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Full text of "Anna Karénine. Introd. par Émile Faguet"

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PROFESSORJ.S.WILL 


ANNA   KARÉNINE 


QUATRIEME  PARTIE 


«  Je  me  suis  réservé  à  la  vengeance  », 
dit  le  Seigneur. 


CHAPITRE  PREMIER 

LES  Karénine  continuèrent  à  vivre  sous  le 
-/  même  toit,  à  se  rencontrer  chaque  jour,  et  à 
rester  complètement  étrangers  l'vm  à  l'autre. 
Alexis  Alexandrovitch  se  faisait  un  devoir  d'éviter 
les  commentaires  des  domestiques  en  se  montrant 
avec  sa  femme,  mais  il  dînait  rarement  chez  lui. 
Wronsky  ne  paraissait  jamais  :  Anna  le  rencontrait 
au  dehors,  et  son  mari  le  savait. 

Tous  les  trois  souffraient  d'une  situation  qui  eût 
été  intolérable  si  chacun  d'eux  ne  l'avait  jugée 
transitoire.  Alexis  Alexandrovitch  s'attendait  à  voir 
cette  belle  passion  prendre  fin,  comme  toute  chose 
en  ce  monde,  avant  que  son  honneur  fût  ostensible- 
ment entaché  ;   Anna,   la  cause  de  tout  le  mal. 


2  ANNA  KARÉNINE. 

et  sur  qui  les  conséquences  en  pesaient  le  plus 
cruellement,  n'acceptait  sa  position  que  dans  la 
conviction  d'un  dénouement  prochain.  Quant 
à  Wronsky,  il  avait  fini  par  croire  comme 
elle. 

Vers  le  milieu  de  l'hiver,  Wronsky  eut  ime 
semaine  ennuyeuse  à  traverser.  Il  fut  chargé  de 
montrer  Pétersbourg  à  im  prince  étranger,  et  cet 
honneur,  que  lui  valurent  son  irréprochable  tenue 
et  sa  connaissance  des  langues  étrangères,  lui 
parut  fastidieux.  lyc  prince  voulait  être  à  même  de 
répondre  aux  questions  qui.  lui  seraient  adressées 
au  retour  sur  son  voyage,  et  profiter  cependant  de 
tous  les  plaisirs  spécialement  russes.  Il  fallait  donc 
l'instruire  le  matin  et  l'amuser  le  soir.  Or  ce  prince 
jouissait  d'une  santé  exceptionnelle,  même  pour 
un  prince,  et  il  était  arrivé,  grâce  à  des  soins  minu- 
tieusement hygiéniques  de  sa  personne,  à  supporter 
des  fatigues  excessives,  tout  en  restant  frais  comme 
un  grand  concombre  hollandais,  vert  et  luisant.  Il 
avait  beaucoup  voyagé,  et  l'avantage  incontes- 
table qu'il  reconnaissait  aux  facilités  de  communi- 
cation modernes,  était  de  pouvoir  s'amuser  de  fa- 
çons variées.  En  Espagne,  il  avait  donné  des  séré- 
nades, courtisé  des  Espagnoles,  et  joué  de  la  man- 
doline ;  en  Suisse,  il  avait  chassé  le  chamois  ;  en 
Angleterre,  sauté  des  haies  en  habit  rouge  et  parié 
de  tuer  200  faisans  ;  en  Turquie,  il  avait  pénétré 
dans  un  harem  ;  aux  Indes,  il  s'était  promené 
sur  des  éléphants,  et  maintenant  il  tenait  à  con- 
naître les  plaisirs   de  la   Russie. 


ANNA  KARÉNINE.  3 

Wronsky,  en  sa  qualité  de  maître  des  cérémonies, 
organisa,  non  sans  peine,  le  programme  des  diver- 
tissements ;  c'étaient  les  blinis  *,  les  courses  de 
trotteurs,  la  chasse  à  l'ours,  les  parties  de  troïka, 
les  Bohémiennes,  les  réunions  intimes  dans  lesquelles 
on  lançait  au  plafond  des  plateaux  chargés  de  vais- 
selle. Le  prince  s'assimilait  ces  divers  plaisirs  avec 
une  rare  facilité,  et  s'étonnait,  après  avoir  tenu 
une  Bohémienne  sur  ses  genoux,  et  brisé  tout  ce 
qui  lui  tombait  sous  la  main,  que  l'entrain  russe 
s'arrêtât  là.  Au  fond,  ce  qui  l'amusa  le  plus,  ce 
furent  les  actrices  françaises,  les  danseuses  et  le 
Champagne. 

Wronsky  connaissait  les  princes,  en  général  ; 
mais,  soit  qu'il  eût  changé  dans  les  derniers  temps, 
soit  que  l'intimité  de  celui  qu'on  le  chargeait  de 
divertir  fût  particulièrement  pénible,  cette  semaine 
lui  sembla  cruellement  longue.  Il  éprouva  l'impres- 
sion d'un  homme  préposé  à  la  garde  d'un  fou  dan- 
gereux qui  redouterait  son  malade,  et  craindrait 
pour  sa  propre  raison  ;  malgré  la  réserve  officielle 
où  il  se  retranchait,  il  rougit  plus  d'une  fois  de 
colère  en  écoutant  les  réflexions  du  prince  sur  les 
femmes  russes  qu'il  daigna  étudier.  Ce  qui  irritait 
le  plus  violemment  Wronsky  dans  ce  personnage, 
c'était  de  trouver  en  lui  comme  un  reflet  de  sa 
propre  individualité,  et  ce  miroir  n'avait  rien  de 
flatteur.  L'image  qu'il  y  voyait  était  celle  d'un 
homme  bien  portant,  très  soigné,  fort  sot,  et  en- 

I .  Crêpes  de  blé  noir  qu'on  ne  mange  que  pendant  le 
carnaval. 


4  ANNA  KARÉNINE. 

chanté  de  sa  personne,  d'humeur  égale  avec  ses 
supérieurs,  simple  et  bon  enfant  avec  ses  égaux, 
froidement  bienveillant  envers  ses  inférieurs,  mais 
gardant  toujours  l'aisance  et  les  façons  d'un 
«  gentleman  ».  Wronsky  se  comportait  exactement 
de  même,  et  s'en  était  fait  un  mérite  jusque-là  ; 
mais  comme  il  jouait  auprès  du  prince  un  rôle  infé- 
rieur, ces  airs  dédaigneux  l'exaspérèrent.  «  Quel 
sot  personnage  !  est-il  possible  que  je  lui  res- 
semble !  »  pensait-il.  Aussi,  au  bout  de  la  semaine, 
fut-il  soiilagé  de  quitter  ce  miroir  incommode  sur 
le  quai  de  la  gare,  où  le  prince,  en  partant  pour 
Moscou,  lui  adressa  ses  remerciements.  Ils  reve- 
naient d'une  chasse  à  l'ours,  et  la  nuit  s'était  passée 
à  donner  une  brillante  représentation  de  l'audace 
russe. 


CHAPITRE  II 

Wronsky  trouva  en  rentrant  chez  lui  un  billet 
d'Anna  :  «  Je  suis  malade  et  malheureuse,  écri- 
vait-elle ;  je  ne  puis  sortir  et  ne  puis  me  passer 
plus  longtemps  de  vous  voir.  Venez  ce  soir,  Alexis 
Alexandrovitch  sera  au  conseil  de  sept  heures  à 
dix.  » 

Cette  invitation,  faite  malgré  la  défense  formelle 
du  mari,  lui  sembla  étrange  ;  mais  il  finit  par  décider 
qu'il  irait  chez  Aima. 

Depuis  le  commencement  de  l'hiver,  Wronsky 
était  colonel,  et  depuis  qu'il  avait  quitté  le  régi- 


ANNA  KARÉNINE.  5 

ment  il  vivait  seul.  Après  son  déjeuner  il  s'étendit 
sur  un  canapé,  et  le  souvenir  des  scènes  de  la  veille 
se  lia  d'une  façon  bizarre  dans  son  esprit  à  celui 
d'Anna,  et  d'tm  paysan  qu'il  avait  rencontré  à  la 
chasse  ;  il  finit  par  s'endormir,  et,  quand  il  se 
réveilla,  la  nuit  était  venue.  Il  alluma  ime  bougie 
avec  une  impression  de  terreur  qu'il  ne  put  s'ex- 
pliquer. «  Que  m'est-il  arrivé  ?  qu'ai-je  vu  de  si 
terrible  en  rêve  ?  »  se  demanda-t-il.  «  Oui,  oui,  le 
paysan,  un  petit  homme  sale,  à  barbe  ébouriffée, 
faisait  je  ne  sais  quoi  courbé  en  deux,  et  prononçait 
en  français  des  mots  étranges.  Je  n'ai  rien  rêvé 
d'autre,  pourquoi  cette  épouvante  ?  »  Mais,  en  se 
rappelant  le  paysan  et  ses  mots  français  incom- 
préhensibles, il  se  sentit  frissonner  de  la  tête  aux 
pieds.  «  Quelle  folie  !  »  pensa-t-il  en  regardant  sa 
montre.  Il  était  plus  de  huit  heures  et  demie  ;  il 
appela  son  domestique,  s'habilla  rapidement,  sortit, 
et,  oubliant  complètement  son  rêve,  ne  s'inquiéta 
plus  que  de  son  retard. 

En  approchant  de  la  maison  Karénine  il  regarda 
encore  sa  montre,  et  vit  qu'il  était  neuf  heures 
moins  dix.  Un  coupé  attelé  de  deux  chevaux  gris 
était  arrêté  devant  le  perron  ;  il  reconnut  la  voiture 
d'Anna.  «  Elle  vient  chez  moi  »,  se  dit-il,  «  cela  vaut 
bien  mieux.  Je  déteste  cette  maison,  mais  cependant 
je  ne  veux  pas  avoir  l'air  de  me  cacher  »  ;  et  avec 
le  sang-froid  d'un  homme  habitué  dès  l'enfance  à 
ne  pas  se  gêner,  il  quitta  son  traîneau  et  monta  le 
perron.  La  porte  s'ouvrit,  et  le  suisse,  portant  un 
plaid,  fit  avancer  la  voiture.  Quelque  peu  observa- 


6  ANNA  KARÉNINE. 

teur  que  fût  Wronsky,  la  physionomie  étonnée  du 
suisse  le  frappa  ;  il  avança  cependant  et  vint  presque 
se  heurter  à  Alexis  Alexandrovitch.  Un  bec  de  gaz 
placé  à  l'entrée  du  vestibule  éclaira  en  plein  sa 
tête  pâle  et  fatiguée.  Il  était  en  chapeau  noir,  et  sa 
cravate  blanche  ressortait  sous  un  col  de  fourrure. 
Les  yeux  mornes  et  ternes  de  Karénine  se  fixèrent 
sur  Wronsky  ;  celui-ci  salua,  et  Alexis  Alexan- 
drovitch, serrant  les  lèvres,  leva  la  main  à  son  cha- 
peau et  passa.  Wronsky  le  vit  monter  en  voiture 
sans  se  retourner,  prendre  par  la  portière  le  plaid 
et  la  lorgnette  que  lui  tendait  le  suisse,  et  dispa- 
raître. 

«  Quelle  situation  !  »  pensa  Wronsky  entrant  dans 
l'antichambre  les  yeux  brillants  de  colère  ;  «  si 
encore  il  voulait  défendre  son  honneur,  je  pourrais 
agir,  traduire  mes  sentiments  d'une  façon  quel- 
conque ;  mais  cette  faiblesse  et  cette  lâcheté  !...  J'ai 
l'air  de  venir  le  tromper,  ce  que  je  ne  veux  pas,  r) 

Depuis  l'explication  qu'il  avait  eue  avec  Anna  au 
jardin  Wrede,  les  idées  de  Wronsky  avaient  beau- 
coup changé  ;  il  avait  renoncé  à  des  rêves  d'ambi- 
tion incompatibles  avec  sa  situation  irrégujière,  et 
ne  croyait  plus  à  la  possibilité  d'une  rupture  ;  aussi 
était- il  dominé  par  les  faiblesses  de  son  amie  et  par 
ses  sentiments  pour  elle.  Quant  à  Aima,  après  s'être 
dormée  tout  entière,  elle  n'attendait  rien  de  l'avenir 
qui  ne  lui  vînt  de  Wronsky.  Celui  entendit,  en  fran- 
chissant l'antichambre,  des  pas  qui  s'éloignaient, 
et  comprit  qu'elle  rentrait  au  salon  après  s'être 
tenue  aux  aguets  pour  l'attendre.  «Non,s'écria-t-elle 


ANNA  KARÉNINE.  7 

en  le  voyant  entrer,  cela  ne  peut  continuer  ainsi  !  » 
Et  au  son  de  sa  propre  voix  ses  yetix  se  remplirent 
de  larmes. 

«  Qu'y  a-t-il,  mon  amie  ? 

—  Il  y  a  que  j'attends,  que  je  suis  à  la  torture 
depuis  deux  heures  ;  mais  non,  je  ne  veux  pas  te 
chercher  querelle.  Si  tu  n'es  pas  venu,  c'est  que  tu 
as  eu  quelque  empêchement  sérieux  !  Non,  je  ne 
te  gronderai  plus.  » 

Elle  lui  posa  ses  deux  mains  sur  les  épaules,  et 
le  regarda  longtemps  de  ses  yeux  profonds  et 
tendres,  quoique  scrutateurs.  Elle  le  regardait  pour 
tout  le  temps  où  elle  ne  l'avait  pas  vu,  comparant, 
comme  toujours,  l'impression  du  moment  aux  sou- 
venirs qu'il  lui  avait  laissés,  et,  comme  toujours, 
sentant  que  l'imagination  l'emportait  sur  la 
réalité. 


CHAPITRE  III 

«  Tu  l'as  rencontré  ?  demanda- 1- elle  quand  ils 
furent  assis  sous  la  lampe  près  de  la  table  du  salon. 
C'est  ta  punition  pour  être  venu  si  tard. 

—  Comment  cela  s'est-il  fait  ?  Ne  devait-il  pas 
aller  au  conseil  ? 

—  Il  y  a  été,  mais  il  en  est  revenu  pour  repartir 
je  ne  sais  où.  Ce  n'est  rien,  n'en  parlons  plus  ;  dis- 
moi  où  tu  as  été,  toujours  avec  le  prince  ?  » 

(Elle  connaissait  les  moindres  détails  de  sa  vie.) 
Il  voulut  répondre  que,  n'ayant  pas  dormi  de  la 


8  ANNA  KARÉNINE. 

nuit,  il  s'était  laissé  surprendre  par  le  sommeil, 
mais  la  vue  de  ce  visage  ému  et  heureux  lui  rendit 
cet  aveu  pénible,  et  il  s'excusa  sur  l'obligation  de 
présenter  son  rapport  après  le  départ  du  prince. 
«  C'est  fini  maintenant  ?  il  est  parti  ? 

—  Oui,  Dieu  merci  ;  tu  ne  saurais  croire  combien 
cette  semaine  m'a  paru  insupportable. 

—  Pourquoi  ?  N'avez- vous  pas  mené  la  vie  qui 
vous  est  habituelle,  à  vous  autres  jeunes  gens  ? 
dit-elle  en  fronçant  le  sourcil,  et  prenant,  sans 
regarder  Wronsky,  un  ouvrage  au  crochet  qui  se 
trouvait  sur  la  table. 

—  J'ai  renoncé  à  cette  vie  depuis  longtemps, 
répondit-il,  cherchant  à  deviner  la  cause  de  la  trans- 
formation subite  de  ce  beau  visage.  Je  t'avoue, 
ajouta-t-il  en  souriant  et  découvrant  ses  dents 
blanches,  qu'il  m'a  été  souverainement  déplaisant 
de  revoir  cette  existence,  comme  dans  un  miroir.  » 

Elle  lui  jeta  un  coup  d'oeil  peu  bienveillant  et 
garda  son  ouvrage  en  main,  sans  y  travailler. 

«  Lise  est  venue  me  voir  ce  matin...  ;  elles  viennent 
encore  chez  moi,  malgré  la  comtesse  Lydie,...  et 
m'a  raconté  vos  nuits  athéniennes.  Quelle  horreur  ! 

—  Je  voulais  dire... 

—  Que  vous  êtes  odieux,  vous  autres  hommes  ! 
Comment  pouvez-vous  supposer  qu'une  femme 
oublie  ?  —  dit-elle,  s'animant  de  plus  en  plus,  et 
dévoilant  ainsi  la  cause  de  son  irritation,  —  et 
surtout  une  femme  qui,  comme  moi,  ne  peut  con- 
naître de  ta  vie  que  ce  que  tu  veux  bien  lui  en  dire  ? 
Et  puis-je  savoir  si  c'est  la  vérité  ? 


ANNA  KARÉNINE.  9 

—  Aiina  !  ne  me  crois-tu  donc  plus  ?  T'ai-je 
jamais  rien  caché  ? 

—  Tu  as  raison  ;  mais  si  tu  savais  combien  je 
souffre  !  dit-elle,  cherchant  à  chasser  ses  craintes 
jalouses.  Je  te  crois,  je  te  crois  ;  qu'avais-tu  voulu 
me  dire  ?  » 

Il  ne  put  se  le  rappeler.  Les  accès  de  jalousie 
d'Anna  devenaient  fréquents,  et  quoi  qu'il  fît 
pouj  le  dissimuler,  ces  scènes,  preuves  d'amour  pour- 
tant, le  refroidissaient  pour  elle.  Combien  de  fois  ne 
s'était-il  pas  répété  que  le  bonheur  n'existait  pour 
lui  que  dans  cet  amour  ;  et  maintenant  qu'il  se 
sentait  passionnément  aimé,  comme  peut  l'être  un 
homme  auquel  une  femme  a  tout  sacrifié,  le  bonheur 
semblait  plus  loin  de  lui  qu'en  quittant  Moscou. 

«  Eh  bien,  dis  ce  aue  tu  avais  à  me  dire  sur  le 
prince,  reprit  Anna;  j'ai  chassé  le  démon  (ils  appe- 
laient ainsi,  entre  eux,  ses  accès  de  jalousie)  ;  tu 
avais  commencé  à  me  raconter  quelque  chose  :  En 
quoi  son  séjour  t'a-t-il  été  désagréable  ? 

—  Il  a  été  insupportable,  répondit  Wronsky, 
cherchant  à  retrouver  le  fil  de  sa  pensée.  Ee  prince 
ne  gagne  pas  à  être  vu  de  près.  Je  ne  saurais  le  com- 
parer qu'à  tm  de  ces  animaux  bien  nourris  qui 
reçoivent  des  prix  aux  expositions,  ajouta-t-il 
d'un  air  contrarié  qui  parut  intéresser  Anna. 

—  C'est  vm  homme  instruit  cependant,  qui  a 
beaucoup  voyagé  ? 

—  On  dirait  qu'il  n'est  instruit  que  pour  avoir  le 
droit  de  mépriser  l'instruction,  comme  il  méprise 
du  reste  tout,  excepté  les  plaisirs  matériels. 


10  ANNA  KARÉNINE. 

—  Mais  ne  les  aimez-vous  pas  tous,  ces  plaisirs  ? 
dit  Anna  avec  un  regard  triste  qui  le  frappa  encore. 

—  Pourquoi  le  défends-tu  ainsi  ?  demanda-t-il 
en  souriant. 

—  Je  ne  le  défends  pas,  il  m'est  trop  indifférent 
pour  cela,  mais  je  ne  puis  m'empêcher  de  croire  que 
si  cette  existence  t'avait  tant  déplu,  tu  aurais  pu 
te  dispenser  d'aller  admirer  cette  Thérèse  en  cos- 
tume   d' Eve. 

—  Voilà  le  diable  qui  revient  !  dit  Wronsky 
attirant  vers  lui  pour  la  baiser  une  des  mains 
d'Anna. 

—  Oui,  c'est  plus  fort  que  moi  !  tu  ne  t'imagines 
pas  ce  que  j'ai  souffert  en  t' attendant  !  Je  ne  crois 
pas  être  jalouse  au  fond  ;  quand  tu  es  là,  je  te  crois  ; 
mais  quand  tu  es  au  loin  à  mener  cette  vie  incom- 
préhensible pour  moi » 

Elle  s'éloigna  de  lui  et  se  prit  à  travailler  fébri- 
lement, en  filant  avec  son  crochet  des  mailles  de 
laine  blanche  que  la  lumière  de  la  lampe  rendait 
brillantes. 

«  Raconte-moi  comment  tu  as  rencontré  Alexis 
Alexandrovitch,  demanda-t-elle  tout  à  coup  d'une 
voix  encore  contrainte. 

—  Nous  nous  sommes  presque  heurtés  à  la  porte. 

—  Et  il  t'a  salué  comme  cela  ?  »  Elle  allongea  son 
visage,  ferma  à  demi  les  yeux,  et  changea  l'expres- 
sion de  sa  physionomie  à  tel  point  que  Wronsky  ne 
put  s'empêcher  de  reconnaître  Alexis  Alexandro- 
vitch. Il  sourit,  et  Anna  se  mit  à  rire,  de  ce  rire 
frais  et  sonore  qui  faisait  un  de  ses  grands  charmes. 


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ANNA  KARÉNINE.  il 

«  Je  ne  le  comprends  pas,  dit  Wronsky  ;  j'aurais 
compris  qu'après  votre  explication  à  la  campagne 
il  eût  rompu  avec  toi  et  m'eût  provoqué  en  duel, 
mais  comment  peut-il  supporter  la  situation  ac- 
tuelle ?  On  voit  ou'il  souffre. 

—  Lui  ?  dit-elle  avec  un  sourire  ironique...  mais 
il  est  très  heureux. 

—  Pourquoi  nous  torturons-nous  tous  quand 
tout  pourrait  s'arranger  ? 

—  Cela  ne  lui  convient  pas.  Oh  !  que  je  la  connais 
cette  nature,  faite  de  mensonges  !  Qui  donc  pour- 
rait, à  moins  d'être  insensible,  vivre  avec  une 
femme  coupable,  comme  il  vit  avec  moi,  lui  parler 
comme  il  me  parle,  la  tutoyer  ?  » 

Et  elle  imita  la  manière  de  dire  de  son  mari  : 
«  Toi  ma  chère  Anna  ». 

«  Ce  n'est  pas  un  homme,  te  dis-je  :  c'est 
une  poupée.  Si  j'étais  à  sa  place,  il  y  a  long- 
temps que  j'aurais  déchiré  en  morceaux  une  femme 
comme  moi,  au  lieu  de  lui  dire  :  «  Toi,  ma  chère 
Anna  »  ;  mais  ce  n'est  pas  un  homme  :  c'est  une 
machine  ministérielle.  Il  ne  comprend  pas  qu'il  ne 
m'est  plus  rien,  qu'il  est  de  trop.  Non,  non,  ne  par- 
lons pas  de  lui  ! 

—  Tu  es  injuste,  chère  amie,  dit  Wronsky  en 
cherchant  à  la  calmer  ;  mais  non,  ne  parlons  plus 
de  lui  :  parlons  de  toi,  de  ta  santé  :  qu'a  dit  le  doc- 
teur ?  » 

Elle  le  regardait  avec  une  gaieté  railleuse  et  aurait 
volontiers  continué  à  tourner  son  mari  en  ridicule, 
mais  il  ajouta  : 


13  ANNA  KARÉNINE. 

«  Tu  m'as  écrit  que  tu  étais  souffrante  :  cela 
tient  à  ton  état,  je  pense  ?  Quand  ce  sera-t-il  ? 

I^e  sourire  railleur  disparut  des  lèvres  d'Anna  et 
fit  place  à  une  expression  pleine  de  tristesse. 

«  Bientôt,  bientôt...  Tu  dis  que  notre  position 
est  affreuse  et  qu'il  faut  en  sortir.  Si  tu  savais  ce 
que  je  donnerais  pour  pouvoir  t' aimer  librement! 
Je  ne  te  fatiguerais  plus  de  ma  jalovisie  ;  mais 
bientôt,  bientôt,  tout  changera,  et  pas  comme 
nous  le  pensons.  » 

Elle  s'attendrissait  sur  elle-même,  les  larmes 
l'empêchèrent  de  continuer,  et  elle  posa  sa  main 
blanche,  dont  les  bagues  brillaient  à  la  lumière  de 
la  lampe,  sur  le  bras  de  Wronsky. 

«  Je  ne  comprends  pas,  dit  celui-ci,  quoiqu'il 
comprît  fort  bien. 

—  Tu  demandes  quand  ce  sera  ?  Bientôt,  et  je 
n'y  survivrai  pas  ;  —  elle  parlait  précipitamment.  — 
Je  le  sais,  je  le  sais  avec  certitude.  Je  mourrai, 
et  je  suis  très  contente  de  mourir  et  de  vous  débar- 
rasser tous  les  deux  de  moi.  » 

Ses  larmes  coulaient,  tandis  que  Wronsky  baisait 
ses  mains  et  cherchait,  en  la  calmant,  à  cacher 
sa  propre  émotion. 

«  Il  vaut  mieux  qu'il  en  soit  ainsi,  dit-elle  en  lui 
serrant  vivement  la  main. 

—  Mais  quelles  sottises  que  tout  cela,  dit  Wronsky 
en  relevant  la  tête  et  reprenant  son  sang-froid. 
Quelles  absurdités  ! 

—  Non,  je  dis  vrai. 

—  Qu'est-ce  qui  est  vrai  ? 


ANNA  KARÉNINE.  13 

—  Que  je  mourrai.  Je  l'ai  vu  en  rêve. 

—  En  rêve  ?  —  et  Wronsky  se  rappela  involontai- 
rement le  mougik  de  son  cauchemar. 

—  Oui,  en  rêve,  continua-t-elle  ;  il  y  a  déjà  long- 
temps de  cela.  Je  rêvais  que  j'entrais  en  courant 
dans  ma  chambre  pour  y  prendre  je  ne  sais  quoi  ; 
je  cherchais,  tu  sais,  comme  on  cherche  en  rêve, 
et  dans  le  coin  de  ma  chambre  j'apercevais  quelque 
chose  debout. 

—  Quelle  folie  !  comment  crois-tu...  ?  » 
Mais  elle  ne  se  laissa  pas  interrompre  :  ce  qu'elle 

racontait  lui  semblait  trop  important. 

«  Et  ce  quelque  chose  se  retourne,  et  je  vois  im 
petit  mougik,  sale,  à  barbe  ébouriffée  ;  je  veux  me 
sauver,  mais  il  se  penche  vers  un  sac  dans  lequel  il 
remue  un  objet.  » 

Elle  fit  le  geste  de  quelqu'un  fouillant  dans  un 
sac  ;  la  terreur  était  peinte  sur  son  visage,  et  Wronsky, 
se  rappelant  son  propre  rêve,  sentit  cette  même 
terreur  l'envahir. 

«  Et  tout  en  cherchant  il  parlait  vite,  vite,  en 
français,  en  grasseyant,  tu  sais  :  «  II  faut  le  battre, 
le  fer,  le  broyer,  le  «  pétrir  ».  Je  cherchai  à  m' éveil- 
ler, mais  ne  me  réveillai  qu'en  rêve,  en  me  deman- 
dant ce  que  cela  signifiait.  J'entendis  alors  quel- 
qu'un me  dire  :  «  En  couches,  vous  mourrez  en 
«  couches,  ma  petite  mère  ».  Et  enfin  je  revins  à 
moi. 

—  Quelles  absurdités  !  dit  Wronsky,  dissimulant 
mal  son  émotion. 

—  N'en  parlons  plus,  sonne,  je  vais  faire  servir 


14  ANNA  KARENINE. 

du  thé  ;  reste  encore,  nous  n'en  avons  plus  pour 
longtemps.  » 

Mais  elle  s'arrêta,  et  tout  à  coup  l'horreur  et 
l'effroi  disparurent  de  son  visage,  qui  prit  une 
expression  de  douceur  attentive  et  sérieuse.  Wronsky 
ne  comprit  rien  d'abord  à  cette  transfiguration 
soudaine  :  elle  venait  de  sentir  une  vie  nouvelle 
s'agiter  dans  son  sein. 

CHAPITRE  IV 

Après  la  rencontre  avec  Wronsky,  Alexis  Alexan- 
drovitch,  comme  c'était  son  projet,  s'était  rendu  à 
rOpéra-Italien  ;  il  y  entendit  deux  actes,  parla  à 
tous  ceux  à  qui  il  devait  parler,  et,  en  rentrant  chez 
lui,  alla  droit  à  sa  chambre,  après  avoir  constaté  l'ab- 
sence de  tout  paletot  d'uniforme  dans  le  vestibule. 

Contre  son  habitude,  au  lieu  de  se  coucher,  il 
marcha  de  long  en  large  jusqu'à  trois  heures  du 
matin  ;  la  colère  le  tenait  éveillé,  car  il  ne  pouvait 
pardormer  à  sa  femme  de  n'avoir  pas  rempli  la 
seule  condition  qu'il  lui  eût  imposée,  celle  de  ne  pas 
recevoir  son  amant  chez  elle.  Puisqu'elle  n'avait 
pas  tenu  compte  de  cet  ordre,  il  devait  la  punir, 
exécuter  sa  menace,  demander  le  divorce,  et  lui 
retirer  son  fils.  Cette  menace  n'était  pas  d'une  exé- 
cution aisée,  mais  il  voulait  tenir  parole  :  la  com- 
tesse Lydie  avait  souvent  fait  allusion  à  ce  moyen 
de  sortir  de  sa  déplorable  situation,  et  le  divorce 
était  devenu  récemment  d'ime  facilité  pratique  si 


ANNA  KARENINE.  15 

perfectionnée  qu'Alexis  Alexandrovitch  entrevoyait 
la  possibilité  d'étudier  les  principales  difficultés  de 
forme. 

Un  malheur  ne  venant  jamais  seul,  il  éprouvait 
tant  d'ennuis  relativement  à  la  question  soulevée 
par  lui  sur  les  étrangers,  qu'il  se  sentait  depuis 
quelque  temps  dans  un  état  d'irritation  perpé- 
tuelle. Il  passa  la  nuit  sans  dormir,  sa  colère  gran- 
dissant toujours,  et  ce  fut  avec  une  véritable  exas- 
pération qu'il  quitta  son  lit,  s'habilla  à  la  hâte, 
et  se  rendit  chez  Anna  aussitôt  qu'il  la  sut  levée. 
Il  craignait  de  perdre  l'énergie  dont  il  avait  besoin, 
et  ce  fut  en  quelque  sorte  à  deux  mains  qu'il  porta 
la  coupe  de  ses  griefs,  afin  qu'elle  ne  débordât  pas 
en  route. 

Anna,  qui  croyait  connaître  à  fond  son  mari,  fut 
saisie  en  le  voyant  entrer  le  front  sombre,  les  yeux 
tristement  fixés  devant  lui  sans  la  regarder,  et  les 
lèvres  serrées  avec  mépris.  Jamais  elle  n'avait  vu 
autant  de  décision  dans  son  maintien.  Il  entra  sans 
lui  souhaiter  le  bonjour,  et  alla  droit  au  secrétaire, 
dont  il  ouvrit  le  tiroir. 

«  Que  V0U5  faut-il  ?  s'écria  Anna. 

—  Les  lettres  de  votre  amant. 

—  Elles  ne  sont  pas  là  »,  dit-elle  en  fermant  le 
tiroir.  Mais  il  comprit  au  mouvement  qu'elle  fit, 
qu'il  avait  deviné  juste,  et,  repoussant  brutale- 
ment sa  main,  il  s'empara  du  portefeuille  dans 
lequel  Anna  gardait  ses  papiers  importants  ;  malgré 
les  efforts  de  celle-ci  pour  le  reprendre,  il  la  tint  à 
distance. 


i6  ANNA  KARENINE. 

«  Asseyez- vous,  j'ai  besoin  de  vous  parler  », 
dit-il,  et  il  mit  le  portefeuille  sous  son  bras  et  le 
serra  si  fortement  du  coude  que  son  épaule  en  fut 
soulevée  ! 

Anna  le  regarda,  étonnée  et  eiïrayée. 

«  Ne  vous  avais- je  pas  défendu  de  recevoir  votre 
amant  chez  vous  ? 

—  J'avais  besoin  de  le  voir  pour » 

Elle  s'arrêta,  ne  trouvant  pas  d'explication  plau- 
sible. 

«  Je  n'entre  pas  dans  ces  détails,  et  n'ai  aucun 
désir  de  savoir  pourquoi  une  femme  a  besoin  de  voir 
son  amant. 

—  Je  voulais  seulement,  dit-elle  rougissant  et 
sentant  que  la  grossièreté  de  son  mari  lui  rendait 

son  audace Est-il  possible  que  vous  ne  sentiez 

pas  combien  il  vous  est  facile  de  me  blesser  ? 

—  On  ne  blesse  qu'un  honnête  homme  ou  une 
honnête  femme,  mais  dire  d'un  voleur  qu'il  est  un 
voleur,  n'est  que  la  constatation  d'un  fait. 

—  Voilà  un  trait  de  cruauté  que  je  ne  vous  con- 
naissais pas. 

—  Ah,  vous  trouvez  un  mari  cruel  lorsqu'il 
laisse  à  sa  femme  une  liberté  entière,  sous  la 
seule  condition  de  respecter  les  convenances  ? 
Selon  vous,  c'est  de  la  cruauté  ? 

—  C'est  pis  que  cela,  c'est  de  la  lâcheté,  si  vous 
tenez  à  le  savoir,  s'écria  Anna  avec  emportement, 
et  elle  se  leva  pour  sortir. 

—  Non,  —  cria-t-il  d'une  voix  perçante,  la  for- 
çant à  se  rasseoir,  et  lui  prenant  le  bras  ;  ses  grands 


ANNA  KARÉNINE.  17 

doigts  osseux  la  serraient  si  durement  qu'un  des 
bracelets  d'Anna  s'imprima  en  rouge  sur  sa  peau.  — 
De  la  lâcheté  ?  Cela  s'applique  à  celle  qm  aban- 
donne son  fils  et  son  mari  pour  un  amant,  et  n'en 
mange  pas  moins  le  pain  de  ce  mari.  » 

Anna  baissa  la  tête  ;  la  justesse  de  ces  paroles 
l'écrasait  ;  elle  n'osa  plus,  comme  la  veille,  accuser 
son  mari  d'être  de  trop,  et  elle  répondit  douce- 
ment : 

«  Vous  ne  pouvez  juger  ma  position  plus  sévère- 
ment que  je  ne  la  juge  moi-même  ;  mais  pourquoi 
me  dites-vous  cela  ? 

—  Pourquoi  je  vous  le  dis  ?  continua-t-il  avec 
colère  :  c'est  afin  que  vous  sachiez  que,  puisque  vous 
ne  tenez  aucun  compte  de  ma  volonté,  je  vais 
prendre  les  mesures  nécessaires  pour  mettre  fin  à 
cette  situation. 

—  Bientôt,  bientôt,  elle  se  terminera  d'elle- 
même,  dit  Anna  les  yeux  pleins  de  larmes  à  l'idée 
de  cette  mort  qu'elle  sentait  prochaine,  et  main- 
tenant  si   désirable. 

—  Plus  tôt  même  que  vous  et  votre  amant  ne 
l'aviez  imaginé  !  Ah  !  vous  cherchez  la  satisfaction 
des  passions  sensuelles 

—  Alexis  Alexandrovitch  1  C'est  peu  généreux, 
peu  convenable  de  frapper  quelqu'vm  à  terre  ! 

—  Oh  !  vous  ne  pensez  jamais  qu'à  vous  ;  les 
souffrances  de  celui  qui  a  été  votre  mari  vous  inté- 
ressent peu  ;  qu'importe  que  sa  vie  soit  bouleversée, 
qu'il  sotiffre » 

Dans  son  émotion,  Alexis  Alexandrovitch  parlait 


i8  ANNA  KARENINE. 

si  vite  qu'il  bredouillait,  et  ce  bredouillement  parut 
comique  à  Anna,  qui  se  reprocha  cependant  aus- 
sitôt de  pouvoir  être  sensible  au  ridicule  dans  un 
moment  pareil.  Pour  la  première  fois,  et  pendant 
un  instant,  elle  comprit  la  souffrance  de  son  mari 
et  le  plaignit.  Mais  que  pouvait-elle  dire  et  faire, 
sinon  se  taire  et  baisser  la  tête  ?  Lui  aussi  se  tut, 
puis  reprit  d'une  voix  sévère,  en  soijjignant  des 
mots  qui  n'avaient  aucune  importance  spé- 
ciale : 

«  Je  suis  venu  vous  dire » 

Elle  jeta  un  regard  sur  lui,  et,  se  rappelant  son 
bredouillement,  se  dit  :  «  Non,  cet  homme  aux  yeux 
mornes,  si  plein  de  lui-même,  ne  peut  rien  sentir, 
j'ai  été  le  jouet  de  mon  imagination.  » 

«  Je  ne  puis  changer,  murmura-t-elle. 

—  Je  suis  venu  vous  prévenir  que  je  partais  pour 
Moscou,  et  que  je  ne  rentrerai  plus  dans  cette 
maison  ;  vous  apprendrez  les  résolutions  auxquelles 
je  me  serai  arrêté,  par  l'avocat  qui  se  chargera  des 
préliminaires  du  divorce.  Mon  fils  ira  chez  une  de 
mes  parentes,  ajouta-t-il,  se  rappelant  avec  effort 
ce  qu'il  voulait  dire  relativement  à  l'enfant. 

—  Vous  prenez  Serge  pour  me  faire  souffrir,  bal- 
butia-t-elle  en  levant  les  yeux  sur  lui  ;  vous  ne 
l'aimez  pas,  laissez-le-moi  ! 

—  C'est  vrai,  la  répulsion  que  vous  m'inspirez 
rejaillit  sur  mon  fils  :  mais  je  le  garderai  néanmoins. 
Adieu.  » 

Il  voulut  sortir,  elle  le  retint. 

«Alexis  Alexandrovitch,  laissez-moi  Serge,  dit- 


ANNA  KARENINE.  îç 

elle  encore  :  je  ne  vous  demande  que  cela  ;  laissez-le 

jusqu'à    ma    délivrance » 

Alexis  Alexandrovitch  rougit,  repoussa  le  bras  qui 
le  retenait  et  partit  sans  répondre. 

CHAPITRE  V 

Le  salon  de  réception  de  l'avocat  célèbre  chez 
lequel  se  rendit  Alexis  Alexandrovitch  était  plein 
de  monde  lorsqu'il  y  entra.  Trois  dames,  l'une 
vieille,  l'autre  jeune  et  la  troisième  appartenant 
visiblement  à  la  classe  des  marchands,  y  attendaient 
ainsi  qu'un  banquier  allemand  portant  au  doigt 
une  grosse  bague,  un  marchand  à  longue  barbe,  et 
un  tchinovnick  revêtu  de  son  uniforme,  avec  une 
décoration  au  cou  ;  l'attente  avait  évidemment 
été  longue  pour  tous. 

Deux  secrétaires  écrivaient  en  faisant  grincer  leurs 
plumes  ;  l'im  d'eux  tourna  la  tête  d'un  air  mécon- 
tent vers  le  nouvel  arrivé  et,  sans  se  lever,  lui  de- 
manda en  clignant  des  yeux  : 

«  Que  désirez-vous  ? 

—  Je  voudrais  parler  à  M.  l'avocat. 

—  Il  est  occupé,  —  répondit  sévèrement  le  secré- 
taire en  désignant  avec  sa  plume  ceux  qui  atten- 
daient déjà  ;  et  il  se  remit  à  écrire. 

—  Ne  trouvera-t-il  pas  un  moment  pour  me 
recevoir  ?  demanda  Alexis  Alexandrovitch. 

—  M.  l'avocat  n'a  pas  un  instant  de  liberté  ; 
il  est  toujours  occupé,  veuillez  attendre. 

—  Ayez  la  bonté  de  lui  passer  ma  carte  »,  dit 


20  ANNA  KARÉNINE. 

Alexis  Alexandrovitch  avec  dignité,  voyant  que 
l'incognito  était  impossible  à  garder. 

Le  secrétaire  prit  la  carte,  l'examina  d'un  air 
mécontent,  et  sortit. 

Alexis  Alexandrovitch  approuvait  en  principe 
la  réforme  judiciaire,  mais  critiquait  certains  détails 
autant  qu'il  était  capable  de  critiquer  une  institu- 
tion sanctionnée  par  le  pouvoir  suprême  ;  en  toutes 
choses  il  admettait  l'erreur  comme  un  mal  inévi- 
table, auquel  on  pouvait  dans  certains  cas  porter 
remède  ;  mais  la  position  importante  faite  aux 
avocats  par  cette  réforme  avait  toujours  été  l'objet 
de  sa  désapprobation,  et  l'accueil  qu'on  lui  faisait 
ne  détruisait  pas  ses  préventions, 

«  M.  l'avocat  va  venir  »,  dit  en  rentrant  le  secré- 
taire. 

Effectivement,  au  bout  de  deux  minutes,  la  porte 
s'ouvrit,  et  l'avocat  parut,  escortant  im  vieux 
jurisconsulte  maigre. 

L'avocat  était  un  petit  homme  chauve,  trapu, 
avec  une  barbe  noire  tirant  sur  le  roux,  un  front 
bombé,  et  de  gros  sourcils  clairs.  Sa  toilette,  depuis 
sa  cravate  et  sa  chaîne  de  montre  double,  jusqu'au 
bout  de  ses  bottines  vernies,  était  celle  d'un  jeune 
premier.  Sa  figure  était  intelligente  et  vulgaire,  sa 
mise  prétentieuse  et  de  mauvais  goût. 

«  Veuillez  entrer  »,  dit-il  en  se  tournant  vers 
Alexis  Alexandrovitch,  et,  le  faisant  passer  devant 
lui,  il  ferma  la  porte. 

Il  avança  un  fauteuil  près  de  son  bureau  chargé 
de  papiers,  pria  Alexis  Alexandrovitch  de  s'asseoir, 


ANNA  KARÉNINE.  2i 

et,  frottant  l'une  contre  l'autre  ses  mains  courtes  et 
velues,  il  s'installa  devant  le  bureau  dans  une  pose 
attentive.  Mais,  à  peine  assis,  une  mite  vola  au- 
dessus  de  la  table,  et  le  petit  homme,  avec  une 
vivacité  inattendue,  la  happa  au  vol  ;  puis  il  reprit 
bien  vite  sa  première  attitude. 

«  Avant  de  commencer  à  vous  expliquer  mon 
affaire,  dit  Alexis  Alexandrovitch  suivant  d'un  œil 
étonné  les  mouvements  de  l'avocat,  permettez-moi 
de  vous  faire  observer  que  le  sujet  qui  m'amène 
doit  rester  secret  entre  nous.  » 

Un  imperceptible  sourire  effleura  les  lèvres  de 
l'avocat. 

((  Si  je  n'étais  pas  capable  de  garder  un  secret, 
je  ne  serais  pas  avocat,  dit-il  ;  mais  si  vous  désirez 
être  assuré.....  » 

Alexis  Alexandrovitch  jeta  un  regard  sur  lui  et 
crut  remarquer  que  ses  yeux  gris  pleins  d'intelli- 
gence avaient  tout  deviné. 

«  Vous  connaissez  mon  nom  ? 

—  Je  sais  combien  vos  services  sont  utiles  à  la 
Russie  »,  répondit  en  s'inclinant  l'avocat,  après 
avoir  attrapé  une  seconde  mite. 

Alexis  Alexandrovitch  soupira  ;  il  se  décidait  avec 
peine  à  parler  ;  mais,  lorsqu'il  eut  commencé,  il 
continua  sans  hésitation,  de  sa  voix  claire  et  per- 
çante, en  insistant  sur  certains  mots. 

«  J'ai  le  malheur,  commença- t-il,  d'être  un  mari 
trompé.  Je  voudrais  rompre  légalement  par  un 
divorce  les  liens  qui  m'unissent  à  ma  femme,  et 
surtout  séparer  mon  fils  de  sa  mère.  » 


22  ANNA  KARÉNINE. 

Les  yeux  gris  de  l'avocat  faisaient  leur  possible 
pour  rester  sérieux  ;  mais  Alexis  Alexandrovitch 
ue  put  se  dissimuler  qu'ils  étaient  pleins  d'une  joie 
qui  ne  provenait  pas  uniquement  de  la  perspective 
d'une  bonne  affaire  :  c'était  de  l'enthousiasme,  du 
triomphe,  quelque  chose  comme  l'éclat  qu'il  avait 
remarqué  dans  les  yeux  de  sa  femme. 

«  Vous  désirez  mon  aide  pour  obtenir  le  divorce  ? 

—  Précisément  ;  mais  je  risque  peut-être  d'abuser 
de  votre  attention,  car  je  ne  suis  préalablementt 
venu  que  pour  vous  consulter  ;  je  tiens  à  rester 
dans  de  certaines  bornes,  et  renoncerais  au  divorce 
D'il  ne  pouvait  se  concilier  avec  les  formes  que  je 
veux  garder. 

—  Oh  !  vous  demeurerez  toujours  parfaitement 
libre  »,  répondit  l'avocat. 

Le  petit  homme,  pour  ne  pas  offenser  son  client 
par  une  gaieté  que  son  visage  cachait  mal,  fixa 
ses  yeux  sur  les  pieds  d'Alexis  Alexandrovitch,  et, 
quoiqu'il  aperçût  du  coin  de  l'œil  une  mite  voler, 
il  retint  ses  mains,  par  respect  pour  la  situa- 
tion, 

«  Les  lois  qui  régissent  le  divorce  me  sont  connues 
dans  leurs  traits  généraux,  dit  Karénine,  mais 
j'aurais  voulu  savoir  les  diverses  formes  usitées 
dans  la  pratique. 

—  En  un  mot  vous  désirez  apprendre  par  quelles 
voies  vous  pourriez  obtenir  un  divorce  légal  ?  » 
dit  l'avocat  entrant  avec  un  certain  plaisir  dans  le 
ton  de  son  client  ;  et,  sur  un  signe  affirmatif  de 
celm-ci,  il  continua,  en  jetant  de  temps  en  temps 


ANNA  KARÉNINE.  23 

un  regard  furtif  sur  la  figure  d'Alexis  Alexandro- 
vitch  que  l'émotion  tachetait  de  plaques  rouges  : 

«  Le  divorce,  selon  nos  lois,  —  il  eut  une  nuance 
de  dédain  pour  :  nos  lois,  —  est  possible,  comme 

vous  le  savez,   dans  les  trois  cas  suivants — 

Qu'on  attende  !  »  s'écria-t-il  à  la  vue  de  son  secré- 
taire qui  entr'ouvrait  la  porte.  Il  se  leva  cependant, 
alla   lui   dire   quelques   mots   et   revint    s'asseoir  ; 

« dans  les  trois  cas  suivants  :  défaut  physique 

de  l'un  des  époux,  disparition  de  l'un  d'eux  pendant 
cinq  ans,  —  il  pliait,  en  faisant  cette  énumération, 
ses  gros  doigts  velus  l'un  après  l'autre,  —  et  enfin 
l'adultère  (il  prononça  ce  mot  d'un  ton  satisfait). 
Voilà  le  côté  théorique  ;  mais  je  pense  qu'en  me 
faisant  l'honneur  de  me  consulter  c'est  le  côté 
pratique  que  vous  désirez  connaître  ?  Aussi,  le  cas 
de  défaut  physique  et  d'absence  d'un  des  conjoints 
n'existant  pas,  autant  que  j'ai  pu  le  compren- 
dre... ?  » 

Alexis  Alexandrovitch  inclina  affirmativement  la 
tête. 

«  Reste  l'adultère  de  l'un  des  deux  époux,  auquel 
cas  l'une  des  parties  doit  se  reconnaître  coupable 
envers  l'autre,  faute  de  quoi  il  ne  reste  que  le  fla- 
grant délit.  Ce  dernier  cas,  j'en  conviens,  se  ren- 
contre rarement  dans  la  pratique.  » 

L'avocat  se  tut  et  regarda  son  client  de  l'air  d'un 
armurier  qui  expliquerait  à  mi  acheteur  l'usage  de 
deux  pistolets  de  modèles  différents,  en  lui  laissant 
la  liberté  du  choix.  Alexis  Alexandrovitch  gardant 
le  silence,  il  continua  : 


24  ANNA  KARENINE. 

(c  Le  plus  simple,  le  plus  raisonnable,  est,  selon 
moi,  de  reconnaître  l'adultère  par  consentement 
mutuel.  Je  n'oserais  parler  ainsi  à  tout  le  monde, 
mais    je    suppose    que    nous    nous    comprenons.  » 

Alexis  Alexandrovitch  était  si  troublé  que  l'avan- 
tage de  la  dernière  combinaison  que  lui  proposait 
l'avocat  lui  échappait  complètement,  et  l'étonne- 
ment  se  peignit  sur  son  visage  ;  l'homme  de  loi  vint 
aussitôt  à  son  aide. 

«  Je  suppose  que  deux  époux  ne  puissent  plus 
vivre  ensemble  :  si  tous  deux  consentent  au  divorce, 
les  détails  et  les  formalités  deviennent  sans  impor- 
tance. Ce  moyen  est  le  plus  simple  et  le  plus  sûr.  » 

Alexis  Alexandrovitch  comprit  cette  fois,  mais 
ses  sentiments  religieux  s'opposaient  à  cette  mesure. 

«  Dans  le  cas  présent  ce  moyen  est  hors  de  ques- 
tion, dit-il.  Des  preuves,  comme  ime  correspon- 
dance, peuvent-elles  établir  indirectement  l'adul- 
tère ?  Ces  preuves-là  sont  en  ma  possession.  » 

Iv' avocat  fit  en  serrant  les  lèvres  une  exclama- 
tion tout  à  la  fois  de  compassion  et  de  dédain. 

«  Veuillez  ne  pas  oublier  que  les  affaires  de  ce 
genre  sont  du  ressort  de  notre  haut  clergé,  dit-il. 
Nos  archiprêtres  aiment  fort  à  se  noyer  dans  de 
certains  détails,  —  ajouta-t-il  avec  un  sourire  de 
sympathie  pour  le  goût  de  ces  bons  Pères,  —  et  les 
preuves  exigent  des  témoins.  Si  vous  me  faites 
l'honneur  de  me  confier  votre  affaire,  il  faut  me 
laisser  le  choix  des  mesures  à  prendre.  Qui  veut  la 
fin,  veut  les  moyens.  » 

Alexis  Alexandrovitch  se  leva,  très  pâle,  tandis 


ANNA  IC\RENINE.  25 

que  l'avocat  courait  encore  vers  la  porte  répondre 
à  une  nouvelle  interruption  de  son  secrétaire. 
'  «  Dites-lui  donc  que  nous  ne  sommes  pas  dans  une 
boutique  »,  cria-t-il  avant  de  revenir  à  sa  place,  et 
il  attrapa  chemin  faisant  une  mite  en  murmurant 
tristement  :  «  Jamais  mon  repos  n'y  résistera  !  » 
«  Vous  me  faisiez  l'honneur  de  me  dire ?, 

—  Je  vous  écrirai  à  quel  parti  je  m'arrête,  répon- 
dit Alexis  Alexandrovitch  s'appuyant  à  la  table,  et 
puisque  je  puis  conclure  de  vos  paroles  que  le 
divorce  est  possible,  je  vous  serais  obligé  de  me 
faire  connaître  vos  conditions. 

—  Tout  est  possible  si  vous  voulez  bien  me  laisser 
une  entière  liberté  d'action,  dit  l'avocat  éludant  la 
dernière  question.  Quand  puis-je  compter  sur  une 
communication  de  votre  part  ?  demanda-t-il  en 
reconduisant  son  client,  avec  des  yeux  aussi  bril- 
lants que  ses  bottes. 

—  Dans  huit  jours.  Vous  aurez  alors  la  bonté  de 
me  faire  savoir  si  vous  acceptez  l'affaire,  et  à  quelles 
conditions. 

—  Parfaitement.  » 

ly' avocat  salua  respectueusement,  fit  sortir  son 
client,  et,  resté  setil,  sa  joie  déborda  ;  il  était  si  con- 
tent qu'il  fit,  contrairement  à  tous  ses  principes, 
un  rabais  à  une  dame  habile  dans  l'art  de  mar- 
chander. Il  oublia  même  les  mites,  résolu  à  recouvrir, 
l'hiver  suivant,  son  meuble  de  velours,  comme  chez 
son  confrère  Séganine. 


26  ANNA  KARÉNINE. 


CHAPITRE  VI 

lyA  brillante  victoire  remportée  par  Alexis 
Alexandrovitch  dans  la  séance  du  17  août  avait  eu 
des  suites  fâcheuses.  La  nouvelle  commission, 
nommée  pour  étudier  la  situation  des  populations 
étrangères,  avait  agi  avec  une  promptitude  qui 
frappa  Karénine  ;  au  bout  de  trois  mois  elle  pré- 
sentait déjà  son  rapport  !  L'état  de  ces  populations 
se  trouvait  étudié  aux  points  de  vue  politique,  admi- 
nistratif, économique,  ethnographique,  matériel  et 
religieux.  Chaque  question  était  suivie  d'une  réponse 
admirablement  rédigée  et  ne  pouvant  laisser 
subsister  aucun  doute,  car  ces  réponses  n'étaient  pas 
l'œuvre  de  l'esprit  humain,  toujours  sujet  à  l'erreur, 
mais  d'une  bureaucratie  pleine  d'expérience.  Ces 
réponses  se  basaient  sur  des  données  officielles, 
telles  que  rapports  des  gouverneurs  et  des  arche- 
vêques, basés  eux-mêmes  sur  les  rapports  des  chefs 
de  district  et  des  surintendants  ecclésiastiques,  basés 
à  leur  tour  sur  les  rapports  des  administrations 
communales  et  des  paroisses  de  campagne.  Comment 
douter  de  leur  exactitude  ?  Des  questions  comme 
celles-ci  :  «  Pourquoi  les  récoltes  sont-elles  mau- 
vaises ?  »  et  «  Pourquoi  les  habitants  de  certaines 
localités  s'obstinent-ils  à  pratiquer  leur  religion  ?  » 
questions  que  la  machine  officielle  pouvait  seule 
résoudre,  et  auxquelles  des  siècles  n'auraient  pas 
trouvé   de    réponses,    furent    clairement    résolues, 


ANNA  KARENINE.  27 

conformément  aux  opinions  d'Alexis  Alexandro- 
vitch. 

Mais  Strémof,  piqué  au  vif,  avait  imaginé  une 
tactique  à  laquelle  son  adversaire  ne  s'attendait 
pas  :  entraînant  plusieurs  membres  du  comité  à  sa 
suite,  il  passa  tout  à  coup  dans  le  camp  de  Karénine, 
et,  non  content  d'appuyer  les  mesures  proposées 
par  celui-ci  avec  chaleur,  il  en  proposa  d'autres, 
dans  le  même  sens,  qui  dépassèrent  de  beaucoup  les 
intentions  d'Alexis  Alexandrovitch. 

Poussées  à  l'extrême,  ces  mesures  parurent  si 
absurdes,  que  le  gouvernement,  l'opinion  publique, 
les  dames  influentes,  les  journaux,  furent  tous  indi- 
gnés, et  leur  mécontentement  rejaillit  sur  le  père 
de  la  commission,  Karénine. 

Enchanté  du  succès  de  sa  ruse,  Strémof  prit  un  air 
innocent,  s'étonna  des  résultats  obtenus,  et  se 
retrancha  derrière  la  foi  aveugle  que  lui  avait  ins- 
pirée le  plan  de  son  collègue.  Alexis  Alexandrovitch, 
quoique  malade  et  très  affecté  de  tous  ces  ennuis,  ne 
se  rendit  pas.  Une  scission  se  produisit  au  sein  du 
comité  ;  les  uns,  avec  Strémof,  expliquèrent  leur 
erreur  par  un  excès  de  confiance,  et  déclarèrent  les 
rapports  de  la  commission  d'inspection  absurdes  ; 
les  autres,  avec  Karénine,  redoutant  cette  façon 
révolutionnaire  de  traiter  une  commission,  la  sou- 
tinrent. Les  sphères  officielles,  et  même  la  société, 
virent  s'embrouiller  cette  intéressante  question  à  tel 
point,  que  la  misère  et  la  prospérité  des  populations 
étrangères  devinrent  également  problématiques.  La 
position  de  Karénine,  déjà  minée  par  le  mauvais 


28  ANNA  KARÉNINE. 

effet  que  produisaient  ses  malheurs  domestiques, 
parut  chanceler.  Il  eut  alors  le  courage  de  prendre 
une  résolution  hardie  :  au  grand  étonnement  de  la 
commission  il  déclara  qu'il  demandait  l'autorisation 
d'aller  étudier  lui-même  ces  questions  sur  les  lieux, 
et,  l'autorisation  lui  ayant  été  accordée,  il  partit 
pour  im  gouvernement  lointain. 

Ce  départ  fit  grand  bruit,  d'autant  plus  qu'il 
refusa  officiellement  les  frais  de  déplacement  fixés 
à  douze  chevaux  de  poste. 

Alexis  Alexandrovitch  passa  par  Moscou  et  s'y 
arrêta  trois  jours. 

Le  lendemain  de  son  arrivée,  comme  il  venait  de 
rendre  visite  au  général  gouverneur,  il  s'entendit 
héler,  dans  la  rue  des  Gazettes,  à  l'endroit  où  se 
croisent  en  grand  nombre  les  voitures  de  maîtres 
et  les  isvostchiks,  et,  se  retournant  à  l'appel  d'une 
voix  gaie  et  sonore,  il  aperçut  Stépane  Arcadiévitch 
sur  le  trottoir.  Vêtu  d'un  paletot  à  la  dernière  mode, 
le  chapeau  avançant  sur  son  front  brillant  de  jeu- 
nesse et  de  santé,  il  appelait  avec  une  telle  persis- 
tance, que  Karénine  dut  s'arrêter.  Dans  la  voiture, 
à  la  portière  de  laquelle  Stépane  Arcadiévitch  s'ap- 
puyait, était  une  femme  en  chapeau  de  velours  avec 
deux  enfants  ;  elle  faisait  des  gestes  de  la  main  en 
souriant  amicalement.  C'étaient  Dolly  et  ses  enfants. 
Alexis  Alexandrovitch  ne  comptait  pas  voir  de 
monde  à  Moscou,  le  frère  de  sa  femme  moins  que 
personne  ;  aussi  voulut-il  continuer  son  chemin  après 
avoir  salué  ;  mais  Oblonsky  fit  signe  au  cocher 
d'arrêter  et  courut  dans  la  neige  jusqu'à  la  voiture. 


ANNA  KARENINE.  29 

«  Depuis  quand  es-tu  ici  ?  N'est-ce  pas  un  péché 
de  ne  pas  nous  prévenir  ?  J'ai  vu  hier  soir  chez  Dus- 
seaux  le  nom  de  Karénine  sur  la  liste  des  arrivants, 
et  l'idée  ne  m'est  pas  venue  que  ce  fût  toi,  dit-il  en 
passant  sa  tête  à  la  portière  et  en  secouant  la  neige 
de  ses  pieds  en  les  frappant  l'un  contre  l'autre. 
Comment  ne  pas  nous  avoir  avertis  ? 

—  Le  temps  m'a  manqué,  je  suis  très  occupé, 
répondit  sèchement  Alexis  Alexandrovitch. 

—  Viens  voir  ma  femme,  elle  le  désire  beaucoup.  » 
Karénine  ôta  le  plaid  qui  recouvrait  ses  jambes 

frileuses  et,  quittant  sa  voiture,  se  fraya  un  chemin 
dans  la  neige  jusqu'à  celle  de  Dolly. 

«  Que  se  passe-t-il  donc,  Alexis  Alexandrovitch, 
pour  que  vous  nous  évitiez  ainsi  ?  dit  celle-ci  en 
souriant. 

—  Charmé  de  vous  voir,  répondit  Karénine  d'un 
ton  qui  prouvait  clairement  le  contraire.  Et  votre 
santé  ? 

—  Que  fait  ma  chère  Anna  ?  » 

Alexis  Alexandrovitch  murmura  quelques  mots 
et  votdut  se  retirer,  mais  Stépane  Arcadiévitch  l'en 
empêcha. 

«  Sais-tu  ce  que  nous  allons  faire  ?  Dolly,  invite- 
le  à  dîner  pour  demain  avec  Kosnichef  et  Pestzoff, 
l'élite  de  l'intelligence  moscovite. 

—  Venez,  je  vous  en  prie,  dit  Dolly,  nous  vous 
attendrons  à  l'heure  qui  vous  conviendra,  à  cinq,  à 
six  heures,  comme  vous  voudrez.  Et  ma  chère  Anna, 
il  y  a  si  longtemps... 

—  Elle  va  bien,  murmura  encore  Alexis  Alexan- 


30  ANNA  KARÉNINE. 

drovitch  en  fronçant  le  sourcil.  Très  heureux  de 
vous  avoir  rencontrée.  » 

Et  il  regagna  sa  voiture. 

«  Vous  viendrez  ?  »  cria  encore  Dolly.  Karénine 
répondit  quelques  mots  qui  ne  parvinrent  pas  jus- 
qu'à elle. 

«  J'entrerai  chez  toi  demain  !  »  cria  aussi  Stépane 
Arcadiévitch. 

Alexis  Alexandrovitch  s'enfonça  dans  sa  voiture 
comme  s'il  eût  voulu  y  disparaître. 

«  Quel  original  !  »  dit  Stépane  Arcadiévitch  à 
Dolly  ;  et  regardant  sa  montre  il  fit  \m  petit  signe 
d'adieu  caressant  à  sa  femme  et  à  ses  enfants,  et 
s'éloigna  d'un  pas  ferme. 

«  Stiva,  Stiva  !  »  lui  cria  Dolly  en  rougissant. 

Il  se  retourna. 

«  Et  l'argent  pour  les  paletots  des  enfants  ? 

—  Tu  diras  que  je  passerai.  » 

Et  il  disparut,  saluant  gaiement  au  passage  quel- 
ques personnes  de  connaissance. 

CHAPITRE  VII 

Le  lendemain,  c'était  un  dimanche,  Stépane  Arca- 
diévitch entra  au  Grand-Théâtre  pour  y  assister 
à  la  répétition  du  ballet  ;  et,  profitant  de  la  demi- 
obscurité  des  coulisses,  il  offrit  à  une  jolie  danseuse 
qui  débutait  sous  sa  protection  la  parure  de  corail 
qu'il  lui  avait  promise  la  veille.  Il  eut  même  le 
temps  d'embrasser  le  visage  radieux  de  la  jeune  fille, 


ANNA  KARÉNINE.  31 

et  de  convenir  avec  elle  du  moment  où  il  viendrait 
la  prendre,  après  le  ballet,  pour  l'emmener  souper. 
Du  théâtre,  Stépane  Arcadiévitch  se  rendit  au 
marché  pour  y  choisir  lui-même  du  poisson  et  des 
asperges  pour  le  dîner,  et  à  midi  il  était  chez  Dus- 
seaux,  où  trois  voyageurs  de  ses  amis  avaient  eu 
l'heureuse  idée  de  se  loger  :  Levine,  de  retour  de  son 
voyage,  un  nouveau  chef  fraîchement  débarqué  à 
Moscou  pour  une  inspection,  et  enfin  son  beau-frère 
Karénine. 

Stépane  Arcadiévitch  aimait  à  bien  dîner  ;  mais 
ce  qu'il  préférait  encore,  c'était  d'offrir  chez  lui  à 
quelques  convives  choisis  un  petit  repas  bien  or- 
donné. Le  menu  qu'il  combinait  ce  jour-là  lui  sou- 
riait :  du  poisson  bien  frais,  des  asperges,  et  comme 
pièce  de  résistance  un  simple  mais  superbe  roast- 
beef.  Quant  aux  convives,  il  comptait  révmir  Kitty 
et  Levine  et,  afin  de  dissimuler  cette  rencontre, 
une  cousine  et  le  jeune  Cherbatzky  ;  le  plat  de  résis- 
tance parmi  les  invités  devait  être  Serge  Kosnichef, 
le  philosophe  moscovite,  joint  à  Karénine,  l'homme 
d'action  pétersbourgeois.  Pour  servir  de  trait 
d'union  entre  eux,  il  avait  encore  invité  Pestzoff, 
lin  charmant  jeune  homme  de  cinquante  ans,  en- 
thoiisiaste,  musicien,  bavard,  libéral,  qui  mettrait 
tout  le  monde  en  train. 

La  vie  souriait  en  ce  moment  à  Stépane  Arcadié- 
vitch; l'argent  rapporté  par  la  vente  du  bois  n'était 
pas  entièrement  dépensé  ;  Doliy  depuis  quelque 
temps  était  charmante  :  tout  aujait  été  pour  le 
mieux,  si  deux  choses  ne  l'avaient  désagréablement 
a.  2 


32  ANNA  KARENINE. 

impressionné,  sans  toutefois  troubler  sa  belle  hu- 
meur :  d'abord  l'accueil  sec  de  son  beau-frère  :  en 
rapprochant  la  froideur  d'Alexis  Alexandrovitch  de 
certains  bruits  qui  étaient  parvenus  jusqu'à  lui  sur 
les  relations  de  sa  sœur  avec  Wronsky,  il  devinait 
un  incident  grave  entre  le  mari  et  la  femme.  Le 
second  point  noir  était  l'arrivée  du  nouveau  chef 
auquel  on  faisait  une  réputation  inquiétante  d'exi- 
gence et  de  sévérité.  Infatigable  au  travail,  il  passait 
encore  pour  être  bourru,  et  absolument  opposé  aux 
tendances  libérales  de  son  prédécesseur,  tendances 
que  Stépane  Arcadiévitch  avait  partagées.  La  pre- 
mière présentation  avait  eu  lieu  la  veille,  en  uni- 
forme, et  Oblonsky  avait  été  si  cordialement  reçu 
qu'il  jugeait  de  son  devoir  de  faire  une  visite  non 
officielle.  Comment  serait-il  reçu  cette  fois  ?  il  s'en 
préoccupait,  mais  sentait  instinctivement  que  tout 
s'arrangerait  parfaitement.  «  Bah  !  pensait-il,  ne 
sommes-nous  pas  tous  pécheurs  ?  pourquoi  nous 
chercherait-il  noise  ?  » 

Stépane  Arcadiévitch  entra  d'abord  chez  Levine 
Celui-ci  était  debout  au  milieu  de  sa  chambre,  et 
prenait  avec  un  paysan  la  mesure  d'une  peau 
d'ours. 

«  Ah  !  vous  en  avez  tué  un  !  cria  Stépane  Arca- 
diévitch en  entrant.  La  belle  pièce  !  Une  ourse  !  Bon- 
jour, Archip  !  —  et  s' asseyant  en  paletot  et  en  cha- 
peau il  tendit  la  main  au  paysan. 

—  Ote  donc  ton  paletot  et  reste  un  moment,  dit 
Levine. 

, —  Je  n'ai  pas  le  temps,  je  suis  entré  pour  un  ins- 


ANNA  KARENINE.  33 

tant,  —  répondit  Oblonsky,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas 
de  déboutonner  son  paletot,  puis  de  l'ôter,  et  de 
rester  toute  une  heure  à  bavarder  avec  I,evine  sur 
sa  chasse  et  sur  d'autres  sujets. 

—  Dis-moi  ce  que  tu  as  fait  à  l'étranger  :  où  as-tu 
été  ?  demanda-t-il  lorsque  le  paysan  fut  parti. 

—  J'ai  été  en  Allemagne,  en  France,  en  Angle- 
terre, mais  seulement  dans  les  centres  manufac- 
turiers et  pas  dans  les  capitales.  J'ai  vu  beaucoup 
de  choses  intéressantes. 

—  Oui,  oui,  je  sais,  tes  idées  d'associations  ou- 
virères. 

—  Oh  non,  il  n'y  a  pas  de  question  ouvrière  pour 
nous  :  la  seule  question  importante  pour  la  Russie 
est  celle  des  rapports  du  travailleur  avec  la  terre  ; 
elle  existe  bien  là-bas  aussi,  mais  les  raccommodages 
y  sont  impossibles,  tandis  qu'ici...  » 

Oblonsky  écoutait  avec  attention. 

«  Oui,  oui,  il  est  possible  que  tu  aies  raison,  mais 

l'essentiel  est  de  revenir  en  meilleure  disposition  ;  tu 

chasses  l'ours,  tu  travailles,  tu  t'enthousiasmes,  tout 

va  bien.  Cherbatzky  m'avait  dit  t' avoir  rencontré 

sombre  et  mélancolique,  ne  parlant  que  de  mort. 

—  C'est  vrai,  je  ne  cesse  de  penser  à  la  mort, 
répondit  Levine,  tout  est  vanité,  il  faut  mourir  ! 
J'aime  le  travail,  mais  quand  je  pense  que  cet  uni- 
vers, dont  nous  nous  croyons  les  maîtres,  se  compose 
d'un  peu  de  moisissure  couvrant  la  surface  de  la  plus 
petite  des  planètes  !  Quand  je  pense  que  nos  idées, 
nos  œuvres,  ce  que  nous  croyons  faire  de  grand, 
sont  l'équivalent  de  quelques  grains  dépoussière  I... 


34  ANNA  KARÉNINE. 

—  Tout  cela  est  vieux  comme  le  monde,  frère  ! 

—  C'est  vieux,  mais  quand  cette  idée  devient 
claire  pour  nous,  combiet?  la  vie  paraît  misérable  ! 
Quand  on  sait  que  la  mort  viendra,  qu'il  ne  restera 
rien  de  nous,  les  choses  les  plus  importantes  sem- 
blent aussi  mesquines  que  le  fait  de  tourner  cette 
peau  d'ours  !  C'est  pour  ne  pas  penser  à  la  mort 
qu'on  chasse,  qu'on  travaille,  qu'on  cherche  à  se 
distraire.  » 

Stépane  Arcadiévitch  sourit  et  regarda  Levine  de 
son  regard  caressant  : 

«  Tu  vois  bien  que  tu  avais  tort  en  tombant  sur 
moi  parce  que  je  cherchais  des  jouissances  dans  la 
vie  !  Ne  sois  pas  si  sévère,  ô  moraliste  ! 

—  Ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  la  vie...  répondit 
Levine  s'embrouillant.  Au  fond  je  ne  sais  qu'une 
chose,  c'est  que  nous  mourrons  bientôt. 

—  Pourquoi  bientôt  ? 

—  Et  sais-tu  ?  la  vie  offre,  il  est  vrai,  moins  de 
charme  quand  on  pense  ainsi  à  la  mort,  mais  elle 
a  plus  de  calme. 

—  Il  faut  jouir  de  son  reste,  au  contraire...  Mais 
dit  Stépane  Arcadiévitch  en  se  levant  pour  la 
dixième  fois,  je  me  sauve. 

—  Reste  encore  tm  peu  !  dit  Levine  en  le  rete- 
nant ;  quand  nous  reverrons-nous  maintenant  ?  Je 
pars  demain. 

—  Et  moi  qui  oubliais  le  sujet  qui  m'amène  !  Je 
tiens  absolument  à  ce  que  tu  viennes  dîner  avec 
nous  aujourd'hui  ;  ton  frère  sera  des  nôtres,  ainsii 
que  mon  beau-frère  Karénine. 


ANNA  KARÉNINE.  35 

—  II  est  ici  ?  —  demanda  Levine,  mourant  d'en- 
vie d'avoir  des  nouvelles  de  Kitty  ;  il  savait  qu'elle 
avait  été  à  Pétersbourg  au  commencement  de  l'hiver 
chez  sa  sœur  mariée  à  un  diplomate.  —  Tant  pis, 
pensa-t-il  :  qu'elle  soit  revenue  ou  non,  j'accepterai. 

—  Viendras- tu  ? 

—  Certainement. 

—  A  cinq  heures,  en  redingote.  » 

Et  Stépane  Arcadiévitch  se  leva  et  descendit  chez 
son  nouveau  chef.  Son  instinct  ne  l'avait  pas  trompé  ; 
cet  homme  terrible  se  trouva  être  un  bon  garçon, 
avec  lequel  il  déjeuna  et  s'attarda  à  causer,  si  bien 
qu'il  était  près  de  quatre  heures  lorsqu'il  entra  chez 
Alexis  Alexandrovitch. 

CHAPITRE  VIII 

Alexis  Alexandrovitch,  en  rentrant  de  la  messe, 
passa  toute  la  matinée  chez  lui.  Il  avait  deux  affaires 
à  terminer  ce  jour-là  :  d'abord  à  recevoir  ime  dépu- 
tation  d'étrangers,  puis  une  lettre  à  écrire  à  son 
avocat,  comme  il  le  lui  avait  promis. 

Il  discuta  longuement  avec  les  membres  de  la 
députation,  les  entendit  exposer  leurs  réclamations 
et  leurs  besoins,  leur  traça  un  programme  dont  ils 
ne  devaient  à  aucun  prix  se  départir  dans  leurs  dé- 
marches auprès  du  gouvernement,  et  finalement  les 
adressa  à  la  comtesse  Lydie,  qui  devait  les  guider  à 
Pétersbourg  :  la  comtesse  avait  la  spécialité  des 
députations,  et  s'entendait  mieux  que  personne  à 


36  ANNA  KARÉNINE. 

les  piloter.  Quand  il  eut  congédié  son  monde,  Alexis 
Alexandrovitdi  écrivit  à  son  avocat,  lui  donna  ses 
pleins  pouvoirs,  et  lui  envoya  trois  billets  de 
Wronsky  et  un  d'Anna,  trouvés  dans  le  porte- 
feuille. 

Au  moment  de  cacheter  sa  lettre,  il  entendit  la 
voix  sonore  de  Stépane  Arcadiévitch  demandant 
au  domestique  si  son  beau-frère  recevait,  et  insis- 
tant pour  être  annoncé. 

«  Tant  pis,  pensa  Alexis  Alexandrovitch,  ou 
plutôt  tant  mieux,  je  lui  dirai  ce  qui  en  est,  et  il 
comprendra  que  je  ne  puis  dîner  chez  lui. 

—  Fais  entrer,  cria-t-il  en  rassemblant  ses  pa- 
piers et  les  serrant  dans  un  buvard. 

—  Tu  vois  bien  que  tu  mens,  —  dit  la  voix  de 
Stépane  Arcadiévitch  au  domestique,  et,  ôtant  son 
paletot  tout  en  marchant,  il  entra  chez  Alexis 
Alexandrovitch. 

—  Je  suis  enchanté  de  te  trouver,  commença-t-il 
gaiement,  j'espère... 

—  Il  m'est  impossible  d'y  aller  »,  répondit  sèche- 
ment Alexis  Alexandrovitch,  recevant  son  beau- 
frère  debout,  sans  l'engager  à  s'asseoir,  résolu  à 
adopter  avec  le  frère  de  sa  femme  les  relations  froides 
qui  lui  semblaient  seules  convenables  depuis  qu'il 
était  décidé  au  divorce.  C'était  oublier  l'irrésistible 
bonté  de  coeur  de  Stéphane  Arcadiévitch.  Il 
ouvrit  tout  grands  ses  beaux  yeux  brillants  et 
clairs. 

«  Pourquoi  ne  peux-tu  pas  venir  ?  Tu  ne  veux 
pas  le  dire  ?  demanda-t-il  en  français  avec  quelque 


ANNA  KARENINE.  37 

hésitation.  Mais  c'est  chose  promise,  nous  comptons 
sur  toi  ! 

—  C'est  impossible,  parce  que  nos  rapports  de 
famille  doivent  être  rompus. 

—  Comment  cela  ?  Pourquoi  ?  dit  Oblonsky  avec 
un  sourire. 

—  Parce  que  je  songe  à  divorcer  d'avec  ma 
femme,  votre  sœur.  Je  dois...  » 

La  phrase  n'était  pas  achevée  que  Stépane  Arca- 
diévitch,  contrairement  à  ce  qu'attendait  son  beau- 
frère,  s'affaissait  en  poussant  im  grand  soupir  dans 
un  fauteuil. 

«  Alexis  Alexandrovitch,  ce  n'est  pas  possible, 
s'écria-t-il  avec  douleur. 

—  C'est  cependant  vrai. 

—  Pardonne-moi,  je  n'y  puis  croire.  » 

Alexis  Alexandrovitch  s'assit  ;  il  sentait  que  ses 
paroles  n'avaient  pas  produit  le  résultat  voulu,  et 
qu'une  explication,  même  catégorique,  ne  change- 
rait rien  à  ses  rapports  avec  Oblonsky. 

«  C'est  tme  cruelle  nécessité,  mais  je  suis  forcé 
de  demander  le  divorce,  reprit-il. 

—  Que  veux- tu  que  je  te  dise  !  te  connaissant  pour 
un  homme  de  bien,  et  Anna  pour  une  femme  d'élite, 
—  excuse-moi  de  ne  pouvoir  changer  mon  opinion 
sur  elle,  —  je  ne  puis  croire  à  tout  cela  :  il  y  a  là  quel- 
que malentendu. 

—  Oh  !  si  ce  n'était  qu'un  malentendu  ! 

—  Permets,  je  comprends,  mais  je  t'en  supplie, 
ne  te  hâte  pas. 

—  Je  n'ai  rien  fait  avec  précipitation,  dit  froide- 


38  ANNA  KARÉNINE. 

ment  Alexis  Alexandrovitch  ;  mais  dans  une  question 
semblable  on  ne  peut  prendre  conseil  de  personne  : 
je  suis  décidé. 

—  C'est  affreux  !  soupira  Stépane  Arcadiévitch  ; 
je  t'en  conjure  :  si,  cormue  je  le  comprends,  l'affaire 
n'est  pas  encore  entamée,  ne  fais  rien  avant  d'avoir 
causé  avec  ma  femme.  Elle  aime  Anna  comme  une 
sœur,  elle  t'aime,  et  c'est  iine  femme  de  sens.  Par 
amitié  pour  moi,  cause  avec  elle.  » 

Alexis  Alexandrovitch  se  tut  et  réfléchit  ;  Stépane 
Arcadiévitch  respecta  son  silence  ;  il  le  regardait 
avec  sympathie. 

«  Pourquoi  ne  pas  venir  dîner  avec  nous,  au 
moins  aujourd'hui  ?  Ma  femme  t'attend.  Viens  lui 
parler  ;  c'est,  je  t'assure,  une  femme  supérieure. 
Parle-lui,  je  t'en  conjure. 

—  Si  vous  le  désirez  à  ce  point,  j'irai,  »  dit  en 
soupirant  Alexis  Alexandrovitch. 

Et  pour  changer  de  conversation  il  demanda  à 
Stépane  Arcadiévitch  ce  qu'il  pensait  de  son  nouveau 
chef,  tm  homme  encor  jetme,  dont  l'avancement 
rapide  avait  étonné.  Alexis  Alexandrovitch  ne  l'a- 
vait jamais  aimé,  et  il  ne  pouvait  se  défendre  d'un 
sentiment  d'envie,  naturel  chez  un  fonctionnaire 
sous  le  coup  d'un  insuccès. 

«  C'est  un  homme  qui  paraît  être  fort  au  courant 
des  affaires  et  très  actif. 

— Actif,  c'est  possible,  m.ais  à  quoi  emploie-t-il 
son  activité  ?  est-ce  à  faire  du  bien  ou  à  détruire  ce 
que  d'autres  ont  fait  avant  lui  ?  I^e  fléau  de  notre 
gouvernement,    c'est   cette   bureaucratie   paperas- 


ANNA  KARÉNINE.  39 

sière  dout  Anitchkine  est  un  digne  représentant. 

—  En  tout  cas,  il  est  très  bon  enfant,  répondit 
Stépane  Arcadiévitch.  Je  sors  de  chez  lui,  nous  avons 
déjeuné  ensemble,  et  je  lui  ai  appris  à  faire  une  bois- 
son, tu  sais,  avec  du  vin  et  des  oranges.  » 

Stépane  Arcadiévitch  consulta  sa  montre. 

«  Hé  !  bon  Dieu,  il  est  quatre  heures  passées  !  et 
j'ai  encore  ime  visite  à  faire  !  C'est  convenu,  tu  viens 
dîner,  n'est-ce  pas  ?  tu  nous  ferais,  à  ma  femme  et 
à  moi,  un  vrai  chagrin  en  refusant.  » 

Alexis  Alexandrovitch  reconduisit  son  beau- 
frère  tout  autrement  qu'il  ne  l'avait  accueilli. 

«  Puisque  j'ai  promis,  j'irai ,  répondit- il  mélanco- 
liquement. 

—  Merci,  et  j'espère  que  tu  ne  le  regretteras  pas.  » 
Et,  tout  en  remettant  son  paletot,  Oblonsky  se- 
coua le  domestique  par  la  tête  et  sortit. 

CHAPITRE  IX 

Cinq  heures  avaient  sonné  lorsque  le  maître  de 
la  maison  rentra  et  rencontra  à  sa  porte  Kosnichef 
et  Pestzoff.  Le  vieux  prince  Cherbatzby,  Karénine, 
Tourovtzine,  Kitty  et  le  jeune  Cherbatzky  étaient 
déjà  réunis  au  salon.  La  conversation  y  languissait. 
Dolly,  préoccupée  du  retard  de  son  mari,  ne  par- 
venait pas  à  animer  son  monde,  que  la  présence  de 
Karénine,  en  habit  noir  et  cravate  blanche  selon 
l'usage  pétersbourgeois,   glaçait  involontairement. 

Stépane  Arcadiévitch  s'excusa  gaiement  et,  avec 


40  ANNA  KARÉNINE. 

sa  bonne  grâce  habituelle,  changea  en  un  clin  d'œil 
l'aspect  lugubre  du  salon  ;  il  présenta  ses  invités 
l'im  à  l'autre,  leur  fournit  un  sujet  de  conversation, 
la  russification  de  la  Pologne,  installa  le  vieux  prince 
auprès  de  Dolly,  complimenta  Kitty  sur  sabeauté,et 
alla  jeter  un  coup  d'œil  sur  la  table  et  sur  les  vins. 

Levine  le  rencontra  à  la  porte  de  la  salle  à  manger. 

«  SuiS'je  en  retard  ? 

—  Peux- tu  ne  pas  l'être  !  répondit  Oblonsky  en 
le  prenant  par  le  bras. 

—  Tu  as  beaucoup  de  monde  ?  Qui  ?  demanda 
L/Cvine,  rougissant  involontairement  et  secouant 
avec  son  gant  la  neige  qui  couvrait  son  chapeau. 

—  Rien  que  la  famille.  Kitty  est  ici.  Viens,  que 
je  te  présente  à  Karénine.  » 

Lorsqu'il  sut,  à  n'en  pas  douter,  qu'il  allait  se 
trouver  en  présence  de  celle  qu'il  n'avait  pas  revue 
depuis  la  soirée  fatale,  sauf  pendant  sa  courte  appa- 
rition en  voiture,  Levine  eut  peur. 

«  Comment  sera-t-elle  ?  Comme  autrefois  ?  Si 
Dolly  avait  dit  vrai  ?  Et  pourquoi  n'aurait-elle  pas 
dit  vrai  ?  »  pensa- 1- il. 

«  Présente-moi  à  Karénine,  je  t'en  prie  »,  parvint 
il  enfin  à  balbutier,  entrant  au  salon  avec  le  courage 
du  désespoir. 

EUe  était  là,  et  tout  autre  que  par  le  passé  ! 

Au  moment  où  Levine  entra,  elle  le  vit,  et  sa  joie 
fut  telle  que,  tandis  qu'il  saluait  Dolly,  la  pauvre 
enfant  crut  fondre  en  larmes.  Levine  et  Dolly  s'en 
aperçurent.  Rougissant, pâlissant  pour  rougir  encore., 
elle  était  si  troublée  que  ses  lèvres  tremblaient. 


ANNA  KARENIKE.  41 

Levine  s'approcha  pour  la  saluer  ;  elle  lui  tendit  une 
main  glacée  avec  un  sourire  qui  aurait  passé  pour 
calme,  si  ses  yeux  humides  n'eussent  été  si  brillants. 
«  Il  y  a  bien  longtemps  que  nous  ne  nous  sommes 
vus,  s'efforça-t-elle  de  dire. 

—  Vous  ne  m'avez  pas  vu,  mais  moi  je  vous  ai 
aperçue  en  voiture,  sur  la  route  de  Yergoushovo, 
venant  du  chemin  de  fer,  répondit  Levine  rayonnant 
de  bonheur. 

—  Quand  donc  ?  demanda- 1- elle  étonnée. 

—  Vous  alliez  chez  votre  sœur,  dit  L,evine,  sentant 
la  joie  l'étouffer.  «  Comment,  pensa-t-il,  ai-je  pu 
croire  à  un  sentiment  qui  ne  fût  pas  innocent  dans 
cette  touchante  créature  ?  Daria  Alexandrovna  a 
eu  raison.  » 

Stépane  Arcadiévitch  vint  lui  prendre  le  bras  pour 
l'amener  vers  Karénine. 

«  Permettez-moi  de  vous  faire  faire  connaissance, 
dit-il  en  les  présentant  l'im  à  l'aiitre. 

—  Enchanté  de  vous  retrouver  ici,  dit  froide- 
ment Alexis  Alexandrovitch  en  sevrant  la  main  de 
Levine. 

—  Hé  quoi,  vous  vous  connaissez  ?  demanda 
Oblonsky  avec  étonnement. 

—  Nous  avons  fait  route  ensemble  pendant 
trois  heures,  dit  en  souriant  Levine,  et  nous  nous 
sommes  Quittés  aussi  intrigués  qu'au  bal  masqué, 
moi  du  moins. 

—  Vraiment  ?...  Messieurs,  veuillez  passer  dans 
la  salle  à  manger  »,  dit  Stépane  Arcadiévitch  en  se 
dirigeant  vers  la  porte. 


42  ANNA  KARENINE. 

Les  hommes  le  sm virent  et  s'approchèrent  d'une 
table  où  était  servie  la  zakouska,  composée  de  six 
espèces  d'eaux-de-vie,  d'autant  de  variétés  de  fro- 
mages, ainsi  que  de  caviar,  de  hareng,  de  conserves, 
et  d'assiettées  de  pain  français,  coupé  en  tranches 
minces. 

Les  hommes  mangèrent  debout  autour  de  la  table 
et,  en  attendant  le  dîner,  la  russification  de  la  Polo- 
gne commençait  à  languir.  Au  moment  de  quitter 
le  salon,  Alexis  Alexandrovitch  démontrait  que  les 
principes  élevés  introduits  par  l'administration 
russe  pouvaient  seuls  obtenir  ce  résultat.  PestzofE 
soutenait  qu'une  nation  ne  peut  s'en  assimiler  une 
autre  qu'à  condition  de  l'emporter  en  densité  de 
population.  Kosnichef,  avec  certaines  restrictions, 
partageait  les  deux  avis,  et  pour  clore  cette  conver- 
sation trop  sérieuse  par  une  plaisanterie,  il  ajouta 
en  souriant  : 

«  Le  plus  logique,  pour  nous  assimiler  les  étran- 
gers, me  semblerait  donc  être  d'avoir  autant  d'en- 
fants que  possible.  C'est  là  où  mon  frère  et  moi  som- 
mes en  défaut,  tandis  que  vous,  messieurs,  et  sur- 
tout Stépane  Arcadiévitch,  agissez  en  bons  patriotes. 
Combien  en  avez-vous  ?  »  demanda-t-il  à  celui-ci 
en  lui  tendant  un  petit  verre  à  liqueur. 

Chacun  rit,  Oblonsky  plus  que  personne. 

«  Fais-tu  encore  de  la  gymnastique  ?  dit  Oblonsky 
en  prenant  Levine  par  le  bras,  et,  sentant  les  mus- 
cles vigoureux  de  son  ami  se  tendre  sous  le  drap 
de  la  redingote  :  Quel  biceps  !  tu  es  un  vrai  Samson. 

—  Pour  chasser  l'ours,  il  faut,  je  suppose,  être 


ANNA  KARENINE.  43 

doué  d'une  force  remarquable  ?  »  demanda  Alexis 
Alexandre vitch,  dont  les  notions  sur  cette  chasse 
étaient  de  l'ordre  le  plus  vague. 

Levine  sourit. 

«  Nullement  :  un  enfant  peut  tuer  un  ours  ;  — 
et  il  recula  avec  un  léger  salut  poujr  faire  place  aux 
dames  qm  s'approchaient  de  la  table. 

—  On  m'a  dit  que  vous  veniez  de  tuer  un  ours  ? 
dit  Kitty,  cherchant  à  piquer  de  sa  fourchette  un 
champignon  récalcitrant,  et  découvrant  un  peu  son 
joli  bras  en  rejetant  la  dentelle  de  sa  manche.  Y  a- 
t-il  vraiment  des  ours  chez  vous  ?  »  ajouta-t-elle 
en  tournant  à  demi  vers  lui  sa  jolie  tête  souriante. 

Combien  ces  paroles,  peu  remarquables  par  elles- 
mêmes,  ce  son  de  voix,  ces  mouvements  de  mains, 
de  bras  et  de  tête,  avaient  de  charme  pour  lui  !  Il 
y  voyait  ujie  prière,  im  acte  de  confiance,  tme  ca- 
resse douce  et  timide,  une  promesse,  tme  espérance, 
même  tme  preuve  d'amour  qui  l'étotiffait  de  bon- 
heur. 

«  Oh  !  non,  nous  avons  été  chasser  dans  le  gou- 
vernement de  Tver,  et  c'est  en  revenant  de  là  que 
j'ai  rencontré  en  wagon  votre  beau-frère,  le  beau- 
frère  de  Stiva,  dit-il  en  souriant.  La  rencontre  a  été 
comique.  » 

Et  il  raconta  gaiement  et  plaisamment  comment, 
après  avoir  veillé  la  moitié  de  la  nuit,  il  était  entré 
de  force,  en  touloupe,  dans  le  wagon  de  Karénine. 

«  Le  conducteur  voulait  m'éconduire  à  cause  de 
ma  tenue  ;  j'ai  dû  me  fâcher,  et  vous,  monsieur,  dit- 
il  en  se  tournant  vers  Karénine,  après  m' avoir  un 


44  ANNA  KARÉNINE. 

moment  jugé  sur  mon  costume,  avez  pris  ma  défense, 
ce  dont  je  vous  ai  été  bien  reconnaissant. 

—  Les  droits  des  voyageurs  au  choix  de  leurs 
places  sont  trop  peu  déterminés  en  général,  dit 
Alexandrovitch  en  s'essuyant  le  bout  des  doigts 
avec  son  mouchoir,  après  avoir  mangé  une  fine 
tranche  de  pain  et  de  fromage. 

—  Oh  !  j'ai  bien  remarqué  votre  hésitation,  ré- 
pondit en  souriant  Levine  :  c'est  pourquoi  je  me  suis 
hâté  d'entamer  un  sujet  de  conversation  sérieux 
pour  faire  oublier  ma  peau  de  mouton.  » 

Kosnichef,  qui  causait  avec  la  maîtresse  de  la 
maison  tout  en  prêtant  l'oreille  à  la  conversation, 
tourna  la  tête  vers  son  frère.  «  D'où  lui  viennent  ces 
airs  conquérants  ?  »  pensa-t-il. 

Et  en  effet  il  semblait  que  Levine  se  sentît  pousser 
des  ailes  !  Car  elle  l'écoutait,  elle  prenait  plaisir  à 
l'entendre  parler  ;  tout  autre  intérêt  disparaissait 
devant  celui-là.  Il  était  seul  avec  elle,  non  seule- 
ment dans  cette  chambre,  mais  dans  l'tmivers  entier, 
et  planait  à  des  hauteurs  vertigineuses,  tandis  qu'en 
bas,  au-dessous  d'eux,  s'agitaient  ces  excellentes 
gens,  Oblonsky,  Karénine,  et  le  reste  de  l'htmianité. 

Stépane  Arcadiévitch,  en  plaçant  son  monde  à 
table,  sembla  complètement  oublier  Levine  et  Kitty, 
puis,  se  rappelant  soudain  leur  existence,  il  les  mit 
l'un  auprès  de  l'autre. 

Le  dîner,  servi  avec  élégance,  car  Stépane  Arca- 
diévitch y  tenait  beaucoup,  réussit  complètement. 
Le  potage  Marie-Louise,  accompagné  de  petits 
pâtés  qui  fondaient  dans  la  bouche,  fut  parfait,  et 


ANNA  KARÉNINE.  45. 

Matveï,  avec  deixx  domestiques  en  cravate  blanche, 
fit  le  service  adroitement  et  sans  bruit. 

Le  succès  ne  fut  pas  moindre  au  point  de  vue  de  la 
conversation  :  tantôt  générale,  tantôt  particulière, 
elle  ne  tarit  pas,  et  lorsque,  le  dîner  fini,  on  quitta  la 
table,  Alexis  Alexandrovitch.  lui-même  était  dégelé. 


CHAPITRE  X 

Pestzofp,  qui  aimait  à  discuter  une  question  à 
fond,  n'avait  pas  été  content  de  l'interruption  de 
Kosnichef  ;  il  trouvait  qu'on  ne  lui  avait  pas  sufii- 
samment  laissé  expliquer  sa  pensée. 

«  En  parlant  de  la  densité  de  la  population,  je 
n'entendais  pas  en  faire  le  principe  d'ime  assimila- 
tion, mais  seulement  un  moyen,  dit-il  dès  le  potage 
en  s' adressant  spécialement  à  Alexis  Alexandro- 
vitch. 

—  Il  me  semble  que  cela  revient  au  même,  répon- 
dit Karénine  avec  lenteur.  A  mon  sens,  un  peuple 
ne  peut  avoir  d'influence  sur  im  autre  peuple  qu'à 
la  condition  de  lui  être  supérieur  en  civilisation... 

—  Voilà  précisément  la  question,  interrompit 
PestzofF  avec  une  ardeur  si  grande  qu'il  semblait 
mettre  toute  son  âme  à  défendre  ses  opinions.  Coni 
ment  doit-on  entendre  cette  civilisation  supérieure? 
Qui  donc,  parmi  les  diverses  nations  de  l'Europe, 
prime  les  autres  ?  Est-ce  le  Français,  l'Anglais  ou 
l'Allemand  qui  nationalisera  ses  voisins  ?  Nous 
avons  vu  franciser  les  provinces  rhénanes  :  est-ce 


46  ANNA  KARÉNINE. 

une  preuve  d'infériorité  du  côté  des  Allemands  ? 
Non,  il  y  a  là  une  autre  loi,  cria-t-il  de  sa  voix  de 
basse.  ,. 

—  Je  crois  que  la  balance  penchera  toujours  du 
côté  de  la  véritable  civilisation. 

—  Mais  quels  sont  les  indices  de  cette  véritable 
civilisation  ? 

—  Je  crois  que  tout  le  monde  les  connaît. 

—  Les  coimaît-on  réellement  ?  demanda  Serge 
Ivanitch  en  souriant  finement.  On  croit  volontiers, 
pour  le  moment,  qu'en  dehors  de  l'instruction  clas- 
sique la  civilisation' n'existe  pas;  nous  assistons  sur 
ce  point  à  de  furieux  débats,  et  chaque  parti  avance 
des  preuves  qui  ne  manquent  pas  de  valeur. 

—  Vous  êtes  pour  les  classiques,  Serge  Ivanitch? 
dit  Oblonsky...  Vous  offrirai- je  du  bordeaux  ? 

—  Je  ne  parle  pas  de  mes  opinions  personnelles, 
répondit  Kosnicheff  avec  la  condescendance  qu'il 
aurait  éprouvée  pour  un  enfant,  en  avançant  son 
verre.  Je  prétends  seulement  que,  de  part  et  d'autre, 
les  raisons  qu'on  allègue  sont  bonnes,  continua- t-il 
en  s' adressant  à  Karénine.  Par  mon  éducation  je 
suis  classique  ;  ce  qui  ne  m'empêche  pas  de  trouver 
que  les  études  classiques  n'offrent  pas  de  preuves 
irrécusables  de  leur  supériorité  sur  les  autres. 

—  lycs  sciences  naturelles  prêtent  tout  autant  è 
un  développement  pédagogique  de  l'esprit  humain, 
reprit  Pestzoff.  Voyez  l'astronomie,  la  botanique, 
la  zoologie  avec  l'unité  de  ses  lois  ! 

—  C'est  une  opinion  que  je  ne  saurais  partager» 
répondit  Alexis  Alexandre vitch.  Peut-on  nier  l'heu* 


ANNA  KARENINE.  47 

reuse  influence  sur  le  développement  de  l'intelli- 
gence de  l'étude  des  formes  du  langage  ?Iya  littéra- 
ture ancienne  est  éminemment  morale,  tandis  que, 
pour  notre  malheur,  on  joint  à  l'étude  des  sciences 
naturelles  des  doctrines  fimestes  et  fausses  qui  sont 
le  fléau  de  notre  époque.  » 

Serge  Ivanitch  allait  répondre,  mais  Pestzofï  l'in- 
terrompit de  sa  grosse  voix  pour  démontrer  chaleu- 
leureusement  l'injustice  de  ce  jugement  ;  lorsque 
Kosnichef  put  enfin  parler,  il  dit  en  souriant  à  Alexis 
Alexandrovitch  : 

«  Avouez  que  le  pour  et  le  contre  des  deux  sys- 
tèmes seraient  difficiles  à  établir  si  l'influence  mo- 
rale, disons  le  mot,  antinihiliste,  de  l'éducation  clas- 
sique ne  militait  pas  en  sa  faveur  ? 

—  Sans  le  moindre  doute. 

—  Nous  laisserions  le  champ  plus  libre  aux  deux 
systèmes  si  nous  ne  considérions  pas  l'éducation 
classique  comme  une  pilule,  que  nous  offrons  hardi- 
ment à  nos  patients  contre  le  nihilisme.  Mais  som- 
mes-nous bien  sûrs  des  vertiis  curatives  de  ces  pi- 
lules ?  » 

IvC  mot  fit  rire  tout  le  monde,  principalement  le 
gros  Tourovtzine,  qui  avait  vainement  cherché  à 
s'égayer  jusque-là. 

Stépane  Arcadiévitch  avait  eu  raison  de  compter 
sur  PestzoS  pour  entretenir  la  conversation,  car  à 
peine  Kosnichef  eut-il  clos  la  conversation  en  plai- 
santant qu'il  reprit  : 

«  On  ne  saurait  même  accuser  le  gouvernement 
de  se  proposer  ime  cure,  car  il  reste  visiblement 


48  ANNA  KARENINE. 

indifférent  aux  conséquences  des  mesures  qu'il 
prend  ;  c'est  l'opinion  publique  qui  le  dirige.  Je 
citerai  comme  exemple  la  question  de  l'éducation 
supérieure  des  femmes.  Elle  devrait  être  considérée 
comme  funeste  :  ce  qui  n'empêche  pas  le  gouverne- 
ment d'ouvrir  les  cours  publics  et  les  universités  aux 
femmes.  » 

Et  la  conversation  s'engagea  aussitôt  sur  l'édu- 
cation des  femmes. 

Alexis  Alexandro  vitch  fit  remarquer  que  l'instruc- 
tion des  femmes  était  trop  confondue  avec  leur 
émancipation,  et  ne  pouvait  être  jugée  funeste 
qu'à  ce  point  de  vue. 

«  Je  crois,  au  contraire,  que  ces  deux  questions 
sont  intimement  liées  l'une  à  l'autre,  dit  Pestzoff. 
La  femme  est  privée  de  droite  parce  qu'elle  est 
privée  d'instruction,  et  le  manque  d'instruction 
tient  à  l'absence  de  droits.  N'oublions  pas  que 
l'esclavage  de  la  femme  est  si  ancien,  si  enraciné 
dans  nos  mœurs,  que  bien  souvent  nous  sommes 
incapables  de  comprendre  l'abîme  légal  qui  la  sépare 
de  nous. 

—  Vous  parlez  de  droits,  dit  Serge  Ivanitch 
quand  il  parvint  à  placer  un  mot  :  est-ce  le  droit  de 
remplir  les  fonctions  de  juré,  de  conseiller  mtmicipal, 
de  président  de  tribunal,  de  fonctionnaire  public,  de 
membre  du  parlement  ? 

—  Sans   doute. 

—  Mais  si  les  femmes  peuvent  exceptionnelle- 
ment remplir  ces  fonctions,  il  serait  plus  juste  de 
donner  à  ces  droits  le  nom  de  devoirs  ?  Un  avocat. 


ANNA  KARÉNINE.  49 

un  employé  de  télégraphe,  remplit  un  devoir.  Disons 
donc,  pour  parler  logiquement,  que  les  femmes 
cherchent  des  devoirs,  et  dans  ce  cas  nous  devons 
S3mipathiser  à  leur  désir  de  prendre  part  aux  tra- 
vaux des  hommes. 

—  C'est  juste,  appuya  Alexis  Alexandrovitch  : 
le  tout  est  de  savoir  si  elles  sont  capables  de  rem- 
plir ces  devoirs. 

—  Elles  le  seront  certainement  aussitôt  qu'elles 
seront  plus  généralement  instruites,  dit  Stépane 
Arcadiévitch  ;  nous  le  voyons. 

—  Et  le  proverbe  ?  demanda  le  vieux  prince, 
dont  les  petits  yeux  moqueurs  brillaient  en  écoutant 
cette  conversation.  Je  puis  me  le  permettre  devant 
mes  filles  :  «  La  femme  a  les  cheveux  longs...  » 

—  C'est  ainsi  qu'on  jugeait  les  nègres  avant  leur 
émancipation  !  s'écria  Pestzofï  mécontent. 

—  J'avoue  que  ce  qui  m'étonne,  dit  Serge  Iva- 
nitch,  c'est  de  voir  les  femmes  chercher  de  nouveaux 
devoirs,  quand  nous  voyons  malheureusement  les 
hommes  éluder  autant  que  possible  les  leurs  ! 

—  Les  devoirs  sont  accompagnés  de  droits  ;  les 
honneurs,  l'influence,  l'argent,  voilà  ce  que  cher- 
chent les  femmes,  dit  Pestzoff. 

—  Absolument  comme  si  je  briguais  le  droit  d'être 
nourrice  et  trouvais  mauvais  qu'on  me  refusât, 
tandis  que  les  femmes  sont  payées  poujr  cela,  »  dit 
le  vieux  prince. 

Tourovtzine  éclata  de  rire,  et  Serge  Ivanitch 
regretta  de  n'être  pas  l'auteur  de  cette  plaisanterie  ; 
Alexis  Alexandrovitch  lui-même  se  dérida. 


50  ANNA  KARENINE. 

«  Oui,  mais  un  homme  ne  peut  allaiter,  tandis 
qu'une  femme...  dit  PestzofF. 

—  Pardon  ;  tm  Anglais,  à  bord  d'un  navire,  est 
arrivé  à  allaiter  lui-même  son  enfant,  dit  le  vieux 
prince,  qui  se  permettait  quelques  libertés  de  lan- 
gage devant  ses  filles. 

—  Autant  d'Anglais  nourrices,  autant  de  femmes 
fonctionnaires,  dit  Serge  Ivanitch. 

—  Mais  les  filles  sans  famille  ?  demanda  Stépane 
Arcadiévitch  qui,  en  soutenant  Pestzoff,  avait  pensé 
tout  le  temps  à  la  Tchibisof,  sa  petite  danseuse. 

—  Si  vous  scrutez  la  vie  de  ces  jeunes  filles,  s'in- 
terposa ici  Daria  Alexandrovna  avec  une  certaine 
aigreur,  vous  trouverez  certainement  qu'elles  ont 
abandonné  une  famille  dans  laquelle  des  devoirs 
de  femmes  étaient  à  leur  portée.  » 

Dolly  comprenait  instinctivement  à  quel  genre  de 
femmes  Stépane  Arcadiévitch  faisait  allusion. 

«  Mais  nous  défendons  un  principe,  un  idéal, 
riposta  Pestzoff  de  sa  voix  tonnante.  L,a  femme 
réclame  le  droit  d'être  indépendante  et  instruite  ; 
elle  souffre  de  son  impuissance  à  obtenir  l'indépen- 
dance et  l'instruction. 

—  Et  moi  je  souffre  de  n'être  pas  admis  comme 
nourrice  à  la  maison  des  enfants  trouvés  »,  répéta 
le  vieux  prince,  à  la  grande  joie  de  Tourovtzine,  qui 
en  laissa  choir  une  asperge  dans  sa  sauce  par  le  gros 
bout. 


ANNA  KARÉNINE.  51 


CHAPITRE  XI 

Seuls  Kitty  et  I^evine  n'avaient  pris  aucune  part 
à  la  conversation. 

Au  commencement  du  dîner,  quand  on  parla  de 
l'influence  d'im  peuple  sur  im  autre,  Levine  fut 
ramené  aux  idées  qu'il  s'était  faites  à  ce  sujet  ;  mais 
elles  s'effacèrent  bien  vite,  comme  n'offrant  plus 
aucun  intérêt  ;  il  trouva  étrange  qu'on  pût  s'em- 
barrasser de  questions  aussi  oiseuses. 

Kitty,  de  son  côté,  aurait  dû  s'intéresser  à  la  dis- 
cussion sur  les  droits  des  femmes,  car,  non  seule- 
ment elle  s'en  était  souvent  occupée  à  cause  de  son 
amie  Varinka,  dont  la  dépendance  était  si  rude,  mais 
pour  son  propre  compte,  dans  le  cas  où  elle  ne  se 
marierait  pas.  Souvent  sa  sœur  et  elle  s'étaient  dis- 
putées à  ce  sujet.  Combien  peu  cela  l'intéressait 
maintenant  !  Entre  Ivevine  et  elle  s'établissait  une 
affinité  mystérieuse  qui  les  rapprochait  de  plus  en 
plus,  et  leur  causait  un  sentiment  de  -joyeuse 
terreur,  au  seuil  de  la  nouvelle  vie  qu'ils  entre- 
voyaient. 

Questionné  par  Kitty  sur  la  façon  dont  il  l'avait 
aperçue  en  été,  Ivevine  lui  raconta  qu'il  revenait  des 
prairies,  par  la  grand' route,  après  le  fauchage. 

«  C'était  de  très  grand  matin.  Vous  veniez  sans 
doute  de  vous  réveiller,  votre  maman  dormait  encore 
dans  son  coin.  I^a  matinée  était  superbe.  Je  marchais 
en  me  demandant  :  «  Une  voiture  à  quatre  chevaux  ? 


52  ANNA  KARÉNINE. 

Qui  cela  peut-il  être  ?  »  C'étaient  quatre  bons  che- 
vaux avec  des  grelots.  Et  tout  à  coup,  comme 
un  éclair,  vous  passez  devant  moi.  Je  vous  vois  à  la 
portière  :  vous  étiez  assise,  comme  cela,  tenant  à 
deux  mains  les  rubans  de  votre  coiffure  de  voyage, 
et  vous  sembliez  plongée  dans  de  profondes  ré- 
flexions. Combien  j'aurais  voulu  savoir,  ajouta-t-il 
en  souriant,  à  quoi  vous  pensiez  !  Était-ce  quelque 
chose  de  bien  important  ?  » 

«  Pourvu  que  je  n'aie  pas  été  décoiffée  !  »  pensa 
Kitty.  Mais,  en  voyant  le  sourire  enthousiaste  qui 
faisait  rayonner  Levine,  elle  se  rassura  sur  l'impres- 
sion qu'elle  avait  produite,  et  répondit  en  rougis- 
sant et  riant  gaiement  : 

«  Je  n'en  sais  vraiment  plus  rien. 

—  Comme  Tourovtzine  rit  de  bon  cœur  !  dit 
I^evine  admirant  la  gaieté  de  ce  gros  garçon,  dont  les 
yeux  étaient  humides  et  le  corps  soulevé  par  le  rire. 

—  IvC  connaissez- vous  depuis  longtemps  ?  de- 
manda Kitty. 

—  Qui  ne  le  connaît  ! 

—  Et  vous  n'en  pensez  rien  de  bon  ? 

—  C'est  trop  dire  ;  mais  il  n'a  pas  grande  valeur. 

—  Voilà  une  opinion  injuste  que  je  vovis  prie  de 
rétracter,  dit  Kitty.  Moi  aussi  je  l'ai  autrefois  mal 
jugé  ;  mais  c'est  tm  être  excellent,  un  cœur  d'or. 

—  Comment  avez- vous  fait  pour  apprécier  son 
cœur  ? 

—  Nous  sommes  de  très  bons  amis.  Vhiver  der- 
nier, peu  de  temps  après ,  après  que  vous  avez 

cessé  de  venir  nous  voir,  dit-elle  d'un  air  un  peu 


ANNA  KARÉNINE.  53 

coupable,  mais  avec  un  sotirire  confiant,  les  enfants 
de  Dolly  ont  eu  la  scarlatine,  et  un  jour,  par  hasard, 
Tourovtzine  est  venu  faire  visite  à  ma  sœur.  Le 
croiriez-vous,  dit-elle  en  baissant  la  voix,  il  en  a  eu 
pitié  au  point  de  rester  à  garder  et  à  soigner  les 
petits  malades  !  Pendant  trois  semaines  il  a  fait 
l'office  de  bonne  d'enfants.  —  Je  raconte  à  Cons- 
tantin Dmitritch  la  conduite  de  Tourovtzine  pen- 
dant la  scarlatine,  dit-elle  en  se  penchant  vers  sa 
sœur. 

—  Oui,  il  a  été  étonnant  !  —  répondit  Dolly  en 
regardant  Tourovtzine  avec  un  bon  sourire  ;  Levine 
le  regarda  aussi  et  s'étonna  de  ne  pas  l'avoir  com- 
pris jusque-là. 

—  Pardon,  pardon,  jamais  je  ne  jugerai  légère- 
ment personne  !  »  s'écria-t-il  gaiement,  exprimant 
cette  fois  bien  sincèrement  ce  qu'il  éprouvait. 


CHAPITRE  XII 

lyA  discussion  sur  l'émancipation  des  femmes 
offrait  des  côtés  épineux  à  traiter  devant  des 
dames  ;  aussi  l'avait-on  laissée  tomber.  Mais,  à  peine 
le  repas  terminé,  PestzofE  s'adressa  à  Alexis  Alexan- 
drovitch,  et  entreprit  de  lui  expliquer  cette  question 
au  point  de  vue  de  l'inégalité  des  droits  entre  époux 
dans  le  mariage  ;  la  raison  principale  de  cette  iné- 
galité tenant,  selon  lui,  à  la  différence  établie  par 
la  loi  et  par  l'opinion  publique  entre  l'infidélité 
de  la  femme  et  celle  du  mari. 


54  ANNA  KARENINE. 

Stépane  Arcadiévitch  offrit  précipitamment  un 
cigare  à  Karénine. 

«  Non,  je  ne  fume  pas,  —  répondit  celui-ci  tran- 
quillement, et,  comme  pour  prouver  qu'il  ne  re- 
doutait pas  cet  entretien,  il  se  retourna  vers  Pest- 
zoff  avec  son  sourire  glacial. 

—  Cette  inégalité  tient,  il  me  semble,  au  fond 
même  de  la  question,  —  dit-il,  et  il  se  dirigea  vers 
le  salon  ;  mais  ici  Tourovtzine  l'interpella  encore. 

—  Avez- vous  entendu  l'histoire  de  Priatchnikof  ? 
demanda-t-il,  animé  par  le  Champagne,  et  profitant 
du  moment  impatiemment  attendu  de  rompre  un 
silence  qui  lui  pesait.  Wasia  Priatchnikof  ?  —  et  il 
se  tourna  vers  Alexis  Alexandrovitch  comme  vers 
le  principal  convive,  avec  un  bon  sourire  sur  ses 
grosses  lèvres  rouges  et  humides.  —  On  m'a  raconté 
ce  matin  qu'il  s'était  battu  à  Tver  avec  Kwitzky, 
et  qu'il  l'a  tué.  » 

La  conversation  s'engageait  fatalement  ce  jour-là 
de  façon  à  froisser  Alexis  Alexandrovitch  ;  Stépane 
Arcadiévitch  s'en  apercevait,  et  voulait  emmener 
son  beau-frère. 

«  Pourquoi  s'est-il  battu  ?  demanda  Karénine 
sans  paraître  s'apercevoir  des  efforts  d'Oblonsky 
pour  distraire  son  attention. 

—  A  cause  de  sa  femme  ;  il  s'est  bravement  con- 
conduit,  car  il  a  provoqué  son  rival,  et  l'a  tué. 

—  Ah  !  »  fit  Alexis  Alexandrovitch  levant  les 
sourcils  d'un  air  indifférent,  et  il  quitta  la  chambre. 

Dolly  l'attendait  dans  un  petit  salon  de  passage, 
et  lui  dit  avec  un  sourire  craintif  : 


ANNA  KARÉNINE.  55 

«  Combien  je  suis  heureuse  que  vous  soyez  venu  ! 
J'ai   besoin  de   vous   parler.   Asseyons-nous  ici.  » 

Alexis  Alexandrovitch,  conservant  l'air  d'indif- 
férence que  lui  donnaient  ses  sourcils  soulevés, 
s'assit  auprès  d'elle. 

«  D'autant  plus  volontiers,  dit-il,  que  je  voulais 
de  mon  côté  m' excuser  de  devoir  vous  quitter  ; 
je  pars  demain  matin.  » 

Daria  Alexandrovna,  fermement  convaincue  de 
l'innocence  d'Anna,  se  sentait  pâlir  et  trembler 
de  colère  devant  cet  homme  insensible  et  glacial, 
qui  se  disposait  froidement  à  perdre  son  amie. 

«  Alexis  Alexandrovitch,  dit-elle,  rassemblant 
toute  sa  fermeté  pour  le  regarder  bien  en  face  avec 
un  courage  désespéré  ;  je  vous  ai  demandé  des 
nouvelles  d'Anna  et  vous  n'avez  pas  répondu  ; 
que  devient-elle  ? 

—  Je  peuoe  qu'elle  se  porte  bien,  Daria  Alexan 
drovna,  répondit  Karénine  sans  la  regarder. 

—  Pardonnez-moi  si  j'insiste  sans  en  avoir  le 
droit,  mais  j'aime  Anna  comme  une  sœur  ;  dites- 
moi,  je  vous  en  conjure,  ce  qui  se  passe  entre  vous 
et  elle,  et  ce  dont  vous  l'accusez  !  » 

Karénine  fronça  les  sourcils  et  baissa  la  tête  en 
fermant  presque  les  yeux  : 

a  Votre  mari  vous  axira  communiqué,  je  pense, 
ks  raisons  qui  m'obligent  à  rompre  avec  Anna 
Arcadievna,  dit-il  en  jetant  un  coup  d'oeil  mécon- 
tent sur  Cherbatzky,  qui  traversait  la  cham- 
bre. 

—  Je   ne   crois   pas,   et   ne   croirai  jamais   tout 


56  ANNA  KARENINE. 

cela  !...  »  murmura  DoUy  eu  serrant  ses  maiiis 
amaigries  avec  un  geste  énergique.  Elle  se  leva 
vivement  et  touchant  de  la  main  la  manche  d'Alexis 
Alexandre vitch  :  «  On  nous  troublera  ici,  venez 
par  là,  je  vous  en  prie.  » 

L'émotion  de  Dolly  se  communiquait  à  Karé- 
nine ;  il  obéit,  se  leva,  et  la  suivit  dans  la  chambre 
d'étude  des  enfants,  où  ils  s'assirent  devant  une 
table  couverte  d'une  toile  cirée,  entaillée  de  coups 
de  canif. 

«  Je  ne  crois  à  rien  de  tout  cela  !  répéta  Dolly, 
cherchant  à  saisir  ce  regard  qui  fuyait  le  sien. 

—  Peut-on  nier  des  faits,  Daria  Alexandrovna  ? 
dit-il  en  appuyant  sur  le  dernier  mot. 

—  Mais  quelle  faute  a-t-elle  commise  ?  de  quoi 
l'accusez-vous  ? 

—  EUe  a  manqué  à  ses  devoirs  et  trahi  son  mari. 
Voilà  ce  qu'elle  a  fait. 

—  Non,  non,  c'est  impossible  !  non,  Dieu  merci, 
vous  vous  trompez  !  »  s'écria  Dolly  pressant  ses 
tempes  de  ses  deux  mains  en  fermant  les  yeux. 

Alexis  Alexandrovitch  sourit  froidement  du  bout 
des  lèvres  ;  il  voulait  ainsi  prouver  à  Dolly,  et  se 
prouver  à  lui-même,  que  sa  conviction  était  iné- 
branlable. Mais  à  cette  chaleureuse  intervention  sa 
blessure  se  rouvrit,  et,  quoique  le  doute  ne  lui  fût 
plus  possible,  il  répondit  avec  moins  de  froideur  : 

«  L'erreur  est  difficile  quand  c'est  la  femme 
qui  vient  elle-même  déclarer  au  mari  que  huit 
années  de  mariage  et  un  fils  ne  comptent  pou  r  rien, 
et  qu'elle  veut  recommencer  la  vie. 


ANNA  KARÉNINE.  57 

—  Anna  et  le  vice  !  comment  associer  ces  deux 
idées,  comment  croire ? 

—  Daria  Alexandrovna  !  —  dit-il  avec  colère, 
regardant  maintenant  sans  détour  le  visage  ému  de 
DoUy,  et  sentant  sa  langue  se  délier  involontaire- 
ment, —  j'aurais  beaucoup  donné  pour  pouvoir 
encore  douter  !  jadis  le  doute  était  cruel,  mais  le 
présent  est  plus  cruel  encore.  Quand  je  doutais, 
j'espérais  malgré  tout.  Maintenant  je  n'ai  plus 
d'espoir,  et  cependant  j'ai  d'autres  doutes  ;  j'ai 
pris  mon  fils  en  aversion  ;  je  me  demande  parfois 
s'il  est  le  mien.  Je  suis  très  malheureux  !  » 

Dolly,  dès  qu'elle  eut  rencontré  son  regard, 
comprit  qu'il  disait  vrai  ;  elle  eut  pitié  de  lui,  et  sa 
foi  dans  l'innocence  de  son  amie  en  fut  ébranlée. 

«  Mon  Dieu,  c'est  affreux  !  mais  êtes- vous  vrai- 
ment décidé  au  divorce  ? 

—  J'ai  pris  ce  dernier  parti  parce  que  je  n'en 
vois  pas  d'autre  à  prendre.  Le  plus  terrible  dans  un 
malheur  de  ce  genre,  c'est  qu'on  ne  peut  pas  porter 
sa  croix  comme  dans  toute  autre  infortune,  une 
perte,  une  mort,  dit-il  en  devinant  la  pensée  de 
Dolly.  On  ne  peut  rester  dans  la  position  humi- 
liante qui  vous  est  faite,  on  ne  peut  vivre  à  trois  ! 

—  Je  comprends,  je  comprends  parfaitement,  — 
répondit  Dolly  baissant  la  tête.  Elle  se  tut,  et 
ses  propres  chagrins  domestiques  lui  revinrent  à 
la  pensée  ;  mais  tout  à  coup  elle  joignit  les  mains 
avec  un  geste  suppliant  et,  levant  courageusement 
son  regard  vers  Karénine  : 

—  Attendez  encore,  dit-elle.  Vous  êtes  chrétien. 


58  ANNA  KARÊNINK. 

Pensez  à  ce  qu'elle  deviendra  si  vous  l'abandon- 
nez ! 

—  J'y  ai  pensé,  beaucoup  pensé,  Daria  Alexan- 
drovna  ;  —  il  la  regarda  avec  des  yeux  troubles,  et 
son  visage  se  couvrit  de  plaques  rouges.  Dolly  le 
plaignait  maintenant  du  fond  du  cœur.  —  lors- 
qu'elle m'a  annoncé  mon  déshonneur  elle-même, 
je  lui  ai  donné  la  possibilité  de  se  réhabiliter  ; 
j'ai  cherché  à  la  sauver.  Qu'a-t-elle  fait  alors  ? 
Elle  n'a  même  pas  tenu  compte  de  la  moindre  des 
exigences,  du  respect  des  convenances  !  On  peut, 
ajouta-t-il  en  s'échauffant  sauver  un  homme  qui  ne 
veut  pas  périr,  mais  avec  une  nature  corrompue 
au  point  de  voir  le  bonheur  dans  sa  perte  même, 
que  voulez-vous  qu'on  fasse  ? 

—  Tout,  sauf  le  divorce. 

—  Qu'appelez- vous  tout  ? 

—  Songez  donc  qu'elle  ne  serait  plus  la  femme  de 
personne  !  Elle  serait  perdue  !    C'est  affreux  ! 

—  Qu'y  puis-je  faire  ?  répondit  Karénine,  haus- 
sant les  épaules  et  les  sourcils  ;  — et  le  souvenir  de  sa 
dernière  explication  avec  sa  femme  le  ramena 
subitement  au  même  degré  de  froideur  qu'au  début 
de  l'entretien.  —  Je  vous  suis  très  reconnaissant 
de  votre  sympathie,  mais  je  suis  forcé  de  vous 
quitter,  ajouta-t-il  en  se  levant. 

—  Non,  attendez  !  Vous  ne  devez  pas  la  perdre  ; 
écoutez-moi,  je  vous  parlerai  par  expérience.  Moi 
aussi  je  suis  mariée  et  mon  mari  m'a  trompée  ; 
dans  ma  jalousie  et  mon  indignation,  moi  aussi 
j'ai  voiilu  tout  quitter Mais  j'ai  réfléchi,  et  qui 


ANNA  KARÉNINE.  59 

est-ce  qui  m'a  sauvée  ?  Anna.  Maintenant  mes  en- 
fants grandissent,  mon  mari  revient  à  sa  famille, 
comprend  ses  torts,  se  relève,  devient  meilleur, 
je    vis j'ai    pardonné  :    pardonnez    aussi  ! » 

Alexis  Alexandrovitch  écoutait,  mais  les  paroles 
de  Dolly  restaient  sans  effet  sur  lui,  car  dans  son 
âme  grondait  la  colère  qui  l'avait  décidé  au  divorce. 
Il  répondit  d'une  voix  haute  et  perçante  : 

«  Je  ne  puis,  ni  ne  veux  pardonner,  ce  serait  in- 
juste. Pour  cette  femme  j'ai  fait  l'impossible,  et 
elle  a  tout  traîné  dans  la  boue  qui  paraît  lui  con- 
venir. Je  ne  suis  pas  un  méchant  homme  et  n'ai 
jamais  haï  personne  ;  mais,  elle,  je  la  hais  de  toutes 
les  forces  de  mon  âme,  et  je  ne  saurais  lui  pardonner 
parce  qu'elle  m'a  fait  trop  de  mal  !  » 

Et  des  larmes  de  colère  tremblèrent  dans  sa  voix. 

«  Aimez  ceux  qui  vous  haïssent  )>,  murmura 
Dolly  presque  honteuse. 

Alexis  Alexandrovitch  sourit  avec  mépris.  Cette 
parole,  il  la  connaissait,  mais  elle  ne  pouvait  s'ap- 
pliquer à  sa  situation. 

«  On  peut  aimer  ceux  qui  vous  haïssent,  mais  non 
ce  qu'on  hait.  Pardonnez-moi  de  vous  avoir  troublée, 
à  chacun  suffit  sa  peine  !  »  Et,  retrouvant  son  em- 
pire sur  lui-même,  Karénine  jjrit  congé  de  Dolly 
avec  calme  et  partit. 

CHAPITRE  XIII 

Levine  résista  à  la  tentation  de  suivre  Kitty  au 
salon  quand  on  quitta  la  table,  dans  la  crainte  de 


6o  ANNA  KARÉNINE. 

lui  déplaire  par  une  assiduité  trop  marquée  ;  il 
resta  avec  les  hommes,  et  prit  part  à  la  conversa- 
tion générale  ;  mais,  sans  regarder  Kitty,  il  ne  per- 
dait aucun  de  ses  mouvements,  il  devinait  jusqu'à 
la  place  qu'elle  occupait  au  salon.  Tout  d'abord  il 
remplit,  sans  le  moindre  effort,  la  promesse  qu'il 
avait  faite  d'aimer  son  prochain  et  de  n'en  penser 
que  du  bien.  I^a  conversation  tomba  sur  la  commune 
en  Russie,  que  Pestzoff  considérait  comme  un  ordre 
de  choses  nouveau,  destiné  à  servir  d'exemple  au 
reste  du  monde.  L/Cvine  était  aussi  peu  de  son  avis 
que  de  celui  de  Serge  Ivanitch,  qui  reconnaissait 
et  niait,  tout  à  la  fois,  la  valeur  de  cette  institution, 
mais  il  chercha  à  les  mettre  d'accord  en  adoucissant 
les  termes  dont  ils  se  servaient,  sans  qu'il  éprouvât 
le  moindre  intérêt  pour  la  discussion.  Son  unique 
désir  était  de  voir  chacun  heureux  et  content.  Une 
personne,  la  seule  désormais  importante  pour  lui, 
s'était  approchée  de  la  porte  ;  il  sentit  un  regard 
et  vm  sourire  fixés  sur  lui  et  fut  obligé  de  se  re- 
tourner. Elle  était  là,  debout  avec  Cherbatzky,  et 
le  regardait. 

«  Je  pensais  que  vous  alliez  vous  mettre  au 
piano  ?  dit-il  en  s' approchant  d'elle  ;  voilà  ce  qui 
me  manque  à  la  campagne  :  la  musique. 

—  Non  ;  nous  étions  simplement  venus  vous 
chercher,  et  je  vous  remercie  d'avoir  compris,  ré- 
pondit-elle en  le  récompensant  d'im  sourire.  Quel 
plaisir  y  a-t-il  à  discuter  ?  on  ne  convainc  jamais 
personne. 

—  Combien  c'est  vrai  ! » 


ANNA  KARÉNINE.  6i 

Levîne  avait  tant  de  fois  remarqué  que,  dans  les 
longues  discussions,  de  grands  efiorts  de  logique 
et  une  dépense  de  paroles  considérable  ne  produi- 
sent le  plus  souvent  aucun  résultat,  qu'il  sourit  de 
bonheur  en  entendant  Kitty  deviner  et  définir  sa 
pensée  avec  cette  concision.  Cberbatzky  s'éloigna,  et 
la  jeune  fille  s'approcha  d'une  table  de  jeu,  s'assit,  et 
se  mit  à  tracer  des  cercles  sur  le  drap  avec  de  la  craie. 

«  Bon  Dieu  !  j'ai  couvert  la  table  de  mes  griffon- 
nages, dit-elle  en  déposant  la  craie,  après  un  mo- 
ment de  silence,  avec  un  mouvement  qui  indi- 
quait l'intention  de  se  lever. 

—  Comment  ferai-je  pour  rester  sans  elle  ? 
pensa  Levine  avec  terreur. 

—  Attendez,  dit-il  en  s' asseyant  près  de  la  table. 
Il  y  a  longtemps  que  je  voulais  vous  demander  ime 
chose.  » 

Elle  le  regarda  de  ses  yeux  caressants,  mais  un 
peu  inquiets. 
«  Demandez. 

—  Voici  »,  dit-il,  prenant  la  craie  et  écrivant  les 
lettres  q,  v,  a,  d,  c,  e,  i,  e,  i,  a,  o,  t  ?  qui  étaient  les 
premières  des  mots  :  «  Quand  vous  avez  dit  c'est 
impossible,  était-ce  impossible  alors  ou  toujours  ?  » 
Il  était  peu  vraisemblable  que  Kitty  pût  com- 
prendre cette  question  compliquée.  Levine  la 
regarda  néanmoins  de  l'air  d'un  homme  dont  la 
vie  dépendait  de  l'explication  de  cette  phrase. 

Elle  réfléchit  sérieusement,  appuya  le  front  sur 
sa  main,  et  se  mit  à  déchiffrer  avec  attention,  inter- 
rogeant parfois  L<evine  des  yeux. 


62  ANNA  KARÉNINE. 

((J'ai  compris,  dit-elle  en  rougissant. 

—  Quel  est  ce  mot  ?  demanda-t-il  indiquant  Vi 
du  mot  impossible. 

—  Cette  lettre  signifie  impossible.  I^e  mot  n'est 
pas  juste  »,  répondit-elle. 

Il  effaça  brusquement  ce  qu'il  avait  écrit,  et 
lui  tendit  la  craie.  Elle  écrivit  :  a,  j,  n,  p,  r,  d. 

Dolly  apercevant  sa  sœur  la  craie  en  main,  un 
sourire  timide  et  heureux  sur  les  lèvres,  levant  les 
yeux  vers  I^evine  qui  se  penchait  sur  la  table  en 
attachant  un  regard  brillant  tantôt  sur  elle,  tantôt 
sur  le  drap,  se  sentit  consolée  de  sa  conversation 
avec  Alexis  Alexandrovitch  ;  elle  vit  Levine 
rayonner  de  joie  ;  il  avait  compris  la  réponse  : 
«  Alors    je    ne    pouvais    répondre    différemment.  » 

Il  regarda  Kitty  d'im  air  craintif  et  interroga- 
teur. 

«  Alors   seulement  ? 

—  Oui,  répondit  le  sourire  de  la  jeune  fille. 

—  Et...    maintenant  ?    demanda-t-il. 

—  lyisez,  je  vais  vous  avouer  ce  que  je  souhai- 
terais ;  et  vivement  elle  traça  les  premières  lettres 
des  mots  :  ((  Que  vous  puissiez  pardonner  et  oublier  ». 

A  son  tour  il  saisit  la  craie  de  ses  doigts  ém.us  et 
tremblants,  et  répondit  de  la  même  façon  :  (c  Je 
n'ai  jamais  cessé  de  vous  aimer  ». 

Kitty  le  regarda  et  son  sourire  s'arrêta. 

<(  J'ai  compris,  murmura-t-elle. 

—  Vous  jouez  au  secrétaire  ?  dit  le  vieux  prince, 
s'approchant  d'eux  ;...  mais  si  tu  veux  venir  au 
théâtre,  il  est  temps  de  partir.  » 


ANNA  KARÉNINE.  63 

I^evine  se  leva  et  recondmsit  Kitty  jusqu'à  la 
porte.  Cet  entretien  décidait  tout  :  Kitty  avait 
avoué  qu'elle  l'aimait,  et  lui  avait  permis  de  venir 
le  lendemain  matin  parler  à  ses  parents. 


CHAPITRE  XIV 

Kitty  partie,  Levine  sentit  l'inquiétude  le  gagner; 
il  eut  peur,  comme  de  la  mort,  des  quatorze  heures 
qui  lui  restaient  à  passer  avant  d'arriver  à  ce  len- 
demain où  il  la  reverrait.  Pour  tromper  le  temps, 
il  éprouvait  le  besoin  impérieux  de  ne  pas  rester 
seul,  de  parler  à  quelqu'un.  Stépane  Arcadiévitch 
qu'il  eût  voulu  garder,  allait  soi-disant  dans  le 
monde,  mais  en  réalité  au  ballet.  Levine  ne  put 
que  lui  dire  qu'il  était  heureujx,  et  n'oublierait 
jamais,  jamais,  ce  qu'il  lui  devait. 

«  Hé  quoi  ?  tu  ne  parles  donc  plus  de  mourir  ? 
dit  Oblonsky  en  serrant  la  main  de  son  ami  d'un  air 
attendri. 

—  Non  !  »  répondit  celui-ci. 

Dolly  aussi  le  félicita  presque  en  prenant  congé 
de  lui,  ce  qui  déplut  à  Levine  ;  nul  ne  devait  se  per- 
mettre de  faire  allusion  à  son  bonheur.  Pour  éviter 
la  solitude,  il  s'accrocha  à  son  frère. 

«  Où  vas-tu  ? 

—  A  tme  séance. 

—  Puis- je  t' accompagner  ? 

—  Pourquoi  pas,  dit  en  souriant  .Serge  Ivanîtch. 
Que  t'arrive-t-il  aujourd'hui  ? 

n.  3 


64  ANNA  KARÉNINE. 

—  Ce  qui  m'arrive  ?  le  bonheur,  répondit  Levine 
en  baissant  la  glace  de  la  voiture.  Tu  permets  ? 
J'étouffe.  Pourquoi  ne  t'es-tu  jamais  marié  ?  » 

Serge  Ivanitch  sourit  : 

«  Je  suis  enchanté,  c'est  une  charmante  fille, 
commença-t-il. 

—  Non,  ne  dis  rien,  rien  !  »  s'écria  Levine,  le 
prenant  par  le  collet  de  sa  pelisse  et  lui  couvrant  la 
figure  de  sa  fourrure.  «  Une  charmante  fille  »... 
quelles  paroles  banales  !  et  combien  peu  elles  répon- 
daient à  ses  sentiments  ! 

Serge  Ivanitch  éclata  de  rire,  ce  qui  ne  lui  arrivait 
pas  souvent.  «  Puis-je  dire  au  moins  que  je  suis  bien 
content  ? 

—  Demain,  mais  pas  un  mot  de  plus,  rien,  rien, 
silence.  Je  t'aime  beaucoup...  De  quoi  sera-t-il 
question  aujourd'hui  à  la  réunion?  »  demanda 
Levine  sans  cesser  de  sourire. 

Ils  étaient  arrivés.  Pendant  la  séance,  Levine 
écouta  le  secrétaire  bégayer  le  protocole  qu'il  ne 
comprenait  pas  ;  mais  on  lisait  sur  le  visage  de  ce 
secrétaire  que  ce  devait  être  un  bon,  aimable  et 
sympathique  garçon  ;  cela  se  voyait  à  la  manière 
dont  il  bredouillait  et  se  troublait  en  lisant.  Puis 
vinrent  les  discours.  On  discutait  sur  la  réduction 
de  certaines  sommes  et  sur  l'installation  de  certains 
conduits.  Serge  Ivanitch  attaqua  deux  membres 
de  la  commission,  et  prononça  contre  eux  im  dis- 
cours triomphant.  Après  quoi  un  autre  personnage 
se  décida,  à  la  suite  d'un  accès  de  timidité,  à  ré- 
pondre en  peu  de  mots  d'une  façon  charmante, 


ANNA  KARENINE.  65 

quoique   pleine    de    fiel.    A    son   tour    Swiagesky  | 

s'exprima    noblement    et    éloquemment.    Levine  ' 

écoutait  toujours  et  sentait  bien  que  les  sommes 
réduites,  les  conduits  et  le  reste  n'avaient  rien 
de  sérieux,  que  c'était  un  prétexte  pour  réunir 
d'aimables  gens  qui  s'entendaient  à  merveille. 
Personne  n'éprouvait  de  gêne,  et  Levine  remarqua 
avec  étonnement,  grâce  à  de  légers  indices  auxquels 
jadis  il  n'aurait  fait  aucune  attention,  qu'il  péné- 
trait maintenant  les  pensées  de  chacun  des  assis- 
tants, lisait  dans  leurs  âmes,  et  voyait  combien 
c'étaient  d'excellentes  natures.  Et  il  sentait  que 
l'objet  de  leurs  préférences  était  lui,  Levine,  qu'ils 
aimaient  tous.  Ils  semblaient,  ceux  même  qui  ne  le 
connaissaient  pas,  lui  parler,  le  regarder  d'un  air 
caressant  et  aimable. 

«  Eh  bien,  es-tu  content  ?  demanda  Serge 
Ivanitch. 

—  Très  content,  jamais  je  n'aurais  cru  que  ce 
fût  aussi  intéressant.  » 

Swiagesky  s'approcha  des  deux  frères  et  engagea 
Levine  à  venir  prendre  une  tasse  de  thé  chez  lui. 
«  Charmé  »,  répondit  celui-ci  oubliant  ses  anciennes 
préventions,  et  il  s'informa  aussitôt  de  Mme  Swia- 
gesky et  de  sa  sœur.  Et  par  une  étrange  filiation 
d'idées,  comme  la  belle-sœur  de  Swiagesky  l'avait 
fait  penser  au  mariage,  il  en  conclut  que  personne 
n'écouterait  aussi  volontiers  qu'elle  et  sa  sœur  le 
récit  de  son  bonheur.  Aussi  fut-il  enchanté  de  l'idée 
d'aller  les  voir. 

Swiagesky    le    questionna  .  sur    ses    affaires,    se 


66  ANNA  KARÉNINE. 

refusant  toujours  à  admettre  qu'on  pût  découvrir 
quelque  chose  qui  n'eût  déjà  été  découvert  en  Eu- 
rope, mais  sa  thèse  ne  contraria  nullement  I^evine. 
Swiagesky  devait  être  dans  le  vrai  sur  tous  les 
points,  et  Eevine  admira  la  douceur  et  la  délica- 
tesse avec  lesquelles  il  évita  de  le  prouver  trop 
nettement. 

Les  dames  furent  charmantes  :  Levine  crut 
deviner  qu'elles  savaient  tout,  et  qu'elles  prenaient 
part  à  sa  joie,  mais  que  par  discrétion  elles  évi- 
taient d'en  parler.  Il  resta  trois  heures,  causant 
de  sujets  variés,  et  faisant  allusion  tout  le  temps 
à  ce  qui  remplissait  son  âme,  sans  remarquer  qu'il 
ennuyait  ses  hôtes  mortellement  et  qu'ils  tombaient 
de  sommeil.  Enfin  vSwiagesky  le  reconduisit  en 
bâillant  jusqu'à  l'antichambre,  fort  étonné  de  l'atti- 
tude de  son  ami.  Levine  rentra  à  l'hôtel  entre  une 
heure  et  deux  heures  du  matin,  et  s'épouvanta  à  la 
pensée  de  passer  dix  heures  seul,  en  proie  à  son  im- 
patience. Le  garçon  de  service,  qui  veillait  dans  le 
corridor,  lui  alluma  des  bougies  et  allait  se  retirer, 
lorsque  Levine  l'arrêta.  Ce  garçon  s'appelait  Yégor  : 
jamais  jusque-là  il  n'avait  fait  attentioti  à  lui  ; 
mais  il  s'aperçut  soudain  que  c'était  un  brave 
homme,  intelligent,  et  surtout  plein  de  cœur. 

«  Dis  donc,  Yégor,  c'est  dur  de  ne  pas  dormir  ! 

—  Que  faire  !  c'est  notre  métier,  on  a  la  vie  plus 
douce  chez  les  maîtres,  mais  on  y  a  moins  de  profits.  » 

Il  se  trouva  que  Yégor  était  père  d'mie  famille 
de  quatre  enfants,  trois  garçons  et  une  fille,  qu'il 
comptait  marier  à  uji  commis  bourrelier. 


ANNA  KARÉNINE.  67 

A  ce  propos  Levine  communiqua  à  Ycgor  ses 
idées  sur  l'amour  dans  le  mariage,  et  lui  fit  re- 
marquer qu'en  aimant  on  est  toujours  heureux 
parce  que  notre  bonheur  est  en  nous-mêmes.  Yégor 
écouta  attentivement  et  comprit  évidemment  la 
pensée  de  Levine,  mais  il  la  confirma  par  ime  ré- 
flexion inattendue  ;  c'est  que  lorsque  lui,  Yégor 
avait  servi  de  bons  maîtres,  il  avait  toujours  été 
content  d'eux,  et  qu'actuellement  encore  il  était 
content  de  son  maître,  quoique  ce  fût  un  Français. 

«  Quel  excellent  homme  !  »  pensa  I^evine.  «  Et 
toi,  Yégor,  aimais-tu  ta  femme  quand  tu  t'es 
marié  ? 

—  Comment  ne  l'aurais-je  pas  aimée  !  »  répondit 
Yégor.  Et  Levine  remarqua  combien  Yégor  met- 
tait d'empressement  à  lui  dévoiler  ses  plus  intimes 
pensées. 

«  Ma  vie  aussi  a  été  extraordinaire,  commença- 
t-il,  les  yeux  briUants,  gagné  par  l'enthousiasme  de 
Levine  comme  on  est  gagné  par  la  contagion  du 
ba.illement  ;  depuis  mon  enfance...  »  Mais  la  son- 
nette retentit  ;  Yégor  sortit,  Levine  se  retrouva 
seul.  Bien  qu'il  n'eût  presque  pas  dîné,  qu'il  eût 
refusé  le  thé  et  le  souper  chez  Swiagesky,  il  n'aurait 
pu  manger,  et,  après  une  nuit  d'insomnie,  il  ne  son- 
geait pas  à  dormir  ;  il  étouôait  dans  sa  chambre, 
et  malgré  le  froid  il  ouvrit  un  vasistas,  et  s'assit 
sur  une  table  en  face  de  la  fenêtre.  Au-dessus  des 
toits  couverts  de  neige  s'élevait  la  croix  ciselée 
d'une  église,  et  plus  haut  encore  la  constellation  du 
Cocher.  Tout  en  aspirant  l'air  qui  pénétrait  dans 


68  ANNA  KARÉNINE. 

sa  chambre,  il  regardait  tantôt  la  croix,  tantôt  les 
étoiles,  s'élevant  comme  dans  un  rêve  parmi  les 
images  et  les  souvenirs  évoqués  par  son  imagina- 
tion. 

Vers  quatre  heures  du  matin,  des  pas  retentirent 
dans  le  corridor  ;  il  entr'ouvrit  sa  porte  et  vit  un 
joueur  attardé  rentrant  du  club.  C'était  un  nommé 
Miaskine  que  lycvine  connaissait  ;  il  marchait  en 
toussant,  sombre  et  renfrogné.  «  Pauvre  malheu- 
reux !  »  pensa  Levine,  dont  les  yeux  se  remplirent 
de  larmes  de  pitié  ;  il  voulut  l'arrêter  pour  lui 
parler  et  le  consoler,  mais,  se  rappelant  qu'il  était 
en  chemise,  il  retourna  s'asseoir  pour  se  baigner  dans 
l'air  glacé  et  regarder  cette  croix  de  forme  étrange, 
significative  pour  lui  dans  son  silence,  et  au-dessus 
d'elle  la  belle  étoile  brillante  qui  montait  à  l'ho- 
rizon. 

Vers  sept  heures,  les  frotteurs  commencèrent  à 
faire  du  bruit,  les  cloches  sonnèrent  un  office  ma- 
tinal, et  lyevine  sentit  que  le  froid  le  gagnait.  Il 
ferma  la  fenêtre,  fit  sa  toilette  et  sortit. 


CHAPITRE  XV 

Les  rues  étaient  encore  désertes  lorsque  I^evine 
se  trouva  devant  la  maison  Cherbatzky  ;  tout  le 
monde  dormait  et  la  porte  d'entrée  principale  était 
fermée.  Il  retourna  à  l'hôtel  et  demanda  du  café. 
Le  garçon  qui  le  lui  apporta  n'était  plus  Yégor  : 
Levine  voulut  entamer  la  conversation  ;  malheu- 


ANNA  KARENINï:.  6o 

reusement,  on  sonna  et  le  garçon  sortit  ;  il  essaya 
de  prendre  son  café,  mais  sans  pouvoir  avaler  le 
morceau  de  kalatcli  qu'il  mit  dans  sa  bouche  ;  il 
remit  alors  son  paletot  et  retourna  à  la  maison 
Cherbatzky.  On  commençait  seulement  à  se  lever  ; 
le  cuisinier  partait  pour  le  marché.  Bon  gré,  mal  gré, 
il  fallut  se  résoudre  à  attendre  une  couple  d'heures. 
Levine  avait  vécu  toute  la  nuit  et  toute  la  matinée 
dans  un  complet  état  d'inconscience  et  au-dessus  des 
conditions  matérielles  de  l'existence  ;  il  n'avait  ni 
dormi  ni  mangé,  s'était  exposé  au  froid  pendant 
plusieurs  heures  presque  sans  vêtements,  et  non 
seulement  il  était  frais  et  dispos,  mais  il  se  sentait 
affranchi  de  toute  servitude  corporelle,  maître  de 
ses  forceô,  et  capable  des  actions  les  plus  extraor- 
dinaires, comme  de  s'envoler  dans  les  airs  ou  de  faire 
reculer  les  murailles  de  la  maison.  Il  rôda  dans  les 
rues  pour  passer  le  temps  qui  lui  restait  à  attendre, 
consultant  sa  montre  à  chaque  instant,  et  regar- 
dant autour  de  lui.  Ce  qu'il  vit  ce  jour-là,  il  ne  le 
revit  jamais  ;  il  fut  surtout  frappé  par  des  enfants 
allant  à  l'école,  des  pigeons  au  plumage  changeant, 
voletant  des  toits  au  trottoir,  des  saikts\  sau- 
poudrées de  farine  qu'vme  main  invisible  exposa 
sur  l'apptu  d'une  fenêtre.  Tous  ces  objets  tenaient 
du  prodige  :  l'enfant  courut  vers  un  des  pigeons  et 
regarda  Levine  en  souriant  ;  le  pigeon  secoua  ses 
ailes  et  brilla  au  soleil  au  travers  d'une  fine  pous- 
sière de  neige,  et  un  parfum  de  pain  chaud  se  ré~ 

I.  Espèce  de  gâteaux. 


70  AJSTNA  KARÉNINE. 

pandit  par  la  fenêtre  où  apparurent  les  satkis. 
Tout  cela  réuni  produisit  sur  Levine  une  impres- 
sion si  vive  qu'il  se  prit  à  rire  et  à  pleurer  de  joie. 
Après  avoir  fait  un  grand  tour  par  la  rue  des  Ga- 
zettes et  la  Kislowka,  il  rentra  à  l'hôtel,  s'assit, 
posa  sa  montre  devant  lui,  et  attendit  que  l'aiguille 
approchât  de  midi.  Lorsque  enfin  il  quitta  l'hôtel, 
des  isvoschiks  l'entourèrent  avec  des  visages  heu- 
reux, se  disputant  à  qui  lui  offrirait  ses  services. 
Évidemment,  ils  savaient  tout.  Il  en  choisit  un,  et 
pour  ne  pas  froisser  les  autres,  leur  promit  de  les 
prendre  une  autre  fois  ;  puis  il  se  fit  conduire  chez 
les  Cherbatzky.  ly'isvoschik  était  charmant  avec 
le  col  blanc  de  sa  chemise  ressortant  de  son  caftan, 
et  serrant  son  cou  vigoureux  et  rouge  ;  il  avait  un 
traîneau  commode,  plus  élevé  que  les  traîneaux 
ordinaires  (jamais  Levine  ne  retrouva  son  pareil), 
attelé  d'un  bon  cheval  qui  faisait  de  son  mieux 
pour  courir,  mais  qui  n'avançait  pas.  L'isvoschik 
connaissait  la  maison  Cherbatzky  ;  il  s'arrêta  devant 
la  porte  en  arrondissant  les  bras  et  se  tourna  vers 
Levine  avec  respect,  en  disant  ((  prrr  »  à  son  cheval. 
Le  suisse  des  Cherbatzky  savait  tout,  bien  certaine- 
ment ;  cela  se  voyait  à  son  regard  souriant,  à  la 
façon  dont  il  dit  : 

«  Il  y  a  longtemps  que  vous  n'êtes  venu,  Cons- 
tantin Dmitrich  !  )) 

Non  seulement  il  savait  tout,  mais  il  était  plein 
d'allégresse  et  s'efforçait  de  cacher  sa  joie.  Levine 
sentit  une  nuance  nouvelle  à  son  bonheur  en  ren- 
contrant le  bon  regard  du  vieillard. 


ANNA  KARÉNINE.  71 

«  Est-on  levé  ? 

—  Veuillez  entrer.  Laissez-nous  cela  ici,  —  ajouta 
le  suisse  en  souriant,  lorsque  Levine  voulut  revenir 
sur  ses  pas  pour  prendre  son  bonnet  de  fourrure. 
Cela    devait    avoir   une    signification    quelconque. 

—  A  qui  annoncerai-]  e  monsieur  ?  »  demanda 
un  laquais. 

Ce  laquais,  quoique  jeune,  nouveau  dans  la 
maison,  et  avec  des  prétentions  à  l'élégance,  était 
très  obligeant,  très  empressé,  et  devait  avoir  aussi 
tout  compris. 

«  Mais  à  la  princesse,  au  prince,  »  répondit  lyevine. 

La  première  personne  qu'il  rencontra  fut  Mlle  Li- 
non, qui  traversait  la  salle  avec  de  petites  boucles 
rayonnantes  comme  son  visage.  A  peine  lui  eut-il 
adressé  quelques  paroles  qu'un  frôlement  de  robe  se 
fit  entendre  près  de  la  porte.  Mlle  Linon  disparut 
à  ses  yeux,  et  il  fut  envahi  par  la  terreur  de  ce 
bonheur  qu'il  sentait  venir;  la  vieille  institutrice 
se  hâta  de  sortir,  et  aussitôt  des  petits  pieds  légers 
et  rapides  coururent  sur  le  parquet,  et  son  bonheur, 
sa  vie,  la  meilleure  partie  de  lui-même,  s'approcha. 
Elle  ne  marchait  pas,  c'était  quelque  force  invisible 
qui  la  portait  vers  lui.  Il  vit  deux  yeux  limpides, 
sincères,  remplis  de  cette  même  joie  qui  lui  rem 
plissait  le  coeur  ;  ces  yeux,  rayonnant  de  plus  en 
plus  près  de  lui,  l'aveuglaient  presque  de  leur  éclat. 
Elle  lui  posa  doucement  ses  deux  mains  sur  les 

épaules Accourue  vers  lui,  elle  se  donnait,  ainsi 

tremblante  et   heureuse Il  la  serra    dans   ses 

bras. 


72  ANNA  KARÉNINE. 

Elle  aussi,  après  une  nuit  sans  sommeil,  l'avait 
attendu  toute  la  matinée.  Ses  parents  étaient  heu- 
reux et  complètement  d'accord.  Elle  avait  guetté 
l'arrivée  de  son  fiancé,  vovilant  être  la  première  à 
lui  annoncer  leur  bonheur  ;  honteuse  et  confuse, 
elle  ne  savait  trop  comment  réaliser  son  projet  : 
aussi,  en  entendant  les  pas  de  Levine  et  sa  voix, 
s'était-elle  cachée  derrière  la  porte  pour  attendre 
que  Mlle  lyinon  sortît.  Alors,  sans  s'interroger  da- 
vantage, elle  était  venue  à  lui... 

((  Allons  maintenant  trouver  maman,  »  dit-elle 
en  lui  prenant  la  main. 

Longtemps  il  ne  put  proférer  une  parole,  non  qu'il 
craignît  d'amoindrir  ainsi  l'intensité  de  son  bonheur, 
mais  parce  qu'il  sentait  les  larmes  l'étouffer.  Il  lui 
prit  la  main  et  la  baisa. 

«  Est-ce  vrai  ?  dit-il  enfin  d'une  voix  étranglée. 
Je  ne  puis  croire  que  tu  m'aimes  !  » 

Elle  sourit  de  ce  «  tu  »  et  de  la  crainte  avec  la- 
quelle il  la  regarda. 

«  Oui,  répondit-elle  lentement  en  appuyant  sur 
ce  mot.  Je  suis  si  heureuse  !  » 

Sans  quitter  sa  main,  elle  entra  avec  lui  au 
salon  ;  la  princesse  en  les  apercevant  se  prit,  toute 
suffoquée,  à  pleurer,  et  aussitôt  après  à  rire  ;  puis, 
courant  à  Levine  avec  une  énergie  soudaine,  elle 
le  saisit  par  la  tête,  et  l'embrassa  en  l'arrosant  de 
ses   larmes. 

«  Ainsi  tout  est  fini  !  je  suis  contente.  Aime-la, 
Je  suis  heureuse,   Kitty  ! 

—  Vous  avez  vite  arrangé  les  choses,  —  dit  le 


ANNA  KARENINE.  73 

vieux  prince,   cherchant   à  paraître  cahne  ;   mais 
Levine  vit  ses  yeux  remplis  de  larmes. 

—  Je  l'ai  désiré  longtemps,  toujours,  dit  le  prince 
en  attirant  Levine  vers  lui!  Et  quand  cette  écer- 
velée  songeait... 

—  Papa  !  s'écria  Kitty  eu  lui  fermant  la  bouche 
de  ses  mains... 

—  C'est  bon,  c'est  bon  !  je  ne  dirai  rien,  fit-il. 
Je  suis  très...  très heu Dieu  que  je  suis  bête!  » 

Et  il  prit  Kitty  dans  ses  bras,  baisant  son  visage, 
ses  mains,  et  encore  son  visage,  en  la  bénissant  d'un 
signe  de  croix. 

Levine  éprouva  un  sentiment  d'amour  nouveau 
et  inconnu  pour  le  vieux  prince  quand  il  vit  avec 
quelle  tendresse  Kitty  baisait  longuement  sa  grosse 
main  robuste. 


CHAPITRE  XVI 

IvA  princesse  s'était  assise  dans  son  fauteuil, 
silencieuse  et  souriante  ;  le  prince  s'assit  auprès 
d'elle  ;  Kitty,  debout  près  de  son  père,  lui  tenait 
toujours  la  main.  Tout  le  monde  se  taisait. 

La  princesse  ramena  la  première  leurs  senti- 
ments et  leurs  pensées  aux  questions  de  la  vie 
réelle.  Chaciui  d'eux  en  éprouva,  au  premier  mo- 
ment, une  impression  étrange  et  pénible. 

«  A  quand  la  noce  ?  Il  faudra  annoncer  le  ma- 
riage et  faire  les  fiançailles.  Qu'en  peuses-tu, 
Alexandre  ? 


74  ANNA  KARENINE. 

—  Voilà  le  personnage  principal,  auquel  il  appar- 
tient de  décider,  dit  le  prince  en  désignant  Levine. 

—  Quand  ?  répondit  celui-ci  en  rougissant.  De- 
main, si  vous  me  demandez  mon  avis  ;  aujour- 
d'hui les  fiançailles,  demain  la  noce. 

—  Allons  donc,  mon  cher,  pas  de  folies. 

—  Eh  bien,  dans  huit  jours. 

—  Ne  dirait-on  pas  vraiment  qu'il  devient  fou  ? 

—  Mais  pourquoi  pas  ? 

—  Et  le  trousseau  ?  dit  la  mère,  souriant  gaie- 
ment de  cette  impatience. 

—  Est-il  possible  qu'un  trousseau  et  tout  le  reste 
soient  indispensables  ?  pensa  Levine  avec  effroi. 
Après  tout,  ni  le  trousseau,  ni  les  fiançailles,  ni  le 
reste,  ne  pourront  gâter  mon  bonheur  !  »  Il  jeta  un 
regard  sur  Kitty,  et  remarqua  que  l'idée  du  trous- 
seau ne  la  froissait  aucunement.  «  Il  faut  croire  que 
c'est  nécessaire  »,  se  dit-il.  «  Je  conviens  que  je  n'y 
entends  rien,  j'ai  simplement  exprimé  mon  désir, 
murmura-t-il  en  s'excusant. 

—  Nous  y  réfléchirons  ;  maintenant  nous  ferons 
les  fiançailles  et  nous  annoncerons  le  mariage.  » 

La  princesse  s'approcha  de  son  mari,  l'embrassa, 
et  voulut  s'éloigner,  mais  il  la  retint  pour  l'em- 
brasser en  souriant  à  plusieurs  reprises,  comme  un 
jeune  amoureux.  Les  deux  vieux  époux  semblaient 
troublés,  et  prêts  à  croire  que  ce  n'était  pas  de  leur 
fille  qu'il  s'agissait,  mais  d'eux-mêmes.  Quand  ils 
furent  sortis,  Levine  s'approcha  de  sa  fiancée  et 
lui  tendit  la  main  ;  il  avait  repris  possession  de  lui- 
même  et  pouvait  parler  ;  il  avait  d'ailleurs  bien  des 


ANNA  KARENINE.  75 

choses  sur  ]e  cœur,  mais  il  ne  put  rien  dire  de  ce  qu'il 
voulait. 

«  Je  savais  que  cela  serait  ainsi  :  au  fond  de  l'âme, 
j'en  étais  persuadé,  sans  avoir  jamais  osé  l'espérer. 
Je  crois  que  c'est  de  la  prédestination. 

—  Et  moi,  répondit  Kitty,  alors  même ,  elle 

s'arrêta,  puis  continua  en  le  regardant  résolument 
de  ses  yeux  sincères  ;...  alors  même  que  je  repoussais 
mon  bonheur,  je  n'ai  jamais  aimé  que  vous  ;  j'ai 
été  entraînée.  Il  faut  que  je  vous  le  demande  : 
Pourrez- vous  l'oublier  ? 

—  Peut-être  vaut-il  mieux  qu'il  en  ait  été  ainsi. 
Vous  aussi  devez  me  pardonner,  car  je  dois  vous 
avouer » 

Il  s'était  décidé  (c'était  ce  qu'il  avait  sur  le 
cœur)  à  lui  confesser  dès  les  premiers  jours  :  d'abord, 
qu'il  n'était  pas  aussi  pur  qu'elle,  puis,  qu'il  n'était 
pas  croyant.  Il  pensait  de  son  devoir  de  lui  faire  ces 
aveux,  quelqvie  cruels  qu'ils  fussent. 

«  Non,   pas   maintenant,   plus  tard,   ajouta-t-il. 

—  Mais  dites-moi  tout,  je  ne  crains  rien,  je  veux 
tout  savoir,  c'est  entendu 

—  Ce  qui  est  entendu,  interrompit-il,  c'est  que 
vous  me  prenez  tel  que  je  suis  ;  vous  ne  vous  dé- 
direz  plus  ? 

—  Non,  non.  » 

Leur  conversation  fut  interrompue  par  Mlle  Li- 
non, qui  vint  féliciter  son  élève  favorite  avec  un  sou- 
rire tendre  qu'elle  cherchait  à  dissimuler  ;  elle 
n'avait  pas  encore  quitté  le  salon  que  les  domes- 
tiques voulurent  à  leur  tour  offrir  leurs  félicitations. 


76  ANNA  KARÉNINE. 

Les  parents  et  amis  arrivèrent  ensuite,  et  ce  fut 
là  le  début  de  cette  période  bienheureuse  et  absurde 
dont  Levine  ne  fut  quitte  que  le  lendemain  de  son 
mariage. 

Bien  qu'il  se  sentît  toujours  gêné  et  mal  à  l'aise, 
cette  tension  d'esprit  n'empêcha  pas  son  bonheur 
de  grandir  ;  il  s'était  imaginé  que,  si  le  temps  qui 
précédait  son  mariage  ne  sortait  pas  absolument 
des  traditions  ordinaires,  sa  félicité  en  serait  atteinte  ; 
mais,  quoiqu'il  fît  exactement  ce  que  chacun  faisait 
en  pareil  cas,  au  lieu  de  diminuer,  cette  félicité 
prenait  des  proportions  extraordinaires. 

«  Maintenant,  faisait  remarquer  Mlle  Linon, 
nous  aurons  des  bonbons  tant  que  nous  voudrons  »  ; 
et  Levine  courait  acheter  des  bonbons. 

«  Je  vous  conseille  de  prendre  des  bouquets 
chez  Famine  »,  disait  Swiagesky,  et  il  courait  chez 
Famine. 

Son  frère  fut  d'avis  qu'il  devait  emprunter  de 
l'argent  pour  les  cadeaux  et  les  autres  dépenses  du 
moment. 

«  Les  cadeaux  ?  vraiment  ?  »  et  il  partait,  au 
galop,  acheter  des  bijoux  chez  Fulda.  Chez  le  confi- 
seur, chez  Famine,  chez  Fulda,  chacun  semblait 
l'attendre,  et  chacun  semblait  heureux  et  triom- 
phant comme  lui  ;  chose  remarquable,  son  enthou- 
siasme était  partagé  de  ceux  mêmes  qui  autrefois  lui 
avaient  paru  froids  et  indifférents  ;  on  l'approuvait 
en  tout  —  on  traitait  ses  sentiments  avec  délicatesse 
et  douceur,  on  partageait  la  conviction  qu'il  expri- 
mait d'être  l'honmie  le  plus  heureux  de  la  terre, 


^ 


ANNA  KARENINE.  77 

parce  que  sa  fiancée  était  la  perfection  même.  Et 
Kitty  éprouvait  des  impressions  analogues. 

La  comtesse  Nordstone  s'étant  permis  une  allu- 
sion aux  espérances  plus  brillantes  qu'elle  avait 
conçues  pour  son  amie,  Kitty  se  mit  en  colère,  et 
protesta  si  vivement  de  l'impossibilité  pour  elle  de 
préférer  personne  à  L,evine,  que  la  comtesse  con- 
vint qu'elle  avait  raison.  Depuis  lors  elle  ne  rencon- 
tra jamais  Levine  en  présence  de  sa  fiancée  sans  un 
sourire  enthousiaste. 

Un  des  incidents  les  plus  pénibles  de  cette  époque 
de  leur  vie  fut  celui  des  explications  promises.  Sur 
l'avis  du  vieux  prince,  Levine  remit  à  Kitty  un 
journal  contenant  ses  aveux  écrits  jadis  à  l'intention 
de  celle  qu'il  épouserait.  Des  deux  points  délicats 
qui  le  préoccupaient,  celui  qui  passa  presque  ina- 
perçu fut  son  incrédulité  :  croyante  elle-même  et 
incapable  de  douter  de  sa  religion,  le  manque  de 
piété  de  son  fiancé  laissa  Kitty  indifférente  ;  ce 
cœur  que  l'amour  lui  avait  fait  cormaître,  renfer- 
mait ce  qu'elle  avait  besoin  d'y  trouver;  peu  lui 
importait  qu'il  qualifiât  l'état  de  son  âme  d'incré- 
dulité. Mais  le  second  aveu  lui  fit  verser  des  larmes 
amères. 

lyevine  ne  s'était  pas  décidé  à  cette  confession 
sans  un  grand  combat  intérieur  ;  il  s'y  était  résolu 
parce  qu'il  ne  voulait  pas  de  secrets  entre  eux  ; 
mais  il  ne  s'était  pas  identifié  aux  impressions  d'une 
jeune  fille  à  cette  lecture.  ly' abîme  qui  séparait  son 
misérable  passé  de  cette  pureté  de  colombe  lui  ap- 
parut, lorsque,  entrant  un  soir  dans  la  chambre  do 


78  ANNA  KARENINE. 

Kitty  avant  d'aller  au  spectacle,  il  vit  son  char- 
niant  visage  baigné  de  larmes  ;  il  comprit  alors  le 
mal  irréparable  dont  il  était  cause  et  en  fut  épou- 
vanté. 

«  Reprenez  ces  terribles  cahiers,  dit-elle,  repous- 
sant les  feuilles  posées  sur  sa  table.  Pourquoi  me 
les  avez- vous  donnés  !  Au  reste,  cela  vaut  mieux, 
ajouta- t-elle  prise  de  pitié  à  la  vue  du  désespoir 
de  Levine.  Mais,  c'est  affreux,  c'est  affreux!  » 

Il  baissa  la  tête,  incapable  d'un  mot  de  réponse. 

«  Vous  ne  me  pardonnerez  pas  !  murmura-t-il. 

—  Si,  j'ai  pardonné  ;  mais  c'est  affreux  !    » 

Cet  incident  n'eut  cependant  pas  d'autre  effet  que 
d'ajouter  une  nuance  de  plus  à  son  immense  bon- 
heur. Il  en  comprit  encore  mieux  le  prix  après  ce 
pardon. 


CHAPITRE  XVII 

En  rentrant  dans  sa  chambre  solitaire,  Alexis 
Alexandrovitch  se  rappela  involontairement  une  à 
à  une  les  conversations  du  dîner  et  de  la  soirée  ;  les 
paroles  de  Dolly  n'avaient  réussi  qu'à  lui  donner  sur 
les  nerfs.  Appliquer  les  préceptes  de  l'Évangile 
à  une  situation  comme  la  sienne,  était  chose  trop 
difficile  pour  être  traitée  aussi  légèrement  ;  d'ail- 
leurs, cette  question,  il  l'avait  jugée,  et  jugée  néga- 
tivement. De  tout  ce  qui  s'était  dit  ce  jour-là,  c'était 
l'expression  de  cet  honnête  imbécile  de  Tourovtzine 
qui  avait  le  plus  vivement  frappé  son  imagination. 


ANNA  KARENINE.  79 

«  Il  s'est  bravement  conduit,  car  il  a  provoqué 
son  rival  et  l'a  tué.  » 

Évidemment  cette  conduite  était  approuvée  de 
tovis,  et  si  on  ne  l'avait  pas  dit  ouvertement,  c'était 
par  pure  politesse. 

«  A  quoi  bon  y  penser  ?  la  question  n'était-elle 
pas  résolue  ?  »  et  Alexis  Alexandrovitch  ne  songea 
plus  qu'à  préparer  son  départ  et  sa  tournée  d'ins- 
pection. 

II  se  fit  servir  du  thé,  prit  l'indicateur  des  chemins 
de  fer,  et  y  chercha  les  heures  de  départ  pour  orga- 
niser son  voyage. 

En  ce  moment  le  domestique  lui  apporta  deux 
dépêches.  Alexis  Alexandrovitch  les  ouvrit  ;  la  pre- 
mière lui  annonçait  la  nomination  de  Strémof  à  la 
place  que  lui-même  avait  ambitionnée.  Karénine 
rougit,  jeta  le  télégramme,  et  se  prit  à  marcher  dans 
la  chambre.  «  Qîios  vult  perdere  Jupiter  dementat  », 
se  dit-il,  appliquant  quos  à  tous  ceux  qui  avaient 
contribué  à  cette  nomination.  Il  était  moins  con- 
trarié de  n'avoir  pas  été  lui-même  nommé,  que  de 
voir  Strémof,  ce  bavard,  ce  phraseur,  à  cette  place  ; 
ne  comprenaient-ils  pas  qu'ils  se  perdaient,  qu'ils 
compromettaient  leur  «  prestige  »  avec  des  choix 
semblables  ! 

«  Quelque  autre  nouvelle  du  même  genre  »,pensa- 
t-il  avec  amertume  en  ouvrant  la  seconde  dépêche. 
Elle  était  de  sa  femme  ;  son  nom  «  Anna  »  au  crayon 
bleu  lui  sauta  aux  yeux  :  «  Je  meurs,  je  vous  supplie 
d'arriver,  je  mourrai  plus  tranquille  si  j'ai  votre 
pardon.  » 


8ô  ANNA  KARÉNINE. 

Il  lut  ces  mots  avec  un  sourire  de  mépris  et  jeta 
le  papier  à  terre.  «  Quelque  nouvelle  ruse  »,  telle 
fut  sa  première  impression.  «  Il  n'est  pas  de  super- 
cherie dont  elle  ne  soit  capable;  elle  doit  être  sur 
le  point  d'accoucher,  et  il  s'agit  de  ses  couches... 
Mais  quel  peut  être  son  but  ?  Rendre  la  naissance 
de  l'enfant  légale  ?  me  compromettre  ?  empêcher 
le  divorce  ?  La  dépêche  dit  «  je  meurs  »...  Il  relut 
le  télégramme,  et  cette  fois  le  sens  réel  de  son  con- 
tenu le  frappa.  Si  c'était  vrai  ?  si  la  souffrance, 
l'approche  de  la  mort,  l'amenaient  à  un  repentir 
sincère  ?  et  si,  l'accusant  de  vouloir  me  tromper,  je 
refusais  d'y  aller  ?  cela  serait  non  seulement  cruel, 
mais  maladroit,  et  me  ferait  sévèrement  juger.  » 

«  Pierre,  une  voiture,  je  pars  pour  Pétersbourg  », 
cria-t-il  à  son  domestique. 

Karénine  décida  qu'il  verrait  sa  femme,  quitte  à 
repartir  aussitôt  si  la  maladie  était  feinte  ;  dans  le 
cas  contraire,  il  pardonnerait,  et,  s'il  arrivait  trop 
tard,  au  moins  pourrait-il  lui  rendre  les  derniers 
devoirs. 

Ceci  résolu,  il  n'y  pensa  plus  pendant  le  vo'  ^^age. 

Alexis  Alexandrovitch  rentra  à  Pétersbourg  fati- 
gué de  sa  nuit  en  chemin  de  fer  ;  il  traversa  la  Pers- 
pective encore  déserte,  regardant  devant  lui,  au 
travers  du  brouillard  matinal,  sans  vouloir  réfléchir 
sur  ce  qui  l'attendait  chez  lui.  Il  n'y  pouvait  songer 
qu'avec  l'idée  persistante  que  cette  mort  couperait 
court  à  toutes  les  difficultés.  Des  boulangers,  des 
isvoschiks  de  nuit,  des  dvorniks  balayant  les  trot- 
toirs, des  boutiques  fermées,  passaient  .comme  un 


ANNA  KARSNINE.  8i 

éclair  devant  ses  yeux  :  il  remarquait  tout,  et  cher- 
chait à  étouffer  l'espérance  qu'il  se  reprochait 
d'éprouver.  Arrivé  devant  sa  maison,  il  vit  un 
isvoschik,  et  une  voiture  avec  un  cocher  endormi, 
arrêtés  à  la  porte  d'entrée.  Devant  le  vestibule, 
Alexis  Alexandrovitch  fit  encore  un  effort  de  déci- 
sion, arraché,  lui  semblait-il,  du  coin  le  plus  reculé 
de  son  cerveau,  et  qui  se  formulait  ainsi  :  «  Si  elle 
me  t/ompe,  je  resterai  calme  et  repartirai  ;  si  elle 
a  dit  vrai,  je  respecterai  les  convenances.  » 

Avant  même  que  Karénine  eût  sonné,  le  suisse 
ouvrit  la  porte  ;  le  suisse  avait  un  air  étrange,  sans 
cravate,  vêtu  d'une  vieille  redingote,  et  chaussé  de 
pantoufles. 

«  Que  fait  madame  ? 

—  Madame  est  heureusement  accouchée  hier.  » 
Alexis  Alexandrovitch  s'arrêta  tout  pâle  ;  il  com- 
prenait combien  il  avait  vivement  souhaité  cette 
mort, 

«  Et  sa  santé  ?  » 

Karneï,  le  domestique,  descendait  précipitam- 
ment l'escalier  en  tenue  du  matin. 

«  Madame  est  très  faible,  répondit-il;  une  consul- 
tation a  eu  lieu  hier,  et  le  docteur  est  ici  en  ce  mo- 
ment. 

—  Prends  mes  effets  »,  dit  Alexis  Alexandrovitch, 
un  peu  soulagé  en  apprenant  que  tout  espoir  de  mort 
n'était  pas  perdu  ;  et  il  entra  dans  l'antichambre. 

Un  paletot  d'uniforme  pendait  au  porte-man- 
teau ;  Alexis  Alexandrovitch  le  remarqua  et  de- 
manda : 


82  ANNA  KARÉNINE. 

«  Qui  est  ici  ? 

—  Le  docteur,  la  sage-femme  et  le  comte 
Wronsky.  » 

Karénine  pénétra  dans  l'appartement,  personne 
au  salon  :  lorsqu'il  y  entra,  le  bruit  de  ses  pas  fit 
sortir  du  boudoir  la  sage-femme,  en  bonnet  à  rubans 
lilas.  Elle  vint  à  Alexis  Alexandrovitch,  et,  le  pre- 
nant par  la  main  avec  la  familiarité  que  donne  le 
voisinage  de  la  mort,  elle  l'entraîna  vers  la  chambre 
à  coucher. 

«  Dieu  merci,  vous  voilà  !  elle  ne  parle  que  de 
vous,  toujours  de  vous,  dit-elle. 

—  Apportez  vite  de  la  glace  !  »  disait  dans  la 
chambre  à  coucher  la  voix  impérative  du  doc- 
teur. 

Dans  le  boudoir,  assis  sur  une  petite  chaise  basse, 
Alexis  Alexandrovitch  aperçut  Wronsky  pleurant, 
le  visage  couvert  de  ses  mains  ;  il  tressaillit  à  la 
voix  du  docteur,  découvrit  sa  figure,  et  se  trouva 
devant  Karénine  ;  cette  vue  le  troubla  tellement 
qu'il  se  rassit  en  renfonçant  sa  tête  dans  ses  épaules, 
comme  s'il  eût  espéré  disparaître  ;  il  se  leva  cepen- 
dant, et,  faisant  un  grand  effort  de  volonté,  il 
dit: 

«  Elle  se  meurt,  les  médecins  assurent  que  tout 
espoir  est  perdu.  Vous  êtes  le  maître.  Mais  accordez- 
moi  la  permission  de  rester  ici.  Je  me  conformerai 
d'ailleurs  à  votre  volonté.  » 

En  voyant  pleurer  Wronsky,  Alexis  Alexandro- 
vitch éprouva  l'attendrissement  involontaire  que 
lui  causaient  toujours  les  soufirances  d' autrui  ;  il 


ANNA  KARÉNINE.  83 

détourna  la  tête  sans  répondre,  et  s'approcha  de  la 
porte. 

La  voix  d'Anna  se  faisait  entendre  dans  la  cham- 
bre à  coucher,  vive,  gaie,  avec  des  intonations  très 
justes.  Alexis  Alexandrovitch  entra  et  s'approcha 
de  son  lit.  Elle  avait  le  visage  tourné  vers  lui, 
les  joues  animées,  les  yeux  brillants  ;  ses  petites 
mains  blanches,  sortant  des  manches  de  sa  camisole, 
jouaient  avec  le  coin  de  sa  couverture.  Non  seule- 
ment elle  semblait  fraîche  et  bien  portante,  mais 
dans  la  disposition  d'esprit  la  plus  heureuse  ;  elle 
parlait  vite  et  haut,  en  accentuant  les  mots  avec 
précision  et  netteté. 

«  Car  Alexis,  je  parle  d'Alexis  Alexandrovitch 
(n'est-il  pas  étrange  et  cruel  que  tous  deux  se  nom- 
ment Alexis  ?),  Alexis  ne  m'aurait  pas  refusé,  j'au- 
rais oublié,  il  aurait  pardonné...  pourquoi  n'arrive- 
t-il  pas  ?  Il  est  bon,  il  ignore  lui-même  combien  il 
est  bon.  Mon  Dieu,  mon  Dieu,  quelle  angoisse  !  Don- 
nez-moi vite  de  l'eau  !  Mais  cela  n'est  pas  bon  pour 
elle...  ma  petite  fille  !  Alors  donnez-lui  une  nour- 
rice ;  j'y  consens  ;  cela  vaut  même  mieux.  Quand  il 
viendra,  elle  lui  ferait  mal  à  voir  :  Éloignez-la. 

—  Anna  Arcadievna,  il  est  arrivé,  le  voilà  !  dit  la 
sage-femme  essayant  d'attirer  son  attention  sur 
Alexis  Alexandrovitch. 

—  Quelle  folie  !  continua  Anna  sans  voir  son 
mari.  Donnez-moi  la  petite,  donnez-la  !  Il  n'est  pas 
encore  arrivé.  Vous  prétendez  qu'il  ne  pardonnera 
pas  parce  que  vous  ne  le  connaissez  pas.  Personne 
ne  le  connaissait.  Moi  seule...  ses  yeux,  il  faut  les 


84  ANNA  KARÉNINE. 

connaître,  ceux  de  Serge  sont  tout  pareils,  c'est  pour- 
quoi je  ne  puis  plus  les  voir.  A-t-on  servi  à  dîner  à 
Serge  ?  Je  sais  qu'on  l'oubliera.  Lui,  ne  l'oublierait 
pas  !  Qu'on  transporte  Serge  dans  la  chambre  du 
coin,  et  que  Mariette  couche  auprès  de  lui.  » 

Soudain  elle  se  tut,  prit  un  air  effrayé,  et  leva 
les  bras  au-dessus  de  sa  tête  comme  pour  détourner 
un  coup  :  elle  avait  reconnu  son  mari. 

«  Non,  non,  dit-elle  vivement,  je  ne  le  crains  pas, 
je  crains  la  mort.  Alexis,  approche-toi.  Je  me  dépê- 
che parce  que  le  temps  manque,  je  n'ai  plus  que 
quelques  minutes  à  vivre,  la  fièvre  va  reprendre  et 
je  ne  comprendrai  plus  rien.  Maintenant  je  com- 
prends, je  comprends  tout  et  je  vois  tout.  » 

IvC  visage  ridé  d'Alexis  Alexandrovitch  exprima 
une  vive  souffrance  ;  il  voulut  parler,  mais  sa  lèvre 
inférieure  tremblait  si  fort  qu'il  ne  put  articuler  un 
mot,  et  son  émotion  lui  permit  à  peine  de  jeter  im 
regard  sur  la  mourante  ;  il  lui  prit  la  main  et  la  tint 
entre  les  siennes  ;  chaque  fois  qu'il  tournait  la  tête 
vers  elle,  il  voyait  ses  yeux  fixés  sur  lui  avec  une 
douceur  et  ime  humilité  qu'il  ne  leur  connaissait  pas. 

«  Attends,  tu  ne  sais  pas...  attendez,  attendez...  » 
elle  s'arrêta,  cherchant  à  rassembler  ses  idées.  »  Oui, 
reprit-elle,  oui  !  oui  !  oui  !  Voilà  ce  que  je  voulais 
dire.  Ne  t' étonne  pas.  Je  suis  toujours  la  même... 
mais  il  y  en  a  une  autre  en  moi,  dont  j'ai  peur  ;  c'est 
elle  qui  l'a  aimé,  lui,  je  voulais  te  haïr  et  je  ne  pou- 
vais oublier  celle  que  j'étais  autrefois.  Maintenant 
je  suis  moi  tout  entière,  vraiment  moi,  pas  l'autre. 
Je  meurs,  je  sais  que  je  meurs  :  demande-le-lui.  Je 


ANNA  KARÉNINE.  85 

le  sens  maintenant  ;  les  voilà  ces  poids  terribles 
aux  mains,  aux  pieds,  aux  doigts.  Mes  doigts  !  ils 
sont  énormes...  mais  tout  cela  finira  vite...  Une 
seule  chose  m'est  indispensable  ;  pardonne-moi, 
pardonne-moi  tout  à  fait  !  Je  suis  criminelle  :  mais 
la  bonne  de  Serge  me  l'a  dit  :  une  sainte  martyre... 
quel  était  donc  son  nom  ?  était  pire  que  moi.  J'irai 
à  Rome,  il  y  a  là  un  désert,  je  n'y  gênerai  personne, 
je  ne  perdrai  que  Serge  et  ma  petite  fille...  non,  tu  ne 
peux  pas  me  pardoimer  !  je  sais  bien  que  c'est  im- 
possible !  Va-t'en,  va-t'en,  tu  es  trop  parfait  !  » 

Elle  le  tenait  d'une  de  ses  mains  brûlantes  et 
l'éloignait  de  l'autre. 

L'émotion  d'Alexis  Alexandrovitch  devenait  si 
forte  qu'il  ne  se  défendit  plus,  il  sentit  même  cette 
émotion  se  transformer  en  un  apaisement  moral  qui 
lui  parut  un  bonheur  nouveau  et  inconnu.  Il  n'avait 
pas  cru  que  cette  loi  chrétienne  qu'il  avait  prise  pour 
guide  de  sa  vie,  lui  ordonnait  de  pardonner  et  d'aimer 
ses  ennemis  ;  et  cependant  le  sentiment  de  l'amour 
et  du  pardon  remplissait  son  âme.  Agenouillé  près  du 
lit,  le  front  appuyé  à  ce  bras  dont  la  fièvre  le  brûlait 
au  travers  de  la  camisole,  il  sanglotait  comme  un 
enfant.  Elle  se  pencha  vers  lui,  entoura  de  son  bras 
la  tête  chauve  de  son  mari,  et  leva  les  yeux  avec  un 
air  de  défi  : 

«  Le  voilà,  je  le  savais  bien!  Adieu  maintenant, 
adieu  à  tous...  les  voilà  revenus  !  Pourquoi  ne  s'en 
vont-ils  pas  ?  Otez-moi  donc  toutes  ces  fourrures  !  » 

Le  docteur  la  recoucha  doucement  sur  ses  oreillers 
et  lui  couvrit  les  bras  de  la  couverture.  An  a  se 


86  ANNA  KARÉNINE. 

laissa  faire  sans  résistance,  regardant  toujours  de- 
vant elle,  de  ses  yeux  brillants. 

«  Rappelle-toi  que  je  n'ai  demandé  que  ton  par- 
don, je  ne  demande  rien  de  plus  ;  pourquoi  donc  lui 
ne  vient-il  pas  ?  dit-elle  vivement  en  regardant  du 
côté  de  la  porte  :  Viens,  viens  !  donne-lui  la 
main.  » 

Wronsky  s'approcha  du  lit,  et,  en  revoyant  Anna, 
il  se  cacha  le  visage  de  ses  mains. 

«  Découvre  ton  visage,  regarde-le,  c'est  un  saint  ! 
dit-elle.  Oui,  découvre,  découvre  ton  visage  !  répétâ- 
t-elle d'un  air  irrité.  Alexis  Alexandrovitch,  décou- 
vre-lui le  visage,  je  veux  le  voir.  » 

Alexis  Alexandrovitch  prit  les  mains  de  Wronsky, 
et  découvrit  son  visage  défiguré  par  la  souffrance  et 
l'humiliation. 

«  Donne-lui  la  main,  pardonne-lui.  » 

Alexis  Alexandrovitch  tendit  la  main  sans  cher- 
cher à  retenir  ses  larmes. 

«  Dieu  merci.  Dieu  merci,  dit-elle,  maintenant 
tout  est  prêt.  J'étendrai  tm  peu  les  jambes,  comme 
cela  ;  c'est  très  bien.  Que  ces  fleurs  sont  donc 
laides,  elles  ne  ressemblent  pas  à  des  violettes,  dit- 
elle  en  désignant  les  tentures  de  sa  chambre.  Mon 
Dieu,  mon  Dieu,  quand  cela  finira-t-il  !  Donnez- 
moi  de  la  morphine,  docteur  !  de  la  morphine.  Oh  ! 
Oh,  mon  Dieu,  mon  Dieu  !  » 

Et  elle  s'agita  sur  son  lit. 

Les  médecins  disaient  qu'avec  cette  fièvre  tout 
était  à  craindre.  La  journée  se  passa  dans  le  délire 
et  l'inconscience.  Vers  minuit  la  malade  n'avait  près- 


ANNA  KARÉNINE.  87 

que  plus  de  pouls  :  on  attendait  la  fin  à  chaque  ins- 
tant. 

Wronsky  rentra  chez  lui  ;  mais  il  retourna  le  len- 
demain matin  prendre  des  nouvelles  ;  Alexis  Alexan- 
drovitch  vint  à  sa  rencontre  dans  l'antichambre  et 
lui  dit  :  «  Restez  :  peut-être  vous  demandera-t-elle  », 
puis  il  le  mena  lui-même  dans  le  boudoir  de  sa 
femme.  Dans  la  matinée,  l'agitation,  la  vivacité  de 
pensées  et  de  paroles  reparurent  pour  se  terminer 
encore  par  un  état  d'inconscience.  Le  troisième  jour 
oiïrit  le  même  caractère  et  les  médecins  reprirent 
espoir.  Ce  jour-là  Alexis  Alexandrovitch  entra  dans 
le  boudoir  où  se  tenait  Wronsky,  ferma  la  porte  et 
s'assit  en  face  de  lui. 

«  Alexis  Alexandrovitch,  dit  Wronsky  sentant 
une  explication  approcher,  je  suis  incapable  de  parler 
et  de  comprendre.  Ayez  pitié  de  moi  !  Quelle  que 
soit  votre  souffrance,  croyez  bien  que  la  mienne  est 
encore  plus  terrible.  » 

Il  voulut  se  lever,  mais  Alexis  Alexandrovitch  le 
retint  et  lui  dit  :  «  Veuillez  m'écouter,  c'est  indispen- 
sable ;  je  suis  forcé  de  vous  expliquer  la  nature  des 
sentiments  qui  me  guident  et  me  guideront  encore, 
afin  de  vous  éviter  toute  erreur  par  rapport  à  moi. 
Vous  savez  que  je  m'étais  décidé  au  divorce  et  que 
j'avais  fait  les  premières  démarches  pour  l'obtenir  ? 
je  ne  vous  cacherai  pas  qu'en  commençant  ces  dé- 
marches j'ai  hésité,  possédé  que  j'étais  du  désir  de 
me  venger.  En  recevant  la  dépêche  qui  m'appelait, 
ce  désir  subsistait.  Je  dirai  plus,  je  souhaitais  sa 
mort,  mais...  »  il  se  tut  un  instant,  réfléchissant  à 


88  ANNA  KARÉNINE. 

l'opportunité  de  dévoiler  toute  sa  pensée  «  ...  mais 
je  l'ai  revue,  je  lui  ai  pardonné,  et  sans  restriction. 
Le  bonheur  de  pouvoir  pardonner  m'a  clairement 
montré  mon  devoir.  J'offre  l'autre  joue  au  soufflet, 
je  donne  mon  dernier  vêtement  à  celui  qui  me  dé- 
pouille, je  ne  demande  qu'une  chose  à  Dieu,  de  me 
conserver  la  joie  du  pardon  !  » 

Les  larmes  remplissaient  ses  yeux  :  son  regard 
lumineux  et  calme  frappa  Wronsky. 

«  Voilà  ma  situation.  Vous  pouvez  me  traîner 
dans  la  boue  et  me  rendre  la  risée  du  monde,  mais 
je  n'abandonnerais  pas  Anna  pour  cela,  et  ne  lui 
adresserais  pas  de  reproche,  continua  Alexis  Alexan- 
drovitch  ;  mon  devoir  m' apparaît  clair  et  précis  : 
je  dois  rester  avec  elle,  je  resterai.  Si  elle  désire 
vous  voir,  vous  serez  averti,  mais  je  crois  qu'il  vaut 
mieux  vous  éloigner  pour  le  moment.  » 

Karénine  se  leva;  des  sanglots  étouffaient  sa  voix  : 
Wronsky  se  leva  aussi,  courbé  en  deux,  et  regar- 
dant Karénine  en  dessous,  sans  se  redresser  ;  incapa- 
ble de  comprendre  des  sentiments  de  ce  genre,  il 
s'avouait  cependant  que  c'était  là  un  ordre  d'idées 
supérieur,  inconciliable  avec  une  conception  vul- 
gaire de  la  vie. 


CHAPITRE  XVIII 

Après  cet  entretien,  lorsque  Wronsky  sortit  de  la 
maison  Karénine,  il  s'arrêta  SMt  le  perron,  se  de- 
mandant où  il  était  et  ce  qu'il  avait  à  faire  ;  humilié 


ANNA  KARÉNINE.  89 

et  confus,  il  se  sentait  privé  de  tout  moyen  de  laver 
sa  honte,  jeté  hors  de  la  voie  où  il  avait  marché  jus- 
que-là fièrement  et  aisément.  Toutes  les  règles  qui 
avaient  servi  de  bases  à  sa  vie,  et  qu'il  croyait  inat- 
taquables, se  trouvaient  fausses  et  mensongères.  lyc 
mari  trompé,  ce  triste  personnage  qu'il  avait  consi- 
déré comme  un  obstacle  accidentel,  et  parfois  comi- 
que, à  son  bonheur,  venait  d'être  élevé  par  elle  à  une 
hauteur  qui  inspirait  le  respect,  et,  au  lieu  de 
paraître  ridicule,  s'était  montré  simple,  grand  et 
généreux.  Wronsky  ne  pouvait  se  dissimuler  que 
les  rôles  étaient  intervertis  ;  il  sentait  la  grandeur,  la 
droiture  de  Karénine  et  sa  propre  bassesse  ;  ce  mari 
trompé  apparaissait  magnanime  dans  sa  douleur, 
tandis  que  lui-même  se  trouvait  petit  et  misérable. 
Mais  ce  sentiment  d'infériorité  à  l'égard  d'un 
homme  qu'il  avait  injustement  méprisé,  n'était 
qu'une  faible  partie  de  sa  douleur. 

Ce  qui  le  rendait  profondément  malheureux, 
c'était  la  pensée  de  perdre  Anna  pour  toujours  !  Sa 
passion  tm  moment  refroidie  s'était  réveillée  plus 
violente  que  jamais.  Pendant  sa  maladie  il  avait 
appris  à  la  mieux  connaître,  et  il  croyait  ne  l'avoir 
encore  jamais  aimée  ;  il  faudrait  la  perdre  mainte- 
nant qu'il  la  connaissait  et  l'aimait  réellement,  la 
perdre  en  lui  laissant  le  souvenir  le  plus  himiiliant  ! 
Il  se  rappelait  avec  horreur  le  moment  ridicule  et 
odieux  où  Alexis  Alexaudrovitch  lui  avait  découvert 
le  visage,  tandis  qu'il  le  cachait  de  ses  mains.  Debout, 
immobile  sur  le  perron  de  la  maison  Karénine,  il 
semblait  n'avoir  plus  conscience  de  ce  qu'il  faisait. 


90  ANNA  KARENINE. 

«  Appellerai- je  un  isvoschick?  demanda  le  suisse. 

—  Oui,  un  isvoschik.  » 

Rentré  chez  lui,  après  trois  nuits  d'insomnie, 
Wronsky  s'étendit  sans  se  déshabiller  sur  un  divan, 
les  bras  croisés  au-dessus  de  sa  tête.  Les  réminis- 
cences, les  pensées,  les  impressions  les  plus  étranges 
se  succédaient  dans  son  esprit  avec  une  rapidité  et 
une  lucidité  extraordinaires.  Tantôt  c'était  une 
potion  qu'il  voulait  donner  à  la  malade,  et  il  faisait 
déborder  la  cuiller  ;  tantôt  il  apercevait  les  mains 
blanches  de  la  sage-femme  ;  puis,  la  singulière 
attitude  d'Alexis  Alexandrovitch  agenouillé  par 
terre  près  du  lit. 

«  Dormir  !  oublier  !  »  se  disait-il  avec  la  calme 
résolution  de  l'homme  bien  portant  qui  sait  qu'il 
peut,  s'il  se  sent  fatigué,  s'endormir  à  volonté  ; 
ses  idées  s'embrouillèrent,  il  se  sentit  tomber  dans 
l'abîme  de  l'oubli.  Tout  à  coup,  au  moment  où  il 
échappait  à  la  vie  réelle  comme  si  les  vagues  d'un 
ocuan  se  fussent  refermées  au-dessus  de  sa  tête,  une 
violente  secousse  électrique  sembla  faire  tressaillir 
son  corps  sur  les  ressorts  du  divan,  et  il  se  trouva 
à  genoux,  les  ye\ix  aussi  ouverts  que  s'il  n'eût  pas 
songé  à  dormir,  n'éprouvant  plus  la  moindre  las- 
situde. 

«  Vous  pouvez  me  traîner  dans  la  boue.  » 

Ces  mots  d'Alexis  Alexandrovitch  résonnaient 
à  son  oreille  ;  il  le  voyait  devant  lui,  il  voyait  aussi 
le  visage  enfiévré  d'Anna,  et  ses  yeux  brillants  regar- 
dant avec  tendresse,  non  plus  lui,  mais  son  mari  ;  il 
voyait  sa  propre  physionomie  absurde  et  ridicule 


ANNA  KARÉNINE.  91 

lorsque  Alexis  Alexandrovitch  avait  écarté  ses 
mains  de  sa  figure,  et,  se  rejetant  en  arrière  sur  le 
divan  en  fermant  les  yeux  : 

«  Dormir  !  oublier  !  »  se  répéta-t-il. 

Alors  le  visage  d'Anna,  tel  qu'il  lui  était  apparu 
le  soir  mémorable  des  courses,  se  dessinait  plus 
rayonnant  encore,  malgré  ses  yeux  fermés. 

«  C'est  impossible,  et  ne  sera  pas  ;  comment  veut- 
elle  effacer  cela  de  son  souvenir  ?  Je  ne  puis  vivre 
ainsi  !  Comment  nous  réconcilier  ?  »  Il  prononçait 
ces  mots  tout  haut  sans  en  avoir  conscience,  cette 
répétition  machinale  empêchant  pendant  quelques 
secondes  les  souvenirs  et  les  images  qui  assiégeaient 
son  cerveau  de  se  renouveler.  Mais  les  doux  moments 
du  passé  et  les  humiliations  récentes  reprenaient  vite 
leur  empire.  «  Découvre  ton  visage  »,  disait  la  voix 
d'Anna.  Il  écartait  les  mains,  et  sentait  à  quel  point 
il  avait  dû  paraître  humilié  et  ridicule. 

Wronsky  resta  ainsi  couché,  cherchant  le  sommeil 
sans  espoir  de  le  trouver,  et  murmurant  quelque 
bribe  de  phrase  pour  écarter  les  nouvelles  et  déso- 
lantes hallucinations  qu'il  croyait  pouvoir  empêcher 
de  surgir.  Il  écoutait  sa  propre  voix  répéter  avec  une 
étrange  persistance  :  «  Tu  n'as  pas  su  l'apprécier, 
tu  n'as  pas  su  l'apprécier  ;  tu  n'as  pas  su  profiter, 
tu  n'as  pas  su  profiter  ». 

«  Que  m'arrive-t-il  ?  deviendrais- je  fou  ?  »  se 
demanda-t-il.  «  Peut-être.  Pourquoi  devient-on  fou? 
et  pourquoi  se  suicide-t-on  ?  »  Et,  tout  en  se  répon- 
dant à  lui-même,  il  ouvrait  les  yeux,  regardant  avec 
étonnement  à  côté  de  lui  un  coussin  brodé  par  sa 


92  ANNA  KARÉNINE. 

belle-sœur  Waria  ;  il  chercha  à  fixer  la  pensée  de 
Waria  dans  son  souvenir  en  jouant  avec  le  gland  du 
coussin  ;  mais  une  idée  étrangère  à  celle  qui  le  tor- 
turait était  un  martyre  de  plus.  «  Non,  il  faut  dor- 
mir. »  Et,  approchant  le  coussin  de  sa  tête,  il  s'y 
appuya,  et  fit  effort  pour  tenir  ses  yeux  fermés.  Sou- 
dain il  se  rassit  en  tressaillant  encore  ;  «  Tout  est  fini 
pour  moi,  que  me  reste-t-il  à  faire  ?  »  Et  son  imagi- 
nation lui  réprésenta  vivement  la  vie  sans  Anna. 

«  L/' ambition  ?  Serpouhowskoï  ?  le  monde  ?  la 
cour  ?  Tout  cela  pouvait  avoir  un  sens  autrefois, 
mais  n'en  avait  plus  maintenant.  Il  se  leva,  ôta  sa 
redingote,  dénoua  sa  cravate  pour  permettre  à  sa 
large  poitrine  de  respirer  plus  librement,  et  se  prit 
à  arpenter  la  chambre.  «  C'est  ainsi  qu'on  devient 
fou,  se  répétait-il,  ainsi  qu'on  se  suicide...  pour  évi- 
ter la  honte  »,  ajouta-t-il  lentement. 

Il  alla  vers  la  porte,  qu'il  ferma  ;  puis,  le  regard 
fixe  et  les  dents  serrées,  il  s'approcha  de  la  table,  prit 
un  revolver,  l'examina,  l'arma  et  réfléchit.  Il  resta 
deux  minutes  immobile,  le  revolver  en  main,  la 
tête  baissée,  son  esprit  tendu  en  apparence  vers  une 
seule  pensée.  «  Certainement  »,  se  disait-il,  et  cette 
décision  semblait  le  résultat  logique  d'ime  suite 
d'idées  nettes  et  précises  ;  mais  au  fond  il  tournait 
toujours  dans  ce  même  cercle  d'impressions  que  de- 
puis une  heure  il  parcourait  pour  la  centième  fois... 
«  Certainement  »,  répéta-t-il,  sentant  défiler  encore 
cette  série  continue  de  souvenirs  d'un  bonheur  perdu, 
d'un  avenir  rendu  impossible,  et  d'une  honte  écra- 
sante ;  et,  appuyant  le  revolver  au  côté  gauche  de  sa 


ANNA  KARÉNINE.  93 

poitrine,  il  serra  fortement  la  main  et  pressa  la  dé- 
tente. Le  coup  violent  qu'il  reçut  dans  la  poitrine  le 
fittomber,  sans  qu'il  eût  entendu  la  moindre  détona- 
tion. En  cherchant  à  se  retenir  au  rebord  de  la  table, 
il  lâcha  le  revolver,  vacilla  et  s'afiaissa  à  terre,  regar- 
dant autour  de  lui  avec  étonnement  ;  sa  chambre 
lui  semblait  méconnaissable  ;  les  pieds  contournés 
de  sa  table,  la  corbeille  à  papier,  la  peau  de  tigre 
sur  le  sol,  il  ne  reconnaissait  rien.  lycs  pas  de  son 
domestique  accourant  au  salon  l'obligèrent  à  se 
maîtriser,  il  comprit  avec  effort  qu'il  était  par  terre, 
et  en  voyant  du  sang  sur  ses  mains  et  sur  la  peau  de 
tigre  il  eut  conscience  de  ce  qu'il  avait  fait. 

«  Quelle  sottise  !  je  me  suis  manqué  »,  mur- 
mura-t-il  en  cherchant  de  la  main  le  pistolet,  qui 
était  tout  près  de  lui  ;  il  perdit  l'équilibre  et  tomba 
de  nouveau  baigné  dans  son  sang. 

Le  valet  de  chambre,  un  personnage  élégant  qui  se 
plaignait  volontiers  à  ses  amis  de  la  délicatessse  de 
ses  nerfs,  fut  si  terrifié  à  la  vue  de  son  maître,  qu'il 
le  laissa  gisant,  et  courut  chercher  du  secours. 

Au  bout  d'une  heure,  Waria,  la  belle-sœur  de 
Wronsk}',  arriva,  et  avec  l'aide  de  trois  médecins 
qu'elle  avait  fait  chercher,  elle  réussit  à  coucher  le 
blessé,  dont  elle  se  constitua  la  garde- malade. 

CHAPITRE  XIX 

AivEXi s  Alexandre vitch  n'avait  pas  prévu  le  cas  où, 
après  avoir  obtenu  son  pardon,  sa  femme  se  réta- 


94  ANNA  KARENINE. 

blirait.  Cette  erreur  lui  apparut  dans  toute  sa  gra- 
vité deux  mois  après  son  retour  de  Moscou  ;  mais 
s'il  l'avait  commise,  ce  n'était  pas  parce  qu'il  avait, 
par  hasard,  méconnu  jusque-là  son  propre  cœur. 
Près  du  lit  de  sa  femme  mourante,  il  s'était  livré, 
pour  la  première  fois  de  sa  vie,  à  ce  sentiment  de 
commisération  pour  les  douleurs  d' autrui,  contre 
lequel  il  avait  toujours  lutté,  comme  on  lutte  con- 
tre une  dangereuse  faiblesse.  Le  remords  d'avoir 
souhaité  la  fin  d'Anna,  la  pitié  qu'elle  lui  inspirait, 
mais  par-dessus  tout  le  bonheur  même  du  pardon, 
avaient  transformé  les  angoisses  morales  d'Alexis 
Alexandrovitch  en  une  paix  profonde,  et  changé  une 
source  de  souffrance  en  une  source  de  joie  :  tout  ce 
qu'il  avait  jugé  inextricable  dans  sa  haine  et  dans  sa 
colère  devenait  clair  et  simple,  maintenant  qu'il 
aimait  et  pardonnait. 

Il  avait  pardonné  à  sa  femme  et  la  plaignait  ; 
depuis  l'acte  de  désespoir  de  Wronsky,  il  le  plaignait 
aussi.  Son  fils,  dont  il  se  reprochait  de  n'avoir  pris 
aucun  soin,  lui  faisait  peine,  et,  quant  à  la  nouvelle- 
née,  ce  qu'il  éprouvait  pour  elle  était  plus  que  de  la 
pitié,  c'était  presque  de  la  tendresse.  En  voyant  ce 
pauvre  petit  être  débile,  négligé  pendant  la  maladie 
de  sa  mère,  il  s'en  était  occupé,  l'avait  empêché  de 
mourir,  et,  sans  s'en  douter,  s'y  était  attaché.  La 
bonne  et  la  nourrice  le  voyaient  entrer  plusieurs  fois 
par  jour  dans  la  chambre  des  enfants,  et,  intimidées 
d'abord,  s'étaient  peu  à  peu  habituées  à  sa  présence, 
11  restait  parfois  une  demi-heure  à  contempler  le 
visage  rouge  et  bouffi  de  l'enfant  qui  n'était  pas  le 


■  ANNA  KARÊNINK.  95 

sien,  à  stiivre  les  mouvements  de  son  front  plissé,  à 
le  voir  se  frotter  les  yeux  du  revers  de  ses  petites 
mains  aux  doigts  recourbés  ;  et,  dans  ces  moments- 
là,  Alexis  Alexandrovitch  se  sentait  tranquille,  en 
paix  avec  lui-même,  et  ne  voyait  rien  d'anormal  à  sa 
situation,  rien  qu'il  éprouvât  le  besoin  de  changer. 

Et  cependant  plus  il  allait,  plus  il  se  rendait 
compte  qu'on  ne  lui  permettrait  pas  de  se  contenter 
de  cette  situation  qui  lui  semblait  naturelle,  et 
qu'elle  ne  serait  admise  de  personne. 

En  dehors  de  la  force  morale,  presque  sainte,  qui 
le  guidait  intérieurement,  il  sentait  l'existence  d'une 
autre  force  brutale,  mais  toute-puissante,  qui  diri- 
geait sa  vie  malgré  lui,  et  ne  lui  accorderait  pas  la 
paix.  Chacun  autour  de  lui  semblait  interroger  son 
attitude,  ne  pas  la  comprendre,  et  attendre  de  lui 
quelque  chose  de  différent. 

Quant  à  ses  rapports  avec  sa  femme,  ils  man- 
quaient de  naturel  et  de  stabilité. 

lyorsque  l'attendrissement  causé  par  l'approche 
de  la  mort  eut  cessé,  Alexis  Alexandrovitch  remar- 
qua combien  Anna  le  craignait,  redoutait  sa  pré- 
sence, et  n'osait  le  regarder  en  face  ;  elle  paraissait 
toujours  poursuivie  d'une  pensée  qu'elle  n'osait 
exprimer  :  c'est  qu'elle  aussi  pressentait  la  courte 
durée  des  relations  actuelles,  et  que,  sans  savoir 
quoi,  elle  attendait  quelque  chose  de  son  mari. 

Vers  la  fin  de  février,  la  petite  fille,  qu'on  avait 

nommée  Anna,  du  nom  de  sa  mère,  tomba  malade. 

Alexis  Alexandrovitch  l'avait  vue  un  matin  avant 

de  se  rendre  au  ministère,  et  avait  fait  chercher  le 

II.  4 


96  ANNA  KARENINE. 

médecin  ;  en  rentrant  à  quatre  heures,  il  aperçut 
dans  l'antichambre  un  beau  laquais  galonné,  tenant 
un  manteau  doublé  de  fourrure  blanche. 

«  Qui  est  là  ?  demanda-t-il. 

—  lya  princesse  Elisabeth  Fédorovna  Tverskoï,  » 
répondit  le  laquais,  et  Alexis  Alexandrovitch  crut 
remarquer  qu'il  souriait. 

Pendant  toute  cette  pénible  période,  Alexis 
Alexandrowitch  avait  noté  un  intérêt  très  parti- 
culier pour  lui  et  sa  femme  de  la  part  de  leurs  rela- 
tions mondaines,  surtout  féminines.  Il  remarquait 
chez  tous  cet  air  joyeux,  mal  dissimulé  dans  les 
yeux  de  l'avocat,  et  qu'il  retrouvait  dans  ceux  du 
laquais.  Quand  on  le  rencontrait  et  qu'on  lui  deman- 
dait des  nouvelles  de  sa  santé,  on  le  faisait  avec  une 
sorte  de  satisfaction  transparente  ;  ses  interlocu- 
teurs lui  paraissaient  tous  ravis,  comme  s'ils 
allaient  marier  quelqu'un. 

La  présence  de  la  princesse  ne  pouvait  être  agréa- 
ble à  Karénine  ;  il  ne  l'avait  jamais  aimée,  et  elle  lui 
lui  rappelait  de  fâcheux  souvenirs  ;  aussi  passa-t-il 
directement  dans  l'appartement  des  enfants. 

Dans  la  première  pièce,  Serge,  couché  sur  la  table 
et  les  pieds  sur  une  chaise,  dessinait  en  bavardant 
gaiement.  La  gouvernante  anglaise  qui  avait  rem- 
placé la  Française  peu  après  la  maladie  d'Anna, 
était  assise  près  de  l'enfant,  un  ouvrage  au  crochet  à 
la  main  ;  aussitôt  qu'elle  vit  entrer  Karénine,  elle  se 
leva,  fit  une  révérence,  et  remit  Serge  sur  ses  pieds. 

Alexis  Alexandrovitch  caressa  la  tête  de  son  fils, 
répondit  aux  questions  de  la  gouvernante  sur  la 


ANNA  KARENINE.  97 

santé  de  madame,  et  demanda  l'opinion  du  docteur 
sur  l'état  de  haby. 

«  Le  docteur  n'a  rien  trouvé  de  fâcheux:  il  a  or- 
donné des  bains. 

—  Elle  souffre  cependant,  dit  Alexis  Alexandro- 
vitch,  écoutant  crier  l'enfant  dans  la  chambre  voisine. 

—  Je  crois,  monsieur,  que  la  nourrice  n'est  pas 
bonne,  répondit  l'Anglaise  d'un  air  convaincu. 

—  Qu'est-ce  qui  vous  le  fait  croire  ? 

—  J'ai  vu  cela  chez  la  comtesse  Pahl,  monsieur. 
On  soignait  l'enfant  avec  des  médicaments,  tandis 
qu'il  souffrait  simplement  de  la  faim  ;  la  nourrice 
manquait  de  lait.  » 

Alexis  Alexandrovitch  réfléchit  et,  au  bout  de 
quelques  instants,  entra  dans  la  seconde  pièce.  La 
petite  fille  criait,  couchée  sur  les  bras  de  sa  nourrice, 
la  tête  renversée,  refusant  le  sein,  et  sans  se  laisser 
calmer  par  les  deux  femmes  penchées  sur  elle. 

«  Cela  ne  va  pas  mieux  ?  demanda  Alexis  Alexan- 
drovitch. 

—  Elle  est  très  agitée,  répondit  à  mi-voix  la 
bonne. 

—  Miss  Edwards  croit  que  la  nourrice  manque  de 
lait,  dit-il. 

—  Je  le  crois  aussi,  Alexis  Alexandrovitch. 

—  Pourquoi  ne  l'avoir  pas  dit  ? 

—  A  qui  le  dire  ?  Anna  Arcadievna  est  toujours 
malade  »,  répondit  la  bonne  d'un  air  mécontent. 

La  bonne  était  depuis  longtemps  dans  la  maison, 
et  ces  simples  paroles  frappèrent  Karénine  comme 
ime  allusion  à  sa  position. 


98  ANNA  KARÉNINE. 

Iv'enf ant  criait  de  plus  en  plu^  fort,  perdant  haleine 
et  s'enrouant.  La  bonne  fit  un  geste  désolé,  reprit 
la  petite  à  la  nourrice,  et  la  berça  pour  la  cal- 
mer. 

«  Il  faudra  prier  le  docteur  d'examiner  la  nour- 
rice »,  dit  Alexis  Alexandrovitch. 

I^a  nourrice,  une  femme  de  belle  apparence, 
élégamment  vêtue,  effrayée  de  perdre  sa  place,  sou- 
rit dédaigneusement,  tout  en  marmottant  et  en 
couvrant  sa  poitrine,  à  l'idée  qu'on  pût  la  soupçon- 
ner de  manquer  de  lait.  Ce  sourire  parut  également 
ironique  à  Alexis  Alexandrovitch.  Il  s'assit  sur  une 
chaise,  triste  et  accablé,  et  suivit  des  yeux  la  bonne 
qui  continuait  à  promener  l'enfant.  Quand  elle  l'eut 
remis  dans  son  berceau,  et  qu'ayant  arrangé  le 
petit  oreiller  elle  se  fut  éloignée,  Alexis  Alexandro- 
vitch se  leva,  et  à  son  tour  s'approcha  sur  la  pointe 
des  pieds,  du  même  air  accablé  ;  il  regarda  silencieu- 
sement la  petite,  et  tout  à  coup  im  sourire  déplissa 
son  front  ;  puis  il  sortit  doucement. 

En  rentrant  dans  la  salle  à  manger  il  sonna  et  en- 
voya de  nouveau  chercher  le  médecin.  Mécontent 
de  voir  sa  femme  s'occuper  si  peu  de  ce  charmant 
enfant,  il  ne  voulait  pas  entrer  chez  elle,  ni  rencon- 
trer la  princesse  Betsy  ;  mais  sa  femm^e  pouvait 
s'étonner  qu'il  ne  vînt  pas  selon  son  habitude  ;  il  fit 
donc  violence  à  ses  sentiments  et  se  dirigea  vers  la 
porte.  I^a  conversation  suivante  frappa  malgré  lui 
son  oreille,  tandis  qu'il  approchait,  un  épais  tapis 
étouffant  le  bruit  de  ses  pas. 

«  S'il  ne  partait  pas,  je  comprendrais  votre  refus 


ANNA  KARÉNINE.  99 

et  le  sien.  Mais  votre  mari  doit  être  au-dessus  de  cela, 
disait  Betsy. 

—  Il  n'est  pas  question  de  mon  mari,  mais  de 
moi,  ne  m'en  parlez  plus  !  répondait  la  voix  émue 
d'Anna. 

—  Cependant  vous  ne  pouvez  pas  ne  pas  désirer 
revoir  celui  qui  a  failli  mourir  pour  vot^s... 

—  C'est  pour  cela  que  je  ne  veux  pas  le  revoir.  » 
Karénine  s'arrêta  effrayé  comme  un  coupable  ; 

il  aurait  voulu  s'éloigner  sans  être  entendu  ;  mais, 
réfléchissant  que  cette  fuite  manquait  de  dignité, 
il  continua  son  chemin  en  toussant  :  les  voix  se 
turent  et  il  entra  dans  la  chambre. 

Anna  en  robe  de  chambre  grise,  ses  cheveux  noirs 
coupés,  était  assise  sur  ime  chaise  longue.  Toute  son 
animation  disparut,  comme  d'ordinaire,  à  la  vue  de 
son  mari  ;  elle  baissa  la  tête  et  jeta  un  coup  d'oeil 
inquiet  sur  Betsy  ;  celle-ci,  vêtue  à  la  dernière  mode, 
un  petit  chapeau  planant  sur  le  haut  de  sa  tête, 
comme  un  abat- jour  sur  une  lampe,  en  robe  gorge  de 
pigeon,  ornée  de  biais  de  nuance  tranchante  sur  le 
corsage  et  la  jupe,  était  placée  à  côté  d'Anna.  Elle 
tenait  sa  longue  taille  plate  aussi  droite  que  pos- 
sible, et  accueillit  Alexis  Alexandrovitch  d'un  salut 
accompagné  d'un  sourire  ironique  : 

«  Ah  !  fit-elle,  l'air  étonné.  Je  suis  ravie  de  vous 
rencontrer  chez  vous.  Vous  ne  vous  montrez  nulle 
part,  et  je  ne  vous  ai  pas  vu  depuis  la  maladie 
d'Anna.  J'ai  appris  par  d'autres  vos  soucis  !  Oui. 
vous  êtes  un  mari  extraordinaire  !  »  Elle  lui  adressa 
im  regard  qui  devait  être  l'équivalent  d'une  récom- 


100  ANNA  KARÉNINE. 

pense  à  Karénine  pour  sa  conduite  envers  sa  femme. 

Alexis  Alexandrovitch  salua  froidement  et,  bai- 
sant la  main  de  sa  femme,  s'enqmt  de  sa  santé. 

«  Il  me  semble  que  je  vais  mieux,  répondit-elle, 
évitant  son  regard. 

—  Vous  avez  cependant  une  animation  fiévreuse, 
dit-il,  insistant  sur  le  dernier  mot. 

—  Nous  avons  trop  causé,  dit  Betsy,  je  sens  que 
c'est  de  l'égoïsme  de  ma  part  et  je  me  sauve.  » 

Elle  se  leva,  mais  Anna  devenue  toute  rouge  la 
retint  vivement  par  le  bras  : 

«  Non,  restez,  je  vous  en  prie,  je  dois  vous  dire,  à 
vous...  »  elle  se  tourna  vers  son  mari,  la  rougeur  lui 
montant  au  cou  et  au  visage.  «  Je  ne  puis  et  ne 
veux  rien  vous  cacher...  » 

Alexis  Alexandrovitch  baissa  la  tête  en  faisant 
craquer  ses  doigts. 

((  Betsy  m'a  dit  que  le  comte  Wronsky  désirait 
venir  chez  nous  avant  son  départ  pour  Tashkend, 
pour   prendre  congé.  » 

Elle  parlait  vite,  sans  regarder  son  mari,  pressée 
d'en  finir.  «  J'ai  répondu  que  je  ne  pouvais  pas  le 
recevoir. 

—  Vous  avez  répondu,  ma  chère,  que  cela  dépen- 
dait d'Alexis  Alexandrovitch,  corrigea  Betsy. 

—  Mais  non,  je  ne  puis  le  recevoir,  et  cela  ne 
mènerait...  »  elle  s'arrêta  tout  à  coup»  interrogeant 
son  mari  du  regard  ;  il  avait  détourné  la  tête.  «  En  un 
un  mot,  je  ne  veux...  » 

Alexis  Alexandrovitch  se  rapprocha  d'elle  et  fit 
le  geste  de  lui  prendre  la  main. 


r^  ANNA  KARÉNINE.  loi 

I^e  premier  mouvement  d'Anna  fut  de  retirer  sa 
main  de  celle  de  son  mari,  mais  elle  se  domina  et  la 
lui  serra. 

«  Je  vous  remercie  de  votre  confiance...  »  com- 
mença-t-il  ;  mais,  en  regardant  la  princesse,  il  s'in- 
terrompit. 

Ce  qu'il  pouvait  juger  et  décider  facilement,  livré 
à  sa  propre  conscience,  lui  devenait  impossible  en 
présence  de  Betsy,  en  qui  s'incarnait  pour  lui  cette 
force  brutale  indépendante  de  sa  volonté,  et  maî- 
tresse cependant  de  sa  vie  :  devant  elle  il  ne  pouvait 
éprouver  aucun  sentiment  généreux. 

«  Eh  bien,  adieu,  ma  charmante  »,  dit  Betsy  en 
se  levant.  Elle  embrassa  Anna  et  sortit  :  Karénine 
la  reconduisit. 

«  Alexis  Alexandrovitch,  dit  Betsy,  s'arrêtant 
au  milieu  du  boudoir  pour  lui  serrer  encore  la  main 
d'une  façon  significative,  je  vous  connais  pour  un 
homme  sincèrement  généreux,  et  je  vous  estime  et 
vous  aime  tant,  que  je  me  permets  un  conseil,  quel- 
que désintéressée  que  je  sois  dans  la  question.  Rece- 
vez-le ;  Alexis  Wronsky  est  l'honneur  même,  et  il 
part  pour  Tashkend. 

—  Je  vous  suis  très  reconnaissant  de  votre  sym- 
pathie et  de  votre  conseil,  princesse  ;  le  tout  est  de 
savoir  si  ma  femme  peut  ou  veut  recevoir  quelqu'un 
c'est  ce  qu'elle  décidera.  » 

Il  prononça  ces  mots  avec  dignité  en  soulevant  ses 
sourcils  comme  d'habitude  ;  mais  il  sentit  aussitôt 
que,  quelles  que  fussent  ses  paroles,  la  dignité  était 
incompatible  avec  la  situation  qui  Im  était  faite. 


102  ANNA  KARÉNINE. 

IvC  sourire  ironique  et  méchant  avec  lequel  Betsy 
accueillit  sa  phrase  le  lui  prouvait  suffisamment. 


CHAPITRE  XX 

Après  avoir  pris  congé  de  Betsy,  Alexis  Alexan- 
drovitch  rentra  chez  sa  femme;  celle-ci  était  étendue 
sur  sa  chaise  longue,  mais,  en  entendant  revenir 
son  mari,  elle  se  releva  précipitamment  et  le 
regarda  d'un  air  effrayé.  Il  s'aperçut  qu'elle  avait 
pleuré. 

«  Je  te  suis  très  reconnaissant  de  ta  confiance, 
dit-il  doucement,  répétant  en  russe  la  réponse  qu'il 
avait  faite  en  français  devant  Betsy.  (Cette  façon 
de  la  tutoyer  en  russe  irritait  Anna  malgré  elle.) 
—  Je  te  suis  reconnaissant  de  ta  résolution,  car  je 
trouve  comme  toi  que,  du  moment  où  le  comte 
Wronsky  part,  il  n'y  a  aucune  nécessité  de  le  rece- 
voir ici.  D'ailleurs... 

—  Mais  puisque  je  l'ai  dit,  à  quoi  bon  revenir  là- 
dessus  ?  »  interrompit  Anna  avec  une  irritation 
qu'elle  ne  sut  pas  maîtriser.  «  Aucune  nécessité, 
pensa-t-elle,  pour  \in  homme  qui  a  voulu  se  tuer,  de 
dire  adieu  à  la  femme  qu'il  aime,  et  qui  de  son  côté 
ne  peut  vivre  sans  lui  !  » 

Elle  serra  les  lèvres,  et  baissa  son  regard  brillant 
sur  les  mains  aux  veines  gonflées  de  son  mari,  que 
celui-ci  frottait  lentement  l'une  contre  l'autre. 

«  Ne  parlons  plus  de  cela,  ajouta- t-elle  plus 
calme. 


^  ANNA  KARENINE.  103 

—  Je  t'ai  laissé  pleine  liberté  de  décider  cette 
question,  et  je  suis  heureux  de  voir...  recommença 
Alexis  Alex  andro vit ch. 

—  Que  mes  désirs  sont  conformes  aux  vôtres, 
acheva  vivement  Anna,  agacée  de  l'entendre  parler 
si  lentement,  quand  elle  savait  à  l'avance  tout  ce 
qu'il  avait  à  dire. 

—  Oui,  confirma-t-il,  et  la  princesse  Tverskoï  se 
mêle  très  mal  à  propos  d'affaires  de  famille  pénibles, 
elle  surtout... 

—  Je  ne  crois  rien  de  ce  que  l'on  raconte,  dit  Anna, 
je  sais  seulement  qu'elle  m'aime  sincèrement.  » 

Alexis  Alexandrovitch  soupira  et  se  tut  ;  Anna 
jouait  nerveusement  avec  la  cordelière  de  sa  robe 
de  chambre  et  le  regardait  de  temps  en  temps  avec 
ce  sentiment  de  répulsion  physique  dont  elle  s'accu- 
sait ,  sans  pouvoir  le  vaincre.  Tout  ce  qu'elle  sou- 
haitait en  ce  moment  était  d'être  débarrassée  de  sa 
présence. 

«  Je  viens  de  faire  chercher  le  docteur,  dit  Ka- 
rénine. 

—  Pourquoi  faire  ?  Je  me  porte  bien. 

—  C'est  pour  la  petite  qui  crie  beaucoup  :  on 
croit  que  la  nourrice  a  peu  de  lait. 

—  Pourquoi  ne  m'as-tu  pas  permis  de  nourrir, 
quand  j'ai  supplié  qu'on  me  laissât  essayer  ?  Malgré 
tout  (Alexis  Alexandrovitch  comprit  ce  qu'elle 
entendait  par  malgré  tout),  c'est  un  enfant,  et  on  la 
fera  mourir.  —  Elle  sonna  et  se  fit  apporter  la  petite. 
—  J'ai  voulu  nourrir,  on  ne  me  l'a  pas  permis,  et 
on  me  le  reproche  maintenant. 


ro4  ANNA  KARENINE. 

—  Je  ne  reproche  rien., 

—  Si  fait,  vous  me  le  reprochez  !  Mon  Dieu,  pour- 
quoi ne  suis- je  pas  morte  !  Pardonne-moi,  je  suis 
nerveuse,  injuste,  dit-elle,  tâchant  de  se  dominer. 
Mais  va-t'en.  » 

«  Non  cela  ne  saurait  durer  ainsi  »,  se  dit  Alexis 
Alexandrovitch  en  sortant  de  la  chambre  de  sa 
femme. 

Jamais  encore  il  n'avait  été  aussi  vivement  frappé 
de  l'impossibilité  de  prolonger  aux  yeux  du  monde 
une  telle  situation  ;  jamais  non  plus  la  répulsion  de 
sa  femme,  et  la  puissance  de  cette  force  mystérieuse 
qui  s'était  emparée  de  sa  vie  pour  la  diriger  en  con- 
tradiction avec  les  besoins  de  son  âme,  ne  lui  étaient 
apparues  avec  cette  évidence  ! 

Le  monde  et  sa  femme  exigeaient  de  lui  une  chose 
qu'il  ne  comprenait  pas  bien,  mais  cette  chose  éveil- 
lait dans  son  cœur  des  sentiments  de  haine  qui  trou- 
blaient son  repos  et  détruisaient  le  mérite  de  sa  vic- 
toire sur  lui-même.  Anna,  selon  lui,  devait  rompre 
avec  Wronsky,  mais  si  tout  le  monde  jugeait  cette 
rupture  impossible,  il  était  prêt  à  tolérer  leur  liaison, 
à  condition  de  ne  pas  déshonorer  les  enfants  et  de 
ne  pas  bouleverser  sa  propre  existence. 

C'était  mal,  moins  mal  cependant  que  de  vouer 
Anna  à  une  position  honteuse  et  sans  issue,  que  de 
le  priver,  lui,  de  tout  ce  qu'il  aimait.  Mais  il  sentait 
son  impuissance  dans  cette  lutte,  et  savait  à  l'avance 
qu'on  l'empêcherait  d'agir  sagement,  pour  l'obliger 
à  faire  le  mal  que  tout  le  monde  jugeait  nécessaire. 


^  ANNA  KARÉNINE.  105 

CHAPITRE  XXI 

Betsy  n'avait  pas  encore  quitté  la  salle  à  manger, 
que  Stépane  Arcadiévitch  parut  sur  le  pas  de  la 
porte.  Il  venait  de  chez  Eliséef,  où  l'on  avait  reçu 
des  huîtres  fraîches. 

«  Princesse  !  vous  ici  !  Quelle  charmante  rencon- 
tre !  Je  viens  de  chez  vous. 

—  La  rencontre  ne  sera  pas  longue  ;  je  pars,  ré- 
pondit en  souriant  Betsy,  tandis  qu'elle  boutonnait 
ses  gants. 

—  Un  moment,  princesse,  permettez-moi  de  bai- 
ser votre  main  avant  que  vous  vous  gantiez.  Rien 
ne  me  plaît  autant,  en  fait  de  retour  aux  anciennes 
modes,  que  l'usage  de  baiser  la  main  aux  dames.  » 

Il  prit  la  main  de  Betsy. 

«  Quand  nous  reverrons-nous  ? 

—  Vous  n'en  êtes  pas  digne,  répondit  Betsy  en 
riant. 

—  Oh  que  si  !  car  je  deviens  un  homme  sérieux  : 
non  seulement  j'arrange  mes  propres  affaires,  mais 
encore  celles  des   autres,   dit-il  avec  importance. 

—  Vraiment  ?  j'en  suis  charmée  »,  répondit 
Betsy  comprenant  qu'il  s'agissait  d'Anna. 

Et,  rentrant  dans  la  salle  à  manger,  elle  entraîna 
Oblonsky  dans  un  coin. 

«  Vous  verrez  qu'il  la  fera  mourir,  murmura- 
t-elle  d'un  ton  convaincu;  impossible  d'y  tenir... 

—  Je  suis  bien  aise  que  vous  pensiez  ainsi,  répon- 
dit Stépane  Arcadiévitch  en  hochant  la  tête  avec 


io6  ANNA  KARÉNINE. 

une  commisération  sympathique.  C'est  pourquoi  je 
suis  à  Pétersbourg. 

—  Iva  ville  entière  ne  parle  que  de  cela,  dit-eUe  ; 
cette  situation  est  intolérable.  Elle  dessèche  à  vue 
d'œil.  Il  ne  comprend  pas  que  c'est  une  de  ces 
femmes  dont  les  sentiments  ne  peuvent  être  traités 
légèrement.  De  deux  choses  l'une,  ou  bien  il  doit 
l'emmener  et  agir  énergiquement,  ou  bien  il  doit 
divorcer.  Mais  l'état  actuel  la  tue. 

—  Oui...  oui...  précisément,  soupira  Oblonsky. 
Je  suis  venu  pour  cela,  c'est-à-dire  pas  tout  à  fait. 
Je  viens  d'être  nommé  chambellan,  et  il  faut  remer- 
cier qui  de  droit  ;  mais  l'essentiel  est  d'arranger 
cette  affaire. 

—  Que  Dieu  vous  y  aide  !  »  dit  Betsy. 
Stépane    Arcadiévitch    reconduisit   la   princesse 

jusqu'au  vestibule,  lui  baisa  encore  la  main  au-des- 
sus du  gant,  au  poignet,  et  après  lui  avoir  décoché 
une  plaisanterie  dont  elle  prit  le  parti  de  rire,  afin 
de  ne  pas  être  obligée  de  se  fâcher,  il  la  quitta  pour 
aller  voir  sa  sœur.  Anna  était  en  larmes,  Stépane 
Arcadiévitch,  malgré  sa  brillante  humeur,  passa  tout 
naturellement  de  la  gaieté  la  plus  exubérante  au  ton 
d'attendrissement  poétique  qui  convenait  à  la  dis- 
position d'esprit  de  sa  sœur.  Il  lui  demanda  comment 
elle  se  portait  et  comment  elle  avait  passé  la  journée. 
«  Très  mal,  très  mal  !  le  soir  comme  le  matin,  le 
passé  comme  l'avenir,  tout  va  mal,  répondit-elle. 

—  Tu  vois  les  cheses  en  noir.  Il  faut  reprendre 
courage,  regarder  la  vie  en  face.  C'est  difficile,  je  le 
sais,  mais... 


ANNA  KARÉNINE.  107 

—  J'ai  entendu  dire  que  certaines  femmes  ai- 
ment ceux  qu'elles  méprisent,  commença  tout  à 
coup  Anna  :  moi,  je  le  hais  à  cause  de  sa  générosité. 
Je  ne  puis  vivre  avec  lui.  Comprends-moi,  c'est  un 
effet  phj'sique,  qui  me  met  hors  de  moi.  Je  ne  puis 
plus  vivre  avec  lui  !  Que  faut-il  que  je  fasse  ?  J'ai 
été  malheureuse,  j'ai  cru  qu'on  ne  pouvait  l'être 
davantage,  mais  ceci  dépasse  tout  ce  que  j'avais  pu 
imaginer.  Conçoit-on  que,  le  sachant  bon,  parfait,  et 
sentant  toute  mon  infériorité,  je  le  haïsse  néanmoins. 
Il  ne  me  reste  absolument  qu'à...  «Elle  voulait  ajou- 
ter «  mourir  »,  mais  son  frère  ne  la  laissa  pas  achever. 

«  Tu  es  malade  et  nerveuse,  crois  bien  que  tu  vois 
tout  avec  exagération.  Il  n'y  a  là  rien  de  si  terrible.  » 

Et  Stépane  Arcadiévitch,  devant  xm  désespoir 
semblable,  souriait  sans  paraître  grossier  ;  son  sou- 
rire était  si  plein  de  bonté  et  d'une  douceuj:  presque 
féminine,  que,  loin  de  froisser,  il  calmait  et  atten- 
drissait ;  ses  paroles  agissaient  à  la  façon  d'une  lo- 
tion d'huile  d'amandes  douces.  Anna  l'éprouva  bien- 
tôt. 

«  Non,  Stiva,  dit-elle,  je  suis  perdue,  perdue  !  Je 
suis  plus  que  perdue,  car  je  ne  puis  dire  encore  que 
tout  soit  fini,  je  sens,  hélas  !  le  contraire,  je  me  fais 
l'effet  d'une  corde  trop  tendue  qui  doit  rompre  né- 
cessairement. Mais  la  fin  n'est  pas  encore  venue  et 
sera  terrible  ! 

—  Non,  non,  la  corde  peut  être  doucement  dé- 
tendue. Il  n'existe  pas  de  situation  sans  une  issue 
quelconque. 

—  J'y  ai  pensé  et  repensé,  je  n'en  vois  qu'une...  » 


io8  ANNA  KARÉNINE. 

Il  comprit  à  son  regard  épouvanté  qu'elle  ne 
voyait  comme  issue  que  la  mort,  et  l'interrompit 
encore. 

«  Non,  écoute-moi  ;  tu  ne  peux  juger  de  ta  posi- 
tion comme  moi.  I^aisse-moi  te  dire  franchement 
mon  avis.  (Il  sourit  encore  avec  précaution,  de  son 
sourire  onctueux.)  Je  prends  les  choses  du  commen- 
cement :  Tu  as  épousé  un  homme  plus  âgé  que  toi 
de  vingt  ans,  et  tu  t'es  mariée  sans  amour,  ou  du 
moins  sans  connaître  l'amour.  C'était  ime  erreur, 
j'en  conviens. 

—  Une  erreur  terrible  !  dit  Anna. 

—  Mais,  je  le  répète,  c'est  là  un  fait  accompli. 
Tu  as  eu  ensuite  le  malheur  d'aimer  un  autre  que 
ton  mari;  c'était  un  malheur,  mais  c'est  également 
un  fait  accompli.  Ton  mari  l'a  su  et  t'a  pardonné. 
(Après  chaque  phrase  il  s'arrêtait  comme  pour  lui 
donner  le  temps  de  la  réplique,  mais  elle  se  taisait.) 
Maintenant  la  question  se  pose  ainsi  :  peux-tu  con- 
tinuer à  vivre  avec  ton  mari,  le  désires-tu  ?  le  dé- 
sire-t-il  ? 

—  Je  ne  sais  rien,  rien. 

—  Tu  viens  de  dire  toi-même  que  tu  ne  pouvais 
plus  l'endurer... 

—  Non,  je  ne  l'ai  pas  dit.  Je  le  nie.  Je  ne  sais  et 
ne  comprends  rien. 

—  Mais  permets... 

—  Tu  ne  saurais  comprendre.  Je  me  suis  préci- 
pitée la  tête  la  première  dans  un  abîme,  et  je  ne 
dois  pas  me  sauver.  Je  ne  le  puis  pas. 

—  Tu  verras  que  nous  t'empêcherons  de  tomber 


ANNA  KARÉNINE.  I09 

et  de  te  briser.  Je  te  comprends.  Je  sens  que  tu  ne 
peux  prendre  sur  toi  d'exprimer  tes  sentiments,  tes 
désirs. 

—  Je  ne  désire  rien,  rien,  sinon  que  tout  cela 
finisse. 

—  Crois-tu  qu'il  ne  s'en  aperçoive  pas  ?  Crois-tu 
qu'il  ne  souffre  pas  aussi  ?  Et  que  peut-il  résulter 
de  toutes  ces  tortures  ?  lyC  divorce  au  contraire 
résoudrait  tout.  » 

Stépane  Arcadiévitch  n'avait  pas  achevé  sans 
peine,  et,  son  idée  principale  énoncée,  il  regarda 
Anna  pour  en  observer  l'efîet. 

Elle  secoua  la  tête  négativement  sans  répondre, 
mais  son  visage  rayonna  un  instant  d'un  éclair  de 
beauté,  et  il  en  conclut  que  si  elle  n'exprimait  pas 
son  désir,  c'est  que  la  réalisation  lui  en  paraissait 
trop  séduisante. 

«  Vous  me  faites  une  peine  extrême  1  combien 
je  serais  heureux  d'arranger  cela  !  dit  Stépane  Arca- 
diévitch  en  souriant  avec  plus  de  confiance.  Ne  dis 
rien  !  Si  Dieu  me  permettait  d'exprimer  tout  ce  que 
j'éprouve  :  Je  vais  le  trouver.  » 

Anna  le  regarda  de  ses  yeux  brillants  et  pensifs, 
et  ne  répondit  pas. 

CHAPITRE  XXII 

Stépane  Arcadiévitch  entra  dans  le  cabinet  de 
son  beau-frère  avec  le  visage  solennel  qu'il  cherchait 
à  prendre  lorsqu'il  présidait  une  séance  de  son  con- 


iio  ANNA  KARÉNINE. 

seil.  Karénine,  les  bras  derrière  le  dos,  marchait  de 
long  en  large  dans  la  chambre,  réfléchissant  aux 
mêmes  questions  que  sa  femme  et  son  beau-frère. 

«  Je  ne  te  gêne  pas  ?  —  demanda  Stépane  Arca- 
diévitch,  subitement  troublé  à  la  vue  de  Karénine  ; 
et,  pour  dissimuler  ce  trouble,  il  sortit  de  sa  poche  un 
porte-cigarettes  nouvellement  acheté,  le  flaira  et  en 
sortit  une  cigarette. 

—  Non.  As-tu  besoin  de  quelque  chose  ?  demanda 
Alexis  Alexandrovitch  sans  empressement. 

■ —  Oui...  je  désirais...  je  voulais...  oui,  je  voulais 
causer  avec  toi  »,  dit  Stépane  Arcadiévitch  étonné 
de  se  sentir  intimidé. 

Ce  sentiment  lui  sembla  si  étrange,  si  inattendu, 
qu'il  n'y  reconnut  pas  la  voix  de  la  conscience  lui 
déconseillant  une  mauvaise  action  ;  et,  dominant 
cette  impression,  il  dit  en  rougissant  : 

«  J'avais  l'intention  de  te  parler  de  ma  sœur  et 
de  votre  situation  à  tous  deux.  » 

Alexis  Alexandrovitch  sourit  avec  tristesse,  re- 
garda son  beau-frère,  et,  sans  lui  répondre,  s'ap- 
procha de  la  table,  où  il  prit  une  lettre  commencée 
qu'il  lui  tendit. 

«  Je  ne  cesse  d'y  songer.  Voici  ce  que  j'ai  essayé 
de  lui  dire,  pensant  que  je  m'exprimerais  mieux  par 
écrit,  car  ma  présence  la  rend  irritable  »,  dit-il  en 
lui  donnant  la  lettre. 

Stépane  Arcadiévitch  prit  le  papier  et  regarda 
avec  étonnement  les  yeux  ternes  de  son  beau-frère 
fixés  sur  lui,  puis  il  lut  : 

«  Je  sais  combien  ma  présence  vous  est  à  charge  ; 


ANNA  KARÉNINE.  m 

quelque  pénible  qu'il  me  soit  de  le  reconnaître,  je  le 
constate,  et  je  sens  qu'il  ne  saurait  en  être  autre- 
ment. Je  ne  vous  fais  aucun  reproche.  Dieu  m'est 
témoin  que  pendant  votre  maladie  j'ai  résolu 
d'oublier  le  passé  et  de  commencer  une  nouvelle  vie. 
Je  ne  me  repens  pas,  je  ne  me  repentirai  jamais  de  ce 
que  j'ai  fait  alors  ;  c'était  votre  salut,  le  salut  de  votre 
âme  que  je  soiihaitais  ;  je  n'ai  pas  réussi.  Dites-moi 
vous-même  ce  qui  vous  rendra  le  repos  et  le  bonheur, 
et  je  me  soumets  à  l'avance  au  sentiment  de  justice 
qui  vous  guidera.  »  * 

Oblonsky  rendit  la  lettre  à  son  beau-frère  et  con- 
tinua à  le  considérer  avec  perplexité,  sans  trouver 
un  mot  à  dire.  Ce  silence  était  si  pénible  que  les 
lèvres  de  Stépane  Arcadiévitch  en  tremblaient  con- 
vulsivement tandis  qu'il  regardait  fixement  Karé- 
nine. 

«  Je  vous  comprends,  finit-il  par  balbutier. 

—  Que  veut- elle  ?  c'est  ce  que  je  souhaiterais 
savoir. 

—  Je  crains  qu'elle  ne  s'en  rende  pas  compte. 
Elle  n'est  pas  juge  dans  la  question,  dit  Stépane 
Arcadiévitch,  cherchant  à  se  remettre.  Elle  est 
écrasée,  littéralement  écrasée,  par  ta  grandeur 
d'âme  ;  si  elle  lit  ta  lettre,  elle  sera  incapable  d'y 
répondre  et  ne  pourra  que  courber  encore  plus  la 
tête. 

—  Mais  alors  que  faire  ?  Comment  s'expliquer  ? 
Comment  connaître  ses  désirs  ? 

—  Si  tu  me  permets  de  t' exprimer  mon  avis, 
c'est  à  toi  à  indiquer  nettement  les  mesures  que  tu 


112  ANNA  KARÉNINE. 

crois  nécessaires  pour  couper  court  à  cette  situa- 
tion. 

—  Par  conséquent  tu  trouves  qu'il  faut  y  couper 
court  ?  interrompit  Karénine,  mais  comment  ? 
ajouta-t-il  en  passant  la  main  devant  ses  yeux  avec 
un  geste  qui  ne  lui  était  pas  habituel.  Je  ne  vois  pas 
d'issue  possible  ! 

—  Toute  situation,  quelque  pénible  qu'elle  soit, 
en  a  une,  dit  Oblonsky  se  levant  et  s' animant  peu 
à  peu.  Tu  parlais  du  divorce  autrefois...  Si  tu  t'es 
convaincu  qu^  n'y  a  plus  de  bonheur  commun 
possible  entre  vous... 

—  I^e  bonheur  peut  être  compris  de  façons  diffé- 
rentes :  Admettons  que  je  consente  à  tout  ;  com- 
ment sortirons-nous  de  là  ? 

—  Si  tu  veux  mon  avis...  —  dit  Stépane  Arcadié- 
vitch  avec  le  même  sourire  onctueux  qu'il  avait  em- 
ployé avec  sa  sœur,  et  ce  sourire  était  si  persuasif,  que 
Karénine,  s'abandonnant  à  la  faiblesse  qui  le  domi- 
nait, fut  tout  disposé  à  croire  son  beau-frère.  — 
Jamais  elle  ne  dira  ce  qu'elle  désire.  Mais  il  est  une 
chose  qu'elle  peut  souhaiter,  continua  Stépane  Arca- 
diévitch,  c'est  de  rompre  des  liens  qui  ne  peuvent  que 
lui  rappeler  de  cruels  souvenirs.  Selon  moi,  il  est 
indispensable  de  rendre  vos  rapports  plus  clairs, 
et  ce  ne  peut  être  qu'en  reprenant  mutuellement 
votre  liberté. 

—  I^  divorce  !  interrompit  avec  dégoût  Alexis 
Alexandrovitch. 

—  Oui,  le  divorce,  je  crois,  répéta  Stépane  Arca- 
diévitch  eu  rougissant.  A  tous  les  points  de  vue,  c'est 


ANNA  KARÉNINE.  113 

le  parti  le  plus  sensé  lorsque  deux  époux  se  trouvent 
dans  la  situation  où  vous  êtes.  Que  faire  lorsque  la 
vie  commiine  devient  intolérable  ?  et  cela  peut  sou- 
vent arriver...  » 

Alexis  Alexandrovitch  soupira  profondément  et  se 
couvrit  les  yeux. 

«  Il  n'y  a  qu'une  seule  chose  à  prendre  en  considé- 
ration, celle  de  savoir  si  l'un  des  deux  époux  veut 
se  remarier  ?  Sinon  c'est  fort  simple  >\  continua 
Stépane  Arcadiévitch  de  plus  en  plus  délivré  de  sa 
contrainte. 

Alexis  Alexandrovitch,  la  figure  bouleversée  par 
l'émotion,  murmura  quelques  paroles  inintelligi- 
bles. Ce  qui  semblait  si  simple  à  Oblonsky,  il  l'avait 
tourné  et  retourné  mille  fois  dans  sa  pensée,  et,  au 
lieu  de  le  trouver  simple,  il  le  jugeait  impossible. 
Maintenant  que  les  conditions  du  divorce  lui  étaient 
connues,  sa  dignité  personnelle,  autant  que  le  res- 
pect de  la  religion,  lui  défendaient  d'assurer  l'odieux 
d'tm  adultère  fictif,  et  encore  plus  de  vouer  au  dés- 
honneur une  femme  aimée,  à  laquelle  il  avait  par- 
doimé. 

Et  d'ailleurs,  que  deviendrait  leur  fils  ?  le  laisser 
à  la  mère  était  impossible  ;  cette  mère  divorcée 
aurait  une  nouvelle  famille  dans  laquelle  la  position 
de  l'enfant  serait  intolérable.  Quelle  éducation  rece- 
vrait-il ?  lyC  garder,  c'est  un  acte  de  vengeance  qui 
lui  répugnait.  Mais,  avant  tout,  ce  qui  rendait  le 
divorce  inadmissible  à  ses  yeux,  c'était  l'idée  qu'en 
y  consentant  il  contribuerait  à  la  perte  d'Anna  :  les 
paroles  de  Dolly,  à  Moscou,  lui  restaient  gravées 


114  ANNA  KARÉNINE. 

dans  l'âme  :  «  en  divorçant  il  ne  pensait  qu'à  lui  ». 
Ces  mots,  maintenant  qu'il  avait  pardonné  et  qu'il 
s'était  attaché  aux  enfants,  avaient  pour  lui  une 
signification  toute  particulière.  Rendre  à  Anna  sa 
liberté,  c'était  lui  ôter  le  dernier  appui  dans  la  voie 
du  bien,  et  la  pousser  à  l'abîme.  Une  fois  divorcée, 
il  savait  bien  qu'elle  s'unirait  à  Wronsky  par  un 
lien  coupable  et  illégal,  car  le  mariage  ne  se  rompt, 
selon  l'Église,  que  par  la  mort. 

«  Et  qui  sait  si,  au  bout  d'un  an  ou  deux,  il  ne 
l'abandonnera  pas,  et  si  elle  ne  se  jettera  pas  dans  une 
nouvelle  liaison  »,  pensait  Alexis  Alexandrovitch, 
«  et  c'est  moi  qui  serais  responsable  de  sa  chute  !  » 
Non,  le  divorce  n'était  pas  tout  simple,  comme  le 
disait  son  beau-frère. 

Il  n'admettait  donc  pas  un  mot  de  ce  que  disait 
Stépane  Arcadiévitch  ;  il  avait  cent  arguments  pour 
réfuter  de  semblables  raisonnements,  et  pourtant 
il  l'écoutait,  sentant  que  ces  paroles  étaient  la  mani- 
festation de  cette  force  irrésistible  qui  dominait  sa 
vie,  et  à  laquelle  il  finirait  par  se  soumettre. 

«  Reste  à  savoir  dans  quelles  conditions  tu  con- 
sentiras au  divorce,  car  elle  n'osera  rien  te  demander 
et  s'en  remettra  complètement  à  ta  générosité.  » 

«  Pourquoi  tout  cela,  mon  Dieu,  mon  Dieu  ?  » 
pensa  Alexis  Alexandrovitch  ;  il  se  couvrit  la  figure 
des  deux  mains  comme  l'avait  fait  Wronsky. 

«  Tu  es  ému,  je  le  comprends,  mais  si  tu  y  réflé- 
chis... 

•  —  Et  si  on  te  soufflette  sur  la  joue  gauche,  pré- 
sente la  droite,  et  si  on  te  vole  ton  manteau,  donne 


ANNA  KARÉNINE.  115 

encore  ta  robe,  pensait  Alexis  Alexandrovitch.  — 
Oui,  oui  !  cria-t-il  d'une  voix  presque  perçante,  je 
prends  la  honte  sur  moi,  je  renonce  même  à  mon 
fils...  mais  ne  vaudrait-il  pas  miettx  laisser  tout  cela? 
Au  reste,  fais  ce  que  tu  veux.  » 

Et,  se  détournant  de  son  beau-frère  pour  n'être 
pas  vu  de  lui,  il  s'assit  près  de  la  fenêtre.  Il  était 
humilié,  honteux,  et  cependant  heureux  de  se  sentir 
moralement  au-dessus  de  toute  humiliation. 

Stépane  Arcadiévitch,  touché,  se  taisait. 

«  Alexis  Alexandrovitch,  crois  bien  qu'elle  appré- 
ciera ta  générosité.  Telle  était  sans  doute  la  volonté 
de  Dieu  »,  ajouta-t-il.  Puis,  sentant  aussitôt  qu'il 
disait  là  une  sottise,  il  retint  avec  peine  un  sourire. 

Alexis  Alexandrovitch  voulut  répondre  ;  des 
larmes  l'en  empêchèrent. 

Ivorsque  Oblonsky  quitta  le  cabinet  de  son  beau* 
frère,  il  était  sincèrement  ému,  ce  qui  ne  l'empê- 
chait pas  d'être  enchanté  d'avoir  arrangé  cette  af- 
faire :  à  cette  satisfaction  se  joignait  l'idée  d'un  ca- 
lembour qu'il  comptait  faire  à  sa  femme  et  à  ses 
amis  intimes. 

«  Quelle  différence  y  a-t-il  entre  moi  et  un  feld- 
maréchal  ?  ou  quelle  ressemblance  y  a-t-il  entre  un 
feld-maréchal  et  moi  ?  Je  chercherai  cela,  pensa-t-il 
eu  souriant.  » 

CHAPITRE  XXIII 

IvA  blessure  de  Wronsky  était  dangereuse,  quoi- 
qu'elle c'eût  pas  atteint  le  cœur,  il  fut  pendant  plu- 


ii6  ANNA  KARÉNINE. 

sieurs  jours  entre  la  vie  et  la  mort.  Quand  pour  la 
première  fois  il  se  trouva  en  état  de  parlei  sa  belle- 
sœur,  Waria,  était  dans  sa  chambre. 

«  Waria  !  lui  dit-il  en  la  regardant  sérieusement, 
je  me  suis  blessé  involontairement.  Dis-le  à  tout 
le  monde  ;  sinon  ce  serait  trop  ridicule  !  » 

Waria  se  pencha  vers  lui  sans  répondre,  exami- 
nant son  visage  avec  un  sourire  de  bonheur  ;  les 
yeux  du  blessé  n'étaient  plus  fiévreux,  mais  leur 
expression  était  sévère. 

«  Dieu  merci  !  répondit-elle,  tu  ne  souffres  pas  ? 

—  Un  peu  de  ce  côté-ci,  dit-il  en  indiquant  sa 
poitrine. 

—  Permets-moi  alors  de  changer  ton  panse- 
ment. » 

Il  la  regarda  faire,  et  quand  elle  eut  fini  : 
«  Tu  sais,  dit-il,  que  je  n'ai  plus  le  délire  ;  fais  en 
sorte,  je  t'en  supplie,  qu'on  ne  dise  pas  que  je  me 
suis  tiré  im  coup  de  pistolet  avec  intention, 
i  —  Personne  ne  le  dit.  J'espère  cependant  que  tu 
renonceras  à  tirer  sur  toi  accidentellement  ?  dit-elle 
avec  son  sourire  interrogateur. 

—  Probablement,  mais  mieux  aurait  valu...  » 
Et  il  sourit  d'un  air  sombre. 

Malgré  ces  paroles,  Wronsky,  lorsqu'il  fut  hors  de 
danger,  eut  le  sentiment  qu'il  s'était  délivré  d'une 
partie  de  ses  souffrances.  Il  s'était,  en  quelque  sorte, 
lavé  de  sa  honte  et  de  son  humiliation  ;  désormais  il 
pourrait  penser  avec  calme  à  Alexis  Alexandrovitch, 
reconnaître  sa  grandeur  d'âme  sans  en  être  écrasé.  Il 
pouvait,  en  outre,  reprendre  son  existence  habituelle 


ANNA  KARÉNINE.  117 

regarder  les  gens  en  face  et  se  rattacher  aux  prin- 
cipes dirigeants  de  sa  vie  :  ce  qu'il  ne  parvenait  pas 
à  s'arracher  du  cœur,  malgré  tous  ses  efEorts,  c'était 
le  regret,  voisin  du  désespoir,  d'avoir  perdu  Anna 
pour  toujours,  fermement  résolu  d'ailleurs,  mainte- 
nant qu'il  avait  racheté  sa  faute  envers  Karénine,  à 
ne  pas  se  placer  entre  l'épouse  repentante  et  son 
mari.  Mais  le  regret  ne  pouvait  s'eSacer,  non  plus 
que  le  souvenir  des  instants  de  bonheur  trop  peu 
appréciés  autrefois,  et  dont  le  charme  le  poursuivait 
sans  cesse.  Serpouhowskoï  imagina  de  lui  faire 
donner  une  mission  à  Tashkend,  et  Wronsky  accepta 
cette  proposition  sans  la  moindre  hésitation.  Mais, 
plus  le  moment  du  départ  approchait,  plus  le  sacri- 
fice qu'il  faisait  au  devoir  lui  semblait  cruel. 

«  La  revoir  encore  une  fois,  puis  s'enterrer,  mou- 
rir »„  pensait-il  ;  et  en  faisant  sa  visite  d'adieu  à 
Betsy  il  lui  exprima  ce  vœu. 

Celle-ci  partit  aussitôt  en  ambassadrice  auprès 
d'Anna,  mais  rapporta  im  refus. 

«  Tant  mieux,  pensa  Wronsky,  en  recevant  cette 
réponse  :  cette  faiblesse  m'aurait  coûté  mes  der- 
nières forces.  » 

Le  lendemain  matin,  Betsy  arriva  chez  lui  elle- 
même,  annonçant  qu'elle  avait  appris  par  Oblonsky 
qu'Alexis  Alexandrovitch  consentait  au  divorce,  et 
que,  par  conséquent,  rien  n'empêchait  plus  Wronsky 
de  voir  Anna. 

Sans  plus  songer  à  ses  résolutions,  sans  s'informer 
à  quel  moment  il  pourrait  la  voir,  ni  où  se  trouvait 
le    mari,    oubliant    même    de    reconduire    Betsy, 


ii8  ANNA  KARÉNINE. 

Wronsky  courut  chez  les  Karénine.  Il  enjamba 
l'escalier,  entra  précipitamment,  traversa,  en  cou- 
rant presque,  l'appartement,  entra  dans  la  chambre 
d'Anna,  et,  sans  même  se  demander  si  la  présence 
d'un  tiers  ne  devait  pas  l'arrêter,  il  la  prit  dans  ses 
bras  et  couvrit  de  baisers  ses  mains,  son  visage  et 
son  cou. 

Anna  s'était  préparée  à  le  revoir  et  avait  pensé  à 
ce  qu'elle  lui  dirait  ;  mais  elle  n'eut  pas  le  temps 
de  parler  :  la  passion  de  Wronsky  l'emporta.  Elle 
aurait  voulu  le  calmer,  se  calmer  elle-même,  mais 
ce  n'était  pas  possible  ;  ses  lèvres  tremblaient,  et 
longtemps  elle  ne  put  rien  dire. 

«  Oui,  tu  m'as  conquise,  je  suis  à  toi,  parvint-elle 
enfin  à  dire  en  serrant  la  main  de  Wronsky  contre 
sa  poitrine. 

—  Cela  devait  être  !  et  tant  que  nous  vivrons 
cela  sera  ;  je  le  sais  maintenant. 

—  C'est  vrai,  répondit-elle  pâlissant  de  plus 
en  plus,  tout  en  entourant  de  ses  bras  la  tête  de 
Wronsky.  Cependant  ce  qui  nous  arrive  a  quelque 
chose  de  terrible  après  ce  qui  s'est  passé. 

—  Tout  cela  s'oubliera,  nous  allons  être  si  heureux! 
Si  notre  amour  avait  besoin  de  grandir,  il  grandi- 
rait parce  qu'il  a  quelque  chose  de  terrible  »,  dit-il 
en  relevant  la  tête  et  montrant  ses  dents  blanches 
dans  un  sourire. 

Elle  ne  put  lui  répondre  que  par  un  regard  de  ses 
yeux  aimants  ;  puis,  lui  prenant  la  main,  elle  s'en 
caressa  le  visage  et  ses  pauvres  cheveux  coupés . 

—  Je  ne  te  reconnais  plus  avec  tes  cheveux  ras. 


ANNA  KARENINE.  119 

Tu  es  bien  belle  !  Un  vrai  petit  garçon  !  Mais  comme 
tu  es  pâle  ! 

—  Oui,  je  suis  encore  très  faible,  répondit-elle  en 
souriant  ;  et  ses  lèvres  se  reprirent  à  trembler. 

—  Nous  irons  en  Italie,  tu  te  rétabliras. 

—  Est-il  possible  que  nous  puissions  être  comme 
mari  et  femme,  seuls,  à  nous  deux  ?  dit-elle  en  le 
regardant  dans  les  yeux. 

—  Je  ne  suis  étonné  que  d'une  chose,  c'est  que 
cela  n'ait  pas  toujours  été. 

—  Stiva  dit  qu'il  consent  à  tout,  mais  je  n'ac- 
cepte pas  sa  générosité,  dit-elle,  regardant  d'un  air 
pensif  par-dessus  la  tête  de  Wronsky.  Je  ne  veux 
pas  du  divorce,  je  n'y  tiens  plus.  Je  me  de- 
mande setilement  ce  qu'il  décidera  par  rapport  à 
Serge.  » 

Comment  dans  ce  premier  moment  de  leur  rap- 
prochement pouvait-elle  penser  à  son  fils  et  au 
divorce  ?  Wronsky  n'y  comprenait  rien. 

«Ne  parle  pas  de  cela,  n'y  pense  pas,  —  dit  il, 
tournant  et  retournant  la  main  d'Anna  dans  la 
sienne  pour  ramener  son  attention  vers  lui  ;  mais 
elle  ne  le  regardait  toujours  pas. 

—  Ah  !  pourquoi  ne  sviis-je  pas  morte,  cela  valait 
bien  mieux  !  »  dit-elle,  et  des  larmes  inondaient  son 
visage  ;  elle  essaya  pourtant  de  sourire  pour  ne  pas 
l'afïïiger. 

Autrefois  Wronsky  aurait  cru  impossible  de  se 
soustraire  à  la  flatteuse  et  périlleuse  mission  de 
Tashkend,  mais  maintenant,  sans  hésitation  aucune, 
il  la  refusa  ;  puis,  ayant  remarqué  que  ce  refus 


120  ANNA  KARÉNINE. 

était  mal  interprété  en  haut  lieu,  il  donna  sa  dé- 
mission. 

Un  mois  plus  tard,  Alexis  Alexandrovitch  restait 
seul  dans  son  appartement  avec  son  fils,  et  Anna 
partait  avec  Wronsky  pour  l'étranger  en  refusant 
le  divorce. 


CINQUIÈME  PARTIE 


CHAPITRE  PREMIER 

La  princesse  Cherbatzky  croyait  impossible  de 
célébrer  le  mariage  avant  le  grand,  carême,  à  cause 
du  trousseau,  dont  la  moitié  à  peine  pouvait  être 
terminée  jusque-là,  c'est-à-dire  en  cinq  semaines  ; 
elle  convenait  cependant  qu'on  risquait  d'être  arrêté 
par  un  deuil  si  l'on  attendait  jusqu'à  Pâques,  car 
une  vieille  tante  du  prince  était  fort  malade.  On 
prit  donc  un  moyen  terme  en  décidant  que  le  ma- 
riage aurait  lieu  avant  le  carême,  mais  qu'on  ne 
recevrait  qu'une  partie  du  trousseau  immédiate- 
ment, et  le  reste  après  la  noce.  Le  jeune  couple 
comptait  partir  pour  la  campagne  aussitôt  après 
la  cérémonie,  et  n'avait  pas  besoin  de  grand'chose. 
La  princesse  s'indignait  de  trouver  Levine  indif- 
férent à  toutes  ces  questions  :  toujours  comme  à 
moitié  fou,  il  continuait  à  croire  son  bonheur  et  sa 
persoime  le  centre,  l'tmique  but  de  la  création  ;  ses 


123  ANNA  KARÉNINE. 

affaires  ne  le  préoccupaient  en  rien,  il  s'en  remettait 
aux  soins  de  ses  amis,  persuadé  qu'ils  arrangeraient 
tout  pour  le  mieux.  Son  frère  Serge,  Stépane  Arca- 
diévitch  et  la  princesse  le  dirigeaient  absolument  ; 
il  se  contentait  d'accepter  ce  qu'on  lui  proposait. 

Son  frère  emprunta  l'argent  dont  il  avait  besoin  ; 
la  princesse  lui  conseilla  de  quitter  Moscou  après 
la  noce,  Stépane  Arcadiévitch  fut  d'avis  qu'un 
voyage  à  l'étranger  serait  convenable.  Il  consentait 
toujours.  «  Ordonnez  ce  qu'il  vous  plaira,  pensait- 
il,  je  suis  heureux,  et,  quoi  que  vous  décidiez,  mon 
bonheur  ne  sera  ni  plus  ni  moins  grand.  »  Mais 
quand  il  fit  part  à  Kitty  de  l'idée  de  Stépane  Arca- 
diévitch, il  vit  avec  étonnement  qu'elle  n'approu- 
vait pas  ce  projet  et  qu'elle  avait  des  plans  d'avenir 
bien  déterminés.  Bile  savait  à  Levine  des  intérêts 
sérieux  chez  lui,  dans  sa  terre,  et  des  affaires  qu'elle 
ne  comprenait  ni  ne  cherchait  à  comprendre,  lui 
paraissaient  cependant  fort  importantes  ;  aussi  ne 
voulait-elle  pas  d'un  voyage  à  l'étranger,  et  tenait- 
elle  à  s'installer  dans  leur  véritable  résidence.  Cette 
décision  très  arrêtée  surprit  Levine,  et,  toujours 
indifférent  aux  détails,  il  pria  Stépane  Arcadiévitch 
de  présider,  avec  le  goût  qui  le  caractérisait,  aux 
embellissements  de  sa  maison  de  Pakrofsky.  Cela 
lui  semblait  rentrer  dans  les  attributions  de  son  ami. 

«A  propos,  dit  un  jour  Stépane  Arcadiévitch, 
après  avoir  tout  organisé  à  la  campagne,  as-tu  ton 
billet  de  confession? 

—  Non,  pourquoi  ? 

—  On  ne  se  marie  pas  sans  cela. 


{  ANNA  KARÊNINB.  123 

—  Aïe,  aïe,  aïe  !  s'écria  Levine,  mais  voilà  neuf 
ans  que  je  ne  me  sviis  confessé  !  Et  je  n'y  ai  seulement 
pas  songé  ! 

—  C'est  joli  !  dit  en  riant  Stépane  Arcadiévitch  ; 
et  tu  me  traites  de  nihiliste  !  Mais  cela  ne  peut  se 
passer  ainsi  :  il  faut  que  tu  fasses  tes  dévotions. 

—  Quand  ?  nous  n'avons  plus  que  quatre  jours  !  » 
Stépane    Arcadiévitch    arrangea    cette    affaire 

comme  les  autres,  et  Levine  commença  ses  dévo- 
tions. Incrédule  pour  son  propre  compte,  il  n'en 
respectait  pas  moins  la  foi  d'autrui,  et  trouvait 
dur  d'assister  et  de  participer  à  des  cérémonies  reli- 
gieuses sans  y  croire.  Dans  sa  disposition  d'esprit 
attendrie  et  sentimentale,  l'obligation  de  dissimuler 
lui  était  odieuse.  —  Quoi  !  railler  des  choses  saintes, 
mentir,  quand  son  cœur  s'épanouissait,  quand  il 
se  sentait  en  pleine  gloire  !  était-ce  possible  ?  Mais 
quoi  qu'il  fit  pour  persuader  à  Stépane  Arcadiévitch 
qu'on  découvrirait  bien  un  moyen  d'obtenir  un 
billet  sans  qu'il  fût  forcé  de  se  confesser,  celui-ci 
resta  inflexible. 

«  Qu'est-ce  que  cela  te  fait  ?  deux  jours  seront 
vite  passés,  et  tu  auras  affaire  à  un  brave  petit 
vieillard  qui  t'arrachera  cette  dent  sans  que  tu 
t'en  doutes.  » 

Pendant  la  première  messe  à  laquelle  il  assista, 
Levine  fit  de  son  mieux  pour  se  rappeler  les  im- 
pressions religieuses  de  sa  jeunesse  qui,  entre  seize 
et  dix-sept  ans,  avaient  été  fort  vives  ;  il  n'y  réussit 
pas.  Il  entreprit  alors  de  considérer  les  formes  reli- 
gieuses comme  un  usage  ancien,  vide  de  sens,  à 


124  ANNA  KARENINE. 

peu  près  comme  l'habitude  de  faire  des  visites  ;  il 
n'y  parvint  pas  davantage,  car,  ainsi  que  la  plupart 
de  ses  contemporains,  il  était  absolument  dans  le 
vague  au  point  de  vue  religieux,  et,  incapable  de 
croire,  il  l'était  également  de  douter  complète- 
ment. Cette  confusion  de  sentiments  lui  causa  une 
honte  et  une  gêne  extrêmes  pendant  le  temps  con- 
sacré à  ses  dévotions  ;  agir  sans  comprendre  était, 
lui  criait  sa  conscience,  une  action  mauvaise  et 
mensongère. 

Pour  n'être  pas  en  contradiction  trop  flagrante 
avec  ses  convictions,  il  chercha  d'abord  à  attribuer 
un  sens  quelconque  au  service  divin  avec  ses 
différents  rites,  mais,  s' apercevant  qu'il  critiquait 
au  lieu  de  comprendre,  il  s'efforça  de  ne  plus  écouter, 
et  de  s'absorber  dans  les  pensées  intimes  qui  l'en- 
vahissaient pendant  ses  longues  stations  à  l'église. 
—  La  messe,  les  vêpres  et  les  prières  du  soir  se  pas- 
sèrent ainsi  ;  le  lendemain  matin  il  se  leva  de  meil- 
leure heure,  et  vint  à  jeun  vers  huit  heures  pour  les 
prières  du  matin  et  la  confession.  L'église  était 
déserte  ;  il  n'y  vit  qu'un  soldat  qui  mendiait,  deux 
vieilles  femmes  et  les  desservants.  Un  jeune  diacre 
vint  à  sa  rencontre  ;  son  dos  long  et  maigre  se 
dessinait  en  deux  moitiés  bien  nettes  sous  sa  mince 
soutanelle  ;  il  s'approcha  d'une  petite  table  près 
du  mur  et  commença  la  lecture  des  prières.  Levine 
l'écoutant  répéter  à  la  hâte  d'une  voix  monotone, 
et  en  les  abrégeant,  les  mots  :  «  Seigneur,  ayez 
pitié  de  nous  »,  comme  un  refrain,  resta  debout, 
derrière  lui,  cherchant  à  se  défendre  d'écouter  et 


ANNA  KARÉNINE.  125 

de  juger,  pour  ne  pas  interrompre  ses  propres 
pensées.  —  «  Quelle  expression  elle  a  dans  les  mains» 
pensa-t-il,  se  rappelant  la  soirée  de  la  veille  passée 
avec  Kitty  dans  un  coin  du  salon  près  d'une  table. 
Leur  conversation  n'avait  rien  eu  de  palpitant  ; 
elle  s'amusait  à  ouvrir  et  à  refermer  sa  main,  en 
l'appuyant  sur  la  table,  tout  en  riant  de  cet  enfan- 
tillage. Il  se  rappela  avoir  baisé  cette  main  et  en 
avoir  examiné  les  lignes.  «  Encore  ayez  pitié  de 
nous  »,  pensa  Levine  faisant  des  signes  de  croix 
et  saluant  jusqu'à  terre,  tout  en  remarquant  les 
mouvements  souples  du  diacre  qui  se  prosternait 
devant  lui.  «  Ensuite  elle  a  pris  ma  main  et  à  son 
tour  l'a  examinée.  —  Tu  as  une  fameuse  main  », 
m'a-t-elle  dit.  Il  regarda  sa  main,  puis  celle  du 
diacre  aux  doigts  écourtés.  «  Maintenant  ce  sera 
bientôt  fini.  Non,  voilà  la  prière  qui  recommence 
Si,  il  se  prosterne  jusqu'à  terre  :  c'est  la  fin.  » 

Le  diacre  reçut  un  billet  de  trois  roubles,  discrè- 
ment  glissé  dans  sa  manche,  et  s'éloigna  rapidement 
en  faisant  résonner  ses  bottes  neuves  sur  les  dalles 
de  l'église  déserte  ;  il  disparut  derrière  l'autel  après 
avoir  promis  à  Levine  de  l'inscrire  pour  la  confes- 
sion. Au  bout  d'un  instant,  il  reparut  et  lui  fit  signe. 
Levine  s'avança  vers  le  jubé.  Il  monta  quelques 
marches,  tourna  à  droite,  et  aperçut  le  prêtre,  un 
petit  vieillard  à  barbe  presque  blanche,  au  bon 
regard  un  peu  fatigué,  debout  près  du  lutrin,  feuil- 
letant un  missel.  Après  un  léger  salut  à  Levine  il 
commença  la  lecture  des  prières,  puis  s'inclina 
jusqu'à  terre  en  finissant  : 


125  ANNA  KARÉNINE. 

«  Le  Christ  assiste,  invisible,  à  votre  confession, 
dit-il  se  retournant  vers  Levine  et  désignant  le  cru- 
cifix. Croyez-vous  à  tout  ce  que  nous  enseigne  la 
Sainte  Église  apostolique  ?  continua-t-il  en  croisant 
ses  mains  sous  l'étole. 

î  —  J'ai  douté,  je  doute  encore  de  tout  »,  dit  Levine 
d'une  voix  qui  résonna  désagréablement  à  son 
oreille,  et  il  se  tut. 

Le  prêtre  attendit  quelques  secondes,  puis  fer- 
mant les  yeux  et  parlant  très  vite  : 

«Douter  est  le  propre  de  la  faiblesse  humaine, 
nous  devons  prier  le  Seigneur  tout  puissant  de  vous 
fortifier.  Quels  sont  vos  principaux  péchés  ?  » 

Le  prêtre  parlait  sans  la  moindre  interruption  et 
comme  s'il  eût  craint  de  perdre  du  temps. 

«  Mon  péché  principal  est  le  doute,  qui  ne  me 
quitte  pas  ;  je  doute  de  tout  et  presque  toujours. 

—  Douter  est  le  propre  de  la  faiblesse  humaine, 
répéta  le  prêtre,  employant  les  mêmes  mots  ;  de 
quoi  doutez- vous  principalement  ? 

—  De  tout.  Je  doute  parfois  même  de  l'existence 
de  Dieu,  —  dit  Levine  presque  malgré  lui,  effrayé 
de  l'inconvenance  de  ces  paroles.  Mais  elles  ne 
semblèrent  pas  produire  sur  le  prêtre  l'impression 
qu'il  redoutait. 

—  Quels  doutes  pouvez- vous  donc  avoir  de 
l'existence  de  Dieu  ?  »  demanda-t-il  avec  un  sourire 
presque  imperceptible. 

Levine  se  tut. 

«  Quels  doutes  pouvez-vous  avoir  sur  le  Créateur 
quand  vous  contemplez  ses  œuvres  ?  Qui  a  décoré 


ANNA  KARÉNINE.  127 

la  voûte  céleste  de  ses  étoiles,  orné  la  terre  de  toutes 
ses  beautés  ?  Comment  ces  choses  existeraient- 
elles  sans  le  Créateur  ?  »  Et  il  jeta  àl^evine  un  regard 
interrogateur. 

Levine  sentit  l'impossibilité  d'une  discussion 
philosophique  avec  im  prêtre,  et  répondit  à  sa  der- 
nière question  : 

«  Je  ne  sais  pas. 

—  Vous  ne  savez  pas  ?  Mais  alors  pourquoi  dou- 
tez-vous que  Dieu  ait  tout  créé  ? 

—  Je  n'y  comprends  rien,  répondit  Levine  rou- 
gissant et  sentant  l'absurdité  de  réponses  qui,  dans 
le  cas  présent,  ne  pouvaient  être  qu'absurdes. 

—  Priez  Dieu,  ayez  recours  à  lui  ;  les  Pères  de 
l'Église  eux-mêmes  ont  douté  et  demandé  à  Dieu  de 
fortifier  leur  foi.  Le  démon  est  puissant  et  nous 

devons  lui  résister.  Priez  Dieu,  priez  Dieu  »,  répéta  j 

le  prêtre  très  vite.  " 

Puis  il  garda  un  moment  le  silence  comme  s'il  eût 
réfléchi. 

«  Vous  avez,  m'a-t-on  dit,  l'intention  de  con- 
tracter mariage  avec  la  fille  de  mon  paroissien  et 
fils  spirituel  le  prince  Cherbatzky  ?  ajouta- t-il  avec 
un  sourire.  C'est  tme  jeune  fille  accomplie. 

—  Oui,  »  répondit  Levine  rougissant  pour  le 
prêtre.  «  Quel  besoin  a-t-il  de  faire  de  semblables 
questions  en  confession  ?  »  se  demanda- t-il. 

Le  prêtre  continua  : 
'   «  Vous  songez  au  mariage,  et  peut-être  Dieu  vous 
accordera-t-il  une  postérité.  Quelle  éducation  don- 
nerez-vous  à  vos  petits  enfants  si  vous  ne  parvenez 
II.  5 


128  ANNA  KARÉNINE. 

pas  à  vaincre  les  tentations  du  démon  qui  vous 
suggère  le  doute  !  Si  vous  aimez  vos  enfants,  vous 
leur  souhaiterez  non  seulement  la  richesse,  l'abon- 
dance et  les  honneurs,  mais  encore,  en  bon  père, 
le  salut  de  leur  âme  et  les  lumières  de  la  vérité, 
n'est-il  pas  vrai  ?  Que  répondrez-vous  donc  à 
l'enfant  innocent  qui  vous  demandera  :  «  Père,  qui 
a  créé  tout  ce  qui  m'enchante  sur  la  terre,  «  l'eau, 
«le  soleil,  les  fleurs,  les  plantes  ?  »  I^ui  répondrez- 
vous  :  «  Je  n'en  sais  rien  »  ?  Pouvez- vous  ignorer 
ce  que  Dieu,  dans  sa  bonté  infinie,  vous  dévoile  ? 
Et  si  l'enfant  vous  demande  :  «  Qu'est-ce  qui 
m'attend  au  delà  de  la  tombe  ?  »  Que  lui  direz- 
vous,  si  vous  ne  savez  rien  ?  Comment  lui  répon- 
drez-vous ?  L'abandonnerez- vous  aux  tentations 
du  monde,  au  diable  ?  Cela  n'est  pas  bien  !  »  dit-il 
s'arrêtant  et  baissant  la  tête  de  côté  pour  regarder 
l/cvine  de  ses  bons  yeux,  doux  et  modestes. 

Levine  se  tut,  non  qu'il  craignît  cette  fois  une 
discussion  malséante,  mais  parce  que  personne  ne  lui 
avait  encore  posé  de  pareilles  questions,  et  que  jus- 
qu'à ce  que  ses  enfants  fussent  en  état  de  les  lui  faire, 
il  pensait  avoir  suffisamment  le  temps  d'y  réfléchir. 

«  Vous  abordez  une  phase  de  la  vie,  continua  le 
prêtre,  où  il  faut  choisir  sa  route  et  s'y  tenir.  Priez 
Dieu  qu'il  vous  aide  et  vous  soutienne  dans  sa 
miséricorde  ;  et,  pour  conclure  :  Notre  Seignem 
Dieu,  Jésus-Christ,  te  pardonnera,  mon  fils,  dans  sa 
bonté  et  sa  générosité  pour  notre  humanité...  » 
Et  le  prêtre,  terminant  les  formules  de  l'absolution, 
le  congédia  après  lui  avoir  donné  sa  bénédiction. 


ANNA  KARENINE.  129 

I^vine  rentra  heureux  ce  jour-là  à  l'idée  de  se 
voir  délivré  d'une  situation  fausse  sans  avoir  été 
obligé  de  mentir.  Il  emporta  d'ailleurs  du  petit 
discours  de  ce  bon  vieillard  l'impression  vague  qu'au 
lieu  d'absurdités  il  avait  entendu  des  choses  valant 
la  peine  d'être  approfondies. 

«  Pas  maintenant  naturellement,  pensa-t-il,  mais 
plus  tard.  »  Levine  sentait  vivement  en  ce  moment 
qu'il  avait  dans  l'âme  des  régions  troubles  et 
obscures  ;  en  ce  qui  concernait  la  religion  surtout, 
il  était  exactement  dans  le  cas  de  Swiagesky  et 
de  quelques  autres,  dont  les  incohérences  d'opinions 
le  frappaient  désagréablement. 

La  soirée  que  Levine  passa  auprès  de  sa  fiancée 
chez  DoUy  fut  très  gaie  ;  il  se  compara,  en  causant 
avec  Stépane  Arcadiévitch,  à  un  chien  qu'on  dres- 
serait à  sauter  au  travers  d'un  cerceau,  et  qui, 
heureux  d'avoir  enfin  compris  sa  leçon,  voudrait, 
dans  sa  joie,  sauter  sur  la  table  et  la  fenêtre  en  agi- 
tant la  queue. 

CHAPITRE  n 

La  princesse  et  Dolly  observaient  strictement 
les  usages  établis  :  aussi  ne  permirent-elles  pas  à 
I^evine  de  voir  sa  fiancée  le  jour  du  mariage  ;  il 
dîna  à  son  hôtel  avec  trois  célibataires  réunis  chez 
lui  par  le  hasard  ;  c'étaient  Katavasof,  im  ancien 
camarade  de  l'Université,  maintenant  professeur 
de  sciences  naturelles,  que  Levine  avait  rencontré 
et  emmené  dîner  ;  Tchirikof,  son  garçon  d'honneur. 


130  ANNA  KARBNINE. 

juge  de  paix  à  Moscou,  un  compagnon  de  chasse 
à  l'ours,  et  enfin  Serge  Ivanitch. 

IvC  dîner  fut  très  animé.  Serge  Ivanitch  était  de 
belle  humeur,  et  l'originaHté  de  Katavasof  l'amusa 
beaucoup  ;  celui-ci,  se  voyant  goûté,  fit  des  frais, 
et  Tchirikof  soutint  gaiement  la  conversation. 

«  Ainsi,  voilà  notre  ami  Constantin  Dmitrich, 
disait  Katavasof  avec  son  parler  lent  de  professeur 
habitué  à  s'écouter,  quel  garçon  de  moyens,  jadis  ! 
je  parle  de  lui  au  passé,  car  il  n'existe  plus.  Il 
aimait  la  science  en  quittant  l'Université,  il  prenait 
intérêt  à  l'humanité  ;  maintenant  il  emploie  une 
moitié  de  ses  facultés  à  se  faire  illusion,  et  l'autre 
à  donner  à  ses  chimères  une  apparence  de  raison. 

—  Jamais  je  n'ai  rencontré  d'ennemi  du  mariage 
plus  convaincu  que  vous,  dit  Serge  Ivanitch. 

—  Non  pas,  je  suis  simplement  partisan  de  la 
division  du  travail.  Ceux  qui  ne  sont  propres  à  rien 
sont  bons  pour  propager  l'espèce.  I^es  autres  doi- 
vent contribuer  au  développement  intellectuel,  au 
bonheur  de  leurs  semblables.  Voilà  mon  opinion. 
Je  sais  qu'il  y  a  ime  foule  de  gens  disposés  à  con- 
fondre ces  deux  branches  de  travail  ;  mais  je  ne  suis 
pas  du  nombre. 

—  Que  je  serais  donc  heureux  d'apprendre  que 
vous  êtes  amoureux  !  s'écria  I^evine.  Je  vous  en 
prie,  invitez-moi  à  votre  noce. 

—  Mais  je  suis  déjà  amoureux. 

—  Oui,  des  mollusques.  Tu  sais,  dit  I^evine  se 
tournant  vers  son  frère,  Michel  Seminitch  écrit  un 
ouvra?îe  sur  la  nutrition  et 


ANNA  KARÉNINE.  131 

—  Je  vous  en  prie,  n'embromllez  pas  les  choses  ! 
Peu  importe  ce  que  j'écris,  mais  il  est  de  fait  que 
j'aime  les  mollusques. 

—  Cela  ne  vous  empêcherait  pas  d'aimer  une 
femme. 

— 'Non,  c'est  ma  femme  qui  s'opposerait  à  mon 
amour  pour  les  mollusques. 

—  Pourquoi  cela  ? 

—  Vous  le  verrez  bien.  Vous  aimez  en  ce  moment 
la  chasse,  l'agronomie  ;  eh  bien,  attendez. 

—  J'ai  rencontré  Archip  aujourd'hui,  dit  Tchi- 
rikof  ;  il  prétend  qu'on  trouve  à  Prudnov  des 
quantités  d'élans,  même  des  ours. 

—  Vous  les  chasserez  sans  moi. 

—  Tu  vois  bien,  dit  Serge  Ivanitch.  Quant  à  la 
chasse  à  l'ours,  tu  peux  bien  lui  dire  adieu  :  ta 
femme  ne  te  la  permettra  plus.  » 

lycvine  sourit.  L'idée  que  sa  femme  lui  défendrait 
la  chasse  lui  parut  si  charmante  qu'il  aurait  vo- 
lontiers renoncé  à  jamais  au  plaisir  de  rencontrer 
un  ours. 

«  L'usage  de  prendre  congé  de  sa  vie  de  garçon 
n'est  pas  vide  de  sens,  dit  Serge  Ivanitch.  Quelque 
heureux  qu'on  se  sente,  on  regrette  toujours  sa 
liberté. 

—  Avouez  que,  semblable  au  fiancé  de  Gogol,  on 
éprouve  l'envie  de  sauter  par  la  fenêtre. 

—  Certainement,  mais  il  ne  l'avouera  pas,  dit 
Katavasof  avec  un  gros  rire. 

—  La  fenêtre  est  ouverte...  partons  pour  Tver  ! 
On  peut  trouver  l'ourse  dans  sa  tanière.  Vrai,  nous 


132  ANNA  KARENINE. 

pouvons  encore  prendre  le  train  de  cinq  heures, 
dit  en  souriant  Tchirikof . 

—  Eh  bien,  la  main  sur  la  conscience,  répon  it 
Levine,  souriant  aussi,  je  ne  puis  dé  ouvrir  dans 
mon  âme  la  moindre  trace  de  regret  de  ma  liberté 
perdue. 

—  Votre  âme  est  un  tel  chaos  que  vous  n'y 
reconnaissez  rien  pour  le  quart  d'heure,  dit  Kata- 
vasof.  Attendez  qu'il  y  fasse  plus  clair,  vous  verrez 
alors.  Vous  êtes  un  sujet  qui  laisse  peu  d'espoir  \ 
Buvons  donc  à  sa  guérison.  » 

Après  le  dîner,  les  convives,  devant  changer 
d'habit  avant  la  noce,  se  séparèrent. 

Resté  seul,  I,evine  se  demanda  encore  s'il  regret- 
tait réellement  la  liberté  dont  ses  amis  venaient  de 
parler,  et  cette  idée  le  fit  sourire.  «I^a  liberté  ? 
pourquoi  la  liberté  ?  I^e  bonheur  pour  moi  consiste 
à  aimer,  à  vivre  de  ses  pensées,  de  ses  désirs  à  elle, 
sans  aucune  liberté.  Voilà  le  bonheur  !  » 

«  Mais  puis- je  connaître  ses  pensées,  ses  désirs, 
ses  sentiments  ?  »  Le  sourire  disparut  de  ses  lèvres. 
Il  tomba  dans  une  profonde  rêverie  et  se  sentit  tout 
à  coup  frappé  de  crainte  et  doute.  «  Et  si  elle  ne 
m'aimait  pas  ?  si  elle  m'épousait  uniquement  pour 
se  marier  ?  si  elle  faisait  cela  sans  même  en  avoir 
conscience  ?  Peut-être  reconnaîtra-t-elle  son  erreur 
et  comprendra-t-elle,  après  m' avoir  épousé,  qu'elle 
ne  m'aime  pas  et  ne  peut  pas  m' aimer  ?  »  Et  les 
pensées  les  plus  blessantes  pour  Kitty  lui  vinrent  à 
la  pensée  ;  il  se  reprit,  comme  un  an  auparavant; 
à  éprouver  tme  violente  jalousie  contre  Wronsky, 


ANNA  KARÉNINE.  133 

il  se  reporta,  comme  à  un  souvenir  de  la  veille,  à 
cette  soirée  où  il  les  avait  vus  ensemble,  et  la  soup- 
çonna de  ne  pas  lui  avoir  tout  avoué. 

«  Non,  pensa- t-il  avec  désespoir  en  sautant  de  sa 
chaise,  je  ne  puis  en  rester  là  ;  je  vais  aller  la  trouver, 
je  lui  parlerai,  et  lui  dirai  encore  pour  la  dernière 
fois  :  «  Nous  sommes  libres,  ne  vaut-il  pas  mieux 
«  nous  arrêter  ?  tout  est  préférable  au  malheur 
«  de  la  vie  entière,  à  la  honte,  à  l'infidélité  !  » 
Et,  hors  de  lui,  plein  de  haine  contre  l'humanité, 
contre  lui-même,  contre  Kitty,  il  courut  chez 
elle. 

Il  la  trouva  assise  sur  un  grand  coffre,  occupée  à 
revoir  avec  sa  femme  de  chambre  des  robes  de 
toutee  les  couleurs  étalées  par  terre  et  sur  les  dos- 
siers des  chaises. 

«  Comment  !  s'écria-t-elle,  rayonnante  de  joie  à 
sa  vue.  C'est  toi,  c'est  vous  ?  (jusqu'à  ce  dernier 
jour  elle  lui  disait  tantôt  toi,  tantôt  vous).  Je  ne 
m'y  attendais  pas  !  Je  suis  en  train  de  faire  le  par- 
tage de  mes  robes  de  jeime  fille. 

—  Ah  !  c'est  très  bien  !  répondit-il  en  regardant 
la  femme  de  chambre  d'tm  air  sombre. 

—  Va-t'en,  Doimiacha,  je  t'appellerai,  —  dit 
Kitty  ;  et  aussitôt  que  celle-ci  fut  sortie  :  —  Qu'y 
a-t-il  ?  —  Elle  était  frappée  du  bouleversement 
de  son  fiancé  et  se  sentait  prise  de  terreur. 

—  Kitty,  je  suis  à  la  torture  !  »  lui  dit-il  avec 
désespoir,  s' arrêtant  devant  elle  pour  lire  dans 
ses  yevix  d'un  air  suppliant.  Ces  beaux  yeux  ai- 
mants et  limpides  \và  montrèrent  aussitôt  combien 


134  ANNA  KARÉNINE. 

ses  craintes  étaient  chimériques,  mais  il  éprouvait 
le  besoin  impérieux  d'être  rassuré. 

«  Je  suis  venu  te  dire  qu'il  n'est  pas  encore  trop 
tard  :  que  tout  peut  encore  être  réparé. 

—  Quoi  ?  Je  ne  comprends  pas.  Qu'as-tu  ? 

—  J'ai...  ce  que  j'ai  cent  fois  dit  et  pensé...  Je 
ne  suis  pas  digne  de  toi.  Tu  n'as  pu  consentir  à 
m'épouser.  Penses-y  !  Tu  te  trompes  peut-être. 
Penses-y  bien.  Tu  ne  peux  pas  m' aimer...  Si... 
mieux  vaut  l'avouer...  continua-t-il  sans  la  regar- 
der. Je  serai  malheureux,  n'importe  ;  qu'on  dise  ce 
que  l'on  voudra  ;  tout  vaut  mieux  que  le  mal- 
heur !...  maintenant,  tandis  qu'il  est  encore 
temps... 

—  Je  ne  comprends  pas,  répondit-elle  en  le 
regardant  effrayée,  que  veux-tu  ?  te  dédire,  rom- 
pre ? 

—  Oui,  si  tu  ne  m'aimes  pas. 

—  Tu  deviens  fou  !  —  s'écria-t-elle,  rouge  de 
contrariété.  Mais  la  vue  du  visage  désolé  de  Levine 
arrêta  sa  colère,  et,  repoussant  les  robes  qui  cou- 
vraient les  chaises,  elle  se  rapprocha  de  lui. 

—  A  quoi  penses-tu  ?  dis-moi  tout. 

—  Je  pense  que  tu  ne  saurais  m' aimer.  Pour- 
quoi m' aimerais- tu  ? 

—  Mon  Dieu  !  qu'y  puis- je  ?  dit-elle,  et  elle 
fondit  en  larmes. 

—  Qu'ai-je  fait!  »  s' écria-t-il  aussitôt,  et  se  jetant 
à  ses  genoux  il  couvrit  ses  mains  de  baisers. 

Quand  la  princesse,  au  bout  de  cinq  minutes, 
entra  dans  la  chambre,  elle  les  trouva  complètement 


ANNA  KARÊNINK.  137 

réconciliés,  Kitty  avait  convaincu  son  fiancé  de  son 
amour.  Elle  lui  avait  expliqué  qu'elle  l'aimait 
parce  qu'elle  le  comprenait  à  fond,  parce  qu'elle 
savait  qu'il  devait  aimer,  et  que  tout  ce  qu'il  aimait 
était 'bon  et  bien. 

Ivcvine  trouva  l'explication  parfaitement  claire. 
Quand  la  princesse  entra,  ils  étaient  assis  côte 
à  côte  sur  le  grand  coffre,  examinant  les  robes,  et 
discutant  sur  leur  destination.  Kitty  voulait  donner 
à  Douniacha  la  robe  brune  qu'elle  portait  le  jour 
où  lyevine  l'avait  demandée  en  mariage,  et  celui-ci 
insistait  pour  qu'elle  ne  fût  donnée  à  personne,  et 
que  Douniacha  reçût  la  bleue. 

«  Mais  comment  ne  comprends-tu  pas  qu'étant 
brime  le  bleu  ne  lui  sied  pas  ?  J'ai  pensé  à  tout 
cela..   » 

En  apprenant  pourquoi  I^evine  était  venu,  la 
princesse  se  fâcha  tout  en  riant,  et  le  renvoya  s'habil- 
ler, car  Charles  allait  venir  coiffer  Kitty. 

«  EUe  est  assez  agitée  comme  cela,  dit-elle  ;  elle 
ne  mange  rien  ces  jours-ci,  aussi  enlaidit-elle  à  vue 
d'oeil  :  et  tu  viens  encore  la  troubler  de  tes  folies  ! 
Allons,    sauve-toi,    mon   garçon.   » 

Levine  rentra  à  l'hôtel,  honteux  et  confus,  mais 
rassuré.  Son  frère,  Daria  Alexandrovna  et  Stiva, 
en  grande  toilette,  l'attendaient  déjà  pour  le  bénir 
avec  les  images  saintes.  Il  n'y  avait  pas  de  temps 
à  perdre.  Dolly  devait  rentrer  chez  elle,  y  prendre 
son  fils  pommadé  et  frisé  pour  la  circonstance  ; 
l'enfant  était  chargé  de  porter  l'icône  devant  la 
mariée.  Ensuite  il  fallait  envoyer  \me  voitture  au 


136  ANNA  KARENINE. 

garçon  d'honneur,  tandis  que  l'autre,  qui  devait 
conduire  Serge  Ivanitch,  retournerait  à  l'hôtel. 
Les  combinaisons  les  plus  compliquées  abondaient 
ce  jour-là.  Il  fallait  se  hâter,  car  il  était  déjà  six 
heures  et  demie. 

La  cérémonie  de  la  bénédiction  manqua  de 
sérieux.  Stépane  Arcadiévitch  prit  ime  pose  solen- 
nelle et  comique  à  côté  de  sa  femme,  souleva  l'icône 
et  obligea  Levine  à  se  prosterner,  pendant  qu'il  le 
bénissait  avec  un  sourire  affectueux  et  malin  ;  il  finit 
par  l'embrasser  trois  fois,  ce  que  fit  aussi  en  toute 
hâte  Daria  Alexandrovna,  pressée  de  partir,  et  absolu 
ment  embrouillée  dans  ses  arrangements  de  voiture. 

«  Voilà  ce  que  nous  ferons,  tu  vas  aller  le  cher- 
cher dans  notre  voiture,  et  peut-être  Serge  Ivanitch 
aura-t-il  la  bonté  de  venir  tout  de  smte  et  de  ren- 
voyer la  sienne... 

—  Parfaitement,   avec  grand  plaisir. 

—  Nous  viendrons  ensemble.  Les  bagages  sont-ils 
expédiés  ?   demanda  Stépane  Arcadiévitch. 

—  Oui,  «répondit  Levine,  et  il  appela  son  domes- 
tique pour  s'habiller. 

CHAPITRE  III 

L'ÉGLISE,  brillamment  illuminée,  était  encombrée 
de  monde,  surtout  de  femmes  :  celles  qui  n'avaient 
pu  pénétrer  à  l'inlérieur  se  bousculaient  aux  fenêtres 
et  se  coudoyaient  en  se  disputant  les  meilleures 
places. 


ANNA  KARENINE.  I37 

Plus  de  vingt  voitures  se  rangèrent  à  la  file  dans 
la  rue,  sous  l'inspection  de  gendarmes.  Un  officier 
de  police,  indifférent  au  froid,  se  tenait  en  uniforme 
sous  le  .péristyle  où,  les'  uns  après  les  autres,  des 
équipages  déposaient  tantôt  des  femmes  en  grande 
toilette  relevant  les  traînes  de  leurs  robes,  tantôt 
des  hommes  se  découvrant  pour  pénétrer  dans  le 
saint  lieu.  Les  lustres  et  les  cierges  allumés  devant 
les  images  inondaient  de  lumière  les  dorures  de 
l'iconostase  sur  fond  rouge,  les  ciselures  des  images, 
les  grands  chandeliers  d'argent,  les  encensoirs,  les 
bannières  du  chœur,  les  degrés  du  jubé,  les  vieux 
missels  noircis  et  les  vêtements  sacerdotaux.  Dans 
la  foule  élégante  qui  se  tenait  à  droite  de  l'église,  on 
causait  à  mi-voix  avec  animation,  et  le  murmure  de 
ces  conversations  résonnait  étrangement  sous  la 
voûte  élevée.  Chaque  fois  que  la  porte  s'ouvrait 
avec  un  brmt  plaintif,  le  murmure  s'arrêtait,  et 
l'on  se  retournait  dans  l'espoir  de  voir  enfin  paraître 
les  mariés.  Mais  la  porte  s'était  déjà  ouverte  plus  de 
dix  fois  pour  hvrer  passage  soit  à  un  retardataire 
qui  allait  se  joindre  au  groupe  de  droite,  soit  à 
quelque  spectatrice  assez  habile  pour  tromper  ou 
attendrir  l'officier  de  police.  Amis  et  simple  public 
avaient  passé  par  toutes  les  phases  de  l'attente  ; 
on  n'avait  d'abord  attaché  aucune  importance  au 
retard  des  mariés  ;  piiis  on  s'était  retourné  de  plus  en 
plus  souvent,  se  demandant  ce  qui  pouvait  être  sur- 
venu ;  enfin  parents  et  invités  prirent  l'air  indif- 
férent de  gens  absorbés  par  leurs  conversations, 
comme  pour  dissiper  le  malaise  qui  les  gagnait. 


138  ANNA  KARÉNINE. 

Iv' archidiacre,  afin  de  prouver  qu'il  perdait  un 
temps  précieux,  faisait  de  temps  en  temps  trembler 
les  vitres  en  toussant  avec  impatience  ;  les  chantres 
ennuyés  essayaient  leurs  Voix  dans  le  chœur  ;  le 
prêtre  envoyait  sacristains  et  diacres  s'informer 
de  l'arrivée  du  cortège,  et  apparaissait  lui-même  à 
une  des  portes  latérales,  en  soutane  lilas  avec  ime 
ceinture  brodée.  Enfin  une  dame  ayant  constilté  sa 
montre  dit  à  sa  voisine  :  «  Cela  devient  étrange  !  » 
Et  aussitôt  tous  les  invités  exprimèrent  leur  étonne- 
ment  et  leur  mécontentement.  Un  des  garçons 
d'honneur   alla   aux  nouvelles. 

Pendant  ce  temps,  Kitty  en  robe  blanche,  long 
voile  et  covuronne  de  fieturs  d'oranger,  attendait 
vainement  au  salon,  en  compagnie  de  sa  sœur 
lywof  et  de  sa  mère  assise*,  que  le  garçon  d'honneur 
vînt  l'avertir  de  l'arrivée  de  son  fiancé. 

De  son  côté,  Levine  en  pantalon  noir,  mais  sans 
gilet  ni  habit,  se  promenait  de  long  en  large  dans  sa 
chambre  d'hôtel,  ouvrant  la  porte  à  chaque  instant 
pour  regarder  dans  le  corridor,  puis  rentrait  déses- 
péré et  s'adressait  avec  des  gestes  désolés  à  St  pane 
Arcadiévitch,    qui    fumait    tranquillement. 

«  A-t-on  jamais  vu  homme  dans  ime  situation 
plus  absurde  ? 

—  C'est  vrai,  confirmait  Stépane  Arcadiévitch 
avec  son  sourire  calme.  Mais,  sois  tranquille,  on 
l'apportera  tout  de  suite. 

—  Oui-da  !  disait  Levine  contenant  sa  rage  à 

I.  I,a  personne  char^^e  de  remplacer  la  mère. 


ANNA  KARENINE.  139 

grand'peine.  Et  dire  qu'on  n'y  peut  rien  avec  ces 
misérables  gilets  ouverts.  Impossible  !  ajoutait-il, 
regardant  le  plastron  de  sa  chemise  tout  froissé. 
Et  si  mes  malles  sont  déjà  au  chemin  de  fer  ?  criait- 
il  hors  de  lui. 

—  Tu  mettras  la  mienne. 

—  J'aurais  dû  commencer  par  là. 

—  Attends,    cela   s'arrangera.   » 

lorsque,  sur  l'ordre  de  Levine,  il  avait  emballé 
et  fait  porter  chez  les  Cherbatzky,  d'où  ils  devaient 
être  expédiés  au  chemin  de  fer,  tous  les  effets  de 
son  maître,  le  vieux  domestique  Kousma  n'avait 
pas  pensé  à  mettre  de  côté  une  chemise  fraîche. 
Celle  que  lycvine  portait  depuis  le  matin  n'était 
pas  mettable  ;  envoyer  chez  les  Cherbatzky  était 
trop  long  ;  pas  de  magasins  ouverts,  c'était  diman- 
che. On  fit  prendre  une  chemise  chez  Stépane  Arca- 
diévitch  ;  elle  parut  ridiculement  large  et  courte. 
En  désespoir  de  cause,  il  fallut  envoyer  ouvrir  les 
malles  chez  les  Cherbatzky.  Ainsi,  tandis  qu'on 
l'attendait  à  l'église,  le  malheureux  marié  se 
débattait  dans  sa  chambre  comme  im  animal  féroce 
en  cage. 

Enfin  le  coupable  Kousma  se  précipita  hors 
d'haleine  dans  la  chambre,  ime  chemise  à  la  main. 

«  Je  suis  arrivé  juste  à  temps,  on  emportait  les 
malles    »,    s'écria-t-il. 

Trois  minutes  après,  l/cvine  courait  à  toutes 
jambes  dans  le  corridor,  sans  regarder  sa  montre 
pour  ne  pas  augmenter  ses  tourments. 

«  Tu  n'y  changeras  rien,  lui  disait  Stépane  Arca- 


140  ANNA  KARÉNINE. 

diévitch  qui  suivait  à  loisir  en  souriant.  Quand  je 
te  dis  que  tout  s'arrangera.    » 

CHAPITRE  IV 

«  Ce  sont  eux,  Le  voilà.  Lequel  ?  Est-ce  le  plus 
jeune  ?  Et  elle,  vois  donc,  on  la  dirait  à  demi 
morte  !  »  murmurait-on  dans  la  foule,  lorsque 
Levine  entra  avec  sa  fiancée. 

Stépane  Arcadiévitch  raconta  à  sa  femme  la 
cause  du  retard,  et  on  chuchota  en  souriant  parmi 
les  invités.  Quant  à  Levine,  il  ne  remarquait  rien  ni 
personne,  et  ne  quittait  pas  sa  fiancée  des  yeux, 
Kitty  était  beaucoup  moins  jolie  que  d'habitude 
sous  sa  couronne  de  mariée,  et  on  la  trouva  géné- 
ralement enlaidie  ;  mais  tel  n'était  pas  l'avis  de 
Levine.  Il  regardait  sa  coiffure  élevée,  son  voile 
blanc,  ses  fleurs,  la  garniture  de  sa  robe  encadrant 
virginalement  son  cou  long  et  mince,  et  le  décou- 
vrant im  peu  par  devant,  sa  taille  remarquablement 
fine,  et  elle  lui  parut  plus  belle  que  jamais.  Ce  n'était 
cependant  pas  sa  robe  de  Paris  qui  le  charmait,  ni 
l'ensemble  d'ujie  parure  qui  n'ajoutait  rien  à  sa 
beauté  :  c'était  l'expression  de  ce  charmant  visage, 
son  regard,  ses  lèvres  avec  leur  innocente  expression 
de  sincérité,  gardée  eu  dépit  de  tout  cet  apparat. 

«  J'ai  pensé  que  tu  t'étais  enfui,  lui  dit-elle  en 
souriant. 

—  Ce  qui  m'est  arrivé  est  si  bête,  que  je  suis 
honteux  d'en  parler  !  répondit-il  rougissant  et  se 
tournant  vers  Serge  Ivanitch. 


ANNA  KARENINE.  141 

—  Elle  est  bonne,  ton  histoire  de  chemise  !  dit 
celni-ci  hochant  la  tête  avec  un  sourire. 

—  Oui,  oui,  répondit  Levine,  sans  comprendre 
un  mot  de  ce  qu'on  lui  disait. 

—  Kostia,  voici  le  moment  de  prendre  tme  déci- 
sion suprême,  vint  lui  dire  Stépane  Arcadiévitch  fei- 
gnant un  grand  embarras  ;  la  question  est  grave 
et  tu  vas  en  apprécier  toute  l'importance.  On  me 
demande  si  les  cierges  doivent  être  neufs  ou  entamés; 
la  différence  est  de  dix  roubles,  ajouta-t-il,  se  pré- 
parant à  sourire.  J'ai  pris  une  décision,  mais  je  ne 
sais  si  tu  l'approuveras.   » 

I^evine  comprit  qu'il  s'agissait  d'une  plaisanterie, 
mais  ne  parvint  pas  à  sourire. 

«  Que  décides-tu  ?  neufs  ou  entamés  ?  voilà  la 
question. 

—  Oui,  oui,  neufs. 

—  Parfaitement  !  la  question  est  tranchée,  dit 
Stépane  Arcadiévitch  souriant.  —  Que  l'homme 
est  donc  peu  de  chose  dans  ces  sortes  de  situations! 
murmura-t-il  à  Tchirikof,  tandis  que  Ivcvine  s'ap- 
prochait de  sa  fiancée  après  lui  avoir  jeté  un  regard 
éperdu. 

—  Attention,  Kitty  !  pose  la  première  le  pied 
sur  le  tapis,  lui  dit  la  comtesse  Nordstone  en  s'ap- 
prochant...  Vous  en  faites  de  belles  !  ajouta-t-elle, 
s' adressant  à  Levine. 

—  Tu  n'as  pas  peur  ?  demanda  Maria  Dmi- 
triewna,  une  vieille  tante. 

—  N'as-tu  pas  tm  peu  froid  ?  Tu  es  pâle.  Baisse- 
toi  im  moment  I   »  dit  madame  I^wof,  levant  ses 


142  ANNA  KARENINE. 

beaux  bras  pour  réparer  un  petit  désordre  survenu 
à  la  coiffure  de  sa  sœur. 

Dolly  s'approcha  à  son  tour  et  voulut  parler, 
mais  l'émotion  lui  coupa  la  parole,  et  elle  se  mit  à 
rire  nerveusement. 

Kitty  regardait  cevix  qui  l'entouraient  d'un  air 
aussi  absent  que  Eevine. 

Pendant  ce  temps,  les  desservants  avaient  revêtu 
leurs  habits  sacerdotaux,  et  le  prêtre,  accompagné 
du  diacre,  vint  se  placer  devant  le  pupitre  posé  à 
l'entrée  des  portes  saintes  :  il  adressa  à  I^evine 
quelques  mots,  que  celui-ci  ne  comprit  pas. 

«  Prenez  la  main  de  votre  fiancée  et  approchez  », 
lui  souffla  le  garçon  d'honneur. 

Incapable  de  saisir  ce  qu'on  réclamait  de  lui, 
Levine  faisait  le  contraire  de  ce  qu'on  lui  disait. 
Enfin,  au  moment  où,  découragés,  les  uns  et  les 
autres  voulaient  l'abandonner  à  sa  propre  inspi- 
ration, il  comprit  que  de  sa  main  droite  il  devait 
prendre,  sans  changer  de  position,  la  main  droite 
de  sa  fiancée.  Le  prêtre  fit  alors  quelques  pas  et 
s'arrêta  devant  le  pupitre.  Les  parents  et  les  invités 
suivirent  le  jeune  couple  ;  il  se  prodmsit  xm  mur- 
mure de  voix  et  tm  froufrou  de  robes.  Quelqu'rm  se 
baissa  pour  arranger  la  traîne  de  la  mariée, 
puis  vu  silence  si  profond  régna  dans  l'église, 
qu'on  entendait  les  gouttes  de  cire  tomber  des 
cierges. 

Le  vieux  prêtre,  en  calotte,  ses  cheveiax  blancs, 
brillants  comme  de  l'argent,  retenus  derrière  les 
oreilles,  retira  ses  petites  mains  ridées  de  dessous  sa 


ANNA  KARÉNINE.  143 

lourde  chasuble  d'argent  ornée  d'une  croix  d'or, 
et  s'approcha  du  pupitre,  où  il  femlleta  le  missel. 

Stépane  Arcadiévitch  vint  doucement  lui  parler 
à  l'oreille,  fit  un  signe  à  Levine,  et  se  retira. 

Ive  prêtre  alluma  deux  cierges  ornés  de  fleurs,  et, 
tout  en  les  tenant  de  la  main  gauche,  sans  s'inquié- 
ter de  la  cire  qui  en  dégouttait,  il  se  tourna  vers  le 
jevme  couple.  C'était  ce  même  vieillard  qui  avait 
confessé  I^evine.  Après  avoir  regardé  en  soupirant 
les  mariés  de  ses  yeux  tristes  et  fatigués,  il  bénit  de 
la  main  droite  le  fiancé,  puis,  avec  ime  nuance  parti- 
culière de  douceur,  posa  ses  doigts  sur  la  tête  baissée 
de  Kitty,  leur  remit  les  cierges,  s'éloigna  lentement 
et  prit  l'encensoir. 

«  Tout  cela  est-il  bien  réel  ?  »  pensait  Levine 
jetant  un  coup  d'œil  à  sa  fiancée  qu'il  voyait  de 
profil,  et  remarquant  au  mouvement  de  ses  lèvres 
et  de  ses  cils  qu'elle  sentait  son  regard.  Elle  ne  leva 
pas  la  tête,  mais  il  comprit,  à  l'agitation  de  la  ruche 
remontant  jusqu'à  sa  petite  oreille  rose,  qu'elle 
étouffait  un  soupir,  et  vit  sa  main,  emprisonnée  dans 
im  long  gant,  trembler  en  tenant  le  cierge. 

Tout  s'effaça  aussitôt  de  son  souvenir,  son  retard, 
le  mécontentement  de  ses  amis,  sa  sotte  histoire  de 
chemise,  il  ne  sentit  plus  qu'une  émotion  mêlée 
de  terreur  et  de  joie. 

L'archidiacre  en  dalmatique  de  drap  d'argent, 
im  bel  homme  aux  cheveux  frisés  des  deux  côtés 
de  la  tête,  s'avança,  leva  l'étole  de  ses  deux  doigts 
avec  un  geste  familier,  et  s'arrêta  devant  le  prêtre. 

«  Eéiiissez-nous,  Seigneur   »,  entonna-t-il  lente- 


144  ANNA  KARENINE. 

ment,  et  les  paroles  résonnèrent  solennellement 
dans  l'air. 

«  Que  le  Seigneur  vous  bénisse  maintenant  et 
dans  tous  les  siècles  des  siècles,  »  répondit  d'une 
voix  douce  et  musicale  le  vievix  prêtre  continuant  à 
feuilleter. 

Et  le  répons,  chanté  par  le  chœur  invisible,  emplit 
l'église  d'im  son  large  et  plein,  qui  grandit  pour 
s'arrêter  une  seconde  et  mourir  doucement. 

On  pria,  comme  d'habitude,  pour  le  repos  étemel 
et  le  salut  des  âmes,  pour  le  synode  et  l'empereur, 
puis  aussi  pour  les  serviteurs  de  Dieu,  Constantin 
et  Catherine. 

«  Prions  le  Seigneur  de  leur  envoyer  Son  amoui, 
sa  paix  et  son  secours  »,  sembla  demander  toute 
l'église  par  la  voix  de  l'archidiacre, 

L/Cvine  écoutait  ces  paroles  et  en  était  frappé. 
«  Comment  ont-ils  compris  que  ce  dont  j'avais 
précisément  besoin  était  de  secours,  oui  de  secours  ? 
Que  sais- je,  que  puis- je  sans  secours  ?  »  pensa-t-il, 
se  rappelant  ses  doutes  et  ses  récentes  terreurs. 

Quand  le  diacre  eut  terminé,  le  prêtre  se  tourna 
vers  les  mariés,  un  livre  à  la  main. 

«  Dieu  éternel  qui  réunis  par  \m  lien  indissoluble 
ceux  qui  étaient  séparés,  bénis  ton  serviteur  Cons- 
tantin et  ta  servante  Catherine,  et  répands  tes 
bienfaits  sur  eux.  Au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du 
Saint-Esprit,  à  présent  et  toujours  comme  dans 
tous  les  siècles  des  siècles...   » 

a  Amen  »,  chanta'  encore  le  chœur  invisible. 

«  —  Qui  réunis  par  im  lien  indissoluble  ceux  qui 


ANNA  KARÉNINE.  145 

étaient  séparés  !  Combien  ces  paroles  profondes 
répondent  à  ce  que  l'on  éprouve  en  ce  moment  !  — 
Le  comprend-elle  comme  moi  ?  »  pensa  Levine. 

A  l'expression  du  regard  de  Kitty,  il  conclut 
qu'elle  comprenait  comme  Itii  ;  mais  il  se  trompait  : 
absorbée  par  le  sentiment  qm  envahissait  et  rem- 
plissait de  plus  en  plus  son  cœur,  elle  avait  à  peine 
suivi  le  service  religieux.  Elle  éprouvait  la  joie 
profonde  de  voir  enfin  s'accomplir  ce  qui,  pendant 
six  semaines,  l'avait  tour  à  tour  rendue  heureuse  et 
inquiète.  Depuis  le  moment  où,  vêtue  de  sa  petite 
robe  brime,  elle  s'était  approchée  de  l/cvine  pour 
se  donner  silencieusement  tout  entière,  le  passé,  elle 
le  sentait,  avait  été  arraché  de  son  âme  et  avait  fait 
place  à  une  existence  autre,  nouvelle,  inconnue, 
sans  que  sa  vie  extérieure  fût  cependant  changée. 
Ces  six  semaines  avaient  été  une  époque  bienheu- 
reuse et  tourmentée.  Espérances  et  désirs,  tout  se 
concentrait  svu  cet  homme  qu'elle  ne  comprenait 
pas  bien,  vers  lequel  le  polissait  un  sentiment  qu'elle 
comprenait  moins  encore,  et  qui,  l'attirant  et  l'éloi- 
gnant alternativement,  lui  inspirait  pour  son  passé 
à  elle  ime  indifférence  complète  et  absolue.  Ses  habi- 
tudes d'autrefois,  les  choses  qu'elle  avait  aimées,, 
et  jusqu'à  ses  parents,  que  son  insensibilité  affli- 
geait, rien  ne  lui  était  plus  ;  et,  tout  en  s'effrayant 
de  ce  détachement,  elle  se  réjouissait  du  sentiment 
qui  en  était  cause.  Mais  cette  vie  nouvelle,  qui 
n'avait  pas  encore  commencé,  s'en  faisait-elle  vme 
idée  précise  ?  Aucunement  ;  c'était  une  attente 
douce  et  terrible  du  nouveau,  de  l'inconnu,  et  cette 


146  ANNA  KARÉNINE. 

attente,  ainsi  que  le  remords  de  ne  rien  regretter 
du  passé,  allaient  avoir  une  fin!  Elle  avait  peur, 
c'était  naturel,  mais  le  moment  présent  n'était 
cependant  que  la  sanctification  de  l'heure  décisive 
qui  remontait  à  six  semaines. 

I^  prêtre,  en  se  retournant  vers  le  pupitre,  saisit 
avec  difficulté  le  petit  anneau  de  Kitty  pour  le  passer 
à  la  première  jointure  du  doigt  de  Ivcvine. 

«  Je  t'unis,  Constantin,  serviteur  de  Dieu,  à 
Catherine,  servante  de  Dieu  »,  et  il  répéta  la  même 
formule  en  passant  un  grand  armeau  au  petit  doigt 
délicat  de  Kitty. 

I^s  mariés  cherchaient  à  comprendre  ce  que 
l'on  voulait  d'eux,  mais  se  trompaient  chaque  fois, 
et  le  prêtre  les  corrigeait  à  voix  basse.  On  souriait, 
on  chuchotait  autour  d'eux  tandis  qu'ils  restaient 
sérieux    et    graves. 

«  O  Dieu,  qui,  dès  le  commencement  du  monde, 
as  créé  l'homme,  continua  le  prêtre,  et  lui  as  donné 
la  femme  pour  être  son  aide  inséparable,  bénis  ton 
serviteur  Constantin  et  ta  servante  Catherine,  unis 
les  esprits  de  ces  époux,  et  verse  dans  leurs  cœurs 
la  foi,  la  concorde  et  l'amour.   » 

Ivcvine  sentait  sa  poitrine  se  gonfler,  des  larmes 
involontaires  monter  à  ses  yeux,  et  toutes  ses 
pensées  sur  le  mariage,  sur  l'avenir,  se  réduire  à 
néant.  Ce  qui  s'accomplissait  pour  lui  avait  ime 
portée  incomprise  jusqu'ici,  et  qu'il  comprenait 
moins   que   jamais. 


ANNA  KARÉNINE.  147 


CHAPITRE  V 

Tout  Moscou  assistait  au  mariage.  Dans  cette 
foule  de  femmes  parées  et  d'hommes  en  cravates 
blanches  ou  en  uniformes,  on  chuchotait  discrète- 
ment, les  hommes  surtout,  car  les  femmes  étaient 
absorbées  par  leurs  observations  sur  les  mille  détails, 
pleins  d'intérêt  pour  elles,  de  cette  cérémonie. 

Un  petit  groupe  d'intimes  entourait  la  mariée, 
et  dans  le  nombre  se  trouvaient  ses  deux  sœurs  : 
Dolly  et  la  belle  madame  Lwof  arrivée  de  l'étranger. 

«  Pourquoi  Mary  est-elle  en  Hlas  à  un  mariage  ? 
c'est  presque  du  deuil,  disait  Mme  Korsunsky. 

—  Avec  son  teint,  c'est  seyant,  répondit  la  Dru- 
betzky.  Mais  pourquoi  ont-ils  choisi  le  soir  pour  la 
cérémonie  ?  cela  sent  le  marchand. 

—  C'est  plus  joli.  Moi  aussi,  je  me  suis  mariée  le 
soir,  dit  la  Korsunsky  soupirant  et  se  rappelant 
combien  elle  était  belle  ce  jour-là  et  combien  son 
mari  était  ridiculement  amoureux  !  Tout  cela  était 
bien  changé  ! 

—  On  prétend  que  ceux  qui  ont  été  garçons 
d'honneur  plus  de  dix  fois  dans  leur  vie,  ne  se 
marient  pas  ;  j'ai  voulu  m' assurer  de  cette  façon 
contre  le  mariage,  mais  la  place  était  prise  », 
dit  le  comte  Seniavine  à  la  jeune  princesse  Tcharsky, 
qui  avait  des  vues  sur  lui. 

Celle-ci  ne  répondit  que  par  im  sourire.  Elle 
regardait  Kitty  et  pensait  à  ce  qu'elle  ferait  q'.iaud 


148  ANNA  KARÉNINE. 

à  son  tour,  elle  serait  avec  Seniavine  dans  cette 
situation  ;  combien  elle  lui  reprocherait  alors  ses 
plaisanteries  ! 

Cherbatzky  confiait  à  une  vieille  demoiselle  d'hon- 
neur de  l'impératrice  son  intention  de  poser  la 
couronne  sur  le  chignon  de  Kitty  pour  lui  porter 
bonheur. 

«  Pourquoi  ce  chignon  ?  répondit-elle,  bien 
décidée  si  le  monsieur  veuf,  qu'elle  voulait  épouser, 
se  soumettait  au  mariage,  à  se  marier  très  simple- 
ment.   Je   n'aime   pas   ce   faste.   » 

Serge  Ivanitch  plaisantait  avec  sa  voisine  et 
prétendait  que  si  l'usage  de  voyager  après  le  mariage 
était  répandu,  cela  tenait  à  ce  que  les  mariés  sem- 
blaient généralement  honteux  de  leur  choix. 

«  Votre  frère  peut  être  fier,  lui.  Elle  est  ravis- 
sante.   Vous    devez   lui   porter   envie  ! 

—  J'ai  passé  ce  temps-là,  Daria  Dmitrievna,  » 
répondit-il,  et  son  visage  exprima  une  tristesse 
soudaine. 

Stépane  Arcadiévitch  racontait  à  sa  belle-sœur 
son  calembour  sur  le  divorce. 

«  Il  faudrait  lui  arranger  sa  couronne,  répondit 
celle-ci   sans    écouter. 

—  Quel  dommage  qu'elle  soit  enlaidie,  disait  la 
comtesse  Nordstone  à  Mme  I^owf.  Malgré  tout,  il 
ne  vaut  pas  son  petit  doigt,  n'est-ce  pas  ? 

—  Je  ne  suis  pas  de  votre  avis,  il  me  plaît  beau- 
coup, et  non  pas  setdement  en  qualité  de  beau-frère, 
répondit  Mme  Lwof.  Comme  il  a  bonne  tenue  ! 
C'est  si  difficile  en  pareil  cas  de  ne  pas  être  ridicule. 


ANNA  KARENINE.  149 

Lui  n'est  ni  ridicule  ni  raide,  on  sent   qu'il   est 
touché. 

—  Vous  vous  attendiez  à  ce  mariage  ? 

—  Presque.  Il  l'a  toujours  aimée. 

—  Eh  bien,  nous  allons  voir  qui  des  deux  mettra 
le  premier  le  pied  sur  le  tapis.  J'ai  conseillé  à  Kitty 
de  commencer. 

—  C'était  inutile,  répondit  Mme  lywof  :  dans 
notre  famille  nous  sommes  toutes  soumises  à  nos 
maris. 

—  Moi,  j'ai  fait  exprès  de  prendre  le  pas  sur  le 
mien.  Et  vous,  Dolly  ?   » 

Dolly  les  entendait  sans  répondre  ;  elle  était 
émue,  des  larmes  remplissaient  ses  yeux,  et  elle 
n'aurait  pu  prononcer  une  parole  sans  pleurer. 
Heureuse  pour  Kitty  et  pour  Levine,  elle  faisait 
des  retours  sur  son  propre  mariage,  et,  jetant  un 
regard  sur  le  brillant  Stépane  Arcadiévitch,  elle 
oubliait  la  réalité,  et  ne  se  souvenait  plus  que  de 
son  premier  et  innocent  amour.  Elle  pensait  aussi 
à  d'autres  femmes,  ses  amies,  qu'elle  se  rappelait 
à  cette  heure  unique  et  solennelle  de  leur  vie,  où 
elles  avaient  renoncé  avec  joie  au  passé  et  abordé 
un  mystérieux  avenir,  1  espoir  et  la  crainte  dans  le 
cœur.  Au  nombre  de  ces  mariées,  elle  revoyait  sa 
chère  Anna,  dont  elle  venait  d'apprendre  les  projets 
de  divorce  ;  elle  l'avait  vue  aussi,  couverte  d'un 
voile  blanc,  pure  comme  Kitty  sous  sa  couronne 
de  fleurs  d'oranger.  Et  maintenant  ?  —  «  C'est 
affreux  !   »  murmura-t-elle. 

Les  sœurs  et  les  amies  n'étaient  pas  seules  à 


150  ANNA  KARÉNINE. 

suivre  avec  intérêt  les  moindres  incidents  de  la 
cérémonie  ;  des  spectatrices  étrangères  étaient  là, 
retenant  leur  haleine  dans  la  crainte  de  perdre  un 
seul  mouvement  des  mariés,  et  répondant  avec  ennui 
aux  plaisanteries  ou  aux  propos  oiseux  des  hommes, 
souvent  même  ne  les  entendant  pas. 

«  Pourquoi  est-elle  si  émue  ?  La  marie-t-on 
contre  son  gré  ? 

—  Contre  son  gré  ?  un  si  bel  homme.  Est-il  prince  ? 

—  Celle  en  satin  blanc  est  la  sœur.  Écoute  le 
diacre  hurler  :  «  Qu'elle  craigne  son  mari  ». 

—  Les  chantres  sont-ils  de  Tchoudof  *  ? 

—  Non,    du    synode. 

—  J'ai  interrogé  le  domestique.  Il  dit  que  son 
mari  l'emmène  dans  ses  terres.  Il  est  riche  à  faire 
peur,  dit-on.  C'est  pour  cela  qu'on  l'a  mariée. 

—  Ça  fait  tm  joli  couple. 

—  Et  vous  qui  prétendiez,  Marie  Wassiliewna, 
qu'on  ne  portait  plus  de  crinolines.  Voyez  donc 
celle-là,  en  robe  puce,  une  ambassadrice,  dit-on, 
comme  elle  est  arrangée  !  Vous  voyez  bien  ? 

—  Quel  petit  agneau  sans  tache,  que  la  mariée. 
On  dira  ce  qu'on  voudra,  on  se  sent  ému.   » 

Ainsi  parlaient  les  spectatrices  assez  adroites 
pour  avoir  dépassé  la  porte. 

CHAPITRE  VI 

A  ce  moment,  un  des  officiants  vint  étendre  au 
milieu  de  l'église  un  grand  morceau  d'étoffe  rose, 

I.  Couvent  d'hommes,  célèbre  par  ses  chantres. 


ANNA  KARÉNINE.  151 

pendant  que  le  chœur  entonnait  un  psaume  d'une 
exécution  difficile  et  compliquée,  où  la  basse  et  le 
ténor  se  répondaient  ;  le  prêtre  fit  un  signe  aux 
mariés  en  leur  indiquant  le  tapis. 

Ils  connaissaient  tous  deux  le  préjugé  qui  veut 
que  celui  des  époux  dont  le  pied  se  pose  le  premier 
sur  le  tapis,  devienne  le  vrai  chef  de  la  famille, 
mais  ni  Levine  ni  Kitty  ne  se  le  rappelèrent.  I^es 
remarques  échangées  autour  d'eux  leur  échappèrent 
également. 

Un  nouvel  office  commença.  Kitty  écouta  les 
prières  et  chercha,  sans  y  parvenir,  à  les  comprendre. 
Plus  la  cérémonie  avançait,  plus  son  cœur  débordait 
d'une  joie  triomphante  qui  empêchait  son  attention 
de  se  fixer. 

On  pria  Dieu  pour  «  que  les  époux  eussent  le  don 
de  sagesse  et  une  nombreuse  postérité  »,  on  rappela 
«  que  la  première  femme  avait  été  tirée  de  la  côte 
d'Adam  »,  «  que  la  femme  devait  quitter  son  père 
et  sa  mère  pour  ne  faire  qu'un  avec  son  époux  »  ; 
on  pria  Dieu  «  de  les  bénir  comme  Isaac  et  Rébecca, 
Moïse  et  Séphora,  et  de  leur  faire  voir  leurs  enfants 
jusqu'à  la  troisième  et  la  quatrième  généra- 
tion  ». 

Quand  le  prêtre  présenta  les  couronnes  et  que 
Cherbatzky,  avec  ses  gants  à  trois  boutons,  soutint 
en  tremblotant  celle  de  la  mariée,  on  lui  conseilla 
de  toutes  parts,  à  mi-voix,  de  la  poser  complètement 
sur  la  tête  de  Kitty. 

«  Mettez-la-moi  »,  murmura  celle-ci  en  souriant. 

I^evine  se  tourna  de  son  côté,  et,  frappé  du  rayon- 


152  ANNA  KARENINE. 

nement  de  son  visage,  il  se  sentit,  comme  elle,  heu- 
reux et  rasséréné. 

Ils  écoutèrent,  la  joie  au  cœur,  la  lecture  de 
l'épître  et  le  roulement  de  la  voix  du  diacre  au  der- 
nier vers,  fort  apprécié  du  public  étranger  qui 
l'attendait  avec  impatience.  Ils  burent  avec  joie 
l'eau  et  le  vin  tièdes  dans  la  coupe,  et  suivirent 
presque  gaiement  le  prêtre  lorsqu'il  leur  fit  faire  le 
tour  du  pupitre  en  tenant  leurs  mains  dans  les 
siennes.  Cherbatzky  et  Tchirikof,  soutenant  les 
courormes,  svdvaient  les  mariés  et  souriaient  aussi, 
tout  en  trébuchant  sur  la  traîne  de  la  mariée.  ly' éclair 
de  joie  allumé  par  Kitty  se  communiquait,  sem- 
blait-il, à  toute  l'assistance.  L^vine  était  convaincu 
que  le  diacre  et  le  prêtre  en  subissaient  la  contagion 
comme  lui. 

IvCS  couronnes  ôtées,  le  prêtre  lut  les  dernières 
prières  et  félicita  le  jeune  couple.  I^evine  regarda 
Kitty  et  crut  ne  l'avoir  encore  jamais  vue  aussi  belle; 
c'était  la  beauté  de  ce  rayonnement  intérieur  qui 
la  transformait  ;  il  voulut  parler,  mais  s'arrêta, 
craignant  que  la  cérémonie  ne  fût  pas  encore  ter- 
minée. I/C  prêtre  lui  dit  doucement,  avec  un  bon 
sourire  : 

«  Embrassez  votre  femme,  et  vous,  embrassez 
votre  mari  »,  et  il  leur  reprit  les  cierges. 

lycvine  embrassa  sa  femme  avec  précaution,  lui 
prit  le  bras  et  sortit  de  l'église,  ayant  l'impression 
nouvelle  et  étrange  de  se  sentir  tout  à  coup  rappro- 
ché d'elle.  Il  n'avait  pas  cru  jusqu'ici  à  la  réalité  de 
tout  ce  qui  venait  de  se  passer,  et  ne  commença  à  y 


ANNA  KARÉNINE.  153 

ajouter  foi  que  lorsque  leurs  regards  étonnés  et 
intimidés  se  rencontrèrent  ;  il  sentit  alors  que,  bien 
réellement,  ils  ne  faisaient  plus  qu'un. 

Le  même  soir,  après  souper,  les  jeunes  mariés 
partirent  pour  la  campagne. 

CHAPITRE  VII 

Wronsky  et  Anna  voyageaient  ensemble  en  Eu- 
rope depuis  trois  mois  ;  ils  avaient  visité  Venise, 
Rome,  Naples,  et  venaient  d'arriver  dans  une  petite 
ville  italienne  où  ils  comptaient  séjourner  quelque 
temps. 

Un  imposant  maître  d'hôtel,  aux  cheveux  bien 
pommadés  et  séparés  par  une  raie  qui  partait  du 
cou,  en  habit  noir,  large  plastron  de  batiste,  et  bre- 
loques se  balançant  sur  im  ventre  rondelet,  répondait 
dédaigneusement,  les  mains  dans  ses  poches,  aux 
questions  que  lui  adressait  un  monsieur. 

Des  pas  sur  l'escaHer  de  l'autre  côté  du  perron 
firent  retourner  le  brillant  majordome,  et  lorsqu'il 
aperçut  le  comte  russe,  locataire  du  plus  bel  appar- 
tement de  l'hôtel,  il  retira  respectueusement  ses 
mains  de  ses  poches,  et  prévint  le  comte,  en  saluant, 
que  le  courrier  était  venu  annoncer  que  l'intendant 
du  palais,  pour  lequel  on  était  en  négociations,  con- 
sentait à  signer  le  bail. 

«  Très  bien,  dit  Wronsky.  Madame  est-elle  à  la 
maison  ? 

—  Madame  était  sortie,  mais  elle  vient  de  ren- 
trer »,  répondit  le  maître  d'hôtel. 


154  ANNA  KARENINE. 

Wronsky  ôta  son  chapeau  mou  à  larges  bords, 
essuya  de  son  mouchoir  son  front  et  ses  cheveux 
rejetés  en  arrière  qui  dissimulaient  sa  calvitie,  puis 
voulut  passer,  tout  en  jetant  un  regard  distrait  sur 
le  monsieur  arrêté  à  le  contempler. 

«  Monsieur  est  russe  et  vous  a  demandé  »,  dit 
le  maître  d'hôtel. 

Wronsky  se  retourna  encore  une  fois,  ennuyé  à 
l'idée  de  ne  pouvoir  éviter  les  rencontres,  et  content 
cependant  de  trouver  tme  distraction  quelconque  : 
ses  yeux  et  ceux  de  l'étranger  s'illuminèrent  : 

«  Golinitchef  ! 

—  Wronsky  !  » 

C'était  effectivement  Golinitchef,  un  camarade 
de  Wronsky  au  corps  des  pages  :  il  y  appartenait  au 
parti  libéral  et  en  était  sorti  avec  im  grade  civil  sans 
aucune  intention  d'entrer  au  service.  Depuis  leur 
sortie  du  corps  ils  ne  s'étaient  rencontrés  qu'une 
seule  fois. 

Wronsky,  lors  de  cette  imique  rencontre,  avait 
cru  comprendre  que  son  ancien  camarade  méprisait, 
du  haut  de  ses  opinions  extra-libérales,  la  carrière 
militaire  ;  il  l'avait,  en  conséquence,  traité  froide- 
ment et  avec  hauteur,  ce  qui  avait  laissé  Golinit- 
chef indifférent,  mais  ne  leur  avait  pas  donné  le 
désir  de  se  revoir.  Et  cependant  ce  fut  avec  im  cri  de 
joie  qu'ils  se  reconnurent.  Peut-être  Wronsky  ne 
se  douta-t-il  pas  que  la  cause  du  plaisir  qu'il  avait 
à  retrouver  Golinitchef  était  le  profond  ennui  qu'il 
éprouvait  ;  mais,  oubliant  le  passé,  il  lui  tendit  la 
main,  et  l'expression  im  peu  inquiète  de  la  physio- 


ANNA  KARENINE.  155 

sionomie  de  Golinitchef  fit  place  à  une  satisfaction 
manifeste. 

«  Enchanté  de  te  rencontrer  !  dit  Wronsky 
avec  un  sourire  amical  qui  découvrit  ses  beUes 
dents. 

—  On  m'a  dit  ton  nom,  je  ne  savais  pas  si  c'était 
toi  ;  très,  très  heureux... 

—  Mais  entre  donc.  Que  fais-tu  ici  ? 

—  J'y  suis  depuis  plus  d'un  an.  Je  travaille. 

—  Vraiment  ?  dit  Wronsky  avec  intérêt.  Entrons 
donc.  » 

Et  selon  l'habitude  propre  aux  Russes  de  parler 
français  quand  ils  ne  veulent  pas  être  compris  de 
leurs  domestiques,  il  dit  en  français  : 

«  Tu  connais  Mme  Karénine  ?  nous  voyageons 
ensemble,  j'allais  chez  elle  ».  Et  tout  en  parlant  il 
examinait  la  physionomie  de  Golinitchef. 

—  Ah  !  je  ne  savais  pas  (il  le  savait  parfaitement) 
répondit  celui-ci  avec  indifférence. 

—  Y  a-t-il  longtemps  que  tu  es  ici  ? 

—  Depuis  trois  jours  »,  répondit  Wronsky,  con- 
tinuant à  observer  son  camarade. 

«  C'est  im  homme  bien  élevé,  qui  voit  les  choses 
dans  leur  véritable  jour  ;  on  peut  le  présenter  à 
Anna  »,  se  dit-il,  interprétant  favorablement  la 
façon  dont  Golinitchef  venait  de  détourner  la  con- 
versation. 

Depms  qu'il  voyageait  avec  Anna,  Wronsky,  à 
chaque  rencontre  nouvelle,  avait  éprouvé  le  même 
sentiment  d'hésitation  ;  généralement  les  hommes 
avaient  compris  la  situation   «  comme  elle  devait 


156  ANNA  KARÉNINE. 

être  comprise  ».  Il  eût  été  embarrassé  de  dire  ce  qu'il 
entendait  par  là.  Au  fond,  ces  personnes  ne  cher- 
chaient pas  à  comprendre,  et  se  contentaient  d'une 
tenue  discrète,  exempte  d'allusions  et  de  questions, 
comme  font  les  gens  bien  élevés  en  présence  d'une 
situation  délicate  et  compliquée. 

Golinitchef  était  certainement  de  ceux-là,  et  lors- 
que Wronsky  l'eut  présenté  à  Anna,  il  fut  double- 
ment content  de  l'avoir  rencontré,  son  attitude  étant 
correcte  autant  qu'on  pouvait  le  désirer,  et  ne  Im 
coûtant  visiblement  aucun  effort. 

Golinitchef  ne  connaissait  pas  Anna,  dont  la 
beauté  et  la  simplicité  le  frappèrent.  Elle  rougit 
en  voyant  entrer  les  deux  hommes,  et  cette  rou- 
geur enfantine  plut  infiniment  au  nouveau  venu.  Il 
fut  charmé  de  la  façon  naturelle  dont  elle  abordait 
sa  situation,  appelant  Wronsky  par  son  petit  nom, 
et  disant  qu'ils  allaient  s'installer  dans  une  maison 
qu'on  décorait  du  nom  de  palazzo,  de  l'air  d'une 
personne  qui  veut  éviter  tout  malentendu  devant 
mi  étranger. 

Golinitchef,  qui  connaissait  Alexis  Alexandrovitchi 
ne  put  s'empêcher  de  donner  raison  à  cette  femme 
jeune,  vivante  et  pleine  d'énergie  ;  il  admit,  ce 
qu'Anna  ne  comprenait  guère  elle-même,  qu'elle 
pût  être  heureuse  et  gaie  tout  en  ayant  abandonné 
son  mari  et  son  fils,  et  perdu  sa  bonne  renommée. 

«  Ce  palazzo  est  dans  le  guide,  dit  Golinitchef. 
Vous  y  verrez  im  superbe  Tintoret  de  sa  dernière 
manière. 

—  Faisons  une  chose  :  le  temps  est  superbe,  re- 


ANNA  KARÉNINE.  157 

tournons  le  voir,  dit  Wronsky,  s' adressant  à  Anna. 

—  Très  volontiers,  je  vais  mettre  mou  chapeau. 
Vous  dites  qu'il  fait  chaud  ?  »  dit-elle  sur  le  pas  de 
la  porte,  se  retournant  vers  Wronsky  et  rougissant 
encore. 

Wronsky  comprit  qu'Anna,  ne  sachant  pas  au 
juste  qui  était  Golinitchef,  se  demandait  si  elle  avait 
eu  avec  lui  le  ton  qu'il  fallait. 

Il  la  regarda  longuement,  tendrement,  et  répon- 
dit : 

«  Non,  pas  trop  chaud.  » 

Anna  devina  qu'il  était  satisfait  d'elle,  et  lui  répon- 
dant par  im  sourire,  sortit  de  son  pas  vif  et  gracieux. 

Les  amis  se  regardèrent  avec  un  certain  embarras, 
Golinitchef  comme  un  homme  qui  voudrait  expri- 
mer son  admiration  sans  oser  le  faire,  Wronsky 
comme  quelqu'un  qui  désire  im  compliment  et  le 
redoute. 

«  Ainsi,  tu  t'es  fixé  ici  ?  dit  Wronsky  pour  en- 
tamer une  conversation  quelconque.  Tu  t'occupes 
toujours  des  mêmes  études  ? 

—  Oui,  j'écris  la  seconde  partie  des  Deux  ori- 
gines, répondit  Golinitchef  tout  épanoui  à  cette 
question,  ou,  pour  être  plus  exact,  je  prépare  et 
j'assemble  mes  matérieaux.  Ce  sera  beaucoup  plus 
vaste  que  la  première  partie.  On  ne  veut  pas  com- 
prendre chez  nous,  en  Russie,  que  nous  sommes 
les  successeurs  de  Byzance...  »  Et  il  commença  une 
longue  dissertation. 

Wronsky  fut  confus  de  ne  rien  savoir  de  cet  ou- 
vrage dont  l'auteur  parlait  comme  d'un  livre  connu, 


158  ANNA  KARENINE. 

puis,  à  mesure  que  Golinitchef  développait  ses 
idées,  il  y  prit  intérêt,  quoiqu'il  remarquât  avec 
peine  l'agitation  nerveuse  qui  s'emparait  de  son 
ami  ;  ses  yeux  s'animaient  en  réfutant  les  argu- 
ments de  ses  adversaires,  et  sa  figure  prenait  une 
expression  irritée  et  tourmentée. 

Wronsky  se  rappela  Golinitchef  au  corps  des 
pages  :  c'était  alors  tm  garçon  de  petite  taille,  mai- 
gre, vif,  bon  enfant,  plein  de  sentiments  élevés,  et 
toujours  le  premier  de  sa  classe.  Pourquoi  était-il 
devenu  si  irritable  ?  Pourquoi  surtout,  lui  un  homme 
du  meilleur  monde,  se  mettait-il  sur  la  même  ligne 
que  des  écrivailleurs  de  profession  qxii  le  poussaient 
à  bout  ?  En  valaient-ils  la  peine  ?  Wronsky  se  pre- 
nait presque  de  compassion  pour  lui. 

GoUnitchef,  plein  de  son  sujet,  ne  remarqua 
même  pas  l'entrée  d'Anna.  Celle-ci,  en  toilette  de 
promenade,  une  ombrelle  à  la  main,  s'arrêta  près 
des  causeurs,  et  Wronsky  fut  heureux  de  s'arra- 
cher au  regard  fixe  et  fébrile  de  son  interlocuteur, 
pour  porter  avec  amour  les  yeux  sur  l'élégante 
taille  de  son  amie. 

Golinitchef  eut  quelque  peine  à  reprendre  pos- 
session de  lui-  même.  Mais  Anna  sut  vite  le  distraire 
par  sa  conversation  aimable  et  enjouée.  Elle  le  mit 
peu  à  peu  sur  le  chapitre  de  la  peinture,  dont  il  parla 
en  connaisseur  ;  ils  arrivèrent  ainsi  à  pied  jusqu'au 
palais,  et  le  visitèrent. 

«  Une  chose  m'enchante  particulièrement  dans 
notre  nouvelle  installation,  dit  Anna  en  rentrant  : 
c'est  que  tu  auras  un  bel  atelier  ;  —  elle  tutoyait 


ANNA  KARENINE.  159 

Wronsky  en  russe  devant  Golinitchef,  qu'elle  consi- 
dérait déjà  comme  devant  faire  partie  de  leur  inti- 
mité dans  la  solitude  où  ils  vivaient. 

—  Est-ce  que  tu  t'occupes  de  peinture  ?  demanda 
celui-ci,  se  tournant  avec  vivacité  vers  Wronsky. 

—  J'en  ai  beaucoup  fait  autrefois,  et  m'y  suis 
un  peu  remis  maintenant,  répondit  Wronsky  en 
rougissant. 

—  Il  a  un  véritable  talent,  s'écria  Anna  radieuse  ; 
je  ne  suis  pas  bon  juge,  mais  je  le  sais  par  des  con- 
naisseurs sérieux.    » 


CHAPITRE  VIII 

Cette  première  période  de  délivrance  morale  et 
de  retour  à  la  santé  fut  pour  Anna  une  époque  de 
joie  exubérante  ;  l'idée  du  mal  dont  elle  était  cause 
ne  parvint  pas  à  empoisonner  son  ivresse.  Ne  devait- 
elle  pas  à  ce  malheur  un  bonheur  assez  grand  pour 
effacer  tout  remords  ?  Aussi  n'y  arrêtait-elle  pas  sa 
pensée.  Les  événements  qui  avaientsuivi  sa  maladie, 
depuis  sa  réconciliation  avec  Alexis  Alexandrovitch 
jusqu'à  son  départ  de  la  maison  conjugale,  lui  parais- 
saient un  cauchemar  maladif,  dont  son  voyage, 
seule  avec  Wronsky,  l'avait  délivrée.  Pourquoi 
revenir  sur  ce  terrible  souvenir  ?  «  Après  tout,  se 
disait-elle,  et  ce  raisonnement  lui  donnait  un  cer- 
tain calme  de  conscience,  le  tort  que  j'ai  causé  à  cet 
homme  était  fatal,  inévitable,  mais  du  moins  je  ne 
profiterai  pas  de  son  malheur.  Puisque  je  le  fais 
II.  6 


i6o  ANNA  KARÉNINE. 

souffrir,  je  souffrirai  aussi  ;  je  renonce  à  tout  ce  que 
j'aime,  à  tout  ce  que  j'apprécie  le  plus  au  monde, 
mon  fils  et  ma  réputation.  Puisque  j'ai  péché,  je  ne 
mérite  ni  le  bonheur  ni  le  divorce,  et  j'accepte  la 
honte  ainsi  que  la  douleur  de  la  séparation.  » 

Anna  était  sincère  en  raisonnant  de  la  sorte  ;  mais 
au  fond  jusqu'ici  elle  n'avait  connu  ni  cette  souf- 
france ni  cette  honte  qu'elle  se  croyait  prête  à  subir 
comme  ime  expiation.  Wronsky  et  elle  évitaient 
tous  deux,  depuis  qu'ils  étaient  à  l'étranger,  des 
rencontres  qui  auraient  pu  les  placer  dans  une  situa- 
tion fausse  :  les  quelques  personnes  avec  lesquelles 
ils  étaient  entrés  en  relations,  avaient  feint  de  com- 
prendre leur  position  mieux  qu'ilsnelacomprenaient 
eux-mêmes.  Quant  à  la  séparation  d'avec  son  fils, 
Anna  n'en  souffrait  pas  encore  cruellement  :  pas- 
sionnément attachée  à  sa  petite  fille,  ime  enfant 
ravissante,  elle  ne  pensait  que  rarement  à  Serge. 

Plus  elle  vivait  avec  Wronsky,  plus  il  lui  devenait 
cher  ;  sa  présence  continuelle  était  im  enchante- 
ment toujours  nouveau.  Chacun  des  traits  de  son 
caractère  lui  semblait  beau  ;  tout,  jusqu'à  son 
changement  de  tenue,  depuis  qu'il  avait  quitté 
l'uniforme,  lui  plaisait  comme  à  une  enfant  éperdu- 
ment  amoureuse.  Chacune  de  ses  paroles,  de  ses 
pensées,  portait  tm  véritable  cachet  de  grandeur 
et  de  noblesse.  Elle  s'effrayait  presque  de  cette 
admiration  excessive  et  n'osait  la  lui  avouer,  de 
crainte  qu'en  lui  faisant  constater  ainsi  sa  propre 
infériorité  il  ne  se  détachât  d'elle,  et  rien  ne  lui 
semblait  terrible  comme  l'idée  de  perdre  son  amour. 


ANNA  KARÉNINE.  i6i 

Cette  terreur,  du  reste,  n'était  nullement  justifiée  par 
par  la  conduite  de  Wronsky  ;  jamais  il  ne  témoi- 
gnait le  moindre  regret  d'avoir  sacrifié  à  sa  passion 
une  carrière  dans  laquelle  il  eût  certainement  joué 
un  rôle  considérable  ;  jamais,  non  plus,  il  ne  s'était 
montré  aussi  respectueux,  aussi  préoccupé  de  la 
crainte  qu'Anna  souffrît  de  sa  position.  Lui,  cet 
homme  si  absolu,  n'avait  pas  de  volonté  devant  elle, 
et  ne  cherchait  qu'à  deviner  ses  moindres  désirs. 
Comment  n'aurait-elle  pas  été  reconnaissante,  et 
n'aurait-elle  pas  senti  le  prix  d'attentions  aussi  cons- 
tantes ?  Parfois  cependant  elle  éprouvait  involon- 
tairement ime  certaine  lassitude  à  se  trouver  l'objet 
de  cette  incessante  préoccupation. 

Quant  à  Wronsky,  malgré  la  réalisation  de  ses 
plus  chers  désirs,  il  n'était  pas  pleinement  heureux. 
Eternelle  erreur  de  ceux  qui  croient  trouver  leur 
satisfaction  dans  l'accomplissement  de  tous  leurs 
vœux,  il  ne  possédait  que  quelques  parcelles  de  cette 
immense  félicité  rêvée  par  lui.  Un  moment,  quand 
il  s'était  vu  libre  de  ses  actions  et  de  son  amour,  son 
bonheur  avait  été  complet  ;  —  mais  bientôt  une 
certaine  tristesse  s'empara  de  lui.  Il  chercha,  presque 
sans  s'en  douter,  un  nouveau  but  à  ses  désirs,  et  prit 
des  caprices  passagers  pour  des  aspirations  sérieuses. 

Employer  seize  heures  de  la  journée  à  l'étranger, 
hors  du  cercle  de  devoirs  sociaux  qui  remplissaient 
sa  vie  à  Pétersbourg,  n'était  pas  aisé.  Il  ne  fallait 
plus  penser  aux  distractions  qu'il  avait  pratiquées 
dans  ses  précédents  voyages  ;  un  projet  de  souper 
avec  des  amis  avait  provoqué  chez  Anna  un  véri- 


r62  ANNA  KARÉNINE. 

table  accès  de  désespoir  ;  il  ne  pouvait  pas  recher- 
cher les  relations  russes  ou  indigènes,  et,  quant  aux 
curiosités  du  pays,  outre  qu'il  les  connaissait  déjà, 
il  n'y  attachait  pas,  en  qualité  de  Russe  et  d'homme 
d'esprit,  l'importance  excessive  d'un  Anglais. 

Comme  un  animal  affamé  se  précipite  sur  la  nour- 
riture qui  lui  tombe  sous  la  dent,  Wronsky  se  jetait 
donc  inconsciemment  sur  tout  ce  qui  pouvait  lui 
servir  de  pâture,  politique,  peinture,  livres  nou- 
veaux. 

Il  avait,  dans  sa  jeunesse,  montré  des  dispositions 
pour  la  peinture,  et,  ne  sachant  que  faire  de  sou 
argent,  s'était  composé  une  collection  de  gravures. 
Ce  fut  à  l'idée  de  peindre  qu'il  s'arrêta,  afin  de  don- 
ner un  aliment  à  son  activité.  Le  goût  ne  lui  man- 
quait pas,  et  il  y  joignait  un  don  d'imitation  qu'il 
confondait  avec  des  facultés  artistiques.  Tous  les 
genres  lui  étaient  bons  :  peinture  historique  ou 
religieuse,  paj^sage,  il  se  croyait  capable  de  tout 
aborder.  Il  ne  recherchait  pas  l'inspiration  directe- 
ment dans  la  vie,  dans  la  nature,  car  il  ne  com- 
prenait l'une  et  l'autre  qu'entrevues  à  travers  les 
incarnations  de  l'art,  mais  il  exécutait  assez  facile- 
ment des  pastiches  passables.  L'école  française,  dans 
ses  œuvres  gracieuses  et  décoratives,  exerçant  sur 
lui  une  certaine  séduction,  il  commença  un  portrait 
d'Anna  dans  ce  goût.  Elle  portait  le  costume  ita- 
lien, et  tous  cevix  qui  virent  ce  portrait  en  parurent 
aussi  contents  que  l'auteur  lui-même. 


ANNA  KARÉNINE.  163 


CHAPITRE  IX 

Le  vieux  palazzo  un  peu  délabré  dans  lequel  ils 
vinrent  s'établir,  entretint  Wronsky  dans  une 
agréable  illusion  ;  il  crut  avoir  subi  une  métamor- 
phose, et  s'être  transformé  d'un  propriétaire  russe, 
colonel  en  retraite,  en  un  amateur  éclairé  des  arts, 
faisant  modestement  de  la  peinture,  et  sacrifiant 
le  monde  et  ses  ambitions  à  l'amour  d'une  femme. 
I/'antique  palais  prêtait  à  ces  chimères,  avec  ses 
hauts  plafonds  peints,  ses  murs  couverts  de  fres- 
ques et  de  mosaïques,  ses  grands  vases  sur  les  che- 
minées et  les  consoles,  ses  épais  rideaux  jaunes  aux 
fenêtres,  ses  portes  sculptées  et  ses  vastes  salles 
mélancoliques  ornées  de  tableaux. 

Son  nouveau  rôle  satisfit  Wronsky  quelque 
temps  ;  il  fit  la  connaissance  d'un  professeur  de 
peinture  italien,  avec  lequel  il  peignit  des  études 
d'après  nature.  Il  entreprit  en  même  temps  des 
recherches  sur  le  moyen  âge  en  Italie,  qui  lui  ins- 
pirèrent un  intérêt  si  vif  pour  cette  époque,  qu'il 
finit  par  porter  des  chapeaux  mous  moyen  âge,  et 
par  se  draper  à  l'antique  dans  son  plaid,  ce  qui,  du 
reste,  lui  allait  fort  bien. 

«  Connais-tu  le  tableau  de  Mikhailof  ?  »  dit  un 
matin  Wronsky  à  Golinitchef  qui  entrait  chez  lui,  et 
il  lui  tendit  un  journal  russe  contenant  un  article 
sur  cet  artiste  qui  venait  d'achever  une  toile  déjà 
célèbre,  et  vendue  avant  d'être  terminée.  Il  vivait 


i64  ANNA  KARÉNINE. 

dans  cette  même  ville,  dénué  de  secours  et  d'encou- 
ragements. L'article  blâmait  sévèrement  le  gou- 
vernement et  l'Académie  d'abandonner  ainsi  un 
artiste  de  talent. 

«  Je  le  connais,  répondit  Golinitchef  :  il  ne  man- 
que certainement  pas  de  mérite,  mais  ses  tendances 
sont  absolument  fausses.  Ce  sont  toujours  ces  con- 
ceptions du  Christ  et  de  la  vie  religieuse  à  la  façon 
d'Ivanof,  Strauss,  Renan. 

—  Quel  est  le  sujet  du  tableau  ?  demanda  Anna. 

—  I^  Christ  devant  Pilate.  I^e  Christ  est  un 
Juif  de  la  nouvelle  école  réaliste  la  plus  pure.  » 

Et  cette  question  touchant  à  un  de  ses  sujets 
favoris,  Golinitchef  continua  à  développer  ses 
idées  :  I 

«  Je  ne  comprends  pas  qu'ils  puissent  tomber 
dans  une  erreur  aussi  grossière.  I^e  type  du  Christ  a 
été  bien  défini  dans  l'art  par  les  maîtres  anciens. 
S'ils  éprouvent  le  besoin  de  représenter  un  sage 
ou  un  révolutionnaire,  que  ne  prennent-ils  Socrate. 
Franklin,  Charlotte  Corday,  —  tous  ceux  qu'ils  vou- 
dront, —  mais  pas  le  Christ.  C'est  le  seul  auquel  l'art 
ne  doive  pas  oser  toucher,  et... 

—  Est-il  vrai  que  ce  Mikhailof  soit  dans  la  mi- 
sère ?  demanda  Wronsky,  qui  pensait  qu'en  qualité 
de  Mécène  il  devait  songer  à  aider  l'artiste,  sans  trop 
se  préoccuper  de  la  valeur  de  son  tableau.  Ne  pour- 
rions-nous lui  demander  de  faire  le  portrait  d'Anna 
Arcadievna  ? 

—  Pourquoi  le  mien  ?  répondit  celle-ci.  Après  le 
tien  je  n'en  veux  pas  d'autre.  Faisons  plutôt  celui 


ANNA  KARÉNINE.  165 

d'Anny  (elle  nommait  ainsi  sa  fille)  ou  celui-là...  », 
ajouta-t-elle  désignant  la  belle  nourrice  italienne 
qui  venait  de  descendre  l'enfant  au  jardin,  et  jetait 
un  regard  furtif  du  côté  de  Wronsky.  Cette  Ita- 
lienne dont  Wronsky  admirait  la  beauté  et  le  «  type 
moyen  âge  »  et  dont  il  avait  peint  la  tête,  était  le 
seul  point  noir  dans  la  vie  d'Anna.  Elle  craignait 
d'en  être  jalouse,  et  se  montrait  d'autant  meilleure 
pour  cette  femme  et  son  petit  garçon. 

Wronsky  regarda  aussi  par  la  fenêtre,  puis,  ren- 
contrant les  yeux  d'Anna,  il  se  tourna  vers  Golinit- 
chef. 

«  Tu  connais  ce  Mikhaïlof  ? 

—  Je  l'ai  rencontré.  C'est  un  original  sans  aucune 
éducation,  —  un  de  ces  nouveaux  sauvages  comme 
on  en  voit  souvent  maintenant,  —  vous  savez,  — 
ces  libres  penseurs  qui  versent  d'emblée  dans  l'a- 
théisme, le  matérialisme,  la  négation  de  tout.  — 
Autrefois,  continua  Golinitchef  sans  laisser  Wronsky 
et  Anna  placer  un  mot,  autrefois  le  libre  penseur 
était  un  homme  élevé  dans  des  idées  religieuses, 
morales,  n'ignorant  pas  les  lois  qui  régissent  la 
société,  et  arrivant  à  la  liberté  de  la  pensée,  après 
bien  des  luttes  ;  mais  nous  possédons  maintenant  un 
nouveau  type,  les  libres  penseurs  qui  grandissent 
sans  avoir  jamais  entendu  parler  des  lois  de  la  mo- 
rale et  de  la  religion,  qui  ignorent  que  certaines 
autorités  puissent  exister,  et  qui  ne  possèdent  que 
le  sentiment  de  la  négation  :  en  un  mot,  des  sau- 
vages. Mikhaïlof  est  de  ceux-là.  Fils  d'un  maître 
d'hôtel  de  Moscou,  il  n'a  reçu  aucune  éducation. 


i66  ANNA  KARÉNINE. 

Entré  à  l'Académie  avec  une  certaine  réputation, 
il  a  voulu  s'instruire,  car  il  n'est  pas  sot,  et  dans  ce 
but  s'est  adressé  à  la  source  de  toute  science  :  les 
journaux  et  les  revues.  Dans  le  bon  vieux  temps,  si 
un  homme,  —  disons  un  Français,  —  avait  l'inten- 
tion de  s'instruire,  que  faisait-il  ?  il  étudiait  les 
classiques,  les  prédicateurs,  les  poètes  tragiques,  les 
historiens,  les  philosophes, — et  vous  comprenez  tout 
le  travail  intellectuel  qui  en  résultait  pour  lui.  Mais 
chez  nous,  c'est  bien  plus  simple,  on  s'adresse  à  la 
littérature  négative  et  l'on  s'assimile  très  facile- 
ment un  extrait  de  cette  science-là.  —  Et  encore, 
il  y  a  vingt  ans,  cette  même  littérature  portait  des 
traces  de  la  lutte  contre  les  autorités  et  traditions 
séculaires  du  passé,  et  ces  traces  de  lutte  enseignaient 
encore  l'existence  de  ces  choses-là.  Mais  maintenant 
on  ne  se  donne  même  plus  la  peine  de  combattre  le 
passé,  on  se  contente  des  mots  :  sélection,  évolution, 
lutte  pour  l'existence,  néant  ;  cela  suffit  à  tout. 
Dans  mon  article... 

—  Savez-vous  ce  qu'il  faut  faire,  dit  Anna  cou- 
pant court  résolument  au  verbiage  de  Golinitchef. 
après  avoir  échangé  un  regard  avec  Wronsky,  allons 
voir  votre  peintre...  » 

Golinitchef  y  consentit  volontiers,  et,  l'atelier  de 
l'artiste  se  trouvant  dans  un  quartier  éloigné,  ils 
s'y  firent  mener  en  voiture. 

Une  heure  plus  tard,  Anna  Golinitchef  et  Wronsky 
arrivaient  en  calèche  devant  une  maison  neuve  et 
laide.  I^es  visiteurs  envoyèrent  leur  carte  à  Mikhaï- 
lof,  avec  prière  d'être  admis  à  voir  son  tableau. 


ANNA  KARÉNINE.  1C7 


CHAPITRE  X 

MiKHAÏLOF  était  au  travail,  comme  toujours, 
quand  on  lui  remit  les  cartes  du  comte  Wronsky  et 
de  Golinitchef.  La  matinée  s'était  passée  à  peindre 
dans  son  atelier,  mais,  en  rentrant  chez  lui,  il  s'était 
mis  en  colère  contre  sa  femme,  qui  n'avait  pas  su 
s'arranger  avec  une  propriétaire  exigeante. 

«  Je  t'ai  dit  vingt  fois  de  ne  pas  entrer  en  discus- 
sion avec  elle.  Tu  es  une  sotte  achevée,  mais  tu  l'es 
triplement  quand  tu  te  lances  dans  des  explications 
italiennes. 

—  Pourquoi  ne  songes-tu  pas  aux  arriérés  ?  ce 
n'est  pas  ma  faute,  à  moi  :  si  j'avais  de  l'argent... 

—  Laisse-moi  la  paix,  au  nom  du  ciel  !  —  cria 
MikhaÏÏof ,  la  voix  pleine  de  larmes,  et  il  se  retira  dans 
sa  chambre  de  travail,  séparée  par  une  cloison  de 
la  pièce  commune,  en  ferma  la  porte  à  clef,  et  se 
boucha  les  oreilles.  —  Elle  n'a  pas  le  sens  commun  !  » 
se  dit-il,  s' asseyant  à  sa  table  et  se  mettant  avec  ar- 
deur à  la  tâche. 

Jamais  il  ne  faisait  de  meilleure  besogne  que  lors- 
que l'argent  manquait,  et  surtout  lorsqu'il  venait 
de  se  quereller  avec  sa  femme.  Il  avait  commencé 
l'esquisse  d'un  homme  en  proie  à  un  accès  de  colère  ; 
ne  la  retrouvant  pas,  il  rentra  chez  sa  femme,  l'air 
bourru,  sans  la  regarder,  et  demanda  à  l'aîné  des 
enfants  le  dessin  qu'il  leur  avait  donné.  Après  bien 
des  recherches,  on  le  trouva,  sali,  couvert  de  taches 


i68  ANNA  KARÉNINE. 

de  bougie.  Il  l'emporta  tel  quel,  le  plaça  sur  sa  table, 
l'examina  à  distance  en  fermant  à  demi  les  yeux, 
puis  sourit  avec  un  geste  satisfait. 

«  C'est  ça,  c'est  ça  !  »  murmura- t-il,  prenant  un 
crayon  et  dessinant  rapidement.  Une  des  taches  de 
bougie  donnait  à  son  esquisse  un  aspect  nouveau. 

Tout  en  crayonnant  il  se  souvint  du  menton  proé- 
minent de  l'homme  auquel  il  achetait  des  cigares, 
et  aussitôt  son  dessin  prit  cette  même  physiono- 
mie énergique  et  accentuée,  et  l'esquisse  cessa 
d'être  ime  chose  vague,  morte,  pour  s'animer  et 
devenir  vivante.  Il  en  rit  de  plaisir.  Comme  il  ache- 
vait soigneusement  son  dessin,  on  lui  apporta  les 
deux  cartes. 

«  J'y  vais  à  l'instant  »,  répondit-il. 

Puis  il  rentra  chez  sa  femme. 

«  Voyons,  Sacha,  ne  sois  pas  fâchée,  dit-il  avec 
un  sourire  tendre  et  en  même  temps  craintif,  tu  as 
eu  tort,  j'ai  eu  tort  aussi.  J'arrangerai  les  choses.  » 
Et,  réconcilié  avec  sa  femme,  il  endossa  un  paletot 
olive  à  collet  de  velours,  prit  son  chapeau,  et  se 
rendit  à  l'atelier,  vivement  préoccupé  de  la  visite 
de  ces  grands  personnages  russes,  venus  en  calèche 
pour  voir  son  atelier. 

Au  fond,  son  opinion  sur  le  tableau  qui  s'y  trou- 
vait exposé  se  résumait  ainsi  :  personne  n'était  capa- 
ble d'en  produire  un  pareil.  Ce  n'est  pas  qu'il  le  crût 
supérieur  aux  Raphaëls,  mais  il  était  sûr  d'y  avoir 
mis  tout  ce  qu'il  voulait  y  mettre,  et  défiait  les  autres 
d'en  faire  autant.  Cependant,  malgré  cette  convic- 
tion, qui  datait  pour  lui  du  jour  où  l'œuvre  avait  été 


ANNA  KARÉNINE.  169 

commencée,  il  attachait  une  importance  extrême 
au  jugement  du  public,  et  l'attente  de  ce  jugement 
l'émouvait  jusqu'au  fond  de  l'âme.  Il  attribuait  à 
ses  critiques  une  profondeur  de  vues  qu'il  ne  pos- 
sédait pas  lui-même,  et  s'attendait  à  leur  voir  dé- 
couvrir dans  son  tableau  des  côtés  neufs,  qu'il  n'y 
avait  pas  encore  remarqués.  Tout  en  avançant  à 
grandes  enjambées  il  fut  frappé,  malgré  ses  préoccu- 
pations, de  l'apparition  d'Anna,  doucement  éclai- 
rée, debout  dans  l'ombre  du  portail,  causant  avec 
Golinitchef,  et  regardant  approcher  l'artiste  qu'elle 
cherchait  à  examiner  de  loin.  Celui-ci,  sans  même  en 
avoir  conscience,  enfouit  aussitôt  cette  impression 
dans  quelque  coin  de  son  cerveau,  pour  s'en  servir  un 
jour,  comme  du  menton  de  son  marchand  de  cigares. 

Les  visiteurs,  déjà  désenchantés  sur  le  compte  de 
Mikhailof  par  les  récits  de  Golinitchef,  le  furent  plus 
encore  par  l'extérieur  du  peintre.  De  taille  moyenne 
et  trapue,  Mikhaïlof  avec  sa  démarche  agitée,  son 
chapeau  marron,  son  paletot  olive  et  son  pantalon 
étroit  démodé,  produisait  une  impression  que  la 
vulgarité  de  sa  longue  figure  et  le  mélange  de  timidité 
et  de  prétention  à  la  dignité  qui  s'y  peignaient,  ne 
contribuaient  pas  à  rendre  favorable. 

«  Faites-moi  l'honneur  d'entrer  »,  dit-il,  cher- 
chant à  prendre  un  air  indifférent,  tandis  qu'il 
introduisait  ses  visiteurs  et  leur  ouvrait  la  porte  de 
l'atelier. 


170  ANNA  KARÉNINE). 


CHAPITRE  XI 

A  peine  entrés,  Mikhaïlof  jeta  un  nouveau  coup 
d'oeil  sur  ses  hôtes  ;  la  tête  de  Wronskj^,  aux  pom- 
mettes légèrement  saillantes,  se  grava  instantané- 
ment dans  son  imagination,  car  le  sens  artistique 
de  cet  homme  travaillait  en  dépit  de  son  trouble,  et 
amassait  sans  cesse  des  matérieaux.  Ses  observa- 
tions fines  et  justes  s'appuyaient  sur  d'impercep- 
bles  indices.  Celui-ci  (Golinitchef)  devait  être  un 
Russe  fixé  en  Italie.  Mikhaïlof  ne  savait  ni  son  nom, 
ni  l'endroit  où  il  l'avait  rencontré,  encore  moins  s'il 
lui  avait  jamais  parlé  ;  mais  il  se  rappelait  sa  figure 
comme  toutes  celles  qu'il  voyait,  et  se  souvenait 
de  l'avoir  déjà  classé  dans  l'immense  catégorie  des 
physionomies  pauvres  d'expression,  malgré  leur 
faux  air  d'originalité.  Un  front  très  découvert  et 
beaucoup  de  cheveux  par  derrière  donnaient  à  cette 
tête  une  individualité  purement  apparente,  tandis 
qu'une  expression  d'agitation  puérile  se  concentrait 
dans  l'étroit  espace  qui  séparait  les  deux  yevix. 
Wronsky  et  Anna  devaient,  selon  Mikhaïlof,  être 
des  Russes  de  distinction,  riches  et  ignorants  des 
choses  de  l'art,  comme  tous  les  Russes  riches  qui 
jouent  à  l'amateur  et  au  connaisseur. 

«  Ils  ont  certainement  visité  les  galeries  anciennes, 
et,  après  avoir  parcouru  les  ateliers  des  charla- 
tans allemands  et  des  imbéciles  préraphaélistes  an- 
glais, ils  me  font  l'honneur  d'une  visite  pour  com- 


ANNA  KAR?:nINK.  171 

pléter  leur  tournée  »,  pensa-t-il.  —  La  façon  dont 
les  dilettantes  examinent  les  ateliers  des  peintres 
modernes,  lui  était  bien  connue  :  il  savait  que  leur 
seul  but  est  de  pouvoir  dire  que  l'art  moderne  prouve 
l'incontestable  supériorité  de  l'art  ancien.  Il  s'atten- 
dait à  tout  cela,  et  le  lisait  dans  l'indifférence  avec 
laquelle  ses  visiteurs  causaient  entre  eux  en  se 
promenant  dans  l'atelier,  et  regardaient  à  loisir 
les  bustes  et  les  mannequins,  tandis  que  le  peintre 
découvrait  son  tableau. 

Malgré  cette  prévention  et  l'intime  conviction  que 
des  Russes  riches  et  de  haute  naissance  ne  pou- 
vaient être  que  des  imbéciles  et  des  sots,  il  dérou- 
lait des  études,  levait  les  stores,  et  dévoilait  d'une 
main  troublée  son  tableau. 

«  Voici,  dit-il  s'éloignant  du  tableau  et  le  dési- 
gnant du  geste  aux  spectateurs.  —  C'est  le  Christ 
devant  Pilate.  —  Mathieu,  chapitre  xxvn.  »  Il  sen- 
tit ses  lèvres  trembler  d'émotion,  et  se  recula  pour 
se  placer  derrière  ses  hôtes.  Pendant  les  quelques 
secondes  de  silence  qui  suivirent,  Mikhailof  regarda 
son  tableau  d'im  œil  indifférent,  comme  s'il  eût  été 
l'un  des  visiteurs.  Malgré  lui,  il  attendait  un  juge- 
ment supérieur,  une  sentence  infaillible,  de  ces  trois 
personnes  qu'il  venait  de  mépriser  l'instant  d'avant. 
Oubliant  sa  propre  opinion,  aussi  bien  que  les  mé- 
rites incontestables  qu'il  reconnaissait  à  son  œuvre 
depuis  trois  ans,  il  la  voyait  du  regard  froid  et  criti- 
que d'un  étranger,  et  n'y  trouvait  plus  rien  de  bon. 
Combien  les  phrases  poliment  hypocrites  qu'il  allait 
entendre  seraient  méritées,  combien  ses  hôtes  au- 


172  ANNA  KARENINE. 

raient  raison  de  le  plaindre  et  de  se  moquer  de  lui, 
une  fois  sortis  ! 

Ce  silence,  qui  ne  dura  cependant  pas  au  delà 
d'une  minute,  lui  parut  d'une  longueur  intolérable, 
et,  pour  l'abréger  et  dissimuler  son  trouble,  il  fit 
l'effort  d'adresser  la  parole  à  Golinitchef. 

«  Je  crois  avoir  eu  l'honneur  de  vous  rencontrer, 
dit-il,  jetant  des  regards  inquiets  tantôt  sur  Anna, 
tantôt  sur  Wronsky,  pour  ne  rien  perdre  du  jeu  de 
leurs  physionomies. 

—  Certainement  ;  nous  nous  sommes  rencontrés 
chez  Rossi,  le  soir  où  cette  demoiselle  italienne,  la 
nouvelle  Rachel,  a  déclamé  ;  vous  en  souvient-il  ?  » 
répondit  légèrement  Golinitchef,  détournant  ses 
regards  sans  le  moindre  regret  apparent. 

Il  remarqua  cependant  que  Mikhaïlof  attendait 
une  appréciation,  et  ajouta  : 

«  Votre  œuvre  a  beaucoup  progressé  depuis  la 
dernière  fois  que  je  l'ai  vue,  et  maintenant,  comme 
alors,  je  suis  très  frappé  de  votre  Pilatè.  C'est  bien 
là  im  homme  bon,  faible,  tchinovnick  jusqu'au 
fond  de  l'âme,  qui  ignore  absolument  la  portée  de 
son  action.  Mais  il  me  semble...  » 

Ive  visage  mobile  de  Mikhaïlof  s'éclaircit,  ses 
yeux  brillèrent,  il  voulut  répondre  :  mais  l'émotion 
l'en  empêcha  et  il  feignit  un  accès  de  toux.  Cette 
observation  de  détail,  juste,  mais  de  nulle  valeur 
pour  lui,  puisqu'il  tenait  en  mince  estime  l'instinct 
artistique  de  Golinitchef,  le  remplissait  de  joie. 

Du  coup  il  se  prit  d'affection  pour  son  hôte,  et 
passa  subitement  de  l'abattement  à  l'enthousiasme. 


ANNA  KARÉNINE.  173 

Soudain  son  tableau  retrouva  pour  lui  sa  vie  si  com- 
plexe et  si  profonde. 

Wronsky  et  Anna  causaient  à  voix  basse,  comme 
on  le  fait  aux  expositions  de  peinture,  pour  ne  pas 
risquer  de  froisser  l'auteur,  et  surtout  pour  ne  pas 
laisser  entendre  une  de  ces  remarques  si  facile- 
ment absurdes  lorsqu'on  parle  d'art.  Mikhaïlof  crut 
à  une  impression  favorable  sur  son  tableau  et  se 
rapprocha  d'eaux. 

«  Quelle  admirable  expression  a  ce  Christ  !  »  dit 
Anna,  pensant  que  cet  éloge  ne  pouvait  être  qu'a- 
gréable à  l'artiste,  puisque  le  Christ  formait  le  per- 
sonnage principal  du  tableau.  Elle  ajouta  :  «  On 
sent  qu'il  a  pitié  de  Pilate.  » 

C'était  encore  tme  des  mille  remarques  justes  et 
banales  qu'on  pouvait  faire,  La  tête  du  Christ  de- 
vait exprimer  la  résignation  à  la  mort,  le  sentiment 
d'un  profond  désenchantement,  d'une  paix  surna- 
turelle, d'un  sublime  amour,  par  conséquent  aussi  la 
pitié  pour  ses  ennemis;  Pilate  le  tchinovnick  devait 
forcément  représenter  la  vie  chamelle,  par  opposi- 
tion au  Christ,  type  de  la  vie  spirituelle,  et  par  con- 
séquent avoir  l'aspect  d'un  vulgaire  fonctionnaire; 
mais  le  visage  de  Mikaïlof  s'épanouit  néanmoins. 

«  Et  comme  c'est  peint  !  quel  air  autour  de  cette 
figure  !  on  en  pourrait  faire  le  tour,  dit  Golinitchef, 
voulant  montrer  par  cette  observation  qu'il  n'ap- 
prouvait pas  le  côté  réaliste  du  Christ, 

—  Oui,  c'est  une  oeuvre  magistrale  !  dit  Wronsky. 
Quel  relief  dans  ces  figures  du  second  plan.  Voilà 
de  l'habileté  d.e  main!  ajouta- t-il  se  tournant  vers 


174  ANNA  KARÉNINE. 

GoUnitchef  et  faisant  allusion  à  une  discussion  dans 
laquelle  il  s'était  avoué  découragé  par  les  difficultés 
pratiques  de  l'art. 

—  C'est  tout  à  fait  remarquable  !  «  dirent  Goli- 
nitchef  et  Anna.  Mais  la  dernière  observation  de 
Wronsky  piqua  Mikhailof,  il  fronça  le  sourcil  et 
regarda  Wronsky  d'un  air  mécontent  ;  il  ne  com- 
prenait pas  bien  le  mot  «  habileté  ».  Souvent  il  avait 
remarqué,  même  dans  les  éloges  qu'on  lui  adressait, 
qu'on  opposait  cette  habileté  technique  au  mérite 
intrinsèque  de  l'oeuvre,  comme  s'il  eût  été  pos- 
sible de  peindre  xme  mauvaise  composition  avec 
talent  ! 

«  La  seule  remarque  que  j'oserai  faire  si  vous  me 
le  permettez...  dit  Golinitchef. 

—  Faites-la,  de  grâce,  répondit  Mikhailof,  sou- 
riant, sans  gaieté. 

—  C'est  que  vous  avez  peint  un  homme  Dieu  et 
non  le  Dieu  fait  homme.  Du  reste,  je  sais  que  c'était 
là  votre  intention. 

—  Je  ne  puis  peindre  le  Christ  que  tel  que  je  le 
comprends,  dit  Mikhailof  d'un  air  sombre. 

—  Dans  ce  cas,  excusez  un  point  de  vue  qui 
m'est  particulier  ;  votre  tableau  est  si  beau  que  cette 
observation  ne  saurait  lui  faire  du  tort...  Prenons 
Ivanof  pour  exemple.  Pourquoi  ramène- t-il  le  Christ 
aux  proportions  d'une  figure  historique  ?  Il  ferait 
aussi  bien  de  choisir  un  thème  nouveau,  moins 
rebattu. 

—  Mais  si  ce  thème-là  est  le  plus  grand  de  tous 
pour  l'art  ? 


ANNA  KARÉNINE.  I75 

—  En  cherchant,  on  trouverait  bien  autre  chose. 
Iv'art,  selon  moi,  ne  souffre  pas  la  discussion  ;  or, 
cette  question  se  pose  devant  le  tableau  d'Ivanof  : 
est-ce  un  Dieu  ?  et  l'unité  de  l'impression  se  trouve 
ainsi  détruite. 

—  Pourquoi  cela  ?  Il  me  semble  que  cette  ques- 
tion ne  peut  plus  se  poser  pour  les  hommes  éclaités  », 
répondit  Mikhaïlof . 

Golinitchef  n'était  pas  de  cet  avis  et,  fort  de  son 
idée,  battit  le  peintre  dans  une  discussion  où  celui-ci 
ne  sut  pas  se  défendre. 

CHAPITRE  XII 

Anna  et  Wronsky,  regrettant  le  bavardage  savant 
de  leur  ami,  échangeaient  des  regards  ennuyés;  ils 
prirent  enfin  le  parti  de  continuer  seuls  la  visite 
de  l'atelier,  et  s'arrêtèrent  devant  im  petit  tableau. 

«  Quel  bijou  !  c'est  charmant  !  dirent-ils  tous 
deux  d'une  même  voix. 

—  Qu'est-ce  qui  leur  plaît  tant  ?  »  pensa  Mikhaï- 
lof. Il  avait  complètement  oublié  ce  tableau,  fait 
depuis  trois  ans.  Une  fois  une  toile  achevée,  il  ne  la 
regardait  plus  volontiers,  et  n'avait  exposé  celle-ci 
que  parce  qu'un  Anglais  désirait  l'acheter. 

—  Ce  n'est  rien  ;  une  ancienne  étude,  dit-il. 

—  Mais  c'est  excellent!  »  reprit  Golinitchef , subis- 
sant très  sincèrement  le  charme  du  tableau. 

Deux  enfants  péchaient  à  la  ligne  à  l'ombre  d'un 
cytise.  L'aîné,  tout  absorbé,  retirait  prudemment 


176  ANNA  KARENINE. 

sa  ligne  de  l'eau  ;  le  plus  jeune,  couché  dans  l'herbe, 
appuyait  sur  son  bras  sa  tête  blonde  ébouriffée,  en 
regardant  l'eau  de  ses  grands  yeux  pensifs.  A  quoi 
pensait-il  ? 

L/' enthousiasme  produit  par  cette  étude  ramena 
un  peu  Mikhaïlof  à  sa  première  émotion,  mais  il 
redoutait  les  vaines  réminiscences  du  passé,  et  vou- 
lut conduire  ses  hôtes  vers  un  troisième  tableau. 
Wronsky  lui  déplut  en  demandant  si  l'étude  était  à 
vendre  ;  cette  question  d'argent  lui  parut  inoppor- 
tune et  il  répondit  en  fronçant  les  sourcils  : 

«  Il  est  exposé  pour  la  vente  .  » 

Les  visiteurs  partis,  Mikhailof  s'assit  devant  son 
tableau  du  Christ  et  de  Pilate,  et  repassa  mentale- 
ment tout  ce  qui  avait  été  dit  et  sous-entendu  par 
eux.  Chose  étrange  !  les  observations  qui  semblaient 
avoir  tant  de  poids  en  leur  présence,  et  quand  lui- 
même  se  mettait  à  leur  point  de  vue,  perdaient 
maintenant  toute  signification.  En  examinant  son 
œuvre  de  son  regard  d'artiste,  il  rentra  dans  la 
pleine  conviction  de  sa  perfection  et  de  sa  haute  va- 
leur, et  revint  par  conséquent  à  la  disposition  d'es- 
prit nécessaire  pour  continuer  son  travail. 

La  jambe  du  Christ  en  raccourci  avait  cependant 
un  défaut:  il  saisit  sa  palette  et,  tout  en  corrigeant 
cette  jambe,  regarda  sur  le  second  plan  la  tête  de 
Jean,  qu'il  considérait  comme  le  dernier  mot  de  la 
perfection,  et  que  les  visiteurs  n'avaient  même  pas 
remarquée.  Il  essaya  d'y  toucher  aussi,  mais  pour 
bien  travailler  il  devait  être  moins  ému,  et  trouver 
un  juste  milieu  entre  la  froideur  et  l'exaltation. 


ANNA  KARÉNINE.  177 

Pour  le  moment,  l'agitation  l'emportait  ;  il  voulut 
couvrir  son  tableau,  s'arrêta,  soulevant  la  draperie 
d'une  main,  et  sourit  avec  extase  à  son  saint  Jean. 
Enfin,  s'arrachant  à  grand'peine  à  sa  contemplation, 
il  laissa  retomber  le  rideau,  et  retourna  chez  lui 
fatigué  mais  heureux. 

Wronsky,  Anna  et  Golinitchef  rentrèrent  gaie- 
ment au  palazzo  causant  de  Mikh^'lof  et  de  ses 
tableaux.  I^e  mot  talent  revenait  souvent  dans  leur 
conversation  ;  ils  entendaient  par  là,  non  seulement 
un  don  inné,  presque  physique,  indépendant  de 
l'esprit  et  du  cœur,  mais  quelque  chose  de  plus 
étendu,  dont  le  sens  vrai  leur  échappait.  «  Du  talent, 
disaient-ils,  certes  il  en  a,  mais  ce  talent  n'est  pas 
suffisamment  développé,  faute  de  culture  intellec- 
tuelle, défaut  propre  à  tous  les  artistes  russes.  » 

CHAPITRE  XIII 

Wronsky  acheta  le  petit  tableau  et  décida  même 
Mikhaïlof  à  faire  le  portrait  d'Anna.  V artiste  vint 
au  jour  indiqué  et  commença  une  esquisse,  qui,  dès 
la  cinquième  séance,  frappa  Wronsky  par  sa  res- 
semblance, et  par  un  sentiment  très  fin  de  la  beauté 
du  modèle.  «  Je  lutte  depuis  si  longtemps  sans  par- 
venir à  rien,  disait  Wronsky  en  parlant  de  son  por- 
trait d'Anna,  et  lui  n'a  qu'à  la  regarder  pour  la  bien 
rendre  :  voilà  ce  que  j'appelle  savoir  son  métier  ». 

«  Cela  viendra  avec  la  pratique  »,  disait  Golinit- 
chef pour  le  consoler  ;  car  à  ses  yeux  Wronsky  avait 
du  talent,  et  possédait  d'ailleurs  une  instruction 


173  ANNA  KARENINE. 

qui  devait  élever  en  lui  le  sentiment  de  l'art.  Au 
reste,  les  convictions  de  Golinitchef  étaient  corro- 
borées par  le  besoin  qu'il  avait  des  éloges  et  de  la 
sympathie  de  Wronsky  pour  ses  propres  travaux  ; 
c'était  un  échange  de  bons  procédés. 

Mikhaïlof ,  hors  de  son  atelier,  paraissait  un  autre 
homme  ;  au  palazzo  surtout,  il  se  montra  respec- 
tueux avec  affectation,  soigneux  d'éviter  toute 
intimité  avec  des  gens  qu'au  fond  il  n'estimait 
pas.  Il  n'appelait  Wronsky  que  «  Votre  Excellence  » 
et,  malgré  les  invitations  réitérées  d'Anna,  n'ac- 
cepta jamais  à  dîner,  et  ne  se  montra  qu'aux 
heures  des  séances.  Anna  fut  plus  aimable  pour 
Ini  que  pour  d'autres  ;  Wronsky  le  traita  avec 
une  politesse  exquise  et  désira  avoir  son  opinion 
sur  ses  tableaux  ;  Golinitchef  ne  négligea  aucune 
occasion  de  lui  inculquer  des  idées  saines  sur  l'art  : 
Mikhaïlof  n'en  resta  pas  moins  froid.  Anna  sen- 
tait cependant  qu'il  la  regardait  volontiers,  quoi- 
qu'il évitât  toute  conversation  ;  quant  aux  conseils 
demandés  par  Wronsky,  il  se  retrancha  dans  son 
silence  obstiné,  regarda  les  tableaux  sans  mot  dire, 
et  ne  cacha  pas  l'ennui  que  lui  causaient  les  dis- 
cours de  Golinitchef. 

Cette  sourde  hostilité  produisit  tme  pénible  im- 
pression, et  l'on  se  trouva  mutuellement  soulagé 
lorsque,  les  séances  terminées,  Mikhaïlof  cessa  de 
venir  au  palazzo,  laissant  en  souvenir  de  lui  un  admi- 
rable portrait.  Golinitchef  fut  le  premier  à  exprimer 
l'idée  que  le  peintre  était  envieux  de  Wronsky. 

a  Ce  qui  le  rend  furieux,  c'est  de  voir  un  homme 


ANNA  KARÊNINB.  179 

riche,  haut  placé,  comte  par-dessus  le  marché,  ce  qui 
les  vexe  toujours,  arriver  sans  se  donner  grand'- 
peine  à  faire  aussi  bien,  peut-être  mieux  que  lui  ;  il  a 
a  consacré  sa  vie  à  la  peinture,  mais  vous,  vous  pos- 
sédez tme  culture  d'esprit  à  laquelle  des  gens  comme 
Mikhaïlof  n'arriveront  jamais.  » 

Wronsky,  tout  en  prenant  le  parti  du  peintre, 
donnait  au  fond  raison  à  son  ami,  car,  dans  sa  con- 
viction intime,  il  trouvait  très  naturel  qu'un  homme 
dans  une  situation  inférieure  lui  portât  envie. 

Ivcs  deux  portraits  d'Anna  auraient  dû  l'éclairer 
et  lui  montrer  la  différence  qui  existait  entre 
Mikhaïlof  et  lui  ;  il  la  comprit  assez  pour  renoncer 
au  sien  en  le  déclarant  superflu,  et  se  contenter  de  son 
tableau  moyen  âge,  dont  il  était  ausi  satisfait  que 
Golinitchef  et  Anna,  parce  qu'il  ressemblait,  beau- 
coup plus  que  tout  ce  que  faisait  Mikhaïlof,  à  un 
tableau  ancien. 

ly' artiste,  de  son  côté,  malgré  l'attrait  que  le  por- 
trait d'Anna  avait  eu  pour  lui,  fut  heureux  d'être 
délivré  des  discours  de  Golinitchef  et  des  oeuvres  de 
Wronsky;  on  ne  pouvait  certes  pas  empêcher  celui-ci 
de  s'amuser,  les  dilettantes  ayant  malheureusement 
le  droit  de  peindre  ce  que  bon  leur  semble  :  mais  il 
Souffrait  de  ce  passe-temps  d'amateur.  Nul  ne  peut 
défendre  à  un  homme  de  se  pétrir  une  poupée  de  cire 
et  de  l'embrasser,  mais  qu'il  n'aille  pas  la  caresser 
devant  deux  amoureiix  !  lya  peinture  de  Wronsky 
lui  produisait  un  effet  d'insuffisance  analogue  ;  elle 
le  blessait,  le  froissait  :  il  la  trouvait  ridicule  et 
pitoyable. 


i8o  ANNA  KARÉNINE. 

Iv' engouement  de  Wronsky  pour  la  peinture  et  le 
moyen  âge  fut  du  reste  de  courte  durée  ;  il  eut 
assez  d'instinct  artistique  pour  ne  pas  achever  son 
tableau,  et  reconnaître  tristement  que  les  défauts, 
peu  apparents  au  début,  devenaient  criants  à  me- 
sure qu'il  avançait.  Il  était  dans  le  cas  de  Golinit- 
chef,  qui,  tout  en  sentant  le  vide  de  son  esprit,  se 
nourrissait  volontairement  d'illusions,  et  s'imagi- 
nait mûrir  ses  idées  et  assembler  des  matériaux. 
Mais  là  où  celui-ci  s'aigrissait  et  s'irritait,  Wronsky 
restait  parfaitement  calme  :  incapable  de  se  trom- 
per lui-même,  il  abandonna  simplement  la  pein- 
ture avec  sa  décision  de  caractère  habituelle,  sans 
chercher  à  se  justifier  ni  à  s'expliquer. 

Mais  la  vie  sans  occupation  devint  vite  intolérable 
dans  cette  petite  ville,  le  palazzo  lui  parut  tout  à 
coup  vieux  et  sale  ;  les  taches  des  rideaux  prirent 
un  aspect  sordide,  leç  fentes  dans  les  mosaïques,  les 
écaillures  des  corniches,  l'étemel  Golinitchef,  le 
professeur  italien  et  le  voyageur  allemand  devinrent 
tous  intolérablement  ennuyemc,  et  Wronsky  sentit 
l'impérieux  besoin  de  changer  d'existence. 

Anna  fut  étonnée  de  ce  prompt  désenchantement, 
mais  consentit  bien  volontiers  à  retourner  en  Russie 
habiter  la  campagne. 

Wronsky  voulait  passer  par  Pétersbourg  pour  y 
conclure  un  acte  de  partage  avec  son  frère,  et  Anna 
pour  y  voir  son  fils.  L,'été  devait  se  passer  pour  eux 
dans  la  grande  terre  patrimoniale  de  Wronsky. 


ANNA  KARÉNINE.  i8i 


CHAPITRE  XIV 

Levine  était  marié  depuis  près  de  trois  mois.  Il 
était  heureux,  mais  autrement  qu'il  ne  l'avait  pensé, 
et,  malgré  certains  enchantements  imprévus,  se  heur- 
tait à  chaque  pas  à  quelque  désillusion.  I^a  vie  con- 
jugale était  très  différente  de  ce  qu'il  avait  rêvé  ; 
semblable  à  un  homme  qui,  ayant  admiré  la  marche 
calme  et  régulière  d'un  bateau  sur  un  lac,  voudrait 
le  diriger  lui-même,  il  sentait  la  différence  qui  existe 
entre  la  simple  contemplation  et  l'action.  Il  ne  suf- 
fisait pas  de  rester  assis  sans  faux  mouvements,  il 
fallait  encore  songer  à  l'eau  sous  ses  pieds,  diriger 
l'embarcation,  soulever  d'une  main  novice  les 
rames  pesantes. 

Jadis,  étant  encore  garçon,  il  avait  souvent  ri 
intérieurement  des  petites  misères  de  la  vie  conju- 
gale :  querelles,  jalousies,  mesquines  préoccupa- 
tions. Jamais  rien  de  semblable  ne  se  produirait 
dans  son  ménage,  jamais  son  existence  intime  ne 
ressemblerait  à  celle  des  autres.  Et  voilà  que  ces 
mêmes  petitesses  se  reproduisaient  toutes,  et  pre- 
naient, quoi  qu'il  fît,  une  importance  indiscutable. 

Comme  tous  les  hommes,  I^evine  s'était  imaginé 
rencontrer  les  satisfactions  de  l'amour  dans  le  ma- 
riage, sans  y  admettre  aucun  détail  prosaïque  ; 
l'amour  devait  lui  donner  le  repos  après  le  travail, 
sa  femme  devait  se  contenter  d'être  adorée,  et  il 
oubliait  absolument  qu'elle  aussi  avait  des  droits 


i82  ANNA  KARÉNINE. 

à  une  certaine  activité  personnelle.  Grande  fut  sa 
surprise  de  voir  cette  poétique  et  charmante  Kitty 
capable  de  songer,  presque  dès  les  premiers  jours  de 
leur  mariage,  au  mobilier,  à  la  literie,  au  linge,  au 
service  de  la  table,  au  cuisinier.  L,a  façon  dont  elle 
avait  refusé  de  voyager  pour  venir  s'installer  à  la 
campagne,  l'avait  frappé  pendant  leurs  fiançailles; 
maintenant  il  se  sentait  froissé  de  constater  qu'après 
plusieurs  mois  l'amour  ne  l'empêchait  pas  de  s'oc- 
cuper des  côtés  matériels  de  la  vie,  et  il  la  plaisantait 
à  ce  sujet. 

Malgré  tout,  il  l'admirait,  et  s'amusait  de  la  voir 
présider  à  l'installation  de  la  maison  avec  les  nou- 
veaux meubles  arrivés  de  Moscou,  faire  poser  des 
rideaux,  organiser  les  chambres  d'amis  à  l'intention 
de  Dolly,  diriger  sa  nouvelle  femme  de  chambre  et 
le  vieux  cuisinier,  entrer  en  discussion  avec  Agathe 
Mikhaïlowna,  et  lui  retirer  la  garde  des  provisions. 
Le  vieux  cuisinier  souriait  doucement  en  recevant 
des  ordres  fantaisistes,  impossibles  à  exécuter  ; 
Agathe  Mikhaïlowna  secouait  la  tête  d'un  air  pensif 
devant  les  nouvelles  mesures  décrétées  par  sa  jeune 
maîtresse.  I^evine  les  regardait,  et  quand  Kitty 
venait,  moitié  riant,  moitié  pleurant,  se  plaindre  à 
lui  de  ce  que  personne  ne  la  prenait  au  sérieux,  il 
trouvait  sa  femme  charmante,  mais  étrange.  Il  ne 
comprenait  rien  au  sentiment  de  métamorphose 
qu'elle  éprouvait  en  se  voyant  maîtresse  d'acheter 
des  montagnes  de  bonbons,  de  dépenser  et  de  com- 
mander ce  qu'elle  voulait,  habituée  qu'elle  avait  été 
chez  ses  parents  à  restreindre  ses  fantaisies. 


ANNA  KARÉNINE.  183 

Elle  se  préparait  avec  joie  à  l'arrivée  de  Dolly 
avec  ses  enfants,  aux  gâteries  qu'elle  aurait  pour  les 
petits.  lyes  détails  du  ménage  l'attiraient  invincible- 
ment, et,  comme  en  prévision  des  mauvais  jours,  elle 
faisait  instinctivement  son  petit  nid  à  l'approche 
du  printemps.  Ce  zèle  pour  des  bagatelles,  très  con- 
traire à  l'idéal  de  bonheur  exalté  rêvé  par  I^evine,  fut 
par  certains  côtés  une  désillusion,  tandis  que  cette 
même  activité,  dont  le  but  lui  échappait,  mais  qu'il 
ne  pouvait  voir  sans  plaisir,  lui  semblait  sous  d'au- 
tres aspects  un  enchantement  inattendu. 

Les  querelles  furent  aussi  des  surprises  !  Jamais 
lycvine  ne  se  serait  imaginé  qu'entre  sa  femme  et  lui 
d'autres  rapports  que  ceux  de  la  douceur,  du  respect, 
de  la  tendresse,  pussent  exister  ;  et  voici  que  dès 
les  premiers  jours  ils  se  disputèrent  !  Kitty  déclara 
qu'il  n'aimait  que  lui-même,  et  fondit  en  larmes  avec 
des  gestes  désespérés. 

La  première  de  ces  querelles  survint  à  la  suite 
d'une  course  que  fit  Levine  à  une  nouvelle  ferme  ;  il 
resta  absent  ime  demi-heure  de  plus  qu'il  n'avait  dit, 
s'étant  égaré  en  voulant  rentrer  par  le  plus  court. 
Kitty  occupait  exclusivement  sa  pensée  tandis  qu'il 
approchait  de  la  maison,  et  tout  en  cheminant,  il 
s'enflammait  à  l'idée  de  son  bonheur,  de  sa  tendresse 
pour  sa  femme.  Il  accourut  au  salon  dans  un  état 
d'esprit  analogue  à  celui  qu'il  avait  éprouvé  le  jour 
de  sa  demande  en  mariage.  Un  visage  sombre,  qu'il 
ne  connaissait  pas,  l'accueillit  ;  il  voulut  embrasser 
Kitty,  elle  le  repoussa. 
«  Qu'as-tu  ? 


i84  ANNA  KARENINE. 

—  Tu  t'amuses,  toi...  »  commença-t-elle,  vou- 
lant se  montrer  froidement  amère. 

Mais  à  peine  eut-elle  ouvert  la  bouche,  que  l'ab- 
surde jalousie  qui  l'avait  tourmentée  pendant  qu'elle 
attendait,  assise  sur  le  rebord  de  la  fenêtre,  éclata 
en  paroles  de  reproches.  Il  comprit  alors  clairement, 
pour  la  première  fois,  ce  qu'il  n'avait  compris  jusque- 
là  que  confusément,  que  la  limite  qui  les  séparait 
était  insaisissable,  et  qu'il  ne  savait  plus  où  com- 
mençait et  où  finissait  sa  propre  personnalité.  Ce 
fut  im  douloureux  sentiment  de  scission  intérieure. 
Jamais  pareille  impression  ne  lui  revint  aussi  vive. 
Il  voulait  se  disculper,  prouver  à  Kitty  son  injustice; 
il  eût  été  porté  par  habitude  à  rejeter  les  torts  sur  elle, 
mais  il  l'aurait  ainsi  irritée  davantage,  en  augmen- 
tant leur  dissentiment.  Rester  sous  le  coup  d'une 
injustice  était  cruel,  la  froisser  sous  prétexte  de 
justification  était  plus  fâcheux  encore.  Comme 
un  homme  luttant  à  moitié  endormi  avec  un  mal  dou- 
loureux qu'il  voudrait  s'arracher,  constate  au  réveil 
que  ce  mal  est  au  fond  de  lui-même,  il  reconnaissait 
que  la  patience  était  l'unique  remède. 

La  réconciliation  fut  prompte.  Kitty,  sans 
l'avouer,  se  sentait  dans  son  tort,  et  se  montra  si 
tendre  que  leur  amour  n'en  fut  que  plus  grand. 
Malheureusement  ces,  diffictdtés  se  renouvelèrent 
souvent  pour  des  raisons  aussi  futiles  qu'imprévues, 
et  parce  qu'ils  ignoraient  encore  mutuellement  ce 
qui  pour  l'un  et  l'autre  avait  de  l'importance.  Ces 
premiers  mois  furent  difficiles  à  passer  ;  ils  n'étaient 
de  bonne  humeur  ni  l'un  ni  l'autre,  et  la  cause  la 


AN'JsTA  KARÉNINE.  185 

plus  puérile  suffisait  à  provoquer  une  mésintelli- 
gence, dont  la  cause  leur  échappait  ensuite.  Chacun 
d'eux  tiraillait  de  son  côté  la  chaîne  qvii  les  liait,  et 
cette  lime  de  miel,  dont  Levine  attendait  des  mer- 
veilles, ne  leur  laissa,  eu  réalité,  que  des  souvenirs 
pénibles.  Tous  deux  cherchèrent  par  la  suite  à 
effacer  de  leur  mémoire  les  mille  incidents  regret- 
tables, presque  ridicules  de  cette  période  pendant 
laquelle  ils  se  trouvèrent  si  rarement  dans  un  état 
d'esprit  normal. 

I^a  vie  ne  devint  plus  régulière  qu'à  leur  retour 
de  Moscou,  où  ils  firent  im  court  séjour  dans  le  troi- 
sième mois  qui  suivit  leur  mariage. 

CHAPITRE  XV 

Ils  étaient  rentrés  chez  eux  et  jouissaient  de  leui 
solitude.  Levine,  installé  à  son  bureau,  écrivait  ; 
Kitty,  vêtue  d'une  robe  violette,  chère  à  son  mari, 
parce  qu'elle  l'avait  portée  dans  les  premiers  jours 
de  leur  mariage,  faisait  de  la  broderie  anglaise, 
assise  sur  le  grand  divan  de  cuir  qui  meublait  le 
cabinet  de  travail,  comme  du  temps  du  grand-père 
et  du  père  de  Levine.  Celui-ci  jouissait  de  la  pré- 
sence de  sa  femme  tout  en  réfléchissant  et  en  écri- 
vant ;  ses  travaux  sur  la  transformation  des  con- 
ditions agronomiques  de  la  Russie  n'avaient  pas  été 
abandonnés  ;  mais  s'ils  lui  avaient  paru  misérables 
jadis,  comparés  à  la  tristesse  qui  assombrissait  sa 
vie,  maintenant,  en  plein  bonheur,  il  les  trouvait 
insignifiants.   Autrefois  l'étude  lui   était   apparue 


i86  ANNA  KARÉNINE. 

comme  le  salut  :  actuellement  elle  évitait  à  sa  vie  un 
bien-être  trop  uniformément  lumineux.  Hn  relisant 
son  travail,  Levine  constata  avec  plaisir  qu'il  avait 
de  la  valeur,  malgré  certaines  idées  exagérées,  et  il 
parvint  à  combler  bien  des  lacunes  en  reprenant  à 
nouveau  l'ensemble  de  la  question.  Dans  un  chapi- 
tre qu'il  refit  complètement,  il  traitait  des  conditions 
défavorables  faites  à  l'agriculture  en  Russie;  la  pau- 
vreté du  pays  ne  tenait  pas  uniquement,  selon  lui, 
au  partage  inégal  de  la  propriété  foncière  et  à  de 
fausses  tendances  économiques,  mais  surtout  à  une 
introduction  prématurée  de  la  civilisation  euro- 
péenne ;  les  chemins  de  fer,  œuvre  politique  et  non 
économique,  produisaient  une  centralisation  exa- 
gérée, le  développement  du  luxe,  —  et  par  consé- 
quent la  création,  au  détriment  de  l'agriculture, 
d'industries  nouvelles,  —  l'extension  exagérée  du 
crédit,  et  la  spéculation.  Il  croyait  que  l'accroisse- 
ment normal  de  la  richesse  d'un  pays  n'admettait 
ces  signes  de  civilisation  extérieure  qu'autant  que 
l'agriculture  y  avait  atteint  im  degré  de  dévelop- 
pement proportionnel. 

Tandis  que  Levine  écrivait,  Kitty  songeait  à 
l'attitude  étrange  de  son  mari,  la  veille  de  leur 
départ  de  Moscou,  à  l'égard  du  jeune  prince  Tcharsk, 
qui,  avec  assez  peu  de  tact,  lui  avait  fait  un  brin  de 
cour.  «  Il  est  jaloux,  pensait-elle.  Mon  Dieu,  qu'il 
est  gentil  et  bête  !  s'il  savait  l'effet  qu'ils  me  pro- 
duisent tous  !  exactement  le  même  que  Pierre  le 
cuisinier  !  »  Et  elle  jeta  un  regard  de  propriétaire 
sur  la  nuque  et  le  cou  vigoureux  dç  son  mari. 


ANNA  KARENINE.  187 

«  C'est  dommage  de  l'interrompre,  mais  il  aura 
le  temps  de  travailler  plus  tard  :  je  veux  voir  sa 
figure,  sentira-t-il  que  je  le  regarde  ?  Je  veux  qu'il 
se  retourne...  »  Et  elle  ouvrit  les  yeux  tout  grands, 
comme  pour  donner  plus  de  force  à  son  regard. 

«  Oui,  ils  attirent  à  eux  la  meilleure  sève  et  don- 
nent un  faux  semblant  de  richesse  »,  murmura  Xe- 
vine,  quittant  sa  plume  en  sentant  le  regard  de  sa 
femme  fixé  sur  lui.  Il  se  retourna  : 

«  Qu'y  a-t-il  ?  demanda-t-il  souriant  et  se  levant. 

—  Il  s'est  retourné,  pensa-t-elle.  —  Rien,  je 
voulais  te  faire  retourner  ;  —  et  elle  le  regardait  avec 
le  désir  de  deviner  s'il  était  mécontent  d'avoir  été 
dérangé. 

—  Que  c'est  bon  d'être  à  nous  deux  !  Pour  moi  au 
moins,  dit-il  en  s'approchant  d'elle,  radieux  de  bon- 
heur. 

—  Je  me  trouve  si  bien  ici  que  je  n'irai  plus  nulle 
part,  surtout  pas  à  Moscou. 

—  A  quoi  pensais-tu  ? 

—  Moi  !  je  pensais...  Non,  non,  va-t'en  écrire,  ne 
te  laisse  pas  distraire,  répondit-elle  avec  ime  petite 
moue,  j'ai  besoin  de  couper  maintenant  tous  ces 
œillets-là,  tu  vois  ?  » 

Et  elle  prit  ses  ciseaux  à  broder. 

«  Non,  dis-moi  à  quoi  tu  songes,  répéta-t-il,  s'as- 
seyant  près  d'elle  et  suivant  les  mouvements  de  ses 
petits  ciseaux. 

—  A  quoi  je  pensais  ?  à  Moscou  et  à  toi. 

—  Comment  ai- je  fait  pour  mériter  ce  bon- 
heur ? 


l88  ANNA  KARÉNINE. 

Ce  n'est  pas  naturel,  dit-il  en  lui  baisant  la  main. 

—  Moi,  plus  je  suis  heureuse,  plus  je  trouve  que 
c'est  naturel. 

—  Tu  as  une  petite  mèche,  dit-il  en  lui  tournant 
la  tête  avec  précaution. 

—  Une  mèche  ?  laisse-la  tranquille  :  nous  nous 
occupons  de  choses  sérieuses.  » 

Mais  les  choses  sérieuses  étaient  interrompues, 
et  lorsque  Kousma  vint  annoncer  le  thé,  ils  se  sépa- 
rèrent brusquement  comme  des  coupables. 

Resté  seul,  Levine  serra  ses  cahiers  dans  un  nou- 
veau buvard  acheté  par  sa  femme,  se  lava  les  mains 
dans  un  lavabo  élégant,  aussi  acheté  par  elle,  et, 
tout  en  souriant  à  ses  pensées,  hocha  la  tête  avec 
un  sentiment  qui  ressemblait  à  un  remords.  Sa 
vie  était  devenue  trop  molle,  trop  gâtée.  C'était 
une  vie  de  Capoue  dont  il  se  sentait  un  peu  hon- 
teux. «  Cette  existence  ne  vaut  rien,  pensait-il. 
Voilà  bientôt  trois  mois  que  je  flâne.  Pour  la  pre- 
mière fois  je  me  suis  mis  à  travailler  aujourd'hui, 
et  à  peine  ai-je  commencé  que  j'y  ai  renoncé.  Je 
néglige  même  mes  occupations  ordinaires,  je  ne 
surveille  plus  rien,  je  ne  vais  nulle  part.  Tantôt 
j'ai  du  regret  de  la  quitter,  tantôt  je  crains  qu'elle  ne 
s'ennuie  :  moi  qui  croyais  que  jusqu'au  mariage 
l'existence  ne  comptait  pas,  et  ne  commençait  réel- 
lement qu'après  !  Et  voilà  bientôt  trois  mois  que  je 
passe  mon  temps  d'une  façon  absolument  oisive. 
Cela  ne  doit  pas  continuer.  Ce  n'est  pas  de  sa  faute  à 
elle,  et  on  ne  saurait  lui  faire  le  moindre  reproche. 
J'aurais  dû  montrer  de  la  fermeté,  défendre  mon 


ANNA  KARÊNINB.  189 

indépendance  d'homme,  car  on  finirait  par  prendre 
de  mauvaises  habitudes...  » 

Un  homme  mécontent  se  défend  difficilement  de  re- 
jeter sur  quelqu'un  la  cause  de  ce  mécontentement. 
Aussi  I^evine  songeait-il  avec  tristesse  que,  si  la 
faute  n'en  était  pas  à  sa  femme  (il  ne  pouvait  l'accu- 
ser), c'était  celle  de  son  éducation.  «  Cet  imbécile 
de  Tcharsky  par  exemple,  elle  n'avait  pas  même 
su  le  tenir  en  respect.  »  En  dehors  de  ses  petits 
intérêts  de  ménage  (ceux-là,  elle  les  soignait),  de  sa 
toilette  et  de  sa  broderie  anglaise,  rien  ne  l'occupait. 
«  Aucune  sympathie  pour  mes  travaux,  pour  l'ex- 
ploitation ou  pour  les  paysans,  pas  de  goût  même 
pour  la  lecture  ou  la  musique,  et  cependant  elle  est 
bonne  musicienne.  Elle  ne  fait  absolument  rien  et 
se  trouve  néanmoins  très  satisfaite.  » 

Levine,  en  la  jugeant  ainsi,  ne  comprenait  pas 
que  sa  femme  se  préparait  à  ime  période  d'activité 
qui  l'obligerait  à  être  tout  à  la  fois  femme,  mère, 
maîtresse  de  maison,  nourrice,  institutrice  ;  il  ne 
comprenait  pas  qu'elle  s'accordât  ces  heures  d'in- 
souciance et  d'amour,  parce  qu'un  instinct  secret 
l'avertissait  de  la  tâche  qui  l'attendait,  tandis  que 
lentement  elle  apprêtait  son  nid  pour  l'avenir. 

CHAPITRE  XVI 

Levine  trouva,  en  remontant,  sa  femme  assise 
devant  son  nouveau  service  à  thé,  lisant  une  lettre 
de  Dolly,  car  elles  entretenaient  une  correspondance 


igo  ANNA  KARÉNINE. 

suivie,  et  Agathe  Mikhaïlowna,  du  thé  devant  elle, 
installée  à  côté  de  sa  jeune  maîtresse. 

«  Voyez,  notre  dame  m'a  ordonné  de  m' asseoir 
ici  »,  dit  la  vieille  femme  en  regardant  Kitty  avec 
affection. 

Ces  derniers  mots  prouvèrent  à  I^eyinela  fin  d'un 
drame  domestique  entre  Kitty  et  Agathe  Mikhaï- 
lowna ;  malgré  le  chagrin  qu'elle  avait  causé  à 
celle-ci  en  s'emparant  des  rênes  du  gouvernement, 
Kitty,  victorieuse,  était  arrivée  à  se  faire  par- 
donner. 

«  Tiens,  voici  ime  lettre  pour  toi,  dit  Kitty  en  ten- 
dant à  son  mari  une  lettre  dépourvue  d'ortho- 
graphe. C'est,  je  crois,  de  cette  femme,  tu  sais... 
de  ton  frère,  je  ne  l'ai  pas  lue.  Celle-ci  vient  de  DoUy  : 
figure-toi  qu'elle  a  mené  Gricha  et  Tania  à  un  bal 
d'enfants  chez  les  Sarmatzky.  Tania  était  eu  mar- 
quise. » 

Mais  Xevine  ne  l'écoutait  pas  ;  il  prit  en  rougis- 
sant la  lettre  de  Marie  Nicolaevna,  l'ancienne  maî- 
tresse de  Nicolas,  et  la  parcourut  ;  elle  lui  écrivait 
pour  la  seconde  fois.  Dans  la  première  lettre  elle 
disait  que  Nicolas  l'avait  chassée  sans  qu'elle  eût 
rien  à  se  reprocher,  et  ajoutant,  avec  une  naïveté 
touchante,  qu'elle  ne  demandait  aucun  secours, 
quoique  réduite  à  la  misère,  mais  que  la  pensée  de 
Nicolas  Dmitritch  la  tuait  ;  que  deviendrait-il, 
faible  comme  il  l'était  ?  elle  suppliait  son  frère  de  ne 
pas  le  perdre  de  vue.  La  seconde  lettre  était  sur  un 
ton  différent.  Elle  disait  avoir  trouvé  Nicolas  à 
Moscou  et  en  être  partie  avec  lui  pour  une  ville  de 


ANNA  KARÉNINE.  191 

province  où  il  avait  obtenu  une  place  ;  là,  s'étant 
querellé  avec  un  de  ses  chefs,  il  avait  repris  le  che- 
min de  Moscou,  mais,  tombé  malade  en  route,  il  ne 
se  relèverait  probablement  plus.  «  Il  vous  demande 
constamment,  et  d'ailleurs  nous  n'avons  puis  d'ar- 
gent, »  écrivait-elle. 

«  Lis  donc  ce  que  Dolly  écrit  de  toi,  —  com- 
mença Kitty,  mais,  voyant  la  figure  bouleversée  de 
son  mari,  elle  se  tut.  —  Qu'y  a-t-il,  qu'arrive- 
t-il? 

—  Elle  m'écrit  que  Nicolas,  mon  frère,  se  meurt  ; 
je  vais  partir.  « 

Kitty  changea  de  visage  :  Dolly,  Tania  en  mar- 
quise, tout  était  oublié. 

«  Quand  donc  partiras-tu  ? 

—  Demain. 

—  Puis-je  t'accompagner  ?  demanda-t-elle. 

—  Kitty,  quelle  idée  !  répondit-il  sur  un  ton  de 
reproche. 

—  Comment  quelle  idée  ?  dit-elle  rfoissée  de  voir 
sa  proposition  reçue  de  si  mauvaise  grâce.  Pourquoi 
donc  ne  partirais- je  pas  avec  toi  ?  je  ne  te  gênerais 
en  rien.  Je... 

—  Je  pars  parce  que  mon  frère  se  meurt,  dit  I^- 
vine.  Qu'as- tu  à  faire  là-bas  ?... 

—  Ce  que  tu  y  feras  toi-même.  » 

«  Dans  un  moment  si  grave  pour  moi,  elle  ne 
songe  qu'à  l'ennui  de  rester  seule  »,  pensa  lyevine 
et  cette  réflexion  l'affligea. 

«  C'est  impossible  »,   répondit-il   sévèrement. 

Agathe  Mikhaïlowna,  voyant  les  choses  se  gâter, 
n.  7 


192  ANNA  KARÉNINE. 

déposa  sa  tasse  et  sortit.  Kitty  ne  le  remarqua  même 
pas.  Le  ton  de  son  mari  l'avait  d'autant  plus  blessée 
qu'il  n'attachait  évidemment  aucune  importance  à 
ses  paroles. 

«  Je  te  dis,  moi,  que  si  tu  pars,  je  pars  aussi;  je 
t'accompagnerai  certainement,  dit-elle  vivement  et 
avec  colère.  Je  voudrais  bien  savoir  pourquoi  ce 
serait  impossible  !  pourquoi  dis-tu  cela  ? 

—  Parce  que  Dieu  sait  où,  dans  quelle  auberge, 
je  le  trouverai,  par  quelles  routes  j'arriverai  jusqu'à 
lui.  Tu  ne  feras  que  me  gêner,  dit  I^evine,  cherchant 
à  garder  son  sang-froid. 

—  Aucimement.  Je  n'ai  besoin  de  rien,  où  tu 
peux  aller,  je  peiix  aller  aussi,  et... 

—  Quand  ce  ne  serait  qu'à  cause  de  cette 
femme,  avec  laquelle  tu  ne  peu;x  te  trouver  en  con- 
tact. 

—  Pourquoi  ?  je  n'ai  rien  à  savoir  de  toutes  ces 
histoires,  ce  ne  sont  pas  mes  affaires.  Je  sais  que  le 
frère  de  mon  mari  se  meurt,  que  mon  mari  va  le 
voir,  et  que  je  l'accompagne  pour.... 

—  Kitty  !  ne  te  fâche  pas,  et  songe  que  dans  un 
cas  aussi  grave  il  m'est  douloureux  de  te  voir  mêler 
à  mon  chagrin  une  véritable  faiblesse,  la  crainte  de 
rester  seule.  Si  tu  t'ennuies,  va  à  Moscou. 

—  Voilà  comme  tu  es  !  tu  me  supposes  toujours 
des  sentiments  mesquins,  s'écria-t-elle  étouffée  par 
des  larmes  de  colère.  Je  ne  suis  pas  faible...  Je  sens 
qu'il  est  de  mon  devoir  de  rester  avec  mon  mari 
dans  un  moment  pareil,  et  tu  veux  me  blesser  en  te 
méprenant  volontairement  sur  mon  compte. 


ANNA  KARÉNINE.  193 

—  Mais  c'est  affreux  de  devenir  ainsi  esclave  !  — 
cria  Ivevine  en  se  levant  de  table,  incapable  de  dissi- 
muler son  mécontentement  ;  au  même  instant,  il 
comprit  qu'il  se  fustigeait  lui-même. 

—  Pourquoi  alors  t'es-tu  marié  ?  tu  serais  libre  : 
pourquoi,  si  tu  te  repens  déjà  ?  »  Et  Kitty  se  sauva 
au  salon. 

Quand  il  vint  la  rejoindre,  elle  sanglotait. 

Il  chercha  d'abord  des  paroles,  non  pour  la  per- 
suader, mais  pour  la  calmer  ;  elle  ne  l'écoutait  pas 
et  n'admettait  aucun  de  ses  arguments  ;  il  se  baissa 
vers  elle,  prit  une  de  ses  mains  récalcitrantes,  la 
baisa,  baisa  ses  cheveux,  et  encore  sa  main,  elle  se 
taisait  toujours.  Mais  quand,  enfin,  il  lui  prit  la  tête 
entre  ses  deux  mains  et  l'appela  «  Kitty  »,  elle  s'a- 
doucit, pleura,  et  la  réconciliation  se  fit  aussitôt. 

On  décida  de  partir  ensemble.  Ivevine  se  déclara 
persuadé  qu'elle  tenait  uniquement  à  se  rendre  utile, 
et  qu'il  n'y  avait  rien  d'inconvenant  à  la  présence 
de  Marie  Nicolaevna  auprès  de  son  frère  ;  mais  au 
fond  du  cœur  il  s'en  voulait,  et  il  en  voulait  à  sa 
femme  ;  chose  étrange,  lui  qui  n'avait  pu  croire 
au  bonheur  d'être  aimé  d'elle,  se  sentait  presque 
malheureux  de  l'être  trop  !  Mécontent  de  sa  propre 
faiblesse,  il  s'effrayait  à  l'avance  du  rapprochement 
inévitable  entre  sa  femme  et  la  maîtresse  de  son 
frère.  L'idée  de  les  voir  dans  la  même  chambre  le 
remplissait  d'horreur  et  de  dégoût. 


194  ANNA  KARÉNINE. 


CHAPITRE  XVII 

ly'HÔTEi,  de  province  où  se  mourait  Nicolas  Levine 
était  un  de  ces  établissements  de  construction  ré- 
cente, ayant  la  prétention  d'offrir  à  im  public  peu 
habitué  à  ces  raffinements  modernes  la  propreté,  le 
confort  et  l'élégance,  mais  que  ce  même  public  avait 
vite  transformé  en  un  cabaret  mal  tenu.  Tout  y  pro- 
duisit à  I,evine  un  effet  pénible  :  le  soldat  en  uni- 
forme sordide  servant  de  suisse  et  fmnant  une  ciga- 
rette dans  le  vestibule,  l'escalier  de  fonte,  sombre 
et  triste,  le  garçon  en  habit  noir  couvert  de  taches, 
la  table  d'hôte  ornée  de  son  affreux  bouquet  de 
fleurs  en  cire,  grises  de  poussière,  l'état  général  de 
désordre  et  de  malpropreté,  et  jusqu'à  une  activité 
pleine  de  suffisance,  qui  lui  parut  tenir  du  ton  à  la 
mode  introduit  par  les  chemins  de  fer  :  tout  cet 
ensemble  ne  cadrait  en  rien  avec  ce  qui  les  atten- 
dait, et  ils  y  trouvaient  un  contraste  pénible  avec  leur 
bonheur  de  si  fraîche  date. 

lycs  meilleures  chambres  se  trouvèrent  occupées. 
On  leur  offrit  une  chambre  malpropre  en  leiy:  en 
promettant  une  autre  pour  le  soir.  Levine  y  condui- 
sit sa  femme,  vexé  de  voir  ses  prévisions  si  vite 
réalisées,  et  d'être  forcé  de  s'occuper  de  l'installer 
au  lieu  de  courir  vers  son  frère. 

«  Va,  va  vite  !  »  dit-elle  d'un  air  contrit. 

Il  sortit  sans  mot  dire  et  se  heurta  près  de  la  porte 
à  Marie  Nicolaevna  qui  venait  d'apprendre  son  arri- 


ANNA  KARENINE.  195 

vée.  Elle  n'avait  pas  changé  depuis  Moscou  :  c'était 
la  même  robe  de  laine,  laissant  à  découvert  son  cou 
et  ses  bras,  et  la  même  expression  de  bonté  sur  son 
gros  visage  grêlé. 

«  Eh  bien  ?  comment  va-t-il  ? 

—  Très  mal.  Il  ne  se  lève  plus,  et  vous 
attend  toujours.  Vous...  vous  êtes  avec  votre 
épouse  ?  » 

Levine  ne  se  douta  pas  tout  d'abord  de  ce  qui 
la  rendait  confuse,  mais  elle  s'expliqua  aussitôt  : 

«  Je  m'en  irai  à  la  cuisine  ;  il  sera  content,  il  se 
rappelle  l'avoir  vue  à  l'étranger.  » 

Levine  comprit  qu'il  s'agissait  de  sa  femme  et  ne 
sut  que  répondre. 

«  Allons,  allons  !  »  dit-il. 

Mais  à  peine  avait-il  fait  un  pas,  que  la  porte  de 
sa  chambre  s'ouvrit,  et  Kitty  parut  sur  le  seuil. 
Levine  rougit  de  contrariété  en  voyant  sa  femme 
dans  une  aussi  fausse  position,  mais  Marie  Nico- 
laevna  rougit  bien  plus  encore  ;  et,  se  serrant  contre 
le  mur,  prête  à  pleurer,  elle  enveloppa  ses  mains 
rouges  de  son  petit  châle  pour  se  donner  une  conte- 
nance. 

Levine  s'aperçut  de  l'expression  de  curiosité  avide 
qui  se  peignit  dans  le  regard  jeté  par  Kitty  sur  cette 
femme  incompréhensible  pour  elle,  et  presque  ter- 
rible ;  ce  fut  l'affaire  d'une  seconde. 

«  Eh  bien,  qu'y  a-t-il  ?  demanda-t-elle  à  son 
mari. 

—  Nous  ne  pouvons  rester  à  causer  dans  le  cou- 
loir !  répondit  Levine  d'un  ton  irrité. 


196  ANNA  KARÉNINE. 

—  Eh  bien,  entrez,  dit  Kitty  se  tournant  vers 
Marie  Nicolaevna,  qui  battait  en  retraite  ;  puis, 
voyant  l'air  effrayé  de  son  mari  :  ou  plutôt  allez,  allez 
et  faites-moi  chercher  »,  ajouta-telle  en  rentrant 
dans  sa  chambre.  Levine  se  rendit  chez  son  frère. 

Il  croyait  le  trouver  dans  l'état  d'illusion  propre 
aux  phtisiques,  et  qui  l'avait  frappé  lors  de  sa  der- 
nière visite,  plus  faible  aussi  et  plus  maigre,  avec  des 
indices  d'une  fin  prochaine,  mais  se  ressemblant 
encore.  Il  pensait  bien  être  ému  de  pitié  pour  ce 
frère  aimé,  et  retrouver,  plus  fortes  même,  les  ter- 
reurs que  lui  avait  naguère  fait  éprouver  l'idée  de 
sa  mort  ;  mais  ce  qu'il  vit  fut  très  différent  de  ce 
qu'il    attendait. 

Dans  une  petite  chambre  sordide,  sur  les  murs  de 
laquelle  bien  des  voyageurs  avaient  dûment  craché, 
et  qu'une  mince  cloison  séparait  mal  d'une  autre 
chambre  où  l'on  causait,  dans  une  atmosphère 
étouffée  et  malsaine,  il  aperçut,  sur  un  mauvais  lit, 
un  corps  légèrement  abrité  sous  une  couverture.  Sur 
cette  couverture  s'allongeait  tme  main  énorme 
comme  un  râteau,  et  tenant  d'une  façon  étrange 
par  le  poignet  à  une  sorte  de  fuseau  long  et  mince.  I^a 
tête,  penchée  sur  l'oreiller,  laissait  apercevoir  des 
cheveux  rares  que  la  sueur  collait  aux  tempes,  et  un 
front  presque  transparent. 

«  Est-il  possible  que  ce  cadavre  soit  mon  frère 
Nicolas  ?  »  pensa  Levine  ;  mais,  en  approchant,  le 
doute  cessa  ;  il  lui  suffit  de  jeter  un  regard  sur  les 
yeux  qui  accueillirent  son  entrée,  pour  reconnaître 
l'affreuse  vérité. 


ANNA  KARÉNINE.  197 

Nicolas  regarda  son  frère  avec  des  yeux  sévères. 
Ce  regard  rétablit  les  rapports  entre  eux  :  Constan- 
tin y  sentit  comme  un  reproche,  et  eut  des  remords 
de  son  bonheur. 

Il  prit  la  main  de  son  frère  ;  celui-ci  sourit,  mais 
ce  sourire  imperceptible  ne  changea  pas  la  dureté 
de  sa  physionomie. 

«  Tu  ne  t'attendais  pas  à  me  trouver  ainsi,  par- 
vint-il à  prononcer  avec    peine. 

—  Oui...  non...  répondit  Levine  s'embrouillant. 
Comment  ne  m'as-tu  pas  averti  plus  tôt  ?  avant 
mon  mariage  ?  J'ai  fait  tme  véritable  enquête  pour 
te  trouver.  » 

Il  voulait  parler  pour  éviter  un  silence  pénible, 
mais  son  frère  ne  répondait  pas  et  le  regardait  sans 
baisser  les  yeux,  comme  s'il  eût  pesé  chacune  de  ses 
paroles  ;  Levine  se  sentait  embarrassé.  Enfin  il 
annonça  que  sa  femme  était  avec  lui  et  Nicolas  en 
témoigna  sa  satisfaction,  ajoutant  toutefois  qu'il 
craignait  de  l'effrayer.  Un  silence  suivit  :  tout  à 
coup  Nicolas  se  mit  à  parler,  et,  à  l'expression  de 
son  visage,  Levine  crut  qu'il  avait  quelque  chose 
d'important  à  lui  commimiquer,  mais  c'était  pour 
accuser  le  médecin  et  regretter  de  ne  pouvoir  con- 
sulter ime  célébrité  de  Moscou.  Levine  comprit  qu'il 
espérait  toujours. 

Au  bout  d'un  moment,  Levine  se  leva,  prétextant 
le  désir  d'amener  sa  femme,  mais  en  réalité  afin  de 
se  soustraire,  au  moins  pendant  quelques  minutes, 
à  ces  cruelles  impressions. 

«  C'est  bon,  je  vais  faire  un  peu  nettoyer  et  aérer 


198  ANNA  KARÉNINE. 

ici  :  Mâcha,  viens  mettre  de  l'ordre,  dit  le  malade 
avec  effort,  et  puis  tu  t'en  iras  »,  ajouta-t-il  en  re- 
dant  son  frère  d'un  air  interrogateur. 

lycvine  sortit  sans  répondre,  mais  à  peine  dans  le 
corridor  il  se  repentit  d'avoir  promis  d'amener  sa 
femme  ;  en  songeant  à  ce  qu'il  avait  souffert,  il 
résolut  de  lui  persuader  que  cette  visite  était  su- 
perflue. «  Pourquoi  la  tourmenter  comme  moi  ? 
pensa-t-il. 

«  Eh  bien  ?  quoi  ?  demanda  Kitty  effrayée. 

—  C'est  horrible  !  pourquoi  es-tu  venue  ?  »  Kitty 
regarda  son  mari  en  silence  pendant  un  instant  ; 
puis,  le  prenant  par  le  bras,  elle  lui  dit  timidement  : 

«  Kostia  !  mène-moi  vers  lui,  ce  sera  moins  dur 
pour  nous  deux.  Mène-moi  et  laisse-moi  avec  lui  ; 
comprends  donc  que  d'être  témoins  de  ta  douleur 
et  de  n'en  pas  voir  la  cause,  m'est  plus  cruel  que  tout. 
Peut-être  lui  serai-je  utile,  et  à  toi  aussi.  Je  t'en 
prie,  permets-le-moi  !  »  Elle  suppliait  comme  s'il 
se  fût  agi  du  bonheur  de  sa  vie. 

Levine  dut  consentir  à  l'accompagner  et,  chemin 
faisant,    oublia   complètement   Marie   Nicolaevna. 

Kitty  marchait  légèrement,  et  montrait  à  sou 
mari  un  visage  courageux  et  plein  d'affection  ;  en 
entrant,  elle  s'approcha  du  lit,  de  façon  à  ne  pas 
forcer  le  malade  à  détourner  la  tête  ;  puis  sa  jeune 
main  fraîche  prit  l'énorme  main  du  mourant,  et, 
usant  du  don  propre  aux  femmes  de  manifester  une 
sympathie  qui  ne  blesse  pas,  elle  se  mit  à  lui  parler 
avec  ime  douce  animation  . 

«  Nous  nous  sommes  rencontrés  à  Soden,  sans 


ANNA  KARÉNINE.  199 

nous  connaître,  dit-elle.  Pensiez-vous  alors  que  je 
deviendrais  votre  sœur  ? 

—  Vous  ne  m'auriez  pas  reconnu,  n'est-ce  pas  ? 
—  dit-il  ;  son  visage  s'était  illuminé  d'un  sourire  en 
la  voyant  entrer. 

Oh  que  si  !  comme  vovis  avez  eu  raison  de  nous 
appeler  !  il  ne  se  passait  pas  de  jour  que  Kostia  ne 
se  souvînt  de  vous,  et  ne  s'inquiétât  d'être  sans 
nouvelles.  » 

L'animation  du  malade  dura  peu.  Kitty  n'avait 
pas  fini  de  parler,  que  l'expression  de  reproche 
sévère  du  mourant  pour  celui  qui  se  porte  bien  repa- 
rut sur  son  visage. 

«  Je  crains  que  vous  ne  soyez  bien  mal  ici,  con- 
tinua la  jeune  femme,  évitant  le  regard  fixé  sur 
elle,  pour  examiner  la  pièce.  —  Il  faudra  demander 
une  autre  chambre  et  nous  rapprocher  de  lui  ». 
dit-elle  à  son  mari. 


CHAPITRE  XVIII 

Levine  ne  pouvait  rester  calme  en  présence  de 
son  frère,  mais  les  détails  de  l'affreuse  situation  à 
laquelle  il  ne  voyait  pas  de  remède  échappaient  à  ses 
yeux  et  à  son  attention  troublée. 

Frappé  de  la  saleté  de  la  chambre,  du  désordre  et 
du  mauvais  air  qui  y  régnaient,  des  gémissements  du 
malade,  l'idée  ne  lui  venait  pas  qu'il  pût  s'enquérir 
de  la  façon  dont  ses  pauvres  membres  étaient  cou- 
chés, sous  la  couverture,  de  chercher  à  le  soulager 


300  ANNA  KARÉNINE. 

matériellement  pour  qu'il  fût  moins  mal,  sinon 
miexix  ;  la  seule  pensée  de  ces  détails  le  faisait  fris- 
sonner, et  le  malade,  sentant  instinctivement  cette 
conviction  d'impuissance,  s'en  irritait.  Aussi  Ivcvine 
ne  faisait-il  qu'entrer  et  sortir  de  la  chambre  sous 
divers  prétextes,  malheureux  auprès  de  son  frère, 
plus  malheureux  encore  loin  de  lui,  et  incapable  de 
rester  seuL 

Kitty  comprit  les  choses  tout  autrement  :  dès 
qu'elle  fut  près  du  malade,  elle  le  prit  en  pitié,  et 
dans  son  cœur  de  femme  cette  compassion,  loin  de 
produire  la  terreur  ou  le  dégoût,  la  porta  au  contraire 
à  s'informer  de  tout  ce  qui  pouvait  adoucir  ce 
triste  état.  Persuadée  qu'il  était  de  son  devoir  de 
lui  porter  secours,  elle  ne  doutait  pas  qu'il  ne  fût 
possible  de  le  soulager,  et  elle  se  mit  à  l'œuvre  sans 
tarder.  Les  détails  qui  répugnaient  à  son  mari 
furent  précisément  ceux  qui  attirèrent  son  atten- 
tion. Elle  fit  chercher  un  médecin,  envoya  à  la 
pharmacie,  occupa  sa  femme  de  chambre  et  Marie 
Nicolaevna  à  balayer,  épousseter,  laver  ;  elle-même 
leur  prêta  la  main.  Elle  fit  apporter  ou  emporter 
ce  qu'il  fallait  ;  sans  s'inquiéter  de  ceux  qu'elle 
rencontrait  sur  son  chemin,  elle  allait  et  venait  de 
sa  chambre  à  celle  de  son  beau-frère,  déballant  les 
choses  qui  manquaient  :  draps,  taies  d'oreillers,  ser- 
viettes,   chemises. 

Le  domestique  qui  servait  le  dîner  de  la  table 
d'hôte  répondit  plusieurs  fois  à  son  appel  d'tm  ton  de 
mauvaise  humeur,  mais  elle  donnait  ses  ordres  avec 
une  si  douce  autorité,  qu'il  les  exécutait  quand  même. 


ANNA  KARÉNINE.  201 

Ivcvine  n'approuvait  pas  tout  ce  mouvement  ;  il  n'en 
voyait  pas  le  but,  et  craignait  d'irriter  son  frère, 
mais  celui-ci  restait  calme  et  indifférent,  quoiqu'un 
peu  confus,  et  suivait  avec  intérêt  les  gestes  de  la 
jeune  femme.  Lorsque  Levine  rentra  de  chez  le 
médecin  où  Kitty  l'avait  envoyé,  il  vit,  en  ouvrant 
la  porte,  qu'on  changeait  le  linge  du  malade.  L'é- 
norme dos  aux  épaules  proéminentes,  les  côtes  et 
les  vertèbres  saillantes  se  trouvaient  découverts, 
tandis  que  Marie  Nicolaevna  et  le  domestique  s'em- 
brouillaient dans  les  manches  de  la  chemise,  et  ne 
parvenaient  pas  à  y  faire  entrer  les  longs  bras  dé- 
charnés de  Nicolas.  Kitty  ferma  vivement  la  porte 
sans  regarder  du  côté  de  son  beau-frère,  mais 
celui-ci  poussa  im  gémissement,  et  elle  se  hâta  d'ap 
procher. 

«  Faites  vite,  dit-elle. 

—  N'approchez  pas,  murmura  avec  colère  le 
malade,  je  m'arrangerai  seul... 

—  Que  dites- vous  ?  »  demanda  Marie. 

Mais  Kitty  entendit  et  comprit  qu'il  était  hon- 
teux et  confus  de  se  montrer  dans  cet  état. 

«  Je  ne  vois  rien  !  dit-elle  l'aidant  à  introduire 
son  bras  dans  la  chemise.  Marie  Nicolaevna,  passez 
de  l'autre  côté  du  lit  et  aidez-nous.  Va,  dit-elle  à  son 
mari,  prendre  dans  mon  sac  un  petit  flacon  et  ap- 
porte-le-moi ;  pendant  ce  temps,  nous  terminerons 
de  ranger.  » 

Quand  Levine  revint  avec  le  flacon,  le  malade 
était  couché,  et  tout,  autour  de  lui,  avait  pris  un 
autre  aspect.  Au  lieu  de  l'air  étouffé  qu'on  respirait 


202  ANNA  KARÉNINE. 

auparavant,  Kitty  répandait,  en  soufflant  dans  un 
petit  tube,  une  bonne  odeur  de  vinaigre  aromatisé. 
La  poussière  avait  disparu,  un  tapis  s'étendait  sous 
le  lit  ;  sur  une  petite  table  étaient  rangées  les  fioles 
de  médecine,  ime  carafe,  le  linge  nécessaire  et  la 
broderie  anglaise  de  Kitty  ;  sur  une  autre  table, 
près  du  lit,  une  bougie,  la  potion  et  des  poudres.  Le 
malade  lavé,  peigné,  étendu  dans  des  draps  propres, 
et  soutenu  par  plusieurs  oreillers,  était  revêtu  d'une 
chemise  blanche,  dont  le  col  entourait  son  cou  extra- 
ordinairement  maigre.  Une  expression  d'espérance 
se  lisait  dans  ses  yeux,  qui  ne  quittaient  pas 
Kitty. 

Le  médecin  trouvé  au  club  par  Levine  n'était 
pas  celui  qui  avait  mécontenté  Nicolas  ;  il  ausculta 
soigneusement  le  malade,  hocha  la  tête,  écrivit  une 
ordonnance,  et  donna  des  explications  détaillées 
sur  la  façon  de  lui  administrer  des  remèdes  et  de  le 
nourrir.  Il  conseilla  des  œufs  frais,  presque  crus,  et 
de  l'eau  de  Seltz  avec  du  lait  chaud  à  une  certaine 
température.  Lorsqu'il  fut  parti,  le  malade  dit  à  son 
frère  quelques  mots  dont  il  ne  comprit  que  les 
derniers,  «  ta  Katia  »,  mais  à  son  regard  Levine 
comprit  qu'il  en  faisait  l'éloge.  Il  appela  ensuite 
Katia,  comme  il  la  nommait  : 

«  Je  me  sens  beaucoup  mieux,  lui  dit-il  ;  avec 
vous  je  me  serais  guéri.  Tout  est  si  bien  maintenant!  » 
Il  chercha  à  porter  jusqu'à  ses  lèvres  la  main  de  sa 
belle-sœur,  mais,  craignant  de  lui  être  désagréable, 
se  contenta  de  la  caresser.  La  jeune  femme  serra 
affectueusement  cette  main  entre  les  siennes. 


ANNA  KARÉNINE.  203 

«  Tournez-moi  du  côté  gauche  maintenant,  et 
allez  tous  dormir  »,  murmura-t-il. 

Kitty  seule  comprit  ce  qu'il  disait,  parce  qu'elle 
pensait  sans  cesse  à  ce  qui  pouvait  lui  être  utile. 

«  Tourne-le  sur  le  côté,  dit-elle  à  son  mari,  je 
ne  puis  le  faire  moi-même,  et  ne  voudrais  pas  en 
charger  le  domestique.  Pouvez-vous  le  soulever  ? 
demanda- t-elle  à  Marie  Nicolaevna. 

—  J'ai  peur  »,  répondit  celle-ci. 

Levine,  quoique  terrifié  de  soulever  ce  corps 
effrayant  sous  sa  couverture,  subit  l'influence  de  sa 
femme,  et  passa  ses  bras  autour  du  malade  avec  un 
air  résolu  que  celle-ci  lui  connaissait  bien.  L'étrange 
pesanteur  de  ces  membres  épuisés  le  frappa.  Tandis 
qu'à  grand'peine  il  changeait  son  frère  de  place, 
Nicolas  entourant  son  cou  de  ses  bras  décharnés, 
Kitty  retourna  vivement  les  oreillers,  afin  de  mieux 
coucher  le  malade. 

Celui-ci  retint  une  main  de  son  frère  dans  la 
sienne  et  l'attira  vers  lui  ;  le  cœur  manqua  à  Levine 
lorsqu'il  le  sentit  la  porter  à  ses  lèvres  pour  la  baiser. 
Il  le  laissa  faire  cependant,  puis,  secoué  par  les  san- 
glots, sortit  de  la  chambre  sans  pouvoir  proférer 
un  mot. 


CHAPITRE  XIX 

«  Il  a  découvert  aux  simples  et  aux  enfants  ce 
qu'il  a  caché  aux  sages  »,  pensa  Levine  causant  quel- 
ques moments  après  avec  sa  femme.  —  Ce  n'est  pas 


204  ANNA  KARÉNINE. 

qu'il  se  crût  un  sage  en  citant  ainsi  l'Évangile  ; 
mais,  sans  s'exagérer  la  portée  de  son  intelligence,  il 
ne  pouvait  douter  que  la  pensée  de  la  mort  l'impres- 
sionnât autrement  que  sa  femme  et  Agathe  Mikhaï- 
lowna.  Cette  pensée  terrible,  d'autres  esprits  virils 
l'avaient  sondée  comme  lui,  de  toutes  les  forces  de 
leur  âme  ;  il  avait  lu  leurs  écrits,  mais  eux  aussi  ne 
semblaient  pas  en  savoir  aussi  long  que  sa  femme 
et  sa  vieille  bonne.  Ces  deux  personnes,  si  dissem- 
blables du  reste,  avaient  sous  ce  rapport  une  ressem- 
blance parfaite.  Toutes  deux  savaient,  sans  éprou- 
ver le  moindre  doute,  le  sens  de  la  vie  et  de  la  mort, 
et,  quoique  certainement  incapables  de  répondre  aux 
questions  qui  fermentaient  dans  l'esprit  de  Levine, 
elles  devaient  s'expliquer  de  la  même  façon  ces 
grands  faits  de  la  destinée  humaine,  et  partager  leur 
croyance  à  ce  sujet  avec  des  millions  d'êtres  hu- 
mains. Pour  preuve  de  leur  familiarité  avec  la  mort, 
elles  savaient  approcher  les  mourants,  et  ne  les 
craignaient  pas,  tandis  que  I^evine  et  ceux  qui  pou- 
vaient, comme  lui,  longuement  discourir  sur  le 
thème  de  la  mort  n'avaient  pas  ce  courage,  et  ne  se 
sentaient  pas  capables  de  secourir  un  moribond  : 
seul  auprès  de  son  frère,  Constantin  se  fût  contenté 
de  le  regarder,  et  d'attendre  sa  fin  avec  épouvante, 
sans  rien  faire  pour  la  retarder. 

1,3.  vue  du  malade  le  paralysait  ;  il  ne  savait  plus 
ni  parler,  ni  regarder,  ni  marcher.  —  Parler  de 
choses  indifférentes  lui  semblait  blessant  ;  parler 
de  choses  tristes,  de  mort,  impossible  ;  se  taire  ne 
valait  pas  mieux.  «  Si  je  le  regarde,  il  va   croire 


ANNA  KARENINE.  205 

que  j'ai  peur  ;  si  je  ne  le  regarde  pas,  il  croira 
que  mes  pensées  sont  ailleurs.  Marcher  sur  la 
pointe  des  pieds  l'agacera,  marcher  librement 
semble   brutal.  » 

Kitty  ne  pensait  à  rien  de  tout  cela  et  n'en 
avait  pas  le  temps  ;  uniquement  occupée  de  sou 
malade,  elle  paraissait  avoir  une  idée  nette  de  ce 
qu'il  fallait  faire,  et  elle  réussissait  dans  ce  qu'elle 
tentait. 

Elle  racontait  des  détails  sur  son  mariage,  sur  elle 
même,  lui  souriait,  le  plaignait,  le  caressait,  lui 
citait  des  cas  de  guérison  et  le  remontait  ainsi  ; 
d'où  Im  venaient  ces  lumières  particulières  ?  Et 
Kitty,  non  plus  qu'Agathe  Mikhaïlowna,  ne  se  con- 
tentait pas  de  soins  physiques,  ni  d'actes  purement 
matériels  :  toutes  detix  se  préoccupaient  d'ime 
question  plus  haute  :  en  parlant  du  vieux  serviteur 
qui  venait  de  mourir,  Agathe  Mikhaïlowna  avait 
dit  :  «  Dieu  merci,  il  a  communié  et  a  été  admi- 
nistré ;iDieu  donne  à  tous  une  fin  pareille!  »  Kitty, 
de  son  côté,  trouva  moyen  dès  le  premier  jour  de 
disposer  son  beau-frère  à  recevoir  les  sacrements, 
et  cela  au  milieu  de  ses  préoccupations  de  linge, 
de  potions  et  de  pansements. 

Rentré  dans  sa  chambre  à  la  fin  de  la  journée, 
lycvine  s'assit,  la  tête  basse,  confus,  ne  sachant 
que  faire,  incapable  de  songer  à  souper,  à  s'installer, 
à  rien  prévoir,  hors  d'état  même  de  parler  à  sa 
femme  ;  Kitty,  au  contraire,  montrait  vme  anima- 
tion extraordinaire  ;  elle  fit  apporter  à  souper,  défit 
elle-même  les  malles,  aida  à  dresser  les  lits,  qu'elle 


r<. 


2o6  ANNA  KARÉNINE. 

n'oublia  pas  de  saupoudrer  de  poudre  de  Perse.  Elle 
avait  l'excitation  et  la  rapidité  de  conception  qu'é- 
prouvent les  hommes  bien  doués  à  la  veille  d'une 
bataille,  ou  d'une  heure  grave  et  décisive  de  leur 
vie  lorsque  l'occasion  de  montrer  leur  valeur  se  pré- 
sente. 

Minuit  n'avait  pas  sonné  que  tout  était  propre- 
ment rangé  et  organisé  ;  leur  chambre  d'hôtel  offrait 
l'aspect  d'un  appartement  intime  :  près  du  lit  de 
Kitty,  sur  ime  table  couverte  d'xme  serviette  blan- 
che, se  dressait  son  miroir,  avec  ses  brosses  et  ses 
peignes. 

Levine  trouvait  impardonnable  de  manger,  de 
dormir,  même  de  parler  ;  chacun  de  ses  mouve- 
ments lui  paraissait  inconvenant.  Elle  au  contraire, 
rangeait  ses  menus  objets  sans  que  son  activité  eût 
rien  de  blessant  ni  de  gêné. 

Ils  ne  purent  manger  cependant,  et  restèrent  long- 
temps assis  avant  de  se  résoudre  à  se  coucher. 

«  Je  suis  bien  contente  de  l'avoir  décidé  à  rece- 
voir demain  l' extrême-onction,  dit  Kitty  en  peignant 
ses  cheveux  parfumés  devant  son  miroir  de  voyage, 
en  camisole  de  nuit.  Je  n'ai  jamais  vu  administrer, 
mais  maman  m'a  raconté  qu'on  disait  des  prières 
pour  demander  la  guérison. 

—  Crois-tu  donc  une  guérison  possible  ?  demanda 
lycvine,  regardant  la  raie  de  la  petite  tête  ronde  de 
Kitty  disparaître  dès  qu'elle  retirait  le  peigne. 

—  J'ai  questionné  le  docteur  ;  il  prétend  qu'il 
ne  peut  vivre  plus  de  trois  jours.  Mais  qu'en 
savent-ils  ?  —  Je  suis  contente  de  l'avoir  décidé, 


ANNA  KARENINE.  207 

dit-elle  en  regardant  son  mari.  —  Tout  peut  arri- 
ver »,  ajouta- t-elle  avec  l'expression  particulière, 
presque  rusée,  que  prenait  son  visage  en  parlant 
de  religion. 

.  Jamais,  depuis  la  conversation  qu'ils  avaient  eue 
étant  fiancés,  ils  ne  s'étaient  entretenus  de  questions 
religieuses,  mais  Kitty  n'en  continuait  pas  moins 
à  aller  à  l'église  et  à  prier  avec  la  tranquille  convic- 
tion de  remplir  un  devoir  ;  malgré  l'aveu  que  son 
mari  s'était  cru  obligé  de  lui  faire,  elle  le  croyait 
fermement  aussi  bon  chrétien,  peut-être  même  meil- 
leur, qu'elle  ;  il  plaisantait,  croyait-eUe,  en  s'accu- 
sant  du  contraire,  comme  lorsqu'il  la  taquinait  sur 
sa  broderie  anglaise  : 

«  I^es  honnêtes  gens  font  des  reprises  sur  leurs 
trous,  disait-il,  et  toi  tu  fais  des  trous  par  plai- 
sir. » 

«  Oui,  cette  femme,  Marie  Nicolaevna,  n'aurait 
jamais  su  le  décider,  dit  Levine.  Et  je  dois  l'avouer, 
je  suis  bien  heureux  que  tu  sois  venue  ;  tu  as  intro- 
duit un  ordre,  une  propreté...  »  Il  lui  prit  la  main  sans 
oser  la  baiser  (n'était-ce  pas  une  profanation  que  ce 
baiser  presque  en  face  de  la  mort  ?),  mais,  regardant 
ses  yeux  brillants,  il  la  lui  serra  d'un  air  contrit. 

«  Tu  aurais  trop  souffert  tout  seul,  dit-elle,  ca- 
chant ses  joues  devenues  rouges  de  satisfaction,  en 
levant  les  bras  pour  rouler  ses  cheveux  et  les  attacher 
sur  le  sommet  de  la  tête.  —  Elle  ne  sait  pas,  tandis 
que,  moi,  j'ai  appris  bien  des  choses  à  Soden, 

—  Y  a-t-il  donc  des  malades  comme  lui,  là-bas  ? 

—  Plus  malades  encore. 


^ 


2o8  ANNA  KARÉNINE. 

—  Tu  ne  saurais  croire  le  chagrin  que  j'éprouve  à 
ne  plus  le  voir  tel  qu'il  était  clans  sa  jeunesse  ;  c'était 
un  si  beau  garçon  !  mais  je  ne  le  comprenais  pas 
alors  ! 

—  Je  te  crois  ;  je  sens  que  nous  aurions  été  amis, 
dit-elle  ;  et  elle  se  retovirna  les  larmes  aux  yeux  vers 
son  mari,  effrayée  d'avoir  parlé  au  passé. 

—  Vous  l'auriez  été,  répondit-il  tristement  ;  c'est 
un  de  ces  hommes  dont  on  peut  dire  avec  raison  qu'il 
n'était  pas  fait  pour  ce  monde. 

—  En  attendant,  n'oublions  pas  que  nous  avons 
bien  des  journées  de  fatigue  en  perspective  ;  il  faut 
nous  coucher  «,  dit  Kitty  en  consultant  sa  montre 
microscopique. 


CHAPITRE   XX 

IvE  malade  fut  administré  le  lendemain.  Nicolas 
pria  avec  ferveur  pendant  la  cérémonie  ;  une  sup- 
plication passioimée  et  pleine  d'espérance  se  lisait 
dans  ses  grands  yeux  fixés  sur  l'image  sainte,  qu'on 
avait  placée  sur  tme  table  à  jeu,  couverte  d'une  ser- 
viette à  ramages. 

Levine  fut  effrayé  de  le  voir  ainsi,  car  il  savait  que 
le  déchirement  de  quitter  cette  vie,  à  laquelle  il 
tenait,  en  serait  plus  cruel.  Il  connaissait  d'ailleurs 
les  idées  de  son  frère,  savait  que  son  scepticisme  ne 
résultait  pas  du  désir  de  s'affranchir  de  la  religion 
pour  vivre  plus  librement  ;  ses  croyances  religieuses 
avaient  été  ébranlées  par  les  théories  scientifiques 


ANNA  KARÉNINE.  209 

modernes  ;  son  retour  à  la  foi  n'était  donc  pas  logi- 
que, ni  normal  :  dû  uniquement  à  une  espérance 
insensée  de  guérison,  il  ne  pouvait  être  que  tempo- 
raire et  intéressé.  Kitty  avait  rendu  cet  espoir  plus 
vivace  par  ses  récits  de  guérisons  extraordinaires. 
—  Levine  était  tourmenté  de  ces  pensées  en  regar- 
dant le  visage  plein  d'espoir  de  son  frère,  son  poignet 
amaigri  se  soulevant  à  grand'peine  jusqu'à  son  front 
chauve  pour  faire  un  signe  de  croix,  ses  épaules 
décharnées,  et  cette  poitrine  essoufflée  qui  ne  pou- 
vait plus  contenir  la  vie  qu'implorait  le  malade. 
Pendant  la  cérémonie,  I^evine  fit  ce  qu'il  avait  fait 
cent    fois,     tout    incrédule    qu'il    était  : 

«  Guéris  cet  homme  si  tu  existes,  disait-il  en 
s'adressant  à  Dieu,  et  tu  nous  sauveras  tous 
deux.  » 

Le  malade  se  sentit  tout  à  coup  beaucoup  mieux 
après  avoir  été  administré  ;  pendant  plus  d'une 
heure  il  ne  toussa  pas  une  seule  fois  ;  il  assurait,  en 
souriant  et  baisant  la  main  de  Kitty  avec  des  larmes 
de  reconnaissance,  qu'il  ne  souffrait  pas  et  sentait 
revenir  ses  forces  et  son  appétit.  —  Quand  on  lui 
apporta  sa  soupe,  il  se  releva  lui-même,  et  demanda 
une  côtelette  ;  quelque  impossible  que  fût  la  guéri- 
son,  I^evine  et  Kitty  passèrent  cette  heure  dans  une 
espèce  d'agitation  de  bonheur  craintif. 

«  Il  va  mieux.  Beaucoup  mieux  ! 

—  C'est  étonnant. 

—  Pourquoi  ce  serait-il  étonnant  ?  —  Il  va  cer- 
tainement mieux  »,  se  chuchotaient-ils  en  sou- 
riant. 


210  ANNA  KARÉNINE. 

L'illusion  ne  dura  pas.  Après  un  sommeil  pénible 
d'une  demi-heure,  le  malade  fut  réveillé  par  une 
quinte  de  toux.  I^es  espérances  s'évanouirent  aussitôt 
pour  tous,  pour  le  malade  lui-même.  Oubliant  ce 
qu'il  avait  cru  une  heure  avant,  et  honteux  même 
de  se  le  rappeler,  il  se  fit  apporter  un  flacon  d'iode 
à  respirer. 

Levine  le  lui  apporta,  et  son  frère  le  regarda  du 
même  air  passionné  dont  il  avait  regardé  l'image, 
pour  se  faire  confirmer  les  paroles  du  docteur,  qui 
attribuait  à  l'iode  des  vertus  miraculeuses. 

«  Kitty  n'est  pas  là  ?  murmura-t-il  de  sa  voix 
enrouée  lorsque  I^evine  eut,  à  contre-cœur,  répété 
les  paroles  du  médecin. 

—  Non  ?  alors  je  puis  parler.  —  J'ai  joué  la 
comédie  pour  elle.  —  Elle  est  si  gentille  !  mais  nous 
deux  ne  pouvons  nous  tromper.  Voilà  en  quoi  j'ai 
foi  »,  dit-il,  serrant  la  fiole  de  ses  mains  osseuses  et 
aspirant  l'iode. 

Vers  huit  heures  du  soir,  pendant  que  Levine  et 
sa  femme  prenaient  le  thé  dans  leur  chambre,  ils 
virent  accourir  Marie  Nicolaevna  tout  essouffiée. 
Elle  était  pâle  et  ses  lèvres  tremblaient.  «Il  se  meurt, 
balbutia-t-elle.  J'ai  peur,  il  va  mourir  !  » 

Tous  deux  coururent  chez  Nicolas;  il  était  assis, 
appuyé  de  côté  sur  son  lit,  la  tête  baissée,  et  son 
long  dos  ployé. 

«  Qu'éprouves-tu  ?  demanda  lycvine  doucement, 
après  im  moment  de  silence. 

—  Je  m'en  vais  !  murmura  Nicolas,  tirant  à 
grand'peine   les   sons    de   sa   poitrine,  mais   pro- 


ANNA  KARÉNINE.  21I 

nonçant  nettement  encore.  —  Sans  relever  la  tête,  il 
tourna  les  yeux  du  côté  de  son  frère,  dont  il  ne  pou- 
vait apercevoir  le  visage.  Katia,  va-t'en  !  »  mur- 
mura-t-il  encore. 

Levine  obligea  doucement  sa  femme  à  sortir. 

«  Je  m'en  vais,  répéta  encore  le  mourant. 

—  Pourquoi  t'imagines-tu  cela  ?  demanda  I^vine 
pour  dire  quelque  chose. 

—  Parce  que  je  m'en  vais,  répéta  Nicolas  comme 
s'il  eût  pris  ce  mot  en  affection.  C'est  fini.  » 

Marie  Nicolaevna  s'approcha  de  lui. 

«  Couchez-vous,  vous  serez  mieux,  dit-elle. 

—  Bientôt  je  serai  couché  tranquillement,  mort, 
murmura-t-il  avec  une  espèce  d'ironie  irritée.  Eh 
bien  !  couchez-moi  si  vous  voulez.  » 

I^vine  remit  son  frère  sur  le  dos,  s'assit  auprès  de 
lui,  et,  respirant  à  peine,  examina  son  visage.  lyC 
mourant  avait  les  yeux  fermés,  mais  les  muscles  de 
son  front  s'agitaient  de  temps  en  temps  comme  s'il 
eût  profondément  réfléchi.  Malgré  lui,  Levine  cher- 
cha à  comprendre  ce  qui  pouvait  se  passer  dans 
l'esprit  du  moribond  ;  ce  visage  sévère,  et  le  jeu  des 
muscles  au-dessus  des  sourcils,  semblaient  indiquer 
que  son  frère  entrevoyait  des  mystères  qui  restaient 
cachés  pour  les  vivants. 

«  Oui,  oui...  murmura  lentement  le  mourant  en 
faisant  de  longues  pauses  ;  attendez,  c'est  cela  ! 
dit-il  soudain,  comme  si  tout  s'était  éclairci  pour 
lui.  O  Seigneur  !  »  Et  il  soupira  profondément. 

Marie  Nicolaevna  posa  la  main  sur  ses  pieds. 
«  Il  se  refroidit  »,  dit-elle  à  voix  basse. 


212  ANNA  KARÉNINE. 

Le  malade  resta  longtemps  immobile,  mais  il 
vivait  et  soupirait  par  instants  ;  fatigué  de  la  tension 
de  sa  pensée,  I^evine  sentait  qu'il  n'était  plus  à 
l'unisson  du  mourant  ;  il  n'avait  plus  la  force  de 
penser  à  la  mort;  les  idées  les  plus  disparates  lui 
venaient  à  l'esprit  ;  il  se  demandait  ce  qu'il  allait 
avoir  à  faire  ;  lui  fermer  les  yeux,  l'habiller,  com- 
mander le  cercueil  ?  Chose  étrange  :  il  se  sentait 
froid  et  indifférent  ;  le  seul  sentiment  qu'il  éprou- 
vât était  plutôt  de  l'envie,  son  frère  avait  désor- 
mais une  certitude  à  laquelle  lui,  I^evine,  ne  pouvait 
prétendre.  Longtemps  il  resta  près  de  lui,  attendant 
la  fin  ;  elle  ne  venait  pas.  La  porte  s'entr'ouvrit 
et  Kitty  parut  ;  il  se  leva  pour  l'arrêter,  mais  aussi- 
tôt le  mourant  s'agita. 

«  Ne  t'en  va  pas  »,  dit-il  étendant  la  main.  Le- 
vine  prit  cette  main  dans  la  sienne  et  fit  un  geste 
mécontent  à  sa  femme  pour  la  renvoyer. 

Tenant  toujours  cette  main  mourante,  Levine 
attendit  une  demi-heure,  une  heure,  puis  encore  une 
heure.  Il  avait  cessé  de  penser  à  la  mort  et  songeait  à 
Kitty  ;  que  faisait-elle  ?  Qui  pouvait  bien  demeurer 
dans  la  chambre  voisine  ?  Le  docteur  avait-il  tme 
maison  à  lui  ?  Puis  il  eut  faim  et  sommeil.  Douce- 
ment il  dégagea  sa  main  pour  toucher  les  pieds  du 
mourant  ;  ils  étaient  froids,  mais  Nicolas  respirait 
toujours.  Levine  essaya  de  se  lever  sur  la  pointe  des 
pieds  ;  aussitôt  le  malade  s'agita  et  répéta  :  «  Ne 
t'en  va  pas  » 

Le  jour  parut,  et  la  situation  restait  la  môme. 


ANNA  KARÉNINE.  213 

Levîne  se  leva  doucement,  dégagea  sa  main,  et 
sans  regarder  le  malade,  rentra  dans  sa  chambre,  se 
coucha  et  s'endormit  ;  à  son  réveil  au  lieu  d'appren- 
dre la  mort  de  son  frère,  on  lui  dit  qu'il  avait  repris 
connaissance,  s'était  assis  dans  son  lit,  avait  de- 
mandé à  manger,  qu'il  ne  parlait  plus  de  la  mort, 
mais  exprimait  l'espoir  de  gtiérir,  et  témoignait 
encore  plus  d'irritation  et  de  tristesse  qu'à  l'ordi- 
naire. Personne  ne  parvint,  ce  jour-là,  à  le  calmer  ; 
il  accusait  tout  le  monde  de  ses  souffrances,  récla- 
mait un  célèbre  médecin  de  Moscou,  et,  à  toutes  les 
questions  qu'on  lui  faisait  sur  son  état,  répondait 
qu'il    souffrait    d'une    façon     intolérable. 

Cette  irritation  ne  fit  qu'augmenter  ;  Kitty  elle- 
même  fut  impuissante  à  l'adoucir,  et  lyevine  s'aper- 
çut qu'elle  souffrait  physiquement  et  moralement, 
quoiqu'elle  ne  voulût  pas  en  convenir.  L'attendris- 
sement causé  par  l'approche  de  la  mort  s'était  mêlé 
à  d'autres  sentiments.  Tous  savaient  la  fin  inévi- 
table, voyaient  le  malade  mort  à  moitié,  et  en  étaient 
venus  à  souhaiter  la  fin  aussi  prompte  que  possible  : 
ils  n'en  continuaient  pas  moins  à  donner  des  po- 
tions, à  faire  chercher  le  médecin  et  des  remèdes  ; 
mais  ils  se  mentaient  à  eux-mêmes,  et  cette  dissimu- 
lation était  plus  douloureuse  à  Levine  qu'aux  autres 
parce  qu'il  aimait  Nicolas  plus  tendrement,  et  que 
rien  n'était  plus  contraire  à  sa  nature  que  le  manque 
de  sincérité. 

lyevine,  longtemps  poursuivi  du  désir  de  récon- 
cilier ses  deux  frères,  avait  écrit  à  Serge  Ivanitch; 
celui-ci  lui  répondit,  et  Levine  lut  la  lettre  au  ma- 


214  ANNA  KARÉNINE. 

lade  :  Serge  ne  pouvait  venir,  mais  il  demandait 
pardon  à  son  frère  en  termes  touchants. 

Nicolas  ne  dit  rien. 

«  Que  dois-je  lui  écrire,  demanda  I^evine.  J'es- 
père que  tu  ne  lui  en  veux  pas  ? 

—  Aucunement  !  répondit  le  malade  d'un  ton 
contrarié  ;   écris-lui  qu'il   m'envoie  le    docteur.    » 

Trois  jours  cruels  passèrent  ainsi  ;  le  mourant 
restait  dans  le  même  état.  Tous  ceux  qui  l'appro- 
chaient n'avaient  plus  qu'un  désir,  sa  fin  ;  le  malade 
seul  ne  l'exprimait  pas,  et  continuait  à  se  fâcher 
contre  le  médecin,  à  prendre  ses  remèdes,  et  à  parler 
de  rétablissement.  Dans  les  rares  moments  où, 
absorbé  par  l'opium,  il  s'oubliait  un  instant,  il  con- 
fessait dans  une  demi-sommeil  ce  qui  pesait  à  son 
âme  comme  à  celle  des  autres  :  «  Ah  !  si  cela  pou- 
vait finir  !  » 

Ces  souffrances,  toujours  plus  intenses,  faisaient 
leur  œuvre  en  le  préparant  à  mourir  ;  chaque  mouve- 
ment était  une  douleur  ;  pas  un  membre  de  ce  pau- 
vre corps  qui  ne  causât  une  torture  ;  les  souvenirs 
même,  les  impressions,  les  pensées  du  passé,  répu- 
gnaient au  malade  ;  la  vue  de  ceux  qui  l'entouraient, 
leurs  discours,  tout  lui  faisait  mal  :  chacun  le  sen- 
tait :  on  n'osait  faire  un  mouvement  librement, 
exprimer  un  vœu  ou  une  pensée  ;  la  vie  se  concentra 
pour  tous  dans  le  sentiment  des  souffrances  du  mou- 
rant, et  dans  le  désir  ardent  de  l'en  voir  délivré. 

Il  touchait  à  ce  moment  suprême  où  la  mort  de- 
vait lui  paraître  souhaitable  comme  un  dernier  bon- 
heur ;  tout,  jusqu'à  la  faim,  la  fatigue,  la  soif,  ces 


ANNA  KARÉNINE.  215 

sensations  qui  jadis,  après  avoir  été  souffrance  ou 
privation,  lui  causaient  une  certaine  jouissance, 
n'étaient  plus  que  douleur  ;  il  ne  pouvait  aspirer 
qu'à  être  débarrassé  du  principe  même  de  ses 
maux,  de  son  corps  torturé  ;  sans  trouver  de  paroles 
pour  exprimer  ce  désir,  il  continuait,  par  habitude,  à 
réclamer  ce  qui  le  satisfaisait  autrefois.  «  Couchez- 
moi  sur  l'autre  côté  »,  demandait-il,  et,  aussitôt 
couché,  il  voulait  revenir  à  sa  position  première. 
«  Donnez- moi  du  bouillon.  Remportez-le.  Racontez 
quelque  chose  au  lieu  de  vous  taire  »  ;  et  sitôt  qu'on 
parlait  il  reprenait  une  expression  de  fatigue,  d'in- 
différence et  de  dégoût. 

Kitty  tomba  malade  une  dizaine  de  jours  après 
son  arrivée,  et  le  docteur  déclara  que  c'était  l'effet 
des  émotions  et  de  la  fatigue  ;  il  prescrivit  le  calme 
et  le  repos.  Elle  se  leva  cependant  après  le  dîner 
et  se  rendit,  comme  d'habitude,  chez  le  malade 
avec  son  ouvrage.  Nicolas  la  regarda  sévèrement 
et  sourit  avec  dédain  quand  elle  lui  dit  avoir  été 
souffrante.  Toute  la  journée  il  ne  cessa  de  se  mou- 
cher   et    de    gémir    plaintivement. 

—  Comment  vous  sentez- vous  ?  lui  demandâ- 
t-elle. 

—  Plus  mal,  répondit-il  avec  peine.  Je  souffre. 

—  Où  souffrez- vous  ? 

—  Partout. 

—  Vous  verrez  que  cela  finira  auojurd'hui,  » 
dit  Marie  Nicolaevna  à  voix  basse. 

Levine  la  fit  taire,  croyant  que  son  frère,  dont 
l'ouïe  était  très  sensible,  pourrrait  l'entendre  ;  il 


2i6  ANNA  KARÉNINE. 

se  tourna  vers  le  mourant,  qui  avait  entendu,  mais 
sur  lequel  ces  mots  n'avaient  produit  aucune  im« 
pression,  car  son  regard  restait  grave  et  fixe. 

«  Qu'est-ce  qui  vous  le  fait  croire  ?  demanda 
Levine,  emmenant  Marie  Nicolaevna  dans  le  cor- 
ridor. 

—  Il  se  dépouille. 

—  Comment  cela  ? 

—  Ainsi  »,  dit-elle  en  tirant  sur  les  plis  de  sa 
robe  de  laine.  Levine  remarqua  effectivement  que 
toute  la  journée  le  malade  avait  tiré  ses  couvertures 
comme  s'il  eût  voulu  s'en  dépouiller. 

Marie  Nicolaevna  avait  prédit  juste. 

Vers  le  soir,  Nicolas  n'eut  plus  la  force  de  soule- 
ver ses  bras,  et  son  regard  immobile  prit  tme  expres- 
sion d'attention  concentrée  qui  ne  changea  pas  lors- 
que son  frère  et  Kitty  se  penchèrent  vers  lui,  afin 
qu'il  pût  les  voir.  Kitty  fit  venir  le  prêtre  pour  dire 
les  prières  des  agonisants. 

Pendant  la  cérémonie,  le  malade,  qu'entouraient 
Levine,  Kitty  et  Marie  Nicolaevna,  ne  donna  aucun 
signe  de  vie;  mais  avant  la  fin  des  prières,  il  poussa 
tout  à  coup  un  soupir,  s'étendit  et  ouvrit  les  j^eux. 
Le  prêtre  posa  la  croix  sur  ce  front  glacé,  et  lorsqu'il 
eut  achevé  ses  oraisons,  resta  debout  en  silence,  près 
du  lit,  touchant  de  ses  doigts  l'énorme  main  du  mou- 
rant. 

«  Cest  fini  »,  dit-il  enfin,  voulant  s'éloigner  ; 
alors  les  lèvres  de  Nicolas  eurent  un  léger  tressaille- 
ment, et  du  fond  de  sa  poitrine  sortirent  ces  paroles 
qui  résonnèrent  nettement  dans  le  silence  : 


ANNA  KARÉNINE.  217 

«  Pas  encore...  Bientôt...  » 

Une  minute  après,  le  visage  s'éclaircit  ;  un  sou- 
rire se  dessina  sous  la  moustache,  et  les  femmes 
s'empressèrent  de  commencer  la  dernière  toilette. 

Toute  l'horreur  de  Levine  pour  la  terrible  énigme 
de  la  mort  se  réveilla  avec  la  même  intensité  que 
pendant  la  nuit  d'automne  où  son  frère  était  venu 
le  voir.  Plus  que  jamais  il  cemprit  son  incapacité 
à  sonder  ce  mystère,  et  la  terreur  de  le  sentir  si  près 
de  lui  et  si  inévitable.  La  présence  de  sa  femme  l'em- 
pêcha de  tomber  dans  le  désespoir,  car  malgré  les 
terreurs  il  éprouvait  le  besoin  de  vivre  et  d'aimer. 
L'amour  seul  le  sauvait  et  devenait  d'autant  plus 
fort  et  plus  pur  qu'il  était  menacé.  Et  à  peine  eut-il 
vu  s'accomplir  ce  mystère  de  mort,  qu'auprès  de  lui 
un  autre  miracle  d'amour  et  de  vie,  également 
insondable,  s'accomplit  à  son  tour. 

Le  docteur  déclara  que  Kitty  était  enceinte. 

CHAPITRE  XXI 

DÈS  que  Karénine  eut  compris,  grâce  à  Betsy  et 
à  Oblonsky,  que  tous,  et  Anna  la  première,  atten- 
daient de  lui  qu'il  délivrât  sa  femme  de  sa  présence, 
il  se  sentit  absolument  troublé  :  incapable  d'une 
décision  personnelle,  il  remit  son  sort  entre  les  mains 
de  tiers  trop  heureux  d'avoir  à  s'en  mêler,  et  fut  prêt 
à  accepter  tout  ce  qu'on  lui  proposa. 

Il  ne  revint  à  la  réalité  qu'au  lendemain  du  départ 
d'Anna,  lorsque  l'Anglaise  Ixii  fit  demander  si  elle 


2i8  ANNA  KARÉNINE. 

devait  dîner  à  table  ou  dans  la  chambre  des  enfants. 

Pendant  les  premiers  jours  qui  suivirent  le  départ 
d'Anna,  Alexis  Alexandrovitch  continua  ses  récep- 
tions, se  rendit  au  conseil,  et  dîna  chez  lui  comme 
d'habitude  ;  toutes  les  forces  de  son  âme  n'avaient 
qu'un  but  :  paraître  calme  et  indifférent.  Il  fit  des 
efforts  surhumains  pour  répondre  aux  questions  des 
domestiques  relativement  aux  mesures  à  prendre 
pour  l'appartement  d'Anna  et  ses  affaires,  de  l'air 
d'un  homme  préparé  aux  événements,  et  qm  n'y 
voit  rien  d'extraordinaire.  Deux  jours  il  réussit  à 
dissimuler  sa  souffrance,  mais  le  troisième  il  suc- 
comba. Un  commis  introduit  par  le  domestique 
apporta  une  facture  qu'Anna  avait  oublié  de  solder. 

«  Votre  Excellence  voudra  bien  nous  excuser, 
dit  le  commis,  et  nous  donner  l'adresse  de  Madame, 
si  c'est  à  elle  que  nous  devons  nous  adresser.  « 

Alexis  Alexandrovitch  sembla  réfléchir,  se  dé- 
toiima,  et  s'assit  près  d'ime  table  ;  longtemps  il 
resta  ainsi,  la  tête  appuyée  sur  sa  main,  essayant 
de  parler  sans  y  parvenir. 

Komeï,  le  domestique,  comprit  son  maître  et  fit 
sorti  le  commis. 

Resté  seul,  Karénine  sentit  qu'il  n'avait  plus  la 
force  de  lutter,  fit  dételer  sa  voiture,  ferma  sa  porte 
et  ne  dîna  pas  à  table. 

Le  dédain,  la  cruauté  qu'il  croyait  lire  sur  le 
visage  du  commis,  du  domestique,  de  tous  ceux  qu'il 
rencontrait,  lui  devenaient  insupportables.  S'il  avait 
mérité  le  mépris  public  par  une  conduite  blâmable, 
il  aurait  pu  espérer  qu'une  conduite  meilleure  lui 


ANNA  KARÉNINE.  219 

rendrait  l'estime  du  monde  ;  mais  il  n'était  pas  cou- 
pable, il  était  malheureux,  d'un  malheur  odieux, 
honteux.  Et  les  hommes  se  montreraient  d'autant 
plus  implacables  qu'il  souffrait  davantage;  ils  l'écra- 
seraient, comme  les  chiens  achèvent  entre  eux  vme 
pauvre  bête  qui  hurle  de  douleur.  Pour  résister  à 
l'hostilité  générale,  il  devrait  cacher  ses  plaies  : 
hélas,  deux  jours  de  lutte  l'avaient  déjà  épuisé  !  Et 
personne  à  qui  confier  sa  soufi'rance  !  pas  un  homme 
dans  tout  Pétersbourg  qui  s'intéressât  à  lui  !  qui 
eût  quelque  égard,  non  plus  pour  le  personnage  haut 
placé,  mais  pour  le  mari  désespéré  ! 

Alexis  Alexandrovitch  avait  perdu  sa  mère  à 
l'âge  de  dix  ans  ;  il  ne  se  souvenait  pas  de  son  père  ; 
son  frère  et  lui  étaient  restés  orphelins  avec  une  très 
modique  fortune  ;  leur  oncle  Karénine,  im  homme 
influent,  très  estimé  du  défunt  empereur,  se  chargea 
de  leur  éducation.  Après  de  bonnes  études  au  Gym- 
nase et  à  l'Université,  Karénine  débuta  brillamment, 
grâce  à  cet  oncle,  dans  la  carrière  administrative, 
et  se  voua  exclusivement  aux  affaires.  Jamais  il  ne 
se  lia  d'amitié  avec  personne  ;  son  frère  seul  lui  tenait 
au  cœur  ;  mais  celui-ci,  entré  aux  Affaires  étran- 
gères, et  envoyé  en  mission  hors  de  Russie  peu  après 
le  mariage  d'Alexis  Alexandrovitch,  était  mort  à 
l'étranger. 

Karénine,  nommé  gouverneur  en  province,  y  fit 
la  connaissance  de  la  tante  d'Anna,  une  femme  fort 
riche,  qui  manœuvra  habilement  pour  rapprocher 
de  sa  nièce  ce  gouverneur,  jeune,  sinon  comme  âge, 
du  moins  au  point  de  vue  de  sa  position  sociale.  Alexis 


220  ANNA  KARÉNINE. 

Alexandrovitch  se  vit  un  jour  dans  l'alternative 
de  choisir  entre  une  demande  en  mariage  ou  une 
démission.  Longtemps  il  hésita,  trouvant  autant 
de  raisons  contre  que  pour  le  mariage  ;  mais  il  ne 
put  cette  fois  appliquer  sa  maxime  favorite  :  «  Dans 
le  doute,  abstiens-toi.  »  Un  ami  de  la  tante  d'Anna 
lui  fit  entendre  que  ses  assiduités  avaient  compro- 
mis la  jeune  fille,  et  qu'en  homme  d'honneur  il 
devait  se  déclarer. 

C'est  ce  qu'il  fit,  et  dès  lors  il  reporta  sur  sa  fiancée 
d'abord,  puis  sa  femme,  la  somme  d'affection  dont 
sa  nature  était  capable. 

Cet  attachement  exclut  chez  lui  tout  autre  besoin 
d'intimité.  Il  avait  de  nombreuses  relations,  pouvait 
inviter  à  dîner  de  grands  personnages,  leur  deman- 
der un  service,  une  protection  pour  quelque  solli- 
citeur ;  il  pouvait  même  discuter  et  critiquer  Hbre- 
ment  les  actes  du  gouvernement  devant  un  certain 
nombre  d'auditeurs,  mais  là  se  bornaient  ses  rap- 
ports de  cordialité. 

I/Cs  seules  relations  familières  qu'il  eût  à  Péters- 
bourg  étaient  son  chef  de  cabinet  et  son  médecin.  I^e 
premier,  Michel  Wassiliévitch  Sludine,  un  galant 
homme,  simple,  bon  et  intelligent,  paraissait  plein 
de  sympathie  pour  Karénine  ;  mais  la  hiérarchie 
du  service  avait  mis  entre  eux  une  barrière  qui  arrê- 
tait les  confidences.  Aussi,  après  avoir  signé  les  pa- 
piers qu'il  lui  apportait,  Alexis  Alexandrovitch 
trouva-t-il  impossible,  en  regardant  Sludine,  de 
s'ouvrir  à  lui.  Sa  phrase  :  «  Vous  savez  mon  mal- 
heur ))  était  sur  ses  lèvres  ;  il  ne  put  la  prononcer. 


ANNA  KARÉNINE.  221 

et  se  borna,  en  le  congédiant,  à  la  formule  habi- 
tuelle :  «  Vous  aurez  la  bonté  de  me  préparer  ce 
travail...  » 

Le  docteur,  dont  Karénine  savait  les  sentiments 
bienveillants,  était  fort  occupé,  et  il  semblait  qu'il 
se  fût  conclu  un  pacte  tacite  entre  eux,  par  lequel 
tous  deux  se  supposaient  surchargés  de  besogne  et 
forcés  d'abréger  leurs  entretiens. 

Quant  aux  amies,  et  à  la  principale  d'entre  elles,  la 
comtesse  Lydie,  Karénine  n'y  songeait  même  pas. 
Les  femmes  lui  faisaient  peur  et  il  n'éprouvait  pour 
elle  que  de  l'éloignement. 


CHAPITRE  XXII 

Mais  si  Alexis  Alexandrovitch  avait  oublié  la 
comtesse  Lydie,  celle-ci  pensait  à  lui.  Elle  arriva 
précisément  à  cette  heure  de  désespoir  solitaire  où, 
la  tête  entre  ses  mains,  il  s'était  affaissé  immobile 
et  sans  force.  Elle  n'attendit  pas  qu'on  l'annonçât 
et  pénétra  dans  le  cabinet  de  Karénine. 

«  J'ai  forcé  la  consigne,  dit-elle,  entrant  à  pas 
rapides,  essoufflée  par  l'émotion  et  l'agitation.  Je 
sais  tout  !  Alexis  Alexandrovitch,  mon  ami  ?  »  Et 
elle  lui  serra  la  main  entre  les  siennes  et  le  regarda 
de  ses  beaux  yeux  profonds. 

Karénine  se  leva,  dégagea  sa  main  en  fronçant 
le  sourcil,  et  lui  avança  un  siège. 

«  Veuillez  vous  asseoir  ;  je  ne  reçois  pas  parce  que 


222  ANNA  KARÉNINE. 

je  suis  souffrant,  comtesse,  dit-il,  les  lèvres  trem- 
blantes. 

— Mon  ami  !  »  répéta  la  comtesse  sans  le  quitter 
des  5eux  ;  ses  sourcils  se  relevèrent  de  façon  à  des- 
siner un  triangle  sur  son  front,  et  cette  grimace 
enlaidit  encore  sa  figure  jaune,  naturellement  laide. 

Alexis  Alexandrovitch  comprit  qu'elle  était  prête 
à  pleurer  de  compassion,  et  l'attendrissement  le 
gagna  ;  il  saisit  sa  main  potelée  et  la  baisa. 

«  Mon  ami  !  dit-elle  encore  d'une  voix  entrecou- 
pée par  l'émotion  :  vous  ne  devez  pas  vous  aban- 
donner ainsi  à  votre  douleur  ;  elle  est  grande,  mais 
il  faut  chercher  à  la  calmer  ! 

—  Je  suis  brisé,  tué,  je  ne  suis  plus  un  homme  ! 
dit  Alexis  Alexandrovitch,  abandonnant  la  main 
de  la  comtesse,  tout  en  regardant  toujours  ses  yeux 
remplis  de  larmes  ;  ma  situation  est  d'autant  plus 
affreuse  que  je  ne  trouve  ni  en  moi,  ni  hors  de  moi, 
d'appui  pour  me  soutenir. 

—  Vous  trouverez  cet  appui,  non  pas  en  moi, 
quoique  je  vous  supplie  de  croire  à  mon  amitié,  dit- 
elle  en  soupirant,  mais  en  lui  !  Notre  appui  est  dans 
son  amour  ;  son  joug  est  léger,  continua- t-elle  avec 
ce  regard  exalté  que  Karénine  lui  connaissait  bien. 
Il  vous  entendra  et  vous  aidera  !  » 

Ces  paroles  furent  douces  à  Alexis  Alexandrovitch 
quoi  qu'elles  témoignassent  d'une  exaltation  mys- 
tique, nouvellement  introduite  à  Pétersbourg, 

«  Je  suis  faible,  anéanti;  je  n'ai  rien  prévu  autre- 
fois et  ne  comprends  plus  rien  maintenant  ! 

•—  Mon  ami  ! 


ANNA  KARÉNINE.  223 

—  Ce  n'est  pas  la  perte  que  je  fais,  continua 
Alexis  Alexandrovitch,  que  je  pleure.  Ah  non  ! 
mais  je  ne  puis  me  défendre  d'un  sentiment  de  honte 
aux  yeux  du  monde  pour  la  situation  qui  m'est 
faite  !  C'est  mal  et  je  n'y  puis  rien... 

—  Ce  n'est  pas  vous  qui  avez  accompli  l'acte  de 
pardon  si  noble  qui  m'a  comblée  d'admiration, 
c'est  lui  ;  aussi  n'avez- vous  pas  à  en  rougir  »,  dit  la 
comtesse  en  levant  les  yeux  avec  enthousiasme. 

Karénine  s'assombrit  et,  serrant  ses  mains  l'ime 
contre  l'autre,  en  fit  craquer  les  jointures. 

«  Si  vous  saviez  tous  les  détails  !  dit-il  de  sa  voix 
perçante.  Les  forces  de  l'homme  ont  des  limites,  et 
j'ai  trouvé  la  limite  des  miennes,  comtesse.  Ma 
journée  entière  s'est  passée  en  arrangements  do- 
mestiques découlant  (il  appuya  sur  le  mot)  de  ma 
situation  solitaire.  Les  domestiques,  la  gouvernante, 
les  comptes,  ces  misères  me  dévorent  à  petit  feu! 
Hier  à  dîner...  c'est  à  peine  si  je  me  suis  contenu  ; 
je  ne  pouvais  supporter  le  regard  de  mon  fils.  Il 
n'osait  pas  me  faire  de  questions,  et  moi  je  n'osais 
pas  le  regarder.  H  avait  peur  de  moi...  mais  ce  n'est 
rien  encore...  »  Karénine  voulut  parler  de  la  fac- 
ture qu'on  lui  avait  apportée,  sa  voix  trembla  et  il 
s'arrêta.  Cette  facture  sur  papier  bleu,  pour  un  cha- 
peau et  des  rubans,  était  im  souvenir  poignant  !  Il 
se  prenait  en  pitié  en  y  songeant. 

«  Je  comprends,  mou  ami,  je  comprends  tout,  dit 

la  comtesse.  L'aide  et  la  consolation,  vous  ne  les 

trouverez  pas  en  moi  :  mais  si  je  suis  venue,  c'est 

pour  vous  offrir  mes  services,  essayer  de  vous  déli- 

n.  8 


224  ANNA  KARENINE. 

vrer  de  ces  petits  soucis  misérables  auxquels  vous 
ne  devez  pas  vous  abaisser  ;  c'est  une  main  de  femme 
qu'il  faut  ici.  Me  laisserez- vous  faire  ?  » 

Karénine  se  tut  et  lui  serra  la  main  avec  recon- 
naissance ! 

«  Nous  nous  occuperons  tous  deux  de  Serge.  Je  ne 
suis  pas  très  entendue  quant  aux  choses  de  la  vie 
pratique,  mais  je  m'y  mettrai  et  serai  votre  ména- 
gère. Ne  me  remerciez  pas,  je  ne  le  fais  pas  de  moi- 
même... 

—  Comment  ne  serais- je  pas  reconnaissant  ! 

—  Mais,  mon  ami,  ne  cédez  pas  au  sentiment 
dont  vous  parliez  tout  à  l'heure  ;  comment  rougir 
de  ce  qui  a  été  le  plus  haut  degré  de  la  perfection 
chrétienne  ?  »  Celui  qui  s'abaisse  «  sera  élevé.  » 
Et  ne  me  remerciez  pas.  Remerciez  Celui  qu'il  faut 
prier.  En  Eui  seul  nous  trouverons  la  paix,  la  conso- 
lation, le  salut,  l'amour  !  » 

Elle  leva  les  yeux  au  ciel,  et  Alexis  Alexandro- 
vitch  comprit  qu'elle  priait. 

Cette  phraséologie,  qu'il  trouvait  autrefois  déplai- 
sante, paraissait  aujourd'hui  à  Karénine  naturelle 
et  calmante.  Il  n'approuvait  pas  l'exaltation  à  la 
mode  ;  sincèrement  croyant,  la  religi-m  l'intéres- 
sait principalement  au  point  de  vue  politique; 
aussi  les  enseignements  nouveaux  lui  étaient-ils 
antipathiques  par  principe.  La  comtesse,  que  ces 
nouvelles  doctrines  enthousiasmaient,  n'avait  pas 
son  approbation,  et  au  lieu  de  discuter  sur  ce 
sujet,  il  détournait  généralement  la  conversation 
et  ne  répondait  pas.  Mais  cette  fois  il  la  laissa  parler 


ANNA  KARÉNINE.  225 

avec  plaisir,  sans  la  contredire,  même  intérieure- 
ment. 

«  Je  vous  suis  bien  reconnaissant  pour  vos  pa- 
roles et  vos  promesses  »,  dit-il  quand  elle  eut  fini 
de  prier. 

La  comtesse  serra  encore  la  main  de  son  ami. 

«  Maintenant  je  me  mets  à  l'œuvre,  dit-elle, 
effaçant  en  souriant  les  traces  de  larmes  sur  son 
visage.  Je  vais  voir  Serge,  et  ne  m'adresserai  à  vous 
que  dans  les  cas  graves.  » 

La  comtesse  Lydie  se  leva  et  se  rendit  auprès  de 
l'enfant  ;  là,  tout  en  baignant  de  ses  larmes  les 
joues  du  petit  garçon  effrayé,  elle  lui  apprit  que  son 
père  était  un  saint,  et  que  sa  mère  était  morte. 

La  comtesse  remplit  sa  promesse  et  se  chargea 
effectivement  des  détails  du  ménage,  mais  elle 
n'avait  rien  exagéré  en  avouant  son  incapacité  pra- 
tique. Ses  ordres  ne  pouvaient  raisonnablement 
s'exécuter,  aussi  ne  s'exécutaient-ils  pas,  et  le  gou- 
vernement de  la  maison  tomba  insensiblement  en- 
tre les  mains  du  valet  de  chambre  Korneï.  Celui-ci 
habitua  peu  à  peu  son  maître  à  écouter,  pendant  sa 
toilette,  les  rapports  qu'il  jugeait  utile  de  lui  faire. 
L'intervention  de  la  comtesse  n'en  fut  pas  moins 
utile  ;  son  affection  et  son  estime  furent  pour  Karé 
nine  un  soutien  moral,  et,  à  sa  grande  consolation, 
elle  parvint  presque  à  le  convertir  ;  du  moins  chan- 
gea-t-elle  sa  tiédeur  en  une  chaude  et  ferme  sym- 
pathie pour  l'enseignement  chrétien  tel  qu'il  se 
répandait  depuis  peu  à  Pétersbourg.  Cette  conver- 
sion ue  fut  pas  di&cile. 


226  ANNA  KARÉNINE. 

Karénine,  comme  la  comtesse,  comme  tous  ceux 
qui  préconisaient  les  idées  nouvelles,  était  dénué 
d'tme  imagination  profonde,  c'est-à-dire  de  cette 
faculté  de  l'âme  grâce  à  laquelle  les  mirages  de  l'ima- 
gination même  exigent  pour  se  faire  accepter  une 
certaine  conformité  avec  la  réalité.  Ainsi  il  ne  voyait 
rien  d'impossible  ni  d'invraisemblable  à  ce  que  la 
mort  existât  pour  les  incrédules,  et  non  pour  lui  ; 
à  ce  que  le  péché  fût  exclu  de  son  âme,  parce  qu'il 
possédait  une  foi  pleine  et  entière  dont  seul  il  était 
juge  ;  à  ce  que,  dès  ce  monde,  il  pût  considérer  son 
salut  comme  certain. 

I^a  légèreté,  l'erreur  de  ces  doctrines  le  frap- 
paient néanmoins  par  moments  ;  il  sentait  alors 
combien  la  joie  causée  par  l'irrésistible  sentiment 
qui  l'avait  poussé  au  pardon  était  différente  de 
celle  qu'il  éprouvait  maintenant  que  le  Christ  habi- 
tait son  âme.  Mais  quelque  illusoire  que  fût  cette 
grandeur  morale,  elle  lui  était  indispensable  dans 
son  humiliation  actuelle  ;  il  éprouvait  l'impérieux 
besoin  de  dédaigner,  du  haut  de  cette  élévation 
imaginaire,  ceux  qui  le  méprisaient,  et  il  se  cram- 
ponnait à  ses  nouvelles  convictions  comme  à  une 
planche  de  salut. 


CHAPITRE  XXIII 

I^A  comtesse  Lydie  avait  été  mariée  fort  jeune  ; 
d'un  naturel  exalté,  elle  rencontra  dans  son  mari  un 
bon  enfant  très  riche,  très  haut  placé,  et  fort  dissolu. 


ANNA  KARÉNINE.  227 

Dès  le  second  mois  de  leur  mariage,  son  mari  la 
quitta,  répondant  à  ses  effusions  de  tendresses  par 
tm  sourire  ironique,  presque  méchant,  que  personne 
ne  parvint  à  s'expliquer,  la  bonté  du  comte  étant 
connue  et  la  romanesque  Lydie  n'offrant  auctme 
prise  à  la  critique.  Depuis  lors,  les  époux,  sans  être 
séparés,  vécurent  chacun  de  leur  côté,  le  mari 
n'accueillant  jamais  sa  femme  qu'avec  im  sourire 
amer  qui  resta  ime  énigme. 

La  comtesse  avait  depuis  longtemps  renoncé  à 
adorer  son  mari,  mais  elle  était  toujours  éprise  de 
quelqu'un  et  même  de  plusieurs  persormes  à  la  fois, 
hommes  et  femmes,  généralement  de  ceux  qui  atti- 
raient l'attention  d'une  façon  quelconque.  Ainsi 
elle  s'éprit  de  chacun  des  nouveaux  princes  ou  prin- 
cesses qui  s'alliaient  à  la  famille  impériale,  puis  elle 
aima  successivement  un  métropolitain,  im  grand 
vicaire  et  un  simple  desservant  ;  ensuite  un  journa- 
hste,  trois  slavophiles  et  Komissarof,  puis  un  mi- 
nistre, un  docteur,  un  missionnaire  anglais  et  enfin 
Karénine.  Ces  amours  multiples,  et  leurs  différentes 
phases  de  chaleur  ou  de  refroidissement,  ne  l'em- 
pêchaient en  rien  d'entretenir  les  relations  les  plus 
compliquées,  tant  à  la  cour  que  dans  le  monde.  Mais 
du  jour  où  elle  prit  Karénine  sous  sa  protection, 
qu'elle  s'occupa  de  ses  affaires  domestiques  et  de  la 
direction  de  son  âme,  elle  sentit  qu'elle  n'avait 
jamais  sincèrement  aimé  que  lui  ;  ses  autres  amours 
perdirent  toute  valeur  à  ses  yeux.  D'ailleurs,  en 
analysant  ses  sentiments  passés,  et  en  les  compa- 
rant à  celui  qu'elle  ressentait  maintenant,  pouvait- 


228  ANNA  KARÉNINE. 

elle  ne  pas  reconnaître  que  jamais  elle  ne  se  serait 
éprise  de  Komissarof  s'il  n'eût  sauvé  la  vie  de  l'em- 
pereur, ni  de  Ristitsh  si  la  question  slave  n'avait 
pas  existé  ?  tandis  qu'elle  aimait  Karénine  pour 
lui-même,  pour  sa  grande  âme  incomprise,  pour  son 
caractère,  pour  le  son  de  sa  voix,  son  parler  lent,  son 
regard  fatigué  et  ses  mains  blanches  et  molles,  aux 
veines  gonflées.  Non  seulement  elle  se  réjouissait  à 
l'idée  de  le  voir,  mais  encore  elle  cherchait,  sur  le 
visage  de  son  ami,  une  impression  analogue  à  la 
sienne.  Elle  tenait  à  lui  plaire,  autant  par  sa  per- 
sonne que  par  sa  conversation  ;  elle  ne  s'était  ja- 
mais autant  mise  en  frais  de  toilette.  Plus  d'une  fois 
elle  se  surprit  réfléchissant  à  ce  qui  aurait  pu  être 
s'ils  eussent  été  libres  tous  deux  !  Quand  il  entrait, 
elle  rougissait  d'émotion,  et  ne  pouvait  réprimer 
un  sourire  ravi  lorsqu'il  lui  disait  quelque  parole 
aimable. 

Depuis  plusieurs  jours  la  comtesse  était  vive- 
ment troublée  :  elle  avait  appris  le  retour  d'Anna 
et  de  Wronsky.  Comment  épargner  à  Alexis  Alexan- 
drovitch  la  torture  de  revoir  sa  femme  ?  Comment 
éloigner  de  lui  l'odieuse  pensée  que  cette  affreuse 
femme  respirait  dans  la  même  ville  que  lui,  et  pou- 
vait à  chaque  instant  le  rencontrer  ? 

Lydie  Ivanovna  fit  faire  une  enquête  pour  con- 
naître les  plans  de  ces  «  vilaines  gens  »,  comme  elle 
nommait  Anna  et  Wronsky.  Le  jeune  aide  de 
camp,  ami  de  Wronsky,  chargé  de  cette  mission 
avait  besoin  de  la  comtesse  pour  obtenir,  grâce  à  son 
appui,  la  concession  d'une  affaire.  Il  vint  donc  lui 


ANNA  KARENINE.  229 

apprendre  qu'après  avoir  terminé  leurs  arrange- 
ments ils  comptaient  repartir  le  lendemain,  et  Lydie 
Ivanovna  commençait  à  se  rassurer,  lorsqu'on  lui 
apporta  un  billet  dont  elle  reconnut  aussitôt  l'écri- 
•  ture  :  c'était  celle  d'Anna  Karénine.  L'enveloppe, 
en  papier  anglais  épais  comme  une  écorce  d'arbre, 
contenait  une  feuille  oblongue  et  jaune,  ornée  d'un 
immense  monogramme  ;  le  billet  répandait  un  par- 
fum délicieux  : 

«  Qui  l'a  apporté  ? 

—  Un  commissionnaire  d'hôtel.  » 

Longtemps  la  comtesse  resta  debout  sans  avoir 
le  courage  de  s'asseoir  pour  lire  ;  l'émotion  lui  ren- 
dit presque  un  de  ses  accès  d'asthme.  Enfin,  lors- 
qu'elle se  fut  calmée,  elle  ouvrit  le  billet  sviivaut, 
écrit  en  français  : 

«  Madame  la  comtesse, 

«  Les  sentiments  chrétiens  dont  votre  âme  est 
remplie  me  donnent  l'audace  impardonnable,  je  le 
sens,  de  m'adresser  à  vous.  Je  suis  malheureuse 
d'être  séparée  de  mon  fils,  et  vous  demande  en  grâce 
la  permission  de  le  voir  une  fois  avant  mou  départ. 
Si  je  ne  n'adresse  pas  directement  à  Alexis  Alexan- 
drovitch,  c'est  pour  ne  pas  donner  à  cet  homme 
généreux  la  douleur  de  s'occuper  de  moi.  Connais- 
sant votre  amitié  pour  lui,  j'ai  pensé  que  vous  me 
comprendriez  :  m' enverrez- vous  Serge  chez  moi  ? 
préférez- vous  que  je  vienne  à  l'heure  que  vous  m'in- 
diquerez, ou  me  ferez- vous  savoir  comment  et  dans 
quel  endroit  je  pourrais  le  voir  ?  Un  refus  me  semble 


230  ANNA  KARÉNINE. 

impossible  lorsque  je  songe  à  la  grandeur  d'âme  de 
celui  à  qui  il  appartient  de  décider.  Vous  ne  sauriez 
imaginer  ma  soif  de  revoir  mon  enfant,  ni  par  consé- 
quent comprendre  l'étendue  de  ma  reconnaissance 
pour  l'appui  que  vous  voudrez  bien  me  prêter  dans 
cette  circonstance. 

«  Anna.  » 

Tout  dans  ce  billet  irrita  la  comtesse  Lydie  :  son 
contenu,  les  allusions  à  la  grandeur  d'âme  de  Karé- 
nine, et  surtout  le  ton  d'aisance  qui  y  régnait. 

«  Dites  qu'il  n'y  a  pas  de  réponse  »  ;  et,  ouvrant 
aussitôt  son  buvard,  elle  écrivit  à  Karénine  qu'elle 
espérait  bien  le  rencontrer  vers  vme  heure  au  Palais; 
c'était  jour  de  fête  :  on  allait  féliciter  la  famille 
impériale. 

«  J'ai  besoin  de  vous  entretenir  d'une  affaire 
grave  et  triste  ;  nous  conviendrons  au  Palais  du  lieu 
où  je  pourrai  vous  voir.  I/C  mieux  serait  chez  moi, 
où  je  ferai  préparer  voire  thé.  C'est  indispensable. 
//  nous  impose  sa  croix,  mais  //  nous  donne  aussi  la 
force  de  la  porter  »,  ajouta-t-elle  pour  le  préparer 
dans  ime  certaine  mesure. 

I^a  comtesse  écrivait  de  deux  à  trois  billets  par 
jour  à  Alexis  Alexandrovitch  ;  elle  aimait  ce  moyen, 
à  la  fois  élégant  et  mystérieux,  d'entretenir  avec  lui 
des  rapports  que  la  vie  habituelle  rendait  trop  sim- 
ples à  son  gré. 


ANNA  KARÉNINE.  231 


CHAPITRE  XXIV 

Les  félicitations  étaient  terminées.  Tout  en  se 
retirant,  on  causait  des  dernières  nouvelles,  des 
récompenses  accordées  ce  jour-là,  et  des  mutations 
de  places  pour  quelques  hauts  fonctionnaires. 

«  Que  diriez- vous  si  la  comtesse  Marie  Borisovna 
était  nommée  au  ministère  de  la  guerre  et  la  prin- 
cesse Watkosky  chef  de  l'état-major  ?  disait  un  petit 
vieillard  grisonnant,  en  uniforme  couvert  de  brode- 
ries, à  une  grande  et  belle  demoiselle  d'honneur 
qui  le  questionnait  sur  les  nouveaux  changements. 

—  Dans  ce  cas,  je  dois  être  nommée  aide  de  camp  ? 
dit  la  jeune  fille  souriant. 

—  Vous  ?  votre  place  est  indiquée.  Vous  faites 
partie  du  département  des  cultes  et  on  vous  donne 
pour  aide  Karénine. 

—  Bonjour,  prince  !  fit  le  petit  vieillard,  serrant 
la  main  à  quelqu'un  qui  s'approchait  de  lui. 

—  Vous  parliez  de  Karénine  ?  demanda  le  prince. 

—  Lui  et  Poutiatof  ont  été  décorés  de  l'ordre 
d'Alexandre  Newsky. 

—  Je  croyais  qu'il  l'avait  déjà  ? 

—  Non.  Regardez-le,  —  dit  le  petit  vieillard,  indi- 
quant de  son  tricorne  brodé  Karénine,  debout  dans 
l'embrasure  d'une  porte,  et  causant  avec  un  des 
membres  influents  du  conseil  de  l'Empire  ;  il  por- 
tait l'uniforme  de  cour  avec  son  nouveau  cordon 
rouge  en  sautoir.  —  N'est-il  pas  heureux  et  content 


232  ANNA  KARÉNINE. 

comme  un  sou  neuf  ?  —  Et  le  vieillard  s'arrêta  pour 
serrer  la  main  à  un  superbe  et  athlétique  chambellan 
qui  passait. 

—  Non,  il  a  vieilli,  fit  le  chambellan. 

—  C'est  l'effet  des  soucis.  Il  passe  sa  vie  à  écrire 
des  projets.  Tenez,  en  ce  moment  il  ne  lâchera 
pas  son  malheureux  interlocuteur  avant  de  lui 
avoir  tout  expliqué,  point  par  point. 

—  Comment,  vieilli  ?  Il  fait  des  passions.  La 
comtesse  Lydie  doit  être  jalouse  de  sa  femme. 

—  Je  vous  en  prie,  ne  parlez  pas  de  la  comtesse 
Lydie. 

—  Y  a-t-il  du  mal  à  être  éprise  de  Karénine.  ? 

—  Madame  Karénine  est-elle  vraiment  ici  ? 

—  Pas  ici,  au  Palais,  mais  à  Pétersbourg.  Je  l'ai 
rencontrée  hier  avec  Alexis  Wronsky,  bras  dessus 
bras  dessous,  à  la  Morskaïa. 

—  C'est  un  homme  qui  n'a  pas...  »  commença  le 
le  chambellan,  mais  il  s'interrompit  pour  faire  place 
et  saluer  au  passage  une  personne  de  la  famille 
impériale. 

Tandis  qu'on  critiquait  et  ridiculisait  ainsi  Alexis 
Alexandrovitch,  celui-ci  barrait  le  chemin  à  tm 
membre  du  conseil  de  l'Empire  et,  sans  bouger  d'une 
ligne,  lui  expliquait  tout  au  long  un  projet  financier. 

Alexis  Alexandrovitch,  presque  en  même  temps 
qu'il  avait  été  abandonné  par  sa  femme,  s'était 
trouvé  dans  la  situation,  pénible  pour  un  fonctoin- 
naire,  de  voir  s'arrêter  la  marche  ascendante  de  sa 
carrière.  Seul  peut-être,  il  ne  s'apercevait  pas  qu'elle 
fût  terminée.  Sa  position  était  encore  importante, 


ANNA  KARÉNINE.  233 

il  continuait  à  faire  partie  d'un  grand  nombre  de 
comités  et  de  commissions,  mais  il  paraissait  être 
de  ceux  dont  on  n'attend  plus  rien  ;  il  avait  fait 
son  temps.  Tout  ce  qu'il  possédait  semblait  vieux, 
usé,  inutile.  Loin  d'en  juger  ainsi,  Karénine  croyait 
au  contraire  apprécier  les  actes  du  gouvernement 
avec  plus  de  justesse  depuis  qu'il  avait  cessé  d'en 
faire  directement  partie,  et  pensait  de  son  devoir 
d'indiquer  certaines  réformes  à  introduire.  Il  écri- 
vit une  brochure,  peu  après  le  départ  d'Anna,  sur 
les  nouveaux  tribimaux,  la  première  de  toutes  celles 
qu'il  devait  composer  sur  les  branches  les  plus  di- 
verses de  l'administration.  Et  que  de  fois,  satisfait 
de  lui-même  et  de  son  activité,  ne  songea-t-il  pas  au 
texte  de  saint  Paul  :  0  Celui  qui  a  une  femme  songe 
aux  biens  terrestres  ;  celvii  qui  n'en  a  pas  ne  songe 
qu'au  service  du  Seigneur.  » 

L'impatience  bien  visible  du  membre  du  conseil 
ne  troublait  en  rien  Karénine,  mais  il  s'interrompit 
au  moment  où  un  prince  de  la  famille  impériale 
vint  à  passer,  et  son  interlocuteur  en  profita  pour 
s'esquiver. 

Resté  seul,  Alexis  Alexandrovitch  baissa  la  tête, 
chercha  à  rassembler  ses  idées  et,  jetant  un  regard 
distrait  autour  de  lui,  se  dirigea  vers  la  porte,  où  il 
pensait  rencontrer  la  comtesse. 

«  Conmie  ils  ont  l'air  forts  et  bien  portants,  se 
dit-il,  regardant  au  passage  le  cou  vigoureux  du 
prince,  serré  dans  son  uniforme,  et  le  beau  chambel- 
lan aux  favoris  parfumés.  —  Il  n'est  que  trop  vrai, 
tout  est  mal  en  ce  monde. 


234  ANNA  KARÉNINE. 

«  Alexis  Alexandrovitch  !  cria  le  petit  vieillard, 
dont  les  yetix  brillaient  méchamment,  tandis  que 
Karénine  passait  en  saluant  froidement.  Je  ne  vous 
ai  pas  encore  félicité.  Et  il  désigna  la  décoration. 

—  Je  vous  remercie  infiniment.  C'est  un  beau  jour 
que  celui-ci  »,  répondit  Karénine,  appuyant,  selon 
son  habitude,  sur  le  mot  beau. 

Il  savait  que  ces  messieurs  se  moquaient  de  lui, 
mais,  n'attendant  d'exix  que  des  sentiments  hos- 
tiles, il  y  était  fort  indifférent. 

Les  épaules  jaunes  de  la  comtesse  et  ses  beaux 
yeux  pensifs  lui  apparurent  et  l'attirèrent  de  loin  ; 
il  se  dirigea  vers  elle  avec  un  sourire. 

I^a  toilette  de  Lydie  Ivanovna  lui  avait  coûté  des 
efforts  d'imagination,  comme  toutes  celles  que  dans 
ces  derniers  temps  elle  prenait  le  soin  de  composer, 
car  elle  poursuivait  im  but  bien  différent  de  celui 
qu'elle  se  proposait  trente  ans  auparavant.  Jadis 
elle  ne  songeait  qu'à  se  parer,  et  n'était  jamais  trop 
élégante  selon  son  goût  ;  maintenant  elle  cherchait 
à  rendre  le  contraste  supportable  entre  sa  personne 
et  sa  toilette  ;  elle  y  parvenait  aux  yeux  d'Alexis 
Alexandrovitch,  qui  la  trouvait  charmante.  Ea 
sympathie,  la  tendresse  de  cette  femme  étaient  pour 
lui  im  refuge  imique  contre  l'animosité  générale  ; 
du  milieu  de  cette  foule  hostile,  il  se  sentait  attiré 
vers  elle  comme  une  plante  par  la  lumière. 

«  Je  vous  félicite  »,  dit-elle,  portant  ses  regards 
sur  la  décoration. 

Karénine  haussa  les  épaules  et  ferma  les  yeux  à 
demi. 


ANNA  KARÉNINE.  235 

I^a  comtesse  savait  que  ces  distinctions,  sans  qu'il 
en  voulût  convenir,  lui  causaient  vme  de  ses  joies  les 
plus  vives. 

«  Que  fait  notre  ange  ?  demanda-t-elle,  faisant 
allusion  à  Serge. 

—  Je  ne  puis  dire  que  j'en  sois  très  satisfait, 
répondit  Alexis  Alexandrovitch,  levant  les  sourcils 
et  ouvrant  les  yeux.  Sitnikof  ne  l'est  pas  davantage 
(c'était  le  pédagogue  chargé  de  Serge).  Comme  je 
vous  le  disais,  je  trouve  en  lui  une  certaine  froideur 
pour  les  questions  essentielles  qui  doivent  toucher 
toute  âme  hmnaine,  même  celle  d'un  enfant.  »  Et 
Alexis  Alexandrovitch  entama  le  sujet  qui,  après 
les  questions  administratives,  le  touchait  le  plus, 
l'éducation  de  son  fils.  Jamais,  jusque-là,  les  ques- 
Ques  d'éducation  ne  l'avaient  intéressé  ;  mais,  ayant 
senti  la  nécessité  de  suivre  l'instruction  de  son  fils, 
il  avait  consacré  un  certain  temps  à  étudier  des 
livres  de  pédagogie  et  des  ouvrages  didactiques 
afin  de  se  former  un  plan  d'études,  que  le  meilleur 
instituteur  de  Pétersbourg  fut  ensuite  chargé  de 
mettre  en  pratique. 

«  Oui,  mais  le  cœur  ?  Je  trouve  à  cet  enfant  le 
cœur  de  son  père,  et  avec  cela  peut-il  être  mau- 
vais ?  dit  la  comtesse  d'un  air  sentimental. 

—  Peut-être...  Pour  moi,  je  remplis  mon  devoir, 
c'est  tout  ce  que  je  puis  faire. 

—  Vous  viendrez  chez  moi  ?  dit  la  comtesse  après 
un  moment  de  silence  ;  nous  avons  à  causer  d'un 
chose  triste  pour  vous.  J'aurais  donné  tout  au 
monde   pour    vous    épargner   certains    souvenirs  : 


236  ANNA  KARÉNINE. 

d'autres  ne  pensent  pas  de  même  :  j'ai  reçu  une  lettre 
à!elle.  Elle  est  ici,  à  Pétersbourg.  » 

Alexis  Alexandrovitch  tressaillit,  mais  son  visage 
prit  aussitôt  l'expression  de  mortelle  immobilité 
qui  indiquait  son  impuissance  absolue  à  traiter  un 
pareil  sujet. 

«  Je  m'y  attendais,  «dit-il. 

I^a  comtesse  le  regarda  avec  exaltation,  et  devant 
cette  grandeur  d'âme  des  larmes  d'admiration  jail- 
lirent de  ses  yeux. 


CHAPITRE  XXV 

Lorsque  Alexis  Alexandrovitch  entra  dans  le 
boudoir  de  la  comtesse  Lydie,  décoré  de  portraits 
et  de  vieilles  porcelaines,  il  n'y  trouva  pas  son  amie. 
Elle  changeait  de  toilette. 

Sur  une  table  ronde  était  posé  un  service  à  thé 
chinois  près  d'une  bouilloire  à  esprit-de-vin. 

Alexis  Alexandrovitch  examina  les  innombrables 
cadres  qui  ornaient  la  chambre,  s'assit  près  d'une 
table  et  y  prit  un  Évangile. 

Le  frôlement  d'une  robe  de  soie  vint  le  distraire. 

«  Enfin,  nous  allons  être  un  peu  tranquilles,  dit 
la  comtesse  en  se  glissant  avec  un  sourire  ému,  entre 
la  table  et  le  divan  ;  nous  pourrons  causer  en  pre- 
nant notre  thé.  » 

Après  quelques  paroles  destinées  à  le  préparer,  elle 
tendit,  en  rougissant,  le  billet  d'Anna  à  Karénine» 

Il  lut,  et  garda  longtemps  le  silence. 


ANNA  KARÉNINE.  237 

«  Je  ne  me  crois  pas  le  droit  de  Im  refuser,  dit- 
dit-il  enfin,  levant  les  yeux  avec  une  certaine  crainte. 

—  Men  ami  !  vous  ne  voyez  le  mal  nville  part  ! 

—  Je  trouve,  au  contraire  le  mal  partout.  Mais 
serait-il  juste  de...  ?  » 

Son  visage  exprimait  l'indécision,  le  désir  d'un 
conseil,  d'tm  appui,  d'un  guide  dans  une  question 
aussi  épineuse. 

«  Non,  interrompit  Lydie  Ivanovna.  Il  y  a  des 
limites  à  tout.  Je  comprends  l'immoralité,  dit-elle 
sans  aucime  véracité,  puisqu'elle  ignorait  pour- 
quoi les  femmes  pouvaient  être  immorales,  mais 
ce  que  je  ne  comprends  pas,  c'est  la  cruauté,  et  en- 
vers qui  ?  Envers  vous  !  Comment  peut-elle  rester 
dans  la  même  ville  que  vous  ?  On  n'est  jamais  trop 
vieux  pour  apprendre,  et  moi  j'apprends  tous  les 
jours  à  comprendre  votre  grandeur  et  sa  bassesse. 

—  Qui  de  nous  jettera  la  première  pierre  !  dit 
Karénine  visiblement  satisfait  du  rôle  qu'il  jouait. 
Après  avoir  tout  pardonné,  puis- je  la  priver  de  ce 
qui  est  un  besoin  de  son  cœvir,  son  amour  pour  l'en- 
fant... ? 

—  Est-ce  bien  de  l'amour,  mon  ami  ?  Tout  cela 
est-il  sincère  ?  Vous  avez  pardonné,  et  vous  pardon- 
nez encore,  je  le  veux  bien  ;  mais  avons-nous  le 
droit  de  troubler  l'âme  de  ce  petit  ange  ?  Il  la  croit 
morte  ;  il  prie  pour  elle,  et  demande  à  Dieu  le  par- 
don de  ses  péchés  ;  que  penserait-il  maintenant  ? 

—  Je  n'y  avais  pas  songé  »,  dit  Alexis  Alexandro- 
vitch  en  reconnaissant  la  justesse  de  ce  raisonne- 
ment. 


238  ANNA  KARÉNINE. 

I^a  comtesse  se  couvrit  le  visage  de  ses  mains,  et 
garda  le  silence.  Elle  priait. 

«  Si  vous  demandez  mon  avis,  dit-elle  enfin,  vous 
ne  donnerez  pas  cette  permission.  Ne  vois-je  pas 
combien  vous  souffrez,  combien  votre  blessure  sai- 
gne ?  Admettons  que  vous  fassiez  abstraction  de 
vous-même,  mais  où  cela  vous  mènera-t-il  ?  Vous 
vous  préparez  de  nouvelles  souffrances  et  un  trouble 
nouveau  pour  l'enfant  !  Si  elle  était  encore  capable 
de  sentiments  hiunains,  elle  serait  la  première  à  le 
sentir.  Non,  je  n'éprouve  aucune  hésitation,  et  si 
vous  m'y  autorisez,  je  lui  répondrai.  » 

Alexis  Alexandrovitch  y  consentit  et  la  comtesse 
écrivit  en  français  la  lettre  suivante  : 

«  Madame, 

«  Votre  souvenir  peut  doimer  lieu,  de  la  part  de 
votre  fils,  à  des  questions  auxquelles  on  ne  saurait 
répondre  sans  obliger  l'enfant  à  juger  ce  qui  doit 
rester  sacré  pour  lui. 

«  Vous  voudrez  donc  bien  comprendre  le  refus 
de  votre  mari  dans  ua  esprit  de  charité  chrétienne. 
Je  prie  le  Tout- Puissant  de  vous  être  miséricordieux. 

«  Comtesse  I^ydie.  » 

Cette  lettre  atteignit  le  but  secret  que  la  comtesse 
se  cachait  à  elle-même  :  elle  blessa  Anna  jusqu'au 
fond  de  l'âme.  Karénine,  de  son  côté,  rentra  chez 
lui  troublé,  ne  put  reprendre  ses  occupations  habi- 
tuelles, ni  retrouver  la  paix  d'un  homme  qui  possède 
la  grâce  et  se  sent  élu. 


ANNA  KARÉNINE.  239 

La  pensée  de  cette  femme,  si  coupable  envers  lui, 
et  pour  laquelle  il  avait  agi  comme  un  saint,  au  dire 
de  la  comtesse,  n'aurait  pas  dû  le  troubler,  et  cepen- 
dant il  n'était  pas  tranquille.  Il  ne  comprenait  rien 
de  ce  qu'il  lisait,  et  ne  parvenait  pas  à  chasser  de 
son  esprit  les  réminiscences  cruelles  du  passé  ;  il  se 
rappelait  comme  tm  remords  l'aveu  d'Anna  au  re- 
tour des  courses.  Pourquoi  n'avait-il  alors  exigé 
d'elle  que  le  respect  des  convenances  ?  Pourquoi 
n'avait-il  pas  provoqué  Wronsky  en  duel  ?  C'était 
ce  qui  le  troublait  par-dessus  tout.  Et  la  lettre 
écrite  à  sa  femme,  son  inutile  pardon,  les  soins 
donnés  à  l'enfant  étranger,  tout  lui  revenait  à  la 
mémoire  et  brûlait  son  cœur  de  honte  et  de  confusion. 

«  Mais  en  quoi  suis- je  donc  coupable  ?  »  se  de- 
mandait-il. A  cette  question  en  succédait  toujours 
une  autre  :  comment  aimaient,  comment  se  ma- 
riaient les  hommes  de  la  trempe  des  Wronsky,  des 
Oblonsky,  des  chambellans  à  la  belle  prestance  ? 
Il  évoquait  une  série  de  ces  êtres  vigoureux,  sûrs 
d'eux-mêmes,  forts,  qui  avaient  toujours  attiré 
sa  curiosité  et  son  attention. 

Quelque  effort  qu'il  fît  pour  chasser  de  semblables 
pensées  et  se  rappeler  que,  le  but  de  son  existence 
n'étant  pas  ce  monde  mortel,  la  paix  et  la  charité 
devaient  seules  habiter  son  âme,  il  souffrait  comme 
si  le  salut  étemel  n'eût  été  qu'une  chimère.  Heureu- 
sement, la  tentation  ne  fut  pas  longue  et  Alexis 
Alexandrovitch  reconquit  bientôt  la  sérénité  et 
l'élévation  d'esprit  grâce  auxquelles  il  parvenait  à 
oublier  ce  qu'il  voulait  éloigner  de  sa  pensée. 


240  ANNA  KARÉNINE. 


CHAPITRE  XXVI 

«  Eh  bien,  Kapitonitch  ?  —  dit  le  petit  Serge, 
rentraut  rose  et  frais  de  la  promenade,  la  veille  de 
son  jour  de  naissance,  tandis  que  le  vieux  suisse,  sou- 
riant du  haut  de  sa  grande  taille,  le  débarrassait  de 
sa  capote  ;  —  le  tchinovnik  au  bandeau  est-il  venu  ? 
Papa  l'a-t-il  reçu  ? 

—  Oui,  à  peine  le  chef  de  cabinet  est-il  arrivé  que 
je  l'ai  annoncé,  répondit  le  suisse  en  clignant  gaie- 
ment d'un  œil.  Permettez  que  je  vous  déshabille. 

■ —  Serge,  Serge,  appela  le  précepteur,  arrêté  de 
vaut   la   porte   qui   conduisait   aux   appartements 
intérieurs,    déshabillez-vous   vous-même.  » 

Mais  Serge,  quoiqu'il  entendît  la  voix  grêle  de  son 
précepteur,  n'y  faisait  aucune  attention  ;  debout 
près  du  suisse,  il  le  tenait  par  la  ceinture  et  le  regar- 
dait de  tous  ses  yeux. 

«  Et  papa  a-t-il  fait  ce  qu'il  demandait  ?  » 

lyC  suisse  fit  un  signe  affirmatif. 

Ce  tchinovnik  enveloppé  d'un  bandeau  intéres- 
sait Serge  et  le  suisse  ;  il  était  venu  sept  fois  sans  être 
admis,  et  Serge  l'avait  rencontré  un  jour  dans  le 
vestibule,  gémissant  auprès  du  suisse,  qu'il  suppliait 
de  le  faire  recevoir,  disant  qu'il  ne  lui  restait  qu'à 
mourir  avec  ses  sept  enfants  ;  depuis  lors,  l'enfant 
se  préoccupait  du  pauvre  homme. 

«  Avait-il  l'air  content  ?  demanda-t-il. 

■ —  Je  crois  bien,  il  est  parti  presque  en  sautant. 


ANNA  KARÉNINE.  241 

—  A-t-on  apporté  quelque  chose  ?  demanda  le 
petit  garçon  après  un  moment  de  silence. 

—  Oh  oui,  monsieur,  dit  à  demi- voix  le  suisse  en 
hochant  la  tête,  il  y  a  quelque  chose  de  la  part  de  la 
comtesse.  » 

Serge  comprit  qu'il  s'agissait  d'un  cadeau  pour 
son  jour  de  naissance. 
«  Que  dis-tu  ?  où  ? 

—  Korneï  l'a  porté  chez  papa,  ce  doit  être  une 
belle  chose  ! 

—  De  quelle  grandeur  ?  Comme  ça  ? 

—  Plus  petit,  mais  c'est  beau. 

—  Un  livre  ? 

—  Non,  c'est  quelque  chose.  Allez,  allez,  Was- 
sili  lyoukitch  vous  appelle,  dit  le  suisse,  entendant 
venir  le  précepteur  et  dégageant  doucement  la  pe- 
tite main  gantée  qui  le  tenait  à  la  ceinture. 

—  Dans  une  minute,  Wassili  I/jukitch  »,  dit 
Serge  avec  ce  sourire  aimable  et  gracieux  dont  le 
sévère  précepteur  subissait  lui-même  l'influence. 

Serge  était  joyeux,  et  tenait  à  partager  avec  son 
ami  le  smsse  un  bonheur  de  famille  que  venait  de 
lui  apprendre  la  nièce  de  la  comtesse  I^ydie  pendant 
leur  promenade  au  Jardin  d'été.  Cette  joie  lui  pa- 
raissait encore  plus  grande  depuis  qu'il  y  joignait 
celle  du  tchinovnik  et  du  cadeau  ;  «  en  ce  beau  jour, 
tout  le  monde  devait  être  heureux,  »  pensait-il. 

«  Sais-tu  ?  Papa  a  reçu  l'ordre  d'Alexandre 
Newsky. 

—  Comment  ne  le  saurais- je  pas  ?  on  est  déjà 
venu  le  féliciter. 


242  ANNA  KARÉNINE. 

—  Est-il   content  ? 

—  Comment  ne  pas  être  content  d'une  faveur 
de  l'empereur  !  N'est-ce  pas  une  preuve  qu'on  l'a 
méritée  »,  dit  le  vieux  suisse  gravement. 

Serge  réfléchit,  tout  en  continuant  à  considérer  le 
suisse,  dont  le  visage  lui  était  connu  dans  les  moin- 
dres détails,  le  menton  surtout,  entre  ses  deux  fa- 
voris gris,  que  personne  n'avait  jamais  vu  comme 
Serge  de  bas  en  haut. 

«  Eh  bien  !  et  ta  fille  ?  Y  a-t-il  longtemps  qu'elle 
n'est  venue  ?  » 

La  fille  du  suisse  faisait  partie  du  corps  de  ballet. 

«  Où  trouverait-elle  le  temps  de  venir  un  jour 
ouvrable  ?  elles  ont  aussi  leurs  leçons,  et  vous  les 
vôtres,  monsieur.  » 

En  rentrant  dans  sa  chambre,  Serge,  au  lieu  de  se 
mettre  à  ses  devoirs,  raconta  à  son  précepteur  toutes 
ses  suppositions  sur  le  cadeau  qu'on  lui  avait  ap- 
porté ;  ce  devait  être  une  locomotive.  «  Qu'en  pen- 
sez-vous ?  »  demanda-t-il  ;  mais  Wassili  IvOukitch 
ne  pensait  qu'à  la  leçon  de  grammaire  qui  devait 
être  préparée  pour  le  professeur  qu'on  attendait 
à  deux  heures. 

«  Dites-moi  seulement,  Wassili  I/)ukitch,  de- 
manda l'enfant  assis  à  sa  table  de  travail  et  tenant 
son  livre  entre  ses  mains,  qu'y  a-t-il  au-dessus 
d'Alexandre  Newsky.  Vous  savez  que  papa  est 
décoré  ?    » 

Le  précepteur  répondit  qu'il  y  avait  Wladimir. 

«  Et  au-dessus  ? 

—  Au-dessus  de  tout,  Saint-André. 


ANNA  KARÉNINE.  243 

—  Et  au-dessus  ? 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Comment  vous  ne  savez  pas  non  plus  ?»  Et 
Serge,  appuyé  sur  sa  main,  se  prit  à  réfléchir. 

Les  méditations  de  l'enfant  étaient  très  variées  ; 
il  s'imaginait  que  son  père  allait  peut-être  encore 
être  décoré  des  ordres  de  Wladimir  et  de  Saint- André 
et  qu'il  allait,  par  conséquent,  être  bien  plus  indul- 
gent pour  la  leçon  d'aujourd'hui  ;  puis  il  se  disait 
qu'une  fois  grand  il  ferait  en  sorte  de  mériter  toutes 
les  décorations,  même  celles  qu'on  inventerait  au- 
dessus  de  Saint-André.  A  peine  un  nouvel  ordre 
serait -il  institué  qu'il  s'en  rendrait  digne  tout  de 
suite. 

Ces  réflexions  firent  passer  le  temps  si  vite  que 
lorsque  vint  l'heure  de  la  leçon,  il  ne  savait  rien,  et 
le  professeur  parut  non  seulement  mécontent,  mais 
affligé.  Serge  en  fut  peiné  ;  sa  leçon,  quoi  qu'il  fît 
n'entrait  pas  dans  sa  tête!  En  présence  du  profes- 
seur cela  marchait  encore,  car,  à  force  d'écouter  et 
de  croire  qu'il  comprenait,  il  s'imaginait  comprendre, 
mais,  resté  seul,  tout  s'embrouillait  et  se  confondait. 

Il  saisit  un  moment  où  son  maître  cherchait  quel- 
que chose  dans  son  livre  pour  lui  demander  : 

«  Michel  Ivanitch,  quand  sera  votre  fête  ? 

—  Vous  feriez  mieux  de  penser  à  votre  travail  : 
quelle  importance  im  jour  de  fête  a-t-il  pour  un 
être  raisonnable  ?  C'est  un  jour  comme  un.  autre, 
qu'il  faut  employer  à  travailler.  » 

Serge  regarda  avec  attention  son  professeur,  exa- 
mina sa  barbe  rare,  ses  Ivmettes  descendues  sur  son 


244  ANNA  KARÉNINE. 

nez,  et  se  perdit  dans  des  réflexions  si  profondes  qu'il 
n'entendit  plus  rien  du  reste  de  sa  leçon  ;  son  maître 
pouvait-il  croire  ce  qu'il  disait  ?  Au  ton  dont  il  par- 
lait, cela  paraissait  impossible. 

«  Mais  pourquoi  s'entendent-ils  tous  pour  me 
dire  de  la  même  façon  les  choses  les  plus  ennuyeuses 
et  les  plus  inutiles  ?  Pourquoi  celui-ci  me  repousse- 
t-il  et  ne  m'aime-t-il  pas  ?  »  se  demandait  l'enfant 
sans  trouver  de  réponse. 


CHAPITRE  XXVII 

Après  la  leçon  du  professeur  vint  celle  du  père  ; 
Serge,  en  l'attendant,  jouait  avec  son  canif,  accoudé 
à  sa  table  de  travail,  et  se  plongeait  dans  de  nou- 
velles méditations. 

Une  de  ses  occupations  favorites  consistait  à  cher- 
cher sa  mère  pendant  ses  promenades;  il  ne  croyait 
pas  à  la  mort  en  général,  et  surtout  pas  à  celle  de 
sa  mère,  malgré  les  affirmations  de  la  comtesse  et 
de  son  père.  Aussi  pensait-il  la  reconnaître  dans 
toutes  les  femmes  grandes,  brunes  et  un  peu  fortes  , 
son  cœur  se  gonflait  de  tendresse,  les  larmes  lui  ve- 
naient aux  yeux,  il  s'attendait  à  ce  qu'une  de  ces 
dames  s'approchât  de  lui,  levât  son  voile  ;  alors  il 
reverrait  son  visage;  elle  l'embrasserait,  lui  sourirait, 
il  sentirait  la  douce  caresse  de  sa  main,  recon- 
naîtrait son  parfum  et  pleurerait  de  joie,  comme 
im  soir  où  il  s'était  roulé  à  ses  pieds  parce  qu'elle  le 
chatouillait,  et  qu'il  avait  tant  ri  en  mordillant  sa 


ANNA  KARÉNINE.  245 

main  blanche,  couverte  de  bagues.  Plus  tard,  la 
vieille  bonne  lui  apprit,  par  hasard,  que  sa  mère 
vivait,  mais  que  son  père  et  la  comtesse  disaient  le 
contraire  parce  qu'elle  était  devenue  méchante  ; 
ceci  parut  encore  plus  invraisemblable  à  Serge,  qui 
l'attendit  et  la  chercha  de  plus  belle.  Ce  jour-là,  au 
Jardin  d'été,  il  avait  aperçu  une  dame  en  voile  lilas, 
et  son  cœur  battit  bien  fort  lorsqu'il  lui  vit  prendre 
le  même  sentier  que  lui  ;  puis  tout  à  coup  la  dame 
avait  disparu.  Serge  sentait  sa  tendresse  pour  sa 
mère  plus  vive  que  jamais,  et,  les  yeux  brillants, 
regardait  devant  lui  en  tailladant  la  table  de  son 
canif. 

«  Voilà  papa  qui  vient  !  »  lui  dit  Wassili  Lou- 
kitch. 

Serge  sauta  de  sa  chaise,  courut  baiser  la  main  de 
son  père,  et  chercha  quelque  signe  de  satisfaction 
sur  son  visage  à  propos  de  sa  décoration. 

«  As-tu  fait  une  bonne  promenade  ?  »  demanda 
Alexis  Alexandrovitch,  s'asseyant  dans  un  fauteuil 
et  ouvrant  im  volume  de  ri\iicien  Testament. 

Quoiqu'il  eût  souvent  dit  à  Serge  que  tout  chré- 
tien devait  connaître  l'Ancien  Testament  imper- 
turbablement, il  avait  souvent  besoin  de  consulter 
le  livre  pour  ses  leçons,  et  l'enfant  s'en  apercevait. 

—  Oui,  papa,  je  me  suis  beaucoup  amusé,  dit 
Serge  s'asseyant  de  travers  et  balançant  sa  chaise, 
chose  défendue.  J'ai  vu  Nadinka  (une  nièce  de  la 
comtesse  que  celle-ci  élevait)  et  elle  m'a  dit  qu'on 
vous  avait  donné  xme  nouvelle  décoration.  En  êtes- 
vous  content,  papa  ? 


246  ANNA  KARÉNINE. 

—  D'abord  ne  te  balance  pas  ainsi,  dit  Alexis 
Alexandrovitch,  et  ensuite  sache  que  ce  qui  doit 
nous  être  cher,  c'est  le  travail  par  lui-même,  et  non 
la  récompense.  Je  voudrais  te  faire  comprendre  cela. 
Si  tu  ne  recherches  que  la  récompense,  le  travail  te 
paraîtra  pénible,  mais  si  tu  aimes  le  travail,  ta 
récompense  sera  toute  trouvée.  »  Et  Alexis  Alexan- 
drovitch se  rappela  qu'en  signant  le  même  jour  cent 
dix-huit  papiers  différents,  il  n'avait  eu  pour  sou- 
tien, dans  cette  ingrate  besogne,  que  le  sentiment 
du  devoir. 

lycs  yeux  brillants  et  gais  de  Serge  s'obscurcirent 
devant  le  regard  de  son  père. 

Il  sentait  que  celui-ci  prenait,  en  lui  parlant,  un 
ton  particulier,  comme  s'il  se  fût  adressé  à  im  de  ces 
enfants  imaginaires  qui  se  trouvent  dans  les  livres, 
et  auxquels  Serge  ne  ressemblait  en  rien  ;  il  y  était 
habitué,  et  faisait  de  son  mieux  pour  feindre  une 
analogie  quelconque  avec  ces  petits  garçons  exem- 
plaires. 

«  Tu  me  comprends,  j'espère  ? 

—  Oui,  papa  »,  répondit  l'enfant  jouant  son  petit 
personnage. 

La  leçon  consistait  en  une  récitation  de  quelques 
versets  de  l'Évangile,  et  une  répétition  du  com- 
mencement de  l'Ancien  Testament  ;  la  récitation 
ne  marchait  pas  mal.  Mais  tout  à  coup  Serge  fut 
frappé  de  l'aspect  du  front  de  son  père,  qui  formait 
un  angle  presque  droit  près  des  tempes,  et  il  dit  tout 
de  travers  la  fin  de  son  verset.  Alexis  Alexandrovitch 
conclut  qu'il  ne  comprenait  rien  de  ce  qu'il  récitait. 


ANNA  KARÉNINE.  247 

et  en  fut  irrité  ;  il  fronça  le  sourcil,  et  se  prit  à  expli- 
quer ce  que  Serge  ne  pouvait  avoir  oublié,  pour 
l'avoir  entendu  répéter  tant  de  fois.  1,'enfant, 
effrayé,  regardait  son  père  et  ne  pensait  qu'à  une 
chose  :  faudrait-il  lui  répéter  ses  explications,  ainsi 
qu'il  l'exigeait  parfois  ?  Cette  crainte  l'empêchait 
de  comprendre.  Heureusement  le  père  passa  à  la 
leçon  d'histoire  sainte.  Serge  raconta  passablement 
les  faits  eux-mêmes,  mais  lorsqu'il  dut  expliquer  ce 
qu'ils  signifiaient,  il  resta  court  et  fut  puni  pour 
n'avoir  rien  su.  I^e  moment  le  plus  critique  fut  celui 
où  il  dut  réciter  la  série  des  patriarches  antédilu- 
viens ;  il  ne  se  rappelait  plus  qu'Enoch  ;  c'était  son 
personnage  favori  dans  l'histoire  sainte  et  il  ratta- 
chait à  l'élévation  de  ce  patriarche  aux  cieux  luie 
longue  suite  d'idées  qui  l'absorba  complètement, 
tandis  qu'il  regardait  fixement  la  chaîne  de  montre 
de  son  père  et  vm  bouton  à  moitié  déboutonné  de  son 
gilet. 

Serge  qm  ne  croyait  pas  à  la  mort  de  cewc  qu'il 
aimait,  n'admettait  pas  non  plus  qu'il  dût  mourir 
lui-même  :  cette  pensée  invraisemblable  et  incom- 
préhensible de  la  mort  lui  avait  cependant  été 
confirmée  par  des  personnes  qui  lui  inspiraient  con- 
fiance ;  la  bonne  elle-même  avouait,  un  peu  contre 
son  gré,  que  tous  les  hommes  mouraient.  Mais  alors 
pourquoi  Enoch  n'était-il  pas  mort  ?  et  pourquoi 
d'autres  que  Im  ne  mériteraient-ils  pas  de  monter 
vivants  au  ciel  comme  lui  ?  Les  méchants,  ceux  que 
Serge  n'aimait  pas,  pouvaient  bien  mourir,  mais  les 
bons  pouvaient  être  dans  le  cas  d'Enoch. 


248  ANNA  KARÉNINE. 

«  Eh  bien,  ces  patnarches  ? 

—  Enoch...  Énos. 

—  Tu  les  as  déjà  nommés.  C'est  mal,  Serge,  très 
mal  ;  si  tu  ne  cherches  pas  à  t'instruira  des  choses 
essentielles  à  im  chrétien,  qu'est-ce  donc  qui  t'oc- 
cupera ?  dit  le  père  se  levant.  Ton  maître  n'est  pas 
plus  satisfait  que  moi,  je  suis  donc  forcé  de  te  punir.  » 

Serge  travaillait  mal  en  effet,  et  cependant  ce 
n'était  pas  un  enfant  mal  doué  ;  il  était  au  contraire 
fort  supérieur  à  ceux  que  son  maître  lui  citait  en 
exemple;  s'il  ne  voulait  pas  apprendre  ce  qu'on  lui 
enseignait,  c'est  qu'il  ne  le  pouvait  pas,  et  cela, 
parce  que  son  âme  avait  des  besoins  très  différents 
de  ceux  que  lui  supposaient  ses  maîtres.  A  neuf  ans, 
ce  n'était  qu'un  enfant,  mais  il  cormaissait  son  âme 
et  la  défendait  contre  ceux  qui  voulaient  y  pénétrer 
sans  la  clef  de  l'amour.  On  lui  reprochait  de  ne  rien 
vouloir  apprendre,  et  il  brûlait  cependant  du  désir 
de  savoir,  mais  il  s'instruisait  auprès  de  Kapitonîtch, 
de  sa  vielle  bonne,  de  Nadinka,  de  Wassili  Ivoukitch. 

Serge  fut  donc  puni  ;  il  n'obtint  pas  la  permission 
d'aller  chez  Nadinka  ;  mais  cette  punition  tourna  à 
son  profit.  Wassili  I^oukitch  était  de  bonne  hruneur, 
et  lui  enseigna  l'art  de  construire  im  petit  moulin  à 
vent.  La  soirée  se  passa  à  travailler  et  à  méditer  sur 
le  moyen  de  se  servir  d'im  moulin  pour  tournoyer 
dans  les  airs,  en  s' attachant  aux  ailes.  Il  oublia  sa 
mère,  mais  la  pensée  de  celle-ci  lui  revint  dans  son 
lit,  et  il  pria  à  sa  façon  pour  qu'elle  cessât  de  se  ca- 
cher et  lui  fit  xme  visite  le  lendemain,  anniversaire 
de  sa  naisnsace. 


ANNA  KARÊNINK.  249 

«  Wassili  Loukitch,  savez- vous  ce  que  j'ai  de- 
mandé à  Dieu  par-dessus  le  marché  ? 

—  De  mieux  travailler  ? 

—  Non. 

—  De  recevoir  des  joujoux  ? 

—  Non,  vous  ne  devinerez  pas.  C'est  un  secret  ! 
Si  cela  arrive,  je  vous  le  dirai...  Vous  ne  savez  tou- 
jours pas  ? 

—  Non,  vous  me  le  direz,  dit  Wassili  Loukitch 
en  souriant,  ce  qui  lui  arrivait  rarement.  Allons, 
couchez- vous,  j'éteins  la  bougie. 

—  Je  vois  bien  mieux  ce  que  j'ai  demandé  dans 
ma  prière  quand  il  n'y  a  plus  de  lumière.  Tiens,  j'ai 
presque  dit  mon  secret  !  »  fit  Serge  en  riant  gaiement. 

Serge  crut  entendre  sa  mère  et  sentir  sa  présence 
quand  il  fut  dans  l'obscurité.  BUe  était  debout  près 
de  lui,  et  le  caressait  de  son  regard  plein  de  tendresse; 
puis  il  vit  un  moulin,  un  couteau,  puis  tout  se  con- 
fondit dans  sa  petite  tête,  et  il  s'endormit. 


CHAPITRE  XXVIII 

Wronsky  et  Anna  étaient  descendus  dans  un 
des  principaux  hôtels  de  Pétersbourg  ;  Wronsky  se 
logea  au  rez-de-chaussée,  Anna  prit  au  premier,  avec 
l'enfant,  la  nourrice  et  sa  femme  de  chambre,  un 
grand  appartement  composé  de  quatre  pièces. 

Dès  le  premier  jour  de  son  retour,  Wronsky  alla 
voir  son  frère  ;  il  y  rencontra  sa  mère,  venue  de 
Moscou  pour  ses  affaires.  Sa  mère  et  sa  belle-sœur 


250  ANNA  KARÉNINE. 

le  reçurent  comme  d'habitude,  le  questionnèrent 
sur  son  voyage,  causèrent  d'amis  communs,  mais 
ne  firent  aucune  allusion  à  Anna.  Son  frère,  en  lui 
rendant  visite  le  lendemain,  fut  le  premier  à  parler 
d'elle.  Alexis  Wronsky  saisit  l'occasion  pour  lui 
expliquer  qu'il  considérait  la  liaison  qui  l'unissait  à 
Mme  Karénine  comme  un  mariage  :  ayant  le  ferme 
espoir  d'obtenir  un  divorce  qui  régulariserait  leur 
situation,  il  désirait  que  leur  mère  et  sa  belle-sœur 
comprissent  ses  intentions. 

«  Le  monde  peut  ne  pas  m'approuver,  cela  m'est 
indifférent,  ajouta-t-il,  mais  si  ma  famille  tient  à 
rester  en  bons  termes  avec  moi,  il  est  nécessaire 
qu'elle  entretienne  des  relations  convenables  avec 
ma  femme.  » 

IvC  frère  aîné,  toujours  fort  respectueux  des  opi- 
nions de  son  cadet,  laissa  le  monde  résoudre  cette 
question  délicate,  et  se  rendit  sans  protester  chez 
Mme  Karénine  avec  Alexis. 

Malgré  son  expérience  du  monde,  Wronsky  tom- 
bait dans  ime  étrange  erreur  :  lui,  qui  mieux  qu'un 
autre,  devait  comprendre  que  la  société  leur  reste- 
rait fermée,  il  se  figura,  par  un  bizarre  effet  d'ima- 
gination, que  l'opinion  publique,  revenue  d'antiques 
préjugés,  avait  dû  subir  l'influence  du  progrès 
général.  «  Sans  doute,  il  ne  faut  pas  compter  sur  le 
monde  officiel,  pensait-il,  mais  nos  parents,  nos 
amis,  comprendront  les  choses  telles  qu'elles  sont.  » 

Une  des  premières  femmes  du  monde  qu'il  ren- 
contra fut  sa  cousine  Betsy.  «  Enfin,  s' écria- 1- elle 
joyeusement  !  et  Anna  ?  Où  êtes-vous  descendus  ? 


ANNA  KARENINB.  251 

J'imagine  aisément  le  vilain  effet  que  doit  vous  pro- 
duire Pétersbourg  après  im  voyage  comme  le  vôtre. 
Et  le  divorce  ?  est-ce  arrangé  ?  » 

Cet  enthousiasme  tomba  dès  que  Betsy  apprit 
que  le  divorce  n'était  pas  encore  obtenu,  et  Wronsky 
s'en  aperçut. 

«  Je  sais  bien  qu'on  me  jettera  la  pierre,  dit-elle, 
mais  je  viendrai  voir  Anna.  Vous  ne  restez  pas 
longtemps  ?  » 

Elle  vint,  en  effet,  le  jour  même,  mais  elle  avait 
changé  de  ton  ;  elle  sembla  insister  sur  son  courage 
et  la  preuve  de  fidélité  et  d'amitié  qu'elle  donnait  à 
Anna  ;  après  avoir  causé  des  nouvelles  du  jour,  elle 
se  leva  au  bout  de  dix  minutes,  et  dit  en  par- 
tant : 

«  Vous  ne  m'avez  toujours  pas  dit  à  quand  le 
divorce  ?  Mettons  que  moi,  je  jette  mon  bonnet  par- 
dessvis  les  moulins,  mais  je  vous  préviens  que  d'au- 
tres n'en  feront  pas  autant,  et  que  vous  trouverez 
des  collets-montés  qui  vous  battront  froid...  Et 
c'est  si  facile  maintenant  !  Ça  se  fait.  Ainsi  vous 
partez  vendredi  ?  Je  regrette  que  nous  ne  puissions 
nous  voir  d'ici  là.  » 

I^e  ton  de  Betsy  aurait  pu  édifier  Wronsky  sur 
l'accueil  qui  leur  était  réservé  ;  il  voulut  cepen- 
dant faire  encore  ime  tentative  dans  sa  famille.  Il 
pensait  bien  que  sa  mère,  si  ravie  d'Anna  à  leur  pre- 
mière rencontre,  serait  inexorable  pour  celle  qui 
venait  de  briser  la  carrière  de  son  fils,  mais  Wronsky 
fondait  les  plus  grandes  espérances  sur  Waria,  sa 
belle-sœur  :  celle-ci  ne  jetterait  certes  pas  la  pierre  à 


252  ANNA  KARÉNINE. 

Anna,  et  viendrait  simplement  et  tout  naturelle- 
ment la  voir. 

Dès  le  lendemain,  l'ayant  trouvée  seule,  il  s'ouvrit 
à  elle. 

«  Tu  sais,  Alexis,  combien  je  t'aime,  répondit 
Waria  après  l'avoir  écouté,  et  combien  je  te  suis 
dévouée,  mais  si  je  me  tiens  à  l'écart,  c'est  que  je  ne 
puis  être  d'aucune  utilité  à  Anna  Arcadievna  (elle 
appuya  sur  les  deux  noms).  Ne  crois  pas  que  je  me 
permette  de  la  juger,  j'aurais  peut-être  agi  comme 
elle  à  sa  place  ;  je  ne  veux  entrer  dans  aucun  détail, 
ajouta-t-elle  timidement  en  voyant  s'assombrir  le 
visage  de  son  beau-frère,  mais  il  faut  bien  appeler 
les  choses  par  leur  nom.  Tu  voudrais  que  j'allasse 
la  voir  pour  la  recevoir  ensuite  chez  moi,  afin  de 
la  réhabiliter  dans  la  société  ?  Mais  je  ne  puis  le 
faire.  Mes  filles  grandissent,  je  suis  forcée,  à  cause 
de  mon  mari,  de  vivre  dans  le  monde.  »Supposons  que 
j'aille  chez  Anna  Arcadievna,  je  ne  puis  l'inviter 
chez  moi,  de  crainte  qu'elle  ne  rencontre  dans  mon 
salon  des  personnes  autrement  disposées  que  moi. 
N'est-ce  pas  de  toute  façon  la  blesser  ?...  je  ne  puis 
la  relever... 

—  Mais  je  n'admets  pas  un  instant  qu'elle  soit 
tombée,  et  je  ne  voudrais  pas  la  comparer  à  des  cen- 
taines de  femmes  que  vous  recevez  !  interrompit 
Wronsky  se  levant,  persuadé  que  sa  belle-sœur  ne 
céderait  pas. 

—  Alexis,  je  t'en  prie,  ne  te  fâche  pas,  ce  n'est 
pas  ma  faute,  dit  Waria  avec  un  sourire  craintif. 

—  Je  ne  t'en  veux  pas, mais  je  souffre  doublement 


ANNA  KARÉNINE.  253 

dit-il,  s'assombrissant  de  plus  en  plus,  je  regrette 
notre  amitié  brisée,  ou  du  moins  bien  atteinte,  car 
tu  dois  comprendre  que  tel  sera  pour  nous  l'inévita- 
ble résultat.  » 

Il  la  quitta  sur  ces  mots,  et,  comprenant  enfin 
l'inutilité  de  nouvelles  tentatives,  il  résolut  de  se 
considérer  comme  dans  une  ville  étrangère  et  d'évi- 
ter toute  occasion  de  froissements  nouveaux. 

Une  des  choses  qui  lui  furent  le  plus  pénible  fut 
d'entendre  partout  son  nom  associé  à  celui  d'Alexis 
Alexandrovitch  ;  chaque  conversation  finissait 
par  rouler  sur  Karénine,  et  s'il  sortait,  c'était 
encore  lui  qu'il  rencontrait,  ou  du  moins  il  se  le 
figurait,  comme  une  personne  affligée  d'un  doigt 
malade  croit  le  heurter  à  tous  les  meubles. 

D'autre  part,  l'attitude  d'Anna  le  chagrinait; 
il  la  voyait  dans  une  disposition  morale  étrange, 
incompréhensible,  qu'il  ne  lui  connaissait  pas  ;  tour 
à  tour  tendre  et  froide,  elle  était  toujours  irritable 
et  énigmatique.  Évidemment  quelque  chose  la  tour- 
mentait, mais,  au  lieu  d'être  sensible  aux  froisse- 
ments dont  Wronsky  souffrait  douloureusement, 
et  qu'avec  sa  finesse  de  perception  ordinaire  elle 
aurait  dû  ressentir  comme  lui,  elle  paraissait  unique- 
ment préoccupée  de  dissimuler  ses  soucis,  et  parfai- 
tement indifférente  au  reste. 

CHAPITRE  XXIX 

L,a.  pensée  dominante  d'Anna,  en  rentrant  à  Pé- 
tersbourg,  était  d'y  voir  son  fils  :  possédée  de  cette 


254  ANNA  KARENINE. 

idée,  du  jour  où  elle  quitta  l'Italie,  sa  joie  augmenta 
à  mesure  qu'elle  approchait  de  Pétersbourg.  C'était 
chose  simple  et  naturelle,  croyait-elle,  de  revoir 
l'enfant  en  vivant  dans  la  même  ville  que  lui  ;  mais 
dès  son  arrivée  elle  sentit  qu'une  entrevue  ne  serait 
pas  facile  à  obtenir. 

Comment  s'y  prendre  ?  Aller  chez  son  mari  au 
risque  de  n'être  pas  admise  et  de  s'attirer  peut-être 
un  affront?  Écrire  à  Alexis  Alexandrovitch  ?  C'était 
impossible,  et  cependant  elle  ne  saurait  se  contenter 
de  voir  son  fils  en  promenade,  elle  avait  trop  de 
baisers,  de  caresses  à  lui  donner,  trop  de  choses  à 
lui  dire  ?  La  vieille  bonne  de  Serge  aurait  pu  lui 
venir  en  aide,  mais  elle  n'habitait  plus  la  maison 
Karénine.  Deux  jours  se  passèrent  ainsi  en  incerti- 
tudes et  en  tergiversations  ;  le  troisième  jour,  ayant 
appris  les  relations  d'Alexis  Alexandrovitch  avec 
la  comtesse  Lydie,  elle  se  décida  à  écrire  à  ceUe-ci. 

Ce  fut  pour  elle  une  déception  cruelle  que  de  voir 
revenir  son  messager  sans  réponse.  Jamais  elle  ne 
se  sentit  blessée,  humiliée  à  ce  point,  et  cepen- 
dant elle  comprenait  que  la  comtesse  pouvait  avoir 
raison.  Sa  douleur  fut  d'autant  plus  vive  qu'elle 
n'avait  à  qui  la  confier. 

Wronsky  ne  la  comprendrait  même  pas  ;  il  traite- 
rait la  chose  comme  de  peu  d'importance,  et  rien 
que  l'idée  du  ton  froid  dont  il  en  parlerait  le  lui  fai- 
sait paraître  odieux.  Mais  la  crainte  de  le  haïr  était 
la  pire  de  toutes.  Aussi  résolut-elle  de  lui  cacher 
soigneusement  ses  démarches  par  rapport  à  l'en- 
fant. 


ANNA  KARÉNINE.  255 

Toute  la  journée  elle  s'ingénia  à  imaginer  d'autres 
moyens  de  joindre  son  fils,  et  se  décida  enfin  au  plus 
pénible  de  tous  :  écrire  directement  à  son  mari.  Au 
moment  où  elle  commençait  sa  lettre,  on  lui  apporta 
la  réponse  de  la  comtesse  lyydie.  Elle  s'était  résignée 
au  silence,  mais  l'animosité,  l'ironie  qu'elle  lut  entre 
les  lignes  de  ce  billet,  la  révoltèrent. 

«  Quelle  cruauté  !  quelle  hypocrisie  !  pensa- t-elle  ; 
ils  veulent  me  blesser  et  tourmenter  l'enfant  !  Je  ne 
les  laisserai  pas  faire  !  elle  est  pire  que  moi  :  du 
moins,  moi,  je  ne  mens  pas  !  » 

Aussitôt  elle  prit  le  parti  d'aller  le  lendemain, 
anniversaire  de  la  naissance  de  Serge,  chez  son  mari  ; 
d'y  voir  l'enfant  en  achetant  les  domestiques  coûte 
que  coûte,  et  de  mettre  un  terme  aux  mensonges 
absurdes  dont  on  le  troublait. 

Anna  commença  par  courir  acheter  des  joujoux 
et  fit  son  plan  relie  viendrait  le  matin  de  bonne  heure 
avant  qu'Alexis  Alexandrovitch  fût  levé  ;  elle  aurait 
d?  l'argent  tout  prêt  pour  le  suisse  et  le  domestique, 
afin  qu'on  la  laissât  monter  sans  lever  son  voile,  sous 
prétexte  de  poser  sur  le  lit  de  Serge  des  cadeaux 
envoyés  par  son  parrain.  Quant  à  ce  qu'elle  dirait 
à  son  fils,  elle  avait  beau  y  penser,  elle  ne  pouvait 
rien  préparer. 

Le  lendemain  matin,  vers  huit  heures,  Anna 
descendit  de  voiture  et  sonna  à  la  porte  de  son  an- 
cienne demeure. 

«  Va  donc  voir  qui  est  là.  On  dirait  une  dame  », 
dit  Kapitonitch  à  son  aide,  un  jeune  garçon  qu'Anna 
ne  connaissait  pas,  en  apercevant  par  la  fenêtre  une 

II.  g 


256  ANNA  KARÉNINE. 

dame  voilée  sur  le  perron  ;  le  suisse  était  en  désha- 
billé du  matin.  Anna,  à  peine  entrée,  glissa  un  billet 
de  trois  roubles  dans  la  main  du  garçon  et  mur- 
mura :  «  Serge...  Serge  Alexéitch  »,  puis  elle  fit  quel- 
ques pas  en  avant. 

Le  remplaçant  du  suisse  examina  l'assignat  et 
arrêta  la  visiteuse  à  la  seconde  porte. 

«    Qui  demandez- vous  ?»  dit-il. 

Elle  n'entendit  rien  et  ne  répondit  pas. 

Kapitonitch,  remarquant  le  trouble  de  l'inconnue, 
sortit  de  sa  loge  et  lui  demanda  ce  qu'elle  dési- 
rait. 

«  Je  viens,  de  la  part  du  prince  Skaradoumof ,  voir 
Serge  Alexéitch. 

—  Il  n'est  pas  encore  levé  »,  répondit  le  suisse, 
examinant  attentivement  la  dame  voilée. 

Anna  ne  se  serait  jamais  attendue  à  être  ainsi 
troublée  par  l'aspect  de  cette  maison  où  elle  avait 
vécu  neuf  ans.  Des  souvenirs  doux  et  cruels  s'élevè- 
rent dans  son  âme,  et  un  moment  elle  oublia  pour- 
quoi elle  était  là. 

«  Veuillez  attendre  »,  dit  le  suisse  en  la  débar- 
rassant de  son  manteau.  Au  même  moment  il  la  re- 
connut et  salua  profondément. 

«  Que  Votre  Excellence  veuille  bien  entrer  », 
lui  dit-il. 

Elle  essaj'^a  de  parler,  mais  la  voix  lui  manqua 
et,  jetant  un  regard  suppliant  au  vieillard,  elle 
monta  Tescalier  rapidement.  Kapitonich  chercha  à 
la  rattraper  et  monta  derrière  elle,  accrochant  ses 
pantoufles  à  chaque  marche. 


ANNA  KARÉNINE.  257 

«  Le  précepteur  n'est  peut-être  pas  habillé.  Je 
vais  le  prévenir.  » 

Anna  montait  toujours  l'escalier  bien  connu,  ne 
comprenant  rien  à  ce  que  disait  le  vieillard. 

«  Par  ici,  à  gauche.  Excusez  si  tout  est  en  désor- 
dre. Il  a  changé  de  chambre,  disait  le  suisse  essouf- 
flé. Que  Votre  Excellence  veuille  attendre  un  mo- 
ment ;  je  vais  regarder.  »  Et,  ouvrant  une  grande 
porte,  il  disparut. 

Anna  s'arrêta,  attendant. 

«  Il  vient  de  se  réveiller  »,  dit  le  suisse  sortant 
par  la  même  porte. 

Et  comme  il  parlait,  Anna  entendit  un  bâille- 
ment d'enfant,  et  rien  qu'au  son  de  ce  bâillement, 
elle  reconnut  son  fils  et  le  vit  devant  elle. 

«  Laisse-moi,  laisse-moi  entrer  !  »  balbutia-t- 
elle,  entrant  précipitamment. 

A  droite  de  la  porte,  sur  le  lit,  un  enfant  en  che- 
mise de  nuit,  son  petit  corps  penché  en  avant,  ache- 
vait de  bâiller  en  s' étirant  ;  ses  lèvres  se  fermèrent 
en  dessinant  im  sourire  à  moitié  endormi,  et,  tou- 
jours souriant,  il  retomba  doucement  sur  son 
oreiller. 

«  Mon  petit  Serge  »,  murmura-t-elle  approchant 
du  lit  sans  être  entendue. 

Depuis  qu'ils  étaient  séparés,  et  dans  ses  effusions 
de  tendresse  pour  l'absent,  Anna  revoyait  toujours 
son  fils  à  quatre  ans,  à  l'âge  où  il  avait  été  le  plus 
gentil.  Maintenant  il  ne  ressemblait  même  plus  à 
celui  qu'elle  avait  quitté  :  il  était  devenu  grand  et 
maigre.  Comme  son  visage  lui  parut  allongé  avec 


258  ANNA  KARÉNINE. 

ses  cheveux  courts  !  et  ses  grands  bras  !  Il  avait 
bien  changé,  mais  c'était  toujours  lui,  la  forme  de 
sa  tête,  ses  lèvres,  son  petit  cou  et  ses  épaules  larges. 

«  Mon  petit  Serge  !  »  répéta-t-elle  à  l'oreille  de 
l'enfant. 

Il  se  souleva  sur  son  coude,  tourna  sa  tête  ébou- 
riffée et,  cherchant  à  comprendre,  ouvrit  les  yeux. 
Pendant  quelques  secondes,  il  regarda  d'un  œil  inter- 
rogateur sa  mère  immobile  près  de  lui,  sourit  de 
bonheur  et,  les  yeux  encore  à  demi  fermés  par  le 
sommeil,  se  jeta,  non  plus  sur  son  oreiller,  mais 
dans  ses  bras. 

«  Serge  !  mon  cher  petit  garçon  !  »  balbutia- 
t-elle,  étouffée  par  les  larmes,  serrant  ce  corps 
mignon  dans  ses  deux  bras. 

«  Maman  !  »  murmura-t-il,  remuant  entre  les 
mains  de  sa  mère,  comme  pour  mieux  en  sentir  la 
pression. 

Il  saisit  le  dossier  du  lit  d'ime  main,  l'épaule  de  sa 
mère  de  l'autre  et  tomba  sur  elle.  Son  visage  se 
frottait  contre  le  cou  et  la  poitrine  d'Anna,  qu'eni- 
vrait ce  chaud  parfum  de  l'enfant  à  demi  endormi. 

«  Je  savais  bien,  fit-il  en  entr'ouvrant  les  yeux, 
c'est  mon  jour  de  naissance  :  je  savais  bien  que  tu 
viendrais.  Je  vais  tout  de  suite  me  lever.  » 

Et,  tout  en  parlant,  il  s'assoupit. 

Anna  le  dévorait  des  yeux  ;  elle  remarquait  les 
changements  survenus  en  son  absence,  reconnais- 
sait malaisément  ces  jambes,  devenues  si  longues, 
ces  joues  amaigries,  ces  cheveux  qui  formaient  de 
petites  boucles  sur  la  nuque,  là  où  elle  l'avait  si 


ANNA  KARÉNINE.  259 

souvent  embrassé.  Elle  serrait  tout  cela  contre  son 
cœur,  et  les  larmes  l'empêchaient  de  parler. 

«  Pourquoi  pleures-tu,  maman  ?  demanda-t-il 
tout  à  fait  réveillé...  Pourquoi  pleures-tu  ?  répéta- 
t-il,  prêt  à  pleurer  lui-même. 

—  Moi  ?  Je  ne  pleurerai  plus...  c'est  de  joie. 
Il  y  a  si  longtemps  que  je  ne  t'ai  vu!  C'est  fini, fini, 
dit-elle  renfonçant  ses  larmes  et  se  détournant. 
Maintenant  tu  vas  t'habiller,  —  fit-elle  après  s'être 
un  peu  calmée,  et,  sans  quitter  la  main  de  Serge,  elle 
s'assit  près  du  lit,  sur  une  chaise  où  étaient  préparés 
les  vêtements  de  l'enfant...  Comment  t'habilles- tu 
sans  moi  ?  Comment...  ?  —  elle  voulait  parler 
simplement  et  gaiement,  mais  n'y  parvenait  pas,  et 
se  détourna  encore. 

—  Je  ne  me  lave  plus  à  l'eau  froide,  papa  l'a 
défendu  :  tu  n'as  pas  vu  Wassili  lyoukitch  ?  Il  va 
venir.  Tiens,  tu  es  assise  sur  mes  affaires  !  » 

Et  Serge  pouffa  de  rire.  Elle  le  regarda  et 
sourit. 

«  Maman,  ma  chérie!  »  s'écria- t-il  se  jetant  de 
nouveau  dans  ses  bras  comme  s'il  eût  mieux  com- 
pris ce  qui  lui  arrivait,  en  la  voyant  sourire. 

«  Ote  cela  »,  dit-il,  lui  enlevant  son  chapeau.  Et, 
la  voyant  tête  nue,  il  se  reprit  à  l'embrasser. 

«  Qu'as- tu  pensé  de  moi  ?  As-tu  cru  que  j'étais 
morte  ? 

—  Jamais  je  ne  l'ai  cru. 

—  Tu  ne  l'as  pas  cru,  mon  chéri  ? 

—  Je  savais,  je  savais  bien  !  »  dit-il  en  répétant 
sa  phrase  favorite,  et,  saisissant  la  main  qui  cares- 


26o  ANNA  KARÉNINE. 

sait  sa  chevelure,  il  en  appuya  la  paume  sur  sa  petite 
bouche  et  se  mit  à  la  baiser. 


CHAPITRE  XXX 

Wassili  lyoukitch,  pendant  ce  temps,  était  fort 
embarrassé  ;  il  venait  d'apprendre  que  la  dame 
dont  la  visite  lui  avait  paru  extraordinaire  était  la 
mère  de  Serge,  cette  femme  qui  avait  abandonné 
son  mari  et  qu'il  ne  connaissait  pas,  puisqu'il  n'était 
entré  dans  la  maison  qu'après  son  départ.  Devait-il 
prévenir  Alexis  Alexandrovitch  ?  Réflexion  faite, 
il  résolut  de  remplir  strictement  son  devoir  en  allant 
lever  Serge  à  l'heure  habituelle,  sans  s'inquiéter  de 
la  présence  d'une  personne  tierce,  fût-elle  la  mère. 
Mais  la  vue  des  caresses  de  la  mère  et  de  l'enfant,  le 
son  de  leurs  voix  et  de  leurs  paroles,  lui  firent  chan- 
ger d'avis.  Il  hocha  la  tête,  soupira  et  referma  dou- 
cement la  porte.  «  J'attendrai  encore  dix  minutes  », 
se  dit-il,  toussant  légèrement  en  s'essuyant  les 
yeux. 

Une  vive  émotion  régnait  parmi  les  domestiques; 
ils  savaient  tous  que  Kapitonitch  avait  laissé  entrer 
leur  maîtresse,  et  qu'elle  se  trouvait  dans  la  cham- 
bre de  l'enfant  ;  ils  savaient  aussi  que  leur  maître 
entrait  d'habitude  chaque  matin  chez  Serge  à  neuf 
heures  ;  chacun  d'eux  sentait  que  les  époux  ne  de- 
vaient pas  se  rencontrer,  qu'il  fallait  les  en  empê- 
cher. 

Konieï,  le  valet  de  chambre,  descendit  chez  le 


ANNA  KARÉNINE.  261 

suisse  pour  demander  pourquoi  on  avait  introduit 
Anna,  et,  apprenant  que  Kapitonitch  lui-même 
l'avait  escortée  jusqu'en  haut,  il  lui  adressa  une 
verte  réprimande.  Ive  suisse  garda  un  silence  obstiné, 
mais,  lorsque  le  valet  de  chambre  déclara  qu'il 
méritait  d'être  chassé,  le  vieillard  sauta  en  l'air, 
et  s' approchant  de  Komeï  avec  un  geste  énergique  : 
«  Oui-dà,  tu  ne  l'aurais  pas  laissée  entrer,  toi  ! 
dit-il.  Après  avoir  servi  dix  ans  et  n'avoir  entendu 
que  de  bonnes  paroles,  tu  lui  aurais  dit  maintenant  : 
ayez  la  bonté  de  sortir  !  Tu  comprends  la  politique, 
toi,  en  fine  mouche.  Ce  que  tu  n'oublieras  pas,  par 
exemple,  c'est  de  voler  monsieur  et  de  traîner  ses 
pelisses  ! 

—  Soldat  !  répondit  Korneï  avec  mépris,  et  il  se 
tourna  vers  la  bonne,  qui  entrait  en  ce  moment. 
Soyez  juge,  Marie  Efimovna  :  il  a  laissé  entrer  Ma- 
dame, sans  rien  dire  à  personne,  et  tout  à  l'heure 
Alexis  Alexandre vitch,  quand  il  sera  levé,  ira  dans 
la  chambre  des  enfants. 

—  Quelle  affaire,  quelle  affaire  !  dit  la  bonne. 
Mais  Korneï  Wassilitch,  trouvez  donc  un  moyen  de 
retenir  Monsieur  pendant  que  je  courrai  la  prévenir 
et  la  faire  sortir.  Quelle  affaire  !  » 

Quand  la  bonne  entra  chez  l'enfant,  Serge  racon- 
tait à  sa  mère  comment  Nadinka  et  Im  étaient  tom- 
bés en  glissant  d'une  montagne  de  glace,  et  avaient 
fait  trois  culbutes.  Anna  écoutait  le  son  de  la  voix, 
regardait  le  visage,  le  jeu  de  la  physionomie  de  son 
fils,  palpait  ses  petits  bras,  mais  ne  comprenait  rien 
de  ce  qu'il  disait.  Il  faudrait  le  quitter,  s'en  aller, 


202  ANNA  KARÉNINE. 

elle  ne  comprenait,  ne  sentait  que  cela.  Elle  avait 
entendu  les  pas  de  Wassili  Loukitch  et  sa  petite 
toux  discrète,  et  maintenant  elle  entendait  appro- 
cher la  bonne,  mais,  incapable  de  bouger  et  de  par- 
ler, elle  restait  immobile  comme  ime  statue. 

«  Madame,  ma  colombe  !  murmura  la  vieille 
femme  s'approchant  d'Anna  et  lui  baisant  les 
épaules  et  les  mains.  Voilà  une  joie  envoyée  de  Dieu 
à  celui  que  nous  fêtons  aujourd'hui  !  Vous  n'êtes 
pas  changée  du  tout. 

—  Ah  !  Niania,  ma  chère,  je  ne  vous  savais  pas 
dans  la  maison,  dit  Anna,  revenant  à  elle  pour  un 
moment. 

—  Je  ne  demeure  plus  ici,  je  vis  chez  ma  fille, 
mais  je  suis  venue  ce  matin  féliciter  Serge,  Anna 
Arcadievna,   ma  colombe  !  » 

Iva  vieille  femme  se  prit  à  pleurer  et  à  baiser  de 
nouveau  la  main  de  son  ancienne  maîtresse. 

Serge,  les  yeux  brillants  de  joie,  tenait  d'une 
main  sa  mère  et  de  l'autre  sa  bonne,  en  trépignant 
de  ses  petits  pieds  nus  sur  le  tapis.  I^a  tendresse  de 
sa  chère  bonne  pour  sa  mère  le  ravissait. 

«  Maman,  elle  vient  souvent  me  voir,  et  quand 
elle  vient...  »  Mais  il  s'arrêta  en  voyant  la  bonne  chu- 
choter quelque  chose  à  sa  mère,  et  le  visage  de  celle- 
ci  exprimer  la  frayeur  et  comme  de  la  honte. 

Anna  s'approcha  de  son  fils. 

«  Mon  chéri  !  »  lui  dit-elle. 

Jamais  elle  ne  put  prononcer  le  mot  adieu,  mais, 
à  l'expression  de  son  visage,  l'enfant  comprit. 

a  Mon  cher,  cher  petit  Koutia!  murmura-t-elle, 


ANNA  KARÉNINE.  263 

employant  un  surnom  qu'elle  lui  donnait  lorsqu'il 
était  tout  petit.  Tu  ne  m'oublieras  pas;  ta  mè...  » 
elle  ne  put  achever. 

Combien  de  choses  elle  regretta  ensuite  de  n'avoir 
pas  su  lui  dire,  et  dans  ce  moment  elle  était  inca- 
pable de  rien  trouver,  rien  exprimer  !  Mais  Serge 
comprit  tout;  il  sentit  que  sa  mère  l'aimait  et  qu'elle 
était  malheureuse  :  il  comprit  même  ce  que  la  bonne 
lui  avait  chuchoté,  il  avait  entendu  les  mots  :  «  Tou- 
jours vers  neuf  heures  »,  il  savait  qu'il  s'agissait  de 
son  père  et  qu'il  ne  devait  pas  rencontrer  sa  mère. 
Mais  ce  qu'il  ne  comprit  pas,  c'était  pourquoi  la 
frayeur  et  la  honte  se  peignaient  sur  le  visage  de 
celle-ci. 

Elle  n'était  pas  coupable,  et  semblait  craindre  et 
rougir  :  de  quoi  ?  Il  aurait  voulu  faire  une  question, 
mais  il  n'osa  pas  interroger,  car  il  voyait  sa  mère 
souffrir  et  elle  lui  faisait  trop  de  peine  !  Il  se  serra 
contre  elle  en  murmurant  : 

«  Ne  t'en  va  pas  encore.  Il  ne  viendra  pas  de  sitôt.  » 

Sa  mère  l' éloigna  d'elle  un  instant  pour  le  regar- 
der et  tâcher  de  comprendre  s'il  pensait  bien  ce  qu'il 
disait  ;  à  l'air  effrayé  de  l'enfant,  elle  sentit  qu'il 
parlait  bien  réellement  de  son  père. 

«  Serge,  mon  ami,  dit-elle,  aime-le  :  il  est  meilleur 
que  moi,  et  je  suis  coupable  envers  lui.  Quand  tu 
seras  grand,  tu  jugeras. 

—  Personne  n'est  meilleur  que  toi,  s'écria  l'en- 
fant avec  des  sanglots  désespérés,  et,  s'accrochant 
aux  épaules  de  sa  mère,  il  la  serra  de  toute  la  force 
de  ses  petits  bras  tremblants. 


264  ANNA  KARÉNINE. 

—  Ma  petite  âme,  mon  chéri  !  »  balbutia  Anna, 
et  elle  fondit  en  larmes  comme  un  enfant. 

En  ce  moment  la  porte  s'ouvrit,  et  Wassili  Lou- 
kitch  entra;  on  entendait  déjà  d'autres  pas,  et  la 
bonne  effrayée  tendit  à  Anna  son  chapeau  en  lui 
disant  tout  bas  :  «  Il  vient  ».  Serge  se  laissa  tomber 
sur  son  lit  en  sanglotant  et  se  couvrant  le  visage 
de  ses  mains;  Anna  le  lui  retira  pour  baiser  encore 
ses  joues  baignées  de  larmes,  et  sortit  d'un  pas  pré- 
cipité, Alexis  Alexandrovitch  venait  à  sa  rencontre  ; 
il  s'arrêta  en  la  voyant  et  courba  la  tête. 

Quoiqu'elle  eût  affirmé,  une  minute  auparavant, 
qu'il  était  meilleur  qu'elle,  le  regard  rapide  qu'elle 
jeta  sur  toute  la  personne  de  son  mari  ne  réveilla  en 
elle  qu'un  sentiment  de  haine,  de  mépris  et  de  jalou- 
sie par  rapport  à  son  fils.  Elle  baissa  rapidement 
son  voile  et  sortit  presque  en  courant. 

Dans  sa  hâte,  elle  avait  laissé  dans  la  voiture  les 
joujoux  choisis  la  veille  avec  tant  de  tristesse  et 
d'amour,  et  les  rapporta  à  l'hôtel. 

CHAPITRE  XXXI 

Anna,  quoiqu'elle  s'y  fût  préparée  à  l'avance,  ne 
s'attendait  pas  aux  violentes  émotions  que  lui  causa 
la  vue  de  son  fils  ;  revenue  à  l'hôtel,  elle  se  deman- 
dait pourquoi  elle  était  là.  «  Oui,  tout  est  bien  fini,  je 
suis  seule  !  »  se  disait-elle  ôtant  son  chapeau  et  se- 
laissant  tomber  dans  un  fauteuil  près  de  la  chemi- 
née. Et,  regardant  fixement  une  pendule  posée  entre 


ANNA  KARÉNINE.  265 

les  fenêtres,  au-dessus  d'une  console,  elle  s'absorba 
dans  ses  réflexions. 

I^a  femme  de  chambre  française  qu'elle  avait 
ramenée  de  l'étranger  entra  pour  prendre  ses  ordres; 
Anna  parut  étonnée  et  répondit  :  «  Plus  tard  w. 
Un  domestique,  qui  vint  demander  si  elle  désirait 
déjetmer,  reçut  la  même  réponse. 

La  nourrice  italienne  entra  à  son  tour,  portant 
l'enfant  qu'elle  venait  d'habiller  ;  la  petite,  en 
voyant  sa  mère,  lui  sourit,  battant  l'air  de  ses  me- 
nottes potelées  à  la  façon  d'un  poisson  agitant  ses 
nageoires  ;  elle  frappait  les  plis  empesés  de  sa  jupe 
brodée  et  se  tendait  vers  Anna,  qvii  ne  lui  résista 
pas.  Baisant  les  joues  fraîches  et  les  jolies  épaules  de 
sa  fille,  elle  la  laissa  s'accrocher  à  un  de  ses  doigts 
avec  des  cris  de  joie,  la  prit  dans  ses  bras,  et  la  fit 
sauter  sur  ses  genoux  ;  mais  la  vue  même  de  cette 
charmante  créature  l'obligea  à  constater  la  diffé- 
rence qu'elle  établissait  dans  son  cœur  entre  elle  et 
Serge. 

Toutes  les  forces  d'une  tendresse  inassouvie  s'é- 
taient jadis  concentrées  sur  son  fils,  l'enfant  d'un 
homme  qu'elle  n'aimait  cependant  pas,  et  jamais 
sa  fille,  née  dans  les  plus  tristes  conditions,  n'avait 
reçu  la  centième  partie  des  soins  prodigués  par  elle 
à  Serge.  I^a  petite  fille  ne  lui  représentait  d'ailleurs 
que  des  espérances,  tandis  que  Serge  était  presque 
un  homme,  connaissant  déjà  la  lutte  avec  ses  senti- 
ments et  ses  pensées  ;  il  aimait  sa  mère,  la  compre- 
nait, la  jugeait  peut-être...,  pensa-t-elle,  se  rappe- 
lant les  paroles  de  son  fils;  et  maintenant  elle  était 


266  ANNA  KARÉNINE. 

séparée  de  lui,  moralement  aussi  bien  que  matériel- 
lement, et  à  cette  situation  elle  ne  voyait  pas  de 
remède  ! 

Après  avoir  rendu  la  petite  à  sa  nourrice  et  les 
avoir  congédiées,  Anna  ouvrit  un  médaillon  conte- 
nant le  portrait  de  Serge  au  même  âge  que  sa  sœur, 
puis  elle  chercha  d'autres  portraits  de  lui  dans  un 
album  :  la  dernière,  la  meilleure  photographie,  repré- 
sentait Serge  à  cheval  sur  une  chaise,  en  blouse 
blanche,  la  bouche  souriante,  les  sourcils  un  peu 
froncés  ;  la  ressemblance  était  parfaite.  Elle  voulut, 
de  ses  doigts  nerveux,  tirer  le  portrait  de  l'album 
pour  le  comparer  avec  d'autres,  mais  elle  n'y  par- 
venait pas.  Pour  dégager  la  carte  de  son  cadre,  elle 
la  poussa  à  l'aide  d'une  autre  photographie  prise  au 
hasard. 

C'était  un  portrait  de  Wronsky  fait  à  Rome,  en 
cheveux  longs  et  chapeau  mou. 

«  lyC  voilà  »,  se  dit-elle  et,  en  le  regardant,  elle 
se  rappela  soudain  qu'il  était  l'auteur  de  toutes  ses 
souffrances. 

Elle  n'avait  pas  pensé  à  lui  de  toute  la  matinée 
mais  la  vue  de  ce  mâle  et  noble  visage,  qu'elle  con- 
naissait et  aimait  tant,  fit  monter  un  flot  d'amour 
à  son  coeur. 

«  Où  est-il  ?  Pourquoi  me  laisse- t-il  seule  ainsi 
en  proie  à  ma  douleur  ?  »  se  demanda-t-elle  avec 
amertume,  oubliant  qu'elle  lui  dissimulait  avec 
soin  tout  ce  qui  concernait  son  fils.  Aussitôt  elle 
l'envoya  prier  de  monter,  et  attendit,  le  cœur  serré, 
les  paroles  de  tendresse  dont  il  chercherait  à  la  con- 


ANNA  KARÉNINE.  267 

soler.  Le  domestique  revint  lui  dire  que  Wrousky 
avait  du  monde  et  qu'il  faisait  demander  si  elle 
pouvait  le  recevoir  avec  le  prince  Yavshine,  nouvel- 
lement arrivé  à  Pétersbourg.  «  Il  ne  viendra  pas 
seul,  et  il  ne  m'a  pas  vue  depuis  hier,  au  moment 
de  dîner!  «  pensa- t-elle;  «  je  ne  pourrai  rien  lui  dire, 
puisqu'il  sera  avec  Yavshine  ».  Bt  une  idée  cruelle 
lui  traversa  l'esprit  :  «  S'il  avait  cessé  de  m' aimer!  » 

Elle  repassa  aussitôt  dans  sa  mémoire  tous  les 
incidents  des  jours  précédents  ;  elle  y  trouvait  des 
confirmations  de  cette  pensée  terrible.  La  veille, 
il  n'avait  pas  dîné  avec  elle  ;  il  n'habitait  pas  le 
même  appartement,  et  maintenant  il  venait  en  com- 
pagnie, comme  s'il  eût  craint  un  tête-à-tête. 

«  Mais  son  devoir  est  de  me  l'avouer,  le  mien  de 
m'éclairer  !  Si  c'est  vrai,  je  sais  ce  qui  me  reste  à 
faire  »,  se  dit-elle,  bien  que  hors  d'état  d'imaginer 
ce  qu'elle  deviendrait  si  l'indifférence  de  Wronsky 
était  prouvée.  Cette  terreur  voisine  du  désespoir 
lui  donna  une  certaine  surexcitation  ;  elle  sonna  sa 
femme  de  chambre,  passa  dans  son  cabinet  de  toilette 
et  prit  tm  soin  extrême  à  s'habiller,  comme  si 
Wronsky,  devenu  indifférent,  avait  dû  redevenir 
amoureux  à  la  vue  de  sa  toilette  et  de  sa  coiffure. 
La  sonnette  retentit  avant  qu'elle  fût  prête. 

En  entrant  au  salon,  ce  fut  Yavshine  qu'elle 
aperçut  d'abord,  examinant  les  portraits  de  Serge 
qu'elle  avait  oubliés  sur  la  table. 

«  Nous  sommes  d'anciennes  connaissances,  lui 
dit-elle,  allant  vers  lui  et  posant  sa  petite  main  dans 
la  main  énorme  du  géant  tout  confus  (cette  timidité 


268  ANNA  KARÉNINE. 

semblait  bizarre,  contrastant  aevc  la  taille  gigan- 
tesque et  le  visage  accentué  de  Yavshine).  Nous 
nous  sommes  vus  l'année  dernière  aux  courses... 
Donnez,  dit-elle,  reprenant  à  Wronsky  par  un  mou- 
vement rapide  les  photographies  de  son  fils  qu'il 
regardait,  tandis  que  ses  yeux  brillants  lui  jetaient 
un  regard  significatif...  Les  courses  de  cette  année 
ont-elles  réussi  ?  Nous  avons  vu  les  courses  à  Rome, 
au  Corso.  Mais  vous  n'aimez  pas  la  vie  à  l'étranger  ? 
ajouta-t-elle  avec  un  sourire  caressant.  Je  vous 
connais,  et,  quoique  nous  nous  soyons  peu  ren- 
contrés, je  connais  vos  goûts. 

—  J'en  suis  fâché,  car  mes  goûts  sont  générale- 
ment mauvais  »,  dit  Yavshine  mordant  sa  mous- 
tache gauche. 

Après  un  moment  de  conversation,  Yavshine, 
voyant  Wronsky  consulter  sa  montre,  demanda  à 
Anna  si  elle  comptait  rester  longtemps  à  Péters- 
bourg  et,  prenant  son  képi,  se  leva,  déployant  ainsi 
son  immense  personne. 

«  Je  ne  crois  pas,  répondit-elle,  et  elle  regarda 
Wronsky  d'un  air  troublé. 

—  Alors  nous  ne  nous  reverrons  plus  ?  dit  Yav- 
shine se  tournant  vers  Wronsky  ;  où  dînes-tu  ? 

—  Venez  dîner  avec  moi.  —  dit  Anna  d'un  ton 
décidé  ;  et,  contrariée  de  ne  pouvoir  dissimuler  sa 
confusion  toutes  les  fois  que  sa  situation  fausse 
s'affirmait  devant  un  étranger,  elle  rougit.  —  Le 
dîner  ici  n'est  pas  bon,  mais  du  moins  vous  vous 
verrez  ;  de  tous  ses  camarades  de  régiment,  vous 
êtes  celui  que  préfère  Alexis. 


ANNA  KARÉNINE.  269 

—  Enchanté,  —  répondit  Yavshine  avec  un 
sourire  qui  prouva  à  Wronsky  qu'Anna  lui  plaisait 
beaucoup.  Yavshine  prit  congé  et  sortit.  Wronsky 
resta  en  arrière. 

—  Tu  pars  aussi  ?  lui  demanda-t-elle. 

—  Je  suis  déjà  en  retard.  —  Va  toujours,  je  te 
rejoins  »,  cria-t-il  à  son  ami. 

Elle  lui  prit  la  main  et,  sans  le  quitter  des  yeux, 
chercha  ce  qu'elle  pourrait  bien  dire  pour  le  retenir. 

«  Attends,  j'ai  quelque  chose  à  te  demander,  et, 
pressant  la  main  de  Wronsky  contre  sa  joue.  Je 
n'ai  pas  eu  tort  de  l'inviter  à  dîner  ? 

—  Tu  as  très  bien  fait,  répondit-il  avec  un  sou- 
rire tranquille. 

—  Alexis,  tu  n'as  pas  changé  pour  moi  ?  de- 
manda-t-elle en  lui  serrant  la  main  entre  les  siennes. 
Alexis,  je  n'en  puis  plus  ici.  Quand  partons-nous  ? 

—  Bientôt,  bientôt  :  tu  n'imagines  pas  combien 
à  moi  aussi  la  vie  me  pèse,  —  et  il  retira  sa  main. 

—  Eh  bien,  va,  va  !  »  dit-elle  d'im  ton  blessé  et 
elle  s'éloigna  précipitamment. 

CHAPITRE  XXXII 

Quand  Wronsky  rentra  à  l'hôtel,  Anna  n'y  était 
pas  ;  on  lui  dit  qu'elle  était  sortie  avec  une  dame; 
cette  façon  de  s'absenter  sans  dire  où  elle  allait, 
jointe  à  l'air  agité,  au  ton  dur  dont  elle  lui  avait 
retiré  les  photographies  de  son  fils  devant  Yavshine, 
fit  réfléchir  Wronsky.  11  se  décida  à  lui  demander 


270  ANNA  KARÉNINE. 

une  explication  et  l'attendit  au  salon.  Anna  ne 
rentra  pas  seule,  elle  amena  une  de  ses  tantes,  une 
vieille  fille,  la  princesse  Oblonsky,  avec  qui  elle 
avait  fait  des  emplettes  :  sans  remarquer  l'air  in- 
quiet et  interrogateur  de  Wronsky,  Anna  se  mit  à 
raconter  gaiement  ce  qu'elle  avait  acheté  dans  la 
matinée  ;  mais  il  lisait  une  tension  d'esprit  dans  ses 
yeux  brillants  quand  furtivement  elle  le  regardait, 
et  une  agitation  fébrile  dans  ses  mouvements  qui 
l'inquiétèrent  et  le  troublèrent. 

Le  couvert  était  disposé  pour  quatre,  et  on  allait 
se  mettre  à  table,  lorsqu'on  annonça  Toushkewitch, 
venu  de  la  part  de  la  princesse  Betsy,  avec  une  com- 
mission pour  Anna. 

Betsy  s'excusait  de  n'être  pas  venue  lui  dire 
adieu  ;  elle  était  souffrante,  et  priait  Anna  de  venir 
la  voir,  entre  sept  heures  et  demie  et  neuf  heures. 
Wronsky  regarda  Anna,  comme  pour  lui  faire  remar- 
quer qu'en  lui  désignant  une  heure  on  avait  pris  les 
mesures  nécessaires  afin  qu'elle  ne  rencontrât  per- 
sonne ;  Anna  sembla  n'y  faire  aucune  attention. 

«  Je  regrette  infiniment  de  n'être  pas  libre  préci- 
sément entre  sept  heures  et  demie  et  neuf  heures, 
dit-elle  avec  im  imperceptible  sourire. 

—  La  princesse  le  regrettera  beaucoup  ! 

—  Moi  aussi. 

—  Vous  allez  probablement  entendre  la  Patti  ? 
demanda  Toushkewitch. 

—  La  Patti  ?  Vous  me  donnez  une  idée.  —  J'irais 
certainement  si  je  pouvais  me  procurer  tme  loge. 

—  Je  puis  vous  en  avoir  une. 


ANNA  KARÉNINE.  271 

—  Je  vous  en  serais  très  obligée,  dit  Anna  ;  mais 
ne  voulez- vous  pas  dîner  avec  nous  ?  » 

Wronsky  haussa  légèrement  les  épaules  ;  il  ne 
comprenait  rien  à  la  manière  d'agir  d'Anna.  Pour- 
quoi avait-elle  amené  la  vieille  princesse,  pourquoi 
gardait-elle  Toushkewitch  à  dîner,  et  surtout  pour- 
quoi voulait-elle  une  loge  ?  Pouvait-elle,  dans  sa 
position,  aller  à  l'Opéra  un  jour  d'abonnement  ? 
elle  y  rencontrerait  le  monde  entier  !  Il  la  regarda 
sérieusement,  mais  elle  lui  répondit  par  im  regard 
moitié  désolé,  moitié  railleur,  dont  il  ne  put  saisir 
la  signification.  Pendant  le  dîner  Anna  fut  très 
animée,  et  sembla  faire  des  coquetteries  tantôt  à 
l'un,  tantôt  à  l'autre  de  ses  convives  ;  Toushkewitch 
alla  chercher  la  loge  en  sortant  de  table,  et  Yavshine 
descendit  fumer  avec  Wronsky  ;  au  bout  d'im  cer- 
tain temps  celui-ci  remonta,  et  trouva  Anna  en  toi- 
lette de  soie  claire,  corsage  décolleté,  avec  des  den- 
telles encadrant  et  faisant  ressortir  l'éclatante 
beauté  de  sa  tête. 

«  Vous  allez  vraiment  au  théâtre  ?  lui  dit-il, 
cherchant  à  ne  pas  la  regarder. 

—  Pourquoi  me  le  demandez-vous  de  cet  air 
terrifié  ?  répondit-elle,  froissée  de  ce  qu'il  ne  la 
regardait  pas.  Je  ne  vois  pas  pourquoi  je  n'irais  pas  ! 

Elle  semblait  ne  pas  comprendre  la  signification 
des  mots. 

«  Évidemment,  il  n'y  a  aucune  raison  pour  cela, 
dit-il  en  fronçant  les  sourcils. 

—  Cest  précisément  ce  que  je  dis,  fit-elle,  ne 
voulant  rien  entendre  à  l'ironie  de  cette  réponse. 


273  ANNA  KARENINE. 

et  mettant  tranquillement  un  long  gant  parfumé. 

—  Anna,  au  nom  du  ciel  !  qu'est-ce  qui  vous 
prend  ?...  lui  dit-il,  cherchant  à  la  réveiller,  comme 
l'avait  tenté  naguère  plus  d'une  fois  son  mari. 

—  Je  ne  comprends  pas  ce  que  vous  me  voulez. 

—  Vous  savez  bien  que  vous  ne  pouvez  pas  y 
aller. 

—  Pourquoi  ?  Je  n'y  vais  pas  seule  ;  la  princesse 
a  été  changer  de  toilette  et  m'accompagnera.  » 

Il  leva  les  épaules,  découragé. 

«  Ne  savez- vous  donc  pas...  ?  commença- 1- il. 

—  Mais  je  ne  veux  rien  savoir  ?  dit-elle,  presque 
en  criant.  Je  ne  le  veux  pas,  je  ne  me  repens  en  rien 
de  ce  que  j'ai  fait  ;  non,  non,  et  non  :  si  c'était  à 
recommencer,  je  recommencerais.  Il  n'y  a  qu'une 
chose  importante  pour  vous  et  moi.  c'est  de  savoir 
si  nous  nous  aimons.  Le  reste  est  sans  valeur.  Pour- 
quoi vivons- nous  ici  séparés  ?  Pourquoi  ne  puis- je 
aller  où  bon  me  semble  ?  Je  t'aime,  et  tout  m'est  égal 
dit-elle  en  russe  avec  un  regard  particulier  et  pour 
lui  incompréhensible,  si  tu  n'es  pas  changé  à  mon 
égard  ;  pourquoi  ne  me  regardes-tu  pas  ?  » 

Il  la  regarda,  il  vit  sa  beauté  et  la  parure  qui  lui 
allait  si  bien  ;  mais  cette  beauté  et  cette  élégance 
étaient  précisément  ce  qui  l'irritait. 

«  Vous  savez  bien  que  mes  sentiments  ne  sau- 
raient changer  ;  mais  je  vous  supplie  de  ne  pas  sor- 
tir »,  lui  dit-il  encore  en  français,  l'œil  froid,  mais 
d'une  voix  suppliante. 

Elle  ne  remarqua  que  le  regard  et  répondit  d'un 
air  fâché  : 


ANNA  KARÉNINE.  273 

«  Et  moi,  je  vous  prie  de  m' expliquer  pourquoi  je 
ne  dois  pas  sortir. 

—  Parce  que  cela  peut  vous  attirer  des...  —  il  se 
troubla. 

—  Je  ne  comprends  pas  :  Toushkewitch  n'est  pas 
compromettant,  et  la  princesse  n'est  pas  plus  mal 
qu'une  autre.  Ah  !  la  voilà  !  » 

CHAPITRE  XXXIII 

Wronsky,  pour  la  première  fois  de  sa  vie, 
éprouva  un  mécontentement  voisin  de  la  colère.  Ce 
qui  le  contrariait  surtout  c'était  de  ne  pouvoir  s'ex- 
pliquer ouvertement,  de  ne  pouvoir  dire  à  Anna 
qu'en  paraissant  dans  cette  toilette  à  l'Opéra,  avec 
une  personne  comme  la  princesse,  elle  jetait  le  gant 
à  l'opinion  publique,  se  reconnaissait  pour  une 
femme  perdue,  et  renonçait,  par  conséquent,  à 
rentrer  dans  le  monde. 

«  Comment  ne  le  comprend-elle  pas  ?  Qu'est-ce 
qui  se  passe  en  elle  ?  »  se  disait-il.  Et,  tandis  que 
son  estime  pour  le  caractère  d'Anna  baissait,  le 
sentiment  de  sa  beauté  grandissait. 

Rentré  dans  son  appartement,  il  s'assit  tout 
soucieux  auprès  de  Yavshine  qui  buvait  un 
mélange  d'eau  de  Seltz  et  de  cognac,  ses  longues 
jambes  étendues  sur  une  chaise.  Wronsky  imita  son 
exemple. 

«  Tu  dis  le  cheval  de  I,ouskof  ?  c'est  une  belle 
bête  que  je  te  conseille  d'acheter,  commença  Yav- 


274  ANNA  KARÉNINE. 

shine,  jetant  un  coup  d'oeil  sur  le  visage  sombre  de 
son  camarade.  La  croupe  est  fuyante,  mais  quelles 
jambes  et  quelle  tête  !  on  ne  saurait  mieux  trouver. 

—  Aussi  je  pense  bien  le  prendre,  »  répondit 
Wronsky. 

Tout  en  causant  avec  son  ami,  la  pensée  d'Anna 
ne  le  quittait  pas,  et  involontairement  il  écoutait 
ce  qui  se  passait  dans  le  corridor  et  regardait  la 
pendule. 

«  Anna  Arcadievna  fait  dire  qu'elle  est  partie 
pour  le  théâtre  »,  annonça  im  domestique. 

Yashine  versa  encore  un  petit  verre  dans  l'eau 
gazeuse,  l'avala  et  se  leva  en  boutonnant  son  uni- 
forme. 

«  Eh  bien  ?  partons-nous  ?  dit-il  souriant  à 
moitié  sous  ses  longues  moustaches,  et  montrant 
ainsi  qu'il  comprenait  la  cause  de  la  contrariété 
de  Wronsky,  sans  y  attacher  d'importance. 

—  Je  n'irai  pas,  répondit  Wronsky  tristement. 

—  Moi  j'ai  promis,  je  dois  y  aller  ;  au  revoir  !  si 
tu  te  ravises,  prends  le  fauteuil  de  Krasinski  qui  est 
libre,  ajouta- t-il  en  sortant. 

—  Non,  j'ai  à  travailler  ». 

«  On  a  des  ennuis  avec  sa  femme,  mais  avec  une 
maîtresse  c'est  encore  pis  »,  pensa  Yavshine  en  qtiit- 
tant  l'hôtel. 

Wronsky,  resté  seul,  se  leva  et  se  prit  à  marcher 
de  long  en  large. 

«  C'est  aujourd'hui  le  4®  abonnement  :  mon  frère 
y  sera  avec  sa  femme,  avec  ma  mère  probablement, 
c'est-à-dire  tout  Pétersbourg  !  elle  entre  eu  ce  mo- 


ANNA  KARENINE.  275 

ment,  ôte  sa  fourrure,  et  la  voilà  devant  tout  le 
monde  !  Toushkewitch,  Yavshine,  la  princesse 
Barbe  !  Eh  bien,  et  moi  ?  ai- je  peur  ?  ou  ai- je  donné 
à  Toushkewitch  le  droit  de  la  protéger  ?  De  quel- 
que façon  qu'on  s'y  prenne,  c'est  absurde,  c'est 
absurde  !  Et  pourquoi  me  met-elle  dans  cette  sotte 
position  ?  ))  dit-il  avec  un  geste  désolé.  Ce  mouve- 
ment accrocha  le  guéridon  sur  lequel  était  posé  le 
plateau  avec  le  cognac  et  l'eau  de  Seltz,  et  faillit  le 
faire  tomber  ;  Wronsky,  en  voulant  le  rattraper,  le 
renversa  complètement  :  il  sonna  et  donna  un  coup 
de  pied  à  la  table. 

«  Si  tu  veux  rester  chez  moi,  n'oublie  pas  ton  ser- 
vice, dit-il  au  valet  de  chambre  qui  parut  ;  que  ceci 
n'arrive  plus,  pourquoi  n'es-tu  pas  venu  emporter 
cela  ?  » 

IvC  valet  de  chambre,  se  sentant  innocent,  voulut 
se  justifier,  mais  un  coup  d'oeil  sur  son  maître  lui 
prouva  qu'il  valait  mieux  se  taire  ;  et,  s'excusant 
bien  vite,  il  s'agenouilla  sur  le  tapis  pour  relever 
les  débris  des  verres  et  des  carafes. 

«  Ce  n'est  pas  ton  affaire,  appelle  un  garçon,  et 
prépare  mon  habit.  »  Il  sonna,  fit  apporter  son 
habit,  et  à  neuf  heures  et  demie  il  entrait  à  l'Opéra. 
Le  spectacle  était  commencé. 

Le  «  Kapelldiener  »  ôta  à  Wronsky  sa  pelisse, 
et,  en  le  reconnaissant,  l'appela  «  Votre  Excellence». 

Le  corridor  était  vide,  sauf  deux  valets  de  pied 
tenant  des  fourrures  et  écoutant  aux  portes  ;  on 
entendait  l'orchestre  accompagnant  avec  soin  une 
voix  de  femme  :  la  porte  s'entr'ouvrit  pour  donner 


276  ANNA  KARÉNINE. 

passage  à  un  autre  Kapelldiener  chargé  de  placer 
les  spectateurs,  et  la  phrase  chantée  frappa  l'oreille 
deVVronsky.  Il  ne  put  entendre  la  fin,  la  porte  s'étant 
refermée,  mais,  aux  applaudissements  qui  suivirent 
il  comprit  que  la  cadence  était  terminée. 

Les  bravos  duraient  encore  quand  il  pénétra 
dans  la  salle,  brillamment  éclairée;  sur  la  scène, 
la  cantatrice,  décolletée  et  couverte  de  diamants, 
saluait  en  souriant,  et  se  penchait  pour  ramasser, 
avec  l'aide  du  ténor  qui  lui  donnait  la  main,  de 
nombreux  bouquets. 

Un  monsieur  admirablement  pommadé  lui  ten- 
dait vm.  écrin  en  allongeant  ses  bras,  et  le  public 
entier,  loges  et  parterre,  criait,  applaudissait  et  se 
levait  pour  mieux  voir.  Wronsky  s'avança  au  milieu 
du  parterre,  s'arrêta  et  examina  le  public,  moins 
soucieux  que  jamais  de  la  scène,  du  bruit  et  de  tout 
ce  troupeau  de  spectateurs  entassé  dans  la  salle. 

C'étaient  les  mêmes  dames  dans  les  loges  avec 
les  mêmes  officiers  derrière  elles,  les  mêmes  femmes 
nmlticolores,  les  mêmes  uniformes  et  les  mêmes 
habits  noirs  ;  au  paradis,  la  même  foule  malpropre  ; 
et  dans  toute  cette  salle  comble  une  quarantaine 
de  personnes,  hommes  et  femmes,  représentaient 
seules  le  monde.  L'attention  de  Wronsky  se  porta 
sur  ces  oasis. 

L'acte  venait  de  finir  ;  Wronsky  s'avança  vers 
les  premiers  rangs  de  fauteuils,  et  s'arrêta  près  de 
la  rampe  à  côté  de  Serpouhowskoï  qui,  l'ayant 
aperçu  de  loin,  l'appelait  d'im  sourire. 

Wronsky  n'avait  pas  encore  vu  Anna  et  ne  la 


ANNA  KARÉNINE.  277 

cherchait  pas,  mais,  à  la  direction  que  prenaient  les 
regards,  il  se  douta  de  l'endroit  où  elle  se  trouvait. 
Il  craignait  pis  encore,  et  tremblait  d'apercevoir 
Karénine  ;  heureusement  celui-ci  ne  vint  pas  au 
théâtre  ce  jour-là. 

«  Comme  tu  es  resté  peu  militaire,  lui  dit  Serpou- 
howshoï  ;  on  dirait  un  diplomate,  un  artiste... 

—  Oui,  en  rentrant  à  la  maison,  j'ai  endossé 
l'habit,  répondit  Wronsky  souriant  et  prenant  len- 
tement sa  lorgnette. 

—  C'est  en  quoi  je  t'envie  ;  quand  je  rentre  en 
Russie,  je  t'avoue  que  je  remets  ceci  à  regret,  dit-il 
touchant  ses  aiguillettes.  Je  pleure  ma  hberté.  » 

Serpouhowskoï  avait  depuis  longtemps  renoncé 
à  pousser  Wronsky  dans  la  carrière  militaire,  mais 
il  l'aimait  toujours,  et  se  montra  particulièrement 
aimable  pour  lui  ce  soir-là. 

«  Il  est  fâcheux  que  tu  aies  manqué  le  premier 
acte.  » 

Wronsky  examina  avec  sa  lorgnette  les  baignoires 
et  le  premier  rang  ;  tout  à  coup  la  tête  d'Anna  lui 
apparut,  fière  et  d'une  beauté  frappante,  dans  son 
cadre  de  dentelles,  auprès  d'une  dame  à  turban  et 
d'un  vieillard  chauve  et  clignant  des  yeux  ;  Anna 
occupait  la  cinquième  baignoire,  à  vingt  pas  de 
lui  ;  assise  sur  le  devant  de  la  loge,  elle  causait  avec 
Yavshine  en  se  détournant  un  peu.  L'attache  de  sa 
nuque  avec  ses  belles  et  opulentes  épaules,  le  rayon- 
nement contenu  de  ses  yeux  et  de  son  visage,  tout 
la  lui  rappelait  telle  qu'il  l'avait  vue,  jadis,  au  bal 
de  Moscou.  Mais  les  sentiments  que  lui  inspirait  sa 


278  ANNA  KARENINE. 

beauté  n'étaient  plus  les  mêmes  :  ils  n'avaient  rien 
de  mystérieux  ;  aussi,  tout  en  subissant  son  charme 
plus  vivement  encore,  se  sentait-il  presque  froissé 
de  la  voir  si  belle  ;  il  ne  douta  pas  qu'elle  ne  l'eût 
aperçu,  quoiqu'elle  ne  le  fît  pas  paraître. 

Lorsque  au  bout  d'un  instant  Wronsky  dirigea 
de  nouveau  sa  lorgnette  vers  la  loge,  il  vit  la  prin- 
cesse Barbe,  très  rouge,  rire  d'un  air  forcé  en  regar- 
dant fréquemment  la  baignoire  voisine  ;  Anna,  frap- 
pant de  son  éventail  fermé  le  rebord  de  la  loge,  re- 
gardait au  loin,  avec  l'intention  évidente  de  ne  pas 
remarquer  ce  qui  se  passait  à  côté  d'elle.  Quant  à 
Yavshine,  son  visage  exprimait  les  mêmes  impres- 
sions qu'en  perdant  au  jeu  ;  il  ramenait  de  plus  en 
plus  sa  moustache  gauche  dans  la  bouche,  fronçait  le 
sourcil,  et  regardait  de  travers  dans  la  loge  voisine. 

Dans  cette  loge  se  trouvaient  les  Kartasof, 
que  Wronsky  connaissait,  et  avec  lesquels  Anna 
avait  aussi  été  en  relations;  Mme  Kartasof,  une 
petite  femme  maigre,  était  debout,  tournant  le 
dos  à  Anna,  et  mettait  une  sortie  de  bal  que  lui 
tendait  son  mari  ;  son  visage  était  pâle,  mécon- 
tent; elle  semblait  parler  avec  agitation;  le  mari,  un 
gros  monsieur  chauve,  jetait  des  regards  sur  Anna, 
en  faisant  de  son  mieux  pour  calmer  sa  femme. 

Quand  celle-ci  eut  quitté  la  loge,  le  mari  s'y 
attarda,  cherchant  à  rencontrer  le  regard  d'Anna 
pour  la  saluer,  mais  elle  ne  voulut  pas  le  remar- 
quer et  se  pencha  en  arrière,  s' adressant  à  la  tête 
rasée  de  Yavshine  courbé  vers  elle.  Kartasof  sor- 
tit sans  avoir  salué,  et  la  loge  resta  vide. 


ANNA  KARP.NINE.  279 

Wronsky  ne  comprit  rien  à  cette  petite  scène, 
mais  se  rendit  parfaitement  compte  qu'Anna 
venait  d'être  humiliée  ;  il  vit,  à  l'expression  de 
son  visage,  qu'elle  rassemblait  ses  dernières  forces 
pour  soutenir  son  rôle  jusqu'au  bout,  et  pour 
garder  l'apparence  du  calme  le  plus  absolu.  Ceux 
qui  ignoraient  son  histoire,  qui  ne  pouvaient  en- 
tendre les  expressions  indignées  de  ses  anciennes 
amies  sur  cette  audace  à  paraître  ainsi,  dans  tout 
l'éclat  de  sa  beauté  et  de  sa  parure,  n'auraient 
pu  soupçonner  que  cette  femme  passait  par  les 
mêmes  expressions  de  honte  qu'un  malfaiteur  au 
poteau  d'infamie. 

Vivement  troublé,  Wronsky  se  rendit  dans  la 
loge  de  son  frère,  avec  l'espoir  d'y  recueillir  quel- 
ques détails.  Il  traversa  avec  intention  le  parterre 
du  côté  opposé  à  la  loge  d'Anna,  et  se  heurta  en 
sortant  à  son  ancien  colonel,  qui  causait  avec 
deux  personnes.  Wronsky  entendit  prononcer  le 
nom  de  Karénine,  et  remarqua  la  hâte  du  colonel 
à  l'appeler  à  haute  voix  de  son  nom,  en  regardant 
significativement  ses  interlocuteurs. 

«  Ah  !  Wronsky  !  Quand  te  verrons-nous  au 
régiment  ?  nous  ne  te  ferons  pas  grâce  d'un  ban- 
quet. Tu  es  à  nous  jusqu'au  bout  des  ongles,  toi, 
dit  le  colonel. 

—  Je  n'en  aurai  pas  le  temps  cette  fois,  je  le 
regrette  vivement  »,  répondit  Wronsky,  montant 
rapidement  l'escalier  qui  conduisait  à  la  loge  de 
son  frère. 

La  vieille  comtesse  sa  mère  était  dans  la  loge, 


28o  ANNA  KARÉNINE. 

avec  ses  petites  boucles  d'acier.  Waria  et  la  jeune 
princesse  Sarokine  se  promenaient  dans  le  corri- 
dor ;  en  apercevant  sou  beau-frère,  Waria  recon- 
duisit sa  compagne  auprès  de  sa  mère  et,  prenant 
le  bras  de  Wronsky,  entama  le  sujet  qui  l'inté- 
ressait, avec  une  émotion  qu'il  avait  rarement  re- 
marquée en  elle, 

«  Je  trouve  que  c'est  lâche  et  vil  ;  Mme  Kar- 
tasof  n'avait  aucun  droit  de  le  faire,  Mme  Karé- 
nine... 

—  Mais  qu'y  a-t-il  ?  je  ne  sais  rien. 

—  Comment,  tu  n'as  rien  entendu  ? 

—  Tu  comprends  bien  que  je  serai  le  dernier 
à  savoir  quelque  chose. 

—  Y  a-t-il  une  plus  méchante  créature  au  monde 
que   cette   Kartasof  ! 

—  Mais   qu'a-t-elle  fait! 

—  C'est  mon  mari  qui  me  l'a  raconté  :  elle  a 
insulté  Mme  Karénine.  Son  mari  lui  a  adressé  la 
parole  d'une  loge  à  l'autre  ;  on  dit  qu'elle  lui  a 
fait  une  scène,  s'est  permis  tout  haut  une  expres- 
sion offensante,  et  s'en  est  allée. 

—  Comte,  votre  maman  vous  appelle,  dit  la 
ieune  princesse  Sarokine  entr'ouvrant  la  porte  de 
ia  loge. 

—  Je  t'attends  toujours,  lui  dit  sa  mère  sou- 
riant ironiquement  ;  on  ne  te  voit  plus  du  tout.   » 

I^e  fils  sentit  qu'elle  ne  pouvait  dissimuler  sa 
satisfaction. 

«  Bonjour,  maman,  je  venais  chez  vous,  ré- 
pondit-il  froidement. 


ANNA  KAR-ÊNINIÎ.  281 

—  Eh  quoi  ?  tu  ne  vas  pas  faire  la  cour  à  Mme 
Karénine  ?  ajouta-t-elle  quand  la  jeune  fille  se 
fut  éloignée  ;  elle  fait  sensation.  On  oublie  la  Patti 
pour  elle. 

—  Maman,  je  vous  ai  priée  de  ne  pas  me  par- 
ler de  cela,  répondit-il  d'un  air  sombre. 

—  Je  dis  ce  que  tout  le  monde  dit.    » 
Wronsky  ne  répondit  pas  et,  après  avoir  échangé 

quelques  mots  avec  la  jeune  princesse,  sortit.  Il 
rencontra  son  frère  à  la  porte. 

«  Ah  !  Alexis  !  dit  le  frère,  quelle  vilenie  !  c'est 
une  sotte,  rien  de  plus...  je  voulais  aller  voir  Mme 
Karénine.    Allons   ensemble.    » 

Wronsky  ne  l'écoutait  pas,  il  descendit  l'esca- 
lier rapidement,  sentant  qu'il  avait  un  devoir  à 
accomplir,  mais  lequel  ? 

Agité  par  la  colère,  furieux  de  la  fausse  posi- 
tion dans  laquelle  Anna  les  avait  mis  tous  deux, 
il  se  sentait  cependant  plein  de  pitié  pour  elle. 

En  se  dirigeant  du  parterre  vers  la  baignoire 
d'Anna,  il  vit  Strémof  accoudé  à  la  loge,  causant 
avec  elle. 

«  Il  n'y  a  plus  de  ténors,  disait-il,  le  moule  en 
est  brisé.    » 

Wronsky  salua  et  s'arrêta  pour  parler  à  Stré- 
mof. 

«  Vous  êtes  venu  tard,  il  me  semble,  et  vous 
avez  manqué  le  meilleur  morceau,  dit  Anna  à 
Wronsky,  d'un  air  qui  lui  parut  moqueur. 

—  Je  suis  un  juge  médiocre,  répondit-il,  la  re- 
gardant sévèrement. 


282  ANNA  KARÊNINB. 

—  Comme  le  prince  Yavshine,  dit-elle,  en  sou- 
riant, qui  trouve  que  la  Patti  chante  trop  fort. 

—  Merci  »,  dit-elle,  prenant  de  sa  petite  main 
emprisonnée  dans  un  long  gant  le  programme 
que  lui  tendait  Wronsky  ;  et  au  même  moment 
son  beau  visage  tressaillit  ;  elle  se  leva  et  se  retira 
dans  le  fond  de  la  loge. 

lyC  dernier  acte  commençait  à  peine,  lorsque 
Wronsky,  voyant  la  loge  d'Anna  vide,  se  leva, 
quitta  le  parterre  et  rentra  à  l'hôtel. 

Anna  aussi  était  rentrée  ;  Wronsky  la  trouva 
telle  qu'elle  était  au  théâtre,  assise  sur  le  premier 
fauteuil  venu,  près  du  mur,  regardant  devant 
elle.  En  voyant  entrer  Wronsky,  elle  jeta  sans 
bouger  un  coup  d'œil  sur  lui. 

«  Anna,  lui  dit-il... 

—  C'est  toi,  toi  qui  es  cause  de  tout  !  s'écria- 
t-elle,  se  levant,  des  larmes  de  rage  et  de  déses- 
poir dans  la  voix. 

—  Je  t'ai  priée,  suppliée  de  ne  pas  y  aller,  je 
savais  que  tu  te  préparais  une  épreuve  peu  agréa- 
ble... 

—  Peu  agréable  !  s'écria-t-elle,  horrible  !  Quand 
je  vivrais  cent  ans,  je  ne  l'oublierais  pas.  Elle  a 
dit  qu'on  se  déshonorait  à  être  assise  près  de  moi. 

—  Ce  sont  les  paroles  d'une  sotte,  mais  pourquoi 
risquer  de  les  entendre,  pourquoi  s'y  exposer...  ? 

—  Je  hais  ta  tranquillité.  Tu  n'aurais  pas  dû 
me  pousser  à  cela  ;  si  tu  m'aimais... 

—  Anna  !  à  quel  propos  mettre  ici  mon  amour 
en  jeu  ? 


ANNA  KARENINE.  283 

—  Oui,  si  tu  m'aimais  comme  je  t'aime,  si  tu 
souffrais  comme  moi...  »  dit-elle,  le  regardant 
avec  une  expression  de  terreur. 

Elle  lui  fit  pitié,  et  il  protesta  de  son  amour, 
parce  qu'il  voyait  bien  que  c'était  le  seul  moyen 
de  la  calmer  ;  mais  au  fond  du  cœur  il  lui  en  vou- 
lait. 

Elle,  au  contraire,  buvait  ces  serments  d'amour 
qu'il  croyait  banal  de  répéter,  et  se  tranquillisait 
peu  à  peu. 

Deux  jours  après,  ils  partaient  pour  la  cam- 
pagne, complètement  réconciliés. 


SIXIEME  PARTIE 


CHAPITRE  PREMIER 

Daria  Alexandrovna  accepta  la  proposition 
que  lui  firent  les  I^evine  de  passer  l'été  chez  eux, 
car  sa  maison  de  Yergoushovo  tombait  en  ruines; 
Stépane  Arcadiévitch,  retenu  à  Moscou  par  ses 
occupations,  approuva  fort  cet  arrangement,  et 
témoigna  un  vif  regret  de  ne  pouvoir  venir  que  de 
loin  en  loin.  Outre  les  Oblonsky  et  leur  troupeau 
d'enfants,  les  Levine  eurent  la  visite  de  la  vieille 
princesse,  qui  se  croyait  indispensable  auprès  de 
sa  fille  à  cause  de  la  situation  de  celle-ci  ;  ils  eurent 
encore  Varinka,  l'amie  de  Kitty  à  Soden,  et  Serge 
Ivanitch,  qui,  seul  parmi  les  hôtes  de  Pakrof- 
sky,  représenta  la  famille  Levine,  bien  qu'il  ne 
fût  Levine  qu'à  moitié  :  Constantin,  quoique 
fort  attaché  ^  tous  ceux  qui  logeaient  sous  son 
toit,  se  surprit  à  regretter  un  peu  ses  habitudes 
d'autrefois,  en  constatant  que    «  l'élément  Cher- 


286  ANNA  KARÉNINE. 

batzky  »,  comme  il  l'appelait,  était  bien  envahis- 
sant. La  vieille  maison,  déserte  si  longtemps, 
n'avait  presque  plus  de  chambre  inoccupée; 
chaque  jour,  en  se  mettant  à  table,  la  princesse 
comptait  les  convives,  afin  de  ne  pas  risquer 
d'être  treize,  et  Kitty,  en  bonne  ménagère,  mit 
tous  ses  soins  à  s'approvisionner  de  poulets  et  de 
canards,  pour  satisfaire  aux  appétits  de  ses  hôtes, 
que  l'air  de  la  campagne  rendait  exigeants.  La  fa- 
mille était  à  table,  et  les  enfants  projetaient  d'aller 
chercher  des  champignons  avec  la  gouvernante 
et  Warinka,  lorsque,  au  grand  étonneraent  de 
tous,  Serge  Ivanitch  témoigna  le  désir  de  faire 
partie  de  l'expédition. 

«  Permettez- moi  d'aller  avec  vous,  dit-il  en 
s' adressant  à  Warinka. 

—  Avec  plaisir  »,  répondit  celle-ci  en  rougis- 
sant, Kitty  échangea  un  regard  avec  Dolly.  Cette 
proposition  confirmait  une  idée  qui  les  préoccu- 
pait depuis  quelque  temps. 

Après  le  dîner  les  deux  frères  causèrent,  tout  en 
prenant  le  café,  mais  Kosnichef  surveillait  la  porte 
par  laquelle  les  promeneurs  devaient  sortir,  et, 
dès  qu'il  aperçut  Warinka,  en  robe  de  toile,  un 
mouchoir  blanc  sur  la  tête,  il  interrompit  la  con- 
versation, avala  le  fond  de  sa  tasse,  et  s'écria  : 
«  Me  voilà,  me  voilà.   Barbe  Andrevna   ». 

«  Que  dites-vous  de  ma  Warinka  ?  N'est-ce 
pas  qu'elle  est  charmante  ?  dit  Kitty,  s'adressant 
à  son  mari  et  à  sa  sœur,  de  façon  à  être  entendue 
de  Serge  Ivanitch. 


ANNA  KARÉNINE.  287 

—  Tu  oviblies  toujours  ton  état,  Kitty  ;  il  est 
imprudent  de  crier  ainsi  »,  interrompit  la  prin- 
cesse, sortant  précipitamment  du  salon.  Warinka 
revint  sur  ses  pas  en  entendant  réprimander  son 
amie  ;  elle  était  animée,  émue  et  troublée  ;  Kitty 
l'embrassa  et  lui  donna  mentalement  sa  béné- 
diction. 

«  Je  serais  très  heureuse  si  certaine  chose  arri- 
vait »,  lui  murmura- t-elle. 

—  Venez- vous  avec  nous  ?  demanda  la  jeune 
fille  à  I^evine  pour  dissimuler  son  embarras. 

—  Oui,  jusqu'aux  granges  ;  j'ai  de  nouvelles 
charrettes  à  examiner.  Et  toi,  où  seras-tu  ?  de- 
manda-t-il  à  sa  femme. 

—  Sur  la  terrasse.  » 


CHAPITRE  II 

Sur  cette  terrasse  où  les  dames  se  réunissaient 
volontiers  après  le  dîner,  on  se  livrait  ce  jour-là 
à  une  grave  occupation.  Outre  la  confection  habi- 
tuelle d'objets  variés  destinés  à  la  layette,  on  y 
faisait  des  confitures  d'après  un  procédé  pratiqué 
chez  les  Cherbatzky,  mais  inconnu  de  la  vieille 
Agathe  Mikhaïlowna.  Celle-ci,  rouge,  les  cheveux 
en  désordre,  les  manches  relevées  jusqu'au  coude, 
tournait,  de  fort  mauvaise  humeur,  la  bassine  à 
confitures,  au-dessus  d'im  petit  fourneau  porta- 
tif, tout  en  faisant  intérieurement  des  vœux  pour 
que  la  framboise  brûlât.  La  vieille  princesse,  auteur 

II  10 


288  ANNA  KARÉNINE. 

de  ces  innovations  et  se  sentant  maudite  en  con- 
séquence, surveillait  du  coin  de  l'œil  les  mouve- 
ments de  la  ménagère,  sans  cesser  de  causer  avec 
ses  filles  d'un  air  indifférent.  lya  conversation  des 
trois  femmes  tomba  sur  Warinka,  et  Kitty,  pour 
n'être  pas  comprise  d'Agathe  Mikaïlowna,  exprima 
en  français  l'espoir  d'apprendre  que  Serge  Iva- 
nitch  s'était  déclaré. 

«  Qu'en    pensez- vous,    maman  ? 

—  Je  pense  que  ton  beau-frère  a  le  droit  de  pré- 
tendre aux  meilleurs  partis  de  la  Russie,  quoiqu'il 
ne  soit  plus  de  la  première  jeunesse;  quant  à  elle, 
c'est  une  personne  excellente... 

—  Mais  songez  donc,  maman,  que  Serge,  avec 
sa  situation  dans  le  monde,  n'a  aucun  besoin  d'épou- 
ser une  femme  à  cause  de  ses  relations  ou  de  sa 
fortune  ;  ce  qu'il  lui  faut,  c'est  une  jeune  fille  douce, 
intelligente,  aimante...  Oh!  ce  serait  si  bien; 
quand  ils  vont  rentrer  de  leur  promenade,  je  lirai 
tout  dans  leurs  yeux  !  Qu'en  dis-tu,  Dolly  ? 

—  Ne  t'agite  donc  pas  ainsi,  cela  ne  te  vaut 
rien,  reprit  la  princesse. 

—  Maman,  comment  papa  vous  a-t-il  deman- 
dée en  mariage  ?  dit  tout  à  coup  Kitty,  fière,  en 
sa  qualité  de  femme  mariée,  de  pouvoir  aborder 
ces  sujets  importants  avec  sa  mère  comme  avec 
une  égale. 

—  Mais  très  simplement,  répondit  la  princesse 
dont  le  visage  s'illumina  à  ce  souvenir. 

—  Vous  l'aimiez  avant  qu'il  se  fût  déclaré  ? 

—  Certainement.  Tu  crois  donc  que  vous  avez 


ANNA  KARÉNINE.  289 

inventé  quelque  chose  de  nouveau  ?  Cela  s'est 
décidé,  comme  toujours,  par  des  regards  et  des 
sourires.  —  Kostia  t'a-t-il  rien  dit  de  si  particulier  ? 

—  Oh  !  lui,  il  a  écrit  sa  déclaration  avec  de  la 
craie.  Qu'il  y  a  longtemps  de  cela  déjà  ! 

—  J'y  pense,  reprit  Kitty  après  un  silence 
pendant  lequel  les  trois  femmes  avaient  été  préoc- 
cupées des  mêmes  pensées  :  ne  faudrait-il  pas  pré- 
parer Serge  à  l'idée  que  Warinka  a  eu  un  premier 
amour  ? 

—  Tu  te  figures  que  tous  les  hommes  attachent 
autant  d'importance  à  cela  que  ton  mari,  reprit 
Dolly.  Je  suis  sûre  que  le  souvenir  de  Wronsky 
le  tourmente  encore  ! 

—  C'est  \T:ai,  dit  Kitty  avec  tm  regard  pensif. 

—  Qu'y  a-t-il  qui  puisse  l'inquiéter  ?  demanda 
la  princesse,  disposée  à  la  susceptibilité  dès  que 
sa  surveillance  maternelle  semblait  mise  en  ques- 
tion. Wronsky  t'a  fait  la  cour,  mais  à  quelle  jeune 
fille  ne  la  fait- on  pas  ? 

—  Quel  bonheur  pour  Kitty  qu'Anna  soit  sur- 
venue, fit  remarquer  Dolly,  et  comme  les  rôles 
sont  intervertis  !  Anna  était  heureuse  alors,  tan- 
dis que  Kitty  se  croyait  à  plaindre.  J'ai  souvent 
songé  à  cela! 

—  Il  est  bien  inutile  de  penser  à  cette  femme 
sans  cœur,  s'écria  la  princesse  qui  ne  se  consolait 
pas  d'avoir  Levine  pour  gendre  au  lieu  de  Wronsky. 

—  Certes  oui,  et  quant  à  moi  je  ne  veux  pas  y 
penser  du  tout,  reprit  Kitty,  entendant  le  pas 
bien  connu  de  son  mari  sur  l'escalier. 


290  ANNA  KARENINE. 

—  A  qui  ne  veux-tu  plus  penser  ?  »  demanda 
Levine,  paraissant  sur  la  terrasse.  Personne  ne  lui 
répondit,  et  il  ne  réitéra  pas  sa  question. 

«  Je  regrette  de  troubler  votre  intimité  »,  dit-il, 
vexé  de  sentir  qu'il  interrompait  une  conversation 
qu'on  ne  voulait  pas  poursuivre  devant  lui,  et 
pendant  un  instant  il  se  trouva  à  l'unisson  de  la 
vieille  bonne,  furieuse  de  subir  la  domination  des 
Cherbatzky. 

Il  s'approcha  cependant  de  Kitty  en  souriant. 

«  Viens-tu  au-devant  des  enfants  ?  J'ai  fait 
atteler. 

—  Tu  ne  prétends  pas  secouer  Kitty  en  char 
à  bancs,  j'imagine. 

—  Nous  irons  au  pas,  princesse.  »  Levine 
n'avait  pu  se  décider,  comme  ses  beaux-frères,  à 
nommer  la  princesse  maman,  quoiqu'il  l'aimât  et 
la  respectât  ;  il  aurait  cru  porter  atteinte  au  sou- 
venir de  sa  mère.  Cette  nuance  froissait  la  prin- 
cesse. 

«  Alors,  j'irai  à  pied,  dit  Kitty  se  levant  pour 
prendre  le  bras  de  son  mari. 

—  Eh  bien,  Agathe  Mikhaïlowna,  vos  confi- 
tures réussissent-elles,  grâce  à  la  nouvelle  mé- 
thode ?  demanda  lycvine  en  souriant  à  la  ména- 
gère pour  la  dérider. 

—  On  prétend  qu'elles  sont  bonnes,  mais  selon 
moi  elles  sont  trop  cuites. 

—  Au  moins  ne  tourneront-elles  pas,  Agathe 
Mikhaïlowna,  dit  Kitty,  devinant  l'intention  de 
son  mari,  et  vous  savez  qu'il  n'y  a  plus  de  glace 


ANNA  KARÉNINE.  291 

dans  la  glacière.  Quant  à  vos  salaisons,  maman 
assure  n'en  avoir  jamais  mangé  de  meilleures, 
ajouta- t-elle,  ajustant  en  souriant  le  fichu  dénoué 
de  la  ménagère. 

—  Ne  me  consolez  pas,  madame,  répondit 
Agathe  Mikhaïlowna  regardant  Kitty  d'im  air 
air  encore  fâché.  Il  me  sufîit  de  vous  voir  avec 
lui  pour  être  contente.   » 

Cette  façon  familière  de  désigner  son  maître 
toucha  Kitty. 

«  Venez  nous  montrer  les  bons  endroits  pour 
trouver  des  champignons.  »  I^a  vieille  hocha  la 
tête  en  souriant.  «  On  voudrait  vous  garder  ran- 
cune qu'on  ne  le  pourrait  pas  »,  semblait  dire  ce 
sourire. 

«  Suivez  mon  conseil,  mettez  au-dessus  de  chaque 
pot  de  confiture  un  rond  de  papier  imbibé  de  rhum, 
et  vous  n'aurez  pas  besoin  de  glace  pour  les  con- 
server »,  dit  la  princesse. 

CHAPITRE  III 

Kitty  avait  remarqué  le  mécontentement  pas- 
sager qui  s'était  si  vivement  traduit  dans  la  phy- 
sionomie de  son  mari  ;  aussi  fut-elle  bien  aise  de 
se  trouver  un  moment  seule  avec  lui.  Ils  prirent 
les  devants  sur  la  route  poudreuse,  toute  semée 
d'épis  et  de  grains,  et  lyevine  oublia  vite  l'impres- 
sion pénible  qu'il  avait  éprouvée,  pour  jouir  du 
sentiment  pur  et  encore  si  nouveau  de  la  présence 


292  ANNA  KARÉNINE. 

de  la  femme  aimée;  sans  avoir  rien  à  lui  dire,  il 
désirait  entendre  le  son  de  la  voix  de  Kitty,  voir 
ses  yeux,  auxquels  son  état  donnait  un  regard 
particulier  de  douceur  et  de  sérieux. 

«  Appuie-toi  sur  moi,  tu  te  fatigueras  moins. 

—  Je  suis  si  heureuse  d'être  seule  un  moment 
avec  toi  !  j'aime  les  miens,  mais  je  regrette  nos 
soirées  d'hiver  à  nous  deux.  Sais-tu  de  quoi  nous 
parlions  quand  tu  es  venu  ? 

—  De  confitures  ? 

—  Oui,  mais  aussi  de  demandes  en  mariage, 
de  Serge  et  de  Warinka.  I^s  as-tu  remarqués  ? 
Qu'en  penses-tu  ?  ajouta-t-elle,  se  tournant  vers 
son  mari  pour  le  voir  bien  en  face. 

—  Je  ne  sais  que  penser  ;  Serge  m'a  toujours 
étonné.  Tu  sais  qu'il  a  jadis  été  amoureux  d'une 
jeune  fille  qui  est  morte  ;  c'est  un  de  mes  souve- 
nirs d'enfance  ;  depuis  lors,  je  crois  que  les  femmes 
n'existent  plus  pour  lui. 

—  Mais  Warinka  ? 

—  Peut-être...  je  ne  sais...  Serge  est  un  homme 
trop  pur,  qui  ne  vit  que  par  l'âme... 

—  Tu  veux  dire  qu'il  est  incapable  de  devenir 
amoureux,  dit  Kitty,  exprimant  à  sa  façon  l'idée 
de  son  mari. 

—  Je  ne  dis  pas  cela,  mais  il  n'a  pas  de  fai- 
blesses, et  c'est  ce  que  je  lui  envie,  malgré  mon 
bonheur.  Il  ne  vit  pas  pour  lui-même,  c'est  le  de- 
voir qui  le  guide,  aussi  a-t-il  le  droit  d'être  tran- 
quille et  satisfait 

—  Et   toi  ?   pourquoi   serais-tu    mécontent   de 


ANNA  KARÉNINE.  293 

toi  ?  demanda-t-elle  avec  uu  sourire  ;  elle  savait 
que  l'admiration  exagérée  de  son  mari  pour  Serge 
Ivanitch,  et  son  découragement  de  lui-même, 
tenaient  tout  à  la  fois  au  sentiment  excessif  de 
son  bonheur  et  k  un.  désir  incessant  de  devenir 
meilleur. 

—  Je  suis  trop  heureux,  je  n'ai  rien  à  souhai- 
ter en  ce  monde,  si  ce  n'est  que  tu  ne  fasses  pas  de 
faux  pas,  et  quand  je  me  compare  à  d'autres,  à 
mon  frère  surtout,  je  sens  toute  mon  infériorité. 

—  Mais  ne  penses- tu  pas  toujours  à  ton  pro- 
chain, dans  ton  exploitation,  dans  ton  livre  ? 

—  Je  le  fais  superficiellement,  comme  une  tâche 
dont  je  cherche  à  me  débarrasser.  Ah!  si  je  pou- 
vais aimer  mon  devoir  comme  je  t'aime.  C'est  toi 
qui  es  la  coupable  ! 

—  Voudrais-tu  changer  avec  Serge  ?  ne  plus 
aimer  que  ton  devoir  et  le  bien  général  ? 

—  Certes  non.  Au  reste  je  suis  trop  heureux 
pour  raisonner  juste...  Ainsi  tu  crois  que  la  demande 
aura  lieu  aujourd'hui  !  demanda-t-il  après  un  mo- 
ment de  silence.  Tiens,  voilà  le  char  à  bancs  qui 
nous  rejoint. 

—  Kitty,  tu  n'es  pas  fatiguée  ?  cria  la  princesse. 

—  Pas  le  moins  du  monde,  maman.   » 
I,a  promenade  se  continua  à  pied. 

CHAPITRE  IV 

Warinka  parut  très  attrayante  ce  jour-là  à 
Serge  Ivanitcn;  tout  en  marchant  à  ses  côtés,  il 


294  ANNA  KARÉNINE. 

se  rappela  ce  qu'il  avait  entendu  dire  de  son  passé 
et  ce  qu'il  avait  remarqué  lui-même  de  bon  et  d'ai- 
mable en  elle.  Son  cœur  éprouvait  un  sentiment 
particulier,  ressenti  une  seule  fois,  jadis,  dans  sa 
première  jeimesse,  et  l'impression  de  joie  causée 
par  la  présence  de  la  jeune  fille  fut  un  instant  si 
vive  qu'en  mettant  dans  le  panier  de  celle-ci  un 
champignon  monstre  qu'il  venait  de  trouver,  leurs 
yeux  se  rencontrèrent  dans  un  regard  trop  expressif, 
«  Je  vais  chercher  des  champignons  avec  indé- 
pendance, dit-il,  craignant  de  succomber  comme 
un  enfant  à  l'entraînement  du  moment,  car  je 
m'aperçois  que  mes  trouvailles  passent  inaper- 
çues. »  —  «  Pourquoi  résisterais- je,  pensa-t-il 
quittant  la  lisière  du  bois  pour  s'enfoncer  dans  la 
forêt,  où,  tout  en  allumant  son  cigare,  il  se  livra  à 
ses  réflexions  ?  L,e  sentiment  que  j'éprouve  n'est 
pas  de  la  passion,  c'est  une  inclination  mutuelle, 
à  ce  qu'il  me  semble,  et  qui  n'entraverait  ma  vie 
en  rien.  Ma  seule  objection  sérieuse  au  mariage 
est  la  promesse  que  je  me  suis  faite,  en  perdant 
Marie,  de  rester  fidèle  à  son  souvenir.  »  Cette 
objection,  Serge  Ivanitch  le  sentait  bien,  ne  tou- 
chait qu'au  rôle  poétique  qu'il  jouait  aux  yeux  du 
monde.  Aucune  femme,  aucune  jeune  fille,  ne  ré- 
pondait mieux  que  Warinka  à  tout  ce  qu'il  cher- 
chait dans  celle  qu'il  épouserait.  Elle  avait  le 
charme  de  la  jeunesse,  sans  enfantillage,  l'usage 
du  monde  sans  aucun  désir  d'y  briller,  mie  reli- 
gion élevée  et  basée  sur  de  sérieuses  convictions. 
De  plus,  elle  était  pauvre,  sans  famille,  et  n'im- 


ANNA  KARÉNINE.  295 

poserait  pas,  comme  Kitty,  une  nombreuse  pa- 
renté à  son  mari.  Et  cette  jeune  fille  l'aimait. 
Quelque  modeste  qu'il  fût,  il  s'en  apercevait.  La 
différence  d'âge  entre  eux  ne  serait  pas  un  obstacle  ; 
Warinka  n'avait-elle  pas  dit  une  fois,  qu'un  homme 
de  cinquante  ans  ne  passait  pour  un  vieillard  qu'en 
Russie;  en  France,  c'était  «  la  force  de  l'âge  .  ». 
Or,  à  quarante  ans,  il  était  «  un  jeune  homme  ». 
Lorsqu'il  entrevit  la  taille  souple  et  gracieuse  de 
Warinka  entre  les  vieux  bouleaux,  son  coeur  se 
serra  joyeusement,  et,  décidé  à  s'expliquer,  il  jeta 
son  cigare  et  s'avança  vers  la  jeime  fille. 

CHAPITRE  V 

«  Barbe  Andrevna,  dans  ma  jeunesse  je  m'étais 
fait  un  idéal  de  la  femme  que  je  serais  heureux 
d'avoir  pour  compagne  ;  ma  vie  s'est  passée  jus- 
qu'ici sans  la  rencontrer,  vous  seule  réalisez  mon 
rêve.  Je  vous  aime  et  vous  offre  mon  nom.   » 

Ces  paroles  sur  les  lèvres,  Serge  Ivanitch  regar- 
dait Warinka  agenouillée  dans  l'herbe  à  dix  pas 
de  lui,  et  défendant  un  champignon  contre  les 
attaques  de  Gricha  afin  de  le  réserver  aux  plus 
petits.. 

«  Par  ici,  par  ici,  il  y  en  a  des  quantités,  criait- 
elle  de  sa  jolie  voix  bien  timbrée.  Elle  ne  se  leva 
pas  à  l'approche  de  Konischef,  mais  tout,  dans 
sa  personne,  témoignait  de  la  joie  de  le  revoir. 

—  Avez-vous   trouvé   quelque   chose  ?   lui   de- 


296  ANNA  KARENINE. 

raanda-t-elle,  tournant  son  aimable  visage  sou- 
riant vers  lui. 

—  Rien  du  tout  »,  répondit-il. 

Après  avoir  indiqué  les  bons  endroits  aux  en- 
fants, elle  se  leva  et  rejoignit  Serge;  ils  firent  si- 
lencieusement quelques  pas  ;  Warinka,  étouffée 
par  l'émotion,  se  doutait  de  ce  que  Kosnichef 
avait  sur  le  cœur.  Tout  à  coup,  quoiqu'elle  n'eût 
guère  envie  de  parler,  elle  rompit  le  silence  pour 
dire  presque  involontairement  : 

«  Si  vous  n'avez  rien  trouvé,  c'est  qu'il  y  a  tou- 
jours moins  de  champignons  dans  l'intérieur  du 
bois  que  sur  la  lisière.  » 

Kosnichef  soupira  sans  répondre,  cette  phrase 
insignifiante  lui  déplaisait  ;  ils  continuèrent  à 
marcher,  s'éloignant  toujours  plus  des  enfants. 
Le  moment  était  propice  pour  une  explication,  et 
Serge  Ivanitch,  en  voyant  l'air  troublé  et  les  yeux 
baissés  de  la  jeune  fille,  s'avoua  même  qu'il  l'of- 
fensait en  se  taisant  ;  il  s'efforça  de  se  rappeler  ses 
réflexions  sur  le  mariage,  mais,  au  lieu  des  paroles 
qu'il  avait  préparées,  il  demanda  : 

«  Quelle  différence  y  a-t-il  entre  un  cèpe  et  un 
mousseron  ?  » 

Les  lèvres  de  Warinka  tremblèrent  en  répon- 
dant ; 

«  Il  n'y  a  de  différence  que  dans  le  pied.  »  Tous 
deux  sentirent  que  c'en  était  fait  ;  les  mots  qui 
devaient  les  unir  ne  seraient  pas  prononcés,  et 
l'émotion  violente  qui  les  agitait  se  calma  peu  à 
peu. 


ANNA  KARÉNINE.  297 

«  Le  pied  du  mousseron  fait  penser  à  une  barbe 
noire  mal  rasée,  dit  tranquillement  Serge  Ivanitch, 

—  C'est  vrai  «,  répondit  Warinka  avec  un  sou- 
rire. Puis  leur  promenade  se  dirigea  involontaire- 
ment du  côté  des  enfants.  Warinka  était  confuse 
et  blessée,  mais  cependant  soulagée.  Serge  Iva- 
nitch repassait  dans  son  esprit  ses  raisonnements 
sur  le  mariage,  et  les  trouvait  faux.  Il  ne  pou- 
vait être  infidèle  au  souvenir  de  Marie. 

«  Doucement,  enfants,  doucement  »,  cria  I^e- 
vine  en  voyant  les  enfants  se  précipiter  vers  Kitty 
avec  des  cris  de  joie. 

Derrière  les  enfants  parurent  Serge  Ivanitch 
et  Warinka  ;  Kitty  n'eut  pas  besoin  de  question- 
ner ;  elle  comprit,  à  leur  ton  calme  et  un  peu  hon- 
teux, que  l'espoir  dont  elle  se  berçait  ne  se  réaH- 
serait  pas. 

«  Cela  ne  prend  pas  »,  dit-elle  à  son  mari  en 
rentrant. 


CHAPITRE  VI 

On  se  réunit  sur  la  terrasse,  pendant  que  les 
enfants  prenaient  le  thé;  l'impression  qu'il  s'était 
passé  un  fait  important,  quoique  négatif,  pesait 
sur  tout  le  monde,  et  pour  dissimuler  l'embarras 
général,  on  causa  avec  une  animation  forcée. 
Serge  Ivanitch  et  Warinka  semblaient  deux  éco- 
liers qui  auraient  échoué  à  leurs  examens  ;  Levine 
et  Kitt}',  plus  amoureux  que  jamais  l'un  de  l'autre; 


298  ANNA  KARÉNINE. 

se  sentaient  confus  de  leur  bonheur,  comme  d'une 
allusion  indiscrète  à  la  maladresse  de  ceux  qui 
ne  savaient  pas  être  heureux, 

Stépane  Arcadiévitch,  et  peut-être  le  vieux 
prince,  devaient  arriver  par  le  train  du  soir. 

«  Alexandre  ne  viendra  pas,  croyez-moi,  disait 
la  princesse  :  il  prétend  qu'on  ne  doit  pas  troubler 
la  liberté  de  deux  jeunes  mariés. 

—  Papa  nous  abandonne;  grâce  à  ce  principe, 
nous  ne  le  voyons  plus,  dit  Kitty  ;  et  pourquoi, 
nous  considère- t-il  comme  des  jeunes  mariés, 
quand  nous  sommes  déjà  d'anciens  époux  ?  » 

lyC  bruit  d  ime  voiture  interrompit  la  conversa- 
tion. 

«  C'est  Stiva,  cria  I^evine,  et  je  vois  quelqu'un 
auprès  de  lui,  ce  doit  être  papa  ;  Gricha,  courons 
au-devant  d'eux.  » 

Mais  Levine  se  trompait  ;  le  compagnon  de 
Stépane  Arcadiévitch  était  un  beau  gros  garçon, 
coiffé  d'un  béret  écossais  avec  de  longs  rubans 
flottants,  nommé  Vassia  Weslowsky,  parent  éloi- 
gné des  Cherbatzky  et  un  des  ornements  du  beau 
monde  de  Moscou  et  de  Pétersbourg.  Weslowsky 
ne  fut  aucunement  troublé  du  désenchantement 
causé  par  sa  présence  ;  il  salua  gaiement  Levine, 
lui  rappela  qu'ils  s'étaient  rencontrés  autrefois, 
et  enleva  Gricha  pour  l'installer  dans  la  calèche. 

Levine  suivit  à  pied  :  contrarié  de  ne  pas  voir 
le  prince,  qu'il  aimait,  il  l'était  plus  encore  de 
l'intrusion  de  cet  étranger  dont  la  présence  était 
parfaitement   inutile  ;    cette   impression    fâcheuse 


ANNA  KARÉNINE.  299 

s'accrut  en  voyant  Vassia  baiser  galamment  la 
main  de  Kitty  devant  les  personnes  assemblées 
sur  le  perron. 

«  Nous  sommes  cousins,  votre  femme  et  moi, 
et  d'anciennes  connaissances,  dit  le  jeune  homme, 
serrant  une  seconde  fois  la  main  de  Levine  . 

—  Eh  bien,  demanda  Oblonsky  tout  en  saluant 
sa  belle-mère  et  en  embrassant  sa  femme  et  ses 
enfants,  y  a-t-il  du  gibier  ?  Nous  arrivons  avec 
des  projets  meurtriers,  Weslowsky  et  moi.  Comme 
te  voilà  borme  mine,  Dolly  !  »  dit-il,  baisant  la 
main  de  celle-ci  et  la  lui  caressant  d'im  geste  af- 
fectueux. 

Levine,  si  heureux  tout  à  l'heure,  considérait 
cette  scène  avec  humeur. 

«  Qui  ces  mêmes  lèvres  ont-elles  embrassé  hier, 
pensait-il,  et  de  quoi  Dolly  est-elle  si  contente, 
puisqu'elle  ne  croit  plus  à  son  amour  ?  »  Il  fut 
vexé  de  l'accueil  gracieux  fait  à  Weslowsky  par  la 
princesse  ;  la  politesse  de  Serge  Ivanitch  pour 
Oblonsky  lui  parut  hypocrite,  car  il  savait  que 
son  frère  ne  tenait  pas  Stépane  Arcadiévitch  en 
haute  estime.  Varinka,  à  son  tour,  lui  fit  l'effcît 
d'une  sainte  nHouche,  capable  de  se  mettre  en 
frais  pour  un  étranger,  tandis  qu'elle  ne  songeait 
qu'au  mariage.  Mais  son  mécontentement  fut  au 
comble  quand  il  vit  Kitty  répondre  au  sourire  de 
ce  personnage  qui  considérait  sa  visite  comme  un 
bonheur  pour  chacun  ;  c'était  le  confirmer  dans 
cette  sotte  prétention. 

Il  profita  du  moment  où  l'on  rentrait  en  eau- 


300  ANNA  KARÉNINE. 

sant  avec  animation  pour  s'esquiver.  Kitty 
s' étant  aperçue  de  la  mauvaise  humeur  de  son 
mari,  courut  après  lui,  mais  il  la  repoussa,  décla- 
rant avoir  affaire  au  bureau,  et  disparut.  Jamais 
ses  occupations  n'avaient  eu  plus  d'importance 
à  ses  yeux  que  ce  jour-là. 


CHAPITRE  VII 

L,EViNE  rentra  lorsqu'on  le  fit  avertir  que  le 
souper  était  servi  :  il  trouva  Kitty  et  Agathe  Mi- 
khaïlowna  debout  sur  l'escalier,  se  concertant 
sur  les  vins  à  offrir. 

«  Pourquoi  tout  ce  «  fuss  »  ?  qu'on  serve  le  vin 
ordinaire. 

—  Non,  Stiva  n'en  boit  pas.  Qu'as-tu,  Kostia  ?  » 
demanda  Kitty,  cherchant  à  le  retenir  ;  mais  il  ne 
l'écouta  pas,  et  continua  son  chemin  à  grands  pas 
vers  le  salon,  où  il  se  hâta  de  prendre  part  à  la 
conversation. 

«  Eh  bien,  allons-nous  demain  à  la  chasse  ? 
lui  demanda  Stépane  Arcadiévitch. 

—  Allons-y,  je  vous  prie,  dit  Weslowsky  pen- 
ché sur  sa  chaise  et  assis  sur  l'une  de  ses  jambes. 

—  Volontiers  ;  avez- vous  déjà  chassé  cette 
année  ?  répondit  I^evine  s' adressant  à  Vassia 
avec  une  fausse  cordialité  que  Kitty  lui  connais- 
sait. Je  ne  sais  si  nous  trouverons  des  bécasses, 
mais  les  bécassines  abondent.  Il  faudra  partir  de 
bonne  heure  ;  cela  ne  te  fatiguera  pas,  Stiva  ? 


ANNA  KARÉNINE.  301 

—  Jamais  ;  je  suis  prêt  si  tu  veux  à  ne  pas  dor- 
mir de  la  nuit. 

—  Ah  oui,  vous  en  êtes  capable,  dit  Dolly  avec 
une  certaine  ironie,  aussi  bien  que  d'empêcher  le 
sommeil  des  autres.  Pour  moi,  qui  ne  soupe  pas, 
je  me  retire. 

—  Non,  Dolly,  s'écria  Stépane  Arcadiévitch, 
allant  s'asseoir  auprès  de  sa  femme,  reste  tm  mo- 
ment encore,  j'ai  tant  de  choses  à  te  raconter. 
Sais- tu  que  Weslowsky  a  vu  Anna  ?  Elle  habite 
à  70  verstes  d'ici  seulement  ;  il  ira  chez  elle  en 
nous  quittant  ;  je  compte  y  aller  aussi. 

—  Vraiment,  vous  avez  été  chez  Anna  Arca- 
dievna  ?  »  demanda  Dolly  à  Vassinka  qui  s'était 
rapproché  des  dames  et  s'était  placé  à  côté  de 
Kitty  à  la  table  du  souper. 

Levine,  tout  en  causant  avec  la  princesse  et 
Warinka,  s'aperçut  de  l'animation  de  ce  petit 
groupe  ;  il  crut  à  un  entretien  mystérieux,  et  la 
physionomie  de  sa  femme  en  regardant  la  jolie 
figure  de  Vassinka  lui  sembla  exprimer  un  senti- 
ment profond. 

«  Eeur  installation  est  superbe,  racontait  celui- 
ci  avec  vivacité,  et  l'on  se  sent  à  l'aise  chez  eux. 
Ce  n'est  pas  à  moi  de  les  juger. 

—  Que  comptent-ils  faire  ? 

—  Passer  l'hiver  à  Moscou,  je  crois. 

—  Ce  serait  charmant  de  se  réunir  là-bas.  Quand 
y  seras-tu  ?  demanda  Oblonsky  au  jeune  homme. 

—  En  juillet. 

—  Et  toi  ?  dcmanda-t-il  à  sa  femme. 


302  ANNA  KARENINE. 

—  Quand  tu  seras  parti  ;  j'irai  seule,  cela  ne 
gênera  personne,  et  je  tiens  à  voir  Anna  ;  c'est 
une  femme  que  je  plains  et  que  j'aime. 

—  Parfaitement,  répondit  Stépane  Arcadié- 
vitch.  Et  toi,  Kitty  ? 

—  Moi  ?  qu'irais-je  faire  chez  elle  ?  dit  Kitty 
que   cette   question   fit   rougir   de   contrariété. 

—  Vous  connaissez  Anna  Arcadievna  ^  de- 
manda Weslowsky,  c'est  une  femme  bien  sédui- 
sante. 

—  Oui,  répondit  Kitty  rougissant  toujours 
plus  ;  et,  jetant  un  coup  d'oeil  à  son  mari,  elle  se 
leva  pour  aller  le  rejoindre.  «  Ainsi,  tu  vas  demain 
à  la  chasse  ?    »  lui  demanda-t-elle. 

I<a  jalousie  de  l/cvine,  en  voyant  Kitty  rougir, 
ne  connut  plus  de  bornes,  et  sa  question  lui  sem- 
bla une  preuve  d'intérêt  pour  ce  jeune  homme 
dont  elle  était  évidemment  éprise,  et  qu'elle  dé- 
sirait occuper   agréablement. 

«  Certainement,  répondit-il  d'une  voix  con- 
trainte qui  lui  fit  horreur  à  lui-même. 

—  Passez  plutôt  la  journée  de  demain  avec  nous; 
Dolly  n'a  guère  profité  de  la  visite  de  son  mari.  » 

lycvine  traduisit  ainsi  ces  mots  :  «  Ne  me  sépare 
pas  de  lui,  tu  peux  t'en  aller,  mais  laisse-moi  jouif 
de  la  présence  enchanteresse  de  cet  aimable  étran- 
ger. »  Vassinka,  sans  soupçonner  l'effet  produit 
par  sa  présence,  s  était  levé  de  table  pour  rejoindre 
Kitty,  avec  un  sourire  caressant. 

«  Comment  ose-t-il  se  permettre  de  la  regar- 
der ainsi  !    »  pensa  Levine,  pâle  de  colère. 


ANNA  KARÉNINE.  303 

«  A  demain  la  chasse,  n'est-ce  pas  ?  »  demanda 
innocemment  Vassinka,  et  il  s'assit  encore  de  tra- 
vers sur  tme  chaise,  en  repliant,  selon  son  habi- 
tude, une  de  ses  jambes  sous  lui. 

Emporté  par  la  jalousie,  Levine  se  voyait  déjà 
dans  la  situation  d'un  mari  trompé,  qu'une  femme 
et  son  amant  cherchent  à  exploiter  dans  l'inté- 
rêt de  leurs  plaisirs.  Néanmoins  il  causa  avec  Wes- 
lowsky,  le  questionna  sur  son  attirail  de  chasse, 
et  lui  promit  d'un  air  affable  d'organiser  leur  dé- 
part pour  le  lendemain.  La  vieille  princesse  vint 
mettre  un  terme  aux  tortures  de  son  gendre  eu 
conseillant  à  Kitty  d'aller  se  coucher  ;  mais,  pour 
achever  d'exaspérer  I^evine,  Vassinka,  souhai- 
tant le  bonsoir  à  la  maîtresse  de  la  maison,  tenta 
de  lui  baiser  la  main. 

«  Ce  n'est  pas  reçu  chez  nous  »,  dit  brusque- 
ment Kitty  en  retirant  sa  main. 

Comment  avait-elle  donné  le  droit  à  ce  jeune 
homme  de  se  permettre  de  pareilles  familiarités  ? 
et  comment  pouvait-elle  aussi  maladroitement 
lui  témoigner  sa  désapprobation  ? 

Oblonsky,  mis  en  gaieté  par  quelques  verres  de 
bon  vin,  se  sentait  d'humeur  poétique. 

«  Pourquoi  vas-tu  te  coucher  par  ce  temps 
splendide,  Kitty  ?  vois  la  lune  qui  se  lève,  c'est 
l'heure  des  sérénades.  Vassinka  a  une  voix  char- 
mante, et  a  rapporté  deux  nouvelles  romances 
qu'il  pourrait  nous  chanter  avec  Barbe  Andrevna.  » 

Longtemps  après  que  chacun  se  fut  retiré,  Levine, 
enfoncé  dans  tm  fauteuil    et   gardant  iin   silence 


304  ANNA  KARÉNINE. 

obstiné,  entendait  encore  ses  hôtes  chanter  les  nou- 
velles romances  dans  les  allées  du  jardin.  Kitty, 
l'ayant  vainement  interrogé  sur  la  cause  de  sa  mau- 
vaise humeur,  finit  par  lui  demander  en  souriant  si 
c'était  Weslowsky  qui  en  était  la  cause.  Cette  ques- 
tion le  fit  s'expliquer.  Debout  devant  sa  femme, 
les  yeux  brillants  sous  ses  sourcils  froncés,  les  mains 
serrées  contre  sa  poitrine  comme  s'il  eût  voulu  com- 
primer sa  colère,  la  voix  tremblante,  il  lui  dit,  d'un 
air  qui  eût  été  dur  si  sa  physionomie  n'avait  ex- 
i^rimé  une  aussi  vive  souffrance  :  «  Ne  me  crois  pas 
jaloux  ?  mais  je  suis  blessé,  humilié  qu'on  ose  te 
regarder  ainsi  ! 

—  Comment  m' a-t-il  donc  regardée,  —  demanda 
Kitty,  cherchant  de  bonne  foi  à  à  se  rappeler  les 
moindres  incidents  de  la  soirée.  Elle  avait  trouvé 
l'attitude  de  Vassinka,  au  souper,  un  peu  familière 
mais  n'osa  pas  l'avouer,  —  Une  femme  dans  mon 
état  peut-elle  être  attrayante  ? 

—  Tais-toi,  s'écria  I^evine  se  prenant  la  tête  à 
deux  mains  :  tu  pourrais  donc,  si  tu  te  sentais  sédui- 
sante... 

—  Mais  non,  Kostia,  dit-elle,  affligée  de  le  voit 
ainsi  souffrir,  tu  sais  bien  que  personne  n'existe 
pour  moi  en  dehors  de  toi.  Veux-tu  que  je  m'en- 
ferme loin  de  tout  le  monde  ?  » 

Après  avoir  été  froissée  de  cette  jalousie  qui  lui 
gâtait  jusqu'aux  distractions  les  plus  innocentes, 
elle  était  prête  à  renoncer  à  tout  pour  le  calmer. 

«  Tâche  de  comprendre  le  ridicule  de  ma  situa- 
tion :  ce  garçon  est  mon  hôte,  et  en  dehors  de  cette 


ANNA  KARÉNINE.  305 

sotte  galanterie  et  de  l'habitude  de  s'asseoir  sur  sa 
jambe,  je  n'ai  rien  d'inconvenant  à  lui  reprocher  ; 
il  se  croit  certainement  le  ton  le  plus  exquis.  Je  suis 
donc  forcé  de  me  montrer  aimable,  et... 

—  Mais,  Kostia,  tu  t'exagères  les  choses,  inter- 
rompit Kitty,  fière  au  fond  du  cœur  de  se  sentir 
aussi  passionnément  aimée. 

—  Et  lorsque  tu  es  pour  moi  l'objet  d'un  culte, 
que  nous  sommes  si  heureux,  ce  misérable  aurait  le 
droit...  Au  reste,  ce  n'est  peut-être  pas  un  misérable; 
mais  pourquoi  notre  bonheur  serait-il  à  sa  merci  ? 

—  Écoute,  Kostia,  je  crois  que  je  sais  ce  qui  t'a 
contrarié. 

—  Quoi  ?  demanda  Levine  troublé. 

—  Tu  nous  a  observés  pendant  le  souper,  —  et 
elle  lui  raconta  l'entretien  mystérieux  qui  lui  avait 
paru  suspect. 

—  Kitty,  s'écria-t-il  en  voyant  le  visage  pâle  et 
ému  de  sa  femme,  je  te  fatigue,  je  t' épuise.  Je  suis 
un  fou.  Comment  ai-je  pu  me  torturer  l'esprit  d'une 
pareille  niaiserie  ! 

—  Tu  me  fais  peine  ! 

—  Peine  ?  moi  ?  je  suis  absurde,  et  pour  me  punir 
je  vais  accabler  ce  garçon  des  amabilités  les  plus 
irrésistibles,  dit  Levine,  baisant  les  mains  de  sa 
femme.  Tu  vas  voir  ! 

CHAPITRE  VIII 

Deux  équipages  de  chasse  attendaient  à  la  porte 
le  lendemain  matin,  avant  que  les  dames  fussent 


3o6  ANNA  KARÉNINE. 

levées.  Laska,  près  du  cocher,  tout  émue  et  compre- 
nant les  projets  de  son  maître,  désapprouvait  le 
retard  des  chasseurs.  Le  premier  qui  parut  fut 
Vassinka  Weslowsky,  en  blouse  verte,  serrée  à  la 
taille  par  une  ceinture  de  cuir  odorant,  chaussé  de 
bottes  neuves,  coiffé  de  son  béret  à  rubans,  un  fusil 
anglais  à  la  main. 

Laska  sauta  vers  lui  pour  le  saluer  et  lui  de- 
mander à  sa  façon  si  les  autres  allaient  venir  ;  mais, 
se  voyant  incomprise,  elle  retourna  à  son  poste  et 
attendit,  la  tête  penchée  et  l'oreille  aux  aguets. 
Enfin  la  porte  s'ouvrit  avec  fracas  pour  laisser 
passer  Crac,  le  «  pointer  »  de  Stépane  Arcadiévitch 
bondissant  au-devant  de  celui-ci. 

«  Tout  beau,  tout  beau  »,  cria  Oblonsky  gaie- 
ment, cherchant  à  éviter  les  pattes  du  chien  qui 
dans  sa  joie,  s'accrochait  à  la  gibecière. 

Il  était  grossièrement  chaussé,  portait  un  panta- 
lon usé,  un  paletot  court  et  un  chapeau  défoncé  ;  en 
revanche  son  fusil  était  du  plus  récent  modèle,  et 
son  carnier  ainsi  que  sa  cartouchière  défiaient  toute 
critique.  Vassinka  comprit  que  le  dernier  mot  del'élé- 
gance,  pour  un  chasseur,  était  de  tout  subordonner 
à  l'attirail  même  de  la  chasse  ;  il  se  promit  d'en 
faire  son  profit  une  autre  fois,  et  jeta  xm  regard 
d'admiration  sur  Stépane  Arcadiévitch. 

«  Notre  hôte  est  en  retard,  fit-il  remarquer. 

—  Il  a  une  jeune  femme,  dit  en  souriant  Oblonsky. 

—  Et  quelle  charmante  femme  ! 

—  Il  sera  rentré  chez  elle,  car  je  l'ai  vu  prêt  à 
partir.  » 


ANNA  KARÉNINE.  307 

Stépane  Arcadiévitch  avait  deviné  juste.  ]>vine 
était  retourné  versKitty  pour  lui  faire  répéter  qu'elle 
lui  pardonnait  son  absurdité  de  la  veille,  et  pour  lui 
demander  d'être  prudente.  Kitty  fut  obligée  de  jurer 
qu'elle  ne  lui  en  voulait  pas  de  s'absenter  pendant 
deux  jours,  et  de  promettre  un  bulletin  de  santé 
pour  le  lendemain.  Ce  départ  ne  plaisait  guère  à  la 
jeime  femme,  mais  elle  s'y  résigna  gaiement  en 
voyant  l'entrain  et  l'animation  de  son  mari, 

«  Mille  excuses,  messieurs  !  cria  Levine  accou- 
rant vers  ses  compagnons.  A-t-on  emballé  le  dé- 
jeuner ?  Va-t'en,  Laska,  à  ta  place  !  » 

A  peine  montait-il  en  voiture  qu'il  fut  arrêté 
par  le  vacher,  qui  le  guettait  au  passage  pour  le 
consulter  au  sujet  des  génisses,  puis  par  le  charpen- 
tier, dont  il  dut  rectifier  les  idées  erronées  sur  la 
façon  de  construire  un  escalier.  Enfin  on  partit,  et 
Levine,  heureux  de  se  sentir  débarrassé  de  ses 
soucis  domestiques,  éprouva  une  joie  si  vive  qu'il 
aurait  voulu  se  taire  et  ne  songer  qu'aux  émotions 
qui  l'attendaient.  Trouverait-on  du  gibier  ?  Laska 
tiendrait-elle  tête  à  Crac  ?  Lui-même  ne  se  décon- 
sidérerait-il pas  comme  chasseur,  devant  cet  étran- 
ger ?  Oblonsky  avait  des  préoccupations  analogues  ; 
seul  Weslo  wsky  ne  tarissait  pas,  et  I^evine,  en  l'écou- 
tant bavarder,  se  reprocha  ses  injustices  de  la  veille. 
C'était  vraiment  im  bon  garçon,  auquel  ou  ne  pou- 
vait guère  reprocher  que  de  considérer  ses  ongles 
soignés  et  sa  tenue  élégante  comme  autant  de 
preuves  de  son  incontestable  supériorité.  Du  reste, 
simple,  gai,  bien  élevé,  prononçant  admirablement 


3o8  ANNA  KARÉNINE. 

le  français  et  l'anglais  :  Levine  l'eût  autrefois  pris 
en  amitié. 

A  peine  eurent-ils  fait  trois  verstes,  que  Vassia 
s'aperçut  de  l'absence  de  son  portefeuille  et  de  ses 
cigares  ;  le  portefeuille  contenant  une  somme  assez 
ronde,  il  voulut  s'assurer  qu'il  l'avait  oublié  à  la 
maison. 

«  L/aissez-moi  monter  votre  cheval  de  volée 
(c'était  un  cheval  cosaque  sur  lequel  il  galopait  en 
imagination  au  travers  des  steppes),  et  je  serai  vite 
de  retour. 

—  Inutile  de  vous  déranger,  mon  cocher  fera 
facilement  la  course.  »  répondit  I^evine,  calculant 
que  le  poids  de  Vassinka  représentait  six  pouds 

Le  cocher  fut  dépêché  en  quête  du  portefeuille,  et 
Levine  prit  les  rênes. 


CHAPITRE  IX 

«  Explique-nous  ton  plan,  demanda  Stépane 
Arcadiévitch. 

—  Le  voici  :  nous  nous  rendons  directement  aux 
marais  de  Gvosdef,  à  vingt  verstes  d'ici,  où  nous 
trouverons  certainement  du  gibier.  En  y  arrivant 
vers  le  soir,  nous  pourrons  profiter  de  la  fraîcheur 
pour  chasser  ;  nous  coucherons  chez  un  paysan,  et 
demain  nous  entreprendrons  le  grand  marais. 

—  N'y  a-t-il  rien  sur  la  route  ? 

—  Si  fait,  il  y  a  deux  bons  endroits,  mais  cela 
nous  retarderait,  et  il  fait  trop  chaud.  » 


ANNA  KARENINE.  309 

Levine  comptait  réserver  pour  son  usage  parti- 
culier ces  chasses  voisines  de  la  maison  ;  mais  rien 
n'échappait  à  l'œil  exercé  d'Oblonsky,  et,  en  pas- 
sant devant  un  petit  marais,  il  s'écria  : 

«  Arrêtons-nous  ici. 

—  Oh  oui,  arrêtons-nous,  Levine  »,  supplia  Vassia. 

Il  fallut  se  résigner.  Les  chiens  s'élancèrent  aussi- 
tôt, et  Levine  resta  à  garder  les  chevaux.  Une 
poule  d'eau  et  un  vanneau  que  tua  Weslowsky 
furent  tout  ce  qvi'on  trouva,  et  Levine  se  sentit 
un  peu  consolé. 

Comme  les  chasseurs  remontaient  en  voiture, 
Vassinka  tenant  gauchement  son  fusil  et  son  van 
neau  d'une  main,  un  coup  retentit  et  les  chevaux 
se  cabrèrent  ;  c'était  la  charge  du  fusil  de  Wes- 
lowsky, qui  heureusement  ne  blessa  personne  et 
s'enfonça  dans  le  sol.  Ses  compagnons  n'eurent  pas 
le  courage  de  le  gronder,  tant  il  se  montra  désespéré  ; 
mais  ce  désespoir  fit  bientôt  place  à  une  gaieté  folle 
à  l'idée  de  leur  panique  et  de  la  bosse  que  s'était 
faite  Levine  en  se  heurtant  à  son  fusil.  Malgré  les 
remontrances  de  leur  hôte,  on  descendit  encore  au 
second  marais.  Cette  fois,  Vassinka,  après  avoir  tué 
une  bécasse,  prit  Levine  en  pitié  et  offrit  de  le  rem- 
placer près  des  voitures.  Levine  ne  résista  pas,  et 
Laska,  qui  gémissait  sur  l'injustice  du  sort,  s'élança 
d'un  bond  vers  les  endroits  giboyeux,  avec  une  gra- 
vité que  d'insignifiants  oiseaux  de  marais  ne  par- 
vinrent pas  à  ébranler.  Elle  fit  quelques  tours  en 
cherchant  une  piste,  puis  s'arrêta  soudain,  et  Levine. 
le  cœur  battant,  la  suivit  en  marchant  prudemment. 


310  ANNA  KARÉNINE. 

«  Pille  !  »  cria-t-il. 

Une  bécasse  s'éleva  ;  il  la  visait  déjà,  lorsque  le 
bruit  de  pas  avançant  lourdement  dans  l'eau,  et  les 
cris  de  Weslowsky  le  firent  retourner.  I^e  coup  était 
manqué  !  A  sa  grande  stupéfaction,  I^evine  aperçut 
alors  les  voitures  et  les  chevaux  à  moitié  enfoncés 
dans  la  vase  ;  Vassinka  leur  avait  fait  quitter  la 
grande  route  pour  le  marais,  afin  de  mieux  assister 
à  la  chasse. 

«  Que  le  diable  l'emporte  !  murmura  Levine. 

—  Pourquoi  avancer  jusque-là  ?  »  demanda-t-il 
sèchement  au  jeune  homme,  après  avoir  été  héler  le 
cocher  pour  l'aider  à  dégager  les  cheveux. 

Non  seulement  on  lui  gâtait  sa  chasse  et  l'on  ris- 
quait d'abîmer  ses  chevaux,  mais  ses  compagnons 
le  laissèrent  dételer  et  ramener  les  pauvres  bêtes 
en  lieu  sec,  sans  lui  offrir  de  l'aider  ;  il  est  vrai  que  ni 
Stépane  Arcadiévitch  ni  Weslowsky  n'avaient  la 
moindre  notion  de  l'art  d'atteler.  En  revanche,  le 
coupable  fit  de  son  mieux  pour  dégager  le  char  à 
bancs,  et  dans  son  zèle  lui  enleva  une  aile.  Cette 
bonne  volonté  toucha  lycvine,  qui  se  reprocha  sa 
mauvaise  humeur,  et  pour  la  dissimuler  il  donna 
l'ordre  de  déballer  le  déjeuner. 

«  Bon  appétit,  bonne  conscience.  Ce  poulet  va 
tomber  jusqu'au  fond  de  mes  bottes,  dit  Vassia 
rasséréné  en  dévorant  son  second  poulet.  Nos  mal- 
heurs sont  finis,  messieurs  ;  tout  nous  réussira  dé- 
sormais, mais  en  punition  de  mes  méfaits  je  de- 
mande à  monter  sur  le  siège  et  à  vous  servir  d'au- 
tomédon  ». 


ANNA  KARÉNINE.  311 

Malgré  les  protestations  de  Levine,  qui  craignait 
pour  ses  chevaux,  il  dut  le  laisser  faire,  et  la  gaieté 
contagieuse  de  Weslowsky  chantant  des  romances, 
et  imitant  un  Anglais  conduisant  un  «  four-in-hand  » 
finit  par  le  gagner. 

Ils  atteignirent  Gvosdef  riant  et  plaisantant. 

CHAPITRE  X 

En  approchant  du  but  de  leur  expédition,  I^evine 
et  Oblonsky  eurent  la  même  pensée,  celle  de  se  dé- 
barrasser de  leur  incommode  compagnon. 

«  Le  beau  marais!  s'écria  Stépane  Arcadiévitch, 
lorsque  après  une  course  folle  ils  arrivèrent  encore 
en  pleine  chaleur  du  jour  :  remarquez-vous  les  oi- 
seaux de  proie  ?  c'est  toujours  un  indice  de  gibier. 

—  IvC  marais  commence  à  cet  îlot,  messieurs, 
expliqua  Lévine  tout  en  examinant  son  fusil  ;  et  il 
leur  indiqua  un  point  plus  foncé  qui  tranchait  sur 
l'immense  plaine  humide,  fauchée  par  endroits.  — 
Nous  nous  séparerons  en  deux  camps  si  vous  vou- 
lez bien,  en  nous  dirigeant  vers  ce  bouquet  d'arbres; 
puis  de  là  nous  gagnerons  le  moulin.  Il  m'est  arrivé 
de  tuer  ici  jusqu'à  dix-sept  bécasses. 

—  Eh  bien,  prenez  la  droite,  dit  Stépane  Arca- 
diévitch d'un  air  indifférent,  il  y  a  plus  d'espace  pour 
deux  ;  moi,  je  prendrai  la  gauche. 

—  C'est  ça,  repartit  Vassia,  vous  verrez  que  nous 
serons  les  plus  forts.  » 

Force  fut  à  Levine  d'accepter  cet  arrangement, 
mais,  après  l'aventure  du  coup  de  fusil,  il  se  méfiait 


312  ANNA  KARÉNINE. 

de  son  compagnon  de  chasse,  et  lui  recommanda  de 
ne  pas  rester  en  arrière. 

«  Ne  vous  occupez  pas  de  moi,  je  ne  veux  pas 
vous  gêner  »,  dit  celtii-ci. 

Les  chiens  partirent,  se  rapprochant,  puis  s'éloi- 
gnant,  et  cherchant  la  piste  chacun  de  son  côté; 
L^evine  connaissait  les  allures  de  Laska,  et  croyait 
déjà  entendre  le  cri  de  la  bécasse. 

«  Pif,  paf  !  » 

C'était  Vassinka  tirant  sur  des  canards  ;  une  demi- 
douzaine  de  bécasses  s'élevèrent  les  unes  après  les 
autres,  et  Oblonsky,  profitant  du  moment,  en  abat- 
tit deux  ;  Levine  fut  moins  heureux.  Stépaae  Arca- 
diévitch  releva  son  gibier  d'un  air  satisfait,  et  s'éloi- 
gna par  la  gauche  en  sifflant  son  chien,  tandis  que 
Levine  rechargeait  son  fusil,  laissant  Weslowsky 
tirer  à  tort  et  à  travers.  Lorsque  Levine  manquait 
son  premier  coup,  il  perdait  facilement  son  sang- 
froid  et  compromettait  sa  chasse  ;  c'est  ce  qui  lui 
arriva  ce  jour-là.  Les  bécasses  étaient  si  nombreuses 
que  rien  n'eût  été  plus  facile  que  de  réparer  une 
première  maladresse,  mais  plus  il  allait,  moins  il 
était  calme.  Laska  regardait  les  chasseurs  d'un  air 
de  doute  et  de  reproche,  et  cherchait  mollement. 
Dans  le  lointain,  chacun  des  coups  de  fusil  d'O- 
blonsky  semblait  porter,  et  sa  voix  criant  :  «  Crac, 
apporte  »,  arrivait  jusqu'à  eux,  tandis  que  le  car- 
nier  de  Levine  quand  ils  atteignirent  une  prairie 
appartenant  à  des  paysans  et  située  au  milieu  des 
marais,  ne  contenait  que  trois  petites  pièces,  dont 
l'une  revenait  à  Vassia. 


ANNA  KARÉNINE.  313 

«  Hé,  les  chasseurs  !  cria  un  paysan  assis  près 
d'une  télègue  dételée,  et  levant  au-dessus  de  sa 
tête  une  bouteille  d'eau-de-vie  qui  brilla  au  soleil. 
Venez  boire  lui  coup  avec  nous  ! 

—  Que  disent-ils  ?  demanda  Weslowsky. 

—  Ils  nous  offrent  de  boire  avec  eux  ;  ils  se  se- 
ront partagé  les  prairies.  J'accepterais  bien,  — ■ 
ajouta  Levine,  non  sans  arrière-pensée,  espérant 
tenter  Vassia. 

—  Mais  pourquoi  veulent-ils  nous  régaler  ? 

—  En  signe  de  réjouissance  probablement  ; 
allez-y,  cela  vous  amusera. 

—  Allons,  c'est  curieux. 

—  Vous  trouverez  ensuite  votre  chemin  jusqu'au 
moulin,  —  cria  Levine,  enchanté  de  voir  Vassinka 
s'éloigner,  courbé  en  deux,  butant  de  ses  pieds 
fatigués  contre  les  mottes  de  terre,  et  tenant  lan- 
guissamment  son  fusil  de  son  bras  alourdi. 

—  Viens  aussi  toi  »,  cria  le  paysan  à  Levine. 
Un  verre  d'eau-de-vie  n'eût  pas  été  de  trop,  car 

Levine  se  sentait  las  et  relevait  avec  peine  ses 
pieds  du  sol  marécageux,  mais  il  aperçut  Laska  en 
arrêt,  et  oublia  sa  fatigue  pour  la  rejoindre.  La 
présence  de  Vassinka  lui  avait  porté  malheur, 
croyait-il,  mais  celui-ci  parti,  la  chasse  ne  fut  pas 
plus  heureuse,  et  cependant  le  gibier  ne  manquait 
pas.  Quand  il  atteignit  le  point  où  Oblonsky  devait 
le  rejoindre,  il  avait  cinq  misérables  oiseaux  dans 
sa  gibecière 

Crac  précédait  son  maître  d'un  air  triomphant; 
derrière  le  chien  apparut  Stépane  Arcadiévitch, 


314  ANNA  KARÉNINE. 

couvert  de  sueur,  traînant  la  jambe,  mais  son  car- 
nier  débordant  de  gibier. 

«  Quel  marais  !  s'écria-t-il.  Weslowsky  a  dû  te 
gêner.  Rien  n'est  plus  incommode  que  de  chasser 
à  deux  avec  tm  chien  »,  ajouta-t-il  pour  adoucir 
l'effet  de  son  triomphe. 


CHAPITRE  XI 

Levine  et  Oblonsky  trouvèrent  Weslowsky  déjà 
installé  dans  l'izba  où  ils  devaient  souper.  Assis  sur 
un  banc,  auquel  il  se  cramponnait  des  deux  mains, 
il  faisait  tirer  ses  bottes  couvertes  de  vase,  par  un 
soldat,  frère  de  leur  hôtesse. 

«  Je  viens  d'arriver,  dit-il,  riant  de  son  rire 
communicatif  ;  ces  paysans  ont  été  charmants. 
Figurez- vous  qu'après  m' avoir  fait  boire  et  manger 
ils  n'ont  rien  voulu  accepter.  Et  quel  pain  !  quelle 
eau-de-vie  ! 

—  Pourquoi  vous  auraient-ils  fait  payer  ?  re- 
marqua le  soldat,  ils  ne  vendent  pas  leur  eau- de- 
vie.  » 

Les  chasseurs  ne  se  laissèrent  pas  rebuter  par  la 
saleté  de  l'izba,  que  leurs  bottes  et  les  pattes  de  leurs 
chiens  avaient  souillée  d'une  boue  noirâtre,  et  sou- 
pèrent  avec  tm  appétit  qu'on  ne  connaît  qu'à  la 
chasse  ;  puis,  après  s'être  nettoyés,  ils  allèrent  se 
coucher  dans  une  grange  à  foin  où  le  cocher  leur 
avait  préparé  des  lits. 

La  nuit  tombait,  mais  l'envie  de  dormir  ne  leur 


ANNA  KARÉNINE.  315 

venait  pas,  et  l'enthousiasme  de  Vassinka  pour 
l'hospitalité  des  paysans,  la  bonne  odeur  du  foin,  et 
l'intelligence  des  chiens  couchés  à  leurs  pieds,  les 
tint  éveillés. 

Oblonsky  leur  raconta  une  chasse  à  laquelle  il 
avait  assisté  l'année  précédente  chez  Malthus,  un 
entrepreneur  de  chemins  de  fer,  riche  à  millions. 

Il  décrivit  les  immenses  marais  gardés  du  gou- 
vernement de  Tver,  les  dog-cars,  les  tentes  dressées 
pour  le  déjeuner. 

«  Comment  ces  gens-là  ne  te  sont-ils  pas  odieux  ? 
dit  IvCvine  se  soulevant  sur  son  lit  de  foin  ;  leur  luxe 
est  révoltant,  ils  s'enrichissent  à  la  façon  des  fer- 
miers d'eau-de-vie  d'autrefois,  et  se  moquent  du 
mépris  public,  sachant  que  leur  argent  mal  acquis  les 
réhabilitera. 

—  C'est  bien  vrai,  s'écria  Weslowsky.  Oblonsky 
accepte  leurs  invitations  par  bonhomie,  mais  cet 
exemple  est  imité. 

—  Vous  vous  trompez,  reprit  Oblonsky  ;  si  je 
vais  chez  eux,  c'est  que  je  les  considère  comme  de 
riches  marchands  ou  de  riches  propriétaires,  qui 
doivent  la  richesse  à  leur  travail  et  à  leur  intelH- 
gence. 

—  Qu'appelles- tu  travail  ?  Est-ce  de  se  faire 
donner  une  concession  et  de  la  rétrocéder  ? 

—  Certainement,  en  ce  sens  que  si  personne  ne 
prenait  cette  peine,  nous  n'aurions  pas  de  chemins 
de  fer. 

—  Peux- tu  assimiler  ce  travail  à  celui  d'un  homme 
qui  laboure,  et  d'un  savant  qui  étudie  ? 


3i6  ANNA  KARÉNINE. 

—  Non,  mais  il  n'en  a  pas  moins  un  résultat,  — 
des  chemins  de  fer.  Il  est  vrai  que  tu  ne  les  approu- 
ves pas. 

—  Ceci  est  une  autre  question,  mais  je  maintiens 
que  lorsque  la  rémunération  est  en  disproportion 
avec  le  travail,  elle  est  malhonnête.  —  Ces  fortunes 
sont  scandaleuses.  Le  roi  est  mort,  vive  le  roi  ;  nous 
n'avons  plus  de  fermes,  mais  les  chemins  de  fer  et 
les  banques  y  suppléent. 

—  Tout  cela  peut  être  vrai,  mais  qui  peut  tracer 
la  limite  exacte  du  juste  et  de  l'injuste  ?  Pourquoi, 
par  exemple,  mes  appointements  sont-ils  plus  forts 
que  ceux  de  mon  chef  de  bureau,  qui  connaît  les 
affaires  mieux  que  moi  ? 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Pourquoi  gagnes-tu,  disons  cinq  mille  roubles, 
là  où  ,avec  plus  de  travail,  notre  hôte,  le  paysan,  eu 
gagne  cinquante  ?  Et  pourquoi  Malthus  ne  gagne- 
rait-il pas  plus  que  ses  piqueurs  ?  Au  fond,  je  ne 
puis  m'empêcher  de  croire  que  la  haine  qu'inspirent 
ces  millionnaires  tient  simplement  à  de  l'envie. 

—  Vous  allez  trop  loin,  interrompit  Weslowsky  ; 
on  ne  leur  envie  pas  leurs  richesses,  mais  on  ne  peut 
se  dissimuler  qu'elles  ont  im  côté  ténébreux. 

—  Tu  as  raison,  reprit  lycvine,  en  taxant  d'in- 
justes mes  cinq  mille  roubles  de  bénéfice  :  j'en 
souffre. 

—  Mais  pas  au  point  de  donner  ta  terre  au  pay- 
san, dit  Oblonsky  qui,  depuis  quelque  temps,  lan- 
çait volontiers  des  pointes  à  son  beau-frère,  avec 
lequel,  depuis  qu'ils  faisaient  partie  de  la  même  fa- 


ANNA  KARÉNINE.  317 

mille,  ses  relations  prenaient  une  nuance  d'hostilité. 

—  Je  ne  la  donne  pas  parce  que  je  ne  saurais 
comment  m'y  prendre  pour  me  déposséder,  et 
qu'ayant  une  famille,  j'ai  des  devoirs  envers  elle,  et 
ne  me  reconnais  pas  le  droit  de  me  dépouiller. 

—  Si  tu  considères  cette  inégalité  comme  une 
injustice,  il  est  de  ton  devoir  de  la  faire  cesser. 

—  Je  tâche  d'y  parvenir  en  ne  faisant  rien  pour 
l'accroître. 

—  Quel  paradoxe  ! 

—  Oui,  cela  sent  le  sophisme,  ajouta  Weslowsky. 
Hé,  camarade,  cria-t-il  à  un  paysan  qui  entr'ou- 
vrait  la  porte  en  la  faisant  crier  sur  ses  gonds  :  vous 
ne  dormez  donc  pas  encore,  vous  autres  ? 

—  Oh  non,  mais  je  vous  croyais  endormis  ;  puis- je 
entrer  prendre  un  crochet  dont  j'ai  besoin  ?  dit-il 
en  montrant  les  chiens  et  se  glissant  dans  la  grange. 

—  Où  dormirez-vous  ? 

—  Nous  gardons  nos  chevaux  au  pâturage. 

—  La  belle  nuit  !  s'écria  Vassinka,  apercevant 
dans  l'encadrement  formé  par  la  porte  la  maison  et 
les  voitures  dételées,  éclairées  par  la  lune.  D'où 
viennent  ces  voix  de  femmes  ? 

—  Ce  sont  les  filles  d'à  côté. 

—  Allons  nous  promener,  Oblonsky  ;  jamais  nous 
ne  pourrons  dormir. 

—  Il  fait  si  bon  ici  ! 

—  J'irai  seul,  dit  Vassinka  se  levant  et  se  chaus- 
sant à  la  hâte.  Au  revoir,  messieurs  ;  si  je  m'amuse, 
je  vous  appellerai.  Vous  avez  été  trop  aimables  à  la 
chasse  pour  que  je  vous  oublie. 


3i8  ANNA  KARÉNINE. 

—  C'est  un  brave  garçon,  n'est-ce  pas  ?  dit 
Oblonsky  à  L^evine  quand  Vassinka  et  le  paysan 
furent  sortis. 

—  Oui,  —  répondit  Levine,  suivant  toujours  le 
fil  de  sa  pensée  :  comment  se  faisait-il  que  deux 
hommes  sincères  et  intelligents  l'accusassent  de 
sophisme  alors  qu'il  exprimait  ses  sentiments  aussi 
clairement  que  possible  ? 

—  Quoi  qu'on  fasse,  reprit  Objonsky,  il  faut 
prendre  son  parti  et  reconnaître  soit  que  la  société 
a  raison,  soit  qu'on  profite  de  privilèges  injustes,  et, 
dans  ce  dernier  cas,  faire  comme  moi  :  en  profiter 
avec  plaisir. 

—  Non,  si  tu  sentais  l'iniquité  de  ces  privilèges, 
tu  n'en  jouirais  pas  ;  moi  du  moins,  je  ne  le  pourrais 
pas. 

—  Au  fait,  pourquoi  n'irions-nous  pas  faire  un 
tour  ?  dit  Stépane  Arcadiévitch,  fatigué  de  cette  con- 
versation. Allons-y,  puisque  nous  ne  dormons  pas. 

—  Non,  je  reste. 

—  Est-ce  aussi  par  principe  ?  demanda  Oblonsky 
cherchant  sa  casquette  à  tâtons. 

—  Non,  mais  qu'irais-je  faire  là-bas  ? 

—  Tu  es  dans  une  mauvaise  voie,  dit  Stépane 
Arcadiévitch  ayant  trouvé  ce  qu'il  cherchait. 

—  Pourquoi  ? 

—  Parce  que  tu  prends  un  mauvais  pli  avec  ta 
femme.  J'ai  remarqué  l'importance  que  tu  attachais 
à  obtenir  son  autorisation  pour  t' absenter  pendant 
deux  jours.  Cela  peut  être  charmant  à  titre  d'idylle, 
mais  cela  ne  peut  durer.  L'homme  doit  maintenir 


ANNA  KARÉNINE.  319 

son  indépendance  ;  il  a  ses  intérêts,  dit  Oblonsky 
ouvrant  la  porte. 

—  Lesquels  ?  ceux  de  courir  après  des  filles  de 
ferme  ? 

—  Si  cela  l'amuse.  Ma  femme  ne  s'en  trouvera  pas 
plus  mal,  pourvu  que  je  respecte  le  sanctuaire  de  la 
maison  ;  mais  il  ne  faut  pas  se  lier  les  mains. 

—  Peut-être,  répondit  sèchement  lyevine  en  se 
retournant.  Demain  je  pars  avec  l'aurore  et  ne  réveil- 
lerai personne,  je  vous  en  préviens. 

—  Messieurs,  venez  vite  !  vint  leur  dire  Vassinka. 
Charmante  !  c'est  moi  qui  l'ai  découverte,  une  véri- 
table Gretchen  »,  ajouta-t-il  d'un  air  approbateur. 

Levine  fit  semblant  de  sommeiller  et  les  laissa 
s'éloigner  ;  il  resta  longtemps  sans  pouvoir  s'en- 
dormir, écoutant  les  chevaux  manger  leur  foin,  le 
paysan  partir  avec  son  fils  aîné  pour  garder  le 
bêtes  aux  pâturages  ;  puis  le  soldat  se  coucha  dans 
le  foin,  de  l'autre  côté  de  la  grange,  avec  son  petit 
neveu.  L'enfant  faisait  à  voix  basse  des  questions 
sur  les  chiens,  qui  lui  semblaient  des  bêtes  terribles  : 
l'oncle  le  fit  bientôt  taire,  et  le  silence  ne  fut  plus 
troublé  que  par  ses  ronflements. 

Levine,  tout  en  restant  sous  l'impression  de  la  con- 
versation avec  Oblonsky,  pensait  au  lendemain  :  «  Je 
me  lèverai  avec  le  soleil,  je  saurai  garder  mon  sang- 
froid  ;  il  y  a  des  bécasses  en  quantité  ;  en  rentrant 
peut-être  trouverai- je  un  mot  de  Kitty.  Oblonsky 
n'a-t-il  pas  raison  de  me  reprocher  de  m'efféniiner 
avec  elle  ?  Qu'y  faire  ?  »  Il  entendit,  tout  en  dor- 
mant, ses  compagnons  rentrer,  et  ouvrit  une  se- 
U  II 


320  ANNA  KARÉNINE. 

conde  les  yeux  pour  les  voir  éclairés  par  la  lune  dans 
l'entrebaîllement  de  la  porte. 

«  Demain  avec  l'aurore,  messieurs  »,  leur  dit-il, 
et  il  se  rendormit. 


CHAPITRE  XII 

Le  lendemain,  il  fut  impossible  de  réveiller  Vas- 
sia, couché  sur  le  ventre  et  dormant  à  poings  fermé; 
Oblonsky  refusa  également  de  se  lever,  et  Laska  elle- 
même,  blottie  en  rond  dans  le  foin,  étira  paresseu- 
sement ses  pattes  de  derrière  avant  de  se  décider  à 
suivre  son  maître.  Levine  se  chaussa,  prit  son  fusil  et 
sortit  avec  précaution.  Les  cochers  dormaient  près 
des  voitures,  les  chevaux  sommeillaient;  il  faisait 
à  peine  jour. 

«  Pourquoi  vous  lever  si  matin,  petit  père  ?  de- 
manda une  vielle  femme  en  sortant  de  l'izba  et 
l'accostant  amicalement  comme-une  bonne  connais- 
sance. 

—  Je  vais  à  la  chasse  ;  par  où  faut-il  passer  pour 
gagner  le  marais  ? 

—  Suis  le  sentier  derrière  nos  granges  »,  dit  la 
vieille  femme,  et  elle  le  conduisit  elle-même  pour 
le  mettre  en  bon  chemin. 

Laska  courait  devant,  et  Levine  la  suivit  allègre- 
grement,  interrogeant  le  ciel  et  comptant  atteindre 
le  marais  avant  que  le  soleil  fût  levé.  La  lune,  visible 
encore  quand  il  avait  quitté  la  grange,  s'efîaçait  peu 
à  peu  ;  l'étoile  du  matin  se  distinguait  à  peine,  et 


ANNA  KARÊNINB.  321 

des  points  d'abord  vagues  à  l'horizon  prenaient  des 
contours  plus  distincts;  c'étaient  des  tas  de  blé. Les 
moindres  sons  se  percevaient  nettement  dans  le 
calme  absolu  de  l'air,  et  une  abeille,  en  frôlant 
l'oreille  de  I^evine,  lui  parut  siffler  comme  une  balle. 

Des  vapeurs  blanches,  d'où  ressortaient,  sembla- 
bles à  des  îlots,  des  bouquets  de  cytise,  indiquaient 
le  grand  marais  au  bord  duquel  des  hommes  et  des 
enfants  enveloppés  de  caftans  dormaient  profondé- 
ment, après  avoir  veillé.  lycs  chevaux  paissaient 
encore,  faisant  résonner  leurs  chaînes  et,  efîrayés 
par  Laska,  se  jetèrent  du  côté  de  l'eau  en  barbotant 
de  leurs  pieds  Hés. 

Le  chien  leur  jeta  un  regard  moqueur  en  regar- 
dant son  maître. 

Quand  Levine  eut  dépassé  les  paysans  endormis,  il 
examina  la  capsule  de  son  fusil,  et  donna  un  coup 
de  sifflet  pour  indiquer  à  Laska  qu'ils  entraient  en 
chasse.  Elle  partit  aussitôt,  ravie  et  affairée,  flairant 
sur  le  sol  mouvant,  parmi  d'autres  parfums  connus, 
cette  odeur  d'oiseau  qui  la  troublait  plus  que  toute 
autre.  Afin  de  mieux  sentir  la  direction  du  gibier, 
elle  s'éloigna  et  se  mit  sous  le  vent,  galopant  douce- 
ment pour  pouvoir  brusquement  s'arrêter  ;  bientôt 
sa  course  se  ralentit,  car  elle  ne  suivait  plus  ime  piste, 
elle  tenait  le  gibier  lui-même;  il  était  là  en  abon- 
dance, mais  où  ?  La  voix  du  maître  retentit  du  côté 
opposé  :  «  Laska,  ici  !  »  Elle  s'arrêta  hésitante,  fit 
semblant  d'obéir,  mais  revint  à  l'endroit  qui  l'atti- 
rait, traçant  des  cercles  pour  se  fixer  enfin,  siire 
de  sou  fait,  et  tremblante  d'émotion,  devant  un 


322  ANNA  KARÉNINE. 

monticule.  Ses  ïambes  trop  basses  l'empêchaient  d^ 
voir,  mais  son  flair  ne  la  trompait  pas.  Immobile, 
la  gueule  en tr' ouverte,  les  oreilles  dressées,  elle  res- 
pirait avec  peine,  jouissant  de  l'attente,  et  regar- 
dant son  maître  sans  oser  tourner  la  tête.  Celui-ci, 
croyait-elle,  avançait  lentement  ;  il  courait  au  con- 
traire, butant  contre  des  mottes  de  terre  et  regardant 
avec  des  yeux  qu'elle  trouvait  terribles  ;  car,  avec 
une  superstition  de  chasseur,  ce  qu'il  craignait  par- 
dessus tout,  c'était  de  manquer  son  premier  coup. 
En  approchant,  il  vit  ce  que  Laska  ne  pouvait  que 
flairer,  une  bécasse  cachée  entre  deux  monticules. 

«  Pille  »,  cria-t-il. 

«  Ne  se  trompe-t-il  pas  ?  pensa  Laska,  je  les  sens, 
mais  je  ne  les  vois  pas  ;  si  je  bouge,  je  ne  saurai  plus 
où  les  prendre.  » 

Mais,  encouragée  par  un  coup  de  genou  de  son 
maître,  elle  se  lança  éperdue  et  ne  sachant  plus  ce 
qu'elle  faisait. 

Une  bécasse  se  leva  aussitôt,  et  l'on  entendit  le 
bruit  de  son  vol  ;  Levine  tira  ;  l'oiseau  s'abattit, 
frappant  l'herbe  humide  de  sa  poitrine  blanche  ;  une 
seconde  bécasse  eut  le  même  sort. 

«  Borme  besogne,  Laska  »,  dit  Levine  mettant  le 
gibier  tout  chaud  dans  son  carnier. 

Le  soleil  était  levé  quand  Levine  s'avança  dans 
le  marais  ;  la  lune  ne  semblait  plus  qu'un  point 
blanc  dans  l'espace,  toutes  les  étoiles  avaient  dis- 
paru. Les  flaques  d'eau  argentées  par  la  rosée  reflé- 
taient maintenant  de  l'or;  l'herbeprenait  unenuance 
d'ambre  ;  les  oiseaux  des  marais  s'agitaient  dans 


ANNA  KARENINE.  323 

les  btiissons,  des  vautours  perchés  sur  les  tas  de  blé 
regardaient  leur  domaine  d'tm  air  mécontent,  et 
les  corneilles  voletaient  dans  les  champs.  La  fumée 
du  fusil  blanchissait  l'herbe  verte  comme  une  traî- 
née de  lait.  Un  des  dormeurs  avait  déjà  remis  son 
caftan,  et  des  enfants  ramenaient  les  chevaux  sur 
la  route. 

«  Petit  oncle,  cria  un  des  gamins  à  Levine,  il  y 
y  a  aussi  des  canards  par  ici,  nous  en  avons  vu  hier.  » 

Levine  éprouva  un  certain  plaisir  à  tuer  encore 
deux  bécasses  devant  l'enfant. 


CHAPITRE  XIII 

La  superstition  du  premier  coup  de  fusil  ne  se 
trouva  pas  vaine;  Levine  rentra  vers  dix  heures, 
fatigué,  affamé,  mais  enchanté,  après  avoir  parcouru 
une  trentaine  de  verstes,  tué  dix-neuf  béasses  et  un 
canard,  que,  faute  de  place  dans  son  carnier,  il 
suspendit  à  sa  ceinture.  Ses  compagnons,  levés 
depuis  longtemps,  avaient  eu  le  loisir  de  mourir  de 
faim  en  l'attendant,  puis  de  déjeimer. 

Le  sentiment  d'envie  de  Stépane  Arcadiévitch  à 
la  vue  de  ces  petites  bêtes,  la  tête  penchée,  repliées 
sur  elles-mêmes,  si  différentes  de  ce  qu'elles  étaient 
sur  les  marais,  causa  un  certain  plaisir  à  Levine. 
Pour  comble  de  bonheur,  il  trouva  un  billet  de 
Kitty. 

«  Je  vais  à  merveille,  écrivait-elle,  et  si  tu  ne  me 
crois  pas  suffisamment  gardée,  rassure-toi  en  appre- 


324  ANNA  KARÉNINE. 

nant  que  Marie  Wlasiewna  est  ici  (c'était  la  sage- 
femme,  un  personnage  nouveau  et  fort  important 
dans  la  famille).  Elle  me  trouve  en  parfaite  santé,  et 
restera  quelques  jours  avec  nous  ;  ainsi  ne  te  presse 
pas  de  revenir  si  tu  t'amuses.  » 

La  chasse  et  ce  billet  effacèrent  dans  l'esprit  de 
Levine  deux  incidents  moins  agréables  :  le  premier 
était  l'état  de  fatigue  du  cheval  de  volée,  surmené 
la  veille  et  refusant  de  manger  ;  le  second,  plus 
grave,  de  ne  plus  rien  trouver  des  nombreuses  pro- 
visions données  par  Kitty  au  départ.  Levine  comp- 
tait particulièrement  sur  des  petits  pâtés,  dont  il 
croyait  déjà  sentir  le  fumet  :  en  rentrant, ils  avaient 
tous  disparu,  aussi  bien  que  les  poulets  et  la  viande  ; 
les  os  avaient  été  dévorés  par  les  chiens. 

«  Parlez- moi  de  cet  appétit!  »  dit  Oblonsky,  dési- 
gnant Vassinka.  Je  ne  puis  me  plaindre  du  mien, 
mais  celui  de  ce  jeune  homme  le  dépasse. 

Levine,  agacé  et  prêt  à  pleurer  de  contrariété,  ne 
put  s'empêcher  de  s'écrier  : 

«  On  aurait  vraiment  pu  songer  à  me  laisser  quel 
que  chose  !  » 

Il  dut  se  contenter  de  lait,  que  son  cocher  alla 
lui  chercher,  mais,  sa  faim  apaisée,  il  fut  confus 
d'avoir  témoigné  si  vivement  son  désappointe- 
ment, et  se  moqua  le  premier  de  sa  colère. 

Le  même  soir,  après  une  dernière  chasse  où 
Vassinka  fit  quelques  prouesses,  les  trois  compa- 
gnons reprirent  le  chemin  de  la  maison,  çt  y  arri- 
vèrent la  nuit.  Le  retour  fut  très  gai  ;  Weslowskv 
ne  cessa  de  rire  et  de  plaisanter  en  se  rappelant 


ANNA  KARÉNINE.  325 

ses  aventures  avec  les  jeunes  filles  et  les  paysans  ; 
Levine,  en  paix  avec  son  hôte,  se  sentit  délivré  de 
ses  mauvais  sentiments  envers  lui. 


CHAPITRE  XIV 

Vers  dix  heures  du  matin,  après  avoir  fait  sa 
ronde  à  la  ferme,  lycvine  frappait  à  la  porte  de  Vas- 
sinka. 

«  Entrez,  dit  celui-ci,  excusez-moi,  mais  je  ter- 
mine mes  ablutions. 

—  Ne  vous  gênez  pas.  Avez- vous  bien  dormi  ? 

—  Comme  un  mort. 

—  Que  prenez- vous  le  matin,  du  café  ou  du  thé? 

—  Ni  l'un  ni  l'autre,  je  déjeune  à  l'anglaise.  Je 
suis  honteux  d'être  ainsi  en  retard  !  Ces  dames  sont 
sans  doute  levées  ?  Ne  serait-ce  pas  le  moment  de 
faire  une  promenade  ?  vous  me  montrerez  vos  che- 
vaux ?  » 

Levine  y  consentit  volontiers  ;  ils  firent  le  tour 
du  jardin,  examinèrent  l'écurie,  firent  un  peu  de 
g>'mnastique,  et  rentrèrent  au  salon. 

«  Nous  avons  eu  une  chasse  bien  amusante,  dit 
Weslowsky  s' approchant  de  Kitty  installée  près  du 
samovar.  Quel  dommage  que  les  dames  soient  pri- 
vées de  ce  plaisir  !  » 

«  Il  faut  bien  qu'il  dise  un  mot  à  la  maîtresse  de 
la  maison  »,  pensa  Levine,  déjà  ennuyé  de  l'air  con- 
quérant du  jeune  homme, 

La  princesse  causait  avec  la  sage-femme  et  Serge 


326  ANNA  KARÉNINE. 

Ivanitch  sur  la  nécessité  d'installer  sa  fille  à  Mos- 
cou pour  l'époque  de  sa  délivrance,  et  elle  appela 
son  gendre  pour  lui  parler  de  cette  grave  question. 
Rien  ne  froissait  Levine  autant  que  cette  attente 
banale  d'nn  événement  aussi  extraordinaire  que  la 
naissance  d'un  fils,  car  ce  serait  un  fils.  Il  n'admet- 
tait pas  que  cet  invraisemblable  bonheur,  entouré 
de  tant  de  mystère  pour  lui,  fût  discuté  comme  un 
fait  très  ordinaire  par  ces  femmes  qui  en  comptaient 
l'échéance  sur  leurs  doigts  ;  leurs  entretiens,  aussi 
bien  que  les  objets  de  layette,  le  blessaient,  et  il 
détournait  l'oreille  comme  autrefois  quand  il  devait 
songer  aux  préparatifs  de  son  mariage. 

I^a  princesse  ne  comprenait  rien  à  ces  impressions, 
et  voyait  dans  cette  indifférence  apparente  de  l'étour- 
derie  et  de  l'insouciance  ;  aussi  ne  lui  laissait-eUe 
pas  de  repos  ;  elle  venait  de  charger  Serge  Ivanitch 
de  chercher  un  appartement,  et  tenait  à  ce  que 
Constantin  donnât  son  avis. 

«  Faites  ce  que  bon  vous  semble,  princesse,  je  n'y 
entends  rien. 

—  Mais  il  faut  décider  l'époque  à  laquelle  vous 
rentrerez  à  Moscou. 

—  Je  l'ignore  ;  ce  que  je  sais,  c'est  que  des  mil- 
lions d'enfants  naissent  hors  de  Moscou. 

—  Dans  ce  cas... 

—  Kitty  fera  ce  qu'elle  voudra. 

—  Kitty  ne  doit  pas  entrer  dans  des  détails  qui 
pourraient  l'effrayer  ;  rappelle- toi  que  NathaUe 
GaUzine  est  morte  en  couches  ce  printemps,  faute 
d'un  bon  accoucheur. 


ANNA  KARENINE.  327 

—  Je  ferai  ce  que  vous  voudrez  »,  répéta  encore 
Levine,  d'un  air  sombre,  et  il  cessa  d'écouter  sa 
belle-mère  ;  son  attention  était  ailleurs. 

«  Cela  ne  peut  durer  ainsi  »,  pensait-il,  jetant 
de  temps  en  temps  un  coup  d'oeil  sur  Vassinka 
penché  vers  Kitty,  et  sur  sa  femme  troublée  et  rou- 
gissante. La  pose  de  Weslowsky  lui  parut  inconve- 
nante, et  comme  l'avant- veille,  il  tomba  sovidain 
des  hauteurs  du  bonheur  le  plus  idéal  dans  un  abîme 
de  haine  et  de  confusion.  Le  monde  Im  devint  insup- 
portable. 

«  Comme  tu  descends  tard,  dit  en  ce  moment 
Oblonsky,  étudiant  la  physionomie  de  Levine,  à 
DoUy  qui  entrait  au  salon. 

—  Mâcha  a  mal  dormi  et  m'a  fatiguée  »,  répondit 
Daria  Alexandrovna. 

Vassinka  se  leva  un  instant,  salua  et  se  rassit  pour 
reprendre  sa  conversation  avec  Kitty;  il  lui  parlait 
encore  d'Anna,  discutant  la  possibilité  d'aimer  dans 
ces  conditions  extra-légales,  et,  quoique  l'entretien 
déplût  à  la  jeune  femme,  elle  était  trop  inexpéri- 
mentée et  trop  naïve  pour  savoir  y  mettre  un  terme 
et  dissimuler  la  gêne  à  la  fois  et  l'espèce  de  plaisir 
que  lui  causaient  les  attentions  du  jeune  homme. 
La  crainte  de  la  jalousie  de  son  mari  contribuait 
à  son  émotion,  car  elle  savait  d'avance  qu'il  inter- 
préterait mal  chacune  de  ses  paroles,  chacun  de  ses 
gestes. 

«  Où  vas-tu,  Kostia  ?  lui  demanda-t-elle  d'un 
air  coupable  en  le  voyant  sortir  d'un  pas  délibéré. 

—  Je  vais  parler  à  un  mécanicien  allemand  venu 


328  ANNA  KARENINE. 

en  mon  absence  »,  répondit-il  sans  la  regardet 
convaincu  de  l'hypocrisie  de  sa  femme. 

A  peine  fut-il  dans  son  cabinet  qu'il  entendit  le 
pas  bien  connu  de  Kitty  descendant  l'escalier  avec 
une  imprudente  vivacité.  Elle  frappa  à  sa  porte. 

«  Que  veux-tu  ?  Je  suis  occupé,  dit-il  sèchement. 

—  Excusez-moi,  fit  Kitty  entrant  et,  s' adressant 
à  l'Allemand  :  j'ai  un  mot  à  dire  à  mon  mari.  » 

Le  mécanicien  voulut  sortir,  mais  Levine 
l'arrêta. 

«  Ne  vous  dérangez  pas. 

—  Je  ne  voudrais  pas  manquer  le  train  de  trois 
heures  »,  fit  remarquer  l'Allemand.*^ 

Sans  lui  répondre,  Levine  sortit  avec  sa  femme 
dans  le  corridor. 

«  Que  voulez-vous  ?  lui  demanda-t-il  froidement 
en  français,  sans  vouloir  remarquer  son  visage  con- 
tracté par  l'émotion. 

—  Je...  je  voulais  te  dire  que  cette  vie  est  un  sup- 
plice... murmura-t-elle. 

—  Il  y  a  du  monde  à  l'office,  ne  faites  pas  de 
scènes,  dit-il  avec  colère. 

Kitty  voulut  l'entraîner  dans  une  pièce  voi- 
sine, mais  Tania  y  prenait  une  leçon  d'anglais  ;  elle 
l'emmena  au  jardin. 

Un  jardinier  y  nettoyait  les  allées  ;  peu  soucieuse 
de  l'effet  que  pouvait  produire  sur  cet  homme  son 
visage  couvert  de  larmes,  Kitty  avança  rapide- 
ment, suivie  de  son  mari,  qui  sentait  comme  elle  le 
besoin  d'une  explication  et  d'tm  tête-à-tête,  afin 
de  rejeter  loin  d'eux  le  poids  de  leur  tourment. 


ANNA  KARÉNINE.  329 

«  Mais  c'est  un  martyre  qu'une  existence  pa- 
reille !  pourquoi  souâtrons-nous  ainsi,  qu'ai- je  fait  ? 
dit-elle  lorsqu'ils  eurent  atteint  un  banc  dans  une 
allée  isolée. 

—  Avoue  que  son  attitude  avait  quelque  chose 
de  blessant,  d'inconvenant  ?  lui  demanda  Levine, 
serrant  sa  poitrine  à  deux  mains  comme  l' avant- 
veille. 

—  Oui répondit-elle,  d'une  voix  tremblante, 

mais  ne  vois-tu  pas,  Kostia,  que  ce  n'est  pas  ma 
faute  ?  J'avais  voulu  dès  le  matin  le  remettre  à  sa 
place...  Mon  Dieu,  pourquoi  sont-ils  tous  venus  ! 
nous  étions  si  heureux  !  »  Et  les  sanglots  étouf- 
fèrent sa  voix. 

Le  jardinier,  quand  il  les  revit  peu  après  avec  des 
visages  calmes  et  heureux,  ne  comprit  pas  ce  qui 
avait  pu  se  passer  de  joyeux  sur  ce  banc  isolé. 

CHAPITRE  XV 

Sa  femme  rentrée  dans  son  appartement,  Levine 
se  rendit  chez  Dolly  et  la  trouva  très  excitée,  ar- 
pentant sa  chambre  de  long  en  large,  et  grondant 
la  petite  Mâcha,  qui,  debout  dans  un  coin,  pleurait 
à  chaudes  larmes. 

«  Tu  resteras  là  toute  la  journée  sans  dîner, 
sans  poupées,  et  tu  n'auras  pas  de  robe  neuve, 
disait-elle,  à  bout  de  châtiments. 

—  Qu'a-t-elle  fait  ?  demanda  Levine,  contrarié 
d'arriver  mal  à  propos,  car  il  voulait  consulter  sa 
belle-sœur. 


330  ANNA  KARÉNINE. 

—  C'est  une  mauvaise  fille  !  Ah  !  combien  je  re- 
grette miss  Elliott  ;  cette  gouvernante  est  une  vraie 
machine  !    Figure- toi...    » 

Et  elle  raconta  les  méfaits  de  la  coupable  Mâcha. 
«  Je  ne  vois  là  rien  de  bien  grave,  c'est  une  gami- 
nerie... 

—  Mais  qu'as- tu,  toi  ?  tu  as  l'air  ému,  .que  s'est- 
il  passé  ?  »  demanda  Dolly. 

Et  au  ton  dont  elle  fit  ces  questions,  Levine  sen- 
tit qu'il  serait  compris. 

«  Nous  venons  de  nous  quereller  avec  Kitty, 
c'est  la  seconde  fois  depuis  l'arrivée  de  Stiva.  » 

Dolly  le  regarda  de  ses  yeux  intelligents. 

«  Iva  main  sur  la  conscience,  dis-moi  si  ce  jeune 
homme  a  un  ton  qui  puisse  non  seulement  être 
désagréable,  mais  intolérable  pour  un  mari  ? 

«  Que  veux- tu  que  je  te  dise...  Selon  les  idées 
reçues  dans  le  monde,  il  se  conduit  comme  tous  les 
jetmes  gens,  il  fait  la  cour  à  une  jeune  femme,  et 
un  mari  homme  du  monde  en  serait  flatté. 

—  C'est  ça,  tu  l'as  remarqué  ? 

—  Non  seulement  moi,  mais  Stiva  m'a  fait,  après 
le  thé,  la  même  remarque. 

—  Alors  me  voilà  tranquille,  je  vais  le  chasser, 
dit  I^evine. 

—  As-tu  perdu  l'esprit  ?  s'écria  Dolly  avec  ter- 
reur, à  quoi  penses-tu,  Kostia  ?...  Va,  dit-elle,  s'in- 
terrompant  pour  se  tourner  vers  l'enfant  prête  à 
quitter  son  coin,  va  trouver  Fanny...  Je  t'en  prie, 
laisse-moi  parler  à  Stiva  ;  il  l'emmènera,  on  peut 
lui  dire  qu'on  attend  du  monde... 


ANNA  KARENINE.  331 

—  Non,  non,  je  ferai  l'exécution  moi-même,  cela 
m'amusera...  Allons,  Dolly,  pardonne-lui  »,  dit-il 
en  montrant  la  petite  criminelle  debout  près  de 
sa  mère,  la  tête  basse  et  n'osant  aller  chez 
Fanny. 

L'enfant,  voyant  sa  mère  radoucie,  se  jeta  dans 
ses  bras  en  sanglotant  et  Dolly  lui  posa  tendrement 
sa  main  amaigrie  sur  la  tête. 

«  Il  n'y  a  rien  de  commun  entre  ce  garçon  et 
nous,  pensa  Levine,  se  mettant  en  quête  de  Vas- 
sinka. 

Dans  le  vestibule,  il  donna  l'ordre  d'atteler  la 
calèche. 

«  Les  ressorts  se  sont  cassés  hier,  répondit  le 
domestique. 

—  Alors  le  tarantass,  mais  au  plus  vite.  » 
Vassinka  mettait  des  guêtres  pour  monter  à  che- 
val, la  jambe  posée  sur  une  chaise,  lorsque  Levine 
entra.  Le  visage  de  celui-ci  avait  une  expression 
particiilière,  et  Weslowsky  ne  put  se  dissimuler  que 
son  «  petit  brin  de  cour  »  n'était  pas  à  sa  place  dans 
cette  famille  ;  il  se  sentit  aussi  mal  à  l'aise  que  peut 
l'être  un  jevme  homme  du  monde. 

«  Vous  montez  à  cheval  en  guêtres  ?  lui  demanda 
Levine,  s' emparant  d'une  baguette  qu'il  avait 
cueillie  le  matin  en  faisant  de  la  gymnastique. 

—  Oui,  c'est  plus  propre  »,  répondit  Vassinka, 
achevant  de  boutonner  sa  guêtre. 

C'était  au  fond  un  si  bon  enfant,  que  Levine  se 
sentit  honteux  en  remarquant  la  soudaine  timidité 
de  sou  hôte. 


332  ANNA  KARÉNINE. 

«  Je  voulais...  —  il  s'arrêta  confus,  mais  continua 
en  se  rappelant  sa  scène  avec  Kitty...  —  je  voulais 
vous  dire  que  j'ai  fait  atteler. 

—  Pourquoi  ?  où  allons-nous  ?  demanda  Vas- 
sinka  étonné. 

—  Pour  vous  mener  à  la  gare,  dit  I^evine  d'un  air 
sombre. 

—  Partez-vous  ?  est-il  survenu  quelque  chose  ? 

—  Il  est  survenu  que  j'attends  du  monde,  con- 
tinua  I^vine,  cassant  sa  baguette  de  plus  en  plus 
vivement  ;  ou  plutôt  non,  je  n'attends  personne, 
mais  je  vous  prie  de  partir  :  interprétez  mon  impo- 
litesse comme  bon  vous  semblera.   » 

Vassinka  se  redressa  avec  dignité. 
«  Vemllez  m' expliquer... 

—  Je  n'explique  rien,  et  vous  ferez  mieux  de  ne 
pas  me  questionner  »,  dit  Levine  lentement,  tâ- 
chant de  rester  calme  et  d'arrêter  le  tremblement 
convulsif  de  ses  traits,  mais  continuant  à  briser  sa 
baguette.  Le  geste  et  la  tension  des  muscles  dont 
Vassinka  avait  éprouvé  la  vigueur  le  matin  même, 
en  faisant  de  la  gymnastique,  convainquirent  celui- 
ci  mieux  que  des  paroles.  Il  haussa  les  épaules,  sou- 
rit dédaigneusement,  salua  et  dit  : 

«  Pourrai- je  voir  Oblonsky  ? 

—  Je  vais  vous  l'envoyer,  répondit  Levine,  que 
ce  haussement  d'épaules  n'offensa  pas  ;  que  lui 
reste- 1- il  d'autre  à  faire  ?  »  pensa-t-il. 

«  Mais  cela  n'a  pas  le  sens  commun,  c'est  du 
dernier  ridicule  !  s'écria  Stéphane  Arcadiévitch 
lorsqu'il  rejoignit  Levine   au  jardin,    après   avoir 


ANNA  KARÉNINE.  333 

appris  de  Weslowsky  qu'il  était  chassé.  Quelle 
mouche  t'a  piquée  ?  Si  ce  jeune  homme...  » 

La  place  piquée  se  trouvait  encore  si  sensible  que 
Levine  interrompit  son  beau-frère  dans  les  explica- 
tions qu'il  voulait  lui  donner. 

«  Ne  prends  pas  la  peine  de  disculper  ce  jeune 
homme  ;  je  suis  désolé,  aussi  bien  à  cause  de  toi  que 
de  lui,  mais  il  se  consolera  facilement,  tandis  que 
pour  ma  femme  et  pour  moi  sa  présence  devenait 
intolérable. 

—  Jamais  je  ne  t'aurais  cru  capable  d'une  action 
semblable  ;  on  peut  être  jaloux,  mais  pas  à  ce  point.  » 

Levine  lui  tourna  le  dos,  et  continua  à  marcher 
dans  l'allée  en  attendant  le  départ.  Bientôt  il  enten- 
dit un  bruit  de  roues,  et  vit  passer  au  travers  des 
arbres  Vassinka  assis  sur  du  foin  (le  tarantass  n'avait 
pas  même  de  siège) ,  les  rubans  de  son  béret  flottant 
derrière  lui  à  la  moindre  secoussse. 

«  Qu'est-ce  encore  ?  »  pensa  I^evine  en  voyant 
le  domestique  sortir  en  courant  de  la  maison  pour 
arrêter  le  véhicule  :  c'était  afin  d'y  placer  le  méca- 
nicien qu'on  avait  oublié,  et  qui  prit  place,  en  sa- 
luant, auprès  de  Vassinka. 

Serge  Ivanitch  et  la  princesse  furent  outrés  de 
la  conduite  de  Levine  ;  lui-même  se  sentait  ridi- 
cule au  suprême  degré  ;  mais,  en  songeant  à  ce  que 
Kitty  et  lui  avaient  souffert,  il  s'avoua  qu'au  besoin 
il  eût  recommencé.  On  se  retrouva  le  soir  avec  une 
recrudescence  de  gaieté,  comme  des  enfants  après 
une  punition,  ou  des  maîtres  de  maison  au  lende- 
main d'une  réception  officielle  pénible  ;  chacun  se 


334  ANNA  KARENINE. 

sentait  soulagé,  et  Dolly  fit  rire  Warinka  aux  larmes, 
en  lui  racontant  pour  la  troisième  fois,  et  toujours 
avec  de  nombreuses  amplifications,  ses  propres 
émotions.  Elle  avait  disait-elle,  réservé  en  l'hon- 
neur de  leur  hôtes  une  paire  de  délicieuses  bottines 
toutes  neuves  ;  le  moment  de  les  produire  était 
venu  ;  elle  entrait  au  salon,  lorsqu'un  bruit  de  fer- 
raille dans  l'avenue  l'attira  à  la  fenêtre.  Quel  spec- 
tacle s'offrit  à  sa  vue  !  Vassinka  lui-même,  son  petit 
béret,  ses  rubans  flottants,  ses  romances  et  ses 
guêtres,  ignominieusement  assis  sur  du  foin  !  Si 
du  moins  on  lui  avait  attelé  vme  voiture  !  mais  non  ! 
tout  à  coup  on  l'arrête...  Dieu  merci  !  on  s'est  ravisé, 
on  a  pris  pitié  de  lui...  Pas  du  tout  :  c'est  tm  gros 
Allemand  qu'on  ajoute  à  son  malheur  !  Décidé* 
ment,  l'effet  des  bottines  était  manqué  ! 

CHAPITRE  XVI 

Daria  Alexandre vna,  tout  en  craignant  d'être 
désagréable  aux  Levine,  qtii  redoutaient  un  rap- 
prochement avec  Wronsky,  tenait  à  aller  voir  Anna 
pour  lui  prouver  que  son  affection  n'avait  pas 
varié.  Le  petit  voyage  qu'elle  projetait  offrait  cer- 
taines difficultés,  et,  afin  de  ne  pas  gêner  son  beau- 
frère,  elle  voulut  louer  des  chevaux  au  village.  Dès 
que  Levine  en  fut  averti,  il  vint  adresser  de  vifs 
reproches  à  sa  belle-sœur. 

«  Pourquoi  t'imagines-tu  me  faire  de  la  peine 
en    allant   chez   Wronsky  ?   Quand   d'ailleurs  cela 


ANNA  KARÉNINE.  335 

serait,  tu  m'affligerais  plus  encore  en  te  servant  d'au- 
tres chevaux  que  des  miens  ;  ceux  qu'on  te  louera 
ne  pourront  jamais  faire  70  verstes  d'une  traite.  » 

DoUy  finit  par  se  soumettre,  et  au  jour  indiqué, 
Levine  lui  ayant  fait  préparer  un  relais  à  mi-che- 
min, elle  se  mit  en  route,  sous  la  protection  du  te- 
neur de  livres,  qu'on  avait,  pour  plus  de  sécurité, 
placé  près  du  cocher  en  guise  de  valet  de  pied.  L'at- 
telage n'était  pas  beau,  mais  capable  de  fournir 
une  longue  course,  et  Levine,  outre  qu'il  accom- 
plissait im  devoir  d'hospitalité,  économisait  ainsi 
à  Dolly  une  dépense  lourde  dans  l'état  actuel  de 
ses  finances. 

Le  jour  commençait  à  poindre  quand  Daria 
Alexandrovna  partit  ;  bercée  par  l'allure  régulière 
des  chevaux,  elle  s'assoupit,  et  ne  se  réveilla  qu'au 
relais  ;  là  elle  prit  du  thé  chez  le  riche  paysan  où 
Levine,  en  allant  chez  Swiagesky,  s'était  autrefois 
arrêté,  et,  après  s'être  reposée  en  bavardant  avec 
le  vieillard  et  les  jeunes  femmes,  elle  continua  son 
voyage. 

Dolly,  dans  sa  vie  occupée  et  absorbée  par  ses 
devoirs  maternels,  avait  peu  le  temps  de  réfléchir; 
aussi  cette  course  solitaire  de  quatre  heures  lui 
fournit-elle  une  rare  occasion  de  méditer  sur  son 
passé  et  de  le  considérer  sous  ses  différents  aspects. 

Elle  pensa  d'abord  à  ses  enfants,  recommandés 
aux  soins  de  sa  mère  et  de  sa  sœur  (c'était  sur  celle-ci 
qu'elle  comptait  particulièrement).  «  Pourvu  que 
Mâcha  ne  fasse  plus  de  sottises,  que  Gricha  n'aille 
pas  attraper  quelque  coup  de  pied  de  cheval,  et 


i36  ANNA  KARÉNINE. 

que  I/ili  ne  se  donne  pas  d'indigestion  !  »  se  dit-elle. 
D'autres  préoccupations  plus  importantes,  suc- 
cédèrent à  ces  petites  soucis  du  moment  :  elle  devait 
changer  d'appartement  en  rentrant  à  Moscou,  il 
faudrait  rafraîchir  le  salon  ;  sa  fille  aînée  aurair 
besoin  d'ime  fourrure  pour  l'hiver  !  Puis  vinrent 
d'autres  questions  graves  :  Comment  ferait-elle 
pour  continuer  convenablement  l'éducation  des 
enfants  ?  I^es  filles  l'inquiétaient  peu,  mais  les  gar- 
çons ?  Elle  avait  pu  s'occuper  elle-même  de  Gricha 
cet  été,  parce  que,  par  extraordinaire,  sa  santé  ne 
l'en  avait  pas  empêchée  ;  mais  qu'une  grossesse 
survînt...  Et  elle  songea  qu'il  était  injuste  de  con- 
sidérer les  douleurs  de  l'enfantement  comme  le 
signe  de  la  malédiction  qui  pèse  sur  la  femme  : 

«  C'est  si  peu  de  chose,  comparé  aux  misères  de 
la  grossesse  !  »  Et  elle  se  rappela  sa  dernière  épreuve 
en  ce  genre  et  la  perte  de  son  enfant  !  Ce  souvenir 
lui  remit  en  mémoire  son  entretien  avec  la  jeune 
femme,  fille  du  vieux  paysan  chez  qui  elle  avait 
pris  le  thé  ;  interrogée  sur  le  nombre  de  ses  enfants, 
la  paysanne  avait  répondu  que  sa  fille  unique  était 
morte  pendant  le  carême. 

«  Tu  en  es  bien  triste  ? 

—  Oh  non  ;  le  grand-père  ne  manque  pas  de 
petits-enfants,  et  celle-là  n'était  qu'un  souci  de 
plus.  Que  peut-on  faire  avec  un  nourrisson  sur  les 
bras  ?  C'est  un  obstacle  à  tout.  » 

Cette  réponse  avait  paru  révoltante  à  DoUy  dans 
la  bouche  d'une  femme  dont  la  physionomie  expri- 
mait la  bonté. 


ANNA  KARÉNINE.  337 

«  En  résumé,  pensa- t-elle,  se  rappelant  ses  quinze 
années  de  mariage,  ma  jeunesse  s'est  passée  à  avoir 
mal  au  cœur,  à  me  sentir  maussade,  dégoûtée  de 
tout,  et  à  paraître  hideuse,  car  si  notre  jolie  Kitty 
enlaidit  pour  le  moment,  combien  n'ai- je  pas  dû 
être  affreuse  !  »  Et  elle  tressaillit  en  songeant  à  ses 
souffrances,  à  ses  longues  insomnies,  aux  misères 
de  l'allaitement,  à  l'énervement  et  à  l'irritabilité 
qui  en  résultaient  !  puis,  c'étaient  les  maladies  des 
enfants,  les  mauvais  penchants  à  combattre,  les 
frais  d'éducation,  le  latin  et  ses  difficultés,  et,  pis 
que  tout,  la  mort  !  Son  cœur  de  mère  saignait 
cruellement  encore  de  la  perte  de  son  dernier-né, 
enlevé  par  le  croup  ;  elle  se  rappela  sa  douleur 
solitaire  devant  ce  petit  front  blanc,  entouré  de 
cheveux  frisés,  de  cette  bouche  étonnée  et  entr' ou- 
verte, au  moment  où  retombait  le  couvercle  du 
cercueil  rose  brodé  d'argent.  Elle  avait  été  seule 
à  pleurer,  et  l'indifférence  générale  lui  avait  été 
une  douleur  de  plus. 

«  Et  pourquoi  tout  cela  ?  quel  sera  le  résultat 
de  cette  vie  pleine  de  souci,  si  ce  n'est  une  famille 
pauvre  et  mal  élevée  ?  Qu'aurais- je  fait  cet  été  si 
les  l/cvine  ne  m'avaient  pas  invitée  à  venir  chez 
eux  ?  Mais,  quelque  affectueux  et  délicats  qu'ils 
soient,  ils  ne  pourront  recommencer,  car  à  leur 
tour  ils  auront  des  enfants  qtii  rempliront  la  mai- 
son. Papa  s'est  presque  dépouillé  pour  nous,  lui 
non  plus  ne  pourra  pas  m' aider  ;  comment  arrive- 
rai-je  à  faire  des  hommes  de  mes  fils  ?  Il  faudra 
chercher  des  protections,  m'humilier,  car  je  ne  pvds 


338  ANNA  KARÉNINE. 

compter  sur  Stiva  ;  ce  que  ]e  puis  espérer  de  plus 
heureux,  c'est  qu'ils  ne  tournent  pas  mal  ;  et  que  de 
soufîrances  pour  en  arriver  là  !  »  Ives  paroles  de  la 
jeune  paysanne  avaient  du  vrai  dans  leur  cynisme 
naïf. 

«  Approchons-nous,  Philippe  ?  demanda-t-eUe 
au  cocher,  pour  écarter  ces  pénibles  pensées. 

—  Il  nous  reste  sept  verstes  à  partir  du  vil- 
lage. » 

La  calèche  traversa  un  petit  pont  où  des  mois- 
sonneuses, la  faucille  sur  l'épaule,  s'arrêtèrent  pour 
la  regarder  passer.  Tous  ces  visages  semblaient  gais, 
contents,  pleins  de  vie  et  de  santé. 

«  Chacun  vit  et  jouit  de  l'existence,  se  dit  DoUy 
tandis  que  la  vieille  calèche  montait  au  trot  une 
petite  côte,  moi  seule  me  fais  l'effet  d'une  prison- 
nière momentanément  mise  en  liberté.  Ma  soeur 
Nathalie,  Warinka,  ces  femmes,  Anna,  savent  toutes 
ce  que  c'est  que  l'existence,  moi  je  l'ignore.  Et 
pourquoi  accuse-t-on  Anna  ?  Si  je  n'avais  pas  aimé 
mon  mari,  j'en  aurais  fait  autant.  Elle  a  voulu 
vivre,  n'est-ce  pas  un  besoin  que  Dieu  nous  a  mis 
au  cœur  ?  Moi-même  n'ai- je  pas  regretté  d'avoir 
suivi  ses  conseils  au  lieu  de  me  séparer  de  Stiva  ? 
qui  sait  ?  j'aurais  pu  recommencer  l'existence, 
aimer,  être  aimée  !  Ce  que  je  fais  est-il  plus  hono- 
rable ?  Je  supporte  mon  mari,  parce  qu'il  m'est 
nécessaire,  voilà  tout  !  J'avais  encore  quelque 
beauté  alors  !  »  Et  elle  voulut  tirer  de  son  sac  un 
petit  miroir  de  voyage,  mais  la  crainte  d'être  sur- 
prise par  les  deux  hommes  sur  le  siège  l'arrêta  ; 


ANNA  KARENINE.  339 

sans  avoir  besoin  de  se  regarder,  elle  se  rappela 
qu'elle  pouvait  plaire  encore,  et  pensa  à  l'amabilité 
de  Serge  Ivanitch,  au  dévouement  du  bon  Tou- 
rovtzine  qui,  par  amour  pour  elle,  l'avait  aidée  à 
soigner  ses  enfants  pendant  la  scarlatine  ;  elle  se 
rappela  même  im  tout  jeune  homme,  sur  le  compte 
duquel  Stiva  la  taquinait.  Et  les  romans  les  plus 
passionnés,  les  plus  invraisemblables  se  présen- 
tèrent à  son  imagination. 

«  Anna  a  eu  raison,  elle  est  heureuse,  elle  fait 
le  bonheur  d'un  autre  ;  elle  doit  être  belle,  brillante, 
pleine  d'intérêt  pour  toute  chose,  comme  par  le 
passé.  »  Un  sourire  effleura  les  lèvres  de  DoUy 
poursuivant  en  pensée  un  roman  analogue  à  celui 
d'Anna,  dont  elle  serait  l'héroïne  ;  elle  se  repré- 
senta le  moment  où  elle  avouait  tout  à  son  mari, 
et  se  mit  à  rire  en  songeant  à  la  stupéfaction  de 
Stiva. 


CHAPITRE  XVII 

Le  cocher  héla  des  paysans  assis  sur  la  lisière  d'un 
champ  de  seigle  près  de  télègues  dételées. 

«  Avance  donc,  fainéant  !  »  cria-t-il. 

Le  paysan  qui  vint  à  son  appel,  un  vieillard  au 
dos  voûté,  les  cheveux  retenus  autour  de  la  tête 
par  une  mince  lanière  de  cuir,  approcha  de  la  ca- 
lèche. 

«  La  maison  seigneuriale  ?  chez  le  comte  ?  répéta- 
t-il.  prenez  le  premier  chemin  à  gauche,  vous  tom- 


34Ô  ANNA  KARENINE. 

berez  dans  l'avenue  qui  y  mène.  Mais  qui  deman- 
dez-vous ?  le  comte  lui-même  ? 

—  Sont-ils  chez  eux  ?  mon  ami,  dit  DoUy  ne 
sachant  trop  comment  demander  Anna. 

—  Ils  doivent  y  être,  car  il  arrive  du  monde  tous 
les  jours,  dit  le  vieux,  désireux  de  prolonger  la 
conversation.  Et  vous  autres,  qui  êtes- vous  ? 

—  Nous  venons  de  loin,  fit  le  cocher  ;  ainsi  nous 
approchons  ?  » 

A  peine  allait-il  repartir  que  des  voix  crièrent  : 

«  Arrête,  arrête  ;  les  voici  eux-mêmes.  »  On 
voyait  quatre  cavaliers  et  un  tilbury  débouchant 
sur  la  route. 

C'était  Wronsky,  Anna,  Weslowsky  et  un  groom 
à  cheval;  la  princesse  Barbe  etSwiagesky  suivaient 
en  voiture  ;  ils  étaient  tous  venus  pour  voir  fonc- 
tionner une  moissonneuse  à  vapeur. 

Anna,  sa  jolie  tête  coiffée  d'un  chapeau  d'homme, 
d'où  s'échappaient  les  mèches  frisées  de  ses  cheveux 
noirs,  montait  avec  aisance  un  cob  anglais.  Dolly, 
d'abord  scandalisée  de  la  voir  à  cheval,  parce  qu'elle 
y  attachait  une  idée  de  coquetterie  peu  convenable 
dans  ime  situation  fausse,  fut  si  frappée  de  la  par- 
faite simplicité  de  son  amie,  que  ses  préventions 
s'évanouirent.  Weslowsky  accompagnait  Anna  sur 
un  cheval  de  cavalerie  plein  de  feu  ;  Dolly,  en  le 
voyant,  ne  put  réprimer  un  sourire.  Wronsky  les 
suivait  sur  un  pur  sang  bai  foncé,  et  le  groom  fer^ 
mait  la  marche. 

Le  visage  d'Anna  s'illumina  en  reconnaissant  la 
petite  personne  blottie  dans  un  coin  de  la  vieille 


ANNA  KARENINE.  341 

calèche,  et,  poussant  un  cri  de  joie,  elle  mit  son  cob 
au  galop,  sauta  légèrement  de  cheval  sans  l'aide 
de  personne,  en  voyant  Dolly  descendre,  et  ramas- 
sant sa  jupe,  courut  au-devant  d'elle. 

«  Dolly  !  quel  bonheur  inespéré  !  dit-elle  embras- 
sant la  voyageuse  et  en  la  regardant  avec  un  sou- 
rire reconnaissant.  Tu  ne  saurais  croire  le  bien  que 
tu  me  fais  !  Alexis,  dit-elle  se  tournant  vers  le 
comte,  qui,  lui  aussi,  avait  mis  pied  à  terre  :  quel 
bonheur  !   » 

Wronsky  souleva  son  chapeau  gris  et  s'approcha. 

a  Votre  visite  nous  rend  bien  heureux  »,  dit-il 
avec  un  accent  particulier  de  satisfaction. 

Vassinka  agita  son  béret  sans  quitter  sa  monture. 

«  C'est  la  princesse  Barbe,  fit  Anna,  répondant 
à  un  regard  interrogateur  de  Dolly  en  voyant  ap- 
procher le  tilbury. 

—  Ah  !  »  répondit  celle-ci,  dont  le  visage  ex- 
prima involontairement  im  certain  mécontente- 
ment. 

La  princesse  Barbe,  une  tante  de  son  mari,  ne 
jouissait  pas  de  la  considération  de  sa  famille; 
son  amour  du  luxe  l'avait  mise  sous  la  dépendance 
humiliante  de  parents  riches,  et  c'était  à  cause 
de  la  fortune  de  Wronsky  qu'elle  s'était  mainte- 
nant accrochée  à  Anna.  Celle-ci  remarqua  la  désap- 
probation de  Dolly  et  rougit  en  trébuchant  sur  son 
amazone. 

L'échange  de  politesses  entre  Daria  Alexan- 
drowna  et  la  princesse  fut  assez  froid  ;  Swiageslcy 
s'informa  de  son  ami  Levine,  l'original,  et  de  sa 


342  ANNA  KARENINE. 

jeune  femme,  puis,  après  un  regard  jeté  sur  la  vieille 
calèche,  il  offrit  aux  dames  de  monter  en  til- 
bury. 

«  Je  prendrai  ce  véhicule  pour  rentrer,  et  la  prin- 
cesse vous  ramènera  parfaitement  ;  elle  conduit 
très  bien. 

—  Oh  non,  interrompit  Anna,  restez  où  vous 
êtes,  je  rentrerai  avec  Dolly.   » 

Jamais  Daria  Alexandre vna  n'avait  rien  vu 
d'aussi  brillant  que  ces  chevaux  et  cet  équipage; 
mais  ce  qui  la  frappa  plus  encore,  ce  fut  l'espèce 
de  transfiguration  d'Anna,  qu'un  œil  moins  affec- 
tueusement observateur  que  le  sien  n'eût  peut-être 
pas  remarquée  ;  pour  elle,  Anna  resplendissait  de 
l'éclat  de  cette  beauté  fugitive  qui  donne  à  une 
femme  la  certitude  d'un  amour  partagé  ;  toute  sa 
personne,  depuis  les  fossettes  de  ses  joues  et  le  pli 
de  sa  lèvre,  jusqu'à  son  ton  amicalement  brusque, 
lorsqu'elle  permit  à  Weslowsky  de  monter  son  che- 
val, respirait  une  séduction  dont  elle  semblait  avoir 
conscience. 

lycs  deux  femmes  éprouvèrent  tm  moment  de 
gêne  quand  elles  furent  seules.  Anna  se  sentait  mal 
à  l'aise  sous  le  regard  questionneur  de  Dolly,  et 
celle-ci,  depuis  la  réflexion  de  Swiagesky,  était  con- 
fuse de  la  pauvreté  de  son  équipage.  Les  hommes 
sur  le  siège  partageaient  cette  impression,  mais 
Philippe,  le  cocher,  résolu  de  protester,  eut  un  sou- 
rire ironique  en  examinant  le  trotteur  noir  attelé  au 
tilbury  :  «  Cette  bête-là  pouvait  être  bonne  pour 
le  «  promenage   »,  mais  incapable  de  fournir  qua- 


ANNA  KARÉNINE.  343 

rante  verstes  par  la  chaleur  »,  décida-t-il  intérieu- 
rement en  manière  de  consolation. 

Ivcs  paysans  quittèrent  leurs  télègues  afin  de 
contempler  la  rencontre  des  amis. 

«  Ils  sont  bien  aises  tout  de  même  de  se  revoir, 
remarqua  le  vieux. 

—  Regarde  donc  cette  femme  en  pantalon,  dit  un 
autre  en  montrant  Weslowsky  sur  la  selle  de  dame. 

—  Dites  donc,  enfants,  nous  ne  dormirons  plus. 

—  C'est  fini,  fit  le  vieux  en  regardant  le  ciel  ; 
l'heure  est  passée,  à  l'ouvrage.   » 

CHAPITRE  XVIII 

Anna,  en  regardant  Dolly  fatiguée,  ridée  et  cou- 
verte de  poussière,  fut  sur  le  point  de  lui  dire  qu'elle 
la  trouvait  maigrie  ;  mais  l'admiration  pour  sa 
propre  beauté  qu'elle  lut  dans  les  yeux  de  sa  belle- 
sœur  l'arrêta  : 

«  Tu  m'examines  ?  dit-elle  avec  un  soupir  ;  tu  te 
demandes  comment,  dans  ma  position,  je  puis 
paraître  aussi  heureuse  ?  J'avoue  que  je  le  suis  d'une 
façon  impardonnable.  Ce  qui  s'est  passé  en  moi 
tient  de  l'enchantement  ;  je  suis  sortie  de  mes 
misères  comme  on  sort  d'un  cauchemar  ;  et  quel 
réveil  !  surtout  depuis  que  nous  sommes  ici  !  —  et 
elle  regarda  Dolly  avec  un  sourire  craintif. 

—  Tu  me  fais  plaisir  en  me  parlant  ainsi  ;  je  suis 
heureuse  pour  toi,  répondit  Daria  Alexandrovna 
plus  froidement  qu'elle  ne  l'aurait  voulu.  —  Mais 
pourquoi  ne  m' as- tu  pas  écrit  ? 


J44  ANNA  KARÉNINE. 

—  Je  n'en  ai  pas  eu  le  courage. 

—  Pas  le  courage  avec  moi  ?  Si  tu  savais  com- 
bien... —  et  Dolly  allait  lui  parler  de  ses  réflexions 
pendant  le  voyage,  lorsque  l'idée  lui  vint  que  le 
moment  était  mal  choisi.  —  Nous  causerons  plus 
tard,  ajouta-t-elle.  Qu'est-ce  que  cette  rérmion  de 
bâtiments,  on  dirait  une  petite  ville  ?  demanda-t- 
elle,  désignant  des  toits  verts  et  rouges  apparus  au 
travers  des  arbres. 

—  Dis-moi  ce  que  tu  penses  de  moi,  continua 
Anna  sans  répondre  à  sa  question. 

—  Je  ne  pense  rien.  Je  t'aime  et  t'ai  toujours 
aimée  ;  lorsqu'on  aime  ainsi  une  personne,  on 
l'aime  telle  qu'elle  est,  non  telle  qu'on  la  voudrait.  » 

Anna  détourna  les  yeux  et  les  ferma  à  demi, 
comme  pour  mieux  réfléchir  au  sens  de  ces  mots. 

«  Si  tu  avais  des  péchés,  ils  te  seraient  remis  en 
faveur  de  ta  visite  et  de  ces  bonnes  paroles,  — 
dit-elle,  interprétant  favorablement  la  réponse  de 
sa  belle-sœur  et  tournant  vers  elle  un  regard  mouillé 
de  larmes  ;  Dolly  lui  serra  silencieusement  la  main. 

—  Ces  toits  sont  ceux  des  dépendances,  des  écu- 
ries, des  haras,  répondit-elle  à  ime  seconde  inter- 
rogation de  la  voyageuse.  Voici  où  commence  le 
parc.  Alexis  aime  cette  terre,  qm  avait  été  fort 
abandonnée,  et  à  mon  grand  étonnement  il  se  prend 
depassionpour  l'agronomie.  C'est  une  si  riche  nature  ! 
il  ne  touche  à  rien  qu'il  n'y  excelle  ;  ce  sera  un 
agronome  excellent,  économe,  presque  avare  ;  il 
ne  l'est  qu'en  agriculture,  car  il  ne  compte  plus 
lorsqii'il  s'agit  de  dépenser  pour  d'autres  objets 


ANNA  KARENINE.  345 

des  milliers  de  roubles.  Vois-tu  ce  grand  bâtiment  ? 
C'est  un  hôpital,  son  dada  du  moment,  dit-elle  avec 
le  sourire  d'une  femme  parlant  des  faiblesses  d'un 
homme  aimé.  Sais-tu  ce  qui  le  lui  a  fait  construire  ? 
Un  reproche  d'avarice  de  ma  part,  à  propos  d'une 
querelle  avec  des  paysans  pour  une  prairie  qu'ils 
réclamaient.  L'hôpital  est  chargé  de  me  prouver 
l'injustice  de  mon  reproche  ;  c'est  une  petitesse, 
si  tu  veux,  mais  je  ne  l'en  aime  que  mieux.  Voilà  le 
château,  il  date  de  son  grand-père,  et  rien  n'y  a  été 
changé  extérieurement. 

—  C'est  superbe  !  s'écria  involontairement  Dolly 
à  la  vue  d'tm  édifice  décoré  d'une  colonnade  et 
entouré  d'arbres  séculaires. 

—  N'est-ce  pas  ?  du  premier  étage  la  vue  est 
splendide.    » 

La  calèche  roula  sur  la  route  unie  de  la  cour  d'hon- 
neur ornée  de  massifs  d'arbustes,  que  des  ouvriers 
entouraient  en  ce  moment  de  pierres  grossièrement 
taillées  ;   on  s'arrêta  sous  un  péristyle  couvert. 

«  Ces  messieurs  sont  déjà  arrivés,  dit  Anna  voyant 
emmener  des  chevaux  de  selle.  N'est-ce  pas  que  ce 
sont  de  jolies  bêtes  ?  Voilà  le  cob,  mon  favori...  Où 
est  le  comte  ?  demanda-t-elle  à  deux  laquais  en 
hvrée,  sortis  pour  les  recevoir.  Ah  !  les  voici,  ajoutâ- 
t-elle en  apercevant  Wronsky  et  Weslowky  venant 
à  leur  rencontre. 

—  Où  logerons-nous  la  princesse  ?  demanda 
Wronsky  en  se  tournant  vers  Anna  après  avoir 
baisé  la  main  de  Dolly  ;  dans  la  chambre  à  balcon  ? 

—  Oh  non  !  c'est  trop  loin  ;  dans  la  chambre  du 


346  ANNA  KARÉNINE. 

coin,  nous  serons  plus  près  l'une  de  l'autre.  J'espère 
que  tu  resteras  quelque  temps  avec  nous,  dit-elle 
à  Dolly.  Un  seul  jour  ?  C'est  impossible. 

—  Je  l'ai  promis  à  cause  des  enfants,  répondit 
celle-ci,  troublée  de  la  chétive  apparence  de  son 
pauvre  petit  sac  de  voyage  et  de  la  poussière  dont 
elle  se  sentait  couverte. 

—  Oh  !  c'est  impossible,  Dolly,  ma  chérie  ;  enfin 
nous  en  reparlerons.  Montons  chez  toi.   » 

La  chambre  qui  Itii  fut  offerte  avec  des  excuses, 
parce  que  ce  n'était  pas  la  chambre  d'honneur,  avait 
un  ameublement  luxueux  qui  rappela  à  Dolly  les 
hôtels  les  plus  somptueux  de  l'étranger. 

«  Combien  je  suis  heureuse  de  te  voir  ici,  chère 
amie,  répéta  encore  Anna,  s' asseyant  auprès  de 
sa  belle-sœur.  Parle-moi  de  tes  enfants  :  Tania 
doit  être  une  grande  fille  ? 

—  Oh  ovii,  répondit  Dolly,  étonnée  de  parler 
si  froidement  de  ses  enfants.  Nous  sommes  tous 
chez  les  Levine,  et  très  heureux  d'y  être. 

—  Si  j'avais  su  que  vous  ne  me  méprisiez  pas, 
je  vous  aurais  tous  priés  de  venir  ici;  Stiva  est  un 
ancien  ami  d'Alexis,  dit  Anna  en  rougissant. 

—  Oui,  mais  nous  sommes  si  bien  là-bas,  répon- 
dit Dolly  confuse. 

—  Le  bonheur  de  te  voir  me  fait  déraisonner 
dit  Anna  l'embrassant  tendrement.  Mais  promets- 
moi  d'être  franche,  de  ne  rien  me  cacher  de  ce  que 
tu  penses  de  moi,  maintenant  que  tu  assisteras  à 
ma  vie  telle  qu'elle  est.  Ma  seule  idée,  vois-tu,  est 
de  vivre  sans  faire  de  mal  à  personne  qu'à  moi- 


ANNA  KARÉNINE.  347 

même,  ce  qui  m'est  bien  permis  !  Nous  causerons 
de  tout  cela  à  loisir  ;  maintenant  je  vais  passer  une 
robe  et  t'envoyer  la  femme  de  chambre.  » 


CHAPITRE  XIX 

Doi<LY,  restée  seule,  examina  sa  chambre  en 
femme  qui  connaissait  le  prix  des  choses.  Jamais 
elle  n'avait  vu  un  luxe  comparable  à  celui  dont  elle 
était  témoin  depuis  sa  rencontre  avec  Anna  ;  tout 
au  plus  savait-elle,  par  la  lecture  de  romans  anglais, 
qu'on  vivait  ainsi  en  Angleterre  ;  mais  en  Russie, 
à  la  campagne,  cela  n'existait  nulle  part.  lyC  lit  à 
sommier  élastique,  la  table  de  toilette  en  marbre, 
les  bronzes  sur  la  cheminée,  les  tapis,  les  rideaux, 
tout  était  neuf,  et  de  la  dernière  élégance. 

I^a  femme  de  chambre  pimpante  qui  vint  offrir 
ses  services  était  mise  avec  beaucoup  plus  de  re- 
cherche que  DoUy,  qui  se  sentit  confuse  de  sortir 
devant  elle  de  son  sac  ses  menus  objets  de  toilette, 
notamment  une  camisole  de  nuit  reprisée,  choisie 
par  erreur  parmi  les  plus  vieilles.  Chez  elle,  ces 
raccommodages  avaient  leur  mérite,  car  ils  repré- 
sentaient une  petite  économie,  mais  ils  l'humiHèrent 
en  présence  de  cette  brillante  camériste.  Heureu- 
sement celle-ci  fut  rappelée  par  sa  maîtresse  ,  et,  à  la 
grande  satisfaction  de  Dolly,  Annouchka,  l'an- 
cienne femme  de  chambre  d'Anna,  qui  l'avait  ac- 
compagnée jadis  à  Moscou,  prit  la  place.  Annou- 
chka, ravie  de  revoir  Daria  Alexandrovna,  bavarda 


348  ANNA  KARÉNINE. 

tant  qu'elle  put  sur  le  compte  de  sa  chère  dame  et 
de  la  tendresse  du  comte,  malgré  les  efforts  de  Dolly 
pour  l'arrêter. 

«  J'ai  été  élevée  avec  Anna  Arcadievna,  et  l'aime 
plus  que  tout  au  monde  ;  il  ne  m'appartient  pas  de 
la  juger,  et  le  comte  est  un  mari...  » 

L'entrée  d'Anna  en  robe  de  batiste  d'ime  coû- 
teuse simplicité  mit  un  terme  à  ces  épanchements  ; 
Anna  avait  repris  possession  d'elle-même  et  sem- 
blait se  retrancher  derrière  un  ton  calme  et  indif- 
férent. 

«  Comment  va  ta  fille  ?  lui  demanda  Dolly. 

—  Anny  ?  très  bien,  veux-tu  la  voir  ?  Je  te  la 
montrerai.  Nous  avons  eu  bien  des  ennuis  avec  sa 
nourrice  italienne,  une  brave  femme,  mais  si  bête  ! 
Cependant,  comme  la  petite  lui  est  très  attachée 
il  a  fallu  la  garder. 

—  Mais  qu'avez- vous  fait...  ?  commença  Dolly, 
voulant  demander  le  nom  que  portait  l'enfant  ; 
elle  s'arrêta  en  voyant  le  visage  d'Anna  s'assombrir. 
L'avez- vous  sevrée  ? 

—  Ce  n'est  pas  là  ce  que  tu  voulais  dire,  répon- 
dit celle-ci,  comprenant  la  réticence  de  sa  belle- 
sœur,  tu  pensais  au  nom  de  l'enfant,  n'est-ce  pas  ? 
Le  tourment  d'Alexis,  c'est  qu'elle  n'en  a  pas  d'autre 
que  celui  de  Karénine  ;  —  et  elle  ferma  les  yeux  à 
demi,  une  nouvelle  habitude  que  Dolly  ne  lui  con- 
naissait pas.  —  Nous  reparlerons  de  tout  cela,  viens 
que  je  te  la  montre.   » 

La  «  nursery  »,  une  chambre  haute,  spacieuse  et 
bien  éclairée,  était  organisée  avec  le  même  luxe 


ANNA  KARENINE.  349 

que  le  reste  de  la  maison.  Les  procédés  les  plus 
nouveaux  pour  apprendre  aux  enfants  à  ramper  et 
à  marcher,  les  baignoires,  balançoires,  petites  voi- 
tures, tout  y  était  neuf,  anglais,  et  visiblement  coû- 
teux. 

L'enfant  en  chemise,  assise  dans  un  fauteuil  et 
servie  par  ime  fille  de  service  russe,  qui  partageait 
probablement  son  repas,  mangeait  une  soupe  dont 
toute  sa  petite  poitrine  était  mouillée  ;  ni  la  bonne 
ni  la  nourrice  n'étaient  présentes  ;  on  entendait 
dans  la  pièce  voisine  le  jargon  français  qui  leur 
permettait  de  se  comprendre. 

La  bonne  anglaise  parut  dès  qu'elle  entendit  la 
voix  d'Anna  et  se  répandit  en  excuses,  quoiqu'on 
ne  lui  adressât  aucun  reproche.  C'était  ime  grande 
femme  à  boucles  blondes,  qu'elle  agitait  en  parlant, 
d'une  physionomie  mauvaise,  qui  déplut  à  Dolly  ; 
à  chaque  mot  d'Anna,  elle  répondait  :  «  Yes,  my- 
lady  ». 

Quant  à  l'enfant,  ses  cheveux  noirs,  son  air  de 
santé  et  son  amusante  façon  de  ramper  firent  la 
conquête  de  Daria  Alexandrovna  ;  sa  robe  retrous- 
sée par  derrière,  ses  beaux  yeux  regardant  les  spec- 
tatrices d'un  air  satisfait,  comme  pour  leur  prouver 
qu'elle  était  sensible  à  leur  admiration,  la  petite 
fille  avançait  énergiquement  à  l'aide  des  pieds  et 
des  mains,  semblable  à  un  joli  animal. 

Mais  l'atmosphère  de  la  nursery  avait  quelque 
chose  de  déplaisant  ;  comment  Anna  pouvait-elle 
garder  tme  bonne  d'un  extérieur  aussi  peu  respec- 
table   »  ?  Cela  tenait-il  à  ce  qu'aucune  persorme 


330  ANNA  KARÉNINE. 

convenable  n'eût  consenti  à  entrer  dans  une  famille 
irrégulière  ?  Dolly  crut  remarquer  également  qu'Anna 
était  presque  une  étrangère  dans  ce  milieu  ;  elle  ne 
put  trouver  aucun  des  joujoux  de  l'enfant,  et, 
chose  bizarre,  elle  ne  savait  pas  même  le  nombre  de 
ses  dents  ! 

«  Je  me  sens  inutile  ici,  dit  Anna  en  sortant, 
relevant  la  traîne  de  sa  robe  pour  ne  pas  accrocher 
quelque  jouet.  Quelle  différence  avec  l'aîné  ! 

—  J'aurais  cru,  au  contraire...,  commença  Dolly 
timidement. 

—  Oh  non  !  tu  sais  que  j'ai  revu  Serge  ?  dit-elle 
regardant  fixement  devant  elle  comme  si  elle  eût 
cherché  quelque  chose  dans  le  lointain.  Mais  je 
suis  comme  une  créature  mourant  de  faim  qui  se 
trouverait  devant  un  festin  et  ne  saurait  par  où 
commencer.  Tu  es  ce  festin  pour  moi  !  avec  qui, 
sinon  avec  toi,  pourrais-je  parler  à  cœur  ouvert  ? 
Aussi  ne  te  ferai- je  grâce  de  rien  quand  nous  pour- 
rons causer  tranquillement.  Il  faut  que  je  te  fasse 
l'esquisse  de  la  société  que  tu  trouveras  ici.  D'abord 
la  princesse  Barbe  ;  je  sais  ton  opinion  et  celle  de 
Stiva  sur  son  compte,  mais  elle  a  du  bon,  je  t'as- 
sure, et  je  lui  suis  très  obligée.  Elle  m'a  été  d'un 
grand  secours  à  Pétersbourg,  où  un  chaperon  m'était 
indispensable  ;  tu  ne  t'imagines  pas  combien  ma 
position  offrait  de  difficultés  !  Mais  revenons  à  nos 
hôtes  ;  tu  connais  Swiagesky,  le  maréchal  du  dis- 
trict ?  il  a  besoin  d'Alexis,  qui,  avec  sa  fortune, 
peut  acquérir  une  grande  influence  si  nous  vivons 
à  la  campagne  ;  puis  Tnushkewitch,  que  tu  as  vu 


ANNA  KARÉNINE.  35 1 

chez  Betsy,  mais  qui  a  reçu  son  congé  ;  comme  dit 
Alexis,  c'est  vm  homme  fort  agréable  si  on  le  prend 
pour  ce  qu'il  veut  paraître  ;  la  princesse  Barbe  le 
trouve  très  comme  il  faut.  Enfin  Weslowsky  que 
tu  connais  aussi,  un  bon  garçon;  il  nous  a  conté 
sur  les  Levine  une  histoire  invraisemblable,  ajoùta- 
t-elle  en  souriant  ;  il  est  très  gentil  et  très  naïf.  Je 
tiens  à  toute  cette  société  ;  parce  que  les  hommes 
ont  besoin  de  distraction,  et  qu'il  faut  un  public 
à  Alexis,  afin  qu'il  ne  trouve  pas  le  temps  de  désirer 
autre  chose.  Nous  avons  aussi  l'intendant,  un  Alle- 
mand qui  entend  son  affaire,  l'architecte,  le  doc- 
teur, un  jeune  homme  qui  n'est  pas  absolument 
nihiliste,  mais  tu  sais,  un  de  ces  hommes  qui  man- 
gent avec  leur  couteau...  Une  petite  cour  enfin.  » 


CHAPITRE  XX 

«  Eh  bien,  la  voilà  cette  Dolly  que  vous  désiriez 
tant  voir,  dit  Anna  à  la  princesse  Barbe,  installée 
devant  un  métier  à  broder  sur  la  grande  terrasse 
qui  descendait  au  jardin.  Elle  ne  veut  rien  prendre 
avant  le  dîner,  mais  tâchez  de  la  faire  déjeuner 
pendant  que  je  vais  chercher  ces  messieurs.  » 

La  princesse  fit  un  accueil  gracieux  et  légère- 
ment protecteur  à  Dolly  ;  elle  lui  expliqua  aussitôt 
ses  raisons  pour  venir  en  aide  à  Anna,  qu'elle  avait 
toujours  aimée,  dans  cette  période  transitoire  si 
pénible. 

«  Dès  que  son  mari  aura  consenti  au  divorce,  je 

Il  12 


352  ANNA  KARÉNINE. 

me  retirerai  dans  ma  sollitude,  mais  actuellement, 
quelque  pénible  que  cela  soit,  je  reste  et  n'imite 
pas  les  autres  (elle  désignait  par  là  sa  sœur,  la  tante 
qui  avait  élevé  Anna,  et  avec  laquelle  elle  vivait 
dans  une  constante  rivalité).  Ils  font  un  ménage 
parfait,  et  leur  intérieur  est  si  joli,  si  comme  il  faut. 
Tout  à  fait  à  l'anglaise.  On  se  réunit  le  matin  au 
breakfast,  et  puis  on  se  sépare.  Chacun  fait  ce  qu'il 
veut.  On  dîne  à  sept  heures.  Stiva  a  eu  raison  de 
t' envoyer  ;  il  fera  sagement  de  rester  en  bons 
termes  avec  eux.  I^e  comte  est  très  influent  par  sa 
mère.  Et  puis  il  est  fort  généreux.  On  t'a  parlé  de 
l'hôpital  ?  ce  sera  admirable;  tout  vient  de  Paris.  » 

Cette  conversation  fut  interrompue  par  Anna, 
qui  revint  sur  la  terrasse,  suivie  des  messieurs 
qu'elle  avait  trouvés  dans  la  salle  de  billard. 

Le  temps  était  superbe  ;  les  moyens  de  se  diver- 
tir ne  manquaient  pas,  et  il  restait  plusieurs  heures 
à  passer  avant  le  dîner. 

«  Une  partie  de  lawn-tennis,  proposa  Weslowsky. 

—  Il  fait  trop  chaud  ;  faisons  plutôt  un  tour  dans 
le  parc,  et  promenons  Daria  Alexandrovna  en  ba- 
teau pour  lui  montrer  le  paysage  » ,  dit  Wronsky. 

Weslowsky  et  Toushkewitch  allèrent  préparer 
le  bateau,  et  les  deux  dames,  accompagnées  du 
comte  et  de  Swiagesky,  suivirent  les  allées  du  parc. 

DoUy,  loin  de  jeter  la  pierre  à  Anna,  était  dis- 
posée à  l'approuver,  et,  ainsi  qu'il  arrive  aux 
femmes  irréprochables  que  l'uniformité  de  leur  vie 
lasse  quelquefois,  elle  enviait  même  un  peu  cette 
existence  coupable,  entrevue  à  distance  ;  mais  trans- 


ANNA  KARÉNINE.  353 

portée  dans  ce  milieu  étranger,  parmi  ces  habitudes 
d'élégance  raffinée  qui  lui  étaient  inconnues,  elle 
éprouva  un  véritable  malaise.  D'ailleurs,  tout  en 
excusant  Anna,  qu'elle  aimait  sincèrement,  la  pré- 
sence de  celui  qui  l'avait  détournée  de  ses  devoirs 
la  froissait,  et  le  chaperonnage  de  la  princesse  Barbe, 
pardonnant  tout  parce  qu'elle  partageait  le  luxe  de 
sa  nièce,  lui  semblait  odieux.  Wronsky,  en  aucun 
temps,  ne  lui  avait  inspiré  de  sympathie  ;  elle  le 
croyait  fier,  et  ne  lui  voyait  d'autre  raison  pour  jus- 
tifier sa  fierté  que  la  richesse  ;  malgré  tout  il  lui 
imposait  en  qualité  de  maître  de  maison,  et  elle 
se  sentait  humiliée  devant  lui,  comme  devant  la 
femme  de  chambre  en  tirant  la  camisole  rapiécée 
de  son  sac.  N'osant  guère  lui  faire  un  compliment 
banal  sur  la  beauté  de  son  installation,  elle  était 
assez  gênée  de  trouver  un  sujet  de  conversation  en 
marchant  à  son  côté  ;  faute  de  mieux  cependant, 
elle  risqua  quelques  paroles  d'admiration  sur  l'as- 
pect du  château. 

«  Oui,  l'architecture  en  est  d'un  bon  style,  répon- 
dit le  comte. 

—  La  cour  d'honneur  était-elle  ainsi  dessinée 
autrefois  ? 

—  Oh  non  !  si  vous  l'aviez  vue  au  printemps  !  et 
peu  à  peu,  d'abord  froidement,  puis  avec  entrain, 
il  fit  remarquer  à  Dolly  les  divers  embellissements 
dont  il  était  l'auteur  ;  les  éloges  de  son  interlocu- 
trice lui  causèrent  un  visible  plaisir. 

—  Si  vous  n'êtes  pas  fatiguée,  nous  pourrons 
aller  jusqu'à  l'hôpital  ?  dit-il  en  regardant  Dolly, 


354  ANNA  KARÉNINE. 

pour  s'assurer  que  cette  proposition  ne  l'ennuyait 
pas.  —  Veux-tu,  Anna  ? 

Certainement,  répondit  celle-ci,  mais  il  ne  faut 
cependant  pas  laisser  ces  messieurs  se  morfondre 
dans  le  bateau  :  il  faut  les  prévenir.  —  C'est  un 
monument  qu'il  élève  à  sa  gloire,  dit-elle  en  s'a- 
dressant  à  Dolly,  avec  le  même  sourire  que  lorsque, 
pour  la  première  fois,  elle  lui  avait  parlé  de  l'hô- 
pital. 

—  Une  fondation  capitale  »,  dit  Swiagesky  ; 
et  aussitôt  pour  n'avoir  pas  l'air  d'un  flatteur, 
il  ajouta  :  «  Je  m'étonne  que  vous,  si  préoccupé 
de  la  question  sanitaire,  ne  l'ayez  jamais  été  de 
celle  des  écoles. 

—  C'est  devenu  si  commun  !  répondit  Wronsky, 
et  puis  je  me  suis  laissé  entraîner.  Par  ici,  mes- 
dames. »  Et  il  les  conduisit  par  ime  allée  latérale. 

Dolly,  en  quittant  le  jardin,  se  trouva  devant 
im  grand  édifice  en  briques  rouges,  d'ime  archi- 
tecture assez  compliquée,  et  dont  le  toit  étince- 
lait  au  soleil  ;  une  autre  construction  s'élevait  à 
côté. 

a  Iv' ouvrage  avance  rapidement,  remarqua 
Swiagesky  ;  la  dernière  fois  que  je  suis  venu,  le 
toit  n'était  pas  encore  posé. 

—  Ce  sera  terminé  pour  l'automne,  car  l'inté- 
rieur est  presque  achevé,  dit  Anna. 

—  Que  construisez- vous  de  nouveau  ? 

—  Un  logement  pour  le  médecin  et  ime  phar- 
macie »,  répondit  Wronsky  ;  et,  voyant  appro- 
cher l'architecte,  il  alla  le  rejoindre  en  s'excusaut 


ANNA  KARÉNINE.  355 

auprès  des  dames.  L'entretien  fini,  il  offrit  à  Dolly 
de  visiter  l'intérieur  du  bâtiment. 

Un  large  escalier  de  fonte  conduisait  au  premier 
étage,  où  d'immenses  fenêtres  éclairaient  de  belles 
chambres  aux  murs  recouverts  de  stuc,  dont  les 
parquets  restaient  seuls  à  terminer. 

Wronsky  expliqua  le  distribution  des  pièces, 
le  système  de  ventilation  et  de  chauffage,  fit  ad- 
mirer aux  visiteurs  les  baignoires  en  marbre  et  les 
Uts  à  sommier,  les  brancards  pour  transporter  les 
malades  et  les  fauteuils  roulants.  Swiagesky,  et 
surtout  Dolly,  étoimée  de  tout  ce  qu'elle  voyait, 
faisaient  de  nombreuses  questions  et  ne  dissimu- 
laient pas  leur  admiration. 

«  Cet  hôpital  sera  le  seul  de  son  genre  en  Rus- 
sie »,  remarqua  Swiagesky,  très  capable  d'ap- 
précier les  perfectionnements  introduits  par  le 
comte. 

Dolly  s'intéressa  à  tout.  Wronsky,  heureux  de 
l'approbation  qu'on  lui  témoignait  et  plein  d'une 
animation  sincère,  Im  fit  une  impression  excel- 
lente. «  Il  est  vraiment  bon  et  digne  d'être  aimé  », 
pensa-t-elle,  et  elle  comprit  Anna. 


CHAPITRE  XXI 

«  IvA  princesse  doit  être  fatiguée,  et  les  che- 
vaux ne  l'intéressent  peut-être  guère,  —  fit  re- 
marquer Wronsky  à  Anna,  qui  proposait  de  mon- 
trer à  Dolly  le  haras,  où  Swiagesky  voulait  voir 


356  ANNA  KARÉNINE. 

un  étalon.  —  Allez-y  ;  moi,  je  ramènerai  la  prin- 
cesse à  la  maison  ;  et  si  vous  le  permettez,  ajou- 
ta-t-il  en  s'adressant  à  Dolly,  nous  causerons  un 
peu  chemin  faisant. 

—  Bien  volontiers,  car  je  ne  me  connais  pas  en 
chevaux  »,  répondit  celle-ci,  comprenant  à  la 
physionomie  de  Wronsky  qu'il  voulait  lui  parler 
en  particulier.  Effectivement,  lorsque  Anna  se 
fut  éloignée,  il  dit  en  regardant  Dolly  de  ses  yeux 
souriants  : 

«  Je  ne  me  trompe  pas,  n'est-ce  pas,  en  vous 
croyant  une  sincère  amie  d'Anna  ?  »  Et  il  ôta  son 
chapeau  pour  s'essuyer  le  front. 

Dolly  fut  prise  d'inquiétude  ;  qu'allait-il  lui 
demander  ?  De  venir  chez  eux  avec  ses  enfants  ? 
De  former  un  cercle  à  Anna  quand  elle  viendrait 
à  Moscou  ?  Peut-être  allait-il  lui  parler  de  Kitty 
ou  de  Weslowsky  ? 

«  Anna  vous  aime  tendrement,  dit  le  comte 
après  un  moment  de  silence  :  prêtez- moi  l'appui 
de  votre  influence  sur  elle.  —  Dolly  considéra  le 
visage  sérieux  et  énergique  de  Wronsky  sans  ré- 
pondre. —  Si  de  toutes  les  amies  d'Anna  vous  avez 
été  la  seule  à  venir  la  voir,  —  je  ne  compte  pas  la 
princesse  Barbe,  —  ce  n'est  pas,  je  le  sais  bien, 
que  vous  jugiez  notre  situation  normale,  c'est 
que  vous  aimez  assez  Anna  pour  chercher  à  lui 
rendre  cette  situation  supportable.  Ai- je  raison  ? 

—  Oui,  mais... 

—  Personne  ne  ressent  plus  cruellement  que 
moi  les  difficultés  de  notre  vie,  dit  Wronsky  s'ar- 


ANNA  KARENINE.  357 

rêtant  et  forçant  DoUy  à  en  faire  autant,  et  vous 
l'admettrez  aisément  si  vous  me  faites  l'honneur 
de  croire  que  je  ne  manque  pas  de  cœur. 

—  Certainement  ;  mais  ne  vous  exagérez-vous 
pas  ces  difficultés  ?  dit  Dolly,  touchée  de  la  sin- 
cérité avec  laquelle  il  lui  parlait  :  dans  le  monde 
cela  peut  être  pénible... 

—  C'est  l'enfer  !  Rien  ne  peut  vous  donner 
l'idée  des  tortures  morales  qu'a  subies  Anna  à 
Pétersbourg. 

—  Mais  ici  ?  et  puisque  ni  elle  ni  vous  n'éprou- 
vez le  besoin  d'une  vie  mondaine  ? 

—  Quel  besoin  puis- je  en  avoir  !  s'écria  Wronsky 
avec  mépris. 

—  Vous  vous  en  passez  facilement  et  vous  en 
passerez  peut-être  toujours  ;  quant  à  Anna,  d'après 
ce  qu'elle  a  eu  le  temps  de  me  dire,  elle  se  trouve 
parfaitement  heureuse.  »  Et,  tout  en  parlant, 
Dolly  fut  frappée  de  l'idée  qu'Anna  avait  pu 
manquer  de  franchise. 

«  Oui,  mais  ce  bonheur  durera- t-il  ?  dit  Wronsky  ; 
j'ai  peur  de  ce  qui  nous  attend  dans  l'avenir. 
Avons-nous  bien  ou  mal  agi  ?...  Le  sort  en  est 
jeté,  nous  sommes  liés  pour  la  vie.  Nous  avons  un 
enfant  et  pouvons  en  avoir  d'autres,  auxquels  la 
loi  réserve  des  sévérités  qu'Anna  ne  veut  pas 
prévoir,  parce  que,  après  avoir  tant  souffert,  elle 
a  besoin  de  respirer.  Enfin  ma  fille  est  celle  de 
Karénine  !  dit-il  en  s' arrêtant  devant  un  banc 
rustique  où  Dolly  s'était  assise... 

—  Qu'il  me  naisse  un  fils  demain,  ce  sera  tou- 


358  ANNA  KARÉNINE. 

jours  un  Karénine,  qui  ne  pourra  hériter  ni  de 
mon  nom  ni  de  mes  biens  !  Comprenez- vous  que 
cette  pensée  me  soit  odieuse  ?  Eh  bien,  Anna  ne 
veut  pas  m' entendre.  Je  l'irrite...  Et  voyez  ce  qui 
en  résulte.  J'ai  ici  un  but  d'activité  qui  m'inté- 
resse, dont  je  suis  fier  ;  ce  n'est  pas  un  pis  aller, 
bien  au  contraire,  mais  pour  travailler  avec  con- 
viction il  faut  travailler  pour  d'autres  que  pour 
soi,  et  je  ne  puis  avoir  de  successeurs  !  Concevez 
les  sentiments  d'un  homme  qui  sait  que  ses  enfants 
et  ceux  de  la  femme  qu'il  adore  ne  lui  appartien- 
nent pas,  qu'ils  ont  pour  père  quelqu'un  qui  les 
hait,  et  ne  voudra  jamais  les  connaître.  N'est-ce 
pas  horrible  ?  » 

Il  se  tut,  en  proie  à  une  vive  émotion. 

«  Mais  que  peut  faire  Anna  ? 

—  Vous  touchez  au  sujet  principal  de  notre 
entretien,  dit  le  comte,  cherchant  à  reprendre  du 
calme.  Anna  peut  obtenir  le  divorce.  Votre  mari 
y  avait  fait  consentir  M.  Karénine,  et  je  sais  qu'il 
ne  s'y  refuserait  pas,  même  actuellement,  si  Anna 
lui  écrivait.  Cette  condition  est  évidemment  une 
de  ces  cruautés  pharisaïques  dont  les  êtres  sans 
cœur  sont  seuls  capables,  car  il  sait  la  torture 
qu'il  lui  impose,  mais  Anna  devrait  passer  par- 
dessus ces  finesses  de  sentiment  ;  il  y  va  de  son 
bonheur,  de  celui  des  enfants,  sans  parler  de  moi. 
Et  voilà  pourquoi  je  m'adresse  à  vous,  princesse, 
comme  à  une  amie  qui  pouvez  nous  sauver.  Aidez- 
moi  à  persuader  Anna  de  la  nécessité  de  demander 
le  divorce. 


ANNA  KARÉNINE.  359 

—  Bien  volontiers,  dit  Dolly,  se  rappelant  son 
entretien  avec  Karénine  ;  mais  comment  n'y 
songe-t-elle  pas  d'elle-même  ?  —  pensa-t-elle.  Et 
le  clignement  d'yeux  d'Anna  lui  revint  à  l'esprit; 
cette  habitude  nouvelle  lui  sembla  coïncider 
avec  des  préoccupations  intimes  qu'elle  cherchait 
peut-être  à  éloigner  d'elle,  à  effacer  complètement 
de  sa  vue  si  c'était  possible. 

—  Oui,  certainement  je  lui  parlerai  »,  répéta 
Dolly,  répondant  au  regard  reconnaissant  de 
Wronsky.  Et  ils  se  dirigèrent  vers  la  maison. 

CHAPITRE  XXII 

«  IvE  dîner  va  être  servi,  et  nous  nous  sommes 
à  peine  vues,  dit  Anna  en  rentrant,  cherchant  à 
lire  dans  les  yeux  de  Dolly  ce  qui  s'était  passé 
entre  elle  et  Wronsky.  Je  compte  sur  ce  soir  ;  et 
maintenant  il  faut  changer  de  toilette,  car  nous 
nous  sommes  salies  dans  notre  visite  à  l'hôpital.  » 

Dolly  sourit  :  ellle  n'avait  apporté  qu'tme  robe  ; 
mais,  pour  opérer  tm  changement  quelconque  à  sa 
toilette,  elle  attacha  un  nœud  à  son  corsage,  mit 
une  dentelle  dans  ses  cheveux,  et  se  fit  donner 
un  coup  de  brosse. 

«  C'est  tout  ce  que  j'ai  pu  faire,  dit-elle  en  riant 
à  Anna,  lorsque  celle-ci  vint  la  chercher  après 
avoir  revêtu  une  troisième  toilette. 

—  Nous  sommes  très  formalistes  ici,  dit  Anna 
pour  excuser  son  élégance  ;  Alexis  est  ravi  de  ton 
arrivée,  je  crois  qu'il  s'est  épris  de  toi.  m 


36o  ANNA  KARÉNINE. 

Les  messieurs,  en  redingote  noire,  attendaient 
réunis  au  salon,  ainsi  que  la  princesse  Barbe,  et 
l'on  passa  bientôt  dans  la  salle  à  manger. 

Le  dîner  et  le  service  de  table  intéressèrent 
Dolly  ;  en  qualité  de  maîtresse  de  maison,  elle 
savait  que  rien  ne  se  fait  bien,  même  dans  im  mé- 
nage modeste,  sans  une  direction,  et,  à  la  façon 
dont  le  comte  lui  offrit  le  choix  entre  deux  po- 
tages, elle  comprit  que  cette  direction  supérieure 
venait  de  lui.  Anna  ne  s'occupait  que  de  la  conver- 
sation, et  s'acquittait  de  cette  tâche  avec  son  tact 
habituel,  cherchant  un  mot  pour  chacun,  chose 
difficile  avec  des  convives  appartenant  à  des 
sphères  aussi  différentes. 

Après  avoir  effleuré  diverses  questions,  aux- 
quelles le  médecin,  l'architecte  et  l'intendant 
purent  prendre  part,  la  causerie  devint  plus  in- 
time, et  Dolly  éprouva  un  vif  mouvement  de  con- 
trariété en  entendant  Swiagesky  prendre  à  partie 
les  jugements  bizarres  de  Levine  sur  le  rôle  des 
machines  en  agriculture. 

«  Peut-être  monsieur  Levine  n'a-t-il  jamais  vu 
les  machines  qu'il  critique,  autrement  je  ne  m'ex- 
plique pas  son  point  de  vue. 

—  Un  point  de  vue  turc,  dit  Anna  en  souriant 
à  Weslowsky. 

—  Je  ne  saurais  défendre  des  jugements  que  je 
ne  connais  pas,  répondit  Dolly  toute  rouge,  mais 
ce  que  je  puis  vous  affirmer,  c'est  que  Levine  est  un 
homme  éminemment  éclairé,  et  qu'il  saurait  vous 
expliquer  ses  idées  s'il  était  ici. 


ANNA  KARÉNINE.  361 

—  Oh  !  nous  sommes  d'excellents  amis,  reprit 
en  souriant  Swiagesky,  mais  il  est  un  peu  toqué. 
Ainsi  il  considère  les  semstvos  comme  parfaite- 
ment inutiles,  et  ne  veut  pas  y  prendre  part. 

—  Voilà  bien  notre  insouciance  russe  !  s'écria 
Wronsky  :  plutôt  que  de  nous  donner  la  peine  de 
comprendre  nos  nouveaux  devoirs,  nous  trouvons 
plus  simple  de  les  nier. 

— ^  Je  ne  connais  pas  d'homme  qui  remplisse 
plus  strictement  ses  devoirs,  dit  Dolly,  irritée  du 
ton  de  supériorité  de  son  hôte. 

—  Pour  ma  part,  je  suis  très  reconnaissant  de 
l'honneur  qu'on  me  fait,  grâce  à  Nicolas  Ivanitch, 
de  m'élire  juge  de  paix  honoraire  ;  le  devoir  de 
juger  les  affaires  d'un  paysan  me  semble  aussi 
important  que  tout  autre  :  c'est  ma  seule  façon 
de  m' acquitter  envers  la  société  des  privilèges 
dont  je  jouis  comme  propriétaire  terrien.  » 

Dolly  compara  l'assurance  de  Wronsky  aux 
doutes  de  Levine  sur  les  mêmes  sujets,  et,  comme 
elle  aimait  celui-ci,  dans  sa  pensée  elle  lui  donna 
raison. 

«  Ainsi  nous  pouvons  compter  sur  vous  pour 
les  élections,  dit  Swiasgesky  ;  il  sera  peut-être 
prudent  de  partir  a  vent  le  8.  Si  pous  me  faisiez 
l'honneur  de  venir  chez  moi,  comte  ? 

—  Pour  ma  part,  remarqua  Anna,  je  suis  de 
l'avis  de  monsieur  Levine,  quoique  probablement 
pour  des  motifs  différents  ;  les  devoirs  publics 
me  semblent  se  multiplier  avec  exagération  ; 
depuis  six  mois  que  nous  sommes  ici,  Alexis  fai^: 


363  ANNA  KARÉNINE. 

déjà  partie  de  la  tutelle,  du  jury,  de  la  municipa- 
lité, que  sais-je  encore  ?  et  là  où  les  fonctions 
s'accumulent  à  ce  point,  elles  doivent  forcément 
devenir  une  pure  question  de  forme.  —  Vous 
avez  certainement  vingt  charges  différentes  ?  » 
dit-elle  en  se  tournant  vers  Swiagesky, 

Sous  ce  ton  de  plaisanterie,  Dolly  démêla  une 
pointe  d'irritation,  et  lorsqu'elle  vit  l'expression 
résolue  de  la  physionomie  du  comte  et  la  préci- 
pitation de  la  princesse  Barbe  à  changer  de  con- 
versation, elle  comprit  qu'on  touchait  à  im  sujet 
délicat. 

Après  le  dîner,  qui  eut  le  caractère  de  luxe, 
mais  aussi  de  formalisme  et  d'impersonnabilité 
que  Dolly  connaissait  pour  l'avoir  rencontré  dans 
des  dîners  de  cérémonie,  on  passa  sur  la  terrasse. 
Une  partie  de  lawn-tennis  fut  commencée.  Dolly 
s'y  essaya,  lâ^is  y  renonça  vite,  et  pour  n'avoir 
pas  l'air  de  s'ennuyer,  chercha  à  s'intéresser  au 
jeu  des  autres  ;  Wronsky  et  Swiagesky  étaient 
des  joueurs  sérieux,  Weslowsky,  au  contraire, 
jouait  fort  mal,  mais  ne  cessait  de  rire  et  de  pous- 
ser des  cris  ;  sa  familiarité  avec  Anna  déplut  à 
Dolly,  qui  trouva  une  affectation  d'enfantillage 
à  toute  cette  scène.  Elle  se  faisait  l'effet  de  jouer 
la  comédie  avec  des  acteurs,  qui  tous  lui  étaient 
supérieurs.  Un  désir  passionné  de  revoir  ses  en- 
fants, de  reprendre  ce  joug  du  ioyer  dont  elle 
avait  pensé  tant  de  mal  le  matin  même,  s'empa- 
rait d'elle  ;  aussi  résolut-elle  de  repartir  dès  le 
lendemain,  quoiqu'elle  fût  venue  dans  l'intention 


ANNA  KARÉNINE.  363 

de  rester  un  couple  de  jours.  Rentrée  dans  sa 
chambre  après  le  thé  et  une  promenade  en  bateau, 
elle  éprouva  im  véritable  soiilagement  à  se  retrou- 
ver seule,  et  aurait  préféré  ne  pas  voir  Anna. 

CHAPITRE  XXIII 

Au  moment  où  elle  allait  se  mettre  au  lit,  la 
porte  s'ouvrit  et  Anna  entra,  vêtue  d'un  peignoir 
blanc.  Toutes  deux,  dans  le  courant  de  la  journée, 
sur  le  point  d'aborder  une  question  intime,  s'é- 
taient dit  :  «  Plus  tard,  quand  nous  serons  seules  »  : 
et  maintenant  il  leur  sembla  qu'elles  n'avaient 
plus  rien  à  se  confier. 

«  Que  devient  Kitty  ?  demanda  enfin  Anna, 
assise  près  de  la  fenêtre  et  regardant  Dolly  d'un 
air  humble.   Dis-moi  la  vérité  :  m'en  veut-elle  ? 

—  Oh  non  !  répondit  Dolly  en  souriant. 

—  Elle  me  hait,  me  méprise  ? 

—  Non  plus  ;  mais  tu  sais,  il  y  a  des  choses  qui 
ne  se  pardonnent  pas. 

—  C'est  vrai  !  dit  Anna  en  se  tournant  vers  la 
fenêtre  ouverte.  Ai-je  été  coupable  dans  tout 
cela  ?  et  qu'appelle-t-on  être  coupable  ?  Pouvait-il 
en  être  autrement  ?  croirais-tu  possible  de  n'être 
pas  la  femme  de  Stiva  ? 

—  Je  ne  sais  que  te  répondre,  mais  toi... 

—  Kitty  est-elle  heureuse  ?  Son  mari,  assure- 
t-on,  est  un  excellent  homme. 

—  C'est  trop  peu  dire  ;  je  n'en  connais  pas  de 
meilleur. 


364  ANNA  KARÉNINE. 

—  Tant  mieux. 

—  Mais  parle-moi  de  toi,  dit  Dolly.  J'ai  causé 
avec...  ;  —  eile  ne  savait  comment  nommer 
Wronsky. 

—  Avec  Alexis,  oui,  je  me  doute  de  votre  con- 
versation. Voyons,  dis-moi  ce  que  tu  penses  de 
moi,  de  ma  vie. 

—  Je  ne  puis  ainsi  te  répondre  d'un  mot. 

—  Tu  n'en  peux  juger  complètement,  parce 
que  tu  nous  vois  entourés  de  monde,  tandis  qu'au 
printemps  nous  étions  seuls.  Ce  serait  le  bonheur 
suprême  pour  moi  que  de  vivre  ainsi  à  deux  ! 
Mais  je  crains  qu'il  ne  prenne  l'habitude  de  quitter 
souvent  la  maison,  et  alors  figure-toi  que  ce  serait 
la  solitude  pour  moi  !  Oh  !  je  sais  ce  que  tu  vas 
dire,  ajouta-t-elle  en  venant  s'asseoir  auprès  de 
Dolly  ;  certainement  je  ne  le  retiendrai  pas  de 
force,  mais  aujourd'hui  ce  sont  des  courses,  de- 
main des  élections,  et  moi  pendant  ce  temps... 
De  quoi  avez-vous  causé  ensemble  ? 

—  D'un  sujet  que  j'aurais  abordé  avec  toi  sans 
qu'il  m'en  parlât  :  de  la  possibilité  de  rendre  ta 
situation  régulière.  Tu  sais  ma  manière  de  voir  à 
ce  sujet,  mais  enfin  mieux  vaudrait  le  mariage. 

—  C'est-à-dire  le  divorce  ?  Betsy  Tverskoï 
m'a  fait  la  même  observation.  Ah  !  ne  crois  pas 
que  j'établisse  de  comparaison  entre  vous  :  c'est 
la  femme  la  plus  dépravée  qui  existe.  Enfin,  que 
t'a-t-il  dit  ? 

—  Qu'il  souffre  pour  toi  et  pour  Im  ;  si  c'est 
de  l'égoïsme,  il  vient  d'im  sentiment  d'honneur; 


ANNA  KARENINE.  365 

le  comte  voudrait  légitimer  sa  fille,  être  ton  mari, 
avoir  des  droits  sur  toi. 

—  Quelle  femme  peut  appartenir  à  son  mari 
plus  complètement  que  je  ne  lui  appartiens  ?  Je 
suis  son  esclave  ! 

—  Mais  il  ne  voudrait  pas  te  voir  souffrir. 

—  Est-ce  possible  !  et  puis  !... 

—  Et  puis  légitimer  ses  enfants,  leur  donner 
son  nom. 

—  Quels  enfants  ?  —  et  Anna  ferma  à  demi 
les  yeux. 

—  Mais  Anny  et  ceux  que  tu  pourras  avoir 
encore... 

—  Oh  !  il  peut  être  tranquille,  je  n'en  aurai  plus. 

—  Comment  peux-tu  répondre  de  cela  ? 

—  Parce  que  je  ne  veux  plus  en  avoir,  —  et, 
malgré  son  émotion,  Anna  sourit  de  l'expression 
d'étonnement,  de  naïve  curiosité  et  d'horreur 
qui  se  peignit  sur  le  visage  de  Dolly.  —  Après  ma 
maladie,  le  docteur  m'a  dit 

—  C'est  impossible  !  »  s'écria  Dolly  ouvrant 
de  grands  yeux  et  contemplant  Anna  avec  stupé- 
faction. Ce  qu'elle  venait  d'apprendre  confondait 
toutes  ses  idées,  et  les  déductions  qu'elle  en  tira 
furent  telles,  que  bien  des  points  mystérieux  pour 
elle  jusqu'ici  lui  parurent  s'éclaircir  subitement. 
N'avait-elle  pas  rêvé  quelque  chose  d'analogue 
pendant  son  voyage  ?...  et  maintenant  cette  ré- 
ponse trop  simple  à  une  question  compliquée 
l'épouvantait  ! 


366  ANNA  KARÉNINE. 

«  N'est-ce  pas  immoral  ?  demanda-t-elle  après 
un  moment  de  silence. 

—  Pourquoi  ?  N'oublie  pas  que  j'ai  le  choix 
entre  im  état  de  souffrance  et  la  possibilité  d'être 
tm  camarade  pour  mon  mari,  car  je  le  considère 
comme  tel  ;  si  le  point  est  discutable  en  ce  qui  te 
concerne,  il  ne  l'est  pas  pour  moi.  Je  ne  suis  sa 
femme  qu'autant  qu'il  m'aime,  et  il  me  faut  en- 
tretenir cet  amour.   » 

Dolly  était  en  proie  aux  réflexions  sans  nombre 
que  ces  confidences  faisaient  naître  dans  son  es- 
prit. «  Je  n'ai  pas  cherché  à  retenir  Stiva,  pen- 
sait-elle, mais  celle  qui  me  l'a  enlevé  y  a-t-elle 
réussi  ?  elle  était  pourtant  jeune  et  jolie,  ce  qui 
n'a  pas  empêché  Stiva  de  la  quitter  aussi  !  Et  le 
comte  sera-t-il  retenu  par  les  moyens  qu'emploie 
Anna  ?  ne  trouvera-t-il  pas,  quand  il  le  voudra, 
une  femme  plus  séduisante  encore  ?  »  Elle  sou- 
pira profondément. 

«  Tu  dis  que  c'est  immoral,  reprit  Anna,  sentant 
que  Dolly  la  désapprouvait,  mais  songe  donc 
que  mes  enfants  ne  peuvent  être  que  de  malheu- 
reuses créatures  destinées  à  rougir  de  leurs  pa- 
rents, de  leur  naissance  ? 

—  C'est  pourquoi  tu  dois  demander  le  divorce.  » 
Anna  ne  l'écoutait  pas,   elle  voulait  aller  jus- 
qu'au bout  de  son  argumentation. 

«  I^a  raison  m'a  été  donnée  pour  ne  pas  pro- 
créer des  infortunés  ;  s'ils  n'existent  pas,  ils  ne 
connaissent  pas  le  malheur  ;  mais,  s'ils  existent 
pour  souffrir,  la  responsabilité  en  retombe  sur  moi.  » 


ANNA  KARENINE.  367 

«  Comment  peut-on  être  coupable  à  l'égard  de 
créatures  qui  n'existent  pas  ?  »  pensait  DoUy  en 
secouant  la  tête  pour  chasser  l'idée  bizarre  que 
pour  Grisha,  son  bien-aimé,  il  aurait  peut-être 
mieux  valu  ne  pas  naître. 

«  Je  t'avoue  que  selon  moi,  c'est  mal,  dit-elle, 
avec  une  expression  de  dégoût. 

—  Songe  à  la  différence  qui  existe  entre  nous 
deux  :  pour  toi,,  il  ne  peut  s'agir  que  de  savoir  si 
tu  désires  encore  avoir  des  enfants  ;  pour  moi,  il 
s'agit  de  savoir  s'il  m'est  permis  d'en  avoir.  » 

Dolly  se  tut,  et  elle  comprit  tout  à  coup  l'abîme 
qui  la  séparait  d'Anna  ;  entre  elles  certaines  ques- 
tions ne  pouvaient  plus  être  discutées. 

CHAPITRE  XXIV 

«  Raison  de  plus  pour  régulariser  la  situation, 
si  c'est  possible. 

—  Oui,  si  c'est  possible,  répondit  Anna  sur  un 
ton  tout  diSérent,  de  calme  et  de  douceur. 

—  On  me  disait  que  ton  mari  y  consentait. 

—  Dolly,  ne  parlons  pas  de  cela. 

—  Comme  tu  veux,  répondit  celle-ci,  frappée 
de  la  douleur  profonde  qui  se  peignit  sur  les  traits 
d'Anna;  ne  vois-tu  pas  les  choses  trop  en  noir  ? 

—  Nullement,  je  suis  heureuse  et  contente. 
Je  fais  même  des  passions  ;  —  as-tu  remarqué 
Weslowsky  ? 

—  I^e  ton  de  Weslowsky  me  déplaît  fort,  à 
dire  vrai. 


368  Al^NA  KARÉNINE. 

—  Pourquoi  ?  l' amour-propre  d'Alexis  en  est 
chatouillé,  voilà  tout,  et  pour  moi  je  fais  de  cet 
enfant  ce  que  je  veux,  comme  toi  avec  Grisha  ; 
non,  Dolly,  je  ne  vois  pas  tout  en  noir,  mais  je 
cherche  à  ne  rien  voir,  tant  je  trouve  tout  terrible. 

—  Tu  as  tort,  tu  devrais  faire  le  nécessaire. 

—  Quoi  ?  épouser  Alexis  ?  Crois-tu  donc  réel- 
lement que  je  n'y  songe  pas  ?  Mais  quand  cette 
pensée  s'empare  de  moi,  elle  m'affole,  et  je  ne 
parviens  à  me  calmer  qu'avec  de  la  morphine, 
dit-elle  en  se  levant,  puis  marchant  de  long  en 
large  en  s'arrêtant  par  moments.  Mais  d'abord 
il  ne  consentira  pas  au  divorce,  parce  qu'il  est 
sous  l'influence  de  la  comtesse  Lydie. 

—  Il  faut  essayer,  dit  Dolly  avec  douceur,  sui- 
vant Anna  des  yeux,  le  cœur  plein  de  sympathie. 

—  Admettons  que  j'essaye,  que  je  l'implore 
comme  une  coupable,  admettons  même  qu'il 
consente.  »  Anna,  arrivée  près  de  la  fenêtre,  s'ar- 
rêta pour  arranger  les  rideaux  :  «  Et  mon  fils  ? 
me  le  rendra-t-on  ?  Non,  il  grandira  chez  ce  père 
que  j'ai  quitté,  en  apprenant  à  me  mépriser  ! 
Conçois- tu  que  j'aime  presque  également,  certes 
plus  que  moi-même,  ces  deux  êtres  qui  s'excluent 
l'un  l'autre,  Serge  et  Alexis  ?  »  Elle  revint  au 
milieu  de  la  chambre  en  serrant  ses  mains  contre 
sa  poitrine,  et  se  pencha  vers  Dolly,  tremblante 
d'émotion  sous  ce  regard  mouillé  de  larmes. 

«  Je  n'aime  qu'eux  au  monde  et  ne  puis  les 
réunir  !  I^e  reste  m'est  égal  !  Cela  finira  d'ime 
façon  quelconque,  mais  je  ne  puis,  je  ne  veux  pas 


ANNA  KAR"ÊNINB.  369 

aborder  ce  sujet.  Tu  ne  saurais  imaginer  ce  que 
je  souffre  !  » 

Elle  s'assit  près  de  Dolly  et  lui  prit  le  main. 

«  Ne  me  méprise  pas,  je  ne  le  mérite  pas  ;  mais 
plains-moi,  car  il  n'y  a  pas  de  femme  plus  mal- 
heureuse...  »  Et  elle  se  mit  à  pleurer. 

Quand  Anna  l'eut  quittée,  Dolly  pria,  puis  se 
coucha  ;  ses  pensées  se  tournèrent  involontaire- 
ment vers  la  maison,  les  enfants  ;  jamais  elle 
n'avait  aussi  vivement  senti  combien  ce  petit 
monde  à  elle  lui  était  cher  et  précieux  !  Elle  dé- 
cida que  rien  ne  la  retiendrait  plus  longtemps 
éloignée,  et  qu'elle  partirait  le  lendemain. 

Anna,  dans  son  cabinet  de  toilette,  prit  un 
verre  et  y  versa  quelques  gouttes  d'tme  potion 
contenant  principalement  de  la  morphine  ;  une 
fois  calmée,  elle  entra  tranquillement  dans  sa 
chambre  à  coucher. 

Wronsky  la  regarda  attentivement,  cherchant 
sur  sa  physionomie  quelque  indice  de  la  conver- 
sation qu'elle  avait  eue  avec  Dolly  ;  mais  tout  ce 
qu'il  y  vit  fut  cette  grâce  séductrice  dont  il  su- 
bissait toujours  le  charme.  Il  attendit  qu'elle  parlât. 

«  Je  suis  contente  que  Dolly  te  plaise,  dit-elle 
simplement. 

—  Mais  je  la  connais  depuis  longtemps,  c'est  une 
femme  excellente,  quoique  excessivement  terre  à  terre. 
Je  n'en  suis  pas  moins  très  contente  de  sa  visite.  » 

Il  regarda  encore  Anna  d'un  air  interrogateur 
et  lui  prit  la  main  ;  elle  lui  sourit  et  ne  voulut  pas 
comprendre  cette  question. 


370  ANNA  KARÉNINE. 

Malgré  les  instances  réitérées  de  ses  hôtes,  DoUy 
fit  le  lendemain  ses  préparatifs  de  départ,  et  la 
vieille  calèche,  avec  son  attelage  dépareillé,  s'ar- 
rêta sous  le  péristyle. 

Daria  Alexandrovna  prit  froidement  congé  de 
la  princesse  Barbe  et  des  messieurs  ;  la  journée 
passée  en  commun  ne  les  avait  pas  rapprochés. 
Anna  seule  était  triste  ;  personne,  elle  le  savait, 
ne  viendrait  plus  réveiller  les  sentiments  que 
DoUy  avait  remués  dans  son  âme,  et  qui  représen- 
taient ce  qu'elle  avait  de  meilleur  ;  bientôt  la  vie 
qu'elle  menait  en  étoufferait  les  derniers  vestiges. 

DoUy  respira  librement  lorsqu'elle  se  trouva  en 
pleins  champs,  et,  curieuse  de  connaître  les  im- 
pressions des  domestiques,  elle  allait  les  interro- 
ger, quand  Philippe  le  cocher  se  retourna. 

«  Pour  des  richards,  ce  sont  des  richards,  dit-il, 
d'un  air  moins  sombre  qu'en  partant,  mais  les 
chevaux  n'ont  reçu,  en  tout  et  pour  tout,  que 
trois  mesures  d'avoine  :  de  quoi  ne  pas  crever  de 
faim.  Nous  ne  ferions  pas  cela  chez  nous. 

—  C'est  un  maître  avare,  confirma  le  teneur 
de  livres. 

—  Mais  les  chevaux  sont  beaux  ? 

—  Oui,  quant  à  cela  il  n'y  a  rien  à  dire,  et  la 
nourriture  aussi  est  bonne  ;  mais,  je  ne  sais  si 
cela  vous  a  fait  le  même  effet,  Daria  Alexan- 
drovna, je  me  suis  ennuyé,  —  et  il  tourna  son 
honnête  figure  vers  elle. 

—  Moi  aussi,  je  me  suis  ennuyée.  Crois-tu 
que  nous  arriverons  ce  soir  ? 


ANNA  KARÉNINE.  371 

—  Il  le  faudra  bien.   » 

DoUy,  ayant,  retrouvé  ses  enfants  en  bonne 
santé,  ressentit  une  meilleure  impression  de  son 
voyage  ;  elle  décrivit  avec  animation  le  luxe  et  le 
bon  goût  de  l'installation  de  Wronsky,  la  cor- 
dialité de  la  réception  qui  lui  avait  été  faite,  et 
n'admit  auctme  observation  critique. 

«  Il  faut,  pour  les  comprendre,  les  voir  chez 
eux,  —  disait-elle,  oubliant  volontairement  le 
malaise  qu'elle  avait  ressenti,  —  et  je  sais  main- 
tenant qu'ils  sont  bons.  » 

CHAPITRE  XXV 

Wronsky  et  Anna  passèrent  à  la  campagne  la 
fin  de  l'été  et  vme  partie  de  l'autonme,  sans  faire 
aucune  démarche  pour  régulariser  leur  situation, 
mais  résolus  à  rester  chez  eux.  Rien  de  ce  qui 
constitue  le  bonheur  ne  leur  manquait  en  appa- 
rence ;  ils  étaient  riches,  jeunes,  bien  portants, 
ils  avaient  un  enfant,  leurs  occupations  leur  plai- 
saient, et  cependant  après  le  départ  de  leurs  hôtes 
ils  sentirent  que  leur  vie  devait  forcément  subir 
quelque  modification. 

Anna  continuait  à  prendre  le  plus  grand  soin 
de  sa  personne  et  de  sa  toilette  ;  elle  lisait  beau- 
coup, et  faisait  venir  de  l'étranger  les  ouvrages 
de  valeur  que  citaient  les  revues  ;  aucun  des  su- 
jets pouvant  intéresser  Wronsky  ne  lui  restait 
indifférent  ;  douée  d'une  mémoire  excellente,  elle 
l'étonnait  par  ses  connaissances  agronomiques    et 


372  ANNA  KARÉNINE. 

arcliitecturales,  puisées  dans  des  livres  ou  des 
journaux  spéciaux,  et  l'habituait  à  la  consulter 
sur  toute  chose,  même  sur  des  questions  de  sport 
ou  d'élève  de  chevaux.  L'intérêt  qu'elle  prenait 
à  l'installation  de  l'hôpital  était  très  sérieux,  et 
elle  y  apportait  des  idées  personnelles  qu'elle  sa- 
vait faire  exécuter.  Le  but  de  sa  vie  était  de  plaire 
à  Wronsky,  de  lui  remplacer  ce  qu'il  avait  quitté 
pour  elle,  et  celui-ci,  touché  de  ce  dévouement, 
savait  l'apprécier.  A  la  longue  cependant,  l'at- 
mosphère de  tendresse  jalouse  dont  elle  l'enve- 
loppait l'oppressa,  et  il  éprouva  le  besoin  d'af- 
firmer son  indépendance  ;  son  bonheur  eût  été  com- 
plet, croyait-il,  si,  chaque  fois  qu'il  voulait  quitter 
la  maison,  il  n'eût  éprouvé  de  la  part  d'Anna  une 
vive  opposition. 

Quant  au  rôle  de  grand  propriétaire  auquel  il 
s'était  essayé,  il  y  prenait  un  véritable  goût,  et 
se  découvrait  des  aptitudes  sérieuses  pour  l'ad- 
ministration de  ses  biens.  Il  savait  entrer  dans 
les  détails,  défendre  obstinément  ses  intérêts, 
écouter  et  questionner  son  intendant  allemand 
sans  se  laisser  entraîner  par  lui  à  des  dépenses 
exagérées,  accepter  parfois  les  innovations  utiles, 
surtout  lorsqu'elles  étaient  de  nature  à  faire  sensa- 
tion autour  de  lui  ;  mais  jamais  il  ne  dépassait  les 
limites  qu'il  s'était  tracées.  Grâce  à  cette  conduite 
prudente,  et  malgré  les  sommes  considérables 
que  lui  coûtaient  ses  bâtisses,  l'achat  de  ses  ma- 
chines et  d'autres  améliorations,  il  ne  risquait 
pas  de  compromettre  sa  fortune. 


ANNA  KARÉNINE.  373 

Le  gouvernement  de  Kachine,  où  étaient  situées 
les  terres  de  Wronsky,  de  Swiagesky,  d'Oblonsky, 
de  Kosnichef  et  en  partie  celles  de  Levine,  devait 
tenir  au  mois  d'octobre  son  assemblée  provin- 
ciale, et  procéder  à  l'élection  de  ses  maréchaux. 
Ces  élections,  à  cause  de  certaines  personnalités 
marquantes  qui  y  prenaient  part,  attiraient  l'at- 
tention générale  ;  on  se  préparait  à  y  venir  de 
Moscou,  de  Pétersbourg,  même  de  l'étranger. 
Wronsky  aussi  avait  promis  d'y  assister. 

L'automne  était  venu,  sombre,  pluvieux  et 
singulièrement  triste  à  la  campagne. 

La  veille  de  son  départ,  le  comte  vint  annoncer 
d'un  ton  froid  et  bref  qu'il  s'absentait  pour  quel- 
ques jours,  tout  préparé  à  une  lutte  dont  il  tenait 
à  sortir  vainqueur  ;  sa  surprise  fut  grande  en 
voyant  Anna  prendre  cette  nouvelle  avec  beau- 
coup de  calme  et  se  contenter  de  lui  demander 
l'époque  exacte  de  son  retour. 

«  J'espère  que  tu  ne  t'ennuieras  pas,  —  dit-il, 
scrutant  la  physionomie  d'Anna,  et  se  méfiant 
de  la  faculté  qu'elle  possédait  de  se  renfermer 
complètement  en  elle-même  lorsqu'elle  prenait 
quelque  résolution  extrême. 

—  Oh  non  !  Je  viens  de  recevoir  une  caisse 
de  livres  de  Moscou,  cela  m'occupera.   » 

<(  C'est  un  nouveau  ton  qu'elle  veut  adopter  », 
pensa-t-il,  et  il  eut  l'air  de  croire  à  la  sincérité  de 
cette  apparence  de  raison. 

Il  partit  donc  sans  autre  explication,  ce  qui  ne 
ne  leur  était  jamais  arrivé  ;  et,  tout  en  espérant 


374  ANNA  KARENINE. 

que  sa  liberté  serait  à  l'avenir  respectée  par  Anna, 
il  emportait  une  vague  inquiétude.  Tous  deux 
gardèrent  une  impression  pénible  de  cette  petite 
scène. 


CHAPITRE  XXVI 

LEVINE  était  rentré  à  Moscou  en  septembre 
pour  les  couches  de  sa  femme,  et  y  avait  déjà 
passé  un  mois,  lorsque  Serge  Ivanitch  l'invita  à 
l'accompagner  aux  élections  auxquelles  il  se  ren- 
dait. Constantin  hésitait,  quoiqu'il  eût  des  affaires 
de  tutelle  à  régler  pour  sa  sœur  dans  le  gouver- 
nement de  Kachine  ;  mais  Kitty,  voyant  qu'il 
s'ennuyait  en  ville,  le  pressa  de  partir  et,  pour 
l'y  décider  tout  à  fait,  lui  fit  faire  un  uniforme 
de  délégué  de  la  noblesse  :  cette  dépense  trancha 
la  question. 

Au  bout  de  six  jours  de  démarches  à  Kachine, 
l'affaire  de  tutelle  n'avait  pas  fait  un  pas,  parce 
qu'elle  dépendait  en  partie  de  maréchal  dont  la 
réélection  se  préparait.  Le  temps  se  passait  en 
longues  conversations  avec  des  gens  excellents, 
très  désireux  de  rendre  service,  mais  qui  ne  pou- 
vaient rien,  le  maréchal  restant  inabordable  ; 
ces  allées  et  venues  sans  résultat  ressemblaient 
aux  efforts  inutiles  qu'on  fait  en  rêve  ;  mais  Levine 
que  le  mariage  avait  rendu  plus  patient,  cher- 
chait à  ne  pas  s'exaspérer  ;  il  appliquait  cette 
même    patience    à    comprendre    les    manœu\Tes 


ANNA  KARÉNINE.  375 

électorales  qui  agitaient  autour  de  lui  tant  d'hom- 
mes honnêtes  et  estimables,  et  faisait  de  son 
mieux  pour  approfondir  ce  qu'il  avait  autrefois 
traité  si  légèrement. 

Serge  Ivanitch  ne  négligea  rien  pour  lui  expli- 
quer le  sens  et  la  portée  des  nouvelles  élections, 
auxquelles  il  s'intéressait  particulièrement.  Snet- 
kof,  le  maréchal  actuel,  était  un  homme  de  la 
vieille  roche,  fidèle  aux  habitudes  du  passé,  qui 
avait  gaspillé  une  fortune  considérable  le  plus 
honnêtement  du  monde,  et  dont  les  idées  arrié- 
rées ne  cadraient  pas  avec  les  besoins  du  mo- 
ment ;  il  tenait,  comme  maréchal,  de  fortes  sommes 
entre  les  mains,  et  les  affaires  les  plus  graves, 
telles  que  les  tutelles,  la  direction  de  l'instruc- 
tion publique,  etc.,  dépendaient  de  lui.  Il  s'agissait 
de  le  remplacer  par  un  homme  nouveau,  actif, 
imbu  d'idées  modernes,  capables  d'extraire  du 
semstvi'  les  éléments  de  «  self-government  »  qu'il 
pouvait  fournir,  au  lieu  d'y  apporter  xm  esprit  de 
caste  qui  en  dénaturait  le  caractère.  Le  riche 
gouvernement  de  Kachine  pouvait,  si  on  savait 
user  des  forces  qui  y  étaient  concentrées,  servir 
d'exemple  au  reste  de  la  Russie,  et  les  nouvelles 
élections  deviendraient  ainsi  d'une  haute  impor- 
tance. A  la  place  de  Snetkof  on  mettrait  Swiagesky 
ou  mieux  encore  Newedowsky,  un  homme  éminent 
autrefois  professeur,  et  ami  intime  de  Serge  Iva- 
nitch. 

Les  états  provinciaux  furent  ouverts  par  un 
discours  du  gouverneur,  qui  engagea  la  noblesse 


376  ANNA  KARÉNINE. 

à  n'envisager  les  élections  qu'au  point  de  vue  du 
bien  public  et  du  dévouement  au  monarque, 
ainsi  que  le  gouvernement  de  Kachine  l'avait 
toujours  pratiqué.  Le  discours  fut  très  bien  ac- 
cueilli ;  les  délégués  de  la  noblesse  entourèrent 
le  gouverneur  quant  il  quitta  la  salle,  et  l'on  se 
rendit  à  la  cathédrale  pour  y  prêter  serment.  Le 
service  religieux  impressionnait  toujours  Levine 
qui  fut  touché  d'entendre  cette  foule  de  vieillards 
et  de  jeunes  gens  répéter  solennellement  les  for- 
mules du  serment. 

Plusieurs  jours  se  passèrent  en  réunions  et  en 
discussions  relativement  à  un  système  de  comp- 
tabilité que  le  parti  de  Serge  Ivanitch  semblait 
aigrement  reprocher  au  maréchal,  Levine  finit 
par  demander  à  son  frère  si  l'on  soupçonnait 
Snetkof  de  dilapidations. 

«  Nullement,  c'est  un  très  digne  homme  ;  mais 
il  faut  mettre  un  terme  à  cette  façon  p' triarcale 
de  diriger  les  affaires.   » 

La  séance  pour  l'élection  des  maréchaux  de  dis- 
trict fut  orageuse  ;  elle  se  termina  par  la  réélection 
de  Swiagesky,  qui  offrit  le  même  soir  un  grand 
dîner. 

CHAPITRE  XXVII 

L'Éi^ECTiON  principale,  celle  du  maréchal  de 
gouvernement,  n'eut  lieu  que  le  sixième  jour.  La 
fovde  se  pressait  dans  les  deux  salles,  où  les  débats 
s'agitaient  sous  le  portrait  de  l'empereur. 


ANNA  KARÉNINE.  377 

Les  délégués  de  la  noblesse  s'étaient  divisés 
en  deux  groupes,  les  vieux  et  les  nouveaux  ;  parmi 
les  vieux  on  ne  voyait  que  des  imiformes  passés 
de  mode,  courts  de  taille,  serrés  aux  entournures, 
comme  si  leurs  possesseurs  avaient  beaucoup 
grandi  ;  quelques  uniformes  de  marine  et  de  cava- 
lerie de  très  ancienne  date  s'y  remarquaient  aussi  ; 
les  nouveaux  portaient  au  contraire  des  uniformes 
larges  d'épaules,  longs  de  taille,  des  gilets  blancs, 
et  parmi  eux  on  distinguait  quelques  uniformes 
de  cour. 

Levine  avait  suivi  son  frère  dans  la  petite  salle  où 
l'on  fumait  devant  un  buffet  ;  il  tâchait  de  suivre 
la  conversation  dont  Kosnichef  était  l'âme,  et 
de  comprendre  pourquoi  deux  maréchaux  de 
district  hostiles  à  Snetkof  tenaient  à  lui  faire  poser 
sa  candidature.  Oblonsky,  en  tenue  de  cham- 
bellan, vint  se  joindre  à  ce  groupe  après  avoir 
déjeuné. 

«  Nous  tenons  la  position,  dit-il  en  arrangeant 
ses  favoris,  après  avoir  écouté  Swdagesky  et  lui 
avoir  donné  raison.  Un  district  suffit,  et  si  Swia- 
gesky  s'en  mêlait,  ce  serait  de  l'affectation.  » 

Tout  le  monde  semblait  comprendre,  sauf  ]>- 
vine  qui  seul  n'y  entendait  rien  ;  pour  s'éclairer 
il  prit  le  bras  de  Stépane  Arcadiévitch,  et  lui  ex- 
prima son  étonnemen.t  de  voir  les  districts  hostiles 
demander  au  vieux  maréchal  de  poser  sa  candida- 
ture. 

«  O  sancta  simplicitas  !  répondit  Oblonsky  : 
ne  comprends-tu  pas  que,  nos  mesures  étant  prises. 


378  ANNA  KARÉNINE. 

il  faut  que  Snetkof  se  présente,  car,  s'il  se  désistait, 
le  vieux  parti  pourrait  choisir  un  candidat  et 
dérouter  nos  combinaisons.  lyC  district  de  Swia- 
gesky  faisant  opposition,  il  y  aura  toujours  ballot- 
tage, et  nous  en  profiterons  pour  proposer  le  can- 
didat de  notre  choix.    » 

Levine  ne  comprit  qu'à  demi  et  aurait  continué 
ses  questions,  si  des  clameurs  parties  de  la  grande 
salle  n'eussent  attiré  son  attention. 

CHAPITRE  XXVIII 

La  discussion  semblait  fort  vive  sous  le  portrait 
de  l'empereur  ;  mais  Levine,  gêné  par  ses  voisins, 
ne  distinguait  que  la  voix  douce  du  vieux  maré- 
chal, celle  de  Kosnichef  et  le  ton  aigre  d'un  député 
de  la  noblesse.  Serge,  en  réponse  à  ce  dernier,  et 
pour  calmer  l'agitation  générale,  demanda  au  se- 
crétaire le  texte  même  de  la  loi,  dont  il  fit  lecture, 
afin  de  prouver  au  public  qu'en  cas  de  divergence 
d'opinion  on  devait  aller  aux  voix. 

Un  gros  monsieur  aux  moustaches  teintes, 
serré  dans  son  uniforme,  l'interrompit  en  s'ap- 
prochant  de  la  table,  et  cria  : 

«  Aux  voix  !  aux  voix  !  pas  de  discussions  !  » 
C'était  demander  la  même  chose,  mais  dans  un 
esprit  d'hostilité  qui  ne  fit  qu'augmenter  les  cla- 
meurs ;  le  maréchal  réclama  le  silence  ;  des  cris 
partaient  de  tous  côtés,  et  les  visages  comme  les 
paroles    semblaient    surexcités.    Levine    comprit. 


ANNA  KARENINE.  379 

avec  l'aide  de  son  frère,  qu'il  s'agissait  de  valider 
les  droits  d'électeur  d'un  délégué  accusé  de  se 
trouver  sous  le  coup  d'un  jugement  ;  une  voix  de 
moins  pouvait  déplacer  la  majorité  :  c'est  pour- 
quoi l'agitation  était  si  vive.  Levine,  péniblement 
frappé  de  voir  cette  irritation  haineuse  s'emparer 
d'hommes  qu'il  estimait,  préféra  à  ce  triste  spec- 
tacle la  vue  des  domestiques  qui  servaient  au 
buffet  dans  la  petite  salle.  Il  allait  adresser  la 
parole  à  un  vieux  maître  d'hôtel  à  favoris  gris, 
qui  connaissait  toute  la  province,  lorsqu'on  vint 
l'appeler  pour  voter. 

Une  boule  blanche  lui  fut  remise  en  rentrant 
dans  la  grande  salle,  et  il  fut  poussé  vers  la  table 
où  Swiagesky,  l'air  important  et  ironique,  pré- 
sidait aux  votes.  I^evine,  déconcerté  et  ne  sachant 
que  faire  de  sa  boule,  lui  demanda  à  demi-voix  : 

«  Que  faut- il  que  je  fasse  ?   » 

La  question  était  intempestive  et  fut  entendue 
des  personnes  présentes  ;  aussi  reçut-elle  de  Swia- 
gesky cette  réponse  sévère  : 

«  Ce  que  vous  dicteront  vos  convictions.  » 
Levine,  rouge  et  embarrassé,  déposa  son  vote  au 
hasard. 

Les  nouveaux  eurent  gain  de  cause  ;  le  vieux 
maréchal  posa  sa  candidature,  prononça  un  dis- 
cours ému,  et,  acclamé  de  son  parti,  se  retira  les 
larmes  aux  yeux.  Levine,  debout  près  de  la  porte 
de  la  salle,  le  vit  passer,  accablé,  mais  se  hâtant 
de  sortir  ;  la  veille  il  était  allé  le  trouver  pour  son 
affaire  de  tutelle,  et  se  rappelait  l'air  digne  et  res- 


38o  ANNA  KARÉNINE. 

pectable  du  vieillard,  dans  sa  grande  maison 
d'aspect  seigneurial,  avec  ses  vieux  meubles,  ses 
vieux  serviteurs,  sa  vieille  et  excellente  femme 
coiffée  d'un  bonnet  à  coquet  et  parée  d'un  châle 
turc  ;  son  jeune  fils,  le  cadet  de  la  famille,  était 
entré  chez  son  père  pour  lui  souhaiter  le  bonjour 
et  lui  baiser  affectueusement  la  main.  C'était  ce 
même  homme,  couvert  maintenant  de  décora- 
tions, qui  fuyait  comme  un  animal  traqué. 

«  J'espère  que  vous  nous  restez,  dit  Levine, 
cherchant  à  lui  dire  quelque  chose  d'agréable. 

—  J'en  doute,  répondit  le  maréchal  en  jetant 
autour  de  lui  un  regard  troublé.  Je  suis  vieux  et 
fatigué,  que  de  plus  jeunes  prennent  ma  place.   » 

Et  il  disparut  par  une  petite  porte. 


CHAPITRE  XXIX 

IvA  salle,  longue  et  étroite,  où  se  trouvait  le 
buffet,  se  remplissait  de  monde,  et  l'agitation 
allait  croissant,  car  le  moment  décisif  approchait; 
les  chefs  de  partis,  qui  savaient  à  quoi  s'en  tenir 
sur  le  nombre  des  votants,  étaient  les  plus  animés  ; 
les  autres  cherchaient  à  se  distraire,  et  se  prépa- 
raient à  la  lutte  en  mangeant,  fumant  et  arpen- 
tant la  salle. 

Levine  ne  fumait  pas  et  n'avait  pas  faim  ;  afin 
d'éviter  ses  amis,  parmi  lesquels  il  venait  d'aper- 
cevoir Wronsky  en  uniforme  d'écuyer  de  l'empe- 
reur, il  se  réfugia  près  d'une  fenêtre,  et,  tout  en 


ANNA  KARÉNINE.  381 

examinant  les  groupes  qui  se  formaient,  il  prêta 
l'oreille  à  ce  qu'on  disait  autour  de  lui.  Au  milieu 
de  cette  foule  il  distingua,  vêtu  d'un  antique  imi- 
forme  de  général  de  l' état-major,  le  vieux  pro- 
priétaire à  moustaches  grises  qu'il  avait  vu  jadis 
chez  Swiagesky  ;  leurs  yeux  se  rencontrèrent  et 
ils  se  saluèrent  cordialement. 

«  Charmé  de  vous  revoir,  dit  le  vieillard  ;  certes 
oui  je  me  rappelle  le  plaisir  de  vous  avoir  vu  chez 
Nicolas  Ivanitch. 

—  Comment  vont  vos  affaires  de  campagne  ? 

—  Mais  toujours  avec  perte,  répondit  le  vieil- 
lard doucement  et  d'un  air  convaincu,  comme  si 
ce  résultat  était  le  seul  qu'il  admît.  Et  vous,  com- 
ment se  fait-il  que  vous  preniez  part  à  notre  coup 
d'État  ?  La  Russie  entière  paraît  s'y  être  donné 
rendez-vous  ;  nous  avons  jusqu'à  des  chambellans, 
peut-être  des  ministres,  dit-il  en  désignant  Oblonsky, 
dont  la  haute   taille   imposante  faisait  sensation. 

—  Je  vous  avoue,  répondit  Levine,  que  je  ne 
comprends  pas  grand' chose  à  l'importance  de  ces 
élections  de  la  noblesse.  » 

Le  vieillard  le  regarda  étonné. 

«  Mais  qu'y  a-t-il  à  comprendre  ?  et  quelle 
importance  peuvent-elles  avoir  ?  C'est  une  insti- 
tution en  décadence,  qui  se  prolonge  par  la  force 
d'inertie.  Voyez  tous  ces  uniformes  :  vous  avez 
devant  vous  des  juges  de  paix,  des  employés, 
non  des  gentilshommes. 

—  Pourquoi,  en  ce  cas,  venez-vous  aux  assem- 
blées ? 


382  ANNA  KARENINE. 

—  Par  habitude,  pour  entretenir  des  relations 
par  une  sorte  d'obligation  morale  ;  j'y  joins  aussi 
une  question  d'intérêt  personnel  :  mon  gendre  a 
besoin  d'un  coup  d'épaule,  il  faut  tâcher  de  l'aider 
à  obtenir  une  place...  Mais  pourquoi  des  person- 
nages comme  ceux-ci  y  viennent-ils  ?  —  et  il 
indiqua  l'orateur  dont  le  ton  aigre  avait  frappé 
lycvine  pendant  les  débats  qui  précédèrent  le  vote. 

—  C'est  une  génération  nouvelle  de  gentils- 
hommes. 

—  Pour  être  nouveaux,  ils  le  sont,  mais  peut-on 
compter  parmi  les  gentilshommes  ceux  qui  atta- 
quent les  droits  de  la  noblesse  ? 

—  Puisque  selon  vous,  c'est  une  institution 
tombée  en  désuétude  ?... 

—  Il  y  a  des  institutions  vieillies  qui  doivent 
être  respectées  et  traitées  doucement.  Nous  ne 
valons  peut-être  pas  grand'chose,  mais  nous  n'en 
avons  pas  moins  duré  mille  ans.  Supposez  que 
vous  traciez  un  nouveau  jardin  :  irez- vous  couper 
l'arbre  séculaire  qui  s'est  attardé  sur  votre  ter- 
rain ?  Non,  vous  tracerez  vos  allées  et  vos  cor- 
beilles de  fleurs  de  façon  à  garder  intact  le  vieux 
chêne  ;  celui-là  ne  repousserait  pas  en  un  an.  Eh 
bien  et  vos  affaires  à  vous  ? 

—  Elles  ne  sont  pas  brillantes,  et  me  donnent 
tout  au  plus  5  pour  100. 

—  Sans  compter  vos  peines,  qui  vaudraient 
cependant  bien  aussi  une  rémunération.^  —  Je 
vous  en  dirai  autant,  trop  heureux  si  j'ai  mes 
5  pour  100. 


ANNA  KARÉNINE.  383 

—  Pourquoi  persévérons-nous  alors  ? 

—  Oui,  pourquoi  ?  par  habitude,  je  suppose. 
Moi,  par  exemple,  qui  sais  d'avance  que  mon  fils 
unique  sera  un  savant  et  non  un  agriculteur,  je 
m'obstine  en  dépit  de  tout  !  J'ai  même  planté 
un  verger  cette  année. 

—  On  dirait  que  nous  nous  sentons  un  devoir 
à  remplir  envers  la  terre,  car  pour  ma  part  il  y  a 
longtemps  que  je  ne  me  fais  plus  illusion  sur  les 
profits  de  mon  travail. 

—  J'ai,  dit  le  vieillard,  un  marchand  pour 
voisin  ;  l'autre  jour  il  est  venu  me  faire  visite  ; 
nous  avons  parcouru  la  ferme,  puis  le  jardin,  et 
après  avoir  tout  admiré  :  «  Votre  domaine  est 
«  en  ordre,  m'a-t-il  dit,  mais  ce  que  je  ne  com- 
«  prends  pas,  c'est  que  vous  ne  rasiez  pas  les 
«  tilleuls  de  votre  jardin  ;  ils  ne  font  qu'épuiser 
«  votre  terre,  et  le  bois  s'en  vendrait  bien.  A  votre 
«  place  je  m'en  déferais.   » 

—  Il  le  ferait  certainement,  —  dit  Levine  en 
souriant,  car  ce  genre  de  raisonnement  lui  était 
connu,  —  et  du  prix  qu'il  en  tirerait,  il  achèterait 
du  bétail,  ou  bien  un  lopin  de  terre,  qu'il  afferme- 
rait aux  paysans  ;  et  il  se  ferait  une  petite  fortune 
là  où  nous  serons  trop  heureux  de  garder  notre 
terre  intacte  et  de  pouvoir  la  léguer  à  nos  enfants. 

—  Vous  êtes  marié,  m'a-t-on  dit  ? 

—  Oui,  répondit  Levine  avec  tme  orgueilleuse 
satisfaction.  N'est-il  pas  étonnant  que  nous  res- 
tions ainsi  attachés  à  la  terre,  comme  les  vestales 
de  l'antiquité  au  feu  sacré  ?   » 

II  13 


384  ANNA  KARÉNINE. 

Le  vieillard  sourit  sous  ses  moustaches  blanches. 

«  D'aucuns,  comme  notre  ami  Swiagesky  et 
le  comte  Wronsky,  prétendent  faire  de  l'indus- 
trie agricole  ;  mais  jusqu'ici  cela  n'a  servi  qu'à 
manger  son  capital. 

—  Pourquoi  n'arrivons-nous  pas  à  faire  comme 
le  marchand  ?  demanda  Levine  frappé  de  cette 
idée. 

—  A  cause  de  notre  manie  d'entretenir  le  feu 
sacré,  comme  vous  dites  :  c'est  un  instinct  de 
caste.  Les  paysans  ont  le  leur  :  un  bon  paysan 
s'obstinera  à  louer  le  plus  de  terre  possible,  et, 
qu'elle  soit  bonne  ou  mauvaise,  il  labourera  quand 
même. 

—  Nous  sommes  tous  pareils  ?  dit  Levine.  Je 
suis  bien  enchanté  de  vous  avoir  rencontré,  ajou- 
ta-t-il  en  voyant  approcher  Swiagesky. 

—  Nous  nous  retrouvons  pour  la  première  fois 
depuis  le  jour  où  nous  avons  fait  connaissance 
chez  vous,  fit  le  vieillard  en  s' adressant  à  Swia- 
gesky. 

—  Et  vous  venez  certainement  de  médire  du 
nouvel  ordre  de  choses,  répondit  celui-ci  en  sou- 
riant. 

—  Il  faut  bien  se  soulager  le  cœur.  » 

CHAPITRE  XXX 

Swiagesky  prit  Levine  par  le  bras  et  s'approcha 
avec    lui    d'un   groupe   d'amis   parmi   lesquels   il 


ANNA  KARÉNINE.  385 

devint  impossible  d'éviter  Wronsky,  debout  entre 
Oblonsky  et  Kosnichef,  et  regardant  approcher 
les  nouveaux  venus. 

«  Enchanté,  dit-il  en  tendant  la  main  à  Levine  ; 
nous  nous  sommes  rencontrés  chez  la  princesse 
Cherbatzky,  il  me  semble  ? 

—  Je  me  rappelle  parfaitement  notre  ren- 
contre »,  répondit  Levine,  qui  devint  pourpre  et 
se  tourna  aussitôt  vers  son  frère  pour  lui  parler. 

Wronsky  sourit  et  s'adressa  à  Swiagesky  sans 
témoigner  aucim  désir  de  poursuivre  son  entre- 
tien avec  Levine  ;  mais  celui-ci,  gêné  de  sa  gros- 
sièreté, cherchait  un  moyen  de  la  réparer. 

«  Où  en  êtes-vous  ?  demanda-t-il  à  son  frère. 

—  Snetkof  a  l'air  d'hésiter. 

—  Quelle  candidature  proposera-t-on  s'il  se 
désiste  } 

—  Celle    qu'on    voudra,    répondit    Swiagesky. 

—  La  vôtre  peut-être  ? 

—  Certainement  non,  repartit  Nicolas  Ivanitch 
en  jetant  im  regard  inquiet  sur  le  personnage  au 
ton  aigre  qui  se  tenait  près  de  Kosnichef. 

—  Si  ce  n'est  pas  la  vôtre,  ce  sera  celle  de 
Newedowsky,  continua  Levine  tout  en  sentant 
qu'il  s'aventurait  sur  un  terrain  dangereux. 

—  En  aucun  cas  »,  répondit  le  monsieur  dé- 
sagréable, qui  se  trouva  être  Newedowsky  lui- 
même,  auquel  Swiagesky  se  hâta  de  présenter 
Levine. 

Un  silence  suivit,  pendant  lequel  Wronsky 
regarda  distraitement  Leviue  ;  et  pour  lui  adres- 


386  ANNA  KARÉNINE. 

ser  quelque  parole  insignifiante  il  lui  demanda 
comment  il  se  faisait  que,  vivant  toujours  à  la 
campagne,  il  ne  fût  pas  juge  de  paix. 

«  Parce  que  les  justices  de  paix  me  semblent 
une  institution  absurde,  répondit  Levine. 

—  J'aurais  cru  le  contraire,  fit  Wronsky  étonné. 

—  A  quoi  servent  les  juges  de  paix  ?  Il  ne 
m'est  pas  arrivé  tme  fois  en  huit  ans  de  les  voir 
juger  autrement  que  mal  —  et  il  se  mit  fort  mala- 
droitement à  citer  quelques  faits. 

—  Je  ne  te  comprends  pas,  dit  Serge  Ivanitch, 
lorsque  après  cette  sortie  ils  quittèrent  la  salle 
du  buffet  pour  aller  voter.  Tu  manques  absolu- 
ment de  tact  politique  ;  je  te  vois  en  bons  termes 
avec  notre  adversaire  Snetkof,  et  voilà  que  tu 
te  fais  lin  ennemi  du  comte  Wronsky  !  Ce  n'est 
pas  que  je  tienne  à  son  amitié,  car  je  viens  de 
refuser  son  invitation  à  dîner,  mais  il  est  inutile 
de  se  le  rendre  hostile  !  Puis  tu  fais  des  questions 
indiscrètes  à  Newedowsky... 

—  Tout  cela  m'embrouille,  et  je  n'y  attache 
aucune  importance,  dit  Levine  d'un  air  sombre. 

—  C'est  possible  ;  mais  quand  tu  t'y  mets,  tu 
gâtes  tout.   » 

Levine  se  tut  et  ils  entrèrent  dans  la  grande  salle. 

Le  vieux  maréchal  s'était  décidé  à  poser  sa 
candidature,  bien  qu'il  sentît  le  succès  incertain 
et  qu'il  sût  qu'vm  district  ferait  opposition. 

Au  premier  tour  de  scrutin  il  eut  ime  forte 
majorité  et  entra  pour  recevoir  les  félicitations 
générales  au  milieu  des  acclamations  de  la  foule. 


ANNA  KARÉNINE.  387 

«  C'est  fini  ?  dit  Levine  à  son  frère. 

—  Cela  commence  au  contraire,  répondit  ce- 
lui-ci en  souriant  :  le  candidat  de  l'opposition 
peut  avoir  plus  de  voix.    » 

Cette  finesse  avait  échappé  à  I^evine  ;  elle  le 
jeta  dans  une  sorte  de  mélancolie  ;  se  croyant 
inutile  et  aperçu,  il  retourna  dans  la  petite  salle, 
y  demanda  à  manger  et,  pour  ne  pas  rentrer  dans 
la  foule,  fit  un  tour  dans  les  tribunes.  Elles  étaient 
pleines  de  dames,  d'officiers,  de  professeurs,  d'avo- 
cats ;  Levine  y  entendit  vanter  l'éloquence  de 
son  frère  ;  mais  là  encore  il  chercha  vainement 
à  comprendre  ce  qui  pouvait  ainsi  émouvoir  et 
exciter  d'honnêtes  gens.  Las  et  attristé,  il  descen- 
dit l'escalier,  voulant  réclamer  sa  fourrure  au 
vestiaire  et  partir,  lorsqu'on  vint  encore  le  cher- 
cher pour  voter.  Le  candidat  qu'on  opposait  à 
Snetkof  était  ce  même  Newedowsky  dont  le  refus 
lui  avait  semblé  si  catégorique.  C'est  lui  qui  l'em- 
porta, ce  dont  les  uns  furent  ravis,  et  d'autres 
enthousiastes,  tandis  que  le  vieux  maréchal  dis- 
simulait à  peine  son  dépit.  Lorsque  Newedowsky 
parut  dans  la  salle,  on  l'accueillit  avec  les  mêmes 
acclamations  qui  tout  à  l'heure  avaient  salué  le 
gouverneur  et  le  vieux  maréchal  lui-même. 

CHAPITRE  XXXI 

Wronsky  offrit  im  grand  dîner  au  nouvel  élu  et 
au  parti  qui  triomphait  avec  lui. 

Le    comte,    en    venant    assister    aux    élections. 


3^8  ANNA  KARÉNINE. 

avait  voulu  affirmer  aux  yeux  d'Anna  son  in- 
dépendance et  être  agréable  à  Swiagesky  ;  il 
avait  tenu  également  à  remplir  les  devoirs  qu'il 
s'imposait  à  titre  de  grand  propriétaire.  Ce  qu'il 
ne  soupçonnait  guère,  c'était  l'intérêt  passionné 
qu'il  prendrait  aux  élections  et  le  succès  avec 
lequel  il  y  jouerait  son  rôle.  Il  avait  réussi  tout 
d'abord  à  s'attirer  la  sympathie  générale,  et  il 
ne  se  trompait  pas  en  croyant  qu'il  inspirait  déjà 
de  la  confiance.  Cette  influence  subite  était  due 
en  partie  à  la  belle  maison  qu'il  occupait  en  ville, 
et  que  lui  cédait  tm  vieux  camarade,  le  directeur 
de  la  banque  de  Kachine,  à  un  excellent  cuisinier, 
à  ses  liens  de  camaraderie  avec  le  gouverneur, 
mais  surtout  aux  manières  simples  et  affables 
qui  lui  gagnaient  les  cœurs,  malgré  la  réputation 
de  fierté  qu'on  lui  faisait.  Tous  ceux  qui  l'avaient 
approché  ce  jour-là  à  l'exception  de  Levine,  sem- 
blaient disposés  à  lui  rendre  hommage  et  à  lui  at- 
tribuer le  succès  de  Newedowsky.  Il  éprouva  un 
certain  orgueil  en  se  disant  que  dans  trois  ans, 
s'il  était  marié,  rien  ne  l'empêcherait  de  se  pré- 
senter lui-même  aux  élections,  et  involontaire- 
ment il  se  souvint  du  jour  où,  après  avoir  assisté 
au  triomphe  de  son  jockey,  il  s'était  décidé  à  cou- 
rir de  sa  persoime.  A  table  il  plaça  à  sa  droite  le 
gouverneur,  en  homme  respecté  par  la  noblesse, 
dont  il  s'était  attiré  les  suffrages  par  son  discours, 
mais  qui  pour  Wronsky  n'était  rien  de  plus  que 
Maslof  Katka,  un  camarade  du  corps  des  pages, 
qu'il  traitait  en  protégé  et  cherchait  à  mettre  à 


ANNA  KARÉNINE.  389 

son  aise  ;  à  sa  gauche  il  avait  placé  Newedowsky, 
lin  homme  jeune,  au  visage  impénétrable  et  dé- 
daigneux, pour  lequel  il  se  montra  plein  d'égards. 

Malgré  son  insuccès  partiel,  Swiagesky  était 
ravi  de  voir  son  parti  triompher,  et  raconta  avec 
verve  pendant  le  dîner  divers  incidents  des  élec- 
tions où  le  pauvTe  vieux  maréchal  jouait  un  rôle 
ridicule.  Oblonsky,  content  de  la  satisfaction  gé- 
nérale, s'amusait  franchement  ;  aussi,  lorsque 
après  le  repas  on  envoya  des  dépêches  de  tous 
côtés,  en  expédia-t-il  une  à  Dolly,  «  pour  leur 
faire  plaisir  à  tous  »,  comme  il  le  confia  à  ses  voi- 
sins. Mais  Dolly,  en  recevant  le  télégramme,  re- 
gretta en  soupirant  le  rouble  qu'il  coûtait,  et 
comprit  que  son  mari  avait  bien  dîné,  car  c'était 
une  de  ses  faiblesses  que  de  faire  jouer  le  télégraphe 
après. 

On  porta  des  toasts  avec  des  vins  excellents 
qui  n'avaient  rien  de  russe,  on  salua  le  nouveau 
maréchal  du  titre  d'excellence,  titre  dont  malgré 
son  air  indifférent  il  était  charmé  comme  l'est  ime 
jeune  mariée  de  s'entendre  appeler  madame.  La 
santé  de  «  notre  aimable  hôte  »  fut  aussi  procla- 
mée, ainsi  que  celle  du  gouverneur. 

Jamais  Wronsky  ne  se  serait  attendu  à  se  trou- 
ver en  province  le  centre  d'une  réunion  avissi  dis- 
tinguée. 

Vers  la  fin  du  dîner  la  gaieté  redoubla,  et  le 
gouverneur  pria  Wronsky  d'assister  à  un  concert 
organisé  par  sa  femme  au  profit  de  nos  frères. 
(C était  avant  la  guerre  de  Serbie). 


390  ANNA  KARENINE. 

«  On  dansera  après,  et  tu  verras  notre  beauté, 
qui  est  remarquable. 

—  Not  in  my  Une  »,  répondit  en  souriant 
Wronsky,  mais  il  promit  d'y  aller. 

Au  moment  où  l'on  allumait  des  cigares  en  sor- 
tant de  table,  le  valet  de  chambre  de  Wronsky 
s'approcha  de  lui,  portant  un  billet  sur  un  pla- 
teau : 

«  De  la  campagne  ;  tm  messager  l'apporte  à 
l'instant.    » 

IvC  billet  était  d'Anna,  et  avant  de  l'ouvrir 
Wronsky  savait  déjà  ce  qu'il  renfermait  ;  il  avait 
promis  de  rentrer  le  vendredi,  mais,  les  élections 
s'étant  prolongées,  il  se  trouvait  encore  absent  le 
samedi  ;  la  lettre  devait  être  pleine  de  reproches 
et  avoir  devancé  celle  qu'il  avait  expédiée  la  veille 
pour  expliquer  son  retard.  Le  contenu  du  billet 
fut  plus  pénible  encore  qu'il  ne  s'y  attendait  ; 
Anny  était  très  malade,  et  le  médecin  craignait 
une  inflammation. 

«  Je  perds  la  tête  à  moi  toute  seule  ;  la  prin- 
cesse Barbe,  au  lieu  d'une  aide,  n'est  qu'un  em- 
barras. Je  t'attendais  avant-hier  soir,  et  t'envoie 
un  messager  pour  savoir  ce  que  tu  deviens  ;  je 
serais  venue  moi-même  si  je  n'avais  craint  de 
t'être  désagréable.  Donne  une  réponse  quelconque 
afin  que  je  sache  ce  que  je  dois  faire.  » 

L'enfant  était  gravement  malade  et  elle  avait 
voulu  venir  elle-même  ! 

Le  contraste  de  cet  amour  exigeant  et  de  l'amu- 
sante réunion  qu'il  fallait  quitter  frappa  désagréa- 


ANNA  KARÉNINE.  391 

blement    Wronsky  ;    pourtant    il    partit    la    nuit 
même  par  le  premier  train. 

CHAPITRE  XXXII 

Anna,  avant  le  départ  de  Wronsky  pour  les 
élections,  s'était  promis  de  faire  les  plus  grands 
efforts  pour  supporter  stoïquement  la  séparation  ; 
mais  le  regard  froid  et  impérieux  avec  lequel  il 
lui  annonça  qu'il  s'absentait,  la  blessa,  et  ses 
bonnes  résolutions  en  furent  ébranlées.  Elle  com- 
menta ce  regard  dans  la  solitude,  et  l'expliqua 
d'tme  façon  humiliante  :  «  Certainement  il  a  le 
droit  de  partir  quand  et  comme  bon  lui  semble  ; 
tous  les  droits  d'ailleurs  ne  les  a-t-il  pas,  tandis 
que  je  n'en  ai  aucun  ;  c'est  peu  généreux  à  lui  de 
me  le  montrer.  Mais  comment  me  l'a-t-il  fait  sen- 
tir ?  par  un  regard  dur  ?...  Cest  un  tort  bien  vague... 
cependant  il  ne  me  regardait  pas  ainsi  jadis,  et 
cela  prouve  qu'il  se  refroidit  à  mon  égard.    » 

Pour  s'étourdir  elle  chercha  à  se  distraire  en 
accumulant  des  occupations  qui  remplissaient 
ses  journées  ;  la  nuit  elle  prenait  de  la  morphine. 
Au  milieu  de  ces  réflexions,  le  divorce  lui  appa- 
rut comme  un  moyen  d'empêcher  Wronsky  de 
l'abandonner,  car  le  divorce  impliquait  le  ma- 
riage, et  elle  résolut  de  ne  plus  résister  sur  ce 
point  comme  elle  avait  toujours  fait,  la  première 
fois  qu'il  lui  en  reparlerait. 

Cinq  jours  se  passèrent  ainsi  ;  pour  tuer  le  temps 


392  ANNA  KARÉNINE. 

elle  faisait  des  promenades  avec  la  princesse, 
visitait  l'hôpital,  et  surtout  lisait.  Mais  le  sixième 
jour,  en  voyant  que  Wronsky  ne  rentrait  pas, 
ses  forces  faiblirent  ;  sa  petite  fille  tomba  malade 
sur  ces  entrefaites,  trop  légèrement  pour  que  l'in- 
quiétude parvînt  à  la  distraire.  D'ailleurs  Anna 
avait  beau  faire,  elle  ne  pouvait  feindre  pour  cette 
enfant    des    sentiments    qu'elle    n'éprouvait   pas. 

Le  soir  du  sixième  jour,  sa  terreur  d'être  quittée 
par  Wronsky  devint  si  vive  qu'elle  voulut  partir, 
mais  elle  se  contenta  du  billet  qu'elle  envoya  par 
un  exprès.  Dès  le  lendemain  matin  elle  regretta 
ce  mouvement  de  vivacité  en  recevant  un  mot 
de  Wronsky  qui  lui  expliquait  son  retard.  Aus- 
sitôt la  crainte  de  le  revoir  s'empara  d'elle  ;  com- 
ment supporterait-elle  la  sévérité  de  son  regard 
en  apprenant  que  sa  fille  n'avait  pas  été  sérieu- 
sement malade  ?  Malgré  tout,  son  retour  était 
un  bonheur  ;  il  regretterait  peut-être  sa  liberté 
et  trouverait  sa  chaîne  pesante,  mais  il  serait  là, 
elle  le  verrait  et  ne  le  perdrait  pas  de  vue. 

Assise  sous  la  lampe,  elle  Usait  un  Uvre  nouveau 
de  Taine,  écoutant  au  dehors  les  rafales  du  vent, 
et  tendant  l'oreille  au  moindre  bruit  pour  épier 
V arrivée  du  comte.  Après  s'être  trompée  plusieurs 
fois,  elle  entendit  distinctement  la  voix  du  cocher 
et  le  roulement  de  la  voiture  sous  le  péristyle.  La 
princesse  Barbe,  qui  faisait  une  patience,  l'en- 
tendit également.  Anna  se  leva  ;  elle  n'osait  des- 
cendre comme  elle  l'avait  fait  deux  fois  déjà,  et, 
rouge,  confuse,  inquiète  de  l'accueil  qu'elle  rece- 


ANNA  KARÉNINE.  393 

vrait,  elle  s'arrêta.  Toutes  ces  susceptibilités  s'é- 
taient évanouies,  elle  ne  redoutait  plus  que  le 
mécontentement  de  Wronsky  et,  vexée  de  se  rap- 
peler que  la  petite  allait  à  merveille,  elle  en  vou- 
lait à  l'enfant  de  s'être  rétablie  au  moment  même 
où  elle  expédiait  sa  lettre.  Mais,  à  l'idée  qu'elle 
allait  le  revoir,  lui,  toute  autre  pensée  disparut, 
et  lorsque  le  son  de  sa  voix  parvint  jusqu'à^  elle, 
la  joie  l'emporta  :  elle  courut  au-devant  de  sou 
amant. 

«  Comment  va  Anny  ?  demanda-t-il  avec  in- 
quiétude du  bas  de  l'escalier,  la  voyant  rapidement 
descendre  ;  il  s'était  assis  pour  se  faire  débarrasser 
de  ses  bottes  fourrées. 

—  Bien  mieux. 

—  Et  toi  ?  » 

Elle  lui  saisit  les  deux  mains  et  l'attira  vers  elle 
sans  le  quitter  des  yeux. 

«  J'en  suis  bien  aise  »,  dit-il  froidement,  exa- 
minant ime  toilette  qu'il  savait  avoir  été  mise 
pour  lui. 

Ces  attentions  lui  plaisaient,  mais  elles  lui  plai- 
saient depuis  trop  longtemps  ;  et  l'expression 
d'immobile  sévérité  que  redoutait  Anna  s'arrêta 
sur  son  visage. 

0  Comemnt  vas-tu  ?  »  demanda-t-il  en  Ivii 
baisant  la  main  après  s'être  essuyé  la  barbe,  que 
le  froid  avait  mouillée. 

a  Tant  pis,  pensa  Anna  :  pourvu  qu'il  soit  ici, 
tout  m'est  égal,  et  quand  je  suis  là,  il  n'ose  pas 
ne  pas  m' ai  mer.   » 


394  ANNA  KARÉNINE. 

La  soirée  se  passa  gaiement  en  présence  de  la 
princesse,  qui  se  plaignit  qu'Anna  prenait  de  la 
morphine. 

«  Je  n'y  puis  rien,  mes  pensées  m'empêchent 
de  dormir  ;  quant  il  est  là,  je  n'en  prends  presque 
jamais.    » 

Wronsky  raconta  les  divers  épisodes  de  l'élec- 
tion, et  Anna  sut  le  questionner  habilement  et 
l'amener  à  parler  de  ses  succès  ;  à  son  tour  elle 
raconta  ce  qui  s'était  passé  en  l'absence  de  Wronsky 
et  ne  lui  dit  que  des  choses  qui  pouvaient  lui 
plaire. 

Lorsqu'ils  se  retrouvèrent  seuls,  Anna  voulut 
effacer  l'impression  désagréable  produite  par  sa 
lettre,  et,  plus  sûre  d'elle-même,  elle  dit  : 

«  Avoue  que  tu  as  été  mécontent  de  ma  lettre 
et  que  tu  n'y  as  pas  cru  ? 

—  Oui,  répondit-il,  —  et  malgré  la  tendresse 
qu'il  lui  témoignait,  elle  comprit  qu'il  ne  par- 
donnait pas.  —  Ta  lettre  était  étrange  :  Anny, 
m'écrivais-tu,  t'inquiétait,  et  cependant  tu  vou- 
lais venir  toi-même  ? 

—  L'un  et  l'autre  était  vrai. 

—  Je  n'en  doute  pas. 

—  Si,  tu  en  doutes  ;  je  vois  que  tu  es  fâché. 

—  Pas  du  tout  ;  mais  ce  qui  me  contrarie, 
c'est  que  tu  ne  veuilles  pas  admettre  des  devoirs... 

—  Quels  devoirs  ?  celui  d'aller  au  concert  ? 

—  N'en  parlons  plus. 

—  Pourquoi  ne  plus  en  parler  ? 

—  Je  veux  dire   qu'il  peut  se  rencontrer   des 


ANNA  KARENINE.  395 

devoirs  impérieux  ;  ainsi  il  faudra  que  j'aille  à 
Moscou  pour  affaires...  mais,  Anna,  pourquoi 
t'irriter  ainsi  quand  tu  sais  que  je  ne  puis  vivre 
sans  toi  ? 

—  Si  c'est  ainsi,  dit  Anna  changeant  subite- 
ment de  ton,  si  tu  arrives  un  jour  pour  repartir 
le  lendemain,  si  tu  es  fatigué  de  cette  vie... 

—  Anna,  ne  sois  pas  cruelle  ;  tu  sais  que  je 
suis  prêt  à  te  sacrifier  tout.   » 

Elle  continua  sans  l'écouter  : 

«  Quand  tu  iras  à  Moscou,  je  t'accompagnerai  : 
je  ne  reste  pas  seule  ici.  Vivons  ensemble  ou  sé- 
parons-nous. 

—  Je  ne  demande  qu'à  vivre  avec  toi,  mais 
pour  cela  il  faut... 

—  Le  divorce  ?  J'écrirai.  Je  reconnais  que  je 
ne  puis  continuer  à  vivre  ainsi  ;  je  te  suivrai  à 
Moscou. 

—  Tu  dis  cela  d'un  air  de  menace,  mais  c'est 
tout  ce  que  je  souhaite  »,  dit  Wronsky  en  souriant. 

Le  regard  du  comte  en  prononçant  ces  paroles 
affectueuses,  restait  glacial  comme  celui  d'un 
homme  exaspéré  par  la  persécution  : 

«  Quel  malheur  !  »  disait  ce  regard,  et  elle  le 
comprit.  Jamais  l'impression  qu'elle  ressentit  en 
ce  moment  ne  s'effaça  de  son  esprit. 

Anna  écrivit  à  Karénine  pour  lui  demander  le 
divorce,  et  vers  la  fin  de  novembre,  après  s'être 
séparée  de  la  princesse  Barbe,  que  ses  affaires 
rappelaient  à  Pétersbourg,  elle  vint  s'installer  à 
Moscou  avec  Wronsky. 


SEPTIEME   PARTIE 


CHAPITRE  PREMIER 

Les  Levine  étaient  à  Moscou  depuis  deux  mois 
et  le  terme  fixé  par  les  autorités  compétentes  pour 
la  délivrance  de  Kitty  se  trouvait  dépassé  sans 
que  rien  fît  présager  un  dénouement  prochain  ; 
aussi  commençait-on  à  se  préoccuper  dans  l'en- 
tourage de  la  jeime  femme.  Tandis  que  l^evine 
voyait  approcher  le  moment  fatal  avec  terreur, 
Kitty  gardait  tout  son  calme  ;  cet  enfant  qu'elle 
attendait  existait  déjà  pour  elle  ;  il  manifestait 
même  son  indépendance  en  la  faisant  parfois 
souffrir  ;  mais  cette  douleur  étrange  et  inconnue 
n'amenait  qu'tm  sourire  sur  ses  lèvres  ;  elle  sentait 
naître  en  son  cœur  un  amour  nouveau.  Jamais 
son  bonheur  ne  lui  avait  paru  aussi  complet, 
jamais  elle  ne  s'était  sentie  plus  gâtée,  plus  choyée 
de  tous  les  siens  :  pourquoi  aurait-elle  hâté  de 
ses  vœux  la  fin  d'une  situation  qu'on  savait  lui 
rendre  si  douce  '  Le  seul  côté  fâcheux  qu'elle  cons- 


398  ANNA  KARENINE. 

tatât  dans  leur  vie  moscovite  était  le  changement 
survenu  dans  le  caractère  de  son  mari  :  elle  le 
trouvait  inquiet,  ombrageux,  oisif,  agité  sans 
but  ;  était-ce  l'homme  qu'elle  avait  connu  tou- 
jours utilement  occupé  à  la  campagne,  et  dont 
elle  admirait  la  dignité  tranquille  et  la  cordiale 
hospitalité  ?  Elle  ne  le  reconnaissait  plus  et  cette 
transformation  lui  causait  un  sentiment  voisin 
de  la  pitié.  La  jeune  femme  était  seule  du  reste  à 
éprouver  cette  compassion,  car  elle  s'avouait  que 
rien  dans  son  mari  n'excitait  la  commisération,  et 
quand  elle  se  plaisait  à  étudier  l'effet  qu'il  pro- 
duisait en  société,  c'était  plutôt  sa  jalousie  qui 
risquait  d'être  mise  en  éveil.  Mais,  tout  en  repro- 
chant à  lycvine  son  incapacité  à  s'accommoder 
d'ime  existence  nouvelle,  Kitty  reconnaissait  que 
Moscou  lui  offrait  peu  de  ressources.  Quelles  occu- 
pations pouvait- il  s'y  créer  ?  Il  n'aimait  ni  les 
cartes  ni  la  compagnie  des  viveurs  comme  Oblonsky 
ce  dont  elle  rendait  grâces  au  ciel  ;  le  monde  ne 
l'amusait  pas  :  pour  s'y  plaire  il  aurait  dû  recher- 
cher la  société  des  femmes;  que  lui  restait-il  donc 
en  dehors  du  cercle  monotone  de  la  famille  ?  I/C- 
vine  avait  bien  songé  à  terminer  son  livre,  et  com- 
mencé des  recherches  dans  les  bibliothèques  pu- 
bhques,  mais  il  avoua  à  Kitty  qu'il  se  déflorait  à 
lui-même  l'intérêt  de  son  travail  lorsqu'il  en  par- 
lait, et  d'ailleurs  le  temps  lui  manquait  pour  rien 
faire  de  sérieux. 

Les  conditions  particulières  de  leur  vie  de  Mos- 
cou  eurent  en   revanche  im   résultat    inattendu, 


I 


ANNA  KARENINE.  399 

celui  de  faire  cesser  leurs  querelles  ;  la  crainte 
que  tous  deux  avaient  éprouvée  de  voir  renaître 
des  scènes  de  jalousie  se  trouva  vaine,  même  à 
la  smte  d'un  incident  imprévu,  la  rencontre  de 
Wronsky.  Kitty,  en  compagnie  de  son  père,  le 
rencontra  un  jour  chez  sa  marraine  la  princesse 
IMarie  Borissowna.  En  retrouvant  ces  traits  au- 
trefois si  connus,  elle  sentit  son  cœur  battre  à 
l'étouffer,  et  son  visage  devenir  pourpre  ;  mais 
ce  fut  le  seul  reproche  qu'elle  eut  à  s'adresser, 
car  son  émotion  ne  dura  qu'une  seconde.  Le  vieux 
prince  se  hâta  d'entamer  une  discussion  animée 
avec  Wronsky,  et  l'entretien  n'était  pas  achevé 
que  Kitty  aurait  pu  soutenir  la  conversation  elle- 
même  sans  que  son  sourire  ou  l'intonation  de  sa 
voix  eût  prêté  aux  critiques  de  son  mari,  dont 
elle  subissait  l'invisible  surveillance.  Elle  échangea 
quelques  mots  avec  Wronsky,  sourit  lorsqu'il 
appela  l'assemblée  de  Kachine  «  notre  parle- 
ment »,  pour  montrer  qu'elle  comprenait  la  plai- 
santerie, puis  s'adressa  à  la  vieille  princesse,  et 
ne  tourna  la  tête  que  lorsque  Wronsky  se  leva  pour 
partir  :  elle  lui  rendit  alors  son  salut  simplement 
et  poliment. 

Le  vieux  prince  ne  fit,  en  sortant,  aucune  re- 
marque sur  cette  rencontre  ;  mais  Kitty  comprit 
à  une  nuance  particulière  de  tendresse  qu'il  était 
content  d'elle,  et  lui  fut  reconnaissante  de  son 
silence.  Elle  aussi  était  satisfaite  d'avoir  été 
maîtresse  de  ses  sentiments  au  point  de  revoir 
Wronsky  presque  avec  indifférence. 


400  ANNA  KARÉNINE. 

«  J'ai  regretté  ton  absence,  dit-elle  à  son  mari 
en  lui  racontant  cette  entrevue,  ou  du  moins 
j'aurais  voulu  que  tu  pusses  me  voir  par  le  trou 
de  la  serrure,  car  devant  toi  je  serais  devenue  trop 
rouge,  et  n'aurais  peut-être  pas  conservé  mon 
aplomb  ;  vois  comme  je  rougis  maintenant  ! 

Et  Levine,  d'abord  plus  rouge  qu'elle,  et  l'écou- 
tant d'tm  air  sombre,  se  calma  devant  le  regard 
sincère  de  sa  femme,  et  lui  fit,  comme  elle  le  dési- 
rait, quelques  questions.  Il  déclara  même  qu'à 
l'avenir  il  ne  se  conduirait  pliis  aussi  sottement 
qu'aux  élections,  et  ne  fuirait  plus  Wronsky. 

«  C'est  vm  sentiment  si  pénible  que  de  craindre 
la  vue  d'un  homme  et  de  le  considérer  comme  un 
ennemi   »,  dit-il. 


CHAPITRE  II 

«  N'ouBUE  pas  de  faire  une  visite  aux  Bohl, 
rappela  ICitty  à  son  mari,  lorsque  avant  de  sortir 
il  entra  vers  onze  heures  du  matin  dans  sa  cham- 
bre. Je  sais  que  tu  dînes  au  club  avec  papa,  mais 
que  fais-tu  ce  matin  ? 

—  Je  vais  chez  Katavasof. 

—  Pourquoi  de  si  bonne  heure  ? 

—  Il  m'a  promis  de  me  faire  faire  la  connais- 
sance d'im  savant  de  Pétersbourg,  Métrof,  avec 
lequel  je  voudrais  causer  de  mon  livre. 

—  Et  après  ? 

—  Au  tribunal,  pour  l' affaire  de  ma  sœur. 


ANNA  KARÉNINE.  40I 

—  Tu  n'iras  pas  au  concert  ? 

—  Que  veux- tu  que  j'y  aille  faire  tout  seul  ? 

—  Je  t'en  prie,  vas-y,  on  donne  deux  œuvres 
nouvelles  qui  t'intéresseront. 

—  En  tout  cas,  je  rentrerai  avant  dîner  pour 
te  voir. 

—  Mets  ta  redingote  pour  pouvoir  passer  chez 
les  Bohl. 

—  Est-ce    bien    nécessaire  ? 

—  Certainement,  le  comte  est  venu  lui-même 
chez  nous. 

—  J'ai  tellement  perdu  l'habitude  des  visites 
que  je  me  sens  tout  honteux  ;  il  me  semble 
toujours  qu'on  va  me  demander  de  quel  droit 
un  étranger  comme  moi,  qtd  ne  vient  pas  pour 
affaires,  s'introduit  dans  une  maison.  » 

Kitty  se  mit  à  rire. 

«  Tu  faisais  bien  des  visites  quand  tu  étais 
garçon  ? 

—  C'est  vrai,  mais  ma  confusion  était  la  même  >>  ; 
et,  baisant  la  main  de  sa  femme,  il  allait  sortir 
lorsque  celle-ci  l'arrêta  : 

«  Kostia,  sais-tu  qu'il  ne  me  reste  plus  que 
cinquante  roubles  ?  Je  ne  fais  pas  de  dépenses 
inutiles,  il  me  semble,  ajouta-t-elle  en  voyant  le 
visage  de  son  mari  se  rembrunir  ;  cependant  l'ar- 
gent disparaît  si  vite  qu'il  faut  que  notre  organi- 
sation pèche  de  quelque  côté. 

—  Nullement,  répondit  I^evine  avec  tme  petite 
toux  qu'elle  savait  être  un  signe  de  contrariété. 
J'entrerai  à  la  Banque.  D'ailleurs  j'ai  écrit  à  l'in- 


402  ANNA  KARÉNINE. 

tendant  de  vendre  le  blé  et  de  toucher  d'avance 
le  loyer  du  moulin.   L'argent  ne  manquera  pas. 

—  Je  regrette  parfois  d'avoir  écouté  maman  ; 
je  vous  fatigue  tous  à  m' attendre,  nous  dépensons 
im  argent  fou  :  pourquoi  ne  sommes-nous  pas 
restés  à  la  campagne  ?  Nous  y  étions  si  bien  ! 

—  Moi,  je  ne  regrette  rien  de  ce  que  j'ai  fait 
depuis  notre  mariage. 

—  Est-ce  vrai  ?  dit-elle  en  le  regardant  bien 
en  face.  A  propos,  sais-tu  que  la  position  de  Dolly 
n'est  plus  tenable  ?  nous  en  avons  causé  hier 
avec  maman  et  Arsène  (le  mari  de  sa  sœur  Na- 
thalie), et  ils  ont  décidé  que  vous  parleriez  sérieu- 
sement à  Stiva,  car  papa  n'en  fera  rien. 

—  Je  suis  prêt  à  suivre  l'avis  d'Arsène,  maïs 
que  veux-tu  que  nous  y  fassions  ?  En  tout  cas, 
j'entrerai  chez  les  Lvof,  et  peut-être  alors  irai- je 
au  concert  avec  Nathalie.   » 

Le  vieux  Kousma,  qui  remplissait  en  ville  les 
fonctions  de  majordome,  apprit  à  son  maître  en 
le  reconduisant  qu'un  des  chevaux  boitait.  Levine 
avait  cherché,  en  s'installant  à  Moscou,  à  s'or- 
ganiser une  écurie  convenable  qui  ne  lui  coûtât 
pas  trop  cher  ;  mais  il  fut  obligé  de  reconnaître 
que  des  chevaux  de  louage  étaient  moins  dispen- 
dieux, car  pour  ménager  ses  bêtes  il  prenait  des 
isvoschiks  à  chaque  instant.  C'est  ce  qu'il  fit 
encore  ce  jour-là,  s'habituant  peu  à  peu  à  trancher 
d'im  mot  les  difficultés  qui  représentaient  une 
dépense.  Le  premier  billet  de  cent  roubles  lui  avait 
seul  été  pénible  à  dépenser  :  il  s'agissait  d'acheter 


I 


ANNA  KARÉNINE.  403 

des  livrées  aux  domestiques,  et,  en  songeant  que 
cent  roubles  représentaient  les  gages  de  deux  ou- 
vriers à  l'année,  ou  de  trois  cent  journaliers,  Levine 
avait  demandé  si  les  livrées  étaient  indispensables. 
Le  profond  étormement  de  la  princesse  et  de  Kitty 
à  cette  question  Im  ferma  la  bouche.  Au  second 
billet  de  cent  roubles  (pour  l'achat  des  provisions 
nécessaires  à  un  grand  dîner  de  famille)  il  hésita 
moins,  quoiqu'il  supputât  encore  mentalement 
le  nombre  de  mesures  d'avoine  représenté  par  cet 
argent.  Depuis  lors,  les  billets  s'envolaient,  pareils 
à  de  petits  oiseaux  ;  I^evine  ne  se  demanda  plus  si 
le  plaisir  acheté  par  son  argent  était  proportioimé 
au  mal  qu'il  donnait  à  gagner,  il  oublia  ses  principes 
arrêtés  sur  le  devoir  de  vendre  son  blé  au  plus  haut 
prix  possible,  il  ne  songea  même  plus  à  se  dire  que 
le  train  qu'il  menait  l'endetterait  promptement. 

Avoir  de  l'argent  à  la  Banque  pour  subvenir 
aux  besoins  journaliers  du  ménage  fut  dorénavant 
son  seul  objectif  ;  jusqu'ici  il  n'avait  pas  été  gêné, 
mais  la  demande  de  Kitty  venait  de  le  troubler  ! 
Comment  se  procurerait-il  de  l'argent  plus  tard  ? 
Plongé  dans  ses  réflexions,  il  monta  en  isvosckik 
et  se  rendit  chez  Katavasof. 


CHAPITRE  III 

IvEviNE  s'était  beaucoup  rapproché  de  son 
camarade  d'Université  ;  tout  en  admirant  son 
jugement,   «   il  pensait  que  la  netteté  des   con- 


404  ANNA  KARÉNINE. 

ceptions  de  Katavasof  découlait  de  la  pauvreté 
de  la  nature  de  son  ami  ;  Katavasof  pensait  que 
l'incohérence  d'idées  de  Levine  provenait  d'un 
manque  de  discipline  dans  l'esprit  ;  mais  la  clarté 
de  Katavasof  plaisait  à  Levine,  et  la  richesse 
d'une  pensée  indisciplinée  chez  ce  dernier  était 
agréable  à  l'autre  ».  Le  professeur  avait  décidé 
L,evine  à  lui  lire  une  partie  de  son  ouvrage  ;  frappé 
par  l'originaUté  de  quelques  points  de  vue,  il  pro- 
posa à  Ivcvine  de  le  mettre  en  rapports  avec  im 
savant  éminent,  le  professeur  Métrof,  qui  se  trou- 
vait momentanément  à  Moscou,  et  auquel  il  avait 
parlé  des  travaux  de  son  ami. 

La  présentation  se  fit  très  cordialement  ce 
jour-là.  Métrof,  homme  aimable  et  bienveillant,  com- 
mença par  aborder  la  question  à  l'ordre  du  jour  : 
le  soulèvement  du  Monténégro  ;  il  parla  de  la  situa- 
tion politique,  et  cita  quelques  paroles  significa- 
tives prononcées  par  l'Empereur  et  qu'il  tenait 
de  source  certaine  ;  ce  à  quoi  Katavasof  opposa 
des  paroles  d'un  sens  diamétralement  opposé  et 
de  source  également  certaine,  laissant  Levine 
libre  de  choisir  entre  les  deux  versions. 

«  Monsieur  est  l'auteur  d'tm  travail  sur  l'éco- 
nomie  rurale,  dont  l'idée  fondamentale  me  plaît 
beaucoup  en  ma  qualité  de  naturaliste.  Il  tient 
compte  du  milieu  dans  lequel  l'homme  vit  et  se 
développe,  ne  l'envisage  pas  en  dehors  des  lois 
zoologiques,  et  l'étudié  dans  ses  rapports  avec 
la  nature. 

—  C'est  fort  intéressant,  dit  Métrof. 


ANNA  KARÉNINE.  405 

—  Mont  but  était  simplement  d'écrire  tm  livre 
d'agronomie,  dit  Levine  en  rougissant,  mais  malgré 
moi,  en  étudiant  l'instrument  principal,  le  travail- 
leur, je  suis  arrivé  à  des  conclusions  fort  imprévues. 

Et  Levine  développa  ses  idées,  tout  en  tâtant 
prudemment  le  terrain,  car  il  savait  à  Métrof  des 
opinions  opposées  à  l'enseignement  politico-éco- 
nomique du  moment,  et  doutait  du  degré  de  sym- 
pathie qu'il  lui  accorderait. 

«  En  quoi  le  Russe,  selon  vous,  diffère-t-il  des 
autres  peuples  en  tant  que  travailleur  ?  Est-ce  au 
point  de  vue  que  vous  qualifiez  de  zoologique,  ou 
à  celui  des  conditions  matérielles  dans  lesquelles 
il  se  trouve  ?  » 

Cette  façon  de  poser  la  question  prouvait  à  Levine 
une  divergence  d'idées  absolue  ;  il  continua  néan- 
moins à  exposer  sa  thèse,  qui  consistait  à  démontrer 
que  le  peuple  russe  ne  peut  avoir  les  mêmes  rap- 
ports avec  la  terre  que  les  autres  nations  euro- 
péennes, par  ce  fait  qu'il  se  sent  d'instinct  prédes- 
tiné à  coloniser  d'immenses  espaces  encore  incultes. 

«  Il  est  aisé  de  se  tromper  sur  les  destinées  géné- 
rales d'un  peuple  en  formant  des  conclusions  pré- 
maturées, remarqua  Métrof  en  interrompant  Levine, 
et  quant  à  la  situation  du  travailleur,  elle  dépendra 
toujours  de  ses  rapports  avec  la  terre  et  le  capital.  » 

Et,  sans  donner  à  Levine  le  temps  de  répliquer, 
il  lui  expliqua  en  quoi  ses  propres  opinions  diffé- 
raient de  celles  qui  avaient  cours.  Levine  n'y  com- 
prit rien,  et  ne  chercha  même  pas  à  comprendre  ; 
pour  Itii,  Métrof,  comme  tous  les  économistes,  n'étu- 


4o6  ANNA  KARÉNINE. 

diait  la  situation  du  peuple  russe  qu'au  point  de 
vue  du  capital,  du  salaire  et  de  la  rente,  tout  en 
convenant  que,  pour  la  plus  grande  partie  de  la 
Russie,  la  rente  était  nulle,  le  salaire  consistait  à 
ne  pas  mourir  de  faim,  et  le  capital  n'était  repré- 
senté que  par  des  outils  primitifs.  Métrof  ne  diffé- 
rait des  autres  représentants  de  l'école  que  par  une 
théorie  nouvelle  sur  le  salaire,  qu'il  démontra  lon- 
guement. Après  avoir  essayé  d'écouter,  d'inter- 
rompre pour  exprimer  son  idée  personnelle,  et  prou- 
ver ainsi  combien  peu  ils  pouvaient  s'entendre, 
Levine  finit  par  laisser  parler  Métrof,  flatté  au  fond 
de  voir  un  homme  aussi  savant  le  prendre  pour 
confident  de  ses  idées,  et  lui  témoigner  autant  de 
déférence  ;  il  ignorait  que  l'éminent  professeur, 
ayant  épuisé  ce  sujet  avec  son  entourage  habituel, 
n'était  pas  fâché  de  trouver  un  auditeur  nouveau, 
et  qu'il  aimait  d'ailleurs  à  causer  des  questions  qui 
le  préoccupaient,  trouvant  qu'une  démonstration 
orale  contribuait  à  lui  en  élucider  à  lui-même  cer- 
tains points. 

«  Nous  allons  nous  mettre  en  retard  »,  fit  enfin 
remarquer  Katavasof  consultant  sa  montre. 

«  Il  y  a  aujourd'hui  séance  extraordinaire  à 
l'Université  à  l'occasion  du  jubilé  de  cinquante  ans 
de  Swintitch,  ajouta-t-il  en  s'adressant  à  Levine  ; 
j'ai  promis  de  parler  sur  ses  travaux  zoologiques. 
Viens  avec  nous,  ce  sera  intéressant. 

—  Oui,  venez,  dit  Métrof,  et  après  la  séance 
faites-moi  le  plaisir  de  venir  chez  moi  pour  me  hre 
votre  ouvrage  ;  je  l'écouterai  avec  plaisir. 


ANNA  KARÉNINE.  407 

—  C'est  une  ébauche  indigne  d'être  produite, 
mais  je  vous  accompagnerai  volontiers.   » 

Quand  ils  arrivèrent  à  l'Université,  la  séance  était 
déjà  commencée  ;  six  personnes  entouraient  une 
table  couverte  d'un  tapis,  et  l'une  d'elles  faisait 
une  lecture  ;  Katavasof  et  Métrof  prirent  place 
autour  de  la  table  ;  Levine  s'assit  auprès  d'un 
étudiant  et  lui  demanda  à  voix  basse  ce  qu'on  lisait. 

«  La  biographie.    » 

Levine  écouta  machinalement  la  biographie,  et 
apprit  diverses  particularités  intéressantes  sur  la 
vie  du  savant  dont  on  fêtait  le  souvenir.  Après  ce 
morceau  vint  une  pièce  de  vers,  puis  Katavasof  lut 
d'une  voix  puissante  une  notice  sur  les  travaux  de 
Swintitch.  Après  cette  lecture,  Levine,  voyant 
l'heure  avancer,  s'excusa  auprès  de  Métrofî  de  ne 
pouvoir  passer  chez  lui  et  s'esquiva  ;  il  avait  eu  le 
temps,  pendant  la  séance  de  réfléchir  à  l'inutilité 
d'un  rapprochement  avec  l'économiste  pétersbour- 
geois  ;  s'ils  étaient  destinés  l'un  et  l'autre  à  tra- 
vailler avec  fruit,  ce  ne  pouvait  être  qu'en  pour- 
suivant leurs  études  chacim  de  son  côté. 

CHAPITRE  IV 

IVOF,  le  mari  de  Nathalie,  chez  lequel  Le\nne  se 
rendit  en  quittant  l'Université,  venait  de  se  fixer 
à  Moscou  pour  y  surveiller  l'éducation  de  ses  jeunes 
fils  ;  lui-même  avait  fait  ses  études  à  l'étranger,  et 
avait  passé  sa  vie  dans  les  principales  capitales  de 
l'Europe,   où  l'appelaient  des  fonctions   diploma- 


4o8  ANNA  KARÉNINE. 

tiques.  Malgré  une  différence  d'âge  assez  consi- 
dérable et  les  opinions  très  dissemblables,  ces  deux 
hommes  s'étaient  pris  d'amitié  l'un  pour  l'autre. 

Levine  trouva  son  beau-frère  entenue  d'intérieur, 
lisant  avec  un  pince-nez,  debout  devant  un  pupitre  ; 
le  visage  de  hvoi,  d'ime  expression  encore  pleine 
de  jeunesse,  et  auquel  une  chevelure  frisée  et  ar- 
gentée donnait  im  air  aristocratique,  s'éclaira  d'un 
sourire  en  voyant  entrer  Levine,  qui  ne  s'était  pas 
fait  annoncer. 

«  J'allais  envoyer  prendre  des  nouvelles  de  Kitty, 
dit-il  ;  comment  va-t-elle  ?  et  il  avança  un  fauteuil 
américain  à  bascule.  Mettez-vous  là,  vous  y  serez 
mieux.  Avez-vous  lu  la  circulaire  du  Journal  de 
Saint-Pétersbourg?  Elle  est  fort  bien  »,  demanda- t-il 
avec  un  léger  accent  français. 

I^vine  raconta  ce  qui  lui  avait  été  dit  des  bruits 
en  circulation  à  Pétersbourg,  et  après  avoir  épuisé 
la  question  politique,  il  conta  son  entretien  avec 
Métrof,  et  la  séance  de  l'Université. 

«  Combien  je  vous  envie  vos  relations  avec  cette 
société  de  professeurs  et  de  savants  !  dit  Lvof ,  qui 
l'avait  écouté  avec  le  plus  vif  intérêt.  Je  ne  pour- 
rais, il  est  vrai,  en  profiter  comme  vous,  faute  de 
temps  et  d'une  instruction  suffisante. 

—  Je  me  permets  de  douter  de  ce  dernier  point, 
répondit  en  souriant  I^evine,  que  cette  humiUté 
toucha  par  sa  simplicité. 

—  Vous  ne  sauriez  croire  à  quel  point  je  le  cons- 
tate, maintenant  que  je  m'occupe  de  l'éducation  de 
mes  fils  ;  non  seulement  il  s'agit  de  me  rafraîchir 


ANNA  KARÉNINE.  409 

la  mémoire,  mais  il  me  faut  refaire  mes  études.  Vous 
en  riez  ? 

—  Bien  au  contraire,  vous  me  servez  d'exemple 
pour  l'avenir,  et  j'apprends  en  vous  voyant  avec 
vos  enfants  comment  il  me  faudra  remplir  mes 
devoirs  envers  les  miens. 

—  Oh  !  l'exemple  n'a  rien  de  remarquable. 

—  Si  fait,  car  jamais  je  n'ai  vu  d'enfants  mieux 
élevés  que  les  vôtres.   » 

Lvof  ne  dissimula  pas  un  sourire  de  satisfaction. 
En  ce  moment  la  belle  Mme  lyvof,  en  toilette  de 
promenade,   les   interrompit. 

«  Je  ne  vous  savais  pas  ici,  dit-elle  à  Levine  ; 
comment  va  Kitty  ?  Vous  savez  que  je  dîne  avec 
elle  aujourd'hui  ?  » 

Les  plans  de  la  journée  furent  discutés  entre  les 
époux,  et  Levine  s'offrit  pour  accompagner  sa  belle- 
sœur  au  concert.  Au  moment  de  partir  il  se  rappela 
la  commission  de  Kitty  au  sujet  de  Stiva. 

«  Oui,  je  sais,  dit  Lvof,  maman  veut  que  nous 
lui  fassions  de  la  morale,  mais  que  pviis-je  lui  dire  ? 

—  Eh  bien,  je  m'en  charge  »,  s'écria  Levine  en 
souriant,  et  il  courut  rejoindre  sa  belle-sœur,  qui 
l'attendait  au  bas  de  l'escalier,  enveloppée  de  four- 
rures blanches. 


CHAPITRE  V 

On  exécutait  ce  jour-là  deux  œuvres  nouvelles  à 
la  matinée  musicale  qui  se  donnait  dans  la  salle  de 


410  ANNA  KARÉNINE. 

l'Assemblée  :  une  fantaisie  sur  le  Roi  Lear  de  la 
steppe  et  un  quatuor  dédié  à  la  mémoire  de  Bach. 
Leviue  avait  un  grand  désir  de  se  former  une  opi- 
nion sur  ces  œuvres  écrites  dans  un  esprit  nouveau, 
et,  pour  ne  subir  l'influence  de  personne,  il  alla  s'ados- 
ser à  une  colonne,  après  avoir  installé  sa  belle-sœur, 
décidé  à  écouter  consciencieusement  et  attentive- 
ment. Il  évita  de  se  laisser  distraire  par  les  gestes  du 
chef  d'orchestre,  par  les  toilettes  des  dames,  par  la 
vue  de  toutes  ces  physionomies  oisives,  venues  au 
concert  pour  tout  autre  chose  que  la  musique.  Il  évita 
surtout  les  amateurs  et  les  connaisseurs,  qui  parlent 
si  volontiers,  et  debout,  les  yeux  fixés  dans  l'espace, 
il  s'absorba  dans  une  profonde  attention.  Mais  plus 
il  écoutait  la  fantaisie  sur  le  Roi  Lear,  plur  il  sentait 
l'impossibilité  de  s'en  former  une  idée  nette  et  pré- 
cise ;  sans  cesse  la  phrase  musicale,  au  moment  de 
se  développer,  se  fondait  en  une  autre  phrase,  ou 
s'évanouissait,  en  laissant  pour  unique  impression 
celle  d'une  pénible  recherche  d'instrumentation. 
Les  meilleurs  passages  venaient  mal  à  propos,  et 
la  gaîté,  la  tristesse,  le  désespoir,  la  tendresse,  le 
triomphe,  se  succédaient  avec  l'incohérence  des  im- 
pressions d'un  fou,  pour  disparaître  de  même. 

Levine  quand  le  morceau  se  termina  brusque- 
ment, fut  étonné  de  la  fatigue  que  cette  tension 
d'esprit  lui  avait  causée  ;  il  se  fit  l'effet  d'un  sourd 
qui  regarderait  danser,  et,  en  écoutant  les  applau- 
dissements de  l'auditoire,  il  voulut  comparer  ses 
impressions  à  celles  de  gens  compétents. 

On  se  levait  de  tous  côtés  pour  se  rapprocher 


ANNA  KARÉNINE.  4^1 

et  causer  dans  l'entr'acte  des  deux  morceaux,  et 
il  put  joindre  Pestzof,  qui  parlait  à  l'un  des  prin- 
cipaux connaisseurs  de  musique. 

«  C'est  étonnant!  disait  Pestzof  de  sa  voix  de 
basse.  Bonjour,  Constantin  Dmitritch.  Le  passage 
le  plus  riche  en  couleur,  le  plus  sculptural,  dirais-je, 
est  celui  où  Cordelia  apparaît,  où  la  femme,  «  das 
ewig  Weibliche  »,  entre  en  lutte  avec  la  fatalité. 
N'est-ce  pas  ? 

—  Pourquoi  Cordelia  ?  demanda  timidement  Le- 
vine  qui  avait  absolument  oublié  qu'il  s'agissait 
du  roi  Lear. 

—  Cordelia  apparaît,  voyez-vous  ?  dit  Pestzof 
indiquant  le  programme  à  Levine,  qui  n'avait  pas 
remarqué  le  texte  de  Shakespeare  traduit  en  russe 
et  imprimé  sur  le  revers  du  programme.  On  ne  peut 
suivre  sans  cela.  »  L'entr'acte  se  passa  à  discuter 
les  mérites  et  les  défauts  des  tendances  wagné- 
riennes,  Levine  s'efïorçant  de  démontrer  que  Wa- 
gner avait  tort  d'empiéter  sur  le  domaine  des  autres 
arts,  Pestzof  voulant  prouver  que  l'art  est  un,  et 
que  pour  arriver  à  la  grandeur  suprême  il  faut  que 
toutes  les  manifestations  en  soient  réunies  en  un 
seul  faisceau. 

L'attention  de  Levine  était  épuisée  ;  il  n'écouta 
plus  le  second  morceau,  dont  la  simplicité  affectée  fut 
comparée  par  Pestzof  à  une  peinture  préraphaëlique 
et  aussitôt  après  le  concert  il  se  hâta  de  rejoindre 
sa  belle-sœur.  En  sortant,  après  avoir  rencontré 
des  personnes  de  connaissance  avec  lesquelles  il 
échangea  les  mêmes  remarques  politiques  et  musi- 


412  ANNA  KARÉNINE. 

cales,  il  aperçut  le  comte  Bohl,  et  la  visite  qu'il 
devait  faire  lui  revint  à  l'esprit. 

«  Allez-y  bien  vite,  dit  Nathalie,  à  laquelle  il 
confia  ses  remords,  et  qu'il  devait  accompagner  à 
une  séance  publique  d'un  comité  slave.  Peut-être 
la  comtesse  ne  reçoit-elle  pas.  Vous  viendrez  ensuite 
me  rejoindre.   » 


CHAPITRE  VI 

«  On  ne  reçoit  peut-être  pas  ?  demanda  I^evine 
en  entrant  dans  le  vestibule  de  la  maison  Bohl. 

—  Si  fait,  veuillez  entrer  »,  répondit  le  suisse  en 
ôtant  résolument  la  fourrure  du  visiteur. 

«  Quel  ennui  !  pensa  lyevine  qui  retirait  un  de 
ses  gants  en  soupirant,  et  tournait  mélancolique- 
ment son  chapeau  entre  ses  mains.  Que  vais-je  leur 
dire  ?  Et  que  suis-je  venu  faire  ici  !  » 

Dans  le  premier  salon  il  rencontra  la  comtesse 
qui  donnait  d'un  air  sévère  des  ordres  à  un  domes- 
tique ;  son  visage  se  radoucit  en  apercevant  I^evine, 
et  elle  le  pria  d'entrer  dans  un  boudoir  où  ses  deux 
filles  causaient  avec  un  officier  supérieur.  Levine 
entra,  salua,  s'assit  près  d'un  canapé,  et  posa  son 
chapeau  entre  ses  genoux. 

«  Comment  va  votre  femme  ?  Vous  venez  du 
concert  ?  nous  n'avons  pu  y  aller  »,  dit  une  des 
jeunes  filles. 

L,a  comtesse  parut,  s'assit  sur  le  canapé  et,  se  tour- 
nant vers  I^evine,  reprit  la  série  des  mêmes  ques- 


ANNA  KARÉNINE.  413 

lions  :  la  santé  de  Kitty,  le  concert,  et  ajouta  pour 
varier  quelques  détails  sur  la  mort  subite  d'une  amie. 
«  Avez-vous  été  hier  à  l'Opéra  ? 

—  Oui. 

—  La  Lucca  a  été  superbe.  » 

Et  ainsi  de  suite  jusqu'à  ce  que  le  supérieur  se 
levât,  saluât  et  sortit. 

IvCvine  fit  mine  de  suivre  cet  exemple,  mais  un 
regard  étonné  de  la  comtesse  le  retint  :  le  moment 
n'était  pas  venu.  Il  se  rassit,  tourmenté  de  la  sotte 
figure  qu'il  faisait,  et  de  plus  en  plus  incapable  de 
trouver  un  sujet  de  conversation. 

«  Irez- vous  à  la  séance  du  comité  ?  demanda 
la  comtesse  :  on  dit  qu'elle  sera  intéressante. 

—  J'ai  promis  d'y  aller  chercher  ma  belle-sœur.  » 
Nouveau  silence,  pendant  lequel  les  trois  dames 

échangèrent  un  regard. 

«  Il  doit  être  temps  de  partir  »,  pensa  Levine,  et 
il  se  leva.  Les  dames  ne  le  retinrent  plus,  lui  ser- 
rèrent la  main  et  le  chargèrent  de  mille  choses  pour 
sa  femme. 

Le  suisse  en  lui  remettant  sa  pelisse,  lui  demanda 
son  adresse,  et  l'inscrivit  gravement  dans  un  su- 
perbe livre  relié. 

—  Au  fond,  tout  cela  m'est  bien  égal,  pensa  Levine, 
mais,  bon  Dieu,  qu'on  a  l'air  bête  !  et  combien  tout 
cela  est  inutile  et  ridicule.  » 

Il  alla  chercher  sa  belle-sœur,  la  ramena  chez  lui, 
y  trouva  Kitty  en  bonne  santé,  et  se  rendit  au  club, 
où  il  devait  rejoin4re  son  beau-père. 


414  ANNA  KARÉNINE. 

CHAPITRE  VII 

IvEviNE  n'avait  pas  remis  le  pied  au  club  depuis 
le  temps  où,  après  avoir  terminé  ses  études,  il  passa 
un  hiver  à  Moscou  ;  mais  ses  souvenirs  à  demi  effa- 
cés se  réveillèrent  devant  le  grand  perron,  au  fond 
de  la  vaste  cour  circulaire,  lorsqu'il  vit  le  suisse 
lui  ouvrir,  en  le  saluant,  la  porte  d'entrée  et  l'inviter 
à  quitter  ses  galoches  et  sa  fourrure  avant  de  monter 
au  premier.  Comme  autrefois  il  éprouva  une  espèce 
de  bien-être  auquel  se  joignit  le  sentiment  de  se 
trouver  en  bonne  compagnie. 

«  Voilà  longtemps  que  nous  n'avons  eu  le  plaisir 
de  vous  voir,  dit  le  second  suisse  qui  le  reçut  au  haut 
de  l'escalier  et  auquel  tous  les  membres  du  club, 
ainsi  que  toute  leur  parenté,  étaient  connus.  Le 
prince  vous  a  inscrit  hier  ;  Stépane  Arcadiévitch 
n'est  pas  encore  arrivé.   » 

Levine,  en  entrant  dans  la  salle  à  manger  trouva 
les  tables  presque  entièrement  occupées  ;  parmi  les 
convives  il  reconnut  des  figures  amies  :  le  vieux 
prince,  Swiagesky,  Serge  Ivanitch,  Wronsky  ;  et 
tous,  jeunes  et  vieux,  semblaient  avoir  déposé  leurs 
soucis  au  vestiaire  avec  leurs  fourrures,  pour  ne  plus 
songer  qu'à  jouir  des  douceurs  de  la  vie. 

«  Tu  viens  tard,  dit  le  vieux  prince,  tendant  la 
main  à  son  gendre  par-dessus  l'épaule  et  en  sou- 
riant. Comment  va  Kitty  ?  ajouta-t-il  en  intro- 
duisant un  coin  de  sa  serviette  dans  une  boutonnière 
de  son  gilet. 


ANNA  KARÉNINE.  4t5 

—  Elle  va  bien  et  dîne  avec  ses  deux  sœurs. 

■ —  Tant  mieux  ;  tiens,  va  vite  te  mettre  à  cette 
table  là-bas,  ici  tout  est  pris,  dit  le  prince  en  pre- 
nant avec  précaution  une  assiettée  d'ouha*^  de  la 
main  d'im  domestique. 

—  Par  ici,  Levine  »,  cria  une  voix  joviale  au  fond 
de  la  salle.  C'était  Tourovtzine  assis  près  d'un  jeune 
officier  et  gardant  deux  places  qu'il  destinait  à 
Oblonsky  et  à  Levine.  Celui-ci  prit  avec  plaisir  une 
des  chaises  réservées,  et  se  laissa  présenter  au  jeune 
officier. 

«  Ce  Stiva  est  toujours  en  retard. 

—  Le  voici. 

—  Tu  viens  d'arriver,  n'est-ce  pas  ?  demanda 
Oblonsky  à  Levine  lorsqu'il  fut  près  de  lui.  Allons 
prendre  un  verre  d'eau-de-vie.  » 

Et  avant  de  commencer  leur  dîner  les  deux  amis 
s'approchèrent  d'une  grande  table  sur  laquelle  une 
zakouska  des  plus  variées  était  dressée  ;  Stépane 
Arcadiévitch  trouva  moyen  néanmoins  de  demander 
un  hors-d' œuvre  spécial,  qu'un  laquais  en  livrée 
s'empressa  de  lui  procurer. 

Aussitôt  après  le  potage  on  fit  servir  du  Cham- 
pagne ;  Levine  avait  faim,  il  mangea  et  but  avec  un 
grand  plaisir,  s'amusant  de  bon  cœur  des  conversa- 
tions de  ses  voisins.  On  raconta  des  anecdotes  un 
peu  légères,  on  se  porta  des  toasts  réciproques  en 
faisant  disparaître  les  bouteilles  de  Champagne  l'une 
après  l'autre  ;  on  parla  chevaux,  courses,  et  l'on 

I.  Soupe  au  sterlet. 

n  14 


4i6  ANKA  KARÉNINE. 

cita  le  trotteur  de  Wronsky,  Atlas,  qui  venait  de 
gagner  un  prix. 

«  Et  voilà  l'heureux  propriétaire  lui-même  », 
dit  Stépane  Arcadiévitch  vers  la  fin  du  dîner,  se 
renversant  en  arrière  sur  sa  chaise,  pour  tendre  la 
main  à  Wronsky  qu'accompagnait  un  colonel  de 
la  Garde  d'une  stature  gigantesque  ;  Wronsky  se 
pencha  vers  Oblonsky,  lui  murmura  d'un  air  de 
bonne  humeur  quelques  mots  à  l'oreille,  et  avec  un 
sourire  aimable  tendit  la  main  à  I^evine. 

«  Enchanté  de  vous  rencontrer,  lui  dit-il,  je  vous 
ai  cherché  dans  toute  la  ville  après  les  élections  : 
vous  aviez  disparu. 

—  Cest  vrai,  je  me  suis  esquivé  le  même  jour. 
Nous  venons  de  parler  de  votre  trotteur,  je  vouti  en 
fais  mon  compliment. 

—  N'élevez-vous  pas  aussi  des  chevaux  de 
course  ? 

—  Moi,  non  ;  mais  mon  père  avait  une  écurie,  et 
par  tradition  je  m'y  connais. 

—  Où  as-tu  dîné,  demanda  Oblonsky. 

—  A  la  seconde  table  derrière  les  colonnes. 

—  On  l'a  accablé  de  félicitations  ;  c'est  joli,  un 
second  prix  impérial  !  Ah  !  si  je  pouvais  avoir  la 
même  chance  au  jeu  !  dit  le  grand  colonel. 

—  C'est  Yavshine  »,  dit  Tourovtzine  à  Levine  en 
voyant  le  géant  se  diriger  vers  la  chambre  dite  in- 
fernale. 

Wronsky  s'attabla  près  d'eux,  et,  sous  l'influence 
du  vin  et  de  l'atmosphère  sociable  du  club,  Levine 
causa  cordialement  avec  lui  ;  heureux  de  ne  plus 


ANNA  KARÉNINE.  417 

sentir  de  haine  contre  son  ancien  rival,  il  fit  même 
mie  allusion  à  la  rencontre  qui  avait  eu  lieu  chez 
la  princesse  Marie  Borisowna. 

«  ^Marie  Borisowna  ?  quelle  femme  !  s'écria  Sté- 
pane  Arcadiévitch,  et  il  conta  sur  la  vieille  dame 
une  anecdote  qui  fit  rire  tout  le  monde,  et  princi- 
palement Wronsky. 

—  Eh  bien,  messieurs,  si  nous  avons  fini,  sortons, 
dit  Oblonsky. 

CHAPITRE  VIII 

LëVINE  qviitta  la  salle  à  manger  avec  un  singulier 
sentiment  de  légèreté  dans  les  mouvements,  et  ren- 
contra son  beau-père  dans  le  salon  voisin. 

«  Que  dis-tu  de  ce  temple  de  l'indolence  ?  de- 
manda le  vieux  prince  en  prenant  son  gendre  sous 
le  bras  ;  viens  faire  tm  tour. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux,  car  cela  m'inté- 
resse. 

—  Moi  aussi,  mais  autrement  que  toi.  Quand  tu 
vois  des  bonshommes  comme  ceux-ci,  dit-il  en  mon- 
trant tm  vieux  monsieur  voûté,  à  la  lèvre  tombante, 
qui  avançait  péniblement  chaussé  de  bottes  de 
velours,  tu  crois  volontiers  qu'ils  sont  nés  gâteux, 
et  cela  te  fait  sourire  ;  tandis  que  moi  je  les  regarde 
en  me  disant  qu'un  de  ces  jours  je  traînerai  la  patte 
comme  eux  !  » 

Tout  en  causant  et  en  saluant  leurs  amis  au 
passage,  les  deux  hommes  traversèrent  les  salons 


4i8  ANNA  KARÉNINE. 

où  l'on  jouait  aiix  échecs,  pour  arriver  au  billard, 
où  un  groupe  de  joueurs  s'était  rassemblé  autour 
de  quelques  bouteilles  de  Champagne  ;  ils  jetèrent 
un  coup  d'œil  à  la  chambre  infernale  :  Yavshine, 
entouré  de  parieurs,  y  était  déjà  installé.  Ils  en- 
trèrent avec  précaution  dans  la  salle  de  lecture  :  un 
homme  jeime  et  de  méchante  humeur  y  feuilletait 
des  journaux  sous  la  lampe,  près  d'un  général 
chauve  absorbé  par  sa  lecture.  Ils  pénétrèrent  éga- 
lement dans  une  pièce  que  le  prince  avait  surnom- 
mée le  «  salon  des  gens  d'esprit  »,  et  y  trouvèrent 
trois  messieurs  discourant  sur  la  poUtique. 

«  Prince,  on  vous  attend  »,  vint  annoncer  tm  des 
partenaires  de  la  partie  du  vieux  prince,  qui  le 
cherchait  de  tous  côtés. 

Resté  seul,  Levine  écouta  encore  les  trois  mes- 
sieurs ;  puis,  se  rappelant  toutes  les  conversations 
du  même  genre  entendues  depuis  le  matin,  il 
éprouva  un  ennui  si  profond  qu'il  se  sauva  pour 
chercher  Tourovtzine  et  Oblonsky,  avec  lesquels  au 
moins  on  ne  s'ennuyait  pas. 

Ceux-ci  étaient  restés  dans  la  salle  de  billard,  où 
Stépane  Arciadiévitch  et  Wronsky  causaient  dans 
un  coin  près  de  la  porte. 

«  Ce  n'est  pas  qu'elle  s'ennuie,  mais  cette  indé- 
cision l'énervé  »,  entendit  Levine  en  passant.  H 
voulut  s'éloigner,  mais  Stiva  l'appela. 

—  Ne  t'en  va  pas,  Levine,  dit-il,  les  yexix  hu- 
mides comme  il  les  avait  toujours  après  un  moment 
d'attendrissement  ou  après  boire,  et  ce  jour-là 
c  était  l'un  et  l'autre. 


ANNA  KARÉNINE.  419 

—  C'est  mon  meilleur,  mon  plus  cher  ami,  dit-il 
en  s' adressant  à  Wronsky,  et,  comme  toi  aussi  tu 
m'es  cher,  je  voudrais  vous  rapprocher  et  vous  voir 
amis  ;  vous  êtes  dignes  de  l'être. 

—  Il  ne  nous  reste  qu'à  nous  embrasser,  répondit 
Wronsky  gaiement,  offrant  à  Levine  une  main  que 
celui-ci  serra  avec  cordialité. 

—  Enchanté,  enchanté  ! 

—  Ehi  Champagne,  s'écria  Oblonsky  à  un  domes- 
tique. 

—  Je  le  suis  également,  dit  Wronsky  ;  —  cepen- 
dant malgré  cette  mutuelle  satisfaction  ils  ne  surent 
que  dire. 

—  Tu  sais  qu'il  ne  connaît  pas  Anna,  fit  remar- 
quer Oblonsky,  et  je  veux  le  Im  présenter. 

—  Elle  en  sera  ravie,  répondit  Wronsky  ;  je  vous 
aurais  priés  de  partir  immédiatement,  mais  je  suis 
inquiet  de  Yavshine  et  je  veux  le  surveiller. 

—  Il  est  en  train  de  perdre  ? 

—  Tout  ce  qu'il  possède  ;  moi  seul  ai  quelque 
influence  sur  lui,  dit  Wronsky.  »  Et  au  bout  d'un 
moment  il  les  quitta  pour  rejoindre  son  ami. 

«  Pourquoi  n'irions-nous  pas  chez  Anna  sans  lui  ? 
dit  Oblonsky  en  prenant  Levine  par  le  bras  quand 
ils  furent  setds.  Il  y  a  longtemps  que  je  lui  promets 
de  t' amener.  Que  fais-tu  ce  soir  ? 

—  Rien  de  particuUer  ;  aUons-y,  si  tu  le  désires. 

—  Parfait.  Fais  avancer  ma  voiture  »,  dit 
Oblonsky  en  s' adressant  à  un  laquais. 

Et  les  deux  hommes  quittèrent  le  billard. 


430  ANNA  KARÉNINE. 


CHAPITRE  IX 

«  La  voiture  du  prince  Oblonsky?  »  s'écria  le 
suisse  d'une  voix  tonnante. 

La  voiture  avança,  les  deux  amis  y  montèrent, 
et  l'impression  de  bien-être  physique  et  moral 
éprouvée  par  Levine  à  son  entrée  au  club  persista 
tant  qu'ils  restèrent  dans  la  cour  ;  mais  les  cris  des 
isvoschiks  dans  la  rue,  les  secousses  de  l'équipage 
et  l'aspect  de  l'enseigne  rouge  d'un  cabaret  borgne 
le  ramenèrent  à  la  réalité  ;  il  se  demanda  s'il  avait 
raison  d'aller  chez  Anna  ?  Que  dirait  Kitty  ?  Sté- 
pane  Arcadiévitch,  comme  s'il  eût  deviné  ce  qui 
se  passait  dans  l'esprit  de  son  compagnon,  coupa 
court  à  ses  méditations. 

«  Combien  j  e  suis  heureux  de  te  la  faire  connaître  ! 
Tu  sais  que  DoUy  le  désire  depuis  longtemps.  Lvof 
aussi  va  chez  elle.  Bien  qu'elle  soit  ma  sœur,  je  ne 
peux  pas  nier  la  haute  supériorité  d'Anna  :  c'est 
une  femme  remarquable  ;  malheureusement  sa  si- 
tuation est  plus  triste  que  jamais. 

—  Pourquoi  cela  ? 

—  Nous  négocions  un  divorce,  son  mari  y  con- 
sent, mais  il  surgit  des  difficultés  à  cause  de  l'enfant, 
et  depuis  trois  mois  l'affaire  n'avance  pas.  Dès  que 
le  divorce  aura  été  prononcé,  elle  épousera  Wronsky, 
et  sa  position  deviendra  aussi  régulière  que  la  tienne 
ou  la  mienne. 

—  En  quoi  consistent  ces  difûcviltés  ? 


ANNA  KARENINE.  421 

—  Ce  serait  trop  long  à  te  les  raconter.  Quoi  qu'il 
en  soit,  la  voilà  depuis  trois  mois  à  Moscou,  où  elle 
est  connue  de  tout  le  monde,  et  elle  n'y  voit  pas 
d'autres  femmes  que  Dolly,  parce  qu'elle  ne  veut 
s'imposer  à  personne.  Croirais-tu  que  cette  sotte 
de  princesse  Barbe  lui  a  fait  entendre  qu'elle  la 
quittait  par  convenance?  Une  autre  qu'Anna  se 
trouverait  perdue,  mais  tu  vas  voir  si  elle  s'est  au 
contraire  organisé  une  vie  digne  et  bien  remplie. 

—  À  gauche,  en  face  de  l'église  »,  cria  Oblonsky 
au  cocher,  se  penchant  par  la  fenêtre  et  rejetant  sa 
fourrure  en  arrière,  malgré  douze  degrés  de  froid. 

«  N'a-t-elle  donc  pas  une  fille  dont  elle  s'occupe  ? 

—  Tu  ne  connais  pas  d'autre  rôle  à  la  femme  que 
celvii  de  couveuse  !  certainement  oui,  elle  s'occupe 
de  sa  fille,  mais  elle  n'en  fait  pas  parade.  Ses  occu- 
pations sont  d'un  ordre  intellectuel  :  elle  écrit.  Je 
te  vois  sourire  et  tu  as  tort  ;  ce  qu'elle  écrit  est  des- 
tiné à  la  jeunesse,  elle  n'en  parle  à  personne,  sinon 
à  moi  qui  ai  montré  le  manuscrit  à  Varkouef,  l'édi- 
teur. Comme  il  écrit  lui-même,  il  s'y  connaît,  à  son 
avis  c'est  une  chose  remarquable.  Ne  t'imagine 
pas  au  moins  qu'elle  pose  pour  le  bas-bleu.  Anna 
est  avant  tout  une  femme  de  cœur.  Elle  s'est  aussi 
chargée  d'une  petite  Anglaise  et  de  sa  famille. 

—  Par  philanthropie  ? 

—  Pourquoi  y  chercher  im  ridicule  ?  Cette  fa- 
mille est  celle  d'un  dresseur  anglais,  très  habile  dans 
son  métier,  que  Wronsky  â  employé  ;  le  malheu- 
reux, perdu  de  boisson,  a  abandonné  femme  et  en- 
fants :  Anna  s'est  intéressée  à  cette  infortunée  et  a 


422  ANNA  KARENINE. 

fini  par  se  charger  des  enfants,  mais  pas  seulement 
pour  leur  donner  de  l'argent,  car  elle  enseigne  elle- 
même  le  russe  à  un  des  garçons  afin  de  le  faire  entrer 
au  gymnase,  et  garde  la  petite  fille  chez  elle.  » 

La  voiture  entra  en  ce  moment  dans  la  cour  ; 
Stépane  Arcadiévitch  sonna  à  la  porte  devant  la- 
laquelle  ils  s'étaient  arrêtés,  et,  sans  demander  si 
on  recevait,  se  débarrassa  de  sa  fourrure  dans  le 
vestibule.  Levine,  de  plus  en  plus  inquiet  surla  con- 
venance de  la  démarche  qu'il  faisait,  imita  cepen- 
dant cet  exemple.  Il  se  trouva  très  rouge  en  se 
regardant  au  miroir,  mais,  sûr  de  ne  pas  être  gris,  il 
monta  l'escalier  à  la  suite  d'Oblonsky.  Un  domes- 
tique les  reçut  au  premier  et,  questionné  famifière- 
ment  par  Stépane  Arcadiévitch,  répondit  que 
madame  était  dans  le  cabinet  du  comte  avec  M.  Var- 
kouef. 

Ils  traversèrent  ime  petite  salle  à  manger  en  boi- 
serie et  entrèrent  dans  ime  pièce  faiblement  éclairée 
où  un  réflecteur  placé  près  d'im  grand  portrait 
répandait  ime  lumière  très  douce  sur  l'image  d'une 
ferame  aux  épaules  opulentes,  aux  cheveux  noirs 
frisés,  au  sourire  pensif,  au  regard  troublant.  Levine 
demeura  fasciné  :  une  créature  aussi  belle  ne  pouvait 
exister  dans  la  réalité.  C'était  le  portrait  d'Anna 
fait  par  Mikhaïlof  en  Italie. 

«  Je  suis  charmée...  »  dit  une  voix  qui  s'adressait 
évidemment  au  nouveau  venu.  Cétait  Anna,  qui, 
dissimulée  par  im  treillage  de  plantes  grimpantes, 
se  levait  pour  accueillir  ses  visiteurs.  Et  dans  la 
demi-obscurité  de  la  chambre  Levine  recormut  l'ori- 


ANNA  KARÉNINE.  423 

ginal  du  portrait,  en  toilette  simple  et  montante, 
qui  ne  prêtait  pas  au  déploiement  de  sa  beauté,  mais 
ayant  ce  charme  souverain  si  bien  compris  de  l'ar- 
tiste. 


CHAPITRE  X 

Elle  s'avança  vers  lui  et  ne  dissimula  pas  le  plai- 
sir que  lui  causait  sa  visite  ;  avec  l'aisance  et  la 
simplicité  d'une  femme  du  meilleur  monde,  elle 
lui  tendit  une  petite  main  énergique,  le  présenta 
à  Varkouef  et  lui  nomma  la  jeime  fille  assise  avec 
son  ouvrage  près  de  la  table. 

«  Je  suis  très  heureuse  de  faire  votre  connais- 
sance, car  il  y  a  longtemps  que  vous  ne  m'êtes  plus 
un  étranger,  grâce  à  Stiva  et  à  votre  femme.  Je 
n'oublierai  jamais  l'impression  que  celle-ci  m'a 
faite  ;  on  ne  peut  comparer  cette  charmante  per- 
sonne qu'à  une  jolie  fleur  ;  et  j'apprends  qu'elle 
sera  bientôt  mère  ?  » 

Elle  parlait  sans  se  presser,  regardant  tour  à 
tour  Levine  et  son  frère,  et  mettant  son  nouveau 
visiteur  à  l'aise,  comme  s'ils  se  fussent  connus  depuis 
leur  enfance. 

Oblonsky  lui  demanda  si  on  pouvait  fumer. 

—  C'est  pour  cela  que  nous  nous  sommes  réfugiés 
dans  le  cabinet  d'Alexis  »,  répondit-elle  en  avan- 
çant un  porte-cigarettes  d'écaillé  à  Levine,  après  y 
avoir  pris  une  cigarette. 

«  Comment  vas-tu  aujourd'hui  ?  dit  Stiva. 


424  ANNA  KARÉNINE. 

—  Pas  mal  ;  un  peu  nerveuse,  comme  toujours. 

—  N'est-ce  pas  qu'il  est  beau  ?  fit  Stépane  Ar- 
cadiévitch,  remarquant  l'admiration  de  Levine 
pour  le  portrait. 

—  Je  n'ai  rien  vu  de  plus  parfait. 

—  Ni  de  plus  ressemblant  »,  ajouta  Varkouef. 
Le  visage  d'Anna  brilla  d'un  éclat  tout  particulier 

lorsque,  pour  comparer  le  portrait  à  l'original,  Le- 
vine  la  regarda  attentivement  ;  celvd-ci  rougit,  et 
pour  cacher  son  trouble  demanda  à  Mme  Karénine 
quand  elle  avait  vu  Dolly. 

«  Dolly  ?  je  l'ai  vue  avant-hier,  très  montée 
contre  les  professeurs  de  Grisha  au  Gymnase, 
qu'elle  accuse  d'injustice  ;  nous  causions  tout  à 
l'heure  avec  M.  Varkouef  des  tableaux  de  Vot- 
chanko  ;  les  coimaissez-vous  ? 

—  Oui  »,  répondit  Levine,  et  la  conversation 
s'engagea  sur  les  nouvelles  écoles  de  peinture  et 
sur  les  illustrations  qu'un  peintre  français  venait 
de  faire  de  la  Bible.  Anna  causait  avec  esprit,  mais 
sans  auctme  prétention,  s'effaçant  volontiers  pour 
faire  briller  les  autres,  et,  au  lieu  de  se  torturer 
comme  il  l'avait  fait  le  matin,  Levine  trouva  agréa- 
ble et  facile  soit  de  parler,  soit  d'écouter.  A  propos 
du  réalisme  exagéré  que  Varkouef  reprochait  à  la 
peinture  française,  Levine  fit  remarquer  que  le  réa- 
lisme était  une  réaction,  jamais  la  convention  dans 
l'art  n'ayant  été  poussée  aussi  loin  qu'en  France. 

«  Ne  plus  mentir  devient  de  la  poésie  »,  dit-il, 
et  il  se  sentit  heureux  de  voir  Anna  rire  en  l'approu- 
vant. 


ANNA  KARENINE.  425 

«  Ce  que  vous  dites  là  caractérise  également  la  lit- 
térature, reprit-elle,  Zola,  Daudet  ;  il  en  est  peut- 
être  toujours  ainsi  :  on  commence  par  rêver  des 
tj'pes  imaginaires,  un  idéal  de  convention,  mais,  les 
combinaisons  faites,  ces  types  paraissent  ennuyeux 
et  froids,  et  l'on  retombe  dans  le  naturel. 

—  C'est  juste,  dit  Varkouef. 

—  Ainsi  vous  venez  du  club  ?  »  dit  Anna  à  son 
frère,  se  penchant  vers  lui  pour  lui  parler  à  voix 
basse. 

«  Voilà  ime  femme  !  »  pensa  !Levine  absorbé  dans 
la  contemplation  de  cette  physionomie  mobile,  qui 
en  causant  avec  Stiva  exprimait  tour  à  tour  la  cu- 
riosité, la  colère  et  la  fierté  ;  mais  l'émotion  d'Aima 
fut  passagère  ;  elle  ferma  les  yeux  à  demi  comme 
pour  recueillir  ses  souvenirs,  et,  se  tournant  vers  la 
petite  Anglaise  : 

«  Please,  order  the  tea  in  the  drawing-room  », 
dit-elle. 

L'enfant  se  leva  et  sortit. 

«  A-t-elle  bien  passé  son  examen  ?  demanda 
Stépane  Arcadiévitch. 

—  Parfaitement,  c'est  une  jeune  fille  pleine  de 
moyens  et  d'un  naturel  charmant. 

—  Tu  finiras  par  la  préférer  à  ta  propre  fille. 

—  Voilà  bien  un  jugement  d'homme  !  Peut-on 
comparer  ces  deux  affections  ?  J'aime  ma  fille  d'une 
façon,  celle-ci  d'une  autre. 

—  Ah  !  si  Anna  Arcadievna  voulait  dépenser  au 
profit  d'enfants  russes  la  centième  partie  de  l'acti- 
vité qu'elle  consacre  à  cette  petite  .inglaise,  quels 


426  ANNA  KARÉNINE. 

services  son  énergie  ne  rendrait-elle  pas  !  Elle  ac- 
complirait de  grandes  choses. 

—  Que  voulez- vous  ?  cela  ne  se  commande  pas. 
Le  comte  Alexis  Kyrilovitch  (elle  regarda  I^evine 
d'un  air  timide  en  prononçant  ce  nom,  et  celui-ci 
lui  répondit  par  vm  regard  approbateur  et  respec- 
tueux) m'a  fort  encouragée  à  visiter  les  écoles  à  la 
campagne  ;  j'ai  essa^'-é,  mais  n'ai  jamais  pu  m'y 
intéresser.  Vous  parlez  d'énergie  ?  mais  la  base  de 
l'énergie,  c'est  l'amour,  et  l'amour  ne  se  donne  pas 
à  volonté.  Je  serais  fort  embarrassée  de  vous  dire 
pourquoi  je  me  suis  attachée  à  cette  petite  Anglaise. 
Je  n'en  sais  rien. 

Elle  regarda  encore  Levine  comme  pour  lui  prou- 
ver qu'elle  ne  parlait  que  dans  le  but  d'obtenir  son 
approbation,  sûre  d'avance  cependant  qu'ils  se 
comprenaient. 

«  Combien  je  suis  de  votre  avis,  s'écria  celui-ci  : 
on  ne  saurait  mettre  son  cœur  dans  ces  questions 
scolaires  ;  aussi  les  institutions  philanthropiques 
restent-elles  généralement  lettre  morte. 

—  Oui,  dit  Aima  après  im  moment  de  silence,  je 
n'ai  jamais  réussi  à  aimer  tout  vm  ouvroir  de  vi- 
laines petites  filles,  je  n'ai  pas  le  cœur  assez  large  ; 
pas  même  maintenant  où  j'aurais  tant  besoin  d'oc- 
cupation !  »  ajouta-t-elle  d'vm  air  triste  et  en  s'a- 
dressant  à  Levine,  quoiqu'elle  parlât  à  son  frère. 
Ptiis,  fronçant  le  sourcil,  comme  pom*  se  reprocher 
cette  demi-confidence,  elle  changea  de  conversa- 
tion. 

«  Vous  avez  la  réputation  d'être  vm  assez  mé- 


ANNA  KARÉNINE.  427 

diocre  citoyen,  dit-elle  en  souriant  à  Levine,  mais 
je  vous  ai  toujotirs  défendu. 

—  De  quelle  façon  ? 

—  Cela  dépendait  des  attaques.  Mais  si  nous 
allions  prendre  le  thé,  fit-elle  en  se  levant  et  prenant 
un  livre  relié  sur  la  table. 

—  Donnez-le-moi,  Anna  Arcadievna,  dit  Var- 
kouef  en  montrant  le  livre. 

—  Non,  c'est  trop  peu  de  chose. 

—  Je  Ivii  en  ai  parlé,  murmura  Stépane  Arca- 
diévitch  en  désignant  I^evine. 

—  Tu  as  eu  tort,  mes  écrits  ressemblent  à  ces 
petits  ouvrages  faits  par  des  prisonniers,  qu'on 
nous  vendait  jadis  ;  ce  sont  des  œuvres  de  pa- 
tience... »  Levine  fut  frappé  du  besoin  de  sincérité 
de  cette  femme  remarquable,  comme  d'un  charme 
de  plus  ;  elle  ne  voulait  pas  dissimuler  les  épines  de 
sa  situation,  et  ce  beau  visage  prit  ime  expression 
grave  qui  l'embellit  encore.  Levine  jeta  un  dernier 
coup  d'oeil  au  merveilleux  portrait,  tandis  qu'Anna 
prenait  le  bras  de  son  frère,  et  un  sentiment  de  ten- 
dresse et  de  pitié  s'empara  de  Itii.  Mme  Karénine 
laissa  les  deux  hommes  passer  au  salon,  et  resta 
en  arrière  pour  causer  avec  Stiva.  De  quoi  lui  par- 
lait-eUe  ?  Du  divorce  ?  De  Wronsky  ?  Levine  ému 
n'entendit  rien  de  ce  que  lui  raconta  Varkowef  sut 
le  livre  écrit  par  la  jeune  femme.  On  causa  pendant 
le  thé  ;  les  sujets  intéressants  ne  tarissaient  pas,  et 
tous  les  quatre  semblaient  déborder  d'idées  ;  mais 
on  s'arrêtait  pour  laisser  parler  son  voisin,  et  tout 
ce  qui  se  disait  prenait  pour  Levine  un  intérêt  spé- 


428  ANNA  KARÉNINE. 

ciai.  11  écoutait  Anna,  admirait  son  intelligence,  la 
culture  de  son  esprit,  son  tact,  son  naturel,  et  cher- 
chait à  pénétrer  les  replis  de  sa  vie  intime,  de  ses 
sentiments.  Lui,  si  prompt  à  la  juger  et  si  sévère 
jadis,  ne  songeait  plus  qu'à  l'excuser,  et  la  pensée 
qu'elle  n'était  pas  heureuse,  et  que  Wronsky  ne  la 
comprenait  pas,  lui  serrait  le  cœur.  Il  était  plus  de 
onze  heures  lorsque  Stépane  Arcadiévitch  se  leva 
pour  partir  ;  Varkouef  les  avait  déjà  quittés  depuis 
quelque  temps,  Levine  se  leva  aussi,  mais  à  regret  ; 
il  croyait  être  là  depuis  un  moment  seulement  ! 

«  Adieu,  lui  dit  Anna  en  retenant  une  de  ses 
mains  dans  les  siennes  avec  un  regard  qui  le  troubla. 
Je  suis  contente  que  la  glace  soit  rompue.  Dites  à 
\'otre  femme  que  je  l'aime  comme  autrefois,  et  si 
elle  ne  peut  me  pardonner  ma  situation,  dites-lui 
combien  je  souhaite  que  jamais  elle  ne  vienne  à  la 
comprendre.  Pour  pardonner,  il  faut  avoir  souffert, 
et  que  Dieu  l'en  préserve  ! 

—  Je  le  lui  dirai  »,  répondit  Levine  en  rougissant, 

CHAPITRE  XI 

«  Pauvre  et  charmante  femme  !  »  pensa  Levine 
en  se  retrouvant  dans  la  rue  à  l'air  glacé  de  la  nuit. 

«  Que  t'avais- je  dit  ?  lui  demanda  Oblonsky  en 
le  voyant  conquis  :  n'avais-je  pas  raison  ? 

—  Oui,  répondit  Levine  d'un  air  pensif,  cette 
femme  est  vraiment  remarquable,  et  la  séduction 
qu'elle  exerce  ne  tient  pas  seulement  à  son  esprit  .* 
on  sent  qu'elle  a  du  cœur.  Elle  fait  peine  ! 


ANNA  KARENINE.  429 

—  Dieu  merci,  tout  s'arrangera  j'espère  ;  mais 
que  ceci  te  prouve  qu'il  faut  se  méfier  des  jugements 
té:uéraires.  Adieu,  nous  allons  de  côtés  différents.  » 

l/cvine  rentra  chez  lui,  subjugué  par  le  charme 
d'Anna,  chercheuat  à  se  rappeler  les  moindres  inci- 
dents de  la  soirée,  et  persuadé  qu'il  comprenait 
cette  personne  supérieure. 

Kousma  en  ouvrant  la  porte  apprit  à  son  maître 
que  Catherine  Alexandre  wna  se  portait  bien,  et 
que  ses  sœurs  venaient  à  peine  de  la  quitter  ;  il  lui 
remit  en  même  temps  deux  lettres,  et  Levine  les 
parcourut  aussitôt.  L'une  était  de  son  intendant, 
qui  ne  trouvait  pas  acheteur  pour  le  blé  à  un  prix 
convenable  ;  l'autre  de  sa  sœur,  qui  lui  reprochait 
de  négliger  son  affaire  de  tutelle. 

«  Eh  bien,  nous  vendrons  au-dessous  de  notre 
prix,  pensa- 1- il  tranchant  légèrement  la  première 
question  ;  quant  à  ma  sœur,  elle  est  dans  son  droit 
en  me  grondant,  mais  le  temps  passe  si  rapidement 
que  je  n'ai  pas  trouvé  le  moyen  d'aller  au  tribunal 
aujourd'hui,  et  j'en  avais  cependant  l'intention.  » 

Il  se  jura  d'y  aller  le  lendemain  et,  se  dirigeant 
vers  la  chambre  de  sa  femme,  jeta  im  coup  d'œil 
rétrospectif  sur  sa  journée  ;  qu'avait-il  fait,  sinon 
causer,  toujours  causer  ?  Aucun  des  sujets  abordés 
ne  l'eût  occupé  à  la  campagne,  ils  ne  prenaient 
d'importance  qu'ici,  et,  quoique  ces  entretiens 
n'eussent  rien  de  répréhensible,  il  se  sentit  comme 
un  remords  au  fond  du  cœur  en  se  rappelant  son 
attendrissement  de  mauvais  aloi  sur  Anna. 

Kitty  était  triste  et  rêveuse  ;  le  dîner  des  trois 


430  ANNA  KARENINE. 

sœurs  avait  été  gai  ;  cependant,   I^evine  ne  ren- 
trant pas,  la  soirée  leur  avait  paru  longue. 

—  «  Qu'es-tu  devenu  ?  lui  demanda-t-elle,  re- 
marquant un  éclat  suspect  dans  ses  yeux,  mais 
se  gardant  bien  de  le  dire  pour  ne  pas  arrêter  son 
expansion. 

—  J'ai  rencontré  Wronsky  au  club  et  j'en  suis 
bien  aise  ;  cela  s'est  passé  naturellement,  et  do- 
rénavant il  n'y  aura  plus  de  gêne  entre  nous, 
quoique  mon  intention  ne  soit  pas  de  rechercher 
sa  société.  »  Et  tout  en  disant  ces  mots  il  rougit, 
car  pour  «  ne  pas  rechercher  sa  société  »  il  avait 
été  chez  Anna  en  sortant  du  club.  «  Nous  nous 
plaignons  des  tendances  du  peuple  à  l'ivrognerie, 
mais  je  crois  que  les  hommes  du  monde  boivent 
tout  autant,  et  ne  se  bornent  pas  à  se  griser  les 
jours  de  fête.  » 

Kitty  s'intéressait  beaucoup  plus  à  la  cause  de  la 
rougeur  subite  de  son  mari  qu'aux  tendances  du  peu- 
ple à  l'ivrognerie  ;  aussi  reprit-elle  ses  questions  : 

«  Qu'as-tu  fait  après  le  dîner  ? 

—  Stiva  m'a  tourmenté  pour  l'accompagner 
chez  Anna  Arcadievna  »,  répondit-il  en  rougis- 
sant de  plus  en  plus  et  ne  doutant  pas  cette  fois 
du  peu  de  convenance  de  sa  visite. 

Ivcs  yeux  de  Kitty  lancèrent  des  éclairs,  mais 
elle  se  contint  et  dit  simplement  : 
«  Ah! 

—  Tu  n'es  pas  fâchée  ?  Stiva  me  l'a  demandé 
avec  tant  d'insistance,  et  je  savais  que  Dolly  le 
désirait  également. 


AISTNA  KARÉNINE.  431 

—  Oh  non  !  répondit-elle  avec  un  regard  qui 
ne  prédisait  rien  de  bon. 

—  Cest  vm.e  charmante  femme  qu'il  faut 
plaindre,  continua  Levine,  et  il  raconta  la  vie  que 
menait  Anna,  et  transmit  ses  souvenirs  à  Kitty. 

—  De  qui  as-tu  reçu  une  lettre  ?  » 

Il  le  lui  dit  et,  trompé  par  ce  calme  apparent, 
passa  dans  son  cabinet  pour  se  déshabiller.  Quand 
il  rentra,  Kitty  n'avait  pas  bougé  ;  assise  à  la 
même  place,  elle  le  regarda  approcher  et  fondit 
en  larmes. 

«  Qu'y  a-t-il  ?  demanda-t-il  inqviiet,  compre- 
nant la  cause  de  ces  pleurs. 

—  Tu  t'es  épris  de  cette  affreuse  femme,  je 
l'ai  vu  à  tes  yeux,  elle  t'a  déjà  ensorcelé.  Et  pou- 
vait-il en  être  autrement  ?  Tu  as  été  au  club,  tu 
as  trop  bu,  où  pouvais-tu  aller  de  là,  sinon  chez 
une  femme  comme  elle  ?  Non,  cela  ne  saurait 
durer  ainsi  :  demain  nous  repartons.   » 

Levine  eut  fort  à  faire  pour  adoucir  sa  femme, 
et  n'y  parvint  qu'en  promettant  de  ne  plus  retour- 
ner chez  Anna,  dont  la  pernicieuse  influence, 
jointe  à  un  excès  de  Champagne,  avait  troublé 
sa  raison.  Ce  qu'il  confessa  avec  plus  de  sincérité 
fut  le  mauvais  effet  que  lui  produisit  cette  vie 
oisive  passée  à  boire,  manger  et  bavarder.  Us  cau- 
sèrent fort  avant  dans  la  nuit,  et  ne  parvinrent 
à  s'endormir  que  vers  trois  heures  du  matin,  assez 
réconciliés  pour  retrouver  le  sommeil. 


432  ANNA  KARÉNINE. 


CHAPITRE  XII 


Après  avoir  pris  congé  de  ses  visiteurs,  Anna 
se  mit  à  arpenter  les  appartements  de  long  en 
large.  Elle  ne  se  dissimulait  pas  que  depuis  un 
certain  temps  ses  rapports  avec  les  hommes  s'em- 
preignaient d'une  coquetterie  presque  involon- 
taire, et  s'avouait  qu'elle  avait  fait  son  possible  pour 
tourner  la  tête  à  I^evine  ;  mais  quoique  celui-ci 
lui  eût  plu,  et  qu'elle  trouvât,  comme  Kitty,  un 
rapport  secret  entre  lui  et  Wronsky,  malgré  cer- 
tains contrastes  extérieurs,  ce  n'est  pas  à  lui  qu'elle 
songea.  Une  seule  et  même  pensée  la  poursuivait. 

a  Pourquoi,  puisque  j'exerce  ime  attraction 
aussi  sensible  sur  un  homme  marié,  amoureux  de 
sa  femme,  n'en  ai- je  plus  sur  lui  ?  Pourquoi  de- 
vient-il si  froid  ?  Il  m'aime  encore  cependant, 
mais  quelque  chose  nous  divise  !  Il  n'est  pas  ren- 
tré de  la  soirée,  sous  prétexte  de  surveiller  Yavshine. 
Yavshine  est-il  un  enfant  ?  Il  ne  ment  pourtant 
pas  ;  ce  qu'il  tient  à  me  prouver,  c'est  qu'il  pré- 
tend garder  son  indépendance  ;  je  ne  le  conteste 
pas,  mais  qu'a-t-il  besoin  de  l'affirmer  ainsi  ?  Ne 
peut-il  donc  comprendre  l'horreur  de  la  vie  que 
je  mène  ?  cette  longue  expectative  d'tm  dénoue- 
ment qui  ne  vient  pas  ?  Toujours  aucune  réponse  ! 
et  que  puis- je  faire  ?  que  puis- je  entreprendre  en 
attendant  ?  Rien,  sinon  me  contenir,  ronger  mon 
frein,    me   forger   des   distractions  !   Et   qu'est-ce 


ANNA  KARÉNINE.  433 

que  ces  Anglais,  ces  lectures,  ce  livre,  sinon  autant 
de  tentatives  pour  m' étourdir,  comme  la  mor- 
phine que  je  prends  la  nuit  !  Son  amour  seul  me 
sauverait  !  »  dit-elle,  et  des  larmes  de  pitié  sur 
son  propre  sort  lui  jaillirent  des  yeux. 

Un  coup  de  sonnette  bien  connu  retentit,  et 
aussitôt  Anna,  s' essuyant  les  yeux,  feignit  le  plus 
grand  calme,  et  s'assit  près  de  la  lampe  avec  un 
livre  ;  elle  tenait  à  témoigner  son  mécontentement 
non  à  laisser  voir  sa  douleur.  Wronsky  ne  devait 
pas  se  permettre  de  la  plaindre  :  c'est  ainsi  qu'elle- 
même  provoquait  la  lutte  qu'elle  reprochait  à 
son  amant  de  vouloir  engager.  Wronsky  entra, 
l'air  content  et  animé,  s'approcha  d'elle,  et  lui 
demanda  gaiement  si  elle  ne  s'était  pas  ennuyée. 

a  Oh  non,  c'est  une  chose  dont  je  me  suis  désha- 
bituée. Stiva  et  Levine  sont  venus  me  voir. 

—  Je  le  savais  ;  Levine  te  plaît-il  ?  demanda- 
t-il  en  s'asseyant  près  d'elle. 

—  Beaucoup  ;  ils  viennent  à  peine  de  partir. 
Qu'as-tu  fait  de  Yavshine  ? 

—  Quelle  terrible  passion  que  le  jeu!  Il  avait 
gagné  17000  roubles,  et  j'étais  parvenu  à  l'em- 
mener, lorsqu'il  m'a  échappé  ;  en  ce  moment,  il 
reperd  tout. 

—  Alors  pourquoi  le  surveiller  ?  —  dit  Anna 
relevant  la  tête  brusquement  et  rencontrant  le 
regard  glacé  de  Wronsky  ;  —  après  avoir  dit  à 
Stiva  que  tu  restais  avec  lui  pour  l'empêcher  de 
jouer,  tu  as  bien  fini  par  l'abandonner  ? 

—  D'abord,  je  n'ai  chargé  Stiva  d'aucune  com- 


434  ANNA  KARÉNINE. 

mission,  puis  je  n'ai  pas  l'habitude  de  mentir, 
répondit-il  avec  la  froide  résolution  de  lui  résis- 
ter, et  enfin  j'ai  fait  ce  qu'il  me  convenait  de 
faire.   » 

«  Anna,  Anna,  pourquoi  ces  récriminations  ?  » 
ajouta-t-il  après  un  moment  de  silence,  tendant 
sa  main  ouverte  vers  elle,  dans  l'espoir  qu'elle  y 
placerait  la  sienne.  Un  mauvais  esprit  la  retint. 

«  Certainement  tu  as  fait  comme  tu  l'entendais, 
qui  en  doute  ;  mais  pourquoi  appuyer  là-dessus  ?  » 
répondit-elle,  tandis  que  Wronsky  retirait  sa  main 
d'un  air  plus  résolu  encore. 

«  C'est  une  question  d'entêtement,  d'opiniâ- 
treté pour  toi,  dit-elle,  il  s'agit  de  savoir  qui  d'entre 
nous  l'emportera.  Si  tu  savais  combien,  lorsque 
je  te  vois  ainsi  hostile,  je  me  sens  sur  le  bord  d'un 
abîme,  combien  j'ai  peur  de  moi-même  !  »  Et, 
prise  de  pitié  pour  son  triste  sort,  elle  détourna 
la  tête  afin  de  lui  cacher  ses  sanglots. 

«  Mais  à  quel  propos  tout  cela  ?  dit  Wronsky 
effrayé  de  ce  désespoir,  et  se  penchant  vers  Anna 
pour  lui  prendre  la  main  et  la  baiser.  Peux-tu 
me  reprocher  de  chercher  des  distractions  au 
dehors  ?  Est-ce  que  je  ne  fuis  pas  la  société  des 
femmes  ? 

—  Il  ne  manquerait  plus  que  cela  ! 

—  Voyons,  dis-moi  ce  qu'il  faut  que  je  fasse 
pour  te  rendre  heureuse,  je  suis  prêt  à  tout  pour 
t' épargner  une  douleur  !  dit-il  ému  de  la  voir  si 
malheureuse. 

—  Ce  n'est  rien,  répondit-elle,  la  solitude,  les 


ANNA  KARÉNINE.  435 

nerfs  ;  n'en  parlons  plus.  Raconte-moi  ce  qui  s'est 
passé  aux  courses  ;  tu  ne  m'en  as  encore  rien  dit  », 
fit-elle,  cherchant  à  dissimuler  l'orgueil  qu'elle 
éprouvait  d'avoir  obligé  ce  caractère  absolu  à 
plier  devant  elle. 

Wronsky  demanda  à  souper  et,  tout  en  man- 
geant, lui  raconta  les  incidents  de  la  course  ;  mais 
au  son  de  sa  voix,  à  son  regard  de  plus  en  plus 
froid,  Anna  comprit  qu'elle  payait  la  victoire 
qu'elle  venait  de  remporter,  et  qu'il  ne  lui  par- 
donnait pas  les  mots  :  «  J'ai  peur  de  moi-même, 
je  me  sens  sur  le  bord  d'un  abîme  ».  C'était  une 
arme  dangereuse  dont  il  ne  fallait  plus  se  servir; 
il  s'élevait  entre  eux  comme  un  esprit  de  lutte, 
elle  le  sentait,  et  n'était  pas  maîtresse,  non  plus 
que  Wronsky,  de  le  dominer. 

CHAPITRE  XIII 

QuEivQUKS  mois  auparavant,  Levine  n'aurait 
pas  cru  possible  de  s'endormir  paisiblement  après 
une  journée  comme  celle  qu'il  venait  de  passer  ; 
mais  on  s'habitue  à  tout,  surtout  lorsqu'on  voit 
les  autres  faire  de  même.  Il  dormait  donc  tran- 
quille, sans  souci  de  ses  dépenses  exagérées,  de 
son  temps  gaspillé,  de  ses  excès  au  club,  de  son 
absurde  rapprochement  avec  un  homme  jadis 
amoureux  de  Kitty,  et  de  sa  visite,  plus  absurde 
encore,  à  vme  personne  qui,  après  tout,  n'était 
qu'une  femme  perdue.  Le  bruit  d'une  porte  qu'on 
entr'ouvrait  le  réveilla  en  sursaut  ;  Kitty  n'était 


436  ANNA  KARÉNINE. 

pas  auprès  de  lui,  et  derrière  le  paravent  qui  divi- 
sait la  chambre,  il  aperçut  de  la  lumière. 
«  Qu'y  a-t-il,  Kitty,  est-ce  toi  ? 

—  Ce  n'est  rien,  répondit  celle-ci  apparaissant 
une  bougie  à  la  main,  et  lui  souriant  d'un  air  signi- 
ficatif. Je  me  sens  un  peu  souffrante. 

—  Quoi  ?  cela  commence  ?  s'écria-t-il  effrayé, 
cherchant  ses  vêtements  pour  s'habiller  au  plus 
vite. 

—  Non,  non  ce  n'est  rien,  c'est  déjà  passé  », 
dit-elle  le  retenant  de  ses  deux  mains  ;  et  s' ap- 
prochant du  ht  elle  éteignit  la  bougie  et  se  recou- 
cha. IvCvine  était  si  fatigué  que,  malgré  la  frayeur 
qu'il  avait  éprouvée  en  voyant  sa  femme  appa- 
raître une  lumière  à  la  main,  il  se  rendormit  aus- 
sitôt ;  quant  aux  pensées  qui  durent  agiter  cette 
chère  âme,  tandis  qu'elle  restait  ainsi  couchée 
auprès  de  lui,  dans  l'attente  du  moment  le  plus 
solennel  qui  pût  marquer  la  vie  d'ime  femme,  il 
n'y  réfléchit  que  plus  tard.  Vers  sept  heures,  Kitty, 
partagée  entre  la  crainte  de  l'éveiller  et  le  désir  de 
lui  parler,  finit  par  lui  toucher  l'épaule. 

«  Kostia,  n'aie  pas  peur,  ce  n'est  rien,  mais  je 
crois  qu'il  vaut  mieux  faire  chercher  lyisaveta 
Petrovna.  »  Elle  ralluma  la  bougie,  et  Levine 
l'aperçut  assise  dans  son  lit,  s'efforçant  de  tri- 
coter. 

«  Je  t'en  prie,  ne  t'effraye  pas,  je  n'ai  pas  peur 
du  tout  »,  dit-elle  voyant  l'air  terrifié  de  son  mari 
et  elle  lui  prit  la  main  pour  la  presser  contre  soa 
cœur  et  ses  lèvres. 


ANNA  KARÉNINE.  437 

Levine  sauta  à  bas  du  lit,  enfila  sa  robe  de 
chambre,  et,  toujours  sans  quitter  sa  femme  des 
yeux,  s'accabla  des  plus  am.ers  reproches  en  se 
rappelant  la  scène  de  la  veille.  Ce  cher  visage,  ce 
regard,  cette  expression  charmante  qu'il  aimait 
tant,  lui  apparurent  sous  xm  jour  nouveau. Jamais 
cette  âme  candide  et  transparente  ne  s'était  ainsi 
dévoilée  à  lui,  et,  désespéré  de  devoir  s'en  aller, 
il  ne  pouvait  s'arracher  à  la  contemplation  de  ces 
traits  animés  d'une  joyeuse  résolution. 

Kitty  aussi  le  regardait  ;  mais  tout  à  coup  ses 
sourcils  se  plissèrent,  elle  attira  son  mari  vers 
elle,  et  se  serra  contre  sa  poitrine,  comme  sous 
l'étreinte  d'une  vive  douleur.  Le  premier  mou- 
vement de  Levine  en  voyant  cette  souffrance 
muette  fut  encore  de  s'en  croire  coupable  ;  le  re- 
gard plein  de  tendresse  de  Kitty  le  rassura  ;  loin 
de  l'accuser  elle  semblait  l'aimer  davantage  et, 
tout  en  gémissant,  être  fière  de  souffrir  ;  il  sentit 
qu'elle  atteignait  à  tme  hauteur  de  sentiments 
qu'il  ne  pouvait  comprendre. 

«  Va,  dit-elle  un  moment  après,  je  ne  souffre 
plus  ;  amène-moi  Lisaveta  Pétrovna,  j'ai  déjà 
envoyé  chez  maman.  »  Et  à  son  grand  étonne- 
ment  Levine  la  vit  reprendre  son  ouvrage  après 
avoir  sonné  sa  femme  de  chambre.  Il  la  trouva 
marchant  et  prenant  des  dispositions  pour  l'ar- 
rangement de  sa  chambre  lorsqu'il  rentra  après 
s'être  habillé  à  la  hâte  et  avoir  fait  atteler. 

«  Je  vais  chez  le  docteur,  j'ai  fait  prévenir  la 
sage-femme,  ne  faut-il  rien  de  plus  ?  Ah  oui,  Dolly.  » 


438  ANNA  KARÉNINE. 

Elle  le  regardait  sans  écouter  et  lui  fit  un  geste 
de  la  main. 

«  Oui,  oui,  va  »,  fit-elle.  Et  pendant  qu'il  tra- 
versait le  salon  il  crut  entendre  une  plainte. 

«  C'est  elle  qui  gémit  !  »  pensa-t-il,  et  se  pre- 
nant la  tête  à  deux  mains  il  se  sauva  en  courant. 
«  Seigneur,  ayez  pitié  de  nous,  pardonnez-nous, 
aidez-nous  !  »  disait-il  du  fond  du  cœur  ;  et  lui, 
l'incrédule,  ne  connaissant  plus  ni  scepticisme 
ni  doute,  invoqua  Celui  qui  tenait  en  son  pouvoii 
son  âme  et  son  amour. 

Le  cheval  n'était  pas  attelé  ;  pour  ne  pas  perdre 
de  temps  et  occuper  ses  forces  et  son  attention, 
il  partit  à  pied  et  donnant  l'ordre  au  cocher  de 
le  suivre. 

Au  coin  de  la  rue  il  aperçut  un  petit  traîneau 
d'isvoschik  arrivant  au  trot  de  son  maigre  cheval 
et  amenant  Lisaveta  Petrovna  en  manteau  de 
velours,  la  tête  enveloppée  d'un  châle. 

«  Dieu  merci  !  »  murmura-t-il,  apercevant  avec 
bonheur  le  visage  blond  de  la  sage-femme  devenu 
sérieux  et  grave.  Il  courut  au-devant  de  l'isvos- 
chik  et  l'arrêta. 

«  Pas  plus  de  deux  heures  ?  dit  Eisaveta  Pe- 
trovna ;  alors  ne  pressez  pas  trop  le  docteur  et 
prenez  en  passant  de  l'opium  à  la  pharmacie. 

—  Vous  croyez  que  tout  se  passera  bien  ? 
demanda-t-il.  Que  Dieu  nous  aide  !  »  Et,  voyant 
arriver  son  cocher,  il  monta  en  traîneau  et  se  ren- 
dit chez  le  docteur. 


ANNA  KARÉNINE.  439 


CHAPITRE  XIV 

Le  docteur  dormait  encore,  et  un  domestique 
absorbé  par  le  nettoyage  de  ses  lampes,  déclara 
que  son  maître  s' étant  couché  tard  avait  défendu 
de  l'éveiller. 

Levine  d'abord  troublé  finit  par  se  décider  à 
aller  à  la  pharmacie,  se  promettant  de  rester  calme, 
mais  de  ne  rien  négliger  pour  atteindre  son  but, 
qui  était  d'emmener  le  docteur.  A  la  pharmacie, 
on  commença  par  lui  refuser  de  l'opium  avec 
autant  d'indifférence  que  le  domestique  du  doc- 
teur en  avait  eu  à  réveiller  son  maître  ;  Levine 
insista,  nomma  le  médecin  qui  l'envoyait,  la  sage- 
femme,  finit  par  obtenir  le  médicament,  mais, 
à  bout  de  patience,  arracha  la  fiole  des  mains 
du  pharmacien  qui  l'étiquetait,  l'enveloppait  et 
la  ficelait  avec  un  soin  exaspérant. 

Le  docteur  dormait  toujours,  et  cette  fois  son 
domestique  secouait  les  tapis.  Résolu  à  garder 
son  sang-froid,  Levine  tira  alors  un  billet  de  dix 
roubles  de  son  portefeuille,  et,  le  mettant  dans  la 
main  de  l'inflexible  serviteur,  lui  assura  que  Pierre 
Dmitritch  ne  le  gronderait  pas,  ayant  promis  de 
venir  à  toute  heure  du  jour  ou  de  la  nuit.  Com- 
bien ce  Pierre  Dmitritch,  si  insignifiant  d'ordi- 
naire, devenait  aux  yeux  de  Levine  un  person- 
nage important  ! 

Le    domestique,    que    ces    arguments    couvain- 


440  ANNA  KARÉNINE. 

quirent,  ouvrit  alors  un  salon  d'attente,  et  bientôt 
on  entendit  dans  la  pièce  voisine  le  docteur  tous- 
ser et  répondre  qu'il  allait  se  lever.  Trois  minutes 
ne  s'étaient  pas  écoulées  que  Levine,  hors  de  Itii, 
frappait  à  la  porte  de  la  chambre  à  coucher. 

«  Pierre  Dmititch,  au  nom  du  ciel,  excusez- 
moi,  mais  elle  souffre  depuis  plus  de  deux  heures  ! 

—  Me  voilà,  me  voilà,  —  répondit  le  docteur, 
et  au  son  de  sa  voix  Levine  comprit  qu'il  sou- 
riait. 

—  Ces  gens-là  n'ont  pas  de  cœur,  pensa- 1- il  en 
entendant  le  docteur  faire  sa  toilette  :  il  peut 
tranquillement  se  peigner,  et  se  laver  quand  une 
question  de  vie  ou  de  mort  s'agite  peut-être  en 
ce  moment  ! 

—  Bonjour,  Constantin  Dmitritch,  dit  le  doc- 
tevu:  en  entrant  paisiblement  au  salon  ;  que  se 
passe-t-il  donc  ?   » 

Levine  commença  aussitôt  un  récit  long  et 
circonstancié,  chargé  d'une  foule  de  détails  inu- 
tiles, en  s'interrompant  à  chaque  instant  pour 
presser  le  docteur  de  partir  ;  aussi  crut-il  que 
celui-ci  se  moquait  de  lui  lorsqu'il  se  proposa 
d'abord  de  prendre  le  café. 

«  Je  vous  comprends,  ajouta  le  médecin  en 
souriant  ;  mais  croyez-moi,  rien  ne  presse,  et  nous 
autres  maris  faisons  triste  figure  dans  ces  cas-là. 
I^e  mari  d'xme  de  mes  clientes  se  sauve  d'habitude 
à  l'éciurie. 

—  Mais  pensez- vous  que  cela  se  passe  bien  ? 

—  J'ai  tout  lieu  de  le  croire. 


ANNA  KARÉNINE.  441 

—  Vous  allez  venir,  n'est-ce  pas  ?  dit  Levine 
apercevant  le  domestique  avec  un  plateau. 

—  Dans  une  petite  heure. 

—  Au  nom  du  ciel  ! 

—  Eh  bien  !  laissez-moi  prendre  mon  café  et 
j'y  vais  tout  de  suite.    » 

!Mais,  en  voyant  le  docteur  procéder  flegmati- 
quement  à  son  déjeuner,  Levine  n'y  tint  plus. 

(f  Je  me  sauve,  dit-il  ;  jurez-moi  de  venir  dans 
un  quart  d'heure. 

—  Accordez-moi  une  demi-heure. 

—  Parole  d'honneur  ?  » 

Levine  trouva  la  princesse  à  la  porte,  arrivant 
de  son  côté,  et  tous  deux  se  rendirent  auprès  de 
Kitty  après  s'être  embrassés,  les  larmes  aux  yeux. 

Depuis  qu'en  s' éveillant  il  avait  compris  la 
situation,  Levine,  bien  décidé  à  soutenir  le  cou- 
rage de  sa  femme,  s'était  promis  de  renfermer 
ses  impressions  et  de  contenir  son  cœur  à  deux 
mains  ;  ignorant  la  durée  possible  de  cette  épreuve 
il  croyait  s'être  fixé  tm  terme  considérable  en 
prenant  la  résolution  de  tenir  bon  pendant  cinq 
heures.  Mais,  quand  en  rentrant  au  bout  d'une 
heure  il  trouva  Kitty  souffrant  toujours,  la  crainte 
de  ne  pouvoir  résister  au  spectacle  de  ces  tortures 
s'empara  de  lui,  et  il  se  prit  à  invoquer  le  ciel  afin 
de  ne  pas  défaillir.  Cinq  heures  s'écoulèrent,  l'état 
restait  le  même,  et  le  cœur  déchiré,  il  vit  sa  ter- 
reur grandir  avec  les  souffrances  de  Kitty  ;  peu  à 
peu  les  conditions  habituelles  de  la  vie  dispa- 
rurent,   la   notion   du   temps   cessa   d'exister,   et. 


442  ANNA  KARÉNINE. 

selon  que  sa  femme  se  cramponnait  fiévreusement 
à  lui,  ou  qu'elle  le  repoussait  avec  un  gémisse- 
ment, les  minutes  lui  semblaient  des  heures,  ou 
les  heures  des  minutes.  I^orsque  la  sage-femme 
demanda  de  la  lumière,  il  fut  tout  surpris  de  voir 
le  soir  arrivé.  Comment  cette  journée  avait-elle 
passé  ?  il  n'aurait  su  le  dire  ;  tantôt  il  s'était  vu 
auprès  de  Kitty  agitée  et  plaintive,  puis  calme, 
et  presque  souriante,  cherchant  à  le  rassurer  ;  il 
se  trouvait  ensuite  auprès  de  la  princesse,  rouge 
d'émotion,  ses  boucles  grises  défrisées,  et  se  mor- 
dant les  lèvres  pour  ne  pas  pleurer  ;  il  avait  atissi 
vu  DoUy,  le  docteur  fumant  de  grosses  cigarettes, 
la  sage-femme  avec  un  visage  sérieux  mais  rassu- 
rant, le  vieux  prince  arpentant  la  salle  à  manger 
d'un  air  sombre.  Les  entrées,  les  sorties,  tout  se 
confondait  dans  sa  pensée  ;  la  princesse  et  Dolly 
se  trouvaient  avec  lui  dans  la  chambre  de  Kitty, 
puis  tout  à  coup  ils  étaient  tous  transportés  dans 
un  salon  où  une  table  servie  faisait  son  appari- 
tion. On  l'employait  à  remplir  des  commissions  ; 
il  déménageait  avec  précaution  des  divans,  des 
tables,  et  apprenait  qu'il  venait  de  préparer  son 
propre  lit  pour  la  nuit.  On  l'envoyait  demander 
quelque  chose  au  docteur,  et  celui-ci  lui  répon- 
dait et  lui  parlait  des  désordres  impardonnables 
de  la  Douma*;  il  se  transportait  chez  la  princesse, 
décrochait  une  image  sainte  dans  sa  chambre  avec 
l'aide  d'xme  vieille  camériste,  y  brisait  ime  petite 

I.  Municipalité. 


ANNA  KARÉNINE.  443 

lampe,  et  entendait  la  vieille  bonne  le  consoler  de 
cet  accident,  et  l'encourager  au  sujet  de  sa  femme. 
Comment  tout  cela  était-il  arrivé  ?  Pourquoi  la 
princesse  Im  prenait-elle  la  main  d'un  air  de  com- 
passion ?  Pourquoi  Dolly  cherchait-elle  à  le  faire 
manger  avec  force  raisonnements  ?  Pourquoi  le 
docteur  lui-même  lui  ofErait-il  des  pilules  en  le 
regardant  gravement  ? 

Il  se  sentait  dans  le  même  état  moral  qu'im  an 
auparavant,  près  du  lit  de  mort  de  Nicolas  ; 
l'attente  de  la  douleur,  comme  actuellement  celle 
du  bonheur,  le  transportait  au-dessus  du  niveau 
habituel  de  l'existence,  à  des  hauteurs  d'où  il 
découvrait  des  sommets  plus  élevés  encore,  et 
son  âme  criait  vers  Dieu  avec  la  même  simplicité, 
la  même  confiance  qu'au  temps  de  son  enfance. 

Sa  vie,  pendant  ces  longues  heures,  lui  sembla 
dédoublée  ;  une  moitié  se  passait  au  pied  du  lit  de 
Kitty,  l'autre  chez  lui,  dans  son  cabinet,  à  parler 
de  choses  indifférentes  ;  et  toujours  un  sentiment 
de  culpabiHté  s'emparait  de  lui  lorsqu'un  gémis- 
sement arrivait  à  son  oreille  ;  il  se  levait,  courait 
alors  vers  sa  femme,  se  rappelait  en  chemin  qu'il 
n'y  pouvait  rien,  voulait  l'aider,  la  soutenir,  et 
se  reprenait  à  prier. 

CHAPITRE  XV 

Les  bougies  achevaient  de  brûler  dans  leurs 
bobèches,  et  Levine  assis  près  du  docteur  l'enten- 


444  ANNA  KARÉNINE. 

dait  discourir  sur  le  charlatanisme  des  magné- 
tiseurs, lorsqu'un  cri,  qui  n'avait  rien  d'humain, 
retentit  ;  il  resta  pétrifié  sans  oser  bouger,  regar- 
dant le  docteur  avec  épouvante.  Celm-ci  pencha 
la  tête,  comme  pour  mieux  écouter,  et  sourit  d'un 
air  d'approbation.  lycvine  en  était  venu  à  ne  plus 
s'étonner  de  rien,  il  se  dit  :  «  Cela  doit  être  ainsi  »  ; 
mais  pour  s'expliquer  ce  cri  il  rentra  sur  la  pointe 
des  pieds  dans  la  chambre  de  la  malade.  Evidem- 
ment quelque  chose  de  nouveau  s'y  passait  ;  il  le 
reconnut  à  la  grave  expression  du  visage  pâle  de 
la  sage-femme,  qui  ne  quittait  pas  des  yetix  Kitty. 
La  pauvre  petite  tourna  la  tête  vers  lui,  et  cher- 
cha de  sa  main  moite  la  main  de  son  mari,  qu'elle 
pressa  sur  son  front. 

tt  Reste,  reste,  je  n'ai  pas  peur,  dit-elle  d'une 
voix  saccadée.  Maman,  ôtez-moi  mes  boucles 
d'oreilles.  Lisaveta  Petrovna,  ce  sera  bientôt 
fini,  n'est-ce  pas  ?  » 

Tandis  qu'elle  parlait  encore,  son  visage  se 
défigura  tout  à  coup,  et  le  même  cri  épouvantable 
retentit. 

Ivcvine  se  prit  la  tête  à  deux  mains  et  se  sauva 
de  la  chambre. 

«  Ce  n'est  rien,  tout  va  bien  »,  lui  murmiira 
Dolly.  Mais  on  avait  beau  dire,  il  savait  mainte- 
nant que  tout  était  perdu  ;  appuyé  au  cham- 
branle de  la  porte,  il  se  demandait  si  ce  pouvait 
être  Kitty  qvii  poussait  des  hurlements  pareils  ; 
il  ne  songeait  à  l'enfant  que  pour  en  avoir  hor- 
reur ;  il  ne  demandait  même  plus  à  Dieu  la  vie 


ANNA  KARÉNINE.  445 

de  sa  femme,  mais  de  mettre  un  terme  à  d'aussi 
atroces  souffrances. 

a  Docteur,  mon  Dieu,  qu'est-ce  que  cela  veut  dire  ? 
dit-il  en  saisissant  le  bras  du  docteur  qui  entrait. 

—  Cest  la  fin  »,  répondit  celui-ci  d'un  ton  si 
sérieux  qu'il  comprit  que  Kitty  se  mourait.  Ne 
sachant  plus  que  devenir,  il  rentra  dans  la  chambre 
à  coucher,  croyant  mourir  avec  sa  femme,  et  ne 
la  reconnaissant  plus  dans  la  créature  torturée 
qui  gisait  devant  lui.  Soudain,  les  cris  cessèrent  : 
il  n'y  pouvait  croire  !  On  chuchota,  avec  des 
allées  et  venues  discrètes,  et  la  voix  de  sa  femme, 
murmurant  avec  une  indéfinissable  expression 
de  bonheur  :  «  Cest  fini  !  »  parvint  jusqu'à  lui. 
Il  leva  la  tête  ;  elle  le  regardait,  une  main  affais- 
sée sur  la  couverture,  belle  d'une  beauté  surna- 
turelle, et  cherchant  à  lui  sourire. 

Les  cordes  trop  tendues  se  rompirent  et,  sor- 
tant de  ce  monde  mystérieux  et  terrible  où  il 
s'était  agité  pendant  vingt-deux  heures,  Levine 
se  sentit  rentrer  dans  la  réalité  d'un  lumineux 
bonheur  ;  il  fondit  en  larmes,  et  des  sanglots  qu'il 
était  loin  de  prévoir  le  secouèrent  si  violemment 
qu'il  ne  put  parler.  A  genoux  près  de  sa  femme, 
il  appuyait  ses  lèvres  sur  la  main  de  Kitty,  tandis 
qu'au  pied  du  lit  s'agitait  entre  les  mains  de  la 
sage-femme,  semblable  à  la  lueur  vacillante  d'une 
petite  lampe,  la  faible  flamme  de  vie  de  cet  être 
humain  qui  entrait  dans  le  monde  avec  des  droits 
à  l'existence,  au  bonheur,  et  qui,  une  seconde 
auparavant,  n'existait  pas. 


446  ANNA  KARÉNINE. 

«  Il  vit,  il  vit,  ne  craignez  rien  ,  et  c'est  un  gar- 
çon »,  entendit  Levine,  pendant  que  d'une  main 
tremblante  Lisaveta  Petrovna  frictionnait  le  dos 
du  nouveau-né. 

«  Maman,  c'est  bien  vrai  ?   »  demanda  Kitty. 

La  princesse  ne  répondit  que  par  un  sanglot. 

Comme  pour  ôter  le  moindre  doute  à  sa  mère, 
une  voix  s'éleva  au  milieu  de  silence  général  ; 
et  cette  voix  était  un  cri  tout  particulier,  hardi, 
décidé,  presque  impertinent,  poussé  par  ce  nou- 
vel être  humain. 

Levine,  quelques  moments  auparavant,  aurait 
cru  sans  hésitation,  si  quelqu'un  le  lui  eût  dit,  que 
Kitty  était  morte,  lui  aussi,  que  leurs  enfants 
étaient  des  anges,  et  qu'ils  se  trouvaient  en  pré- 
sence de  Dieu  ;  et  maintenant  qu'il  rentrait  dans 
la  réalité,  il  dut  faire  im  prodigieux  effort  pour 
admettre  que  sa  femme  vivait,  qu'elle  allait  bien, 
et  que  ce  petit  être  était  son  fils.  Le  bonheur  de 
savoir  Kitty  sauvée  était  immense  :  mais  pour- 
quoi cet  enfant  ?  d'où  venait-il  ?  Cette  idée  lui 
parut  difficile  à  accepter,  et  il  fut  longtemps  sans 
pouvoir  s'y  habituer. 

CHAPITRE   XVI 

Lb  vieux  prince,  Serge  Ivanitch  et  Stépane 
Arcadiévitch  se  trouvèrent  réunis  le  lendemain 
vers  dix  heures  chez  Levine  pour  y  prendre  des 
nouvelles  de  l'accouchée.  Levine  se  croyait  séparé 


ANNA  KARENINE.  447 

de  la  veille  par  un  intervalle  de  cent  ans  ;  il  écou- 
tait les  autres  parler,  et  faisait  effort  pour  des- 
cendre jusqu'à  eux,  sans  les  offenser,  des  hauteurs 
auxquelles  il  planait.  Tout  en  causant  de  choses 
indifférentes,  il  pensait  à  sa  femme,  à  l'état  de 
sa  santé,  à  son  fils,  à  l'existence  duquel  il  ne  croyait 
toujours  pas.  Le  rôle  de  la  femme  dans  la  vie  avait 
pris  pour  lui  une  grande  importance  depuis  son 
mariage,  mais  la  place  qu'elle  y  occupait  en  réa- 
lité, dépassait   maintenant   toutes   ses   prévisions. 

«  Fais-moi  savoir  si  je  puis  entrer  »,  dit  le  vieux 
prince  en  le  voyant  sauter  de  son  siège  pour  aller 
voir  ce  qui  se  passait  chez  Kitty. 

Elle  ne  dormait  pas  ;  coiffée  de  rubans  bleus, 
et  bien  arrangée  dans  son  lit,  elle  était  étendue, 
les  mains  posées  sur  la  couverture,  causant  à 
voix  basse  avec  sa  mère.  Son  regard  brilla  en 
voyant  approcher  son  mari,  son  visage  avait  le 
calme  surhumain  qu'on  remarque  dans  la  mort, 
mais,  au  lieu  d'un  adieu,  elle  souhaitait  la  bien- 
venue à  une  nouvelle  vie.  L'émotion  de  Levine 
fut  si  vive  qu'il  détourna  la  tête. 

«  As-tu  un  peu  dormi  ?  demanda-t-elle.  Moi, 
j'ai  sommeillé,  et  je  me  sens  si  bien  !   » 

L'expression  de  son  visage  changea  subitement 
en  entendant  vagir  l'enfant. 

«  Donnez-le  moi,  que  je  le  montre  à  son  père, 
dit-elle  à  la  sage-femme. 

—  Nous  allons  nous  montrer  dès  que  nous 
aurons  fait  notre  toilette  »,  répondit  celle-ci  en 
emmaillotant  l'enfant  au  pied  du  lit. 


448  ANNA  KARÉNINE. 

Levine  regarda  le  pauvre  petit  avec  de  vains 
efforts  pour  se  découvrir  des  sentiments  pater- 
nels ;  il  fut  cependant  pris  de  pitié  en  voyant  la 
sage-femme  manier  ces  membres  grêles,  et  fit  un 
geste  pour  l'arrêter. 

«  Soyez  tranquille,  dit  celle-ci  en  riant,  je  ne 
lui  ferai  pas  de  mal  »  ;  et,  après  avoir  arrangé  son 
poupon  comme  elle  l'entendait,  elle  le  présenta 
avec  fierté  en  disant  :  «  C'est  un  enfant  superbe  !  » 

Mais  cet  enfant  superbe,  avec  son  visage  rouge, 
ses  yeux  bridés,  sa  tête  branlante,  n'inspira  à 
Levine  qu'un  sentiment  de  pitié  et  de  dégoût. 
Il  s'attendait  à  tout  autre  chose,  et  se  détourna 
tandis  que  la  sage-femme  le  posait  sur  les  bras 
de  Kitty.  Tout  à  coup  celle-ci  se  mit  à  rire,  l'enfant 
avait  pris  le  sein. 

«  C'est  assez  maintenant  »,  dit  la  sage-femme 
au  bout  d'un  moment,  mais  Kitty  ne  voulut  pas 
lâcher  son  fils,  qui  s'endormit  près  d'elle. 

«  Regarde-le  maintenant  »,  dit-elle  en  tournant 
l'enfant  vers  son  père,  au  moment  où  le  petit 
visage  prenait  une  expression  plus  vieillotte 
encore  pour  éternuer.  Levine  se  sentit  prêt  à 
pleurer  d'attendrissement  ;  il  embrassa  sa  femme 
et  quitta  la  chambre.  Combien  les  sentiments 
que  lui  inspirait  ce  petit  être  étaient  différents  de 
ceux  qu'il  avait  prévus  !  Il  n'éprouvait  ni  fierté 
ni  bonheur,  mais  une  pitié  profonde,  une  crainte 
si  vive  que  cette  pauvre  créature  sans  défense  ne 
souffrît,  qu'en  la  voyant  éternuer  il  n'avait  pu  se 
défendre  d'une  joie  imbécile. 


ANNA  KARÉNINE.  449 


CHAPITRE  XVII 

Les  affaires  de  Stépane  Arcadiévitch  traver- 
saient une  phase  critique  ;  il  avait  dépensé  les 
deux  tiers  de  l'argent  rapporté  par  la  vente  du 
bois,  et  le  marchand  ne  voulait  plus  rien  avancer  ; 
DoUy,  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  avait  refusé 
sa  signature  lorsqu'il  s'était  agi  de  donner  un  reçu 
pour  escompter  le  dernier  tiers  du  payement  : 
elle  voulait  dorénavant  affirmer  ses  droits  sur  sa 
fortune  personnelle. 

La  situation  devenait  fâcheuse,  mais  Stépane 
Arcadiévitch  ne  l'attribuait  qu'à  la  modicité  de 
son  traitement,  et  se  reprochait,  eu  voyant  plu- 
sieurs de  ses  camarades  occuper  des  fonctions 
rémunératrices,  de  s'endormir  et  de  se  laisser 
oublier.  Aussi  se  mit-il  en  quête  de  quelque  bonne 
place  bien  rétribuée,  et  vers  la  fin  de  l'hiver  il 
crut  l'avoir  trouvée.  C'était  une  de  ces  places, 
comme  on  en  rencontre  maintenant,  variant  de 
mille  à  cinquante  mille  roubles  de  rapport  annuel, 
et  exigeant  des  aptitudes  si  variées,  en  même 
temps  qu'ime  activité  si  extraordinaire,  que, 
faute  de  trouver  tm  homme  assez  richement  doué 
pour  la  remplir,  on  se  contente  d'y  mettre  un 
homme  honnête.  Stépane  Arcadiévith  l'était  dans 
toute  la  force  du  terme,  selon  la  société  mosco- 
vite, car  pour  Moscou  l'hoimêteté  a  deux  formes  : 
elle  consiste  à  savoir  tenir  tête  adroitement  aux 


450  ANNA  KARÉNINE. 

sphères  gouvernementales,  aussi  bien  qu'à  ne  pas 
frustrer  son  prochain. 

Oblonsky  pouvait  cumuler  cette  position  avec 
ses  fonctions  actuelles,  et  y  gagner  une  augmen- 
tation de  revenus  de  sept  à  dix  mille  roubles  ; 
mais  tout  dépendait  du  bon  vouloir  de  deux 
ministres,  d'une  dame  et  de  deux  Israélites  qu'il 
devait  aller  solhciter  à  Pétersbourg,  après  avoir 
mis  en  campagne  les  influences  dont  il  disposait 
à  Moscou.  Ayant  en  outre  promis  à  Anna  de  voir 
Karénine  au  sujet  du  divorce,  il  extorqua  à  Dolly 
cinquante  roubles  et  partit  pour  la  capitale., 

Reçu  par  Karénine,  il  dut  commencer  par  subir 
l'exposé  d'un  projet  de  réforme  sur  le  relèvement 
des  finances  russes,  en  attendant  le  moment  de 
placer  son  mot  sur  ses  projets  personnels  et  ceux 
d'Anna. 

«  C'est  fort  juste,  dit-il  lorsque  Alexis  Alexan- 
drovitch,  arrêtant  sa  lecture,  ôta  le  pince-nez 
sans  lequel  il  ne  pouvait  plus  lire,  pour  regarder 
son  beau-frère  d'xm  air  interrogateur  ;  c'est  fort 
juste  dans  le  détail,  mais  le  principe  dirigeant  de 
notre  époque  n'est-il  pas  en  définitive,  la  liberté  ? 

—  IvC  principe  nouveau  que  j'expose  embrasse 
également  celui  de  la  liberté,  répondit  Alexis 
Alexandrovitch  en  remettant  son  pince-nez  pour 
indiquer  dans  son  élégant  manuscrit  un  passage 
concluant  ;  car  si  je  réclame  le  système  protec- 
tionniste, ce  n'est  pas  pour  l'avantage  du  petit 
nombre,  mais  pour  le  bien  de  tous,  des  basses 
classes  comme  des  classes  élevées,  et  c'est  là  ce 


ANNA  KARÉNINE.  451 

qu'ils  ne  veulent  pas  comprendre,  ajouta-t-il  en 
regardant  Oblonsky  par-dessus  son  pince-nez, 
absorbés  qu'ils  sont  par  leurs  intérêts  personnels, 
et  si  aisément  satisfaits  de  phrases  creuses.   » 

Stépane  Arcadiévitch  savait  que  Karénine  était 
au  bout  de  ses  démonstrations  lorsqu'il  interpel- 
lait ceux  qui  s'opposaient  aux  réformes  qu'il  éla- 
borait ;  aussi  ne  chercha-t-il  pas  à  sauver  le  prin- 
cipe de  la  liberté,  et  attendit-il  qu'Alexis  Alexan- 
drovitch  se  tût,  en  feuilletant  son  manuscrit  d'tm 
air   pensif. 

«  A  propos,  dit  Oblonsky  après  un  moment 
de  silence,  je  te  prierais,  dans  le  cas  où  tu  ren- 
contrerais Pomorsky,  de  lui  dire  un  mot  pour 
moi  ;  je  voudrais  être  nommé  membre  de  la  com- 
mission des  agences  réunies  du  Crédit  mutuel 
et  des  Chemins  de  fer  du  sud.  »  Stépane  Arca- 
diévitch savait  nommer  sans  se  tromper  la  place 
à  laquelle  il  aspirait. 

«  Pourquoi  veux-tu  cette  place  ?  »  demanda 
Karénine,  craignant  une  contradiction  avec  ses 
plans  de  réforme  ;  mais  le  fonctionnement  de 
cette  commission  était  si  comphqué,  et  les  projets 
de  réforme  de  Karénine  si  vastes,  qu'on  ne  pou- 
vait à  première  vue  s'en  rendre  compte. 

«  Le  traitement  est  de  neuf  mille  roubles,  et 
mes  moyens... 

—  Neuf  mille  roubles  !  répéta  Karénine,  se 
rappelant  qu'un  des  points  sur  lesquels  il  insistait 
était  l'économie.  Ces  appointements  exagérés  sont, 
comme  je  le  prouve  dans  ma  brochure,  une  preuve 


452  ANNA  KARÉNINE. 

de  la  défectuosité  de  notre  «  assiette  »  économique. 

—  Un  directeur  de  banque  touche  bien  dix 
mille  roubles,  et  un  ingénieur  jusqu'à  vingt  mille  ; 
ce  ne  sont  pas  des  sinécures. 

—  Selon  moi,  ces  traitements  doivent  être 
considérés  au  même  point  de  vue  que  le  prix  d'une 
marchandise,  et  par  conséquent  être  soumis  aux 
mêmes  lois  d'offre  et  de  demande  ;  or  si  je  vois 
deux  ingénieurs  également  capables,  ayant  fait 
au  corps  les  mêmes  études,  recevoir  l'un  qua- 
rante mille  roubles,  tandis  que  l'autre  se  contente 
de  deux  mille  ;  et  si  d'autre  part  je  vois  un  hussard, 
qui  ne  possède  aucune  connaissance  spéciale, 
devenir  directeur  d'une  banque  avec  des  appoin- 
tements phénoménaux,  je  conclus  qu'il  y  a  là  un 
vice  économique  d'une  désastreuse  influence  sur 
le  service  de  l'Etat. 

—  Tu  conviendras  cependant  qu'il  est  essen- 
tiel de  faire  occuper  ces  postes  par  des  hommes 
honnêtes,  interrompit  Stépane  Arcadiévitch,  ap- 
puyant sur  ce  dernier  mot. 

—  C'est  un  mérite  négatif,  répondit  Alexis 
Alexandrovitch,  insensible  à  la  signification  mos- 
covite de  ce  terme. 

—  Fais-moi  le  plaisir  néanmoins  d'en  parler 
à  Pomorsky. 

—  Volontiers,  mais  il  me  semble  que  Bolga- 
rine  doit  être  plus  influent. 

—  Bolgarine  est  bien  disposé  »,  se  hâta  de 
dire  Oblonsky  rougissant,  en  se  rappelant  avec 
un  certain  malaise  la  visite  qu'il  avait  faite  le 


ANNA  KARENINE.  453 

matin  même  à  cet  Israélite,  et  la  façon  dont  lui, 
prince  Oblonsky,  descendant  de  Rurick,  avait 
fait  antichambre  pour  être,  après  une  longue  attente, 
reçu  avec  une  politesse  obséquieuse  qui  cachait 
mal  le  triomphe  de  Bolgarine,  fier  de  se  voir  solli- 
cité par  un  prince. 

Il  avait  presque  essuyé  un  refus,  mais  ne  s'en 
souvenait  que  maintenant,  tant  il  avait  cherché 
à    l'oublier,    et    eu    rougissant   involontairement. 

CHAPITRE  XVIII 

«  II,  me  reste  encore  une  chose  à  te  demander, 
tu  devines  laquelle  :  Anna...  »,  dit  Stépane  Arca- 
diévitch,  repoussant  les  souvenirs  désagréables 
de  sa  pensée. 

Le  visage  de  Karénine  prit  à  ce  nom  une  expres- 
sion de  rigidité  cadavérique. 

«  Que  voulez-vous  encore  de  moi  ?  dit-il  se  re- 
tournant sur  son  fauteuil  et  fermant  son  pince-nez. 

—  Une  décision  quelconque,  Alexis  Alexan- 
drovitch  ;  je  m'adresse  à  toi,  non  comme  —  il 
allait  dire  au  «  mari  trompé  »  et  s'arrêta  pour 
articuler  avec  peu  d'à-propos  —  à  l'homme  d'Etat, 
mais  au  chrétien,  à  l'homme  de  cœur.  Aie  pitié 
d'elle. 

—  De  quelle  façon  ?  demanda  Karénine  dou- 
cement. 

—  Elle  te  ferait  peine  si  tu  la  voyais  ;  sa  situa- 
tion est  cruelle. 


454  ANNA  KARÉNINE. 

—  Je  croyais,  dit  tout  à  coup  Karénine  d'une 
voix  perçante,  qu'Anna  Arcadievna  avait  obtenu 
tout  ce  qu'elle  souhaitait  ? 

—  Ne  récriminons  pas,  Alexis  Alexandrovitch  ; 
le  passé  ne  nous  appartient  plus  ;  ce  qu'elle  attend 
maintenant,  c'est  le  divorce. 

—  J'avais  cru  comprendre  qu'au  cas  où  je 
garderais  mon  fils,  Anna  Arcadievna  refusait  le 
divorce  ?  Mon  silence  équivalait  donc  à  une  réponse, 
car  je  considère  cette  question  comme  jugée, 
dit-il  en  s'animant  de  plus  en  plus. 

—  Ne  nous  échauffons  pas,  de  grâce,  dit  Sté- 
pane  Arcadiévitch  touchant  le  genou  de  son  beau- 
frère  ;  récapitulons  plutôt.  Au  moment  de  votre 
séparation,  avec  une  générosité  inouïe,  tu  lui 
laissais  ton  fils  et  acceptais  le  divorce  ;  elle  s'est 
alors  sentie  trop  coupable  envers  toi,  trop  humi- 
liée, pour  accepter  :  mais  l'avenir  lui  a  prouvé 
qu'elle  s'était  créé  une  situation  intolérable. 

—  La  situation  d'Anna  Arcadievna  ne  m'inté- 
resse en  rien,  dit  Karénine  en  levant  les  sourcils. 

—  Permets-moi  de  ne  pas  le  croire,  répondit 
Oblonsky  avec  douceur  ;  mais  en  admettant 
qu'elle  ait,  selon  toi,  mérité  de  souffrir,  le  fait  est 
que  nous  sommes  tous  malheureux,  et  que  nous 
te  supplions  de  la  prendre  en  pitié  ;  à  qui  ses  souf- 
frances profitent-elles  ? 

—  En  vérité,  ne  dirait-on  pas  que  c'est  moi 
que  vous  en  accusez  ? 

—  Mais  non,  dit  Stépane  Arcadiévitch,  tou- 
chant cette  fois  le  bras  de  Karénine  comme  s'il 


ANNA  KARÉNINE.  455 

eût  espéré  l'adoucir  par  ses  gestes.  Je  veux  sim- 
plement te  faire  comprendre  que  tu  ne  peux  rien 
perdre  à  ce  que  sa  position  s'éclaircisse.  D'ailleurs 
tu  l'as  promis  ;  laisse-moi  arranger  la  chose,  tu 
n'auras  pas  à  t'en  occuper, 

—  Mon  consentement  a  été  donné  autrefois,  et 
j'ai  pu  croire  qu'Anna  Arcadievna  aurait  à  son  tour 
la  générosité  de  comprendre...  (les  lèvres  tremblantes 
de  Karénine  purent  à  peine  proférer  ces   mots). 

—  Elle  ne  demande  plus  l'enfant,  elle  ne 
demande  que  le  moyen  de  sortir  de  l'impasse  où 
elle  se  trouve  ;  le  divorce  devient  pour  elle  une 
question  de  vie  ou  de  mort  ;  elle  se  serait  peut-être 
soumise,  si  elle  n'avait  eu  confiance  en  ta  pro- 
messe, et  si  depuis  six  mois  qu'elle  est  à  Moscou 
elle  n'y  vivait  dans  la  fièvre  de  l'attente.  Sa  situa- 
tion est  celle  d'un  condamné  à  mort  qui  aurait 
depuis  six  mois  la  corde  au  cou,  et  ne  saurait  s'il 
doit  attendre  sa  grâce  ou  le  coup  final.  Aie  pitié 
d'elle,  et  quant  aux  scrupules... 

—  Je  ne  parle  pas  de  cela,  interrompit  Karénine 
avec  dégoût,  mais  j'ai  peut-être  promis  plus  que 
je  ne  suis  en  mesure  de  tenir. 

—  Tu  refuses  alors  ? 

—  Je  ne  refuse  jamais  le  possible,  mais  je 
demande  le  temps  de  réfléchir  ;  vous  professez 
d'être  un  libre-penseur,  mais  moi  qui  suis  croyant, 
je  ne  puis  éluder  la  loi  chrétienne  dans  une  ques- 
tion aussi  grave. 

—  Notre  Eglise  u' admet-elle  donc  pas  le  divorce  ? 
s'écria  Stépane  Arcadiévitch  sautant  de  son  siège. 


456  ANNA  KARÉNINE. 

—  Pas  dans  ce  sens. 

—  Alexis  Alexandrovitch,  je  ne  te  reconnais 
plus  !  dit  Oblonsky  après  un  moment  de  silence. 
Est-ce  toi  qui  disais  autrefois  :  «  Après  le  manteau 
il  faut  encore  donner  la  robe  »,  et  maintenant... 

—  Je  vous  serais  obligé  de  couper  court  à  cet 
entr  tien,  dit  Karénine  se  levant  tout  à  coup,  trem- 
blant de  tous  ses  membres. 

—  Pardonne-moi  de  t' affliger,  répondit  Oblonsky 
confus,  et  lui  tendant  la  main  ;  mais  il  fallait  bien 
remplir  la  mission  dont  j'étais  chargé.   » 

Karénine  mit  sa  main  dans  celle  de  Stépane 
Arcadiévitch  et  dit  après  avoir  réfléchi  un  instant  : 

«  Vous  aurez  ma  réponse  définitive  après- 
demain  ;  il  faut  que  je  cherche  ma  voie.  » 


CHAPITRE  XIX 

Stépane  Arcadiévitch  allait  sortir,  lorsque  le 
valet  de  chambre  annonça  : 

«  Serge   Alexeivitch. 

—  Qui  est-ce  ?  demanda  Oblonsky  ;  mais  c'est 
Serge,  fit-il  se  ravisant,  et  moi  qui  croyais  qu'il 
s'agissait  de  quelque  directeur  du  département. 
Anna  m'a  prié  de  le  voir,  »  pensa- 1- il. 

Et  il  se  souvint  de  l'air  craintif  et  triste  dont  Anna 
Im  avait  dit  :  «  Tu  le  verras,  et  tu  pourras  savoir 
ce  qu'il  fait,  où  il  est,  qui  prend  soin  de  lui.  Et  Stiva, 
si  c'était  possible,  avec  le  divorce...  !  »  Il  avait 
compris  l'ardent  désir  d'obtenir  la  garde  de  l'en- 


ANNA  KARÉNINE.  457 

fant  ;  mais,  après  la  conversation  qu'il  venait 
d'avoir,  c'était  hors  de  question  ;  il  n'en  fut  pas 
moins  content  de  revoir  Serge,  quoique  Karénine 
se  fût  hâté  de  le  prévenir  qu'on  ne  lui  parlait  pas 
de  sa  mère. 

«  Il  a  été  gravement  malade  après  leur  dernière 
entrevue  ;  nous  avons  craint  un  moment  pour  sa 
vie  ;  aussi,  maintenant  qu'il  s'est  remis  et  bien  for- 
tifié aux  bains  de  mer,  ai- je  stiivi  le  conseil  du  doc- 
teur en  le  mettant  en  pension.  L'entourage  de  cama- 
rades de  son  âge  exerce  une  heureuse  influence  sur 
lui,  il  va  à  merveille  et  travaille  bien. 

—  Mais  ce  n'est  plus  un  enfant,  c'est  vraiment 
un  homme  !  »  s'écria  Stépane  Arcadiévitch,  voyant 
entrer  un  beau  garçon  robviste,  vêtu  d'une  veste 
d'écolier,  qui  courut  sans  aucune  timidité  vers  son 
père  ;  Serge  salua  son  oncle  comme  un  étranger, 
puis  en  le  reconnaissant  il  se  détourna,  et  tendit 
ses  notes  à  son  père. 

«  C'est  bien,  dit  celui-ci,  tu  peux  aller  jouer. 

—  Il  a  grandi  et  maigri  et  perdu  son  air  enfantin, 
remarqua  Stépane  Arcadiévitch  en  souriant  ;  te 
souviens-tu   de   moi  ? 

—  Oui,  mon  oncle  »,  répondit  l'enfant,  qui  se 
sauva  le  plus  vite  possible. 

Depuis  xm  an  que  Serge  avait  revu  sa  inère,  ses 
souvenirs  s'étaient  peu  à  peu  effacés,  et  la  vie  qu'il 
menait,  entouré  d'enfants  de  son  âge,  y  contribuait, 
il  repoussait  même  ces  souvenirs  comme  indignes 
d'uu  homme,  et,  personne  ne  lui  parlant  de  sa  mère, 
il  en  avait  conclu  que  ses  parents  étaient  brouillés. 


458  ANNA  KARÉNINE. 

et  qu'il  devait  s'habituer  à  l'idée  de  rester  avec  son 
père  ;  la  vue  de  son  oncle  le  troubla  ;  il  craignit  de 
retomber  dans  une  sensibilité  qu'il  avait  appris  à 
redouter,  et  préféra  ne  pas  songer  au  passé.  Sté- 
phane Arcadiévitch  le  trouva  jouant  sur  l'escalier 
en  quittant  le  cabinet  de  Karénine,  et  l'enfant  se 
montra  plus  communicatif  hors  de  la  présence  de 
son  père;  il  se  laissa  questionner  sur  ses  leçons, 
ses  jeux,  ses  camarades,  répondit  à  son  oncle  d'un 
air  heureux,  et  celui-ci  en  admirant  ce  regard  vif  et 
gai,  si  semblable  à  celui  de  sa  mère,  ne  put  s'empê- 
cher de  lui  demander  : 

«  Te  rappelles-tu  ta  mère  ? 

—  Non  »,  répondit  l'enfant  devenant  pourpre, 
et  son  oncle  ne  parvint  plus  à  le  faire  causer. 

Lorsque  le  précepteur  trouva  Serge  une  demi- 
heure  après  sur  l'escalier,  il  ne  put  démêler  s'il  pleu- 
rait ou  s'il  boudait. 

«  Vous  êtes-vous  fait  mal  ?  demanda-t-il. 

—  Si  je  m'étais  fait  mal,  personne  ne  s'en  dou- 
terait, répondit  l'enfant. 

—  Qu'avez- vous  donc  ? 

—  Rien  ;  laissez-moi  ;  pourquoi  ne  me  laisse-t-on 
pas  tranquille  ;  qu'est-ce  que  cela  peut  leur  faire 
si  je  me  souviens  ou  si  j'oublie  ?  »  Et  l'enfant  sem- 
blait défier  le  monde  entier. 

CHAPITRE  XX 

Stépane  Arcadiévitch  ne  consacra  pas  son 
séjour  à  Pétersbourg  exclusivement  à  ses  affaires  ;  il 


ANNA  KARÉNINE.  459 

venait,  disait-il,  «  s'y  remonter  »,  car  Moscou,  eu 
dépit  de  ses  cafés  chantants  et  de  ses  tramways, 
n'en  restait  pas  moins  une  espèce  de  marécage  dans 
lequel  on  s'embourbait  moralement.  Le  résultat 
forcé  d'un  séjour  trop  prolongé  dans  cette  eau  sta- 
gnante était  de  s'y  affaisser  de  corps  et  d'esprit  ; 
Oblonsky  lui-même  y  tournait  à  l'aigre,  se  querellait 
avec  sa  femme,  se  préoccupait  de  sa  santé,  de  l'édu- 
cation de  ses  enfants,  des  menus  détails  du  service  ; 
il  en  venait  même  à  s'inquiéter  d'avoir  des  dettes  ! 

Aussitôt  qu'il  mettait  le  pied  à  Pétersbourg,  il 
reprenait  goût  à  l'existence  et  oubliait  ses  ennuis. 
On  y  entendait  si  différemment  la  vie  et  les  devoirs 
envers  la  famille  !  I,e  prince  Tchetchensky  ne 
venait-il  pas  de  lui  raconter,  le  plus  simplement  du 
monde,  qu'ayant  deux  ménages,  il  trouvait  fort 
avantageux  d'introduire  son  fils  légitime  dans  sa 
famille  de  cœur,  afin  de  le  déniaiser.  Aurait-on 
compris  cela  à  Moscou  ?  Ici  on  ne  s'embarrassait 
pas  des  enfants  à  la  façon  de  Lvof  :  ils  allaient  à 
l'école  ou  en  pension,  et  on  ne  renversait  pas  les 
rôles  en  leur  donnant  une  place  exagérée  dans  la 
famille.  Le  service  de  l'Etat  s'y  faisait  aussi  dans 
des  conditions  si  différentes  !  On  pouvait  se  créer 
des  relations,  des  protections,  arriver  à  faire  car- 
rière ! 

Stéphane  Arcadiévitch  avait  rencontré  un  de  ses 
amis,  Bortniansky,  dont  la  position  grandissait 
rapidement  ;  il  lui  parla  de  la  place  qu'il  convoitait. 

«  Quelle  singulière  idée  as-tu  d'avoir  recours  à 
ces  juifs  !  Ce  sont  toujours  là  de  vilaines  affaires. 


46o  ANNA  KARÉNINE. 

—  J'ai  besoin  d'argent  ;  il  faut  trouver  de  quoi 
vivre. 

—  Mais  ne  vis-tu  donc  pas  ? 

—  Oui,  mais  avec  des  dettes. 

—  En  as-tu  beaucoup  ?  demanda  Bortniansky 
avec  sympathie. 

—  Oh  oui  !  Vingt  mille  roubles  !  » 
Bortniansky  éclata  de  rire  :   «  Heureux  mortel  ! 

J'ai  un  million  et  demi  de  dettes  !  Je  ne  possède  pas 
un  sou,  et,  comme  tu  peux  t'en  apercevoir,  je  vis 
quand  même.    » 

Cet  exemple  était  confirmé  par  beaucoup  d'autres. 

Et  comme  on  rajeunissait  à  Pétersbourg  !  Sté- 
pane  Arcadiévitch  y  éprouvait  le  même  sentiment 
que  son  oncle,  le  prince  Pierre,  à  l'étranger. 

«  Nous  ne  savons  pas  vivre  ici,  disait  ce  jeune 
homme  de  soixante  ans;  à  Bade,  je  me  sens  renaître, 
je  m'égaye  à  dîner,  les  femmes  m'intéressent,  je 
suis  fort  et  vigoureux.  Rentré  en  Russie  pour  y 
retrouver  mon  épouse,  et  à  la  campagne  encore, 
je  tombe  à  plat,  je  ne  quitte  plus  ma  robe  de  chambre. 
Adieu  les  jeunes  beautés  !  je  suis  vieux,  je  pense  à 
mon  salut.  Pour  me  refaire,  il  faut  Paris.  » 

Le  lendemain  de  son  entrevue  avec  Karénine, 
Stéphane  Arcadiévitch  alla  voir  Betsy  Tverskoï, 
avec  laquelle  ses  relations  étaient  assez  bizarres. 
Il  avait  l'habitude  de  lui  faire  la  cour  en  riant  et 
de  lui  tenir  des  propos  assez  lestes  ;  mais  ce  jour-là, 
sous  l'influence  de  l'air  de  Pétersbourg,  il  se  con- 
duisit avec  tant  de  légèreté,  qu'il  fut  heureux  de 
voir  la  princesse  Miagkaïa  interrompre  un  tête-à- 


ANNA  KARÉNINE.  461 

tête  qui  commençait  aie  gêner, n'ayant  aucun  goût 
pour  Betsy. 

«  Ah  !  vous  voilà,  dit  la  grosse  princesse  en 
l'apercevant,  et  que  fait  votre  pauvre  soeur  ? 
Depuis  que  des  femmes  qui  font  cent  fois  pis  qu'elle 
lui  jettent  la  pierre,  je  l'absous  complètement. 
Comment  Wronsky  ne  m'a-t-il  pas  avertie  de  leur 
passage  à  Pétersbourg  ?  J'aurais  mené  votre 
soeur  partout.  Faites-lui  mes  amitiés  et  parlez-moi 
d'elle. 

—  Sa  position  est  fort  pénible,  »  commença 
Stépane  Arcadiévitch. 

^lais  la  princesse,  qui  poursuivait  son  idée,  l'in- 
terrompit :  «  Elle  a  d'autant  mieux  fait  que  c'était 
pour  planter  là  cet  imbécile,  —  je  vous  demande 
pardon,  —  votre  beau-frère,  qu'on  a  toujours  voulu 
faire  passer  pour  un  aigle.  Moi  seule  ai  toujours 
protesté,  et  l'on  est  de  mon  avis,  maintenant  qu'il 
s'est  lié  avec  la  comtesse  Lydie  et  Landau.  Cela 
me  gène  d'être  de  l'avis  de  tout  le  nxonde. 

—  Vous  allez  peut-être  m' expliquer  une  énigme  : 
hier,  à  propos  du  divorce,  mon  beau-frère  m'a  dit 
qu'il  ne  pouvait  me  donner  de  réponse  avant  d'avoir 
réfléchi,  et  ce  matin  je  reçois  une  invitation  de 
Lydie  Ivanovna  pour  passer  la  soirée  ? 

—  Cest  bien  cela,  s'écria  la  princesse  enchantée  : 
ils  consulteront  Landau. 

—  Qui  est  Landau  ? 

—  Comment,  vous  ne  savez  pas  ?  Le  fameux 
Jules  Landau,  le  clairvoyant?  Voilà  ce  que  l'on 
gagne  de  vivre  en  province  !  Landau  était  commis 


462  ANNA  KARÉNINE. 

de  magasin  à  Paris  ;  il  vint  un  jour  chez  un  médecin, 
s'endormit  dans  le  salon  de  consultation,  et  pen- 
dant son  sommeil  donna  les  conseils  les  plus  surpre- 
nants aux  assistants,  ha  femme  de  Youri  Milidinsky 
l'appela  auprès  de  son  mari  malade  ;  selon  moi  il 
ne  lui  a  fait  aucun  bien,  car  Milidinsky  reste  tout 
aussi  malade  que  devant,  mais  sa  femme  et  lui  sont 
toqués  de  I^andau,  l'ont  promené  partout  à  leur 
suite,  et  l'ont  amené  en  Russie.  Naturellement  on 
s'est  jeté  sur  lui  ici  ;  il  traite  tout  le  monde,  il  a 
guéri  la  princesse  Bessoubof,  qui,  par  reconnais- 
sance, l'a  adopté. 

—  Comment  cela  ? 

—  Je  dis  bien  adopté;  il  ne  s'appelle  plus  Landau, 
mais  prince  de  Bessoubof.  Lydie,  que  j'aime  du 
reste  beaucoup  malgré  sa  tête  à  l'envers,  n'a  pas 
manqué  de  se  coiffer  de  Landau,  et  rien  de  ce  qu'elle 
et  Karénine  entreprennent  ne  se  décide  sans  l'avoir 
consulté  ;  le  sort  de  votre  sœur  est  donc  entre  les 
mains  de  Landau,  comte  Bessoubof.  » 


CHAPITRE  XXI 

Après  un  excellent  dîner  chez  Bortnianslcy,  suivi 
de  quelques  verres  de  cognac,  Stépane  Arcadié- 
vitch  se  rendit  chez  la  comtesse  Lydie  un  peu  plus 
tard  que  l'heure  indiquée. 

«  Y  a-t-il  du  monde  chez  la  comtesse  ?  demanda- 
t-il  au  suisse  en  remarquant  auprès  du  paletot  bien 
connu  de  Karénine  un  bizarre  manteau  à  agrafes. 


ANNA  KARÉNINE.  463 

—  Alexis  Alexandrovitch  Karénine  et  le  comte 
Bessoubof,  répondit  gravement  le  suisse. 

—  La  princesse  Miagkaïa  avait  raison,  pensa 
Oblonsky  en  montant  l'escalier  ;  c'est  ime  femme  à 
cultiver,  que  la  princesse,  elle  a  une  grande  influence, 
et  pourrait  peut-être  dire  un  mot  à  Pomorsky.  » 

La  nuit  n'était  pas  encore  venue,  mais  dans  le 
petit  salon  de  la  comtesse  Lydie,  les  stores  étaient 
baissés,  et  elle-même,  assise  près  d'une  table  éclairée 
par  une  lampe,  causait  à  voix  basse  avec  Karénine, 
tandis  qu'un  homme  pâle  et  maigre,  avec  des 
jambes  grêles  et  une  tournure  féminine,  de  longs 
cheveux  retombant  sur  le  collet  de  sa  redingote, 
et  de  beaux  yeux  brillants,  se  tenait  à  l'autre  bout 
de  la  pièce,  examinant  les  portraits  suspendus  au 
mur.  Oblonsky,  après  avoir  salué  la  maîtresse  de 
maison,  se  retourna  involontairement  pour  exa- 
miner ce  singulier  persoimage. 

«  Monsieur  Landau,  »  dit  la  comtesse  douce- 
ment et  avec  une  précaution  qui  frappa  Oblonsky. 

Landau  s'approcha  avissitôt,  posa  sa  main  humide 
dans  celle  d' Oblonsky,  auquel  la  comtesse  le  pré- 
senta, et  reprit  son  poste  près  des  portraits. 
Lydie  Ivanovna  et  Karénine  échangèrent  un 
regard. 

«  Je  suis  très  heureuse  de  vous  voir  aujourd'hui, 
dit  la  comtesse  à  Oblonsky,  en  lui  désignant  un 
siège.  Vous  remarquez,  ajouta- t-elle  à  mi-voix,  que 
je  vous  l'ai  présenté  sous  le  nom  de  Landau,  mais 
vous  savez  qu'il  se  nomme  comte  Bessoubof  ?  Il 
n'aime  pas  ce  titre. 


464  ANNA  KARENINE. 

—  On  m'a  dit  qu'il  avait  guéri  la  princesse  Bes- 
soubof  ? 

—  Oui  ;  elle  est  venue  me  voir  aujourd'hui,  dit 
la  comtesse  en  s' adressant  à  Karénine,  et  fait  pitié 
à  voir  ;  cette  séparation  lui  porte  un  coup  affreux  ! 

—  Le  départ  est  donc  décidé  ? 

—  Om,  il  va  à  Paris,  il  a  entendu  ime  voix,  dit 
I^ydie  Ivanovna  regardant  Oblonsky. 

—  Une  voix  !  vraiment  !  répéta  celui-ci,  sentant 
qu'il  fallait  user  d'ime  grande  prudence  dans  ime 
société  où  se  produisaient  d'aussi  étranges  incidents. 

—  Je  vous  coimais  depuis  longtemps  dit  la  com- 
tesse à  Oblonsky  après  tm  moment  de  silence  : 
«  Les  amis  de  nos  amis  sont  nos  amis  »  ;  mais  pour 
être  vraiment  amis,  il  faut  se  rendre  compte  de  ce 
qui  se  passe  dans  l'âme  de  ceux  qu'on  aime,  et  je 
crains  que  vous  n'en  soyez  pas  là  avec  Alexis 
Alexandre vitch.  Vous  comprenez  ce  que  je  veux 
dire  ?  fit-elle  en  levant  ses  beaux  yeux  rêveurs 
vers  Stépane  Arcadiévitch, 

—  Je  comprends  en  partie  que  la  position 
d'Alexis  Alexandre vitch...  répondit  Oblonsky,  ne 
comprenant  pas  du  tout  et  désireux  de  rester  dans 
les  généralités. 

—  Oh  !  je  ne  parle  pas  des  changements  exté- 
rieurs... dit  gravement  la  comtesse,  suivant  d'un 
regard  tendre  Karénine  qui  s'était  levé  pour  re- 
joindre Landau  ;  c'est  l'âme  qm  est  changée,  et  je 
crains  fort  que  vous  n'ayez  pas  suffisamment  réflé- 
chi à  la  portée  de  cette  transformation. 

—  Nous  avons  toujours  été  amis,  et  je  puis  me 


ANNA  KARENINE.  4^5 

figurer  maintenant  en  traits  généraux...  dit  Obionsky, 
répondant  au  regard  profond  de  la  comtesse 
par  un  regard  caressant,  tout  en  songeant  à 
celui  des  deux  ministres  auprès  duquel  elle  pour- 
rait le  plus  efficacement  le  servir. 

—  Cette  transformation  ne  saurait  porter  atteinte 
à  son  amour  pour  le  prochain,  au  contraire,  elle 
l'élève,  l'épure  ;  mais  je  crains  que  vous  ne  compre- 
niez pas. 

—  Pas  tout  à  fait,  comtesse  ;  son  malheur... 

—  Oui,  son  malheur  est  devenu  la  cause  de  son 
bonheur,  puisque  son  ccEur  s'est  éveillé  à  Lui  y>, 
dit-elle  en  plongeant  ses  yeux  pensifs  dans  ceux  de 
son  interlocuteur, 

«  Je  crois  qu'on  pourra  la  prier  de  parler  à  tous 
les  deux  »,  pensa  Obionsky. 

«  Certainement,  comtesse,  mais  ce  sont  de  ces 
questions  intimes  qu'on  n'ose  pas  aborder. 

—  Au  contraire,  nous  devons  nous  en tr' aider. 

—  Sans  aucim  doute,  mais  les  différences  de 
conviction,  et  d'ailleurs...  fit  Obionsky  avec  son 
sourire  onctueux. 

—  Je  crois  qu'il  va  s'endormir  »,  dit  Alexis 
Alexandrovitch  s' approchant  de  la  comtesse  pour 
lui  parler  à  voix  basse. 

Stéphane  Arcadiévitch  se  retourna  ;  Landau 
s'était  assis  près  de  la  fenêtre,  le  bras  appuyé  sur 
un  fauteuil,  et  la  tête  baissée  ;  il  la  releva  et  sourit 
d'un  air  enfantin  en  voyant  les  regards  tournés 
vers  lui. 

«  Ne  faites  pas  attention,  dit  la  comtesse  avan- 


466  ANNA  KARENINE. 

çant  un  siège  à  Karénine.  J'ai  remarqué  que  les 
moscovites,  les  hommes  surtout,  étaient  fort  indif- 
férents en  matière  de  religion. 

—  j'aurais  cru  le  contraire,  comtesse. 

—  Mais  vous-même,  dit  Alexis  Alexandrovitch 
avec  son  sourire  fatigué,  vous  me  semblez  appar- 
tenir à  la  catégorie  des  indifférents.  ? 

—  Est-il  possible  de  l'être  !  s'écria  Lydie  Iva- 
novna. 

—  Je  suis  plutôt  dans  l'attente,  répondit 
Oblonsky  avec  son  plus  aimable  sourire,  mon  heure 
n'est  pas  encore  venue.  » 

Karénine  et  la  comtesse  se  regardèrent. 

«  Nous  ne  pouvons  jamais  connaître  notre 
heure,  ni  nous  croire  prêts,  dit  Alexis  Alexandro- 
vitch; la  grâce  ne  frappe  pas  toujours  le  plus  digne, 
témoin  Saiil. 

—  Pas  •  encore,  murmura  la  comtesse  suivant 
des  yeux  les  mouvements  du  Français  qui  s'était 
rapproché. 

—  Me  permettez-vous  d'écouter  ?  demanda-t-il. 

—  Certainement,  nous  ne  voulions  pas  vous 
gêner  ;  prenez  place,  dit  la  comtesse  tendrement. 

—  L'essentiel  est  de  ne  pas  fermer  les  yeux  à  la 
lumière,  continua  Alexis  Alexandrovitch. 

—  Et  quel  bonheur  n'éprouve-t-on  pas  à  sentir 
sa  présence  constante  dans  notre  âme  ! 

—  On  peut  malheureusement  être  incapable 
de  s'élever  à  une  hauteur  semblable,  dit  Stépane 
Arcadiévitch,  convaincu  que  les  hauteurs  reli- 
gieuses n'étaient  pas  son  fait,  mais  craignant  d'in- 


ANNA  KARÉNINE.  467 

disposer  une  persouiie  qui  pouvait  parler  à  I*o- 
morsky. 

—  Vous  voulez  dire  que  le  péché  nous  en  empêche  ? 
Mais  c'est  une  idée  fausse.  L,e  péché  n'existe  plus 
pour  celui  qui  croit. 

—  Oui,  mais  la  foi  sans  les  œuvres  n'est-elle  pas 
lettre  morte  ?  dit  Stépane  Arcadiévitch,  se  rappe- 
lant cette  phrase  de  son  catéchisme. 

—  Le  voilà  ce  fameux  passage  de  l'épître  de 
saint  Jacques  qui  a  fait  tant  de  mal  !  s'écria  Karé- 
nine en  regardant  la  comtesse,  comme  pour  lui 
rappeler  de  fréquentes  discussions  sur  ce  sujet. 
Que  d'âmes  n'aura-t-il  pas  éloignées  de  la  foi  ! 

—  Ce  sont  nos  moines  qui  prétendent  se  sauver 
par  les  œuvres,  les  jeûnes,  les  abstinences,  etc.,  dit 
la  comtesse  d'un  air  de  souverain  mépris. 

—  Le  Christ,  en  mourant  pour  nous,  nous  sauve 
par  la  foi,  reprit  Karénine. 

—  Vous  comprenez  l'anglais  ?  demanda  Lydie 
Ivano\Tia,  et  sur  un  signe  afiirmatif  elle  se  leva 
pour  prendre  une  brochure  sur  une  étagère. 

—  Je  vais  vous  lire  «  Safe  and  happy  »  ou 
«  Under  the  wing  !  w  dit-elle  en  interrogeant  Karé- 
nine du  regard.  C'est  très  court,  ajouta- t-elle  en 
venant  se  rasseoir.  Vous  verrez  le  bonheur  surhu- 
main qui  remplit  l'âme  croyante  ;  ne  connaissant 
plus  la  solitude,  l'homme  n'est  plus  malheureux. 
Connaissez-vous  Mary  Sanine  ?  vous  savez  son 
malheur  ?  Elle  a  perdu  son  fils  unique  !  Eh  bien, 
depuis  qu'elle  a  trouvé  sa  voie,  son  désespoir  s'est 
changé  en  consolation  ;  elle  remercie  Dieu  de  la 


468  ANNA  KARÉNINE. 

mort  de  son  enfant.  Tel  est  le  bonheur  que  donne  la 
foi! 

—  Oh  oui  !  certainement...  »  murmura  Stépane 
Arcadiévitch,  heureux  de  pouvoir  se  taire  pendant 
la  lecture,  et  de  ne  pas  risquer  ainsi  de  compromettre 
ses  affaires. 

«  Je  ferai  mieux  de  ne  rien  demander  aujour- 
d'hui  »,  pensa-t-il. 

a  Cela  vous  ennuiera,  dit  la  comtesse  à  Landau, 
car  vous  ne  savez  pas  l'anglais. 

«  Oh  !  je  comprendrai,  »  répondit  celui-ci  avec 
un  sourire. 

Alexis  Alexandrovitch  et  la  comtesse  se  regar- 
dèrent et  la  lecture  commença. 


CHAPITRE  XXII 

Stépane  Arcadiévitch  était  fort  perplexe;  après 
la  monotonie  de  la  vie  moscovite,  celle  de  Péters- 
bourg  offrait  des  contrastes  si  vifs  qu'il  en  était 
troublé  ;  il  aimait  la  variété,  mais  l'eût  préférée  plus 
conforme  à  ses  habitudes,  et  se  sentait  égaré  dans 
cette  sphère  absolument  étrangère  ;  tout  en  écou- 
tant la  lecture  et  en  voyant  les  yeux  de  Landau 
fixés  sur  lui,  il  éprouva  une  certaine  lourdeur  de 
tête.  Les  pensées  les  •plus  diverses  se  pressaient 
dans  son  cerveau  sous  le  regard  du  Français,  qui 
lui  semblait  à  la  fois  naïf  et  rusé.  «  Mary  Sanine  est 
heureuse  d'avoir  perdu  son  fils...  Ah  !  si  je  pouvais 
fumer  !.,.  Pour  être  sauvé  il  suffît  de  croire...  Les 


ANNA  KARÉNINE.  4^9 

moines  n'y  entendent  rien,  mais  la  comtesse  le 
sait  bien...  Pourquoi  ai- je  si  mal  à  la  tête  ?  Est-ce 
à  cause  du  cognac  ou  de  l'étrangeté  de  cette  soirée  ? 
Je  n'ai  rien  commis  d'incongru  jusqu'ici,  mais  je 
n'oserai  rien  demander  aujourd'hui.  On  prétend 
qu'elle  oblige  à  réciter  des  prières,  ce  serait  par 
trop  ridicule.  Quelles  inepties  lit-elle  là  ?  Mais  elle 
a  im  accent  excellent.  Landau  Bessoubof ,  pourquoi 
Bessoubof  ?  »  Ici  il  se  surprit  dans  la  mâchoire 
un  mouvement  qui  allait  tourner  au  bâillement  ; 
il  dissimula  cet  accident  en  arrangeant  ses  favoris, 
mais  fut  pris  de  la  terreur  de  s'endormir  et  peut- 
être  de  ronfler.  La  voix  de  la  comtesse  parvint  jus- 
qu'à lui,  disant  «  il  dort  »,  et  il  tressaillit  d'un  air 
coupable  ;  ces  paroles  se  rapportaient  heureuse- 
ment à  Landau  qui  dormait  profondément,  ce  qui 
réjouit  vraiment  la  comtesse. 

«  Mon  ami,  dit-elle,  en  appelant  ainsi  Karénine 
dans  l'enthousiasme  du  moment,  donnez-lui  la 
main.  Chut  »,  fit-elle  à  un  domestique  qui  entrait 
pour  la  troisième  fois  au  salon  avec  son  mes- 
sage. 

Landau  dormait,  ou  feignait  de  dormir,  la  tête 
appuyée  au  dossier  de  son  fauteuil,  en  faisant  de 
faibles  gestes  avec  sa  main  posée  sur  les  genoux, 
comme  s'il  eût  voulu  attraper  quelque  chose.  Alexis 
Alexandrovitch  mit  la  main  dans  celle  du  dormeur  ; 
Oblonsky,  complètement  réveiUé,  regardait  tantôt 
l'un,  tantôt  l'autre,  et  sentait  ses  idées  s'embrouiller 
de  plus  en  plus. 

«  Que  la  personne  qui  est  arrivée  la  dernière, 


470  ANNA  KARÉNINE. 

celle   qui   demande,    quelle   sorte,    qu'elle   sorte... 
murmura  le  Français  sans  ouvrir  les  yeux. 

—  Vous  m'excuserez,  mais  vous  entendez,  dit 
la  comtesse  ;  revenez  à  dix  heures,  mieux  encore 
demain. 

—  Qu'elle  sorte  !  répéta  le  Français  avec  impa- 
tience. 

—  C'est  moi,  n'est-ce  pas  ?  demanda  Oblonsky 
ahuri  ;  et  sur  un  signe  affirmatif  il  s'enfuit  sur  la 
pointe  des  pieds,  et  se  sauva  dans  la  rue  comme 
s'il  eût  fui  une  maison  pestiférée.  Pour  reprendre 
son  équilibre  mental,  il  causa  et  plaisanta  lon- 
guement avec  un  isvoschik,  se  fit  conduire  au 
théâtre  français,  et  termina  sa  soirée  au  restaurant 
avec  du  Champagne.  Malgré  tous  ses  efforts,  le  sou- 
venir de  cette  soirée  l'oppressait. 

En  rentrant  chez  son  oncle  Oblonsky,  où  il  était 
descendu,  il  trouva  un  billet  de  Betsy,  l'engageant 
à  venir  reprendre  l'entretien  interrompu  le  matin, 
ce  qui  lui  fit  faire  la  grimace.  Un  bruit  de  pas  sur 
l'escalier  l'interrompit  dans  ses  méditations,  et 
lorsqu'il  sortit  de  sa  chambre  pour  se  rendre  compte 
de  ce  tapage,  il  aperçut  son  oncle,  si  rajeuni  par  son 
voyage  à  l'étranger,  qu'on  le  ramenait  complète- 
ment ivre. 

Oblonsky,  contre  son  habitude,  ne  s'endormit 
pas  aisément  ;  ce  qu'il  avait  vu  et  entendu  dans  la 
journée  le  troublait  ;  mais  la  soirée  de  la  comtesse 
dépassait  le  reste  en  étrangeté. 

Le  lendemain  il  reçut  de  Karénine  un  refus  caté- 
gorique au  sujet  du  divorce,  et  comprit  que  cette 


ANNA  KARÉNINE.  471 

décision  était  l'œuvre  du  Français  et  des  paroles 
qu'il  avait  prononcées  pendant  son  sommeil  vrai 
ou  feint. 


CHAPITRE   XXIII 

Rien  ne  complique  autant  les  détails  de  la  vie 
qu'un  manque  d'accord  entre  époux  ;  on  voit  |des 
familles  en  subir  les  fâcheuses  conséquences  au 
point  de  demeurer  des  années  entières  dans  un  lieu 
déplaisant  et  incommode,  par  suite  des  difficviltés 
que  la  moindre  décision  à  prendre  pourrait  soulever. 

Wronsky  et  Anna  en  étaient  là  :  les  arbres  des 
boulevards  avaient  eu  le  temps  de  se  couvrir  de 
feuilles,  et  les  feuilles  de  se  ternir  de  poussière, 
qu'ils  restaient  encore  à  Moscou,  dont  le  séjour 
leur  était  odieux  à  tous  deux.  Et  cependant  aucune 
cause  grave  de  mésintelligence  n'existait  entre  eux 
en  dehors  de  cette  irritation  latente  qui  poussait 
Anna  à  de  continuelles  tentatives  d'explication,  et 
Wronsky  à  lui  opposer  une  réserve  glaciale.  De 
jour  en  jour  l'aigreur  augmentait  ;  Anna  considé- 
rait l'amour  comme  le  but  tmique  de  la  vie  de  son 
amant,  et  ne  comprenait  celui-ci  qu'à  ce  point  de 
vue  ;  mais  ce  besoin  d'aimer,  inhérent  à  la  nature 
du  comte,  devait  se  concentrer  sur  elle  seule,  sinon 
elle  le  soupçonnait  d'infidélité,  et  dans  son  aveugle 
jalousie  s'en  prenait  à  toutes  les  femmes.  Tantôt 
elle  redoutait  les  liaisons  grossières,  accessibles  à 
Wronsky  en  qualité  de  célibataire,  tantôt  elle  se 


472  ANNA  KARÉNINE. 

méfiait  des  femmes  du  monde,  et  notamjnent  de  la 
jeune  fille  qu'il  pourrait  épouser  dans  le  cas  d'une  rup- 
ture. Cette  crainte  avait  été  éveillée  dans  son  esprit 
par  une  confidence  imprudente  du  comte,  celui-ci 
ayant  blâmé,'un  jour  d'abandon,  le  manque  de  tact  de 
sa  mère,  qui  s'était  imaginé  de  lui  proposer  d'épou- 
ser la  jeune  princesse  Sarokine.  La  jalousie  amenait 
Aima  à  accumuler  les  griefs  les  plus  divers  contre 
celui  qu'au  fond  elle  adorait  :  c'était  lui  qu'elle 
rendait  responsable  de  leur  séjour  prolongé  à  Mos- 
cou, de  l'incertitude  dans  laquelle  elle  vivait,  et 
surtout  de  sa  douloureuse  séparation  d'avec  son 
fils.  De  son  côté,  Wronsky,  mécontent  de  la  position 
fausse  dans  laquelle  Anna  avait  trouvé  bon  de 
s'opiniâtrer,  lui  en  voulait  d'en  aggraver  encore 
les  difficultés  de  toutes  façons.  S'il  survenait  quelque 
rare  moment  de  tendresse,  Anna  n'en  éprouvait 
aucim  apaisement,  et  n'y  voyait,  de  la  part  du 
comte,  que  l'affirmation  blessante  d'un  droit. 

lyC  jour  baissait,  Wronsky  assistait  à  un  dîner 
de  garçons,  et  Anna,  s'était  réfugiée  pour  l'attendre 
dans  le  cabinet  de  travail,  où  le  bruit  de  la  rue 
l'incommodait  moins  que  dans  le  reste  de  l'appar- 
ment. 

Elle  marchait  de  long  en  large,  repassant  dans 
sa  mémoire  le  sujet  de  leur  dernier  dissentiment, 
s'étonnant  elle-même  qu'une  cause  aussi  futile  eût 
dégénéré  en  une  scène  pénible.  A  propos  de  la  pro- 
tégée d'Anna,  Wronsky  avait  tourné  eu  ridicule 
les  gymnases  de  femmes,  prétendant  que  les  sciences 
naturelles  seraient  d'vme  médiocre  utilité  à  cette 


ANNA  KARÉNINE.  473 

enfant.  Anna  avait  aussitôt  appliqué  cette  critique 
à  ses  propres  occupations,  et,  afin  de  piquer  Wronsky 
à  son  tour,  avait  répondu  : 

«  Je  ne  comptais  certes  pas  sur  votre  S3rmpathie 
mais  je  me  croyais  en  droit  d'attendre  mieux  de 
votre  délicatesse.  » 

Le  comte  avait  rougi  et,  pour  achever  de  froisser 
Anna,  s'était  permis  de  dire  : 

«  J'avoue  que  je  ne  comprends  rien  à  votre  engoue- 
ment pour  cette  petite  fille  ;  il  me  déplaît,  je  n'y 
vois  qu'une  affectation.   » 

L'observation  était  dure  et  injuste,  et  elle  s'atta- 
quait aux  laborieux  efforts  d'Anna  pour  se  créer 
une  occupation  qtii  l'aidât  à  supporter  sa  triste 
position. 

«  Il  est  bien  malheureux  que  les  sentiments 
grossiers  et  matériels  vous  soient  seuls  accessibles  », 
avait-elle  reparti  en  quittant  la  chambre. 

Cette  discussion  ne  fut  pas  reprise  ;  mais  tous 
deux  sentirent  qu'ils  n'oubliaient  pas  ;  une  journée 
entière  passée  dans  la  solitude  avait  cependant  fait 
réfléchir  Anna,  et,  malheureuse  de  la  froideur  de 
son  amant,  elle  prit  la  résolution  de  s'accuser  elle- 
même,  afin  d'amener  à  tout  prix  une  réconciliation. 

«  C'est  mon  absurde  jalousie  qui  me  rend  irri- 
table ;  mon  pardon  obtenu,  nous  partirons  pour  la 
campagne,  et  là  je  me  calmerai,  pensa-t-elle.  Je 
sais  bien  qu'en  m'accusant  d'affecter  de  la  ten- 
dresse pour  une  étrangère,  il  me  fait  le  reproche 
de  ne  pas  aimer  ma  fille.  Hé,  que  sait-il  de  l'amour 
qu'un  enfant  peut  inspirer  ?  Se  doute-t-il  de  ce  que 


474  ANNA  KARÉNINE. 

je  lui  ai  sacrifié  en  renonçant  à  Serge  ?  S'il  cherche 
à  me  blesser,  c'est  qu'il  ne  m'aime  plus,  qu'il  en 
aime  une  autre...  »  Mais,  s* arrêtant  sur  cette  pente 
fatale,  elle  fit  effort  pour  sortir  du  cercle  d'idées 
qui  l'affolait,  et  donna  l'ordre  de  monter  ses  malles, 
afin  de  commencer  ses  préparatifs  de  départ. 
Wronsky  rentra  à  dix  heures. 


CHAPITRE  XXIV 

«  YoTRB  dîner  a-t-il  réussi  ?  demanda  Anna, 
allant  au-devant  du  comte  d'un  air  conciliant. 

—  Comme  ils  réussissent  d'ordinaire,  répondit 
celui-ci,  remarquant  aussitôt  cette  disposition 
d'esprit  favorable.  Que  vois-je,  on  emballe  !  ajouta-il 
en  apercevant  les  malles.  Voilà  qui  est  gentil  ! 

—  Chii,  mieux  vaut  nous  en  aller  ;  la  promenade 
que  j'ai  fait  aujourd'hui  m'a  donné  le  désir  de 
retourner  à  la  campagne.  D'ailleurs  nous  n'avons 
rien  qui  nous  retienne  ici. 

—  Je  ne  demande  qu'à  partir  ;  fais  servir  le  thé 
pendant  que  je  change  d'habit.  Je  reviens  à  l'ins- 
tant.  » 

L'approbation  relative  au  départ  avait  été  donnée 
d'un  ton  de  supériorité  blessant  ;  on  aurait  dit  que 
le  comte  parlait  à  un  enfant  gâté  dont  il  excusait 
les  caprices  ;  le  besoin  de  lutter  se  réveilla  aussitôt 
dans  le  cœur  d'Anna  ;  pourquoi  se  ferait-elle 
humble  devant  cette  arrogance  ?  Elle  se  contint 
cependant,  et  quand  il  rentra,  elle  lui  raconta  avec 


ANNA  KARÉNINE.  475 

calme  les  incidents  de  la  journée  et  ses  plans  de 
départ. 

«  Je  crois  que  c'est  mie  inspiration,  dit-elle  ;  au 
moins  couper  ai- je  court  à  cette  étemelle  attente  ; 
je  veux  devenir  indifférente  à  la  question  du  divorce. 
N'est-ce  pas  ton  avis  ? 

—  Certainement,  répondit-il,  remarquant  avec 
inquiétude  l'émotion  d'Anna. 

—  Raconte-moi  à  ton  tour  ce  qui  s'est  passé  à 
votre  dîner,  dit-elle  après  un  moment  de  silence. 

—  Le  dîner  était  fort  bon,  répondit  le  comte,  et 
il  lui  nomma  ceux  qui  y  avaient  assisté  ;  à  la  suite 
nous  avons  eu  des  régates,  mais  comme  on  trouve 
toujours  à  Moscou  le  moyen  de  se  rendre  ridicule, 
on  nous  a  oihibé  la  maîtresse  de  natation  de  la 
reine  de  Suède. 

—  Comment  cela  ?  Elle  a  nagé  devant  vous  ? 
demanda  Anna,  se  rembrunissant. 

—  Oui,  et  dans  un  affreux  costume  rouge,  c'était 
hideux.  Quel  jour  partons-nous  ? 

—  Peut-on  imaginer  une  plus  sotte  invention 
Y  a-t-il  quelque  chose  de  spécial  dans  sa  façon  de 
nager  ? 

—  Pas  du  tout,  c'était  simplement  absurde. 
Alors  tu  as  fixé  le  départ  ?  » 

Anna  secoua  la  tête  comme  pour  en  chasser  une 
obsession. 

«  Le  plutôt  sera  le  mieux  ;  je  crains  de  n'être 
pas  prête  demain  ;  mais  après-demain. 

—  Après-demain  est  dimanche.  Je  serai  obligé 
d'aller  chez  maman.  —  Wronsky  se  troubla  invo- 


47<3  ANNA  KARENINE. 

lontairement  eu  voyant  les  yeux  d'Anna  fixer  un 
regard  soupçonneux  sur  lui,  et  ce  trouble  augmenta 
la  méfiance  de  celle-ci  ;  elle  oublia  la  maîtresse  de 
natation  de  la  reine  de  Suède  pour  ne  plus  s'in- 
quiéter que  de  la  princesse  Sarokine,  qui  habitait 
aux  environs  de  Moscou  avec  la  vieille  com- 
tesse. 

—  Ne  peux- tu  y  aller  demain  ? 

—  C'est  impossible,  à  cause  d'une  procuration 
que  je  dois  faire  signer  à  ma  mère,  et  de  l'argent 
qu'elle  doit  me  remettre. 

—  Alors  nous  ne  partirons  pas  du  tout. 

—  Pourquoi  cela  ? 

—  Dimanche  ou  jamais. 

—  Mais  cela  n'a  pas  le  sens  commun  !  s'écria 
Wronsky  étonné. 

—  Pour  toi,  parce  que  tu  ne  penses  qu'à  toi,  et 
que  tu  ne  veux  pas  comprendre  ce  que  je  souffre  ici. 
Jane,  le  seul  être  qui  m'intéressât,  tu  as  trouvé 
moyen  de  m' accuser  d'hypocrisie  à  son  égard  I 
Selon  toi  je  pose,  j'affecte  des  sentiments  qui  n'ont 
rien  de  naturel.  Je  voudrais  bien  savoir  ce  qui 
pourrait  être  naturel  dans  la  vie  que  je  mène  !  » 

Elle  eut  peur  de  sa  violence,  et  ne  se  sentait 
pourtant  pas  la  force  de  résister  à  la  tentation  de 
lui  prouver  ses  torts. 

«  Tu  ne  m'as  pas  compris,  repris  Wronsky  :  j'ai 
voulu  dire  que  cette  tendresse  subite  ne  me  plaisait 
pas. 

—  Ce  n'est  pas  vrai,  et  pour  quelqu'un  qui  se 
vante  de  sa  droiture... 


ANNA  KARÉNINE.  477 

—  Je  n'ai  ni  l'habitude  de  me  vanter  ni  celle 
de  mentir,  dit-il  réprimant  la  colère  qxii  grondait 
en  lui;  et  je  regrette  fort  que  tu  ne  respectes  pas... 

—  Le  respect  a  été  inventé  pour  dissimuler 
l'absence  de  l'amour  ;  or,  si  tu  ne  m'aimes  plus,  tu 
ferais  plus  loyalement  de  l'avouer. 

—  Mais  c'est  intolérable  !  cria  presque  le  comte, 
s' approchant  brusquement  d'Anna  ;  ma  patience  a 
des  bornes,  pourquoi  la  mettre  ainsi  à  l'épreuve  ? 
dit-il  contenant  les  paroles  amères  prêtes  à  lui 
échapper. 

—  Que  voulez-vous  dire  par  là  ?  demanda-t-elle, 
épouvantée  du  regard  haineux  qu'il  tourna  vers 
elle. 

—  C'est  moi  qui  vous  demanderai  ce  que  vous 
prétendez  de  moi  ! 

—  Que  puis-je  prétendre,  si  ce  n'est  de  n'être 
pas  abandonnée  comme  vous  avez  l'intention  de  le 
faire  ?  Au  reste,  la  question  est  secondaire.  Je  veux 
être  aimée,  et  si  vous  ne  m'aimez  plus,  tout  est 
fini.  » 

Elle  se  dirigea  vers  la  porte. 

«  Attends,  dit  Wronsky  en  la  retenant  par  le 
bras  :  de  quoi  s'agit-il  entre  nous  ?  Je  demande  à 
ne  partir  que  dans  trois  jours,  et  tu  réponds  à 
cela  que  je  mens  et  que  je  suis  un  malhonnête 
homme. 

—  Oui,  et  je  le  répète;  un  homme  qui  me  reproche 
les  sacrifices  qu'il  m'a  faits  (c'était  une  allusion 
à  d'ancien  griefs)  est  plus  que  malhonnête,  c'est  un 
être  sans  cœur. 


478  ANNA  KARÉNINE. 

—  Décidément,  ma  patience  est  à  bout,  »  dit 
Wronsk^-,  et  il  la  laissa  partir. 

Anna  rentra  dans  sa  chambre  d'un  pas  chance- 
lant et  s'affaissa  sur  un  fauteuil. 

«  Il  me  hait,  c'est  certain  ;  il  en  aime  une  autre, 
c'est  plus  certain  encore;  tout  est  fini,  il  faut  fuir; 
mais  comment  ?  » 

Les  pensées  les  plus  contradictoires  l'assaillirent. 
Où  aller  ?  chez  sa  tante  qui  l'avait  élevée  ?  chez 
Dolly,  ou  simplement  à  l'étranger  ?  Cette  rupture 
serait-elle  définitive  ?  Que  faisait-il  dans  son  cabi- 
net ?  Que  diraient  Alexis  Alexandrovitch  et  le 
monde  de  Pétersbourg  ?  Une  idée  vague,  qu'elle  ne 
parvenait  pas  à  formuler,  l'agitait  ;  elle  se  rappela 
un  mot  dit  par  elle  à  son  mari  après  sa  maladie  : 
«  pourquoi  ne  suis- je  pas  morte  !  »  et  aussitôt  ces 
paroles  réveillèrent  le  sentiment  qu'elles  avaient 
exprimé  jadis.  «  Mourir,  oui,  c'est  là  seule  manière 
d'en  sortir  ;  ma  honte,  le  déshonneur  d'Alexis 
Alexandrovitch  et  celui  de  Serge,  tout  s'efface  avec 
ma  mort  ;  il  me  pleurera  alors,  me  regrettera, 
m'aimera  !  »  Un  sourire  d'attendrissement  sur  elle- 
même  effleura  ses  lèvres  tandis  qu'elle  ôtait  machi- 
nalement les  bagues  de  ses  doigts. 

«  Anna,  dit  une  voix  près  d'elle,  qu'elle  entendit 
sans  lever  la  tête,  je  suis  prêt  à  tout,  partons  après- 
demain.   » 

Wronsky  était  entré  doucement  et  lui  parlait 
avec  affection. 

«  Eh  bien  ? 

—  Fais  comme  tu  veux,  répondit-elle  incapable 


ANNA  KARENINE.  479 

de  se  maîtriser  plus  longtemps,  et  elle  fondit  eu 
larmes. 

—  Quitte-moi,  quitte-moi  !  raurmura-t-elle  à 
travers  ses  sanglots,  je  m'en  irai,  je  ferai  plus  !  que 
suis-je  ?  une  femme  perdue,  une  pierre  à  ton  cou. 
Je  ne  veux  pas  te  tourmenter  davantage.  Tu  en 
aimes  ime  autre,  je  te  débarrasserai  de  moi.  » 

Wronsky  la  supplia  de  se  calmer,  jura  qu'il  n'exis- 
tait pas  la  moindre  cause  à  sa  jalousie,  protesta 
de  son  amour. 

((  Pourquoi  nous  torturer  ainsi  ?  »  lui  demanda- 1- 
il.  Anna  crut  remarquer  des  larmes  dans  ses  yeux 
et  dans  sa  voix,  et,  passant  soudain  de  la  jalousie 
à  la  tendresse  la  plus  passionnée,  elle  couvrit  de 
baisers  la  tête,  le  cou,  et  les  mains  de  son  amant. 


CHAPITRE  XXV 

La  réconciliation  était  complète.  Dès  le  lende- 
main Anna  sans  fixer  définitivement  le  jour  du 
départ,  en  activa  les  apprêts,  elle  était  occupée  à 
retirer  divers  objets  d'une  malle  ouverte,  et  à  les 
empiler  sur  les  bras  d'Annouchka,  lorsque  Wronsky 
entra,  habillé  pour  sortir,  malgré  l'heure  encore 
matinale. 

«  Je  vais  immédiatement  chez  maman,  peut-être 
pourra-t-elle  m' envoyer  l'argent,  et  dans  ce  cas, 
nous  partirons  demain.  » 

L'allusion  à  cette  visite  troubla  les  bonnes  dis- 
positions d'Anna. 

n.  t6 


48o  ANNA  KARÉNINE. 

«  Non,  ce  n'est  pas  la  peine  ;  je  ne  serai  pas  prête 
moi-même.  » 

Et  aussitôt  elle  se  demanda  pourquoi  le  départ, 
impossible  la  veille,  devenait  admissible  ce  matin. 

«  Fais  comme  tu  en  avais  eu  l'intention,  ajoutâ- 
t-elle, et  maintenant  va  déjeuner,  je  te  rejoins.  » 

Quand  elle  rentra  dans  la  salle  à  manger  Wronsky 
mangeait  un  bifteck. 

«  Cet  appartement  meublé  me  devient  odieux, 
et  la  campagne  m' apparaît  comme  la  terre  pro- 
mise »,  dit-elle  d'un  ton  animé  ;  mais,  en  voyant 
le  valet  de  chambre  entrer  pour  demander  le  reçu 
d'une  dépêche,  son  visage  s'allongea.  Il  n'y  avait 
rien  d'étonnant  cependant  à  ce  que  Wronsky  reçût 
un  télégramme. 

«  De  qui  la  dépêche  ? 

—  De  Stiva,  répondit  sans  empressement  le 
comte. 

—  Pourquoi  ne  me  l'as-tu  pas  montrée  ?  Quel 
secret  y  a-t-il  entre  mon  frère  et  moi  ? 

—  Stiva  a  la  manie  du  télégraphe  ;  qu'avait-il 
besoin  de  m' envoyer  une  dépêche  pour  me  dire 
que  rien  n'était  décidé  ? 

—  Pour    le    divorce  ? 

—  Oui  ;  il  prétend  ne  pas  pouvoir  obtenir  de 
réponse  définitive  ;  tiens,  vois  toi-même   ». 

Anna  prit  la  dépêche  d'une  main  tremblante  ; 
la  fin  en  était  ainsi  conçue  :  «  Peu  d'espoir,  mais 
je  ferai  le  possible  et  l'impossible   ». 

«  Ne  t'ai-je  pas  dit  hier  que  cela  m'était  indif- 
férent ?  Aussi  était-il  parfaitement  inutile  de  me 


ANNA  KARENINE.  481 

rien  cacher.  —  Il  en  use  ainsi  peut-être  pour  ses 
correspondances  avec  des  femmes,  pensa-t-elle. 
—  Je  souhaiterais  que  cette  question  t'intéressât 
aussi  peu  que  moi. 

—  Elle  m'intéresse  parce  que  j'aime  les  choses 
nettement  définies. 

—  Pourquoi  ?  Qu'as-tu  besoin  du  divorce  si 
l'amour  existe  ? 

—  Toujours  l'amour  !  pensa  Wronsky  avec 
une  grimace.  Tu  sais  bien  que,  si  je  le  souhaite, 
c'est  à  cause  de  toi  et  des  enfants. 

—  Il  n'y  aura  plus  d'enfants. 

—  Tant  pis,  je  le  regrette. 

—  Tu  ne  penses  qu'aux  enfants  et  pas  à  moi, 
dit-elle,  oubliant  qu'il  venait  de  dire  «  à  cause 
de  toi  et  des  enfants  »,  et  mécontente  de  ce  désir 
d'avoir  des  enfants  comme  d'une  preuve  d'indif- 
férence  pour   sa  beauté. 

—  Au  contraire,  je  pense  à  toi,  car  je  suis  per- 
suadé que  ton  irritabilité  tient  principalement  à 
la  fausseté  de  ta  position,  répondit-il  d'un  ton 
froid  et  contrarié. 

—  Je  ne  comprends  pas  que  ma  situation  puisse 
être  cause  de  mon  irritabilité,  dit-elle,  voyant  un 
juge  terrible  la  condamner  par  les  yeux  de  Wronsky; 
cette  situation  me  paraît  parfaitement  claire,  ne 
suis- je  pas  absolument  en  "ton  pouvoir  ? 

—  Oui,  mais  tu  te  méfies  de  ma  liberté. 

—  Oh  !  quant  à  cela,  tu  peux  être  tranquille, 
fit-elle  se  versant  du  café,  et  remarquant  combien 
ses  gestes,  et  jusqu'à  sa  façon  d'avaler,  donnaient 


482  ANNA  KARÉNINE. 

sur  les  nerfs  de  Wronsky.   Je  me  préoccupe  peu 
des  projets  de  mariage  de  ta  mère. 

—  Nous  ne  parlons  pas  d'elle. 

—  Si  fait,  et  tu  peux  m'en  croire,  une  femme 
sans  cœur,  qu'elle  soit  jeune  ou  vieille,  ne  m'in- 
téresse guère. 

—  Anna,  je  te  prie  de  respecter  ma  mère. 

—  Une  femme  qui  ne  comprends  pas  en  quoi 
consiste  l'honneur  pour  son  fils  n'a  pas  de 
cœur. 

—  Je  te  réitère  le  prière  de  ne  pas  parler  de  ma 
mère  d'une  façon  irrespectueuse  »,  répéta  le  comte 
élevant  la   voix   et   regardant   Anna   sévèrement. 

Elle  supporta  ce  regard  sans  lui  répondre,  et 
se  rappelant  ses  caresses  de  la  veille  :  «  Quelles 
caresses  banales  !    »  pensa-t-elle. 

«  Tu  n'aimes  pas  ta  mère,  ce  sont  des  phrases 
et  encore  des  phrases. 

—  Si  c'est  ainsi,  il  faut... 

—  Il  faut  prendre  un  parti,  et  quant  à  moi, 
je  sais  ce  qu'il  me  reste  à  faire  »,  dit-elle,  se  dis- 
posant à  quitter  la  chambre,  lorsque  la  porte 
s'ouvrit  et  livra  passage  à  Yavshine.  Elle  s'arrêta 
aussitôt  et  lui  souhaita  le  bonjour.  Pourquoi  dis- 
simulait-elle ainsi  devant  un  étranger  qui  tôt  ou 
tard  devait  tout  apprendre  ?  C'est  ce  qu'elle 
n'aurait  pu  expliquer  ;  mais  elle  se  rassit  et  dé- 
demanda tranquillement  : 

«  Vous  a-t-on  payé  votre  argent  ?  (Elle  savait 
que  Yavshine  venait  de  gagner  au  jeu  une  grosse 
somme) . 


ANNA  KARENINE.  483 

—  Je  ii  recevrai  probablement  dans  la  jour- 
née, répondit  le  géant,  remarquant  qu'il  était  entré 
mal  à  propos.  Quand  partez-vous  ? 

—  Après-demain,    je   pense,    dit   Wronsky. 

—  N'avez- vous  jamais  pitié  de  vos  malheu- 
reux adversaires  ?  continua  Anna  s'adressant 
toujours  au  joueur. 

—  C'est  une  question  que  je  ne  me  suis  pas 
posée.  Anna  Arcadievna.  Ma  fortune  tout  entière 
est  là,  fit-il  montrant  sa  poche  ;  mais,  riche  en  ce 
moment,  je  puis  être  pauvre  en  sortant  du  club 
ce  soir.  Celui  qui  joue  avec  moi  me  gagnerait 
volontiers  jusqu'à  ma  chemise  :  c'est  cette  lutte 
qui  fait  le  plaisir. 

—  Mais  si  vous  étiez  marié,  qu'en  dirait  votre 
femme  ? 

—  Aussi  bien,  je  ne  compte  pas  me  marier, 
répondit  Yavshine  en  riant. 

—  Et  vous  n'avez  jamais  été  amoureux  ? 

—  Oh  Seigneur  !  combien  de  fois  ! .  mais  tou- 
jours de  façon  à  ne  pas  manquer  ma  partie.  » 

Un  amateur  de  chevaux,  venant  pour  affaires, 
entra  sur  ces  entrefaites,  et  Anna  quitta  la  salle 
à  manger. 

Avant  de  sortir,  Wronsky  passa  chez  elle,  et 
chercha  quelque  chose  sur  la  table.  Elle  feignit 
de  ne  pas  l'apercevoir,  mais,  honteuse  de  cette 
dissimulation  : 

«  Que  vous  faut-il  ?  lui  demanda- t-elle  en 
français. 

—  Le    certificat    d'origine    du    cheval    que    je 


484  ANNA  KARÉNINE. 

viens  de  vendre,  répondit  Wronsky  d'un  ton  qui 
signifiait  plus  clairement  que  des  paroles  :  «  Je 
n'ai  pas  le  temps  d'entamer  des  explications  qui 
ne  mèneraient  à  rien  ».  «  Je  ne  suis  pas  coupable, 
pensait-il  :  tant  pis  pour  elle,  si  elle  veut  se  punir.  » 
Il  crut  cependant  en  quittant  la  chambre  qu'elle 
l'appelait. 

«  Qu'y    a-t-il,    Anna  ?    demanda-t-il. 

—  Rien,    répondit    celle-ci    froidement. 

—  Tant  pis   »,  se  dit-il  encore. 

En  passant  devant  une  glace  il  aperçut  un  visage 
si  décomposé  que  l'idée  de  s'arrêter  pour  consoler 
Anna  lui  vint,  mais  trop  tard,  il  était  déjà  loin. 
Sa  journée  se  passa  tout  entière  hors  de  la  maison, 
et,  lorsqu'il  rentra,  la  femme  de  chambre  lui 
apprit  qu'Anna  Arcadievna  avait  la  migraine 
et  priait  qu'on  ne  la  dérangeât  pas. 


CHAPITRE  XXVI 

Jamais  encore  une  journée  ne  s'était  écoulée 
sans  amener  une  réconciliation,  et  cette  fois  leur 
querelle  avait  ressemblé  à  une  rupture.  Pour 
s'éloigner  comme  Wronsky  l'avait  fait,  malgré  l'état 
de  désespoir  auquel  il  l'avait  vue  réduite,  c'est 
qu'il  la  haïssait,  qu'il  en  aimait  une  autre.  L^es 
mots  cruels  sortis  de  la  bouche  du  comte  reve- 
naient tous  à  la  mémoire  d'Anna,  et  dans  son 
imagination  s'aggravaient  de  propos  grossiers 
dont  il  était  incapable. 


ANNA  KARÉNINE.  485 

«  Je  ne  vous  retiens  pas,  lui  faisait-elle  dire, 
vous  pouvez  partir  ;  puisque  vous  ne  teniez  pas 
au  divorce,  c'est  que  vous  comptiez  retourner 
chez  votre  mari.  S'il  vous  faut  de  l'argent,  vous 
n'avez  qu'à  déclarer  la  somme. 

«  Mais  hier  encore  il  me  jurait  qu'il  n'aimait 
que  moi  !...  C'est  un  homme  honnête  et  sincère, 
se  disait-elle  le  moment  d'après.  Ne  me  suis- je 
déjà  pas  désespérée  inutilement  bien  des  fois  ?   » 

Elle  passa  toute  la  journée,  sauf  une  visite  de 
deux  heures  qu'elle  fit  à  la  famille  de  sa  protégée, 
en  alternatives  de  doute  et  d'espérance  ;  lasse 
d'attendre  toute  la  soireé,  elle  finit  par  rentrer 
dans  sa  chambre,  en  recommandant  à  Aimouchka 
de  la  dire  souffrante.  «  S'il  vient  malgré  tout, 
c'est  qu'il  m'aime  encore  ;  sinon,  c'est  fini,  et  je 
sais  ce  qu'il  me  reste  à  faire.  » 

Elle  entendit  le  roulement  de  la  calèche  sur  le 
pavé  quand  le  comte  rentra,  son  coup  de  sonnette 
et  son  colloque  avec  Annouchka  ;  puis  ses  pas 
pas  s'éloignèrent,  il  rentra  dans  son  cabinet,  et 
Anna  comprit  que  le  sort  en  était  jeté.  L<a  mort 
lui  apparut  alors  comme  l'unique  moyen  de  punir 
Wronsky,  de  triompher  de  lui  et  de  reconquérir 
son  amour.  Le  départ,  le  divorce,  devenaient 
choses  indifterentes  :  l'essentiel  était  le  châtiment. 

Elle  prit  sa  fiole  d'opium  et  versa  la  dose  accou- 
tumée dans  un  verre  ;  en  avalant  le  tout  il  était 
si  facile  d'en  finir  !  Couchée,  les  yeux  ouverts, 
elle  suivit  sur  le  plafond  l'ombre  de  la  bougie  qui 
achevait  de  brûler  dans  un  bougeoir,  et  dont  la 


486  ANNA  KARÉNINE. 

lumière  tremblante  se  confondait  par  moments 
avec  l'ombre  du  paravent  qui  divisait  la  chambre. 

Que  penserait-il  quand  elle  aurait  disparu  ? 
Que  de  remords  il  éprouverait  !  «  Comment  ai-je 
pu  lui  parler  durement  ?  se  dirait-il,  la  quitter 
sans  une  parole  d'affection,  et  elle  n'est  plus,  elle 
nous  a  quittés  pour  jamais  !  »  Tout  à  coup  l'ombre 
du  paravent  sembla  chanceler  et  gagner  tout  le 
plafond,  les  autres  ombres  se  rejoignirent,  vacil- 
lèrent, et  se  confondirent  dans  une  obscurité  com» 
pléte.  «  Iva  mort  !  »  pensa-t-elle  avec  effroi,  et  une 
terreur  si  profonde  s'empara  de  tout  son  être  que, 
cherchant  des  allumettes  d'une  main  tremblante, 
elle  resta  quelque  temps  à  rassembler  ses  idées 
sans  savoir  où  elle  se  trouvait  ;  des  larmes  de  joie 
lui  inondèrent  le  visage  lorsqu'elle  comprit  qu'elle 
vivait  encore.  «  Non,  non,  tout  plutôt  que  la 
mort  !  Je  l'aime,  il  m'aime  aussi,  ces  mauvais 
jours  passeront  !  »  Et  pour  échapper  à  ses  frayeurs 
elle  prit  la  bougie,  et  se  sauva  dans  le  cabinet  de 
Wronsky. 

I]  y  dormait  d'un  paisible  sommeil,  qu'elle  con- 
templa longuement  en  pleurant  d'attendrisse- 
ment ;  mais  elle  se  garda  bien  de  le  réveiller,  il 
l'aurait  regardée  de  son  air  glacial,  et  elle-même 
n'eût  pas  résisté  au  besoin  de  se  justifier  et  de 
l'accuser.  Elle  rentra  donc  dans  sa  chambre,  prit 
une  double  dose  d'opium,  et  s'endormit  d'un 
sommeil  pesant  qui  ne  lui  ôta  pas  le  sentiment 
de  ses  souffrances.  Vers  le  matin,  elle  eut  un  cau- 
tchemar  affreux  :  comme  autrefois  elle  vit  un  peti 


ANNA  KARÉNINE.  487 

moujik  ébouriffé  prononcer  d'inintelligibles  paroles 
en  remuant  quelque  chose,  et  ce  quelque  chose 
lui  sembla  d'autant  plus  terrifiant  que  l'homme 
l'agitait  au-dessus  de  sa  tête  à  elle,  sans  avoir 
l'air  de  la  remarquer.  Une  sueur  froide  l'inonda. 

A  son  réveil  les  événements  de  la  veille  lui 
revinrent    confusément    à    l'esprit. 

«  Que  s'est-il  passé  de  si  désespéré  ?  pensa-t-elle, 
une  querelle  ?  ce  n'est  pas  la  première.  J'ai  pré- 
texté une  migraine  et  il  n'a  pas  voulu  me  déranger, 
voilà  tout.  Demain,  nous  partons  ;  il  faut  le  voir, 
lui  parler  et  hâter  le  départ.  » 

Aussitôt  levée,  elle  se  dirigea  vers  le  cabinet  de 
Wronsky  ;  mais,  en  traversant  le  salon,  le  bruit 
d'une  voiture  s' arrêtant  à  la  porte  attira  son 
attention  et  la  fit  regarder  par  la  fenêtre.  C'était 
un  coupé  :  une  jeune  fille  en  chapeau  clair,  pen- 
chée à  la  portière,  donnait  des  ordres  à  un  valet 
de  pied  ;  celui-ci  sonna,  on  parla  dans  le  vestibule, 
puis  quelqu'un  monta,  et  Anna  entendit  Wronsky 
descendre  l'escalier  en  courant.  Elle  le  vit  sortir 
tête  nue  sur  le  perron,  s'approcher  de  la  voiture, 
prendre  un  paquet  des  mains  de  la  jeune  fille,  et 
sourire  en  lui  parlant.  I^e  coupé  s'éloigna  et 
Wronsky  remonta  vivement. 

Cette  petite  scène  dissipa  soudain  l'espèce 
d'engourdissement  qui  pesait  sur  l'âme  d'Anna, 
et  les  impressions  de  la  veille  lui  déchirèrent  le 
cœur  plus  douloureusement  que  jamais.  Comment 
avait-elle  pu  s'abaisser  au  point  de  rester  un  jour 
de  plus  sous  ce  toit  ! 


488  ANNA  KARÉNINE. 

Elle  entra  dans  le  cabinet  du  comte  pour  lui 
déclarer  la  résolution  qu'elle  avait  prise. 

«  La  princesse  Sarokine  et  sa  fille  m'ont  apporté 
l'argent  et  les  papiers  de  ma  mère  que  je  n'avais 
pu  obtenir  hier,  dit  celui-ci  tranquillement,  sans 
avoir  l'air  de  remarquer  l'expression  sombre  et 
tragique  de  la  physionomie  d'Anna.  Comment 
te  sens-tu  ce  matin  ?  » 

Debout  au  milieu  de  la  chambre,  elle  le  regarda 
fixement,  tandis  qu'il  continuait  à  lire  sa  lettre, 
le  front  plissé,  après  avoir  jeté  les  yeux  sur  elle. 

Anna,  sans  parler,  tourna  lentement  sur  elle- 
même  et  sortit  de  la  chambre  ;  il  pouvait  encore 
la  retenir,  mais  il  la  laissa  dépasser  le  seuil  de  la 
porte. 

«  A  propos,  s'écria-t-il  au  moment  où  elle  allait 
disparaître,  c'est  bien  décidément  demain  que 
nous  partons  ? 

—  Vous,  mais  non  pas  moi,  répondit-elle. 

—  Anna,  la  vie  dans  ces  conditions  est  impos- 
sible. 

—  Vous,   pas   moi,    répéta-t-elle   encore. 
-^  Cela  n'est  plus  tolérable! 

—  Vous...  vous  en  repentirez  »,  dit-elle  et  elle 
sortit. 

Effrayé  du  ton  désespéré  dont  elle  avait  pro- 
noncé ces  derniers  mots,  le  premier  mouvement 
de  Wronsky  fut  de  la  suivre  ;  mais  il  réfléchit,  se 
rassit  et,  irrité  de  cette  menace  inconvenante, 
murmura  en  serrant  les  dents  :  «  J'ai  essayé  de 
tous  les  moyens,  il  ne  me  reste  que  l'indifférence  »  ; 


ANNA  KARÉNINE.  489 

et  il  s'habilla  afin  de  se  rendre  chez  sa  mère  pour 
lui  faire  signer  une  procuration. 

Anna  l'entendit  quitter  son  cabinet  et  la  salle 
à  manger,  s'arrêter  dans  l'antichambre  pour  y 
donner  quelques  ordres  relatifs  au  cheval  qu'il 
\'enait  de  vendre  ;  elle  entendit  avancer  la  calèche 
et  ouvrir  la  porte  d'entrée  ;  quelqu'un  remonta 
précipitamment  l'escalier,  elle  courut  à  la  fenêtre, 
et  vit  Wronsky  prendre  des  mains  de  son  valet 
de  chambre  une  paire  de  gants  oubliée,  puis  tou- 
cher le  dos  du  cocher,  lui  dire  quelques  mots,  et, 
sans  lever  les  yeux  vers  la  fenêtre,  se  renverser 
dans  sa  pose  habituelle  au  fond  de  la  calèche,  en 
croisant  une  jambe  sur  l'autre.  Au  tournant  de 
la  rue  il  disparut  aux  yeux  d'Anna. 

CHAPITRE  XXVII 

«  Il  est  parti,  c'est  fini  !  »  se  dit-elle  debout  à 
la  fenêtre  ;  et  l'impression  d'horreur  causée  la 
nuit  par  son  cauchemar  et  par  la  bougie  qui  s'étei- 
gnait l'envahit  tout  entière.  Elle  eut  peur  de  rester 
seule,  sonna  et  courut  au-devant  du  domestique. 

«  Informez-vous  de  l'endroit  où  le  comte  s'est 
fait  conduire. 

—  Aux  écuries,  répondit  le  valet,  et  l'ordre 
a  été  donné  de  prévenir  madame  que  la  calèche 
allait  rentrer  et  serait  à  sa  disposition. 

—  C'est  bon,  je  vais  écrire  un  mot  que  vous 
porterez  immédiatement  aux  écuries.    » 


490  ANNA  KARÉNINE. 

Elle  s'assit  et  écrivit  : 

«  Je  suis  coupable,  mais,  au  nom  de  Dieu, 
reviens,  nous  nous  expliquerons,  j'ai  peur  !    » 

Elle  cacheta,  remit  le  billet  au  domestique,  et 
dans  sa  crainte  de  rester  seule  se  rendit  chez  sa 
petite  fille. 

«  Je  ne  le  reconnais  plus  !  où  sont  ses  yeux  bleus 
et  son  joli  sourire  timide  ?  »  pensa- t-elle  apercevant 
la  belle  enfant  aux  yeux  noirs  au  heu  de  Serge 
que  dans  la  confusion  de  ses  idées  elle  s'attendait 
à  voir. 

La  petite,  assise  près  d'une  table,  y  tapait  à 
tort  et  à  travers  avec  un  bouchon  ;  elle  regarda 
sa  mère,  qui  se  plaça  auprès  d'elle  et  lui  prit  le 
bouchon  des  mains  pour  le  faire  tourner.  Le  mou- 
vement des  sourcils,  le  rire  sonore  de  l'enfant, 
rappelaient  si  vivement  Wronsky,  qu'Anna  n'y 
put  tenir  ;  elle  se  leva  brusquement  et  se  sauva. 
«  Est-il  possible  que  tout  soit  fini  !  Il  reviendra 
pensa-t-elle,  mais  comment  m'expliquera-t-il  son 
animation,  son  sourire  en  lui  parlant  ?  J'accep- 
terai tout,  sinon  je  ne  vois  qu'un  remède,  et  je 
n'en  veux  pas  !  »  Douze  minutes  s'étaient  écoulées. 
«  Il  a  reçu  ma  lettre  et  va  revenir  dans  dix  minutes. 
Et  s'il  ne  revenait  pas  ?  Cest  impossible.  Il  ne 
doit  pas  me  trouver  avec  des  yeux  rouges,  je  vais 
me  baigner  la  figure.  Et  ma  coiffure  ?  »  Elle  porta 
les  mains  à  sa  tête,  elle  s'était  coiffée  sans  en  avoir 
conscience.  «  Qui  est-ce  ?  se  demanda-t-elle  en 
apercevant  dans  une  glace  son  visage  défait  et 
ses  yeux  étrangement  brillants.  C'est  moi  !    »  Et 


I 


ANNA  KARÉNINE.  491 

elle  crut  encore  sentir  sur  ses  épaules  les  récents 
baisers  de  son  amant  ;  elle  frissonna  et  porta  une 
de  ses  mains  à  ses  lèvres  :  «  Deviendrais-]  e  folle  ?  » 
pensa- t-elle  avec  effroi,  et  elle  se  sauva  dans  la 
chambre  où  Annouchka  rangeait  sa  toilette. 
«  Annouchka,  fit-elle  ne  sachant  que  dire. 

—  Vous  voulez  aller  chez  Daria  Alexandrovna  ?  » 
dit  la  femme  de  chambre,  pour  lui  suggérer  une  idée. 

«  Quinze  minutes  pour  aller,  quinze  pour  reve- 
nir, il  va  être  ici.  »  Elle  regarda  sa  montre.  «  Mais 
comment  a-t-il  pu  me  quitter  ainsi  !  »  Elle  s'appro- 
cha de  la  fenêtre,  peut-être  avait-elle  fait  une 
erreur  de  calcul,  et  elle  se  remit  à  compter  les 
minutes  depuis  son  départ. 

Au  moment  où  elle  voulait  consulter  la  pen- 
dule du  salon,  im  équipage  s'arrêta  devant  la 
porte  ;  c'était  la  calèche,  mais  personne  ne  mon- 
tait l'escalier  et  elle  entendit  des  voix  dans  le 
vestibule. 

«  Monsieur  le  comte  était  déjà  parti  pour  la 
gare  de  Nijni,  vint- on  lui  apprendre  en  lui  remet- 
tant  son   billet. 

—  Qu'on  porte  immédiatement  cette  lettre  au 
comte  à  la  campagne  de  sa  mère,  et  qu'on  me 
rapporte  aussitôt  la  réponse. 

—  Que  deviendrai- je  en  attendant  ?  J'irai  chez 
Dolly,  pour  ne  pas  devenir  folle.  Ah  !  je  puis 
encore  télégraphier  !   » 

Et  elle  écrivit  la  dépêche  suivante  : 
«  J'ai  absolument  besoin  de  vous  parler,  reve- 
nez vite.    » 


492  ANNA  KARÉNINE. 

Elle  vint  ensuite  s'habiller  et,  le  chapeau  sur 
la  tête,  s'arrêta  devant  Annouchka,  dont  les 
petits  yeux  gris  témoignaient  une  vive  sympa- 
thie. 

«  Annouchka  !  ma  chère  !  que  devenir  ?  mur- 
mura-t-elle  en  se  laissant  tomber  sur  un  fauteuil 
avec  un  sanglot. 

—  Il  ne  faut  pas  vous  agiter  ainsi,  Anna  Arca- 
dievna  ;  faites  un  tour  de  promenade,  cela  vous 
distraira  ;    ces    choses-là    arrivent. 

—  Oui,  je  vais  sortir  ;  si  en  mon  absence  on 
apportait  une  dépêche,  tu  l'enverrais  chez  Daria 
Alexandrovna,  dit-elle  cherchant  à  se  maîtriser, 
ou  plutôt  non,  je  rentrerai.    » 

«  Je  dois  m' abstenir  de  toute  réflexion,  m' occu- 
per, sortir,  quitter  cette  maison  surtout  »,  pensa- 
t-elle  écoutant  avec  frayeur  les  battements  préci- 
pités de  son  cœur  ;  et  elle  monta  vivement  en 
calèche. 

«  Chez  la  princesse  Oblonsky  !  »  dit-elle  au 
cocher. 


CHAPITRE  XXVIII 

Le  temps  était  clair  ;  ime  pluie  fine  tombée 
dans  la  matinée  faisait  encore  étinceler  au  soleil 
de  mai  les  toits  des  maisons,  les  dalles  des  trot- 
toirs et  les  cuirs  des  équipages.  Il  était  trois  heures, 
le  moment  le  plus  animé  de  la  journée. 

Anna,  doucement  bercée  par  la  calèche  qu'en- 


ANNA  KARÉNINE.  493 

traînaient  rapidement  deux  trotteurs  gris,  jugea 
différemment  sa  situation  en  repassant  au  grand 
air  les  é\énements  des  derniers  jours.  L'idée  de 
la  mort  ne  l'épouvanta  plus  autant,  et  en  même 
temps  elle  ne  lui  parut  plus  aussi  inévitable.  Ce 
qu'elle  se  reprocha  fut  l'humiliation  à  laquelle 
elle  s'était  abaissée.  «  Pourquoi  m' accuser  comme 
je  l'ai  fait  ?  ne  puis-je  donc  vivre  sans  lui  ?  »  Et, 
laissant  cette  question  sans  réponse,  elle  se  mit 
à  lire  machinalement  les  enseignes.  «  Comptoir 
et  dépôt.  —  Dentiste.  — •  Oui,  je  vais  me  confesser 
a  Dolly  ;  elle  n'aime  pas  Wronsky  ;  ce  sera  dur  de 
tout  avouer,  mais  je  le  ferai  ;  elle  m'aime,  je  sui- 
vrai son  conseil.  Je  ne  me  laisserai  pas  traiter 
comme  une  enfant,  —  Philipof,  —  des  kalatchis  ; 
—  on  dit  qu'il  en  envoie  la  pâte  jusqu'à  Péters- 
bourg  ;  l'eau  de  Moscou  est  meilleure  ;  —  les 
puits  de  Miatichtchy...  »  Et  elle  se  souvint  d'avoir 
passé  dans  cette  localité  en  se  rendant  autrefois 
au  couvent  de  Troïtza  en  pèlerinage  avec  sa  tante. 
«  On  y  allait  en  voiture  dans  ce  temps-là  ;  était-ce 
vraiment  moi,  avec  des  mains  rouges  ?  Que  de 
choses  qui  me  paraissent  alors  des  rêves  de  bonheur 
irréalisables  me  semblent  misérables  aujourd'hui  ; 
et  des  siècles  ne  sauraient  me  ramener  à  l'innocence 
d'alors  !  Qui  m'eût  dit  l'abaissement  dans  lequel 
je  tomberais  !  Mon  billet  l'aura  fait  triompher... 
I\Ion  Dieu,  que  cette  peinture  sent  mauvais  ! 
pourquoi  éprouve-t-on  toujours  le  besoin  de 
bâtir  et  de  peindre  ?  —  Modes  et  robes.    » 

Un  passant  la  salua,  c'était  le  mari  d'Annouchka. 


494  ANNA  KARÉNINE. 

«  Nos  parasites,  comme  dit  Wronsky  ;  pourquoi 
les  nôtres  ?...  Ah  !  si  on  pouvait  arracher  le  passé 
avec  ses  racines  !  mais  c'est  impossible,  tout  au 
plus  peut-on  feindre  d'oublier  !  »  Et  cependant, 
en  se  rappelant  son  passé  avec  Alexis  Alexan- 
drovitch,  elle  constata  qu'elle  en  avait  aisément 
perdu  le  souvenir.  «  Dolly  me  donnera  tort,  puis- 
que c'est  le  second  que  je  quitte.  Ai-je  la  prétention 
d'avoir  raison  ?  »  Et  elle  sentit  les  larmes  la  gagner. 

«  De  quoi  ces  jeunes  filles  peuvent-elles  par- 
ler en  souriant  ?  d'amour  ?  elles  ne  savent  pas 
combien  c'est  triste  et  misérable...  Le  boulevard 
et  des  enfants  ;  trois  petits  garçons  jouent  aux 
chevaux...  Serge,  mon  petit  Serge  !  je  perdrais 
tout  que  je  ne  te  retrouverais  pas  !  Oh  !  s'il  ne 
revient  pas,  tout  est  bien  perdu  !  Peut-être  aura-t-il 
manqué  le  train  et  le  retrou  ver  ai- je  à  la  maison... 
Tu  as  besoin  de  t'humilier  encore  ?  »  se  dit-elle 
avec  un  reproche  pour  sa  faiblesse.  «  Non,  je  vais 
entrer  chez  Dolly,  je  lui  dirai  :  je  suis  malheu- 
reuse, je  souffre,  je  l'ai  mérité,  mais  viens-moi 
en  aide  !...  Oh  !  ces  chevaux,  cette  calèche  qui 
lui  appartiennent,  je  me  fais  horreur  de  m'en 
servir.  Bientôt  je  ne  les  reverrai  plus  !   » 

Et,  tout  en  se  torturant  ainsi  le  cœur,  elle  arriva 
chez  Dolly  et  monta  l'escalier. 

«  Y  a  t-il  du  monde  ?  demanda-t-elle  dans 
l'antichambre. 

—  Catherine  Alexandrovna  Levine  »,  répondit 
le  domestique. 

«  Kitty,  cette  Kitty  dont  Wronsky  était  amou- 


iVNNA  KARÉNINE.  495 

reux,  pensa  Anna,  qu'il  regrette  de  ne  pas  avoir 
épousée,  tandis  qu'il  déplore  le  jour  où  il  m'a  ren- 
contrée !    » 

Les  deux  sœurs  étaient  en  conférence  au  sujet 
du  nourrisson  de  Kitty,  lorsqu'on  leur  annonça 
Anna  ;  Dolly  seule  vint  la  recevoir  au  salon. 

«  Tu  ne  pars  pas  encore  ?  je  voulais  précisé- 
ment passer  chez  toi  aujourd'hui  ;  j'ai  une  lettre 
de  Stiva. 

—  Nous  avons  reçu  une  dépêche,  répondit 
Anna  en  se  retournant  pour  voir  si  Kitty  venait. 

—  Il  écrit  qu'il  ne  comprend  rien  à  ce  qu'Alexis 
Alexandrovitch  exige,  mais  qu'il  ne  partira  pas 
sans  obtenir  une  réponse  définitive. 

—  Tu  as  du  monde  ? 

—  Oui,  Kitty,  répondit  Dolly  troublée  ;  elle 
est  dans  la  chambre  des  enfants  ;  tu  sais  qu'elle 
relève  de  maladie  ? 

—  Je  le  sais.  Peux-tu  me  montrer  la  lettre  de 
Stiva  ? 

—  Certainement,    je    vais    te    la    chercher... 
Alexis  Alexandrovitch  ne  refuse  pas,  au  contraire  ; 
Stiva  a  bon  espoir,  dit  Dolly  s' arrêtant  sur  le  seiiil 
de  la  porte. 

—  Je  n'espère  et  ne  désire  rien.  —  Kitty  croi- 
rait-elle au-dessous  de  sa  dignité  de  me  rencon- 
trer ?  pensa  Anna  restée  seule  ;  elle  a  peut-être 
raison,  mais  elle  qui  a  été  éprise  de  Wronsky  n'a 
pas  le  droit  de  me  faire  la  leçon.  Je  sais  bien  qu'une 
femme  honnête  ne  peut  me  recevoir  ;  je  lui  ai  tout 
sacrifié,  et  voilà  ma  récompense  !  Ah  !  que  je  le 


496  ANNA  KARENINE. 

hais  !  pourquoi  suis- je  venue  ici  !  J'y  suis  plus 
mal  encore  que  chez  moi.  »  Elle  entendit  les  voix 
des  deux  sœurs  dans  la  pièce  voisine  :  a  Et  que 
vais- je  dire  à  Dolly  ?  réjouir  Kitty  du  spectacle 
de  mon  malheur  ?  d'ailleurs  Dolly  ne  compren- 
dra rien...  Si  je  tiens  à  voir  Kitty,  c'est  pour  lui 
prouver  que  je  suis  insensible  à  tout,  que  je  méprise 
tout.    » 

Dolly  rentra  avec  la  lettre  ;  Anna  la  parcourut 
et  la  lui  rendit, 

«  Je  savais  cela,  dit-elle,  et  ne  m'en  soucie  plus. 

—  Pourquoi  ?  J'ai  bon  espoir  »,  fit  Dolly  en 
examinant  Anna  avec  attention  ;  jamais  elle  ne 
l'avait  vue  dans  une  semblable  disposition  d'es- 
prit.   «  Quel  jour  pars-tu  ?   » 

Anna  feima  les  yeux  à  demi  et  regarda  devant 
elle  sans  répondre. 

«  Kitty  a-t-elle  peur  de  moi  ?  demanda- t-elle 
au  bout  d'un  moment  en  jetant  un  coup  d'oeil 
vers  la  porte. 

—  Quelle  idée  !  mais  elle  nourrit  et  ne  s'en  tire 
pas  encore  très  bien...  Elle  est  enchantée  au  con- 
traire, et  va  venir,  répondit  Dolly  qui  se  sentait 
gênée   de  faire  un   mensonge.   Tiens,   la   voilà.    " 

Kitty  n'avait  effectivement  pas  voulu  paraître 
en  apprenant  l'arrivée  d'Anna  ;  Dolly  était  cepen- 
dant parvenue  à  la  raisonner  et,  faisant  effort  sur 
elle-même,  la  jeune  femme  entra  au  salon,  et  en 
rougissant  s'approcha  d'Anna  pour  lui  tendre  la 
main. 

«  Je  suis  charmée,   fit-elle  d'une  voix  émue.    » 


ANNA  KARENINE.  497 

et  toutes  ses  préventions  contre  cette  méchante 
femme  tombèrent  à  la  vue  du  beau  visage  sym- 
pathique d'Anna. 

—  J'aurais  trouvé  naturel  votre  refus  de  me 
voir,  dit  Anna  :  je  suis  faite  à  tout.  Vous  avez  été 
malade,  me  dit-on  ;  je  vous  trouve  effectivement 
changée.    » 

Kitty  attribua  le  ton  sec  d'Anna  à  la  gêne  que 
lui  causait  la  fausseté  de  sa  situation,  et  le  cœur 
de  la  jeune  femme  se  serra  de  compassion. 

Elles  causèrent  de  la  maladie  de  Kitty,  de  son 
enfant,  de  Stiva,  mais  l'esprit  d'Anna  était  visi- 
blement   absent. 

«  Je  suis  venue  te  faire  mes  adieux,  dit-elle  à 
DoUy  en  se  levant. 

—  Quand  pars-tu  ?    » 

Sans  lui  répondre,  Anna  se  tourna  vers  Kitty 
avec  un  sourire. 

—  Je  suis  bien  aise  de  vous  avoir  revue,  j'ai 
tant  entendue  parler  de  vous,  même  par  votre 
mari.  Vous  savez  qu'il  est  venu  me  voir  ?  il  m'a 
beaucoup  plu,  ajouta-t-elle  avec  une  intention  mau- 
vaise. Où  est-il  ? 

—  A  la  campagne,  répondit  Kitty  en  rougis- 
sant. 

---  Faites-lui  bien  des  amitiés,  n'y  manquez 
pas. 

—  Je  les  ferai  certainement,  dit  naïvement 
Kitty  avec  un  regard  de  compassion. 

—  Adieu,  Dolly  !  fit  Anna  en  embrassant  celle-ci. 

—  Elle  est  toujours  aussi  séduisante  que  par  le 


498  ANNA  KARÉNINE. 

passé,  fit  remarquer  Kitty  à  sa  soeur  quand  celle-ci 
rentra  après  avoir  reconduit  Anna  jusqu'à  la  porte. 
Et  comme  elle  est  belle  !  mais  il  y  a  en  elle  quel- 
que chose  d'étrange  qui  fait  peine,  beaucoup  de 
peine. 

—  Je  ne  la  trouve  pas  aujourd'hui  dans  son 
état  normal.  J'ai  cru  qu'elle  allait  fondre  en  larmes 
dans  l'antichambre.    » 

CHAPITRE  XXIX 

Remontée  dans  sa  calèche,  Anna  se  sentit  plus 
malheureuse  que  jamais  ;  son  entrevue  avec  Kitty 
réveillait  douloureusement  en  elle  le  sentiment 
de  sa  déchéance  morale,  et  cette  souffrance  vint 
s'ajouter  aux  autres.  Sans  trop  savoir  ce  qu'elle 
disait,  elle  donna  au  cocher  l'ordre  de  la  ramener 
chez  elle. 

«  Elles  m'ont  regardée  comme  un  être  étrange 
et  incompréhensible  '....  Que  peuvent  se  dire  ces 
gens-là  ?  ont-ils  la  prétention  de  se  communiquer 
ce  qu'ils  éprouvent  ?  pensa-t-elle  en  voyant  deux 
passants  causer  ensemble  ;  —  on  ne  peut  partager 
avec  un  autre  ce  qu'on  ressent  !  Moi  qui  voulais 
me  confesser  à  Dolly  !  J'ai  eu  raison  de  me  taire  ; 
mon  malheur  l'aurait  réjouie  au  fond,  bien  qu'elle 
l'eût  dissimulé  ;  elle  trouverait  juste  de  me  voir 
expier  ce  bonheur  qu'elle  m'a  envié.  Et  Kitty  ? 
Celle-là  eût  été  plus  contente  encore,  car  je  lis 
dans  son  cœur  :  elle  me  hait,  parce  que  j'ai  plu  à 


ANNA  KARÉNINE.  499 

son  mari  ;  à  ses  yeux  je  suis  une  femme  sans 
mœurs,  qu'elle  méprise.  Ali  !  si  j'avais  été  ce 
qu'elle  pense,  avec  quelle  facilité  j'aurais  tourné 
la  tête  à  son  mari  !  La  pensée  m'en  est  venue, 
j'en  conviens.  —  Voilà  un  homme  enchanté  de 
sa  personne,  se  dit-elle  à  l'aspect  d'un  gros  mon- 
sieur au  teint  fleuri  venant  à  sa  renccontre,  et  la 
saluant  d'un  air  gracieux  pour  s'apercevoir  qu'il 
ne  la  connaissait  pas.  —  Il  me  connaît  autant  que 
le  reste  du  monde  !  puis- je  me  vanter  de  me  con- 
naître moi-même  ?  Je  ne  connais  que  mes  appé- 
tits, comme  disent  les  Français...  Ces  gamins  con- 
voitent de  mauvaises  glaces,  se  dit-elle  à  la  vue 
de  deux  enfants  arrêtés  devant  un  marchand  qui 
déposait  à  terre  un  seau  à  glaces,  et  s'essuyait  la 
figure  du  coin  d'un  torchon  ;  tous  nous  aimons 
les  friandises,  et  faute  de  bonbons  on  désire  de 
méchantes  glaces,  comme  Kitty  qui,  ne  pouvant 
épouser  Wronsky,  s'est  contentée  de  Levine  ; 
elle  me  déteste,  et  me  jalouse  ;  de  mon  côté  je  lui 
porte  envie.  Ainsi  va  le  monde.  —  Futkin,  coif- 
feur ;  «  je  me  fais  coiffer  par  Futkin...  »  ;  je  le 
ferai  rire  avec  cette  bêtise  »,  pensa-t-elle,  pour  se 
rappeler  aussitôt  qu'elle  n'avait  plus  personne  à 
faire  rire.  On  sonne  les  vêpres  ;  ce  marchand  fait 
ses  signes  de  croix  avec  une  telle  hâte  qu'on  dirait 
qu'il  a  peur  de  les  perdre.  Pourquoi  ces  églises,  ces 
cloches,  ces  mensonges  ?  pour  dissimuler  que  nous 
nous  haïssons  tous,  comme  ces  isvoschiks  qui  s'in- 
jurient. Yavshine  a  raison  de  dire  :  «  Il  en  veut  à 
ma  chemise,  moi  à  la  sienne  ». 


500  ANNA  KARÉNINE. 

Entraînée  par  ses  pensées,  elle  oublia  un  moment 
sa  douleur  et  fut  surprise  quand  la  calèche  s'arrêta 
Le  suisse,  en  venant  au-devant  d'elle,  la  fit  ren- 
trer dans  la  réalité. 

«  Y  a  t-il  une  réponse  ? 

—  Je  vais  m'en  informer,  dit  le  suisse,  et  il 
revint  un  moment  après  avec  une  envelopppe  de 
télégramme,    Anna    lut  : 

«  Je  ne  puis  rentrer  avant  dix  heures. 

«  Wronsky.    » 

—  Et  le  messager  ? 

—  Il  n'est  pas  encore  de  retour.    » 

Un  besoin  vague  de  vengeance  s'éleva  dans 
l'âme  d'Anna,  et  elle  monta  l'escalier  en  cou- 
rant. «  J'irai  moi-même  le  trouver,  pensa-t-elle, 
avant  de  partir  pour  toujours.  Je  lui  dirai  son  fait. 
Jamais  je  n'ai  haï  personne  autant  que  cet  homme  ! 
Et,  apercevant  un  chapeau  de  Wronsky  dans 
l'antichambre,  elle  frissonna  avec  aversion.  Elle 
ne  réfléchissait  pas  que  la  dépêche  était  une  réponse 
à  la  sienne,  et  non  au  message  envoyé  par  un 
exprès,  que  Wronsky  ne  pouvait  encore  avoir 
reçu.  «  Il  est  chez  sa  mère,  pensa-t-elle,  causant 
gaiement,  sans  nul  souci  des  souffrances  qu'il 
inflige...  »  Et,  voulant  fuir  les  terribles  pensées 
qui  l'envahissaient  dans  cette  maison  dont  les 
murs  l'écrasaient  de  leur  terrible  poids  :  «  Il  faut 
partir   bien   vite,   se   dit-elle  sans   savoir   où   elle 


ANNA  KARÉNINE.  501 

(levait  aller,  prendre  le  chemin  de  fer,  le  pour- 
suivre, l'humilier...  »  Consultant  l'indicateur,  elle 
y  lut  que  le  train  du  soir  partait  à  8  heures  2  mi- 
nutes.   «  J'arriverai  à  temps.    » 

Et,  faisant  atteler  des  chevaux  frais  à  la  calèche, 
elle  se  hâta  de  mettre  dans  un  petit  sac  de  voyage 
les  objets  indispensables  à  une  absence  de  quel- 
ques jours  ;  décidée,  à  ne  pas  rentrer,  elle  roulait 
mille  projets  dans  sa  tête,  et  résolut,  après  la  scène 
qui  se  passerait  à  la  gare  ou  chez  la  comtesse,  de 
continuer  sa  route  par  le  chemin  de  fer  de  Nijni, 
pour  s'arrêter  dans  la  première  ville  venue. 

Le  dîner  était  servi,  mais  la  nourriture  lui  .fit 
horreur  ;  elle  remonta  dans  la  calèche  aussitôt 
que  le  cocher  eut  attelé,  irritée  de  voir  les  domes- 
tiques s'agiter  autour  d'elle. 

«  Je  n'ai  pas  besoin  de  toi,  Pierre,  dit-elle  au 
valet  de  pied  qui  se  disposait  à  l'accompagner. 

—  Qui  prendra  le  billet  ? 

—  Eh  bien,  viens  si  tu  veux,  cela  m'est  égal  », 
répondit-elle    contrariée. 

Pierre  sauta  sur  le  siège  et  donna  l'ordre  au 
cocher  d'aller  à  la  gare  de  Nijni. 


CHAPITRE  XXX 

«  Voila  mes  idées  qui  s'éclaircissent  ?  se  dit 
Anna  lorsqu'elle  se  retrouva  en  calèche,  roulant 
sur  le  pavé  inégal.  A  quoi  ai- je  pensé  en  dernier 
lieu  ?  Ah  oui,  aux  réflexions  de  Yavshine  sur  la 


502  ANNA  KARENINE. 

lutte  pour  la  vie  et  sur  la  haine  qui  seule  unit  les 
hommes...  Qu'allez-vous  chercher  en  guise  de 
plaisir  ?  »  pensa-t-elle,  interpellant  mentalement 
une  joyeuse  société  installée  dans  une  voiture  à 
quatre  chevaux,  et  allant  évidemment  s'amuser 
à  la  campagne  ;  «  vous  ne  vous  échapperez  pas  à 
vous-mêmes  !  »  Et,  voyant  à  quelques  pas  de  là 
un  ouvrier  ivre  emmené  par  un  garde  de  police  : 
«  Ceci  ferait  mieux  l'affaire.  Nous  en  avons  aussi 
essayé,  du  plaisir,  le  comte  Wronsky  et  moi,  nous 
nous  nous  sommes  trouvés  bien  au-dessous  des 
joies  suprêmes  auxquelles  nous  aspirions  !  »  Et 
pour  la  première  fois,  Anna  dirigea  sur  ses  rela- 
tions avec  le  comte  cette  lumière  éclatante  qui 
tout  à  coup  lui  révélait  la  vie.  «  Qu'a-t-il  cherché 
en  moi  ?  Les  satisfactions  de  la  vanité  plutôt  que 
celles  de  l'amour  !  »  Et  les  paroles  de  Wronsky, 
l'expression  de  chien  soumis  que  prenait  son  visage 
aux  premiers  temps  de  leur  liaison,  lui  revenaient 
en  mémoire  pour  confirmer  cette  pensée.  «  Il  cher- 
chait par-dessus  tout  le  triomphe  du  succès  ;  il 
m'aimait,  mais  principalement  par  vanité.  Main- 
tenant qu'il  n'est  plus  fier  de  moi,  c'est  fini  ; 
m' ayant  pris  tout  ce  qu'il  pouvait  me  prendre,  et 
ne  trouvant  plus  de  quoi  se  vanter,  je  lui  pèse,  et 
il  n'est  préoccupé  que  ne  de  pas  manquer  exté- 
rieurement d'égards  envers  moi.  S'il  veut  le  divorce, 
c'est  dans  ce  but.  Il  m'aime  peut-être  encore, 
mais  comment  ?  «  The  zest  is  gone  ».  Au  fond_du 
cœur  il  sera  soulagé  d'être  délivré  de  ma  présence. 
Tandis  que  mon  amour  devient  de  jour  eu  jour 


ANNA  KARÉNINE.  503 

plus  égoïstement  passionné,  le  sien  s'éteint  peu 
à  peu  ;  c'est  pourquoi  nous  n'allons  plus  ensemble. 
J'ai  besoin  de  l'attirer  à  moi,  lui  de  me  fuir  ;  jus- 
qu'au moment  de  notre  liaison  nous  allions  l'un 
au-devant  de  l'autre,  maintenant  c'est  en  sens 
inverse  que  nous  marchons.  Il  m'accuse  d'être 
ridiculement  jalouse,  je  m'en  accuse  aussi,  mais 
la  vérité,  c'est  que  mon  amour  ne  se  sent  plus 
satisfait.  »  Dans  le  trouble  qui  la  possédait,  Anna 
changea  de  place  dans  la  calèche,  remuant  invo- 
lontairement les  lèvres  comme  si  elle  allait  parler. 
«  Si  je  pouvais,  je  chercherais  à  lui  être  une  amie 
raisonnable,  et  non  une  maîtresse  passionnée  que 
sa  froideur  exaspère  ;  mais  je  ne  puis  me  trans- 
former. Il  ne  me  trompe  pas,  j'en  suis  certaine,  il 
n'est  pas  plus  amoureux  de  Kitty  que  de  la  prin- 
cesse Sarokine,  mais  qu'est-ce  que  cela  me  fait  ? 
Du  moment  que  mon  amour  le  fatigue,  qu'il 
n'éprouve  plus  pour  moi  ce  que  j'éprouve  pour 
lui,  que  me  font  ses  bons  procédés  ?  Je  préférerais 
presque  sa  haine  ;  là  où  cesse  l'amour,  commence 
le  dégoût,  et  cet  enfer  je  le  subis... 

«  Qu'est-ce  que  ce  quartier  incormu  ?  des  mon- 
tagnes, des  maisons,  toujours  des  maisons,  habi- 
tées par  des  gens  qui  se  haïssent  les  uns  les 
autres... 

«  Que  pourrait-il  m' arriver  qui  me  donnerait 
encore  du  bonheur  ?  Supposons  qu'Alexis  Alexan- 
drovitch  consente  au  divorce,  qu'il  me  rende  Serge, 
que  j'épouse  Wronsky  ?  »  Et  en  songeant  à  Karé- 
nine.  Anna  le   vit  devant  elle,   avec  son   regard 


504  ANNA  KARÉNINE. 

éteint,  ses  mains  veinées  de  bleu,  ses  phalanges 
qui  craquaient,  et  l'idée  de  leurs  rapports,  jadis 
qualifiés  de  tendres,  la  fit  tressaillir  d'horreur. 
«  Admettons  que  je  sois  mariée  ;  Kitty  me  respectera- 
t-elle  pour  cela  ?  Serge  ne  se  demandera-t-il  pas 
pourquoi  j'ai  deux  maris  ?  Wronsky  changera-t-il 
pour  moi  ?  peut-il  encore  s'établir  entre  lui  et  moi 
des  relations  qui  me  donnent,  je  ne  dis  pas  du 
bonheur,  mais  des  sensations  qui  ne  soient  pas 
une  torture  ?  Non,  se  répondit-elle  sans  hésiter, 
la  scission  entre  nous  est  trop  profonde  ;  je  fais 
son  malheur,  il  fait  le  mien,  nous  n'y  changerons 
plus  rien  !  —  Pourquoi  cette  mendiante  avec  son 
enfant,  s'imagine-t-elle  inspirer  la  pitié  ?  Ne 
sommes-nous  pas  tous  jetés  sur  cette  terre  pour 
souffrir  les  uns  par  les  autres  ?  Des  écoliers  qui 
rentrent  du  gymnase...  mon  petit  Serge  !...  lui 
aussi  j'ai  cru  l'aimer,  mon  affection  pour  lui  m'at- 
tendrissait moi-même.  J'ai  pourtant  vécu  sans 
lui,  échangeant  son  amour  contre  celui  d'un 
autre,  et,  tant  que  cette  passion  pour  l'autre  a 
été  satisfaite,  je  ne  me  sms  pas  plainte  de  l'échange  ». 
Elle  était  presque  contente  d'analyser  ses  senti- 
ments avec  cette  implacable  clarté.  «  Nous  en 
sommes  tous  là,  moi,  Pierre,  le  cocher,  tous  ces 
marchands,  les  gens  qui  vivent  au  bord  du  Volga 
et  qu'on  attire  par  les  annonces  collées  au  mur, 
partout,   toujours... 

—  Faut-il  prendre  le  billet  pour  Obiralowka  ?  » 
demanda  Pierre  en  approchant  de  la  gare. 

Elle    eut   peine    à    comprendre    cette    question, 


ANNA  KARENINE.  505 

ses  pensées  étaient  ailleurs  et  elle  avait  oublié  ce 
qu'elle  venait  faire. 

«  Oui  »,  répondit-elle  enfin,  lui  tendant  sa 
bourse  et  descendant  de  calèche,  son  petit  sac 
rouge  à  la  main. 

Les  détails  de  sa  situation  lui  revinrent  à  la 
mémoire  pendant  qu'elle  traversait  la  foule  pour 
se  rendre  à  la  salle  d'attente  :  assise  sur  un  grand 
divan  circulaire,  en  attendant  le  train,  elle  repassa 
dans  sa  pensée  les  différentes  résolutions  auxquelles 
elles  pouvaient  se  fixer  ;  puis  elle  se  représenta 
le  moment  où  elle  arriverait  à  la  station,  le  billet 
qu'elle  écrirait  à  Wronsky,  ce  qu'elle  lui  dirait  en 
entrant  dans  le  salon  de  la  vieille  comtesse,  où 
peut-être  en  ce  moment  il  se  plaignait  des  amer- 
tumes de  sa  vie.  L'idée  qu'elle  aurait  encore  pu 
vivre  heureuse  traversa  son  cerveau  ;...  combien 
il  était  dur  d'aimer  et  de  haïr  tout  à  la  fois  !  com- 
bien surtout  son  pauvre  cœur  battait  à  se  rom- 
pre !... 

CHAPITRE  XXXI 

Un  coup  de  sonnette  retentit,  quelques  jeunes 
gens  bruyants  et  d'apparence  vulgaire  passèrent 
devant  elle  ;  Pierre  traversa  la  salle,  s'approcha 
pour  l'escorter  jusqu'au  wagon  ;  les  hommes 
groupés  près  de  la  porte  firent  silence  en  la  voyant 
passer  ;  l'un  d'eux  murmura  quelques  mots  à  son 
voisin,  ce  devait  être  une  grossièreté.  Anna  prit 


5o6  ANNA  KARÉNINE. 

place  dans  un  wagon  de  première,  et  déposa  son 
sac  sur  le  siège  de  drap  gris  fané  ;  Pierre  souleva 
son  chapeau  galonné  avec  un  sourire  idiot  en  signe 
d'adieu,  et  s'éloigna.  Le  conducteur  ferma  la 
portière.  Une  dame  ridiculement  attifée,  et  qu'Anna 
déshabilla  en  imagination  pour  s'épouvanter  de 
sa  laideur,  courait  le  long  du  quai  suivie  d'une 
petite  fille  riant  avec  affectation. 

«  Cette  enfant  est  grotesque  et  déjà  préten- 
tieuse »,  pensa  Anna,  et  pour  ne  voir  personne 
elle  s'assit  du  côté  opposé  de  la  voiture. 

Un  petit  moujik  sale,  en  casquette,  d'où  s'échap- 
paient des  touffes  de  cheveux  ébouriffés,  passa 
près  de  la  fenêtre,  se  penchant  au-dessus  de  la 
voie. 

«  Cette  figure  ne  m'est  pas  inconnue  »,  pensa 
Anna,  et  tout  à  coup  elle  se  rappela  son  cauche- 
mar, et  recula  avec  épouvante  vers  la  porte  du 
wagon  que  le  conducteur  ouvrait  pour  faire  entrer 
un  monsieur  et  une  dame. 

«  Vous    désirez   sortir  ?» 

Anna  ne  répondit  pas,  et  personne  ne  put  remar- 
quer sous  son  voile  la  terreur  qui  la  glaçait.  Elle 
se  rassit  ;  le  couple  prit  place  en  face  d'elle,  exa- 
minant discrètement,  quoique  avec  curiosité,  les 
détails  de  sa  toilette.  Le  mari  demanda  la  per- 
mission de  fumer  et,  l'ayant  obtenue,  fit  remar- 
quer à  sa  femme  en  français  qu'il  éprouvait  encore 
plus  le  besoin  de  parler  que  celui  de  fumer  ;  ils 
échangeaient  tous  deux  des  observations  stupides 
dans  le  but  d'attirer  l'attention  d'Anna  et  de  lier 


ANNA  KARENINE.  507 

conversation  avec  elle.  Ces  gens-là  devaient  se 
détester  ;  d'aussi  tristes  monstres  pouvaient-ils 
aimer  ? 

IvC  bruit,  les  cris,  les  rires  qui  succédèrent  au 
second  coup  de  sonnette,  donnèrent  à  Anna  l'envie 
de  se  boucher  les  oreilles  ;  qu'est-ce  qui  pouvait 
bien  faire  rire  ?  Après  le  troisième  signal,  la  loco- 
motive siffla,  le  train  s'ébranla,  et  le  monsieur  fit 
un  signe  de  croix.  «  Que  peut-il  bien  entendre  par 
là  ?  »  pensa  Anna,  détournant  les  yeux  d'un  air 
furieux,  pour  regarder  par-dessus  la  tête  de  la  dame 
les  wagons  et  les  murs  de  la  gare  qui  passaient 
devant  la  fenêtre  ;  le  mouvement  devint  plus  rapide, 
les  rayons  du  soleil  couchant  parvinrent  jusqu'à 
la  voiture,  et  une  légère  brise  se  joua  dans  les 
stores. 

Anna,  oubliant  ses  voisins,  respira  l'air  frais,  et 
reprit  le  cours  de  ses  réflexions  : 

«  A  quoi  pensai- je  ?  à  ce  que  ma  vie,  de  quelque 
façon  que  je  me  la  représente,  ne  peut  être  que  dou- 
leur ;  nous  sommes  tous  voués  à  la  souffrance,  et 
ne  cherchons  que  le  moyen  de  nous  le  dissimuler. 
Mais  lorsque  la  vérité  nous  crève  les  yeux  ? 

«  lya  raison  a  été  donnée  à  l'homme  pour  repousser 
ce  qui  le  gêne  »,  dit  la  dame  en  français,  enchantée 
de  sa  phrase. 

Ces  paroles  répondaient  à  la  pensée  d'Anna. 

«  Repousser  ce  qui  le  gêne  »,  répéta-t-elle,  et  un 
^oup  d'œil  jeté  sur  l'homme  et  sa  maigre  moitié  lui 
fit  comprendre  que  celle-ci  devait  se  considérer 
comme  une  créature  incomprise,  et  que  son  gros 


5o8  ANNA  KARÉNINE. 

mari  ne  l'en  dissuadait  pas  et  en  profitait  pour  la 
tromper.  Anna  plongeait  dans  les  replis  les  plus 
intimes  de  leurs  cœurs  ;  mais  cela  manquait  d'in- 
térêt, et  elle  continua  à  réfléchir. 

Elle  suivit  la  foule  en  arrivant  à  la  station, 
cherchant  à  éviter  le  grossier  contact  de  ce  monde 
bruyant,  et  s' attardant  sur  le  quai  pour  se  demander 
ce  qu'elle  allait  faire.  Tout  lui  paraissait  mainte- 
nant d'une  exécution  difficile  ;  poussée,  heurtée, 
curieusement  observée,  elle  ne  savait  où  se  réfugier. 
Enfin  elle  eut  l'idée  d'arrêter  un  employé  pour  lui 
demander  si  le  cocher  du  comte  Wronsky  n'était 
pas  à  la  station  avec  un  message. 

«  I^  comte  Wronsky  ?  tout  à  l'heure  on  est 
venu  chercher  la  princesse  Sarokine  et  sa  fille. 
Comment  est-il  ce  cocher  ?  » 

Au  même  moment  Anna  vit  s'avancer  vers  elle 
son  envoyé,  le  cocher  Michel,  en  beau  caftan  neuf, 
portant  un  billet  avec  importance,  et  fier  d'avoir 
rempli  sa  mission. 

Anna  brisa  le  cachet,  et  son  cœur  se  serra  en 
lisant  : 

«  Je  regrette  que  votre  billet  ne  m'ait  pas  trouvé 
à  Moscou.  Je  rentrerai  à  dix  heures. 

«  Wronsky.  » 

a  C'est  cela,  je  m'y  attendais  »,  dit-elle  avec  ufl 
sourire  sardonique. 

«  Tu  peux  t'en  retourner  à  la  maison  »,  fit-elle 


ANNA  KARÉNINE.  509 

s'adressant  au  jeune  cocher  ;  elle  prononça  ces  mots 
lentement  et  doucement  ;  son  cœur  battait  à  se 
rompre  et  l'empêchait  de  parler.  «  Non,  je  ne  te 
permettrai  plus  de  me  faire  ainsi  souffrir  »,  pensa- 
t-elle,  s'adressant  avec  menace  à  celui  qui  la  tortu- 
rait, et  elle  continua  à  longer  le  quai. 

«  Où  fuir,  mon  Dieu  !  »  se  dit-elle  en  se  voyant 
examinée  par  des  personnes  que  sa  toilette  et  sa 
beauté  intriguaient.  Le  chef  de  gare  lui  demanda 
si  elle  n'attendait  pas  le  train  ;  un  petit  marchand 
de  kvas  ne  la  quittait  pas  des  yeux.  Arrivée  à  l'ex- 
trémité du  quai,  elle  s'arrêta  ;  des  dames  et  des 
enfants  y  causaient  en  riant  avec  un  monsieur  en 
lunettes,  qu'elles  étaient  probablement  venues  cher- 
cher ;  elles  aussi  se  turent  et  se  retournèrent  pour 
regarder  passer  Anna.  Celle-ci  hâta  le  pas  ;  un  con- 
voi de  marchandises  approchait  qui  ébranla  le  quai  ; 
elle  se  crut  de  nouveau  dans  le  train  en  marche.  Jou- 
dain  elle  se  souvint  de  l'homme  écrasé  le  jour  où 
pour  la  première  fois  elle  avait  rencontré  Wronsky 
à  Moscou,  et  elle  comprit  ce  qui  lui  restait  à  faire. 
Légèrement  et  rapidement  elle  descendit  les 
marches,  qui  de  la  pompe,  placée  à  l'extrémité  du 
quai,  allaient  jusqu'aux  rails,  et  marcha  au  devant 
du  train.  Elle  examina  froidement  la  grande  roue 
de  la  locomotive,  les  chaînes,  les  essieux,  cherchant 
à  mesurer  de  l'œil  la  distance  qui  séparait  les  roues 
de  devant  du  premier  wagon,  des  roues  de  der- 
rière. 

«  Là,  se  dit-elle,  regardant  l'ombre  projetée  par 
le  wagon  sur  le  sable  mêlé  de  charbon  qui  recou- 


510  ANNA  KARÉNINE. 

vrait  les  traverses,  là,  au  milieu,  il  sera  puni,  et  je 
serai  délivrée  de  tous  et  de  moi-même.  » 

Son  petit  sac  rouge,  qu'elle  eut  quelque  peine 
à  détacher  de  son  bras,  lui  fit  manquer  le  moment 
de  se  jeter  sous  le  premier  wagon  ;  elle  attendit  le 
second.  Un  sentiment  semblable  à  celui  qu'elle 
éprouvait  jadis  de  faire  un  plongeon  dans  la  rivière, 
s'empara  d'elle,  et  elle  fit  le  signe  de  croix.  Ce  geste 
familier  réveilla  dans  son  âme  une  foule  de  souvenirs 
de  jeunesse  et  d'enfance  ;  la  vie  avec  ses  joies  fugi- 
tives brilla  un  moment  devant  elle  ;  mais  elle  ne 
quitta  pas  des  yeux  le  wagon,  et  lorsque  le  milieu, 
entre  les  deux  roues,  apparut,  elle  rejeta  son  sac, 
rentra  sa  tête  dans  ses  épaules  et,  les  mains  en 
avant,  se  jeta  sur  les  genoux  sous  le  wagon,  comme 
prête  à  se  relever.  Elle  eut  le  temps  d'avoir  peur. 
«  Où  suis-je  ?  pourquoi  ?  »  pensa-t-elle,  faisant 
effort  pour  se  rejeter  en  arrière  ;  mais  une  masse 
énorme,  inflexible,  la  frappa  sur  la  tête,  et  l'entraîna 
par  le  dos.  «  Seigneur,  pardonne-moi  !  «  murmura-t- 
elle  sentant  l'inutilité  de  la  lutte.  Un  petit  moujik, 
marmottant  dans  sa  barbe,  se  pencha  du  marche- 
pied du  wagon.  Et  la  lumière,  qui  pour  l'infortunée 
avait  éclairé  le  livre  de  la  vie,  avec  ses  tourments, 
ses  trahisons  et  ses  douleurs,  déchirant  les  ténèbres, 
brilla  d'un  éclat  plus  vif,  vacilla  et  s'éteignit  pour 
toujours. 


HUITIEME  PARTIE 


CHAPITRE   PREMIER 

Deux  mois  s'étaient  écoulés,  et,  quoiqu'on  eût 
atteint  la  moitié  de  l'été  Serge  Ivanitch  n'avait  pas 
encore  quitté  IMoscou  pour  prendre  son  temps  de 
repos  habituel  à  la  campagne.  Un  événement  impor- 
tant venait  de  s'accomplir  pour  lui,  la  publication 
d'un  livre  sur  les  formes  gouvernementales  en 
Europe  et  en  Russie,  fruit  d'un  labeur  de  six  ans. 
L'introduction,  ainsi  que  quelques  fragments  de 
cet  ouvrage,  avaient  déjà  paru  dans  des  revues  ; 
mais,  quoique  son  travail  n'eût  plus  l'attrait  de  la 
nouveauté,  Serge  Ivanitch  s'attendait  néanmoins 
à  ce  qu'il  fît  sensation. 

Des  semaines  se  passèrent  cependant  sans  qu'au- 
cune émotion  vînt  agiter  le  monde  littéraire. 
Quelques  amis,  hommes  de  science,  parlèrent  à 
Kosnichef  de  son  livre,  par  politesse,  mais  la  société 
proprement  dite  était  préoccupée  de  questions  trop 

li.  1/ 


lABl 


512  ANNA  KARÉNINE. 

différentes,  pour  accorder  la  moindre  attention  à 
une  publication  de  ce  genre  ;  quant  aux  journaux, 
la  seule  critique  qui  parût  dans  une  feuille  sérieuse 
fut  de  nature  à  mortifier  l'auteur. 

Cet  article  n'était  qu'un  choix  de  citations,  habi- 
lement combinées  pour  démontrer  que  le  livre 
entier,  avec  ses  hautes  prétentions,  n'offrait  qu'un 
tissu  de  phrases  pompeuses,  qui  ne  semblaient  pas 
toujours  intelligibles,  ainsi  que  le  témoignaient  les 
fréquents  points  d'interrogation  du  critique  ;  le 
plus  dur,  c'est  que  celui-ci,  quoique  médiocrement 
instruit,  était  très  spirituel. 

Serge  Ivanitch,  malgré  sa  bonne  foi,  ne  songea  pas 
un  instant  à  vérifier  la  justesse  de  ces  remarques  ;  il 
crut  à  une  vengeance,  et  se  rappela  avoir  rencontré 
l'auteur  de  l'article  chez  son  libraire,  et  avoir  relevé 
l'ignorance  d'une  de  ses  observations. 

Au  mécompte  de  voir  le  travail  de  six  années 
passer  ainsi  inaperçu,  se  joignait  pour  Kosnichef 
une  sorte  de  découragement  causé  par  l'oisiveté, 
qui  succédait  pour  lui  à  la  période  d'agitation,  due 
à  la  publication  de  son  livre.  Heureusement  l'atten- 
tion publique  se  portait  en  ce  moment  vers  la  ques- 
tion slave,  avec  un  enthousiasme  qui  gagnait  les 
meilleurs  esprits.  Kosnichef  avait  trop  de  sens  pour 
ne  pas  reconnaître  que  cet  entraînement  présentait 
des  côtés  puérils,  et  qu'il  offrait  de  trop  nombreuses 
occasions  aux  personnalités  vaniteuses  de  se  mettre 
eu  évidence  ;  il  ne  professait  pas  non  plus  une  con- 
fiance absolue  dans  les  récits  exagérés  des  journaux  ; 
mais  il  fut  touché  par  le  sentiment  unanime  de 


ANNA  KARÉNINE.  513 

sympathie  ressenti  par  toutes  les  classes  de  la 
société  pour  l'héroïsme  des  Serbes  et  des  Monténé- 
grins. Cette  manifestation  de  l'opinion  publique 
le  frappa. 

«  Le  sentiment  national,  disait-il  pouvait  enfin 
se  produire  au  grand  jour  »,  et  plus  il  étudiait 
ce  mouvement  dans  son  ensemble,  plus  il  lui  décou- 
vrait des  proportions  grandioses,  destinées  à  mar- 
quer dans  l'histoire  de  la  Russie.  Son  livre  et  ses 
déceptions  furent  oubliés  !  et  il  se  consacra  si  com- 
plètement à  l'œuvre  commune,  qu'il  atteignit  la 
moitié  de  l'été  sans  avoir  pu  se  dégager  assez  com- 
plètement de  ses  nouvelles  occupations  pour  aller 
à  la  campagne.  Il  résolut,  coûte  que  coûte,  de  s'ac- 
corder une  quinzaine  de  jour  pour  se  plonger  dans 
la  vie  des  champs,  afin  d'assister  aux  premiers  signes 
de  ce  réveil  national,  auquel  la  capitale  et  toutes 
les  grandes  villes  de  Tempire  croyaient  fermement. 

Katavasof  profita  de  l'occasion  pour  tenir  la 
promesse  qu'il  avait  faite  à  I^evine  de  venir  chez  lui, 
et  les  deux  amis  se  mirent  en  route  le  même  jour. 

CHAPITRE  II 

Les  abords  de  la  gare  de  Koursk  étaient  encom- 
brés de  voitures  amenant  des  volontaires  et  ceux 
qui  leur  faisaient  escorte  ;  des  dames  portant  des 
bouquets  attendaient  les  héros  du  jour  pour  les  sa- 
luer et  la  foule  les  suivait  jusque  dans  l'intérieur 
de  la  gaïC 


514  ANNA  KARÉNINE. 

Parmi  les  daines  munies  de  bouquets,  il  s'en 
trouva  ime  qui  connaissait  Serge  Ivanitch,  et,  en 
le  voyant  paraître,  elle  lui  demanda  en  français  s'il 
accompagnait  des  volontaires. 

«  Je  pars  pour  la  campagne,  chez  mon  frère, 
princesse,  j'ai  besoin  de  me  reposer  ;  mais  vous, 
ajouta-t-il  avec  un  sourire,  ne  quittez  pas  votre 
poste  ? 

—  Il  le  faut  bien.  Est-il  vrai,  dites-moi,  que 
nous  en  ayons  déjà  expédié  huit  cents  ? 

—  Nous  en  avons  expédié  plus  de  mille,  si  nous 
comptons  ceux  qui  ne  sont  pas  directement  partis 
de  Moscou. 

—  Je  le  disais  bien,  s'écria  la  dame  enchantée, 
et  les  dons  ?  n'est-ce  pas  qu'ils  ont  atteint  presque 
un  million  ? 

—  Plus  que  cela  princesse. 

—  Avez- vous  lu  le  télégramme  ?  on  a  encore 
battu  les  Turcs.  A  propos,  savez-vous  qui  part 
aujourd'hui  ?  le  comte  Wronsky  !  dit  la  princesse 
d'un  air  triomphant,  avec  un  sourire  significatif. 

—  Je  l'avais  entendu  dire,  mais  je  ne  savais  pas 
qu'il  partait  aujourd'hui. 

—  Je  viens  de  l'apercevoir,  il  est  ici  avec  sa 
mère  ;  au  fond  il  ne  pouvait  rien  faire  de  mieux. 

—  Oh  !  certainement.  » 

Pendant  cette  conversation,  la  foule  se  précipi- 
tait dans  la  salle  du  buffet,  où  \m  monsieur,  le  verre 
en  main,  tenait  aux  volontaires  un  discours,  qu'il 
termina  en  le  bénissant  d'une  voix  émue  au  nom 
de  «  notre  mère  Moscou  ».  I^a  foule  répondit  par 


ANNA  KARÉNINE.  515 

des  vivats,  et  Serge  Ivanitch,  ainsi  que  sa  com- 
pagne, furent  presque  renversés  par  les  manifes- 
tations de  l'enthousiasme  public. 

a  Q'en  dites-vous,  princesse  ?  cria  tout  à  coup 
5iu  milieu  de  la  foule  la  voix  ravie  de  Stépane  Arca- 
diévitch,  se  frayant  un  chemin  dans  la  mêlée. 
N'est-ce  pas  qu'il  a  bien  parlé  ?  Bravo  !  c'est  vous, 
Serge  Ivanitch,  qui  devriez  leur  dire  quelques 
paroles  d'approbation,  ajouta  Oblonsky  de  son 
air  caressant,  en  touchant  le  bras  de  Kosnichef. 

—  Oh  non  !  je  pars. 

—  Où  allez- vous  ? 

—  Chez  mon  frère. 

—  Alors  vous  verrez  ma  femme  ;  dites-lui  que 
vous  m'avez  rencontré,  que  tout  est  «  ail  right  », 
elle  comprendra  ;  dites-lui  aussi  que  je  suis  nommé 
membre  de  la  commission,  elle  sait  ce  que  c'est, 
je  lui  ai  déjà  écrit.  Excusez,  princesse,  ce  sont  les 
petites  misères  de  la  vie  humaine,  dit-il  en  se  tour- 
nant vers  la  dame.  Vous  savez  que  Miagkaïa,  pas 
Lise,  mais  Bibiche,  envoie  mille  fusils  et  douze 
soeurs  infirmières  !  Le  saviez- vous  ? 

—  Oui,  répondit  froidement  Kosnichef. 

—  Quel  dommage  que  vous  partiez  !  nous  don- 
nons demain  tm  dîner  d'adieu  à  deux  volontaires, 
Bartniansky  de  Pétersbourg  et  notre  Weslowsky, 
qui,  à  peine  marié,  part  déjà.  C'est  beau  n'est-ce 
pas  ?  » 

Et  sans  remarquer  qu'il  n'intéressait  en  rien  ses 
interlocuteurs,  Oblonsky  continua  à  bavarder. 
«  Que  dites-vous  ?  »  s'écria-t-il  lorsque  la  prin- 


5i6  ANNA  KARÉNINE. 

cesse  lui  eut  appris  que  Wronsky  partait  par  le 
premier  train  ;  une  teinte  de  tristesse  se  peignit 
momentanément'  sur  sa  joyeuse  figure  ;  mais  il 
oublia  vite  les  larmes  qu'il  avait  versées  sur  le 
corps  inanimé  de  sa  sœur,  pour  ne  voir  en  Wronsky 
qu'un  héros  et  un  vieil  ami  ;  il  courut  le  rejoindre. 
«  Il  faut  lui  rendre  justice  malgré  ses  défauts, 
dit  la  princesse  lorsque  Stépane  Arcadiévitch  se 
fut  éloigné,  c'est  une  nature  slave  par  excellence. 
Je  crains  cependant  que  le  comte  n'ait  aucun  plaisir 
à  le  voir.  Quoi  qu'on  dise,  ce  malheureux  Wronsky 
me  touche  ;  tâchez  de  causer  un  peu  avec  lui  en  voyage. 

—  Certainement,  si  j'en  trouve  l'occasion. 

—  Il  ne  m'a  jamais  plu,  mais  je  trouve  que  ce 
qu'il  fait  maintenant  rachète  bien  des  torts.  Vous 
savez  qu'il  emmène  un  escadron  à  ses  frais  ?  » 

La  sonnette  retentit  et  la  foule  se  pressa  vers  les 
portes. 

«  Le  voici  »,  dit  la  princesse  montrant  à  Kosni- 
chef  Wronsky,  vêtu  d'un  long  paletot,  la  tête  cou- 
verte d'un  chapeau  à  larges  bords,  et  donnant  le 
bras  à  sa  mère.  Oblonsky  les  suivait  en  causant 
avec  animation  ;  il  avait  probablement  signalé  la 
présence  de  Kosnichef,  car  Wronsky  se  tourna  du 
côté  indiqué,  et  souleva  silencieusement  son  cha- 
peau, découvrant  un  front  vieilli  et  ravagé  par  la 
douleur.  Il  disparut  aussitôt  sur  le  quai. 

Les  hourras  et  l'hymne  national  chanté  en  chœur 
retentirent  jusqu'au  départ  du  train  ;  un  jeune  vo- 
lontaire, de  taille  élevée,  aux  épaules  voûtées  et  à 
l'air  maladif,  répondit  au  public  avec  ostentation, 


ANNA  KARÉNINE.  517 

eu  agitant  son  bonnet  de  feutre  et  un  bouquet 
au-dessus  de  sa  tête  ;  derrière  lui,  deux  officiers 
et  un  homme  âgé  coiffé  d'une  vieille  casquette  sa- 
luaient plus  modestement. 


CHAPITRE  III 

KosNTCHEF,  après  avoir  pris  congé  de  la  prin- 
cesse, entra  avec  Katavasof,  qui  venait  de  le 
rejoindre,  dans  un  wagon  bourré  de  monde. 

L'hymne  national  accueillit  encore  les  volon- 
taires à  la  station  suivante,  et  ceux-ci  répondirent 
par  les  mêmes  saluts  ;  ces  ovations  étaient  trop 
familières  à  Serge  Ivanitch,  et  le  t3rpe  des  volon- 
taires trop  coimu,  pour  qu'il  témoignât  la  moindre 
curiosité  ;  mais  Katavasof,  que  ses  études  tenaient 
éloigné  de  ce  milieu,  prit  intétêt  à  ces  scènes  nou- 
velles pour  lui,  et  interrogea  son  compagnon  au 
sujet  des  volontaires.  Serge  Ivanitch  lui  conseilla 
de  les  étudier  dans  leur  wagon  à  la  station  suivante, 
et  Katavasof  suivit  cet  avis. 

Il  trouva  les  quatre  héros  assis  dans  im  coin  de 
la  voiture,  causant  bruyamment,  et  se  sachant 
l'objet  de  l'attention  générale  ;  le  grand  jeune 
homme  voûté  parlait  plus  haut  que  les  autres,  sous 
l'influence  de  trop  nombreuses  libations,  et  racon- 
tait une  histoire  à  un  officier  en  petite  tenue  d'uni- 
forme autrichien  ;  le  troisième  volontaire,  en  uni- 
forme d'artilleur,  était  assis  auprès  d'eux  sur  un 
coffre,  et  le  quatrième  dormait.  Katavasof  apprit 


5i8  ANNA  KARÉNINE. 

que  le  jeune  homme  maladif  était  un  marchand, 
qui,  à  peine  âgé  de  vingt-deux  ans,  était  parvenu  à 
manger  une  fortune  considérable,  et  croyait  s'être 
attiré  l'admiration  du  monde  entier  en  partant  pour 
la  Serbie.  C'était  im  enfant  gâté,  perdu  de  santé  et 
plein  de  suffisance  ;  il  fit  la  plus  mauvaise  impres- 
sion au  professeur. 

Le  second  ne  valait  guère  mieux  ;  il  avait  essayé 
de  tous  les  métiers,  et  parlait  de  toute  chose  sur  un 
ton  tranchant  et  avec  la  plus  complète  ignorance. 

Le  troisième,  au  contraire,  plut  à  Katavasof  pai 
sa  modestie  et  sa  douceur  ;  la  présomption  et  la 
fausse  science  de  ses  compagnons  lui  imposaient, 
et  il  se  tenait  sur  la  réserve. 

«  Qu'allez- vous  faire  en  Serbie  ?  lui  demanda  le 
professeur. 

—  J'y  vais,  comme  tout  le  monde,  essayer  de  me 
rendre  utile. 

—  On  y  manque  d'artilleurs. 

—  Oh  !  j'ai  si  peu  servi  dans  l'artillerie  !  »  Et  il 
raconta  que,  n'ayant  pu  subir  ses  examens,  il  avait 
dû  quitter  l'armée  comme  sous-officier. 

L'impression  générale  produite  par  ces  person- 
nages était  peu  favorable  ;  un  vieillard  en  uniforme 
militaire,  qui  les  écoutait  avec  Katavasof,  ne  sem- 
blait guère  plus  édifié  que  lui,  il  trouvait  difficile 
de  prendre  au  sérieux  ces  héros  dont  la  valeur  mili- 
taire se  puisait  surtout  dans  leurs  gourdes  de  voyage 
mais,  devant  la  surexcitation  actuelle  des  esprits,  iî 
était  imprudent  de  se  prononcer  franchement  ;  le 
vieux  militaire,  interrogé  par  Katavasof  sur  l'im- 


ANNA  KARENINE.  5^9 

pression  que  lui  faisaient  les  volontaires,  se  borna 
donc  à  répondre  en  souriant  des  yeux  : 

«  Que  voulez-vous,  il  faut  des  hommes  !  »  Et, 
sans  approfondir  mutuellement  leurs  sentiments  à 
ce  sujet,  ils  causèrent  des  nouvelles  du  jour  et  de  la 
fameuse  bataille  où  les  Turcs  devaient  tous  être 
anéantis. 

Katavasof  n'en  dit  pas  plus  long  à  Serge  Ivanitch 
tandis  qu'il  reprenait  sa  place  auprès  de  lui  :  il  n'eut 
pas  le  courage  de  son  opinion. 

Les  chœurs,  les  acclamations,  les  bouquets  et 
les  quêteuses  se  retrouvèrent  à  la  ville  suivante  ; 
on  accompagna  les  volontaires  au  buffet  comme  à 
Moscou,  mais  avec  une  nuance  d'enthoiisiasme 
moindre. 


CHAPITRE  IV 

Pendant  l'arrêt  du  train,  Serge  Ivanitch  se  pro- 
mena sur  le  quai,  et  passa  devant  le  compartiment 
de  Wronsky,  dont  les  stores  étaient  baissés  ;  au 
second  tour  il  aperçut  la  vieille  comtesse  près  de  la 
fenêtre.  Elle  l'appela. 

«  Vous  voyez  que  je  l'accompagne  jusqu'à 
Koursk. 

—  On  me  l'a  dit,  répondit  Kosnichef,  s' arrêtant 
à  la  portière  du  wagon  ;  et  il  ajouta  en  remarquant 
l'absence  de  Wronsky  :  Il  fait  là  une  belle  action. 

—  Hé,  que  vouliez-vous  qu'il  fît  après  son 
malheur  ! 


520  ANNA  KARENINE. 

—  Quel  horrible  événement  ! 

—  Mon  Dieu  !  par  où  n'ai-je  pas  passé  !  Mais 
entrez,  dit  la  vieille  dame,  et  elle  fit  ime  place  à 
Kosnichef  auprès  d'elle.  Si  vous  saviez  ce  que  j'ai 
souffert  !  Pendant  six  semaines  il  n'a  pas  ouvert  la 
bouche,  et  mes  supplications  seules  le  décidaient  à 
manger  ;  nous  craignions  qu'il  n'attentât  à  ses  jours  ; 
vous  savez  qu'il  a  déjà  faillir  mourir  une  fois  pour 
elle  ?  Oui,  dit  la  vieille  comtesse,  dont  le  visage 
s'assombrit  à  ce  souvenir,  cette  femme  est  morte 
comme  elle  avait  vécu,  lâchement  et  misérable- 
ment. 

—  Ce  n'est  pas  à  nous  de  la  juger,  comtesse, 
répondit  Serge  Ivanitch  avec  un  soupir,  mais  je 
conçois  que  vous  ayez  souffert. 

—  Ne  m'en  parlez  pas  !  Mon  fils  était  chez  moi, 
dans  ma  terre  des  environs  de  Moscou  où  je  passais 
l'été,  lorsqu'on  lui  a  apporté  un  billet  auquel  il  a 
donné  immédiatement  réponse.  Personne  ne  se 
doutait  qu'elle  fût  à  la  gare.  !Le  soir,  en  montant 
dans  ma  chambre,  j'appris  de  mes  femmes  qu'une 
dame  s'était  jetée  sous  un  train  de  marchandises. 
J'ai  aussitôt  compris,  et  mon  premier  mot  a  été  : 
«  Qu'on  n'en  parle  pas  au  comte  !  »  Mais  on  l'avait 
déjà  averti,  son  cocher  était  à  la  gare  au  moment 
du  malheur,  et  avait  tout  vu.  J'ai  couru  chez  mon 
fils,  il  était  comme  im  fou  ;  sans  prononcer  un  mot 
il  est  parti.  Je  ne  sais  ce  qu'il  a  trouvé,  mais  en 
revenant  il  ressemblait  à  un  mort,  je  ne  l'aurais  pas 
reconnu.  «  Prostration  complète  »,  a  dit  le  docteur. 
Plus  tard  il  a  manqué  de  perdre  la  raison.  Vous 


ANNA  KARÉNINE.  521 

avez  beau  dire,  cette  femme-là  était  mauvaise. 
Comprenez- vous  une  passion  de  ce  genre  ?  qu'a-t- 
elle  voulu  prouver  par  sa  mort  ?  elle  a  troublé 
l'existence  de  deux  hommes  d'un  rare  mérite,  son 
mari  et  mon  fils,  et  s'est  perdue  elle-même. 

—  Qu'a  fait  le  mari  ? 

—  Il  a  repris  la  petite.  Au  premier  moment 
Alexis  a  consenti  à  tout  ;  maintenant  il  se  repent 
d'avoir  abandonné  sa  fille  à  un  étranger,  mais  peut-il 
s'en  charger  ?  Karénine  est  venu  à  l'enterrement, 
nous  sommes  parvenus  à  éviter  une  rencontre  entre 
lui  et  Alexis.  Pour  le  mari  cette  mort  est  une  déli- 
vrance ;  mais  mon  pauvre  fils  qui  avait  tout  sacrifié 
à  cette  femme,  moi,  saposition.sa  carrière...  l'ache- 
ver ainsi!  Non,  quoi  que  vous  en  disiez,  c'est  la 
fin  d'une  créature  sans  religion.  Que  Dieu  me  par- 
donne, mais,  en  songeant  au  mal  qu'elle  a  fait  à 
mon  fils,  je  ne  puis  que  maudire  sa  mémoire. 

—  Comment  va-t-il  maintenant  ? 

—  C'est  cette  guerre  qui  nous  a  sauvés.  Je  n'y 
comprends  pas  grand' chose,  et  la  guerre  me  fait 
peur,  d'autant  plus  qu'on  dit  que  ce  n'est  pas  très 
bien  vu  à  Pétersbourg,  mais  je  n'en  remercie  pas 
moins  le  ciel.  Cela  l'a  remonté.  Son  ami  Yavshine 
est  venu  l'engager  à  l'accompagner  en  Serbie  ;  il 
y  va,  lui,  parce  qu'il  s'est  ruiné  au  jeu  ;  les  prépa- 
ratifs du  départ  ont  occupé,  distrait  Alexis.  Causez 
avec  lui,  je  vous  en  prie,  il  est  si  triste  !  Et  pour 
comble  d'ennui, il  a  une  rage  de  dents.  Mais  il  sera 
heureux  de  vous  voir  ;  il  se  promène  de  l'autre  côté 
de  la  voie.  » 


522  ANNA  KARÉNINE. 

Serge  Ivanitch  promit  de  causer  avec  le  comte, 
et  se  dirigea  vers  le  côté  de  la  voie  où  se  trouvait 
Wronsky. 


CHAPITRE  V 

Parmi  les  ballots  entassés  sur  le  quai  des  mar- 
chandises, Wronsky  marchait  comme  un  fauve 
dans  sa  cage,  sur  un  étroit  espace  où  il  ne  pouvait 
faire  qu'une  vingtaine  de  pas  ;  les  mains  enfoncées 
dans  les  poches  de  son  paletot,  il  passa  devant 
Serge  Ivanitch  sans  avoir  l'air  de  le  reconnaître  ; 
mais  celui-ci  était  au-dessus  de  toute  susceptibilité  ; 
Wronsky  remplissait  selon  lui  une  grande  mission, 
il  devait  être  soutenu  et  encouragé.  Kosnichef 
s'approcha  donc,  et  le  comte,  ayant  fixé  les  yeux 
sur  lui,  s'arrêta  et  lui  tendit  cordialement  la  main. 

«  Vous  préfériez  peut-être  ne  pas  me  voir  ?  mais 
vous  excuserez  mon  insistance  :  je  tenais  à  vous 
offrir  mes  services,  dit  Serge  Ivanitch. 

—  Personne  ne  peut  me  faire  moins  de  mal  à 
voir  que  vous,  répondit  Wronsky  ;  pardonnez- moi, 
la  vie  m'offre  si  peu  de  côtés  agréables. 

—  Je  le  conçois  ;  cependant  tme  lettre  pour 
Ristitch  ou  pour  Milan  vous  serait  peut-être  de 
quelque  utilité  ?  continua  Kosnichef  frappé  de  la 
profonde  souffrance  qu'exprimait  le  visage  du 
comte. 

—  Oh  non  !  répondit  celui-ci,  faisant  effort  pour 
comprendre.  Voulez-vous  que  nous  marchions  un 


ANNA  KARÉNINE.  523 

peu  ?  ces  wagons  sont  si  étouffants  !  Une  lettre  ? 
non,  merci  !  en  a-t-on  besoin  pour  se  faire  tuer  ?... 
peut-être  aux  Tures  dans  ce  cas-là...  ajouta-t-il 
souriant  du  bout  des  lèvres,  tandis  que  son  regard 
gardait  la  même  expression  de  douleur  amère. 

—  Il  vous  serait  plus  facile  d'entrer  en  relations 
avec  des  hommes  préparés  pour  l'action.  Au  reste 
faites  comme  vous  l'entendez,  mais  je  voulais  vous 
dire  combien  j'ai  été  heureux  d'apprendre  la  déci- 
sion que  vous  avez  prise  ;  vous  relèverez  dans  l'opi- 
nion publique  ces  volontaires  si  attaqués. 

—  Mon  seul  mérite,  répondit  Wronsky,  est  de  ne 
pas  tenir  à  la  vie  ;  quant  à  l'énergie,  je  sais  qu'elle 
ne  me  fera  pas  défaut,  et  c'est  un  soulagement  pour 
moi  que  d'appliquer  à  un  but  utile  cette  existence 
qui  m'est  à  charge...  et  il  fit  un  geste  d'impatience 
causé  par  la  douleur  de  sa  dent  malade. 

—  Vous  allez  renaître  à  une  vie  nouvelle,  fit 
Serge  Ivanitch  touché,  permettez-moi  de  vous  le 
prédire,  car  sauver  des  frères  opprimés  est  un  but 
pour  lequel  on  peut  aussi  dignement  vivre  que 
mourir.  Que  Dieu  vous  donne  plein  succès,  et  qu'il 
rende  à  votre  âme  le  calme  dont  elle  a  besoin. 

—  Je  ne  suis  plus  qu'une  ruine  »,  murmura  le 
comte  lentement,  serrant  la  main  que  lui  tendait 
Kosnichef. 

Il  se  tut,  vaincu  par  la  douleur  persistante  qvii  le 
gênait  pour  parler,  et  ses  yeux  se  fixèrent  machi- 
nalement sur  la  roue  du  tender,  qui  avançait  en 
glissant  lentement  et  régulièrement  sur  les  rails. 
A  cette  vue,  sa  souffrance  physique  cessa  subite- 


524  ANNA  KARÉNINE. 

ment,  effacée  par  la  torture  du  cruel  souvenir  que 
la  rencontre  d'un  homme  qu'il  n'avait  pas  revu 
depuis  son  malheur,  réveillait  en  lui.  Elle  lui  appa- 
rut tout  à  coup,  ou  du  moins  ce  qui  restait  à'elle, 
lorsque,  entrant  comme  un  fou  dans  la  caserne, 
près  du  chemin  de  fer,  où  on  l'avait  transportée,  il 
aperçut  son  corps  ensanglanté,  étendu  sans  pudeur 
aux  yeux  de  tous  ;  la  tête  intacte,  avec  ses  lourdes 
nattes  et  ses  boucles  légères  autour  des  tempes, 
était  rejetée  en  arrière,  les  yeux  à  demi  clos  ;  les 
lèvres  en tr' ouvertes  semblaient  prêtes  à  proférer 
encore  leur  terrible  menace,  et  lui  prédire,  comme 
à  leur  dernière  entrevue,  «  qu'il  se  repentirait  », 

Il  avait  beau,  depuis  lors,  évoquer  leur  première 
rencontre,  à  la  gare  aussi  ;  chercher  à  la  revoir  dans 
sa  beauté  poétique  et  charmante,  alors  que,  débor- 
dant de  vie  et  de  gaieté,  elle  allait  au-devant  du 
bonheur  et  savait  le  donner  :  c'était  son  image 
irritée  et  animée  d'un  implacable  besoin  de  ven- 
geance, qu'il  revoyait  toujours,  et  les  joies  du  passé 
en  restaient  empoisonnées  à  jamais...  Un  sanglot 
ébranla  tout  son  être  ï 

Après  un  moment  de  silence,  le  comte  s'étant 
remis  échangea  encore  quelques  paroles  avec  Kos- 
nichef  sur  l'avenir  de  la  Serbie,  puis,  au  signal  du 
départ,  les  deux  hommes  se  séparèrent. 

CHAPITRE  VI 

Serge  Ivanitch,  ne  sachant  pas  quand  il  lui 
serait  possible  de  partir,  n'avait  pas  voulu  s'annou- 


ANNA  KARENINE.  525 

cer  à  l'avance  par  le  télégraphe  ;  il  fut  donc  obligé 
de  se  contenter  d'un  tarantass  de  louage  trouvé  à  la 
station  ;  aussi  son  compagnon  et  lui  atteignirent- 
ils  Pakrofsky,  vers  midi,  noirs  de  poussière. 

Kitty,  du  balcon  où  elle  était  assise  avec  son  père 
et  sa  sœur,  reconnut  son  beau-frère  et  courut  au- 
devant  des  voyageurs, 

«  Vous  devriez  rougir  d'arriver  ainsi  sans  nous 
prévenir,  dit-elle  en  tendant  son  front  à  Serge  Iva- 
nitch. 

—  Vous  voyez  que  nous  avons  pu  éviter  de  vous 
déranger.  Et  voilà  notre  ami  Michel  Semenitch  que 
je  vous  amène. 

—  Ne  me  confondez  pas  avec  un  nègre,  dit  en 
riant  Katavasof  ;  quand  je  serai  lavé,  vous  verrez 
que  j'ai  une  figure  humaine,  —  et  ses  dents  blanches 
brillaient  dans  sa  figure  empoussiérée. 

—  Kostia  va  être  bien  content  ;  il  est  à  la  ferme, 
mais  il  ne  tardera  pas  à  rentrer. 

—  Toujours  à  ses  affaires,  tandis  que  nous  autres 
ne  connaissons  plus  que  la  guerre  de  Serbie  !  Je 
suis  curieux  de  connaître  l'opinion  de  mon  ami  à  ce 
sujet  ;  il  ne  doit  pas  évidemment  penser  comme 
tout  le  monde. 

—  Mais  je  crois  que  si,  répondit  Kitty,  un  peu 
confuse,  regardant  Serge  Ivanitch.  Je  vais  le  faire 
chercher.  Nous  avons  papa  pour  le  moment,  qui 
revient  de  l'étranger.    » 

Et  la  jeune  femme,  profitant  de  la  liberté  de  mou- 
vements dont  elle  avait  été  si  longtemps  privée,  se 
hâta  d'installer  ses  hôtes,   de  faire  prévenir  son 


526  ANNA  KARÉNINE. 

mari,  et  de  courir  auprès  de  son  père  resté  sur  la 
terrasse. 

«  C'est  Serge  Ivanitch  qui  nous  amène  le  pro- 
fesseur Katavasof. 

—  Oh  !  par  cette  chaleur  !  que  ce  sera  lourd  ! 

—  Du  tout,  papa,  il  est  très  aimable  et  Kostia 
l'aime  beaucop.  Va  les  entretenir,  chère  amie,  dit- 
elle  à  sa  sœur,  pendant  que  je  cours  auprès  du  petit  ; 
comme  un  fait  exprès,  je  ne  l'ai  pas  nourri  depuis 
ce  matin,  il  doit  s'impatienter.  Ces  messieurs  ont 
rencontré  Stiva  à  la  gare.  » 

IvC  lien  qui  unissait  la  mère  et  l'enfant  restait 
encore  si  intime  qu'elle  devinait  les  besoins  de  son 
fils  avant  même  d'avoir  entendu  son  vigoureux  cri 
d'impatience. 

Kitty  hâta  le  pas. 

«  Donnez-le-moi,  donnez  vite  »,  dit-elle,  aussi 
impatientée  que  son  nourrisson,  et  gourmandant 
la  bonne  qui  s'attardait  à  attacher  le  bonnet  de 
l'enfant. 

Enfin,  après  un  dernier  cri  désespéré  de  Mitia, 
qui,  dans  sa  hâte  de  têter,  ne  savait  plus  par  où  s'y 
prendre,  la  mère  et  l'enfant  calmés  tous  deux,  res- 
pirèrent, et  Kitty  sourit  en  voyant  son  fils  lui  jeter 
un  regard  presque  rusé  sous  son  bonnet  tandis  qu'il 
gonflait  en  mesure  ses  petites  joues. 

«  Croyez -moi,  Catherine  Alexandrovna ,  ma 
petite  mère,  il  me  connaît,  dit  la  vieille  Agathe 
Mikhaïlovna  qu'on  ne  pouvait  tenir  éloignée  de  la 
chambre  de  l'enfant. 

—  C'est  impossible  ;  s'il  vous  connaissait,  il  me 


ANNA  KARÉNINE.  527 

connaîtrait  bien  aussi  »,  répondit  Kitty  en  souriant. 
Mais,  malgré  cette  dénégation,  elle  savait,  au  fond 
de  son  âme,  combien  ce  petit  être  comprenait  de 
choses  ignorées  du  reste  du  monde,  et  auxquelles 
sa  mère  n'aurait  rien  compris  sans  lui.  Pour  tous, 
surtout  pour  son  père,  Mitia  était  une  petite  créa- 
ture humaine  à  laquelle  il  ne  fallait  que  des  soins 
physiques  ;  pour  sa  mère,  c'était  un  être  doué  de 
facultés  morales,  et  elle  en  aurait  eu  long  à  raconter 
sur  leurs  rapports  de  cœur. 

«  Vous  verrez  bien  quand  il  se  réveillera,  insista 
la  vieille  femme. 

—  C'est  bon,  c'est  bon,  mais  pour  le  moment 
laissez-le  s'endormir.   » 


CHAPITRE  VIT 

Agathe  Mikailovna  s'éloigna  sur  la  pointe  des 
pieds,  la  bonne  baissa  le  store,  chassa  les  mouches 
cachées  sous  le  rideau  de  mousseline  du  berceau  et, 
armée  d'une  longue  branche  de  bouleau,  s'assit 
auprès  de  sa  maîtresse,  pour  continuer  à  faire  la 
guerre  aux  insectes. 

Mitia,  tout  en  fermant  peu  à  peu  les  paupières 
au  sein  de  sa  mère,  faisait  avec  son  bras  potelé  des 
gestes  qui  troublaient  Kitty,  partagée  entre  le 
désir  de  l'embrasser  et  celui  de  le  voir  s'endormir. 

Au-dessus  de  sa  tête  elle  entendait  un  murmure 
de  voix  et  le  rire  sonore  de  Katavasof . 

a  Les   voilà   qui   s'animent,   pensa-t-elle  ;    mais 


528  ANNA  KARENINE. 

c'est  ennuyeux  que  Kostia  ne  soit  pas  là  ;  il  se  sera 
encore  attardé  auprès  des  abeilles;  je  suis  contrariée 
parfois  qu'il  y  aille  si  souvent,  et  cependant  cela  le 
distrait,  il  est  bien  plus  gai  qu'au  printemps  ;  à 
Moscou  j'avais  peur  de  le  voir  si  sombre  ;  quel 
drôle  d'homme  !   » 

Kitty  connaissait  la  cause  du  tourment  de  son 
mari,  que  ses  doutes  rendaient  malheureux  ;  et, 
quoiqu'elle  pensât,  dans  sa  foi  naïve,  qu'il  n'y  a 
pas  de  salut  pour  l'incrédule,  le  scepticisme  de  celui 
dont  l'âme  lui  était  si  chère  ne  l'inquiétait  nulle- 
ment. 

«  Pourquoi  lit-il  tous  ces  livres  de  philosophie 
où  il  ne  trouve  rien  ?  puisqu'il  désire  la  foi,  pour- 
quoi ne  l'a-t-il  pas  ?  Il  réfléchit  trop,  et  s'il  s'ab- 
sorbe dans  des  méditations  solitaires,  c'est  que  nous 
ne  sommes  pas  à  sa  hauteur.  La  visite  de  Kata- 
vasof  lui  fera  plaisir,  il  aime  à  discuter  avec  lui...  » 
Et  aussitôt  les  pensées  de  la  jeune  femme  se  repor- 
tèrent sur  l'installation  de  ses  hôtes.  Fallait-il  leur 
donner  une  chambre  commune  ou  les  séparer  ?... 
Une  crainte  soudaine  la  fit  tressaillr  au  point  de 
déranger  Mitia  :  «  La  blanchisseuse  n'a  pas  rap- 
porté le  linge...  pourvu  qu'Agathe  Mikhaïlovna 
n'aille  pas  donner  du  linge  qui  a  déjà  servi  !...  »  Et 
le  rouge  monta  au  front  de  Kitty. 

«  Il  faudra  m'en  assurer  moi-même  »,  pensa-t- 
elle,  et  elle  se  reprit  à  songer  à  son  mari.  «  Oui, 
Kostia  est  incrédule,  mais  je  l'aime  mieux  ainsi  que 
s'il  ressemblait  à  Mme  Stahl,  où  à  moi  quand 
j'étais  à  Soden  ;  jamais  il  ne  sera  hj'pocrite.  » 


ANNA  KARÉNINE.  529 

Un  trait  de  bonté  de  son  mari  lui  revint  vivement 
à  la  mémoire  :  quelques  semaines  auparavant  Sté- 
pane  Arcadiévitch  avait  écrit  ime  lettre  de  repentir 
à  sa  femme,  la  suppliant  de  lui  sauver  l'honneur 
en  vendant  sa  terre  de  Yergoushovo  pour  payer  ses 
dettes. 

Doll}-,  tout  en  méprisant  son  mari,  avait  été  au 
désespoir,  et  par  pitié  pour  lui  s'était  décidée  à  se 
défaire  d'une  partie  de  cette  terre  ;  Kitty  se  rap- 
pela l'air  timide  avec  lequel  Kostia  était  venu  la 
trouver  pour  lui  proposer  un  moyen  d'aider  Dolly 
sans  la  blesser  :  c'était  de  lui  céder  la  part  qui  leur 
revenait  de  cette  propriété. 

«  Peut-on  être  incrédule  avec  ce  coeur  chaud  et 
cette  crainte  d'affliger  même  un  enfant  !  Jamais  il 
ne  pense  qu'aux  autres  ;  Serge  Ivanitch  trouve  fort 
naturel  de  le  considérer  comme  son  intendant,  sa 
sœur  aussi  ;  Dolly  et  ses  enfants  n'ont  d'autre  appui 
que  lui.  Il  croit  même  de  son  devoir  de  sacrifier  son 
temps  aux  paysans  qui  viennent  sans  cesse  le  con- 
sulter...    » 

«  Oui,  ce  que  tu  pourras  faire  de  mieux  sera  de 
ressembler  à  ton  père  »,  murmura- 1- elle  en  tou- 
chant de  ses  lèvres  la  joue  de  son  fils,  avant  de  le 
remettre  aux  mains  de  sa  bonne. 

CHAPITRE  VIII 

Depuis  le  moment  où,  auprès  de  son  frère  mou- 
rant, Levine  avait  entrevu  le  problème  de  la  vie  et 


530  ANNA  KARENINE. 

la  mort  à  la  lumière  des  convictions  nouvelles, 
comme  il  les  nommait,  qui  de  vingt  à  trente-quatre 
ans  avaient  remplacé  les  croyances  de  son  enfance, 
la  vie  lui  était  apparue  plus  terrible  encore  que  la 
mort.  D'où  venait-elle  ?  que  signifiait-elle  ?  pour- 
quoi nous  était-elle  donnée  ?  Iv'organisme,  sa  des- 
truction, l'indestructibilité  de  la  matière,  les  lois 
de  la  conservation  et  du  développement  des  forces, 
ces  mots  et  les  théories  scientifiques  qui  s'y  ratta- 
chent étaient  sans  doute  intéressants  au  point  de  vue 
intellectuel,  mais  quelle  serait  leur  utilité  dans  le 
courant  de  l'existence  ? 

Et  lyevine,  semblable  à  un  homme  qui,  par  un 
temps  froid,  aurait  échangé  une  chaude  fourrure 
contre  un  vêtement  de  mousseline,  sentait,  non  par 
le  raisonnement,  mais  par  tout  son  être,  qu'il  était 
nu,  dépouillé  et  destiné  à  périr  misérablement. 

Dès  lors,  sans  rien  changer  à  sa  vie  extérieure,  et 
et  sans  presque  en  avoir  conscience,  Levine  ne  cessa 
d'éprouver  la  terreur  de  son  ignorance,  tristement 
persuadé  que  ce  qu'il  appelait  ses  convictions,  loin 
de  l'aider  à  s'éclairer,  lui  rendaient  inaccessibles 
ces  connaissances  dont  il  éprouvait  un  besoin  si 
impérieux. 

Le  mariage,  ses  joies,  ses  devoirs  nouveaux, 
étouffèrent  complètement  ces  pensées  ;  mais  elles 
lui  revinrent  avec  une  persistance  croissante  après 
les  couches  de  sa  femme,  lorqu'il  vécut  à  Moscou 
sans  occupations  sérieuses. 

La  question  se  posait  ainsi  pour  lui  :  «  Si  je  n'ac- 
cepte pas  les  explications  que  m'offre  le  christia- 


ANNA  KARÉNINE.  531 

nisme  sur  le  problème  de  mon  existence,  où  en  trou- 
verai-je  d'autres  ?  »  Et  il  scrutait  ses  convictions 
scientifiques  aussi  inutilement  qu'il  eût  fouillé  une 
boutique  de  jouets  ou  un  dépôt  d'armes  afin  d'y 
trouver  de  la  nourriture. 

Involontairement,  inconsciemment,  il  cherchait 
dans  ses  lectures,  dans  ses  conversations,  et  jusque 
dans  les  personnes  qui  l'entouraient,  un  rapport 
quelconque  avec  le  sujet  qui  l'absorbait. 

Un  fait  rétonnait  et  le  préoccupait  spécialement  : 
pourquoi  les  hommes  de  son  monde,  qui,  pour  la 
plupart  avaient  remplacé  comme  lui  la  foi  par  la 
science,  semblaient-ils  n'éprouver  aucune  souffrance 
morale  et  vivre  parfaitement  satisfaits  et  contents  ? 
N'étaient-ils  pas  sincères  ?  ou  bien  la  science  répon- 
dait-elle plus  clairement  pour  eux  à  ces  questions 
troublantes  ?  Et  il  se  prenait  à  étudier  ces  hommes 
et  les  livres  qui  pouvaient  contenir  les  solutions 
tant  désirées. 

Il  découvrit  cependant  qu'il  avait  commis  une 
lourde  erreur  en  partageant  avec  ses  camarades 
d'Université  l'idée  que  la  religion  n'existait  plus  ; 
ceux  qu'il  aimait  le  mieux,  le  vieux  prince,  Lvof, 
Serge  Ivanitch,  Kitty,  conservaient  la  foi  de  leur 
enfance,  cette  fois  que  lui-même  avait  jadis  par- 
tagée ;  les  femmes  en  général,  et  le  peuple  tout 
entier,  croyaient. 

Il  se  convainquit  ensuite  que  les  matérialistes, 
dont  il  partageait  les  opinions,  ne  donnaient  à 
celles-ci  aucun  sens  particulier,  et,  loin  d'expli- 
quer ces  questions,  sans  la  solution  desquelles  la 


532  ANNA  KARÉNINE. 

vie  lui  paraissait  impossible,  il  les  écartait 
pour  en  résoudre  d'autres  qui  le  laissaient,  lui, 
fort  indifférent,  telles  que  le  développement  de 
l'organisme,  la  définition  mécanique  de  l'âme,  etc. 
Pendant  la  maladie  de  sa  femme,  I^evine  avait 
éprouvé  une  étrange  sensation  ;  lui,  l'incrédule, 
avait  prié...  et  prié  avec  une  foi  sincère  ;  mais, 
aussitôt  rentré  dans  le  calme,  il  sentait  sa  vie 
inaccessible  à  une  semblable  disposition  de  l'âme. 
A  quel  moment  la  vérité  lui  était-elle  apparue  ? 
Pouvait-il  admettre  qu'il  se  fût  trompé  ?  De  ce 
que,  en  les  analysant  froidement,  ses  élans  vers 
Dieu  retombaient  en  poussière,  devait-il  les  con- 
sidérer comme  une  preuve  de  faiblesse  ?  C'eût  été 
rabaisser  des  sentiments  dont  il  appréciait  la 
grandeur...  Cette  lutte  intérieure  lui  pesait  dou- 
loureusement, et  il  cherchait  de  toutes  les  forces 
de  son  être  à  en  sortir. 


CHAPITRE  IX 

ACCABI^É  de  ces  pensées,  il  lisait  et  méditait, 
mais  le  but  désiré  semblait  s'éloigner  de  plus  en 
plus. 

Convaincu  de  l'inutilité  de  chercher  dans  le 
matérialisme  une  réponse  à  ses  doutes,  il  relut, 
pendant  les  derniers  temps  de  son  séjour  à  Moscou 
et  à  la  campagne,  Platon,  Spinoza,  Kant,  Schel- 
ling,  Hegel  et  Schopenhauer  ;  ceux-ci  satisfaisaient 
sa   raison   tant   qu'il  les  lisait  ou   qu'il   opposait 


ANNA  KARENINE.  533 

leurs  doctrines  à  d'autres  enseignements,  surtout 
aux  théories  matérialistes  ;  malheureusement,  dès 
qu'il  cherchait,  indépendamment  de  ces  guides, 
l'application  à  quelque  point  douteux,  il  retom- 
bait dans  les  mêmes  perplexités.  Les  termes 
esprit,  volonté,  liberté,  substance,  n'offraient  un 
certain  sens  à  son  intelligence  qu'autant  qu'il 
suivait  la  filière  artificielle  des  déductions  de  ces 
philosophes  et  se  prenait  au  piège  de  leurs  sub- 
tiles distinctions  ;  mais,  considéré  du  point  de  vue 
de  la  vie  réelle,  l'échafaudage  croulait,  et  il  ne 
voyait  plus  qu'un  assemblage  de  mots  sans  rap- 
port aucun  avec  ce  «  quelque  chose  »  plus  néces- 
saire dans  la  vie  que  la  raison. 

Schopenhauer  lui  donna  quelques  jours  de 
calme  par  la  substitution  qu'il  fit  en  lui-même  du 
mot  amour  à  ce  que  ce  philosophe  appelle  volonté  ; 
cet  apaisement  fut  de  courte  durée. 

Serge  Ivanitch  lui  conseilla  de  lire  Homiakof, 
et,  bien  que  rebuté  par  la  recherche  exagérée  de 
style  de  cet  auteur,  et  par  ses  tendances  exces- 
sives à  la  polémique,  il  fut  frappé  de  lui  voir  déve- 
lopper l'idée  suivante  :  «  L'homme  ne  saurait 
atteindre  seul  à  la  connaissance  de  Dieu,  la  vraie 
lumière  étant  réservée  à  une  réimion  d'âmes  ani- 
mées du  même  amour,  à  l'Eglise  ».  Cette  pensée 
ranima  Levine...  Combien  il  trouvait  plus  facile 
d'accepter  l'Église  établie  sainte  et  infaillible 
puisqu'elle  a  Dieu  pour  chef,  avec  ses  enseigne- 
ments sur  la  Création,  la  Chute  et  la  Rédemption, 
et  d'arriver  par  elle  à  Dieu,  que  de  sonder  l'impé- 


534  ANNA  KARÉNINE. 

nétrable  mystère  de  la  divinité,  pour  s'expliquer 
ensuite  la  Création,  la  Chute,  etc. 

Hélas,  après  avoir  lu,  à  la  suite  de  Homiakof, 
une  histoire  de  l'Église  écrite  par  un  écrivain 
catholique,  il  retomba  douloureusement  dans  ses 
doutes  !  ly' Eglise  grecque  orthodoxe  et  l'Eglise 
catholique,  toutes  deux  infaillibles  dans  leur 
essence,  s'excluaient  mutuellement  !  et  la  théo- 
logie n'offrait  pas  de  fondements  plus  solides 
que  la  philosophie  ! 

Durant  tout  ce  printemps  il  ne  fut  pas  lui-même 
et  traversa  des  heures  cruelles. 

«  Je  ne  puis  vivre  sans  savoir  ce  que  je  suis  et 
dans  quel  but  j'existe  ;  puisque  je  ne  puis  atteindre 
à  cette  connaissance,  la  vie  est  impossible  »,  se 
disait  Levine. 

«  Dans  l'infinité  du  temps,  de  la  matière,  de 
l'espace,  une  cellule  organique  se  forme,  se  sou- 
tient un  moment,  et  crève...  Cette  cellule,  c'est 
moi  !   » 

Ce  sophisme  douloureux  était  l'unique,  le 
suprême  résultat  du  labeur  de  la  pensée  humaine 
pendant  des  siècles  ;  c'était  la  croyance  finale, 
sur  laquelle  se  basaient  les  recherches  les  plus 
récentes  de  l'esprit  scientifique,  c'était  la  convic- 
tion régnante  ;  Ivevine,  sans  qu'il  sût  au  juste 
pourquoi,  et  simplement  parce  que  cette  théorie 
lui  semblait  la  plus  claire,  s'en  était  involontai- 
rement pénétré. 

Mais  cette  conclusion  lui  paraissait  plus  qu'un 
sophisme  :  il  y  voyait  l'oeuvre  dérisoire  de  quelque 


ANNA  KARÉNINE.  535 

esprit  du  mal  ;  s'y  soustraire  était  un  devoir,  le 
moyen  de  s'en  affranchir  se  trouvait  au  pouvoir 
de  chacun...  Et  Levine,  aimé,  heureux,  père  de 
famiUe,  éloigna  soigneusement  de  sa  main  toute 
arme,  comme  s'il  eût  craint  de  céder  à  la  tenta- 
tion de  mettre  fin  à  son  supplice. 

Il  ne  se  tua  cependant  pas  et  continua  à  vivre 
et  à  lutter. 


CHAPITRE  X 

Autant  Levine  était  moralement  troublé  par 
la  difficulté  d'analyser  le  problème  de  sou  exis- 
tence, autant  il  agissait  sans  hésitation  dans  la 
vie  journalière.  Il  reprit  ses  travaux  habituels  à 
Pakrofsky  vers  le  mois  de  juin  :  la  direction  des 
terres  de  sa  sœur  et  de  son  frère,  ses  relations  avec 
ses  voisins  et  ses  paysans  ;  il  y  joignit  cette  année 
une  chasse  aux  abeilles,  qui  l'occupa  et  le  pas- 
sionna. L'intérêt  qu'il  prenait  aux  affaires  s'était 
limité  ;  il  n'y  apportait  plus  comme  autrefois  des 
vues  générales,  dont  l'application  lui  avait  causé 
bien  des  déceptions,  et  se  contentait  de  remplir 
ses  nouveaux  devoirs,  averti  par  un  secret  instinct 
que  de  cette  façon  il  agissait  pour  le  mieux.  Jadis 
l'idée  de  faire  une  action  bonne  et  utile  lui  cau- 
sait à  l'avance  une  douce  impression  de  joie,  mais 
l'action  en  elle-même  ne  réalisait  jamais  ses  espé- 
rances, et  il  se  prenait  très  vite  à  douter  de  l'uti- 
lité de  ses  entreprises.  JMaintenant,  il  allait  droit 


536  ANNA  KARÉNINE. 

au  fait,  sans  joie  mais  sans  indécision,  et  les  résul- 
tats obtenus  se  trouvaient  satisfaisants.  Il  creu- 
sait son  sillon  dans  le  sol  avec  l'inconscience  de 
la  charrue.  Au  lieu  de  discuter  certaines  condi- 
tions de  la  vie,  il  les  acceptait  comme  aussi  indis- 
pensables que  la  nourriture  journalière.  Vivre  à 
l'exemple  de  ses  ancêtres,  poursuivre  leur  œuvre 
afin  de  la  léguer  à  son  tour  à  ses  enfants,  il  voyait 
là  im  devoir  indiscutable,  et  savait  qu'afin  d'at- 
teindre ce  but,  la  terre  devait  être  fumée,  labou- 
rée, les  bois  ensemencés,  sous  sa  propre  surveil- 
lance, sans  qu'il  eût  le  droit  de  se  décharger  de 
cette  peine  sur  les  paysans,  en  leur  affermant  son 
domaine.  Il  savait  également  qu'il  devait  aide  et 
protection  à  son  frère,  à  sa  sœur,  aux  nombreux 
paysans  qui  venaient  le  consulter,  comme  à  des 
enfants  qu'on  lui  aurait  confiés  ;  sa  femme  et 
Dolly  avaient  également  droit  à  son  temps,  et 
tout  cela  remplissait  surabondamment  cette  exis- 
tence dont  il  ne  comprenait  pas  le  sens  quand  il 
y  réfléchissait.  Chose  étrange,  non  seulement  son 
devoir  lui  apparaissait  bien  défini,  mais  il  n'avait 
plus  de  doutes  sur  la  manière  de  le  remplir  dans 
les  cas  particuliers  de  la  vie  quotidieime  ;  ainsi  il 
n'hésitait' pas  à  louer  ses  ouvriers  aussi  bon  mar- 
ché que  possible,  mais  il  savait  qu'il  ne  devait  pas 
les  louer  à  l'avance  ni  au-dessous  du  prix  normal  ; 
il  avançait  de  l'argent  à  im  paysan  pour  le  tirer 
des  griffes  d'un  usurier,  mais  ne  faisait  pas  grâce 
des  redevances  arriérées  ;  il  punissait  sévèrement 
les  vols  de  bois,  mais  se  serait  fait  scrupule  d'ar- 


ANNA  KARÉNINE.  537 

rêter  le  bétail  du  paysan  pris  en  flagrant  délit  de 
pâturage  sur  ses  prairies  ;  il  retenait  les  gages 
d'un  ouvrier  forcé,  à  cause  de  la  mort  de  son  père, 
d'abandonner  le  travail  en  pleine  moisson,  mais 
il  entretenait  et  nourrissait  les  vieux  serviteurs 
hors  d'âge  ;  il  laissait  attendre  les  paysans  pour 
aller  embrasser  sa  femme  en  rentrant,  mais  il 
n'aurait  pas  voulu  aller  à  ses  ruches  avant  de  les 
recevoir.  Il  n'approfondissait  pas  ce  code  per- 
sonnel, et  redoutait  les  réflexions  qui  auraient 
entraîné  des  doutes  et  troublé  la  vue  claire  et 
nette  de  son  devoir.  Ses  fautes  trouvaient  d'ail- 
leurs tm  juge  sévère  dans  sa  conscience  toujours 
en  éveil,  et  qui  ne  lui  faisait  pas  grâce. 

C'est  ainsi  qu'il  vécut,  suivant  la  route  tracée 
par  la  vie,  toujours  sans  entrevoir  la  possibilité 
de  s'expliquer  le  mystère  de  l'existence,  et  tor- 
turé de  son  ignorance  au  point  de  craindre  le  sui- 
cide. 


CHAPITRE  XI 

Le  jour  de  l'arrivée  de  Serge  Ivanitch  à  Pakrofsky 
avait  été  plein  d'émotions  pour  Levine. 

On  était  au  moment  le  plus  occupé  de  l'année, 
à  celui  qui  exige  un  effort  de  travail  et  de  volonté 
qu'on  n'apprécie  pas  suffisamment,  parce  qu'il  se 
reproduit  périodiquement  et  n'offre  que  des  résul- 
tats fort  simples.  Moissonner,  rentrer  les  blés, 
i'aucher,  labourer,  battre  le  grain,  ensemencer,  ce 


538  ANNA  KARÉNINE. 

sont  des  travaux  qui  n'étonnent  personne,  mais, 
pour  arriver  à  les  accomplir  dans  le  court  espace 
de  temps  accordé  par  la  nature,  il  faut  que  du 
petit  au  grand  chacun  se  mette  à  l'œuvre  ;  il  faut 
que  pendant  trois  à  quatre  semaines  on  se  con- 
tente de  pain,  d'oignons  et  de  kvas,  qu'on  ne 
dorme  que  pendant  quelques  heures,  qu'on  ne 
s'arrête  ni  jour  ni  nuit,  et  ce  phénomène  se  réalise 
chaque  année  dans  toute  la  Russie. 

I^evine  se  sentait  à  l'unisson  du  peuple  ;  il  allait 
aux  champs  de  grand  matin,  rentrait  déjeuner 
avec  sa  femme  et  sa  belle-soeur,  puis  retournait  à 
la  ferme,  où  il  installait  une  nouvelle  batteuse. 
Et,  tout  en  surveillant  l'ouvrage  ou  en  causant 
avec  son  beau-père  et  les  dames,  la  même  ques- 
tion le  poursuivait  :  «  Qui  suis- je  ?  où  suis- je  ? 
pourquoi  ?    » 

Debout  près  de  la  grange  fraîchement  recou- 
verte de  chaume,  il  regardait  la  poussière  pro- 
duite par  la  batteuse  danser  dans  l'air,  la  paille 
se  répandre  au  dehors  sur  l'herbe  ensoleillée,  tandis 
que  les  hirondelles  se  réfugiaient  sous  la  toiture, 
et  que  les  travailleurs  se  pressaient  dans  l'inté- 
rieur assombri  de  la  grange. 

«  Pourquoi  tout  cela  ?  pensait-il,  pourquoi 
suis- je  là  à  les  surveiller,  et  eux,  pourquoi  font-ils 
preuve  de  zèle  devant  moi  ?  Voilà  ma  vieille  amie 
Matrona  (une  grande  femme  maigre  qu'il  avait 
guérie  d'une  brûlure,  et  qui  ratissait  vigoureu- 
sement le  sol),  je  l'ai  guérie,  c'est  vrai,  mais  si  ce 
n'est  aujourd'hui,  ce  sera  dans  un  an,  ou  dans  dix 


ANNA  KARÉNINE.  539 

ans,  qu'il  faudra  la  porter  en  terre,  tout  comme 
cette  jolie  fille  adroite  qui  fait  l'élégante,  comme 
ce  cheval  fatigué  attelé  au  manège,  comme  Fedor 
qui  surveille  la  batteuse  et  commande  avec  tant 
d'autorité  aux  femmes,  —  et  il  en  sera  de  même 
de  moi...  Pourquoi  ?  »  et  machinalement,  tout  en 
réfléchissant,  il  consultait  sa  montre  afin  de  fixer 
la  tâche  aux  ouvriers. 

L'heure  du  dîner  ayant  sonné,  Levine  laissa  les 
travailleurs  se  disperser,  et,  s'appuyant  à  une  belle 
meule  de  blé  préparé  pour  les  semences,  il  engagea 
la  conversation  avec  Fedor,  et  le  questionna  au 
sujet  d'un  riche  paysan  nommé  Platon,  qui  se 
refusait  à  louer  le  champ  jadis  mis  en  association, 
et  qu'un  paysan  avait  exploité  l'année  précé- 
dente. 

«  Le  prix  est  trop  élevé,  Constantin  Dmitritch, 
dit  Fedor. 

—  Mais  puisque  Mitiouck  le  payait  l'an  der- 
nier ? 

—  Platon  ne  payera  pas  le  même  prix  que 
Mitiouck,  dit  l'ouvrier  d'un  ton  de  mépris  ;  le 
vieux  Platon  n'écorcherait  pas  son  prochain  ;  il 
a  pitié  du  pauvre  monde  et  ferait  crédit  au  besoin. 

—  Pourquoi  ferait-il  crédit  ? 

—  Les  hommes  ne  sont  pas  tous  pareils  :  tel 
vit  pour  son  ventre,  comme  Mitiouck,  tel  pour 
son  âme,  pour  Dieu,  comme  le  vieux  Platon. 

—  Ou' appelles-tu  vivre  pour  son  âme,  pour 
Dieu  ?  cria  presque  Levine. 

—  C'est  bien  simple  :   vivre  selon  Dieu,   selon 


540  ANNA  KARENINE. 

la  vérité.  On  n'est  pas  tous  pareils,  c'est  sûr.  Vous, 
par  exemple,  Constantin  Dmitritch,  vous  ne 
feriez  pas  de  tort  non  plus  au  pauvre  monde. 

—  Oui...,  oui...  adieu  !  »  balbutia  Eevine,  en 
proie  à  une  vive  émotion,  et,  prenant  sa  canne, 
il  se  dirigea  vers  la  maison.  «  Vivre  pour  Dieu, 
selon  la  vérité...,  pour  son  âme  »,  ces  paroles  du 
paysan  trouvaient  un  écho  dans  son  cœur  ;  et  des 
pensées  confuses,  mais  qu'il  sentait  fécondes, 
s'agitèrent  en  lui,  échappées  de  quelque  recoin 
de  son  être  où  elles  avaient  été  longtemps  com- 
primées,   pour    l'éblouir    d'une    clarté    nouvelle. 

CHAPITRE  XII 

Levine  avança  à  grands  pas  sur  la  route,  sous 
l'empire  d'une  sensation  toute  nouvelle  ;  les 
paroles  du  paysan  avaient  produit  dans  son  âme 
l'effet  d'une  étincelle  électrique,  et  l'essaim  d'idées 
vagues,  obscures,  qui  n'avait  cessé  de  le  posséder, 
même  en  parlant  de  la  location  de  son  champ, 
sembla  se  condenser  pour  remplir  son  cœur  d'une 
inexplicable  joie. 

«  Ne  pas  vivre  pour  soi,  mais  pour  Dieu  ?... 
Quel  Dieu  ?  N'est-il  pas  insensé  de  prétendre  que 
nous  ne  devions  pas  vivre  pour  nous,  c'est-à-dire 
pour  ce  qui  nous  plaît  et  nous  attire,  mais  pour 
Dieu,  que  personne  ne  comprend  et  ne  saurait 
définir  ?...  Cependant,  ces  paroles  insensées,  je 
les  ai  comprises,  je  n'ai  pas  douté  de  leur  vérité. 


ANNA  KARÉNINE.  541 

je  ne  les  ai  trouvées  ni  fausses  ni  obscures,...  je 
leur  ai  donné  le  même  sens  que  ce  paysan,  et  n'ai 
peut-être   jamais    rien   compris   aussi    clairement. 

«  Fedor  prétend  que  Mitiouck  vit  pour  son 
ventre  ;  je  sais  ce  qu'il  entend  par  là  ;  nous  tous, 
êtres  de  raison,  nous  vivons  de  même.  Mais  Fedor 
dit  aussi  qu'il  faut  vivre  pour  Dieu,  selon  la  vérité, 
et  je  le  comprends  également...  Moi,  et  des  millions 
d'hommes,  riches  et  pauvres,  sages  et  simples, 
dans  le  passé  comme  dans  le  présent,  nous  sommes 
d'accord  sur  un  point  :  c'est  qu'il  faut  vivre  pour 
le  «  bien  ».  —  La  seule  connaissance  claire,  indu- 
bitable, absolue,  que  nous  possédions  est  celle-là, 
—  et  ce  n'est  pas  par  le  raisonnement  que  nous  y 
parvenons,  —  car  le  raisonnement  l'exclut,  parce 
qu'elle  n'a  ni  cause  ni  effet.  Le  «  bien  »,  s'il  avait 
une  cause,  cesserait  d'être  le  bien,  tout  comme 
s'il  avait  une  sanction,  —  une  récompense... 

«  Ceci,  je  le  sais,  nous  le  savons  tous. 

«  Et  moi  qui  cherchais  un  miracle  pour  me 
convaincre  ?  —  Le  voilà,  le  miracle,  je  ne  l'avais 
pas  remarqué,  tandis  qu'il  m'enserre  de  toutes 
parts  !...  En  peut-il  être  de  plus  grand  ?... 

(c  Aurais-je  vraiment  trouvé  la  solution  de  mes 
doutes  ?  Vais- je  cesser  de  souffrir  ?  »  et  Levine 
suivit  la  route  poudreuse,  insensible  à  la  fatigue 
et  à  la  chaleur  ;  suffoqué  par  l'émotion,  et  n'osant 
croire  au  sentiment  d'apaisement  qui  pénétrait 
son  âme,  il  s'éloigna  du  grand  chemin  pour  s'en- 
foncer dans  les  bois  et  s'y  étendre  à  l'ombre  d'un 
tremble,   sur  l'herbe   touffue.   —  Là,   découvrant 


542  ANNA  KARENINE. 

son  front  baigné  de  sueur,  il  poursuivit  le  cours 
de  ses  réflexions,  tout  en  examinant  les  mouve- 
ments d'un  insecte  qui  gravissait  péniblement  la 
tige  d'une  plante. 

«  Il  faut  me  recueillir,  résumer  mes  impressions, 
comprendre  la  cause  de  mon  bonheur... 

«  J'ai  cru  jadis  qu'il  s'opérait  dans  mon  corps, 
comme  dans  celui  de  cet  insecte,  une  évolution  de 
la  matière,  conformément  à  certaines  lois  phy- 
siques, chimiques  et  physiologiques  :  évolution, 
lutte  incessante,  qui  s'étend  à  tout,  aux  arbres, 
aux  nuages,  aux  nébuleuses...  Mais  à  quoi  abou- 
tissait cette  évolution  ?  La  lutte  avec  l'infini, 
était-elle  possible  ?...  Et  je  m'étonnais,  malgré 
de  suprêmes  efforts,  de  ne  rien  trouver  dans  cette 
voie  qui  me  dévoilât  le  sens  de  ma  vie,  de  mes 
impulsions,  de  mes  aspirations...  Ce  sens,  il  est 
pourtant  si  vif  et  si  clair  en  moi  qu'il  fait  le  fond 
même  de  mon  existence  ;  et  lorsque  Fedor  m'a 
dit  :  «  Vivre  pour  Dieu  et  son  âme  »  ;  —  je  me  suis 
réjoui  autant  qu'étonné  de  le  lui  voir  définir.  Je 
n'ai  rien  découvert,  je  savais  déjà...,  j'ai  simple- 
ment reconnu  cette  force  qui  autrefois  m'a  donné 
la  vie  et  me  la  rend  aujourd'hui.  Je  me  sens  déli- 
vré de  l'erreur...  Je  vois  mon  maître  !...    » 

Et  il  se  remémora  le  cours  de  ses  pensées  pen- 
dant les  deux  dernières  années,  du  jour  où  l'idée 
de  la  mort  l'avait  frappé  à  la  vue  de  son  frère 
malade.  C'est  alors  qu'il  avait  clairement  com- 
pris que  l'homme,  n'ayant  d'autre  perspective 
que  la   souffrance,  la   mort    et   l'oubli  éternel,  il 


ANNA  KARÉNINE.  543 

devait,  sous  peine  de  se  suicider,  arriver  à  s'ex- 
pliquer le  problème  de  l'existence,  de  façon  à  ne 
pas  y  voir  la  cruelle  ironie  de  quelque  génie  mal- 
faisant. Mais,  sans  réussir  à  se  rien  expliquer,  il 
ne  s'était  pas  tué,  s'était  marié,  et  avait  cormu 
des  joies  nouvelles,  qui  le  rendaient  heureux  quand 
il  ne  creusait  pas  ses  pensées  troublantes. 

«  Que  prouvait  cette  inconséquence  ?  Qu'il 
vivait  bien,  tout  en  pensant  mal.  Sans  le  savoir, 
il  avait  été  soutenu  par  ces  vérités  de  la  foi  sucées 
avec  le  lait,  que  son  esprit  méconnaissait.  Main- 
tenant il  comprenait  tout  ce  qu'il  leur  devait... 

«  Que  serais-] e  devenu  si  je  n'avais  su  qu'il 
fallait  vivre  pour  Dieu,  et  non  pour  la  satisfac- 
tion de  mes  besoins  ?  J'aurais  volé,  menti,  assas- 
siné... Aucune  des  joies  que  la  vie  me  donne  n'aurait 
existé  pour  moi...  J'étais  à  la  recherche  d'une 
solution  que  la  réflexion  ne  peut  résoudre,  n'étant 
pas  à  la  hauteur  du  problème  ;  la  vie  seule,  avec 
la  connaissance  innée  du  bien  et  du  mal,  m'offrait 
une  réponse.  Et  cette  coimaissance,  je  ne  l'ai  pas 
acquise,  je  n'aurais  su  où  la  prendre,  elle  m'a  été 
donnée  comme  tout  le  reste.  Le  raisonnement 
m'aurait-il  jamais  démontré  que  je  devais  aimer 
mon  prochain  au  lieu  de  l'étrangler  ?  —  Si,  lors- 
qu'on me  l'a  enseigné  dans  mon  enfance,  je  l'ai 
aisément  cru,  c'est  que  je  le  savais  déjà.  L'ensei- 
gnement de  la  raison,  c'est  la  lutte  pour  l'exis- 
^tence,  cette  loi  qui  exige  que  tout  obstacle  à 
l'accomplissement  de  nos  désirs  soit  écrasé  ;  la 
déduction  est  logique,  —  tandis  qu'il  n'y  a  rien 


OÉ 


544  ANNA  KARÉNINE. 

de  raisonnable  à  aimer  son  prochain.  O  orgueil 
et  sottise,  pensa-t-il,  ruse  de  l'esprit  !...  oui,  ruse 
de  l'esprit  !...  oui,  ruse  et  scélératesse  de  l'esprit  !  » 


CHAPITRE  XIII 

lyEViNE  se  souvint  d'une  scène  récente  entre 
Dolly  et  ses  enfants  ;  ceux-ci,  livrés  un  jour  à  eux- 
mêmes,  s'étaient  amusés  à  faire  des  confitures 
dans  une  tasse  au-dessus  d'une  bougie,  et  à  se 
lancer  du  lait  dans  la  figure.  Leur  mère  les  prit 
sur  le  fait,  les  gronda  devant  leur  oncle,  et  cher- 
cha à  leur  faire  comprendre  que  si  les  tasses 
venaient  à  manquer,  ils  ne  sauraient  comment 
prendre  leur  thé,  que  s'ils  gaspillaient  leur  lait,  ils 
n'en  auraient  plus  et  souffriraient  de  la  faim.  — 
Ivevine  fut  frappé  du  scepticisme  avec  lequel  les 
enfants  écoutèrent  leur  mère  ;  ses  raisonnements 
les  laissèrent  froids,  ils  ne  regrettaient  que  leur 
jeu  interrompu.  C'est  qu'ils  ignoraient  la  valeur 
des  biens  dont  ils  jouissaient,  et  ne  comprenaient 
pas  qu'ils  détruisaient  en  quelque  sorte  leur  subsis- 
tance. 

«  Tout  cela  est  bel  et  bon,  se  disaient-ils  pro- 
bablement, mais  ce  qu'on  nous  donne  est-il  donc 
si  précieux  ?  C'est  toujours  la  même  chose,  aujour- 
d'hui comme  demain,  tandis  qu'il  est  amusant  de 
faire  des  confitures  sur  une  bougie  et  de  se  lancer 
du  lait  à  la  figure  ;  c'est  nouveau  et  le  jeu  est  de 
notre  invention.    »   «  N'est-ce  pas  ainsi  que  nous 


ANNA  KARÉNINE.  545 

agissons,  que  j'ai  agi  pour  ma  part,  eu  voulant 
pénétrer  par  le  raisonnement  les  secrets  de  la 
nature  et  le  problème  de  la  vie  humaine  ?  N'est-ce 
pas  ce  que  font  les  philosophes  avec  leurs  théories  ? 
Ne  voit-on  pas  clairement  dans  le  développement 
de  chacune  d'elles  le  vrai  sens  de  la  vie  humaine 
tel  que  l'entend  Fedor  le  paysan  ?  —  Elles  y 
ramènent  toutes,  mais  par  une  voie  intellectuelle 
souvent  équivoque.  Qu'on  laisse  les  enfants  se 
procurer  eux-mêmes  leur  subsistance,  et,  au  lieu 
de  faire  des  gamineries,  ils  mourront  de  faim.. 
Qu'on  nous  laisse,  nous  autres,  livrés  à  nos  idées, 
à  nos  passions,  sans  la  connaissance  de  notre 
Créateur,  sans  le  sentiment  du  bien  et  du  mal 
moral...  Quels  résultats  obtiendra- t-on  ?  —  Si 
nous  ébranlons  nos  croyances,  c'est  parce  que, 
pareils  aux  enfants,  nous  sommes  rassasiés.  Moi 
chrétien,  élevé  dans  la  foi,  comblé  des  bienfaits 
du  christianisme,  vivant  de  ces  bienfaits  sans  en 
avoir  conscience,  comme  ces  mêmes  enfants  j'ai 
cherché  à  détruire  l'essence  de  ma  vie...  Mais  à 
l'heure  de  la  souffrance  c'est  vers  Lui  que  j'ai  crié, 
et  je  sens  que  mes  révoltes  puériles  me  sont  par- 
données.  '• 

«  Oui,  la  raison  ne  m'a  rien  appris  ;  ce  que  je 
sais  m'a  été  donné,  révélé  par  le  cœur,  et  surtout 
par   la   foi    dans   les   enseignements   de   l'Eglise... 

«  L'Eglise  ?  répéta  Levine,  se  retournant  et 
regardant  au  loin  le  troupeau  qui  descendait  vers 
la  rivière. 

«  Puis- je  vraiment  croire  à  tout  ce  qu'enseigne 


546  ANNA  KARÉNINE. 

l'Eglise  ?  »  dit-il  pour  s'éprouver  et  trouver  un 
point  qm  troublât  sa  quiétude.  Et  il  se  rappela 
les  dogmes  qui  lui  avaient  paru  étranges...  I^a 
création  ?...  Mais  comment  était-il  parvenu  à 
s'expliquer  l'existence  ?...  Le  diable,  le  péché  ?... 
Comment  s'était-il  expliqué  le  mal  ?...  La  Rédemp- 
tion ?...   » 

Aucun  de  ces  dogmes  ne  lui  sembla  porter 
atteinte  aux  seules  fins  de  l'homme,  la  foi  en  Dieu, 
au  bien  ;  —  tous  concouraient,  au  contraire,  au 
miracle  suprême,  celui  qui  consiste  à  permettre 
aux  millions  d'êtres  humains  qui  peuplent  la 
terre,  jeunes  et  vieux,  paysans  et  empereurs, 
sages  et  simples,  de  comprendre  les  mêmes  vérités, 
pour  en  composer  cette  vie  de  l'âme  uniquement 
digne  d'être  vécue... 

Couché  sur  le  dos,  il  considéra  le  ciel  au-dessus 
de  sa  tête.  «  Je  sais  bien,  penra-t-il,  que  c'est 
l'immensité  de  l'espace  et  non  xme  voûte  bleue  qui 
s'étend  au-dessus  de  moi,  —  mais  mon  œil  ne 
perçoit  que  la  voûte  arrondie,  et  voit  plus  juste 
qu'en  cherchant  par  delà.   » 

Levine  cessa  de  réfléchir  ;  il  écouta  les  voix 
mystérieuses  qui  semblaient  joyeusement  s'agitei 
en  lui. 

«  Est-ce  vraiment  la  foi  ?  se  dit-il,  n'osant 
croire  à  son  bonheur.  Mon  Dieu,  je  te  remercie  !  » 
Et  des  larmes  de  reconnaissance  coulèrent  de  ses 
yeux. 


ANNA  KARÉNINE.  547 


CHAPITRE  XIV 

Une  petite  télègue  apparut  au  loin  et  s'appro- 
cha du  troupeau  ;  Levine  reconnut  sou  cocher 
qui  parlait  au  berger  ;  bientôt  il  entendit  le  son 
des  roues  et  le  hennissement  de  son  cheval,  — 
mais,  plongé  dans  ses  méditations,  il  ne  songea 
pas  à  se  demander  ce  qu'on  lui  voulait. 

«  Madame  m'envoie,  cria  le  cocher  de  loin  ; 
Serge  Ivanitch  et  un  monsieur  étranger  sont 
arrivés.   » 

Levine  monta  aussitôt  en  télègue  et  prit  les 
rênes. 

Longtemps,  comme  après  un  rêve,  il  ne  put 
revenir  à  lui.  Assis  près  du  cocher,  il  regardait 
son  cheval,  pensait  à  son  frère,  à  sa  femme,  que  sa 
longue  absence  avait  peut-être  inquiétée,  à  l'hôte 
inconnu  qu'on  lui  amenait,  et  se  demandait  si  ses 
relations  avec  les  siens  n'allaient  pas  subir  une 
modification. 

«  Je  ne  v^eux  plus  de  froideur  avec  mon  frère, 
plus  de  querelles  avec  Kitty,  ni  d'impatience  avec 
les  domestiques  ;  je  vais  être  cordial  pour  mon 
nouvel  hôte.   » 

Et,  retenant  son  cheval  qui  ne  demandait  qu'à 
courir,  il  chercha  une  bonne  parole  à  adresser  à 
son  cocher,  qui  se  tenait  immobile  près  de  lui,  ne 
sachant  que  faire  de  ses  mains  oisives. 

«  Veuillez  prendre  à  gauche,  il  y  a  un  tronc  à 


54»  ANNA  KARÉNINE. 

éviter,  dit  Ivan  eu  ce  moment,  touchant  les  rênes 
que  tenait  son  maître. 

—  Fais-moi  le  plaisir  de  me  laisser  tranquille 
et  de  ne  pas  me  donner  de  leçons,  »  répondit  I^evine 
agacé  comme  il  l'était  dès  qu'on  se  mêlait  de  ses 
affaires  ;  et  aussitôt  il  comprit  que  son  nouvel  état 
moral  n'exerçait  aucune  influence  sur  son  caractère. 

Un  peu  avant  d'arriver,  il  aperçut  Grisha  et 
Tania  courant  au-devant  de  lui. 

«  Oncle  Kostia  !  maman,  grand-papa,  Serge 
Ivanitch  et  encore  quelqu'un  viennent  à  votre 
rencontre. 

—  Qui   est-ce   quelqu'un  ? 

—  Un  monsieur  affreux,  qui  fait  de  grands 
gestes  avec  les  bras,  comme  cela,  dit  Tania,  imitant 
Katavasof. 

—  Est- il  vieux  ou  jeune  ?  demanda  I^evine  en 
riant  ;  —  pourvu  que  ce  ne  soit  pas  un  fâcheux  !  » 
pensa-t-il. 

Au  tournant  du  chemin  il  reconnut  Katavasof, 
marchant  en  tête  des  autres,  et  agitant  les  bras 
ainsi  que  l'avait  remarqué  Tania. 

Katavasof  aimait  à  parler  philosophie  de  son 
point  de  vue  de  naturaliste,  et  I^evine  avait  sou- 
vent discuté  avec  lui  à  Moscou  en  laissant  parfois 
à  son  adversaire  l'illusion  de  l'avoir  convaincu. 
Une  de  ces  discussions  lui  revint  à  la  mémoire,  et 
il  se  promit  de  ne  plus  exprimer  légèrement  ses 
pensées.  Il  s'informa  de  sa  femme  lorsqu'il  eut 
rejoint  ses  hôtes. 

«  Elle  s'est  installée  dans  le  bois  avec  Mitia. 


ANNA  KARÉNINE.  549 

trouvant  qu'il  faisait  trop  chaud  dans  la  maison, 
répondit  Dolly  ;  —  cette  nouvelle  contraria  Levine, 
qui  trouvait  toujours  dangereux  d'emmener  l'enfant 
si  loin. 

—  Cette  jeune  femme  ne  sait  qu'inventer,  dit 
le  vieux  prince  ;  elle  transporte  son  fils  d'un  coin 
à  l'autre  ;  je  lui  ai  conseillé  d'essayer  de  la  cave 
à  glace. 

—  Elle  nous  rejoindra  aux  ruches  ;  elle  croyait 
que  tu  y  étais,  ajouta  Dolly,  c'est  le  but  de  notre 
promenade. 

—  Que  fais-tu  de  bon  ?  demanda  Serge  Iva- 
nitch  à  son  frère  en  le  retenant. 

—  Rien  de  particulier,  et  toi  ?  Nous  restes-tu 
quelque  temps  ?  nous  t'avons  longtemps  attendu. 

—  Une  quinzaine,  j'ai  fort  à  faire  à  Moscou.   » 
Les  regards  des  deux  frères  se  croisèrent,   et 

Leviue  baissa  les  yeux  sans  trouver  de  réponse  ; 
voulant  éviter  la  guerre  de  Serbie  et  la  question 
slave,  afin  de  ne  pas  retomber  dans  des  discussions 
qui  eussent  troublé  les  rapports  simples  et  cor- 
diaux qu'il  souhaitait  conserver  avec  Serge  Iva- 
nitch,  il  Im  demanda  des  nouvelles  de  son  livre. 

Kosnichef  sourit. 

«  Personne  n'y  songe,  moi  moins  qu'un  autre. 
—  Vous  verrez  que  nous  aurons  de  la  pluie,  Daria 
Alexandrovna,  dit-il  en  montrant  des  nuages  qui 
s'amoncelaient  au-dessus  des  arbres.    » 

Levine  s'approcha  de  Katavasof. 

«  Quelle  bonne  idée  vous  avez  eue  de  nous 
venir,  dit-il. 


550  ANNA  KARENINE. 

—  J'en  avais  le  désir  depuis  longtemps  ;  nous 
allons  bavarder  à  loisir.   Avez-vous  lu  Spencer  ? 

—  Pas  jusqu'au  bout,  il  m'est  inutile. 

—  Comment  cela  ?  Vous  m' étonnez. 

—  Je  veux  dire  qu'il  ne  m'aidera  pas  plus  que 
les  autres  à  résoudre  certaines  questions.  Au  reste, 
nous  en  reparlerons,  ajouta  Levine,  frappé  de  la 
gaîté  qu'exprima  la  physionomie  de  Katavasof  ; 
puis,  craignant  de  se  laisser  entraîner  à  discuter, 
il  conduisit  ses  hôtes  par  un  étroit  sentier  jusqu'à 
une  prairie  non  fauchée,  et  les  installa,  à  l'ombre 
de  jeunes  trembles,  sur  des  bancs  préparés  à  cet 
effet  ;  lui-même  alla  chercher  du  pain,  du  miel  et 
des  concombres  dans  l'izba  auprès  de  laquelle 
étaient  disposées  les  ruches.  Du  mur  où  il  était 
suspendu,  il  détacha  un  masque  en  fil  de  fer,  s'en 
couvrit  la  tête,  et,  les  mains  cachées  dans  ses 
poches,  il  pénétra  dans  l'enclos  réservé  aux  abeilles, 
où  les  ruches,  rangées  par  ordre,  avaient  pour  lui 
chacune  xme  histoire.  lyà,  au  milieu  des  insectes 
bourdonnants,  il  fut  heureux  de  se  retrouver  seul 
un  moment  pour  réfléchir  et  se  recueillir  ;  il  sen- 
tait la  vie  réelle  reprendre  ses  droits  et  rabaisser 
ses  pensées.  N'avait-il  déjà  pas  trouvé  moyen  de 
gronder  son  cocher,  de  se  montrer  froid  pour  son 
frère,  et  de  dire  des  choses  inutiles  à  Katavasof  ? 

«  Serait-il  possible  que  mon  bonheur  n'eût  été 
qu'une  impression  fugitive  qui  se  dissipera  sans 
laisser  de  traces  ?  » 

Mais,  en  rentrant  en  lui-même,  il  retrouva  ses 
impressions  intactes  ;  un  phénomène  s'était  évi- 


ANNA  KARÉNINE.  551 

déminent  accompli  dans  son  âme  ;  la  vie  réelle, 
qu'il  venait  d'effleurer,  n'avait  fait  que  répandre 
un  nuage  sur  ce  calme  intérieur.  De  même  que 
les  abeilles  en  bourdonnant  autour  de  lui,  et  en 
l'obligeant  à  se  défendre,  ne  portaient  pas  atteinte 
à  ses  forces  physiques,  ainsi  sa  nouvelle  liberté 
résistait  aux  légères  attaques  qu'y  avaient  faites 
les  incidents  des  dernières  heures. 


CHAPITRE  XV 

«  Sais-tu,  Kostia,  avec  qui  Serge  Ivanitch 
vient  de  voyager  ?  dit  Dolly  après  avoir  donné  à 
chacun  de  ses  enfants  sa  part  de  concombres  et 
de  miel,  Avec  Wronsky  :  il  se  rend  en  Serbie. 

—  Il  n'y  va  pas  seul,  il  y  mène  à  ses  frais  tout 
un  escadron,  ajouta  Katavasof. 

—  Voilà  qui  lui  convient  !  répondit  Levine. 
Mais  expédiez-vous  encore  des  volontaires  ?  » 
ajouta-t-il  en  regardant  son  frère. 

Serge  Ivanitch,  occupé  à  dégager  une  abeille 
prise  dans  du  miel  au  fond  d'une  tasse,  ne  répon- 
dit pas. 

«  Comment,  si  nous  en  expédions  !  s'écria 
Katavasof  mordant  au  concombre  ;  si  vous  nous 
aviez  vus  hier  ! 

—  Je  vous  en  supplie,  expliquez-moi  où  vont 
tous  ces  héros,  et  contre  qui  ils  guerroient  !  demanda 
le  vieux  prince  en  s'adressant  à  Kosnichef. 

—  Contre  les  Turcs,  répondit  celui-ci  souriant 


552  ANNA  KARENINE. 

tranquillement   et   remettant   sur  ses   pattes   son 
abeille  délivrée. 

—  Mais  qui  donc  a  déclaré  la  guerre  aux  Turcs  ? 
Seraient-ce  la  comtesse  Lydie  et  Mme  Stahl  ? 

—  Personne  n'a  déclaré  la  guerre,  mais,  touchés 
des  souffrances  de  nos  frères,  nous  cherchons  à 
leur  venir  en  aide. 

—  Ce  n'est  pas  là  ce  qui  étonne  le  prince,  dit 
Levine  en  prenant  le  parti  de  son  beau-père,  mais 
il  trouve  étrange  que,  sans  y  être  autorisés  par  le 
gouvernement,  des  particuliers  osent  prendre  part 
à  une  guerre. 

—  Pourquoi  des  particuliers  n'auraient-ils  pas 
ce  droit  ?  Expliquez-nous  votre  théorie,  demanda 
Katavasof. 

—  Ma  théorie,  la  voici  :  faire  la  guerre  est  si 
terrible  qu'aucun  homme,  sans  parler  ici  de  chré- 
tiens, n'a  le  droit  d'assumer  la  responsabilité  de 
la  déclarer  ;  cette  tâche  incombe  aux  gouverne- 
ments ;  les  cito5^ens  doivent  même  renoncer  à 
toute  volonté  personnelle  lorsqu'une  déclaration 
de  guerre  devient  inévitable.  Le  bon  sens  suffit 
en  dehors  de  toute  science  politique,  pour  indiquer 
que  c'est  là  exclusivement  une  question  d'Etat.   » 

Serge  Ivanitch  et  Katavasof  avaient  des  réponses 
toutes  prêtes. 

«  C'est  ce  qui  vous  trompe,  dit  d'abord  ce  der- 
nier ;  lorsqu'un  gouvernement  ne  comprend  pas 
la  volonté  des  citoyens,  la  société  impose  la  sienne. 
— ^Tu  n'expliques  pas  suffisamment  le  cas, 
interrompit  Serge  Ivanitch  en  fronçant  le  sourcil. 


ANNA  KARÉNINE.  553 

Ici  il  ne  s'agit  pas  d'une  déclaration  de  guerre, 
mais  d'une  démonstration  de  sympathie  humaine, 
chrétienne.  On  assassine  nos  frères,  et  non  seule- 
ment des  hommes,  mais  des  femmes,  des  enfants, 
des  vieillards  ;  le  peuple  russe  révolté  vole  à  leur 
aide  pour  arrêter  ces  horreurs.  Suppose  que  tu 
voies  un  ivrogne  battre  une  créature  sans  défense 
dans  la  rue  :  demanderas- tu  si  la  guerre  est  déclarée 
pour  lui  porter  secours  ? 

—  Non,  mais  je  n'assassinerais  pas  à  mou 
tour. 

—  Tu  irais  jusque-là. 

—  Je  n'en  sais  rien,  peut-être  tuerais-je  dans 
l'entraînement  du  moment  ;  mais  dans  le  cas  pré- 
sent je  ne  vois  pas  d'entraînement. 

—  Tu  n'en  vois  peut-être  pas,  mais  tout  le 
monde  ne  pense  pas  de  même,  repartit  Serge  Iva- 
nitch  mécontent  :  le  peuple  conserve  la  tradition 
des  frères  orthodoxes  qui  gémissent  sous  le  joug 
de  l'infidèle,  et  il  s'est  réveillé. 

—  C'est  possible,  répondit  Levine  sur  un  ton 
conciliant,  seulement  je  n'aperçois  rien  de  sem- 
blable autour  de  moi.  Je  n'éprouve  rien  de  pareil 
non  plus,  quoique  je  fasse  partie  du  peuple. 

—  J'en  dirais  autant,  fit  le  vieux  prince.  Ce 
sont  les  journaux  que  j'ai  lus  à  l'étranger  qui  m'ont 
révélé  l'amour  subit  de  la  Russie  entière  pour  les 
frères  slaves,  jamais  je  ne  m'en  étais  douté,  car 
jamais  ils  ne  m'ont  inspiré  la  moindre  tendresse. 
A  dire  vrai,  je  me  suis  tout  d'abord  inquiété  de 
mon   indifférence,    et   l'ai    attribué    aux   eaux   de 


554  ANNA  KARÉNINE. 

Carlsbald,  mais,  depuis  mon  retour,  je  vois  que  je 
ne  suis  pas  seul  de  mon  espèce. 

—  Les  opinions  personnelles  sont  de  peu  d'im- 
portance   quand   la    Russie   entière   se   prononce. 

—  Mais  le  peuple  ne  sait  rien  du  tout. 

—  Si  papa,  —  interrompit  Dolly,  occupée  jus- 
que-là de  son  petit  monde,  auquel  le  vieux  gardien 
des  abeilles  prenait  un  vif  intérêt.  —  Vous  rappe- 
lez-vous,   dimanche,    à    l'église  ? 

—  Eh  bien  ?  que  s'est-il  passé  à  l'église  ?  Ivcs 
prêtres  ont  ordre  de  lire  au  peuple  un  papier  auquel 
personne  ne  comprend  un  mot.  Si  les  paysans  sou- 
pirent pendant  la  lecture,  c'est  qu'ils  se  croient 
au  sermon,  et  s'ils  donnent  leurs  kopeks,  c'est 
qu'ils  s'imaginent  qu'on  leur  parle  de  sauver  des 
âmes.   Mais   comment  ?   c'est  ce   qu'ils  ignorent. 

—  Le  peuple  ne  saurait  ignorer  sa  destinée  ; 
il  en  a  l'intuition,  et  dans  des  moments  comme 
ceux-ci,  il  le  témoigne,  »  dit  Serge  Ivanitch  fixant 
avec  assurance  les  yeux  sur  le  vieux  garde  debout 
au  milieu  d'eux,  une  jatte  de  miel  à  la  main,  et 
regardant  ses  maîtres  d'un  air  doux  et  tranquille, 
sans  rien  comprendre  à  leur  conversation.  Il  se 
crut  cependant  obligé  de  hocher  la  tête  en  se 
voyant  observé,  et  de  dire  : 

«  C'est  comme  cela,  bien  sûr. 

—  Interrogez-le,  dit  Levine,  vous  verrez  où 
il  en  est.  As- tu  entendu  parler  de  la  guerre,  Michel  ? 
demanda-t-il  au  vieillard  ;  tu  sais,  ce  qu'on  vous  a 
lu  dimanche  à  l'église  ?  Faut-il  nous  battre  pour 
les  chrétiens  ?  qu'en  penses-tu  ? 


ANNA  K.\RÊNINE.  555 

—  Qu'avons-nous  à  penser  ?  Notre  empereur 
Alexandre  Nicolaevitch  pensera  pour  nous  ;  il  sait 
ce  qu'il  doit  faire.  Faut-il  apporter  encore  du  pain  ? 
demanda-t-il  en  se  tournant  vers  Dolly  pour  lui 
montrer  Grisha  qui  dévorait  une  croûte. 

—  Qu'avous-nous  affaire  de  l'interroger,  dit 
Serge  Ivanitch,  quand  nous  voyons  des  hommes 
par  centaines  abandonner  ce  qu'ils  possèdent, 
sacrifier  leurs  derniers  sous,  s'engager  eux-mêmes, 
et  accourir  de  tous  les  coins  de  la  Russie  pour  le 
même  motif  ?  Me  diras-tu  que  cela  ne  signifie  rien  ? 

—  Cela  signifie,  selon  moi.  que  sur  quatre-vingts 
millions  d'hommes  il  s'en  trouvera  toujours  des 
centaines,  et  même  des  milliers,  qui,  n'étant  bons 
à  rien  pour  une  vie  régulière,  se  jetteront  dans  la 
première  aventure  venue,  qu'il  s'agisse  de  suivre 
Pougatchef  ou  d'aller  en  Serbie,  dit  Levine  en 
s'échaufi^ant. 

—  Ce  ne  sont  pas  des  aventuriers  qui  se  con- 
sacrent à  cette  œuvre,  mais  les  dignes  représen- 
tants de  la  nation,  s'écria  Serge  Ivanitch  avec 
susceptibilité,  comme  s'il  s'agissait  d'une  question 
personnelle.  Et  les  dons  ?  N'est-ce  pas  aussi  une 
façon  pour  le  peuple  de  témoigner  sa  volonté  .-» 

—  C'est  si  vague  le  mot  peuple  !  Peut-être  un 
sur  mille  parmi  les  paysans  comprend-il,  mais  le 
reste  des  quatre-vingts  millions  fait  comme  Michel, 
et  non  seulement  ils  ne  témoignent  pas  leur  volonté, 
mais  ils  n'ont  pas  la  plus  légère  notion  de  ce  qu'ils 
pourraient  avoir  à  témoigner.  Qu'appellerons-nous 
donc  le  vœu  du  peuple  ?  » 


556  ANNA  KARÉNINE. 


CHAPITRE  XVI 

Serge  Ivanitch,  habile  en  dialectique,  aborda 
un  autre  côté  de  la  question. 

«  Il  est  évident  que,  ne  possédant  pas  le  suf- 
frage universel,  nous  ne  saurions  obtenir  l'opinion 
de  la  nation  par  voie  arithmétique  ;  mais  il  y  a 
d'autres  moyens  de  la  connaître.  Je  ne  dis  rien  de 
ces  courants  souterrains  qui  ont  ébranlé  la  masse 
du  peuple,  mais  en  considérant  la  société  dans  un 
sens  plus  restreint  :  vois,  dans  la  classe  intelli- 
gente, combien  sur  ce  terrain  les  partis  les  plus 
hostiles  se  fondent  en  un  seul  !  Il  n'y  a  plus  de 
divergence  d'opinions,  tous  les  organes  sociaux 
s'expriment  de  même,  tous  ont  compris  la  force 
élémentaire  qui  donne  à  la  nation  son  impulsion  ! 

—  Que  les  journaux  disent  tous  la  même  chose, 
c'est  vrai,  dit  le  vieux  prince,  mais  les  grenouilles, 
aussi,   savent   crier   avant  l'orage. 

—  Je  ne  sais  ce  que  la  presse  a  de  commun 
avec  des  grenouilles,  et  ne  m'en  fais  pas  le  défen- 
seur ;  je  parle  de  l'unanimité  d'opinion  dans  le 
monde  intelligent. 

—  Cette  unanimité  a  sa  raison  d'être,  inter- 
rompit le  vieux  prince.  Voilà  mon  cher  gendre, 
Stépane  Arcadiévitch,  que  l'on  nomme  membre 
d'une  commission  quelconque,  avec  huit  mille 
roubles  d'appointements  et  rien  à  faire,  —  ce 
n'est  un  secret  pour  personne,  Dolly,  —  croyez- 


ANNA  KARENINE.  557 

vous,  et  c'est  un  homme  de  bonne  foi,  qu'il  ne 
parvienne  pas  à  prouver  que  la  société  ne  saurait 
se  passer  de  cette  place  ?  Les  journaux  en  font 
autant  ;  la  guerre  doublant  la  vente  des  feuilles 
publiques,  ils  vous  soutiendront  la  question  slave 
et  l'instinct  national. 

—  Vous  êtes  injuste. 

—  Alphonse  Karr  était  dans  le  vrai  lorsqu' avant 
la  guerre  de  France  il  proposait  aux  partisans  de 
la  guerre  de  faire  partie  de  l' avant-garde  et  d'es- 
suyer le  premier  feu. 

—  Nos  rédacteurs  auraient  là  du  plaisir,  dit  en 
riant   Katavasof. 

—  Mais  leur  fuite  gênerait  les  autres,  fit  Dolly. 

—  Rien  n'empêcherait  de  •  les  ramener  au  feu 
à  coups  de  fouet,  reprit  le  prince. 

—  Ceci  n'est  qu'une  plaisanterie  d'un  goût 
douteux,  mais  l'unanimité  de  la  presse  est  un 
symptôme  heureux  qu'il  faut  constater  ;  les  mem- 
bres d'une  société  ont  tous  un  devoir  à  rempUr, 
et  les  hommes  qui  réfléchissent  accomplissent  le 
leur  en  donnant  une  expression  à  l'opinion  pu- 
blique. Il  y  a  vingt  ans,  tout  le  monde  se  serait 
tu  ;  aujourd'hui,  la  voix  du  peuple  russe,  deman- 
dant à  venger  ses  frères,  se  fait  entendre  ;  c'est 
un  grand  pas   d'accompli,   une  preuve  de   force. 

—  Le  peuple  est  certainement  prêt  à  bien  des 
sacrifices  quand  il  s'agit  de  son  âme,  mais  il  est 
question  ici  de  tuer  les  Turcs  !  dit  Levine,  ratta- 
chant involontairement  cet  entretien  à  celui  du 
matin. 


558  ANNA  KARÉNINE. 

—  Qu'appelez- vous  son  âme  ?  Pour  un  natu- 
raliste, c'est  un  terme  vague.  Qu'est-ce  que  l'âme  ? 
demanda  Katavasof  en  souriant. 

—  Vous  le  savez  bien. 

—  Parole  d'honneur,  je  ne  m'en  doute  pas, 
reprit  le  professeur  en  riant  aux  éclats. 

—  «  Je  n'apporte  pas  la  paix,  mais  le  glaive  », 
a  dit  Notre-Seigneur,  fit  Serge  Ivanitch,  citant 
un  mot  de  l'Evangile  qui  avait  toujours  troublé 
Levine. 

—  C'est  comme  cela,  c'est  vrai,  répéta  le  vieux 
gardien  toujours  debout  au  milieu  d'eux,  et  répon- 
dant à  un  regard  jeté  sur  lui  par  hasard. 

—  Allons,  vous  êtes  battu,  mon  petit  père  », 
s'écria   gaiement    Karavasof. 

lycvine  rougit,  non  pas  de  se  sentir  battu,  mais 
d'avoir  encore  cédé  au  besoin  de  discuter.  Con- 
vaincre Serge  Ivanitch  était  impossible,  se  laisser 
convaincre  par  lui  l'était  tout  autant.  Comment 
admettre  le  droit  que  s'arrogeait  ime  poignée 
d'hommes,  son  frère  parmi  eux,  de  représenter 
avec  les  journaux  la  volonté  de  la  nation,  alors 
que  cette  volonté  exprimait  vengeance  et  assassi- 
nat, et  lorsque  toute  leur  certitude  s'appuyait 
sur  les  récits  suspects  de  quelques  centaines  de 
mauvais  sujets  en  quête  d'aventures  ?  Rien  ne 
confirmait  pour  lui  ces  assertions  ;  jamais  le  peu- 
ple ne  considérerait  "la  guerre  comme  un  bienfait, 
quelque  but  qu'on  se  proposât.  Si  l'opinion 
publique  passait  pour  infaillible,  pourquoi  la 
Révolution  et  la  Commune  ne  deviendraient-elles 


I 


ANNA  KARENINE.  559 

pas  aussi  légitimes   que  la  guerre  au  profit  des 
Slaves  ? 

Levine  aurait  voulu  exprimer  ces  pensées,  mais 
il  songea  que  la  discussion  irriterait  son  frère,  et 
qu'elle  n'aboutirait  à  rien  ;  il  attira  donc  l'atten- 
tion de  ses  hôtes  sur  la  pluie  qui  les  menaçait. 

CHAPITRE  XVII 

Le  prince  et  Serge  Ivanitch  montèrent  en 
télègue,  tandis  que  le  reste  de  la  société  hâtait  le 
pas  ;  mais  les  nuages  bas  et  noirs,  chassés  par  le 
vent,  s'amoncelaient  si  vite  et  semblaient  courir 
avec  une  si  grande  rapidité,  qu'à  deux  cents  pas 
de  la  maison  l'averse  devint  imminente. 

Les  enfants  couraient  en  avant,  poussant,  tout 
en  riant,  des  cris  de  frayeur  ;  Dolly,  gênée  par  ses 
vêtements,  essaya  de  les  suivre  ;  les  hommes, 
retenant  avec  peine  leurs  chapeaux,  faisaient  de 
grandes  enjambées...  ;  enfin,  au  moment  où  de 
grosses  gouttes  commençaient  à  tomber,  on  attei- 
gnit le  logis. 

«  Où  est  Catherine  Alexandrovna  ?  demanda 
Levine  à  la  vieille  ménagère  qui  sortait  du  vesti- 
bule, chargée  de  plaids  et  de  parapluies. 

—  Nous  pensions  qu'elle  était  avec  vous. 

—  Et  Mitia  ? 

—  Au  bois  probablement,  avec  sa  bonne.  » 
Levine  saisit  les  plaids  et  se  mit  à  courir. 
Dans  ce  court  espace  de  temps,  le  ciel  s'était 


56o  ANNA  KARÉNINE. 

obscurci  comme  pendant  une  éclipse,  et  le  vent, 
soufflant  avec  violence,  faisait  voler  les  feuilles, 
tournoyer  les  branches  des  bouleaux,  ployer  les 
arbres,  les  plantes  et  les  fleurs,  barrant  obstiné- 
ment le  passage  à  Levine.  Les  champs  et  la  forêt 
disparaissaient  derrière  une  nappe  de  pluie,  et 
tous  ceux  que  l'orage  surprenait  dehors  couraient 
se  mettre  à  l'abri. 

Luttant  vigoureusement  contre  la  tempête  pour 
préserver  ses  plaids,  Levine,  penché  en  avant, 
avançait  de  son  mieux  :  il  croyait  déjà  apercevoir 
des  formes  blanches  derrière  un  chêne  bien  connu, 
lorsque  soudain  une  lumière  éclatante  enflamma 
le  sol  devant  lui,  tandis  qu'au-dessus  de  sa  tête, 
la  voûte  céleste  sembla  s'effondrer. 

Dès  qu'il  put  ouvrir  ses  yeux  éblouis,  il  cher- 
cha le  chêne  à  travers  l'épais  rideau  formé  par 
l'averse,  et  remarqua,  à  sa  grande  terreur,  que  la 
cime  en  avait  disparu. 

«  La  foudre  l'aura  frappé  !  »  eut-il  le  temps  de 
se  dire,  et  aussitôt  il  entendit  le  bruit  de  l'arbre 
s'écroulant    avec    fracas. 

«  Mon  Dieu,  mon  Dieu  !  pourvu  qu'ils  n'aient 
pas  été  touchés  !  murmura-t-il  glacé  de  frayeur, 
et,  quoiqu'il  sentit  aussitôt  l'absurdité  de  cette 
prière,  désormais  inutile  puisque  le  mal  était  fait, 
il  la  répéta  néanmoins,  ne  sachant  rien  de  mieux... 
Il  se  dirigea  vers  l'endroit  où  Kitty  se  tenait  d'habi- 
tude ;  elle  n'y  était  pas,  mais  il  l'entendit  qui 
appelait  du  côté  opposé  ;  elle  s'était  réfugiée  sous 
un  vieux  tilleul  ;  là,  penchée  ainsi  que  la  bonne 


ANNA  KARÉNINE.  561 

au-dessus  de  l'enfant  couché  dans  sa  petite  voiture, 
elles  l'abritaient  de  la  pluie. 

Levine,  aveuglé  par  les  éclairs  et  l'averse,  finit 
enfin  par  apercevoir  ce  petit  groupe,  et  courut 
aussi  vite  que  le  lui  permettaient  ses  chaussures 
remplies  d'eau. 

«  Vivants  !  que  Dieu  soit  loué  !  Mais  peut-on 
commettre  une  pareille  imprudence  !  cria-t-il  furieux 
à  sa  femme,  qui  tournait  vers  lui  son  visage  mouillé. 

—  Je  t'assure  qu'il  n'y  a  pas  de  ma  faute  ;  nous 
allions  partir  lorsque... 

—  Puisque  vous  êtes  sains  et  saufs.  Dieu  merci  ! 
Je  ne  sais  plus  ce  que  je  dis  !  » 

Puis,  ramassant  à  la  hâte  le  petit  bagage  de 
l'enfant,  Levine  remit  son  fils  à  la  bonne,  et  pre- 
nant le  bras  de  sa  femme,  l'entraîna  en  lui  serrant 
doucement  la  main,  honteux  de  l'avoir  grondée. 


CHAPITRE  XVIII 

Mai,gré  la  déception  qu'il  ressentit  en  constatant 

que  sa  régénération  morale  n'apportait  aucune 
modification  favorable  dans  sa  nature,  Ivcvine 
n'en  éprouva  pas  moins  tout  le  reste  de  la  journée 
une  plénitude  de  coeur  qui  le  combla  de  joie.  Il  ne 
prit  qu'une  faible  part  à  la  conversation,  mais  le 
temps  se  passa  gaiement,  et  Katavasof  fit  la  con- 
quête des  dames  par  la  tournure  originale  de  son 
esprit.  Mis  en  verve  par  Serge  Ivanitch,  il  les 
amusa  en  leur  racontant  ses  études  sur  les  mœurs 


502  ANNA  KARENINE. 

et  la  physionomie  des  mouches  mâles  et  femelles, 
ainsi  que  sur  leur  genre  de  vie  dans  les  apparte- 
ments. Kosnichef,  à  son  tour,  reprit  la  question 
slave,  qu'il  développa  d'une  façon  intéressante  ; 
la  journée  s'acheva  donc  agréablement,  sans  dis- 
cussions irritantes,  et,  la  température  s'étant 
rafraîchie  après  l'orage,  on  ne  quitta  pas  la  mai- 
son. 

Kitty,  obligée  d'aller  retrouver  son  fils  pour  lui 
donner  son  bain,  se  retira  à  regret,  et,  quelques 
minutes  après,  on  vint  avertir  Levine  qu'elle  le 
demandait.  Inquiet,  il  se  leva  aussitôt,  malgré 
l'intérêt  qu'il  prenait  à  la  théorie  de  son  frère  sur 
l'influence  que  l'émancipation  de  quarante  mil- 
lions de  Slaves  aurait  pour  l'avenir  de  la  Russie. 

Que  pouvait-on  lui  vouloir  ?  on  ne  le  réclamait 
jamais  auprès  de  l'enfant  qu'en  cas  d'urgence. 
Mais  son  inquiétude,  aussi  bien  que  la  curiosité 
éveillée  en  lui  par  les  idées  de  son  frère,  dispa- 
rurent dès  qu'il  se  retrouva  seul  un  moment,  et 
son  bonheur  intime  lui  revint,  vif  et  profond 
comme  le  matin,  sans  qu'il  eût  besoin  de  le  rani- 
mer par  la  réflexion.  I^e  sentiment  était  devenu 
plus  puissant  que  la  pensée.  Il  traversa  la  terrasse 
et  aperçut  deux  étoiles  brillantes  au  firmament. 

«  Oui,  se  dit-il  en  regardant  le  ciel,  je  me  rap- 
pelle avoir  pensé  qu'il  y  avait  une  vérité  dans 
l'illusion  de  cette  voûte  que  je  contemplais,  mais 
quelle  était  la  pensée  restée  inachevée  dans  mon 
esprit  ?...  »  Et  en  entrant  dans  la  chambre  de 
l'enfant  il  se  la  rappela. 


ANNA  KARÉNINE.  563 

«  Pourquoi,  si  la  principale  preuve  de  l'exis- 
tence de  Dieu  est  la  révélation  intérieure  qu'il 
donne  à  chacun  de  nous  du  bien  et  du  mal,  cette 
révélation  serait-elle  limitée  à  l'Eglise  chrétienne  ? 
Et  ces  millions  de  Bouddhistes,  de  Musulmans, 
qui  cherchent  également  le  bien  ?...  »  La  réponse 
à  cette  question  devait  exister,  mais  il  ne  put  se 
la  formuler  avant  d'entrer. 

Kitty,  les  manches  retroussées,  penchée  au- 
dessus  de  la  baignoire  où  elle  maintenait  d'une 
main  la  tête  de  l'enfant  tandis  qu'elle  l'épongeait 
de  l'autre,  se  tourna  vers  son  mari  en  l'entendant 
approcher. 

«  Viens  vite  !  Agathe  Mikhaïlovna  avait  raison, 
il  nous  reconnaît.    » 

ly'événement  était  important  :  pour  s'en  assu- 
rer complètement,  on  soumit  à  Mitia  diverses 
épreuves  ;  on  fit  monter  une  cuisinière  qu'il  n'avait 
jamais  vue.  ^expérience  fut  concluante  ;  l'enfant 
refusa  de  regarder  l'étrangère,  et  sourit  à  sa  mère 
et  à  sa  bonne.  l,evine  lui-même  était  ravi. 

«  Je  suis  bien  contente  de  voir  que  tu  com- 
mences à  l'aimer,  dit  Kitty  lorsqu'elle  eut  bien 
installé  son  fils  sur  ses  genoux  après  son  bain.  Je 
commençais  à  m' attrister  quand  tu  disais  que  tu 
ne  ressentais  rien  pour  lui. 

—  Ce  n'est  pas  là  ce  que  je  voulais  dire,  ma'3 
il  m'a  causé  une  déception. 

—  Comment  cela. 

—  Je  m'attendais  à  ce  qu'il  me  révélât  un  sen- 
timent nouveau  et  tout  au  contraire  c'est  de  la 


564  ANNA  KARÉNINE. 

pitié,  du  dégoût,  et  surtout  de  la  frayeur  qu'il 
m'a  inspirés.  Je  n'ai  bien  compris  que  je  l'aimais 
qu'aujourd'hui  après  l'orage.    » 

Kitty  sourit  de  joie. 

«  Tu  as  eu  bien  peur  ?  moi  aussi  ;  mais  j'ai 
plus  peur  encore,  maintenant  que  je  me  rends 
compte  du  danger  que  nous  avons  couru.  J'irai 
regarder  le  chêne  demain...,  et  maintenant  retourne 
vers  tes  hôtes.  Je  suis  si  contente  de  te  voir  en 
bons  rapports  avec  ton  frère.  » 


CHAPITRE  XIX 

Levine,  en  quittant  sa  femme,  reprit  le  cours 
de  ses  pensées,  et,  au  lieu  de  rentrer  au  salon, 
s'accouda  sur  la  balustrade  de  la  terrasse. 

lya  nuit  venait,  et  le  ciel,  pur  au  midi,  restait 
orageux  du  côté  opposé  ;  de  temps  en  temps  un 
éclair  éblouissant,  suivi  d'un  sourd  grondement, 
faisait  disparaître  aux  yeux  de  I^evine  les  étoiles 
et  la  voie  lactée  qu'il  considérait,  écoutant  les 
gouttes  de  pluie  tomber  en  cadence  du  feuillage 
des  arbres  ;  les  étoiles  reparaissaient  ensuite  peu 
à  peu,  reprenant  leur  place  comme  si  une  main 
soigneuse  les  eût  rajustées  au  firmament. 

«  Quelle  est  la  crainte  qui  me  trouble  ?  se 
demanda-t-il,  sentant  une  réponse  dans  son  âme, 
sans  pouvoir  encore  la  définir. 

«  Oui,  les  lois  du  bien  et  du  mal  révélées  au 
monde   sont  la   preuve   évidente,    irrécusable,    de 


ANNA  KARÉNINE.  565 

l'existence  de  Dieu  ;  ces  lois,  je  les  reconnais  au 
fond  de  mon  cœur,  m'unissant  ainsi  bon  gré  mal 
gré  à  tous  ceux  qui  les  reconnaissent  comme  moi, 
et  cette  réunion  d'êtres  humains  partageant  la 
même  croyance  s'appelle  l'Eglise.  Et  les  Hébreux, 
les  Musulmans,  les  Bouddhistes  ?  se  dit-il,  reve- 
nant à  ce  dilemme  qui  lui  semblait  dangereux. 
Ces  millions  d'hommes  seraient-ils  privés  du  plus 
grand  des  bienfaits,  de  celui  qui,  seul,  donne  un 
sens  à  la  vie  ?  » 

Il  réfléchit.  «  Mais  la  question  que  je  me  pose 
là  est  celle  des  rapports  des  diverses  croyances  de 
l'humanité  entière  avec  la  Divinité  ?  C'est  la  révé- 
lation de  Dieu  à  l'Univers  avec  ses  planètes  et  ses 
nébuleuses,  que  je  prétends  sonder  ?  Et  c'est  au 
moment  où  im  savoir  certain,  quoique  inacces- 
sible à  la  raison,  m'est  révélé,  que  je  m'obstine 
encore  à  faire  intervenir  la  logique  ? 

«  Je  sais  que  les  étoiles  ne  marchent  pas,  se 
dit-il,  remarquant  le  changement  survenu  dans 
la  position  de  l'astre  brillant  qu'il  voyait  s'élever 
au-dessus  des  bouleaux,  mais,  ne  pouvant  m'ima- 
giner  la  rotation  de  la  terre  en  voyant  les  étoiles 
changer  de  place,  j'ai  raison  de  dire  qu'elles  mar- 
chent. —  Les  astronomes  auraient-ils  rien  com- 
pris, rien  calculé,  s'ils  avaient  pris  en  considé- 
ration les  mouvements  compliqués  et  variés  de 
la  terre  ?  Leurs  étonnantes  conclusions  sur  les 
distances,  les  poids,  les  mouvements  et  les  révo- 
lutions des  corps  célestes  n'ont-elles  pas  toutes 
été   basées    sur   les    mouvements    apparents    des 


566  ANNA  KARÉNINE. 

astres  autour  de  la  terre  immobile,  ces  mêmes 
mouvements  dont  je  suis  témoin,  comme  des  mil- 
lions d'hommes  l'ont  été  pendant  des  siècles,  et 
qui  peuvent  toujours  être  vérifiés  ?  Et,  de  même 
que  les  conclusions  des  astronomes  eussent  été 
fausses  et  inexactes  s'ils  ne  les  avaient  pas  basées 
sur  leurs  observations  du  ciel  apparent,  relative- 
ment à  un  seul  méridien  et  à  un  seul  horizon,  de 
même  toutes  mes  conclusions  sur  la  connaissance 
du  bien  et  du  mal  seraient  privées  de  sens  si  je  ne 
les  rapportais  à  la  révélation  que  m'en  a  faite  le 
christianisme,  et  que  je  pourrai  toujours  vérifier 
dans  mon  âme.  Les  rapports  des  autres  croyances 
avec  Dieu  resteront  pour  moi  insondables,  et  je 
n'ai  pas  le  droit  de  les  scruter.   » 

«  Tu  n'es  pas  rentré  ?  dit  tout  à  coup  la  voix 
de  Kitty,  tu  n'as  rien  qui  te  préoccupe  ?  demandâ- 
t-elle en  examinant  attentivement  le  visage  de  son 
mari  à  la  clarté  des  étoiles.  Un  éclair  sillonnant 
l'horizon  le  lui  fit  voir  calme  et  heureux. 

«  Elle  me  comprend,  pensa-t-il  en  la  voyant 
sourire  ;  elle  sait  à  quoi  je  pense  ;  faut-il  le  lui 
dire  ?  »  Mais  au  moment  où  il  allait  parler,  Kitty 
l'interrompit. 

«  Je  t'en  prie,  Kostia,  dit-elle,  va  jeter  im  coup 
d'oeil  dans  la  chambre  de  Serge  pour  voir  si  tout  y 
est  en  ordre.  Cela  me  gêne  d'y  aller. 

—  Fort  bien,  j'y  vais  »,  répondit  Levine  en  se 
levant  pour  l'embrasser. 

«  Non,  mieux  vaut  me  taire,  pensa-t-il  tandis 
que  la  jeune  femme  rentrait  au  salon  ;  ce  secret 


ANNA  KARÉNINE.  5^7 

n'a  d'importance  que  pour  moi  seul,  et  mes  paroles 
ne  sauraient  l'expliquer.  —  Ce  sentiment  nouveau 
ne  m'a  ni  changé,  ni  ébloui,  ni  rendu  heureux 
comme  je  le  pensais  ;  de  même  que  pour  l'amour 
paternel  il  n'y  a  eu  ni  surprise  ni  ravissement  ; 
mais  ce  sentiment  s'est  glissé  dans  mon  âme  par 
la  souffrance,  désormais  il  s'y  est  fermement 
implanté,  et  quelque  nom  que  je  cherche  à  lui 
donner,  c'est  la  foi. 

«  Je  continuerai  probablement  à  m' impatienter 
contre  mon  cocher,  à  discuter  inutilement,  à 
exprimer  mal  à  propos  mes  idées  ;  je  sentirai  tou- 
jours une  barrière  entre  le  sanctuaire  de  mon 
âme  et  l'âme  des  autres,  même  celle  de  ma  femme  ; 
je  rendrai  toujours  celle-ci  responsable  de  mes 
terreurs  pour  m'en  repentir  aussitôt.  Je  conti- 
nuerai à  prier,  sans  pouvoir  m' expliquer  pourquoi 
je  prie,  mais  ma  vie  intérieure  a  conquis  sa  liberté, 
elle  ne  sera  plus  à  la  merci  des  événements,  et 
chaque  minute  de  mon  existence  aura  vm  sens 
incontestable  et  profond,  qu'il  sera  en  mon  pou- 
voir d'imprimer  à  chacune  de  mes  actions  :  celui 
du  bien.  » 


FIN   DU   DEUXIEME    VOI,UME 


COLLECTION  NELSON. 


GÉNÉRAL  Cte  PHILIPPE  DE  SÉQUR.  —  La 
Campagne  de  Russie.  Introduction  par  le 
vicomte  E.-M.  de  Vogiàé  {de  P Académie  française). 

BALZAC.  —  La  Peau  de  Chagrin  ;  Le  Curé  de 
Tours;  Le  colonel  Chabert.  Introduction 
par  Henri  Mazel. 

S.  FRANÇOIS  DE  SALES.  —  Introduction  à 
la  Vie  dévote.  Avec  une  Introduction  par 
Henry  Bordeaux. 

ALPHONSE  DAUDET.  —  Lettres  de  mon 
moulin.     Introduction  par  Charles  Sarolea. 

JEAN  DE  LA  BRÈTE.  —  Alon  Oncle  et  mon 
Curé.  (149^  Édition.)  Introduction  par  Mme 
Félix-Faure-Goyau. 

Vte  E.  =  M.  DE  VOGUÉ  {de  P  Académie  française). 
—  Les  Morts  qui  parlent.  Introduction  par 
Victor  Giraud. 

LÉON  TOLSTOÏ. —Anna  Karénine.  Introduc 
tion  par  Emile  Faguet  {de  P  Académie  française). 
(Deux  volumes.) 

ANDREW^    LANG.  —  La    Pucelle    de    France. 

Traduit  de  l'anglais  par  le  D^'  Louis  Boucher  et 
E.-E.  Clarke.  Introduction  par  Mme  Félix- 
Faure-Goyau. 


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MAURICE  MAETERLINCK. —  Morceaux 
choisis.  Avec  une  Introduction  par  Mme 
Georgette  Leblanc-Maeterlinck. 

PAUL  BOURQET  (de  V Académie  française). —  Le 
Disciple. 

HENRY    BORDEAUX.  —  Les    Roquevillard. 

Introduction  par  Firmin  Roz. 

ARTHUR=LÉVY.  —  Napoléon  intime.  Intro- 
duction par  François  Coppée. 

V*e  G.  D'AVENEL.  —  Les  Français  de  mon 
temps.  (8^  Édition.)  Introduction  par  Charles 
Sarolea. 

VICTOR  CHERBULIEZ  {de  V Académie  française). 
—  Le  comte  Kostia. 

EDMOND  ABOUT.  —  Les  Mariages  de  Paris. 

(89^  Edition.)  Introduction  par  Adolphe  Brisson. 

PETITE  ANTHOLOGIE  des  Poètes  français. 


N.B.  —  Deux  volumes  paraîtront  simultané- 
ment  le  premier  mercredi  de  chaque  mois. 


COLLECTION  NELSON 


LA  CAMPAGNE  DE  RUSSIE.  Par  le 
général  comte  Philippe  de  Ségur.  In- 
troduction par  le  vicomte  E.-M.  de  Vogué. 


GÉNÉRAL   COMTE    PH.    DE   SÉGUR. 

La  destinée  de  certains  livres  célèbres  est  aussi 
bizarre  que  celle  de  certains  hommes  illustres. 
La  Campagne  de  Russie  de  Ségur  en  est  un  mé- 
morable exemple.  La  publication  de  l'ouvrage  en 
1824  fut  une  date  littéraire.  11  eut  d'innom- 
brables éditions  et  fut  traduit  dans  toutes  les 
langues.  Cinquante  ans  plus  tard,  en  1873,  c'est- 
à-dire  à  une  époque  où.  le  nom  même  de  Napoléon 
était  l'objet  de  l'exécration  des  Français,  le 
vieillard  nonagénaire  fît  paraître  ses  Mémoires  en 
huit  volumes,  en  y  incorporant  l'œuvre  de  sa 
jeunesse.  Les  Mémoires  passèrent  inaperçus  au 
milieu  de  l'indifférence  générale. 

Les  générations  nouvelles  qui  se  passionnent  pour 
tout  ce  qui  touche  à  Napoléon  rendront  justice  à 
l'œuvre  de  Ségur  et  la  remettront  à  son  rang  qui 
doit  être  le  premier.  La  Campagne  de  Russie, 
narration  par  un  témoin  oculaire,  aide  de  camp  de 
l'Empereur,  d'une  des  catastrophes  les  plus  épou- 
vantables de  l'histoire,  deviendra  un  des  classiques 


COLLECTION   NELSON. 


de  la  littérature  napoléonienne.  Tels  épisodes,  l'in- 
cendie de  Moscou,  le  passage  de  la  Bérésina,  sont 
d'une  saisissante  beauté.  Car  cet  historien  est 
un  merveilleux  écrivain.  Le  style  a  toutes  les 
qualités  que  comporte  le  sujet,  la  vigueur,  la 
concision,  le  nombre,  le  mouvement,  l'ampleur. 
Un  souffle  d'épopée  circule  à  travers  les  douze 
livres,  il  faudrait  dire  les  douze  chants  qui  divisent 
le  récit,  et  de  bons  juges  ont  souscrit  au  jugement 
de  Saint-René  Taillandier  dans  son  livre  sur  de 
Ségur  :  La  Campagne  de  Russie  est  un  des  rares 
poèmes  épiques  de  la  littérature  française. 


LA  PEAU  DE  CHAGRIN;  LE  CURÉ  DE 
TOURS;  LE  COLONEL  CrSABERT. 
Par  Honoré  de  Balzac.  Introduction 
par  Henri   Mazel. 


BALZAC. 

Il  n'y  a  pas  de  bibliothèque  française  contempo- 
raine qui  ne  soit  tenue  d'honneur  de  se  présenter 
au  public  sous  le  patronage  de  Balzac,  comme  il  n'y 
a  pas  de  bibliothèque  anglaise  qui  ne  soit  obligée 
de  se  placer  sous  l'égide  de  Shakespeare.  Une 
collection  de  romanciers  français  sans  Balzac, 
serait  comme  la  tragédie  de  Hamlet  dont  on  aurait 
éliminé  le  personnage  de  Hamlet.  C'est  qu'aussi 
bien  Balzac  reste,  malgré  tous  ses  défauts,  le  maître 
souverain,  l'ancêtre,  le  géant,  "  le  Napoléon  de  la 


COLLECTION  NELSON. 


littérature,''''  comme  il  se  dénommait  lui-même 
modestement,  le  créateur  inlassable  qui  a  mis  au 
monde  et  jeté  dans  la  circulation  universelle  toute 
une  humanité  grouillante  et  si  vivante  qu'elle 
"  fait  concurrence  à  l'état  civil." 

Le  premier  volume  de  Balzac  que  publie  la 
"  Collection  Nelson  "  contient  une  trilogie  de 
chefs- d'oeuvre  qui  révèlent  les  aspects  multiples 
de  ce  génie  protéiforme.  Peau  de  Chagrin,  c'est 
le  grand  roman  philosophique  dans  son  ampleur 
et  toute  sa  puissance.  Le  Curé  de  Tours,  c'est 
le  roman  ramassé  en  un  vigoureux  raccourci. 
Le  colonel  Chabert,  c'est  la  petite  nouvelle,  le 
camée  littéraire  où  Balzac  n'a  été  égalé  que  par 
Maupassant.  Jamais  autant  de  richesses  n'a- 
vaient été  condensées  en  dimensions  aussi  réduites 
qu'en  ce  petit  volume  qui  donne  des  exemplaires 
achevés  de  chacune  des  trois  formes  littéraires 
qu'a  revêtues  l'art  de  Balzac.  Aussi  cette  édition 
mérite-t-elle  de  devenir  le  bréviaire  de  tous  les 
Balzaciens. 


INTRODUCTION     A     LA     VIE     DÉVOTE. 

Par   S.    François   de    Sales.       Avec   une 
Introduction  par  Henry  Bordeaux. 


SAINT   FRANÇOIS   DE  SALES. 

V  Introduction  à  la  Vie  dévote  que  M.  Henry 
Bordeaux  présente  aux  lecteurs  de  la  "  Collection 
Nelson,"  est  le  livre  de  dévotion  à  la  fois  le  plus 


COLLECTION  NELSON. 


populaire  et  le  plus  littéraire  de  la  langue  fran- 
çaise. Saint  François  était  de  son  temps  un  grand 
convertisseur  de  huguenots,  et  sa  piété  aimable,  sa 
charité  ardente,  sa  méthode  persuasive  s'inspirant 
des  méthodes  indulgentes  des  jésuites,  ont  ramené 
au  bercail  d'innombrables  hérétiques.  Le  saint  ne 
trouverait  plus  aujourd'hui  de  huguenots  à  con- 
vertir, mais  le  charme  de  sa  personnalité  continue 
d'agir  et  ses  livres,  dont  on  publiait  récemment  à 
Annecy  une  édition  monumentale,  n'ont  jamais  eu 
plus  de  lecteurs  qu'aujourd'hui.  C'est  qu'après 
trois  siècles,  V  Introduction  à  la  Vie  dévote  n'a 
rien  perdu  de  sa  fraîcheur  et  de  sa  grâce  spirituelle. 
Comme  du  bon  vieux  vin,  ce  beau  livre  de  piété 
a  gagné  avec  l'âge  en  bouquet  et  en  parfum. 
Comme  le  dit  M.  Doumic,  "saint  François  parle  la 
langue  française  la  plus  claire  et  la  plus  moderne." 
C'est  à  peine  si  un  lecteur  avisé  apercevra  quelques 
traces  d'archaïsmes  qui  donnent  au  style  poétique 
et  pittoresque  une  saveur  de  plus.  D'ailleurs,  pas 
n'est  besoin  d'être  dévot  pour  goûter  un  saint 
François  ou  un  Pascal.  Même  pour  des  incroyants. 
V  Introduction  a  la  Vie  dévote  pourra  remplir  cet 
office  si  nécessaire  à  notre  époque  tourmentée  et 
fiévreuse  d'être  le  parfait  manuel  de  la  vie  intérieure 
que  des  lettrés  placeront  dans  leur  bibliothèque  à 
côté  du  Trésor  des  humbles  de  Maeterlinck. 


NELSON,    EDITEURS. 
189,  rue  Saint-Jacques,  Paris. 


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3367 

F5A6 

1910 
t. 2 

cop.2. 


j.ux£;i,oi,   Lev  Wikoleevich 
graf 

Annt.  K&rénine 


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