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Anna Karénine
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Introduction par Emile Faguet
de P Académie française
Tome I ^
Taris
fN^lson^ Éditeurs
6l, rue des Saints-Pères
Londres y Edimbourg, et Ne^v-York
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PC^
4.>
COLLECTION ;n:ELSON
TuhlUe sous la direction de
CHARLES SAROLEA,
Docteur es lettres : Directeur de la Section
française à l^ Université d^ Edimbourg.
INTRODUCTION
PAR EMILE FAGUET
Anna Karénine est un ouvrage qui fut classique
dès qu'il parut, tant il contenait d'humanité, tant
il était fait pour être lu et compris par les hommes
de tous les temps et de tous les lieux, tant, quoique
tout plein de mœurs locales, il était la plus occidentale
des œuvres de Tolstoi, en ce sens qu'il s'adressait
aussi bien à l'intelligence de l'homme de Paris ou
de Londres qu'à ceux de l'homme de St. Pétersbourg
ou de Moscou.
Anna Karénine est, d'une part, l'éternelle histoire
du mariage mal fait et de ses conséquences désas-
treuses, d'autre part l'éternelle histoire du mariage
normal avec les circonstances qui quelquefois, qui
souvent, normalement aussi et naturellement le
traversent.
Anna Karénine, parce que cela se fait ainsi, parce
3
INTRODUCTION
que, par tout pays, les convenances de fannille l'em-
portent souvent, dans l'affaire du nnariage, sur la
raison qui dans cette espèce est l'amour ; parce que,
_^âL tout pays encore, les jeunes filles sont élevées de
telle façon qu'elles concluent le plus grand engage-
ment de la vie sans savoir un mot de ce qu'est la
vie ; a épousé a vingt ans un homme de vingt ans
plus â^e qu'elle.
A trente, elle^j^rend d'un officier brillant, spiri-
tuel et conquérant et commet la faute irréparable.
Loyale et courageuse, en vraie slave qui regarde
droit, au premier soupçon de son mari, à la première
question, elle repond, " Oui." Elle n'avoue pas sa
faute ; elle la déclare sans forfanterie, sans défi, mais
avec probité et dignité.
Le mari, qui, à mon avis, est le chef-d'œuvre du
roman, chef d'oeuvre dans un chef-d'œuvre, est un
sot ; il est vain, il est gonflé de son importance
administrative ; il est puéril ; mais son cœur est
droit et il est chrétien. Lentement, avec une ex-
trême lenteur, avec des luttes contre lui-même, avec
des hésitations d'homme qui ne comprend pas, avec
des régressions vers la haine et la colère, avec des
révoltes d'homme qui a la terreur du ridicule ; lente-
ment, avec une extrême lenteur, il finit par sentir,
plutôt que comprendre, qu'il a ses torts, qu'il est
justement puni, que celui qui à jeune femme n'a pas
donné sa jeunesse et que celui qui à un être né pour
4
INTRODUCTION
l'amour n'a pas pu donner l'amour, a été ua-tromj)eur ;
a profité de l'état général des mœurs et des préjugés
pour commettre une manière de vol, et a mérité le
malheur, qui n'est pas autre chose qu'un châtiment.
11 laisse Anna suivre sa destinée. Il se sépare d'elle.
Il vivra sans foyer comme il est juste que vive l'homme
qui n'a pas bâti son foyer sur les lois éternelles de la
sage nature.
Mais Anna sera-t-elle récompensée et heureuse ?
Oh ! non pas ! Elle aussi a été coupable, non j)as plus
que lui, — Tolstoi ni moi ne voudrions que l'on dît
cela, — mais autant : elle est un peu coupable d'avoir
épousé celui qu'elle n'aimait pas ; elle est coupable,
surtout, d'avoir violé la foi jurée, un serment
qu'elle a eu tort de prêter, mais que, l'ayant prêté,
elle devait tenir. Elle sera punie aussi terriblement
que son mari. Elle sera punie en s'apercevant que
son amant se repent de l'avoir aimée et par conséquent
ne l'aime plus guère ; en s'apercevant qu'elle est pour
son amant un poids lourd, une charge, une croix,
et q.u'il,ljuLen. .voudra. toute sa vie de la faiblesse
qu'elle a eue pour lui à cause des conséquences de
cette faiblesse. Sa vie, à elle aussi, est brisée.
Son amant, Vronski, est un être léger, frivole et
aimable. Il a ce défaut assez commun de ne vivre
que dans le moment présent d^tre un " momentané"
et de ne pouvoir ni recevoir des leçons du passé ni
jeter des prévisions sur l'avenir. Il s'est donné un
5
INTRODUCTION
jour le divertissement d'Anna Karénine. Il ne lui
manque que la moralité et le bon sens.
Il sera puni par la nécessité de se lier, de se river
pour la vie à Anna Karénine délaissée ; par la
nécessité de fuir avec elle à l'étranger, de briser une
carrière qui se promettait à lui extrêmement brillante,
et belle, et peut-être glorieuse.
Une aventure symbolique lui est arrivée, qu'il
n'a pas comprise. En une course de chevaux, mag-
nifique cavalier sur une ji^iïiÊlit admirable, après
avoir franchi tous les obstacles, à deux pas d'être
vainqueur, voyant le but presque à le toucher, jouissant
déjà de son triomphe, déjà applaudi par les tribunes ;
d'un faux mouvement irréfléchi il brise les reins de sa
monture. Ainsi de sa carrière, ainsi de sa vie. Par
un moment d'_étourderie, il a brisé tout son avenir et
l'a englouti dans la mort.
Ces trois personnages, tous trois coupables, seront
tous trois punis par ce que Gambetta appelait la
justice ijnmanente des choses. Le roman s'arrête où.
leur châtiment commence, ou plutôt, où leur châti-
ment, déjà commencé, a tout son poids et va s'alourdir
de plus en plus avec les années. Le roman finissant
nous dit, " Regardez-les dans leur avenir et voyez-
les de plus en plus écrasés douloureusement par la
fatalité qu'ils se sont faite ; je n'ai pas besoin de vous
peindre cela."
En réplique de cette histoire douloureuse, l'histoire,
~' 6
l
INTRODUCTION
un peu douloureuse aussi mais finalement souriante,
de deux êtres sains, naturels, normaux, non sans
défauts ; car sans défauts ils seraient faux et ils
seraient fades ; mais suivant, en somme, les lois de
la nature et de Dieu: Livine et Kitty. Kitty est
jeune fille. Elle a les qualités et les imperfections de
la jeune fille saine et droite. Elle aime Livine, qui
est un excellent jeune homme, simple et bon ; mais
elle est fascinée un moment par tout ce qu'il y a
dans Vronski de brillant, d'engageant, de gracieux,
de superficiellement civilisé, de flatteur pour l'être
de__YânUé que contient toujours une femme, parce
qu'elle ressemble à l'homme.
Elle écarte donc Livine. Livine est bon et coura-
geux ; mais il est timide, susceptible et boudeur. Il
se retire dans ses terres, que, du_ reste, il adore.
Kitty, délaissée par lui, et aussi par Vronski, nous
savons pour quelles raisons, devient malade, doit se
dépayser, se distraire et, quoique revenant à la santé,
garde au coeur une grande tristesse et comme le vide
que laisse derrière elle la vie qui s'enfuit.
Mais ils se revoient ; ils sont bons tous deux,
susceptibles, mais non rancuniers, et étant droits, ils
n'ont pas ces gageures de dignité et ces rnanèges de
dignité et ces manèges de coquetterie, qui, compli-
quant indéfiniment les choses, finissent souvent par
les gâter sans remède.
Donc ils peuvent s'entendre. Ils s'entendent en
7
INTRODUCTION
effet. Ils sourient, avec un peu de mélancolie et
souvent même de pitié du malentendu qui les a divisés
un certain temps qui fut trop long. Ils s'unissent ; ils
auront le bonheur, dans la mesure où l'homme peut
l'avoir, parce que, jeunes, ils se sont mariés jeunes;
parce que purs ils se sont mariés purs, parce que, ayant
tous deux quelque chose à se reprocher, ils n'ont
pas plus à_ se reprocher l'un qu'à l'autre; parce que,
si Livine a eu quelques peccadilles de jeunesse qu'il
déclare loyalement à Kitty, Kitty a eu un fiirt 3iwec
Vronski, et n'a pas, pour ce qui est de Vimmaculite^
avant le mariage, une trop grande supériorité relalwe-
ment à Livine ; aussi parce qu'ils ont souffert un
peu, l'un et l'autre et l'un par l'autre, avant d& s'unir
et que tout bonheur, ici bas, doit être un peu acheté
et a précisément le prix qu'il a coûté.
Telle est cette très belle œuvre, aux grandes lignes
simples et fermes, de composition nette, facile et
puissante, dont tout le mérite de détail, qui est infini,
ne saurait être exposé dans une courte notice et dont
je ne puis ici mettre en lumière que les idées générales
et les grandes vérités universelles qu'il contient.
Les défauts, que je crois que je sais voir, ne laissent
pas d'être considérables dans cette belle œuvre. Sauf
en Russie, tout le monde trouvera que la vie de Livine
à la campagne fait un peu longueur. Que Tolstoi se
soit attardé et appesanti sur cette partie de son
ouvrage, cela nous vaut, il est vrai, la fauchaison, qui
INTRODUCTION
est merveilleuse de précision, de large dessin et de
couleur et qui a déjà passé comme morceau classique
dans beaucoup d'anthologies ; mais les discussions sur
le servage et l'affranchissement, sur la routine des
paysans, sur la mauvaise volonté du journalier cam-
pagnard, sur les justices de paix cantonales et les
conseils municipaux ne sont pas sans faire languir un
peu l'intérêt.
Cependant, on peut dire encore que l'oeuvre serait
décidém.ent trop générale, trop universelle, trop hu-
maine, ne serait pas assez marquée, au moins ça et
là, comme il convient, d'un caractère national, n'au-
rait pas de couleur locale, si ces passages ne s'y
trouvaient point, et qu'on ne saurait presque point \
par qui elle est écrite, quelle est la nationalité de son
auteur. Et je reconnais, sans y entrer complètement.
qu'il y a de la justesse dans cette idée.
Flssie que, pour mon goût, Tolstoi, de ces détails
de vie d'uii_ gentilhomme compagnard russe, en a
p^ut-être un peu trop mis.
De même, ce;tains personnages paraissent au milieu
du roman, comme cette délicieuse Varenka, puis
disparaissent sans que l'on n'en entende plus parler
le moins du monde, non plus que s'ils n'avaient
jamais existé, alors qu'on désirerait fort, pour l'har-
monie de la composition générale, qu'ils reparussent,
et, seulement pour le plaisir de les contempler à
nouveau, les revoir. Un défenseur de l'auteur dira
INTRODUCTION
peut-être, que Varenka n'a été inventée, rencontrée
aux eaux par Kitty, que pour contribuer à la guéxison
de Kitty par le contact de sa belle raison tranquille
et de son caractère merveilleusement équilibré et
que, cela fait, il n'y a plus aucune raison pour qu'elle
demeure sous nos yeux ou s'y retrouve : Transi l't
benefaciendo. Ce serait donner une raison ; mais qui
ne satisferait pas entièrement le goût, ni le désir
naturel que l'on a de revoir des êtres aimés.
Un reproche plus grave que les précédents, mérité
peut-être, est celui-ci : C'est du principal personnage
que nous connaissons le moins le caractère.
Anna Karénine nous est présentée à trente ans, et
aussitôt que nous la connaissons de vue, pour ainsi
parler, elle est la maîtresse de Vronski. Comment
est-elle devenue la maîtresse de Vronski ? Quel
travail s'est fait, pour qu'elle le devînt, dans son
intelligence et dans son coeur? Voilà ce qui n'est
pas dit, voilà ce qui n'est pas même indiqué.
Vronski pourrait dire: "Je suis venu, j'ai vu, j'ai
vaincu."
Il était extrêmement important de nous montrer
aussi précisément les raisons de la faute que de nous
présenter plus tard les remords de la faute. Les
remords sont Tenvers d'une faute ; il fallait même,
pour que nous comprissions bien, nous faire voir
d'abord le recto, et nous sommes comme quelqu'un
qui aurait tourné la page ava^t de l'avoir lu et qui
lO
INTRODUCTION
s'apercevrait ensuite qu'il a cette excuse que, là où
il n'a pas lu. elle était blanche.
Peut-être dira-t-on que pour tonaber amoureuse de
Vronski il suffit d'être la femme de Karénine. Il est
possible ; mais alors nous voudrions savoir pourquoi
Anna a épousé Karénine, pourquoi elle l'a épousé
évidemment malgré elle, pourquoi elle l'a épousé
sans l'aimer. En un mot pour nous rendre bien
compte du caractère tout entier d'Anna Karénine
il faudrait que nous connussions son histoire depuis
sa quinzième année jusqu'à sa trentième.
Croyez bien que de tous les personnages d'un
roman, pour qu'on s'intéresse à eux, il faut connaître
sommairement toute l'histoire ; mais qu'au moins du
personnage principal il faut toujours connaître toute
l'histoire psychologique, depuis son éducation par les
autres, jiisqu'à son éducation par lui-même, jusqu'à
ses premiers contacts avec la vie, enfin jusqu'au
moment précis où vous le faites entrer dans l'épisode
que vous voulez raconter.
Ceci me parait la seule lacune vraiment grave
d'Anna Karénine. Ce n'est ni dans un ouvrage de
Dickens ni dans un ouvrage de Thackeray ni dans
un ouvrage de Balzac ni dans un ouvrage de Flaubert
que cette faute eût été commise.
Il n'en reste pas moins qu'Anna Karénine est un
des grands ouvrages du siècle ; que, par sa curiosité
psychologique ; que, par l'art de dessiner des types,
INTRODUCTION
y compris les types secondaires, avec couleur et avec
relief ; que, par le don de faire vivre les personnages
d'une vie minutieuse ; que par la grande et bien
faisante idée morale qui le domine ; que par la haute
leçon qu'il donne aux hommes, tragique d'un côté,
souriante, non sans rnélange de quelques larmes,
de l'autre ; il est à la fois, ce qui est rare, une belle
oeuvre d'art et une bonne .action.
EMILE FAGUET.
ANNA KARENINE
ANNA KARENINE
PRExMIERE PARTIE
« Je me suis réservé à la vengeance »,
dit le Seigneur.
CHAPITRE PREMIER
TOUS les bonheurs se ressemblent, mais chaque
infortune a sa physionomie particulière.
La maison Oblonsky était bouleversée. I,a prin-
cesse, ayant appris que son niari entretenait une
liaison avec une institutrice française qui venait
d'être congédiée, déclarait ne plus vouloir vivre
sous le même toit que lui. Cette situation se pro-
longeait et se faisait cruellement sentir depuis trois
jours aux deux époux, ainsi qu'à tous les membres
de la famille, aux domestiques eux-mêmes.
Chacun sentait qu'il existait plus de liens entre
des personnes réunies par le hasard dans ime
auberge, qu'entre celles qui habitaient en ce moment
2 ANNA KARÉNINE.
la maison Oblonsky. I^a femme ne quittait pas
ses '"appartements ; le mari ne rentrait pas de la
journée ; les enfants couraient abandonnés de cham-
bre en chambre ; l'Anglaise s'était querellée avec
la femme de charge et venait d'écrire à une amie
de lui chercher une autre place ; le cuisinier était
sorti la veille sans permission à l'heure du dîner ;
la fille de cuisine et le cocher demandaient leur
compte.
Trois jours après la scène qu'il avait eue avec sa
femme, le prince Stépane Arcadiévitch Oblonsky,
Stiva, comme on l'appelait dans le moade, se
réveilla à son heure habituelle, huit heures du
matin, non pas dans sa chambre à coucher, mais
dans son cabinet de travail, sur un divan de cuir.
Il se retourna sur les ressorts de son divan, cher-
chant à prolonger son sommeil, entoura son oreiller
de ses deux bras, y appuya sa joue ; puis, se redres»
sant tout à coup, il s'assit et ouvrit les yeux.
« Oui, oui, comment était-ce donc ? pensa-t-il
en cherchant à se rappeler son rêve. Comment
était-ce ? Oui, Alabine donnait un dîner à Darm-
stadt ; non, ce n'était pas Darmstadt, mais quel-
que chose d'américain. Oui, là-bas, Darmstadt
était en Amérique. Alabine donnait un dîner sur
des tables de verre, et les tables chantaient : « Il
mio tesoro », c'était même mieux que « Il mio
tesoro », et il y avait là de petites carafes qui
étaient des femmes ».
Les yeux de Stépane Arcadiévitch brillèrent
ANNA KARl'NIXE. 3
gaiement et il se dit en souriant : « Oui, c'était
agréable, très agréable, mais cela ne se raconte pas
7 €n paroles et ne s'explique même plus clairement
quand ^on est réveillé )>. Et, remarquant un rayon
de jour qui pénétrait dans la chambre par l'entre-
bâillement d'un store, il posa les pieds à terre,
cherchant conuue d'habitude ses pantoufles de
maroquin brodé d'or^ cadeau de sa femme ppur^
sou jour de naissance ; puis, toujours sous l'empire
d'une habitude de neuf années, il tendit la main sans
se lever, pour prendre sa robe de chambre à la place
où elle pendait d'ordinaire. Ce fut alors seulement
qu'il se rappela connnent et pourquoi il était dans
son cabinet ; le sourire disparut de ses lèvres et
il fronça le sourcil. « Ah, ah, ah ! » soupirçi-t-il
en se souvenant de ce qui s'était passé. Et son' ima-
gination lui représenta tous les détails de sa scène
avec sa femme et la situation sans issue où il se
trouvait par sa propre faute.
« Non, elle ne pardonnera pas et ne peut pas par-
donner. Et ce qu'il y a de plus terrible, c'est que je.
suis cause de_ tout, de tout, et que je ne suis pas
coupable ! Voilà le drame. Ah, ah, ah !... » répé-
tait-il dans son désespoir en se rappelant toutes les
impressions pénibles que_ lui avait laisstis^s cette
scène.
Le plus désagréable avait été le premier moment,
quand, rentrant du spectacle, heureux et content,
avec ime énorme poire dans la main pour sa femme,
il n'avait pas trouvé celle-ci au salon ; étonné, il
4 ANNA KARÉNINE.
J/ avait cherchée dans son cabinet et l'avait enfin
découverte dans sa chambre à coucher, tenant entre
ses mains le fatal billet qui lui avait tout appris.
Elle, cette Dolly toujours affairée et préoccupée
des petits tracas du ménage, et selon lui si peu
perspicace, était assise, le billet dans la main,
le regardant avec une expression de terreur, de
désespoir et d'indignation.
{( Qu'est-ce que cela, cela ? » demanda-t-elle en
montrant le papier.
Comme il arrive souvent, ce n'était pas le fait en
lui-même qui touchait le plus Stépane Arcadié-
vitch, mais la façon dont il avait répondu à sa
femme. Semblable aux gens qui se trouvent impli-
qués dans une vilaine affaire sans s'y être attendus,
il n'avait pas su prendre une physionomie conforme
à sa situation. Au lieu de s'offenser, de nier, de se
justifier, de demander pardon, de demeurer indiffé-
rent, tout aurait mieux valu, sa figure prit invo-
lontairement (action réflexe, pensa Stépane Arca-
diévitch qui aimait la physiologie) — très invo-
lontairement — im air souriant ; et ce sourire
habituel, bqnnasse, devait nécessairement être niais.
C'était ce sourire niais qu'il ne pouvait se par-
donner. Dolly, en le voyant, avait tressailH com_me
blessée d'une douleur physique ; puis, avec son
emportement habituel, elle avait accablé son mari
d'un flot de paroles "amères et s'était sauvée dans
sa chambre. Depuis lors, elle ne voulait plus le
voir.
ANNA KART'.XIXK. 5
« La fan te en est à ce bête de sourire, pensait
vStcpane Arcadiévitch, mais que faire, que faire ? »
répétait-il avec désespoir sans trouver de réponse.
CHAPITRE II
Stépane Arcadiévitch était sincère avec lui-
même et incapable de se faire illusion au point
de se persuader qu'il éprouvait des remords de sa
conduite. Comment un beau garçon de trente-
quatre ans comme lui aurait-il pu se repentir de
n'être plus amoureux de sa femme, la mère de sept
enfants dont cinq vivants, et à peine plus jeune que
lui d'une année. Il ne se repentait que d'une chose,
de n'avoir pas su lui dissimuler la situation. Peut-
être aurait-il mieux caché ses infidélités s'il avait
pu prévoir l'effet qu'elles produiraient sur sa femme.
Jamais il n'y avait sérieusement réfléchi. Il s'ima-
ginait vaguement qu'elle s'en doutait, qu'elle
fermait volontairement les yeux, et trouvait, même
que, par un sentiment de justice, elle aurait dû se
montrer indulgente ; n'était-elle pas fanée, vieillie,
fatiguée ? Tout le mérite de Dolly consistait à être
une bonne mère de famille, fort ordinaire du reste,
et sans aucune qualité qui la fît remarquer. L'erreur
avait été grande ! « C'est terrible, c'est terrible ! »
répétait Stépane Arcadiévitch sans trouver une
idée consolante. « Et tout allait si bien, nous étions
si heureux ! Elle était contente, heureuse dans ses
6 ANNA KARÉNINE.
enfants, je ne la gênais en rien, et la laissais libre de
faire ce que bon lui semblait dans son ménage.
Il est certain qu'il est fâcheux qu'elle ait été insti-
tutrice chez nous. Ce n'est pas bien. Il y a quelque
chose de vulgaire, de lâche à faire la cour à l'insti-
tutrice de ses enfants. Mais quelle institutrice !
(il se rappela vivement les yeux noirs et fripons de
Mlle Roland et son sourire). Et tant qu'elle demeu-
rait chez nous, je ne me suis rien permis. Ce qu'il y
a de pire, c'est que... comme un fait exprès ! que
faire, que faire ? »... De réponse il n'y en avait
pas, sinon cette réponse générale que la vie donne
à toutes les questions les pUis compliquées, les plus
difficiles à résoudre : vivre au jour le jour, c'est-à-
dire s'oublier ; mais, ne pouvant plus retrouver
l'oubli dans le sommeil, du moins jusqu'à la nuit
suivante, il fallait s'étourdir dans le rêve de la vie.
« Nous verrons plus tard » , pensa Stépane Arca-
diévitch, se décidant enfin à se lever.
Il endossa sa robe de chambre grise doublée de
soie bleue, en noua la cordelière, aspira l'air à
pleins poumons dans sa large poitrine, et d'un pas
ferme qui lui était particulier, et qui ôtait toute
apparence de lourdeur à son corps vigoureux, il
s'approcha de la fenêtre, en leva le store et sonna
vivement. Matvei, le valet de chambre, un vieil
ami, entra aussitôt, portant les habits, les bottes
de son maître et une dépêche ; à sa suite vint le
barbier, avec son attirail.
a A-t-on aj)porté des papiers du tribunal ? a
ANNA KARF.XIXK. 7
demanda Stépanc Arcadiévitch, prenant le téié-
granune et s'asseyant devant le niiroir.
— Ils sont sur la table », répondit Mat\'ei en
jetant un coup d'oeil interrogateur et plein de sym-
])athie à son maître ; puis, après une pause, il ajouta
avec un sourire rusé :
a On est venu de chez le loueur de voitures. »
Stépane Arcadiévitch ne répondit pas et regarda
Matvei dans le miroir ; ce regard prouvait à quel
point ces deux hommes se comprenaient. « Pourquoi
dis- tu cela ? » avait l'air de demander Oblonsky.
Mat\'ei, les mains dans les poches de sa jaquette,
les jambes un peu écart'ics, répondit avec un sourire
imperceptible :
a Je leur ai dit de revenir dimanche prochain
et d'ici là de ne pas déranger Monsieur inutile-
ment. »
Stépane Arcadiévitch ouvrit le télégramme,
le parcourut, corrigea de son mieux le sens défiguré
des mots, et son visage s'é'claircit.
« Matvei, ma sœur Anna Arcadievna arrivera
demain, dit-il en arrêtant pour un iiLstant la main
grassouillette du barbier en train de tracer à l'aide
du peigne une raie rose dans sa barbe frisée.
— Dieu soit béni ! » répondit Matvei d'un
ton qui prouvait que, tout coimne son maître, il
comprenait l'importance de cette nouvelle, — en
ce sens qu'Anna Arcadievna, la sœur bien-aimée
de son maître, pourrait contribuer à la réconciliation
du mari et de la femme.
8 ANNA KARÉNINE.
« Seule ou avec son mari ? » demanda Matvei.
Stépane Arcadiévitch ne pouvait répondre, parce
que le barbier s'était emparé de sa lèvre supérieure,
mais il leva un doigt. Matvei fit un signe de tête
dans la glace.
« Seule. Faudra-t-il préparer sa chambre en haut?
— Où Daria Alexandrovna l'ordonnera.
— Daria Alexandrovna ? fit Matvei d'un air de
doute.
— Oui, et porte-lui ce télégramme, nous verrons
ce qu'elle dira.
— Vous voulez essayer, comprit Matvei, mais il
répondit simplement : C'est bien. »
Stépane Arcadiévitch était lavé, coiffé, et procé-
dait à l'achèvement de sa toilette après le départ
du barbier, lorsque Matvei, marchant avec pré-
caution, rentra dans la chambre, son télégramme à
la main :
« Daria Alexandrovna fait dire qu'elle part. —
« Qu'il fasse comme bon lui semblera », a-t-elle
dit, — et le vieux domestique regarda son maître,
les mains dans ses poches, en penchant la tête ;
ses yeux seuls souriaient.
Stépane Arcadiévitch se tut pendant quelques
instants ; puis im sourire un peu attendri passa
sur son beau visage.
« Qu'en penses-tu, Matvei ? fit-il en hochant la
tête.
— Cela ne fait rien, monsieur, cela s'arrangera,
répondit ^Matvei.
ANNA KARENINE. 9
— Cela s'arrangera ?
— Certainement, monsieur.
— Tu crois ! qui donc est là ? demanda Stéphane
ArcadiéWtch en entendant le frôlement d'une robe
de fenrnie du côté de la porte.
— C'est moi, monsieur, répondit une voix fémi-
nine ferme mais agréable, et la figure grêlée et
sévère de Matrona Philémonovna, la bonne des
enfants, se montra à la porte.
— Qu'y a-t-il, ^latrona ? » demanda Stépane
Arcadiévitch en allant lui parler près de la porte.
Quoique absolument dans son tort à l'égard de sa
femme, ainsi qu'il le reconnaissait lui-même, il
avait cependant toute la maison pour lui, y com-
pris la bonne, la principale amie de Daria Alexan-
drovna.
« Qu'y a-t-il ? demanda-t-il tristement.
— Vous devriez aller trouver madame et lui
demander encore pardon, monsieur ; peut-être le
bon Dieu sera-t-il miséricordieux. Madame se
désole, c'est pitié de la voir, et tout dans la maison
est sens dessus dessous. Il faut avoir pitié des
enfants, monsieur.
— Mais elle n^i me recevra pas...
— Vous aurez toujours fait ce que vous aurez
pu. Dieu est miséricordieux ; priez Dieu, monsieur,
priez Dieu.
— Eh bien, c'est bon, va, dit Stépane Arcadié-
^'itch en rougissant tout à coup. Donne-moi vite
mes affaires », ajouta- t-il en se tournant vers
10 ANNA KARÉNINE.
Matv'ci et ec ôtant résolument sa robe de cham-
bre.
Matvei, soufflant sur d'invisibles grains de pous-
sière, tenait la chemise empesée de son maître, et
l'en revêtit avec im plaisir évident.
CHAPITRE III
Une fois habillé, Stépane Arcadiévitch se par-
fuma, arrangea ses manchettes, mit dans ses poches,
suivant son habitude, ses cigarettes, son porte-
feuille, ses allumettes, sa montre avec une double
chaîne et des breloques, chiffonna son mouchoir de
poche et, malgré ses malheurs, se sentit frais, dispos,
parfumé et physiquement heureux. Il se dirigea
vers la salle à manger, où l'attendaient déjà son
café, et près du café ses lettres et ses papiers.
Il parcourut les lettres. L'une d'elles était fort
désagréable : c'était celle d'tm marchand qui ache-
tait du bois dans une terre de sa femme. Ce bois
devait absolument être vendu ; mais, tant que la
réconciliation n'aurait pas eu lieu, il ne pouvait
être question de cette vente. C'eût été chose déplai-
sante que de mêler une affaire d'intérêt à l'affaire
principale, celle de la réconciliation. Et la pensée
qu'il pouvait être influencé par cette question d'ar-
gent lui sembla blessante. Après avoir lu ses lettres,
Stépane Arcadiévitch attira vers lui ses papiers,
feuilleta vivement deux dossiers, fit quelques notes
ANNA KARKNINli. ii
avec un gros crayon et, repoussant ces pa])L:rasses,
se mit enfui à déjeuner ; tout en prenant son café,
il déplia son journal du matin, encore humide, et le
parcourut.
I^ journal que recevait Stépane Arcadiévitch
était libéral, sans être trop avancé, et d'une ten-
dance qui convenait à la majorité du public. Quoique
Oblonsky ne s'intéressât guère ni à la science, ni aux
arts, ni à la politique, il ne s'en tenait pas moins très
fermement aux opinons de son journal sur toutes
ces questions, et ne changeait de manière de voir
que lorsque la majorité du public en changeait.
Pour mieux dire, ses opinions le quittaient d'elles-
mêmes après lui être venues sans qu'il prît la peine
de les choisir ; il les adoptait conune les formes de
ses chapeaux et de ses redingotes, parce que tout
le monde les portait, et, vivant dans une société
où une certaine activité intellectuelle devient obli-
gatoire avec l'âge, les opinions lui étaient aussi
nécessaires que les chapeaux. Si ses tendances
étaient libérales plutôt que conservatrices, conune
celles de bien des personnes de son monde, ce n'est
pas qu'il trouvât les libéraux plus raisonnables,
mais parce que leurs opinions cadraient mieux avec
son genre de vie. Le parti libéral soutenait que tout
allait mal en Russie, et c'était le cas pour Stépane
Arcadiévitch, qui avait beaucoup de dettes et peu
d'argent. Le parti libéral prétendait que le mariage
est ime institution vieillie qu'il est urgent de réfor-
mer, et pour Stépane Arcadiévitch la vie conjugale
12 ANNA KARÉNINE.
offrait effectivement peu d'agréments et l'obligeait
à mentir et à dissimuler, ce qui répugnait à sa
nature. Les libéraux disaient, ou plutôt faisaient
entendre, que la religion n'est un frein que pour la
partie inculte de la population, et Stépane Arcadié-
vitch, qui ne pouvait supporter l'office le plus court
sans souff'rir des jambes, ne comprenait pas pour-
quoi l'on s'inquiétait en termes effrayants et solen-
nels de l'autre monde, quand il faisait si bon vivre
dans celui-ci. Joignez à cela que Stépane Arcadié-
vitch ne détestait pas une bonne plaisanterie, et
il s'amusait volontiers à scandaliser les gens tran-
quilles en soutenant que, du moment qu'on se
glorifie de ses ancêtres, il ne convient pas de s'arrêter
à Rurick et de renier l'ancêtre primitif, — le singe.
Les tendances libérales Itii devinrent ainsi ime
habitude ; il aimait son journal comme son cigare
après dîner, pour le plaisir de sentir un léger brouil-
lard envelopper son cerveau.
Stépane Arcadiévitch parcourut le « leading
article » dans lequel il était expliqué que de notre
temps on s'inquiète bien à tort de voir le radi-
calisme menacer d'engloutir tous les éléments
conser\^ateurs, et qu'on a plus tort encore de sup-
poser que le gouvernement doive prendre des
mesures pour écraser l'hydre révolutionnaire, « A
notre avis, au contraire, le danger ne vient pas
de cette fameuse hydre révolutionnaire, mais de
l'entêtement traditionnel qui arrête tout progrès w,
etc., etc. Il parcourut également le second article,
ANNA KATlVSiyrE. 13
im article financier où il était question de Ben-
tliani et de Mill, avec quelques pointes h l'adresse
du minist«>re. Prompt à tout s'assimiler, il sai-
sissait chacune des allusions, devinait d'où elle
partait et à qui elle s'adressait, ce qui d'ordinaire
l'amusait beaucoup, mais ce jour-là son plaisir
était gâté par le souvcrir des conseils de Matrona
Philémonovna et par le sentiment du malaise qui
régnait dans la maison. Il parcourut tout le journal,
apprit que le comte de Beust était parti pour Wies-
badcn, qu'il n'existait plus de cheveux gris, qu'il
se vendait une calèche, qu'une jeune personne
cherchait une place, et ces nouvelles ne lui pro-
curèrent pas la satisfaction tranquille et légèrement
ironique qu'il éprouvait habituellement. Après
avoir terminé sa lecture, pris une seconde tasse de
café avec du kalatch et du beurre, il se leva, secoua
les miettes qui s'étaient attaché^es à son gilet, et
sourit de plaisir, tout en redressant sa large poitrine ;
ce n'est pas qu'il eût rien de particulièrement gai
dans l'âme, ce sourire était simplement le résultat
d'une excellente digestion.
Mais ce sourire lui rappela tout, et il se prit à
réflcHzhir.
Deux voix d'enfants bavardaient derrière la
porte ; vStépane Arcadiévitch reconnut celles de
Grisha, son plus jeune fils, et de Tania, sa fille
aînée. Ils traînaient quelque chose qu'ils avaient
renversé.
a J'avais bien dit qu'il ne fallait pas mettre les
14 ANNA KARÉNINE.
voyageurs sur l'impériale, criait la petite fille en
anglais ; ramasse maintenant !
— Tout va de travers, pensa Stépane Arcadié-
vitch, les enfants ne sont plus surveillés », et,
s'approchant de la porte, il les appela. Les petits
abandonnèrent la boîte qui leur représentait un
chemin de fer, et accourureut.
Tarda entra hardiment et se suspendit en riant
au cou de son père, dont elle était la favorite, s'amu-
sant comme d'habitude à respirer le parfum bien
connu qu'exhalaient ses favoris ; après avoir em-
brassé ce visage, que la tendiesse autant que la pose
forcément inclinée avaient rougi, la petite détacha
ses bras et voulut s'enfuir, mais le père la retint.
« Que fait maman ? demanda-t-il en passant
la main sur le petit cou blanc et délicat de sa fille.
— Bonjour », dit-il en souriant à son petit garçon
qui s'approchait à son tour. Il s'avouait qu'il
aimait moins son fils et cherchait toujours à le
dissimuler, mais l'enfant comprenait la différence
et ne répondit pas au sourire forcé de son père
« ]Maman ? elle est levée », dit Tarda.
Stépane Arcadiévitch soupira.
« Est-elle gaie ? »
La petite fille savait qu'il se passait quelque
chose de grave entre ses parents, que sa mère ne
pouvait être gaie et que son père feignait de l'igno-
rer en lui faisant si légèrement cette question. Elle
rougit pour son père. Celui-ci la comprit et rougit
à son tour.
ANNA KARKXINK. 15
a Je ne sais pas, répondit l'enfant. Klle ne veut
pas que nous prenions nos leçons ce matin et nous
envoie avec miss Hull chez grand'maman.
— Hh bien, vas-y, ma Tania. Mais attends un
moment », ajouta-t-il en la retenant et eu caressant
»a petite main délicate.
Il chercha sur la cheminée une boîte de bonbons
qu'il y avait placée la veille, et prit deux bonbons
qu'il lui donna, en ayant eu soin de choisir ceux
qu'elle préférait.
« C'est aussi pour Grisha ? dit la petite.
— Oui, oui. » Et avec une dernière caresse
à ses petites épaides et un baiser sur ses cheveux
et son cou. il la laissa partir.
« La voiture est avancée, vint annoncer Matvei.
Et il y a là une solliciteuse, ajouta-t-il.
— Depuis longtemps ? demanda Sté'pane Arca-
diévitch.
— Une petite demi-heure.
— Combien de fois ne t'ai- je pas ordonné de me
prévenir immédiatement.
— Il faut bien cependant vous donner le temps
de déjeuner, repartit Matvei d'un ton bourru,
mais amical, qui ôtait toute envie de le gronder.
— Eh bien, fais vite entrer, » dit Oblonsky en
fronçant le sourcil de dépit.
La solliciteuse, femme d'un capitaine Kalinine,
demandait une chose impossible et qui n'avait pas
le sens commun ; mais Stépane Arcadiévitch la fit
asseoir, l'écouta sans l'interrompre, lui dit comment
i6 ANNA KARÉNINE.
et à qui il fallait s'adresser, et lui écrivit même
un billet de sa belle écriture bien nette pour la per-
sonne qui pouvait l'aider. Après avoir congédié
la femme du capitaine, Stépane Arcadiévitch prit
son chapeau et s'arrêta en se demandant s'il n'ou-
bliait pas quelque chose. Il n'avait oublié que ce
qu'il souhaitait ne pas avoir à se rappeler, sa femme.
Sa belle figure prit une expression de méconten-
tement. « Faut-il ou ne faut-il pas y aller ? » se
demanda- t-il en baissant la tête. Une voix intérieure
lui disait que mieux valait s'abstenir, parce qu'il
n'y avait que fausseté et mensonge à attendre d'im
rapprochement. Pouvait-il rendre Dolly attrayante
comme autrefois, et lui-même pouvait-il se faire
vieux et iacapable d'aimer ?
« Et cependant il faudra bien en venir là, les
choses ne peuvent rester ainsi », se disait-il en s'effor-
çant de se donner du courage. Il se redressa, prit
une cigarette, l'alluma, en tira deux bouffées, la
rejeta dans im cendrier de nacre, et, traversant
enfin le salon à grands pas, il ouvrit une porte qui
donnait dans la chambre de sa femme.
CHAPITRE IV
Daria Alexandrovna, vêtue d'un simple peignoir
et entourée d'objets jetés çà et là autour d'elle,
fouillait dans une chiffonnière ouverte ; elle avait
ajusté à la hâte ses cheveux, rares maintenant.
ANNA KARÉNINE. 17
mais jadis épais et beaux, et ses yeux, agrandis
par la maigreur de son visage, gardaient une expres-
sion d'effroi. Lorsqu'elle entendit le pas de son
mari, elle se tourna vers la porte, décidée à cacher
sous un air sévère et méprisant le trouble que lui
causait cette entre\*ue si redoutée. Depuis trois
jours elle tentait en vain de réunir ses effets et
ceux de ses enfants pour aller se réfugier chez sa
mère, sentant qu'il fallait d'une façon quelconque
punir l'infîdèle, l'humilier, lui rendre une faible
partie du mal qu'il avait causé ; mais, tout en se
répétant qu'elle le quitterait, elle n'en trouvait pas
la force, parce qu'elle ne pouvait se déshabituer de
l'aimer et de le considérer comme son mari. D'ail-
leurs elle s'avouait que si, dans sa propre maison,
elle avait de la peine à venir à bout de ses cinq
enfants, ce serait bien pis là où elle comptait les
mener. Le petit s'était déjà ressenti du désordre
qui régnait dans le ménage et avait été souffrant
à cause d'un bouillon tourné ; les autres s'étaient
presque trouvés privés de dîner la veille... Et, tout
en comprenant qu'elle n'aurait jamais le courage
de partir, elle cherchait à se donner le change eu
rassemblant ses affaires.
En voyant la porte s'ouvrir, elle se reprit à bou-
leverser ses tiroirs et ne leva la tête que lorsque
son mari fut tout près d'elle. Alors, au lieu de l'air
sévère qu'elle voulait se donner, elle tourna vers lui
un visage où se peignaient la souffrance et l'indé-
cision.
i8 ANNA KARENINE.
« Dolly ! » dit-il doucement, d'un ton triste et
soumis.
Elle jeta un rapide coup d'oeil sur lui, et le voyant
brillant de fraîcheur et de santé : « Il est heureux et
content, pensa- t-e lie, tandis que moi ! Ah ! que cette
bonté qu'on admire en lui me révolte ! » Et sa
bouche se contracta nerveusement.
« Que me voulez-vous ? demanda-t-elle sèche-
ment.
— Dolly ! répéta- t-il ému, Anna arrive aujour-
d'hui.
— Cela m'est fort indifférent ; je ne puis la
recevoir.
— Il le faut cependant, Dolly.
— Allez- vous-en, allez- vous-en, allez- vous-en ! »
cria-t-elle sans le regarder, comme si ce cri lui
était arraché par une douleur physique.
Stépane Arcadiévitch avait pu rester calme et
se faire des illusions loin de sa femme, mais, quand
il vit ce visage ravagé et qu'il entendit ce cri déses-
péré, sa respiration s'arrêta, quelque chose lui monta
au gosier et ses yeux se remplirent de larmes.
« Mon Dieu, qu'ai- je fait, Dolly ? au nom de
Dieu. » Il ne put en dire plus long, un sanglot le prit
à la gorge.
Elle ferma violemment la chiffonnière et se tourna
vers lui.
« Doll}^ que puis-je dire ? une seule chose :
pardonne ! Souviens-toi : neuf années de ma vie
ne peuvent-elles racheter une minute... »
ANNA KARÉNINE. 19
Elle baissa les yeux, écoutant ce qu'il avait à
dire de l'air d'une personne qui espère qu'on la
détrompera.
« Une minute d'entraînement », acheva-t-il, et
il voulut continuer, mais à ces mots les lèvres de
Dolly se serrèrent comme par l'effet d'une vive
souffrance, et les muscles de sa joue droite se con-
tractèrent de nouveau.
a Allez- vous-en, allez-vous-en d'ici, cria-t-elle
encore plus vivement, et ne me parlez pas de
vos entraînements, de vos vilenies ! »
Elle voulut sortir, mais elle faillit tomber et
s'accrocha au dossier d'une chaise pour se soutenir.
Le visage d'Oblonsky s'assombrit, ses yeux étaient
pleins de larmes.
« D0II3' ! dit-il presque en pleurant. Au nom
de Dieu, pense aux enfants : ils ne sont pas cou-
pables. Il n'y a de coupable que moi, punis-moi :
dis-moi comment je puis expier. Je suis prêt à tout.
Je suis coupable et n'ai pas de mots pour t'exprimer
combien, je le sens ! Mais, Dolly, pardonne ! »
Elle s'assit. Il écoutait cette respiration oppressée
avec un sentiment de pitié infinie. Plusieurs fois
elle essaya de parler sans y parvenir. Il attendait.
« Tu penses aux enfants quand il s'agit de jouer
avec eux, mais, moi, j'y pense en comprenant ce
qu'ils ont perdu, » dit-elle en répétant une des
phrases qu'elle avait préparées pendant ces trois
jours.
Elle lui avait dit tu, il la regarda avec reconnais-
2
20 ANNA KARENINE.
sance et fit un mouvement pour prendre sa main,
mais elle s'éloigna de lui avec dégoût.
« Je ferai tout au monde pour les enfants, mais
je ne sais ce que je dois décider : faut-il les emmener
loin de leur père ou les laisser auprès d'un débauché,
oui, d'un débauché ? Voyons, après ce qui s'est
passé, dites-moi s'il est possible que nous vivions
ensemble ? Est-ce possible ? répondez donc ? répé-
ta-t^elle en élevant la voix. Lorsque mon mari, le
père de mes enfants, est en liaison avec leur gour
vemante...
— Mais que faire ? que faire ? interrompit-il
d'une voix désolée, baissant la tête et ne sachant
plus ce qu'il disait.
— Vous me révoltez, vous me répugnez, cria^
t-elle, s' animant de plus en plus. Vos larmes sont
de l'eau. Vous ne m'avez jamais aimée ; vous
n'avez ni cœur ni honneur. Vous ne m'êtes plus
qu'un étranger, oui, tout à fait un étranger », et
elle répéta avec colère ce mot terrible pour elle, un
étranger.
Il la regarda surpris et effrayé, ne comprenant
pas combien il exaspérait sa femme par sa pitié.
C'était le seul sentiment, Dolly le sentait trop bien,
qu'il éprouvât encore pour elle ; l'amour était à
jamais éteint.
En ce moment un des enfants pleura dans la
chambre voisine, et la physionomie de Daria
Alexandrovna s'adoucit, comme celle d'une per-
sonne qui revient à la réalité ; elle sembla hésitei
ANNA ICVRÏ-NIXE. 21
un monieiit. puis, se levant vivement, elle se dirigea
vers la porte.
« Elle aime cependant vion enfant, pensa Ohlons-
ky, remarquant l'effet produit par le cri du petit.
Comment alors me prendrait-elle en horreur ?
— Dolly, encore un mot ! insista-t-il en la sui»
vant.
— Si vous me suivez, j'appelle les domestiques,
les enfants ! qu'ils sachent tous que vous êtes un
lâche! Je pars aujourd'hui, et vous n'avez qu'à
vivre ici avec votre maîtresse ! »
Elle sortit en fermant violemment la porte.
Stépane Arcadiévitch soupira, s'essuya la figure
et quitta doucement la chambre.
a Matvei prétend que cela s'arrangera, mais
comment ? Je n'en vois pas le moyen. C'est affreux !
et comme elle a crié d'une façon vulgaire ! se dit-il
en pensant aux mots lâche et maîtresse. Pourvu que
les femmes de chambre n'aient rien entendu. »
C'était un vendredi ; dans la salle à manger l'hor-
loger remontait la pendule ; Oblonsky, en le voyant,
se souvint que la régularité de cet Allemand chauve
lui avait fait dire un jour qu'il devait être remonté
lui-même pour toute sa vie, dans le but de remonter
les pendules. Le souvenir de cette plaisanterie le fit
sourire.
« Et qui sait au bout du compte si Matvei n'a
pas raison, pensa-t-il, et si cela ne s'arrangera pas ?
— Matvei, cria-t-il, qu'on prépare tout au petit
salon pour recevoir Anna Arcadie^Tia.
22 ANNA KARÉNINE.
— C'est bien, répondit le vieux domestique
apparaissant aussitôt. — Monsieur ne dînera pas
à la maison ? demanda-t-il en aidant son maître
à endosser sa fourrure.
— Cela dépend. Tiens, voici pour la dépense, dit
Oblonsky en tirant un billet de dix roubles de son
portefeuille. Est-ce assez ?
— Assez ou pas assez, on s'arrangera », répondit
Matv^ei, fermant la portière de la voiture et remon-
tant le perron.
Pendant ce temps, Dolly, avertie du départ de
son mari par le bruit que fit la voiture en s'éloi-
gnant, rentrait dans sa chambre, son seul refuge au
milieu des soucis qui l'assiégeaient. L'Anglaise et
la bonne l'avaient accablée de questions ; quels
vêtements fallait-il mettre aux enfants ? pouvait-
on donner du lait au petit ? fallait-il faire chercher
un autre cuisinier ?
« Laissez-moi tranquille », leur avait-elle dit en
rentrant chez elle pour s'asseoir à la place où elle
avait parlé à son mari. Là, serrant l'une contre
l'autre ses mains amaigries dont les doigts ne rete-
naient plus les bagues, elle repassa leur entretien
dans sa mémoire.
« Il est parti ! mais a-t-il rompu avec elle ? Se
peut-il qu'il la voie encore ? Pourquoi ne le lui ai- je
pas demandé ? Non, non, nous ne pouvons plus
vivre <fnsemble ! Et, vivant sous le même toit, nous
n'en resterons pas moins étrangers, — étrangers
pour toujours ! répéta- t-elle avec une insistance
ANNA KAR1:NIXK. 23
partimlière sur ce dernier mot si cruel. Comme
je l'aimais, mon Dieu ! et comme je l'aime encore
même maintenant î Peut-être ne l'ai-je jamais plus
aimé ! et ce qu'il y a de plus dur... » Hlle fut inter-
rompue par l'entrée de Matrona Philomonovna :
a Ordonnez au moins qu'on aille chercher mon
frère, dit celle-ci ; il fera le dîner, si non ce sera
comme hier, les enfants n'auront pas encore mangé
à six heures.
— C'est bon, je vais venir et donner des ordres.
A-t-on fait chercher du lait frais ? Et là-dessus, Daria
Alexandrovna se plongea dans ses préoccupations
quotidicmies et y noya pour un moment sa dou-
leur.
CHAPITRE V
Stépane Arcadiévitch avait fait de bonnes
études grâce à d'heureux dons naturels ; mais il
était paresseux et léger et, par suite de ces défauts,
était sorti un des derniers de l'école. Quoiqu'il
eût toujours mené une vie dissipée, qu'il n'eût
qu'un ichin médiocre et un âge peu avancé, il n'en
occupait pas moins une place honorable qui rappor-
tait de bons appointements, celle de président
d'un des tribunaux de Moscou. — Il avait obtenu
cet emploi par la protection du mari de sa sœur
Anna, Alexis Alexandrovitch Karénine, un des
membres les plus influents du ministère. Mais, à
24 ANNA KARÉNINE.
défaut de Karénine, des centaines d'autres per-
sonnes, frères, sœurs, cousins, oncles, tantes, lui
auraient procuré cette place, ou tout autre du
même genre, ainsi que les six mille roubles qu'il
lui fallait pour vivre, ses affaires étant peu bril-
lantes malgré la fortune assez considérable de sa
fenune. Stépane Arcadiévitch comptait la moitié
de Moscou et de Pétersbourg dans sa parenté et
dans ses relations d'amitié ; il était né au milieu
des puissants de ce monde. Un tiers des personnages
attachés à la cour et au gouvernement avaient été
amis de son père et l'avaient connu, lui, en bras-
sières ; le second tiers le tutoyait ; le troisième
était composé « de ses bons amis » ; par conséquent
il avait pour alliés tous les dispensateurs des biens
de la terre sous forme d'emplois, de fermes, de
concessions, etc. ; et ils ne pouvaient négliger un
des leurs. Oblonsky n'eut donc aucune peine à se
donner pour obtenir une place avantageuse ; il ne
s'agissait que d'éviter des refus, des jalousies, des
querelles, des susceptibilités, ce qui lui était facile
à cause de sa bonté naturelle. Il aurait trouvé
plaisant qu'on lui refusât la place et le traitement
dont il avait besoin. Qu'exigeait-il d'extraordinaire ?
il ne demandait que ce que ses contemporains
obtenaient, et se sentait aussi capable qu'un autre
de remplir ces fonctions.
On n'aimait pas seulement Stépane Arcadiévitch
à cause de son bon et aimable caractère et de sa
loyauté indiscutable. Il y avait encore dans son
AXNA kari:ninr. 25
extérieur brillant et attrayant, dans ses yeux vifs,
ses sourcils noirs, ses cheveux, son teint animé,
dans l'ensemble de sa personne, une influence
physique qui agissait sur ceux qui le rencontraient.
« Ah ! Stiva ! Oblonsky ! le voilà î » s'écriait-on
presque toujours avec un sourire de ])laisir quand
on l'apercevait ; et quoiqu'il ne résultât rien de
particulièrement joyeux de cette rencontre, on
ne se réjouissait pas moins de le revoir encore le
lendemain et le surlendemain.
Après avoir reiu])li pendant trois ans la place
de président, Stépane Arcadiévitch s'était acquis
non seulement l'amitié, mais encore la considération
de ses collègues, inférieurs et supérieurs, aussi
bien que celle des persoimes que les affaires met-
taient en rapport avec lui. Les qualités qui lui
\alaient cette estime générale étaient : premiè-
rement, une extrême indulgence pour chacun,
fondée sur le sentiment de ce qui lui manquait
à lui-même ; secondement, un libéralisme absolu,
non pas le libéralisme prôné par son journal, mais
celui qui coulait naturellement dans ses veines
et le rendait également affable pour tout le monde,
à quelque condition qu'on appartînt ; et, troisiè-
mement surtout, une complète indifférence pour
les affaires dont il s'occupait, ce qui lui permettait
de ne jamais se passionner et par conséquent de ne
pas se tromper.
En arrivant au tribunal, il se rendit à son cabinet
particulier, gravement accompagné du suisse qui
26 ANNA KARÉNINE.
portait son portefeuille, pour y revêtir son uni-
forme avant de passer dans la salle du conseil.
Les employés de service se levèrent tous sur son
passage, et le saluèrent avec un sourire respectueux.
Stépane Arcadiévitch se hâta, comme toujours,
de se rendre à sa place et s'assit, après avoir serré
la main aux autres membres du conseil. Il plaisanta
et causa dans la juste mesure des convenances et
ouvrit la séance. Personne ne savait comme lui
rester dans le ton. officiel avec une nuance de sim-
plicité et de bonhomie fort utile à l'expédition agréa-
ble des affaires. Le secrétaire s'approcha d'un air
dégagé, mais respectueux, commun à tous ceux
qui entouraient Stépane Arcadiévitch, lui apporta
des papiers et lui adressa la parole sur le ton familier
et libéral introduit par lui.
« Nous sommes enfin parvenus à obtenir les ren-
seignements de l'administration du gouvernement
de Penza ; si vous permettez, les voici.
— Enfin vous les avez ! dit Stépane Arcadiévitch
en feuilletant les papiers du doigt.
— Alors, messieurs... » Et la séance commença.
« S'ils pouvaient se douter, pensait-il tout en
penchant la tête d'un air important pendant la
lecture du rapport, combien leur président avait,
il y a ime demi-heure, la mine d'un gamin cou-
pable ! » et ses yeux riaient.
Le conseil devait durer sans interruption jusqu'à
deux heures, puis venait le déjeuner. Il nétait pas
encore deux heures lorsque les grandes portes vitrées
ANNA KARÉNINE. 27
ae ia saHe s^ ouvrirent, et quoiqu'un entra. Tous
les membres du conseil, contents d'une petite
diversion, se retournèrent ; mais l'huissier de garde
fît aussitôt sortir l'intnis et referma les portes
derrière lui.
Quand le rapport fut terminé, vStépane Arcadié-
vitch se leva et, sacrifiant au libéralisme de l'épo-
que, tira ses cigarettes en pleine salle de conseil
avant de passer dans son cabinet. Deux de ses
collègues, Nikitine, un vétéran au service, et Gri-
newitch, gentilhomme de la chambre, le suivirent.
a Nous aurons le temps de terminer après le
déjeuner, dit Oblonsky.
— Je crois bien, répondit Nikitine.
— Ce doit être un fameux coquin que ce Famine,
dit Grinewitch en faisant allusion à l'un des per-
sonnages de l'affaire qu'ils avaient étudiée.
Stépane Arcadiévitch fit une légère grimace
comme pour faire entendre à Grinewitch qu'il
n'était pas convenable d'établir un jugement anti-
cipé, et ne répondit pas.
« Qui donc est entré dans la salle ? demanda-t-il
à l'huissier.
— Quelqu'un est entré sans permission. Votre
Excellence, pendant que j'avais le dos tourné ; il
vous demandait. Quand les membres du Conseil
sortiront, lui ai-je dit.
— Où est-il ?
— Probablement dans le vestibule, car il était là
tout à l'heure. Le voici », ajouta l'huissier en dési-
28 ANNA KARÉNINE.
gnant un homme fortement constitué, à barbe
frisée, qui montait légèrement et rapidement les
marches usées de l'escalier de pierre, sans prendre la
peine d'ôter son bonnet de fourrure. Un employé,
qui descendait, le portefeuille sous le bras, s'arrêta
pour regarder d'un air peu bienveillant les pieds du
jeune homme, et se tourna pour interroger Oblonsky
du regard. Celui-ci, debout au haut de l'escalier, le
visage animé encadré par son collet brodé d'uniforme,
s'épanouit encore plus en reconnaissant l'arrivant.
« C'est bien lui ! Levine, enfin ! s'écria-t-il avec
un sourire affectueux, quoique légèrement moqueur
en regardant Levine qui s'approchait. — Comment
tu ne fais pas le dégoûté, et tu viens me chercher
dans ce mauvais lieu ? dit-il, ne se contentant pas de
serrer la main de son ami, mais l'embrassant avec
effusion. — Depuis quand es- tu ici ?
— J'arrive et j'avais grande envie de te voir, ré-
pondit Levine timidement, en regardant autour
de lui avec méfiance et inquiétude.
— Eh bien, allons dans mon cabinet », dit Sté-
pane Arcadiévitch qui connaissait la sauvagerie
mêlée d'amour-propre et de susceptibilité de son
ami ; et, comme s'il se fût agi d'éviter un danger, il
le prit par la main pour l'emmener.
Stépane Arcadiévitch tutoyait presque toutes se^
connaissances, des vieillards de soixante ans, des
jeunes gens de vingt, des acteurs,- des ministres, des
marchands, des généraux, tous ceux avec lesquels il
prenait du Champagne, et avec qui n'en prenait-il
ANNA kar]:ninî:. 39
pas ? Dans le nombre des personnes ainsi tutoyées
aux deux extrêmes de l'échelle sociale, il y en au-
rait eu de bien étoimées d'apprendre qu'elles
avaient, grâce à Oblonsky, quelque chose de com-
mun entre elles. Mais lorsque celui-ci rencontrait en
présence de ses inférieurs un de ses tutoyés honteux,
comme il appelait en riant plusieurs de ses amis, il
avait le tact de les soustraire à une impression désa-
gréable. Levine n'était pas un tutoyé honteux, c'était
un camarade d'enfance, cependant Oblonsky sen-
tait qu'il lui serait pénible de montrer leur intimité
à tout le monde ; c'est pourquoi il s'emprtssa de
l'emmener. Levine avait presque le même âge
qu'Oblonsky et ne le tutoyait pas seulement par
raison de Champagne, ils s'aimaient malgré la diffé-
rence de leurs caractères et de leurs goûts, comme
s'aiment des amis qui se sont liés dans leur première
jeunesse. Mais, ainsi qu'il arrive souvent à des hom-
mes dont la sphère d'action est très différente, cha-
cun d'eux, tout en approuvant parle raisomiementla
carrière de son ami, la méprisait au fond de l'âme,
et croyait la vie qu'il menait lui-même la seule ra-
tionnelle. A l'aspect de Levine, Oblonsky ne pou-
vait dissimuler un sourire ironique. Combien de
fois ne l'avait-il pas vu arriver de la campagne où il
faisait « quelque chose )> (Stépane Arcadiévitch ne
savait pas au juste quoi, et ne s'y intéressait guère),
agité, pressé, un peu gêné, irrité de cette gêne, et
apportant généralement des points dexue tout à fait
nouveaux et inattendus sur la vie et les choses.
30 ANNA KARÉNINE.
Stépane Arcadiévitch en riait et s'en amusait.
Levine, de son côté, méprisait le genre d'existence
que son ami menait à Moscou, traitait son service
de plaisanterie et s'en moquait. Mais Oblonsky pre-
nait gaiement la plaisanterie, en homme sûr de son
fait, tandis que Levine riait sans conviction et se
fâchait.
« Nous t'attendions depuis longtemps, dit Sté-
pane Arcadiévitch en entrant dans son cabinet et en
lâchant la main de I^evine comme pour prouver
qu'ici tout danger cessait. Je suis bien heureux de te
voir, continua-t-il. Eh bien, comment vas-tu ? que
fais-tu ? quand es-tu arrivé ? »
Levine se taisait et regardait les figures inconnues
pour lui des deux collègues d'Oblonsky ; la main de
l'élégant Grinewitch aux doigts blancs et effilés,
aux ongles longs, jaunes et recourbés du bout, avec
d'énormes boutons brillant sur ses manchettes, ab-
sorbait visiblement toute son attention. Oblonsky
s'en aperçut et sourit.
« Permettez-moi, messieurs, de vous faire faire
connaissance : mes collègues Philippe-Ivanitch Niki-
tine, Michel-Stanislavowitch Grinewitch, — puis
(se tournant vers Levine) , im propriétaire, un homme
nouveau, qui s'occupe des affaires du semstvo, un
gymnaste qui enlève cinq pouds d'une main, un éle-
veur de bestiaux, un chasseur célèbre, mon ami
Constantin- Dmitrievitch Levine, le frère de Serge
Ivanitch Kosnichef.
— Charmé, répondit le plus âgé.
ANNA K.\R]':NIXE. 31
— J*ai l'honneur de connaître votre frère Serge
Ivanitch •>, dit Grinewitch en tendant sa main aux
doigts effilés.
Le visage de I^evine se rembrunit ; il serra froide-
ment la main qu'on lui tendait, et se tourna vers
Oblonsky. Quoiqu'il eût beaucoup de respect pour
son demi-frère, l'écrivain connu de toute la Russie, il
ne lui en était pas moins désagréable qu'on s'adressât
à lui, non comme à Constantin Levine, mais conune
au frère du célèbre Kosnichef.
« Non, je ne m'occupe plus d'affaires. Je me suis
brouillé avec tout le monde et ne vais plus aux as-
semblées, dit-il en s'adressant à Oblonsky.
— Cela s'est fait bien vite, s'écria celui-ci en sou-
riant. Mais conunent ? pourquoi ?
— C'est une longue histoire que je te raconterai
quelque jour, répondit Levine, ce qui ne l'empêcha
pas de continuer. — Pour être bref, je me suis con-
vaincu qu'il n'existe et ne peut exister aucune action
sérieuse à exercer dans nos questions provinciales.
D'une part, on joue au parlement, et je ne suis ni
assez jeune, ni assez vieux pour m'amuser de jou-
joux, et d'autre part c'est — il hésita — un moyen
pour la coterie du district de gagner quelques sous.
Autrefois il y avait les tutelles, les jugements ;
maintenant il y a le semstvo, non pas pour y pren-
dre des pots de \nn, mais pour en tirer des appointe-
ments sans les gagner. » Il dit ces paroles avec cha-
leur et de l'air d'un homme qui croit que son opi-
nion trouvera des contradicteurs.
38 ANNA KARÉNINE.
« Hé, hé ! Mais te voilà, il me semble, dans une
nouvelle phase : tu deviens conservateur ! dit Sté-
pane Arcadiévitch. Au reste, nous en reparlerons
plus tard.
— Oui, plus tard. Mais j'avais besoin de te voir »,
dit Levine en regardant toujours avec haine la main
de Grinewitch.
Stépane Arcadiévitch sourit imperceptiblement.
« Et tu disais que tu ne porterais plus jamais
d'habit européen ? dit-il en examinant les vête-
ments tout neufs de son ami, œuvre d'im tailleur
français. Je le vois bien, c'est une nouvelle phase. »
Levine rougit tout à coup, non comme fait un
homme mûr, sans s'en apercevoir, mais comme un
jeime garçon qui se sent timide et ridicule, et qui
n'en rougit que davantage. Cette rougeur enfantine
donnait à son visage intelligent et mâle un air si
étrange, qu'Oblonsky cessa de le regarder.
« Mais où donc nous verrons-nous ? J'ai besoin
de causer avec toi », dit I^evine.
Oblonsky réfléchit.
« vSais-tu ? nous irons déjeuner chez Gourine
et nous y causerons ; je suis libre jusqu'à trois
heures.
— Non, répondit Levine, après un moment de
réflexion, il me faut faire encore une course.
— Eh bien alors, dînons ensemble.
— Dîner ? mais je n'ai rien de particulier à te
dire, rien que deux mots à te demander ; nous bavar-
derons plus tard.
ANNA KARKNIXE. 33
— Dans ce cas, dis les deux mots tout de suitr,
nous causerons à dîner.
— Ces deux mots, les voici, dit Levine ; au reste,
ils n'ont rien de particulier. »
Son visage prit une expression méchante qui ne
tenait qu'à l'effort qu'il faisait pour vaincre sa
timidité.
« Que font les Cherbatzky ? Tout va-t-il comme
par le passé ? »
Stépane Arcadiévitch savait depuis longtemps
que l/cvine était amoureux de sa belle-sœur, Kitty ;
il sourit et ses yeux brillèrent gaiement.
« Tu as dit deux mots, mais je ne puis répondre
de même, parce que... Excuse-moi un instant. »
Le secrétaire entra en ce moment, toujours res-
pectueusement familier, avec le sentiment modeste,
propre à tous les secrétaires, de sa supériorité en
affaires sur son chef. Il s'approcha d'Oblonsky et,
sous une forme interrogative, se mit à lui expliquer
une difficulté quelconque ; sans attendre la fin de
l'explication, Stépane Arcadiévitch lui posa ami-
calement la main sur le bras.
« Non, faites comme je vous l'ai demandé, —
dit-il en adoucissant son observation d'un sourire ;
et, après avoir brièvement expliqué comment il
comprenait l'affaire, il repoussa les papiers en di-
sant : — Faites ainsi, je vous en prie, Zahar Nild-
tich. »
Le secrétaire s'éloigna confus. Levine, pendant
cette petite conférence, avait eu le temps de se
34 ANNA KARÉNINE.
remettre, et, debout derrière une chaise sur laquelle
il s'était accoudé, il écoutait avec une attention iro-
nique.
« Je ne comprends pas, je ne comprends pas,
dit-il.
— Qu'est-ce que tu ne comprends pas ? — répon-
dit Oblonsky en souriant aussi et en cherchant une
cigarette ; il s'attendait à tme sortie quelconque de
Levine.
— Je ne comprends pas ce que vous faites, dit
Levine en haussant les épaules. Comment peux- tu
faire tout cela sérieusement ?
— Pourquoi ?
— Mais parce que cela ne signifie rien.
— Tu crois cela ? Nous sommes surchargés de
besogne, au contraire.
— De griffonnages ! Eh bien ouï, tu as un don
spécial pour ces choses-là, ajouta Levine.
— Tu veux dire qu'il y a quelque chose qtii me
manque ?
— Peut-être bien ! Cependant je ne puis m'em-
pêcher d'admirer ton grand air et de me glorifier
d'avoir pour ami un homme si important. En atten-
dant, tu n'as pas répondu à ma question, ajouta-t-il
en faisant un effort désespéré pour regarder Oblon-
sky en face.
— Allons, allons, tu y viendras aussi. C'est bon
tant que tu as trois mille dissiatines dans le district
de Karasinsk, des muscles comme les tiens et la
fraîcheur d'une petite fille de douze ans : mais tu y
ANNA KARÉNINE. 35
viendras tout de même. Quant à ce que tu me de-
mandes, il n'y a pas de changements, mais je regrette
que tu sois resté si longtemps sans venir.
— Pourquoi ? demanda Levine.
— Parce que... répondit Oblonsky, mais nous en
causerons plus tard. Qu'est-ce qui t'amène ?
— Nous parlerons de cela aussi plus tard, dit
Levine en rougissant encore jusqu'aux oreilles.
— C'est bien, je comprends, fit Stépane Arcadié-
vitch. Vois-tu, je t'aurais bien prié de venir dîner
chez moi, mais ma femme est souffrante ; si tu veux
les voir, tu les trouveras au Jardin zoologique, de
quatre à cinq ; Kitty patine. Vas-y, je te rejoindrai
et nous irons dîner quelque part ensemble.
— Parfaitement ; alors, au revoir.
— Fais attention, n'oublie pas î je te connais,
tu es capable de repartir subitement pour la
campagne ! s'écria en. riant Stépane Arcadié-
vitch.
— Non, bien sûr, je viendrai. »
Levine sortit du cabinet et se souvint seulement
de l'autre côté de la porte qu'il avait oublié de saluer
les collègues d'Oblonsky.
« Ce doit être un persoimage énergique, dit Gri-
newitch quand Levine fut sorti.
— Oui, mon petit frère, dit Stépane Arcadiévitch
en hochant la tête, c'est un gaillard qui a de la
chance ! trois mille dissiatines dans le district de
Karasinsk î il a l'avenir pour lui, et quelle jeunesse !
Ce n'est pas comme nous autres ?
36 ANNA KARÉNINE.
— Vous n*avez guère à vous plaindre pour votr^
part, Stépane Arcadiévitch.
— Si, tout va mal, » répondit Stépane Arcadié-
vitch en soupirant profondément.
CHAPITRE VI
Lorsque Oblonsky lui avait demandé pourquoi
il était venu à Moscou, Levine avait rougi, et s'en
voulait d'avoir rougi ; mais pouvait-il répondre :
a Je viens demander ta belle-sœur en mariage ? »
Tel était cependant l'unique but de son voyage.
Les famille Levine et Cherbatzky, deux vieilles
familles nobles de Moscou, avaient toujours été en
rapports d'amitié. L'intimité s'était resserrée pen-
dant les études de Levine à l'Université de Moscou, à
cause de sa liaison avec le jeune prince Cherbatzky,
frère de Dolly et de Kitty, qui suivait les mêmes
cours que lui. Dans ce temps-là Levine allait fré-
quemment dans la maison Cherbatzky et, quelque
étrange que cela puisse paraître, était amoureux de
la maison tout entière, spécialement de la partie
féminine de la famille. Ayant perdu sa mère sans
l'avoir connue, et n'ayant qu'une sœur beaucoup
plus âgée que lui, ce fut dans la maison Cherbatzky
qu'il trouva cet intérieur intelligent et honnête,
propre aux anciennes familles nobles, dont la mort
de ses parents l'avait privé. Tous les membres de
cette famille, mais principalement les femmes, lin
ANNA KARKMNE. 37
apparaissaient entourés d'un nimbe mystérieux cl
poétique. Non seulement il ne leur découvrait aucun
défaut, mais il leur supposait encore les sentiments
les plus élevés, les perfections les plus idéales. Pour-
quoi ces trois jeunes demoiselles devaient parler
français et anglais de deux jours l'un ; pourquoi elles
devaient, à tour de rôle, jouer du piano (les sons de
cet instrument montaient jusqu'à la chambre où
travaillaient les étudiants) ; pourquoi des maîtres
de littérature française, de musique, de danse, de
dessin, se succédaient dans la maison ; pourquoi, à
certaines heures de la journée, les trois demoiselles,
accompagnées de Mlle Linon, devaient s''arrêter en
calèche au boulevard de la Tverskoï et, sous la garde
d'un laquais en livrée, se promener dans leurs pelisses
de satin (DoUy en avait une longue, Nathalie une
demi-longue, et Kitt>' une toute courte, qui montrait
ses petites jambes bien faites, serrées dans des bas
rouges) : ces choses et beaucoup d'autres lui res-
taient incompréhensibles. Mais il savait que tout ce
qui se passait dans cette sphère mystérieuse était
parfait, et ce mystère le rendait amoureux.
Il avait commencé par s'éprendre de Dolly l'aînée,
pendant ses années d'études ; celle-ci épousa Oblon-
sky; il crut alors aimer la seconde, car il sentait
qu'il devait nécessairement aimer l'une des trois,
sans savoir au juste laquelle. Mais Nathalie eut à
peine fait son entrée dans le monde, qu'on la maria
au diplomate Lvof. Kitty n'était qu'une enfant
quand Le\'ine quitta l'Université. Le jeune Cherbat-
38 ANNA KARÉNINE.
zky,peu après son admission dans la marine, se noya
dans la Baltique, et les relations de Levine avec sa
famille devinrent plus rares, malgré l'amitié qui
le liait à Oblonsky. Au commencement de l'hiver
cependant, étant venu à Moscou, après une année
passée à la campagne, il revit les Cherbatzky et
comprit alors laquelle des trois il était destiné à
aimer.
Rien de plus simple, en apparence, que de deman-
der en mariage la jeune princesse Cherbatzky ; un
homme de trente-deux ans, de bonne famille, d'tme
fortune convenable, avait toute chance de passer
pour im beau parti, et vraisemblablement il aurait été
bien accueilli. Mais Levine était amoureux ; Kitty
lui paraissait une créature si accomplie, d'une supé-
riorité si idéale, et il se jugeait au contraire si défa-
vorablement, qu'il n'admettait pas qu'on le trouvât
digne d'aspirer à cette alliance.
Après avoir passé deux mois à Moscou comme en
rêve, rencontrant Kitty chaque jour dans le monde,
où il était retourné à cause d'elle, il repartit subite-
ment pour la campagne, après avoir décidé que ce
mariage était impossible. Quelle position dans le
monde, quelle carrière convenable et bien définie of-
frait-il aux parents ? Tandis que ses camarades étaient,
les uns colonels et aides de camp, d'autres profes-
seurs distingués, directeur de banque et de chemin de
fer, ou présidents de tribunal, comme Oblonsky, que
faisait-il. lui, à trente-deux ans ? Il s'occupait de
ses terres, élevait des bestiaux, construisait des bâti-
ANNA KARÉNINE. 39
ments de ferme et chassait la bécasse, c'est-à-dire
qu'il avait pris le chemin de ceux qui, aux yeux du
monde, n'ont pas su en trouver d'autre ; il ne se fai-
sait aucune illusion sur la façon dont on pouvait le
juger, et croyait passer pour un pauvre garçon, sans
grande capacité.
Comment, d'ailleurs, la charmante et poétique
jeune fille pouvait-elle aimer un homme aussi laid
et surtout aussi peu brillant que lui ? Ses anciennes
relations avec Kitty, qui, à cause de sa liaison avec
le frère qu'elle avait perdu, étaient celles d'un
homme fait avec une enfant, lui semblaient un
obstacle de plus.
On pouvait bien, pensait-il, aimer d'amitié un
brave garçon aussi ordinaire que hii, mais il fallait
être beau et pouvoir déployer les qualités d'un homme
supéiieur, pour être aimé d'un amour compaiable à
celui qu'il épiouvait. Il avait bien entendu dire que
les femmes s'éprennent souvent d'hommes laids et
médiocres, mais il n'en croyait rien et jugeait les
auties d'après lui-même, qui ne pouvait aimer
qu'ime femme remarquable, belle et poétique.
Toutefois, après avoir passé deux mois à la cam-
pagne dans la solitude, il se convainquit que le sen-
timent qui l'absorbait ne ressemblait pas aux en-
thousiasmes de sa première jeunesse, et qu'il ne
pourrait xnvre sans résoudre cette grande question :
serait-il accepté, oui ou non ? Rien ne prouvait, aprfe
tout qu'il serait refusé. Il partit donc poui Moscou
avec la ferme intention de se déclarer et de se marier
40 ANNA KARÉNINE.
SI on l'agréait. Sinon..., il ne pouvait imaginer ce
qu'il deviendrait !
CHAPITRE Vn
Levine, arrivé à Moscou par le train du matin,
s'était arrêté chez son demi-frère, Kosiiichef. Après
avoir fait sa toilette, il était entré dans le cabinet de
travail de celui-ci en se proposant de lui raconter
tout et de lui demander conseil : mais son frère n'était
pas seul. Il causait avec un célèbre professeur de phi-
losophie, venu de Kharhoff tout exprès pour éclair-
cir un malentendu survenu entre eux au sujet d'une
question scientifique. Le professeur était en guerre
contre le matérialisme ; Serge Kosnichef suivait sa
polémique avec intérêt et lui avait adresse quelques
objections après avoir lu son dernier article. Il repro-
chait au professeur les concessions trop larges qu'il
faisait au matérialisme, et celui-ci était venu s'ex-
pliquer lui-même. La conversation roulait sur la
question à la mode : Y a-t-il une limite entre les phé-
nomènes psychiques et physiologiques dans les ac-
tions de l'homme, et où se trouve cette limite ?
Serge Ivanitch accueillit son frère avec le sourire
froidement aimable qui lui était habituel et, après
l'avoir présenté au professeur, continua l'entretien.
Celui-ci, un petit homme à lunettes, au front étroit,
s'arrêta un moment pour repondre au salut de Levine,
pais reprit la conversation sans lui accorder aucime
ANNA KARENINE. 41
attention. Levine s'assit en attendant son départ et
s'intéressa bientôt au sujet de la discussion. Il avait
lu dans des rcMies les articles dont on parlait, et les
avait lus en y prenant l'intérêt général qu'un homme
qui a étudié les sciences naturelles à l'Université
peut prendre au développement de ces sciences ;
jamais il n'avait fait de rapprochements entre ces
questions savantes sur l'origine de l'homme, sur
l'action réflexe, la biologie, la sociologie, et celles
qui le préoccupaient de plus en plus, le but de la vie
et la mort.
Il remarqua, en suivant la conversation, que les
deux interlocuteurs établissaient un certain lien
entre les questions scientifiques et celles qui tou-
chaient à l'âme ; par moments il croyait qu'ils al-
laient enfin aborder ce sujet, mais chaque fois qu'ils
en approchaient, c'était pour s'en éloigner aussitôt
avec une certaine hâte, et s'enfoncer dans le domaine
des distinctions subtiles, des réfutations, des cita-
tions, des allusions, des renvois aux autorités, et
c'est à peine s'il pouvait les comprendre.
« Je ne puis accepter la théorie de Keis, disait
Serge Ivanitch dans son langage élégant et correct,
et admettre que toute ma conception du monde exté-
rieur dérive uniquement de mes sensations. Le prin-
cipe de toute connaissance, le sentiment de l'être, de
l'existence, n'est pas venu par les sens ; il n'existe
pas d'organe spécial pour produire cette concep-
tion.
— Oui, mais Wurst et Knaust et Pripasof vous
42 ANNA KARENINE.
répondront que vous avez la connaissance de votre
existence uniquement par suite d'une accumulation
de sensations, en im mot, qu'elle n'est que le résultat
des sensations. Wurst dit même que là où la sensa-
tion n'existe pas, la conscience de l'existence est
absente.
— Je dirai au contraire... », répliqua Serge Iva-
nitch.
Levine remarqua encore une fois qu'au moment
de toucher au point capital, selon lui, ils allaient s'en
éloigner, et se décida à faire au professeur la ques-
tion suivante :
« Dans ce cas, si mes sensations n'existent plus, si
mon corps est mort, il n'y a plus d'existence possi-
ble ? »
Le professeur regarda ce singulier questionneur
d'un air contrarié et comme blessé de cette interrup-
tion : que voulait cet intrus qui ressemblait plus à
un. paysan qu'à un philosophe ? Il se tourna vers
Serge Ivanitch, mais celui-ci n'était pas à beaucoup
près aussi exclusif que le professeur et pouvait, tout
en discutant avec lui, comprendre le point de vue
simple et rationnel qui avait suggéré la question ; il
répondit en souriant :
« Nous n'avons pas encore le droit de résoudre
cette question.
— Nous n'avons pas de données suffisantes, con-
tinua le professeur en reprenant ses raisonnements.
Non, je prétends que si, comme le dit clairement Pri-
pasof, les sensations sont fondées sur des impres-
ANNA KARÎ^NINB. 43
sions, nous n'en devons que plus sévèrement distin-
guer ces deux notions. »
Levine n'écoutait plus et attendit le départ du
professeur.
CHAPITRE VIII
CELxn-ci parti, Serge Ivanitch se tourna vers son
frère :
« Je suis content de te voir. Es- tu venu pour
longtemps ? comment vont les affaires ? »
Levine savait que son frère aîné s'intéressait peu
aux questions agronomiques et faisait une concession
en lui en parlant ; aussi se boma-t-il à répondre au
sujet de la vente du blé et de l'argent qu'il avait tou-
ché sur le domaine qu'ils possédaient indivis. vSon
intention formelle avait été de causer avec son frère
de ses projets de mariage, et de lui demander con-
seil ; mais, après cette conversation avec le profes-
seur et en présence du ton involontairement protec-
teur dont vSerge l'avait questionné sur leurs intérêts
de campagne, il ne se sentit plus la force de parler et
pensa que son frère Seige ne verrait pas les choses
comme il aurait souhaité qu'il les vît.
« Comment marchent les affaires du semstvo
chez vous ? demanda Serge Ivanitch, qui s'intéres-
sait à ces assemblées provinciales et leur attribuait
une grande importance.
— Je n'en sais vraiment rien.
44 ANNA KARENINE.
— Comment cela se fait-il ? ne fais-tu pas partie
de l'administration ?
— Non, j'y ai renoncé; je ne vais plus aux assem-
blées, répondit Levine.
— C'est bien dommage », murmura Serge en
fronçant le sourcil.
Pour se disculper, Levine raconta ce qui se pas-
sait aux réunions du district.
« C'est toujours ainsi ! interrompit Serge Iva-
nitch, voilà comme nous sommes, nous autres Rus-
ses ! Peut-être est-ce tm bon trait de notre nature
que cette faculté de constater nos erreurs, mais nous
l'exagérons, nous nous plaisons dans l'ironie, qui
jamais ne fait défaut à notre langue. Si l'on donnait
nos droits, ces mêmes institutions provinciales, à
quelque autre peuple de l'Europe, Allemands ou
Anglais, ils sauraient en extraire la liberté, tandis
que, nous autres, nous ne savons qu'en rire !
— Qu'y faire ? répondit Levine d'un air cou-
pable. C'était mon dernier essai. J'y ai mis toute
mon âme ; je n'y puis plus rien ; je suis incapa-
ble de...
— Incapable ! interrompit Serge Ivanitch : tu
n'envisages pas la chose comme il le faudrait.
— C'est possible, répondit Levine accablé.
— Sais-tu que notre frère Nicolas est de nouveau
ici ? »
Nicolas était le frère aîné de Constantin et le de-
mi-frère de Serge ; c'était un homme perdu, qui avait
mangé la plus grande partie de sa fortune, et s'était
AXXA KARKXrNTÎ. 45
brouillé av^ec ses frères pour vivre dans un monde
aussi fâcheux qu'étrange.
« Que dis-tu là ? s'écria Levine effrayé. Comment
le sais-tu ?
— Prokofi l'a \'u dans la rue.
— Ici, à Moscou ? Où est-il ? et Levine se leva,
comme s'il eût voulu aussitôt courir le trouver.
— Je regrette de t' avoir dit cela, dit Serge en
hochant la tète à la vue de l'émotion de son frère.
J'ai envoyé quelqu'un pour savoir où il demeurait
et lui ai fait tenir sa lettre de change sur Troubine
que j'ai payée. Voici ce qu'il m'a répondu... »
Et Serge tendit à son frère un billet qu'il prit sous
un presse-papiers.
Lévine lut ce billet d'une écriture étrange et qu'il
connaissait bien.
« Je demande humblement qu'on me laisse la
paix. C'est tout ce que je réclame de mes chers
frères. Nicolas Le\nne. »
Constantin resta debout devant Serge, le papier à
la main, sans lever la tête.
« Il veut bien visiblement m'offenser, continua
Serge, mais cela lui est impossible. Je souhaitais de
tout cœur de pouvoir l'aider, tout en sachant que
je n'en viendrais pas à bout.
— Oui, oui, confirma Levine, je comprends et
j'apprécie ta conduite envers lui, mais j'irai le
voir.
— Si cela te fait plaisir, vas-y, dit Serge, mais je
ne te le conseille pas. Ce n'est pas que je le craigne
46 ANNA KARENINE.
par rapport à nos relations à toi et à moi, il ne sau-
rait nous brouiller, mais c'est pour toi que je te con-
seille de n'y pas aller : tu n'y pourras rien. Au reste,
fais comme tu l'entends.
— Peut-être n'y a-t-il vraiment rien à faire, mais
dans ce moment... je ne saurais être tranquille...
— Je ne te comprends pas, dit Serge, mais ce que
je comprends, ajouta-t-il, c'est qu'il y a là pour nous
une leçon d'humilité. Depuis que notre frère Nicolas
est devenu ce qu'il est, je considère ce qu'on ap-
pelle une « bassesse » avec plus d'indulgence. Tu
sais ce qu'il a fait ?
— Hélas ! c'est affreux, affreux ! » répondit Le-
vine.
Après avoir demandé l'adresse de Nicolas au do-
mestique de Serge Ivanitch. Levine se mit en route
pour aller le trouver, mais il changea d'idée et ajourna
sa visite au soir. Avant tout, pour en avoir le cœur
net, il voulait décider la question qui l'avait amené
à Moscou. Il alla donc trouver Oblonsky et, après
avoir appris où étaient les Cherbatzky, se rendit là
où il pensait rencontrer Kitty.
CHAPITRE IX
Vers quatre heures, Levine quitta son isvostchik
à la porte du Jardin zoologique et, le cœur battant,
suivit le sentier qui menait aux montagnes de glace,
près de l'endroit où l'on patinait ; il savait qu'il la
ANNA KARf:NINE. 47
trouverait là, car il avait aperçu la voiture des Cher-
batzky à l'entrée.
Il faisait un beau temps de gelée ; à la porte du
Jardin on voyait, rangés à la file, des traîneaux,
des \oitures de maître, des isvostchiks, des gendar-
mes. Le public se pressait dans les petits chemins
frayés autour des izbas décorées de sculptures en
bois ; les vieux bouleaux du Jardin, aux branches
chargées de givre et de neige, semblaient revêtus de
chasubles neuves et solennelles.
Tout en suivant le sentier, Levine se parlait à
lui-même : « Du calme ! il ne faut pas se troubler ;
que veux-tu ? qu'as-tu ? tais-toi, imbécile. » C'est
ainsi qu'il interpellait son cœur.
IVIais plus il cherchait à se calmer, plus l'émotion le
gagnait et lui coupait la respiration. Une personne
de connaissance l'appela au passage, Levine ne la
reconnut même pas. Il s'approcha des montagnes.
Les traîneaux glissaient, puis remontaient au moyen
de chaînes ; c'était un cliquetis de ferrailles, un bruit
de voix joj'euses et animées. A quelques pas de là on
patinait, et panni les patineurs il la recomiut bien
vite, et sut qu'elle était près de lui par la joie et la
terreur qni envahirent son âme.
Debout auprès d'une dame, du côté opposé à
celui où Levine se trouvait, elle ne se distinguait de
son entourage ni par sa pose ni par sa toilette ;
pour lui, elle ressortait dans la foule comme une rose
parmi les orties, éclairant de son sourire ce qui l'en-
vironnait, illuminant tout de sa présence. « Oce-
48 ANNA KARÉNINE.
rai-je vraiment descendre sur la glace et m'appro-
cher d'elle ? » pensa-t-il. L'endroit où elle se tenait
lui parut un sanctuaire dont il craignait d'approcher,
et il eut si peur qu'il s'en fallut de peu qu'il ne repar-
tît. Faisant un effort sur lui-même il arriva cependant
à se persuader qu'elle était entourée de gens de toute
espèce, et qu'à la rigueur il avait bien aussi le droit
de venir patiner. Il descendit donc sur la glace, évi-
tant de jeter les yeux sur elle comme sur le soleil,
mais, de même que le soleil, il n'avait pas besoin de
la regarder pour la voir.
On se réunissait sur la glace, un jour de la semaine,
entre personnes de connaissance. Il y avait là des
maîtres dans l'art du patinage qui venaient faire
briller leurs talents, d'autres qui faisaient leur ap-
prentissage derrière des fauteuils, avec des gestes
gauches et inquiets, de très jeunes gens, et aussi de
vieux messieurs, patinant par hygiène ; tous sem-
blaient à Levine des élus favorisés du ciel, parce qu'ils
étaient dans le voisinage de Kitty. Et ces patineurs
glissaient autour d'elle, la rattrapaient, lui parlaient
même, et n'en semblaient pas moins s'amuser avec
une indépendance d'esprit complète, comme s'il
eût suffi à leur bonheur que la glace fût bonne et le
temps splendide !
Nicolas Cherbatzky, un cousin de Kitty, vêtu d'une
jaquette et de pantalons étroits, était assis sur
un banc, les patins aux pieds, lorsqu'il aperçut
Levine.
« Ah ! s'écria- t-il, le premier patineur de la Rus-
ANNA KARÉNINE, 49
sie, le voilà ! Es-tu ici depuis longtemps ? Mets donc
vite tes patins, la glace est excellente.
— Je n'ai pas mes patins », répondit I^vine,
étonné qu'on pût parler en présence de Kitty avec
cette liberté d'esprit et cette audace, et ne la per-
dant pas de vue une seconde, quoiqu'il ne la regardât
pas. Elle, visiblement craintive sur ses hautes botti-
nes à patins, s'élança vers lui, du coin où elle se te-
nait, suivie d'un jeune garçon en costume russe qui
cherchait à la dépasser en faisant les gestes désespé-
rés d'un patineur maladroit. Kitty ne patinait pas
avec sûreté ; ses mains avaient quitté le petit man-
chon suspendu à son cou par un ruban, et se tenaient
prêtes à se raccrocher n'importe à quoi ; elle regar-
dait Levine, qu'elle venait de reconnaître, et souriait
de sa propre peur. Quand elle eut enfm heureusement
pris son élan, elle donna un léger coup de talon et
glissa jusqu'à son cousin Cherbatzky, s'empara de
son bras, et envoya à Levine un salut amical. Ja-
mais dans son imagination elle n'avait été plus char-
mante.
Il lui suffisait toujours de penser à elle pour évo-
quer vivement le souvenir de toute sa personne, sur-
tout celui de sa jolie tête blonde, à l'expression enfan-
tine de candeur et de bonté, élégamment posée sur
des épaules déjà belles. Ce mélange de grâce d'enfant
et de beauté de fenune avait un charme particulier
que Levine savait comprendre. Mais ce qui le frap-
pait toujours en elle, comme ime chose inattendue,
c'était son regard modeste, calme, sincère, qui, joint
50 ANNA KARÉNINE.
à son sourire, le transportait dans un monde enchanté
oii il se sentait apaisé, adouci, avec les bons senti-
ments de sa première enfance.
« Depuis quand êtes- vous ici ? demanda-t-elle
en lui tendant la main. Merci, ajouta-t-elle en lui
voyant ramasser le mouchoir tombé de son man-
chon.
— I\Ioi ? je suis arrivé depuis peu, hier, c'est-à-
dire aujourd'hui, répondit Levine, si ému qu'il n'a-
vait pas bien compris la question. Je voulais venir
chez vous, — dit-il, et, se rappelant aussitôt dans
quelle intention, il rougit et se troubla. — Je ne
savais pas que vous patiniez, et si bien. »
Elle le regarda avec attention, comme pour devi-
ner la cause de son embarras.
« Votre éloge est précieux. Il s'est conservé ici
une tradition sur vos talents de patineur, — dit-elle
en secouant de sa petite main gantée de noir les ai-
guilles de pin tombées sur son manchon.
— Oui, j'ai patiné autrefois avec passion; je vou-
lais arriver à la perfection.
— Il me semble que vous faites tout avec passion,
dit-elle en souriant. Je voudrais tant vous voir pati-
ner. Mettez donc des patins, nous patinerons en-
semble. »
« Patiner ensemble ! est-il possible ! » pensa-t-il
en la regardant.
« Je vais les mettre tout de suite », dit-il.
Et il courut chercher des patins.
« Il y a longtemps, monsieur, que vous n'êtes
ANNA KARKNIXK. 51
venu chez nous, dit l'homme aux patins en lui te-
nant le pied pour visser le talon. Depuis vous, nous
n'avons personne qui s'y entende. Est-ce bien ainsi,
dit-il en serrant la courroie.
— Cest bien, c'est bien, dépêche-toi, seulement »,
répondit Levine, ne pouvant dissinuiler le sourire
joyeux qui, malgré lui, éclairait son visage. « Voilà
la vie, voilà le bonheur, pensait-il, faut-il lui parler
maintenant ? Mais j'ai peur de parler ; je suis trop...
heureux en ce moment, heureux au moins en espé-
rance, tandis que... Mais il le faut, il le faut ! Arrière
la faiblesse ! »
Levine se leva, ôta son paletot, et, après s'être
essayé autour de la petite maison, s'élança sur la
glace unie et glissa sans effort, dirigeant à son gré
sa course, tantôt rapide, tantôt ralentie. Il s'appro-
cha d'elle avec crainte, mais un sourire de Kitty
le rassura encore une fois
Elle lui donna la main et ils patinèrent côte à
côte, augmentant peu à peu la vitesse de leur
course; et plus ils glissaient rapidement, plus elle
lui serrait la main.
« J'apprendrais bien plus vite avec vous, lui dit-
elle, je ne sais pourquoi, j'ai confiance.
— J'ai aussi confiance en moi, quand vous vous
appuyez sur mon bras », répondit-il, et aussitôt il
rougit, effraj'é. Effectivement, à peine eut-il prononcé
ces paroles, que, de même que le soleil se cache der-
rière un nuage, toute l'amabilité du visage de la
jeune fille disparut, et Levine remarqua un jeu de
3
52 ANNA KARÉNINE.
physionomie qu'il connaissait bien, et qui indiquait
un effort de sa pensée ; une ride se dessina sur le
front uni de Kitty.
— Il ne vous arrive rien de désagréable ? Du
reste, je n'ai pas le droit de le demander, dit-il
vivement.
— Pourquoi cela ? Non, — répondit-elle froide-
ment ; et elle ajouta aussitôt : — Vous n'avez pas
encore vu Mlle I^inon ?
— Pas encore.
— Venez la voir, elle vous aime tant.
— Qu'arrive-t-il? je lui ai fait de la peine ! Sei-
gneur, ayez pitié de moi ! » pensa Levine tout en
courant vers la vieille Française aux petites boucles
grises, qui les surveillait de son banc. Elle le reçut
comme un vieil ami et lui montra tout son râte-
lier dans un sourire amical.
« Nous grandissons, n'est-ce pas ? dit-elle en dési-
gnant Kitty des yeux, et nous prenons de l'âge.
Tiny hear devient grand ! » continua la vieille ins-
titutrice en riant ; et elle lui rappela sa plaisanterie
sur les trois demoiselles qu'il appelait les trois our-
sons du conte anglais.
« Vous rappelez-vous que vous les nommiez
ainsi ? »
Il l'avait absolument oublié, mais elle riait de
cette plaisanterie depuis dix ans et y tenait tou-
jours.
« Allez, allez patiner. N'est-ce pas que notre Kit-
ty commence à bien s'y prendre ? »
ANNA KAR1:NINE. 53
Quand Levine revint auprès de Kitty, il ne lui
trouva plus le visage sévère ; ses yeux avaient repris
leur ex])ression franche et caressante, mais il lui
sembla (qu'elle avait un ton de tranquillité voulue, et
il se sentit triste. Après avoir causé de la vieille
gouvernante et de ses originalités, elle lui parla
de sa vie à lui.
« Ne vous cuîi lycz-vous vraiment pas à la cam-
pagne ? demanda-t-elle.
— Non, je ne m'ennuie pas ; je suis très occupé, —
répondit-il, sentant qu'elle l'amenait au ton calme
qu'elle avait résolu de garder, et dont il ne saurait
désormais se départir, pas plus qu'il n'avait su le
faire au commencement de l'hiver.
— Etes- vous venu pour longtemps ? demanda
Kitty.
— Je n'en sais rien, répondit-il sans penser à ce
qu'il disait. L'idée de retomber dans le ton d'une
amitié calme et de retourner peut-être chez lui sans
avoir rien décidé le poussa à la révolte.
— Comment ne le savez- vous pas ?
— Je n'en sais rien, cela dépendra de vous »,
dit-il, et aussitôt il fut épouvanté de ses propres
paroles.
N'entendit-elle pas ces mots, ou ne voulut-elle
pas les entendre ? elle sembla faire un faux pas sur la
glace et s'éloigna pour glisser vers Mlle Linon, lui
dit quelques mots et se dirigea vers la petite maison
où l'on ôtait les patins.
« Mon Dieu, qu'ai-je fait ? Seigneur Dieu, aidez-
54 ANNA KARÉNINE.
moi, guidez-moi », priait Leviue intérieurement, et,
sentant qu'il avait besoin de faire quelque mou-
vement violent, il décrivit avec fureur des courbes
sur la glace.
En ce moment, un jeune homme, le plus fort des
nouveaux patineurs, sortit du café, ses patins aux
pieds et la cigarette à la bouche ; sans s'arrêter il
courut vers l'escalier, descendit les marches en
sautant, sans même changer la position de ses bras,
sur la glace.
« C'est un nouveau tour, se dit Levine, et il
remonta l'escalier pour l'imiter.
— Ne vous tuez pas, il faut de l'habitude »,
lui cria Nicolas Cherbatzky.
Levine patina quelque temps avant de prendre
son élan, puis il descendit l'escalier en cherchant à
garder l'équilibre avec ses mains ; à la dernière
marche, il s'accrocha, fit un mouvement violent
pour se rattraper, reprit son équilibre, et s'élança
en riant sur la glace.
« Quel brave garçon, — pensait pendant ce
temps Kitty en entrant dans la petite maison,
suivie de Mlle Linon, et en le regardant avec un
sourire caressant, comme un frère bien-aimé. —
Est-ce ma faute ? Ai- je rien fait de mal ? On pré-
tend que c'est de la coquetterie ! Je sais bien que ce
n'est pas lui que j'aime, mais je ne m'en sens pas
moins contente auprès de lui : il est si bon ! Mais
pourquoi a-t-il dit cela ? » pensa-t-elle.
Voyant Kitty partir avec sa mère qui venait la
AXXA KARKXTXK. 55
chercher, Levine, tout rouge après l'exercice vio-
lent qu'il venait de prendre, s'arrêta et réfléchit.
Il ôta ses patins et rejoignit la mère et la fille à la
sortie.
« Très heureuse de vous voir, dit la princesse.
Nous recevons, comme toujours, le jeudi.
— Aujourd'hui, par conséquent ?
— Xous serons enchantés de vous voir », répon-
dit-elle sèchement.
Cette raideur affligea Kitty, qui ne put s'empêcher
de chercher à adoucir l'effet produit par la froideur
de sa mère. Elle se retourna vers Levine et lui
cria en souriant :
« Au revoir ! »
En ce moment, Stépane Arcadiévitch, son cha-
peau planté de côté, le visage animé et les yeux
brillants, entrait en vainqueur dans le Jardin.
A la vue de sa belle-mère, il prit une expression
triste et confuse pour répondre aux questions qu'elle
lui adressa sur la santé de Dolly ; puis, après avoir
causé à voix basse d'un air accablé, il se redressa et
prit le bras de Levine.
« Eh bien, partons-nous ? Je n'ai fait que penser
à toi, et je suis très content que tu sois venu, dit-il
en le regardant d'un air significatif
— Allons, allons, — répondit l'heureux Levine,
qui ne cessait d'entendre le son de cette voix lui
disant « aa revoir », et de se représenter le sourire
qui accompagnait ces mots.
— A l'hôtel d'. Angleterre ou à l'Ermitage ?
^,6 ANNA KARÉNINE.
o
— Cela m'est égal.
— A l'hôtel d'Angleterre alors, dit Stépane
Arcadiévitch, qui choisissait ce restaurant parce
qu'il y devait plus d'argent qu'à l'Ermitage et qu'il
trouvait, pour ainsi dire, indigne de lui, de le négli-
ger. Tu as un isvotchik : tant mieux, car j'ai ren-
voyé ma voiture. »
Pendant tout le trajet, les deux amis gardèrent
le silence. Levine pensait à ce que pouvait signifier
le changement survenu en Kitty, et se rassurait
pour retomber aussitôt dans le désespoir, et se
répéter qu'il était insensé d'espérer. Malgré tout, il
se sentait un autre homme, ne ressemblant en rien
à celui qui avait existé avant le sourire et les mots
0 au revoir ».
Stépane Arcadiévitch composait le menu.
« Tu aimes le turbot, n'est-ce pas ? demanda-t-il
à Levine au moment où ils arrivaient.
— Quoi ? demanda I/evine.
— Le turbot.
— Oui, j'aime le turbot à la folie.
CHAPITRE X
Levine lui-même ne put s'empêcher de remar-
quer, en entrant dans le restaurant, l'espèce de
rayonnement contenu exprimé par la physionomie,
par toute la personne de Stépane Arcadiévitch.
Celui-ci ôta son paletot et, le chapeau posé de côté,
ANNA KARKNINP:. 57
s'avança jusqu'à la salle à manger, donnant, tout
en marchant, ses ordres au Tatare en habit noir,
la serviette sous le bras, qui s'accrochait à lui.
Saluant à droite et à gauche les personnes de con-
naissance qui, là comme ailleurs, le rencontraient
avec plaisir, il s'approcha du buffet et prit un petit
veire d'eau-de-vie. La demoiselle de comptoir,
une Française frisée, fardée, couverte de rubans,
de dentelles et de boucles, fut aussitôt l'objet de
son attention ; il lui dit quelques mots qui la firent
éclater de rire. Quant à Levine, la vue de cette
femme, toute composée de faux cheveux et de
poudre de riz, lui ôtait l'appétit ; il s'en éloigna avec
hâte et dégoût. Son âme était remplie du souvenir
de Kitty, et dans ses yeux brillaient le triomphe et
le bonheur.
« Par ici. Votre Excellence : ici Votre Excellence
ne sera pas dérangée, disait le vieux Tatare, tenace
et obséquieux, dont la vaste tournure forçait les
deux pans de son habit à| s'écarter par derrière.
— Veuillez approcher, Votre Excellence », dit-il
aussi à Levine en signe de respect pour Stépane
Arcadiévitch dont il était l'invité.
Il étendit en un clin d'oeil une serviette fraîche
sur la table ronde, déjà couverte d'une nappe, et
placée sous une girandole de bronze ; puis il approcha
deux chaises de velours, et, la serviette d'une
main, la carte de l'autre, il se tint debout devant
Stépane Arcadiévitch, attendant ses ordres.
« Si Votre Excellence le désirait, elle aurait un.
58 ANNA KARENINE.
cabinet particulier à sa disposition dans quelques
instants ; le prince Galitzine, avec une dame, va le
laisser libre. Nous avons reçu des huîtres fraîches.
— Ah ! ah ! des huîtres ! »
Stépane Arcadiévitch réfléchit.
« Si nous changions notre plan de campagne,
Levine ? — dit-il en posant le doigt sur la carte ;
son visage exprimait une hésitation sérieuse. —
Mais sont-elles bonnes, tes huîtres ? Fais attention.
— Des huîtres de Flensbourg, Votre Excellence :
il n'y en a pas d'Ostende.
— Passe pour des huîtres de Flensbourg. Mais
sont-elles fraîches ?
— Elles sont arrivées d'hier.
— Eh bien, qu'en dis-tu ? Si nous commencions
par des huîtres et si nous changions ensuite tout
notre menu ?
— Cela m'est égal ; pour moi, ce qu'il y a de
meilleur, c'est du chtchi* et de la kacha^ ; mais on ne
trouve pas cela ici.
— Kacha à la russe, si vous l'ordonnez ? dit le
Tatare en se penchant vers Levine comme une
bonne vers l'enfant qu'elle garde.
— Sans plaisanterie, tout ce que tu choisiras
sera bien. J'ai patiné et je meurs de faim. Ne crois
pas, ajouta-t-il en voyant une expression de mécon-
tentement sur la figure d'Oblonsky, que je ne sache
1. Chtchi, soupe aux choux.
2. Kacha, gruau de sarrasin, nourriture habituelle du
peuple.
ANNA K.\Ri:XIXE. 59
pas apprécier ton menu : je mangerai avec plaisir un
bon (Hiicr.
— 11 ne manquerait plus que cela ! On a beau dire,
c'est un des plaisirs de cette vie, dit Stépane Arca-
diévitch. Dans ce cas, mon petit frère, domie-nous
deux, et si c'est trop peu, trois douzaines d'huîtres,
une soupe avec des légimies...
— Printanière », reprit le Tatare.
Mais Stépane Arcadié\'itch ne voulait pas lui
laisser le plaisir d'énumérer les plats en français
et continua :
« Avec des légumes, tu sais ? Ensuite, du turbot
avec une sauce un peu épaisse ; puis du rosbif,
mais fais attention qu'il soit à point ; un chapon, et
enfin des conserves. »
Le Tatare. se rappelant que Stépane Arcadié-
vitch n'aimait pas à nommer les plats d'après la
carte française, le laissa dire, mais il se donna ensuite
le plaisir de répéter le menu selon les règles : « po-
tage printanier, turbot sauce Beaumarchais,
poularde à l'estragon, macédoine de fruits ».
Et aussitôt, comme mû par un ressort, il fit dispa-
raître une carte pour en présenter une autre, celle
des vins, qu'il soumit à Stépane Arcadiévitch.
« Que boirons-nous ?
— Ce que tu voudras, mais un peu de Champagne,
dit Levine.
— Comment ? dès le commencement ? Au fait,
pourquoi pas ? Aimes-tu la marque blanche ?
— Cachet blanc, dit le Tatare.
6o ANNA KARÉNINE.
— Bien : avec les huîtres, ce seia assez.
— Quel vin de table servirai- je ?
— Du Nuits ; non, donne-nous le classique cha-
blis.
— Servirai- je votre fromage ?
— Oui, du parmesan. Peut-être en préfères-tu
un autre ?
— Non, cela m'est égal », répondit lyevine qui ne
pouvait s'empêcher de sourire.
Le Tatare disparut en courant, les pans de son
habit flottant derrière lui ; cinq minutes après, il
était de retour, tenant d'une main un plat d'huîtres
et de l'autre une bouteille.
Stépane Arcadiévitch chiffonna sa serviette, en
couvrit son gilet, étendit tranquillement les mains,
et entama le plat d'huîtres.
« Pas mauvaises, — dit-il en enlevant les huîtres
de leurs écailles l'une après l'autre avec une petite
fourchette d'argent, et en les avalant au fur et à
mesure. — Pas mauvaises », répéta-t-il en regar-
dant tantôt Levine, tantôt le Tatare d'un œil satis-
fait et brillant.
Levine mangea les huîtres, quoiqu'il eût préféré
du pain et du fromage, mais il ne pouvait s'empêcher
d'admirer Oblonsky. Le Tatare lui-même, après
avoir débouché la bouteille et versé le vin mousseux
dans de fines coupes de cristal, regarda Stépane
Arcadiévitch avec un sourire satisfait, tout en
redressant sa cravate blanche.
a Tu n'aimes pas beaucoup les huîtres ? dit
ANNA KARKNINK. 6i
Obloiisky eu vidant son verre, ou bien tu es ])réoc-
cupé ? hein ? »
Il avait envie de mettre I^vine en gaieté, mais
celui-ci, sans être triste, était gêné ; avec ce qu'il
avait dans l'àme, il se trouvait mal à l'aise dans ce
restaurant, au milieu de ce va-et-vient, dans le
\oisinage de cabinets où l'on dînait avec des dames,
tout l'offusquait, le gaz, les miroirs, le Tatare lui-
même. Il craignait de salir le sentiment qui rem-
plissait sou âme.
« Moi ? oui, je suis préoccupé ; mais, en outre,
ici tout me gêne, dit-il. Tu ne saurais croire com-
bien, pour un campagnard comme moi, tout ce
milieu paraît étrange. C'est comme les ongles de ce
monsieur que j'ai \'U chez toi.
— Oui, j'ai remarqué que les ongles de ce pauvre
Grinewitch t'intéressaient beaucoup.
— Je n'y peux rien, répondit I^evine, tâche de
me comprendre et de te placer au point de vue
d'un campagnard. Nous autres, nous cherchons
à avoir des mains avec lesquelles nous puissions
travailler ; pour cela, nous nous coupons les ongles,
et bien souvent nous retroussons nos manches.
Ici, au contraire, on se laisse pousser les ongles tant
qu'ils veulent pousser, et, pour être bien sûr de ne
rien pouvoir faire de ses mains, on accroche à ses
poignets des soucoupes en guise de boutons. »
Stépane Arcadiévitch sourit gaiement.
« Mais cela prouve qu'il n'a pas besoin de tra-
vailler de ses mains : c'est la tête qui travaille.
62 ANNA KARÉNINE.
— Cest possible ; néanmoins cela me semble
étrange, de même que ce que nous faisons ici. A la
campagne, nous nous dépêchons de nous rassasier
afin de pouvoir nous remettre à la besogne, et ici
nous cherchons, toi et moi, à manger le plus long-
temps possible, sans nous rassasier : aussi nous man-
geons des huîtres.
— C'est certain, reprit Stépane Arcadiévitch :
mais n'est-ce pas le but de la civilisation que de
tout changer en jouissance ?
— Si c'est là son but, j'aime autant rester un
barbare.
— Tu l'es bien, va. Vous êtes tous des sauvages
dans votre famille. »
Levine soupira. Il pensa à son frère Nicolas, se
sentit mortifié, attristé, et son visage s'assombrit;
mais Oblonsky entama un sujet qui parvint immé-
tement à le distraire.
« Eh bien, viendras-tu ce soir chez nous, c'est-à-
dire chez les Cherbatzky ? dit-il en clignant gaie-
ment d'un œil et en repoussant les écailles d'huîtres
pour prendre du fromage.
— Oui, certainement, répondit Levine, quoiqu'il
m'ait semblé que la princesse ne m'invitât pas de
bonne grâce.
— Quelle idée ! c'est sa manière grande dame,
répondit Stépane Arcadiévitch. Je viendrai aussi
après une répétition de chant chez la comtesse
Bonine. Comment ne pas t' accuser d'être sauvage ?
Explique-moi, par exemple, ta fuite de Moscou ?
ANNA KARl-XINE. 63
lyes Chcrbatzky m'ont plus d'une fois tourmenté de
leurs questions sur ton compte, comme si je pouvais
savoir quelque chose. Je ne sais que ceci, c'est que
tu fais toujours ce que personne ne songeait à faire.
— Oui, répondit I^evine lentement et avec
émotion : tu as raison, je suis un sauvage, mais ce
n'est pas mon départ qui l'a prouvé, c'est mon
retour. Je suis revenu maintenant...
— Es-tu heureux ! interrompit Oblonsky en
regardant les yeux de I^evine.
— Pourquoi ?
— « Je reconnais à la marque qu'ils portent les
chevaux ombrageux, et à leurs yeux, les jeunes
gens amoureux », déclama Stépane Arcadiévitch :
l'avenir est à toi.
— Et toi, n'as-tu plus rien devant toi ?
— Je n'ai que le présent, et ce n'est pas tout
roses.
— Qu'y a-t-il ?
— Cela ne va pas ! Mais je ne veux pas t'cntre-
tenir de moi, d'autant plus que je ne puis t'expli-
quer tout, répondit Stépane Arcadiévitch. Alors
pourquoi es- tu venu à Moscou ?... Hé ! viens des-
servir ! cria-t-il au Tatare.
— Tu le devines ? répondit Levine en ne quittant
pas des yeux Stépane Arcadiévitch.
— Je le devine, mais je ne puis t'en parler le
premier. Tu peux par ce détail reconnaître si je
devine juste ou non, dit Stépane Arcadiévitch
en regardant Levine d'un air fin.
64 ANNA KARÉNINE.
— Eh bien, que me diras-tu ? demanda Levine
d'une voix qui tremblait, et sentant chacun des mus-
cles de son visage. Comment considères-tu la chose ? »
Stépane Arcadiévitch but lentement son verre de
chablis, en regardant toujours Levine.
« Moi, répondit-il, je ne désire rien autant que
cela, rien !
— Mais ne te trompes- tu pas ? sais- tu de quoi
nous parlons, murmura Levine, le regard fixé fié-
vreusement sur son interlocuteur. Tu crois vrai-
ment que c'est possible ?
— Pourquoi ne le serait-ce pas ?
— Vraiment, bien sincèrement ? Dis tout ce que
tu penses. Songe donc, si j'allais au-devant d'un
refus ? et j'en suis presque certain !
— Pourquoi donc ? dit Stépane Arcadiévitch
en souriant de cette émotion.
— C'est l'effet que cela me fait. Ce serait terrible,
pour moi et pour elle !
— Oh ! en tout cas je ne vois là rien de si terrible
pour elle : une jeune fille est toujours flattée d'être
demandée en mariage.
— Les jeunes filles en général, peut-être : mais
pas elle. »
Stépane Arcadiévitch sourit ; il connaissait par-
faitement les sentiments de Levine, et savait que
pour lui toutes les jeunes filles de l'univers se divi-
saient en deux catégories : dans l'une, toutes les
jeimes filles existantes, ayant toutes les faiblesses
humaines en partage, des jeunes filles bien ordi-
ANNA KARf.NINK. 65
naircs ? l'autre catégorie, composée d'elle seule, sans
la moindre imperfection et au-dessus de l'humanité
entière.
c Attends, prends un peu de sauce », dit-il en
arrêtant la main de I^evine qui repoussait la saucière.
Levine prit humblement de la sauce, mais ne
laissa pas Oblonsky manger.
— Non, attends, comprends-moi bien, car c'est
pour moi une question de vie ou de mort. Je n'en
ai jamais parlé à personne et je ne puis en parler
à im autre qu'à toi. Nous avons beau être très
dififércuts l'un de l'autre, avoir d'autres goûts,
d'autres points de vue, je n'en sais pas moins que tu
m'aimes et que tu me comprends, et c'est pourquoi
je t'aime tant aussi. Au nom du ciel, sois sincère
avec moi.
— Je ne te dis que ce que je pense, répondit
Stépane Arcadiévitch en souriant, mais je te dirai
plus : ma femme, une femme étonnante, — et
Oblonsky s'arrêta un moment en soupirant pour se
rappeler où il en était avec sa femme... — Elle a un
don de seconde vue, et voit tout ce qui se passe dans
le cœur des autres, mais elle prévoit surtout l'avenir
quand il s'agit de mariages. Ainsi elle a prédit celui
de la Chahawskoï avec Brenteln ; personne ne vou-
lait y croire, et cependant il s'est fait. Eh bien,
ma femme est pour toi.
— Comment l'entends-tu ?
— J'entends que ce n'est pas seulement qu'elle
t'aime, mais elle assure que Kitty sera ta femme. »
66 ANNA KARÉNINE.
En entendant ces mots, le visage de Levine rayon-
na d'un sourire bien voisin de l'attendrissement.
« Elle a dit cela ! s'écria- t-il. J'ai toujours pensé
que ta femme était un ange. Mais assez, assez parler,
dit-il en se levant.
— Reste donc assis. »
Levine ne tenait plus en place ; il fit deux ou trois
fois le tour de la chambre de son pas ferme, en cli-
gnant des yeux pour dissimuler des larmes, et se
remit à table un peu calmé.
« Comprends-moi, dit-il ; ce n'est pas de l'amour :
j'ai été amoureux, mais ce n'était pas cela. C'est plus
qu'un sentiment : c'est une force intérieure qui me
possède. Je suis parti parce que j'avais décidé
qu'un bonheur semblable ne pouvait exister, il
n'aurait rien eu d'humain ! Mais j'ai eu beau lutter
contre moi-même, je sens que toute ma vie est là.
Il faut que cela se décide !
— Mais pourquoi es-tu parti ?
— Ah î si tu savais que de pensées se pressent
dans ma tête, que de choses je voudrais te deman-
der ! Écoute. Tu ne peux te figurer le service que
tu m'as rendu ; je suis si heureux que j'en deviens
égoïste, j'oublie tout ! et cependant j'ai appris
aujourd'hui que mon frère Nicolas, tu sais, est ici,
et je l'ai oublié ! Il me semble que lui aussi doit être
heureux. Cest comme une folie... Mais une chose
me paraît terrible : toi qui es marié, tu dois con-
naître ce sentiment... nous déjà vieux avec un
passé, non pas d'amour mais de péché, n'est-il pas
ANNA KL\RENINE. 67
terrible que nous osions approcher d'un être pur,
innocent ? n'est-ce pas affreux ? et n'est-il pas juste
que je me trouve indigne?
— Je ne crois pas que tu aies grand'chose à te
reprocher.
— Et cependant, dit Levine, en repassant ma
vie avec dégoût, je tremble, je maudis, je me plains
amèrement, oui... »
— Que veux- tu ! le monde est ainsi fait, dit
Oblonsky.
— Il n'y a qu'une consolation, celle de cette
prière que j'ai toujours aimée : « Pardonne-nous
selon la grandeur de ta miséricorde, et non selon
nos mérites. » Ce n'est qu'ainsi qu'elle peut me
pardonner. »
CHAPITRE XI
Levine vida son verre, et pendant quelques
instants les deux amis gardèrent le silence.
« Je dois encore te dire une chose. Tu connais
Wronsky ? demanda Stépane Arcadiévitch à Levine.
— Non, pourquoi cette question ?
— Donne encore une bouteille, dit Oblonsky au
Tatare qui remplissait leurs verres. C'est que
Wronsky est un de tes rivaux.
— Qu'est-ce que Wronsky ? demanda Levine dont
la physionomie, tout à l'heure si juvénilement en-
thousiaste, n'exprima plus que le mécontentement.
68 ANNA KARÉNINE.
— Wronsky est un des fils du comte Cyrille
Wronsky et l'un des plus beaux échantillons de la
jeunesse dorée de Pétersbourg. Je l'ai connu à
Tver, quand j'étais au service ; il y venait pour le
recrutement. Il est immensément riche, beau, aide
de camp de l'Empereur, il a de belles relations, et,
malgré tout, c'est un bon garçon. D'après ce que j'ai
vu de lui, c'est même plus qu'un bon garçon, il est
instruit et intelligent ; c'est un homme qui ira
loin. ))
Levine se rembrunissait et se taisait.
a Eh bien, il est apparu peu après ton départ et,
d'après ce qu'on dit, s'est épris de Kitty ; tu com-
prends que la mère...
— Pardonne-moi, mais je ne comprends rien, —
répondit I^evine en s'assombrissant de plus en plus.
La pensée de Nicolas lui revint aussitôt avec le
remords d'avoir pu l'oublier.
— Attends donc, dit Stépane Arcadiévitch en
lui touchant le bras tout en souriant : je t'ai dit
ce que je savais, mais je répète que, selon moi,
dans cette affaire délicate les chances sont pour
toi. »
Levine pâlit et s'appuya au dossier de sa chaise.
« Pourquoi n'es- tu jamais venu chasser chez
moi comme tu me l'avais promis ? Viens au prin-
temps », dit-il tout à coup.
Il se repentait maintenant du fond du cœur
d'avoir entamé cette conversation avec Oblonsky ;
ses sentiments les plus intimes étaient blessés
ANNA KARKXIXIt. 69
de ce qu'il venait d'apprendre sur les prétentions
rivales d'un officier de rétersbourg, aussi bien que
des conseils et des su])])ositions de Stépane Arca-
diévitch. Celui-ci comprit ce qui se passait dans
l'âine de son jeune anii et sourit.
« Je viendrai un jour ou l'autre ; mais, vois-tu,
frère, les femmes sont le ressort qui fait mouvoir tout
en ce monde. Mon afTaire à moi est mauvaise, très
mauvaise, et tout cela à cause des femmes ! Donne-
moi franchement ton avis, continua-t-il en tenant
un cigare d'une main et son verre de l'autre.
— Sur quoi veux- tu mon avis ?
— Voici : Supposons que tu sois marié, que tu
aimes ta femme, et que tu te sois laissé entraîner
par une autre femme.
— Excuse-moi, mais je ne comprends rien à
cela ; c'est pour moi, comme si, en sortant de
dîner, je volais un pain en passant devant une
boulangerie. »
Les yeux de Stépane Arcadiévitch brillèrent
plus encore que de coutume.
« Pourquoi pas ? le pain frais sent quelquefois
si bon qu'on ne peut pas avoir la force de résister
à la tentation.
Himmlisch war's wcnn ich bezwang
Meine irdischc Begier.
Aber wenn mir's nicht gelang
Hatt ! ich auch ein gross Plaisir.
Et en disant ces vers Oblonsky sourit finement.
Levine ne put s'empêcher d'en faire autant.
70 ANNA KARENINE.
« Trêve de plaisanteries, continua Oblonsky,
suppose une femme charmante, modeste, aimante,
qui a tout sacrifié, qu'on sait pauvre et isolée :
faut-il l'abandonner, maintenant que le mal est
fait ? Mettons qu'il soit nécessaire de rompre, pour
ne pas troubler la vie de famille, mais ne faut-il
pas en avoir pitié ? lui adoucir la séparation ?
penser à son avenir ?
— Pardon, mais tu sais que, pour moi, les femmes
se divisent en deux classes, ou, pour mieux dire,
il y a des femmes et des... Je n'ai jamais rencontré
de belles repenties ; mais des créatures comme cette
Française du comptoir avec ses frisons me répugnent
et toutes les femmes tombées aussi.
— Et l'Évangile, qu'en fais-tu ?
— Laisse-moi tranquille avec ton Evangile.
Jamais le Christ n'aurait prononcé ces paroles
s'il avait su le mauvais usage qu'on en ferait ;
c'est tout ce qu'on a retenu de l'Évangile. Au reste
je conviens que c'est une impression personnelle,
rien de plus. J'ai du dégoût pour les femmes tom-
bées, comme toi pour les araignées ; tu n'as pas eu
besoin pour cela d'étudier les mœurs des araignées,
ni moi celles de ces êtres-là.
— C'est commode de juger ainsi ; tu fais comme
ce personnage de Dickens, qui jetait de la main
gauche par-dessus l'épaule droite toutes les ques-
tions embarrassantes. Mais nier un fait n'est pas y
répondre. Que faire ? dis-moi, que faire ?
— Ne pas voler de pain frais. »
ANNA KARENINE. 71
Stépane Arcadiévitch se mit à rire.
« O moraliste ! mais comprends donc la situa-
tion : voilà deux femmes ; l'une se prévaut de ses
droits, et ses droits sont ton amour que tu ne peux
plus lui doimer ; l'autre sacrifie tout et ne demande
rien. Que doit-on faire ? comment se conduire ?
Cest un drame effrayant !
— Si tu veux que je te confesse ce que j'en pense,
je te dirai que je ne crois pas au drame ; voici pour-
quoi : selon moi, l'amour, les deux amours, tels
que les caractérise Platon dans son Banquet, tu
t'en souviens, servent de pierre de touche aux
hommes : les uns ne comprennent qu'un seul de ces
amours, les autres ne le comprennent pas. Ceux
qui ne comprennent pas l'amour platonique n'ont
aucune raison de parler de drame. En peut- il
exister dans ces conditions ? « Bien obligé pour
l'agrément que j'ai eu » : voilà tout le drame.
L'amour platonique ne peut en connaître davan-
tage, parce que là tout est clair et pur, parce que... »
A ce moment, I^evine se rappela ses propres
péchés et les luttes intérieures qu'il avait eu à subir ;
il ajouta donc d'une façon inattendue :
« Au fait, peut-être as-tu raison. C'est bien
possible... Je ne sais rien, absolument rien.
— Vois-tu, dit Stépane Arcadiévitch, tu es un
homme tout d'une pièce. C'est ta grande qualité
et aussi ton défaut. Parce que ton caractère est
ainsi fait, tu voudrais que toute la vie se composât
d'événements tout d'une pièce. Ainsi tu méprises
72 ANNA KARÉNINE.
le service de l'État parce que tu n'y vois aucune
influence sociale utile, et que, selon toi, chaque
action devrait répondre à un but précis ; tu voudrais
que l'amour et la vie conjugale ne fissent qu'un.
Tout cela n'existe pas. Et d'ailleurs le charme, la
variété, la beauté de la vie tiennent précisément à
des nuances. »
Levine soupira sans répondre ; il n'écoutait pas,
et pensait à ce qui le touchait.
Et soudain ils sentirent tous deux que ce dîner,
qui aurait dû les rapprocher, bien que les laissant
bons amis, les désintéressait l'un de l'autre ; chacun ne
pensa plus qu'à ce qui le concernait, et ne s'inquiéta
plus de son voisin. Oblonsky connaissait ce phéno-
mène pour en avoir fait plusieurs fois l'expérience
après dîner; il savait aussi ce qui lui restait à faire.
« E'addition », cria-t-il ; et il passa dans la salle
voisine, où il rencontra im aide de camp de connais-
sance, avec lequel la conversation s'engagea aussitôt
sur une actrice et sur son protecteur. Cette conver-
sation soulagea et reposa Oblonsky de celle qu'il
avait eue avec Levine ; son ami l'obligeait à une
tension d'esprit qui le fatiguait toujours.
Quand le Tatare eut apporté un compte de
28 roubles et des kopecks, sans oublier' le pour-
boire, Ivevine, qui, en campagnard qu'il était,
se serait épouvanté en temps ordinaire de sa part
de 14. roubles, n'y fit aucune attention. Il paya et
retourna chez lui, pour changer d'habit et se rendre
chez les Cherbatzky, où son sort devait se décider.
AXXA KARÉNINE. 'JZ
CHAPITRE XII
La jeune princesse Kitty Cherbatzky avait dix-
huit ans. Elle paraissait pour la première fois dans
le monde cet hiver, et ses succès y étaient plus grands
que ceux de ses aînées, plus grands que sa mère
elle-même ne s'y était attendue. Sans parler de
toute la jeunesse dansante de Moscou qui était plus
ou moins éprise de Kitty, il s'était, dès ce premier
hiver, présenté deux partis très sérieux : Levine
et, aussitôt après son départ, le comte Wronsky.
Les visites fréquentes de Levine et son amour
évident pour Kitty avaient été le sujet des premières
conversations sérieuses entre le prince et la prin-
cesse sur l'avenir de leur fille cadette, conversations
qui dégénéraient souvent en discussions très vives.
Le prince tenait pour Levine, et disait qu'il ne
souhaitait pas de meilleur parti pour Kitty. La
princesse, avec l'habitude particulière aux femmes
de tourner la question, répondait que Kitty était
bien jeune, qu'elle ne montrait pas grande inclina-
tion pour Levine, que, d'ailleurs, celui-ci ne semblait
pas avoir d'intentions sérieuses..., mais ce n'était
pas là le fond de sa pensée. Ce qu'elle ne disait
pas, c'est qu'elle espérait un parti plus brillant,
que Levine ne lui était pas sympathique et qu'elle
ne le comprenait pas ; aussi fut-elle ravie lorsqu'il
partit inopinément pour la campagne.
74 ANNA KARÉNINE.
({ Tu vois que j'avais raison », dit-elle d'un air
triomphant à son mari.
Elle fut encore plus enchantée lorsque Wronsky
se mit sur les rangs et son espoir de marier Kitty
non seulement bien, mais brillamment, ne fit que se
confirmer.
Pour la princesse, il n y avait pas de compa-
raison à établir entre les deux prétendants. Ce
qui lui déplaisait en Levine était sa façon brusque
et bizarre de juger les choses, sa gaucherie dans le
monde, qu'elle attribuait à de l'orgueil, et ce qu'elle
appelait sa vie de sauvage à la campagne, absorbé
par son bétail et ses paysans. Ce qui lui déplaisait
plus encore était que Levine, amoureux de Kitty,
eût fréquenté leur maison pendant six semaines
de l'air d'un homme qui hésiterait, observerait, et
se demanderait si, en se déclarant, l'honneur qu'il
leur ferait ne serait pas trop grand. Ne comprenait-il
donc pas qu'on est tenu d'expliquer ses intentions
lorsqu'on vient assidûment dans une maison où il
y a une jeune fille à marier ? et puis ce départ sou-
dain, sans avertir personne ?
« Il est heureux, pensait-elle, qu'il soit si peu
attrayant, et que Kitty ne se soit pas monté la
tête. »
Wronsky, par contre, comblait tous ses vœux :
il était riche, intelligent, d'une grande famille ;
une carrière brillante à la cour ou à l'armée s'ouvrait
devant lui, et en outre il était charmant. Que pou-
vait-on rêver de mieux ? il faisait la cour à Kitty
ANNA KARÉNINE. 75
au bal, dansait avec elle, s'était fait présenter à ses
parents : pouvait-on douter de ses intentions ?
Et cependant la pauvre mère passait un hiver
cruellement agité.
La princesse, lorsqu'elle s'était maric*e, il y avait
quelque trente ans, avait vu son mariage arrangé
par l'entremise d'une tante. Le fiancé, qu'on con-
naissait d'avance, était venu pour la voir et se faire
voir, l'entrevue avait été favorable, et la tante
qui faisait le mariage avait de part et d'autre rendu
compte de l'impression produite ; on était venu
ensuite au jour indiqué faire aux parents une
demande officielle qui avait été agréé*e, et tout
s'était passé simplement et naturellement. Au
moins est-ce ainsi que la princesse se rappelait les
choses à distance. Mais lorsqu'il s'était agi de marier
ses filles, elle avait appris, par expérience, com-
bien cette affaire, si simple en apparence, était en
réalité difficile et compliquée.
Que d'anxiétés, que de soucis, que d'argent
dépensé, que de luttes avec son mari lorsqu'il avait
fallu marier Dolly et Nathalie î Maintenant il
fallait repasser par les mêmes inquiétudes et par
des querelles plus pénibles encore î Le vieux prince,
comme tous les pères en général, était pointilleux
à l'excès en tout ce qui touchait à l'hoimeur et à la
pureté de ses filles ; il en était jaloux, surtout de
Kitty, sa favorite. A chaque instant il faisait
des scènes à la princesse et l'accusait de compro-
mettre sa fille. La princesse avait pris l'habitude
76 ANNA KARÉNINE.
de ces scènes du temps de ses filles aînées, mais elle
s'avouait actuellement que la susceptibilité exa-
gérée de son mari avait sa raison d'être. Bien des
choses étaient changées dans les usages de la société,
et les devoirs d'une mère devenaient de jour en
jour plus difficiles. Les contemporaines de Kitty
se réunissaient librement entre elles, suivaient des
cours, prenaient des manières dégagées avec les
hommes, se promenaient seules en voiture ; beau-
coup d'entre elles ne faisaient plus de révérences,
et, ce qu'il y avait de plus grave, chacune d'elles
était fermement convaincue que l'affaire de choisir
un mari lui incombait à elle seule, et pas du tout à
ses parents. « On ne se marie plus comme autre-
fois », pensaient et disaient toutes ces jeunes filles,
et même les vieilles gens. Mais comment se marie-
t-on alors maintenant ? C'est ce que la princesse
n'arrivait pas à apprendre de personne. ly' usage
français qui donne aux parents le droit de décider
du sort de leurs enfants n'était pas accepté, il
était même vivement critiqué. L'usage anglais qui
laisse pleine liberté aux jeunes filles n'était pas ad-
missible. L'usage russe de marier par un inter-
médiaire était considéré comme un reste de bar-
barie ; chacun en plaisantait, la princesse comme
les autres. Mais comment s'y prendre pour bien
faire ? Personne n'en savait rien. Tous ceux avec
lesquels la princesse en avait causé répondaient de
même : « Il est grand temps de renoncer à ces vieilles
idées ; ce sont les jeunes gens qui épousent, et non
ANNA KARKXIXK. 'j-j
les parents : c'est donc à eux de savoir s'arranger
connne ils l'entendent. » Raisonnement bien com-
mode pour ceux qui n'avaient pas de filles ! La
princesse comprenait qu'en pennettant à Kitty la
société des jeunes gens, elle courait le risque de la
voir s'éprendre de quelqu'un dont eux, ses parents,
ne voudraient pas, qui ne ferait pas un bon mari
ou qui ne songerait pas à l'épouser. On avait donc
beau dire, la princesse ne trouvait pas plus sage
de laisser les jeunes gens se marier tout seuls, à leur
fantaisie, que de donner des pistolets chargés, en
guise de joujoux, à des enfants de cinq ans. C'est
pourquoi Kitty la préoccupait plus encore que
ses sœurs.
En ce moment, elle craignait surtout que Wronsky
ne se bornât à faire l'aimable ; Kitty était éprise,
elle le voyait et ne se rassurait qu'en pensant que
\Vronsk>' était un galant homme ; mais pouvait-
elle se dissimuler qu'avec la liberté de relations nou-
vellement admise dans la société il n'était bien facile
de tourner la tête à une jeune fille, sans que ce
genre de délit inspirât le moindre scrupule à un
homme du monde ? La semaine précédente, Kitty
avait raconté à sa mère une de ses conversations
avec Wronsky pendant un cotillon, et cette conver-
sation sembla rassurante à la princesse, sans la tran-
quilliser complètement. Wronsky avait dit à sa
danseuse que son frère et lui étaient si habitués à
se soumettre en tout à leur mère, qu'ils n'entre-
prenaient jamais rien d'important sans la con-
78 ANNA KARÉNINE.
sulter. « En ce moment, avait-il ajouté, j'attends
l'arrivée de ma mère comme un bonheur particuliè-
rement grand. »
Kitty rapporta ces mots sans y attacher aucune
importance spéciale, mais sa mère leur donna un
sens confonne à son désir. Elle savait qu'on atten-
dait la vieille comtesse et qu'elle serait satisfaite
du choix de son fils ; mais alors pourquoi sembler
craindre de l'ofFenser en se déclarant avant son
arrivée ? Malgré ces contradictions, la princesse
interpréta favorablement ces paroles, tant elle avait
besoin de sortir d'inquiétude.
Quelque amer que lui fût le malheur de sa fille
aînée, Dolly, qui songeait à quitter son mari, elle se
laissait absorber entièrement par ses préoccupa-
tions au sujet du sort de la cadette, qu'elle voyait
prêt à se décider. L'arrivée de Levine augmenta son
trouble ; elle craignit que Kitty, par un excès de
délicatesse, ne refusât Wronsky, en souvenir du
sentiment qu'elle avait un moment éprouvé pour
Levine ; ce retour lui semblait devoir tout em-
brouiller et reculer un dénouement tant désiré.
« Est-il arrivé depuis longtemps ? demanda-t-elle
à sa fille en rentrant.
— Il est arrivé aujourd'hui, maman.
— Il y a une chose que je veux te dire...
commença la princesse, et à l'air sérieux et
agité de son visage Kitty devina de quoi il s'agis-
sait.
— Maman, dit-elle en rougissant et en se tour-
ANNA KARKXINE. 79
liant \ivement vers elle, ne dites rien. Je vous eu
prie. ]l' vous en prie. Je sais, je sais tout. »
Elle ])artageait les idées de sa mère, mais les
motifs qui déteriniiiaient le désir de celle-ci la
froissaient.
« Je veux dire seulement qu'ayant encouragé
l'un...
— Maman, ma chérie, au nom de Dieu, ne dites
rien, j'ai peur d'en parler.
— Je ne dirai rien, répondit la mère eu lui
voyant des larmes dans les yeux : un mot seule-
ment, ma petite âme. Tu m'as promis de n'avoir
pas de secrets pour moi.
— Jamais, jamais aucun, s'écria Kitty en regar-
dant sa mère bien en face, tout en rougissant. Je
n'ai ren à dire maintenant, je ne saurais rien dire,
même si je le voulais, je ne suis...
— Non, avec ces yeux-là elle ne saurait mentir »,
pensa la mère, souriant de cette émotion, tout en
songeant à ce qu'avait d'important pour la pau-
vrette ce qui se passait dans sou cœur.
CHL\PITRE XIII
Kitty éprouva après le dîner et au commencement
de la soirée une impression analogue à celle que res-
sent un jeune homme la veille d'une première affaire.
Son cœur battait violemment, et elle était incapable
de rassembler et de fixer ses idées.
8o ANNA KARÉNINE.
Cette soirée où ils se rencontreraient pour la pre-
mière fois déciderait de son sort ; elle le pressentait,
et son imagination les lui représentait, tantôt en-
semble, tantôt séparément. En songeant au passé,
c'était avec plaisir, presque avec tendresse, qu'elle
s'arrêtait aux souvenirs qui se rapportaient à Le-
vine ; tout leur donnait un charme poétique : l'ami-
tié qu'il avait eue pour ce frère qu'elle avait perdu,
leurs relations d'enfance ; elle trouvait doux de pen-
ser à lui, et de se dire qu'il l'aimait, car elle ne dou-
tait pas de son amour, et en était fière. Elle éprouvait
au contraire un certain malaise en pensant à
Wronsky, et sentait dans leurs rapports quelque
chose de faux, dont elle s'accusait, car il avait au
suprême degré le calme et le sang-froid d'un homme
du monde, et restait toujours également aimable et
naturel. Tout était clair et simple dans ses rapports
avec lyevine ; mais si Wronsky lui ouvrait des per-
spectives éblouissantes, et un avenir brillant, l'ave-
nir avec Levine restait enveloppé d'un brouillard.
Après le dîner, Kitty remonta dans sa chambre
pour faire sa toilette du soir. Debout devant son mi-
roir, elle constata qu'elle était en beauté, et, chose im-
portante ce jour-là, qu'elle disposait de toutes ses
forces, cai elle se sentait en paix et en pleine pos-
session d'elle-même.
Conune elle descendait au salon, vers sept heures
et demie, im domestique annonça : « Constantin-
Dmitrievitch Levine. » La princesse était encore
dans sa chambre, le prince n'était pas là. « C'est
ANNA KARÉNINE. 8i
cela >\ |)jnsa Kitt>', et tout son sang afflua à son
cœur. En passant devant un miroir, elle fut effrayée
de sa pâleur.
Elle savait maintenant, à n'en plus douter, qu'il
était venu de bonne heure pour la trouver seule, et
se déclarer. Et aussitôt la situation lui apparut
pour la première fois sous un nouveau jour. H ne
s'agissait plus d'elle seule, ni de savoir avec qui elle
serait heureuse et à qui elle doimerait la préférence;
elle comprit qu'il faudrait tout à l'heure blesser un
homme qu'elle aimait, et le blesser cruellement;
pourquoi ? parce que le pauvre garçon était amou-
reux d'elle ! Mais elle n'y pouvait rien : cela devait
être ainsi.
« Mon Dieu, est-il possible que je doive lui parler
moi-même, pensa-t-elle, que je doive lui dire que je
ne l'aime pas ? Ce n'est pas vrai. Que lui dire alors ?
Que j'en aime un autre ? C'est impossible. Je me
sauverai, je me sauverai. j>
Elle s'approchait déjà de la porte, lorsqu'elle
entendit son pas. « Non, ce n'est pas loyal. De quoi
ai- je peur ? Je n'ai fait aucun mal. Il en adviendra
ce qui pourra, je dirai la vérité. Avec lui, rien ne peut
me mettre mal à l'aise. Le voilà », se dit-elle en le
voyant paraître, grand, fort, et cependant timide,
avec ses yeux brillants fixés sur elle.
Elle le regarda bien en face, d'un air qui semblait
implorer sa protection, et lui tendit la main.
<( Je suis venu un peu tôt, il me semble », dit-il
en jetant im coup d'œil sur le salon vide ; et, sentant
82 ANNA KARÉNINE.
que son attente n'était pas trompée, que rien ne l'em-
pêcherait de parler, sa figure s'assombrit.
— Oh non î répondit Kitty en s' asseyant près de
la table.
— C'est précisément ce que je souhaitais, afin de
vous trouver seule, commença- t-il sans s'asseoir et
sans la regarder, pour ne pas perdre son courage.
— Maman viendra à l'instant. Elle s'est beaucoup
fatiguée hier. Hier... »
Elle parlait sans se rendre compte de ce qu'elle di-
sait, et ne le quittait pas de son regard suppliant et
caressant.
Levine se tourna vers elle, ce qui la fit rougir et se
taire.
« Je vous ai dit hier que je ne savais pas si j'étais
ici pour longtemps, que cela dépendait de vous. »
Kitty baissait la tête de plus en plus, ne sachant
pas elle-même ce qu'elle répondrait à ce qu'il allait
dire.
« Que cela dépendait de vous, répéta- t-il. Je vou-
lais dire — dire — c'est pour cela que je suis venu...
Serez- vous ma femme ? » murmura-t-il sans savoir
ce qu'il disait, mais avec le sentiment d'avoir fait le
plus difficile. Il s'arrêta ensuite et la regarda.
Kitty ne relevait pas la tête ; elle respirait avec
peine, et le bonheur remplissait son cœur. Jamais
elle n'aurait cru que l'aveu de cet amour lui cause-
rait une impression aussi vive. Mais cette impres-
sion ne dura qu'im instant. Elle se souvint de
Wronsky, et, levant son regard sincère et limpide sur
AXNA KARÉNINE. 83
Levine, dont elle vit l'air désespéré, elle répondit
avec hâte :
a Cela ne peut être... Pardonnez-moi. »
Combien, une minute auparavant, elle était près
de lui et nécessaire à sa vie ! et combien elle s'éloi-
gnait tout à coup et lui devenait étrangère !
« Il ne pouvait en être autrement «, dit-il sans
la regarder.
Ht, la saluant, il voulut s'éloigner.
CHAPITRE XIV
La princesse entra au même instant.La terreur se
peignit sur son visage en les voyant seuls, avec des
figures bouleversées. Levine s'inclina devant elle
sans parler. Kitty se taisait sans lever les yeux,
n Dieu merci, elle aura refusé )>, pensa la mère,
et le sourire avec lequel elle accueillait ses invités du
jeudi reparut sur ses lèvres.
Elle s'assit et questiomia Levine sur sa vie de cam-
pagne ; il s'assit aussi, espérant s'esquiver lorsque
d'autres personnes entreraient.
Cinq minutes après, on annonça une amie de Kit-
ty, mariée depuis l'hiver précédent, la comtesse
Nordstone.
C'était ime femme sèche, jaune, nerveuse et mala-
dive, avec de grands yeux noirs brillants. Elle ai-
mait Kitt>', et son affection, comme celle de toute
femme maiiée pour ime jeune fille, se traduisait par
4
84 ANNA KARÉNINE.
un vif désir delà marier d'après ses idées de bonheur
conjugal : c'était à Wronsky qu'elle voulait la ma-
rier. Levine, qu'elle avait souvent rencontré chez
les Cherbatzky au commencement de l'hiver, lui
avait toujours déplu, et son occupation favorite,
quand elle le voyait, était de le taquiner.
« J'aime assez qu'il me regarde du haut de sa
grandeur, qu'il ne m'honore pas de ses conversations
savantes, parce que je suis trop bête pour qu'il
condescende jusqu'à moi. Je suis enchantée qu'il ne
puisse pas me souffrir », disait-elle en parlant de lui.
Elle avait raison, en ce sens que Levine ne pou-
vait effectivement pas la souffrir, et méprisait en
elle ce dont elle se glorifiait, le considérant comme
une qualité : sa nervosité, son indifférence et son
dédain raffiné pour tout ce qu'elle jugeait matéiiel
et grossier.
Entre Levine et la comtesse Nordstone il s'éta-
blit donc ce genre de relations qu'on rencontre assez
souvent dans le monde, qui fait que deux personnes,
amies en apparence, se dédaignent au fond à tel
point qu'elles ne peuvent même plus être froissées
l'une par l'autre.
La comtesse entreprit Levine aussitôt.
« Ah? Constantin- Dmitritch ! vous voilà revenu
dans notre abominable Babylone, — dit-elle en ten-
dant sa petite main sèche et en lui rappelant qu'il
avait au commencement de l'hiver apj^elé Moscou
une Babylone. — Est-ce Babylone qui s'est conver-
tie, ou vous qui vous êtes corrompu ? ajouta-t-elle
ANNA KARÉNINE. 85
en regardant du côté de Kitty avec im sourire mo-
queur.
— Je suis flatté, comtesse, de voir que vous teniez
un compte aussi exact de mes paioles, — répondit
Levine qui, ayant eu le temps de se remettre, rentra
aussitôt dans le ton aigre-doux propre à ses rappoits
avec la comtesse. — Il faut croire qu'elles vous im-
pressionnent vivement.
— Comment donc ! mais j'en prends note. Eh
bien, Kitty, tu as encore patiné aujourd'hui î »
Ht elle se mit à causer avec sa jeune amie.
Quoiqu'il ne fût guère convenable de s'en aller à
ce moment, I^vine eût préféré cette gaucherie au
supplice de rester toute la soirée, et de voir Kitty
robser\'er à la dérobée, tout en évitant son regard ;
il essaya donc de se lever, mais la princesse s'en
aperçut et, se tournant vers lui :
<f Comptez-vous rester longtemps à Moscou .•*
dit-elle. N'êtes-vous pas juge de paix dans votre
district ? Cela doit vous empêcher de vous absenter
longtemps ?
— Non, princesse, j'ai renoncé à ces fonctions ;
je suis venu pour quelques jours. »
« Il s'est passé quelque chose, pensa la comtesse
Nordstone en examinant le visage sévère et sérieux
de Levine ; il ne se lance pas dans ses discours habi-
tuels, mais j'arriverai bien à le faire parlei : rien ne
m'amuse comme de le rendre ridicule devant Kitty. »
a Constantin- Dmitritch, lui dit-elle, vous qui sa-
vez tout, expliquez-moi, de grâce, comment il se
86 ANNA KARÉNINE.
fait que dans notre terre de Kalouga les paysans et
leurs femmes boivent tout ce qu'ils possèdent et
refusent de payer leurs redevances ? Vous qui faites
toujours l'éloge des paysans, expliquez-moi ce que
cela signifie ? »
En ce moment une dame entra au salon et Levine
se leva.
« Excusez-moi, comtesse, mais je ne sais rien et
ne puis vous répondre », dit-il en regardant un
officier qui entrait à la suite de la dame.
« Ce doit être Wronsky />, pensa-t-il, et, pour s'en
assurer, il jeta un coup d'œil sur Kitty. Celle-ci
avait déjà eu le temps d'apercevoir Wronsky et d'ob-
server Levine. A la vue des yeux lumineux de la
jeune fille, Levine comprit qu'elle aimait, et le
comprit aussi clairement que si elle le lui eût avoué
elle-même.
Quel était cet homme qu'elle aimait ? Il voulut
s'en rendre compte, et sentit qu'il devait rester bon
gré, mal gré.
Bien des gens, en présence d'un rival heureux,
sont disposés à nier ses qualités pour ne voir que ses
travers ; d'autres, au contraire, ne songent qu'à
découvrir les mérites qui lui ont valu le succès, et,
le cœur ulcéré, ne lui trouvent que des qualités.
Levine était de ce nombre, et il ne lui fut pas difficile
de découvrir ce que Wronsky avait d'attrayant et
d'aimable, cela sautait aux yeux. Brun, de taille
moyenne et bien proportionnée, im beau visage
cahne et bienveillant, tout dans sa personne, de-
ANNA KARf:NINK. &;
puis ses cheveux noirs coupés très court et sou men-
ton rasé de frais, jusqu'à son uniforme, était simple
et parfaitement élégant. W'ronsky laissa passer la
dame qui entrait en mOme temps que lui. puis s'ap-
procha de la princesse, et enfin de K:tty. Il sembla à
Levine qu'en venant près de celle-ci, ses yeux pre-
naient une expression de tendresse, et son sourire
une expression de bonheur et de triomphe ; il lui
tendit une main un peu large, mais petite, et s'inclina
respectueusement.
Après avoir salué chacune des personnes présen-
tes et échangé quelques mots avec elles, il s'assit
sans avoir jeté un. regard sur Levine, qui ne le quit-
tait pas des yeux.
« Penne ttez-moi, messieurs, de vous présenter
l'un à l'autre, dit la princesse en indiquant du geste
Levine. — Constantin-Dmitritch Levine, le comte
Alexis- Kirilovitch Wronsk}-. »
Wronsk}^ se leva et alla serrer amicalement la
main de Levine.
« Je devais, à ce qu'il me semble, dîner avec vous
cet hiver, lui dit-il avec un sourire franc et ouvert ;
mais vous êtes parti inopinément pour la cam-
pagne.
— Constantin-Dmitritch méprise et fuit la ville
et ses habitants, dit la comtesse.
— Je suppose que mes paroles vous impression-
nent vivement, puisque vous vous en souvenez si
bien », dit Levine, et, s 'apercevant qu'il se répétait,
il rougit.
8S ANNA KARÉNINE.
Wronsky regarda Levine et la comtesse, et sourit.
« Alors, vous habitez toujours la campagne ? de-
manda-t-il. Ce doit être triste en hiver ?
— Pas quand on y a de Toccupaticn ; d'ailleurs
on ne s'ennuie pas tout seul, répondit Levine d'un
ton bourru.
— J'aime la campagne, dit Wronsky en remar-
quant le ton de Levine sans le laisser paraître.
— Mais vous ne consentiriez pas à y vivre tou-
jours, j'espère ? demanda la comtesse.
— Je n'en sais rien, je n'y ai jamais fait de séjour
prolongé. Mais j'ai éprouvé un sentiment singulier,
ajouta-t-il : jamais je n'ai tant regretté la campa-
gne, la vraie campagne russe avec ses mougiks, que
pendant l'hiver que j'ai passé à Nice avec ma mère.
Vous savez que Nice est triste par elle-même. —
Naples et Sorrente, au reste, ne doivent pas non plus
être pris à haute dose. C'est là qu'on se rappelle le
plus vivement la Russie, et surtout la campagne, on
dirait que... »
Il parlait tantôt à Kitty, tantôt à Levine, por-
tant son regard calme et bienveillant de l'un à l'au-
tre, et disant ce qui lui passait par la tête.
La comtesse Noidstone ayant voulu placer son
mot, il s'arrêta sans achever sa phrase, et l'écouta
avec attention.
La conversation ne languit pas un instant, si
bien que la vieille princesse n'eut aucun besoin de
faire avancer ses grosses pièces, le service obliga-
toire et l'éducation classique, qu'elle tenait en ré-
ANNA KARÉNINE. 89
serve pour le cas de silence prolongé ; la comtesse ne
trouva mcnie pas l'occasion de taf|iiiner Lcvine.
Celui-ci voulait se mêler à la conversation géné-
rale et ne le pouvait p:is ; il se disait à chaque ins-
tant : a Maintenant je puis partir » , et cependant
il restait comme s'il eût attendu quelque chose.
On parla de tables tournantes et d'ef-prits frap-
peurs, et la comtesse, qui croyait au spiritisme, se
mit à raconter les merveilles dont elle avait été té-
moin.
tt Comtesse, au nom du ciel, faites-moi voir cela.
Jamais je ne suis parvenu à rien voir d'extraordi-
naire, quelque bomie volonté que j'y mette, dit eu
souriant Wronsky.
— Fort bien, ce sera pour samedi prochain, ré-
ponditla comtesse ; mais vous, Constantin- Diuitritch,
y croyez-vous ? demanda-t-elle à Levine.
— Pourquoi me demandez- vous cela, vous sa-
vez bien ce que je répondrai.
— Parce que je \oudrais entendre votre opi-
nion.
— ^lon opinion, répondit Levine, est que les ta-
bles tournantes nous prouvent combien la boime so-
ciété est peu avancée ; guère plus que ne le sont nos
pa3'sans. Ceux-ci croient au mauvais œil, aux sorts,
aux métamorphoses, et nous...
— Alors vous n'y croyez pas ?
— Je ne puis y croire, coîntesse.
— Mais si je vous dis ce que j'ai vu moi-
même ?
90 ANNA KARÉNINE.
— lycs paysannes aiissi disent avoir vu le dama-
voï \
— Alors, vous croyez que je ne dis pas la vérité? »
Et elle se mit à rire gaiement.
« Mais non, Marie : Constantin- Dmi tri tch dit
simplement qu'il ne croit pas au spiritisme », inter-
rompit Kitty en rougissant pour I^evine ; celui-ci
comprit son intention et allait répondre sur un ton
plus vexé encore, lorsque Wronsky vint à la rescousse
et avec son sourire aimable fit rentrer la conversa-
tion dans les bornes d'une politesse qui menaçait de
disparaître.
« Vous n'en admettez pas du tout la possibilité ?
demanda-t-il. Pourquoi ? nous admettons bien
l'existence de l'électricité, que nous ne comprenons
pas davantage ? Pourquoi n'existerait-t-il pas une
force nouvelle, encore inconnue, qui...
— Quand l'électricité a été découverte, interrom-
pit Levine avec vivacité, on n'en a vu que les phé-
nomènes, sans savoir ce qui les produisait, ni d'où
ils provenaient; des siècles se sont passés avant qu'on
songeât à en faire l'application. Les spirites, au con-
traire, ont débuté par faire écrire les tables et évo-
quer les esprits, et ce n'est que plus tard qu'il a été
question d'ime force inconnue. »
Wronsky écoutait attentivement, comme il le
faisait toujours, et semblait s'intéresser à ces pa-
roles.
I. Démon familier qui, selon la superstition populaire,
fait partie, de la maison.
ANNA KARÉNINE. 91
a Oui, mais les spiritcs disent : nous ignorons
encore ce que c'est que cette force, tout en consta-
tant qu'elle existe et agit dans des conditions déter-
minées ; aux savants maintenant à découvrir en
quoi elle consiste. Pourquoi n'existerait-il pas effec-
tivement une force nouvelle si...
— Parce que, reprit encore Levine en l'interrom-
pant, toutes les fois que vous frotterez de la laine
avec de la résine, vous produirez en électricité un
effet certain et connu, tandis que le spiritisme
n'amène aucun résultat certain, par conséquent ses
effets ne sauraient passer pour des phénomènes
naturels. »
Wronsky, sentant que la conversation prenait un
caractère trop sérieux pour im salon, ne répondit
pas et, afin d'en changer la tournure, dit en sou-
riant gaiement aux dames :
« Pourquoi ne ferions-nous pas tout de suite un
essai, comtesse ? »
Mais Levine voulait aller jusqu'au bout de sa dé-
monstration.
« La tentative que font les spirites pour expliquer
leurs miracles par ime force nouvelle ne peut, selon
moi, réussir. Ils prétendent à une force surnaturelle
et veulent la soumettre à une épreuve matérielle. »
dacim attendait qu'il cessât de parler, il le sen-
tit.
« Et moi, je crois que vous seriez un médiimi ex-
cellent, dit la comtesse : vous avez quelque chose
de si enthousiaste ! »
92 ANNA KARÉNINE.
Levine ouvrit la bouche pour répondre, mais ne
dit rien et rougit.
« Voyons, mesdames, mettons les tables à Té-
preuve, dit Wronsky ; vous permettez, princesse ? »
Et Wronsky se leva, cherchant des yeux une
table.
Kitty se leva aussi, et ses yeux rencontrèrent ceux
de Levine. Elle le plaignait d'autant plus qu'elle se
sentait la cause de sa douleur. « Pardonnez-moi,
si vous pouvez pardonner, disait son regard ; je
suis si heureuse ! » — « Je hais le monde entier,
vous autant que moi ! » répondait le regard de Le-
vine, et il chercha son chapeau.
]\Iais le sort lui fut encore une fois contraire ;
à peine s'installait-on autour des tables et se dispo-
sait-il à sortir, que le vieux prince entra, et, après
avoir salué les dames, il s'empara de Levine.
« Ah ! s'écria- t-il avec joie, je ne te savais pas ici!
Depuis quand ? très heureux de vous voir. »
Le prince disait à Levine tantôt toi, tantôt vous ;
il le prit par le bras, et ne fit aucune attention à
Wronsky, debout derrière Levine, attendant tran-
quillement pour saluer que le prince l'aperçût.
Kitty sentit que l'amitié de son père devait sem-
bler dure à Levine après ce qui s'était passé ; elle
remarqua aussi que le vieux prince répondait froide-
ment au salut de Wronsky. Celui-ci, surpris de cet
accueil glacial, avait l'air de se demander avec un
étonnement de bonne humeur pourquoi on pouvait
bien ne pas être amicalement disposé en sa faveur.
ANNA KARÉNINE. 93
a Prince, rendez-nous Constantin- Dnii tri tch, dit
la comtesse : nous voulons faire un essai.
— Quel essai ? Celui de faire tourner des tables ?
Rh bien, vous m'excuserez, messieurs et dames ;
mais, selon moi, le furet serait plus anmsant, — dit
le prince en regardant Wronsky, qu'il devina être
l'auteur de cet amusement ; — du moins le furet
a quelque bon sens. »
Wronsky leva tranquillement un regard étonné
sur le vieux prince, et se tourna en souriant lé-gère-
uieut vers la comtesse Nordstone ; ils se mirent à
parler d'un bal qui se donnait la semaine suivante.
a J'espère que vous y serez ? » dit-il en s'adres-
sant à Kitt>'.
Aussitôt que le vieux prince l'eut quitté, Levine
s'esquiva, et la dernière impression qu'il emporta
de cette soirée f-ut le visage souriant et heureux de
Kitty répondant à Wronsky au sujet du bal.
CHAPITRE XV
Le soir même, Kitty raconta à sa mère ce qui
s'était passé entre elle et Levine ; malgré le chagrin
qu'elle éprouvait de l'avoir peiné, elle se sentait
flattée d'avoir été demandée en mariage ; mais,
tout en ayant la conviction d'avoir bien agi, elle
resta longtemps sans pouvoir s'endormir ; un souve-
nir l'im-pressionnait plus particulièrement : c'était
celui de Levine, debout auprès du vieux prince,
94 ANNA KARENINE.
fixant sur elle et sur Wronsky un regard sombre et
désolé ; des larmes lui en vinrent aux yeux. Mais,
songeant aussitôt à celui qui le remplaçait, elle se
représenta vivement son beau visage mâle et ferme,
son calme plein de distinction, son air de bienveil-
lance ; elle se rappela l'amour qu'il lui témoignait, et
la joie entra dans son âme. Elle remit la tête sur
l'oreiller en souriant à son bonheur.
« C'est triste, triste ! mais je n'y peux rien, ce
n'est pas m.a faute ! » se disait-elle, quoiqu'une voix
intérieure lui répétât le contraire ; devait-elle se re-
procher d'avoir attiré Eevine ou de l'avoir refusé ?
elle n'en savait rien : ce qu'elle savait, c'est que son
bonheur n'était pas sans mélange. « Seigneur, ayez
pitié de moi ; Seigneur, ayez pitié de moi ! » priâ-
t-elle jusqu'à ce qu'elle s'endormît.
Pendant ce temps il se passait dans le cabinet du
prince une de ces scènes qui se renouvelaient fré-
quemment entre les époux, au sujet de leur fille pré-
férée.
« Ce que c'est ? Voilà ce que c'est, — criait le
prince en levant les bras en l'air, malgré les préoccu-
pations que lui causaient les pans flottants de sa
robe de chambre fourrée. — Vous n'avez ni fierté ni
dignité ; vous perdez votre fille avec cette façon
basse et ridicule de lui chercher un mari.
— Mais au nom du ciel, prince, qu'ai- je donc fait?
disait la princesse, presque en pleurant.
Elle était venue trouver son mari pour lui souhai-
ter le bonsoir, comme d'ordinaire, tout heureuse
AN^W KAR-ÊXINTE. 95
de sa conversation avec sa fille ; et, sans son Aller mot
de la demande de Levine, elle s'était permis une allu-
sion au projet de mariage avec Wronsky, qu'elle
considérait comme décidé, aussitôt après l'arrivée
de la comtesse. A ce moment le prince s'était fâché
et l'avait accablée de paroles dures.
« Ce que vous avez fait ? D'abord vous avez attiré
un épouseur, ce dont tout Moscou parlera, et à bon
droit. Si vous voulez domicr des soiré'cs, donnez-en,
mais invitez tout le monde, et non pas des préten-
dants de votre choix. Invitez tous ces « blancs-
becs » (c'est ainsi que le prince traitait les jeunes
gens de Moscou !), faites venir un tapeur, et qu'ils
dansent, mais, pour Dieu, n'arrangez pas des entre-
vues comme ce soir ! Cela me dégoûte à voir, et vous
en êtes venue à vos fins : vous avez tourné la tête à
la petite. Levine vaut mille fois mieux que ce petit
fat de Pétersbourg, fait à la machine comme ses
pareils ; ils sont tous sur le même patron, et c'est tou-
jours de la drogue. Et quand ce serait un prince du
sang, ma fille n'a besoin d'aller chercher personne.
— Mais eu quoi suis- je coupable ?
— En ce que... cria le prince avec colère.
— Je sais bien qu'à t'écouter, interrompit la prin-
cesse, nous ne marierions jamais notre fille. Dans ce
cas, autant nous en aller à la campagne.
— Cela vaudrait certainement mieux.
— Mais écoute-moi, je t'assure que je ne fais au-
cune avance ! Pourquoi donc un homme jeune, beau,
amoureux, et qu'elle aussi...
gS ANNA KARENINE.
— Voilà ce qui vous semble ! Mais si en fin de
compte elle s'en éprend, et que lui songe à se marier
autant que moi ? Je voudrais n'avoir pas d'yeux pour
voir tout cela ! Et le spiritisme, et Nice, et le bal...
(ici le prince, s'imaginant imiter sa femme, accompa-
gna chaque mot d'une révérence). Nous serons
fiers quand nous aurons fait le malheur de notre
petite Catherine, et qu'elle se sera fourré dans la
tête...
— Mais pourquoi penses-tu cela ?
— Je ne pense pas, je sais; c'est pour cela que nous
avons des yeux, nous autres, tandis que les femmes
n'y voient goutte. Je vois, d'une part, im homme qui
a des intentions sérieuses, c'est Levine ; de l'autre,
un bel oiseau comme ce monsieur, qui veut simple-
ment s'amuser.
— Voilà bien des idées à toi !
— Tu te les rappelleras, mais trop tard, comme
avec Dachinka.
— Allons, c'est bon, n'en parlons plus, dit la
princesse que le souvenir de la pauvre Dolly arrêta
net.
— Tant mieux, et bonsoii ! »
Les époux s'embrassèrent en se faisant mutuelle-
ment un signe de croix, selon l'usage, mais chacun
garda son opinion ; puis ils se retirèrent.
La princesse, tout à l'heure si fermement persua-
dée que le sort de Kitty avait été décidé, dans cette
soirée, se sentit ébranlée par les paroles de son mari.
Rentrée dans sa chambre, et songeant avec terreur
ANNA KARKNINE. 97
à cet avenir inconnu, elle fit comme Kitty.ot répéta
bien des fois du fond du cœur : Seigneur, ayez pitié
de nous ; Seigneur, ayez jjitié de nous ! o
CHAPITRE XVI
Wronsky n'avait jamais connu la vie de fainille;
sa mère, une femme du monde, très brillante dans
sa jeunesse, avait eu pendant son mariage, et sur-
tout après, des aventures romanesques dont tout
le monde parla. Il n'avait pas connu son père, et
sou éducation s'était faite au corps des pages.
A peine eut-il brillamment terminé ses études, en
sortant de l'école avec le grade d'officier, qu'il tomba
dans le cercle militaire le plus recherché de Péters-
bourg ; il allait bien de temps à autre dans le monde,
mais ses intérêts de cœur ne l'y attiraient pas.
C'est à Moscou qu'il éprouva pour la première
fois le charme de la société familière d'une jeune fille
du monde, aimable, naïve, et dont il se sentait aimé.
Ce contraste avec la vie luxueuse mais grossière de
Péters bourg l'enchanta, et l'idée ne lui vint pas
qu'il y eût quelque inconvénient à ses rapports avec
Kitty. Au bal, il l'invitait de préférence, allait chez
ses parents, causait avec elle comme on cause dans le
monde, de bagatelles ; tout ce qu'il lui disait aurait
pu être entendu de chacun, et cependant il sentait
que ces bagatelles prenaient un sens particulier en
s'adressant à elle, qu'il s'établissait entre eux un
98 ANNA KARÉNINE.
lien, qui, de jour en jour, lui devenait plus cher. Loin
de croire que cette conduite pût être qualifiée de ten-
tative de séduction, sans intention de mariage, il
s'imaginait simplement avoir découvert un nouveau
plaisir, et jouissait de cette découverte.
Quel eût été son étonnement d'apprendre qu'il
rendrait Kitty malheureuse en ne l'épousant pas!
Il n'y aurait pas cru. Comment admettre que ces rap-
ports charmants pussent être dangereux, et surtout
qu'ils l'obligeassent à se marier ? Jamais il n'avait
envisagé la possibilité du mariage. Non seulement il
ne comprenait pas la vie de famille, mais, à son point
de vue de célibataire, la famille et particulièrement
le mari faisait partie d'une race étrangère, ennemie,
et surtout ridicule. Quoique Wronsky n'eût aucun
soupçon de la conversation à laquelle il avait donné
Heu, il sortit ce soir-là de chez les Cherbatzky avec
le sentiment d'avoir rendu le lien mystérieux qui
l'attachait à Kitty plus intime encore, si intime
qu'il fallait prendre une résolution ; mais laquelle ?
« Ce qu'il y a de charmant, se disait-il en rentrant
tout imprégné d'un sentiment de fraîcheur et de
pureté, lequel tenait peut-être à ce qu'il n'avait pas
fumé de la soirée, — ce qu'il y a de charmant, c'est
que, sans prononcer un mot ni l'un ni l'autre, nous
nous comprenons si parfaitement dans ce langage
muet des regards et des intonations, qu'aujourd'hui
plus clairement que jamais elle m'a dit qu'elle m'ai-
mait. Qu'elle a été aimable, simple, et surtout con-
fiante. Cela me rend meilleur ; je sens qu'il y a im
ANNA KARKNINE. 99
cœur et quelque chose de bon eu moi ! Ces jolis
yeux anioureua: î — Eh bien après ? — Rieu, cela
nie fait plaisir et à elle aussi. »
Ivà-dessus il réfléchit à la manière dont il i)ourrait
achever sa soirée, a Au club ? faire un besigue et
prendre du Champagne avec Ignatine ? Non. Au
château des Fleurs pour trouver Oblonsky, des cou-
plets et le cancan ? Non, c'est ennuyeux ! Voilà
précisément ce qui me plaît chez les Cherbatzky, c'est
que j'en sors meilleur. Je rentrerai à l'hôtel. » 11
rentra effectivement dans sa chambre, chez IXis-
saux, se fit servir à souper, se déshabilla, et eut à
peine la tête sur l'oreiller, qu'il s'endonnit d'un pro-
fond sommeil.
CHAPITRE XVII
Le lendemain à onze heures du matin, Wronsky
se rendit à la gare de Saint-Pétersbourg pour y cher-
cher sa mère, qui devait arriver, et la première per-
soime qu'il rencontra sur le grand escalier fut Oblons-
ky, venu au-devant de sa sœur.
« Bonjour, comte ! lui cria Oblonsky ; qui viens-tu
chercher ?
— Ma mère, — répondit Wronsky avec le sourire
habituel à tous ceux qui rencontraient Oblonsky ;
et. lui ayant serré la main, il monta l'escalier à sou
côté. — Elle doit arriver aujourd'hui de Péters-
bourg.
100 ANNA KARÉNINE.
— ' Moi qui t'ai attendu jusqu'à deux heures du
matin ! Où donc as- tu été en quittant les Cher-
batzky ?
— Je suis rentré chez moi, répondit Wronsky ; à
dire vrai, je n'avais envie d'aller nulle part, tant la
soirée d'hier chez les Cherbatzky m'avait paru
agréable.
— « Je reconnais à la marque qu'ils portent les
chevaux ombrageux, et à leurs yeux, les jeunes gens
amoureux », se mit à réciter Stépane Arcadiévitch,
du même ton qu'à I^evine la veille.
Wronsky sourit et ne se défendit pas, mais il
changea aussitôt de conversation.
« Et à la rencontre de qui viens-tu? demanda-
t-il.
— Moi ? à la rencontre d'une jolie femme.
— Vraiment ?
— Honni soit qui mal y pense : cette jolie femme
est ma sœur Anna.
— Ah ! madame Karénine ? dit Wronsky.
— Tu la connais certainement.
— Il me semble que oui. Au reste, peut-être me
trompé-je, — répondit W^ronsky d'un air distrait.
Ce nom de Karénine évoquait en lui le souvenir d'une
personne ennuyeuse et affectée.
— Mais tu connais au moins mon célèbre beau-
frère, Alexis Alexandrovitch ? Il est connu du monde
entier.
— Cest-à-dire que je le connais de réputation et
de vue. Je sais qu'il est plein de sagesse et de science;
ANNA KARtvNIXK. loi
mr.is, tii sais, ce n'est pas mon genre, ■ imt va my
line r>, dit Wronsyy.
— Oui, c'est un homme remarquable, un peu
conver\'ateur, mais un fameux homme, répliqua
Stépane Arcadiévitch, un fameux homme !
— Hh bien, tant mieux pour lui, dit en souriant
WronsW. Ah ! te voilà, s'écria-t-il en apercevant
à la porte d'entrée tin vieux domestique de sa mère :
entre par ici. »
Wronsky, outre le plaisir commun à tous ceux
qui voyaient Stépane Arcadiévitch, en c-prouvait
un tout particulier depuis quelque temps à se trou-
ver avec lui. C'était en quelque sorte se rapprocher
de Kitty. Il le prit donc par le bras, et lui dit gaie-
ment :
« Donnons-nous décidément un souper à la diva,
dimanche ?
— Certainement. Je fais une souscription. Dis
donc, as- tu fait hier soir la connaissance de mon ami
Levine ?
— Sans doute, mais il est parti bien vite.
— C'est un brave garçon, continua Oblonsky,
n'est-ce pas ?
— Je ne sais pourquoi, dit Wronsky, tous les
Moscovites, excepté naturellement ceux à qui je
parle, ajouta-t-il en plaisantant, ont quelque chose
de tranchant ; ils sont toi;? sur leurs ergots, se fà-
client, et veulent toujours vous faire la leçon.
— C'est assez vrai, répondit en riant Stépane
Arcadiévitch.
102 ANNA KARÉNINE.
— Le train arrive-t-il ? demanda V/ronsky en
s' adressant à un employé.
— Il a quitté la dernière station », répondit ce-
lui-ci.
Le mouvement croissant dans la gare, les allées
et venues des artelchiks, l'apparition des gendarmes
et des employés supérieurs, l'arrivée des personnes
venues au-devant des voyageurs, tout indiquait
l'approche du train. Le temps était froid, et à
travers le brouillard on apercevait des ouvriers,
couverts de leurs vêtements d'hiver, passant silen-
cieusement entre les rails enchevêtrés de la voie. Le
sifflet d'approche se faisait déjà entendre, un corps
monstrueux semblait avancer lourdement.
« Non, continua Stépane Arcadiévitch qui avait
envie de raconter à Wronsky les intentions de Levine
sur Kitty, non, tu es injuste pour mon ami : c'est
un homme très nerveux, qui peut quelquefois être
désagréable, mais en revanche il peut être charmant ;
il avait hier des raisons particulières de nature à le
rendre très heureux ou très malheureux », ajouta-
t-il avec un sourire significatif, oubliant absolument
la sympathie qu'il avait éprouvée la veille pour son
ami, à cause de celle que lui inspirait Wronsky pour
le moment.
Celui-ci s'arrêta, et demanda sans détour :
« Veux-tu dire qu'il a^ demandé ta belle-sœur en
mariage ?
— Peut-être bien, répondit Stépane Arcadiévitch,
cela m'a fait cet effet hier au soir, et s'il est parti de
ANNA KARUNIxn. 103
bonne heure et de mauvaise humeur, c'est qu'il
aura fait la démarche. Il est amoureux depuis si
longtemps qu'il me fait peine î
— Ah vraiment î Je crois d'ailleurs qu'elle peut
prétendre à un meilleur parti, dit Wronsky en se
redressant et se remettant à marcher. Au reste, je ne
le connais pas ; mais ce doit être effectivement une
situation pénible ! c'est pourquoi tant d'hommes
préfèrent s'en tenir aux Clara... ; du moins avec ces
dames, si l'on échoue, ce n'est que la bourse qu'on
accuse. Mais voilà le train. »
En effet le train approchait. Le quai d'arrivée
parut s'ébranler, et la locomotive, chassant devant
elle la vapeur alourdie par le froid, devint visible.
Lentement et en mesure, on voyait la bielle de la
grande roue centrale se plier et se déplier ; le méca-
nicien, tout enmiitouflé et couvert de givre, salua la
gare ; derrière le tender apparut le wagon des ba-
gages qui ébranla le quai plus fortenient encore ;
un chien dans sa cage gémissait lamentablement ;
enfin ce fut le tour des wagons de voyageurs, aux-
quels l'arrêt du train imprima une petite secousse.
Un conducteur à la tournure dégagée et ayant
des prétentions à l'élégance sauta lestement du wa-
gon en donnant son coup de sifflet, et à sa suite des-
cendirent les voyageurs les plus impatients : un
officier de la garde, à la tenue martiale, un petit
marchand affairé et souriant, un sac en bandouhère,
et un paysan, sa besace jetée par-dessus l'épaule.
Wronsky, debout près d'Oblonsky, considérait ce
104 ANNA KARÉNINE.
spectacle, oubliant complètement sa mère. Ce qu'il
venait d'apprendre au sujet de Kitty lui causait de
l'émotion et de la joie ; il se redressait involontaire-
ment ; ses yeux brillaient, il éprouvait le sentiment
d'une victoire.
Le conducteur s'approcha de lui :
« La comtesse Wronsky est dans cette voiture »,
dit-il.
Ces mots le réveillèrent et l'obligèrent à penser à
sa mère et à leur prochaine entrevue. Sans qu'il
voiilût jamais en convenir avec lui-même, il n'avait
pas grand respect pour sa mère, et ne l'aimait pas ;
mais son éducation et l'usage du monde dans lequel
il vivait ne lui permettaient pas d'admettre qu'il
pût y avoir dans ses relations avec elle le moindre
manque d'égards. Moins il éprouvait pour elle d'atta-
chement et de considération, plus il exagérait les
formes extérieures.
CHAPITRE XVIII
Wronsky suivit le conducteur ; en entrant dans le
wagon, il s'ariêta pour laisser passer une dame qui
sortait, et, avec le tact d'un homme du monde, il la
classa d'un coup d'œil parmi les femmes de la meil-
leure société. Après un mot d'excuse, il allait conti-
nuer sa route, mais involontairement il se retourna
pour la regarder encore, non à cause de sa beauté, dq
sa grâce ou de son élégance, m.ais parce que l'ex-
ANNA KARf.NTNE. 105
pression de son aimable visage lui avait pani douce
et caressante.
Elle tourna la tcte au moment où il la regardait.
Ses yeux gris, que des cils épais faisaient paraître
foncés, lui jetèrent un regard amical et bienveillant,
conune si elle le reconnaissait, puis aussitôt elle
sembla chercher quelqu'un dans la foule. Quelque
rapide que fût ce regard, il suffit à Wronsky pour
remarquer dans cette physionomie une vivacité
contenue, qui perçait dans le demi-sourire de deux
lèvres fraîches, et dans l'expression animée de ses
yeux. Il y avait dans toute cette personne comme un
trop-plein de jeunesse et de gaieté qu'elle aurait
voulu dissini.iler ; mais, sans qu'elle en eût conscience
réclair voilé de ses yeux paraissait dans son sourire.
Wronsky entra dans le wagon. Sa mère, une vieille
femme coiffée de petites boucles, les yeux noirs cli-
gnotants, l'accueillit avec un léger sourire de ses
lèvres minces ; elle se leva du siège où elle était as-
sise, remit à sa femme de chambre le sac qu'elle te-
nait, et, tendant à son fils sa petite main sèche qu'il
baisa, elle l'embrassa au front.
« Tu as reçu ma dépêche ? tu vas bien, EHeu
merci ?
— Avez- vous fait bon voyage ? dit le fils en s'as-
seyant auprès d'elle, tout en prêtant l'oreille à une
voix de femme qui parlait près de la porte ; il savait
que c'était celle de la dame qu'il avait rencontrée.
— Je ne partage cependant pas votre opinion,
disait la voix.
io6 ANNA KARÉNINE.
— C'est un point de vue pétersbourgeois,
madame.
— Pas du tout, c'est siplement un point de
vue féminin, répondit-elle.
— Eh bien, permettez-moi de baiser votre main.
— Au revoir, Ivan Pétrovitch ; voyez donc où
est mon frère et envoyez-le-moi, dit la dame, et
elle rentra dans le wagon.
— Avez- vous trouvé votre frère ? » lui demanda
Mme Wronsky.
Wronsky reconnut alors Mme Karénine.
a Votre frère est ici, dit-il en se levant. Veuillez
m'excuser, madame, de ne pas vous avoir reconnue ;
au reste, j'ai si rarement eu l'honneur de vous ren-
contrer que vous ne vous souvenez certainement
pas de moi.
— Mais si, répondit-elle, je vous aurais toujours
reconnu, car madame votre mère et moi n'avons
guère parlé que de vous, il me semble, pendant
tout le voyage. — Et la gaieté qu'elle avait cherché
à contenir éclaira son visage d'un sourire. — Mais
mon frère ne vient pas ?
— Appelle-le donc, Alexis », dit la vieille com-
tesse.
Wronsky sortit du wagon et cria :
« Oblonsky, par ici ! »
Madame Karénine, en apercevant son frère,
n'attendit pas qu'il vînt jusqu'à elle ; quittant aussi-
tôt le wagon, elle marcha rapidement au-devant
de lui, le rejoignit, et, d'un geste tout à la fois plein
ANX A K A R ENÎ NK. 107
de grâce et d'énergie, lui passa uu bras autour du
cou. l'attira vers elle et l'embrassa vivement.
Wronsky ne la quittait pas des yeux ; il la regar-
dait et souriait sans savoir pourquoi. Enfin, il se
souvint que sa mère l'attendait et rentra dans le
wagon.
« N'est-ce pas qu'elle est charmante, dit la
comtesse en parlant de madame Karénine. Son mari
l'a placée auprès de moi, ce dont j'ai été enchantée.
Nous avons bavardé tout le temps. Eh bien, et toi ?
On dit que... vous filez le partait amour ? Tant
mieux, mon cher, tant mieux.
— Je ne sais à quoi vous faites allusion, maman,
répondit froidement le fils. Sortons-nous ?
A ce moment, Mme Karénine rentra dans le
wagon pour prendre congé de la comtesse.
« Eh bien, comtesse, vous avez trouvé votre
fils, et moi mon frère, dit-elle gaiement. Et j'avais
épuisé toutes mes histoires, je n'aurais plus rien eu
à vous raconter.
— Cela ne fait rien, répliqua la comtesse en lui
prenant la main ; avec vous, j'aurais fait le tour
du monde sans m 'ennuyer. Vous êtes une de ces
aimables femmes avec lesquelles on peut causer ou
se taire agréablement. Quant à votre fils, n'y pensez
pas, je vous prie ; il est impossible de ne jamais se
quitter.
Les yeux de 'Shn.e Karénine souriaient tandis
qu'elle écoutait immobile.
« Anna Arcadievna a un petit garçon d'environ
io8 ANNA KARÊNINB.
huit ans, expliqua la comtesse à son fils ; elle ne
l'a jamais quitté et se tourmente de l'avoir laissé
seul.
— Nous avons causé tout le temps de nos fils
avec la comtesse. Je parlais du mien, et elle du sien,
dit Mme Karénine en s'adressant à Wronsky avec
ce sourire caressant qui illuminait son visage.
— Cela a dû vous ennuyer, répondit-il en lui
renvoyant aussitôt la balle dans ce petit assaut
de coquetterie. Mais elle ne continua pas sur le
même ton, et, se tournant vers la vieille com-
tesse :
— Merci mille fois, la journée d'hier a passé
trop rapidement. Au revoir, comtesse.
— Adieu, ma chère, répondit la comtesse. I^aissez-
moi embrasser votre joli visage et vous dire tout
simplement, comme une vieille femme peut le faire,
que vous avez fait ma conquête. »
Quelque banale que fût cette phrase, Mme Karé-
nine en parut touchée ; elle rougit, s'inclina légè-
rement et pencha son visage vers la vieille com-
tesse ; puis elle tendit la main à Wronsky avec ce
même sourire qui semblait appartenir autant à ses
yeux qu'à ses lèvres. Il serra cette petite main,
heureux comme d'une chose extraordinaire d'en
sentir la pression ferme et énergique.
Mme Karénine sortit d'un pas rapide.
« Charmante, dit encore la comtesse. I^e fils était
du même avis, et suivit des yeux la jeune femme
tant qu'il put apercevoir sa taille élégante ; il la
AXXA KARf'XINlS. 109
vit s'ap])rocher de son frère, le prendre par le bras
et lui parler avec animation ; il était clair que ce
qui l'occupait n'avait aucun rapport avec lui,
Wronsky, et il en fut contrarié.
— Eh bien, maman, vous allez tout à fait bien ?
demanda-t-il à sa mère en se tournant vers
eUe.
— Très bien, Alexandre a été charmant, Waria a
beaucoup embelli : elle a un air intéressant. —
Et elle parla de ce qui lui tenait au cœur : du bap-
tême de son petit- fils, but de son voyage à Péters-
bourg, et de la bienveillance de l'empereur pour
son fils aîné.
— Voilà Laurent, dit Wronsky en apercevant le
vieux domestique. Partons, il n'y a plus beaucoup
de monde. »
Il offrit le bras à sa mère, tandis que le domes-
tique, la femme de chambre et un porteur se char-
geaient des bagages. Comme ils quittaient le wagon,
ils virent courir plusieurs hommes, suivis du chef de
gare, vers l'arrière du train. Un accident était sur-
venu, tout le monde courait du même côté.
« Qu'y a-t-il ? où ? il est tombé ? écrasé ? »
disait-on. Stépane Arcadiévitch et sa sœur étaient
aussi revenus et, tout émus, se tenaient près du
wagon pour éviter la foule.
Les dames rentrèrent dans la voiture, pendant
que Wronsky et Stépane Arcadiévitch s'enquéraient
de ce qui s'était passé.
Un homme d'équipe ivre, ou la tête trop enve-
iio ANNA KARÉNINE.
loppée à cause du froid pour entendre le recul du
train, avait été écrasé.
Les dames avaient appris le malheur par le domes-
tique avant le retour de Wronsky et d'Oblonsky ;
ceux-ci avaient vu le cadavre défiguré ; Oblonsky
était tout bouleversé et prêt à pleurer.
« Quelle chose affreuse ! si tu l'avais vu, Aima !
quelle horreur ! » disait-il.
Wronsky se taisait ; son beau visage était sérieux,
mais absolument calme.
« Ah ! si vous l'aviez vu, comtesse, continuait
Stépane Arcadiévitch ; et sa femme est là, c'est
terrible ; elle s'est jetée sur le corps de son mari.
On dit qu'il était seul à soutenir une nombreuse
famille. Quelle horreur !
— Ne pourrait-on faire quelque chose pour elle ?»
murmura Mme Karénine.
Wronsky la regarda.
« Je reviens tout de suite, maman », dit-il en se
tournant vers la comtesse.
Et il sortit du wagon.
Quand il revint au bout de quelques minutes,
Arcadiévitch parlait déjà à la comtesse de la nou-
velle cantatrice, et celle-ci regardait avec impa^
tience du côté de la porte.
0 Fartons maintenant », dit Wronsky.
Ils sortirent tous ensemble. Wronsky marchait
devant avec sa mère, et derrière eux venaient
Mme Karénine et son frère. Ils furent rejoints
par le chef de gare qui courait après Wronsky.
ANNA KARKNINK. iil
t Vous avez remis 200 roubles au sous-chef de
gare. Veuillez indiquer, monsieur, l'usage auquel
vous destinez cette somme.
— C'est pour la veuve, répondit Wronsky en
haussant les épaules ; à quoi bon cette ques-
tion ?
— Vous avez donné cela ? — cria Oblonsky der-
rière lui ; et, serrant le bras de sa sœur, il ajouta :
— Très bien, très bien ! n'est-ce pas que c'est
un charmant garçon ? ^les hommages, comtesse. »
Et il s'arrêta avec sa sœur pour chercher la fenmie
de chambre de celle-ci.
Quand ils sortirent de la gare, la voiture des
Wronsky était déjà partie ; on parlait de tous côtés
du mallieur qui venait d'arriver.
« Quelle mort affreuse ! disait un monsieur en
passant près d'eux. On dit qu'il est coupé en deux.
— Quelle belle mort, au contraire, fit observer
un autre : elle a été instantanée.
— Comment ne prend-on pas plus de précau-
tions y, dit un troisième.
Mme Karénine monta en voiture, et son frère
remarqua avec étonnement que ses lèvres trem-
blaient, et qu'elle retenait avec peine ses larmes»
« Qu'as- tu, Anna ? lui demanda- t-il quand ils
furent un peu éloignés.
— Cest un présage funeste, répondit-elle.
— Quelle folie î dit son frère. Tu es ici, c'est
l'essentiel. Tu ne saurais croire combien je fonde
d'espérances sur ta visite.
ÎI2 ANNA KARÉNINE.
— Connais-tu Wronsky depuis longtemps ? de-
manda-t-elle.
— Oui. Tu sais que nous avons l'espoir qu'il
épouse Kitty.
— Vraiment ? dit Anna doucement. Maintenant
parlons de toi, ajouta- t-elle en secouant la tête
comme si elle eût voulu repousser une pensée
importune et pénible. Parlons de tes affaires. J'ai
reçu ta lettre et me voilà.
— Oui, tout mon espoir est en toi, dit Stépane
Arcadiévitch.
■ — Raconte-moi tout, alors. »
Stépane Arcadiévitch commença son récit.
En arrivant à la maison, il fit descendre sa sœur
de voiture, et, après lui avoir serré la main eu sou-
pirant, il retourna à ses occupations.
CHAPITRE XIX
Lorsque Anna entra, Doll}^ était assise dans son
petit salon, occupée à faire lire en français un beau
gros garçon à tête blonde, le portrait de son père.
L'enfant lisait, tout en cherchant à arracher de
sa veste un bouton qui tenait à peine ; sa mère
l'avait grondé plusieurs fois, mais la petite main
potelée revenait toujours à ce malheureux bouton ;
il fallut l'arracher tout à fait et le mettre en poche.
« Laisse donc tes mains tranquilles, Grisha »,
disait la mère, en reprenant sa couverture au tricot.
ANXA KARflNTKB. 113
ou\Tage qui durait depuis longtemps, et qu'elle
retrouvait toujours dans les moments difficiles ;
elle travaillait nerveusement, jetant ses mailles et
comptant ses points. Quoiqu'elle eût dit la veille
à son mari que l'arrivée de sa sœur lui importait
peu, elle n'en avait pas moins tout préparé pour
la recevoir.
Absorbée, écrasée par son chagrin, Dolly n'ou-
bliait pourtant pas que sa belle-sœur Anna était
la femme d'un personnage officiel important, une
grande dame de Pétersbourg.
« Au bout du compte, Anna n*est pas coupable,
se disait-elle, je ne sais rien d'elle qui ne soit en sa
faveur, et nos relations ont toujours été bonnes et
amicales. » Le souvenir qu'elle avait gardé de
l'intérieur des Karénine à Pétersbourg ne lui était
cependant pas agréable. Elle avait cru démêler
quelque chose de faux dans leur genre de vie.
a Mais pourquoi ne la recevrais-je pas ! Pourvu
toutefois qu'elle ne se mêle pas de me consoler î
pensait Dolly ; je les connais, ces résignations et
consolations chrétiennes, et je sais ce qu'elles
valent. »
Dolly avait passé ces derniers jours seule avec
ses enfants ; elle ne voulait parler de sa douleur à
personne, et ne se sentait cependant pas de force à
causer de choses indifférentes. Il faudrait bien
maintenant s'ouvrir à Amia, et tantôt elle se
réjouissait de pouvoir enfin dire tout ce qu'elle
avait sur le cœur, tantôt elle souffrait à la pensée de
114 ANNA KARENINE.
cette humiliation devant sa sœur, à lui, dont il
faudrait subir les raisonnements et les conseils.
Elle s'attendait à chaque minute à voir entrer sa
belle-sœur, et suivait de l'œil la pendule ; mais,
comme il arrive souvent en pareil cas, elle s'absorba,
n'entendit pas le coup de sonnette, et lorsque des
pas légers et le frôlement d'une robe près de la
porte lui firent lever la tête, son visage fatigué
exprima l'étonnement et non le plaisir.
« Comment, tu es déjà arrivée ? s'écria- t-elle en
allant au-devant d'Anna pour l'embrasser.
— Dolly, je suis bien heureuse de te revoir !
— Moi aussi, j'en suis heureuse », répondit
Dolly avec un faible sourire, en cherchant à deviner
d'après l'expression du visage d'Anna ce qu'elle
pouvait avoir appris, a Elle sait tout », pensa-t-elle
en remarquant la compassion qui se peignait sur
ses traits. « Viens que je te conduise à ta chambre,
continua-t-elle en cherchant à éloigner le moment
d'ime explication.
— Est-ce là Grisha ? Mon Dieu qu'il a grandi,
dit Anna en embrassant l'enfant sans quitter des
yeux Dolly ; puis elle ajouta en rougissant : permets-
moi de rester ici. »
Elle ôta son châle et, secouant la tête d'un geste
gracieux, débarrassa ses cheveux noirs frisés de son
chapeau, qui s'y était accroché.
« Que tu es brillante de bonheur et de santé,
dit Dolly presque avec envie.
— Moi ? oui, répondit Anna. Mon Dieu, Tania,
AXXA KARt^XTXB. 115
est-ce toi ? la contemporaine de mon petit Serge,
— dit-elle en se tournant vers la petite fille qui
entrait en courant ; elle la prit par la main et
l'embrassa.
— Quelle charmante enfant ? mais montre-les-
moi tous. »
Elle se rappelait non seulement le nom et l'âge
des enfants, mais leur caractère, leurs petites
maladies ; Dolly en fut touchée.
a Eh bien, allons les voir, dit-elle ; mais Wasia
dort ; c'est dommage. »
Après avoir vu les enfants, elles revinrent au
salon, seules cette fois; le café y était servi. Anna
s'assit devant le plateau, puis, l'ayant repoussé, elle
dit en se tournant vers sa belle-sœur :
« Dolly, il m'a parlé. »
Dolly la regarda froidement ; elle s'attendait à
quelque phrase de fausse sympatliie, mais Anna ne
dit rien de ce genre.
« Dolly, ma chérie, je ne veux pas te parler en sa
faveur ni te consoler : c'est impossible ; mais, chère
amie, tu me fais peine, peine jusqu'au fond du
cœur ! »
Des larmes brillaient dans ses yeux ; elle se rap-
procha de sa belle-sœur et, de sa petite main ferme,
s'empara de celle de Dolly qui, malgré son air froid
et sec, ne la repoussa pas.
a Persoime, répondit-elle, ne peut me consoler ;
tout est perdu pour moi. »
En disant ces mots, l'expression de son visage
5
ii6 ANNA KARÉNINE.
s* adoucit un peu. Anna porta à ses lèvres la main
amaigrie qu'elle tenait dans la sienne, et la baisa.
« Mais, Dolly, que faire à cela ? dit-elle ; comment
sortir de cette affreuse position ?
— Tout est fini, il ne me reste rien à faire, répon-
dit Dolly, car ce qu'il y a de pis, comprends-le bien,
c'est de me sentir liée par les enfants ; je ne peux
pas le quitter, et vivre avec lui m'est impossible; le
voir est une torture.
— Dolly, ma chérie, il m'a pailé; mais je voudrais
entendre ce que tu as à dire, toi ; raconte-moi tout. »
Dolly la regarda d'un air interrogateur ; l'affec-
tion et la sympathie la plus sincère se lisaient dans
les yeux d'Anna.
(( Je veux bien, répondit-elle. Mais je te dirai
tout, depuis le commencement. Tu sais comment je
me suis mariée ? L'éducation de maman ne m'a pas
seulement laissée innocente, elle m'a laissée absolu-
ment sotte... Je ne savais rien. On dit que les maris
racontent leur passé à leurs femmes, mais Stiva...
(elle se reprit), Stépane Arcadiévitch, ne m'a jamais
rien dit. Tu ne le croiras pas, mais jusqu'ici je me suis
imaginée qu'il n'avait jamais connu d'autre femme
que moi ? J'ai vécu huit ans ainsi ! Non seulement
je ne le soupçonnais pas d'infidélité, mais je croyais
une chose pareille impossible. Et avec des idées
semblables, imagine-toi ce que j'ai éprouvé en appre-
nant tout à coup cette horreur... cette vilenie...
Croire à son bonheur sans aucune arrière-pensée et
— continua Dolly en cherchant à retenir ses san-
ANNA KARKXIXE 117
glots — recevoir une lettre de lui... ime lettre de lui
à sa maîtresse, la gouveruaute de mes eniaiits...
2noii, c'est trop cruel î »
Elle prit son moudioir et y cacha son visage.
o J'aurais pu encore admettre un moment d'en-
traînement, continu a- t-elle au bout d'un instant,
mais cette dissimulation, cette ruse continuelle pour
me tromper, et pour qui ? C'est affreux ! tu ne peux
comprendre cela !
— .Vh si î je comprends, ma pauvre Uolly, dit
Anna en lui serrant la main.
— Et tu t'imagines qu'il se rend compte, lui, de
l'horreur de ma position ? continua Dolly. Aucune-
ment : il est heureux et content
— Oh non î interrompit vivement Anna : il m a
fait peine, il est plein de remords.
— En est-il capable ? dit Dolly en scrutant le
\àsage de sa belle-sceur.
— Oui, je le connais : je n'ai pu le regarder sans
avoir pitié de lui. Au reste nous le connaissons tou-
tes deux. 11 est bon, mais l5er, et comment ne serait-
il pas humilié ? Ce qui me touche eu lui (.\nna devina
ce qui devait toucher Dolly), c'est qu'il souffre à
cause des entants, et qu'il sent qu'il t'a blessée, tuée,
toi qu'il aime... oui, oui, qu'il aime plus que tout
au monde », ajouta-t-elle \'ivement pour empêcher
r>olly de l'interrompre, a Non elle ne me pardonnera
jamais », répète-t-il constamment.
Dolly écoutait attentivement sa belle-sœur sans la
regarder.
Ii8 ANNA KARÉNINE.
« Je comprends qu'il souffre : le coupable doit
plus souffrir que l'innocent, sjil sent qu'il est la cause
de tout le mal, dit-elle ; mais comment puis- je par-
donner ? comment puis- je être sa femme après elle ?
Vivre avec lui dorénavant sera d'autant plus un tour-
ment que j'aime toujours mon amour d'autrefois...»
Les sanglots lui coupèrent la parole, mais, corame
im fait exprès, sitôt qu'elle se calmait im peu, le
sujet qtd la blessait le plus vivement lui revenait
aussitôt à la pensée.
« Elle est jeune, elle est jolie, continua-t-elle. Par
qui ma beauté et ma jeimesse ont-elles été prises ?
Par lui, par ses enfants ! J'ai fait mon temps, tout
ce que j'avais de bien a été sacrifié à son service :
maintenant une créature plus fraîche et plus jeune
lui est naturellement plus agréable. Ils ont certaine-
ment parlé de moi ensemble ; pis que cela, ils m'ont
passée sous silence, conçois-tu ? » Et son regard
s'enflammait de jalousie.
« Que viendra-t-il me dire après cela ? pourrai-je
d'ailleurs le croire ! Jamais. Non, tout est fini pour
moi, tout ce qui constituait la récompense de mes
peines, de mes souffrances... Le croirais-tu ? tout à
l'heure je faisais travailler Grisha ? Jadis c'était
une joie pour moi: maintenant c'est un tourment.
Pourquoi me donner ce souci ? pourquoi ai- je des
enfants ? Ce qu'il y a d'affrevix, vois-tu, c'est que
mon âme tout entière est bouleversée ; à la place de
mon amour, de ma tendresse, il n'y a que de la haine
oui, de la haine. Je pourrais le tuer et...
ANNA KARl-XIXE. 119
— Clijre Dolly, je conçois tout cela, mais ne te
torture pas ainsi ; tu es trop agitée, trop froissée
pour voir les choses sous leur \Tai jour, w
Dolly se calma, et pendant quelques minutes tou-
tes deux gardèrent le silence.
« Que faire ? Aima, penscs-y et aide-moi. J'ai
tout examiné et je ne trouve rien. »
Amia non plus ne trouvait rien, mais son cœur
répondait à cliaque parole, à chaque regard doulou-
reux de sa belle-sœur.
« Voici ce que je pense, dit-elle enfin ; conmic sœur
je connais son caractère et cette faculté de tout ou-
blier (elle fit le geste de se toucher le front), faculté
propice à l'entraînement, mais aussi au repentir.
Actuellement il ne croit pas, il ne comprend pas
qu'il ait pu faire ce qu'il a fait.
— Non, il l'a compris et le comprend encore,
interrompit Dolly. D'ailleurs tu m'oublies, moi :
le mal en est-il plus léger pour moi ?
— Attends. Quand il m'a parlé, je t'avoue n'avoir
pas mesuré toute l'étendue de votre malheur ; je
n'}' voyais qu'une chose : la désunion de votre fa-
mille ; il m'a fait peine. Après avoir causé avec toi,
je vois, comme femme, autre chose encore : je vois
sa souffrance et ne puis te dire combien je te plains !
Mais, D0II3', ma chérie, tout en comprenant ton mal-
heur, il est un côté de la question que j'ignore : je
ne sais pas jusqu'à quel point tu F aimes encore. Toi
seule, tu peux savoir si tu l'aimes assez pour par-
donner. Si tu le peux, pardonne.
120 ANNA KARÉNINE.
— Non, — commença Dolly, mais Anna l'inter-
rompit en lui baisant la main.
— Je connais le monde plus que toi, dit-elle ; je
sais la façon d'être des hommes comme Stiva. Tu
prétends qu'ils ont parlé de toi ensemble ? N'en crois
rien. Ces hommes peuvent commettre des infidé-
lités, mais leur femme et leur foyer domestique
n'en restent pas moins un sanctuaire pour eux. Ils
établissent entre ces femmes, qu'au fond ils mépri-
sent, et leur famille une ligne de démarcation qui
n'est jamais franchie. Je ne conçois pas bien com-
ment cela peut être, mais cela est.
— Mais songe donc qu'il l'embrassait.
— Écoute, Dolly, ma chérie. J'ai vu Stiva quand,
il était amoureux de toi; je me souviens du temps où
il venait pleurer près de moi en me parlant de toi ;
je sais à quelle hauteur poétique il te plaçait, et je
sais que plus il a vécu avec toi, plus tu as grandi
dans son admiration. C'était devenu pour nous un
sujet de plaisanterie que son habitude de dire à tout
propos : « Dolly est une femme étonnante. )) Tu
as toujours été 'et resteras toujours un culte pour
lui : ceci n'a pas été tm entraînement de son
coeur.
— i^Iais si cet entraînement recommençait ?
— C'est impossible.
— Aurais-tu pardonné, toi ?
— Je n'en sais rien, je ne puis dire... Oui, je le
puis, reprit Anna après avoir pesé cette situation inté-
rieurement, je le puis certainement. Je ne serais
ANNA KARKNINB. 121
plus la mcnie, mais je pardoiuierais, et de telle sorte
que le i)assé fût effacé.
— Cela va sans dire, interrompit vivement Dolly,
répondant à une ])eiLsée qui l'avait plus d'une fois
occupée : sinon ce ne serait plus le pardon. — Viens
maintenant, que je te conduise à ta chambre »,
dit-elle en se levant, demin faisant, elle entoura de
ses bras sa belle-sœur.
« Chère Anna, combien je suis heureuse que tu
sois venue. Je souffre moins, beaucoup moins. »
CIIAPITRB XX
Anna passa toute la journée à la maison, c'est-à-
dire chez les Oblonsky, et ne reçut aucune des per-
sonnes qui, informc-es de son arrivée, vinrent lui
rendre visite. Toute sa matiné-e se passa entre Dolly
et ses enfants ; elle envoya un mot à son frère poui
lui dire de venir dîner à la maison. « Viens, Dieu est
miséricordieux », écrivit-elle.
Oblonsky dîna donc chez lui ; la conversation fut
générale, et sa femme le tutoya, ce qu'elle n'avait
pas encore fait ; leurs rapports restaient froids,
mais il n'était plus question de séparation, et Sté-
pane Arcadiévitch entrevoyait la possibilité d'un
raccommodement.
Kitty vint après le dîner ; elle connaissait à peine
Anna et n'était pas sans inquiétude sur la réception
que lui ferait cette grande dame de Pétersbourg
123 ANNA KARÉNINE.
dont chacun chantait les louanges ; elle sentit bien
vite qu'elle plaisait ; Anna fut touchée de la jeu-
nesse et de la beauté de Kitty ; de son côté, Kitty lut
aussitôt sous le charme et s'éprit d'Anna comme les
jeunes filles savent s'éprendre de femmes plus âgées
qu'elles. Rien d'ailleurs dans Anna ne faisait penser
à la femme du monde ou à la mère de famille ; on
eût dit une jeune fille de vingt ans, à voir sa taille
souple, la fraîcheur et l'animation de son visage, si
une expression sérieuse et presque triste, dont Kitty
fut frappée et charmée, n'eût pai'fois assombri son
regard. Anna, quoique parfaitement simple et sm-
cère, semblait porter en elle un monde supérieur dont
l'élévation était inaccessible à une enfant.
Après le dîner, Anna s'était vivement approchée
de son frère qui fumait un cigare pendant que DoUy
rentrait dans sa chambre.
« Stiva, dit-elle en indiquant la porte de cette
chambre d'un signe de tête, va, et que Dieu te vienne
en aide ! »
Il comprit et, jetant son cigare, disparut derrière
la porte.
Anna s'assit sur un canapé, entourée des enfants.
Les deux aînés et par imitation le cadet s'étaient
accrochés à leur nouvelle tante avant même de se
mettre à table ; ils jouaient à qui se rapprocherait le
plus d'elle, à qui tiendrait sa main, l'embrasserait,
jouerait avec ses bagues ou se suspendrait aiix pHs
de s a robe.
« Voyons, reprenons nos places », dit Anna.
ANNA KARf:XIXE. 123
Et Grisha, d'un air fier et heureux, plaça sa tête
blonde sous la main de sa tante et l'appuya sur ses
genoux.
r Et à quand le bal maintenant ? dit-elle en
s'adressant à Kitty.
— A la semaine prochaine ; ce sera un bal su-
perbe, im de ces bals auxquels on s'amuse toujours.
— Il y en a donc où l'on s'amuse toujours ? dit
Anna d'un ton de douce ironie.
— C'est bizarre, mais c'est ainsi. Chez les Bobri-
sthchiff on s'amuse toujours; chez les Nikitine aussi;
mais chez les Wéjckof on s'ennuie invariablement.
N'avez- vous donc jamais remarqué cela ?
— Non, chère enfant ; il n'y a plus pour moi de
bal amusant, — et Kitty entrevit dans les yeux
d'Anna ce monde inconnu qui lui était fermé, — il
n'y en a que de plus ou moins ennuyeux.
— Comment pouvez-ro^s vous ennuyer au bal ?
— Pourquoi donc ne puis-je m'y ennuyer, tttoi? »
Kitty pensait bien qu'Anna devinait sa rc-ponsc.
« Parce que vous y êtes toujours la plus belle. »
Anna rougissait facilement, et cette réponse la fit
rougir.
« D'abord, reprit-elle, cela n'est pas, et d'ailleurs,
si cela était, peu m'importerait !
— Irez- vous à ce bal ? demanda Kitty.
— Je ne pourrai m'en dispenser, je crois. Prends
celle-ci, dit-elle à Tania qui s'amusait à retirer les
bagues de ses doigts blancs et effilés.
— Je voudrais tant vous voir au bal.
124 ANNA KARÉNINE.
— Eh bien, si je dois y aller, je me consolerai par
la pensée de vous faire plaisir. Grisha, ne me décoiffe
pas davantage, dit-elle en rajustant une natte avec
laquelle l'enfant jouait.
— Je vous vois au bal en toilette mauve.
— Pourquoi en mauve précisément ? demanda
Anna en souriant. Allez, mes enfants, vous entendez
que miss Hull vous appelle pour le thé, dit-elle en
envoyant les enfants dans la salle à manger. Je sais
pourquoi vous voulez de moi à cette soirée ; vous en
attendez un grand résultat.
— Comment le s avez- vous ? C'est vrai.
— Oh ! le bel âge que le vôtre ! continua Anna. Je
me souviens de ce nuage bleu qui ressemble à ceux
que l'on voit en Suisse sur les montagnes. On aperçoit
tout au travers de ce nuage, à cet âge heureux où
finit l'enfance, et tout ce qu'il recouvre est beau, est
charmant ! Puis apparaît peu à peu un sentier qui
se resserre et dans lequel on entre avec émotion,
quelque liunineux qu'il semble... Qui n'a pas passé
par là !
Kitty écoutait en souriant. « Comment a-t-elle
passé par là ? pensait-elle ; que je voudrais connaître
son roman ! » Et elle se rappela l'extérieur peu poé-
tique du mari d'Anna.
« Je suis au courant, continua celle-ci ; Stiva
m'a parlé ; j'ai rencontré Wronsky ce matin à la
gare, il me plaît beaucoup.
— Ah ! il était là ? demanda Kitty en rouigissant
Qu'est-ce que Stiva vous a raconté }
ANNA KARI^NINE. 125
— lia bavardé. Je serais enchantée si cela se fai-
sait, j'ai voyagé hier avec la mère de Wronsky et
elle n'a cessé de me parler de ce fils bien-aiiné ; je
sais que les mères ne sont pas impartiales, mais...
— Que vous a dit sa mère ?
— Bien des choses, c'est son favori ; néanmoins
on sent que ce doit être une nature chevaleresque ;
elle m'a raconté, par exemple, qu'il avait voulu aban-
donner toute sa fortune à son frère ; que dans son
enfance il avait sauvé une fenmie qui se noyait ; en
un mot, c'est un héros », ajouta Aima en souriant
et en se souvenant des deux cents roubles domiés à
la «gare.
Elle ne rapporta pas ce dernier trait, qu'elle se
ra])pelait avec un certain malaise ; elle y sentait une
intention qui la touchait de trop près.
« hsi comtesse m'a beaucoup priée d'aller chez
elle, continua Amia, et je serais contente de la revoir;
j'irai demain... vStiva reste. Dieu merci, longtemps
avec Dolly, ajouta-t-elle en se levant d'un air un ptu
contrarié, à ce que crut remarquer Kitty.
— C'est moi qui serai le premier ! non, c'est moi,
criaient les enfants qui venaient de finir leur tlié, et
qui rentraient dans le salon en courant vers leur
tante Anna.
— Tous ensemble ! » dit-elle en allant au-devant
d'eux. Elle les prit dans ses bras et les jeta tous sur
un divan, en riant de leurs cris de joie.
126 ANNA KARÉNINE.
CIL\PITRE XXI
DoLLY sortit de sa chambre à l'heure du thé; Sté-
paue Arcadiévitch était sorti par une autre porte.
« Je crains que tu n'aies froid en haut, dit Dolly
en s 'adressant à Anna ; je voudrais te faire descen-
dre, nous serions plus près l'une de l'autre.
— Ne t'inquiète pas de moi, je t'en prie, répondit
Anna en cherchant à deviner sur le visage de Dolly
si la réconciliation avait eu lieu.
— Il fera peut-être trop clair ici, dit sa belle-scenr.
— Je t'assure que je dors partout, et toujours pro-
fondément.
— De quoi est-il question ? » dit Stépane Arca-
diévitch en rentrant dans le salon et en s 'adressant
à sa femme.
Rien qu'au son de sa voix Kitty et Anna compri-
rent qu'on s'était réconcilié.
« Je voudrais installer Anna ici, mais il faudrait
descendre des rideaux. Personne ne saura le faire, il
faut que ce soit moi, répondit Dolly à son mari.
— Dieu sait si la réconciliation est bien com^plète !
pensa Anna en remarquant le ton froid de Dolly.
— Ne complique donc pas les choses, Dolly, dit
le mari ; si tu veux, j'arrangerai cela.
— Oui, elle est faite, pensa Anna.
— Je sais comment tu t'y prendras, répondit
DoUy avec un sourire moqueur ; tu donneras à
ANNA KARf.XTNH. 127
Malvei un erdre auquel il n'entend rien, puis tu sor-
tiras, et il embrouillera tout.
— Dieu merci, pensa Anna, ils sont tout à fait
remis ; — et, heureuse d'avoir atteint son but, elle
s'approcha de Dolly et l'embrassa.
— Je ne sais pas pourquoi tu nous méprises tant,
Matvci et moi ? » dit Stépane Arcadiévitch à sa
leimne en souriant imperceptiblement.
Pendant toute cette soirée, Dolly fut légèrement
ironique envers son mari, et celui-ci heureux et gai,
mais dans une juste mesure, et conune s'il eût voulu
montrer que le pardon ne lui faisait pas oublier ses
torts.
Vers neuf heures et demie, une conversation vive
et animée ré-giiait autour de la table à thé, lorsque
sur\-int un incident, en apparence fort ordinaire, qui
parut étrange à chacun.
On causait d'un de leujrs amis communs de Péters-
bourg, et Aima s'était vivement levée.
« J'ai son portrait dans mon album, je vais le
chercher, et vous montrerai par la même occasion
mon petit Serge », ajouta-t-elle avec un sourire de
fierté maternelle.
C'était ordinairement vers dix heures qu'elle disait
bonsoir à son fils ; bien souvent elle le couchait elle-
même avant d'aller au bal ; elle se sentit tout à coup
très triste d'être si loin de lui. Elle avait beau parler
d'autre chose, sa pensée revenait toujours à son
petit Serge aux cheveux frisés, et le désir la prit d'al-
ler regarder son portrait et de lui dire un mot de loin.
128 ANNA KARÉNINE.
Elle sortit aussitôt, avec la démarche légère et
décidée qui lui était particulière. L'escalier par où
Ton montait chez elle donnait dans le grand vesti-
bule chauffé qui servait d'entrée.
Comme elle quittait le salon ,un coup de sonnette
retentit dans l'antichambre.
« Qui cela peut-il être ? dit Dolly.
— C'est trop tôt pour venir me chercher, fît re-
marquer Kitty, et bien tard pour une visite.
— On apporte sans doute des papiers pour moi, »
dit Stépane Arcadiévitch.
Anna, se dirigeant vers l'escalier vit le domestique
accourir pour annoncer un visiteur, tandis que celui-
ci attendait, éclairé par la lampe du vestibule.
Elle se pencha s-ur la rampe pour regarder et re-
connut aussitôt Wronsky. Une étrange sensation de
joie et de frayeur lui remua le cœur. Il se tenait de-
bout, sans ôter son paletot, et cherchait quelque
chose dans sa poche. Comme elle atteignait la moitié
du petit escalier, il leva les yeux, l'aperçut et son
visage prit une expression humble et confuse.
Elle le salua d'un léger signe de tête, et entendit
Stépane Arcadiévitch appeler Wronsky bruyam-
ment, tandisqu'il se défendait d'entrer.
Quand Anna descendit avec son album, Wronsky
était parti, et Stépane Arcadiévitch racontait qu'il
n'était venu que pour s'informer de l'heure d'un
dîner qui se donnait le lendemain en l'honneur d'ime
célébrité de passage.
« Jamais il n'a voulu entrer. Quel original ! »
ANNA K.\RHNINE. 129
Kitty rougit Elle croyait être seule à cx)iiiprcii(lre
pourquoi il était venu sans vouloir paraître au salon.
« Il aura été chez nous, pensa-t-elle, n'aura trouvé
• personne, et aura supposé que j'étais ici, mais il ne
sera pas resté à cause d'Anna, et parce qu'il est
tard, n
On se regarda sans parler, et l'on examina l'al-
bum d'Anna.
Il n'y avait rien d'extraordinaire à venir vers neuf
heures et demie du soir pour demander un renseigne-
ment à im amj, sans entrer au salon ; cependant cha-
cun fut surpris, et Anna plus que personne : il lui
sembla même que ce n'était pas bien.
CILVPITRE XXII
Le bal ne faisait que commencer lorsque Kitty et
sa mère montèrent le grand escalier brillamment
éclairé et orné de fleurs, sur lequel se tenaient des la-
quais poudrés, en. livrées rouges. Du vestibule où,
devant un miroir, elles arrangeaient leurs robes et
leurs coiffures avant d'entrer, on entendait un bruis-
sement semblable à celui d'une ruche, et le son des
violons de l'orchestre se mettant d'accord pour la
première valse.
Un petit vieillard, qui rajustait ses rares cheveux
blancs devant un autre miroir, et répandait autour
de lui les parfums les plus pénétrants, regarda Kitty
avec admiration ; il l'avait rencontrée sur l'escalier
130 ANNA KARÉNINE.
et se rangea pour lui faire place. Un jeune homme
imberbe, de ceux que le vieux prince Cherbatzky
appelait des blancs-becs, avec un gilet ouvert en
cœur et ime cravate blanche qu'il rectifiait tout en
marchant, les salua, puis vint prier Kitty de lui
accorder une contredanse. La première était promise
à Wronsky, il fallut promettre la seconde au petit
jeune homme. Un militaire, boutonnant ses gants, se
tenait à la porte du salon ; il jeta un regard admiratif
sur Kitty et se caressa la moustache.
La robe, la coiffure, tous les préparatifs nécessaire
à ce bal, avaient certes causé bien des préoccupations
à Kitty, mais qui s'en serait douté en la voyant en-
trer maintenant dans sa toilette de tulle rose ? Elle
portait si naturellement ses ruches et ses dentelles,
qu'on l'aurait pu croire née en robe de bal avec une
rose posée sur le sommet de sa jolie tête.
Kitty était en beauté ; elle se sentait à l'aise dans
sa robe, ses souliers, et ses gants, mais le détail qu'elle
approuvait le plus dans sa toilette, était l'étroit
velours noir qui entourait son cou et auquel, devant
le miroir de sa chambre, elle avait trouvé du « genre ».
On pouvait à la rigueur critiquer le reste, mais ce
petit velours, jamais. Kitty lui sourit avant d'entrer
au bal en passant devant une glace ; sur ses épaules et
ses bras elle sentait une fraîcheur marmoréenne qui
lui plaisait ; ses yeux brillaient, ses lèvres roses sou-
riaient involontairement ; elle avait le sentiment
d'être charmante.
A peine eut-elle paru dans la salle, et se fut-elle
ANNA KARKXIXî:. 131
approchée du groupe de femmes couvertes de tulle.
de fleurs et de rubans qui attendaient les danseurs,
que Kitty se vit invitée à valser par le meilleur, le
principal cavalier, selon la hiérarchie du bal, le
célèbre directeur de cotillons, le beau, l'élégant Geor-
ges Korsuiislc>-, un honmie marié. Il venait de quitter
la comtesse Bonine, avec laquelle il avait ouvert le
bal, lorsqu'il aperçut Kitty ; aussitôt il se dirigea
vers elle, de ce pas dégagé spéxrial aux directeurs de
cotillons, et, sans même lui demander si elle désirait
danser, il entoura de son bras la taille sou])le de la
jeune fille ; celle-ci se retourna pour chercher quel-
qu'im à qui confier son éventail, et la maîtresse de la
maison le lui prit en souriant.
« Vous avez bien fait de venir de bonne heure, dit
Korsunsk>', je ne comprends pas le genre de venir
tard. »
Kitty posa son bras gauche sur l'épaule de son
danseur, et ses petits pieds, chaussés de rose, glis-
sèrent lé-gèiement et en mesure sur le parquet.
« On se repose en dansant avec vous, dit-il en
faisant quelques pas moins rapides avant de se lan-
cer dans le tourbillon de la valse. Quelle légèreté,
quelle précision, c'est charmant ! » C'était ce qu'il
disait à presque toutes ses danseuses.
Kitty sourit de l'éloge et continua à examiner la
salle par dessus l'épaule de son cavalier, elle n'en
était pas à ses débuts dans le monde, et ne confon-
dait pas tous les assistants dans l'ivresse de ses pre-
mières impressions ; d'autre part, elle n'était pas
133 ANNA KARÉNINE.
blasée, et ne connaissait pas tous ces visages au point
d'en ^tre lasse. Elle remarqua donc le groupe qui
s'était formé dans l'angle de la salle, à gauche ; c'est
là que se réimissait l'élite de la société : la belle Ly-
die, la femme de Korsimsky, outrageusement décol-
letée, la maîtresse de la maison, le chauve Krivine,
qu'on voyait toujours avec la société la plus bril-
lante. Bientôt Kitty aperçut Stiva, puis la taille
élégante d'Anna. Lui aussi était là ; Kitty ne l'avait
pas revu depuis la soirée de la déclaration de Levine.
Ses yeux le virent de loin, et elle remarqua même
qu'il la regardait.
« Faisons-nous encore tm tour ? Vous n'êtes pas
fatiguée ? demanda Korsimsky légèrement essoufflé.
— Non, merci.
— Où voulez- vous que je vous conduise ?
— Mme Karénine est là, il me semble : menez-
moi de son côté.
— Où vous l'ordonnerez. »
Et Korsunsky, ralentissant le pas, mais valsant
toujours, la dirigea vers le groupe de gauche, en
disant sur sa route : « Pardon, mesdames ; pardon,
mesdames. » Et, tournoyant adroitement dans ce
flot de dentelles, de tulle et de rubans, il l'assit,
après une dernière pirouette, qui rejeta sa robe sur
les genoux de Krivine, et le dissimula sous un nuage
de tulle, tout en découvrant deux petits souliers
roses.
Korsunsky salua, se redressa d'tm air dégagé, et of-
frit le bras à sadanseusepour lamener auprèsd'Anna.
AXXA KARÎ-.XINE. 133
Kitty, un peu étourdie, débarrassa Krivine de ses
jupes, et se retourna pour chercher Mme Karénine.
Celle-ci n'était pas en mauve, comme Kitty l'avait
rêvée, mais en noir. Elle portait une robe de velours
décolletée, qui découvrait ses épaules sailpturales
et ses beaux bras. Sa robe était garnie de guipure de
Venise ; une guirlande de myosotis était posée sur
ses cheveux noirs, et un bouquet pareil attachait un
nœud noir à son corsage. Sa coiffure était très sim-
ple ; elle n'avait de remarquable qu'une quantité
de petites boucles qui frisaient naturellement, et
s'échappaient de tous côt<s, aux tempes et sur la
nuque. Autour de son beau cou, fenne comme de
l'ivoire, était attachée une rangée de perles fines.
Kitty voyait Anna chaque jour et s'en était éprise;
mais elle ne sentit tout son charme et toute sa beauté
qu'en l'apercevant maintenant en noir, après se
l'être imaginée en mauve ; l'impression fut si vive
qu'elle cnitne l'avoir encore jamais vue. Elle com-
prit que son grand charme consistait à effacer com-
plètement sa toilette ; sa parure n'existait pas, et
n'était que le cadre duquel elle ressortait, simple,
naturelle, élégante, et cependant pleine de gaieté
et d'animation.
Lorsque Kitty parvint jusqu'au groupe où Anna
causait avec le maître de la maison, la tête légèrement
tournée vers lui, et se tenant, comme toujours, ex-
trêmement droite, elle disait :
« Non, je ne jetterais pas la pierre, quoique je
n'approuve pas. » Et, apercevant Kitty, elle l'ac-
134 ANNA KARÉNINE.
cueillit d'un sourire affectueux et protecteur. D'un
rapide coup d'œil féminin, elle jugea la toilette de la
jeune fille, et fit un petit signe de tête approbateur
que celle-ci comprit.
« Vous faites même votre entrée au bal en dansant,
lui dit-elle.
— Un bal où se trouve laprincese devient aussitôt
animé. Un tour de valse, Anna Arcadievna ? ajouta
Korsimsky en s'inclinant.
— Ah ! vous vous connaissez ? demanda le maî-
tre de la maison.
— Qui ne connaissons-nous pas, ma femme et
moi ? répondit Korsunsky : nous sommes comme le
loup blanc. Ua tour de valse, Anna Arcadievna ?
— Je ne danse pas quand je puis m'en dispenser.
— Vous ne le pouvez pas aujourd'hui. »
En ce moment Wronsky s'approcha.
« Eh bien, dans ce cas, dansons, dit-elle en pre-
nant vivement le bras de Korsunsky sans faire at-
tention au salut de Wronsky.
— Pourquoi lui en veut-elle ? » pensa Kitty,
qui remarqua fort bien que c'était avec intention
qu'Anna ne répondait pas à Wronsky.
Celm-ci s'approcha de Kitty, lui rappela la pre-
mière contredanse, et lui exprima le regret de ne
pas l'avoir vue de quelque temps. Kitty regardait
Anna danser et l'admirait tout en écoutant Wronsky ;
elle s'attendait à être invitée par lui à valser, et
comme il n'en faisait rien, elle le regarda d'un air
étonné.
ANNA KARKXINE. 135
Il rougit, l'invita avec une certaine hâte ; mais à
peine avaient-ils fait les premiers pas, que la musique
cessa. Kitty regarda son danseur, son visage était
si près du sien... pendant longtemps, — bien des
amiées après, elle ne put se rappeler un regard plein
d'amour auquel il ne répondit pas, sans qu'un senti-
ment de honte lui déchirât le cœur.
— Pardon, pardon ! Valse, valse î » cria Korsun-
sky de l'autre côté de la salle, et, s'emparant de la
première danseuse venue, il recommença à danser.
CHAPITRE XXIII
Wronsky fit quelques tours de valse avec Kitty,
puis celle-ci retourna auprès de sa mère. A peine
eut-elle le temps d'échanger quelques mots avec la
comtesse Nordstone que Wronsky vint la chercher
pour la contredanse. Ils causèrent à bâtons rompus de
Korsunsky et de sa femme, que Wronsky dépeignit
gaiement comme d'aimables enfants de quarante
ans, du théâtre de société qui s'organisait. A un
moment donné, cependant, il l'émut vivement en
lui demandant si Levine était encore à Moscou,
ajoutant qu'il lui plaisait beaucoup. Mais Kitty
ne comptait pas sur la contredanse; ce qu'elle atten-
dait avec un violent battement de cœur, c'était le
cotillon ; c'est alors, lui semblait-il, que tout devait
se décider. Quoique Wronsky ne l'eût pas invitée
pendant la contredanse, elle était sûre de danser le
136 ANNA KARENINE.
cotillon avec lui, comme à tous les bals précédents ;
elle en était si sûre qu'elle avait refusé cinq invita-
tions, se disant engagée.
Tout ce bal, jusqu'au dernier quadrille, fut pour
Kitty semblable à un rêve enchanteur, plein de
fleurs, de sons joyeux, de mouvement ; elle ne ces-
sait de danser que lorsque les forces lui manquaient
et qu'elle implorait un moment de répit ; mais, en
dansant le dernier quadrille avec im des petits jeunes
gens ennuyeux, elle se trouva faire vis-à-vis à
Wronsky et à Anna. Celle-ci dont elle ne s'était pas
approchée depuis son entrée au bal, lui apparut
cette fois encore sous une forme nouvelle et inatten-
due. Kitty crut remarquer en elle les symptômes
d'une surexcitation qu'elle connaissait par expé-
rience, celle du succès. Anna lui en parut grisée.
Kitty savait à quoi attribuer ce regard brillant et
animé, ce sourire heureux et triomphant, ces lèvres
entr'ouvertes, ces mouvements pleins de grâce et
d'harmonie.
« Qui en est cause, se demanda- t-elle, tous ou un
seul ? » Elle laissa son malheureux danseur cher-
cher vainement à renouer le fil d'une conversation
interrompue, et, tout en se soumettant de bonne grâce,
en apparence, aux ordres bruyants de Korsunsky,
décrétant le grand rond, puis la chaîne, elle observait,
et son cœur se serrait de plus en plus.
« Non, ce n'est pas l'admiration de la foule qui
l'enivre ainsi, c'est l'admiration d'un seul ; qui est-il.?
serait-ce lui ? »
ANNA KARÎ^XINB. 137
CliP.que fois que W'ronsky adressait la parole à
Anna, les yeux de celle-ci s'illuminaient, et un sou-
rire de bonheur entr'ouvrait ses belles lèvres : elle
semblait chercher à dissimuler cette joie, mais le
bonheur ne s'en peignait pas moins sur son visage.
« Et lui ? pensa Xitty. Elle le regarda et fut épou-
vantée ? le sentiment qui se reflétait conmie dans un
miroir sur les traits d'Anna était tout aussi visible
sur le sien. Où étaient ce sang-froid, ce maintien
calme, cette ph^-sionomie toujours au repos ? Main-
tenant, en s'adressant à sa danseuse, sa tête s'incli-
nait comme s'il était prêt à se prosterner, son regard
avait une expression tout à la fois humble et passion-
née. « Je ne veux pas vous offeaser, disait ce regard,
mais je voudrais sauver mon coeur et le puis-je ? »
Leur conversation ne roulait que sur des banalités,
et cependant, à chacune de leurs paroles, il semblait
à Kitty que son sort se décidait. Pour eux aussi,
chose étrange, tout en parlant du drôle de français
d'Ivan Ivanitch et du sot mariage de Mlle Elitzki,
chaque mot prenait une valeur particulière dont ils
sentaient la portée autant que Kitty.
Dans l'âme de la pauvre enfant, le bal, l'assistance,
tout se confondit comme dans un brouillard. Seule
la force de l'éducation la soutint et l'aida à faire
son devoir, c'est-à-dire à danser, à répondre aux
questions qui lui étaient adressées, même à sourire.
Mais, au moment où le cotillon s'organisa, où l'on
commença à placer les chaises et à quitter les petits
salons pour se réunir dans le grand, il lui prit un ac-
138 ANNA KARÉNINE.
ces de désespoir et de terreur. Elle avait refusé
cinq danseurs, n'était pas invitée, et n'avait plus
aucune chance de l'être, parce que ses succès dans le
monde rendaient invraisemblable qu'elle n'eût pas
de cavalier. Il lui aurait fallu dire à sa mère qu'elle
était souffrante et quitter le bal, mais elle n'en eut
pas la force. Bile se sentait anéantie î
Elle s'enfuit dans un boudoir et tomba sur un
fauteuil. Les flots vaporeux de sa robe enveloppaient
comme d'un nuage sa taille frêle ; son bras de jeune
fille, maigre et délicat, retombait sans force, et comme
noyé dans les plis de sa jupe rose ; l'autre bras agitait
nerveusement un éventail devant son visage brû-
lant. Mais, quoiqu'elle eût l'air d'un joli papillon
retenu dans les herbes et prêt à déployer ses ailes
frémissantes, im affreux désespoir lui brisait le
cœur.
« Je me trompe peut-être, tout cela n'existe
pas ! » Et elle se rappelait ce qu'elle avait vu.
« Kitty, que se passe- t-il ? » dit la comtesse
Nordstone, qui s'était approchée d'elle sans qu'elle
entendît ses pas sur le tapis.
Les lèvres de Kitty tressaillirent, elle se leva vive-
ment.
« Kitty, tu ne danses pas le cotillon ?
— Non, non, répondit-elle d'une voix tremblante.
— Il l'a invitée devant moi, dit la Nordstone, sa-
chant bien que Kitty comprenait de qui il s'agissait.
Elle lui a répondu : « Vous ne dansez donc pas avec
la princesse Cherbatzky ? »
AXNA KARl'.XINE. 139
— Tout cela m'est égal ! » répondit Kitty.
Elle était seule à savoir que, la veille, un honune
qu'elle aimait peut-être avait été sacrifié par elle à
cet ingrat.
La comtesse alla chercher Korsunsky, avec lequel
elle devait danser le cotillon, et l'engagea à inviter
Kitty.
Par bonheur pour Kitty, elle ne fut pas obligée
de causer, son cavalier, en sa qualité de directeur,
passant son temps à courir de l'un à l'autre et à or-
ganiser des figures ; Wronsky et Arma dansaient
presque vis-à-vis d'elle ; Kitty les voyait tantôt de
loin, tantôt de près, quand leur tour de danser reve-
nait, et plus elle les regardait, plus elle sentait son
mallieur consonmié. Ils étaient seuls, malgré la
foule, et sur le visage de W^ronsky, d'habitude si im-
passible, Kitty remarqua cette expression frappante
d'humilité et de crainte qui fait penser à un chien
intelligent quand il se sent coupable.
Amia souriait, il répondait à son sourire; semblait-
elle réfléchir, il devenait sérieux. Une force presque
surnaturelle attirait les regards de Kitty sur .\nna.
Elle était séduisante avec sa robe noire, ses beaux
bras couverts de bracelets, son cou élégant entouré
de perles, ses cheveux noirs frisés et un peu en désor-
dre. Les mouvements légers et gracieux de ses pe-
tits pieds, son beau visage animé, tout en elle était
attrayant ; mais ce charme avait quelque chose de
terrible et de cruel.
Kitty l'admirait plus encore qu'auparavant, tout
I40 ANNA KARÉNINE.
en sentant croître sa souffrance ; elle était écrasée
et son visage le disait : Wronsky, en x^assant près
d'elle dans une figure, ne la reconnut pas immédiate-
méat, tant ses traits étaient altérés.
a Quel beau bal ! dit-il pour dire quelque chose.
— Oui », répondit-elle.
Vers le milieu du cotillon, dans une manoeuvre
récemment inventée par Korsunsky, Anna, sor-
tant du cercle, eut à appeler « deux cavaliers et
deux dames » : l'ime d'elles fut Kitty, qui s'apxjro-
cha toute troublée. Anna, fermant à demi les yeux,
la regarda et lui serra la main avec im sourire, mais,
remarquant aussitôt l'expression de sui-prise désolée
avec laquelle Kitty y répondit, elle se tourna vers
l'autre danseuse et Im parla d'un ton animé.
« Oui, il y a en elle une séduction étrange, pres-
que inieimale », pensa Kitty.
Anna ne voulait pas rester au souper; et le maître
de la maison insistait.
a Restez donc, Anna Arcadievna, lui dit Korsun-
sky en lui prenant le bras. Quelle invention que mon
cotillon ! n'est-ce pas un bijou ? »
Et il essaya de l'entraîner, le maître de la maisouVy
encourageant d'un souiire.
a Non, je ne puis rester, — répondit Anna en sou-
riant aussi ; mais, malgré ce sourire, les deux homme
comprirent au son déterminé de sa voix qu'elle ne
resterait jjas. — Non,car j'ai x>lus dansé en une fois,
à votre bal de Moscou, que dans tout mon hiver à
Péters bourg ; — et elle se tourna vers Wronsky qui
ANNA KARf.XIXE. 141
se tenait près d'elle. — Il faut se reposer avant le
voyage
— Et vous partez décidément demain ?demanda-
t-il.
— Oui, je pense » répondit Anna, comme éton-
née de la hardiesse de cette question. Pendant qu'elle
lui parlait, l'éclat de son regard et de son sourire
brûlaient le cœur de Wronsky.
-Vima n'assista pas au souper et partit.
CHAPITRE XXIV
« Il doit y avoir en moi quelque chose de répulsif.
pensait Levine en sortant de chez les Cherbatzky
pour rentrer chez son frère. Je ne plais pas aux au-
tres hommes. On dit que c'est de l'orgueil : je n'ai
pas d'orgueil. Me serais-je mis dans la situation où
je suis, si j'en avais ? » Et il se figurait Wronsky
heureux, aimal)le, tranquille, plein d'esprit, igno-
rant jusqu'à la possibilité de se trouver dans une po-
sition semblable à la sienne. < Elle devait le choisir,
c'est naturel, et je n'ai à me plaindre de rien ni de
personne ; il n'y a de coupable que moi ; quel droit
avais- je de supposer qu'elle consentirait à imir sa
vie à la mienne ? Qui suis- je ? que suis- je ? Un homme
inutile à lui-même et aux autres. »
Et le souvenir de son, frère Nicolas lui re\'int.
N'a-t-il pas raison de dire, lui. que tout est mauvais
et détestable en ce monde } Avons-nous jamais été
142 ANNA KARENINE.
justes en jugeant Nicolas ? Certainement, aux
yeux de Prokofi qui Ta rencontré ivre et en pelisse
déchirée, c'est un être méprisable ; mais mon point
de vue est différent. Je connais son cœur et je sais
que nous nous ressemblons. Et moi qui, au lieu
d'aller le chercher, ai été dîner et suis venu ici ! »
Levine s'approcha d'un réverbère pour déchiffrer
l'adresse de son frère et appela un isvostchik. Pen-
dant le trajet, qui fut long, Levine se rappela un à un
les incidents de la vie de Nicolas. Il se souvint com-
ment à l'Université, et un an après l'avoir quittée,
son frère avait vécu comme un moine, sans teriir
compte des plaisanteries de ses camarades, accomplis-
sant rigoureusement toutes les prescriptions de la reli-
gion, offices, carêmes, fuyant tous les plaisirs et
surtout les femmes : comment, plus tard, il s'était
laissé entraîner et lié avec des gens de la pire espèce
pour mener une vie de débauche. Il se rappela son
histoire avec un petit garçon qu'il avait pris à la
campagne pour l'élever, et qu'il battit de telle
sorte, dans un accès de colère, qu'il faillit être con-
damné pour sévices et mutilation. Il se souvint de son
histoire avec un escroc, auquel il avait donné une
lettre de change pour payer une dette de jeu, et
qu'il avait ensuite traduit en justice pour l'avoir
trompé. C'était précisément la lettre de change que
venait de payer Serge Ivanovitch. Il se souvint de la
nuit que Nicolas passa au poste pour désordres noc-
turnes, du procès scandaleux entamé contre son frère
Serge, lorsqu'il accusa celui-ci de ne pas vo'oloir lui
ANNA KARKNINE. 143
payer sa part de la successsion de leur mère et enfin
de sa dernière aventure, lorsque, ayant pris un em-
ploi dans les gouvernements de l'ouest, il fut tra-
duit en jugement pour coups portés à un supérieur.
Tout cela était odieux, mais pour Ivcvineriinpressiou
était moins mauvaise que pour ceux qui ne connais-
saient pas Nicolas, car il s'imaginait connaître le
fond de ce cœur et sa véritable histoire.
Levine n'oubliait pas qu'au temps où Nicolas avait
cherché dans les pratiques de la dévotion un frein à
ses mauvaises passions, personne ne l'avait approuvé
ou soutenu ; chacim, au contraire, lui le premier,
l'avait tourné en ridicule ; puis, lorsque était venue
la chute, persorme ne chercha à le relever : on le
fuyait avec horreur et dégoût.
Levine sentait que Nicolas, dans le fond de son
âme, ne devait pas se trouver plus coupable que ceux
qui le méprisaient. Était-il responsable de sa nature
indomptable, de son intelligence bornée ? N'avait-il
pas cherché à rester dans la bonne voie ? a Je lui
parlerai à cœur ouvert et l'obligerai à en faire autant,
et je lui prouverai que je le comprends parce que je
l'aime. »
Il se fit donc conduire à l'hôtel indiqué sur l'adresse,
vers onze heures du soir.
« En haut, aux numéros 12 et 13, répondit le
suisse de l'hôtel.
— Est-il chez lui ?
— Probablement. »
La porte du numéro 12 était entr'ou verte, et il
144 ANNA KARENINE.
sortait de la chambre une épaisse fumée de tabac de
qualité inférieure ; Levine entendit le son d'une voix
inconnue, puis il reconnut la présence de son frère
en l'entendant tousser.
Quand il entra dans une espèce d'antichambre, la
voix inconnue disait :
« Tout dépend de la façon raisonnable et ration-
nelle dont l'affaire sera menée. »
Levine jeta un coup d'œil dans T entre-bâillement
de la porte, et vit que celui qui parlait était un jeune
homme, vêtu comme im homme du peuple, un énorme
bonnet sur la tête; sur le divan était assise ime
jeune femme grêlée, en robe de laine, sans col et
sans manchettes. I/C cœur de Constantin se serra à
l'idée du milieu dans lequel vivait son frère ! Per-
sonne ne l'entendit, et, tout en ôtant ses galoches,
il écouta ce que disait l'individu mal vêtu. Il parlait
d'une affaire qu'il cherchait à conclure.
« Que le diable les emporte, les classes privilé-
giées ! dit la voix de son frère après avoir toussé.
Mâcha ! tâche de nous avoir à souper, et donne-nous
du vin s'il en reste ; sinon, fais-en chercher. »
La femme se leva, et en sortant aperçut Constan-
tin de l'autre côté de la cloison.
« Quelqu'un vous demande, Nicolas Dmitrie-
vitch », dit-eUe.
— Que vous faut-il ? cria la voix de Nicolas avec
colère.
— C'est moi, répondit Constantin en paraissant
à la porte.
ANNA KARtXINB. 143
— Qui moi ? » répéta la voix de Nicolas sur un ton
irrité. Levine l'entendit se lever vivement en s'accro-
chant à quelque chose, et vit se dresser devant lui la
haute taille, maigre et courbée de son frère, dont l'as-
pect sauvage, hagard et maladif lui ût peur.
Il avait encore maigri depuis la dernière fois que
Constantin l'avait \'u, trois ans auparavant ; il
portait une redingote écourtée ; sa structure osseuse
ses mains, tout paraissait plus grand. Ses cheveux
étaient devenus plus rares, ses moustaches se héris-
saient autour de ses lèvres comme autrefois, et il
avait le même regard effrayé qui se fixa sur son visi-
teur avec une sorte de naïveté.
« Ah ! Kostia ! » s'écria- t-il tout à coup en recon-
naissant son frère, et ses yeux brillèrent de joie ;
puis, se tournant vers le jeune homme, il fit de la tête
et du cou un mouvement nerveux, bien connu de LrC-
vine, comme si sa cravate l'eût étranglé, et une ex-
pression toute différente, sauvage et cruelle, se pei-
gnit sur son visage amaigri.
« Je vous ai écrit, à Serge Ivanitch et à vous, mais
je ne vous connais pas et ne veux pas vous connaître.
Que veux- tu, que voulez- vous de moi ? »
Constantin avait oublié ce que cette nature offrait
de mauvais, de difficile à supporter, et qui rendait
impossible toute relation de famille ; il s'était repré-
senté son frère tout autre, en pensant à lui ; main-
tenant, en revoyant ces traits, ces mouvements de
tête bizarres, le souvenir lui revint.
a Mais je ne veux rien de toi, répondit-il avec une
146 ANNA KARÉNINE.
certaine timidité, je suis tout simplement venu te
voir. »
ly'air craintif de son frère adoucit Nicolas.
« Ah ! c'est ainsi, dit-il avec une grimace ; dans
ce cas, entre, assieds-toi ; veux-tu souper ? Mâcha,
apporte trois portions. Non, attends. Sais-tu qui c'est ?
dit-il à son frère en désignant l'individu mal vêtu.
C'est M. Kritzki, mon ami ; je l'ai connu à Kiew ;
c'est MO. homme très remarquable. La police le persé-
cutait, naturellement parce que ce n'est pas un lâche. »
Et il regarda chacun des assistants, comme il
faisait toujours après avoir parlé ; puis, s'adressant
à la femme qui était sur le point de sortir, il cria :
« Attends, te dis- je ! » Il regarda encore chacun
et se mit à raconter, avec la difficulté de parole que
connaissait trop bien Constantin, toute l'histoire de
Kritzki : comment il avait été chassé de l'Université
pour avoir voulu fonder une société de secours et des
écoles du dimanche ; comment il avait ensuite été
nommé instituteur primaire pour être aussitôt chassé;
comment il avait été mis en jugement on ne sait
pourquoi.
« Vous êtes de l'Université de Kiew ? demanda
Constantin à Kritzki pour rompre un silence gênant.
— Oui, j'en ai été, répondit Kritzki, en fronçant
le sourcil d'un air mécontent.
— Et cette femme, interrompit Nicolas en la dé-
signant, c'est Maria-Nicolaevna, la compagne de ma
vie. Je l'ai prise dans une maison, mais je l'aime et je
l'estime, et tous ceux qui veulent me connaître
ANNA KARfiNIXE. 147
doivent l'aimer et l'honorer. Je la considère comme
ma femme. Ainsi tu sais à qui tu as affaire : et main-
tenant, si tu crois t'abaisser. libre à toi de sortir. »
Et il jeta un regard interrogateur sur ceux qui
l'entouraient.
« Je ne comprends pas en quoi je m'abaisserais.
— Alors, fais-nous monter trois portions, Mâcha,
trois portions, de l'eau-de-vie, du vin. Non, attends ;
non, c'est inutile, va. »
CHAPITRE XXV
t Vois-tu, — continua Nicolas Lcvine en plissant
le front avec effort et s'agitant, car il ne savait ni que
dire, ni que faire. — Vois-tu, — et il montra dans
un coin de la chambre quelques barres de fer atta-
chées avec des sangles. — Vois-tu cela ? C'est le
commencement d'une œuvre nouvelle que nous en-
treprenons ; cette œuvre est un artd * professionnel.
Constantin n'écoutait guère ; il obser\'ait ce visage
maladif de phtisique, et sa pitié croissante l'empê-
chait de prêter grande attention à ce que disait son
frère. Il savait bien d'ailleurs que cette œuvre n'était
qu'une ancre de salut destinée à empêcher Nicolas de
se mépriser complètement. Celui-ci continua :
« Tu sais que le capital écrase rou\Tier ; l'ouvrier
chez nous, c'est le paysan ; c'est lui qui porte tout le
I. Association ouvrière.
148 AK>:A KARÉNINE.
poids du travail, et, quoi qu'il fasse, il ne peut sortir
de son état de bête de somme. Tout le bénéfice, tout
ce qui pourrait améliorer le sort des paysans, leur
donner quelques loisirs et par conséquent quelque ins-
truction, tout est englouti par le capitaliste. Et la
société est ainsi faite, que plus ils travailleront, plus
les propriétaires et les marchands s'engraisseront à
leurs dépens, tandis qu'eux ils resteront bêtes de
somme. C'est là ce qu'il faut changer. — Et il re-
garda son frère d'un air interrogateur.
— Oui certainement, répondit Constantin en re-
marquant deux taches rouges se fonner sur les pom-
mettes des joues de son frère.
— Et nous organisons un artel de serrurerie où
tout sera en commun : travail, bénéfices, jusqu'aux
instruments de travail eux-mêmes.
— Où sera cet artel ? demanda Constantin.
— Dans le village de Vasdrem, dans le gouverne-
ment de Kasan.
— Pourquoi dans un village ? Il me semble qu'à
la campagne l'ouvrage ne manque pas ? Pourquoi y
étabhr un artel de serrurerie ?
— Parce que le paysan reste serf tout comme par
le passé, et c'est à cause de cela qu'il vous est désa-
gréable, à Serge et à toi, qu'on cherche à les tirer de
cet esclavage )), répondit Nicolas contrarié de cette
obser\^ation.
Pendant qu'il parlait, Constantin avait examiné
la chambre triste et sale ; il soupira, et ce soupir ir-
rita encore plus Nicolas.
ANNA KARflNINK. 149
a Je connais vos préjugés aristocratiques, à Serge
et à toi ; je sais qu'il emploie toutes les forces de sou
intelligence à défendre les maux qui nous acca*
bleut.
— A quel propos parles- tu de Serge ? dit Leviiie
en souriant.
— De Serge ? voilà pourquoi j'en parle, cria tout
à coup Nicolas à ce nom, voilà pourquoi. Mais à quoi
bon ? Dis-moi seulement pourquoi tu es venu ? Tu
méprises tout ceci, tant mieux, va-t'cu au diable,
va-t'en ! — Et il se leva de sa chaise en criant :
Va-t'en, va-t'en !
— Je ne méprise rien, dit Constantin doucement ;
je ne discute même pas. »
Maria-Nicolae\nia entra en ce moment ; Nicolas
se tourna vers elle en colère, mais elle s'approcha
vivement de lui, et lui dit quelques mots à l'oreille.
« Je suis malade, je deviens irritable, dit Nicolas
plus calme et respirant péniblement, et tu viens me
parler de Serge et de ses articles ! Ce sont de telles
insanités, de tels mensonges, de telles erreurs !
Comment un homme qui ne sait rien de la justice
peut-il en parler ? Avez-vous lu son article ? dit-il
en s'adressant à Kritzki. — Et, s'approchant de la
table, il voidut la débarrasser de cigarettes à moitié
faites.
— Je ne l'ai pas lu, rq)ondit Kritzki d'un air
sombre, ne voulant visiblement prendre aucune part
à la conversation.
— Pourquoi ? demanda Nicolas avec irritation.
150 ' ANNA KARÉNINE.
— Parce que je trouve inutile de perdre ainsi mon
temps.
— Permettez : comment s avez- vous si ce serait
du temps perdu ? Pour bien des gens, cet article
est inabordable parce qu'ils ne peuvent le compren-
dre ; mais pour moi, c'est différent : je lis au travers
des pensées, et je sais en quoi il est faible. »
Personne ne répondit. Kritzki se leva lentement
et prit son bonnet.
« Vous ne voulez pas souper ? Dans ce cas, bon-
soir. Revenez demain avec le serrurier. »
A peine Kritzki fut-il sorti que Nicolas cligna de
l'œil en souriant.
« Pas fort non plus celui-là, dit-il, je vois bien... »
Kritzki l'appela du seuil de la porte.
« Qu'y a-t-il ? » demanda Nicolas, et il alla le
rejoindre dans le corridor.
Resté seul avec Maria-Nicolaevna, I^evine s'adres-
sa à elle :
« Êtes-vous depuis longtemps avec mon frère ?
lui demanda- t-il.
— Depuis bientôt deux ans. Sa santé est devenue
faible ; il boit beaucoup.
— Comment l'entendez-vous ?
— Il boit de l'eau- de- vie. Cela lui fait mal.
— Et en boit-il avec excès ? demanda Levine à
vo X basse.
— Oui, répondit-elle en regardant avec crainte du
côté de la porte, où se montra Nicolas Levine.
— De quoi parlez- vous ? dit-il en les regardant
AXNA KARKNIXK. T51
l'un après l'autre, les yeux effarés et en fronçant le
sourcil.
— De rien, repondit Constantin confus.
— Vousne voulez pas répondre : eh bien, ne ré-
pondez pas ; mais tu n'as que faire de causer avec
elle. C'est une fille, et toi un gentilhonune... Je vois
bien que tu as tout compris et jugé, et que tu consi-
dères mes erreurs avec mépris, dit-il en élevant
la voix.
— Nicolas Dmitrievitch, Nicolas Dmitrievitch,
murmura Marie Nicolae\Tia en s'approchant de lui.
— C'est bon, c'est bon !... Eh bien, et ce souper ?
Ah î le voilà ! dit-il en voyant entrer un domestique
portant un plateau.
— Par ici, — continua-t-il d'un ton irrité, et aus-
sitôt il se versa un verre d'eau-de-vie qu'il but avide-
ment. — En veux- tu ? demanda- t-il déjà rasséréné
à son frère.
— Ne parlons plus de Serge Ivanitch. Je suis tout
de même content de te revoir. On a beau dire, nous
ne sommes pourtant pas des étrangers l'un pour l'au-
tre. Bois donc. Raconte-moi ce que tu fais ? conti-
nua-t-il en mâchant hâtivement un morceau de pain
et en se versant un second verre. Cormnent vis-tu ?
— Mais comme autrefois, seul, à la campagne ;
je m'occupe d'agriculture, — répondit Constantin en
regardant plein de terreur l'avidité avec laquelle
son frère mangeait et buvait, et en tâchant de dissi-
muler ses impressions.
— Pourquoi ne te maries- tu pas ?
152 ANNA KARÉNINE.
— Cela ne s'est pas trouvé, répondit Constantin
en rougissant.
— Pourquoi cela ? Quant à moi, c'est fini. J'ai
gâché mon existence. J'ai dit et je dirai toujours
que, si on m'avait donné ma part de succession quand
j 'en avais besoin, ma vie aurait été tout autre. »
Constantin se hâta de changer de conversatio .
« Sais-tu que ton Vanioucha est chez moi à Pa-
krofsky, au comptoir », dit-il.
Nicolas eut un mouvement de cou nerveux et parut
réfléchir.
« Raconte-moi ce qui se passe à Pakrosfsky. La
maison est-elle la même ? et nos bouleaux ! et notre
chambre d'étude ! Se peut-il que Philippe le jardi-
nier vive encore ? Comme je me souviens du petit
pavillon, du grand divan ! Ne change rien à la mai-
son, marie-toi vite et recommence la vie d'autrefois.
Je viendrai chez toi alors, si tu as une bonne femme.
— Pourquoi ne pas venir maintenant ? Nous nous
arrangerons si bien ensemble ?
— Je serais venu si je ne craignais de rencontrer
Serge Ivanitch.
— Tu ne le rencontreras pas : je suis absolument
indépendant de lui.
— Oui, mais, quoi que tu dises, il te faut choisir
entre lui et moi », dit Nicolas en levant avec crainte
les yeux sur son frère.
Cette timidité toucha Levine.
« Si tu veux que je te fasse une confession au su-
jet de votre querelle, je te dirai que je ne prends parti
AXXA KARi:XIXK. 153
ni pour l'un, ni pour l'autre. Vous avez, selon înoi,
tort tous les deux ; seulement, chez toi le tort est
extérieur, tandis qu'il est intérieur chez Serge.
— Ha, ha ! tu l'as compris, tu l'as compris !
cria Nicolas avec une explosion de joie.
— Et si Xxi veux aussi le savoir, c'est à ton
amitié que je tiens personnellement le plus, parce
que...
— Pourquoi ? pourquoi ? »
Constantin n'osait pas dire que cela tenait à ce
que Nicolas était malhL'ureux et avait plas besoin de
son affection ; mais Nicolas comprit, et se reprit à
boire d'un air sombre.
« Assez, Nicolas Dmitrievitch ! dit Maria-Nico-
lae\Tia en tendant sa grosse main vers le carafon
d'eau-de-vic.
— Laisse, ne m'ennuie pas, sinon je te bats ! »
cria-t-il. Marie eut un bon sourire soumis qui dé-
sanna Nicolas, et elle retira l'eau-de-vie.
« Tu crois qu'elle ne comprend rien, celle-là ? dit
Nicolas. Elle comprend tout mieux qu'aucun de
nous. N'est-ce pas qu'elle a quelque chose de gentil,
de bon ?
— Vous n'aviez jamais été à Moscou ? demanda
Constantin pour dire quelque chose.
— Ne lui dis donc pas vous. Elle craint cela. Sauf
le juge de paix qui l'a jugée quand elle a voulu sor-
tir de la maison où elle était, personne ne lui a ja-
mais dit vous. Mon Dieu, comme tout manque de
bon sens en ce monde ! s'écria- t-il tout à coup. Ces
154 ANNA KARENINE.
nouvelles institutions, ces juges de paix, ces sems-
tvos ! quelles monstruosités ! »
Et il entreprit de raconter ses aventures avec les
nouvelles institutions.
Constantin l'écoutait ; ce besoin de négation et de
critique, qu'il partageait avec son frère, et qu'il
exprimait si souvent, lui devint tout à coup désa-
gréable.
« Nous comprendrons tout cela dans l'autre
monde, dit-il en plaisantant.
— Dans l'autre monde ! Oh ! je ne l'aime pas
cet autre monde, je ne l'aime pas ! répéta Nicolas en
fixant des yeux hagards sur son frère. Il semblerait
bon de sortir de ce chaos, de toutes ces vilenies;
mais j ' ai peur de la mort, j ' en ai terriblement peur. »
Il frissonna.
« Mais bois donc quelque chose. Veux- tu du
Champagne ? ou bien veux-tu que nous sortions ?
Allons voir les Bohémiennes ! Sais- tu que je me
suis mis à aimer les Bohémiennes et les chansons
russes... »
Sa langue s'embrouillait, et il sautait d'un sujet
à un autre. Constantin, avec l'aide de Mâcha, lui
persuada de ne pas sortir, et ils le couchèrent com-
plètement ivre.
Mâcha promit à Levine de lui écrire si c'était né-
cessaire et de tâcher de décider Nicolas à venir vivre
chez lui.
ANNA KARENINE. 155
CHAPITRE XXVI
I.E lendemain matin, Lcvine quitta Moscou, et
vers le soir il fut de retour chez lui. Pendant le
voyage il lia conversation en wagon avec ses compa-
gnons de route, causa politique, chemins de fer et
tout comme à Moscou, se sentit sous le poids du
chaos de tant d'opinons diverses, mécontent de lui-
même et honteux, sans savoir pourquoi. Mais quand
il aperçut Ignace, son cocher borgne, le col de son
caftan relevé par-dessus les oreilles, son traîneau
couvert d'un tapis qu'éclairait la lumière vacillante
des lampes de la gare, ses chevaux, la queue bien
ficelée, avec leur harnachement de grelots ; quand le
cocher, tout en l'installant en traîneau, lui raconta
les nouvelles de la maison : comment Simon l'entre-
preneur était venu, et comment Pava, la plus belle
de ses vaches avait vêlé, — il lui sembla sortir peu à
peu de ce chaos, et son mécontentement disparut
aussi bien que sa honte. La seule vue d'Ignace et des
chevaux lui avait été un soulagement, mais, une fois
qu'il eut endossé la touloupe * qu'on lui avait apportée
et qu'assis bien enveloppé dans son traîneau il se
prit à songer aux ordres à donner en rentrant, tout
en examinant le cheval de volée, son ancien cheval
de selle (une bête rapide quoique forcée), le passé lui
I. Pelisse en peau de mouton.
156 ANNA KARÉNINE.
apparut sous un tout autre jour. Il cessa de souhaiter
être un autre que lui-même, et désira simplement de-
venir meilleur qu'il n'avait été jusque-là. Et d'abord
il n'espérerait plus de bonheurs extraordinaires et
se contenterait de la réalité présente ; puis il saurait
résister aux mauvaises passions, comme celles
qui le possédaient le jour où il fit sa demande, et
enfin il se promit de ne plus oublier Nicolas, et de
chercher à lui venir en aide quand il serait plus mal;
hélas ! il craignait que ce ne fût bientôt. La conversa-
tion sur le commim.isme, qu'il avait si légèrement
traité avec son frère, lui revint en mémoire et le fit
réfléchir. Il considérait comme absurde vine réforme
des conditions économiques, mais n'en était pas
moins frappé du contraste injuste de la misère du
peuple comparée au superflu dont il jouissait ; il
se promit de travailler dorénavant plus qu'il ne
l'avait fait, et de se permettre moins de luxe que
par le passé. Plongé dans ces réflexions, il fit le tra-
jet de la gare chez lui sous l'impression des pensées
les plus douces.
Une faible clarté tombait des fenêtres de sa vieille
bonne sur le perron couvert de neige. Kousma, le
domestique, réveillé en sursaut, se précipita pieds
nus et à moitié endormi pour ouvrir la porte ; Las-
ka, la chienne de chasse, courut aussi à la rencontre
du maître et, renversant presque Kousma sur son
passage, accueillit Levine debout sur ses pattes de
derrière, avec le désir évident de lui planter celles de
devant sur la poitrine.
ANNA KARICNIXK. 157
« Vous êtes revenu bien vite, mon petit père,
dit Agatlie Mikhaïlovna.
— Je nie suis ennuyé à Moscou, Agathe Mikhaï-
lovna ; on est bien chez les autres, mais on est mieux
chez soi ! » dit-il en passant dans son cabinet.
Le cabinet s'éclaira aussitôt de bougies apportées
à la hâte. Les détails familiers lui en apparurent peu
à peu : les grandes cornes de cerf, les rayons chargés
de livTes , le miroir, le poêle avec ses bouches de cha-
leur qui demandaient depuis longtemps à être répa
ré'es, le vieux divan de son père, la grande table ;
sur celle-ci un livre ouvert, un cendrier cassé, un
cahier couvert de son écriture.
En se retrouvant là, il se prit à douter de la possi-
bilité d'un diangement d'existence tel qu'il l'avait
rêvé chemin faisant. Toutes ces traces de sa vie pas-
sée semblaient lui dire : « Non, tu ne nous quitte-
ras pas, tu ne deviendras pas autre, tu resteras ce que
tu as toujours été, avec tes doutes, tes perpétuels
mécontentements de toi même, tes tentatives stériles
d'amélioration, tes rechutes, et ton éternelle attente
d'un bonheur qui n'est pas fait pour toi. »
Voilà ce que disaient les objets extérieurs ; une
voix différente parlait dans son âme, lui murmurait
qu'il ne fallait pas être esclave de son passé, qu'on
faisait de soi ce qu'on voulait. Obéissant à cette
voix, il s'approcha d'un coin de la chambre où se
trouvaient deux poids pesant chacun im poud ; il
les souleva pour faire un peu de g\nimastique, et
tâcher de se retrouver fort et courageux. Un. bruit
158 ANNA KARÉNINE.
se ût entendre près de la porte. Il déposa aussitôt
ses poids.
C'était l'intendant. Il commença par annoncer
que, grâce à Dieu, tout allait bien, puis il avoua
que le sarrasin avait brûlé dans le nouveau séchoir.
Levine en fut irrité. Ce séchoir, construit, et en par-
tie inventé par lui, n'avait jamais été approuvé par
l'intendant, qui aimonçait maintenant l'accident
avec calme et avec un certain air de triomphe mo-
deste. Levine était persuadé qu'on avait négligé des
précautions cent fois recommandées. La mauvaise
humeur le prit et il gronda l'intendant. Mais il ap-
prit un événement heureux et important : Pava, la
meilleure, la plus belle des vaches, achetée à l'ex-
position, avait vêlé.
« Kousma, donne ma touloupe ; et vous, faites allu-
mer une lanterne. J'irai la voir », dit-il à l'intendant.
L'étable des vaches de prix se trouvait tout près
de la maison ; Levine traversa la cour en longeant
les tas de neige accumulée sous les buissons de lilas,
s'approcha de l'étable, et en ouvrit la porte à moitié
gelée sur ses gonds ; ime chaude odeur de fumier s'en
exhalait ; les vaches, étonnées de la lumière inatten-
due des lanternes, se retournèrent sur leurs litières
de paille fraîche. La croupe luisante et noire, tache-
tée de blanc, de la vache hollandaise brilla dans la
pénombre ; Berkut, le taureau, l'anneau passé dans
les lèvres, voulut se lever, puis changea d'idée et se
contenta de souffler bruyamment quand on passa
près de lui.
ANNA KARÉNINE. 159
La belle Pava, immense comme un hippopotame,
était couchée près de son veau, qu'elle flairait, et
auquel elle formait un rempart de son corps.
Levine entra dans sa stalle, l'examina et souleva
le veau tacheté de blanc et de rouge sur ses longues
pattes tremblantes.
Pava beugla d'émotion, mais se rassura quand
IrCvine lui rendit son nouveau-né, qu'elle se mit à
lécher en soupirant lourdement. I^ petit animal se
blottit sous les flancs de sa mère en remuant la
queue.
« Eclaire par ici, Fedor, donne la lanterne, dit
Levine en examinant le veau. C'est sa mère ! quoi-
qu'il ait la robe du père ; la jolie bête, longue et
fine. N'est-ce pas qu'elle est jolie, Wassili Fedoro-
vitch ? dit-il en se tournant vers son intendant, ou-
bliant, dans le plaisir que lui causait le nouveau-né,
l'ennui du sarrasin brûlé.
— Il a de qui tenir, comment serait-il laid ?
Simon l'entrepreneur est venu le lendemain de votre
départ, Constantin Dmitrievitch, il faudrait s'ar-
ranger avec lui. — J'ai déjà eu l'honneur de vous
parler de la machine. »
Cette seule phrase fit rentrer Levine dans tous
les détails de son exploitation, qui était grande et
compliquée, et de l'étable il alla droit au bureau, où
il parla à l'entrepreneur et à l'intendant ; puis il
rentra à la maison et monta au salon.
i6o ANNA KARÊNINl^
chapite:e XXVII
La maison de Levine était grande et ancienne,
mais il l'occupait et la chauffait en entier, bien qu'il
y habitât seul ; c'était absurde, et absolument con-
traire à ses nouveaux projets, ce qu'il sentait bien ;
mais cette maison était pour lui tout un monde, un
monde où avaient vécu et où étaient morts son père
et sa mère ; ils y avaient vécu de la vie qui, pour
Levine, était l'idéal de la perfection, et qu'il rêvait
de recommencer avec une famille à lui.
Levine se souvenait à peine de sa mère ; mais ce
souvenir était sacré, et sa femme, s'il se mariait,
devait, dans son imagination, être semblable à cet
idéal charmant et adoré. Pour lui, l'amour ne pou-
vait exister en dehors du mariage ; il allait plus loin:
c'est à la famille qu'il pensait d'abord, et ensuite à
la femme qui devait la lui donner. Ses idées sur le
mariage étaient donc fort différentes de celles que
s'en formaient la plupart de ses amis, pour lesquels
il représentait uniquement un des nombreux actes
de la vie sociale. Levine le considérait comme l'acte
principal de l'existence, celui dont tout son bonheur
dépendait. Et maintenant il fallait y renoncer !
Quand il entra dans son petit salon, où d'ordinaire
il prenait le thé, et qu'il s'assit dans son fauteuil avec
un livre, tandis que Agathe Mikhaïlovna lui appor-
tait sa tasse, et se plaçait près de la fenêtre, en di-
ANNA KARlCNINE. i6i
sant comme d'habitude : « Permettez-moi de m'as-
seoir, mon petit père », — il sentit, chose étrange
qu'il n'avait pas renoncé à ses rêveries, et qu'il ne
pouvait vivre sans elles. Serait-ce Kittyouune autre,
mais cela serait. Ces images d'une vie de famille
future occupaient son imagination, tout en s'arré-
tant parfois pour écouter les bavardages d'Agathe
Mikhaïlovna. Il sentait que, dans le fond de son âme
quelque chose se modérait, mais aussi se fixait irré-
vocablement.
Agathe Mikhaïlovna racontait comment Prokhor
avait oublié Dieu et, au lieu de s'acheter un clieval
avec l'argent donné par Levine, s'était mis à boire
sans trêve, et avait battu sa femme presque jusqu'à
la mort ; et, tout en écoutant, il lisait son livre, et
retrouvait le fil des pensées éveillées en lui par cette
lecture. C'était un livre de Tjmdall sur la chaleur. Il
se souvint d'avoir critiqué Tyndall sur la satisfac-
tion avec laquelle il parlait de la réussite de ses expé-
riences, et sur son manque de vues philosophiques.
Et tout à coup une idée joyeuse lui traversa l'esprit :
« Dans deux ans je pourrai avoir deux hollandaises,
et Pava elle-même sera encore là ; douze filles de
Berkut pourront être mêlées au troupeau ! Ce sera
superbe ! » Et il se reprit à lire : « Eh bien, mettons
que l'électricité et la chaleur ne soient qu'une seule et
même chose, mais peut-on employer les mêmes unités
dans les équations qui servent à résoudre cette ques-
tion ? Non. Eh bien alors ? Le lien qui existe entre
toutes les forces de la nature se sent de reste, ins-
i62 ANNA KARÉNINE
tinctivement... — Et quel beau troupeau, quand la
fille de Pava sera devenue une vache rouge et blan-
che : nous sortirons, ma femme et moi avec quelques
visiteurs pour les voir rentrer. Ma femme dira :
« Kostia et moi avons élevé cette génisse comme im
« enfant. — Comment cela peut-il vous intéresser ?
« dira le visiteur. — Ce qui l'intéresse m'intéresse
« aussi. — Mais qui sera-t-elle ? » Et il se rappela ce
qui s'était passé à Moscou... a Qu'y faire ? Je n'y
peux rien. Mais maintenant tout marchera autre-
ment. C'est une sottise que de se laisser dominer par
son passé, il faut lutter pour vivre mieux, beaucoup
mieux... » Il leva la tête et se perdit dans ses pen-
sées. La vieille Laska, qui n'avait pas encore bien
digéré son bonheur d'avoir revu son maître, était
allée faire un tour dans la cour en aboyant ; elle
rentra dans la chambre, agitant sa queue de satis-
faction et rapportant l'odeur de l'air frais du de-
hors, s'approcha de lui, glissa sa tête sous sa main
et réclama une caresse en geignant plaintivement.
« Il ne lui manque que la parole, dit la vieille
Agathe : ce n'est qu'un chien pourtant : mais il com-
prend que le maître est de retour et qu'il est triste.
— Pourquoi triste ?
— Ne le vois- je donc pas, petit père ? Il est temps
que je connaisse les maîtres, n'ai- je pas grandi avec
eux ? Pourvu que la s anté soit bonne et la conscience
pure, le reste n'est rien. »
Ivevine la regarda attentivement, s'étonnant de
la voir ainsi deviner ses pensées.
ANNA KARÉNINE. 163
t Si je remplissais vine seconde tasse ? » dit-elle ;
et elle sortit chercher du thé.
Laska continuait à fourrer sa tête dans la main de
son maître : il la caressa, et aussitôt elle se coucha
en rond à ses pieds, posant la tête sur une de ses
pattes de derrière ; et pour mieux prouver que tout
allait bien et rentrait dans l'ordre, elle ouvrit légè-
rement la gueule, glissa la langue entre ses vieilles
dents, et, avec un léger claquement de lèvres, s'ins-
talla dans un repos plein de béatitude. Levine sui-
vait tous ses mouvements.
« Je ferai de même ! pensa-t-il ; tout peut encore
s'arranger. »
CHAPITRE XXVIII
Anna Arcadievna envoya le lendemain du bal
une dépêche à son mari pour lui aimoncer qu'elle
quittait Moscou le jour même.
« Non, il faut, il faut que je parte, — dit-elle à sa
belle-sœur pour lui expliquer ses changements de
projets, comme si elle se rappelait à temps les nom-
breuses affaires qui l'attendaient ; — il vaut mieux
que ce soit aujourd'hui. » Stépane Arcadiévitch
dînait en ville, mais il promit de rentrer pour recon-
duire sa sœur à sept heures Kitty ne vint pas, et
s'excusa par un petit mot, se disant souffrante de la
migraine.
DoUy et Anna dînèrent seules avec les enfants et
i64 ANNA KARÉNINE.
l'Anglaise. Les enfants, soit inconstance, soit ins-
tinct, ne jouèrent pas avec leur tante comme à son
arrivée ; leur tendresse avait disparu, et ils semblè-
rent Se préoccuper fort peu de la voir partir. Anna
avait passé la matinée à organiser son départ ; elle
écrivit (Quelques billets d'adieu, termina ses comptes
et fit ses malles. Il sembla à Dolly qu'elle n'avait pas
râm.e tranquille, et que cette agitation, qu'elle con-
naissait par expérience, avait sa raison d'être dans
un certain mécontentement général d'elle-même.
Après le dîner, Anna monta s'habiller dans sa cham-
bre, et Dolly la suivit.
« Tu es étrange aujourd'hui, lui dit Dolly.
— Moi ! tu trouves ? Non, je ne suis pas étrange,
je suis mauvaise. Cela m'arrive, j'ai envie de pleu-
rer. C'est très bête, mais cela passera, — dit-elle vi-
vement, en cachant son ^*isage rougissant contre un
petit sac où elle mettait sa coiffure de nuit et ses
mouchoirs de poche. Ses yeux brillaient de larmes
qu'elle contenait avec peine. — J'avais si peu en\'ie
de quitter Pétersbourg, et maintenant il me coûte
de m'en aller d'ici.
— Tu es venue faire une bonne action », dit
Dolly en l'obser^-ant avec attention.
Anna la regarda les yeux mouillés de larmes.
a Ne dis pas cela, Dolly. Je n'ai rien fait et ne
pouvais rien faire. Je me demande souvent pourquoi
on semble ainsi s'entendre pour me gâter. Qu'ai-je
fait, et que pouvais- je faire ? Tu as trouvé assez
d'amour dans ton cœur pour pardonner...
ANNA KARÉXIXB. 165
— Dieu sait ce qui serait arrivé sans toi î Combien
tu es heureuse, Anna ! dit DoUy : tout est clair et
pur dans ton âme.
— Chacun a ses skeictons dans son âme, comme
disent les Anglais.
— Quels skeletons peux- tu avoir ? En toi tout
est clair !
— J'ai les miens î — s'écria tout à coup Anna, et
un sourire inattendu, rusé, moqueur, plissa ses lè-
vres malgré ses larmes.
— Dans ce cas, ce sont des skeletons amusants, et
non pas tristes, répondit Dolly en souriant.
— Oh non î ils sont tristes ! v^ais-tu pourquoi je
pars aujourd'hui au lieu de demain ? C'est un aveu
qui me pèse, mais que je veux te faire », dit Anna
en s'asseyant d'un air décidé dans im fauteuil, et
en regardant Dolly bien en face.
A son grand étonnement, Dolly vit qu'Anna avait
rougi jusqu'au blanc des yeux, jusqu'aux petits
frisons noirs de sa nuque.
« Oui, continua .\nna, sais-tu pourquoi Kitty
n'est pas venue dîner ? Elle est jalouse de moi...
j'ai été cause que ce bal, au lieu d'être une joie pour
elle, a été un mart3Te. Mais vraiment, vraiment, je ne
suis pas coupable, ou, si je le suis, c'est bien peu,
dit-elle en appuyant sur le dernier mot.
— Oh ! comme tu as ressemblé à Stiva en disant
cela J), dit Dolly en riant
Anna s'offensa.
a Oh non, non ! Je ne suis pas Stiva, dit-elle ea
i66 ANNA KARÉNINE.
s'assombrissant. Je te raconte cela parce que je
ne me permets pas im instant de douter de moi-
même.
Mais, au moment où elle prononçait ces mots, elle
sentit combien peu ils étaient justes ; non seulement
elle doutait d'elle-même, mais le souvenir de Wrons-
ky lui causait tant d'émotion, qu'elle partait plus
tôt qu'elle n'en avait eu l'intention, uniquement pour
ne plus le rencontrer.
« Oui, Stiva m'a dit que tu avais dansé le cotillon
avec lui, et qu'il...
— Tu ne saurais croire combien tout cela a sin-
gulièrement tourné. Je pensais contribuer au ma-
riage, et, au lieu d'y aider... peut-être contre mon
gré ai- je... » Elle rougit et se tut.
« Oh ! ces choses-là se sentent tout de suite, dit
Dolly.
— Je serais au désespoir si, de son côté, il y avait
quelque chose de sérieux, interrompit Anna ; mais
je suis convaincue que tout sera vite oublié et que
Kitty cessera de m'en vouloir.
— Au fond, et pour parler franc, je ne regretterais
guère qu'elle manquât ce mariage ; il vaut bien
mieux en rester là, si Wronsky est homme à s'être
épris de toi en un jour.
— Eh bon Dieu, ce serait si fou ! — dit Anna, et
son visage se couvrit d'ime vive rougeur de contente-
ment en entendant exprimer par une autre la pensée
qui l'occupait. — Et voilà comment je pars en me
faisant une ennemie de Kitty que j'aimais tant!
ANNA KARÉNINE. 1^7
elle est si chamiante î Mais tu arrangeras cela,
DoUy. n'est-ce pas ? »
Dolly retint avec peine un sourire. Elle aimait
Anna, mais n'était pas fâchée de lui trouver aussi
des faiblesses.
« Une ennemie ? c'est impossible.
— J'aurais tant désiré être aimée de vous comme
je vous aime, et maintenant je vous aime bien plus
encore que par le passé, dit Anna les larmes aux
3'eux. Mon Dieu, que je suis donc bcte aujour-
d'hui!»
Elle passa son mouchoir sur ses yeux, et com-
mença sa toilette.
Au moment de partir arriva enfin Stépane Arca-
diévitch, avec une figure rouge animée, sentant le
vin et les cigares.
L'attendrissement d'Anna avait gagné Dolly, et,
en embrassant sa belle-sœur pour la dernière fois,
elle mummra : « Songe, Arma, que je n'oublierai
jamais ce que tu as fait pour moi, et songe aussi que
je t'aime et t'aimerai toujours comme ma meilleure
amie !
— Je ne comprends pas pourquoi, — répondit
Anna en l'embrassant tout en retenant ses larmes.
— Tu m'as comprise et me comprends encore.
Adieu, ma chérie ! »
i68 ANNA KARÉNINE.
CHAPITRE XXIX
« Enfin tout est fini, Dieu merci ! » fut la pre-
mière pensée d'Anna après avoir dit adieu à son
frère, qui avait encombré l'entrée du wagon de sa
personne jusqu'au troisième coup de sonnette. Elle
s'assit auprès d'Annouchka, sa fem-m.e de chambre,
sur le petit divan, et examina le compartiment, fai-
blement éclairé. « Dieu merci, je reverrai demain
Serge et Alexis Alexandrovitch ; et ma bonne vie
habituelle reprendra comme par le passé. »
Avec ce même besoin d'agitation dont elle avait
été possédée toute la journée, Anna fit minutieuse-
ment son installation de voyage ; de ses petites
mains adroites elle sortit de son sac rouge un oreiller
qu'elle posa sur ses genoux, s'enveloppa bien les
pieds, et s'installa. Une dame malade s'arrangeait
déjà pour la nuit. Deux autres dames adressèrent
la parole à Anna, et ime grosse vieille, entourant
ses jambes d'une couverture, fit des remarques cri-
tiques sur le chauffage. Anna répondit aux dames,
mais, ne prévoyant aucun intérêt à leur conversation,
demanda sa petite lanterne de voyage à Annouchka,
l'accrocha au dossier de son fauteml et sortit de son
sac un roman anglais et un couteau à papier. Tout
d'abord, il lui fut difficile de lire ; on allait et venait
autour d'elle; une fois le train en mouvement, elle
écouta involontairement ce qui se passait au dehors;
ANNA KARÉNINE. 169
la neige qui battait les vitres, le conducteur qui pas-
sait couvert de flocons, la conversation de ses com-
pagnes de voyage qui s'entretenaient de la tempête
qu'il faisait, tout lui donnait des distractions. Ce
fut plus monotone ensuite ; toujours les mêmes se-
cousses et le même bruit, la même neige à la fenêtre
les mêmes changements brusques de température
du chaud au froid, puis encore au 'chaud, les mêmes
visages entrevus dans la demi-obscurité, les mêmes
voix ; enfin elle parvint à lire et à comprendre ce
qu'elle Hsait. Annouchka sonmieillait déjà, tenant
le petit sac rouge sur ses genoux, de ses grosses mains
couvertes de gants, dont l'un était déchiré. Anna
lisait et comprenait ce qu'elle lisait, mais la lecture,
c'est-à-dire le fait de s'intéresser à la vie d'autrui, lui
devenait intolérable, elle avait trop besoin de vivre
par elle-même, L'héroine de son roman soignait des
malades : elle aurait voulu marcher elle-même bien
doucement dans une chambre de malade ; un mem-
bre du Parlement tenait un discours : elle aurait
voulu le prononcer à sa place ; lady Mary montait à
cheval et étonnait le monde par son audace : elle
aurait voulu en faire autant. Mais il fallait rester
tranquille, et de ses petites mains elle tourmentait
son couteau à papier en cherchant à prendre patience.
Le héros de son roman touchait à l'apogée de son
bonheur anglais, un titre de baron et une terre, et
Anna aurait voulu partir pour cette terre, lorsqu'il
lui sembla tout à coup qu'il y avait là pour le nouveau
baron uu sujet de honte, et pour elle aussi. « Mais
170 ANNA KARÉNINE.
de quoi avait-il à rougir ? — Et moi, de quoi serais- je
honteuse ? » se demanda- t-elle en s' appuyant au
dossier de son fauteuil, étonnée et mécontente, et
serrant son couteau à papier dans ses mains.
Qu'avait-elle fait ? Elle passa en revue ses souvenirs
de Moscou, ils étaient tous bons et agréables. Elle
se rappela le bal, Wronsky, ses rapports avec lui,
son visage humble et amoureux ; y avait-il là rien
dont elle dût être confuse ? Et cependant le senti-
ment de honte augmentait à ce souvenir, et il lui
semblait qu'une voix intérieure lui disait à propos de
Wronsky : « Tu brûles, tu brûles, chaud, chaud,
chaud. — Quoi, qu'est-ce que cela signifie ? — se
demanda- t-elle en changeant de place sur son fauteuil
d'un air résolu, — aurai s- je peur de regarder ces
souvenirs en face ? Qu'y a-t-il, au bout du compte?
Existe-t-il, peut-il rien exister de commun entre
ce petit officier et moi, si ce n'est les relations que
l'on a avec tout le monde ? » Elle sourit de dédain
et reprit son livre, mais décidément elle n'y compre-
nait plus rien. Elle frotta son couteau à papier sur
la vitre gelée pour en passer ensuite la surface froide
et lisse sur sa joue brûlante, et se prit à rire presque
à haute voix. Elle sentait ses nerfs se tendre de
plus en plus, ses yeux s'ouvrir démesurément, ses
doigts se crisper nerveusement, quelque chose l'étouf-
fer, les images et les sons prendre une importance exa-
gérée dans la demi-obscurité du wagon. Elle se de-
mandait à chaque instantdans quel sens on marchait
si c'était en avant, à reculons, ou si l'on était arrêté.
ANNA KARÉNINE. 171
Était-ce bien Annouchka qui était là auprès d'elle,
ou une étrangère ? « Qu'est-ce qui est là, suspendu
au crochet ? une pelisse ou un animal ?» La peur de
se laisser aller à cet état d'inconscience la prit ; elle
sentait qu'elle y pouvait encore résister par la force
de la volonté. Pour tâcher de reprendre possession
d'elle-même, Anna se leva, ôta son plaid, son col de
fourrure et crut un moment s'être remise. Un hoimne
maigre, vêtu, comme un paysan, d'une longue sou-
quenille jaunâtre à laquelle il manquait un bouton,
entra. Elle reconnut en lui l'homme qui chauffait
le poêle, le vit regarder le thermomètre, et remarqua
conune le vent et la neige s'introduisaient à sa suite
dans le wagon ; puis tout se confondit de nouveau.
IvC paysan à grande taille se mit à grignoter quelque
chose au mur; la vieille dame étendit ses jambes
et en remplit tout le wagon comme d'un nuage
noir; puis elle crut entendre un bruit étrange, quel-
que chose qui se déchirait en grinçant; un feu rouge
et aveuglant brilla pour disparaître derrière un
mur.
Anna se sentit tomber dans un fossé.
Toutes ces sensations étaient plus amusantes
qu'effrayantes. La voix de l'homme couvert de neige
lui cria im nom à l'oreille. Elle se souleva, reprit ses
sens, et comprit qu'on approchait d'une station et
que cet homme était le conducteur. Aussitôt elle
demanda son châle et son col de fourrure à Annouch-
ka, les mit, et se dirigea vers la porte.
« Madame veut sortir ? demanda Annouchka.
173 ANNA KARÉNINE.
— Oui, j'ai besoin de respirer, il fait si chaud
ici î » Et elle ouvrit la porte.
Le chasse-neige et le vent lui barrèrent le passage ;
cela lui parut drôle, et eUe lutta pour parvenir à
ouvrir la porte. Le vent semblait l'attendre au dehors
pour l'enlever gaiement en sifflant ; mais elle s'ac-
crocha d'une main à un poteau, retint ses vêtements
de l'autre, et descendit sur le quai.
Une fois abritée par le wagon, elle trouva un peu de
calme, et ce fut avec une véritable jouissance qu'elle
respira à pleins poumons l'air froid de cette nuit de
tempête. Debout près de la voiture, elle regarda autour
d'eUe le quai couvert de neige et la station toute bril-
lante de lumières.
CHAPITRE XXX
Le vent soufflait avec rage, s'engouffrant entre les
roues, tourbillonnant autour des poteaux, couvrant
de neige les wagons et les hommes. Quelques per-
sonnes couraient çà et là, ouvrant et refermant les
grandes portes de la station, causant gaiement et fai-
sant grincer sous leurs pieds les planches du quai.
Une ombre frôla Anna en se courbant, et elle entendit
le bruit d'un marteau sur le fer.
« Qu'on envoie la dépêche ! criait ime voix irritée
sortant des ténèbres de l'autre côté de la voie. Par
ici, s'il vous plaît, n^ 28, ;> criait-on d'autre part.
Deux messieurs, la cigarette allumée à la bouche,
ANNA KARÉNINE. 17:
passèrent près d'Anna; elle se préparait à remonter
en wagon après avoir respiré fortement, comme
pour faire provision d'air frais, et sortait déjà la
mam de son manchon, lorsque la lumière vacillante
du réverbère lui fut cachée par un honune en p^.letot
militaire qui s'approcha d'elle. C'était Wronsky, elle
le reconnut.
Aussitôt il la salua en portant la main à la visière
de sa casquette, et lui demanda respectueusement s'il
ne pouvait lui être utile. Aima le regarda et resta
quelques minutes sans pouvoir lui répondre ; quoi-
qu'il fût dans l'ombre, elle remarqua, ou crut re-
marquer dans ses yeux, l'expression d'enthousiasme
qui l'avait frappée la veille. Combien de fois ne
s'était-elle pas répété que Wronsky n'était pour elle
qu'un de ces jeunes gens comme on en rencontre pai
centaines dans le monde, et auquel jamais elle ne se
pennettrait de penser : et maintenant, en le recon-
naissant, elle se sentait saisie d'une joie orgueilleuse.
Inutile de se demander pourquoi il était là ; elle
savait avec autant de certitude que s'il le lui eût dit,
qu'il n'y était que pour se trouver auprès d'elle.
« Je ne savais pas que vous comptiez aller à
Pétersbourg. Pourquoi y venez- vous ? demanda- t-elle
en laissant retomber sa main ; une joie impossible à
contenir éclaira son visage.
— Pourquoi j'y vais ? répeta-t il en la regardant
fixement. Vous savez bien que je n'y vais que pour
être là où vous êtes ; je ne puis faire autre-
ment. »
174 ANNA KARÉNINE.
En ce moment le vent, comme s'il eût vaincu toiis
les obstacles, chassa la neige du toit des wagons, et
agita triomphalement ime feuille de tôle qu'il avait
détachée ; le sifflet de la locomotive envoya un cri
plaintif et triste ; jamais l'horreur de la tempête
n'avait paru si belle à Anna. Elle venait d'entendre
des mots que redoutait sa raison, mais que souhai-
tait son cœur.
Elle se tut, mais il comprit la lutte qui se passait
en elle.
« Pardonnez-moi si ce que je viens de dire vous
déplaît, » murmura- t-il humblement.
il parlait avec respect, mais sur un ton si résolu, si
décidé, qu'elle resta longtemps sans parler.
« Ce que vous dites est mal, dit- elle enfin, et si
vous êtes un galant homme, vous l'oublierez comme
je l'oublierai moi-même.
— Je n'oublierai et ne pourrai jamais oublier
aucun de vos gestes, aucime de vos paroles...
— Assez, assez », s'écria-t-elle en cherchant
vainement à donner à son visage, qu'il observait pas-
siormément, -une expression de sévérité ; et, s'ap-
puyant au poteau, elle monta vivement les marches
de la petite plate-forme et rentra dans le wagon. Elle
s'arrêta à l'entrée pour tâcher de se rappeler ce qui
venait de se passer, sans pouvoir retrouver dans sa
mémoire les paroles prononcées entre eux ; elle
sentait que cette conversation de quelques minutes
les avait rapprochés l'un de l'autre, et elle en était
tout à la fois épouvantée et heureuse. Au bout de
ANNA KARÉNINE. 175
quelques secondes, elle rentra tout à fait dans le
wagon et y reprit sa place.
L'état nerveux qui l'avait tounnentée ne faisait
qu'augmenter ; il lui semblait toujours que quelque
chose allait se rompre en elle. Impossible de dormir,
mais cette tension d'esprit, ces rêveries n'avaient
rien de pénible : c'était plutôt un trouble joyeux.
Vers le matin, elle s'assoupit, assise dans son fau-
teuil ; il faisait jour quand elle se réveilla, et l'on
approchait de Pétersbourg. Le souvenir de son mari,
de son fils, de sa maison avec toutes les petites préoc-
cupations qui l'y atteixlaient ce jour-là et les jours
suivants, lui revinrent aussitôt à la pensée.
A peine le train fut-il en gare qu'Anna descendit
de wagon, et le premier visage qu'elle aperçut fut
celui de son mari : « Bon Dieu ! pourquoi ses oreilles
sont-elles devenues si longues ? » pensa t-elle à la
vue de la physionomie froide, mais distinguée de son
mari, et frappée de l'effet produit par les cartilages
de ses oreilles sous les bords de son chapeau rond.
M. Karénine, en voyant sa femme, alla au-devant
d'elle en la regardant fixement de ses grands yeux
fatigués, avec un sourire ironique qui ne le quittait
guère.
Ce regard émut Anna d'une façon désagréable :
il lui sembla qu'elle s'attendait à trouver son mari
tout autre, et un sentiment pénible s'empara de son
cœur ; non seulement elle était mécontente d'elle-
même, mais elle croyait encore sentir une certaine
hypocrisie dans ses rapports avec Alexis Alexandro-
176 ANNA KARENINE.
vitch ; ce sentiment n'était pas nouveau, elle l'avait
éprouvé autrefois, mais sans y attacher d'impor-
tance ; aujourd'hui elle s'en rendait compte claire-
ment et avec chagrin.
« Tu vois que je suis un mari tendre, tendre
comme la première année de notre mariage, dit-il
de sa voix lente et sur un ton de persiflage qu'il pre-
nait généralement, comme s'il eût voulu tourner en
ridicule ceux qui parlaient ainsi : Je brûlais du désir
de te revoir.
— Comment va Serge ? demanda- 1- elle.
— Voilà comment tu récompenses ma Ôamme ?
dit-il ; il va bien, très bien. »
CHAPITRE XXX.I
Wronsky n'avait pas même essayé de dormir cette
nuit : il l'avait passée tout entièie, assis dans son
fauteuil, les yeux grands ouverts, regardant avec la
plus complète indifférence ceux qui entraient et sor-
taient ; pour lui, les hommes n'avaient pas plus d'im-
portance que les choses. Ceux que frappait d'ordi-
naire son calme imperturbable, l'auraient trouvé ce
jour-là dix fois plus fier et plus impassible encore. Un
jeune homme nerveux, employé au tribunal d'ar-
rondissement, assis auprès de lui en wagon, fit son
possible pour lui faire comprendre qu'il était du nom-
bre des êtres animés ; il lui demanda du feu, lui adressa
la parole, lui donna même un coup de pied : au-
AXNA KARENINE. 177
cime de ces démonstrations ne réussit, et n'empêcha
Wronsky de le regarder avec le même intérêt que la
lanterne. Le jeune homme, déjà mal disposé pour
son voisin, se prit à le haïr en le voyant ignorer aussi
complètement son existence.
Wronsky ne regardait et n'entendait rien ; il lui
semblait être devenu un héros, non qu'il crût avoir
déjà touché le cœur d'Aima, mais parce que la puis-
sance du sentiment qu'il éprouvait le rendait fier et
heureux.
Qu'adviendrait-il de tout cela ? Il n'en savait
rien et n'y songeait même pas, mais il sentait que
toutes ses forces, dispersées jusqu'ici, tendraient
toutes maintenant, avec une terrible énergie, vers un
seul et même but. En quittant son wagon à la station
de Bologoï pour prendre un verre de soda, il avait
aperçu Anna et, du premier mot, lui avait presque
involontairement exprimé ce qu'il éprouvait. Il en
était content ; elle savait tout maintenant, elle y
songeait. Rentré dans son wagon, il reprit un à un
ses moindres souvenirs, et son imagination lui
peignit la possibilité d'un avenir qui bouleversa son
cœur.
Arrivé à Pétersbourg, et malgré cette nuit d'in-
sonmie, Wronsky se sentit frais et dispos comme en
sortant d'un bain froid. Il s'arrêta près de son wa-
gon pour la voir passer. » Je verrai encore une fois
son visage, sa démarche, pensait-il en souriant invo-
lontairement ; elle dira peut-être un mot, me jet-
tera mi regard, im. sourire. » ^lais ce fut e mari qu'il
178 ANNA KARÉNINE.
vit d'abord, poliment escorté à travers la foule par
le chef de gare.
« Hélas oui ! le mari ! » Et Wronsky ne comprit
qu'alors que le mari était une partie essentielle de
l'existence d'Anna ; il n'ignorait pas qu'elle eût im
mari, mais n'y avait jamais cru, jusqu'au moment où
il aperçut sa tête, ses épaules et ses jambes en pan-
talon noir, et où il le vit s'approcher tranqmllement
d'Anna et lui prendre la main en homme qui en
avait le droit.
Cette figure d'Alexis Alexandrovitch, avec sa fraî-
cheur de citadin, cet air sévère et sûr de lui-même, ce
chapeau rond, ce dos légèrement voûté, — il fallait
bien y croire ! Mais ce fut avec la sensation désa-
gréable d'un homme mourant de soif, qui découvre
une source d'eau pure et la trouve profanée par la pré-
sence d'un chien, d'un mouton, ou d'un porc. La dé-
marche rai de et empesée d'Alexis Alexandrovitch fut
ce qui offusqua le plus Wronsky. Il ne reconnaissait
à personne qu'à lui-même le droit d'aimer Anna.
Lorsque celle-ci apparut, sa vue le ranima ; elle
était restée la même, et son coeur en fut ému et tou-
ché. Il ordonna à son domestique allemand, qui ve-
nait d'accourir, d'emporter les bagages ; tandis qu'il
s'approchait d'elle, il vit la rencontre des époux, et,
avec la perspicacité de l'amour, saisit parfaitement
la nuance de contrainte avec laquelle Anna accueillit
son mari. « Non, elle ne l'aime pas et ne peut pas
l'aimer », décréta-t-il en lui-même.
Au moment de la joindre, il remarqua avec joie
ANNA KARENINE. 179
qu'elle devinait son approche et, tout en le recon-
naissant, s'adressait à son mari.
« Avez-vous bien passé la nuit ? dit-il lorsqu'il
tut près d'elle, saluant, à la fois le mari et la femme
pour donner à M. Karénine la possibilité de prendre
part du salut et de le reconnaître, si bon lui sem-
blait.
— Merci, très bien », répondit-elle.
Son visage était fatigué et n'avait pas son anima-
tion habituelle, mais quelque chose brilla dans son
regard pour s'efiFacer aussitôt qu'elle aperçut Wrons-
ky, et cela suffit à le rendre heureux. Elle leva les
yeux sur son mari pour voir s'il connaissait le comte ;
Alexis Alexandrovitch le regardait d'un air mécon-
tent, semblant vaguement le reconnaître. L'assu-
rance de Wronsky se heurta cette fois au calme gla-
cial d'Alexis Alexandrovitch.
« Le comte Wronsky, dit Anna.
— Ah ! il me semble que nous nous connaissons,
— dit Alexis Alexandrovitch avec indifférence en lui
tendant la main. — Tu as voyagé, comme je vois,
avec la mère en allant, avec le fils en revenant, —
dit-il en donnant à chaque mot la même importance
que si chacun d'eux eût été un cadeau d'un rouble.
— Vous êtes à la fin d'un congé, sans doute ? » Et,
sans attendre de réponse, il se tourna vers sa femme
et lui dit sur le même ton ironque : « Hé bien !
a-t-on versé beaucoup de larmes à ^Moscou en se quit-
tant ? »
Cette façon de parler exclusivement à sa femme
7
l8o ANNA KARÉNINE.
montrait à Wronsky que Karénine désirait rester
seul avec elle ; il compléta la leçon en touchant son
chapeau et se détournant; mais Wronsky, s'adressa
encore à Anna.
« J'espère avoir l'honneur de me présenter chez
vous ? » lui dit-il.
Alexis Alexandrovitch lui jeta un de ses regards
fatigués, et répondit froidement :
— Très heureux ; nous recevons le lundi. »
Là-dessus il quitta définitivement Wronsky, et,
toujours en plaisantant, dit à sa femme :
« Quelle chance d'avoir trouvé une demi-heure de
liberté pour pouvoir venir te chercher et te prouver
ainsi ma tendresse...
— Tu souHgnes vraiment trop ta tendresse pour
que je l'apprécie », répondit Anna sur le même ton
railleur, quoiqu'elle écoutât involontairement les
pas de Wronsky derrière eux. « Qu'est-ce que cela
me fait ? » pensa-t-elle. Puis elle interrogea son
jnari sur la façon dont Serge avait passé le temps en
son absence.
« Mais très bien ! Mariette dit qu'il a été très gen-
til et, je suis fâché de le dire, ne t'a pas regrettée ;
ce n'est pas comme ton mari. Merci encore, chère
amie, d'être revenue un jour plus tôt. Notre cher
Samovar va être dans la joie ! (il donnait ce surnom
à la célèbre comtesse Lydie Ivanovna, à cause de son
état perpétuel d'émotion et d'agitation). Elle t'a
beaucoup demandée, et si j'ose te donner im conseil,
ce serait celui d'aller la voir aujourd'hui. Tu sais
I
ANNA KARÉNINE. i8i
que son cœur souffre toujours à propos de tout ;
actuellement, outre ses soucis habituels, elle se préoc-
cupe encore de la réconciliation des Oblonsky. »
La comtesse Lydie était l'amie de son mari, le
centre d'un certain monde auquel appartenait Anna
à cause de lui.
0 Mais je lui ai écrit ?
— Elle tient à avoir des détails. Vas-y, chère
amie, si tu ne te sens pas trop fatiguée. Condrat
t'appellera ta voiture, et moi je vais, de mon côté,
au conseil. Enfin je ne dînerai plus seul, continua
Alexis Alexandrovitch, sans plaisanter cette fois.
Tu ne saurais croire combien je suis habitué... »
Et, avec un sourire tout particulier, il lui serra
longuement la main et la conduisit à sa voiture.
CHAPITRE XXXII
Le premier visage qu'aperçut Anna en rentrant
chez elle, fut celui de son fils ; il s'élança sur l'esca-
lier malgré sa gouvernante, criant dans un transport
de joie : « Maman, maman ! » et lui sauta au cou.
« Je vous disais bien que c'était maman ! cria-t-il
à la gouvernante, je savais bien que c'était elle. »
Mais le fils, comme le père, causa à Aima une
espèce de désillusion ; elle se l'imaginait mieux qu'il
n'était en réalité, et cependant il était charmant, avec
sa tête frisée, ses yeux bleus et ses belles petites
jambes dans leurs bas bien tirés.
i82 ANNA KARÉNINE.
Anna éprouva un bien-être presque physique à le
sentir près d'elle, à recevoir ses caresses, et un apaise-
ment moral à regarder ces yeux d'une expression si
tendre, si confiante, si candide. Elle écouta ses ques-
tions enfantines, tout en déballant les petits cadeaux
envoyés par les enfants de Dolly, et lui raconta
qu'il y avait à Moscou une petite fille, nommée Tania,
qui savait déjà lire, et qui enseignait même à lire
aux autres enfants.
« Suis- je moins gentil qu'elle ? demanda Serge.
— Pour moi, il n'y a rien de mieux au monde que toi.
— Je le sais bien », dit l'enfant en souriant.
A peine Anna eut-elle fini de déjeimer qu'on lui
annonça la comtesse Lydie Ivanovna. La comtesse
était une grande et forte femme, au teint jaune et
maladif, avec de splendides yeux noirs et rêveurs.
Anna l'aimait bien, mais ce jour-là ses défauts la
frappèrent pour la première fois.
« Eh bien, mon amie, vous avez porté le rameau
d'olivier ? demanda la comtesse en entrant.
— Oui, tout s'est arrangé, répondit Anna, mais
ce n'était pas aussi grave que nous le pensions ; en
général, ma belle-sœur est tm peu trop prompte à
prendre une détermination. »
Mais la comtesse Lydie, qui s'intéressait à tout
ce qui ne la regardait pas, avait assez l'habitude de
ne prêter aucune attention à ce qui, soi-disant,
l'intéressait ; elle interrompit Anna.
« Oui, il y a bien des maux et des tristesses sur
cette terre, et je me sens tout épuisée aujourd'hui !
ANNA KARÉNINE. 183
— Qu'y a-t-il ? demanda Anna en souriant invo-
lontairement.
— Je commence à me lasser de lutter inutilement
pour la vérité, et je me détraque complètcm.ent.
L'œuvre de nos petites sœurs (il s'agissait d'une insti-
tution philanthropique etpatriotiquement religieuse)
marchait parfaitement, mais il n'y a rien à faire de
ces messieurs î — Et la comtesse Lydie prit im ton
de résignation ironique. — Ils se sont emparés de
cette idée pour la défigurer absolument, et la jugent
maintenant misérablement, pauvrement ! Deux ou
trois personnes, parmi lesquelles votre mari, com-
prennent seules le sens de cette œuvre ; les autres ne
font que la discréditer. Hier, Pravdine m'écrit... »
Et la comtesse raconta ce que contenait la lettre
de Pravdine, un célèbre panslaviste vivant à l'étran-
ger. Elle raconta ensuite les nombreux pièges tendus
à l'œuvre de l'Union des Églises, s'étendit sur les dé-
sagréments qu'elle en éprouvait, et partit enfin à la
hâte, parce qu'elle devait encore assister ce jour-là
à une réunion du comité slave.
« Tout cela existait autrefois ; pourquoi ne l'ai-je
pas remarqué plus tôt ? pensa Anna. Était-elle
aujourd'hui plus nerveuse que d'habitude ? Au
fond, tout cela est drôle ; voilà une femme qui n'a
que la charité en \Tie, une chrétieime, et elle se fâche
et lutte contre d'autres personnes, dont le but est
également celui de la religion et de la charité. »
Après la com.tesse Lydie vint une amie, femme
d'im. haut fonctionnaire, qui lui raconta les nou-
i84 ANNA KARÉNINE.
velles de la ville. Alexis Alexandre vitch était à son
ministère. Restée seule, Anna employa le temps qui
précédait l'heure du dîner à assister à celui de son fils,
car l'enfant mangeait seul, et à remettre de l'ordre
dans ses affaires et dans sa correspondance arriérée.
Le trouble et le sentiment de honte dont elle avait
tant souffert en route disparaissaient maintenant
dans les conditions ordinaires de sa vie ; elle se re-
trouvait calme et irréprochable et s'étonnait de son
état d'esprit de la veille. « Que s'était-il pa^sé
de si grave ? Wronsky avait dit une folie à laquelle il
serait facile de ne donner aucune suite. Inutile d'en
parler à Alexis Alexandre vitch, ce serait paraître
y attacher de l'importance. » Et elle se souvint d'un
petit épisode avec un jeune subordonné de son mari,
qu'elle s'était cru obligée de raconter à celui-ci. Alexis
Alexandrovitch lui dit alors que toute femme du
monde devait s'attendre à des incidents de ce genre,
mais que sa confiance en elle était trop absolue pour
qu'il se permît une jalousie humiliante et ne se fiât
pas à son tact.
« Mieux vaut se taire, et d'ailleurs je n'ai, Dieu
merci, rien à dire », pensa-t-elle.
CHAPITRE XXXIII
Alexis Alexandrovitch rentra de son ministère
vers quatre heures, mais le temps lui manqua, ainsi
que cela lui arrivait souvent, pour entrer chez sa
ANNA KARÉNINE. 1S5
femme. Il passa droit à son cabinet, afin de donner
audience aux solliciteurs qui l'attendaient, et signer
quelques papiers apportés par son chef de cabinet.
Vers l'heure du dîner arrivèrent les convives (les
Karénine recevaient chaque jour quatre personnes
à dîner) : ime vieille cousine d'Alexis Alexandrovitch,
im chef de division du ministère avec sa femme, et
un jeune honmie recommandé à Alexis Alexan-
drovitch pour affaire de service.
Anna vint au salon les recevoir. La grande pen-
dule de bronze du tem])s de Pierre F^ sonnait à peine
cinq heures, qu'Alexis Alexandrovitch, en habit et
cravate blanche et avec deux décorations, sortait
de son cabinet ; il était obligé d'aller dans le monde
aussitôt après le dîner ; chacun de ses instants était
compté, et, pour arriver à faire tenir dans sa journée
toutes ses occupations, il lui fallait une r^ularité
et une ponctualité rigoureuses ; « sans hâte et sans
repos », telle était sa de\'ise. Il entra, salua chacun,
et se mit à table en souriant à sa femme.
a Enfin ma solitude a pris fin ! tu ne saurais croire
combien il est gênant (il appuya sur le mot) de dîner
seul î »
Pendant le dîner, il interrogea sa fenmie sur Mos-
cou et sur Stépane Arcadiévitch en particulier, avec
im sourire moqueur, mais la conversation resta
générale et roula principalement sur des questions
de ser^'ice et sur la société de Pétersbourg.
Le dîner fini, il passa une demi-heure avec ses hô-
tes, puis il sortit pour aller au conseil après avoir serré
i86 ANNA KARÉNINE.
la main de sa femme. Aima avait reçu une invita-
tion pour la soirée, de la princesse Betsy Tverskoï ;
mais elle n y alla pas, non plus qu'au théâtre, où elle
avait sa loge ce jour-là ; elle resta chez elle parce que
la couturière lui avait manqué de parole.
Ses convives partis, Anna s'occupa de sa toilette
et fut contrariée d'apprendre que, sur trois robes
données à refaire avant son voyage à Moscou, deux
n'étaient pas prêtes et la troisième manquée. La cou-
turière vint s'excuser, mais Anna, impatientée, la
gronda si vivement qu'elle en fut ensuite toute hon-
teuse. Pour se calmer, elle passa la soirée auprès de
son fils, le coucha elle-même, le borda dans son petit
lit, et ne le quitta qu'après l'avoir béni d'un signe de
croix. Cette soirée la reposa, et, la conscience allégée
d'un grand poids, elle attendit son mari au coin de sa
cheminée en lisant son roman anglais. Cette scène
du chemin de fer, qui lui avait paru si grave, ne fut
plus à ses yeux qu'un incident insignifiant de la
vie mondaine.
A neuf heures et demie précises, un coup de son-
nette retentit, et Alexis Alexandrovitch entra dans
la chambre.
« C'est toi enfin ! dit-elle en lui tendant la
main.
Il baisa cette main et s'assit auprès de sa femme.
« Ton voyage a réussi, en somme ? demanda-
t-il.
— Oui, parfaitement », et Anna se mit à racon-
ter tous les détails de ce voyage ; son départ avec la
ANNA KARÉNINE. 1S7
vieille comtesse, son arrivée, l'accident du chemin
de fer, la pitié que lui avait inspirée son frère d'abord,
Dolly ensuite.
« Je n'admets pas qu'on puisse excuser un homme
pareil, quoiqu'il soit ton frère », dit sévèrement
Alexis Alexandrovitch.
Anna sourit. Elle savait qu'il tenait à prouver par
cette sévérité que les relations de parenté elles-mê-
mes ne pouvaient influencer l'équité de ses juge-
ments : c'était un trait de caractère qu'elle appré-
ciait en lui.
a Je suis bien aise, continua- t-il, que tout se soit
heureusement terminé et que tu aies pu revenir. Et
que dit-on là- bas de la nouvelle mesure introduite
au conseil par moi ? »
Aima n'en avait rien entendu dire et fut un peu
confuse d'avoir oublié une chose aussi importante
pour son mari.
0 Ici, au contraire, elle a fait grand bruit », dit-il
avec un sourire satisfait.
Elle sentit qu'Alexis Alexandrovitch avait des dé-
tails flatteurs pour lui à raconter, et l'amena par
ses questions à lui dire les félicitations qu'il avait
reçues.
« J'en ai été très, très content ; cela prouve qu'on
commence enfin à se former, chez nous, des opinions
raisonnables et sérieuses. »
Quand il eut pris son thé avec de la crème et du
pain, Alexis Alexandrovitch se leva pour se rendre à
son cabinet de travail.
i88 ANNA KARÉNINE.
« Tu n'as donc pas voulu sortir ce soir ? demanda-
t-il à sa femme : tu te seras ennuyée ?
— Oh ! pas du tout, répondit-elle en se levant
aussi pour l'accompagner.
— Que lis-tu maintenant ? demanda- t-elle.
— Je lis la Poésie des enfers, du duc de I/ille, un
livre très remarquable. »
Anna sourit, comme on sourit aux faiblesses de
ceux qu'on aime, et, passant son bras sous celui de
son mari, le suivit jusqu'à la porte de son cabinet.
Elle savait que son habitude de lire le soir était deve-
nue pour lui un besoin, et qu'il considérait comme un
devoir de se tenir au courant de tout ce qui paraissait
d'intéressant dans le monde littéraire, malgré les
devoirs officiels qui absorbaient presque entière-
ment son temps. Elle savait également que, tout en
s'intéressant spécialement aux ouvrages de poHtique,
de philosophie et de religion, Alexis Alexandrovitch
ne laissait passer aucun livre d'art ou de poésie de
quelque valeur sans en prendre connaissance, et cela
précisément parce que l'art et la poésie étaient con-
traires à sa nature. Et si en politique, en philoso-
phie et en religion il arrivait à Alexis Alexan-
drovitch d'avoir des doutes sur certains points,
et de chercher à les éclaircir, jamais il n'hésitait dans
ses jugements en fait de poésie et d'art, surtout
de musique. Il aimait à parler de Shakespeare,
de Raphaël, de Beethoven, de la portée des nou-
velles écoles de poètes et de musiciens : il clas-
sait ces écoles avec une rigoureuse logique, mais
1
ANNA KARÉNINE. 189
jamais il n'avait compris une note de mu-
sique.
a Eh bien, que Dieu te bénisse ; je te quitte pour
écrire à Moscou, dit Anna à la porte du cabinet où
étaient préparées, comme à l'ordinaire, près du fau-
teuil de son mari, des bougies avec leurs abat- jour
et une carafe d'eau.
— C'est cependant un homme bon, honnête, loyal
et remarquable dans sa sphère, » se dit Anna en
rentrant dans sa chambre, comme si elle eût eu à le
détendre contre quelque adversaire qui aurait pré-
tendu qu'il était impossible de l'aimer.
« Mais pourquoi ses oreilles ressortent- elles tant ?
il se sera fait couper les cheveux trop court. »
A minuit précis, Aima écrivait encore à Dolly
devant son petit bureau, lorsque les pas d'Alexis
Alexandrovitch se firent entendre ; il était en pan-
toufles et en robe de chambre, bien lavé et peigné,
avec un livre sous le bras. S'approcha nt de sa fenune
avant de passer dans la chambre à coucher, il lui
dit en souriant :
a II se fait tard.
— De quel droit l'a-t-il regardé ainsi ? » pensa
en ce moment Anna en se rappelant le coup d'œil
jeté par Wronsky sur Alexis Alexandrovitch.
Elle alla se déshabiller et passa dans sa chambre ;
mais où était cette flamme qui animait sa physiono-
mie à Moscou et dont s'éclaircissaient ses yeux et
son sourire ? Elle était éteinte, ou tout au moins
bien cachée.
igo ANNA KARÉNINE.
CHAPITRE XXXIV
Wronsky, en quittant Pétersbourg, avait cédé
son grand appartement de la Morskaïa à son ami
Pétritzky, son meilleur camarade.
Pétri tzky était im jeune lieutenant qui n'avait rien
d'illustre : non seulement il n'était pas riche, mais
il était endetté jusqu'au cou; il rentrait ivre tous les
soirs, passait une partie de son temps à la salle de
police pour cause d'aventures, tantôt drôles et tantôt
scandaleuses, et, malgré tout, savait se faire aimer
de ses camarades et de ses chefs.
En rentrant chez lui, vers onze heures du matin,
Wronsky vit à sa porte tme voiture d'isvostchik
bien connue ; de la porte à laquelle il sonna, on enten-
dait le rire de plusieurs hommes et le gazouillement
d'une voix de femme, puis la voix de Pétritzky,
criant à son ordonnance : « Si c'est un de ces misé-
rables, ne laisse pas entrer. »
Wronsky, sans se faire annoncer, passa dans la
première pièce.
La baronne Shilton, l'amie de Pétritzky, en robe
de satin lilas, son minois éveillé encadré de boucles
blondes, faisait le café devant une table ronde, et,
semblable à un petit canari, remplissait le salon de
son jargon parisien. Pétritzky, en paletot, et le
capitaine Kamerowsky, en grand uniforme, étaient
assis près d'elle.
ANNA KARfiXIXB. IQI
c Bravo, Wronsky î cria Pétritzky en sautant de
sa chaise avec bruit. Le maître lui-même ! Baronne,
servez-lui du café de la cafetière neuve. Nous ne
t'attendions pas. J'espère que tu es satisfait de l'or-
nement de ton salon, dit-il en désignant la baronne.
Vous vous connaissez, je crois ?
— Comment, si nous nous connaissons ! répon-
dit Wronsky en souriant gaiement et en serrant
la main de la baronne : nous sommes de vieux
amis.
— Vous rentrez de voyage ? dit la baronne, alors
je me sauve. Je m'en vais tout de suite, si je gêne.
— Vous êtes chez vous partout où vous êtes,
baronne, répondit Wronsky. Bonjour, Kamerowsky,
dit- il en serrant froidement la main de celui-ci.
— Jamais vous ne sauriez dire une chose aussi
aimable, dit la baronne en s'adressant à Pétritzky.
— Pourquoi donc? Après dîner, j'en ferais bien
autant.
— Après dîner, il n'y a plus de mérite. Eh bien,
je vais vous préparer votre café pendant que vous
irez faire votre toilette, dit la baronne en se rasseyant
et en tournant avec empressement le robinet de la
nouvelle cafetière. — Pierre, donnez-moi du café,
dit-elle en s'adressant à Pétritzky, qu'elle nommait
Pierre à cause de son nom de famille, sans dissimuler
sa liaison avec lui. J'en rajouterai.
— Vous le gâterez.
— Non, je ne le gâterai pas. Et votre femme ?
dit tout à coup la baronne en interrompant la con-
192 ANNA KARÉNINE.
versation de Wronsky avec ses camarades... Ici
nous vous avons marié. L'avez- vous amenée ?
— Non, baronne ; je suis né dans la bohème et j'y
mourrai.
— Tant mieux, tant mieux ; donnez-moi la main.
Et, sans le laisser partir, la baronne se mit à lui
développer ses derniers plans d'existence, et à lui
demander conseil, avec force plaisanteries.
« Il ne veut toujours pas m* autoriser au divorce!
Que dois-je faire ? (//, c'était le mari.) Je compte lui
intenter un procès. Qu'en pensez- vous ? Kame-
rowsky, surveillez donc le café, il déborde : vous
voyez bien que je parle affaires ! Je compte donc lui
intenter un procès pour avoir ma fortune. Compre-
nez-vous cette sottise ? Sous prétexte que je lui suis
infidèle, il veut profiter de mon bien ! »
Wronsky s'amusait de ce bavardage, approuvait
la baronne, lui donnait en riant des conseils, et repre-
nait le ton habituel de ses rapports avec cette caté-
gorie de femmes.
Selon les idées de ce monde pétersbourgeois, l'hu-
manité se divise en deux classes bien distinctes :
la première, composée des gens insipides, sots, et
surtout ridicules, qui s'imaginent qu'un mari doit
vivre seulement avec la femme qu'il a épousée,
que les jeimes filles doivent être pures, les femmes
chastes, les hommes courageux, tempérants et fer-
mes ; qu'il faut élever ses enfants, gagner sa vie,
payer ses dettes et autres niaiseries de ce genre. Ce
sont les démodés et les ennuyeux. Quant à la se-
ANNA KARÉNINE. 193
conde. celle à laquelle ils se vantaient d'appartenir,
il fallait pour en faire partie être avant tout élégant,
généreux, hardi, amusant, s'abandonner sans ver-
gogne à toutes ses passions et se moquer du reste.
Wronsky, encore sous l'impression de l'atmo-
sphère si différente de Moscou, fut quelque peu
étourdi de retrouver son ancienne vie, mais il y
rentra bien vite, comme on rentre dans ses vieilles
pantoufles.
Le fameux café ne fut jamais ser\'i, il déborda de
la cafetière sur un tapis de prix, tacha la robe de la
baronne, mais atteignit son véritable but, qui était
de donner lieu à beaucoup de rires et de plaisanteries.
« Eh bien, maintenant je pars, car si je restais
encore, vous ne feriez jamais votre toilette, et j'au-
rais sur la conscience le pire des crimes que puisse
commettre un homme bien élevé, celui de ne pas se
laver. Alors vous me conseillez de lui mettre le
couteau sur la gorge ?
— Certainement, et de façon à approcher votre
petite main de ses lèvres ; il la baisera, et tout se
terminera à la satisfaction générale, répondit
Wronsky.
— A ce soir, au Théâtre français ! « Et la petite
baronne, suivie de sa robe dont la traîne faisait
frou-frou derrière elle, disparut
Kamerowsky se leva également, et Wronsky,
sans attendre son départ, lui tendit la main et passa
dans le cabinet de toilette.
Pendant qu'il se lavait, Pétritzky lui esquissa en
194 ANNA KARÉNINE.
quelques traits l'état de sa situation. Pas d'argent,
un père qui déclarait n'en plus vouloir donner et ne
plus payer aucune dette. Un tailleur déterminé à
l'arrêter et un second tailleur tout aussi déterminé.
Un colonel résolu, si ce scandale continuait, à lui
faire quitter le régiment. La baronne, ennuyeuse
comme vm. radis amer, surtout à cause de ses conti-
nuelles offres d'argent, et une autre femme, ime
beauté style oriental sévère, « genre Rébecca »,
qu'il faudrait qu'il lui montrât. Une affaire avec
Berkashef , lequel voulait envoyer des témoins, mais
n'en ferait certainement rien ; au demeurant, tout
allait bien, et le plus drôlement du monde. Là- des-
sus Pétri tzky entama le récit des nouvelles du jour,
sans laisser à son ami le temps de rien approfondir.
Ces bavardages, cet appartement où il habitait
depuis trois ans, tout cet entourage contribuait à
faire rentrer Wronsky dans les mœurs insouciantes
de sa vie de Pétersbourg ; il éprouva même im cer-
tain bien-être à s'y retrouver.
« Est-ce possible ? s'écria-t-il en lâchant la pé-
dale de son lavabo qui arrosait d'un jet d'eau sa tête
et son large cou. Est-ce possible ? — Il venait d'ap-
prendre que Laure avait quitté Fertinghof pour Mi-
léef. — Et il est toujours aussi bête et aussi content
de lui ? Et Bousoulkof ?
— Ah ! Bousoulkof ! c'est toute une histoire ! dit
Pétritzky. Tu connais sa passion pour les bals ? Il
n'en manque pas un à la cour. Dernièrement, il y va
avec im des nouveaux casques. As-tu vu les nou-
ANNA KARENINE. 195
veaux casques ? Ils sont très bien, très légers. Il
est donc là en tenue. — Non, mais écoute l'his-
toire...
— J'écoute, j'écoute, répondit Wronsky en se
trottant le visage avec un essuie-main.
— Une grande-duchesse vient à passer au bras
d'un ambassadeur étranger et, pour son malheur, la
conversation tombe sur les nouveaux casques. La
grande duchesse aperçoit notre ami, debout, cas-
que en tête (et Pétritzky se posait comme Bousoul-
kof en grande tenue), et le prie de vouloir bien mon-
trer son casque. Il ne bouge pas. Qu'est-ce que cela
signifie ? Les camarades lui font des signe , des gri-
maces. — « Mais donne donc.!.,. » Rien, il ne bouge
pas plus que s'il était mort. Tu peux imaginer cette
scène. Enfin, on veut lui prendre le casque, mais il se
débat, l'ôte et le tend lui-même à la duchesse. « Voi-
là le nouveau modèle », dit celle-ci en retournant
le casque. Et qu'est-ce qui en sort ? Patatras, des
poires, des bonbons, deux livres de bonbons ! Cé-
taient ses provisions, au pauvre garçon ! »
Wronsky riait aux larmes, et longtemps après, en
parlant de tout autre chose, il riait encore en son-
geant à ce malheureux casque, d'un bon rire jeune
qui découvrait ses dents blanches et régulières.
Une fois instruit des nouvelles du jour, Wronsky
passa son uniforme avec l'aide de son valet de cham-
bre, et alla se présenter à la Place ; il voulait ensuite
entrer chez son frère, chez Betzy, et faire une tournée
de visites afin de pouvoir paraître dans le monde
196 ANNA KARÉNINE.
fréquenté par les Karénine. Ainsi que cela se prati-
que toujours à Pétersbourg, il quitta son logis avec
l'intention de n'y rentrer que fort avant dans la
nuit
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Vers la fin de l'hiver, les Cherbatzky eurent une
consultation de médecins au sujet de la santé de
Kitty ; elle était malade, et l'approche du prin-
temps ne faisait qu'empirer son mal. Le médecin de
la maison lui avait ordonné de l'huile de foie de mo-
rue, puis du fer, et enfin dw nitrate d'argent ; mais
aucun de ces remèdes n'ayant été efficace, il avait
conseillé un voyage à l'étranger.
C'est alors qu'on résolut de consulter une célé-
brité médicale. Cette célébrité, un homme jeune en-
core, et fort bien de sa personne, exigea un examen
approfondi de la malade ; il insista avec une certaine
complaisance sur ce fait, que la pudeur des jeunes
filles n'était qu'im reste de barbarie, et que rien
n'était plus naturel que d'ausculter une jeune fille
à demi vêtue. Comme il le faisait tous les jours et n'y
içS ANNA KARENINE.
attachait aucune importance, la pudeur des jeunes
filles, ce reste de barbarie, lui semblait presque une
injure personnelle.
Il fallut bien se résigner, car, quoique tous les
médecins fissent partie de la même école, étudiassent
les mêmes livres, eussent par conséquent ime seule
et même science, on avait, pour tme raison quelcon-
que, décidé autour de la princesse que la célébrité
médicale en question possédait la science spéciale
qui devait sauver Kitty. Après un examen appro-
fondi, une auscultation sérieuse de la pauvre malade
confuse et éperdue, le célèbre médecin se lava les
mains avec soin, et retourna au salon auprès du
prince. Celui-ci l'écouta en toussotant, d'un air som-
bre. En homme qui n'avait jamais été malade, il ne
croyait pas à la médecine, et en homme de sens il
s'irritait d'autant plus de toute cette comédie qu'il
était peut-être le seul à bien comprendre la cause
du mal de sa fille. « En voilà im qm revient bre-
douille », se dit-il en exprimant par ce terme de
chasseur son opinion sur le diagnostic du célèbre
docteur. Celui-ci de son côté, condescendant avec
peine à s'adresser à l'intelligence médiocre de ce
vieux gentillâtre, dissimula mal son dédain. A peine
lui semblait-il nécessaire de parler à ce pauvre homme
la tête de la maison étant la princesse. C'est devant elle
qu'il se préparait à répandre ses flots d'éloquence ;
elle entra à ce moment avec le médecin de la maison,
et le vieux prince s'éloigna pour ne pas trop montrer
ce qu'il pensait de tout cela. La princesse, troublée,
ANNA KARENINE. i99
ne savait plus que faire ; elle se sentait bien coupable
à l'égard de Kitty.
a Eh bien, docteur, décidez de notre sort : dites-
moi tout. — Y a-t-il encore de l'espoir ? voulait-elle
dire, mais ses lèvres tremblèrent, et elle s'arrêta.
— Je serai à vos ordres, ])rincesse, après avoir con-
féré avec mon collègue. Nous aurons alors l'iioimeur
de vous donner notre avis.
— Faut-il vous laisser seuls ?
— Comme vous le désirerez. »
La princesse soupira et sortit.
Le médecin de la famille émit timidement son
opinion sur un conmiencement de disposition tuber-
culeuse, car, etc., etc. Le célèbre docteur l'écouta et,
au milieu de son discours, tira de son gousset sa
grosse montre d'or.
« Oui, dit-il, mais.. »
Son confrère s'arrêta respectueusement.
« Vous savez qu'il n'est guère possible de préciser
le début du développement tuberculeux ; avant
l'apparition des cavernes il n'y a rien de positif.
Dans le cas actuel, on ne peut que redouter ce mal, en
présence de symptômes tels que mauvaise alimenta-
tion, nervosité et autres. La question se pose donc
ainsi : Qu'y a-t-il à faire, étant donné qu'on a des
raisons de craindre un développement tuberculeux
pour entretenir une bonne alimentation ?
— Mais vous savez bien qu'il se cache ici quelque
cause morale, se peniiit de dire le médecin de la
maison avec un un sourire.
200 ANNA KARÉNINE.
— Cela va de soi, répondit le célèbre docteur en
regardant encore sa montre... Mille excuses, savez-
vous si le pont sur le Yaousa est rétabli, ou s'il
faut encore faire le détour ? demanda- t-il.
— Il est rétabli.
— Dans ce cas, il me reste encore vingt minutes.
— Nous disions donc que la question se pose ainsi :
régulariser l'alimentation et fortifier les nerfs, l'un
ne va pas sans l'autre ; et il faut agir sur les deux
moitiés du cercle.
— Mais le voyage à l'étranger ?
— Je suis ennemi de ces voyages à l'étranger. —
Veuillez suivre mon raisoimement : si le dévelop-
pement tuberculeux commence, ce que nous ne pou-
vons pas savoir, à qoi sert un voyage ? L'essentiel
est de trouver im moyen d'entretenir ime boime ali-
mentation. )) Et il développa son plan d'une cure
d'eaux de Soden, cure dont le mérite principal, à
ses yeux, était évidemment d'être absolument
inoffensive.
Le médecin de la maison écoutait avec attention
et respect.
« Mais en faveur d'un voyage à l'étranger je
ferai valoir le changement d'habitudes, l'éloigne-
ment de conditions propres à rappeler de fâcheux
souvenirs. Et enfin la mère le désire, ajouta-t-il.
— Dans ce cas, qu'elles partent, pourvu toutefois
que ces charlatans allemands n'aillent pas aggraver
le mal ; il faut qu'elles suivent strictement nos pres-
criptions. Mon Dieu, oui ! elles n'ont qu'à partir. »
ANNA K.\Rf: NINE. 201
Il regarda encore sa montre.
« Il est temps que je vous quitte. » Et il se diri-
gea vers la porte.
Le célèbre docteur déclara à la princesse (proba-
blement par un sentiment de convenance) qu'il dési-
rait voir la malade encore une fois.
« Comment ! rccommaicer l'examen ? s'écria
avec terreur la princesse.
— Oh non ! rien que quelques détails, princesse.
— Alors entrez, je vous prie. »
Et la mère introduisit le docteur dans le petit
salon de Kitty. La pauvre enfant, très amaigrie, rouge
et les yeux brillants d'émotion, après la confusion que
lui avait causée la visite du médecin, était debout au
milieu de la chambre. Quand elle les vit entrer, ses
yeux se remplirent de larmes, et elle rougit encore
plus. Sa maladie et les traitements qu'on lui impo-
sait lui paraissaient de ridicules sottises ! Que signi-
fiaient ces traitements ? N'était-ce pas ramasser les
fragments d'un vase brisé pour chercher à les re-
joindre? Son cœur pouvait-il être rendu à la santé
par des pilules et des poudres ? Mais elle n'osait
contrarier sa mère, d'autant plus que celle-ci se
sentait si coupable.
a Veuillez vous asseoir, princesse », lui dit le
docteur.
Il s'assit en face d'elle, lui prit le pouls, et recom-
mença avec un sourire une série d'ennuyeuses ques-
tions. Elle lui répondit d'abord, puis enfin, impatien-
tée, se leva :
202 ANNA KARENINE.
« Excusez-moi, docteur, en vérité tout cela ne
mène à rien : voilà la troisième fois que vous me
faites la même question. »
Le médecin ne s'oSensa pas.
« C'est une irritabilité maladive, fît-il remarquer
à la princesse lorsque Kitty fut sortie. Au reste,
j'avais fini. »
Et le docteur expliqua l'état de la jeune fille à sa
mère, comme à une personne exceptionnellement
intelligente, en lui donnant, pour conclure, les
recommandations les plus précises sur la façon de
boire ces eaux dont le mérite à ses yeux était d'être
inutiles. Sur la question : fallait-il voyager, le doc-
teur réfléchit profondément, et le résultat de ses
réflexions fut qu'on pouvait voyager, à condition de
ne pas se fier aux charlatans et de ne pas suivre d'au-
tres prescriptions que les siennes.
Le docteur parti, on se trouva soulagé comme s'il
fût arrivé quelque chose d'heureux. La mère revint
auprès de sa fille toute remontée, et Kitty prit éga-
lement un. air rasséréné. Il lui arrivait souvent
maintenant de dissimuler ce qu'elle ressentait.
« Vraiment, maman, je me porte bien. Mais, si
vous le désirez, partons », dit-elle, et, pour tâcher
de prouver l'intérêt qu'elle prenait au voyage, elle
parla de leurs préparatifs de départ.
ANNA K.\RHNINB. 203
CHAPITRE II
DoLLY savait que la consultation devait avoir lieu
ce jour-là, et, quoiqu'elle fût à peine remise de ses
couches (elle avait eu une petite fille à la fin de l'hi-
ver), bien qu'elle eût un enfant souffrant, elle avait
quitté nourrisson et malade pour comiaître le sort de
Kitty.
« Eh bien ? dit-elle en entrant sans ôter son
chapeau. Vous êtes gaies ? donc tout va bien. »
On essaya de lui raconter ce qu'avait dit le méde-
cin, mais, quoiqu'il en eût dit fort long, avec de très
belles phrases, personne ne sut au juste résumer ses
discours. Le point intéressant était la décision prise
au sujet du voyage.
DoUy soupira involontairement. Elle allait per-
dre sa sœur, sa meilleure amie. Et la vie était pour
elle si peu gaie ! Ses rapports avec son mari lui sem-
blaient de plus en plus humiliants ; le raccommode-
ment opéré par Anna n'avait pas tenu, et l'union de
la famille se heurtait aux mêmes écueils. Stépane
Arcadiévitch ne restait guère chez lui et n'y laissait
que peu d'argent. Le soupçon de son infidélité
tourmentait toujours DoUy, mais, se rappelant avec
horreur les souffrance causées par la jalousie, et
cherchant avant tout à ne pas s'interdire la vie de
famille, elle préférait se laisser tromper, tout en
méprisant son mari, et en se méprisant elle-même à
cause de cette faiblesse.
204 ANNA KARÉNINE.
Les soucis d'une nombreuse famille lui impo-
saient d'ailleurs une charge si lourde !
« Comment vont les enfants ? demanda la prin-
cesse.
— Ah ? maman, nous avons bien des misères !
Lili est au lit, et je crains qu'elle n'ait la scarlatine.
Je suis sortie aujourd'hui pour savoir où vous en
étiez, car j'ai peur de ne plus pouvoir sortir en-
suite. »
Le vieux prince entra à ce moment, offrit sa joue
aux baisers de Dolly, causa un peu avec elle, puis,
s'adressant à sa femme :
« Qu'avez- vous décidé ? Partez- vous ? Et que
ferez- vous de moi ?
— Je crois, Alexandre, que tu feras mieux de
rester.
— Comme vous voudrez.
— Pourquoi papa ne viendrait-il pas avec nous,
maman ? dit Kitty : ce serait plus gai pour lui et
pour nous. »
Le vieux prince alla caresser de la main les che-
veux de Kitty ; elle leva la tête, et sourit avec effort
en le regardant ; il lui semblait toujours que son père
seul, quoiqu'il ne dît pas grand' chose, la comprenait.
Elle était la plus jeime, par conséquent la favorite
du vieux prince, et son affection le rendait clair-
voyant, croyait-elle. Quand son regard rencontra
celui de son père, qui la considérait attentivement,
il lui sembla qu'il lisait dans son âme, et y voyait
tout ce qui s'y passait de mauvais. Elle rougit, se
ANNA KARÉNINE. 205
pencha vers lui, attendant un baiser, mais il se con-
tenta de lui tirer un peu les cheveux, et de dire :
« Ces bêtes de chignons ! on n'arrive pas jusqu'à
sa fille. Ce sont les cheveux de quelque bomie fcnune
défunte qu'on caresse. Hh bien, Dolinka, que fait
ton atoiU ?
— Rien, papa, dit Dolly en comprenant qu'il
s'agissait de son mari : il est toujours en route. Je
le vois à peine, — ne peut-elle s'empêcher d'ajouter
avec un sourire ironique.
— Il n'est pas encore allé vendre son bois à la
campagne ?
— Non, il en a toujours l'intention.
— Vraiment, dit le prince ; alors il faudra lui
donner l'exemple. Kt toi, Kitty, ajouta- t-il en
s'adressant à sa plus jeune fille, sais-tu ce qu'il faut
que tu fasses ? Il faut qu'un beau matin en te réveil-
lant, tu te dises : « Mais je suis gaie et bien portante,
« pourquoi ne reprendrais-je pas mes promenades
a matinales avec papa, par une bonne petite gelée ? »
Hein ? »
A ces mots si simples, Kitty se troubla comme si
elle eût été convaincue d'un crime. « Oui, il sait
tout, il comprend tout, et ces mots signifient que,
quelle que soit mon humiliation, je dois la surmon-
ter. » Elle n'eut pas la force de répondre, fondit
en larmes et quitta la chambre.
« Voilà bien un tour de ta façon ! dit la princesse
en s' emportant contre son mari ; tu as toujours... »
Et elle entama un discours plein de reproches.
2o6 ANNA KARÉNINE.
Le prince prit tranquillement d'abord les répri-
mandes de sa femme, puis son visage se rembrunit.
« Elle fait tant de peine, la pauvrette ; tu ne
comprends donc pas qu'elle souffre de la moindre
allusion à la cause de son chagrin ? Ah ! comme on
peut se tromper en jugeant le monde ! — dit la prin-
cesse. Et au changement d'inflexion de sa voix, Dol-
ly et le prince comprirent qu'elle parlait de Wrons-
ky. — Je ne comprends pas qu'il n'y ait pas de lois
pour punir des procédés aussi vils, aussi peu nobles. »
Le prince se leva de son fauteuil d'un air sombre,
et se dirigea vers la porte, comme s'il eût voulu se
sauver, mais il s'arrêta sur le seuil et s'écria :
« Des lois, il y en a, ma petitfe mère, et puisque
tu me forces à m' expliquer, je te ferai remarquer que
la véritable coupable dans toute cette affaire, c'est
toi, toi seule. Il y a des lois contre ces galantins et il
y en aura toujours; tout vieux que je suis, j'aurais
su châtier celui-là si vous n'aviez été la première
à l'attirer chez nous. Et maintenant, guérissez-la
montrez-la à tous vos charlatans ! »
Le prince en aurait dit long si la princesse, comme
elle faisait toujours dans les questions graves, ne
s'était aussitôt soimiise et humiliée.
« Alexandre, Alexandre ! » murmura-t-elle tout
en larmes en s' approchant de lui.
Le prince se tut quand il la vit pleurer. « Oui,
oui, je sais que, pour toi aussi, c'est dur ! Assez, assez,
ne pleure pas. Le mal n'est pas grand. Dieu est misé-
ricordieux. Merci », ajouta-t-il, ne sachant plus
I
ANNA KARKXIXK. 207
trop c€ qu'il disait clans son éniotion ; et, sentant
sur sa main le baiser mouillé de lannes de la prin-
cesse, il quitta la chambre.
Dolly, avec son instinct iiiateniel, avait voulu
sui\Te Kitty dans sa chambre, sentant bien qu'il
fallait auprès d'elle mie main de femme ; puis, en
entendant les reproches de sa mère et les paroles
courroucées de son père, elle avait cherché à inter-
venir autant que le lui pennettait son respect filial.
Quand le prince fut sorti :
« J'ai toujours voulu vous dire, maman, je ne
sais si vous le savez, que Levine avait eu l'intention
de demander Kitty lorsqu'il est venu ici la dernière
fois ? Il l'a dit àStiva.
— Hh bien ? Je ne comprends pas...
— Peut-être Kitty l'a-t-cllc refusé ? Elle ne vous
l'a pas dit ?
— Non, elle ne m'a parlé ni de l'un ni de l'autre :
elle est trop fière ; mais je sais que tout cela vient de
ce...
— Mais, songez donc, si elle avait refusé Levine !
je sais qu'elle ne l'aurait jamais fait sans l'autre, et
si ensuite elle a été si abominablement trom-
pée ? »
La princesse se sentait trop coupable pour ne pas
prendre le parti de se fâcher.
« Je n'y comprends plus rien î Chacun veut main-
tenant en faire à sa tête, on ne dit plus rien à sa
mère, et ensuite...
— Maman, je vais la trouver.
2o8 ANNA KARÉNINE.
— Vas-y, je ne t'en empêche pas », répondit la
mère.
CHAPITRE III
En entrant dans le petit boudoir de Kitty, tout
tendu de rose, avec ses bibelots de vieux saxe, DoUy
se souvint du plaisir qu'elles avaient eu toutes les
deux à décorer cette chambre l'année précédente ;
combien alors elles étaient gaies et heureuses !
Elle eut froid au cœur en regardant maintenant sa
soeur immobile, assise sur ime petite chaise basse
près de la porte, les yeux fixés sur un coin du tapis.
Kitty vit entrer DoUy, et l'expression froide et
sévère de son visage disparut.
« Je crains fort, une fois revenue chez moi, de
ne plus pouvoir quitter la maison, dit Dolly en s 'as-
seyant près d'elle: c'est pourquoi j'ai voulu causer
un peu avec toi.
— De quoi ? demanda vivement Kitty en levant
la tête.
— De quoi, si ce n'est de ton chagrin ?
— Je n'ai pas de chagrin.
— Laisse donc, Kitty. Timagines-tu vraiment
que je ne sache rien ? Je sais tout, et si tu veux m'en
croire, tout cela est peu de chose ; qui de nous n'a
passé par là ? »
Kitty se taisait, son visage reprenait une expres-
sion sévère.
ANNA KARÉNINE. 209
« Il ne vaut pas le chagrin qu'il te caiL«îc, continua
Daria Alexandrovna en allant droit au but.
— Parce qu'il m'a déilaignée, imirnuira Kitty
d'une voix tremblante. Je t'en supplie, ne parlons piis
de ce sujet,
— Qui t'a dit cela ? Je suis persuadée qu'il était
amoureux de toi, qu'il l'est encore, mais...
— • Rien ne m'exaspère comme ces condoléances »,
s'écria Kitty en s'emportant tout à coup. Elle se
détourna en rougissant sur sa chaise, et de ses
doigts agités elle tounnentaja boucle de sa cein-
ture.
Dolly connaissait ce geste habituel à sa sœur
quand elle avait du chagrin. Elle la savait capable
de dire des choses dures et désagréables dans un mo-
ment de vivacité, et cherchait à la calmer : mais il
était déjà trop tard.
a Que veux-tu me faire comprendre ? continua
vivement Kitt\' : que je me suis éprise d'un homme
qui ne veut pas de moi, et que je meurs d'amour
pour lui ? Et c'est ma sœur qui me dit cela, une sœur
qui croit me montrer sa sympathie î Je repousse cette
pitié h>'pocrite !
— Kitty, tu es injuste.
— Pourquoi me tourmentes-tu ?
— Je n'en ai pas l'intention, je te vois triste. »
Kitty, dans son emportement, n'entendait rien.
« Je n'ai ni à m'affliger, ni à me consoler. Je suis
trop fière pour aimer un homme qui ne m'aime pas.
— Ce n'est pas ce que je veux dire... Écoute, dis-
210 ANNA KARÉNINE.
moi la vérité, ajouta Daria Alexandrovna en lui
prenant la main : dis-moi si Levine t'a parlé ? »
Au nom de Levine, Kitty perdit tout empire sur
elle-même ; elle sauta sur sa chaise, jeta par terre
la boucle de sa ceinture qu'elle avait arrachée, et
avec des gestes précipités s'écria : « A propos de
quoi viens-tu me parler de I^evine ? Je ne sais vrai-
ment pas pourquoi on se plaît à me torturer ! J'ai
déjà dit et je répète que je suis fière et incapable de
faire jamais jamais, ce que tu as fait : revenir à un
homme qui m'aurait trahie. Tu te résignes à cela,
mais moi je ne le pourrais pas. »
En disant ces paroles, elle regarda sa sœur : Dolly
baissait tristement la tête sans répondre ; mais
Kitty, au lieu de quitter la chambre comme elle en
avait eu l'intention, s'assit près de la porte, et cacha
son visage dans son mouchoir.
Le silence se prolongea pendant quelques minutes.
Dolly pensait à ses chagrins; son humiliation, qu'elle
ne sentait que trop, lui paraissait plus cruelle, rap-
pelée ainsi par sa sœur. Jamais elle ne l'aurait crue
capable d'être si dure ! Mais tout à coup elle entendit
le frôlement d'une robe, un sanglot à peine contenu,
et deux bras entourèrent son cou : Kitty était à
genoux devant elle.
« Dolinka, je suis si malheureuse, pardonne-moi,
murmura- 1- elle ; et son joli visage couvert de larmes
se cacha dans les jupes de Dolly.
Il fallait peut-être ces larmes pour ramener les
deux sœurs à ime entente complète ; pourtant, après
ANNA KARÉNINE. 211
avoir bien pleuré, elles ne revinrent pas au sujet
qui les intéressait l'une et l'autre ; Kitty se savait
pardonnée, mais elle savait aussi que les paroles
cruelles qui lui étaient échappées sur l'abaissement
de DoUy restaient sur le cœur de sa pauvre sœur.
Dolly comprit de son côté qu'elle avait deviné juste,
que le point douloureux pour Kitty était d'avoir
refusé Levine pour se voir trompée par Wronsky, et
que sa sœur se trouvait bien près d'aimer le premier
et de haïr l'autre. Kitty ne parla que de l'état géné-
ral de son âme.
« Je n'ai pas de chagrin, dit-elle un peu calmée,
mais tu ne peux t'imaginer combien tout me paraît
vilain, répugnant, grossier, moi en première ligne.
Tu ne saurais croire les mauvaises pensées qui me
viennent à l'esprit !
— Quelles mauvaises pensées peux- tu bien avoir ?
demanda Dolly en souriant.
— Les plus mauvaises, les plus laides. Je ne puis
te les décrire. Ce n'est pas de la tristesse, ni de l'en-
nui. C'est bien pis. On dirait que tout ce qu'il y a de
bon en moi a disparu, le mal seul est resté. Com-
ment t' expliquer cela ? Papa m'a parlé tout à
l'heure : j'ai cru comprendre que le fond de sa pen-
sée est qu'il me faut un mari. Maman me mène au
bal : il me semble que c'est dans le but de se débar-
rasser de moi, de me marier au plus vite. Je sais que
ce n'est pas vrai, et ne puis chasser ces idées. Les
soi-disant jeunes gens à marier me sont intoléra-
bles : j'ai toujours l'impression qu'ils prennent ma
8
213 ANNA KARÉNINE.
mesure. Autrefois c'était un plaisir pour moi d'aller
dans le monde, cela m'amusait, j'aimais la toilette :
maintenant il me semble que c'est inconvenant, et
je me sens mal à l'aise. Que veux- tu que je te dise ?
Le docteur. . . eh bien. . . »
Kitty s'arrêta ; elle voulait dire que, depuis qu'elle
se sentait ainsi transformée, elle ne pouvait plus voir
Stépane Arcadiévitch sans que les conjectures les
plus bizarres se présentassent à son esprit.
« Eh bien oui, tout prend à mes yeux l'aspect le
plus repoussant, continua-t-elle ; c'est une maladie,
— peut-être cela passera- 1- il. Je ne me trouve à l'aise
que chez toi, avec les enfants.
— Quel dommage que tu ne puisses y venir main-
tenant î
— J'irai tout de même, j'ai eu la scarlatine et je
déciderai maman. »
Kitty insista si vivement, qu'on lui permit d'aller
chez sa sœur ; pendant tout le cours de la maladie,
car la scarlatine se déclara effectivement, elle aida
Dolly à soigner ses enfants. Ceux-ci entrèrent bien-
tôt en convalescence sans fâcheux accidents, mais
la santé de Kitty ne s'améliorait pas. Les Cherbatzky
quittèrent Moscou pendant le carême et se rendirent
à l'étranger.
ANNA KARÉNINE. 213
CHAPITRE IV
La haute société de Pétersbourg est restreinte ;
chacun s'y connaît plus ou moins et s'y fait des
visites, mais elle a des subdivisioiLS.
Anna Arcadievna Karénine comptait des rela-
tions d'amitié dans trois cercles dilïérents, faisant
tous trois partie du grand monde. L'un était le cercle
officiel auquel appartenait son mari, composé de ses
collègues et de ses subordoimés, liés ou divisés entre
eux par les relations sociales les plus variées et sou-
vent les plus capricieuses.
Anna avait peine à comprendre le sentiment de
respect presque religieux qu'elle éprouva au début
pour tous ces personnages. Actuellement elle les
coimaissait, comme on se connaît dans une ville de
province, avec leurs faiblesses et leurs manies ; elle
savait où le bât les blessait, quelles étaient leurs rela-
tions entre eux et avec le centre commun, à qui cha-
cun d'eux se rattachait. Mais cette coterie officielle,
à laquelle la liaient les intérêts de son mari, ne lui
plut jamais, et elle fit de son mieux pour l'éviter,
en dépit des insinuations de la comtesse Lydie. Le
second cercle auquel tenait Anna était celui qui avait
contribué à la carrière d'/ilexis Alexandrovitch. La
comtesse Lydie Ivano\Tia en était le pivot ; il se
composait de femmes âgées, laides, charitables et
dévotes, et d'hommes intelligents, instruits et am-
214 ANNA KARENINE.
bitieux. Quelqu'un l'avait surnommé « la conscience
de la société de Pétersbourg ». Karénine appréciait
fort cette coterie, et Anna, dont le caractère souple
s'assimilait facilement à son entourage, s'y était fait
des amis. Après son retour de Moscou, ce milieu lui
devint insupportable : il lui sembla qu'elle-même,
aussi bien que les autres, y manquait de naturel, et
elle vit la comtesse Lydie aussi rarement que pos-
sible.
Enfin Anna avait encore des relations d'amitié
avec le grand monde par excellence, ce monde de
bals, de dîners, de toilettes brillantes, qui tient d'une
main à la cour, pour ne pas tomber tout à fait dans
le demi-monde qu'il s'imagine mépriser, mais dont
les goûts se rapprochent des siens au point d'être
identiques. I^ lien qui rattachait Anna à cette so-
ciété était la princesse Betsy Tverskoï, femme d'im
de ses cousins, riche de cent vingt mille roubles de
revenu et qui s'était éprise d'Anna dès que celle-ci
avait paru à Pétersbourg ; elle l'attirait beaucoup et
la plaisantait sur la société qu'elle voyait chez la
comtesse Lydie.
« Quand je serai vieille et laide, je ferai de même,
disait Betsy, mais une jeune et jolie femme comme
vous n'a pas sa place dans cet asile de vieillards. »
Anna avait commencé par éviter autant que pos-
sible la société de la princesse Tverskoï, la façon de
vivre dans ces hautes sphères exigeant des dépenses
au-delà de ses moyens ; mais tout changea après son
retour de Moscou. Elle négligea ses amis raisonna-
ANNA K.\RÉNINE. 215
blés et n'alla plus que dans le grand monde. C'est là
qu'elle éprouva la joie troublante de rencontrer
Wronsky ; ils se voyaient surtout chez Betsy, née
Wronsky et cousine germaine d'Alexis ; celui-ci
d'ailleurs se trouvait partout où il pouvait entrevoir
Anna et lui parler de son amour. Elle ne faisait
aucime avance, mais son cœur, en l'apercevant, dé-
bordait du même sentiment de plénitude qui l'avait
saisie la première fois près du wagon ; cette joie, elle
le sentait, se trahissait dans ses yeux, dans son sou-
rire, mais elle n'avait pas la force de la dissimuler.
Anna crut sincèrement d'abord être mécontente
de l'espèce de persécution que Wronsky se permettait
à son égard ; mais, un soir qu'elle vint dans une mai-
son où elle pensait le rencontrer, et qu'il n'y parut
pas, elle comprit clairement, à la douleur qui s'em-
para de son cœur, combien ses illusions étaient vaines
et combien cette obsession, loin de lui déplaire,
formait l'intérêt dominant de sa vie.
Une cantatrice célèbre chantait pour la seconde
fois, et toute la société de Pétersbourg était à l'Opé-
ra ; Wronsky y aperçut sa cousine et, sans attendre
l'entr'acte, quitta le fauteuil qu'il occupait pour
monter à sa loge.
« Pourquoi n'êtes-vous pas venu dîner ? — lui
demanda- t-elle; puis elle ajouta à demi voix en
souriant, et de façon à n'être entendue que de lui :
— J'admire la seconde vue des amoureux, elle n'était
pas là, mais revenez après l'Opéra. »
Wronsky la regarda comme pour l'interroger, et
2i6 ANNA KARÉNINE.
Betsy lui répondit d'un petit signe de tête; avec un
sourire de remerciement, il s'assit près d'elle.
« Et toutes vos plaisanteries d'autrefois, que
sont-elles devenues ? — continua la princesse qui
suivait, non sans un plaisir tout particulier, les pro-
grès de cette passion. — Vous êtes pris, mon
cher!
— C'est tout ce que je demande, répondit Wrons-
ky en souriant de bonne humeur. Si je me plains,
c'est de ne pas l'être assez, car, à dire vrai, je com-
mence à perdre tout espoir.
— Quel espoir pouvez- vous bien avoir ? dit Betsy
en prenant le parti de son amie : entendons-nous...
— Mais ses yeux éveillés disaient assez qu'elle com-
prenait tout aussi bien que lui en quoi consistait cet
espoir.
— Aucun, répondit Wronsky en riant et en décou-
vrant ses dents blanches et bien rangées. Pardon,
continua-t-il, prenant la lorgnette des mains de sa
cousine pour examiner par-dessus son épaule une
des loges du rang opposé. Je crains de devenir
ridicule. »
Il savait fort bien qu'aux yeux de Betsy, comme à
ceux des gens de son monde, il ne courait aucun ris-
que de ce genre ; il savait parfaitement que, si un
homme pouvait leur paraître tel en aimant sans es-
poir une jeune fille ou une femme non mariée, il ne
l'était jamais en aimant une femme mariée et en ris-
quant tout pour la séduire. Ce rôle-là était grand,
intéressant, et c'est pourquoi Wronsky, en quittant
ANNA KARÉNINE. 217
sa lorgnette, regarda sa cousine avec un sourire qui
se jouait sous sa moustache.
« Pourquoi n'êtes-vous pas venu dîner ? lui dit-
elle, sans pouvoir s'empêcher de l'admirer.
— J'ai été occupé. De quoi ? C'est ce que je vous
donne à deviner en cent, en mille ; jamais vous ne
devinerez. J'ai réconcilié un mari avec l'offenseur de
sa femme. Oui, vrai î
— Et vous avez réussi ?
— A peu près.
— Il faudra me raconter cela au premier en-
tr'acte, dit-elle en se levant.
— C'est impossible, je vais au Théâtre français.
— Vous quittez Nilsson pour cela } — dit Betsy
indignée ; elle n'aurait su distinguer Nilsson de la
dernière choriste.
— Je n'y peux rien : j'ai pris rendez- vous pour
mon affaire de réconciliation.
— Bienheureux ceux qui aiment la justice, ils
seront sauvés », dit Betsy, se rappelant avoir en-
tendu quelque part une parole semblable.
CHAPITRE V
t C'est un peu vif, mais si drôle, que j'ai bien
envie de vous le raconter, dit Wronsky en regardant
les yeux éveillés de sa cousine ; d'ailleurs, je ne nom-
merai personne...
— Je devinerai, tant mieux.
-l8 ANNA KARÉNINE.
— Écoutez donc : deux jeunes gens en gaîté...
— Des officiers de votre légiment, naturellement.
— Je n'ai pas dit qu'ils fussent officiers, mais sim-
plement des jeunes gens qui avaient bien déjeuné.
— Traduisez : gris.
— C'est possible... vont dîner chez un camarade ;
ils étaient d'himieur fort expansive. Ils voient une
jeune femme en isvostchik les dépasser, se retourner
et, à ce qu'il leur semble du moins, les regarder eu
riant : ils la poursuivent au galop. A leur grand éton-
nement, leur beauté s'arrête précisément devant la
maison où ils se rendaient eux-mêmes ; elle monte à
l'étage supérieur, et ils n'aperçoivent que de jolies
lèvres fraîches sous ime voilette, et ime paire de
petits pieds.
— Vous parlez avec une animation qui me ferait
croire que vous étiez de la partie.
— De quoi m* accusiez- vous tout à l'heure ? Mes
deux jeunes gens montent chez leur camarade, qui
donnait un dîner d'adieu, et ces adieux les obligent
à boire peut-être un peu plus qu'ils n'auraient dû.
Ils questionnent leur hôte sur les habitants de la
maison, il n'en sait rien setd : le domestique de leur
ami répond à leur question : « Y a-t-il des mamselles
« au-dessus ? » Il y en a beaucoup. — Après le
dîner, les jeimes gens vont dans le cabinet de leur
ami, et y écrivent une lettre enflammée à leur incon-
nue, pleine de protestations passionnées ; ils la mon-
tent eux-mêmes, afin d'expliquer ce que la lette
pourrait avoir d'obscur.
ANNA KARKNINE. 219
— Pourquoi nie racontez-vous dos horreurs pa-
reilles ? Après.
— Ils sonnent. Une bonne vient leur ouvrir, ils
lui remettent la lettre en affinnant qu'ils sont prêts
à mourir devant cette porte. La bonne, fort étonnée,
parlemente, lorsque paraît un monsieur, rouge corne
une écrevisse, avec des fa\"oris, en déclarant qu'il
n'y a dans l'appartement que sa femme.
— Conmient savez-vous que ces favoris ressem-
blaient à des boudins ? demanda Betsy.
— Vous allez voir. Aujourd'hui j'ai voulu conclure
la paix.
— Eh bien, qu'en est-il advenu ?
— C'est le plus intéressant de l'affaire. Il se trouve
que ce couple heureux est celui d'un conseiller et
d'une conseillère titulaire. I^e conseiller titulaire a
porté plainte et j'ai été forcé de servir de médiateur
Quel médiateur ! Talleyrand, comparé à moi,
n'était rien.
— Quelle difficulté avez-vous donc rencontrée ?
— Voici. Nous avons commencé par nous excu-
ser de notre mieux, ainsi qu'il conv^enait : « Nous
a sommes désespérés, avons-nous dit, de ce fà-
« cheux malentendu. » L^ conseiller titulaire a l'air
de vouloir s'adoucir, mais il tient à exprimer ses
sentiments, et aussitôt qu'il exprime ses sentiments,
la colère le reprend, il dit des gros mots, et je suis
obligé de recourir à mes talents diplomatiques : « Je
« conviens que leur conduite a été déplorable, mais
0 veuillez remarquer qu'il s'agit d'une méprise :
-0 ANNA KARÉNINE.
« ils sont jeunes, et venaient de bien dîner. Vous
« comprenez. Maintenant ils se repentent du fond
« du cœur et vous supplient de pardonner leur
« erreur. » Ive conseiller titulaire s'adoucit encore :
« J'en conviens, monsieur le comte, et suis prêt à
« pardonner, mais vous concevez que ma femme,
« une honnête femme, a été exposée aux poursuites,
« aux grossièretés, aux insultes de mauvais game-
« ments, de misé... » Et, les mauvais garnements
étant présents, me voilà obligé de les calmer à leur
tour, et pour cela de refaire de la diplomatie, et ainsi
de suite ; chaque fois que mon affaire est sur le
point d'aboutir, mon conseiller titulaire reprend sa
colère et sa figure rouge, ses boudins rentrent en
mouvement et je me noie dans les finesses du négo-
ciateur.
— Ah ! ma chère, il faut vous raconter cela ! dit
Betsy à une dame qui entrait dans sa loge. Il m'a
tant amusée ! — Eh bien, bonne chance », ajoutâ-
t-elle en tendant à Wronsky les doigts que son éven-
tail laissait libres ; et, faisant un geste des épaules
pour empêcher son corsage de remonter, elle se plaça
sur le devant de sa loge, sous la lumière du gaz, afin
d'être plus en vue.
Wronsky alla retrouver au Théâtre français le
colonel de son régiment, qui n'y manquait pas une
seule représentation ; il avait à lui parler de l'œuvre
de pacification qui, depuis trois jours, l'occupait et
l'amusait. I^es héros de cette histoire étaient Pétri tzky
et un jetme prince Kédrof, nouvellement entré au
ANNA K.\RHNINE. 221
régiment, un gentil garçon et un ehanuant cama-
rade. Il s'agissait, et c'était là le point capital, des
intérêts du régiment, car les deux jemies gens fai-
saient partie de l'escadron de Wronsky.
Wenden, le conseiller titulaire, avait porté plainte
au colonel contre ses officiers, pour avoir iiLsulté sa
feiiune. Celle-ci, racontait Wenden, mariée depuis
cinq mois à peine, et dans une situation intéressante,
avait été à l'église avec sa mère et, s'y étant sentie
indisposée, avait pris le premier isvostchik venu
pour rentrer au plus vite chez elle. Les officiers l'a-
vaient poursuivie ; elle était rentrée plus malade
encore, par suite de l'émotion, et avait remonté son
escalier en courant. Wenden lui-même revenait de
son bureau, lorsqu'il entendit des voix succédant à
un coup de sonnette ; voyant qu'il avait affaire à
deux officiers ivres, il les jeta à la porte. Il exigeait
qu'ils fussent sévèrement pmiis.
« Vous avez beau dire, Pétritzky devient im-
possible, avait dit le conmiandant à Wronsky,
lorsque sur sa demande celui-ci était venu le trou-
ver. Il ne se passe pas de semaine sans quelque
équipée. Ce monsieur offensé ira plus loin, il n'en
restera pas là. »
Wronsky avait déjà compris l'inutilité d'un duel
en pareille circonstance et la nécessité d'adoucir
le conseiller titulaire et d'étouffer cette affaire. Le
colonel l'avait fait appeler parce qu'il le savait
homme d'esprit et soucieux de l'honneur de son ré-
giment. C'était à la suite de leur cousultation que
ANNA KARÉNINE.
Wronsky, accompagné de Pétritzky et de Kédrof,
était allé porter leurs excuses au conseiller titulaire,
espérant que son nom et ses aiguillettes d'aide de
camp contribueraient à calmer l'offensé ; Wronsky
n'avait réussi qu'en partie, comme il venait de le
raconter, et la réconciliation semblait encore dou-
teuse.
Au théâtre, Wronsky emmena le colonel au foyer
et lui raconta le succès, ou plutôt l'insuccès de sa
mission. Réflexion faite, celm-ci résolut de laisser
l'affaire où elle en était, mais ne put s'empêcher de
rire en questionnant Wronsky.
« Vilaine histoire, mais bien drôle ! Kédrof ne
peut pourtant pas se battre avec ce monsieur ! Et
comment trouvez- vous Claire ce soir ? Charmante !..
dit-il en parlant d'une actrice française. On a beau
la voir souvent, elle est toujours nouvelle. Il n'y a
que les Français pour cela. »
CHAPITRE VI
La princesse Betsy quitta le théâtre sans attendre
la fin du dernier acte. A peine eut-elle le temps d'en-
trer dans son cabinet de toilette pour mettre un
nuage de poudre de riz sur son long visage pâle,
arranger un peu sa toilette, et commander le thé
au grand salon, que les voitures arrivèrent, et
s'arrêtèrent au vaste perron de son palais de la
grande Morskaïa. Le suisse monumental ouvrait sans
ANNA KARENINE. 223
bruit l'immense porte devant les visiteurs. La maî-
tresse de la maison, le teint et la coiffure rafraîchis,
vint recevoir ses convives ; les murs du grand salon
étaient tendus d'étoffes sombres, et le sol couvert
d'épais tapis ; sur une table dont la nappe, d'ime
blancheur éblouissante, était vivement éclairée
par de nombreuses bougies, se trouvait un samovar
d'argent, avec un service à thé en porcelaine trans-
parente.
La princesse prit place devant le samovar et ôta
ses gants. Des laquis, habiles à transporter des sièges
presque sans qu'on s'en aperçût, aidèrent tout le
monde à s'asseoir et à se diviser en deux camps ;
l'un autour de la princesse, l'autre dans un coin du
salon, autour d'une belle ambassadrice aux sourcils
noirs, bien arqués, vêtue de velours noir. La conver-
sation, comme il arrive au début d'une soirée, inter-
rompue par l'arrivée de nouveaux visages, les offres
de thé et les échanges de politesse, semblait chercher
à se fixer.
« Elle est remarquablement belle comme actrice ;
on voit qu'elle a étudié Kaulbach, disait un diplo-
mate dans le groupe de l'ambassadrice : avez-vous
remarqué comme elle est tombée ?
— Je vous en prie, ne parlons pas de Nilsson !
On ne peut plus rien en dire de nouveau, — dit une
grosse dame blonde fort rouge, sans sourcils et
sans chignon, habillée d'une robe de soie fanée :
c'était la princesse Miagkaïa, célèbre pour la façon
dont elle savait tout dire, et surnommée ïEn/afii
224 ANNA KARÉNINE.
terrible à cause de son sans-gêne. La princesse était
assise entre les deux groupes, écoutant ce qui se di-
sait dans l'un ou dans l'autre, et y prenant également
intérêt. — Trois personnes m'ont dit aujourd'hui
cette même phrase sur Kaulbach. Il faut croire
qu'on s'est donné le mot ; et pourquoi cette phrase
a-t-elle tant de succès ? »
Cette observation coupa court à la conver-
sation.
« Racontez-nous quelque chose d'amusant, mais
qui ne soit pas méchant, — dit l'ambassadrice, qui
possédait cet art de la causerie que les Anglais
ont surnommé small talk ; elle s'adressait au diplo-
mate.
— On prétend qu'il n'y a rien de plus difficile, la
méchanceté seule étant amusante, répondit celui-ci
avec im sourire. J'essayerai cependant. Donnez-moi
un thème, tout est là. Quand on tient le thème, rien
n'est plus aisé que de broder dessus. J'ai souvent
pensé que les célèbres causeurs du siècle dernier se-
raient bien embarrassés maintenant : de nos jours
l'esprit est devenu ennuyeux.
— Vous n'êtes pas le premier à le dire », inter-
rompit en riant l'ambassadrice. »
La conversation débutait d'une façon trop ano-
dine pour qu'elle pût longtemps continuer sur le
même ton, et pour la ranimer il fallut recourir au
seul moyen infaillible : la médisance.
« Ne trouvez-vous pas que Toushkewitch a
quelque chose de Louis XV ? dit quelqu'un en indi-
ANNA KA RKX I NE. 225
quant des yeux un beau jeune hunune blond qui se
tenait près de la table.
— Oh! oui, il est dans le style du salon, c'est
pourquoi il y vient souvent.
Ce sujet de conversation se soutint, parce qu'il
ne consistait qu'en allusions : on ne pou\ait le
traiter ouvertement, car il s'agissait de la liaison
de Toushkewitch avec la maîtresse de la maison.
Autour du samovar, la causerie hésita longtemps
entre les trois sujets inévitables : la nouvelle du
jour, le théâtre et le jugement du prochain ; c'est
ce dernier qui prévalut.
« Avez-vous entendu dire que la Maltishef, la
mère, et non la fille, se fait un costume de diable
rose ?
— Est-ce possible ? non, c'est délicieux.
— Je m'étonne qu'avec son esprit, car elle en a,
elle ne sente pas ce ridicule. » Chacun eut un mot
pour critiquer et déchirer la mallieureuse Maltishef ,
et la conversation s'anima, vive et pétillante comme
fagot qui flambe.
Le mari de la princesse Betsy, un bon gros honune
collectionneur passionné de gra\'ures, entra tout
doucement à ce moment ; il avait entendu dire que
sa femme avait du monde, et voulait paraître au
salon avant d'aller à son cercle. Il s'approcha de la
princesse Miagkaïa qui, à cause des tapis, ne l'en-
tendit pas venir.
« Avez-\-ous été contente de la Nilsson ? lui de-
manda-t-il.
226 ANNA kar:ë:nine.
— Peut-on effrayer ainsi les gens en tombant du
ciel sans crier gare ! s'écria-t-elle. Ne me parlez pas
de l'Opéra, je vous en prie : vous n'entendez rien à la
musique. Je préfère m' abaisser jusqu'à vous, et vous
entretenir de vos gravures et de vos majoliques. Eh
bien, quel trésor avez-vous récemment décou-
vert ?
— Si vous le désirez, je vous le montrerai ;
mais vous n'y comprendrez rien.
— Montrez toujours. Je fais mon éducation chez
ces gens-là, comment les nommez- vous, les banquiers
ils ont des gravures superbes qu'ils nous ont mon-
trées.
— Comment, vous êtes allés chez les Schiitz-
bourg ? demanda de sa place, près du samovar, la
maîtresse de la maison.
— Oui, ma chère. Ils nous ont invités, mon mari
et moi, à dîner, et l'on m'a dit qu'il y avait à ce
dîner une sauce qui avait coûté mille roubles,
répondit la princesse Miagkaïa à haute voix, se
sachant écoutée de tous ; — et c'était même une
fort mauvaise sauce, quelque chose de verdâtre.
J'ai dû les recevoir à mon tour et leur ai fait ime
sauce de la valeur de quatre-vingt-cinq kopecks ;
tout le monde a été content. Je ne puis pas faire des
sauces de mille roubles, moi !
— Elle est unique, dit Betsy.
— Étonnante ! » ajouta quelqu'im.
La princesse Miagkaïa ne manquait jamais son
effet, qui consistait à dire avec boa sens des choses
I
AXNA KARÉNINE. 227
fort ordinaires, qu'elle ne pinçait pas toujours à
propos, comme dans ce cas ; mais, dans le monde où
elle vivait, ce gros bon sens produisait l'effet des
plus fines plaisanteries ; son succès l'étonnait elle-
même, ce qui ne l'empêchait pas d'en jouir.
Profitant du silence qui s'était fait, la maîtresse
de la maison voulut établir une conversation plus
générale, et, s' adressant à l'ambassadrice :
« Décidément, vous ne voulez pas de thé ? Venez
donc par ici.
— Non, nous sonmies bien dans notre coin, ré-
pondit celle-ci avec un sourire, en reprenant un
entretien interrompu qui l'intéressait beaucoup : il
s'agissait des Karénine, mari et femme.
— Anna est très changée depuis son voyage à
Moscou. Elle a quelque chose d'étrange, disait une
de ses amies.
— Le changement tient à ce qu'elle a amené à sa
suite l'ombre d'Alexis Wronsky, dit l'ambassa-
drice.
— Qu'est-ce que cela prouve ? Il y a bien un
conte de Grim où un homme, en punition de je ne
sais quoi, est privé de son ombre. Je n'ai jamais bien
compris ce genre de punition, mais peut-être est-il
très pénible à ime femme d'être privée d'ombre.
— Oui, mais les femmes qui ont des ombres finis-
sent mal en général, dit l'amie d'Anna.
— Puissiez-vous avoir la pépie *, s'écria tout à
I. I/Ocution populaire pour faire taire quelqu'uiL
228 ANNA KARÉNINE.
coup la princesse Miagkaïa en entendant ces mots.
La Karénine est une femme charmante et que j'aime
en revanche, je n'aime pas son mari.
— Pourquoi donc ne l'aimez- vous pas ? demanda
l'ambassadrice. C'est un homme fort remarquable.
Mon mari prétend qu'il y a en Europe peu d'hommes
d'État de sa valeur.
— Mon mari prétend la même chose, mais je ne le
crois pas, répondit la princesse ; si nos maris n'avaient
pas eu cette idée, nous aurions toujours vu Alexis
Alexandrovitch tel qu'il est, et selon moi, c'est un
sot; je le dis tout bas, mais cela me met à l'aise.
Autrefois, quand je me croyais tenu de lui trouver de
l'esprit, je me considérais moi-même comme une
bête, parce que je ne savais où découvrir cet esprit,
mais aussitôt que j'ai dit, à voix basse s'entend, c'est
un sot, tout s'est expliqué. — Quant à Anna, je ne
vous l'abandonne pas : elle est aimable et bonne.
Est-ce ma faute, la pauvre femme, si tout le monde
est amoureux d'elle et si on la poursuit comme son
ombre ?
— Je ne rde permets pas de la juger, dit l'amie
d'Anna pour se disculper.
— Parce que personne ne nous suit comme nos
ombres, cela ne prouve pas que nous ayons le droit
de juger. »
Après avoir arrangé ainsi l'amie d'Anna, la prin-
cesse et l'ambassadrice se rapprochèrent de la table
à thé, et prirent part à ime conversation générale
sur le roi de Prusse.
ANNA KARÉNINE. 229
a Sur le compte de qui avez- vous dit des méchan-
cetés ? demanda Betsy.
— Sur les Karénine ; la princesse nous a dépeint
Alexis Alexandrovitch, répondit l'ambassadrice,
s'asseyant près de la table en souriant.
— Il est fâcheux que nous n'ayons pu l'entendre,
répondit Betsy en regardant du côté de la porte. —
Ah î vous voilà enfin ! » dit-elle en se tournant vers
Wronsky, qui venait d'entrer.
Wronsky connaissait et rencontrait chaque jour
toutes les personnes qu'il retrouvait ce soir chez sa
cousine ; il entra donc avec la tranquillité d'un
homme qui revoit des gens qu'il vient à peine de
quitter.
« D'où je viens ? répondit-il à la question que lui
fit l'ambassadrice. Il faut que je le confesse : des
Bouffes, et toujours avec un nouveau plaisir, quoi-
que ce soit bien pour la centième fois. C'est charmant.
Il est humiliant de l'avouer, mais je dors à l'Opéra,
tandis que je m'amuse aux Bouffes jusqu'à la der-
nière minute. Aujourd'hui... »
Il nomma une actrice française, mais l'ambassa-
drice l'arrêta avec une expression de terreur plai-
sante.
« Ne nous parlez pas de cette horreur !
— Je me tais, d'autant plus que vous la connais-
sez toutes, cette horreur.
— Et vous seriez toutes prêtes à courir après elle,
si c'était admis comme l'Opéra », ajouta la princesse
Miagkaïa.
230 ANNA KARÉNINE.
CHAPITRE VII
On entendit des pas près de la porte, et Betsy, per-
suadée qu'elle allait voir entrer Anna, regarda Wrons-
ky. Lui aussi regardait du côté de la porte, et son
visage avait une expression étrange de joie d'at-
tente et pourtant de crainte ; il se souleva lentement
de son siège. Anna parut. Elle traversa la courte
distance qui la séparait de la maîtresse de la maison,
d'un pas rapide, léger et décidé, qui la distinguait
de toutes les autres femmes de son monde ; comme
d'habitude, elle se tenait extrêmement droite, et, le
regard fixé sur Betsy, alla lui serrer la main en sou-
riant, puis, avec le même sourire, elle se tourna vers
Wronsky. Celui-ci salua profondément et lui avança
une chaise.
Anna inclina légèrement la tête, et rougit d'un air
un peu contrarié ; quelques personnes amies vinrent
lui serrer la main ; elle les accueillit avec animation,
et, se tournant vers Betsy :
« Je viens de chez la comtesse Lydie, j'aurais
voulu venir plus tôt, mais j'ai été retenue. Il y avait
là sir John : il est très intéressant.
— Ah ! le missionnaire ?
— Oui, il raconte des choses bien curieuses sur sa
vie aux Indes. »
La conversation, que l'entrée d*Anna avait inter-
ANNA KARÉNINE. 231
rompue, vacilla de nouveau, connue le feu d'une
lampe prête à s'éteindre.
« Sir John !
— Oui, je l'ai vu. Il parle bien. La Wlatief en est
positivement amoureuse.
— Est-il vrai que la plus jeune des Wlatief épouse
Tapof ?
— On prétend que c'est une chose décidée.
— Je m'étonne que les parents y consentent.
— C'est un mariage de passion, à ce qu'on dit.
— De passion ? où prenez-vous des idées aussi
antédiluviennes ? qui parle de passion de nos jours ?
dit l'ambassadrice.
— Hélas ! cette vieille mode si ridicule se rencontre
toujours, dit Wronsky.
— Tant pis pour ceux qui la conservent : je ne
connais, en fait de mariages heureux, que les mariages
de raison.
— Oui, mais n'arrive-t-il pas souvent que ces ma-
riages de raison tombent en poussière, précisément
à cause de cette passion que vous méconnaissez ?
— Entendons- nous : ce que nous appelons un
mariage de raison est celui qu'on fait lorsque des
deux parts on a jeté sa gourme. L'amour est un
mal par lequel il faut avoir passé, comme la scar-
latine.
— Dans ce cas, il serait prudent de recourir à un
moyen artificiel de l'inoculer, pour s'en préserver
comme de la petite vérole.
— Dans ma jetmesse, j'ai été amoureuse d'un
232 ANNA KARÉNINE.
sacristain : je voudrais bien savoir si cela m'a rendu
service.
— Non, sans plaisanterie, je crois que pour bien
connaître l'amour il faut, après s'être trompé une
fois, pouvoir réparer son erreur.
— Même après le mariage ? demanda l'ambassa-
drice en riant.
— « It is never too late to mend », dit le diplo-
mate en citant un proverbe anglais.
— Justement, interrompit Betsy : se tromper
d'abord pour rentrer dans le vrai ensuite. Qu'en
dites- vous ? » demanda- t-elle en se tournant vers
Anna qui écoutait la conversation avec un sou-
rire.
Wronsky la regarda, et attendit sa réponse avec
un violent battement de cœur ; quand elle eut parlé,
il respira comme délivré d'un danger.
« Je crois, dit Anna en jouant avec son gant, que
s'il y a autant d'opinions que de têtes, et il y a aussi
autant de façons d'aimer qu'il y a de cœurs. »
Elle se retourna brusquement vers Wronsky.
« J'ai reçu ime lettre de Moscou. On m'écrit que
Kitty Cherbatzky est très malade.
— Vraiment ? » dit Wronsky d'un air sombre.
Aima le regarda sévèrement.
:< Cela vous est indifférent ?
— Au contraire, cela me touche beaucoup. Que
vous écrit-on de particulier, s'il m'est permis de le
demander ? »
Anna se leva et s'approcha de Betsy.
ANNA K.\RÉNINE. 233
« Voulez-vous me donner une tasse de thé »,
dit-elle en s'appuyant sur sa chaise.
Pendant que Betsy versait le thé, Wronsky s'ap-
procha d'Anna.
« Que vous écrit-on ?
— J'ai souvent pensé, que, si les hoinmes préten-
daient savoir agir avec noblesse, c'est en réalité une
phrase vide de sens, dit Anna sans lui répondre direc-
tement. — Il y a longtemps que je voulais vous le
dire, ajouta-t-elle en se dirigeant vers une table
chargée d'albums.
— Je ne comprends pas bien ce que signifient
vos paroles », dit-il en lui offrant sa tasse.
Elle jeta un regard sur le divan près d'elle, et il
s'y assit aussitôt.
« Oui, je voulais vous le dire, continua- t-elle
sans le regarder, vous avez mal agi, très mal.
— Croyez- vous que je ne le sente pas ? Mais à qui
la faute ?
— Pourquoi me dites-vous cela ? dit-elle avec un
regard sévère.
— Vous le savez bien », répondit-il en suppor-
tant le regard d'Anna sans baisser les yeux.
Ce fut elle qui se troubla.
« Ceci prouve simplement que vous n'avez pas de
cœur, — dit-elle. Mais ses yeux exprimaient le con-
traire.
— Ce dont vous parliez tout à l'heure était une
erreur, non de l'amour.
— Souvenez- vous que je vous ai défendu de pro-
234 ANNA KARÉNINE.
noncer ce mot, ce vilain mot, — dit Anna en tres-
saillant ; et aussitôt elle comprit que par ce seul mot
a défendu » elle se reconnaissait de certains droits
sur lui, et semblait l'encourager à parler — Depuis
longtemps je voulais m' entretenir avec vous, conti-
nha-t-elle en le regardant bien en face et, d'un ton
ferme, quoique ses joues fussent brûlantes de rou-
geur : — Je suis venue aujourd'hui tout exprès sa-
chant que je vous rencontrerais. Il faut que tout ceci
finisse. Je n'ai jamais eu à rougir devant personne,
et vous me causez le chagrin pénible de me sentir cou-
pable. »
Il la regardait, frappé de l'expression élevée de sa
beauté.
« Que voulez- vous que je fasse ? répondit-il sim-
plement et sérieusement.
— Je veux que vous alliez à Moscou implorer le
pardon de Kitty.
— Vous ne voulez pas cela ? »
Il sentait qu'elle s'efforçait de dire ime chose, mais
qu'elle en souhaitait une autre.
« Si vous m'aimez comme vous le dites, murmura-
t-elle, faites que je sois tranquille. »
Le visage de Wronsky s'éclaircit.
« Ne savez- vous pas que vous êtes ma vie ? mais
je ne connais plus la tranquillité et ne saurais vous la
donner. Me donner tout entier, donner mon amour,
oui. Je ne puis vous séparer de moi par la pensée.
Vous et moi ne faisons qu'un, à mes yeux. Je ne vois
aucun moyen de tranquillité ni pour vous, ni pour
ANNA KARÉNINE. 235
moi dans l'avenir. Je ne vois en perspective que le
malheur, le désespoir, ou le bonheur, et quel bon-
heur ! Est-il vraiment impossible ? » mummra-t-il
des lèvres, sans oser prononcer les mots ; mais elle
l'entendit.
Toutes les forces de son intelligence semblaient
n'avoir d'autre but que de répondre comme son de-
voir l'exigeait ; mais, au lieu de parler, elle le regar-
dait les yeux pleins d'amour, et se tut.
« Mon Dieu, pensa- t-il avec transport, au mo-
ment où je désespérais, où je croyais n'y jamais
parvenir, le voilà l'amour ! elle m'aime, c'est un
aveu !
— Faites cela pour moi, soyons bons amis et ne
me parlez plus jamais ainsi, — dirent ces paroles ;
son regard parlait différemment.
— Jamais nous ne serons am.is, vous le savez vous-
même. Serons-nous les plus heureux ou les plus mal-
heureux des êtres ? c'est à vous d'en décider. »
Elle voulut parler, mais il l'interrompit.
« Tout ce que je demande, c'est le droit d'espérer
et de souffrir comme en ce moment ; si c'est impos-
sible, ordonnez-moi de disparaître et je disparaîtrai.
Jamais vous ne me verrez plus si ma présence vous
est pénible.
— Je ne vous chasse pas.
— Alors ne changez rien, laissez les choses telles
qu'elles sont, dit-il d'ime voix Semblante. Voilà
votre mari. »
Effectivement Alexis Alexandrovitch entrait en
236 ANNA KARENINE.
ce moment au salon, avec son air calme et sa démar-
che disgracieuse.
Il s'approcha de la maîtresse de la maison, jeta
en passant un regard sur Anna et Wronsky, s'assit
près de la table à thé, et de sa voix lente et bien ac-
centuée, souriant de ce sourire qui semblait toujours
se moquer de quelqu'un ou de quelque chose, il dit
en regardant l'assemblée :
« Votre Rambouillet est au complet. I^ Grâces
et les Muses ! »
Mais la princesse Betsy, qui ne pouvait souffrir
ce ton persifleur, « sneering », comme elle disait,
l'amena bien vite, en maîtresse de maison consom-
mée, à aborder une question sérieuse. I/C service
obligatoire fut mis sur le tapis, et Alexis Alexandro-
vitch le défendit avec vivacité contre les attaques
de Betsy.
Wronsky et Anna restaient près de leur petite
table.
a Cela devient inconvenant, dit ime dame à voix
basse en désignant du regard Karénine, Anna et
Wronsky.
— Que vous disais- je ? » dit l'amie d'Anna.
Ces dames ne furent pas seules à faire cette obser-
vation ; la princesse Miagkaïa et Betsy elles-mêmes
jetèrent les yeux plus d'ime fois du côté où ils étaient
isolés ; seul Alexis Alexandrovitch ne les regarda
pas, ni ne se laissa distraire de l'intéressante conver-
sation qu'il avait entamée.
Betsy, remarquant le mauvais effet prodmt par
ANNA K:\RKXIxr:. 237
ses amis, inanGcu\Ta de façon à se faire momentané-
nient rciuplacer pour donner la réplique à A exis
Alcxandro\'itch, et s'approcha d'Anna.
t J'adinire toujours la netteté et la clarté de
langage de votre mari, dit-elle : les questions les
plus transcendantes me semblent acces^^ibles quand
il parle.
— Oh oui ! » répondit Anna, ne comprenant pas
un mot de ce que disait Betsy , et, rayonnante de bon-
heur, elle se leva, s'approcha de la grande table et se
mêla à la conversation générale.
Au bout d'une demi-heure, Alexis .\lexandrovitch
proposa à sa femme de rentrer, mais elle répondit, sans
le regarder, qu'elle voulait rester à souper. Alexis
Alexandrovitch prit congé de la société et partit
IvC vieux cocher des Karénine, un gros Tatare, vêtu
de son imperméable, retenait avec peine, devant le
perron, ses chevaux excités par le froid. Vn laquais
tenait la portière du coupé. Le suisse, debout près
de la porte d'entrée, la gardait grande ouverte, et
.\nna écoutait avec transport ce que lui murmurait
W'ronsky-, tout en détachant d'une main nerveuse
la dentelle de sa manche qui s'était attachée à
l'agrafe de sa pelisse.
a \'ous ne vous êtes engagée à rien, j'en conviens,
lui disait Wronsky tout en l'accompagnant à sa voi-
ture, mais vous savez que ce n'est pas de l'amitié que
je demande : pour moi, le seul bonheur de ma vie
sera contenu dans ce mot qui vous déplaît si fort ;
l'amour.
238 ANNA KARÉNINE.
— L'amour », répéta- t-elle lentement, comme si
elle se fût parlé à elle-même ; puis, étant arrivée à
détacher sa dentelle, elle dit tout à coup : « Ce mot
me déplaît parce qu'il a pour moi un sens plus pro-
fond et beaucoup plus grave que vous ne pouvez
l'imaginer. Au revoir », ajouta- t-elle en le regar-
dant bien en face.
Elle lui tendit la main et d'un pas rapide passa
devant le suisse et disparut dans sa voiture.
Ce regard, ce serrement de main bouleversèrent
Wronsky. Il baisa la paume de sa main que ses
doigts avaient touchée, et rentra chez lui avec la
conviction bienheureuse que cette soirée l'avait plus
rapproché du but rêvé que les deux mois précé-
dents.
CHAPITRE VIII
Alexis Alexandrovitch n'avait rien trouvé d'in-
convenant à ce que sa femme se fût entretenue avec
Wronsky en tête-à-tête d'une façon un peu animée ;
mais il lui sembla que d'autres personnes avaient
paru étonnées, et il résolut d'en faire l'observation
à Anna.
Comme d'ordinaire en rentrant chez lui, Alexis
Alexandrovitch passa dans son cabinet, s'y installa
dans son fauteuil, ouvrit son livre à l'endroit mar-
qué par un couteau à papier, et lut un. article sur le
papisme jusqu'à une heure du matin. De temps en
ANNA KARHNINE. 239
temps il passait la main sur son front et secouait la
têie comme pour en chasser une pensée importune.
A l'heure habituelle, il fit sa toilette de nuit. Anna
n'était pas encore rentrée. Son livre sous le bras, il se
dirigea vers sa chambre ; mais, au lieu de ses préoc-
cupations ordinaires sur les affaires de son sen'ice, il
pensa à sa fenmie et à l'impression désagréable
qu'il avait éprouvée à son sujet. Incapable de se
mettre au lit, il marcha de long en large, les bras der-
rière le dos, ne pouvant se résoudre à se coucher sans
avoir mûrement réfléchi aux incidents de !a soirée.
Au premier abord, Alexis Alexandrovitch trouva
simple et naturel d'adresser une obser\'ation à sa
femme ; mais, en y réfléchissant, il lui sembla que
ces incidents étaient d'une complication fâcheuse.
Karénine n'était pas jaloux. Un mari, selon lui, of-
feiLsait sa femme en lui témoignant de la jalousie ;
mais pourquoi cette confiance en ce qui concernait
sa jeune femme, et pourquoi, lui, devait-il être
convaincu qu'elle l'aimerait toujours ? Cest ce qu'il
ne se demandait pas. N'ayant jamais cormu jusque-
là ni soupçons ni doutes, il se disait qu'il garderait
une confiance entière. Pourtant, tout en demeurant
dans ces sentiments, il se sentait en face d'une situa-
tion illogique et absurde qui le trouvait désarmé.
Jusqu'ici il ne s'était trouvé aux prises avec les diflS-
cultes de la vie que dans la sphère de son service
officiel ; l'impression qu'il éprouvait maintenant
était celle d'un homme passant tranquillement sur
un pont au-dessus d'un précipice, et s' apercevant
240 ANNA KARENINE.
tout à coup que le pont est démonté et le gouffre
béant sous ses pieds. Ce gouffre était pour lui la vie
réelle, et le pont, l'existence artificielle qu'il avait
seule connue jusqu'à ce jour. L'idée que sa femme
pût aimer un autre que lui le frappait pour la pre-
mière fois et le terrifiait.
Sans songer à se déshabiller, il continua à marcher
d'un pas régulier sur le parquet sonore, traversant
successivement la salle à manger éclairée d'une seule
lampe, le salon obscur, où un faible rayon de lu-
mière tombait sui son grand portrait récemment
peint, le boudoir de sa femme, où brûlaient deux
bougies au-dessus des bibelots coûteux de sa table
à écrire et des portraits de ses parents et amis.
Arrivé à la porte de la chambre à coucher, il retourna
sur ses pas.
De temps en temps il s'arrêtait et se disait :
« Oui, il faut absolument couper court à tout cela,
prendre un parti, lui dire ma manière de voir ; mais
que lui dire ? et quel parti prendre ? Que s'est-il
passé, au bout du compte ? rien. Elle a causé long-
temps avec lui... mais avec qui ime femme ne cause-
t-elle pas dans le monde ? Me montrer jaloux pour
si peu serait humiliant pour nous deux. »
Mais ce raisonnement, qui au premier abord lui
avait paru concluant, lui semblait tout à coup sans
valeur. De la porte de la chambre à coucher il se
dirigea vers la salle à manger, puis, traversant le
salon obscur, il crut entendre une voix lui murmu-
rer : « Puisque d'autres ont paru étonnés, c'est qu'il
ANNA KARÉNINE. 241
y a là quelque chose... Oui, il faut couper court à
tout cela, prendre un parti... lequel ? »
Ses pensées, conuiie son corps, décrivaient le
même cercle, et il ne rencontrait aucune idée nou-
velle. Il s'en aperçut, passa la main sur son front, et
s'assit dans le boudoir.
Là, en regardant la table à écrire d'Anna avec son
buvard en malachite, et im billet inachevé, ses pen-
sées prirent un autre cours ; il pensa à elle, à ce
qu'elle pouvait éprouver. vSon imagination lui pré-
senta la vie de sa fenunc, les besoins de son es])rit et
de son cœur, ses goûts, ses désirs ; et l'idée qu'elle
pouvait, qu'elle devait avoir une existence person-
nelle, indépendante de la sienne, le saisit si vive-
ment qu'il s'empressa de la chasser. Cétait le goufîre
qu'il n'osait sonder du regard. Entrer par la ré-
flexion et le sentiment dans l'âme d'autrui lui était
une chose inconnue et lui paraissait dangereux.
« Et ce qu'il y a de plus terrible, pensa- t-il, c'est
que cette inquiétude insensée me prend au moment de
mettre la dernière main à mon œuvre (le projet qu'il
voulait faire passer) ; lorsque j'ai le plus besoin de
toutes les forces de mon esprit, de tout mon calme.
Que faire à cela ? Je ne suis pas de ceux qui ne savent
pas regarder leur mal en face. Il faut réfléchir,
prendre un parti et me délivrer de ce souci, dit-il à
haute voix. Je ne me reconnais pas le droit de scruter
ses sentiments, de m'immiscer en ce qui se passe ou
ne se passe pas dans son âme : c'est l'affaire de sa
conscience et le domaine de la religion », se dit-il,
242 ANNA KARENINE.
tout soulagé d'avoir trouvé une loi qu'il pût
appliquer aux circonstances qui venaient de sur-
gir.
« Ainsi, continua- t-il, les questions relatives à ses
sentiments sont des questions de conscience aux-
quelles je n'ai pas à toucher. Mon devoir se dessine
clairement. Obligé, comme chef de famille, de la
diriger, de lui indiquer les dangers que j'entrevois,
responsable que je suis de sa conduite, je dois au
besoin user de mes droits. »
Et Alexis Alexandrovitch fit mentalement un
plan de ce qu'il devait dire à sa femme, tout en re-
grettant la nécessité d'employer son temps et ses
forces intellectuelles à des affaires de ménage ;
malgré lui, ce plan prit dans sa tête la forme nette,
précise et logique d'im. rapport.
« Je dois lui faire sentir ce qui suit : 1° la signifi-
cation et l'importance de l'opinion publique ;
2" le sens religieux du mariage ; 3° les malheurs qui
peuvent rejaillir sur son fils ; 4° les malheurs qui
peuvent l'atteindre elle-même. » Et Alexis Alexan-
drovitch serra ses mains l'une contre l'autre en fai-
sant craquer les jointures de ses doigts. Ce geste, une
mauvaise habitude, le calmait et l'aidait à reprendre
l'équilibre moral dont il avait si grand besoin.
Un bruit de voiture se fit entendre devant la
maison, et Alexis Alexandrovitch s'arrêta au milieu
de la salle à manger. Des pas de femme montaient
l'escalier. Son discours tout prêt, il resta là, debout,
serrant ses doigts pour les faire craquer encore :
AXNA KARÏ^XINE. 24J
une jointure craqua. Quoique satisfait de son \Hiùt
discours, il eut peur, la sentant venir, de ce qui allait
se passer.
CHAPITRE IX
Anna entra, jouant avec les glands de son bash-
lik. et la tête baissée ; son visage rayonnait, mais
pas de joie ; c'était plutôt le rayonnement terrible
d'un incendie par une nuit obscure. Quand elle aper-
çut son mari, elle leva la tête, et sourit coimne si elle
se fût éveillée.
« Tu n'es pas au lit ? quel miracle ! — dit-elle
en se débarrassant de son bashlik, et, sans s'arrêter,
elle passa dans son cabinet de toilette, criant à son
mari du seuil de la porte : — Il est tard, Alexis
Alexandrovitch.
— Anna, j'ai besoin de causer avec toi.
— Avec moi ! dit-elle étonnée en entrant dans la
salle et en le regardant. Qu'y a-t-il ? A quel propos ?
demanda- 1- elle en s'asse^'ant. Eh bien î causons,
puisque c'est si nécessaire, mais il vaudrait mieux
dormir. »
Anna disait ce qui lui venait à l'esprit, s'éton-
nant elle-même de mentir si facilement ; ses paroles
étaient toutes naturelles, elle semblait réellement
avoir envie de dormir ; elle se sentait soutenue, pous-
sée par une force invisible et revêtue d'une impéné-
trable armure de mensonge.
0
244 ANNA KARÉNINE.
« Anna, il faut que je te mette sur tes gafdes.
— Sur mes gardes ? Pourquoi ? »
Elle le regarda si gaiement, si simplement, que,
pour quelqu'im qui ne l'eût pas connue comme son
mari, le ton de sa voix aurait paru parfaitement
normal. Mais pour lui, qui savait qu'il ne pouvait
déroger à aucune de ses habitudes sans qu'elle en
demandât la cause, qui savait que le premier mou-
vement d'Anna était toujours de lui communiquer
ses plaisirs et ses peines, pour lui, le fait qu'elle ne
voulût rien remarquer de son agitation, ni parler
d'elle-même, était très significatif. Cette âme, ou-
verte pour lui autrefois, lui semblait maintenant
close. Il sentait même, au ton qu'elle prenait, qu'elle
ne le dissimulait pas, et qu'elle disait ouvertement :
« Oui, c'est ainsi que cela doit être, et que cela
sera désormais. » Il se fit l'effet d'un homme qui
rentrerait chez lui pour trouver sa maison barrica-
dée. « Peut-être la clef se retrouvera- t-elle encore »,
pensa Alexis Alexandrovitch.
« Je veux te mettre en garde, dit-il d'une voix
calme, contre l'interprétation qu'on peut donner
dans le monde à ton imprudence et à ton étourderie :
ta conversation trop animée ce soir avec le comte de
Wronsky (il prononça ce nom lentement et avec
fermeté) a attiré sur toi l'attention. »
Il parlait en regardant les yeux rieurs mais impé-
nétrables d'Anna et, tout en parlant, sentait avec
terreur que ses paroles étaient inutiles et oiseuses.
« Tu es toujours ainsi, dit-elle comme si elle n'y
1
ANNA KLVRKNINE. 245
Comprenait absolument rien, et n'attachait d*im])()r-
tance qu'à une partie de la phrase. Tantôt il t'est dé-
sagréable que je m'ennuie, et tantôt que je m'amuse.
Je ne me suis pas ennuyée ce soir ; cela te blesse } »
Alexis Alexandrovitdi tressailUt, il serra encore
ses mains pour les faire cracjuer.
« Je t'en supplie, laisse tes mains tranquilles,
je déteste cela, dit-elle.
— Amia, est-ce bien toi ? dit Alexis Alexandro-
vitch en faisant doucement im effort sur lui-même
pour arrêter le mouvement de ses mains.
— Mais, enfin, qu'y a-t-il ? demanda-t-elle avec
un étonnement sincère et presque comique, yue
veux- tu de moi ? »
Alexis Alexandrovitch se tut, et passa la main sur
son front et ses paupières. Il sentait qu'au lieu d'aver-
tir sa fenune de ses erreurs aux yeux du monde il
s'inquiétait malgré lui de ce qui se passait dans la
conscience de celle-ci, et se heurtait peut-être à un
obstacle imaginaire.
« Voici ce que je voulais te dire, reprit-il froide-
ment et tranquillement, et je te prie de m'é*couter
jusqu'au bout.- Je considère, tu le sais, la jalousie
conmie uji sentiment blessant et humiliant, auquel
je ne me laisserai jamais entraîner ; mais il y a cer-
taines barrières sociales qu'on ne franchit pas impu-
nément. Aujourd'hui, à en juger par l'impression
que tu as produite, — ce n'est pas moi, c'est tout le
monde qui l'a remarqué, — tu n'as pas eu ime tenue
convenable.
246 ANNA KARENINE.
— Décidément je n'y suis plus », dit Anna en
haussant les épaules. « Cela lui est parfaitement égal
pensa-t-elle, il ne redoute que les observations du
monde. — Tu es malade, Alexis Alexandrovitch »,
ajouta-t-elle eu se levant pour s'en aller ; mais il
l'arrêta en s' avançant vers elle.
Jamais Anna ne lui avait vu une physionomie si
sombre et si déplaisante ; elle resta debout, baissant
la tête de côté pour retirer d'une main agile les épin-
gles à cheveux de sa coiffure.
« Eh bien, j'écoute, dit- elle tranquillement d'un
ton moqueur ; j'écouterai même avec intérêt, parce
que je voudrais comprendre de quoi il s'agit. »
Elle s'étonnait elle-même du ton assuré et naturel
lement calme qu'elle prenait, ainsi que du choix de
ses mots.
« Je n'ai pas le droit d'entrer dans tes sentiments.
Je le crois inutile et même dangereux, commença
Alexis Alexandrovitch ; en creusant trop profondé-
ment dans nos âmes, nous risquons d'y toucher à ce
qui pourrait passer inaperçu. Tes sentiments regar-
dent ta conscience ; mais je suis obligé vis-à-vis de toi,
de moi, de Dieu, de te rappeler tes devoirs. Nos vies
sont unies, non par les hommes, mais par Dieu. Un
crime seul peut rompre ce lien, et un crime sembla-
ble entraîne après lui sa punition.
— Je n'y comprends rien, et bon Dieu que j'ai
sommeil, pour mon malheur ! dit Anna en continuant
à défaire ses cheveux et à retirer les dernières épin-
gles.
ANNA KARKNIXK. ^47
— Anna, ai: nom du ciel, ne parle pas ainsi, dit-
il doucement. Je me trompe peut-être, mais crois
bien que ce que je te dis est autant pour toi que pour
moi : je suis ton mari et je t'aime. »
Le visage d'Anna s'assombrit un moment, et
l'éclair moqueur de ses yeux s'éteignit ; mais le
mot « aimer » l'irrita. « Aimer, pensa-t-elle, sait-il
seulement ce que c'est ? Est-ce qu'il peut aimer ?
S'il n'avait pas entendu parler d'amour, il aurait
toujours ignoré ce mot. »
« Alexis Alexandrovitch, je ne te comprends
vraiment pas, dit-elle : explique-moi ce que tu
trouves...
— Permets-moi d'achever. Je t'aime, mais je ne
parle pas pour moi ; les principaux intéressés sont
ton fils et toi-même. Il est fort possible, je le répète,
que mes paroles te semblent inutiles et déplacées,
peut-être sont-elles le résultat d'une erreur de ma
part : dans ce cas, je te prie de m'excuser ; mais si
tu sens toi-même qu'il y a un fondement quelconque
à mes observations, je te supplie d'y réfléchir et,
si le cœur t'en dit, de t^ouvrir à moi. »
Alexis Alexandrovitch, sarLs le remarquer, disait
tout autre chose que ce qu'il avait préparé.
« Je n'ai rien à te dire, et, ajouta-t-elle vivement
en dissimulant avec peine un sourire, il est vraiment
temps de dormir. »
Alexis Alexandrovitch soupira et, sans rien ajou-
ter, se dirigea vers sa chambre à coucher.
Quand elle y entra à son tour, il était couché.
248 ANNA KARÉNINE.
Ses lèvres étaient serrées d'un air sévère et ses yeux
ne la regardaient pas. Anna se coucha, croyant tou-
jours qu'il lui parlerait ; elle le craignait et le dési-
rait tout à la fois ; mais il se tut.
Elle attendit longtemps sans bouger et finit par
l'oublier ; elle pensait à un autre, dont l'image rem-
plissait son cœur d'émotion et de joie coupable.
Tout à coup elle entendit un ronflement régulier et
calme ; Alexis Alexandrovitch sembla s'en effrayer
lui-même et s'arrêta. Mais, au bout d'un instant, le
ronflement retentit de nouveau, tranquille et régu-
lier.
« Trop tard, trop tard », pensa-t-elle avec im sou-
rire. Elle resta longtemps ainsi, immobile, les yeux
ouverts et croyant les sentir briller dans l'obscurité.
CHAPITRE X
A partir de cette soirée, une vie nouvelle commen-
ça pour Alexis Alexandrovitch et sa femme. Rien
de particulier en apparence : Anna continuait à
aller dans le monde, surtout chez la princesse Betsy,
et à rencontrer Wronsky partout ; Alexis Alexan-
drovitch s'en apercevait sans pouvoir l'empêcher.
A chacune de ses tentatives d'explication, elle op-
posait un étonnement rieur absolument impéné-
trable.
Rien n'était changé extérieurement, mais leurs
rapports l'étaient du tout au tout. Alexis Alexan-
ANNA KARKNINE. 249
drovitch, si fort quand il s'agissait des affaires de
l'État, se sentait ici impuissant. Il attendait le coup
final, tête baissée et résigné comme un bœuf à
l'abattoir. Lorsque ces pensées lui revenaient, il se
disait qu'il fallait essayer encore une fois ce que la
bonté, la tendresse, le raisonnement pourraient pour
sauver Anna et la ramener ; chaque jour il se propo-
sait de lui parler; mais aussitôt qu'il tentait de le
faire, le même esprit de mal et de mensonge qui la
possédait s'emparait également de lui, et il parlait
autrement qu'il n'aurait voulu le faire. Involontaire-
ment il reprenait un ton de persiflage et semblait
se moquer de ceux qui auraient parlé comme lui.
Ce n'était pas sur ce ton-là que les choses qu'il avait
à dire pouvaient être exprimés
CIL\PITRE XI
Ce qui pour Wronsky avait été pendant prè^
d'un an le but unique et suprême de la \ie, pour
Anna un rêve de bonheur, d'autant plus enchanteur
qu'il lui paraissait invraisemblable et terrible,
s'était réalisé. Pâle et tremblant, il était debout près
d'elle, et la suppliait de se calmer sans avoir com-
ment et pourquoi.
« Anna, Anna ! disait-il d'une voix émue, Anna
au nom du ciel ! » Mais plus il élevait la voix, plus
elle baissait la tête. Cette tête jadis si fière et si gaie.
250 ANNA KARÉNINE.
maintenant si humiliée ! elle l'aurait abaissée jus-
qu'à terre, du divan où elle était assise, et serait
tombée sur le tapis s'il ne l'avait soutenue.
« Mon Dieu, pardonne-moi ! » sanglotait-elle en
.lui serrant la main contre sa poitrine.
Elle se trouvait si criminelle et si coupable qu'il
ne lui restait plus qu'à s'humilier et à demander grâce
et c'était de lui qu'elle implorait son pardon, n'ayant
plus que lui au monde. En le regardant, son abaisse-
ment lui apparaissait d'une façon si palpable qu'elle
ne pouvait prononcer d'autre parole. Quant à lui,
il se sentait pareil à un assassin devant le corps ani-
mé de sa victime. Le corps immolé par eux, c'était
leur amour, la première phase de leur amour. Il y
avait quelque chose de terrible et d'odieux au sou-
venir de ce qu'ils avaient payé du prix de leur
honte.
L^e sentiment de la déchéance morale qui écrasait
Anna s'empara de Wronsky. Mais, quelle que soit
l'horreur du meurtrier devant le cadavre de sa vic-
time, il faut le cacher et profiter au moins du crime
commis. Et tel que le coupable qui se jette sur
le cadavre avec rage, et l'entraîne pour le mettre en
pièces, lui, il couvrait de baisers la tête et les épaules
de son amie. Elle lui tenait la main et ne bougeait
pas ; oui, ces baisers, elle les avait achetés au prix
de son honneur, et cette main qm lui appartenait
pour toujours était celle de son complice : elle souleva
cette main et la baisa. Wronsky tomba à ses genoux,
cherchant à voir ce visage qu'elle cachait sans vou-
AXXA KARÛXINK. 251
loir parler. Enfin elle se leva avec effort et le re-
poussa :
« Tout est fini ; il ne me reste plus que toi, ne
l'oublie pas.
— Comment oublierais-je ce qui fait ma vie !
Pour un instant de ce bonheur...
— Qnel bonlieur î s'écria-t-ellc avec un sentiment
de dégoût et de terreur si profond, qu'elle lui com-
muniqua cette terreur. Au nom du ciel, pas un mot,
pas un mot de plus ! »
Elle se leva vivement et s'éloigna de lui.
« Pas un mot de plus î » répéta-t-elle avec ime
morne expression de désespoir qui le frappa étran-
gement, et elle sortit.
Au début de cette vie nouvelle, Anna sentait l'im-
possibilité d'exprimer la honte, la frayeur, la joie
qu'elle é-prouvait ; plutôt que de rendre sa pensée
par des paroles insuffisantes ou banales, elle préfé-
rait se taire. Plus tard, les mots propres à définir la
complexité de ses sentiments ne lui vinrent pas da-
vantage, ses pensées mêmes ne traduisaient pas les
impressions de son âme. « Non, disait-elle, je ne
puis réfléchir à tout cela maintenant : plus tard,
quand je serai plus calme. » Mais ce calme de l'es-
prit ne se produisait pas ; chaque fois que l'idée lui
revenait de ce qui avait eu heu, de ce qui arriverait
encore, de ce qu'elle deviendrait, elle se sentait prise
de peur et repolissait ces pensées.
« Plus tard, plus tard, répétait-elle, quand je
serai plus calme. »
252 ANNA KARÉNINE.
En revanche, quand pendant son sommeil elle
perdait tout empire sur ses réflexions, sa situation lui
apparaissait dans son affreuse réalité ; presque cha-
que nuit elle faisait le même rêve. Elle rêvait que
toiis deux étaient ses maris et se partageaient ses
caresses. Alexis Alexandrovitch pleurait en lui bai-
sant les mains et en disant : « Que nous sommes
heureux maintenant. » Et Alexis Wronsky, lui
aussi, était son mari. Elle s'étonnait d'avoir cru que
ce fût impossible, riait en leur expliquant que tout
allait se simplifier, et que tous deux désormais se-
raient contents et heureux. Mais ce rêve l'oppres-
sait comme un cauchemar et elle se réveillait épou-
vantée.
CHAPITRE XII
Dans les premiers temps qui suivirent son retour
de Moscou, chaque fois qu'il arrivait à Levine de
rougir et de tressaillir en se rappelant la honte du
refus qu'il avait essuyé, il se disait : « C'est ainsi
que je souffrais, et que je me croyais im homme
perdu lorsque j'ai manqué mon examen de physi-
que, puis lorsque j'ai compromis l'affaire de ma sœur
qui m'avait été confiée. Et maintenant ? Maintenant
les années ont passé et je me rappelle ces désespoirs
avec étonnement. Il en sera de même de ma douleur
d'aujourd'hui : le temps passera et j'y deviendrai
indifférent. »
ANNA KARKXINK. 253
Mais trois mois s'écoulèrent et l' indifférence ne
venait ])as, et comme aux premiers jours ce souvenir
lui restait une souffrance. Ce qui le troublait, c'est
qu'après avoir tant rêvé la vie de famille, s'y être
cru si bien préparé, non seulement il ne s'était pas
marié, mais il se trouvait plus loin que jamais du
mariage. C'était d'une façon presque maladive qu'il
sentait, comme tous ceux qui l'entouraient, qu'il
n'est pas bon à l'homme de vivre seul. 11 se rap])e-
lait qu'avant son départ pour Moscou il avait dit
une fois à son vacher Nicolas, un paysan naïf avec
lequel il causait volontiers : « Sais- tu, Nicolas ?
J'ai envie de me marier. » vSur quoi Nicolas avait
aussitôt répondu sans hésitation : « Il y a longtemps
que cela devrait être fait. Constantin Dmitritch. »
Et jamais il n'avait été si éloigné du mariage !
C'est que la place était prise, et s'il lui arrivait de
songer à quelque jeune fille de sa connaissance, il
sentait l'impossibilité de remplacer Kitt>' dans son
cœur ; les souvenirs du passé le tourmentaient
d'ailleurs encore. Il avait beau se dire qu'après tout
il n'avait commis aucun crime, il rougissais de ces
souvenirs à l'égal de ceux qui lui semblaient les
plus honteux dans sa vie. Le sentiment de son humi-
liation, si peu grave qu'elle fût, pesait beaucoup
plus sur sa concience qu'aucune des mauvaises ac-
tions de son passé. C'était ime blessure qui ne vou-
lait pas se cicatriser.
Le temps et le travail firent cependant leur œu-
vre ; les impressions pénibles furent peu à peu effa-
254 ANNA KARÉNINE.
cées par les événements importants (malgré leur
apparence modeste) de la vie de campagne ; chaque
semaine emporta quelque chose du souvenir de Kit-
ty ; il en vint même à attendre avec impatience la
nouvelle de son mariage, espérant que cette nouvelle
le guérirait à la façon d'une dent qu'on arrache.
Le printemps arriva, beau, amical, sans traî-
trise ni fausses promesses : un de ces printemps dont
se réjouissent les plantes et les animaux aussi bien
que les hommes. Cette saison splendide donna à
Levine une nouvelle ardeur ; elle confirma sa résolu-
tion de s'arracher au passé pour organiser sa vie
solitaire dans des conditions de fixité et d'indépen-
dance. Les plans qu'il avait formés en rentrant à la
campagne n'avaient pas tous été réalisés, mais le
point essentiel, la chasteté de sa vie, n'avait reçu
auome atteinte ; il osait regarder ceux qui l'entou-
raient, sans que la honte d'ime chute l'humiliât
dans sa propre estime. Vers le mois de février, Maria
Nicolaevna lui avait écrit pour lui dire que l'état de
son frère empirait, sans qu'il fût possible de le dé-
terminer à se soigner. Cette lettre le fit immédiate-
ment partir pour Moscou, où il décida Nicolas à con-
sulter un médecin, puis à aller prendre les eaux à
l'étranger ; il lui fit même accepter un prêt d'argent
pour son voyage. Sous ce rapport, il pouvait donc
être content de lui-même.
En dehors de son exploitation et de ses lectures
habituelles, Levine entreprit pendant l'hiver ime
étude sur l'économie rurale, étude dans laquelle il
ANNA KARKNINE. 255
partait (le cette donnée, que le tempérament du tra-
vailleur est un fait aussi absolu que le climat et la
nature du sol ; la science agronomique, selon lui,
devait tenir coiîipte au même degré de ces trois
éléments.
Sa vie fut donc très remplie, malgré sa solitude ;
la seule chose qui lui manquât fut la possibilité de
communiquer les idées qui se déroulaient dans sa
tête à d'autres qu'à sa vieille bonne ; aussi avait-il
fini par raisonner avec celle-ci sur la physique, les
théories d'économie rurale, et surtout sur la philoso-
phie, car c'était le sujet favori d' Agatlie Mikhaflovna.
I^ printemps fut assez tardif. Pendant les der-
nières semaines du carême, le temps fut clair, mais
froid. Quoique le soleil am.enât pendant le jour un
certain dégel, il y avait au moins sept degrés la nuit ;
la croûte que la gelée formait sur la neige était si
dure qu'il n'y avait plus de routes tracées.
Le jour de Pâques se passa dans la neige ; tout à
coup, le lendemain, un vent chaud s'éleva, les nuages
s'amoncelèrent, et pendant trois jours et trois nuits
une pluie tiède et orageuse ne cessa de tomber ;
le vent se calma le jeudi, et il s'étendit alors sur la
terre un brouillard épais et gris conune pour cacher
les m^'stères qui s'accomplissaient dans la nature :
les glaces qui craquaient et fondaient de toutes parts,
les rivières en débâcle, les torrents dont les eaux
éciuneuses et troublées s'échappaient avec violence.
Vers le soir, on vit sur la colline Rouge le brouillard se
déchirer, les nuages se dissiper en moutons blancs, et
256 ANNA KARENINE.
le printemps, le vrai printemps, paraître éblouis-
sant. Le lendemain matin, un soleil brillant acheva
de fondre les légères couches de glace qui restaient
encore sur les eaux, et l'air tiède se remplit de va-
peurs s'élevant de la terre ; l'herbe ancienne prit
aussitôt des teintes vertes, la nouvelle pointa dans
le sol, semblable à des milliers de petites aiguilles ;
les bourgeons des bouleaux, des buissons de groseil-
liers, et des boules de neige, se gonflèrent de sève et,
sur leurs branches ensoleillées, les essaims d'abeilles
s'abattirent en bourdonnant.
D'invisibles alouettes entonnaient leur chant
joyeux à la vue de la campagne débarrassée de neige;
les vanneaux semblaient pleurer leurs marais sub-
mergés par les eaux torrentielles ; les cigognes et les
oies sauvages s'élevaient dans le ciel avec leur cri
printanier.
Les vaches, dont le poil ne repoussait qu'irréguliè-
rement et montrait çà et là des places pelées, beu-
glaient en quittant les étables ; autour des brebis à
la toison pesante, les agneaux sautillaient gauche-
ment ; les enfants couraient pieds nus le long des
sentiers humides, où s'imprimait la trace de leurs
pas ; les paysannes babillaient gaiement sur le bord
de l'étang, occupées à blanchir leur toile ; de tous
côtés retentissait la hache des paysans réparant leurs
herses et leurs charrues. Le printemps était vraiment
revenu.
ANNA KARÉNINE. 25/
CHAPITRE XIII
PoiTR la première fois, Levine n'endossa pas sa
pelisse, mais, vêtu plus légèrement et chaussé de
ses grandes bottes, il sortit, enjambant les ruisseaux
que le soleil rendait éblouissants, et posant le pied
tantôt sur im débris de glace, tantôt dans une boue
épaisse.
Le printemps, c'est l'époque des projets et des
plans. Levine, en sortant, ne savait pas plus ce qu'il
allait d'abord entreprendre que l'arbre ne devinait
comment et dans quel sens s'étendraient les jeunes
pousses et les jeunes branches enveloppées dans ses
bourgeons ; mais il sentait que les plus beaux pro-
jets et les plans les plus sages débordaient en lui.
Il alla d'abord v^oir son bétail. On avait fait sortir
les vaches ; elles se chauffaient au soleil en beuglant,
comme pour implorer la grâce d'aller aux champs.
Levine les connaissait toutes dans leurs moindres
détails. Il les examina avec satisfaction, et donna
l'ordre au berger tout joyeux de les mener au pâtu-
rage et de faire sortir les veaux. Les vachères, ramas-
sant leurs jupes, et barbotant dans la boue, les pied^
nus encore exempts de hâle, poursuivaient, une gaule
en main, les veaux que le printemps grisait de joie,
et les empêchaient de sortir de la cour.
Les nouveau-nés de l'année étaient d'une beauté
peu commune ; les plus âgés avaient déjà la taille
258 ANNA KARENINE.
d'une vache ordinaire, et la fille de Pava, âgée de
trois mois, était de la grandeur des génisses d'un an.
Levine les admira et donna l'ordre de sortir leurs
auges et de leur apporter leur pitance de foin dehors,
derrière les palissades portatives qm leur servaient
d'enclos.
Mais il se trouva que ces palissades, faites en au-
tomne, étaient en mauvais état, parce qu'on n'en
avait pas eu besoin. Il fit chercher le charpentier, qui
devait être occupé à réparer la machine à battre ;
on ne le trouva pas là ; il raccommodait les herses, qui
auraient dû être réparées pendant le carême. Levine
fut contrarié. Toujours cette éternelle nonchalance,
contre laquelle depuis si longtemps il luttait en vain !
Les palissades, ainsi qu'il l'apprit, n'ayant pas servi
pendant l'hiver, avaient été transportées dans l'écu-
rie des ouvriers, où, étant de construction légère, elles
avaient été brisées.
Quant aux herses et aux instruments aratoires,
qui auraient dû être réparés et mis en état durant les
mois d'hiver, ce qui avait fait louer trois charpen-
tiers, rien n'avait été fait ; on réparait les herses au
moment même où on allait en avoir besoin. Levine
fit chercher l'intendant, puis, impatienté, alla ie
chercher lui-même. L'intendant, rayonnant comme
l'univers entier ce jour-là, vint à l'appel du maître,
vêtu d'ime petite touloupe garnie de mouton frisé,
cassant une paille dans ses doigts.
« Pourquoi le charpentier n'est-il pas à la ma-
chine ?
ANNA KARENINE. 259
— Ccst ce que je voulais dire, Constantin Dmi-
tritch ; il faut réparer les herses. 11 va falloir la-
bourer.
— Qu'avez- vous donc fait l'hiver ?
— Mais pourquoi faut-il un charpentier ?
— Où sont les palissades de l'enclos pour les
veaux ?
— J'ai donné l'ordre de les remettre en place.
Que voulez-vous qu'on fasse avec ce monde-là, ré-
pondit l'intendant en faisant un geste désespéré.
— Ce n'est pas avec ce monde-là, mais avec l'in-
tendant qu'il n'y a rien à faire! dit I^evine s'échauf-
fant. Pourquoi vous paye-t-on ? »cria-t-il ; mais, se
rappelant à temps que les cris n'y feraient rien, il
s'arrêta et se contenta de soupirer.
« Pourra-t-on semer ? demanda-t-il après un
moment de silence.
— Demain ou après-demain, on le pourra der-
rière Tourkino.
— Et le trèfle ?
— J'ai envoyé Wassili et Mishka le semer ;
mais je ne sais s'ils y parviendront, le sol est encore
trop détrempé.
— Sur combien de dessiatines ?
— Six.
— Pourquoi pas partout ? — cria Levine en co-
lère. Il était furieux d'apprendre qu'au lieu de vingt-
quatre dessiatines on n'en ensemençait que six ;
sa propre expérience, aussi bien que la théorie,
l'avait convaincu de la nécessité de semer ie trèfle
26o ANNA KARÉNINE.
aussitôt que possible, presque sur la neige, et il n'y
arrivait jamais.
— Nous manquons d'ouvriers, que voulez- vous
qu'on fasse de ces gens-là ? Trois journaliers ne sont
pas venus, et voilà Simon...
— Vous auriez mieux fait de ne pas les garder à
décharger la paille.
— Aussi n'y sont-ils pas.
— Où sont- ils donc tous ?
— Il y en a cinq à la compote (l'intendant voulait
dire au compost), quatre à l'avoine qu'on remue :
pourvu qu'elle ne tourne pas, Constantin Dmi-
tritch! »
Pour Levine, cela signifiait que l'avoine anglaise,
destinée aux semences, était déjà tournée. Ils
avaient encore enfreint ses ordres !
« Mais ne vous ai- je pas dit, pendant le carême,
qu'il fallait poser des cheminées pour l'aérer ?
cria-t-il.
— Ne vous inquiétez pas, nous ferons tout en
son temps. » I^evine furieux, fit xm geste de mécon-
tentement, et alla examiner l'avoine dans son maga-
sin à grains, puis il se rendit à l'écurie. L'avoine
n'était pas encore gâtée, mais l'ouvrier la remuait à
la pelle au lieu de la descendre simplement d'im étage
à l'autre. Levine prit deux ouvriers pour les envoyer
au trèfle. Peu à peu il se calma sur le compte de son
intendant ; d'ailleurs il faisait si beau qu'on ne pou-
vait vraiment pas se mettre en colère.
« Ignat ! — cria-t-il à son coclier, qui, les man-
ANNA KARÉNINE. 261
chcs retroussées, lavait la calèche près du puits. —
Selle-moi un cheval.
— Lequel ?
— Kolpik. n
Pendant qu'on sellait son cheval. Levine appela
l'intendant, qui allait et venait autour de lui, afin
de rentrer en grâce, et lui parla des travaux à exé-
cuter pendant le printemps et de ses projets agro-
nomiques ; il fallait transporter le fumier le plus tôt
possible, de façon à terminer ce travail avant le
premier fauchage ; il fallait labourer le champ le
plus lointain, puis faire les foins à son compte, et ne
pas faucher de moitié avec les paysans.
L'intendant écoutait attentivem.ent, de l'air d'un
homme qui fait effort pour approuver les projets du
maître ; il avait cette physionomie découragée et
abattue que Ivcvine lui connaissait et qui l'irritait
au plus haut point. « Tout cela est bel et bon, sem-
blait-il toujours dire, mais nous verrons ce que Dieu
donnera. »
Ce ton contrariait, désespérait presque Levine ;
mais il était commim à tous les intendants qu'il
avait eus à son service ; tous accueillaient ses pro-
jets du même air navré, aussi avait-il pris le parti de
ne plus se fâcher ; il n'en mettait pas moins d'ardeur
à lutter contre ce malheureux : « ce que Dieu don-
nera », qu'il considérait comme une espèce de force
élémentaire destinée à lui faire partout obstacle :
« Nous verrons si nous en aurons le temps, Cons-
tantin Dniitritch.
262 ANNA KARÉNINE.
— Et pourquoi ne l' aurions-nous pas ?
— Il nous faut louer quinze ouvriers de plus, et
il n'en vient pas. Aujourd'hui il en est venu qui de-
mandent 70 roubles pour l'été. »
Levine se tut. Toujours cette même pierre d'achop-
pement ! Il savait que, quelque effort qu'on fît,
jamais il n'était possible de louer plus de trente-sept
ou trente-huit ouvriers à un prix normal ; on arrivait
quelquefois jusqu'à quarante, pas au delà ; mais il
voulait encore essayer.
« Envoyez à Tsuri, à Tchefîrofka : s'il n'en vient
pas, il faut en chercher.
— Pour envoyer, j'enverrai bien, dit Wassili
Fédorovitch d'un air accablé : et puis, voilà les che-
vaux qui sont bien faibles.
— Nous en rachèterons ; mais je sais, ajouta- t-il en
riant, que vous ferez toujours aussi peu et aussi mal
que possible. Au reste, je vous en préviens, je ne
vous laisserai pas agir à votre guise cette année. Je
ferai tout par moi-même.
— Ne dirait-on pas que vous dormez trop ? Quant
à nous, nous préférons travailler sous l'œil du maître.
— Ainsi, vous allez faire semer le trèfle, et j'irai
voir moi-même, dit-il en montant sur le petit che-
val que le cocher venait de lui amener.
— Vous ne passerez pas les ruisseaux, Constantin
Dmitritch, cria le cocher.
— Eh bien, j'irai par le bois. »
Sur son petit cheval bien reposé, qui reniflait
toutes les mares, et tirait sur la bride dans sa joie
ANNA KART':NIN^. 2G3
de quitter l'écurie, Levine sortit de la cour boueuse,
et ])artit en pleins champs.
L'impression joyeuse qu'il avait éprouvée à la
maison ne fit qu'augmenter. L'amble de son excel-
lent cheval le balançait doucement ; il buvai-t à
longs traits l'air déjà tiède, mais encore impr^né
d'une fraîcheur de neige, car il en restait des traces
de place en place ; chacun de ses arbres, avec sa
mousse renaissante et ses bourgeons prêts à s'épa-
nouir, lui faisait plaisir à voir. En sortant du bois,
l'étendue énorme des champs s'offrit à sa vue, sem-
blable à mi immense tapis de velours vert ; pas de
parties mal emblavées ou défoncées à déplorer,
mais par-ci par-là des lambeaux de neige dans les
fossés. Il aperçut un cheval de paysan et un poulain
piétinant un champ ; sans se fâcher, il ordoima à un
paysan qui passait de les chasser ; il prit avec la
même douceur la réponse niaise et ironique du pay-
san auquel il demanda : « Eh bien, Ignat, sèmerons-
nous bientôt ? — Il faut d'abord labourer, Cons-
tantin Dmitritch ». Plus il avançait, plus sa bonne
humeur augmentait, plus ses plans agricoles sem-
blaient se surpasser les uns les autres en sagesse :
protéger les champs du côté du midi par des plan-
tations qui empêcheraient la neige de séjourner
trop longtemps ; diviser ses terres labourables en
neuf parties dont six seraient fumées et trois consa-
crées à la culture fourragère ; construire ime vache-
rie dans la partie la plus éloignée du domaine et y
creuser im étang ; avoir des clôtures portatives pour
264 ANNA KARÉNINE.
le bétail afin d'utiliser Teiigrais sur les prairies ;
arriver ainsi à cultiver trois cents dessiatines de
froment, cent dessiatines de pommes de terre, et
cent cinquante de trèfle sans épuiser la terre...
Plongé dans ces réflexions et dirigeant prudem-
ment son cheval de façon à ne pas endommager ses
champs, il arriva jusqu'à l'endroit où les ouvriers
semaient le trèfle. La télègue chargée de semences,
au lieu d'être arrêtée à la limite du champ, avait
labouré de ses roues le froment d'hiver que le cheval
foulait des pieds. Les deux ouvriers, assis au bord
de la route, allumaient leur pipe. La semence du
trèfle, au lieu d'avoir été passée au crible, était jetée
dans la télègue mêlée à de la terre, à l'état de petites
mottes dures et sèches.
En voyant venir le maître, l'ouvrier Wassili se
dirigea vers la télègue, et Mishka se mit à semer.
Tout cela n'était pas dans l'ordre, mais Levine se
fâchait rarement contre ses ouvriers. Quand Was-
sili approcha, il lui ordonna de ramener le cheval de
la télègue sur la route.
« Cela ne fait rien, Barine, ça repoussera, dit
WassiH.
— Fais-moi le plaisir d'obéir sans raisonner, ré-
pondit Levine.
— J'y vais, répondit Wassili, allant prendre le
cheval par la tête... — Quelles semailles ! Constantin
Dmitritch ! ajouta-t-il pour rentrer en grâce, rien
de plus beau ! mais on n'avance pas facilement ! la
terre est si lourde qu'on traîne un poud à chaque pied.
ANNA K.\RÉNINE. 265
— Pourquoi le trèfle n'a-t-il point été criblé ?
demanda I^evine.
— Ça ne fait rien, ça s'arrangera », répondit Was-
sili, prenant des semences et les triturant dans ses
mains.
Wassili n'était pas le coupable, mais la contrariété
n'en était pas moins vive pour le nuiître. Il descendit
de cheval, prit le semoir des mains de Wassili, et se
mit à semer lui-même.
« Où t'es-tu arrêté ? »
Wassili indiqua l'endroit du pied, et Levine con-
tinua à semer du mieux qu'il put ; mais la terre était
semblable à un marais, et au bout de quelque temps
il s'arrêta, tout en nage, pour rendre le semoir à
l'ouvrier.
« Le printemps est beau, dit Wassili, c'est un
printemps que les anciens n'oublieront pas ; chez
nous, notre vieux a aussi semé du froment. Il pré-
tend qu'on ne le distingue pas du seigle.
— Y a-t-il longtemps qu'on sème du froment
chez vous ?
— Mais c'est vous-même qui nous avez appris à
en semer ; l'an dernier vous m'en avez donné deux
mesures.
— Eh bien, fais attention, dit Levine retournant
à son cheval, surveille Michka, et si la semence lève
bien, tu auras cinquante kopecks par dessiatine.
— Nous vous remercions humblement ; nous
serions contents, même sans cela. »
Levine remonta à cheval et alla visiter son champ
266 ANNA KARÉNINE.
de trèfle de l'année précédente, ptiis celui qu'on la-
bourait pour le blé d'été.
Le trèfle levait admirablement et le labour était
excellent ; dans deux ou trois jours, les semailles
pourraient commencer.
Levine satisfait revint par les ruisseaux, espé-
rant que l'eau aurait baissé ; effectivement il
put les traverser, et au passage il effraya deux
canards.
« Il doit y avoir des bécasses », pensa- t-il ; et un
garde qu'il rencontra en approchant de la maison,
lui confirma cette supposition.
Aussitôt il hâta le pas de son cheval afin de rentrer
dîner et de préparer son fusil pour le soir.
CHAPITRE XIV
Au moment où Levine rentrait chez lui, de la plus
belle humeur du monde, il entendit un son de clo-
chettes du côté du perron d'entrée.
« Quelqu'un arrive du chemin de fer, pensa-t-il :
c'est l'heure du train de Moscou... Qui peut venir ?
Serait-ce mon frère Nicolas ? Ne m' a- t-il pas dit
qu'au lieu d'aller à l'étranger, il viendrait peut-être
chez moi ? »
Il eut peur un moment que cette arrivée n'inter-
rompît ses plans de printemps ; mais, honteux de
ce sentiment égoïste, il ouvrit aussitôt, dans sa pen-
sée, les bras à son frère,, et se prit à espérer, avec une
ANNA KARÉNINE. 267
joie attendrie, que c'était bien lui que la clochette
annonçait.
Il pressa son cheval, et, au tournant d'une haie
d'acacias qui lui cachait la maison, il aperçut dans
un traîneau de louage un voyageur en pelisse. — Ce
n'était pas son frère.
a Pour\'u que ce soit quelqu'un avec qui l'on
puisse causer ! » pensa-t-il.
« Mais, s'écria- t-il en reconnaissant Stépane Arca-
diévitch, c'est le plus aimable des hôtes ! Que je suis
content de te voir î « J'apprendrai certainement de
lui si elle est mariée », se dit-il.
Même le souvenir de Kitty ne lui faisait plus de
mal, par ce splendide jour de printemps.
« Tu ne m'attendais guère ? dit Stépane Arcadié-
vitch en sortant de son traîneau, la figure tachetée
de boue, mais rayonnante de santé et de plaisir.
Je suis venu : 1° pour te voir ; 2° pour tirer un coup
de fusil, et 3° pour vendre le bois de Yergoushovo.
— Parfait ? Que dis- tu de ce printemps ? Com-
ment as-tu pu arriver jusqu'ici en traîneau ?
— En télègue c'est encore plus difficile, Constan-
tin Dmitritch, dit le cocher, une vieille coimaissance.
— Enfin je suis très heureux de te voir », dit
Levine en souriant avec ime joie enfantine.
Il mena son hôte dans la chambre destinée aux
visiteurs, où l'on apporta aussitôt son bagage : un
sac, im fusil dans sa gaîne, et ime boîte de cigares.
Levine se rendit ensuite chez l'intendant pour lui
faire ses obser\'ations sur le trèfle et le labourage.
268 ANNA KARÉNINE.
Agathe Mikhaïlovna, qui avait à cœur l'honneur de
la maison, l'arrêta au passage dans le vestibule pour
lui adresser quelques questions au sujet du dîner.
« Faites ce que vous voudrez, mais dépêchez-
vous », répondit-il en continuant son chemin.
Quand il rentra, Stépane Arcadiévitch, lavé,
peigné et souriant, sortait de sa chambre. Ils montè-
rent ensemble au premier.
« Que je suis donc content d'être parvenu jus-
qu'à toi ! Je vais enfin être initié aux mystères de
ton existence ! Vraiment je te porte envie. Quelle
maison ! Comme tout y est commode, clair, gai,
disait Stépane Arcadiévitch, oubliant que les jours
clairs et le printemps n'étaient pas toujours là. Et
ta vieille bonne ! quelle brave femme ! Il ne man-
que qu'une jolie soubrette en tablier blanc; mais cela
ne cadre pas avec ton style sévère et monastique. »
Entre autres nouvelles intéressantes, Stépane
Arcadiévitch raconta à son hôte que Serge Ivanitch
comptait venir à la campagne cet été ; il ne dit pas
iin mot des Cherbatzky, et se contenta de transmet-
tre les amitiés de sa femme ; Levine apprécia cette
délicatesse. Comme toujours, il avait amassé pen-
dant sa solitude une foule d'idées et d'impressions
qu'il ne pouvait communiquer à son entourage et
qu'il versa dans le sein de Stépane Arcadiévitch.
Tout y passa : sa joie printanière, ses plans et ses
déboires agricoles, ses remarques sur les livres qu'il
avait lus, et surtout l'idée fondamentale du travail
qu'il avait entrepris d'écrire, lequel, sans qu'il s'en
ANXA ÎL\RÊNINE. 269
doutât, était la critique de tous les ou\Tages d'éco-
nomie rurale. Stéimne Arcadiévitch, aimable et
prompt à tout saisir, se montra plus particulièrement
cordial cette fois ; Levine crut même remarquer une
certaine considération pour lui, qui le flatta, jointe à
une nuance de tendresse.
Ivcs efforts réunis d'Agathe MikhaïlovTia et du
cuisinier eurent pour résultat que les deux amis,
mourant de faim, se jetèrent sur la zakouska en
attendant la soupe, mangèrent du pain, du beurre,
des salaisons, des champignons, et que Levine fit
enfin monter la soupe, sans attendre les petits pâ-
tés confectionnés par le aiisinier avec l'espoir
d'éblouir leur hôte ; mais Stépane Arcadiévitch, habi-
tué à d'autres dîners, ne cessa de trouver tout
excellent : les liqueurs faites à la maison, le pain, le
beurre, les salaisons, les champignons, la soupe aux
orties, la poule à la sauce blanche, le vin de Crimée,
furent jugés délicieux.
« Parfait, parfait ! dit-il en allumant une grosse
cigarette après le rôti. Je te fais l'effet d'avoir
échappé aux secousses et au tapage d'un navire, pour
aborder sur une rive hospitalière. Ainsi tu dis que
l'élément représenté par le travailleur doit être
étudié en dehors de tout autre, et servir de guide dans
le choix des procédés économiques ? Je suis un pro-
fane dans ces questions, mais il me semble que cette
théorie et ses applications auront une influence sur
le travailleur...
— Oui, mais attends ; je ne parle pas d'économie
270 ANNA KARENINE.
politique, mais d'économie rurale considérée comme
une science. Il faut en étudier les données, les phé-
nomènes, de même que pour les sciences naturelles,
et l'ouvrier au point de vue économique et ethno-
graphique... »
Agathe Mikhaïlovna entra en ce moment avec des
confitures.
« Mes compliments, Agathe Mikha'ûovna, dit
Stépane Arcadiévitch en baisant le bout de ses doigts
potelés.
— Quelles salaisons et quelles Uqueurs ! Eh bien,
Kostia, n'est-il pas temps de partir ? » ajouta- t-il.
Levine jeta un regard par la fenêtre sur le soleil
qui disparaissait derrière la cime encore dénudée
des arbres.
« Il en est temps ; Kousma, qu'on attelle »,
cria-t-il, descendant l'escalier en courant.
Stépane Arcadiévitch descendit aussi, et alla
soigneusement retirei lui-même son fusil de sa
gaine; c'était une arme d'un modèle nouveau et
coûteux.
Kousma, qui sentit venir un bon pourboire ne le
quittait pas ; il l'aida à mettre ses bas et ses bottes
de chasse, et Stépane Arcadiévitch se laissa faire
avec complaisance.
« Si le marchand Rébénine vient en notre ab-
sence, fais-moi le plaisir, Kostia, de dire qu'on le
reçoive et qu'on le fasse attendre.
— C'est à lui que tu vends ton bois ?
— Oui ; le connais -tu ?
ANNA KAR1:NINE. 271
— Certainement, j'ai eu affaire à lui positivement
et définitivement ! »
Stépane Arcadiévitch se mit à rire. « Positive-
ment et définitivement » étaient les mots favoris
du marcliand.
« Oui, il parle très drôlement. — Elle comprend
où va son maître ! » ajouta-t-il en caressant Las-
ka, qui tournait en jappant autour de Levine, lui
léchant tantôt la main, tantôt la botte ou le
fusil.
Un petit équipage de chasse les attendait à la
porte.
« J'ai fait atteler, quoique ce soit tout prés d'ici ;
mais si vu le préfères, nous irons à pied.
— Du tout, j'aime autant la voiture », dit Stépane
Arcadiévitch en s' asseyant dans le char à bancs ;
il s'enveloppa les pieds d'un plaid tigré et alluma
un cigare.
« Comment peux-tu te passer de fumer, Kostia î
Le cigare, ce n'est pas seulement un plaisir, c'est
comme le couronnement du bien-être. Voilà la
vraie existence ! c'est ainsi que je voudrais vivre !
— Qui t'en empêche ? dit Levine en souriant.
— Oui, tu es un homme heureux, car tu possèdes
tout ce que tu aimes : tu aimes les chevaux, tu en as,
des chiens, tu en as, ainsi qu'une belle chasse ; enfin,
tu adores l'agronomie, et tu peux t'en occuper !
— Cest peut-être que j'apprécie ce que je possède,
et ne désire pas trop vivem.ent ce que je n'ai pas »,
répondit Levine en pensant à Kitty.
272 ANNA KARÉNINE.
Stépane Arcadiévitch le comprit, mais le regarda
sans mot dire.
Levice lui était reconnaissant de n'avoir pas en-
core parlé des Cherbatzky, et d'avoir deviné, avec
son tact ordinaire, que c'était là un sujet qu'il redou-
tait ; mais en ce moment il aurait voulu, sans faire
de questions, savoir à quoi s'en tenir sur ce même
sujet.
« Comment vont tes affaires ? » dit-il enfin, se
reprochant de ne penser qu'à ce qui l'intéressait
personnellement.
Les yeux de Stépane Arcadiévitch s'allumèrent.
« Tu n'admets pas qu'on puisse désirer du pain
chaud quand on a sa portion congrue ; selon toi,
c'est un crime, et moi, je n'admets pas qu'on puisse
vivre sans amour, répondit-il, ayant compris à sa
façon la question de Levine. Je n'y puis rien, je suis
ainsi fait, et vraiment, quand on y songe, on fait si
peu de tort à autrui, et tant de plaisir à soi-
même !
— Eh quoi ? y aurait-il un nouvel objet, demanda
son ami.
— Oui, frère ! Tu connais le t^-pe des femmes
d'Ossian, ces femmes qu'on ne voit qu'en rêve ? Eh
bien, elles existent parfois en réalité, et sont alors
terribles. La femme, vois- tu, c'est un thème iné-
puisable : on a beau l'étudier, on rencontre toujours
du nouveau.
— Ce n'est pas la peine de l'étudier alors.
— Oh si ! je ne sais plus quel est le grand homme
ANNA KARENINE. 273
qtiî a dit que le bonheur consistait à chercher la vé-
rité et non à la trouver... »
l/cvine écoutait sans rien dire, mais il avait beau
faire, il ne pouvait entrer dans l'âme de son ami, et
comprendre le charme qu'il éprouvait à ce genre
d'études.
CHAPITRE XV
L'exdroit où Levine conduisit Oblonsky était
non loin de là, dans un petit bois de trembles : il le
posta dans un coin cou\'ert de mousse et un peu maré-
cageux, quoique débarrassé de neige ; quant à lui, il
se plaça du côté opposé, près d'un bouleau double,
appuya son fusil à ime des branches inférieures,
ôta son caftan, se serra une ceinture autour du corps,
et fit quelques mouvements de bras pour s'assurer
que rien ne le gênerait pour tirer.
La vieille Laska, qui le suivait pas à pas, s'assit
avec précaution en face de lui, et dressa les oreilles.
Le soleil se couchait derrière le grand bois, et du côté
du levant les jeunes bouleaux mêlés aux trembles
se dessinaient nettement avec leurs branches tom-
bantes et leurs bourgeons presque épanouis.
Dans le grand bois, là où la neige n'avait pas com-
plètement disparu, on entendait l'eau s'écouler à
petit bruit en nombreux ruisselets ; les oiseaux
gazouillaient en voltigeant d'un arbre à l'autre.
Par moments, le silence semblait complet ; on enten-
274 ANNA KARÉNINE.
dait alors le bruissement des feuilles sèches remuées
par le dégel ou par l'herbe qui poussait.
« En vérité, on voit et l'on entend croître l'her-
be ! » se dit Levine en remarquant une feuille de trem-
ble, humide et couleur d'ardoise, que soulevait la
pointe d'une herbe nouvelle sortant du sol. Il était
debout, écoutant et regardant tantôt la terre cou-
verte de mousse, tantôt I^aska aux aguets, tantôt
la cime encore dépouillée des arbres de la forêt, qui
s'étendait comme une mer au pied de la colline, puis
le ciel obscurci qui se couvrait de petits nuages blancs.
Un vautour s'envola dans les airs en agitant lente-
ment ses ailes au-dessus de la forêt ; un autre prit la
même direction et disparut. Dans le fourré, le ga-
zouillement des oiseaux devint plus vif et plus ani-
mé ; un hibou éleva la voix au loin ; Laska dressa
l'oreille, fit quelques pas avec prudence et pencha la
tête pour mieux écouter. De l'autre côté de la ri-
vière, un coucou poussa deux fois son petit cri, puis
s'arrêta tout enroué.
« Entends- tu ? déjà le coucou ! dit Stépane Arca-
diévitch en quittant sa place.
— Oui, j'entends, dit Levine, mécontent de rom-
pre le silence. Attention maintenant : cela va com-
mencer. »
Stépane Arcadiévitch retourna derrière son buis-
son, et l'on ne vit plus que l'étincelle d'une allu-
mette, suivie de la petite lueur rouge de sa cigarette,
et une légère fumée bleuâtre. « Tchik, tchik » ;
Stépane Arcadiévitch armait son fusil.
ANNA KARÉNINE. 275
« Oii'est-ce qui crie là ? dcmanda-t-il en attirant
l'attention de son compagnon sur un bruit sourd,
qui faisait penser à la voix d'un enfant s'amusant à
imiter le hennissement d'un cheval.
— Tu ne sais pas ce que c'est ? C'est un lièvre
mâle. Mais attention, ne parlons plus », cria presque
Levine en armant son fusil à son tour. Un sifflement
se fit entendre dans le lointain avec le tythme si
conim du chasseur, et, deux ou trois secondes après ce
sifflement se répéta et se changea en un petit cri
enroué. Levine leva les yeux à droite, à gauche, pt
vit enfin au-dessus de sa tête, dans le bleu un*peii
obscurci du ciel, au-dessus de la cime doucement ba-
lancée des trembles, un oiseau qui volait vers lui ;
son cri, assez semblable au bruit que ferait une étoffe
qu'on déchirerait en mesure lui résonna à l'oreille;
il distinguait déjà le long bec et le long cou de la bé-
casse ; mais à peine l'eut-il visée, qu'un éclair rouge
brilla du buisson derrière lequel se tenait Oblonsky ;
l'oiseau s'agita dans l'air comme frappé d'une flèche.
Un second éclair, et l'oiseau, cherchant vainement à
se rattraper, battit de l'aile pendant une seconde,
et tomba lourdement à terre.
« Est-ce que je l'ai manquée ? cria vStépane Arca-
diévitch qui ne vo3'ait rien à travers la fumée.
— La voilà, dit Levine en montrant Laska, une
oreille en l'air, l'oiseau dans la gueule, remuant le
bout de sa queue, et rapportant lentement le gibier
à son maître, avec une espèce de sourire, comme pour
faire durer le plaisir.
10
276 ANNA KARÉNINE.
— Je suis bien aise que tu aies touché, dit Levine,
tout en éprouvant un certain sentiment d'envie.
— Mon fusil a raté du canon droit ; vilaine af-
faire, répondit Stépane Arcadiévitch en rechargeant
son arme. Ah ! en voilà encore une ! » Effective-
ment des sifflements se succédèrent, rapides et per-
çants. Deux bécasses volèrent au-dessus des chas-
seurs, se poursuivant l'une l'autre; quatre coups par-
tirent, et les bécasses, comme des hirondelles, tour-
nèrent sur elles-mêmes et tombèrent.
La chasse fut excellente. Stépane Arcadiévitch
tua encore deux pièces, et Levine également deux,
dont l'une ne se retrouva pas. Le jour baissait de
plus en plus, Vénus à la lueur argentée se montrait
déjà au couchant, et au levant Arcturus brillait de
son feu rouge un peu sombre. Levine apercevait
par intervalles la Grande Ourse. Les bécasses ne se
montraient plus, mais Levine résolut de les attendre
jusqu'à ce que Vénus, qu'il distinguait entre les
branches de son bouleau, s'élevât à l'horizon, et que
la Grande Ourse fût entièrement visible. L'étoile
avait dépassé les bouleaux, et le char de la Grande
Ourse déjà dans le ciel, qu'il attendait encore.
« N'est-il pas temjjs de rentrer ? » demanda
Stépane Arcadiévitch.
Tout était calme dans la forêt : pas un oiseau n'y
bougeait.
« Attendons encore, répondit Levine.
ANNA KARÉNINE. 277
— Comme tu voudras. »
Ils étaient en ce moment à quinze pas l'un de
l'autre.
« Stiva, s'écria tout à coupLevine, tu ne m'as pas
dit si ta belle-sœur était marié^e, ou si le mariage
est près de se faire ? » Il se sentait si calme, son parti
était si résolument pris, que rien, croyait-il, ne pou-
vait l'émouvoir. Mais il ne s'attendait pas à la
réponse de Stéi^ane Arcadiévitch.
« Elle n'est pas mariée et ne songe pas au ma-
riage, elle est très malade, et les médecins l'envoient ^
à l'étranger. On craint même pour sa vie.
— Que dis-tu là ? cria Levine. Malade..., mais
qu'a-t-elle ? Comment... »
Pendant qu'ils causaient ainsi, Easka, les oreilles
dressées, examinait le ciel au-dessus de sa tête et les
regardait d'un air de reproche.
« Ils ont bien choisi leur temps pour causer, pen-
sait Laska. Eu voilà une qui vient, la voilà, — juste.
Ils la manqueront. »
Au même instant, un sifflement aigu perça les
oreilles des deux chasseurs, et tous deux, ajustant
leurs fusils, tirèrent ensemble ; les deux coups, les
deux éclairs furent simultanés. Ea bécasse battit de
l'aile, plia ses pattes minces, et tomba dans le fourré.
— Voilà qui est bien! ensemble... s'écria Eevine,
courant avec Easka à la recherche du gibier ;
qu'est-ce donc qui m'a fait tant de peine tout à
l'heure? Ah oui ! Kitty est malade, se rappela- t-il.
Que faire ? c'est triste !
278 ANNA KARÉNINE.
— Je ]'ai trouvée ! Bonne bête ! » fit-il en repre-
nant l'oiseau de la gueule de Laska pour la mettre
dans son carnier presque plein.
CHAPITRE XVI
En rentrant, Levine questionna son ami sur la
maladie de Kitty et les projets des Cherbatzky : il
entendit sans déplaisir les réponses d'Oblonsky, sen-
tant, sans oser se l'avouer, qu'il lui restait un espoir
quelconque, et presque satisfait que celle qui l'avait
tant fait souffrir, souffrît à son tour. Mais quand Sté-
pane Arcadiévitch parla des causes de la maladie de
Kitty et prononça le nom de Wronsky, il l'inter-
rompit :
« Je n'ai aucun droit d'être initié à des secrets
de famille auxquels je ne m'intéresse nullement. »
Stépane Arcadiévitch sourit imperceptiblement
en remarquant la transformation soudaine de Le-
vine qui, en une seconde, avait passé de la gaieté à
la tristesse, comme cela lui arrivait souvent.
« As-tu conclu ton affaire avec Rébenine, pour le
bois ? demanda-t-il.
— Oui, il me donne un prix excellent : 38.000
roubles, dont huit d'avance et le reste en six ans.
Ce n'a pas été sans peine ; personne ne m'en offrait
davantage.
— Tu donnes ton bois pour rien, dit I^evine d'un
air sombre.
ANNA KARÉNINE. 279
— Comment cela, pour rien î dit Stépnnc Arca-
diévitch avec un sourire de bonne humeur, sachant
d'avance que Levine serait nLuintenant mécontent
de tout.
— Ton bois vaut pour le moins 500 roubles la
dessiatine.
— Voilà bien votre ton méprisant, à vous autres
grands agriculteurs, quand il s'agit de nous, pauvres
diables de citadins ! Et cependant, qu'il s'agisse de
faire une affaire, nous nous en tirons encore mieux
que vous. Crois-moi, j'ai tout calculé ; le bois est
vendu dans de très bonnes conditions, et je ne crains
qu'une chose, c'est que le marchand ne se dédise.
C'est du bois de chauffage, et il n'y en aura pas plus
de 30 sagcnes par dessiatine ; or il m'en donne 200
roubles la dessiatine. »
Levine sourit dédaigneusement.
« Voilà le genre de ces messieurs de la ville, pen-
sa-t-il, qui pour une fois en dix ans qu'ils viennent
à la campagne, et pour deux ou trois mots du voca-
bulaire campagnard qu'ils appliquent à tort et à
travers, s'imaginent qu'ils connaissent le sujet à
fond ; « il y aura 30 sagènes «... il parle sans savoir
un mot de ce qu'il avance. — Je ne me permets pas
de t'en remontrer quand il s'agit des paperasses de
ton administration, dit-il, et si j'avais besoin de toi,
je te demanderais conseil. Et toi, tu t'imagines com-
prendre la question des bois ? Elle n'est pas si simple.
D'abord as-tu compté tes arbres ?
— Comment cela, compter mes arbres ? dit en
28o ANNA KARÉNINE.
riant Stépane Arcadiévitch, cherchant toujours à
tirer son ami de son accès de mauvaise himieur.
Compter les sables de la mer, compter les rayons des
planètes, qu'un génie y parvienne...
— C'est bon, c'est bon, je te réponds que le génie
de Rébenine y parvient ; il n'y a pas de marchand
qui achète sans compter, à moins qu'on ne lui donne
le bois pour rien, comme toi. Je le connais ton bois,
j'y chasse tous les ans ; il vaut 500 roubles la dessia-
tine, argent comptant, tandis qu'il t'en ofifre 200
avec des échéances. Tu lui fais un cadeau de 35.000
roubles pour le moins.
— Laisse donc ces comptes imaginaires, dit plain-
tivement Stépane Arcadiévitch ; pourquoi alors
personne ne m'a-t-il offert ce prix-là ?
— Parce que les marchands s'entendent entre
eux, et se dédommagent entre concurrents. Je con-
nais tous ces gens-là. J'ai eu affaire à eux, ce ne sont
pas des marchands, mais des revendeurs à la façon des
maquignons ; aucun d'eux ne se contente d'un béné-
fice de 10 ou 15 p. %; il attendra jusqu'à ce qu'il
puisse acheter pour 20 kopecks ce qui vaut un
rouble.
— Tu vois les choses en noir.
— Pas le moins du monde », dit tristement Le-
vine au moment où ils approchaient de la maison.
Une télègue solide, et solidement attelée d'un
cheval bien nourri, était arrêtée devant le perron ;
le gros commis de Rébenine, serré dans son caftan,
tenait les rênes. Le marchand lui-même était déjà
ANNA KARÉNINE. 281
entré dans la maison, et vint au-devant des deux
amis à la porte du vestibule. Rébenine était un
homme d'âge moyen, grand et maigre, portant mous-
taches; son menton proéminent était rasé ; il avait les
yeux ternes et à llcur de tète. Vêtu d'une longue re-
dingote bleu foncé, avec des boutons placés très
bas par derricre, il portait des bottes hautes, et par-
dessus ses bottes de grandes galoches. Il s'avança
vers les arrivants avec un sourire, s'essuyant la
figure avec son mouchoir, et cherchant à serrer sa
redingote qui n'en avait aucun besoin ; puis il ten-
dit à Stépaiie Arcadiévitch une main qui semblait
vouloir attraper quelque chose.
« Ah ! vous voilà arrivé ? dit Stépane Arcadié-
vitch en lui donnant la main. C'est fort bien.
— Je n'aurais pas osé désobéir aux ordres de
\'otre Excellence, quoique les chemins soient bien
mauvais. Positivement, j'ai fait la route à pied, mais
je suis venu au jour fixé. Mes hommages, Constantin
Dmitritch, — dit-il en se tournant vers Levine,
avec l'intention d'attraper aussi sa main ; mais ce-
lui-ci eut l'air de ne pas remarquer ce geste, et sortit
tranquillement les bécasses de son camier. — Vous
vous êtes divertis à chasser ? 12^el oiseau est-ce
donc ? ajouta Rébenine en regardant les bécasses
avec mépris. Quel goût cela a-t-il ? — et il hocha la
tête d'un air désapprobateur, comme s'il eût éprouvé
des doutes sur la possibilité d'apprêter, pour le ren-
dre mangeable, un \'olatile pareil.
— Veux- tu passer dans mon cabinet ? dit I^evine
2S3 ANNA KARÉNINE.
en français... Entrez dans mon cabinet, vous y discu-
terez mieux votre affaire.
— Où cela vous conviendra », répondit 4e mar-
chand sur un ton de suffisance dédaigneuse, voulant
bien faire comprendre que si d'autres pouvaient
éprouver des difficultés à conclure une affaire, lui
n'en connaissait jamais.
Dans le cabinet, Rébenine chercha machinale-
ment des yeux l'image sainte, mais, l'ayant trouvée,
il ne se signa pas ; il jeta im regard sur les bibliothè-
ques et les rayons chargés de livres, du même air
de doute et de dédain qu'il avait eu pour la bé-
casse.
« Eh bien !... avez-vous apporté l'argent ? de-
manda Stépane Arcadiévitch.
— Nous ne serons pas en retard pour l'argent,
mais nous sommes venus causer un peu.
— Qu'avons-nous à causer ? mais asseyez- vous
donc.
— On peut bien s'asseoir, dit Rébenine en s' as-
seyant et en s' appuyant au dossier d'un fauteuil, de
la façon la plus incommode. Il faut céder quelque
chose, prince : ce serait péché que de ne pas le faire...
Quant à l'argent, il est tout prêt, définitivement
jusqu'au dernier kopeck ; de ce côté là, il n'y aura
pas de retard. »
Levine qui rangeait son fusil dans une armoire et
s'apprêtait à quitter la chambre, s'arrêta aux der-
nières paroles du marchand :
« Vous achetez le bois à vil prix, dit-il ; il est venu
ANNA KARENINE. 283
me trouver trop tard. Je l'aurais engagé à en de-
mander beaucoup plus. »
Rébenine se leva et toisa Levine en souriant.
« Constantin Diuitritch est très serré, dit-il en
s'adressant à Stépane Arcadiévitch ; on n'achète
définitivement rien avec lui. J'ai marchandé son
froment et je donnais un beau prix.
— Pourquoi vous ferais- je cadeau de mon bien ?
Je ne l'ai ni trouvé ni volé.
— Faites excuse ; par le temps qui court, il est
absolument impossible de voler ; tout se fait, par le
temps qui court, honnêtement, et ouvertement. Qui
donc pourrait voler ? Nous avons parlé honorable-
ment. Ive bois est trop cher ; je ne joindrais pas les
deux bouts. Je dois prier le prince de céder quelque
peu.
— Mais votre affaire est-elle conclue ou ne l'est-
elle pas ? Si elle est conclue, il n'y a plus à marchan-
der ; si elle ne l'est pas, c'est moi qui achète le
bois. M
Le sourire disparut des lèvres de Rébenine. Une
expression d'oiseau de proie, rapace et cruelle, l'y
remplaça. De ses doigts osseux il déboutonna aussitôt
sa redingote, offrant aux regards sa chemise, son
gilet aux boutons de cuivre, sa chaîne de montre, et il
retira de son sein un gros portefeuille usé.
« Le bois est à moi, s'il vous plaît», et il fit rapide-
ment un signe de croix et tendit sa main. Prends
mon argent, je prends ton bois. Voilà comment
Rébenine entend les affaires ; il ne compte pas ses
284 ANNA KARENINE.
kopecks, bredouilla- t-il tout en agitant son porte-
feuille d'un air mécontent.
— A ta place je ne me presserais pas, dit Levine.
— Mais je lui ai donné ma parole », dit Oblonsky
étonné.
Levine sortit de la chambre en fermant violem-
ment la porte ; le marchand le regarda sortir et hocha
la tête en souriant.
« Tout ça, c'est un effet de jeunesse, définitive-
ment, un pur enfantillage. Croyez-moi, j'achète
pour ainsi dire pour la gloire, et parce que je veux
qu'on dise : « C'est .Rébenine qui a acheté « la
« forêt d' Oblonsky », et Dieu sait si je m'en tirerai !
Veuillez m'écrire nos petites conventions. »
Une heure plus tard, le marchand s'en retournait
chez lui dans sa télègue, bien enveloppé de sa four-
rure, avec son marché en poche.
a Oh î ces messieurs ! dit-il à son commis : tou-
jours la même histoire !
— C'est comme cela, répondit le commis en lui
cédant les rênes pour accrocher le tablier de cuir du
véhicule. Et par rapport à l'achat Michel Ignatich ?
— Hé ! hé !... »
CHAPITRE XVIT
Stépane Arcadiévitch rentra au salon, les poches
bourrées de liasses de billets n'ayant cours que dans
trois mois, mais que le marchand réussit à lui faire
ANNA KARÉNINE. 285
prendre en acompte. Sa vente était conclue, il te-
nait l'argent en portefeuille ; la chasse avait ét6
bonne ; il était donc parfaitement heureux et content
et aurait voulu distraire son ami de la tristesse qui
l'envahissait ; une journée si bien commencée
devait se tenniner de même.
Mais Levine. quelque désir qu'il eût de se montrer
aimable et prévenant pour son hôte, ne pouvait
chasser sa méchante humeur ; l'espèce d'ivresse
qu'il éprouva en apprenant que Kitty n'était pas
mariée fut de courte durée. Pas mariée et malade î
malade d'aniour peut-être pour celui qui la dédai-
gnait ! c'était presque une injure persomielle.Wrons-
ky n'avait-il pas en quelque sorte acquis le droit de
le mépriser, lui, Levine, puisqu'il dédaignait celle
qui l'avait repoussé ! C'était donc un ennemi. Il ne
raisonnait pas cette impression, mais se sentait
blessé, froissé, mécontent de tout, et particulière-
ment de cette absurde vente de forêt qui s'était faite
sous son toit, sans qu'il pût empêcher Oblonsky de
se laisser tromper.
« Eh bien î est-ce fini ? dit-il en venant au-devant
de Stépane Arcadiévitch ; veux-tu souper ?
— Ce n'est pas de refus. Quel appétit on a à la
campagne. C'est étonnant ! Pourquoi n'as-tu pas
offert un morceau à Rébenine ?
— Que le diable l'emporte !
— Sais-tu que ta manière d'être avec lui m'éton-
ne ? Tu ne lui donnes même pas la main, pourquoi ?
— Parce que je ne la donne pas à mon domesti*
286 ANNA KARÉNINE.
que, et mon domestique vaut cent fois mieux que
lui.
— Quelles idées arriérées ! Et la fusion des clas-
ses, qu'en fais-tu ?
— J'abandonne cette fusion aux personnes à qui
elle est agréable ; quant à moi, elle me dégoûte.
— Décidément, tu es im rétrograde.
— A vrai dire, je ne me suis jamais demandé
ce que j'étais : je suis tout bonnement Constantin
Levine, rien de plus.
— Et Constantin Levine de bien mauvaise hu-
meur, dit en souriant Oblonsky.
— C'est vrai, et sais-tu pourquoi ? A cause de
cette vente ridicule ; excuse le mot. »
Stépane Arcadiévitch prit im air d'innocence ca-
lomniée et répondit par une grimace plaisante.
« Voyons, quand quelqu'im a-t-il vendu n'im-
porte quoi sans qu'on lui dise aussitôt : « Vous au-
riez pu vendre plus cher ? » et personne ne songe à
offrir ces beaux prix avant la vente. Non, je vois que
tu as une dent contre cet infortuné Rébenine.
— C'est possible, et je te dirai pourquoi. Tu vas
me traiter encore d'arriéré et me donner quelque
vilain nom, mais je ne puis m'empêcher de m'affiiger
en voyant la noblesse, cette noblesse à laquelle,
en dépit de la fusion dés classes, je suis heureux
d'appartenir, allant toujours s' appauvrissant. Si
encore cet appauvrissement tenait à des prodiga-
lités, à une vie trop large, je ne dirais rien : vivre en
grands seigneurs, c'est affaire aux nobles, et eux
ANNA KARÉNINE. 2S7
seuls s'y entendent. Aussi ne suis-je pas froissé de
voir les paysans acheter nos terres ; le propriétaire
ne fait rien, le paysan travaille, il est juste que le
travailleur prenne la place de celui qui reste oisif,
c'est dans l'ordre. Mais ce qui me vexe et m'afflige,
c'est de voir dépouiller la noblesse par l'effet, com-
ment dirai -je, de son innocence. Ici c'est im fermier
polonais qui achète à moitié prix, d'une dame qui
habite Nice, une superbe terre. Là c'est im marchand
qui prend en fenne pour un rouble la dessiatine ce qui
en vaut dix. Aujourd'hui c'est toi qui, sans rime
ni raison, fais à ce coquin un cadeau d'une trentaine
de mille roubles.
— Eh bien après ? fallait-il compter mes arbres
un à un ?
— Certainement, si tu ne les a pas comptés,
sois sûr que le marchand l'a fait pour toi ; et ses
enfants auront le moyen de vivre et de s'instruire :
ce que les tiens n'auront peut-être pas.
— Que veux-tu ? à mes yeux, il y a mesquinerie
à cette façon de calculer. Nous avons nos affaires,
ils ont les leurs, et il faut bien qu'ils fassent leurs
bénéfices. Au demeurant, c'est une chose sur la-
quelle il n'y a plus à revenir... Et voilà mon omelette
favorite qui arrive, puis Agathe Mikhaïlo\Tia nous
donnera certainement un verre de sa bonne eau-de-
vie. r>
Stépane Arcadiévitch se mit à table, plaisanta
gaiement Agathe Mikhaïlovna et assura n'avoir pas
mangé de longtemps im dîner et un souper pareils.
288 ANNA KARÉNINE.
« Au moins vous avez, vous, une bonne parole à
donner, dit Agathe Mikhaïlovna, tandis que Cons-
tantin Dmitritch, ne trouvât-il qu'une croûte de
pain, la mangerait sans rien dire, et s'en irait. »
Levine malgré ses efforts pour dominer son hu-
meur triste et sombre, restait morose ; il y avait une
question qu'il ne se décidait pas à faire, ne trouvant
ni l'occasion de la poser à son ami, ni la forme à lui
donner. Stépane Arcadiévitch était rentré dans sa
chambre, s'était déshabillé, lavé, revêtu d'une belle
chemise tuyautée et enfin couché, que Levine rôdait
encore autour de lui, causant de cent bagatelles,
sans avoir le courage de demander ce qui lui tenait
à cœur.
« Comme c'est bien arrangé, dit-il en sortant du
papier qui l'enveloppait un morceau de savon par-
fumé, attention d'Agathe Mikhaïlovna dont Oblons-
ky ne profitait pas. Regarde donc, c'est vraiment une
œuvre d'art.
— Oui, tout se perfectionne, de notre temps, dit
Stépane Arcadiévitch avec un bâillement plein de
béatitude. Les théâtres, par exemple, et — bâillant
encore — ces amusantes lumières électriques.
— Oui, les lumières électriques, répéta Levine...
Et ce Wronsky, où est-il maintenant ? demanda-t-il
tout à coup en déposant son savon.
— Wronsky ? dit Stépane Arcadiévitch en ces-
sant de bâiller, il est à Pétersbourg. Il est parti peu
après toi, et n'est plus revenu à Moscou. Sais-tu,
Kostia, continua- t-il en s'accoudant à la table pla-
ANNA KARENINE. 289
cée près de son lit, et en appuyant sur sa main un
visage qu'éclairaient comme deux étoiles ses yeux
caressants et un peu somnolents, si tu veux que je te
le dise, tu es en partie coupable de toute cette his-
toire : tu as eu peur d'un rival, et je te répète ce
que je te disais alors, je ne sais lequel de vous deux
avait le plus de chances. Pourquoi n'avoir pas été
de l'avant ? je te disais bien que..., — et il bâilla
intérieurement, tâchant de ne pas ouvrir la bouche.
— Sait-il ou ne sait-il pas la démarche que j'ai
faite ? se demanda Ixfvine en le regardant. Il y a
de la ruse et de la diplomatie dans sa physionomie ;
— et, se sentant rougir, il regarda Oblonsky sans
parler.
— Si elle a éprouvé un sentiment quelconque,
continua celui-ci, c'était un entraînement très super-
ficiel, un éblouissement de cette haute aristocratie
et de cette position dans le monde, éblouissement
que sa mère a subi plus qu'elle. »
Levine fronça le sourcil. L'injure du refus lui
revint au cœur comme une blessure toute fraîche.
Heureusement, il était chez lui, dans sa propre
maison, et chez soi on se sent plus fort.
« Attends, attends, interrompit-il. Tu parles
d'aristocratie ? Veux-tu me dire en quoi consiste
celle de Wronsky ou de tout autre, et en quoi elle
autorise le mépris que l'on a eu de moi ? Tu le con-
sidères comme un aristocrate. Je ne suis pas de cet
avis. Un homme dont le père est sorti de la jxjussière
grâce à l'intrigue, dont la mère a été en liaison Dieu
290 ANNA KARENINE.
sait avec qui. Oh non ! Les aristocrates sont pour
moi des hommes qui peuvent montrer dans leur
passé trois ou quatre générations honnêtes, appar-
tenant aux classes les plus cultivées (ne parlons pas
de dons intellectuels remarquables, c'est une autre
affaire), n'ayant jamais fait de platitude devant per-
sonne, et n'ayant eu besoin de personne, comme
mon père et mon grand-père. Et je connais beau-
coup de familles semblables. Pour toi, tu fais des
cadeaux de 30 000 roubles à un coquin, et tu me
trouves mesquin de compter mes arbres ; mais tu
recevras des appointements, et que sais- je encore,
ce que je ne ferai jamais. Voilà pourquoi j'apprécie
ce que m'a laissé mon père et ce que me donne mon
travail, et je dis que c'est nous qui sommes les
aristocrates, et non pas ceux qui vivent aux dépens
des puissants de ce monde, et qui se laissent acheter
pour 20 kopecks !
— A qui en as- tu ? je suis de ton avis, — répon-
dit gaiement Oblonsky en s' amusant de la sortie de
son ami, tout en sentant qu'elle le visait. — Tu n'es
pas juste pour Wronsky ; mais il n'est pas question
de lui. Je te le dis franchement : à ta place, je parti-
rais pour Moscou et...
— Non; je ne sais si tu as connaissance de ce
qui s'est passé, et du reste cela m'est égal... J'ai
demandé Catherine Alexandrovna, et j'ai reçu un
refus qui me rend son souvenir pénible et himiiliant.
— Pourquoi cela ? quelle foHe !
— - N'en parlons plus. Excuse-moi si tu. m'as
ANNA KARKNINE. 291
trouvé malhoniicte avec toi. Maintenant tout est
expliqué. »
Et, reprenant ses allures ordinaires :
« Tu ne m'en veux pas, Stiva ? Je t'en prie, ne
me garde pas rancune, dit-il en lui prenant la main.
— Je n'y songe pas ; je suis bien aise, au contraire
que nous nous soyons ouverts l'un à l'autre. Et sais-
tu ? la chasse est bonne le matin. Si nous y retour-
nions ? je me passerais bien de dormir et j'irais
ensuite tout droit à la gare.
— Parfaitement. »
CHAPITRE XViri
Wronsky, quoique absorbé par sa passion, n'avait
rien changé au cours extérieur de sa vie. Il avait
conservé toutes ses relations mondaines et militaires.
Son régiment gardait une place importante dans son
existence, d'abord parce qu'il l'aimait, et plus en-
core parce qu'il y était adoré; on ne se contentait
pas de l'y admirer, on le respectait, on était fier de
voir un homme de son rang et de sa valeur intellec-
tuelle placer les intérêts de son régiment et de ses
camarades au-dessus des succès de vanité ou d'amour-
propre auxquels il avait droit. Wronsky se rendait
compte des sentiments qu'il inspirait et se croyait
en quelque sorte, tenu de les entretenir. D'ailleurs
la vie militaire lui plaisait par elle-même.
P- Il va sans dire qu'il ne parlait à personne de son
292 ANNA KARENINE.
aniour ; jamais un mot imprudent ne lui échappait,
même lorsqu'il prenait part à quelque débauche en-
tre camarades (il buvait, du reste, très modéré-
ment) , il et savait fermer la bouche aux indiscrets
qui se permettaient la moindre allusion à ses affaires
de cœur. Sa passion était cependant connue de la
ville entière, et les jeunes gens enviaient précisé-
ment ce qui pesait le plus lourdement à son amour,
la haute position de Karénine, qui contribuait à
mettre sa liaison en évidence.
La plupart des jeunes femmes, jalouses d'Anna,
qu'elles étaient lasses d'entendre toujours nommer
« juste », n'étaient pas fâchées de voir leurs prédic-
tions vérifiées, et n'attendaient que la sanction de
l'opinion publique pour l'accabler de leur mépris :
elles tenaient déjà en réserve la boue qui lui serait
jetée quand le moment serait venu. Les personnes
d'expérience et celle d'un rang élevé voyaient à
regret se préparer un scandale mondain.
La mère de Wronsky avait d'abord appris avec
un certain plaisir la liaison de son fils ; rien, selon
elle, ne pouvait mieux achever de former im jeime
homme qu'un amour dans le grand monde ; ce n'é-
tait, d'ailleurs pas sans un certain plaisir qu'elle
constatait que cette Karénine, qui semblait si absor-
bée par son fils, n'était, après tout, qu'une femme
comme une autre, chose du reste fort naturelle
pour une femme belle et élégante, pensait la vieille
comtesse. Mais cette manière de voir changea lors-
qu'elle sut que son fils, afin de ne pas quitter son ré-
AXXA KARÊXIXB. 293
giment et le voisinage de Mme Karénine, avait
refusé un avancement important pour sa carrière ;
d'ailleurs, au lieu d'être la liaison brillante et mon-
daine qu'elle aurait approuvée, voilà qu'elle appre-
nait que cette passion tournait au tragique, à la
Werther, et elle craignait de voir son fils commettre
quelque sottise. Depuis le départ imprévu de celui-ci
de Moscou, elle ne l'avait pas re\-u, et l'avait fait
prévenir par son frère qu'elle désirait sa visite. Ce
frère aîné n'était guère plus satisfait, non qu'il s'in-
quiétât de savoir si cet amour était profond ou éphé-
mère, calme ou passionné, innocent ou coupable
(lui-même, quoique père de famille, entretenait une
danseuse et n'avait pas le droit d'être sévère), mais
il savait que cet amour déplaisait en haut lieu, et
blâmait son frère en conséquence.
W'ronsky, outre ses relations mondaines et son
ser\-ice, avait une passion qui l'absorbait : celle des
chevaux. Des courses d'officiers devaient avoir lieu
cet été-là; il se fit inscrire et acheta une jument an-
glaise pur sang ; malgré son amour, et quoiqu'il
y mît de la réserve, ces courses avaient pour lui un
attrait très vif. Pourquoi d'ailleurs ces deux pas-
sions se seraient-elles nui ? Il lui fallait uin intérêt
quelconque, en dehors d'Anna, pour le reposer des
émotions violentes qui l'agitaient.
294 ANNA KARÉNINE.
CHAPITRE XIX
Le jour des courses de Krasnoé-Selo, Wronsky vint,
plus tôt que d'habitude, manger un bifteck dans la
salle commune des officiers ; il n'était pas trop rigou-
reusement tenu à restreindre sa nourriture, son
poids répondant aux quatre pouds exigés ; mais il
ne fallait pas engraisser, et il s'abstenait en consé-
quence de sucre et de farineux. Il s'assit devant la
table, sa redingote déboutonnée laissant apercevoir
un gilet blanc, et ouvrit un roman français ; les deux
bras appuyés sur la table, il semblait absorbé par
sa lecture, mais ne prenait cette attitude que pour
se dérober aux conversations des allants et venants;
sa pensée était ailleurs.
Il songeait au rendez-vous que lui avait donné
Anna après les courses ; depuis trois jours il ne l'avait
'oas vue, et se demandait si elle pourrait tenir sa
promesse, car son mari venait de rentrer à Péters-
bourg d'un voyage à l'étranger. Comment s'en assu-
rer ? Cétait à la villa de Betsy, sa cousine, qu'ils
s'étaient rencontrés pour la dernière fois ; il n'allait
chez les Karénine que le moins possible ; oserait-il
s'y rendre ?
« Je dirai simplement que je suis chargé par Betsy
de savoir si elle compte venir aux courses ;... oui
certainement, j'irai », décida- t-il intérieurement;
et son imagination lui peignit si vivement le bon-
ANNA KARÉNINE. 295
heur de cette cntrc\-ue, que son visage rayonna de
joie au-dessus de son livre.
tt Fais dire chez moi qu'on attelle au plus vite
la troïka à la calèche », dit-il au garçon qui lui ser-
vait son bifteck tout chaud sur un plat d'argent. Il
attira vers lui l'assiette et se ser\'it.
On entendait dans la salle de billard voisine un
bruit de billes, et des voix causant et riant ; deux offi-
ciers se montrèrent à la porte ; l'un d'eux, tout jeune
à la figure délicate, était récemment sorti du corps
des pages; l'autre, gras et vieux, avait de petits yeux
humides et un bracelet au bras.
Wronsky les regarda et continua à manger et à
lire tout à la fois, d'un air mécontent, comme s'il ne
les eût pas remarqués.
« Tu prends des forces, hein ? demanda le gros
officier en s'asseyant près de lui.
— Comme tu vois, répondit Wronsky en s'es-
suyant la bouche et en fronçant le sourcil, toujours
sans les regarder.
— Tu ne crains pas d'engraisser ? continua le gros
officier et en avançant une chaise au plus jeune.
— Quoi ? demanda Wronsky en décou\Tant ses
dents avec une grimace d'ennui et d'aversion.
— Tu ne crains pas d'engraisser ?
— Garçon, du xérès ! » cria Wronsky sans lui
répondre, et il transporta son livre de l'autre côté
de l'assiette pour continuer à lire.
Le gros officier prit la carte des vins, la tendit au
plus jeune et lui dit :
296 ANNA KARÉNINE.
« Vois donc ce que nous pourrions boire.
— Du vin du Rhin, si tu veux «, répondit celui-ci
en tâchant de saisir son imperceptible moustache,
tout en regardant timidement Wronsky du coin de
l'œil.
Voyant qu'il ne bougeait pas, il se leva et dit :
« Allons dans la salle de billard. »
Le gros officier se leva aussi, et ils se dirigèrent
du côté de la porte.
Au même moment entra un capitaine de cavalerie,
grand et beau garçon nommé Yashvine ; il fit aux
deux officiers un petit salut dédaigneux et s'appro-
cha de Wronsky.
« Ah ! te voilà », cria-t-il en lui posant vivement
sa grande main sur l'épaule. Wronsky mécontent se
retourna, mais son visage reprit aussitôt ime expres-
sion douce et amicale.
« C'est bien fait, Alexis, dit le capitaine de sa
voix sonore, mange maintenant et avale un petit
verre par là-dessus.
— Je n'ai pas faim.
— Ce sont les inséparables », dit Yashvine en
regardant d'un air moqueur les deux officiers qui
s'éloignaient, et il s'assit, pliant ses grandes jambes,
étroitement serrées dans son pantalon d'uniforme,
et trop longues pour la hauteur des chaises.
« Pourquoi n'es-tu pas venu au théâtre hier ?
laNumérof n'était vraiment pas mal ; où as-tu été ?
— Je me suis attardé chez les Tverskoï.
— Ah! »
ANXA KARf.XIXB. 297
Yashv'îne était, au régiment, le meilleur ami de
Wronsky bien qu'il fût aussi joueur que débauché.
On ne pouvait dire de lui que c'était un homme sans
principes ; il en avait, mais ils étaient foncièrement
immoraux. Wronsky admirait sa force physique
exceptiomicllc.qui lui pennettait de boire comme un
tonneau sans s'en apercevoir, et de se passer, au
Ijesoin, complètement de sommeil; il n'admirait pas
moins sa force morale, qui le rendait redoutable
même à ses chefs, dont il savait se faire respecter
aussi bien que de ses camarades. Au club anglais,
il passait pour le premier des joueurs, Parce que, sans
jamais cesser de boire, il risquait des sonunes con-
sidérables avec un calme et une présence d'esprit
imperturbables.
Si Wronsky éprouvait pour Yashvine de l'amitié
et une certaine considération, c'est qu'il savait que
sa propre fortune et sa position sociale n'entraient
pour rien dans l'attachement que lui témoignait
celui-ci ; il était aimé pour lui-même. Aussi Yashvine
était-il le seul honmie auquel Wronsky eût voulu
parler de son amour, persuadé que, malgré son mé-
pris affecté pour toute espèce de sentiment, il pour-
rait seul comprendre sa passion avec ce qu'elle avait
de sérieux et d'absorbant. Il le savait en outre inca-
pable de bavardages et de médisances, et ces raisons
réunies lui rendaient toujours sa présence agréable.
« Ah oui ! — dit le capitaine, lorsque le nom des
Tverskoï eut été prononcé ; et il mordit sa mousta-
che en le regardant de son œil noir brillant.
298 ANNA KARÉNINE.
— Et toi, qu'as- tu fait ? as-tu gagné ?
— Huit mille roubles, dont trois qui ne rentre-
ront peut-être pas.
— Alors, je puis te faire perdre, — dit Wronsky
en riant ; son camarade avait parié une forte somme
sur lui.
— Je n'entends pas perdre. Mahotine seul est à
craindre. »
Et la conversation s'engagea sur les courses, le
seul sujet intéressant du moment.
« Allons, j'ai fini, — dit Wronsky en se levant.
Yashvine se leva aussi en étirant ses longues
jambes.
— Je n puis dîner de si bonne heure, mais je
vais boire quelque chose. Je te suis. Garçon, du vin,
cria-t-il de sa voix tonnante. Cette voix était une
célébrité au régiment. Non, au fait, c'est inutile,
cria-t-il aussitôt après ; si tu rentres chez toi, je
t'accompagne. »
CHAPITRE XX
Wronsky occupait une grande izba finnoise très
propre, et divisée en deux par une cloison. Pétritzky
demeurait avec lui au camp, aussi bien qu'à Péters-
bourg ; il dormait lorsque Wronsky et Yashvine
entrèrent.
a Assez dormir, lève- toi », dit Yashvine en allant
ANNA KARV:NÎNK. 299
secouer le dormeur par l'épaule, derrière la cloison
où il était couché, le nez enfoncé dans son oreiller.
Pétritzky sauta sur ses genoux et regarda autour
de lui.
« Ton frère est verui. dit-il à Wronsky : il m'a ré-
veillé ; que le diable l'emporte, et il a dit qu'il re-
viendrait. »
Là-dessus, il se rejeta sur l'oreiller en ramenant sa
couverture.
« Laisse-moi tranquille, Yashvine, — cria-t-il
avec colère à son camarade, qui s'amusait à lui
retirer sa couverture ; puis, se tournant vers lui et
ou\Tant les yeux : — Tu ferais mieux de me dire
ce que je de\Tais boire pour m'ôter de la bouche
ce goût désagréable.
— De l'eau-de-vie, avant tout, ordonna Yashvine
de sa grosse voix : Tereshtchenko, vite un verre
d'eau-de-vie et des concombres à ton maître, cria-t-il
en s'amusant lui-même de la sonorité de sa voix.
— Tu crois ? demanda Pétritzky en se frottant
les yeux avec une grimace ; en prendras-tu aussi ?
Si c'est à deux, je veux bien. Wronsky, tu boiras
aussi ? »
Et, quittant son lit, il s'avança enveloppé d'une
couverture tigrée, les bras en l'air, chantonnant en
français : <( Il était un roi de Thulé ».
« Boiras- tu, Wronsky ? »
— Va te promener, répondit-celui-ci, qui endos-
sait une redingote apportée par son domestique.
— Où comptes- tu aller ? lui demanda Yashvine
300 ANNA KARÉNINE.
en voyant approcher de la maison une calèche atte-
lée de trois chevaux. Voilà ta troïka.
— A récurie, et de là chez Bransky, avec lequel
j'ai une affaire à régler », dit Wronsky.
Il avait effectivement promis à Bransky de lui
porter de l'argent, et celui-ci demeurait à dix verstes
de Péterhof , — mais ses camarades comprirent aus-
sitôt qu'il allait encore ailleurs.
Pétritzky cligna de l'œil avec une grimace qui
signifiait : « nous savons ce que Bransky veut dire »,
et continua à chanter.
« Ne t' attarde pas », se contenta de dire Yash-
vine, et, changeant de conversation : « Ht mon
rouan, fait-il ton affaire ? demanda-t-il en regar-
dant par la fenêtre le cheval du milieu qu'il avait
vendu.
Au moment où Wronsky allait sortir, Pétritzky
l'arrêta en criant :
« Attends donc, ton frère m'a laissé une lettre et
un billet pour toi. Qu'en ai- je fait ? C'est là la ques-
tion, déclama Pétritzky, élevant l'index au-dessus
de son nez.
— Parle donc, es-tu bête ! dit Wronsky en sou-
riant.
— Je n'ai pas fait de feu dans la cheminée. Ce
doit être ici quelque part.
— Voyons, pas de contes : où est la lettre ?
— Je t'assure que je l'ai oubliée; j'ai peut-être
vu tout cela en rêve î Attends, attends, ne te fâche
pas ; si tu avais bu comme je l'ai fait hier, tu ne
AXNA KARKXIXIC. 301
saurais même pas où tu as couché ; je vais tâcher
de me rappeler. »
Pétritzky retourna derrière la cloison et se recou-
cha.
« C'est ainsi que j'étais couché, et lui se tenait là,
oui, oui, oui, m'y voilà. »
Et il tira une lettre de dessous son matelas.
Wronsky prit la lettre qu'accompagnait un billet
de son frère; c'était bien ce qu'il supposait : sa mère
lui reprochait de n'être pas venu la voir, et son frère
lui disait qu'il avait à lui parler.
(( En quoi cela les regarde-t-il ? » murmura-t-il,
pressentant de quoi il s'agissait, et il chiffonna les
deux papiers, qu'il introduisit entre les boutons de
sa redingote, avec l'intention de les relire en route
plus attentivement.
Au moment de quitter l'izba, il rencontra deux
officiers dont l'un appartenait à son régiment. L'ha-
bitation de Wronsky servait volontiers de lieu de
réunion.
« Où vas-tu ?
— A Péterhof pour affaire.
— Le cheval est-il arrivé ?
— Oui, mais je ne l'ai pas encore vu.
— On dit que Gladiator, de Mahotine, boite.
— Des bêtises ! Mais comment ferez- vous pour
courir avec ime boue pareille ? »
« Voilà mes sauveurs î ?> cria Pétritzky en
vo5^ant entrer les nouveaux venus. Son ordonnance,
debout devant lui, tenait sur un plateau de l'eau-
302 ANNA KARÉNINE.
de-vie et des concombres salés. « Cest Yashvine
qui m'ordonne de boire pour me rafraîchir.
— Vous nous avez donné de l'agrément hier soir,
dit un des officiers ; grâce à vous, nous n'avons pu
dormir de la nuit.
— Il faut vous dire comment cela s'est terminé !
se mit à raconter Pétritzky. Wolkof est grimpé sur
un toit, et nous a annoncé de là qu'il était triste.
Faisons de la musique, ai- je proposé : une marche
funèbre. Et au son de la marche funèbre il s'est en-
dormi sur son toit.
— Bois donc ton eau-de-vie, et par là-dessus de
l'eau de Seltz avec beaucoup de citron, dit Yashvine
encourageant Pétritzky comme une mère qui veut
faire avaler une médecine à son enfant. Après cela,
tu pourras prendre un peu de Champagne, une demi-
bouteille.
— Voilà qui a le sens commun. Wronsky, attends
un peu, et bois avec nous.
— Non, messieurs, adieu. Je ne bois pas aujour-
d'hui.
— Pourquoi ? de crainte de t' alourdir ? Alors
buvons sans lui ; qu'on apporte de l'eau de Seltz et
du citron.
— Wronsky ! cria quelqu'un comme il sortait.
— Qu'y a-t-il ?
— Tu devrais te faire couper les cheveux, de
crainte de t' alourdir, sur le front surtout. »
Wronsky commençait en effet à perdre ses che-
veux ; il se mit à rire, et, avançant sa casquette sur
ANNA KARÉNINE. 303
son front, là où ses cheveux devenaient rares il
sortit et monta en calèche.
« A l'écurie ! » dit-il.
Il allait prendre ses lettres pour les relire, mais,
afin de ne penser qu'à son cheval, il remit sa lecture
à plus tard.
CHAPITRE XXI
L'ÉCURIE provisoire, une baraque en planches, se
trouvait à proximité du champ de courses. Le dres-
seur ayant seul monté le cheval pour le promener,
Wronsky ne savait trop dans quel état il allait trou-
ver sa monture. Un jeune garçon, qui faisait office
de groom, recormut de loin la calèche et appela aus-
sitôt le dresseur, un Anglais au visage sec, orné au
menton d'ime touffe de poils. Celui-ci vint au-de-
vant de son maître en se dandinant à la façon des
jockeys, les coudes écartés du corps ; il était vêtu
d'une jaquette courte et chaussé de bottes à l'é-
cuyère.
« Comment va Frou-frou ? demanda Wronsky, en
anglais.
— AU right, sir, répondit l'Anglais du fond de sa
gorge. Mieux vaut ne pas entrer, ajouta-t-il en sou-
levant son chapeau. Je lui ai mis une muselière et
cela l'agite. Si on l'approche, elle s'inquiétera.
— J'entrerai tout de même. Je veux la voir.
— Allons alors », répondit avec humeur l'An-
304 ANNA KARÉNINE.
glais, toujours sans ouvrir la bouche ; et de son pas
dégingandé il se dirigea vers l'écurie ; un garçon de
service en veste blanche, balai en main, propre et
alerte, les introduisit. Cinq chevaux occupaient l'écu-
rie, chacun dans sa stalle ; celui de Mahotine, le
concurrent le plus sérieux de Wronsky, Gladiator, un
alezan de cinq vershoks, devait être là. Wronsky
était plus furieux de le voir que de voir son propre
cheval, mais, selon les règles des courses, il ne devait
pas se le faire montrer, ni même se permettre de
questions à son sujet. Tout en marchant le long du
couloir, le groom ouvrit la porte de la seconde stalle
et Wronsky entrevit un vigoureux alezan aux pieds
blancs. C'était Gladiator ; il le savait, mais se re-
tourna aussitôt du côté de Frou-frou, comme il se
fût détourné d'une lettre ouverte qui ne luiauraitpas
été adressée.
« C'est le cheval de Mak..., Mak.., dit l'Anglais
sans arriver à prononcer le nom, indiquant la stalle
de Gladiator de ses doigts aux ongles crasseux.
— De Mahotine ? oui ; — c'est mon seul adversaire
sérieux.
— Si vous le montiez, je parierais pour vous, dit
l'Anglais.
— Frou-frou est plus nerveuse, celui-ci plus so-
lide, répondit Wronsky en souriant de l'éloge du
jockey.
— Dans les courses avec obstacles, tout est < axis
l'art de monter, dans le pluck », dit l'Anglais.
ly- pluck, c'est-à-dire l'audace et le sang-froid.
ANNA KARENINE. 305
Wronsky savait qu'il n'en manquait pas et. qui plus
est, il était fermement convaincu que personne ne
pouvait en avoir plus que lui.
0 Vous êtes sûr qu'une forte transpiration n'était
pas nécessaire ?
— Du tout, répondit l'Anglais. Ne parlez pas
haut, je vous prie, la jument s'inquiète », ajouta- t-il
en faisant im signe de tête du côté de la stalle fer-
mée où l'on entendait piétiner le cheval sur sa li-
tière.
Il ouvrit la porte et Wronsky entra dans le box
faiblement éclairé par une petite lucarne. Un cheval
bai brun, avec une muselière, y foulait nerveusement
la paille fraîche.
La conformation un peu défectueuse de son cheval
favori sauta aux yeux de Wronsky. Frou-frou était
de taille moyenne, son ossature était étroite, sa
poitrine également, quoique le poitrail fût saillant ;
la croupe était légèrement fuyante et les jambes,
surtout celles de derrière, un peu cagneuses. I^es
muscles des jambes paraissaient faibles et les flancs
très larges, malgré l'entraînement qu'elle avait subi
et la maigreur de son ventre. Au-dessous du genou,
ses jambes, \Ties de face, semblaient de vrais fu-
seaux; voies de côté au contraire, elles étaient énor-
mes. Sauf ses flancs, on l'aurait dite creiisée des deux
côtés. Mais elle avait un mérite qui faisait oublier
tous ces défauts : elle avait de la race, du sayig, comme
disent les Anglais. Ses muscles faisaient saillie sous
un réseau de veines recouvertes d'une peau lisse
306 ANNA KARENINE.
et dodue comme du satin ; sa tête effilée, aux yeux
à fleur de tête, brillants et animés, ses naseaux sail-
lants et mobiles, qui semblaient injectés de sang,
toute l'allure de cette jolie bête avait quelque chose
de décidé, d'énergique et de fin. C'était un de ces
animaux auxquels la parole ne semble manquer que
par suite d'ime conformation m écanique incomplète.
Wronsky eut le sentiment d'être compris par elle
tandis qu'il la considérait. Lorsqu'il entra, elle aspira
l'air fortement, regarda de côté, en montrant le
blanc de son œil injecté de sang, chercha à secouer sa
muselière, et s'agita sur ses pieds comme mue par
des ressorts.
« Vous voyez si elle est agitée, dit l'Anglais.
— Ho, ma belle, ho ! » dit Wronsky en s' appro-
chant pour la calmer ; mais plus il approchait, plus
elle s'agitait. Elle ne se tranquillisa que lorsqu'il
lui eut caressé la tête et le cou ; on voyait ses muscles
se dessiner et tressaillir sous son poil délicat. Wrons-
ky remit à sa place une mèche de crinière qu'elle
avait rejetée de l'autre côté du garrot, approcha son
visage des naseaux qu'elle gonflait et élargissait
comme des ailes de chauve-souris. Elle respira
bruyamment, dressa les oreilles et tendit son mu-
seau noir vers lui, pour le saisir par la manche ;
mais, empêchée par sa museHère, elle se reprit à pié-
tiner.
« Calme- toi, ma belle, calme- toi ! » lui dit Wronsky
en la flattant ; et il quitta la stalle dans la convic-
tion rassurante que son cheval était en parfait état
ANNA KARENINE. 307
Mais l'agitation de la jument s'était communiquée
à son maître ; lui aussi sentait le sang affluer à son
coeur et le besoin d'action, de mouvement, s'em-
parer violenuncnt de lui ; il aurait voulu mordre
comme elle ; c'était troublant et amusant.
a Eh bien ! je compte sur vous, dit-il à l'Anglais ;
à six heures et demie sur le terrain.
— Tout sera prêt. Mais où allez- vous, mylord ? »
demanda l'Anglais en se servant du titre de lord
qu'il n'employait jamais.
Étonné de cette audace, Wronsky leva la tête
avec surprise et regarda l'Anglais comme il savait le
faire, non dans les yeux, mais sur le haut du front ;
il comprit aussitôt que le dresseur ne lui avait pas
parlé comme à son maître, mais comme à un jockey,
et répondit :
« J'ai besoin de voir Bransky et serai de retour
dans ime heure. »
« Combien de fois m'aura-t-on fait cette question
aujourd'hui ! peusa-t-il, et il rougit, ce qui lui arri-
vait rarement. L'Anglais le regarda attentivement ;
il avait l'air de savoir où allait son maître.
« L'essentiel est de se tenir tranquille avant la
course ; ne vous faites pas de mauvais sang, ne vous
tourmentez de rien.
— Ail right », répondit Wronsky en souriant et,
sautant dans sa calèche, il se fit conduire à Péterhof.
A peine avait-il fait quelques pas, que le ciel,
couvert depuis le matin, s'assombrit tout à fait ; il
se mit à pleuvoir.
II
3o8 ANNA KARÉNINE.
« C'est fâcheux, pensa Wronsky en levant la ca-
pote de sa calèche ; il y avait de la boue, maintenant
ce sera un marais. »
' Et, profitant de ce moment de solitude, il prit les
lettres de sa mère et de son frère pour les lire.
C'était toujours la même histoire : tous deux, sa
mère aussi bien que son frère, trouvaient nécessaire
de se mêler de ses affaires de cœur ; il en était irrité
jusqu'à la colère, un sentiment qui ne lui était pas
habituel.
« En quoi cela les conceme-t-il ? Pourquoi se
croient-ils obligés de s'occuper de moi ? de s'accro-
cher à moi ? C'est parce qu'ils sentent qu'il y a là
quelque chose qu'ils ne peuvent comprendre. Si
c'était une liaison vulgaire, on me laisserait tran-
quille ; mais ils devinent qu'il n'en est rien, que cette
fenrnie n'est pas un jouet pour moi, qu'elle m'est plus
chère que la vie. Cela leur paraît incroyable et aga-
çant. Quel que soit notre sort, c'est nous qui l'avons
fait, et nous ne le regrettons pas, se dit-il en s'unis-
sant à Anna dans \e mot nous. Mais non, ils entendent
nous enseigner la vie, eux qui n'ont aucune idée de ce
qu'est le bonheur ! ils ne savent pas que, sans cet
amour, il n'y aurait pour moi ni joie ni douleur en
ce monde ; la vie n'existerait pas. »
Au fond, ce qui l'irritait le plus contre les siens,
c'est que sa conscience lui disait qu'ils avaient rai-
son. Son amour pour Anna n'était pas un entraîne-
ment passager destiné comme tant de liaisons mon-
daines à disparaître en ne laissant d'autres traces
ANNA KARÉNINE. 309
que des souvenirs doux ou pénibles. Il sentait vive-
ment toutes les tortures de leur situation, toutes ses
difficultés aux yeux du monde, auquel il fallait tout
cacher, en s'ingéniant à mentir, à tromper, à inven-
ter mille ruses. Et tandis que leur passion mutuelle
était si violente qu'ils ne connaissaient plus qu'elle,
toujours il fallait penser aux autres.
Ces fréquentes nécessités de dissinmler et de fein-
dre lui revinrent vivement à la pensée. Rien n'était
plus contraire à sa nature, et il se rappela le senti-
ment de honte qu'il avait souvent surpris dans Anna
lorsqu'elle aussi était forcée au mensonge.
Depuis sa liaison avec elle, il ressentait parfois
une étrange sensation de dégoût et de répulsion
qu'il ne pouvait définir. Pour qui l'éprouvai t-il ?...
Pour Alexis Alexandrovitch, pour lui-même, pour le
monde entir ?... Il n'en savait rien. Autant que pos-
sible il chassait cette impression.
« Oui, jadis elle était malheureuse, mais fière et
tranquille ; maintenant elle ne peut plus l'être,
quelque peine qu'elle se donne pour le paraître. »
Et pour la première fois l'idée de couper court à
cette vie de dissimulation lui apparut nette et pré-
cise : le plus tôt possible serait le mieux.
« Il faut que nous quittions tout, elle et moi, et
que, seuls avec notre amour, nous allions nous ca-
cher quelque part », se dit-il.
310 ANNA KARÉNINE.
CHAPITRE XXII
L'averse fut de courte durée, et lorsque Wronsky
arriva au grand trot de son cheval de brancard, les
chevaux de volée galopant à toutes brides dans la
boue, le soleil avait déjà reparu et faisait scintiller
les toits des villas et le feuillage mouillé des vieux
tilleuls, dont l'ombre se projetait des jardins du voi-
sinage dans la rue principale. L'eau coulait des toits,
et les branches des arbres semblaient secouer gaie-
ment leurs gouttes de pluie. Il ne pensait plus au
tort que l'averse pouvait faire au champ de courses,
mais se réjouissait en songeant que, grâce à la pluie,
elle serait seule ; car il savait qu'Alexis Alexandro-
vitch, revenu d'un voyage aux eaux depuis quelques
jours, n'avait pas encore quitté Pétersbourg pour la
campagne.
Wronsky fit arrêter ses chevaux à une petite dis-
tance de la maison, et, afin d'attirer l'attention aussi
peu que possible, il entra dans la cour à pied, au
lieu de sonner à la porte principale qui donnait sur
la rue.
« Monsieur est-il arrivé ? demanda-t-il à im jar-
dinier.
— Pas encore, mais madame y est. Veuillez son-
ner, on vous ouvrira.
— Non, je préfère entrer par le jardin. 9
.\XNA KARHXIXH. 311
I^ sachant seule, il voulait la surprendre ; il
n'avait pas annoncé sa \asite et elle ne pouvait l'at-
tendre à cause des courses ; il marcha donc avec pré-
caution le long des sentiers sablés et bordés de fleurs,
relevant son sabre pour ne pas faire de bruit ; il
l'avança ainsi jusqu'à la terrasse, qui de la maison
descendait au jardin. Les préoccupations qui l'a-
vaient assiégé en route, les ditVicultés de sa situation,
tout était oublié ; il ne pensait qu'au bonheur de
l'apercevoir bientôt, elle en réalité, en personne et non
plus en imagination seulement. Déjà il montait les
marches de la terrasse le plus doucement possible,
lorsqu'il se rappela ce qu'il oubliait toujours, et ce
qui formait un des côtés les plus douloureux de ses
rapports avec Anna, la présence de son fils, de cet
enfant au regard inquisiteur.
L'enfant était le principal obstacle à leurs entre-
vues. Jamais en sa présence Wronsky et Aima ne se
permettaient un mot qui ne pût être entendu de
tout le monde, jamais même la moindre allusion que
l'enfant n'eût pas comprise. Ils n'avaient pas eu be-
soin de s'entendre pour cela ; chacim d'eux aurait
cru se faire injure en prononçant une parole qui eût
trompé le petit garçon ; devant lui ils causaient
comme de simples connaissances. Malgré ces pré-
cautions> Wronsky rencontrait souvent le regard
scrutateur et un peu méfiant de Serge fixé sur lui ;
tantôt il le trouvait timide, d'autres fois caressant,
rarement le même. L'enfant semblait instinctive-
ment comprendre qu'entre cet homme et sa mère il
312 ANNA KARÉNINE.
existait un lien sérieux dont la signification lui
échappait.
Serge faisait effectivement de vains efforts pour
comprendre comment il devait se comporter avec ce
monsieur ; il avait deviné, avec la finesse d'intuition
propre à l'enfance, que son père, sa gouvernante et
sa bonne le considéraient avec horreur, tandis que
sa mère le traitait comme son meiUetir ami.
« Qu'est-ce que cela signifie ? qui est-il ? faut-il
que je l'aime ? et si je n'y comprends rien, est-ce
ma faute et suis- je un enfant méchant ou borné ? »
pensait le petit. De là sa timidité, son air interroga-
teur et méfiant, et cette mobilité d'humeur qui gênait
tant Wronsky. D'ailleurs, en présence de l'enfant, il
éprouvait toujours l'impression de répulsion, sans
cause apparente, qui le poursuivait depuis un cer-
tain temps. Wronsky et Anna étaient semblables à
des navigateurs auxquels la boussole prouverait
qu'ils vont à la dérive, sans pouvoir arrêter leur
course ; chaque minute les éloigne du droit chemin,
et reconnaître ce mouvement qui les entraîne, c'est
aussi reconnaître leur perte ! L'enfant avec son re-
gard naïf était cette implacable boussole ; tous deux
le sentaient sans vouloir en convenir.
Ce jour-là, Serge ne se trouvait pas à la maison ;
Anna était seule, assise sur la terrasse, attendant le
retour de son fils, que la pluie avait surpris pendant sa
promenade. Elle avait envoyé une femme de cham-
bre et un domestique à sa recherche. Vêtue d'une
robe blanche, garnie de hautes broderies, elle était
ANNA K.\RKNINK. 313
assise dans un angle de la terrasse, cachée par dc^
plantes et des fleurs, et n'entendit pas venir
Wronsky. La tôtc penchée, elle appuyait son front
contre un arrosoir oublié sur un des gradins ; de ses
belles mains chargées de bagues qu'il coimaissait
si bien, elle attirait vers elle cet arrosoir. La beauté
de cette tête aux cheveux noirs frisé*s, de ces bras,
de ces mains, de tout l'ensemble de sa persoime,
frappait Wronsky chaque fois qu'il la \'oyait, et lui
causait toujours une nouvelle surprise. Il s'arrêta
et la regarda avec transport. Elle sentit instincti-
vement son approche, et il avait à peine fait un pas,
qu'elle repoussa l'arrosoir et tourna vers lui son
visage brûlant.
« Qu'avez -vous ? vous êtes malade ? » dit-il en
français, tout en s' approchant d'elle. Il aurait voulu
courir, mais, dans la crainte d'être aperçu, il jeta
autour de lui et vers la porte de la terrasse un regard
qui le fit rougir cormne tout ce qui l'obligeait à
craindre et à dissimuler.
({ Non, je me porte bien, dit Anna en se levant et
serrant vivement la main, qu'il lui tendait. Je ne
t'attendais pas.
— Bon Dieu, quelles mains froides 1
— Tu m'as effrayée ; je suis seule et j'attends
Serge qui est allé se promener ; ils reviendront par
ici. ))
Malgré le calme qu'elle affectait, ses lèvres trem-
blaient.
« Pardonnez-moi d'être venu, mais je ne pouvais
314 ANNA KARENINE.
passer la journée sans vous voir, continua-t-il en
français, évitant ainsi le vous impossible et le tutoie-
ment dangereux en russe.
— Je n'ai rien à pardonner : je suis trop heureuse.
— Mais vous êtes malade ou triste ? dit-il en se
penchant vers elle sans quitter sa main. A quoi pen-
sez-vous ?
— Toujours à la même chose », répondit-elle en
souriant.
Elle disait vrai. A quelque heure de la journée, à
quelque moment qu'on l'eût interrogée, elle aurait
invariablement répondu qu'elle pensait à son bon-
heur et à son malheur. Au moment où il était
entré, elle se demandait pourquoi les ims, Betsy
par exemple, dont elle savait la liaison avec
Toushkewitch, prenaient si légèrement ce qui pour
elle était si cruel? Cette pensée l'avait particulière-
ment tourmentée ce jour-là. Elle parla des courses,
et lui, pour la distraire de son trouble, raconta les
préparatifs qui se faisaient; son ton restait par-
faitement calme et naturel.
« Faut-il, ou ne faut-il pas lui dire ? pensait-elle
en regardant ces yeux tranquilles et caressants. Il
a l'air si heureux, il s'amuse tant de cette course,
qu'il ne comprendra peut-être pas assez l'impor-
tance de ce qui nous arrive. »
« Vous ne m'avez pas dit à quoi vous songiez
quand je suis entré, dit-il en interrompant son récit;
dites-le, je vous en prie. »
Elle ne répondait pas. I^a tête baissée, elle levait
ANNA KARENINE. 315
vers lui ses beaux yeux ; son regard était plein d'in-
terrogations ; sa main jouait avec une feuille
détachée. Le visage de Wronsky prit aussitôt l'ex-
pression d'humble adoration, de dévouement absolu
qui l'avait conquise.
« Je sens qu'il est arrivé quelque chose. Puis-je
être tranquille un instant quand je vous sais un
chagrin que je ne partage pas ? Au nom du ciel,
parlez », répéta-t-il d'un ton suppliant.
« S'il ne sent pas toute l'importance de ce que
j'ai à lui dire, je sais que je ne lui pardonnerai pas ;
mieux vaut se taire que de le mettre à l'épreuve, »
pensa-t-elle en continuant à le regarder ; sa main
tremblait.
« Mon Dieu ? qu'y a-t-il ? dit-il en lui prenant la
main.
— Faut-il le dire ?
— Oui, oui, oui.
— Je suis enceinte », munnura-t-elle lente-
ment.
La feuille qu'elle tenait entre ses doigts trembla
encore plus, mais elle ne le quitta pas des yeux, car
elle cherchait à lire sur son visage comment il sup-
porterait cet aveu.
Il pâlit, voulut parler, mais s'arrêta et baissa la
tête en laissant tomber la main qu'il tenait entre les
siennes.
« Oui, il sent toute la portée de cet événement »,
pensa-t-elle, et elle lui prit la main.
Mais elle se trompait en croyant qu'il sentait
3i6 ANNA KARÉNINE.
comme elle. A cette nouvelle, l'étrange impression
d'horreur qui le poursuivait l'avait saisi plus vive-
ment que jamais, et il comprit que la crise qu'il sou-
haitait, était arrivée. Dorénavant on ne pouvait plus
rien dissimuler au mari, et il fallait sortir au plus tôt,
n'importe à quel prix, de cette situation odieuse et
insoutenable. Le trouble d'Anna se communiquait
à lui. Il la regarda de ses yeux humblement soumis,
lui baisa la main, se leva, et se mit à marcher de
long en large sur la terrasse, sans parler.
Quand enfin il se rapprocha d'elle, il lui dit d'un
ton décidé :
« Ni vous, ni moi, n'avons considéré notre liai-
son comme un bonheur passager ; maintenant notre
sort est fixé. Il faut absolument mettre fin aux men-
songes dans lesquels nous vivons ; — et il regarda
autour de lui.
— Mettre fin ? Comment y mettre fin, Alexis ? »
dit-elle doucement.
Elle s'était calmée et lui souriait tendrement.
« Il faut quitter votre mari et unir nos existences.
— Ne sont-elles pas déjà unies ? répondit-elle à
demi voix.
— Pas tout à fait, pas complètement.
— Mais comment faire, Alexis ? enseigne-le-moi,
dit-elle avec une triste ironie, en songeant à ce que
sa situation avait d'inextricable. Ne suis-je pas la
femme de mon mari ?
— Quelque difficile que soit une situation, elle
a toujours une issue quelconque ; il s'agit seulement
ANNA K.\RKNIXE. Z^l
de prendre un ]>arti... Tout vaut mieux que la vie
que tu mènes. Crois-tu donc cjue je ne voie pas com-
bien tout est tourment pour toi : ton mari, ton fils, le
monde, tout !
— Pas mon mari, dit-elle avec un sourire. Je ne
le connais pas, je ne pense pas à lui. Je ne sais pas
s'il existe.
— Tu n'es pas sincère. Je te comiais : tu te tour-
mentes aussi à cause de lui.
— Mais il ne sait rien, — dit-elle, et soudain son
visage se couvrit d'une vive rougeur : le cou, le front,
les joues, tout rougit, et lc»s larmes lui vinrent aux
yeux. — Ne parlons plus de lui ! »
CHAPITRE XXIII
Ce n'était pas la première fois que Wronsky cher-
chait à lui faire comprendre et juger sa position,
quoiqu'il ne l'eût encore jamais fait aussi fortement;
et toujours il s'était heurté aux mêmes appréciations
superficielles et presque futiles. Il lui semblait qu'elle
était alors sous l'empire de sentiments qu'elle ne
voulait, ou ne pouvait approfondir, et elle, la vraie
Anna, disparaissait, pour faire place à un être étrange
et indéchiffrable, qu'il ne pan'enait pas à com-
prendre, qui lui devenait presque répulsif. Aujour-
d'hui il voulut s'expliquer à fond.
« Qu'il le sache ou ne le sache pas, dit-il d'une
voix calme mais ferme, peu importe. Nous ne pou-
3i8 ANNA KARÉNINE.
vons, vous ne pouvez rester dans cette situation,
surtout à présent.
— Que faudrait-il faire selon vous ? — deman-
da-t-elle avec la raêine ironie railleuse. Elle qui avait
craint si vivement de lui voir accueillir sa confi-
dence avec légèreté, était mécontente maintenant
qu'il en déduisît la nécessité absolue d'une résolu-
tion énergique.
— Avouez tout, et quittez-le.
— Supposons que je le fasse, savez- vous ce qu'il
en résultera ? Je vais vous le dire : — et un éclair
méchant jaillit de ses yeux tout à l'heure si tendres.
(( Ah vous en aimez un autre et avez une liaison cri-
minelle ? dit-elle en imitant son mari et appuyant
sur le mot criminelle comme lui. Je vous avais aver-
tie des suites qu'elle aurait au point de vue de la re-
ligion, de la société et de la famille. Vous ne m'avez
pas écouté, maintenant je ne puis livrer à la honte
mon nom, et... » — elle allait dire mon fils, mais
s'arrêta, car elle ne pouvait plaisanter de son fils.
— En un mot, il me dira nettement, clairement, sur
le ton dont il discute les affaires d'État, qu'il ne peut
me rendre la liberté, mais qu'il prendra des mesures
pour éviter le scandale. C'est là ce qui se passera,
car ce n'est pas un homme, c'est une machine
et, quand il se fâche, une très méchante ma-
chine. »
Et elle se rappela les moindres détails du langage
et de la physionomie de son mari, prête à lui repro-
cher intérieurement tout ce qu'elle pouvait trouver
ANNA KART^XINTÎ. 31O
en lui de mal, avec d'autant moins d'indulgence
qu'elle se sentait plus coupable.
0 Mais Anna, dit Wronsky avec douceur, dans
l'espoir de la convaincre et de la calmer, il faut
d'abord tout avouer, et ensuite nous agirons selon
ce qu'il fera.
— Alors il faudra s'enfuir ?
— Pourquoi pas ? Je ne vois pas la possibilité
de continuer à vivre ainsi ; il n'est pas question de
moi, mais de vous qui souffrez.
— S'enfuir î et devenir ostensiblement votre maî-
tresse ! dit-elle méchamment.
— Anna ! s'écria-t-il peiné.
— Oui, votre maîtresse et perdre tout... » Elle
voulut encore dire mon fils, mais ne put prononcer
ce mot.
Wronsky était incapable de comprendre que cette
forte et loyale nature acceptât la situation fausse où
elle se trouvait, sans chercher à en sortir ; il ne se
doutait pas que l'obstacle était le mot « fils »
qu'elle ne pouvait se résoudre à articuler.
Quand Aima se représentait la vie de cet enfant
avec le père qu'elle aurait quitté, l'horreur de sa
faute lui paraissait telle, qu'en véritable femme elle
n'était plus en état de raisormer, et ne cherchait
qu'à se rassurer et à se persuader que tout pour-
rait encore demeurer comme par le passé; il fallait
à tout prix s'étourdir, oublier cette affreuse pensée :
« que deviendra l'enfant ? »
« Je t'en supplie, je t'en supplie, dit-elle tout à
320 ANNA KARÉNINE.
coup sur un ton tout différent de tendresse et de sin-
cérité, ne me parle plus jamais de cela.
— Mais, Anna !
— Jamais, jamais. Laisse-moi rester juge de la
situation. J'en comprends la bassesse et l'horreur,
mais il n'est pas aussi facile que tu le crois d'y rien
changer. Aie confiance en moi, et ne me dis plus ja-
mais rien de cela. Tu me le promets ?
— Je promets tout ; comment veux-tu cepen-
dant que je sois tranquille, après ce que tu viens de
me confier ? Puis- je rester calme quand tu l'es si
peu ?
— Moi ! répéta-t-elle. Il est vrai que je me tour-
mente, mais cela passera si tu ne me parles plus de
rien.
— Je ne comprends pas...
— Je sais, interrompit-elle, combien ta nature
loyale souffre de mentir ; tu me fais pitié, et bien
souvent je me dis que tu as sacrifié ta vie pour moi.
— C'est précisément ce que je me disais de toi !
je me demandais tout à l'heure comment tu avais pu
t'immoler pour moi ! Je ne me pardonne pas de t'a-
voir rendue malheureuse !
— Moi, malheureuse ! dit-elle en se rapprochant
de lui et le regardant avec un. sourire plein d'amour.
Moi ! mais je suis semblable à un être mourant de
faim auquel on aurait donné à manger ! Il oublie
qu'il a froid et qu'il est couvert de guenilles, il n'est
pas malheureux. Moi malheureuse ! Non, voilà mon
bonheur... »
ANNA KARÉNINE. 321
La voix du petit Serge qui rentrait se fit entendre.
Anna jeta un coup d'oeil autour d'elle, se leva vive-
ment, et porta rapidement ses belles mains chargées
de l)agues vers Wronsky qu'elle prit par la tête ; elle
le regarda longuement, approcha son visage du
sien, l'embrassa sur les lèvres et les yeux, puis elle
voulut le repousser et le quitter, mais il l'arrêta.
« Quand ? murmura-t-il en la regardant avec
transport.
— Aujourd'hui à une heure », répondit-elle à
voix basse en soupirant, et elle courut au-devant de
son iils. Serge avait été surpris par la pluie au parc,
et s'était réfugié dans un pavillon avec sa bonne.
« Eh bien, au revoir, dit-elle à Wronsky, il faut
maintenant que je m'apprête pour les courses ;
Betsy m' a promis de venir me chercher. » — Wrons-
ky regarda sa montre, et partit précipitamment.
CHAPITRE XXIV
Wronsky était si ému et si préoccupé qu'ayant
regardé l'aiguille et le cadran il n'avait pas vu
l'heure.
Tout pénétré de la pensée d'Anna, il regagna sa
calèche sur la route, marchant avec précaution le
long du chemin boueux. Sa mémoire n'était plus
qu'instinctive, et lui rappelait seulement ce qu'il
avait résolu de faire, sans que la réflexion intervînt.
Il s'approcha de son cocher endormi sur son siège,
322 ANNA KARÉNINE.
le réveilla machinalement, observa les nuées de mou-
cherons qui s'élevaient au-dessus de ses chevaux en
sueur, sauta dans sa calèche et se fit conduire chez
Bransky ; il avait déjà fait six à sept verstes lors-
que la présence d'esprit lui revint ; il comprit alors
qu'il était en retard, et regarda de nouveau sa mon-
tre. Elle marquait cinq heures et demie.
Il devait y avoir plusieurs courses ce jour-là.
D'abord les chevaux de trait, puis ime course d'offi-
ciers de deux verstes, une seconde de quatre ; celle
où il devait courir était la dernière. A la rigueur, il
pouvait arriver à temps en sacrifiant Bransky, sinon
il risquait de ne se trouver sur le terrain que lorsque
la cour serait arrivée, et ce n'était pas convenable.
Malheureusement Bransky avait sa parole ; il con-
tinua donc la route en recommandant au cocher de
ne pas ménager ses chevaux. Cinq minutes chez
Bronsky, et il repartit au galop ; ce mouvement ra-
pide lui fit du bien. Peu à peu il oubliait ses soucis
pour ne sentir que l'émotion de la course et le plai-
sir de ne pas la manquer ; il dépassait toutes les
voitures venant de Pétersbourg ou des environs.
Personne chez lui que son domestique le guettant
sur le seuil de la porte ; tout le monde était déjà
parti.
Pendant qu'il changeait de vêtements, son domes-
tique eut le temps de lui raconter que la seconde
course était commencée, et que plusieurs personnes
s'étaient informées de Im.
Wronsky s'habilla sans se presser, — car il savait
AKNA KARKNINE. 323
garder son calnic, — et se fit conduire en voiture aux
écuries. On voyait de là un océan d'équipages de
toutes sortes, des piétons, des soldats, et toutes les
tribunes chargées de spectateur . — La seconde
course devait en effet avoir lieu, car il entendit un
coup de cloche. Il avait rencontré près de l'écurie
l'alezan de Mahotine, Gladiator, qu'on menait cou-
vert d'une housse orange et bleue avec d'énormes
oreillères.
a Où est Cord ? demanda- t-il au palefrenier.
— A récurie, — on selle. »
Frou-frou était toute sellée dans sa stalle ouverte,
et on allait la faire sortir,
a Je ne suis pas en retard ?
— AU right, ail rigfU, dit l'Anglais, ne vous in-
quiétez de rien. »
Wronsky jeta un dernier regard sur les belles
fonnes de sa jument, et la quitta à regret ; — elle
tremblait de tous ses membres. Le moment était
propice pour s'approcher des tribunes sans être re-
marqué ; la course de deux vers tes s'achevait, et
tous les yeux étaient fixés sur un chevalier-garde
et un hussard derrière lui, fouettant désespérément
leurs chevaux en approchant du but. On affluait vers
ce point de tous côtés, et un groupe de soldats et
d'officiers de la garde saluaient avec des cris de
joie le triomphe de leur officier et de leur camarade.
Wronsky se mêla à la foule au moment où la cloche
annonçait la fin de la course, tandis que le vainqueur
couvert de boue, s'affaissait sur sa selle et laissait
324 ANNA KARENINE.
tomber la bride de son étalon gris pommelé, essouf-
flé et trempé de sueur.
L'étalon, raidissant péniblement les jarrets,
arrêta avec difficulté sa course rapide ; l'officier,
comme au sortir d'un rêve, regardait autour de lui et
souriait avec effort. Une foule d'amis et de curieux
l'entoura.
C'était à dessein que Wronsky évitait le monde
élégant qui circulait tranquillement en causant,
autour de la galerie ; il avait déjà aperçu Anna,
Betsy et la femme de son frère, et ne voulait pas
s'approcher d'elles, pour éviter toute distraction.
Mais à chaque pas il rencontrait des connaissances
qui l'arrêtaient au passage et lui racontaient quel-
ques détails de la dernière course, ou lui deman-
daient la cause de son retard.
Pendant qu'on distribuait les prix dans le pavil-
lon, et que chacun se dirigeait de ce côté, Wronsky
vit approcher son frère Alexandre ; comme Alexis,
c'était un homme de taille moyenne et un peu tra-
pu ; mais il était plus beau, quoiqu'il eût le visage
très coloré et un nez de buveur ; il portait l'uni-
forme de colonel avec des aiguillettes.
« As-tu reçu ma lettre ? dit-il à son frère, — on.
ne te trouve jamais. »
Alexandre Wronsky, malgré sa vie débauchée et
son penchant à l'ivrognerie, fréquentait exclusive-
ment le monde de la cour. Tandis qu'il causait avec
son frère d'un sujet pénible, il savait garder la
physionomie souriante d'un hom.me qui plaisanterait
ANNA KARÊXINTÎ. 325
d'une façon inofTensive, et cela à cause des yeux
qu'il sentait bracjués sur eux.
« Je l'ai reçue ; je ne comprends pas de quoi iu
t'inquiètes.
— Je m'inquiète de ce qu'on m'a fait remarquer
tout à l'heure ton absence, et ta présence à Péter-
hof lundi.
— Il y a des choses qui ne peuvent être jugées
que par ceux qu'elles intéressent directement, — et
l'affaire dont tu te préoccupes est telle...
— Oui, mais alors on ne reste pas au service, on
ne...
— Ne t'en mêle pas, — c'est tout ce que je de-
mande. » Alexis W^onsky pâlit, et son visage mé-
content eut un tressaillement ; il se mettait rare-
ment en colère, mais quand cela arrivait, son men-
ton se prenait à trembler, et il devenait dangereux.
Alexandre le savait et sourit gaiement
« Je n'ai voulu que te remettre la lettre de notre
mère ; réponds-lui et ne te fais pas de mauvais sang
avant la course.
— Bonne chance », ajouta-t-il en français, en
s'éloignant.
Dès qu'il l'eut quitté, Wronsky fut accosté par
un autre.
« Tu ne reconnais donc plus tes amis ? Bonjour,
mon cher ! » C'était Stépane Arcadiévitch, le visage
animé, les favoris bien peignés et pommadés, aussi
brillant dans le monde élégant de Péters bourg qu'à
Moscou.
326 ANNA KARÉNINE.
(t Je suis arrivé d'hier et me voilà Taxi d'as-
sister à ton triomphe. — Quand nous revenons-
nous ?
— Encore demain au mess », dit Wronsky, et,
s'excusant de le quitter, il lui serra la main et se diri-
gea vers l'endroit où les chevaux avaient été ame-
nés pour la course d'obstacles.
Les palefreniers emmenaient les chevaux épuisés
par la dernière course, et ceux de la course suivante
apparaissaient les uns après les autres. C'étaient
pour la plupart des chevaux anglais, bien sanglés et
encapuchonnés, — on aurait dit d'énormes oiseaux.
Frou-frou, belle dans sa maigreur, approchait,
posant im. pied après l'autre d'im pas élastique et
rebondissant ; — non loin de là, on ôtait à Gladia-
tor sa couverture ; les formes superbes, régulières
et robustes de l'étalon, avec sa croupe splendide et
ses pieds admirablement taillés, attirèrent l'atten-
tion de Wronsky.
Il voulut se rapprocher de Frou-frou, mais quel-
qu'un l'arrêta encore au passage.
« Voilà Karénine, — il cherche sa femme qui est
dans le pavillon, l'avez- vous vue ?
— Non », répondit Wronsky, sans tourner la
tête du côté où on lui indiquait Mme Karénine, et il
rejoignit son cheval.
A peine eut-il le temps d'examiner quelijue chose
qu'il fallait rectifier à la selle, qu'on appela ceux qui
devaient courir pour leur distribuer leurs numéros
d'ordre. Ils approchèrent tous, sérieux, presque
ANNA KARKNINE. 327
solennels, et plusieurs d'entre eux fort pâles : ils
étaient dix-sept. — Wronsky eut le u^ 7.
« En selle î » cria-t-on.
Wronsky s'approcha de son cheval ; il se sentait,
comme ses camarades, le point de mire de tous les
regards, et, conune toujours, le malaise qu'il en
éprouvait rendait ses mouvements plus lents.
Cord avait mis son costume de parade en l'hon-
neur des courses ; il portait une redingote noire
boutonnée jusqu'au cou ; un col de chemise forte-
ment empesé faisait ressortir ses joues. — il avait
des bottes à l'écuyère et un chapeau rond. Calme
et important, selon son habitude, il était debout à
la tête du chev^al et tenait lui-même la bride. Frou-
frou tremblait et semblait prise d'un accès de fièvre;
ses yeux pleins de feu regardaient Wronsky de côté.
Celui-ci passa le doigt sous la sangle de la selle, — la
jument recula et dressa les oreilles, — et l'Anglais
grimaça un sourire à l'idée qu'on pût douter de la
façon dont il sellait un cheval.
« Montez, vous serez moins agité », dit-il.
Wronsky jeta un dernier coup d'oeil sur ses con-
currents : il savait qu'il ne les verrait plus pendant la
course. Deux d'entre eux se dirigeaient déjà vers le
point de départ. Goltzen, un ami et un des plus
forts coureurs, tournait autour de son étalon bai
sans pouvoir le monter. Un petit hussard de la
garde, en pantalon de cavalerie, courbé en deux sur
son cheval pour im.iter les Anglais, faisait un temps
de galop. Le prince Kouzlof, blanc comme un linge,
328 ANNA KARENINE.
montait une jument pur sang qu'un Anglais me-
nait par la bride. Wronsky connaissait comme tous
ses camarades T amour-propre féroce de Kouzlof,
joint à la faiblesse de ses nerfs. Chacun savait qu'il
avait peur de tout, — mais à cause de cette peur, et
parce qu'il risquait de se rompre le cou, et qu'il y
avait près de chaque obstacle un chirurgien avec
des infirmiers et des brancards, il avait résolu de
courir.
Wronsky lui sourit d'un air approbateur ; mais le
rival redoutable entre tous, Mahotine sur Gladiator,
n'était pas là.
« Ne vous pressez pas, disait Cord à Wronsky, et
n'oubliez pas une chose importante : devant un obs-
tacle, il ne faut ni retenir ni lancer son cheval, — il
faut le laisser faire.
— Bien, bien, répondit Wronsky en prenant les
brides,
— Menez la course si cela se peut, sinon ne per-
dez pas courage, quand bien même vous seriez le
dernier. »
Sans laisser à sa monture le temps de faire le moin-
dre mouvement, Wronsky s'élança vivement sur
l'étrier, se mit légèrement en selle, égalisa les doubles
rênes entre ses doigts, et Cord lâcha le cheval. Frou-
frou allongea le cou en tirant sur la bride ; elle sem-
blait se demander de quel pied il fallait partir, et
balançait son cavalier sur son dos flexible en avan-
çant d'vm pas élastique. Cord suivait à grandes en-
jambées. I^a jument, agitée, cherchait à tromper son
ANNA KARÉNINE. 329
cavalier et tirait tantôt à droite, tantôt à gauche ;
Wronsk>^ la rassurait inutilement de la voix et du
geste.
On approchait de la rivière, du côté où se trou-
vait le point de départ ; Wronsky, précédé des uns,
suivi des autres, entendit derrière lui, sur la boue du
chemin, le galop d'un cheval. C'était Gladiator
monté par Mahotine ; celui-ci sourit en passant,
montrant ses longues dents. \Vronsk>' ne répondit que
par un regard irrité. Il n'aimait pas Mahotine, et
cette façon de galoper près de lui et d'échauffer son
cheval lui déplut ; il sentait d'ailleurs en lui son plus
rude adversaire.
Frou-frou partit au galop du pied gauche, fit
deux bonds, et, fâchée de se sentir retenue par le
bridon, changea d'allure et prit un trot qui secoua
fortement son cavalier. — Cord, mécontent, courait
presque aussi vite qu'elle à côté de Wronsky.
CHAPITRE XXV
Le champ de courses, une ellipse de quatre verstes,
s'étendait devant le pavillon principal et offrait
neuf obstacles : la rivière, — une grande barrière
haute de deux archines, en face du pavillon, — un
fossé à sec, — un autre rempH d'eau, — un côté
rapide, — une banquette irlandaise (obstacle le plus
difficile), c'est-à-dire un remblai couvert de fascines,
derrière lequel un second fossé invisible obHgeait le
330 ANNA KARÉNINE.
cavalier à sauter deux obstacles à la fois, au risque
de se tuer ; — après la banquette, encore trois fos-
sés, dont deux pleins d'eau, — et enfin le but, devant
le pavillon. Ce n'était pas dans l'enceinte même du
cercle que commençait la course, mais à une cen-
taine de sagènes en dehors, et sur cet espace se trou-
vait le premier obstacle, la rivière, qu'on pouvait à
volonté sauter ou passer à gué.
Les cavaliers se rangèrent pour le signal, mais
trois fois de suite il y eut faux départ; il fallut recom-
mencer. Le colonel qui dirigeait la course commençait
à s'impatienter, — lorsque enfin au quatrième com-
mandement les cavaliers partirent.
Tous les yeux, toutes les lorgnettes étaient diri-
gés vers les coureurs.
« Ils sont partis ! les voilà ! » cria-t-on de tous
côtés.
Et pour mieux les voir, les spectateurs se préci-
pitèrent isolément ou par groupes vers l'endroit d'où
on pouvait les apercevoir. Les cavaliers se disper-
sèrent d'abord un peu ; de loin, ils semblaient courir
ensemble, mais les fractions de distance qui les sé-
paraient avaient leur importance.
Frou-frou, agitée et trop nerveuse, perdit du ter-
rain au début, mais Wronsky, tout en la retenant,
prit facilement le devant sur deux ou trois chevaux,
et ne fut bientôt plus précédée que par Gladiator,
qui la dépassait de toute sa longueur, et par la jolie
Diane en tête de tous, portant le malheureux
Kouzlof, à moitié mort d'émotion.
ANNA KARlvNINE. 331
Pendant ces premières minutes, Wronsky ne fut
pas plus maître de lui-même que de sa monture.
Gladiator et Diane se rapprochèrent et franchirent
la rivière prescjue d'un même bond ; Frou-frou s'é-
lança légèrement derrière eux comme portée par
des ailes : au moment où Wronsky se sentait dans
les airs, il aperçut sous les pieds de son cheval
Kouzlof se débattant avec Diane de l'autre côté de
la rivière (il avait lâché les rênes après avoir sauté,
et son cheval s'était abattu sous lui) ; Wronsky
n'apprit ces détails que plus tard, il ne vit qu'une
chose alors, c'est que Frou-frou reprendrait pied sur
le corps de Diane. Mais Frou-frou, semblable à un
chat qui tombe, fit un effort du dos et des jambes
tout en sautant, et retomba à terre par-dessus le
cheval abattu.
« Oh ma belle ! » pensa Wronsky.
Après la rivière, il reprit pleine possession de son
cheval, et le retint même un peu, avec l'intention de
sauter la grande barière derrière Mahotine, qu'il ne
comptait distancer que sur l'espace d'environ deux
cents sagènes libre d'obstacles.
Cette grande barrière s'élevait juste en face du
pavillon impérial ; l'empereur lui-même, la cour,
une foule immense les regardait approcher.
Wronsky sentait tous ces yeux braqués sur lui,
mais il ne voyait que les oreilles de son cheval, la
terre disparaissant devant lui, la croupe de Gladia-
tor et ses pieds blancs battant le sol en cadence, et
conser\'ant toujours la même distance en avant de
332 ANNA KARÉNINE.
Frou-frou. Gladiator s'élança à la barrière, agita sa
queue écourtée et disparut aux yeux de Wrousky
sans avoir heurté l'obstacle.
« Bravo ! » cria une voix.
Au même moment, les planches de la barrière
passèrent comme i^n éclair devant Wronsky, son
cheval sauta sans changer d'allure, mais il entendit
derrière lui un craquement : Frou-frou, animée par
la vue de Gladiator, avait sauté trop tôt et frappé
la barrière de ses fers de derrière ; son allure ne
varia cependant pas, et Wronsky, la figure écla-
boussée de boue, comprit que la distance n'avait
pas diminué, en apercevant devant lui la croupe de
Gladiator, sa queue coupée et ses rapides pieds
blancs.
Frou-frou sembla faire la même réflexion que son
maître, car, sans y être excitée, elle augmenta sensi-
blement de vitesse et se rapprocha de Mahotine en
obliquant vers la corde, que Mahotine conservait
cependant. Wronsky Se demandait si l'on ne pourrait
pas le dépasser de l'autre côté de la piste, lorsque
Frou-frou, changeant de pied, prit elle-même cette
direction. Son épaule, brunie par la sueur, se rappro-
cha de la croupe de Gladiator. Pendant quelques
secondes ils coururent tout près l'un de l'autre ;
mais, pour se rapprocher de la corde, Wronsky
excita son cheval, et vivement, sur la descente,
dépassa Mahotine, dont il entrevit le visage couvert
de boue ; il lui sembla que celui-ci souriait. Quoique
dépassé, il était là, tout près, et Wronsky entendait
ANNA KARÉNINE. 333
toujours le mênie galop régulier et la respiration
précipitée mais nullement fatiguée de l'étalon.
Ives deux obstacles suivants, le fossé et la barrière,
furent aisément franchis, mais le galop et le souffle
de Gladiator se rapprochaient ; Wronsky força le
train de Frou-frou et sentit avec joie qu'elle augmen-
tait facilement sa \'itesse ; le son des sabots de Gla-
diator s'éloignait.
C'était lui maintenant qui menait la course comme
il l'avait souhaité, comme le lui avait recoimnandé
Cord ; il était sûr du succès. Son émotion, sa joie et
sa tendresse pour Frou-frou allaient toujours crois-
sant. Il aurait voulu se retourner, mais n'osait regar-
der derrière lui, et cherchait à se calmer et à ne pas
sunnener sa monture. Va seul obstacle sérieux,
la banquette irlandaise, lui restait à franchir ; si,
l'ayant dépassé, il était toujours en tête, son triom-
phe devenait infaillible. Lui et Frou-frou aper-
çurent la banquette de loin, et tous deux, le cheval et
le cavalier, éprouvèrent un moment d'hésitation.
Wronsky remarqua cette hésitation aux oreilles
de la jument, et levait déjà la cravache, lorsqu'il
comprit à temps qu'elle savait ce qu'elle devait faire.
La jolie bête prit son élan, et, comme il le prévoyait,
s'abandonna à la vitesse acquise qui la transporta
bien au-delà du fossé ; puis elle reprit sa course
en mesure et sans effort, sans avoir changé de
pied.
« Bravo, Wronsk>' î crièrent des voix. Il savait
que ses camarades et ses amis se tenaient près de
334 ANNA KARENINE.
l'obstacle, et distingua la voix de Yashvine, mais
sans le voir.
« Oh ma charmante ! pensait-il de Frou-frou, tout
en écoutant ce qui se passait derrière lui... Il a
sauté », se dit-il en entendant approcher le galop de
Gladiator.
Un dernier fossé, large de deux archines, restait
encore ; c'est à peine si Wronsky y faisait attention,
mais, voulant arriver premier, bien avant les autres,
il se mit à rouler son cheval. La jument s'épuisait ;
son cou et ses épaules étaient mouillés, la sueur per-
lait sur son garrot, sa tête et ses oreilles ; sa respira-
tion devenait courte et haletante. Il savait cepen-
dant qu'elle serait de force à fournir les deux cents
sagènes qui le séparaient du but, et ne remarquait
l'accélération de la vitesse que parce qu'il touchait
presque terre. Le fossé fut franchi sans qu'il s'en
aperçût. Frou-frou s'envola comme un oiseau plutôt
qu'elle ne sauta ; mais en ce moment Wronsky
sentit avec horreur qu'au lieu de suivre l'allure du
cheval, le poids de son corps avait porté à faux
en retombant en selle, par un mouvement aussi inex-
plicable qu'impardonnable. Comment cela s'était-il
fait ? il ne pouvait s'en rendre compte, mais il
comprit qu'une chose terrible lui arrivait : l'alezan
de Mahotine passa devant lui comme un éclair.
Wronsky touchait la terre d'un pied : la jument
s'affaissa sur ce pied, et il eut à peine le temps de se
dégager qu'elle tomba complètement, soufflant
péniblement et faisant, de son cou délicat et cou-
ANNA KARÎvNTNB. 335
vert de sueur, d'inutiles efforts, pour se relever ; elle
gisait à terre et se débattait connue un oiseau bles-
sé : par le mouvement qu'il avait fait en selle, Wrons-
ky lui avait brisé les reins ; mais il ne comprit sa faute
que plus tard. Il ne voyait qu'une chose en ce mo-
ment : c'est que Gladiator s'éloignait rapidement,
et que lui il était là, seul, sur la terre détrempée,
devant Frou-frou abattue, qui tendait vers lui sa
tête et le regardait de ses beaux yeux. Toujours sans
comprendre, il tira sur la bride. La pauvre bête
s'agita comme un poisson pris au filet, et chercha à
se redresser sur ses jambes de devant ; mais, impuis-
sante à relever celles de derrière, elle retomba trem-
blante sur le côté. Wronsky pâle et défiguré par la
colère, lui donna un coup de talon dans le ventre
pour la forcer à se relever ; elle ne bougea pas, et
jeta à son maître un de ses regards parlants, en en-
fonçant son museau dans le sol.
a Mon Dieu, qu'ai-je fait ? hurla presque Wronsky
en se prenant la tête à deux mains. Qu'ai-je fait ? »
Et la pensée de la course perdue, de sa faute hu-
miliante et impardonnable, de la malheureuse bête
brisée, tout l'accabla à la fois. « Qu'ai-je fait ? »
On accourait vers lui, le chirurgien et son aide,
ses camarades, tout le monde. A son grand chagrin,
il se sentait sain et sauf.
Le cheval avait l'épine dorsale rompue ; il fallut
l'abattre. Incapable de proférer uine seule parole,
\\'ronsk>^ ne put répondre à aucune des questions
qu'on lui adressa ; il quitta le champ de courses, sans
336 ANNA KARÉNINE.
relever sa casquette tombée, marchant au hasard
sans savoir où il allait ; il était désespéré ! Pour la
première fois de sa vie, il était victime d'un malheur
auquel il ne pouvait porter remède, et dont il se re-
connaissait seul coupable !
Yashvine courut après lui avec sa casquette, et
le ramena à son logis ; au bout d'une demi-heure,
il se calma et reprit possession de lui-même ; mais
cette course fut pendant longtemps un des souve-
nirs les plus pénibles, les plus cruels de son existence.
CHAPITRE XXVI
Les relations d'Alexis Alexandrovitch et de sa
femme ne semblaient pas changées extérieurement ;
tout au plus pouvait- on remarquer que Karénine
était plus surchargé de besogne que jamais.
Dès le printemps, il partit selon son habitude pour
l'étranger, afin de se remettre des fatigues de l'hiver
en faisant une cure d'eaux.
Il revint en juillet et reprit ses fonctions avec une
nouvelle énergie. Sa femme s'était installée à la cam-
pagne aux environs de Pétersbourg, comme d'ordi-
naire ; lui restait en ville.
Depuis leur conversation, après la soirée de la
princesse Tverskoï, il n'avait plus été question entre
eux de soupçons ni de jalousie ; mais le ton de per-
siflage habituel à Alexis Alexandrovitch lui fut très
commode dans ses rapports actuels avec sa femme ;
ANNA KARÉNINE. 337
sa froideur avait augmenté, quoiqu'il ne semblât
consen'er de cette conversation qu'une certaine
contrariété ; encore n'était-ce guère qu'une nuance,
rien de plus.
« Tu n'as pas voulu t'expliquer avec moi, sem-
blait-il dire, tant pis pour toi, c'est à toi maintenant
de venir à moi, et à mon tour de ne pas vouloir m'cx-
pliquer. » Et il s'adressait à sa femme par la pensée,
comme un homme furieux de n'avoir pu éteindre un
incendie qui dirait au feu : a Brûle, va, tant pis
pour toi ! »
Lui, cet homme si fin et si sensé quand il s'agissait
de son service, ne comprenai tpas ce que cette conduite
avait d'absurde, et s'il ne comprenait pas, c'est que la
situation lui semblait trop terrible pour oser la mesu-
rer. Il préféra enfouir son affection pour sa femme et
son fils dans son âme, comme en un coffre scellé et
verrouillé, et prit même envers l'enfant une attitude
singulièrement froide, ne l'interpellant que du nom
de a jeune homme », de ce ton ironique qu'il pre-
nait avec Anna.
Alexis Alexandrovitch prétendait n'avoir jamais*
eu d'affaires aussi importantes que cette année-là ;
mais il n'avouait pas qu'il les créait à plaisir, afin de
n'avoir pas à ouvrir ce coffre secret qui contenait des
sentiments d'autant plus troublants qu'il les gar-
dait plus longtemps enfermés.
Si quelqu'un s'était arrogé le droit de lui demander
ce qu'il pensait de la conduite de sa femme, cet
homme calme et pacifique se serait mis en colère
338 ANNA KARÉNINE.
au lieu de répondre. Aussi sa physionomie prenait-
elle un air digne et sévère toutes les fois qu'on lui
demandait des nouvelles d'Anna. Et à force de vou-
loir ne rien penser de la conduite de sa femme,
Alexis Alexandrovitch n'y pensait pas.
L'habitation d'été des Karénine était à Péterhof,
et la comtesse Lydie Ivanovna, qui y demeurait
habituellement, y entretenait de fréquentes rela-
tions de bon voisinage avec Anna. Cette année, la
comtesse n'avait pas voulu habiter Péterhof, et, en
causant un jour avec Karénine, fit quelques allu-
sions aux inconvénients de l'intimité d'Anna avec
Betsy et Wronsky. Alexis Alexandrovitch l'arrêta
sévèrement et déclarant que, pour lui, sa femme était
au-dessus de tout soupçon ; depuis lors il avait
évité la comtesse. Décidé à ne rien remarquer, il ne
s'apercevait pas que bien des personnes commen-
çaient à battre froid à sa femme, et n'avait pas
cherché à comprendre pourquoi celle-ci avait insisté
pour s'installer à Tsarskoé, où demeurait Betsy,
non loin du camp de Wronsky.
• Il ne se permettait pas de réfléchir, et ne réflé-
chissait pas ; mais malgré tout, sans s'expliquer avec
lui-même, sans avoir aucune preuve à l'appui, il se
sentait trompé, n'en doutait pas, et en souffrait
profondément.
Combien de fois ne lui était-il pas arrivé, pendant
ses huit années de bonheur conjugal, de se deman-
der, en voyant des ménages désunis : « Comment en
arrive-t-on là ? Comment ne sort-on pas à tout prix
ANNA KARf^NTNE. 339
d'une situation aussi absurde ?» Et maintenant que
le malheur était à sa propre porte, non seulement il
ne songeait pas à se dégager de cette situation, mais
il ne voulait pas l'admettre, et cela parce qu'il s'é-
pouvantait de ce qu'elle lui offrait de terrible, de
contre nature.
Depuis son retour de l'étranger, Alexis Alexan-
droxntch était allé deux fois retrouver sa femme à la
campagne ; une fois pour dîner, l'autre pour y pas-
ser la soirée avec du monde, sans coucher, comme il
l3 faisait les années précédentes.
Le jour des courses avait été pour lui un jour très
rempli ; cependant, en faisant le programme de sa
journée le matin, il s'était décidé à aller à Péterhof
après avoir dîné de bonne heure, et de là aux cour-
ses, où devait se trouver la cour, et où il était con-
venable de se montrer. Par convenance aussi, il
avait résolu d'aller chaque semaine chez sa femme ;
c'était d'ailleurs le quinze du mois, et il était de
règle de lui remettre à cette date l'argent nécessaire
à la dépense de la maison.
Tout cela avait été décidé avec la force de vo-
lonté qu'il possédait, et sans qu'il permît à sa pensée
d'aller au delà.
Sa matinée s'était trouvée très affairée ; la veille,
il avait reçu une brochure d'un voyageur célèbre
par ses voyages en Chine, accompagné d'un mot de
la comtesse Lydie, le priant de recevoir ce voyageur
qui lui semblait, pour plusieurs raisons, être un
homme utile et intéressant
12
340 ANNA KARENINE.
Alexis Alexandrovitch, n'ayant pu terminer la
lecture de cette brochure le soir, l'acheva le matin.
Puis vinrent les sollicitations, les rapports, les récep-
tions, les nominations, les révocations, les distribu-
tions de récompenses, les pensions, les appointe-
ments, les correspondances, tout ce « travail des
jours ouvrables », comme disait Alexis Alexandro-
vitch, qui prenait tant de temps.
Venait ensuite son travail personnel, la visite du
médecin et celle de son régisseur. Ce dernier ne le re-
tint pas longtemps ; il ne fit que lui remettre de l'ar-
gent et un rapport très concis sur l'état de ses affai-
res, qui, cette année, n'était pas très brillantes ; les
dépenses avaient été trop fortes et amenaient un
déficit.
Le docteur, un médecin célèbre, et en rapport d'a-
mitié avec Karénine, lui prit, en revanche, un temps
considérable. Il était venu sans être appelé, Alexis
Alexandrovitch fut étonné de sa visite et de l'atten-
tion scrupuleuse avec laquelle il l'ausculta et l'inter-
rogea ; il ignorait que, frappée de son é tat peu nor-
mal, son amie la comtesse Lydie avait prié le doc-
teur de le voir et de le bien examiner.
« Faites-le pour moi, avait dit la comtesse.
— Je le ferai pour la Russie, comtesse, répondit
le docteur.
— Excellent homme ! » s'écria la comtesse.
Le docteur fut très mécontent de son examen. Le
foie était congestionné, l'alimentation mauvaise, le
résultat des eaux nul. Il ordonna plus d'exercice
ANNA KARKNINE. 341
physique, moins de tension d'esprit, et surtout
aucune préoccupation morale ; c'était aussi facile
que de ne pas respirer.
Le médecin partit en laissant Alexis Alexandro-
vitch sous l'impression désagréable qu'il avait un
principe de maladie auquel on ne pouvait porter
remède.
En quittant son malade, le docteur rencontra sur
le perron le chef de cabinet d'Alexis Alexandrovitch
nomjné Studine, un camarade d'Université ; ces
messieurs se rencontraient rarement, mais n'en res-
taient pas moins bons amis ; aussi le docteur n'au-
rait-il pas parlé à d'autres avec la même franchise
qu'à Studine.
« Je suis bien aise que vous l'ayez vu, dit celui-ci :
cela ne va pas, il me semble ; qu'en dites- vous ?
— Ce que j'en dis, répondit le docteur, en faisant
par-dessus la tête de Studine signe à son cocher d'a-
vancer. Voici ce que j'en dis » ; et il retira de ses
mains blanches un doigt de son gant glacé : « Si
vous essayez de rompre une corde qui ne soit pas trop
tendue, vous réussirez difficilement : mais si vous la
tendez à l'extrême, vous la romprez en la touchant
du doigt. C'est ce qui lui arrive avec sa vie trop sé-
dentaire et son travail trop consciencieux ; et il y
a ime pression violente du dehors, conclut le docteur
en levant les sourcils d'un air significatif.
— Serez- vous aux courses ? ajouta-t-il en entrant
dans sa calèche.
— Oui, oui, certainement, cela prend trop de
342 ANNA KARÉNINE."
temps », répondit-il à quelques mots de Studine
qui n'arrivèrent pas jusqu'à lui.
Aussitôt après le docteur, le célèbre voyageur ar-
riva, et Alexis Alexandrovitch, aidé de la brochure
qu'il avait lue la veille, et de quelques notions anté-
rieures sur la question, étonna son visiteur par l'éten-
due de ses connaissances et la largeur de ses vues. On
annonça en même temps le maréchal du gouverne-
ment, arrivé à Pétersbourg, avec lequel il dut cau-
ser. Après le départ du maréchal, il fallut terminer
la besogne quotidienne avec le chef de cabinet, puis
faire une visite importante et sérieuse à un person-
nage officiel. Alexis Alexandrovitch n'eut que le
temps de rentrer pour dîner à cinq heures avec son
chef de cabinet, qu'il invita à l'accompagner à la
campagne et aux courses.
Sans qu'il s'en rendît compte, il cherchait tou-
jours maintenant à ce qu'un tiers assistât à ses en-
trevues avec sa femme.
CHAPITRE XXVII
Anna était dans sa chambre, debout devant son
miroir, et attachait un dernier nœud à sa robe avec
l'aide d'Aimouchka, lorsqu'un bruit de roues sur le
gravier devant le perron se fit entendre.
« C'est un peu tôt pour Betsy », pensa-t-elle, et,
regardant par la fenêtre, elle aperçut ime voiture.
AN'XA KARKXINE. 343
et dans la voiture le chapeau noir et les oreilles bien
connues d'Alexis Alcxandrovitch.
« Voilà qui est fâcheux ! se pourrait-il qu'il vînt
pour la nuit ? » pensa- t-elle, et les résultats que
pouvait avoir cette visite l'épouvantèrent : sans se
donner une minute de réflexion, et sous l'empire
de cet esprit de mensonge qui lui devenait familier
et qui la dominait, elle descendit, rayonnante de
gaieté, pour recevoir son mari, et se mit à parler
sans savoir ce qu'elle disait.
« Que c'est aimable à vous ! dit-elle en tendant la
main à Karénine, tandis qu'elle souriait à Studine
comme à un familier de la maison.
— J'espère que tu restes ici cette nuit ? (le dé-
mon du mensonge lui soufflait ces mots) ; nous irons
ensemble aux courses, n'est-ce pas ? Quel dommage
que je me sois engagée avec Betsy, qui doit venir me
chercher ! »
Alexis Alcxandrovitch fit une légère grimace à
ce nom.
« Oh ! je ne séparerai pas les inséparables, dit-il
d'un ton railleur, nous irons à nous deux Michel
Wassiliévitch, Le docteur m'a recommandé l'exer-
cice ; je ferai ime partie de la route à pied, et me
croirai encore aux eaux.
— Mais rien ne presse, dit Anna ; voulez-vous
du thé ? »
Elle sonna.
« Serviez le thé et prévenez -Serge (Qu'Alexis
Alexandrovitch est arrivé.
344 ANNA KARÉNINE.
— Et ta santé ?... Michel Wassiliévitch, vous
n'êtes pas encore venu chez moi ; voyez donc comme
j'ai bien arrangé mon balcon », dit-elle en s' adres-
sant tantôt à son mari, tantôt à son visiteur.
Elle parlait simplement et naturellement, mais
trop, et trop vite, ce qu'elle sentit en surprenant le
regard curieux de Michel Wassiliévitch, qui l'obser-
vait à la dérobée. Celui-ci s'éloigna du côté de la
terrasse, et elle s'assit auprès de son mari.
« Tu n'as pas très bonne mine, dit-elle.
— Oui, le docteur est venu ce matin et m'a pris
une heure de mon temps ; je suis persuadé qu'il
était envoyé par un de mes amis ; ma santé est si
précieuse !
— Que t'a-t-il dit ? »
Et elle le questionna sur sa santé et ses travaux,
lui conseillant le repos, et l'engageant à venir s'ins-
taller à la campagne. Tout cela était dit gaiement,
avec vivacité et animation ; mais Alexis Alexan-
drovitch n'attachait aucune importance spéciale
à ce ton ; il n'entendait que les paroles, et les prenait
dans leur sens littéral, répondant simplement, quoi-
qu'un peu ironiquement. Cette conversation n'avait
rien de particulier ; cependant Anna ne put se la
rappeler plus tard sans une véritable souffrance.
Serge entra, accompagné de sa gouvernante ;
si Alexis Alexandrovitch s'était permis d'observer,
il aurait remarqué l'air craintif dont l'enfant regar-
da ses parents, son père d'abord, puis sa mère ; mais
il ne voulait rien voir et ne vit rien.
ANNA KARKXINE. 345
« Hé, bonjour, jeune homme î nous avons grandi,
nous devenons tout à fait grand garçon. »
Ht il tendit la main à l'enfant troublé. vSergc avait
toujours été timide avec son père, mais de])uis que
celui-ci l'appelait « jeune homme », et depuis qu'il
se creusait la tète ])our savoir si Wronsky était un
ami ou un ennemi, il était devenu plus craintif en-
core. Il se tourna vers sa mère comme pour chercher
protection; il ne se sentait à l'aise qu'auprès d'elle.
Pendant ce temps Alexis .\lexandrovitch prenait son
fîls par l'épaule et interrogeait la gouvernante sur
son compte. Aima vit le moment où l'enfant, se
sentant malheureux et gêné, allait fondre en lannes.
Elle avait rougi en le voyant entrer, et, remarquant
son embarras, elle se leva vivement, souleva la
main d'Alexis Alexandrovitch pour dégager l'épaule
de l'enfant, l'embrassa et l'enunena sur la terrasse.
Puis elle vint rejoindre son mari.
« Il se fait tard, dit-elle en consultant sa montre.
Pourquoi Betsy ne vient-elle pas ?
— Oui, dit Alexis Alexandrovitch en faisant
craquer les jointures de ses doigts et en se levant.
Je suis aussi v^enu t'apporter de l'argent : tu dois
en avoir besoin, car on ne nourrit pas de chansons les
rossignols.
— Non... oui... j'en ai besoin, dit Anna en rougis-
sant jusqu'à la racine des cheveux sans le regarder ;
mais tu reviendras après les courses ?
— Oh oui, répondit Alexis Alexandrovitch. Et
voici la gloire de Péterhof, la princesse Tverskoî
346 ANNA KARENINE.
ajotua-t-il en apercevant par la fenêtre une calèche
à l'anglaise qui approchait du perron ; quelle élé-
gance ! c'est charmant ! Allons partons aussi. »
lya princesse ne quitta pas sa calèche ; son valet
de pied en guêtres, livrée, et chapeau à l'anglaise,
sauta du siège devant la maison .
« Je m'en vais, adieu ! dit Anna en embrassant
son fils et en tendant la main à son mari. Tu es très
aimable d'être venu. »
Alexis Alexandrovitch lui baisa la main.
« Au revoir, tu reviendras prendre le thé ; c'est
parfait ! « dit-elle en s'éloignant d'un air rayon-
nant et joyeux. Mais à peine fut-elle à l'abri des re-
gards, qu'elle tressaillit avec répugnance en sentant
sur sa main la trace de ce baiser.
CHAPITRE XXVIII
Quand Alexis Alexandrovitch parut aux courses,
Anna était déjà placée à côté de Betsy dans le pa-
villon principal, où la haute société se trouvait réu-
nie ; elle aperçut son mari de loin, et le suivit invo-
lontairement des yeux dans la foule. Elle le vit
s'avancer vers le pavillon, répondant avec une bien-
veillance un peu hautaine aux saints qui cherchaient
à attirer son attention, échangeant des politesses
distraites avec ses égaux, et recherchant les regards
des puissants de la terre, auxquels il répondait en
ôtant son grand chapeau rond, qui serrait le bout
ANNA KARKNINE. 347
de ses oreilles. Anna connaissait toutes ces façons
de saluer, et toutes lui étaient également antipa-
thiques.
(( Rien qu'ambition, que rage de succès : c'est
tout ce que contient son âme, pensait-elle ; quant
aux \'ues élevées, à l'amour de la civilisation, à la
religion, ce ne sont que des moyens pour atteindre
son but : rien de plus. »
On voyait, d'après les regards que Karénine je-
tait sur le pavillon, qu'il ne découvrait pas sa femme
dans ces flots de mousseline, de rubans, de plumes,
de fleurs et d'ombrelles. Anna comprit qu'il la cher-
chait, mais eut l'air de ne pas s'en apercevoir.
« Alexis Alexandrovitch, cria la princesse Betsy,
vous ne voyez donc pas votre femme ? la voici. »
Il sourit de son sourire glacial.
« Tout ici est si brillant, que les yeux sont éblouis,
répondit-il en approchant du pavillon.
Il sourit à Anna, comme doit le faire un mari qui
vient à peine de quitter sa femme, salua Betsy et
ses autres connaissances, galant avec les femmes,
poli avec les hommes.
Un général célèbre par son esprit et son savoir
était là, près du pavillon ; Alexis Alexandrovitch,
qui l'estimait beaucoup, l'aborda, et ils se mirent à
causer.
C'était entre deux courses ; le général attaquait
ce genre de divertissement, Alexis Alexandrovitch
le défendait.
Anna entendait cette voix grêle et mesurée et ne
348 ANNA KARÉNINE.
perdait pas une seule des paroles de son mari, qui
résonnaient toutes désagréablement à son oreille.
Lorsque la course d'obstacles commença, elle se
pencha en avant, ne quittant pas Wronsky des yeux;
elle le vit s'approcher de son cheval, puis le monter ;
la voix de son mari s'élevait toujours jusqu'à elle,
et lui semblait odieuse. Elle souffrait pour Wronsky
mais souffrait plus encore de cette voix dont elle
connaissait toutes les intonations.
« Je suis une mauvaise femme, une femme per-
due, pensait-elle, mais je hais le mensonge, je ne le
supporte pas, tandis que lui (son mari) en fait sa
nourriture. Il sait tout, il voit tout ; que peut-il
éprouver, s'il est capable de parler avec cette tran-
quillité ? J'aurais quelque respect pour lui s'il me
tuait, s'il tuait Wronsky. Mais non, ce qu'il préfère
à tout, c'est le mensonge, ce sont les convenances. »
Anna ne savait guère ce qu'elle aurait voulu trou-
ver en son mari, et ne comprenait pas que la volu-
bilité d'Alexis Alexandrovitch, qui l'irritait si vive-
ment, n'était que l'expression de son agitation inté-
rieure ; il lui fallait un mouvement intellectuel
quelconque, comme il faut à un enfant qui vient de
se cogner un mouvement physique pour étourdir
son mal ; Karénine, lui aussi, avait besoin de s'étour-
dir pour étouffer les idées qui l'oppressaient en pré-
sence de sa femme et de Wronsky, dont le nom re-
venait à chaque instant.
« Le danger, disait-il, est une condition indispen-
sable pour les courses d'officiers ; si l'Angleterre
ANNA KARÉNINE. 349
peut montrer dans son histoire des faits d'amies glo-
rieux pour la cavalerie, elle le doit uniquement au
développement historique de la force dans ses hom-
mes et ses chevaux. Le sport a, selon moi, un sens
profond, et conune toujours nous n'en prenons que
le côté superficiel.
— Superficiel, pas tant que cela, dit la princesse
Tverskoï : on dit qu'un des officiers s'est enfoncé
deux côtes. »
Alexis Alexandrovitch sourit froidement d'un
sourire sans expression qui découvrait seulement ses
dents.
a J'admets, princesse, que ce cas-là est interne
et non superficiel, mais il ne s'agit pas de cela. »
Et il se tourna vers le général, son interlocuteur
sérieux :
« N'oubliez pas que ceux qui courent sont des
militaires, que cette carrière est de leur choix, et
que toute vocation a son revers de médaille : cela
rentre dans les devoirs militaires ; si le sport, comme
les luttes à coups de poing ou les combats de taureaux
espagnols sont des indices de barbarie, le sport spé-
cialisé est au contraire un indice de développement.
— Oh ! je n'y reviendrai plus, dit la princesse
Betsy, cela m'émeut trop, n'est-ce pas, .\nna ?
— Cela émeut, mais cela fascine, dit une autre
dame. Si j'avais été Rximaine, j'aurais assidûment
fréquenté le cirque. »
Anna ne parlait pas, mais tenait toujours sa lor-
gnette braquée du même côté.
350 ANNA KARÉNINE.
En ce moment, un général de haute taille vint à
traverser le pavillon ; Alexis Alexandrovitch, in-
terrompant brusquement son discours, se leva avec
dignité et fit un profond salut :
« Vous ne courez pas ? lui dit en plaisantant le
général.
— Ma course est d'un genre plus difficile »,
répondit respectueusement Alexis Alexandrovitch,
et, quoique cette réponse ne présentât aucun sens, le
militaire eut l'air de recueillir le mot profond d'un
homme d'esprit, et de comprendre la pointe de la
sauce^.
« Il y a deux côtés à la question, reprit Alexis
Alexandrovitch : celui du spectateur aussi bien que
celui de l'acteur, et je conviens que l'amour de ces
spectacles est un signe certain d'infériorité dans un
public... mais...
— Princesse, un pari ! cria une voix, celle de Sté-
pane Arcadiévitch s' adressant à Betsy. Pour qui
tenez- vous ?
— Anna et moi parions pour Kouzlof, répondit
Betsy.
— Moi pour Wronsky..., une paire de gants.
— C'est bon.
— Comme c'est joli... n'est-ce pas ? »
Alexis Alexandrovitch s'était tu pendant qu'oa
parlait autour de lui, mais il reprit aussitôt :
« J'en conviens, les jeux virils... »
I. Les mots en italique sont en français dans le texte.
ANNA KARENINE. 35 1
En ce moment on entendit le signal du départ, et
toutes les conversations s'arrêtèrent.
Alexis Alexandrovitch se tut aussi ; chacun se
leva pour regarder du côté de la rivière ; comme
les courses ne l'intéressaient pas, au lieu de suivre
les cavaliers, il parcourut l'assemblée d'un œil dis-
trait ; son regard s'arrêta sur sa femme.
Pâle et grave, rien n'existait pour Anna en dehors
de ce qu'elle suivait des yeux ; sa main tenait con-
\'ulsivement un éventail, elle ne respirait pas. Karé-
nine se détourna pour examiner d'autres visages de
femmes.
« Voilà ime autre dame très émue, et encore une
autre qui Test tout autant, c'est fort naturel », se
dit Alexis Alexandrovitch ; malgré lui, son regard
était attiré par ce visage où il lisait trop clairement
et avec horreur tout ce qu'il voulait ignorer.
A la première chute, celle de Kouzlof, l'émotion
fut générale, mais à l'expression triomphante du
visage d'Anna il vit bien que celui qu'elle regardait
n'était pas tombé.
Lorsqu'un second ofhcier tomba sur la tête, après
que Mahotine et Wronsky eurent sauté la grande
barrière, et qu'on le crut tué, un murmure d'effroï
passa dans l'assistance ; mais Alexis Alexandro-
vitch s'aperçut qu'Anna n'avait rien remarqué, et
qu'elle avait peine à comprendre l'émotion géné-
rale. Il la regardait avec une insistance croissante.
Quelque absorbée qu'elle fût, Anna sentit le
regard froid de son mari peser sur elle, et elle se
352 ANNA KARÉNINE.
retourna vers lui un moment d'un air interrogateur,
avec un léger froncement de sourcils.
« Tout m'est égal », semblait-elle dire ; et elle
ne quitta plus sa lorgnette.
La course fut malheureuse : sur dix-sept cavaliers,
il en tomba plus de la moitié. Vers la fin, l'émotion
devint d'autant plus vive que l'empereur témoigna
son mécontentement.
CHAPITRE XXIX
Au reste, l'impression était unanimement péni-
ble et Ton se répétait la phrase de l'un des specta-
teurs : (( Après cela il ne reste plus que les arènes
avec des lions ». La terreur causée par la chute de
Wronsky fut générale, et le cri d'horreur poussé
par Anna n'étonna personne. Malheureusement sa
physionomie exprima ensuite des sentiments plus
vifs que ne le permettait le décorum ; éperdue, trou-
blée comme un oiseau pris au piège, elle voulait se
lever, se sauver, et se tournait vers Betsy, en répé-
tant :
« Partons, partons ! »
Mais Betsy n'écoutait pas. Penchée vers im mili-
taire qui s'était approché du pavillon, elle lui parlait
avec animation.
Alexis Alexandrovitch vint vers sa femme et lui
offrit poliment le bras.
« Partons, si vous le désirez, lui dit-il en fran-
AyrSA KARENINE. 353
çais. n Anna ne l'aperçut même pas ; elle était toute
à la conversation de Betsy et du général.
« On prétend qu'il s'est aussi cassé la jambe,
disait-il : cela n'a pas le sens commun. »
Anna, sans répondre à son mari, regardait tou-
jours de sa lorgnette l'endroit où Wronsky était
tombé, mais c'était si loin et la foule était si grande
qu'on ne distinguait rien ; elle baissa sa lorgnette
et allait partir, lorsqu'un officier au galop vint faire
un rapport à l'empereur.
Anna se pencha en avant pour écouter.
« Stiva, Stiva », cria-t-elle à son frère; celui-ci
n'entendit pas ; elle voulut encore quitter la tri-
bune.
« Je vous offre mon bras, si vous désirez partir »,
répéta Alexis Alexandrovitch en lui touchant la
main.
Anna s'éloigna de lui avec répulsion et répondit
sans le regarder :
a Non, non, laissez-moi, je resterai. » Elle venait
d'apercevoir un officier qui, du lieu de l'accident,
accourait à toute bride en coupant le champ de
courses.
Betsy lui fit signe de son mouchoir ; l'officier
venait dire que le cavalier n'était pas blessé, mais
que le cheval avait les reins brisés.
A cette nouvelle Aima se rassit, et cacha son vi-
sage derrière son éventail ; Alexis Alexandrovitch re-
marqua non seulement qu'elle pleurait mais qu'elle
ne pouvait réprimer les sanglots qui soulevaient sa
354 ANNA KARENINE.
poitrine. Il se plaça devant elle pour la dissimuler aux
regards du public, et lui donner le temps de se re-
mettre.
« Pour la troisième fois, je vous offre mon bras »,
dit-il quelques instants après, en se tournant vers
elle.
Anna le regardait, ne sachant que répondre. Betsy
lui vint en aide.
« Non, Alexis Alexandrovitch ; j'ai amené Anna,
je la reconduirai.
— Excusez, princesse, répondit-il en souriant
poliment et en la regardant bien en face ; mais je
vois qu'Anna est souffrante, et je désire la ramener
moi-même. »
Anna effrayée se leva avec soumission et prit
le bras de son mari.
a J'enverrai prendre de ses nouvelles et vous en
ferai donner », murmura Betsy à voix basse.
Alexis Alexandrovitch, en sortant du pavillon,
causa de la façon la plus naturelle avec tous ceux
qu'il rencontra, et Anna fut obligée d'écouter, de
répondre ; elle ne s'appartenait pas et croyait mar-
cher en rêve à côté de son mari.
« Est-il blessé ? tout cela est-il vrai ? viendra- t-il ?
le verrai- je aujourd'hui ? » pensait-elle.
Silencieusement elle monta en voiture, et bien-
tôt ils sortirent de la foule. Malgré tout ce qu'il avait
vu, Alexis Alxandiovitch ne se pemettait pas de ju-
ger sa femme ; pour lui, les signes extérieurs tiraient
seuls à conséquence ; elle ne s'était pas convenable-
ANNA KARENINE. 355
ment comportée, et il se croyait obligé de lui en faire
robser\'ation. Comment adresser cette obser\'ation
sans aller trop loin ? Il ouvrit la bouche pour parler,
mais involontairement il dit tout autre chose que ce
qu'il voulait dire :
« Combien nous sommes tous portés à admirer
ces spectacles cruels ! Je remarque...
— Quoi ? je ne comprends pas », dit Anna d'un
air de souverain mépris. Ce ton blessa Karénine.
« Je dois vous dire..., commença-t-il.
— Voilà l'explication, pensa Anna, et elle eut
peur.
— Je dois vous dire que votre tenue a été fort
inconvenante aujourd'hui, dit-il en français.
— En quoi ? — demanda- t-elle en se tournant
vivement vers lui et en le regardant bien en face, non
plus avec la fausse gaieté sous laquelle se dissinm-
laient ses sentiments, mais avec une assurance qui
cachait mal la frayeur qui l'étreignait.
— Faites attention », dit-il en montant la glace
de la voiture, baissée derrière le cocher.
Il se pencha pour la relever.
« Qu'avez-vous trouvé d'inconvenant ? répétâ-
t-elle.
— Le désespoir que vous avez peu dissimulé
lorsqu'im des cavaliers est tombé. »
Il attendait une réponse, mais elle se taisait et
regardait devant elle.
« Je vous ai déjà priée de vous comporter dans le
monde de telle sorte que les méchantes langues ne
356 ANNA KARENINE.
puissent vous attaquer. Il fut un temps où je parlais
de sentiments intimes, je n'en parle plus ; il n'est
question maintenant que de faits extérieurs ; vous
vous êtes tenue d'une façon inconvenante, et je
désire que cela ne se renouvelle plus. »
Ces paroles n'arrivaient qu'à moitié aux oreilles
d'Anna ; elle se sentait envahie par la crainte, et ne
pensait cependant qu'à Wronsky ; elle se demandait
s'il était possible qu'il fût blessé ; était-ce bien de lui
qu'on parlait en disant que le cavalier était sain et
sauf, mais que le cheval avait les reins brisés ?
Quand Alexis Alexandrovitch se tut, elle le re-
garda avec un sourire d'ironie feinte, sans répondre;
elle n'avait rien entendu. La terreur qu'elle éprouvait
se communiquait à lui ; il avait commencé avec fer-
meté, puis, en sentant toute la portée de ses paroles,
il eut peur ; le sourire d'Anna le fit tomber dans une
étrange erreur.
« Elle sourit de mes soupçons, elle va me dire,
comme autrefois, qu'ils n'ont aucun fondement,
qu'ils sont absurdes. »
C'était ce qu'il souhaitait ardemment ; il craignait
tant de voir ses craintes confirmées, qu'il était prêt
à croire tout ce qu'elle aurait voulu : mais l'expres-
sion de ce visage sombre et terrifié ne promettait
même plus le mensonge.
« Peut-être me suis- je trompé ; dans ce cas,
pardonnez- moi.
— Non, vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle
lentement en jetant un regard désespéré sur la
AXXA IC\RÊXIXE. 357
fîgiire impassible de son mari. Vous ne vous êtes pas
trompé : j'ai été au désespoir et ne puis m'empêcher
de l'être encore. Je vous écoute : je ne pense qu'à
lui. Je l'aime, je suis sa maîtresse : je ne puis vous
souffrir, je vous crains, je vous hais. Faites de moi
ce que vous voudrez. » Et, se rejetant au fond de la
voiture, elle couvrit son visage de ses mains et
éclata en sanglots.
Alexis Alexandrovitch ne bougea pas, ne changea
pas la direction de son regard, mais l'expression so-
lennelle de sa physionomie prit une rigidité de mort,
qu'elle garda pendant tout le trajet. En approchant
de la maison, il se tourna vers Anna et dit :
« Entendons-nous : j'exige que jusqu'au moment
où j'aurai pris les mesures voulues — ici sa voix
trembla — pour sauvegarder mon honneur, mesures
qui vous seront communiquées, j'exige que les appa-
rences soient conservées. »
Il sortit de la voiture et fit descendre Anna ;
devant les domestiques, il lui serra la main, remonta
en voiture, et reprit la route de Pétersbourg.
A peine était-il parti qu'un messager de Betsy
apporta un billet :
« J'ai envoyé prendre de ses nouvelles ; il m'écrit
qu'il va bien, mais qu'il est au désespoir.
— Alors il viendra ! pensa- t-elle. J'ai bien fait de
tout avouer. »
Elle regarda sa montre : il s'en fallait encore de
trois heures ; mais le souvenir de leur dernière entre-
vue fit battre son cœur.
358 ANNA KARÉNINE.
« Mon Dieu, qu'il fait encore clair î C'est terrible,
mais j'aime à voir son visage, et j'aime cette lumière
fantastique. Mon mari ! ah oui ! Eh bien ! tant mieux,
tout est fini entre nous... »
CHAPITRE XXX
Partout où des hommes se réunissent, et dans îa
petite ville d'eaux allemande choisie par les Cher-
batzky comme ailleurs, il se forme une espèce de
cristallisation sociale qui met chacun à sa place ; de
même qu'une gouttelette d'eau exposée au froid
prend invariablement, et pour toujours, une cer-
taine forme cristalline, de même chaque nouveau bai-
gneur se trouve invariablement fixé au rang qui lui
convient dans la société.
Furst Cherbaisky sammt Gemahlin und Tochter se
cristallisèrent immédiatement à la place qui leur
était due suivant la hiérarchie sociale, de par l'ap-
partement qu'ils occupèrent, leur nom et les rela-
tions qu'ils firent.
Ce travail de stratification s'était opéré d'autant
plus sérieusement cette année, qu'une véritable
Fursfin allemande honorait les eaux de sa présence.
La princesse se crut obligée de lui présenter sa fille,
et cette cérémonie eut lieu deux jours après leur ar-
rivée. Kitty, parée d'une toilette très simple, c'est-
à-dire très élégante et venue de Paris, fit une pro-
fonde et gracieuse révérence à la grande dame.
ANNA KARENINE. 359
a J'espère , lui fut-il dit, que les roses renaîtront
bien vite sur ce joli visage. » Et aussitôt la famille
Cherbatzky se trouva classée d'une façon définitive.
Ils firent la connaissance d'un lord anglais et de
sa famille, d'une Grafin allemande et de son fils,
blessé à la dernière guerre, d'un savant suédois et de
M. Canut ainsi que de sa soeur.
Mais la société intime des Cherbatzky se forma
presque spontanément de baigneurs russes ; c'étaient
Marie Evguénievna Rtichef et sa fille, qui déplai-
sait à Kitty parce qu'elle aussi était malade d'un
amour contrarié, et un colonel moscovite qu'elle
avait toujours \ai en uniforme, et que ses cravates
de couleur et son cou découvert lui faisaient trouver
souverainement ridicule. Cette société parut d'au-
tant plus insupportable à Kitty qu'on ne pouvait
s'en débarrasser.
Restée seule avec sa mère, après le départ du vieux
prince pour Carlsbad, elle chercha, pour se distraire,
à observer les personnes inconnues qu'elle rencon-
trait ; sa nature la portait à voir tout le monde en
beau, aussi ses remarques sur les caractères et les
situations qu'el'e s'amusait à deviner étaient-elles
empreintes d'mie bienveillance exagérée.
Une des personnes qui lui inspirèrent l'intérêt
le plus vif fut une jeune fille venue aux eaux avec une
dame russe qu'on nommait Mme Stahl, et qu'on
disait appartenir à une haute noblesse.
Cette dam.e, fort malade, n'apparaissait que rare-
ment, tramée dans ime petite voiture ; la princesse
36o ANNA KARENINE.
assurait qu'elle se tenait à l'écart par orgueil plutôt
que par maladie. La jeune fille la soignait et, selon
Kitty, elle s'occupait avec le même zèle simple et
naturel de plusieurs autres personnes sérieusement
malades.
Mme Stahl nommait sa compagne Varinka, mais
Kitty assurait qu'elle ne la traitait ni en parente
ni en garde-malade rétribuée ; une irrésistible sym-
pathie entraînait Kitty vers cette jeune fille, et
quand leurs regards se rencontraient, elle s'imagi-
nait lui plaire aussi.
IMlle Varinka, quoique jeune, semblait manquer
de jeunesse ; elle paraissait aussi bien dix-neuf ans
que trente. Malgré sa pâleur maladive, on la trou-
vait jolie en analysant ses traits et elle aurait
passé pour bien faite si sa tête n'eût été trop forte
et sa maigreur trop grande ; mais elle ne devait pas
plaire aux hommes ; elle faisait penser à une belle
fleur qui, tout en conservant ses pétales, serait déjà
flétrie et sans parfum.
Varinka semblait toujours absorbée par quelque
devoir important, et n'avait pas de loisirs pour s'oc-
cuper de choses futiles ; l'exemple de cette vie
occupée faisait penser à Kitty qu'elle trouverait, en
l'imitant, ce qu'elle cherchait avec douleur : un
intérêt, im sentiment de dignité personnelle, qui
n'eût plus rien de commun avec ces relations mon-
daines de jeunes filles à jeunes gens, dont la pensée
lui paraissait une flétrissure ; plus elle étudiait son
amie inconnue, plus elle désirait la connaître, per-
AXNA KARÊXIN'E. 361
suadée qu'elle était de trouver en elle une créature
parfaite.
Les jeunes filles se rencontraient plusieurs fois
par jour, et les yeux de Kitty semblaient toujours
dire : « Qui êtes-vous ? Je ne me trompe pas. n'est-
ce pas, en vous croyant un être charmant ? Mais,
ajoutait le regard, je n'aurai pas l'indiscrétion de
solliciter votre amitié : je me contente de vous
admirer et de vous aimer ! — Moi aussi, je vous aime
et je vous trouve channante, répondait le regard de
l'inconnue, et je vous aimerais plus encore si j'en
avais le temps », et réellement elle était toujours
occupée. Tantôt c'étaient les enfants d'une famille
russe qu'elle ramenait du bain, tantôt un malade
qu'il fallait envelopper d'un plaid, un autre qu'elle
s'évertuait à distraire, ou bien encore des pâtisse-
ries qu'elle venait acheter pour l'un ou l'autre de
ses protégés.
Un matin, bientôt après l'arrivée des Cherbatzky,
on \'it apparaître im couple qui devint l'objet d'une
attention peu bienveillante.
L'homme était de taille haute et voûtée, avec des
mains énormes, des yeux noirs, tout à la fois naïfs
et effrayants ; il portait un vieux paletot trop court;
la femme était aussi mal mise, marquée de petite
vérole, et d'une physionomie très douce.
Kitty les reconnut aussitôt pour des Russes, et
déjà son imagination ébauchait un roman touchant
dont ils étaient les héros, lorsque la princesse apprit,
par la liste des baigneurs, que ces nouveaux venus
362 ANNA KARÉNINE.
se nommaient Nicolas I^evien et Marie Nicolaevna ;
elle mit fin au roman de sa fille en lui expliquant que
ce Levien était un fort vilain homme.
Le fait qu'il fût le frère de Constantin Levine,
plus que les paroles de sa mère, rendit ce couple
particulièrement désagréable à Kitty. Cet homme
aux mouvements de tête bizarres lui devint odieux,
et elle croyait lire dans ses grands yeux, qui la stii-
vaient avec obstination, des sentiments ironiques et
malveillants.
Bile évitait autant que possible de le rencontrer.
CHAPITRE XXXI
La journée étant pluvieuse, Kitty et sa mère se
promenaient sous la galerie, accompagnées du co-
lonel, jouant à l'élégant dans son petit veston euro-
péen, acheté tout fait à Francfort.
Ils marchaient d'im côté de la galerie, cherchant à
éviter Nicolas Levine, qui marchait de l'autre. Va-
rinka, en robe foncée, coiffée d'tm chapeau noir à
bords rabattus, promenait un vieille Française aveu-
gle ; chaque fois que Kitty et elle se rencontraient,
elles échangeaient un regard amical.
« Maman, puis- je lui parler ? demanda Kitty eu
voyant son inconnue approcher de la source, et
trouvant l'occasion favorable pour l'aborder.
— Si tu as si grande envie de la connaître, laisse-
moi prendre des informations ; mais que trouves-tu
ANNA KARÉNINE. 363
de si remarquable en elle ? C'est quelque dame de
compagnie. Si tu veux, je ferai la connaissance de
Mme Stahl. J'ai comiu sa belle-soeur », ajouta la
princesse en relevant la tête avec dignité.
Kitty savait (jue sa mère était froissée de l'atti-
tude de Mme Stalil qui semblait l'éviter ; elle n'in-
sista pas.
« Elle est vraiment channante ! dit-elle en regar-
dant Varinska tendre un verre à la Française. Voyez
comme tout ce qu'elle fait est aima le et simple.
— Tu m'amuses avec tes engouements, répondit la
princesse, mais pour le moment éloignons-nous »,
ajouta-t-elle en voyant approcher Levine, sa com-
pagne et un mé<lecin allemand, auquel il parlait
d'un ton aigu et mécontent.
Conune elles revenaient sur leurs pas, elles en-
tendirent un éclat de voix ; Levine était arrêté et
gesticulait en criant ; le docteur se fâchait à son
tour, et l'on faisait cercle autour d'eux. La prin-
cesse s'éloigna vivement avec Kitty ; le colonel se
mêla à la foule pour comiaître l'objet de la discus-
sion.
« Qu'y avait-il ? demanda la princesse quand au
bout de quelques minutes le colonel les rejoignit.
— C'est une honte ! répondit celui-ci. Rien de
pis que de rencontrer des Russes à l'étranger. Ce
grand monsieur s'est querellé avec le docteur, lui
a grossièrement reproché de ne pas le soigner comme
il l'entendait, et a fini par lever son bâton. Cest une
honte !
364 ANNA KARENINE.
— Mon Dieu, que c'est pénible ! dit la princesse ;
et comment tout cela s' est- il terminé ?
— Grâce à l'intervention de cette demoiselle
en chapeau forme champignon : une Russe, je crois ;
c'est elle qui la première s'est trouvée là pour pren-
dre ce monsieur par le bras et l'emmener.
— Voyez- vous, maman ? dit Kitty à sa mère, et
vous vous étonnez de mon enthousiasme pour Va-
rinka ? »
Le lendemain Kitty remarqua que Varinka s'était
mise en rapport avec Levine et sa compagne,
comme avec ses autres protégés ; elle s'approchait
d'eux pour causer, et servait d'interprète à la femme,
qui ne parlait aucune langue étrangère. Kitty sup-
plia encore une fois sa mère de lui permettre de faire
sa connaissance, et, quoiqu'il fût désagréable à la
princesse d'avoir l'air de faire des avances à
]Mme Stahl qui se permettait de faire la fière, édi-
fiée par les renseignements qu'elle avait pris, elle
choisit im moment où Kitty était à la source,
pour aborder Varinka devant la boulangerie.
(( Permettez-moi de me présenter moi-même, dit-
elle avec un sourire de condescendance. Ma fille
s'est éprise de vous ; peut-être ne me connaissez-
vous pas... Je...
— C'est plus que réciproque, princesse, répondit
avec hâte Varinka.
— Vous avez fait hier une bonne action, par
rapport à notre triste compatriote «, dit la princesse.
Varinka rougit.
ANNA KARf.NINE. 3^5
0 Je ne me rappelle pas : il nie semble que je n'ai
rien fait, dit-elle.
— Si fait, vous avez sauvé ce Levine d'une affaire
désagérable.
— Ali oui î sa compagne m'a appelée et j'ai cher-
ché à le calmer : il est très malade et très mécontent
de son médecin. J'ai l'habitude de soigner ce genre
de malades.
— Je sais que vous habitez Menton, avec votre
tante, il me semble, Mme Stahl. J'ai connu sa belle-
sœur.
Mme Stahl n'est pas ma tante, je l'appelle maman
mais je ne lui suis pas apparentée ; j'ai été élevée
par elle », répondit Varinka en rougissant encore.
Tout cela fut dit très simplement, et l'expression
de ce charmant visage était si ouverte et si sincère
que la princesse comprit pourquoi Varinka plaisait
si fort à Kitty.
« Et que va faire ce Levine ? demanda-t-elle.
— Il part », répondit Varinka.
Kitty, revenant de la source, aperçut en ce mo-
ment sa mère causant avec son amie ; elle rayonna
de joie.
« Eh bien, Kitt3^ ton ardent désir de connaître
Mlle...
— \^arinka, dit la jeune fille : c'est ainsi qu'on
m'appelle. »
Kitty rougit de plaisir et serra longtemps en
silence la main de sa nouvelle amie, qui la lui aban-
donna sans répondre à cette pression. En revanche
366 ANNA KARÉNINE.
son visage s'illumina d'un sourire heureux, quoique
mélancolique, et découvrit des dents grandes mais
belles.
« Je le désirais depuis longtemps aussi, dit-elle.
— Mais vous êtes si occupée...
— Moi ? au contraire, je n'ai rien à faire », ré-
pondit Varinka. Mais au même instant deux petites
Russes, filles d'un malade, accoururent vers elle.
« Varinka ! maman nous appelle ! » crièrent-
elles.
Et Varinka les suivit.
CHAPITRE XXXII
Voici ce que la princesse avait appris du passé
de Varinka et de ses relations avec Mme Stahl.
Celle-ci, une femme maladive et exaltée, que les uns
accusaient d'avoir fait le tourment de la vie de son
mari par son inconduite, tandis que d'autres accu-
saient son mari de l'avoir rendue malheureuse,
avait, après s'être séparée de ce mari, mis au
monde un enfant qui était mort aussitôt né. I<a
famille de Mme Stahl, connaissant sa sensibilité,
et craignant que cette nouvelle ne la tuât, avait
substitué à l'enfant mort la fille d'un cuisinier de
la cour, née la même nuit, dans la même maison à
Pétersbourg : c'était Varinka. Mme Stahl apprit par
la suite que la petite n'était pas sa fille, mais conti-
nua à s'en occuper, d'autant plus que la mort des
ANNA KARENINE. 3^)7
vrais parents de l'enfant la rendit bientôt orphe-
line.
Depuis plus de dix ans Mme Stahl vivait à l'étran-
ger, dans le midi, sans presque quitter son lit. Les
uns disaient qu'elle s'était fait dans le monde un
piédestal de sa charité et de sa haute piété. D'autres
voyaient en elle un être supérieur, d'une grande élé-
vation morale, et assuraient qu'elle ne vivait que
pour les bonnes œuvres ; en un mot, qu'elle était
bien réellement ce qu'elle semblait être. Personne ne
savait si elle était catliolique, protestante ou ortho-
doxe ; ce qui était certain, c'est qu'elle entretenait
de bonnes relat ons avec les sommités de toutes les
églises, de toutes les confessions.
Varinka vivait toujours auprès d'elle, et tous ceux
qui connaissaient Mme Stahl la connaissaient aussi.
Kitty s'attacha de plus en plus à son amie et,
chaque jour, lui découvrait quelque nouvelle qua-
lité. La princesse, ayant appris que Varinka chan-
tait, la pria de venir les voir un soir.
« Kitty joue du piano, et quoique l'instrument
soit mauvais, nous aurions grand plaisir à vous en-
tendre )), dit la princesse avec un sourire forcé qui
déplut à Kitty, à laquelle le peu de désir qu'avait
Varinka de chanter n'échappait pas ; elle vint ce-
pendant le même soir et apporta de la musique. La
princesse invita Marie Evguénievna, sa fille, et le
colonel ; Varinka sembla indifférente à la présence
de ces personnes, étrangères pour elle, et s'approcha
du piano sans se faire prier; elle ne savait pas s'ac-
368 ANNA KARENINE.
compagner, mais lisait parfaitement la musique.
Kitty jouait bien du piano et l'accompagna.
« Vous avez un talent remarquable », dit la prin-
cesse après le premier morceau que Varinka chanta
avec goût.
Marie Evguénievna et sa fille joignirent leurs com-
pliments et leurs remerciements à ceux de la prin-
cesse.
« Voyez donc le public que vous avez attiré »,
dit le colonel qui regardait par la fenêtre.
Il s'était effectivement rassemblé un assez grand
nombre de personnes, près de la maison.
« Je suis enchantée de vous avoir fait plaisir »,
répondit simplement Varinka.
Kitty regardait son amie avec orgueil : elle était
dans l'admiration de son talent, de sa voix, de toute
sa personne, mais plus encore de sa tenue ; il était
clair que Varinka ne se faisait aucun mérite de son
chant, et restait fort indifférente aux compliments ;
elle avait simplement l'air de se demander : « Faut-
il chanter encore, ou non ? »
« Si j'étais à sa place, pensait Kitty, combien je
serais fière ! comme je serais contente de voir cette
foule sous la fenêtre ! Et cela lui est absolument égal !
Elle ne paraît sensible qu'au plaisir d'être agréable
à maman. Qu'y a-t-il en elle ? Qu'est-ce qui lui
donne cette force d'indifférence, ce calme indépen-
dant ? Combien je voudrais l'apprendre d'elle ! »
se disait Kitty en observant ce visage tranquille.
La princesse demanda tin second morceau, et
ANNA KARÉNINE. 369
Varinka le chanta aussi bien que le premier, avec le
même soin et la même perfection, toute droite près
du piano et battant la mesure de sa petite main
brune.
Le morceau suivant dans le cahier était un air ita-
lien. Kitty joua le prélude et se tourna vers la chan-
teuse :
« Passons celui-là ", dit Varinka en rougissant.
Kitty. tout émue, fixa sur elle des yeux ques-
tionneurs.
« Alors, im autre ! se hâta-t-elle de dire en tour-
nant les pages, comprenant que cet air devait rap-
peler à son amie quelque souvenir pénible.
— Non, répondit Varinka en mettant tout en
souriant la main sur le caihier. Chantons-le. » Et elle
chanta aussi tranquillement et aussi froidement
qu'auparavant.
Quand elle eut fini, chacun la remercia encore, et
on sortit du salon pour prendre le thé. Kitty et
Varinka descendirent au petit jardin attenant à la
maison.
« Vous rattachez un souvenir à ce morceau, n'est-
ce pas ? dit Kitty. Ne répondez pas ; dites seule-
ment : c'est vrai.
— Pourquoi ne vous le dirais-je pas tout simple-
ment ? Oui, c'est un souvenir, dit tranquillement
Varinka, et il a été douloureux. J'ai aimé quelqu'un
à qui je chantais cet air. »
Kitty, les yeux grands ouverts, regardait hum-
biement Varinka sans parler.
370 ANNA KARÉNINE.
« Je l'ai aimé, et il m'a aimée aussi : mais sa mère
s'est opposée à notre mariage, et il en a épousé une
autre. Maintenant il ne demeure pas trop loin de
chez nous, et je le vois quelquefois. Vous ne pensiez
pas que j'avais mon roman ? » Et son visage parut
éclairé comme toute sa personne avait dû l'être au-
trefois, pensa Kitty.
« Comment ne l'auraîs-je pas pensé ? Si j'étais
homme, je n'aurais pu aimer personne, après vous
avoir rencontrée ; ce que je ne conçois pas, c'est
qu'il ait pu vous oublier et vous rendre malheureuse
pour obéir à sa mère : il ne devait pas avoir de cœur.
— Au contraire, c'est un homme excellent, et
quant à moi je ne suis pas malheureuse... Eh bien,
ne chanterons-nous plus aujourd'hui ? ajouta-t-elle
en se dirigeant vers la maison.
— Que vous êtes bonne, que vous êtes bonne !
s'écria Kitty en l'arrêtant pour l'embrasser. Si je
pouvais vous ressembler un peu !
— Pourquoi ressembleriez-vous à une autre
qu'à vous-même ? Restez donc ce que vous êtes, dit
Varinka en souriant de son sourire doux et fatigué.
— Non, je ne suis pas bonne du tout... Voyons,
dites-moi... Attendez, asseyons-nous un peu, dit Kitty
en la faisant rasseoir sur un banc près d'elle. Dites-
moi, comment peut-il n'être pas blessant de penser
qu'un homme a méprisé votre amour, qu'il l'a re-
poussé !
— Il n'a rien méprisé : je suis sûre qu'il m'a ai-
mée. Mais c'était un fils soumis...
ANNA KARÉNINE. 371
— Et s'il n'avait pas agi ainsi pour obéir à sa
mère? Si de son plein gré... ?dit Kitty, sentant qu'elle
dévoilait son secret, et que son visage, tout brû-
lant de rougeur, la trahissait.
— Dans ce cas, il aurait mal agi, et je ne le re-
gretterais plus, répondit Varinka, comprenant qu'il
n'était plus question d'elle, mais de Kitty.
— Et l'insulte ? dit Kitty : peut-on l'oublier ?
C'est impossible dit-elle en se rappelant son regard
au dernier bal lorsque la musique s'était arrê-
tée.
— Quelle insulte ? vous n'avez rien fait de mal ?
— Pis que cela, je me suis humiliée... »
Varinka secoua la tête et posa sa main sur celle
de Kitty.
« En quoi vous êtes-vous humiliée ? Vous n'avez
pu dire à un homme qui vous témoignait de l'indif-
férence que vous l'aimiez ?
— Certainement non, je n'ai jamais dit un mot,
mais il le savait ! Il y a des regards, des manières
d'être... Non, non, je vivrais cent ans que je ne l'ou-
blierais pas !
— Mais alors je ne comprends plus. Il s'agit seu-
lement de savoir si vous l'aimez encore ou non, dit
Varinka, qui appelait les choses par leur nom.
— Je le hais ; je ne puis me pardonner...
— Eh bien ?
— Mais la honte, l'affront !
— Ah , mon Dieu ! si tout le monde était sensible
comme vous ! Il n'y a pas de jeime fille qui n'ait
13
372 ANNA KARÉNINE.
éprouvé quelque chose d'analogue. Tout cela est si
peu important !
— Qu'y a-t-il donc d'important ? demanda Kit-
ty, la regardant avec une curiosité étonnée.
— Bien des choses, répondit Varinka en souriant.
— Mais encore ?
— Il y a beaucoup de choses plus importantes,
répondit Varinka, ne sachant trop que dire ; en ce
moment, la princesse cria par la fenêtre :
— Kitty, il fait frais : mets un châle, ou rentre.
— Il est temps de partir, dit Varinka en se le-
vant. Je dois entrer chez Mlle Berthe, elle m'en a
priée. »
Kitty la tenait par la main et l'interrogeait du
regard avec ime curiosité passionnée, presque sup-
pliante.
« Quoi ? qu'est-ce qui est plus important ?
Qu'est-ce qui donne le calme ? Vous le savez, dites-
le moi ! »
Mais Varinka ne comprenait même pas ce que de-
mandaient les regards de Kitty ; elle se rappelait
seulement qu'il fallait encore entrer chez Mlle Ber-
the, et se trouver à la maison pour le thé de maman,
à mintiit.
Elle rentra dans la chambre, rassembla sa musi-
que, et ayant pris congé de chacun, voulut partir.
« Permettez, je vous conduirai, dit le colonel.
— Certainement, comment rentrer seule la nuit ?
dit la princesse ; je vous donnerai au moins la femme
de chambre. »
ANNA KARÉNINE. 373
Kitty s'aperçut que Varinka dissimulait avec
peine un sourire, à l'idée qu'on voulait l'accompa-
gner.
« Non, je rentre toujours seule, et jamais il ne
m'arrive rien, » dit-elle en prenant son chapeau ;
et embrassant encore une fois Kitty, sans lui dire
« ce qui était important », elle s'éloigna d'un pas
ferme, sa nmsique sous le bras, et disparut dans la
demi-obscurité d'une nuit d'été, emportant avec elle
le secret de sa dignité et de son enviable tranquillité.
CHAPITRE XXXIII
Kitty fit la connaissance de Mme Stahl, et ses re-
lations avec cette dame et Varinka eurent sur elle
une influence qui contribua à calmer son chagrin.
Elle apprit qu'en dehors de la vie instinctive qui
avait été la sienne, il existait une vie spirituelle,
dans laquelle on pénétrait par la religion, mais une
religion qui ne ressemblait en rien à celle que Kitty
avait pratiquée depuis l'enfance, et qui consistait à
aller à la messe et aux vêpres, à la Maison des Veu-
ves, où l'on rencontrait des connaissances, et à ap-
prendre par cœur des textes slavons avec un prê-
tre de la paroisse. C'était une religion élevée, mys-
tique, liée aux sentiments les plus purs, et à laquelle
on croyait, non par devoir, mais par amour.
Kitty apprit tout cela autrement qu'en paroles.
Mme Sthal lui parlait comme à une aimable enfant
374 ANNA KARÉNINE.
qu'où adniire, ainsi qu'un souvenir de jeunesse, et ne
fit allusion qu'une seule fois aux consolations qu'ap-
portent la foi et l'amour aux douleurs humaines,
ajoutant que le Christ compatissant n'en connaît
pas d'insignifiantes ; puis aussitôt elle changea de
conversation ; mais dans chacun des gestes de cette
dame, dans ses regards célestes, comme les appelait
Kitty, dans ses paroles, et surtout dans son histoire
qu'elle connaissait par Varinka, Kitty découvrait
« ce qui était important », et ce qu'elle avait
ignoré jusque-là.
Cependant, quelle que fût l'élévation de nature
de Mme Stahl, quelque touchante que fût son his-
toire, Kitty remarquait involontairement certains
traits de caractère qui l'affligeaient. Un jour, par
exemple, qu'il fut question de sa famille, Mme Stahl
sourit dédaigneusement : c'était contraire à la
charité chrétienne. Une autre fois, Kitty remarqua,
en rencontrant chez elle un ecclésiastique catholique,
que Mme Stahl tenait son visage soigneusement dans
l'ombre d'un abat- jour, et souriait d'une façon
singulière. Ces deux observations, bien que fort in-
signifiantes, lui causèrent une certaine peine, et la
firent douter de Mme Stahl ; Varinka, en revanche
seule, sans famille, sans amis, n'espérant rien, ne
regrettant rien après sa triste déception, lui sem-
blait une perfection. C'était par Varinka qu'elle
apprenait qu'il fallait s'oublier et aimer son pro-
chain pour devenir heureuse , tranquille et bonne,
ainsi qu'elle voulait l'être. Et une fois qu'elle l'eut
ANNA K.\RL:NINE. 375
compris, Kitty ne se contenta plus d'admirer,
mais se donna de tout son cœur à la vie nouvelle qui
s'ouvrait devant elle. D'après les récits que Varinka
lui fit sur Mme Stahl et d'autres personnes qu'elle
lui nomma, Kitty se traça un plan d'existence ; elle
décida que. à l'exemple d'Aline, la nièce de Mme
vStahl. dont \'arinka l'entretenait souvent, elle re-
chercherait les pauvres, n'importe où elle se trouve-
rait, qu'elle les aiderait de son mieux, qu'elle distri-
buerait des Evangiles, lirait le Nouveau Testament
aux malades, aux mourants, aux criminels : cette
dernière idée la séduisait particulièrement. Mais elle
faisait ces rêves en secret, sans les communi-
quer à sa mère, ni mêm.e à son amie.
Au reste, en attendant le moment d'exécuter ses
plans sur une échelle plus vaste, il ne fut pas diffi-
cile à Kitty de mettre ses nouveaux principes en
pratique ; aux eaux, les malades et les malheureux
ne manquent pas : elle fit comme Varinka.
La princesse remarqua bien vite combien Kitty
était sous l'influence de ses engouements, comme elle
appelait Mme Stahl, et surtout Varinka, que Kitty
imitait non seulement dans ses bonnes œuvres, mais
presque dans sa façon de marcher, de parler, de cli-
gner des yeux. Plus tard elle reconnut que sa fille
passait par une certaine crise intérieure indépen-
dante de l'influence exercée par ses amies.
Kitty lisait le soir im Évangile français prêté
par Mme Stahl : ce que jamais elle n'avait fait jus-
que-là ; elle évitait toute relation mondaine, s'occu-
376 ANNA KARENINE.
pait des malades protégés par Varinka, et particuliè-
rement de la famille d'un pauvre peintre malade
nommé Pétrof.
La jeune fille semblait fière de remplir, dans
cette famille, les fonctions de sœur de charité. La
princesse n'y voyait aucun inconvénient, et s'y
opposait d'autant moins que la femme de Pétrof
était une personne très convenable, et qu'un jour la
Fiirstin, remarquant la beauté de Kitty, en avait
fait l'éloge, l'appelant un « ange consolateur ».
Tout aurait été pour le mieux si la princesse n'avait
redouté l'exagération dans laquelle sa fille risquait
de tomber.
« Il ne faut rien outrer », lui dis ait- elle en franr
çais.
La jeune fille ne répondait pas, mais elle se de-
mandait dans le fond de son cœur si, en fait de cha-
rité, on peut jamais dépasser la mesure dans ime
religion qui enseigne à tendre la joue gauche lorsque
la droite a été frappée, et à partager son manteau
avec son prochain. Mais ce qui peinait la princesse,
plus encore que cette tendance à l'exagération,
c'était de sentir que Kitty ne lui ouvrait pas com-
plètement son cœur. Le fait est que Kitty fai-
sait im secret à sa mère de ses nouveaux sentiments,
non qu'elle manquât d'affection ou de respect pour
elle, mais simplement parce qu'elle était sa mère,
et qu'il lui eût été plus facile de s'ouvrir à une étran-
gère qu'à elle.
« Il me semble qu'il y a quelque temps que nous
ANNA K^VRKNIN^. 377
n'avons v\i Anna Pavlovna, dit un jour la princesse
en parlant de Mme Pétrof. Je l'ai invitée à venir,
mais elle m'a semblé contrariée.
— Je n'ai pas remarqué cela, maman, répondit
Kitt\' en rougissant subitement.
— Tu n'as pas été chez elle ces jours-ci ?
— Nous projetons pour demain une promenade
dans la montagne, dit Kitty.
— Je n'y vois pas d'obstacle », répondit la prin-
cesse, remarquant le trouble de sa fille et cherchant
à en deviner la cause.
Varinka vint dîner le même jour, et annonça
qu'Anna Pavlovna renonçait à l'excursion projetée
pour le lendemain ; la princesse s'aperçut que Kitty
rougissait encore.
« Kitty, ne s'est-il rien passé de désagréable
entre toi et les Pétrof ? lui demanda-t-elle quand
elles se retrouvèrent seules. Pourquoi ont-ils cessé
d'envoyer les enfants et de venir eux-mêmes ? »
Kitt\' répondit qu'il ne s'était rien passé et qu'elle
ne comprenait pas pourquoi Anna Pavlovna semblait
lui en vouloir, et elle disait vrai ; mais si elle ne con-
naissait pas les causes du changement sur\-enu en
Mme Pétrof, elle les devinait, et devinait ainsi une
chose qu'elle n'osait pas avouer à elle-même, encore
moins à sa mère, tant il aurait été humiliant et péni-
ble de se tromper.
Tous les souvenirs de ses relations avec cette
famille lui revenaient les uns après les autres : elle
se rappelait la joie naïve qui se peignait sur le bon
378 ANNA KARENINE.
visage tout rond d'Anna Pavlovna, à leurs premières
rencontres ; leurs conciliabules secrets pour arriver
à distraire le malade, à le détacher d'un travail
qui lui était défendu, à l'emmener promener ; l'at-
tachement du plus jeune des enfants, qui l'appelait
« ma Kitty », et ne voulait pas aller se coucher
sans elle. Comme tout allait bien alors ! Puis elle
se rappela la maigre personne de Pétrof, son long
cou sortant de sa redingote brune, ses cheveux
rares et frisés, ses yeux bleus avec leur regard inter-
rogateur, dont elle avait eu peur d'abord ; ses efforts
maladifs pour paraître animé et énergique quand elle
était près de lui : elle se souvint de la peine qu'elle
avait eue à vaincre la répugnance qu'il lui inspirait,
ainsi que tous les poitrinaires, du mal qu'elle se
donnait pour trouver tm sujet de conversation.
Elle se souvint du regard humble et craintif du
malade quand il la regardait, de l'étrange sentiment
de compassion et de gêne éprouvé au début, puis
remplacé par celui du contentement d'elle-même et
de sa charité. Tout cela n'avait pas duré longtemps,
et depuis quelques jours il était survenu un brusque
changement. Anna Pavlovna n'abordait plus Kitty
qu'avec une amabilité feinte, et surveillait sans cesse
son mari. Pouvait-il être possible que la joie tou-
chante du malade à son approche fût la cause du re-
froidissement d'Anna Pavlovna ?
« Oui, se dit-elle, il y avait quelque chose de peu
naturel, et qui ne ressemblait en rien à sa bonté
ordinaire, dans la façon dont Anna Pavlovna m'a
ANNA KARÉNINE. 379
dit avant-hier d'un air contrarié : « Eh bien ! voilà
qu'il n'a pas voulu prendre son café sans vous, et il
vous a attendu, quoiqu'il fût très affaibli. » Peut-
être lui ai-je été désagréable quand je lui ai offert
le plaid ; c'était pourtant bien simple, mais Pétrof
a pris ce petit service d'une façon étrange, et m'a
tant remerciée que j'en étais mal à l'aise ; et ce
portrait de moi qu'il a si bien réussi ; mais surtout ce
regard triste et tendre ! Oui ,oui, c'est bien cela î se
répéta Kitty avec effroi ; mais cela ne peut-être, ne
doit pas être ! Il est si digne de pitié î » ajouta-
t-clle intérieurement.
Ces craintes empoisonnaient le charme de sa nou-
velle vie.
«CHAPITRE XXXIV
Le prince Cherbatzky vint rejoindre les siens
avant la fin de la cure ; il avait été de son côté à
Carlsbad, puis à Baden et à Kissingen, pour y re-
trouver des compatriotes et, conuue il disait, « re-
cueillir un peu d'air russe ».
Le prince et la princesse avaient des idées fort
opposées sur la vie à l'étranger. La princesse trou-
vait tout parfait et, malgré sa position bien établie
dans la société russe, jouait à la dame européenne :
Quant au prince, il trouvait au contraire tout
détestable, la vie européenne insupportable, tenait
à ses habitudes russes avec exagération, et cherchait
38o ANNA KARÉNINE.
à se montrer moins Européen qu'il ne l'était en réa-
lité.
Le prince revint maigri, avec des poches sous les
yeux, mais plein d'entrain, et cette heureuse dispo-
sition d'esprit ne fit qu'augmenter quand il trouva
Kitty en voie de guérison.
Les détails que lui avait donnés la princesse sur
l'intimité de Kitty avec Mme Stahl et Varinka, et
ses remarques sur la transformation morale que su-
bissait leur fille, avaient attristé le prince et réveillé
en lui le sentiment habituel de jalousie qu'il éprou-
vait pour tout ce qui pouvait soustraire Kitty à son
influence, en l'entraînant dans des régions inabor-
dables pour lui ; mais ces fâcheuses nouvelles se
noyèrent dans l'océan de bonne humeur et de gaieté
qu'il rapportait de Carlsbad.
Le lendemain de son arrivée, le prince, vêtu de
son long paletot, ses joues, un peu boufiies et cou-
vertes de rides, encadrées dans un faux-col empesé,
alla à la source avec sa fille ; il était de la plus belle
himxeur du monde.
Le temps était splendide ; la vue de ces maisons
gaies et proprettes, entourées de petits jardins, des
servantes allemandes à l'ouvrage, avec leurs bras
rouges et leurs figures bien nourries, le soleil res-
plendissant, tout réjouissait le cœur ; mais, plus on
approchait de la source, plus on rencontrait de ma-
lades, dont l'aspect lamentable contrastait pénible-
ment avec ce qui les entourait, dans ce mlieu ger-
manique si bien ordonné.
ANNA K.\RKNINH. 381
Tour Xitty, cette belle verdure et les sons joyeux
de la musique fonuaieiit un cadre naturel à ces visa-
ges connus dont elle suivait les transformations
bonnes ou mauvaises ; mais pour le prince il y avait
quelque chose de cruel à l'opposition de cette lumi-
neuse matinée de juin, de l'orchestre jouant gaie-
ment la valse à la mode, et de ces moribonds venus
des quatre coins de l'Europe et se traînant là laii-
guissamment.
Malgré le retour de jeunesse qu'éprouvait le
prince, et son orgueil quand il tenait sa fille favorite
sous le bras, il se sentait honteux et gêné de sa
démarche ferme et de ses membres vigoureux. Hn
face de toutes ces misères, il éprouvait le sentiment
d'un homme déshabillé devant du monde.
« Présente-moi à tes nouveaux amis, dit-il à sa
fille en lui serrant le bras du coude ; je me suis mis
à aimer ton affreux Soden pour le bien qu'il t'a fait;
mais vous avez ici bien des tristesses... Qui est-ce... ?
Kitty lui nomma les personnes de leur connaissance;
à l'entrée du jardin, ils rencontrèrent Mademoiselle
Berthe avec sa conductrice, et le prince eut plaisir à
voir l'expression de joie qui se peignit sur le visage
de la vieille femme au son de la voix de Kitty : avec
l'exagération d'une Française, elle se répandit en
politesses, et félicita le prince d'avoir une fille si
charmante, dont elle éleva le mérite aux nues, la
déclarant un trésor, une perle, un ange conso-
lateur.
« Dans ce cas, c'est l'ange n^ 2, dit le prince en
382 ANNA KARENINE.
souriant : car elle assure que Maden-oiselle Varinka
est l'ange n^ i.
— Oh oui ! ^lademoiselle Varinka est vraiment
un ange, allez », assura vivement Mademoiselle
Berthe.
Ils rencontrèrent Varinka elle-même dans la
galerie ; elle vint à eux avec hâte, portant un élégant
sac rouge à la main.
« Voilà papa arrivé ? » lui dit Kitty.
Varinka fit un salut simple et naturel qui ressem-
blait à une révérence, et entama la conversation
avec le prince sans fausse timidité.
— Il va sans dire que je vous connais, et beau-
coup, lui dit le prince en souriant, d'un air qui
prouva à Kitty, à sa grande joie, que son amie
plaisait à son père.
— Où allez- vous si vite ?
— Maman est ici, répondit la jeune fille en se
tournant vers Kitty : elle n'a pas dormi de la nuit,
et le docteur lui a conseillé de prendre l'air ; je lui
porte son ouvrage.
— Voilà donc l'ange n^ i », dit le prince, quand
Varinka se fut éloignée.
Kitty s'aperçut qu'il avait envie de la plaisanter
sur son amie, mais qu'il était retenu par l'impression
favorable qu'elle lui avait produite.
« Eh bien, nous allons tous les voir, les uns après
les autres, tes amis, même I^Ime Stahl, si elle daigne
me reconnaître.
— Tu la connais donc, papa ? demanda Kitty
ANNA KARÉNINE. 383
avec crainte, en remarquant un éclair ironique dans
les yeux de son père.
— J'ai connu son mari, et je l'ai un peu connue
elle-même, avant qu'elle se fût enrôlée dans les pié-
tistes.
— Qu'est-ce que ces piétistcs, papa ? dem.anda
Kitt>-, inquiète de voir donner un nom à ce qui lui
paraissait d'une si haute valeur en Mme Stahl.
— Je n'en sais trop rien ; ce que je sais, c'est
qu'elle remercie Dieu de tous les malheurs qui lui
arrivent, y compris celui d'avoir perdu son mari, et
cela tourne au comique quand on sait qu'ils vivaient
fort mal ensemble... Qui est-ce ? Quelle pauvre
figure ! — demanda-t-il en voyant un malade, en
redingote brune, avec un pantalon blanc formant
d'étranges plis sur ses jambes amaigries ; ce mon-
sieur avait soulevé son chapeau de paille, et décou-
vert un front élevé que la pression du chapeau avait
rougi, et qu'entouraient de rares cheveux frisottants.
— C'est Pétrof, un peintre, — répondit Kitty en
rougissant, — et voilà sa femme, ajouta-t-elle en
montrant Anna Pavlovna, qui, à leur approche,
s'était le\ée pour courir après un des enfants sur
la route.
— Pauvre garçon ! il a une charmante physiono-
mie. Pourquoi ne t'es-tu pas approchée de lui ? Il
semblait vouloir te parler.
— Retournons vers lui, dit Kitty, en marchant
résolument vers Pétrof... Comment allez- vous au-
jourd'hui ? » lui demanda- 1- elle.
384 ANNA KARENINE.
Celui-ci se leva en s' appuyant sur sa canne, et
regarda timidement le prince.
« C'est ma fille, dit le prince ; permettez-moi de
faire votre connaissance. »
Le peintre salua et sourit, découvrant ainsi des
dents d'ime blancheur étrange.
« Nous voiis attendions hier, princesse », dit-il
à Kitty.
Il trébucha en parlant, mais, pour ne pas laisser
croire que c'était involontaire, il refit le même mou-
vement.
« Je comptais venir, mais Varinka m'a dit qu'An-
na Pavlovna avait renoncé à sortir.
— Comment cela ? dit Pétrof ému et commen-
çant aussitôt à tousser en cherchant sa femme du
regard.
— Annette, Annette ! » appela-t-il à haute voix
tandis que de grosses veines sillonnaient comme des
cordes son pauvre cou blanc et mince.
Anna Pavlovna approcha.
« Comment se fait-il que tu aies envoyé dire que
nous ne sortirions pas ? demanda-t-il à voix basse,
d'un ton irrité, car il s'enrouait facilement.
— Bonjour, princesse, dit Anna Pavlovna avec
un sourire contraint qui ne ressemblait en rien à son
accueil d'autrefois. — Enchantée de faire votre con-
naissance, ajouta-t-elle en se tournant vers le prince.
On vous attendait depuis longtemps.
— Comment as- tu pu faire dire que nous ne sor-
tirions pas ? murmura de nouveau la voix éteinte
ANNA KLVRKNINE. 385
du peintre, que l'impuissance d'exprimer ce qu'il
sentait irritait doublement.
— Mais, bon Dieu, j'ai simplement cru que nous
ne sortirions pas, dit sa femme d'un air contrarié.
— Pourquoi ? quand cela ?... » Il fut pris d'une
quinte de toux et fit de la main un geste désolé.
Ive prince souleva son chapeau et s'éloigna avec sa
fille.
« Oh ! les pauvres gens, dit-il en soupirant.
— C'est vrai, papa, répondit Kitty, et ils ont trois
enfants, pas de domestiques, et aucime ressource
pécuniaire ! Il reçoit quelque chose de l'AcadémiL-,
continua-t-elle avec animation pour tâcher de dissi-
muler l'émotion que lui causait le changement d' A -
na-Pavlo\Tia à son égard... — \'oilà Mme Sthal »,
dit Kitty en montrant une petite voiture dans la-
quelle était étendue une foniie humaine enveloppée
de gris et de bleu, entourée d'oreillers et abritée par
une ombrelle. Derrière la malade se tenait son con-
ducteur, un Allemand bourru et bien portant. A
côté d'elle marchait un comte suédois à chevelure
blonde, que Kitty cormaissait de \iie. Quelques per-
soimes s'étaient arrêtées près de la petite voiture et
considéraient cette dame coiimie une chose curieuse.
Le prince s'approcha. Kitty remarqua aussitôt
dans son regard cette pointe d'ironie qui la troublait.
Il adressa la parole à Mme Sthal dans ce français ex-
cellent que si peu de personnes parlent de nos jours
en Russie, et se montra extrêmement aimable et
poli.
386 ANNA KARÉNINE.
« Je ne sais si vous vous souvenez encore de moi,
mais c'est mon devoir de me rappeler à votre souve-
nir pour vous remercier de votre bonté pour ma
fille, dit-il en ôtant son chapeau sans le remettre.
— Le prince Alexandre Cherbatzky ? dit Mme
Stahl en levant sur ses yeux célestes, dans lesquels
Kitty remarqua une ombre de mécontentement.
Enchantée de vous voir. J'aime tant votre fille !
— Votre santé n'est toujours pas bonne ?
— Oh ! j'y suis faite maintenant, répondit Mme
Stahl, et elle présenta le comte suédois.
— Vous êtes bien peu changée depuis les dix ou
onze ans que je n'ai eu l'honneur de vous voir.
— Oui, Dieu qui donne la croix, donne aussi la
force de la porter. Je me demande souvent pourquoi
une vie semblable se prolonge ! — Pas ainsi, dit-elle
d'un air contrarié à Varinka, qui l'enveloppait d'un
plaid sans parvenir à la satisfaire.
— Pour faire le bien sans doute, dit le prince dont
les yeux riaient.
— Il ne nous appartient pas de juger, répondit
Mme Stahl, qui surprit cette nuance d'ironie dans
la physionomie du prince. — Envoyez-moi donc ce
livre, cher comte. — Je vous en remercie infiniment
d'avance, dit- elle en se tournant vers le jeune Sué-
dois.
— Ah! s'écria le prince qui venait d'apercevoir le
colonel de Moscou ; et, saluant Mme Stahl, il alla
le rejoindre avec sa fille.
— Voilà notre aristocratie, prince, dit le colonel
ANNA KARKXINE. 3^7
avec une iiitoiitioii railleuse, car lui aussi était
piqué de l'attitude de Mme vStahl.
— Toujours la même, répondit le prince.
— L'avez- vous connue avant sa maladie, c'est-
à-dire avant qu'elle fût infirme ?
— Oui, je l'ai connue au moment où elle a pv^rdu
l'usage de ses jambes.
— On prétend qu'il y a dix ans qu'elle ne mar-
che plus.
— Elle ne marche pas parce qu'elle a une jambe
plus courte que l'autre ; elle est très mal faite.
— C'est impossible, papa ! s'écria Kitty.
— Les mauvaises langues l'assurent, ma chérie ;
et ton amie Varinka doit en voir de toutes les cou-
leurs. Oh ! ces dames malades !
— Oh non î papa, je t'assure, Varinka l'adore !
affinna vivement Kitty. Et elle fait tant de bien !
Demande à qui tu voudras : tout le monde la con-
naît, ainsi que sa nièce Aline.
— C'est possible, répondit son père en lui ser-
rant doucement le bras, mais il voudrait mieux que
personne ne sût le bien qu'elles font. »
Kitty se tut, non qu'elle fût sans réponse, mais
parce que ses pensées secrètes ne pouvaient pas
même être révélées à son père. Chose étrange cepen-
dant : quelque décidée qu'elle fût à ne pas se sou-
mettre aux jugements de son père, à ne pas le laisser
pénétrer dans le sanctuaire de ses réflexions, elle sen-
tait bien que l'image de sainteté idéale qu'elle por-
tait dans l'àme depuis un mois venait de s'effacer
388 ANNA KARÉNINE.
sans retour, comme ces formes que l'imagination
aperçoit dans des vêtements jetés au hasard, et qui
disparaissent d'elles-mêmes quand on se rend compte
de la façon dont ils ont été jetés. Elle ne conserva
plus que l'image d'une femme boiteuse qui restait
couchée pour cacher sa difformité, et qui tourmen-
tait la pauvre Varinka pour un plaid mal arrangé ; il
lui devint impossible de retrouver dans sa pensée
l'ancienne Mme Stahl.
CHAPITRE XXXV
L'entrain et la bonne humeur du prince se com-
muniquaient à tout son entourage ; le propriétaire
de la maison lui-même n'y échappait pas. En ren-
trant de sa promenade avec Kitty, le prince invita
le colonel, Marie Evguénievna, sa fille, et Varinka à
prendre le café, et fit dresser la table sous les marron-
niers du jardin. Les domestiques s'animèrent aussi
bien que le propriétaire sous l'influence de cette
gaieté communicative, d'autant plus que la géné^
rosité du prince était bien connue. Aussi, une demi-
heure après, cette jo^^'euse société russe réunie sous
les arbres fit- elle l'envie du médecin malade qui ha-
bitait le premier ; il contempla en soupirant ce
groupe heureux de gens bien portants.
La princesse, un bonnet à rubans lilas posé sur le
sommet de sa tête, présidait à la table couverte d'une
nappe très blanche, sur laquelle on avait placé la
ANNA K.\RKNINE. 389
cafetière, du pain, du beurre, du fromage et du gi-
bier froid ; elle distribuait les tasses et les tartines,
tandis que le prince, à l'autre bout de la table,
mangeait de bon appétit en causant gaiement. Il
avait étalé autour de lui toutes ses emplettes de
boîtes sculptées, couteaux à papier, jeux de hon-
chets, etc., rapportés de toutes les eaux d'où il
revenait, et il s'amusait à distribuer ces objets à
chacun, sans oublier Lischen, la servante et le
maître de la maison. Il tenait à celui-ci les discours
les plus comiques dans son mauvais allemand, et
lui assurait que ce n'étaient pas les eaux qui avaient
guéri Kitty, mais bien son excellente cuisine, et
notamment ses potages aux pruneaux. La princesse
pJaisantait son mari sur ses manies russes, mais ja-
mais, depuis qu'elle était aux eaux, elle n'avait été
si gaie et si animée. Le colonel souriait coimne tou-
jours des plaisanteries du prince, mais il était de l'avis
de la princesse quant à la question européenne,
qu'il s'imaginait étudier avec soin. La borme Marie
Evguénievna riait aux larmes, et \'arinka elle-même,
au grand étonnement de Kitty, était gagnée par la
gaieté générale.
Kitty ne pouvait se défendre d'une certaine agi-
tation intérieure ; sans le vouloir, son père avait
posé devant elle un problème qu'elle ne pouvait ré-
soudre, en jugeant, comme il l'avait fait, ses amis et
cette vie nouvelle qui lui offrait tant d'attraits. A
ce problème se joignait pour elle celui du change-
ment de relations avec les Pétrof , qui lui avait paru
390 ANNA KARÉNINE.
ce jour-là plus évident encore et plus désagréable.
Son agitation augmentait en les voyant tous si
gais, et elle éprouvait le même sentiment que lors-
que petite fille, on la punissait, et qu'elle entendait
de sa chambre les rires de ses sœurs sans pouvoir y
prendre part.
« Dans quel but as-tu bien pu acheter ce tas de
choses ? demanda la princesse en souriant à son mari
et lui offrant une tasse de café.
— Que veux- tu ? on va se promener, on s'appro-
che d'une boutique, on est aussitôt accosté : « Er-
laucht, Excellenz, Durchlaucht ! » Oh ! quand on
en venait à Durchlaucht, je ne résistais plus, et
mes dix thalers y passaient.
— C'était uniquement par ennui, dit la princesse.
— Mais certainement, ma chère, car l'ennui est
tel, qu'on ne sait où se fourrer.
— Comment peut-on s'ennuyer ? Il y a tant de
choses à voir en Allemagne maintenant, dit Marie
Evguénievna.
— Je sais tout ce qu'il y a d'intéressant main-
tenant : je connais la soupe aux pruneaux, le saucis-
son de pois, je connais tout.
— Vous avez beau dire, prince, leurs institutions
sont intéressantes, dit le colonel.
— En quoi ? Ils sont heureux comme des sous
neufs, ils ont vaincu le monde entier : qu'y a-t-il là
de si satisfaisant pour moi ? Je n'ai vaincu personne,
moi. Et en revanche, il me faut ôtermes bottes moi-
même, et, qui pis est, les poser moi-même à ma porte
ANNA KARENINE. 39i
daiLs le couloir. Ixî matin, à peine levé, il faut ni'ha-
biller et aller boire au salon un thé exé\:rable. Ce
n'est pas conune chez nous ! Eà nous avons le droit
de nous éveiller à notre heure ; si nous sommes de
mauvaise humeur, nous avons celui de grogner ; on
a temps pour tout, et l'on pèse ses petites affaires
sans hâte inutile.
— Mais le temps, c'est l'argent, n'oubliez pas
cela, dit le colonel.
— Cela dépend : il y a des mois entiers qu'on
donnerait pour 50 kopecks, et des quarts d'heure
qu'on ne céderait pour aucun trésor. Est-ce vrai,
Katinka ? Mais pourcjuoi parais-tu ennuyée ?
— Je n'ai rien, papa.
— Où allez- vous ? restez encore un peu, dit le
prince en s' adressant à Varinka.
— Il faut que je rentre », dit Varinka prise d'un
nouvel accès de gaieté. Quand elle se fut calmée, elle
prit congé de la société et chercha son chapeau.
Kitty la suivit. Varinka elle-même lui semblait
changée ; elle n'était pas moins bonne, mais elle
était autre qu'elle ne l'avait imaginée.
« Il y a longtemps que je n'ai autant ri », dit Va-
rinka en cherchant son ombrelle et son sac. Que votre
père est charmant ! »
Kitty se tut.
« Quand nous reverrons-nous ? demanda Varinka.
— Maman voulait entrer chez les Pétrof. Y se-
rez-vous ? demanda Kittv* pour scruter la pensée de
son amie.
392 ANNA KARENINE.
— J'y serai, répondit-elle : ils comptent partir, et
j'ai promis de les aider à emballer. -:
— Eh bien, j'irai aussi.
— Non ; pourquoi faire ?
— Pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? dit Kitty
en arrêtant Varinka par son parasol, et en ouvrant
de grands yeux. Attendez un moment, et dites-moi
pourquoi.
— Mais parce que vous avez votre père, et qu'ils
se gênent avec vous.
— Ce n'est pas cela : dites-moi pourquoi vous ne
voulez pas que j'aille souvent chez les Pétrof : car
vous ne le voulez pas ?
— Je n'ai pas dit cela, répondit tranquillement
Varinka.
— Je vous en prie, répondez-moi.
— Faut-il tout vous dire ?
— Tout, tout ! s'écria Kitty.
— Au fond, il n'y a rien de bien grave : seulement
Pétrof consentait autrefois à partir aussitôt sa cure
achevée, et il ne le veut plus maintenant, répondit
en souriant Varinka.
— Eh bien, eh bien ? demanda encore Kitty vive-
ment d'un air sombre.
— Eh bien. Aima Pavlovna a prétendu que, s'il
ne voulait plus partir, c'était parce que vous restiez
ici. C'était maladroit, mais vous avez ainsi été la
cause d'une querelle de ménage, et vous savez com-
bien les malades sont facilement irritables. »
Kitty, toujours sombre, gardait le silence, et Va-
ANNA KARKNIXE. 393
rinka parlait seule, cherchant à l'adoucir et à la cal-
mer, tout en prévoyant un éclat prochain de lannes
ou de reproches.
« Cest pourquoi mieux vaut n'y pas aller, vous
le comprenez, et il ne faut pas vous fâcher...
— Je n'ai que ce que je mérite », dit vivement
Kitty en s'emparant de l'ombrelle de Varinka sans
regarder son amie.
Celle-ci, en voyant cette colère enfantine, retint
un sourire, pour ne pas froisser Kitty.
« Comment, vous n'avez que ce que vous méri-
tez ? je ne comprends pas.
— Parce que tout cela n'était qu'h>'pocrisie, que
rien ne venait du cœur. Qu'avais-je affaire de m'oc-
cuper d'un étranger et de me mêler de ce qui ne me
regardait pas ? C'est pourquoi j'ai été la cause d'une
querelle. Et cela parce que tout est hj-pocrisie, hy-
pocrisie, dit-elle en ouvrant et fermant machinale-
ment l'ombrelle.
— Dans quel but ?
— Pour paraître meilleure aux autres, à moi-
même, à Dieu ; pour tromper tout le monde ! Non,
je ne retomberai plus là-dedans : je préfère être mau-
vaise et ne pas mentir, ne pas tromper.
— Qui donc a trompé ?dit Varinka sur un ton de
reproche ; vous parlez comme si... »
Mais Kitty était dans un de ses accès de colère et
ne la laissa pas achever.
« Ce n'est pas de vous qu'il s'agit : vous êtes une
perfection ; oui, oui, je sais que vous êtes toutes des
394 ANNA KARENINE.
perfections ; mais je suis mauvaise, moi ; je n'y peux
rien. Et tout cela ne serait pas arrivé si je n'avais pas
été mauvaise. Tant pis, je resterai ce que je suis ;
mais je ne dissimulerai pas. Qu'ai- je affaire d'Anna
Pavlovna ? ils n'ont qu'à vivre comme ils l'enten-
dent, et je ferai de même. Je ne puis me changer.
Au reste, ce n'est pas cela...
— Qu'est-ce qui n'est pas cela ? dit Varinka
d'un air étonné.
— Moi, je ne puis vivre que par le cœur, tandis
que vous autres ne vivez que par vos principes. Je
vous ai aimées tout simplement, et vous n'avez eu
en vue que de me sauver, de me convertir !
— Vous n'êtes pas juste, dit Varinka.
— Je ne parle pas pour les autres, je ne parle
que pour moi.
— Kitty ! viens ici, cria à ce moment la voix de
la princesse : montre tes coraux à papa. »
Kitty prit sur la table une boîte, la porta à sa
mère d'un air digne, sans se réconcilier avec son
amie.
« Qu'as-tu ? pourquoi es-tu si rouge ? deman-
dèrent à la fois son père et sa mère.
— Rien, je vais revenir. »
« Elle est encore là ! que vais- je lui dire ? IMon
Dieu, qu'ai-je fait ? qu'ai -je dit ? Pourquoi l'ai-je
offensée ? » se dit-elle en s' arrêtant à la porte.
Varinka, son chapeau sur la tête, était assise
près de la table, examinant les débris de son om-
brelle que Kitty avait cassée. Elle leva la tête.
ANNA K.\RÏ>NIN^. 395
« Varinka, pardonnez-moi, murmura Kitty en
s'approchant d'elle : je ne sais plus ce que j'ai
dit. je...
— Vraiment je n'avais pas l'intention de vous
faire du chagrin », dit Varinka en souriant.
La paix était faite. Mais l'arrivée de son père
avait changé pour Kitty le monde dans lequel elle
vivait. Sans renoncer à tout ce qu'elle y avait ap-
pris, elle s'avoua qu'elle se faisait illusion en croyant
devenir telle qu'elle le rêvait. Ce fut comme un ré-
veil. Elle comprit qu'elle ne saurait, sans hypocri-
sie, se tenir à une si grande hauteur ; elle sentit en
outre plus vivement le poids des malheurs, des mala-
dies, des agonies qui l'entouraient, et trouva cruel
de prolonger les efforts qu'elle faisait pour s'y inté-
resser. Elle éprouva le besoin de respirer un air vrai-
ment pur et sain, en Russie, à Yergoushovo, où
Dolly et les enfants Tavaient précédée, ainsi que
le lui apprenait une lettre qu'elle venait de rece-
voir.
Mais son affection pour Varinka n'avait pas fai-
bli. En partant, elle la supplia de venir les voir en
Russie.
« Je viendrai quand vous serez mariée, dit celle-
ci.
— Je ne me marierai jamais.
— Alors je n'irai jamais.
— Dans ce cas, je ne me marierai que pour cela.
N'oubliez pas votre promesse », dit Kitty.
Les prévisions du docteur s'étaient réalisées ;
396 ANNA KARÉNINE.
Kitty rentra en Russie guérie ; peut-être n'était-
elle pas aussi gaie et insouciante qu'autrefois, mais
le calme était revenu. I^es douleurs du passé n'étaient
plus qu'un souvenir.
TROISIEME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Serge Ivanitch Kosnichef , au lieu d'aller comme
d'habitude à l'étranger pour se reposer de ses tra-
vaux intellectuels, arriva vers la fin de mai à Pak-
rofsky. Rien ne valait, selon lui, la vie des champs,
et il venait en jouir auprès de son frère. Celui-ci
l'accueillit avec d'autant plus de plaisir qu'il n'at-
tendait pas Nicolas cette année.
Malgré son aftection et son respect pour Serge,
Constantin éprouvait un certain malaise auprès de
lui, à la campagne : leur façon de la comprendre était
trop différente. Pour Constantin, la campagne of-
frait un but à des travaux d'une incontestable uti-
lité; c'était, à ses yeux, le théâtre même de la vie,
de ses joies, de ses peines, de ses labeurs. Serge, au
contraire, n'y voyait qu'un lieu de repos, \m anti-
dote contre les corruptions de la ville, et le droit de
398 ANNA KARENINE.
ne rien faire. Leur point de vue sur les paysans était
également opposé. Serge Ivanitch prétendait les
connaître, les aimer, causait volontiers avec eux, et
relevait dans ces entretiens des traits de caractère à
l'honneur du peuple, qu'il se plaisait à généraliser.
Ce jugement superficiel froissait Levine. Il respec-
tait les paysans, et assurait avoir sucé dans le lait de
la paysanne sa nourrice ime véritable tendresse
pour eux : mais leurs vices l'exaspéraient aussi sou-
vent que leurs vertus le frappaient. Le peuple
représentait pour lui l'associé principal d'un travail
commun ; comme tel, il ne voyait aucune distinc-
tion à établir entre les qualités, les défauts, les inté-
rêts de cet associé, et ceux du reste des hommes.
La victoire restait toujours à Serge dans les dis-
cussions qui s'élevaient entre les deux frères, par
suite de leurs divergences d'opinions, et cela parce
que ces appréciations restaient inébranlables, tan-
dis que Constantin, modifiant sans cesse les siennes,
était facilement convaincu de contradiction avec
lui-même. Serge Ivanitch considérait son frère
comme un brave garçon, dont le cœur, suivant son
expression française, était bien placé, mais dont
l'esprit trop impressionnable, quoique ouvert, était
rempli d'inconséquences. Souvent il cherchait, avec
la condescendance d'im frère aîné, à lui expliquer le
vrai sens des choses ; mais il discutait sans plaisir
contre un interlocuteur si facile à battre.
Constantin, de son côté, admirait la vaste intelli-
gence de son frère, ainsi que sa haute distinction
ANNA KARÏCNINE. 399
d'esprit ; il voyait en lui un hoimne doué des facul-
tés les plus belles et les plus utiles au bien général ;
mais, en avançant en âge et en apprenant à le mieux
connaître, il se demandait parfois, au fond de l'âme,
si ce dévouement à des intérêts généraux, dont lui-
même se sentait si dépounni, constituait bien une
qualité. Ne tenait-il pas à une certaine impuissance
de se frayer une route personnelle paniii toutes
celles que la vie ouvre aux hommes, route qu'il
en aurait fallu aimer et suivre avec persévérance ?
Levine éprouvait encore un autre genre de con-
trainte envers son frère, quand celui-ci passait l'été
chez lui. Les journées lui paraissaient trop courtes
pour tout ce qu'il avait à faire et à siirveiller : tan-
dis que son frère ne songeait qu'à se reposer. Bien
que Serge n'écrivît pas, l'activité de son esprit était
trop incessante pour qu'il n'eût pas besoin d'ex-
primer à quelqu'un, sous une forme concise et élé-
gante, les idées qui l'occupaient. Constantin était
son auditeur le plus habituel.
Serge se couchait dans l'herbe, et, tout en se chauf-
fant au soleil, il causait volontiers, paresseusement
étendu.
« Tu ne saurais croire, disait-il, combien je jouis
de ma paresse ! Je n'ai pas une idée dans la tête, elle
est vide comme ime boule. »
Mais Constantin se lassait vte de rester assis à
bavarder, il savait qu'en son absence on répandrait
e fumier à tort et à travers sur les champs, et il
souffrait de ne pas surveiller ce travail ; il savait
400 ANNA IL\RÉXINE.
qu'on ôterait les socs des charrues anglaises, pour
pouvoir dire qu'elles ne vaudraient jamais les \'ieilles
charrues primitives du pa\'san leur voisin, etc.
« N'es- tu donc pas fatigué de courir par cette cha-
leur ? lui demandait Serge.
— Je ne te quitte que pour un instant, le temps
de voir ce qui se passe au bureau 2, répondait Le-
vine, et il se sauvait d:^r\<> les champs.
CIL\PITR£ n
Dans les premiers jours de juin, la vieille bonne
qui remplissait les fonctions de ménagère, Agathe
Mikhaïlovna, descendant à la cave avec im pot de
petits champignons qu'elle venait de saler, glissa dans
l'escalier et se foula le poignet. On ût chercher im
médecin du district, jeune étudiant bavard qui ve-
nait de terminer ses études. D examina la main,
affirma qu'elle n'était pas démise, y appliqua des
compresses et pendant le dîner, fier de se trouver en
société du célèbre Kosnichef , se lança dans la narra-
tion de tous les commérages du district, et, pour avoir
l'occasion de produire ses idées éclairées et avancées,
se plaignit du mauvais état des choses en général.
Serge Ivanitch l' écouta avec attention ; animé
par la présence d'un nouvel auditeur, il causa, fit
des observations justes et fines, respectueusement
appréciées par le jeune médecin ; après le départ du
docteur, il se trouva dans cette disposition d'esprit
AXXA K_\Ri:XTXE. 401
un peu surexcitée que lui connaissait son frère, et
qui succédait généralement à une conx'ersation bril-
lante et vive. Une fois seuls, Sei^ge prit une ligne
pour aller pécher.
Kosnichef aimait la pêche à la ligne ; il semblait
mettre une certaine vanité à montrer qu'il savait
s'amuser d'un passe-temps aussi puéril. Constantin
voulait aller surveiller les labours et examiner les
prairies : il offrit à son frère de le mener en cabriolet
jusqu'à la ri\-ière.
C'était le moment de l'été où la récolte de l'année
se dessine, et où commencent les préoccupations
des semailles de l'année suivante, alors que se ter-
mine la fenaison- Les épis déjà formés, mais encore
\-erts, se balancent légèrement au souffle du \'ent ;
les avoines sortent irrégulièrement de terre dans les
champs semés tardi\-ement ; le sarrasin couvTe déjà
le sol ; l'odeur du fimiier répandu en monticules sui
les champs se mêle au parfum des herbages, qui, par-
semés de leurs petits bouquets d'oseille sauvage,
s'étendent conmie une mer. Cette période de lété
est l'accalmie qui précède la moisson, ce grand effort
imposé chaque anné« au pa>-san. La récolte promet-
tait d'être superbe, et aux longues et claires journées
succédaient des nuits courtes, accompagnées d'une
forte rosée.
Pour arri\-er aux prairies, il fallait traverser le
bois ; Serge Ivanitch aimait cette forêt touffue ; il
désigna à l'admiration de son frère un \neux tilleul
prêt à ffeurir, mais Constantin, qui ne parlait pas
402 ANNA KARÉNINE.
volontiers des beautés de la nature, préférait aussi
n'en pas entendre parler. Les paroles lui gâtaient,
prétendait-il, les plus belles choses. Il se contenta
d'approuver son frère, et pensa involontairement à
ses affaires ; son attention se concentrait sur un champ
en jachère qu'ils atteignirent en sortant du bois. Une
herbe jaunissante le recouvrait par endroits, tandis
qu'à d'autres on l'avait déjà retourné. Les télègues
arrivaient à la file ; Levine les compta et fut satis-
fait de l'ouvrage qui se faisait. Ses pensées se por-
tèrent ensuite, à la vue des prairies, sur la grave
question du fauchage, une opération qui lui tenait
particulièrement au cœur. Il arrêta son cheval.
L'herbe haute et épaisse était encore couverte de
rosée. Serge Ivanitch. pour ne pas se mouiller les
pieds, pria son frère de le conduire en cabriolet
jusqu'au buisson de cytises près duquel on péchait
les perches. Constantin obéit, tout en regrettant
de froisser cette belle prairie, dont l'herbe moel-
leuse entourait les pieds des chevaux et laissait tom-
ber ses semences sur les roues de la petite voiture.
Serge s'assit sous le cytise et lança sa ligne. Il ne
prit rien, mais il ne s'ennuyait pas et semblait de
bonne humeur.
Levine, au contraire, avait hâte de rentrer et de
donner ses ordres sur le nombre de faucheurs à
louer pour le lendemain ; mais il attendait son frère
et songeait à la grosse question qui le préoccupait.
AXN'A KARÉNINE. 403
CHAPITRE III
a Je pensais à toi, dit Serge Ivanitch : sais- tu
que d'après ce que raconte le docteur, un garçon qui
n'est pas bête, ce qui se passe dans le district n'a pas
de nom ? Et cela me fait revenir à ce que je t'ai
déjà dit : tu as tort de ne pas aller aux assemblées
et de te tenir à l'écart. Si les hommes de valeur ne
veulent pas se mêler des affaires, tout ira à la diable.
L'argent des contribuables ne sert à rien, car il n'y
a ni écoles, ni infirmiers, ni sages-femmes, ni phar-
macies : il n'y a rien.
— J'ai essayé, répondit à contre-cœur Levine,
mais je ne peux pas : que veux- tu que j'y fasse ?
— Pourquoi ne le peux-tu pas ? Je t'avoue que je
n'y comprends rien. Je n'admets pas que ce soit in-
capacité ou indifférence : ne serait-ce pas tout simple-
ment paresse ?
— Rien de tout cela. J'ai essayé et j'ai acquis la
conviction que je ne pouvais rien faire. »
Levine n'approfondissait pas beaucoup ce que
disait son frère, et, tout en regardant la rivière et la
prairie, il cherchait à distinguer dans le lointain un
point noir ; était-ce le cheval de l'intendant ?
« Tu te résignes trop facilement ! Comment n'y
mets-tu pas un peu d'amour-propre ?
— Je ne conçois pas l'amour-propre en pareille
matière, répondit Levine, que ce reproche piqua
14
404 ANNA KARÉNINE.
au vif. Si à l'Université on m'avait reproché d'être
incapable de comprendre le calcul intégral comme
mes camarades, j'y aurais mis de l' amour-propre ;
mais ici il faudrait commencer par croire à l'utilité
des innovations à l'ordre du jour.
— Eh quoi ! sont-elles donc inutiles ? demanda
Serge Ivanovitch, froissé de voir son frère attacher
si peu d'importance à ses paroles et y prêter une si
médiocre attention.
— Non, que veux-tu que j'y fasse, je ne vois là
rien d'utile et ne m'y intéresse pas, répondit Levine
qui venait enfin de reconnaître son intendant à che-
val dans le lointain.
— Écoute, dit le frère aîné dont le beau visage
s'était rembruni : il y a limite à tout ; admettons
qu'il soit superbe de détester la pose, le mensonge, et
de passer pour un original ; mais ce que tu viens de
dire n'a pas le sens commun. Trouves-tu réellement
indifférent que le peuple, que tu aimes, à ce que
tu assures...
— Je n'ai jamais rien assuré de pareil, interrom-
pit Levine.
— Que ce peuple meure sans secours ? reprit
Serge ; que de grossières sages-femmes fassent périr
les nouveau-nés ? que les paysans croupissent dans
l'ignorance et restent la proie du premier écrivain
venu ? y>
Et Serge Ivanitch lui posa le dilemme sui-
vant :
« Ou bien ton développement intellectuel est en
ANNA KARKNINE. 405
défaut, ou bien c'est ton amour du repos, ta vanité,
que sais-je ? qui l'emporte. »
Constantin sentit que, s'il ne voulait pas être
convaincu d'indifférence pour le bien public, il n'a-
vait qu'à se soumettre.
« Je ne vois pas, dit-il blessé et mécontent, qu'il
soit possible...
— Conunent tu ne vois pas, par exemple, qu'en
surveillant mieux l'emploi des contributions il serait
possible d'obtenir une assistance médicale quel-
conque ?
— Je ne crois pas à la possibilité d'une assistance
médicale sur une étendue de quatre mille verstes
carrées, conmie notre district. Au reste, je n'ai
aucune foi dans l'eflâcacité de la médecine.
— Tu es injuste, je te citerais mille exemples...
Et les écoles ?
— Pourquoi faire, des écoles ?
— Comment, pourquoi faire ? Peut-on douter
des avantages de l'instruction ? Si tu la trouves utile
pour toi, peux-tu la refuser aux autres ? »
Constantin se sentit mis au pied du mur et, dans
son irritation, avoua involontairement la véritable
cause de son indifférence :
« Tout cela peut être vrai, mais pourquoi irais-je
me tracasser au sujet de ces stations médicales
dont je ne me servirai jamais, de ces écoles où je
n'enverrai jamais mes enfants, où les paysans ne
veulent pas envoyer les leurs et où je ne suis pas sûr
du tout qu'il soit bon de les envoyer. »
4o6 ANNA KARENINE.
Serge Ivanitch fut déconcerté de cette sortie, et,
tirant silencieusement sa ligne de Teau, il se tourna
vers son frère en souriant :
« Tu as cependant éprouvé le besoin d'im méde-
cin, puisque tu en as fait venir un pour Agathe
Mikhaïlovna.
— Et je vois que sa main n'en restera pas moins
estropiée.
— C'est à savoir... Puis, lorsque le paysan sait
lire ne te rend-il pas meilleur service ?
— Oh ! quant à cela, non ! répondit carrément
Levine ; questionne qui tu voudras, chacun te dira
que le paysan qui sait lire vaut moins comme ou-
vrier. Il n'ira plus réparer les routes, et si on l'em-
ploie à construire un pont, il tâchera avant tout d'en
emporter les planches.
— Au reste, il ne s'agit pas de cela, — dit Serge
en fronçant le sourcil ; il détestait la contradiction
et surtout cette façon de sauter d'un sujet à l'autre,
et de produire des arguments sans aucun lien appa-
rent. — La question se pose ainsi : Conviens-tu que
l'éducation soit un bien pour le peuple ?
— J'en conviens », dit Levine sans songer que
telle n'était pas sa pensée ; il sentit aussitôt que sou
frère allait retourner cet aveu contre lui, et comprit
qu'il serait logiquement convaincu d'inconséquence.
Ce fut bien facile.
« Du moment que tu en conviens, tu ne saurais,
en honnête homme, refuser la coopération à cette
œuvre.
ANNA KARÉNINE. 407
— Mais si je ne la regarde pas encore comme
l)onne, cette œuvre, dit Levine en rougissant.
— Comment cela ? tu viens de dire...
— Je veux dire que l'expérience n'a pas encore
démontré qu'elle fût vraiment utile.
— Tu n'en sais rien, puisque tu n'as pas fait le
moindre effort pour t'en convaincre.
— Eh bien î admettons que l'instruction du
peuple soit un bien, dit Constantin sans la moindre
conviction ; mais pourquoi irai- je m'en tourmenter,
moi ?
— Comment, prmrquoi ?
— Explique-moi ton idée au point de vue philo-
sophique, puisque nous en sommes là.
— Je ne vois pas que la philosophie ait rien à faire
là, repondit Serge d'un ton qui parut à son frèreéta-
blir des doutes sur son droit de parler de philosophie.
— Voici pourquoi, dit-il, mécontent et s'échauf-
fant tout en pailant. Selon moi, le mobile de nos
actions restera toujours notre intérêt personnel. Or
je ne vois rien dans nos institutions provinciales
qui contribue à mon bien-être. I^es routes ne sont
pas meilleures, et ne peuvent pas le devenir : d'ail-
leurs, mes chevaux me conduisent tout aussi bien
par de mauvais chemins. Je ne fais aucun cas des
médecins et des pharmaciens. Le juge de paix m'est
inutile. Jamais je n'ai eu recours à lui, et jamais l'idée
d'avoir recours à lui ne me viendra. Les écoles, non
seulement me paraissent inutiles, mais, comme je te
l'ai expliqué, me font du tort. Quant aux institutions
4o8 ANNA KARÉNINE.
provinciales, elles ne représentent pour moi que
l'obligation de payer un impôt de i8 kopecks par
dessiatine, d'aller à la ville, d'y coucher avec des pu-
naises, et d'y entendre des inepties et des grossière-
tés de tout genre : rien de tout cela n'est dans mon
intérêt personnel.
— Pardon, interrompit en souriant Serge Iva-
nitch ; il n'était pas de notre intérêt de travailler à
l'émancipation des paysans : nous l'avons cepen-
dant fait.
— Oh ! l'émancipation était une autre araire, re-
prit Constantin en s' animant de plus en plus ;
c'était bien notre intérêt personnel. Nous avons
voulu, nous autres honnêtes gens, secouerun joug qui
nous pesait. Mais être membre du conseil de la ville,
et venir discuter sur des conduits à établir dans des
rues que je n'habite pas ; être juré, et venir juger un
paysan accusé d'avoir volé un jambon ; écouter pen-
dant six heures les sottises variées que peuvent dé-
biter le défenseur et le procureur ; demander comme
président à Alexis, mon vieil ami à moitié idiot :
« Reconnaissez- vous, monsieur l'accusé, avoir dé-
robé un jambon ?... »
Et Constantin, entraîné par son sujet, représenta
la scène entre le président et l'accusé, s'imaginant
continuer ainsi la discussion.
Serge Ivanitch leva les épaules.
— Qu'entends-tu par là ?
— J'entends que, lorsqu'il s'agira de droits qui
me toucheront, qui toucheront à mes intérêts per~
ANNA K^VRÉNINE. 409
sonnels. je saurai les défendre de toutes mes forces;
lorsque, étant étudiant, on venait faire des perquisi-
tions chez nous, et que les gendarmes lisaient nos
lettres, je savais défendre mes droits à la liberté, à
l'instruction. Je veux bien discuter le service obliga-
toire, parce que c'est une question qui touche au sort
de mes enfants, de mes frères, au mien par consé-
quent ; mais savoir comment employer les 40 mille
roubles d'impôts, et faire le procès d'Alexis l'idiot,
je ne m'en sens pas capable. »
La digue était rompue ; Constantin parlait sans -
s'arrêter. Serge sourit.
a Et si demain tu as un procès, tu préférerais être
jugé par les tribunaux d'autrefois ?
— Je n'aurai pas de procès ; je n'assassinerai per-
sonne, et tout cela ne me sert à rien. Nos institutions
provinciales, vois-tu, dit-il en sautant selon son ha-
bitude d'un sujet à l'autre, me rappellent les petits
bouleaux que nous enfoncions en terre le jour de la -
Trinité pour figurer ime forêt. La forêt a poussé
d'elle-même en Europe, mais, quant à nos petits
bouleaux, il m'est impossible de les arroser et de
croire en eux. »
Serge Ivanitch haussa les épaules en signe d'éton-
nement de voir ces petits bouleaux mêlés à leur dis-
cussion ; il comprit cependant l'idée de son frère.
« Ceci n'est pas un raisonnement », dit-il.
Mais Constantin, pour tâcher d'expliquer cette
absence d'intérêt pour les affaires publiques, dont il
se sentait coupable, continua :
410 ANNA KARÉNINE.
« Je crois qu'il n'y a pas d'activité durable si
elle n'est pas fondée sur l'intérêt personnel : c'est
une vérité générale, philosophique », dit-il en ap-
puyant sur ce dernier mot, comme pour prouver qu'il
avait aussi bien qu'un autre le droit de parler philo-
sophie.
Serge Ivanitch sourit encore. « Lui aussi, se dit-
il, se fait une philosophie pour la mettre au service
de ses penchants ! »
— Laisse la philosophie tranquille. Son but a
précisément été, dans tous les temps, de saisir ce
lien indispensable qui existe entre l'intérêt person-
nel et l'intérêt général. Mais je tiens à certifier ta
comparaison. Les petits bouleaux n'ont pas été
fichés en terre, ils ont été semés, plantés, et il
faut les traiter avec ménagement. Les seules na-
tions qui aient de l'avenir, les seules qu'on puisse
nommer historiques, sont celles qui sentent l'im-
portance et la valeur de leurs institutions, qui
par conséquent y attachent du prix. »
Et pour mieux démontrer l'erreur que son frère
commettait, il discuta la question au point de vue
de la philosophie de l'histoire, un terrain sur lequel
Constantin ne pouvait pas le suivre.
« Quant à ton peu de goût pour les affaires, tu
m'excuseras si je le mets sur le compte de notre pa-
resse russe, de nos anciennes habitudes de grands
seigneurs ; laisse-moi espérer que tu reviendras de
cette erreur passagère. »
Constantin ne répondit pas ; il se sentait battu à
ANNA KARÉNINE. 411
plate couture, et sentait également que son frère
n'avait pas compris, ou n'avait pas voulu compren-
dre sa pensée. Était-ce lui qui ne savait pas s'ex])li-
quer clairement ou son frère qui y mettait de la mau-
vaise volonté ? Sans approfondir cette question, il
ne répliqua pas et s'absorba dans ses réflexions.
Serge Ivanitch retira ses lignes, détacha le cheval,
et ils partirent.
CHAPITRE IV
Levine, l'année précédente, un jour qu'on fau-
chait, s'était mis en colère contre son intendant, et
pour se calmer il avait pris la faux d'un paysan et
s'était rais à faucher lui-même. Ce travail l'avait
tant amusé, qu'il recommença plusieurs fois, faucha
lui-même la prairie devant la maison, et se promit
de faucher, l'année suivante, des journées entières
avec les paysans.
Depuis l'arrivée de Serge, il se demandait s'il
pourrait donner suite à ce projet. Il était confus
d'abandonner son frère pendant toute une journée
et craignait aussi un peu ses plaisanteries. Les im-
pressions de l'année précédente lui revinrent tandis
qu'il traversait la prairie.
« Il me faut absolument un exercice violent, si-
non mon caractère deviendra intraitable », pensa-t-il,
décidé à braver l'ennui que pouvaient lui causer les
observations de son frère et de ses gens.
412 ANNA KARÉNINE.
Le même soir, en allant donner ses ordres pour les
travaux du lendemain, Levine, dissimulant son
embarras, dit à son intendant :
« Vous enverrez ma faux à Tite pour qu'il la re-
passe demain, je faucherai peut-être moi-même. »
L'intendant sourit et répondit.
« C'est bien. »
Plus tard, en prenant le thé, Levine dit à son frère:
« Décidément le temps se met au beau, je fauche-
rai demain :
— J'aime beaucoup ce travail, dit Serge Ivanitch.
— Moi, je l'aime extrêmement; il m'est arrivé
de faucher l'année dernière, et je veux m'y remettre
demain toute la j oumée. »
Serge Ivanitch leva la tête et regarda son frère
avec étonnement.
« Comment l'entends- tu ? travailler toute la
journée comme im paysan ?
— Oui, c'est très amusant.
— C'est un excellent exercice physique, mais pour-
ras-tu supporter une fatigue pareille ? demanda
Serge sans aucune intention ironique.
— Je l'ai essayé. Au commencement, c'est dur,
puis on s'entraîne. Je crois bien que j'irai jusqu'au
bout.
— Vraiment ? ]Mais de quel œil les paysans voient-
ils cela ? Ne tournent- t-ils pas en ridicule les manies
du maître ? Et puis comment feras-tu pour dîner ?
On ne peut guère se faire porter là-bas une bouteille
de laffitte et im dindonneau rôti.
ANNA ICVRÉNINK . 413
— Je rentrerai à la maison pendant que les
paysans se reposeront. »
Le lendemain matin, quoique levé plus tôt que de
coutume, Levine, en arrivant à la prairie, trouva les
faucheurs déjà à l'ouvrage.
La prairie s'étendait au pied de la colline, avec ses
rangées d'herbe déjà fauchée, et les petits monticu-
les noirs formés par les vêtements des travailleurs.
Levine découvrit, en approchant, les faucheurs mar-
chant en échelle les uns denière les autres, et avan-
çant lentement sur le sol inégal de la prairie. Il
compta quarante-deux hommes et distingua panui
eux des connaissances : le vieil Ermil, en chemise
blanche, le dos voûté, et le jeune Wasia, autrefois
son cocher.
Tite, son professeur, un petit vieillard sec, était
là aussi, faisant de larges fauché-es, sans se baisser
et maniant aisément la faux.
Levine descendit de cheval, attacha l'animal près
de la route, et s'approcha de Tite, qui alla aussitôt
prendre une faux cachée derrière un buisson, et la
lui présenta.
« Elle est prête, Barine, c'est un rasoir, elle fau-
che toute seule », dit Tite, ôtant son bonnet en
souriant.
Levine prit la faux. Les faucheurs, après avoir uni
leur ligne, retournaient sur la route ; ils étaient cou-
verts de sueur, mais gais et de bonne humeur, et
saluaient tous le maître en souriant. Personne n'osa
ouvrir la bouche avant qu'un grand vieillard sans
414 ANNA KARENINE.
barbe vêtu d'une jaquette en peau de mouton, lui
adressât le premier la parole :
« Attention, Barine, quand on commence ime
besogne, il faut la terminer ! dit-il, et I^evine enten-
dit un rire étouffé parmi les faucheurs.
— Je tâcherai de ne pas me laisser dépasser, ré-
pondit-il en se plaçant derrière Tite.
— Attention, » répéta le vieux.
Tite lui ayant fait place, il emboîta le pas derrière
lui. L'herbe était courte et dure ; Levine n'avait pas
fauché depuis longtemps, et, troublé par les regards
fixés sur lui, il débuta mal, quoiqu'il maniât vi-
goureusement la faux.
Deux voix derrière lui disaient :
« Mal emmanché, il tient la faux trop haut : re-
garde comme il se courbe.
— Appuie davantage le talon.
— Ce n'est pas mal, il s'y fera, dit le vieux ; le
voilà parti ; tes fauchées sont trop grandes, tu te fati-
gueras vite. Jadis nous aurions reçu des coups
pour de l'ouvrage fait comme cela. »
L'herbe devenait plus douce, et Levine, écoutant
les observ^ations sans y répondre, suivait Tite ;
ils firent ainsi une centaine de pas. Le paysan mar-
chait sans s'arrêter, mais Levine s'épuisait, et crai-
gnait de ne pas arriver jusqu'au bout ; il allait prier
Tite de s'interrompre, lorsque celui-ci fit halte de
lui-même, se baissa, prit une poignée d'herbe, en
essuya sa faux et se mit à l'affiler. Levine se re-
dressa, et jeta un regard autour de lui avec un sou-
ANNA K ARKNINE. 415
pir de soulagement. Près de lui, un paysan, tout
aussi fatigué, s'arrêta aussi.
A la seconde reprise, tout alla de même ; Tite
avançait d'un pas après chaque fauchée. Levine,
qui marchait derrière, ne voulait pas se laisser dé-
passer, mais, au moment où l'effort devenait si
grand qu'il se croyait à bout de forces, Tite s'arrê-
tait et se mettait à aiguiser.
Le plus pénible était fait. L(jrsque le travail re-
commença, Levine n'eut d'autre pensée, d'autre dé-
sir, que d'arriver aussi vite et aussi bien que les
autres. Il n'entendait que le bruit des faux derrière
lui, ne voyait que la taille droite de Tite marchant
devant, et le demi-cercle décrit par la faux sur
l'herbe qu'elle abaissait lentement, en tranchant les
petites têtes des fleurs. Tout à coup, il sentit une
agréable sensation de fraîcheur sur les épaules ; il
regarda le ciel pendant que Tite affilait sa faux, et
vit un gros nuage noir ; il s'aperçut qu'il pleuvait.
Quelques-uns des paysans avaient été mettre leurs
vêtements, les autres faisaient comme Levine et rece-
vaient avec plaisir la pluie sur leur dos.
L'ouvrage avançait ; Levine avait absolument
perdu la notion du temps et de l'heure. Son travail
à ce moment lui sembla plein de douceur ; c'était
un état d'inconscience, où, libre et dégagé, il ou-
bliait complètement ce qu'il faisait, bien que son
ouvrage valût en cet instant celui de Tite.
Cependant Tite s'était approché du vieux, et il
examina le soleil avec lui. a De quoi parlent-ils .'*
4i6 ANNA KARÉNINE.
pourquoi ne continuons-nous pas ? » se dit Levine,
sans songer que les paysans travaillaient sans repos
depuis près de quatre heures, et qu'il était temps de
déjeuner.
« Il faut manger, Barine, dit le vieux.
— Est-il déjà si tard ? En ce cas, déjeunons. »
Levine rendit sa faux à Tite, et, traversant avec
les paysans la grande étendue d'herbe fauchée que
la pluie venait d'arroser légèrement, il alla chercher
son cheval, tandis que ceux-ci prenaient leur pain
déposé avec les caftans sur l'herbe. Il s'aperçut
alors qu'il n'avait pas bien prévu le temps et que
son foin serait mouillé.
« Le foin sera gâté, dit-il.
— Il n'y a pas de mal, Barine : fauche à la pluie,
fane au soleil », dit le vieux.
Levine détacha son cheval et rentra prendre du
café chez lui. Serge Ivanitch venait seulement de se
lever ; avant qu'il fût habillé et eût paru dans la
salle à manger, Constantin était retourné à la prai-
rie.
CHAPITRE V
Après le déjeuner, Levine, en reprenant Touvrage,
prit .place entre le grand vieillard facétieux, qui
l'invita à être son voisin, et un jeune paysan marié
depuis l'automne, qui fauchait cet été pour la pre-
mière fois.
ANNA K.\RKNIXE. 417
Le vieillard avançait à grands pas réguliers, et
semblait faucher avec aussi peu de peine que s'il
eût simplement balancé les bras en marchant ; sa
faux, bien affilée, paraissait travailler toute seule.
Le\'ine se remit à l'œuvre ; derrière lui marchait
le jeune Michel, les cheveux attachés autour de la
tête par des herbes enroulées ; son jeune visage tra-
vaillait avec le reste de son corps ; mais aussitôt
qu'on le regardait, il souriait, et aurait mieux aimé
mourir que d'avouer qu'il trouvait la tâche rude.
Le travail parut à Levine moins pénible pendant
la chaleur du jour ; la sueur qui le baignait le rafraî-
chissait, et le soleil dardant sur son dos, sa tête et
ses bras nus jusqu'au coude, lui donnait de la force
et de l'énergie. Les moments d'oubli, d'inconscience,
revenaient plus souvent, la faux travaillait alors
toute seule. C'étaient d'heureux instants î Lorsqu'on
se rapprochait de la rivière, le vieillard, qui marchait
devant Levine, essuyait sa faux avec de l'herbe
mouillée, la lavait dans la rivière, et y puisait une
eau qu'il offrait à boire au maître.
a Que diras-tu de mon kvas, Barine ? il est bon,
hein ? »
Et Levine croyait effectivement n'avoir rien bu
de meilleur que cette eau tiède dans laquelle na-
geaient des herbes, avec le petit goût de rouille qu'y
ajoutait l'écuelle de fer du paysan. Puis venait la
promenade lente et pleine de béatitude, où, la faux
au bras, on pouvait s'essuyer le front, respirer à
pleins poumons, et jeter un coup d'oeil aux faucheurs
4i8 ANNA KARÉNINE.
aux bois, aux champs, à tout ce qui se faisait aux
alentours. Les bienheureux moments d'oubli reve-
naient to jours plus fréquents, et la faux semblait
entraîner à sa suite un corps plein de vie, et accomplir
par enchantement, sans le secours de la pensée, le
labeur le plus régulier. En revanche, lorsqu'il fallait
interrompre cette activité inconsciente, enlever ime
motte de terre, ou arracher un bouquet d'oseille
sauvage, le retour à la réalité semblait pénible. Pour
le vieillard, ce n'était qu'un jeu. Quand une motte
se présentait, il la serrait d'un côté avec le pied, de
l'autre avec la faux, et l'enlevait à petits coups
répétés. Rien n'échappait à son observation; c'était
un petit fruit sauvage qu'il mangeait ou offrait à
Levine, im nid de cailles d'où s'envolait le mâle,
une couleuvre qu'il enlevait de la pointe de sa faux
comme sur une fourchette, et jetait au loin après
l'avoir montrée à ses compagnons. Mais pour I^evine
et le jeune paysan, une fois entraînés, c'était chose
difficile que de changer de mouvements et d'exami-
ner le terrain.
L^ temps passait inaperçu, et déjà le moment du
dîner approchait. Le vieillard attira l'attention du
maître sur les enfants, à moitié cachés par les her-
bages, accourant de tous côtés, et apportant aux
faucheurs du pain et des cruches de kvas, qui sem-
blaient lourdes à leurs petits bras.
« Voilà les moucherons qui arrivent », dit-il en
les montrant ; et, s' abritant les yeux de la main, il
examina le soleil.
ANNA KARKNINK. 419
L'ouvrage reprit pendant un peu de temps, puis
le vieux s'arrêta et dit d'un ton décidé :
« Il faut dîner, Barine. »
Les faucheurs regagnèrent l'endroit où étaient dé-
posés leurs vêtements, et où les enfants attendaient
avec le dîner; les uns s'assemblèrent près des télè-
gues, les autres sous un bouquet de cytises où ils
avaient amassé de l'herbe. Levine s'assit auprès
d'eux ; il n'avait aucune envie de les quitter. Toute
gêne devant le maître avait disparu, et les paysans
s'apprêtèrent à manger et à dormir ; ils se lavèrent,
prirent leur pain, débouchèrent leurs cruches de kvas
pendant que les enfants se baignaient dans la ri-
vière.
Le vieux émietta du pain dans une écuelle, l'écrasa
avec le manche de sa cuiller, versa du kvas, coupa
des tranches de pain, sala le tout, et se mit à
prier en se tournant vers l'orient.
« Eh bien, Barine, viens goûter ma soupe », dit-
il en s'agenouillant devant l'écuelle.
Levine trouva la soupe si bonne qu'il ne voulut
pas rentrer chez lui. Il dîna avec le vieux, et leur
conversation roula sur les affaires de ménage de
celui-ci, auxquelles le maître prit un vif intérêt ; à
son tour, il raconta de ses plans et de ses projets ce
qui pouvait intéresser son compagnon, se sentant
plus en communauté d'idées avec cet homme simple
qu'avec son frère, et souriant involontairement de
la sympathie qu'il éprouvait pour lui.
Le dîner achevé, le vieillard fit sa prière, et se
420 ANNA ElARÉNINE.
coucha après s'être arrangé un oreiller d'herbe.
Levine en fit autant, et, malgré les mouches et les
insectes qui chatouillaient son visage couvert de
sueur, il s'en donnit aussitôt, et ne se réveilla que
lorsque le soleil, tournant le buisson, vint briller
au-dessus de sa tête. L^ vieux ne dormait plus ; il
aiguisait les faux.
Levine regarda autour de lui sans pouvoir s'y
reconnaître ; tout lui semblait changé. La prairie
fauchée s'étendait immense avec ses rangées d'her-
bes odorantes, éclairée d'une façon nouvelle par les
rayons obliques du soleil ; la rivière, cachée naguère
par les herbages, coulait limpide et brillante comme,
de l'acier, entre ses bords découverts ; au-dessus de
la prairie planaient des oiseaux de proie.
Levine calcula ce que ses ouvriers avaient fait et
ce qui restait à faire ; le travail de ces quarante-deux
hommes était considérable ; du temps du servage,
trente- deux hommes travaillant pendant deux
jours venaient à peine à bout de cette prairie, dont
il ne restait plus que quelques coins intacts. Mais il
aurait voulu faire plus encore ; le soleil descen-
dait trop tôt, à son gré ; il ne sentait aucune fa-
tigue.
« Qu'en penses-tu ? demanda-t-il au vieux :
n'aurions- nous pas encore le temps de faucher la
colline ?
— Si Dieu le permet ! le soleil est encore haut, il
y aura peut-être un petit verre pour les enfants ? »
Lorsque les fumeurs eurent allimié leurs pipes.
ANNA KARl'-NINE. 421
le vieux déclara « aux enfants » que, si la colline
était fauchée, on aurait la goutte.
t Pourquoi pas ! En avant, Tite, nous enlève-
rons cela en un tour de main. On mangera la nuit. —
En avant î » crièrent quelques voix ; et, tout en ache-
vant leur pain, les faucheurs se levèrent.
« Allons, enfants, courage ! dit Tite en ouvrant la
marche au pas de course.
— Allons, allons ! répéta le vieux, se hâtant de
les rejoindre : si j'arrive le premier, je coupe tout ? »
Vieux et jeunes fauchèrent à l'envi, et, quelque
hâte qu'ils fissent, les rangées se couchaient nettes
et régulières, sans que l'herbe fût abîmée. Les der-
niers faucheurs terminaient à peine leur ligne, que
les premiers, mettant leurs caftans sur l'épaule,
prenaient déjà la route de la colline. Le soleil des-
cendait derrière les arbres, lorsqu'ils atteignirent le
petit ravin ; l'herbe y venait à la ceinture, tendre,
douce, épaisse et semée de fleurs des bois.
Après im court conciliabule pour décider si l'on
prendrait en long ou en large, un grand paysan à
barbe noire, Piotr Ermihtch, un faucheur célèbre,
fit en long le premier tour et revint sur ses pas. Tous
alors le suivirent, montant du ravin à la colline
pour sortir sur la lisière du bois.
Le soleil disparaissait peu à peu derrière la forêt ;
la rosée tombait déjà ; les faucheurs n'apercevaient
plus le globe brillant que sur la hauteur, mais dans
le ravin, d'où s'élevait une vapeur blanche, et sur le
versant de la montagne, ils marchaient dans une
422 ANNA IL\RÊNINE.
ombre fraîche et imprégnée d'humidité. L'ouvrage
avançait rapidement. L'herbe s'abattait en hautes
rangées ; les faucheurs, un peu à l'étroit et pressés
de tous côtés, faisaient résonner les ustensiles pen-
dus à leurs ceintures, entre-choquaient leurs faux,
sifflaient, s'interpellaient gaiement.
Levine marchait toujours entre ses deux compa-
gnons. Le vieiix avait mis sa veste de peau de mou-
ton, et conservait son entrain et la liberté de ses
mouvements. Dans le bois, on trouvait des champi-
gnons cachés sous l'herbe ; au lieu de les trancher
avec la faux comme les autres, il se baissait dès qu'il
en apercevait im, le ramassait et le cachait dans sa
veste en disant : « Encore un petit cadeau pour la
vieille. »
L'herbe tendre et douce se fauchait facilement,
mais il était dur de monter et de descendre la pente
souvent escarpée du ravin. Le vieux n'en laissait rien
paraître, montant à petits pas énergiques, et ma-
niant légèremnt sa faux, quoiqu'il tremblât parfois
de tout son corps. Il ne négligeait rien sur sa route,
ni une herbe, ni un champignon, et ne cessait de
plaisanter. Levine, derrière lui, croyait tomber à
chaque instant, et se disait que jamais il ne gravi-
rait, une faux à la main, ces hauteurs difficiles à es-
calader, même les mains libres. Il n'en monta pas
moins, et fit comme les autres. Une fièvre intérieure
semblait le soutenir.
AXXA K.\RHNIXE. 423
CHAPITRE VI
Le travail terminé, les paysans remirent leurs caf-
tans, et reprirent gaiement le chemin du logis. Lc-
vine remonta à cheval et se sépara à regret de ses
compagnons. Il se retourna sur la hauteur pour les
apercevoir encore une fois, mais les vapeurs du soir,
s'élevant des bas-fonds, les cachaient. On n'enten-
dait que le choc des faux, et le son de leurs voix
riant et causant.
Serge Ivanitch avait dîné depuis longtemps, et
dans sa chambre prenait de la limonade glacée, en
parcourant les journaux et les revues que la poste
venait d'apporter, lorsque Levine entra vivement,
les cheveux en désordre, et collés au front parla
sueur.
« Nous avons enlevé toute la prairie ! tu ne t'ima-
gines pas comme c'est bon ! Et toi, qu'as- tu fait ?
dit-il, oubliant complètement les impressions de la
veille.
— Bon Dieu, de quoi tu as l'air ! dit Serge Iva-
nitch en jetant d'abord un regard mécontent sur
son frère. Mais ferme donc la porte, tu en auras
fait entrer au moins une dizaine ! »
Serge Ivanitch avait horreur des mouches, et
n'ouvrait jamais les fenêtres de sa chambre que le
soir, ayant soin de tenir les portes toujours fermées.
a Je t'assure que je n'en ai pas laissé entrer une
424 ANNA KARÉNINE.
seule. vSi tu savais la bonne journée ! Comment Tas-
tu passée, toi ?
— Mais très bien. Tu ne vas pas me faire croire
que tu as fauché toute la journée ? Tu dois avoir une
faim de loup ! Kousma a tout apprêté pour ton dîner.
— Je n'ai pas faim, j'ai mangé là-bas; mais je
vais me nettoyer.
— Va, va, je te rejoins, dit Serge Ivanitch, ho-
chant la tête en regardant son frère. Dépêche- toi, —
ajouta- t-il en souriant, et il se mit à ranger ses livres
pour aller le retrouver, égayé à l'aspect de l'entrain et
de l'animation de Constantin. — Où étais- tu pen-
dant la pluie ?
— Quelle pluie ? c'est à peine s'il est tombé
quelques gouttes. Je reviens à l'instant. Ainsi, tu
as bien passé la journée ? C'est pour le mieux ». Et
I^evine alla s'habiller.
Peu après, les frères se retrouvèrent dans la salle
à manger. Levine croyait n'avoir pas faim, et ne se
mit à table que pour ne pas offenser Kousma ;
mais, une fois qu'il eut entamé son dîner, il le trouva
excellent. Serge Ivanitch le regardait en souriant.
« J'oubliais qu'il y a une lettre pour toi en bas,
dit-il ; Kousma, va la chercher, et fais attention de
fermer ta porte. »
La lettre était d'Oblonsky ; il écrivait de Péters-
bourg. Constantin lut à haute voix :
« Je reçois une lettre de DoUy de la campagne ;
tout y va de travers. Toi qui sais tout, su serais bien
aimable d'aller la voir, et de l'aider de tes conseils.
ANNA KARÉNINE. 425
La pau\Te femme est toute seule. Ma belle-mère est
encore à l'étranger avec tout son monde. »
« J'irai certainement la voir, dit Levinc. Tu
devrais venir avec moi. C'est une si excellente
femme, n'est-ce pas ?
— Leur terre n'est pas loin d'ici ?
— A une trentaine de verstes, peut-être à une
quarantaine ; mais la route est très bonne. Nous
ferions cela rapidement.
— Avec plaisir, dit Serge en souriant, car la vue
de son frère le disposait à la gaieté. — Quel appétit !
ajouta-t-il en regardant ce cou et cette figure hàlés
et rouges penchés sur l'assiette.
— Il est excellent. Tu ne t'imagines pas combien
ce régime-là chasse de la tête toutes les sottises.
J'entends enrichir la médecine d'un terme nouveau :
« Arbeitscur ».
— Tu n'as pas grand besoin de cette cure, il me
semble.
— Oui, mais c'est parfait pour combattre les ma-
ladies nerveuses.
— C'est une expérience à faire. J'ai voulu aller
vous voir travailler, mais la chaleur était si insup-
portable que je me suis arrêté et reposé au bois ;
de là j'ai continué jusqu'au bourg, et j'ai rencontré
ta nourrice, que j'ai questionnée sur la façon dont les
pa3'sans te jugent ; j'ai cru comprendre qu'ils ne
t'approuvent pas. « Ce n'est pas l'affaire des maî-
tres », m'a -t-elle répondu. Je crois que le peuple se
forme en général des idées très arrêtées sur ce qu'il
426 ANNA KARENINE.
« convient aux maîtres » de faire; ils n'aiment pas
à les voir sortir de leurs attributions.
— C'est possible : mais je n'ai pas éprouvé de
plus vif plaisir de ma vie, et je ne fais mal à per-
sonne, n'est-ce pas ?
— Je vois que ta journée te satisfait complète-
ment, continua Serge.
— Oui, je suis très content; la prairie a été fauchée
tout entière, et je me suis lié avec un bien brave
homme ; tu ne saurais croire combien il m'a inté-
ressé.
— Tu es content de ta journée, eh bien ! je le
suis aussi de la mienne. D'abord j'ai résolu deux pro-
blèmes d'échecs, dont l'un est très joli, je te le mon-
trerai ; puis j'ai pensé à notre conversation d'hier.
— Quoi ? quelle conversation ? dit Levine en fer-
mant à demi les yeux après son dîner, avec un senti-
ment de bien-être et de repos, et incapable de se rap-
peler la discussion de la veille.
— Je trouve que tu as en partie raison. La diffé-
rence de nos opinions tient à ce que tu prends l'inté-
rêt personnel pour mobile de nos actions, tandis que
je prétends que tout homme arrivé à un certain dé-
veloppement intellectuel doit avoir pour mobile
l'intérêt général. Mais tu es probablement dans le
vrai en disant qu'il faut que l'action, l'activité maté-
rielle, se trouve intéressée à ces questions. Ta na-
ture, comme disent les Français, est primesautière :
il te faut agir énergiquement, passionnément, ou ne
pas agir du tout. »
ANNA KARKNINE. 427
Levine écoutait sans comprendre, sans chercher à
comprendre, et craignait que son frère ne lui fît une
question qui constatât l'absence de son esprit.
a N'ai-je pas raison, ami ? dit Serge Ivanitch en
le prenant par l'épaule.
— Mais certainement. Et puis, je ne prétends pas
être dans le vrai, dit Levine avec im sourire d'enfant
coupable. « Quelle discussion avons-nous donc eue ?
pensait-il. Nous avons évidenuuent raison tous les
deux, et c'est pour le mieux. Il faut que j'aille don-
ner mes ordres pour demain. »
Il se leva, étira ses membres en souriant ; son
frère sourit aussi.
({ Bon Dieu ! cria tout à coup I^evine si vivemnt
que son frère en fut effrayé.
— Qu'y a-t-il ?
— La main d'Agathe Mikhaïlovna ? dit Levine
en se frappant le front. Je l'avais oubliée !
— Elle va beaucoup mieux.
— C'est égal, je cours jusqu'à sa chambre. Tu
n'auras pas mis ton chapeau que je serai de retour. »
Et il descendit en courant, faisant résoimer ses
talons sur les marches de l'escalier.
CHAPITRE VII
Tandis que Stépane Arcadiévitch allait à Péters-
bourg remplir ce devoir naturel aux fonctionnaires
et qu'ils ne songent pas à discuter, quelqui encom-
428 ANNA KARENINE.
préhensible qu'il soit pour d'autres, « se rappeler
au souvenir du Ministre », et qu'en même temps
il se disposait, muni de l'argent nécessaire, à passer
agréablement le temps aux courses et ailleurs, Dolly
partait pour la campagne, à Yergoushovo, ime terre
qu'elle avait reçue en dot, et dont la forêt avait été
vendue au printemps. C'était à cinquante verstes
du Pakrofsky de lycvine.
La vieille maison seigneuriale de Yergoushovo
avait disparu depuis longtemps. Le prince s'était
contenté d'agrandir et de réparer ime des ailes pour
en faire une habitation convenable.
Du temps où Dolly était enfant, vingt ans aupa-
ravant, cette aile était spacieuse et commode, quoi-
que placée de travers dans l'avenue. Maintenant, tout
tombait en ruines. Lorsque Stépane Arcadiévitch
était venu au printemps à la campagne pour la vente
du bois, sa fenune l'avait prié de donner un coup
d'oeil à la maison afin de la rendre habitable. Stépane
Arcadiévitch, désireux, coimne tout mari coupable,
de procurer à sa femme une vie matérielle aussi com-
mode que possible, s'était empressé de faire recou-
vrir les meubles de cretonne et de faire poser des ri-
deaux. On avait nettoyé le jardin, planté des fleurs,
fait un petit pont du côté de l'étang ; mais beaucoup
de détails plus essentiels furent négligés, et Daria
Alexandrovna le constata avec douleur. Stépane
Arcadiévitch avait beau faire, il oubliait toujours
qu'il était père de famille, et ses goûts restaient
ceux d'un célibataire. Rentré à Moscou, il annonça
ANNA K.\RKNINK. 429
avec fierté à sa femme que tout était en ordre, qu'il
avait installé la maison en perfection, et lui conseilla
fort de s'y transporter. Ce départ lui convenait sous
bien des rapports : les enfants se plairaient à la cam-
pagne, les dépenses diminueraient, et enfin il serait
plus libre. De son côté, Daria Alexandrovna pensait
qu'il était nécessaire d'emmener les enfants après la
scarlatine, car la plus jeune de ses filles se remettait
difficilement. Elle laissait à la ville, entre autres en-
nuis, des comptes de fournisseurs auquels elle n'é-
tait pas fâchée de se soustraire. Enfin, elle avait
r arrière-pensée d'attirer chez elle sa sœur Kitt:>% à
laquelle on avait recommandé des bains froids, et
qui devait rentrer en Russie vers le milieu de l'été.
Kitty lui écrivait que rien ne pouvait lui sourire au-
tant que de terminer l'été à Yergoushovo, dans ce
lieu si plein de souvenirs d'enfance pour toutes deux.
La campagne, re\Tje par Dolly au travers de ses
impressions de jeunesse, lui semblait à l'avance un
refuge contre tous les ennuis de la ville ; si la vie n'y
était pas élégante, et Dolly n'y tenait guère, elle
pensait la trouver commode et peu coûteuse, et les
enfants y seraient heureux î I^es choses furent tout
autres quand elle revint à Yergoushovo en maîtresse
de maison.
Le lendemain de leur arrivée, il plut à verse ; le
toit fut transpercé et l'eau tomba dans le corridor
et la chambre des enfants ; les petits lits durent être
transportés au salon. Jamais on ne put trouver une
cuisinière pour les domestiques. Des neuf vaches que
430 ANNA KARENINE.
contenait l'étable, les unes, au dire de la vachère,
étaient pleines, les autres se trouvaient trop jeunes
ou hors d'âge ; par conséquent, pas de beurre à espé-
rer et pas de lait. Poules, poulets, œufs, tout man-
quait ; il fallut se contenter pour la cuisine de vieux
coqs filandreux. Impossible d'obtenir des femmes pour
laver les planchers, toutes étaient à sarcler. L'un des
chevaux, trop rétif, ne se laissant pas atteler, les
promenades en voiture se trouvèrent impraticables.
Quant aux bains, il fallut y renoncer : le troupeau
avait raviné le bord de la rivière, et de plus on se
trouvait trop en vue des passants. Les promenades
à pied près de la maison étaient elles-mêmes dange-
reuses ; les clôtures mal entretenues du jardin n'em-
pêchaient plus le bétail d'entrer, et il y avait dans le
troupeau un taureau terrible, qui mugissait, et
qu'on accusait de donner des coups de cornes. Dans
la maison, pas une armoire à robes ! le peu d'armoi-
res qui s'y trouvaient ne fermaient pas, ou bien s'ou-
vraient d'elles-mêmes quand on passait devant. A la
cuisine, pas de marmites ; à la buanderie, pas de
chaudron pour la lessive, pas même une planche à
repasser pour les femmes de chambre !
Au lieu de trouver le repos qu'elle espérait, Dolly
tomba dans le désespoir ; sentant son impuissance
en face d'une situation qui lui apparaissait terrible,
elle retenait avec peine ses larmes. L'intendant, im
ancien vaguemestre, qui avait séduit Stépane Arca-
diévitch par sa belle prestance, et de suisse avait passé
intendant, ne prenait aucun souci des chagrins de
ANNA KARENINE. 43^
Daria Alexandre VTia ; il se contentait de répondre
respectueusement : « Impossible de rien obtenir, le
monde est si mauvais », et ne bougeait pas.
La position eût étésans issue si chez les Oblonsky,
comme dans la plupart des familles, il ne se fût trouvé
ce personnage aussi utile qu'important, malgré
ses attributions modestes, la bonne des enfants,
Matrona Philémonovna. Celle-ci calmait sa maî-
trsse, lui assurait que tout se débrouillerait, et agis-
sait sans bruit et sans embarras. Elle fit. aussitôt
arrivée, la connaissance de la femme de l'intendant,
et dès les premiers jours alla prendre le thé sous les
acacias avec elle et son mari. C'est là que les affaires
de la maison furent discutées. Un club, auquel se
joignirent le starosta et le teneur de livres, se forma
sous les arbres. Peu à peu, les difficultés de la vie s'y
aplanirent. Le toit fut réparé ; une cuisinière, amie
de la femme du starosta, arrêtée ; on acheta des
poules ; les vaches donnèrent tout à coup du lait ;
les clôtures furent réparées ; on mit des crochets
aux armoires, qui cessèrent de s'ouvrir intempes-
tivement ; le charpentier installa la buanderie ; la
planche à repasser, recouverte d'un morceau de drap
de soldat, s'étendit de la commode au dossier d'un
fauteuil, et l'odeur des fers à repasser se répandit
dans la pièce où travaillaient les femmes de cham-
bre.
« La voilà, dit Matrona Philémonovna en mon-
trant la planche à sa maîtresse : il n'y avait pas de
quoi vous désespérer. »
432 ANNA KARÉNINE.
On trouva même moyen de construire en planches
une cabine de bain sur la rivière, et Lili put commen-
cer à se baigner. L'espoir d'une vie commode, si-
non tranquille, devint presque une réalité pour Daria
Alexandrovna. Pour elle, c'était chose rare qu'une
période de calme avec six enfants. Mais les inquiétu-
des et les tracas représentaient les seules chances de
bonheur qu'eût Dolly ; privée de ce souci, elle aurait
été en proie aux idées noires causées par ce mari qui
ne l'aimait plus. Au reste, ces mêmes enfants qui la
préoccupaient par leur santé ou leurs défauts, la
dédommageaient aussi de ses peines par une foule
de petites joies. Pour être invisibles et semblables à
de l'or mêlé à du sable, elles n'en existaient pas moins
et si, aux heures de tristesse, elle ne voyait que le
sable, à d'autres moments l'or reparaissait. La soli-
tude de la campagne rendit ces joies plus fréquentes ;
souvent, tout en s'accusant de partialité maternelle,
Dolly ne pouvait s'empêcher d'admirer sa petite
famille groupée autour d'elle, et de se dire qu'il
était rare de rencontrer six enfants aussi beaux et
chacun dans son genre, aussi charmants.
Elle se sentait alors heureuse et fière.
CHAPITRE VIII
Pendant le carême de la Saint-Pierre, Dolly
mena ses enfants à la communion. Quoiqu'elle
étnnât souvent ses paren s et ses aroies par sa li-
ANNA KLVRK XINE. 433
berté de pensée sur les questions de foi, Daria
Mexandrovna n'en avait pas moins une religion qui
lui tenait à cœur. Cette religion n'avait guère de
rapport avec les dogiues de l'Église, et ressemblait
étrangement à la métempsycose ; pourtant Dolly
remplissait et faisait strictement remplir dans sa
famille les prescriptions de l'I^glise. Elle ne voulait
pas Seulement par là prêcher d'exemple, elle obéis-
sait à un besoin de son âme, et en ce moment elle
se tourmentait à l'idée de ne pas avoir fait commu-
nier ses enfants de l'année. Elle résolut d'accomplir
ce devoir.
On s'y prit à l'avance pour décider les toilettes
des enfants ; des robes furent arrangées, lavées, al-
longées ; on rajouta des volants, on mit des boutons
neufs, des nœuds de rubans. L'Anglaise se chargea
de la robe de Tania, et fit faire bien du mauvais sang
à Daria Alexandrovna ; les entournures se trouvèrent
trop étroites, les pinces du corsage trop hautes ;
Tania faisait peine à voir, tant cette robe lui ren-
dait les épaules étroites. Heureusement Matrona
Philémonovna eut l'idée d'ajouter de petites pièces
au corsage pour l'élargir, et une pèlerine pour dis-
simuler les pièces. Le mal fut réparé ; mais ou en
était venu aux paroles amères avec l'Anglaise.
Tout étant terminé, les enfants, parés et rayon-
nants de joie, se réunirent un dimanche matin sur le
perron, devant la calèche attelée, attendant leur
mère pour se rendre à l'église. Grâce à la protection
de Matrona Philémonovna, on avait remplacé à la
434 ANNA KARENINE.
calèche le cheval rétif par celui de l'intendant. Daria
Alexandrovna parut en robe de mousseline blanche,
et l'on partit.
Dolly s'était coiffée et habillée avec soin, presque
avec émotion. Jadis elle avait aimé la toilette pour
se faire belle et élégante , afin de plaire ; mais, en
prenant de l'âge, elle perdit un goût de parure qui
la forçait de constater que sa beauté avait disparu.
Maintenant, pour ne pas faire ombre au tableau, à
côté de ses jolis enfants, elle revenait à une certaine
recherche de toilettte, toutefois sans qu'elle songeât
à s'embellir. Elle partit après un dernier coup d'oeil
au miroir.
Personne à l'église, excepté les paysans et les
gens de la maison ; mais elle remarqua l'admiration
que ses enfants et elle-même inspiraient au passage.
Les enfants furent aussi charmants de visage que
de tenue. Le petit Alexis eut bien quelques distrac-
tions causées par les pans de sa veste, dont il aurait
voulu admirer l'effet par derrière, mais il était si
gentil ! Tania fut comme une petite femme, et prit
soin des plus jeunes. Quant à Lili, la dernière, elle
fut ravissante ; tout ce qu'elle voyait lui causait
l'admiration la plus vive, et il fut difficile de ne pas
sourire quand, après avoir reçu la communion, elle
dit au prêtre : « Please some more ».
En rentrant à la maison, les enfants, sous l'im-
pression de l'acte solennel qu'ils venaient d'accom-
plir, furent sages et tranquilles. Tout alla bien jus-
qu'au déjeuner ; mais à ce moment Grisha se permit
ANNA KARÉNINE. 435
de siffler, et, qui pis est, refusa d'obéir à l'Anglaise,
et fut privé de dessert ! Quand elle apprit le
méfait de l'enfant, Dolly, qui, présente, eût tout
adouci, dut soutenir la gouvernante et confirmer
la punition. Cet épisode troubla la joie géné-
rale.
Grisha se mit à pleurer, disant que Nicolas avait
sifflé aussi, mais que lui seul était puni, et que, s'il
pleurait, c'était à cause de l'injustice de l'Anglaise,
et non pour avoir été privé de tarte. Daria Alexan-
drovna, attristée, et non pour avoir été privé de
tarte. Daria Aelxandrovna, attristée, voulut arran-
ger la chose.
Pendant ce tem.ps, le coupable, réfugié au salon,
s'était assis sur l'appui de la fenêtre, et, en traver-
sant cette pièce, Dolly l'aperçut, ainsi que Tania,
debout devant lui, une assiette à la main. Sous pré-
texte de faire un dîner à ses poupées, la petite fille
avait obtenu la permission d'emporter un morceau
de tarte dans la chambre des enfants, et c'était à
son frère qu'elle l'apportait. Grisha, tout en pleu-
rant sur l'injustice dont il se croyait victime, man-
geait en sanglotant et disait à sa sœur au milieu da
ses larmes : « Mange aussi, mangeons à nous deux ».
Tania, pleine de sympathie pour son frère, man-
geait les larmes aux yeux, avec le sentiment d'avoir
accompli une action généreuse.
Ils eurent peur en apercevant leur mère, mais l'ex-
pression de son \*isage les rassura ; ils coururent aus-
sitôt vers elle, lui baisèrent les mains de leurs boii-
15
436 ANNA KARÉNINE.
ches pleines de tarte, et la confiture mêlée aux lar-
mes leur barbouilla toute la figure.
« Tania, ta robe neuve ; Grisha... « disait la mère
souriant d'un air attendri, tout en cherchant à
préserver de taches les habits neufs.
Les belles toilettes ôtées, on mit des robes ordi-
naires aux filles et de vieilles vestes aux garçons,
on fit atteler le char à bancs, et l'on alla chercher des
champignons au bois. Au milieu des cris de joie, les
enfants remplirent une grande corbeille de champi-
g]ions. lyili elle-même en trouva un. Autrefois, il
fallait que miss Hull les lui cherchât ; ce jour-là, elle
le découvrit toute seule, et ce fut un enthousiasme
général. « Lili a trouvé un champignon ! »
La journée se termina par un bain à la rivière ;
les chevaux furent attachés aux arbres, et le cocher
Terenti, les laissant chasser les mouches de leurs
queues, s'étendit sous les bouleaux, alluma sa pipe,
et s'amusa des rires et des cris joyeux qui partaient
de la cabine.
Daria Alexandrovna aimait à baigner elle-même
les enfants, quoique ce ne fût pas chose facile de les
em.pêcher de faire des sottises, ni de se retrouver dans
la collection de bas, de souliers, de petits pantalons
qu'il fallait, le bain fini, reboutonner et rattacher.
Ces jolis corps d'enfants qu'elle plongeait dans l'eau,
les yeux brillants de ces têtes de chérubins, ces excla-
mations à la fois effrayées et rieuses, au premier plon-
geon, ces petits membres qu'il fallait ensuite réin-
troduire dans leurs vêtements, tout l'amusait.
ANNA KARKXINE. 437
La toilette des enfants était à moitié faite lors-
que les paysannes endimanchées passèrent devant la
cabine de bain et s'arrêtèrent timidement. Matrona
Philémonovna héla l'une d'elles pour lui donner à
faire sécher du linge tombé à la rivière, et Daria
Alexandrovna leur adressa la ])arole. Les paysannes
commencèrent par rire, en se cachant la bouche
de la main, ne comprenant pas bien ses questions,
mais elles s'enhardirent peu à peu, et gagnèrent le
cœur de Dolly par leur sincère admiration des
enfants.
« Regarde-la donc : est-elle jolie ? et blanche
conune du sucre ! dit l'une d'elles en montrant Ta-
nia... mais bien maigre! ajouta-t-cUe en secouant la
tête.
— C'est parce qu'elle a été malade.
— Et celui-ci, le baigne-t-on aussi ? dit une autre
en désignant le dernier-né.
— Oh non, il n'a que trois mois, répondit Dolly
avec fierté.
— Vrai ?
— Et toi, as- tu des enfants;?
— J'en ai eu quatre : il m'en reste deux, fille et
garçon. J'ai sevré le dernier avant le carême.
— Quel âge a-t-il ?
— Il est dans sa deuxième année.
— Pourquoi l'as-tu nourri si longtemps ?
— C'est l'usage chez nous : trois carêmes. »
On continua à causer des enfants, de leurs mala-
dies, du mari ; le voyait-on souvent ?
43? ANNA KARÉNI NE.
Daria Alexandre vna prenait intérêt à la conver-
sation autant que les paysannes, et n'avait aucune
envie de s'en aller. Elle était contente de voir que
ces femmes lui enviaient le nombre de ses enfants
et leur beauté. Puis elles la firent rire, et offensèrent
miss Hull par leurs observations sur la toilette de
celle-ci. Une des plus jeimes regardait de tous ses
yeux l'Anglaise, se rhabillant la dernière, et mettant
plusieurs jupons les uns par- dessus les autres. Au
troisième, la paysanne n'y tint plus et s'écria invo-
lontairement : « Regarde donc ce qu'elle en met,
cela n% finit pas ! » Et toutes de rire.
CHAPITRE IX
Daria Alexandrovna, un mouchoir sur la tête,
entourée de ses petits baigneurs, approchait de la
maison, lorsque le cocher s'écria : « Voilà un mon-
sieur qui vient au-devant de nous : ce doit être le
maître de Pakrofsky. »
A sa grande joie, Dolly reconnut effectivement le
paletot gris, le chapeau mou et le visage ami de Le-
vine ; elle était toujours heureuse de le voir, mais
elle fut particulièrement satisfaite ce jour-là de se»
montrer dans toute sa gloire, à lui qui, mieux que
personne, pouvait comprendre ce qui la rendait
triomphante.
En l'avercevant, Levine crut voir l'image du bon-
heur intime qui faisait son rêve.
ANNA K.\RKXINE. 439
« Vous ressemblez à une couveuse, Daria .\lcxan-
drovna.
— Que je suis contente de vous voir, dit-elle en
lui tendant la main.
— Contente î et vous ne m'avez rien fait dire ?
Mon frère est chez moi ; c'est par Stiva que j'ai su
que vous étiez ici.
— Par Stiva ? demanda Dolly étonnée.
— Oui, il m'a écrit que vous étiez à la campagne,
et pense que vous me permettrez peut-être de vous
être bon à quelque chose » ; et, tout en parlant, Le-
vine se troubla, s'interrompit, et marcha près du
char à bancs en arrachant sur son passage des petites
branches de tilleul qu'il mordillait. Il songeait que
Daria Alexandrovna trouverait sans doute pénible
de voir un étranger lui offrir l'aide qu'elle aurait dû
trouver en son mari. En effet, la façon dont celui-ci
se déchargeait de ses embarras domestiques sur un
tiers, déplut à Dolly, et elle comprit que Levine le
sentait ; elle appréciait en lui ce tact et cette déhca-
tesse.
« J'ai bien compris que c'était une façon aimable
de me dire que vous me verriez avec plaisir, et j'en
ai été touché. J'imagine que vous, habituée à la ville,
devez trouver le pa>*s sauvage ; si je puis vous être
bon à quelque chose, disposez de moi, je vous en prie.
— Oh ? merci, dit Dolly. Le début n'a pas été
sans ennuis, c'est vrai, mais maintenant tout va à
mer\'eille, grâce à ma vieille bonne », ajouta- t-elle
en désignant ^latrona rhilé:nono\Tia qui, conipre-
440 ANNA KARÉNINE.
nant qu'il était question d'elle, adressa à Levine un
sourire amical de satisfaction. Elle le connaissait
bien, savait qu'il ferait un bon parti pour leur demoi-
selle et s'intéressait à lui.
« Veuillez prendre place, nous nous serrerons un
peu, dit-elle.
— Non, je préfère vous suivre à pied. Enfants,
lequel d'entre vous veut faire la course avec moi
pour rattraper les chevaux ? »
Les enfants connaissaient peu Levine, et ne se
rappelaient pas bien quand ils l'avaient vu, mais ils
n'éprouvèrent envers lui aucune timidité. Les enfants
sont souvent grondés pour n'être pas aimables avec
les grandes personnes ; c'est que l'enfant le plus borné
n'est jamais dupe d'une hypocrisie qui échappe
parfois à l'homme le plus pénétrant ; son instinct
l'avertit infailliblement. Or, quelque défaut qu'on
pût reprocher à Levine, on ne pouvait l'accuser de
manquer de sincérité ; aussi les enfants partagèrent-
ils à son égard les bons sentiments exprimés par le
visage de leur mère. Les deux aînés répondirent à son
invitation, et coururent avec lui comme avec leur
boDjie, miss Hull ou leur mère. Lili voulut aussi aller
à lui ; il l'installa sur son épaule et se mit à courir en
criant à Dolly :
(f Ne craignez rien, Daria Alexandrovna, je ne
lui ferai pas de mal. »
Et, en voyant combien il était prudent et adroit
dans ses mouvements, Dolly le suivit des yeux avec
connance.
ANNA K.\RKNINE. 441
Le\'ine redevenait eniaiit avec des enfants, sur-
tout à la campagne et dans la société de DoUy, pour
laquelle il éprouvait une véritable s>Tnpathie ;
celle-ci aimait à le voir dans cette disposition d'es-
prit, qui n'était pas rare chez lui ; elle s'amusa de la
g>'mnastique à laquelle il se li\Tait avec les petits,
de ses rires avec miss HuU, à laquelle il parlait an-
glais à sa façon, et de ses récits sur ce qu'il faisait
chez lui.
Après le dîner, seuls ensemble sur le balcon, il
fut question de Kitty.
« Vous savez, Kitty va venir passer l'été avec
moi ?
— Vraiment, répondit Levine en rougissant ; et
il détourna aussitôt la conversation...
— Ainsi, je vous envoie deux vaches, et si vous
tenez absolument à payer, et que cela ne vous fasse
pas rougir de honte, vous donnerez cinq roubles par
mois.
— Mais je vous assure que cela n'est plus néces-
saire. Je m'arrange.
— Dans ce cas, j'examinerai, avec votre permis-
sion, vos vaches et leur nourriture : tout est là. »
Et pour ne pas aborder le sujet épineux dont il
mourait d'en\'ie de s'informer, il exposa à Dolly
tout un système sur l'alimentation des vaches, s>'S-
tème qui les rendait de simples machines destinées
à transformer le fourrage en lait, etc. Il avait peur de
détruire un repos si chèrement reconquis.
« Vous avez peut-être raison, mais tout cela exige
442 ANNA KARENINE.
de la surveillance, et qui s'en chargera ? » répondit
DoUy sans aucune conviction.
Maintenant que l'ordre s'était rétabli dans son
ménage, sous l'influence de Matrona Philémonovna,
elle n'avait nul désir d'y rien changer ; d'ailleurs, les
connaissances s&ientifiques de I^evine lui étaient sus-
pectes, et ses théories lui semblaient douteuses et
peut-être nuisibles. Le système de Matrona Philémo-
novna était incomparablement plus clair : il consis-
tait à donner plus de foin aux deux vaches laitières,
et à empêcher le cuisinier de porter les eaux grasses
de la cuisine à la vache de la blanchisseuse ; Dolly
tenait surtout à parler de Kitty.
CHAPITRE X
« Kitty m'écrit qu'elle aspire à la solitude et au
repos, commença Dolly après un moment de silence.
— Sa santé est-elle meilleure ? demanda Levine
avec émotion.
— Dieu merci, elle est complètement rétablie ; je
n'ai jamais cru à une maladie de poitrine.
— J'en suis bien heureux ! — dit Ivcvine ; et
Dolly crut lire sur son visage la touchante expres-
sion d'une douleur inconsolable.
— Dites-moi, Constantin Dmitritch, dit Dolly en
souriant avec bonté et un peu de malice : pourquoi
en voulez- vous à Kitty ?
AXXA KARÎvXIXE. 443
— Moi î mais je ne lui en veux pas du tout, ré-
pondit-il.
— Oh si ! pourquoi n'êtes- vous venu chez aucun
de nous à votre dernier voyage à Moscou ?
— Daria AlexandroxTia ! dit-il en rougissant jus-
qu'à la racine des cheveux. Comment vous, bonne
comme vous l'êtes, n'avez pas pitié de moi, sachant...
— Mais je ne sais rien.
— Sachant que j'ai été repoussé î — et toute la
tendresse qu'il avait éprouvée un moment aupara-
vant pour Kitty, s'évanouit au souvenir de l'injure
reçue.
— Pourquoi supposez- vous que je le sache ?
— Parce que tout le monde le sait.
— C'est ce qui vous trompe : je m'en doutais,
mais je ne savais rien de positif.
— Eh bien, vous savez tout maintenant.
— Ce que je savais, c'est qu'elle était vivement
tourmentée par un souvenir auquel elle ne permet-
tait pas qu'on fît allusion. Si elle ne m'a rien confié,
à moi, c'est qu'elle n'a rien confié à persorme. Qu'y
a-t-il eu entre vous ? dites-le-moi !
— Je viens de vous le dire.
— Quand cela s'est-il passé ?
— La dernière fois que j'ai été chez vos parents.
— Savez-vous que Kitty me fait une peine ex-
trême, dit Dolly. Vous souffrez dans votre amour-
propre...
— C'est possible, dit Levine, mais... »
Elle l'interrompit.
444 ANNA KARÉNINE.
« Mais elle, la pauvre petite, est vraiment à plain-
dre ! Je comprends tout maintenant.
— Excusez-moi si je vous quitte, Daria Alexan-
drovna, dit Levine en se levant. Au revoir.
— Non, attendez, s'écria-t-elle en le retenant par
la manche. Asseyez- vous encore un moment.
— Je vous en supplie, ne parlons plus de tout
cela, — dit L^evine se rasseyant, tandis qu'une lueur
de cet espoir qu'il croyait à jamais évanoui se rallu-
mait en son cœur.
— Si je ne vous aimais pas, dit Dolly les yeux
pleins de larmes, si je ne vous connaissais pas comme
je vous connais... »
Le sentiment qu'il croyait mort remplissait le
cœur de Levine plus vivement que jamais.
— Oui, je comprends tout maintenant, continua
Dolly. Vous autres hommes, qui êteslibres dans votre
choix, vous pouvez savoir clairement qui vous aimez,
tandis qu'une jeune fille doit attendre, avec la ré-
servée imposée aux femmes ; il vous est difficile de
comprendre cela, mais une jeune fille peut souvent
ne savoir que répondre.
— Oui, si son cœur ne parle pas.
— Même si son cœur a parlé. Songez-y : vous qui
avez des vues sur une jeune fille, vous pouvez venir
chez ses parents, l'approcher, l'observer, et vous nela
demandez en mariage que lorsque vous êtes sûr
qu'elle vous plaît.
— Cela ne se passe pas toujours ainsi.
— Il n'en est pas moins vrai que vous ne vous
ANNA K.\RKNINE. 4-Î5
déclarez que lorsque votre amour est mûr, ou lors-
que, de deux personnes, l'une l'emporte dans vos
préférences. Mais la jeune fille ? On prétend qu'elle
choisisse quand elle ne peut jamais répondre que
oui ou non.
— Il s'agit du choix entre moi et Wronsky, —
pensa Levine, et le mort qui ressuscitait daiLS son âme
lui sembla mourir une seconde fois en torturant son
cœur.
— Daria Alexandrovna, on choisit ainsi une robe
ou quelque autre emplette de peu d'im])()rtauce,
mais non l'amour. Au reste, le choix a été fait tant
mieux ; ces choses-là ne se recommencent pas.
— \'anité, vanité ! dit DoUy d'un air de dédain
pour la bassesse du sentiment qu'il exprimait, com-
paré à ceux que comprennent seules les femmes.
Lorsque vous vous êtes déclaré à Kitty, elle se
trouvait précisément dans une de ces situations corn»
plexes où l'on ne sait que ré-pondrc. Elle balançait
entre vous et Wronsky. Lui, venait tous les jours
tandis que vous, n'aviez pas paru depuis longtemps.
Plus âgée, elle n'eût pas balancé ; moi par exemple,
je n'aurais pas hésité à sa place. Je n'ai jamais pu le
souffrir. »
Levine se rappela la réponse de Kitty : t Non,
cela ne peut pas être. »
a Daria Alexandrovna, dit-il sèchement, je suis
très touché de votre confiance, mais je crois que vous
vous trompez. A tort ou à raison, cet amour-propre
que vous méprisez en moi fait que tout espoir relati-
446 ANNA KARÉNINE.
vement à Catherine Alexandrovna est devenu im-
possible : vous comprenez, impossible.
— Encore un mot : vous sentez bien que je vous
parle d'une sœur qui m'est chère comme mes propres
enfants ; je ne prétends pas qu'elle vous aime, j'ai
simplement voulu vous dire que son refus, au mo-
ment où elle l'a fait, ne signifiait rien du tout.
— Je ne vous comprends pas ! dit Levine en sau-
tant de sa chaise. Vous ne savez donc pas le mal que
vous me faites ? C'est comme si vous aviez perdu un
enfant et qu'ont vînt vous dire : Voici comment il
aurait été, et il aurait pu vivre, et vous en auriez eu
la joie. Mais il est mort, mort, mort !...
— Que vous êtes singulier ! dit Dolly avec un sou-
rire attristé à la vue de l'émotion de Ivcvine. Ah ! je
comprends de plus en plus, continua-t-elle d'un air
pensif. Alors vous ne viendrez pas quand Kitty sera
ici ?
— Non ! Je ne fuirai pas Catherine Alexandrov-
na, mais, autant que possible, je lui éviterai le désa-
grément de ma présence.
— Vous êtes un original, dit Dolly en le regardant
affectueusement. Mettons que nous n'ayons rien
dit... Que veux- tu, Tania ? dit-elle en français à sa
fille qui venait d'entrer.
— Où est ma pelle, maman ?
— Je te parle français, réponds-moi de même. »
L'enfant ne trouvant pas le mot français, sa mère
le lui souffla et lui dit ensuite, toujours en français,
où il fallait aller chercher sa pelle.
ANNA KARfCNINE. 447
Ce français déplut à I^evine, à qui tout sembla
changé dans la maison de Dol: ; ses enfants eux-mê-
mes n'étaient plus aussi gentils.
« Pourquoi parle-t-elle français à ses enfants ?
C'est faux et peu naturel. Les enfants le sentent bien.
On leur enseigne le français et on leur fait oublier la
sincérité », pensa-t-il, sans savoir que vingt fois
Dolly s'était fait ces raisonnements, et n'en avait pas
moins conclu que, en dépit du tort fait au naturel,
c'était la seule façon d'enseigner une langue étran-
gère aux enfants.
« Pourquoi vous dépécher ? restez encore un
peu. »
Levine demeura jusqu'au thé, mais toute sa
gaieté avait disparu et il se sentait gêné.
Après le thé, Levine sortit pour donner l'ordre
d'atteler, et lorsqu'il rentra au salon, il trouva Dolly
le visage bouleversé et les yeux pleins de larmes. Pen-
dant la courte absence qu'il avait faite, tout l'or-
gueil de Daria Alexandrovna au sujet de ses enfants
venait d'être subitement troublé, Grisha et Tania
s'étaient battus pour une balle. Aux cris qu'ils pous-
sèrent, leur mère accourut et les trouva dans état
affreux ; Tania tirait son frère par les cheveux, et
celui-ci, les traits décomposés par la colère, lui don-
nait force coups de poing. A cet aspect, Daria Ale-
xandrovna sentit quelque chose se rompre dans son
cœur, et la vie lui parut se couvrir d'un voile noir.
Ces enfants, dont elle était si fière, étaient donc mal
élevés, mauvais, enclins aux plus grossiers penchants!
448 ANNA KARÉNINE.
Cette pensée la troubla au point de ne pouvoir ni
parler, ni raisonner, ni expliquer son chagrin à
Levine. Il la calma de son mieux la voyant malheu-
reuse, lui assura qu'il n'y avait rien là de si terrible,
et que tous les enfants se battaient ; mais au fond du
cœur il se dit : « Non, je ne me torturerai pas pour
parler français à mes enfants ; il ne faut pas gâter
et dénaturer le caractère des enfants, c'est ce qui les
empêche de rester charmants. Oh ! les miens seront
tout différents ! »
Il prit congé de Daria Alexandrovna et partit sans
qu'elle cherchât à le retenir.
CHAPITRE XI
Vers la mi-juillet, Levine vit arriver le starostà
du bien de sa sœur, situé à vingt verstes de Pakrofs-
ky, avec son rapport sur la marche des affaires et sur
la fenaison. Le principal revenu de cette terre prove-
nait de grandes prairies inondées au printemps, que
les paysans louaient autrefois moyennant 20 roubles
la dessiatine. Lorsque Levine prit l'administration
de cette propriété, il trouva, en examinant les prai-
ries, que c'était là un prix trop modique, et mit la
dessiatine à 25 roubles. Les paysans refusèrent de
les prendre à ces conditions, et, comme le soupçon-
na Levine, firent en sorte de décourager d'autres
preneurs. Il fallut se rendre sur place, louer des jour-
naliers, et faucher à son compte, au grand méconten-
ANNA KL\RI'- NI N E. 449
teinent des paysans, qui mirent tout en œuvre pour
faire échouer ce nouveau plan. Malgré cela, dès le
premier été, les prairies ra])portèreut près du double.
La résistance des paysans se prolongea pondant la
seconde et la troisième année, mais, cet été, ils avaient
proposé de prendre le travail en gardant le tiers de
la récolte pour eux, et le starosta venait annoncer
que tout était tenniné. On s'était pressé, de crainte
de la pluie, et il fallait faire constater le partage de
recevoir les onze meules qui fonuaient la part du pro-
priétaire. Ivtvine se douta, à la hâte qu'avait mise
le starosta à établir le partage sans en avoir reçu
l'ordre de l'administration principale, qu'il y avait
là quelque chose de louche ; l'embarras du paysan,
le ton dont il répondit à ses questions, tout lui fit
penser qu'il serait prudent de tirer lui-même l'affaire
au clair.
Il arriva au village vers l'heure du dîner, laissa
ses chevaux chez un vieux paysan de ses amis, le
beau-frère de sa nourrice, puis se mit à chercher ce
vieillard du côté où il gardait ses ruches, espérant
obtenir de lui quelque éclaircissement sur l'affaire
des prairies. Le bonhomme reçut le maître avec des
démonstrations de joie, lui montra son petit do-
maine en détail, lui raconta longuement l'histoire de
ses ruches et de ses essairrus de l'année, mais répondit
vaguement, et d'un air indifférent aux questions
qu'il lui posa. Les soupçons de Levine furent ainsi
confinnés. Il se rendit de là aux meules, les examina,
et trouva invraisemblable qu'elles continssent 50
450 ANNA KARÉNINE.
charretées, comme l'affirmaient les paysans ; il fit
en conséquence venir une des charrettes qui avaient
servi de mesure, et donna Tordre de transporter tout
le foin d'une des meules dans un hangar. I^a meule
ne se trouva fournir que 32 charretées. Le starosta
eut beau jurer ses grands dieux que tout s'était
passé honnêtement, que le foin avait dû se tasser,
Levine répondit que, le partage s'étant fait sans son
ordre, il n'acceptait pas les meules comme valant
50 charretées. Après de longs pourparlers, il fut décidé
que les paysans garderaient les onze meules pour
eux, et qu'on ferait un nouveau partage pour le
maître. Cette discussion se prolongea jusqu'à l'heure
de la collation. Le partage fait, Levine alla s'asseoir
sur une des meulesmarquées d'une branche de cytise,
admira l'animation de la prairie avec son monde de
travailleurs.
Devant lui, la rivière formait un coude, et sur les
bords on voyait des fenmies se mouvoir en groupes
animées autour du foin, le remuer, le soulever en
traînées ondoyantes d'un beau vert clair, et le ten-
dre aux hommes qui, à l'aide de longxies fourches,
l'enlevaient pour former de hautes et larges meules.
A gauche, sur la prairie, arrivaient à grand bruit, à la
file, les télègues sur lesquelles on chargeait la part
des paysans ; les meules disparaissaient, et, sur les
charrettes derrière les chevaux, s'amoncelaient le
fourrage odorant.
(c Quel beau temps ! dit le vieux en s' asseyant près
de Levine ; le foin est sec comme du grain à répandre
AXNA KARKNINE. 451
devant la volaille. Depuis le dîner, nous en avons bien
rangé la moitié, ajouta-t-il en montrant du doigt
la meule qu'on défaisait . — Est-ce la dernière ?
cria-t-il à un jeune homme debout sur le devant d'une
télègue, qui passait près d'eux en agitant les brides
de son cheval.
— La dernière, père ! — répondit le paj-san en
souriant ; et se tournant vers ime femme fraîche
et animée, assise dans la charrette, il fouetta son
cheval.
— C'est ton fils ? demanda Levine.
— Mon plus jeune, répondit le vieux avec un sou-
rire caressant.
— Le beau garçon !
— N'est-ce pas î
— Et déjà marié ?
— Oui, il y a deux ans, à la Saint- Philippe.
— A-t-il des enfants ?
— Des enfants ! ah bien oui ! il a fait l'innocent
pendant plus d'un an; il a fallu lui faire honte...
Pour du foin, c'est du foin, » ajouta-t-il, désireux
de changer de conversation.
Levine regarda avec attention le jeune couple
chargeant non loin de là leur charrette ; le mari,
debout, recevait d'énormes brassées de foin qu'il
rangeait et tassait ; sa jeune compagne les lui ten-
dait d'abord avec les bras, ensuite avec une fourche;
elle travaillait gaiement et lestement, se cambrant
en arrière, avançant sa poitrine couverte d'une che-
mise blanche retenue par une ceinture rouge. La
452 ANNA KARENINE.
voiture pleine, elle se glissa sous la télèg^e pour y
attacher la charge. Ivan lui indiquait comment les
cordes devaient être fixées, et, sur une observation
de la jeune femme, partit d'un éclat de rire bruyant.
Un amour jeune, fort, nouvellement éveillé, se pei-
gnait sur ces deux visages.
CHAPITRE XII
La charrette bien cordée, Ivan sauta à terre et prit
le cheval, une bête solide, par la bride, puis se mêla
à la file des télègues qui regagnaient le village ;
la jeune femme jeta son râteau sur la charette, et alla
d'un pas ferme se joindre aux autres travailleuses,
rassemblées en groupe à la suite des voitures. Ces
femmes, vêtues de jupes aux couleurs éclatantes,
le râteau sur l'épaule, joyeuses et animées, commen-
cèrent à chanter ; l'une d'elles entonna d'une voix
rude et un peu sauvage une chanson que d'autres
voix, fraîches et jeunes, reprirent en choeur.
Levine, couché sur la meule, voyait approcher ces
femmes comme un nuage gros d'une joie bruyante,
prêt à l'envelopper, à l'enlever, lui, les meules et les
charrettes. Au rythme de cette chanson sauvage avec
son accompagnement de sifîiets et de cris aigus, la
prairie, les champs lointains, tout lui parut s'ani-
met et s'agiter. Cette gaieté lui faisait envie ; il aurait
voulu y prendre part, mais ne savait exprimer
ANNA KARKNIXE. 453
ainsi sa joie de vivre, et ne pouvait que regarder et
écouter.
La foule passée, il fut saisi du sentiment de son iso-
lement, de sa paresse physique, de l'espèce d'hosti-
lité qui existait entre lui et ce monde de paysans.
Les mêmes hommes avec lesquels il s'était que-
rellé, et auxquels, si leur intention n'était pas de le
tromper, il avait fait injure, le saluaient maintenant
gaiement au passage, sans rancune, et aussi sans re-
mords. Le travail avait effacé tout mauvais souvenir;
cette journée consacrée à un rude labeur trouvait sa
récompense dans ce labeur même. Dieu qui avait don-
né ce jour, avait aussi donné la force de le traverser,
et personne ne songeait à se demander pourquoi ce
travail, et qui jouirait de ses fruits. C'étaient des ques-
tions secondaires et insignifiantes. Bien souvent,
cette vie laborieuse avait tenté Levine ; mais aujour-
d'hui, sous l'impression que lui avait causée la vue
d'Ivan et de sa femme, il sentait, plus vif que ja-
mais le désir d'échanger l'existence oisive, artifi-
cielle, égoïste dont il souffrait, pour celle de ces pay-
sans, qu'il trouvait belle, simple et pure.
Resté seul sur sa meule, tandis que les habitants
du voisinage rentraient chez eux, et que ceux qui
venaient de loin s'installaient pour la nuit dans la
prairie et préparaient le souper, Levine, sans être
vu, regardait, écoutait, songeait. Il passa presque
entière sans sommeil cette courte nuit d'été.
Pendant le souper, les pa>*sans bavardèrent
gaiement, puis ils entonnèrent des chansons. Leur
454 ANNA KARENINE.
longue journée de travail n'avait laissé d'autre trace
que la gaieté. Un peu avant l'aurore, il se fit un
grand silence. On n'entendait plus que le coassement
incessant des grenouilles dans le marais, et le bruit
des chevaux s'ébrouant sur la prairie. Levine revint
à lui, quitta sa meule, et s'aperçut, en regardant les
étoiles, que la nuit était passée.
« Eh bien, que vais-je faire ? Et comment réa-
liser mon projet ? » se dit-il en cherchant à donner
une forme aux pensées qui l'avaient occupé pendant
cette courte veillée.
D'abord, songeait-il, il faudrait renoncer à sa vie
passée, à son inutile culture intellectuelle, renonce-
ment facile, qui ne lui coûterait nul regret. Puis il
pensait à sa future existence, toute de simplicité et
de pureté, qui lui rendrait le repos d'esprit et le
calme qu'il ne connaissait plus. Restait la question
principale : comment opérer la transition de sa vie
actuelle à l'autre ? Rien à ce sujet ne lui semblait
bien clair. Il faudrait épouser une paysanne, s'im-
poser un travail, abandonner Pakrofsky, acheter un
lopin de terre, devenir membre d'une commune...
Comment réaliser tout cela ?
« Au surplus, se dit-il, n'ayant pas dormi de la
nuit, mes idées ne sont pas nettes ; une seule chose
est certaine, c'est que ces quelques heures ont décidé
mon sort. Mes rêves d'autrefois ne sont que folie, ce
que je veux sera plus simple et meilleur. — Que c'est
beau, pensa-t-il en admirant les petits nuages rosés
qui passaient au-dessus de sa tête, semblables au fond
ANNA KARÉNINE. 455
nacré d'une coquille ; que tout, dans cette channante
nuit, est charmant ! Et comment cette coquille
a-t-elle eu le temps de se fonner ? J'ai regardé le
ciel tout à l'heure, et n'y ai vu que deux bandes blan-
ches î Ainsi se sont transfonnées, sans cjue j'en eusse
conscience, les idées que j 'avais sur la vie. »
Il quitta la prairie et s'achemina le long de la
grand'route vers le village. Un vent frais s'élevait ;
tout prenait, à ce moment qui précède l'aurore, une
teinte grise et triste, comme pour mieux accuser le
triomphe du jour sur les ténèbres.
Levine marchait vite pour se réchauffer, en re-
gardant la terre à ses pieds ; une clochette tinta dans
le lointain. « C'est quelque voiture qui passe », se
dit-il. A quarante pas de lui, venant à sa rencontre
sur la grand'route, il vit une voiture de voyage atte-
lée de quatre chevaux. La route était mauvaise, et
pour éviter les ornières, les chevaux se pressaient
contre le timon, mais le yamtchik* adroit, assis de
côté sur son siège, les dirigeait si bien, que les roues ne
passaient que sur la partie unie du chemin.
Levine regarda distraitement la voiture sans son-
ger à ceux qu'elle pouvait contenir.
Une vieille femme y sommeillait, et à la portière
une jeune fille jouait avec le ruban de sa coiffure de
voyage ; sa physionomie calme et pensive semblait
refléter une âme élevée. Elle regardait les lueurs de
l'aurore au-dessus de la tête de Levine. Au moment
I. Postillon.
456 ANNA KARENINE.
où la vision allait disparaître, deux yeux limpides
s'étaient arrêtés sur lui ; il la reconnut, et une joie
étonnée illumina son visage. Il ne pouvait s'y trom-
per : ces yeux étaient uniques au monde, et une seule
créature humainepersonnifiaitpourluilalumière delà
vie et sa propre raison d'être. C'était elle. C'était
Kitty.
Il comprit qu'elle se rendait de la station du chemin
de fer à Yergoushovo, et aussitôt les résolutions
qu'il avait prises, les agitations de sa nuit d'insom-
nie, tout s'évanouit. I^'idée d'épouser une paysanne
lui fit horreur. I^à, dans cette voiture qui s'éloignait,
était la réponse à l'énigme de l'existence qui le tour-
mentait si péniblement. Elle ne se montra plus. Le
bruit des roues cessa de se faire entendre ; à peine le
son des clochettes venait-il jusqu'à lui ; il reconnut,
aux aboiement des chiens, que la voiture traversait
le village. De cette vision, il ne restait que les champs
déserts, le village lointain, et lui-même, seul, étran-
ger à tout, marchant solitaire le long de la route
abandonnée.
Il regarda le ciel, espérant y retrouver ces teintes
nacrées qu'il avait admirées, et qui lui avaient sem-
blé personnifier le mouvement de ses idées et de ses
sentiments pendant la nuit : rien n'y rappelait plus
les teintes d'une coquille. Là-haut, à des hauteurs
incommensurables, s'était opérée la mystérieuse
transition qui, à la nacre, avait fait succéder un vaste
tapis de petits nuages moutonnants. Le ciel deve-
nait peu à peu lumineux, et d'un beau bleu, et ré-
ANNA KL\RfvXIXE. 457
pondait avec autant de douceur et moins de mys-
tère à son regard interrogateur.
« Non, pensa-t-il, quelque belle que soit cette vie
simple et laborieuse, je n'y puis plus revenir. C'est
elle que j'aime. »
CIL\PITRE XIII
Personne, excepté ses familiers, ne soupçonnait
qu'Alexis Alexandrovitch, cet homme froid et rai-
sonnable, fûtlaproie d'imefail)lesse en contradiction
absolue avec la tendance générale de sa nature. Il
ne pouvait voir pleurer un enfant ou une femme sans
perdre son sang-froid ; la l'ue de ces larmes le trou-
blait, le bouleversait, lui ôtait l'usage de ses facultés.
Ses subordonnés le savaientsi bien qu'ils mettaient les
solliciteuses en garde contre tout accès de sensibilité
afin de ne pas compromettre leur affaire, « Il se
fâchera et ne vous écoutera plus », disaient-ils.
Effectivement, le trouble que les larmes causaient à
Alexis Alexandrovitch se traduisait par une colère
agitée. « Je ne peux rien pour vous, veuillez sortir »,
disait-il généralement en pareil cas.
Lorsque, en revenant des courses, Anna lui eut
avoué sa liaison avec Wronsky et, se couvrant le
visage de ses mains, eut éclaté en sanglots, Alexis
Alexandro\atch, quelque haine qu'il éprouvât pour
sa femme, ne put se défendre d'un trouble profond.
Pour éviter toute marque extérieure incompatible
458 ANNA KARÉNINE.
avec la situation, il chercha à s'interdire jusqu'à l'ap-
parence de l'émotion, et resta immobile sans la re-
garder, avec une rigidité mortelle qui frappa vive-
ment Anna.
En approchant de la maison, il fit un grand effort
pour descendre de voiture et pour quitter sa femme
avec les dehors de politesse habituels ; il lui dit quel-
ques mots qui n'engageaient à rien, bien résolu à
remettre toute espèce de décision au lendemain.
Les paroles d'Anna avaient confirmé ses pires
soupçons, et le mal qu'elle lui avait fait et qu'aggra-
vaient ses larmes, était cruel. Cependant, resté seul
en voiture, Alexis Alexandrovitch se sentit soulagé
d'un grand poids. Il lui sembla qu'il était débarrassé
de ses doutes, de sa jalousie, de sa pitié. Il éprouvait
la même sensation qu'un homme souffrant d'un
violent mal de dents, auquel on vient d'arracher sa
dent malade : la douleur est terrible, l'impression
d'un corps énorme, plus gros que la tête, qu'on enlève
de la mâchoire, affreuse, mais c'est à peine si le
patient croit à son bonheur ; la douleur qui a empoi-
sonné sa vie si longtemps n'existe plus ; il peut pen-
ser, parler, s'intéresser à autre chose qu'à son mal.
Alexis Alexandrovitch en était là. Il avait éprouvé
une souffrance étrange, terrible, mais c'était fini : il
pourrait dorénavant avoir d'autre pensée que celle
de sa femme.
« C'est une femme perdue, sans honneur, sans
cœur, sans religion. Je l'ai toujours senti, et c'est
par pitié pour elle que j 'ai cherché à me faire illusion, n
ANNA KARfiNIXE. 459
Ht c'était sincèrement qu'il croyait avoir été pers-
j)icace : il se remémorait divers détails du passé, ja-
dis innocents à ses yeux , qui lui paraissaient main-
tenant autant de preuves de la corniption d'/Vima.
« J'ai conuiiis une erreur en liant ma vie à la sienne,
mais mon erreur n'a rien eu de coupable, par consé-
quent je ne dois pas être malheureux. La coupable,
c'est elle ; ce qui la touche ne me concerne plus, elle
n'existe plus pour moi... » Il cessait de s'intéresser
aux malheurs qui pouvaient la frapper ainsi que son
fils, pour lequel ses sentiments subissaient le
même changement, l'important était de sortir de
cette crise d'une façon sage, correcte, en se lavant
de la boue dont elle l'éclabouissait, et sans que sa
vie à lui, vie honnête, utile, active, fût entravée.
« Faut-il me rendre malheureux parce qu'une
femme méprisable a conmiis une erreur ? Je ne suis
ni le premier ni le dernier dans cette situation. »
Et, sans parler de l'exemple historique que la belle
Hélène venait de rafraîchir récenmient dans toutes
les mémoires, Alexis Alcxandrovitch se souvint
d'une série d'épisodes contemporains où des maris de
la position la plus élevée avaient eu à déplorer
l'infidélité de leurs femmes.
« Darialof, Poltovsky, le prince Karibanol,
Dranun, oui, l'honnête et excellent Dramm, Seme-
nof, Tchaguine ! Mettons qu'on jette un ridicule
injuste sur ces hommes ; quant à moi, je n'ai jamais
compris que leur malheur, et les ai toujours plaints »,
pensait .\lexis Alexandrovitch. C'était absolument
46o ANNA KARENINE.
faux : jamais il n'avait songé à s'apitoyer sur eux,
et la vue du malheur d' autrui l'avait toujours grandi
dans sa propre estime.
« Eh bien, ce qui a frappé tant d'autres me frap-
pe à mon tour. L'essentiel est de savoir tenir tête à
la situation. » Et il se rappela les diverses façons
dont tous ces hommes s'étaient comportés.
« Darialof a pris le parti de se battre... «Dans sa
jeunesse, et en raison même de son tempérament
craintif, Alexis Alexandrovitch avait souvent été
préoccupé de la pensée du duel. Rien nejlui semblait
terrible comme l'idée d'im pistolet braqué sur lui,
et jamais il ne s'était servi d'aucune arme. Cette
horreur instinctive lui inspira bien des réflexions ; il
chercha à s'habituer à l'éventualité possible où
l'obligation de risquer sa vie s'imposerait à lui.
Plus tard, parvenu à une haute position sociale, ces
impressions s'effacèrent ; mais l'habitude de redou-
ter sa propre lâcheté était si forte, qu'en ce moment
Alexis Alexandrovitch resta longtemps en délibé-
ration avec lui-même, envisageant la perspective d'un
duel, et l'examinant sous toutes ses faces, malgré la
conviction intime qu'il ne se battrait en aucun, cas.
« L'état de notre société est encore si sauvage
que bien des gens approuveraient un duel : ce n'est
pas comme en Angleterre. »
Et dans le nombre de ceux que cette solution sa-
tisferait, Alexis Alexandrovitch en connaissait à
l'opinion desquels il tenait. « Et à quoi cela mène-
rai t-il ? Admettons que je le provoque. » Ici il se
ANNA KARKNINE. 461
rq^rc3cnta vivement la nuit qu'il passerait après la
provocation, le pistolet dirigé sur lui, et il frissonnait
à l'idée que jamais il ne pourrait rien supporter de
pareil. « Admettons que je le provoque, que j'ap-
prenne à tirer, que je sois là devant lui, que je presse
la détente, continua-t-il en feimant les yeux, que
je l'aie tué ! » Et il secoua la tête pour chasser cette
pensée absurde. « Quelle logique y aurait-il à tuer un
homme pour rétablir mes relations avec une femme
coupable et son fils ? La question sera-t-elle résolue ?
Et si, ce qui est beaucoup plus vraisemblable, le
blessé ou le tué, c'est moi ? moi qui n'ai rien à me
reprocher et qui deviendrais la victime ? Ne serait-
ce pas plus illogique encore ? Serait-il honnête de
ma part d'ailleurs de le provoquer, sûr. comme je le
suis d'avance, que mes amis interviendraient pour
ne pas exposer la vie d'un homme utile au pays ?
N'aurais-je pas l'air de vouloir attirer l'attention sur
moi par une provocation qui ne pouvait mener à
rien ? Ce serait chercher à tromper les autres et moi-
même. Personne n'attend de moi ce duel absurde
Mon seul but doit être de garder ma réputation
intacte et de ne souffrir aucune entrave à ma car-
rière. Le « service de l'État », toujours important
aux yeux d'Alexis Alexandrovitch le devait plus
encore.
Le duel écarté, restait le divorce ; quelques-uns de -
ceux dont le souvenir l'occupait y avaient eu recours.
Les cas de divorce du grand monde lui étaient bien
connus, mais Alexis Alexandrovitch n'en trouva pas
462 ANNA KARÉNINE.
un seul où cette mesure eût atteint le but qu'il se
proposait. Le mari, dans chacun de ces cas, avait
cédé ou vendu sa femme ; et c'était la coupable, celle
qui n'avait aucun droit à un second mariage, qui
formait un nouveau lien. Quant au divorce légal,
celui qui aurait pour sanction le châtiment de la
femme infidèle, Alexis Alexandrovitch sentait qu'il
ne pouvait y recourir. Les preuves grossières, bru-
tales, exigées par la loi, seraient, dans les conditions
complexes de sa vie, impossibles à fournir ; eussent-
elles existé, qu'il n'aurait pu en faire usage, ce scan-
dale devant le faire tomber dans l'opinion publique
plus bas que la coupable. Ses ennemis en profiteraient
pour le calomnier et chercher à ébranler sa haute
situation officielle, et son but, qui était de sortir avec
le moins de trouble possible de la crise où il se trou-
vait, ne serait pas atteint.
Le divorce d'ailleurs rompait défini tivemnet toute
relation avec sa femme, en la laissant à son amant.
Or, malgré le mépris indiff'érent qu'Alexis Alexan-
drovitch croyait éprouver pour Anna, un sentiment
très vif lui restait au fond de l'âme : l'horreur de
tout ce qui tendrait à la rapprocher de Wronsky/
à lui rendre sa faute profitable. Cette pensée lui ar-
racha presque un cri de douleur. Il se leva dans sa
voiture, changea de place et le visage sombre, enve-
loppa longuement de son plaid ses jambes frileuses.
« On pouvait encore, continuait-il en cherchant à
se calmer, imiter Karibanol et ce bon Dramm., c'est-
à-dire se séparer » ; mais cette mesure avait presque
ANNA KARKNINE. 463
les mêmes inconvénients que le divorce : c'était
encore jeter sa fenmie dans les bras de Wronsky.
« Non, c'est impossible, impossible ! se dit-il, tout
en tiraillant son plaid. Je ne puis pas être malheu-
reux, et ils ne doivent pas être heureux. »
Sans se l'avouer, ce qu'il souhaitait au fond du
cœur était de la voir souffrir pour cette atteinte por-
tée au repos, à l'honneur de son mari.
Après avoir passé en rexTje les inconvénients du
duel, du divorce et de la séparation, Alexis Alexan-
drovitch en vint à la conviction que le seul moyen
de sortir de cette impasse était de garder sa femme,
en cachant son malheur au monde, d'employer tous
les moyens imaginables pour rompre la liaison d'Anna
et de Wronsky, et, ce qu'il ne s'avouait pas, depunir
la coupable.
« Je dois lui déclarer que, dans la situation faite
par elle à notre famille, je juge le staiu quo, apparent
préférable pour tous, et que je consens à le conser-
ver, sous la condition expresse qu'elle cessera toute
relation avec son amant. »
Cette résolution prise, Alexis Alexandrovitch
s'avisa d'un argument qui la sonctionnait dans son
esprit. « De cette façon, j'agis conformément à la
loi religieuse : je ne repousse pas la fenmie adultère,
je lui donne le moyen de s'amender, et même, quel-
que pénible que ce soit pour moi, je me consacre en
partie à sa réhabilitation. »
Karénine savait qu'il ne pourrait avoir aucune
influence sur sa femme, et que les essais qu'il se pro-
464 ANNA KARÉNINE.
posait de tenter étaient illusoires ; pendant les tristes
heures qu'il venait de traverser, il n'avait pas songé
un instant à chercher un point d'appui dans la re-
ligion, mais, sitôt qu'il sentit celle-ci d'accord avec
sa détermination, cette sanction lui devint un apai-
sement. Il fut soulagé de penser que personne n'aur-it
le droit de lui reprocher d'avoir, dans une crise aussi,
grave de sa vie, agi en opposition avec la foi dont il
portait si haut le drapeau au milieu de l'indifférence
générale.
Il finit même, en y réfléchissant, par se dire qu'au-
cune raison ne s'opposait à ce que ses rapports avec
sa femme restassent, à peu de chose près, ce qu'ilsi
avaient été dans les derniers temps. Sans doute il ne
pouvait plus l'estimer ; mais bouleverser sa vie en-
tière, souffrir personnellement parce qu'elle était
infidèle, il n'en voyait pas le motif.
« Et le temps viendra, pensa-t-il, ce temps qui
résout tant de difficultés, où ces rapports se rétabli-
ront comme par le passé ; il faut qu'elle soit malheu-
reuse mais moi qui ne suis pas coupable, je ne dois pas
souffrir. »
CHAPITRE XIV
En approchant de Pétersbourg, Alexis Alexan-
drovitch avait complètement arrêté la ligne de
conduite qu'il devait tenir envers sa femme, et même
composé mentalement la lettre qu'il lui écrirait. Il
ANNA KARf.NINE. 465
jeta, en rentrant, un coupd'œil sur les papiers du mi-
nistère déposés chez le suisse, et les fit porter dans
son cabinet.
« Qu'on dételle, et qu'on ne reçoive personne t,
répondit-il à une question du suisse, appuyant sur
ce dernier ordre avec une espèce de satisfaction,
signe évident d'une meilleure disposition d'es-
prit.
Rentré dans son cabinet, Alexis Alexandrovitch,
après avoir marché de long en large pendant quel-
que temps, en faisant craquer les phalanges de ses
doigts, s'arrêta devant son grand bureau où le
valet de chambre venait d'allumer six bougies. Il
s'assit, toucha successiv^ement aux divers objets
placés devant lui et, la tête penchée, un coude sur la
table, se mit à écrire après une minute de réflexion.
Il écrivit à Anna en français, sans s'adresser à elle
par son nom, employant le mot vous, qu'il jugea
moins froid et moins solennel qu'en russe.
« Je vous ai exprimé à notre dernière entrevue
l'intention de vous communiquer ma résolution rela-
tivement au sujet de notre conversation. Après y
avoir mûrement réfléchi, je vnens remplir cette pro-
messe. Voici ma décision : quelle que soit votre
conduite, je ne me reconnais pas le droit de rompre
des liens qu'une puissance suprême a consacrés. La
famille ne saurait être à la merci d'un caprice, d'un
acte arbitraire, voire du crime d'un des époux, et
notre vie doit rester la même. Cela doit être ainsi
466 ANNA KARÉNINE.
pour moi, pour vous, pour votre fils. Je suis persuadé
que vous vous êtes repentie, que vous vous repentez
encore, du fait qui m'oblige à vous écrire, que vous,
m'aiderez à détruire dans sa racine la cause de notre
dissentiment, et à oublier le passé. Dans le cas con-
traire, vous devez comprendre ce qui vous attend,
vous et votre fils. J'espère causer avec vous à fond à
notre prochaine rencontre. Comme la saison d'été
touche à sa fin, vous m'obligeriez en rentrant en ville
le plus tôt possible, pas plus tard que mardi. Toutes
les mesures pour le déménagement seront prises. Je
vous prie de remarquer que j'attache une importance
très particulière à ce que vous fassiez droit à ma
demande.
« A. Karénine.
« P.-S. — Je joins à cette lettre l'argent dont voxis
pouvez avoir besoin en ce moment. »
Il relut sa lettre et en fut satisfait ; l'idée d'en-
voyer de l'argent lui parut heureuse ; pas une parole
dure, pas un reproche, mais aussi pas de faiblesse.
L'essentiel était atteint, il lui faisait un pont d'oi
pour revenir sur ses pas. Il plia la lettre, passa dessus
un grand couteau à papier en ivoire massif, la mit
sous enveloppe ainsi que l'argent, et sonna avec la
petite sensation de bien-être que lui causait tou-
jours l'ordonnance parfaite de son installation de
bureau.
0 Tu remettras cette lettre au courrier pour qu'il
ANNA KARfiXlXE. 467
la porte demain à Aima Arcadievua, dit- il au domes-
tique en se levant.
— J'entends, Votre Excellence... Faudra- t-il
apporter le thé ici ? »
Alexis Alexandrovitch se fit ser\'ir du thé, puis, en
jouant avec son coupe-papier, s'approcha du fau-
teuil près duquel une table portait la lampe et un
li\Te français commencé. Le portrait d'Anna, œuvre
remarquable d'un peintre célèbre, était suspendu
dans un cadre ovale au-dessus de ce fauteuil. Alexis
.\lexandrovitch lui jeta un regard. Des yeux impé-
nétrables lui rendirent ce regard ironiquement, pres-
que insolemment. Tout lui parut impertinent dans ce
beau portrait, depuis la dentelle encadrant la tête et
les cheveux noirs, jusqu'à la main blanche et admira-
blement faite, couverte de bagues. Après avoir consi-
déré cette image pendant quelques minutes, il fris-
sonna, ses lèvres frémirent, et il se détourna avec une
exclamation de dégoût. Il s'assit et ouvrit son livTe ;
il essaya de lire, mais ne put retrouver l'intérêt très
vif que lui avait inspiré cet ouvrage sur la découverte
d'inscriptions antiques ; ses yeux regardaient les pa-
ges, ses pensées étaient ailleurs. Mais sa fenrnie ne
l'occupait plus ; il pensait à une complication sur-
venue récemment dans des affaires importantes dé-
pendant de son service, et se sentait plus maître de
cette question que jamais ; il pouvait, sans vanité,
s'avouer que la conception qui avait germé dans sa
pensée sur les causes de cette complication, fournis-
sait le moyen d'en résoudre toutes les difiicultés.
16
468 ANNA KARÉNINE.
Il se voyait ainsi à la veille d'écraser ses ennemis, de
grandir aux yeux de tous et, par conséquent, de
rendre un service signalé à l'État.
Dès que le domestique eut quitté la chambre,
Alexis Alexandrovitch se leva et s'approcha de son
bureau. Il prit le porte-feuille qui contenait les af-
faires courantes, saisit un crayon, et s'absorba dansla
lecture des documents relatifs à la difficulté qui le
préoccupait, avec un imperceptible sourire de satis-
faction personnelle. Le trait caractéristique d'Alexis
Alexandrovitch, celui qui le distinguait spécialement
et avait contribué à son succès au moins autant que
sa modération, sa probité, sa confiance en lui-même
et son amour-propre excessif, était un mépris absolu
de la paperasserie officielle et la ferme volonté de
diminuer autant que possible les écritures inutiles,
pour prendre les affaires corps à corps, et les expé-
dier rapidement et économiquement. Il arriva que,
dans la célèbre commission du 2 juin, la question de
la fertilisation du gouvernement de Zaraï, qui fai-
sait partie du service ministériel d'Alexis Alexan-
drovitch, fut soulevée, et offrit un exemple frap-
pant du peu de résultats obtenus par les dépenses et
les correspondances officielles. Cette question da-
tait encore du prédécesseur d'Alexis Alexandro-
vitch, et avait effectivement coûté beaucoup d'ar-
gent en pure perte. Karénine s'en rendit compte dès
son entrée au ministère, et voulut prendre l'affaire
en main ; mais il ne se sentit pas sur un terrain assez
solide au début, et s'aperçut qu'il froisserait beau-
ANXA K.\Rf^NIXK. 4^)9
coup d'intérêts et agirait ainsi avec peu de disccme-
nient ; plus tard, au milieu de tant d'autres affaires
il oublia celle-là. La fertilisation du gouvernement
de Zaraï allait sou train ])endant ce temps coimue
par le ])assé, c'est-à-dire ])ar la simple force d'iner-
tie ; beaucoup de personnes continuaient à en vivre,
entre autres une famille fort honorable dont chaque
fille jouait d'un instrument à cordes (Alexis Alexan-
drovitch avait servi de père assis^ à l'une d'elles).
Les eimemis du ministère s'emparèrent de cette af-
faire, et la lui reprochèrent avec d'autant moins de
justice qu'il s'en trouvait de semblables dans tous
les ministères, que personne ne songeait à soulever.
IHiisqu'mi lui avait jeté le gant, il l'avait hardiment
relevé en exigeant la nomination d'une commission
extraordinaire pour examiner et contrôler les tra-
vaux de fertilisation du gouvernement de Zaraï ; et,
sans merci pour ces messieurs, il ré'clama en outre une
commission extraordinaire pour étudier la question
de la situation faite aux populations étrangères.
Cette dernière question, également soulevée au
comité du 2 juin, avait énergiquement été appuyée
par Alexis Alexandrovitch, conmie ne souffrant au-
cun délai, à cause de la situation déplorable faite à
cette partie de la population. Les discussions les
plus vives entre ministères s'ensuivirent. Le minis-
tère hostile à Alexis Alexandrovitch prouva que la
position des étrangers était florissante, qu'y toucher
I. Celui qui remplace le père dans la cérémonie du
mariage russe.
470 ANNA KARÉNINE.
serait nuire à leur prospérité, que, si quelque fait re-
grettable y pouvait être constaté, on devait s'en
prendre uniquement à la négligence avec laquelle
le ministère d'Alexis Alexandrovitch faisait observer
les lois. Pour se venger, celui-ci comptait exiger :
1° la formation d'une commission à laquelle serait
confié le soin d'étudier sur place la situation des po-
pulations étrangères ; 2P dans le cas où cette situa-
tion serait telle que les données officielles la repré-
sentaient, d'instituer une nouvelle commission scien-
tifique pour rechercher les causes de ce triste état
de choses au point de vue : {a) politique ; (è) admi-
nistratif ; (c) économique ; {à) ethnographique ;
{e) matériel ; (/) religieux ; 3° que le ministère fût
requis de fournir des renseignements sur les mesures
prises pendant les dernières années pour éviter les
conditions déplorables imposées aux étrangers, et
de donner des éclaircissements sur le fait d'avoir agi
en contradiction absolue avec la loi organique et fon-
damentale, 2, page 18, avec remarque à l'article 36,
ainsi que le prouvait un acte du comité sous les nu-
méros 170 15 et 18398, du 5 décembre 1863 et du
7 juin 1864.
lyC visage d'Alexis Alexandrovitch se colora d'une
vive rougeur en écrivant rapidement quelques notes
pour son usage particulier. Après avoir couvert toute
une page de son écriture, il sonna et fit porter un mot
au chef de la chancellerie pour lui demander quel-
ques renseignements qui lui manquaient. Puis il se
leva et se reprit à marcher dans son cabinet, levant
ANNA KARÉXIXK. ^\
encore une fois les yeux sur le portrait, avec un fron-
cement de sourcils et un sourire de mépris. Il reprit
ensuite son livre et retrouva l'intérêt qu'il y avait
apporté la veille. Quand il se coucha, vers onze heu-
res, et qu'avant de s'endonuir il repassa dans sa
mémoire les événements de la joumC^e, il ne les vit
plus sous le même aspect désespéré.
CHAPITRE XV
Anna, tout en refusant d'admettre avec Wronsky
que leur position fût fausse et peu honorable, ne
sentait pas moins au fond du cœur combien il avait
raison. Elle aurait vivement souhaité sortir de cet
état déplorable, et lorsque, sous l'empire de son
émotion, elle eut tout avoué à son mari en rentrant
des courses, elle se sentit soulagée. Depuis le départ
d'Alexis Alexandrovitch, elle se répétait sans cesse
qu'au moins tout était expliqué, et qu'elle n'aurait
plus besoin de tromper et de mentir ; si sa situation
restait mauvaise, elle n'était plus équivoque. C'était
la compensation du mal que son aveu avait fait à son
mari et à elle-même. Cependant, lorsque Wronsky
vint la voir le même soir, elle ne lui dit rien de son
aveu à son mari, rien de ce dont il aurait fallu l'aver-
tir pour décider de l'avenir.
Le lendemain matin, en s'éveillant, la première
pensée qui s'offrit à elle fut le souvenir des paroles
dites à son mari ; elles lui parurent si odieuses, dans
472 ANNA KARÉNINE.
leur étrange brutalité, qu'elle ne put comprendre
comment elle avait eu le courage de les prononcer.
Qu'en résulterait-il maintenant ?
Alexis Alexandrovitch était parti sans répondre.
« J'ai revu Wronsky depuis et ne lui ai rien dit.
Au moment où il partait, j'ai voulu le rappeler, et
j'y ai renoncé parce que j'ai pensé qu'il trouverait
singulier que je n'eusse pas tout avoué dès l'abord.
Pourquoi, voulant parler, ne l'ai- je pas fait ? » Son
visage, en réponse à cette question, se couvrit d'une
rougeur brûlante ; elle comprit que ce qui l'avait rete-
nue était la honte. Et cette situation, qu'elle trou-
vait la veille si claire, lui parut plus sombre, plus inex-
tricable que jamais. Elle eut peur du déshonneur au-
quel elle n'avait pas songé jusque-là. Réfléchissant
aux différents partis que pourrait prendre son mari, il
lui vint à l'esprit les idées les plus terribles. A cha-
que instant, il lui semblait voir arriver le régisseur
pour la chasser de la maison, et proclamer sa faute à
l'univers entier. Elle se demandait où elle cherche-
rait un refuge si on la chassait ainsi, et ne trouvait
pas de réponse.
« Wronsky, pensait-elle, ne l'aimait plus autant
et commençait à se lasser. Comment irait-elle s'im-
poser à lui ? » Et un sentiment amer s'éleva dans
son âme contre lui. Les aveux qu'elle avait faits à
son mari la poursuivaient ; il lui semblait les avoir
prononcés devant tout le monde, et avoir été enten-
due de tous. Comment regarder en face ceux avec
lesquels elle vivait ? Elle ne se décidait pas à sonner
I
ANNA KARKXIXî:. 473
sa femme de chambre, encore moins à descendre dé-
jeuner avec son fils et sa gouvernante.
La femme de chambre était venue phisieurs fois
écouter à la porte, étonnée qu'on ne la sonnât pas;
elle se décida à entrer. Aima la regarda d'un air in-
terrogateur et rougit effrayée. Annouchka s'excusa,
disant qu'elle avait cru être appelée ; elle apportait
une robe et un billet. Ce billet était de Betsy, qui lui
écrivait que Lise Merkalof et la baronne Stoltz
avec leurs adorateurs se réunissaient ce jour-ià
chez elle pour faire une partie de croquet. « Venez
les voir, écrivait-elle, quand ce ne serait que comme
étude de mœurs. Je vous attends. »
Anna parcourut le billet et soupira profondément.
0 Je n'ai besoin de rien, dit-elle à Aimouchka qui
rangeait sa toilette. \^a, je m'habillerai tout à l'heure
et descendrai. Je n'ai besoin de rien. »
Annouchka sortit ; mais Aima ne s'habilla pas.
Assise, la tête baissée, les bras tombant le long de
son corps, elle frissonnait, cherchait à faire un geste,
à dire quelque chose, et retombait dans le même en-
gourdissement. « Mon Dieu ! mon Dieu ! w s't'criait-
elle par inter\'alles, sans attacher aucune significa-
tion à ces mots. L'idée de chercher un refuge dans la
religion lui était aussi étrangère que d'en chercher
un auprès d'Alexis Alexandrovitch, quoiqu'elle n'eût
jamais douté de la foi dans laquelle on l'avait éle-
vée. Ne savait-elle pas d'avance que la religion lui
faisait d'abord un devoir de renoncer à ce qui repré-
sentait pour elle sa seule raison d'exister ? Elle souf-
474 ANNA KARENINE.
frait et s'épouvantait en outre d'un sentiment nou-
veau et inconnu jusqu'ici, qui lui semblait s'emparer
de son être intérieur ; elle sentait double, comme par-
fois des yeux fatigués voient double, et ne savait plus
ni ce qu'elle craignait, ni ce qu'elle désirait : Était-
ce le passé ou l'avenir ? Que désirait-elle sur-
tout ?
« Mon Dieu ! que m' arrive- t-il ! » pensa-t-elle
en sentant tout à coup une vive douleur aux deux
tempes ; elle s'aperçut alors qu'elle avait machinale-
ment pris ses cheveux à deux mains, et qu'elle les
tirait des deux côtés de sa tête. Elle sauta du lit et se
mit à marcher.
« Le café est servi, et mademoiselle attend avec
Serge, dit Annouchka en rentrant dans la chambre.
— Serge ? Que fait Serge ? demanda Anna, s' ani-
mant à la pensée de son fils, dont elle se rappelait
pour la première fois l'existence.
— Il s'est rendu coupable, il me semble, dit eu
souriant Annouchya.
— Coupable de quoi ?
— Il a pris une des pêches qui se trouvaient dans
le salon, et l'a mangée en cachette, à ce qu'il paraît. »
Le souvenir de son fils fit sortir Anna de cette im-
passe morale où elle était enfermée.
Le rôle sincère, quoique exagéré, qu'elle s'était
imposé dans les dernières années, celui d'une mère
consacrée à son fils, lui revint à la mémoire, et elle
sentit avec bonheur qu'il lui restait, après tout, un
point d'appui en dehors de son mari et de Wronsky.
ANNA KARtyiyrE. 475
Ce point d'appui était Serge. Qiicl(|iic situation qui
lui fût imposée, elle ne pouvait abandonner son fils.
Son mari pouvait la chasser, la couvrir de honte,
Wronsky pouvait s'éloigner d'elle et reprendre sa
vie indépendante (ici elle eut encore un sentiment
d'amer reproche) : l'enfant ne pouvait être aban-
donné ; elle avait un but dans la vie : Il fallait agir,
agir à tout prix, pour sauvegarder sa position par
rapport à son fils, se hâter, l'emmener, et pour cela
se calmer, se délivrer de cette angoisse] qui la tortu-
rait ; et la pensée d'une action ayant l'enfant pour
but, d'un départ avec lui n'importe pour où, l'apai-
sait déjà.
Elle s'habilla vivement, descendit d'un pas ferme,
et entra dans le salon où l'attendaient comme d'ha-
bitude pour déjeuner Serge et sa gouvernante.
Serge, vêtu de blanc, debout près d'une table, le
dos voûté et la tête baissc*e. avait une expression
d'attention concentrée qu'elle lui connaissait, et qui
le faisait ressembler à son père ; il arrangeait les
fleurs qu'il venait d'apporter.
La gouvernante avait un air sévère.
En apercevant sa mère, Serge poussa, comme il le
faisait souvent, un cri perçant :
a Ah ! maman ! » puis il s'arrêta indécis, ne sa-
chant s'il jetterait les fleurs pour courir à sa mère,
ou s'il achèverait son bouquet pour le lui offrir.
La gouvernante salua et entama le récit long et cir-
constancié des forfaits de Serge ; Anna ne l'écoutait
pas. Elle se demandait s'il faudrait l'emmener dans
47t) ANNA KARÉNINE.
son voyage. « Non, je la laisserai, décida- 1- elle,
j 'irai seule avec mon fils. »
« Oui, c'est très mal, — dit-elle enfin, et, prenant
Serge par l'épaule, elle le regarda sans sévérité. — -
Laissez-le-moi, » dit-elle à la gouvernante étonnée,
et, sans quitter le bras de l'enfant, troublé mais ras-
suré, elle l'embrassa, et s'assit à la table où le café
était servi.
« Maman, je..., je..., ne... » balbutiait Serge en
cherchant à deviner à l'expression du visage de sa
mère ce qu'elle dirait de l'histoire de la pêche.
« Serge, dit-elle aussitôt que la gouvernante eut
quitté la chambre, c'est mal, mais tu ne le feras plus,
n'est-ce pas ? tu m'aimes ? »
L'attendrissement la gagnait : « Puis- je ne pas
l'aimer, — pensait-elle, touchée du regard heureux et
ému de l'enfant, — et se peut-il qu'il se joigne à son
père pour me punir ? Se peut-il qu'il n'ait pas pitié
de moi ? » Des larmes coulaient le long de son visage,
pour les cacher, elle se leva brusquement et se sauva
presque en courant sur la terrasse.
Aux pluies orageuses des derniers jours avait suc-
cédé un temps clair et froid, malgré le soleil qui bril-
lait dans le feuillage. Le froid, joint au sentiment de
terreur qui s'emparait d'elle, la fit frissonner. « Va,
va retrouver Mariette », dit-elle à Serge qui l'avait
suivie, et elle se mit à marcher sur les nattes de paille
qui recouvraient le sol de la terrasse.
Elle s'arrêta et contempla un moment les cimes
des trembles, rendus brillants par la pluie et le so-
ANNA KARÉXIXB. 477
leil. Il lui sembla que le inonde entier serait sans pi-
tié pour elle, comme ce ciel froid et cette verdure.
« Il ne faut pas penser », se dit-elle en sentant
comme le matin une douloureuse scission intérieure
se faire en elle. « Il faut s'en aller, où ? quand ?
avec qui ?... A Moscou, par le train du soir. Oui, et
j'emmènerai Amiouclika et Serge. Nous n'emporte-
rons que le strict nécessaire, mais il faut d'abord leur
écrire à tous les deux ». Et, rentrant vivement dans
le petit salon, elle s'assit à sa table pour écrire à son
mari.
« Après ce qui s'est passé, je ne puis plus vivre
chez vous : je pars et j'emmène mon fils ; je ne con-
nais pas la loi, j'ignore par conséquent avec qui il
doit rester, mais je l'emmène parce que je ne puis vi-
\Te sans lui ; soyez généreux, laissez-le-moi. »
Jusque-là elle avait écrit rapidement et naturelle-
ment, mais cet appel à une générosité qu'elle ne re-
connaissait pas à Alexis Alexandro\ntch, et la né-
cessité de terminer par quelques paroles touchantes,
l'arrêtèrent.
a Je ne puis parler de ma faute et de mon repen-
tir, c'est pour cela... » Elle s'arrêta encore, ne trou-
vant pas de mots pour exprimer sa pensée. 0 Non,
se dit-elle, je ne puis rien ajouter ». Et, déchirant sa
lettre, elle en écrivit ime autre, d'où elle excluait
tout appel à la générosité de son mari.
La seconde lettre devait être pour Wronsky ;
a J'ai tout avoué à mon mari, » écrivait-elle, puis
elle s'arrêta, incapable de continuer : c'était si bru-
473 ANNA KARÉNINE.
tal, si peu féminin ! « D'ailleurs que puis- je lui
écrire ? » Elle rougit encore de honte et se rappela
le calme qu'il savait conserver, et le sentiment de
mécontentement que lui causa ce souvenir lui fit
déchirer son papier en mille morceaux. « Mieux
vaut se taire », pensa-t-elle en fermant son buvard;
et elle monta annoncer à la gouvernante et aux do-
mestiques qu'elle partait le soir même pour Moscou.
Il fallait hâter les préparatifs de voyage.
CHAPITRE XVI
L'agitation du départ régnait dans la maison.
Deux malles, un sac de nuit et un paquet de plaids
étaient prêts dans l'antichambre, la voiture et deux
isvostchiks attendaient devant le perron. Anna avait
un peu oublié son tourment dans sa hâte de partir, et,
debout devant la table de son petit salon, rangeait
elle-même son sac de voyage, lorsque Annouchka
attira son attention sur un bruit de voiture qui ap-
prochait de la maison. Aima regarda par la fenêtre
et vit le courrier d'Alexis Alexandrovitch sonnant à
la porte d'entrée.
« Va voir ce que c'est », dit-elle ; et, croisant ses
bras sur ses genoux, elle s'assit résignée dans un
fauteuil.
Un domestique apporta un grand paquet dont
l'adresse était de la main d'Alexis Alexandrovitch.
ANNA ÎL\RÊNINE. 479
t Le courrier a l'ordre d'apporter une réponse »,
dit-il.
« Cest bien », répondit-elle, et, dès que le do-
mestique se fut éloigné, d'une main tremblante elle
déchira l'enveloppe.
Un paquet d'assignats sous bande s'en échappa ;
mais elle ne songeait qu'à la lettre, qu'elle lut en com-
mençant par la fin.
« Toutes les mesures pour le déméagement seront
prises... j'attache une importance très particulière à
ce que vous fassiez droit à ma demande », lut-elle.
Et, reprenant la lettre, elle la pai courut pour la
relire ensuite d'un bout à l'autre. La lecture finie,
elle eut froid, et se sentit écrasée par un malheur
terrible et inattendu.
Le matin même, elle regrettait son aveu et aurait
voulu reprendre ses paroles ; voici qu'une lettre les
considérait comme non avenues, lui donnait ce
qu'elle avait désiré, et ces quelques lignes lui sem-
blaient pires que toute ce qu'elle aurait pu imaginer.
« Il a raison ! raison î murmura-t-elle ; comment
n'aurait-il pas toujours raison, n'est-il pas chrétien
et magnanime ? Oh ! que cet honmie est vil et mé-
prisable ! et dire que personne ne le comprend et ne
le comprendra que moi, qui ne puis rien expliquer.
Ils disent : « C'est un homme religieux, moral, hon-
« nête, intelligent », mais ils ne voient pas ce que
j'ai vu ; ils ne savent pas que pendant huit ans il a
opprimé ma vie, étouffé tout ce qui palpitait en moi !
A-t-il jamais pensé que j'étais une femme vivante.
48o ANNA KARÉNINE.
qui avait besoin d'aimer ? Personne ne sait qu'il
m'insultait à chaque pas, et qu'il n'en était que plus
satisfait de lui-même. N'ai-je pas cherché de toutes
mes forces à donner un but à mon existence ? N'ai-je
pas fait mon possible pour l'aimer, et, n'ayant pu
y réussir, n'ai-je pas cherché à me rattacher à mon
fils ? Mais le temps est venu où j'ai compris que je ne
pouvais plus me faire d'illusion ! Je vis : ce n'est pas
ma faute si Dieu m'a faite ainsi, il me faut respirer
et aimer. Et maintenant ? s'il me tuait, s'il le tuait,
je pourrais comprendre, pardonner ; mais ilon, il...
Comment n'ai-je pas deviné ce qu'il ferait ? Il devait
agir selon son lâche caractère, il devait rester dans
son droit, et moi, malheureuse, me perdre plus
encore... « Vous devez comprendre ce qui vous at-
tend, vous et votre fils », se dit-elle en se rappe-
lant un passage de la lettre. C'est une menace de
m'enlever mon fils, leurs absurdes lois l'y autorisent
sans doute. Mais ne vois- je pas pourquoi il me dit
cela ? Il ne croit pas à mon amour pour mon fils ;
peut-être méprise-t-il ce sentiment dont il s'est tou-
jours raillé ; mais il sait que je ne l'abandonnerai
pas, parce que, sans mon fils, la vie ne me serait pas
supportable, même avec celui que j'aime, et si je
l'abandonnais, je tomberais au rang des femmes
les plus méprisables ; il sait, il sait que jamais je
n'aurais la force d'agir ainsi. « Notre vie doit rester
la même » ; cette vie était un tourment jadis ; dans
les derniers temps, c'était pis encore. Que serait-ce
donc maintenant ?I1 lésait bien, il sait aussi que je
ANNA KARÉNINE. 481
ne saurais me repentir de respirer, d'aimer ; il sait
que, de tout ce qu'il exige, il ne peut résulter que
fausseté et mensonge : mais il a besoin de prolonger
ma torture. Je le connais, je sais qu'il nage dans le
mensonge comme un poisson dans l'eau. Je ne lui
donnerai pas cette joie : je romprai ce tissu de faus-
setés dont il veut m'envelopper. Advienne que pour-
ra î Tout vaut mieux que tromper et mentir ; mais
comment faire ?.., Mon Dieu, mon Dieu î Quelle
femme a jamais été aussi malheureuse que moi !
Je romprai tout, tout ! » dit-elle en s'approdiant de
sa table pour écrire une autre lettre ; mais, au fond
de l'âme, elle sentait bien qu'elle était impuissante à
rien résoudre et à sortir de la situation où elle se
trouvait, quelque fausse qu'elle fût.
Assise devant sa table, elle appuya, au lieu
d'écrire, sa tête sur ses bras, et se mit à pleurer
comme pleurent les enfants, avec des sanglots qui
lui soulevaient la poitrine.
Elle pleurait ses rêves du matin, cette position
nouvelle qu'elle avait crue éclaircie et définie ; elle
savait maintenant que tout resterait comme par le
passé, que tout irait même beaucoup plus mal. Elle
sentait aussi que cette position dans le monde, dont
elle faisait bon marché, il y a quelques heures, lui
était chère, qu'elle ne serait pas de force à l'échanger
contre celle d'une femme qui aurait quitté mari et
enfant pour suivre son amant ; elle sentait qu'elle
ne serait pas plus forte que les préjugés. Jamais elle
ne connaîtrait l'amour dans sa liberté , elle resterait
482 ANNA KARENINE.
toujours la femme coupable, constamment menacée
d'être surprise, trompant son mari pour un homme
dont elle ne pourrait jamais partager la vie. Tout cela
elle le savait, mais cette destinée était si terrible
qu'elle ne pouvait l'envisager, ni lui prévoir un dé-
nouement. Elle pleurait sans se retenir, comme
un enfant puni.
Les pas d'un domestique la firent tressaillir, et,
cachant son visage, elle fit semblant d'écrire.
« Le courrier demande une réponse, dit le do-
mestique.
— Une réponse ? oui, qu'il attende, dit Anna, je
sonnerai. »
<i Que puis- je écrire ? pensa- t-elle, que décider
toute seule ? que puis- je vouloir ? qui aimer ? »
Et, s' accrochant au premier prétexte venu pour
échapper au sentiment de dualité qui l'épouvantait :
« Il faut que je voie Alexis, pensa- t-elle, lui seul peut
me dire ce que j'ai à faire. J'irai chez Betsy, peut-être
l'y rencontrerai- je. » Elle oubliait complètement
que la veille au soir, ayant dit à Wronsky qu'elle
n'irait pas chez la princesse Tverskoï, celui-ci avait
déclaré ne pas vouloir y aller non plus. Elle s'appro-
cha de la table et écrivit à son mari :
a J'ai reçu votre lettre.
a Anna. »
Elle sonna et remit le billet au domestique.
« Nous ne partons plus, dit-elle à Annouchka
qui entrait
ANNA KARKNTNrE. 483
— Plus du tout ?
— Non ; cependant ne déballez pas avant de-
main, et (jue la voiture attende. Je vais chez la prin-
cesse.
— Quelle robe faut-il ])réparer ? »
CHAPITRE XVII
La société qui se réunissait chez la princesse
Tverskoï pour la partie de croquet à laquelle Anna
était invitée, se composait de deux dames et de leurs
adorateurs. Ces dames étaient les personnalités les
plus remarquables d'une nouvelle coterie pétersbour-
geoise, qu'on avait surnoimnée « les Sept merveilles
du monde », par imitation de quelque autre imita-
tion. Toutes deux appartenaient au plus grand
monde, mais à un monde hostile à celui que fréquen-
tait Anna. I^e vieux Strémof , un des personnages les
plus influents de Pétersbourg, l'admirateur de Lise
Merkalof, était l'ennemi déclaré d'Alexis Alexandro-
vitch. Anna, après avoir pour cette raison décliné
une première invitation de Betsy, s'était décidée
à se rendre chez elle, dans l'espoir d'y rencontre:
Wronsky.
Elle arriva la première chez la princesse.
Au même mom.ent, le domestique de Wronsky,
ressemblant à s'y méprendre à un gentilhomme de
la chambre avec ses favoris frisés, s'arrêta à la porte
pour la laisser passer, et souleva sa casquette.
484 ANNA KARÉNINE.
En le voyant, Anna se souvint que Wronsky
l'avait prévenue qu'il ne viendrait pas : c'était pro-
bablement pour s'excuser qu'il envoyait un billet
par son domestique.
Elle eut envie de demander à celui-ci où était son
maître, de retourner pour écrire à Wronsky en le
priant de venir la rejoindre, ou d'aller elle-même le
trouver ; mais une cloche avait déjà annoncé sa
visite, et un laquais près de la porte attendait qu'elle
entrât dans la pièce suivante.
« La princesse est au jardin, on va la prévenir »,
dit un second laquais.
Il lui fallait, sans avoir vu Wronsky et sans avoir
rien pu décider, rester avec ses préoccupations dans
ce milieu étranger, animé de dispositions si diffé-
rentes des siennes ; mais elle portait une toilette, qui,
elle le savait, lui allait bien; l'atmosphère d'oisiveté
solennelle dans laquelle elle se trouvait lui était
familière, et enfin, n'étant plus seule, elle ne pou-
vait se creuser la tête sur le meilleur parti à prendre.
Anna respira plus librement.
En voyant venir Betsy à sa rencontre, dans une
toilette blanche d'une exquise élégance, elle lui
sourit comme toujours. La princesse était accompa-
gnée de Toushkewitch et d'une parente de province
qui, à la grande joie de sa famille, passait Tété chez
la célèbre princesse.
Anna avait probablement im air étrange, car
Betsy lui en fit aussitôt l'observation,'
a J'ai mal dormi », répondit Anna en regardant
AXXA î:ar1':xtxt^. 485
à la dérobée le laquais apportant le billet qu'elle
supposait d'tre de Wronsky.
w Que je suis contente que vous soyez venue, dit
Bctsy. Je n'en puis plus, et je voulais précisément
prendre une tasse de thé avant leur arrivée... Et
vous, dit-elle en se tournant vers Toushkewitch,
vous feriez bien d'aller avec Marie essayer le crocket
ground là où le gazon a été fauché. Nous aurions le
temps de causer un peu en prenant notre thé, we'll
hah/! a cosy chat, n'est-ce pas ? » ajouta-t-elle en se
tournant vers Anna, avec un sourire, et lui tendant
la main.
a D'autant plus volontiers que je ne puis rester
longtemps ; il faut absolument que j'aille chez la
vieille Wrede ; voilà cent ans que je lui promets une
visite », dit Anna, à qui le mensonge, contraire à sa
nature, devenait non seulement simple, facile, mais
presque agréable.
Pourquoi disait-elle une chose à laquelle, cinq
minutes auparavant, elle ne songeait même pas ?
C'est que, sans se l'expliquer, elle cherchait à se mé-
nager une porte de sortie pour tenter, dans le cas
où Wronsky ne viendrait pas, de le rencontrer quel-
que part ; l'événement prouva que, de toutes les
ruses dont elle pouvait user, celle-ci était la meil-
leure.
« Oh ! je ne vous laisse pas partir, répondit Betsy
en regardant attentivement Anna. En vérité, si je
ne vous aimais pas tant, je serais tentée dem'offenser:
on dirait que vous avez peur que je nevouscompro-
486 AKNA KARENINE.
mette... Le thé au petit salon, s'il vous plaît », dit-
elle en s' adressant au laquais, avec un clignement
d'yeux qui lui était habituel ; et, prenant le billet,
elle le parcourut.
« Alexis nous fait faux bond, — dit-elle en fran-
çais, d'un ton aussi simple et naturel que si jamais
il ne lui fût entré dans l'esprit que Wronsky eût
pour Anna un autre intérêt que celui de jouer au
croquet. — Il écrit qu'il ne peut pas venir. »
Anna ne doutait pas que Betsy sût à quoi s'en
tenir, mais, en l'entendant, la conviction lui vint
momentanément qu'elle ignorait tout.
« Ah ! » fit-elle simplement, comme si ce détail
lui importait peu. « Comment, continua-t-elle eu
souriant, votre société peut-elle compromettre quel-
qu'un ? »
Cette façon de cacher un secret en jouant avec les
mots avait pour Anna, comme pour toutes les fem-
mes, un certain charme. Ce n'était pas tant le besoin
de dissimuler, ni le but de la dissimulation, que le
procédé en lui-même qui la séduisait.
« Je ne saurais être plus catholique que le pape ;
Strémof et Lise Merkalof,... mais c'est le dessus du
panier de la société ! D'ailleurs ne sont-ils pas reçus
partout ? Quant à moi, — elle appuya sur le mot
moi, — je n'ai jamais été ni sévère ni intolérante. Je
n'en ai pas le temps.
— Non, mais peut-être n'avez- vous pas envie de
rencontrer Strémof ? Laissez-le donc se prendre aux
cheveux avec Alexis Alexandre vitch dans leurs com-
ANNA KARKNINE. 4^^
missions cela ne nous regarde pas ; ce qu'il y a de
certain, c'est qu'il n'y a pas d'homme plus aimable
dans le monde, ni de joueur plus passionné au cro-
quet ; vous verrez cela, et vous verrez avec quel es-
prit il se tire de sa situation comique de vieil amou-
reux de Lise. C'est vraiment un charmant homme.
\''ous ne connaissez pas Sapho Stoltz ? C'est le der-
nier mot du bon ton, un bon ton tout battant neuf. »
Betsy, tout en bavardant, regardait Anna d'un
air qui fit comprendre à celle-ci que son interlocu-
trice se doutait de son embarras et cherchait un moyen
de l'en faire sortir.
« En attendant, il faut répondre à Alexis ». Et
Betsy s'assit devant un bureau, et écrivit un mot
qu'elle mit sous enveloppe. « Je lui écris de venir
dîner, il me manque un cavalier pour un de mes
dames; voyez donc si je suis assez impérative ? Par-
don de vous quitter un instant, j'ai un ordre à don-
ner ; cachetez et envoyez », lui dit-elle de la porte.
Sans hésiter un moment, Anna prit la place de
Betsy au bureau, et ajouta ces lignes au billet :
« J'ai absolument besoin de vous parler ; venez au
jardin de Wrede, j'y serai à six heures ». Elle ferma
la lettre, que Betsy expédia en rentrant.
Les deux femmes eurent effectivement un cosy
chai en prenant le thé ; elles causèrent, en les ju-
geant, de celles qu'on attendait, et d'abord de Lise
Merkalof.
« Elle est charmante et m'a toujours été sympa-
thique, dit Anna.
488 ANNA KARÉNINE.
— Vous lui devez bien cela : elle vous adore. Hier
soir, après les courses, elle s'est approchée de moi, et
a été désolée de ne plus vous trouver. Elle prétend
que vous êtes une véritable héroïne de roman, et
qu'elle ferait mille folies pour vous, si elle était
homme. Strémof lui a dit qu'elle n'avait pas besoin
d'être homme pour faire des folies.
— Mais expliquez-moi une chose que je n'ai ja-
mais comprise, — dit Anna après un moment de si-
lence, et d'un ton qui prouvait clairement qu'elle ne
faisait pas simplement une question oiseuse : —
Quels rapports y a-t-il entre elle et le prince Kalou-
gof, celui qu'on appelle Michka ? Je les ai rarement
rencontrés ensemble. Qu'y a-t-il entre eux ? »
Betsy sourit des yeux et regarda Anna attentive-
ment.
« C'est un genre nouveau, répondit-elle. Toutes
ces dames l'ont adopté en jetant leurs bonnets par-
dessus les moulins : il y a manière de le jeter cepen-
dant.
— Oui, mais quels rapports y a-t-il entre elle et
Kalougof ? »
Betsy, ce qui lui arrivait rarement, partit d'un
irrésistible accès de fou rire.
« Mais vous marchez sur les traces de la princesse
Miagkaïa : c'est une question d'enfant, dit Betsy
en riant aux larmes de ce rire contagieux propre aux
personnes qui rient rarement. Il faut le leur deman-
der.
— Vous riez, dit Anna gagnée par sa gaieté, mais
ANNA KARfCXIXB. 489
je n'y aï réellement jamais rien compris. Quel est le
rôle du mari ?
— Le mari ? mais le mari de Lise Merkalof porte
son plaid et se tient à son service. Quant au fond de
la question, personne ne tient à le connaître. Vous
savez qu'il y a des articles de toilette dont on ne parle
jamais dans la bonne société, dont on tient même à
ignorer l'existence ; il en est de même pour ces ques-
tions-là.
— Irez-vous à la fête des Rolandaki ? dit Anna
pour changer de conversation.
— Je ne pense pas, — répondit Betsy, et, sans
regarder son amie, elle versa avec soin le thé parfumé
dans de petites tasses transparentes, puis elle prit
une cigarette et se mit à fumer.
— La meilleure des situations est la mienne, dit-
elle en cessant de rire ; je vous comprends, vous, et
je comprends Lise. Lise est une de ces natures nîuves,
inconscientes comme celles des enfants, ignorant le
bien et le mal ; au moins était-elle ainsi dans sa jeu-
nesse, et, depuis qu'elle a reconnu que cette naïveté
lui seyait, elle fait exprès de ne pas comprendre. Cela
lui va tout de même. On peut considérer les mêmes
choses de façons très différentes ; les uns prennent les
événements de la vie au tragique, et s'en font un tour-
ment ; les autres les prennent tout simplement, et
même gaiement... Peut-être avez- vous des façons de
voir trop tragiques ?
— Que je voudrais connaître les autres autant
que je me connais moi-même, dit Anna d'un air
490 ANNA KARÉNINE.
pensif et sérieux. Suis- je meilleure, suis- je pire que
les autres ? Je crois que je dois être pire !
— Vous êtes une enfant, une terrible enfant, dit
Betsy... Mais les voilà. »
CHAPITRE XVIII
Des pas et une voix d'homme se firent entendre,
puis une voix de femme et un éclat de rire. Après
quoi les visiteurs attendus firent leur entrée au salon.
C'étaient Sapho Stoltz et un jeune homme répon-
dant au nom de Waska, dont le visage rayonnait de
satisfaction, et d'une santé un peu trop exubérante.
Les truffes, le vin de Bourgogne, les viandes sai-
gnantes lui avaient trop bien réussi. Waska salua les
deux dames en entrant, mais le regard qu'il leur jeta
ne dura pas plus d'une seconde : il traversa le salon
derrière Sapho, comme s'il eût été mené en laisse, la
dévorant de ses yeux brillants. Sapho Stoltz était
une blonde aux yeux noirs; elle entra d'un pas déli-
béré, hissée sur des souliers à talons énormes, et alla
vigoureusement secouer la main aux dames, à la fa-
çon des hommes.
Anna fut frappée de la beauté de cette nouvelle
étoile, qu'elle n'avait pas encore rencontrée, de sa
toilette, poussée aux dernières limites de l'élégance,
et de sa désinvolture. La tête de la baronne portait un
véritable échafaudage de cheveux vrais et faux d'une
ANNA KARKNINE. 491
nuance dorée charmante. Cette coiffure élevée don-
nait à sa tête à peu près la même hauteur qu'à son
buste très bombé ; sa robe, fortement serrée par
derrière, dessinait les formes de ses genoux et de ses
jambes à chaque mouvement, et, en regardant le
balancement de son énorme pouff, on se demandait
involontairement où pouvait bien se terminer ce
petit corps élégant, si découvert du haut et si serré
du bas.
Betsy se hâta de la présenter à Anna.
— Imaginez-vous que nous avons failli écraser
deux soldats, commença-t-elle aussitôt en clignant
des yeux avec un sourire, et en rejetant la queue de sa
robe en arrière. J'étais avec Waska. Ah! j'oubHais
que vous ne le connaissez pas ». Et elle désigna le
jeune homme par son nom de famille, en rougissant
et en riant de l'avoir nommé Waska devant des
étrangers. Celui-ci salua une seconde fois, mais ne dit
pas un mot, et se tournant vers Sapho :
« Le pari est perdu, dit-il : nous sommes arrivés
premiers ; il ne vous reste qu'à payer. »
Sapho rit encore plus fort.
« Pas maintenant cependant.
— C'est égal, vous payerez plus tard.
— C'est bon, c'est bon. Ah ! mon Dieu ! s'écria-
t-elle tout à coup eu se tournant vers la maîtresse de
la maison, j'oubliais de vous dire, étourdie que je
suis !... Je vous amène un hôte. Et le voilà. »
Le jeune hôte annoncé par Sapho, qu'on n'atten-
dait pas, et qu'elle avait oublié, se trouva être d'une
492 ANNA KARÉNINE.
importance telle, que, malgré sa jemiesse, les dames
se levèrent pour le recevoir.
C'était le nouvel adorateur de Sapho, et, à l'exem-
ple de Waska, il suivait tous ses pas.
A ce moment entrèrent le prince Kalougof et lyise
Merkalof avec Strémof . I^ise était une brune un peu
maigre, à l'air indolent, au t3rpe oriental, avec des
yeux que tout le monde assurait être impénétra-
bles ; sa toilette de nuance foncée, qu'Anna remar-
qua et apprécia aussitôt, était en harmonie parfaite
avec son genre de beauté ; autant Sapho était brus-
que et décidée, autant Lise avait un laisser-aller
plein d'abandon.
Betsy, en parlant d'elle, lui avait reproché ses
airs d'enfant innocent. Le reproche était injuste ;
Lise était bien léellement un être charmant d'in-
conscience, quoique gâté. Ses manières n'étaient pas
meilleures que celles de Sapho ; elle aussi menait
à sa suite, cousus à sa robe, deux adorateurs qui la
dévoraient des yeux, l'un jeune, l'autre vieux; mais
il y avait en elle quelque chose de supérieur à son en-
tourage ; on aurait dit un diamant au milieu de sim-
ples verroteries. L'éclat de la pierre précieuse rayon-
nait dans ses beaux yeux énigmatiques, entourés de
grands cercles bistrés, dont le regard fatigué, et
cependant passionné, frappait par sa sincérité. En
la voyant, on croyait lire dans son âme, et la con-
naître c'était l'aimer. A la vue d'Anna, son visage
s'illumina d'un sourire de joie.
a Ah ! que je suis contente de vous voir, dit-elle
ANNA KARKXINK. 493
en s'approchant ; hier soir, aux courses, je voulais
arriver jusqu'à vous,.,, vous veniez précisément de
partir. N'est-ce pas, que c'était horrible ? dit-elle avec
un regard qui semblait lui ouvrir son cœur.
— C'est vrai, je n'aurais jamais cru que cela pût
émouvoir à ce point ». répondit Anna en rougissant.
Les joueurs de croquet se levèrent pour aller au
jardin.
a Je n'irai pas, dit Lise en s'asseyant plus près
d'.Vnna. Vous non plus, n'est-ce pas ? Quel plaisir
peut-on trouver à jouer au croquet ?
— Mais j'aime assez cela, dit Anna.
— Comment, dites-moi, comment faites-vous
pour ne pas vous ennuyer ? On se sent content rien
que de vous regarder. Vous vivez, vous : moi, je
m'ennuie !
— Vous vous ennuyez ? mais on assure que votre
maison est la plus gaie de tout Pétersbourg, dit
Anna.
— Peut-être ceux auxquels nous paraissons si
gais s'ennuient-ils encore plus que nous, mais, moi
du moins, je ne m'amuse certainement pas : je
m'ennuie cruellement ! »
Sapho alluma une cigarette, et, suivie des jeunes
gens, s'en alla au jardin. Betsy et Strémof restèrent
près de la table à thé.
« Je vous le redemande, reprit Lise : comment
faites- vous pour ne pas connaître l'ennui ?
— Mais je ne fais rien, dit Anna en rougissant de
cette insistance.
494 ANNA KARENINE.
— C'est ce qu'on peut faire de mieux, dit Stré-
mof en se mêlant à la conversation. »
C'était un homme d'une cinquantaine d'années,
grisonnant, mais bien conservé ; laid, mais d'une
laideur originale et spirituelle ; Lise Merkalof était
la nièce de sa femme, et il passait auprès d'elle tous
ses moments de loisir. Rencontrant Anna dans le
monde, il chercha, en homme bien élevé, à se montrer
particulièrement aimable pour elle, en raison même
de ses mauvais rapports d'affaires avec son mari.
« Le meilleur des moyens est de ne rien faire,
continua-t-il avec son sourire intelligent. — Je
vous le répète depuis longtemps. Il suffit pour ne pas
s'ennuyer de ne pas croire qu'on s'ennuiera : de
même que si l'on souffre d'insomnie, il ne faut pas se
dire que jamais on ne s'endormira. Voilà ce qu'a
voulu vous faire comprendre Anna Arcadievna.
— Je serais ravie d'avoir effectivement dit cela,
reprit Anna en souriant, car c'est mieux que spiri-
tuel, c'est vrai.
— Mais pourquoi, dites-moi, est-il aussi difficile
de s'endormir que de ne pas s'ennuyer ?
— Pour dormir, il faut avoir travaillé, et pour
s'amuser aussi.
— Quel travail pourrais-je bien faire, moi dont
le travail n'est bon à personne ? Je pourrais faire
semblant, mais je ne m'y entends pas, et ne veux
pas m'y entendre.
— Vous êtes incorrigible », dit S trémof en s' adres-
sant encore à Anna. Il la rencontrait rarement et ne
ANNA ÎL\R1':NINE. 495
pouvait giière lui dire que des banalités, mais il sut
tourner ces banalités agréablement, lui parler de son
retour à Pétersbourg, et de l'amitié de la comtesse
Lydie pour elle.
« Ne partez pas, je vous en prie », dit Lise en
apprenant qu'Anna allait les quitter. Strémof se
joignit à elle :
a Vous trouverez un contraste trop grand entre
la société d'ici et celle de la vieille Wrede, dit-il ;
et puis vous ne lui serez qu'un sujet de médisances,
tandis que vous éveillez ici des sentiments très dif-
férents ! »
Anna resta pensive un moment ; les paroles flat-
teuses de cet homme d'esprit, la sympathie enfantine
et naïve que lui témoignait Lise, ce milieu mondain
auquel elle était habituée, et dans lequel il lui sem-
blait respirer librement, comparé à ce qui l'attendait
chez elle, lui causèrent une minute d'hésitation. Ne
pouvait-elle remettre à plus tard le moment terrible
de l'explication ? Mais, se rappelant la nécessité
absolue de prendre un parti, et son profond désespoir
du matin, elle se leva, fit ses adieux et partit.
CHAPITRE XIX
^Ialgré sa vie mondaine et son apparente légère té,
Wronsky avait horreur du désordre. Un jour, étant
jeune et encore au corps des pages, il se trouva à
court d'argent, et essuya un refus lorsqu'il voulut en
49^ ANNA KARÉNINE.
emprunter. Depuis lors il s'était juré de ne plus s'ex-
poser à cette humiliation, et se tint parole. Cinq ou
six fois par an, il faisait ce qu'il appelait sa lessive, et
gardait ainsi ses affaires en ordre.
Ive lendemain des courses, s'étant réveillé tard,
Wronsky avant son bain, etsans se raser, endossa im
sarrau de soldat, et procéda au classement de ses
comptes et de son argent, Pétritzky, connaissant
l'humeur de son camarade dans ces cas-là, se leva et
s'esquiva sans bruit.
Tout homme dont l'existence est compliquée
croit aisément que les difficultés de la vie sont une
malechance personnelle, un privilège malheureux
réservé à lui seul, et dont les autres sont exempts.
Wronsky pensait ainsi, s'enorgueillissant, non sans
raison, d'avoir évité des embarras auxquels d'autres
auraient succombé ; mais, afin de ne pas aggraver la
situation, il voulait au plus tôt voir clair dans ses
affaires, et avant tout dans ses affaires d'argent.
Il écrivit de son écriture fine un état de ses dettes,
et trouva un total de plus de 17 000 roubles, tandis
que tout son avoir ne montait qu'à i 800 roubles,
sans aucune rentrée à toucher avant le jour de l'an.
Wronsky fit alors une classification de ses dettes, et
établit trois catégories : d'abord les dettes urgentes,
qui montaient à environ 4 000 roubles, dont i 500
pour son cheval et 2 000 pour payer im escroc qui
les avait fait perdre à un de ses camarades. Cette dette
ne le concernait pas directement, puisqu'il s'était
simplement porté caution pour un ami, mais il tenait,
AXXA KARfiXINE. 497
en cas de réclamation, à pouvoir jeter cette somme à
la tête du fripon qui l'avait escroquée.
Ces 4000 roubles étaient donc indispeiLsables.
\''enaient ensuite les dettes de son écurie de courses,
environ 8 000 roubles, à son fournisseur de foin et
d'avoine, ainsi qu'au bourrelier anglais ; avec
2 000 roubles on pouvait provisoirement tout
régler.
Quant aux dettes à son tailleur et à divers autres
fournisseurs, elles pouvaient attendre.
En somme il lui fallait 6 000 roubles immédiate-
ment, et il n'en avait que i 800.
Pour un homme auquel on attribuait 100 000
roubles de revenu, c'étaient de faibles dettes ; mais
ce revenu n'existait pas, car, la fortune paternelle
étant indivise, Wronsky avait cédé sa part des deux
cent mille roubles qu'elle ra])portait, à son frère, au
moment du mariage de celui-ci avec une jeune fille
sans fortune, la princesse Barbe Tchirikof, fille du
Décembriste. Alexis ne s'était réservé qu'un revenu
de 25 000 roubles, disant qu'il suffirait jusqu'à ce
qu'il se mariât, ce qui n'arriverait jamais. Son frère,
très endetté, et commandant un régiment qui obli-
geait à de grandes dépenses, ne put refuser ce ca-
deau. La vieille comtesse, dont la fortune était indé-
pendante, ajoutait 20 000 roubles au revenu de sou
fils cadet, qui dépensait tout sans songer à l'économie;
mais sa mère, mécontente de la façon dont il avait
quitté Moscou, et de sa liaison avec Mme Karénine,
avait cessé de lui envoyer de l'argent : de sorte que
498 ANNA KARÉNINE.
Wronsky, vivant sur le pied d'une dépense de 45 000
roubles par an, s'était trouvé réduit tout à coup à
25 000. Avoir recours à sa mère était impossible, car
la lettre qu'il avait reçue d'elle l'irritait, sutout par
les allusions qu'elle contenait : on voulait bien
l'aider dans l'avancement de sa carrière, mais non
pour continuer une vie qui scandalisait toute la bonne
société. ly'espèce de marché sous-entendu par sa mère
l'avait blessé jusqu'au fond de l'âme ; il se sentait
plus refroidi que jamais à son égard ; d'un autre côté,
reprendre la parole généreuse qu'il avait donnée à
son frère un peu étourdiment, était aussi inadmis-
sible. Le souvenir de sa belle-sœur, de cette bonne
et charmante Waria, qui à chaque occasion lui faisait
entendre qu'elle n'oubliait pas sa générosité, et
ne cessait de l'apprécier, eût suffi à l'empêcher de se
rétracter; c'était aussi impossible que de battre une
femme, de voler ou de mentir; et cependant il sen-
tait que sa liaison avec Anna pouvait lui rendre son
revenu aussi nécessaire que s'il était marié.
La seule chose pratique, et Wronsky s'y arrêta
sans hésitation, était d'emprunter 10 000 rou-
bles à un usurier, ce qui n'offrait aucune diffi-
culté, de diminuer ses dépenses, et de vendre
son écurie. Cette décision prise, il écrivit à Ro-
landaki, qui lui avait souvent proposé d'acheter
ses chevaux, fit venir l'Anglais et l'usurier, et
partagea entre divers comptes l'argent qui lui
restait. Ceci fait, il écrivit un mot bref à sa mère,
et prit pour les relire encore une fois, avant de
ANNA KARKNINE. 499
les brûler, les trois dernières lettres d'Anna : le
souvenir de leur entretien de la veille le fit
tomber dans une profonde méditation.
CHAPITRE XX
Wroxsky s'était fait un code de lois pour son
usage particulier.
Ce code s'appliquait à un cercle de devoirs peu
étendus mais strictement déterminés ; n'ayant
guère eu à sortir de ce cercle, Wronsky ne s'était
jamais trouvé pris au dépourvu, ni hésitant sur ce
qu'il convenait de faire ou d'éviter. Ce code lui pres-
crivait, par exemple, de payer une dette de jeu à un
escroc, mais ne déclarait pas indispensable de solder
la note de son tailleur ; il défendait le mensonge,
excepté envers une femme ; il interdisait de trom-
per, sauf un mari ; admettait l'offense, mais non
le pardon des injures.
Ces principes pouvaient manquer de raison et de
logique, mais, comme Wronsky ne les discutait pas,
il s'était toujours attribué le droit de porter haut
la tête, du moment qu'il les observait. Depuis sa
liaison avec Anna, il apercevait cependant certaines
lacunes à son code ; les conditions de sa \'ie ayant
changé, il n'y trouvait plus réponse à tous ses doutes
et se prenait à hésiter en songeant à l'avenir.
Jusqu'ici ses rapports avec Anna et son mari
étaient rentrés dans le cadre des principes connus
17
500 ANNA KARÉNINE.
et admis : Anna était une femme honnête qui, lui
ayant donné son amour, avait tous les droits imagi-
nables à son respect, plus même que si elle eût été
sa femme légitime ; il se serait fait couper la main
plutôt que de se permettre un mot, une allusion
blessante, rien qui pût sembler contraire à l'estime
et à la considération sur lesquelles une femme doit
compter.
Ses rapports avec la société étaient également
clairs ; chacun pouvait soupçonner sa liaison, per-
sonne ne devait oser en parler ; il était prêt à faire
taire les indiscrets, et à les obliger de respecter l'hon-
neur de celle qu'il avait déshonorée.
Ses rapports avec le mari étaient plus clairs en-
core ; du moment où il avait aimé Anna, ses droits
sur elle lui semblaient imprescriptibles. Le mari
était un personnage inutile, gênant, position cer-
tainement désagréable pour lui, mais à laquelle per-
sonne ne pouvait rien. Le seul droit qui lui restât
était de réclamer une satisfaction par les armes, ce à
quoi Wronsky était tout disposé.
Cependant les derniers jours avaient amené des
incidents nouveaux, et Wronsky n'était pas prêt à
les juger. La veille, Anna lui avait annoncé qu'elle
était enceinte ; il sentait qu'elle attendait de lui
une résolution quelconque ; or les principes qui
dirigeaient sa vie ne déterminaient pas ce que devait
être cette résolution ; au premier moment, son cœur
l'avait poussé à exiger qu'elle quittât son mari ;
maintenant il se demandait, après y avoir réfléchi,
ANNA KARÉNINE. 501
si cette rupture était d«*sirable, et ses réflexituis le
jetaient dans la perplexité.
a Lui faire quitter son mari, c'est unir :»a vie à la
mienne : y suis-je préparé ? Puis-je l'enlever, man-
quant d'argent comme je le fais ? Admettons que je
m'en procure : puis-je l'emmener tant que je suis
au service ? Au point où nous en sommes, je dois
me tenir prêt à donner ma démission et à trouver de
l'argent. »
L'idée de quitter le ser\nce l'amenait à envisager
un côté secret de sa vie qu'il était seul à connaître.
L'ambition avait été le rêve de son enfance et de
sa jeunesse, rêve capable de balancer dans son
cœur l'amour que lui inspirait Anna, quoiqu'il n'en
convînt pas avec lui-même. Ses premiers pas dans la
carrière militaire avaient été aussi heureux que ses
débuts dans le monde ; mais depuis deux ans il
subissait les conséquences d'une insigne maladresse.
Au lieu d'accepter un avancement qui lui fut
proposé, il refusa, comptant sur ce refus pour se
grandir et prouv'er son indépendance ; il avait trop
présumé du prix qu'on attachait à ses services, et
depuis lors on ne s'était plus occupé de lui. Bon gré
mal gré, il se voyait réduit à ce rôle d'homme indé-
pendant, qui, ne demandant rien, ne peut trouver
mauvais qu'on le laisse s'amuser en paix ; eu réalité
il ne s'amusait plus. Son indépendance lui pesait,
et il commençait à craindre qu'on ne le tînt défini-
tivement pour un brave et honnête garçon, unique-
ment destiné à s'occuper de ses plaisirs.
503 ANNA KARÉNINE.
Sa liaison avec Anna avait un moment calmé le
ver rongeur de l'ambition déçue, en attirant sur lui
l'attention générale, comme sur le héros d'un ro-
man ; mais le retour d'un ami d'enfance, le général
Serpouhowskoï, venait de réveiller ses anciens sen-
timents.
Le général avait été son camarade de classe, son
rival d'études et d'exercices du corps, le compagnon
de ses folies de jeunesse ; il revenait couvert de
gloire de l'Asie centrale, et, à peine rentré à Péters-
bourg, on attendait sa nomination à un poste impor-
tant ; on le considérait comme un astre levant de
premier ordre. Auprès de lui, Wronsky, libre, bril-
lant, aimé d'une femme charmante, n'en faisait pas
moins triste figure, comme simple capitaine de
cavalerie auquel on permettait de rester indépen-
dant tout à son aise.
« Certainement, se disait-il, je ne porte pas envie
à Serpouhowskoï, mais son avancement prouve
qu'il suffit à un homme comme moi d'attendre son
heure, pour faire rapidement carrière. Il y a de cela
trois ans à peine, il était au même point que moi ;
si je quittais le service, je brûlerais mes vaisseaux ;
en y restant, je ne perds rien ; ne m'a-t-elle pas dit
elle-même qu'elle ne voulait pas changer sa situation ?
Et puis- je, possédant son amour, envier Serpou-
howskoï ? »
Il frisa lentement le bout de sa moustache, se
leva et se mit à marcher dans la chambre. Ses yeux
brillaient, et il éprouvait le calme d'esprit qui succé-
ANNA KARKNINE. 503
dait toujours chez lui au règlement de ses affaires
cette fois encore, tout était remis en bon ordre. Il
se rasa, prit son bain froid, s'habilla, et s'apprêta
à sortir.
CHAPITRE XXI
« Je venais te chercher, dit Pétritzky en entrant
dans la chambre. Ta lessive a duré longtemps au-
jourd'hui. Est-elle terminée ?
— Oui, dit Wronsky en souriant des yeux.
— Quand tu sors de ces lessives, on dirait que tu
sors du bain. Je viens de chez Gritzky (le colonel de
leur régiment) ; on t'attend ».
Wronsky regardait son camarade sans lui répon-
dre, sa pensée était ailleurs.
« Ah ! c'est chez lui qu'est cette musique ? dit-il
en écoutant le son bien connu des polkas et des
valses de la musique militaire, qui se faisait en-
tendre dans le lointain. Quelle fête y a-t-il donc ?
— Serpouhowskoï est arrivé.
— Ah î dit Wronsky, je ne savais pas ». Et le
sourire de ses yeux brilla plus vif.
Il avait pris en lui-même le parti de sacrifier son
ambition à son amour, et de se trouver heureux ;
donc, il ne pouvait en vouloir à Serpouhowskoï de
ne pas être encore venu le voir.
« J'en suis enchanté... »
Le colonel Gritzk>^ occupait une grande maison
504 ANNA KARÉNINE.
seigneuriale ; quand Wronsky arriva, toute la
société était réunie sur la terrasse du bas ; les chan-
teurs du régiment, en sarraus d'été, se tenaient
debout dans la cour, autour d'un petit tonneau
d'eau-de-vie ; sur la première marche de la terrasse,
le colonel avec sa bonne figure réjouie, entouré de
ses officiers, criait plus fort que la musique, qui
jouait un quadrille d'Ofïenbach, et il donnait avec
forces gestes des ordres à un groupe de soldats.
Ceux-ci, avec le vaguemestre et quelques sous-
officiers, s'approchèrent du balcon en même temps
que Wronsky.
Le colonel, qui était retourné à table, reparut,
un verre de Champagne en main, et porta le toast
suivant : « A la santé de notre ancien camarade le
brave général prince Serpouhowskoï, hourra ! »
Serpouhowskoï parut le verre en main à la suite
du colonel.
« Tu rajeunis toujours, Bondarenko ! » dit-il au
vaguemestre, un beau garçon au teint fleuri.
Wronsky n'avait pas revu Serpouhowskoï depuis
trois ans ; il le trouva toujours aussi beau, mais
d'une beauté plus mâle ; la régularité de ses traits
frappait moins encore que la noblesse et la douceur
de toute sa personne. Il remarqua en lui la transfor-
mation propre à ceux qui réussissent, et qui sentent
leur succès ; ce certain rayonnement intérieur lui
était bien connu.
Comme Serpouhowskoï descendait l'escalier, il
aperçut Wronsky, et un sourire de contentement
ANNA KARKNIXE. 505
illuniina son visage ; il fit un signe de tête en levant
son verre, pour indiquer par ce geste, en lui envoyant
un salut affectueux, qu'il fallait trinquer avec le
vaguemestre, raide comme un piquet, et tout prêt
à recevoir l'accolade.
a Te voilà donc, cria le colonel, et Yashvine
qui prétendait que tu étais dans tes humeurs
noires ! »
Serpouhowskoï, après avoir dûment embrassé
trois fois le beau vaguemestre et s'être essuyé la
bouche de son mouchoir, s'approcha de Wronsky.
« Que je suis content de te voir ! dit'il en lui ser-
rant la main et en l'emmenant dans un coin.
— Occupez- vous d'eux, cria le colonel à Yashvine
et il descendit vers le groupe de soldats.
— Pourquoi n'es-tu pas venu hier aux courses ?
Je pensais t'y voir, dit Wronsky en examinant Ser-
pouhowskoï.
— J'y suis venu, mais trop tard. Pardon, dit-il
en se tournant vers un aide de camp ; distribuez
cela de ma part^ je vous prie d. Et il tira de son por-
tefeuille trois billets de cent roubles.
« Wronsky î veux- tu boire ou manger ? demanda
Yashvine. Hé ! qu'on apporte quelque chose au
comte ! Bois ceci en attendant ».
La fête se prolongea longtemps ; on but beau-
coup. On porta Serpouhowskoï en triomphe ; puis
ce fut le tour du colonel. Ensuite le colonel dansa
lui-même une danse de caractère devant les chan-
teurs ; après quoi, un peu las, il s'assit sur un banc
5o6 ANNA KARÉNINE.
dans la cour, et démontra à Yashvine la supériorité
de la Russie sur la Prusse, notamment dans les
charges de cavalerie, et la gaieté se calma un mo-
ment ; Serpouhowskoï alla se laver les mains dans
le cabinet de toilette, et y trouva Wronsky qui se
versait de l'eau sur la tête ; il avait ôté son uniforme
d'été et s'arrosait le cou. Quand il eut fini ses ablu-
tions, il vient s'asseoir près de Serpouhowskoï, et
là sur un petit divan ils causèrent.
« J'ai toujours su tout ce qui te concernait par
ma femme, dit Serpouhowskoï ; je suis content que
tu la voies souvent.
— C'est une amie de Waria, et ce sont les seules
femmes de Pétersbourg que j'aie plaisir à voir,
répondit Wronsky avec un sourire, prévoyant la
tournure qu'allait prendre la conversation, et ne la .
trouvant pas désagréable.
— Les seules ? demanda Serpouhowskoï en sou-
riant aussi.
— Oui ; moi aussi, je savais ce qui te concernait,
mais ce n'était pas par ta femme seulement, dit
Wronsky coupant court à toute allusion par réim-
pression sérieuse que prit son visage. J'ai été très
heureux de tes succès, sans en être le moins du
monde surpris. J'attendais plus encore ».
Serpouhowskoï sourit ; cette opinion le flattait, et
il ne voyait pas de raison pour le dissimuler.
a Moi, je n'espérais pas tant, à parler franchement,
mais je suis content, très content ; je suis ambitieux^
c'est une faiblesse, je ne m'en cache pas.
ANNA KARKNIXE. 507
— Tu t'en cacherais peut-être si tu réussissais
moins bien, dit Wronsky.
— Je le crois ; je n'irai pas jusqu'à dire que sans
ambition il ne vaudrait pas la peine de vivre, mais
la vie serait monotone ; je me trompe peut-être,
cependant il me semble que je possède les qualités
nécessaires au genre d*acti\'ité que j'ai choisi, et que
le pouvoir entre mes mains, quel qu'il soit, sera
mieux placé qu'entre les mains de beaucoup d'autres
à moi connus ; par conséquent, plus j'approcherai
du pouvoir, plus je serai content.
— C'est peut-être vrai pour toi, mais pas pour
tout le monde ; moi aussi, j'ai pensé comme toi, et
cependant je vis, et ne trouve plus que l'ambition
soit le seul but de l'existence.
— Nous y voilà, dit en riant vSerpouhowskoï. Je
commence par te dire que j'ai su l'affaire de ton
refus, et je t'ai naturellement approuvé. Selon moi,
tu as bien agi dans le fond, mais pas dans les condi-
tions où tu devais le faire.
— Ce qui est fait est fait, et tu sais que je ne
renie pas mes actions ; d'ailleurs, je m'en trouve
très bien.
— Très bien, pour un temps. Tu ne t'en conten-
teras pas toujours. Ton frère, je ne dis pas, c'est un
bon enfant comme notre hôte. L' entends-tu ?
ajouta-t-il en entendant des hourras prolongés
dans le lointain. Mais cela ne peut te suffire à
toi.
— Je ne dis pas que cela me suffise.
5o8 ANNA KARÉNINE.
— Et puis, des hommes comme toi sont néces-
saires.
— A qui ?
— A qui ? A la société, à la Russie. La Russie a
besoin d'hommes, elle a besoin d'un parti : sinon
tout ira à la diable.
— Qu'entends-tu par là ? Le parti de Bertenef
contre les communistes russes ?
— Non, dit Serpouhowskoï avec une grimace, à
l'idée qu'on pût le soupçonner d'une semblable
bêtise. Tout cela, c'est une blague : ce qui a tou-
jours été sera toujours. Il n'y a pas de communistes,
mais des gens qui ont besoin d'inventer un parti
dangereux quelconque, par esprit d'intrigue. C'est
le vieux jeu. Ce qu'il faut, c'est un groupe puissant
d'hommes indépendants comme toi et moi.
— Pourquoi cela ? — Wronsky nomma quelques
personnalités influentes ; — ceux-là ne sont cepen-
dant pas indépendants.
— Ils ne le sont pas, uniquement parce que de
naissance ils n'ont pas eu d'indépendance maté-
rielle, de nom, qu'ils n'ont pas, comme nous, vécu
près du soleil. L'argent ou les honneurs peuvent
les acheter, et pour se maintenir il leur faut suivre
une direction à laquelle eux-mêmes n'attachent
parfois aucun sens, qui peut être mauvaise, mais
dont le but est de leur assurer une position officielle
et certains appointements. Cela n'est pas plus fin
que cela, quand on regarde dans leur jeu. Je suis
peut-être pire, ou plus bête qu'eux, ce qui n'est pas
ANNA KARKNINE. 509
certain, mais en tout cas j'ai comme toi l'avantage
important d'être plus difficile à acheter. Plus que
jamais, les hommes de cette trempe-là sont néces-
saires. »
Wronsky l 'écoutait attentivement, moins à cause
de ses paroles que parce qu'il comprenait la portée
des \*ues de son ami; tandis que lui-même ne tenait
encore qu'aux intérêts de son escadron, Seqxjuhow-
skoï en\'isageait déjà la lutte avec le pouvoir, et se
créait un parti dans les sphères officielles. Et quelle
force n'acquerrait-il pas avec sa puissance de ré-
flexion et d'assimilation, et cette facilité de parole,
si rare dans son milieu ?
Quelque honte qu'il en éprouvât, Wronsky se
surprit un mouvement d'envie.
« Il me manque une qualité essentielle pour par-
venir, répondit-il : l'amour du pouvoir. Je l'ai eu,
et l'ai perdu.
— Je n'en crois rien, dit en souriant le général.
— C'est pourtant vrai, « maintenant » surtout,
pour être absolument sincère.
— a Maintenant d, peut-être, mais cela ne du-
rera pas toujours.
— Cela se peut.
— Tu dis « cela se peut », et moi je dis « certaine-
ment non », continua Serpouhowskoï, comme s'il
eût de\âné sa pensée. C'est pourquoi je tenais à
causer avec toi. J'admets ton premier refus, mais
je te demande pour l'avenir carte blanche. Je ne
joue pas au protecteur avec toi, et cependant pour-
510 ANNA KARÉNINE.
quoi ne le ferais- je pas : n'as- tu pas été souvent le
mien ? Notre amitié est au-dessus de cela. Oui,
donne-moi carte blanche, et je t'entraînerai sans que
cela y paraisse.
— Comprends donc que je ne demande rien, dit
Wronsky, si ce n'est que le présent subsiste. »
Serpouhowskoï se leva, et se plaçant devant lui :
« Je te comprends, mais écoute-moi : nous sommes
contemporains, peut-être as-tu connu plus de fem-
mes que moi (son sourire et son geste rassurèrent
Wronsky sur la délicatesse qu'il mettrait à toucher
l'endroit sensible), mais je suis marié, et, comme a
dit je ne sais qui, celui qui n'a connu que sa femme
et l'a aimée, en sait plus long sur la femme que celui
qui en a connu mille...
— Nous venons, cria Wronsky à un officier qui
s'était montré à la porte pour les appeler de la part
du colonel. Il était curieux de voir où Serpouhows-
koï voulait en venir.
— Iva femme, selon moi, est la pierre d'achoppe-
ment de la carrière d'un homme. Il est difficile
d'aimer une femme et de rien faire de bon, et la
seule façon de ne pas être réduit à l'inaction par
l'amour, c'est de se marier. Comment t' expliquer
cela, continua Serpouhowskoï que les comparai-
sons amusaient ? Suppose que tu portes un fardeau :
tant qu'on ne te l'aura pas lié sur le dos, tes mains
ne te serviront à rien. C'est là ce que j'ai éprouvé en
me mariant ; mes mains sont tout à coup devenues
libres ; mais traîner ce fardeau sans le mariage, c'est
ANNA KARENINE. 511
so rendre incapable de toute action. Regarde M.i-
sonkof, Kroupof... Grâce aux femmes, ils ont perdu
leur carrière !
— Mais quelles femmes ! dit WronsW en pensant
à l'actrice et à la Française auxquelles ces deux
hommes étaient enchaînés.
— Plus la position sociale de la femme est élevc*e,
plus la difFiailté est grande : ce n'est plus alors se
charger d'un fardeau, c'est l'arracher à quel-
qu'un.
— Tu n'as jamais aimé, murmura Wronsky en
regardant devant lui et songeant à Anna.
— Peut-être, mais pense à ce que je t'ai dit, et
n'oublie pas ceci : Les femmes sont toutes plus maté-
rielles que les hommes ; nous avons de l'amour une
conception grandiose, elles restent toujours terre
à terre... — Tout de suite, — dit-il à un domesti-
que qui entrait dans la chambre ; mais celui-ci ne
venait pas les chercher, il apportait un billet à
Wronsky.
— De la princesse Tverskoî. »
Wronsky décacheta le billet et devint tout rouge.
« J'ai mal à la tète et je rentre chez moi, dit-il à
Serpouhowskoï.
— Alors adieu, tu me donnes carte blanche, nous
en reparlerons ; je te trouverai à Pétersbourg. »
512 ANNA KARÉNINE.
CHAPITRE XXII
Il était cinq heures passées. Pour ne pas manquer
au rendez- vous, et surtout pour ne pas s'y rendre
avec ses chevaux que tout le monde connaissait,
Wronsky prit la voiture d'isvostchik de Yashvine
et ordonna au cocher de marcher bon train ; c'était
une vieille voiture à quatre places ; il s'y installa
dans un coin, et étendit ses jambes sur la banquette.
L'ordre rétabli dans ses affaires, l'amitié de Ser-
pouhowskoï et les paroles flatteuses par lesquelles
celui-ci lui avait affirmé qu'il était im homme né-
cessaire, enfin l'attente d'une entrevue avec Anna,
lui donnaient une joie de vivre si exubérante qu'un
sourire lui vint aux lèvres ; il passa la main sur la
contusion de la veille, et respira à pleins poumons.
« Qu'il fait bon vivre », se dit-il en se rejetant
au fond de la voiture, les jambes croisées. Jamais il
n'avait éprouvé si vivement cette plénitude de vie,
qui lui rendait même agréable la légère douleur qu'il
ressentait de sa chute.
Cette froide et claire journée d'août, dont Anna
avait été si péniblement impressionnée, le stimu-
lait, l'excitait.
Ce qu'il apercevait aux dernières clartés du jour,
dans cette atmosphère pure, lui paraissait frais,
joyeux et sain comme lui-même. Les toits des mai-
sons que doraient les rayons du soleil couchant, les
ANNA KARKNINE. 513
contours des palissades bordant la route, les mai-
sons se dessinant en vifs reliefs, les rares passants,
la verdure des arbres et du gazon, qu'aucun souille
de vent n'agitait, les champs avec leurs sillons de
pommes de terre, où se projetaient des ombres obli-
ques : tout semblait composer un joli paysage fraî-
chement verni.
0 Plus vite, plus vite », dit-il au cocher en lui
glissant par la glace de la voiture un billet de trois
roubles. L'isvostcliik raffermit de la main la lanterne
de la voiture, fouetta ses chevaux, et l'équipage
roula rapidement sur la chaussée unie.
« Il ne me faut rien, rien que ce bonheur ! »
pensa-t-il en fixant les yeux sur le bouton de la son-
nette, placé entre les deux glaces de la voiture; et il
se représenta .'^Vnna telle qu'il l'avait vue la dernière
fois. « Plus je vais, plus je l'aime î... Et voilà le
jardin de la ville Wrede. Où peut-elle bien être ?
Pourquoi m'a-t-elle écrit un mot sur la lettre de
Betsy ? » C'était la première fois qu'il y songeait ;
mais il n'avait pas le temps de réfléchir. Il arrêta le
cocher avant d'atteindre l'avenue, descendit taudis
que la voiture marchait encore, et entra dans l'allée
qui menait à la maison : il n'y vit personne ; mais, en
regardant à droite dans le parc, il aperçut Anna,
le visage couvert d'un voile épais ; il la recoimut à sa
démarche, à la forme de ses épaules, à l'attache de
sa tête, et sentie comme un courant électrique. Sa
joie de vivre se communiquait à ses mouvements
et à sa respiration.
514 ANNA KARENINE.
Quand ils furent près l'un de l'autre, elle lui prit
vivement la main :
« Tu ne m'en veux pas de t' avoir fait venir ? J'ai
absolument besoin de te voir, — dit-elle, et le pli
sévère de sa lèvre sous son voile changea subitement
la disposition joyeuse de Wronsky.
— Moi, t'en vouloir ? mais comment et pourquoi
es- tu ici ?
— Peu importe, dit-elle en passant le bras sous
celui de Wronsky ; viens, il faut que je te parle. »
Il comprit qu'im nouvel incident était survenu, et
que leur entretien n'aurait rien de doux ; aussi fut-il
gagné par l'agitation d'Anna sans en connaître la
cause.
« Qu'y a-t-il ? » demanda-t-il en lui serrant le
bras et cherchant à lire sur son visage.
Elle fit quelques pas en silence pour reprendre
haleine, et s'arrêta tout à coup.
« Je ne t'ai pas dit hier, commença- t-elle en
respirant avec effort et parlant rapidement, qu'en
rentrant des courses avec Alexis Alexandrovitch,
je lui ai tout avoué... je lui ai dit que je ne pouvais
plus être sa femme... enfin tout. »
Il l'écoutait, penché vers elle, comme s'il eût
voulu adoucir l'amertume de cette confidence ; mais
aussitôt qu'elle eut parlé, il se redressa et son visage
prit une expression fière et sévère.
a Oui, oui, cela valait mille fois mieux. Je com-
prends ce que tu as dû souffrir ! » Mais elle n'écou-
tait pas et cherchait à deviner les pensées de son
ANNA KARÉNINE. 515
amant ; pouvait-elle imaginer que l'expression de
ses traits se rapportât à la première idée que lui
avait suggérée le récit qu'il venait d'entendre ; au
duel, qu'il croyait dorénavant inévitable î jamais
Amia n'y avait songé, et l'interprétation qu'elle
donna au changement de physiouoiuie de Wrousky
fut très difïérente.
Depuis la lettre de son mari, elle sentait au fond
de son âme que tout resterait comme par le passé,
qu'elle n'aurait pas la force de sacrifier sa position
dans le monde, ni son fils, à son amant. La matinée
passée chez la princesse Tverskoï l'avait confirmée
dans cette conviction ; néanmoins elle attachait
une grande importance à son entrevue avec Wronsky,
elle espérait que leur situation respective en serait
changée. Si dès le premier moment il avait dit sans
hésitation : « Quitte tout et viens avec moi », elle
aurait même abandonné son fils ; mais il n'eut au-
cun mouvement de ce genre, et lui sembla plutôt
blessé et mécontent.
« Je n'ai pas souffert, cela s'est fait de soi-même,
dit-elle avec une certaine irritation, et voilà... »
Elle retira de son gant la lettre de son mari.
« Je comprends, je comprends, interrompit
Wronsky en prenant la lettre sans la lire, et en
cherchant à calmer Anna. Je ne désirais que cette
explication pour consacrer entièrement ma vie à
ton bonheur.
— Pourquoi me dis-tu cela ? puis-je en douter ?
dit-elle. Si j'en doutais...
5i6 ANNA KARÉNINE.
— Qui vient là ? dit tout à coup Wronsky en
désignant deux dames qui venaient à leur ren-
contre. Peut-être nous connaissent-elles... » Et il
entraîna précipitamment Anna dans une allée de
côté.
« Cela m'est si indifférent ! — dit celle-ci ; ses
lèvres tremblaient, et il sembla à Wronsky qu'elle
le regardait sous son voile avec une expression de
haine étrange. — Je le répète : dans toute cette
affaire, je ne doute pas de toi ; mais lis ce qu'il
m'écrit. » Et elle s'arrêta de nouveau.
Wronsky, tout en lisant la lettre, s'abandonna
involontairement, comme il l'avait fait tout à
l'heure en apprenant la rupture d'Anna avec son
mari, à l'impression qu'éveillait en lui la pensée de
ses rapports avec ce mari offensé ; malgré lui il se
représentait la provocation qu'il recevrait le lende-
main, le duel, le moment où, toujours calme et
froid, il serait en face de son adversaire, et, après
avoir déchargé son arme en l'air, attendrait que
celui-ci tirât sur lui ;... et les paroles de Serpou-
howskoï lui traversèrent l'esprit : « Mieux vaut ne
pas s'enchaîner. » Comment faire entendre cela à
Anna ?
Après avoir lu la lettre, il leva sur son amie un
regard qui manquait de décision ; elle comprit qu'il
avait réfléchi, et que, quelque chose qu'il dit, ce ne
serait pas le fond de sa pensée. Il ne répondait pas à
ce qu'elle avait attendu de lui ; son dernier espoir
s'évanouissait.
ANNA KARf:NINE. 517
« Tu vois quel homme cela fait ? dit-elle d'une
voix tremblante.
— Pardonne-moi, interrompit Wronsky, mais je
n'en suis pas fâché... Pour Dieu, laisse-moi achever,
ajouta-t-il en la suppliant du regard de lui donner
le temps d'expliquer sa pensée. Je n'en suis pas
fâché, parce qu'il est impossible d'en rester là,
comme il le suppose.
— Pourquoi cela ? » demanda Anna d'une voix
altérée, n'attachant plus aucun sens à ses paroles,
car elle sentait son sort décidé.
Wronsky voulait dire qu'après le duel, qu'il ju-
geait inévitable, cette situation changerait forcé-
ment, mais il dit tout autre chose :
c Cela ne peut durer ainsi. J'espère maintenant
que tu le quitteras, et que tu me permettras — ici
il rougit et se troubla — de songer à l'organisation
de notre \'ie commune ; demain... »
Elle ne le laissa pas achever :
0 Et mon fils ? Tu vois ce qu'il écrit : il faudrait
le quitter. Je ne le puis, ni ne le veux.
— Mais, au nom du ciel, vaut-il mieux ne pas
quitter ton fils, et continuer cette existence humi-
liante ?
— Pour qui est-elle humiliante ?
— Pour tous, mais pour toi surtout.
— Humiliante ! ne dis pas cela, ce mot n'a pas de
sens pour moi, murmura-t-elle d'une voix trem-
blante. Comprends donc que, du jour où je t'ai
aimé, tout dans la vie s'est transformé pour moi :
5i8 ANNA KARÉNINE.
rien n'existe à mes yeux en dehors de ton amour ;
s'il m'appartient toujours, je me sens à une hauteur
où rien ne peut m'atteindre. Je suis fière de ma
situation parce que... je suis fière... » Elle n'acheva
pas, des larmes de honte et de désespoir étouffaient
sa voix. Elle s'arrêta en sanglotant.
Lui aussi sentit quelque chose le prendre au gosier,
et pour la première fois de sa vie il se vit prêt à
pleurer, sans savoir ce qui l'attendrissait le plus : sa
pitié pour celle qu'il était impuissant à aider et dont
il avait causé le malheur, ou le sentiment d'avoir
commis une mauvaise action.
« Un divorce serait-il donc impossible ? » dit-il
doucement. Elle secoua la tête sans répondre. « Ne
pourrais- tu le quitter en emmenant l'enfant ?
— Oui, mais tout dépend de lui maintenant ; il
faut que j'aille le rejoindre », dit-elle sèchement ;
son pressentiment s'était vérifié : tout restait
comme par le passé.
« Je serai mardi à Pétersbourg et nous décide-
rons.
— Oui, répondit-elle, mais ne parlons plus de
tout cela. »
La voiture d'Anna, qu'elle avait renvoyée avec
l'ordre de venir la reprendre à la grille du jardin
Wrede, approchait.
Anna dit adieu à Wronsky et partit.
ANNA KARÉNINE. 519
CHAPITRE XXIII
La commission du 2 juin siégeait généralement
le lundi, .\lexis Alexandrovitch entra dans la salle,
salua, comme d'ordinaire, le président et les mem-
bres de la commission, et s'assit à sa place, posant
la main sur les papiers préparés devant lui, parmi
lesquels se trouvaient ses documents particuliers et
ses notes sur la proposition qu'il comptait soumettre
à ses collègues. Au reste, les notes était superflues,
car non seulement rien ne lui échappait de ce qu'il
avait préparé, mais il se croyait encore tenu de re-
passer au dernier moment dans sa mémoire les sujets
qu'il voulait traiter. Il savait d'ailleurs que l'instant
venu, lorsqu'il se verrait en face de son adversaire
qui chercherait à prendre une physionomie indifFé-
rente, la parole lui viendrait d'elle-même, avec toute
la netteté nécessaire, et que chaque mot porterait.
En attendant, il écoutait la lecture du rapport habi-
tuel de l'air le plus innocent, le plus inoffensif. Per-
sonne n'aurait pensé, en voyant cet homme à la
tête penchée, à l'aspect fatigué, palpant doucement
de ses mains blanches, aux veines légèrement gon-
flées, aux doigts longs et maigres, les bords du
papier blanc posé devant lui, que, quelques minutes
après, ce même homme allait prononcer un discours
qui soulèverait une véritable tempête, obligerait
les membres de la commission à crier plus fort les
520 ANNA KARÉNINE.
uns que les autres, en s 'interrompant mutuelle-
ment, et forcerait le président à les rappeler à l'or-
dre. Quand le rapport fut terminé, Alexis Alexan-
drovitch, d'une voix faible, déclara qu'il avait quel-
ques observations à présenter au sujet de la question
à l'ordre du jour. L'attention générale se porta sur
lui. Alexis Alexandrovitch éclaircit sa voix, toussa
légèrement, et, sans regarder son adversaire, comme
il le faisait toujours quand il débitait un discours,
s'adressa au premier venu, assis devant lui, qui se
trouva être un petit vieillard modeste, sans la moin-
dre importance dans la commission. Quand il en
vint au point capital, aux lois organiques, son adver-
saire sauta de son siège et lui répondit ; Strémof, qui
faisait aussi partie de la commission et qu'il piquait
au vif, se défendit également. La séance fut des plus
orageuses ; mais Alexis Alexandrovitch triompha,
et sa proposition fut acceptée ; on nomma trois
nouvelles commissions, et le lendemain, dans cer-
tain milieu pétersbourgeois, il ne fut question que
de cette séance. Le succès d'Alexis Alexandrovitch
dépassa même son attente.
Le lendemain matin, le mardi, Karénine, en
s' éveillant, se rappela avec plaisir son triomphe de
la veille, et ne put réprimer im sourire, malgré son
désir de paraître indifférent, quand son chef de
cabinet, pour lui être agréable, lui parla des rumeurs
qu'excitait la réunion de la veille.
Alexis Alexandrovitch, absorbé par le travail,
oublia complètement que ce mardi était le jour fixé
ANNA K.\RKXIXE. 521
pour le retour de sa femme ; aussi fut-il désagréa-
blement impressionné quand un domestique vint lui
annoncer qu'elle était arrivée.
.\iina était rentrée à Pétersbourg le matin de
bonne heure ; son mari ne l'ignorait pas, puisqu'elle
avait demandé une voiture par dépêche ; mais il
ne \nnt pas la recevoir, et elle fut prévenue qu'il était
occupé avec son chef de cabinet. Apr^'S l'avoir fait
avertir de son retour, Anna alla dans son a])parte-
ment, et y fît déballer ses effets, attendant tou-
jours qu'Alexis Alexandrovitdi parût ; mais une
heure se passa, et il ne parut pas ; sous prétexte
d'ordres à donner, elle entra dans la salle à manger,
parla au domestique à voix haute, avec intention,
sans succès ; elle entendit son mari reconduire jus-
qu'à la porte sou chef de cabinet ; d'habitude, il
sortait après cette conférence, elle le savait et vou-
lait absolument le voir pour régler leurs rapports
futurs ; il fallut se décider à entrer dans le cabinet
de travail d'Alexis Alexandrovitch. Celui-ci en uni-
fonne, prêt à sortir, était accoudé à une petite table
et regardait tristement devant lui. Anna le vit avant
qu'il l'aperçut, et comprit qu'il pensait à elle
Karénine, à sa vue, voulut se lever, hésita, rougit,
ce qui ne lui arrivait guère puis, se levant enfin
brusquement, il fit quelques pas vers elle, en fixant
les yeux sur son front et sa coiffure, pour éviter son
regard. Quand il fut près de sa femme, il lui prit la
main et il l'invita à s'asseoir.
« Je suis très content de vous savoir rentrée »,
522 ANNA KARÉNINE.
dit-il en s'asseyant près d'elle avec le désir évident
de parler, mais en s' arrêtant chaque fois qu'il ou-
vrait la bouche. Quoique préparée à cette entrevue,
et disposée à l'accuser et à le mépriser, Anna ne
trouvait rien à dire et avait pitié de lui. I^ur silence
se prolongea assez longtemps.
« Serge va bien ? dit-il enfin ; et, sans attendre
de réponse, il ajouta : — Je ne dînerai pas à la mai-
son : il faut que je sorte tout de suite.
— Je voulais partir pour Moscou, dit Anna.
— Non, vous avez très, très bien fait de rentrer »,
répondit-il. Et le silence recommença.
Le voyant incapable d'aborder la question, Anna
prit la parole elle-même.
« Alexis Alexandrovitch, dit-elle en le regardant
sans baisser les yeux sous ce regard fixé sur sa coif-
fure. Je suis une femme mauvaise et coupable ; mais
je reste ce que j'étais, ce que je vous ai avoué être,
et je suis venue vous dire que je ne pouvais changer.
— Je ne vous demande pas cela, — répondit-il
aussitôt d'un ton décidé, la colère lui rendant toutes
ses facultés et, cette fois, regardant Anna en face,
avec une expression de haine : — Je le supposais,
mais ainsi que je vous l'ait dit et écrit, continua-
t-il d'une voix brève et perçante, ainsi que je vous
le répète encore, je ne suis pas tenu de le savoir,
je veux l'ignorer ; toutes les femmes n'ont pas
comme vous la bonté de se hâter de donner à
leurs maris cette agréable nouvelle. (Il insista
sur le mot « agréable ».) J'ignore tout tant que le
ANNA KL\RKXINE. 523
monde n'en sera pas averti, ni mon nom désho-
noré. C'est pourquoi je vous préviens que nos rela-
tions doivent rester ce qu'elles ont toujours été ; je
ne chercherai à mettre mon honneur à l'abri que
dans le cas où vous vous compromettriez.
— Mais nos relations ne peuvent rester ce qu'elles
étaient », dit Anna timidement en le regardant
avec frayeur.
En le retrouvant avec ses gestes calmes, sa voix
railleuse, aiguë et un peu enfantine, toute la pitié
qu'elle avait d'abord éprouvée dispanit devant la
répulsion qu'il lui inspirait ; elle n'eut qu'une
crainte, celle de ne pas s'ex])liquer d'une façon assez
précise sur ce que devaient être leurs relations.
« Je ne puis être votre femme, quand je... »
Karénine eut un rire froid et mauvais.
a Le genre de vie qu'il vous a plu de choisir se
reflète jusque dans votre manière de comprendre,
mais je méprise et respecte trop, je veux dire que je
respecte trop votre passé et méprise trop le présent,
pour que mes paroles prêtent à l'inteq^rétation
que vous leur dormez. »
Anna soupira et baissa la tête.
« Au reste, continua- t-il en s'échauffant, j'ai peine
à comprendre que, n'ayant rien trouvé de blâmable
à prévenir votre mari de votre infidélité, vous ayez
des scrupules sur l'accomplissement de vos devoirs
d'épouse.
— Alexis Alexandro\'itch, qu'exigez- vous de moi }
— J'exige de ne jamais rencontrer cet homme.
524 ANNA KARÉNINE.
J'exige que vous vous comportiez de telle sorte que
ni le monde ni nos gens ne puissent vous accuser *
j'exige, en un mot que vous ne le receviez plus. Il
me semble qne ce n'est pas beaucoup demander. Je
n'ai rien de plus à vous dire ; je dois sortir et ne
dîijerai pas à la maison. »
Il se leva et se dirigea vers la porte. Anna se leva
aussi ; il la salua sans parler, et la laissa sortir la
première.
CHAPITRE XXIV
Jamais, malgré l'abondance de la récolte, Levine
n'éprouva autant de déboires que cette année et ne
constata plus clairement ses mauvais rapports avec
les paysans. I^ui-même n'envisageait plus ses affai-
res au même point de vue, et n'y prenait plus le
même intérêt. De toutes les améliorations intro-
duites par lui avec tant de peine, il ne résultait
qu'une lutte incessante, dans laquelle lui, le maître,
défendait son bien, tandis que les ouvriers défen-
daient leur travail. Combien de fois n'eut-il pas à le
remarquer cet été ? Tantôt c'était le trèfle réservé
pour les semences qu'on lui fauchait comme four-
rage, prétextant un ordre de l'intendant, mais uni-
quement parce que ce trèfle semblait plus facile à
faucher ; le lendemain, c'était une nouvelle machine
à faner qu'on brisait, parce que celui qui la conduisait
trouvait ennuyeux de sentir une paire d'ailes battre
ANNA IO\Rf:XINE. 525
au-dessus de sa tète. Puis c'étaient les charrues per-
fectionnées qu'on ne se décidait pas à employer, les
chevaux qu'on laissait paître un champ de froment,
parce qu'au lieu de les veiller la nuit on dormait au-
tour du feu allumé dans la prairie ; enfin trois bel-
les génisses, oubliées sur le rej^ain de trèfle mouni-
rent et jamais il ne fut possible de convaincre le
berger que le trèfle en était cause. On consola le
maître en lui racontant que douze vaches avaient
péri en trois jours chez le voisin.
Levine n'attribuait pas ces ennuis à des rancunes
personnelles de la part des pa\'sans; il constatait
seulement avec chagrin que ses intérêts resteraient
forcément opposés à ceux des travailleurs.
Depuis longtemps il sentait sa barque sombrer,
sans qu'il s'expliquât comment l'eau y pénétrait ;
il avait cherché à se faire illusion, mais maintenant
le découragement l'envahissait ; la campagne lui
devenait antipathique, il n'avait plus goût à rien.
La présence de Kitt}- dans le voisinage aggravait
ce malaise moral ; il aurait voulu la voir, et ne pouvait
se résoudre à aller chez sa sœur. Quoiqu'il eût senti
en la revoyant sur la grand'route qu'il l'aimait tou-
jours, le refus de la jeune fille mettait entre eux une
barrière infranchissable. « Je ne saurais lui par-
donner de m'accepter parce qu'elle n'a pas réussi
à en épouser un autre », se disait-il, et cette pensée
la lui rendait presque odieuse, a Ah î si Daria Ale-
xandro\-na ne m'avait pas parlé..., j'aurais pu la
rencontrer par hasard, et tout se serait peut-être
526 ANNA KARENINE.
arrangé, mais désormais c'est impossible,... impos-
sible ! ))
DoUy lui écrivit un jour pour lui demander une
selle de dame pour Kitty, l'invitant à l'apporter lui-
même. Ce fut le coup de grâce ; comment une femme
de sentiments délicats pouvait-elle ainsi abaisser sa
sœur ?
Il déchira successivement dix réponses.
Il ne pouvait venir et ne pouvait pas davantage
se retrancher derrière des empêchements invraisem-
blables, ou, qui pis est, prétexter un départ. Il en-
voya donc la selle sans un mot de réponse, et le len-
demain, sentant qu'il avait commis une grossièreté,
il partit pour faire une visite lointaine, laissant son
intendant chargé des affaires qui lui étaient devenues
si pesantes. Swiagesky, un de ses amis, lui avait ré-
cemment rappelé sa promesse de venir chasser la
bécasse ; jusqu'ici, au milieu des occupations qui le
retenaient, cette chasse, qui le tentait beaucoup, n'a-
vait pu lui faire entreprendre ce petit voyage. Main-
tenant il fut content de s'éloigner de la maison, du
voisinage des Cherbatzky, et d'aller chasser, remède
auquel il avait recours dans ses jours de tristesse.
CHAPITRE XXV
Il n'y avait dans le district de Sourof ni chemin.?
de fer ni routes postales, et Levine partit en taran-
tass avec ses chevaux. A mi-chemin, il fit halte
ANNA KAR1<:XINE. 527
chez un paysan ; celui-ci, un vieillard chauve, bien
conservé, avec une grande barlx.- rousse, grisonnant
près des joues, ouvrit la porte cochère en se serrant
contre le mur pour faire place à la troïka ; il pria
Levine d'entrer dans la maison.
Une jeune femme proprement vêtue, des galoches
à ses pieds nus, lavait le plancher à l'entrée de l'izba ;
elle s'effraya en apercevant le chien de Levine et
poussa un cri, mais elle se rassura quand on lui dit
qu'il ne mordait pas. De son bras à la manche retrous-
sée elle indiqua la porte de la chambre d'hoimeur, et
cacha son visage en se remettant à laver, courbé-e en
deux.
« Vous faut-il le samovar ?
— Oui, je te prie. »
Dans la grande chambre, chauffée par un poêle
hollandais, et divisée en deux par une cloison, se
trouvaient en fait de meubles : une table ornée de
dessins coloriés, au-dessus de laquelle étaient suspen-
dues les images saintes, un banc, deux chaises, et
près de la porte une petite armoire contenant la vais-
selle. Les volets, soigneusement fermés, ne laissaient
pas pénétrer de mouches, et tout était si propre, que
Levine fit coucher Laska dans un coin près de la
porte, de crainte qu'elle ne salît le plancher, après les
nombreux bains qu'elle avait pris dans toutes les
mares de la route.
« Bien sûr, vous allez chez Nicolas Ivanitch
Swiagesky, dit le vieux paysan en s' approchant de
I^evine, lorsque celui-ci sortit de la chambre pour
528 ANNA KARÉNINE.
examiner la cour et les dépendances. Il s'arrête aussi
chez nous en passant. »
Pendant qu'il parlait, la porte cochère cria une
seconde fois sur ses gonds, et des ouvriers entrèrent
dans la cour, revenant des champs avec les herses
et les charrues.
Le vieillard quitta Ivevine,s' approcha des chevaux
vigoureux et bien nourris, et aida à dételer.
« Qu'a-t-on labouré ?
— Les champs de pommes de terre. Hé ! Fédor,
laisse là ton cheval près de l'abreuvoir, tu en attel-
leras im autre. »
La belle jeune femme en galoches rentra en ce
moment dans la maison avec deux seaux pleins d'eau
et d'autres femmes, jeunes, belles, laides ou vieilles,
avec ou sans enfants, apparurent.
Le samovar se mit à chanter ; les ouvriers, ayant
dételé leurs chevaux, allèrent dîner, et Levine, fai-
sant retirer ses provisions de la calèche, invita le
vieillard à prendre le thé. Le paysan, visiblement
flatté, accepta, tout en se défendant.
Levine, en buvant le thé, le fit jaser.
Dix ans auparavant ce paysan avait pris en ferme
d'une dame 120 dessiatines, et l'année précédente
les avait achetées ; il louait en même temps 300 des-
siatines à un autre voisin : une portion de cette
terre était sous-louée ; le reste, une quarantaine de
dessiatines, était exploité par Im avec ses enfants
et deux ouvriers.
Le vieux se lamentait, assurait que tout allait
AXXA KLVRÉXIXE. 539
mal, mais c'était par convenance, car il cachait
difficilement l'orgiieil que lui inspiraient son bien-
être, ses l:)eaiix enfants, son l:)étail et, par- dessus tout,
la prospérité de son exploitation. Dans le courant de
la conversation il prouva qu'il ne repoussait pas les
innovations, cultivait les ponunes de terre en grand,
labourait avec des charrues, qu'il nommait « char-
mes de propriétaire », semait du froment et le sar-
clait, ce que I^evine n'avait jamais pu obtenir chez
lui.
« Cela occupe les femmes, dit-il.
— Eh bien, noiis autres propriétaires n'en venons
pas à bout.
— Comment peut-on mener les choses à bien avec
des ouvriers ? c'est la ruine. Voilà Swiagesky par
exemple, dont nous connaissons bien la terre : faute
de surveillance, il est rare que sa récolte soit bonne.
— Mais comment fais- tu, toi avec tes ouvriers ?
— Oh ! nous sommes entre paysans, nous tra-
vaillons nous-mêmes, et si l'ouvrier est mauvais, il
est v*ite chassé : on s'arrange toujours avec les
siens.
— Père, on demande du goudron », vint dire à la
porte la jeune femme aux galoches.
Le vieux se leva, remercia Levine, et, après s'être
longuement signé devant les saintes images, il
sortit.
Lorsque Levine entra dans la chambre commune
pour appeler son cocher, il vit toute la famille à
table ; les femmes servaient debout. Un grand beau
530 ANNA KARÉNINE.
garçon, la bouche pleine, racontait une histoire qui
faisait rire tout le monde, mais principalement la
jeune femme, occupée à remplir de soupe une
grande écuelle où chacun puisait.
Levine emporta de cet intérieur de paysans aisés
une impression douce et durable, qu'il garda pen-
dant le reste de son voyage.
CHAPITRE XXVI
SwiAGESKi était maréchal de son district, plus
âgé que Levine de cinq ans, il était marié depuis
longtemps ; sa belle-soeur, une jeune fille très sym-
pathique, vivait chez lui, et Levine savait, comme
les jeunes gens à marier savent ces choses-là, qu'on
désirait la lui voir épouser. Quoiqu'il songeât au
mariage, et qu'il fût persuadé que cette aimable
personne ferait une charmante femme, il aurait
trouvé aussi vraisemblable de voler dans les airs que
de l'épouser. La crainte d'être pris pour un préten-
dant lui gâtait le plaisir qu'il se proposait de sa
visite, et l'avait fait réfléchir en recevant l'invita-
tion de son ami.
Swiagesky était un type intéressant de proprié-
taire adonné aux affaires du pays ; mais il y avait
peu de rapports entre les opinions qu'il professait et
sa façon de vivre et d'agir. Il méprisait la noblesse,
qu'il accusait d'être hostile à l'émancipation, trai-
tait la Russie de pays pourri, dont le détestable
ANNA KART%XIXK. 53T
gouvernement ne valait guùre mieux que celui de
la Turquie; et cependant il avait accepté la charge
de maréchal de district, charge dont il s'accjuittait
consciencieusement ; jamais il ne voyageait sans
arborer la casquette otricielle, bordée de rouge et
ornée d'une cocarde. lyC paysan russe représentait
pour lui un intermédiaire entre l'homme et le singe,
mais c'était aux paysans qu'il scrrrait de préfé-
rence la main pendant les élections, et eux qu'il
écoutait avec le plus d'attention. Il ne croyait ni à
Dieu ni au diable, mais 'se préoccupait beaucoup
d'améliorer le sort du clergé, et tenait à garder
l'église paroissiale dans sa terre. Dans la question
de l'émancipation des femmes, il se prononçait pour
les théories les plus radicales, mais, vivant en par-
faite harmonie avec sa fenuue, il ne lui laissait au-
cune initiative, et ne lui confiait d'autre soin que
celui d'organiser aussi agréablement que possible
leur vie commune sous sa propre direction. Il affir-
mait qu'on ne pouv^ait vivre qu'à l'étranger, mais
il avait en Russie des terres qu'il exploitait par les
procédés les plus perfectionnés, et il suivait soigneu-
sement les progrès qui s' accomplissaient dans le pays.
Malgré ces contradictions, Levine essayait de le
comprendre, le considérant comme une énigme vi-
vante, et grâce à leurs relations amicales il cher-
chait à dépasser ce qu'il appelait le « seuil » de cet
esprit.
La chasse à laquelle son hôte l'emmena fut mé-
diocre ; les marais étaient à sec, et les bécasses rares *
18
533 ANNA KARÉNINE.
Levine marcha toute la journée pour rapporter trois
pièces ; en. revanche, il revint avec un excellent
appétit, une humeur parfaite, et une certaine exci-
tation intellectuelle, qui résultait toujours pour lui
d'un exercice physique violent.
Le soir, auprès de la table à thé, Levine se trouva
assis près de la maîtresse de la maison, une blonde de
taille moyenne, au visage rond embelli de jolies
fossettes. Obligé de causer avec elle et sa sœur placée
en face de lui, il se sentait troublé par le voisinage
de cette jeune fille, dont la robe, ouverte en cœur,
semblait avoir été revêtue à son intention. Cette
toilette, découvrant une poitrine blanche, le décon-
certait ; il n'osait tourner la tête de ce côté, rougis-
sant se sentait mal à| l'aise, et sa gêne se communi-
quait à la jolie belle-sœur. I^a maîtresse de la maison
mieux avait l'air de ne rien remarquer, et soutenait
de son mieux la conversation.
« Vous croyez que mon mari ne s'intéresse pas à
ce qui est russe ? disait-elle. Bien au contraire ; il
est plus heureux ici que partout ailleurs ; il a tant
à faire à la campagne ! vous n'avez pas vu notre
école ?
— Si fait ; c'est cette maisonnette couverte de
lierre ?
— Oui, c'est l'œuvre de Nastia, dit-elle en dési-
gnant sa sœur.
— Vous y donnez vous-même des leçons ? de-
manda Levine en regardant comme un coupable
du côté du corsage ouvert.
ANNA KARf^NIXK. 533
— J'en ai donné et j'en donne encore, mais nous
avons une maîtresse excellente.
— Non merci, je ne prendrai plus de thé ; j'en-
tends- là-bas une conversation qui m'intéresse beau-
coup », dit Levine se sentant impoli, mais incapa-
ble de continuer la conversation.
Ht il se leva en rougissant.
IvC maître de la maisxm causait à un bout de la
table avec deux propriétaires ; ses yeux noirs et
brillants étaient fixés sur un homme à moustaches
grises, qui l'amusait de ses plaintes contre les pay-
sans. Swiagesky paraissait avoir une ré|)onse toute
prête aux lamentations comiques du bonhomme, et
pouvoir d'un mot les réduire en poudre, si sa position
officielle ne l'eût obligé à des ménagements.
Le vâeux propriétaire, campagnard encroûté et
agronome passionné, était visiblement un adver-
saire convaincu de l'émancipation ; cela se lisait
dans la forme de ses vêtements démodés, dans la
façon dont il portait sa redingote, dans ses sourcils
froncés et sa manière de parler sur un ton d'autorité
étudiée ; il joignait à ses paroles des gestes impé-
rieux de ses grandes belles mains hâlées et ornées
d'un vieil anneau de mariage.
CHAPITRE XX\ai
« N'ÉTAIT l'argent dépensé et le mal qu'on s'est
donné, mieux vaudrait abandonner ses terres, et
s'en aller, comme Nicolas Ivanitch. entendre la
534 ANNA KARENINE.
« Belle Hélène )> à l'étranger, dit le vieux proprié-
taire, dont la figure intelligente s'éclaira d'un sou-
rire.
— Ce qui ne vous empêche pas de rester, dit
Swiagesky ;■ par conséquent vous y trouvez votre
compte.
— J'y trouve mon compte parce que je suis logé
et nourri, et parce qu'on espère toujours, malgré
tout, réformer le monde ; mais c'est une ivrognerie,
un désordre incroyables ! les malheureux ont si bien
partagé, que beaucoup d'entre eux n'ont plus ni che-
val ni vache ; ils crèvent de faim. Essayez cepen-
dant, pour les sortir de peine, de les prendre comme
ouvriers... ils gâcheront tout, et trouveront encore
moyen de vous traduire devant le juge de paix.
— Mais, vous aussi, vous pouvez vous plaindre
au juge de paix, dit Swiagesky.
— Moi, me plaindre ? pour rien au monde ! Vous
savez bien l'histoire de la fabrique ? Les ouvriers,
après avoir touché des arrhes, ont tout planté là et
sont partis. On a eu recours au juge de paix... Qu'à
t-il fait? Il les a acquittés. Notre seule ressource est
encore le tribunal de la commune ; là on vous rosse
votre homme, comme dans le bon vieux temps. N'é-
tait le starchina*, ce serait à fuir au Dout au monde.
— Il me semble cependant qu'aucun de nous
n'en vient là: ni moi, ni Levine, ni monsieur, dit
Swiagesky en désignant le second propriétaire.
I. h'ancien, élu tous les trois ans par la commune dont
il est le chef.
ANNA KARÉNINE. 535
— Oui, mais demandez à Michel Pctrovitch com-
ment il s'y prend pour faire marcher ses affaires ;
est-ce là vraiment une administration raiiontielle ?
dit le \ieux en ayant l'air de se faire gloire du mot
rationnel.
— Dieu merci, je fais mes affaires trC*s simplement
dit Michel Pétrovitch ; toute la question est d'aider
les paysans à payer les impôts en automne ; ils vien-
nent d'eux-mêmes : « Aide-nous, petit père », et
comme ce sont des voisins, on prend pitié d'eux ;
j'avance le premier tiers de l'impôt en disant : Atten-
tion, enfants ; je vous aide, il faut que vous m'aidiez
à votre tour, pour semer, faucher ou moissonner »,
et nous convenons de tout en famille. On rencontre,
il est vrai, parfois des gens sans conscience... »
Levine connaissait de longue date ces traditions
patriarcales ; il échangea un regard avec Swia-
gesky, et, interrompant Michel Pétrovitch, s'adressa
au propriétaire à moustaches grises :
« Et comment faut-il faire maintenant, selon
v^ous ?
— Mais comme Michel Pétrovitch, à moins d'affer-
mer la terre aux paysans ou de partager le produit
avec eux ; tout cela est possible, mais il n'en est pas
moins certain que la richesse du pays s'en va, avec
ces moyens-là. Dans les endroits où, du temps du
ser\'age, la terre rendait neuf grains pour un, elle
en rend trois maintenant. L'émancipation a ruiné
la Russie. »
Swiagesky regarda Lev'ine avec un geste moqueur;
536 ANNA KARÉNINE.
mais celui-ci écoutait attentivement les paroles du
vieillard, trouvant qu'elles résultaient de réflexions
personnelles, mûries par une longue expérience de
la vie de campagne.
« Tout progrès se fait par la force, continua le
vieux propriétaire : Prenez les réformes de Pierre, de
Catherine, d'Alexandre. Prenez l'histoire euro-
péenne elle-même... Et c'est dans la question agro-
nomique surtout qu'il a fallu user d'autorité.
Croyez- vous que la pomme de terre ait été introduite
autrement que par la force ? A-t-on toujours la-
bouré avec la charrue ? Nous autres, propriétaires
du temps du servage, avons pu améliorer nos modes
de culture, introduire des séchoirs, des batteuses, des
instruments perfectionnés, parce que nous le faisons
d'autorité, et que les paysans, d'abord réfractaires,
obéissaient et finissaient par nous imiter. Mainte-
nant que nos droits n'existent plus, où trouverons-
nous cette autorité ? Aussi rien ne se soutient plus,
et, après une période de progrès, nous retomberons
fatalement dans la barbarie primitive. Voilà com-
ment je comprends les choses.
— Je ne les comprends pas du tout ainsi, dit
Swiagesky ; pourquoi donc ne continuez-vous pas vos
perfectionnements en vous aidant d'ouvriers payés ?
— Permettez-moi de vous demander par quel
moyen je continuerais, manquant de toute auto-
torité ^
« La voilà, cette force élémentaire », pensa
Levine.
AXXA k'ARKXINE. 537
— Mais avec vos ouvriers.
— Mes ouvriers ne veulent pas travailler conve-
nablement en eni]>l()yant de bons instruments. Notre
ouvrier ne comprend bien qu'une chose, se saoùkr
comme une brute, et gâter tout ce qu'il touche : le
cheval qu'on lui confie, le harnais neuf de son cheval;
il trouvera moyen de boire au cabaret jusqu'aux
cercles de fer de ses roues, et d'introduire une che-
ville dans la batteuse p<jur la mettre hors d'usage.
Tout ce qui ne se fait pas selon ses idées lui fait mal
au cœur. Aussi l'agriculture baisse-t-elle visiblement
la terre est négligée et reste en friche, à moins qu'on
ne la cède aux paysans ; au lieu de produire des
millions de tchetverts de blé, elle n'en produit plus
que des centaines de mille. La richesse publique
diminue. On aurait pu faire l'émxLncipation, mais
progressivement. »
Et il développe son plan personnel où toutes les
difficultés auraient été évitées. Ce plan n'intéressait
pas Levine, et il en revint à sa première question
avec l'espoir d'amener Swiagesky à s'expliquer.
a II est très certain que le niveau de notre agri-
culture baisse, et que dans nos rapports actuels avec
les paj-^ans il est impossible d'obtenir une exploi-
tation rationnelle.
— Je ne suis pas de cet avis, répondit séiieuse-
ment Swiagesky. Que l'agriculture soit en déca-
dence depuis le servage.je le nie, et jeprétends qu'elle
était alors dans un état fort misérable. Nous n'avons
jamais eu ni machine, ni bétail convenables, ni
538 ANNA KARÉNINE.
bonne administration ; nous ne savons pas même
compter. Intenogez un propriétaire, il ne sait pas
plus ce qui lui coûte que ce qui lui rapporte.
— La tenue de livres italienne, n'est-ce pas dit ?
dit ironiquement le vieux propriétaire. Vous aurez
beau compter et tout embrouiller, vous n'y trouverez
pas de bénéfice.
— Pourquoi embrouiller tout ? Votre misérable
batteuse russe ne vaudra certes rien et se brisera vite,
mais une batteuse à vapeur durera. Votre mauvaise
rosse qui se laisse traîner par la queue ne vaudra
rien, mais des percherons, ou simplement une race
de chevaux vigoureux, réussiront. Il en sera de tout
ainsi. Notre agriculture a toujours eu besoin d'être
poussée en avant.
— Encore faudrait-il en avoir le moyen, Nicolas
Ivanitch. Vous en parlez à votre aise ; mais lorsqu'on
a comme moi un fils à l'Université et d'autres au
Gymnase, on n'a pas de quoi acheter des percherons.
— Il y a des banques.
— Pour voir ma terre vendue aux enchères ?
Merci. »
Levine intervint dans le débat.
« Cette question de progrès agricole m'occupe
beaucoup ; j'ai le moyen de risquer de l'argent en
améliorations, mais jusqu'ici elles ne me représen-
tent que des pertes. Quant aux banques, je ne sais
à quoi elles peuvent servir.
— Voilà qui est vrai ! confirma le vieux proprié-
taire avec un rire satisfait.
ANNA KARÉNINE. 539
— Kt je ne suis pas le seul, continua I^vine ;
j'en appelle à tous ceux qui ont fait des essais cornnie
moi : à de rares exceptions près, ils sont tous en perte
Mais, vous-même, êtes- vous content ? », demanda
t-il en remarquant sur le visage de Swiagesky l'em-
barras que lui causait cette tentative de sonder le
fond de sa pensée.
Ce n'était pas de bonne guerre ; Mme vSwiagesky
avait avoué pendant le thé à I^evine qu'un comp-
table allemand, mandé exprrs de Moscou, qui, pour
500 roubles, s'était charcjé d'établir les comptes de
leur exploitation, avait constaté une perte de
3 000 roubles.
Le vieux propriétaire sourit en entendant Levine ;
il savait évidemment à quoi s'en tenir sur le rende-
ment des terres de son voisin.
« Le ré'sultat peut n'être pas brillant, répondit
Swiagesky, mais cela prouve tout au plus que je suis
un agronome médiocre, ou que mon capital rentre
dans la terre afin d'augmenter la rente.
— La rente ! s'écria I^evine avec effroi. Elle
existe peut-être en Europe, où le capital qu'on met
dans la terre se paye, mais chez nous il n'en est
rien.
— La rente doit exister cependant. C'est une loi.
— Alors c'est que nous sommes hors la loi ; pour
nous, ce mot de retîte n'explique et n'éclaircit rien ;
au contraire, il embrouille tout ; dites-moi comment
la rente...
— Ne prendriez- vous pas du lait caillé ? Mâcha,
540 ANNA KARÉNINE.
envoie-nous du lait caillé ou des framboises, dit
Swiagesky en se tournant vers sa femme ; les fram-
boises durent longtemps cette année. »
Et il se leva enchanté, et probablemnt persuadé
qu'il venait de clore la discussion, tandis que I^evine
supposait au'elle commençait seulement.
Levine continua à causer avec le vieux proprié-
taire ; il chercha à lui prouver que tout le mal venait
de ce qu'on ne tenait aucun compte du tempéra-
ment même de l'ouvrier, de ses usages, de ses ten-
dances traditionnelles ; mais le vieillard, comme tous
ceux qui sont habitués à réfléchir seuls, entrait
difficilement dans la pensée d'un autre, et tenait pas-
sionnément à ses opinions personnelles. Pour lui, le
pa3^an russe était une brute qu'on ne pouvait faire
agir qu'avec le bâton, et le libéralisme de l'époque
avait eu le tort d'échanger cet instrument utile
contre une nuée d'avocats.
« Pourquoi pensez- vous qu'on ne puisse pas ar-
river à un équilibre qui utilise les forces du travail-
leur et les rende réellement productives ? lui de;-
manda L^evine en cherchant à revenir à la première
question.
— Avec le Russe, cela ne sera jamais : il faut l'au-
torité, s'obstina à répéter le vieux propriétaire.
— Mais où voulez-vous qu'on aille découvrir de
nouvelles conditions de travail ? dit Swiagesky se
rapprochant des causeurs, après avoir mangé du
lait caillé et fumé une cigarette. N'avons-nous pas
la commime avec la caution solidaire, ce reste de
AXXA KARfCXIXE. 54T
barbarie, qui d'ailleurs tombe peu à peu de lui-même
Ht maintenant que le servage est abili, n'avons-
nous pas toutes les formes du travail libre, l'ouvrier
à l'année ou à la tâche, le journalier, le fermier, le
métayer, sortez donc de là ?
— Mais l'Europe elle-même est mécontente de ces
fonnes !
— Oui, elle en cherche d'autres et peut-être en
trouvera-t-elle.
— Alors pourquoi ne chercherions-nous pas de
notre côté ?
— Parce que c'est tout comme si nous préten-
dions inventer de nouveaux procédé^ pour cons-
tniire des chemins de fer. Ces procédés sont inven-
tés, nous n'avons qu'à les applicjuer.
— Mais s'ils ne conviennent pas à notre pays,
s'ils lui sont nuisibles ? » dit Levine.
Swiagesky reprit son air effrayé.
« Aurions-nous donc la prétention de trouver
ce que cherche l'Europe ? Connaissez- vous tous les
travaux qu'on a faits en Europe sur la question
ouvrière ?
— Peu.
— C'est une question qui occupe les meilleurs
esprits ; elle a produit une littérature considérable,
Schulze-Delitzsch et son école, Lassalle, le plus
avancé de tous, Mulhausen..., vous connaissez tout
cela.
— J'en ai une idée très vague.
— C'est une manière de dire, vous en savez cer-
542 ANNA KARÉNINE.
tainement aussi long que moi. Je ne suis pas un pro-
fesseur de science sociale, mais ces questions m'ont
intéressé, et puisqu'elles vous intéressent aussi, vous
devriez vous en occuper.
— A quoi ont-ils tous abouti ?
— Pardon... » les propriétaires s'étaient levés,
et Swiagesky arrêta encore Levine sur la pente fatale
où il s'obtinait en voulant sonder le fond de la pensée
de son hôte. Celui-ci reconduisit ses convives.
CHAPITRE XXVIII
Levtne prit congé des dames en promettant de
passer avec elles la journée du lendemain pour faire,
tous ensemble, une promenade à cheval.
Avant de se coucher, il entra dans le cabinet de
son hôte afin d'y chercher des livres relatifs à la dis-
cussion de la soirée.
Le cabinet de Swiagesky était une grande pièce,
tout entourée de bibliothèques, avec deux tables,
dont l'une, massive, tenait le milieu de la chambre,
et l'autre était chargée de journaux et de revues en
plusieurs langues, rangés autour d'ime lampe. Près
de la table à écrire, une espèce d'étagère contenait
des cartons étiquetés de lettres dorées renfermant
des papiers.
Swiagesky prit les volumes, puis s'installa dans
un fauteuil à bascule.
*i Que regardez-vous là ? demanda-t-il à Levine
ANNA KARf^NINE. 543
qui arrêté devant la table ronde, feuilletait 'des
journaux. Il y a. dans le journal que vous tenez.
un article très bien fait. Il paraît, ajouta-t-il gaie-
ment, que le principal auteur du partage de la
Pologne n'est pas du tout l'Vé<léric. »
Kt il raconta, avec la clarté (jui lui était propre, le
sujet de ces nouvelles publications. Levine ré*cou-
tait en se demandant ce qu'il pouvait bien y avoir
au fond de cet homme. En quoi le partage de la
Pologne l'intércssait-il ? Quand Swiagesky eut fini
de parler, il demanda involontairement : « Et après?
Il n'y avait rien après, la publication était curieuse
et Swiagesky jugea inutile d'expliquer en quoi elle
l'intéressait spécialement.
« Ce qui m'a intéressé, moi, c'est votre vieux
grognon, dit Levine en soupirant. Il est plein de bon
sens et dit des choses vraies.
— Laissez donc î c'est un vieil ennemi de l'éman-
cipation, comme ils le sont du reste tous.
— Vous êtes à leur tête cependant ?
— Oui, mais pour les diriger en sens inverse, dit
en riant Swiagesky.
— Je suis frappé, moi, de la justesse de ses argu-
ments, lorsqu'il prétend qu'en fait de systèmes d'ad-
ministration, les seuls qui aient chance de réussir
chez nous sont les plus simples.
— Quoi d'étonnant ? Notre peuple est si peu dé-
veloppé, moralement et matériellement, qu'il doit
s'opposer à tout progrès. Si les choses marchent en
Europe, c'est grâce à la civilisation qui y règne ;
544 ANNA KARÉNINE.
par conséquent l'essentiel pour nous est de civiliser
nos paysans.
— Comment ?
— En fondant des écoles, des écoles et encore des
écoles.
— Mais vous convenez vous-même que le peuple
manque de tout développement matériel : en quoi
les écoles y obvieront-elles ?
— Vous me rappelez une anecdote sur des con-
seils donnés à un malade : Vous feriez bien de vous
purger. — J'ai essayé, cela m'a fait mal. — Mettez
des sangsues. — J'ai essayé, cela m'a fait mal. —
Alors priez Dieu. — J'ai essayé, cela m'a fait mal.
— Vous rcDoussez de même tous les remènes.
— C'est que je ne vois pas du tout le bien que
peuvent faire les écoles. !
— Elles créeront de nouveaux besoins.
— Tant pis si le peuple n'est pas en état de les
satisfaire. Et en quoi sa situation matérielle s'amé-
liorera-t-elle parce qu'il saura l'addition, la soustrac-
tion et le catéchisme ? Avant-hier soir je rencontrai
une paysanne portant son enfant à la mamelle ; je
lui demandai d'où elle venait : « De chez la sage-
« femme ; l'enfant crie, je le lui ai mené pour le
guérir ». Et qu'a fait la sage-femme ? — « Elle a
porté le petit aux poules, sur le perchoir, et a mar-
motté des paroles. »
— Vous voyez bien, dit en souriant Swiagesky,
pour croire à de pareilles sottises...
— Non, interrompit Eevine contrarié, ce sont
ANNA KARICNINTC. 545
vos écoles, comme remède pour le ]k ijiio, que je
compare à celui de la sape-femme. L'essentiel ne
serait-il pas de guérir d'al)ord la misère ?
-* Vous arrivez aux mêmes conclusions qu'un
homme que vous n'aimez guère, Spencer. Il prétend
que la civilisation peut résulter d'une augmentation
de bien-être, d'ablutions plus fréciuentes, mais que
l'alphal^et et les chiffres n'y peuvent rien.
— Tant mieux ou tant pis pour moi, si je me
trouve d'accord avec Spencer ; mais croyez bien
que ce ne seront jamais les écoles qui civiliseront
notre peuple.
— Vous voyez cependant que l'instruction de-
vient obligatoire dans toute l'Europe.
— Mais comment vous entendez-vous sur ce
chapitre avec Spencer ? »
Les yeux de Swiagesky se troublèrent et il dit en
souriant :
« L'histoire de votre paj-sanne est excellente. —
\'ous l'avez entendue vous-même ? — Vraiment ? 1
Décidément ce qui anmsait cet homme était le
procédé du raisonnement, le but lui était indiffé-
rent.
Cette journée avait profondément troublé Ivcvine.
Swiagesky et ses inconséquences, le vieux proprié-
taire qui, malgré ses idées justes, méconnaissait
une partie de la population, la meilleure peut-être...,
ses propres déceptions, tant d'impressions diverses
produisaient dans son âme une sorte d'agitation
et d'attente inquiète. Il se toucha, et passa une
546 ANNA KARÉNINE.
partie de la nuit sans dormir, poursuivi, poursuivi
par les . réflexions du vieillard. Des idées nouvelles
des projets de réforme germaient dans sa tête ; il
résolut de partir dès le lendemain, pressé de mettre
ses nouveaux plans à exécution. D'ailleurs, le sou-
venir de la belle-sœur et de sa robe ouverte le trou-
blait : il valait mieux partir sans retard, s'arranger
avec les paysans avant les semailles d'automne, et
réformer son système d'administration en le basant
sur une association entre maître et ouvriers.
CHAPITRE XXIX
Le nouveau plan de Levine offrait des difficultés
qu'il ne se dissimulait pas ; mais il persévéra, tout
en reconnaissant que les résultats obtenus n'étaient
pas proportionnés à ses peines. Un des principaux
obstacles auxquels il se heurta, fut l'impossibilité
d'arrêter en pleine marche une exploitation tout
organisée ; il reconnut la nécessité de faire ses ré-
formes peu à peu.
En rentrant chez lui le soir, Levine fit venir son
intendant, et lui exposa ses nouveaux projets. Celui-
ci accueillit avec une satisfaction non dissimulée
toutes les parties de ce plan qui prouvaient que ce
qu'on avait fait jusque-là était absurde et improduc-
tif. L'intendant assura l'avoir souvent répété sans
être écouté ; mais lorsque Levine en vint à une pro-
position d'association avec les Davsans, il prit un
ANNA KARÉNINE. 547
air mélancolique, et représenta la nécessité de rentrer
au plus tôt les dernières gerbes et de commencer
le second labour. L'heure n'était pas propice aux
longues discnissions, et Levine s'aperçut que tous
les travailleurs étaient trop occupés pour avoir le
temps de comprendre ses projets.
Celui qui sembla le mieux entrer dans les idén^s
du maître fut le berger Ivan, un paysan naïf, au(juel
Levine proposa de prendre part, comme associé, à
l'exploitation de la bergerie ; mais, tout en l'écou-
tant parler, la figure d'Ivan exprimait l'inquiétude
et le regret ; il remettait du foin dans les crèches,
nettoyait le fumier, s'en allait puiser de l'eau, comme
s'il eût été impossible de retarder cette besogne, et
qu'il n'eût pas le loisir de comprendre.
L'obstacle principal auquel se heurta Levine fut
le scepticisme enraciné des paysans ; ils ne pou-
vaient admettre que le propriétaire ne cherchât
pas à les exploiter : quelque raisonnement qu'il
leur tînt, ils étaient convaincus que son véritable
but restait caché. De leur côté, ils parlaient beau-
coup, mais ils se gardaient bien d'exprimer le fond
de leur pensée.
Levine songea au propriétaire bilieux lorsqu'ils
posèrent pour condition première de leurs nouveaux
arrangements qu'ils ne seraient jamais forcés d'em-
ployer les instruments agricoles perfectionnés, et
qu'ils n'entreraient pour rien dans les procédés in-
troduits par le maître. Ils convenaient que ses char-
rues labouraient mieux et que l'extirpateur avait
548 ANNA KARÉNINE.
du bon ; mais ils trouvaient cent raisons pour ne
pas s'en servir. Quelque regret qu'éprouvât Levine
à renoncer ainsi à des procédés dont l'avantage était
évident, il y consentit, et dès l'automne une partie
de ses réformes fut mise en pratique.
Après avoir voulu étendre l'association à l'ensem-
ble de son exploitation, Levine se convainquit de
la nécessité de la restreindre à la bergerie, au pota-
ger et à un champ éloigné, resté depuis huit ans
en friche. Le berger Ivan se forma un artel composé
des membres de sa famille et se chargea de la ber-
gerie. Le nouveau champ fut confié à Fedor Resou-
nof, un charpentier intelligent, qui s'adjoignit six
familles de paysans : et Chourraef , un garçon adroit,
eut en partage le potager.
Levine dut bientôt s'avouer que les étables n'é-
taient pas mieux soignées, qu'Ivan s'entêtait aux
mêmes errements quant à la façon de nourrir les
vaches et de battre le beurre ; il ne parvint même
pas à lui faire comprendre que ses gages représen-
taient dorénavant un acompte sur ses bénéfices.
Il eut à constater d'autres faits regrettables :
Résounof ne donna qu'un labour à son champ, fit
traîner en longueur la construction de la grange
qu'il s'était engagé à bâtir avant l'hiver ; Chouraef
chercha à partager le potager avec d'autres paysans,
contrairement à ses engagements ; mais Levine n'en
persévéra pas moins, espérant démontrer à ses asso-
ciés, à la fin de l'année, que le nouvel ordre de choses
pouvait donner d'excellents résultats.
ANNA KARÉNINE. 549
Vers la fin d'août, Dolly renvoya la selle, et Lc-
vine apprit par le messager cjui la rapporta, que les
Oblonsky étaient rentrés à Moscou. I^ souvenir de
sa grossièreté envers ces dames le fit rougir ; sa con-
duite avec les Swiagesky n'avait pas été meilleure,
mais il était trop occupé pour avoir le loisir de s'ap-
pesantir sur ses remords. Ses lectures l'absorbaient ;
il avait lu les livres prêtés par Swiagesky et d'autres
qu'il s'était fait envoyer. Mill, qu'il étudia le premier
l'intéressa sans lui rien offrir d'applicable à la situa-
tion agraire en Russie. Le socialisme moderne ne le
satisfit pas davantage. I^e moyen de rendre le tra-
vail des propriétaires et des paysans nisscs rémuné-
rateur ne lui apparaissait nulle part. A force de lire,
il en vînt à projeter d'aller étudier sur place certai-
nes questions spéciales, afin de ne pas toujours être
renvoyé aux autorités, comme Mille, Schulze-Dc*
litzsch et autres. Au fond, il savait ce qu'il tenait à sa-
voir : la Russie possédait un sol admirable qui. en
certains cas, comme chez le paysan sur la route, rap-
portait largement, mais qui, traité à l'europc-cnne,
ne produisait guère. Ce contraste n'était pas un
un effet du hasard.
« Le peuple russe, pensait-il, destiné à coloniser
des espaces immenses, se tient à ses traditions, à ses
procédés propres ; qui nous dit qu'il ait tort ?» Le
livre qu'il projetait devait démontrer cette théorie,
et les procédés populaires devaient être mis en pra-
tique sur sa terre.
550 ANNA KARÉNINE.
CHAPITRE XXX
Levine songeait à partir, lorsque les pluies tor-
rentielles vinrent l'enfermer chez lui. Une partie de
la moisson et toute la récolte de pommes de terre
n'avaient pu être emmagasinées ; deux moulins
furent emportés et les routes devinrent impratica-
bles. Mais, le 30 septembre, au matin, le soleil parut,
et Levine, espérant un changement de temps,
envoya son intendant chez le marchand, pour né-
gocier la vente de son blé. Lui-même résolut de faire
une dernière tournée d'inspection, et rentra le soir,
mouillé en dépit de ses bottes et de son bashlik,
mais d'excellente humeur ; il avait causé avec plu-
sieurs paysans qui approuvaient ses plans, et un
vieux garde, chez lequel il était entré pour se sé-
cher, lui avait spontanément demandé de faire
partie d'une des nouvelles associations.
« Il ne s'agit que de persévérer, pensait-il, et ma
peine n'aura pas été inutile ; je ne travaille pas pour
moi, seulement ce que je tente peut avoir une in-
fluence considérable sur la condition du peuple. Au
lieu de la misère, nous verrons le bien-être ; au lieu
d'une hostilité sourde, une entente cordiale et la
solidarité de tous les intérêts. Et qu'importe que
l'auteur de cette révolution, sans effusion de sang,
soit Constantin Levine, celui qui est venu en cravate
blanche se faire refuser par Mlle Cherbatzky ! »
ANNA KARÉNINE. 55^
Lorsque Levine, livré à ses pensées, rentra chez
lui, il faisait nuit noire. L'intendant avait rapporté
un acompte sur la vente de la récolte, et raconta
qu'on voyait sur la route des quantités de blé non
rentré. ,
Après le thé, Levine s'installa dans un fauteuil
avec son livre, et continua ses méditations sur le
voyage projeté et le fruit qu'il en tirerait. Il se
sentait l'esprit lucide, et ses idées se traduisaient
en phrases qui rendaient l'essence de sa pensée ;
il voulut profiter de cette disposition favorable pour
écrire ; mais des paysans l'attendaient dans l'anti-
chambre, demandant des instructions relatives aux
travaux du lendemain. Quand il lc*s eut tous enten-
dus, Levine rentra dans son cabinet et se mit à l'ou-
VTage. Agathe Mikhaïlowna, avec son tricot, vint
y prendre sa place habituelle.
Après avoir écrit pendant quelque temps, Levine
se leva, et se mit à arpenter la chambre. Le sou-
venir de Kitty et de son refus venait de lui traverser
l'esprit avec une vivacité cruelle.
« Vous avez tort de vous faire du souci, lui dit
Agathe Mikhaïlowna. Pourquoi restez- vous à la
maison ? Vous feriez bien mieux de partir pour les
pays chauds, puisque vous y êtes décidé.
— Aussi ai- je l'intention de partir après-demain ;
mais il me faut tenniner mes affaires.
— Quelles affaires ? N'avez- vous pas assez doimé
aux paysans ? Aussi ils disent : « Votre Barine
compte sans doute sur une grâce de l'Empereur ! »
552 ANNA KARENINE.
Quel besoin avez-vous de tant vous préoccuper
d'eux ?
— Ce n'est pas d'eux que je me préoccupe, mais
de moi-même. »
Agathe Mikhaïlowna connaissait en détail tous
les projets de son maître, car il les lui avait expli-
qués, et s'était souvent disputé avec elle ; mais en
ce moment elle interpréta ses paroles dans un sens
différent de celui qu'il leur donnait.
« On doit certainement penser à son âme avant
tout, dit-elle en soupirant. Parfene Denisitch, par
exemple, avait beau être ignorant, ne savoir ni
lire ni écrire, Dieu veuille nous faire à tous la grâce
de mourir comme lui, confessé, administré !
— Je ne l'entends pas ainsi, répondit I^evine ; ce
que je fais est dans mon intérêt : si les paysans tra-
vaillent mieux, j'y gagnerai.
— Vous aurez beau faire, le paresseux restera
toujours paresseux, et celui qui aura de la conscience
travaillera ; vous ne changerez rien à cela.
— Cependant vous êtes d'avis vous-même qu'Ivan
soigne mieux les vaches ?
— Ce que je dis et ce que je sais, répondit la
vieille Donne, suivant évidemment une idée qui chez
elle n'était pas nouvelle, c'est qu'il faut vous ma-
rier : voilà ce qu'il vous faut. »
Cette observation, venant à l'appui des pensées
qui s'étaient emparées de lui, froissa I^vine ; il
fronça le sourcil, et, sans répondre,se remit à travail-
ler ; de temps en temps, il écoutait le petit tinte-
ANNA KARf.XIXB. 553
ment des aigiiilles à tricoter d'Agathe Mikhaï-
lowna, et faisait la grimace en se rqjrenant à re-
tomber dans les idées qu'il voulait chasser.
Des clochettes et le bruit sourd d'une voiture sui
la route boueuse interrompirent son tiavail.
« Voilà une visite qui vous arrive : vous n'allez
plus vous ennuyer », dit Agatlie MikJtiano\\*na en se
dirigeant vers la porte, mais Levine la prévint ;
sentant qu'il ne pouvait plus travailler, il était
content de voir arriver quelqu'un.
CHAPITRE XXXI
Levine entendit, en descendant l'escalier, le son
d'une toux bien connue ; quelqu'un entrait dans le
vestibule ; mais, le bruit de ses pas l'empêchant
d'entendre distinctement, il espéra un moment
s'être trompé ; il conser\'a même cet espoir en
voyant un individu de haute taille se débarrasser,
en toussant, d'une fourrure. Quoiqu'il aimât son
frère, il ne supportait pas l'idée de \*ivre avec lui ;
sous l'influence des pensées réveillées dans son
cœur par Agathe MikhaHowTia, il aurait désiré un
visiteur gai et bien portant, étranger à ses préoccu-
pations, et capable de l'en distraire. Son frère, qui le
connaissait à fond, allait l'obliger à lui confesser ses
rêves les plus intimes, ce qu'il redoutait par-dessus
tout.
Tout eu se reprochant ses mauvais sentiments.
554 ANNA KARÉNINE.
Levine accourut dans le vestibule, et lorsqu'il
reconnut son frère, épuisé et semblable à un sque-
lette, il n'éprouva plus qu'une profonde pitié. De-
bout dans l'antichambre, Nicolas cherchait à ôter
le cache-nez qui entourait son long cou maigre, et
souriait d'un sourire étrange et douloureux. Cons-
tantin sentit son gosier se serrer.
« Hé bien ! me voilà arrivé jusqu'à toi, dit Nico-
las d'une voix sourde, en ne quittant pas son frère
des yeux ; depuis longtemps je désirais venir sans
en avoir la force. Maintenant cela va beaucoup
mieux », dit-il en essuyant sa barbe de ses grandes
mains osseuses.
— Oui, oui », répondit Levine en touchant de ses
lèvres le visage desséché de son frère et en remar-
quant, presque avec effroi, l'étrange té de son regard
brillant.
Constantin lui avait écrit, quelques semaines au-
paravant, qu'ayant réalisé la petite portion de leur
fortune mobilière commune, il avait une somme
d'environ 2 ooo roubles à lui remettre. C'était cet
argent que Nicolas venait toucher ; il désirait revoir
par la même occasion le vieux nid paternel, et
poser le pied sur la terre natale pour y puiser des
forces, comme les héros de l'ancien temps. Malgré
sa taille voûtée et son effrayante maigreur, il avait
encore des mouvements vifs et brusques : I^evine le
mena dans son cabinet.
Nicolas s'habilla avec soin, ce qui ne lui arrivait
pas autrefois, peigna ses cheveux rudes et rares, et
ANNA KARÉNINE. 555
monta en souriant. Il était d'une humeur douce et
caressante : son frère l'avait connu ainsi dans son
enfance ; il i)arla même de Serge Ix'anitch sans
amertume. En voyant Agathe Mikhaflowna, il
])laisanta avec elle, et la questionna sur tous les
anciens serviteurs de la maison ; la mort de Parfene
Denisitch parut l'impressionner vivement, sa figure
prit une expression d'effroi ; mais il se remit aus-
sitôt.
« Il était très vieux, n'est-ce pas ? n dit-il, et
changeant aussitôt de conversation : « Eh bien, je
\ais rester un mois ou deux chez toi, puis j'irai à
Moscou, où Miagkof m'a promis une place, et j'en-
trerai en fonctions. Je compte vivre tout autre-
ment, ajouta- t-il. Tu sais, j'ai éloigné cette femme.
— Marie Nicolae\Tia. Pourquoi donc ?
— C'était une vilaine femme qui m'a causé tous
les ennuis imaginables. »
Il se garda de dire qu'il avait chassé Marie Nico-
laevna parce qu'il trouvait le thé qu'elle faisait
trop faible ; au fond, il lui en voulait de le traiter en
malade.
« Je veux, du reste, changer tout mon genre de
vie ; j'ai fait des bêtises comme tout le monde, mais
je ne regrette pas la dernière. Pourvu que je re-
prenne des forces, tout ira bien ; et, Dieu merci,
je me sens beaucoup mieux. »
Levine écoutait et cherchait une réponse qu'il ne
pouvait trouver. Nicolas se mit alors à le question-
ner sur ses affaires, et Constantin, heureux de pou-
556 ANNA KARÉNINE.
voir parler sans dissimulation, raconta ses plans et
ses essais de réforme. Nicolas. Nicolas écoutait sans
témoigner le moindre intérêt. Ces deux hommes se
tenaient de si près, qu'ils se devinaient rien qu'au
son de la voix ; la même pensée les abordait en ce
moment, et primait tout : la maladie de Nicolas et sa
mort prochaine. Ni l'un ni l'autre n'osait y faire la
moindre allusion, et ce qu'ils disaient n'exprimait
nullement ce qu'ils éprouvaient.
Jamais Levine ne vit approcher avec autant de
soulagement le moment de se coucher. Jamais il ne
s'était senti aussi faux, aussi peu naturel, aussi mal
à l'aise. Tandis que son cœur se brisait à la vue de
ce frère mourant, il fallait entretenir une conversa-
tion mensongère sur la vie que Nicolas comptait
mener.
La maison n'ayant encore qu'une chambre
chauffée, Levine, pour éviter toute humidité à son
frère, lui offrit de partager la sienne.
Nicolas se coucha, dormit comme un malade, se
retournant à chaque instant dans son lit, et Cons-
tantin l'entendit soupirer en disant : « Ah ! mon
Dieu ! ». Quelquefois, ne parvenant pas à cracher,
il se fâchait, et disait alors : « Au diable ! » Long-
temps son frère l'écouta sans pouvoir dormir, agité
au'il était de pensées qui le ramenaient toujours à
l'idée de la mort.
C'était la première fois que la mort le frappait
ainsi par son inexorable puissance, et elle était là,
dans ce frère aimé qui geignait en dormant, invo-
AXXA KL\RÊNIXB. 557
quant indistinctement Dieu ou le diable ; elle était
en lui aussi, et si cette fin inévitable ne venait pas
aujourd'hui, elle viendrait demain, dans trente ans,
qu'importe le moment ! Conmieut n'avait-il jamais
songé à cela ?
« Je travaille, je poursuis un but, et j'ai oublié
que tout finissait et que la mort était là, près de
moi ! »
Accroupi sur son lit, dans l'obscurité, entourant
ses genoux de ses bras, il retenait sa respiration
dans la tension de son esprit. Plus il pensait, plus il
voyait clairement que dans sa conception de la vie
il n'avait omis que ce léger détail, la mort, qui vien-
drait couper court à tout, et que rien ne pouvait
empêcher ! C'était terrible !
0 Mais je vis encore, Que faut-il donc que je fasse
maintenant ? » se demanda-t-il avec désepoir. Et,
allumant une bougie, il se leva doucement, s'appro-
cha du miroir et y examina sa figure et ses cheveux ;
quelques cheveux gris se montraient déjà aux
tempes, ses dents conmiençaient à se gâter ; il dé-
couvrait ses bras musculeux, ils étaient pleins de
force. Mais ce pauvre Nicolas, qui respirait pénible-
ment avec le peu de poumon qui lui restait, avait
eu aussi un corps vigoureux. Et tout à coup il se
souvint qu'étant enfants, le soir, lorsqu'on les avait
couchés, leur bonheur était d'attendre que Fedor
Bogdanowitch, leur précepteur, eût quitté la cham-
bre pour se battre à coups d'oreiller, et rire, rire de
si bon cœur, que la crainte du précepteur elle-même
558 ANNA KARÉNINE.
ne pouvait arrêter cette exubérance de gaieté. « Et
maintenant le voilà couché, avec sa pauvre poitrine
creuse et voûtée, et moi je me demande ce que je
deviendrai, et je ne sais rien, rien ! »
« Kha, Kha ! que diable fais-tu là et pourquoi ne
dors- tu pas ? demanda la voix de Nicolas.
— Je n'en sais rien, une insomnie.
— Moi, j'ai bien dormi, je ne transpire plus :
viens me toucher, plus rien. »
Levine obéit, puis se recoucha, éteignit la bougie,
mais ne s'endormit pas encore et contina à réfléchir.
« Oui, il se meurt ! il mourra au printemps ; que
puis- je faire pour l'aider ? que puis- je lui dire ?
que sais-je ? J'avais même oublié qu'il fallait mou-
rir ! »
CHAPITRE XXXII
Levine avait souvent remarqué combien la poli-
tesse et l'excessive humilité de certaines gens se
transforment subitement en exigences et en tracas-
series, et il prévoyait que la douceur de son frère
ne serait pas de longue durée. Il ae se trompait pas;
dès le lendemain, Nicolas s'irrita des moindres choses
et s'attacha à froissser son frère dans tous ses points
les plus sensibles.
Constantin se sentait coupable d'hypocrisie ;
mais il ne pouvait exprimer ouvertement sa pen-
sée. Si ces deux frères avaient été sincères, ils se
ANNA KARÉNINE. 559
seraient regardés en face et Constantin n'aurait su
que répéter : « Tu vas mourir, tu vas mourir ! «
A quoi Nicolas aurait répondu : u Je le sais, et j'ai
peur, terriblement peur! » Ils n'avaient pas d'au-
tres préoccupations dans l'âme. Mais, cette sincérité
n'étant pas possible, Constantin tentait, ce qu'il
faisait toujours sans succès, de parler de sujets indif-
férents, et son frère, qui le devinait, s'irritait et
relevait chacune de ses paroles.
Le surlendemain, Nicolas entama une fois de
plus la question des réformes de son frère qu'il criti-
qua et confondit, par taquinerie, avec le commu-
nisme.
a Tu as pris les idées d' autrui, pour les défigurer
et les appliquer là où elles ne sont pas applica-
bles.
— Mais je ne veux en rien copier le communisme
qui nie le droit à la propriété, au capital, à l'héri-
tage. Je suis loin de nier des stimulants aussi impor-
tants. Je cherche seulement à les régulariser.
' — En un mot, tu prends une idée étrangère, tu
lui ôtes ce qui en fait la force, et tu prétends la
faire passer pour neuve, dit Nicolas en tiraillant
sa cravate.
— Mais puisque mes idées n'ont aucim rap-
port...
— Ces doctrines, continua Nicolas en souriant
ironiquement avec im regard étincelant d'irrita-
tion, ont du moins l'attrait que j'appellerai géomé-
trique, d'être claires et logiques. Ce sont peut-être
56o ANNA KARÉNINE.
des utopies, mais on comprend qu'il puisse se pro-
duire une forme nouvelle de travail si on parvient à
faire table rase du passé, s'il n'y a plus ni propriété
ni famille ; mais tu n'admets pas cela ?
— Pourquoi veux- tu toujours confondre ? Je
n'ai jamais été communiste.
— Je l'ai été, moi, et je trouve que si le commu-
nisme est prématuré, il a de l'avenir, de la logique,"
comme le christianisme des premiers siècles.
— Et moi, je crois que le travail est une forcé
élémentaire, qu'il faut étudier du même point de vue
qu'une science naturelle, dont il faut reconnaître
les propriétés et...
— C'est absolument inutile ; cette force agit
d'elle-même et, selon le degré de civilisation, prend
des formes différentes. Partout il y a eu des esclaves,
puis des métayers, des fermiers, des ouvriers libres.
Que cherches-tu de plus ? »
Levine prit feu à ces derniers mots, d'autant plus
qu'il craignait que son frère n'eut raison en lui repro-
chant de vouloir découvrir un terme moyen entre les
formes du travail existantes et le communisme.
« Je cherche une forme de travail qui profite à
tous, à moi comme à mes ouvriers, répondit-il en
s'animant.
— Ce n'est pas cela, tu as cherché roriginalité
toute ta vie, et tu veux prouver maintenant que tu
n'exploites pas tes ouvriers tout bonnement, mais
que tu y mets des principes.
— Puisque tu le comprends ainsi, quittons oéi
AN'XA KARttXIXB. 561
sujet, répondit I^evine, qui sentait le muscle de sa
ioue droite tressaillir involontairement.
— Tu n'as jamais eu de convictions, tu ne cher-
ches qu'à flatter ton amour-propre.
— Très bien, mais alors laisse-moi tranquille.
— Certes oui, je te laisserai trancjuille î j'aurais
déjà dû le faire. Que le diable t'emporte ! Je re-
grette fort d'être venu, n
T^\'ine eut beau chercher à le calmer. Nicolas ne
y»)ulut rien entendre, et persista à dire qu'il valait
mieux se séparer : Constantin dut s'avouer que la
vie en commun n'était pas possible. Il vint cepen-
dant trouver son frère, lorsque celui-ci se prépara
au départ, pour lui faire d'un ton un peu forcé des
exaises, et le prier de lui pardonner s'il l'avait
offensé.
— -\h ! ah ! de la magnanimité maintenant ! dit
Nicolas en souriant. Si tu es tourmenté du besoin
d'avoir raison, mettons que tu es darus le vrai, mais
je pars tout de même. »
Au dernier moment, cependant, Nicolas eut, en
embrassant son frère, un regard étrangement grave.
« Kostia, ne me garde pas rancune ! » dit-il
d'une voix tremblante.
Ce furent les seules paroles sincères échangées
entre les deux frères. Levine comprit que ces mots
signifiaient : « Tu le vois, tu le sais, je m'en vais,
nous ne nous reverrons peut-être plus !» Et les
larmes jaillirent de ses yeux. Il embrassa encore
son frère sans trouver rien à lui répondre.
562 ANNA KARÉNINE.
Le surlendemain L<evine partit à son tour. Il
rencontra à la gare le jeune Cherbatzky, cousin de
Kitty, et l'étonna par sa tristesse.
« Qu'as-tu ? demanda le jeune homme.
— Rien, si ce n'est que la vie n'est pas gaie.
— Pas gaie ? Viens donc à Paris avec moi au
lieu d'aller dans un endroit comme Mulhouse ;
tu verras si l'existence y est amusante !
— Non, c'est fini pour moi : il est temps de
mourir.
— Voilà une idée ! dit en riant Cherbatzky. Je
m'apprête à commencer la vie, moi.
— Je pensais de même il y a peu de temps, mais
je sais maintenant que je mourrai bientôt. »
Levine disait ce qu'il pensait ; il ne voyait devant
lui que la mort, ce qui ne l'empêchait pas de s'inté-
resser à ses projets de réforme ; il fallait bien
occuper sa vie jusqu'au bout. Tout lui semblait
ténèbres, mais ses projets lui servaient de fil con-
ducteur et il s'y rattachait de toutes ses forces.
FIN DU PREMIER VOI<X7ME
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Anna Karénine
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Tome II
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189, ^rue SaïnUrJacquci
Londres, Êdimlmtg, et Nnv- York
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5367
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COLLECTION 5\CELS0N
"Publiée sous la direction de
CHARLES SAROLEA,
Docteur es lettres : Directeur de la Section
française à V Université cf hdimbourg.
PG Tolstof, Lev Nikolf .v.ch,
367 grfcf
"5A6 Anna Karénine
1910
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