  larmes. 

a  Ne  dis  pas  cela,  Dolly.  Je  n'ai  rien  fait  et  ne 
pouvais  rien  faire.  Je  me  demande  souvent  pourquoi 
on  semble  ainsi  s'entendre  pour  me  gâter.  Qu'ai-je 
fait,  et  que  pouvais- je  faire  ?  Tu  as  trouvé  assez 
d'amour  dans  ton  cœur  pour  pardonner... 


ANNA  KARÉXIXB.  165 

—  Dieu  sait  ce  qui  serait  arrivé  sans  toi  î  Combien 
tu  es  heureuse,  Anna  !  dit  DoUy  :  tout  est  clair  et 
pur  dans  ton  âme. 

—  Chacun  a  ses  skeictons  dans  son  âme,  comme 
disent  les  Anglais. 

—  Quels  skeletons  peux- tu  avoir  ?  En  toi  tout 
est  clair  ! 

—  J'ai  les  miens  î  —  s'écria  tout  à  coup  Anna,  et 
un  sourire  inattendu,  rusé,  moqueur,  plissa  ses  lè- 
vres malgré  ses  larmes. 

—  Dans  ce  cas,  ce  sont  des  skeletons  amusants,  et 
non  pas  tristes,  répondit  Dolly  en  souriant. 

—  Oh  non  î  ils  sont  tristes  !  v^ais-tu  pourquoi  je 
pars  aujourd'hui  au  lieu  de  demain  ?  C'est  un  aveu 
qui  me  pèse,  mais  que  je  veux  te  faire  »,  dit  Anna 
en  s'asseyant  d'un  air  décidé  dans  im  fauteuil,  et 
en  regardant  Dolly  bien  en  face. 

A  son  grand  étonnement,  Dolly  vit  qu'Anna  avait 
rougi  jusqu'au  blanc  des  yeux,  jusqu'aux  petits 
frisons  noirs  de  sa  nuque. 

«  Oui,  continua  .\nna,  sais-tu  pourquoi  Kitty 
n'est  pas  venue  dîner  ?  Elle  est  jalouse  de  moi... 
j'ai  été  cause  que  ce  bal,  au  lieu  d'être  une  joie  pour 
elle,  a  été  un  mart3Te.  Mais  vraiment,  vraiment,  je  ne 
suis  pas  coupable,  ou,  si  je  le  suis,  c'est  bien  peu, 
dit-elle  en  appuyant  sur  le  dernier  mot. 

—  Oh  !  comme  tu  as  ressemblé  à  Stiva  en  disant 
cela   J),  dit  Dolly  en  riant 

Anna  s'offensa. 

a  Oh  non,  non  !  Je  ne  suis  pas  Stiva,  dit-elle  ea 


i66  ANNA  KARÉNINE. 

s'assombrissant.  Je  te  raconte  cela  parce  que  je 
ne  me  permets  pas  im  instant  de  douter  de  moi- 
même. 

Mais,  au  moment  où  elle  prononçait  ces  mots,  elle 
sentit  combien  peu  ils  étaient  justes  ;  non  seulement 
elle  doutait  d'elle-même,  mais  le  souvenir  de  Wrons- 
ky  lui  causait  tant  d'émotion,  qu'elle  partait  plus 
tôt  qu'elle  n'en  avait  eu  l'intention,  uniquement  pour 
ne  plus  le  rencontrer. 

«  Oui,  Stiva  m'a  dit  que  tu  avais  dansé  le  cotillon 
avec  lui,  et  qu'il... 

—  Tu  ne  saurais  croire  combien  tout  cela  a  sin- 
gulièrement tourné.  Je  pensais  contribuer  au  ma- 
riage, et,  au  lieu  d'y  aider...  peut-être  contre  mon 
gré  ai- je...   »  Elle  rougit  et  se  tut. 

«  Oh  !  ces  choses-là  se  sentent  tout  de  suite,  dit 
Dolly. 

—  Je  serais  au  désespoir  si,  de  son  côté,  il  y  avait 
quelque  chose  de  sérieux,  interrompit  Anna  ;  mais 
je  suis  convaincue  que  tout  sera  vite  oublié  et  que 
Kitty  cessera  de  m'en  vouloir. 

—  Au  fond,  et  pour  parler  franc,  je  ne  regretterais 
guère  qu'elle  manquât  ce  mariage  ;  il  vaut  bien 
mieux  en  rester  là,  si  Wronsky  est  homme  à  s'être 
épris  de  toi  en  un  jour. 

—  Eh  bon  Dieu,  ce  serait  si  fou  !  —  dit  Anna,  et 
son  visage  se  couvrit  d'ime  vive  rougeur  de  contente- 
ment en  entendant  exprimer  par  une  autre  la  pensée 
qui  l'occupait.  —  Et  voilà  comment  je  pars  en  me 
faisant  une  ennemie  de  Kitty  que  j'aimais  tant! 


ANNA  KARÉNINE.  1^7 

elle  est  si  chamiante  î  Mais  tu  arrangeras  cela, 
DoUy.  n'est-ce  pas  ?   » 

Dolly  retint  avec  peine  un  sourire.  Elle  aimait 
Anna,  mais  n'était  pas  fâchée  de  lui  trouver  aussi 
des  faiblesses. 

«  Une  ennemie  ?  c'est  impossible. 

—  J'aurais  tant  désiré  être  aimée  de  vous  comme 
je  vous  aime,  et  maintenant  je  vous  aime  bien  plus 
encore  que  par  le  passé,  dit  Anna  les  larmes  aux 
3'eux.  Mon  Dieu,  que  je  suis  donc  bcte  aujour- 
d'hui!» 

Elle  passa  son  mouchoir  sur  ses  yeux,  et  com- 
mença sa  toilette. 

Au  moment  de  partir  arriva  enfin  Stépane  Arca- 
diévitch,  avec  une  figure  rouge  animée,  sentant  le 
vin  et  les  cigares. 

L'attendrissement  d'Anna  avait  gagné  Dolly,  et, 
en  embrassant  sa  belle-sœur  pour  la  dernière  fois, 
elle  mummra  :  «  Songe,  Arma,  que  je  n'oublierai 
jamais  ce  que  tu  as  fait  pour  moi,  et  songe  aussi  que 
je  t'aime  et  t'aimerai  toujours  comme  ma  meilleure 
amie  ! 

—  Je  ne  comprends  pas  pourquoi,  —  répondit 
Anna  en  l'embrassant  tout  en  retenant  ses  larmes. 

—  Tu  m'as  comprise  et  me  comprends  encore. 
Adieu,    ma    chérie  !   » 


i68  ANNA  KARÉNINE. 


CHAPITRE  XXIX 

«  Enfin  tout  est  fini,  Dieu  merci  !  »  fut  la  pre- 
mière pensée  d'Anna  après  avoir  dit  adieu  à  son 
frère,  qui  avait  encombré  l'entrée  du  wagon  de  sa 
personne  jusqu'au  troisième  coup  de  sonnette.  Elle 
s'assit  auprès  d'Annouchka,  sa  fem-m.e  de  chambre, 
sur  le  petit  divan,  et  examina  le  compartiment,  fai- 
blement éclairé.  «  Dieu  merci,  je  reverrai  demain 
Serge  et  Alexis  Alexandrovitch  ;  et  ma  bonne  vie 
habituelle  reprendra  comme  par  le  passé.    » 

Avec  ce  même  besoin  d'agitation  dont  elle  avait 
été  possédée  toute  la  journée,  Anna  fit  minutieuse- 
ment son  installation  de  voyage  ;  de  ses  petites 
mains  adroites  elle  sortit  de  son  sac  rouge  un  oreiller 
qu'elle  posa  sur  ses  genoux,  s'enveloppa  bien  les 
pieds,  et  s'installa.  Une  dame  malade  s'arrangeait 
déjà  pour  la  nuit.  Deux  autres  dames  adressèrent 
la  parole  à  Anna,  et  ime  grosse  vieille,  entourant 
ses  jambes  d'une  couverture,  fit  des  remarques  cri- 
tiques sur  le  chauffage.  Anna  répondit  aux  dames, 
mais,  ne  prévoyant  aucun  intérêt  à  leur  conversation, 
demanda  sa  petite  lanterne  de  voyage  à  Annouchka, 
l'accrocha  au  dossier  de  son  fauteml  et  sortit  de  son 
sac  un  roman  anglais  et  un  couteau  à  papier.  Tout 
d'abord,  il  lui  fut  difficile  de  lire  ;  on  allait  et  venait 
autour  d'elle;  une  fois  le  train  en  mouvement,  elle 
écouta  involontairement  ce  qui  se  passait  au  dehors; 


ANNA  KARÉNINE.  169 

la  neige  qui  battait  les  vitres,  le  conducteur  qui  pas- 
sait couvert  de  flocons,  la  conversation  de  ses  com- 
pagnes de  voyage  qui  s'entretenaient  de  la  tempête 
qu'il  faisait,  tout  lui  donnait  des  distractions.  Ce 
fut  plus  monotone  ensuite  ;  toujours  les  mêmes  se- 
cousses et  le  même  bruit,  la  même  neige  à  la  fenêtre 
les  mêmes  changements  brusques  de  température 
du  chaud  au  froid,  puis  encore  au  'chaud,  les  mêmes 
visages  entrevus  dans  la  demi-obscurité,  les  mêmes 
voix  ;  enfin  elle  parvint  à  lire  et  à  comprendre  ce 
qu'elle  Hsait.  Annouchka  sonmieillait  déjà,  tenant 
le  petit  sac  rouge  sur  ses  genoux,  de  ses  grosses  mains 
couvertes  de  gants,  dont  l'un  était  déchiré.  Anna 
lisait  et  comprenait  ce  qu'elle  lisait,  mais  la  lecture, 
c'est-à-dire  le  fait  de  s'intéresser  à  la  vie  d'autrui,  lui 
devenait  intolérable,  elle  avait  trop  besoin  de  vivre 
par  elle-même,  L'héroine  de  son  roman  soignait  des 
malades  :  elle  aurait  voulu  marcher  elle-même  bien 
doucement  dans  une  chambre  de  malade  ;  un  mem- 
bre du  Parlement  tenait  un  discours  :  elle  aurait 
voulu  le  prononcer  à  sa  place  ;  lady  Mary  montait  à 
cheval  et  étonnait  le  monde  par  son  audace  :  elle 
aurait  voulu  en  faire  autant.  Mais  il  fallait  rester 
tranquille,  et  de  ses  petites  mains  elle  tourmentait 
son  couteau  à  papier  en  cherchant  à  prendre  patience. 
Le  héros  de  son  roman  touchait  à  l'apogée  de  son 
bonheur  anglais,  un  titre  de  baron  et  une  terre,  et 
Anna  aurait  voulu  partir  pour  cette  terre,  lorsqu'il 
lui  sembla  tout  à  coup  qu'il  y  avait  là  pour  le  nouveau 
baron  uu  sujet  de  honte,  et  pour  elle  aussi.  «  Mais 


170  ANNA  KARÉNINE. 

de  quoi  avait-il  à  rougir  ?  —  Et  moi,  de  quoi  serais- je 
honteuse  ?  »  se  demanda- t-elle  en  s' appuyant  au 
dossier  de  son  fauteuil,  étonnée  et  mécontente,  et 
serrant  son  couteau  à  papier  dans  ses  mains. 
Qu'avait-elle  fait  ?  Elle  passa  en  revue  ses  souvenirs 
de  Moscou,  ils  étaient  tous  bons  et  agréables.  Elle 
se  rappela  le  bal,  Wronsky,  ses  rapports  avec  lui, 
son  visage  humble  et  amoureux  ;  y  avait-il  là  rien 
dont  elle  dût  être  confuse  ?  Et  cependant  le  senti- 
ment de  honte  augmentait  à  ce  souvenir,  et  il  lui 
semblait  qu'une  voix  intérieure  lui  disait  à  propos  de 
Wronsky  :  «  Tu  brûles,  tu  brûles,  chaud,  chaud, 
chaud.  —  Quoi,  qu'est-ce  que  cela  signifie  ?  —  se 
demanda- t-elle  en  changeant  de  place  sur  son  fauteuil 
d'un  air  résolu,  —  aurai  s- je  peur  de  regarder  ces 
souvenirs  en  face  ?  Qu'y  a-t-il,  au  bout  du  compte? 
Existe-t-il,  peut-il  rien  exister  de  commun  entre 
ce  petit  officier  et  moi,  si  ce  n'est  les  relations  que 
l'on  a  avec  tout  le  monde  ?  »  Elle  sourit  de  dédain 
et  reprit  son  livre,  mais  décidément  elle  n'y  compre- 
nait plus  rien.  Elle  frotta  son  couteau  à  papier  sur 
la  vitre  gelée  pour  en  passer  ensuite  la  surface  froide 
et  lisse  sur  sa  joue  brûlante,  et  se  prit  à  rire  presque 
à  haute  voix.  Elle  sentait  ses  nerfs  se  tendre  de 
plus  en  plus,  ses  yeux  s'ouvrir  démesurément,  ses 
doigts  se  crisper  nerveusement,  quelque  chose  l'étouf- 
fer, les  images  et  les  sons  prendre  une  importance  exa- 
gérée dans  la  demi-obscurité  du  wagon.  Elle  se  de- 
mandait à  chaque  instantdans  quel  sens  on  marchait 
si  c'était  en  avant,  à  reculons,  ou  si  l'on  était  arrêté. 


ANNA  KARÉNINE.  171 

Était-ce  bien  Annouchka  qui  était  là  auprès  d'elle, 
ou  une  étrangère  ?  «  Qu'est-ce  qui  est  là,  suspendu 
au  crochet  ?  une  pelisse  ou  un  animal  ?»  La  peur  de 
se  laisser  aller  à  cet  état  d'inconscience  la  prit  ;  elle 
sentait  qu'elle  y  pouvait  encore  résister  par  la  force 
de  la  volonté.  Pour  tâcher  de  reprendre  possession 
d'elle-même,  Anna  se  leva,  ôta  son  plaid,  son  col  de 
fourrure  et  crut  un  moment  s'être  remise.  Un  hoimne 
maigre,  vêtu,  comme  un  paysan,  d'une  longue  sou- 
quenille  jaunâtre  à  laquelle  il  manquait  un  bouton, 
entra.  Elle  reconnut  en  lui  l'homme  qui  chauffait 
le  poêle,  le  vit  regarder  le  thermomètre,  et  remarqua 
conune  le  vent  et  la  neige  s'introduisaient  à  sa  suite 
dans  le  wagon  ;  puis  tout  se  confondit  de  nouveau. 
IvC  paysan  à  grande  taille  se  mit  à  grignoter  quelque 
chose  au  mur;  la  vieille  dame  étendit  ses  jambes 
et  en  remplit  tout  le  wagon  comme  d'un  nuage 
noir;  puis  elle  crut  entendre  un  bruit  étrange,  quel- 
que chose  qui  se  déchirait  en  grinçant;  un  feu  rouge 
et  aveuglant  brilla  pour  disparaître  derrière  un 
mur. 

Anna  se  sentit  tomber  dans  un  fossé. 

Toutes  ces  sensations  étaient  plus  amusantes 
qu'effrayantes.  La  voix  de  l'homme  couvert  de  neige 
lui  cria  im  nom  à  l'oreille.  Elle  se  souleva,  reprit  ses 
sens,  et  comprit  qu'on  approchait  d'une  station  et 
que  cet  homme  était  le  conducteur.  Aussitôt  elle 
demanda  son  châle  et  son  col  de  fourrure  à  Annouch- 
ka, les  mit,  et  se  dirigea  vers  la  porte. 

«  Madame  veut  sortir  ?  demanda  Annouchka. 


173  ANNA  KARÉNINE. 

—  Oui,  j'ai  besoin  de  respirer,  il  fait  si  chaud 
ici  î   »  Et  elle  ouvrit  la  porte. 

Le  chasse-neige  et  le  vent  lui  barrèrent  le  passage  ; 
cela  lui  parut  drôle,  et  eUe  lutta  pour  parvenir  à 
ouvrir  la  porte.  Le  vent  semblait  l'attendre  au  dehors 
pour  l'enlever  gaiement  en  sifflant  ;  mais  elle  s'ac- 
crocha d'une  main  à  un  poteau,  retint  ses  vêtements 
de  l'autre,  et  descendit  sur  le  quai. 

Une  fois  abritée  par  le  wagon,  elle  trouva  un  peu  de 
calme,  et  ce  fut  avec  une  véritable  jouissance  qu'elle 
respira  à  pleins  poumons  l'air  froid  de  cette  nuit  de 
tempête.  Debout  près  de  la  voiture,  elle  regarda  autour 
d'eUe  le  quai  couvert  de  neige  et  la  station  toute  bril- 
lante de  lumières. 

CHAPITRE  XXX 

Le  vent  soufflait  avec  rage,  s'engouffrant  entre  les 
roues,  tourbillonnant  autour  des  poteaux,  couvrant 
de  neige  les  wagons  et  les  hommes.  Quelques  per- 
sonnes couraient  çà  et  là,  ouvrant  et  refermant  les 
grandes  portes  de  la  station,  causant  gaiement  et  fai- 
sant grincer  sous  leurs  pieds  les  planches  du  quai. 
Une  ombre  frôla  Anna  en  se  courbant,  et  elle  entendit 
le  bruit  d'un  marteau  sur  le  fer. 

«  Qu'on  envoie  la  dépêche  !  criait  ime  voix  irritée 
sortant  des  ténèbres  de  l'autre  côté  de  la  voie.  Par 
ici,  s'il  vous  plaît,  n^  28,  ;>  criait-on  d'autre  part. 
Deux  messieurs,  la  cigarette  allumée  à  la  bouche, 


ANNA  KARÉNINE.  17: 

passèrent  près  d'Anna;  elle  se  préparait  à  remonter 
en  wagon  après  avoir  respiré  fortement,  comme 
pour  faire  provision  d'air  frais,  et  sortait  déjà  la 
mam  de  son  manchon,  lorsque  la  lumière  vacillante 
du  réverbère  lui  fut  cachée  par  un  honune  en  p^.letot 
militaire  qui  s'approcha  d'elle.  C'était  Wronsky,  elle 
le  reconnut. 

Aussitôt  il  la  salua  en  portant  la  main  à  la  visière 
de  sa  casquette,  et  lui  demanda  respectueusement  s'il 
ne  pouvait  lui  être  utile.  Aima  le  regarda  et  resta 
quelques  minutes  sans  pouvoir  lui  répondre  ;  quoi- 
qu'il fût  dans  l'ombre,  elle  remarqua,  ou  crut  re- 
marquer dans  ses  yeux,  l'expression  d'enthousiasme 
qui  l'avait  frappée  la  veille.  Combien  de  fois  ne 
s'était-elle  pas  répété  que  Wronsky  n'était  pour  elle 
qu'un  de  ces  jeunes  gens  comme  on  en  rencontre  pai 
centaines  dans  le  monde,  et  auquel  jamais  elle  ne  se 
pennettrait  de  penser  :  et  maintenant,  en  le  recon- 
naissant, elle  se  sentait  saisie  d'une  joie  orgueilleuse. 
Inutile  de  se  demander  pourquoi  il  était  là  ;  elle 
savait  avec  autant  de  certitude  que  s'il  le  lui  eût  dit, 
qu'il  n'y  était  que  pour  se  trouver  auprès  d'elle. 

«  Je  ne  savais  pas  que  vous  comptiez  aller  à 
Pétersbourg.  Pourquoi  y  venez- vous  ?  demanda- t-elle 
en  laissant  retomber  sa  main  ;  une  joie  impossible  à 
contenir  éclaira  son  visage. 

—  Pourquoi  j'y  vais  ?  répeta-t  il  en  la  regardant 
fixement.  Vous  savez  bien  que  je  n'y  vais  que  pour 
être  là  où  vous  êtes  ;  je  ne  puis  faire  autre- 
ment.  » 


174  ANNA  KARÉNINE. 

En  ce  moment  le  vent,  comme  s'il  eût  vaincu  toiis 
les  obstacles,  chassa  la  neige  du  toit  des  wagons,  et 
agita  triomphalement  ime  feuille  de  tôle  qu'il  avait 
détachée  ;  le  sifflet  de  la  locomotive  envoya  un  cri 
plaintif  et  triste  ;  jamais  l'horreur  de  la  tempête 
n'avait  paru  si  belle  à  Anna.  Elle  venait  d'entendre 
des  mots  que  redoutait  sa  raison,  mais  que  souhai- 
tait son  cœur. 

Elle  se  tut,  mais  il  comprit  la  lutte  qui  se  passait 
en  elle. 

«  Pardonnez-moi  si  ce  que  je  viens  de  dire  vous 
déplaît,   »  murmura- t-il  humblement. 

il  parlait  avec  respect,  mais  sur  un  ton  si  résolu,  si 
décidé,  qu'elle  resta  longtemps  sans  parler. 

«  Ce  que  vous  dites  est  mal,  dit- elle  enfin,  et  si 
vous  êtes  un  galant  homme,  vous  l'oublierez  comme 
je  l'oublierai  moi-même. 

—  Je  n'oublierai  et  ne  pourrai  jamais  oublier 
aucun  de  vos  gestes,  aucime  de  vos  paroles... 

—  Assez,  assez  »,  s'écria-t-elle  en  cherchant 
vainement  à  donner  à  son  visage,  qu'il  observait  pas- 
siormément,  -une  expression  de  sévérité  ;  et,  s'ap- 
puyant  au  poteau,  elle  monta  vivement  les  marches 
de  la  petite  plate-forme  et  rentra  dans  le  wagon.  Elle 
s'arrêta  à  l'entrée  pour  tâcher  de  se  rappeler  ce  qui 
venait  de  se  passer,  sans  pouvoir  retrouver  dans  sa 
mémoire  les  paroles  prononcées  entre  eux  ;  elle 
sentait  que  cette  conversation  de  quelques  minutes 
les  avait  rapprochés  l'un  de  l'autre,  et  elle  en  était 
tout  à  la  fois  épouvantée  et  heureuse.  Au  bout  de 


ANNA  KARÉNINE.  175 

quelques  secondes,  elle  rentra  tout  à  fait  dans  le 
wagon  et  y  reprit  sa  place. 

L'état  nerveux  qui  l'avait  tounnentée  ne  faisait 
qu'augmenter  ;  il  lui  semblait  toujours  que  quelque 
chose  allait  se  rompre  en  elle.  Impossible  de  dormir, 
mais  cette  tension  d'esprit,  ces  rêveries  n'avaient 
rien  de  pénible  :  c'était  plutôt  un  trouble  joyeux. 

Vers  le  matin,  elle  s'assoupit,  assise  dans  son  fau- 
teuil ;  il  faisait  jour  quand  elle  se  réveilla,  et  l'on 
approchait  de  Pétersbourg.  Le  souvenir  de  son  mari, 
de  son  fils,  de  sa  maison  avec  toutes  les  petites  préoc- 
cupations qui  l'y  atteixlaient  ce  jour-là  et  les  jours 
suivants,  lui  revinrent  aussitôt  à  la  pensée. 

A  peine  le  train  fut-il  en  gare  qu'Anna  descendit 
de  wagon,  et  le  premier  visage  qu'elle  aperçut  fut 
celui  de  son  mari  :  «  Bon  Dieu  !  pourquoi  ses  oreilles 
sont-elles  devenues  si  longues  ?  »  pensa  t-elle  à  la 
vue  de  la  physionomie  froide,  mais  distinguée  de  son 
mari,  et  frappée  de  l'effet  produit  par  les  cartilages 
de  ses  oreilles  sous  les  bords  de  son  chapeau  rond. 

M.  Karénine,  en  voyant  sa  femme,  alla  au-devant 
d'elle  en  la  regardant  fixement  de  ses  grands  yeux 
fatigués,  avec  un  sourire  ironique  qui  ne  le  quittait 
guère. 

Ce  regard  émut  Anna  d'une  façon  désagréable  : 
il  lui  sembla  qu'elle  s'attendait  à  trouver  son  mari 
tout  autre,  et  un  sentiment  pénible  s'empara  de  son 
cœur  ;  non  seulement  elle  était  mécontente  d'elle- 
même,  mais  elle  croyait  encore  sentir  une  certaine 
hypocrisie  dans  ses  rapports  avec  Alexis  Alexandro- 


176  ANNA  KARENINE. 

vitch  ;  ce  sentiment  n'était  pas  nouveau,  elle  l'avait 
éprouvé  autrefois,  mais  sans  y  attacher  d'impor- 
tance ;  aujourd'hui  elle  s'en  rendait  compte  claire- 
ment et  avec  chagrin. 

«  Tu  vois  que  je  suis  un  mari  tendre,  tendre 
comme  la  première  année  de  notre  mariage,  dit-il 
de  sa  voix  lente  et  sur  un  ton  de  persiflage  qu'il  pre- 
nait généralement,  comme  s'il  eût  voulu  tourner  en 
ridicule  ceux  qui  parlaient  ainsi  :  Je  brûlais  du  désir 
de  te  revoir. 

—  Comment  va  Serge  ?  demanda- 1- elle. 

—  Voilà  comment  tu  récompenses  ma  Ôamme  ? 
dit-il  ;  il  va  bien,  très  bien.   » 

CHAPITRE  XXX.I 

Wronsky  n'avait  pas  même  essayé  de  dormir  cette 
nuit  :  il  l'avait  passée  tout  entièie,  assis  dans  son 
fauteuil,  les  yeux  grands  ouverts,  regardant  avec  la 
plus  complète  indifférence  ceux  qui  entraient  et  sor- 
taient ;  pour  lui,  les  hommes  n'avaient  pas  plus  d'im- 
portance que  les  choses.  Ceux  que  frappait  d'ordi- 
naire son  calme  imperturbable,  l'auraient  trouvé  ce 
jour-là  dix  fois  plus  fier  et  plus  impassible  encore.  Un 
jeune  homme  nerveux,  employé  au  tribunal  d'ar- 
rondissement, assis  auprès  de  lui  en  wagon,  fit  son 
possible  pour  lui  faire  comprendre  qu'il  était  du  nom- 
bre des  êtres  animés  ;  il  lui  demanda  du  feu,  lui  adressa 
la  parole,  lui  donna  même  un  coup  de  pied  :  au- 


AXNA  KARENINE.  177 

cime  de  ces  démonstrations  ne  réussit,  et  n'empêcha 
Wronsky  de  le  regarder  avec  le  même  intérêt  que  la 
lanterne.  Le  jeune  homme,  déjà  mal  disposé  pour 
son  voisin,  se  prit  à  le  haïr  en  le  voyant  ignorer  aussi 
complètement  son  existence. 

Wronsky  ne  regardait  et  n'entendait  rien  ;  il  lui 
semblait  être  devenu  un  héros,  non  qu'il  crût  avoir 
déjà  touché  le  cœur  d'Aima,  mais  parce  que  la  puis- 
sance du  sentiment  qu'il  éprouvait  le  rendait  fier  et 
heureux. 

Qu'adviendrait-il  de  tout  cela  ?  Il  n'en  savait 
rien  et  n'y  songeait  même  pas,  mais  il  sentait  que 
toutes  ses  forces,  dispersées  jusqu'ici,  tendraient 
toutes  maintenant,  avec  une  terrible  énergie,  vers  un 
seul  et  même  but.  En  quittant  son  wagon  à  la  station 
de  Bologoï  pour  prendre  un  verre  de  soda,  il  avait 
aperçu  Anna  et,  du  premier  mot,  lui  avait  presque 
involontairement  exprimé  ce  qu'il  éprouvait.  Il  en 
était  content  ;  elle  savait  tout  maintenant,  elle  y 
songeait.  Rentré  dans  son  wagon,  il  reprit  un  à  un 
ses  moindres  souvenirs,  et  son  imagination  lui 
peignit  la  possibilité  d'un  avenir  qui  bouleversa  son 
cœur. 

Arrivé  à  Pétersbourg,  et  malgré  cette  nuit  d'in- 
sonmie,  Wronsky  se  sentit  frais  et  dispos  comme  en 
sortant  d'un  bain  froid.  Il  s'arrêta  près  de  son  wa- 
gon pour  la  voir  passer.  »  Je  verrai  encore  une  fois 
son  visage,  sa  démarche,  pensait-il  en  souriant  invo- 
lontairement ;  elle  dira  peut-être  un  mot,  me  jet- 
tera mi  regard,  im.  sourire.    »  ^lais  ce  fut  e  mari  qu'il 


178  ANNA  KARÉNINE. 

vit  d'abord,  poliment  escorté  à  travers  la  foule  par 
le  chef  de  gare. 

«  Hélas  oui  !  le  mari  !  »  Et  Wronsky  ne  comprit 
qu'alors  que  le  mari  était  une  partie  essentielle  de 
l'existence  d'Anna  ;  il  n'ignorait  pas  qu'elle  eût  im 
mari,  mais  n'y  avait  jamais  cru,  jusqu'au  moment  où 
il  aperçut  sa  tête,  ses  épaules  et  ses  jambes  en  pan- 
talon noir,  et  où  il  le  vit  s'approcher  tranqmllement 
d'Anna  et  lui  prendre  la  main  en  homme  qui  en 
avait  le  droit. 

Cette  figure  d'Alexis  Alexandrovitch,  avec  sa  fraî- 
cheur de  citadin,  cet  air  sévère  et  sûr  de  lui-même,  ce 
chapeau  rond,  ce  dos  légèrement  voûté,  —  il  fallait 
bien  y  croire  !  Mais  ce  fut  avec  la  sensation  désa- 
gréable d'un  homme  mourant  de  soif,  qui  découvre 
une  source  d'eau  pure  et  la  trouve  profanée  par  la  pré- 
sence d'un  chien,  d'un  mouton,  ou  d'un  porc.  La  dé- 
marche rai  de  et  empesée  d'Alexis  Alexandrovitch  fut 
ce  qui  offusqua  le  plus  Wronsky.  Il  ne  reconnaissait 
à  personne  qu'à  lui-même  le  droit  d'aimer  Anna. 
Lorsque  celle-ci  apparut,  sa  vue  le  ranima  ;  elle 
était  restée  la  même,  et  son  coeur  en  fut  ému  et  tou- 
ché. Il  ordonna  à  son  domestique  allemand,  qui  ve- 
nait d'accourir,  d'emporter  les  bagages  ;  tandis  qu'il 
s'approchait  d'elle,  il  vit  la  rencontre  des  époux,  et, 
avec  la  perspicacité  de  l'amour,  saisit  parfaitement 
la  nuance  de  contrainte  avec  laquelle  Anna  accueillit 
son  mari.  «  Non,  elle  ne  l'aime  pas  et  ne  peut  pas 
l'aimer  »,  décréta-t-il  en  lui-même. 

Au  moment  de  la  joindre,  il  remarqua  avec  joie 


ANNA  KARENINE.  179 

qu'elle  devinait  son  approche  et,  tout  en  le  recon- 
naissant, s'adressait  à  son  mari. 

«  Avez-vous  bien  passé  la  nuit  ?  dit-il  lorsqu'il 
tut  près  d'elle,  saluant,  à  la  fois  le  mari  et  la  femme 
pour  donner  à  M.  Karénine  la  possibilité  de  prendre 
part  du  salut  et  de  le  reconnaître,  si  bon  lui  sem- 
blait. 

—  Merci,  très  bien   »,  répondit-elle. 

Son  visage  était  fatigué  et  n'avait  pas  son  anima- 
tion habituelle,  mais  quelque  chose  brilla  dans  son 
regard  pour  s'efiFacer  aussitôt  qu'elle  aperçut  Wrons- 
ky,  et  cela  suffit  à  le  rendre  heureux.  Elle  leva  les 
yeux  sur  son  mari  pour  voir  s'il  connaissait  le  comte  ; 
Alexis  Alexandrovitch  le  regardait  d'un  air  mécon- 
tent, semblant  vaguement  le  reconnaître.  L'assu- 
rance de  Wronsky  se  heurta  cette  fois  au  calme  gla- 
cial d'Alexis  Alexandrovitch. 

«  Le  comte  Wronsky,  dit  Anna. 

—  Ah  !  il  me  semble  que  nous  nous  connaissons, 

—  dit  Alexis  Alexandrovitch  avec  indifférence  en  lui 
tendant  la  main.  —  Tu  as  voyagé,  comme  je  vois, 
avec  la  mère  en  allant,  avec  le  fils  en  revenant,  — 
dit-il  en  donnant  à  chaque  mot  la  même  importance 
que  si  chacun  d'eux  eût  été  un  cadeau  d'un  rouble. 

—  Vous  êtes  à  la  fin  d'un  congé,  sans  doute  ?  »  Et, 
sans  attendre  de  réponse,  il  se  tourna  vers  sa  femme 
et  lui  dit  sur  le  même  ton  ironque  :  «  Hé  bien  ! 
a-t-on  versé  beaucoup  de  larmes  à  ^Moscou  en  se  quit- 
tant ?  » 

Cette  façon  de  parler  exclusivement  à  sa  femme 

7 


l8o  ANNA  KARÉNINE. 

montrait  à  Wronsky  que  Karénine  désirait  rester 
seul  avec  elle  ;  il  compléta  la  leçon  en  touchant  son 
chapeau  et  se  détournant;  mais  Wronsky,  s'adressa 
encore  à  Anna. 

«  J'espère  avoir  l'honneur  de  me  présenter  chez 
vous  ?   »  lui  dit-il. 

Alexis  Alexandrovitch  lui  jeta  un  de  ses  regards 
fatigués,  et  répondit  froidement  : 

—  Très  heureux  ;  nous  recevons  le  lundi.   » 
Là-dessus  il  quitta  définitivement  Wronsky,  et, 

toujours  en  plaisantant,  dit  à  sa  femme  : 

«  Quelle  chance  d'avoir  trouvé  une  demi-heure  de 
liberté  pour  pouvoir  venir  te  chercher  et  te  prouver 
ainsi  ma  tendresse... 

—  Tu  souHgnes  vraiment  trop  ta  tendresse  pour 
que  je  l'apprécie  »,  répondit  Anna  sur  le  même  ton 
railleur,  quoiqu'elle  écoutât  involontairement  les 
pas  de  Wronsky  derrière  eux.  «  Qu'est-ce  que  cela 
me  fait  ?  »  pensa-t-elle.  Puis  elle  interrogea  son 
jnari  sur  la  façon  dont  Serge  avait  passé  le  temps  en 
son  absence. 

«  Mais  très  bien  !  Mariette  dit  qu'il  a  été  très  gen- 
til et,  je  suis  fâché  de  le  dire,  ne  t'a  pas  regrettée  ; 
ce  n'est  pas  comme  ton  mari.  Merci  encore,  chère 
amie,  d'être  revenue  un  jour  plus  tôt.  Notre  cher 
Samovar  va  être  dans  la  joie  !  (il  donnait  ce  surnom 
à  la  célèbre  comtesse  Lydie  Ivanovna,  à  cause  de  son 
état  perpétuel  d'émotion  et  d'agitation).  Elle  t'a 
beaucoup  demandée,  et  si  j'ose  te  donner  im  conseil, 
ce  serait  celui  d'aller  la  voir  aujourd'hui.  Tu  sais 


I 


ANNA  KARÉNINE.  i8i 

que  son  cœur  souffre  toujours  à  propos  de  tout  ; 
actuellement,  outre  ses  soucis  habituels,  elle  se  préoc- 
cupe encore  de  la  réconciliation  des  Oblonsky.    » 

La  comtesse  Lydie  était  l'amie  de  son  mari,  le 
centre  d'un  certain  monde  auquel  appartenait  Anna 
à  cause  de  lui. 

0  Mais  je  lui  ai  écrit  ? 

—  Elle  tient  à  avoir  des  détails.  Vas-y,  chère 
amie,  si  tu  ne  te  sens  pas  trop  fatiguée.  Condrat 
t'appellera  ta  voiture,  et  moi  je  vais,  de  mon  côté, 
au  conseil.  Enfin  je  ne  dînerai  plus  seul,  continua 
Alexis  Alexandrovitch,  sans  plaisanter  cette  fois. 
Tu  ne  saurais  croire  combien  je  suis  habitué...    » 

Et,  avec  un  sourire  tout  particulier,  il  lui  serra 
longuement  la  main  et  la  conduisit  à  sa  voiture. 


CHAPITRE  XXXII 

Le  premier  visage  qu'aperçut  Anna  en  rentrant 
chez  elle,  fut  celui  de  son  fils  ;  il  s'élança  sur  l'esca- 
lier malgré  sa  gouvernante,  criant  dans  un  transport 
de  joie  :  «  Maman,  maman  !   »  et  lui  sauta  au  cou. 

«  Je  vous  disais  bien  que  c'était  maman  !  cria-t-il 
à  la  gouvernante,  je  savais  bien  que  c'était  elle.    » 

Mais  le  fils,  comme  le  père,  causa  à  Aima  une 
espèce  de  désillusion  ;  elle  se  l'imaginait  mieux  qu'il 
n'était  en  réalité,  et  cependant  il  était  charmant,  avec 
sa  tête  frisée,  ses  yeux  bleus  et  ses  belles  petites 
jambes  dans  leurs  bas  bien  tirés. 


i82  ANNA  KARÉNINE. 

Anna  éprouva  un  bien-être  presque  physique  à  le 
sentir  près  d'elle,  à  recevoir  ses  caresses,  et  un  apaise- 
ment moral  à  regarder  ces  yeux  d'une  expression  si 
tendre,  si  confiante,  si  candide.  Elle  écouta  ses  ques- 
tions enfantines,  tout  en  déballant  les  petits  cadeaux 
envoyés  par  les  enfants  de  Dolly,  et  lui  raconta 
qu'il  y  avait  à  Moscou  une  petite  fille,  nommée  Tania, 
qui  savait  déjà  lire,  et  qui  enseignait  même  à  lire 
aux  autres  enfants. 

«  Suis- je  moins  gentil  qu'elle  ?  demanda  Serge. 

—  Pour  moi,  il  n'y  a  rien  de  mieux  au  monde  que  toi. 

—  Je  le  sais  bien   »,  dit  l'enfant  en  souriant. 

A  peine  Anna  eut-elle  fini  de  déjeimer  qu'on  lui 
annonça  la  comtesse  Lydie  Ivanovna.  La  comtesse 
était  une  grande  et  forte  femme,  au  teint  jaune  et 
maladif,  avec  de  splendides  yeux  noirs  et  rêveurs. 
Anna  l'aimait  bien,  mais  ce  jour-là  ses  défauts  la 
frappèrent  pour  la  première  fois. 

«  Eh  bien,  mon  amie,  vous  avez  porté  le  rameau 
d'olivier  ?  demanda  la  comtesse  en  entrant. 

—  Oui,  tout  s'est  arrangé,  répondit  Anna,  mais 
ce  n'était  pas  aussi  grave  que  nous  le  pensions  ;  en 
général,  ma  belle-sœur  est  tm  peu  trop  prompte  à 
prendre  une  détermination.    » 

Mais  la  comtesse  Lydie,  qui  s'intéressait  à  tout 
ce  qui  ne  la  regardait  pas,  avait  assez  l'habitude  de 
ne  prêter  aucune  attention  à  ce  qui,  soi-disant, 
l'intéressait  ;  elle  interrompit  Anna. 

«  Oui,  il  y  a  bien  des  maux  et  des  tristesses  sur 
cette  terre,  et  je  me  sens  tout  épuisée  aujourd'hui  ! 


ANNA  KARÉNINE.  183 

—  Qu'y  a-t-il  ?  demanda  Anna  en  souriant  invo- 
lontairement. 

—  Je  commence  à  me  lasser  de  lutter  inutilement 
pour  la  vérité,  et  je  me  détraque  complètcm.ent. 
L'œuvre  de  nos  petites  sœurs  (il  s'agissait  d'une  insti- 
tution philanthropique  etpatriotiquement  religieuse) 
marchait  parfaitement,  mais  il  n'y  a  rien  à  faire  de 
ces  messieurs  î  —  Et  la  comtesse  Lydie  prit  im  ton 
de  résignation  ironique.  —  Ils  se  sont  emparés  de 
cette  idée  pour  la  défigurer  absolument,  et  la  jugent 
maintenant  misérablement,  pauvrement  !  Deux  ou 
trois  personnes,  parmi  lesquelles  votre  mari,  com- 
prennent seules  le  sens  de  cette  œuvre  ;  les  autres  ne 
font  que  la  discréditer.  Hier,  Pravdine  m'écrit...   » 

Et  la  comtesse  raconta  ce  que  contenait  la  lettre 
de  Pravdine,  un  célèbre  panslaviste  vivant  à  l'étran- 
ger. Elle  raconta  ensuite  les  nombreux  pièges  tendus 
à  l'œuvre  de  l'Union  des  Églises,  s'étendit  sur  les  dé- 
sagréments qu'elle  en  éprouvait,  et  partit  enfin  à  la 
hâte,  parce  qu'elle  devait  encore  assister  ce  jour-là 
à  une  réunion  du  comité  slave. 

«  Tout  cela  existait  autrefois  ;  pourquoi  ne  l'ai-je 
pas  remarqué  plus  tôt  ?  pensa  Anna.  Était-elle 
aujourd'hui  plus  nerveuse  que  d'habitude  ?  Au 
fond,  tout  cela  est  drôle  ;  voilà  une  femme  qui  n'a 
que  la  charité  en  \Tie,  une  chrétieime,  et  elle  se  fâche 
et  lutte  contre  d'autres  personnes,  dont  le  but  est 
également  celui  de  la  religion  et  de  la  charité.    » 

Après  la  com.tesse  Lydie  vint  une  amie,  femme 
d'im.  haut  fonctionnaire,  qui  lui  raconta  les  nou- 


i84  ANNA  KARÉNINE. 

velles  de  la  ville.  Alexis  Alexandre vitch  était  à  son 
ministère.  Restée  seule,  Anna  employa  le  temps  qui 
précédait  l'heure  du  dîner  à  assister  à  celui  de  son  fils, 
car  l'enfant  mangeait  seul,  et  à  remettre  de  l'ordre 
dans  ses  affaires  et  dans  sa  correspondance  arriérée. 

Le  trouble  et  le  sentiment  de  honte  dont  elle  avait 
tant  souffert  en  route  disparaissaient  maintenant 
dans  les  conditions  ordinaires  de  sa  vie  ;  elle  se  re- 
trouvait calme  et  irréprochable  et  s'étonnait  de  son 
état  d'esprit  de  la  veille.  «  Que  s'était-il  pa^sé 
de  si  grave  ?  Wronsky  avait  dit  une  folie  à  laquelle  il 
serait  facile  de  ne  donner  aucune  suite.  Inutile  d'en 
parler  à  Alexis  Alexandre vitch,  ce  serait  paraître 
y  attacher  de  l'importance.  »  Et  elle  se  souvint  d'un 
petit  épisode  avec  un  jeune  subordonné  de  son  mari, 
qu'elle  s'était  cru  obligée  de  raconter  à  celui-ci.  Alexis 
Alexandrovitch  lui  dit  alors  que  toute  femme  du 
monde  devait  s'attendre  à  des  incidents  de  ce  genre, 
mais  que  sa  confiance  en  elle  était  trop  absolue  pour 
qu'il  se  permît  une  jalousie  humiliante  et  ne  se  fiât 
pas  à  son  tact. 

«  Mieux  vaut  se  taire,  et  d'ailleurs  je  n'ai,  Dieu 
merci,  rien  à  dire   »,  pensa-t-elle. 

CHAPITRE  XXXIII 

Alexis  Alexandrovitch  rentra  de  son  ministère 
vers  quatre  heures,  mais  le  temps  lui  manqua,  ainsi 
que  cela  lui  arrivait  souvent,  pour  entrer  chez  sa 


ANNA  KARÉNINE.  1S5 

femme.  Il  passa  droit  à  son  cabinet,  afin  de  donner 
audience  aux  solliciteurs  qui  l'attendaient,  et  signer 
quelques  papiers  apportés  par  son  chef  de  cabinet. 

Vers  l'heure  du  dîner  arrivèrent  les  convives  (les 
Karénine  recevaient  chaque  jour  quatre  personnes 
à  dîner)  :  ime  vieille  cousine  d'Alexis  Alexandrovitch, 
im  chef  de  division  du  ministère  avec  sa  femme,  et 
un  jeune  honmie  recommandé  à  Alexis  Alexan- 
drovitch pour  affaire  de  service. 

Anna  vint  au  salon  les  recevoir.  La  grande  pen- 
dule de  bronze  du  tem])s  de  Pierre  F^  sonnait  à  peine 
cinq  heures,  qu'Alexis  Alexandrovitch,  en  habit  et 
cravate  blanche  et  avec  deux  décorations,  sortait 
de  son  cabinet  ;  il  était  obligé  d'aller  dans  le  monde 
aussitôt  après  le  dîner  ;  chacun  de  ses  instants  était 
compté,  et,  pour  arriver  à  faire  tenir  dans  sa  journée 
toutes  ses  occupations,  il  lui  fallait  une  r^ularité 
et  une  ponctualité  rigoureuses  ;  «  sans  hâte  et  sans 
repos  »,  telle  était  sa  de\'ise.  Il  entra,  salua  chacun, 
et  se  mit  à  table  en  souriant  à  sa  femme. 

a  Enfin  ma  solitude  a  pris  fin  !  tu  ne  saurais  croire 
combien  il  est  gênant  (il  appuya  sur  le  mot)  de  dîner 
seul  î    » 

Pendant  le  dîner,  il  interrogea  sa  fenmie  sur  Mos- 
cou et  sur  Stépane  Arcadiévitch  en  particulier,  avec 
im  sourire  moqueur,  mais  la  conversation  resta 
générale  et  roula  principalement  sur  des  questions 
de  ser^'ice  et  sur  la  société  de  Pétersbourg. 

Le  dîner  fini,  il  passa  une  demi-heure  avec  ses  hô- 
tes, puis  il  sortit  pour  aller  au  conseil  après  avoir  serré 


i86  ANNA  KARÉNINE. 

la  main  de  sa  femme.  Aima  avait  reçu  une  invita- 
tion pour  la  soirée,  de  la  princesse  Betsy  Tverskoï  ; 
mais  elle  n  y  alla  pas,  non  plus  qu'au  théâtre,  où  elle 
avait  sa  loge  ce  jour-là  ;  elle  resta  chez  elle  parce  que 
la  couturière  lui  avait  manqué  de  parole. 

Ses  convives  partis,  Anna  s'occupa  de  sa  toilette 
et  fut  contrariée  d'apprendre  que,  sur  trois  robes 
données  à  refaire  avant  son  voyage  à  Moscou,  deux 
n'étaient  pas  prêtes  et  la  troisième  manquée.  La  cou- 
turière vint  s'excuser,  mais  Anna,  impatientée,  la 
gronda  si  vivement  qu'elle  en  fut  ensuite  toute  hon- 
teuse. Pour  se  calmer,  elle  passa  la  soirée  auprès  de 
son  fils,  le  coucha  elle-même,  le  borda  dans  son  petit 
lit,  et  ne  le  quitta  qu'après  l'avoir  béni  d'un  signe  de 
croix.  Cette  soirée  la  reposa,  et,  la  conscience  allégée 
d'un  grand  poids,  elle  attendit  son  mari  au  coin  de  sa 
cheminée  en  lisant  son  roman  anglais.  Cette  scène 
du  chemin  de  fer,  qui  lui  avait  paru  si  grave,  ne  fut 
plus  à  ses  yeux  qu'un  incident  insignifiant  de  la 
vie  mondaine. 

A  neuf  heures  et  demie  précises,  un  coup  de  son- 
nette retentit,  et  Alexis  Alexandrovitch  entra  dans 
la  chambre. 

«  C'est  toi  enfin  !  dit-elle  en  lui  tendant  la 
main. 

Il  baisa  cette  main  et  s'assit  auprès  de  sa  femme. 

«  Ton  voyage  a  réussi,  en  somme  ?  demanda- 
t-il. 

—  Oui,  parfaitement  »,  et  Anna  se  mit  à  racon- 
ter tous  les  détails  de  ce  voyage  ;  son  départ  avec  la 


ANNA  KARÉNINE.  1S7 

vieille  comtesse,  son  arrivée,  l'accident  du  chemin 
de  fer,  la  pitié  que  lui  avait  inspirée  son  frère  d'abord, 
Dolly  ensuite. 

«  Je  n'admets  pas  qu'on  puisse  excuser  un  homme 
pareil,  quoiqu'il  soit  ton  frère  »,  dit  sévèrement 
Alexis  Alexandrovitch. 

Anna  sourit.  Elle  savait  qu'il  tenait  à  prouver  par 
cette  sévérité  que  les  relations  de  parenté  elles-mê- 
mes ne  pouvaient  influencer  l'équité  de  ses  juge- 
ments :  c'était  un  trait  de  caractère  qu'elle  appré- 
ciait en  lui. 

a  Je  suis  bien  aise,  continua- t-il,  que  tout  se  soit 
heureusement  terminé  et  que  tu  aies  pu  revenir.  Et 
que  dit-on  là-  bas  de  la  nouvelle  mesure  introduite 
au  conseil  par  moi  ?   » 

Aima  n'en  avait  rien  entendu  dire  et  fut  un  peu 
confuse  d'avoir  oublié  une  chose  aussi  importante 
pour  son  mari. 

0  Ici,  au  contraire,  elle  a  fait  grand  bruit  »,  dit-il 
avec  un  sourire  satisfait. 

Elle  sentit  qu'Alexis  Alexandrovitch  avait  des  dé- 
tails flatteurs  pour  lui  à  raconter,  et  l'amena  par 
ses  questions  à  lui  dire  les  félicitations  qu'il  avait 
reçues. 

«  J'en  ai  été  très,  très  content  ;  cela  prouve  qu'on 
commence  enfin  à  se  former,  chez  nous,  des  opinions 
raisonnables  et  sérieuses.    » 

Quand  il  eut  pris  son  thé  avec  de  la  crème  et  du 
pain,  Alexis  Alexandrovitch  se  leva  pour  se  rendre  à 
son  cabinet  de  travail. 


i88  ANNA  KARÉNINE. 

«  Tu  n'as  donc  pas  voulu  sortir  ce  soir  ?  demanda- 
t-il  à  sa  femme  :  tu  te  seras  ennuyée  ? 

—  Oh  !  pas  du  tout,  répondit-elle  en  se  levant 
aussi  pour  l'accompagner. 

—  Que  lis-tu  maintenant  ?  demanda- t-elle. 

—  Je  lis  la  Poésie  des  enfers,  du  duc  de  I/ille,  un 
livre  très  remarquable.   » 

Anna  sourit,  comme  on  sourit  aux  faiblesses  de 
ceux  qu'on  aime,  et,  passant  son  bras  sous  celui  de 
son  mari,  le  suivit  jusqu'à  la  porte  de  son  cabinet. 
Elle  savait  que  son  habitude  de  lire  le  soir  était  deve- 
nue pour  lui  un  besoin,  et  qu'il  considérait  comme  un 
devoir  de  se  tenir  au  courant  de  tout  ce  qui  paraissait 
d'intéressant  dans  le  monde  littéraire,  malgré  les 
devoirs  officiels  qui  absorbaient  presque  entière- 
ment son  temps.  Elle  savait  également  que,  tout  en 
s'intéressant  spécialement  aux  ouvrages  de  poHtique, 
de  philosophie  et  de  religion,  Alexis  Alexandrovitch 
ne  laissait  passer  aucun  livre  d'art  ou  de  poésie  de 
quelque  valeur  sans  en  prendre  connaissance,  et  cela 
précisément  parce  que  l'art  et  la  poésie  étaient  con- 
traires à  sa  nature.  Et  si  en  politique,  en  philoso- 
phie et  en  religion  il  arrivait  à  Alexis  Alexan- 
drovitch d'avoir  des  doutes  sur  certains  points, 
et  de  chercher  à  les  éclaircir,  jamais  il  n'hésitait  dans 
ses  jugements  en  fait  de  poésie  et  d'art,  surtout 
de  musique.  Il  aimait  à  parler  de  Shakespeare, 
de  Raphaël,  de  Beethoven,  de  la  portée  des  nou- 
velles écoles  de  poètes  et  de  musiciens  :  il  clas- 
sait ces  écoles  avec  une  rigoureuse   logique,   mais 


1 


ANNA  KARÉNINE.  189 

jamais    il     n'avait     compris     une    note    de    mu- 
sique. 

a  Eh  bien,  que  Dieu  te  bénisse  ;  je  te  quitte  pour 
écrire  à  Moscou,  dit  Anna  à  la  porte  du  cabinet  où 
étaient  préparées,  comme  à  l'ordinaire,  près  du  fau- 
teuil de  son  mari,  des  bougies  avec  leurs  abat- jour 
et  une  carafe  d'eau. 

—  C'est  cependant  un  homme  bon,  honnête,  loyal 
et  remarquable  dans  sa  sphère,  »  se  dit  Anna  en 
rentrant  dans  sa  chambre,  comme  si  elle  eût  eu  à  le 
détendre  contre  quelque  adversaire  qui  aurait  pré- 
tendu qu'il  était  impossible  de  l'aimer. 

«  Mais  pourquoi  ses  oreilles  ressortent- elles  tant  ? 
il  se  sera  fait  couper  les  cheveux  trop  court.    » 

A  minuit  précis,  Aima  écrivait  encore  à  Dolly 
devant  son  petit  bureau,  lorsque  les  pas  d'Alexis 
Alexandrovitch  se  firent  entendre  ;  il  était  en  pan- 
toufles et  en  robe  de  chambre,  bien  lavé  et  peigné, 
avec  un  livre  sous  le  bras.  S'approcha  nt  de  sa  fenune 
avant  de  passer  dans  la  chambre  à  coucher,  il  lui 
dit  en  souriant  : 

a  II  se  fait  tard. 

—  De  quel  droit  l'a-t-il  regardé  ainsi  ?  »  pensa 
en  ce  moment  Anna  en  se  rappelant  le  coup  d'œil 
jeté  par  Wronsky  sur  Alexis  Alexandrovitch. 

Elle  alla  se  déshabiller  et  passa  dans  sa  chambre  ; 
mais  où  était  cette  flamme  qui  animait  sa  physiono- 
mie à  Moscou  et  dont  s'éclaircissaient  ses  yeux  et 
son  sourire  ?  Elle  était  éteinte,  ou  tout  au  moins 
bien  cachée. 


igo  ANNA  KARÉNINE. 


CHAPITRE  XXXIV 

Wronsky,  en  quittant  Pétersbourg,  avait  cédé 
son  grand  appartement  de  la  Morskaïa  à  son  ami 
Pétritzky,  son  meilleur  camarade. 

Pétri tzky  était  im  jeune  lieutenant  qui  n'avait  rien 
d'illustre  :  non  seulement  il  n'était  pas  riche,  mais 
il  était  endetté  jusqu'au  cou;  il  rentrait  ivre  tous  les 
soirs,  passait  une  partie  de  son  temps  à  la  salle  de 
police  pour  cause  d'aventures,  tantôt  drôles  et  tantôt 
scandaleuses,  et,  malgré  tout,  savait  se  faire  aimer 
de  ses  camarades  et  de  ses  chefs. 

En  rentrant  chez  lui,  vers  onze  heures  du  matin, 
Wronsky  vit  à  sa  porte  tme  voiture  d'isvostchik 
bien  connue  ;  de  la  porte  à  laquelle  il  sonna,  on  enten- 
dait le  rire  de  plusieurs  hommes  et  le  gazouillement 
d'une  voix  de  femme,  puis  la  voix  de  Pétritzky, 
criant  à  son  ordonnance  :  «  Si  c'est  un  de  ces  misé- 
rables, ne  laisse  pas  entrer.    » 

Wronsky,  sans  se  faire  annoncer,  passa  dans  la 
première  pièce. 

La  baronne  Shilton,  l'amie  de  Pétritzky,  en  robe 
de  satin  lilas,  son  minois  éveillé  encadré  de  boucles 
blondes,  faisait  le  café  devant  une  table  ronde,  et, 
semblable  à  un  petit  canari,  remplissait  le  salon  de 
son  jargon  parisien.  Pétritzky,  en  paletot,  et  le 
capitaine  Kamerowsky,  en  grand  uniforme,  étaient 
assis  près  d'elle. 


ANNA  KARfiXIXB.  IQI 

c  Bravo,  Wronsky  î  cria  Pétritzky  en  sautant  de 
sa  chaise  avec  bruit.  Le  maître  lui-même  !  Baronne, 
servez-lui  du  café  de  la  cafetière  neuve.  Nous  ne 
t'attendions  pas.  J'espère  que  tu  es  satisfait  de  l'or- 
nement de  ton  salon,  dit-il  en  désignant  la  baronne. 
Vous  vous  connaissez,  je  crois  ? 

—  Comment,  si  nous  nous  connaissons  !  répon- 
dit Wronsky  en  souriant  gaiement  et  en  serrant 
la  main  de  la  baronne  :  nous  sommes  de  vieux 
amis. 

—  Vous  rentrez  de  voyage  ?  dit  la  baronne,  alors 
je  me  sauve.  Je  m'en  vais  tout  de  suite,  si  je  gêne. 

—  Vous  êtes  chez  vous  partout  où  vous  êtes, 
baronne, répondit  Wronsky.  Bonjour,  Kamerowsky, 
dit- il  en  serrant  froidement  la  main  de  celui-ci. 

—  Jamais  vous  ne  sauriez  dire  une  chose  aussi 
aimable,  dit  la  baronne  en  s'adressant  à  Pétritzky. 

—  Pourquoi  donc?  Après  dîner,  j'en  ferais  bien 
autant. 

—  Après  dîner,  il  n'y  a  plus  de  mérite.  Eh  bien, 
je  vais  vous  préparer  votre  café  pendant  que  vous 
irez  faire  votre  toilette,  dit  la  baronne  en  se  rasseyant 
et  en  tournant  avec  empressement  le  robinet  de  la 
nouvelle  cafetière.  —  Pierre,  donnez-moi  du  café, 
dit-elle  en  s'adressant  à  Pétritzky,  qu'elle  nommait 
Pierre  à  cause  de  son  nom  de  famille,  sans  dissimuler 
sa  liaison  avec  lui.  J'en  rajouterai. 

—  Vous  le  gâterez. 

—  Non,  je  ne  le  gâterai  pas.  Et  votre  femme  ? 
dit  tout  à  coup  la  baronne  en  interrompant  la  con- 


192  ANNA  KARÉNINE. 

versation  de  Wronsky  avec  ses  camarades...  Ici 
nous  vous  avons  marié.  L'avez- vous  amenée  ? 

—  Non,  baronne  ;  je  suis  né  dans  la  bohème  et  j'y 
mourrai. 

—  Tant  mieux,  tant  mieux  ;  donnez-moi  la  main. 
Et,  sans  le  laisser  partir,  la  baronne  se  mit  à  lui 

développer  ses  derniers  plans  d'existence,  et  à  lui 
demander  conseil,  avec  force  plaisanteries. 

«  Il  ne  veut  toujours  pas  m* autoriser  au  divorce! 
Que  dois-je  faire  ?  (//,  c'était  le  mari.)  Je  compte  lui 
intenter  un  procès.  Qu'en  pensez- vous  ?  Kame- 
rowsky,  surveillez  donc  le  café,  il  déborde  :  vous 
voyez  bien  que  je  parle  affaires  !  Je  compte  donc  lui 
intenter  un  procès  pour  avoir  ma  fortune.  Compre- 
nez-vous cette  sottise  ?  Sous  prétexte  que  je  lui  suis 
infidèle,  il  veut  profiter  de  mon  bien  !   » 

Wronsky  s'amusait  de  ce  bavardage,  approuvait 
la  baronne,  lui  donnait  en  riant  des  conseils,  et  repre- 
nait le  ton  habituel  de  ses  rapports  avec  cette  caté- 
gorie de  femmes. 

Selon  les  idées  de  ce  monde  pétersbourgeois,  l'hu- 
manité se  divise  en  deux  classes  bien  distinctes  : 
la  première,  composée  des  gens  insipides,  sots,  et 
surtout  ridicules,  qui  s'imaginent  qu'un  mari  doit 
vivre  seulement  avec  la  femme  qu'il  a  épousée, 
que  les  jeimes  filles  doivent  être  pures,  les  femmes 
chastes,  les  hommes  courageux,  tempérants  et  fer- 
mes ;  qu'il  faut  élever  ses  enfants,  gagner  sa  vie, 
payer  ses  dettes  et  autres  niaiseries  de  ce  genre.  Ce 
sont  les  démodés  et  les  ennuyeux.  Quant  à  la  se- 


ANNA  KARÉNINE.  193 

conde.  celle  à  laquelle  ils  se  vantaient  d'appartenir, 
il  fallait  pour  en  faire  partie  être  avant  tout  élégant, 
généreux,  hardi,  amusant,  s'abandonner  sans  ver- 
gogne à  toutes  ses  passions  et  se  moquer  du  reste. 

Wronsky,  encore  sous  l'impression  de  l'atmo- 
sphère si  différente  de  Moscou,  fut  quelque  peu 
étourdi  de  retrouver  son  ancienne  vie,  mais  il  y 
rentra  bien  vite,  comme  on  rentre  dans  ses  vieilles 
pantoufles. 

Le  fameux  café  ne  fut  jamais  ser\'i,  il  déborda  de 
la  cafetière  sur  un  tapis  de  prix,  tacha  la  robe  de  la 
baronne,  mais  atteignit  son  véritable  but,  qui  était 
de  donner  lieu  à  beaucoup  de  rires  et  de  plaisanteries. 

«  Eh  bien,  maintenant  je  pars,  car  si  je  restais 
encore,  vous  ne  feriez  jamais  votre  toilette,  et  j'au- 
rais sur  la  conscience  le  pire  des  crimes  que  puisse 
commettre  un  homme  bien  élevé,  celui  de  ne  pas  se 
laver.  Alors  vous  me  conseillez  de  lui  mettre  le 
couteau  sur  la  gorge  ? 

—  Certainement,  et  de  façon  à  approcher  votre 
petite  main  de  ses  lèvres  ;  il  la  baisera,  et  tout  se 
terminera  à  la  satisfaction  générale,  répondit 
Wronsky. 

—  A  ce  soir,  au  Théâtre  français  !  «  Et  la  petite 
baronne,  suivie  de  sa  robe  dont  la  traîne  faisait 
frou-frou  derrière  elle,  disparut 

Kamerowsky  se  leva  également,  et  Wronsky, 
sans  attendre  son  départ,  lui  tendit  la  main  et  passa 
dans  le  cabinet  de  toilette. 

Pendant  qu'il  se  lavait,  Pétritzky  lui  esquissa  en 


194  ANNA  KARÉNINE. 

quelques  traits  l'état  de  sa  situation.  Pas  d'argent, 
un  père  qui  déclarait  n'en  plus  vouloir  donner  et  ne 
plus  payer  aucune  dette.  Un  tailleur  déterminé  à 
l'arrêter  et  un  second  tailleur  tout  aussi  déterminé. 
Un  colonel  résolu,  si  ce  scandale  continuait,  à  lui 
faire  quitter  le  régiment.  La  baronne,  ennuyeuse 
comme  vm.  radis  amer,  surtout  à  cause  de  ses  conti- 
nuelles offres  d'argent,  et  une  autre  femme,  ime 
beauté  style  oriental  sévère,  «  genre  Rébecca  », 
qu'il  faudrait  qu'il  lui  montrât.  Une  affaire  avec 
Berkashef ,  lequel  voulait  envoyer  des  témoins,  mais 
n'en  ferait  certainement  rien  ;  au  demeurant,  tout 
allait  bien,  et  le  plus  drôlement  du  monde.  Là- des- 
sus Pétri tzky  entama  le  récit  des  nouvelles  du  jour, 
sans  laisser  à  son  ami  le  temps  de  rien  approfondir. 
Ces  bavardages,  cet  appartement  où  il  habitait 
depuis  trois  ans,  tout  cet  entourage  contribuait  à 
faire  rentrer  Wronsky  dans  les  mœurs  insouciantes 
de  sa  vie  de  Pétersbourg  ;  il  éprouva  même  im  cer- 
tain bien-être  à  s'y  retrouver. 

«  Est-ce  possible  ?  s'écria-t-il  en  lâchant  la  pé- 
dale de  son  lavabo  qui  arrosait  d'un  jet  d'eau  sa  tête 
et  son  large  cou.  Est-ce  possible  ?  —  Il  venait  d'ap- 
prendre que  Laure  avait  quitté  Fertinghof  pour  Mi- 
léef.  —  Et  il  est  toujours  aussi  bête  et  aussi  content 
de  lui  ?  Et  Bousoulkof  ? 

—  Ah  !  Bousoulkof  !  c'est  toute  une  histoire  !  dit 
Pétritzky.  Tu  connais  sa  passion  pour  les  bals  ?  Il 
n'en  manque  pas  un  à  la  cour.  Dernièrement,  il  y  va 
avec  im  des  nouveaux  casques.  As-tu  vu  les  nou- 


ANNA  KARENINE.  195 

veaux  casques  ?  Ils  sont  très  bien,  très  légers.  Il 
est  donc  là  en  tenue.  —  Non,  mais  écoute  l'his- 
toire... 

—  J'écoute,  j'écoute,  répondit  Wronsky  en  se 
trottant  le  visage  avec  un  essuie-main. 

—  Une  grande-duchesse  vient  à  passer  au  bras 
d'un  ambassadeur  étranger  et,  pour  son  malheur,  la 
conversation  tombe  sur  les  nouveaux  casques.  La 
grande  duchesse  aperçoit  notre  ami,  debout,  cas- 
que en  tête  (et  Pétritzky  se  posait  comme  Bousoul- 
kof  en  grande  tenue),  et  le  prie  de  vouloir  bien  mon- 
trer son  casque.  Il  ne  bouge  pas.  Qu'est-ce  que  cela 
signifie  ?  Les  camarades  lui  font  des  signe  ,  des  gri- 
maces. —  «  Mais  donne  donc.!.,.  »  Rien,  il  ne  bouge 
pas  plus  que  s'il  était  mort.  Tu  peux  imaginer  cette 
scène.  Enfin,  on  veut  lui  prendre  le  casque,  mais  il  se 
débat,  l'ôte  et  le  tend  lui-même  à  la  duchesse.  «  Voi- 
là le  nouveau  modèle  »,  dit  celle-ci  en  retournant 
le  casque.  Et  qu'est-ce  qui  en  sort  ?  Patatras,  des 
poires,  des  bonbons,  deux  livres  de  bonbons  !  Cé- 
taient  ses  provisions,  au  pauvre  garçon  !   » 

Wronsky  riait  aux  larmes,  et  longtemps  après,  en 
parlant  de  tout  autre  chose,  il  riait  encore  en  son- 
geant à  ce  malheureux  casque,  d'un  bon  rire  jeune 
qui  découvrait  ses  dents  blanches  et  régulières. 

Une  fois  instruit  des  nouvelles  du  jour,  Wronsky 
passa  son  uniforme  avec  l'aide  de  son  valet  de  cham- 
bre, et  alla  se  présenter  à  la  Place  ;  il  voulait  ensuite 
entrer  chez  son  frère,  chez  Betzy,  et  faire  une  tournée 
de  visites  afin  de  pouvoir  paraître  dans  le  monde 


196  ANNA  KARÉNINE. 

fréquenté  par  les  Karénine.  Ainsi  que  cela  se  prati- 
que toujours  à  Pétersbourg,  il  quitta  son  logis  avec 
l'intention  de  n'y  rentrer  que  fort  avant  dans  la 
nuit 


DEUXIEME   PARTIE 


CHAPITRE  PREMIER 

Vers  la  fin  de  l'hiver,  les  Cherbatzky  eurent  une 
consultation  de  médecins  au  sujet  de  la  santé  de 
Kitty  ;  elle  était  malade,  et  l'approche  du  prin- 
temps ne  faisait  qu'empirer  son  mal.  Le  médecin  de 
la  maison  lui  avait  ordonné  de  l'huile  de  foie  de  mo- 
rue, puis  du  fer,  et  enfin  dw  nitrate  d'argent  ;  mais 
aucun  de  ces  remèdes  n'ayant  été  efficace,  il  avait 
conseillé  un  voyage  à  l'étranger. 

C'est  alors  qu'on  résolut  de  consulter  une  célé- 
brité médicale.  Cette  célébrité,  un  homme  jeune  en- 
core, et  fort  bien  de  sa  personne,  exigea  un  examen 
approfondi  de  la  malade  ;  il  insista  avec  une  certaine 
complaisance  sur  ce  fait,  que  la  pudeur  des  jeunes 
filles  n'était  qu'im  reste  de  barbarie,  et  que  rien 
n'était  plus  naturel  que  d'ausculter  une  jeune  fille 
à  demi  vêtue.  Comme  il  le  faisait  tous  les  jours  et  n'y 


içS  ANNA  KARENINE. 

attachait  aucune  importance,  la  pudeur  des  jeunes 
filles,  ce  reste  de  barbarie,  lui  semblait  presque  une 
injure  personnelle. 

Il  fallut  bien  se  résigner,  car,  quoique  tous  les 
médecins  fissent  partie  de  la  même  école,  étudiassent 
les  mêmes  livres,  eussent  par  conséquent  ime  seule 
et  même  science,  on  avait,  pour  tme  raison  quelcon- 
que, décidé  autour  de  la  princesse  que  la  célébrité 
médicale  en  question  possédait  la  science  spéciale 
qui  devait  sauver  Kitty.  Après  un  examen  appro- 
fondi, une  auscultation  sérieuse  de  la  pauvre  malade 
confuse  et  éperdue,  le  célèbre  médecin  se  lava  les 
mains  avec  soin,  et  retourna  au  salon  auprès  du 
prince.  Celui-ci  l'écouta  en  toussotant,  d'un  air  som- 
bre. En  homme  qui  n'avait  jamais  été  malade,  il  ne 
croyait  pas  à  la  médecine,  et  en  homme  de  sens  il 
s'irritait  d'autant  plus  de  toute  cette  comédie  qu'il 
était  peut-être  le  seul  à  bien  comprendre  la  cause 
du  mal  de  sa  fille.  «  En  voilà  im  qm  revient  bre- 
douille »,  se  dit-il  en  exprimant  par  ce  terme  de 
chasseur  son  opinion  sur  le  diagnostic  du  célèbre 
docteur.  Celui-ci  de  son  côté,  condescendant  avec 
peine  à  s'adresser  à  l'intelligence  médiocre  de  ce 
vieux  gentillâtre,  dissimula  mal  son  dédain.  A  peine 
lui  semblait-il  nécessaire  de  parler  à  ce  pauvre  homme 
la  tête  de  la  maison  étant  la  princesse.  C'est  devant  elle 
qu'il  se  préparait  à  répandre  ses  flots  d'éloquence  ; 
elle  entra  à  ce  moment  avec  le  médecin  de  la  maison, 
et  le  vieux  prince  s'éloigna  pour  ne  pas  trop  montrer 
ce  qu'il  pensait  de  tout  cela.  La  princesse,  troublée, 


ANNA  KARENINE.  i99 

ne  savait  plus  que  faire  ;  elle  se  sentait  bien  coupable 
à  l'égard  de  Kitty. 

a  Eh  bien,  docteur,  décidez  de  notre  sort  :  dites- 
moi  tout.  —  Y  a-t-il  encore  de  l'espoir  ?  voulait-elle 
dire,  mais  ses  lèvres  tremblèrent,  et  elle  s'arrêta. 

—  Je  serai  à  vos  ordres,  ])rincesse,  après  avoir  con- 
féré avec  mon  collègue.  Nous  aurons  alors  l'iioimeur 
de  vous  donner  notre  avis. 

—  Faut-il  vous  laisser  seuls  ? 

—  Comme  vous  le  désirerez.   » 
La  princesse  soupira  et  sortit. 

Le  médecin  de  la  famille  émit  timidement  son 
opinion  sur  un  conmiencement  de  disposition  tuber- 
culeuse, car,  etc.,  etc.  Le  célèbre  docteur  l'écouta  et, 
au  milieu  de  son  discours,  tira  de  son  gousset  sa 
grosse  montre  d'or. 

«  Oui,  dit-il,  mais..    » 

Son  confrère  s'arrêta  respectueusement. 

«  Vous  savez  qu'il  n'est  guère  possible  de  préciser 
le  début  du  développement  tuberculeux  ;  avant 
l'apparition  des  cavernes  il  n'y  a  rien  de  positif. 
Dans  le  cas  actuel,  on  ne  peut  que  redouter  ce  mal,  en 
présence  de  symptômes  tels  que  mauvaise  alimenta- 
tion, nervosité  et  autres.  La  question  se  pose  donc 
ainsi  :  Qu'y  a-t-il  à  faire,  étant  donné  qu'on  a  des 
raisons  de  craindre  un  développement  tuberculeux 
pour  entretenir  une  bonne  alimentation  ? 

—  Mais  vous  savez  bien  qu'il  se  cache  ici  quelque 
cause  morale,  se  peniiit  de  dire  le  médecin  de  la 
maison  avec  un  un  sourire. 


200  ANNA  KARÉNINE. 

—  Cela  va  de  soi,  répondit  le  célèbre  docteur  en 
regardant  encore  sa  montre...  Mille  excuses,  savez- 
vous  si  le  pont  sur  le  Yaousa  est  rétabli,  ou  s'il 
faut  encore  faire  le  détour  ?  demanda- t-il. 

—  Il  est  rétabli. 

—  Dans  ce  cas,  il  me  reste  encore  vingt  minutes. 
—  Nous  disions  donc  que  la  question  se  pose  ainsi  : 
régulariser  l'alimentation  et  fortifier  les  nerfs,  l'un 
ne  va  pas  sans  l'autre  ;  et  il  faut  agir  sur  les  deux 
moitiés  du  cercle. 

—  Mais  le  voyage  à  l'étranger  ? 

—  Je  suis  ennemi  de  ces  voyages  à  l'étranger.  — 
Veuillez  suivre  mon  raisoimement  :  si  le  dévelop- 
pement tuberculeux  commence,  ce  que  nous  ne  pou- 
vons pas  savoir,  à  qoi  sert  un  voyage  ?  L'essentiel 
est  de  trouver  im  moyen  d'entretenir  ime  boime  ali- 
mentation. ))  Et  il  développa  son  plan  d'une  cure 
d'eaux  de  Soden,  cure  dont  le  mérite  principal,  à 
ses  yeux,  était  évidemment  d'être  absolument 
inoffensive. 

Le  médecin  de  la  maison  écoutait  avec  attention 
et  respect. 

«  Mais  en  faveur  d'un  voyage  à  l'étranger  je 
ferai  valoir  le  changement  d'habitudes,  l'éloigne- 
ment  de  conditions  propres  à  rappeler  de  fâcheux 
souvenirs.  Et  enfin  la  mère  le  désire,  ajouta-t-il. 

—  Dans  ce  cas,  qu'elles  partent,  pourvu  toutefois 
que  ces  charlatans  allemands  n'aillent  pas  aggraver 
le  mal  ;  il  faut  qu'elles  suivent  strictement  nos  pres- 
criptions. Mon  Dieu,  oui  !  elles  n'ont  qu'à  partir.   » 


ANNA  K.\Rf: NINE.  201 

Il  regarda  encore  sa  montre. 

«  Il  est  temps  que  je  vous  quitte.  »  Et  il  se  diri- 
gea vers  la  porte. 

Le  célèbre  docteur  déclara  à  la  princesse  (proba- 
blement par  un  sentiment  de  convenance)  qu'il  dési- 
rait voir  la  malade  encore  une  fois. 

«  Comment  !  rccommaicer  l'examen  ?  s'écria 
avec  terreur  la  princesse. 

—  Oh  non  !  rien  que  quelques  détails,  princesse. 

—  Alors  entrez,  je  vous  prie.    » 

Et  la  mère  introduisit  le  docteur  dans  le  petit 
salon  de  Kitty.  La  pauvre  enfant,  très  amaigrie,  rouge 
et  les  yeux  brillants  d'émotion,  après  la  confusion  que 
lui  avait  causée  la  visite  du  médecin,  était  debout  au 
milieu  de  la  chambre.  Quand  elle  les  vit  entrer,  ses 
yeux  se  remplirent  de  larmes,  et  elle  rougit  encore 
plus.  Sa  maladie  et  les  traitements  qu'on  lui  impo- 
sait lui  paraissaient  de  ridicules  sottises  !  Que  signi- 
fiaient ces  traitements  ?  N'était-ce  pas  ramasser  les 
fragments  d'un  vase  brisé  pour  chercher  à  les  re- 
joindre? Son  cœur  pouvait-il  être  rendu  à  la  santé 
par  des  pilules  et  des  poudres  ?  Mais  elle  n'osait 
contrarier  sa  mère,  d'autant  plus  que  celle-ci  se 
sentait  si  coupable. 

a  Veuillez  vous  asseoir,  princesse  »,  lui  dit  le 
docteur. 

Il  s'assit  en  face  d'elle,  lui  prit  le  pouls,  et  recom- 
mença avec  un  sourire  une  série  d'ennuyeuses  ques- 
tions. Elle  lui  répondit  d'abord,  puis  enfin,  impatien- 
tée, se  leva  : 


202  ANNA  KARENINE. 

«  Excusez-moi,  docteur,  en  vérité  tout  cela  ne 
mène  à  rien  :  voilà  la  troisième  fois  que  vous  me 
faites  la  même  question.   » 

Le  médecin  ne  s'oSensa  pas. 

«  C'est  une  irritabilité  maladive,  fît-il  remarquer 
à  la  princesse  lorsque  Kitty  fut  sortie.  Au  reste, 
j'avais  fini.   » 

Et  le  docteur  expliqua  l'état  de  la  jeune  fille  à  sa 
mère,  comme  à  une  personne  exceptionnellement 
intelligente,  en  lui  donnant,  pour  conclure,  les 
recommandations  les  plus  précises  sur  la  façon  de 
boire  ces  eaux  dont  le  mérite  à  ses  yeux  était  d'être 
inutiles.  Sur  la  question  :  fallait-il  voyager,  le  doc- 
teur réfléchit  profondément,  et  le  résultat  de  ses 
réflexions  fut  qu'on  pouvait  voyager,  à  condition  de 
ne  pas  se  fier  aux  charlatans  et  de  ne  pas  suivre  d'au- 
tres prescriptions  que  les  siennes. 

Le  docteur  parti,  on  se  trouva  soulagé  comme  s'il 
fût  arrivé  quelque  chose  d'heureux.  La  mère  revint 
auprès  de  sa  fille  toute  remontée,  et  Kitty  prit  éga- 
lement un.  air  rasséréné.  Il  lui  arrivait  souvent 
maintenant  de  dissimuler  ce  qu'elle  ressentait. 

«  Vraiment,  maman,  je  me  porte  bien.  Mais,  si 
vous  le  désirez,  partons  »,  dit-elle,  et,  pour  tâcher 
de  prouver  l'intérêt  qu'elle  prenait  au  voyage,  elle 
parla  de  leurs  préparatifs  de  départ. 


ANNA  K.\RHNINB.  203 

CHAPITRE   II 

DoLLY  savait  que  la  consultation  devait  avoir  lieu 
ce  jour-là,  et,  quoiqu'elle  fût  à  peine  remise  de  ses 
couches  (elle  avait  eu  une  petite  fille  à  la  fin  de  l'hi- 
ver), bien  qu'elle  eût  un  enfant  souffrant,  elle  avait 
quitté  nourrisson  et  malade  pour  comiaître  le  sort  de 
Kitty. 

«  Eh  bien  ?  dit-elle  en  entrant  sans  ôter  son 
chapeau.  Vous  êtes  gaies  ?  donc  tout  va  bien.    » 

On  essaya  de  lui  raconter  ce  qu'avait  dit  le  méde- 
cin, mais,  quoiqu'il  en  eût  dit  fort  long,  avec  de  très 
belles  phrases,  personne  ne  sut  au  juste  résumer  ses 
discours.  Le  point  intéressant  était  la  décision  prise 
au  sujet  du  voyage. 

DoUy  soupira  involontairement.  Elle  allait  per- 
dre sa  sœur,  sa  meilleure  amie.  Et  la  vie  était  pour 
elle  si  peu  gaie  !  Ses  rapports  avec  son  mari  lui  sem- 
blaient de  plus  en  plus  humiliants  ;  le  raccommode- 
ment opéré  par  Anna  n'avait  pas  tenu,  et  l'union  de 
la  famille  se  heurtait  aux  mêmes  écueils.  Stépane 
Arcadiévitch  ne  restait  guère  chez  lui  et  n'y  laissait 
que  peu  d'argent.  Le  soupçon  de  son  infidélité 
tourmentait  toujours  DoUy,  mais,  se  rappelant  avec 
horreur  les  souffrance  causées  par  la  jalousie,  et 
cherchant  avant  tout  à  ne  pas  s'interdire  la  vie  de 
famille,  elle  préférait  se  laisser  tromper,  tout  en 
méprisant  son  mari,  et  en  se  méprisant  elle-même  à 
cause  de  cette  faiblesse. 


204  ANNA  KARÉNINE. 

Les  soucis  d'une  nombreuse  famille  lui  impo- 
saient d'ailleurs  une  charge  si  lourde  ! 

«  Comment  vont  les  enfants  ?  demanda  la  prin- 
cesse. 

—  Ah  ?  maman,  nous  avons  bien  des  misères  ! 
Lili  est  au  lit,  et  je  crains  qu'elle  n'ait  la  scarlatine. 
Je  suis  sortie  aujourd'hui  pour  savoir  où  vous  en 
étiez,  car  j'ai  peur  de  ne  plus  pouvoir  sortir  en- 
suite. » 

Le  vieux  prince  entra  à  ce  moment,  offrit  sa  joue 
aux  baisers  de  Dolly,  causa  un  peu  avec  elle,  puis, 
s'adressant  à  sa  femme  : 

«  Qu'avez- vous  décidé  ?  Partez- vous  ?  Et  que 
ferez- vous  de  moi  ? 

—  Je  crois,  Alexandre,  que  tu  feras  mieux  de 
rester. 

—  Comme  vous  voudrez. 

—  Pourquoi  papa  ne  viendrait-il  pas  avec  nous, 
maman  ?  dit  Kitty  :  ce  serait  plus  gai  pour  lui  et 
pour  nous.   » 

Le  vieux  prince  alla  caresser  de  la  main  les  che- 
veux de  Kitty  ;  elle  leva  la  tête,  et  sourit  avec  effort 
en  le  regardant  ;  il  lui  semblait  toujours  que  son  père 
seul,  quoiqu'il  ne  dît  pas  grand' chose,  la  comprenait. 
Elle  était  la  plus  jeime,  par  conséquent  la  favorite 
du  vieux  prince,  et  son  affection  le  rendait  clair- 
voyant, croyait-elle.  Quand  son  regard  rencontra 
celui  de  son  père,  qui  la  considérait  attentivement, 
il  lui  sembla  qu'il  lisait  dans  son  âme,  et  y  voyait 
tout  ce  qui  s'y  passait  de  mauvais.  Elle  rougit,  se 


ANNA  KARÉNINE.  205 

pencha  vers  lui,  attendant  un  baiser,  mais  il  se  con- 
tenta de  lui  tirer  un  peu  les  cheveux,  et  de  dire  : 

«  Ces  bêtes  de  chignons  !  on  n'arrive  pas  jusqu'à 
sa  fille.  Ce  sont  les  cheveux  de  quelque  bomie  fcnune 
défunte  qu'on  caresse.  Hh  bien,  Dolinka,  que  fait 
ton  atoiU  ? 

—  Rien,  papa,  dit  Dolly  en  comprenant  qu'il 
s'agissait  de  son  mari  :  il  est  toujours  en  route.  Je 
le  vois  à  peine,  —  ne  peut-elle  s'empêcher  d'ajouter 
avec  un  sourire  ironique. 

—  Il  n'est  pas  encore  allé  vendre  son  bois  à  la 
campagne  ? 

—  Non,  il  en  a  toujours  l'intention. 

—  Vraiment,  dit  le  prince  ;  alors  il  faudra  lui 
donner  l'exemple.  Kt  toi,  Kitty,  ajouta- t-il  en 
s'adressant  à  sa  plus  jeune  fille,  sais-tu  ce  qu'il  faut 
que  tu  fasses  ?  Il  faut  qu'un  beau  matin  en  te  réveil- 
lant, tu  te  dises  :  «  Mais  je  suis  gaie  et  bien  portante, 
«  pourquoi  ne  reprendrais-je  pas  mes  promenades 
a  matinales  avec  papa,  par  une  bonne  petite  gelée  ?  » 
Hein  ?   » 

A  ces  mots  si  simples,  Kitty  se  troubla  comme  si 
elle  eût  été  convaincue  d'un  crime.  «  Oui,  il  sait 
tout,  il  comprend  tout,  et  ces  mots  signifient  que, 
quelle  que  soit  mon  humiliation,  je  dois  la  surmon- 
ter. »  Elle  n'eut  pas  la  force  de  répondre,  fondit 
en  larmes  et  quitta  la  chambre. 

«  Voilà  bien  un  tour  de  ta  façon  !  dit  la  princesse 
en  s' emportant  contre  son  mari  ;  tu  as  toujours...  » 
Et  elle  entama  un  discours  plein  de  reproches. 


2o6  ANNA  KARÉNINE. 

Le  prince  prit  tranquillement  d'abord  les  répri- 
mandes de  sa  femme,  puis  son  visage  se  rembrunit. 

«  Elle  fait  tant  de  peine,  la  pauvrette  ;  tu  ne 
comprends  donc  pas  qu'elle  souffre  de  la  moindre 
allusion  à  la  cause  de  son  chagrin  ?  Ah  !  comme  on 
peut  se  tromper  en  jugeant  le  monde  !  —  dit  la  prin- 
cesse. Et  au  changement  d'inflexion  de  sa  voix,  Dol- 
ly  et  le  prince  comprirent  qu'elle  parlait  de  Wrons- 
ky.  —  Je  ne  comprends  pas  qu'il  n'y  ait  pas  de  lois 
pour  punir  des  procédés  aussi  vils,  aussi  peu  nobles.  » 

Le  prince  se  leva  de  son  fauteuil  d'un  air  sombre, 
et  se  dirigea  vers  la  porte,  comme  s'il  eût  voulu  se 
sauver,  mais  il  s'arrêta  sur  le  seuil  et  s'écria  : 

«  Des  lois,  il  y  en  a,  ma  petitfe  mère,  et  puisque 
tu  me  forces  à  m' expliquer,  je  te  ferai  remarquer  que 
la  véritable  coupable  dans  toute  cette  affaire,  c'est 
toi,  toi  seule.  Il  y  a  des  lois  contre  ces  galantins  et  il 
y  en  aura  toujours;  tout  vieux  que  je  suis,  j'aurais 
su  châtier  celui-là  si  vous  n'aviez  été  la  première 
à  l'attirer  chez  nous.  Et  maintenant,  guérissez-la 
montrez-la  à  tous  vos  charlatans  !   » 

Le  prince  en  aurait  dit  long  si  la  princesse,  comme 
elle  faisait  toujours  dans  les  questions  graves,  ne 
s'était  aussitôt  soimiise  et  humiliée. 

«  Alexandre,  Alexandre  !  »  murmura-t-elle  tout 
en  larmes  en  s' approchant  de  lui. 

Le  prince  se  tut  quand  il  la  vit  pleurer.  «  Oui, 
oui,  je  sais  que,  pour  toi  aussi,  c'est  dur  !  Assez,  assez, 
ne  pleure  pas.  Le  mal  n'est  pas  grand.  Dieu  est  misé- 
ricordieux.   Merci   »,    ajouta-t-il,  ne  sachant    plus 


I 


ANNA  KARKXIXK.  207 

trop  c€  qu'il  disait  clans  son  éniotion  ;  et,  sentant 
sur  sa  main  le  baiser  mouillé  de  lannes  de  la  prin- 
cesse, il  quitta  la  chambre. 

Dolly,  avec  son  instinct  iiiateniel,  avait  voulu 
sui\Te  Kitty  dans  sa  chambre,  sentant  bien  qu'il 
fallait  auprès  d'elle  mie  main  de  femme  ;  puis,  en 
entendant  les  reproches  de  sa  mère  et  les  paroles 
courroucées  de  son  père,  elle  avait  cherché  à  inter- 
venir autant  que  le  lui  pennettait  son  respect  filial. 
Quand  le  prince  fut  sorti  : 

«  J'ai  toujours  voulu  vous  dire,  maman,  je  ne 
sais  si  vous  le  savez,  que  Levine  avait  eu  l'intention 
de  demander  Kitty  lorsqu'il  est  venu  ici  la  dernière 
fois  ?  Il  l'a  dit  àStiva. 

—  Hh  bien  ?  Je  ne  comprends  pas... 

—  Peut-être  Kitty  l'a-t-cllc  refusé  ?  Elle  ne  vous 
l'a  pas  dit  ? 

—  Non,  elle  ne  m'a  parlé  ni  de  l'un  ni  de  l'autre  : 
elle  est  trop  fière  ;  mais  je  sais  que  tout  cela  vient  de 
ce... 

—  Mais,  songez  donc,  si  elle  avait  refusé  Levine  ! 
je  sais  qu'elle  ne  l'aurait  jamais  fait  sans  l'autre,  et 
si  ensuite  elle  a  été  si  abominablement  trom- 
pée ?   » 

La  princesse  se  sentait  trop  coupable  pour  ne  pas 
prendre  le  parti  de  se  fâcher. 

«  Je  n'y  comprends  plus  rien  î  Chacun  veut  main- 
tenant en  faire  à  sa  tête,  on  ne  dit  plus  rien  à  sa 
mère,  et  ensuite... 

—  Maman,  je  vais  la  trouver. 


2o8  ANNA  KARÉNINE. 

—  Vas-y,  je  ne  t'en  empêche  pas   »,  répondit  la 
mère. 


CHAPITRE  III 

En  entrant  dans  le  petit  boudoir  de  Kitty,  tout 
tendu  de  rose,  avec  ses  bibelots  de  vieux  saxe,  DoUy 
se  souvint  du  plaisir  qu'elles  avaient  eu  toutes  les 
deux  à  décorer  cette  chambre  l'année  précédente  ; 
combien  alors  elles  étaient  gaies  et  heureuses  ! 
Elle  eut  froid  au  cœur  en  regardant  maintenant  sa 
soeur  immobile,  assise  sur  ime  petite  chaise  basse 
près  de  la  porte,  les  yeux  fixés  sur  un  coin  du  tapis. 
Kitty  vit  entrer  DoUy,  et  l'expression  froide  et 
sévère  de  son  visage  disparut. 

«  Je  crains  fort,  une  fois  revenue  chez  moi,  de 
ne  plus  pouvoir  quitter  la  maison,  dit  Dolly  en  s 'as- 
seyant près  d'elle:  c'est  pourquoi  j'ai  voulu  causer 
un  peu  avec  toi. 

—  De  quoi  ?  demanda  vivement  Kitty  en  levant 
la  tête. 

—  De  quoi,  si  ce  n'est  de  ton  chagrin  ? 

—  Je  n'ai  pas  de  chagrin. 

—  Laisse  donc,  Kitty.  Timagines-tu  vraiment 
que  je  ne  sache  rien  ?  Je  sais  tout,  et  si  tu  veux  m'en 
croire,  tout  cela  est  peu  de  chose  ;  qui  de  nous  n'a 
passé  par  là  ?   » 

Kitty  se  taisait,  son  visage  reprenait  une  expres- 
sion sévère. 


ANNA  KARÉNINE.  209 

«  Il  ne  vaut  pas  le  chagrin  qu'il  te  caiL«îc,  continua 
Daria  Alexandrovna  en  allant  droit  au  but. 

—  Parce  qu'il  m'a  déilaignée,  imirnuira  Kitty 
d'une  voix  tremblante.  Je  t'en  supplie,  ne  parlons  piis 
de  ce  sujet, 

—  Qui  t'a  dit  cela  ?  Je  suis  persuadée  qu'il  était 
amoureux  de  toi,  qu'il  l'est  encore,  mais... 

— •  Rien  ne  m'exaspère  comme  ces  condoléances  », 
s'écria  Kitty  en  s'emportant  tout  à  coup.  Elle  se 
détourna  en  rougissant  sur  sa  chaise,  et  de  ses 
doigts  agités  elle  tounnentaja  boucle  de  sa  cein- 
ture. 

Dolly  connaissait  ce  geste  habituel  à  sa  sœur 
quand  elle  avait  du  chagrin.  Elle  la  savait  capable 
de  dire  des  choses  dures  et  désagréables  dans  un  mo- 
ment de  vivacité,  et  cherchait  à  la  calmer  :  mais  il 
était  déjà  trop  tard. 

a  Que  veux-tu  me  faire  comprendre  ?  continua 
vivement  Kitt\'  :  que  je  me  suis  éprise  d'un  homme 
qui  ne  veut  pas  de  moi,  et  que  je  meurs  d'amour 
pour  lui  ?  Et  c'est  ma  sœur  qui  me  dit  cela,  une  sœur 
qui  croit  me  montrer  sa  sympathie  î  Je  repousse  cette 
pitié  h>'pocrite  ! 

—  Kitty,  tu  es  injuste. 

—  Pourquoi  me  tourmentes-tu  ? 

—  Je  n'en  ai  pas  l'intention,  je  te  vois  triste.  » 
Kitty,  dans  son  emportement,  n'entendait  rien. 
«  Je  n'ai  ni  à  m'affliger,  ni  à  me  consoler.  Je  suis 

trop  fière  pour  aimer  un  homme  qui  ne  m'aime  pas. 

—  Ce  n'est  pas  ce  que  je  veux  dire...  Écoute,  dis- 


210  ANNA  KARÉNINE. 

moi  la  vérité,  ajouta  Daria  Alexandrovna  en  lui 
prenant  la  main  :  dis-moi  si  Levine  t'a  parlé  ?  » 

Au  nom  de  Levine,  Kitty  perdit  tout  empire  sur 
elle-même  ;  elle  sauta  sur  sa  chaise,  jeta  par  terre 
la  boucle  de  sa  ceinture  qu'elle  avait  arrachée,  et 
avec  des  gestes  précipités  s'écria  :  «  A  propos  de 
quoi  viens-tu  me  parler  de  I^evine  ?  Je  ne  sais  vrai- 
ment pas  pourquoi  on  se  plaît  à  me  torturer  !  J'ai 
déjà  dit  et  je  répète  que  je  suis  fière  et  incapable  de 
faire  jamais  jamais,  ce  que  tu  as  fait  :  revenir  à  un 
homme  qui  m'aurait  trahie.  Tu  te  résignes  à  cela, 
mais  moi  je  ne  le  pourrais  pas.   » 

En  disant  ces  paroles,  elle  regarda  sa  sœur  :  Dolly 
baissait  tristement  la  tête  sans  répondre  ;  mais 
Kitty,  au  lieu  de  quitter  la  chambre  comme  elle  en 
avait  eu  l'intention,  s'assit  près  de  la  porte,  et  cacha 
son  visage  dans  son  mouchoir. 

Le  silence  se  prolongea  pendant  quelques  minutes. 
Dolly  pensait  à  ses  chagrins;  son  humiliation,  qu'elle 
ne  sentait  que  trop,  lui  paraissait  plus  cruelle,  rap- 
pelée ainsi  par  sa  sœur.  Jamais  elle  ne  l'aurait  crue 
capable  d'être  si  dure  !  Mais  tout  à  coup  elle  entendit 
le  frôlement  d'une  robe,  un  sanglot  à  peine  contenu, 
et  deux  bras  entourèrent  son  cou  :  Kitty  était  à 
genoux  devant  elle. 

«  Dolinka,  je  suis  si  malheureuse,  pardonne-moi, 
murmura- 1- elle  ;  et  son  joli  visage  couvert  de  larmes 
se  cacha  dans  les  jupes  de  Dolly. 

Il  fallait  peut-être  ces  larmes  pour  ramener  les 
deux  sœurs  à  ime  entente  complète  ;  pourtant,  après 


ANNA  KARÉNINE.  211 

avoir  bien  pleuré,  elles  ne  revinrent  pas  au  sujet 
qui  les  intéressait  l'une  et  l'autre  ;  Kitty  se  savait 
pardonnée,  mais  elle  savait  aussi  que  les  paroles 
cruelles  qui  lui  étaient  échappées  sur  l'abaissement 
de  DoUy  restaient  sur  le  cœur  de  sa  pauvre  sœur. 
Dolly  comprit  de  son  côté  qu'elle  avait  deviné  juste, 
que  le  point  douloureux  pour  Kitty  était  d'avoir 
refusé  Levine  pour  se  voir  trompée  par  Wronsky,  et 
que  sa  sœur  se  trouvait  bien  près  d'aimer  le  premier 
et  de  haïr  l'autre.  Kitty  ne  parla  que  de  l'état  géné- 
ral de  son  âme. 

«  Je  n'ai  pas  de  chagrin,  dit-elle  un  peu  calmée, 
mais  tu  ne  peux  t'imaginer  combien  tout  me  paraît 
vilain,  répugnant,  grossier,  moi  en  première  ligne. 
Tu  ne  saurais  croire  les  mauvaises  pensées  qui  me 
viennent  à  l'esprit  ! 

—  Quelles  mauvaises  pensées  peux- tu  bien  avoir  ? 
demanda  Dolly  en  souriant. 

—  Les  plus  mauvaises,  les  plus  laides.  Je  ne  puis 
te  les  décrire.  Ce  n'est  pas  de  la  tristesse,  ni  de  l'en- 
nui. C'est  bien  pis.  On  dirait  que  tout  ce  qu'il  y  a  de 
bon  en  moi  a  disparu,  le  mal  seul  est  resté.  Com- 
ment t' expliquer  cela  ?  Papa  m'a  parlé  tout  à 
l'heure  :  j'ai  cru  comprendre  que  le  fond  de  sa  pen- 
sée est  qu'il  me  faut  un  mari.  Maman  me  mène  au 
bal  :  il  me  semble  que  c'est  dans  le  but  de  se  débar- 
rasser de  moi,  de  me  marier  au  plus  vite.  Je  sais  que 
ce  n'est  pas  vrai,  et  ne  puis  chasser  ces  idées.  Les 
soi-disant  jeunes  gens  à  marier  me  sont  intoléra- 
bles :  j'ai  toujours  l'impression  qu'ils  prennent  ma 

8 


213  ANNA  KARÉNINE. 

mesure.  Autrefois  c'était  un  plaisir  pour  moi  d'aller 
dans  le  monde,  cela  m'amusait,  j'aimais  la  toilette  : 
maintenant  il  me  semble  que  c'est  inconvenant,  et 
je  me  sens  mal  à  l'aise.  Que  veux- tu  que  je  te  dise  ? 
Le  docteur. . .  eh  bien. . .   » 

Kitty  s'arrêta  ;  elle  voulait  dire  que,  depuis  qu'elle 
se  sentait  ainsi  transformée,  elle  ne  pouvait  plus  voir 
Stépane  Arcadiévitch  sans  que  les  conjectures  les 
plus  bizarres  se  présentassent  à  son  esprit. 

«  Eh  bien  oui,  tout  prend  à  mes  yeux  l'aspect  le 
plus  repoussant,  continua-t-elle  ;  c'est  une  maladie, 
—  peut-être  cela  passera- 1- il.  Je  ne  me  trouve  à  l'aise 
que  chez  toi,  avec  les  enfants. 

—  Quel  dommage  que  tu  ne  puisses  y  venir  main- 
tenant î 

—  J'irai  tout  de  même,  j'ai  eu  la  scarlatine  et  je 
déciderai  maman.   » 

Kitty  insista  si  vivement,  qu'on  lui  permit  d'aller 
chez  sa  sœur  ;  pendant  tout  le  cours  de  la  maladie, 
car  la  scarlatine  se  déclara  effectivement,  elle  aida 
Dolly  à  soigner  ses  enfants.  Ceux-ci  entrèrent  bien- 
tôt en  convalescence  sans  fâcheux  accidents,  mais 
la  santé  de  Kitty  ne  s'améliorait  pas.  Les  Cherbatzky 
quittèrent  Moscou  pendant  le  carême  et  se  rendirent 
à  l'étranger. 


ANNA  KARÉNINE.  213 


CHAPITRE  IV 

La  haute  société  de  Pétersbourg  est  restreinte  ; 
chacun  s'y  connaît  plus  ou  moins  et  s'y  fait  des 
visites,  mais  elle  a  des  subdivisioiLS. 

Anna  Arcadievna  Karénine  comptait  des  rela- 
tions d'amitié  dans  trois  cercles  dilïérents,  faisant 
tous  trois  partie  du  grand  monde.  L'un  était  le  cercle 
officiel  auquel  appartenait  son  mari,  composé  de  ses 
collègues  et  de  ses  subordoimés,  liés  ou  divisés  entre 
eux  par  les  relations  sociales  les  plus  variées  et  sou- 
vent les  plus  capricieuses. 

Anna  avait  peine  à  comprendre  le  sentiment  de 
respect  presque  religieux  qu'elle  éprouva  au  début 
pour  tous  ces  personnages.  Actuellement  elle  les 
coimaissait,  comme  on  se  connaît  dans  une  ville  de 
province,  avec  leurs  faiblesses  et  leurs  manies  ;  elle 
savait  où  le  bât  les  blessait,  quelles  étaient  leurs  rela- 
tions entre  eux  et  avec  le  centre  commun,  à  qui  cha- 
cun d'eux  se  rattachait.  Mais  cette  coterie  officielle, 
à  laquelle  la  liaient  les  intérêts  de  son  mari,  ne  lui 
plut  jamais,  et  elle  fit  de  son  mieux  pour  l'éviter, 
en  dépit  des  insinuations  de  la  comtesse  Lydie.  Le 
second  cercle  auquel  tenait  Anna  était  celui  qui  avait 
contribué  à  la  carrière  d'/ilexis  Alexandrovitch.  La 
comtesse  Lydie  Ivano\Tia  en  était  le  pivot  ;  il  se 
composait  de  femmes  âgées,  laides,  charitables  et 
dévotes,  et  d'hommes  intelligents,  instruits  et  am- 


214  ANNA  KARENINE. 

bitieux.  Quelqu'un  l'avait  surnommé  «  la  conscience 
de  la  société  de  Pétersbourg  ».  Karénine  appréciait 
fort  cette  coterie,  et  Anna,  dont  le  caractère  souple 
s'assimilait  facilement  à  son  entourage,  s'y  était  fait 
des  amis.  Après  son  retour  de  Moscou,  ce  milieu  lui 
devint  insupportable  :  il  lui  sembla  qu'elle-même, 
aussi  bien  que  les  autres,  y  manquait  de  naturel,  et 
elle  vit  la  comtesse  Lydie  aussi  rarement  que  pos- 
sible. 

Enfin  Anna  avait  encore  des  relations  d'amitié 
avec  le  grand  monde  par  excellence,  ce  monde  de 
bals,  de  dîners,  de  toilettes  brillantes,  qui  tient  d'une 
main  à  la  cour,  pour  ne  pas  tomber  tout  à  fait  dans 
le  demi-monde  qu'il  s'imagine  mépriser,  mais  dont 
les  goûts  se  rapprochent  des  siens  au  point  d'être 
identiques.  I^  lien  qui  rattachait  Anna  à  cette  so- 
ciété était  la  princesse  Betsy  Tverskoï,  femme  d'im 
de  ses  cousins,  riche  de  cent  vingt  mille  roubles  de 
revenu  et  qui  s'était  éprise  d'Anna  dès  que  celle-ci 
avait  paru  à  Pétersbourg  ;  elle  l'attirait  beaucoup  et 
la  plaisantait  sur  la  société  qu'elle  voyait  chez  la 
comtesse  Lydie. 

«  Quand  je  serai  vieille  et  laide,  je  ferai  de  même, 
disait  Betsy,  mais  une  jeune  et  jolie  femme  comme 
vous  n'a  pas  sa  place  dans  cet  asile  de  vieillards.    » 

Anna  avait  commencé  par  éviter  autant  que  pos- 
sible la  société  de  la  princesse  Tverskoï,  la  façon  de 
vivre  dans  ces  hautes  sphères  exigeant  des  dépenses 
au-delà  de  ses  moyens  ;  mais  tout  changea  après  son 
retour  de  Moscou.  Elle  négligea  ses  amis  raisonna- 


ANNA  K.\RÉNINE.  215 

blés  et  n'alla  plus  que  dans  le  grand  monde.  C'est  là 
qu'elle  éprouva  la  joie  troublante  de  rencontrer 
Wronsky  ;  ils  se  voyaient  surtout  chez  Betsy,  née 
Wronsky  et  cousine  germaine  d'Alexis  ;  celui-ci 
d'ailleurs  se  trouvait  partout  où  il  pouvait  entrevoir 
Anna  et  lui  parler  de  son  amour.  Elle  ne  faisait 
aucime  avance,  mais  son  cœur,  en  l'apercevant,  dé- 
bordait du  même  sentiment  de  plénitude  qui  l'avait 
saisie  la  première  fois  près  du  wagon  ;  cette  joie,  elle 
le  sentait,  se  trahissait  dans  ses  yeux,  dans  son  sou- 
rire, mais  elle  n'avait  pas  la  force  de  la  dissimuler. 

Anna  crut  sincèrement  d'abord  être  mécontente 
de  l'espèce  de  persécution  que  Wronsky  se  permettait 
à  son  égard  ;  mais,  un  soir  qu'elle  vint  dans  une  mai- 
son où  elle  pensait  le  rencontrer,  et  qu'il  n'y  parut 
pas,  elle  comprit  clairement,  à  la  douleur  qui  s'em- 
para de  son  cœur,  combien  ses  illusions  étaient  vaines 
et  combien  cette  obsession,  loin  de  lui  déplaire, 
formait  l'intérêt  dominant  de  sa  vie. 

Une  cantatrice  célèbre  chantait  pour  la  seconde 
fois,  et  toute  la  société  de  Pétersbourg  était  à  l'Opé- 
ra ;  Wronsky  y  aperçut  sa  cousine  et,  sans  attendre 
l'entr'acte,  quitta  le  fauteuil  qu'il  occupait  pour 
monter  à  sa  loge. 

«  Pourquoi  n'êtes-vous  pas  venu  dîner  ?  —  lui 
demanda- t-elle;  puis  elle  ajouta  à  demi  voix  en 
souriant,  et  de  façon  à  n'être  entendue  que  de  lui  : 
—  J'admire  la  seconde  vue  des  amoureux,  elle  n'était 
pas  là,  mais  revenez  après  l'Opéra.    » 

Wronsky  la  regarda  comme  pour  l'interroger,  et 


2i6  ANNA  KARÉNINE. 

Betsy  lui  répondit  d'un  petit  signe  de  tête;  avec  un 
sourire  de  remerciement,  il  s'assit  près  d'elle. 

«  Et  toutes  vos  plaisanteries  d'autrefois,  que 
sont-elles  devenues  ?  —  continua  la  princesse  qui 
suivait,  non  sans  un  plaisir  tout  particulier,  les  pro- 
grès de  cette  passion.  —  Vous  êtes  pris,  mon 
cher! 

—  C'est  tout  ce  que  je  demande,  répondit  Wrons- 
ky  en  souriant  de  bonne  humeur.  Si  je  me  plains, 
c'est  de  ne  pas  l'être  assez,  car,  à  dire  vrai,  je  com- 
mence à  perdre  tout  espoir. 

—  Quel  espoir  pouvez- vous  bien  avoir  ?  dit  Betsy 
en  prenant  le  parti  de  son  amie  :  entendons-nous... 
—  Mais  ses  yeux  éveillés  disaient  assez  qu'elle  com- 
prenait tout  aussi  bien  que  lui  en  quoi  consistait  cet 
espoir. 

—  Aucun,  répondit  Wronsky  en  riant  et  en  décou- 
vrant ses  dents  blanches  et  bien  rangées.  Pardon, 
continua-t-il,  prenant  la  lorgnette  des  mains  de  sa 
cousine  pour  examiner  par-dessus  son  épaule  une 
des  loges  du  rang  opposé.  Je  crains  de  devenir 
ridicule.    » 

Il  savait  fort  bien  qu'aux  yeux  de  Betsy,  comme  à 
ceux  des  gens  de  son  monde,  il  ne  courait  aucun  ris- 
que de  ce  genre  ;  il  savait  parfaitement  que,  si  un 
homme  pouvait  leur  paraître  tel  en  aimant  sans  es- 
poir une  jeune  fille  ou  une  femme  non  mariée,  il  ne 
l'était  jamais  en  aimant  une  femme  mariée  et  en  ris- 
quant tout  pour  la  séduire.  Ce  rôle-là  était  grand, 
intéressant,  et  c'est  pourquoi  Wronsky,  en  quittant 


ANNA  KARÉNINE.  217 

sa  lorgnette,  regarda  sa  cousine  avec  un  sourire  qui 
se  jouait  sous  sa  moustache. 

«  Pourquoi  n'êtes-vous  pas  venu  dîner  ?  lui  dit- 
elle,  sans  pouvoir  s'empêcher  de  l'admirer. 

—  J'ai  été  occupé.  De  quoi  ?  C'est  ce  que  je  vous 
donne  à  deviner  en  cent,  en  mille  ;  jamais  vous  ne 
devinerez.  J'ai  réconcilié  un  mari  avec  l'offenseur  de 
sa  femme.  Oui,  vrai  î 

—  Et  vous  avez  réussi  ? 

—  A  peu  près. 

—  Il  faudra  me  raconter  cela  au  premier  en- 
tr'acte,  dit-elle  en  se  levant. 

—  C'est  impossible,  je  vais  au  Théâtre  français. 

—  Vous  quittez  Nilsson  pour  cela  }  —  dit  Betsy 
indignée  ;  elle  n'aurait  su  distinguer  Nilsson  de  la 
dernière  choriste. 

—  Je  n'y  peux  rien  :  j'ai  pris  rendez- vous  pour 
mon  affaire  de  réconciliation. 

—  Bienheureux  ceux  qui  aiment  la  justice,  ils 
seront  sauvés  »,  dit  Betsy,  se  rappelant  avoir  en- 
tendu quelque  part  une  parole  semblable. 

CHAPITRE  V 

t  C'est  un  peu  vif,  mais  si  drôle,  que  j'ai  bien 
envie  de  vous  le  raconter,  dit  Wronsky  en  regardant 
les  yeux  éveillés  de  sa  cousine  ;  d'ailleurs,  je  ne  nom- 
merai personne... 

—  Je  devinerai,  tant  mieux. 


-l8  ANNA  KARÉNINE. 

—  Écoutez  donc  :  deux  jeunes  gens  en  gaîté... 

—  Des  officiers  de  votre  légiment,  naturellement. 

—  Je  n'ai  pas  dit  qu'ils  fussent  officiers,  mais  sim- 
plement des  jeunes  gens  qui  avaient  bien  déjeuné. 

—  Traduisez  :  gris. 

—  C'est  possible...  vont  dîner  chez  un  camarade  ; 
ils  étaient  d'himieur  fort  expansive.  Ils  voient  une 
jeune  femme  en  isvostchik  les  dépasser,  se  retourner 
et,  à  ce  qu'il  leur  semble  du  moins,  les  regarder  eu 
riant  :  ils  la  poursuivent  au  galop.  A  leur  grand  éton- 
nement,  leur  beauté  s'arrête  précisément  devant  la 
maison  où  ils  se  rendaient  eux-mêmes  ;  elle  monte  à 
l'étage  supérieur,  et  ils  n'aperçoivent  que  de  jolies 
lèvres  fraîches  sous  ime  voilette,  et  ime  paire  de 
petits  pieds. 

—  Vous  parlez  avec  une  animation  qui  me  ferait 
croire  que  vous  étiez  de  la  partie. 

—  De  quoi  m* accusiez- vous  tout  à  l'heure  ?  Mes 
deux  jeunes  gens  montent  chez  leur  camarade,  qui 
donnait  un  dîner  d'adieu,  et  ces  adieux  les  obligent 
à  boire  peut-être  un  peu  plus  qu'ils  n'auraient  dû. 
Ils  questionnent  leur  hôte  sur  les  habitants  de  la 
maison,  il  n'en  sait  rien  setd  :  le  domestique  de  leur 
ami  répond  à  leur  question  :  «  Y  a-t-il  des  mamselles 
«  au-dessus  ?  »  Il  y  en  a  beaucoup.  —  Après  le 
dîner,  les  jeimes  gens  vont  dans  le  cabinet  de  leur 
ami,  et  y  écrivent  une  lettre  enflammée  à  leur  incon- 
nue, pleine  de  protestations  passionnées  ;  ils  la  mon- 
tent eux-mêmes,  afin  d'expliquer  ce  que  la  lette 
pourrait  avoir  d'obscur. 


ANNA  KARKNINE.  219 

—  Pourquoi  nie  racontez-vous  dos  horreurs  pa- 
reilles ?  Après. 

—  Ils  sonnent.  Une  bonne  vient  leur  ouvrir,  ils 
lui  remettent  la  lettre  en  affinnant  qu'ils  sont  prêts 
à  mourir  devant  cette  porte.  La  bonne,  fort  étonnée, 
parlemente,  lorsque  paraît  un  monsieur,  rouge  corne 
une  écrevisse,  avec  des  fa\"oris,  en  déclarant  qu'il 
n'y  a  dans  l'appartement  que  sa  femme. 

—  Conmient  savez-vous  que  ces  favoris  ressem- 
blaient à  des  boudins  ?  demanda  Betsy. 

—  Vous  allez  voir.  Aujourd'hui  j'ai  voulu  conclure 
la  paix. 

—  Eh  bien,  qu'en  est-il  advenu  ? 

—  C'est  le  plus  intéressant  de  l'affaire.  Il  se  trouve 
que  ce  couple  heureux  est  celui  d'un  conseiller  et 
d'une  conseillère  titulaire.  I^e  conseiller  titulaire  a 
porté  plainte  et  j'ai  été  forcé  de  servir  de  médiateur 
Quel  médiateur  !  Talleyrand,  comparé  à  moi, 
n'était  rien. 

—  Quelle  difficulté  avez-vous  donc  rencontrée  ? 

—  Voici.  Nous  avons  commencé  par  nous  excu- 
ser de  notre  mieux,  ainsi  qu'il  conv^enait  :  «  Nous 
a  sommes  désespérés,  avons-nous  dit,  de  ce  fà- 
«  cheux  malentendu.  »  L^  conseiller  titulaire  a  l'air 
de  vouloir  s'adoucir,  mais  il  tient  à  exprimer  ses 
sentiments,  et  aussitôt  qu'il  exprime  ses  sentiments, 
la  colère  le  reprend,  il  dit  des  gros  mots,  et  je  suis 
obligé  de  recourir  à  mes  talents  diplomatiques  :  «  Je 
«  conviens  que  leur  conduite  a  été  déplorable,  mais 
0  veuillez  remarquer  qu'il  s'agit  d'une  méprise  : 


-0  ANNA  KARÉNINE. 

«  ils  sont  jeunes,  et  venaient  de  bien  dîner.  Vous 
«  comprenez.  Maintenant  ils  se  repentent  du  fond 
«  du  cœur  et  vous  supplient  de  pardonner  leur 
«  erreur.  »  Ive  conseiller  titulaire  s'adoucit  encore  : 
«  J'en  conviens,  monsieur  le  comte,  et  suis  prêt  à 
«  pardonner,  mais  vous  concevez  que  ma  femme, 
«  une  honnête  femme,  a  été  exposée  aux  poursuites, 
«  aux  grossièretés,  aux  insultes  de  mauvais  game- 
«  ments,  de  misé...  »  Et,  les  mauvais  garnements 
étant  présents,  me  voilà  obligé  de  les  calmer  à  leur 
tour,  et  pour  cela  de  refaire  de  la  diplomatie,  et  ainsi 
de  suite  ;  chaque  fois  que  mon  affaire  est  sur  le 
point  d'aboutir,  mon  conseiller  titulaire  reprend  sa 
colère  et  sa  figure  rouge,  ses  boudins  rentrent  en 
mouvement  et  je  me  noie  dans  les  finesses  du  négo- 
ciateur. 

—  Ah  !  ma  chère,  il  faut  vous  raconter  cela  !  dit 
Betsy  à  une  dame  qui  entrait  dans  sa  loge.  Il  m'a 
tant  amusée  !  —  Eh  bien,  bonne  chance  »,  ajoutâ- 
t-elle en  tendant  à  Wronsky  les  doigts  que  son  éven- 
tail laissait  libres  ;  et,  faisant  un  geste  des  épaules 
pour  empêcher  son  corsage  de  remonter,  elle  se  plaça 
sur  le  devant  de  sa  loge,  sous  la  lumière  du  gaz,  afin 
d'être  plus  en  vue. 

Wronsky  alla  retrouver  au  Théâtre  français  le 
colonel  de  son  régiment,  qui  n'y  manquait  pas  une 
seule  représentation  ;  il  avait  à  lui  parler  de  l'œuvre 
de  pacification  qui,  depuis  trois  jours,  l'occupait  et 
l'amusait.  I^es  héros  de  cette  histoire  étaient  Pétri tzky 
et  un  jetme  prince  Kédrof,  nouvellement  entré  au 


ANNA  K.\RHNINE.  221 

régiment,  un  gentil  garçon  et  un  ehanuant  cama- 
rade. Il  s'agissait,  et  c'était  là  le  point  capital,  des 
intérêts  du  régiment,  car  les  deux  jemies  gens  fai- 
saient partie  de  l'escadron  de  Wronsky. 

Wenden,  le  conseiller  titulaire,  avait  porté  plainte 
au  colonel  contre  ses  officiers,  pour  avoir  iiLsulté  sa 
feiiune.  Celle-ci,  racontait  Wenden,  mariée  depuis 
cinq  mois  à  peine,  et  dans  une  situation  intéressante, 
avait  été  à  l'église  avec  sa  mère  et,  s'y  étant  sentie 
indisposée,  avait  pris  le  premier  isvostchik  venu 
pour  rentrer  au  plus  vite  chez  elle.  Les  officiers  l'a- 
vaient poursuivie  ;  elle  était  rentrée  plus  malade 
encore,  par  suite  de  l'émotion,  et  avait  remonté  son 
escalier  en  courant.  Wenden  lui-même  revenait  de 
son  bureau,  lorsqu'il  entendit  des  voix  succédant  à 
un  coup  de  sonnette  ;  voyant  qu'il  avait  affaire  à 
deux  officiers  ivres,  il  les  jeta  à  la  porte.  Il  exigeait 
qu'ils  fussent  sévèrement  pmiis. 

«  Vous  avez  beau  dire,  Pétritzky  devient  im- 
possible, avait  dit  le  conmiandant  à  Wronsky, 
lorsque  sur  sa  demande  celui-ci  était  venu  le  trou- 
ver. Il  ne  se  passe  pas  de  semaine  sans  quelque 
équipée.  Ce  monsieur  offensé  ira  plus  loin,  il  n'en 
restera  pas  là.    » 

Wronsky  avait  déjà  compris  l'inutilité  d'un  duel 
en  pareille  circonstance  et  la  nécessité  d'adoucir 
le  conseiller  titulaire  et  d'étouffer  cette  affaire.  Le 
colonel  l'avait  fait  appeler  parce  qu'il  le  savait 
homme  d'esprit  et  soucieux  de  l'honneur  de  son  ré- 
giment. C'était  à  la  suite  de  leur  cousultation  que 


ANNA  KARÉNINE. 

Wronsky,  accompagné  de  Pétritzky  et  de  Kédrof, 
était  allé  porter  leurs  excuses  au  conseiller  titulaire, 
espérant  que  son  nom  et  ses  aiguillettes  d'aide  de 
camp  contribueraient  à  calmer  l'offensé  ;  Wronsky 
n'avait  réussi  qu'en  partie,  comme  il  venait  de  le 
raconter,  et  la  réconciliation  semblait  encore  dou- 
teuse. 

Au  théâtre,  Wronsky  emmena  le  colonel  au  foyer 
et  lui  raconta  le  succès,  ou  plutôt  l'insuccès  de  sa 
mission.  Réflexion  faite,  celm-ci  résolut  de  laisser 
l'affaire  où  elle  en  était,  mais  ne  put  s'empêcher  de 
rire  en  questionnant  Wronsky. 

«  Vilaine  histoire,  mais  bien  drôle  !  Kédrof  ne 
peut  pourtant  pas  se  battre  avec  ce  monsieur  !  Et 
comment  trouvez- vous  Claire  ce  soir  ?  Charmante  !.. 
dit-il  en  parlant  d'une  actrice  française.  On  a  beau 
la  voir  souvent,  elle  est  toujours  nouvelle.  Il  n'y  a 
que  les  Français  pour  cela.    » 

CHAPITRE  VI 

La  princesse  Betsy  quitta  le  théâtre  sans  attendre 
la  fin  du  dernier  acte.  A  peine  eut-elle  le  temps  d'en- 
trer dans  son  cabinet  de  toilette  pour  mettre  un 
nuage  de  poudre  de  riz  sur  son  long  visage  pâle, 
arranger  un  peu  sa  toilette,  et  commander  le  thé 
au  grand  salon,  que  les  voitures  arrivèrent,  et 
s'arrêtèrent  au  vaste  perron  de  son  palais  de  la 
grande  Morskaïa.  Le  suisse  monumental  ouvrait  sans 


ANNA  KARENINE.  223 

bruit  l'immense  porte  devant  les  visiteurs.  La  maî- 
tresse de  la  maison,  le  teint  et  la  coiffure  rafraîchis, 
vint  recevoir  ses  convives  ;  les  murs  du  grand  salon 
étaient  tendus  d'étoffes  sombres,  et  le  sol  couvert 
d'épais  tapis  ;  sur  une  table  dont  la  nappe,  d'ime 
blancheur  éblouissante,  était  vivement  éclairée 
par  de  nombreuses  bougies,  se  trouvait  un  samovar 
d'argent,  avec  un  service  à  thé  en  porcelaine  trans- 
parente. 

La  princesse  prit  place  devant  le  samovar  et  ôta 
ses  gants.  Des  laquis,  habiles  à  transporter  des  sièges 
presque  sans  qu'on  s'en  aperçût,  aidèrent  tout  le 
monde  à  s'asseoir  et  à  se  diviser  en  deux  camps  ; 
l'un  autour  de  la  princesse,  l'autre  dans  un  coin  du 
salon,  autour  d'une  belle  ambassadrice  aux  sourcils 
noirs,  bien  arqués,  vêtue  de  velours  noir.  La  conver- 
sation, comme  il  arrive  au  début  d'une  soirée,  inter- 
rompue par  l'arrivée  de  nouveaux  visages,  les  offres 
de  thé  et  les  échanges  de  politesse,  semblait  chercher 
à  se  fixer. 

«  Elle  est  remarquablement  belle  comme  actrice  ; 
on  voit  qu'elle  a  étudié  Kaulbach,  disait  un  diplo- 
mate dans  le  groupe  de  l'ambassadrice  :  avez-vous 
remarqué  comme  elle  est  tombée  ? 

—  Je  vous  en  prie,  ne  parlons  pas  de  Nilsson  ! 
On  ne  peut  plus  rien  en  dire  de  nouveau,  —  dit  une 
grosse  dame  blonde  fort  rouge,  sans  sourcils  et 
sans  chignon,  habillée  d'une  robe  de  soie  fanée  : 
c'était  la  princesse  Miagkaïa,  célèbre  pour  la  façon 
dont  elle  savait  tout  dire,  et  surnommée  ïEn/afii 


224  ANNA  KARÉNINE. 

terrible  à  cause  de  son  sans-gêne.  La  princesse  était 
assise  entre  les  deux  groupes,  écoutant  ce  qui  se  di- 
sait dans  l'un  ou  dans  l'autre,  et  y  prenant  également 
intérêt.  —  Trois  personnes  m'ont  dit  aujourd'hui 
cette  même  phrase  sur  Kaulbach.  Il  faut  croire 
qu'on  s'est  donné  le  mot  ;  et  pourquoi  cette  phrase 
a-t-elle  tant  de  succès  ?   » 

Cette  observation  coupa  court  à  la  conver- 
sation. 

«  Racontez-nous  quelque  chose  d'amusant,  mais 
qui  ne  soit  pas  méchant,  —  dit  l'ambassadrice,  qui 
possédait  cet  art  de  la  causerie  que  les  Anglais 
ont  surnommé  small  talk  ;  elle  s'adressait  au  diplo- 
mate. 

—  On  prétend  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  difficile,  la 
méchanceté  seule  étant  amusante,  répondit  celui-ci 
avec  im  sourire.  J'essayerai  cependant.  Donnez-moi 
un  thème,  tout  est  là.  Quand  on  tient  le  thème,  rien 
n'est  plus  aisé  que  de  broder  dessus.  J'ai  souvent 
pensé  que  les  célèbres  causeurs  du  siècle  dernier  se- 
raient bien  embarrassés  maintenant  :  de  nos  jours 
l'esprit  est  devenu  ennuyeux. 

—  Vous  n'êtes  pas  le  premier  à  le  dire  »,  inter- 
rompit en  riant  l'ambassadrice.    » 

La  conversation  débutait  d'une  façon  trop  ano- 
dine pour  qu'elle  pût  longtemps  continuer  sur  le 
même  ton,  et  pour  la  ranimer  il  fallut  recourir  au 
seul  moyen  infaillible  :  la  médisance. 

«  Ne  trouvez-vous  pas  que  Toushkewitch  a 
quelque  chose  de  Louis  XV  ?  dit  quelqu'un  en  indi- 


ANNA  KA RKX I NE.  225 

quant  des  yeux  un  beau  jeune  hunune  blond  qui  se 
tenait  près  de  la  table. 

—  Oh!  oui,  il  est  dans  le  style  du  salon,  c'est 
pourquoi  il  y  vient  souvent. 

Ce  sujet  de  conversation  se  soutint,  parce  qu'il 
ne  consistait  qu'en  allusions  :  on  ne  pou\ait  le 
traiter  ouvertement,  car  il  s'agissait  de  la  liaison 
de  Toushkewitch  avec  la  maîtresse  de  la  maison. 

Autour  du  samovar,  la  causerie  hésita  longtemps 
entre  les  trois  sujets  inévitables  :  la  nouvelle  du 
jour,  le  théâtre  et  le  jugement  du  prochain  ;  c'est 
ce  dernier  qui  prévalut. 

«  Avez-vous  entendu  dire  que  la  Maltishef,  la 
mère,  et  non  la  fille,  se  fait  un  costume  de  diable 
rose  ? 

—  Est-ce  possible  ?  non,  c'est  délicieux. 

—  Je  m'étonne  qu'avec  son  esprit,  car  elle  en  a, 
elle  ne  sente  pas  ce  ridicule.  »  Chacun  eut  un  mot 
pour  critiquer  et  déchirer  la  mallieureuse  Maltishef , 
et  la  conversation  s'anima,  vive  et  pétillante  comme 
fagot  qui  flambe. 

Le  mari  de  la  princesse  Betsy,  un  bon  gros  honune 
collectionneur  passionné  de  gra\'ures,  entra  tout 
doucement  à  ce  moment  ;  il  avait  entendu  dire  que 
sa  femme  avait  du  monde,  et  voulait  paraître  au 
salon  avant  d'aller  à  son  cercle.  Il  s'approcha  de  la 
princesse  Miagkaïa  qui,  à  cause  des  tapis,  ne  l'en- 
tendit pas  venir. 

«  Avez-\-ous  été  contente  de  la  Nilsson  ?  lui  de- 
manda-t-il. 


226  ANNA  kar:ë:nine. 

—  Peut-on  effrayer  ainsi  les  gens  en  tombant  du 
ciel  sans  crier  gare  !  s'écria-t-elle.  Ne  me  parlez  pas 
de  l'Opéra,  je  vous  en  prie  :  vous  n'entendez  rien  à  la 
musique.  Je  préfère  m' abaisser  jusqu'à  vous,  et  vous 
entretenir  de  vos  gravures  et  de  vos  majoliques.  Eh 
bien,  quel  trésor  avez-vous  récemment  décou- 
vert ? 

—  Si  vous  le  désirez,  je  vous  le  montrerai  ; 
mais  vous  n'y  comprendrez  rien. 

—  Montrez  toujours.  Je  fais  mon  éducation  chez 
ces  gens-là,  comment  les  nommez- vous,  les  banquiers 
ils  ont  des  gravures  superbes  qu'ils  nous  ont  mon- 
trées. 

—  Comment,  vous  êtes  allés  chez  les  Schiitz- 
bourg  ?  demanda  de  sa  place,  près  du  samovar,  la 
maîtresse  de  la  maison. 

—  Oui,  ma  chère.  Ils  nous  ont  invités,  mon  mari 
et  moi,  à  dîner,  et  l'on  m'a  dit  qu'il  y  avait  à  ce 
dîner  une  sauce  qui  avait  coûté  mille  roubles, 
répondit  la  princesse  Miagkaïa  à  haute  voix,  se 
sachant  écoutée  de  tous  ;  —  et  c'était  même  une 
fort  mauvaise  sauce,  quelque  chose  de  verdâtre. 
J'ai  dû  les  recevoir  à  mon  tour  et  leur  ai  fait  ime 
sauce  de  la  valeur  de  quatre-vingt-cinq  kopecks  ; 
tout  le  monde  a  été  content.  Je  ne  puis  pas  faire  des 
sauces  de  mille  roubles,  moi  ! 

—  Elle  est  unique,  dit  Betsy. 

—  Étonnante  !    »  ajouta  quelqu'im. 

La  princesse  Miagkaïa  ne  manquait  jamais  son 
effet,  qui  consistait  à  dire  avec  boa  sens  des  choses 


I 


AXNA  KARÉNINE.  227 

fort  ordinaires,  qu'elle  ne  pinçait  pas  toujours  à 
propos,  comme  dans  ce  cas  ;  mais,  dans  le  monde  où 
elle  vivait,  ce  gros  bon  sens  produisait  l'effet  des 
plus  fines  plaisanteries  ;  son  succès  l'étonnait  elle- 
même,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'en  jouir. 

Profitant  du  silence  qui  s'était  fait,  la  maîtresse 
de  la  maison  voulut  établir  une  conversation  plus 
générale,  et,  s' adressant  à  l'ambassadrice  : 

«  Décidément,  vous  ne  voulez  pas  de  thé  ?  Venez 
donc  par  ici. 

—  Non,  nous  sonmies  bien  dans  notre  coin,  ré- 
pondit celle-ci  avec  un  sourire,  en  reprenant  un 
entretien  interrompu  qui  l'intéressait  beaucoup  :  il 
s'agissait  des  Karénine,  mari  et  femme. 

—  Anna  est  très  changée  depuis  son  voyage  à 
Moscou.  Elle  a  quelque  chose  d'étrange,  disait  une 
de  ses  amies. 

—  Le  changement  tient  à  ce  qu'elle  a  amené  à  sa 
suite  l'ombre  d'Alexis  Wronsky,  dit  l'ambassa- 
drice. 

—  Qu'est-ce  que  cela  prouve  ?  Il  y  a  bien  un 
conte  de  Grim  où  un  homme,  en  punition  de  je  ne 
sais  quoi,  est  privé  de  son  ombre.  Je  n'ai  jamais  bien 
compris  ce  genre  de  punition,  mais  peut-être  est-il 
très  pénible  à  ime  femme  d'être  privée  d'ombre. 

—  Oui,  mais  les  femmes  qui  ont  des  ombres  finis- 
sent mal  en  général,  dit  l'amie  d'Anna. 

—  Puissiez-vous  avoir  la  pépie  *,  s'écria  tout  à 

I.  I/Ocution  populaire  pour  faire  taire  quelqu'uiL 


228  ANNA  KARÉNINE. 

coup  la  princesse  Miagkaïa  en  entendant  ces  mots. 
La  Karénine  est  une  femme  charmante  et  que  j'aime 
en  revanche,  je  n'aime  pas  son  mari. 

—  Pourquoi  donc  ne  l'aimez- vous  pas  ?  demanda 
l'ambassadrice.  C'est  un  homme  fort  remarquable. 
Mon  mari  prétend  qu'il  y  a  en  Europe  peu  d'hommes 
d'État  de  sa  valeur. 

—  Mon  mari  prétend  la  même  chose,  mais  je  ne  le 
crois  pas,  répondit  la  princesse  ;  si  nos  maris  n'avaient 
pas  eu  cette  idée,  nous  aurions  toujours  vu  Alexis 
Alexandrovitch  tel  qu'il  est,  et  selon  moi,  c'est  un 
sot;  je  le  dis  tout  bas,  mais  cela  me  met  à  l'aise. 
Autrefois,  quand  je  me  croyais  tenu  de  lui  trouver  de 
l'esprit,  je  me  considérais  moi-même  comme  une 
bête,  parce  que  je  ne  savais  où  découvrir  cet  esprit, 
mais  aussitôt  que  j'ai  dit,  à  voix  basse  s'entend,  c'est 
un  sot,  tout  s'est  expliqué.  —  Quant  à  Anna,  je  ne 
vous  l'abandonne  pas  :  elle  est  aimable  et  bonne. 
Est-ce  ma  faute,  la  pauvre  femme,  si  tout  le  monde 
est  amoureux  d'elle  et  si  on  la  poursuit  comme  son 
ombre  ? 

—  Je  ne  rde  permets  pas  de  la  juger,  dit  l'amie 
d'Anna  pour  se  disculper. 

—  Parce  que  personne  ne  nous  suit  comme  nos 
ombres,  cela  ne  prouve  pas  que  nous  ayons  le  droit 
de  juger.   » 

Après  avoir  arrangé  ainsi  l'amie  d'Anna,  la  prin- 
cesse et  l'ambassadrice  se  rapprochèrent  de  la  table 
à  thé,  et  prirent  part  à  ime  conversation  générale 
sur  le  roi  de  Prusse. 


ANNA  KARÉNINE.  229 

a  Sur  le  compte  de  qui  avez- vous  dit  des  méchan- 
cetés ?  demanda  Betsy. 

—  Sur  les  Karénine  ;  la  princesse  nous  a  dépeint 
Alexis  Alexandrovitch,  répondit  l'ambassadrice, 
s'asseyant  près  de  la  table  en  souriant. 

—  Il  est  fâcheux  que  nous  n'ayons  pu  l'entendre, 
répondit  Betsy  en  regardant  du  côté  de  la  porte.  — 
Ah  î  vous  voilà  enfin  !  »  dit-elle  en  se  tournant  vers 
Wronsky,  qui  venait  d'entrer. 

Wronsky  connaissait  et  rencontrait  chaque  jour 
toutes  les  personnes  qu'il  retrouvait  ce  soir  chez  sa 
cousine  ;  il  entra  donc  avec  la  tranquillité  d'un 
homme  qui  revoit  des  gens  qu'il  vient  à  peine  de 
quitter. 

«  D'où  je  viens  ?  répondit-il  à  la  question  que  lui 
fit  l'ambassadrice.  Il  faut  que  je  le  confesse  :  des 
Bouffes,  et  toujours  avec  un  nouveau  plaisir,  quoi- 
que ce  soit  bien  pour  la  centième  fois.  C'est  charmant. 
Il  est  humiliant  de  l'avouer,  mais  je  dors  à  l'Opéra, 
tandis  que  je  m'amuse  aux  Bouffes  jusqu'à  la  der- 
nière minute.  Aujourd'hui...    » 

Il  nomma  une  actrice  française,  mais  l'ambassa- 
drice l'arrêta  avec  une  expression  de  terreur  plai- 
sante. 

«  Ne  nous  parlez  pas  de  cette  horreur  ! 

—  Je  me  tais,  d'autant  plus  que  vous  la  connais- 
sez toutes,  cette  horreur. 

—  Et  vous  seriez  toutes  prêtes  à  courir  après  elle, 
si  c'était  admis  comme  l'Opéra  »,  ajouta  la  princesse 
Miagkaïa. 


230  ANNA  KARÉNINE. 


CHAPITRE  VII 


On  entendit  des  pas  près  de  la  porte,  et  Betsy,  per- 
suadée qu'elle  allait  voir  entrer  Anna,  regarda  Wrons- 
ky.  Lui  aussi  regardait  du  côté  de  la  porte,  et  son 
visage  avait  une  expression  étrange  de  joie  d'at- 
tente et  pourtant  de  crainte  ;  il  se  souleva  lentement 
de  son  siège.  Anna  parut.  Elle  traversa  la  courte 
distance  qui  la  séparait  de  la  maîtresse  de  la  maison, 
d'un  pas  rapide,  léger  et  décidé,  qui  la  distinguait 
de  toutes  les  autres  femmes  de  son  monde  ;  comme 
d'habitude,  elle  se  tenait  extrêmement  droite,  et,  le 
regard  fixé  sur  Betsy,  alla  lui  serrer  la  main  en  sou- 
riant, puis,  avec  le  même  sourire,  elle  se  tourna  vers 
Wronsky.  Celui-ci  salua  profondément  et  lui  avança 
une  chaise. 

Anna  inclina  légèrement  la  tête,  et  rougit  d'un  air 
un  peu  contrarié  ;  quelques  personnes  amies  vinrent 
lui  serrer  la  main  ;  elle  les  accueillit  avec  animation, 
et,  se  tournant  vers  Betsy  : 

«  Je  viens  de  chez  la  comtesse  Lydie,  j'aurais 
voulu  venir  plus  tôt,  mais  j'ai  été  retenue.  Il  y  avait 
là  sir  John  :  il  est  très  intéressant. 

—  Ah  !  le  missionnaire  ? 

—  Oui,  il  raconte  des  choses  bien  curieuses  sur  sa 
vie  aux  Indes.    » 

La  conversation,  que  l'entrée  d*Anna  avait  inter- 


ANNA  KARÉNINE.  231 

rompue,  vacilla  de  nouveau,  connue  le  feu  d'une 
lampe  prête  à  s'éteindre. 
«  Sir  John  ! 

—  Oui,  je  l'ai  vu.  Il  parle  bien.  La  Wlatief  en  est 
positivement  amoureuse. 

—  Est-il  vrai  que  la  plus  jeune  des  Wlatief  épouse 
Tapof  ? 

—  On  prétend  que  c'est  une  chose  décidée. 

—  Je  m'étonne  que  les  parents  y  consentent. 

—  C'est  un  mariage  de  passion,  à  ce  qu'on  dit. 

—  De  passion  ?  où  prenez-vous  des  idées  aussi 
antédiluviennes  ?  qui  parle  de  passion  de  nos  jours  ? 
dit  l'ambassadrice. 

—  Hélas  !  cette  vieille  mode  si  ridicule  se  rencontre 
toujours,  dit  Wronsky. 

—  Tant  pis  pour  ceux  qui  la  conservent  :  je  ne 
connais,  en  fait  de  mariages  heureux,  que  les  mariages 
de  raison. 

—  Oui,  mais  n'arrive-t-il  pas  souvent  que  ces  ma- 
riages de  raison  tombent  en  poussière,  précisément 
à  cause  de  cette  passion  que  vous  méconnaissez  ? 

—  Entendons- nous  :  ce  que  nous  appelons  un 
mariage  de  raison  est  celui  qu'on  fait  lorsque  des 
deux  parts  on  a  jeté  sa  gourme.  L'amour  est  un 
mal  par  lequel  il  faut  avoir  passé,  comme  la  scar- 
latine. 

—  Dans  ce  cas,  il  serait  prudent  de  recourir  à  un 
moyen  artificiel  de  l'inoculer,  pour  s'en  préserver 
comme  de  la  petite  vérole. 

—  Dans  ma  jetmesse,  j'ai   été   amoureuse  d'un 


232  ANNA  KARÉNINE. 

sacristain  :  je  voudrais  bien  savoir  si  cela  m'a  rendu 
service. 

—  Non,  sans  plaisanterie,  je  crois  que  pour  bien 
connaître  l'amour  il  faut,  après  s'être  trompé  une 
fois,  pouvoir  réparer  son  erreur. 

—  Même  après  le  mariage  ?  demanda  l'ambassa- 
drice en  riant. 

—  «  It  is  never  too  late  to  mend  »,  dit  le  diplo- 
mate en  citant  un  proverbe  anglais. 

—  Justement,  interrompit  Betsy  :  se  tromper 
d'abord  pour  rentrer  dans  le  vrai  ensuite.  Qu'en 
dites- vous  ?  »  demanda- t-elle  en  se  tournant  vers 
Anna  qui  écoutait  la  conversation  avec  un  sou- 
rire. 

Wronsky  la  regarda,  et  attendit  sa  réponse  avec 
un  violent  battement  de  cœur  ;  quand  elle  eut  parlé, 
il  respira  comme  délivré  d'un  danger. 

«  Je  crois,  dit  Anna  en  jouant  avec  son  gant,  que 
s'il  y  a  autant  d'opinions  que  de  têtes,  et  il  y  a  aussi 
autant  de  façons  d'aimer  qu'il  y  a  de  cœurs.    » 

Elle  se  retourna  brusquement  vers  Wronsky. 

«  J'ai  reçu  ime  lettre  de  Moscou.  On  m'écrit  que 
Kitty  Cherbatzky  est  très  malade. 

—  Vraiment  ?  »  dit  Wronsky  d'un  air  sombre. 
Aima  le  regarda  sévèrement. 

:<  Cela  vous  est  indifférent  ? 

—  Au  contraire,  cela  me  touche  beaucoup.  Que 
vous  écrit-on  de  particulier,  s'il  m'est  permis  de  le 
demander  ?  » 

Anna  se  leva  et  s'approcha  de  Betsy. 


ANNA  K.\RÉNINE.  233 

«  Voulez-vous  me  donner  une  tasse  de  thé  », 
dit-elle  en  s'appuyant  sur  sa  chaise. 

Pendant  que  Betsy  versait  le  thé,  Wronsky  s'ap- 
procha  d'Anna. 

«  Que  vous  écrit-on  ? 

—  J'ai  souvent  pensé,  que,  si  les  hoinmes  préten- 
daient savoir  agir  avec  noblesse,  c'est  en  réalité  une 
phrase  vide  de  sens,  dit  Anna  sans  lui  répondre  direc- 
tement. —  Il  y  a  longtemps  que  je  voulais  vous  le 
dire,  ajouta-t-elle  en  se  dirigeant  vers  une  table 
chargée  d'albums. 

—  Je  ne  comprends  pas  bien  ce  que  signifient 
vos  paroles   »,  dit-il  en  lui  offrant  sa  tasse. 

Elle  jeta  un  regard  sur  le  divan  près  d'elle,  et  il 
s'y  assit  aussitôt. 

«  Oui,  je  voulais  vous  le  dire,  continua- t-elle 
sans  le  regarder,  vous  avez  mal  agi,  très  mal. 

—  Croyez- vous  que  je  ne  le  sente  pas  ?  Mais  à  qui 
la  faute  ? 

—  Pourquoi  me  dites-vous  cela  ?  dit-elle  avec  un 
regard  sévère. 

—  Vous  le  savez  bien  »,  répondit-il  en  suppor- 
tant le  regard  d'Anna  sans  baisser  les  yeux. 

Ce  fut  elle  qui  se  troubla. 

«  Ceci  prouve  simplement  que  vous  n'avez  pas  de 
cœur,  —  dit-elle.  Mais  ses  yeux  exprimaient  le  con- 
traire. 

—  Ce  dont  vous  parliez  tout  à  l'heure  était  une 
erreur,  non  de  l'amour. 

—  Souvenez- vous  que  je  vous  ai  défendu  de  pro- 


234  ANNA  KARÉNINE. 

noncer  ce  mot,  ce  vilain  mot,  —  dit  Anna  en  tres- 
saillant ;  et  aussitôt  elle  comprit  que  par  ce  seul  mot 
a  défendu  »  elle  se  reconnaissait  de  certains  droits 
sur  lui,  et  semblait  l'encourager  à  parler  —  Depuis 
longtemps  je  voulais  m' entretenir  avec  vous,  conti- 
nha-t-elle  en  le  regardant  bien  en  face  et,  d'un  ton 
ferme,  quoique  ses  joues  fussent  brûlantes  de  rou- 
geur :  —  Je  suis  venue  aujourd'hui  tout  exprès  sa- 
chant que  je  vous  rencontrerais.  Il  faut  que  tout  ceci 
finisse.  Je  n'ai  jamais  eu  à  rougir  devant  personne, 
et  vous  me  causez  le  chagrin  pénible  de  me  sentir  cou- 
pable.  » 

Il  la  regardait,  frappé  de  l'expression  élevée  de  sa 
beauté. 

«  Que  voulez- vous  que  je  fasse  ?  répondit-il  sim- 
plement et  sérieusement. 

—  Je  veux  que  vous  alliez  à  Moscou  implorer  le 
pardon  de  Kitty. 

—  Vous  ne  voulez  pas  cela  ?  » 

Il  sentait  qu'elle  s'efforçait  de  dire  ime  chose,  mais 
qu'elle  en  souhaitait  une  autre. 

«  Si  vous  m'aimez  comme  vous  le  dites,  murmura- 
t-elle,  faites  que  je  sois  tranquille.    » 

Le  visage  de  Wronsky  s'éclaircit. 

«  Ne  savez- vous  pas  que  vous  êtes  ma  vie  ?  mais 
je  ne  connais  plus  la  tranquillité  et  ne  saurais  vous  la 
donner.  Me  donner  tout  entier,  donner  mon  amour, 
oui.  Je  ne  puis  vous  séparer  de  moi  par  la  pensée. 
Vous  et  moi  ne  faisons  qu'un,  à  mes  yeux.  Je  ne  vois 
aucun  moyen  de  tranquillité  ni  pour  vous,  ni  pour 


ANNA  KARÉNINE.  235 

moi  dans  l'avenir.  Je  ne  vois  en  perspective  que  le 
malheur,  le  désespoir,  ou  le  bonheur,  et  quel  bon- 
heur !  Est-il  vraiment  impossible  ?  »  mummra-t-il 
des  lèvres,  sans  oser  prononcer  les  mots  ;  mais  elle 
l'entendit. 

Toutes  les  forces  de  son  intelligence  semblaient 
n'avoir  d'autre  but  que  de  répondre  comme  son  de- 
voir l'exigeait  ;  mais,  au  lieu  de  parler,  elle  le  regar- 
dait les  yeux  pleins  d'amour,  et  se  tut. 

«  Mon  Dieu,  pensa- t-il  avec  transport,  au  mo- 
ment où  je  désespérais,  où  je  croyais  n'y  jamais 
parvenir,  le  voilà  l'amour  !  elle  m'aime,  c'est  un 
aveu  ! 

—  Faites  cela  pour  moi,  soyons  bons  amis  et  ne 
me  parlez  plus  jamais  ainsi,  —  dirent  ces  paroles  ; 
son  regard  parlait  différemment. 

—  Jamais  nous  ne  serons  am.is,  vous  le  savez  vous- 
même.  Serons-nous  les  plus  heureux  ou  les  plus  mal- 
heureux des  êtres  ?  c'est  à  vous  d'en  décider.    » 

Elle  voulut  parler,  mais  il  l'interrompit. 

«  Tout  ce  que  je  demande,  c'est  le  droit  d'espérer 
et  de  souffrir  comme  en  ce  moment  ;  si  c'est  impos- 
sible, ordonnez-moi  de  disparaître  et  je  disparaîtrai. 
Jamais  vous  ne  me  verrez  plus  si  ma  présence  vous 
est  pénible. 

—  Je  ne  vous  chasse  pas. 

—  Alors  ne  changez  rien,  laissez  les  choses  telles 
qu'elles  sont,  dit-il  d'ime  voix  Semblante.  Voilà 
votre  mari.   » 

Effectivement  Alexis  Alexandrovitch  entrait  en 


236  ANNA  KARENINE. 

ce  moment  au  salon,  avec  son  air  calme  et  sa  démar- 
che disgracieuse. 

Il  s'approcha  de  la  maîtresse  de  la  maison,  jeta 
en  passant  un  regard  sur  Anna  et  Wronsky,  s'assit 
près  de  la  table  à  thé,  et  de  sa  voix  lente  et  bien  ac- 
centuée, souriant  de  ce  sourire  qui  semblait  toujours 
se  moquer  de  quelqu'un  ou  de  quelque  chose,  il  dit 
en  regardant  l'assemblée  : 

«  Votre  Rambouillet  est  au  complet.  I^  Grâces 
et  les  Muses  !   » 

Mais  la  princesse  Betsy,  qui  ne  pouvait  souffrir 
ce  ton  persifleur,  «  sneering  »,  comme  elle  disait, 
l'amena  bien  vite,  en  maîtresse  de  maison  consom- 
mée, à  aborder  une  question  sérieuse.  I/C  service 
obligatoire  fut  mis  sur  le  tapis,  et  Alexis  Alexandro- 
vitch  le  défendit  avec  vivacité  contre  les  attaques 
de  Betsy. 

Wronsky  et  Anna  restaient  près  de  leur  petite 
table. 

a  Cela  devient  inconvenant,  dit  ime  dame  à  voix 
basse  en  désignant  du  regard  Karénine,  Anna  et 
Wronsky. 

—  Que  vous  disais- je  ?  »  dit  l'amie  d'Anna. 

Ces  dames  ne  furent  pas  seules  à  faire  cette  obser- 
vation ;  la  princesse  Miagkaïa  et  Betsy  elles-mêmes 
jetèrent  les  yeux  plus  d'ime  fois  du  côté  où  ils  étaient 
isolés  ;  seul  Alexis  Alexandrovitch  ne  les  regarda 
pas,  ni  ne  se  laissa  distraire  de  l'intéressante  conver- 
sation qu'il  avait  entamée. 

Betsy,  remarquant  le  mauvais  effet  prodmt  par 


ANNA  K:\RKXIxr:.  237 

ses  amis,  inanGcu\Ta  de  façon  à  se  faire  momentané- 
nient  rciuplacer  pour  donner  la  réplique  à  A  exis 
Alcxandro\'itch,  et  s'approcha  d'Anna. 

t  J'adinire  toujours  la  netteté  et  la  clarté  de 
langage  de  votre  mari,  dit-elle  :  les  questions  les 
plus  transcendantes  me  semblent  acces^^ibles  quand 
il  parle. 

—  Oh  oui  !  »  répondit  Anna,  ne  comprenant  pas 
un  mot  de  ce  que  disait  Betsy ,  et,  rayonnante  de  bon- 
heur, elle  se  leva,  s'approcha  de  la  grande  table  et  se 
mêla  à  la  conversation  générale. 

Au  bout  d'une  demi-heure,  Alexis  .\lexandrovitch 
proposa  à  sa  femme  de  rentrer,  mais  elle  répondit,  sans 
le  regarder,  qu'elle  voulait  rester  à  souper.  Alexis 
Alexandrovitch  prit  congé  de  la  société  et  partit 

IvC  vieux  cocher  des  Karénine,  un  gros  Tatare,  vêtu 
de  son  imperméable,  retenait  avec  peine,  devant  le 
perron,  ses  chevaux  excités  par  le  froid.  Vn  laquais 
tenait  la  portière  du  coupé.  Le  suisse,  debout  près 
de  la  porte  d'entrée,  la  gardait  grande  ouverte,  et 
.\nna  écoutait  avec  transport  ce  que  lui  murmurait 
W'ronsky-,  tout  en  détachant  d'une  main  nerveuse 
la  dentelle  de  sa  manche  qui  s'était  attachée  à 
l'agrafe  de  sa  pelisse. 

a  \'ous  ne  vous  êtes  engagée  à  rien,  j'en  conviens, 
lui  disait  Wronsky  tout  en  l'accompagnant  à  sa  voi- 
ture, mais  vous  savez  que  ce  n'est  pas  de  l'amitié  que 
je  demande  :  pour  moi,  le  seul  bonheur  de  ma  vie 
sera  contenu  dans  ce  mot  qui  vous  déplaît  si  fort  ; 
l'amour. 


238  ANNA  KARÉNINE. 

—  L'amour  »,  répéta- t-elle  lentement,  comme  si 
elle  se  fût  parlé  à  elle-même  ;  puis,  étant  arrivée  à 
détacher  sa  dentelle,  elle  dit  tout  à  coup  :  «  Ce  mot 
me  déplaît  parce  qu'il  a  pour  moi  un  sens  plus  pro- 
fond et  beaucoup  plus  grave  que  vous  ne  pouvez 
l'imaginer.  Au  revoir  »,  ajouta- t-elle  en  le  regar- 
dant bien  en  face. 

Elle  lui  tendit  la  main  et  d'un  pas  rapide  passa 
devant  le  suisse  et  disparut  dans  sa  voiture. 

Ce  regard,  ce  serrement  de  main  bouleversèrent 
Wronsky.  Il  baisa  la  paume  de  sa  main  que  ses 
doigts  avaient  touchée,  et  rentra  chez  lui  avec  la 
conviction  bienheureuse  que  cette  soirée  l'avait  plus 
rapproché  du  but  rêvé  que  les  deux  mois  précé- 
dents. 


CHAPITRE  VIII 

Alexis  Alexandrovitch  n'avait  rien  trouvé  d'in- 
convenant à  ce  que  sa  femme  se  fût  entretenue  avec 
Wronsky  en  tête-à-tête  d'une  façon  un  peu  animée  ; 
mais  il  lui  sembla  que  d'autres  personnes  avaient 
paru  étonnées,  et  il  résolut  d'en  faire  l'observation 
à  Anna. 

Comme  d'ordinaire  en  rentrant  chez  lui,  Alexis 
Alexandrovitch  passa  dans  son  cabinet,  s'y  installa 
dans  son  fauteuil,  ouvrit  son  livre  à  l'endroit  mar- 
qué par  un  couteau  à  papier,  et  lut  un.  article  sur  le 
papisme  jusqu'à  une  heure  du  matin.  De  temps  en 


ANNA  KARHNINE.  239 

temps  il  passait  la  main  sur  son  front  et  secouait  la 
têie  comme  pour  en  chasser  une  pensée  importune. 
A  l'heure  habituelle,  il  fit  sa  toilette  de  nuit.  Anna 
n'était  pas  encore  rentrée.  Son  livre  sous  le  bras,  il  se 
dirigea  vers  sa  chambre  ;  mais,  au  lieu  de  ses  préoc- 
cupations ordinaires  sur  les  affaires  de  son  sen'ice,  il 
pensa  à  sa  fenmie  et  à  l'impression  désagréable 
qu'il  avait  éprouvée  à  son  sujet.  Incapable  de  se 
mettre  au  lit,  il  marcha  de  long  en  large,  les  bras  der- 
rière le  dos,  ne  pouvant  se  résoudre  à  se  coucher  sans 
avoir  mûrement  réfléchi  aux  incidents  de  !a  soirée. 
Au  premier  abord,  Alexis  Alexandrovitch  trouva 
simple  et  naturel  d'adresser  une  obser\'ation  à  sa 
femme  ;  mais,  en  y  réfléchissant,  il  lui  sembla  que 
ces  incidents  étaient  d'une  complication  fâcheuse. 
Karénine  n'était  pas  jaloux.  Un  mari,  selon  lui,  of- 
feiLsait  sa  femme  en  lui  témoignant  de  la  jalousie  ; 
mais  pourquoi  cette  confiance  en  ce  qui  concernait 
sa  jeune  femme,  et  pourquoi,  lui,  devait-il  être 
convaincu  qu'elle  l'aimerait  toujours  ?  Cest  ce  qu'il 
ne  se  demandait  pas.  N'ayant  jamais  cormu  jusque- 
là  ni  soupçons  ni  doutes,  il  se  disait  qu'il  garderait 
une  confiance  entière.  Pourtant,  tout  en  demeurant 
dans  ces  sentiments,  il  se  sentait  en  face  d'une  situa- 
tion illogique  et  absurde  qui  le  trouvait  désarmé. 
Jusqu'ici  il  ne  s'était  trouvé  aux  prises  avec  les  diflS- 
cultes  de  la  vie  que  dans  la  sphère  de  son  service 
officiel  ;  l'impression  qu'il  éprouvait  maintenant 
était  celle  d'un  homme  passant  tranquillement  sur 
un  pont  au-dessus  d'un  précipice,  et  s' apercevant 


240  ANNA  KARENINE. 

tout  à  coup  que  le  pont  est  démonté  et  le  gouffre 
béant  sous  ses  pieds.  Ce  gouffre  était  pour  lui  la  vie 
réelle,  et  le  pont,  l'existence  artificielle  qu'il  avait 
seule  connue  jusqu'à  ce  jour.  L'idée  que  sa  femme 
pût  aimer  un  autre  que  lui  le  frappait  pour  la  pre- 
mière fois  et  le  terrifiait. 

Sans  songer  à  se  déshabiller,  il  continua  à  marcher 
d'un  pas  régulier  sur  le  parquet  sonore,  traversant 
successivement  la  salle  à  manger  éclairée  d'une  seule 
lampe,  le  salon  obscur,  où  un  faible  rayon  de  lu- 
mière tombait  sui  son  grand  portrait  récemment 
peint,  le  boudoir  de  sa  femme,  où  brûlaient  deux 
bougies  au-dessus  des  bibelots  coûteux  de  sa  table 
à  écrire  et  des  portraits  de  ses  parents  et  amis. 
Arrivé  à  la  porte  de  la  chambre  à  coucher,  il  retourna 
sur  ses  pas. 

De  temps  en  temps  il  s'arrêtait  et  se  disait  : 
«  Oui,  il  faut  absolument  couper  court  à  tout  cela, 
prendre  un  parti,  lui  dire  ma  manière  de  voir  ;  mais 
que  lui  dire  ?  et  quel  parti  prendre  ?  Que  s'est-il 
passé,  au  bout  du  compte  ?  rien.  Elle  a  causé  long- 
temps avec  lui...  mais  avec  qui  ime  femme  ne  cause- 
t-elle  pas  dans  le  monde  ?  Me  montrer  jaloux  pour 
si  peu  serait  humiliant  pour  nous  deux.   » 

Mais  ce  raisonnement,  qui  au  premier  abord  lui 
avait  paru  concluant,  lui  semblait  tout  à  coup  sans 
valeur.  De  la  porte  de  la  chambre  à  coucher  il  se 
dirigea  vers  la  salle  à  manger,  puis,  traversant  le 
salon  obscur,  il  crut  entendre  une  voix  lui  murmu- 
rer :  «  Puisque  d'autres  ont  paru  étonnés,  c'est  qu'il 


ANNA  KARÉNINE.  241 

y  a  là  quelque  chose...  Oui,  il  faut  couper  court  à 
tout  cela,  prendre  un  parti...  lequel  ?   » 

Ses  pensées,  conuiie  son  corps,  décrivaient  le 
même  cercle,  et  il  ne  rencontrait  aucune  idée  nou- 
velle. Il  s'en  aperçut,  passa  la  main  sur  son  front,  et 
s'assit  dans  le  boudoir. 

Là,  en  regardant  la  table  à  écrire  d'Anna  avec  son 
buvard  en  malachite,  et  im  billet  inachevé,  ses  pen- 
sées prirent  un  autre  cours  ;  il  pensa  à  elle,  à  ce 
qu'elle  pouvait  éprouver.  vSon  imagination  lui  pré- 
senta la  vie  de  sa  fenunc,  les  besoins  de  son  es])rit  et 
de  son  cœur,  ses  goûts,  ses  désirs  ;  et  l'idée  qu'elle 
pouvait,  qu'elle  devait  avoir  une  existence  person- 
nelle, indépendante  de  la  sienne,  le  saisit  si  vive- 
ment qu'il  s'empressa  de  la  chasser.  Cétait  le  goufîre 
qu'il  n'osait  sonder  du  regard.  Entrer  par  la  ré- 
flexion et  le  sentiment  dans  l'âme  d'autrui  lui  était 
une  chose  inconnue  et  lui  paraissait  dangereux. 

«  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  terrible,  pensa- t-il,  c'est 
que  cette  inquiétude  insensée  me  prend  au  moment  de 
mettre  la  dernière  main  à  mon  œuvre  (le  projet  qu'il 
voulait  faire  passer)  ;  lorsque  j'ai  le  plus  besoin  de 
toutes  les  forces  de  mon  esprit,  de  tout  mon  calme. 
Que  faire  à  cela  ?  Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  ne  savent 
pas  regarder  leur  mal  en  face.  Il  faut  réfléchir, 
prendre  un  parti  et  me  délivrer  de  ce  souci,  dit-il  à 
haute  voix.  Je  ne  me  reconnais  pas  le  droit  de  scruter 
ses  sentiments,  de  m'immiscer  en  ce  qui  se  passe  ou 
ne  se  passe  pas  dans  son  âme  :  c'est  l'affaire  de  sa 
conscience  et  le  domaine  de  la  religion   »,  se  dit-il, 


242  ANNA  KARENINE. 

tout  soulagé  d'avoir  trouvé  une  loi  qu'il  pût 
appliquer  aux  circonstances  qui  venaient  de  sur- 
gir. 

«  Ainsi,  continua- t-il,  les  questions  relatives  à  ses 
sentiments  sont  des  questions  de  conscience  aux- 
quelles je  n'ai  pas  à  toucher.  Mon  devoir  se  dessine 
clairement.  Obligé,  comme  chef  de  famille,  de  la 
diriger,  de  lui  indiquer  les  dangers  que  j'entrevois, 
responsable  que  je  suis  de  sa  conduite,  je  dois  au 
besoin  user  de  mes  droits.   » 

Et  Alexis  Alexandrovitch  fit  mentalement  un 
plan  de  ce  qu'il  devait  dire  à  sa  femme,  tout  en  re- 
grettant la  nécessité  d'employer  son  temps  et  ses 
forces  intellectuelles  à  des  affaires  de  ménage  ; 
malgré  lui,  ce  plan  prit  dans  sa  tête  la  forme  nette, 
précise  et  logique  d'im.  rapport. 

«  Je  dois  lui  faire  sentir  ce  qui  suit  :  1°  la  signifi- 
cation et  l'importance  de  l'opinion  publique  ; 
2"  le  sens  religieux  du  mariage  ;  3°  les  malheurs  qui 
peuvent  rejaillir  sur  son  fils  ;  4°  les  malheurs  qui 
peuvent  l'atteindre  elle-même.  »  Et  Alexis  Alexan- 
drovitch serra  ses  mains  l'une  contre  l'autre  en  fai- 
sant craquer  les  jointures  de  ses  doigts.  Ce  geste,  une 
mauvaise  habitude,  le  calmait  et  l'aidait  à  reprendre 
l'équilibre  moral  dont  il  avait  si  grand  besoin. 

Un  bruit  de  voiture  se  fit  entendre  devant  la 
maison,  et  Alexis  Alexandrovitch  s'arrêta  au  milieu 
de  la  salle  à  manger.  Des  pas  de  femme  montaient 
l'escalier.  Son  discours  tout  prêt,  il  resta  là,  debout, 
serrant  ses  doigts  pour  les  faire  craquer  encore  : 


AXNA  KARÏ^XINE.  24J 

une  jointure  craqua.  Quoique  satisfait  de  son  \Hiùt 
discours,  il  eut  peur,  la  sentant  venir,  de  ce  qui  allait 
se  passer. 

CHAPITRE  IX 

Anna  entra,  jouant  avec  les  glands  de  son  bash- 
lik.  et  la  tête  baissée  ;  son  visage  rayonnait,  mais 
pas  de  joie  ;  c'était  plutôt  le  rayonnement  terrible 
d'un  incendie  par  une  nuit  obscure.  Quand  elle  aper- 
çut son  mari,  elle  leva  la  tête,  et  sourit  coimne  si  elle 
se  fût  éveillée. 

«  Tu  n'es  pas  au  lit  ?  quel  miracle  !  —  dit-elle 
en  se  débarrassant  de  son  bashlik,  et,  sans  s'arrêter, 
elle  passa  dans  son  cabinet  de  toilette,  criant  à  son 
mari  du  seuil  de  la  porte  :  —  Il  est  tard,  Alexis 
Alexandrovitch. 

—  Anna,  j'ai  besoin  de  causer  avec  toi. 

—  Avec  moi  !  dit-elle  étonnée  en  entrant  dans  la 
salle  et  en  le  regardant.  Qu'y  a-t-il  ?  A  quel  propos  ? 
demanda- 1- elle  en  s'asse^'ant.  Eh  bien  î  causons, 
puisque  c'est  si  nécessaire,  mais  il  vaudrait  mieux 
dormir.   » 

Anna  disait  ce  qui  lui  venait  à  l'esprit,  s'éton- 
nant  elle-même  de  mentir  si  facilement  ;  ses  paroles 
étaient  toutes  naturelles,  elle  semblait  réellement 
avoir  envie  de  dormir  ;  elle  se  sentait  soutenue,  pous- 
sée par  une  force  invisible  et  revêtue  d'une  impéné- 
trable armure  de  mensonge. 

0 


244  ANNA  KARÉNINE. 

«  Anna,  il  faut  que  je  te  mette  sur  tes  gafdes. 

—  Sur  mes  gardes  ?  Pourquoi  ?   » 

Elle  le  regarda  si  gaiement,  si  simplement,  que, 
pour  quelqu'im  qui  ne  l'eût  pas  connue  comme  son 
mari,  le  ton  de  sa  voix  aurait  paru  parfaitement 
normal.  Mais  pour  lui,  qui  savait  qu'il  ne  pouvait 
déroger  à  aucune  de  ses  habitudes  sans  qu'elle  en 
demandât  la  cause,  qui  savait  que  le  premier  mou- 
vement d'Anna  était  toujours  de  lui  communiquer 
ses  plaisirs  et  ses  peines,  pour  lui,  le  fait  qu'elle  ne 
voulût  rien  remarquer  de  son  agitation,  ni  parler 
d'elle-même,  était  très  significatif.  Cette  âme,  ou- 
verte pour  lui  autrefois,  lui  semblait  maintenant 
close.  Il  sentait  même,  au  ton  qu'elle  prenait,  qu'elle 
ne  le  dissimulait  pas,  et  qu'elle  disait  ouvertement  : 

«  Oui,  c'est  ainsi  que  cela  doit  être,  et  que  cela 
sera  désormais.  »  Il  se  fit  l'effet  d'un  homme  qui 
rentrerait  chez  lui  pour  trouver  sa  maison  barrica- 
dée. «  Peut-être  la  clef  se  retrouvera- t-elle  encore  », 
pensa  Alexis  Alexandrovitch. 

«  Je  veux  te  mettre  en  garde,  dit-il  d'une  voix 
calme,  contre  l'interprétation  qu'on  peut  donner 
dans  le  monde  à  ton  imprudence  et  à  ton  étourderie  : 
ta  conversation  trop  animée  ce  soir  avec  le  comte  de 
Wronsky  (il  prononça  ce  nom  lentement  et  avec 
fermeté)  a  attiré  sur  toi  l'attention.    » 

Il  parlait  en  regardant  les  yeux  rieurs  mais  impé- 
nétrables d'Anna  et,  tout  en  parlant,  sentait  avec 
terreur  que  ses  paroles  étaient  inutiles  et  oiseuses. 

«  Tu  es  toujours  ainsi,  dit-elle  comme  si  elle  n'y 


1 


ANNA  KLVRKNINE.  245 

Comprenait  absolument  rien,  et  n'attachait  d*im])()r- 
tance  qu'à  une  partie  de  la  phrase.  Tantôt  il  t'est  dé- 
sagréable que  je  m'ennuie,  et  tantôt  que  je  m'amuse. 
Je  ne  me  suis  pas  ennuyée  ce  soir  ;  cela  te  blesse  }   » 

Alexis  Alexandrovitdi  tressailUt,  il  serra  encore 
ses  mains  pour  les  faire  cracjuer. 

«  Je  t'en  supplie,  laisse  tes  mains  tranquilles, 
je  déteste  cela,  dit-elle. 

—  Amia,  est-ce  bien  toi  ?  dit  Alexis  Alexandro- 
vitch  en  faisant  doucement  im  effort  sur  lui-même 
pour  arrêter  le  mouvement  de  ses  mains. 

—  Mais,  enfin,  qu'y  a-t-il  ?  demanda-t-elle  avec 
un  étonnement  sincère  et  presque  comique,  yue 
veux- tu  de  moi  ?  » 

Alexis  Alexandrovitch  se  tut,  et  passa  la  main  sur 
son  front  et  ses  paupières.  Il  sentait  qu'au  lieu  d'aver- 
tir sa  fenune  de  ses  erreurs  aux  yeux  du  monde  il 
s'inquiétait  malgré  lui  de  ce  qui  se  passait  dans  la 
conscience  de  celle-ci,  et  se  heurtait  peut-être  à  un 
obstacle  imaginaire. 

«  Voici  ce  que  je  voulais  te  dire,  reprit-il  froide- 
ment et  tranquillement,  et  je  te  prie  de  m'é*couter 
jusqu'au  bout.-  Je  considère,  tu  le  sais,  la  jalousie 
conmie  uji  sentiment  blessant  et  humiliant,  auquel 
je  ne  me  laisserai  jamais  entraîner  ;  mais  il  y  a  cer- 
taines barrières  sociales  qu'on  ne  franchit  pas  impu- 
nément. Aujourd'hui,  à  en  juger  par  l'impression 
que  tu  as  produite,  —  ce  n'est  pas  moi,  c'est  tout  le 
monde  qui  l'a  remarqué,  —  tu  n'as  pas  eu  ime  tenue 
convenable. 


246  ANNA  KARENINE. 

—  Décidément  je  n'y  suis  plus  »,  dit  Anna  en 
haussant  les  épaules.  «  Cela  lui  est  parfaitement  égal 
pensa-t-elle,  il  ne  redoute  que  les  observations  du 
monde.  —  Tu  es  malade,  Alexis  Alexandrovitch  », 
ajouta-t-elle  eu  se  levant  pour  s'en  aller  ;  mais  il 
l'arrêta  en  s' avançant  vers  elle. 

Jamais  Anna  ne  lui  avait  vu  une  physionomie  si 
sombre  et  si  déplaisante  ;  elle  resta  debout,  baissant 
la  tête  de  côté  pour  retirer  d'une  main  agile  les  épin- 
gles à  cheveux  de  sa  coiffure. 

«  Eh  bien,  j'écoute,  dit- elle  tranquillement  d'un 
ton  moqueur  ;  j'écouterai  même  avec  intérêt,  parce 
que  je  voudrais  comprendre  de  quoi  il  s'agit.    » 

Elle  s'étonnait  elle-même  du  ton  assuré  et  naturel 
lement  calme  qu'elle  prenait,  ainsi  que  du  choix  de 
ses  mots. 

«  Je  n'ai  pas  le  droit  d'entrer  dans  tes  sentiments. 
Je  le  crois  inutile  et  même  dangereux,  commença 
Alexis  Alexandrovitch  ;  en  creusant  trop  profondé- 
ment dans  nos  âmes,  nous  risquons  d'y  toucher  à  ce 
qui  pourrait  passer  inaperçu.  Tes  sentiments  regar- 
dent ta  conscience  ;  mais  je  suis  obligé  vis-à-vis  de  toi, 
de  moi,  de  Dieu,  de  te  rappeler  tes  devoirs.  Nos  vies 
sont  unies,  non  par  les  hommes,  mais  par  Dieu.  Un 
crime  seul  peut  rompre  ce  lien,  et  un  crime  sembla- 
ble entraîne  après  lui  sa  punition. 

—  Je  n'y  comprends  rien,  et  bon  Dieu  que  j'ai 
sommeil,  pour  mon  malheur  !  dit  Anna  en  continuant 
à  défaire  ses  cheveux  et  à  retirer  les  dernières  épin- 
gles. 


ANNA  KARKNIXK.  ^47 

—  Anna,  ai:  nom  du  ciel,  ne  parle  pas  ainsi,  dit- 
il  doucement.  Je  me  trompe  peut-être,  mais  crois 
bien  que  ce  que  je  te  dis  est  autant  pour  toi  que  pour 
moi  :  je  suis  ton  mari  et  je  t'aime.    » 

Le  visage  d'Anna  s'assombrit  un  moment,  et 
l'éclair  moqueur  de  ses  yeux  s'éteignit  ;  mais  le 
mot  «  aimer  »  l'irrita.  «  Aimer,  pensa-t-elle,  sait-il 
seulement  ce  que  c'est  ?  Est-ce  qu'il  peut  aimer  ? 
S'il  n'avait  pas  entendu  parler  d'amour,  il  aurait 
toujours  ignoré  ce  mot.    » 

«  Alexis  Alexandrovitch,  je  ne  te  comprends 
vraiment  pas,  dit-elle  :  explique-moi  ce  que  tu 
trouves... 

—  Permets-moi  d'achever.  Je  t'aime,  mais  je  ne 
parle  pas  pour  moi  ;  les  principaux  intéressés  sont 
ton  fils  et  toi-même.  Il  est  fort  possible,  je  le  répète, 
que  mes  paroles  te  semblent  inutiles  et  déplacées, 
peut-être  sont-elles  le  résultat  d'une  erreur  de  ma 
part  :  dans  ce  cas,  je  te  prie  de  m'excuser  ;  mais  si 
tu  sens  toi-même  qu'il  y  a  un  fondement  quelconque 
à  mes  observations,  je  te  supplie  d'y  réfléchir  et, 
si  le  cœur  t'en  dit,  de  t^ouvrir  à  moi.    » 

Alexis  Alexandrovitch,  sarLs  le  remarquer,  disait 
tout  autre  chose  que  ce  qu'il  avait  préparé. 

«  Je  n'ai  rien  à  te  dire,  et,  ajouta-t-elle  vivement 
en  dissimulant  avec  peine  un  sourire,  il  est  vraiment 
temps  de  dormir.    » 

Alexis  Alexandrovitch  soupira  et,  sans  rien  ajou- 
ter, se  dirigea  vers  sa  chambre  à  coucher. 

Quand  elle  y  entra  à  son  tour,  il  était  couché. 


248  ANNA  KARÉNINE. 

Ses  lèvres  étaient  serrées  d'un  air  sévère  et  ses  yeux 
ne  la  regardaient  pas.  Anna  se  coucha,  croyant  tou- 
jours qu'il  lui  parlerait  ;  elle  le  craignait  et  le  dési- 
rait tout  à  la  fois  ;  mais  il  se  tut. 

Elle  attendit  longtemps  sans  bouger  et  finit  par 
l'oublier  ;  elle  pensait  à  un  autre,  dont  l'image  rem- 
plissait son  cœur  d'émotion  et  de  joie  coupable. 
Tout  à  coup  elle  entendit  un  ronflement  régulier  et 
calme  ;  Alexis  Alexandrovitch  sembla  s'en  effrayer 
lui-même  et  s'arrêta.  Mais,  au  bout  d'un  instant,  le 
ronflement  retentit  de  nouveau,  tranquille  et  régu- 
lier. 

«  Trop  tard,  trop  tard  »,  pensa-t-elle  avec  im  sou- 
rire. Elle  resta  longtemps  ainsi,  immobile,  les  yeux 
ouverts  et  croyant  les  sentir  briller  dans  l'obscurité. 

CHAPITRE  X 

A  partir  de  cette  soirée,  une  vie  nouvelle  commen- 
ça pour  Alexis  Alexandrovitch  et  sa  femme.  Rien 
de  particulier  en  apparence  :  Anna  continuait  à 
aller  dans  le  monde,  surtout  chez  la  princesse  Betsy, 
et  à  rencontrer  Wronsky  partout  ;  Alexis  Alexan- 
drovitch s'en  apercevait  sans  pouvoir  l'empêcher. 
A  chacune  de  ses  tentatives  d'explication,  elle  op- 
posait un  étonnement  rieur  absolument  impéné- 
trable. 

Rien  n'était  changé  extérieurement,  mais  leurs 
rapports  l'étaient  du  tout  au  tout.  Alexis  Alexan- 


ANNA  KARKNINE.  249 

drovitch,  si  fort  quand  il  s'agissait  des  affaires  de 
l'État,  se  sentait  ici  impuissant.  Il  attendait  le  coup 
final,  tête  baissée  et  résigné  comme  un  bœuf  à 
l'abattoir.  Lorsque  ces  pensées  lui  revenaient,  il  se 
disait  qu'il  fallait  essayer  encore  une  fois  ce  que  la 
bonté,  la  tendresse,  le  raisonnement  pourraient  pour 
sauver  Anna  et  la  ramener  ;  chaque  jour  il  se  propo- 
sait de  lui  parler;  mais  aussitôt  qu'il  tentait  de  le 
faire,  le  même  esprit  de  mal  et  de  mensonge  qui  la 
possédait  s'emparait  également  de  lui,  et  il  parlait 
autrement  qu'il  n'aurait  voulu  le  faire.  Involontaire- 
ment il  reprenait  un  ton  de  persiflage  et  semblait 
se  moquer  de  ceux  qui  auraient  parlé  comme  lui. 
Ce  n'était  pas  sur  ce  ton-là  que  les  choses  qu'il  avait 
à  dire  pouvaient  être  exprimés 


CIL\PITRE  XI 

Ce  qui  pour  Wronsky  avait  été  pendant  prè^ 
d'un  an  le  but  unique  et  suprême  de  la  \ie,  pour 
Anna  un  rêve  de  bonheur,  d'autant  plus  enchanteur 
qu'il  lui  paraissait  invraisemblable  et  terrible, 
s'était  réalisé.  Pâle  et  tremblant,  il  était  debout  près 
d'elle,  et  la  suppliait  de  se  calmer  sans  avoir  com- 
ment et  pourquoi. 

«  Anna,  Anna  !  disait-il  d'une  voix  émue,  Anna 
au  nom  du  ciel  !  »  Mais  plus  il  élevait  la  voix,  plus 
elle  baissait  la  tête.  Cette  tête  jadis  si  fière  et  si  gaie. 


250  ANNA  KARÉNINE. 

maintenant  si  humiliée  !  elle  l'aurait  abaissée  jus- 
qu'à terre,  du  divan  où  elle  était  assise,  et  serait 
tombée  sur  le  tapis  s'il  ne  l'avait  soutenue. 

«  Mon  Dieu,  pardonne-moi  !   »  sanglotait-elle  en 
.lui  serrant  la  main  contre  sa  poitrine. 

Elle  se  trouvait  si  criminelle  et  si  coupable  qu'il 
ne  lui  restait  plus  qu'à  s'humilier  et  à  demander  grâce 
et  c'était  de  lui  qu'elle  implorait  son  pardon,  n'ayant 
plus  que  lui  au  monde.  En  le  regardant,  son  abaisse- 
ment lui  apparaissait  d'une  façon  si  palpable  qu'elle 
ne  pouvait  prononcer  d'autre  parole.  Quant  à  lui, 
il  se  sentait  pareil  à  un  assassin  devant  le  corps  ani- 
mé de  sa  victime.  Le  corps  immolé  par  eux,  c'était 
leur  amour,  la  première  phase  de  leur  amour.  Il  y 
avait  quelque  chose  de  terrible  et  d'odieux  au  sou- 
venir de  ce  qu'ils  avaient  payé  du  prix  de  leur 
honte. 

L^e  sentiment  de  la  déchéance  morale  qui  écrasait 
Anna  s'empara  de  Wronsky.  Mais,  quelle  que  soit 
l'horreur  du  meurtrier  devant  le  cadavre  de  sa  vic- 
time, il  faut  le  cacher  et  profiter  au  moins  du  crime 
commis.  Et  tel  que  le  coupable  qui  se  jette  sur 
le  cadavre  avec  rage,  et  l'entraîne  pour  le  mettre  en 
pièces,  lui,  il  couvrait  de  baisers  la  tête  et  les  épaules 
de  son  amie.  Elle  lui  tenait  la  main  et  ne  bougeait 
pas  ;  oui,  ces  baisers,  elle  les  avait  achetés  au  prix 
de  son  honneur,  et  cette  main  qm  lui  appartenait 
pour  toujours  était  celle  de  son  complice  :  elle  souleva 
cette  main  et  la  baisa.  Wronsky  tomba  à  ses  genoux, 
cherchant  à  voir  ce  visage  qu'elle  cachait  sans  vou- 


AXXA  KARÛXINK.  251 

loir  parler.  Enfin  elle  se  leva  avec  effort  et  le  re- 
poussa : 

«  Tout  est  fini  ;  il  ne  me  reste  plus  que  toi,  ne 
l'oublie  pas. 

—  Comment  oublierais-je  ce  qui  fait  ma  vie  ! 
Pour  un  instant  de  ce  bonheur... 

—  Qnel  bonlieur  î  s'écria-t-ellc  avec  un  sentiment 
de  dégoût  et  de  terreur  si  profond,  qu'elle  lui  com- 
muniqua cette  terreur.  Au  nom  du  ciel,  pas  un  mot, 
pas  un  mot  de  plus  !   » 

Elle  se  leva  vivement  et  s'éloigna  de  lui. 

«  Pas  un  mot  de  plus  î  »  répéta-t-elle  avec  ime 
morne  expression  de  désespoir  qui  le  frappa  étran- 
gement, et  elle  sortit. 

Au  début  de  cette  vie  nouvelle,  Anna  sentait  l'im- 
possibilité d'exprimer  la  honte,  la  frayeur,  la  joie 
qu'elle  é-prouvait  ;  plutôt  que  de  rendre  sa  pensée 
par  des  paroles  insuffisantes  ou  banales,  elle  préfé- 
rait se  taire.  Plus  tard,  les  mots  propres  à  définir  la 
complexité  de  ses  sentiments  ne  lui  vinrent  pas  da- 
vantage, ses  pensées  mêmes  ne  traduisaient  pas  les 
impressions  de  son  âme.  «  Non,  disait-elle,  je  ne 
puis  réfléchir  à  tout  cela  maintenant  :  plus  tard, 
quand  je  serai  plus  calme.  »  Mais  ce  calme  de  l'es- 
prit ne  se  produisait  pas  ;  chaque  fois  que  l'idée  lui 
revenait  de  ce  qui  avait  eu  heu,  de  ce  qui  arriverait 
encore,  de  ce  qu'elle  deviendrait,  elle  se  sentait  prise 
de  peur  et  repolissait  ces  pensées. 

«  Plus  tard,  plus  tard,  répétait-elle,  quand  je 
serai  plus  calme.   » 


252  ANNA  KARÉNINE. 

En  revanche,  quand  pendant  son  sommeil  elle 
perdait  tout  empire  sur  ses  réflexions,  sa  situation  lui 
apparaissait  dans  son  affreuse  réalité  ;  presque  cha- 
que nuit  elle  faisait  le  même  rêve.  Elle  rêvait  que 
toiis  deux  étaient  ses  maris  et  se  partageaient  ses 
caresses.  Alexis  Alexandrovitch  pleurait  en  lui  bai- 
sant les  mains  et  en  disant  :  «  Que  nous  sommes 
heureux  maintenant.  »  Et  Alexis  Wronsky,  lui 
aussi,  était  son  mari.  Elle  s'étonnait  d'avoir  cru  que 
ce  fût  impossible,  riait  en  leur  expliquant  que  tout 
allait  se  simplifier,  et  que  tous  deux  désormais  se- 
raient contents  et  heureux.  Mais  ce  rêve  l'oppres- 
sait comme  un  cauchemar  et  elle  se  réveillait  épou- 
vantée. 


CHAPITRE  XII 

Dans  les  premiers  temps  qui  suivirent  son  retour 
de  Moscou,  chaque  fois  qu'il  arrivait  à  Levine  de 
rougir  et  de  tressaillir  en  se  rappelant  la  honte  du 
refus  qu'il  avait  essuyé,  il  se  disait  :  «  C'est  ainsi 
que  je  souffrais,  et  que  je  me  croyais  im  homme 
perdu  lorsque  j'ai  manqué  mon  examen  de  physi- 
que, puis  lorsque  j'ai  compromis  l'affaire  de  ma  sœur 
qui  m'avait  été  confiée.  Et  maintenant  ?  Maintenant 
les  années  ont  passé  et  je  me  rappelle  ces  désespoirs 
avec  étonnement.  Il  en  sera  de  même  de  ma  douleur 
d'aujourd'hui  :  le  temps  passera  et  j'y  deviendrai 
indifférent.    » 


ANNA  KARKXINK.  253 

Mais  trois  mois  s'écoulèrent  et  l' indifférence  ne 
venait  ])as,  et  comme  aux  premiers  jours  ce  souvenir 
lui  restait  une  souffrance.  Ce  qui  le  troublait,  c'est 
qu'après  avoir  tant  rêvé  la  vie  de  famille,  s'y  être 
cru  si  bien  préparé,  non  seulement  il  ne  s'était  pas 
marié,  mais  il  se  trouvait  plus  loin  que  jamais  du 
mariage.  C'était  d'une  façon  presque  maladive  qu'il 
sentait,  comme  tous  ceux  qui  l'entouraient,  qu'il 
n'est  pas  bon  à  l'homme  de  vivre  seul.  11  se  rap])e- 
lait  qu'avant  son  départ  pour  Moscou  il  avait  dit 
une  fois  à  son  vacher  Nicolas,  un  paysan  naïf  avec 
lequel  il  causait  volontiers  :  «  Sais- tu,  Nicolas  ? 
J'ai  envie  de  me  marier.  »  vSur  quoi  Nicolas  avait 
aussitôt  répondu  sans  hésitation  :  «  Il  y  a  longtemps 
que  cela  devrait  être  fait.  Constantin  Dmitritch.  » 

Et  jamais  il  n'avait  été  si  éloigné  du  mariage  ! 
C'est  que  la  place  était  prise,  et  s'il  lui  arrivait  de 
songer  à  quelque  jeune  fille  de  sa  connaissance,  il 
sentait  l'impossibilité  de  remplacer  Kitt>'  dans  son 
cœur  ;  les  souvenirs  du  passé  le  tourmentaient 
d'ailleurs  encore.  Il  avait  beau  se  dire  qu'après  tout 
il  n'avait  commis  aucun  crime,  il  rougissais  de  ces 
souvenirs  à  l'égal  de  ceux  qui  lui  semblaient  les 
plus  honteux  dans  sa  vie.  Le  sentiment  de  son  humi- 
liation, si  peu  grave  qu'elle  fût,  pesait  beaucoup 
plus  sur  sa  concience  qu'aucune  des  mauvaises  ac- 
tions de  son  passé.  C'était  ime  blessure  qui  ne  vou- 
lait pas  se  cicatriser. 

Le  temps  et  le  travail  firent  cependant  leur  œu- 
vre ;  les  impressions  pénibles  furent  peu  à  peu  effa- 


254  ANNA  KARÉNINE. 

cées  par  les  événements  importants  (malgré  leur 
apparence  modeste)  de  la  vie  de  campagne  ;  chaque 
semaine  emporta  quelque  chose  du  souvenir  de  Kit- 
ty  ;  il  en  vint  même  à  attendre  avec  impatience  la 
nouvelle  de  son  mariage,  espérant  que  cette  nouvelle 
le  guérirait  à  la  façon  d'une  dent  qu'on  arrache. 

Le  printemps  arriva,  beau,  amical,  sans  traî- 
trise ni  fausses  promesses  :  un  de  ces  printemps  dont 
se  réjouissent  les  plantes  et  les  animaux  aussi  bien 
que  les  hommes.  Cette  saison  splendide  donna  à 
Levine  une  nouvelle  ardeur  ;  elle  confirma  sa  résolu- 
tion de  s'arracher  au  passé  pour  organiser  sa  vie 
solitaire  dans  des  conditions  de  fixité  et  d'indépen- 
dance. Les  plans  qu'il  avait  formés  en  rentrant  à  la 
campagne  n'avaient  pas  tous  été  réalisés,  mais  le 
point  essentiel,  la  chasteté  de  sa  vie,  n'avait  reçu 
auome  atteinte  ;  il  osait  regarder  ceux  qui  l'entou- 
raient, sans  que  la  honte  d'ime  chute  l'humiliât 
dans  sa  propre  estime.  Vers  le  mois  de  février,  Maria 
Nicolaevna  lui  avait  écrit  pour  lui  dire  que  l'état  de 
son  frère  empirait,  sans  qu'il  fût  possible  de  le  dé- 
terminer à  se  soigner.  Cette  lettre  le  fit  immédiate- 
ment partir  pour  Moscou,  où  il  décida  Nicolas  à  con- 
sulter un  médecin,  puis  à  aller  prendre  les  eaux  à 
l'étranger  ;  il  lui  fit  même  accepter  un  prêt  d'argent 
pour  son  voyage.  Sous  ce  rapport,  il  pouvait  donc 
être  content  de  lui-même. 

En  dehors  de  son  exploitation  et  de  ses  lectures 
habituelles,  Levine  entreprit  pendant  l'hiver  ime 
étude  sur  l'économie  rurale,  étude  dans  laquelle  il 


ANNA  KARKNINE.  255 

partait  (le  cette  donnée,  que  le  tempérament  du  tra- 
vailleur est  un  fait  aussi  absolu  que  le  climat  et  la 
nature  du  sol  ;  la  science  agronomique,  selon  lui, 
devait  tenir  coiîipte  au  même  degré  de  ces  trois 
éléments. 

Sa  vie  fut  donc  très  remplie,  malgré  sa  solitude  ; 
la  seule  chose  qui  lui  manquât  fut  la  possibilité  de 
communiquer  les  idées  qui  se  déroulaient  dans  sa 
tête  à  d'autres  qu'à  sa  vieille  bonne  ;  aussi  avait-il 
fini  par  raisonner  avec  celle-ci  sur  la  physique,  les 
théories  d'économie  rurale,  et  surtout  sur  la  philoso- 
phie, car  c'était  le  sujet  favori  d' Agatlie  Mikhaflovna. 

I^  printemps  fut  assez  tardif.  Pendant  les  der- 
nières semaines  du  carême,  le  temps  fut  clair,  mais 
froid.  Quoique  le  soleil  am.enât  pendant  le  jour  un 
certain  dégel,  il  y  avait  au  moins  sept  degrés  la  nuit  ; 
la  croûte  que  la  gelée  formait  sur  la  neige  était  si 
dure  qu'il  n'y  avait  plus  de  routes  tracées. 

Le  jour  de  Pâques  se  passa  dans  la  neige  ;  tout  à 
coup,  le  lendemain,  un  vent  chaud  s'éleva,  les  nuages 
s'amoncelèrent,  et  pendant  trois  jours  et  trois  nuits 
une  pluie  tiède  et  orageuse  ne  cessa  de  tomber  ; 
le  vent  se  calma  le  jeudi,  et  il  s'étendit  alors  sur  la 
terre  un  brouillard  épais  et  gris  conune  pour  cacher 
les  m^'stères  qui  s'accomplissaient  dans  la  nature  : 
les  glaces  qui  craquaient  et  fondaient  de  toutes  parts, 
les  rivières  en  débâcle,  les  torrents  dont  les  eaux 
éciuneuses  et  troublées  s'échappaient  avec  violence. 
Vers  le  soir,  on  vit  sur  la  colline  Rouge  le  brouillard  se 
déchirer,  les  nuages  se  dissiper  en  moutons  blancs,  et 


256  ANNA  KARENINE. 

le  printemps,  le  vrai  printemps,  paraître  éblouis- 
sant. Le  lendemain  matin,  un  soleil  brillant  acheva 
de  fondre  les  légères  couches  de  glace  qui  restaient 
encore  sur  les  eaux,  et  l'air  tiède  se  remplit  de  va- 
peurs s'élevant  de  la  terre  ;  l'herbe  ancienne  prit 
aussitôt  des  teintes  vertes,  la  nouvelle  pointa  dans 
le  sol,  semblable  à  des  milliers  de  petites  aiguilles  ; 
les  bourgeons  des  bouleaux,  des  buissons  de  groseil- 
liers, et  des  boules  de  neige,  se  gonflèrent  de  sève  et, 
sur  leurs  branches  ensoleillées,  les  essaims  d'abeilles 
s'abattirent  en  bourdonnant. 

D'invisibles  alouettes  entonnaient  leur  chant 
joyeux  à  la  vue  de  la  campagne  débarrassée  de  neige; 
les  vanneaux  semblaient  pleurer  leurs  marais  sub- 
mergés par  les  eaux  torrentielles  ;  les  cigognes  et  les 
oies  sauvages  s'élevaient  dans  le  ciel  avec  leur  cri 
printanier. 

Les  vaches,  dont  le  poil  ne  repoussait  qu'irréguliè- 
rement et  montrait  çà  et  là  des  places  pelées,  beu- 
glaient en  quittant  les  étables  ;  autour  des  brebis  à 
la  toison  pesante,  les  agneaux  sautillaient  gauche- 
ment ;  les  enfants  couraient  pieds  nus  le  long  des 
sentiers  humides,  où  s'imprimait  la  trace  de  leurs 
pas  ;  les  paysannes  babillaient  gaiement  sur  le  bord 
de  l'étang,  occupées  à  blanchir  leur  toile  ;  de  tous 
côtés  retentissait  la  hache  des  paysans  réparant  leurs 
herses  et  leurs  charrues.  Le  printemps  était  vraiment 
revenu. 


ANNA  KARÉNINE.  25/ 


CHAPITRE  XIII 

PoiTR  la  première  fois,  Levine  n'endossa  pas  sa 
pelisse,  mais,  vêtu  plus  légèrement  et  chaussé  de 
ses  grandes  bottes,  il  sortit,  enjambant  les  ruisseaux 
que  le  soleil  rendait  éblouissants,  et  posant  le  pied 
tantôt  sur  im  débris  de  glace,  tantôt  dans  une  boue 
épaisse. 

Le  printemps,  c'est  l'époque  des  projets  et  des 
plans.  Levine,  en  sortant,  ne  savait  pas  plus  ce  qu'il 
allait  d'abord  entreprendre  que  l'arbre  ne  devinait 
comment  et  dans  quel  sens  s'étendraient  les  jeunes 
pousses  et  les  jeunes  branches  enveloppées  dans  ses 
bourgeons  ;  mais  il  sentait  que  les  plus  beaux  pro- 
jets et  les  plans  les  plus  sages  débordaient  en  lui. 

Il  alla  d'abord  v^oir  son  bétail.  On  avait  fait  sortir 
les  vaches  ;  elles  se  chauffaient  au  soleil  en  beuglant, 
comme  pour  implorer  la  grâce  d'aller  aux  champs. 
Levine  les  connaissait  toutes  dans  leurs  moindres 
détails.  Il  les  examina  avec  satisfaction,  et  donna 
l'ordre  au  berger  tout  joyeux  de  les  mener  au  pâtu- 
rage et  de  faire  sortir  les  veaux.  Les  vachères,  ramas- 
sant leurs  jupes,  et  barbotant  dans  la  boue,  les  pied^ 
nus  encore  exempts  de  hâle,  poursuivaient,  une  gaule 
en  main,  les  veaux  que  le  printemps  grisait  de  joie, 
et  les  empêchaient  de  sortir  de  la  cour. 

Les  nouveau-nés  de  l'année  étaient  d'une  beauté 
peu  commune  ;  les  plus  âgés  avaient  déjà  la  taille 


258  ANNA  KARENINE. 

d'une  vache  ordinaire,  et  la  fille  de  Pava,  âgée  de 
trois  mois,  était  de  la  grandeur  des  génisses  d'un  an. 
Levine  les  admira  et  donna  l'ordre  de  sortir  leurs 
auges  et  de  leur  apporter  leur  pitance  de  foin  dehors, 
derrière  les  palissades  portatives  qm  leur  servaient 
d'enclos. 

Mais  il  se  trouva  que  ces  palissades,  faites  en  au- 
tomne, étaient  en  mauvais  état,  parce  qu'on  n'en 
avait  pas  eu  besoin.  Il  fit  chercher  le  charpentier,  qui 
devait  être  occupé  à  réparer  la  machine  à  battre  ; 
on  ne  le  trouva  pas  là  ;  il  raccommodait  les  herses,  qui 
auraient  dû  être  réparées  pendant  le  carême.  Levine 
fut  contrarié.  Toujours  cette  éternelle  nonchalance, 
contre  laquelle  depuis  si  longtemps  il  luttait  en  vain  ! 
Les  palissades,  ainsi  qu'il  l'apprit,  n'ayant  pas  servi 
pendant  l'hiver,  avaient  été  transportées  dans  l'écu- 
rie des  ouvriers,  où,  étant  de  construction  légère,  elles 
avaient  été  brisées. 

Quant  aux  herses  et  aux  instruments  aratoires, 
qui  auraient  dû  être  réparés  et  mis  en  état  durant  les 
mois  d'hiver,  ce  qui  avait  fait  louer  trois  charpen- 
tiers, rien  n'avait  été  fait  ;  on  réparait  les  herses  au 
moment  même  où  on  allait  en  avoir  besoin.  Levine 
fit  chercher  l'intendant,  puis,  impatienté,  alla  ie 
chercher  lui-même.  L'intendant,  rayonnant  comme 
l'univers  entier  ce  jour-là,  vint  à  l'appel  du  maître, 
vêtu  d'ime  petite  touloupe  garnie  de  mouton  frisé, 
cassant  une  paille  dans  ses  doigts. 

«  Pourquoi  le  charpentier  n'est-il  pas  à  la  ma- 
chine ? 


ANNA  KARENINE.  259 

—  Ccst  ce  que  je  voulais  dire,  Constantin  Dmi- 
tritch  ;  il  faut  réparer  les  herses.  11  va  falloir  la- 
bourer. 

—  Qu'avez- vous  donc  fait  l'hiver  ? 

—  Mais  pourquoi  faut-il  un  charpentier  ? 

—  Où  sont  les  palissades  de  l'enclos  pour  les 
veaux  ? 

—  J'ai  donné  l'ordre  de  les  remettre  en  place. 
Que  voulez-vous  qu'on  fasse  avec  ce  monde-là,  ré- 
pondit l'intendant  en  faisant  un  geste  désespéré. 

—  Ce  n'est  pas  avec  ce  monde-là,  mais  avec  l'in- 
tendant qu'il  n'y  a  rien  à  faire!  dit  I^evine  s'échauf- 
fant.  Pourquoi  vous  paye-t-on  ?  »cria-t-il  ;  mais,  se 
rappelant  à  temps  que  les  cris  n'y  feraient  rien,  il 
s'arrêta  et  se  contenta  de  soupirer. 

«  Pourra-t-on  semer  ?  demanda-t-il  après  un 
moment  de  silence. 

—  Demain  ou  après-demain,  on  le  pourra  der- 
rière Tourkino. 

—  Et  le  trèfle  ? 

—  J'ai  envoyé  Wassili  et  Mishka  le  semer  ; 
mais  je  ne  sais  s'ils  y  parviendront,  le  sol  est  encore 
trop  détrempé. 

—  Sur  combien  de  dessiatines  ? 

—  Six. 

—  Pourquoi  pas  partout  ?  —  cria  Levine  en  co- 
lère. Il  était  furieux  d'apprendre  qu'au  lieu  de  vingt- 
quatre  dessiatines  on  n'en  ensemençait  que  six  ; 
sa  propre  expérience,  aussi  bien  que  la  théorie, 
l'avait  convaincu  de  la  nécessité  de  semer  ie  trèfle 


26o  ANNA  KARÉNINE. 

aussitôt  que  possible,  presque  sur  la  neige,  et  il  n'y 
arrivait  jamais. 

—  Nous  manquons  d'ouvriers,  que  voulez- vous 
qu'on  fasse  de  ces  gens-là  ?  Trois  journaliers  ne  sont 
pas  venus,  et  voilà  Simon... 

—  Vous  auriez  mieux  fait  de  ne  pas  les  garder  à 
décharger  la  paille. 

—  Aussi  n'y  sont-ils  pas. 

—  Où  sont- ils  donc  tous  ? 

—  Il  y  en  a  cinq  à  la  compote  (l'intendant  voulait 
dire  au  compost),  quatre  à  l'avoine  qu'on  remue  : 
pourvu  qu'elle  ne  tourne  pas,  Constantin  Dmi- 
tritch!  » 

Pour  Levine,  cela  signifiait  que  l'avoine  anglaise, 
destinée  aux  semences,  était  déjà  tournée.  Ils 
avaient  encore  enfreint  ses  ordres  ! 

«  Mais  ne  vous  ai- je  pas  dit,  pendant  le  carême, 
qu'il  fallait  poser  des  cheminées  pour  l'aérer  ? 
cria-t-il. 

—  Ne  vous  inquiétez  pas,  nous  ferons  tout  en 
son  temps.  »  I^evine  furieux,  fit  xm  geste  de  mécon- 
tentement, et  alla  examiner  l'avoine  dans  son  maga- 
sin à  grains,  puis  il  se  rendit  à  l'écurie.  L'avoine 
n'était  pas  encore  gâtée,  mais  l'ouvrier  la  remuait  à 
la  pelle  au  lieu  de  la  descendre  simplement  d'im  étage 
à  l'autre.  Levine  prit  deux  ouvriers  pour  les  envoyer 
au  trèfle.  Peu  à  peu  il  se  calma  sur  le  compte  de  son 
intendant  ;  d'ailleurs  il  faisait  si  beau  qu'on  ne  pou- 
vait vraiment  pas  se  mettre  en  colère. 

«  Ignat  !  —  cria-t-il  à  son  coclier,  qui,  les  man- 


ANNA  KARÉNINE.  261 

chcs  retroussées,  lavait  la  calèche  près  du  puits.  — 
Selle-moi  un  cheval. 

—  Lequel  ? 

—  Kolpik.    n 

Pendant  qu'on  sellait  son  cheval.  Levine  appela 
l'intendant,  qui  allait  et  venait  autour  de  lui,  afin 
de  rentrer  en  grâce,  et  lui  parla  des  travaux  à  exé- 
cuter pendant  le  printemps  et  de  ses  projets  agro- 
nomiques ;  il  fallait  transporter  le  fumier  le  plus  tôt 
possible,  de  façon  à  terminer  ce  travail  avant  le 
premier  fauchage  ;  il  fallait  labourer  le  champ  le 
plus  lointain,  puis  faire  les  foins  à  son  compte,  et  ne 
pas  faucher  de  moitié  avec  les  paysans. 

L'intendant  écoutait  attentivem.ent,  de  l'air  d'un 
homme  qui  fait  effort  pour  approuver  les  projets  du 
maître  ;  il  avait  cette  physionomie  découragée  et 
abattue  que  Ivcvine  lui  connaissait  et  qui  l'irritait 
au  plus  haut  point.  «  Tout  cela  est  bel  et  bon,  sem- 
blait-il toujours  dire,  mais  nous  verrons  ce  que  Dieu 
donnera.    » 

Ce  ton  contrariait,  désespérait  presque  Levine  ; 
mais  il  était  commim  à  tous  les  intendants  qu'il 
avait  eus  à  son  service  ;  tous  accueillaient  ses  pro- 
jets du  même  air  navré,  aussi  avait-il  pris  le  parti  de 
ne  plus  se  fâcher  ;  il  n'en  mettait  pas  moins  d'ardeur 
à  lutter  contre  ce  malheureux  :  «  ce  que  Dieu  don- 
nera »,  qu'il  considérait  comme  une  espèce  de  force 
élémentaire  destinée  à  lui  faire  partout  obstacle  : 

«  Nous  verrons  si  nous  en  aurons  le  temps,  Cons- 
tantin Dniitritch. 


262  ANNA  KARÉNINE. 

—  Et  pourquoi  ne  l' aurions-nous  pas  ? 

—  Il  nous  faut  louer  quinze  ouvriers  de  plus,  et 
il  n'en  vient  pas.  Aujourd'hui  il  en  est  venu  qui  de- 
mandent 70  roubles  pour  l'été.   » 

Levine  se  tut.  Toujours  cette  même  pierre  d'achop- 
pement !  Il  savait  que,  quelque  effort  qu'on  fît, 
jamais  il  n'était  possible  de  louer  plus  de  trente-sept 
ou  trente-huit  ouvriers  à  un  prix  normal  ;  on  arrivait 
quelquefois  jusqu'à  quarante,  pas  au  delà  ;  mais  il 
voulait  encore  essayer. 

«  Envoyez  à  Tsuri,  à  Tchefîrofka  :  s'il  n'en  vient 
pas,  il  faut  en  chercher. 

—  Pour  envoyer,  j'enverrai  bien,  dit  Wassili 
Fédorovitch  d'un  air  accablé  :  et  puis,  voilà  les  che- 
vaux qui  sont  bien  faibles. 

—  Nous  en  rachèterons  ;  mais  je  sais,  ajouta- t-il  en 
riant,  que  vous  ferez  toujours  aussi  peu  et  aussi  mal 
que  possible.  Au  reste,  je  vous  en  préviens,  je  ne 
vous  laisserai  pas  agir  à  votre  guise  cette  année.  Je 
ferai  tout  par  moi-même. 

—  Ne  dirait-on  pas  que  vous  dormez  trop  ?  Quant 
à  nous,  nous  préférons  travailler  sous  l'œil  du  maître. 

—  Ainsi,  vous  allez  faire  semer  le  trèfle,  et  j'irai 
voir  moi-même,  dit-il  en  montant  sur  le  petit  che- 
val que  le  cocher  venait  de  lui  amener. 

—  Vous  ne  passerez  pas  les  ruisseaux,  Constantin 
Dmitritch,  cria  le  cocher. 

—  Eh  bien,  j'irai  par  le  bois.    » 

Sur  son  petit  cheval  bien  reposé,  qui  reniflait 
toutes  les  mares,  et  tirait  sur  la  bride  dans  sa  joie 


ANNA  KART':NIN^.  2G3 

de  quitter  l'écurie,  Levine  sortit  de  la  cour  boueuse, 
et  ])artit  en  pleins  champs. 

L'impression  joyeuse  qu'il  avait  éprouvée  à  la 
maison  ne  fit  qu'augmenter.  L'amble  de  son  excel- 
lent cheval  le  balançait  doucement  ;  il  buvai-t  à 
longs  traits  l'air  déjà  tiède,  mais  encore  impr^né 
d'une  fraîcheur  de  neige,  car  il  en  restait  des  traces 
de  place  en  place  ;  chacun  de  ses  arbres,  avec  sa 
mousse  renaissante  et  ses  bourgeons  prêts  à  s'épa- 
nouir, lui  faisait  plaisir  à  voir.  En  sortant  du  bois, 
l'étendue  énorme  des  champs  s'offrit  à  sa  vue,  sem- 
blable à  mi  immense  tapis  de  velours  vert  ;  pas  de 
parties  mal  emblavées  ou  défoncées  à  déplorer, 
mais  par-ci  par-là  des  lambeaux  de  neige  dans  les 
fossés.  Il  aperçut  un  cheval  de  paysan  et  un  poulain 
piétinant  un  champ  ;  sans  se  fâcher,  il  ordoima  à  un 
paysan  qui  passait  de  les  chasser  ;  il  prit  avec  la 
même  douceur  la  réponse  niaise  et  ironique  du  pay- 
san auquel  il  demanda  :  «  Eh  bien,  Ignat,  sèmerons- 
nous  bientôt  ?  —  Il  faut  d'abord  labourer,  Cons- 
tantin Dmitritch  ».  Plus  il  avançait,  plus  sa  bonne 
humeur  augmentait,  plus  ses  plans  agricoles  sem- 
blaient se  surpasser  les  uns  les  autres  en  sagesse  : 
protéger  les  champs  du  côté  du  midi  par  des  plan- 
tations qui  empêcheraient  la  neige  de  séjourner 
trop  longtemps  ;  diviser  ses  terres  labourables  en 
neuf  parties  dont  six  seraient  fumées  et  trois  consa- 
crées à  la  culture  fourragère  ;  construire  ime  vache- 
rie dans  la  partie  la  plus  éloignée  du  domaine  et  y 
creuser  im  étang  ;  avoir  des  clôtures  portatives  pour 


264  ANNA  KARÉNINE. 

le  bétail  afin  d'utiliser  Teiigrais  sur  les  prairies  ; 
arriver  ainsi  à  cultiver  trois  cents  dessiatines  de 
froment,  cent  dessiatines  de  pommes  de  terre,  et 
cent  cinquante  de  trèfle  sans  épuiser  la  terre... 

Plongé  dans  ces  réflexions  et  dirigeant  prudem- 
ment son  cheval  de  façon  à  ne  pas  endommager  ses 
champs,  il  arriva  jusqu'à  l'endroit  où  les  ouvriers 
semaient  le  trèfle.  La  télègue  chargée  de  semences, 
au  lieu  d'être  arrêtée  à  la  limite  du  champ,  avait 
labouré  de  ses  roues  le  froment  d'hiver  que  le  cheval 
foulait  des  pieds.  Les  deux  ouvriers,  assis  au  bord 
de  la  route,  allumaient  leur  pipe.  La  semence  du 
trèfle,  au  lieu  d'avoir  été  passée  au  crible,  était  jetée 
dans  la  télègue  mêlée  à  de  la  terre,  à  l'état  de  petites 
mottes  dures  et  sèches. 

En  voyant  venir  le  maître,  l'ouvrier  Wassili  se 
dirigea  vers  la  télègue,  et  Mishka  se  mit  à  semer. 
Tout  cela  n'était  pas  dans  l'ordre,  mais  Levine  se 
fâchait  rarement  contre  ses  ouvriers.  Quand  Was- 
sili approcha,  il  lui  ordonna  de  ramener  le  cheval  de 
la  télègue  sur  la  route. 

«  Cela  ne  fait  rien,  Barine,  ça  repoussera,  dit 
WassiH. 

—  Fais-moi  le  plaisir  d'obéir  sans  raisonner,  ré- 
pondit Levine. 

—  J'y  vais,  répondit  Wassili,  allant  prendre  le 
cheval  par  la  tête...  —  Quelles  semailles  !  Constantin 
Dmitritch  !  ajouta-t-il  pour  rentrer  en  grâce,  rien 
de  plus  beau  !  mais  on  n'avance  pas  facilement  !  la 
terre  est  si  lourde  qu'on  traîne  un  poud  à  chaque  pied. 


ANNA  K.\RÉNINE.  265 

—  Pourquoi  le  trèfle  n'a-t-il  point  été  criblé  ? 
demanda  I^evine. 

—  Ça  ne  fait  rien,  ça  s'arrangera  »,  répondit  Was- 
sili,  prenant  des  semences  et  les  triturant  dans  ses 
mains. 

Wassili  n'était  pas  le  coupable,  mais  la  contrariété 
n'en  était  pas  moins  vive  pour  le  nuiître.  Il  descendit 
de  cheval,  prit  le  semoir  des  mains  de  Wassili,  et  se 
mit  à  semer  lui-même. 

«  Où  t'es-tu  arrêté  ?   » 

Wassili  indiqua  l'endroit  du  pied,  et  Levine  con- 
tinua à  semer  du  mieux  qu'il  put  ;  mais  la  terre  était 
semblable  à  un  marais,  et  au  bout  de  quelque  temps 
il  s'arrêta,  tout  en  nage,  pour  rendre  le  semoir  à 
l'ouvrier. 

«  Le  printemps  est  beau,  dit  Wassili,  c'est  un 
printemps  que  les  anciens  n'oublieront  pas  ;  chez 
nous,  notre  vieux  a  aussi  semé  du  froment.  Il  pré- 
tend qu'on  ne  le  distingue  pas  du  seigle. 

—  Y  a-t-il  longtemps  qu'on  sème  du  froment 
chez  vous  ? 

—  Mais  c'est  vous-même  qui  nous  avez  appris  à 
en  semer  ;  l'an  dernier  vous  m'en  avez  donné  deux 
mesures. 

—  Eh  bien,  fais  attention,  dit  Levine  retournant 
à  son  cheval,  surveille  Michka,  et  si  la  semence  lève 
bien,  tu  auras  cinquante  kopecks  par  dessiatine. 

—  Nous  vous  remercions  humblement  ;  nous 
serions  contents,  même  sans  cela.   » 

Levine  remonta  à  cheval  et  alla  visiter  son  champ 


266  ANNA  KARÉNINE. 

de  trèfle  de  l'année  précédente,  ptiis  celui  qu'on  la- 
bourait pour  le  blé  d'été. 

Le  trèfle  levait  admirablement  et  le  labour  était 
excellent  ;  dans  deux  ou  trois  jours,  les  semailles 
pourraient  commencer. 

Levine  satisfait  revint  par  les  ruisseaux,  espé- 
rant que  l'eau  aurait  baissé  ;  effectivement  il 
put  les  traverser,  et  au  passage  il  effraya  deux 
canards. 

«  Il  doit  y  avoir  des  bécasses  »,  pensa- t-il  ;  et  un 
garde  qu'il  rencontra  en  approchant  de  la  maison, 
lui  confirma  cette  supposition. 

Aussitôt  il  hâta  le  pas  de  son  cheval  afin  de  rentrer 
dîner  et  de  préparer  son  fusil  pour  le  soir. 


CHAPITRE  XIV 

Au  moment  où  Levine  rentrait  chez  lui,  de  la  plus 
belle  humeur  du  monde,  il  entendit  un  son  de  clo- 
chettes du  côté  du  perron  d'entrée. 

«  Quelqu'un  arrive  du  chemin  de  fer,  pensa-t-il  : 
c'est  l'heure  du  train  de  Moscou...  Qui  peut  venir  ? 
Serait-ce  mon  frère  Nicolas  ?  Ne  m' a- t-il  pas  dit 
qu'au  lieu  d'aller  à  l'étranger,  il  viendrait  peut-être 
chez  moi  ?   » 

Il  eut  peur  un  moment  que  cette  arrivée  n'inter- 
rompît ses  plans  de  printemps  ;  mais,  honteux  de 
ce  sentiment  égoïste,  il  ouvrit  aussitôt,  dans  sa  pen- 
sée, les  bras  à  son  frère,,  et  se  prit  à  espérer,  avec  une 


ANNA  KARÉNINE.  267 

joie  attendrie,  que  c'était  bien  lui  que  la  clochette 
annonçait. 

Il  pressa  son  cheval,  et,  au  tournant  d'une  haie 
d'acacias  qui  lui  cachait  la  maison,  il  aperçut  dans 
un  traîneau  de  louage  un  voyageur  en  pelisse.  —  Ce 
n'était  pas  son  frère. 

a  Pour\'u  que  ce  soit  quelqu'un  avec  qui  l'on 
puisse  causer  !    »  pensa-t-il. 

«  Mais,  s'écria- t-il  en  reconnaissant  Stépane  Arca- 
diévitch,  c'est  le  plus  aimable  des  hôtes  !  Que  je  suis 
content  de  te  voir  î  «  J'apprendrai  certainement  de 
lui  si  elle  est  mariée   »,  se  dit-il. 

Même  le  souvenir  de  Kitty  ne  lui  faisait  plus  de 
mal,  par  ce  splendide  jour  de  printemps. 

«  Tu  ne  m'attendais  guère  ?  dit  Stépane  Arcadié- 
vitch  en  sortant  de  son  traîneau,  la  figure  tachetée 
de  boue,  mais  rayonnante  de  santé  et  de  plaisir. 
Je  suis  venu  :  1°  pour  te  voir  ;  2°  pour  tirer  un  coup 
de  fusil,  et  3°  pour  vendre  le  bois  de  Yergoushovo. 

—  Parfait  ?  Que  dis- tu  de  ce  printemps  ?  Com- 
ment as-tu  pu  arriver  jusqu'ici  en  traîneau  ? 

—  En  télègue  c'est  encore  plus  difficile,  Constan- 
tin Dmitritch,  dit  le  cocher,  une  vieille  coimaissance. 

—  Enfin  je  suis  très  heureux  de  te  voir  »,  dit 
Levine  en  souriant  avec  ime  joie  enfantine. 

Il  mena  son  hôte  dans  la  chambre  destinée  aux 
visiteurs,  où  l'on  apporta  aussitôt  son  bagage  :  un 
sac,  im  fusil  dans  sa  gaîne,  et  ime  boîte  de  cigares. 
Levine  se  rendit  ensuite  chez  l'intendant  pour  lui 
faire  ses  obser\'ations  sur  le  trèfle  et  le  labourage. 


268  ANNA  KARÉNINE. 

Agathe  Mikhaïlovna,  qui  avait  à  cœur  l'honneur  de 
la  maison,  l'arrêta  au  passage  dans  le  vestibule  pour 
lui  adresser  quelques  questions  au  sujet  du  dîner. 

«  Faites  ce  que  vous  voudrez,  mais  dépêchez- 
vous   »,  répondit-il  en  continuant  son  chemin. 

Quand  il  rentra,  Stépane  Arcadiévitch,  lavé, 
peigné  et  souriant,  sortait  de  sa  chambre.  Ils  montè- 
rent ensemble  au  premier. 

«  Que  je  suis  donc  content  d'être  parvenu  jus- 
qu'à toi  !  Je  vais  enfin  être  initié  aux  mystères  de 
ton  existence  !  Vraiment  je  te  porte  envie.  Quelle 
maison  !  Comme  tout  y  est  commode,  clair,  gai, 
disait  Stépane  Arcadiévitch,  oubliant  que  les  jours 
clairs  et  le  printemps  n'étaient  pas  toujours  là.  Et 
ta  vieille  bonne  !  quelle  brave  femme  !  Il  ne  man- 
que qu'une  jolie  soubrette  en  tablier  blanc;  mais  cela 
ne  cadre  pas  avec  ton  style  sévère  et  monastique.   » 

Entre  autres  nouvelles  intéressantes,  Stépane 
Arcadiévitch  raconta  à  son  hôte  que  Serge  Ivanitch 
comptait  venir  à  la  campagne  cet  été  ;  il  ne  dit  pas 
iin  mot  des  Cherbatzky,  et  se  contenta  de  transmet- 
tre les  amitiés  de  sa  femme  ;  Levine  apprécia  cette 
délicatesse.  Comme  toujours,  il  avait  amassé  pen- 
dant sa  solitude  une  foule  d'idées  et  d'impressions 
qu'il  ne  pouvait  communiquer  à  son  entourage  et 
qu'il  versa  dans  le  sein  de  Stépane  Arcadiévitch. 
Tout  y  passa  :  sa  joie  printanière,  ses  plans  et  ses 
déboires  agricoles,  ses  remarques  sur  les  livres  qu'il 
avait  lus,  et  surtout  l'idée  fondamentale  du  travail 
qu'il  avait  entrepris  d'écrire,  lequel,  sans  qu'il  s'en 


ANXA  ÎL\RÊNINE.  269 

doutât,  était  la  critique  de  tous  les  ou\Tages  d'éco- 
nomie rurale.  Stéimne  Arcadiévitch,  aimable  et 
prompt  à  tout  saisir,  se  montra  plus  particulièrement 
cordial  cette  fois  ;  Levine  crut  même  remarquer  une 
certaine  considération  pour  lui,  qui  le  flatta,  jointe  à 
une  nuance  de  tendresse. 

Ivcs  efforts  réunis  d'Agathe  MikhaïlovTia  et  du 
cuisinier  eurent  pour  résultat  que  les  deux  amis, 
mourant  de  faim,  se  jetèrent  sur  la  zakouska  en 
attendant  la  soupe,  mangèrent  du  pain,  du  beurre, 
des  salaisons,  des  champignons,  et  que  Levine  fit 
enfin  monter  la  soupe,  sans  attendre  les  petits  pâ- 
tés confectionnés  par  le  aiisinier  avec  l'espoir 
d'éblouir  leur  hôte  ;  mais  Stépane  Arcadiévitch,  habi- 
tué à  d'autres  dîners,  ne  cessa  de  trouver  tout 
excellent  :  les  liqueurs  faites  à  la  maison,  le  pain,  le 
beurre,  les  salaisons,  les  champignons,  la  soupe  aux 
orties,  la  poule  à  la  sauce  blanche,  le  vin  de  Crimée, 
furent  jugés  délicieux. 

«  Parfait,  parfait  !  dit-il  en  allumant  une  grosse 
cigarette  après  le  rôti.  Je  te  fais  l'effet  d'avoir 
échappé  aux  secousses  et  au  tapage  d'un  navire,  pour 
aborder  sur  une  rive  hospitalière.  Ainsi  tu  dis  que 
l'élément  représenté  par  le  travailleur  doit  être 
étudié  en  dehors  de  tout  autre,  et  servir  de  guide  dans 
le  choix  des  procédés  économiques  ?  Je  suis  un  pro- 
fane dans  ces  questions,  mais  il  me  semble  que  cette 
théorie  et  ses  applications  auront  une  influence  sur 
le  travailleur... 

—  Oui,  mais  attends  ;  je  ne  parle  pas  d'économie 


270  ANNA  KARENINE. 

politique,  mais  d'économie  rurale  considérée  comme 
une  science.  Il  faut  en  étudier  les  données,  les  phé- 
nomènes, de  même  que  pour  les  sciences  naturelles, 
et  l'ouvrier  au  point  de  vue  économique  et  ethno- 
graphique...   » 

Agathe  Mikhaïlovna  entra  en  ce  moment  avec  des 
confitures. 

«  Mes  compliments,  Agathe  Mikha'ûovna,  dit 
Stépane  Arcadiévitch  en  baisant  le  bout  de  ses  doigts 
potelés. 

—  Quelles  salaisons  et  quelles  Uqueurs  !  Eh  bien, 
Kostia,  n'est-il  pas  temps  de  partir  ?   »  ajouta- t-il. 

Levine  jeta  un  regard  par  la  fenêtre  sur  le  soleil 
qui  disparaissait  derrière  la  cime  encore  dénudée 
des  arbres. 

«  Il  en  est  temps  ;  Kousma,  qu'on  attelle  », 
cria-t-il,  descendant  l'escalier  en  courant. 

Stépane  Arcadiévitch  descendit  aussi,  et  alla 
soigneusement  retirei  lui-même  son  fusil  de  sa 
gaine;  c'était  une  arme  d'un  modèle  nouveau  et 
coûteux. 

Kousma,  qui  sentit  venir  un  bon  pourboire  ne  le 
quittait  pas  ;  il  l'aida  à  mettre  ses  bas  et  ses  bottes 
de  chasse,  et  Stépane  Arcadiévitch  se  laissa  faire 
avec  complaisance. 

«  Si  le  marchand  Rébénine  vient  en  notre  ab- 
sence, fais-moi  le  plaisir,  Kostia,  de  dire  qu'on  le 
reçoive  et  qu'on  le  fasse  attendre. 

—  C'est  à  lui  que  tu  vends  ton  bois  ? 

—  Oui  ;  le  connais -tu  ? 


ANNA  KAR1:NINE.  271 

—  Certainement,  j'ai  eu  affaire  à  lui  positivement 
et  définitivement  !   » 

Stépane  Arcadiévitch  se  mit  à  rire.  «  Positive- 
ment et  définitivement  »  étaient  les  mots  favoris 
du  marcliand. 

«  Oui,  il  parle  très  drôlement.  —  Elle  comprend 
où  va  son  maître  !  »  ajouta-t-il  en  caressant  Las- 
ka,  qui  tournait  en  jappant  autour  de  Levine,  lui 
léchant  tantôt  la  main,  tantôt  la  botte  ou  le 
fusil. 

Un  petit  équipage  de  chasse  les  attendait  à  la 
porte. 

«  J'ai  fait  atteler,  quoique  ce  soit  tout  prés  d'ici  ; 
mais  si  vu  le  préfères,  nous  irons  à  pied. 

—  Du  tout,  j'aime  autant  la  voiture  »,  dit  Stépane 
Arcadiévitch  en  s' asseyant  dans  le  char  à  bancs  ; 
il  s'enveloppa  les  pieds  d'un  plaid  tigré  et  alluma 
un  cigare. 

«  Comment  peux-tu  te  passer  de  fumer,  Kostia  î 
Le  cigare,  ce  n'est  pas  seulement  un  plaisir,  c'est 
comme  le  couronnement  du  bien-être.  Voilà  la 
vraie  existence  !  c'est  ainsi  que  je  voudrais  vivre  ! 

—  Qui  t'en  empêche  ?  dit  Levine  en  souriant. 

—  Oui,  tu  es  un  homme  heureux,  car  tu  possèdes 
tout  ce  que  tu  aimes  :  tu  aimes  les  chevaux,  tu  en  as, 
des  chiens,  tu  en  as,  ainsi  qu'une  belle  chasse  ;  enfin, 
tu  adores  l'agronomie,  et  tu  peux  t'en  occuper  ! 

—  Cest  peut-être  que  j'apprécie  ce  que  je  possède, 
et  ne  désire  pas  trop  vivem.ent  ce  que  je  n'ai  pas  », 
répondit  Levine  en  pensant  à  Kitty. 


272  ANNA  KARÉNINE. 

Stépane  Arcadiévitch  le  comprit,  mais  le  regarda 
sans  mot  dire. 

Levice  lui  était  reconnaissant  de  n'avoir  pas  en- 
core parlé  des  Cherbatzky,  et  d'avoir  deviné,  avec 
son  tact  ordinaire,  que  c'était  là  un  sujet  qu'il  redou- 
tait ;  mais  en  ce  moment  il  aurait  voulu,  sans  faire 
de  questions,  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  ce  même 
sujet. 

«  Comment  vont  tes  affaires  ?  »  dit-il  enfin,  se 
reprochant  de  ne  penser  qu'à  ce  qui  l'intéressait 
personnellement. 

Les  yeux  de  Stépane  Arcadiévitch  s'allumèrent. 

«  Tu  n'admets  pas  qu'on  puisse  désirer  du  pain 
chaud  quand  on  a  sa  portion  congrue  ;  selon  toi, 
c'est  un  crime,  et  moi,  je  n'admets  pas  qu'on  puisse 
vivre  sans  amour,  répondit-il,  ayant  compris  à  sa 
façon  la  question  de  Levine.  Je  n'y  puis  rien,  je  suis 
ainsi  fait,  et  vraiment,  quand  on  y  songe,  on  fait  si 
peu  de  tort  à  autrui,  et  tant  de  plaisir  à  soi- 
même  ! 

—  Eh  quoi  ?  y  aurait-il  un  nouvel  objet,  demanda 
son  ami. 

—  Oui,  frère  !  Tu  connais  le  t^-pe  des  femmes 
d'Ossian,  ces  femmes  qu'on  ne  voit  qu'en  rêve  ?  Eh 
bien,  elles  existent  parfois  en  réalité,  et  sont  alors 
terribles.  La  femme,  vois- tu,  c'est  un  thème  iné- 
puisable :  on  a  beau  l'étudier,  on  rencontre  toujours 
du  nouveau. 

—  Ce  n'est  pas  la  peine  de  l'étudier  alors. 

—  Oh  si  !  je  ne  sais  plus  quel  est  le  grand  homme 


ANNA  KARENINE.  273 

qtiî  a  dit  que  le  bonheur  consistait  à  chercher  la  vé- 
rité et  non  à  la  trouver...  » 

l/cvine  écoutait  sans  rien  dire,  mais  il  avait  beau 
faire,  il  ne  pouvait  entrer  dans  l'âme  de  son  ami,  et 
comprendre  le  charme  qu'il  éprouvait  à  ce  genre 
d'études. 


CHAPITRE  XV 

L'exdroit  où  Levine  conduisit  Oblonsky  était 
non  loin  de  là,  dans  un  petit  bois  de  trembles  :  il  le 
posta  dans  un  coin  cou\'ert  de  mousse  et  un  peu  maré- 
cageux, quoique  débarrassé  de  neige  ;  quant  à  lui,  il 
se  plaça  du  côté  opposé,  près  d'un  bouleau  double, 
appuya  son  fusil  à  ime  des  branches  inférieures, 
ôta  son  caftan,  se  serra  une  ceinture  autour  du  corps, 
et  fit  quelques  mouvements  de  bras  pour  s'assurer 
que  rien  ne  le  gênerait  pour  tirer. 

La  vieille  Laska,  qui  le  suivait  pas  à  pas,  s'assit 
avec  précaution  en  face  de  lui,  et  dressa  les  oreilles. 
Le  soleil  se  couchait  derrière  le  grand  bois,  et  du  côté 
du  levant  les  jeunes  bouleaux  mêlés  aux  trembles 
se  dessinaient  nettement  avec  leurs  branches  tom- 
bantes et  leurs  bourgeons  presque  épanouis. 

Dans  le  grand  bois,  là  où  la  neige  n'avait  pas  com- 
plètement disparu,  on  entendait  l'eau  s'écouler  à 
petit  bruit  en  nombreux  ruisselets  ;  les  oiseaux 
gazouillaient  en  voltigeant  d'un  arbre  à  l'autre. 
Par  moments,  le  silence  semblait  complet  ;  on  enten- 


274  ANNA  KARÉNINE. 

dait  alors  le  bruissement  des  feuilles  sèches  remuées 
par  le  dégel  ou  par  l'herbe  qui  poussait. 

«  En  vérité,  on  voit  et  l'on  entend  croître  l'her- 
be !  »  se  dit  Levine  en  remarquant  une  feuille  de  trem- 
ble, humide  et  couleur  d'ardoise,  que  soulevait  la 
pointe  d'une  herbe  nouvelle  sortant  du  sol.  Il  était 
debout,  écoutant  et  regardant  tantôt  la  terre  cou- 
verte de  mousse,  tantôt  I^aska  aux  aguets,  tantôt 
la  cime  encore  dépouillée  des  arbres  de  la  forêt,  qui 
s'étendait  comme  une  mer  au  pied  de  la  colline,  puis 
le  ciel  obscurci  qui  se  couvrait  de  petits  nuages  blancs. 
Un  vautour  s'envola  dans  les  airs  en  agitant  lente- 
ment ses  ailes  au-dessus  de  la  forêt  ;  un  autre  prit  la 
même  direction  et  disparut.  Dans  le  fourré,  le  ga- 
zouillement des  oiseaux  devint  plus  vif  et  plus  ani- 
mé ;  un  hibou  éleva  la  voix  au  loin  ;  Laska  dressa 
l'oreille,  fit  quelques  pas  avec  prudence  et  pencha  la 
tête  pour  mieux  écouter.  De  l'autre  côté  de  la  ri- 
vière, un  coucou  poussa  deux  fois  son  petit  cri,  puis 
s'arrêta  tout  enroué. 

«  Entends- tu  ?  déjà  le  coucou  !  dit  Stépane  Arca- 
diévitch  en  quittant  sa  place. 

—  Oui,  j'entends,  dit  Levine,  mécontent  de  rom- 
pre le  silence.  Attention  maintenant  :  cela  va  com- 
mencer.  » 

Stépane  Arcadiévitch  retourna  derrière  son  buis- 
son, et  l'on  ne  vit  plus  que  l'étincelle  d'une  allu- 
mette, suivie  de  la  petite  lueur  rouge  de  sa  cigarette, 
et  une  légère  fumée  bleuâtre.  «  Tchik,  tchik  »  ; 
Stépane  Arcadiévitch  armait  son  fusil. 


ANNA  KARÉNINE.  275 

«  Oii'est-ce  qui  crie  là  ?  dcmanda-t-il  en  attirant 
l'attention  de  son  compagnon  sur  un  bruit  sourd, 
qui  faisait  penser  à  la  voix  d'un  enfant  s'amusant  à 
imiter  le  hennissement  d'un  cheval. 

—  Tu  ne  sais  pas  ce  que  c'est  ?  C'est  un  lièvre 
mâle.  Mais  attention,  ne  parlons  plus    »,  cria  presque 
Levine  en  armant  son  fusil  à  son  tour.  Un  sifflement 
se  fit  entendre  dans  le  lointain  avec  le  tythme  si 
conim  du  chasseur,  et,  deux  ou  trois  secondes  après  ce 
sifflement  se  répéta  et  se  changea  en  un  petit  cri 
enroué.  Levine  leva  les  yeux  à  droite,  à  gauche,  pt 
vit  enfin  au-dessus  de  sa  tête,  dans  le  bleu  un*peii 
obscurci  du  ciel,  au-dessus  de  la  cime  doucement  ba- 
lancée des  trembles,  un  oiseau  qui  volait  vers  lui  ; 
son  cri,  assez  semblable  au  bruit  que  ferait  une  étoffe 
qu'on  déchirerait  en  mesure  lui  résonna  à  l'oreille; 
il  distinguait  déjà  le  long  bec  et  le  long  cou  de  la  bé- 
casse ;  mais  à  peine  l'eut-il  visée,  qu'un  éclair  rouge 
brilla  du  buisson  derrière  lequel  se  tenait  Oblonsky  ; 
l'oiseau  s'agita  dans  l'air  comme  frappé  d'une  flèche. 
Un  second  éclair,  et  l'oiseau,  cherchant  vainement  à 
se  rattraper,  battit  de  l'aile  pendant  une  seconde, 
et  tomba  lourdement  à  terre. 

«  Est-ce  que  je  l'ai  manquée  ?  cria  vStépane  Arca- 
diévitch  qui  ne  vo3'ait  rien  à  travers  la  fumée. 

—  La  voilà,  dit  Levine  en  montrant  Laska,  une 
oreille  en  l'air,  l'oiseau  dans  la  gueule,  remuant  le 
bout  de  sa  queue,  et  rapportant  lentement  le  gibier 
à  son  maître,  avec  une  espèce  de  sourire,  comme  pour 
faire  durer  le  plaisir. 

10 


276  ANNA  KARÉNINE. 

—  Je  suis  bien  aise  que  tu  aies  touché,  dit  Levine, 
tout  en  éprouvant  un  certain  sentiment  d'envie. 

—  Mon  fusil  a  raté  du  canon  droit  ;  vilaine  af- 
faire, répondit  Stépane  Arcadiévitch  en  rechargeant 
son  arme.  Ah  !  en  voilà  encore  une  !  »  Effective- 
ment des  sifflements  se  succédèrent,  rapides  et  per- 
çants. Deux  bécasses  volèrent  au-dessus  des  chas- 
seurs, se  poursuivant  l'une  l'autre;  quatre  coups  par- 
tirent, et  les  bécasses,  comme  des  hirondelles,  tour- 
nèrent sur  elles-mêmes  et  tombèrent. 


La  chasse  fut  excellente.  Stépane  Arcadiévitch 
tua  encore  deux  pièces,  et  Levine  également  deux, 
dont  l'une  ne  se  retrouva  pas.  Le  jour  baissait  de 
plus  en  plus,  Vénus  à  la  lueur  argentée  se  montrait 
déjà  au  couchant,  et  au  levant  Arcturus  brillait  de 
son  feu  rouge  un  peu  sombre.  Levine  apercevait 
par  intervalles  la  Grande  Ourse.  Les  bécasses  ne  se 
montraient  plus,  mais  Levine  résolut  de  les  attendre 
jusqu'à  ce  que  Vénus,  qu'il  distinguait  entre  les 
branches  de  son  bouleau,  s'élevât  à  l'horizon,  et  que 
la  Grande  Ourse  fût  entièrement  visible.  L'étoile 
avait  dépassé  les  bouleaux,  et  le  char  de  la  Grande 
Ourse  déjà  dans  le  ciel,  qu'il  attendait  encore. 

«  N'est-il  pas  temjjs  de  rentrer  ?  »  demanda 
Stépane  Arcadiévitch. 

Tout  était  calme  dans  la  forêt  :  pas  un  oiseau  n'y 
bougeait. 

«  Attendons  encore,  répondit  Levine. 


ANNA  KARÉNINE.  277 

—  Comme  tu  voudras.     » 

Ils  étaient  en  ce  moment  à  quinze  pas  l'un  de 
l'autre. 

«  Stiva,  s'écria  tout  à  coupLevine,  tu  ne  m'as  pas 
dit  si  ta  belle-sœur  était  marié^e,  ou  si  le  mariage 
est  près  de  se  faire  ?  »  Il  se  sentait  si  calme,  son  parti 
était  si  résolument  pris,  que  rien,  croyait-il,  ne  pou- 
vait l'émouvoir.  Mais  il  ne  s'attendait  pas  à  la 
réponse  de  Stéi^ane  Arcadiévitch. 

«  Elle  n'est  pas  mariée  et  ne  songe  pas  au  ma- 
riage, elle  est  très  malade,  et  les  médecins  l'envoient  ^ 
à  l'étranger.  On  craint  même  pour  sa  vie. 

—  Que  dis-tu  là  ?  cria  Levine.  Malade...,  mais 
qu'a-t-elle  ?  Comment...   » 

Pendant  qu'ils  causaient  ainsi,  Easka,  les  oreilles 
dressées,  examinait  le  ciel  au-dessus  de  sa  tête  et  les 
regardait  d'un  air  de  reproche. 

«  Ils  ont  bien  choisi  leur  temps  pour  causer,  pen- 
sait Laska.  Eu  voilà  une  qui  vient,  la  voilà,  —  juste. 
Ils  la  manqueront.   » 

Au  même  instant,  un  sifflement  aigu  perça  les 
oreilles  des  deux  chasseurs,  et  tous  deux,  ajustant 
leurs  fusils,  tirèrent  ensemble  ;  les  deux  coups,  les 
deux  éclairs  furent  simultanés.  Ea  bécasse  battit  de 
l'aile,  plia  ses  pattes  minces,  et  tomba  dans  le  fourré. 

—  Voilà  qui  est  bien!  ensemble...  s'écria  Eevine, 
courant  avec  Easka  à  la  recherche  du  gibier  ; 
qu'est-ce  donc  qui  m'a  fait  tant  de  peine  tout  à 
l'heure?  Ah  oui  !  Kitty  est  malade,  se  rappela- t-il. 
Que  faire  ?  c'est  triste  ! 


278  ANNA  KARÉNINE. 

—  Je  ]'ai  trouvée  !  Bonne  bête  !  »  fit-il  en  repre- 
nant l'oiseau  de  la  gueule  de  Laska  pour  la  mettre 
dans  son  carnier  presque  plein. 


CHAPITRE  XVI 

En  rentrant,  Levine  questionna  son  ami  sur  la 
maladie  de  Kitty  et  les  projets  des  Cherbatzky  :  il 
entendit  sans  déplaisir  les  réponses  d'Oblonsky,  sen- 
tant, sans  oser  se  l'avouer,  qu'il  lui  restait  un  espoir 
quelconque,  et  presque  satisfait  que  celle  qui  l'avait 
tant  fait  souffrir,  souffrît  à  son  tour.  Mais  quand  Sté- 
pane  Arcadiévitch  parla  des  causes  de  la  maladie  de 
Kitty  et  prononça  le  nom  de  Wronsky,  il  l'inter- 
rompit : 

«  Je  n'ai  aucun  droit  d'être  initié  à  des  secrets 
de  famille  auxquels  je  ne  m'intéresse  nullement.    » 

Stépane  Arcadiévitch  sourit  imperceptiblement 
en  remarquant  la  transformation  soudaine  de  Le- 
vine qui,  en  une  seconde,  avait  passé  de  la  gaieté  à 
la  tristesse,  comme  cela  lui  arrivait  souvent. 

«  As-tu  conclu  ton  affaire  avec  Rébenine,  pour  le 
bois  ?  demanda-t-il. 

—  Oui,  il  me  donne  un  prix  excellent  :  38.000 
roubles,  dont  huit  d'avance  et  le  reste  en  six  ans. 
Ce  n'a  pas  été  sans  peine  ;  personne  ne  m'en  offrait 
davantage. 

—  Tu  donnes  ton  bois  pour  rien,  dit  I^evine  d'un 
air  sombre. 


ANNA  KARÉNINE.  279 

—  Comment  cela,  pour  rien  î  dit  Stépnnc  Arca- 
diévitch  avec  un  sourire  de  bonne  humeur,  sachant 
d'avance  que  Levine  serait  nLuintenant  mécontent 
de  tout. 

—  Ton  bois  vaut  pour  le  moins  500  roubles  la 
dessiatine. 

—  Voilà  bien  votre  ton  méprisant,  à  vous  autres 
grands  agriculteurs,  quand  il  s'agit  de  nous,  pauvres 
diables  de  citadins  !  Et  cependant,  qu'il  s'agisse  de 
faire  une  affaire,  nous  nous  en  tirons  encore  mieux 
que  vous.  Crois-moi,  j'ai  tout  calculé  ;  le  bois  est 
vendu  dans  de  très  bonnes  conditions,  et  je  ne  crains 
qu'une  chose,  c'est  que  le  marchand  ne  se  dédise. 
C'est  du  bois  de  chauffage,  et  il  n'y  en  aura  pas  plus 
de  30  sagcnes  par  dessiatine  ;  or  il  m'en  donne  200 
roubles  la  dessiatine.    » 

Levine  sourit  dédaigneusement. 

«  Voilà  le  genre  de  ces  messieurs  de  la  ville,  pen- 
sa-t-il,  qui  pour  une  fois  en  dix  ans  qu'ils  viennent 
à  la  campagne,  et  pour  deux  ou  trois  mots  du  voca- 
bulaire campagnard  qu'ils  appliquent  à  tort  et  à 
travers,  s'imaginent  qu'ils  connaissent  le  sujet  à 
fond  ;  «  il  y  aura  30  sagènes  «...  il  parle  sans  savoir 
un  mot  de  ce  qu'il  avance.  —  Je  ne  me  permets  pas 
de  t'en  remontrer  quand  il  s'agit  des  paperasses  de 
ton  administration,  dit-il,  et  si  j'avais  besoin  de  toi, 
je  te  demanderais  conseil.  Et  toi,  tu  t'imagines  com- 
prendre la  question  des  bois  ?  Elle  n'est  pas  si  simple. 
D'abord  as-tu  compté  tes  arbres  ? 

—  Comment  cela,  compter  mes  arbres  ?  dit  en 


28o  ANNA  KARÉNINE. 

riant  Stépane  Arcadiévitch,  cherchant  toujours  à 
tirer  son  ami  de  son  accès  de  mauvaise  himieur. 
Compter  les  sables  de  la  mer,  compter  les  rayons  des 
planètes,  qu'un  génie  y  parvienne... 

—  C'est  bon,  c'est  bon,  je  te  réponds  que  le  génie 
de  Rébenine  y  parvient  ;  il  n'y  a  pas  de  marchand 
qui  achète  sans  compter,  à  moins  qu'on  ne  lui  donne 
le  bois  pour  rien,  comme  toi.  Je  le  connais  ton  bois, 
j'y  chasse  tous  les  ans  ;  il  vaut  500  roubles  la  dessia- 
tine,  argent  comptant,  tandis  qu'il  t'en  ofifre  200 
avec  des  échéances.  Tu  lui  fais  un  cadeau  de  35.000 
roubles  pour  le  moins. 

—  Laisse  donc  ces  comptes  imaginaires,  dit  plain- 
tivement Stépane  Arcadiévitch  ;  pourquoi  alors 
personne  ne  m'a-t-il  offert  ce  prix-là  ? 

—  Parce  que  les  marchands  s'entendent  entre 
eux,  et  se  dédommagent  entre  concurrents.  Je  con- 
nais tous  ces  gens-là.  J'ai  eu  affaire  à  eux,  ce  ne  sont 
pas  des  marchands,  mais  des  revendeurs  à  la  façon  des 
maquignons  ;  aucun  d'eux  ne  se  contente  d'un  béné- 
fice de  10  ou  15  p.  %;  il  attendra  jusqu'à  ce  qu'il 
puisse  acheter  pour  20  kopecks  ce  qui  vaut  un 
rouble. 

—  Tu  vois  les  choses  en  noir. 

—  Pas  le  moins  du  monde  »,  dit  tristement  Le- 
vine  au  moment  où  ils  approchaient  de  la  maison. 

Une  télègue  solide,  et  solidement  attelée  d'un 
cheval  bien  nourri,  était  arrêtée  devant  le  perron  ; 
le  gros  commis  de  Rébenine,  serré  dans  son  caftan, 
tenait  les  rênes.  Le  marchand  lui-même  était  déjà 


ANNA  KARÉNINE.  281 

entré  dans  la  maison,  et  vint  au-devant  des  deux 
amis  à  la  porte  du  vestibule.  Rébenine  était  un 
homme  d'âge  moyen,  grand  et  maigre,  portant  mous- 
taches; son  menton  proéminent  était  rasé  ;  il  avait  les 
yeux  ternes  et  à  llcur  de  tète.  Vêtu  d'une  longue  re- 
dingote bleu  foncé,  avec  des  boutons  placés  très 
bas  par  derricre,  il  portait  des  bottes  hautes,  et  par- 
dessus ses  bottes  de  grandes  galoches.  Il  s'avança 
vers  les  arrivants  avec  un  sourire,  s'essuyant  la 
figure  avec  son  mouchoir,  et  cherchant  à  serrer  sa 
redingote  qui  n'en  avait  aucun  besoin  ;  puis  il  ten- 
dit à  Stépaiie  Arcadiévitch  une  main  qui  semblait 
vouloir  attraper  quelque  chose. 

«  Ah  !  vous  voilà  arrivé  ?  dit  Stépane  Arcadié- 
vitch en  lui  donnant  la  main.  C'est  fort  bien. 

—  Je  n'aurais  pas  osé  désobéir  aux  ordres  de 
\'otre  Excellence,  quoique  les  chemins  soient  bien 
mauvais.  Positivement,  j'ai  fait  la  route  à  pied,  mais 
je  suis  venu  au  jour  fixé.  Mes  hommages,  Constantin 
Dmitritch,  —  dit-il  en  se  tournant  vers  Levine, 
avec  l'intention  d'attraper  aussi  sa  main  ;  mais  ce- 
lui-ci eut  l'air  de  ne  pas  remarquer  ce  geste,  et  sortit 
tranquillement  les  bécasses  de  son  camier.  —  Vous 
vous  êtes  divertis  à  chasser  ?  12^el  oiseau  est-ce 
donc  ?  ajouta  Rébenine  en  regardant  les  bécasses 
avec  mépris.  Quel  goût  cela  a-t-il  ?  —  et  il  hocha  la 
tête  d'un  air  désapprobateur,  comme  s'il  eût  éprouvé 
des  doutes  sur  la  possibilité  d'apprêter,  pour  le  ren- 
dre mangeable,  un  \'olatile  pareil. 

—  Veux- tu  passer  dans  mon  cabinet  ?  dit  I^evine 


2S3  ANNA  KARÉNINE. 

en  français...  Entrez  dans  mon  cabinet,  vous  y  discu- 
terez mieux  votre  affaire. 

—  Où  cela  vous  conviendra  »,  répondit  4e  mar- 
chand sur  un  ton  de  suffisance  dédaigneuse,  voulant 
bien  faire  comprendre  que  si  d'autres  pouvaient 
éprouver  des  difficultés  à  conclure  une  affaire,  lui 
n'en  connaissait  jamais. 

Dans  le  cabinet,  Rébenine  chercha  machinale- 
ment des  yeux  l'image  sainte,  mais,  l'ayant  trouvée, 
il  ne  se  signa  pas  ;  il  jeta  im  regard  sur  les  bibliothè- 
ques et  les  rayons  chargés  de  livres,  du  même  air 
de  doute  et  de  dédain  qu'il  avait  eu  pour  la  bé- 
casse. 

«  Eh  bien  !...  avez-vous  apporté  l'argent  ?  de- 
manda Stépane  Arcadiévitch. 

—  Nous  ne  serons  pas  en  retard  pour  l'argent, 
mais  nous  sommes  venus  causer  un  peu. 

—  Qu'avons-nous  à  causer  ?  mais  asseyez- vous 
donc. 

—  On  peut  bien  s'asseoir,  dit  Rébenine  en  s' as- 
seyant et  en  s' appuyant  au  dossier  d'un  fauteuil,  de 
la  façon  la  plus  incommode.  Il  faut  céder  quelque 
chose,  prince  :  ce  serait  péché  que  de  ne  pas  le  faire... 
Quant  à  l'argent,  il  est  tout  prêt,  définitivement 
jusqu'au  dernier  kopeck  ;  de  ce  côté  là,  il  n'y  aura 
pas  de  retard.    » 

Levine  qui  rangeait  son  fusil  dans  une  armoire  et 
s'apprêtait  à  quitter  la  chambre,  s'arrêta  aux  der- 
nières paroles  du  marchand  : 

«  Vous  achetez  le  bois  à  vil  prix,  dit-il  ;  il  est  venu 


ANNA  KARENINE.  283 

me  trouver  trop  tard.  Je  l'aurais  engagé  à  en  de- 
mander beaucoup  plus.    » 

Rébenine  se  leva  et  toisa  Levine  en  souriant. 

«  Constantin  Diuitritch  est  très  serré,  dit-il  en 
s'adressant  à  Stépane  Arcadiévitch  ;  on  n'achète 
définitivement  rien  avec  lui.  J'ai  marchandé  son 
froment  et  je  donnais  un  beau  prix. 

—  Pourquoi  vous  ferais- je  cadeau  de  mon  bien  ? 
Je  ne  l'ai  ni  trouvé  ni  volé. 

—  Faites  excuse  ;  par  le  temps  qui  court,  il  est 
absolument  impossible  de  voler  ;  tout  se  fait,  par  le 
temps  qui  court,  honnêtement,  et  ouvertement.  Qui 
donc  pourrait  voler  ?  Nous  avons  parlé  honorable- 
ment. Ive  bois  est  trop  cher  ;  je  ne  joindrais  pas  les 
deux  bouts.  Je  dois  prier  le  prince  de  céder  quelque 
peu. 

—  Mais  votre  affaire  est-elle  conclue  ou  ne  l'est- 
elle  pas  ?  Si  elle  est  conclue,  il  n'y  a  plus  à  marchan- 
der ;  si  elle  ne  l'est  pas,  c'est  moi  qui  achète  le 
bois.    M 

Le  sourire  disparut  des  lèvres  de  Rébenine.  Une 
expression  d'oiseau  de  proie,  rapace  et  cruelle,  l'y 
remplaça.  De  ses  doigts  osseux  il  déboutonna  aussitôt 
sa  redingote,  offrant  aux  regards  sa  chemise,  son 
gilet  aux  boutons  de  cuivre,  sa  chaîne  de  montre,  et  il 
retira  de  son  sein  un  gros  portefeuille  usé. 

«  Le  bois  est  à  moi,  s'il  vous  plaît»,  et  il  fit  rapide- 
ment un  signe  de  croix  et  tendit  sa  main.  Prends 
mon  argent,  je  prends  ton  bois.  Voilà  comment 
Rébenine  entend  les  affaires  ;  il  ne  compte  pas  ses 


284  ANNA  KARENINE. 

kopecks,  bredouilla- t-il  tout  en  agitant  son  porte- 
feuille d'un  air  mécontent. 

—  A  ta  place  je  ne  me  presserais  pas,  dit  Levine. 

—  Mais  je  lui  ai  donné  ma  parole  »,  dit  Oblonsky 
étonné. 

Levine  sortit  de  la  chambre  en  fermant  violem- 
ment la  porte  ;  le  marchand  le  regarda  sortir  et  hocha 
la  tête  en  souriant. 

«  Tout  ça,  c'est  un  effet  de  jeunesse,  définitive- 
ment, un  pur  enfantillage.  Croyez-moi,  j'achète 
pour  ainsi  dire  pour  la  gloire,  et  parce  que  je  veux 
qu'on  dise  :  «  C'est  .Rébenine  qui  a  acheté  «  la 
«  forêt  d' Oblonsky  »,  et  Dieu  sait  si  je  m'en  tirerai  ! 
Veuillez  m'écrire  nos  petites  conventions.   » 

Une  heure  plus  tard,  le  marchand  s'en  retournait 
chez  lui  dans  sa  télègue,  bien  enveloppé  de  sa  four- 
rure, avec  son  marché  en  poche. 

a  Oh  î  ces  messieurs  !  dit-il  à  son  commis  :  tou- 
jours la  même  histoire  ! 

—  C'est  comme  cela,  répondit  le  commis  en  lui 
cédant  les  rênes  pour  accrocher  le  tablier  de  cuir  du 
véhicule.  Et  par  rapport  à  l'achat  Michel  Ignatich  ? 

—  Hé  !  hé  !...    » 


CHAPITRE  XVIT 

Stépane  Arcadiévitch  rentra  au  salon,  les  poches 
bourrées  de  liasses  de  billets  n'ayant  cours  que  dans 
trois  mois,  mais  que  le  marchand  réussit  à  lui  faire 


ANNA  KARÉNINE.  285 

prendre  en  acompte.  Sa  vente  était  conclue,  il  te- 
nait l'argent  en  portefeuille  ;  la  chasse  avait  ét6 
bonne  ;  il  était  donc  parfaitement  heureux  et  content 
et  aurait  voulu  distraire  son  ami  de  la  tristesse  qui 
l'envahissait  ;  une  journée  si  bien  commencée 
devait  se  tenniner  de  même. 

Mais  Levine.  quelque  désir  qu'il  eût  de  se  montrer 
aimable  et  prévenant  pour  son  hôte,  ne  pouvait 
chasser  sa  méchante  humeur  ;  l'espèce  d'ivresse 
qu'il  éprouva  en  apprenant  que  Kitty  n'était  pas 
mariée  fut  de  courte  durée.  Pas  mariée  et  malade  î 
malade  d'aniour  peut-être  pour  celui  qui  la  dédai- 
gnait !  c'était  presque  une  injure  persomielle.Wrons- 
ky  n'avait-il  pas  en  quelque  sorte  acquis  le  droit  de 
le  mépriser,  lui,  Levine,  puisqu'il  dédaignait  celle 
qui  l'avait  repoussé  !  C'était  donc  un  ennemi.  Il  ne 
raisonnait  pas  cette  impression,  mais  se  sentait 
blessé,  froissé,  mécontent  de  tout,  et  particulière- 
ment de  cette  absurde  vente  de  forêt  qui  s'était  faite 
sous  son  toit,  sans  qu'il  pût  empêcher  Oblonsky  de 
se  laisser  tromper. 

«  Eh  bien  î  est-ce  fini  ?  dit-il  en  venant  au-devant 
de  Stépane  Arcadiévitch  ;  veux-tu  souper  ? 

—  Ce  n'est  pas  de  refus.  Quel  appétit  on  a  à  la 
campagne.  C'est  étonnant  !  Pourquoi  n'as-tu  pas 
offert  un  morceau  à  Rébenine  ? 

—  Que  le  diable  l'emporte  ! 

—  Sais-tu  que  ta  manière  d'être  avec  lui  m'éton- 
ne ?  Tu  ne  lui  donnes  même  pas  la  main,  pourquoi  ? 

—  Parce  que  je  ne  la  donne  pas  à  mon  domesti* 


286  ANNA  KARÉNINE. 

que,  et  mon  domestique  vaut  cent  fois  mieux  que 
lui. 

—  Quelles  idées  arriérées  !  Et  la  fusion  des  clas- 
ses, qu'en  fais-tu  ? 

—  J'abandonne  cette  fusion  aux  personnes  à  qui 
elle  est  agréable  ;  quant  à  moi,  elle  me  dégoûte. 

—  Décidément,  tu  es  im  rétrograde. 

—  A  vrai  dire,  je  ne  me  suis  jamais  demandé 
ce  que  j'étais  :  je  suis  tout  bonnement  Constantin 
Levine,  rien  de  plus. 

—  Et  Constantin  Levine  de  bien  mauvaise  hu- 
meur, dit  en  souriant  Oblonsky. 

—  C'est  vrai,  et  sais-tu  pourquoi  ?  A  cause  de 
cette  vente  ridicule  ;  excuse  le  mot.    » 

Stépane  Arcadiévitch  prit  im  air  d'innocence  ca- 
lomniée et  répondit  par  une  grimace  plaisante. 

«  Voyons,  quand  quelqu'im  a-t-il  vendu  n'im- 
porte quoi  sans  qu'on  lui  dise  aussitôt  :  «  Vous  au- 
riez pu  vendre  plus  cher  ?  »  et  personne  ne  songe  à 
offrir  ces  beaux  prix  avant  la  vente.  Non,  je  vois  que 
tu  as  une  dent  contre  cet  infortuné  Rébenine. 

—  C'est  possible,  et  je  te  dirai  pourquoi.  Tu  vas 
me  traiter  encore  d'arriéré  et  me  donner  quelque 
vilain  nom,  mais  je  ne  puis  m'empêcher  de  m'affiiger 
en  voyant  la  noblesse,  cette  noblesse  à  laquelle, 
en  dépit  de  la  fusion  dés  classes,  je  suis  heureux 
d'appartenir,  allant  toujours  s' appauvrissant.  Si 
encore  cet  appauvrissement  tenait  à  des  prodiga- 
lités, à  une  vie  trop  large,  je  ne  dirais  rien  :  vivre  en 
grands  seigneurs,  c'est  affaire  aux  nobles,  et  eux 


ANNA  KARÉNINE.  2S7 

seuls  s'y  entendent.  Aussi  ne  suis-je  pas  froissé  de 
voir  les  paysans  acheter  nos  terres  ;  le  propriétaire 
ne  fait  rien,  le  paysan  travaille,  il  est  juste  que  le 
travailleur  prenne  la  place  de  celui  qui  reste  oisif, 
c'est  dans  l'ordre.  Mais  ce  qui  me  vexe  et  m'afflige, 
c'est  de  voir  dépouiller  la  noblesse  par  l'effet,  com- 
ment dirai  -je,  de  son  innocence.  Ici  c'est  im  fermier 
polonais  qui  achète  à  moitié  prix,  d'une  dame  qui 
habite  Nice,  une  superbe  terre.  Là  c'est  im  marchand 
qui  prend  en  fenne  pour  un  rouble  la  dessiatine  ce  qui 
en  vaut  dix.  Aujourd'hui  c'est  toi  qui,  sans  rime 
ni  raison,  fais  à  ce  coquin  un  cadeau  d'une  trentaine 
de  mille  roubles. 

—  Eh  bien  après  ?  fallait-il  compter  mes  arbres 
un  à  un  ? 

—  Certainement,  si  tu  ne  les  a  pas  comptés, 
sois  sûr  que  le  marchand  l'a  fait  pour  toi  ;  et  ses 
enfants  auront  le  moyen  de  vivre  et  de  s'instruire  : 
ce  que  les  tiens  n'auront  peut-être  pas. 

—  Que  veux-tu  ?  à  mes  yeux,  il  y  a  mesquinerie 
à  cette  façon  de  calculer.  Nous  avons  nos  affaires, 
ils  ont  les  leurs,  et  il  faut  bien  qu'ils  fassent  leurs 
bénéfices.  Au  demeurant,  c'est  une  chose  sur  la- 
quelle il  n'y  a  plus  à  revenir...  Et  voilà  mon  omelette 
favorite  qui  arrive,  puis  Agathe  Mikhaïlo\Tia  nous 
donnera  certainement  un  verre  de  sa  bonne  eau-de- 
vie.    r> 

Stépane  Arcadiévitch  se  mit  à  table,  plaisanta 
gaiement  Agathe  Mikhaïlovna  et  assura  n'avoir  pas 
mangé  de  longtemps  im  dîner  et  un  souper  pareils. 


288  ANNA  KARÉNINE. 

«  Au  moins  vous  avez,  vous,  une  bonne  parole  à 
donner,  dit  Agathe  Mikhaïlovna,  tandis  que  Cons- 
tantin Dmitritch,  ne  trouvât-il  qu'une  croûte  de 
pain,  la  mangerait  sans  rien  dire,  et  s'en  irait.   » 

Levine  malgré  ses  efforts  pour  dominer  son  hu- 
meur triste  et  sombre,  restait  morose  ;  il  y  avait  une 
question  qu'il  ne  se  décidait  pas  à  faire,  ne  trouvant 
ni  l'occasion  de  la  poser  à  son  ami,  ni  la  forme  à  lui 
donner.  Stépane  Arcadiévitch  était  rentré  dans  sa 
chambre,  s'était  déshabillé,  lavé,  revêtu  d'une  belle 
chemise  tuyautée  et  enfin  couché,  que  Levine  rôdait 
encore  autour  de  lui,  causant  de  cent  bagatelles, 
sans  avoir  le  courage  de  demander  ce  qui  lui  tenait 
à  cœur. 

«  Comme  c'est  bien  arrangé,  dit-il  en  sortant  du 
papier  qui  l'enveloppait  un  morceau  de  savon  par- 
fumé, attention  d'Agathe  Mikhaïlovna  dont  Oblons- 
ky  ne  profitait  pas.  Regarde  donc,  c'est  vraiment  une 
œuvre  d'art. 

—  Oui,  tout  se  perfectionne,  de  notre  temps,  dit 
Stépane  Arcadiévitch  avec  un  bâillement  plein  de 
béatitude.  Les  théâtres,  par  exemple,  et  —  bâillant 
encore  —  ces  amusantes  lumières  électriques. 

—  Oui,  les  lumières  électriques,  répéta  Levine... 
Et  ce  Wronsky,  où  est-il  maintenant  ?  demanda-t-il 
tout  à  coup  en  déposant  son  savon. 

—  Wronsky  ?  dit  Stépane  Arcadiévitch  en  ces- 
sant de  bâiller,  il  est  à  Pétersbourg.  Il  est  parti  peu 
après  toi,  et  n'est  plus  revenu  à  Moscou.  Sais-tu, 
Kostia,  continua- t-il  en  s'accoudant  à  la  table  pla- 


ANNA  KARENINE.  289 

cée  près  de  son  lit,  et  en  appuyant  sur  sa  main  un 
visage  qu'éclairaient  comme  deux  étoiles  ses  yeux 
caressants  et  un  peu  somnolents,  si  tu  veux  que  je  te 
le  dise,  tu  es  en  partie  coupable  de  toute  cette  his- 
toire :  tu  as  eu  peur  d'un  rival,  et  je  te  répète  ce 
que  je  te  disais  alors,  je  ne  sais  lequel  de  vous  deux 
avait  le  plus  de  chances.  Pourquoi  n'avoir  pas  été 
de  l'avant  ?  je  te  disais  bien  que...,  —  et  il  bâilla 
intérieurement,  tâchant  de  ne  pas  ouvrir  la  bouche. 

—  Sait-il  ou  ne  sait-il  pas  la  démarche  que  j'ai 
faite  ?  se  demanda  Ixfvine  en  le  regardant.  Il  y  a 
de  la  ruse  et  de  la  diplomatie  dans  sa  physionomie  ; 
—  et,  se  sentant  rougir,  il  regarda  Oblonsky  sans 
parler. 

—  Si  elle  a  éprouvé  un  sentiment  quelconque, 
continua  celui-ci,  c'était  un  entraînement  très  super- 
ficiel, un  éblouissement  de  cette  haute  aristocratie 
et  de  cette  position  dans  le  monde,  éblouissement 
que  sa  mère  a  subi  plus  qu'elle.    » 

Levine  fronça  le  sourcil.  L'injure  du  refus  lui 
revint  au  cœur  comme  une  blessure  toute  fraîche. 
Heureusement,  il  était  chez  lui,  dans  sa  propre 
maison,  et  chez  soi  on  se  sent  plus  fort. 

«  Attends,  attends,  interrompit-il.  Tu  parles 
d'aristocratie  ?  Veux-tu  me  dire  en  quoi  consiste 
celle  de  Wronsky  ou  de  tout  autre,  et  en  quoi  elle 
autorise  le  mépris  que  l'on  a  eu  de  moi  ?  Tu  le  con- 
sidères comme  un  aristocrate.  Je  ne  suis  pas  de  cet 
avis.  Un  homme  dont  le  père  est  sorti  de  la  jxjussière 
grâce  à  l'intrigue,  dont  la  mère  a  été  en  liaison  Dieu 


290  ANNA  KARENINE. 

sait  avec  qui.  Oh  non  !  Les  aristocrates  sont  pour 
moi  des  hommes  qui  peuvent  montrer  dans  leur 
passé  trois  ou  quatre  générations  honnêtes,  appar- 
tenant aux  classes  les  plus  cultivées  (ne  parlons  pas 
de  dons  intellectuels  remarquables,  c'est  une  autre 
affaire),  n'ayant  jamais  fait  de  platitude  devant  per- 
sonne, et  n'ayant  eu  besoin  de  personne,  comme 
mon  père  et  mon  grand-père.  Et  je  connais  beau- 
coup de  familles  semblables.  Pour  toi,  tu  fais  des 
cadeaux  de  30  000  roubles  à  un  coquin,  et  tu  me 
trouves  mesquin  de  compter  mes  arbres  ;  mais  tu 
recevras  des  appointements,  et  que  sais- je  encore, 
ce  que  je  ne  ferai  jamais.  Voilà  pourquoi  j'apprécie 
ce  que  m'a  laissé  mon  père  et  ce  que  me  donne  mon 
travail,  et  je  dis  que  c'est  nous  qui  sommes  les 
aristocrates,  et  non  pas  ceux  qui  vivent  aux  dépens 
des  puissants  de  ce  monde,  et  qui  se  laissent  acheter 
pour  20  kopecks  ! 

—  A  qui  en  as- tu  ?  je  suis  de  ton  avis,  —  répon- 
dit gaiement  Oblonsky  en  s' amusant  de  la  sortie  de 
son  ami,  tout  en  sentant  qu'elle  le  visait.  —  Tu  n'es 
pas  juste  pour  Wronsky  ;  mais  il  n'est  pas  question 
de  lui.  Je  te  le  dis  franchement  :  à  ta  place,  je  parti- 
rais pour  Moscou  et... 

—  Non;  je  ne  sais  si  tu  as  connaissance  de  ce 
qui  s'est  passé,  et  du  reste  cela  m'est  égal...  J'ai 
demandé  Catherine  Alexandrovna,  et  j'ai  reçu  un 
refus  qui  me  rend  son  souvenir  pénible  et  himiiliant. 

—  Pourquoi  cela  ?  quelle  foHe  ! 

—  -  N'en  parlons  plus.   Excuse-moi   si    tu.  m'as 


ANNA  KARKNINE.  291 

trouvé  malhoniicte  avec  toi.  Maintenant  tout  est 

expliqué.    » 

Et,  reprenant  ses  allures  ordinaires  : 

«  Tu  ne  m'en  veux  pas,  Stiva  ?  Je  t'en  prie,  ne 

me  garde  pas  rancune,  dit-il  en  lui  prenant  la  main. 

—  Je  n'y  songe  pas  ;  je  suis  bien  aise,  au  contraire 
que  nous  nous  soyons  ouverts  l'un  à  l'autre.  Et  sais- 
tu  ?  la  chasse  est  bonne  le  matin.  Si  nous  y  retour- 
nions ?  je  me  passerais  bien  de  dormir  et  j'irais 
ensuite  tout  droit  à  la  gare. 

—  Parfaitement.    » 


CHAPITRE  XViri 

Wronsky,  quoique  absorbé  par  sa  passion,  n'avait 
rien  changé  au  cours  extérieur  de  sa  vie.  Il  avait 
conservé  toutes  ses  relations  mondaines  et  militaires. 
Son  régiment  gardait  une  place  importante  dans  son 
existence,  d'abord  parce  qu'il  l'aimait,  et  plus  en- 
core parce  qu'il  y  était  adoré;  on  ne  se  contentait 
pas  de  l'y  admirer,  on  le  respectait,  on  était  fier  de 
voir  un  homme  de  son  rang  et  de  sa  valeur  intellec- 
tuelle placer  les  intérêts  de  son  régiment  et  de  ses 
camarades  au-dessus  des  succès  de  vanité  ou  d'amour- 
propre  auxquels  il  avait  droit.  Wronsky  se  rendait 
compte  des  sentiments  qu'il  inspirait  et  se  croyait 
en  quelque  sorte,  tenu  de  les  entretenir.  D'ailleurs 
la  vie  militaire  lui  plaisait  par  elle-même. 
P-     Il  va  sans  dire  qu'il  ne  parlait  à  personne  de  son 


292  ANNA  KARENINE. 

aniour  ;  jamais  un  mot  imprudent  ne  lui  échappait, 
même  lorsqu'il  prenait  part  à  quelque  débauche  en- 
tre camarades  (il  buvait,  du  reste,  très  modéré- 
ment) ,  il  et  savait  fermer  la  bouche  aux  indiscrets 
qui  se  permettaient  la  moindre  allusion  à  ses  affaires 
de  cœur.  Sa  passion  était  cependant  connue  de  la 
ville  entière,  et  les  jeunes  gens  enviaient  précisé- 
ment ce  qui  pesait  le  plus  lourdement  à  son  amour, 
la  haute  position  de  Karénine,  qui  contribuait  à 
mettre  sa  liaison  en  évidence. 

La  plupart  des  jeunes  femmes,  jalouses  d'Anna, 
qu'elles  étaient  lasses  d'entendre  toujours  nommer 
«  juste  »,  n'étaient  pas  fâchées  de  voir  leurs  prédic- 
tions vérifiées,  et  n'attendaient  que  la  sanction  de 
l'opinion  publique  pour  l'accabler  de  leur  mépris  : 
elles  tenaient  déjà  en  réserve  la  boue  qui  lui  serait 
jetée  quand  le  moment  serait  venu.  Les  personnes 
d'expérience  et  celle  d'un  rang  élevé  voyaient  à 
regret  se  préparer  un  scandale  mondain. 

La  mère  de  Wronsky  avait  d'abord  appris  avec 
un  certain  plaisir  la  liaison  de  son  fils  ;  rien,  selon 
elle,  ne  pouvait  mieux  achever  de  former  im  jeime 
homme  qu'un  amour  dans  le  grand  monde  ;  ce  n'é- 
tait, d'ailleurs  pas  sans  un  certain  plaisir  qu'elle 
constatait  que  cette  Karénine,  qui  semblait  si  absor- 
bée par  son  fils,  n'était,  après  tout,  qu'une  femme 
comme  une  autre,  chose  du  reste  fort  naturelle 
pour  une  femme  belle  et  élégante,  pensait  la  vieille 
comtesse.  Mais  cette  manière  de  voir  changea  lors- 
qu'elle sut  que  son  fils,  afin  de  ne  pas  quitter  son  ré- 


AXXA  KARÊXIXB.  293 

giment  et  le  voisinage  de  Mme  Karénine,  avait 
refusé  un  avancement  important  pour  sa  carrière  ; 
d'ailleurs,  au  lieu  d'être  la  liaison  brillante  et  mon- 
daine qu'elle  aurait  approuvée,  voilà  qu'elle  appre- 
nait que  cette  passion  tournait  au  tragique,  à  la 
Werther,  et  elle  craignait  de  voir  son  fils  commettre 
quelque  sottise.  Depuis  le  départ  imprévu  de  celui-ci 
de  Moscou,  elle  ne  l'avait  pas  re\-u,  et  l'avait  fait 
prévenir  par  son  frère  qu'elle  désirait  sa  visite.  Ce 
frère  aîné  n'était  guère  plus  satisfait,  non  qu'il  s'in- 
quiétât de  savoir  si  cet  amour  était  profond  ou  éphé- 
mère, calme  ou  passionné,  innocent  ou  coupable 
(lui-même,  quoique  père  de  famille,  entretenait  une 
danseuse  et  n'avait  pas  le  droit  d'être  sévère),  mais 
il  savait  que  cet  amour  déplaisait  en  haut  lieu,  et 
blâmait  son  frère  en  conséquence. 

W'ronsky,  outre  ses  relations  mondaines  et  son 
ser\-ice,  avait  une  passion  qui  l'absorbait  :  celle  des 
chevaux.  Des  courses  d'officiers  devaient  avoir  lieu 
cet  été-là;  il  se  fit  inscrire  et  acheta  une  jument  an- 
glaise pur  sang  ;  malgré  son  amour,  et  quoiqu'il 
y  mît  de  la  réserve,  ces  courses  avaient  pour  lui  un 
attrait  très  vif.  Pourquoi  d'ailleurs  ces  deux  pas- 
sions se  seraient-elles  nui  ?  Il  lui  fallait  uin  intérêt 
quelconque,  en  dehors  d'Anna,  pour  le  reposer  des 
émotions  violentes  qui  l'agitaient. 


294  ANNA  KARÉNINE. 


CHAPITRE  XIX 

Le  jour  des  courses  de  Krasnoé-Selo,  Wronsky  vint, 
plus  tôt  que  d'habitude,  manger  un  bifteck  dans  la 
salle  commune  des  officiers  ;  il  n'était  pas  trop  rigou- 
reusement tenu  à  restreindre  sa  nourriture,  son 
poids  répondant  aux  quatre  pouds  exigés  ;  mais  il 
ne  fallait  pas  engraisser,  et  il  s'abstenait  en  consé- 
quence de  sucre  et  de  farineux.  Il  s'assit  devant  la 
table,  sa  redingote  déboutonnée  laissant  apercevoir 
un  gilet  blanc,  et  ouvrit  un  roman  français  ;  les  deux 
bras  appuyés  sur  la  table,  il  semblait  absorbé  par 
sa  lecture,  mais  ne  prenait  cette  attitude  que  pour 
se  dérober  aux  conversations  des  allants  et  venants; 
sa  pensée  était  ailleurs. 

Il  songeait  au  rendez-vous  que  lui  avait  donné 
Anna  après  les  courses  ;  depuis  trois  jours  il  ne  l'avait 
'oas  vue,  et  se  demandait  si  elle  pourrait  tenir  sa 
promesse,  car  son  mari  venait  de  rentrer  à  Péters- 
bourg  d'un  voyage  à  l'étranger.  Comment  s'en  assu- 
rer ?  Cétait  à  la  villa  de  Betsy,  sa  cousine,  qu'ils 
s'étaient  rencontrés  pour  la  dernière  fois  ;  il  n'allait 
chez  les  Karénine  que  le  moins  possible  ;  oserait-il 
s'y  rendre  ? 

«  Je  dirai  simplement  que  je  suis  chargé  par  Betsy 
de  savoir  si  elle  compte  venir  aux  courses  ;...  oui 
certainement,  j'irai  »,  décida- t-il  intérieurement; 
et  son  imagination  lui  peignit  si  vivement  le  bon- 


ANNA  KARÉNINE.  295 

heur  de  cette  cntrc\-ue,  que  son  visage  rayonna  de 
joie  au-dessus  de  son  livre. 

tt  Fais  dire  chez  moi  qu'on  attelle  au  plus  vite 
la  troïka  à  la  calèche  »,  dit-il  au  garçon  qui  lui  ser- 
vait son  bifteck  tout  chaud  sur  un  plat  d'argent.  Il 
attira  vers  lui  l'assiette  et  se  ser\'it. 

On  entendait  dans  la  salle  de  billard  voisine  un 
bruit  de  billes,  et  des  voix  causant  et  riant  ;  deux  offi- 
ciers se  montrèrent  à  la  porte  ;  l'un  d'eux,  tout  jeune 
à  la  figure  délicate,  était  récemment  sorti  du  corps 
des  pages;  l'autre,  gras  et  vieux,  avait  de  petits  yeux 
humides  et  un  bracelet  au  bras. 

Wronsky  les  regarda  et  continua  à  manger  et  à 
lire  tout  à  la  fois,  d'un  air  mécontent,  comme  s'il  ne 
les  eût  pas  remarqués. 

«  Tu  prends  des  forces,  hein  ?  demanda  le  gros 
officier  en  s'asseyant  près  de  lui. 

—  Comme  tu  vois,  répondit  Wronsky  en  s'es- 
suyant  la  bouche  et  en  fronçant  le  sourcil,  toujours 
sans  les  regarder. 

—  Tu  ne  crains  pas  d'engraisser  ?  continua  le  gros 
officier  et  en  avançant  une  chaise  au  plus  jeune. 

—  Quoi  ?  demanda  Wronsky  en  décou\Tant  ses 
dents  avec  une  grimace  d'ennui  et  d'aversion. 

—  Tu  ne  crains  pas  d'engraisser  ? 

—  Garçon,  du  xérès  !  »  cria  Wronsky  sans  lui 
répondre,  et  il  transporta  son  livre  de  l'autre  côté 
de  l'assiette  pour  continuer  à  lire. 

Le  gros  officier  prit  la  carte  des  vins,  la  tendit  au 
plus  jeune  et  lui  dit  : 


296  ANNA  KARÉNINE. 

«  Vois  donc  ce  que  nous  pourrions  boire. 

—  Du  vin  du  Rhin,  si  tu  veux  «,  répondit  celui-ci 
en  tâchant  de  saisir  son  imperceptible  moustache, 
tout  en  regardant  timidement  Wronsky  du  coin  de 
l'œil. 

Voyant  qu'il  ne  bougeait  pas,  il  se  leva  et  dit  : 
«  Allons  dans  la  salle  de  billard.   » 

Le  gros  officier  se  leva  aussi,  et  ils  se  dirigèrent 
du  côté  de  la  porte. 

Au  même  moment  entra  un  capitaine  de  cavalerie, 
grand  et  beau  garçon  nommé  Yashvine  ;  il  fit  aux 
deux  officiers  un  petit  salut  dédaigneux  et  s'appro- 
cha de  Wronsky. 

«  Ah  !  te  voilà  »,  cria-t-il  en  lui  posant  vivement 
sa  grande  main  sur  l'épaule.  Wronsky  mécontent  se 
retourna,  mais  son  visage  reprit  aussitôt  ime  expres- 
sion douce  et  amicale. 

«  C'est  bien  fait,  Alexis,  dit  le  capitaine  de  sa 
voix  sonore,  mange  maintenant  et  avale  un  petit 
verre  par  là-dessus. 

—  Je  n'ai  pas  faim. 

—  Ce  sont  les  inséparables  »,  dit  Yashvine  en 
regardant  d'un  air  moqueur  les  deux  officiers  qui 
s'éloignaient,  et  il  s'assit,  pliant  ses  grandes  jambes, 
étroitement  serrées  dans  son  pantalon  d'uniforme, 
et  trop  longues  pour  la  hauteur  des  chaises. 

«  Pourquoi  n'es-tu  pas  venu  au  théâtre  hier  ? 
laNumérof  n'était  vraiment  pas  mal  ;  où  as-tu  été  ? 

—  Je  me  suis  attardé  chez  les  Tverskoï. 

—  Ah!   » 


ANXA  KARf.XIXB.  297 

Yashv'îne  était,  au  régiment,  le  meilleur  ami  de 
Wronsky  bien  qu'il  fût  aussi  joueur  que  débauché. 
On  ne  pouvait  dire  de  lui  que  c'était  un  homme  sans 
principes  ;  il  en  avait,  mais  ils  étaient  foncièrement 
immoraux.  Wronsky  admirait  sa  force  physique 
exceptiomicllc.qui  lui  pennettait  de  boire  comme  un 
tonneau  sans  s'en  apercevoir,  et  de  se  passer,  au 
Ijesoin,  complètement  de  sommeil;  il  n'admirait  pas 
moins  sa  force  morale,  qui  le  rendait  redoutable 
même  à  ses  chefs,  dont  il  savait  se  faire  respecter 
aussi  bien  que  de  ses  camarades.  Au  club  anglais, 
il  passait  pour  le  premier  des  joueurs,  Parce  que,  sans 
jamais  cesser  de  boire,  il  risquait  des  sonunes  con- 
sidérables avec  un  calme  et  une  présence  d'esprit 
imperturbables. 

Si  Wronsky  éprouvait  pour  Yashvine  de  l'amitié 
et  une  certaine  considération,  c'est  qu'il  savait  que 
sa  propre  fortune  et  sa  position  sociale  n'entraient 
pour  rien  dans  l'attachement  que  lui  témoignait 
celui-ci  ;  il  était  aimé  pour  lui-même.  Aussi  Yashvine 
était-il  le  seul  honmie  auquel  Wronsky  eût  voulu 
parler  de  son  amour,  persuadé  que,  malgré  son  mé- 
pris affecté  pour  toute  espèce  de  sentiment,  il  pour- 
rait seul  comprendre  sa  passion  avec  ce  qu'elle  avait 
de  sérieux  et  d'absorbant.  Il  le  savait  en  outre  inca- 
pable de  bavardages  et  de  médisances,  et  ces  raisons 
réunies  lui  rendaient  toujours  sa  présence  agréable. 

«  Ah  oui  !  —  dit  le  capitaine,  lorsque  le  nom  des 
Tverskoï  eut  été  prononcé  ;  et  il  mordit  sa  mousta- 
che en  le  regardant  de  son  œil  noir  brillant. 


298  ANNA  KARÉNINE. 

—  Et  toi,  qu'as- tu  fait  ?  as-tu  gagné  ? 

—  Huit  mille  roubles,  dont  trois  qui  ne  rentre- 
ront peut-être  pas. 

—  Alors,  je  puis  te  faire  perdre,  —  dit  Wronsky 
en  riant  ;  son  camarade  avait  parié  une  forte  somme 
sur  lui. 

—  Je  n'entends  pas  perdre.  Mahotine  seul  est  à 
craindre.    » 

Et  la  conversation  s'engagea  sur  les  courses,  le 
seul  sujet  intéressant  du  moment. 

«  Allons,  j'ai  fini,  —  dit  Wronsky  en  se  levant. 
Yashvine  se  leva  aussi  en  étirant  ses  longues 
jambes. 

—  Je  n  puis  dîner  de  si  bonne  heure,  mais  je 
vais  boire  quelque  chose.  Je  te  suis.  Garçon,  du  vin, 
cria-t-il  de  sa  voix  tonnante.  Cette  voix  était  une 
célébrité  au  régiment.  Non,  au  fait,  c'est  inutile, 
cria-t-il  aussitôt  après  ;  si  tu  rentres  chez  toi,  je 
t'accompagne.    » 


CHAPITRE  XX 

Wronsky  occupait  une  grande  izba  finnoise  très 
propre,  et  divisée  en  deux  par  une  cloison.  Pétritzky 
demeurait  avec  lui  au  camp,  aussi  bien  qu'à  Péters- 
bourg  ;  il  dormait  lorsque  Wronsky  et  Yashvine 
entrèrent. 

a  Assez  dormir,  lève- toi   »,  dit  Yashvine  en  allant 


ANNA  KARV:NÎNK.  299 

secouer  le  dormeur  par  l'épaule,  derrière  la  cloison 
où  il  était  couché,  le  nez  enfoncé  dans  son  oreiller. 

Pétritzky  sauta  sur  ses  genoux  et  regarda  autour 
de  lui. 

«  Ton  frère  est  verui.  dit-il  à  Wronsky  :  il  m'a  ré- 
veillé ;  que  le  diable  l'emporte,  et  il  a  dit  qu'il  re- 
viendrait.   » 

Là-dessus,  il  se  rejeta  sur  l'oreiller  en  ramenant  sa 
couverture. 

«  Laisse-moi  tranquille,  Yashvine,  —  cria-t-il 
avec  colère  à  son  camarade,  qui  s'amusait  à  lui 
retirer  sa  couverture  ;  puis,  se  tournant  vers  lui  et 
ou\Tant  les  yeux  :  —  Tu  ferais  mieux  de  me  dire 
ce  que  je  de\Tais  boire  pour  m'ôter  de  la  bouche 
ce  goût  désagréable. 

—  De  l'eau-de-vie,  avant  tout,  ordonna  Yashvine 
de  sa  grosse  voix  :  Tereshtchenko,  vite  un  verre 
d'eau-de-vie  et  des  concombres  à  ton  maître,  cria-t-il 
en  s'amusant  lui-même  de  la  sonorité  de  sa  voix. 

—  Tu  crois  ?  demanda  Pétritzky  en  se  frottant 
les  yeux  avec  une  grimace  ;  en  prendras-tu  aussi  ? 
Si  c'est  à  deux,  je  veux  bien.  Wronsky,  tu  boiras 
aussi  ?   » 

Et,  quittant  son  lit,  il  s'avança  enveloppé  d'une 
couverture  tigrée,  les  bras  en  l'air,  chantonnant  en 
français  :  <(  Il  était  un  roi  de  Thulé   ». 

«  Boiras- tu,   Wronsky  ?   » 

—  Va  te  promener,  répondit-celui-ci,  qui  endos- 
sait une  redingote  apportée  par  son  domestique. 

—  Où  comptes- tu  aller  ?  lui  demanda  Yashvine 


300  ANNA  KARÉNINE. 

en  voyant  approcher  de  la  maison  une  calèche  atte- 
lée de  trois  chevaux.  Voilà  ta  troïka. 

—  A  récurie,  et  de  là  chez  Bransky,  avec  lequel 
j'ai  une  affaire  à  régler   »,  dit  Wronsky. 

Il  avait  effectivement  promis  à  Bransky  de  lui 
porter  de  l'argent,  et  celui-ci  demeurait  à  dix  verstes 
de  Péterhof ,  —  mais  ses  camarades  comprirent  aus- 
sitôt qu'il  allait  encore  ailleurs. 

Pétritzky  cligna  de  l'œil  avec  une  grimace  qui 
signifiait  :  «  nous  savons  ce  que  Bransky  veut  dire  », 
et  continua  à  chanter. 

«  Ne  t' attarde  pas  »,  se  contenta  de  dire  Yash- 
vine,  et,  changeant  de  conversation  :  «  Ht  mon 
rouan,  fait-il  ton  affaire  ?  demanda-t-il  en  regar- 
dant par  la  fenêtre  le  cheval  du  milieu  qu'il  avait 
vendu. 

Au  moment  où  Wronsky  allait  sortir,  Pétritzky 
l'arrêta  en  criant  : 

«  Attends  donc,  ton  frère  m'a  laissé  une  lettre  et 
un  billet  pour  toi.  Qu'en  ai- je  fait  ?  C'est  là  la  ques- 
tion, déclama  Pétritzky,  élevant  l'index  au-dessus 
de  son  nez. 

—  Parle  donc,  es-tu  bête  !  dit  Wronsky  en  sou- 
riant. 

—  Je  n'ai  pas  fait  de  feu  dans  la  cheminée.  Ce 
doit  être  ici  quelque  part. 

—  Voyons,  pas  de  contes  :  où  est  la  lettre  ? 

—  Je  t'assure  que  je  l'ai  oubliée;  j'ai  peut-être 
vu  tout  cela  en  rêve  î  Attends,  attends,  ne  te  fâche 
pas  ;  si  tu  avais  bu  comme  je  l'ai  fait  hier,  tu  ne 


AXNA  KARKXIXIC.  301 

saurais  même  pas  où  tu  as  couché  ;  je  vais  tâcher 
de  me  rappeler.   » 

Pétritzky  retourna  derrière  la  cloison  et  se  recou- 
cha. 

«  C'est  ainsi  que  j'étais  couché,  et  lui  se  tenait  là, 
oui,  oui,  oui,  m'y  voilà.    » 

Et  il  tira  une  lettre  de  dessous  son  matelas. 

Wronsky  prit  la  lettre  qu'accompagnait  un  billet 
de  son  frère;  c'était  bien  ce  qu'il  supposait  :  sa  mère 
lui  reprochait  de  n'être  pas  venu  la  voir,  et  son  frère 
lui  disait  qu'il  avait  à  lui  parler. 

((  En  quoi  cela  les  regarde-t-il  ?  »  murmura-t-il, 
pressentant  de  quoi  il  s'agissait,  et  il  chiffonna  les 
deux  papiers,  qu'il  introduisit  entre  les  boutons  de 
sa  redingote,  avec  l'intention  de  les  relire  en  route 
plus  attentivement. 

Au  moment  de  quitter  l'izba,  il  rencontra  deux 
officiers  dont  l'un  appartenait  à  son  régiment.  L'ha- 
bitation de  Wronsky  servait  volontiers  de  lieu  de 
réunion. 

«  Où  vas-tu  ? 

—  A  Péterhof  pour  affaire. 

—  Le  cheval  est-il  arrivé  ? 

—  Oui,  mais  je  ne  l'ai  pas  encore  vu. 

—  On  dit  que  Gladiator,  de  Mahotine,  boite. 

—  Des  bêtises  !  Mais  comment  ferez- vous  pour 
courir  avec  ime  boue  pareille  ?   » 

«  Voilà  mes  sauveurs  î  ?>  cria  Pétritzky  en 
vo5^ant  entrer  les  nouveaux  venus.  Son  ordonnance, 
debout  devant  lui,  tenait  sur  un  plateau  de  l'eau- 


302  ANNA  KARÉNINE. 

de-vie  et  des  concombres  salés.   «  Cest  Yashvine 
qui  m'ordonne  de  boire  pour  me  rafraîchir. 

—  Vous  nous  avez  donné  de  l'agrément  hier  soir, 
dit  un  des  officiers  ;  grâce  à  vous,  nous  n'avons  pu 
dormir  de  la  nuit. 

—  Il  faut  vous  dire  comment  cela  s'est  terminé  ! 
se  mit  à  raconter  Pétritzky.  Wolkof  est  grimpé  sur 
un  toit,  et  nous  a  annoncé  de  là  qu'il  était  triste. 
Faisons  de  la  musique,  ai- je  proposé  :  une  marche 
funèbre.  Et  au  son  de  la  marche  funèbre  il  s'est  en- 
dormi sur  son  toit. 

—  Bois  donc  ton  eau-de-vie,  et  par  là-dessus  de 
l'eau  de  Seltz  avec  beaucoup  de  citron,  dit  Yashvine 
encourageant  Pétritzky  comme  une  mère  qui  veut 
faire  avaler  une  médecine  à  son  enfant.  Après  cela, 
tu  pourras  prendre  un  peu  de  Champagne,  une  demi- 
bouteille. 

—  Voilà  qui  a  le  sens  commun.  Wronsky,  attends 
un  peu,  et  bois  avec  nous. 

—  Non,  messieurs,  adieu.  Je  ne  bois  pas  aujour- 
d'hui. 

—  Pourquoi  ?  de  crainte  de  t' alourdir  ?  Alors 
buvons  sans  lui  ;  qu'on  apporte  de  l'eau  de  Seltz  et 
du  citron. 

—  Wronsky  !  cria  quelqu'un  comme  il  sortait. 

—  Qu'y  a-t-il  ? 

—  Tu  devrais  te  faire  couper  les  cheveux,  de 
crainte  de  t' alourdir,  sur  le  front  surtout.   » 

Wronsky  commençait  en  effet  à  perdre  ses  che- 
veux ;  il  se  mit  à  rire,  et,  avançant  sa  casquette  sur 


ANNA  KARÉNINE.  303 

son  front,  là  où  ses  cheveux  devenaient  rares  il 
sortit  et  monta  en  calèche. 

«  A  l'écurie  !   »  dit-il. 

Il  allait  prendre  ses  lettres  pour  les  relire,  mais, 
afin  de  ne  penser  qu'à  son  cheval,  il  remit  sa  lecture 
à  plus  tard. 


CHAPITRE  XXI 

L'ÉCURIE  provisoire,  une  baraque  en  planches,  se 
trouvait  à  proximité  du  champ  de  courses.  Le  dres- 
seur ayant  seul  monté  le  cheval  pour  le  promener, 
Wronsky  ne  savait  trop  dans  quel  état  il  allait  trou- 
ver sa  monture.  Un  jeune  garçon,  qui  faisait  office 
de  groom,  recormut  de  loin  la  calèche  et  appela  aus- 
sitôt le  dresseur,  un  Anglais  au  visage  sec,  orné  au 
menton  d'ime  touffe  de  poils.  Celui-ci  vint  au-de- 
vant de  son  maître  en  se  dandinant  à  la  façon  des 
jockeys,  les  coudes  écartés  du  corps  ;  il  était  vêtu 
d'une  jaquette  courte  et  chaussé  de  bottes  à  l'é- 
cuyère. 

«  Comment  va  Frou-frou  ?  demanda  Wronsky, en 
anglais. 

—  AU  right,  sir,  répondit  l'Anglais  du  fond  de  sa 
gorge.  Mieux  vaut  ne  pas  entrer,  ajouta-t-il  en  sou- 
levant son  chapeau.  Je  lui  ai  mis  une  muselière  et 
cela  l'agite.  Si  on  l'approche,  elle  s'inquiétera. 

—  J'entrerai  tout  de  même.  Je  veux  la  voir. 

—  Allons  alors  »,  répondit  avec  humeur  l'An- 


304  ANNA  KARÉNINE. 

glais,  toujours  sans  ouvrir  la  bouche  ;  et  de  son  pas 
dégingandé  il  se  dirigea  vers  l'écurie  ;  un  garçon  de 
service  en  veste  blanche,  balai  en  main,  propre  et 
alerte,  les  introduisit.  Cinq  chevaux  occupaient  l'écu- 
rie, chacun  dans  sa  stalle  ;  celui  de  Mahotine,  le 
concurrent  le  plus  sérieux  de  Wronsky,  Gladiator,  un 
alezan  de  cinq  vershoks,  devait  être  là.  Wronsky 
était  plus  furieux  de  le  voir  que  de  voir  son  propre 
cheval,  mais,  selon  les  règles  des  courses,  il  ne  devait 
pas  se  le  faire  montrer,  ni  même  se  permettre  de 
questions  à  son  sujet.  Tout  en  marchant  le  long  du 
couloir,  le  groom  ouvrit  la  porte  de  la  seconde  stalle 
et  Wronsky  entrevit  un  vigoureux  alezan  aux  pieds 
blancs.  C'était  Gladiator  ;  il  le  savait,  mais  se  re- 
tourna aussitôt  du  côté  de  Frou-frou,  comme  il  se 
fût  détourné  d'une  lettre  ouverte  qui  ne  luiauraitpas 
été  adressée. 

«  C'est  le  cheval  de  Mak...,  Mak..,  dit  l'Anglais 
sans  arriver  à  prononcer  le  nom,  indiquant  la  stalle 
de  Gladiator  de  ses  doigts  aux  ongles  crasseux. 

—  De  Mahotine  ?  oui  ;  — c'est  mon  seul  adversaire 
sérieux. 

—  Si  vous  le  montiez,  je  parierais  pour  vous,  dit 
l'Anglais. 

—  Frou-frou  est  plus  nerveuse,  celui-ci  plus  so- 
lide, répondit  Wronsky  en  souriant  de  l'éloge  du 
jockey. 

—  Dans  les  courses  avec  obstacles,  tout  est  <  axis 
l'art  de  monter,  dans  le  pluck  »,  dit  l'Anglais. 

ly-  pluck,  c'est-à-dire  l'audace  et  le  sang-froid. 


ANNA  KARENINE.  305 

Wronsky  savait  qu'il  n'en  manquait  pas  et.  qui  plus 
est,  il  était  fermement  convaincu  que  personne  ne 
pouvait  en  avoir  plus  que  lui. 

0  Vous  êtes  sûr  qu'une  forte  transpiration  n'était 
pas  nécessaire  ? 

—  Du  tout,  répondit  l'Anglais.  Ne  parlez  pas 
haut,  je  vous  prie,  la  jument  s'inquiète  »,  ajouta- t-il 
en  faisant  im  signe  de  tête  du  côté  de  la  stalle  fer- 
mée où  l'on  entendait  piétiner  le  cheval  sur  sa  li- 
tière. 

Il  ouvrit  la  porte  et  Wronsky  entra  dans  le  box 
faiblement  éclairé  par  une  petite  lucarne.  Un  cheval 
bai  brun,  avec  une  muselière,  y  foulait  nerveusement 
la  paille  fraîche. 

La  conformation  un  peu  défectueuse  de  son  cheval 
favori  sauta  aux  yeux  de  Wronsky.  Frou-frou  était 
de  taille  moyenne,  son  ossature  était  étroite,  sa 
poitrine  également,  quoique  le  poitrail  fût  saillant  ; 
la  croupe  était  légèrement  fuyante  et  les  jambes, 
surtout  celles  de  derrière,  un  peu  cagneuses.  I^es 
muscles  des  jambes  paraissaient  faibles  et  les  flancs 
très  larges,  malgré  l'entraînement  qu'elle  avait  subi 
et  la  maigreur  de  son  ventre.  Au-dessous  du  genou, 
ses  jambes,  \Ties  de  face,  semblaient  de  vrais  fu- 
seaux; voies  de  côté  au  contraire,  elles  étaient  énor- 
mes. Sauf  ses  flancs,  on  l'aurait  dite  creiisée  des  deux 
côtés.  Mais  elle  avait  un  mérite  qui  faisait  oublier 
tous  ces  défauts  :  elle  avait  de  la  race,  du  sayig,  comme 
disent  les  Anglais.  Ses  muscles  faisaient  saillie  sous 
un  réseau  de  veines  recouvertes  d'une  peau  lisse 


306  ANNA  KARENINE. 

et  dodue  comme  du  satin  ;  sa  tête  effilée,  aux  yeux 
à  fleur  de  tête,  brillants  et  animés,  ses  naseaux  sail- 
lants et  mobiles,  qui  semblaient  injectés  de  sang, 
toute  l'allure  de  cette  jolie  bête  avait  quelque  chose 
de  décidé,  d'énergique  et  de  fin.  C'était  un  de  ces 
animaux  auxquels  la  parole  ne  semble  manquer  que 
par  suite  d'ime  conformation  m  écanique  incomplète. 
Wronsky  eut  le  sentiment  d'être  compris  par  elle 
tandis  qu'il  la  considérait.  Lorsqu'il  entra,  elle  aspira 
l'air  fortement,  regarda  de  côté,  en  montrant  le 
blanc  de  son  œil  injecté  de  sang,  chercha  à  secouer  sa 
muselière,  et  s'agita  sur  ses  pieds  comme  mue  par 
des  ressorts. 

«  Vous  voyez  si  elle  est  agitée,  dit  l'Anglais. 

—  Ho,  ma  belle,  ho  !  »  dit  Wronsky  en  s' appro- 
chant pour  la  calmer  ;  mais  plus  il  approchait,  plus 
elle  s'agitait.  Elle  ne  se  tranquillisa  que  lorsqu'il 
lui  eut  caressé  la  tête  et  le  cou  ;  on  voyait  ses  muscles 
se  dessiner  et  tressaillir  sous  son  poil  délicat.  Wrons- 
ky remit  à  sa  place  une  mèche  de  crinière  qu'elle 
avait  rejetée  de  l'autre  côté  du  garrot,  approcha  son 
visage  des  naseaux  qu'elle  gonflait  et  élargissait 
comme  des  ailes  de  chauve-souris.  Elle  respira 
bruyamment,  dressa  les  oreilles  et  tendit  son  mu- 
seau noir  vers  lui,  pour  le  saisir  par  la  manche  ; 
mais,  empêchée  par  sa  museHère,  elle  se  reprit  à  pié- 
tiner. 

«  Calme- toi,  ma  belle,  calme- toi  !  »  lui  dit  Wronsky 
en  la  flattant  ;  et  il  quitta  la  stalle  dans  la  convic- 
tion rassurante  que  son  cheval  était  en  parfait  état 


ANNA  KARENINE.  307 

Mais  l'agitation  de  la  jument  s'était  communiquée 
à  son  maître  ;  lui  aussi  sentait  le  sang  affluer  à  son 
coeur  et  le  besoin  d'action,  de  mouvement,  s'em- 
parer violenuncnt  de  lui  ;  il  aurait  voulu  mordre 
comme  elle  ;  c'était  troublant  et  amusant. 

a  Eh  bien  !  je  compte  sur  vous,  dit-il  à  l'Anglais  ; 
à  six  heures  et  demie  sur  le  terrain. 

—  Tout  sera  prêt.  Mais  où  allez- vous,  mylord  ?  » 
demanda  l'Anglais  en  se  servant  du  titre  de  lord 
qu'il  n'employait  jamais. 

Étonné  de  cette  audace,  Wronsky  leva  la  tête 
avec  surprise  et  regarda  l'Anglais  comme  il  savait  le 
faire,  non  dans  les  yeux,  mais  sur  le  haut  du  front  ; 
il  comprit  aussitôt  que  le  dresseur  ne  lui  avait  pas 
parlé  comme  à  son  maître,  mais  comme  à  un  jockey, 
et  répondit  : 

«  J'ai  besoin  de  voir  Bransky  et  serai  de  retour 
dans  ime  heure.   » 

«  Combien  de  fois  m'aura-t-on  fait  cette  question 
aujourd'hui  !  peusa-t-il,  et  il  rougit,  ce  qui  lui  arri- 
vait rarement.  L'Anglais  le  regarda  attentivement  ; 
il  avait  l'air  de  savoir  où  allait  son  maître. 

«  L'essentiel  est  de  se  tenir  tranquille  avant  la 
course  ;  ne  vous  faites  pas  de  mauvais  sang,  ne  vous 
tourmentez  de  rien. 

—  Ail  right  »,  répondit  Wronsky  en  souriant  et, 
sautant  dans  sa  calèche,  il  se  fit  conduire  à  Péterhof. 

A  peine  avait-il  fait  quelques  pas,  que  le  ciel, 

couvert  depuis  le  matin,  s'assombrit  tout  à  fait  ;  il 

se  mit  à  pleuvoir. 

II 


3o8  ANNA  KARÉNINE. 

«  C'est  fâcheux,  pensa  Wronsky  en  levant  la  ca- 
pote de  sa  calèche  ;  il  y  avait  de  la  boue,  maintenant 
ce  sera  un  marais.   » 

'    Et,  profitant  de  ce  moment  de  solitude,  il  prit  les 
lettres  de  sa  mère  et  de  son  frère  pour  les  lire. 

C'était  toujours  la  même  histoire  :  tous  deux,  sa 
mère  aussi  bien  que  son  frère,  trouvaient  nécessaire 
de  se  mêler  de  ses  affaires  de  cœur  ;  il  en  était  irrité 
jusqu'à  la  colère,  un  sentiment  qui  ne  lui  était  pas 
habituel. 

«  En  quoi  cela  les  conceme-t-il  ?  Pourquoi  se 
croient-ils  obligés  de  s'occuper  de  moi  ?  de  s'accro- 
cher à  moi  ?  C'est  parce  qu'ils  sentent  qu'il  y  a  là 
quelque  chose  qu'ils  ne  peuvent  comprendre.  Si 
c'était  une  liaison  vulgaire,  on  me  laisserait  tran- 
quille ;  mais  ils  devinent  qu'il  n'en  est  rien,  que  cette 
fenrnie  n'est  pas  un  jouet  pour  moi,  qu'elle  m'est  plus 
chère  que  la  vie.  Cela  leur  paraît  incroyable  et  aga- 
çant. Quel  que  soit  notre  sort,  c'est  nous  qui  l'avons 
fait,  et  nous  ne  le  regrettons  pas,  se  dit-il  en  s'unis- 
sant  à  Anna  dans  \e  mot  nous.  Mais  non,  ils  entendent 
nous  enseigner  la  vie,  eux  qui  n'ont  aucune  idée  de  ce 
qu'est  le  bonheur  !  ils  ne  savent  pas  que,  sans  cet 
amour,  il  n'y  aurait  pour  moi  ni  joie  ni  douleur  en 
ce  monde  ;  la  vie  n'existerait  pas.   » 

Au  fond,  ce  qui  l'irritait  le  plus  contre  les  siens, 
c'est  que  sa  conscience  lui  disait  qu'ils  avaient  rai- 
son. Son  amour  pour  Anna  n'était  pas  un  entraîne- 
ment passager  destiné  comme  tant  de  liaisons  mon- 
daines à  disparaître  en  ne  laissant  d'autres  traces 


ANNA  KARÉNINE.  309 

que  des  souvenirs  doux  ou  pénibles.  Il  sentait  vive- 
ment toutes  les  tortures  de  leur  situation,  toutes  ses 
difficultés  aux  yeux  du  monde,  auquel  il  fallait  tout 
cacher,  en  s'ingéniant  à  mentir,  à  tromper,  à  inven- 
ter mille  ruses.  Et  tandis  que  leur  passion  mutuelle 
était  si  violente  qu'ils  ne  connaissaient  plus  qu'elle, 
toujours  il  fallait  penser  aux  autres. 

Ces  fréquentes  nécessités  de  dissinmler  et  de  fein- 
dre lui  revinrent  vivement  à  la  pensée.  Rien  n'était 
plus  contraire  à  sa  nature,  et  il  se  rappela  le  senti- 
ment de  honte  qu'il  avait  souvent  surpris  dans  Anna 
lorsqu'elle  aussi  était  forcée  au  mensonge. 

Depuis  sa  liaison  avec  elle,  il  ressentait  parfois 
une  étrange  sensation  de  dégoût  et  de  répulsion 
qu'il  ne  pouvait  définir.  Pour  qui  l'éprouvai t-il  ?... 
Pour  Alexis  Alexandrovitch,  pour  lui-même,  pour  le 
monde  entir  ?...  Il  n'en  savait  rien.  Autant  que  pos- 
sible il  chassait  cette  impression. 

«  Oui,  jadis  elle  était  malheureuse,  mais  fière  et 
tranquille  ;  maintenant  elle  ne  peut  plus  l'être, 
quelque  peine  qu'elle  se  donne  pour  le  paraître.    » 

Et  pour  la  première  fois  l'idée  de  couper  court  à 
cette  vie  de  dissimulation  lui  apparut  nette  et  pré- 
cise :  le  plus  tôt  possible  serait  le  mieux. 

«  Il  faut  que  nous  quittions  tout,  elle  et  moi,  et 
que,  seuls  avec  notre  amour,  nous  allions  nous  ca- 
cher quelque  part   »,  se  dit-il. 


310  ANNA  KARÉNINE. 


CHAPITRE  XXII 

L'averse  fut  de  courte  durée,  et  lorsque  Wronsky 
arriva  au  grand  trot  de  son  cheval  de  brancard,  les 
chevaux  de  volée  galopant  à  toutes  brides  dans  la 
boue,  le  soleil  avait  déjà  reparu  et  faisait  scintiller 
les  toits  des  villas  et  le  feuillage  mouillé  des  vieux 
tilleuls,  dont  l'ombre  se  projetait  des  jardins  du  voi- 
sinage dans  la  rue  principale.  L'eau  coulait  des  toits, 
et  les  branches  des  arbres  semblaient  secouer  gaie- 
ment leurs  gouttes  de  pluie.  Il  ne  pensait  plus  au 
tort  que  l'averse  pouvait  faire  au  champ  de  courses, 
mais  se  réjouissait  en  songeant  que,  grâce  à  la  pluie, 
elle  serait  seule  ;  car  il  savait  qu'Alexis  Alexandro- 
vitch,  revenu  d'un  voyage  aux  eaux  depuis  quelques 
jours,  n'avait  pas  encore  quitté  Pétersbourg  pour  la 
campagne. 

Wronsky  fit  arrêter  ses  chevaux  à  une  petite  dis- 
tance de  la  maison,  et,  afin  d'attirer  l'attention  aussi 
peu  que  possible,  il  entra  dans  la  cour  à  pied,  au 
lieu  de  sonner  à  la  porte  principale  qui  donnait  sur 
la  rue. 

«  Monsieur  est-il  arrivé  ?  demanda-t-il  à  im  jar- 
dinier. 

—  Pas  encore,  mais  madame  y  est.  Veuillez  son- 
ner, on  vous  ouvrira. 

—  Non,  je  préfère  entrer  par  le  jardin.  9 


.\XNA  KARHXIXH.  311 

I^  sachant  seule,  il  voulait  la  surprendre  ;  il 
n'avait  pas  annoncé  sa  \asite  et  elle  ne  pouvait  l'at- 
tendre à  cause  des  courses  ;  il  marcha  donc  avec  pré- 
caution le  long  des  sentiers  sablés  et  bordés  de  fleurs, 
relevant  son  sabre  pour  ne  pas  faire  de  bruit  ;  il 
l'avança  ainsi  jusqu'à  la  terrasse,  qui  de  la  maison 
descendait  au  jardin.  Les  préoccupations  qui  l'a- 
vaient assiégé  en  route,  les  ditVicultés  de  sa  situation, 
tout  était  oublié  ;  il  ne  pensait  qu'au  bonheur  de 
l'apercevoir  bientôt,  elle  en  réalité,  en  personne  et  non 
plus  en  imagination  seulement.  Déjà  il  montait  les 
marches  de  la  terrasse  le  plus  doucement  possible, 
lorsqu'il  se  rappela  ce  qu'il  oubliait  toujours,  et  ce 
qui  formait  un  des  côtés  les  plus  douloureux  de  ses 
rapports  avec  Anna,  la  présence  de  son  fils,  de  cet 
enfant  au  regard  inquisiteur. 

L'enfant  était  le  principal  obstacle  à  leurs  entre- 
vues. Jamais  en  sa  présence  Wronsky  et  Aima  ne  se 
permettaient  un  mot  qui  ne  pût  être  entendu  de 
tout  le  monde,  jamais  même  la  moindre  allusion  que 
l'enfant  n'eût  pas  comprise.  Ils  n'avaient  pas  eu  be- 
soin de  s'entendre  pour  cela  ;  chacim  d'eux  aurait 
cru  se  faire  injure  en  prononçant  une  parole  qui  eût 
trompé  le  petit  garçon  ;  devant  lui  ils  causaient 
comme  de  simples  connaissances.  Malgré  ces  pré- 
cautions>  Wronsky  rencontrait  souvent  le  regard 
scrutateur  et  un  peu  méfiant  de  Serge  fixé  sur  lui  ; 
tantôt  il  le  trouvait  timide,  d'autres  fois  caressant, 
rarement  le  même.  L'enfant  semblait  instinctive- 
ment comprendre  qu'entre  cet  homme  et  sa  mère  il 


312  ANNA  KARÉNINE. 

existait  un  lien  sérieux  dont  la  signification  lui 
échappait. 

Serge  faisait  effectivement  de  vains  efforts  pour 
comprendre  comment  il  devait  se  comporter  avec  ce 
monsieur  ;  il  avait  deviné,  avec  la  finesse  d'intuition 
propre  à  l'enfance,  que  son  père,  sa  gouvernante  et 
sa  bonne  le  considéraient  avec  horreur,  tandis  que 
sa  mère  le  traitait  comme  son  meiUetir  ami. 

«  Qu'est-ce  que  cela  signifie  ?  qui  est-il  ?  faut-il 
que  je  l'aime  ?  et  si  je  n'y  comprends  rien,  est-ce 
ma  faute  et  suis- je  un  enfant  méchant  ou  borné  ?  » 
pensait  le  petit.  De  là  sa  timidité,  son  air  interroga- 
teur et  méfiant,  et  cette  mobilité  d'humeur  qui  gênait 
tant  Wronsky.  D'ailleurs,  en  présence  de  l'enfant,  il 
éprouvait  toujours  l'impression  de  répulsion,  sans 
cause  apparente,  qui  le  poursuivait  depuis  un  cer- 
tain temps.  Wronsky  et  Anna  étaient  semblables  à 
des  navigateurs  auxquels  la  boussole  prouverait 
qu'ils  vont  à  la  dérive,  sans  pouvoir  arrêter  leur 
course  ;  chaque  minute  les  éloigne  du  droit  chemin, 
et  reconnaître  ce  mouvement  qui  les  entraîne,  c'est 
aussi  reconnaître  leur  perte  !  L'enfant  avec  son  re- 
gard naïf  était  cette  implacable  boussole  ;  tous  deux 
le  sentaient  sans  vouloir  en  convenir. 

Ce  jour-là,  Serge  ne  se  trouvait  pas  à  la  maison  ; 
Anna  était  seule,  assise  sur  la  terrasse,  attendant  le 
retour  de  son  fils,  que  la  pluie  avait  surpris  pendant  sa 
promenade.  Elle  avait  envoyé  une  femme  de  cham- 
bre et  un  domestique  à  sa  recherche.  Vêtue  d'une 
robe  blanche,  garnie  de  hautes  broderies,  elle  était 


ANNA  K.\RKNINK.  313 

assise  dans  un  angle  de  la  terrasse,  cachée  par  dc^ 
plantes  et  des  fleurs,  et  n'entendit  pas  venir 
Wronsky.  La  tôtc  penchée,  elle  appuyait  son  front 
contre  un  arrosoir  oublié  sur  un  des  gradins  ;  de  ses 
belles  mains  chargées  de  bagues  qu'il  coimaissait 
si  bien,  elle  attirait  vers  elle  cet  arrosoir.  La  beauté 
de  cette  tête  aux  cheveux  noirs  frisé*s,  de  ces  bras, 
de  ces  mains,  de  tout  l'ensemble  de  sa  persoime, 
frappait  Wronsky  chaque  fois  qu'il  la  \'oyait,  et  lui 
causait  toujours  une  nouvelle  surprise.  Il  s'arrêta 
et  la  regarda  avec  transport.  Elle  sentit  instincti- 
vement son  approche,  et  il  avait  à  peine  fait  un  pas, 
qu'elle  repoussa  l'arrosoir  et  tourna  vers  lui  son 
visage  brûlant. 

«  Qu'avez -vous  ?  vous  êtes  malade  ?  »  dit-il  en 
français,  tout  en  s' approchant  d'elle.  Il  aurait  voulu 
courir,  mais,  dans  la  crainte  d'être  aperçu,  il  jeta 
autour  de  lui  et  vers  la  porte  de  la  terrasse  un  regard 
qui  le  fit  rougir  cormne  tout  ce  qui  l'obligeait  à 
craindre  et  à  dissimuler. 

({  Non,  je  me  porte  bien,  dit  Anna  en  se  levant  et 
serrant  vivement  la  main,  qu'il  lui  tendait.  Je  ne 
t'attendais  pas. 

—  Bon  Dieu,  quelles  mains  froides  1 

—  Tu  m'as  effrayée  ;  je  suis  seule  et  j'attends 
Serge  qui  est  allé  se  promener  ;  ils  reviendront  par 
ici.   )) 

Malgré  le  calme  qu'elle  affectait,  ses  lèvres  trem- 
blaient. 

«  Pardonnez-moi  d'être  venu,  mais  je  ne  pouvais 


314  ANNA  KARENINE. 

passer  la  journée  sans  vous  voir,  continua-t-il  en 
français,  évitant  ainsi  le  vous  impossible  et  le  tutoie- 
ment dangereux  en  russe. 

—  Je  n'ai  rien  à  pardonner  :  je  suis  trop  heureuse. 

—  Mais  vous  êtes  malade  ou  triste  ?  dit-il  en  se 
penchant  vers  elle  sans  quitter  sa  main.  A  quoi  pen- 
sez-vous ? 

—  Toujours  à  la  même  chose   »,  répondit-elle  en 
souriant. 

Elle  disait  vrai.  A  quelque  heure  de  la  journée,  à 
quelque  moment  qu'on  l'eût  interrogée,  elle  aurait 
invariablement  répondu  qu'elle  pensait  à  son  bon- 
heur et  à  son  malheur.  Au  moment  où  il  était 
entré,  elle  se  demandait  pourquoi  les  ims,  Betsy 
par  exemple,  dont  elle  savait  la  liaison  avec 
Toushkewitch,  prenaient  si  légèrement  ce  qui  pour 
elle  était  si  cruel?  Cette  pensée  l'avait  particulière- 
ment tourmentée  ce  jour-là.  Elle  parla  des  courses, 
et  lui,  pour  la  distraire  de  son  trouble,  raconta  les 
préparatifs  qui  se  faisaient;  son  ton  restait  par- 
faitement calme  et  naturel. 

«  Faut-il,  ou  ne  faut-il  pas  lui  dire  ?  pensait-elle 
en  regardant  ces  yeux  tranquilles  et  caressants.  Il 
a  l'air  si  heureux,  il  s'amuse  tant  de  cette  course, 
qu'il  ne  comprendra  peut-être  pas  assez  l'impor- 
tance de  ce  qui  nous  arrive.    » 

«  Vous  ne  m'avez  pas  dit  à  quoi  vous  songiez 
quand  je  suis  entré,  dit-il  en  interrompant  son  récit; 
dites-le,  je  vous  en  prie.    » 

Elle  ne  répondait  pas.  I^a  tête  baissée,  elle  levait 


ANNA  KARENINE.  315 

vers  lui  ses  beaux  yeux  ;  son  regard  était  plein  d'in- 
terrogations ;  sa  main  jouait  avec  une  feuille 
détachée.  Le  visage  de  Wronsky  prit  aussitôt  l'ex- 
pression d'humble  adoration,  de  dévouement  absolu 
qui  l'avait  conquise. 

«  Je  sens  qu'il  est  arrivé  quelque  chose.  Puis-je 
être  tranquille  un  instant  quand  je  vous  sais  un 
chagrin  que  je  ne  partage  pas  ?  Au  nom  du  ciel, 
parlez   »,  répéta-t-il  d'un  ton  suppliant. 

«  S'il  ne  sent  pas  toute  l'importance  de  ce  que 
j'ai  à  lui  dire,  je  sais  que  je  ne  lui  pardonnerai  pas  ; 
mieux  vaut  se  taire  que  de  le  mettre  à  l'épreuve,  » 
pensa-t-elle  en  continuant  à  le  regarder  ;  sa  main 
tremblait. 

«  Mon  Dieu  ?  qu'y  a-t-il  ?  dit-il  en  lui  prenant  la 
main. 

—  Faut-il  le  dire  ? 

—  Oui,  oui,  oui. 

—  Je  suis  enceinte  »,  munnura-t-elle  lente- 
ment. 

La  feuille  qu'elle  tenait  entre  ses  doigts  trembla 
encore  plus,  mais  elle  ne  le  quitta  pas  des  yeux,  car 
elle  cherchait  à  lire  sur  son  visage  comment  il  sup- 
porterait cet  aveu. 

Il  pâlit,  voulut  parler,  mais  s'arrêta  et  baissa  la 
tête  en  laissant  tomber  la  main  qu'il  tenait  entre  les 
siennes. 

«  Oui,  il  sent  toute  la  portée  de  cet  événement  », 
pensa-t-elle,  et  elle  lui  prit  la  main. 

Mais  elle  se  trompait  en  croyant  qu'il  sentait 


3i6  ANNA  KARÉNINE. 

comme  elle.  A  cette  nouvelle,  l'étrange  impression 
d'horreur  qui  le  poursuivait  l'avait  saisi  plus  vive- 
ment que  jamais,  et  il  comprit  que  la  crise  qu'il  sou- 
haitait, était  arrivée.  Dorénavant  on  ne  pouvait  plus 
rien  dissimuler  au  mari,  et  il  fallait  sortir  au  plus  tôt, 
n'importe  à  quel  prix,  de  cette  situation  odieuse  et 
insoutenable.  Le  trouble  d'Anna  se  communiquait 
à  lui.  Il  la  regarda  de  ses  yeux  humblement  soumis, 
lui  baisa  la  main,  se  leva,  et  se  mit  à  marcher  de 
long  en  large  sur  la  terrasse,  sans  parler. 

Quand  enfin  il  se  rapprocha  d'elle,  il  lui  dit  d'un 
ton  décidé  : 

«  Ni  vous,  ni  moi,  n'avons  considéré  notre  liai- 
son comme  un  bonheur  passager  ;  maintenant  notre 
sort  est  fixé.  Il  faut  absolument  mettre  fin  aux  men- 
songes dans  lesquels  nous  vivons  ;  —  et  il  regarda 
autour  de  lui. 

—  Mettre  fin  ?  Comment  y  mettre  fin,  Alexis  ?  » 
dit-elle  doucement. 

Elle  s'était  calmée  et  lui  souriait  tendrement. 
«  Il  faut  quitter  votre  mari  et  unir  nos  existences. 

—  Ne  sont-elles  pas  déjà  unies  ?  répondit-elle  à 
demi  voix. 

—  Pas  tout  à  fait,  pas  complètement. 

—  Mais  comment  faire,  Alexis  ?  enseigne-le-moi, 
dit-elle  avec  une  triste  ironie,  en  songeant  à  ce  que 
sa  situation  avait  d'inextricable.  Ne  suis-je  pas  la 
femme  de  mon  mari  ? 

—  Quelque  difficile  que  soit  une  situation,  elle 
a  toujours  une  issue  quelconque  ;  il  s'agit  seulement 


ANNA  K.\RKNIXE.  Z^l 

de  prendre  un  ]>arti...  Tout  vaut  mieux  que  la  vie 
que  tu  mènes.  Crois-tu  donc  cjue  je  ne  voie  pas  com- 
bien tout  est  tourment  pour  toi  :  ton  mari,  ton  fils,  le 
monde,  tout  ! 

—  Pas  mon  mari,  dit-elle  avec  un  sourire.  Je  ne 
le  connais  pas,  je  ne  pense  pas  à  lui.  Je  ne  sais  pas 
s'il  existe. 

—  Tu  n'es  pas  sincère.  Je  te  comiais  :  tu  te  tour- 
mentes aussi  à  cause  de  lui. 

—  Mais  il  ne  sait  rien,  —  dit-elle,  et  soudain  son 
visage  se  couvrit  d'une  vive  rougeur  :  le  cou,  le  front, 
les  joues,  tout  rougit,  et  lc»s  larmes  lui  vinrent  aux 
yeux.  —  Ne  parlons  plus  de  lui  !   » 

CHAPITRE  XXIII 

Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  Wronsky  cher- 
chait à  lui  faire  comprendre  et  juger  sa  position, 
quoiqu'il  ne  l'eût  encore  jamais  fait  aussi  fortement; 
et  toujours  il  s'était  heurté  aux  mêmes  appréciations 
superficielles  et  presque  futiles.  Il  lui  semblait  qu'elle 
était  alors  sous  l'empire  de  sentiments  qu'elle  ne 
voulait,  ou  ne  pouvait  approfondir,  et  elle,  la  vraie 
Anna,  disparaissait,  pour  faire  place  à  un  être  étrange 
et  indéchiffrable,  qu'il  ne  pan'enait  pas  à  com- 
prendre, qui  lui  devenait  presque  répulsif.  Aujour- 
d'hui il  voulut  s'expliquer  à  fond. 

«  Qu'il  le  sache  ou  ne  le  sache  pas,  dit-il  d'une 
voix  calme  mais  ferme,  peu  importe.  Nous  ne  pou- 


3i8  ANNA  KARÉNINE. 

vons,  vous  ne  pouvez  rester  dans  cette  situation, 
surtout  à  présent. 

—  Que  faudrait-il  faire  selon  vous  ?  —  deman- 
da-t-elle  avec  la  raêine  ironie  railleuse.  Elle  qui  avait 
craint  si  vivement  de  lui  voir  accueillir  sa  confi- 
dence avec  légèreté,  était  mécontente  maintenant 
qu'il  en  déduisît  la  nécessité  absolue  d'une  résolu- 
tion énergique. 

—  Avouez  tout,  et  quittez-le. 

—  Supposons  que  je  le  fasse,  savez- vous  ce  qu'il 
en  résultera  ?  Je  vais  vous  le  dire  :  —  et  un  éclair 
méchant  jaillit  de  ses  yeux  tout  à  l'heure  si  tendres. 
((  Ah  vous  en  aimez  un  autre  et  avez  une  liaison  cri- 
minelle ?  dit-elle  en  imitant  son  mari  et  appuyant 
sur  le  mot  criminelle  comme  lui.  Je  vous  avais  aver- 
tie des  suites  qu'elle  aurait  au  point  de  vue  de  la  re- 
ligion, de  la  société  et  de  la  famille.  Vous  ne  m'avez 
pas  écouté,  maintenant  je  ne  puis  livrer  à  la  honte 
mon  nom,  et...  »  —  elle  allait  dire  mon  fils,  mais 
s'arrêta,  car  elle  ne  pouvait  plaisanter  de  son  fils. 
—  En  un  mot,  il  me  dira  nettement,  clairement,  sur 
le  ton  dont  il  discute  les  affaires  d'État,  qu'il  ne  peut 
me  rendre  la  liberté,  mais  qu'il  prendra  des  mesures 
pour  éviter  le  scandale.  C'est  là  ce  qui  se  passera, 
car  ce  n'est  pas  un  homme,  c'est  une  machine 
et,  quand  il  se  fâche,  une  très  méchante  ma- 
chine.   » 

Et  elle  se  rappela  les  moindres  détails  du  langage 
et  de  la  physionomie  de  son  mari,  prête  à  lui  repro- 
cher intérieurement  tout  ce  qu'elle  pouvait  trouver 


ANNA  KART^XINTÎ.  31O 

en  lui  de  mal,  avec  d'autant  moins  d'indulgence 
qu'elle  se  sentait  plus  coupable. 

0  Mais  Anna,  dit  Wronsky  avec  douceur,  dans 
l'espoir  de  la  convaincre  et  de  la  calmer,  il  faut 
d'abord  tout  avouer,  et  ensuite  nous  agirons  selon 
ce  qu'il  fera. 

—  Alors  il  faudra  s'enfuir  ? 

—  Pourquoi  pas  ?  Je  ne  vois  pas  la  possibilité 
de  continuer  à  vivre  ainsi  ;  il  n'est  pas  question  de 
moi,  mais  de  vous  qui  souffrez. 

—  S'enfuir  î  et  devenir  ostensiblement  votre  maî- 
tresse !  dit-elle  méchamment. 

—  Anna  !  s'écria-t-il  peiné. 

—  Oui,  votre  maîtresse  et  perdre  tout...  »  Elle 
voulut  encore  dire  mon  fils,  mais  ne  put  prononcer 
ce  mot. 

Wronsky  était  incapable  de  comprendre  que  cette 
forte  et  loyale  nature  acceptât  la  situation  fausse  où 
elle  se  trouvait,  sans  chercher  à  en  sortir  ;  il  ne  se 
doutait  pas  que  l'obstacle  était  le  mot  «  fils  » 
qu'elle  ne  pouvait  se  résoudre  à  articuler. 

Quand  Aima  se  représentait  la  vie  de  cet  enfant 
avec  le  père  qu'elle  aurait  quitté,  l'horreur  de  sa 
faute  lui  paraissait  telle,  qu'en  véritable  femme  elle 
n'était  plus  en  état  de  raisormer,  et  ne  cherchait 
qu'à  se  rassurer  et  à  se  persuader  que  tout  pour- 
rait encore  demeurer  comme  par  le  passé;  il  fallait 
à  tout  prix  s'étourdir,  oublier  cette  affreuse  pensée  : 
«  que  deviendra  l'enfant  ?    » 

«  Je  t'en  supplie,  je  t'en  supplie,  dit-elle  tout  à 


320  ANNA  KARÉNINE. 

coup  sur  un  ton  tout  différent  de  tendresse  et  de  sin- 
cérité, ne  me  parle  plus  jamais  de  cela. 

—  Mais,  Anna  ! 

—  Jamais,  jamais.  Laisse-moi  rester  juge  de  la 
situation.  J'en  comprends  la  bassesse  et  l'horreur, 
mais  il  n'est  pas  aussi  facile  que  tu  le  crois  d'y  rien 
changer.  Aie  confiance  en  moi,  et  ne  me  dis  plus  ja- 
mais rien  de  cela.  Tu  me  le  promets  ? 

—  Je  promets  tout  ;  comment  veux-tu  cepen- 
dant que  je  sois  tranquille,  après  ce  que  tu  viens  de 
me  confier  ?  Puis- je  rester  calme  quand  tu  l'es  si 
peu  ? 

—  Moi  !  répéta-t-elle.  Il  est  vrai  que  je  me  tour- 
mente, mais  cela  passera  si  tu  ne  me  parles  plus  de 
rien. 

—  Je  ne  comprends  pas... 

—  Je  sais,  interrompit-elle,  combien  ta  nature 
loyale  souffre  de  mentir  ;  tu  me  fais  pitié,  et  bien 
souvent  je  me  dis  que  tu  as  sacrifié  ta  vie  pour  moi. 

—  C'est  précisément  ce  que  je  me  disais  de  toi  ! 
je  me  demandais  tout  à  l'heure  comment  tu  avais  pu 
t'immoler  pour  moi  !  Je  ne  me  pardonne  pas  de  t'a- 
voir  rendue  malheureuse  ! 

—  Moi,  malheureuse  !  dit-elle  en  se  rapprochant 
de  lui  et  le  regardant  avec  un.  sourire  plein  d'amour. 
Moi  !  mais  je  suis  semblable  à  un  être  mourant  de 
faim  auquel  on  aurait  donné  à  manger  !  Il  oublie 
qu'il  a  froid  et  qu'il  est  couvert  de  guenilles,  il  n'est 
pas  malheureux.  Moi  malheureuse  !  Non,  voilà  mon 
bonheur...   » 


ANNA  KARÉNINE.  321 

La  voix  du  petit  Serge  qui  rentrait  se  fit  entendre. 
Anna  jeta  un  coup  d'oeil  autour  d'elle,  se  leva  vive- 
ment, et  porta  rapidement  ses  belles  mains  chargées 
de  l)agues  vers  Wronsky  qu'elle  prit  par  la  tête  ;  elle 
le  regarda  longuement,  approcha  son  visage  du 
sien,  l'embrassa  sur  les  lèvres  et  les  yeux,  puis  elle 
voulut  le  repousser  et  le  quitter,  mais  il  l'arrêta. 

«  Quand  ?  murmura-t-il  en  la  regardant  avec 
transport. 

—  Aujourd'hui  à  une  heure  »,  répondit-elle  à 
voix  basse  en  soupirant,  et  elle  courut  au-devant  de 
son  iils.  Serge  avait  été  surpris  par  la  pluie  au  parc, 
et  s'était  réfugié  dans  un  pavillon  avec  sa  bonne. 

«  Eh  bien,  au  revoir,  dit-elle  à  Wronsky,  il  faut 
maintenant  que  je  m'apprête  pour  les  courses  ; 
Betsy  m' a  promis  de  venir  me  chercher.  »  —  Wrons- 
ky regarda  sa  montre,  et  partit  précipitamment. 


CHAPITRE  XXIV 

Wronsky  était  si  ému  et  si  préoccupé  qu'ayant 
regardé  l'aiguille  et  le  cadran  il  n'avait  pas  vu 
l'heure. 

Tout  pénétré  de  la  pensée  d'Anna,  il  regagna  sa 
calèche  sur  la  route,  marchant  avec  précaution  le 
long  du  chemin  boueux.  Sa  mémoire  n'était  plus 
qu'instinctive,  et  lui  rappelait  seulement  ce  qu'il 
avait  résolu  de  faire,  sans  que  la  réflexion  intervînt. 
Il  s'approcha  de  son  cocher  endormi  sur  son  siège, 


322  ANNA  KARÉNINE. 

le  réveilla  machinalement,  observa  les  nuées  de  mou- 
cherons qui  s'élevaient  au-dessus  de  ses  chevaux  en 
sueur,  sauta  dans  sa  calèche  et  se  fit  conduire  chez 
Bransky  ;  il  avait  déjà  fait  six  à  sept  verstes  lors- 
que la  présence  d'esprit  lui  revint  ;  il  comprit  alors 
qu'il  était  en  retard,  et  regarda  de  nouveau  sa  mon- 
tre. Elle  marquait  cinq  heures  et  demie. 

Il  devait  y  avoir  plusieurs  courses  ce  jour-là. 
D'abord  les  chevaux  de  trait,  puis  ime  course  d'offi- 
ciers de  deux  verstes,  une  seconde  de  quatre  ;  celle 
où  il  devait  courir  était  la  dernière.  A  la  rigueur,  il 
pouvait  arriver  à  temps  en  sacrifiant  Bransky,  sinon 
il  risquait  de  ne  se  trouver  sur  le  terrain  que  lorsque 
la  cour  serait  arrivée,  et  ce  n'était  pas  convenable. 
Malheureusement  Bransky  avait  sa  parole  ;  il  con- 
tinua donc  la  route  en  recommandant  au  cocher  de 
ne  pas  ménager  ses  chevaux.  Cinq  minutes  chez 
Bronsky,  et  il  repartit  au  galop  ;  ce  mouvement  ra- 
pide lui  fit  du  bien.  Peu  à  peu  il  oubliait  ses  soucis 
pour  ne  sentir  que  l'émotion  de  la  course  et  le  plai- 
sir de  ne  pas  la  manquer  ;  il  dépassait  toutes  les 
voitures  venant  de  Pétersbourg  ou  des  environs. 

Personne  chez  lui  que  son  domestique  le  guettant 
sur  le  seuil  de  la  porte  ;  tout  le  monde  était  déjà 
parti. 

Pendant  qu'il  changeait  de  vêtements,  son  domes- 
tique eut  le  temps  de  lui  raconter  que  la  seconde 
course  était  commencée,  et  que  plusieurs  personnes 
s'étaient  informées  de  Im. 

Wronsky  s'habilla  sans  se  presser,  —  car  il  savait 


AKNA  KARKNINE.  323 

garder  son  calnic,  —  et  se  fit  conduire  en  voiture  aux 
écuries.  On  voyait  de  là  un  océan  d'équipages  de 
toutes  sortes,  des  piétons,  des  soldats,  et  toutes  les 
tribunes  chargées  de  spectateur  .  —  La  seconde 
course  devait  en  effet  avoir  lieu,  car  il  entendit  un 
coup  de  cloche.  Il  avait  rencontré  près  de  l'écurie 
l'alezan  de  Mahotine,  Gladiator,  qu'on  menait  cou- 
vert d'une  housse  orange  et  bleue  avec  d'énormes 
oreillères. 

a  Où  est  Cord  ?  demanda- t-il  au  palefrenier. 

—  A  récurie,  —  on  selle.    » 

Frou-frou  était  toute  sellée  dans  sa  stalle  ouverte, 
et  on  allait  la  faire  sortir, 
a  Je  ne  suis  pas  en  retard  ? 

—  AU  right,  ail  rigfU,  dit  l'Anglais,  ne  vous  in- 
quiétez de  rien.    » 

Wronsky  jeta  un  dernier  regard  sur  les  belles 
fonnes  de  sa  jument,  et  la  quitta  à  regret  ;  —  elle 
tremblait  de  tous  ses  membres.  Le  moment  était 
propice  pour  s'approcher  des  tribunes  sans  être  re- 
marqué ;  la  course  de  deux  vers  tes  s'achevait,  et 
tous  les  yeux  étaient  fixés  sur  un  chevalier-garde 
et  un  hussard  derrière  lui,  fouettant  désespérément 
leurs  chevaux  en  approchant  du  but.  On  affluait  vers 
ce  point  de  tous  côtés,  et  un  groupe  de  soldats  et 
d'officiers  de  la  garde  saluaient  avec  des  cris  de 
joie  le  triomphe  de  leur  officier  et  de  leur  camarade. 

Wronsky  se  mêla  à  la  foule  au  moment  où  la  cloche 
annonçait  la  fin  de  la  course,  tandis  que  le  vainqueur 
couvert  de  boue,  s'affaissait  sur  sa  selle  et  laissait 


324  ANNA  KARENINE. 

tomber  la  bride  de  son  étalon  gris  pommelé,  essouf- 
flé et  trempé  de  sueur. 

L'étalon,  raidissant  péniblement  les  jarrets, 
arrêta  avec  difficulté  sa  course  rapide  ;  l'officier, 
comme  au  sortir  d'un  rêve,  regardait  autour  de  lui  et 
souriait  avec  effort.  Une  foule  d'amis  et  de  curieux 
l'entoura. 

C'était  à  dessein  que  Wronsky  évitait  le  monde 
élégant  qui  circulait  tranquillement  en  causant, 
autour  de  la  galerie  ;  il  avait  déjà  aperçu  Anna, 
Betsy  et  la  femme  de  son  frère,  et  ne  voulait  pas 
s'approcher  d'elles,  pour  éviter  toute  distraction. 
Mais  à  chaque  pas  il  rencontrait  des  connaissances 
qui  l'arrêtaient  au  passage  et  lui  racontaient  quel- 
ques détails  de  la  dernière  course,  ou  lui  deman- 
daient la  cause  de  son  retard. 

Pendant  qu'on  distribuait  les  prix  dans  le  pavil- 
lon, et  que  chacun  se  dirigeait  de  ce  côté,  Wronsky 
vit  approcher  son  frère  Alexandre  ;  comme  Alexis, 
c'était  un  homme  de  taille  moyenne  et  un  peu  tra- 
pu ;  mais  il  était  plus  beau,  quoiqu'il  eût  le  visage 
très  coloré  et  un  nez  de  buveur  ;  il  portait  l'uni- 
forme de  colonel  avec  des  aiguillettes. 

«  As-tu  reçu  ma  lettre  ?  dit-il  à  son  frère,  —  on. 
ne  te  trouve  jamais.    » 

Alexandre  Wronsky,  malgré  sa  vie  débauchée  et 
son  penchant  à  l'ivrognerie,  fréquentait  exclusive- 
ment le  monde  de  la  cour.  Tandis  qu'il  causait  avec 
son  frère  d'un  sujet  pénible,  il  savait  garder  la 
physionomie  souriante  d'un  hom.me  qui  plaisanterait 


ANNA  KARÊXINTÎ.  325 

d'une  façon  inofTensive,  et  cela  à  cause  des  yeux 

qu'il  sentait  bracjués  sur  eux. 

«  Je  l'ai  reçue  ;  je  ne  comprends  pas  de  quoi  iu 
t'inquiètes. 

—  Je  m'inquiète  de  ce  qu'on  m'a  fait  remarquer 
tout  à  l'heure  ton  absence,  et  ta  présence  à  Péter- 
hof  lundi. 

—  Il  y  a  des  choses  qui  ne  peuvent  être  jugées 
que  par  ceux  qu'elles  intéressent  directement,  —  et 
l'affaire  dont  tu  te  préoccupes  est  telle... 

—  Oui,  mais  alors  on  ne  reste  pas  au  service,  on 
ne... 

—  Ne  t'en  mêle  pas,  —  c'est  tout  ce  que  je  de- 
mande. »  Alexis  W^onsky  pâlit,  et  son  visage  mé- 
content eut  un  tressaillement  ;  il  se  mettait  rare- 
ment en  colère,  mais  quand  cela  arrivait,  son  men- 
ton se  prenait  à  trembler,  et  il  devenait  dangereux. 
Alexandre  le  savait  et  sourit  gaiement 

«  Je  n'ai  voulu  que  te  remettre  la  lettre  de  notre 
mère  ;  réponds-lui  et  ne  te  fais  pas  de  mauvais  sang 
avant  la  course. 

—  Bonne  chance  »,  ajouta-t-il  en  français,  en 
s'éloignant. 

Dès  qu'il  l'eut  quitté,  Wronsky  fut  accosté  par 
un  autre. 

«  Tu  ne  reconnais  donc  plus  tes  amis  ?  Bonjour, 
mon  cher  !  »  C'était  Stépane  Arcadiévitch,  le  visage 
animé,  les  favoris  bien  peignés  et  pommadés,  aussi 
brillant  dans  le  monde  élégant  de  Péters bourg  qu'à 
Moscou. 


326  ANNA  KARÉNINE. 

(t  Je  suis  arrivé  d'hier  et  me  voilà  Taxi  d'as- 
sister à  ton  triomphe.  —  Quand  nous  revenons- 
nous  ? 

—  Encore  demain  au  mess  »,  dit  Wronsky,  et, 
s'excusant  de  le  quitter,  il  lui  serra  la  main  et  se  diri- 
gea vers  l'endroit  où  les  chevaux  avaient  été  ame- 
nés pour  la  course  d'obstacles. 

Les  palefreniers  emmenaient  les  chevaux  épuisés 
par  la  dernière  course,  et  ceux  de  la  course  suivante 
apparaissaient  les  uns  après  les  autres.  C'étaient 
pour  la  plupart  des  chevaux  anglais,  bien  sanglés  et 
encapuchonnés,  —  on  aurait  dit  d'énormes  oiseaux. 

Frou-frou,  belle  dans  sa  maigreur,  approchait, 
posant  im.  pied  après  l'autre  d'im  pas  élastique  et 
rebondissant  ;  —  non  loin  de  là,  on  ôtait  à  Gladia- 
tor  sa  couverture  ;  les  formes  superbes,  régulières 
et  robustes  de  l'étalon,  avec  sa  croupe  splendide  et 
ses  pieds  admirablement  taillés,  attirèrent  l'atten- 
tion de  Wronsky. 

Il  voulut  se  rapprocher  de  Frou-frou,  mais  quel- 
qu'un l'arrêta  encore  au  passage. 

«  Voilà  Karénine,  —  il  cherche  sa  femme  qui  est 
dans  le  pavillon,  l'avez- vous  vue  ? 

—  Non  »,  répondit  Wronsky,  sans  tourner  la 
tête  du  côté  où  on  lui  indiquait  Mme  Karénine,  et  il 
rejoignit  son  cheval. 

A  peine  eut-il  le  temps  d'examiner  quelijue  chose 
qu'il  fallait  rectifier  à  la  selle,  qu'on  appela  ceux  qui 
devaient  courir  pour  leur  distribuer  leurs  numéros 
d'ordre.    Ils   approchèrent   tous,    sérieux,   presque 


ANNA  KARKNINE.  327 

solennels,  et  plusieurs  d'entre  eux  fort  pâles  :  ils 
étaient  dix-sept.  —  Wronsky  eut  le  u^  7. 

«  En  selle  î   »  cria-t-on. 

Wronsky  s'approcha  de  son  cheval  ;  il  se  sentait, 
comme  ses  camarades,  le  point  de  mire  de  tous  les 
regards,  et,  conune  toujours,  le  malaise  qu'il  en 
éprouvait  rendait  ses  mouvements  plus  lents. 

Cord  avait  mis  son  costume  de  parade  en  l'hon- 
neur des  courses  ;  il  portait  une  redingote  noire 
boutonnée  jusqu'au  cou  ;  un  col  de  chemise  forte- 
ment empesé  faisait  ressortir  ses  joues.  —  il  avait 
des  bottes  à  l'écuyère  et  un  chapeau  rond.  Calme 
et  important,  selon  son  habitude,  il  était  debout  à 
la  tête  du  chev^al  et  tenait  lui-même  la  bride.  Frou- 
frou tremblait  et  semblait  prise  d'un  accès  de  fièvre; 
ses  yeux  pleins  de  feu  regardaient  Wronsky  de  côté. 
Celui-ci  passa  le  doigt  sous  la  sangle  de  la  selle,  —  la 
jument  recula  et  dressa  les  oreilles,  —  et  l'Anglais 
grimaça  un  sourire  à  l'idée  qu'on  pût  douter  de  la 
façon  dont  il  sellait  un  cheval. 

«  Montez,  vous  serez  moins  agité   »,  dit-il. 

Wronsky  jeta  un  dernier  coup  d'oeil  sur  ses  con- 
currents :  il  savait  qu'il  ne  les  verrait  plus  pendant  la 
course.  Deux  d'entre  eux  se  dirigeaient  déjà  vers  le 
point  de  départ.  Goltzen,  un  ami  et  un  des  plus 
forts  coureurs,  tournait  autour  de  son  étalon  bai 
sans  pouvoir  le  monter.  Un  petit  hussard  de  la 
garde,  en  pantalon  de  cavalerie,  courbé  en  deux  sur 
son  cheval  pour  im.iter  les  Anglais,  faisait  un  temps 
de  galop.  Le  prince  Kouzlof,  blanc  comme  un  linge, 


328  ANNA  KARENINE. 

montait  une  jument  pur  sang  qu'un  Anglais  me- 
nait par  la  bride.  Wronsky  connaissait  comme  tous 
ses  camarades  T  amour-propre  féroce  de  Kouzlof, 
joint  à  la  faiblesse  de  ses  nerfs.  Chacun  savait  qu'il 
avait  peur  de  tout,  —  mais  à  cause  de  cette  peur,  et 
parce  qu'il  risquait  de  se  rompre  le  cou,  et  qu'il  y 
avait  près  de  chaque  obstacle  un  chirurgien  avec 
des  infirmiers  et  des  brancards,  il  avait  résolu  de 
courir. 

Wronsky  lui  sourit  d'un  air  approbateur  ;  mais  le 
rival  redoutable  entre  tous,  Mahotine  sur  Gladiator, 
n'était  pas  là. 

«  Ne  vous  pressez  pas,  disait  Cord  à  Wronsky,  et 
n'oubliez  pas  une  chose  importante  :  devant  un  obs- 
tacle, il  ne  faut  ni  retenir  ni  lancer  son  cheval,  —  il 
faut  le  laisser  faire. 

—  Bien,  bien,  répondit  Wronsky  en  prenant  les 
brides, 

—  Menez  la  course  si  cela  se  peut,  sinon  ne  per- 
dez pas  courage,  quand  bien  même  vous  seriez  le 
dernier.   » 

Sans  laisser  à  sa  monture  le  temps  de  faire  le  moin- 
dre mouvement,  Wronsky  s'élança  vivement  sur 
l'étrier,  se  mit  légèrement  en  selle,  égalisa  les  doubles 
rênes  entre  ses  doigts,  et  Cord  lâcha  le  cheval.  Frou- 
frou allongea  le  cou  en  tirant  sur  la  bride  ;  elle  sem- 
blait se  demander  de  quel  pied  il  fallait  partir,  et 
balançait  son  cavalier  sur  son  dos  flexible  en  avan- 
çant d'vm  pas  élastique.  Cord  suivait  à  grandes  en- 
jambées. I^a  jument,  agitée,  cherchait  à  tromper  son 


ANNA  KARÉNINE.  329 

cavalier  et  tirait  tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche  ; 
Wronsk>^  la  rassurait  inutilement  de  la  voix  et  du 
geste. 

On  approchait  de  la  rivière,  du  côté  où  se  trou- 
vait le  point  de  départ  ;  Wronsky,  précédé  des  uns, 
suivi  des  autres,  entendit  derrière  lui,  sur  la  boue  du 
chemin,  le  galop  d'un  cheval.  C'était  Gladiator 
monté  par  Mahotine  ;  celui-ci  sourit  en  passant, 
montrant  ses  longues  dents.  \Vronsk>'  ne  répondit  que 
par  un  regard  irrité.  Il  n'aimait  pas  Mahotine,  et 
cette  façon  de  galoper  près  de  lui  et  d'échauffer  son 
cheval  lui  déplut  ;  il  sentait  d'ailleurs  en  lui  son  plus 
rude  adversaire. 

Frou-frou  partit  au  galop  du  pied  gauche,  fit 
deux  bonds,  et,  fâchée  de  se  sentir  retenue  par  le 
bridon,  changea  d'allure  et  prit  un  trot  qui  secoua 
fortement  son  cavalier.  —  Cord,  mécontent,  courait 
presque  aussi  vite  qu'elle  à  côté  de  Wronsky. 


CHAPITRE  XXV 

Le  champ  de  courses,  une  ellipse  de  quatre  verstes, 
s'étendait  devant  le  pavillon  principal  et  offrait 
neuf  obstacles  :  la  rivière,  —  une  grande  barrière 
haute  de  deux  archines,  en  face  du  pavillon,  —  un 
fossé  à  sec,  —  un  autre  rempH  d'eau,  —  un  côté 
rapide,  —  une  banquette  irlandaise  (obstacle  le  plus 
difficile),  c'est-à-dire  un  remblai  couvert  de  fascines, 
derrière  lequel  un  second  fossé  invisible  obHgeait  le 


330  ANNA  KARÉNINE. 

cavalier  à  sauter  deux  obstacles  à  la  fois,  au  risque 
de  se  tuer  ;  —  après  la  banquette,  encore  trois  fos- 
sés, dont  deux  pleins  d'eau,  —  et  enfin  le  but,  devant 
le  pavillon.  Ce  n'était  pas  dans  l'enceinte  même  du 
cercle  que  commençait  la  course,  mais  à  une  cen- 
taine de  sagènes  en  dehors,  et  sur  cet  espace  se  trou- 
vait le  premier  obstacle,  la  rivière,  qu'on  pouvait  à 
volonté  sauter  ou  passer  à  gué. 

Les  cavaliers  se  rangèrent  pour  le  signal,  mais 
trois  fois  de  suite  il  y  eut  faux  départ;  il  fallut  recom- 
mencer. Le  colonel  qui  dirigeait  la  course  commençait 
à  s'impatienter,  —  lorsque  enfin  au  quatrième  com- 
mandement les  cavaliers  partirent. 

Tous  les  yeux,  toutes  les  lorgnettes  étaient  diri- 
gés vers  les  coureurs. 

«  Ils  sont  partis  !  les  voilà  !  »  cria-t-on  de  tous 
côtés. 

Et  pour  mieux  les  voir,  les  spectateurs  se  préci- 
pitèrent isolément  ou  par  groupes  vers  l'endroit  d'où 
on  pouvait  les  apercevoir.  Les  cavaliers  se  disper- 
sèrent d'abord  un  peu  ;  de  loin,  ils  semblaient  courir 
ensemble,  mais  les  fractions  de  distance  qui  les  sé- 
paraient avaient  leur  importance. 

Frou-frou,  agitée  et  trop  nerveuse,  perdit  du  ter- 
rain au  début,  mais  Wronsky,  tout  en  la  retenant, 
prit  facilement  le  devant  sur  deux  ou  trois  chevaux, 
et  ne  fut  bientôt  plus  précédée  que  par  Gladiator, 
qui  la  dépassait  de  toute  sa  longueur,  et  par  la  jolie 
Diane  en  tête  de  tous,  portant  le  malheureux 
Kouzlof,  à  moitié  mort  d'émotion. 


ANNA  KARlvNINE.  331 

Pendant  ces  premières  minutes,  Wronsky  ne  fut 
pas  plus  maître  de  lui-même  que  de  sa  monture. 

Gladiator  et  Diane  se  rapprochèrent  et  franchirent 
la  rivière  prescjue  d'un  même  bond  ;  Frou-frou  s'é- 
lança légèrement  derrière  eux  comme  portée  par 
des  ailes  :  au  moment  où  Wronsky  se  sentait  dans 
les  airs,  il  aperçut  sous  les  pieds  de  son  cheval 
Kouzlof  se  débattant  avec  Diane  de  l'autre  côté  de 
la  rivière  (il  avait  lâché  les  rênes  après  avoir  sauté, 
et  son  cheval  s'était  abattu  sous  lui)  ;  Wronsky 
n'apprit  ces  détails  que  plus  tard,  il  ne  vit  qu'une 
chose  alors,  c'est  que  Frou-frou  reprendrait  pied  sur 
le  corps  de  Diane.  Mais  Frou-frou,  semblable  à  un 
chat  qui  tombe,  fit  un  effort  du  dos  et  des  jambes 
tout  en  sautant,  et  retomba  à  terre  par-dessus  le 
cheval  abattu. 

«  Oh  ma  belle  !    »  pensa  Wronsky. 

Après  la  rivière,  il  reprit  pleine  possession  de  son 
cheval,  et  le  retint  même  un  peu,  avec  l'intention  de 
sauter  la  grande  barière  derrière  Mahotine,  qu'il  ne 
comptait  distancer  que  sur  l'espace  d'environ  deux 
cents  sagènes  libre  d'obstacles. 

Cette  grande  barrière  s'élevait  juste  en  face  du 
pavillon  impérial  ;  l'empereur  lui-même,  la  cour, 
une  foule  immense  les  regardait  approcher. 

Wronsky  sentait  tous  ces  yeux  braqués  sur  lui, 
mais  il  ne  voyait  que  les  oreilles  de  son  cheval,  la 
terre  disparaissant  devant  lui,  la  croupe  de  Gladia- 
tor et  ses  pieds  blancs  battant  le  sol  en  cadence,  et 
conser\'ant  toujours  la  même  distance  en  avant  de 


332  ANNA  KARÉNINE. 

Frou-frou.  Gladiator  s'élança  à  la  barrière,  agita  sa 
queue  écourtée  et  disparut  aux  yeux  de  Wrousky 
sans  avoir  heurté  l'obstacle. 

«  Bravo  !    »  cria  une  voix. 

Au  même  moment,  les  planches  de  la  barrière 
passèrent  comme  i^n  éclair  devant  Wronsky,  son 
cheval  sauta  sans  changer  d'allure,  mais  il  entendit 
derrière  lui  un  craquement  :  Frou-frou,  animée  par 
la  vue  de  Gladiator,  avait  sauté  trop  tôt  et  frappé 
la  barrière  de  ses  fers  de  derrière  ;  son  allure  ne 
varia  cependant  pas,  et  Wronsky,  la  figure  écla- 
boussée de  boue,  comprit  que  la  distance  n'avait 
pas  diminué,  en  apercevant  devant  lui  la  croupe  de 
Gladiator,  sa  queue  coupée  et  ses  rapides  pieds 
blancs. 

Frou-frou  sembla  faire  la  même  réflexion  que  son 
maître,  car,  sans  y  être  excitée,  elle  augmenta  sensi- 
blement de  vitesse  et  se  rapprocha  de  Mahotine  en 
obliquant  vers  la  corde,  que  Mahotine  conservait 
cependant.  Wronsky  Se  demandait  si  l'on  ne  pourrait 
pas  le  dépasser  de  l'autre  côté  de  la  piste,  lorsque 
Frou-frou,  changeant  de  pied,  prit  elle-même  cette 
direction.  Son  épaule,  brunie  par  la  sueur,  se  rappro- 
cha de  la  croupe  de  Gladiator.  Pendant  quelques 
secondes  ils  coururent  tout  près  l'un  de  l'autre  ; 
mais,  pour  se  rapprocher  de  la  corde,  Wronsky 
excita  son  cheval,  et  vivement,  sur  la  descente, 
dépassa  Mahotine,  dont  il  entrevit  le  visage  couvert 
de  boue  ;  il  lui  sembla  que  celui-ci  souriait.  Quoique 
dépassé,  il  était  là,  tout  près,  et  Wronsky  entendait 


ANNA  KARÉNINE.  333 

toujours  le  mênie  galop  régulier  et  la  respiration 
précipitée  mais  nullement  fatiguée  de  l'étalon. 

Ives  deux  obstacles  suivants,  le  fossé  et  la  barrière, 
furent  aisément  franchis,  mais  le  galop  et  le  souffle 
de  Gladiator  se  rapprochaient  ;  Wronsky  força  le 
train  de  Frou-frou  et  sentit  avec  joie  qu'elle  augmen- 
tait facilement  sa  \'itesse  ;  le  son  des  sabots  de  Gla- 
diator s'éloignait. 

C'était  lui  maintenant  qui  menait  la  course  comme 
il  l'avait  souhaité,  comme  le  lui  avait  recoimnandé 
Cord  ;  il  était  sûr  du  succès.  Son  émotion,  sa  joie  et 
sa  tendresse  pour  Frou-frou  allaient  toujours  crois- 
sant. Il  aurait  voulu  se  retourner,  mais  n'osait  regar- 
der derrière  lui,  et  cherchait  à  se  calmer  et  à  ne  pas 
sunnener  sa  monture.  Va  seul  obstacle  sérieux, 
la  banquette  irlandaise,  lui  restait  à  franchir  ;  si, 
l'ayant  dépassé,  il  était  toujours  en  tête,  son  triom- 
phe devenait  infaillible.  Lui  et  Frou-frou  aper- 
çurent la  banquette  de  loin,  et  tous  deux,  le  cheval  et 
le  cavalier,  éprouvèrent  un  moment  d'hésitation. 
Wronsky  remarqua  cette  hésitation  aux  oreilles 
de  la  jument,  et  levait  déjà  la  cravache,  lorsqu'il 
comprit  à  temps  qu'elle  savait  ce  qu'elle  devait  faire. 
La  jolie  bête  prit  son  élan,  et,  comme  il  le  prévoyait, 
s'abandonna  à  la  vitesse  acquise  qui  la  transporta 
bien  au-delà  du  fossé  ;  puis  elle  reprit  sa  course 
en  mesure  et  sans  effort,  sans  avoir  changé  de 
pied. 

«  Bravo,  Wronsk>'  î  crièrent  des  voix.  Il  savait 
que  ses  camarades  et  ses  amis  se  tenaient  près  de 


334  ANNA  KARENINE. 

l'obstacle,  et  distingua  la  voix  de  Yashvine,  mais 
sans  le  voir. 

«  Oh  ma  charmante  !  pensait-il  de  Frou-frou,  tout 
en  écoutant  ce  qui  se  passait  derrière  lui...  Il  a 
sauté  »,  se  dit-il  en  entendant  approcher  le  galop  de 
Gladiator. 

Un  dernier  fossé,  large  de  deux  archines,  restait 
encore  ;  c'est  à  peine  si  Wronsky  y  faisait  attention, 
mais,  voulant  arriver  premier,  bien  avant  les  autres, 
il  se  mit  à  rouler  son  cheval.  La  jument  s'épuisait  ; 
son  cou  et  ses  épaules  étaient  mouillés,  la  sueur  per- 
lait sur  son  garrot,  sa  tête  et  ses  oreilles  ;  sa  respira- 
tion devenait  courte  et  haletante.  Il  savait  cepen- 
dant qu'elle  serait  de  force  à  fournir  les  deux  cents 
sagènes  qui  le  séparaient  du  but,  et  ne  remarquait 
l'accélération  de  la  vitesse  que  parce  qu'il  touchait 
presque  terre.  Le  fossé  fut  franchi  sans  qu'il  s'en 
aperçût.  Frou-frou  s'envola  comme  un  oiseau  plutôt 
qu'elle  ne  sauta  ;  mais  en  ce  moment  Wronsky 
sentit  avec  horreur  qu'au  lieu  de  suivre  l'allure  du 
cheval,  le  poids  de  son  corps  avait  porté  à  faux 
en  retombant  en  selle,  par  un  mouvement  aussi  inex- 
plicable qu'impardonnable.  Comment  cela  s'était-il 
fait  ?  il  ne  pouvait  s'en  rendre  compte,  mais  il 
comprit  qu'une  chose  terrible  lui  arrivait  :  l'alezan 
de  Mahotine  passa  devant  lui  comme  un  éclair. 

Wronsky  touchait  la  terre  d'un  pied  :  la  jument 
s'affaissa  sur  ce  pied,  et  il  eut  à  peine  le  temps  de  se 
dégager  qu'elle  tomba  complètement,  soufflant 
péniblement  et  faisant,  de  son  cou  délicat  et  cou- 


ANNA  KARÎvNTNB.  335 

vert  de  sueur,  d'inutiles  efforts,  pour  se  relever  ;  elle 
gisait  à  terre  et  se  débattait  connue  un  oiseau  bles- 
sé :  par  le  mouvement  qu'il  avait  fait  en  selle,  Wrons- 
ky  lui  avait  brisé  les  reins  ;  mais  il  ne  comprit  sa  faute 
que  plus  tard.  Il  ne  voyait  qu'une  chose  en  ce  mo- 
ment :  c'est  que  Gladiator  s'éloignait  rapidement, 
et  que  lui  il  était  là,  seul,  sur  la  terre  détrempée, 
devant  Frou-frou  abattue,  qui  tendait  vers  lui  sa 
tête  et  le  regardait  de  ses  beaux  yeux.  Toujours  sans 
comprendre,  il  tira  sur  la  bride.  La  pauvre  bête 
s'agita  comme  un  poisson  pris  au  filet,  et  chercha  à 
se  redresser  sur  ses  jambes  de  devant  ;  mais,  impuis- 
sante à  relever  celles  de  derrière,  elle  retomba  trem- 
blante sur  le  côté.  Wronsky  pâle  et  défiguré  par  la 
colère,  lui  donna  un  coup  de  talon  dans  le  ventre 
pour  la  forcer  à  se  relever  ;  elle  ne  bougea  pas,  et 
jeta  à  son  maître  un  de  ses  regards  parlants,  en  en- 
fonçant son  museau  dans  le  sol. 

a  Mon  Dieu,  qu'ai-je  fait  ?  hurla  presque  Wronsky 
en  se  prenant  la  tête  à  deux  mains.  Qu'ai-je  fait  ?   » 

Et  la  pensée  de  la  course  perdue,  de  sa  faute  hu- 
miliante et  impardonnable,  de  la  malheureuse  bête 
brisée,  tout  l'accabla  à  la  fois.   «  Qu'ai-je  fait  ?   » 

On  accourait  vers  lui,  le  chirurgien  et  son  aide, 
ses  camarades,  tout  le  monde.  A  son  grand  chagrin, 
il  se  sentait  sain  et  sauf. 

Le  cheval  avait  l'épine  dorsale  rompue  ;  il  fallut 
l'abattre.  Incapable  de  proférer  uine  seule  parole, 
\\'ronsk>^  ne  put  répondre  à  aucune  des  questions 
qu'on  lui  adressa  ;  il  quitta  le  champ  de  courses,  sans 


336  ANNA  KARÉNINE. 

relever  sa  casquette  tombée,  marchant  au  hasard 
sans  savoir  où  il  allait  ;  il  était  désespéré  !  Pour  la 
première  fois  de  sa  vie,  il  était  victime  d'un  malheur 
auquel  il  ne  pouvait  porter  remède,  et  dont  il  se  re- 
connaissait seul  coupable  ! 

Yashvine  courut  après  lui  avec  sa  casquette,  et 
le  ramena  à  son  logis  ;  au  bout  d'une  demi-heure, 
il  se  calma  et  reprit  possession  de  lui-même  ;  mais 
cette  course  fut  pendant  longtemps  un  des  souve- 
nirs les  plus  pénibles,  les  plus  cruels  de  son  existence. 


CHAPITRE  XXVI 

Les  relations  d'Alexis  Alexandrovitch  et  de  sa 
femme  ne  semblaient  pas  changées  extérieurement  ; 
tout  au  plus  pouvait- on  remarquer  que  Karénine 
était  plus  surchargé  de  besogne  que  jamais. 

Dès  le  printemps,  il  partit  selon  son  habitude  pour 
l'étranger,  afin  de  se  remettre  des  fatigues  de  l'hiver 
en  faisant  une  cure  d'eaux. 

Il  revint  en  juillet  et  reprit  ses  fonctions  avec  une 
nouvelle  énergie.  Sa  femme  s'était  installée  à  la  cam- 
pagne aux  environs  de  Pétersbourg,  comme  d'ordi- 
naire ;  lui  restait  en  ville. 

Depuis  leur  conversation,  après  la  soirée  de  la 
princesse  Tverskoï,  il  n'avait  plus  été  question  entre 
eux  de  soupçons  ni  de  jalousie  ;  mais  le  ton  de  per- 
siflage habituel  à  Alexis  Alexandrovitch  lui  fut  très 
commode  dans  ses  rapports  actuels  avec  sa  femme  ; 


ANNA  KARÉNINE.  337 

sa  froideur  avait  augmenté,  quoiqu'il  ne  semblât 
consen'er  de  cette  conversation  qu'une  certaine 
contrariété  ;  encore  n'était-ce  guère  qu'une  nuance, 
rien  de  plus. 

«  Tu  n'as  pas  voulu  t'expliquer  avec  moi,  sem- 
blait-il dire,  tant  pis  pour  toi,  c'est  à  toi  maintenant 
de  venir  à  moi,  et  à  mon  tour  de  ne  pas  vouloir  m'cx- 
pliquer.  »  Et  il  s'adressait  à  sa  femme  par  la  pensée, 
comme  un  homme  furieux  de  n'avoir  pu  éteindre  un 
incendie  qui  dirait  au  feu  :  a  Brûle,  va,  tant  pis 
pour  toi  !   » 

Lui,  cet  homme  si  fin  et  si  sensé  quand  il  s'agissait 
de  son  service,  ne  comprenai  tpas  ce  que  cette  conduite 
avait  d'absurde,  et  s'il  ne  comprenait  pas,  c'est  que  la 
situation  lui  semblait  trop  terrible  pour  oser  la  mesu- 
rer. Il  préféra  enfouir  son  affection  pour  sa  femme  et 
son  fils  dans  son  âme,  comme  en  un  coffre  scellé  et 
verrouillé,  et  prit  même  envers  l'enfant  une  attitude 
singulièrement  froide,  ne  l'interpellant  que  du  nom 
de  a  jeune  homme  »,  de  ce  ton  ironique  qu'il  pre- 
nait avec  Anna. 

Alexis  Alexandrovitch  prétendait  n'avoir  jamais* 
eu  d'affaires  aussi  importantes  que  cette  année-là  ; 
mais  il  n'avouait  pas  qu'il  les  créait  à  plaisir,  afin  de 
n'avoir  pas  à  ouvrir  ce  coffre  secret  qui  contenait  des 
sentiments  d'autant  plus  troublants  qu'il  les  gar- 
dait plus  longtemps  enfermés. 

Si  quelqu'un  s'était  arrogé  le  droit  de  lui  demander 
ce  qu'il  pensait  de  la  conduite  de  sa  femme,  cet 
homme  calme  et  pacifique  se  serait  mis  en  colère 


338  ANNA  KARÉNINE. 

au  lieu  de  répondre.  Aussi  sa  physionomie  prenait- 
elle  un  air  digne  et  sévère  toutes  les  fois  qu'on  lui 
demandait  des  nouvelles  d'Anna.  Et  à  force  de  vou- 
loir ne  rien  penser  de  la  conduite  de  sa  femme, 
Alexis  Alexandrovitch  n'y  pensait  pas. 

L'habitation  d'été  des  Karénine  était  à  Péterhof, 
et  la  comtesse  Lydie  Ivanovna,  qui  y  demeurait 
habituellement,  y  entretenait  de  fréquentes  rela- 
tions de  bon  voisinage  avec  Anna.  Cette  année,  la 
comtesse  n'avait  pas  voulu  habiter  Péterhof,  et,  en 
causant  un  jour  avec  Karénine,  fit  quelques  allu- 
sions aux  inconvénients  de  l'intimité  d'Anna  avec 
Betsy  et  Wronsky.  Alexis  Alexandrovitch  l'arrêta 
sévèrement  et  déclarant  que,  pour  lui,  sa  femme  était 
au-dessus  de  tout  soupçon  ;  depuis  lors  il  avait 
évité  la  comtesse.  Décidé  à  ne  rien  remarquer,  il  ne 
s'apercevait  pas  que  bien  des  personnes  commen- 
çaient à  battre  froid  à  sa  femme,  et  n'avait  pas 
cherché  à  comprendre  pourquoi  celle-ci  avait  insisté 
pour  s'installer  à  Tsarskoé,  où  demeurait  Betsy, 
non  loin  du  camp  de  Wronsky. 
•  Il  ne  se  permettait  pas  de  réfléchir,  et  ne  réflé- 
chissait pas  ;  mais  malgré  tout,  sans  s'expliquer  avec 
lui-même,  sans  avoir  aucune  preuve  à  l'appui,  il  se 
sentait  trompé,  n'en  doutait  pas,  et  en  souffrait 
profondément. 

Combien  de  fois  ne  lui  était-il  pas  arrivé,  pendant 
ses  huit  années  de  bonheur  conjugal,  de  se  deman- 
der, en  voyant  des  ménages  désunis  :  «  Comment  en 
arrive-t-on  là  ?  Comment  ne  sort-on  pas  à  tout  prix 


ANNA  KARf^NTNE.  339 

d'une  situation  aussi  absurde  ?»  Et  maintenant  que 
le  malheur  était  à  sa  propre  porte,  non  seulement  il 
ne  songeait  pas  à  se  dégager  de  cette  situation,  mais 
il  ne  voulait  pas  l'admettre,  et  cela  parce  qu'il  s'é- 
pouvantait de  ce  qu'elle  lui  offrait  de  terrible,  de 
contre  nature. 

Depuis  son  retour  de  l'étranger,  Alexis  Alexan- 
droxntch  était  allé  deux  fois  retrouver  sa  femme  à  la 
campagne  ;  une  fois  pour  dîner,  l'autre  pour  y  pas- 
ser la  soirée  avec  du  monde,  sans  coucher,  comme  il 
l3  faisait  les  années  précédentes. 

Le  jour  des  courses  avait  été  pour  lui  un  jour  très 
rempli  ;  cependant,  en  faisant  le  programme  de  sa 
journée  le  matin,  il  s'était  décidé  à  aller  à  Péterhof 
après  avoir  dîné  de  bonne  heure,  et  de  là  aux  cour- 
ses, où  devait  se  trouver  la  cour,  et  où  il  était  con- 
venable de  se  montrer.  Par  convenance  aussi,  il 
avait  résolu  d'aller  chaque  semaine  chez  sa  femme  ; 
c'était  d'ailleurs  le  quinze  du  mois,  et  il  était  de 
règle  de  lui  remettre  à  cette  date  l'argent  nécessaire 
à  la  dépense  de  la  maison. 

Tout  cela  avait  été  décidé  avec  la  force  de  vo- 
lonté qu'il  possédait,  et  sans  qu'il  permît  à  sa  pensée 
d'aller  au  delà. 

Sa  matinée  s'était  trouvée  très  affairée  ;  la  veille, 
il  avait  reçu  une  brochure  d'un  voyageur  célèbre 
par  ses  voyages  en  Chine,  accompagné  d'un  mot  de 
la  comtesse  Lydie,  le  priant  de  recevoir  ce  voyageur 
qui  lui  semblait,  pour  plusieurs  raisons,  être  un 
homme  utile  et  intéressant 

12 


340  ANNA  KARENINE. 

Alexis  Alexandrovitch,  n'ayant  pu  terminer  la 
lecture  de  cette  brochure  le  soir,  l'acheva  le  matin. 
Puis  vinrent  les  sollicitations,  les  rapports,  les  récep- 
tions, les  nominations,  les  révocations,  les  distribu- 
tions de  récompenses,  les  pensions,  les  appointe- 
ments, les  correspondances,  tout  ce  «  travail  des 
jours  ouvrables  »,  comme  disait  Alexis  Alexandro- 
vitch, qui  prenait  tant  de  temps. 

Venait  ensuite  son  travail  personnel,  la  visite  du 
médecin  et  celle  de  son  régisseur.  Ce  dernier  ne  le  re- 
tint pas  longtemps  ;  il  ne  fit  que  lui  remettre  de  l'ar- 
gent et  un  rapport  très  concis  sur  l'état  de  ses  affai- 
res, qui,  cette  année,  n'était  pas  très  brillantes  ;  les 
dépenses  avaient  été  trop  fortes  et  amenaient  un 
déficit. 

Le  docteur,  un  médecin  célèbre,  et  en  rapport  d'a- 
mitié avec  Karénine,  lui  prit,  en  revanche,  un  temps 
considérable.  Il  était  venu  sans  être  appelé,  Alexis 
Alexandrovitch  fut  étonné  de  sa  visite  et  de  l'atten- 
tion scrupuleuse  avec  laquelle  il  l'ausculta  et  l'inter- 
rogea ;  il  ignorait  que,  frappée  de  son  é  tat  peu  nor- 
mal, son  amie  la  comtesse  Lydie  avait  prié  le  doc- 
teur de  le  voir  et  de  le  bien  examiner. 

«  Faites-le  pour  moi,   avait  dit  la  comtesse. 

—  Je  le  ferai  pour  la  Russie,  comtesse,  répondit 
le  docteur. 

—  Excellent  homme  !   »  s'écria  la  comtesse. 

Le  docteur  fut  très  mécontent  de  son  examen.  Le 
foie  était  congestionné,  l'alimentation  mauvaise,  le 
résultat  des  eaux  nul.  Il  ordonna  plus  d'exercice 


ANNA  KARKNINE.  341 

physique,  moins  de  tension  d'esprit,  et  surtout 
aucune  préoccupation  morale  ;  c'était  aussi  facile 
que  de  ne  pas  respirer. 

Le  médecin  partit  en  laissant  Alexis  Alexandro- 
vitch  sous  l'impression  désagréable  qu'il  avait  un 
principe  de  maladie  auquel  on  ne  pouvait  porter 
remède. 

En  quittant  son  malade,  le  docteur  rencontra  sur 
le  perron  le  chef  de  cabinet  d'Alexis  Alexandrovitch 
nomjné  Studine,  un  camarade  d'Université  ;  ces 
messieurs  se  rencontraient  rarement,  mais  n'en  res- 
taient pas  moins  bons  amis  ;  aussi  le  docteur  n'au- 
rait-il pas  parlé  à  d'autres  avec  la  même  franchise 
qu'à  Studine. 

«  Je  suis  bien  aise  que  vous  l'ayez  vu,  dit  celui-ci  : 
cela  ne  va  pas,  il  me  semble  ;  qu'en  dites- vous  ? 

—  Ce  que  j'en  dis,  répondit  le  docteur,  en  faisant 
par-dessus  la  tête  de  Studine  signe  à  son  cocher  d'a- 
vancer. Voici  ce  que  j'en  dis  »  ;  et  il  retira  de  ses 
mains  blanches  un  doigt  de  son  gant  glacé  :  «  Si 
vous  essayez  de  rompre  une  corde  qui  ne  soit  pas  trop 
tendue,  vous  réussirez  difficilement  :  mais  si  vous  la 
tendez  à  l'extrême,  vous  la  romprez  en  la  touchant 
du  doigt.  C'est  ce  qui  lui  arrive  avec  sa  vie  trop  sé- 
dentaire et  son  travail  trop  consciencieux  ;  et  il  y 
a  ime  pression  violente  du  dehors,  conclut  le  docteur 
en  levant  les  sourcils  d'un  air  significatif. 

—  Serez- vous  aux  courses  ?  ajouta-t-il  en  entrant 
dans  sa  calèche. 

—  Oui,   oui,  certainement,  cela  prend  trop  de 


342  ANNA  KARÉNINE." 

temps  »,  répondit-il  à  quelques  mots  de  Studine 
qui  n'arrivèrent  pas  jusqu'à  lui. 

Aussitôt  après  le  docteur,  le  célèbre  voyageur  ar- 
riva, et  Alexis  Alexandrovitch,  aidé  de  la  brochure 
qu'il  avait  lue  la  veille,  et  de  quelques  notions  anté- 
rieures sur  la  question,  étonna  son  visiteur  par  l'éten- 
due de  ses  connaissances  et  la  largeur  de  ses  vues.  On 
annonça  en  même  temps  le  maréchal  du  gouverne- 
ment, arrivé  à  Pétersbourg,  avec  lequel  il  dut  cau- 
ser. Après  le  départ  du  maréchal,  il  fallut  terminer 
la  besogne  quotidienne  avec  le  chef  de  cabinet,  puis 
faire  une  visite  importante  et  sérieuse  à  un  person- 
nage officiel.  Alexis  Alexandrovitch  n'eut  que  le 
temps  de  rentrer  pour  dîner  à  cinq  heures  avec  son 
chef  de  cabinet,  qu'il  invita  à  l'accompagner  à  la 
campagne  et  aux  courses. 

Sans  qu'il  s'en  rendît  compte,  il  cherchait  tou- 
jours maintenant  à  ce  qu'un  tiers  assistât  à  ses  en- 
trevues avec  sa  femme. 


CHAPITRE  XXVII 

Anna  était  dans  sa  chambre,  debout  devant  son 
miroir,  et  attachait  un  dernier  nœud  à  sa  robe  avec 
l'aide  d'Aimouchka,  lorsqu'un  bruit  de  roues  sur  le 
gravier  devant  le  perron  se  fit  entendre. 

«  C'est  un  peu  tôt  pour  Betsy  »,  pensa-t-elle,  et, 
regardant  par  la  fenêtre,  elle  aperçut  ime  voiture. 


AN'XA  KARKXINE.  343 

et  dans  la  voiture  le  chapeau  noir  et  les  oreilles  bien 
connues  d'Alexis  Alcxandrovitch. 

«  Voilà  qui  est  fâcheux  !  se  pourrait-il  qu'il  vînt 
pour  la  nuit  ?  »  pensa- t-elle,  et  les  résultats  que 
pouvait  avoir  cette  visite  l'épouvantèrent  :  sans  se 
donner  une  minute  de  réflexion,  et  sous  l'empire 
de  cet  esprit  de  mensonge  qui  lui  devenait  familier 
et  qui  la  dominait,  elle  descendit,  rayonnante  de 
gaieté,  pour  recevoir  son  mari,  et  se  mit  à  parler 
sans  savoir  ce  qu'elle  disait. 

«  Que  c'est  aimable  à  vous  !  dit-elle  en  tendant  la 
main  à  Karénine,  tandis  qu'elle  souriait  à  Studine 
comme  à  un  familier  de  la  maison. 

—  J'espère  que  tu  restes  ici  cette  nuit  ?  (le  dé- 
mon du  mensonge  lui  soufflait  ces  mots)  ;  nous  irons 
ensemble  aux  courses,  n'est-ce  pas  ?  Quel  dommage 
que  je  me  sois  engagée  avec  Betsy,  qui  doit  venir  me 
chercher  !   » 

Alexis  Alcxandrovitch  fit  une  légère  grimace  à 
ce  nom. 

«  Oh  !  je  ne  séparerai  pas  les  inséparables,  dit-il 
d'un  ton  railleur,  nous  irons  à  nous  deux  Michel 
Wassiliévitch,  Le  docteur  m'a  recommandé  l'exer- 
cice ;  je  ferai  ime  partie  de  la  route  à  pied,  et  me 
croirai  encore  aux  eaux. 

—  Mais  rien  ne  presse,  dit  Anna  ;  voulez-vous 
du  thé  ?   » 

Elle  sonna. 

«  Serviez  le  thé  et  prévenez  -Serge  (Qu'Alexis 
Alexandrovitch  est  arrivé. 


344  ANNA  KARÉNINE. 

—  Et  ta  santé  ?...  Michel  Wassiliévitch,  vous 
n'êtes  pas  encore  venu  chez  moi  ;  voyez  donc  comme 
j'ai  bien  arrangé  mon  balcon  »,  dit-elle  en  s' adres- 
sant tantôt  à  son  mari,  tantôt  à  son  visiteur. 

Elle  parlait  simplement  et  naturellement,  mais 
trop,  et  trop  vite,  ce  qu'elle  sentit  en  surprenant  le 
regard  curieux  de  Michel  Wassiliévitch,  qui  l'obser- 
vait à  la  dérobée.  Celui-ci  s'éloigna  du  côté  de  la 
terrasse,  et  elle  s'assit  auprès  de  son  mari. 

«  Tu  n'as  pas  très  bonne  mine,  dit-elle. 

—  Oui,  le  docteur  est  venu  ce  matin  et  m'a  pris 
une  heure  de  mon  temps  ;  je  suis  persuadé  qu'il 
était  envoyé  par  un  de  mes  amis  ;  ma  santé  est  si 
précieuse  ! 

—  Que  t'a-t-il  dit  ?   » 

Et  elle  le  questionna  sur  sa  santé  et  ses  travaux, 
lui  conseillant  le  repos,  et  l'engageant  à  venir  s'ins- 
taller à  la  campagne.  Tout  cela  était  dit  gaiement, 
avec  vivacité  et  animation  ;  mais  Alexis  Alexan- 
drovitch  n'attachait  aucune  importance  spéciale 
à  ce  ton  ;  il  n'entendait  que  les  paroles,  et  les  prenait 
dans  leur  sens  littéral,  répondant  simplement,  quoi- 
qu'un peu  ironiquement.  Cette  conversation  n'avait 
rien  de  particulier  ;  cependant  Anna  ne  put  se  la 
rappeler  plus  tard  sans  une  véritable  souffrance. 

Serge  entra,  accompagné  de  sa  gouvernante  ; 
si  Alexis  Alexandrovitch  s'était  permis  d'observer, 
il  aurait  remarqué  l'air  craintif  dont  l'enfant  regar- 
da ses  parents,  son  père  d'abord,  puis  sa  mère  ;  mais 
il  ne  voulait  rien  voir  et  ne  vit  rien. 


ANNA  KARKXINE.  345 

«  Hé,  bonjour,  jeune  homme  î  nous  avons  grandi, 
nous  devenons  tout  à  fait  grand  garçon.    » 

Ht  il  tendit  la  main  à  l'enfant  troublé.  vSergc  avait 
toujours  été  timide  avec  son  père,  mais  de])uis  que 
celui-ci  l'appelait  «  jeune  homme  »,  et  depuis  qu'il 
se  creusait  la  tète  ])our  savoir  si  Wronsky  était  un 
ami  ou  un  ennemi,  il  était  devenu  plus  craintif  en- 
core. Il  se  tourna  vers  sa  mère  comme  pour  chercher 
protection;  il  ne  se  sentait  à  l'aise  qu'auprès  d'elle. 
Pendant  ce  temps  Alexis  .\lexandrovitch  prenait  son 
fîls  par  l'épaule  et  interrogeait  la  gouvernante  sur 
son  compte.  Aima  vit  le  moment  où  l'enfant,  se 
sentant  malheureux  et  gêné,  allait  fondre  en  lannes. 
Elle  avait  rougi  en  le  voyant  entrer,  et,  remarquant 
son  embarras,  elle  se  leva  vivement,  souleva  la 
main  d'Alexis  Alexandrovitch  pour  dégager  l'épaule 
de  l'enfant,  l'embrassa  et  l'enunena  sur  la  terrasse. 
Puis  elle  vint  rejoindre  son  mari. 

«  Il  se  fait  tard,  dit-elle  en  consultant  sa  montre. 
Pourquoi  Betsy  ne  vient-elle  pas  ? 

—  Oui,  dit  Alexis  Alexandrovitch  en  faisant 
craquer  les  jointures  de  ses  doigts  et  en  se  levant. 
Je  suis  aussi  v^enu  t'apporter  de  l'argent  :  tu  dois 
en  avoir  besoin,  car  on  ne  nourrit  pas  de  chansons  les 
rossignols. 

—  Non...  oui...  j'en  ai  besoin,  dit  Anna  en  rougis- 
sant jusqu'à  la  racine  des  cheveux  sans  le  regarder  ; 
mais  tu  reviendras  après  les  courses  ? 

—  Oh  oui,  répondit  Alexis  Alexandrovitch.  Et 
voici  la  gloire  de  Péterhof,  la  princesse  Tverskoî 


346  ANNA  KARENINE. 

ajotua-t-il  en  apercevant  par  la  fenêtre  une  calèche 
à  l'anglaise  qui  approchait  du  perron  ;  quelle  élé- 
gance !  c'est  charmant  !  Allons  partons  aussi.   » 

lya  princesse  ne  quitta  pas  sa  calèche  ;  son  valet 
de  pied  en  guêtres,  livrée,  et  chapeau  à  l'anglaise, 
sauta  du  siège  devant  la  maison  . 

«  Je  m'en  vais,  adieu  !  dit  Anna  en  embrassant 
son  fils  et  en  tendant  la  main  à  son  mari.  Tu  es  très 
aimable  d'être  venu.    » 

Alexis  Alexandrovitch  lui  baisa  la  main. 

«  Au  revoir,  tu  reviendras  prendre  le  thé  ;  c'est 
parfait  !  «  dit-elle  en  s'éloignant  d'un  air  rayon- 
nant et  joyeux.  Mais  à  peine  fut-elle  à  l'abri  des  re- 
gards, qu'elle  tressaillit  avec  répugnance  en  sentant 
sur  sa  main  la  trace  de  ce  baiser. 


CHAPITRE  XXVIII 

Quand  Alexis  Alexandrovitch  parut  aux  courses, 
Anna  était  déjà  placée  à  côté  de  Betsy  dans  le  pa- 
villon principal,  où  la  haute  société  se  trouvait  réu- 
nie ;  elle  aperçut  son  mari  de  loin,  et  le  suivit  invo- 
lontairement des  yeux  dans  la  foule.  Elle  le  vit 
s'avancer  vers  le  pavillon,  répondant  avec  une  bien- 
veillance un  peu  hautaine  aux  saints  qui  cherchaient 
à  attirer  son  attention,  échangeant  des  politesses 
distraites  avec  ses  égaux,  et  recherchant  les  regards 
des  puissants  de  la  terre,  auxquels  il  répondait  en 
ôtant  son  grand  chapeau  rond,  qui  serrait  le  bout 


ANNA  KARKNINE.  347 

de  ses  oreilles.  Anna  connaissait  toutes  ces  façons 
de  saluer,  et  toutes  lui  étaient  également  antipa- 
thiques. 

((  Rien  qu'ambition,  que  rage  de  succès  :  c'est 
tout  ce  que  contient  son  âme,  pensait-elle  ;  quant 
aux  \'ues  élevées,  à  l'amour  de  la  civilisation,  à  la 
religion,  ce  ne  sont  que  des  moyens  pour  atteindre 
son  but  :  rien  de  plus.    » 

On  voyait,  d'après  les  regards  que  Karénine  je- 
tait sur  le  pavillon,  qu'il  ne  découvrait  pas  sa  femme 
dans  ces  flots  de  mousseline,  de  rubans,  de  plumes, 
de  fleurs  et  d'ombrelles.  Anna  comprit  qu'il  la  cher- 
chait, mais  eut  l'air  de  ne  pas  s'en  apercevoir. 

«  Alexis  Alexandrovitch,  cria  la  princesse  Betsy, 
vous  ne  voyez  donc  pas  votre  femme  ?  la  voici.   » 

Il  sourit  de  son  sourire  glacial. 

«  Tout  ici  est  si  brillant,  que  les  yeux  sont  éblouis, 
répondit-il  en  approchant  du  pavillon. 

Il  sourit  à  Anna,  comme  doit  le  faire  un  mari  qui 
vient  à  peine  de  quitter  sa  femme,  salua  Betsy  et 
ses  autres  connaissances,  galant  avec  les  femmes, 
poli  avec  les  hommes. 

Un  général  célèbre  par  son  esprit  et  son  savoir 
était  là,  près  du  pavillon  ;  Alexis  Alexandrovitch, 
qui  l'estimait  beaucoup,  l'aborda,  et  ils  se  mirent  à 
causer. 

C'était  entre  deux  courses  ;  le  général  attaquait 
ce  genre  de  divertissement,  Alexis  Alexandrovitch 
le  défendait. 

Anna  entendait  cette  voix  grêle  et  mesurée  et  ne 


348  ANNA  KARÉNINE. 

perdait  pas  une  seule  des  paroles  de  son  mari,  qui 
résonnaient  toutes  désagréablement  à  son  oreille. 

Lorsque  la  course  d'obstacles  commença,  elle  se 
pencha  en  avant,  ne  quittant  pas  Wronsky  des  yeux; 
elle  le  vit  s'approcher  de  son  cheval,  puis  le  monter  ; 
la  voix  de  son  mari  s'élevait  toujours  jusqu'à  elle, 
et  lui  semblait  odieuse.  Elle  souffrait  pour  Wronsky 
mais  souffrait  plus  encore  de  cette  voix  dont  elle 
connaissait  toutes  les  intonations. 

«  Je  suis  une  mauvaise  femme,  une  femme  per- 
due, pensait-elle,  mais  je  hais  le  mensonge,  je  ne  le 
supporte  pas,  tandis  que  lui  (son  mari)  en  fait  sa 
nourriture.  Il  sait  tout,  il  voit  tout  ;  que  peut-il 
éprouver,  s'il  est  capable  de  parler  avec  cette  tran- 
quillité ?  J'aurais  quelque  respect  pour  lui  s'il  me 
tuait,  s'il  tuait  Wronsky.  Mais  non,  ce  qu'il  préfère 
à  tout,  c'est  le  mensonge,  ce  sont  les  convenances.   » 

Anna  ne  savait  guère  ce  qu'elle  aurait  voulu  trou- 
ver en  son  mari,  et  ne  comprenait  pas  que  la  volu- 
bilité d'Alexis  Alexandrovitch,  qui  l'irritait  si  vive- 
ment, n'était  que  l'expression  de  son  agitation  inté- 
rieure ;  il  lui  fallait  un  mouvement  intellectuel 
quelconque,  comme  il  faut  à  un  enfant  qui  vient  de 
se  cogner  un  mouvement  physique  pour  étourdir 
son  mal  ;  Karénine,  lui  aussi,  avait  besoin  de  s'étour- 
dir pour  étouffer  les  idées  qui  l'oppressaient  en  pré- 
sence de  sa  femme  et  de  Wronsky,  dont  le  nom  re- 
venait à  chaque  instant. 

«  Le  danger,  disait-il,  est  une  condition  indispen- 
sable pour  les  courses  d'officiers  ;  si  l'Angleterre 


ANNA  KARÉNINE.  349 

peut  montrer  dans  son  histoire  des  faits  d'amies  glo- 
rieux pour  la  cavalerie,  elle  le  doit  uniquement  au 
développement  historique  de  la  force  dans  ses  hom- 
mes et  ses  chevaux.  Le  sport  a,  selon  moi,  un  sens 
profond,  et  conune  toujours  nous  n'en  prenons  que 
le  côté  superficiel. 

—  Superficiel,  pas  tant  que  cela,  dit  la  princesse 
Tverskoï  :  on  dit  qu'un  des  officiers  s'est  enfoncé 
deux  côtes.    » 

Alexis  Alexandrovitch  sourit  froidement  d'un 
sourire  sans  expression  qui  découvrait  seulement  ses 
dents. 

a  J'admets,  princesse,  que  ce  cas-là  est  interne 
et  non  superficiel,  mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela.  » 
Et  il  se  tourna  vers  le  général,  son  interlocuteur 
sérieux  : 

«  N'oubliez  pas  que  ceux  qui  courent  sont  des 
militaires,  que  cette  carrière  est  de  leur  choix,  et 
que  toute  vocation  a  son  revers  de  médaille  :  cela 
rentre  dans  les  devoirs  militaires  ;  si  le  sport,  comme 
les  luttes  à  coups  de  poing  ou  les  combats  de  taureaux 
espagnols  sont  des  indices  de  barbarie,  le  sport  spé- 
cialisé est  au  contraire  un  indice  de  développement. 

—  Oh  !  je  n'y  reviendrai  plus,  dit  la  princesse 
Betsy,  cela  m'émeut  trop,  n'est-ce  pas,  .\nna  ? 

—  Cela  émeut,  mais  cela  fascine,  dit  une  autre 
dame.  Si  j'avais  été  Rximaine,  j'aurais  assidûment 
fréquenté  le  cirque.    » 

Anna  ne  parlait  pas,  mais  tenait  toujours  sa  lor- 
gnette braquée  du  même  côté. 


350  ANNA  KARÉNINE. 

En  ce  moment,  un  général  de  haute  taille  vint  à 
traverser  le  pavillon  ;  Alexis  Alexandrovitch,  in- 
terrompant brusquement  son  discours,  se  leva  avec 
dignité  et  fit  un  profond  salut  : 

«  Vous  ne  courez  pas  ?  lui  dit  en  plaisantant  le 
général. 

—  Ma  course  est  d'un  genre  plus  difficile  », 
répondit  respectueusement  Alexis  Alexandrovitch, 
et,  quoique  cette  réponse  ne  présentât  aucun  sens,  le 
militaire  eut  l'air  de  recueillir  le  mot  profond  d'un 
homme  d'esprit,  et  de  comprendre  la  pointe  de  la 


sauce^. 


«  Il  y  a  deux  côtés  à  la  question,  reprit  Alexis 
Alexandrovitch  :  celui  du  spectateur  aussi  bien  que 
celui  de  l'acteur,  et  je  conviens  que  l'amour  de  ces 
spectacles  est  un  signe  certain  d'infériorité  dans  un 
public...  mais... 

—  Princesse,  un  pari  !  cria  une  voix,  celle  de  Sté- 
pane  Arcadiévitch  s' adressant  à  Betsy.  Pour  qui 
tenez- vous  ? 

—  Anna  et  moi  parions  pour  Kouzlof,  répondit 
Betsy. 

—  Moi  pour  Wronsky...,  une  paire  de  gants. 

—  C'est  bon. 

—  Comme  c'est  joli...  n'est-ce  pas  ?   » 

Alexis  Alexandrovitch  s'était  tu  pendant  qu'oa 
parlait  autour  de  lui,  mais  il  reprit  aussitôt  : 
«  J'en  conviens,  les  jeux  virils...   » 

I.  Les  mots  en  italique  sont  en  français  dans  le  texte. 


ANNA  KARENINE.  35 1 

En  ce  moment  on  entendit  le  signal  du  départ,  et 
toutes  les  conversations  s'arrêtèrent. 

Alexis  Alexandrovitch  se  tut  aussi  ;  chacun  se 
leva  pour  regarder  du  côté  de  la  rivière  ;  comme 
les  courses  ne  l'intéressaient  pas,  au  lieu  de  suivre 
les  cavaliers,  il  parcourut  l'assemblée  d'un  œil  dis- 
trait ;  son  regard  s'arrêta  sur  sa  femme. 

Pâle  et  grave,  rien  n'existait  pour  Anna  en  dehors 
de  ce  qu'elle  suivait  des  yeux  ;  sa  main  tenait  con- 
\'ulsivement  un  éventail,  elle  ne  respirait  pas.  Karé- 
nine se  détourna  pour  examiner  d'autres  visages  de 
femmes. 

«  Voilà  ime  autre  dame  très  émue,  et  encore  une 
autre  qui  Test  tout  autant,  c'est  fort  naturel  »,  se 
dit  Alexis  Alexandrovitch  ;  malgré  lui,  son  regard 
était  attiré  par  ce  visage  où  il  lisait  trop  clairement 
et  avec  horreur  tout  ce  qu'il  voulait  ignorer. 

A  la  première  chute,  celle  de  Kouzlof,  l'émotion 
fut  générale,  mais  à  l'expression  triomphante  du 
visage  d'Anna  il  vit  bien  que  celui  qu'elle  regardait 
n'était  pas  tombé. 

Lorsqu'un  second  ofhcier  tomba  sur  la  tête,  après 
que  Mahotine  et  Wronsky  eurent  sauté  la  grande 
barrière,  et  qu'on  le  crut  tué,  un  murmure  d'effroï 
passa  dans  l'assistance  ;  mais  Alexis  Alexandro- 
vitch s'aperçut  qu'Anna  n'avait  rien  remarqué,  et 
qu'elle  avait  peine  à  comprendre  l'émotion  géné- 
rale. Il  la  regardait  avec  une  insistance  croissante. 

Quelque  absorbée  qu'elle  fût,  Anna  sentit  le 
regard  froid  de  son  mari  peser  sur  elle,  et  elle  se 


352  ANNA  KARÉNINE. 

retourna  vers  lui  un  moment  d'un  air  interrogateur, 
avec  un  léger  froncement  de  sourcils. 

«  Tout  m'est  égal  »,  semblait-elle  dire  ;  et  elle 
ne  quitta  plus  sa  lorgnette. 

La  course  fut  malheureuse  :  sur  dix-sept  cavaliers, 
il  en  tomba  plus  de  la  moitié.  Vers  la  fin,  l'émotion 
devint  d'autant  plus  vive  que  l'empereur  témoigna 
son  mécontentement. 


CHAPITRE  XXIX 

Au  reste,  l'impression  était  unanimement  péni- 
ble et  Ton  se  répétait  la  phrase  de  l'un  des  specta- 
teurs :  ((  Après  cela  il  ne  reste  plus  que  les  arènes 
avec  des  lions  ».  La  terreur  causée  par  la  chute  de 
Wronsky  fut  générale,  et  le  cri  d'horreur  poussé 
par  Anna  n'étonna  personne.  Malheureusement  sa 
physionomie  exprima  ensuite  des  sentiments  plus 
vifs  que  ne  le  permettait  le  décorum  ;  éperdue,  trou- 
blée comme  un  oiseau  pris  au  piège,  elle  voulait  se 
lever,  se  sauver,  et  se  tournait  vers  Betsy,  en  répé- 
tant : 

«  Partons,  partons  !   » 

Mais  Betsy  n'écoutait  pas.  Penchée  vers  im  mili- 
taire qui  s'était  approché  du  pavillon,  elle  lui  parlait 
avec  animation. 

Alexis  Alexandrovitch  vint  vers  sa  femme  et  lui 
offrit  poliment  le  bras. 

«  Partons,  si  vous  le  désirez,  lui  dit-il  en  fran- 


AyrSA  KARENINE.  353 

çais.  n  Anna  ne  l'aperçut  même  pas  ;  elle  était  toute 
à  la  conversation  de  Betsy  et  du  général. 

«  On  prétend  qu'il  s'est  aussi  cassé  la  jambe, 
disait-il  :  cela  n'a  pas  le  sens  commun.    » 

Anna,  sans  répondre  à  son  mari,  regardait  tou- 
jours de  sa  lorgnette  l'endroit  où  Wronsky  était 
tombé,  mais  c'était  si  loin  et  la  foule  était  si  grande 
qu'on  ne  distinguait  rien  ;  elle  baissa  sa  lorgnette 
et  allait  partir,  lorsqu'un  officier  au  galop  vint  faire 
un  rapport  à  l'empereur. 

Anna  se  pencha  en  avant  pour  écouter. 

«  Stiva,  Stiva  »,  cria-t-elle  à  son  frère;  celui-ci 
n'entendit  pas  ;  elle  voulut  encore  quitter  la  tri- 
bune. 

«  Je  vous  offre  mon  bras,  si  vous  désirez  partir  », 
répéta  Alexis  Alexandrovitch  en  lui  touchant  la 
main. 

Anna  s'éloigna  de  lui  avec  répulsion  et  répondit 
sans  le  regarder  : 

a  Non,  non,  laissez-moi,  je  resterai.  »  Elle  venait 
d'apercevoir  un  officier  qui,  du  lieu  de  l'accident, 
accourait  à  toute  bride  en  coupant  le  champ  de 
courses. 

Betsy  lui  fit  signe  de  son  mouchoir  ;  l'officier 
venait  dire  que  le  cavalier  n'était  pas  blessé,  mais 
que  le  cheval  avait  les  reins  brisés. 

A  cette  nouvelle  Aima  se  rassit,  et  cacha  son  vi- 
sage derrière  son  éventail  ;  Alexis  Alexandrovitch  re- 
marqua non  seulement  qu'elle  pleurait  mais  qu'elle 
ne  pouvait  réprimer  les  sanglots  qui  soulevaient  sa 


354  ANNA  KARENINE. 

poitrine.  Il  se  plaça  devant  elle  pour  la  dissimuler  aux 
regards  du  public,  et  lui  donner  le  temps  de  se  re- 
mettre. 

«  Pour  la  troisième  fois,  je  vous  offre  mon  bras  », 
dit-il  quelques  instants  après,  en  se  tournant  vers 
elle. 

Anna  le  regardait,  ne  sachant  que  répondre.  Betsy 
lui  vint  en  aide. 

«  Non,  Alexis  Alexandrovitch  ;  j'ai  amené  Anna, 
je  la  reconduirai. 

—  Excusez,  princesse,  répondit-il  en  souriant 
poliment  et  en  la  regardant  bien  en  face  ;  mais  je 
vois  qu'Anna  est  souffrante,  et  je  désire  la  ramener 
moi-même.    » 

Anna  effrayée  se  leva  avec  soumission  et  prit 
le  bras  de  son  mari. 

a  J'enverrai  prendre  de  ses  nouvelles  et  vous  en 
ferai  donner  »,  murmura  Betsy  à  voix  basse. 

Alexis  Alexandrovitch,  en  sortant  du  pavillon, 
causa  de  la  façon  la  plus  naturelle  avec  tous  ceux 
qu'il  rencontra,  et  Anna  fut  obligée  d'écouter,  de 
répondre  ;  elle  ne  s'appartenait  pas  et  croyait  mar- 
cher en  rêve  à  côté  de  son  mari. 

«  Est-il  blessé  ?  tout  cela  est-il  vrai  ?  viendra- t-il  ? 
le  verrai- je  aujourd'hui  ?   »  pensait-elle. 

Silencieusement  elle  monta  en  voiture,  et  bien- 
tôt ils  sortirent  de  la  foule.  Malgré  tout  ce  qu'il  avait 
vu,  Alexis  Alxandiovitch  ne  se  pemettait  pas  de  ju- 
ger sa  femme  ;  pour  lui,  les  signes  extérieurs  tiraient 
seuls  à  conséquence  ;  elle  ne  s'était  pas  convenable- 


ANNA  KARENINE.  355 

ment  comportée,  et  il  se  croyait  obligé  de  lui  en  faire 
robser\'ation.  Comment  adresser  cette  obser\'ation 
sans  aller  trop  loin  ?  Il  ouvrit  la  bouche  pour  parler, 
mais  involontairement  il  dit  tout  autre  chose  que  ce 
qu'il  voulait  dire  : 

«  Combien  nous  sommes  tous  portés  à  admirer 
ces  spectacles  cruels  !  Je  remarque... 

—  Quoi  ?  je  ne  comprends  pas  »,  dit  Anna  d'un 
air  de  souverain  mépris.  Ce  ton  blessa  Karénine. 

«  Je  dois  vous  dire...,  commença-t-il. 

—  Voilà  l'explication,  pensa  Anna,  et  elle  eut 
peur. 

—  Je  dois  vous  dire  que  votre  tenue  a  été  fort 
inconvenante  aujourd'hui,  dit-il  en  français. 

—  En  quoi  ?  —  demanda- t-elle  en  se  tournant 
vivement  vers  lui  et  en  le  regardant  bien  en  face,  non 
plus  avec  la  fausse  gaieté  sous  laquelle  se  dissinm- 
laient  ses  sentiments,  mais  avec  une  assurance  qui 
cachait  mal  la  frayeur  qui  l'étreignait. 

—  Faites  attention  »,  dit-il  en  montant  la  glace 
de  la  voiture,  baissée  derrière  le  cocher. 

Il  se  pencha  pour  la  relever. 
«  Qu'avez-vous  trouvé   d'inconvenant  ?  répétâ- 
t-elle. 

—  Le  désespoir  que  vous  avez  peu  dissimulé 
lorsqu'im  des  cavaliers  est  tombé.   » 

Il  attendait  une  réponse,  mais  elle  se  taisait  et 
regardait  devant  elle. 

«  Je  vous  ai  déjà  priée  de  vous  comporter  dans  le 
monde  de  telle  sorte  que  les  méchantes  langues  ne 


356  ANNA  KARENINE. 

puissent  vous  attaquer.  Il  fut  un  temps  où  je  parlais 
de  sentiments  intimes,  je  n'en  parle  plus  ;  il  n'est 
question  maintenant  que  de  faits  extérieurs  ;  vous 
vous  êtes  tenue  d'une  façon  inconvenante,  et  je 
désire  que  cela  ne  se  renouvelle  plus.    » 

Ces  paroles  n'arrivaient  qu'à  moitié  aux  oreilles 
d'Anna  ;  elle  se  sentait  envahie  par  la  crainte,  et  ne 
pensait  cependant  qu'à  Wronsky  ;  elle  se  demandait 
s'il  était  possible  qu'il  fût  blessé  ;  était-ce  bien  de  lui 
qu'on  parlait  en  disant  que  le  cavalier  était  sain  et 
sauf,  mais  que  le  cheval  avait  les  reins  brisés  ? 

Quand  Alexis  Alexandrovitch  se  tut,  elle  le  re- 
garda avec  un  sourire  d'ironie  feinte,  sans  répondre; 
elle  n'avait  rien  entendu.  La  terreur  qu'elle  éprouvait 
se  communiquait  à  lui  ;  il  avait  commencé  avec  fer- 
meté, puis,  en  sentant  toute  la  portée  de  ses  paroles, 
il  eut  peur  ;  le  sourire  d'Anna  le  fit  tomber  dans  une 
étrange  erreur. 

«  Elle  sourit  de  mes  soupçons,  elle  va  me  dire, 
comme  autrefois,  qu'ils  n'ont  aucun  fondement, 
qu'ils  sont  absurdes.    » 

C'était  ce  qu'il  souhaitait  ardemment  ;  il  craignait 
tant  de  voir  ses  craintes  confirmées,  qu'il  était  prêt 
à  croire  tout  ce  qu'elle  aurait  voulu  :  mais  l'expres- 
sion de  ce  visage  sombre  et  terrifié  ne  promettait 
même  plus  le  mensonge. 

«  Peut-être  me  suis- je  trompé  ;  dans  ce  cas, 
pardonnez- moi. 

—  Non,  vous  ne  vous  êtes  pas  trompé,  dit-elle 
lentement  en  jetant  un  regard  désespéré  sur  la 


AXXA  IC\RÊXIXE.  357 

fîgiire  impassible  de  son  mari.  Vous  ne  vous  êtes  pas 
trompé  :  j'ai  été  au  désespoir  et  ne  puis  m'empêcher 
de  l'être  encore.  Je  vous  écoute  :  je  ne  pense  qu'à 
lui.  Je  l'aime,  je  suis  sa  maîtresse  :  je  ne  puis  vous 
souffrir,  je  vous  crains,  je  vous  hais.  Faites  de  moi 
ce  que  vous  voudrez.  »  Et,  se  rejetant  au  fond  de  la 
voiture,  elle  couvrit  son  visage  de  ses  mains  et 
éclata  en  sanglots. 

Alexis  Alexandrovitch  ne  bougea  pas,  ne  changea 
pas  la  direction  de  son  regard,  mais  l'expression  so- 
lennelle de  sa  physionomie  prit  une  rigidité  de  mort, 
qu'elle  garda  pendant  tout  le  trajet.  En  approchant 
de  la  maison,  il  se  tourna  vers  Anna  et  dit  : 

«  Entendons-nous  :  j'exige  que  jusqu'au  moment 
où  j'aurai  pris  les  mesures  voulues  —  ici  sa  voix 
trembla  —  pour  sauvegarder  mon  honneur,  mesures 
qui  vous  seront  communiquées,  j'exige  que  les  appa- 
rences soient  conservées.   » 

Il  sortit  de  la  voiture  et  fit  descendre  Anna  ; 
devant  les  domestiques,  il  lui  serra  la  main,  remonta 
en  voiture,  et  reprit  la  route  de  Pétersbourg. 

A  peine  était-il  parti  qu'un  messager  de  Betsy 
apporta  un  billet  : 

«  J'ai  envoyé  prendre  de  ses  nouvelles  ;  il  m'écrit 
qu'il  va  bien,  mais  qu'il  est  au  désespoir. 

—  Alors  il  viendra  !  pensa- t-elle.  J'ai  bien  fait  de 
tout  avouer.    » 

Elle  regarda  sa  montre  :  il  s'en  fallait  encore  de 
trois  heures  ;  mais  le  souvenir  de  leur  dernière  entre- 
vue fit  battre  son  cœur. 


358  ANNA  KARÉNINE. 

«  Mon  Dieu,  qu'il  fait  encore  clair  î  C'est  terrible, 
mais  j'aime  à  voir  son  visage,  et  j'aime  cette  lumière 
fantastique.  Mon  mari  !  ah  oui  !  Eh  bien  !  tant  mieux, 
tout  est  fini  entre  nous...   » 


CHAPITRE  XXX 

Partout  où  des  hommes  se  réunissent,  et  dans  îa 
petite  ville  d'eaux  allemande  choisie  par  les  Cher- 
batzky  comme  ailleurs,  il  se  forme  une  espèce  de 
cristallisation  sociale  qui  met  chacun  à  sa  place  ;  de 
même  qu'une  gouttelette  d'eau  exposée  au  froid 
prend  invariablement,  et  pour  toujours,  une  cer- 
taine forme  cristalline,  de  même  chaque  nouveau  bai- 
gneur se  trouve  invariablement  fixé  au  rang  qui  lui 
convient  dans  la  société. 

Furst  Cherbaisky  sammt  Gemahlin  und  Tochter  se 
cristallisèrent  immédiatement  à  la  place  qui  leur 
était  due  suivant  la  hiérarchie  sociale,  de  par  l'ap- 
partement qu'ils  occupèrent,  leur  nom  et  les  rela- 
tions qu'ils  firent. 

Ce  travail  de  stratification  s'était  opéré  d'autant 
plus  sérieusement  cette  année,  qu'une  véritable 
Fursfin  allemande  honorait  les  eaux  de  sa  présence. 
La  princesse  se  crut  obligée  de  lui  présenter  sa  fille, 
et  cette  cérémonie  eut  lieu  deux  jours  après  leur  ar- 
rivée. Kitty,  parée  d'une  toilette  très  simple,  c'est- 
à-dire  très  élégante  et  venue  de  Paris,  fit  une  pro- 
fonde et  gracieuse  révérence  à  la  grande  dame. 


ANNA  KARENINE.  359 

a  J'espère  ,  lui  fut-il  dit,  que  les  roses  renaîtront 
bien  vite  sur  ce  joli  visage.  »  Et  aussitôt  la  famille 
Cherbatzky  se  trouva  classée  d'une  façon  définitive. 

Ils  firent  la  connaissance  d'un  lord  anglais  et  de 
sa  famille,  d'une  Grafin  allemande  et  de  son  fils, 
blessé  à  la  dernière  guerre,  d'un  savant  suédois  et  de 
M.  Canut  ainsi  que  de  sa  soeur. 

Mais  la  société  intime  des  Cherbatzky  se  forma 
presque  spontanément  de  baigneurs  russes  ;  c'étaient 
Marie  Evguénievna  Rtichef  et  sa  fille,  qui  déplai- 
sait à  Kitty  parce  qu'elle  aussi  était  malade  d'un 
amour  contrarié,  et  un  colonel  moscovite  qu'elle 
avait  toujours  \ai  en  uniforme,  et  que  ses  cravates 
de  couleur  et  son  cou  découvert  lui  faisaient  trouver 
souverainement  ridicule.  Cette  société  parut  d'au- 
tant plus  insupportable  à  Kitty  qu'on  ne  pouvait 
s'en  débarrasser. 

Restée  seule  avec  sa  mère,  après  le  départ  du  vieux 
prince  pour  Carlsbad,  elle  chercha,  pour  se  distraire, 
à  observer  les  personnes  inconnues  qu'elle  rencon- 
trait ;  sa  nature  la  portait  à  voir  tout  le  monde  en 
beau,  aussi  ses  remarques  sur  les  caractères  et  les 
situations  qu'el'e  s'amusait  à  deviner  étaient-elles 
empreintes  d'mie  bienveillance  exagérée. 

Une  des  personnes  qui  lui  inspirèrent  l'intérêt 
le  plus  vif  fut  une  jeune  fille  venue  aux  eaux  avec  une 
dame  russe  qu'on  nommait  Mme  Stahl,  et  qu'on 
disait  appartenir  à  une  haute  noblesse. 

Cette  dam.e,  fort  malade,  n'apparaissait  que  rare- 
ment, tramée  dans  ime  petite  voiture  ;  la  princesse 


36o  ANNA  KARENINE. 

assurait  qu'elle  se  tenait  à  l'écart  par  orgueil  plutôt 
que  par  maladie.  La  jeune  fille  la  soignait  et,  selon 
Kitty,  elle  s'occupait  avec  le  même  zèle  simple  et 
naturel  de  plusieurs  autres  personnes  sérieusement 
malades. 

Mme  Stahl  nommait  sa  compagne  Varinka,  mais 
Kitty  assurait  qu'elle  ne  la  traitait  ni  en  parente 
ni  en  garde-malade  rétribuée  ;  une  irrésistible  sym- 
pathie entraînait  Kitty  vers  cette  jeune  fille,  et 
quand  leurs  regards  se  rencontraient,  elle  s'imagi- 
nait lui  plaire  aussi. 

IMlle  Varinka,  quoique  jeune,  semblait  manquer 
de  jeunesse  ;  elle  paraissait  aussi  bien  dix-neuf  ans 
que  trente.  Malgré  sa  pâleur  maladive,  on  la  trou- 
vait jolie  en  analysant  ses  traits  et  elle  aurait 
passé  pour  bien  faite  si  sa  tête  n'eût  été  trop  forte 
et  sa  maigreur  trop  grande  ;  mais  elle  ne  devait  pas 
plaire  aux  hommes  ;  elle  faisait  penser  à  une  belle 
fleur  qui,  tout  en  conservant  ses  pétales,  serait  déjà 
flétrie  et  sans  parfum. 

Varinka  semblait  toujours  absorbée  par  quelque 
devoir  important,  et  n'avait  pas  de  loisirs  pour  s'oc- 
cuper de  choses  futiles  ;  l'exemple  de  cette  vie 
occupée  faisait  penser  à  Kitty  qu'elle  trouverait,  en 
l'imitant,  ce  qu'elle  cherchait  avec  douleur  :  un 
intérêt,  im  sentiment  de  dignité  personnelle,  qui 
n'eût  plus  rien  de  commun  avec  ces  relations  mon- 
daines de  jeunes  filles  à  jeunes  gens,  dont  la  pensée 
lui  paraissait  une  flétrissure  ;  plus  elle  étudiait  son 
amie  inconnue,  plus  elle  désirait  la  connaître,  per- 


AXNA  KARÊXIN'E.  361 

suadée  qu'elle  était  de  trouver  en  elle  une  créature 
parfaite. 

Les  jeunes  filles  se  rencontraient  plusieurs  fois 
par  jour,  et  les  yeux  de  Kitty  semblaient  toujours 
dire  :  «  Qui  êtes-vous  ?  Je  ne  me  trompe  pas.  n'est- 
ce  pas,  en  vous  croyant  un  être  charmant  ?  Mais, 
ajoutait  le  regard,  je  n'aurai  pas  l'indiscrétion  de 
solliciter  votre  amitié  :  je  me  contente  de  vous 
admirer  et  de  vous  aimer  !  —  Moi  aussi,  je  vous  aime 
et  je  vous  trouve  channante,  répondait  le  regard  de 
l'inconnue,  et  je  vous  aimerais  plus  encore  si  j'en 
avais  le  temps  »,  et  réellement  elle  était  toujours 
occupée.  Tantôt  c'étaient  les  enfants  d'une  famille 
russe  qu'elle  ramenait  du  bain,  tantôt  un  malade 
qu'il  fallait  envelopper  d'un  plaid,  un  autre  qu'elle 
s'évertuait  à  distraire,  ou  bien  encore  des  pâtisse- 
ries qu'elle  venait  acheter  pour  l'un  ou  l'autre  de 
ses  protégés. 

Un  matin,  bientôt  après  l'arrivée  des  Cherbatzky, 
on  \'it  apparaître  im  couple  qui  devint  l'objet  d'une 
attention  peu  bienveillante. 

L'homme  était  de  taille  haute  et  voûtée,  avec  des 
mains  énormes,  des  yeux  noirs,  tout  à  la  fois  naïfs 
et  effrayants  ;  il  portait  un  vieux  paletot  trop  court; 
la  femme  était  aussi  mal  mise,  marquée  de  petite 
vérole,  et  d'une  physionomie  très  douce. 

Kitty  les  reconnut  aussitôt  pour  des  Russes,  et 
déjà  son  imagination  ébauchait  un  roman  touchant 
dont  ils  étaient  les  héros,  lorsque  la  princesse  apprit, 
par  la  liste  des  baigneurs,  que  ces  nouveaux  venus 


362  ANNA  KARÉNINE. 

se  nommaient  Nicolas  I^evien  et  Marie  Nicolaevna  ; 
elle  mit  fin  au  roman  de  sa  fille  en  lui  expliquant  que 
ce  Levien  était  un  fort  vilain  homme. 

Le  fait  qu'il  fût  le  frère  de  Constantin  Levine, 
plus  que  les  paroles  de  sa  mère,  rendit  ce  couple 
particulièrement  désagréable  à  Kitty.  Cet  homme 
aux  mouvements  de  tête  bizarres  lui  devint  odieux, 
et  elle  croyait  lire  dans  ses  grands  yeux,  qui  la  stii- 
vaient  avec  obstination,  des  sentiments  ironiques  et 
malveillants. 

Bile  évitait  autant  que  possible  de  le  rencontrer. 

CHAPITRE  XXXI 

La  journée  étant  pluvieuse,  Kitty  et  sa  mère  se 
promenaient  sous  la  galerie,  accompagnées  du  co- 
lonel, jouant  à  l'élégant  dans  son  petit  veston  euro- 
péen, acheté  tout  fait  à  Francfort. 

Ils  marchaient  d'im  côté  de  la  galerie,  cherchant  à 
éviter  Nicolas  Levine,  qui  marchait  de  l'autre.  Va- 
rinka,  en  robe  foncée,  coiffée  d'tm  chapeau  noir  à 
bords  rabattus,  promenait  un  vieille  Française  aveu- 
gle ;  chaque  fois  que  Kitty  et  elle  se  rencontraient, 
elles  échangeaient  un  regard  amical. 

«  Maman,  puis- je  lui  parler  ?  demanda  Kitty  eu 
voyant  son  inconnue  approcher  de  la  source,  et 
trouvant  l'occasion  favorable  pour  l'aborder. 

—  Si  tu  as  si  grande  envie  de  la  connaître,  laisse- 
moi  prendre  des  informations  ;  mais  que  trouves-tu 


ANNA  KARÉNINE.  363 

de  si  remarquable  en  elle  ?  C'est  quelque  dame  de 
compagnie.  Si  tu  veux,  je  ferai  la  connaissance  de 
Mme  Stahl.  J'ai  comiu  sa  belle-soeur  »,  ajouta  la 
princesse  en  relevant  la  tête  avec  dignité. 

Kitty  savait  (jue  sa  mère  était  froissée  de  l'atti- 
tude de  Mme  Stalil  qui  semblait  l'éviter  ;  elle  n'in- 
sista pas. 

«  Elle  est  vraiment  channante  !  dit-elle  en  regar- 
dant Varinska  tendre  un  verre  à  la  Française.  Voyez 
comme  tout  ce  qu'elle  fait  est  aima  le  et  simple. 

—  Tu  m'amuses  avec  tes  engouements,  répondit  la 
princesse,  mais  pour  le  moment  éloignons-nous  », 
ajouta-t-elle  en  voyant  approcher  Levine,  sa  com- 
pagne et  un  mé<lecin  allemand,  auquel  il  parlait 
d'un  ton  aigu  et  mécontent. 

Conune  elles  revenaient  sur  leurs  pas,  elles  en- 
tendirent un  éclat  de  voix  ;  Levine  était  arrêté  et 
gesticulait  en  criant  ;  le  docteur  se  fâchait  à  son 
tour,  et  l'on  faisait  cercle  autour  d'eux.  La  prin- 
cesse s'éloigna  vivement  avec  Kitty  ;  le  colonel  se 
mêla  à  la  foule  pour  comiaître  l'objet  de  la  discus- 
sion. 

«  Qu'y  avait-il  ?  demanda  la  princesse  quand  au 
bout  de  quelques  minutes  le  colonel  les  rejoignit. 

—  C'est  une  honte  !  répondit  celui-ci.  Rien  de 
pis  que  de  rencontrer  des  Russes  à  l'étranger.  Ce 
grand  monsieur  s'est  querellé  avec  le  docteur,  lui 
a  grossièrement  reproché  de  ne  pas  le  soigner  comme 
il  l'entendait,  et  a  fini  par  lever  son  bâton.  Cest  une 
honte  ! 


364  ANNA  KARENINE. 

—  Mon  Dieu,  que  c'est  pénible  !  dit  la  princesse  ; 
et  comment  tout  cela  s' est- il  terminé  ? 

—  Grâce  à  l'intervention  de  cette  demoiselle 
en  chapeau  forme  champignon  :  une  Russe,  je  crois  ; 
c'est  elle  qui  la  première  s'est  trouvée  là  pour  pren- 
dre ce  monsieur  par  le  bras  et  l'emmener. 

—  Voyez- vous,  maman  ?  dit  Kitty  à  sa  mère,  et 
vous  vous  étonnez  de  mon  enthousiasme  pour  Va- 
rinka  ?   » 

Le  lendemain  Kitty  remarqua  que  Varinka  s'était 
mise  en  rapport  avec  Levine  et  sa  compagne, 
comme  avec  ses  autres  protégés  ;  elle  s'approchait 
d'eux  pour  causer,  et  servait  d'interprète  à  la  femme, 
qui  ne  parlait  aucune  langue  étrangère.  Kitty  sup- 
plia encore  une  fois  sa  mère  de  lui  permettre  de  faire 
sa  connaissance,  et,  quoiqu'il  fût  désagréable  à  la 
princesse  d'avoir  l'air  de  faire  des  avances  à 
]Mme  Stahl  qui  se  permettait  de  faire  la  fière,  édi- 
fiée par  les  renseignements  qu'elle  avait  pris,  elle 
choisit  im  moment  où  Kitty  était  à  la  source, 
pour  aborder  Varinka  devant  la  boulangerie. 

((  Permettez-moi  de  me  présenter  moi-même,  dit- 
elle  avec  un  sourire  de  condescendance.  Ma  fille 
s'est  éprise  de  vous  ;  peut-être  ne  me  connaissez- 
vous  pas...  Je... 

—  C'est  plus  que  réciproque,  princesse,  répondit 
avec  hâte  Varinka. 

—  Vous  avez  fait  hier  une  bonne  action,  par 
rapport  à  notre  triste  compatriote  «,  dit  la  princesse. 

Varinka  rougit. 


ANNA  KARf.NINE.  3^5 

0  Je  ne  me  rappelle  pas  :  il  nie  semble  que  je  n'ai 
rien  fait,  dit-elle. 

—  Si  fait, vous  avez  sauvé  ce  Levine  d'une  affaire 
désagérable. 

—  Ali  oui  î  sa  compagne  m'a  appelée  et  j'ai  cher- 
ché à  le  calmer  :  il  est  très  malade  et  très  mécontent 
de  son  médecin.  J'ai  l'habitude  de  soigner  ce  genre 
de  malades. 

—  Je  sais  que  vous  habitez  Menton,  avec  votre 
tante,  il  me  semble,  Mme  Stahl.  J'ai  connu  sa  belle- 
sœur. 

Mme  Stahl  n'est  pas  ma  tante,  je  l'appelle  maman 
mais  je  ne  lui  suis  pas  apparentée  ;  j'ai  été  élevée 
par  elle   »,  répondit  Varinka  en  rougissant  encore. 

Tout  cela  fut  dit  très  simplement,  et  l'expression 
de  ce  charmant  visage  était  si  ouverte  et  si  sincère 
que  la  princesse  comprit  pourquoi  Varinka  plaisait 
si  fort  à  Kitty. 

«  Et  que  va  faire  ce  Levine  ?  demanda-t-elle. 

—  Il  part   »,  répondit  Varinka. 

Kitty,  revenant  de  la  source,  aperçut  en  ce  mo- 
ment sa  mère  causant  avec  son  amie  ;  elle  rayonna 
de  joie. 

«  Eh  bien,  Kitt3^  ton  ardent  désir  de  connaître 
Mlle... 

—  \^arinka,  dit  la  jeune  fille  :  c'est  ainsi  qu'on 
m'appelle.    » 

Kitty  rougit  de  plaisir  et  serra  longtemps  en 
silence  la  main  de  sa  nouvelle  amie,  qui  la  lui  aban- 
donna sans  répondre  à  cette  pression.  En  revanche 


366  ANNA  KARÉNINE. 

son  visage  s'illumina  d'un  sourire  heureux,  quoique 
mélancolique,  et  découvrit  des  dents  grandes  mais 
belles. 

«  Je  le  désirais  depuis  longtemps  aussi,  dit-elle. 

—  Mais  vous  êtes  si  occupée... 

—  Moi  ?  au  contraire,  je  n'ai  rien  à  faire  »,  ré- 
pondit Varinka.  Mais  au  même  instant  deux  petites 
Russes,  filles  d'un  malade,  accoururent  vers  elle. 

«  Varinka  !    maman   nous   appelle  !   »   crièrent- 
elles. 
Et  Varinka  les  suivit. 

CHAPITRE  XXXII 

Voici  ce  que  la  princesse  avait  appris  du  passé 
de  Varinka  et  de  ses  relations  avec  Mme  Stahl. 
Celle-ci,  une  femme  maladive  et  exaltée,  que  les  uns 
accusaient  d'avoir  fait  le  tourment  de  la  vie  de  son 
mari  par  son  inconduite,  tandis  que  d'autres  accu- 
saient son  mari  de  l'avoir  rendue  malheureuse, 
avait,  après  s'être  séparée  de  ce  mari,  mis  au 
monde  un  enfant  qui  était  mort  aussitôt  né.  I<a 
famille  de  Mme  Stahl,  connaissant  sa  sensibilité, 
et  craignant  que  cette  nouvelle  ne  la  tuât,  avait 
substitué  à  l'enfant  mort  la  fille  d'un  cuisinier  de 
la  cour,  née  la  même  nuit,  dans  la  même  maison  à 
Pétersbourg  :  c'était  Varinka.  Mme  Stahl  apprit  par 
la  suite  que  la  petite  n'était  pas  sa  fille,  mais  conti- 
nua à  s'en  occuper,  d'autant  plus  que  la  mort  des 


ANNA  KARENINE.  3^)7 

vrais  parents  de  l'enfant  la  rendit  bientôt  orphe- 
line. 

Depuis  plus  de  dix  ans  Mme  Stahl  vivait  à  l'étran- 
ger, dans  le  midi,  sans  presque  quitter  son  lit.  Les 
uns  disaient  qu'elle  s'était  fait  dans  le  monde  un 
piédestal  de  sa  charité  et  de  sa  haute  piété.  D'autres 
voyaient  en  elle  un  être  supérieur,  d'une  grande  élé- 
vation morale,  et  assuraient  qu'elle  ne  vivait  que 
pour  les  bonnes  œuvres  ;  en  un  mot,  qu'elle  était 
bien  réellement  ce  qu'elle  semblait  être.  Personne  ne 
savait  si  elle  était  catliolique,  protestante  ou  ortho- 
doxe ;  ce  qui  était  certain,  c'est  qu'elle  entretenait 
de  bonnes  relat  ons  avec  les  sommités  de  toutes  les 
églises,  de  toutes  les  confessions. 

Varinka  vivait  toujours  auprès  d'elle,  et  tous  ceux 
qui  connaissaient  Mme  Stahl  la  connaissaient  aussi. 

Kitty  s'attacha  de  plus  en  plus  à  son  amie  et, 
chaque  jour,  lui  découvrait  quelque  nouvelle  qua- 
lité. La  princesse,  ayant  appris  que  Varinka  chan- 
tait, la  pria  de  venir  les  voir  un  soir. 

«  Kitty  joue  du  piano,  et  quoique  l'instrument 
soit  mauvais,  nous  aurions  grand  plaisir  à  vous  en- 
tendre )),  dit  la  princesse  avec  un  sourire  forcé  qui 
déplut  à  Kitty,  à  laquelle  le  peu  de  désir  qu'avait 
Varinka  de  chanter  n'échappait  pas  ;  elle  vint  ce- 
pendant le  même  soir  et  apporta  de  la  musique.  La 
princesse  invita  Marie  Evguénievna,  sa  fille,  et  le 
colonel  ;  Varinka  sembla  indifférente  à  la  présence 
de  ces  personnes,  étrangères  pour  elle,  et  s'approcha 
du  piano  sans  se  faire  prier;  elle  ne  savait  pas  s'ac- 


368  ANNA  KARENINE. 

compagner,  mais  lisait  parfaitement  la  musique. 
Kitty  jouait  bien  du  piano  et  l'accompagna. 

«  Vous  avez  un  talent  remarquable  »,  dit  la  prin- 
cesse après  le  premier  morceau  que  Varinka  chanta 
avec  goût. 

Marie  Evguénievna  et  sa  fille  joignirent  leurs  com- 
pliments et  leurs  remerciements  à  ceux  de  la  prin- 
cesse. 

«  Voyez  donc  le  public  que  vous  avez  attiré  », 
dit  le  colonel  qui  regardait  par  la  fenêtre. 

Il  s'était  effectivement  rassemblé  un  assez  grand 
nombre  de  personnes,  près  de  la  maison. 

«  Je  suis  enchantée  de  vous  avoir  fait  plaisir  », 
répondit  simplement  Varinka. 

Kitty  regardait  son  amie  avec  orgueil  :  elle  était 
dans  l'admiration  de  son  talent,  de  sa  voix,  de  toute 
sa  personne,  mais  plus  encore  de  sa  tenue  ;  il  était 
clair  que  Varinka  ne  se  faisait  aucun  mérite  de  son 
chant,  et  restait  fort  indifférente  aux  compliments  ; 
elle  avait  simplement  l'air  de  se  demander  :  «  Faut- 
il  chanter  encore,  ou  non  ?   » 

«  Si  j'étais  à  sa  place,  pensait  Kitty,  combien  je 
serais  fière  !  comme  je  serais  contente  de  voir  cette 
foule  sous  la  fenêtre  !  Et  cela  lui  est  absolument  égal  ! 
Elle  ne  paraît  sensible  qu'au  plaisir  d'être  agréable 
à  maman.  Qu'y  a-t-il  en  elle  ?  Qu'est-ce  qui  lui 
donne  cette  force  d'indifférence,  ce  calme  indépen- 
dant ?  Combien  je  voudrais  l'apprendre  d'elle  !  » 
se  disait  Kitty  en  observant  ce  visage  tranquille. 

La  princesse  demanda  tin  second  morceau,     et 


ANNA  KARÉNINE.  369 

Varinka  le  chanta  aussi  bien  que  le  premier,  avec  le 
même  soin  et  la  même  perfection,  toute  droite  près 
du  piano  et  battant  la  mesure  de  sa  petite  main 
brune. 

Le  morceau  suivant  dans  le  cahier  était  un  air  ita- 
lien. Kitty  joua  le  prélude  et  se  tourna  vers  la  chan- 
teuse : 

«  Passons  celui-là   ",  dit  Varinka  en  rougissant. 

Kitty.  tout  émue,  fixa  sur  elle  des  yeux  ques- 
tionneurs. 

«  Alors,  im  autre  !  se  hâta-t-elle  de  dire  en  tour- 
nant les  pages,  comprenant  que  cet  air  devait  rap- 
peler à  son  amie  quelque  souvenir  pénible. 

—  Non,  répondit  Varinka  en  mettant  tout  en 
souriant  la  main  sur  le  caihier.  Chantons-le.  »  Et  elle 
chanta  aussi  tranquillement  et  aussi  froidement 
qu'auparavant. 

Quand  elle  eut  fini,  chacun  la  remercia  encore,  et 
on  sortit  du  salon  pour  prendre  le  thé.  Kitty  et 
Varinka  descendirent  au  petit  jardin  attenant  à  la 
maison. 

«  Vous  rattachez  un  souvenir  à  ce  morceau,  n'est- 
ce  pas  ?  dit  Kitty.  Ne  répondez  pas  ;  dites  seule- 
ment :  c'est  vrai. 

—  Pourquoi  ne  vous  le  dirais-je  pas  tout  simple- 
ment ?  Oui,  c'est  un  souvenir,  dit  tranquillement 
Varinka,  et  il  a  été  douloureux.  J'ai  aimé  quelqu'un 
à  qui  je  chantais  cet  air.    » 

Kitty,  les  yeux  grands  ouverts,  regardait  hum- 
biement  Varinka  sans  parler. 


370  ANNA  KARÉNINE. 

«  Je  l'ai  aimé,  et  il  m'a  aimée  aussi  :  mais  sa  mère 
s'est  opposée  à  notre  mariage,  et  il  en  a  épousé  une 
autre.  Maintenant  il  ne  demeure  pas  trop  loin  de 
chez  nous,  et  je  le  vois  quelquefois.  Vous  ne  pensiez 
pas  que  j'avais  mon  roman  ?  »  Et  son  visage  parut 
éclairé  comme  toute  sa  personne  avait  dû  l'être  au- 
trefois, pensa  Kitty. 

«  Comment  ne  l'auraîs-je  pas  pensé  ?  Si  j'étais 
homme,  je  n'aurais  pu  aimer  personne,  après  vous 
avoir  rencontrée  ;  ce  que  je  ne  conçois  pas,  c'est 
qu'il  ait  pu  vous  oublier  et  vous  rendre  malheureuse 
pour  obéir  à  sa  mère  :  il  ne  devait  pas  avoir  de  cœur. 

—  Au  contraire,  c'est  un  homme  excellent,  et 
quant  à  moi  je  ne  suis  pas  malheureuse...  Eh  bien, 
ne  chanterons-nous  plus  aujourd'hui  ?  ajouta-t-elle 
en  se  dirigeant  vers  la  maison. 

—  Que  vous  êtes  bonne,  que  vous  êtes  bonne  ! 
s'écria  Kitty  en  l'arrêtant  pour  l'embrasser.  Si  je 
pouvais  vous  ressembler  un  peu  ! 

—  Pourquoi  ressembleriez-vous  à  une  autre 
qu'à  vous-même  ?  Restez  donc  ce  que  vous  êtes,  dit 
Varinka  en  souriant  de  son  sourire  doux  et  fatigué. 

—  Non,  je  ne  suis  pas  bonne  du  tout...  Voyons, 
dites-moi...  Attendez,  asseyons-nous  un  peu,  dit  Kitty 
en  la  faisant  rasseoir  sur  un  banc  près  d'elle.  Dites- 
moi,  comment  peut-il  n'être  pas  blessant  de  penser 
qu'un  homme  a  méprisé  votre  amour,  qu'il  l'a  re- 
poussé ! 

—  Il  n'a  rien  méprisé  :  je  suis  sûre  qu'il  m'a  ai- 
mée. Mais  c'était  un  fils  soumis... 


ANNA  KARÉNINE.  371 

—  Et  s'il  n'avait  pas  agi  ainsi  pour  obéir  à  sa 
mère?  Si  de  son  plein  gré...  ?dit  Kitty,  sentant  qu'elle 
dévoilait  son  secret,  et  que  son  visage,  tout  brû- 
lant de  rougeur,  la  trahissait. 

—  Dans  ce  cas,  il  aurait  mal  agi,  et  je  ne  le  re- 
gretterais plus,  répondit  Varinka,  comprenant  qu'il 
n'était  plus  question  d'elle,  mais  de  Kitty. 

—  Et  l'insulte  ?  dit  Kitty  :  peut-on  l'oublier  ? 
C'est  impossible  dit-elle  en  se  rappelant  son  regard 
au  dernier  bal  lorsque  la  musique  s'était  arrê- 
tée. 

—  Quelle  insulte  ?  vous  n'avez  rien  fait  de  mal  ? 

—  Pis  que  cela,  je  me  suis  humiliée...    » 
Varinka  secoua  la  tête  et  posa  sa  main  sur  celle 

de  Kitty. 

«  En  quoi  vous  êtes-vous  humiliée  ?  Vous  n'avez 
pu  dire  à  un  homme  qui  vous  témoignait  de  l'indif- 
férence que  vous  l'aimiez  ? 

—  Certainement  non,  je  n'ai  jamais  dit  un  mot, 
mais  il  le  savait  !  Il  y  a  des  regards,  des  manières 
d'être...  Non,  non,  je  vivrais  cent  ans  que  je  ne  l'ou- 
blierais pas  ! 

—  Mais  alors  je  ne  comprends  plus.  Il  s'agit  seu- 
lement de  savoir  si  vous  l'aimez  encore  ou  non,  dit 
Varinka,  qui  appelait  les  choses  par  leur  nom. 

—  Je  le  hais  ;  je  ne  puis  me  pardonner... 

—  Eh  bien  ? 

—  Mais  la  honte,  l'affront  ! 

—  Ah  ,  mon  Dieu  !  si  tout  le  monde  était  sensible 
comme  vous  !  Il  n'y  a  pas  de  jeime  fille  qui  n'ait 

13 


372  ANNA  KARÉNINE. 

éprouvé  quelque  chose  d'analogue.  Tout  cela  est  si 
peu  important  ! 

—  Qu'y  a-t-il  donc  d'important  ?  demanda  Kit- 
ty,  la  regardant  avec  une  curiosité  étonnée. 

—  Bien  des  choses,  répondit  Varinka  en  souriant. 

—  Mais  encore  ? 

—  Il  y  a  beaucoup  de  choses  plus  importantes, 
répondit  Varinka,  ne  sachant  trop  que  dire  ;  en  ce 
moment,  la  princesse  cria  par  la  fenêtre  : 

—  Kitty,  il  fait  frais  :  mets  un  châle,  ou  rentre. 

—  Il  est  temps  de  partir,  dit  Varinka  en  se  le- 
vant. Je  dois  entrer  chez  Mlle  Berthe,  elle  m'en  a 
priée.   » 

Kitty  la  tenait  par  la  main  et  l'interrogeait  du 
regard  avec  ime  curiosité  passionnée,  presque  sup- 
pliante. 

«  Quoi  ?  qu'est-ce  qui  est  plus  important  ? 
Qu'est-ce  qui  donne  le  calme  ?  Vous  le  savez,  dites- 
le  moi  !   » 

Mais  Varinka  ne  comprenait  même  pas  ce  que  de- 
mandaient les  regards  de  Kitty  ;  elle  se  rappelait 
seulement  qu'il  fallait  encore  entrer  chez  Mlle  Ber- 
the, et  se  trouver  à  la  maison  pour  le  thé  de  maman, 
à  mintiit. 

Elle  rentra  dans  la  chambre,  rassembla  sa  musi- 
que, et  ayant  pris  congé  de  chacun,  voulut  partir. 

«  Permettez,  je  vous  conduirai,  dit  le  colonel. 

—  Certainement,  comment  rentrer  seule  la  nuit  ? 
dit  la  princesse  ;  je  vous  donnerai  au  moins  la  femme 
de  chambre.   » 


ANNA  KARÉNINE.  373 

Kitty  s'aperçut  que  Varinka  dissimulait  avec 
peine  un  sourire,  à  l'idée  qu'on  voulait  l'accompa- 
gner. 

«  Non,  je  rentre  toujours  seule,  et  jamais  il  ne 
m'arrive  rien,  »  dit-elle  en  prenant  son  chapeau  ; 
et  embrassant  encore  une  fois  Kitty,  sans  lui  dire 
«  ce  qui  était  important  »,  elle  s'éloigna  d'un  pas 
ferme,  sa  nmsique  sous  le  bras,  et  disparut  dans  la 
demi-obscurité  d'une  nuit  d'été,  emportant  avec  elle 
le  secret  de  sa  dignité  et  de  son  enviable  tranquillité. 


CHAPITRE  XXXIII 

Kitty  fit  la  connaissance  de  Mme  Stahl,  et  ses  re- 
lations avec  cette  dame  et  Varinka  eurent  sur  elle 
une  influence  qui  contribua  à  calmer  son  chagrin. 

Elle  apprit  qu'en  dehors  de  la  vie  instinctive  qui 
avait  été  la  sienne,  il  existait  une  vie  spirituelle, 
dans  laquelle  on  pénétrait  par  la  religion,  mais  une 
religion  qui  ne  ressemblait  en  rien  à  celle  que  Kitty 
avait  pratiquée  depuis  l'enfance,  et  qui  consistait  à 
aller  à  la  messe  et  aux  vêpres,  à  la  Maison  des  Veu- 
ves, où  l'on  rencontrait  des  connaissances,  et  à  ap- 
prendre par  cœur  des  textes  slavons  avec  un  prê- 
tre de  la  paroisse.  C'était  une  religion  élevée,  mys- 
tique, liée  aux  sentiments  les  plus  purs,  et  à  laquelle 
on  croyait,  non  par  devoir,  mais  par  amour. 

Kitty  apprit  tout  cela  autrement  qu'en  paroles. 
Mme  Sthal  lui  parlait  comme  à  une  aimable  enfant 


374  ANNA  KARÉNINE. 

qu'où  adniire,  ainsi  qu'un  souvenir  de  jeunesse,  et  ne 
fit  allusion  qu'une  seule  fois  aux  consolations  qu'ap- 
portent la  foi  et  l'amour  aux  douleurs  humaines, 
ajoutant  que  le  Christ  compatissant  n'en  connaît 
pas  d'insignifiantes  ;  puis  aussitôt  elle  changea  de 
conversation  ;  mais  dans  chacun  des  gestes  de  cette 
dame,  dans  ses  regards  célestes,  comme  les  appelait 
Kitty,  dans  ses  paroles,  et  surtout  dans  son  histoire 
qu'elle  connaissait  par  Varinka,  Kitty  découvrait 
«  ce  qui  était  important  »,  et  ce  qu'elle  avait 
ignoré  jusque-là. 

Cependant,  quelle  que  fût  l'élévation  de  nature 
de  Mme  Stahl,  quelque  touchante  que  fût  son  his- 
toire, Kitty  remarquait  involontairement  certains 
traits  de  caractère  qui  l'affligeaient.  Un  jour,  par 
exemple,  qu'il  fut  question  de  sa  famille,  Mme  Stahl 
sourit  dédaigneusement  :  c'était  contraire  à  la 
charité  chrétienne.  Une  autre  fois,  Kitty  remarqua, 
en  rencontrant  chez  elle  un  ecclésiastique  catholique, 
que  Mme  Stahl  tenait  son  visage  soigneusement  dans 
l'ombre  d'un  abat- jour,  et  souriait  d'une  façon 
singulière.  Ces  deux  observations,  bien  que  fort  in- 
signifiantes, lui  causèrent  une  certaine  peine,  et  la 
firent  douter  de  Mme  Stahl  ;  Varinka,  en  revanche 
seule,  sans  famille,  sans  amis,  n'espérant  rien,  ne 
regrettant  rien  après  sa  triste  déception,  lui  sem- 
blait une  perfection.  C'était  par  Varinka  qu'elle 
apprenait  qu'il  fallait  s'oublier  et  aimer  son  pro- 
chain pour  devenir  heureuse  ,  tranquille  et  bonne, 
ainsi  qu'elle  voulait  l'être.  Et  une  fois  qu'elle  l'eut 


ANNA  K.\RL:NINE.  375 

compris,  Kitty  ne  se  contenta  plus  d'admirer, 
mais  se  donna  de  tout  son  cœur  à  la  vie  nouvelle  qui 
s'ouvrait  devant  elle.  D'après  les  récits  que  Varinka 
lui  fit  sur  Mme  Stahl  et  d'autres  personnes  qu'elle 
lui  nomma,  Kitty  se  traça  un  plan  d'existence  ;  elle 
décida  que.  à  l'exemple  d'Aline,  la  nièce  de  Mme 
vStahl.  dont  \'arinka  l'entretenait  souvent,  elle  re- 
chercherait les  pauvres,  n'importe  où  elle  se  trouve- 
rait, qu'elle  les  aiderait  de  son  mieux,  qu'elle  distri- 
buerait des  Evangiles,  lirait  le  Nouveau  Testament 
aux  malades,  aux  mourants,  aux  criminels  :  cette 
dernière  idée  la  séduisait  particulièrement.  Mais  elle 
faisait  ces  rêves  en  secret,  sans  les  communi- 
quer à  sa  mère,  ni  mêm.e  à  son  amie. 

Au  reste,  en  attendant  le  moment  d'exécuter  ses 
plans  sur  une  échelle  plus  vaste,  il  ne  fut  pas  diffi- 
cile à  Kitty  de  mettre  ses  nouveaux  principes  en 
pratique  ;  aux  eaux,  les  malades  et  les  malheureux 
ne  manquent  pas  :  elle  fit  comme  Varinka. 

La  princesse  remarqua  bien  vite  combien  Kitty 
était  sous  l'influence  de  ses  engouements,  comme  elle 
appelait  Mme  Stahl,  et  surtout  Varinka,  que  Kitty 
imitait  non  seulement  dans  ses  bonnes  œuvres,  mais 
presque  dans  sa  façon  de  marcher,  de  parler,  de  cli- 
gner des  yeux.  Plus  tard  elle  reconnut  que  sa  fille 
passait  par  une  certaine  crise  intérieure  indépen- 
dante de  l'influence  exercée  par  ses  amies. 

Kitty  lisait  le  soir  im  Évangile  français  prêté 
par  Mme  Stahl  :  ce  que  jamais  elle  n'avait  fait  jus- 
que-là ;  elle  évitait  toute  relation  mondaine,  s'occu- 


376  ANNA  KARENINE. 

pait  des  malades  protégés  par  Varinka,  et  particuliè- 
rement de  la  famille  d'un  pauvre  peintre  malade 
nommé  Pétrof. 

La  jeune  fille  semblait  fière  de  remplir,  dans 
cette  famille,  les  fonctions  de  sœur  de  charité.  La 
princesse  n'y  voyait  aucun  inconvénient,  et  s'y 
opposait  d'autant  moins  que  la  femme  de  Pétrof 
était  une  personne  très  convenable,  et  qu'un  jour  la 
Fiirstin,  remarquant  la  beauté  de  Kitty,  en  avait 
fait  l'éloge,  l'appelant  un  «  ange  consolateur  ». 
Tout  aurait  été  pour  le  mieux  si  la  princesse  n'avait 
redouté  l'exagération  dans  laquelle  sa  fille  risquait 
de  tomber. 

«  Il  ne  faut  rien  outrer  »,  lui  dis  ait- elle  en  franr 
çais. 

La  jeune  fille  ne  répondait  pas,  mais  elle  se  de- 
mandait dans  le  fond  de  son  cœur  si,  en  fait  de  cha- 
rité, on  peut  jamais  dépasser  la  mesure  dans  ime 
religion  qui  enseigne  à  tendre  la  joue  gauche  lorsque 
la  droite  a  été  frappée,  et  à  partager  son  manteau 
avec  son  prochain.  Mais  ce  qui  peinait  la  princesse, 
plus  encore  que  cette  tendance  à  l'exagération, 
c'était  de  sentir  que  Kitty  ne  lui  ouvrait  pas  com- 
plètement son  cœur.  Le  fait  est  que  Kitty  fai- 
sait im  secret  à  sa  mère  de  ses  nouveaux  sentiments, 
non  qu'elle  manquât  d'affection  ou  de  respect  pour 
elle,  mais  simplement  parce  qu'elle  était  sa  mère, 
et  qu'il  lui  eût  été  plus  facile  de  s'ouvrir  à  une  étran- 
gère qu'à  elle. 

«  Il  me  semble  qu'il  y  a  quelque  temps  que  nous 


ANNA  K^VRKNIN^.  377 

n'avons  v\i  Anna  Pavlovna,  dit  un  jour  la  princesse 
en  parlant  de  Mme  Pétrof.  Je  l'ai  invitée  à  venir, 
mais  elle  m'a  semblé  contrariée. 

—  Je  n'ai  pas  remarqué  cela,  maman,  répondit 
Kitt\'  en  rougissant  subitement. 

—  Tu  n'as  pas  été  chez  elle  ces  jours-ci  ? 

—  Nous  projetons  pour  demain  une  promenade 
dans  la  montagne,  dit  Kitty. 

—  Je  n'y  vois  pas  d'obstacle  »,  répondit  la  prin- 
cesse, remarquant  le  trouble  de  sa  fille  et  cherchant 
à  en  deviner  la  cause. 

Varinka  vint  dîner  le  même  jour,  et  annonça 
qu'Anna  Pavlovna  renonçait  à  l'excursion  projetée 
pour  le  lendemain  ;  la  princesse  s'aperçut  que  Kitty 
rougissait  encore. 

«  Kitty,  ne  s'est-il  rien  passé  de  désagréable 
entre  toi  et  les  Pétrof  ?  lui  demanda-t-elle  quand 
elles  se  retrouvèrent  seules.  Pourquoi  ont-ils  cessé 
d'envoyer  les  enfants  et  de  venir  eux-mêmes  ?   » 

Kitt\'  répondit  qu'il  ne  s'était  rien  passé  et  qu'elle 
ne  comprenait  pas  pourquoi  Anna  Pavlovna  semblait 
lui  en  vouloir,  et  elle  disait  vrai  ;  mais  si  elle  ne  con- 
naissait pas  les  causes  du  changement  sur\-enu  en 
Mme  Pétrof,  elle  les  devinait,  et  devinait  ainsi  une 
chose  qu'elle  n'osait  pas  avouer  à  elle-même,  encore 
moins  à  sa  mère,  tant  il  aurait  été  humiliant  et  péni- 
ble de  se  tromper. 

Tous  les  souvenirs  de  ses  relations  avec  cette 
famille  lui  revenaient  les  uns  après  les  autres  :  elle 
se  rappelait  la  joie  naïve  qui  se  peignait  sur  le  bon 


378  ANNA  KARENINE. 

visage  tout  rond  d'Anna  Pavlovna,  à  leurs  premières 
rencontres  ;  leurs  conciliabules  secrets  pour  arriver 
à  distraire  le  malade,  à  le  détacher  d'un  travail 
qui  lui  était  défendu,  à  l'emmener  promener  ;  l'at- 
tachement du  plus  jeune  des  enfants,  qui  l'appelait 
«  ma  Kitty  »,  et  ne  voulait  pas  aller  se  coucher 
sans  elle.  Comme  tout  allait  bien  alors  !  Puis  elle 
se  rappela  la  maigre  personne  de  Pétrof,  son  long 
cou  sortant  de  sa  redingote  brune,  ses  cheveux 
rares  et  frisés,  ses  yeux  bleus  avec  leur  regard  inter- 
rogateur, dont  elle  avait  eu  peur  d'abord  ;  ses  efforts 
maladifs  pour  paraître  animé  et  énergique  quand  elle 
était  près  de  lui  :  elle  se  souvint  de  la  peine  qu'elle 
avait  eue  à  vaincre  la  répugnance  qu'il  lui  inspirait, 
ainsi  que  tous  les  poitrinaires,  du  mal  qu'elle  se 
donnait  pour  trouver  tm  sujet  de  conversation. 

Elle  se  souvint  du  regard  humble  et  craintif  du 
malade  quand  il  la  regardait,  de  l'étrange  sentiment 
de  compassion  et  de  gêne  éprouvé  au  début,  puis 
remplacé  par  celui  du  contentement  d'elle-même  et 
de  sa  charité.  Tout  cela  n'avait  pas  duré  longtemps, 
et  depuis  quelques  jours  il  était  survenu  un  brusque 
changement.  Anna  Pavlovna  n'abordait  plus  Kitty 
qu'avec  une  amabilité  feinte,  et  surveillait  sans  cesse 
son  mari.  Pouvait-il  être  possible  que  la  joie  tou- 
chante du  malade  à  son  approche  fût  la  cause  du  re- 
froidissement d'Anna  Pavlovna  ? 

«  Oui,  se  dit-elle,  il  y  avait  quelque  chose  de  peu 
naturel,  et  qui  ne  ressemblait  en  rien  à  sa  bonté 
ordinaire,  dans  la  façon  dont  Anna  Pavlovna  m'a 


ANNA  KARÉNINE.  379 

dit  avant-hier  d'un  air  contrarié  :  «  Eh  bien  !  voilà 
qu'il  n'a  pas  voulu  prendre  son  café  sans  vous,  et  il 
vous  a  attendu,  quoiqu'il  fût  très  affaibli.  »  Peut- 
être  lui  ai-je  été  désagréable  quand  je  lui  ai  offert 
le  plaid  ;  c'était  pourtant  bien  simple,  mais  Pétrof 
a  pris  ce  petit  service  d'une  façon  étrange,  et  m'a 
tant  remerciée  que  j'en  étais  mal  à  l'aise  ;  et  ce 
portrait  de  moi  qu'il  a  si  bien  réussi  ;  mais  surtout  ce 
regard  triste  et  tendre  !  Oui  ,oui,  c'est  bien  cela  î  se 
répéta  Kitty  avec  effroi  ;  mais  cela  ne  peut-être,  ne 
doit  pas  être  !  Il  est  si  digne  de  pitié  î  »  ajouta- 
t-clle  intérieurement. 

Ces  craintes  empoisonnaient  le  charme  de  sa  nou- 
velle vie. 


«CHAPITRE  XXXIV 

Le  prince  Cherbatzky  vint  rejoindre  les  siens 
avant  la  fin  de  la  cure  ;  il  avait  été  de  son  côté  à 
Carlsbad,  puis  à  Baden  et  à  Kissingen,  pour  y  re- 
trouver des  compatriotes  et,  conuue  il  disait,  «  re- 
cueillir un  peu  d'air  russe   ». 

Le  prince  et  la  princesse  avaient  des  idées  fort 
opposées  sur  la  vie  à  l'étranger.  La  princesse  trou- 
vait tout  parfait  et,  malgré  sa  position  bien  établie 
dans  la  société  russe,  jouait  à  la  dame  européenne  : 

Quant  au  prince,  il  trouvait  au  contraire  tout 
détestable,  la  vie  européenne  insupportable,  tenait 
à  ses  habitudes  russes  avec  exagération,  et  cherchait 


38o  ANNA  KARÉNINE. 

à  se  montrer  moins  Européen  qu'il  ne  l'était  en  réa- 
lité. 

Le  prince  revint  maigri,  avec  des  poches  sous  les 
yeux,  mais  plein  d'entrain,  et  cette  heureuse  dispo- 
sition d'esprit  ne  fit  qu'augmenter  quand  il  trouva 
Kitty  en  voie  de  guérison. 

Les  détails  que  lui  avait  donnés  la  princesse  sur 
l'intimité  de  Kitty  avec  Mme  Stahl  et  Varinka,  et 
ses  remarques  sur  la  transformation  morale  que  su- 
bissait leur  fille,  avaient  attristé  le  prince  et  réveillé 
en  lui  le  sentiment  habituel  de  jalousie  qu'il  éprou- 
vait pour  tout  ce  qui  pouvait  soustraire  Kitty  à  son 
influence,  en  l'entraînant  dans  des  régions  inabor- 
dables pour  lui  ;  mais  ces  fâcheuses  nouvelles  se 
noyèrent  dans  l'océan  de  bonne  humeur  et  de  gaieté 
qu'il  rapportait  de  Carlsbad. 

Le  lendemain  de  son  arrivée,  le  prince,  vêtu  de 
son  long  paletot,  ses  joues,  un  peu  boufiies  et  cou- 
vertes de  rides,  encadrées  dans  un  faux-col  empesé, 
alla  à  la  source  avec  sa  fille  ;  il  était  de  la  plus  belle 
himxeur  du  monde. 

Le  temps  était  splendide  ;  la  vue  de  ces  maisons 
gaies  et  proprettes,  entourées  de  petits  jardins,  des 
servantes  allemandes  à  l'ouvrage,  avec  leurs  bras 
rouges  et  leurs  figures  bien  nourries,  le  soleil  res- 
plendissant, tout  réjouissait  le  cœur  ;  mais,  plus  on 
approchait  de  la  source,  plus  on  rencontrait  de  ma- 
lades, dont  l'aspect  lamentable  contrastait  pénible- 
ment avec  ce  qui  les  entourait,  dans  ce  mlieu  ger- 
manique si  bien  ordonné. 


ANNA  K.\RKNINH.  381 

Tour  Xitty,  cette  belle  verdure  et  les  sons  joyeux 
de  la  musique  fonuaieiit  un  cadre  naturel  à  ces  visa- 
ges connus  dont  elle  suivait  les  transformations 
bonnes  ou  mauvaises  ;  mais  pour  le  prince  il  y  avait 
quelque  chose  de  cruel  à  l'opposition  de  cette  lumi- 
neuse matinée  de  juin,  de  l'orchestre  jouant  gaie- 
ment la  valse  à  la  mode,  et  de  ces  moribonds  venus 
des  quatre  coins  de  l'Europe  et  se  traînant  là  laii- 
guissamment. 

Malgré  le  retour  de  jeunesse  qu'éprouvait  le 
prince,  et  son  orgueil  quand  il  tenait  sa  fille  favorite 
sous  le  bras,  il  se  sentait  honteux  et  gêné  de  sa 
démarche  ferme  et  de  ses  membres  vigoureux.  Hn 
face  de  toutes  ces  misères,  il  éprouvait  le  sentiment 
d'un  homme  déshabillé  devant  du  monde. 

«  Présente-moi  à  tes  nouveaux  amis,  dit-il  à  sa 
fille  en  lui  serrant  le  bras  du  coude  ;  je  me  suis  mis 
à  aimer  ton  affreux  Soden  pour  le  bien  qu'il  t'a  fait; 
mais  vous  avez  ici  bien  des  tristesses...  Qui  est-ce...  ? 

Kitty  lui  nomma  les  personnes  de  leur  connaissance; 
à  l'entrée  du  jardin,  ils  rencontrèrent  Mademoiselle 
Berthe  avec  sa  conductrice,  et  le  prince  eut  plaisir  à 
voir  l'expression  de  joie  qui  se  peignit  sur  le  visage 
de  la  vieille  femme  au  son  de  la  voix  de  Kitty  :  avec 
l'exagération  d'une  Française,  elle  se  répandit  en 
politesses,  et  félicita  le  prince  d'avoir  une  fille  si 
charmante,  dont  elle  éleva  le  mérite  aux  nues,  la 
déclarant  un  trésor,  une  perle,  un  ange  conso- 
lateur. 

«  Dans  ce  cas,  c'est  l'ange  n^  2,  dit  le  prince  en 


382  ANNA  KARENINE. 

souriant  :  car  elle  assure  que  Maden-oiselle  Varinka 
est  l'ange  n^  i. 

—  Oh  oui  !  ^lademoiselle  Varinka  est  vraiment 
un  ange,  allez  »,  assura  vivement  Mademoiselle 
Berthe. 

Ils  rencontrèrent  Varinka  elle-même  dans  la 
galerie  ;  elle  vint  à  eux  avec  hâte,  portant  un  élégant 
sac  rouge  à  la  main. 

«  Voilà  papa  arrivé  ?   »  lui  dit  Kitty. 

Varinka  fit  un  salut  simple  et  naturel  qui  ressem- 
blait à  une  révérence,  et  entama  la  conversation 
avec  le  prince  sans  fausse  timidité. 

—  Il  va  sans  dire  que  je  vous  connais,  et  beau- 
coup, lui  dit  le  prince  en  souriant,  d'un  air  qui 
prouva  à  Kitty,  à  sa  grande  joie,  que  son  amie 
plaisait  à  son  père. 

—  Où  allez- vous  si  vite  ? 

—  Maman  est  ici,  répondit  la  jeune  fille  en  se 
tournant  vers  Kitty  :  elle  n'a  pas  dormi  de  la  nuit, 
et  le  docteur  lui  a  conseillé  de  prendre  l'air  ;  je  lui 
porte  son  ouvrage. 

—  Voilà  donc  l'ange  n^  i  »,  dit  le  prince,  quand 
Varinka  se  fut  éloignée. 

Kitty  s'aperçut  qu'il  avait  envie  de  la  plaisanter 
sur  son  amie,  mais  qu'il  était  retenu  par  l'impression 
favorable  qu'elle  lui  avait  produite. 

«  Eh  bien,  nous  allons  tous  les  voir,  les  uns  après 
les  autres,  tes  amis,  même  I^Ime  Stahl,  si  elle  daigne 
me  reconnaître. 

—  Tu  la  connais  donc,  papa  ?  demanda  Kitty 


ANNA  KARÉNINE.  383 

avec  crainte,  en  remarquant  un  éclair  ironique  dans 
les  yeux  de  son  père. 

—  J'ai  connu  son  mari,  et  je  l'ai  un  peu  connue 
elle-même,  avant  qu'elle  se  fût  enrôlée  dans  les  pié- 
tistes. 

—  Qu'est-ce  que  ces  piétistcs,  papa  ?  dem.anda 
Kitt>-,  inquiète  de  voir  donner  un  nom  à  ce  qui  lui 
paraissait  d'une  si  haute  valeur  en  Mme  Stahl. 

—  Je  n'en  sais  trop  rien  ;  ce  que  je  sais,  c'est 
qu'elle  remercie  Dieu  de  tous  les  malheurs  qui  lui 
arrivent,  y  compris  celui  d'avoir  perdu  son  mari,  et 
cela  tourne  au  comique  quand  on  sait  qu'ils  vivaient 
fort  mal  ensemble...  Qui  est-ce  ?  Quelle  pauvre 
figure  !  —  demanda-t-il  en  voyant  un  malade,  en 
redingote  brune,  avec  un  pantalon  blanc  formant 
d'étranges  plis  sur  ses  jambes  amaigries  ;  ce  mon- 
sieur avait  soulevé  son  chapeau  de  paille,  et  décou- 
vert un  front  élevé  que  la  pression  du  chapeau  avait 
rougi,  et  qu'entouraient  de  rares  cheveux  frisottants. 

—  C'est  Pétrof,  un  peintre,  —  répondit  Kitty  en 
rougissant,  —  et  voilà  sa  femme,  ajouta-t-elle  en 
montrant  Anna  Pavlovna,  qui,  à  leur  approche, 
s'était  le\ée  pour  courir  après  un  des  enfants  sur 
la  route. 

—  Pauvre  garçon  !  il  a  une  charmante  physiono- 
mie. Pourquoi  ne  t'es-tu  pas  approchée  de  lui  ?  Il 
semblait  vouloir  te  parler. 

—  Retournons  vers  lui,  dit  Kitty,  en  marchant 
résolument  vers  Pétrof...  Comment  allez- vous  au- 
jourd'hui ?   »  lui  demanda- 1- elle. 


384  ANNA  KARENINE. 

Celui-ci  se  leva  en  s' appuyant  sur  sa  canne,  et 
regarda  timidement  le  prince. 

«  C'est  ma  fille,  dit  le  prince  ;  permettez-moi  de 
faire  votre  connaissance.    » 

Le  peintre  salua  et  sourit,  découvrant  ainsi  des 
dents  d'ime  blancheur  étrange. 

«  Nous  voiis  attendions  hier,  princesse  »,  dit-il 
à  Kitty. 

Il  trébucha  en  parlant,  mais,  pour  ne  pas  laisser 
croire  que  c'était  involontaire,  il  refit  le  même  mou- 
vement. 

«  Je  comptais  venir,  mais  Varinka  m'a  dit  qu'An- 
na Pavlovna  avait  renoncé  à  sortir. 

—  Comment  cela  ?  dit  Pétrof  ému  et  commen- 
çant aussitôt  à  tousser  en  cherchant  sa  femme  du 
regard. 

—  Annette,  Annette  !  »  appela-t-il  à  haute  voix 
tandis  que  de  grosses  veines  sillonnaient  comme  des 
cordes  son  pauvre  cou  blanc  et  mince. 

Anna  Pavlovna  approcha. 

«  Comment  se  fait-il  que  tu  aies  envoyé  dire  que 
nous  ne  sortirions  pas  ?  demanda-t-il  à  voix  basse, 
d'un  ton  irrité,  car  il  s'enrouait  facilement. 

—  Bonjour,  princesse,  dit  Anna  Pavlovna  avec 
un  sourire  contraint  qui  ne  ressemblait  en  rien  à  son 
accueil  d'autrefois.  —  Enchantée  de  faire  votre  con- 
naissance, ajouta-t-elle  en  se  tournant  vers  le  prince. 
On  vous  attendait  depuis  longtemps. 

—  Comment  as- tu  pu  faire  dire  que  nous  ne  sor- 
tirions pas  ?  murmura  de  nouveau  la  voix  éteinte 


ANNA  KLVRKNINE.  385 

du  peintre,  que  l'impuissance  d'exprimer  ce  qu'il 
sentait  irritait  doublement. 

—  Mais,  bon  Dieu,  j'ai  simplement  cru  que  nous 
ne  sortirions  pas,  dit  sa  femme  d'un  air  contrarié. 

—  Pourquoi  ?  quand  cela  ?...  »  Il  fut  pris  d'une 
quinte  de  toux  et  fit  de  la  main  un  geste  désolé. 

Ive  prince  souleva  son  chapeau  et  s'éloigna  avec  sa 
fille. 

«  Oh  !  les  pauvres  gens,  dit-il  en  soupirant. 

—  C'est  vrai,  papa,  répondit  Kitty,  et  ils  ont  trois 
enfants,  pas  de  domestiques,  et  aucime  ressource 
pécuniaire  !  Il  reçoit  quelque  chose  de  l'AcadémiL-, 
continua-t-elle  avec  animation  pour  tâcher  de  dissi- 
muler l'émotion  que  lui  causait  le  changement  d' A  - 
na-Pavlo\Tia  à  son  égard...  —  \'oilà  Mme  Sthal  », 
dit  Kitty  en  montrant  une  petite  voiture  dans  la- 
quelle était  étendue  une  foniie  humaine  enveloppée 
de  gris  et  de  bleu,  entourée  d'oreillers  et  abritée  par 
une  ombrelle.  Derrière  la  malade  se  tenait  son  con- 
ducteur, un  Allemand  bourru  et  bien  portant.  A 
côté  d'elle  marchait  un  comte  suédois  à  chevelure 
blonde,  que  Kitty  cormaissait  de  \iie.  Quelques  per- 
soimes  s'étaient  arrêtées  près  de  la  petite  voiture  et 
considéraient  cette  dame  coiimie  une  chose  curieuse. 

Le  prince  s'approcha.  Kitty  remarqua  aussitôt 
dans  son  regard  cette  pointe  d'ironie  qui  la  troublait. 
Il  adressa  la  parole  à  Mme  Sthal  dans  ce  français  ex- 
cellent que  si  peu  de  personnes  parlent  de  nos  jours 
en  Russie,  et  se  montra  extrêmement  aimable  et 
poli. 


386  ANNA  KARÉNINE. 

«  Je  ne  sais  si  vous  vous  souvenez  encore  de  moi, 
mais  c'est  mon  devoir  de  me  rappeler  à  votre  souve- 
nir pour  vous  remercier  de  votre  bonté  pour  ma 
fille,  dit-il  en  ôtant  son  chapeau  sans  le  remettre. 

—  Le  prince  Alexandre  Cherbatzky  ?  dit  Mme 
Stahl  en  levant  sur  ses  yeux  célestes,  dans  lesquels 
Kitty  remarqua  une  ombre  de  mécontentement. 
Enchantée  de  vous  voir.  J'aime  tant  votre  fille  ! 

—  Votre  santé  n'est  toujours  pas  bonne  ? 

—  Oh  !  j'y  suis  faite  maintenant,  répondit  Mme 
Stahl,  et  elle  présenta  le  comte  suédois. 

—  Vous  êtes  bien  peu  changée  depuis  les  dix  ou 
onze  ans  que  je  n'ai  eu  l'honneur  de  vous  voir. 

—  Oui,  Dieu  qui  donne  la  croix,  donne  aussi  la 
force  de  la  porter.  Je  me  demande  souvent  pourquoi 
une  vie  semblable  se  prolonge  !  —  Pas  ainsi,  dit-elle 
d'un  air  contrarié  à  Varinka,  qui  l'enveloppait  d'un 
plaid  sans  parvenir  à  la  satisfaire. 

—  Pour  faire  le  bien  sans  doute,  dit  le  prince  dont 
les  yeux  riaient. 

—  Il  ne  nous  appartient  pas  de  juger,  répondit 
Mme  Stahl,  qui  surprit  cette  nuance  d'ironie  dans 
la  physionomie  du  prince.  —  Envoyez-moi  donc  ce 
livre,  cher  comte.  —  Je  vous  en  remercie  infiniment 
d'avance,  dit- elle  en  se  tournant  vers  le  jeune  Sué- 
dois. 

—  Ah!  s'écria  le  prince  qui  venait  d'apercevoir  le 
colonel  de  Moscou  ;  et,  saluant  Mme  Stahl,  il  alla 
le  rejoindre  avec  sa  fille. 

—  Voilà  notre  aristocratie,  prince,  dit  le  colonel 


ANNA  KARKXINE.  3^7 

avec   une   iiitoiitioii    railleuse,    car   lui    aussi    était 
piqué  de  l'attitude  de  Mme  vStahl. 

—  Toujours  la  même,  répondit  le  prince. 

—  L'avez- vous  connue  avant  sa  maladie,  c'est- 
à-dire  avant  qu'elle  fût  infirme  ? 

—  Oui,  je  l'ai  connue  au  moment  où  elle  a  pv^rdu 
l'usage  de  ses  jambes. 

—  On  prétend  qu'il  y  a  dix  ans  qu'elle  ne  mar- 
che plus. 

—  Elle  ne  marche  pas  parce  qu'elle  a  une  jambe 
plus  courte  que  l'autre  ;  elle  est  très  mal  faite. 

—  C'est  impossible,  papa  !  s'écria  Kitty. 

—  Les  mauvaises  langues  l'assurent,  ma  chérie  ; 
et  ton  amie  Varinka  doit  en  voir  de  toutes  les  cou- 
leurs. Oh  !  ces  dames  malades  ! 

—  Oh  non  î  papa,  je  t'assure,  Varinka  l'adore  ! 
affinna  vivement  Kitty.  Et  elle  fait  tant  de  bien  ! 
Demande  à  qui  tu  voudras  :  tout  le  monde  la  con- 
naît, ainsi  que  sa  nièce  Aline. 

—  C'est  possible,  répondit  son  père  en  lui  ser- 
rant doucement  le  bras,  mais  il  voudrait  mieux  que 
personne  ne  sût  le  bien  qu'elles  font.    » 

Kitty  se  tut,  non  qu'elle  fût  sans  réponse,  mais 
parce  que  ses  pensées  secrètes  ne  pouvaient  pas 
même  être  révélées  à  son  père.  Chose  étrange  cepen- 
dant :  quelque  décidée  qu'elle  fût  à  ne  pas  se  sou- 
mettre aux  jugements  de  son  père,  à  ne  pas  le  laisser 
pénétrer  dans  le  sanctuaire  de  ses  réflexions,  elle  sen- 
tait bien  que  l'image  de  sainteté  idéale  qu'elle  por- 
tait dans  l'àme  depuis  un  mois  venait  de  s'effacer 


388  ANNA  KARÉNINE. 

sans  retour,  comme  ces  formes  que  l'imagination 
aperçoit  dans  des  vêtements  jetés  au  hasard,  et  qui 
disparaissent  d'elles-mêmes  quand  on  se  rend  compte 
de  la  façon  dont  ils  ont  été  jetés.  Elle  ne  conserva 
plus  que  l'image  d'une  femme  boiteuse  qui  restait 
couchée  pour  cacher  sa  difformité,  et  qui  tourmen- 
tait la  pauvre  Varinka  pour  un  plaid  mal  arrangé  ;  il 
lui  devint  impossible  de  retrouver  dans  sa  pensée 
l'ancienne  Mme  Stahl. 


CHAPITRE  XXXV 

L'entrain  et  la  bonne  humeur  du  prince  se  com- 
muniquaient à  tout  son  entourage  ;  le  propriétaire 
de  la  maison  lui-même  n'y  échappait  pas.  En  ren- 
trant de  sa  promenade  avec  Kitty,  le  prince  invita 
le  colonel,  Marie  Evguénievna,  sa  fille,  et  Varinka  à 
prendre  le  café,  et  fit  dresser  la  table  sous  les  marron- 
niers du  jardin.  Les  domestiques  s'animèrent  aussi 
bien  que  le  propriétaire  sous  l'influence  de  cette 
gaieté  communicative,  d'autant  plus  que  la  géné^ 
rosité  du  prince  était  bien  connue.  Aussi,  une  demi- 
heure  après,  cette  jo^^'euse  société  russe  réunie  sous 
les  arbres  fit- elle  l'envie  du  médecin  malade  qui  ha- 
bitait le  premier  ;  il  contempla  en  soupirant  ce 
groupe  heureux  de  gens  bien  portants. 

La  princesse,  un  bonnet  à  rubans  lilas  posé  sur  le 
sommet  de  sa  tête,  présidait  à  la  table  couverte  d'une 
nappe  très  blanche,  sur  laquelle  on  avait  placé  la 


ANNA  K.\RKNINE.  389 

cafetière,  du  pain,  du  beurre,  du  fromage  et  du  gi- 
bier froid  ;  elle  distribuait  les  tasses  et  les  tartines, 
tandis  que  le  prince,  à  l'autre  bout  de  la  table, 
mangeait  de  bon  appétit  en  causant  gaiement.  Il 
avait  étalé  autour  de  lui  toutes  ses  emplettes  de 
boîtes  sculptées,  couteaux  à  papier,  jeux  de  hon- 
chets,  etc.,  rapportés  de  toutes  les  eaux  d'où  il 
revenait,  et  il  s'amusait  à  distribuer  ces  objets  à 
chacun,  sans  oublier  Lischen,  la  servante  et  le 
maître  de  la  maison.  Il  tenait  à  celui-ci  les  discours 
les  plus  comiques  dans  son  mauvais  allemand,  et 
lui  assurait  que  ce  n'étaient  pas  les  eaux  qui  avaient 
guéri  Kitty,  mais  bien  son  excellente  cuisine,  et 
notamment  ses  potages  aux  pruneaux.  La  princesse 
pJaisantait  son  mari  sur  ses  manies  russes,  mais  ja- 
mais, depuis  qu'elle  était  aux  eaux,  elle  n'avait  été 
si  gaie  et  si  animée.  Le  colonel  souriait  coimne  tou- 
jours des  plaisanteries  du  prince,  mais  il  était  de  l'avis 
de  la  princesse  quant  à  la  question  européenne, 
qu'il  s'imaginait  étudier  avec  soin.  La  borme  Marie 
Evguénievna  riait  aux  larmes,  et  \'arinka  elle-même, 
au  grand  étonnement  de  Kitty,  était  gagnée  par  la 
gaieté  générale. 

Kitty  ne  pouvait  se  défendre  d'une  certaine  agi- 
tation intérieure  ;  sans  le  vouloir,  son  père  avait 
posé  devant  elle  un  problème  qu'elle  ne  pouvait  ré- 
soudre, en  jugeant,  comme  il  l'avait  fait,  ses  amis  et 
cette  vie  nouvelle  qui  lui  offrait  tant  d'attraits.  A 
ce  problème  se  joignait  pour  elle  celui  du  change- 
ment de  relations  avec  les  Pétrof ,  qui  lui  avait  paru 


390  ANNA  KARÉNINE. 

ce  jour-là  plus  évident  encore  et  plus  désagréable. 
Son  agitation  augmentait  en  les  voyant  tous  si 
gais,  et  elle  éprouvait  le  même  sentiment  que  lors- 
que petite  fille,  on  la  punissait,  et  qu'elle  entendait 
de  sa  chambre  les  rires  de  ses  sœurs  sans  pouvoir  y 
prendre  part. 

«  Dans  quel  but  as-tu  bien  pu  acheter  ce  tas  de 
choses  ?  demanda  la  princesse  en  souriant  à  son  mari 
et  lui  offrant  une  tasse  de  café. 

—  Que  veux- tu  ?  on  va  se  promener,  on  s'appro- 
che d'une  boutique,  on  est  aussitôt  accosté  :  «  Er- 
laucht,  Excellenz,  Durchlaucht  !  »  Oh  !  quand  on 
en  venait  à  Durchlaucht,  je  ne  résistais  plus,  et 
mes  dix  thalers  y  passaient. 

—  C'était  uniquement  par  ennui,  dit  la  princesse. 

—  Mais  certainement,  ma  chère,  car  l'ennui  est 
tel,  qu'on  ne  sait  où  se  fourrer. 

—  Comment  peut-on  s'ennuyer  ?  Il  y  a  tant  de 
choses  à  voir  en  Allemagne  maintenant,  dit  Marie 
Evguénievna. 

—  Je  sais  tout  ce  qu'il  y  a  d'intéressant  main- 
tenant :  je  connais  la  soupe  aux  pruneaux,  le  saucis- 
son de  pois,  je  connais  tout. 

—  Vous  avez  beau  dire,  prince,  leurs  institutions 
sont  intéressantes,  dit  le  colonel. 

—  En  quoi  ?  Ils  sont  heureux  comme  des  sous 
neufs,  ils  ont  vaincu  le  monde  entier  :  qu'y  a-t-il  là 
de  si  satisfaisant  pour  moi  ?  Je  n'ai  vaincu  personne, 
moi.  Et  en  revanche,  il  me  faut  ôtermes  bottes  moi- 
même,  et,  qui  pis  est,  les  poser  moi-même  à  ma  porte 


ANNA  KARENINE.  39i 

daiLs  le  couloir.  Ixî  matin,  à  peine  levé,  il  faut  ni'ha- 
biller  et  aller  boire  au  salon  un  thé  exé\:rable.  Ce 
n'est  pas  conune  chez  nous  !  Eà  nous  avons  le  droit 
de  nous  éveiller  à  notre  heure  ;  si  nous  sommes  de 
mauvaise  humeur,  nous  avons  celui  de  grogner  ;  on 
a  temps  pour  tout,  et  l'on  pèse  ses  petites  affaires 
sans  hâte  inutile. 

—  Mais  le  temps,  c'est  l'argent,  n'oubliez  pas 
cela,  dit  le  colonel. 

—  Cela  dépend  :  il  y  a  des  mois  entiers  qu'on 
donnerait  pour  50  kopecks,  et  des  quarts  d'heure 
qu'on  ne  céderait  pour  aucun  trésor.  Est-ce  vrai, 
Katinka  ?  Mais  pourcjuoi  parais-tu  ennuyée  ? 

—  Je  n'ai  rien,  papa. 

—  Où  allez- vous  ?  restez  encore  un  peu,  dit  le 
prince  en  s' adressant  à  Varinka. 

—  Il  faut  que  je  rentre  »,  dit  Varinka  prise  d'un 
nouvel  accès  de  gaieté.  Quand  elle  se  fut  calmée,  elle 
prit  congé  de  la  société  et  chercha  son  chapeau. 

Kitty  la  suivit.  Varinka  elle-même  lui  semblait 
changée  ;  elle  n'était  pas  moins  bonne,  mais  elle 
était  autre  qu'elle  ne  l'avait  imaginée. 

«  Il  y  a  longtemps  que  je  n'ai  autant  ri  »,  dit  Va- 
rinka en  cherchant  son  ombrelle  et  son  sac.  Que  votre 
père  est  charmant  !    » 

Kitty  se  tut. 

«  Quand  nous  reverrons-nous  ?  demanda  Varinka. 

—  Maman  voulait  entrer  chez  les  Pétrof.  Y  se- 
rez-vous  ?  demanda  Kittv*  pour  scruter  la  pensée  de 
son  amie. 


392  ANNA  KARENINE. 

—  J'y  serai,  répondit-elle  :  ils  comptent  partir,  et 
j'ai  promis  de  les  aider  à  emballer.  -: 

—  Eh  bien,  j'irai  aussi. 

—  Non  ;  pourquoi  faire  ? 

—  Pourquoi  ?  pourquoi  ?  pourquoi  ?  dit  Kitty 
en  arrêtant  Varinka  par  son  parasol,  et  en  ouvrant 
de  grands  yeux.  Attendez  un  moment,  et  dites-moi 
pourquoi. 

—  Mais  parce  que  vous  avez  votre  père,  et  qu'ils 
se  gênent  avec  vous. 

—  Ce  n'est  pas  cela  :  dites-moi  pourquoi  vous  ne 
voulez  pas  que  j'aille  souvent  chez  les  Pétrof  :  car 
vous  ne  le  voulez  pas  ? 

—  Je  n'ai  pas  dit  cela,  répondit  tranquillement 
Varinka. 

—  Je  vous  en  prie,  répondez-moi. 

—  Faut-il  tout  vous  dire  ? 

—  Tout,  tout  !  s'écria  Kitty. 

—  Au  fond,  il  n'y  a  rien  de  bien  grave  :  seulement 
Pétrof  consentait  autrefois  à  partir  aussitôt  sa  cure 
achevée,  et  il  ne  le  veut  plus  maintenant,  répondit 
en  souriant  Varinka. 

—  Eh  bien,  eh  bien  ?  demanda  encore  Kitty  vive- 
ment d'un  air  sombre. 

—  Eh  bien.  Aima  Pavlovna  a  prétendu  que,  s'il 
ne  voulait  plus  partir,  c'était  parce  que  vous  restiez 
ici.  C'était  maladroit,  mais  vous  avez  ainsi  été  la 
cause  d'une  querelle  de  ménage,  et  vous  savez  com- 
bien les  malades  sont  facilement  irritables.    » 

Kitty,  toujours  sombre,  gardait  le  silence,  et  Va- 


ANNA  KARKNIXE.  393 

rinka  parlait  seule,  cherchant  à  l'adoucir  et  à  la  cal- 
mer, tout  en  prévoyant  un  éclat  prochain  de  lannes 
ou  de  reproches. 

«  Cest  pourquoi  mieux  vaut  n'y  pas  aller,  vous 
le  comprenez,  et  il  ne  faut  pas  vous  fâcher... 

—  Je  n'ai  que  ce  que  je  mérite   »,  dit  vivement 
Kitty  en  s'emparant  de  l'ombrelle  de  Varinka  sans 
regarder  son  amie. 

Celle-ci,  en  voyant  cette  colère  enfantine,  retint 
un  sourire,  pour  ne  pas  froisser  Kitty. 

«  Comment,  vous  n'avez  que  ce  que  vous  méri- 
tez ?  je  ne  comprends  pas. 

—  Parce  que  tout  cela  n'était  qu'h>'pocrisie,  que 
rien  ne  venait  du  cœur.  Qu'avais-je  affaire  de  m'oc- 
cuper  d'un  étranger  et  de  me  mêler  de  ce  qui  ne  me 
regardait  pas  ?  C'est  pourquoi  j'ai  été  la  cause  d'une 
querelle.  Et  cela  parce  que  tout  est  hj-pocrisie,  hy- 
pocrisie, dit-elle  en  ouvrant  et  fermant  machinale- 
ment l'ombrelle. 

—  Dans  quel  but  ? 

—  Pour  paraître  meilleure  aux  autres,  à  moi- 
même,  à  Dieu  ;  pour  tromper  tout  le  monde  !  Non, 
je  ne  retomberai  plus  là-dedans  :  je  préfère  être  mau- 
vaise et  ne  pas  mentir,  ne  pas  tromper. 

—  Qui  donc  a  trompé  ?dit  Varinka  sur  un  ton  de 
reproche  ;  vous  parlez  comme  si...    » 

Mais  Kitty  était  dans  un  de  ses  accès  de  colère  et 
ne  la  laissa  pas  achever. 

«  Ce  n'est  pas  de  vous  qu'il  s'agit  :  vous  êtes  une 
perfection  ;  oui,  oui,  je  sais  que  vous  êtes  toutes  des 


394  ANNA  KARENINE. 

perfections  ;  mais  je  suis  mauvaise,  moi  ;  je  n'y  peux 
rien.  Et  tout  cela  ne  serait  pas  arrivé  si  je  n'avais  pas 
été  mauvaise.  Tant  pis,  je  resterai  ce  que  je  suis  ; 
mais  je  ne  dissimulerai  pas.  Qu'ai- je  affaire  d'Anna 
Pavlovna  ?  ils  n'ont  qu'à  vivre  comme  ils  l'enten- 
dent, et  je  ferai  de  même.  Je  ne  puis  me  changer. 
Au  reste,  ce  n'est  pas  cela... 

—  Qu'est-ce  qui  n'est  pas  cela  ?  dit  Varinka 
d'un  air  étonné. 

—  Moi,  je  ne  puis  vivre  que  par  le  cœur,  tandis 
que  vous  autres  ne  vivez  que  par  vos  principes.  Je 
vous  ai  aimées  tout  simplement,  et  vous  n'avez  eu 
en  vue  que  de  me  sauver,  de  me  convertir  ! 

—  Vous  n'êtes  pas  juste,  dit  Varinka. 

—  Je  ne  parle  pas  pour  les  autres,  je  ne  parle 
que  pour  moi. 

—  Kitty  !  viens  ici,  cria  à  ce  moment  la  voix  de 
la  princesse  :  montre  tes  coraux  à  papa.    » 

Kitty  prit  sur  la  table  une  boîte,  la  porta  à  sa 
mère  d'un  air  digne,  sans  se  réconcilier  avec  son 
amie. 

«  Qu'as-tu  ?  pourquoi  es-tu  si  rouge  ?  deman- 
dèrent à  la  fois  son  père  et  sa  mère. 

—  Rien,  je  vais  revenir.   » 

«  Elle  est  encore  là  !  que  vais- je  lui  dire  ?  IMon 
Dieu,  qu'ai-je  fait  ?  qu'ai -je  dit  ?  Pourquoi  l'ai-je 
offensée  ?   »  se  dit-elle  en  s' arrêtant  à  la  porte. 

Varinka,  son  chapeau  sur  la  tête,  était  assise 
près  de  la  table,  examinant  les  débris  de  son  om- 
brelle que  Kitty  avait  cassée.  Elle  leva  la  tête. 


ANNA  K.\RÏ>NIN^.  395 

«  Varinka,  pardonnez-moi,  murmura  Kitty  en 
s'approchant  d'elle  :  je  ne  sais  plus  ce  que  j'ai 
dit.  je... 

—  Vraiment  je  n'avais  pas  l'intention  de  vous 
faire  du  chagrin    »,  dit  Varinka  en  souriant. 

La  paix  était  faite.  Mais  l'arrivée  de  son  père 
avait  changé  pour  Kitty  le  monde  dans  lequel  elle 
vivait.  Sans  renoncer  à  tout  ce  qu'elle  y  avait  ap- 
pris, elle  s'avoua  qu'elle  se  faisait  illusion  en  croyant 
devenir  telle  qu'elle  le  rêvait.  Ce  fut  comme  un  ré- 
veil. Elle  comprit  qu'elle  ne  saurait,  sans  hypocri- 
sie, se  tenir  à  une  si  grande  hauteur  ;  elle  sentit  en 
outre  plus  vivement  le  poids  des  malheurs,  des  mala- 
dies, des  agonies  qui  l'entouraient,  et  trouva  cruel 
de  prolonger  les  efforts  qu'elle  faisait  pour  s'y  inté- 
resser. Elle  éprouva  le  besoin  de  respirer  un  air  vrai- 
ment pur  et  sain,  en  Russie,  à  Yergoushovo,  où 
Dolly  et  les  enfants  Tavaient  précédée,  ainsi  que 
le  lui  apprenait  une  lettre  qu'elle  venait  de  rece- 
voir. 

Mais  son  affection  pour  Varinka  n'avait  pas  fai- 
bli. En  partant,  elle  la  supplia  de  venir  les  voir  en 
Russie. 

«  Je  viendrai  quand  vous  serez  mariée,  dit  celle- 
ci. 

—  Je  ne  me  marierai  jamais. 

—  Alors  je  n'irai  jamais. 

—  Dans  ce  cas,  je  ne  me  marierai  que  pour  cela. 
N'oubliez  pas  votre  promesse   »,  dit  Kitty. 

Les  prévisions   du    docteur  s'étaient   réalisées  ; 


396  ANNA  KARÉNINE. 

Kitty  rentra  en  Russie  guérie  ;  peut-être  n'était- 
elle  pas  aussi  gaie  et  insouciante  qu'autrefois,  mais 
le  calme  était  revenu.  I^es  douleurs  du  passé  n'étaient 
plus  qu'un  souvenir. 


TROISIEME   PARTIE 


CHAPITRE  PREMIER 

Serge  Ivanitch  Kosnichef ,  au  lieu  d'aller  comme 
d'habitude  à  l'étranger  pour  se  reposer  de  ses  tra- 
vaux intellectuels,  arriva  vers  la  fin  de  mai  à  Pak- 
rofsky.  Rien  ne  valait,  selon  lui,  la  vie  des  champs, 
et  il  venait  en  jouir  auprès  de  son  frère.  Celui-ci 
l'accueillit  avec  d'autant  plus  de  plaisir  qu'il  n'at- 
tendait pas  Nicolas  cette  année. 

Malgré  son  aftection  et  son  respect  pour  Serge, 
Constantin  éprouvait  un  certain  malaise  auprès  de 
lui,  à  la  campagne  :  leur  façon  de  la  comprendre  était 
trop  différente.  Pour  Constantin,  la  campagne  of- 
frait un  but  à  des  travaux  d'une  incontestable  uti- 
lité; c'était,  à  ses  yeux,  le  théâtre  même  de  la  vie, 
de  ses  joies,  de  ses  peines,  de  ses  labeurs.  Serge,  au 
contraire,  n'y  voyait  qu'un  lieu  de  repos,  \m  anti- 
dote contre  les  corruptions  de  la  ville,  et  le  droit  de 


398  ANNA  KARENINE. 

ne  rien  faire.  Leur  point  de  vue  sur  les  paysans  était 
également  opposé.  Serge  Ivanitch  prétendait  les 
connaître,  les  aimer,  causait  volontiers  avec  eux,  et 
relevait  dans  ces  entretiens  des  traits  de  caractère  à 
l'honneur  du  peuple,  qu'il  se  plaisait  à  généraliser. 
Ce  jugement  superficiel  froissait  Levine.  Il  respec- 
tait les  paysans,  et  assurait  avoir  sucé  dans  le  lait  de 
la  paysanne  sa  nourrice  ime  véritable  tendresse 
pour  eux  :  mais  leurs  vices  l'exaspéraient  aussi  sou- 
vent que  leurs  vertus  le  frappaient.  Le  peuple 
représentait  pour  lui  l'associé  principal  d'un  travail 
commun  ;  comme  tel,  il  ne  voyait  aucune  distinc- 
tion à  établir  entre  les  qualités,  les  défauts,  les  inté- 
rêts de  cet  associé,  et  ceux  du  reste  des  hommes. 

La  victoire  restait  toujours  à  Serge  dans  les  dis- 
cussions qui  s'élevaient  entre  les  deux  frères,  par 
suite  de  leurs  divergences  d'opinions,  et  cela  parce 
que  ces  appréciations  restaient  inébranlables,  tan- 
dis que  Constantin,  modifiant  sans  cesse  les  siennes, 
était  facilement  convaincu  de  contradiction  avec 
lui-même.  Serge  Ivanitch  considérait  son  frère 
comme  un  brave  garçon,  dont  le  cœur,  suivant  son 
expression  française,  était  bien  placé,  mais  dont 
l'esprit  trop  impressionnable,  quoique  ouvert,  était 
rempli  d'inconséquences.  Souvent  il  cherchait,  avec 
la  condescendance  d'im  frère  aîné,  à  lui  expliquer  le 
vrai  sens  des  choses  ;  mais  il  discutait  sans  plaisir 
contre  un  interlocuteur  si  facile  à  battre. 

Constantin,  de  son  côté,  admirait  la  vaste  intelli- 
gence de  son  frère,  ainsi  que  sa  haute  distinction 


ANNA  KARÏCNINE.  399 

d'esprit  ;  il  voyait  en  lui  un  hoimne  doué  des  facul- 
tés les  plus  belles  et  les  plus  utiles  au  bien  général  ; 
mais,  en  avançant  en  âge  et  en  apprenant  à  le  mieux 
connaître,  il  se  demandait  parfois,  au  fond  de  l'âme, 
si  ce  dévouement  à  des  intérêts  généraux,  dont  lui- 
même  se  sentait  si  dépounni,  constituait  bien  une 
qualité.  Ne  tenait-il  pas  à  une  certaine  impuissance 
de  se  frayer  une  route  personnelle  paniii  toutes 
celles  que  la  vie  ouvre  aux  hommes,  route  qu'il 
en  aurait  fallu  aimer  et  suivre  avec  persévérance  ? 

Levine  éprouvait  encore  un  autre  genre  de  con- 
trainte envers  son  frère,  quand  celui-ci  passait  l'été 
chez  lui.  Les  journées  lui  paraissaient  trop  courtes 
pour  tout  ce  qu'il  avait  à  faire  et  à  siirveiller  :  tan- 
dis que  son  frère  ne  songeait  qu'à  se  reposer.  Bien 
que  Serge  n'écrivît  pas,  l'activité  de  son  esprit  était 
trop  incessante  pour  qu'il  n'eût  pas  besoin  d'ex- 
primer à  quelqu'un,  sous  une  forme  concise  et  élé- 
gante, les  idées  qui  l'occupaient.  Constantin  était 
son  auditeur  le  plus  habituel. 

Serge  se  couchait  dans  l'herbe,  et,  tout  en  se  chauf- 
fant au  soleil,  il  causait  volontiers,  paresseusement 
étendu. 

«  Tu  ne  saurais  croire,  disait-il,  combien  je  jouis 
de  ma  paresse  !  Je  n'ai  pas  une  idée  dans  la  tête,  elle 
est  vide  comme  ime  boule.   » 

Mais    Constantin  se  lassait  vte  de  rester  assis  à 

bavarder,  il  savait  qu'en  son  absence  on  répandrait 

e  fumier  à  tort  et  à  travers  sur  les  champs,  et  il 

souffrait  de  ne  pas  surveiller  ce  travail  ;  il  savait 


400  ANNA  IL\RÉXINE. 

qu'on  ôterait  les  socs  des  charrues  anglaises,  pour 
pouvoir  dire  qu'elles  ne  vaudraient  jamais  les  \'ieilles 
charrues  primitives  du  pa\'san  leur  voisin,  etc. 

«  N'es- tu  donc  pas  fatigué  de  courir  par  cette  cha- 
leur ?  lui  demandait  Serge. 

—  Je  ne  te  quitte  que  pour  un  instant,  le  temps 
de  voir  ce  qui  se  passe  au  bureau  2,  répondait  Le- 
vine,  et  il  se  sauvait  d:^r\<>  les  champs. 


CIL\PITR£  n 

Dans  les  premiers  jours  de  juin,  la  vieille  bonne 
qui  remplissait  les  fonctions  de  ménagère,  Agathe 
Mikhaïlovna,  descendant  à  la  cave  avec  im  pot  de 
petits  champignons  qu'elle  venait  de  saler,  glissa  dans 
l'escalier  et  se  foula  le  poignet.  On  ût  chercher  im 
médecin  du  district,  jeune  étudiant  bavard  qui  ve- 
nait de  terminer  ses  études.  D  examina  la  main, 
affirma  qu'elle  n'était  pas  démise,  y  appliqua  des 
compresses  et  pendant  le  dîner,  fier  de  se  trouver  en 
société  du  célèbre  Kosnichef ,  se  lança  dans  la  narra- 
tion de  tous  les  commérages  du  district,  et,  pour  avoir 
l'occasion  de  produire  ses  idées  éclairées  et  avancées, 
se  plaignit  du  mauvais  état  des  choses  en  général. 

Serge  Ivanitch  l' écouta  avec  attention  ;  animé 
par  la  présence  d'un  nouvel  auditeur,  il  causa,  fit 
des  observations  justes  et  fines,  respectueusement 
appréciées  par  le  jeune  médecin  ;  après  le  départ  du 
docteur,  il  se  trouva  dans  cette  disposition  d'esprit 


AXXA  K_\Ri:XTXE.  401 

un  peu  surexcitée  que  lui  connaissait  son  frère,  et 
qui  succédait  généralement  à  une  conx'ersation  bril- 
lante et  vive.  Une  fois  seuls,  Sei^ge  prit  une  ligne 
pour  aller  pécher. 

Kosnichef  aimait  la  pêche  à  la  ligne  ;  il  semblait 
mettre  une  certaine  vanité  à  montrer  qu'il  savait 
s'amuser  d'un  passe-temps  aussi  puéril.  Constantin 
voulait  aller  surveiller  les  labours  et  examiner  les 
prairies  :  il  offrit  à  son  frère  de  le  mener  en  cabriolet 
jusqu'à  la  ri\-ière. 

C'était  le  moment  de  l'été  où  la  récolte  de  l'année 
se  dessine,  et  où  commencent  les  préoccupations 
des  semailles  de  l'année  suivante,  alors  que  se  ter- 
mine la  fenaison-  Les  épis  déjà  formés,  mais  encore 
\-erts,  se  balancent  légèrement  au  souffle  du  \'ent  ; 
les  avoines  sortent  irrégulièrement  de  terre  dans  les 
champs  semés  tardi\-ement  ;  le  sarrasin  couvTe  déjà 
le  sol  ;  l'odeur  du  fimiier  répandu  en  monticules  sui 
les  champs  se  mêle  au  parfum  des  herbages,  qui,  par- 
semés de  leurs  petits  bouquets  d'oseille  sauvage, 
s'étendent  conmie  une  mer.  Cette  période  de  lété 
est  l'accalmie  qui  précède  la  moisson,  ce  grand  effort 
imposé  chaque  anné«  au  pa>-san.  La  récolte  promet- 
tait d'être  superbe,  et  aux  longues  et  claires  journées 
succédaient  des  nuits  courtes,  accompagnées  d'une 
forte  rosée. 

Pour  arri\-er  aux  prairies,  il  fallait  traverser  le 
bois  ;  Serge  Ivanitch  aimait  cette  forêt  touffue  ;  il 
désigna  à  l'admiration  de  son  frère  un  \neux  tilleul 
prêt  à  ffeurir,  mais  Constantin,  qui  ne  parlait  pas 


402  ANNA  KARÉNINE. 

volontiers  des  beautés  de  la  nature,  préférait  aussi 
n'en  pas  entendre  parler.  Les  paroles  lui  gâtaient, 
prétendait-il,  les  plus  belles  choses.  Il  se  contenta 
d'approuver  son  frère,  et  pensa  involontairement  à 
ses  affaires  ;  son  attention  se  concentrait  sur  un  champ 
en  jachère  qu'ils  atteignirent  en  sortant  du  bois.  Une 
herbe  jaunissante  le  recouvrait  par  endroits,  tandis 
qu'à  d'autres  on  l'avait  déjà  retourné.  Les  télègues 
arrivaient  à  la  file  ;  Levine  les  compta  et  fut  satis- 
fait de  l'ouvrage  qui  se  faisait.  Ses  pensées  se  por- 
tèrent ensuite,  à  la  vue  des  prairies,  sur  la  grave 
question  du  fauchage,  une  opération  qui  lui  tenait 
particulièrement  au  cœur.  Il  arrêta  son  cheval. 
L'herbe  haute  et  épaisse  était  encore  couverte  de 
rosée.  Serge  Ivanitch.  pour  ne  pas  se  mouiller  les 
pieds,  pria  son  frère  de  le  conduire  en  cabriolet 
jusqu'au  buisson  de  cytises  près  duquel  on  péchait 
les  perches.  Constantin  obéit,  tout  en  regrettant 
de  froisser  cette  belle  prairie,  dont  l'herbe  moel- 
leuse entourait  les  pieds  des  chevaux  et  laissait  tom- 
ber ses  semences  sur  les  roues  de  la  petite  voiture. 

Serge  s'assit  sous  le  cytise  et  lança  sa  ligne.  Il  ne 
prit  rien,  mais  il  ne  s'ennuyait  pas  et  semblait  de 
bonne  humeur. 

Levine,  au  contraire,  avait  hâte  de  rentrer  et  de 
donner  ses  ordres  sur  le  nombre  de  faucheurs  à 
louer  pour  le  lendemain  ;  mais  il  attendait  son  frère 
et  songeait  à  la  grosse  question  qui  le  préoccupait. 


AXN'A  KARÉNINE.  403 


CHAPITRE  III 

a  Je  pensais  à  toi,  dit  Serge  Ivanitch  :  sais- tu 
que  d'après  ce  que  raconte  le  docteur,  un  garçon  qui 
n'est  pas  bête,  ce  qui  se  passe  dans  le  district  n'a  pas 
de  nom  ?  Et  cela  me  fait  revenir  à  ce  que  je  t'ai 
déjà  dit  :  tu  as  tort  de  ne  pas  aller  aux  assemblées 
et  de  te  tenir  à  l'écart.  Si  les  hommes  de  valeur  ne 
veulent  pas  se  mêler  des  affaires,  tout  ira  à  la  diable. 
L'argent  des  contribuables  ne  sert  à  rien,  car  il  n'y 
a  ni  écoles,  ni  infirmiers,  ni  sages-femmes,  ni  phar- 
macies :  il  n'y  a  rien. 

—  J'ai  essayé,  répondit  à  contre-cœur  Levine, 
mais  je  ne  peux  pas  :  que  veux- tu  que  j'y  fasse  ? 

—  Pourquoi  ne  le  peux-tu  pas  ?  Je  t'avoue  que  je 
n'y  comprends  rien.  Je  n'admets  pas  que  ce  soit  in- 
capacité ou  indifférence  :  ne  serait-ce  pas  tout  simple- 
ment paresse  ? 

—  Rien  de  tout  cela.  J'ai  essayé  et  j'ai  acquis  la 
conviction  que  je  ne  pouvais  rien  faire.    » 

Levine  n'approfondissait  pas  beaucoup  ce  que 
disait  son  frère,  et,  tout  en  regardant  la  rivière  et  la 
prairie,  il  cherchait  à  distinguer  dans  le  lointain  un 
point  noir  ;  était-ce  le  cheval  de  l'intendant  ? 

«  Tu  te  résignes  trop  facilement  !  Comment  n'y 
mets-tu  pas  un  peu  d'amour-propre  ? 

—  Je  ne  conçois  pas  l'amour-propre  en  pareille 
matière,  répondit  Levine,  que  ce  reproche  piqua 

14 


404  ANNA  KARÉNINE. 

au  vif.  Si  à  l'Université  on  m'avait  reproché  d'être 
incapable  de  comprendre  le  calcul  intégral  comme 
mes  camarades,  j'y  aurais  mis  de  l' amour-propre  ; 
mais  ici  il  faudrait  commencer  par  croire  à  l'utilité 
des  innovations  à  l'ordre  du  jour. 

—  Eh  quoi  !  sont-elles  donc  inutiles  ?  demanda 
Serge  Ivanovitch,  froissé  de  voir  son  frère  attacher 
si  peu  d'importance  à  ses  paroles  et  y  prêter  une  si 
médiocre  attention. 

—  Non,  que  veux-tu  que  j'y  fasse,  je  ne  vois  là 
rien  d'utile  et  ne  m'y  intéresse  pas,  répondit  Levine 
qui  venait  enfin  de  reconnaître  son  intendant  à  che- 
val dans  le  lointain. 

—  Écoute,  dit  le  frère  aîné  dont  le  beau  visage 
s'était  rembruni  :  il  y  a  limite  à  tout  ;  admettons 
qu'il  soit  superbe  de  détester  la  pose,  le  mensonge,  et 
de  passer  pour  un  original  ;  mais  ce  que  tu  viens  de 
dire  n'a  pas  le  sens  commun.  Trouves-tu  réellement 
indifférent  que  le  peuple,  que  tu  aimes,  à  ce  que 
tu  assures... 

—  Je  n'ai  jamais  rien  assuré  de  pareil,  interrom- 
pit Levine. 

—  Que  ce  peuple  meure  sans  secours  ?  reprit 
Serge  ;  que  de  grossières  sages-femmes  fassent  périr 
les  nouveau-nés  ?  que  les  paysans  croupissent  dans 
l'ignorance  et  restent  la  proie  du  premier  écrivain 
venu  ?   y> 

Et  Serge  Ivanitch  lui  posa  le  dilemme  sui- 
vant : 

«  Ou  bien  ton  développement  intellectuel  est  en 


ANNA  KARKNINE.  405 

défaut,  ou  bien  c'est  ton  amour  du  repos,  ta  vanité, 
que  sais-je  ?  qui  l'emporte.    » 

Constantin  sentit  que,  s'il  ne  voulait  pas  être 
convaincu  d'indifférence  pour  le  bien  public,  il  n'a- 
vait qu'à  se  soumettre. 

«  Je  ne  vois  pas,  dit-il  blessé  et  mécontent,  qu'il 
soit  possible... 

—  Conunent  tu  ne  vois  pas,  par  exemple,  qu'en 
surveillant  mieux  l'emploi  des  contributions  il  serait 
possible  d'obtenir  une  assistance  médicale  quel- 
conque ? 

—  Je  ne  crois  pas  à  la  possibilité  d'une  assistance 
médicale  sur  une  étendue  de  quatre  mille  verstes 
carrées,  conmie  notre  district.  Au  reste,  je  n'ai 
aucune  foi  dans  l'eflâcacité  de  la  médecine. 

—  Tu  es  injuste,  je  te  citerais  mille  exemples... 
Et  les  écoles  ? 

—  Pourquoi  faire,  des  écoles  ? 

—  Comment,  pourquoi  faire  ?  Peut-on  douter 
des  avantages  de  l'instruction  ?  Si  tu  la  trouves  utile 
pour  toi,  peux-tu  la  refuser  aux  autres  ?   » 

Constantin  se  sentit  mis  au  pied  du  mur  et,  dans 
son  irritation,  avoua  involontairement  la  véritable 
cause  de  son  indifférence  : 

«  Tout  cela  peut  être  vrai,  mais  pourquoi  irais-je 
me  tracasser  au  sujet  de  ces  stations  médicales 
dont  je  ne  me  servirai  jamais,  de  ces  écoles  où  je 
n'enverrai  jamais  mes  enfants,  où  les  paysans  ne 
veulent  pas  envoyer  les  leurs  et  où  je  ne  suis  pas  sûr 
du  tout  qu'il  soit  bon  de  les  envoyer.   » 


4o6  ANNA  KARENINE. 

Serge  Ivanitch  fut  déconcerté  de  cette  sortie,  et, 
tirant  silencieusement  sa  ligne  de  Teau,  il  se  tourna 
vers  son  frère  en  souriant  : 

«  Tu  as  cependant  éprouvé  le  besoin  d'im  méde- 
cin, puisque  tu  en  as  fait  venir  un  pour  Agathe 
Mikhaïlovna. 

—  Et  je  vois  que  sa  main  n'en  restera  pas  moins 
estropiée. 

—  C'est  à  savoir...  Puis,  lorsque  le  paysan  sait 
lire  ne  te  rend-il  pas  meilleur  service  ? 

—  Oh  !  quant  à  cela,  non  !  répondit  carrément 
Levine  ;  questionne  qui  tu  voudras,  chacun  te  dira 
que  le  paysan  qui  sait  lire  vaut  moins  comme  ou- 
vrier. Il  n'ira  plus  réparer  les  routes,  et  si  on  l'em- 
ploie à  construire  un  pont,  il  tâchera  avant  tout  d'en 
emporter  les  planches. 

—  Au  reste,  il  ne  s'agit  pas  de  cela,  —  dit  Serge 
en  fronçant  le  sourcil  ;  il  détestait  la  contradiction 
et  surtout  cette  façon  de  sauter  d'un  sujet  à  l'autre, 
et  de  produire  des  arguments  sans  aucun  lien  appa- 
rent. —  La  question  se  pose  ainsi  :  Conviens-tu  que 
l'éducation  soit  un  bien  pour  le  peuple  ? 

—  J'en  conviens  »,  dit  Levine  sans  songer  que 
telle  n'était  pas  sa  pensée  ;  il  sentit  aussitôt  que  sou 
frère  allait  retourner  cet  aveu  contre  lui,  et  comprit 
qu'il  serait  logiquement  convaincu  d'inconséquence. 
Ce  fut  bien  facile. 

«  Du  moment  que  tu  en  conviens,  tu  ne  saurais, 
en  honnête  homme,  refuser  la  coopération  à  cette 
œuvre. 


ANNA  KARÉNINE.  407 

—  Mais  si  je  ne  la  regarde  pas  encore  comme 
l)onne,  cette  œuvre,  dit  Levine  en  rougissant. 

—  Comment  cela  ?  tu  viens  de  dire... 

—  Je  veux  dire  que  l'expérience  n'a  pas  encore 
démontré  qu'elle  fût  vraiment  utile. 

—  Tu  n'en  sais  rien,  puisque  tu  n'as  pas  fait  le 
moindre  effort  pour  t'en  convaincre. 

—  Eh  bien  î  admettons  que  l'instruction  du 
peuple  soit  un  bien,  dit  Constantin  sans  la  moindre 
conviction  ;  mais  pourquoi  irai- je  m'en  tourmenter, 
moi  ? 

—  Comment,  prmrquoi  ? 

—  Explique-moi  ton  idée  au  point  de  vue  philo- 
sophique, puisque  nous  en  sommes  là. 

—  Je  ne  vois  pas  que  la  philosophie  ait  rien  à  faire 
là,  repondit  Serge  d'un  ton  qui  parut  à  son  frèreéta- 
blir  des  doutes  sur  son  droit  de  parler  de  philosophie. 

—  Voici  pourquoi,  dit-il,  mécontent  et  s'échauf- 
fant  tout  en  pailant.  Selon  moi,  le  mobile  de  nos 
actions  restera  toujours  notre  intérêt  personnel.  Or 
je  ne  vois  rien  dans  nos  institutions  provinciales 
qui  contribue  à  mon  bien-être.  I^es  routes  ne  sont 
pas  meilleures,  et  ne  peuvent  pas  le  devenir  :  d'ail- 
leurs, mes  chevaux  me  conduisent  tout  aussi  bien 
par  de  mauvais  chemins.  Je  ne  fais  aucun  cas  des 
médecins  et  des  pharmaciens.  Le  juge  de  paix  m'est 
inutile.  Jamais  je  n'ai  eu  recours  à  lui,  et  jamais  l'idée 
d'avoir  recours  à  lui  ne  me  viendra.  Les  écoles,  non 
seulement  me  paraissent  inutiles,  mais,  comme  je  te 
l'ai  expliqué,  me  font  du  tort.  Quant  aux  institutions 


4o8  ANNA  KARÉNINE. 

provinciales,  elles  ne  représentent  pour  moi  que 
l'obligation  de  payer  un  impôt  de  i8  kopecks  par 
dessiatine,  d'aller  à  la  ville,  d'y  coucher  avec  des  pu- 
naises, et  d'y  entendre  des  inepties  et  des  grossière- 
tés de  tout  genre  :  rien  de  tout  cela  n'est  dans  mon 
intérêt  personnel. 

—  Pardon,  interrompit  en  souriant  Serge  Iva- 
nitch  ;  il  n'était  pas  de  notre  intérêt  de  travailler  à 
l'émancipation  des  paysans  :  nous  l'avons  cepen- 
dant fait. 

—  Oh  !  l'émancipation  était  une  autre  araire,  re- 
prit Constantin  en  s' animant  de  plus  en  plus  ; 
c'était  bien  notre  intérêt  personnel.  Nous  avons 
voulu,  nous  autres  honnêtes  gens,  secouerun  joug  qui 
nous  pesait.  Mais  être  membre  du  conseil  de  la  ville, 
et  venir  discuter  sur  des  conduits  à  établir  dans  des 
rues  que  je  n'habite  pas  ;  être  juré,  et  venir  juger  un 
paysan  accusé  d'avoir  volé  un  jambon  ;  écouter  pen- 
dant six  heures  les  sottises  variées  que  peuvent  dé- 
biter le  défenseur  et  le  procureur  ;  demander  comme 
président  à  Alexis,  mon  vieil  ami  à  moitié  idiot  : 
«  Reconnaissez- vous,  monsieur  l'accusé,  avoir  dé- 
robé un  jambon  ?...   » 

Et  Constantin,  entraîné  par  son  sujet,  représenta 
la  scène  entre  le  président  et  l'accusé,  s'imaginant 
continuer  ainsi  la  discussion. 

Serge  Ivanitch  leva  les  épaules. 

—  Qu'entends-tu  par  là  ? 

—  J'entends  que,  lorsqu'il  s'agira  de  droits  qui 
me  toucheront,  qui  toucheront  à  mes  intérêts  per~ 


ANNA  K^VRÉNINE.  409 

sonnels.  je  saurai  les  défendre  de  toutes  mes  forces; 
lorsque,  étant  étudiant,  on  venait  faire  des  perquisi- 
tions chez  nous,  et  que  les  gendarmes  lisaient  nos 
lettres,  je  savais  défendre  mes  droits  à  la  liberté,  à 
l'instruction.  Je  veux  bien  discuter  le  service  obliga- 
toire, parce  que  c'est  une  question  qui  touche  au  sort 
de  mes  enfants,  de  mes  frères,  au  mien  par  consé- 
quent ;  mais  savoir  comment  employer  les  40  mille 
roubles  d'impôts,  et  faire  le  procès  d'Alexis  l'idiot, 
je  ne  m'en  sens  pas  capable.    » 

La  digue  était  rompue  ;  Constantin  parlait  sans  - 
s'arrêter.  Serge  sourit. 

a  Et  si  demain  tu  as  un  procès,  tu  préférerais  être 
jugé  par  les  tribunaux  d'autrefois  ? 

—  Je  n'aurai  pas  de  procès  ;  je  n'assassinerai  per- 
sonne, et  tout  cela  ne  me  sert  à  rien.  Nos  institutions 
provinciales,  vois-tu,  dit-il  en  sautant  selon  son  ha- 
bitude d'un  sujet  à  l'autre,  me  rappellent  les  petits 
bouleaux  que  nous  enfoncions  en  terre  le  jour  de  la  - 
Trinité  pour  figurer  ime  forêt.  La  forêt  a  poussé 
d'elle-même  en  Europe,  mais,  quant  à  nos  petits 
bouleaux,  il  m'est  impossible  de  les  arroser  et  de 
croire  en  eux.    » 

Serge  Ivanitch  haussa  les  épaules  en  signe  d'éton- 
nement  de  voir  ces  petits  bouleaux  mêlés  à  leur  dis- 
cussion ;  il  comprit  cependant  l'idée  de  son  frère. 

«  Ceci  n'est  pas  un  raisonnement   »,  dit-il. 

Mais  Constantin,  pour  tâcher  d'expliquer  cette 
absence  d'intérêt  pour  les  affaires  publiques,  dont  il 
se  sentait  coupable,  continua  : 


410  ANNA  KARÉNINE. 

«  Je  crois  qu'il  n'y  a  pas  d'activité  durable  si 
elle  n'est  pas  fondée  sur  l'intérêt  personnel  :  c'est 
une  vérité  générale,  philosophique  »,  dit-il  en  ap- 
puyant sur  ce  dernier  mot,  comme  pour  prouver  qu'il 
avait  aussi  bien  qu'un  autre  le  droit  de  parler  philo- 
sophie. 

Serge  Ivanitch  sourit  encore.  «  Lui  aussi,  se  dit- 
il,  se  fait  une  philosophie  pour  la  mettre  au  service 
de  ses  penchants  !  » 

—  Laisse  la  philosophie  tranquille.  Son  but  a 
précisément  été,  dans  tous  les  temps,  de  saisir  ce 
lien  indispensable  qui  existe  entre  l'intérêt  person- 
nel et  l'intérêt  général.  Mais  je  tiens  à  certifier  ta 
comparaison.  Les  petits  bouleaux  n'ont  pas  été 
fichés  en  terre,  ils  ont  été  semés,  plantés,  et  il 
faut  les  traiter  avec  ménagement.  Les  seules  na- 
tions qui  aient  de  l'avenir,  les  seules  qu'on  puisse 
nommer  historiques,  sont  celles  qui  sentent  l'im- 
portance et  la  valeur  de  leurs  institutions,  qui 
par  conséquent  y  attachent  du  prix.    » 

Et  pour  mieux  démontrer  l'erreur  que  son  frère 
commettait,  il  discuta  la  question  au  point  de  vue 
de  la  philosophie  de  l'histoire,  un  terrain  sur  lequel 
Constantin  ne  pouvait  pas  le  suivre. 

«  Quant  à  ton  peu  de  goût  pour  les  affaires,  tu 
m'excuseras  si  je  le  mets  sur  le  compte  de  notre  pa- 
resse russe,  de  nos  anciennes  habitudes  de  grands 
seigneurs  ;  laisse-moi  espérer  que  tu  reviendras  de 
cette  erreur  passagère.    » 

Constantin  ne  répondit  pas  ;  il  se  sentait  battu  à 


ANNA  KARÉNINE.  411 

plate  couture,  et  sentait  également  que  son  frère 
n'avait  pas  compris,  ou  n'avait  pas  voulu  compren- 
dre sa  pensée.  Était-ce  lui  qui  ne  savait  pas  s'ex])li- 
quer  clairement  ou  son  frère  qui  y  mettait  de  la  mau- 
vaise volonté  ?  Sans  approfondir  cette  question,  il 
ne  répliqua  pas  et  s'absorba  dans  ses  réflexions. 

Serge  Ivanitch  retira  ses  lignes,  détacha  le  cheval, 
et  ils  partirent. 


CHAPITRE  IV 

Levine,  l'année  précédente,  un  jour  qu'on  fau- 
chait, s'était  mis  en  colère  contre  son  intendant,  et 
pour  se  calmer  il  avait  pris  la  faux  d'un  paysan  et 
s'était  rais  à  faucher  lui-même.  Ce  travail  l'avait 
tant  amusé,  qu'il  recommença  plusieurs  fois,  faucha 
lui-même  la  prairie  devant  la  maison,  et  se  promit 
de  faucher,  l'année  suivante,  des  journées  entières 
avec  les  paysans. 

Depuis  l'arrivée  de  Serge,  il  se  demandait  s'il 
pourrait  donner  suite  à  ce  projet.  Il  était  confus 
d'abandonner  son  frère  pendant  toute  une  journée 
et  craignait  aussi  un  peu  ses  plaisanteries.  Les  im- 
pressions de  l'année  précédente  lui  revinrent  tandis 
qu'il  traversait  la  prairie. 

«  Il  me  faut  absolument  un  exercice  violent,  si- 
non mon  caractère  deviendra  intraitable  »,  pensa-t-il, 
décidé  à  braver  l'ennui  que  pouvaient  lui  causer  les 
observations  de  son  frère  et  de  ses  gens. 


412  ANNA  KARÉNINE. 

Le  même  soir,  en  allant  donner  ses  ordres  pour  les 
travaux  du  lendemain,  Levine,  dissimulant  son 
embarras,  dit  à  son  intendant  : 

«  Vous  enverrez  ma  faux  à  Tite  pour  qu'il  la  re- 
passe demain,  je  faucherai  peut-être  moi-même.    » 

L'intendant  sourit  et  répondit. 

«  C'est  bien.    » 

Plus  tard,  en  prenant  le  thé,  Levine  dit  à  son  frère: 

«  Décidément  le  temps  se  met  au  beau,  je  fauche- 
rai demain  : 

—  J'aime  beaucoup  ce  travail,  dit  Serge  Ivanitch. 

—  Moi,  je  l'aime  extrêmement;  il  m'est  arrivé 
de  faucher  l'année  dernière,  et  je  veux  m'y  remettre 
demain  toute  la  j  oumée.   » 

Serge  Ivanitch  leva  la  tête  et  regarda  son  frère 
avec  étonnement. 

«  Comment  l'entends- tu  ?  travailler  toute  la 
journée  comme  im  paysan  ? 

—  Oui,  c'est  très  amusant. 

—  C'est  un  excellent  exercice  physique,  mais  pour- 
ras-tu supporter  une  fatigue  pareille  ?  demanda 
Serge  sans  aucune  intention  ironique. 

—  Je  l'ai  essayé.  Au  commencement,  c'est  dur, 
puis  on  s'entraîne.  Je  crois  bien  que  j'irai  jusqu'au 
bout. 

—  Vraiment  ?  ]Mais  de  quel  œil  les  paysans  voient- 
ils  cela  ?  Ne  tournent- t-ils  pas  en  ridicule  les  manies 
du  maître  ?  Et  puis  comment  feras-tu  pour  dîner  ? 
On  ne  peut  guère  se  faire  porter  là-bas  une  bouteille 
de  laffitte  et  im  dindonneau  rôti. 


ANNA  ICVRÉNINK .  413 

—  Je  rentrerai  à  la  maison  pendant  que  les 
paysans  se  reposeront.    » 

Le  lendemain  matin,  quoique  levé  plus  tôt  que  de 
coutume,  Levine,  en  arrivant  à  la  prairie,  trouva  les 
faucheurs  déjà  à  l'ouvrage. 

La  prairie  s'étendait  au  pied  de  la  colline,  avec  ses 
rangées  d'herbe  déjà  fauchée,  et  les  petits  monticu- 
les noirs  formés  par  les  vêtements  des  travailleurs. 
Levine  découvrit,  en  approchant,  les  faucheurs  mar- 
chant en  échelle  les  uns  denière  les  autres,  et  avan- 
çant  lentement  sur  le  sol  inégal  de  la  prairie.  Il 
compta  quarante-deux  hommes  et  distingua  panui 
eux  des  connaissances  :  le  vieil  Ermil,  en  chemise 
blanche,  le  dos  voûté,  et  le  jeune  Wasia,  autrefois 
son  cocher. 

Tite,  son  professeur,  un  petit  vieillard  sec,  était 
là  aussi,  faisant  de  larges  fauché-es,  sans  se  baisser 
et  maniant  aisément  la  faux. 

Levine  descendit  de  cheval,  attacha  l'animal  près 
de  la  route,  et  s'approcha  de  Tite,  qui  alla  aussitôt 
prendre  une  faux  cachée  derrière  un  buisson,  et  la 
lui  présenta. 

«  Elle  est  prête,  Barine,  c'est  un  rasoir,  elle  fau- 
che toute  seule  »,  dit  Tite,  ôtant  son  bonnet  en 
souriant. 

Levine  prit  la  faux.  Les  faucheurs,  après  avoir  uni 
leur  ligne,  retournaient  sur  la  route  ;  ils  étaient  cou- 
verts de  sueur,  mais  gais  et  de  bonne  humeur,  et 
saluaient  tous  le  maître  en  souriant.  Personne  n'osa 
ouvrir  la  bouche  avant  qu'un  grand  vieillard  sans 


414  ANNA  KARENINE. 

barbe  vêtu  d'une  jaquette  en  peau  de  mouton,  lui 
adressât  le  premier  la  parole  : 

«  Attention,  Barine,  quand  on  commence  ime 
besogne,  il  faut  la  terminer  !  dit-il,  et  I^evine  enten- 
dit un  rire  étouffé  parmi  les  faucheurs. 

—  Je  tâcherai  de  ne  pas  me  laisser  dépasser,  ré- 
pondit-il en  se  plaçant  derrière  Tite. 

—  Attention,    »  répéta  le  vieux. 

Tite  lui  ayant  fait  place,  il  emboîta  le  pas  derrière 
lui.  L'herbe  était  courte  et  dure  ;  Levine  n'avait  pas 
fauché  depuis  longtemps,  et,  troublé  par  les  regards 
fixés  sur  lui,  il  débuta  mal,  quoiqu'il  maniât  vi- 
goureusement la  faux. 

Deux  voix  derrière  lui  disaient  : 

«  Mal  emmanché,  il  tient  la  faux  trop  haut  :  re- 
garde comme  il  se  courbe. 

—  Appuie  davantage  le  talon. 

—  Ce  n'est  pas  mal,  il  s'y  fera,  dit  le  vieux  ;  le 
voilà  parti  ;  tes  fauchées  sont  trop  grandes,  tu  te  fati- 
gueras vite.  Jadis  nous  aurions  reçu  des  coups 
pour  de  l'ouvrage  fait  comme  cela.   » 

L'herbe  devenait  plus  douce,  et  Levine,  écoutant 
les  observ^ations  sans  y  répondre,  suivait  Tite  ; 
ils  firent  ainsi  une  centaine  de  pas.  Le  paysan  mar- 
chait sans  s'arrêter,  mais  Levine  s'épuisait,  et  crai- 
gnait de  ne  pas  arriver  jusqu'au  bout  ;  il  allait  prier 
Tite  de  s'interrompre,  lorsque  celui-ci  fit  halte  de 
lui-même,  se  baissa,  prit  une  poignée  d'herbe,  en 
essuya  sa  faux  et  se  mit  à  l'affiler.  Levine  se  re- 
dressa, et  jeta  un  regard  autour  de  lui  avec  un  sou- 


ANNA  K ARKNINE.  415 

pir  de  soulagement.  Près  de  lui,  un  paysan,  tout 
aussi  fatigué,  s'arrêta  aussi. 

A  la  seconde  reprise,  tout  alla  de  même  ;  Tite 
avançait  d'un  pas  après  chaque  fauchée.  Levine, 
qui  marchait  derrière,  ne  voulait  pas  se  laisser  dé- 
passer, mais,  au  moment  où  l'effort  devenait  si 
grand  qu'il  se  croyait  à  bout  de  forces,  Tite  s'arrê- 
tait et  se  mettait  à  aiguiser. 

Le  plus  pénible  était  fait.  L(jrsque  le  travail  re- 
commença, Levine  n'eut  d'autre  pensée,  d'autre  dé- 
sir, que  d'arriver  aussi  vite  et  aussi  bien  que  les 
autres.  Il  n'entendait  que  le  bruit  des  faux  derrière 
lui,  ne  voyait  que  la  taille  droite  de  Tite  marchant 
devant,  et  le  demi-cercle  décrit  par  la  faux  sur 
l'herbe  qu'elle  abaissait  lentement,  en  tranchant  les 
petites  têtes  des  fleurs.  Tout  à  coup,  il  sentit  une 
agréable  sensation  de  fraîcheur  sur  les  épaules  ;  il 
regarda  le  ciel  pendant  que  Tite  affilait  sa  faux,  et 
vit  un  gros  nuage  noir  ;  il  s'aperçut  qu'il  pleuvait. 
Quelques-uns  des  paysans  avaient  été  mettre  leurs 
vêtements,  les  autres  faisaient  comme  Levine  et  rece- 
vaient avec  plaisir  la  pluie  sur  leur  dos. 

L'ouvrage  avançait  ;  Levine  avait  absolument 
perdu  la  notion  du  temps  et  de  l'heure.  Son  travail 
à  ce  moment  lui  sembla  plein  de  douceur  ;  c'était 
un  état  d'inconscience,  où,  libre  et  dégagé,  il  ou- 
bliait complètement  ce  qu'il  faisait,  bien  que  son 
ouvrage  valût  en  cet  instant  celui  de  Tite. 

Cependant  Tite  s'était  approché  du  vieux,  et  il 
examina  le  soleil  avec  lui.   a  De  quoi  parlent-ils  .'* 


4i6  ANNA  KARÉNINE. 

pourquoi  ne  continuons-nous  pas  ?  »  se  dit  Levine, 
sans  songer  que  les  paysans  travaillaient  sans  repos 
depuis  près  de  quatre  heures,  et  qu'il  était  temps  de 
déjeuner. 

«  Il  faut  manger,  Barine,  dit  le  vieux. 

—  Est-il  déjà  si  tard  ?  En  ce  cas,  déjeunons.   » 
Levine  rendit  sa  faux  à  Tite,  et,  traversant  avec 

les  paysans  la  grande  étendue  d'herbe  fauchée  que 
la  pluie  venait  d'arroser  légèrement,  il  alla  chercher 
son  cheval,  tandis  que  ceux-ci  prenaient  leur  pain 
déposé  avec  les  caftans  sur  l'herbe.  Il  s'aperçut 
alors  qu'il  n'avait  pas  bien  prévu  le  temps  et  que 
son  foin  serait  mouillé. 
«  Le  foin  sera  gâté,  dit-il. 

—  Il  n'y  a  pas  de  mal,  Barine  :  fauche  à  la  pluie, 
fane  au  soleil   »,  dit  le  vieux. 

Levine  détacha  son  cheval  et  rentra  prendre  du 
café  chez  lui.  Serge  Ivanitch  venait  seulement  de  se 
lever  ;  avant  qu'il  fût  habillé  et  eût  paru  dans  la 
salle  à  manger,  Constantin  était  retourné  à  la  prai- 
rie. 


CHAPITRE  V 

Après  le  déjeuner,  Levine,  en  reprenant  Touvrage, 
prit  .place  entre  le  grand  vieillard  facétieux,  qui 
l'invita  à  être  son  voisin,  et  un  jeune  paysan  marié 
depuis  l'automne,  qui  fauchait  cet  été  pour  la  pre- 
mière fois. 


ANNA  K.\RKNIXE.  417 

Le  vieillard  avançait  à  grands  pas  réguliers,  et 
semblait  faucher  avec  aussi  peu  de  peine  que  s'il 
eût  simplement  balancé  les  bras  en  marchant  ;  sa 
faux,  bien  affilée,  paraissait  travailler  toute  seule. 

Le\'ine  se  remit  à  l'œuvre  ;  derrière  lui  marchait 
le  jeune  Michel,  les  cheveux  attachés  autour  de  la 
tête  par  des  herbes  enroulées  ;  son  jeune  visage  tra- 
vaillait avec  le  reste  de  son  corps  ;  mais  aussitôt 
qu'on  le  regardait,  il  souriait,  et  aurait  mieux  aimé 
mourir  que  d'avouer  qu'il  trouvait  la  tâche  rude. 

Le  travail  parut  à  Levine  moins  pénible  pendant 
la  chaleur  du  jour  ;  la  sueur  qui  le  baignait  le  rafraî- 
chissait, et  le  soleil  dardant  sur  son  dos,  sa  tête  et 
ses  bras  nus  jusqu'au  coude,  lui  donnait  de  la  force 
et  de  l'énergie.  Les  moments  d'oubli,  d'inconscience, 
revenaient  plus  souvent,  la  faux  travaillait  alors 
toute  seule.  C'étaient  d'heureux  instants  î  Lorsqu'on 
se  rapprochait  de  la  rivière,  le  vieillard,  qui  marchait 
devant  Levine,  essuyait  sa  faux  avec  de  l'herbe 
mouillée,  la  lavait  dans  la  rivière,  et  y  puisait  une 
eau  qu'il  offrait  à  boire  au  maître. 

a  Que  diras-tu  de  mon  kvas,  Barine  ?  il  est  bon, 
hein  ?   » 

Et  Levine  croyait  effectivement  n'avoir  rien  bu 
de  meilleur  que  cette  eau  tiède  dans  laquelle  na- 
geaient des  herbes,  avec  le  petit  goût  de  rouille  qu'y 
ajoutait  l'écuelle  de  fer  du  paysan.  Puis  venait  la 
promenade  lente  et  pleine  de  béatitude,  où,  la  faux 
au  bras,  on  pouvait  s'essuyer  le  front,  respirer  à 
pleins  poumons,  et  jeter  un  coup  d'oeil  aux  faucheurs 


4i8  ANNA  KARÉNINE. 

aux  bois,  aux  champs,  à  tout  ce  qui  se  faisait  aux 
alentours.  Les  bienheureux  moments  d'oubli  reve- 
naient to jours  plus  fréquents,  et  la  faux  semblait 
entraîner  à  sa  suite  un  corps  plein  de  vie,  et  accomplir 
par  enchantement,  sans  le  secours  de  la  pensée,  le 
labeur  le  plus  régulier.  En  revanche,  lorsqu'il  fallait 
interrompre  cette  activité  inconsciente,  enlever  ime 
motte  de  terre,  ou  arracher  un  bouquet  d'oseille 
sauvage,  le  retour  à  la  réalité  semblait  pénible.  Pour 
le  vieillard,  ce  n'était  qu'un  jeu.  Quand  une  motte 
se  présentait,  il  la  serrait  d'un  côté  avec  le  pied,  de 
l'autre  avec  la  faux,  et  l'enlevait  à  petits  coups 
répétés.  Rien  n'échappait  à  son  observation;  c'était 
un  petit  fruit  sauvage  qu'il  mangeait  ou  offrait  à 
Levine,  im  nid  de  cailles  d'où  s'envolait  le  mâle, 
une  couleuvre  qu'il  enlevait  de  la  pointe  de  sa  faux 
comme  sur  une  fourchette,  et  jetait  au  loin  après 
l'avoir  montrée  à  ses  compagnons.  Mais  pour  I^evine 
et  le  jeune  paysan,  une  fois  entraînés,  c'était  chose 
difficile  que  de  changer  de  mouvements  et  d'exami- 
ner le  terrain. 

L^  temps  passait  inaperçu,  et  déjà  le  moment  du 
dîner  approchait.  Le  vieillard  attira  l'attention  du 
maître  sur  les  enfants,  à  moitié  cachés  par  les  her- 
bages, accourant  de  tous  côtés,  et  apportant  aux 
faucheurs  du  pain  et  des  cruches  de  kvas,  qui  sem- 
blaient lourdes  à  leurs  petits  bras. 

«  Voilà  les  moucherons  qui  arrivent  »,  dit-il  en 
les  montrant  ;  et,  s' abritant  les  yeux  de  la  main,  il 
examina  le  soleil. 


ANNA  KARKNINK.  419 

L'ouvrage  reprit  pendant  un  peu  de  temps,  puis 
le  vieux  s'arrêta  et  dit  d'un  ton  décidé  : 

«  Il  faut  dîner,  Barine.    » 

Les  faucheurs  regagnèrent  l'endroit  où  étaient  dé- 
posés leurs  vêtements,  et  où  les  enfants  attendaient 
avec  le  dîner;  les  uns  s'assemblèrent  près  des  télè- 
gues,  les  autres  sous  un  bouquet  de  cytises  où  ils 
avaient  amassé  de  l'herbe.  Levine  s'assit  auprès 
d'eux  ;  il  n'avait  aucune  envie  de  les  quitter.  Toute 
gêne  devant  le  maître  avait  disparu,  et  les  paysans 
s'apprêtèrent  à  manger  et  à  dormir  ;  ils  se  lavèrent, 
prirent  leur  pain,  débouchèrent  leurs  cruches  de  kvas 
pendant  que  les  enfants  se  baignaient  dans  la  ri- 
vière. 

Le  vieux  émietta  du  pain  dans  une  écuelle,  l'écrasa 
avec  le  manche  de  sa  cuiller,  versa  du  kvas,  coupa 
des  tranches  de  pain,  sala  le  tout,  et  se  mit  à 
prier  en  se  tournant  vers  l'orient. 

«  Eh  bien,  Barine,  viens  goûter  ma  soupe  »,  dit- 
il  en  s'agenouillant  devant  l'écuelle. 

Levine  trouva  la  soupe  si  bonne  qu'il  ne  voulut 
pas  rentrer  chez  lui.  Il  dîna  avec  le  vieux,  et  leur 
conversation  roula  sur  les  affaires  de  ménage  de 
celui-ci,  auxquelles  le  maître  prit  un  vif  intérêt  ;  à 
son  tour,  il  raconta  de  ses  plans  et  de  ses  projets  ce 
qui  pouvait  intéresser  son  compagnon,  se  sentant 
plus  en  communauté  d'idées  avec  cet  homme  simple 
qu'avec  son  frère,  et  souriant  involontairement  de 
la  sympathie  qu'il  éprouvait  pour  lui. 

Le  dîner  achevé,  le  vieillard  fit  sa  prière,  et  se 


420  ANNA  ElARÉNINE. 

coucha  après  s'être  arrangé  un  oreiller  d'herbe. 
Levine  en  fit  autant,  et,  malgré  les  mouches  et  les 
insectes  qui  chatouillaient  son  visage  couvert  de 
sueur,  il  s'en  donnit  aussitôt,  et  ne  se  réveilla  que 
lorsque  le  soleil,  tournant  le  buisson,  vint  briller 
au-dessus  de  sa  tête.  L^  vieux  ne  dormait  plus  ;  il 
aiguisait  les  faux. 

Levine  regarda  autour  de  lui  sans  pouvoir  s'y 
reconnaître  ;  tout  lui  semblait  changé.  La  prairie 
fauchée  s'étendait  immense  avec  ses  rangées  d'her- 
bes odorantes,  éclairée  d'une  façon  nouvelle  par  les 
rayons  obliques  du  soleil  ;  la  rivière,  cachée  naguère 
par  les  herbages,  coulait  limpide  et  brillante  comme, 
de  l'acier,  entre  ses  bords  découverts  ;  au-dessus  de 
la  prairie  planaient  des  oiseaux  de  proie. 

Levine  calcula  ce  que  ses  ouvriers  avaient  fait  et 
ce  qui  restait  à  faire  ;  le  travail  de  ces  quarante-deux 
hommes  était  considérable  ;  du  temps  du  servage, 
trente- deux  hommes  travaillant  pendant  deux 
jours  venaient  à  peine  à  bout  de  cette  prairie,  dont 
il  ne  restait  plus  que  quelques  coins  intacts.  Mais  il 
aurait  voulu  faire  plus  encore  ;  le  soleil  descen- 
dait trop  tôt,  à  son  gré  ;  il  ne  sentait  aucune  fa- 
tigue. 

«  Qu'en  penses-tu  ?  demanda-t-il  au  vieux  : 
n'aurions- nous  pas  encore  le  temps  de  faucher  la 
colline  ? 

—  Si  Dieu  le  permet  !  le  soleil  est  encore  haut,  il 
y  aura  peut-être  un  petit  verre  pour  les  enfants  ?  » 

Lorsque  les  fumeurs  eurent  allimié  leurs  pipes. 


ANNA  KARl'-NINE.  421 

le  vieux  déclara  «  aux  enfants  »  que,  si  la  colline 
était  fauchée,  on  aurait  la  goutte. 

t  Pourquoi  pas  !  En  avant,  Tite,  nous  enlève- 
rons cela  en  un  tour  de  main.  On  mangera  la  nuit.  — 
En  avant  î  »  crièrent  quelques  voix  ;  et,  tout  en  ache- 
vant leur  pain,  les  faucheurs  se  levèrent. 

«  Allons,  enfants,  courage  !  dit  Tite  en  ouvrant  la 
marche  au  pas  de  course. 

—  Allons,  allons  !  répéta  le  vieux,  se  hâtant  de 
les  rejoindre  :  si  j'arrive  le  premier,  je  coupe  tout  ?   » 

Vieux  et  jeunes  fauchèrent  à  l'envi,  et,  quelque 
hâte  qu'ils  fissent,  les  rangées  se  couchaient  nettes 
et  régulières,  sans  que  l'herbe  fût  abîmée.  Les  der- 
niers faucheurs  terminaient  à  peine  leur  ligne,  que 
les  premiers,  mettant  leurs  caftans  sur  l'épaule, 
prenaient  déjà  la  route  de  la  colline.  Le  soleil  des- 
cendait derrière  les  arbres,  lorsqu'ils  atteignirent  le 
petit  ravin  ;  l'herbe  y  venait  à  la  ceinture,  tendre, 
douce,  épaisse  et  semée  de  fleurs  des  bois. 

Après  im  court  conciliabule  pour  décider  si  l'on 
prendrait  en  long  ou  en  large,  un  grand  paysan  à 
barbe  noire,  Piotr  Ermihtch,  un  faucheur  célèbre, 
fit  en  long  le  premier  tour  et  revint  sur  ses  pas.  Tous 
alors  le  suivirent,  montant  du  ravin  à  la  colline 
pour  sortir  sur  la  lisière  du  bois. 

Le  soleil  disparaissait  peu  à  peu  derrière  la  forêt  ; 
la  rosée  tombait  déjà  ;  les  faucheurs  n'apercevaient 
plus  le  globe  brillant  que  sur  la  hauteur,  mais  dans 
le  ravin,  d'où  s'élevait  une  vapeur  blanche,  et  sur  le 
versant  de  la  montagne,  ils  marchaient  dans  une 


422  ANNA  IL\RÊNINE. 

ombre  fraîche  et  imprégnée  d'humidité.  L'ouvrage 
avançait  rapidement.  L'herbe  s'abattait  en  hautes 
rangées  ;  les  faucheurs,  un  peu  à  l'étroit  et  pressés 
de  tous  côtés,  faisaient  résonner  les  ustensiles  pen- 
dus à  leurs  ceintures,  entre-choquaient  leurs  faux, 
sifflaient,   s'interpellaient  gaiement. 

Levine  marchait  toujours  entre  ses  deux  compa- 
gnons. Le  vieiix  avait  mis  sa  veste  de  peau  de  mou- 
ton, et  conservait  son  entrain  et  la  liberté  de  ses 
mouvements.  Dans  le  bois,  on  trouvait  des  champi- 
gnons cachés  sous  l'herbe  ;  au  lieu  de  les  trancher 
avec  la  faux  comme  les  autres,  il  se  baissait  dès  qu'il 
en  apercevait  im,  le  ramassait  et  le  cachait  dans  sa 
veste  en  disant  :  «  Encore  un  petit  cadeau  pour  la 
vieille.    » 

L'herbe  tendre  et  douce  se  fauchait  facilement, 
mais  il  était  dur  de  monter  et  de  descendre  la  pente 
souvent  escarpée  du  ravin.  Le  vieux  n'en  laissait  rien 
paraître,  montant  à  petits  pas  énergiques,  et  ma- 
niant légèremnt  sa  faux,  quoiqu'il  tremblât  parfois 
de  tout  son  corps.  Il  ne  négligeait  rien  sur  sa  route, 
ni  une  herbe,  ni  un  champignon,  et  ne  cessait  de 
plaisanter.  Levine,  derrière  lui,  croyait  tomber  à 
chaque  instant,  et  se  disait  que  jamais  il  ne  gravi- 
rait, une  faux  à  la  main,  ces  hauteurs  difficiles  à  es- 
calader, même  les  mains  libres.  Il  n'en  monta  pas 
moins,  et  fit  comme  les  autres.  Une  fièvre  intérieure 
semblait  le  soutenir. 


AXXA  K.\RHNIXE.  423 


CHAPITRE  VI 

Le  travail  terminé,  les  paysans  remirent  leurs  caf- 
tans, et  reprirent  gaiement  le  chemin  du  logis.  Lc- 
vine  remonta  à  cheval  et  se  sépara  à  regret  de  ses 
compagnons.  Il  se  retourna  sur  la  hauteur  pour  les 
apercevoir  encore  une  fois,  mais  les  vapeurs  du  soir, 
s'élevant  des  bas-fonds,  les  cachaient.  On  n'enten- 
dait que  le  choc  des  faux,  et  le  son  de  leurs  voix 
riant  et  causant. 

Serge  Ivanitch  avait  dîné  depuis  longtemps,  et 
dans  sa  chambre  prenait  de  la  limonade  glacée,  en 
parcourant  les  journaux  et  les  revues  que  la  poste 
venait  d'apporter,  lorsque  Levine  entra  vivement, 
les  cheveux  en  désordre,  et  collés  au  front  parla 
sueur. 

«  Nous  avons  enlevé  toute  la  prairie  !  tu  ne  t'ima- 
gines pas  comme  c'est  bon  !  Et  toi,  qu'as- tu  fait  ? 
dit-il,  oubliant  complètement  les  impressions  de  la 
veille. 

—  Bon  Dieu,  de  quoi  tu  as  l'air  !  dit  Serge  Iva- 
nitch en  jetant  d'abord  un  regard  mécontent  sur 
son  frère.  Mais  ferme  donc  la  porte,  tu  en  auras 
fait  entrer  au  moins  une  dizaine  !   » 

Serge  Ivanitch  avait  horreur  des  mouches,  et 
n'ouvrait  jamais  les  fenêtres  de  sa  chambre  que  le 
soir,  ayant  soin  de  tenir  les  portes  toujours  fermées. 

a  Je  t'assure  que  je  n'en  ai  pas  laissé  entrer  une 


424  ANNA  KARÉNINE. 

seule.  vSi  tu  savais  la  bonne  journée  !  Comment  Tas- 
tu  passée,  toi  ? 

—  Mais  très  bien.  Tu  ne  vas  pas  me  faire  croire 
que  tu  as  fauché  toute  la  journée  ?  Tu  dois  avoir  une 
faim  de  loup  !  Kousma  a  tout  apprêté  pour  ton  dîner. 

—  Je  n'ai  pas  faim,  j'ai  mangé  là-bas;  mais  je 
vais  me  nettoyer. 

—  Va,  va,  je  te  rejoins,  dit  Serge  Ivanitch,  ho- 
chant la  tête  en  regardant  son  frère.  Dépêche- toi,  — 
ajouta- t-il  en  souriant,  et  il  se  mit  à  ranger  ses  livres 
pour  aller  le  retrouver,  égayé  à  l'aspect  de  l'entrain  et 
de  l'animation  de  Constantin.  —  Où  étais- tu  pen- 
dant la  pluie  ? 

—  Quelle  pluie  ?  c'est  à  peine  s'il  est  tombé 
quelques  gouttes.  Je  reviens  à  l'instant.  Ainsi,  tu 
as  bien  passé  la  journée  ?  C'est  pour  le  mieux  ».  Et 
I^evine  alla  s'habiller. 

Peu  après,  les  frères  se  retrouvèrent  dans  la  salle 
à  manger.  Levine  croyait  n'avoir  pas  faim,  et  ne  se 
mit  à  table  que  pour  ne  pas  offenser  Kousma  ; 
mais,  une  fois  qu'il  eut  entamé  son  dîner,  il  le  trouva 
excellent.  Serge  Ivanitch  le  regardait  en  souriant. 

«  J'oubliais  qu'il  y  a  une  lettre  pour  toi  en  bas, 
dit-il  ;  Kousma,  va  la  chercher,  et  fais  attention  de 
fermer  ta  porte.    » 

La  lettre  était  d'Oblonsky  ;  il  écrivait  de  Péters- 
bourg.  Constantin  lut  à  haute  voix  : 

«  Je  reçois  une  lettre  de  DoUy  de  la  campagne  ; 
tout  y  va  de  travers.  Toi  qui  sais  tout,  su  serais  bien 
aimable  d'aller  la  voir,  et  de  l'aider  de  tes  conseils. 


ANNA  KARÉNINE.  425 

La  pau\Te  femme  est  toute  seule.  Ma  belle-mère  est 
encore  à  l'étranger  avec  tout  son  monde.    » 

«  J'irai  certainement  la  voir,  dit  Levinc.  Tu 
devrais  venir  avec  moi.  C'est  une  si  excellente 
femme,  n'est-ce  pas  ? 

—  Leur  terre  n'est  pas  loin  d'ici  ? 

—  A  une  trentaine  de  verstes,  peut-être  à  une 
quarantaine  ;  mais  la  route  est  très  bonne.  Nous 
ferions  cela  rapidement. 

—  Avec  plaisir,  dit  Serge  en  souriant,  car  la  vue 
de  son  frère  le  disposait  à  la  gaieté.  —  Quel  appétit  ! 
ajouta-t-il  en  regardant  ce  cou  et  cette  figure  hàlés 
et  rouges  penchés  sur  l'assiette. 

—  Il  est  excellent.  Tu  ne  t'imagines  pas  combien 
ce  régime-là  chasse  de  la  tête  toutes  les  sottises. 
J'entends  enrichir  la  médecine  d'un  terme  nouveau  : 
«  Arbeitscur   ». 

—  Tu  n'as  pas  grand  besoin  de  cette  cure,  il  me 
semble. 

—  Oui,  mais  c'est  parfait  pour  combattre  les  ma- 
ladies nerveuses. 

—  C'est  une  expérience  à  faire.  J'ai  voulu  aller 
vous  voir  travailler,  mais  la  chaleur  était  si  insup- 
portable que  je  me  suis  arrêté  et  reposé  au  bois  ; 
de  là  j'ai  continué  jusqu'au  bourg,  et  j'ai  rencontré 
ta  nourrice,  que  j'ai  questionnée  sur  la  façon  dont  les 
pa3'sans  te  jugent  ;  j'ai  cru  comprendre  qu'ils  ne 
t'approuvent  pas.  «  Ce  n'est  pas  l'affaire  des  maî- 
tres »,  m'a  -t-elle  répondu.  Je  crois  que  le  peuple  se 
forme  en  général  des  idées  très  arrêtées  sur  ce  qu'il 


426  ANNA  KARENINE. 

«  convient  aux  maîtres  »  de  faire;  ils  n'aiment  pas 
à  les  voir  sortir  de  leurs  attributions. 

—  C'est  possible  :  mais  je  n'ai  pas  éprouvé  de 
plus  vif  plaisir  de  ma  vie,  et  je  ne  fais  mal  à  per- 
sonne, n'est-ce  pas  ? 

—  Je  vois  que  ta  journée  te  satisfait  complète- 
ment, continua  Serge. 

—  Oui,  je  suis  très  content;  la  prairie  a  été  fauchée 
tout  entière,  et  je  me  suis  lié  avec  un  bien  brave 
homme  ;  tu  ne  saurais  croire  combien  il  m'a  inté- 
ressé. 

—  Tu  es  content  de  ta  journée,  eh  bien  !  je  le 
suis  aussi  de  la  mienne.  D'abord  j'ai  résolu  deux  pro- 
blèmes d'échecs,  dont  l'un  est  très  joli,  je  te  le  mon- 
trerai ;  puis  j'ai  pensé  à  notre  conversation  d'hier. 

—  Quoi  ?  quelle  conversation  ?  dit  Levine  en  fer- 
mant à  demi  les  yeux  après  son  dîner,  avec  un  senti- 
ment de  bien-être  et  de  repos,  et  incapable  de  se  rap- 
peler la  discussion  de  la  veille. 

—  Je  trouve  que  tu  as  en  partie  raison.  La  diffé- 
rence de  nos  opinions  tient  à  ce  que  tu  prends  l'inté- 
rêt personnel  pour  mobile  de  nos  actions,  tandis  que 
je  prétends  que  tout  homme  arrivé  à  un  certain  dé- 
veloppement intellectuel  doit  avoir  pour  mobile 
l'intérêt  général.  Mais  tu  es  probablement  dans  le 
vrai  en  disant  qu'il  faut  que  l'action,  l'activité  maté- 
rielle, se  trouve  intéressée  à  ces  questions.  Ta  na- 
ture, comme  disent  les  Français,  est  primesautière  : 
il  te  faut  agir  énergiquement,  passionnément,  ou  ne 
pas  agir  du  tout.    » 


ANNA  KARKNINE.  427 

Levine  écoutait  sans  comprendre,  sans  chercher  à 
comprendre,  et  craignait  que  son  frère  ne  lui  fît  une 
question  qui  constatât  l'absence  de  son  esprit. 

a  N'ai-je  pas  raison,  ami  ?  dit  Serge  Ivanitch  en 
le  prenant  par  l'épaule. 

—  Mais  certainement.  Et  puis,  je  ne  prétends  pas 
être  dans  le  vrai,  dit  Levine  avec  im  sourire  d'enfant 
coupable.  «  Quelle  discussion  avons-nous  donc  eue  ? 
pensait-il.  Nous  avons  évidenuuent  raison  tous  les 
deux,  et  c'est  pour  le  mieux.  Il  faut  que  j'aille  don- 
ner mes  ordres  pour  demain.    » 

Il  se  leva,  étira  ses  membres  en  souriant  ;  son 
frère  sourit  aussi. 

({  Bon  Dieu  !  cria  tout  à  coup  I^evine  si  vivemnt 
que  son  frère  en  fut  effrayé. 

—  Qu'y  a-t-il  ? 

—  La  main  d'Agathe  Mikhaïlovna  ?  dit  Levine 
en  se  frappant  le  front.  Je  l'avais  oubliée  ! 

—  Elle  va  beaucoup  mieux. 

—  C'est  égal,  je  cours  jusqu'à  sa  chambre.  Tu 
n'auras  pas  mis  ton  chapeau  que  je  serai  de  retour.    » 

Et  il  descendit  en  courant,  faisant  résoimer  ses 
talons  sur  les  marches  de  l'escalier. 


CHAPITRE  VII 

Tandis  que  Stépane  Arcadiévitch  allait  à  Péters- 
bourg  remplir  ce  devoir  naturel  aux  fonctionnaires 
et  qu'ils  ne  songent  pas  à  discuter,  quelqui  encom- 


428  ANNA  KARENINE. 

préhensible  qu'il  soit  pour  d'autres,  «  se  rappeler 
au  souvenir  du  Ministre  »,  et  qu'en  même  temps 
il  se  disposait,  muni  de  l'argent  nécessaire,  à  passer 
agréablement  le  temps  aux  courses  et  ailleurs,  Dolly 
partait  pour  la  campagne,  à  Yergoushovo,  ime  terre 
qu'elle  avait  reçue  en  dot,  et  dont  la  forêt  avait  été 
vendue  au  printemps.  C'était  à  cinquante  verstes 
du  Pakrofsky  de  lycvine. 

La  vieille  maison  seigneuriale  de  Yergoushovo 
avait  disparu  depuis  longtemps.  Le  prince  s'était 
contenté  d'agrandir  et  de  réparer  ime  des  ailes  pour 
en  faire  une  habitation  convenable. 

Du  temps  où  Dolly  était  enfant,  vingt  ans  aupa- 
ravant, cette  aile  était  spacieuse  et  commode,  quoi- 
que placée  de  travers  dans  l'avenue.  Maintenant,  tout 
tombait  en  ruines.  Lorsque  Stépane  Arcadiévitch 
était  venu  au  printemps  à  la  campagne  pour  la  vente 
du  bois,  sa  fenune  l'avait  prié  de  donner  un  coup 
d'oeil  à  la  maison  afin  de  la  rendre  habitable.  Stépane 
Arcadiévitch,  désireux,  coimne  tout  mari  coupable, 
de  procurer  à  sa  femme  une  vie  matérielle  aussi  com- 
mode que  possible,  s'était  empressé  de  faire  recou- 
vrir les  meubles  de  cretonne  et  de  faire  poser  des  ri- 
deaux. On  avait  nettoyé  le  jardin,  planté  des  fleurs, 
fait  un  petit  pont  du  côté  de  l'étang  ;  mais  beaucoup 
de  détails  plus  essentiels  furent  négligés,  et  Daria 
Alexandrovna  le  constata  avec  douleur.  Stépane 
Arcadiévitch  avait  beau  faire,  il  oubliait  toujours 
qu'il  était  père  de  famille,  et  ses  goûts  restaient 
ceux  d'un  célibataire.  Rentré  à  Moscou,  il  annonça 


ANNA  K.\RKNINK.  429 

avec  fierté  à  sa  femme  que  tout  était  en  ordre,  qu'il 
avait  installé  la  maison  en  perfection,  et  lui  conseilla 
fort  de  s'y  transporter.  Ce  départ  lui  convenait  sous 
bien  des  rapports  :  les  enfants  se  plairaient  à  la  cam- 
pagne, les  dépenses  diminueraient,  et  enfin  il  serait 
plus  libre.  De  son  côté,  Daria  Alexandrovna  pensait 
qu'il  était  nécessaire  d'emmener  les  enfants  après  la 
scarlatine,  car  la  plus  jeune  de  ses  filles  se  remettait 
difficilement.  Elle  laissait  à  la  ville,  entre  autres  en- 
nuis, des  comptes  de  fournisseurs  auquels  elle  n'é- 
tait pas  fâchée  de  se  soustraire.  Enfin,  elle  avait 
r arrière-pensée  d'attirer  chez  elle  sa  sœur  Kitt:>%  à 
laquelle  on  avait  recommandé  des  bains  froids,  et 
qui  devait  rentrer  en  Russie  vers  le  milieu  de  l'été. 
Kitty  lui  écrivait  que  rien  ne  pouvait  lui  sourire  au- 
tant que  de  terminer  l'été  à  Yergoushovo,  dans  ce 
lieu  si  plein  de  souvenirs  d'enfance  pour  toutes  deux. 

La  campagne,  re\Tje  par  Dolly  au  travers  de  ses 
impressions  de  jeunesse,  lui  semblait  à  l'avance  un 
refuge  contre  tous  les  ennuis  de  la  ville  ;  si  la  vie  n'y 
était  pas  élégante,  et  Dolly  n'y  tenait  guère,  elle 
pensait  la  trouver  commode  et  peu  coûteuse,  et  les 
enfants  y  seraient  heureux  î  I^es  choses  furent  tout 
autres  quand  elle  revint  à  Yergoushovo  en  maîtresse 
de  maison. 

Le  lendemain  de  leur  arrivée,  il  plut  à  verse  ;  le 
toit  fut  transpercé  et  l'eau  tomba  dans  le  corridor 
et  la  chambre  des  enfants  ;  les  petits  lits  durent  être 
transportés  au  salon.  Jamais  on  ne  put  trouver  une 
cuisinière  pour  les  domestiques.  Des  neuf  vaches  que 


430  ANNA  KARENINE. 

contenait  l'étable,  les  unes,  au  dire  de  la  vachère, 
étaient  pleines,  les  autres  se  trouvaient  trop  jeunes 
ou  hors  d'âge  ;  par  conséquent,  pas  de  beurre  à  espé- 
rer et  pas  de  lait.  Poules,  poulets,  œufs,  tout  man- 
quait ;  il  fallut  se  contenter  pour  la  cuisine  de  vieux 
coqs  filandreux.  Impossible  d'obtenir  des  femmes  pour 
laver  les  planchers,  toutes  étaient  à  sarcler.  L'un  des 
chevaux,  trop  rétif,  ne  se  laissant  pas  atteler,  les 
promenades  en  voiture  se  trouvèrent  impraticables. 
Quant  aux  bains,  il  fallut  y  renoncer  :  le  troupeau 
avait  raviné  le  bord  de  la  rivière,  et  de  plus  on  se 
trouvait  trop  en  vue  des  passants.  Les  promenades 
à  pied  près  de  la  maison  étaient  elles-mêmes  dange- 
reuses ;  les  clôtures  mal  entretenues  du  jardin  n'em- 
pêchaient plus  le  bétail  d'entrer,  et  il  y  avait  dans  le 
troupeau  un  taureau  terrible,  qui  mugissait,  et 
qu'on  accusait  de  donner  des  coups  de  cornes.  Dans 
la  maison,  pas  une  armoire  à  robes  !  le  peu  d'armoi- 
res qui  s'y  trouvaient  ne  fermaient  pas,  ou  bien  s'ou- 
vraient d'elles-mêmes  quand  on  passait  devant.  A  la 
cuisine,  pas  de  marmites  ;  à  la  buanderie,  pas  de 
chaudron  pour  la  lessive,  pas  même  une  planche  à 
repasser  pour  les  femmes  de  chambre  ! 

Au  lieu  de  trouver  le  repos  qu'elle  espérait,  Dolly 
tomba  dans  le  désespoir  ;  sentant  son  impuissance 
en  face  d'une  situation  qui  lui  apparaissait  terrible, 
elle  retenait  avec  peine  ses  larmes.  L'intendant,  im 
ancien  vaguemestre,  qui  avait  séduit  Stépane  Arca- 
diévitch  par  sa  belle  prestance,  et  de  suisse  avait  passé 
intendant,  ne  prenait  aucun  souci  des  chagrins  de 


ANNA  KARENINE.  43^ 

Daria  Alexandre VTia  ;  il  se  contentait  de  répondre 
respectueusement  :  «  Impossible  de  rien  obtenir,  le 
monde  est  si  mauvais   »,  et  ne  bougeait  pas. 

La  position  eût  étésans  issue  si  chez  les  Oblonsky, 
comme  dans  la  plupart  des  familles,  il  ne  se  fût  trouvé 
ce  personnage  aussi  utile  qu'important,  malgré 
ses  attributions  modestes,  la  bonne  des  enfants, 
Matrona  Philémonovna.  Celle-ci  calmait  sa  maî- 
trsse,  lui  assurait  que  tout  se  débrouillerait,  et  agis- 
sait sans  bruit  et  sans  embarras.  Elle  fit.  aussitôt 
arrivée,  la  connaissance  de  la  femme  de  l'intendant, 
et  dès  les  premiers  jours  alla  prendre  le  thé  sous  les 
acacias  avec  elle  et  son  mari.  C'est  là  que  les  affaires 
de  la  maison  furent  discutées.  Un  club,  auquel  se 
joignirent  le  starosta  et  le  teneur  de  livres,  se  forma 
sous  les  arbres.  Peu  à  peu,  les  difficultés  de  la  vie  s'y 
aplanirent.  Le  toit  fut  réparé  ;  une  cuisinière,  amie 
de  la  femme  du  starosta,  arrêtée  ;  on  acheta  des 
poules  ;  les  vaches  donnèrent  tout  à  coup  du  lait  ; 
les  clôtures  furent  réparées  ;  on  mit  des  crochets 
aux  armoires,  qui  cessèrent  de  s'ouvrir  intempes- 
tivement  ;  le  charpentier  installa  la  buanderie  ;  la 
planche  à  repasser,  recouverte  d'un  morceau  de  drap 
de  soldat,  s'étendit  de  la  commode  au  dossier  d'un 
fauteuil,  et  l'odeur  des  fers  à  repasser  se  répandit 
dans  la  pièce  où  travaillaient  les  femmes  de  cham- 
bre. 

«  La  voilà,  dit  Matrona  Philémonovna  en  mon- 
trant la  planche  à  sa  maîtresse  :  il  n'y  avait  pas  de 
quoi  vous  désespérer.    » 


432  ANNA  KARÉNINE. 

On  trouva  même  moyen  de  construire  en  planches 
une  cabine  de  bain  sur  la  rivière,  et  Lili  put  commen- 
cer à  se  baigner.  L'espoir  d'une  vie  commode,  si- 
non tranquille,  devint  presque  une  réalité  pour  Daria 
Alexandrovna.  Pour  elle,  c'était  chose  rare  qu'une 
période  de  calme  avec  six  enfants.  Mais  les  inquiétu- 
des et  les  tracas  représentaient  les  seules  chances  de 
bonheur  qu'eût  Dolly  ;  privée  de  ce  souci,  elle  aurait 
été  en  proie  aux  idées  noires  causées  par  ce  mari  qui 
ne  l'aimait  plus.  Au  reste,  ces  mêmes  enfants  qui  la 
préoccupaient  par  leur  santé  ou  leurs  défauts,  la 
dédommageaient  aussi  de  ses  peines  par  une  foule 
de  petites  joies.  Pour  être  invisibles  et  semblables  à 
de  l'or  mêlé  à  du  sable,  elles  n'en  existaient  pas  moins 
et  si,  aux  heures  de  tristesse,  elle  ne  voyait  que  le 
sable,  à  d'autres  moments  l'or  reparaissait.  La  soli- 
tude de  la  campagne  rendit  ces  joies  plus  fréquentes  ; 
souvent,  tout  en  s'accusant  de  partialité  maternelle, 
Dolly  ne  pouvait  s'empêcher  d'admirer  sa  petite 
famille  groupée  autour  d'elle,  et  de  se  dire  qu'il 
était  rare  de  rencontrer  six  enfants  aussi  beaux  et 
chacun  dans  son  genre,  aussi  charmants. 

Elle  se  sentait  alors  heureuse  et  fière. 


CHAPITRE  VIII 

Pendant  le  carême  de  la  Saint-Pierre,  Dolly 
mena  ses  enfants  à  la  communion.  Quoiqu'elle 
étnnât  souvent  ses  paren  s  et  ses  aroies  par  sa  li- 


ANNA  KLVRK  XINE.  433 

berté  de  pensée  sur  les  questions  de  foi,  Daria 
Mexandrovna  n'en  avait  pas  moins  une  religion  qui 
lui  tenait  à  cœur.  Cette  religion  n'avait  guère  de 
rapport  avec  les  dogiues  de  l'Église,  et  ressemblait 
étrangement  à  la  métempsycose  ;  pourtant  Dolly 
remplissait  et  faisait  strictement  remplir  dans  sa 
famille  les  prescriptions  de  l'I^glise.  Elle  ne  voulait 
pas  Seulement  par  là  prêcher  d'exemple,  elle  obéis- 
sait à  un  besoin  de  son  âme,  et  en  ce  moment  elle 
se  tourmentait  à  l'idée  de  ne  pas  avoir  fait  commu- 
nier ses  enfants  de  l'année.  Elle  résolut  d'accomplir 
ce  devoir. 

On  s'y  prit  à  l'avance  pour  décider  les  toilettes 
des  enfants  ;  des  robes  furent  arrangées,  lavées,  al- 
longées ;  on  rajouta  des  volants,  on  mit  des  boutons 
neufs,  des  nœuds  de  rubans.  L'Anglaise  se  chargea 
de  la  robe  de  Tania,  et  fit  faire  bien  du  mauvais  sang 
à  Daria  Alexandrovna  ;  les  entournures  se  trouvèrent 
trop  étroites,  les  pinces  du  corsage  trop  hautes  ; 
Tania  faisait  peine  à  voir,  tant  cette  robe  lui  ren- 
dait les  épaules  étroites.  Heureusement  Matrona 
Philémonovna  eut  l'idée  d'ajouter  de  petites  pièces 
au  corsage  pour  l'élargir,  et  une  pèlerine  pour  dis- 
simuler les  pièces.  Le  mal  fut  réparé  ;  mais  ou  en 
était  venu  aux  paroles  amères  avec  l'Anglaise. 

Tout  étant  terminé,  les  enfants,  parés  et  rayon- 
nants de  joie,  se  réunirent  un  dimanche  matin  sur  le 
perron,  devant  la  calèche  attelée,  attendant  leur 
mère  pour  se  rendre  à  l'église.  Grâce  à  la  protection 
de  Matrona  Philémonovna,  on  avait  remplacé  à  la 


434  ANNA  KARENINE. 

calèche  le  cheval  rétif  par  celui  de  l'intendant.  Daria 
Alexandrovna  parut  en  robe  de  mousseline  blanche, 
et  l'on  partit. 

Dolly  s'était  coiffée  et  habillée  avec  soin,  presque 
avec  émotion.  Jadis  elle  avait  aimé  la  toilette  pour 
se  faire  belle  et  élégante  ,  afin  de  plaire  ;  mais,  en 
prenant  de  l'âge,  elle  perdit  un  goût  de  parure  qui 
la  forçait  de  constater  que  sa  beauté  avait  disparu. 
Maintenant,  pour  ne  pas  faire  ombre  au  tableau,  à 
côté  de  ses  jolis  enfants,  elle  revenait  à  une  certaine 
recherche  de  toilettte,  toutefois  sans  qu'elle  songeât 
à  s'embellir.  Elle  partit  après  un  dernier  coup  d'oeil 
au  miroir. 

Personne  à  l'église,  excepté  les  paysans  et  les 
gens  de  la  maison  ;  mais  elle  remarqua  l'admiration 
que  ses  enfants  et  elle-même  inspiraient  au  passage. 
Les  enfants  furent  aussi  charmants  de  visage  que 
de  tenue.  Le  petit  Alexis  eut  bien  quelques  distrac- 
tions causées  par  les  pans  de  sa  veste,  dont  il  aurait 
voulu  admirer  l'effet  par  derrière,  mais  il  était  si 
gentil  !  Tania  fut  comme  une  petite  femme,  et  prit 
soin  des  plus  jeunes.  Quant  à  Lili,  la  dernière,  elle 
fut  ravissante  ;  tout  ce  qu'elle  voyait  lui  causait 
l'admiration  la  plus  vive,  et  il  fut  difficile  de  ne  pas 
sourire  quand,  après  avoir  reçu  la  communion,  elle 
dit  au  prêtre  :   «  Please  some  more   ». 

En  rentrant  à  la  maison,  les  enfants,  sous  l'im- 
pression de  l'acte  solennel  qu'ils  venaient  d'accom- 
plir, furent  sages  et  tranquilles.  Tout  alla  bien  jus- 
qu'au déjeuner  ;  mais  à  ce  moment  Grisha  se  permit 


ANNA  KARÉNINE.  435 

de  siffler,  et,  qui  pis  est,  refusa  d'obéir  à  l'Anglaise, 
et  fut  privé  de  dessert  !  Quand  elle  apprit  le 
méfait  de  l'enfant,  Dolly,  qui,  présente,  eût  tout 
adouci,  dut  soutenir  la  gouvernante  et  confirmer 
la  punition.  Cet  épisode  troubla  la  joie  géné- 
rale. 

Grisha  se  mit  à  pleurer,  disant  que  Nicolas  avait 
sifflé  aussi,  mais  que  lui  seul  était  puni,  et  que,  s'il 
pleurait,  c'était  à  cause  de  l'injustice  de  l'Anglaise, 
et  non  pour  avoir  été  privé  de  tarte.  Daria  Alexan- 
drovna,  attristée,  et  non  pour  avoir  été  privé  de 
tarte.  Daria  Aelxandrovna,  attristée,  voulut  arran- 
ger la  chose. 

Pendant  ce  tem.ps,  le  coupable,  réfugié  au  salon, 
s'était  assis  sur  l'appui  de  la  fenêtre,  et,  en  traver- 
sant cette  pièce,  Dolly  l'aperçut,  ainsi  que  Tania, 
debout  devant  lui,  une  assiette  à  la  main.  Sous  pré- 
texte de  faire  un  dîner  à  ses  poupées,  la  petite  fille 
avait  obtenu  la  permission  d'emporter  un  morceau 
de  tarte  dans  la  chambre  des  enfants,  et  c'était  à 
son  frère  qu'elle  l'apportait.  Grisha,  tout  en  pleu- 
rant sur  l'injustice  dont  il  se  croyait  victime,  man- 
geait en  sanglotant  et  disait  à  sa  sœur  au  milieu  da 
ses  larmes  :  «  Mange  aussi,  mangeons  à  nous  deux  ». 
Tania,  pleine  de  sympathie  pour  son  frère,  man- 
geait les  larmes  aux  yeux,  avec  le  sentiment  d'avoir 
accompli  une  action  généreuse. 

Ils  eurent  peur  en  apercevant  leur  mère,  mais  l'ex- 
pression de  son  \*isage  les  rassura  ;  ils  coururent  aus- 
sitôt vers  elle,  lui   baisèrent  les  mains  de  leurs  boii- 

15 


436  ANNA  KARÉNINE. 

ches  pleines  de  tarte,  et  la  confiture  mêlée  aux  lar- 
mes leur  barbouilla  toute  la  figure. 

«  Tania,  ta  robe  neuve  ;  Grisha...  «  disait  la  mère 
souriant  d'un  air  attendri,  tout  en  cherchant  à 
préserver  de  taches  les  habits  neufs. 

Les  belles  toilettes  ôtées,  on  mit  des  robes  ordi- 
naires aux  filles  et  de  vieilles  vestes  aux  garçons, 
on  fit  atteler  le  char  à  bancs,  et  l'on  alla  chercher  des 
champignons  au  bois.  Au  milieu  des  cris  de  joie,  les 
enfants  remplirent  une  grande  corbeille  de  champi- 
g]ions.  lyili  elle-même  en  trouva  un.  Autrefois,  il 
fallait  que  miss  Hull  les  lui  cherchât  ;  ce  jour-là,  elle 
le  découvrit  toute  seule,  et  ce  fut  un  enthousiasme 
général.  «  Lili  a  trouvé  un  champignon  !   » 

La  journée  se  termina  par  un  bain  à  la  rivière  ; 
les  chevaux  furent  attachés  aux  arbres,  et  le  cocher 
Terenti,  les  laissant  chasser  les  mouches  de  leurs 
queues,  s'étendit  sous  les  bouleaux,  alluma  sa  pipe, 
et  s'amusa  des  rires  et  des  cris  joyeux  qui  partaient 
de  la  cabine. 

Daria  Alexandrovna  aimait  à  baigner  elle-même 
les  enfants,  quoique  ce  ne  fût  pas  chose  facile  de  les 
em.pêcher  de  faire  des  sottises,  ni  de  se  retrouver  dans 
la  collection  de  bas,  de  souliers,  de  petits  pantalons 
qu'il  fallait,  le  bain  fini,  reboutonner  et  rattacher. 
Ces  jolis  corps  d'enfants  qu'elle  plongeait  dans  l'eau, 
les  yeux  brillants  de  ces  têtes  de  chérubins,  ces  excla- 
mations à  la  fois  effrayées  et  rieuses,  au  premier  plon- 
geon, ces  petits  membres  qu'il  fallait  ensuite  réin- 
troduire dans  leurs  vêtements,  tout  l'amusait. 


ANNA  KARKXINE.  437 

La  toilette  des  enfants  était  à  moitié  faite  lors- 
que les  paysannes  endimanchées  passèrent  devant  la 
cabine  de  bain  et  s'arrêtèrent  timidement.  Matrona 
Philémonovna  héla  l'une  d'elles  pour  lui  donner  à 
faire  sécher  du  linge  tombé  à  la  rivière,  et  Daria 
Alexandrovna  leur  adressa  la  ])arole.  Les  paysannes 
commencèrent  par  rire,  en  se  cachant  la  bouche 
de  la  main,  ne  comprenant  pas  bien  ses  questions, 
mais  elles  s'enhardirent  peu  à  peu,  et  gagnèrent  le 
cœur  de  Dolly  par  leur  sincère  admiration  des 
enfants. 

«  Regarde-la  donc  :  est-elle  jolie  ?  et  blanche 
conune  du  sucre  !  dit  l'une  d'elles  en  montrant  Ta- 
nia... mais  bien  maigre!  ajouta-t-cUe  en  secouant  la 
tête. 

—  C'est  parce  qu'elle  a  été  malade. 

—  Et  celui-ci,  le  baigne-t-on  aussi  ?  dit  une  autre 
en  désignant  le  dernier-né. 

—  Oh  non,  il  n'a  que  trois  mois,  répondit  Dolly 
avec  fierté. 

—  Vrai  ? 

—  Et  toi,  as- tu  des  enfants;? 

—  J'en  ai  eu  quatre  :  il  m'en  reste  deux,  fille  et 
garçon.  J'ai  sevré  le  dernier  avant  le  carême. 

—  Quel  âge  a-t-il  ? 

—  Il  est  dans  sa  deuxième  année. 

—  Pourquoi  l'as-tu  nourri  si  longtemps  ? 

—  C'est  l'usage  chez  nous  :  trois  carêmes.   » 

On  continua  à  causer  des  enfants,  de  leurs  mala- 
dies, du  mari  ;  le  voyait-on  souvent  ? 


43?  ANNA  KARÉNI  NE. 

Daria  Alexandre vna  prenait  intérêt  à  la  conver- 
sation autant  que  les  paysannes,  et  n'avait  aucune 
envie  de  s'en  aller.  Elle  était  contente  de  voir  que 
ces  femmes  lui  enviaient  le  nombre  de  ses  enfants 
et  leur  beauté.  Puis  elles  la  firent  rire,  et  offensèrent 
miss  Hull  par  leurs  observations  sur  la  toilette  de 
celle-ci.  Une  des  plus  jeimes  regardait  de  tous  ses 
yeux  l'Anglaise,  se  rhabillant  la  dernière,  et  mettant 
plusieurs  jupons  les  uns  par- dessus  les  autres.  Au 
troisième,  la  paysanne  n'y  tint  plus  et  s'écria  invo- 
lontairement :  «  Regarde  donc  ce  qu'elle  en  met, 
cela  n%  finit  pas  !   »  Et  toutes  de  rire. 

CHAPITRE  IX 

Daria  Alexandrovna,  un  mouchoir  sur  la  tête, 
entourée  de  ses  petits  baigneurs,  approchait  de  la 
maison,  lorsque  le  cocher  s'écria  :  «  Voilà  un  mon- 
sieur qui  vient  au-devant  de  nous  :  ce  doit  être  le 
maître  de  Pakrofsky.    » 

A  sa  grande  joie,  Dolly  reconnut  effectivement  le 
paletot  gris,  le  chapeau  mou  et  le  visage  ami  de  Le- 
vine  ;  elle  était  toujours  heureuse  de  le  voir,  mais 
elle  fut  particulièrement  satisfaite  ce  jour-là  de  se» 
montrer  dans  toute  sa  gloire,  à  lui  qui,  mieux  que 
personne,  pouvait  comprendre  ce  qui  la  rendait 
triomphante. 

En  l'avercevant,  Levine  crut  voir  l'image  du  bon- 
heur intime  qui  faisait  son  rêve. 


ANNA  K.\RKXINE.  439 

«  Vous  ressemblez  à  une  couveuse,  Daria  .\lcxan- 
drovna. 

—  Que  je  suis  contente  de  vous  voir,  dit-elle  en 
lui  tendant  la  main. 

—  Contente  î  et  vous  ne  m'avez  rien  fait  dire  ? 
Mon  frère  est  chez  moi  ;  c'est  par  Stiva  que  j'ai  su 
que  vous  étiez  ici. 

—  Par  Stiva  ?  demanda  Dolly  étonnée. 

—  Oui,  il  m'a  écrit  que  vous  étiez  à  la  campagne, 
et  pense  que  vous  me  permettrez  peut-être  de  vous 
être  bon  à  quelque  chose  »  ;  et,  tout  en  parlant,  Le- 
vine  se  troubla,  s'interrompit,  et  marcha  près  du 
char  à  bancs  en  arrachant  sur  son  passage  des  petites 
branches  de  tilleul  qu'il  mordillait.  Il  songeait  que 
Daria  Alexandrovna  trouverait  sans  doute  pénible 
de  voir  un  étranger  lui  offrir  l'aide  qu'elle  aurait  dû 
trouver  en  son  mari.  En  effet,  la  façon  dont  celui-ci 
se  déchargeait  de  ses  embarras  domestiques  sur  un 
tiers,  déplut  à  Dolly,  et  elle  comprit  que  Levine  le 
sentait  ;  elle  appréciait  en  lui  ce  tact  et  cette  déhca- 
tesse. 

«  J'ai  bien  compris  que  c'était  une  façon  aimable 
de  me  dire  que  vous  me  verriez  avec  plaisir,  et  j'en 
ai  été  touché.  J'imagine  que  vous,  habituée  à  la  ville, 
devez  trouver  le  pa>*s  sauvage  ;  si  je  puis  vous  être 
bon  à  quelque  chose,  disposez  de  moi,  je  vous  en  prie. 

—  Oh  ?  merci,  dit  Dolly.  Le  début  n'a  pas  été 
sans  ennuis,  c'est  vrai,  mais  maintenant  tout  va  à 
mer\'eille,  grâce  à  ma  vieille  bonne  »,  ajouta- t-elle 
en  désignant  ^latrona  rhilé:nono\Tia  qui,  conipre- 


440  ANNA  KARÉNINE. 

nant  qu'il  était  question  d'elle,  adressa  à  Levine  un 
sourire  amical  de  satisfaction.  Elle  le  connaissait 
bien,  savait  qu'il  ferait  un  bon  parti  pour  leur  demoi- 
selle et  s'intéressait  à  lui. 

«  Veuillez  prendre  place,  nous  nous  serrerons  un 
peu,  dit-elle. 

—  Non,  je  préfère  vous  suivre  à  pied.  Enfants, 
lequel  d'entre  vous  veut  faire  la  course  avec  moi 
pour  rattraper  les  chevaux  ?   » 

Les  enfants  connaissaient  peu  Levine,  et  ne  se 
rappelaient  pas  bien  quand  ils  l'avaient  vu,  mais  ils 
n'éprouvèrent  envers  lui  aucune  timidité.  Les  enfants 
sont  souvent  grondés  pour  n'être  pas  aimables  avec 
les  grandes  personnes  ;  c'est  que  l'enfant  le  plus  borné 
n'est  jamais  dupe  d'une  hypocrisie  qui  échappe 
parfois  à  l'homme  le  plus  pénétrant  ;  son  instinct 
l'avertit  infailliblement.  Or,  quelque  défaut  qu'on 
pût  reprocher  à  Levine,  on  ne  pouvait  l'accuser  de 
manquer  de  sincérité  ;  aussi  les  enfants  partagèrent- 
ils  à  son  égard  les  bons  sentiments  exprimés  par  le 
visage  de  leur  mère.  Les  deux  aînés  répondirent  à  son 
invitation,  et  coururent  avec  lui  comme  avec  leur 
boDjie,  miss  Hull  ou  leur  mère.  Lili  voulut  aussi  aller 
à  lui  ;  il  l'installa  sur  son  épaule  et  se  mit  à  courir  en 
criant  à  Dolly  : 

(f  Ne  craignez  rien,  Daria  Alexandrovna,  je  ne 
lui  ferai  pas  de  mal.    » 

Et,  en  voyant  combien  il  était  prudent  et  adroit 
dans  ses  mouvements,  Dolly  le  suivit  des  yeux  avec 
connance. 


ANNA  K.\RKNINE.  441 

Le\'ine  redevenait  eniaiit  avec  des  enfants,  sur- 
tout à  la  campagne  et  dans  la  société  de  DoUy,  pour 
laquelle  il  éprouvait  une  véritable  s>Tnpathie  ; 
celle-ci  aimait  à  le  voir  dans  cette  disposition  d'es- 
prit, qui  n'était  pas  rare  chez  lui  ;  elle  s'amusa  de  la 
g>'mnastique  à  laquelle  il  se  li\Tait  avec  les  petits, 
de  ses  rires  avec  miss  HuU,  à  laquelle  il  parlait  an- 
glais à  sa  façon,  et  de  ses  récits  sur  ce  qu'il  faisait 
chez  lui. 

Après  le  dîner,  seuls  ensemble  sur  le  balcon,  il 
fut  question  de  Kitty. 

«  Vous  savez,  Kitty  va  venir  passer  l'été  avec 
moi  ? 

—  Vraiment,  répondit  Levine  en  rougissant  ;  et 
il  détourna  aussitôt  la  conversation... 

—  Ainsi,  je  vous  envoie  deux  vaches,  et  si  vous 
tenez  absolument  à  payer,  et  que  cela  ne  vous  fasse 
pas  rougir  de  honte,  vous  donnerez  cinq  roubles  par 
mois. 

—  Mais  je  vous  assure  que  cela  n'est  plus  néces- 
saire. Je  m'arrange. 

—  Dans  ce  cas,  j'examinerai,  avec  votre  permis- 
sion, vos  vaches  et  leur  nourriture  :  tout  est  là.   » 

Et  pour  ne  pas  aborder  le  sujet  épineux  dont  il 
mourait  d'en\'ie  de  s'informer,  il  exposa  à  Dolly 
tout  un  système  sur  l'alimentation  des  vaches,  s>'S- 
tème  qui  les  rendait  de  simples  machines  destinées 
à  transformer  le  fourrage  en  lait,  etc.  Il  avait  peur  de 
détruire  un  repos  si  chèrement  reconquis. 

«  Vous  avez  peut-être  raison,  mais  tout  cela  exige 


442  ANNA  KARENINE. 

de  la  surveillance,  et  qui  s'en  chargera  ?   »  répondit 
DoUy  sans  aucune  conviction. 

Maintenant  que  l'ordre  s'était  rétabli  dans  son 
ménage,  sous  l'influence  de  Matrona  Philémonovna, 
elle  n'avait  nul  désir  d'y  rien  changer  ;  d'ailleurs,  les 
connaissances  s&ientifiques  de  I^evine  lui  étaient  sus- 
pectes, et  ses  théories  lui  semblaient  douteuses  et 
peut-être  nuisibles.  Le  système  de  Matrona  Philémo- 
novna était  incomparablement  plus  clair  :  il  consis- 
tait à  donner  plus  de  foin  aux  deux  vaches  laitières, 
et  à  empêcher  le  cuisinier  de  porter  les  eaux  grasses 
de  la  cuisine  à  la  vache  de  la  blanchisseuse  ;  Dolly 
tenait  surtout  à  parler  de  Kitty. 


CHAPITRE  X 

«  Kitty  m'écrit  qu'elle  aspire  à  la  solitude  et  au 
repos,  commença  Dolly  après  un  moment  de  silence. 

—  Sa  santé  est-elle  meilleure  ?  demanda  Levine 
avec  émotion. 

—  Dieu  merci,  elle  est  complètement  rétablie  ;  je 
n'ai  jamais  cru  à  une  maladie  de  poitrine. 

—  J'en  suis  bien  heureux  !  —  dit  Ivcvine  ;  et 
Dolly  crut  lire  sur  son  visage  la  touchante  expres- 
sion d'une  douleur  inconsolable. 

—  Dites-moi,  Constantin  Dmitritch,  dit  Dolly  en 
souriant  avec  bonté  et  un  peu  de  malice  :  pourquoi 
en  voulez- vous  à  Kitty  ? 


AXXA  KARÎvXIXE.  443 

—  Moi  î  mais  je  ne  lui  en  veux  pas  du  tout,  ré- 
pondit-il. 

—  Oh  si  !  pourquoi  n'êtes- vous  venu  chez  aucun 
de  nous  à  votre  dernier  voyage  à  Moscou  ? 

—  Daria  AlexandroxTia  !  dit-il  en  rougissant  jus- 
qu'à la  racine  des  cheveux.  Comment  vous,  bonne 
comme  vous  l'êtes,  n'avez  pas  pitié  de  moi,  sachant... 

—  Mais  je  ne  sais  rien. 

—  Sachant  que  j'ai  été  repoussé  î  —  et  toute  la 
tendresse  qu'il  avait  éprouvée  un  moment  aupara- 
vant pour  Kitty,  s'évanouit  au  souvenir  de  l'injure 
reçue. 

—  Pourquoi  supposez- vous  que  je  le  sache  ? 

—  Parce  que  tout  le  monde  le  sait. 

—  C'est  ce  qui  vous  trompe  :  je  m'en  doutais, 
mais  je  ne  savais  rien  de  positif. 

—  Eh  bien,  vous  savez  tout  maintenant. 

—  Ce  que  je  savais,  c'est  qu'elle  était  vivement 
tourmentée  par  un  souvenir  auquel  elle  ne  permet- 
tait pas  qu'on  fît  allusion.  Si  elle  ne  m'a  rien  confié, 
à  moi,  c'est  qu'elle  n'a  rien  confié  à  persorme.  Qu'y 
a-t-il  eu  entre  vous  ?  dites-le-moi  ! 

—  Je  viens  de  vous  le  dire. 

—  Quand  cela  s'est-il  passé  ? 

—  La  dernière  fois  que  j'ai  été  chez  vos  parents. 

—  Savez-vous  que  Kitty  me  fait  une  peine  ex- 
trême, dit  Dolly.  Vous  souffrez  dans  votre  amour- 
propre... 

—  C'est  possible,  dit  Levine,  mais...    » 
Elle  l'interrompit. 


444  ANNA  KARÉNINE. 

«  Mais  elle,  la  pauvre  petite,  est  vraiment  à  plain- 
dre !  Je  comprends  tout  maintenant. 

—  Excusez-moi  si  je  vous  quitte,  Daria  Alexan- 
drovna,  dit  Levine  en  se  levant.  Au  revoir. 

—  Non,  attendez,  s'écria-t-elle  en  le  retenant  par 
la  manche.  Asseyez- vous  encore  un  moment. 

—  Je  vous  en  supplie,  ne  parlons  plus  de  tout 
cela,  —  dit  L^evine  se  rasseyant,  tandis  qu'une  lueur 
de  cet  espoir  qu'il  croyait  à  jamais  évanoui  se  rallu- 
mait en  son  cœur. 

—  Si  je  ne  vous  aimais  pas,  dit  Dolly  les  yeux 
pleins  de  larmes,  si  je  ne  vous  connaissais  pas  comme 
je  vous  connais...    » 

Le  sentiment  qu'il  croyait  mort  remplissait  le 
cœur  de  Levine  plus  vivement  que  jamais. 

—  Oui,  je  comprends  tout  maintenant,  continua 
Dolly.  Vous  autres  hommes,  qui  êteslibres  dans  votre 
choix,  vous  pouvez  savoir  clairement  qui  vous  aimez, 
tandis  qu'une  jeune  fille  doit  attendre,  avec  la  ré- 
servée imposée  aux  femmes  ;  il  vous  est  difficile  de 
comprendre  cela,  mais  une  jeune  fille  peut  souvent 
ne  savoir  que  répondre. 

—  Oui,  si  son  cœur  ne  parle  pas. 

—  Même  si  son  cœur  a  parlé.  Songez-y  :  vous  qui 
avez  des  vues  sur  une  jeune  fille,  vous  pouvez  venir 
chez  ses  parents,  l'approcher,  l'observer,  et  vous  nela 
demandez  en  mariage  que  lorsque  vous  êtes  sûr 
qu'elle  vous  plaît. 

—  Cela  ne  se  passe  pas  toujours  ainsi. 

—  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  vous  ne  vous 


ANNA  K.\RKNINE.  4-Î5 

déclarez  que  lorsque  votre  amour  est  mûr,  ou  lors- 
que, de  deux  personnes,  l'une  l'emporte  dans  vos 
préférences.  Mais  la  jeune  fille  ?  On  prétend  qu'elle 
choisisse  quand  elle  ne  peut  jamais  répondre  que 
oui  ou  non. 

—  Il  s'agit  du  choix  entre  moi  et  Wronsky,  — 
pensa  Levine,  et  le  mort  qui  ressuscitait  daiLS  son  âme 
lui  sembla  mourir  une  seconde  fois  en  torturant  son 
cœur. 

—  Daria  Alexandrovna,  on  choisit  ainsi  une  robe 
ou  quelque  autre  emplette  de  peu  d'im])()rtauce, 
mais  non  l'amour.  Au  reste,  le  choix  a  été  fait  tant 
mieux  ;  ces  choses-là  ne  se  recommencent  pas. 

—  \'anité,  vanité  !  dit  DoUy  d'un  air  de  dédain 
pour  la  bassesse  du  sentiment  qu'il  exprimait,  com- 
paré à  ceux  que  comprennent  seules  les  femmes. 
Lorsque  vous  vous  êtes  déclaré  à  Kitty,  elle  se 
trouvait  précisément  dans  une  de  ces  situations  corn» 
plexes  où  l'on  ne  sait  que  ré-pondrc.  Elle  balançait 
entre  vous  et  Wronsky.  Lui,  venait  tous  les  jours 
tandis  que  vous,  n'aviez  pas  paru  depuis  longtemps. 
Plus  âgée,  elle  n'eût  pas  balancé  ;  moi  par  exemple, 
je  n'aurais  pas  hésité  à  sa  place.  Je  n'ai  jamais  pu  le 
souffrir.    » 

Levine  se  rappela  la  réponse  de  Kitty  :  t  Non, 
cela  ne  peut  pas  être.   » 

a  Daria  Alexandrovna,  dit-il  sèchement,  je  suis 
très  touché  de  votre  confiance,  mais  je  crois  que  vous 
vous  trompez.  A  tort  ou  à  raison,  cet  amour-propre 
que  vous  méprisez  en  moi  fait  que  tout  espoir  relati- 


446  ANNA  KARÉNINE. 

vement  à  Catherine  Alexandrovna  est  devenu  im- 
possible :  vous  comprenez,  impossible. 

—  Encore  un  mot  :  vous  sentez  bien  que  je  vous 
parle  d'une  sœur  qui  m'est  chère  comme  mes  propres 
enfants  ;  je  ne  prétends  pas  qu'elle  vous  aime,  j'ai 
simplement  voulu  vous  dire  que  son  refus,  au  mo- 
ment où  elle  l'a  fait,  ne  signifiait  rien  du  tout. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas  !  dit  Levine  en  sau- 
tant de  sa  chaise.  Vous  ne  savez  donc  pas  le  mal  que 
vous  me  faites  ?  C'est  comme  si  vous  aviez  perdu  un 
enfant  et  qu'ont  vînt  vous  dire  :  Voici  comment  il 
aurait  été,  et  il  aurait  pu  vivre,  et  vous  en  auriez  eu 
la  joie.  Mais  il  est  mort,  mort,  mort  !... 

—  Que  vous  êtes  singulier  !  dit  Dolly  avec  un  sou- 
rire attristé  à  la  vue  de  l'émotion  de  Ivcvine.  Ah  !  je 
comprends  de  plus  en  plus,  continua-t-elle  d'un  air 
pensif.  Alors  vous  ne  viendrez  pas  quand  Kitty  sera 
ici  ? 

—  Non  !  Je  ne  fuirai  pas  Catherine  Alexandrov- 
na, mais,  autant  que  possible,  je  lui  éviterai  le  désa- 
grément de  ma  présence. 

—  Vous  êtes  un  original,  dit  Dolly  en  le  regardant 
affectueusement.  Mettons  que  nous  n'ayons  rien 
dit...  Que  veux- tu,  Tania  ?  dit-elle  en  français  à  sa 
fille  qui  venait  d'entrer. 

—  Où  est  ma  pelle,  maman  ? 

—  Je  te  parle  français,  réponds-moi  de  même.    » 
L'enfant  ne  trouvant  pas  le  mot  français,  sa  mère 

le  lui  souffla  et  lui  dit  ensuite,  toujours  en  français, 
où  il  fallait  aller  chercher  sa  pelle. 


ANNA  KARfCNINE.  447 

Ce  français  déplut  à  I^evine,  à  qui  tout  sembla 
changé  dans  la  maison  de  Dol:  ;  ses  enfants  eux-mê- 
mes n'étaient  plus  aussi  gentils. 

«  Pourquoi  parle-t-elle  français  à  ses  enfants  ? 
C'est  faux  et  peu  naturel.  Les  enfants  le  sentent  bien. 
On  leur  enseigne  le  français  et  on  leur  fait  oublier  la 
sincérité  »,  pensa-t-il,  sans  savoir  que  vingt  fois 
Dolly  s'était  fait  ces  raisonnements,  et  n'en  avait  pas 
moins  conclu  que,  en  dépit  du  tort  fait  au  naturel, 
c'était  la  seule  façon  d'enseigner  une  langue  étran- 
gère aux  enfants. 

«  Pourquoi  vous  dépécher  ?  restez  encore  un 
peu.    » 

Levine  demeura  jusqu'au  thé,  mais  toute  sa 
gaieté  avait  disparu  et  il  se  sentait  gêné. 

Après  le  thé,  Levine  sortit  pour  donner  l'ordre 
d'atteler,  et  lorsqu'il  rentra  au  salon,  il  trouva  Dolly 
le  visage  bouleversé  et  les  yeux  pleins  de  larmes.  Pen- 
dant la  courte  absence  qu'il  avait  faite,  tout  l'or- 
gueil de  Daria  Alexandrovna  au  sujet  de  ses  enfants 
venait  d'être  subitement  troublé,  Grisha  et  Tania 
s'étaient  battus  pour  une  balle.  Aux  cris  qu'ils  pous- 
sèrent, leur  mère  accourut  et  les  trouva  dans  état 
affreux  ;  Tania  tirait  son  frère  par  les  cheveux,  et 
celui-ci,  les  traits  décomposés  par  la  colère,  lui  don- 
nait force  coups  de  poing.  A  cet  aspect,  Daria  Ale- 
xandrovna sentit  quelque  chose  se  rompre  dans  son 
cœur,  et  la  vie  lui  parut  se  couvrir  d'un  voile  noir. 
Ces  enfants,  dont  elle  était  si  fière,  étaient  donc  mal 
élevés,  mauvais,  enclins  aux  plus  grossiers  penchants! 


448  ANNA  KARÉNINE. 

Cette  pensée  la  troubla  au  point  de  ne  pouvoir  ni 
parler,  ni  raisonner,  ni  expliquer  son  chagrin  à 
Levine.  Il  la  calma  de  son  mieux  la  voyant  malheu- 
reuse, lui  assura  qu'il  n'y  avait  rien  là  de  si  terrible, 
et  que  tous  les  enfants  se  battaient  ;  mais  au  fond  du 
cœur  il  se  dit  :  «  Non,  je  ne  me  torturerai  pas  pour 
parler  français  à  mes  enfants  ;  il  ne  faut  pas  gâter 
et  dénaturer  le  caractère  des  enfants,  c'est  ce  qui  les 
empêche  de  rester  charmants.  Oh  !  les  miens  seront 
tout  différents  !    » 

Il  prit  congé  de  Daria  Alexandrovna  et  partit  sans 
qu'elle  cherchât  à  le  retenir. 


CHAPITRE  XI 

Vers  la  mi-juillet,  Levine  vit  arriver  le  starostà 
du  bien  de  sa  sœur,  situé  à  vingt  verstes  de  Pakrofs- 
ky,  avec  son  rapport  sur  la  marche  des  affaires  et  sur 
la  fenaison.  Le  principal  revenu  de  cette  terre  prove- 
nait de  grandes  prairies  inondées  au  printemps,  que 
les  paysans  louaient  autrefois  moyennant  20  roubles 
la  dessiatine.  Lorsque  Levine  prit  l'administration 
de  cette  propriété,  il  trouva,  en  examinant  les  prai- 
ries, que  c'était  là  un  prix  trop  modique,  et  mit  la 
dessiatine  à  25  roubles.  Les  paysans  refusèrent  de 
les  prendre  à  ces  conditions,  et,  comme  le  soupçon- 
na Levine,  firent  en  sorte  de  décourager  d'autres 
preneurs.  Il  fallut  se  rendre  sur  place,  louer  des  jour- 
naliers, et  faucher  à  son  compte,  au  grand  méconten- 


ANNA  KL\RI'- NI N E.  449 

teinent  des  paysans,  qui  mirent  tout  en  œuvre  pour 
faire  échouer  ce  nouveau  plan.  Malgré  cela,  dès  le 
premier  été,  les  prairies  ra])portèreut  près  du  double. 
La  résistance  des  paysans  se  prolongea  pondant  la 
seconde  et  la  troisième  année,  mais,  cet  été,  ils  avaient 
proposé  de  prendre  le  travail  en  gardant  le  tiers  de 
la  récolte  pour  eux,  et  le  starosta  venait  annoncer 
que  tout  était  tenniné.  On  s'était  pressé,  de  crainte 
de  la  pluie,  et  il  fallait  faire  constater  le  partage  de 
recevoir  les  onze  meules  qui  fonuaient  la  part  du  pro- 
priétaire. Ivtvine  se  douta,  à  la  hâte  qu'avait  mise 
le  starosta  à  établir  le  partage  sans  en  avoir  reçu 
l'ordre  de  l'administration  principale,  qu'il  y  avait 
là  quelque  chose  de  louche  ;  l'embarras  du  paysan, 
le  ton  dont  il  répondit  à  ses  questions,  tout  lui  fit 
penser  qu'il  serait  prudent  de  tirer  lui-même  l'affaire 
au  clair. 

Il  arriva  au  village  vers  l'heure  du  dîner,  laissa 
ses  chevaux  chez  un  vieux  paysan  de  ses  amis,  le 
beau-frère  de  sa  nourrice,  puis  se  mit  à  chercher  ce 
vieillard  du  côté  où  il  gardait  ses  ruches,  espérant 
obtenir  de  lui  quelque  éclaircissement  sur  l'affaire 
des  prairies.  Le  bonhomme  reçut  le  maître  avec  des 
démonstrations  de  joie,  lui  montra  son  petit  do- 
maine en  détail,  lui  raconta  longuement  l'histoire  de 
ses  ruches  et  de  ses  essairrus  de  l'année,  mais  répondit 
vaguement,  et  d'un  air  indifférent  aux  questions 
qu'il  lui  posa.  Les  soupçons  de  Levine  furent  ainsi 
confinnés.  Il  se  rendit  de  là  aux  meules,  les  examina, 
et  trouva   invraisemblable  qu'elles  continssent  50 


450  ANNA  KARÉNINE. 

charretées,  comme  l'affirmaient  les  paysans  ;  il  fit 
en  conséquence  venir  une  des  charrettes  qui  avaient 
servi  de  mesure,  et  donna  Tordre  de  transporter  tout 
le  foin  d'une  des  meules  dans  un  hangar.  I^a  meule 
ne  se  trouva  fournir  que  32  charretées.  Le  starosta 
eut  beau  jurer  ses  grands  dieux  que  tout  s'était 
passé  honnêtement,  que  le  foin  avait  dû  se  tasser, 
Levine  répondit  que,  le  partage  s'étant  fait  sans  son 
ordre,  il  n'acceptait  pas  les  meules  comme  valant 
50  charretées.  Après  de  longs  pourparlers,  il  fut  décidé 
que  les  paysans  garderaient  les  onze  meules  pour 
eux,  et  qu'on  ferait  un  nouveau  partage  pour  le 
maître.  Cette  discussion  se  prolongea  jusqu'à  l'heure 
de  la  collation.  Le  partage  fait,  Levine  alla  s'asseoir 
sur  une  des  meulesmarquées  d'une  branche  de  cytise, 
admira  l'animation  de  la  prairie  avec  son  monde  de 
travailleurs. 

Devant  lui,  la  rivière  formait  un  coude,  et  sur  les 
bords  on  voyait  des  fenmies  se  mouvoir  en  groupes 
animées  autour  du  foin,  le  remuer,  le  soulever  en 
traînées  ondoyantes  d'un  beau  vert  clair,  et  le  ten- 
dre aux  hommes  qui,  à  l'aide  de  longxies  fourches, 
l'enlevaient  pour  former  de  hautes  et  larges  meules. 
A  gauche,  sur  la  prairie,  arrivaient  à  grand  bruit,  à  la 
file,  les  télègues  sur  lesquelles  on  chargeait  la  part 
des  paysans  ;  les  meules  disparaissaient,  et,  sur  les 
charrettes  derrière  les  chevaux,  s'amoncelaient  le 
fourrage  odorant. 

(c  Quel  beau  temps  !  dit  le  vieux  en  s' asseyant  près 
de  Levine  ;  le  foin  est  sec  comme  du  grain  à  répandre 


AXNA  KARKNINE.  451 

devant  la  volaille.  Depuis  le  dîner,  nous  en  avons  bien 
rangé  la  moitié,  ajouta-t-il  en  montrant  du  doigt 
la  meule  qu'on  défaisait  .  —  Est-ce  la  dernière  ? 
cria-t-il  à  un  jeune  homme  debout  sur  le  devant  d'une 
télègue,  qui  passait  près  d'eux  en  agitant  les  brides 
de  son  cheval. 

—  La  dernière,  père  !  —  répondit  le  paj-san  en 
souriant  ;  et  se  tournant  vers  ime  femme  fraîche 
et  animée,  assise  dans  la  charrette,  il  fouetta  son 
cheval. 

—  C'est  ton  fils  ?  demanda  Levine. 

—  Mon  plus  jeune,  répondit  le  vieux  avec  un  sou- 
rire caressant. 

—  Le  beau  garçon  ! 

—  N'est-ce  pas  î 

—  Et  déjà  marié  ? 

—  Oui,  il  y  a  deux  ans,  à  la  Saint- Philippe. 

—  A-t-il  des  enfants  ? 

—  Des  enfants  !  ah  bien  oui  !  il  a  fait  l'innocent 
pendant  plus  d'un  an;  il  a  fallu  lui  faire  honte... 
Pour  du  foin,  c'est  du  foin,  »  ajouta-t-il,  désireux 
de  changer  de  conversation. 

Levine  regarda  avec  attention  le  jeune  couple 
chargeant  non  loin  de  là  leur  charrette  ;  le  mari, 
debout,  recevait  d'énormes  brassées  de  foin  qu'il 
rangeait  et  tassait  ;  sa  jeune  compagne  les  lui  ten- 
dait d'abord  avec  les  bras,  ensuite  avec  une  fourche; 
elle  travaillait  gaiement  et  lestement,  se  cambrant 
en  arrière,  avançant  sa  poitrine  couverte  d'une  che- 
mise blanche  retenue  par  une  ceinture  rouge.  La 


452  ANNA  KARENINE. 

voiture  pleine,  elle  se  glissa  sous  la  télèg^e  pour  y 
attacher  la  charge.  Ivan  lui  indiquait  comment  les 
cordes  devaient  être  fixées,  et,  sur  une  observation 
de  la  jeune  femme,  partit  d'un  éclat  de  rire  bruyant. 
Un  amour  jeune,  fort,  nouvellement  éveillé,  se  pei- 
gnait sur  ces  deux  visages. 


CHAPITRE  XII 

La  charrette  bien  cordée,  Ivan  sauta  à  terre  et  prit 
le  cheval,  une  bête  solide,  par  la  bride,  puis  se  mêla 
à  la  file  des  télègues  qui  regagnaient  le  village  ; 
la  jeune  femme  jeta  son  râteau  sur  la  charette,  et  alla 
d'un  pas  ferme  se  joindre  aux  autres  travailleuses, 
rassemblées  en  groupe  à  la  suite  des  voitures.  Ces 
femmes,  vêtues  de  jupes  aux  couleurs  éclatantes, 
le  râteau  sur  l'épaule,  joyeuses  et  animées,  commen- 
cèrent à  chanter  ;  l'une  d'elles  entonna  d'une  voix 
rude  et  un  peu  sauvage  une  chanson  que  d'autres 
voix,  fraîches  et  jeunes,  reprirent  en  choeur. 

Levine,  couché  sur  la  meule,  voyait  approcher  ces 
femmes  comme  un  nuage  gros  d'une  joie  bruyante, 
prêt  à  l'envelopper,  à  l'enlever,  lui,  les  meules  et  les 
charrettes.  Au  rythme  de  cette  chanson  sauvage  avec 
son  accompagnement  de  sifîiets  et  de  cris  aigus,  la 
prairie,  les  champs  lointains,  tout  lui  parut  s'ani- 
met  et  s'agiter.  Cette  gaieté  lui  faisait  envie  ;  il  aurait 
voulu   y  prendre  part,   mais  ne  savait  exprimer 


ANNA  KARKNIXE.  453 

ainsi  sa  joie  de  vivre,  et  ne  pouvait  que  regarder  et 
écouter. 

La  foule  passée,  il  fut  saisi  du  sentiment  de  son  iso- 
lement, de  sa  paresse  physique,  de  l'espèce  d'hosti- 
lité qui  existait  entre  lui  et  ce  monde  de  paysans. 

Les  mêmes  hommes  avec  lesquels  il  s'était  que- 
rellé, et  auxquels,  si  leur  intention  n'était  pas  de  le 
tromper,  il  avait  fait  injure,  le  saluaient  maintenant 
gaiement  au  passage,  sans  rancune,  et  aussi  sans  re- 
mords. Le  travail  avait  effacé  tout  mauvais  souvenir; 
cette  journée  consacrée  à  un  rude  labeur  trouvait  sa 
récompense  dans  ce  labeur  même.  Dieu  qui  avait  don- 
né ce  jour,  avait  aussi  donné  la  force  de  le  traverser, 
et  personne  ne  songeait  à  se  demander  pourquoi  ce 
travail,  et  qui  jouirait  de  ses  fruits.  C'étaient  des  ques- 
tions secondaires  et  insignifiantes.  Bien  souvent, 
cette  vie  laborieuse  avait  tenté  Levine  ;  mais  aujour- 
d'hui, sous  l'impression  que  lui  avait  causée  la  vue 
d'Ivan  et  de  sa  femme,  il  sentait,  plus  vif  que  ja- 
mais le  désir  d'échanger  l'existence  oisive,  artifi- 
cielle, égoïste  dont  il  souffrait,  pour  celle  de  ces  pay- 
sans, qu'il  trouvait  belle,  simple  et  pure. 

Resté  seul  sur  sa  meule,  tandis  que  les  habitants 
du  voisinage  rentraient  chez  eux,  et  que  ceux  qui 
venaient  de  loin  s'installaient  pour  la  nuit  dans  la 
prairie  et  préparaient  le  souper,  Levine,  sans  être 
vu,  regardait,  écoutait,  songeait.  Il  passa  presque 
entière  sans  sommeil  cette  courte  nuit  d'été. 

Pendant  le  souper,  les  pa>*sans  bavardèrent 
gaiement,  puis  ils  entonnèrent  des  chansons.  Leur 


454  ANNA  KARENINE. 

longue  journée  de  travail  n'avait  laissé  d'autre  trace 
que  la  gaieté.  Un  peu  avant  l'aurore,  il  se  fit  un 
grand  silence.  On  n'entendait  plus  que  le  coassement 
incessant  des  grenouilles  dans  le  marais,  et  le  bruit 
des  chevaux  s'ébrouant  sur  la  prairie.  Levine  revint 
à  lui,  quitta  sa  meule,  et  s'aperçut,  en  regardant  les 
étoiles,  que  la  nuit  était  passée. 

«  Eh  bien,  que  vais-je  faire  ?  Et  comment  réa- 
liser mon  projet  ?  »  se  dit-il  en  cherchant  à  donner 
une  forme  aux  pensées  qui  l'avaient  occupé  pendant 
cette  courte  veillée. 

D'abord,  songeait-il,  il  faudrait  renoncer  à  sa  vie 
passée,  à  son  inutile  culture  intellectuelle,  renonce- 
ment facile,  qui  ne  lui  coûterait  nul  regret.  Puis  il 
pensait  à  sa  future  existence,  toute  de  simplicité  et 
de  pureté,  qui  lui  rendrait  le  repos  d'esprit  et  le 
calme  qu'il  ne  connaissait  plus.  Restait  la  question 
principale  :  comment  opérer  la  transition  de  sa  vie 
actuelle  à  l'autre  ?  Rien  à  ce  sujet  ne  lui  semblait 
bien  clair.  Il  faudrait  épouser  une  paysanne,  s'im- 
poser un  travail,  abandonner  Pakrofsky,  acheter  un 
lopin  de  terre,  devenir  membre  d'une  commune... 
Comment  réaliser  tout  cela  ? 

«  Au  surplus,  se  dit-il,  n'ayant  pas  dormi  de  la 
nuit,  mes  idées  ne  sont  pas  nettes  ;  une  seule  chose 
est  certaine,  c'est  que  ces  quelques  heures  ont  décidé 
mon  sort.  Mes  rêves  d'autrefois  ne  sont  que  folie,  ce 
que  je  veux  sera  plus  simple  et  meilleur.  — Que  c'est 
beau,  pensa-t-il  en  admirant  les  petits  nuages  rosés 
qui  passaient  au-dessus  de  sa  tête,  semblables  au  fond 


ANNA  KARÉNINE.  455 

nacré  d'une  coquille  ;  que  tout,  dans  cette  channante 
nuit,  est  charmant  !  Et  comment  cette  coquille 
a-t-elle  eu  le  temps  de  se  fonner  ?  J'ai  regardé  le 
ciel  tout  à  l'heure,  et  n'y  ai  vu  que  deux  bandes  blan- 
ches î  Ainsi  se  sont  transfonnées,  sans  cjue  j'en  eusse 
conscience,  les  idées  que  j 'avais  sur  la  vie.    » 

Il  quitta  la  prairie  et  s'achemina  le  long  de  la 
grand'route  vers  le  village.  Un  vent  frais  s'élevait  ; 
tout  prenait,  à  ce  moment  qui  précède  l'aurore,  une 
teinte  grise  et  triste,  comme  pour  mieux  accuser  le 
triomphe  du  jour  sur  les  ténèbres. 

Levine  marchait  vite  pour  se  réchauffer,  en  re- 
gardant la  terre  à  ses  pieds  ;  une  clochette  tinta  dans 
le  lointain.  «  C'est  quelque  voiture  qui  passe  »,  se 
dit-il.  A  quarante  pas  de  lui,  venant  à  sa  rencontre 
sur  la  grand'route,  il  vit  une  voiture  de  voyage  atte- 
lée de  quatre  chevaux.  La  route  était  mauvaise,  et 
pour  éviter  les  ornières,  les  chevaux  se  pressaient 
contre  le  timon,  mais  le  yamtchik*  adroit,  assis  de 
côté  sur  son  siège,  les  dirigeait  si  bien,  que  les  roues  ne 
passaient  que  sur  la  partie  unie  du  chemin. 

Levine  regarda  distraitement  la  voiture  sans  son- 
ger à  ceux  qu'elle  pouvait  contenir. 

Une  vieille  femme  y  sommeillait,  et  à  la  portière 
une  jeune  fille  jouait  avec  le  ruban  de  sa  coiffure  de 
voyage  ;  sa  physionomie  calme  et  pensive  semblait 
refléter  une  âme  élevée.  Elle  regardait  les  lueurs  de 
l'aurore  au-dessus  de  la  tête  de  Levine.  Au  moment 

I.  Postillon. 


456  ANNA  KARENINE. 

où  la  vision  allait  disparaître,  deux  yeux  limpides 
s'étaient  arrêtés  sur  lui  ;  il  la  reconnut,  et  une  joie 
étonnée  illumina  son  visage.  Il  ne  pouvait  s'y  trom- 
per :  ces  yeux  étaient  uniques  au  monde,  et  une  seule 
créature  humainepersonnifiaitpourluilalumière  delà 
vie  et  sa  propre  raison  d'être.  C'était  elle.  C'était 
Kitty. 

Il  comprit  qu'elle  se  rendait  de  la  station  du  chemin 
de  fer  à  Yergoushovo,  et  aussitôt  les  résolutions 
qu'il  avait  prises,  les  agitations  de  sa  nuit  d'insom- 
nie, tout  s'évanouit.  I^'idée  d'épouser  une  paysanne 
lui  fit  horreur.  I^à,  dans  cette  voiture  qui  s'éloignait, 
était  la  réponse  à  l'énigme  de  l'existence  qui  le  tour- 
mentait si  péniblement.  Elle  ne  se  montra  plus.  Le 
bruit  des  roues  cessa  de  se  faire  entendre  ;  à  peine  le 
son  des  clochettes  venait-il  jusqu'à  lui  ;  il  reconnut, 
aux  aboiement  des  chiens,  que  la  voiture  traversait 
le  village.  De  cette  vision,  il  ne  restait  que  les  champs 
déserts,  le  village  lointain,  et  lui-même,  seul,  étran- 
ger à  tout,  marchant  solitaire  le  long  de  la  route 
abandonnée. 

Il  regarda  le  ciel,  espérant  y  retrouver  ces  teintes 
nacrées  qu'il  avait  admirées,  et  qui  lui  avaient  sem- 
blé personnifier  le  mouvement  de  ses  idées  et  de  ses 
sentiments  pendant  la  nuit  :  rien  n'y  rappelait  plus 
les  teintes  d'une  coquille.  Là-haut,  à  des  hauteurs 
incommensurables,  s'était  opérée  la  mystérieuse 
transition  qui,  à  la  nacre,  avait  fait  succéder  un  vaste 
tapis  de  petits  nuages  moutonnants.  Le  ciel  deve- 
nait peu  à  peu  lumineux,  et  d'un  beau  bleu,  et  ré- 


ANNA  KL\RfvXIXE.  457 

pondait  avec  autant  de  douceur  et  moins  de  mys- 
tère à  son  regard  interrogateur. 

«  Non,  pensa-t-il,  quelque  belle  que  soit  cette  vie 
simple  et  laborieuse,  je  n'y  puis  plus  revenir.  C'est 
elle  que  j'aime.   » 

CIL\PITRE  XIII 

Personne,  excepté  ses  familiers,  ne  soupçonnait 
qu'Alexis  Alexandrovitch,  cet  homme  froid  et  rai- 
sonnable, fûtlaproie  d'imefail)lesse  en  contradiction 
absolue  avec  la  tendance  générale  de  sa  nature.  Il 
ne  pouvait  voir  pleurer  un  enfant  ou  une  femme  sans 
perdre  son  sang-froid  ;  la  l'ue  de  ces  larmes  le  trou- 
blait, le  bouleversait,  lui  ôtait  l'usage  de  ses  facultés. 
Ses  subordonnés  le  savaientsi  bien  qu'ils  mettaient  les 
solliciteuses  en  garde  contre  tout  accès  de  sensibilité 
afin  de  ne  pas  compromettre  leur  affaire,  «  Il  se 
fâchera  et  ne  vous  écoutera  plus  »,  disaient-ils. 
Effectivement,  le  trouble  que  les  larmes  causaient  à 
Alexis  Alexandrovitch  se  traduisait  par  une  colère 
agitée.  «  Je  ne  peux  rien  pour  vous,  veuillez  sortir  », 
disait-il  généralement  en  pareil  cas. 

Lorsque,  en  revenant  des  courses,  Anna  lui  eut 
avoué  sa  liaison  avec  Wronsky  et,  se  couvrant  le 
visage  de  ses  mains,  eut  éclaté  en  sanglots,  Alexis 
Alexandro\atch,  quelque  haine  qu'il  éprouvât  pour 
sa  femme,  ne  put  se  défendre  d'un  trouble  profond. 
Pour  éviter  toute  marque  extérieure  incompatible 


458  ANNA  KARÉNINE. 

avec  la  situation,  il  chercha  à  s'interdire  jusqu'à  l'ap- 
parence de  l'émotion,  et  resta  immobile  sans  la  re- 
garder, avec  une  rigidité  mortelle  qui  frappa  vive- 
ment Anna. 

En  approchant  de  la  maison,  il  fit  un  grand  effort 
pour  descendre  de  voiture  et  pour  quitter  sa  femme 
avec  les  dehors  de  politesse  habituels  ;  il  lui  dit  quel- 
ques mots  qui  n'engageaient  à  rien,  bien  résolu  à 
remettre  toute  espèce  de  décision  au  lendemain. 

Les  paroles  d'Anna  avaient  confirmé  ses  pires 
soupçons,  et  le  mal  qu'elle  lui  avait  fait  et  qu'aggra- 
vaient ses  larmes,  était  cruel.  Cependant,  resté  seul 
en  voiture,  Alexis  Alexandrovitch  se  sentit  soulagé 
d'un  grand  poids.  Il  lui  sembla  qu'il  était  débarrassé 
de  ses  doutes,  de  sa  jalousie,  de  sa  pitié.  Il  éprouvait 
la  même  sensation  qu'un  homme  souffrant  d'un 
violent  mal  de  dents,  auquel  on  vient  d'arracher  sa 
dent  malade  :  la  douleur  est  terrible,  l'impression 
d'un  corps  énorme,  plus  gros  que  la  tête,  qu'on  enlève 
de  la  mâchoire,  affreuse,  mais  c'est  à  peine  si  le 
patient  croit  à  son  bonheur  ;  la  douleur  qui  a  empoi- 
sonné sa  vie  si  longtemps  n'existe  plus  ;  il  peut  pen- 
ser, parler,  s'intéresser  à  autre  chose  qu'à  son  mal. 

Alexis  Alexandrovitch  en  était  là.  Il  avait  éprouvé 
une  souffrance  étrange,  terrible,  mais  c'était  fini  :  il 
pourrait  dorénavant  avoir  d'autre  pensée  que  celle 
de  sa  femme. 

«  C'est  une  femme  perdue,  sans  honneur,  sans 
cœur,  sans  religion.  Je  l'ai  toujours  senti,  et  c'est 
par  pitié  pour  elle  que  j 'ai  cherché  à  me  faire  illusion,  n 


ANNA  KARfiNIXE.  459 

Ht  c'était  sincèrement  qu'il  croyait  avoir  été  pers- 
j)icace  :  il  se  remémorait  divers  détails  du  passé,  ja- 
dis innocents  à  ses  yeux  ,  qui  lui  paraissaient  main- 
tenant autant  de  preuves  de  la  corniption  d'/Vima. 
«  J'ai  conuiiis  une  erreur  en  liant  ma  vie  à  la  sienne, 
mais  mon  erreur  n'a  rien  eu  de  coupable,  par  consé- 
quent je  ne  dois  pas  être  malheureux.  La  coupable, 
c'est  elle  ;  ce  qui  la  touche  ne  me  concerne  plus,  elle 
n'existe  plus  pour  moi...  »  Il  cessait  de  s'intéresser 
aux  malheurs  qui  pouvaient  la  frapper  ainsi  que  son 
fils,  pour  lequel  ses  sentiments  subissaient  le 
même  changement,  l'important  était  de  sortir  de 
cette  crise  d'une  façon  sage,  correcte,  en  se  lavant 
de  la  boue  dont  elle  l'éclabouissait,  et  sans  que  sa 
vie  à  lui,  vie  honnête,  utile,  active,  fût  entravée. 

«  Faut-il  me  rendre  malheureux  parce  qu'une 
femme  méprisable  a  conmiis  une  erreur  ?  Je  ne  suis 
ni  le  premier  ni  le  dernier  dans  cette  situation.  » 
Et,  sans  parler  de  l'exemple  historique  que  la  belle 
Hélène  venait  de  rafraîchir  récenmient  dans  toutes 
les  mémoires,  Alexis  Alcxandrovitch  se  souvint 
d'une  série  d'épisodes  contemporains  où  des  maris  de 
la  position  la  plus  élevée  avaient  eu  à  déplorer 
l'infidélité  de  leurs  femmes. 

«  Darialof,  Poltovsky,  le  prince  Karibanol, 
Dranun,  oui,  l'honnête  et  excellent  Dramm,  Seme- 
nof,  Tchaguine  !  Mettons  qu'on  jette  un  ridicule 
injuste  sur  ces  hommes  ;  quant  à  moi,  je  n'ai  jamais 
compris  que  leur  malheur,  et  les  ai  toujours  plaints  », 
pensait  .\lexis  Alexandrovitch.  C'était  absolument 


46o  ANNA  KARENINE. 

faux  :  jamais  il  n'avait  songé  à  s'apitoyer  sur  eux, 
et  la  vue  du  malheur  d' autrui  l'avait  toujours  grandi 
dans  sa  propre  estime. 

«  Eh  bien,  ce  qui  a  frappé  tant  d'autres  me  frap- 
pe à  mon  tour.  L'essentiel  est  de  savoir  tenir  tête  à 
la  situation.  »  Et  il  se  rappela  les  diverses  façons 
dont  tous  ces  hommes  s'étaient  comportés. 

«  Darialof  a  pris  le  parti  de  se  battre...  «Dans  sa 
jeunesse,  et  en  raison  même  de  son  tempérament 
craintif,  Alexis  Alexandrovitch  avait  souvent  été 
préoccupé  de  la  pensée  du  duel.  Rien  nejlui  semblait 
terrible  comme  l'idée  d'im  pistolet  braqué  sur  lui, 
et  jamais  il  ne  s'était  servi  d'aucune  arme.  Cette 
horreur  instinctive  lui  inspira  bien  des  réflexions  ;  il 
chercha  à  s'habituer  à  l'éventualité  possible  où 
l'obligation  de  risquer  sa  vie  s'imposerait  à  lui. 
Plus  tard,  parvenu  à  une  haute  position  sociale,  ces 
impressions  s'effacèrent  ;  mais  l'habitude  de  redou- 
ter sa  propre  lâcheté  était  si  forte,  qu'en  ce  moment 
Alexis  Alexandrovitch  resta  longtemps  en  délibé- 
ration avec  lui-même,  envisageant  la  perspective  d'un 
duel,  et  l'examinant  sous  toutes  ses  faces,  malgré  la 
conviction  intime  qu'il  ne  se  battrait  en  aucun,  cas. 

«  L'état  de  notre  société  est  encore  si  sauvage 
que  bien  des  gens  approuveraient  un  duel  :  ce  n'est 
pas  comme  en  Angleterre.    » 

Et  dans  le  nombre  de  ceux  que  cette  solution  sa- 
tisferait, Alexis  Alexandrovitch  en  connaissait  à 
l'opinion  desquels  il  tenait.  «  Et  à  quoi  cela  mène- 
rai t-il  ?  Admettons  que  je  le  provoque.   »  Ici  il  se 


ANNA  KARKNINE.  461 

rq^rc3cnta  vivement  la  nuit  qu'il  passerait  après  la 
provocation,  le  pistolet  dirigé  sur  lui,  et  il  frissonnait 
à  l'idée  que  jamais  il  ne  pourrait  rien  supporter  de 
pareil.  «  Admettons  que  je  le  provoque,  que  j'ap- 
prenne à  tirer,  que  je  sois  là  devant  lui,  que  je  presse 
la  détente,  continua-t-il  en  feimant  les  yeux,  que 
je  l'aie  tué  !  »  Et  il  secoua  la  tête  pour  chasser  cette 
pensée  absurde.  «  Quelle  logique  y  aurait-il  à  tuer  un 
homme  pour  rétablir  mes  relations  avec  une  femme 
coupable  et  son  fils  ?  La  question  sera-t-elle  résolue  ? 
Et  si,  ce  qui  est  beaucoup  plus  vraisemblable,  le 
blessé  ou  le  tué,  c'est  moi  ?  moi  qui  n'ai  rien  à  me 
reprocher  et  qui  deviendrais  la  victime  ?  Ne  serait- 
ce  pas  plus  illogique  encore  ?  Serait-il  honnête  de 
ma  part  d'ailleurs  de  le  provoquer,  sûr.  comme  je  le 
suis  d'avance,  que  mes  amis  interviendraient  pour 
ne  pas  exposer  la  vie  d'un  homme  utile  au  pays  ? 
N'aurais-je  pas  l'air  de  vouloir  attirer  l'attention  sur 
moi  par  une  provocation  qui  ne  pouvait  mener  à 
rien  ?  Ce  serait  chercher  à  tromper  les  autres  et  moi- 
même.  Personne  n'attend  de  moi  ce  duel  absurde 
Mon  seul  but  doit  être  de  garder  ma  réputation 
intacte  et  de  ne  souffrir  aucune  entrave  à  ma  car- 
rière. Le  «  service  de  l'État  »,  toujours  important 
aux  yeux  d'Alexis  Alexandrovitch  le  devait  plus 
encore. 

Le  duel  écarté,  restait  le  divorce  ;  quelques-uns  de  - 
ceux  dont  le  souvenir  l'occupait  y  avaient  eu  recours. 
Les  cas  de  divorce  du  grand  monde  lui  étaient  bien 
connus,  mais  Alexis  Alexandrovitch  n'en  trouva  pas 


462  ANNA  KARÉNINE. 

un  seul  où  cette  mesure  eût  atteint  le  but  qu'il  se 
proposait.  Le  mari,  dans  chacun  de  ces  cas,  avait 
cédé  ou  vendu  sa  femme  ;  et  c'était  la  coupable,  celle 
qui  n'avait  aucun  droit  à  un  second  mariage,  qui 
formait  un  nouveau  lien.  Quant  au  divorce  légal, 
celui  qui  aurait  pour  sanction  le  châtiment  de  la 
femme  infidèle,  Alexis  Alexandrovitch  sentait  qu'il 
ne  pouvait  y  recourir.  Les  preuves  grossières,  bru- 
tales, exigées  par  la  loi,  seraient,  dans  les  conditions 
complexes  de  sa  vie,  impossibles  à  fournir  ;  eussent- 
elles  existé,  qu'il  n'aurait  pu  en  faire  usage,  ce  scan- 
dale devant  le  faire  tomber  dans  l'opinion  publique 
plus  bas  que  la  coupable.  Ses  ennemis  en  profiteraient 
pour  le  calomnier  et  chercher  à  ébranler  sa  haute 
situation  officielle,  et  son  but,  qui  était  de  sortir  avec 
le  moins  de  trouble  possible  de  la  crise  où  il  se  trou- 
vait, ne  serait  pas  atteint. 

Le  divorce  d'ailleurs  rompait  défini tivemnet  toute 
relation  avec  sa  femme,  en  la  laissant  à  son  amant. 
Or,  malgré  le  mépris  indiff'érent  qu'Alexis  Alexan- 
drovitch croyait  éprouver  pour  Anna,  un  sentiment 
très  vif  lui  restait  au  fond  de  l'âme  :  l'horreur  de 
tout  ce  qui  tendrait  à  la  rapprocher  de  Wronsky/ 
à  lui  rendre  sa  faute  profitable.  Cette  pensée  lui  ar- 
racha presque  un  cri  de  douleur.  Il  se  leva  dans  sa 
voiture,  changea  de  place  et  le  visage  sombre,  enve- 
loppa longuement  de  son  plaid  ses  jambes  frileuses. 

«  On  pouvait  encore,  continuait-il  en  cherchant  à 
se  calmer,  imiter  Karibanol  et  ce  bon  Dramm.,  c'est- 
à-dire  se  séparer   »  ;  mais  cette  mesure  avait  presque 


ANNA  KARKNINE.  463 

les  mêmes  inconvénients  que  le  divorce  :  c'était 
encore  jeter  sa  fenmie  dans  les  bras  de  Wronsky. 

«  Non,  c'est  impossible,  impossible  !  se  dit-il,  tout 
en  tiraillant  son  plaid.  Je  ne  puis  pas  être  malheu- 
reux, et  ils  ne  doivent  pas  être  heureux.    » 

Sans  se  l'avouer,  ce  qu'il  souhaitait  au  fond  du 
cœur  était  de  la  voir  souffrir  pour  cette  atteinte  por- 
tée au  repos,    à  l'honneur  de  son  mari. 

Après  avoir  passé  en  rexTje  les  inconvénients  du 
duel,  du  divorce  et  de  la  séparation,  Alexis  Alexan- 
drovitch  en  vint  à  la  conviction  que  le  seul  moyen 
de  sortir  de  cette  impasse  était  de  garder  sa  femme, 
en  cachant  son  malheur  au  monde,  d'employer  tous 
les  moyens  imaginables  pour  rompre  la  liaison  d'Anna 
et  de  Wronsky,  et,  ce  qu'il  ne  s'avouait  pas,  depunir 
la  coupable. 

«  Je  dois  lui  déclarer  que,  dans  la  situation  faite 
par  elle  à  notre  famille,  je  juge  le  staiu  quo,  apparent 
préférable  pour  tous,  et  que  je  consens  à  le  conser- 
ver, sous  la  condition  expresse  qu'elle  cessera  toute 
relation  avec  son  amant.    » 

Cette  résolution  prise,  Alexis  Alexandrovitch 
s'avisa  d'un  argument  qui  la  sonctionnait  dans  son 
esprit.  «  De  cette  façon,  j'agis  conformément  à  la 
loi  religieuse  :  je  ne  repousse  pas  la  fenmie  adultère, 
je  lui  donne  le  moyen  de  s'amender,  et  même,  quel- 
que pénible  que  ce  soit  pour  moi,  je  me  consacre  en 
partie  à  sa  réhabilitation.    » 

Karénine  savait  qu'il  ne  pourrait  avoir  aucune 
influence  sur  sa  femme,  et  que  les  essais  qu'il  se  pro- 


464  ANNA  KARÉNINE. 

posait  de  tenter  étaient  illusoires  ;  pendant  les  tristes 
heures  qu'il  venait  de  traverser,  il  n'avait  pas  songé 
un  instant  à  chercher  un  point  d'appui  dans  la  re- 
ligion, mais,  sitôt  qu'il  sentit  celle-ci  d'accord  avec 
sa  détermination,  cette  sanction  lui  devint  un  apai- 
sement. Il  fut  soulagé  de  penser  que  personne  n'aur-it 
le  droit  de  lui  reprocher  d'avoir,  dans  une  crise  aussi, 
grave  de  sa  vie,  agi  en  opposition  avec  la  foi  dont  il 
portait  si  haut  le  drapeau  au  milieu  de  l'indifférence 
générale. 

Il  finit  même,  en  y  réfléchissant,  par  se  dire  qu'au- 
cune raison  ne  s'opposait  à  ce  que  ses  rapports  avec 
sa  femme  restassent,  à  peu  de  chose  près,  ce  qu'ilsi 
avaient  été  dans  les  derniers  temps.  Sans  doute  il  ne 
pouvait  plus  l'estimer  ;  mais  bouleverser  sa  vie  en- 
tière, souffrir  personnellement  parce  qu'elle  était 
infidèle,  il  n'en  voyait  pas  le  motif. 

«  Et  le  temps  viendra,  pensa-t-il,  ce  temps  qui 
résout  tant  de  difficultés,  où  ces  rapports  se  rétabli- 
ront comme  par  le  passé  ;  il  faut  qu'elle  soit  malheu- 
reuse mais  moi  qui  ne  suis  pas  coupable,  je  ne  dois  pas 
souffrir.   » 


CHAPITRE  XIV 

En  approchant  de  Pétersbourg,  Alexis  Alexan- 
drovitch  avait  complètement  arrêté  la  ligne  de 
conduite  qu'il  devait  tenir  envers  sa  femme,  et  même 
composé  mentalement  la  lettre  qu'il  lui  écrirait.  Il 


ANNA  KARf.NINE.  465 

jeta,  en  rentrant,  un  coupd'œil  sur  les  papiers  du  mi- 
nistère déposés  chez  le  suisse,  et  les  fit  porter  dans 
son  cabinet. 

«  Qu'on  dételle,  et  qu'on  ne  reçoive  personne  t, 
répondit-il  à  une  question  du  suisse,  appuyant  sur 
ce  dernier  ordre  avec  une  espèce  de  satisfaction, 
signe  évident  d'une  meilleure  disposition  d'es- 
prit. 

Rentré  dans  son  cabinet,  Alexis  Alexandrovitch, 
après  avoir  marché  de  long  en  large  pendant  quel- 
que temps,  en  faisant  craquer  les  phalanges  de  ses 
doigts,  s'arrêta  devant  son  grand  bureau  où  le 
valet  de  chambre  venait  d'allumer  six  bougies.  Il 
s'assit,  toucha  successiv^ement  aux  divers  objets 
placés  devant  lui  et,  la  tête  penchée,  un  coude  sur  la 
table,  se  mit  à  écrire  après  une  minute  de  réflexion. 
Il  écrivit  à  Anna  en  français,  sans  s'adresser  à  elle 
par  son  nom,  employant  le  mot  vous,  qu'il  jugea 
moins  froid  et  moins  solennel  qu'en  russe. 

«  Je  vous  ai  exprimé  à  notre  dernière  entrevue 
l'intention  de  vous  communiquer  ma  résolution  rela- 
tivement au  sujet  de  notre  conversation.  Après  y 
avoir  mûrement  réfléchi,  je  vnens  remplir  cette  pro- 
messe. Voici  ma  décision  :  quelle  que  soit  votre 
conduite,  je  ne  me  reconnais  pas  le  droit  de  rompre 
des  liens  qu'une  puissance  suprême  a  consacrés.  La 
famille  ne  saurait  être  à  la  merci  d'un  caprice,  d'un 
acte  arbitraire,  voire  du  crime  d'un  des  époux,  et 
notre  vie  doit  rester  la  même.  Cela  doit  être  ainsi 


466  ANNA  KARÉNINE. 

pour  moi,  pour  vous,  pour  votre  fils.  Je  suis  persuadé 
que  vous  vous  êtes  repentie,  que  vous  vous  repentez 
encore,  du  fait  qui  m'oblige  à  vous  écrire,  que  vous, 
m'aiderez  à  détruire  dans  sa  racine  la  cause  de  notre 
dissentiment,  et  à  oublier  le  passé.  Dans  le  cas  con- 
traire, vous  devez  comprendre  ce  qui  vous  attend, 
vous  et  votre  fils.  J'espère  causer  avec  vous  à  fond  à 
notre  prochaine  rencontre.  Comme  la  saison  d'été 
touche  à  sa  fin,  vous  m'obligeriez  en  rentrant  en  ville 
le  plus  tôt  possible,  pas  plus  tard  que  mardi.  Toutes 
les  mesures  pour  le  déménagement  seront  prises.  Je 
vous  prie  de  remarquer  que  j'attache  une  importance 
très  particulière  à  ce  que  vous  fassiez  droit  à  ma 
demande. 

«  A.  Karénine. 

«  P.-S.  —  Je  joins  à  cette  lettre  l'argent  dont  voxis 
pouvez  avoir  besoin  en  ce  moment.   » 

Il  relut  sa  lettre  et  en  fut  satisfait  ;  l'idée  d'en- 
voyer de  l'argent  lui  parut  heureuse  ;  pas  une  parole 
dure,  pas  un  reproche,  mais  aussi  pas  de  faiblesse. 
L'essentiel  était  atteint,  il  lui  faisait  un  pont  d'oi 
pour  revenir  sur  ses  pas.  Il  plia  la  lettre,  passa  dessus 
un  grand  couteau  à  papier  en  ivoire  massif,  la  mit 
sous  enveloppe  ainsi  que  l'argent,  et  sonna  avec  la 
petite  sensation  de  bien-être  que  lui  causait  tou- 
jours l'ordonnance  parfaite  de  son  installation  de 
bureau. 

0  Tu  remettras  cette  lettre  au  courrier  pour  qu'il 


ANNA  KARfiXlXE.  467 

la  porte  demain  à  Aima  Arcadievua,  dit- il  au  domes- 
tique en  se  levant. 

—  J'entends,  Votre  Excellence...  Faudra- t-il 
apporter  le  thé  ici  ?   » 

Alexis  Alexandrovitch  se  fit  ser\'ir  du  thé,  puis,  en 
jouant  avec  son  coupe-papier,  s'approcha  du  fau- 
teuil près  duquel  une  table  portait  la  lampe  et  un 
li\Te  français  commencé.  Le  portrait  d'Anna,  œuvre 
remarquable  d'un  peintre  célèbre,  était  suspendu 
dans  un  cadre  ovale  au-dessus  de  ce  fauteuil.  Alexis 
.\lexandrovitch  lui  jeta  un  regard.  Des  yeux  impé- 
nétrables lui  rendirent  ce  regard  ironiquement,  pres- 
que insolemment.  Tout  lui  parut  impertinent  dans  ce 
beau  portrait,  depuis  la  dentelle  encadrant  la  tête  et 
les  cheveux  noirs,  jusqu'à  la  main  blanche  et  admira- 
blement faite,  couverte  de  bagues.  Après  avoir  consi- 
déré cette  image  pendant  quelques  minutes,  il  fris- 
sonna, ses  lèvres  frémirent,  et  il  se  détourna  avec  une 
exclamation  de  dégoût.  Il  s'assit  et  ouvrit  son  livTe  ; 
il  essaya  de  lire,  mais  ne  put  retrouver  l'intérêt  très 
vif  que  lui  avait  inspiré  cet  ouvrage  sur  la  découverte 
d'inscriptions  antiques  ;  ses  yeux  regardaient  les  pa- 
ges, ses  pensées  étaient  ailleurs.  Mais  sa  fenrnie  ne 
l'occupait  plus  ;  il  pensait  à  une  complication  sur- 
venue récemment  dans  des  affaires  importantes  dé- 
pendant de  son  service,  et  se  sentait  plus  maître  de 
cette  question  que  jamais  ;  il  pouvait,  sans  vanité, 
s'avouer  que  la  conception  qui  avait  germé  dans  sa 
pensée  sur  les  causes  de  cette  complication,  fournis- 
sait le  moyen  d'en  résoudre  toutes  les  difiicultés. 

16 


468  ANNA  KARÉNINE. 

Il  se  voyait  ainsi  à  la  veille  d'écraser  ses  ennemis,  de 
grandir  aux  yeux  de  tous  et,  par  conséquent,  de 
rendre  un  service  signalé  à  l'État. 

Dès  que  le  domestique  eut  quitté  la  chambre, 
Alexis  Alexandrovitch  se  leva  et  s'approcha  de  son 
bureau.  Il  prit  le  porte-feuille  qui  contenait  les  af- 
faires courantes,  saisit  un  crayon,  et  s'absorba  dansla 
lecture  des  documents  relatifs  à  la  difficulté  qui  le 
préoccupait,  avec  un  imperceptible  sourire  de  satis- 
faction personnelle.  Le  trait  caractéristique  d'Alexis 
Alexandrovitch,  celui  qui  le  distinguait  spécialement 
et  avait  contribué  à  son  succès  au  moins  autant  que 
sa  modération,  sa  probité,  sa  confiance  en  lui-même 
et  son  amour-propre  excessif,  était  un  mépris  absolu 
de  la  paperasserie  officielle  et  la  ferme  volonté  de 
diminuer  autant  que  possible  les  écritures  inutiles, 
pour  prendre  les  affaires  corps  à  corps,  et  les  expé- 
dier rapidement  et  économiquement.  Il  arriva  que, 
dans  la  célèbre  commission  du  2  juin,  la  question  de 
la  fertilisation  du  gouvernement  de  Zaraï,  qui  fai- 
sait partie  du  service  ministériel  d'Alexis  Alexan- 
drovitch, fut  soulevée,  et  offrit  un  exemple  frap- 
pant du  peu  de  résultats  obtenus  par  les  dépenses  et 
les  correspondances  officielles.  Cette  question  da- 
tait encore  du  prédécesseur  d'Alexis  Alexandro- 
vitch, et  avait  effectivement  coûté  beaucoup  d'ar- 
gent en  pure  perte.  Karénine  s'en  rendit  compte  dès 
son  entrée  au  ministère,  et  voulut  prendre  l'affaire 
en  main  ;  mais  il  ne  se  sentit  pas  sur  un  terrain  assez 
solide  au  début,  et  s'aperçut  qu'il  froisserait  beau- 


ANXA  K.\Rf^NIXK.  4^)9 

coup  d'intérêts  et  agirait  ainsi  avec  peu  de  disccme- 
nient  ;  plus  tard,  au  milieu  de  tant  d'autres  affaires 
il  oublia  celle-là.  La  fertilisation  du  gouvernement 
de  Zaraï  allait  sou  train  ])endant  ce  temps  coimue 
par  le  ])assé,  c'est-à-dire  ])ar  la  simple  force  d'iner- 
tie ;  beaucoup  de  personnes  continuaient  à  en  vivre, 
entre  autres  une  famille  fort  honorable  dont  chaque 
fille  jouait  d'un  instrument  à  cordes  (Alexis  Alexan- 
drovitch  avait  servi  de  père  assis^  à  l'une  d'elles). 
Les  eimemis  du  ministère  s'emparèrent  de  cette  af- 
faire, et  la  lui  reprochèrent  avec  d'autant  moins  de 
justice  qu'il  s'en  trouvait  de  semblables  dans  tous 
les  ministères,  que  personne  ne  songeait  à  soulever. 
IHiisqu'mi  lui  avait  jeté  le  gant,  il  l'avait  hardiment 
relevé  en  exigeant  la  nomination  d'une  commission 
extraordinaire  pour  examiner  et  contrôler  les  tra- 
vaux de  fertilisation  du  gouvernement  de  Zaraï  ;  et, 
sans  merci  pour  ces  messieurs,  il  ré'clama  en  outre  une 
commission  extraordinaire  pour  étudier  la  question 
de  la  situation  faite  aux  populations  étrangères. 
Cette  dernière  question,  également  soulevée  au 
comité  du  2  juin,  avait  énergiquement  été  appuyée 
par  Alexis  Alexandrovitch,  conmie  ne  souffrant  au- 
cun délai,  à  cause  de  la  situation  déplorable  faite  à 
cette  partie  de  la  population.  Les  discussions  les 
plus  vives  entre  ministères  s'ensuivirent.  Le  minis- 
tère hostile  à  Alexis  Alexandrovitch  prouva  que  la 
position  des  étrangers  était  florissante,  qu'y  toucher 

I.  Celui   qui   remplace   le   père  dans   la  cérémonie   du 
mariage  russe. 


470  ANNA  KARÉNINE. 

serait  nuire  à  leur  prospérité,  que,  si  quelque  fait  re- 
grettable y  pouvait  être  constaté,  on  devait  s'en 
prendre  uniquement  à  la  négligence  avec  laquelle 
le  ministère  d'Alexis  Alexandrovitch  faisait  observer 
les  lois.  Pour  se  venger,  celui-ci  comptait  exiger  : 
1°  la  formation  d'une  commission  à  laquelle  serait 
confié  le  soin  d'étudier  sur  place  la  situation  des  po- 
pulations étrangères  ;  2P  dans  le  cas  où  cette  situa- 
tion serait  telle  que  les  données  officielles  la  repré- 
sentaient, d'instituer  une  nouvelle  commission  scien- 
tifique pour  rechercher  les  causes  de  ce  triste  état 
de  choses  au  point  de  vue  :  {a)  politique  ;  (è)  admi- 
nistratif ;  (c)  économique  ;  {à)  ethnographique  ; 
{e)  matériel  ;  (/)  religieux  ;  3°  que  le  ministère  fût 
requis  de  fournir  des  renseignements  sur  les  mesures 
prises  pendant  les  dernières  années  pour  éviter  les 
conditions  déplorables  imposées  aux  étrangers,  et 
de  donner  des  éclaircissements  sur  le  fait  d'avoir  agi 
en  contradiction  absolue  avec  la  loi  organique  et  fon- 
damentale, 2,  page  18,  avec  remarque  à  l'article  36, 
ainsi  que  le  prouvait  un  acte  du  comité  sous  les  nu- 
méros 170 15  et  18398,  du  5  décembre  1863  et  du 
7  juin  1864. 

lyC  visage  d'Alexis  Alexandrovitch  se  colora  d'une 
vive  rougeur  en  écrivant  rapidement  quelques  notes 
pour  son  usage  particulier.  Après  avoir  couvert  toute 
une  page  de  son  écriture,  il  sonna  et  fit  porter  un  mot 
au  chef  de  la  chancellerie  pour  lui  demander  quel- 
ques renseignements  qui  lui  manquaient.  Puis  il  se 
leva  et  se  reprit  à  marcher  dans  son  cabinet,  levant 


ANNA  KARÉXIXK.  ^\ 

encore  une  fois  les  yeux  sur  le  portrait,  avec  un  fron- 
cement de  sourcils  et  un  sourire  de  mépris.  Il  reprit 
ensuite  son  livre  et  retrouva  l'intérêt  qu'il  y  avait 
apporté  la  veille.  Quand  il  se  coucha,  vers  onze  heu- 
res, et  qu'avant  de  s'endonuir  il  repassa  dans  sa 
mémoire  les  événements  de  la  joumC^e,  il  ne  les  vit 
plus  sous  le  même  aspect  désespéré. 


CHAPITRE  XV 

Anna,  tout  en  refusant  d'admettre  avec  Wronsky 
que  leur  position  fût  fausse  et  peu  honorable,  ne 
sentait  pas  moins  au  fond  du  cœur  combien  il  avait 
raison.  Elle  aurait  vivement  souhaité  sortir  de  cet 
état  déplorable,  et  lorsque,  sous  l'empire  de  son 
émotion,  elle  eut  tout  avoué  à  son  mari  en  rentrant 
des  courses,  elle  se  sentit  soulagée.  Depuis  le  départ 
d'Alexis  Alexandrovitch,  elle  se  répétait  sans  cesse 
qu'au  moins  tout  était  expliqué,  et  qu'elle  n'aurait 
plus  besoin  de  tromper  et  de  mentir  ;  si  sa  situation 
restait  mauvaise,  elle  n'était  plus  équivoque.  C'était 
la  compensation  du  mal  que  son  aveu  avait  fait  à  son 
mari  et  à  elle-même.  Cependant,  lorsque  Wronsky 
vint  la  voir  le  même  soir,  elle  ne  lui  dit  rien  de  son 
aveu  à  son  mari,  rien  de  ce  dont  il  aurait  fallu  l'aver- 
tir pour  décider  de  l'avenir. 

Le  lendemain  matin,  en  s'éveillant,  la  première 
pensée  qui  s'offrit  à  elle  fut  le  souvenir  des  paroles 
dites  à  son  mari  ;  elles  lui  parurent  si  odieuses,  dans 


472  ANNA  KARÉNINE. 

leur  étrange  brutalité,  qu'elle  ne  put  comprendre 
comment  elle  avait  eu  le  courage  de  les  prononcer. 

Qu'en  résulterait-il  maintenant  ? 

Alexis  Alexandrovitch  était  parti  sans  répondre. 

«  J'ai  revu  Wronsky  depuis  et  ne  lui  ai  rien  dit. 
Au  moment  où  il  partait,  j'ai  voulu  le  rappeler,  et 
j'y  ai  renoncé  parce  que  j'ai  pensé  qu'il  trouverait 
singulier  que  je  n'eusse  pas  tout  avoué  dès  l'abord. 
Pourquoi,  voulant  parler,  ne  l'ai- je  pas  fait  ?  »  Son 
visage,  en  réponse  à  cette  question,  se  couvrit  d'une 
rougeur  brûlante  ;  elle  comprit  que  ce  qui  l'avait  rete- 
nue était  la  honte.  Et  cette  situation,  qu'elle  trou- 
vait la  veille  si  claire,  lui  parut  plus  sombre,  plus  inex- 
tricable que  jamais.  Elle  eut  peur  du  déshonneur  au- 
quel elle  n'avait  pas  songé  jusque-là.  Réfléchissant 
aux  différents  partis  que  pourrait  prendre  son  mari,  il 
lui  vint  à  l'esprit  les  idées  les  plus  terribles.  A  cha- 
que instant,  il  lui  semblait  voir  arriver  le  régisseur 
pour  la  chasser  de  la  maison,  et  proclamer  sa  faute  à 
l'univers  entier.  Elle  se  demandait  où  elle  cherche- 
rait un  refuge  si  on  la  chassait  ainsi,  et  ne  trouvait 
pas  de  réponse. 

«  Wronsky,  pensait-elle,  ne  l'aimait  plus  autant 
et  commençait  à  se  lasser.  Comment  irait-elle  s'im- 
poser à  lui  ?  »  Et  un  sentiment  amer  s'éleva  dans 
son  âme  contre  lui.  Les  aveux  qu'elle  avait  faits  à 
son  mari  la  poursuivaient  ;  il  lui  semblait  les  avoir 
prononcés  devant  tout  le  monde,  et  avoir  été  enten- 
due de  tous.  Comment  regarder  en  face  ceux  avec 
lesquels  elle  vivait  ?  Elle  ne  se  décidait  pas  à  sonner 


I 


ANNA  KARKXIXî:.  473 

sa  femme  de  chambre,  encore  moins  à  descendre  dé- 
jeuner avec  son  fils  et  sa  gouvernante. 

La  femme  de  chambre  était  venue  phisieurs  fois 
écouter  à  la  porte,  étonnée  qu'on  ne  la  sonnât  pas; 
elle  se  décida  à  entrer.  Aima  la  regarda  d'un  air  in- 
terrogateur et  rougit  effrayée.  Annouchka  s'excusa, 
disant  qu'elle  avait  cru  être  appelée  ;  elle  apportait 
une  robe  et  un  billet.  Ce  billet  était  de  Betsy,  qui  lui 
écrivait  que  Lise  Merkalof  et  la  baronne  Stoltz 
avec  leurs  adorateurs  se  réunissaient  ce  jour-ià 
chez  elle  pour  faire  une  partie  de  croquet.  «  Venez 
les  voir,  écrivait-elle,  quand  ce  ne  serait  que  comme 
étude  de  mœurs.  Je  vous  attends.    » 

Anna  parcourut  le  billet  et  soupira  profondément. 

0  Je  n'ai  besoin  de  rien,  dit-elle  à  Aimouchka  qui 
rangeait  sa  toilette.  \^a,  je  m'habillerai  tout  à  l'heure 
et  descendrai.  Je  n'ai  besoin  de  rien.    » 

Annouchka  sortit  ;  mais  Aima  ne  s'habilla  pas. 
Assise,  la  tête  baissée,  les  bras  tombant  le  long  de 
son  corps,  elle  frissonnait,  cherchait  à  faire  un  geste, 
à  dire  quelque  chose,  et  retombait  dans  le  même  en- 
gourdissement. «  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  w  s't'criait- 
elle  par  inter\'alles,  sans  attacher  aucune  significa- 
tion à  ces  mots.  L'idée  de  chercher  un  refuge  dans  la 
religion  lui  était  aussi  étrangère  que  d'en  chercher 
un  auprès  d'Alexis  Alexandrovitch,  quoiqu'elle  n'eût 
jamais  douté  de  la  foi  dans  laquelle  on  l'avait  éle- 
vée. Ne  savait-elle  pas  d'avance  que  la  religion  lui 
faisait  d'abord  un  devoir  de  renoncer  à  ce  qui  repré- 
sentait pour  elle  sa  seule  raison  d'exister  ?  Elle  souf- 


474  ANNA  KARENINE. 

frait  et  s'épouvantait  en  outre  d'un  sentiment  nou- 
veau et  inconnu  jusqu'ici,  qui  lui  semblait  s'emparer 
de  son  être  intérieur  ;  elle  sentait  double,  comme  par- 
fois des  yeux  fatigués  voient  double,  et  ne  savait  plus 
ni  ce  qu'elle  craignait,  ni  ce  qu'elle  désirait  :  Était- 
ce  le  passé  ou  l'avenir  ?  Que  désirait-elle  sur- 
tout ? 

«  Mon  Dieu  !  que  m' arrive- t-il  !  »  pensa-t-elle 
en  sentant  tout  à  coup  une  vive  douleur  aux  deux 
tempes  ;  elle  s'aperçut  alors  qu'elle  avait  machinale- 
ment pris  ses  cheveux  à  deux  mains,  et  qu'elle  les 
tirait  des  deux  côtés  de  sa  tête.  Elle  sauta  du  lit  et  se 
mit  à  marcher. 

«  Le  café  est  servi,  et  mademoiselle  attend  avec 
Serge,  dit  Annouchka  en  rentrant  dans  la  chambre. 

—  Serge  ?  Que  fait  Serge  ?  demanda  Anna,  s' ani- 
mant à  la  pensée  de  son  fils,  dont  elle  se  rappelait 
pour  la  première  fois  l'existence. 

—  Il  s'est  rendu  coupable,  il  me  semble,  dit  eu 
souriant  Annouchya. 

—  Coupable  de  quoi  ? 

—  Il  a  pris  une  des  pêches  qui  se  trouvaient  dans 
le  salon,  et  l'a  mangée  en  cachette,  à  ce  qu'il  paraît.  » 

Le  souvenir  de  son  fils  fit  sortir  Anna  de  cette  im- 
passe morale  où  elle  était  enfermée. 

Le  rôle  sincère,  quoique  exagéré,  qu'elle  s'était 
imposé  dans  les  dernières  années,  celui  d'une  mère 
consacrée  à  son  fils,  lui  revint  à  la  mémoire,  et  elle 
sentit  avec  bonheur  qu'il  lui  restait,  après  tout,  un 
point  d'appui  en  dehors  de  son  mari  et  de  Wronsky. 


ANNA  KARtyiyrE.  475 

Ce  point  d'appui  était  Serge.  Qiicl(|iic  situation  qui 
lui  fût  imposée,  elle  ne  pouvait  abandonner  son  fils. 
Son  mari  pouvait  la  chasser,  la  couvrir  de  honte, 
Wronsky  pouvait  s'éloigner  d'elle  et  reprendre  sa 
vie  indépendante  (ici  elle  eut  encore  un  sentiment 
d'amer  reproche)  :  l'enfant  ne  pouvait  être  aban- 
donné ;  elle  avait  un  but  dans  la  vie  :  Il  fallait  agir, 
agir  à  tout  prix,  pour  sauvegarder  sa  position  par 
rapport  à  son  fils,  se  hâter,  l'emmener,  et  pour  cela 
se  calmer,  se  délivrer  de  cette  angoisse]  qui  la  tortu- 
rait ;  et  la  pensée  d'une  action  ayant  l'enfant  pour 
but,  d'un  départ  avec  lui  n'importe  pour  où,  l'apai- 
sait déjà. 

Elle  s'habilla  vivement,  descendit  d'un  pas  ferme, 
et  entra  dans  le  salon  où  l'attendaient  comme  d'ha- 
bitude pour  déjeuner  Serge  et  sa  gouvernante. 

Serge,  vêtu  de  blanc,  debout  près  d'une  table,  le 
dos  voûté  et  la  tête  baissc*e.  avait  une  expression 
d'attention  concentrée  qu'elle  lui  connaissait,  et  qui 
le  faisait  ressembler  à  son  père  ;  il  arrangeait  les 
fleurs  qu'il  venait  d'apporter. 

La  gouvernante  avait  un  air  sévère. 

En  apercevant  sa  mère,  Serge  poussa,  comme  il  le 
faisait  souvent,  un  cri  perçant  : 

a  Ah  !  maman  !  »  puis  il  s'arrêta  indécis,  ne  sa- 
chant s'il  jetterait  les  fleurs  pour  courir  à  sa  mère, 
ou  s'il  achèverait  son  bouquet  pour  le  lui  offrir. 

La  gouvernante  salua  et  entama  le  récit  long  et  cir- 
constancié des  forfaits  de  Serge  ;  Anna  ne  l'écoutait 
pas.  Elle  se  demandait  s'il  faudrait  l'emmener  dans 


47t)  ANNA  KARÉNINE. 

son  voyage.  «  Non,  je  la  laisserai,  décida- 1- elle, 
j 'irai  seule  avec  mon  fils.    » 

«  Oui,  c'est  très  mal,  —  dit-elle  enfin,  et,  prenant 
Serge  par  l'épaule,  elle  le  regarda  sans  sévérité.  — - 
Laissez-le-moi,  »  dit-elle  à  la  gouvernante  étonnée, 
et,  sans  quitter  le  bras  de  l'enfant,  troublé  mais  ras- 
suré, elle  l'embrassa,  et  s'assit  à  la  table  où  le  café 
était  servi. 

«  Maman,  je...,  je...,  ne...  »  balbutiait  Serge  en 
cherchant  à  deviner  à  l'expression  du  visage  de  sa 
mère  ce  qu'elle  dirait  de  l'histoire  de  la  pêche. 

«  Serge,  dit-elle  aussitôt  que  la  gouvernante  eut 
quitté  la  chambre,  c'est  mal,  mais  tu  ne  le  feras  plus, 
n'est-ce  pas  ?  tu  m'aimes  ?   » 

L'attendrissement  la  gagnait  :  «  Puis- je  ne  pas 
l'aimer,  —  pensait-elle,  touchée  du  regard  heureux  et 
ému  de  l'enfant,  —  et  se  peut-il  qu'il  se  joigne  à  son 
père  pour  me  punir  ?  Se  peut-il  qu'il  n'ait  pas  pitié 
de  moi  ?  »  Des  larmes  coulaient  le  long  de  son  visage, 
pour  les  cacher,  elle  se  leva  brusquement  et  se  sauva 
presque  en  courant  sur  la  terrasse. 

Aux  pluies  orageuses  des  derniers  jours  avait  suc- 
cédé un  temps  clair  et  froid,  malgré  le  soleil  qui  bril- 
lait dans  le  feuillage.  Le  froid,  joint  au  sentiment  de 
terreur  qui  s'emparait  d'elle,  la  fit  frissonner.  «  Va, 
va  retrouver  Mariette  »,  dit-elle  à  Serge  qui  l'avait 
suivie,  et  elle  se  mit  à  marcher  sur  les  nattes  de  paille 
qui  recouvraient  le  sol  de  la  terrasse. 

Elle  s'arrêta  et  contempla  un  moment  les  cimes 
des  trembles,  rendus  brillants  par  la  pluie  et  le  so- 


ANNA  KARÉXIXB.  477 

leil.  Il  lui  sembla  que  le  inonde  entier  serait  sans  pi- 
tié pour  elle,  comme  ce  ciel  froid  et  cette  verdure. 

«  Il  ne  faut  pas  penser  »,  se  dit-elle  en  sentant 
comme  le  matin  une  douloureuse  scission  intérieure 
se  faire  en  elle.  «  Il  faut  s'en  aller,  où  ?  quand  ? 
avec  qui  ?...  A  Moscou,  par  le  train  du  soir.  Oui,  et 
j'emmènerai  Amiouclika  et  Serge.  Nous  n'emporte- 
rons que  le  strict  nécessaire,  mais  il  faut  d'abord  leur 
écrire  à  tous  les  deux  ».  Et,  rentrant  vivement  dans 
le  petit  salon,  elle  s'assit  à  sa  table  pour  écrire  à  son 
mari. 

«  Après  ce  qui  s'est  passé,  je  ne  puis  plus  vivre 
chez  vous  :  je  pars  et  j'emmène  mon  fils  ;  je  ne  con- 
nais pas  la  loi,  j'ignore  par  conséquent  avec  qui  il 
doit  rester,  mais  je  l'emmène  parce  que  je  ne  puis  vi- 
\Te  sans  lui  ;  soyez  généreux,  laissez-le-moi.    » 

Jusque-là  elle  avait  écrit  rapidement  et  naturelle- 
ment, mais  cet  appel  à  une  générosité  qu'elle  ne  re- 
connaissait pas  à  Alexis  Alexandro\ntch,  et  la  né- 
cessité de  terminer  par  quelques  paroles  touchantes, 
l'arrêtèrent. 

a  Je  ne  puis  parler  de  ma  faute  et  de  mon  repen- 
tir, c'est  pour  cela...  »  Elle  s'arrêta  encore,  ne  trou- 
vant pas  de  mots  pour  exprimer  sa  pensée.  0  Non, 
se  dit-elle,  je  ne  puis  rien  ajouter  ».  Et,  déchirant  sa 
lettre,  elle  en  écrivit  ime  autre,  d'où  elle  excluait 
tout  appel  à  la  générosité  de  son  mari. 

La  seconde  lettre  devait  être  pour  Wronsky  ; 
a  J'ai  tout  avoué  à  mon  mari,  »  écrivait-elle,  puis 
elle  s'arrêta,  incapable  de  continuer  :  c'était  si  bru- 


473  ANNA  KARÉNINE. 

tal,  si  peu  féminin  !  «  D'ailleurs  que  puis- je  lui 
écrire  ?  »  Elle  rougit  encore  de  honte  et  se  rappela 
le  calme  qu'il  savait  conserver,  et  le  sentiment  de 
mécontentement  que  lui  causa  ce  souvenir  lui  fit 
déchirer  son  papier  en  mille  morceaux.  «  Mieux 
vaut  se  taire  »,  pensa-t-elle  en  fermant  son  buvard; 
et  elle  monta  annoncer  à  la  gouvernante  et  aux  do- 
mestiques qu'elle  partait  le  soir  même  pour  Moscou. 
Il  fallait  hâter  les  préparatifs  de  voyage. 


CHAPITRE  XVI 

L'agitation  du  départ  régnait  dans  la  maison. 
Deux  malles,  un  sac  de  nuit  et  un  paquet  de  plaids 
étaient  prêts  dans  l'antichambre,  la  voiture  et  deux 
isvostchiks  attendaient  devant  le  perron.  Anna  avait 
un  peu  oublié  son  tourment  dans  sa  hâte  de  partir,  et, 
debout  devant  la  table  de  son  petit  salon,  rangeait 
elle-même  son  sac  de  voyage,  lorsque  Annouchka 
attira  son  attention  sur  un  bruit  de  voiture  qui  ap- 
prochait de  la  maison.  Aima  regarda  par  la  fenêtre 
et  vit  le  courrier  d'Alexis  Alexandrovitch  sonnant  à 
la  porte  d'entrée. 

«  Va  voir  ce  que  c'est  »,  dit-elle  ;  et,  croisant  ses 
bras  sur  ses  genoux,  elle  s'assit  résignée  dans  un 
fauteuil. 

Un  domestique  apporta  un  grand  paquet  dont 
l'adresse  était  de  la  main  d'Alexis  Alexandrovitch. 


ANNA  ÎL\RÊNINE.  479 

t  Le  courrier  a  l'ordre  d'apporter  une  réponse  », 
dit-il. 

«  Cest  bien  »,  répondit-elle,  et,  dès  que  le  do- 
mestique se  fut  éloigné,  d'une  main  tremblante  elle 
déchira  l'enveloppe. 

Un  paquet  d'assignats  sous  bande  s'en  échappa  ; 
mais  elle  ne  songeait  qu'à  la  lettre,  qu'elle  lut  en  com- 
mençant par  la  fin. 

«  Toutes  les  mesures  pour  le  déméagement  seront 
prises...  j'attache  une  importance  très  particulière  à 
ce  que  vous  fassiez  droit  à  ma  demande   »,  lut-elle. 

Et,  reprenant  la  lettre,  elle  la  pai courut  pour  la 
relire  ensuite  d'un  bout  à  l'autre.  La  lecture  finie, 
elle  eut  froid,  et  se  sentit  écrasée  par  un  malheur 
terrible  et  inattendu. 

Le  matin  même,  elle  regrettait  son  aveu  et  aurait 
voulu  reprendre  ses  paroles  ;  voici  qu'une  lettre  les 
considérait  comme  non  avenues,  lui  donnait  ce 
qu'elle  avait  désiré,  et  ces  quelques  lignes  lui  sem- 
blaient pires  que  toute  ce  qu'elle  aurait  pu  imaginer. 

«  Il  a  raison  !  raison  î  murmura-t-elle  ;  comment 
n'aurait-il  pas  toujours  raison,  n'est-il  pas  chrétien 
et  magnanime  ?  Oh  !  que  cet  honmie  est  vil  et  mé- 
prisable !  et  dire  que  personne  ne  le  comprend  et  ne 
le  comprendra  que  moi,  qui  ne  puis  rien  expliquer. 
Ils  disent  :  «  C'est  un  homme  religieux,  moral,  hon- 
«  nête,  intelligent  »,  mais  ils  ne  voient  pas  ce  que 
j'ai  vu  ;  ils  ne  savent  pas  que  pendant  huit  ans  il  a 
opprimé  ma  vie,  étouffé  tout  ce  qui  palpitait  en  moi  ! 
A-t-il  jamais  pensé  que  j'étais  une  femme  vivante. 


48o  ANNA  KARÉNINE. 

qui  avait  besoin  d'aimer  ?  Personne  ne  sait  qu'il 
m'insultait  à  chaque  pas,  et  qu'il  n'en  était  que  plus 
satisfait  de  lui-même.  N'ai-je  pas  cherché  de  toutes 
mes  forces  à  donner  un  but  à  mon  existence  ?  N'ai-je 
pas  fait  mon  possible  pour  l'aimer,  et,  n'ayant  pu 
y  réussir,  n'ai-je  pas  cherché  à  me  rattacher  à  mon 
fils  ?  Mais  le  temps  est  venu  où  j'ai  compris  que  je  ne 
pouvais  plus  me  faire  d'illusion  !  Je  vis  :  ce  n'est  pas 
ma  faute  si  Dieu  m'a  faite  ainsi,  il  me  faut  respirer 
et  aimer.  Et  maintenant  ?  s'il  me  tuait,  s'il  le  tuait, 
je  pourrais  comprendre,  pardonner  ;  mais  ilon,  il... 
Comment  n'ai-je  pas  deviné  ce  qu'il  ferait  ?  Il  devait 
agir  selon  son  lâche  caractère,  il  devait  rester  dans 
son  droit,  et  moi,  malheureuse,  me  perdre  plus 
encore...  «  Vous  devez  comprendre  ce  qui  vous  at- 
tend, vous  et  votre  fils  »,  se  dit-elle  en  se  rappe- 
lant un  passage  de  la  lettre.  C'est  une  menace  de 
m'enlever  mon  fils,  leurs  absurdes  lois  l'y  autorisent 
sans  doute.  Mais  ne  vois- je  pas  pourquoi  il  me  dit 
cela  ?  Il  ne  croit  pas  à  mon  amour  pour  mon  fils  ; 
peut-être  méprise-t-il  ce  sentiment  dont  il  s'est  tou- 
jours raillé  ;  mais  il  sait  que  je  ne  l'abandonnerai 
pas,  parce  que,  sans  mon  fils,  la  vie  ne  me  serait  pas 
supportable,  même  avec  celui  que  j'aime,  et  si  je 
l'abandonnais,  je  tomberais  au  rang  des  femmes 
les  plus  méprisables  ;  il  sait,  il  sait  que  jamais  je 
n'aurais  la  force  d'agir  ainsi.  «  Notre  vie  doit  rester 
la  même  »  ;  cette  vie  était  un  tourment  jadis  ;  dans 
les  derniers  temps,  c'était  pis  encore.  Que  serait-ce 
donc  maintenant  ?I1  lésait  bien,  il  sait  aussi  que  je 


ANNA  KARÉNINE.  481 

ne  saurais  me  repentir  de  respirer,  d'aimer  ;  il  sait 
que,  de  tout  ce  qu'il  exige,  il  ne  peut  résulter  que 
fausseté  et  mensonge  :  mais  il  a  besoin  de  prolonger 
ma  torture.  Je  le  connais,  je  sais  qu'il  nage  dans  le 
mensonge  comme  un  poisson  dans  l'eau.  Je  ne  lui 
donnerai  pas  cette  joie  :  je  romprai  ce  tissu  de  faus- 
setés dont  il  veut  m'envelopper.  Advienne  que  pour- 
ra î  Tout  vaut  mieux  que  tromper  et  mentir  ;  mais 
comment  faire  ?..,  Mon  Dieu,  mon  Dieu  î  Quelle 
femme  a  jamais  été  aussi  malheureuse  que  moi  ! 
Je  romprai  tout,  tout  !  »  dit-elle  en  s'approdiant  de 
sa  table  pour  écrire  une  autre  lettre  ;  mais,  au  fond 
de  l'âme,  elle  sentait  bien  qu'elle  était  impuissante  à 
rien  résoudre  et  à  sortir  de  la  situation  où  elle  se 
trouvait,  quelque  fausse  qu'elle  fût. 

Assise  devant  sa  table,  elle  appuya,  au  lieu 
d'écrire,  sa  tête  sur  ses  bras,  et  se  mit  à  pleurer 
comme  pleurent  les  enfants,  avec  des  sanglots  qui 
lui  soulevaient  la  poitrine. 

Elle  pleurait  ses  rêves  du  matin,  cette  position 
nouvelle  qu'elle  avait  crue  éclaircie  et  définie  ;  elle 
savait  maintenant  que  tout  resterait  comme  par  le 
passé,  que  tout  irait  même  beaucoup  plus  mal.  Elle 
sentait  aussi  que  cette  position  dans  le  monde,  dont 
elle  faisait  bon  marché,  il  y  a  quelques  heures,  lui 
était  chère,  qu'elle  ne  serait  pas  de  force  à  l'échanger 
contre  celle  d'une  femme  qui  aurait  quitté  mari  et 
enfant  pour  suivre  son  amant  ;  elle  sentait  qu'elle 
ne  serait  pas  plus  forte  que  les  préjugés.  Jamais  elle 
ne  connaîtrait  l'amour  dans  sa  liberté  ,  elle  resterait 


482  ANNA  KARENINE. 

toujours  la  femme  coupable,  constamment  menacée 
d'être  surprise,  trompant  son  mari  pour  un  homme 
dont  elle  ne  pourrait  jamais  partager  la  vie.  Tout  cela 
elle  le  savait,  mais  cette  destinée  était  si  terrible 
qu'elle  ne  pouvait  l'envisager,  ni  lui  prévoir  un  dé- 
nouement. Elle  pleurait  sans  se  retenir,  comme 
un  enfant  puni. 

Les  pas  d'un  domestique  la  firent  tressaillir,  et, 
cachant  son  visage,  elle  fit  semblant  d'écrire. 

«  Le  courrier  demande  une  réponse,  dit  le  do- 
mestique. 

—  Une  réponse  ?  oui,  qu'il  attende,  dit  Anna,  je 
sonnerai.    » 

<i  Que  puis- je  écrire  ?  pensa- t-elle,  que  décider 
toute  seule  ?  que  puis- je  vouloir  ?  qui  aimer  ?  » 
Et,  s' accrochant  au  premier  prétexte  venu  pour 
échapper  au  sentiment  de  dualité  qui  l'épouvantait  : 
«  Il  faut  que  je  voie  Alexis,  pensa- t-elle,  lui  seul  peut 
me  dire  ce  que  j'ai  à  faire.  J'irai  chez  Betsy,  peut-être 
l'y  rencontrerai- je.  »  Elle  oubliait  complètement 
que  la  veille  au  soir,  ayant  dit  à  Wronsky  qu'elle 
n'irait  pas  chez  la  princesse  Tverskoï,  celui-ci  avait 
déclaré  ne  pas  vouloir  y  aller  non  plus.  Elle  s'appro- 
cha de  la  table  et  écrivit  à  son  mari  : 

a  J'ai  reçu  votre  lettre. 

a  Anna.   » 

Elle  sonna  et  remit  le  billet  au  domestique. 
«  Nous   ne   partons  plus,  dit-elle  à  Annouchka 
qui  entrait 


ANNA  KARKNTNrE.  483 

—  Plus  du  tout  ? 

—  Non  ;  cependant  ne  déballez  pas  avant  de- 
main, et  (jue  la  voiture  attende.  Je  vais  chez  la  prin- 
cesse. 

—  Quelle  robe  faut-il  ])réparer  ?   » 


CHAPITRE  XVII 

La  société  qui  se  réunissait  chez  la  princesse 
Tverskoï  pour  la  partie  de  croquet  à  laquelle  Anna 
était  invitée,  se  composait  de  deux  dames  et  de  leurs 
adorateurs.  Ces  dames  étaient  les  personnalités  les 
plus  remarquables  d'une  nouvelle  coterie  pétersbour- 
geoise,  qu'on  avait  surnoimnée  «  les  Sept  merveilles 
du  monde  »,  par  imitation  de  quelque  autre  imita- 
tion. Toutes  deux  appartenaient  au  plus  grand 
monde,  mais  à  un  monde  hostile  à  celui  que  fréquen- 
tait Anna.  I^e  vieux  Strémof ,  un  des  personnages  les 
plus  influents  de  Pétersbourg,  l'admirateur  de  Lise 
Merkalof,  était  l'ennemi  déclaré  d'Alexis  Alexandro- 
vitch.  Anna,  après  avoir  pour  cette  raison  décliné 
une  première  invitation  de  Betsy,  s'était  décidée 
à  se  rendre  chez  elle,  dans  l'espoir  d'y  rencontre: 
Wronsky. 

Elle  arriva  la  première  chez  la  princesse. 

Au  même  mom.ent,  le  domestique  de  Wronsky, 
ressemblant  à  s'y  méprendre  à  un  gentilhomme  de 
la  chambre  avec  ses  favoris  frisés,  s'arrêta  à  la  porte 
pour  la  laisser  passer,  et  souleva  sa  casquette. 


484  ANNA  KARÉNINE. 

En  le  voyant,  Anna  se  souvint  que  Wronsky 
l'avait  prévenue  qu'il  ne  viendrait  pas  :  c'était  pro- 
bablement pour  s'excuser  qu'il  envoyait  un  billet 
par  son  domestique. 

Elle  eut  envie  de  demander  à  celui-ci  où  était  son 
maître,  de  retourner  pour  écrire  à  Wronsky  en  le 
priant  de  venir  la  rejoindre,  ou  d'aller  elle-même  le 
trouver  ;  mais  une  cloche  avait  déjà  annoncé  sa 
visite,  et  un  laquais  près  de  la  porte  attendait  qu'elle 
entrât  dans  la  pièce  suivante. 

«  La  princesse  est  au  jardin,  on  va  la  prévenir  », 
dit  un  second  laquais. 

Il  lui  fallait,  sans  avoir  vu  Wronsky  et  sans  avoir 
rien  pu  décider,  rester  avec  ses  préoccupations  dans 
ce  milieu  étranger,  animé  de  dispositions  si  diffé- 
rentes des  siennes  ;  mais  elle  portait  une  toilette,  qui, 
elle  le  savait,  lui  allait  bien;  l'atmosphère  d'oisiveté 
solennelle  dans  laquelle  elle  se  trouvait  lui  était 
familière,  et  enfin,  n'étant  plus  seule,  elle  ne  pou- 
vait se  creuser  la  tête  sur  le  meilleur  parti  à  prendre. 

Anna  respira  plus  librement. 

En  voyant  venir  Betsy  à  sa  rencontre,  dans  une 
toilette  blanche  d'une  exquise  élégance,  elle  lui 
sourit  comme  toujours.  La  princesse  était  accompa- 
gnée de  Toushkewitch  et  d'une  parente  de  province 
qui,  à  la  grande  joie  de  sa  famille,  passait  Tété  chez 
la  célèbre  princesse. 

Anna  avait  probablement  im  air  étrange,  car 
Betsy  lui  en  fit  aussitôt  l'observation,' 

a  J'ai  mal  dormi   »,  répondit  Anna  en  regardant 


AXXA  î:ar1':xtxt^.  485 

à  la  dérobée  le  laquais  apportant  le  billet  qu'elle 
supposait  d'tre  de  Wronsky. 

w  Que  je  suis  contente  que  vous  soyez  venue,  dit 
Bctsy.  Je  n'en  puis  plus,  et  je  voulais  précisément 
prendre  une  tasse  de  thé  avant  leur  arrivée...  Et 
vous,  dit-elle  en  se  tournant  vers  Toushkewitch, 
vous  feriez  bien  d'aller  avec  Marie  essayer  le  crocket 
ground  là  où  le  gazon  a  été  fauché.  Nous  aurions  le 
temps  de  causer  un  peu  en  prenant  notre  thé,  we'll 
hah/!  a  cosy  chat,  n'est-ce  pas  ?  »  ajouta-t-elle  en  se 
tournant  vers  Anna,  avec  un  sourire,  et  lui  tendant 
la  main. 

a  D'autant  plus  volontiers  que  je  ne  puis  rester 
longtemps  ;  il  faut  absolument  que  j'aille  chez  la 
vieille  Wrede  ;  voilà  cent  ans  que  je  lui  promets  une 
visite  »,  dit  Anna,  à  qui  le  mensonge,  contraire  à  sa 
nature,  devenait  non  seulement  simple,  facile,  mais 
presque  agréable. 

Pourquoi  disait-elle  une  chose  à  laquelle,  cinq 
minutes  auparavant,  elle  ne  songeait  même  pas  ? 
C'est  que,  sans  se  l'expliquer,  elle  cherchait  à  se  mé- 
nager une  porte  de  sortie  pour  tenter,  dans  le  cas 
où  Wronsky  ne  viendrait  pas,  de  le  rencontrer  quel- 
que part  ;  l'événement  prouva  que,  de  toutes  les 
ruses  dont  elle  pouvait  user,  celle-ci  était  la  meil- 
leure. 

«  Oh  !  je  ne  vous  laisse  pas  partir,  répondit  Betsy 
en  regardant  attentivement  Anna.  En  vérité,  si  je 
ne  vous  aimais  pas  tant,  je  serais  tentée  dem'offenser: 
on  dirait  que  vous  avez  peur  que  je  nevouscompro- 


486  AKNA  KARENINE. 

mette...  Le  thé  au  petit  salon,  s'il  vous  plaît  »,  dit- 
elle  en  s' adressant  au  laquais,  avec  un  clignement 
d'yeux  qui  lui  était  habituel  ;  et,  prenant  le  billet, 
elle  le  parcourut. 

«  Alexis  nous  fait  faux  bond,  —  dit-elle  en  fran- 
çais, d'un  ton  aussi  simple  et  naturel  que  si  jamais 
il  ne  lui  fût  entré  dans  l'esprit  que  Wronsky  eût 
pour  Anna  un  autre  intérêt  que  celui  de  jouer  au 
croquet.  —  Il  écrit  qu'il  ne  peut  pas  venir.   » 

Anna  ne  doutait  pas  que  Betsy  sût  à  quoi  s'en 
tenir,  mais,  en  l'entendant,  la  conviction  lui  vint 
momentanément   qu'elle  ignorait  tout. 

«  Ah  !  »  fit-elle  simplement,  comme  si  ce  détail 
lui  importait  peu.  «  Comment,  continua-t-elle  eu 
souriant,  votre  société  peut-elle  compromettre  quel- 
qu'un ?   » 

Cette  façon  de  cacher  un  secret  en  jouant  avec  les 
mots  avait  pour  Anna,  comme  pour  toutes  les  fem- 
mes, un  certain  charme.  Ce  n'était  pas  tant  le  besoin 
de  dissimuler,  ni  le  but  de  la  dissimulation,  que  le 
procédé  en  lui-même  qui  la  séduisait. 

«  Je  ne  saurais  être  plus  catholique  que  le  pape  ; 
Strémof  et  Lise  Merkalof,...  mais  c'est  le  dessus  du 
panier  de  la  société  !  D'ailleurs  ne  sont-ils  pas  reçus 
partout  ?  Quant  à  moi,  —  elle  appuya  sur  le  mot 
moi,  —  je  n'ai  jamais  été  ni  sévère  ni  intolérante.  Je 
n'en  ai  pas  le  temps. 

—  Non,  mais  peut-être  n'avez- vous  pas  envie  de 
rencontrer  Strémof  ?  Laissez-le  donc  se  prendre  aux 
cheveux  avec  Alexis  Alexandre vitch  dans  leurs  com- 


ANNA  KARKNINE.  4^^ 

missions  cela  ne  nous  regarde  pas  ;  ce  qu'il  y  a  de 
certain,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  d'homme  plus  aimable 
dans  le  monde,  ni  de  joueur  plus  passionné  au  cro- 
quet ;  vous  verrez  cela,  et  vous  verrez  avec  quel  es- 
prit il  se  tire  de  sa  situation  comique  de  vieil  amou- 
reux de  Lise.  C'est  vraiment  un  charmant  homme. 
\''ous  ne  connaissez  pas  Sapho  Stoltz  ?  C'est  le  der- 
nier mot  du  bon  ton,  un  bon  ton  tout  battant  neuf.    » 

Betsy,  tout  en  bavardant,  regardait  Anna  d'un 
air  qui  fit  comprendre  à  celle-ci  que  son  interlocu- 
trice se  doutait  de  son  embarras  et  cherchait  un  moyen 
de  l'en  faire  sortir. 

«  En  attendant,  il  faut  répondre  à  Alexis  ».  Et 
Betsy  s'assit  devant  un  bureau,  et  écrivit  un  mot 
qu'elle  mit  sous  enveloppe.  «  Je  lui  écris  de  venir 
dîner,  il  me  manque  un  cavalier  pour  un  de  mes 
dames;  voyez  donc  si  je  suis  assez  impérative  ?  Par- 
don de  vous  quitter  un  instant,  j'ai  un  ordre  à  don- 
ner ;  cachetez  et  envoyez   »,  lui  dit-elle  de  la  porte. 

Sans  hésiter  un  moment,  Anna  prit  la  place  de 
Betsy  au  bureau,  et  ajouta  ces  lignes  au  billet  : 
«  J'ai  absolument  besoin  de  vous  parler  ;  venez  au 
jardin  de  Wrede,  j'y  serai  à  six  heures  ».  Elle  ferma 
la  lettre,  que  Betsy  expédia  en  rentrant. 

Les  deux  femmes  eurent  effectivement  un  cosy 
chai  en  prenant  le  thé  ;  elles  causèrent,  en  les  ju- 
geant, de  celles  qu'on  attendait,  et  d'abord  de  Lise 
Merkalof. 

«  Elle  est  charmante  et  m'a  toujours  été  sympa- 
thique, dit  Anna. 


488  ANNA  KARÉNINE. 

—  Vous  lui  devez  bien  cela  :  elle  vous  adore.  Hier 
soir,  après  les  courses,  elle  s'est  approchée  de  moi,  et 
a  été  désolée  de  ne  plus  vous  trouver.  Elle  prétend 
que  vous  êtes  une  véritable  héroïne  de  roman,  et 
qu'elle  ferait  mille  folies  pour  vous,  si  elle  était 
homme.  Strémof  lui  a  dit  qu'elle  n'avait  pas  besoin 
d'être  homme  pour  faire  des  folies. 

—  Mais  expliquez-moi  une  chose  que  je  n'ai  ja- 
mais comprise,  —  dit  Anna  après  un  moment  de  si- 
lence, et  d'un  ton  qui  prouvait  clairement  qu'elle  ne 
faisait  pas  simplement  une  question  oiseuse  :  — 
Quels  rapports  y  a-t-il  entre  elle  et  le  prince  Kalou- 
gof,  celui  qu'on  appelle  Michka  ?  Je  les  ai  rarement 
rencontrés  ensemble.  Qu'y  a-t-il  entre  eux  ?   » 

Betsy  sourit  des  yeux  et  regarda  Anna  attentive- 
ment. 

«  C'est  un  genre  nouveau,  répondit-elle.  Toutes 
ces  dames  l'ont  adopté  en  jetant  leurs  bonnets  par- 
dessus les  moulins  :  il  y  a  manière  de  le  jeter  cepen- 
dant. 

—  Oui,  mais  quels  rapports  y  a-t-il  entre  elle  et 
Kalougof  ?   » 

Betsy,  ce  qui  lui  arrivait  rarement,  partit  d'un 
irrésistible  accès  de  fou  rire. 

«  Mais  vous  marchez  sur  les  traces  de  la  princesse 
Miagkaïa  :  c'est  une  question  d'enfant,  dit  Betsy 
en  riant  aux  larmes  de  ce  rire  contagieux  propre  aux 
personnes  qui  rient  rarement.  Il  faut  le  leur  deman- 
der. 

—  Vous  riez,  dit  Anna  gagnée  par  sa  gaieté,  mais 


ANNA  KARfCXIXB.  489 

je  n'y  aï  réellement  jamais  rien  compris.  Quel  est  le 
rôle  du  mari  ? 

—  Le  mari  ?  mais  le  mari  de  Lise  Merkalof  porte 
son  plaid  et  se  tient  à  son  service.  Quant  au  fond  de 
la  question,  personne  ne  tient  à  le  connaître.  Vous 
savez  qu'il  y  a  des  articles  de  toilette  dont  on  ne  parle 
jamais  dans  la  bonne  société,  dont  on  tient  même  à 
ignorer  l'existence  ;  il  en  est  de  même  pour  ces  ques- 
tions-là. 

—  Irez-vous  à  la  fête  des  Rolandaki  ?  dit  Anna 
pour  changer  de  conversation. 

—  Je  ne  pense  pas,  —  répondit  Betsy,  et,  sans 
regarder  son  amie,  elle  versa  avec  soin  le  thé  parfumé 
dans  de  petites  tasses  transparentes,  puis  elle  prit 
une  cigarette  et  se  mit  à  fumer. 

—  La  meilleure  des  situations  est  la  mienne,  dit- 
elle  en  cessant  de  rire  ;  je  vous  comprends,  vous,  et 
je  comprends  Lise.  Lise  est  une  de  ces  natures  nîuves, 
inconscientes  comme  celles  des  enfants,  ignorant  le 
bien  et  le  mal  ;  au  moins  était-elle  ainsi  dans  sa  jeu- 
nesse, et,  depuis  qu'elle  a  reconnu  que  cette  naïveté 
lui  seyait,  elle  fait  exprès  de  ne  pas  comprendre.  Cela 
lui  va  tout  de  même.  On  peut  considérer  les  mêmes 
choses  de  façons  très  différentes  ;  les  uns  prennent  les 
événements  de  la  vie  au  tragique,  et  s'en  font  un  tour- 
ment ;  les  autres  les  prennent  tout  simplement,  et 
même  gaiement...  Peut-être  avez- vous  des  façons  de 
voir  trop  tragiques  ? 

—  Que  je  voudrais  connaître  les  autres  autant 
que  je  me  connais  moi-même,  dit  Anna  d'un  air 


490  ANNA  KARÉNINE. 

pensif  et  sérieux.  Suis- je  meilleure,  suis- je  pire  que 
les  autres  ?  Je  crois  que  je  dois  être  pire  ! 

—  Vous  êtes  une  enfant,  une  terrible  enfant,  dit 
Betsy...  Mais  les  voilà.   » 


CHAPITRE  XVIII 

Des  pas  et  une  voix  d'homme  se  firent  entendre, 
puis  une  voix  de  femme  et  un  éclat  de  rire.  Après 
quoi  les  visiteurs  attendus  firent  leur  entrée  au  salon. 
C'étaient  Sapho  Stoltz  et  un  jeune  homme  répon- 
dant au  nom  de  Waska,  dont  le  visage  rayonnait  de 
satisfaction,  et  d'une  santé  un  peu  trop  exubérante. 
Les  truffes,  le  vin  de  Bourgogne,  les  viandes  sai- 
gnantes lui  avaient  trop  bien  réussi.  Waska  salua  les 
deux  dames  en  entrant,  mais  le  regard  qu'il  leur  jeta 
ne  dura  pas  plus  d'une  seconde  :  il  traversa  le  salon 
derrière  Sapho,  comme  s'il  eût  été  mené  en  laisse,  la 
dévorant  de  ses  yeux  brillants.  Sapho  Stoltz  était 
une  blonde  aux  yeux  noirs;  elle  entra  d'un  pas  déli- 
béré, hissée  sur  des  souliers  à  talons  énormes,  et  alla 
vigoureusement  secouer  la  main  aux  dames,  à  la  fa- 
çon des  hommes. 

Anna  fut  frappée  de  la  beauté  de  cette  nouvelle 
étoile,  qu'elle  n'avait  pas  encore  rencontrée,  de  sa 
toilette,  poussée  aux  dernières  limites  de  l'élégance, 
et  de  sa  désinvolture.  La  tête  de  la  baronne  portait  un 
véritable  échafaudage  de  cheveux  vrais  et  faux  d'une 


ANNA  KARKNINE.  491 

nuance  dorée  charmante.  Cette  coiffure  élevée  don- 
nait à  sa  tête  à  peu  près  la  même  hauteur  qu'à  son 
buste  très  bombé  ;  sa  robe,  fortement  serrée  par 
derrière,  dessinait  les  formes  de  ses  genoux  et  de  ses 
jambes  à  chaque  mouvement,  et,  en  regardant  le 
balancement  de  son  énorme  pouff,  on  se  demandait 
involontairement  où  pouvait  bien  se  terminer  ce 
petit  corps  élégant,  si  découvert  du  haut  et  si  serré 
du  bas. 

Betsy  se  hâta  de  la  présenter  à  Anna. 

—  Imaginez-vous  que  nous  avons  failli  écraser 
deux  soldats,  commença-t-elle  aussitôt  en  clignant 
des  yeux  avec  un  sourire,  et  en  rejetant  la  queue  de  sa 
robe  en  arrière.  J'étais  avec  Waska.  Ah!  j'oubHais 
que  vous  ne  le  connaissez  pas  ».  Et  elle  désigna  le 
jeune  homme  par  son  nom  de  famille,  en  rougissant 
et  en  riant  de  l'avoir  nommé  Waska  devant  des 
étrangers.  Celui-ci  salua  une  seconde  fois,  mais  ne  dit 
pas  un  mot,  et  se  tournant  vers  Sapho  : 

«  Le  pari  est  perdu,  dit-il  :  nous  sommes  arrivés 
premiers  ;  il  ne  vous  reste  qu'à  payer.    » 
Sapho  rit  encore  plus  fort. 
«  Pas  maintenant  cependant. 

—  C'est  égal,  vous  payerez  plus  tard. 

—  C'est  bon,  c'est  bon.  Ah  !  mon  Dieu  !  s'écria- 
t-elle  tout  à  coup  eu  se  tournant  vers  la  maîtresse  de 
la  maison,  j'oubliais  de  vous  dire,  étourdie  que  je 
suis  !...  Je  vous  amène  un  hôte.  Et  le  voilà.    » 

Le  jeune  hôte  annoncé  par  Sapho,  qu'on  n'atten- 
dait pas,  et  qu'elle  avait  oublié,  se  trouva  être  d'une 


492  ANNA  KARÉNINE. 

importance  telle,  que,  malgré  sa  jemiesse,  les  dames 
se  levèrent  pour  le  recevoir. 

C'était  le  nouvel  adorateur  de  Sapho,  et,  à  l'exem- 
ple de  Waska,  il  suivait  tous  ses  pas. 

A  ce  moment  entrèrent  le  prince  Kalougof  et  lyise 
Merkalof  avec  Strémof .  I^ise  était  une  brune  un  peu 
maigre,  à  l'air  indolent,  au  t3rpe  oriental,  avec  des 
yeux  que  tout  le  monde  assurait  être  impénétra- 
bles ;  sa  toilette  de  nuance  foncée,  qu'Anna  remar- 
qua et  apprécia  aussitôt,  était  en  harmonie  parfaite 
avec  son  genre  de  beauté  ;  autant  Sapho  était  brus- 
que et  décidée,  autant  Lise  avait  un  laisser-aller 
plein  d'abandon. 

Betsy,  en  parlant  d'elle,  lui  avait  reproché  ses 
airs  d'enfant  innocent.  Le  reproche  était  injuste  ; 
Lise  était  bien  léellement  un  être  charmant  d'in- 
conscience, quoique  gâté.  Ses  manières  n'étaient  pas 
meilleures  que  celles  de  Sapho  ;  elle  aussi  menait 
à  sa  suite,  cousus  à  sa  robe,  deux  adorateurs  qui  la 
dévoraient  des  yeux,  l'un  jeune,  l'autre  vieux;  mais 
il  y  avait  en  elle  quelque  chose  de  supérieur  à  son  en- 
tourage ;  on  aurait  dit  un  diamant  au  milieu  de  sim- 
ples verroteries.  L'éclat  de  la  pierre  précieuse  rayon- 
nait dans  ses  beaux  yeux  énigmatiques,  entourés  de 
grands  cercles  bistrés,  dont  le  regard  fatigué,  et 
cependant  passionné,  frappait  par  sa  sincérité.  En 
la  voyant,  on  croyait  lire  dans  son  âme,  et  la  con- 
naître c'était  l'aimer.  A  la  vue  d'Anna,  son  visage 
s'illumina  d'un  sourire  de  joie. 

a  Ah  !  que  je  suis  contente  de  vous  voir,  dit-elle 


ANNA  KARKXINK.  493 

en  s'approchant  ;  hier  soir,  aux  courses,  je  voulais 
arriver  jusqu'à  vous,.,,  vous  veniez  précisément  de 
partir.  N'est-ce  pas,  que  c'était  horrible  ?  dit-elle  avec 
un  regard  qui  semblait  lui  ouvrir  son  cœur. 

—  C'est  vrai,  je  n'aurais  jamais  cru  que  cela  pût 
émouvoir  à  ce  point  ».  répondit  Anna  en  rougissant. 

Les  joueurs  de  croquet  se  levèrent  pour  aller  au 
jardin. 

a  Je  n'irai  pas,  dit  Lise  en  s'asseyant  plus  près 
d'.Vnna.  Vous  non  plus,  n'est-ce  pas  ?  Quel  plaisir 
peut-on  trouver  à  jouer  au  croquet  ? 

—  Mais  j'aime  assez  cela,  dit  Anna. 

—  Comment,  dites-moi,  comment  faites-vous 
pour  ne  pas  vous  ennuyer  ?  On  se  sent  content  rien 
que  de  vous  regarder.  Vous  vivez,  vous  :  moi,  je 
m'ennuie  ! 

—  Vous  vous  ennuyez  ?  mais  on  assure  que  votre 
maison  est  la  plus  gaie  de  tout  Pétersbourg,  dit 
Anna. 

—  Peut-être  ceux  auxquels  nous  paraissons  si 
gais  s'ennuient-ils  encore  plus  que  nous,  mais,  moi 
du  moins,  je  ne  m'amuse  certainement  pas  :  je 
m'ennuie  cruellement  !   » 

Sapho  alluma  une  cigarette,  et,  suivie  des  jeunes 
gens,  s'en  alla  au  jardin.  Betsy  et  Strémof  restèrent 
près  de  la  table  à  thé. 

«  Je  vous  le  redemande,  reprit  Lise  :  comment 
faites- vous  pour  ne  pas  connaître  l'ennui  ? 

—  Mais  je  ne  fais  rien,  dit  Anna  en  rougissant  de 
cette  insistance. 


494  ANNA  KARENINE. 

—  C'est  ce  qu'on  peut  faire  de  mieux,  dit  Stré- 
mof  en  se  mêlant  à  la  conversation.  » 

C'était  un  homme  d'une  cinquantaine  d'années, 
grisonnant,  mais  bien  conservé  ;  laid,  mais  d'une 
laideur  originale  et  spirituelle  ;  Lise  Merkalof  était 
la  nièce  de  sa  femme,  et  il  passait  auprès  d'elle  tous 
ses  moments  de  loisir.  Rencontrant  Anna  dans  le 
monde,  il  chercha,  en  homme  bien  élevé,  à  se  montrer 
particulièrement  aimable  pour  elle,  en  raison  même 
de  ses  mauvais  rapports  d'affaires  avec  son  mari. 

«  Le  meilleur  des  moyens  est  de  ne  rien  faire, 
continua-t-il  avec  son  sourire  intelligent.  —  Je 
vous  le  répète  depuis  longtemps.  Il  suffit  pour  ne  pas 
s'ennuyer  de  ne  pas  croire  qu'on  s'ennuiera  :  de 
même  que  si  l'on  souffre  d'insomnie,  il  ne  faut  pas  se 
dire  que  jamais  on  ne  s'endormira.  Voilà  ce  qu'a 
voulu  vous  faire  comprendre  Anna  Arcadievna. 

—  Je  serais  ravie  d'avoir  effectivement  dit  cela, 
reprit  Anna  en  souriant,  car  c'est  mieux  que  spiri- 
tuel, c'est  vrai. 

—  Mais  pourquoi,  dites-moi,  est-il  aussi  difficile 
de  s'endormir  que  de  ne  pas  s'ennuyer  ? 

—  Pour  dormir,  il  faut  avoir  travaillé,  et  pour 
s'amuser  aussi. 

—  Quel  travail  pourrais-je  bien  faire,  moi  dont 
le  travail  n'est  bon  à  personne  ?  Je  pourrais  faire 
semblant,  mais  je  ne  m'y  entends  pas,  et  ne  veux 
pas  m'y  entendre. 

—  Vous  êtes  incorrigible  »,  dit  S trémof  en  s' adres- 
sant encore  à  Anna.  Il  la  rencontrait  rarement  et  ne 


ANNA  ÎL\R1':NINE.  495 

pouvait  giière  lui  dire  que  des  banalités,  mais  il  sut 
tourner  ces  banalités  agréablement,  lui  parler  de  son 
retour  à  Pétersbourg,  et  de  l'amitié  de  la  comtesse 
Lydie  pour  elle. 

«  Ne  partez  pas,  je  vous  en  prie  »,  dit  Lise  en 
apprenant  qu'Anna  allait  les  quitter.  Strémof  se 
joignit  à  elle  : 

a  Vous  trouverez  un  contraste  trop  grand  entre 
la  société  d'ici  et  celle  de  la  vieille  Wrede,  dit-il  ; 
et  puis  vous  ne  lui  serez  qu'un  sujet  de  médisances, 
tandis  que  vous  éveillez  ici  des  sentiments  très  dif- 
férents !   » 

Anna  resta  pensive  un  moment  ;  les  paroles  flat- 
teuses de  cet  homme  d'esprit,  la  sympathie  enfantine 
et  naïve  que  lui  témoignait  Lise,  ce  milieu  mondain 
auquel  elle  était  habituée,  et  dans  lequel  il  lui  sem- 
blait respirer  librement,  comparé  à  ce  qui  l'attendait 
chez  elle,  lui  causèrent  une  minute  d'hésitation.  Ne 
pouvait-elle  remettre  à  plus  tard  le  moment  terrible 
de  l'explication  ?  Mais,  se  rappelant  la  nécessité 
absolue  de  prendre  un  parti,  et  son  profond  désespoir 
du  matin,  elle  se  leva,  fit  ses  adieux  et  partit. 

CHAPITRE  XIX 

^Ialgré  sa  vie  mondaine  et  son  apparente  légère  té, 
Wronsky  avait  horreur  du  désordre.  Un  jour,  étant 
jeune  et  encore  au  corps  des  pages,  il  se  trouva  à 
court  d'argent,  et  essuya  un  refus  lorsqu'il  voulut  en 


49^  ANNA  KARÉNINE. 

emprunter.  Depuis  lors  il  s'était  juré  de  ne  plus  s'ex- 
poser à  cette  humiliation,  et  se  tint  parole.  Cinq  ou 
six  fois  par  an,  il  faisait  ce  qu'il  appelait  sa  lessive,  et 
gardait  ainsi  ses  affaires  en  ordre. 

Ive  lendemain  des  courses,  s'étant  réveillé  tard, 
Wronsky  avant  son  bain,  etsans  se  raser,  endossa  im 
sarrau  de  soldat,  et  procéda  au  classement  de  ses 
comptes  et  de  son  argent,  Pétritzky,  connaissant 
l'humeur  de  son  camarade  dans  ces  cas-là,  se  leva  et 
s'esquiva  sans  bruit. 

Tout  homme  dont  l'existence  est  compliquée 
croit  aisément  que  les  difficultés  de  la  vie  sont  une 
malechance  personnelle,  un  privilège  malheureux 
réservé  à  lui  seul,  et  dont  les  autres  sont  exempts. 
Wronsky  pensait  ainsi,  s'enorgueillissant,  non  sans 
raison,  d'avoir  évité  des  embarras  auxquels  d'autres 
auraient  succombé  ;  mais,  afin  de  ne  pas  aggraver  la 
situation,  il  voulait  au  plus  tôt  voir  clair  dans  ses 
affaires,  et  avant  tout  dans  ses  affaires  d'argent. 

Il  écrivit  de  son  écriture  fine  un  état  de  ses  dettes, 
et  trouva  un  total  de  plus  de  17  000  roubles,  tandis 
que  tout  son  avoir  ne  montait  qu'à  i  800  roubles, 
sans  aucune  rentrée  à  toucher  avant  le  jour  de  l'an. 
Wronsky  fit  alors  une  classification  de  ses  dettes,  et 
établit  trois  catégories  :  d'abord  les  dettes  urgentes, 
qui  montaient  à  environ  4  000  roubles,  dont  i  500 
pour  son  cheval  et  2  000  pour  payer  im  escroc  qui 
les  avait  fait  perdre  à  un  de  ses  camarades.  Cette  dette 
ne  le  concernait  pas  directement,  puisqu'il  s'était 
simplement  porté  caution  pour  un  ami,  mais  il  tenait, 


AXXA  KARfiXINE.  497 

en  cas  de  réclamation,  à  pouvoir  jeter  cette  somme  à 
la  tête  du  fripon  qui  l'avait  escroquée. 

Ces  4000  roubles  étaient  donc  indispeiLsables. 
\''enaient  ensuite  les  dettes  de  son  écurie  de  courses, 
environ  8  000  roubles,  à  son  fournisseur  de  foin  et 
d'avoine,  ainsi  qu'au  bourrelier  anglais  ;  avec 
2  000  roubles  on  pouvait  provisoirement  tout 
régler. 

Quant  aux  dettes  à  son  tailleur  et  à  divers  autres 
fournisseurs,  elles  pouvaient  attendre. 

En  somme  il  lui  fallait  6  000  roubles  immédiate- 
ment, et  il  n'en  avait  que  i  800. 

Pour  un  homme  auquel  on  attribuait  100  000 
roubles  de  revenu,  c'étaient  de  faibles  dettes  ;  mais 
ce  revenu  n'existait  pas,  car,  la  fortune  paternelle 
étant  indivise,  Wronsky  avait  cédé  sa  part  des  deux 
cent  mille  roubles  qu'elle  ra])portait,  à  son  frère,  au 
moment  du  mariage  de  celui-ci  avec  une  jeune  fille 
sans  fortune,  la  princesse  Barbe  Tchirikof,  fille  du 
Décembriste.  Alexis  ne  s'était  réservé  qu'un  revenu 
de  25  000  roubles,  disant  qu'il  suffirait  jusqu'à  ce 
qu'il  se  mariât,  ce  qui  n'arriverait  jamais.  Son  frère, 
très  endetté,  et  commandant  un  régiment  qui  obli- 
geait à  de  grandes  dépenses,  ne  put  refuser  ce  ca- 
deau. La  vieille  comtesse,  dont  la  fortune  était  indé- 
pendante, ajoutait  20  000  roubles  au  revenu  de  sou 
fils  cadet,  qui  dépensait  tout  sans  songer  à  l'économie; 
mais  sa  mère,  mécontente  de  la  façon  dont  il  avait 
quitté  Moscou,  et  de  sa  liaison  avec  Mme  Karénine, 
avait  cessé  de  lui  envoyer  de  l'argent  :  de  sorte  que 


498  ANNA  KARÉNINE. 

Wronsky,  vivant  sur  le  pied  d'une  dépense  de  45  000 
roubles  par  an,  s'était  trouvé  réduit  tout  à  coup  à 
25  000.  Avoir  recours  à  sa  mère  était  impossible,  car 
la  lettre  qu'il  avait  reçue  d'elle  l'irritait,  sutout  par 
les  allusions  qu'elle  contenait  :  on  voulait  bien 
l'aider  dans  l'avancement  de  sa  carrière,  mais  non 
pour  continuer  une  vie  qui  scandalisait  toute  la  bonne 
société.  ly'espèce  de  marché  sous-entendu  par  sa  mère 
l'avait  blessé  jusqu'au  fond  de  l'âme  ;  il  se  sentait 
plus  refroidi  que  jamais  à  son  égard  ;  d'un  autre  côté, 
reprendre  la  parole  généreuse  qu'il  avait  donnée  à 
son  frère  un  peu  étourdiment,  était  aussi  inadmis- 
sible. Le  souvenir  de  sa  belle-sœur,  de  cette  bonne 
et  charmante  Waria,  qui  à  chaque  occasion  lui  faisait 
entendre  qu'elle  n'oubliait  pas  sa  générosité,  et 
ne  cessait  de  l'apprécier,  eût  suffi  à  l'empêcher  de  se 
rétracter;  c'était  aussi  impossible  que  de  battre  une 
femme,  de  voler  ou  de  mentir;  et  cependant  il  sen- 
tait que  sa  liaison  avec  Anna  pouvait  lui  rendre  son 
revenu  aussi  nécessaire  que  s'il  était  marié. 

La  seule  chose  pratique,  et  Wronsky  s'y  arrêta 
sans  hésitation,  était  d'emprunter  10  000  rou- 
bles à  un  usurier,  ce  qui  n'offrait  aucune  diffi- 
culté, de  diminuer  ses  dépenses,  et  de  vendre 
son  écurie.  Cette  décision  prise,  il  écrivit  à  Ro- 
landaki,  qui  lui  avait  souvent  proposé  d'acheter 
ses  chevaux,  fit  venir  l'Anglais  et  l'usurier,  et 
partagea  entre  divers  comptes  l'argent  qui  lui 
restait.  Ceci  fait,  il  écrivit  un  mot  bref  à  sa  mère, 
et  prit  pour  les  relire  encore  une  fois,  avant  de 


ANNA  KARKNINE.  499 

les  brûler,  les  trois  dernières  lettres  d'Anna  :  le 
souvenir  de  leur  entretien  de  la  veille  le  fit 
tomber  dans  une  profonde  méditation. 

CHAPITRE  XX 

Wroxsky  s'était  fait  un  code  de  lois  pour  son 
usage  particulier. 

Ce  code  s'appliquait  à  un  cercle  de  devoirs  peu 
étendus  mais  strictement  déterminés  ;  n'ayant 
guère  eu  à  sortir  de  ce  cercle,  Wronsky  ne  s'était 
jamais  trouvé  pris  au  dépourvu,  ni  hésitant  sur  ce 
qu'il  convenait  de  faire  ou  d'éviter.  Ce  code  lui  pres- 
crivait, par  exemple,  de  payer  une  dette  de  jeu  à  un 
escroc,  mais  ne  déclarait  pas  indispensable  de  solder 
la  note  de  son  tailleur  ;  il  défendait  le  mensonge, 
excepté  envers  une  femme  ;  il  interdisait  de  trom- 
per, sauf  un  mari  ;  admettait  l'offense,  mais  non 
le  pardon  des  injures. 

Ces  principes  pouvaient  manquer  de  raison  et  de 
logique,  mais,  comme  Wronsky  ne  les  discutait  pas, 
il  s'était  toujours  attribué  le  droit  de  porter  haut 
la  tête,  du  moment  qu'il  les  observait.  Depuis  sa 
liaison  avec  Anna,  il  apercevait  cependant  certaines 
lacunes  à  son  code  ;  les  conditions  de  sa  \'ie  ayant 
changé,  il  n'y  trouvait  plus  réponse  à  tous  ses  doutes 
et  se  prenait  à  hésiter  en  songeant  à  l'avenir. 

Jusqu'ici  ses  rapports  avec  Anna  et  son  mari 
étaient  rentrés  dans  le  cadre  des  principes  connus 

17 


500  ANNA  KARÉNINE. 

et  admis  :  Anna  était  une  femme  honnête  qui,  lui 
ayant  donné  son  amour,  avait  tous  les  droits  imagi- 
nables à  son  respect,  plus  même  que  si  elle  eût  été 
sa  femme  légitime  ;  il  se  serait  fait  couper  la  main 
plutôt  que  de  se  permettre  un  mot,  une  allusion 
blessante,  rien  qui  pût  sembler  contraire  à  l'estime 
et  à  la  considération  sur  lesquelles  une  femme  doit 
compter. 

Ses  rapports  avec  la  société  étaient  également 
clairs  ;  chacun  pouvait  soupçonner  sa  liaison,  per- 
sonne ne  devait  oser  en  parler  ;  il  était  prêt  à  faire 
taire  les  indiscrets,  et  à  les  obliger  de  respecter  l'hon- 
neur de  celle  qu'il  avait  déshonorée. 

Ses  rapports  avec  le  mari  étaient  plus  clairs  en- 
core ;  du  moment  où  il  avait  aimé  Anna,  ses  droits 
sur  elle  lui  semblaient  imprescriptibles.  Le  mari 
était  un  personnage  inutile,  gênant,  position  cer- 
tainement désagréable  pour  lui,  mais  à  laquelle  per- 
sonne ne  pouvait  rien.  Le  seul  droit  qui  lui  restât 
était  de  réclamer  une  satisfaction  par  les  armes,  ce  à 
quoi  Wronsky  était  tout  disposé. 

Cependant  les  derniers  jours  avaient  amené  des 
incidents  nouveaux,  et  Wronsky  n'était  pas  prêt  à 
les  juger.  La  veille,  Anna  lui  avait  annoncé  qu'elle 
était  enceinte  ;  il  sentait  qu'elle  attendait  de  lui 
une  résolution  quelconque  ;  or  les  principes  qui 
dirigeaient  sa  vie  ne  déterminaient  pas  ce  que  devait 
être  cette  résolution  ;  au  premier  moment,  son  cœur 
l'avait  poussé  à  exiger  qu'elle  quittât  son  mari  ; 
maintenant  il  se  demandait,  après  y  avoir  réfléchi, 


ANNA  KARÉNINE.  501 

si  cette  rupture  était  d«*sirable,  et  ses  réflexituis  le 
jetaient  dans  la  perplexité. 

a  Lui  faire  quitter  son  mari,  c'est  unir  :»a  vie  à  la 
mienne  :  y  suis-je  préparé  ?  Puis-je  l'enlever,  man- 
quant d'argent  comme  je  le  fais  ?  Admettons  que  je 
m'en  procure  :  puis-je  l'emmener  tant  que  je  suis 
au  service  ?  Au  point  où  nous  en  sommes,  je  dois 
me  tenir  prêt  à  donner  ma  démission  et  à  trouver  de 
l'argent.  » 

L'idée  de  quitter  le  ser\nce  l'amenait  à  envisager 
un  côté  secret  de  sa  vie  qu'il  était  seul  à  connaître. 

L'ambition  avait  été  le  rêve  de  son  enfance  et  de 
sa  jeunesse,  rêve  capable  de  balancer  dans  son 
cœur  l'amour  que  lui  inspirait  Anna,  quoiqu'il  n'en 
convînt  pas  avec  lui-même.  Ses  premiers  pas  dans  la 
carrière  militaire  avaient  été  aussi  heureux  que  ses 
débuts  dans  le  monde  ;  mais  depuis  deux  ans  il 
subissait  les  conséquences  d'une  insigne  maladresse. 

Au  lieu  d'accepter  un  avancement  qui  lui  fut 
proposé,  il  refusa,  comptant  sur  ce  refus  pour  se 
grandir  et  prouv'er  son  indépendance  ;  il  avait  trop 
présumé  du  prix  qu'on  attachait  à  ses  services,  et 
depuis  lors  on  ne  s'était  plus  occupé  de  lui.  Bon  gré 
mal  gré,  il  se  voyait  réduit  à  ce  rôle  d'homme  indé- 
pendant, qui,  ne  demandant  rien,  ne  peut  trouver 
mauvais  qu'on  le  laisse  s'amuser  en  paix  ;  eu  réalité 
il  ne  s'amusait  plus.  Son  indépendance  lui  pesait, 
et  il  commençait  à  craindre  qu'on  ne  le  tînt  défini- 
tivement pour  un  brave  et  honnête  garçon,  unique- 
ment destiné  à  s'occuper  de  ses  plaisirs. 


503  ANNA  KARÉNINE. 

Sa  liaison  avec  Anna  avait  un  moment  calmé  le 
ver  rongeur  de  l'ambition  déçue,  en  attirant  sur  lui 
l'attention  générale,  comme  sur  le  héros  d'un  ro- 
man ;  mais  le  retour  d'un  ami  d'enfance,  le  général 
Serpouhowskoï,  venait  de  réveiller  ses  anciens  sen- 
timents. 

Le  général  avait  été  son  camarade  de  classe,  son 
rival  d'études  et  d'exercices  du  corps,  le  compagnon 
de  ses  folies  de  jeunesse  ;  il  revenait  couvert  de 
gloire  de  l'Asie  centrale,  et,  à  peine  rentré  à  Péters- 
bourg,  on  attendait  sa  nomination  à  un  poste  impor- 
tant ;  on  le  considérait  comme  un  astre  levant  de 
premier  ordre.  Auprès  de  lui,  Wronsky,  libre,  bril- 
lant, aimé  d'une  femme  charmante,  n'en  faisait  pas 
moins  triste  figure,  comme  simple  capitaine  de 
cavalerie  auquel  on  permettait  de  rester  indépen- 
dant tout  à  son  aise. 

«  Certainement,  se  disait-il,  je  ne  porte  pas  envie 
à  Serpouhowskoï,  mais  son  avancement  prouve 
qu'il  suffit  à  un  homme  comme  moi  d'attendre  son 
heure,  pour  faire  rapidement  carrière.  Il  y  a  de  cela 
trois  ans  à  peine,  il  était  au  même  point  que  moi  ; 
si  je  quittais  le  service,  je  brûlerais  mes  vaisseaux  ; 
en  y  restant,  je  ne  perds  rien  ;  ne  m'a-t-elle  pas  dit 
elle-même  qu'elle  ne  voulait  pas  changer  sa  situation  ? 
Et  puis- je,  possédant  son  amour,  envier  Serpou- 
howskoï ?  » 

Il  frisa  lentement  le  bout  de  sa  moustache,  se 
leva  et  se  mit  à  marcher  dans  la  chambre.  Ses  yeux 
brillaient,  et  il  éprouvait  le  calme  d'esprit  qui  succé- 


ANNA  KARKNINE.  503 

dait  toujours  chez  lui  au  règlement  de  ses  affaires 
cette  fois  encore,  tout  était  remis  en  bon  ordre.  Il 
se  rasa,  prit  son  bain  froid,  s'habilla,  et  s'apprêta 
à  sortir. 


CHAPITRE  XXI 

«  Je  venais  te  chercher,  dit  Pétritzky  en  entrant 
dans  la  chambre.  Ta  lessive  a  duré  longtemps  au- 
jourd'hui.  Est-elle  terminée  ? 

—  Oui,  dit  Wronsky  en  souriant  des  yeux. 

—  Quand  tu  sors  de  ces  lessives,  on  dirait  que  tu 
sors  du  bain.  Je  viens  de  chez  Gritzky  (le  colonel  de 
leur  régiment)  ;  on  t'attend  ». 

Wronsky  regardait  son  camarade  sans  lui  répon- 
dre, sa  pensée  était  ailleurs. 

«  Ah  !  c'est  chez  lui  qu'est  cette  musique  ?  dit-il 
en  écoutant  le  son  bien  connu  des  polkas  et  des 
valses  de  la  musique  militaire,  qui  se  faisait  en- 
tendre dans  le  lointain.  Quelle  fête  y  a-t-il  donc  ? 

—  Serpouhowskoï  est  arrivé. 

—  Ah  î  dit  Wronsky,  je  ne  savais  pas  ».  Et  le 
sourire  de  ses  yeux  brilla  plus  vif. 

Il  avait  pris  en  lui-même  le  parti  de  sacrifier  son 
ambition  à  son  amour,  et  de  se  trouver  heureux  ; 
donc,  il  ne  pouvait  en  vouloir  à  Serpouhowskoï  de 
ne  pas  être  encore  venu  le  voir. 

«  J'en  suis  enchanté...  » 

Le  colonel  Gritzk>^  occupait  une  grande  maison 


504  ANNA  KARÉNINE. 

seigneuriale  ;  quand  Wronsky  arriva,  toute  la 
société  était  réunie  sur  la  terrasse  du  bas  ;  les  chan- 
teurs du  régiment,  en  sarraus  d'été,  se  tenaient 
debout  dans  la  cour,  autour  d'un  petit  tonneau 
d'eau-de-vie  ;  sur  la  première  marche  de  la  terrasse, 
le  colonel  avec  sa  bonne  figure  réjouie,  entouré  de 
ses  officiers,  criait  plus  fort  que  la  musique,  qui 
jouait  un  quadrille  d'Ofïenbach,  et  il  donnait  avec 
forces  gestes  des  ordres  à  un  groupe  de  soldats. 
Ceux-ci,  avec  le  vaguemestre  et  quelques  sous- 
officiers,  s'approchèrent  du  balcon  en  même  temps 
que  Wronsky. 

Le  colonel,  qui  était  retourné  à  table,  reparut, 
un  verre  de  Champagne  en  main,  et  porta  le  toast 
suivant  :  «  A  la  santé  de  notre  ancien  camarade  le 
brave  général  prince  Serpouhowskoï,  hourra  !  » 

Serpouhowskoï  parut  le  verre  en  main  à  la  suite 
du  colonel. 

«  Tu  rajeunis  toujours,  Bondarenko  !  »  dit-il  au 
vaguemestre,  un  beau  garçon  au  teint  fleuri. 

Wronsky  n'avait  pas  revu  Serpouhowskoï  depuis 
trois  ans  ;  il  le  trouva  toujours  aussi  beau,  mais 
d'une  beauté  plus  mâle  ;  la  régularité  de  ses  traits 
frappait  moins  encore  que  la  noblesse  et  la  douceur 
de  toute  sa  personne.  Il  remarqua  en  lui  la  transfor- 
mation propre  à  ceux  qui  réussissent,  et  qui  sentent 
leur  succès  ;  ce  certain  rayonnement  intérieur  lui 
était  bien  connu. 

Comme  Serpouhowskoï  descendait  l'escalier,  il 
aperçut  Wronsky,  et  un  sourire  de  contentement 


ANNA  KARKNIXE.  505 

illuniina  son  visage  ;  il  fit  un  signe  de  tête  en  levant 
son  verre,  pour  indiquer  par  ce  geste,  en  lui  envoyant 
un  salut  affectueux,  qu'il  fallait  trinquer  avec  le 
vaguemestre,  raide  comme  un  piquet,  et  tout  prêt 
à  recevoir  l'accolade. 

a  Te  voilà  donc,  cria  le  colonel,  et  Yashvine 
qui  prétendait  que  tu  étais  dans  tes  humeurs 
noires  !  » 

Serpouhowskoï,  après  avoir  dûment  embrassé 
trois  fois  le  beau  vaguemestre  et  s'être  essuyé  la 
bouche  de  son  mouchoir,  s'approcha  de  Wronsky. 

«  Que  je  suis  content  de  te  voir  !  dit'il  en  lui  ser- 
rant la  main  et  en  l'emmenant  dans  un  coin. 

—  Occupez- vous  d'eux,  cria  le  colonel  à  Yashvine 
et  il  descendit  vers  le  groupe  de  soldats. 

—  Pourquoi  n'es-tu  pas  venu  hier  aux  courses  ? 
Je  pensais  t'y  voir,  dit  Wronsky  en  examinant  Ser- 
pouhowskoï. 

—  J'y  suis  venu,  mais  trop  tard.  Pardon,  dit-il 
en  se  tournant  vers  un  aide  de  camp  ;  distribuez 
cela  de  ma  part^  je  vous  prie  d.  Et  il  tira  de  son  por- 
tefeuille trois  billets  de  cent  roubles. 

«  Wronsky  î  veux- tu  boire  ou  manger  ?  demanda 
Yashvine.  Hé  !  qu'on  apporte  quelque  chose  au 
comte  !  Bois  ceci  en  attendant  ». 

La  fête  se  prolongea  longtemps  ;  on  but  beau- 
coup. On  porta  Serpouhowskoï  en  triomphe  ;  puis 
ce  fut  le  tour  du  colonel.  Ensuite  le  colonel  dansa 
lui-même  une  danse  de  caractère  devant  les  chan- 
teurs ;  après  quoi,  un  peu  las,  il  s'assit  sur  un  banc 


5o6  ANNA  KARÉNINE. 

dans  la  cour,  et  démontra  à  Yashvine  la  supériorité 
de  la  Russie  sur  la  Prusse,  notamment  dans  les 
charges  de  cavalerie,  et  la  gaieté  se  calma  un  mo- 
ment ;  Serpouhowskoï  alla  se  laver  les  mains  dans 
le  cabinet  de  toilette,  et  y  trouva  Wronsky  qui  se 
versait  de  l'eau  sur  la  tête  ;  il  avait  ôté  son  uniforme 
d'été  et  s'arrosait  le  cou.  Quand  il  eut  fini  ses  ablu- 
tions, il  vient  s'asseoir  près  de  Serpouhowskoï,  et 
là  sur  un  petit  divan  ils  causèrent. 

«  J'ai  toujours  su  tout  ce  qui  te  concernait  par 
ma  femme,  dit  Serpouhowskoï  ;  je  suis  content  que 
tu  la  voies  souvent. 

—  C'est  une  amie  de  Waria,  et  ce  sont  les  seules 
femmes  de  Pétersbourg  que  j'aie  plaisir  à  voir, 
répondit  Wronsky  avec  un  sourire,  prévoyant  la 
tournure  qu'allait  prendre  la  conversation,  et  ne  la . 
trouvant  pas  désagréable. 

—  Les  seules  ?  demanda  Serpouhowskoï  en  sou- 
riant aussi. 

—  Oui  ;  moi  aussi,  je  savais  ce  qui  te  concernait, 
mais  ce  n'était  pas  par  ta  femme  seulement,  dit 
Wronsky  coupant  court  à  toute  allusion  par  réim- 
pression sérieuse  que  prit  son  visage.  J'ai  été  très 
heureux  de  tes  succès,  sans  en  être  le  moins  du 
monde  surpris.   J'attendais  plus  encore  ». 

Serpouhowskoï  sourit  ;  cette  opinion  le  flattait,  et 
il  ne  voyait  pas  de  raison  pour  le  dissimuler. 

a  Moi,  je  n'espérais  pas  tant,  à  parler  franchement, 
mais  je  suis  content,  très  content  ;  je  suis  ambitieux^ 
c'est  une  faiblesse,  je  ne  m'en  cache  pas. 


ANNA  KARKNIXE.  507 

—  Tu  t'en  cacherais  peut-être  si  tu  réussissais 
moins  bien,  dit  Wronsky. 

—  Je  le  crois  ;  je  n'irai  pas  jusqu'à  dire  que  sans 
ambition  il  ne  vaudrait  pas  la  peine  de  vivre,  mais 
la  vie  serait  monotone  ;  je  me  trompe  peut-être, 
cependant  il  me  semble  que  je  possède  les  qualités 
nécessaires  au  genre  d*acti\'ité  que  j'ai  choisi,  et  que 
le  pouvoir  entre  mes  mains,  quel  qu'il  soit,  sera 
mieux  placé  qu'entre  les  mains  de  beaucoup  d'autres 
à  moi  connus  ;  par  conséquent,  plus  j'approcherai 
du  pouvoir,  plus  je  serai  content. 

—  C'est  peut-être  vrai  pour  toi,  mais  pas  pour 
tout  le  monde  ;  moi  aussi,  j'ai  pensé  comme  toi,  et 
cependant  je  vis,  et  ne  trouve  plus  que  l'ambition 
soit  le  seul  but  de  l'existence. 

—  Nous  y  voilà,  dit  en  riant  vSerpouhowskoï.  Je 
commence  par  te  dire  que  j'ai  su  l'affaire  de  ton 
refus,  et  je  t'ai  naturellement  approuvé.  Selon  moi, 
tu  as  bien  agi  dans  le  fond,  mais  pas  dans  les  condi- 
tions où  tu  devais  le  faire. 

—  Ce  qui  est  fait  est  fait,  et  tu  sais  que  je  ne 
renie  pas  mes  actions  ;  d'ailleurs,  je  m'en  trouve 
très  bien. 

—  Très  bien,  pour  un  temps.  Tu  ne  t'en  conten- 
teras pas  toujours.  Ton  frère,  je  ne  dis  pas,  c'est  un 
bon  enfant  comme  notre  hôte.  L' entends-tu  ? 
ajouta-t-il  en  entendant  des  hourras  prolongés 
dans  le  lointain.  Mais  cela  ne  peut  te  suffire  à 
toi. 

—  Je  ne  dis  pas  que  cela  me  suffise. 


5o8  ANNA  KARÉNINE. 

—  Et  puis,  des  hommes  comme  toi  sont  néces- 
saires. 

—  A  qui  ? 

—  A  qui  ?  A  la  société,  à  la  Russie.  La  Russie  a 
besoin  d'hommes,  elle  a  besoin  d'un  parti  :  sinon 
tout  ira  à  la  diable. 

—  Qu'entends-tu  par  là  ?  Le  parti  de  Bertenef 
contre  les  communistes  russes  ? 

—  Non,  dit  Serpouhowskoï  avec  une  grimace,  à 
l'idée  qu'on  pût  le  soupçonner  d'une  semblable 
bêtise.  Tout  cela,  c'est  une  blague  :  ce  qui  a  tou- 
jours été  sera  toujours.  Il  n'y  a  pas  de  communistes, 
mais  des  gens  qui  ont  besoin  d'inventer  un  parti 
dangereux  quelconque,  par  esprit  d'intrigue.  C'est 
le  vieux  jeu.  Ce  qu'il  faut,  c'est  un  groupe  puissant 
d'hommes  indépendants  comme  toi  et  moi. 

—  Pourquoi  cela  ?  —  Wronsky  nomma  quelques 
personnalités  influentes  ;  —  ceux-là  ne  sont  cepen- 
dant pas  indépendants. 

—  Ils  ne  le  sont  pas,  uniquement  parce  que  de 
naissance  ils  n'ont  pas  eu  d'indépendance  maté- 
rielle, de  nom,  qu'ils  n'ont  pas,  comme  nous,  vécu 
près  du  soleil.  L'argent  ou  les  honneurs  peuvent 
les  acheter,  et  pour  se  maintenir  il  leur  faut  suivre 
une  direction  à  laquelle  eux-mêmes  n'attachent 
parfois  aucun  sens,  qui  peut  être  mauvaise,  mais 
dont  le  but  est  de  leur  assurer  une  position  officielle 
et  certains  appointements.  Cela  n'est  pas  plus  fin 
que  cela,  quand  on  regarde  dans  leur  jeu.  Je  suis 
peut-être  pire,  ou  plus  bête  qu'eux,  ce  qui  n'est  pas 


ANNA  KARKNINE.  509 

certain,  mais  en  tout  cas  j'ai  comme  toi  l'avantage 
important  d'être  plus  difficile  à  acheter.  Plus  que 
jamais,  les  hommes  de  cette  trempe-là  sont  néces- 
saires. » 

Wronsky  l 'écoutait  attentivement,  moins  à  cause 
de  ses  paroles  que  parce  qu'il  comprenait  la  portée 
des  \*ues  de  son  ami;  tandis  que  lui-même  ne  tenait 
encore  qu'aux  intérêts  de  son  escadron,  Seqxjuhow- 
skoï  en\'isageait  déjà  la  lutte  avec  le  pouvoir,  et  se 
créait  un  parti  dans  les  sphères  officielles.  Et  quelle 
force  n'acquerrait-il  pas  avec  sa  puissance  de  ré- 
flexion et  d'assimilation,  et  cette  facilité  de  parole, 
si  rare  dans  son  milieu  ? 

Quelque  honte  qu'il  en  éprouvât,  Wronsky  se 
surprit  un  mouvement  d'envie. 

«  Il  me  manque  une  qualité  essentielle  pour  par- 
venir, répondit-il  :  l'amour  du  pouvoir.  Je  l'ai  eu, 
et  l'ai  perdu. 

—  Je  n'en  crois  rien,  dit  en  souriant  le  général. 

—  C'est  pourtant  vrai,  «  maintenant  »  surtout, 
pour  être  absolument  sincère. 

—  a  Maintenant  d,  peut-être,  mais  cela  ne  du- 
rera pas  toujours. 

—  Cela  se  peut. 

—  Tu  dis  «  cela  se  peut  »,  et  moi  je  dis  «  certaine- 
ment non  »,  continua  Serpouhowskoï,  comme  s'il 
eût  de\âné  sa  pensée.  C'est  pourquoi  je  tenais  à 
causer  avec  toi.  J'admets  ton  premier  refus,  mais 
je  te  demande  pour  l'avenir  carte  blanche.  Je  ne 
joue  pas  au  protecteur  avec  toi,  et  cependant  pour- 


510  ANNA  KARÉNINE. 

quoi  ne  le  ferais- je  pas  :  n'as- tu  pas  été  souvent  le 
mien  ?  Notre  amitié  est  au-dessus  de  cela.  Oui, 
donne-moi  carte  blanche,  et  je  t'entraînerai  sans  que 
cela  y  paraisse. 

—  Comprends  donc  que  je  ne  demande  rien,  dit 
Wronsky,  si  ce  n'est  que  le  présent  subsiste.  » 

Serpouhowskoï  se  leva,  et  se  plaçant  devant  lui  : 
«  Je  te  comprends,  mais  écoute-moi  :  nous  sommes 
contemporains,  peut-être  as-tu  connu  plus  de  fem- 
mes que  moi  (son  sourire  et  son  geste  rassurèrent 
Wronsky  sur  la  délicatesse  qu'il  mettrait  à  toucher 
l'endroit  sensible),  mais  je  suis  marié,  et,  comme  a 
dit  je  ne  sais  qui,  celui  qui  n'a  connu  que  sa  femme 
et  l'a  aimée,  en  sait  plus  long  sur  la  femme  que  celui 
qui  en  a  connu  mille... 

—  Nous  venons,  cria  Wronsky  à  un  officier  qui 
s'était  montré  à  la  porte  pour  les  appeler  de  la  part 
du  colonel.  Il  était  curieux  de  voir  où  Serpouhows- 
koï voulait  en  venir. 

—  Iva  femme,  selon  moi,  est  la  pierre  d'achoppe- 
ment de  la  carrière  d'un  homme.  Il  est  difficile 
d'aimer  une  femme  et  de  rien  faire  de  bon,  et  la 
seule  façon  de  ne  pas  être  réduit  à  l'inaction  par 
l'amour,  c'est  de  se  marier.  Comment  t' expliquer 
cela,  continua  Serpouhowskoï  que  les  comparai- 
sons amusaient  ?  Suppose  que  tu  portes  un  fardeau  : 
tant  qu'on  ne  te  l'aura  pas  lié  sur  le  dos,  tes  mains 
ne  te  serviront  à  rien.  C'est  là  ce  que  j'ai  éprouvé  en 
me  mariant  ;  mes  mains  sont  tout  à  coup  devenues 
libres  ;  mais  traîner  ce  fardeau  sans  le  mariage,  c'est 


ANNA  KARENINE.  511 

so  rendre  incapable  de  toute  action.  Regarde  M.i- 
sonkof,  Kroupof...  Grâce  aux  femmes,  ils  ont  perdu 
leur  carrière  ! 

—  Mais  quelles  femmes  !  dit  WronsW  en  pensant 
à  l'actrice  et  à  la  Française  auxquelles  ces  deux 
hommes  étaient  enchaînés. 

—  Plus  la  position  sociale  de  la  femme  est  élevc*e, 
plus  la  difFiailté  est  grande  :  ce  n'est  plus  alors  se 
charger  d'un  fardeau,  c'est  l'arracher  à  quel- 
qu'un. 

—  Tu  n'as  jamais  aimé,  murmura  Wronsky  en 
regardant  devant  lui  et  songeant  à  Anna. 

—  Peut-être,  mais  pense  à  ce  que  je  t'ai  dit,  et 
n'oublie  pas  ceci  :  Les  femmes  sont  toutes  plus  maté- 
rielles que  les  hommes  ;  nous  avons  de  l'amour  une 
conception  grandiose,  elles  restent  toujours  terre 
à  terre...  —  Tout  de  suite,  —  dit-il  à  un  domesti- 
que qui  entrait  dans  la  chambre  ;  mais  celui-ci  ne 
venait  pas  les  chercher,  il  apportait  un  billet  à 
Wronsky. 

—  De  la  princesse  Tverskoî.   » 

Wronsky  décacheta  le  billet  et  devint  tout  rouge. 
«  J'ai  mal  à  la  tète  et  je  rentre  chez  moi,  dit-il  à 
Serpouhowskoï. 

—  Alors  adieu,  tu  me  donnes  carte  blanche,  nous 
en  reparlerons  ;  je  te  trouverai  à  Pétersbourg.  » 


512  ANNA  KARÉNINE. 


CHAPITRE  XXII 

Il  était  cinq  heures  passées.  Pour  ne  pas  manquer 
au  rendez- vous,  et  surtout  pour  ne  pas  s'y  rendre 
avec  ses  chevaux  que  tout  le  monde  connaissait, 
Wronsky  prit  la  voiture  d'isvostchik  de  Yashvine 
et  ordonna  au  cocher  de  marcher  bon  train  ;  c'était 
une  vieille  voiture  à  quatre  places  ;  il  s'y  installa 
dans  un  coin,  et  étendit  ses  jambes  sur  la  banquette. 

L'ordre  rétabli  dans  ses  affaires,  l'amitié  de  Ser- 
pouhowskoï  et  les  paroles  flatteuses  par  lesquelles 
celui-ci  lui  avait  affirmé  qu'il  était  im  homme  né- 
cessaire, enfin  l'attente  d'une  entrevue  avec  Anna, 
lui  donnaient  une  joie  de  vivre  si  exubérante  qu'un 
sourire  lui  vint  aux  lèvres  ;  il  passa  la  main  sur  la 
contusion  de  la  veille,  et  respira  à  pleins  poumons. 

«  Qu'il  fait  bon  vivre  »,  se  dit-il  en  se  rejetant 
au  fond  de  la  voiture,  les  jambes  croisées.  Jamais  il 
n'avait  éprouvé  si  vivement  cette  plénitude  de  vie, 
qui  lui  rendait  même  agréable  la  légère  douleur  qu'il 
ressentait  de  sa  chute. 

Cette  froide  et  claire  journée  d'août,  dont  Anna 
avait  été  si  péniblement  impressionnée,  le  stimu- 
lait, l'excitait. 

Ce  qu'il  apercevait  aux  dernières  clartés  du  jour, 
dans  cette  atmosphère  pure,  lui  paraissait  frais, 
joyeux  et  sain  comme  lui-même.  Les  toits  des  mai- 
sons que  doraient  les  rayons  du  soleil  couchant,  les 


ANNA  KARKNINE.  513 

contours  des  palissades  bordant  la  route,  les  mai- 
sons se  dessinant  en  vifs  reliefs,  les  rares  passants, 
la  verdure  des  arbres  et  du  gazon,  qu'aucun  souille 
de  vent  n'agitait,  les  champs  avec  leurs  sillons  de 
pommes  de  terre,  où  se  projetaient  des  ombres  obli- 
ques :  tout  semblait  composer  un  joli  paysage  fraî- 
chement verni. 

0  Plus  vite,  plus  vite  »,  dit-il  au  cocher  en  lui 
glissant  par  la  glace  de  la  voiture  un  billet  de  trois 
roubles.  L'isvostcliik  raffermit  de  la  main  la  lanterne 
de  la  voiture,  fouetta  ses  chevaux,  et  l'équipage 
roula  rapidement  sur  la  chaussée  unie. 

«  Il  ne  me  faut  rien,  rien  que  ce  bonheur  !  » 
pensa-t-il  en  fixant  les  yeux  sur  le  bouton  de  la  son- 
nette, placé  entre  les  deux  glaces  de  la  voiture;  et  il 
se  représenta  .'^Vnna  telle  qu'il  l'avait  vue  la  dernière 
fois.  «  Plus  je  vais,  plus  je  l'aime  î...  Et  voilà  le 
jardin  de  la  ville  Wrede.  Où  peut-elle  bien  être  ? 
Pourquoi  m'a-t-elle  écrit  un  mot  sur  la  lettre  de 
Betsy  ?  »  C'était  la  première  fois  qu'il  y  songeait  ; 
mais  il  n'avait  pas  le  temps  de  réfléchir.  Il  arrêta  le 
cocher  avant  d'atteindre  l'avenue,  descendit  taudis 
que  la  voiture  marchait  encore,  et  entra  dans  l'allée 
qui  menait  à  la  maison  :  il  n'y  vit  personne  ;  mais,  en 
regardant  à  droite  dans  le  parc,  il  aperçut  Anna, 
le  visage  couvert  d'un  voile  épais  ;  il  la  recoimut  à  sa 
démarche,  à  la  forme  de  ses  épaules,  à  l'attache  de 
sa  tête,  et  sentie  comme  un  courant  électrique.  Sa 
joie  de  vivre  se  communiquait  à  ses  mouvements 
et  à  sa  respiration. 


514  ANNA  KARENINE. 

Quand  ils  furent  près  l'un  de  l'autre,  elle  lui  prit 
vivement  la  main  : 

«  Tu  ne  m'en  veux  pas  de  t' avoir  fait  venir  ?  J'ai 
absolument  besoin  de  te  voir,  —  dit-elle,  et  le  pli 
sévère  de  sa  lèvre  sous  son  voile  changea  subitement 
la  disposition  joyeuse  de  Wronsky. 

—  Moi,  t'en  vouloir  ?  mais  comment  et  pourquoi 
es- tu  ici  ? 

—  Peu  importe,  dit-elle  en  passant  le  bras  sous 
celui  de  Wronsky  ;  viens,  il  faut  que  je  te  parle.  » 

Il  comprit  qu'im  nouvel  incident  était  survenu,  et 
que  leur  entretien  n'aurait  rien  de  doux  ;  aussi  fut-il 
gagné  par  l'agitation  d'Anna  sans  en  connaître  la 
cause. 

«  Qu'y  a-t-il  ?  »  demanda-t-il  en  lui  serrant  le 
bras  et  cherchant  à  lire  sur  son  visage. 

Elle  fit  quelques  pas  en  silence  pour  reprendre 
haleine,  et  s'arrêta  tout  à  coup. 

«  Je  ne  t'ai  pas  dit  hier,  commença- t-elle  en 
respirant  avec  effort  et  parlant  rapidement,  qu'en 
rentrant  des  courses  avec  Alexis  Alexandrovitch, 
je  lui  ai  tout  avoué...  je  lui  ai  dit  que  je  ne  pouvais 
plus  être  sa  femme...  enfin  tout.  » 

Il  l'écoutait,  penché  vers  elle,  comme  s'il  eût 
voulu  adoucir  l'amertume  de  cette  confidence  ;  mais 
aussitôt  qu'elle  eut  parlé,  il  se  redressa  et  son  visage 
prit  une  expression  fière  et  sévère. 

a  Oui,  oui,  cela  valait  mille  fois  mieux.  Je  com- 
prends ce  que  tu  as  dû  souffrir  !  »  Mais  elle  n'écou- 
tait pas  et  cherchait  à  deviner  les  pensées  de  son 


ANNA  KARÉNINE.  515 

amant  ;  pouvait-elle  imaginer  que  l'expression  de 
ses  traits  se  rapportât  à  la  première  idée  que  lui 
avait  suggérée  le  récit  qu'il  venait  d'entendre  ;  au 
duel,  qu'il  croyait  dorénavant  inévitable  î  jamais 
Amia  n'y  avait  songé,  et  l'interprétation  qu'elle 
donna  au  changement  de  physiouoiuie  de  Wrousky 
fut  très  difïérente. 

Depuis  la  lettre  de  son  mari,  elle  sentait  au  fond 
de  son  âme  que  tout  resterait  comme  par  le  passé, 
qu'elle  n'aurait  pas  la  force  de  sacrifier  sa  position 
dans  le  monde,  ni  son  fils,  à  son  amant.  La  matinée 
passée  chez  la  princesse  Tverskoï  l'avait  confirmée 
dans  cette  conviction  ;  néanmoins  elle  attachait 
une  grande  importance  à  son  entrevue  avec  Wronsky, 
elle  espérait  que  leur  situation  respective  en  serait 
changée.  Si  dès  le  premier  moment  il  avait  dit  sans 
hésitation  :  «  Quitte  tout  et  viens  avec  moi  »,  elle 
aurait  même  abandonné  son  fils  ;  mais  il  n'eut  au- 
cun mouvement  de  ce  genre,  et  lui  sembla  plutôt 
blessé  et  mécontent. 

«  Je  n'ai  pas  souffert,  cela  s'est  fait  de  soi-même, 
dit-elle  avec  une  certaine  irritation,  et  voilà...  » 
Elle  retira  de  son  gant  la  lettre  de  son  mari. 

«  Je  comprends,  je  comprends,  interrompit 
Wronsky  en  prenant  la  lettre  sans  la  lire,  et  en 
cherchant  à  calmer  Anna.  Je  ne  désirais  que  cette 
explication  pour  consacrer  entièrement  ma  vie  à 
ton  bonheur. 

—  Pourquoi  me  dis-tu  cela  ?  puis-je  en  douter  ? 
dit-elle.  Si  j'en  doutais... 


5i6  ANNA  KARÉNINE. 

—  Qui  vient  là  ?  dit  tout  à  coup  Wronsky  en 
désignant  deux  dames  qui  venaient  à  leur  ren- 
contre. Peut-être  nous  connaissent-elles...  »  Et  il 
entraîna  précipitamment  Anna  dans  une  allée  de 
côté. 

«  Cela  m'est  si  indifférent  !  —  dit  celle-ci  ;  ses 
lèvres  tremblaient,  et  il  sembla  à  Wronsky  qu'elle 
le  regardait  sous  son  voile  avec  une  expression  de 
haine  étrange.  —  Je  le  répète  :  dans  toute  cette 
affaire,  je  ne  doute  pas  de  toi  ;  mais  lis  ce  qu'il 
m'écrit.  »  Et  elle  s'arrêta  de  nouveau. 

Wronsky,  tout  en  lisant  la  lettre,  s'abandonna 
involontairement,  comme  il  l'avait  fait  tout  à 
l'heure  en  apprenant  la  rupture  d'Anna  avec  son 
mari,  à  l'impression  qu'éveillait  en  lui  la  pensée  de 
ses  rapports  avec  ce  mari  offensé  ;  malgré  lui  il  se 
représentait  la  provocation  qu'il  recevrait  le  lende- 
main, le  duel,  le  moment  où,  toujours  calme  et 
froid,  il  serait  en  face  de  son  adversaire,  et,  après 
avoir  déchargé  son  arme  en  l'air,  attendrait  que 
celui-ci  tirât  sur  lui  ;...  et  les  paroles  de  Serpou- 
howskoï  lui  traversèrent  l'esprit  :  «  Mieux  vaut  ne 
pas  s'enchaîner.  »  Comment  faire  entendre  cela  à 
Anna  ? 

Après  avoir  lu  la  lettre,  il  leva  sur  son  amie  un 
regard  qui  manquait  de  décision  ;  elle  comprit  qu'il 
avait  réfléchi,  et  que,  quelque  chose  qu'il  dit,  ce  ne 
serait  pas  le  fond  de  sa  pensée.  Il  ne  répondait  pas  à 
ce  qu'elle  avait  attendu  de  lui  ;  son  dernier  espoir 
s'évanouissait. 


ANNA  KARf:NINE.  517 

«  Tu  vois  quel  homme  cela  fait  ?  dit-elle  d'une 
voix  tremblante. 

—  Pardonne-moi,  interrompit  Wronsky,  mais  je 
n'en  suis  pas  fâché...  Pour  Dieu,  laisse-moi  achever, 
ajouta-t-il  en  la  suppliant  du  regard  de  lui  donner 
le  temps  d'expliquer  sa  pensée.  Je  n'en  suis  pas 
fâché,  parce  qu'il  est  impossible  d'en  rester  là, 
comme  il  le  suppose. 

—  Pourquoi  cela  ?  »  demanda  Anna  d'une  voix 
altérée,  n'attachant  plus  aucun  sens  à  ses  paroles, 
car  elle  sentait  son  sort  décidé. 

Wronsky  voulait  dire  qu'après  le  duel,  qu'il  ju- 
geait inévitable,  cette  situation  changerait  forcé- 
ment, mais  il  dit  tout  autre  chose  : 

c  Cela  ne  peut  durer  ainsi.  J'espère  maintenant 
que  tu  le  quitteras,  et  que  tu  me  permettras  —  ici 
il  rougit  et  se  troubla  —  de  songer  à  l'organisation 
de  notre  \'ie  commune  ;  demain...  » 

Elle  ne  le  laissa  pas  achever  : 

0  Et  mon  fils  ?  Tu  vois  ce  qu'il  écrit  :  il  faudrait 
le  quitter.  Je  ne  le  puis,  ni  ne  le  veux. 

—  Mais,  au  nom  du  ciel,  vaut-il  mieux  ne  pas 
quitter  ton  fils,  et  continuer  cette  existence  humi- 
liante ? 

—  Pour  qui  est-elle  humiliante  ? 

—  Pour  tous,  mais  pour  toi  surtout. 

—  Humiliante  !  ne  dis  pas  cela,  ce  mot  n'a  pas  de 
sens  pour  moi,  murmura-t-elle  d'une  voix  trem- 
blante. Comprends  donc  que,  du  jour  où  je  t'ai 
aimé,  tout  dans  la  vie  s'est  transformé  pour  moi  : 


5i8  ANNA  KARÉNINE. 

rien  n'existe  à  mes  yeux  en  dehors  de  ton  amour  ; 
s'il  m'appartient  toujours,  je  me  sens  à  une  hauteur 
où  rien  ne  peut  m'atteindre.  Je  suis  fière  de  ma 
situation  parce  que...  je  suis  fière...  »  Elle  n'acheva 
pas,  des  larmes  de  honte  et  de  désespoir  étouffaient 
sa  voix.  Elle  s'arrêta  en  sanglotant. 

Lui  aussi  sentit  quelque  chose  le  prendre  au  gosier, 
et  pour  la  première  fois  de  sa  vie  il  se  vit  prêt  à 
pleurer,  sans  savoir  ce  qui  l'attendrissait  le  plus  :  sa 
pitié  pour  celle  qu'il  était  impuissant  à  aider  et  dont 
il  avait  causé  le  malheur,  ou  le  sentiment  d'avoir 
commis  une  mauvaise  action. 

«  Un  divorce  serait-il  donc  impossible  ?  »  dit-il 
doucement.  Elle  secoua  la  tête  sans  répondre.  «  Ne 
pourrais- tu  le  quitter  en  emmenant  l'enfant  ? 

—  Oui,  mais  tout  dépend  de  lui  maintenant  ;  il 
faut  que  j'aille  le  rejoindre  »,  dit-elle  sèchement  ; 
son  pressentiment  s'était  vérifié  :  tout  restait 
comme  par  le  passé. 

«  Je  serai  mardi  à  Pétersbourg  et  nous  décide- 
rons. 

—  Oui,  répondit-elle,  mais  ne  parlons  plus  de 
tout  cela.  » 

La  voiture  d'Anna,  qu'elle  avait  renvoyée  avec 
l'ordre  de  venir  la  reprendre  à  la  grille  du  jardin 
Wrede,  approchait. 

Anna  dit  adieu  à  Wronsky  et  partit. 


ANNA  KARÉNINE.  519 


CHAPITRE  XXIII 

La  commission  du  2  juin  siégeait  généralement 
le  lundi,  .\lexis  Alexandrovitch  entra  dans  la  salle, 
salua,  comme  d'ordinaire,  le  président  et  les  mem- 
bres de  la  commission,  et  s'assit  à  sa  place,  posant 
la  main  sur  les  papiers  préparés  devant  lui,  parmi 
lesquels  se  trouvaient  ses  documents  particuliers  et 
ses  notes  sur  la  proposition  qu'il  comptait  soumettre 
à  ses  collègues.  Au  reste,  les  notes  était  superflues, 
car  non  seulement  rien  ne  lui  échappait  de  ce  qu'il 
avait  préparé,  mais  il  se  croyait  encore  tenu  de  re- 
passer au  dernier  moment  dans  sa  mémoire  les  sujets 
qu'il  voulait  traiter.  Il  savait  d'ailleurs  que  l'instant 
venu,  lorsqu'il  se  verrait  en  face  de  son  adversaire 
qui  chercherait  à  prendre  une  physionomie  indifFé- 
rente,  la  parole  lui  viendrait  d'elle-même,  avec  toute 
la  netteté  nécessaire,  et  que  chaque  mot  porterait. 
En  attendant,  il  écoutait  la  lecture  du  rapport  habi- 
tuel de  l'air  le  plus  innocent,  le  plus  inoffensif.  Per- 
sonne n'aurait  pensé,  en  voyant  cet  homme  à  la 
tête  penchée,  à  l'aspect  fatigué,  palpant  doucement 
de  ses  mains  blanches,  aux  veines  légèrement  gon- 
flées, aux  doigts  longs  et  maigres,  les  bords  du 
papier  blanc  posé  devant  lui,  que,  quelques  minutes 
après,  ce  même  homme  allait  prononcer  un  discours 
qui  soulèverait  une  véritable  tempête,  obligerait 
les  membres  de  la  commission  à  crier  plus  fort  les 


520  ANNA  KARÉNINE. 

uns  que  les  autres,  en  s 'interrompant  mutuelle- 
ment, et  forcerait  le  président  à  les  rappeler  à  l'or- 
dre. Quand  le  rapport  fut  terminé,  Alexis  Alexan- 
drovitch,  d'une  voix  faible,  déclara  qu'il  avait  quel- 
ques observations  à  présenter  au  sujet  de  la  question 
à  l'ordre  du  jour.  L'attention  générale  se  porta  sur 
lui.  Alexis  Alexandrovitch  éclaircit  sa  voix,  toussa 
légèrement,  et,  sans  regarder  son  adversaire,  comme 
il  le  faisait  toujours  quand  il  débitait  un  discours, 
s'adressa  au  premier  venu,  assis  devant  lui,  qui  se 
trouva  être  un  petit  vieillard  modeste,  sans  la  moin- 
dre importance  dans  la  commission.  Quand  il  en 
vint  au  point  capital,  aux  lois  organiques,  son  adver- 
saire sauta  de  son  siège  et  lui  répondit  ;  Strémof,  qui 
faisait  aussi  partie  de  la  commission  et  qu'il  piquait 
au  vif,  se  défendit  également.  La  séance  fut  des  plus 
orageuses  ;  mais  Alexis  Alexandrovitch  triompha, 
et  sa  proposition  fut  acceptée  ;  on  nomma  trois 
nouvelles  commissions,  et  le  lendemain,  dans  cer- 
tain milieu  pétersbourgeois,  il  ne  fut  question  que 
de  cette  séance.  Le  succès  d'Alexis  Alexandrovitch 
dépassa  même  son  attente. 

Le  lendemain  matin,  le  mardi,  Karénine,  en 
s' éveillant,  se  rappela  avec  plaisir  son  triomphe  de 
la  veille,  et  ne  put  réprimer  im  sourire,  malgré  son 
désir  de  paraître  indifférent,  quand  son  chef  de 
cabinet,  pour  lui  être  agréable,  lui  parla  des  rumeurs 
qu'excitait  la  réunion  de  la  veille. 

Alexis  Alexandrovitch,  absorbé  par  le  travail, 
oublia  complètement  que  ce  mardi  était  le  jour  fixé 


ANNA  K.\RKXIXE.  521 

pour  le  retour  de  sa  femme  ;  aussi  fut-il  désagréa- 
blement impressionné  quand  un  domestique  vint  lui 
annoncer  qu'elle  était  arrivée. 

.\iina  était  rentrée  à  Pétersbourg  le  matin  de 
bonne  heure  ;  son  mari  ne  l'ignorait  pas,  puisqu'elle 
avait  demandé  une  voiture  par  dépêche  ;  mais  il 
ne  \nnt  pas  la  recevoir,  et  elle  fut  prévenue  qu'il  était 
occupé  avec  son  chef  de  cabinet.  Apr^'S  l'avoir  fait 
avertir  de  son  retour,  Anna  alla  dans  son  a])parte- 
ment,  et  y  fît  déballer  ses  effets,  attendant  tou- 
jours qu'Alexis  Alexandrovitdi  parût  ;  mais  une 
heure  se  passa,  et  il  ne  parut  pas  ;  sous  prétexte 
d'ordres  à  donner,  elle  entra  dans  la  salle  à  manger, 
parla  au  domestique  à  voix  haute,  avec  intention, 
sans  succès  ;  elle  entendit  son  mari  reconduire  jus- 
qu'à la  porte  sou  chef  de  cabinet  ;  d'habitude,  il 
sortait  après  cette  conférence,  elle  le  savait  et  vou- 
lait absolument  le  voir  pour  régler  leurs  rapports 
futurs  ;  il  fallut  se  décider  à  entrer  dans  le  cabinet 
de  travail  d'Alexis  Alexandrovitch.  Celui-ci  en  uni- 
fonne,  prêt  à  sortir,  était  accoudé  à  une  petite  table 
et  regardait  tristement  devant  lui.  Anna  le  vit  avant 
qu'il  l'aperçut,  et  comprit  qu'il  pensait  à  elle 
Karénine,  à  sa  vue,  voulut  se  lever,  hésita,  rougit, 
ce  qui  ne  lui  arrivait  guère  puis,  se  levant  enfin 
brusquement,  il  fit  quelques  pas  vers  elle,  en  fixant 
les  yeux  sur  son  front  et  sa  coiffure,  pour  éviter  son 
regard.  Quand  il  fut  près  de  sa  femme,  il  lui  prit  la 
main  et  il  l'invita  à  s'asseoir. 

«  Je  suis  très  content  de  vous  savoir  rentrée   », 


522  ANNA  KARÉNINE. 

dit-il  en  s'asseyant  près  d'elle  avec  le  désir  évident 
de  parler,  mais  en  s' arrêtant  chaque  fois  qu'il  ou- 
vrait la  bouche.  Quoique  préparée  à  cette  entrevue, 
et  disposée  à  l'accuser  et  à  le  mépriser,  Anna  ne 
trouvait  rien  à  dire  et  avait  pitié  de  lui.  I^ur  silence 
se  prolongea  assez  longtemps. 

«  Serge  va  bien  ?  dit-il  enfin  ;  et,  sans  attendre 
de  réponse,  il  ajouta  :  —  Je  ne  dînerai  pas  à  la  mai- 
son :  il  faut  que  je  sorte  tout  de  suite. 

—  Je  voulais  partir  pour  Moscou,  dit  Anna. 

—  Non,  vous  avez  très,  très  bien  fait  de  rentrer  », 
répondit-il.    Et   le   silence    recommença. 

Le  voyant  incapable  d'aborder  la  question,  Anna 
prit  la  parole  elle-même. 

«  Alexis  Alexandrovitch,  dit-elle  en  le  regardant 
sans  baisser  les  yeux  sous  ce  regard  fixé  sur  sa  coif- 
fure. Je  suis  une  femme  mauvaise  et  coupable  ;  mais 
je  reste  ce  que  j'étais,  ce  que  je  vous  ai  avoué  être, 
et  je  suis  venue  vous  dire  que  je  ne  pouvais  changer. 

—  Je  ne  vous  demande  pas  cela,  —  répondit-il 
aussitôt  d'un  ton  décidé,  la  colère  lui  rendant  toutes 
ses  facultés  et,  cette  fois,  regardant  Anna  en  face, 
avec  une  expression  de  haine  :  —  Je  le  supposais, 
mais  ainsi  que  je  vous  l'ait  dit  et  écrit,  continua- 
t-il  d'une  voix  brève  et  perçante,  ainsi  que  je  vous 
le  répète  encore,  je  ne  suis  pas  tenu  de  le  savoir, 
je  veux  l'ignorer  ;  toutes  les  femmes  n'ont  pas 
comme  vous  la  bonté  de  se  hâter  de  donner  à 
leurs  maris  cette  agréable  nouvelle.  (Il  insista 
sur  le  mot  «  agréable  ».)  J'ignore  tout  tant  que  le 


ANNA  KL\RKXINE.  523 

monde  n'en  sera  pas  averti,  ni  mon  nom  désho- 
noré. C'est  pourquoi  je  vous  préviens  que  nos  rela- 
tions doivent  rester  ce  qu'elles  ont  toujours  été  ;  je 
ne  chercherai  à  mettre  mon  honneur  à  l'abri  que 
dans  le  cas  où  vous  vous  compromettriez. 

—  Mais  nos  relations  ne  peuvent  rester  ce  qu'elles 
étaient  »,  dit  Anna  timidement  en  le  regardant 
avec  frayeur. 

En  le  retrouvant  avec  ses  gestes  calmes,  sa  voix 
railleuse,  aiguë  et  un  peu  enfantine,  toute  la  pitié 
qu'elle  avait  d'abord  éprouvée  dispanit  devant  la 
répulsion  qu'il  lui  inspirait  ;  elle  n'eut  qu'une 
crainte,  celle  de  ne  pas  s'ex])liquer  d'une  façon  assez 
précise  sur  ce  que  devaient  être  leurs  relations. 

«  Je  ne  puis  être  votre  femme,  quand  je...  » 

Karénine  eut  un  rire  froid  et  mauvais. 

a  Le  genre  de  vie  qu'il  vous  a  plu  de  choisir  se 
reflète  jusque  dans  votre  manière  de  comprendre, 
mais  je  méprise  et  respecte  trop,  je  veux  dire  que  je 
respecte  trop  votre  passé  et  méprise  trop  le  présent, 
pour  que  mes  paroles  prêtent  à  l'inteq^rétation 
que  vous  leur  dormez.  » 

Anna  soupira  et  baissa  la  tête. 

«  Au  reste,  continua- t-il  en  s'échauffant,  j'ai  peine 
à  comprendre  que,  n'ayant  rien  trouvé  de  blâmable 
à  prévenir  votre  mari  de  votre  infidélité,  vous  ayez 
des  scrupules  sur  l'accomplissement  de  vos  devoirs 
d'épouse. 

—  Alexis  Alexandro\'itch,  qu'exigez- vous  de  moi } 

—  J'exige  de  ne  jamais  rencontrer  cet  homme. 


524  ANNA  KARÉNINE. 

J'exige  que  vous  vous  comportiez  de  telle  sorte  que 
ni  le  monde  ni  nos  gens  ne  puissent  vous  accuser  * 
j'exige,  en  un  mot  que  vous  ne  le  receviez  plus.  Il 
me  semble  qne  ce  n'est  pas  beaucoup  demander.  Je 
n'ai  rien  de  plus  à  vous  dire  ;  je  dois  sortir  et  ne 
dîijerai  pas  à  la  maison.  » 

Il  se  leva  et  se  dirigea  vers  la  porte.  Anna  se  leva 
aussi  ;  il  la  salua  sans  parler,  et  la  laissa  sortir  la 
première. 


CHAPITRE  XXIV 

Jamais,  malgré  l'abondance  de  la  récolte,  Levine 
n'éprouva  autant  de  déboires  que  cette  année  et  ne 
constata  plus  clairement  ses  mauvais  rapports  avec 
les  paysans.  I^ui-même  n'envisageait  plus  ses  affai- 
res au  même  point  de  vue,  et  n'y  prenait  plus  le 
même  intérêt.  De  toutes  les  améliorations  intro- 
duites par  lui  avec  tant  de  peine,  il  ne  résultait 
qu'une  lutte  incessante,  dans  laquelle  lui,  le  maître, 
défendait  son  bien,  tandis  que  les  ouvriers  défen- 
daient leur  travail.  Combien  de  fois  n'eut-il  pas  à  le 
remarquer  cet  été  ?  Tantôt  c'était  le  trèfle  réservé 
pour  les  semences  qu'on  lui  fauchait  comme  four- 
rage, prétextant  un  ordre  de  l'intendant,  mais  uni- 
quement parce  que  ce  trèfle  semblait  plus  facile  à 
faucher  ;  le  lendemain,  c'était  une  nouvelle  machine 
à  faner  qu'on  brisait,  parce  que  celui  qui  la  conduisait 
trouvait  ennuyeux  de  sentir  une  paire  d'ailes  battre 


ANNA  IO\Rf:XINE.  525 

au-dessus  de  sa  tète.  Puis  c'étaient  les  charrues  per- 
fectionnées qu'on  ne  se  décidait  pas  à  employer,  les 
chevaux  qu'on  laissait  paître  un  champ  de  froment, 
parce  qu'au  lieu  de  les  veiller  la  nuit  on  dormait  au- 
tour du  feu  allumé  dans  la  prairie  ;  enfin  trois  bel- 
les génisses,  oubliées  sur  le  rej^ain  de  trèfle  mouni- 
rent  et  jamais  il  ne  fut  possible  de  convaincre  le 
berger  que  le  trèfle  en  était  cause.  On  consola  le 
maître  en  lui  racontant  que  douze  vaches  avaient 
péri  en  trois  jours  chez  le  voisin. 

Levine  n'attribuait  pas  ces  ennuis  à  des  rancunes 
personnelles  de  la  part  des  pa\'sans;  il  constatait 
seulement  avec  chagrin  que  ses  intérêts  resteraient 
forcément  opposés  à  ceux  des  travailleurs. 

Depuis  longtemps  il  sentait  sa  barque  sombrer, 
sans  qu'il  s'expliquât  comment  l'eau  y  pénétrait  ; 
il  avait  cherché  à  se  faire  illusion,  mais  maintenant 
le  découragement  l'envahissait  ;  la  campagne  lui 
devenait  antipathique,  il  n'avait  plus  goût  à  rien. 

La  présence  de  Kitt}-  dans  le  voisinage  aggravait 
ce  malaise  moral  ;  il  aurait  voulu  la  voir,  et  ne  pouvait 
se  résoudre  à  aller  chez  sa  sœur.  Quoiqu'il  eût  senti 
en  la  revoyant  sur  la  grand'route  qu'il  l'aimait  tou- 
jours, le  refus  de  la  jeune  fille  mettait  entre  eux  une 
barrière  infranchissable.  «  Je  ne  saurais  lui  par- 
donner de  m'accepter  parce  qu'elle  n'a  pas  réussi 
à  en  épouser  un  autre  »,  se  disait-il,  et  cette  pensée 
la  lui  rendait  presque  odieuse,  a  Ah  î  si  Daria  Ale- 
xandro\-na  ne  m'avait  pas  parlé...,  j'aurais  pu  la 
rencontrer  par  hasard,  et  tout  se  serait  peut-être 


526  ANNA  KARENINE. 

arrangé,  mais  désormais  c'est  impossible,...  impos- 
sible !   )) 

DoUy  lui  écrivit  un  jour  pour  lui  demander  une 
selle  de  dame  pour  Kitty,  l'invitant  à  l'apporter  lui- 
même.  Ce  fut  le  coup  de  grâce  ;  comment  une  femme 
de  sentiments  délicats  pouvait-elle  ainsi  abaisser  sa 
sœur  ? 

Il  déchira  successivement  dix  réponses. 

Il  ne  pouvait  venir  et  ne  pouvait  pas  davantage 
se  retrancher  derrière  des  empêchements  invraisem- 
blables, ou,  qui  pis  est,  prétexter  un  départ.  Il  en- 
voya donc  la  selle  sans  un  mot  de  réponse,  et  le  len- 
demain, sentant  qu'il  avait  commis  une  grossièreté, 
il  partit  pour  faire  une  visite  lointaine,  laissant  son 
intendant  chargé  des  affaires  qui  lui  étaient  devenues 
si  pesantes.  Swiagesky,  un  de  ses  amis,  lui  avait  ré- 
cemment rappelé  sa  promesse  de  venir  chasser  la 
bécasse  ;  jusqu'ici,  au  milieu  des  occupations  qui  le 
retenaient,  cette  chasse,  qui  le  tentait  beaucoup,  n'a- 
vait pu  lui  faire  entreprendre  ce  petit  voyage.  Main- 
tenant il  fut  content  de  s'éloigner  de  la  maison,  du 
voisinage  des  Cherbatzky,  et  d'aller  chasser,  remède 
auquel  il  avait  recours  dans  ses  jours  de  tristesse. 

CHAPITRE  XXV 

Il  n'y  avait  dans  le  district  de  Sourof  ni  chemin.? 
de  fer  ni  routes  postales,  et  Levine  partit  en  taran- 
tass  avec  ses  chevaux.  A  mi-chemin,  il  fit  halte 


ANNA  KAR1<:XINE.  527 

chez  un  paysan  ;  celui-ci,  un  vieillard  chauve,  bien 
conservé,  avec  une  grande  barlx.-  rousse,  grisonnant 
près  des  joues,  ouvrit  la  porte  cochère  en  se  serrant 
contre  le  mur  pour  faire  place  à  la  troïka  ;  il  pria 
Levine  d'entrer  dans  la  maison. 

Une  jeune  femme  proprement  vêtue,  des  galoches 
à  ses  pieds  nus,  lavait  le  plancher  à  l'entrée  de  l'izba  ; 
elle  s'effraya  en  apercevant  le  chien  de  Levine  et 
poussa  un  cri,  mais  elle  se  rassura  quand  on  lui  dit 
qu'il  ne  mordait  pas.  De  son  bras  à  la  manche  retrous- 
sée elle  indiqua  la  porte  de  la  chambre  d'hoimeur,  et 
cacha  son  visage  en  se  remettant  à  laver,  courbé-e  en 
deux. 

«  Vous  faut-il  le  samovar  ? 

—  Oui,  je  te  prie.    » 

Dans  la  grande  chambre,  chauffée  par  un  poêle 
hollandais,  et  divisée  en  deux  par  une  cloison,  se 
trouvaient  en  fait  de  meubles  :  une  table  ornée  de 
dessins  coloriés,  au-dessus  de  laquelle  étaient  suspen- 
dues les  images  saintes,  un  banc,  deux  chaises,  et 
près  de  la  porte  une  petite  armoire  contenant  la  vais- 
selle. Les  volets,  soigneusement  fermés,  ne  laissaient 
pas  pénétrer  de  mouches,  et  tout  était  si  propre,  que 
Levine  fit  coucher  Laska  dans  un  coin  près  de  la 
porte,  de  crainte  qu'elle  ne  salît  le  plancher,  après  les 
nombreux  bains  qu'elle  avait  pris  dans  toutes  les 
mares  de  la  route. 

«  Bien  sûr,  vous  allez  chez  Nicolas  Ivanitch 
Swiagesky,  dit  le  vieux  paysan  en  s' approchant  de 
I^evine,  lorsque  celui-ci  sortit  de  la  chambre  pour 


528  ANNA  KARÉNINE. 

examiner  la  cour  et  les  dépendances.  Il  s'arrête  aussi 
chez  nous  en  passant.  » 

Pendant  qu'il  parlait,  la  porte  cochère  cria  une 
seconde  fois  sur  ses  gonds,  et  des  ouvriers  entrèrent 
dans  la  cour,  revenant  des  champs  avec  les  herses 
et  les  charrues. 

Le  vieillard  quitta  Ivevine,s' approcha  des  chevaux 
vigoureux  et  bien  nourris,  et  aida  à  dételer. 

«  Qu'a-t-on  labouré  ? 

—  Les  champs  de  pommes  de  terre.  Hé  !  Fédor, 
laisse  là  ton  cheval  près  de  l'abreuvoir,  tu  en  attel- 
leras im  autre.  » 

La  belle  jeune  femme  en  galoches  rentra  en  ce 
moment  dans  la  maison  avec  deux  seaux  pleins  d'eau 
et  d'autres  femmes,  jeunes,  belles,  laides  ou  vieilles, 
avec    ou  sans  enfants,  apparurent. 

Le  samovar  se  mit  à  chanter  ;  les  ouvriers,  ayant 
dételé  leurs  chevaux,  allèrent  dîner,  et  Levine,  fai- 
sant retirer  ses  provisions  de  la  calèche,  invita  le 
vieillard  à  prendre  le  thé.  Le  paysan,  visiblement 
flatté,  accepta,  tout  en  se  défendant. 

Levine,  en  buvant  le  thé,  le  fit  jaser. 

Dix  ans  auparavant  ce  paysan  avait  pris  en  ferme 
d'une  dame  120  dessiatines,  et  l'année  précédente 
les  avait  achetées  ;  il  louait  en  même  temps  300  des- 
siatines à  un  autre  voisin  :  une  portion  de  cette 
terre  était  sous-louée  ;  le  reste,  une  quarantaine  de 
dessiatines,  était  exploité  par  Im  avec  ses  enfants 
et  deux  ouvriers. 

Le  vieux  se  lamentait,  assurait  que  tout  allait 


AXXA  KLVRÉXIXE.  539 

mal,  mais  c'était  par  convenance,  car  il  cachait 
difficilement  l'orgiieil  que  lui  inspiraient  son  bien- 
être,  ses  l:)eaiix  enfants, son  l:)étail  et,  par- dessus  tout, 
la  prospérité  de  son  exploitation.  Dans  le  courant  de 
la  conversation  il  prouva  qu'il  ne  repoussait  pas  les 
innovations,  cultivait  les  ponunes  de  terre  en  grand, 
labourait  avec  des  charrues,  qu'il  nommait  «  char- 
mes de  propriétaire  »,  semait  du  froment  et  le  sar- 
clait, ce  que  I^evine  n'avait  jamais  pu  obtenir  chez 
lui. 

«  Cela  occupe  les  femmes,  dit-il. 

—  Eh  bien,  noiis  autres  propriétaires  n'en  venons 
pas  à  bout. 

—  Comment  peut-on  mener  les  choses  à  bien  avec 
des  ouvriers  ?  c'est  la  ruine.  Voilà  Swiagesky  par 
exemple,  dont  nous  connaissons  bien  la  terre  :  faute 
de  surveillance,  il  est  rare  que  sa  récolte  soit  bonne. 

—  Mais  comment  fais- tu,  toi  avec  tes  ouvriers  ? 

—  Oh  !  nous  sommes  entre  paysans,  nous  tra- 
vaillons nous-mêmes,  et  si  l'ouvrier  est  mauvais,  il 
est  v*ite  chassé  :  on  s'arrange  toujours  avec  les 
siens. 

—  Père,  on  demande  du  goudron  »,  vint  dire  à  la 
porte  la  jeune  femme  aux  galoches. 

Le  vieux  se  leva,  remercia  Levine,  et,  après  s'être 
longuement  signé  devant  les  saintes  images,  il 
sortit. 

Lorsque  Levine  entra  dans  la  chambre  commune 
pour  appeler  son  cocher,  il  vit  toute  la  famille  à 
table  ;  les  femmes  servaient  debout.  Un  grand  beau 


530  ANNA  KARÉNINE. 

garçon,  la  bouche  pleine,  racontait  une  histoire  qui 
faisait  rire  tout  le  monde,  mais  principalement  la 
jeune  femme,  occupée  à  remplir  de  soupe  une 
grande   écuelle   où   chacun  puisait. 

Levine  emporta  de  cet  intérieur  de  paysans  aisés 
une  impression  douce  et  durable,  qu'il  garda  pen- 
dant le  reste  de  son  voyage. 

CHAPITRE   XXVI 

SwiAGESKi  était  maréchal  de  son  district,  plus 
âgé  que  Levine  de  cinq  ans,  il  était  marié  depuis 
longtemps  ;  sa  belle-soeur,  une  jeune  fille  très  sym- 
pathique, vivait  chez  lui,  et  Levine  savait,  comme 
les  jeunes  gens  à  marier  savent  ces  choses-là,  qu'on 
désirait  la  lui  voir  épouser.  Quoiqu'il  songeât  au 
mariage,  et  qu'il  fût  persuadé  que  cette  aimable 
personne  ferait  une  charmante  femme,  il  aurait 
trouvé  aussi  vraisemblable  de  voler  dans  les  airs  que 
de  l'épouser.  La  crainte  d'être  pris  pour  un  préten- 
dant lui  gâtait  le  plaisir  qu'il  se  proposait  de  sa 
visite,  et  l'avait  fait  réfléchir  en  recevant  l'invita- 
tion de  son  ami. 

Swiagesky  était  un  type  intéressant  de  proprié- 
taire adonné  aux  affaires  du  pays  ;  mais  il  y  avait 
peu  de  rapports  entre  les  opinions  qu'il  professait  et 
sa  façon  de  vivre  et  d'agir.  Il  méprisait  la  noblesse, 
qu'il  accusait  d'être  hostile  à  l'émancipation,  trai- 
tait la  Russie  de  pays  pourri,  dont  le  détestable 


ANNA  KART%XIXK.  53T 

gouvernement  ne  valait  guùre  mieux  que  celui  de 
la  Turquie;  et  cependant  il  avait  accepté  la  charge 
de  maréchal  de  district,  charge  dont  il  s'accjuittait 
consciencieusement  ;  jamais  il  ne  voyageait  sans 
arborer  la  casquette  otricielle,  bordée  de  rouge  et 
ornée  d'une  cocarde.  lyC  paysan  russe  représentait 
pour  lui  un  intermédiaire  entre  l'homme  et  le  singe, 
mais  c'était  aux  paysans  qu'il  scrrrait  de  préfé- 
rence la  main  pendant  les  élections,  et  eux  qu'il 
écoutait  avec  le  plus  d'attention.  Il  ne  croyait  ni  à 
Dieu  ni  au  diable,  mais  'se  préoccupait  beaucoup 
d'améliorer  le  sort  du  clergé,  et  tenait  à  garder 
l'église  paroissiale  dans  sa  terre.  Dans  la  question 
de  l'émancipation  des  femmes,  il  se  prononçait  pour 
les  théories  les  plus  radicales,  mais,  vivant  en  par- 
faite harmonie  avec  sa  fenuue,  il  ne  lui  laissait  au- 
cune initiative,  et  ne  lui  confiait  d'autre  soin  que 
celui  d'organiser  aussi  agréablement  que  possible 
leur  vie  commune  sous  sa  propre  direction.  Il  affir- 
mait qu'on  ne  pouv^ait  vivre  qu'à  l'étranger,  mais 
il  avait  en  Russie  des  terres  qu'il  exploitait  par  les 
procédés  les  plus  perfectionnés,  et  il  suivait  soigneu- 
sement les  progrès  qui  s' accomplissaient  dans  le  pays. 

Malgré  ces  contradictions,  Levine  essayait  de  le 
comprendre,  le  considérant  comme  une  énigme  vi- 
vante, et  grâce  à  leurs  relations  amicales  il  cher- 
chait à  dépasser  ce  qu'il  appelait  le  «  seuil  »  de  cet 
esprit. 

La  chasse  à  laquelle  son  hôte  l'emmena  fut  mé- 
diocre ;  les  marais  étaient  à  sec,  et  les  bécasses  rares  * 

18 


533  ANNA  KARÉNINE. 

Levine  marcha  toute  la  journée  pour  rapporter  trois 
pièces  ;  en.  revanche,  il  revint  avec  un  excellent 
appétit,  une  humeur  parfaite,  et  une  certaine  exci- 
tation intellectuelle,  qui  résultait  toujours  pour  lui 
d'un  exercice  physique  violent. 

Le  soir,  auprès  de  la  table  à  thé,  Levine  se  trouva 
assis  près  de  la  maîtresse  de  la  maison,  une  blonde  de 
taille  moyenne,  au  visage  rond  embelli  de  jolies 
fossettes.  Obligé  de  causer  avec  elle  et  sa  sœur  placée 
en  face  de  lui,  il  se  sentait  troublé  par  le  voisinage 
de  cette  jeune  fille,  dont  la  robe,  ouverte  en  cœur, 
semblait  avoir  été  revêtue  à  son  intention.  Cette 
toilette,  découvrant  une  poitrine  blanche,  le  décon- 
certait ;  il  n'osait  tourner  la  tête  de  ce  côté,  rougis- 
sant se  sentait  mal  à|  l'aise,  et  sa  gêne  se  communi- 
quait à  la  jolie  belle-sœur.  I^a  maîtresse  de  la  maison 
mieux  avait  l'air  de  ne  rien  remarquer,  et  soutenait 
de  son  mieux  la  conversation. 

«  Vous  croyez  que  mon  mari  ne  s'intéresse  pas  à 
ce  qui  est  russe  ?  disait-elle.  Bien  au  contraire  ;  il 
est  plus  heureux  ici  que  partout  ailleurs  ;  il  a  tant 
à  faire  à  la  campagne  !  vous  n'avez  pas  vu  notre 
école  ? 

—  Si  fait  ;  c'est  cette  maisonnette  couverte  de 
lierre  ? 

—  Oui,  c'est  l'œuvre  de  Nastia,  dit-elle  en  dési- 
gnant sa  sœur. 

—  Vous  y  donnez  vous-même  des  leçons  ?  de- 
manda Levine  en  regardant  comme  un  coupable 
du  côté  du  corsage  ouvert. 


ANNA  KARf^NIXK.  533 

—  J'en  ai  donné  et  j'en  donne  encore,  mais  nous 
avons  une  maîtresse  excellente. 

—  Non  merci,  je  ne  prendrai  plus  de  thé  ;  j'en- 
tends- là-bas  une  conversation  qui  m'intéresse  beau- 
coup »,  dit  Levine  se  sentant  impoli,  mais  incapa- 
ble de  continuer  la  conversation. 

Ht  il  se  leva  en  rougissant. 

IvC  maître  de  la  maisxm  causait  à  un  bout  de  la 
table  avec  deux  propriétaires  ;  ses  yeux  noirs  et 
brillants  étaient  fixés  sur  un  homme  à  moustaches 
grises,  qui  l'amusait  de  ses  plaintes  contre  les  pay- 
sans. Swiagesky  paraissait  avoir  une  ré|)onse  toute 
prête  aux  lamentations  comiques  du  bonhomme,  et 
pouvoir  d'un  mot  les  réduire  en  poudre,  si  sa  position 
officielle  ne  l'eût  obligé  à  des  ménagements. 

Le  vâeux  propriétaire,  campagnard  encroûté  et 
agronome  passionné,  était  visiblement  un  adver- 
saire convaincu  de  l'émancipation  ;  cela  se  lisait 
dans  la  forme  de  ses  vêtements  démodés,  dans  la 
façon  dont  il  portait  sa  redingote,  dans  ses  sourcils 
froncés  et  sa  manière  de  parler  sur  un  ton  d'autorité 
étudiée  ;  il  joignait  à  ses  paroles  des  gestes  impé- 
rieux de  ses  grandes  belles  mains  hâlées  et  ornées 
d'un  vieil  anneau  de  mariage. 

CHAPITRE  XX\ai 

«  N'ÉTAIT  l'argent  dépensé  et  le  mal  qu'on  s'est 
donné,  mieux  vaudrait  abandonner  ses  terres,  et 
s'en   aller,   comme  Nicolas  Ivanitch.   entendre  la 


534  ANNA  KARENINE. 

«  Belle  Hélène  )>  à  l'étranger,  dit  le  vieux  proprié- 
taire, dont  la  figure  intelligente  s'éclaira  d'un  sou- 
rire. 

—  Ce  qui  ne  vous  empêche  pas  de  rester,  dit 
Swiagesky  ;■  par  conséquent  vous  y  trouvez  votre 
compte. 

—  J'y  trouve  mon  compte  parce  que  je  suis  logé 
et  nourri,  et  parce  qu'on  espère  toujours,  malgré 
tout,  réformer  le  monde  ;  mais  c'est  une  ivrognerie, 
un  désordre  incroyables  !  les  malheureux  ont  si  bien 
partagé,  que  beaucoup  d'entre  eux  n'ont  plus  ni  che- 
val ni  vache  ;  ils  crèvent  de  faim.  Essayez  cepen- 
dant, pour  les  sortir  de  peine,  de  les  prendre  comme 
ouvriers...  ils  gâcheront  tout,  et  trouveront  encore 
moyen  de  vous  traduire  devant  le  juge  de  paix. 

—  Mais,  vous  aussi,  vous  pouvez  vous  plaindre 
au  juge  de  paix,  dit  Swiagesky. 

— Moi,  me  plaindre  ?  pour  rien  au  monde  !  Vous 
savez  bien  l'histoire  de  la  fabrique  ?  Les  ouvriers, 
après  avoir  touché  des  arrhes,  ont  tout  planté  là  et 
sont  partis.  On  a  eu  recours  au  juge  de  paix...  Qu'à 
t-il  fait?  Il  les  a  acquittés.  Notre  seule  ressource  est 
encore  le  tribunal  de  la  commune  ;  là  on  vous  rosse 
votre  homme,  comme  dans  le  bon  vieux  temps.  N'é- 
tait le  starchina*,  ce  serait  à  fuir  au  Dout  au  monde. 

—  Il  me  semble  cependant  qu'aucun  de  nous 
n'en  vient  là:  ni  moi,  ni  Levine,  ni  monsieur,  dit 
Swiagesky  en  désignant  le  second  propriétaire. 

I.  h'ancien,  élu  tous  les  trois  ans  par  la  commune  dont 
il  est  le  chef. 


ANNA  KARÉNINE.  535 

—  Oui,  mais  demandez  à  Michel  Pctrovitch  com- 
ment il  s'y  prend  pour  faire  marcher  ses  affaires  ; 
est-ce  là  vraiment  une  administration  raiiontielle  ? 
dit  le  \ieux  en  ayant  l'air  de  se  faire  gloire  du  mot 
rationnel. 

—  Dieu  merci,  je  fais  mes  affaires  trC*s  simplement 
dit  Michel  Pétrovitch  ;  toute  la  question  est  d'aider 
les  paysans  à  payer  les  impôts  en  automne  ;  ils  vien- 
nent d'eux-mêmes  :  «  Aide-nous,  petit  père  »,  et 
comme  ce  sont  des  voisins,  on  prend  pitié  d'eux  ; 
j'avance  le  premier  tiers  de  l'impôt  en  disant  :  Atten- 
tion, enfants  ;  je  vous  aide,  il  faut  que  vous  m'aidiez 
à  votre  tour,  pour  semer,  faucher  ou  moissonner  », 
et  nous  convenons  de  tout  en  famille.  On  rencontre, 
il  est  vrai,  parfois  des  gens  sans  conscience...    » 

Levine  connaissait  de  longue  date  ces  traditions 
patriarcales  ;  il  échangea  un  regard  avec  Swia- 
gesky,  et,  interrompant  Michel  Pétrovitch,  s'adressa 
au  propriétaire  à  moustaches  grises  : 

«  Et  comment  faut-il  faire  maintenant,  selon 
v^ous  ? 

—  Mais  comme  Michel  Pétrovitch,  à  moins  d'affer- 
mer la  terre  aux  paysans  ou  de  partager  le  produit 
avec  eux  ;  tout  cela  est  possible,  mais  il  n'en  est  pas 
moins  certain  que  la  richesse  du  pays  s'en  va,  avec 
ces  moyens-là.  Dans  les  endroits  où,  du  temps  du 
ser\'age,  la  terre  rendait  neuf  grains  pour  un,  elle 
en  rend  trois  maintenant.  L'émancipation  a  ruiné 
la  Russie.  » 

Swiagesky  regarda Lev'ine  avec  un  geste  moqueur; 


536  ANNA  KARÉNINE. 

mais  celui-ci  écoutait  attentivement  les  paroles  du 
vieillard,  trouvant  qu'elles  résultaient  de  réflexions 
personnelles,  mûries  par  une  longue  expérience  de 
la  vie  de  campagne. 

«  Tout  progrès  se  fait  par  la  force,  continua  le 
vieux  propriétaire  :  Prenez  les  réformes  de  Pierre,  de 
Catherine,  d'Alexandre.  Prenez  l'histoire  euro- 
péenne elle-même...  Et  c'est  dans  la  question  agro- 
nomique surtout  qu'il  a  fallu  user  d'autorité. 
Croyez- vous  que  la  pomme  de  terre  ait  été  introduite 
autrement  que  par  la  force  ?  A-t-on  toujours  la- 
bouré avec  la  charrue  ?  Nous  autres,  propriétaires 
du  temps  du  servage,  avons  pu  améliorer  nos  modes 
de  culture,  introduire  des  séchoirs,  des  batteuses,  des 
instruments  perfectionnés,  parce  que  nous  le  faisons 
d'autorité,  et  que  les  paysans,  d'abord  réfractaires, 
obéissaient  et  finissaient  par  nous  imiter.  Mainte- 
nant que  nos  droits  n'existent  plus,  où  trouverons- 
nous  cette  autorité  ?  Aussi  rien  ne  se  soutient  plus, 
et,  après  une  période  de  progrès,  nous  retomberons 
fatalement  dans  la  barbarie  primitive.  Voilà  com- 
ment je  comprends  les  choses. 

—  Je  ne  les  comprends  pas  du  tout  ainsi,  dit 
Swiagesky  ;  pourquoi  donc  ne  continuez-vous  pas  vos 
perfectionnements  en  vous  aidant  d'ouvriers  payés  ? 

—  Permettez-moi  de  vous  demander  par  quel 
moyen  je  continuerais,  manquant  de  toute  auto- 
torité  ^ 

«  La  voilà,  cette  force  élémentaire  »,  pensa 
Levine. 


AXXA  k'ARKXINE.  537 

—  Mais  avec  vos  ouvriers. 

—  Mes  ouvriers  ne  veulent  pas  travailler  conve- 
nablement en  eni]>l()yant  de  bons  instruments.  Notre 
ouvrier  ne  comprend  bien  qu'une  chose,  se  saoùkr 
comme  une  brute,  et  gâter  tout  ce  qu'il  touche  :  le 
cheval  qu'on  lui  confie,  le  harnais  neuf  de  son  cheval; 
il  trouvera  moyen  de  boire  au  cabaret  jusqu'aux 
cercles  de  fer  de  ses  roues,  et  d'introduire  une  che- 
ville dans  la  batteuse  p<jur  la  mettre  hors  d'usage. 
Tout  ce  qui  ne  se  fait  pas  selon  ses  idées  lui  fait  mal 
au  cœur.  Aussi  l'agriculture  baisse-t-elle  visiblement 
la  terre  est  négligée  et  reste  en  friche,  à  moins  qu'on 
ne  la  cède  aux  paysans  ;  au  lieu  de  produire  des 
millions  de  tchetverts  de  blé,  elle  n'en  produit  plus 
que  des  centaines  de  mille.  La  richesse  publique 
diminue.  On  aurait  pu  faire  l'émxLncipation,  mais 
progressivement.  » 

Et  il  développe  son  plan  personnel  où  toutes  les 
difficultés  auraient  été  évitées.  Ce  plan  n'intéressait 
pas  Levine,  et  il  en  revint  à  sa  première  question 
avec  l'espoir  d'amener  Swiagesky  à  s'expliquer. 

a  II  est  très  certain  que  le  niveau  de  notre  agri- 
culture baisse,  et  que  dans  nos  rapports  actuels  avec 
les  paj-^ans  il  est  impossible  d'obtenir  une  exploi- 
tation rationnelle. 

—  Je  ne  suis  pas  de  cet  avis,  répondit  séiieuse- 
ment  Swiagesky.  Que  l'agriculture  soit  en  déca- 
dence depuis  le  servage.je  le  nie,  et  jeprétends qu'elle 
était  alors  dans  un  état  fort  misérable.  Nous  n'avons 
jamais  eu  ni  machine,  ni  bétail  convenables,  ni 


538  ANNA  KARÉNINE. 

bonne  administration  ;  nous  ne  savons  pas  même 
compter.  Intenogez  un  propriétaire,  il  ne  sait  pas 
plus  ce  qui  lui  coûte  que  ce  qui  lui  rapporte. 

—  La  tenue  de  livres  italienne,  n'est-ce  pas  dit  ? 
dit  ironiquement  le  vieux  propriétaire.  Vous  aurez 
beau  compter  et  tout  embrouiller,  vous  n'y  trouverez 
pas  de  bénéfice. 

—  Pourquoi  embrouiller  tout  ?  Votre  misérable 
batteuse  russe  ne  vaudra  certes  rien  et  se  brisera  vite, 
mais  une  batteuse  à  vapeur  durera.  Votre  mauvaise 
rosse  qui  se  laisse  traîner  par  la  queue  ne  vaudra 
rien,  mais  des  percherons,  ou  simplement  une  race 
de  chevaux  vigoureux,  réussiront.  Il  en  sera  de  tout 
ainsi.  Notre  agriculture  a  toujours  eu  besoin  d'être 
poussée  en  avant. 

—  Encore  faudrait-il  en  avoir  le  moyen,  Nicolas 
Ivanitch.  Vous  en  parlez  à  votre  aise  ;  mais  lorsqu'on 
a  comme  moi  un  fils  à  l'Université  et  d'autres  au 
Gymnase,  on  n'a  pas  de  quoi  acheter  des  percherons. 

—  Il  y  a  des  banques. 

—  Pour  voir  ma  terre  vendue  aux  enchères  ? 
Merci.  » 

Levine  intervint  dans  le  débat. 

«  Cette  question  de  progrès  agricole  m'occupe 
beaucoup  ;  j'ai  le  moyen  de  risquer  de  l'argent  en 
améliorations,  mais  jusqu'ici  elles  ne  me  représen- 
tent que  des  pertes.  Quant  aux  banques,  je  ne  sais 
à  quoi  elles  peuvent  servir. 

—  Voilà  qui  est  vrai  !  confirma  le  vieux  proprié- 
taire avec  un  rire  satisfait. 


ANNA  KARÉNINE.  539 

—  Kt  je  ne  suis  pas  le  seul,  continua  I^vine  ; 
j'en  appelle  à  tous  ceux  qui  ont  fait  des  essais  cornnie 
moi  :  à  de  rares  exceptions  près,  ils  sont  tous  en  perte 
Mais,  vous-même,  êtes- vous  content  ?  »,  demanda 
t-il  en  remarquant  sur  le  visage  de  Swiagesky  l'em- 
barras que  lui  causait  cette  tentative  de  sonder  le 
fond  de  sa  pensée. 

Ce  n'était  pas  de  bonne  guerre  ;  Mme  vSwiagesky 
avait  avoué  pendant  le  thé  à  I^evine  qu'un  comp- 
table allemand,  mandé  exprrs  de  Moscou,  qui,  pour 
500  roubles,  s'était  charcjé  d'établir  les  comptes  de 
leur  exploitation,  avait  constaté  une  perte  de 
3  000  roubles. 

Le  vieux  propriétaire  sourit  en  entendant  Levine  ; 
il  savait  évidemment  à  quoi  s'en  tenir  sur  le  rende- 
ment des  terres  de  son  voisin. 

«  Le  ré'sultat  peut  n'être  pas  brillant,  répondit 
Swiagesky,  mais  cela  prouve  tout  au  plus  que  je  suis 
un  agronome  médiocre,  ou  que  mon  capital  rentre 
dans  la  terre  afin  d'augmenter  la  rente. 

—  La  rente  !  s'écria  I^evine  avec  effroi.  Elle 
existe  peut-être  en  Europe,  où  le  capital  qu'on  met 
dans  la  terre  se  paye,  mais  chez  nous  il  n'en  est 
rien. 

—  La  rente  doit  exister  cependant.  C'est  une  loi. 

—  Alors  c'est  que  nous  sommes  hors  la  loi  ;  pour 
nous,  ce  mot  de  retîte  n'explique  et  n'éclaircit  rien  ; 
au  contraire,  il  embrouille  tout  ;  dites-moi  comment 
la  rente... 

—  Ne  prendriez- vous  pas  du  lait  caillé  ?  Mâcha, 


540  ANNA  KARÉNINE. 

envoie-nous  du  lait  caillé  ou  des  framboises,  dit 
Swiagesky  en  se  tournant  vers  sa  femme  ;  les  fram- 
boises durent  longtemps  cette  année.  » 

Et  il  se  leva  enchanté,  et  probablemnt  persuadé 
qu'il  venait  de  clore  la  discussion,  tandis  que  I^evine 
supposait  au'elle  commençait  seulement. 

Levine  continua  à  causer  avec  le  vieux  proprié- 
taire ;  il  chercha  à  lui  prouver  que  tout  le  mal  venait 
de  ce  qu'on  ne  tenait  aucun  compte  du  tempéra- 
ment même  de  l'ouvrier,  de  ses  usages,  de  ses  ten- 
dances traditionnelles  ;  mais  le  vieillard,  comme  tous 
ceux  qui  sont  habitués  à  réfléchir  seuls,  entrait 
difficilement  dans  la  pensée  d'un  autre,  et  tenait  pas- 
sionnément à  ses  opinions  personnelles.  Pour  lui,  le 
pa3^an  russe  était  une  brute  qu'on  ne  pouvait  faire 
agir  qu'avec  le  bâton,  et  le  libéralisme  de  l'époque 
avait  eu  le  tort  d'échanger  cet  instrument  utile 
contre  une  nuée  d'avocats. 

«  Pourquoi  pensez- vous  qu'on  ne  puisse  pas  ar- 
river à  un  équilibre  qui  utilise  les  forces  du  travail- 
leur et  les  rende  réellement  productives  ?  lui  de;- 
manda  L^evine  en  cherchant  à  revenir  à  la  première 
question. 

—  Avec  le  Russe,  cela  ne  sera  jamais  :  il  faut  l'au- 
torité, s'obstina  à  répéter  le  vieux  propriétaire. 

—  Mais  où  voulez-vous  qu'on  aille  découvrir  de 
nouvelles  conditions  de  travail  ?  dit  Swiagesky  se 
rapprochant  des  causeurs,  après  avoir  mangé  du 
lait  caillé  et  fumé  une  cigarette.  N'avons-nous  pas 
la  commime  avec  la  caution  solidaire,  ce  reste  de 


AXXA  KARfCXIXE.  54T 

barbarie,  qui  d'ailleurs  tombe  peu  à  peu  de  lui-même 
Ht  maintenant  que  le  servage  est  abili,  n'avons- 
nous  pas  toutes  les  formes  du  travail  libre,  l'ouvrier 
à  l'année  ou  à  la  tâche,  le  journalier,  le  fermier,  le 
métayer,  sortez  donc  de  là  ? 

—  Mais  l'Europe  elle-même  est  mécontente  de  ces 
fonnes  ! 

—  Oui,  elle  en  cherche  d'autres  et  peut-être  en 
trouvera-t-elle. 

—  Alors  pourquoi  ne  chercherions-nous  pas  de 
notre  côté  ? 

—  Parce  que  c'est  tout  comme  si  nous  préten- 
dions inventer  de  nouveaux  procédé^  pour  cons- 
tniire  des  chemins  de  fer.  Ces  procédés  sont  inven- 
tés, nous  n'avons  qu'à  les  applicjuer. 

—  Mais  s'ils  ne  conviennent  pas  à  notre  pays, 
s'ils  lui  sont  nuisibles  ?  »  dit  Levine. 

Swiagesky  reprit  son  air  effrayé. 

«  Aurions-nous  donc  la  prétention  de  trouver 
ce  que  cherche  l'Europe  ?  Connaissez- vous  tous  les 
travaux  qu'on  a  faits  en  Europe  sur  la  question 
ouvrière  ? 

—  Peu. 

—  C'est  une  question  qui  occupe  les  meilleurs 
esprits  ;  elle  a  produit  une  littérature  considérable, 
Schulze-Delitzsch  et  son  école,  Lassalle,  le  plus 
avancé  de  tous,  Mulhausen...,  vous  connaissez  tout 
cela. 

—  J'en  ai  une  idée  très  vague. 

—  C'est  une  manière  de  dire,  vous  en  savez  cer- 


542  ANNA  KARÉNINE. 

tainement  aussi  long  que  moi.  Je  ne  suis  pas  un  pro- 
fesseur de  science  sociale,  mais  ces  questions  m'ont 
intéressé,  et  puisqu'elles  vous  intéressent  aussi,  vous 
devriez  vous  en  occuper. 

—  A  quoi  ont-ils  tous  abouti  ? 

—  Pardon...  »  les  propriétaires  s'étaient  levés, 
et  Swiagesky  arrêta  encore  Levine  sur  la  pente  fatale 
où  il  s'obtinait  en  voulant  sonder  le  fond  de  la  pensée 
de  son  hôte.  Celui-ci  reconduisit  ses  convives. 


CHAPITRE  XXVIII 

Levtne  prit  congé  des  dames  en  promettant  de 
passer  avec  elles  la  journée  du  lendemain  pour  faire, 
tous  ensemble,  une  promenade  à  cheval. 

Avant  de  se  coucher,  il  entra  dans  le  cabinet  de 
son  hôte  afin  d'y  chercher  des  livres  relatifs  à  la  dis- 
cussion de  la  soirée. 

Le  cabinet  de  Swiagesky  était  une  grande  pièce, 
tout  entourée  de  bibliothèques,  avec  deux  tables, 
dont  l'une,  massive,  tenait  le  milieu  de  la  chambre, 
et  l'autre  était  chargée  de  journaux  et  de  revues  en 
plusieurs  langues,  rangés  autour  d'ime  lampe.  Près 
de  la  table  à  écrire,  une  espèce  d'étagère  contenait 
des  cartons  étiquetés  de  lettres  dorées  renfermant 
des  papiers. 

Swiagesky  prit  les  volumes,  puis  s'installa  dans 
un  fauteuil  à  bascule. 

*i  Que  regardez-vous  là  ?  demanda-t-il  à  Levine 


ANNA  KARf^NINE.  543 

qui  arrêté  devant  la  table  ronde,  feuilletait  'des 
journaux.  Il  y  a.  dans  le  journal  que  vous  tenez. 
un  article  très  bien  fait.  Il  paraît,  ajouta-t-il  gaie- 
ment, que  le  principal  auteur  du  partage  de  la 
Pologne  n'est  pas  du  tout  l'Vé<léric.  » 

Kt  il  raconta,  avec  la  clarté  (jui  lui  était  propre,  le 
sujet  de  ces  nouvelles  publications.  Levine  ré*cou- 
tait  en  se  demandant  ce  qu'il  pouvait  bien  y  avoir 
au  fond  de  cet  homme.  En  quoi  le  partage  de  la 
Pologne  l'intércssait-il  ?  Quand  Swiagesky  eut  fini 
de  parler,  il  demanda  involontairement  :  «  Et  après? 
Il  n'y  avait  rien  après,  la  publication  était  curieuse 
et  Swiagesky  jugea  inutile  d'expliquer  en  quoi  elle 
l'intéressait  spécialement. 

«  Ce  qui  m'a  intéressé,  moi,  c'est  votre  vieux 
grognon,  dit  Levine  en  soupirant.  Il  est  plein  de  bon 
sens  et  dit  des  choses  vraies. 

—  Laissez  donc  î  c'est  un  vieil  ennemi  de  l'éman- 
cipation, comme  ils  le  sont  du  reste  tous. 

—  Vous  êtes  à  leur  tête  cependant  ? 

—  Oui,  mais  pour  les  diriger  en  sens  inverse,  dit 
en  riant  Swiagesky. 

—  Je  suis  frappé,  moi,  de  la  justesse  de  ses  argu- 
ments, lorsqu'il  prétend  qu'en  fait  de  systèmes  d'ad- 
ministration, les  seuls  qui  aient  chance  de  réussir 
chez  nous  sont  les  plus  simples. 

—  Quoi  d'étonnant  ?  Notre  peuple  est  si  peu  dé- 
veloppé, moralement  et  matériellement,  qu'il  doit 
s'opposer  à  tout  progrès.  Si  les  choses  marchent  en 
Europe,  c'est  grâce  à  la  civilisation  qui  y  règne  ; 


544  ANNA  KARÉNINE. 

par  conséquent  l'essentiel  pour  nous  est  de  civiliser 
nos  paysans. 

—  Comment  ? 

—  En  fondant  des  écoles,  des  écoles  et  encore  des 
écoles. 

—  Mais  vous  convenez  vous-même  que  le  peuple 
manque  de  tout  développement  matériel  :  en  quoi 
les  écoles  y  obvieront-elles  ? 

—  Vous  me  rappelez  une  anecdote  sur  des  con- 
seils donnés  à  un  malade  :  Vous  feriez  bien  de  vous 
purger.  —  J'ai  essayé,  cela  m'a  fait  mal.  —  Mettez 
des  sangsues.  —  J'ai  essayé,  cela  m'a  fait  mal.  — 
Alors  priez  Dieu.  —  J'ai  essayé,  cela  m'a  fait  mal. 
—  Vous  rcDoussez  de  même  tous  les  remènes. 

—  C'est  que  je  ne  vois  pas  du  tout  le  bien  que 
peuvent  faire  les  écoles.  ! 

—  Elles  créeront  de  nouveaux  besoins. 

—  Tant  pis  si  le  peuple  n'est  pas  en  état  de  les 
satisfaire.  Et  en  quoi  sa  situation  matérielle  s'amé- 
liorera-t-elle  parce  qu'il  saura  l'addition,  la  soustrac- 
tion et  le  catéchisme  ?  Avant-hier  soir  je  rencontrai 
une  paysanne  portant  son  enfant  à  la  mamelle  ;  je 
lui  demandai  d'où  elle  venait  :  «  De  chez  la  sage- 
«  femme  ;  l'enfant  crie,  je  le  lui  ai  mené  pour  le 
guérir  ».  Et  qu'a  fait  la  sage-femme  ?  —  «  Elle  a 
porté  le  petit  aux  poules,  sur  le  perchoir,  et  a  mar- 
motté des  paroles.  » 

—  Vous  voyez  bien,  dit  en  souriant  Swiagesky, 
pour  croire  à  de  pareilles  sottises... 

—  Non,   interrompit  Eevine  contrarié,  ce  sont 


ANNA  KARICNINTC.  545 

vos  écoles,  comme  remède  pour  le  ]k  ijiio,  que  je 
compare  à  celui  de  la  sape-femme.  L'essentiel  ne 
serait-il  pas  de  guérir  d'al)ord  la  misère  ? 

-*  Vous  arrivez  aux  mêmes  conclusions  qu'un 
homme  que  vous  n'aimez  guère,  Spencer.  Il  prétend 
que  la  civilisation  peut  résulter  d'une  augmentation 
de  bien-être,  d'ablutions  plus  fréciuentes,  mais  que 
l'alphal^et  et  les  chiffres  n'y  peuvent  rien. 

—  Tant  mieux  ou  tant  pis  pour  moi,  si  je  me 
trouve  d'accord  avec  Spencer  ;  mais  croyez  bien 
que  ce  ne  seront  jamais  les  écoles  qui  civiliseront 
notre  peuple. 

—  Vous  voyez  cependant  que  l'instruction  de- 
vient obligatoire  dans  toute  l'Europe. 

—  Mais  comment  vous  entendez-vous  sur  ce 
chapitre  avec  Spencer  ?  » 

Les  yeux  de  Swiagesky  se  troublèrent  et  il  dit  en 
souriant  : 

«  L'histoire  de  votre  paj-sanne  est  excellente.  — 
\'ous  l'avez  entendue  vous-même  ?  —  Vraiment  ?  1 

Décidément  ce  qui  anmsait  cet  homme  était  le 
procédé  du  raisonnement,  le  but  lui  était  indiffé- 
rent. 

Cette  journée  avait  profondément  troublé  Ivcvine. 
Swiagesky  et  ses  inconséquences,  le  vieux  proprié- 
taire qui,  malgré  ses  idées  justes,  méconnaissait 
une  partie  de  la  population,  la  meilleure  peut-être..., 
ses  propres  déceptions,  tant  d'impressions  diverses 
produisaient  dans  son  âme  une  sorte  d'agitation 
et  d'attente  inquiète.   Il  se  toucha,  et  passa  une 


546  ANNA  KARÉNINE. 

partie  de  la  nuit  sans  dormir,  poursuivi,  poursuivi 
par  les  .  réflexions  du  vieillard.  Des  idées  nouvelles 
des  projets  de  réforme  germaient  dans  sa  tête  ;  il 
résolut  de  partir  dès  le  lendemain,  pressé  de  mettre 
ses  nouveaux  plans  à  exécution.  D'ailleurs,  le  sou- 
venir de  la  belle-sœur  et  de  sa  robe  ouverte  le  trou- 
blait :  il  valait  mieux  partir  sans  retard,  s'arranger 
avec  les  paysans  avant  les  semailles  d'automne,  et 
réformer  son  système  d'administration  en  le  basant 
sur  une  association  entre  maître  et  ouvriers. 


CHAPITRE  XXIX 

Le  nouveau  plan  de  Levine  offrait  des  difficultés 
qu'il  ne  se  dissimulait  pas  ;  mais  il  persévéra,  tout 
en  reconnaissant  que  les  résultats  obtenus  n'étaient 
pas  proportionnés  à  ses  peines.  Un  des  principaux 
obstacles  auxquels  il  se  heurta,  fut  l'impossibilité 
d'arrêter  en  pleine  marche  une  exploitation  tout 
organisée  ;  il  reconnut  la  nécessité  de  faire  ses  ré- 
formes peu  à  peu. 

En  rentrant  chez  lui  le  soir,  Levine  fit  venir  son 
intendant,  et  lui  exposa  ses  nouveaux  projets.  Celui- 
ci  accueillit  avec  une  satisfaction  non  dissimulée 
toutes  les  parties  de  ce  plan  qui  prouvaient  que  ce 
qu'on  avait  fait  jusque-là  était  absurde  et  improduc- 
tif. L'intendant  assura  l'avoir  souvent  répété  sans 
être  écouté  ;  mais  lorsque  Levine  en  vint  à  une  pro- 
position d'association  avec  les  Davsans,  il  prit  un 


ANNA  KARÉNINE.  547 

air  mélancolique,  et  représenta  la  nécessité  de  rentrer 
au  plus  tôt  les  dernières  gerbes  et  de  commencer 
le  second  labour.  L'heure  n'était  pas  propice  aux 
longues  discnissions,  et  Levine  s'aperçut  que  tous 
les  travailleurs  étaient  trop  occupés  pour  avoir  le 
temps  de  comprendre  ses  projets. 

Celui  qui  sembla  le  mieux  entrer  dans  les  idén^s 
du  maître  fut  le  berger  Ivan,  un  paysan  naïf,  au(juel 
Levine  proposa  de  prendre  part,  comme  associé,  à 
l'exploitation  de  la  bergerie  ;  mais,  tout  en  l'écou- 
tant parler,  la  figure  d'Ivan  exprimait  l'inquiétude 
et  le  regret  ;  il  remettait  du  foin  dans  les  crèches, 
nettoyait  le  fumier,  s'en  allait  puiser  de  l'eau,  comme 
s'il  eût  été  impossible  de  retarder  cette  besogne,  et 
qu'il  n'eût  pas  le  loisir  de  comprendre. 

L'obstacle  principal  auquel  se  heurta  Levine  fut 
le  scepticisme  enraciné  des  paysans  ;  ils  ne  pou- 
vaient admettre  que  le  propriétaire  ne  cherchât 
pas  à  les  exploiter  :  quelque  raisonnement  qu'il 
leur  tînt,  ils  étaient  convaincus  que  son  véritable 
but  restait  caché.  De  leur  côté,  ils  parlaient  beau- 
coup, mais  ils  se  gardaient  bien  d'exprimer  le  fond 
de  leur  pensée. 

Levine  songea  au  propriétaire  bilieux  lorsqu'ils 
posèrent  pour  condition  première  de  leurs  nouveaux 
arrangements  qu'ils  ne  seraient  jamais  forcés  d'em- 
ployer les  instruments  agricoles  perfectionnés,  et 
qu'ils  n'entreraient  pour  rien  dans  les  procédés  in- 
troduits par  le  maître.  Ils  convenaient  que  ses  char- 
rues  labouraient  mieux  et  que  l'extirpateur  avait 


548  ANNA  KARÉNINE. 

du  bon  ;  mais  ils  trouvaient  cent  raisons  pour  ne 
pas  s'en  servir.  Quelque  regret  qu'éprouvât  Levine 
à  renoncer  ainsi  à  des  procédés  dont  l'avantage  était 
évident,  il  y  consentit,  et  dès  l'automne  une  partie 
de  ses  réformes  fut  mise  en  pratique. 

Après  avoir  voulu  étendre  l'association  à  l'ensem- 
ble de  son  exploitation,  Levine  se  convainquit  de 
la  nécessité  de  la  restreindre  à  la  bergerie,  au  pota- 
ger et  à  un  champ  éloigné,  resté  depuis  huit  ans 
en  friche.  Le  berger  Ivan  se  forma  un  artel  composé 
des  membres  de  sa  famille  et  se  chargea  de  la  ber- 
gerie. Le  nouveau  champ  fut  confié  à  Fedor  Resou- 
nof,  un  charpentier  intelligent,  qui  s'adjoignit  six 
familles  de  paysans  :  et  Chourraef ,  un  garçon  adroit, 
eut  en  partage  le  potager. 

Levine  dut  bientôt  s'avouer  que  les  étables  n'é- 
taient pas  mieux  soignées,  qu'Ivan  s'entêtait  aux 
mêmes  errements  quant  à  la  façon  de  nourrir  les 
vaches  et  de  battre  le  beurre  ;  il  ne  parvint  même 
pas  à  lui  faire  comprendre  que  ses  gages  représen- 
taient dorénavant  un  acompte  sur  ses  bénéfices. 

Il  eut  à  constater  d'autres  faits  regrettables  : 
Résounof  ne  donna  qu'un  labour  à  son  champ,  fit 
traîner  en  longueur  la  construction  de  la  grange 
qu'il  s'était  engagé  à  bâtir  avant  l'hiver  ;  Chouraef 
chercha  à  partager  le  potager  avec  d'autres  paysans, 
contrairement  à  ses  engagements  ;  mais  Levine  n'en 
persévéra  pas  moins,  espérant  démontrer  à  ses  asso- 
ciés, à  la  fin  de  l'année,  que  le  nouvel  ordre  de  choses 
pouvait  donner  d'excellents  résultats. 


ANNA  KARÉNINE.  549 

Vers  la  fin  d'août,  Dolly  renvoya  la  selle,  et  Lc- 
vine  apprit  par  le  messager  cjui  la  rapporta,  que  les 
Oblonsky  étaient  rentrés  à  Moscou.  I^  souvenir  de 
sa  grossièreté  envers  ces  dames  le  fit  rougir  ;  sa  con- 
duite avec  les  Swiagesky  n'avait  pas  été  meilleure, 
mais  il  était  trop  occupé  pour  avoir  le  loisir  de  s'ap- 
pesantir sur  ses  remords.  Ses  lectures  l'absorbaient  ; 
il  avait  lu  les  livres  prêtés  par  Swiagesky  et  d'autres 
qu'il  s'était  fait  envoyer.  Mill,  qu'il  étudia  le  premier 
l'intéressa  sans  lui  rien  offrir  d'applicable  à  la  situa- 
tion agraire  en  Russie.  Le  socialisme  moderne  ne  le 
satisfit  pas  davantage.  I^e  moyen  de  rendre  le  tra- 
vail des  propriétaires  et  des  paysans  nisscs  rémuné- 
rateur ne  lui  apparaissait  nulle  part.  A  force  de  lire, 
il  en  vînt  à  projeter  d'aller  étudier  sur  place  certai- 
nes questions  spéciales,  afin  de  ne  pas  toujours  être 
renvoyé  aux  autorités,  comme  Mille,  Schulze-Dc* 
litzsch  et  autres.  Au  fond,  il  savait  ce  qu'il  tenait  à  sa- 
voir :  la  Russie  possédait  un  sol  admirable  qui.  en 
certains  cas,  comme  chez  le  paysan  sur  la  route,  rap- 
portait largement,  mais  qui,  traité  à  l'europc-cnne, 
ne  produisait  guère.  Ce  contraste  n'était  pas  un 
un  effet  du  hasard. 

«  Le  peuple  russe,  pensait-il,  destiné  à  coloniser 
des  espaces  immenses,  se  tient  à  ses  traditions,  à  ses 
procédés  propres  ;  qui  nous  dit  qu'il  ait  tort  ?»  Le 
livre  qu'il  projetait  devait  démontrer  cette  théorie, 
et  les  procédés  populaires  devaient  être  mis  en  pra- 
tique sur  sa  terre. 


550  ANNA  KARÉNINE. 


CHAPITRE  XXX 

Levine  songeait  à  partir,  lorsque  les  pluies  tor- 
rentielles vinrent  l'enfermer  chez  lui.  Une  partie  de 
la  moisson  et  toute  la  récolte  de  pommes  de  terre 
n'avaient  pu  être  emmagasinées  ;  deux  moulins 
furent  emportés  et  les  routes  devinrent  impratica- 
bles. Mais,  le  30  septembre,  au  matin,  le  soleil  parut, 
et  Levine,  espérant  un  changement  de  temps, 
envoya  son  intendant  chez  le  marchand,  pour  né- 
gocier la  vente  de  son  blé.  Lui-même  résolut  de  faire 
une  dernière  tournée  d'inspection,  et  rentra  le  soir, 
mouillé  en  dépit  de  ses  bottes  et  de  son  bashlik, 
mais  d'excellente  humeur  ;  il  avait  causé  avec  plu- 
sieurs paysans  qui  approuvaient  ses  plans,  et  un 
vieux  garde,  chez  lequel  il  était  entré  pour  se  sé- 
cher, lui  avait  spontanément  demandé  de  faire 
partie  d'une  des  nouvelles  associations. 

«  Il  ne  s'agit  que  de  persévérer,  pensait-il,  et  ma 
peine  n'aura  pas  été  inutile  ;  je  ne  travaille  pas  pour 
moi,  seulement  ce  que  je  tente  peut  avoir  une  in- 
fluence considérable  sur  la  condition  du  peuple.  Au 
lieu  de  la  misère,  nous  verrons  le  bien-être  ;  au  lieu 
d'une  hostilité  sourde,  une  entente  cordiale  et  la 
solidarité  de  tous  les  intérêts.  Et  qu'importe  que 
l'auteur  de  cette  révolution,  sans  effusion  de  sang, 
soit  Constantin  Levine,  celui  qui  est  venu  en  cravate 
blanche  se  faire  refuser  par  Mlle  Cherbatzky  !  » 


ANNA  KARÉNINE.  55^ 

Lorsque  Levine,  livré  à  ses  pensées,  rentra  chez 
lui,  il  faisait  nuit  noire.  L'intendant  avait  rapporté 
un  acompte  sur  la  vente  de  la  récolte,  et  raconta 
qu'on  voyait  sur  la  route  des  quantités  de  blé  non 
rentré.  , 

Après  le  thé,  Levine  s'installa  dans  un  fauteuil 
avec  son  livre,  et  continua  ses  méditations  sur  le 
voyage  projeté  et  le  fruit  qu'il  en  tirerait.  Il  se 
sentait  l'esprit  lucide,  et  ses  idées  se  traduisaient 
en  phrases  qui  rendaient  l'essence  de  sa  pensée  ; 
il  voulut  profiter  de  cette  disposition  favorable  pour 
écrire  ;  mais  des  paysans  l'attendaient  dans  l'anti- 
chambre, demandant  des  instructions  relatives  aux 
travaux  du  lendemain.  Quand  il  lc*s  eut  tous  enten- 
dus, Levine  rentra  dans  son  cabinet  et  se  mit  à  l'ou- 
VTage.  Agathe  Mikhaïlowna,  avec  son  tricot,  vint 
y  prendre  sa  place  habituelle. 

Après  avoir  écrit  pendant  quelque  temps,  Levine 
se  leva,  et  se  mit  à  arpenter  la  chambre.  Le  sou- 
venir de  Kitty  et  de  son  refus  venait  de  lui  traverser 
l'esprit  avec  une  vivacité  cruelle. 

«  Vous  avez  tort  de  vous  faire  du  souci,  lui  dit 
Agathe  Mikhaïlowna.  Pourquoi  restez- vous  à  la 
maison  ?  Vous  feriez  bien  mieux  de  partir  pour  les 
pays  chauds,  puisque  vous  y  êtes  décidé. 

—  Aussi  ai- je  l'intention  de  partir  après-demain  ; 
mais  il  me  faut  tenniner  mes  affaires. 

—  Quelles  affaires  ?  N'avez- vous  pas  assez  doimé 
aux  paysans  ?  Aussi  ils  disent  :  «  Votre  Barine 
compte  sans  doute  sur  une  grâce  de  l'Empereur  !  » 


552  ANNA  KARENINE. 

Quel  besoin   avez-vous  de   tant  vous  préoccuper 
d'eux  ? 

—  Ce  n'est  pas  d'eux  que  je  me  préoccupe,  mais 
de  moi-même.  » 

Agathe  Mikhaïlowna  connaissait  en  détail  tous 
les  projets  de  son  maître,  car  il  les  lui  avait  expli- 
qués, et  s'était  souvent  disputé  avec  elle  ;  mais  en 
ce  moment  elle  interpréta  ses  paroles  dans  un  sens 
différent  de  celui  qu'il  leur  donnait. 

«  On  doit  certainement  penser  à  son  âme  avant 
tout,  dit-elle  en  soupirant.   Parfene  Denisitch,  par 
exemple,   avait  beau  être  ignorant,  ne  savoir  ni 
lire  ni  écrire,  Dieu  veuille  nous  faire  à  tous  la  grâce 
de  mourir  comme  lui,  confessé,  administré  ! 

—  Je  ne  l'entends  pas  ainsi,  répondit  I^evine  ;  ce 
que  je  fais  est  dans  mon  intérêt  :  si  les  paysans  tra- 
vaillent mieux,  j'y  gagnerai. 

—  Vous  aurez  beau  faire,  le  paresseux  restera 
toujours  paresseux,  et  celui  qui  aura  de  la  conscience 
travaillera  ;  vous  ne  changerez  rien  à  cela. 

—  Cependant  vous  êtes  d'avis  vous-même  qu'Ivan 
soigne  mieux  les  vaches  ? 

—  Ce  que  je  dis  et  ce  que  je  sais,  répondit  la 
vieille  Donne,  suivant  évidemment  une  idée  qui  chez 
elle  n'était  pas  nouvelle,  c'est  qu'il  faut  vous  ma- 
rier :  voilà  ce  qu'il  vous  faut.  » 

Cette  observation,  venant  à  l'appui  des  pensées 
qui  s'étaient  emparées  de  lui,  froissa  I^vine  ;  il 
fronça  le  sourcil,  et,  sans  répondre,se  remit  à  travail- 
ler ;  de  temps  en  temps,  il  écoutait  le  petit  tinte- 


ANNA  KARf.XIXB.  553 

ment  des  aigiiilles  à  tricoter  d'Agathe  Mikhaï- 
lowna,  et  faisait  la  grimace  en  se  rqjrenant  à  re- 
tomber dans  les  idées  qu'il  voulait  chasser. 

Des  clochettes  et  le  bruit  sourd  d'une  voiture  sui 
la  route  boueuse  interrompirent  son  tiavail. 

«  Voilà  une  visite  qui  vous  arrive  :  vous  n'allez 
plus  vous  ennuyer  »,  dit  Agatlie  MikJtiano\\*na  en  se 
dirigeant  vers  la  porte,  mais  Levine  la  prévint  ; 
sentant  qu'il  ne  pouvait  plus  travailler,  il  était 
content  de  voir  arriver  quelqu'un. 


CHAPITRE  XXXI 

Levine  entendit,  en  descendant  l'escalier,  le  son 
d'une  toux  bien  connue  ;  quelqu'un  entrait  dans  le 
vestibule  ;  mais,  le  bruit  de  ses  pas  l'empêchant 
d'entendre  distinctement,  il  espéra  un  moment 
s'être  trompé  ;  il  conser\'a  même  cet  espoir  en 
voyant  un  individu  de  haute  taille  se  débarrasser, 
en  toussant,  d'une  fourrure.  Quoiqu'il  aimât  son 
frère,  il  ne  supportait  pas  l'idée  de  \*ivre  avec  lui  ; 
sous  l'influence  des  pensées  réveillées  dans  son 
cœur  par  Agathe  MikhaHowTia,  il  aurait  désiré  un 
visiteur  gai  et  bien  portant,  étranger  à  ses  préoccu- 
pations, et  capable  de  l'en  distraire.  Son  frère,  qui  le 
connaissait  à  fond,  allait  l'obliger  à  lui  confesser  ses 
rêves  les  plus  intimes,  ce  qu'il  redoutait  par-dessus 
tout. 

Tout  eu  se  reprochant  ses  mauvais  sentiments. 


554  ANNA  KARÉNINE. 

Levine  accourut  dans  le  vestibule,  et  lorsqu'il 
reconnut  son  frère,  épuisé  et  semblable  à  un  sque- 
lette, il  n'éprouva  plus  qu'une  profonde  pitié.  De- 
bout dans  l'antichambre,  Nicolas  cherchait  à  ôter 
le  cache-nez  qui  entourait  son  long  cou  maigre,  et 
souriait  d'un  sourire  étrange  et  douloureux.  Cons- 
tantin sentit  son  gosier  se  serrer. 

«  Hé  bien  !  me  voilà  arrivé  jusqu'à  toi,  dit  Nico- 
las d'une  voix  sourde,  en  ne  quittant  pas  son  frère 
des  yeux  ;  depuis  longtemps  je  désirais  venir  sans 
en  avoir  la  force.  Maintenant  cela  va  beaucoup 
mieux  »,  dit-il  en  essuyant  sa  barbe  de  ses  grandes 
mains  osseuses. 

—  Oui,  oui  »,  répondit  Levine  en  touchant  de  ses 
lèvres  le  visage  desséché  de  son  frère  et  en  remar- 
quant, presque  avec  effroi,  l'étrange  té  de  son  regard 
brillant. 

Constantin  lui  avait  écrit,  quelques  semaines  au- 
paravant, qu'ayant  réalisé  la  petite  portion  de  leur 
fortune  mobilière  commune,  il  avait  une  somme 
d'environ  2  ooo  roubles  à  lui  remettre.  C'était  cet 
argent  que  Nicolas  venait  toucher  ;  il  désirait  revoir 
par  la  même  occasion  le  vieux  nid  paternel,  et 
poser  le  pied  sur  la  terre  natale  pour  y  puiser  des 
forces,  comme  les  héros  de  l'ancien  temps.  Malgré 
sa  taille  voûtée  et  son  effrayante  maigreur,  il  avait 
encore  des  mouvements  vifs  et  brusques  :  I^evine  le 
mena  dans  son  cabinet. 

Nicolas  s'habilla  avec  soin,  ce  qui  ne  lui  arrivait 
pas  autrefois,  peigna  ses  cheveux  rudes  et  rares,  et 


ANNA  KARÉNINE.  555 

monta  en  souriant.  Il  était  d'une  humeur  douce  et 
caressante  :  son  frère  l'avait  connu  ainsi  dans  son 
enfance  ;  il  i)arla  même  de  Serge  Ix'anitch  sans 
amertume.  En  voyant  Agathe  Mikhaflowna,  il 
])laisanta  avec  elle,  et  la  questionna  sur  tous  les 
anciens  serviteurs  de  la  maison  ;  la  mort  de  Parfene 
Denisitch  parut  l'impressionner  vivement,  sa  figure 
prit  une  expression  d'effroi  ;  mais  il  se  remit  aus- 
sitôt. 

«  Il  était  très  vieux,  n'est-ce  pas  ?  n  dit-il,  et 
changeant  aussitôt  de  conversation  :  «  Eh  bien,  je 
\ais  rester  un  mois  ou  deux  chez  toi,  puis  j'irai  à 
Moscou,  où  Miagkof  m'a  promis  une  place,  et  j'en- 
trerai en  fonctions.  Je  compte  vivre  tout  autre- 
ment, ajouta- t-il.  Tu  sais,  j'ai  éloigné  cette  femme. 

—  Marie  Nicolae\Tia.  Pourquoi  donc  ? 

—  C'était  une  vilaine  femme  qui  m'a  causé  tous 
les  ennuis  imaginables.  » 

Il  se  garda  de  dire  qu'il  avait  chassé  Marie  Nico- 
laevna  parce  qu'il  trouvait  le  thé  qu'elle  faisait 
trop  faible  ;  au  fond,  il  lui  en  voulait  de  le  traiter  en 
malade. 

«  Je  veux,  du  reste,  changer  tout  mon  genre  de 
vie  ;  j'ai  fait  des  bêtises  comme  tout  le  monde,  mais 
je  ne  regrette  pas  la  dernière.  Pourvu  que  je  re- 
prenne des  forces,  tout  ira  bien  ;  et,  Dieu  merci, 
je  me  sens  beaucoup  mieux.  » 

Levine  écoutait  et  cherchait  une  réponse  qu'il  ne 
pouvait  trouver.  Nicolas  se  mit  alors  à  le  question- 
ner sur  ses  affaires,  et  Constantin,  heureux  de  pou- 


556  ANNA  KARÉNINE. 

voir  parler  sans  dissimulation,  raconta  ses  plans  et 
ses  essais  de  réforme.  Nicolas.  Nicolas  écoutait  sans 
témoigner  le  moindre  intérêt.  Ces  deux  hommes  se 
tenaient  de  si  près,  qu'ils  se  devinaient  rien  qu'au 
son  de  la  voix  ;  la  même  pensée  les  abordait  en  ce 
moment,  et  primait  tout  :  la  maladie  de  Nicolas  et  sa 
mort  prochaine.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'osait  y  faire  la 
moindre  allusion,  et  ce  qu'ils  disaient  n'exprimait 
nullement  ce  qu'ils  éprouvaient. 

Jamais  Levine  ne  vit  approcher  avec  autant  de 
soulagement  le  moment  de  se  coucher.  Jamais  il  ne 
s'était  senti  aussi  faux,  aussi  peu  naturel,  aussi  mal 
à  l'aise.  Tandis  que  son  cœur  se  brisait  à  la  vue  de 
ce  frère  mourant,  il  fallait  entretenir  une  conversa- 
tion mensongère  sur  la  vie  que  Nicolas  comptait 
mener. 

La  maison  n'ayant  encore  qu'une  chambre 
chauffée,  Levine,  pour  éviter  toute  humidité  à  son 
frère,  lui  offrit  de  partager  la  sienne. 

Nicolas  se  coucha,  dormit  comme  un  malade,  se 
retournant  à  chaque  instant  dans  son  lit,  et  Cons- 
tantin l'entendit  soupirer  en  disant  :  «  Ah  !  mon 
Dieu  !  ».  Quelquefois,  ne  parvenant  pas  à  cracher, 
il  se  fâchait,  et  disait  alors  :  «  Au  diable  !  »  Long- 
temps son  frère  l'écouta  sans  pouvoir  dormir,  agité 
au'il  était  de  pensées  qui  le  ramenaient  toujours  à 
l'idée  de  la  mort. 

C'était  la  première  fois  que  la  mort  le  frappait 
ainsi  par  son  inexorable  puissance,  et  elle  était  là, 
dans  ce  frère  aimé  qui  geignait  en  dormant,  invo- 


AXXA  KL\RÊNIXB.  557 

quant  indistinctement  Dieu  ou  le  diable  ;  elle  était 
en  lui  aussi,  et  si  cette  fin  inévitable  ne  venait  pas 
aujourd'hui,  elle  viendrait  demain,  dans  trente  ans, 
qu'importe  le  moment  !  Conmieut  n'avait-il  jamais 
songé  à  cela  ? 

«  Je  travaille,  je  poursuis  un  but,  et  j'ai  oublié 
que  tout  finissait  et  que  la  mort  était  là,  près  de 
moi  !  » 

Accroupi  sur  son  lit, dans  l'obscurité,  entourant 
ses  genoux  de  ses  bras,  il  retenait  sa  respiration 
dans  la  tension  de  son  esprit.  Plus  il  pensait,  plus  il 
voyait  clairement  que  dans  sa  conception  de  la  vie 
il  n'avait  omis  que  ce  léger  détail,  la  mort,  qui  vien- 
drait couper  court  à  tout,  et  que  rien  ne  pouvait 
empêcher  !  C'était  terrible  ! 

0  Mais  je  vis  encore,  Que  faut-il  donc  que  je  fasse 
maintenant  ?  »  se  demanda-t-il  avec  désepoir.  Et, 
allumant  une  bougie,  il  se  leva  doucement,  s'appro- 
cha du  miroir  et  y  examina  sa  figure  et  ses  cheveux  ; 
quelques  cheveux  gris  se  montraient  déjà  aux 
tempes,  ses  dents  conmiençaient  à  se  gâter  ;  il  dé- 
couvrait ses  bras  musculeux,  ils  étaient  pleins  de 
force.  Mais  ce  pauvre  Nicolas,  qui  respirait  pénible- 
ment avec  le  peu  de  poumon  qui  lui  restait,  avait 
eu  aussi  un  corps  vigoureux.  Et  tout  à  coup  il  se 
souvint  qu'étant  enfants,  le  soir,  lorsqu'on  les  avait 
couchés,  leur  bonheur  était  d'attendre  que  Fedor 
Bogdanowitch,  leur  précepteur,  eût  quitté  la  cham- 
bre pour  se  battre  à  coups  d'oreiller,  et  rire,  rire  de 
si  bon  cœur,  que  la  crainte  du  précepteur  elle-même 


558  ANNA  KARÉNINE. 

ne  pouvait  arrêter  cette  exubérance  de  gaieté.  «  Et 
maintenant  le  voilà  couché,  avec  sa  pauvre  poitrine 
creuse  et  voûtée,  et  moi  je  me  demande  ce  que  je 
deviendrai,  et  je  ne  sais  rien,  rien  !  » 

«  Kha,  Kha  !  que  diable  fais-tu  là  et  pourquoi  ne 
dors- tu  pas  ?  demanda  la  voix  de  Nicolas. 

—  Je  n'en  sais  rien,  une  insomnie. 

—  Moi,  j'ai  bien  dormi,  je  ne  transpire  plus  : 
viens  me  toucher,  plus  rien.  » 

Levine  obéit,  puis  se  recoucha,  éteignit  la  bougie, 
mais  ne  s'endormit  pas  encore  et  contina  à  réfléchir. 

«  Oui,  il  se  meurt  !  il  mourra  au  printemps  ;  que 
puis- je  faire  pour  l'aider  ?  que  puis- je  lui  dire  ? 
que  sais-je  ?  J'avais  même  oublié  qu'il  fallait  mou- 
rir !  » 


CHAPITRE  XXXII 

Levine  avait  souvent  remarqué  combien  la  poli- 
tesse et  l'excessive  humilité  de  certaines  gens  se 
transforment  subitement  en  exigences  et  en  tracas- 
series, et  il  prévoyait  que  la  douceur  de  son  frère 
ne  serait  pas  de  longue  durée.  Il  ae  se  trompait  pas; 
dès  le  lendemain,  Nicolas  s'irrita  des  moindres  choses 
et  s'attacha  à  froissser  son  frère  dans  tous  ses  points 
les  plus  sensibles. 

Constantin  se  sentait  coupable  d'hypocrisie  ; 
mais  il  ne  pouvait  exprimer  ouvertement  sa  pen- 
sée. Si  ces  deux  frères  avaient  été  sincères,  ils  se 


ANNA  KARÉNINE.  559 

seraient  regardés  en  face  et  Constantin  n'aurait  su 
que  répéter  :  «  Tu  vas  mourir,  tu  vas  mourir  !  « 
A  quoi  Nicolas  aurait  répondu  :  u  Je  le  sais,  et  j'ai 
peur,  terriblement  peur!  »  Ils  n'avaient  pas  d'au- 
tres préoccupations  dans  l'âme.  Mais,  cette  sincérité 
n'étant  pas  possible,  Constantin  tentait,  ce  qu'il 
faisait  toujours  sans  succès,  de  parler  de  sujets  indif- 
férents, et  son  frère,  qui  le  devinait,  s'irritait  et 
relevait  chacune  de  ses  paroles. 

Le  surlendemain,  Nicolas  entama  une  fois  de 
plus  la  question  des  réformes  de  son  frère  qu'il  criti- 
qua et  confondit,  par  taquinerie,  avec  le  commu- 
nisme. 

a  Tu  as  pris  les  idées  d' autrui,  pour  les  défigurer 
et  les  appliquer  là  où  elles  ne  sont  pas  applica- 
bles. 

—  Mais  je  ne  veux  en  rien  copier  le  communisme 
qui  nie  le  droit  à  la  propriété,  au  capital,  à  l'héri- 
tage. Je  suis  loin  de  nier  des  stimulants  aussi  impor- 
tants. Je  cherche  seulement  à  les  régulariser. 

'  —  En  un  mot,  tu  prends  une  idée  étrangère,  tu 
lui  ôtes  ce  qui  en  fait  la  force,  et  tu  prétends  la 
faire  passer  pour  neuve,  dit  Nicolas  en  tiraillant 
sa  cravate. 

—  Mais  puisque  mes  idées  n'ont  aucim  rap- 
port... 

—  Ces  doctrines,  continua  Nicolas  en  souriant 
ironiquement  avec  im  regard  étincelant  d'irrita- 
tion, ont  du  moins  l'attrait  que  j'appellerai  géomé- 
trique, d'être  claires  et  logiques.  Ce  sont  peut-être 


56o  ANNA  KARÉNINE. 

des  utopies,  mais  on  comprend  qu'il  puisse  se  pro- 
duire une  forme  nouvelle  de  travail  si  on  parvient  à 
faire  table  rase  du  passé,  s'il  n'y  a  plus  ni  propriété 
ni  famille  ;  mais  tu  n'admets  pas  cela  ? 

—  Pourquoi  veux- tu  toujours  confondre  ?  Je 
n'ai  jamais  été  communiste. 

—  Je  l'ai  été,  moi,  et  je  trouve  que  si  le  commu- 
nisme est  prématuré,  il  a  de  l'avenir,  de  la  logique," 
comme  le  christianisme  des  premiers  siècles. 

—  Et  moi,  je  crois  que  le  travail  est  une  forcé 
élémentaire,  qu'il  faut  étudier  du  même  point  de  vue 
qu'une  science  naturelle,  dont  il  faut  reconnaître 
les   propriétés    et... 

—  C'est  absolument  inutile  ;  cette  force  agit 
d'elle-même  et,  selon  le  degré  de  civilisation,  prend 
des  formes  différentes.  Partout  il  y  a  eu  des  esclaves, 
puis  des  métayers,  des  fermiers,  des  ouvriers  libres. 
Que  cherches-tu  de  plus  ?  » 

Levine  prit  feu  à  ces  derniers  mots,  d'autant  plus 
qu'il  craignait  que  son  frère  n'eut  raison  en  lui  repro- 
chant de  vouloir  découvrir  un  terme  moyen  entre  les 
formes  du  travail  existantes  et  le  communisme. 

«  Je  cherche  une  forme  de  travail  qui  profite  à 
tous,  à  moi  comme  à  mes  ouvriers,  répondit-il  en 
s'animant. 

—  Ce  n'est  pas  cela,  tu  as  cherché  roriginalité 
toute  ta  vie,  et  tu  veux  prouver  maintenant  que  tu 
n'exploites  pas  tes  ouvriers  tout  bonnement,  mais 
que  tu  y  mets  des  principes. 

—  Puisque  tu  le  comprends  ainsi,  quittons  oéi 


AN'XA  KARttXIXB.  561 

sujet,  répondit  I^evine,  qui  sentait  le  muscle  de  sa 
ioue  droite  tressaillir  involontairement. 

—  Tu  n'as  jamais  eu  de  convictions,  tu  ne  cher- 
ches qu'à  flatter  ton  amour-propre. 

—  Très  bien,   mais  alors  laisse-moi   tranquille. 

—  Certes  oui,  je  te  laisserai  trancjuille  î  j'aurais 
déjà  dû  le  faire.  Que  le  diable  t'emporte  !  Je  re- 
grette fort  d'être  venu,  n 

T^\'ine  eut  beau  chercher  à  le  calmer.  Nicolas  ne 
y»)ulut  rien  entendre,  et  persista  à  dire  qu'il  valait 
mieux  se  séparer  :  Constantin  dut  s'avouer  que  la 
vie  en  commun  n'était  pas  possible.  Il  vint  cepen- 
dant trouver  son  frère,  lorsque  celui-ci  se  prépara 
au  départ,  pour  lui  faire  d'un  ton  un  peu  forcé  des 
exaises,  et  le  prier  de  lui  pardonner  s'il  l'avait 
offensé. 

—  -\h  !  ah  !  de  la  magnanimité  maintenant  !  dit 
Nicolas  en  souriant.  Si  tu  es  tourmenté  du  besoin 
d'avoir  raison,  mettons  que  tu  es  darus  le  vrai,  mais 
je    pars  tout  de  même.  » 

Au  dernier  moment,  cependant,  Nicolas  eut,  en 
embrassant  son  frère,  un  regard  étrangement  grave. 

«  Kostia,  ne  me  garde  pas  rancune  !  »  dit-il 
d'une  voix  tremblante. 

Ce  furent  les  seules  paroles  sincères  échangées 
entre  les  deux  frères.  Levine  comprit  que  ces  mots 
signifiaient  :  «  Tu  le  vois,  tu  le  sais,  je  m'en  vais, 
nous  ne  nous  reverrons  peut-être  plus  !»  Et  les 
larmes  jaillirent  de  ses  yeux.  Il  embrassa  encore 
son  frère  sans  trouver  rien  à  lui  répondre. 


562  ANNA  KARÉNINE. 

Le  surlendemain  L<evine  partit  à  son  tour.  Il 
rencontra  à  la  gare  le  jeune  Cherbatzky,  cousin  de 
Kitty,  et  l'étonna  par  sa  tristesse. 

«  Qu'as-tu  ?  demanda  le  jeune  homme. 

—  Rien,  si  ce  n'est  que  la  vie  n'est  pas  gaie. 

—  Pas  gaie  ?  Viens  donc  à  Paris  avec  moi  au 
lieu  d'aller  dans  un  endroit  comme  Mulhouse  ; 
tu  verras  si  l'existence  y  est  amusante  ! 

—  Non,  c'est  fini  pour  moi  :  il  est  temps  de 
mourir. 

—  Voilà  une  idée  !  dit  en  riant  Cherbatzky.  Je 
m'apprête  à  commencer  la  vie,  moi. 

—  Je  pensais  de  même  il  y  a  peu  de  temps,  mais 
je  sais  maintenant  que  je  mourrai  bientôt.  » 

Levine  disait  ce  qu'il  pensait  ;  il  ne  voyait  devant 
lui  que  la  mort,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  s'inté- 
resser à  ses  projets  de  réforme  ;  il  fallait  bien 
occuper  sa  vie  jusqu'au  bout.  Tout  lui  semblait 
ténèbres,  mais  ses  projets  lui  servaient  de  fil  con- 
ducteur et  il  s'y  rattachait  de  toutes  ses  forces. 


FIN   DU    PREMIER   VOI<X7ME 


*^BK^. 


% 


n 


¥ 


f«>-w^fc     M 


N 

N 

Anna  Karénine 

• 

!?V//-   J .con   lolstoi 

Tome  II 

•     "Vans 

fN^ison^  Éditeurs 
189,  ^rue    SaïnUrJacquci 

Londres,  Êdimlmtg,  et  Nnv-  York 

?' 

N 

5367 
P'CAé> 

COLLECTION    5\CELS0N 


"Publiée  sous  la  direction  de 
CHARLES    SAROLEA, 

Docteur  es  lettres  :   Directeur  de  la  Section 
française  à  V  Université  cf  hdimbourg. 


PG  Tolstof,   Lev  Nikolf  .v.ch, 

367  grfcf 
"5A6  Anna  Karénine 

1910 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
SLIPS  FROM  THIS  POCKET 


UNIVERSITY  OF  TORONTO 
LIBRARY