Il
l^^
£xJ^ris
PROFESSORJ.S.WILL
ANNA KARÉNINE
QUATRIEME PARTIE
« Je me suis réservé à la vengeance »,
dit le Seigneur.
CHAPITRE PREMIER
LES Karénine continuèrent à vivre sous le
-/ même toit, à se rencontrer chaque jour, et à
rester complètement étrangers l'vm à l'autre.
Alexis Alexandrovitch se faisait un devoir d'éviter
les commentaires des domestiques en se montrant
avec sa femme, mais il dînait rarement chez lui.
Wronsky ne paraissait jamais : Anna le rencontrait
au dehors, et son mari le savait.
Tous les trois souffraient d'une situation qui eût
été intolérable si chacun d'eux ne l'avait jugée
transitoire. Alexis Alexandrovitch s'attendait à voir
cette belle passion prendre fin, comme toute chose
en ce monde, avant que son honneur fût ostensible-
ment entaché ; Anna, la cause de tout le mal.
2 ANNA KARÉNINE.
et sur qui les conséquences en pesaient le plus
cruellement, n'acceptait sa position que dans la
conviction d'un dénouement prochain. Quant
à Wronsky, il avait fini par croire comme
elle.
Vers le milieu de l'hiver, Wronsky eut ime
semaine ennuyeuse à traverser. Il fut chargé de
montrer Pétersbourg à im prince étranger, et cet
honneur, que lui valurent son irréprochable tenue
et sa connaissance des langues étrangères, lui
parut fastidieux. lyc prince voulait être à même de
répondre aux questions qui. lui seraient adressées
au retour sur son voyage, et profiter cependant de
tous les plaisirs spécialement russes. Il fallait donc
l'instruire le matin et l'amuser le soir. Or ce prince
jouissait d'une santé exceptionnelle, même pour
un prince, et il était arrivé, grâce à des soins minu-
tieusement hygiéniques de sa personne, à supporter
des fatigues excessives, tout en restant frais comme
un grand concombre hollandais, vert et luisant. Il
avait beaucoup voyagé, et l'avantage incontes-
table qu'il reconnaissait aux facilités de communi-
cation modernes, était de pouvoir s'amuser de fa-
çons variées. En Espagne, il avait donné des séré-
nades, courtisé des Espagnoles, et joué de la man-
doline ; en Suisse, il avait chassé le chamois ; en
Angleterre, sauté des haies en habit rouge et parié
de tuer 200 faisans ; en Turquie, il avait pénétré
dans un harem ; aux Indes, il s'était promené
sur des éléphants, et maintenant il tenait à con-
naître les plaisirs de la Russie.
ANNA KARÉNINE. 3
Wronsky, en sa qualité de maître des cérémonies,
organisa, non sans peine, le programme des diver-
tissements ; c'étaient les blinis *, les courses de
trotteurs, la chasse à l'ours, les parties de troïka,
les Bohémiennes, les réunions intimes dans lesquelles
on lançait au plafond des plateaux chargés de vais-
selle. Le prince s'assimilait ces divers plaisirs avec
une rare facilité, et s'étonnait, après avoir tenu
une Bohémienne sur ses genoux, et brisé tout ce
qui lui tombait sous la main, que l'entrain russe
s'arrêtât là. Au fond, ce qui l'amusa le plus, ce
furent les actrices françaises, les danseuses et le
Champagne.
Wronsky connaissait les princes, en général ;
mais, soit qu'il eût changé dans les derniers temps,
soit que l'intimité de celui qu'on le chargeait de
divertir fût particulièrement pénible, cette semaine
lui sembla cruellement longue. Il éprouva l'impres-
sion d'un homme préposé à la garde d'un fou dan-
gereux qui redouterait son malade, et craindrait
pour sa propre raison ; malgré la réserve officielle
où il se retranchait, il rougit plus d'une fois de
colère en écoutant les réflexions du prince sur les
femmes russes qu'il daigna étudier. Ce qui irritait
le plus violemment Wronsky dans ce personnage,
c'était de trouver en lui comme un reflet de sa
propre individualité, et ce miroir n'avait rien de
flatteur. L'image qu'il y voyait était celle d'un
homme bien portant, très soigné, fort sot, et en-
I . Crêpes de blé noir qu'on ne mange que pendant le
carnaval.
4 ANNA KARÉNINE.
chanté de sa personne, d'humeur égale avec ses
supérieurs, simple et bon enfant avec ses égaux,
froidement bienveillant envers ses inférieurs, mais
gardant toujours l'aisance et les façons d'un
« gentleman ». Wronsky se comportait exactement
de même, et s'en était fait un mérite jusque-là ;
mais comme il jouait auprès du prince un rôle infé-
rieur, ces airs dédaigneux l'exaspérèrent. « Quel
sot personnage ! est-il possible que je lui res-
semble ! » pensait-il. Aussi, au bout de la semaine,
fut-il soiilagé de quitter ce miroir incommode sur
le quai de la gare, où le prince, en partant pour
Moscou, lui adressa ses remerciements. Ils reve-
naient d'une chasse à l'ours, et la nuit s'était passée
à donner une brillante représentation de l'audace
russe.
CHAPITRE II
Wronsky trouva en rentrant chez lui un billet
d'Anna : « Je suis malade et malheureuse, écri-
vait-elle ; je ne puis sortir et ne puis me passer
plus longtemps de vous voir. Venez ce soir, Alexis
Alexandrovitch sera au conseil de sept heures à
dix. »
Cette invitation, faite malgré la défense formelle
du mari, lui sembla étrange ; mais il finit par décider
qu'il irait chez Aima.
Depuis le commencement de l'hiver, Wronsky
était colonel, et depuis qu'il avait quitté le régi-
ANNA KARÉNINE. 5
ment il vivait seul. Après son déjeuner il s'étendit
sur un canapé, et le souvenir des scènes de la veille
se lia d'une façon bizarre dans son esprit à celui
d'Anna, et d'tm paysan qu'il avait rencontré à la
chasse ; il finit par s'endormir, et, quand il se
réveilla, la nuit était venue. Il alluma ime bougie
avec une impression de terreur qu'il ne put s'ex-
pliquer. « Que m'est-il arrivé ? qu'ai-je vu de si
terrible en rêve ? » se demanda-t-il. « Oui, oui, le
paysan, un petit homme sale, à barbe ébouriffée,
faisait je ne sais quoi courbé en deux, et prononçait
en français des mots étranges. Je n'ai rien rêvé
d'autre, pourquoi cette épouvante ? » Mais, en se
rappelant le paysan et ses mots français incom-
préhensibles, il se sentit frissonner de la tête aux
pieds. « Quelle folie ! » pensa-t-il en regardant sa
montre. Il était plus de huit heures et demie ; il
appela son domestique, s'habilla rapidement, sortit,
et, oubliant complètement son rêve, ne s'inquiéta
plus que de son retard.
En approchant de la maison Karénine il regarda
encore sa montre, et vit qu'il était neuf heures
moins dix. Un coupé attelé de deux chevaux gris
était arrêté devant le perron ; il reconnut la voiture
d'Anna. « Elle vient chez moi », se dit-il, « cela vaut
bien mieux. Je déteste cette maison, mais cependant
je ne veux pas avoir l'air de me cacher » ; et avec
le sang-froid d'un homme habitué dès l'enfance à
ne pas se gêner, il quitta son traîneau et monta le
perron. La porte s'ouvrit, et le suisse, portant un
plaid, fit avancer la voiture. Quelque peu observa-
6 ANNA KARÉNINE.
teur que fût Wronsky, la physionomie étonnée du
suisse le frappa ; il avança cependant et vint presque
se heurter à Alexis Alexandrovitch. Un bec de gaz
placé à l'entrée du vestibule éclaira en plein sa
tête pâle et fatiguée. Il était en chapeau noir, et sa
cravate blanche ressortait sous un col de fourrure.
Les yeux mornes et ternes de Karénine se fixèrent
sur Wronsky ; celui-ci salua, et Alexis Alexan-
drovitch, serrant les lèvres, leva la main à son cha-
peau et passa. Wronsky le vit monter en voiture
sans se retourner, prendre par la portière le plaid
et la lorgnette que lui tendait le suisse, et dispa-
raître.
« Quelle situation ! » pensa Wronsky entrant dans
l'antichambre les yeux brillants de colère ; « si
encore il voulait défendre son honneur, je pourrais
agir, traduire mes sentiments d'une façon quel-
conque ; mais cette faiblesse et cette lâcheté !... J'ai
l'air de venir le tromper, ce que je ne veux pas, r)
Depuis l'explication qu'il avait eue avec Anna au
jardin Wrede, les idées de Wronsky avaient beau-
coup changé ; il avait renoncé à des rêves d'ambi-
tion incompatibles avec sa situation irrégujière, et
ne croyait plus à la possibilité d'une rupture ; aussi
était- il dominé par les faiblesses de son amie et par
ses sentiments pour elle. Quant à Aima, après s'être
dormée tout entière, elle n'attendait rien de l'avenir
qui ne lui vînt de Wronsky. Celui entendit, en fran-
chissant l'antichambre, des pas qui s'éloignaient,
et comprit qu'elle rentrait au salon après s'être
tenue aux aguets pour l'attendre. «Non,s'écria-t-elle
ANNA KARÉNINE. 7
en le voyant entrer, cela ne peut continuer ainsi ! »
Et au son de sa propre voix ses yetix se remplirent
de larmes.
« Qu'y a-t-il, mon amie ?
— Il y a que j'attends, que je suis à la torture
depuis deux heures ; mais non, je ne veux pas te
chercher querelle. Si tu n'es pas venu, c'est que tu
as eu quelque empêchement sérieux ! Non, je ne
te gronderai plus. »
Elle lui posa ses deux mains sur les épaules, et
le regarda longtemps de ses yeux profonds et
tendres, quoique scrutateurs. Elle le regardait pour
tout le temps où elle ne l'avait pas vu, comparant,
comme toujours, l'impression du moment aux sou-
venirs qu'il lui avait laissés, et, comme toujours,
sentant que l'imagination l'emportait sur la
réalité.
CHAPITRE III
« Tu l'as rencontré ? demanda- 1- elle quand ils
furent assis sous la lampe près de la table du salon.
C'est ta punition pour être venu si tard.
— Comment cela s'est-il fait ? Ne devait-il pas
aller au conseil ?
— Il y a été, mais il en est revenu pour repartir
je ne sais où. Ce n'est rien, n'en parlons plus ; dis-
moi où tu as été, toujours avec le prince ? »
(Elle connaissait les moindres détails de sa vie.)
Il voulut répondre que, n'ayant pas dormi de la
8 ANNA KARÉNINE.
nuit, il s'était laissé surprendre par le sommeil,
mais la vue de ce visage ému et heureux lui rendit
cet aveu pénible, et il s'excusa sur l'obligation de
présenter son rapport après le départ du prince.
« C'est fini maintenant ? il est parti ?
— Oui, Dieu merci ; tu ne saurais croire combien
cette semaine m'a paru insupportable.
— Pourquoi ? N'avez- vous pas mené la vie qui
vous est habituelle, à vous autres jeunes gens ?
dit-elle en fronçant le sourcil, et prenant, sans
regarder Wronsky, un ouvrage au crochet qui se
trouvait sur la table.
— J'ai renoncé à cette vie depuis longtemps,
répondit-il, cherchant à deviner la cause de la trans-
formation subite de ce beau visage. Je t'avoue,
ajouta-t-il en souriant et découvrant ses dents
blanches, qu'il m'a été souverainement déplaisant
de revoir cette existence, comme dans un miroir. »
Elle lui jeta un coup d'oeil peu bienveillant et
garda son ouvrage en main, sans y travailler.
« Lise est venue me voir ce matin... ; elles viennent
encore chez moi, malgré la comtesse Lydie,... et
m'a raconté vos nuits athéniennes. Quelle horreur !
— Je voulais dire...
— Que vous êtes odieux, vous autres hommes !
Comment pouvez-vous supposer qu'une femme
oublie ? — dit-elle, s'animant de plus en plus, et
dévoilant ainsi la cause de son irritation, — et
surtout une femme qui, comme moi, ne peut con-
naître de ta vie que ce que tu veux bien lui en dire ?
Et puis-je savoir si c'est la vérité ?
ANNA KARÉNINE. 9
— Aiina ! ne me crois-tu donc plus ? T'ai-je
jamais rien caché ?
— Tu as raison ; mais si tu savais combien je
souffre ! dit-elle, cherchant à chasser ses craintes
jalouses. Je te crois, je te crois ; qu'avais-tu voulu
me dire ? »
Il ne put se le rappeler. Les accès de jalousie
d'Anna devenaient fréquents, et quoi qu'il fît
pouj le dissimuler, ces scènes, preuves d'amour pour-
tant, le refroidissaient pour elle. Combien de fois ne
s'était-il pas répété que le bonheur n'existait pour
lui que dans cet amour ; et maintenant qu'il se
sentait passionnément aimé, comme peut l'être un
homme auquel une femme a tout sacrifié, le bonheur
semblait plus loin de lui qu'en quittant Moscou.
« Eh bien, dis ce aue tu avais à me dire sur le
prince, reprit Anna; j'ai chassé le démon (ils appe-
laient ainsi, entre eux, ses accès de jalousie) ; tu
avais commencé à me raconter quelque chose : En
quoi son séjour t'a-t-il été désagréable ?
— Il a été insupportable, répondit Wronsky,
cherchant à retrouver le fil de sa pensée. Ee prince
ne gagne pas à être vu de près. Je ne saurais le com-
parer qu'à tm de ces animaux bien nourris qui
reçoivent des prix aux expositions, ajouta-t-il
d'un air contrarié qui parut intéresser Anna.
— C'est vm homme instruit cependant, qui a
beaucoup voyagé ?
— On dirait qu'il n'est instruit que pour avoir le
droit de mépriser l'instruction, comme il méprise
du reste tout, excepté les plaisirs matériels.
10 ANNA KARÉNINE.
— Mais ne les aimez-vous pas tous, ces plaisirs ?
dit Anna avec un regard triste qui le frappa encore.
— Pourquoi le défends-tu ainsi ? demanda-t-il
en souriant.
— Je ne le défends pas, il m'est trop indifférent
pour cela, mais je ne puis m'empêcher de croire que
si cette existence t'avait tant déplu, tu aurais pu
te dispenser d'aller admirer cette Thérèse en cos-
tume d' Eve.
— Voilà le diable qui revient ! dit Wronsky
attirant vers lui pour la baiser une des mains
d'Anna.
— Oui, c'est plus fort que moi ! tu ne t'imagines
pas ce que j'ai souffert en t' attendant ! Je ne crois
pas être jalouse au fond ; quand tu es là, je te crois ;
mais quand tu es au loin à mener cette vie incom-
préhensible pour moi »
Elle s'éloigna de lui et se prit à travailler fébri-
lement, en filant avec son crochet des mailles de
laine blanche que la lumière de la lampe rendait
brillantes.
« Raconte-moi comment tu as rencontré Alexis
Alexandrovitch, demanda-t-elle tout à coup d'une
voix encore contrainte.
— Nous nous sommes presque heurtés à la porte.
— Et il t'a salué comme cela ? » Elle allongea son
visage, ferma à demi les yeux, et changea l'expres-
sion de sa physionomie à tel point que Wronsky ne
put s'empêcher de reconnaître Alexis Alexandro-
vitch. Il sourit, et Anna se mit à rire, de ce rire
frais et sonore qui faisait un de ses grands charmes.
iwMÎiBB^aPffO <
ANNA KARÉNINE. il
« Je ne le comprends pas, dit Wronsky ; j'aurais
compris qu'après votre explication à la campagne
il eût rompu avec toi et m'eût provoqué en duel,
mais comment peut-il supporter la situation ac-
tuelle ? On voit ou'il souffre.
— Lui ? dit-elle avec un sourire ironique... mais
il est très heureux.
— Pourquoi nous torturons-nous tous quand
tout pourrait s'arranger ?
— Cela ne lui convient pas. Oh ! que je la connais
cette nature, faite de mensonges ! Qui donc pour-
rait, à moins d'être insensible, vivre avec une
femme coupable, comme il vit avec moi, lui parler
comme il me parle, la tutoyer ? »
Et elle imita la manière de dire de son mari :
« Toi ma chère Anna ».
« Ce n'est pas un homme, te dis-je : c'est
une poupée. Si j'étais à sa place, il y a long-
temps que j'aurais déchiré en morceaux une femme
comme moi, au lieu de lui dire : « Toi, ma chère
Anna » ; mais ce n'est pas un homme : c'est une
machine ministérielle. Il ne comprend pas qu'il ne
m'est plus rien, qu'il est de trop. Non, non, ne par-
lons pas de lui !
— Tu es injuste, chère amie, dit Wronsky en
cherchant à la calmer ; mais non, ne parlons plus
de lui : parlons de toi, de ta santé : qu'a dit le doc-
teur ? »
Elle le regardait avec une gaieté railleuse et aurait
volontiers continué à tourner son mari en ridicule,
mais il ajouta :
13 ANNA KARÉNINE.
« Tu m'as écrit que tu étais souffrante : cela
tient à ton état, je pense ? Quand ce sera-t-il ?
I^e sourire railleur disparut des lèvres d'Anna et
fit place à une expression pleine de tristesse.
« Bientôt, bientôt... Tu dis que notre position
est affreuse et qu'il faut en sortir. Si tu savais ce
que je donnerais pour pouvoir t' aimer librement!
Je ne te fatiguerais plus de ma jalovisie ; mais
bientôt, bientôt, tout changera, et pas comme
nous le pensons. »
Elle s'attendrissait sur elle-même, les larmes
l'empêchèrent de continuer, et elle posa sa main
blanche, dont les bagues brillaient à la lumière de
la lampe, sur le bras de Wronsky.
« Je ne comprends pas, dit celui-ci, quoiqu'il
comprît fort bien.
— Tu demandes quand ce sera ? Bientôt, et je
n'y survivrai pas ; — elle parlait précipitamment. —
Je le sais, je le sais avec certitude. Je mourrai,
et je suis très contente de mourir et de vous débar-
rasser tous les deux de moi. »
Ses larmes coulaient, tandis que Wronsky baisait
ses mains et cherchait, en la calmant, à cacher
sa propre émotion.
« Il vaut mieux qu'il en soit ainsi, dit-elle en lui
serrant vivement la main.
— Mais quelles sottises que tout cela, dit Wronsky
en relevant la tête et reprenant son sang-froid.
Quelles absurdités !
— Non, je dis vrai.
— Qu'est-ce qui est vrai ?
ANNA KARÉNINE. 13
— Que je mourrai. Je l'ai vu en rêve.
— En rêve ? — et Wronsky se rappela involontai-
rement le mougik de son cauchemar.
— Oui, en rêve, continua-t-elle ; il y a déjà long-
temps de cela. Je rêvais que j'entrais en courant
dans ma chambre pour y prendre je ne sais quoi ;
je cherchais, tu sais, comme on cherche en rêve,
et dans le coin de ma chambre j'apercevais quelque
chose debout.
— Quelle folie ! comment crois-tu... ? »
Mais elle ne se laissa pas interrompre : ce qu'elle
racontait lui semblait trop important.
« Et ce quelque chose se retourne, et je vois im
petit mougik, sale, à barbe ébouriffée ; je veux me
sauver, mais il se penche vers un sac dans lequel il
remue un objet. »
Elle fit le geste de quelqu'un fouillant dans un
sac ; la terreur était peinte sur son visage, et Wronsky,
se rappelant son propre rêve, sentit cette même
terreur l'envahir.
« Et tout en cherchant il parlait vite, vite, en
français, en grasseyant, tu sais : « II faut le battre,
le fer, le broyer, le « pétrir ». Je cherchai à m' éveil-
ler, mais ne me réveillai qu'en rêve, en me deman-
dant ce que cela signifiait. J'entendis alors quel-
qu'un me dire : « En couches, vous mourrez en
« couches, ma petite mère ». Et enfin je revins à
moi.
— Quelles absurdités ! dit Wronsky, dissimulant
mal son émotion.
— N'en parlons plus, sonne, je vais faire servir
14 ANNA KARENINE.
du thé ; reste encore, nous n'en avons plus pour
longtemps. »
Mais elle s'arrêta, et tout à coup l'horreur et
l'effroi disparurent de son visage, qui prit une
expression de douceur attentive et sérieuse. Wronsky
ne comprit rien d'abord à cette transfiguration
soudaine : elle venait de sentir une vie nouvelle
s'agiter dans son sein.
CHAPITRE IV
Après la rencontre avec Wronsky, Alexis Alexan-
drovitch, comme c'était son projet, s'était rendu à
rOpéra-Italien ; il y entendit deux actes, parla à
tous ceux à qui il devait parler, et, en rentrant chez
lui, alla droit à sa chambre, après avoir constaté l'ab-
sence de tout paletot d'uniforme dans le vestibule.
Contre son habitude, au lieu de se coucher, il
marcha de long en large jusqu'à trois heures du
matin ; la colère le tenait éveillé, car il ne pouvait
pardormer à sa femme de n'avoir pas rempli la
seule condition qu'il lui eût imposée, celle de ne pas
recevoir son amant chez elle. Puisqu'elle n'avait
pas tenu compte de cet ordre, il devait la punir,
exécuter sa menace, demander le divorce, et lui
retirer son fils. Cette menace n'était pas d'une exé-
cution aisée, mais il voulait tenir parole : la com-
tesse Lydie avait souvent fait allusion à ce moyen
de sortir de sa déplorable situation, et le divorce
était devenu récemment d'ime facilité pratique si
ANNA KARENINE. 15
perfectionnée qu'Alexis Alexandrovitch entrevoyait
la possibilité d'étudier les principales difficultés de
forme.
Un malheur ne venant jamais seul, il éprouvait
tant d'ennuis relativement à la question soulevée
par lui sur les étrangers, qu'il se sentait depuis
quelque temps dans un état d'irritation perpé-
tuelle. Il passa la nuit sans dormir, sa colère gran-
dissant toujours, et ce fut avec une véritable exas-
pération qu'il quitta son lit, s'habilla à la hâte,
et se rendit chez Anna aussitôt qu'il la sut levée.
Il craignait de perdre l'énergie dont il avait besoin,
et ce fut en quelque sorte à deux mains qu'il porta
la coupe de ses griefs, afin qu'elle ne débordât pas
en route.
Anna, qui croyait connaître à fond son mari, fut
saisie en le voyant entrer le front sombre, les yeux
tristement fixés devant lui sans la regarder, et les
lèvres serrées avec mépris. Jamais elle n'avait vu
autant de décision dans son maintien. Il entra sans
lui souhaiter le bonjour, et alla droit au secrétaire,
dont il ouvrit le tiroir.
« Que V0U5 faut-il ? s'écria Anna.
— Les lettres de votre amant.
— Elles ne sont pas là », dit-elle en fermant le
tiroir. Mais il comprit au mouvement qu'elle fit,
qu'il avait deviné juste, et, repoussant brutale-
ment sa main, il s'empara du portefeuille dans
lequel Anna gardait ses papiers importants ; malgré
les efforts de celle-ci pour le reprendre, il la tint à
distance.
i6 ANNA KARENINE.
« Asseyez- vous, j'ai besoin de vous parler »,
dit-il, et il mit le portefeuille sous son bras et le
serra si fortement du coude que son épaule en fut
soulevée !
Anna le regarda, étonnée et eiïrayée.
« Ne vous avais- je pas défendu de recevoir votre
amant chez vous ?
— J'avais besoin de le voir pour »
Elle s'arrêta, ne trouvant pas d'explication plau-
sible.
« Je n'entre pas dans ces détails, et n'ai aucun
désir de savoir pourquoi une femme a besoin de voir
son amant.
— Je voulais seulement, dit-elle rougissant et
sentant que la grossièreté de son mari lui rendait
son audace Est-il possible que vous ne sentiez
pas combien il vous est facile de me blesser ?
— On ne blesse qu'un honnête homme ou une
honnête femme, mais dire d'un voleur qu'il est un
voleur, n'est que la constatation d'un fait.
— Voilà un trait de cruauté que je ne vous con-
naissais pas.
— Ah, vous trouvez un mari cruel lorsqu'il
laisse à sa femme une liberté entière, sous la
seule condition de respecter les convenances ?
Selon vous, c'est de la cruauté ?
— C'est pis que cela, c'est de la lâcheté, si vous
tenez à le savoir, s'écria Anna avec emportement,
et elle se leva pour sortir.
— Non, — cria-t-il d'une voix perçante, la for-
çant à se rasseoir, et lui prenant le bras ; ses grands
ANNA KARÉNINE. 17
doigts osseux la serraient si durement qu'un des
bracelets d'Anna s'imprima en rouge sur sa peau. —
De la lâcheté ? Cela s'applique à celle qm aban-
donne son fils et son mari pour un amant, et n'en
mange pas moins le pain de ce mari. »
Anna baissa la tête ; la justesse de ces paroles
l'écrasait ; elle n'osa plus, comme la veille, accuser
son mari d'être de trop, et elle répondit douce-
ment :
« Vous ne pouvez juger ma position plus sévère-
ment que je ne la juge moi-même ; mais pourquoi
me dites-vous cela ?
— Pourquoi je vous le dis ? continua-t-il avec
colère : c'est afin que vous sachiez que, puisque vous
ne tenez aucun compte de ma volonté, je vais
prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à
cette situation.
— Bientôt, bientôt, elle se terminera d'elle-
même, dit Anna les yeux pleins de larmes à l'idée
de cette mort qu'elle sentait prochaine, et main-
tenant si désirable.
— Plus tôt même que vous et votre amant ne
l'aviez imaginé ! Ah ! vous cherchez la satisfaction
des passions sensuelles
— Alexis Alexandrovitch 1 C'est peu généreux,
peu convenable de frapper quelqu'vm à terre !
— Oh ! vous ne pensez jamais qu'à vous ; les
souffrances de celui qui a été votre mari vous inté-
ressent peu ; qu'importe que sa vie soit bouleversée,
qu'il sotiffre »
Dans son émotion, Alexis Alexandrovitch parlait
i8 ANNA KARENINE.
si vite qu'il bredouillait, et ce bredouillement parut
comique à Anna, qui se reprocha cependant aus-
sitôt de pouvoir être sensible au ridicule dans un
moment pareil. Pour la première fois, et pendant
un instant, elle comprit la souffrance de son mari
et le plaignit. Mais que pouvait-elle dire et faire,
sinon se taire et baisser la tête ? Lui aussi se tut,
puis reprit d'une voix sévère, en soijjignant des
mots qui n'avaient aucune importance spé-
ciale :
« Je suis venu vous dire »
Elle jeta un regard sur lui, et, se rappelant son
bredouillement, se dit : « Non, cet homme aux yeux
mornes, si plein de lui-même, ne peut rien sentir,
j'ai été le jouet de mon imagination. »
« Je ne puis changer, murmura-t-elle.
— Je suis venu vous prévenir que je partais pour
Moscou, et que je ne rentrerai plus dans cette
maison ; vous apprendrez les résolutions auxquelles
je me serai arrêté, par l'avocat qui se chargera des
préliminaires du divorce. Mon fils ira chez une de
mes parentes, ajouta-t-il, se rappelant avec effort
ce qu'il voulait dire relativement à l'enfant.
— Vous prenez Serge pour me faire souffrir, bal-
butia-t-elle en levant les yeux sur lui ; vous ne
l'aimez pas, laissez-le-moi !
— C'est vrai, la répulsion que vous m'inspirez
rejaillit sur mon fils : mais je le garderai néanmoins.
Adieu. »
Il voulut sortir, elle le retint.
«Alexis Alexandrovitch, laissez-moi Serge, dit-
ANNA KARENINE. îç
elle encore : je ne vous demande que cela ; laissez-le
jusqu'à ma délivrance »
Alexis Alexandrovitch rougit, repoussa le bras qui
le retenait et partit sans répondre.
CHAPITRE V
Le salon de réception de l'avocat célèbre chez
lequel se rendit Alexis Alexandrovitch était plein
de monde lorsqu'il y entra. Trois dames, l'une
vieille, l'autre jeune et la troisième appartenant
visiblement à la classe des marchands, y attendaient
ainsi qu'un banquier allemand portant au doigt
une grosse bague, un marchand à longue barbe, et
un tchinovnick revêtu de son uniforme, avec une
décoration au cou ; l'attente avait évidemment
été longue pour tous.
Deux secrétaires écrivaient en faisant grincer leurs
plumes ; l'im d'eux tourna la tête d'un air mécon-
tent vers le nouvel arrivé et, sans se lever, lui de-
manda en clignant des yeux :
« Que désirez-vous ?
— Je voudrais parler à M. l'avocat.
— Il est occupé, — répondit sévèrement le secré-
taire en désignant avec sa plume ceux qui atten-
daient déjà ; et il se remit à écrire.
— Ne trouvera-t-il pas un moment pour me
recevoir ? demanda Alexis Alexandrovitch.
— M. l'avocat n'a pas un instant de liberté ;
il est toujours occupé, veuillez attendre.
— Ayez la bonté de lui passer ma carte », dit
20 ANNA KARÉNINE.
Alexis Alexandrovitch avec dignité, voyant que
l'incognito était impossible à garder.
Le secrétaire prit la carte, l'examina d'un air
mécontent, et sortit.
Alexis Alexandrovitch approuvait en principe
la réforme judiciaire, mais critiquait certains détails
autant qu'il était capable de critiquer une institu-
tion sanctionnée par le pouvoir suprême ; en toutes
choses il admettait l'erreur comme un mal inévi-
table, auquel on pouvait dans certains cas porter
remède ; mais la position importante faite aux
avocats par cette réforme avait toujours été l'objet
de sa désapprobation, et l'accueil qu'on lui faisait
ne détruisait pas ses préventions,
« M. l'avocat va venir », dit en rentrant le secré-
taire.
Effectivement, au bout de deux minutes, la porte
s'ouvrit, et l'avocat parut, escortant im vieux
jurisconsulte maigre.
L'avocat était un petit homme chauve, trapu,
avec une barbe noire tirant sur le roux, un front
bombé, et de gros sourcils clairs. Sa toilette, depuis
sa cravate et sa chaîne de montre double, jusqu'au
bout de ses bottines vernies, était celle d'un jeune
premier. Sa figure était intelligente et vulgaire, sa
mise prétentieuse et de mauvais goût.
« Veuillez entrer », dit-il en se tournant vers
Alexis Alexandrovitch, et, le faisant passer devant
lui, il ferma la porte.
Il avança un fauteuil près de son bureau chargé
de papiers, pria Alexis Alexandrovitch de s'asseoir,
ANNA KARÉNINE. 2i
et, frottant l'une contre l'autre ses mains courtes et
velues, il s'installa devant le bureau dans une pose
attentive. Mais, à peine assis, une mite vola au-
dessus de la table, et le petit homme, avec une
vivacité inattendue, la happa au vol ; puis il reprit
bien vite sa première attitude.
« Avant de commencer à vous expliquer mon
affaire, dit Alexis Alexandrovitch suivant d'un œil
étonné les mouvements de l'avocat, permettez-moi
de vous faire observer que le sujet qui m'amène
doit rester secret entre nous. »
Un imperceptible sourire effleura les lèvres de
l'avocat.
(( Si je n'étais pas capable de garder un secret,
je ne serais pas avocat, dit-il ; mais si vous désirez
être assuré..... »
Alexis Alexandrovitch jeta un regard sur lui et
crut remarquer que ses yeux gris pleins d'intelli-
gence avaient tout deviné.
« Vous connaissez mon nom ?
— Je sais combien vos services sont utiles à la
Russie », répondit en s'inclinant l'avocat, après
avoir attrapé une seconde mite.
Alexis Alexandrovitch soupira ; il se décidait avec
peine à parler ; mais, lorsqu'il eut commencé, il
continua sans hésitation, de sa voix claire et per-
çante, en insistant sur certains mots.
« J'ai le malheur, commença- t-il, d'être un mari
trompé. Je voudrais rompre légalement par un
divorce les liens qui m'unissent à ma femme, et
surtout séparer mon fils de sa mère. »
22 ANNA KARÉNINE.
Les yeux gris de l'avocat faisaient leur possible
pour rester sérieux ; mais Alexis Alexandrovitch
ue put se dissimuler qu'ils étaient pleins d'une joie
qui ne provenait pas uniquement de la perspective
d'une bonne affaire : c'était de l'enthousiasme, du
triomphe, quelque chose comme l'éclat qu'il avait
remarqué dans les yeux de sa femme.
« Vous désirez mon aide pour obtenir le divorce ?
— Précisément ; mais je risque peut-être d'abuser
de votre attention, car je ne suis préalablementt
venu que pour vous consulter ; je tiens à rester
dans de certaines bornes, et renoncerais au divorce
D'il ne pouvait se concilier avec les formes que je
veux garder.
— Oh ! vous demeurerez toujours parfaitement
libre », répondit l'avocat.
Le petit homme, pour ne pas offenser son client
par une gaieté que son visage cachait mal, fixa
ses yeux sur les pieds d'Alexis Alexandrovitch, et,
quoiqu'il aperçût du coin de l'œil une mite voler,
il retint ses mains, par respect pour la situa-
tion,
« Les lois qui régissent le divorce me sont connues
dans leurs traits généraux, dit Karénine, mais
j'aurais voulu savoir les diverses formes usitées
dans la pratique.
— En un mot vous désirez apprendre par quelles
voies vous pourriez obtenir un divorce légal ? »
dit l'avocat entrant avec un certain plaisir dans le
ton de son client ; et, sur un signe affirmatif de
celm-ci, il continua, en jetant de temps en temps
ANNA KARÉNINE. 23
un regard furtif sur la figure d'Alexis Alexandro-
vitch que l'émotion tachetait de plaques rouges :
« Le divorce, selon nos lois, — il eut une nuance
de dédain pour : nos lois, — est possible, comme
vous le savez, dans les trois cas suivants —
Qu'on attende ! » s'écria-t-il à la vue de son secré-
taire qui entr'ouvrait la porte. Il se leva cependant,
alla lui dire quelques mots et revint s'asseoir ;
« dans les trois cas suivants : défaut physique
de l'un des époux, disparition de l'un d'eux pendant
cinq ans, — il pliait, en faisant cette énumération,
ses gros doigts velus l'un après l'autre, — et enfin
l'adultère (il prononça ce mot d'un ton satisfait).
Voilà le côté théorique ; mais je pense qu'en me
faisant l'honneur de me consulter c'est le côté
pratique que vous désirez connaître ? Aussi, le cas
de défaut physique et d'absence d'un des conjoints
n'existant pas, autant que j'ai pu le compren-
dre... ? »
Alexis Alexandrovitch inclina affirmativement la
tête.
« Reste l'adultère de l'un des deux époux, auquel
cas l'une des parties doit se reconnaître coupable
envers l'autre, faute de quoi il ne reste que le fla-
grant délit. Ce dernier cas, j'en conviens, se ren-
contre rarement dans la pratique. »
L'avocat se tut et regarda son client de l'air d'un
armurier qui expliquerait à mi acheteur l'usage de
deux pistolets de modèles différents, en lui laissant
la liberté du choix. Alexis Alexandrovitch gardant
le silence, il continua :
24 ANNA KARENINE.
(c Le plus simple, le plus raisonnable, est, selon
moi, de reconnaître l'adultère par consentement
mutuel. Je n'oserais parler ainsi à tout le monde,
mais je suppose que nous nous comprenons. »
Alexis Alexandrovitch était si troublé que l'avan-
tage de la dernière combinaison que lui proposait
l'avocat lui échappait complètement, et l'étonne-
ment se peignit sur son visage ; l'homme de loi vint
aussitôt à son aide.
« Je suppose que deux époux ne puissent plus
vivre ensemble : si tous deux consentent au divorce,
les détails et les formalités deviennent sans impor-
tance. Ce moyen est le plus simple et le plus sûr. »
Alexis Alexandrovitch comprit cette fois, mais
ses sentiments religieux s'opposaient à cette mesure.
« Dans le cas présent ce moyen est hors de ques-
tion, dit-il. Des preuves, comme ime correspon-
dance, peuvent-elles établir indirectement l'adul-
tère ? Ces preuves-là sont en ma possession. »
Iv' avocat fit en serrant les lèvres une exclama-
tion tout à la fois de compassion et de dédain.
« Veuillez ne pas oublier que les affaires de ce
genre sont du ressort de notre haut clergé, dit-il.
Nos archiprêtres aiment fort à se noyer dans de
certains détails, — ajouta-t-il avec un sourire de
sympathie pour le goût de ces bons Pères, — et les
preuves exigent des témoins. Si vous me faites
l'honneur de me confier votre affaire, il faut me
laisser le choix des mesures à prendre. Qui veut la
fin, veut les moyens. »
Alexis Alexandrovitch se leva, très pâle, tandis
ANNA IC\RENINE. 25
que l'avocat courait encore vers la porte répondre
à une nouvelle interruption de son secrétaire.
' « Dites-lui donc que nous ne sommes pas dans une
boutique », cria-t-il avant de revenir à sa place, et
il attrapa chemin faisant une mite en murmurant
tristement : « Jamais mon repos n'y résistera ! »
« Vous me faisiez l'honneur de me dire ?,
— Je vous écrirai à quel parti je m'arrête, répon-
dit Alexis Alexandrovitch s'appuyant à la table, et
puisque je puis conclure de vos paroles que le
divorce est possible, je vous serais obligé de me
faire connaître vos conditions.
— Tout est possible si vous voulez bien me laisser
une entière liberté d'action, dit l'avocat éludant la
dernière question. Quand puis-je compter sur une
communication de votre part ? demanda-t-il en
reconduisant son client, avec des yeux aussi bril-
lants que ses bottes.
— Dans huit jours. Vous aurez alors la bonté de
me faire savoir si vous acceptez l'affaire, et à quelles
conditions.
— Parfaitement. »
ly' avocat salua respectueusement, fit sortir son
client, et, resté setil, sa joie déborda ; il était si con-
tent qu'il fit, contrairement à tous ses principes,
un rabais à une dame habile dans l'art de mar-
chander. Il oublia même les mites, résolu à recouvrir,
l'hiver suivant, son meuble de velours, comme chez
son confrère Séganine.
26 ANNA KARÉNINE.
CHAPITRE VI
lyA brillante victoire remportée par Alexis
Alexandrovitch dans la séance du 17 août avait eu
des suites fâcheuses. La nouvelle commission,
nommée pour étudier la situation des populations
étrangères, avait agi avec une promptitude qui
frappa Karénine ; au bout de trois mois elle pré-
sentait déjà son rapport ! L'état de ces populations
se trouvait étudié aux points de vue politique, admi-
nistratif, économique, ethnographique, matériel et
religieux. Chaque question était suivie d'une réponse
admirablement rédigée et ne pouvant laisser
subsister aucun doute, car ces réponses n'étaient pas
l'œuvre de l'esprit humain, toujours sujet à l'erreur,
mais d'une bureaucratie pleine d'expérience. Ces
réponses se basaient sur des données officielles,
telles que rapports des gouverneurs et des arche-
vêques, basés eux-mêmes sur les rapports des chefs
de district et des surintendants ecclésiastiques, basés
à leur tour sur les rapports des administrations
communales et des paroisses de campagne. Comment
douter de leur exactitude ? Des questions comme
celles-ci : « Pourquoi les récoltes sont-elles mau-
vaises ? » et « Pourquoi les habitants de certaines
localités s'obstinent-ils à pratiquer leur religion ? »
questions que la machine officielle pouvait seule
résoudre, et auxquelles des siècles n'auraient pas
trouvé de réponses, furent clairement résolues,
ANNA KARENINE. 27
conformément aux opinions d'Alexis Alexandro-
vitch.
Mais Strémof, piqué au vif, avait imaginé une
tactique à laquelle son adversaire ne s'attendait
pas : entraînant plusieurs membres du comité à sa
suite, il passa tout à coup dans le camp de Karénine,
et, non content d'appuyer les mesures proposées
par celui-ci avec chaleur, il en proposa d'autres,
dans le même sens, qui dépassèrent de beaucoup les
intentions d'Alexis Alexandrovitch.
Poussées à l'extrême, ces mesures parurent si
absurdes, que le gouvernement, l'opinion publique,
les dames influentes, les journaux, furent tous indi-
gnés, et leur mécontentement rejaillit sur le père
de la commission, Karénine.
Enchanté du succès de sa ruse, Strémof prit un air
innocent, s'étonna des résultats obtenus, et se
retrancha derrière la foi aveugle que lui avait ins-
pirée le plan de son collègue. Alexis Alexandrovitch,
quoique malade et très affecté de tous ces ennuis, ne
se rendit pas. Une scission se produisit au sein du
comité ; les uns, avec Strémof, expliquèrent leur
erreur par un excès de confiance, et déclarèrent les
rapports de la commission d'inspection absurdes ;
les autres, avec Karénine, redoutant cette façon
révolutionnaire de traiter une commission, la sou-
tinrent. Les sphères officielles, et même la société,
virent s'embrouiller cette intéressante question à tel
point, que la misère et la prospérité des populations
étrangères devinrent également problématiques. La
position de Karénine, déjà minée par le mauvais
28 ANNA KARÉNINE.
effet que produisaient ses malheurs domestiques,
parut chanceler. Il eut alors le courage de prendre
une résolution hardie : au grand étonnement de la
commission il déclara qu'il demandait l'autorisation
d'aller étudier lui-même ces questions sur les lieux,
et, l'autorisation lui ayant été accordée, il partit
pour im gouvernement lointain.
Ce départ fit grand bruit, d'autant plus qu'il
refusa officiellement les frais de déplacement fixés
à douze chevaux de poste.
Alexis Alexandrovitch passa par Moscou et s'y
arrêta trois jours.
Le lendemain de son arrivée, comme il venait de
rendre visite au général gouverneur, il s'entendit
héler, dans la rue des Gazettes, à l'endroit où se
croisent en grand nombre les voitures de maîtres
et les isvostchiks, et, se retournant à l'appel d'une
voix gaie et sonore, il aperçut Stépane Arcadiévitch
sur le trottoir. Vêtu d'un paletot à la dernière mode,
le chapeau avançant sur son front brillant de jeu-
nesse et de santé, il appelait avec une telle persis-
tance, que Karénine dut s'arrêter. Dans la voiture,
à la portière de laquelle Stépane Arcadiévitch s'ap-
puyait, était une femme en chapeau de velours avec
deux enfants ; elle faisait des gestes de la main en
souriant amicalement. C'étaient Dolly et ses enfants.
Alexis Alexandrovitch ne comptait pas voir de
monde à Moscou, le frère de sa femme moins que
personne ; aussi voulut-il continuer son chemin après
avoir salué ; mais Oblonsky fit signe au cocher
d'arrêter et courut dans la neige jusqu'à la voiture.
ANNA KARENINE. 29
« Depuis quand es-tu ici ? N'est-ce pas un péché
de ne pas nous prévenir ? J'ai vu hier soir chez Dus-
seaux le nom de Karénine sur la liste des arrivants,
et l'idée ne m'est pas venue que ce fût toi, dit-il en
passant sa tête à la portière et en secouant la neige
de ses pieds en les frappant l'un contre l'autre.
Comment ne pas nous avoir avertis ?
— Le temps m'a manqué, je suis très occupé,
répondit sèchement Alexis Alexandrovitch.
— Viens voir ma femme, elle le désire beaucoup. »
Karénine ôta le plaid qui recouvrait ses jambes
frileuses et, quittant sa voiture, se fraya un chemin
dans la neige jusqu'à celle de Dolly.
« Que se passe-t-il donc, Alexis Alexandrovitch,
pour que vous nous évitiez ainsi ? dit celle-ci en
souriant.
— Charmé de vous voir, répondit Karénine d'un
ton qui prouvait clairement le contraire. Et votre
santé ?
— Que fait ma chère Anna ? »
Alexis Alexandrovitch murmura quelques mots
et votdut se retirer, mais Stépane Arcadiévitch l'en
empêcha.
« Sais-tu ce que nous allons faire ? Dolly, invite-
le à dîner pour demain avec Kosnichef et Pestzoff,
l'élite de l'intelligence moscovite.
— Venez, je vous en prie, dit Dolly, nous vous
attendrons à l'heure qui vous conviendra, à cinq, à
six heures, comme vous voudrez. Et ma chère Anna,
il y a si longtemps...
— Elle va bien, murmura encore Alexis Alexan-
30 ANNA KARÉNINE.
drovitch en fronçant le sourcil. Très heureux de
vous avoir rencontrée. »
Et il regagna sa voiture.
« Vous viendrez ? » cria encore Dolly. Karénine
répondit quelques mots qui ne parvinrent pas jus-
qu'à elle.
« J'entrerai chez toi demain ! » cria aussi Stépane
Arcadiévitch.
Alexis Alexandrovitch s'enfonça dans sa voiture
comme s'il eût voulu y disparaître.
« Quel original ! » dit Stépane Arcadiévitch à
Dolly ; et regardant sa montre il fit \m petit signe
d'adieu caressant à sa femme et à ses enfants, et
s'éloigna d'un pas ferme.
« Stiva, Stiva ! » lui cria Dolly en rougissant.
Il se retourna.
« Et l'argent pour les paletots des enfants ?
— Tu diras que je passerai. »
Et il disparut, saluant gaiement au passage quel-
ques personnes de connaissance.
CHAPITRE VII
Le lendemain, c'était un dimanche, Stépane Arca-
diévitch entra au Grand-Théâtre pour y assister
à la répétition du ballet ; et, profitant de la demi-
obscurité des coulisses, il offrit à une jolie danseuse
qui débutait sous sa protection la parure de corail
qu'il lui avait promise la veille. Il eut même le
temps d'embrasser le visage radieux de la jeune fille,
ANNA KARÉNINE. 31
et de convenir avec elle du moment où il viendrait
la prendre, après le ballet, pour l'emmener souper.
Du théâtre, Stépane Arcadiévitch se rendit au
marché pour y choisir lui-même du poisson et des
asperges pour le dîner, et à midi il était chez Dus-
seaux, où trois voyageurs de ses amis avaient eu
l'heureuse idée de se loger : Levine, de retour de son
voyage, un nouveau chef fraîchement débarqué à
Moscou pour une inspection, et enfin son beau-frère
Karénine.
Stépane Arcadiévitch aimait à bien dîner ; mais
ce qu'il préférait encore, c'était d'offrir chez lui à
quelques convives choisis un petit repas bien or-
donné. Le menu qu'il combinait ce jour-là lui sou-
riait : du poisson bien frais, des asperges, et comme
pièce de résistance un simple mais superbe roast-
beef. Quant aux convives, il comptait révmir Kitty
et Levine et, afin de dissimuler cette rencontre,
une cousine et le jeune Cherbatzky ; le plat de résis-
tance parmi les invités devait être Serge Kosnichef,
le philosophe moscovite, joint à Karénine, l'homme
d'action pétersbourgeois. Pour servir de trait
d'union entre eux, il avait encore invité Pestzoff,
lin charmant jeune homme de cinquante ans, en-
thoiisiaste, musicien, bavard, libéral, qui mettrait
tout le monde en train.
La vie souriait en ce moment à Stépane Arcadié-
vitch; l'argent rapporté par la vente du bois n'était
pas entièrement dépensé ; Doliy depuis quelque
temps était charmante : tout aujait été pour le
mieux, si deux choses ne l'avaient désagréablement
a. 2
32 ANNA KARENINE.
impressionné, sans toutefois troubler sa belle hu-
meur : d'abord l'accueil sec de son beau-frère : en
rapprochant la froideur d'Alexis Alexandrovitch de
certains bruits qui étaient parvenus jusqu'à lui sur
les relations de sa sœur avec Wronsky, il devinait
un incident grave entre le mari et la femme. Le
second point noir était l'arrivée du nouveau chef
auquel on faisait une réputation inquiétante d'exi-
gence et de sévérité. Infatigable au travail, il passait
encore pour être bourru, et absolument opposé aux
tendances libérales de son prédécesseur, tendances
que Stépane Arcadiévitch avait partagées. La pre-
mière présentation avait eu lieu la veille, en uni-
forme, et Oblonsky avait été si cordialement reçu
qu'il jugeait de son devoir de faire une visite non
officielle. Comment serait-il reçu cette fois ? il s'en
préoccupait, mais sentait instinctivement que tout
s'arrangerait parfaitement. « Bah ! pensait-il, ne
sommes-nous pas tous pécheurs ? pourquoi nous
chercherait-il noise ? »
Stépane Arcadiévitch entra d'abord chez Levine
Celui-ci était debout au milieu de sa chambre, et
prenait avec un paysan la mesure d'une peau
d'ours.
« Ah ! vous en avez tué un ! cria Stépane Arca-
diévitch en entrant. La belle pièce ! Une ourse ! Bon-
jour, Archip ! — et s' asseyant en paletot et en cha-
peau il tendit la main au paysan.
— Ote donc ton paletot et reste un moment, dit
Levine.
, — Je n'ai pas le temps, je suis entré pour un ins-
ANNA KARENINE. 33
tant, — répondit Oblonsky, ce qui ne l'empêcha pas
de déboutonner son paletot, puis de l'ôter, et de
rester toute une heure à bavarder avec I,evine sur
sa chasse et sur d'autres sujets.
— Dis-moi ce que tu as fait à l'étranger : où as-tu
été ? demanda-t-il lorsque le paysan fut parti.
— J'ai été en Allemagne, en France, en Angle-
terre, mais seulement dans les centres manufac-
turiers et pas dans les capitales. J'ai vu beaucoup
de choses intéressantes.
— Oui, oui, je sais, tes idées d'associations ou-
virères.
— Oh non, il n'y a pas de question ouvrière pour
nous : la seule question importante pour la Russie
est celle des rapports du travailleur avec la terre ;
elle existe bien là-bas aussi, mais les raccommodages
y sont impossibles, tandis qu'ici... »
Oblonsky écoutait avec attention.
« Oui, oui, il est possible que tu aies raison, mais
l'essentiel est de revenir en meilleure disposition ; tu
chasses l'ours, tu travailles, tu t'enthousiasmes, tout
va bien. Cherbatzky m'avait dit t' avoir rencontré
sombre et mélancolique, ne parlant que de mort.
— C'est vrai, je ne cesse de penser à la mort,
répondit Levine, tout est vanité, il faut mourir !
J'aime le travail, mais quand je pense que cet uni-
vers, dont nous nous croyons les maîtres, se compose
d'un peu de moisissure couvrant la surface de la plus
petite des planètes ! Quand je pense que nos idées,
nos œuvres, ce que nous croyons faire de grand,
sont l'équivalent de quelques grains dépoussière I...
34 ANNA KARÉNINE.
— Tout cela est vieux comme le monde, frère !
— C'est vieux, mais quand cette idée devient
claire pour nous, combiet? la vie paraît misérable !
Quand on sait que la mort viendra, qu'il ne restera
rien de nous, les choses les plus importantes sem-
blent aussi mesquines que le fait de tourner cette
peau d'ours ! C'est pour ne pas penser à la mort
qu'on chasse, qu'on travaille, qu'on cherche à se
distraire. »
Stépane Arcadiévitch sourit et regarda Levine de
son regard caressant :
« Tu vois bien que tu avais tort en tombant sur
moi parce que je cherchais des jouissances dans la
vie ! Ne sois pas si sévère, ô moraliste !
— Ce qu'il y a de bon dans la vie... répondit
Levine s'embrouillant. Au fond je ne sais qu'une
chose, c'est que nous mourrons bientôt.
— Pourquoi bientôt ?
— Et sais-tu ? la vie offre, il est vrai, moins de
charme quand on pense ainsi à la mort, mais elle
a plus de calme.
— Il faut jouir de son reste, au contraire... Mais
dit Stépane Arcadiévitch en se levant pour la
dixième fois, je me sauve.
— Reste encore tm peu ! dit Levine en le rete-
nant ; quand nous reverrons-nous maintenant ? Je
pars demain.
— Et moi qui oubliais le sujet qui m'amène ! Je
tiens absolument à ce que tu viennes dîner avec
nous aujourd'hui ; ton frère sera des nôtres, ainsii
que mon beau-frère Karénine.
ANNA KARÉNINE. 35
— II est ici ? — demanda Levine, mourant d'en-
vie d'avoir des nouvelles de Kitty ; il savait qu'elle
avait été à Pétersbourg au commencement de l'hiver
chez sa sœur mariée à un diplomate. — Tant pis,
pensa-t-il : qu'elle soit revenue ou non, j'accepterai.
— Viendras- tu ?
— Certainement.
— A cinq heures, en redingote. »
Et Stépane Arcadiévitch se leva et descendit chez
son nouveau chef. Son instinct ne l'avait pas trompé ;
cet homme terrible se trouva être un bon garçon,
avec lequel il déjeuna et s'attarda à causer, si bien
qu'il était près de quatre heures lorsqu'il entra chez
Alexis Alexandrovitch.
CHAPITRE VIII
Alexis Alexandrovitch, en rentrant de la messe,
passa toute la matinée chez lui. Il avait deux affaires
à terminer ce jour-là : d'abord à recevoir ime dépu-
tation d'étrangers, puis une lettre à écrire à son
avocat, comme il le lui avait promis.
Il discuta longuement avec les membres de la
députation, les entendit exposer leurs réclamations
et leurs besoins, leur traça un programme dont ils
ne devaient à aucun prix se départir dans leurs dé-
marches auprès du gouvernement, et finalement les
adressa à la comtesse Lydie, qui devait les guider à
Pétersbourg : la comtesse avait la spécialité des
députations, et s'entendait mieux que personne à
36 ANNA KARÉNINE.
les piloter. Quand il eut congédié son monde, Alexis
Alexandrovitdi écrivit à son avocat, lui donna ses
pleins pouvoirs, et lui envoya trois billets de
Wronsky et un d'Anna, trouvés dans le porte-
feuille.
Au moment de cacheter sa lettre, il entendit la
voix sonore de Stépane Arcadiévitch demandant
au domestique si son beau-frère recevait, et insis-
tant pour être annoncé.
« Tant pis, pensa Alexis Alexandrovitch, ou
plutôt tant mieux, je lui dirai ce qui en est, et il
comprendra que je ne puis dîner chez lui.
— Fais entrer, cria-t-il en rassemblant ses pa-
piers et les serrant dans un buvard.
— Tu vois bien que tu mens, — dit la voix de
Stépane Arcadiévitch au domestique, et, ôtant son
paletot tout en marchant, il entra chez Alexis
Alexandrovitch.
— Je suis enchanté de te trouver, commença-t-il
gaiement, j'espère...
— Il m'est impossible d'y aller », répondit sèche-
ment Alexis Alexandrovitch, recevant son beau-
frère debout, sans l'engager à s'asseoir, résolu à
adopter avec le frère de sa femme les relations froides
qui lui semblaient seules convenables depuis qu'il
était décidé au divorce. C'était oublier l'irrésistible
bonté de coeur de Stéphane Arcadiévitch. Il
ouvrit tout grands ses beaux yeux brillants et
clairs.
« Pourquoi ne peux-tu pas venir ? Tu ne veux
pas le dire ? demanda-t-il en français avec quelque
ANNA KARENINE. 37
hésitation. Mais c'est chose promise, nous comptons
sur toi !
— C'est impossible, parce que nos rapports de
famille doivent être rompus.
— Comment cela ? Pourquoi ? dit Oblonsky avec
un sourire.
— Parce que je songe à divorcer d'avec ma
femme, votre sœur. Je dois... »
La phrase n'était pas achevée que Stépane Arca-
diévitch, contrairement à ce qu'attendait son beau-
frère, s'affaissait en poussant im grand soupir dans
un fauteuil.
« Alexis Alexandrovitch, ce n'est pas possible,
s'écria-t-il avec douleur.
— C'est cependant vrai.
— Pardonne-moi, je n'y puis croire. »
Alexis Alexandrovitch s'assit ; il sentait que ses
paroles n'avaient pas produit le résultat voulu, et
qu'une explication, même catégorique, ne change-
rait rien à ses rapports avec Oblonsky.
« C'est tme cruelle nécessité, mais je suis forcé
de demander le divorce, reprit-il.
— Que veux- tu que je te dise ! te connaissant pour
un homme de bien, et Anna pour une femme d'élite,
— excuse-moi de ne pouvoir changer mon opinion
sur elle, — je ne puis croire à tout cela : il y a là quel-
que malentendu.
— Oh ! si ce n'était qu'un malentendu !
— Permets, je comprends, mais je t'en supplie,
ne te hâte pas.
— Je n'ai rien fait avec précipitation, dit froide-
38 ANNA KARÉNINE.
ment Alexis Alexandrovitch ; mais dans une question
semblable on ne peut prendre conseil de personne :
je suis décidé.
— C'est affreux ! soupira Stépane Arcadiévitch ;
je t'en conjure : si, cormue je le comprends, l'affaire
n'est pas encore entamée, ne fais rien avant d'avoir
causé avec ma femme. Elle aime Anna comme une
sœur, elle t'aime, et c'est iine femme de sens. Par
amitié pour moi, cause avec elle. »
Alexis Alexandrovitch se tut et réfléchit ; Stépane
Arcadiévitch respecta son silence ; il le regardait
avec sympathie.
« Pourquoi ne pas venir dîner avec nous, au
moins aujourd'hui ? Ma femme t'attend. Viens lui
parler ; c'est, je t'assure, une femme supérieure.
Parle-lui, je t'en conjure.
— Si vous le désirez à ce point, j'irai, » dit en
soupirant Alexis Alexandrovitch.
Et pour changer de conversation il demanda à
Stépane Arcadiévitch ce qu'il pensait de son nouveau
chef, tm homme encor jetme, dont l'avancement
rapide avait étonné. Alexis Alexandrovitch ne l'a-
vait jamais aimé, et il ne pouvait se défendre d'un
sentiment d'envie, naturel chez un fonctionnaire
sous le coup d'un insuccès.
« C'est un homme qui paraît être fort au courant
des affaires et très actif.
— Actif, c'est possible, m.ais à quoi emploie-t-il
son activité ? est-ce à faire du bien ou à détruire ce
que d'autres ont fait avant lui ? I^e fléau de notre
gouvernement, c'est cette bureaucratie paperas-
ANNA KARÉNINE. 39
sière dout Anitchkine est un digne représentant.
— En tout cas, il est très bon enfant, répondit
Stépane Arcadiévitch. Je sors de chez lui, nous avons
déjeuné ensemble, et je lui ai appris à faire une bois-
son, tu sais, avec du vin et des oranges. »
Stépane Arcadiévitch consulta sa montre.
« Hé ! bon Dieu, il est quatre heures passées ! et
j'ai encore ime visite à faire ! C'est convenu, tu viens
dîner, n'est-ce pas ? tu nous ferais, à ma femme et
à moi, un vrai chagrin en refusant. »
Alexis Alexandrovitch reconduisit son beau-
frère tout autrement qu'il ne l'avait accueilli.
« Puisque j'ai promis, j'irai , répondit- il mélanco-
liquement.
— Merci, et j'espère que tu ne le regretteras pas. »
Et, tout en remettant son paletot, Oblonsky se-
coua le domestique par la tête et sortit.
CHAPITRE IX
Cinq heures avaient sonné lorsque le maître de
la maison rentra et rencontra à sa porte Kosnichef
et Pestzoff. Le vieux prince Cherbatzby, Karénine,
Tourovtzine, Kitty et le jeune Cherbatzky étaient
déjà réunis au salon. La conversation y languissait.
Dolly, préoccupée du retard de son mari, ne par-
venait pas à animer son monde, que la présence de
Karénine, en habit noir et cravate blanche selon
l'usage pétersbourgeois, glaçait involontairement.
Stépane Arcadiévitch s'excusa gaiement et, avec
40 ANNA KARÉNINE.
sa bonne grâce habituelle, changea en un clin d'œil
l'aspect lugubre du salon ; il présenta ses invités
l'im à l'autre, leur fournit un sujet de conversation,
la russification de la Pologne, installa le vieux prince
auprès de Dolly, complimenta Kitty sur sabeauté,et
alla jeter un coup d'œil sur la table et sur les vins.
Levine le rencontra à la porte de la salle à manger.
« SuiS'je en retard ?
— Peux- tu ne pas l'être ! répondit Oblonsky en
le prenant par le bras.
— Tu as beaucoup de monde ? Qui ? demanda
L/Cvine, rougissant involontairement et secouant
avec son gant la neige qui couvrait son chapeau.
— Rien que la famille. Kitty est ici. Viens, que
je te présente à Karénine. »
Lorsqu'il sut, à n'en pas douter, qu'il allait se
trouver en présence de celle qu'il n'avait pas revue
depuis la soirée fatale, sauf pendant sa courte appa-
rition en voiture, Levine eut peur.
« Comment sera-t-elle ? Comme autrefois ? Si
Dolly avait dit vrai ? Et pourquoi n'aurait-elle pas
dit vrai ? » pensa- 1- il.
« Présente-moi à Karénine, je t'en prie », parvint
il enfin à balbutier, entrant au salon avec le courage
du désespoir.
EUe était là, et tout autre que par le passé !
Au moment où Levine entra, elle le vit, et sa joie
fut telle que, tandis qu'il saluait Dolly, la pauvre
enfant crut fondre en larmes. Levine et Dolly s'en
aperçurent. Rougissant, pâlissant pour rougir encore.,
elle était si troublée que ses lèvres tremblaient.
ANNA KARENIKE. 41
Levine s'approcha pour la saluer ; elle lui tendit une
main glacée avec un sourire qui aurait passé pour
calme, si ses yeux humides n'eussent été si brillants.
« Il y a bien longtemps que nous ne nous sommes
vus, s'efforça-t-elle de dire.
— Vous ne m'avez pas vu, mais moi je vous ai
aperçue en voiture, sur la route de Yergoushovo,
venant du chemin de fer, répondit Levine rayonnant
de bonheur.
— Quand donc ? demanda- 1- elle étonnée.
— Vous alliez chez votre sœur, dit L,evine, sentant
la joie l'étouffer. « Comment, pensa-t-il, ai-je pu
croire à un sentiment qui ne fût pas innocent dans
cette touchante créature ? Daria Alexandrovna a
eu raison. »
Stépane Arcadiévitch vint lui prendre le bras pour
l'amener vers Karénine.
« Permettez-moi de vous faire faire connaissance,
dit-il en les présentant l'im à l'aiitre.
— Enchanté de vous retrouver ici, dit froide-
ment Alexis Alexandrovitch en sevrant la main de
Levine.
— Hé quoi, vous vous connaissez ? demanda
Oblonsky avec étonnement.
— Nous avons fait route ensemble pendant
trois heures, dit en souriant Levine, et nous nous
sommes Quittés aussi intrigués qu'au bal masqué,
moi du moins.
— Vraiment ?... Messieurs, veuillez passer dans
la salle à manger », dit Stépane Arcadiévitch en se
dirigeant vers la porte.
42 ANNA KARENINE.
Les hommes le sm virent et s'approchèrent d'une
table où était servie la zakouska, composée de six
espèces d'eaux-de-vie, d'autant de variétés de fro-
mages, ainsi que de caviar, de hareng, de conserves,
et d'assiettées de pain français, coupé en tranches
minces.
Les hommes mangèrent debout autour de la table
et, en attendant le dîner, la russification de la Polo-
gne commençait à languir. Au moment de quitter
le salon, Alexis Alexandrovitch démontrait que les
principes élevés introduits par l'administration
russe pouvaient seuls obtenir ce résultat. PestzofE
soutenait qu'une nation ne peut s'en assimiler une
autre qu'à condition de l'emporter en densité de
population. Kosnichef, avec certaines restrictions,
partageait les deux avis, et pour clore cette conver-
sation trop sérieuse par une plaisanterie, il ajouta
en souriant :
« Le plus logique, pour nous assimiler les étran-
gers, me semblerait donc être d'avoir autant d'en-
fants que possible. C'est là où mon frère et moi som-
mes en défaut, tandis que vous, messieurs, et sur-
tout Stépane Arcadiévitch, agissez en bons patriotes.
Combien en avez-vous ? » demanda-t-il à celui-ci
en lui tendant un petit verre à liqueur.
Chacun rit, Oblonsky plus que personne.
« Fais-tu encore de la gymnastique ? dit Oblonsky
en prenant Levine par le bras, et, sentant les mus-
cles vigoureux de son ami se tendre sous le drap
de la redingote : Quel biceps ! tu es un vrai Samson.
— Pour chasser l'ours, il faut, je suppose, être
ANNA KARENINE. 43
doué d'une force remarquable ? » demanda Alexis
Alexandre vitch, dont les notions sur cette chasse
étaient de l'ordre le plus vague.
Levine sourit.
« Nullement : un enfant peut tuer un ours ; —
et il recula avec un léger salut poujr faire place aux
dames qm s'approchaient de la table.
— On m'a dit que vous veniez de tuer un ours ?
dit Kitty, cherchant à piquer de sa fourchette un
champignon récalcitrant, et découvrant un peu son
joli bras en rejetant la dentelle de sa manche. Y a-
t-il vraiment des ours chez vous ? » ajouta-t-elle
en tournant à demi vers lui sa jolie tête souriante.
Combien ces paroles, peu remarquables par elles-
mêmes, ce son de voix, ces mouvements de mains,
de bras et de tête, avaient de charme pour lui ! Il
y voyait ujie prière, im acte de confiance, tme ca-
resse douce et timide, une promesse, tme espérance,
même tme preuve d'amour qui l'étotiffait de bon-
heur.
« Oh ! non, nous avons été chasser dans le gou-
vernement de Tver, et c'est en revenant de là que
j'ai rencontré en wagon votre beau-frère, le beau-
frère de Stiva, dit-il en souriant. La rencontre a été
comique. »
Et il raconta gaiement et plaisamment comment,
après avoir veillé la moitié de la nuit, il était entré
de force, en touloupe, dans le wagon de Karénine.
« Le conducteur voulait m'éconduire à cause de
ma tenue ; j'ai dû me fâcher, et vous, monsieur, dit-
il en se tournant vers Karénine, après m' avoir un
44 ANNA KARÉNINE.
moment jugé sur mon costume, avez pris ma défense,
ce dont je vous ai été bien reconnaissant.
— Les droits des voyageurs au choix de leurs
places sont trop peu déterminés en général, dit
Alexandrovitch en s'essuyant le bout des doigts
avec son mouchoir, après avoir mangé une fine
tranche de pain et de fromage.
— Oh ! j'ai bien remarqué votre hésitation, ré-
pondit en souriant Levine : c'est pourquoi je me suis
hâté d'entamer un sujet de conversation sérieux
pour faire oublier ma peau de mouton. »
Kosnichef, qui causait avec la maîtresse de la
maison tout en prêtant l'oreille à la conversation,
tourna la tête vers son frère. « D'où lui viennent ces
airs conquérants ? » pensa-t-il.
Et en effet il semblait que Levine se sentît pousser
des ailes ! Car elle l'écoutait, elle prenait plaisir à
l'entendre parler ; tout autre intérêt disparaissait
devant celui-là. Il était seul avec elle, non seule-
ment dans cette chambre, mais dans l'tmivers entier,
et planait à des hauteurs vertigineuses, tandis qu'en
bas, au-dessous d'eux, s'agitaient ces excellentes
gens, Oblonsky, Karénine, et le reste de l'htmianité.
Stépane Arcadiévitch, en plaçant son monde à
table, sembla complètement oublier Levine et Kitty,
puis, se rappelant soudain leur existence, il les mit
l'un auprès de l'autre.
Le dîner, servi avec élégance, car Stépane Arca-
diévitch y tenait beaucoup, réussit complètement.
Le potage Marie-Louise, accompagné de petits
pâtés qui fondaient dans la bouche, fut parfait, et
ANNA KARÉNINE. 45.
Matveï, avec deixx domestiques en cravate blanche,
fit le service adroitement et sans bruit.
Le succès ne fut pas moindre au point de vue de la
conversation : tantôt générale, tantôt particulière,
elle ne tarit pas, et lorsque, le dîner fini, on quitta la
table, Alexis Alexandrovitch. lui-même était dégelé.
CHAPITRE X
Pestzofp, qui aimait à discuter une question à
fond, n'avait pas été content de l'interruption de
Kosnichef ; il trouvait qu'on ne lui avait pas sufii-
samment laissé expliquer sa pensée.
« En parlant de la densité de la population, je
n'entendais pas en faire le principe d'ime assimila-
tion, mais seulement un moyen, dit-il dès le potage
en s' adressant spécialement à Alexis Alexandro-
vitch.
— Il me semble que cela revient au même, répon-
dit Karénine avec lenteur. A mon sens, un peuple
ne peut avoir d'influence sur im autre peuple qu'à
la condition de lui être supérieur en civilisation...
— Voilà précisément la question, interrompit
PestzofF avec une ardeur si grande qu'il semblait
mettre toute son âme à défendre ses opinions. Coni
ment doit-on entendre cette civilisation supérieure?
Qui donc, parmi les diverses nations de l'Europe,
prime les autres ? Est-ce le Français, l'Anglais ou
l'Allemand qui nationalisera ses voisins ? Nous
avons vu franciser les provinces rhénanes : est-ce
46 ANNA KARÉNINE.
une preuve d'infériorité du côté des Allemands ?
Non, il y a là une autre loi, cria-t-il de sa voix de
basse. ,.
— Je crois que la balance penchera toujours du
côté de la véritable civilisation.
— Mais quels sont les indices de cette véritable
civilisation ?
— Je crois que tout le monde les connaît.
— Les coimaît-on réellement ? demanda Serge
Ivanitch en souriant finement. On croit volontiers,
pour le moment, qu'en dehors de l'instruction clas-
sique la civilisation' n'existe pas; nous assistons sur
ce point à de furieux débats, et chaque parti avance
des preuves qui ne manquent pas de valeur.
— Vous êtes pour les classiques, Serge Ivanitch?
dit Oblonsky... Vous offrirai- je du bordeaux ?
— Je ne parle pas de mes opinions personnelles,
répondit Kosnicheff avec la condescendance qu'il
aurait éprouvée pour un enfant, en avançant son
verre. Je prétends seulement que, de part et d'autre,
les raisons qu'on allègue sont bonnes, continua- t-il
en s' adressant à Karénine. Par mon éducation je
suis classique ; ce qui ne m'empêche pas de trouver
que les études classiques n'offrent pas de preuves
irrécusables de leur supériorité sur les autres.
— lycs sciences naturelles prêtent tout autant è
un développement pédagogique de l'esprit humain,
reprit Pestzoff. Voyez l'astronomie, la botanique,
la zoologie avec l'unité de ses lois !
— C'est une opinion que je ne saurais partager»
répondit Alexis Alexandre vitch. Peut-on nier l'heu*
ANNA KARENINE. 47
reuse influence sur le développement de l'intelli-
gence de l'étude des formes du langage ?Iya littéra-
ture ancienne est éminemment morale, tandis que,
pour notre malheur, on joint à l'étude des sciences
naturelles des doctrines fimestes et fausses qui sont
le fléau de notre époque. »
Serge Ivanitch allait répondre, mais Pestzofï l'in-
terrompit de sa grosse voix pour démontrer chaleu-
leureusement l'injustice de ce jugement ; lorsque
Kosnichef put enfin parler, il dit en souriant à Alexis
Alexandrovitch :
« Avouez que le pour et le contre des deux sys-
tèmes seraient difficiles à établir si l'influence mo-
rale, disons le mot, antinihiliste, de l'éducation clas-
sique ne militait pas en sa faveur ?
— Sans le moindre doute.
— Nous laisserions le champ plus libre aux deux
systèmes si nous ne considérions pas l'éducation
classique comme une pilule, que nous offrons hardi-
ment à nos patients contre le nihilisme. Mais som-
mes-nous bien sûrs des vertiis curatives de ces pi-
lules ? »
IvC mot fit rire tout le monde, principalement le
gros Tourovtzine, qui avait vainement cherché à
s'égayer jusque-là.
Stépane Arcadiévitch avait eu raison de compter
sur PestzoS pour entretenir la conversation, car à
peine Kosnichef eut-il clos la conversation en plai-
santant qu'il reprit :
« On ne saurait même accuser le gouvernement
de se proposer ime cure, car il reste visiblement
48 ANNA KARENINE.
indifférent aux conséquences des mesures qu'il
prend ; c'est l'opinion publique qui le dirige. Je
citerai comme exemple la question de l'éducation
supérieure des femmes. Elle devrait être considérée
comme funeste : ce qui n'empêche pas le gouverne-
ment d'ouvrir les cours publics et les universités aux
femmes. »
Et la conversation s'engagea aussitôt sur l'édu-
cation des femmes.
Alexis Alexandro vitch fit remarquer que l'instruc-
tion des femmes était trop confondue avec leur
émancipation, et ne pouvait être jugée funeste
qu'à ce point de vue.
« Je crois, au contraire, que ces deux questions
sont intimement liées l'une à l'autre, dit Pestzoff.
La femme est privée de droite parce qu'elle est
privée d'instruction, et le manque d'instruction
tient à l'absence de droits. N'oublions pas que
l'esclavage de la femme est si ancien, si enraciné
dans nos mœurs, que bien souvent nous sommes
incapables de comprendre l'abîme légal qui la sépare
de nous.
— Vous parlez de droits, dit Serge Ivanitch
quand il parvint à placer un mot : est-ce le droit de
remplir les fonctions de juré, de conseiller mtmicipal,
de président de tribunal, de fonctionnaire public, de
membre du parlement ?
— Sans doute.
— Mais si les femmes peuvent exceptionnelle-
ment remplir ces fonctions, il serait plus juste de
donner à ces droits le nom de devoirs ? Un avocat.
ANNA KARÉNINE. 49
un employé de télégraphe, remplit un devoir. Disons
donc, pour parler logiquement, que les femmes
cherchent des devoirs, et dans ce cas nous devons
S3mipathiser à leur désir de prendre part aux tra-
vaux des hommes.
— C'est juste, appuya Alexis Alexandrovitch :
le tout est de savoir si elles sont capables de rem-
plir ces devoirs.
— Elles le seront certainement aussitôt qu'elles
seront plus généralement instruites, dit Stépane
Arcadiévitch ; nous le voyons.
— Et le proverbe ? demanda le vieux prince,
dont les petits yeux moqueurs brillaient en écoutant
cette conversation. Je puis me le permettre devant
mes filles : « La femme a les cheveux longs... »
— C'est ainsi qu'on jugeait les nègres avant leur
émancipation ! s'écria Pestzofï mécontent.
— J'avoue que ce qui m'étonne, dit Serge Iva-
nitch, c'est de voir les femmes chercher de nouveaux
devoirs, quand nous voyons malheureusement les
hommes éluder autant que possible les leurs !
— Les devoirs sont accompagnés de droits ; les
honneurs, l'influence, l'argent, voilà ce que cher-
chent les femmes, dit Pestzoff.
— Absolument comme si je briguais le droit d'être
nourrice et trouvais mauvais qu'on me refusât,
tandis que les femmes sont payées poujr cela, » dit
le vieux prince.
Tourovtzine éclata de rire, et Serge Ivanitch
regretta de n'être pas l'auteur de cette plaisanterie ;
Alexis Alexandrovitch lui-même se dérida.
50 ANNA KARENINE.
« Oui, mais un homme ne peut allaiter, tandis
qu'une femme... dit PestzofF.
— Pardon ; tm Anglais, à bord d'un navire, est
arrivé à allaiter lui-même son enfant, dit le vieux
prince, qui se permettait quelques libertés de lan-
gage devant ses filles.
— Autant d'Anglais nourrices, autant de femmes
fonctionnaires, dit Serge Ivanitch.
— Mais les filles sans famille ? demanda Stépane
Arcadiévitch qui, en soutenant Pestzoff, avait pensé
tout le temps à la Tchibisof, sa petite danseuse.
— Si vous scrutez la vie de ces jeunes filles, s'in-
terposa ici Daria Alexandrovna avec une certaine
aigreur, vous trouverez certainement qu'elles ont
abandonné une famille dans laquelle des devoirs
de femmes étaient à leur portée. »
Dolly comprenait instinctivement à quel genre de
femmes Stépane Arcadiévitch faisait allusion.
« Mais nous défendons un principe, un idéal,
riposta Pestzoff de sa voix tonnante. L,a femme
réclame le droit d'être indépendante et instruite ;
elle souffre de son impuissance à obtenir l'indépen-
dance et l'instruction.
— Et moi je souffre de n'être pas admis comme
nourrice à la maison des enfants trouvés », répéta
le vieux prince, à la grande joie de Tourovtzine, qui
en laissa choir une asperge dans sa sauce par le gros
bout.
ANNA KARÉNINE. 51
CHAPITRE XI
Seuls Kitty et I^evine n'avaient pris aucune part
à la conversation.
Au commencement du dîner, quand on parla de
l'influence d'im peuple sur im autre, Levine fut
ramené aux idées qu'il s'était faites à ce sujet ; mais
elles s'effacèrent bien vite, comme n'offrant plus
aucun intérêt ; il trouva étrange qu'on pût s'em-
barrasser de questions aussi oiseuses.
Kitty, de son côté, aurait dû s'intéresser à la dis-
cussion sur les droits des femmes, car, non seule-
ment elle s'en était souvent occupée à cause de son
amie Varinka, dont la dépendance était si rude, mais
pour son propre compte, dans le cas où elle ne se
marierait pas. Souvent sa sœur et elle s'étaient dis-
putées à ce sujet. Combien peu cela l'intéressait
maintenant ! Entre Ivevine et elle s'établissait une
affinité mystérieuse qui les rapprochait de plus en
plus, et leur causait un sentiment de -joyeuse
terreur, au seuil de la nouvelle vie qu'ils entre-
voyaient.
Questionné par Kitty sur la façon dont il l'avait
aperçue en été, Ivevine lui raconta qu'il revenait des
prairies, par la grand' route, après le fauchage.
« C'était de très grand matin. Vous veniez sans
doute de vous réveiller, votre maman dormait encore
dans son coin. I^a matinée était superbe. Je marchais
en me demandant : « Une voiture à quatre chevaux ?
52 ANNA KARÉNINE.
Qui cela peut-il être ? » C'étaient quatre bons che-
vaux avec des grelots. Et tout à coup, comme
un éclair, vous passez devant moi. Je vous vois à la
portière : vous étiez assise, comme cela, tenant à
deux mains les rubans de votre coiffure de voyage,
et vous sembliez plongée dans de profondes ré-
flexions. Combien j'aurais voulu savoir, ajouta-t-il
en souriant, à quoi vous pensiez ! Était-ce quelque
chose de bien important ? »
« Pourvu que je n'aie pas été décoiffée ! » pensa
Kitty. Mais, en voyant le sourire enthousiaste qui
faisait rayonner Levine, elle se rassura sur l'impres-
sion qu'elle avait produite, et répondit en rougis-
sant et riant gaiement :
« Je n'en sais vraiment plus rien.
— Comme Tourovtzine rit de bon cœur ! dit
I^evine admirant la gaieté de ce gros garçon, dont les
yeux étaient humides et le corps soulevé par le rire.
— IvC connaissez- vous depuis longtemps ? de-
manda Kitty.
— Qui ne le connaît !
— Et vous n'en pensez rien de bon ?
— C'est trop dire ; mais il n'a pas grande valeur.
— Voilà une opinion injuste que je vovis prie de
rétracter, dit Kitty. Moi aussi je l'ai autrefois mal
jugé ; mais c'est tm être excellent, un cœur d'or.
— Comment avez- vous fait pour apprécier son
cœur ?
— Nous sommes de très bons amis. Vhiver der-
nier, peu de temps après , après que vous avez
cessé de venir nous voir, dit-elle d'un air un peu
ANNA KARÉNINE. 53
coupable, mais avec un sotirire confiant, les enfants
de Dolly ont eu la scarlatine, et un jour, par hasard,
Tourovtzine est venu faire visite à ma sœur. Le
croiriez-vous, dit-elle en baissant la voix, il en a eu
pitié au point de rester à garder et à soigner les
petits malades ! Pendant trois semaines il a fait
l'office de bonne d'enfants. — Je raconte à Cons-
tantin Dmitritch la conduite de Tourovtzine pen-
dant la scarlatine, dit-elle en se penchant vers sa
sœur.
— Oui, il a été étonnant ! — répondit Dolly en
regardant Tourovtzine avec un bon sourire ; Levine
le regarda aussi et s'étonna de ne pas l'avoir com-
pris jusque-là.
— Pardon, pardon, jamais je ne jugerai légère-
ment personne ! » s'écria-t-il gaiement, exprimant
cette fois bien sincèrement ce qu'il éprouvait.
CHAPITRE XII
lyA discussion sur l'émancipation des femmes
offrait des côtés épineux à traiter devant des
dames ; aussi l'avait-on laissée tomber. Mais, à peine
le repas terminé, PestzofE s'adressa à Alexis Alexan-
drovitch, et entreprit de lui expliquer cette question
au point de vue de l'inégalité des droits entre époux
dans le mariage ; la raison principale de cette iné-
galité tenant, selon lui, à la différence établie par
la loi et par l'opinion publique entre l'infidélité
de la femme et celle du mari.
54 ANNA KARENINE.
Stépane Arcadiévitch offrit précipitamment un
cigare à Karénine.
« Non, je ne fume pas, — répondit celui-ci tran-
quillement, et, comme pour prouver qu'il ne re-
doutait pas cet entretien, il se retourna vers Pest-
zoff avec son sourire glacial.
— Cette inégalité tient, il me semble, au fond
même de la question, — dit-il, et il se dirigea vers
le salon ; mais ici Tourovtzine l'interpella encore.
— Avez- vous entendu l'histoire de Priatchnikof ?
demanda-t-il, animé par le Champagne, et profitant
du moment impatiemment attendu de rompre un
silence qui lui pesait. Wasia Priatchnikof ? — et il
se tourna vers Alexis Alexandrovitch comme vers
le principal convive, avec un bon sourire sur ses
grosses lèvres rouges et humides. — On m'a raconté
ce matin qu'il s'était battu à Tver avec Kwitzky,
et qu'il l'a tué. »
La conversation s'engageait fatalement ce jour-là
de façon à froisser Alexis Alexandrovitch ; Stépane
Arcadiévitch s'en apercevait, et voulait emmener
son beau-frère.
« Pourquoi s'est-il battu ? demanda Karénine
sans paraître s'apercevoir des efforts d'Oblonsky
pour distraire son attention.
— A cause de sa femme ; il s'est bravement con-
conduit, car il a provoqué son rival, et l'a tué.
— Ah ! » fit Alexis Alexandrovitch levant les
sourcils d'un air indifférent, et il quitta la chambre.
Dolly l'attendait dans un petit salon de passage,
et lui dit avec un sourire craintif :
ANNA KARÉNINE. 55
« Combien je suis heureuse que vous soyez venu !
J'ai besoin de vous parler. Asseyons-nous ici. »
Alexis Alexandrovitch, conservant l'air d'indif-
férence que lui donnaient ses sourcils soulevés,
s'assit auprès d'elle.
« D'autant plus volontiers, dit-il, que je voulais
de mon côté m' excuser de devoir vous quitter ;
je pars demain matin. »
Daria Alexandrovna, fermement convaincue de
l'innocence d'Anna, se sentait pâlir et trembler
de colère devant cet homme insensible et glacial,
qui se disposait froidement à perdre son amie.
« Alexis Alexandrovitch, dit-elle, rassemblant
toute sa fermeté pour le regarder bien en face avec
un courage désespéré ; je vous ai demandé des
nouvelles d'Anna et vous n'avez pas répondu ;
que devient-elle ?
— Je peuoe qu'elle se porte bien, Daria Alexan
drovna, répondit Karénine sans la regarder.
— Pardonnez-moi si j'insiste sans en avoir le
droit, mais j'aime Anna comme une sœur ; dites-
moi, je vous en conjure, ce qui se passe entre vous
et elle, et ce dont vous l'accusez ! »
Karénine fronça les sourcils et baissa la tête en
fermant presque les yeux :
a Votre mari vous axira communiqué, je pense,
ks raisons qui m'obligent à rompre avec Anna
Arcadievna, dit-il en jetant un coup d'oeil mécon-
tent sur Cherbatzky, qui traversait la cham-
bre.
— Je ne crois pas, et ne croirai jamais tout
56 ANNA KARENINE.
cela !... » murmura DoUy eu serrant ses maiiis
amaigries avec un geste énergique. Elle se leva
vivement et touchant de la main la manche d'Alexis
Alexandre vitch : « On nous troublera ici, venez
par là, je vous en prie. »
L'émotion de Dolly se communiquait à Karé-
nine ; il obéit, se leva, et la suivit dans la chambre
d'étude des enfants, où ils s'assirent devant une
table couverte d'une toile cirée, entaillée de coups
de canif.
« Je ne crois à rien de tout cela ! répéta Dolly,
cherchant à saisir ce regard qui fuyait le sien.
— Peut-on nier des faits, Daria Alexandrovna ?
dit-il en appuyant sur le dernier mot.
— Mais quelle faute a-t-elle commise ? de quoi
l'accusez-vous ?
— EUe a manqué à ses devoirs et trahi son mari.
Voilà ce qu'elle a fait.
— Non, non, c'est impossible ! non, Dieu merci,
vous vous trompez ! » s'écria Dolly pressant ses
tempes de ses deux mains en fermant les yeux.
Alexis Alexandrovitch sourit froidement du bout
des lèvres ; il voulait ainsi prouver à Dolly, et se
prouver à lui-même, que sa conviction était iné-
branlable. Mais à cette chaleureuse intervention sa
blessure se rouvrit, et, quoique le doute ne lui fût
plus possible, il répondit avec moins de froideur :
« L'erreur est difficile quand c'est la femme
qui vient elle-même déclarer au mari que huit
années de mariage et un fils ne comptent pou r rien,
et qu'elle veut recommencer la vie.
ANNA KARÉNINE. 57
— Anna et le vice ! comment associer ces deux
idées, comment croire ?
— Daria Alexandrovna ! — dit-il avec colère,
regardant maintenant sans détour le visage ému de
DoUy, et sentant sa langue se délier involontaire-
ment, — j'aurais beaucoup donné pour pouvoir
encore douter ! jadis le doute était cruel, mais le
présent est plus cruel encore. Quand je doutais,
j'espérais malgré tout. Maintenant je n'ai plus
d'espoir, et cependant j'ai d'autres doutes ; j'ai
pris mon fils en aversion ; je me demande parfois
s'il est le mien. Je suis très malheureux ! »
Dolly, dès qu'elle eut rencontré son regard,
comprit qu'il disait vrai ; elle eut pitié de lui, et sa
foi dans l'innocence de son amie en fut ébranlée.
« Mon Dieu, c'est affreux ! mais êtes- vous vrai-
ment décidé au divorce ?
— J'ai pris ce dernier parti parce que je n'en
vois pas d'autre à prendre. Le plus terrible dans un
malheur de ce genre, c'est qu'on ne peut pas porter
sa croix comme dans toute autre infortune, une
perte, une mort, dit-il en devinant la pensée de
Dolly. On ne peut rester dans la position humi-
liante qui vous est faite, on ne peut vivre à trois !
— Je comprends, je comprends parfaitement, —
répondit Dolly baissant la tête. Elle se tut, et
ses propres chagrins domestiques lui revinrent à
la pensée ; mais tout à coup elle joignit les mains
avec un geste suppliant et, levant courageusement
son regard vers Karénine :
— Attendez encore, dit-elle. Vous êtes chrétien.
58 ANNA KARÊNINK.
Pensez à ce qu'elle deviendra si vous l'abandon-
nez !
— J'y ai pensé, beaucoup pensé, Daria Alexan-
drovna ; — il la regarda avec des yeux troubles, et
son visage se couvrit de plaques rouges. Dolly le
plaignait maintenant du fond du cœur. — lors-
qu'elle m'a annoncé mon déshonneur elle-même,
je lui ai donné la possibilité de se réhabiliter ;
j'ai cherché à la sauver. Qu'a-t-elle fait alors ?
Elle n'a même pas tenu compte de la moindre des
exigences, du respect des convenances ! On peut,
ajouta-t-il en s'échauffant sauver un homme qui ne
veut pas périr, mais avec une nature corrompue
au point de voir le bonheur dans sa perte même,
que voulez-vous qu'on fasse ?
— Tout, sauf le divorce.
— Qu'appelez- vous tout ?
— Songez donc qu'elle ne serait plus la femme de
personne ! Elle serait perdue ! C'est affreux !
— Qu'y puis-je faire ? répondit Karénine, haus-
sant les épaules et les sourcils ; — et le souvenir de sa
dernière explication avec sa femme le ramena
subitement au même degré de froideur qu'au début
de l'entretien. — Je vous suis très reconnaissant
de votre sympathie, mais je suis forcé de vous
quitter, ajouta-t-il en se levant.
— Non, attendez ! Vous ne devez pas la perdre ;
écoutez-moi, je vous parlerai par expérience. Moi
aussi je suis mariée et mon mari m'a trompée ;
dans ma jalousie et mon indignation, moi aussi
j'ai voiilu tout quitter Mais j'ai réfléchi, et qui
ANNA KARÉNINE. 59
est-ce qui m'a sauvée ? Anna. Maintenant mes en-
fants grandissent, mon mari revient à sa famille,
comprend ses torts, se relève, devient meilleur,
je vis j'ai pardonné : pardonnez aussi ! »
Alexis Alexandrovitch écoutait, mais les paroles
de Dolly restaient sans effet sur lui, car dans son
âme grondait la colère qui l'avait décidé au divorce.
Il répondit d'une voix haute et perçante :
« Je ne puis, ni ne veux pardonner, ce serait in-
juste. Pour cette femme j'ai fait l'impossible, et
elle a tout traîné dans la boue qui paraît lui con-
venir. Je ne suis pas un méchant homme et n'ai
jamais haï personne ; mais, elle, je la hais de toutes
les forces de mon âme, et je ne saurais lui pardonner
parce qu'elle m'a fait trop de mal ! »
Et des larmes de colère tremblèrent dans sa voix.
« Aimez ceux qui vous haïssent )>, murmura
Dolly presque honteuse.
Alexis Alexandrovitch sourit avec mépris. Cette
parole, il la connaissait, mais elle ne pouvait s'ap-
pliquer à sa situation.
« On peut aimer ceux qui vous haïssent, mais non
ce qu'on hait. Pardonnez-moi de vous avoir troublée,
à chacun suffit sa peine ! » Et, retrouvant son em-
pire sur lui-même, Karénine jjrit congé de Dolly
avec calme et partit.
CHAPITRE XIII
Levine résista à la tentation de suivre Kitty au
salon quand on quitta la table, dans la crainte de
6o ANNA KARÉNINE.
lui déplaire par une assiduité trop marquée ; il
resta avec les hommes, et prit part à la conversa-
tion générale ; mais, sans regarder Kitty, il ne per-
dait aucun de ses mouvements, il devinait jusqu'à
la place qu'elle occupait au salon. Tout d'abord il
remplit, sans le moindre effort, la promesse qu'il
avait faite d'aimer son prochain et de n'en penser
que du bien. I^a conversation tomba sur la commune
en Russie, que Pestzoff considérait comme un ordre
de choses nouveau, destiné à servir d'exemple au
reste du monde. L/Cvine était aussi peu de son avis
que de celui de Serge Ivanitch, qui reconnaissait
et niait, tout à la fois, la valeur de cette institution,
mais il chercha à les mettre d'accord en adoucissant
les termes dont ils se servaient, sans qu'il éprouvât
le moindre intérêt pour la discussion. Son unique
désir était de voir chacun heureux et content. Une
personne, la seule désormais importante pour lui,
s'était approchée de la porte ; il sentit un regard
et vm sourire fixés sur lui et fut obligé de se re-
tourner. Elle était là, debout avec Cherbatzky, et
le regardait.
« Je pensais que vous alliez vous mettre au
piano ? dit-il en s' approchant d'elle ; voilà ce qui
me manque à la campagne : la musique.
— Non ; nous étions simplement venus vous
chercher, et je vous remercie d'avoir compris, ré-
pondit-elle en le récompensant d'im sourire. Quel
plaisir y a-t-il à discuter ? on ne convainc jamais
personne.
— Combien c'est vrai ! »
ANNA KARÉNINE. 6i
Levîne avait tant de fois remarqué que, dans les
longues discussions, de grands efiorts de logique
et une dépense de paroles considérable ne produi-
sent le plus souvent aucun résultat, qu'il sourit de
bonheur en entendant Kitty deviner et définir sa
pensée avec cette concision. Cberbatzky s'éloigna, et
la jeune fille s'approcha d'une table de jeu, s'assit, et
se mit à tracer des cercles sur le drap avec de la craie.
« Bon Dieu ! j'ai couvert la table de mes griffon-
nages, dit-elle en déposant la craie, après un mo-
ment de silence, avec un mouvement qui indi-
quait l'intention de se lever.
— Comment ferai-je pour rester sans elle ?
pensa Levine avec terreur.
— Attendez, dit-il en s' asseyant près de la table.
Il y a longtemps que je voulais vous demander ime
chose. »
Elle le regarda de ses yeux caressants, mais un
peu inquiets.
« Demandez.
— Voici », dit-il, prenant la craie et écrivant les
lettres q, v, a, d, c, e, i, e, i, a, o, t ? qui étaient les
premières des mots : « Quand vous avez dit c'est
impossible, était-ce impossible alors ou toujours ? »
Il était peu vraisemblable que Kitty pût com-
prendre cette question compliquée. Levine la
regarda néanmoins de l'air d'un homme dont la
vie dépendait de l'explication de cette phrase.
Elle réfléchit sérieusement, appuya le front sur
sa main, et se mit à déchiffrer avec attention, inter-
rogeant parfois L<evine des yeux.
62 ANNA KARÉNINE.
((J'ai compris, dit-elle en rougissant.
— Quel est ce mot ? demanda-t-il indiquant Vi
du mot impossible.
— Cette lettre signifie impossible. I^e mot n'est
pas juste », répondit-elle.
Il effaça brusquement ce qu'il avait écrit, et
lui tendit la craie. Elle écrivit : a, j, n, p, r, d.
Dolly apercevant sa sœur la craie en main, un
sourire timide et heureux sur les lèvres, levant les
yeux vers I^evine qui se penchait sur la table en
attachant un regard brillant tantôt sur elle, tantôt
sur le drap, se sentit consolée de sa conversation
avec Alexis Alexandrovitch ; elle vit Levine
rayonner de joie ; il avait compris la réponse :
« Alors je ne pouvais répondre différemment. »
Il regarda Kitty d'im air craintif et interroga-
teur.
« Alors seulement ?
— Oui, répondit le sourire de la jeune fille.
— Et... maintenant ? demanda-t-il.
— lyisez, je vais vous avouer ce que je souhai-
terais ; et vivement elle traça les premières lettres
des mots : (( Que vous puissiez pardonner et oublier ».
A son tour il saisit la craie de ses doigts ém.us et
tremblants, et répondit de la même façon : (c Je
n'ai jamais cessé de vous aimer ».
Kitty le regarda et son sourire s'arrêta.
<( J'ai compris, murmura-t-elle.
— Vous jouez au secrétaire ? dit le vieux prince,
s'approchant d'eux ;... mais si tu veux venir au
théâtre, il est temps de partir. »
ANNA KARÉNINE. 63
I^evine se leva et recondmsit Kitty jusqu'à la
porte. Cet entretien décidait tout : Kitty avait
avoué qu'elle l'aimait, et lui avait permis de venir
le lendemain matin parler à ses parents.
CHAPITRE XIV
Kitty partie, Levine sentit l'inquiétude le gagner;
il eut peur, comme de la mort, des quatorze heures
qui lui restaient à passer avant d'arriver à ce len-
demain où il la reverrait. Pour tromper le temps,
il éprouvait le besoin impérieux de ne pas rester
seul, de parler à quelqu'un. Stépane Arcadiévitch
qu'il eût voulu garder, allait soi-disant dans le
monde, mais en réalité au ballet. Levine ne put
que lui dire qu'il était heureujx, et n'oublierait
jamais, jamais, ce qu'il lui devait.
« Hé quoi ? tu ne parles donc plus de mourir ?
dit Oblonsky en serrant la main de son ami d'un air
attendri.
— Non ! » répondit celui-ci.
Dolly aussi le félicita presque en prenant congé
de lui, ce qui déplut à Levine ; nul ne devait se per-
mettre de faire allusion à son bonheur. Pour éviter
la solitude, il s'accrocha à son frère.
« Où vas-tu ?
— A tme séance.
— Puis- je t' accompagner ?
— Pourquoi pas, dit en souriant .Serge Ivanîtch.
Que t'arrive-t-il aujourd'hui ?
n. 3
64 ANNA KARÉNINE.
— Ce qui m'arrive ? le bonheur, répondit Levine
en baissant la glace de la voiture. Tu permets ?
J'étouffe. Pourquoi ne t'es-tu jamais marié ? »
Serge Ivanitch sourit :
« Je suis enchanté, c'est une charmante fille,
commença-t-il.
— Non, ne dis rien, rien ! » s'écria Levine, le
prenant par le collet de sa pelisse et lui couvrant la
figure de sa fourrure. « Une charmante fille »...
quelles paroles banales ! et combien peu elles répon-
daient à ses sentiments !
Serge Ivanitch éclata de rire, ce qui ne lui arrivait
pas souvent. « Puis-je dire au moins que je suis bien
content ?
— Demain, mais pas un mot de plus, rien, rien,
silence. Je t'aime beaucoup... De quoi sera-t-il
question aujourd'hui à la réunion? » demanda
Levine sans cesser de sourire.
Ils étaient arrivés. Pendant la séance, Levine
écouta le secrétaire bégayer le protocole qu'il ne
comprenait pas ; mais on lisait sur le visage de ce
secrétaire que ce devait être un bon, aimable et
sympathique garçon ; cela se voyait à la manière
dont il bredouillait et se troublait en lisant. Puis
vinrent les discours. On discutait sur la réduction
de certaines sommes et sur l'installation de certains
conduits. Serge Ivanitch attaqua deux membres
de la commission, et prononça contre eux im dis-
cours triomphant. Après quoi un autre personnage
se décida, à la suite d'un accès de timidité, à ré-
pondre en peu de mots d'une façon charmante,
ANNA KARENINE. 65
quoique pleine de fiel. A son tour Swiagesky |
s'exprima noblement et éloquemment. Levine '
écoutait toujours et sentait bien que les sommes
réduites, les conduits et le reste n'avaient rien
de sérieux, que c'était un prétexte pour réunir
d'aimables gens qui s'entendaient à merveille.
Personne n'éprouvait de gêne, et Levine remarqua
avec étonnement, grâce à de légers indices auxquels
jadis il n'aurait fait aucune attention, qu'il péné-
trait maintenant les pensées de chacun des assis-
tants, lisait dans leurs âmes, et voyait combien
c'étaient d'excellentes natures. Et il sentait que
l'objet de leurs préférences était lui, Levine, qu'ils
aimaient tous. Ils semblaient, ceux même qui ne le
connaissaient pas, lui parler, le regarder d'un air
caressant et aimable.
« Eh bien, es-tu content ? demanda Serge
Ivanitch.
— Très content, jamais je n'aurais cru que ce
fût aussi intéressant. »
Swiagesky s'approcha des deux frères et engagea
Levine à venir prendre une tasse de thé chez lui.
« Charmé », répondit celui-ci oubliant ses anciennes
préventions, et il s'informa aussitôt de Mme Swia-
gesky et de sa sœur. Et par une étrange filiation
d'idées, comme la belle-sœur de Swiagesky l'avait
fait penser au mariage, il en conclut que personne
n'écouterait aussi volontiers qu'elle et sa sœur le
récit de son bonheur. Aussi fut-il enchanté de l'idée
d'aller les voir.
Swiagesky le questionna . sur ses affaires, se
66 ANNA KARÉNINE.
refusant toujours à admettre qu'on pût découvrir
quelque chose qui n'eût déjà été découvert en Eu-
rope, mais sa thèse ne contraria nullement I^evine.
Swiagesky devait être dans le vrai sur tous les
points, et Eevine admira la douceur et la délica-
tesse avec lesquelles il évita de le prouver trop
nettement.
Les dames furent charmantes : Levine crut
deviner qu'elles savaient tout, et qu'elles prenaient
part à sa joie, mais que par discrétion elles évi-
taient d'en parler. Il resta trois heures, causant
de sujets variés, et faisant allusion tout le temps
à ce qui remplissait son âme, sans remarquer qu'il
ennuyait ses hôtes mortellement et qu'ils tombaient
de sommeil. Enfin vSwiagesky le reconduisit en
bâillant jusqu'à l'antichambre, fort étonné de l'atti-
tude de son ami. Levine rentra à l'hôtel entre une
heure et deux heures du matin, et s'épouvanta à la
pensée de passer dix heures seul, en proie à son im-
patience. Le garçon de service, qui veillait dans le
corridor, lui alluma des bougies et allait se retirer,
lorsque Levine l'arrêta. Ce garçon s'appelait Yégor :
jamais jusque-là il n'avait fait attentioti à lui ;
mais il s'aperçut soudain que c'était un brave
homme, intelligent, et surtout plein de cœur.
« Dis donc, Yégor, c'est dur de ne pas dormir !
— Que faire ! c'est notre métier, on a la vie plus
douce chez les maîtres, mais on y a moins de profits. »
Il se trouva que Yégor était père d'mie famille
de quatre enfants, trois garçons et une fille, qu'il
comptait marier à uji commis bourrelier.
ANNA KARÉNINE. 67
A ce propos Levine communiqua à Ycgor ses
idées sur l'amour dans le mariage, et lui fit re-
marquer qu'en aimant on est toujours heureux
parce que notre bonheur est en nous-mêmes. Yégor
écouta attentivement et comprit évidemment la
pensée de Levine, mais il la confirma par ime ré-
flexion inattendue ; c'est que lorsque lui, Yégor
avait servi de bons maîtres, il avait toujours été
content d'eux, et qu'actuellement encore il était
content de son maître, quoique ce fût un Français.
« Quel excellent homme ! » pensa I^evine. « Et
toi, Yégor, aimais-tu ta femme quand tu t'es
marié ?
— Comment ne l'aurais-je pas aimée ! » répondit
Yégor. Et Levine remarqua combien Yégor met-
tait d'empressement à lui dévoiler ses plus intimes
pensées.
« Ma vie aussi a été extraordinaire, commença-
t-il, les yeux briUants, gagné par l'enthousiasme de
Levine comme on est gagné par la contagion du
ba.illement ; depuis mon enfance... » Mais la son-
nette retentit ; Yégor sortit, Levine se retrouva
seul. Bien qu'il n'eût presque pas dîné, qu'il eût
refusé le thé et le souper chez Swiagesky, il n'aurait
pu manger, et, après une nuit d'insomnie, il ne son-
geait pas à dormir ; il étouôait dans sa chambre,
et malgré le froid il ouvrit un vasistas, et s'assit
sur une table en face de la fenêtre. Au-dessus des
toits couverts de neige s'élevait la croix ciselée
d'une église, et plus haut encore la constellation du
Cocher. Tout en aspirant l'air qui pénétrait dans
68 ANNA KARÉNINE.
sa chambre, il regardait tantôt la croix, tantôt les
étoiles, s'élevant comme dans un rêve parmi les
images et les souvenirs évoqués par son imagina-
tion.
Vers quatre heures du matin, des pas retentirent
dans le corridor ; il entr'ouvrit sa porte et vit un
joueur attardé rentrant du club. C'était un nommé
Miaskine que lycvine connaissait ; il marchait en
toussant, sombre et renfrogné. « Pauvre malheu-
reux ! » pensa Levine, dont les yeux se remplirent
de larmes de pitié ; il voulut l'arrêter pour lui
parler et le consoler, mais, se rappelant qu'il était
en chemise, il retourna s'asseoir pour se baigner dans
l'air glacé et regarder cette croix de forme étrange,
significative pour lui dans son silence, et au-dessus
d'elle la belle étoile brillante qui montait à l'ho-
rizon.
Vers sept heures, les frotteurs commencèrent à
faire du bruit, les cloches sonnèrent un office ma-
tinal, et lyevine sentit que le froid le gagnait. Il
ferma la fenêtre, fit sa toilette et sortit.
CHAPITRE XV
Les rues étaient encore désertes lorsque I^evine
se trouva devant la maison Cherbatzky ; tout le
monde dormait et la porte d'entrée principale était
fermée. Il retourna à l'hôtel et demanda du café.
Le garçon qui le lui apporta n'était plus Yégor :
Levine voulut entamer la conversation ; malheu-
ANNA KARENINï:. 6o
reusement, on sonna et le garçon sortit ; il essaya
de prendre son café, mais sans pouvoir avaler le
morceau de kalatcli qu'il mit dans sa bouche ; il
remit alors son paletot et retourna à la maison
Cherbatzky. On commençait seulement à se lever ;
le cuisinier partait pour le marché. Bon gré, mal gré,
il fallut se résoudre à attendre une couple d'heures.
Levine avait vécu toute la nuit et toute la matinée
dans un complet état d'inconscience et au-dessus des
conditions matérielles de l'existence ; il n'avait ni
dormi ni mangé, s'était exposé au froid pendant
plusieurs heures presque sans vêtements, et non
seulement il était frais et dispos, mais il se sentait
affranchi de toute servitude corporelle, maître de
ses forceô, et capable des actions les plus extraor-
dinaires, comme de s'envoler dans les airs ou de faire
reculer les murailles de la maison. Il rôda dans les
rues pour passer le temps qui lui restait à attendre,
consultant sa montre à chaque instant, et regar-
dant autour de lui. Ce qu'il vit ce jour-là, il ne le
revit jamais ; il fut surtout frappé par des enfants
allant à l'école, des pigeons au plumage changeant,
voletant des toits au trottoir, des saikts\ sau-
poudrées de farine qu'vme main invisible exposa
sur l'apptu d'une fenêtre. Tous ces objets tenaient
du prodige : l'enfant courut vers un des pigeons et
regarda Levine en souriant ; le pigeon secoua ses
ailes et brilla au soleil au travers d'une fine pous-
sière de neige, et un parfum de pain chaud se ré~
I. Espèce de gâteaux.
70 AJSTNA KARÉNINE.
pandit par la fenêtre où apparurent les satkis.
Tout cela réuni produisit sur Levine une impres-
sion si vive qu'il se prit à rire et à pleurer de joie.
Après avoir fait un grand tour par la rue des Ga-
zettes et la Kislowka, il rentra à l'hôtel, s'assit,
posa sa montre devant lui, et attendit que l'aiguille
approchât de midi. Lorsque enfin il quitta l'hôtel,
des isvoschiks l'entourèrent avec des visages heu-
reux, se disputant à qui lui offrirait ses services.
Évidemment, ils savaient tout. Il en choisit un, et
pour ne pas froisser les autres, leur promit de les
prendre une autre fois ; puis il se fit conduire chez
les Cherbatzky. ly'isvoschik était charmant avec
le col blanc de sa chemise ressortant de son caftan,
et serrant son cou vigoureux et rouge ; il avait un
traîneau commode, plus élevé que les traîneaux
ordinaires (jamais Levine ne retrouva son pareil),
attelé d'un bon cheval qui faisait de son mieux
pour courir, mais qui n'avançait pas. L'isvoschik
connaissait la maison Cherbatzky ; il s'arrêta devant
la porte en arrondissant les bras et se tourna vers
Levine avec respect, en disant (( prrr » à son cheval.
Le suisse des Cherbatzky savait tout, bien certaine-
ment ; cela se voyait à son regard souriant, à la
façon dont il dit :
« Il y a longtemps que vous n'êtes venu, Cons-
tantin Dmitrich ! ))
Non seulement il savait tout, mais il était plein
d'allégresse et s'efforçait de cacher sa joie. Levine
sentit une nuance nouvelle à son bonheur en ren-
contrant le bon regard du vieillard.
ANNA KARÉNINE. 71
« Est-on levé ?
— Veuillez entrer. Laissez-nous cela ici, — ajouta
le suisse en souriant, lorsque Levine voulut revenir
sur ses pas pour prendre son bonnet de fourrure.
Cela devait avoir une signification quelconque.
— A qui annoncerai-] e monsieur ? » demanda
un laquais.
Ce laquais, quoique jeune, nouveau dans la
maison, et avec des prétentions à l'élégance, était
très obligeant, très empressé, et devait avoir aussi
tout compris.
« Mais à la princesse, au prince, » répondit lyevine.
La première personne qu'il rencontra fut Mlle Li-
non, qui traversait la salle avec de petites boucles
rayonnantes comme son visage. A peine lui eut-il
adressé quelques paroles qu'un frôlement de robe se
fit entendre près de la porte. Mlle Linon disparut
à ses yeux, et il fut envahi par la terreur de ce
bonheur qu'il sentait venir; la vieille institutrice
se hâta de sortir, et aussitôt des petits pieds légers
et rapides coururent sur le parquet, et son bonheur,
sa vie, la meilleure partie de lui-même, s'approcha.
Elle ne marchait pas, c'était quelque force invisible
qui la portait vers lui. Il vit deux yeux limpides,
sincères, remplis de cette même joie qui lui rem
plissait le coeur ; ces yeux, rayonnant de plus en
plus près de lui, l'aveuglaient presque de leur éclat.
Elle lui posa doucement ses deux mains sur les
épaules Accourue vers lui, elle se donnait, ainsi
tremblante et heureuse Il la serra dans ses
bras.
72 ANNA KARÉNINE.
Elle aussi, après une nuit sans sommeil, l'avait
attendu toute la matinée. Ses parents étaient heu-
reux et complètement d'accord. Elle avait guetté
l'arrivée de son fiancé, vovilant être la première à
lui annoncer leur bonheur ; honteuse et confuse,
elle ne savait trop comment réaliser son projet :
aussi, en entendant les pas de Levine et sa voix,
s'était-elle cachée derrière la porte pour attendre
que Mlle lyinon sortît. Alors, sans s'interroger da-
vantage, elle était venue à lui...
(( Allons maintenant trouver maman, » dit-elle
en lui prenant la main.
Longtemps il ne put proférer une parole, non qu'il
craignît d'amoindrir ainsi l'intensité de son bonheur,
mais parce qu'il sentait les larmes l'étouffer. Il lui
prit la main et la baisa.
« Est-ce vrai ? dit-il enfin d'une voix étranglée.
Je ne puis croire que tu m'aimes ! »
Elle sourit de ce « tu » et de la crainte avec la-
quelle il la regarda.
« Oui, répondit-elle lentement en appuyant sur
ce mot. Je suis si heureuse ! »
Sans quitter sa main, elle entra avec lui au
salon ; la princesse en les apercevant se prit, toute
suffoquée, à pleurer, et aussitôt après à rire ; puis,
courant à Levine avec une énergie soudaine, elle
le saisit par la tête, et l'embrassa en l'arrosant de
ses larmes.
« Ainsi tout est fini ! je suis contente. Aime-la,
Je suis heureuse, Kitty !
— Vous avez vite arrangé les choses, — dit le
ANNA KARENINE. 73
vieux prince, cherchant à paraître cahne ; mais
Levine vit ses yeux remplis de larmes.
— Je l'ai désiré longtemps, toujours, dit le prince
en attirant Levine vers lui! Et quand cette écer-
velée songeait...
— Papa ! s'écria Kitty eu lui fermant la bouche
de ses mains...
— C'est bon, c'est bon ! je ne dirai rien, fit-il.
Je suis très... très heu Dieu que je suis bête! »
Et il prit Kitty dans ses bras, baisant son visage,
ses mains, et encore son visage, en la bénissant d'un
signe de croix.
Levine éprouva un sentiment d'amour nouveau
et inconnu pour le vieux prince quand il vit avec
quelle tendresse Kitty baisait longuement sa grosse
main robuste.
CHAPITRE XVI
IvA princesse s'était assise dans son fauteuil,
silencieuse et souriante ; le prince s'assit auprès
d'elle ; Kitty, debout près de son père, lui tenait
toujours la main. Tout le monde se taisait.
La princesse ramena la première leurs senti-
ments et leurs pensées aux questions de la vie
réelle. Chaciui d'eux en éprouva, au premier mo-
ment, une impression étrange et pénible.
« A quand la noce ? Il faudra annoncer le ma-
riage et faire les fiançailles. Qu'en peuses-tu,
Alexandre ?
74 ANNA KARENINE.
— Voilà le personnage principal, auquel il appar-
tient de décider, dit le prince en désignant Levine.
— Quand ? répondit celui-ci en rougissant. De-
main, si vous me demandez mon avis ; aujour-
d'hui les fiançailles, demain la noce.
— Allons donc, mon cher, pas de folies.
— Eh bien, dans huit jours.
— Ne dirait-on pas vraiment qu'il devient fou ?
— Mais pourquoi pas ?
— Et le trousseau ? dit la mère, souriant gaie-
ment de cette impatience.
— Est-il possible qu'un trousseau et tout le reste
soient indispensables ? pensa Levine avec effroi.
Après tout, ni le trousseau, ni les fiançailles, ni le
reste, ne pourront gâter mon bonheur ! » Il jeta un
regard sur Kitty, et remarqua que l'idée du trous-
seau ne la froissait aucunement. « Il faut croire que
c'est nécessaire », se dit-il. « Je conviens que je n'y
entends rien, j'ai simplement exprimé mon désir,
murmura-t-il en s'excusant.
— Nous y réfléchirons ; maintenant nous ferons
les fiançailles et nous annoncerons le mariage. »
La princesse s'approcha de son mari, l'embrassa,
et voulut s'éloigner, mais il la retint pour l'em-
brasser en souriant à plusieurs reprises, comme un
jeune amoureux. Les deux vieux époux semblaient
troublés, et prêts à croire que ce n'était pas de leur
fille qu'il s'agissait, mais d'eux-mêmes. Quand ils
furent sortis, Levine s'approcha de sa fiancée et
lui tendit la main ; il avait repris possession de lui-
même et pouvait parler ; il avait d'ailleurs bien des
ANNA KARENINE. 75
choses sur ]e cœur, mais il ne put rien dire de ce qu'il
voulait.
« Je savais que cela serait ainsi : au fond de l'âme,
j'en étais persuadé, sans avoir jamais osé l'espérer.
Je crois que c'est de la prédestination.
— Et moi, répondit Kitty, alors même , elle
s'arrêta, puis continua en le regardant résolument
de ses yeux sincères ;... alors même que je repoussais
mon bonheur, je n'ai jamais aimé que vous ; j'ai
été entraînée. Il faut que je vous le demande :
Pourrez- vous l'oublier ?
— Peut-être vaut-il mieux qu'il en ait été ainsi.
Vous aussi devez me pardonner, car je dois vous
avouer »
Il s'était décidé (c'était ce qu'il avait sur le
cœur) à lui confesser dès les premiers jours : d'abord,
qu'il n'était pas aussi pur qu'elle, puis, qu'il n'était
pas croyant. Il pensait de son devoir de lui faire ces
aveux, quelqvie cruels qu'ils fussent.
« Non, pas maintenant, plus tard, ajouta-t-il.
— Mais dites-moi tout, je ne crains rien, je veux
tout savoir, c'est entendu
— Ce qui est entendu, interrompit-il, c'est que
vous me prenez tel que je suis ; vous ne vous dé-
direz plus ?
— Non, non. »
Leur conversation fut interrompue par Mlle Li-
non, qui vint féliciter son élève favorite avec un sou-
rire tendre qu'elle cherchait à dissimuler ; elle
n'avait pas encore quitté le salon que les domes-
tiques voulurent à leur tour offrir leurs félicitations.
76 ANNA KARÉNINE.
Les parents et amis arrivèrent ensuite, et ce fut
là le début de cette période bienheureuse et absurde
dont Levine ne fut quitte que le lendemain de son
mariage.
Bien qu'il se sentît toujours gêné et mal à l'aise,
cette tension d'esprit n'empêcha pas son bonheur
de grandir ; il s'était imaginé que, si le temps qui
précédait son mariage ne sortait pas absolument
des traditions ordinaires, sa félicité en serait atteinte ;
mais, quoiqu'il fît exactement ce que chacun faisait
en pareil cas, au lieu de diminuer, cette félicité
prenait des proportions extraordinaires.
« Maintenant, faisait remarquer Mlle Linon,
nous aurons des bonbons tant que nous voudrons » ;
et Levine courait acheter des bonbons.
« Je vous conseille de prendre des bouquets
chez Famine », disait Swiagesky, et il courait chez
Famine.
Son frère fut d'avis qu'il devait emprunter de
l'argent pour les cadeaux et les autres dépenses du
moment.
« Les cadeaux ? vraiment ? » et il partait, au
galop, acheter des bijoux chez Fulda. Chez le confi-
seur, chez Famine, chez Fulda, chacun semblait
l'attendre, et chacun semblait heureux et triom-
phant comme lui ; chose remarquable, son enthou-
siasme était partagé de ceux mêmes qui autrefois lui
avaient paru froids et indifférents ; on l'approuvait
en tout — on traitait ses sentiments avec délicatesse
et douceur, on partageait la conviction qu'il expri-
mait d'être l'honmie le plus heureux de la terre,
^
ANNA KARENINE. 77
parce que sa fiancée était la perfection même. Et
Kitty éprouvait des impressions analogues.
La comtesse Nordstone s'étant permis une allu-
sion aux espérances plus brillantes qu'elle avait
conçues pour son amie, Kitty se mit en colère, et
protesta si vivement de l'impossibilité pour elle de
préférer personne à L,evine, que la comtesse con-
vint qu'elle avait raison. Depuis lors elle ne rencon-
tra jamais Levine en présence de sa fiancée sans un
sourire enthousiaste.
Un des incidents les plus pénibles de cette époque
de leur vie fut celui des explications promises. Sur
l'avis du vieux prince, Levine remit à Kitty un
journal contenant ses aveux écrits jadis à l'intention
de celle qu'il épouserait. Des deux points délicats
qui le préoccupaient, celui qui passa presque ina-
perçu fut son incrédulité : croyante elle-même et
incapable de douter de sa religion, le manque de
piété de son fiancé laissa Kitty indifférente ; ce
cœur que l'amour lui avait fait cormaître, renfer-
mait ce qu'elle avait besoin d'y trouver; peu lui
importait qu'il qualifiât l'état de son âme d'incré-
dulité. Mais le second aveu lui fit verser des larmes
amères.
lyevine ne s'était pas décidé à cette confession
sans un grand combat intérieur ; il s'y était résolu
parce qu'il ne voulait pas de secrets entre eux ;
mais il ne s'était pas identifié aux impressions d'une
jeune fille à cette lecture. ly' abîme qui séparait son
misérable passé de cette pureté de colombe lui ap-
parut, lorsque, entrant un soir dans la chambre do
78 ANNA KARENINE.
Kitty avant d'aller au spectacle, il vit son char-
niant visage baigné de larmes ; il comprit alors le
mal irréparable dont il était cause et en fut épou-
vanté.
« Reprenez ces terribles cahiers, dit-elle, repous-
sant les feuilles posées sur sa table. Pourquoi me
les avez- vous donnés ! Au reste, cela vaut mieux,
ajouta- t-elle prise de pitié à la vue du désespoir
de Levine. Mais, c'est affreux, c'est affreux! »
Il baissa la tête, incapable d'un mot de réponse.
« Vous ne me pardonnerez pas ! murmura-t-il.
— Si, j'ai pardonné ; mais c'est affreux ! »
Cet incident n'eut cependant pas d'autre effet que
d'ajouter une nuance de plus à son immense bon-
heur. Il en comprit encore mieux le prix après ce
pardon.
CHAPITRE XVII
En rentrant dans sa chambre solitaire, Alexis
Alexandrovitch se rappela involontairement une à
à une les conversations du dîner et de la soirée ; les
paroles de Dolly n'avaient réussi qu'à lui donner sur
les nerfs. Appliquer les préceptes de l'Évangile
à une situation comme la sienne, était chose trop
difficile pour être traitée aussi légèrement ; d'ail-
leurs, cette question, il l'avait jugée, et jugée néga-
tivement. De tout ce qui s'était dit ce jour-là, c'était
l'expression de cet honnête imbécile de Tourovtzine
qui avait le plus vivement frappé son imagination.
ANNA KARENINE. 79
« Il s'est bravement conduit, car il a provoqué
son rival et l'a tué. »
Évidemment cette conduite était approuvée de
tovis, et si on ne l'avait pas dit ouvertement, c'était
par pure politesse.
« A quoi bon y penser ? la question n'était-elle
pas résolue ? » et Alexis Alexandrovitch ne songea
plus qu'à préparer son départ et sa tournée d'ins-
pection.
II se fit servir du thé, prit l'indicateur des chemins
de fer, et y chercha les heures de départ pour orga-
niser son voyage.
En ce moment le domestique lui apporta deux
dépêches. Alexis Alexandrovitch les ouvrit ; la pre-
mière lui annonçait la nomination de Strémof à la
place que lui-même avait ambitionnée. Karénine
rougit, jeta le télégramme, et se prit à marcher dans
la chambre. « Qîios vult perdere Jupiter dementat »,
se dit-il, appliquant quos à tous ceux qui avaient
contribué à cette nomination. Il était moins con-
trarié de n'avoir pas été lui-même nommé, que de
voir Strémof, ce bavard, ce phraseur, à cette place ;
ne comprenaient-ils pas qu'ils se perdaient, qu'ils
compromettaient leur « prestige » avec des choix
semblables !
« Quelque autre nouvelle du même genre »,pensa-
t-il avec amertume en ouvrant la seconde dépêche.
Elle était de sa femme ; son nom « Anna » au crayon
bleu lui sauta aux yeux : « Je meurs, je vous supplie
d'arriver, je mourrai plus tranquille si j'ai votre
pardon. »
8ô ANNA KARÉNINE.
Il lut ces mots avec un sourire de mépris et jeta
le papier à terre. « Quelque nouvelle ruse », telle
fut sa première impression. « Il n'est pas de super-
cherie dont elle ne soit capable; elle doit être sur
le point d'accoucher, et il s'agit de ses couches...
Mais quel peut être son but ? Rendre la naissance
de l'enfant légale ? me compromettre ? empêcher
le divorce ? La dépêche dit « je meurs »... Il relut
le télégramme, et cette fois le sens réel de son con-
tenu le frappa. Si c'était vrai ? si la souffrance,
l'approche de la mort, l'amenaient à un repentir
sincère ? et si, l'accusant de vouloir me tromper, je
refusais d'y aller ? cela serait non seulement cruel,
mais maladroit, et me ferait sévèrement juger. »
« Pierre, une voiture, je pars pour Pétersbourg »,
cria-t-il à son domestique.
Karénine décida qu'il verrait sa femme, quitte à
repartir aussitôt si la maladie était feinte ; dans le
cas contraire, il pardonnerait, et, s'il arrivait trop
tard, au moins pourrait-il lui rendre les derniers
devoirs.
Ceci résolu, il n'y pensa plus pendant le vo' ^^age.
Alexis Alexandrovitch rentra à Pétersbourg fati-
gué de sa nuit en chemin de fer ; il traversa la Pers-
pective encore déserte, regardant devant lui, au
travers du brouillard matinal, sans vouloir réfléchir
sur ce qui l'attendait chez lui. Il n'y pouvait songer
qu'avec l'idée persistante que cette mort couperait
court à toutes les difficultés. Des boulangers, des
isvoschiks de nuit, des dvorniks balayant les trot-
toirs, des boutiques fermées, passaient .comme un
ANNA KARSNINE. 8i
éclair devant ses yeux : il remarquait tout, et cher-
chait à étouffer l'espérance qu'il se reprochait
d'éprouver. Arrivé devant sa maison, il vit un
isvoschik, et une voiture avec un cocher endormi,
arrêtés à la porte d'entrée. Devant le vestibule,
Alexis Alexandrovitch fit encore un effort de déci-
sion, arraché, lui semblait-il, du coin le plus reculé
de son cerveau, et qui se formulait ainsi : « Si elle
me t/ompe, je resterai calme et repartirai ; si elle
a dit vrai, je respecterai les convenances. »
Avant même que Karénine eût sonné, le suisse
ouvrit la porte ; le suisse avait un air étrange, sans
cravate, vêtu d'une vieille redingote, et chaussé de
pantoufles.
« Que fait madame ?
— Madame est heureusement accouchée hier. »
Alexis Alexandrovitch s'arrêta tout pâle ; il com-
prenait combien il avait vivement souhaité cette
mort,
« Et sa santé ? »
Karneï, le domestique, descendait précipitam-
ment l'escalier en tenue du matin.
« Madame est très faible, répondit-il; une consul-
tation a eu lieu hier, et le docteur est ici en ce mo-
ment.
— Prends mes effets », dit Alexis Alexandrovitch,
un peu soulagé en apprenant que tout espoir de mort
n'était pas perdu ; et il entra dans l'antichambre.
Un paletot d'uniforme pendait au porte-man-
teau ; Alexis Alexandrovitch le remarqua et de-
manda :
82 ANNA KARÉNINE.
« Qui est ici ?
— Le docteur, la sage-femme et le comte
Wronsky. »
Karénine pénétra dans l'appartement, personne
au salon : lorsqu'il y entra, le bruit de ses pas fit
sortir du boudoir la sage-femme, en bonnet à rubans
lilas. Elle vint à Alexis Alexandrovitch, et, le pre-
nant par la main avec la familiarité que donne le
voisinage de la mort, elle l'entraîna vers la chambre
à coucher.
« Dieu merci, vous voilà ! elle ne parle que de
vous, toujours de vous, dit-elle.
— Apportez vite de la glace ! » disait dans la
chambre à coucher la voix impérative du doc-
teur.
Dans le boudoir, assis sur une petite chaise basse,
Alexis Alexandrovitch aperçut Wronsky pleurant,
le visage couvert de ses mains ; il tressaillit à la
voix du docteur, découvrit sa figure, et se trouva
devant Karénine ; cette vue le troubla tellement
qu'il se rassit en renfonçant sa tête dans ses épaules,
comme s'il eût espéré disparaître ; il se leva cepen-
dant, et, faisant un grand effort de volonté, il
dit:
« Elle se meurt, les médecins assurent que tout
espoir est perdu. Vous êtes le maître. Mais accordez-
moi la permission de rester ici. Je me conformerai
d'ailleurs à votre volonté. »
En voyant pleurer Wronsky, Alexis Alexandro-
vitch éprouva l'attendrissement involontaire que
lui causaient toujours les soufirances d' autrui ; il
ANNA KARÉNINE. 83
détourna la tête sans répondre, et s'approcha de la
porte.
La voix d'Anna se faisait entendre dans la cham-
bre à coucher, vive, gaie, avec des intonations très
justes. Alexis Alexandrovitch entra et s'approcha
de son lit. Elle avait le visage tourné vers lui,
les joues animées, les yeux brillants ; ses petites
mains blanches, sortant des manches de sa camisole,
jouaient avec le coin de sa couverture. Non seule-
ment elle semblait fraîche et bien portante, mais
dans la disposition d'esprit la plus heureuse ; elle
parlait vite et haut, en accentuant les mots avec
précision et netteté.
« Car Alexis, je parle d'Alexis Alexandrovitch
(n'est-il pas étrange et cruel que tous deux se nom-
ment Alexis ?), Alexis ne m'aurait pas refusé, j'au-
rais oublié, il aurait pardonné... pourquoi n'arrive-
t-il pas ? Il est bon, il ignore lui-même combien il
est bon. Mon Dieu, mon Dieu, quelle angoisse ! Don-
nez-moi vite de l'eau ! Mais cela n'est pas bon pour
elle... ma petite fille ! Alors donnez-lui une nour-
rice ; j'y consens ; cela vaut même mieux. Quand il
viendra, elle lui ferait mal à voir : Éloignez-la.
— Anna Arcadievna, il est arrivé, le voilà ! dit la
sage-femme essayant d'attirer son attention sur
Alexis Alexandrovitch.
— Quelle folie ! continua Anna sans voir son
mari. Donnez-moi la petite, donnez-la ! Il n'est pas
encore arrivé. Vous prétendez qu'il ne pardonnera
pas parce que vous ne le connaissez pas. Personne
ne le connaissait. Moi seule... ses yeux, il faut les
84 ANNA KARÉNINE.
connaître, ceux de Serge sont tout pareils, c'est pour-
quoi je ne puis plus les voir. A-t-on servi à dîner à
Serge ? Je sais qu'on l'oubliera. Lui, ne l'oublierait
pas ! Qu'on transporte Serge dans la chambre du
coin, et que Mariette couche auprès de lui. »
Soudain elle se tut, prit un air effrayé, et leva
les bras au-dessus de sa tête comme pour détourner
un coup : elle avait reconnu son mari.
« Non, non, dit-elle vivement, je ne le crains pas,
je crains la mort. Alexis, approche-toi. Je me dépê-
che parce que le temps manque, je n'ai plus que
quelques minutes à vivre, la fièvre va reprendre et
je ne comprendrai plus rien. Maintenant je com-
prends, je comprends tout et je vois tout. »
IvC visage ridé d'Alexis Alexandrovitch exprima
une vive souffrance ; il voulut parler, mais sa lèvre
inférieure tremblait si fort qu'il ne put articuler un
mot, et son émotion lui permit à peine de jeter im
regard sur la mourante ; il lui prit la main et la tint
entre les siennes ; chaque fois qu'il tournait la tête
vers elle, il voyait ses yeux fixés sur lui avec une
douceur et ime humilité qu'il ne leur connaissait pas.
« Attends, tu ne sais pas... attendez, attendez... »
elle s'arrêta, cherchant à rassembler ses idées. » Oui,
reprit-elle, oui ! oui ! oui ! Voilà ce que je voulais
dire. Ne t' étonne pas. Je suis toujours la même...
mais il y en a une autre en moi, dont j'ai peur ; c'est
elle qui l'a aimé, lui, je voulais te haïr et je ne pou-
vais oublier celle que j'étais autrefois. Maintenant
je suis moi tout entière, vraiment moi, pas l'autre.
Je meurs, je sais que je meurs : demande-le-lui. Je
ANNA KARÉNINE. 85
le sens maintenant ; les voilà ces poids terribles
aux mains, aux pieds, aux doigts. Mes doigts ! ils
sont énormes... mais tout cela finira vite... Une
seule chose m'est indispensable ; pardonne-moi,
pardonne-moi tout à fait ! Je suis criminelle : mais
la bonne de Serge me l'a dit : une sainte martyre...
quel était donc son nom ? était pire que moi. J'irai
à Rome, il y a là un désert, je n'y gênerai personne,
je ne perdrai que Serge et ma petite fille... non, tu ne
peux pas me pardoimer ! je sais bien que c'est im-
possible ! Va-t'en, va-t'en, tu es trop parfait ! »
Elle le tenait d'une de ses mains brûlantes et
l'éloignait de l'autre.
L'émotion d'Alexis Alexandrovitch devenait si
forte qu'il ne se défendit plus, il sentit même cette
émotion se transformer en un apaisement moral qui
lui parut un bonheur nouveau et inconnu. Il n'avait
pas cru que cette loi chrétienne qu'il avait prise pour
guide de sa vie, lui ordonnait de pardonner et d'aimer
ses ennemis ; et cependant le sentiment de l'amour
et du pardon remplissait son âme. Agenouillé près du
lit, le front appuyé à ce bras dont la fièvre le brûlait
au travers de la camisole, il sanglotait comme un
enfant. Elle se pencha vers lui, entoura de son bras
la tête chauve de son mari, et leva les yeux avec un
air de défi :
« Le voilà, je le savais bien! Adieu maintenant,
adieu à tous... les voilà revenus ! Pourquoi ne s'en
vont-ils pas ? Otez-moi donc toutes ces fourrures ! »
Le docteur la recoucha doucement sur ses oreillers
et lui couvrit les bras de la couverture. An a se
86 ANNA KARÉNINE.
laissa faire sans résistance, regardant toujours de-
vant elle, de ses yeux brillants.
« Rappelle-toi que je n'ai demandé que ton par-
don, je ne demande rien de plus ; pourquoi donc lui
ne vient-il pas ? dit-elle vivement en regardant du
côté de la porte : Viens, viens ! donne-lui la
main. »
Wronsky s'approcha du lit, et, en revoyant Anna,
il se cacha le visage de ses mains.
« Découvre ton visage, regarde-le, c'est un saint !
dit-elle. Oui, découvre, découvre ton visage ! répétâ-
t-elle d'un air irrité. Alexis Alexandrovitch, décou-
vre-lui le visage, je veux le voir. »
Alexis Alexandrovitch prit les mains de Wronsky,
et découvrit son visage défiguré par la souffrance et
l'humiliation.
« Donne-lui la main, pardonne-lui. »
Alexis Alexandrovitch tendit la main sans cher-
cher à retenir ses larmes.
« Dieu merci. Dieu merci, dit-elle, maintenant
tout est prêt. J'étendrai tm peu les jambes, comme
cela ; c'est très bien. Que ces fleurs sont donc
laides, elles ne ressemblent pas à des violettes, dit-
elle en désignant les tentures de sa chambre. Mon
Dieu, mon Dieu, quand cela finira-t-il ! Donnez-
moi de la morphine, docteur ! de la morphine. Oh !
Oh, mon Dieu, mon Dieu ! »
Et elle s'agita sur son lit.
Les médecins disaient qu'avec cette fièvre tout
était à craindre. La journée se passa dans le délire
et l'inconscience. Vers minuit la malade n'avait près-
ANNA KARÉNINE. 87
que plus de pouls : on attendait la fin à chaque ins-
tant.
Wronsky rentra chez lui ; mais il retourna le len-
demain matin prendre des nouvelles ; Alexis Alexan-
drovitch vint à sa rencontre dans l'antichambre et
lui dit : « Restez : peut-être vous demandera-t-elle »,
puis il le mena lui-même dans le boudoir de sa
femme. Dans la matinée, l'agitation, la vivacité de
pensées et de paroles reparurent pour se terminer
encore par un état d'inconscience. Le troisième jour
oiïrit le même caractère et les médecins reprirent
espoir. Ce jour-là Alexis Alexandrovitch entra dans
le boudoir où se tenait Wronsky, ferma la porte et
s'assit en face de lui.
« Alexis Alexandrovitch, dit Wronsky sentant
une explication approcher, je suis incapable de parler
et de comprendre. Ayez pitié de moi ! Quelle que
soit votre souffrance, croyez bien que la mienne est
encore plus terrible. »
Il voulut se lever, mais Alexis Alexandrovitch le
retint et lui dit : « Veuillez m'écouter, c'est indispen-
sable ; je suis forcé de vous expliquer la nature des
sentiments qui me guident et me guideront encore,
afin de vous éviter toute erreur par rapport à moi.
Vous savez que je m'étais décidé au divorce et que
j'avais fait les premières démarches pour l'obtenir ?
je ne vous cacherai pas qu'en commençant ces dé-
marches j'ai hésité, possédé que j'étais du désir de
me venger. En recevant la dépêche qui m'appelait,
ce désir subsistait. Je dirai plus, je souhaitais sa
mort, mais... » il se tut un instant, réfléchissant à
88 ANNA KARÉNINE.
l'opportunité de dévoiler toute sa pensée « ... mais
je l'ai revue, je lui ai pardonné, et sans restriction.
Le bonheur de pouvoir pardonner m'a clairement
montré mon devoir. J'offre l'autre joue au soufflet,
je donne mon dernier vêtement à celui qui me dé-
pouille, je ne demande qu'une chose à Dieu, de me
conserver la joie du pardon ! »
Les larmes remplissaient ses yeux : son regard
lumineux et calme frappa Wronsky.
« Voilà ma situation. Vous pouvez me traîner
dans la boue et me rendre la risée du monde, mais
je n'abandonnerais pas Anna pour cela, et ne lui
adresserais pas de reproche, continua Alexis Alexan-
drovitch ; mon devoir m' apparaît clair et précis :
je dois rester avec elle, je resterai. Si elle désire
vous voir, vous serez averti, mais je crois qu'il vaut
mieux vous éloigner pour le moment. »
Karénine se leva; des sanglots étouffaient sa voix :
Wronsky se leva aussi, courbé en deux, et regar-
dant Karénine en dessous, sans se redresser ; incapa-
ble de comprendre des sentiments de ce genre, il
s'avouait cependant que c'était là un ordre d'idées
supérieur, inconciliable avec une conception vul-
gaire de la vie.
CHAPITRE XVIII
Après cet entretien, lorsque Wronsky sortit de la
maison Karénine, il s'arrêta SMt le perron, se de-
mandant où il était et ce qu'il avait à faire ; humilié
ANNA KARÉNINE. 89
et confus, il se sentait privé de tout moyen de laver
sa honte, jeté hors de la voie où il avait marché jus-
que-là fièrement et aisément. Toutes les règles qui
avaient servi de bases à sa vie, et qu'il croyait inat-
taquables, se trouvaient fausses et mensongères. lyc
mari trompé, ce triste personnage qu'il avait consi-
déré comme un obstacle accidentel, et parfois comi-
que, à son bonheur, venait d'être élevé par elle à une
hauteur qui inspirait le respect, et, au lieu de
paraître ridicule, s'était montré simple, grand et
généreux. Wronsky ne pouvait se dissimuler que
les rôles étaient intervertis ; il sentait la grandeur, la
droiture de Karénine et sa propre bassesse ; ce mari
trompé apparaissait magnanime dans sa douleur,
tandis que lui-même se trouvait petit et misérable.
Mais ce sentiment d'infériorité à l'égard d'un
homme qu'il avait injustement méprisé, n'était
qu'une faible partie de sa douleur.
Ce qui le rendait profondément malheureux,
c'était la pensée de perdre Anna pour toujours ! Sa
passion tm moment refroidie s'était réveillée plus
violente que jamais. Pendant sa maladie il avait
appris à la mieux connaître, et il croyait ne l'avoir
encore jamais aimée ; il faudrait la perdre mainte-
nant qu'il la connaissait et l'aimait réellement, la
perdre en lui laissant le souvenir le plus himiiliant !
Il se rappelait avec horreur le moment ridicule et
odieux où Alexis Alexaudrovitch lui avait découvert
le visage, tandis qu'il le cachait de ses mains. Debout,
immobile sur le perron de la maison Karénine, il
semblait n'avoir plus conscience de ce qu'il faisait.
90 ANNA KARENINE.
« Appellerai- je un isvoschick? demanda le suisse.
— Oui, un isvoschik. »
Rentré chez lui, après trois nuits d'insomnie,
Wronsky s'étendit sans se déshabiller sur un divan,
les bras croisés au-dessus de sa tête. Les réminis-
cences, les pensées, les impressions les plus étranges
se succédaient dans son esprit avec une rapidité et
une lucidité extraordinaires. Tantôt c'était une
potion qu'il voulait donner à la malade, et il faisait
déborder la cuiller ; tantôt il apercevait les mains
blanches de la sage-femme ; puis, la singulière
attitude d'Alexis Alexandrovitch agenouillé par
terre près du lit.
« Dormir ! oublier ! » se disait-il avec la calme
résolution de l'homme bien portant qui sait qu'il
peut, s'il se sent fatigué, s'endormir à volonté ;
ses idées s'embrouillèrent, il se sentit tomber dans
l'abîme de l'oubli. Tout à coup, au moment où il
échappait à la vie réelle comme si les vagues d'un
ocuan se fussent refermées au-dessus de sa tête, une
violente secousse électrique sembla faire tressaillir
son corps sur les ressorts du divan, et il se trouva
à genoux, les ye\ix aussi ouverts que s'il n'eût pas
songé à dormir, n'éprouvant plus la moindre las-
situde.
« Vous pouvez me traîner dans la boue. »
Ces mots d'Alexis Alexandrovitch résonnaient
à son oreille ; il le voyait devant lui, il voyait aussi
le visage enfiévré d'Anna, et ses yeux brillants regar-
dant avec tendresse, non plus lui, mais son mari ; il
voyait sa propre physionomie absurde et ridicule
ANNA KARÉNINE. 91
lorsque Alexis Alexandrovitch avait écarté ses
mains de sa figure, et, se rejetant en arrière sur le
divan en fermant les yeux :
« Dormir ! oublier ! » se répéta-t-il.
Alors le visage d'Anna, tel qu'il lui était apparu
le soir mémorable des courses, se dessinait plus
rayonnant encore, malgré ses yeux fermés.
« C'est impossible, et ne sera pas ; comment veut-
elle effacer cela de son souvenir ? Je ne puis vivre
ainsi ! Comment nous réconcilier ? » Il prononçait
ces mots tout haut sans en avoir conscience, cette
répétition machinale empêchant pendant quelques
secondes les souvenirs et les images qui assiégeaient
son cerveau de se renouveler. Mais les doux moments
du passé et les humiliations récentes reprenaient vite
leur empire. « Découvre ton visage », disait la voix
d'Anna. Il écartait les mains, et sentait à quel point
il avait dû paraître humilié et ridicule.
Wronsky resta ainsi couché, cherchant le sommeil
sans espoir de le trouver, et murmurant quelque
bribe de phrase pour écarter les nouvelles et déso-
lantes hallucinations qu'il croyait pouvoir empêcher
de surgir. Il écoutait sa propre voix répéter avec une
étrange persistance : « Tu n'as pas su l'apprécier,
tu n'as pas su l'apprécier ; tu n'as pas su profiter,
tu n'as pas su profiter ».
« Que m'arrive-t-il ? deviendrais- je fou ? » se
demanda-t-il. « Peut-être. Pourquoi devient-on fou?
et pourquoi se suicide-t-on ? » Et, tout en se répon-
dant à lui-même, il ouvrait les yeux, regardant avec
étonnement à côté de lui un coussin brodé par sa
92 ANNA KARÉNINE.
belle-sœur Waria ; il chercha à fixer la pensée de
Waria dans son souvenir en jouant avec le gland du
coussin ; mais une idée étrangère à celle qui le tor-
turait était un martyre de plus. « Non, il faut dor-
mir. » Et, approchant le coussin de sa tête, il s'y
appuya, et fit effort pour tenir ses yeux fermés. Sou-
dain il se rassit en tressaillant encore ; « Tout est fini
pour moi, que me reste-t-il à faire ? » Et son imagi-
nation lui réprésenta vivement la vie sans Anna.
« L/' ambition ? Serpouhowskoï ? le monde ? la
cour ? Tout cela pouvait avoir un sens autrefois,
mais n'en avait plus maintenant. Il se leva, ôta sa
redingote, dénoua sa cravate pour permettre à sa
large poitrine de respirer plus librement, et se prit
à arpenter la chambre. « C'est ainsi qu'on devient
fou, se répétait-il, ainsi qu'on se suicide... pour évi-
ter la honte », ajouta-t-il lentement.
Il alla vers la porte, qu'il ferma ; puis, le regard
fixe et les dents serrées, il s'approcha de la table, prit
un revolver, l'examina, l'arma et réfléchit. Il resta
deux minutes immobile, le revolver en main, la
tête baissée, son esprit tendu en apparence vers une
seule pensée. « Certainement », se disait-il, et cette
décision semblait le résultat logique d'ime suite
d'idées nettes et précises ; mais au fond il tournait
toujours dans ce même cercle d'impressions que de-
puis une heure il parcourait pour la centième fois...
« Certainement », répéta-t-il, sentant défiler encore
cette série continue de souvenirs d'un bonheur perdu,
d'un avenir rendu impossible, et d'une honte écra-
sante ; et, appuyant le revolver au côté gauche de sa
ANNA KARÉNINE. 93
poitrine, il serra fortement la main et pressa la dé-
tente. Le coup violent qu'il reçut dans la poitrine le
fittomber, sans qu'il eût entendu la moindre détona-
tion. En cherchant à se retenir au rebord de la table,
il lâcha le revolver, vacilla et s'afiaissa à terre, regar-
dant autour de lui avec étonnement ; sa chambre
lui semblait méconnaissable ; les pieds contournés
de sa table, la corbeille à papier, la peau de tigre
sur le sol, il ne reconnaissait rien. lycs pas de son
domestique accourant au salon l'obligèrent à se
maîtriser, il comprit avec effort qu'il était par terre,
et en voyant du sang sur ses mains et sur la peau de
tigre il eut conscience de ce qu'il avait fait.
« Quelle sottise ! je me suis manqué », mur-
mura-t-il en cherchant de la main le pistolet, qui
était tout près de lui ; il perdit l'équilibre et tomba
de nouveau baigné dans son sang.
Le valet de chambre, un personnage élégant qui se
plaignait volontiers à ses amis de la délicatessse de
ses nerfs, fut si terrifié à la vue de son maître, qu'il
le laissa gisant, et courut chercher du secours.
Au bout d'une heure, Waria, la belle-sœur de
Wronsk}', arriva, et avec l'aide de trois médecins
qu'elle avait fait chercher, elle réussit à coucher le
blessé, dont elle se constitua la garde- malade.
CHAPITRE XIX
AivEXi s Alexandre vitch n'avait pas prévu le cas où,
après avoir obtenu son pardon, sa femme se réta-
94 ANNA KARENINE.
blirait. Cette erreur lui apparut dans toute sa gra-
vité deux mois après son retour de Moscou ; mais
s'il l'avait commise, ce n'était pas parce qu'il avait,
par hasard, méconnu jusque-là son propre cœur.
Près du lit de sa femme mourante, il s'était livré,
pour la première fois de sa vie, à ce sentiment de
commisération pour les douleurs d' autrui, contre
lequel il avait toujours lutté, comme on lutte con-
tre une dangereuse faiblesse. Le remords d'avoir
souhaité la fin d'Anna, la pitié qu'elle lui inspirait,
mais par-dessus tout le bonheur même du pardon,
avaient transformé les angoisses morales d'Alexis
Alexandrovitch en une paix profonde, et changé une
source de souffrance en une source de joie : tout ce
qu'il avait jugé inextricable dans sa haine et dans sa
colère devenait clair et simple, maintenant qu'il
aimait et pardonnait.
Il avait pardonné à sa femme et la plaignait ;
depuis l'acte de désespoir de Wronsky, il le plaignait
aussi. Son fils, dont il se reprochait de n'avoir pris
aucun soin, lui faisait peine, et, quant à la nouvelle-
née, ce qu'il éprouvait pour elle était plus que de la
pitié, c'était presque de la tendresse. En voyant ce
pauvre petit être débile, négligé pendant la maladie
de sa mère, il s'en était occupé, l'avait empêché de
mourir, et, sans s'en douter, s'y était attaché. La
bonne et la nourrice le voyaient entrer plusieurs fois
par jour dans la chambre des enfants, et, intimidées
d'abord, s'étaient peu à peu habituées à sa présence,
11 restait parfois une demi-heure à contempler le
visage rouge et bouffi de l'enfant qui n'était pas le
■ ANNA KARÊNINK. 95
sien, à stiivre les mouvements de son front plissé, à
le voir se frotter les yeux du revers de ses petites
mains aux doigts recourbés ; et, dans ces moments-
là, Alexis Alexandrovitch se sentait tranquille, en
paix avec lui-même, et ne voyait rien d'anormal à sa
situation, rien qu'il éprouvât le besoin de changer.
Et cependant plus il allait, plus il se rendait
compte qu'on ne lui permettrait pas de se contenter
de cette situation qui lui semblait naturelle, et
qu'elle ne serait admise de personne.
En dehors de la force morale, presque sainte, qui
le guidait intérieurement, il sentait l'existence d'une
autre force brutale, mais toute-puissante, qui diri-
geait sa vie malgré lui, et ne lui accorderait pas la
paix. Chacun autour de lui semblait interroger son
attitude, ne pas la comprendre, et attendre de lui
quelque chose de différent.
Quant à ses rapports avec sa femme, ils man-
quaient de naturel et de stabilité.
lyorsque l'attendrissement causé par l'approche
de la mort eut cessé, Alexis Alexandrovitch remar-
qua combien Anna le craignait, redoutait sa pré-
sence, et n'osait le regarder en face ; elle paraissait
toujours poursuivie d'une pensée qu'elle n'osait
exprimer : c'est qu'elle aussi pressentait la courte
durée des relations actuelles, et que, sans savoir
quoi, elle attendait quelque chose de son mari.
Vers la fin de février, la petite fille, qu'on avait
nommée Anna, du nom de sa mère, tomba malade.
Alexis Alexandrovitch l'avait vue un matin avant
de se rendre au ministère, et avait fait chercher le
II. 4
96 ANNA KARENINE.
médecin ; en rentrant à quatre heures, il aperçut
dans l'antichambre un beau laquais galonné, tenant
un manteau doublé de fourrure blanche.
« Qui est là ? demanda-t-il.
— lya princesse Elisabeth Fédorovna Tverskoï, »
répondit le laquais, et Alexis Alexandrovitch crut
remarquer qu'il souriait.
Pendant toute cette pénible période, Alexis
Alexandrowitch avait noté un intérêt très parti-
culier pour lui et sa femme de la part de leurs rela-
tions mondaines, surtout féminines. Il remarquait
chez tous cet air joyeux, mal dissimulé dans les
yeux de l'avocat, et qu'il retrouvait dans ceux du
laquais. Quand on le rencontrait et qu'on lui deman-
dait des nouvelles de sa santé, on le faisait avec une
sorte de satisfaction transparente ; ses interlocu-
teurs lui paraissaient tous ravis, comme s'ils
allaient marier quelqu'un.
La présence de la princesse ne pouvait être agréa-
ble à Karénine ; il ne l'avait jamais aimée, et elle lui
lui rappelait de fâcheux souvenirs ; aussi passa-t-il
directement dans l'appartement des enfants.
Dans la première pièce, Serge, couché sur la table
et les pieds sur une chaise, dessinait en bavardant
gaiement. La gouvernante anglaise qui avait rem-
placé la Française peu après la maladie d'Anna,
était assise près de l'enfant, un ouvrage au crochet à
la main ; aussitôt qu'elle vit entrer Karénine, elle se
leva, fit une révérence, et remit Serge sur ses pieds.
Alexis Alexandrovitch caressa la tête de son fils,
répondit aux questions de la gouvernante sur la
ANNA KARENINE. 97
santé de madame, et demanda l'opinion du docteur
sur l'état de haby.
« Le docteur n'a rien trouvé de fâcheux: il a or-
donné des bains.
— Elle souffre cependant, dit Alexis Alexandro-
vitch, écoutant crier l'enfant dans la chambre voisine.
— Je crois, monsieur, que la nourrice n'est pas
bonne, répondit l'Anglaise d'un air convaincu.
— Qu'est-ce qui vous le fait croire ?
— J'ai vu cela chez la comtesse Pahl, monsieur.
On soignait l'enfant avec des médicaments, tandis
qu'il souffrait simplement de la faim ; la nourrice
manquait de lait. »
Alexis Alexandrovitch réfléchit et, au bout de
quelques instants, entra dans la seconde pièce. La
petite fille criait, couchée sur les bras de sa nourrice,
la tête renversée, refusant le sein, et sans se laisser
calmer par les deux femmes penchées sur elle.
« Cela ne va pas mieux ? demanda Alexis Alexan-
drovitch.
— Elle est très agitée, répondit à mi-voix la
bonne.
— Miss Edwards croit que la nourrice manque de
lait, dit-il.
— Je le crois aussi, Alexis Alexandrovitch.
— Pourquoi ne l'avoir pas dit ?
— A qui le dire ? Anna Arcadievna est toujours
malade », répondit la bonne d'un air mécontent.
La bonne était depuis longtemps dans la maison,
et ces simples paroles frappèrent Karénine comme
ime allusion à sa position.
98 ANNA KARÉNINE.
Iv'enf ant criait de plus en plu^ fort, perdant haleine
et s'enrouant. La bonne fit un geste désolé, reprit
la petite à la nourrice, et la berça pour la cal-
mer.
« Il faudra prier le docteur d'examiner la nour-
rice », dit Alexis Alexandrovitch.
I^a nourrice, une femme de belle apparence,
élégamment vêtue, effrayée de perdre sa place, sou-
rit dédaigneusement, tout en marmottant et en
couvrant sa poitrine, à l'idée qu'on pût la soupçon-
ner de manquer de lait. Ce sourire parut également
ironique à Alexis Alexandrovitch. Il s'assit sur une
chaise, triste et accablé, et suivit des yeux la bonne
qui continuait à promener l'enfant. Quand elle l'eut
remis dans son berceau, et qu'ayant arrangé le
petit oreiller elle se fut éloignée, Alexis Alexandro-
vitch se leva, et à son tour s'approcha sur la pointe
des pieds, du même air accablé ; il regarda silencieu-
sement la petite, et tout à coup im sourire déplissa
son front ; puis il sortit doucement.
En rentrant dans la salle à manger il sonna et en-
voya de nouveau chercher le médecin. Mécontent
de voir sa femme s'occuper si peu de ce charmant
enfant, il ne voulait pas entrer chez elle, ni rencon-
trer la princesse Betsy ; mais sa femm^e pouvait
s'étonner qu'il ne vînt pas selon son habitude ; il fit
donc violence à ses sentiments et se dirigea vers la
porte. I^a conversation suivante frappa malgré lui
son oreille, tandis qu'il approchait, un épais tapis
étouffant le bruit de ses pas.
« S'il ne partait pas, je comprendrais votre refus
ANNA KARÉNINE. 99
et le sien. Mais votre mari doit être au-dessus de cela,
disait Betsy.
— Il n'est pas question de mon mari, mais de
moi, ne m'en parlez plus ! répondait la voix émue
d'Anna.
— Cependant vous ne pouvez pas ne pas désirer
revoir celui qui a failli mourir pour vot^s...
— C'est pour cela que je ne veux pas le revoir. »
Karénine s'arrêta effrayé comme un coupable ;
il aurait voulu s'éloigner sans être entendu ; mais,
réfléchissant que cette fuite manquait de dignité,
il continua son chemin en toussant : les voix se
turent et il entra dans la chambre.
Anna en robe de chambre grise, ses cheveux noirs
coupés, était assise sur ime chaise longue. Toute son
animation disparut, comme d'ordinaire, à la vue de
son mari ; elle baissa la tête et jeta un coup d'oeil
inquiet sur Betsy ; celle-ci, vêtue à la dernière mode,
un petit chapeau planant sur le haut de sa tête,
comme un abat- jour sur une lampe, en robe gorge de
pigeon, ornée de biais de nuance tranchante sur le
corsage et la jupe, était placée à côté d'Anna. Elle
tenait sa longue taille plate aussi droite que pos-
sible, et accueillit Alexis Alexandrovitch d'un salut
accompagné d'un sourire ironique :
« Ah ! fit-elle, l'air étonné. Je suis ravie de vous
rencontrer chez vous. Vous ne vous montrez nulle
part, et je ne vous ai pas vu depuis la maladie
d'Anna. J'ai appris par d'autres vos soucis ! Oui.
vous êtes un mari extraordinaire ! » Elle lui adressa
im regard qui devait être l'équivalent d'une récom-
100 ANNA KARÉNINE.
pense à Karénine pour sa conduite envers sa femme.
Alexis Alexandrovitch salua froidement et, bai-
sant la main de sa femme, s'enqmt de sa santé.
« Il me semble que je vais mieux, répondit-elle,
évitant son regard.
— Vous avez cependant une animation fiévreuse,
dit-il, insistant sur le dernier mot.
— Nous avons trop causé, dit Betsy, je sens que
c'est de l'égoïsme de ma part et je me sauve. »
Elle se leva, mais Anna devenue toute rouge la
retint vivement par le bras :
« Non, restez, je vous en prie, je dois vous dire, à
vous... » elle se tourna vers son mari, la rougeur lui
montant au cou et au visage. « Je ne puis et ne
veux rien vous cacher... »
Alexis Alexandrovitch baissa la tête en faisant
craquer ses doigts.
(( Betsy m'a dit que le comte Wronsky désirait
venir chez nous avant son départ pour Tashkend,
pour prendre congé. »
Elle parlait vite, sans regarder son mari, pressée
d'en finir. « J'ai répondu que je ne pouvais pas le
recevoir.
— Vous avez répondu, ma chère, que cela dépen-
dait d'Alexis Alexandrovitch, corrigea Betsy.
— Mais non, je ne puis le recevoir, et cela ne
mènerait... » elle s'arrêta tout à coup» interrogeant
son mari du regard ; il avait détourné la tête. « En un
un mot, je ne veux... »
Alexis Alexandrovitch se rapprocha d'elle et fit
le geste de lui prendre la main.
r^ ANNA KARÉNINE. loi
I^e premier mouvement d'Anna fut de retirer sa
main de celle de son mari, mais elle se domina et la
lui serra.
« Je vous remercie de votre confiance... » com-
mença-t-il ; mais, en regardant la princesse, il s'in-
terrompit.
Ce qu'il pouvait juger et décider facilement, livré
à sa propre conscience, lui devenait impossible en
présence de Betsy, en qui s'incarnait pour lui cette
force brutale indépendante de sa volonté, et maî-
tresse cependant de sa vie : devant elle il ne pouvait
éprouver aucun sentiment généreux.
« Eh bien, adieu, ma charmante », dit Betsy en
se levant. Elle embrassa Anna et sortit : Karénine
la reconduisit.
« Alexis Alexandrovitch, dit Betsy, s'arrêtant
au milieu du boudoir pour lui serrer encore la main
d'une façon significative, je vous connais pour un
homme sincèrement généreux, et je vous estime et
vous aime tant, que je me permets un conseil, quel-
que désintéressée que je sois dans la question. Rece-
vez-le ; Alexis Wronsky est l'honneur même, et il
part pour Tashkend.
— Je vous suis très reconnaissant de votre sym-
pathie et de votre conseil, princesse ; le tout est de
savoir si ma femme peut ou veut recevoir quelqu'un
c'est ce qu'elle décidera. »
Il prononça ces mots avec dignité en soulevant ses
sourcils comme d'habitude ; mais il sentit aussitôt
que, quelles que fussent ses paroles, la dignité était
incompatible avec la situation qui Im était faite.
102 ANNA KARÉNINE.
IvC sourire ironique et méchant avec lequel Betsy
accueillit sa phrase le lui prouvait suffisamment.
CHAPITRE XX
Après avoir pris congé de Betsy, Alexis Alexan-
drovitch rentra chez sa femme; celle-ci était étendue
sur sa chaise longue, mais, en entendant revenir
son mari, elle se releva précipitamment et le
regarda d'un air effrayé. Il s'aperçut qu'elle avait
pleuré.
« Je te suis très reconnaissant de ta confiance,
dit-il doucement, répétant en russe la réponse qu'il
avait faite en français devant Betsy. (Cette façon
de la tutoyer en russe irritait Anna malgré elle.)
— Je te suis reconnaissant de ta résolution, car je
trouve comme toi que, du moment où le comte
Wronsky part, il n'y a aucune nécessité de le rece-
voir ici. D'ailleurs...
— Mais puisque je l'ai dit, à quoi bon revenir là-
dessus ? » interrompit Anna avec une irritation
qu'elle ne sut pas maîtriser. « Aucune nécessité,
pensa-t-elle, pour \in homme qui a voulu se tuer, de
dire adieu à la femme qu'il aime, et qui de son côté
ne peut vivre sans lui ! »
Elle serra les lèvres, et baissa son regard brillant
sur les mains aux veines gonflées de son mari, que
celui-ci frottait lentement l'une contre l'autre.
« Ne parlons plus de cela, ajouta- t-elle plus
calme.
^ ANNA KARENINE. 103
— Je t'ai laissé pleine liberté de décider cette
question, et je suis heureux de voir... recommença
Alexis Alex andro vit ch.
— Que mes désirs sont conformes aux vôtres,
acheva vivement Anna, agacée de l'entendre parler
si lentement, quand elle savait à l'avance tout ce
qu'il avait à dire.
— Oui, confirma-t-il, et la princesse Tverskoï se
mêle très mal à propos d'affaires de famille pénibles,
elle surtout...
— Je ne crois rien de ce que l'on raconte, dit Anna,
je sais seulement qu'elle m'aime sincèrement. »
Alexis Alexandrovitch soupira et se tut ; Anna
jouait nerveusement avec la cordelière de sa robe
de chambre et le regardait de temps en temps avec
ce sentiment de répulsion physique dont elle s'accu-
sait , sans pouvoir le vaincre. Tout ce qu'elle sou-
haitait en ce moment était d'être débarrassée de sa
présence.
« Je viens de faire chercher le docteur, dit Ka-
rénine.
— Pourquoi faire ? Je me porte bien.
— C'est pour la petite qui crie beaucoup : on
croit que la nourrice a peu de lait.
— Pourquoi ne m'as-tu pas permis de nourrir,
quand j'ai supplié qu'on me laissât essayer ? Malgré
tout (Alexis Alexandrovitch comprit ce qu'elle
entendait par malgré tout), c'est un enfant, et on la
fera mourir. — Elle sonna et se fit apporter la petite.
— J'ai voulu nourrir, on ne me l'a pas permis, et
on me le reproche maintenant.
ro4 ANNA KARENINE.
— Je ne reproche rien.,
— Si fait, vous me le reprochez ! Mon Dieu, pour-
quoi ne suis- je pas morte ! Pardonne-moi, je suis
nerveuse, injuste, dit-elle, tâchant de se dominer.
Mais va-t'en. »
« Non cela ne saurait durer ainsi », se dit Alexis
Alexandrovitch en sortant de la chambre de sa
femme.
Jamais encore il n'avait été aussi vivement frappé
de l'impossibilité de prolonger aux yeux du monde
une telle situation ; jamais non plus la répulsion de
sa femme, et la puissance de cette force mystérieuse
qui s'était emparée de sa vie pour la diriger en con-
tradiction avec les besoins de son âme, ne lui étaient
apparues avec cette évidence !
Le monde et sa femme exigeaient de lui une chose
qu'il ne comprenait pas bien, mais cette chose éveil-
lait dans son cœur des sentiments de haine qui trou-
blaient son repos et détruisaient le mérite de sa vic-
toire sur lui-même. Anna, selon lui, devait rompre
avec Wronsky, mais si tout le monde jugeait cette
rupture impossible, il était prêt à tolérer leur liaison,
à condition de ne pas déshonorer les enfants et de
ne pas bouleverser sa propre existence.
C'était mal, moins mal cependant que de vouer
Anna à une position honteuse et sans issue, que de
le priver, lui, de tout ce qu'il aimait. Mais il sentait
son impuissance dans cette lutte, et savait à l'avance
qu'on l'empêcherait d'agir sagement, pour l'obliger
à faire le mal que tout le monde jugeait nécessaire.
^ ANNA KARÉNINE. 105
CHAPITRE XXI
Betsy n'avait pas encore quitté la salle à manger,
que Stépane Arcadiévitch parut sur le pas de la
porte. Il venait de chez Eliséef, où l'on avait reçu
des huîtres fraîches.
« Princesse ! vous ici ! Quelle charmante rencon-
tre ! Je viens de chez vous.
— La rencontre ne sera pas longue ; je pars, ré-
pondit en souriant Betsy, tandis qu'elle boutonnait
ses gants.
— Un moment, princesse, permettez-moi de bai-
ser votre main avant que vous vous gantiez. Rien
ne me plaît autant, en fait de retour aux anciennes
modes, que l'usage de baiser la main aux dames. »
Il prit la main de Betsy.
« Quand nous reverrons-nous ?
— Vous n'en êtes pas digne, répondit Betsy en
riant.
— Oh que si ! car je deviens un homme sérieux :
non seulement j'arrange mes propres affaires, mais
encore celles des autres, dit-il avec importance.
— Vraiment ? j'en suis charmée », répondit
Betsy comprenant qu'il s'agissait d'Anna.
Et, rentrant dans la salle à manger, elle entraîna
Oblonsky dans un coin.
« Vous verrez qu'il la fera mourir, murmura-
t-elle d'un ton convaincu; impossible d'y tenir...
— Je suis bien aise que vous pensiez ainsi, répon-
dit Stépane Arcadiévitch en hochant la tête avec
io6 ANNA KARÉNINE.
une commisération sympathique. C'est pourquoi je
suis à Pétersbourg.
— Iva ville entière ne parle que de cela, dit-eUe ;
cette situation est intolérable. Elle dessèche à vue
d'œil. Il ne comprend pas que c'est une de ces
femmes dont les sentiments ne peuvent être traités
légèrement. De deux choses l'une, ou bien il doit
l'emmener et agir énergiquement, ou bien il doit
divorcer. Mais l'état actuel la tue.
— Oui... oui... précisément, soupira Oblonsky.
Je suis venu pour cela, c'est-à-dire pas tout à fait.
Je viens d'être nommé chambellan, et il faut remer-
cier qui de droit ; mais l'essentiel est d'arranger
cette affaire.
— Que Dieu vous y aide ! » dit Betsy.
Stépane Arcadiévitch reconduisit la princesse
jusqu'au vestibule, lui baisa encore la main au-des-
sus du gant, au poignet, et après lui avoir décoché
une plaisanterie dont elle prit le parti de rire, afin
de ne pas être obligée de se fâcher, il la quitta pour
aller voir sa sœur. Anna était en larmes, Stépane
Arcadiévitch, malgré sa brillante humeur, passa tout
naturellement de la gaieté la plus exubérante au ton
d'attendrissement poétique qui convenait à la dis-
position d'esprit de sa sœur. Il lui demanda comment
elle se portait et comment elle avait passé la journée.
« Très mal, très mal ! le soir comme le matin, le
passé comme l'avenir, tout va mal, répondit-elle.
— Tu vois les cheses en noir. Il faut reprendre
courage, regarder la vie en face. C'est difficile, je le
sais, mais...
ANNA KARÉNINE. 107
— J'ai entendu dire que certaines femmes ai-
ment ceux qu'elles méprisent, commença tout à
coup Anna : moi, je le hais à cause de sa générosité.
Je ne puis vivre avec lui. Comprends-moi, c'est un
effet phj'sique, qui me met hors de moi. Je ne puis
plus vivre avec lui ! Que faut-il que je fasse ? J'ai
été malheureuse, j'ai cru qu'on ne pouvait l'être
davantage, mais ceci dépasse tout ce que j'avais pu
imaginer. Conçoit-on que, le sachant bon, parfait, et
sentant toute mon infériorité, je le haïsse néanmoins.
Il ne me reste absolument qu'à... «Elle voulait ajou-
ter « mourir », mais son frère ne la laissa pas achever.
« Tu es malade et nerveuse, crois bien que tu vois
tout avec exagération. Il n'y a là rien de si terrible. »
Et Stépane Arcadiévitch, devant xm désespoir
semblable, souriait sans paraître grossier ; son sou-
rire était si plein de bonté et d'une douceuj: presque
féminine, que, loin de froisser, il calmait et atten-
drissait ; ses paroles agissaient à la façon d'une lo-
tion d'huile d'amandes douces. Anna l'éprouva bien-
tôt.
« Non, Stiva, dit-elle, je suis perdue, perdue ! Je
suis plus que perdue, car je ne puis dire encore que
tout soit fini, je sens, hélas ! le contraire, je me fais
l'effet d'une corde trop tendue qui doit rompre né-
cessairement. Mais la fin n'est pas encore venue et
sera terrible !
— Non, non, la corde peut être doucement dé-
tendue. Il n'existe pas de situation sans une issue
quelconque.
— J'y ai pensé et repensé, je n'en vois qu'une... »
io8 ANNA KARÉNINE.
Il comprit à son regard épouvanté qu'elle ne
voyait comme issue que la mort, et l'interrompit
encore.
« Non, écoute-moi ; tu ne peux juger de ta posi-
tion comme moi. I^aisse-moi te dire franchement
mon avis. (Il sourit encore avec précaution, de son
sourire onctueux.) Je prends les choses du commen-
cement : Tu as épousé un homme plus âgé que toi
de vingt ans, et tu t'es mariée sans amour, ou du
moins sans connaître l'amour. C'était ime erreur,
j'en conviens.
— Une erreur terrible ! dit Anna.
— Mais, je le répète, c'est là un fait accompli.
Tu as eu ensuite le malheur d'aimer un autre que
ton mari; c'était un malheur, mais c'est également
un fait accompli. Ton mari l'a su et t'a pardonné.
(Après chaque phrase il s'arrêtait comme pour lui
donner le temps de la réplique, mais elle se taisait.)
Maintenant la question se pose ainsi : peux-tu con-
tinuer à vivre avec ton mari, le désires-tu ? le dé-
sire-t-il ?
— Je ne sais rien, rien.
— Tu viens de dire toi-même que tu ne pouvais
plus l'endurer...
— Non, je ne l'ai pas dit. Je le nie. Je ne sais et
ne comprends rien.
— Mais permets...
— Tu ne saurais comprendre. Je me suis préci-
pitée la tête la première dans un abîme, et je ne
dois pas me sauver. Je ne le puis pas.
— Tu verras que nous t'empêcherons de tomber
ANNA KARÉNINE. I09
et de te briser. Je te comprends. Je sens que tu ne
peux prendre sur toi d'exprimer tes sentiments, tes
désirs.
— Je ne désire rien, rien, sinon que tout cela
finisse.
— Crois-tu qu'il ne s'en aperçoive pas ? Crois-tu
qu'il ne souffre pas aussi ? Et que peut-il résulter
de toutes ces tortures ? lyC divorce au contraire
résoudrait tout. »
Stépane Arcadiévitch n'avait pas achevé sans
peine, et, son idée principale énoncée, il regarda
Anna pour en observer l'efîet.
Elle secoua la tête négativement sans répondre,
mais son visage rayonna un instant d'un éclair de
beauté, et il en conclut que si elle n'exprimait pas
son désir, c'est que la réalisation lui en paraissait
trop séduisante.
« Vous me faites une peine extrême 1 combien
je serais heureux d'arranger cela ! dit Stépane Arca-
diévitch en souriant avec plus de confiance. Ne dis
rien ! Si Dieu me permettait d'exprimer tout ce que
j'éprouve : Je vais le trouver. »
Anna le regarda de ses yeux brillants et pensifs,
et ne répondit pas.
CHAPITRE XXII
Stépane Arcadiévitch entra dans le cabinet de
son beau-frère avec le visage solennel qu'il cherchait
à prendre lorsqu'il présidait une séance de son con-
iio ANNA KARÉNINE.
seil. Karénine, les bras derrière le dos, marchait de
long en large dans la chambre, réfléchissant aux
mêmes questions que sa femme et son beau-frère.
« Je ne te gêne pas ? — demanda Stépane Arca-
diévitch, subitement troublé à la vue de Karénine ;
et, pour dissimuler ce trouble, il sortit de sa poche un
porte-cigarettes nouvellement acheté, le flaira et en
sortit une cigarette.
— Non. As-tu besoin de quelque chose ? demanda
Alexis Alexandrovitch sans empressement.
■ — Oui... je désirais... je voulais... oui, je voulais
causer avec toi », dit Stépane Arcadiévitch étonné
de se sentir intimidé.
Ce sentiment lui sembla si étrange, si inattendu,
qu'il n'y reconnut pas la voix de la conscience lui
déconseillant une mauvaise action ; et, dominant
cette impression, il dit en rougissant :
« J'avais l'intention de te parler de ma sœur et
de votre situation à tous deux. »
Alexis Alexandrovitch sourit avec tristesse, re-
garda son beau-frère, et, sans lui répondre, s'ap-
procha de la table, où il prit une lettre commencée
qu'il lui tendit.
« Je ne cesse d'y songer. Voici ce que j'ai essayé
de lui dire, pensant que je m'exprimerais mieux par
écrit, car ma présence la rend irritable », dit-il en
lui donnant la lettre.
Stépane Arcadiévitch prit le papier et regarda
avec étonnement les yeux ternes de son beau-frère
fixés sur lui, puis il lut :
« Je sais combien ma présence vous est à charge ;
ANNA KARÉNINE. m
quelque pénible qu'il me soit de le reconnaître, je le
constate, et je sens qu'il ne saurait en être autre-
ment. Je ne vous fais aucun reproche. Dieu m'est
témoin que pendant votre maladie j'ai résolu
d'oublier le passé et de commencer une nouvelle vie.
Je ne me repens pas, je ne me repentirai jamais de ce
que j'ai fait alors ; c'était votre salut, le salut de votre
âme que je soiihaitais ; je n'ai pas réussi. Dites-moi
vous-même ce qui vous rendra le repos et le bonheur,
et je me soumets à l'avance au sentiment de justice
qui vous guidera. » *
Oblonsky rendit la lettre à son beau-frère et con-
tinua à le considérer avec perplexité, sans trouver
un mot à dire. Ce silence était si pénible que les
lèvres de Stépane Arcadiévitch en tremblaient con-
vulsivement tandis qu'il regardait fixement Karé-
nine.
« Je vous comprends, finit-il par balbutier.
— Que veut- elle ? c'est ce que je souhaiterais
savoir.
— Je crains qu'elle ne s'en rende pas compte.
Elle n'est pas juge dans la question, dit Stépane
Arcadiévitch, cherchant à se remettre. Elle est
écrasée, littéralement écrasée, par ta grandeur
d'âme ; si elle lit ta lettre, elle sera incapable d'y
répondre et ne pourra que courber encore plus la
tête.
— Mais alors que faire ? Comment s'expliquer ?
Comment connaître ses désirs ?
— Si tu me permets de t' exprimer mon avis,
c'est à toi à indiquer nettement les mesures que tu
112 ANNA KARÉNINE.
crois nécessaires pour couper court à cette situa-
tion.
— Par conséquent tu trouves qu'il faut y couper
court ? interrompit Karénine, mais comment ?
ajouta-t-il en passant la main devant ses yeux avec
un geste qui ne lui était pas habituel. Je ne vois pas
d'issue possible !
— Toute situation, quelque pénible qu'elle soit,
en a une, dit Oblonsky se levant et s' animant peu
à peu. Tu parlais du divorce autrefois... Si tu t'es
convaincu qu^ n'y a plus de bonheur commun
possible entre vous...
— I^e bonheur peut être compris de façons diffé-
rentes : Admettons que je consente à tout ; com-
ment sortirons-nous de là ?
— Si tu veux mon avis... — dit Stépane Arcadié-
vitch avec le même sourire onctueux qu'il avait em-
ployé avec sa sœur, et ce sourire était si persuasif, que
Karénine, s'abandonnant à la faiblesse qui le domi-
nait, fut tout disposé à croire son beau-frère. —
Jamais elle ne dira ce qu'elle désire. Mais il est une
chose qu'elle peut souhaiter, continua Stépane Arca-
diévitch, c'est de rompre des liens qui ne peuvent que
lui rappeler de cruels souvenirs. Selon moi, il est
indispensable de rendre vos rapports plus clairs,
et ce ne peut être qu'en reprenant mutuellement
votre liberté.
— I^ divorce ! interrompit avec dégoût Alexis
Alexandrovitch.
— Oui, le divorce, je crois, répéta Stépane Arca-
diévitch eu rougissant. A tous les points de vue, c'est
ANNA KARÉNINE. 113
le parti le plus sensé lorsque deux époux se trouvent
dans la situation où vous êtes. Que faire lorsque la
vie commiine devient intolérable ? et cela peut sou-
vent arriver... »
Alexis Alexandrovitch soupira profondément et se
couvrit les yeux.
« Il n'y a qu'une seule chose à prendre en considé-
ration, celle de savoir si l'un des deux époux veut
se remarier ? Sinon c'est fort simple >\ continua
Stépane Arcadiévitch de plus en plus délivré de sa
contrainte.
Alexis Alexandrovitch, la figure bouleversée par
l'émotion, murmura quelques paroles inintelligi-
bles. Ce qui semblait si simple à Oblonsky, il l'avait
tourné et retourné mille fois dans sa pensée, et, au
lieu de le trouver simple, il le jugeait impossible.
Maintenant que les conditions du divorce lui étaient
connues, sa dignité personnelle, autant que le res-
pect de la religion, lui défendaient d'assurer l'odieux
d'tm adultère fictif, et encore plus de vouer au dés-
honneur une femme aimée, à laquelle il avait par-
doimé.
Et d'ailleurs, que deviendrait leur fils ? le laisser
à la mère était impossible ; cette mère divorcée
aurait une nouvelle famille dans laquelle la position
de l'enfant serait intolérable. Quelle éducation rece-
vrait-il ? lyC garder, c'est un acte de vengeance qui
lui répugnait. Mais, avant tout, ce qui rendait le
divorce inadmissible à ses yeux, c'était l'idée qu'en
y consentant il contribuerait à la perte d'Anna : les
paroles de Dolly, à Moscou, lui restaient gravées
114 ANNA KARÉNINE.
dans l'âme : « en divorçant il ne pensait qu'à lui ».
Ces mots, maintenant qu'il avait pardonné et qu'il
s'était attaché aux enfants, avaient pour lui une
signification toute particulière. Rendre à Anna sa
liberté, c'était lui ôter le dernier appui dans la voie
du bien, et la pousser à l'abîme. Une fois divorcée,
il savait bien qu'elle s'unirait à Wronsky par un
lien coupable et illégal, car le mariage ne se rompt,
selon l'Église, que par la mort.
« Et qui sait si, au bout d'un an ou deux, il ne
l'abandonnera pas, et si elle ne se jettera pas dans une
nouvelle liaison », pensait Alexis Alexandrovitch,
« et c'est moi qui serais responsable de sa chute ! »
Non, le divorce n'était pas tout simple, comme le
disait son beau-frère.
Il n'admettait donc pas un mot de ce que disait
Stépane Arcadiévitch ; il avait cent arguments pour
réfuter de semblables raisonnements, et pourtant
il l'écoutait, sentant que ces paroles étaient la mani-
festation de cette force irrésistible qui dominait sa
vie, et à laquelle il finirait par se soumettre.
« Reste à savoir dans quelles conditions tu con-
sentiras au divorce, car elle n'osera rien te demander
et s'en remettra complètement à ta générosité. »
« Pourquoi tout cela, mon Dieu, mon Dieu ? »
pensa Alexis Alexandrovitch ; il se couvrit la figure
des deux mains comme l'avait fait Wronsky.
« Tu es ému, je le comprends, mais si tu y réflé-
chis...
• — Et si on te soufflette sur la joue gauche, pré-
sente la droite, et si on te vole ton manteau, donne
ANNA KARÉNINE. 115
encore ta robe, pensait Alexis Alexandrovitch. —
Oui, oui ! cria-t-il d'une voix presque perçante, je
prends la honte sur moi, je renonce même à mon
fils... mais ne vaudrait-il pas miettx laisser tout cela?
Au reste, fais ce que tu veux. »
Et, se détournant de son beau-frère pour n'être
pas vu de lui, il s'assit près de la fenêtre. Il était
humilié, honteux, et cependant heureux de se sentir
moralement au-dessus de toute humiliation.
Stépane Arcadiévitch, touché, se taisait.
« Alexis Alexandrovitch, crois bien qu'elle appré-
ciera ta générosité. Telle était sans doute la volonté
de Dieu », ajouta-t-il. Puis, sentant aussitôt qu'il
disait là une sottise, il retint avec peine un sourire.
Alexis Alexandrovitch voulut répondre ; des
larmes l'en empêchèrent.
Ivorsque Oblonsky quitta le cabinet de son beau*
frère, il était sincèrement ému, ce qui ne l'empê-
chait pas d'être enchanté d'avoir arrangé cette af-
faire : à cette satisfaction se joignait l'idée d'un ca-
lembour qu'il comptait faire à sa femme et à ses
amis intimes.
« Quelle différence y a-t-il entre moi et un feld-
maréchal ? ou quelle ressemblance y a-t-il entre un
feld-maréchal et moi ? Je chercherai cela, pensa-t-il
eu souriant. »
CHAPITRE XXIII
IvA blessure de Wronsky était dangereuse, quoi-
qu'elle c'eût pas atteint le cœur, il fut pendant plu-
ii6 ANNA KARÉNINE.
sieurs jours entre la vie et la mort. Quand pour la
première fois il se trouva en état de parlei sa belle-
sœur, Waria, était dans sa chambre.
« Waria ! lui dit-il en la regardant sérieusement,
je me suis blessé involontairement. Dis-le à tout
le monde ; sinon ce serait trop ridicule ! »
Waria se pencha vers lui sans répondre, exami-
nant son visage avec un sourire de bonheur ; les
yeux du blessé n'étaient plus fiévreux, mais leur
expression était sévère.
« Dieu merci ! répondit-elle, tu ne souffres pas ?
— Un peu de ce côté-ci, dit-il en indiquant sa
poitrine.
— Permets-moi alors de changer ton panse-
ment. »
Il la regarda faire, et quand elle eut fini :
« Tu sais, dit-il, que je n'ai plus le délire ; fais en
sorte, je t'en supplie, qu'on ne dise pas que je me
suis tiré im coup de pistolet avec intention,
i — Personne ne le dit. J'espère cependant que tu
renonceras à tirer sur toi accidentellement ? dit-elle
avec son sourire interrogateur.
— Probablement, mais mieux aurait valu... »
Et il sourit d'un air sombre.
Malgré ces paroles, Wronsky, lorsqu'il fut hors de
danger, eut le sentiment qu'il s'était délivré d'une
partie de ses souffrances. Il s'était, en quelque sorte,
lavé de sa honte et de son humiliation ; désormais il
pourrait penser avec calme à Alexis Alexandrovitch,
reconnaître sa grandeur d'âme sans en être écrasé. Il
pouvait, en outre, reprendre son existence habituelle
ANNA KARÉNINE. 117
regarder les gens en face et se rattacher aux prin-
cipes dirigeants de sa vie : ce qu'il ne parvenait pas
à s'arracher du cœur, malgré tous ses efEorts, c'était
le regret, voisin du désespoir, d'avoir perdu Anna
pour toujours, fermement résolu d'ailleurs, mainte-
nant qu'il avait racheté sa faute envers Karénine, à
ne pas se placer entre l'épouse repentante et son
mari. Mais le regret ne pouvait s'eSacer, non plus
que le souvenir des instants de bonheur trop peu
appréciés autrefois, et dont le charme le poursuivait
sans cesse. Serpouhowskoï imagina de lui faire
donner une mission à Tashkend, et Wronsky accepta
cette proposition sans la moindre hésitation. Mais,
plus le moment du départ approchait, plus le sacri-
fice qu'il faisait au devoir lui semblait cruel.
« La revoir encore une fois, puis s'enterrer, mou-
rir »„ pensait-il ; et en faisant sa visite d'adieu à
Betsy il lui exprima ce vœu.
Celle-ci partit aussitôt en ambassadrice auprès
d'Anna, mais rapporta im refus.
« Tant mieux, pensa Wronsky, en recevant cette
réponse : cette faiblesse m'aurait coûté mes der-
nières forces. »
Le lendemain matin, Betsy arriva chez lui elle-
même, annonçant qu'elle avait appris par Oblonsky
qu'Alexis Alexandrovitch consentait au divorce, et
que, par conséquent, rien n'empêchait plus Wronsky
de voir Anna.
Sans plus songer à ses résolutions, sans s'informer
à quel moment il pourrait la voir, ni où se trouvait
le mari, oubliant même de reconduire Betsy,
ii8 ANNA KARÉNINE.
Wronsky courut chez les Karénine. Il enjamba
l'escalier, entra précipitamment, traversa, en cou-
rant presque, l'appartement, entra dans la chambre
d'Anna, et, sans même se demander si la présence
d'un tiers ne devait pas l'arrêter, il la prit dans ses
bras et couvrit de baisers ses mains, son visage et
son cou.
Anna s'était préparée à le revoir et avait pensé à
ce qu'elle lui dirait ; mais elle n'eut pas le temps
de parler : la passion de Wronsky l'emporta. Elle
aurait voulu le calmer, se calmer elle-même, mais
ce n'était pas possible ; ses lèvres tremblaient, et
longtemps elle ne put rien dire.
« Oui, tu m'as conquise, je suis à toi, parvint-elle
enfin à dire en serrant la main de Wronsky contre
sa poitrine.
— Cela devait être ! et tant que nous vivrons
cela sera ; je le sais maintenant.
— C'est vrai, répondit-elle pâlissant de plus
en plus, tout en entourant de ses bras la tête de
Wronsky. Cependant ce qui nous arrive a quelque
chose de terrible après ce qui s'est passé.
— Tout cela s'oubliera, nous allons être si heureux!
Si notre amour avait besoin de grandir, il grandi-
rait parce qu'il a quelque chose de terrible », dit-il
en relevant la tête et montrant ses dents blanches
dans un sourire.
Elle ne put lui répondre que par un regard de ses
yeux aimants ; puis, lui prenant la main, elle s'en
caressa le visage et ses pauvres cheveux coupés .
— Je ne te reconnais plus avec tes cheveux ras.
ANNA KARENINE. 119
Tu es bien belle ! Un vrai petit garçon ! Mais comme
tu es pâle !
— Oui, je suis encore très faible, répondit-elle en
souriant ; et ses lèvres se reprirent à trembler.
— Nous irons en Italie, tu te rétabliras.
— Est-il possible que nous puissions être comme
mari et femme, seuls, à nous deux ? dit-elle en le
regardant dans les yeux.
— Je ne suis étonné que d'une chose, c'est que
cela n'ait pas toujours été.
— Stiva dit qu'il consent à tout, mais je n'ac-
cepte pas sa générosité, dit-elle, regardant d'un air
pensif par-dessus la tête de Wronsky. Je ne veux
pas du divorce, je n'y tiens plus. Je me de-
mande setilement ce qu'il décidera par rapport à
Serge. »
Comment dans ce premier moment de leur rap-
prochement pouvait-elle penser à son fils et au
divorce ? Wronsky n'y comprenait rien.
«Ne parle pas de cela, n'y pense pas, — dit il,
tournant et retournant la main d'Anna dans la
sienne pour ramener son attention vers lui ; mais
elle ne le regardait toujours pas.
— Ah ! pourquoi ne sviis-je pas morte, cela valait
bien mieux ! » dit-elle, et des larmes inondaient son
visage ; elle essaya pourtant de sourire pour ne pas
l'afïïiger.
Autrefois Wronsky aurait cru impossible de se
soustraire à la flatteuse et périlleuse mission de
Tashkend, mais maintenant, sans hésitation aucune,
il la refusa ; puis, ayant remarqué que ce refus
120 ANNA KARÉNINE.
était mal interprété en haut lieu, il donna sa dé-
mission.
Un mois plus tard, Alexis Alexandrovitch restait
seul dans son appartement avec son fils, et Anna
partait avec Wronsky pour l'étranger en refusant
le divorce.
CINQUIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
La princesse Cherbatzky croyait impossible de
célébrer le mariage avant le grand, carême, à cause
du trousseau, dont la moitié à peine pouvait être
terminée jusque-là, c'est-à-dire en cinq semaines ;
elle convenait cependant qu'on risquait d'être arrêté
par un deuil si l'on attendait jusqu'à Pâques, car
une vieille tante du prince était fort malade. On
prit donc un moyen terme en décidant que le ma-
riage aurait lieu avant le carême, mais qu'on ne
recevrait qu'une partie du trousseau immédiate-
ment, et le reste après la noce. Le jeune couple
comptait partir pour la campagne aussitôt après
la cérémonie, et n'avait pas besoin de grand'chose.
La princesse s'indignait de trouver Levine indif-
férent à toutes ces questions : toujours comme à
moitié fou, il continuait à croire son bonheur et sa
persoime le centre, l'tmique but de la création ; ses
123 ANNA KARÉNINE.
affaires ne le préoccupaient en rien, il s'en remettait
aux soins de ses amis, persuadé qu'ils arrangeraient
tout pour le mieux. Son frère Serge, Stépane Arca-
diévitch et la princesse le dirigeaient absolument ;
il se contentait d'accepter ce qu'on lui proposait.
Son frère emprunta l'argent dont il avait besoin ;
la princesse lui conseilla de quitter Moscou après
la noce, Stépane Arcadiévitch fut d'avis qu'un
voyage à l'étranger serait convenable. Il consentait
toujours. « Ordonnez ce qu'il vous plaira, pensait-
il, je suis heureux, et, quoi que vous décidiez, mon
bonheur ne sera ni plus ni moins grand. » Mais
quand il fit part à Kitty de l'idée de Stépane Arca-
diévitch, il vit avec étonnement qu'elle n'approu-
vait pas ce projet et qu'elle avait des plans d'avenir
bien déterminés. Bile savait à Levine des intérêts
sérieux chez lui, dans sa terre, et des affaires qu'elle
ne comprenait ni ne cherchait à comprendre, lui
paraissaient cependant fort importantes ; aussi ne
voulait-elle pas d'un voyage à l'étranger, et tenait-
elle à s'installer dans leur véritable résidence. Cette
décision très arrêtée surprit Levine, et, toujours
indifférent aux détails, il pria Stépane Arcadiévitch
de présider, avec le goût qui le caractérisait, aux
embellissements de sa maison de Pakrofsky. Cela
lui semblait rentrer dans les attributions de son ami.
«A propos, dit un jour Stépane Arcadiévitch,
après avoir tout organisé à la campagne, as-tu ton
billet de confession?
— Non, pourquoi ?
— On ne se marie pas sans cela.
{ ANNA KARÊNINB. 123
— Aïe, aïe, aïe ! s'écria Levine, mais voilà neuf
ans que je ne me sviis confessé ! Et je n'y ai seulement
pas songé !
— C'est joli ! dit en riant Stépane Arcadiévitch ;
et tu me traites de nihiliste ! Mais cela ne peut se
passer ainsi : il faut que tu fasses tes dévotions.
— Quand ? nous n'avons plus que quatre jours ! »
Stépane Arcadiévitch arrangea cette affaire
comme les autres, et Levine commença ses dévo-
tions. Incrédule pour son propre compte, il n'en
respectait pas moins la foi d'autrui, et trouvait
dur d'assister et de participer à des cérémonies reli-
gieuses sans y croire. Dans sa disposition d'esprit
attendrie et sentimentale, l'obligation de dissimuler
lui était odieuse. — Quoi ! railler des choses saintes,
mentir, quand son cœur s'épanouissait, quand il
se sentait en pleine gloire ! était-ce possible ? Mais
quoi qu'il fit pour persuader à Stépane Arcadiévitch
qu'on découvrirait bien un moyen d'obtenir un
billet sans qu'il fût forcé de se confesser, celui-ci
resta inflexible.
« Qu'est-ce que cela te fait ? deux jours seront
vite passés, et tu auras affaire à un brave petit
vieillard qui t'arrachera cette dent sans que tu
t'en doutes. »
Pendant la première messe à laquelle il assista,
Levine fit de son mieux pour se rappeler les im-
pressions religieuses de sa jeunesse qui, entre seize
et dix-sept ans, avaient été fort vives ; il n'y réussit
pas. Il entreprit alors de considérer les formes reli-
gieuses comme un usage ancien, vide de sens, à
124 ANNA KARENINE.
peu près comme l'habitude de faire des visites ; il
n'y parvint pas davantage, car, ainsi que la plupart
de ses contemporains, il était absolument dans le
vague au point de vue religieux, et, incapable de
croire, il l'était également de douter complète-
ment. Cette confusion de sentiments lui causa une
honte et une gêne extrêmes pendant le temps con-
sacré à ses dévotions ; agir sans comprendre était,
lui criait sa conscience, une action mauvaise et
mensongère.
Pour n'être pas en contradiction trop flagrante
avec ses convictions, il chercha d'abord à attribuer
un sens quelconque au service divin avec ses
différents rites, mais, s' apercevant qu'il critiquait
au lieu de comprendre, il s'efforça de ne plus écouter,
et de s'absorber dans les pensées intimes qui l'en-
vahissaient pendant ses longues stations à l'église.
— La messe, les vêpres et les prières du soir se pas-
sèrent ainsi ; le lendemain matin il se leva de meil-
leure heure, et vint à jeun vers huit heures pour les
prières du matin et la confession. L'église était
déserte ; il n'y vit qu'un soldat qui mendiait, deux
vieilles femmes et les desservants. Un jeune diacre
vint à sa rencontre ; son dos long et maigre se
dessinait en deux moitiés bien nettes sous sa mince
soutanelle ; il s'approcha d'une petite table près
du mur et commença la lecture des prières. Levine
l'écoutant répéter à la hâte d'une voix monotone,
et en les abrégeant, les mots : « Seigneur, ayez
pitié de nous », comme un refrain, resta debout,
derrière lui, cherchant à se défendre d'écouter et
ANNA KARÉNINE. 125
de juger, pour ne pas interrompre ses propres
pensées. — « Quelle expression elle a dans les mains»
pensa-t-il, se rappelant la soirée de la veille passée
avec Kitty dans un coin du salon près d'une table.
Leur conversation n'avait rien eu de palpitant ;
elle s'amusait à ouvrir et à refermer sa main, en
l'appuyant sur la table, tout en riant de cet enfan-
tillage. Il se rappela avoir baisé cette main et en
avoir examiné les lignes. « Encore ayez pitié de
nous », pensa Levine faisant des signes de croix
et saluant jusqu'à terre, tout en remarquant les
mouvements souples du diacre qui se prosternait
devant lui. « Ensuite elle a pris ma main et à son
tour l'a examinée. — Tu as une fameuse main »,
m'a-t-elle dit. Il regarda sa main, puis celle du
diacre aux doigts écourtés. « Maintenant ce sera
bientôt fini. Non, voilà la prière qui recommence
Si, il se prosterne jusqu'à terre : c'est la fin. »
Le diacre reçut un billet de trois roubles, discrè-
ment glissé dans sa manche, et s'éloigna rapidement
en faisant résonner ses bottes neuves sur les dalles
de l'église déserte ; il disparut derrière l'autel après
avoir promis à Levine de l'inscrire pour la confes-
sion. Au bout d'un instant, il reparut et lui fit signe.
Levine s'avança vers le jubé. Il monta quelques
marches, tourna à droite, et aperçut le prêtre, un
petit vieillard à barbe presque blanche, au bon
regard un peu fatigué, debout près du lutrin, feuil-
letant un missel. Après un léger salut à Levine il
commença la lecture des prières, puis s'inclina
jusqu'à terre en finissant :
125 ANNA KARÉNINE.
« Le Christ assiste, invisible, à votre confession,
dit-il se retournant vers Levine et désignant le cru-
cifix. Croyez-vous à tout ce que nous enseigne la
Sainte Église apostolique ? continua-t-il en croisant
ses mains sous l'étole.
î — J'ai douté, je doute encore de tout », dit Levine
d'une voix qui résonna désagréablement à son
oreille, et il se tut.
Le prêtre attendit quelques secondes, puis fer-
mant les yeux et parlant très vite :
«Douter est le propre de la faiblesse humaine,
nous devons prier le Seigneur tout puissant de vous
fortifier. Quels sont vos principaux péchés ? »
Le prêtre parlait sans la moindre interruption et
comme s'il eût craint de perdre du temps.
« Mon péché principal est le doute, qui ne me
quitte pas ; je doute de tout et presque toujours.
— Douter est le propre de la faiblesse humaine,
répéta le prêtre, employant les mêmes mots ; de
quoi doutez- vous principalement ?
— De tout. Je doute parfois même de l'existence
de Dieu, — dit Levine presque malgré lui, effrayé
de l'inconvenance de ces paroles. Mais elles ne
semblèrent pas produire sur le prêtre l'impression
qu'il redoutait.
— Quels doutes pouvez- vous donc avoir de
l'existence de Dieu ? » demanda-t-il avec un sourire
presque imperceptible.
Levine se tut.
« Quels doutes pouvez-vous avoir sur le Créateur
quand vous contemplez ses œuvres ? Qui a décoré
ANNA KARÉNINE. 127
la voûte céleste de ses étoiles, orné la terre de toutes
ses beautés ? Comment ces choses existeraient-
elles sans le Créateur ? » Et il jeta àl^evine un regard
interrogateur.
Levine sentit l'impossibilité d'une discussion
philosophique avec im prêtre, et répondit à sa der-
nière question :
« Je ne sais pas.
— Vous ne savez pas ? Mais alors pourquoi dou-
tez-vous que Dieu ait tout créé ?
— Je n'y comprends rien, répondit Levine rou-
gissant et sentant l'absurdité de réponses qui, dans
le cas présent, ne pouvaient être qu'absurdes.
— Priez Dieu, ayez recours à lui ; les Pères de
l'Église eux-mêmes ont douté et demandé à Dieu de
fortifier leur foi. Le démon est puissant et nous
devons lui résister. Priez Dieu, priez Dieu », répéta j
le prêtre très vite. "
Puis il garda un moment le silence comme s'il eût
réfléchi.
« Vous avez, m'a-t-on dit, l'intention de con-
tracter mariage avec la fille de mon paroissien et
fils spirituel le prince Cherbatzky ? ajouta- t-il avec
un sourire. C'est tme jeune fille accomplie.
— Oui, » répondit Levine rougissant pour le
prêtre. « Quel besoin a-t-il de faire de semblables
questions en confession ? » se demanda- t-il.
Le prêtre continua :
' « Vous songez au mariage, et peut-être Dieu vous
accordera-t-il une postérité. Quelle éducation don-
nerez-vous à vos petits enfants si vous ne parvenez
II. 5
128 ANNA KARÉNINE.
pas à vaincre les tentations du démon qui vous
suggère le doute ! Si vous aimez vos enfants, vous
leur souhaiterez non seulement la richesse, l'abon-
dance et les honneurs, mais encore, en bon père,
le salut de leur âme et les lumières de la vérité,
n'est-il pas vrai ? Que répondrez-vous donc à
l'enfant innocent qui vous demandera : « Père, qui
a créé tout ce qui m'enchante sur la terre, « l'eau,
«le soleil, les fleurs, les plantes ? » I^ui répondrez-
vous : « Je n'en sais rien » ? Pouvez- vous ignorer
ce que Dieu, dans sa bonté infinie, vous dévoile ?
Et si l'enfant vous demande : « Qu'est-ce qui
m'attend au delà de la tombe ? » Que lui direz-
vous, si vous ne savez rien ? Comment lui répon-
drez-vous ? L'abandonnerez- vous aux tentations
du monde, au diable ? Cela n'est pas bien ! » dit-il
s'arrêtant et baissant la tête de côté pour regarder
l/cvine de ses bons yeux, doux et modestes.
Levine se tut, non qu'il craignît cette fois une
discussion malséante, mais parce que personne ne lui
avait encore posé de pareilles questions, et que jus-
qu'à ce que ses enfants fussent en état de les lui faire,
il pensait avoir suffisamment le temps d'y réfléchir.
« Vous abordez une phase de la vie, continua le
prêtre, où il faut choisir sa route et s'y tenir. Priez
Dieu qu'il vous aide et vous soutienne dans sa
miséricorde ; et, pour conclure : Notre Seignem
Dieu, Jésus-Christ, te pardonnera, mon fils, dans sa
bonté et sa générosité pour notre humanité... »
Et le prêtre, terminant les formules de l'absolution,
le congédia après lui avoir donné sa bénédiction.
ANNA KARENINE. 129
I^vine rentra heureux ce jour-là à l'idée de se
voir délivré d'une situation fausse sans avoir été
obligé de mentir. Il emporta d'ailleurs du petit
discours de ce bon vieillard l'impression vague qu'au
lieu d'absurdités il avait entendu des choses valant
la peine d'être approfondies.
« Pas maintenant naturellement, pensa-t-il, mais
plus tard. » Levine sentait vivement en ce moment
qu'il avait dans l'âme des régions troubles et
obscures ; en ce qui concernait la religion surtout,
il était exactement dans le cas de Swiagesky et
de quelques autres, dont les incohérences d'opinions
le frappaient désagréablement.
La soirée que Levine passa auprès de sa fiancée
chez DoUy fut très gaie ; il se compara, en causant
avec Stépane Arcadiévitch, à un chien qu'on dres-
serait à sauter au travers d'un cerceau, et qui,
heureux d'avoir enfin compris sa leçon, voudrait,
dans sa joie, sauter sur la table et la fenêtre en agi-
tant la queue.
CHAPITRE n
La princesse et Dolly observaient strictement
les usages établis : aussi ne permirent-elles pas à
I^evine de voir sa fiancée le jour du mariage ; il
dîna à son hôtel avec trois célibataires réunis chez
lui par le hasard ; c'étaient Katavasof, im ancien
camarade de l'Université, maintenant professeur
de sciences naturelles, que Levine avait rencontré
et emmené dîner ; Tchirikof, son garçon d'honneur.
130 ANNA KARBNINE.
juge de paix à Moscou, un compagnon de chasse
à l'ours, et enfin Serge Ivanitch.
IvC dîner fut très animé. Serge Ivanitch était de
belle humeur, et l'originaHté de Katavasof l'amusa
beaucoup ; celui-ci, se voyant goûté, fit des frais,
et Tchirikof soutint gaiement la conversation.
« Ainsi, voilà notre ami Constantin Dmitrich,
disait Katavasof avec son parler lent de professeur
habitué à s'écouter, quel garçon de moyens, jadis !
je parle de lui au passé, car il n'existe plus. Il
aimait la science en quittant l'Université, il prenait
intérêt à l'humanité ; maintenant il emploie une
moitié de ses facultés à se faire illusion, et l'autre
à donner à ses chimères une apparence de raison.
— Jamais je n'ai rencontré d'ennemi du mariage
plus convaincu que vous, dit Serge Ivanitch.
— Non pas, je suis simplement partisan de la
division du travail. Ceux qui ne sont propres à rien
sont bons pour propager l'espèce. I^es autres doi-
vent contribuer au développement intellectuel, au
bonheur de leurs semblables. Voilà mon opinion.
Je sais qu'il y a ime foule de gens disposés à con-
fondre ces deux branches de travail ; mais je ne suis
pas du nombre.
— Que je serais donc heureux d'apprendre que
vous êtes amoureux ! s'écria I^evine. Je vous en
prie, invitez-moi à votre noce.
— Mais je suis déjà amoureux.
— Oui, des mollusques. Tu sais, dit I^evine se
tournant vers son frère, Michel Seminitch écrit un
ouvra?îe sur la nutrition et
ANNA KARÉNINE. 131
— Je vous en prie, n'embromllez pas les choses !
Peu importe ce que j'écris, mais il est de fait que
j'aime les mollusques.
— Cela ne vous empêcherait pas d'aimer une
femme.
— 'Non, c'est ma femme qui s'opposerait à mon
amour pour les mollusques.
— Pourquoi cela ?
— Vous le verrez bien. Vous aimez en ce moment
la chasse, l'agronomie ; eh bien, attendez.
— J'ai rencontré Archip aujourd'hui, dit Tchi-
rikof ; il prétend qu'on trouve à Prudnov des
quantités d'élans, même des ours.
— Vous les chasserez sans moi.
— Tu vois bien, dit Serge Ivanitch. Quant à la
chasse à l'ours, tu peux bien lui dire adieu : ta
femme ne te la permettra plus. »
lycvine sourit. L'idée que sa femme lui défendrait
la chasse lui parut si charmante qu'il aurait vo-
lontiers renoncé à jamais au plaisir de rencontrer
un ours.
« L'usage de prendre congé de sa vie de garçon
n'est pas vide de sens, dit Serge Ivanitch. Quelque
heureux qu'on se sente, on regrette toujours sa
liberté.
— Avouez que, semblable au fiancé de Gogol, on
éprouve l'envie de sauter par la fenêtre.
— Certainement, mais il ne l'avouera pas, dit
Katavasof avec un gros rire.
— La fenêtre est ouverte... partons pour Tver !
On peut trouver l'ourse dans sa tanière. Vrai, nous
132 ANNA KARENINE.
pouvons encore prendre le train de cinq heures,
dit en souriant Tchirikof .
— Eh bien, la main sur la conscience, répon it
Levine, souriant aussi, je ne puis dé ouvrir dans
mon âme la moindre trace de regret de ma liberté
perdue.
— Votre âme est un tel chaos que vous n'y
reconnaissez rien pour le quart d'heure, dit Kata-
vasof. Attendez qu'il y fasse plus clair, vous verrez
alors. Vous êtes un sujet qui laisse peu d'espoir \
Buvons donc à sa guérison. »
Après le dîner, les convives, devant changer
d'habit avant la noce, se séparèrent.
Resté seul, I,evine se demanda encore s'il regret-
tait réellement la liberté dont ses amis venaient de
parler, et cette idée le fit sourire. «I^a liberté ?
pourquoi la liberté ? I^e bonheur pour moi consiste
à aimer, à vivre de ses pensées, de ses désirs à elle,
sans aucune liberté. Voilà le bonheur ! »
« Mais puis- je connaître ses pensées, ses désirs,
ses sentiments ? » Le sourire disparut de ses lèvres.
Il tomba dans une profonde rêverie et se sentit tout
à coup frappé de crainte et doute. « Et si elle ne
m'aimait pas ? si elle m'épousait uniquement pour
se marier ? si elle faisait cela sans même en avoir
conscience ? Peut-être reconnaîtra-t-elle son erreur
et comprendra-t-elle, après m' avoir épousé, qu'elle
ne m'aime pas et ne peut pas m' aimer ? » Et les
pensées les plus blessantes pour Kitty lui vinrent à
la pensée ; il se reprit, comme un an auparavant;
à éprouver tme violente jalousie contre Wronsky,
ANNA KARÉNINE. 133
il se reporta, comme à un souvenir de la veille, à
cette soirée où il les avait vus ensemble, et la soup-
çonna de ne pas lui avoir tout avoué.
« Non, pensa- t-il avec désespoir en sautant de sa
chaise, je ne puis en rester là ; je vais aller la trouver,
je lui parlerai, et lui dirai encore pour la dernière
fois : « Nous sommes libres, ne vaut-il pas mieux
« nous arrêter ? tout est préférable au malheur
« de la vie entière, à la honte, à l'infidélité ! »
Et, hors de lui, plein de haine contre l'humanité,
contre lui-même, contre Kitty, il courut chez
elle.
Il la trouva assise sur un grand coffre, occupée à
revoir avec sa femme de chambre des robes de
toutee les couleurs étalées par terre et sur les dos-
siers des chaises.
« Comment ! s'écria-t-elle, rayonnante de joie à
sa vue. C'est toi, c'est vous ? (jusqu'à ce dernier
jour elle lui disait tantôt toi, tantôt vous). Je ne
m'y attendais pas ! Je suis en train de faire le par-
tage de mes robes de jeime fille.
— Ah ! c'est très bien ! répondit-il en regardant
la femme de chambre d'tm air sombre.
— Va-t'en, Doimiacha, je t'appellerai, — dit
Kitty ; et aussitôt que celle-ci fut sortie : — Qu'y
a-t-il ? — Elle était frappée du bouleversement
de son fiancé et se sentait prise de terreur.
— Kitty, je suis à la torture ! » lui dit-il avec
désespoir, s' arrêtant devant elle pour lire dans
ses yevix d'un air suppliant. Ces beaux yeux ai-
mants et limpides \và montrèrent aussitôt combien
134 ANNA KARÉNINE.
ses craintes étaient chimériques, mais il éprouvait
le besoin impérieux d'être rassuré.
« Je suis venu te dire qu'il n'est pas encore trop
tard : que tout peut encore être réparé.
— Quoi ? Je ne comprends pas. Qu'as-tu ?
— J'ai... ce que j'ai cent fois dit et pensé... Je
ne suis pas digne de toi. Tu n'as pu consentir à
m'épouser. Penses-y ! Tu te trompes peut-être.
Penses-y bien. Tu ne peux pas m' aimer... Si...
mieux vaut l'avouer... continua-t-il sans la regar-
der. Je serai malheureux, n'importe ; qu'on dise ce
que l'on voudra ; tout vaut mieux que le mal-
heur !... maintenant, tandis qu'il est encore
temps...
— Je ne comprends pas, répondit-elle en le
regardant effrayée, que veux-tu ? te dédire, rom-
pre ?
— Oui, si tu ne m'aimes pas.
— Tu deviens fou ! — s'écria-t-elle, rouge de
contrariété. Mais la vue du visage désolé de Levine
arrêta sa colère, et, repoussant les robes qui cou-
vraient les chaises, elle se rapprocha de lui.
— A quoi penses-tu ? dis-moi tout.
— Je pense que tu ne saurais m' aimer. Pour-
quoi m' aimerais- tu ?
— Mon Dieu ! qu'y puis- je ? dit-elle, et elle
fondit en larmes.
— Qu'ai-je fait! » s' écria-t-il aussitôt, et se jetant
à ses genoux il couvrit ses mains de baisers.
Quand la princesse, au bout de cinq minutes,
entra dans la chambre, elle les trouva complètement
ANNA KARÊNINK. 137
réconciliés, Kitty avait convaincu son fiancé de son
amour. Elle lui avait expliqué qu'elle l'aimait
parce qu'elle le comprenait à fond, parce qu'elle
savait qu'il devait aimer, et que tout ce qu'il aimait
était 'bon et bien.
Ivcvine trouva l'explication parfaitement claire.
Quand la princesse entra, ils étaient assis côte
à côte sur le grand coffre, examinant les robes, et
discutant sur leur destination. Kitty voulait donner
à Douniacha la robe brune qu'elle portait le jour
où lyevine l'avait demandée en mariage, et celui-ci
insistait pour qu'elle ne fût donnée à personne, et
que Douniacha reçût la bleue.
« Mais comment ne comprends-tu pas qu'étant
brime le bleu ne lui sied pas ? J'ai pensé à tout
cela.. »
En apprenant pourquoi I^evine était venu, la
princesse se fâcha tout en riant, et le renvoya s'habil-
ler, car Charles allait venir coiffer Kitty.
« EUe est assez agitée comme cela, dit-elle ; elle
ne mange rien ces jours-ci, aussi enlaidit-elle à vue
d'oeil : et tu viens encore la troubler de tes folies !
Allons, sauve-toi, mon garçon. »
Levine rentra à l'hôtel, honteux et confus, mais
rassuré. Son frère, Daria Alexandrovna et Stiva,
en grande toilette, l'attendaient déjà pour le bénir
avec les images saintes. Il n'y avait pas de temps
à perdre. Dolly devait rentrer chez elle, y prendre
son fils pommadé et frisé pour la circonstance ;
l'enfant était chargé de porter l'icône devant la
mariée. Ensuite il fallait envoyer \me voitture au
136 ANNA KARENINE.
garçon d'honneur, tandis que l'autre, qui devait
conduire Serge Ivanitch, retournerait à l'hôtel.
Les combinaisons les plus compliquées abondaient
ce jour-là. Il fallait se hâter, car il était déjà six
heures et demie.
La cérémonie de la bénédiction manqua de
sérieux. Stépane Arcadiévitch prit ime pose solen-
nelle et comique à côté de sa femme, souleva l'icône
et obligea Levine à se prosterner, pendant qu'il le
bénissait avec un sourire affectueux et malin ; il finit
par l'embrasser trois fois, ce que fit aussi en toute
hâte Daria Alexandrovna, pressée de partir, et absolu
ment embrouillée dans ses arrangements de voiture.
« Voilà ce que nous ferons, tu vas aller le cher-
cher dans notre voiture, et peut-être Serge Ivanitch
aura-t-il la bonté de venir tout de smte et de ren-
voyer la sienne...
— Parfaitement, avec grand plaisir.
— Nous viendrons ensemble. Les bagages sont-ils
expédiés ? demanda Stépane Arcadiévitch.
— Oui, «répondit Levine, et il appela son domes-
tique pour s'habiller.
CHAPITRE III
L'ÉGLISE, brillamment illuminée, était encombrée
de monde, surtout de femmes : celles qui n'avaient
pu pénétrer à l'inlérieur se bousculaient aux fenêtres
et se coudoyaient en se disputant les meilleures
places.
ANNA KARENINE. I37
Plus de vingt voitures se rangèrent à la file dans
la rue, sous l'inspection de gendarmes. Un officier
de police, indifférent au froid, se tenait en uniforme
sous le .péristyle où, les' uns après les autres, des
équipages déposaient tantôt des femmes en grande
toilette relevant les traînes de leurs robes, tantôt
des hommes se découvrant pour pénétrer dans le
saint lieu. Les lustres et les cierges allumés devant
les images inondaient de lumière les dorures de
l'iconostase sur fond rouge, les ciselures des images,
les grands chandeliers d'argent, les encensoirs, les
bannières du chœur, les degrés du jubé, les vieux
missels noircis et les vêtements sacerdotaux. Dans
la foule élégante qui se tenait à droite de l'église, on
causait à mi-voix avec animation, et le murmure de
ces conversations résonnait étrangement sous la
voûte élevée. Chaque fois que la porte s'ouvrait
avec un brmt plaintif, le murmure s'arrêtait, et
l'on se retournait dans l'espoir de voir enfin paraître
les mariés. Mais la porte s'était déjà ouverte plus de
dix fois pour hvrer passage soit à un retardataire
qui allait se joindre au groupe de droite, soit à
quelque spectatrice assez habile pour tromper ou
attendrir l'officier de police. Amis et simple public
avaient passé par toutes les phases de l'attente ;
on n'avait d'abord attaché aucune importance au
retard des mariés ; piiis on s'était retourné de plus en
plus souvent, se demandant ce qui pouvait être sur-
venu ; enfin parents et invités prirent l'air indif-
férent de gens absorbés par leurs conversations,
comme pour dissiper le malaise qui les gagnait.
138 ANNA KARÉNINE.
Iv' archidiacre, afin de prouver qu'il perdait un
temps précieux, faisait de temps en temps trembler
les vitres en toussant avec impatience ; les chantres
ennuyés essayaient leurs Voix dans le chœur ; le
prêtre envoyait sacristains et diacres s'informer
de l'arrivée du cortège, et apparaissait lui-même à
une des portes latérales, en soutane lilas avec ime
ceinture brodée. Enfin une dame ayant constilté sa
montre dit à sa voisine : « Cela devient étrange ! »
Et aussitôt tous les invités exprimèrent leur étonne-
ment et leur mécontentement. Un des garçons
d'honneur alla aux nouvelles.
Pendant ce temps, Kitty en robe blanche, long
voile et covuronne de fieturs d'oranger, attendait
vainement au salon, en compagnie de sa sœur
lywof et de sa mère assise*, que le garçon d'honneur
vînt l'avertir de l'arrivée de son fiancé.
De son côté, Levine en pantalon noir, mais sans
gilet ni habit, se promenait de long en large dans sa
chambre d'hôtel, ouvrant la porte à chaque instant
pour regarder dans le corridor, puis rentrait déses-
péré et s'adressait avec des gestes désolés à St pane
Arcadiévitch, qui fumait tranquillement.
« A-t-on jamais vu homme dans ime situation
plus absurde ?
— C'est vrai, confirmait Stépane Arcadiévitch
avec son sourire calme. Mais, sois tranquille, on
l'apportera tout de suite.
— Oui-da ! disait Levine contenant sa rage à
I. I,a personne char^^e de remplacer la mère.
ANNA KARENINE. 139
grand'peine. Et dire qu'on n'y peut rien avec ces
misérables gilets ouverts. Impossible ! ajoutait-il,
regardant le plastron de sa chemise tout froissé.
Et si mes malles sont déjà au chemin de fer ? criait-
il hors de lui.
— Tu mettras la mienne.
— J'aurais dû commencer par là.
— Attends, cela s'arrangera. »
lorsque, sur l'ordre de Levine, il avait emballé
et fait porter chez les Cherbatzky, d'où ils devaient
être expédiés au chemin de fer, tous les effets de
son maître, le vieux domestique Kousma n'avait
pas pensé à mettre de côté une chemise fraîche.
Celle que lycvine portait depuis le matin n'était
pas mettable ; envoyer chez les Cherbatzky était
trop long ; pas de magasins ouverts, c'était diman-
che. On fit prendre une chemise chez Stépane Arca-
diévitch ; elle parut ridiculement large et courte.
En désespoir de cause, il fallut envoyer ouvrir les
malles chez les Cherbatzky. Ainsi, tandis qu'on
l'attendait à l'église, le malheureux marié se
débattait dans sa chambre comme im animal féroce
en cage.
Enfin le coupable Kousma se précipita hors
d'haleine dans la chambre, ime chemise à la main.
« Je suis arrivé juste à temps, on emportait les
malles », s'écria-t-il.
Trois minutes après, l/cvine courait à toutes
jambes dans le corridor, sans regarder sa montre
pour ne pas augmenter ses tourments.
« Tu n'y changeras rien, lui disait Stépane Arca-
140 ANNA KARÉNINE.
diévitch qui suivait à loisir en souriant. Quand je
te dis que tout s'arrangera. »
CHAPITRE IV
« Ce sont eux, Le voilà. Lequel ? Est-ce le plus
jeune ? Et elle, vois donc, on la dirait à demi
morte ! » murmurait-on dans la foule, lorsque
Levine entra avec sa fiancée.
Stépane Arcadiévitch raconta à sa femme la
cause du retard, et on chuchota en souriant parmi
les invités. Quant à Levine, il ne remarquait rien ni
personne, et ne quittait pas sa fiancée des yeux,
Kitty était beaucoup moins jolie que d'habitude
sous sa couronne de mariée, et on la trouva géné-
ralement enlaidie ; mais tel n'était pas l'avis de
Levine. Il regardait sa coiffure élevée, son voile
blanc, ses fleurs, la garniture de sa robe encadrant
virginalement son cou long et mince, et le décou-
vrant im peu par devant, sa taille remarquablement
fine, et elle lui parut plus belle que jamais. Ce n'était
cependant pas sa robe de Paris qui le charmait, ni
l'ensemble d'ujie parure qui n'ajoutait rien à sa
beauté : c'était l'expression de ce charmant visage,
son regard, ses lèvres avec leur innocente expression
de sincérité, gardée eu dépit de tout cet apparat.
« J'ai pensé que tu t'étais enfui, lui dit-elle en
souriant.
— Ce qui m'est arrivé est si bête, que je suis
honteux d'en parler ! répondit-il rougissant et se
tournant vers Serge Ivanitch.
ANNA KARENINE. 141
— Elle est bonne, ton histoire de chemise ! dit
celni-ci hochant la tête avec un sourire.
— Oui, oui, répondit Levine, sans comprendre
un mot de ce qu'on lui disait.
— Kostia, voici le moment de prendre tme déci-
sion suprême, vint lui dire Stépane Arcadiévitch fei-
gnant un grand embarras ; la question est grave
et tu vas en apprécier toute l'importance. On me
demande si les cierges doivent être neufs ou entamés;
la différence est de dix roubles, ajouta-t-il, se pré-
parant à sourire. J'ai pris une décision, mais je ne
sais si tu l'approuveras. »
I^evine comprit qu'il s'agissait d'une plaisanterie,
mais ne parvint pas à sourire.
« Que décides-tu ? neufs ou entamés ? voilà la
question.
— Oui, oui, neufs.
— Parfaitement ! la question est tranchée, dit
Stépane Arcadiévitch souriant. — Que l'homme
est donc peu de chose dans ces sortes de situations!
murmura-t-il à Tchirikof, tandis que Ivcvine s'ap-
prochait de sa fiancée après lui avoir jeté un regard
éperdu.
— Attention, Kitty ! pose la première le pied
sur le tapis, lui dit la comtesse Nordstone en s'ap-
prochant... Vous en faites de belles ! ajouta-t-elle,
s' adressant à Levine.
— Tu n'as pas peur ? demanda Maria Dmi-
triewna, une vieille tante.
— N'as-tu pas tm peu froid ? Tu es pâle. Baisse-
toi im moment I » dit madame I^wof, levant ses
142 ANNA KARENINE.
beaux bras pour réparer un petit désordre survenu
à la coiffure de sa sœur.
Dolly s'approcha à son tour et voulut parler,
mais l'émotion lui coupa la parole, et elle se mit à
rire nerveusement.
Kitty regardait cevix qui l'entouraient d'un air
aussi absent que Eevine.
Pendant ce temps, les desservants avaient revêtu
leurs habits sacerdotaux, et le prêtre, accompagné
du diacre, vint se placer devant le pupitre posé à
l'entrée des portes saintes : il adressa à I^evine
quelques mots, que celui-ci ne comprit pas.
« Prenez la main de votre fiancée et approchez »,
lui souffla le garçon d'honneur.
Incapable de saisir ce qu'on réclamait de lui,
Levine faisait le contraire de ce qu'on lui disait.
Enfin, au moment où, découragés, les uns et les
autres voulaient l'abandonner à sa propre inspi-
ration, il comprit que de sa main droite il devait
prendre, sans changer de position, la main droite
de sa fiancée. Le prêtre fit alors quelques pas et
s'arrêta devant le pupitre. Les parents et les invités
suivirent le jeune couple ; il se prodmsit xm mur-
mure de voix et tm froufrou de robes. Quelqu'rm se
baissa pour arranger la traîne de la mariée,
puis vu silence si profond régna dans l'église,
qu'on entendait les gouttes de cire tomber des
cierges.
Le vieux prêtre, en calotte, ses cheveiax blancs,
brillants comme de l'argent, retenus derrière les
oreilles, retira ses petites mains ridées de dessous sa
ANNA KARÉNINE. 143
lourde chasuble d'argent ornée d'une croix d'or,
et s'approcha du pupitre, où il femlleta le missel.
Stépane Arcadiévitch vint doucement lui parler
à l'oreille, fit un signe à Levine, et se retira.
Ive prêtre alluma deux cierges ornés de fleurs, et,
tout en les tenant de la main gauche, sans s'inquié-
ter de la cire qui en dégouttait, il se tourna vers le
jevme couple. C'était ce même vieillard qui avait
confessé I^evine. Après avoir regardé en soupirant
les mariés de ses yeux tristes et fatigués, il bénit de
la main droite le fiancé, puis, avec ime nuance parti-
culière de douceur, posa ses doigts sur la tête baissée
de Kitty, leur remit les cierges, s'éloigna lentement
et prit l'encensoir.
« Tout cela est-il bien réel ? » pensait Levine
jetant un coup d'œil à sa fiancée qu'il voyait de
profil, et remarquant au mouvement de ses lèvres
et de ses cils qu'elle sentait son regard. Elle ne leva
pas la tête, mais il comprit, à l'agitation de la ruche
remontant jusqu'à sa petite oreille rose, qu'elle
étouffait un soupir, et vit sa main, emprisonnée dans
im long gant, trembler en tenant le cierge.
Tout s'effaça aussitôt de son souvenir, son retard,
le mécontentement de ses amis, sa sotte histoire de
chemise, il ne sentit plus qu'une émotion mêlée
de terreur et de joie.
L'archidiacre en dalmatique de drap d'argent,
im bel homme aux cheveux frisés des deux côtés
de la tête, s'avança, leva l'étole de ses deux doigts
avec un geste familier, et s'arrêta devant le prêtre.
« Eéiiissez-nous, Seigneur », entonna-t-il lente-
144 ANNA KARENINE.
ment, et les paroles résonnèrent solennellement
dans l'air.
« Que le Seigneur vous bénisse maintenant et
dans tous les siècles des siècles, » répondit d'une
voix douce et musicale le vievix prêtre continuant à
feuilleter.
Et le répons, chanté par le chœur invisible, emplit
l'église d'im son large et plein, qui grandit pour
s'arrêter une seconde et mourir doucement.
On pria, comme d'habitude, pour le repos étemel
et le salut des âmes, pour le synode et l'empereur,
puis aussi pour les serviteurs de Dieu, Constantin
et Catherine.
« Prions le Seigneur de leur envoyer Son amoui,
sa paix et son secours », sembla demander toute
l'église par la voix de l'archidiacre,
L/Cvine écoutait ces paroles et en était frappé.
« Comment ont-ils compris que ce dont j'avais
précisément besoin était de secours, oui de secours ?
Que sais- je, que puis- je sans secours ? » pensa-t-il,
se rappelant ses doutes et ses récentes terreurs.
Quand le diacre eut terminé, le prêtre se tourna
vers les mariés, un livre à la main.
« Dieu éternel qui réunis par \m lien indissoluble
ceux qui étaient séparés, bénis ton serviteur Cons-
tantin et ta servante Catherine, et répands tes
bienfaits sur eux. Au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit, à présent et toujours comme dans
tous les siècles des siècles... »
a Amen », chanta' encore le chœur invisible.
« — Qui réunis par im lien indissoluble ceux qui
ANNA KARÉNINE. 145
étaient séparés ! Combien ces paroles profondes
répondent à ce que l'on éprouve en ce moment ! —
Le comprend-elle comme moi ? » pensa Levine.
A l'expression du regard de Kitty, il conclut
qu'elle comprenait comme Itii ; mais il se trompait :
absorbée par le sentiment qm envahissait et rem-
plissait de plus en plus son cœur, elle avait à peine
suivi le service religieux. Elle éprouvait la joie
profonde de voir enfin s'accomplir ce qui, pendant
six semaines, l'avait tour à tour rendue heureuse et
inquiète. Depuis le moment où, vêtue de sa petite
robe brime, elle s'était approchée de l/cvine pour
se donner silencieusement tout entière, le passé, elle
le sentait, avait été arraché de son âme et avait fait
place à une existence autre, nouvelle, inconnue,
sans que sa vie extérieure fût cependant changée.
Ces six semaines avaient été une époque bienheu-
reuse et tourmentée. Espérances et désirs, tout se
concentrait svu cet homme qu'elle ne comprenait
pas bien, vers lequel le polissait un sentiment qu'elle
comprenait moins encore, et qui, l'attirant et l'éloi-
gnant alternativement, lui inspirait pour son passé
à elle ime indifférence complète et absolue. Ses habi-
tudes d'autrefois, les choses qu'elle avait aimées,,
et jusqu'à ses parents, que son insensibilité affli-
geait, rien ne lui était plus ; et, tout en s'effrayant
de ce détachement, elle se réjouissait du sentiment
qui en était cause. Mais cette vie nouvelle, qui
n'avait pas encore commencé, s'en faisait-elle vme
idée précise ? Aucunement ; c'était une attente
douce et terrible du nouveau, de l'inconnu, et cette
146 ANNA KARÉNINE.
attente, ainsi que le remords de ne rien regretter
du passé, allaient avoir une fin! Elle avait peur,
c'était naturel, mais le moment présent n'était
cependant que la sanctification de l'heure décisive
qui remontait à six semaines.
I^ prêtre, en se retournant vers le pupitre, saisit
avec difficulté le petit anneau de Kitty pour le passer
à la première jointure du doigt de Ivcvine.
« Je t'unis, Constantin, serviteur de Dieu, à
Catherine, servante de Dieu », et il répéta la même
formule en passant un grand armeau au petit doigt
délicat de Kitty.
I^s mariés cherchaient à comprendre ce que
l'on voulait d'eux, mais se trompaient chaque fois,
et le prêtre les corrigeait à voix basse. On souriait,
on chuchotait autour d'eux tandis qu'ils restaient
sérieux et graves.
« O Dieu, qui, dès le commencement du monde,
as créé l'homme, continua le prêtre, et lui as donné
la femme pour être son aide inséparable, bénis ton
serviteur Constantin et ta servante Catherine, unis
les esprits de ces époux, et verse dans leurs cœurs
la foi, la concorde et l'amour. »
Ivcvine sentait sa poitrine se gonfler, des larmes
involontaires monter à ses yeux, et toutes ses
pensées sur le mariage, sur l'avenir, se réduire à
néant. Ce qui s'accomplissait pour lui avait ime
portée incomprise jusqu'ici, et qu'il comprenait
moins que jamais.
ANNA KARÉNINE. 147
CHAPITRE V
Tout Moscou assistait au mariage. Dans cette
foule de femmes parées et d'hommes en cravates
blanches ou en uniformes, on chuchotait discrète-
ment, les hommes surtout, car les femmes étaient
absorbées par leurs observations sur les mille détails,
pleins d'intérêt pour elles, de cette cérémonie.
Un petit groupe d'intimes entourait la mariée,
et dans le nombre se trouvaient ses deux sœurs :
Dolly et la belle madame Lwof arrivée de l'étranger.
« Pourquoi Mary est-elle en Hlas à un mariage ?
c'est presque du deuil, disait Mme Korsunsky.
— Avec son teint, c'est seyant, répondit la Dru-
betzky. Mais pourquoi ont-ils choisi le soir pour la
cérémonie ? cela sent le marchand.
— C'est plus joli. Moi aussi, je me suis mariée le
soir, dit la Korsunsky soupirant et se rappelant
combien elle était belle ce jour-là et combien son
mari était ridiculement amoureux ! Tout cela était
bien changé !
— On prétend que ceux qui ont été garçons
d'honneur plus de dix fois dans leur vie, ne se
marient pas ; j'ai voulu m' assurer de cette façon
contre le mariage, mais la place était prise »,
dit le comte Seniavine à la jeune princesse Tcharsky,
qui avait des vues sur lui.
Celle-ci ne répondit que par im sourire. Elle
regardait Kitty et pensait à ce qu'elle ferait q'.iaud
148 ANNA KARÉNINE.
à son tour, elle serait avec Seniavine dans cette
situation ; combien elle lui reprocherait alors ses
plaisanteries !
Cherbatzky confiait à une vieille demoiselle d'hon-
neur de l'impératrice son intention de poser la
couronne sur le chignon de Kitty pour lui porter
bonheur.
« Pourquoi ce chignon ? répondit-elle, bien
décidée si le monsieur veuf, qu'elle voulait épouser,
se soumettait au mariage, à se marier très simple-
ment. Je n'aime pas ce faste. »
Serge Ivanitch plaisantait avec sa voisine et
prétendait que si l'usage de voyager après le mariage
était répandu, cela tenait à ce que les mariés sem-
blaient généralement honteux de leur choix.
« Votre frère peut être fier, lui. Elle est ravis-
sante. Vous devez lui porter envie !
— J'ai passé ce temps-là, Daria Dmitrievna, »
répondit-il, et son visage exprima une tristesse
soudaine.
Stépane Arcadiévitch racontait à sa belle-sœur
son calembour sur le divorce.
« Il faudrait lui arranger sa couronne, répondit
celle-ci sans écouter.
— Quel dommage qu'elle soit enlaidie, disait la
comtesse Nordstone à Mme I^owf. Malgré tout, il
ne vaut pas son petit doigt, n'est-ce pas ?
— Je ne suis pas de votre avis, il me plaît beau-
coup, et non pas setdement en qualité de beau-frère,
répondit Mme Lwof. Comme il a bonne tenue !
C'est si difficile en pareil cas de ne pas être ridicule.
ANNA KARENINE. 149
Lui n'est ni ridicule ni raide, on sent qu'il est
touché.
— Vous vous attendiez à ce mariage ?
— Presque. Il l'a toujours aimée.
— Eh bien, nous allons voir qui des deux mettra
le premier le pied sur le tapis. J'ai conseillé à Kitty
de commencer.
— C'était inutile, répondit Mme lywof : dans
notre famille nous sommes toutes soumises à nos
maris.
— Moi, j'ai fait exprès de prendre le pas sur le
mien. Et vous, Dolly ? »
Dolly les entendait sans répondre ; elle était
émue, des larmes remplissaient ses yeux, et elle
n'aurait pu prononcer une parole sans pleurer.
Heureuse pour Kitty et pour Levine, elle faisait
des retours sur son propre mariage, et, jetant un
regard sur le brillant Stépane Arcadiévitch, elle
oubliait la réalité, et ne se souvenait plus que de
son premier et innocent amour. Elle pensait aussi
à d'autres femmes, ses amies, qu'elle se rappelait
à cette heure unique et solennelle de leur vie, où
elles avaient renoncé avec joie au passé et abordé
un mystérieux avenir, 1 espoir et la crainte dans le
cœur. Au nombre de ces mariées, elle revoyait sa
chère Anna, dont elle venait d'apprendre les projets
de divorce ; elle l'avait vue aussi, couverte d'un
voile blanc, pure comme Kitty sous sa couronne
de fleurs d'oranger. Et maintenant ? — « C'est
affreux ! » murmura-t-elle.
Les sœurs et les amies n'étaient pas seules à
150 ANNA KARÉNINE.
suivre avec intérêt les moindres incidents de la
cérémonie ; des spectatrices étrangères étaient là,
retenant leur haleine dans la crainte de perdre un
seul mouvement des mariés, et répondant avec ennui
aux plaisanteries ou aux propos oiseux des hommes,
souvent même ne les entendant pas.
« Pourquoi est-elle si émue ? La marie-t-on
contre son gré ?
— Contre son gré ? un si bel homme. Est-il prince ?
— Celle en satin blanc est la sœur. Écoute le
diacre hurler : « Qu'elle craigne son mari ».
— Les chantres sont-ils de Tchoudof * ?
— Non, du synode.
— J'ai interrogé le domestique. Il dit que son
mari l'emmène dans ses terres. Il est riche à faire
peur, dit-on. C'est pour cela qu'on l'a mariée.
— Ça fait tm joli couple.
— Et vous qui prétendiez, Marie Wassiliewna,
qu'on ne portait plus de crinolines. Voyez donc
celle-là, en robe puce, une ambassadrice, dit-on,
comme elle est arrangée ! Vous voyez bien ?
— Quel petit agneau sans tache, que la mariée.
On dira ce qu'on voudra, on se sent ému. »
Ainsi parlaient les spectatrices assez adroites
pour avoir dépassé la porte.
CHAPITRE VI
A ce moment, un des officiants vint étendre au
milieu de l'église un grand morceau d'étoffe rose,
I. Couvent d'hommes, célèbre par ses chantres.
ANNA KARÉNINE. 151
pendant que le chœur entonnait un psaume d'une
exécution difficile et compliquée, où la basse et le
ténor se répondaient ; le prêtre fit un signe aux
mariés en leur indiquant le tapis.
Ils connaissaient tous deux le préjugé qui veut
que celui des époux dont le pied se pose le premier
sur le tapis, devienne le vrai chef de la famille,
mais ni Levine ni Kitty ne se le rappelèrent. I^es
remarques échangées autour d'eux leur échappèrent
également.
Un nouvel office commença. Kitty écouta les
prières et chercha, sans y parvenir, à les comprendre.
Plus la cérémonie avançait, plus son cœur débordait
d'une joie triomphante qui empêchait son attention
de se fixer.
On pria Dieu pour « que les époux eussent le don
de sagesse et une nombreuse postérité », on rappela
« que la première femme avait été tirée de la côte
d'Adam », « que la femme devait quitter son père
et sa mère pour ne faire qu'un avec son époux » ;
on pria Dieu « de les bénir comme Isaac et Rébecca,
Moïse et Séphora, et de leur faire voir leurs enfants
jusqu'à la troisième et la quatrième généra-
tion ».
Quand le prêtre présenta les couronnes et que
Cherbatzky, avec ses gants à trois boutons, soutint
en tremblotant celle de la mariée, on lui conseilla
de toutes parts, à mi-voix, de la poser complètement
sur la tête de Kitty.
« Mettez-la-moi », murmura celle-ci en souriant.
I^evine se tourna de son côté, et, frappé du rayon-
152 ANNA KARENINE.
nement de son visage, il se sentit, comme elle, heu-
reux et rasséréné.
Ils écoutèrent, la joie au cœur, la lecture de
l'épître et le roulement de la voix du diacre au der-
nier vers, fort apprécié du public étranger qui
l'attendait avec impatience. Ils burent avec joie
l'eau et le vin tièdes dans la coupe, et suivirent
presque gaiement le prêtre lorsqu'il leur fit faire le
tour du pupitre en tenant leurs mains dans les
siennes. Cherbatzky et Tchirikof, soutenant les
courormes, svdvaient les mariés et souriaient aussi,
tout en trébuchant sur la traîne de la mariée. ly' éclair
de joie allumé par Kitty se communiquait, sem-
blait-il, à toute l'assistance. L^vine était convaincu
que le diacre et le prêtre en subissaient la contagion
comme lui.
IvCS couronnes ôtées, le prêtre lut les dernières
prières et félicita le jeune couple. I^evine regarda
Kitty et crut ne l'avoir encore jamais vue aussi belle;
c'était la beauté de ce rayonnement intérieur qui
la transformait ; il voulut parler, mais s'arrêta,
craignant que la cérémonie ne fût pas encore ter-
minée. I/C prêtre lui dit doucement, avec un bon
sourire :
« Embrassez votre femme, et vous, embrassez
votre mari », et il leur reprit les cierges.
lycvine embrassa sa femme avec précaution, lui
prit le bras et sortit de l'église, ayant l'impression
nouvelle et étrange de se sentir tout à coup rappro-
ché d'elle. Il n'avait pas cru jusqu'ici à la réalité de
tout ce qui venait de se passer, et ne commença à y
ANNA KARÉNINE. 153
ajouter foi que lorsque leurs regards étonnés et
intimidés se rencontrèrent ; il sentit alors que, bien
réellement, ils ne faisaient plus qu'un.
Le même soir, après souper, les jeunes mariés
partirent pour la campagne.
CHAPITRE VII
Wronsky et Anna voyageaient ensemble en Eu-
rope depuis trois mois ; ils avaient visité Venise,
Rome, Naples, et venaient d'arriver dans une petite
ville italienne où ils comptaient séjourner quelque
temps.
Un imposant maître d'hôtel, aux cheveux bien
pommadés et séparés par une raie qui partait du
cou, en habit noir, large plastron de batiste, et bre-
loques se balançant sur im ventre rondelet, répondait
dédaigneusement, les mains dans ses poches, aux
questions que lui adressait un monsieur.
Des pas sur l'escaHer de l'autre côté du perron
firent retourner le brillant majordome, et lorsqu'il
aperçut le comte russe, locataire du plus bel appar-
tement de l'hôtel, il retira respectueusement ses
mains de ses poches, et prévint le comte, en saluant,
que le courrier était venu annoncer que l'intendant
du palais, pour lequel on était en négociations, con-
sentait à signer le bail.
« Très bien, dit Wronsky. Madame est-elle à la
maison ?
— Madame était sortie, mais elle vient de ren-
trer », répondit le maître d'hôtel.
154 ANNA KARENINE.
Wronsky ôta son chapeau mou à larges bords,
essuya de son mouchoir son front et ses cheveux
rejetés en arrière qui dissimulaient sa calvitie, puis
voulut passer, tout en jetant un regard distrait sur
le monsieur arrêté à le contempler.
« Monsieur est russe et vous a demandé », dit
le maître d'hôtel.
Wronsky se retourna encore une fois, ennuyé à
l'idée de ne pouvoir éviter les rencontres, et content
cependant de trouver tme distraction quelconque :
ses yeux et ceux de l'étranger s'illuminèrent :
« Golinitchef !
— Wronsky ! »
C'était effectivement Golinitchef, un camarade
de Wronsky au corps des pages : il y appartenait au
parti libéral et en était sorti avec im grade civil sans
aucune intention d'entrer au service. Depuis leur
sortie du corps ils ne s'étaient rencontrés qu'une
seule fois.
Wronsky, lors de cette imique rencontre, avait
cru comprendre que son ancien camarade méprisait,
du haut de ses opinions extra-libérales, la carrière
militaire ; il l'avait, en conséquence, traité froide-
ment et avec hauteur, ce qui avait laissé Golinit-
chef indifférent, mais ne leur avait pas donné le
désir de se revoir. Et cependant ce fut avec im cri de
joie qu'ils se reconnurent. Peut-être Wronsky ne
se douta-t-il pas que la cause du plaisir qu'il avait
à retrouver Golinitchef était le profond ennui qu'il
éprouvait ; mais, oubliant le passé, il lui tendit la
main, et l'expression im peu inquiète de la physio-
ANNA KARENINE. 155
sionomie de Golinitchef fit place à une satisfaction
manifeste.
« Enchanté de te rencontrer ! dit Wronsky
avec un sourire amical qui découvrit ses beUes
dents.
— On m'a dit ton nom, je ne savais pas si c'était
toi ; très, très heureux...
— Mais entre donc. Que fais-tu ici ?
— J'y suis depuis plus d'un an. Je travaille.
— Vraiment ? dit Wronsky avec intérêt. Entrons
donc. »
Et selon l'habitude propre aux Russes de parler
français quand ils ne veulent pas être compris de
leurs domestiques, il dit en français :
« Tu connais Mme Karénine ? nous voyageons
ensemble, j'allais chez elle ». Et tout en parlant il
examinait la physionomie de Golinitchef.
— Ah ! je ne savais pas (il le savait parfaitement)
répondit celui-ci avec indifférence.
— Y a-t-il longtemps que tu es ici ?
— Depuis trois jours », répondit Wronsky, con-
tinuant à observer son camarade.
« C'est im homme bien élevé, qui voit les choses
dans leur véritable jour ; on peut le présenter à
Anna », se dit-il, interprétant favorablement la
façon dont Golinitchef venait de détourner la con-
versation.
Depms qu'il voyageait avec Anna, Wronsky, à
chaque rencontre nouvelle, avait éprouvé le même
sentiment d'hésitation ; généralement les hommes
avaient compris la situation « comme elle devait
156 ANNA KARÉNINE.
être comprise ». Il eût été embarrassé de dire ce qu'il
entendait par là. Au fond, ces personnes ne cher-
chaient pas à comprendre, et se contentaient d'une
tenue discrète, exempte d'allusions et de questions,
comme font les gens bien élevés en présence d'une
situation délicate et compliquée.
Golinitchef était certainement de ceux-là, et lors-
que Wronsky l'eut présenté à Anna, il fut double-
ment content de l'avoir rencontré, son attitude étant
correcte autant qu'on pouvait le désirer, et ne Im
coûtant visiblement aucun effort.
Golinitchef ne connaissait pas Anna, dont la
beauté et la simplicité le frappèrent. Elle rougit
en voyant entrer les deux hommes, et cette rou-
geur enfantine plut infiniment au nouveau venu. Il
fut charmé de la façon naturelle dont elle abordait
sa situation, appelant Wronsky par son petit nom,
et disant qu'ils allaient s'installer dans une maison
qu'on décorait du nom de palazzo, de l'air d'une
personne qui veut éviter tout malentendu devant
mi étranger.
Golinitchef, qui connaissait Alexis Alexandrovitchi
ne put s'empêcher de donner raison à cette femme
jeune, vivante et pleine d'énergie ; il admit, ce
qu'Anna ne comprenait guère elle-même, qu'elle
pût être heureuse et gaie tout en ayant abandonné
son mari et son fils, et perdu sa bonne renommée.
« Ce palazzo est dans le guide, dit Golinitchef.
Vous y verrez im superbe Tintoret de sa dernière
manière.
— Faisons une chose : le temps est superbe, re-
ANNA KARÉNINE. 157
tournons le voir, dit Wronsky, s' adressant à Anna.
— Très volontiers, je vais mettre mou chapeau.
Vous dites qu'il fait chaud ? » dit-elle sur le pas de
la porte, se retournant vers Wronsky et rougissant
encore.
Wronsky comprit qu'Anna, ne sachant pas au
juste qui était Golinitchef, se demandait si elle avait
eu avec lui le ton qu'il fallait.
Il la regarda longuement, tendrement, et répon-
dit :
« Non, pas trop chaud. »
Anna devina qu'il était satisfait d'elle, et lui répon-
dant par im sourire, sortit de son pas vif et gracieux.
Les amis se regardèrent avec un certain embarras,
Golinitchef comme un homme qui voudrait expri-
mer son admiration sans oser le faire, Wronsky
comme quelqu'un qui désire im compliment et le
redoute.
« Ainsi, tu t'es fixé ici ? dit Wronsky pour en-
tamer une conversation quelconque. Tu t'occupes
toujours des mêmes études ?
— Oui, j'écris la seconde partie des Deux ori-
gines, répondit Golinitchef tout épanoui à cette
question, ou, pour être plus exact, je prépare et
j'assemble mes matérieaux. Ce sera beaucoup plus
vaste que la première partie. On ne veut pas com-
prendre chez nous, en Russie, que nous sommes
les successeurs de Byzance... » Et il commença une
longue dissertation.
Wronsky fut confus de ne rien savoir de cet ou-
vrage dont l'auteur parlait comme d'un livre connu,
158 ANNA KARENINE.
puis, à mesure que Golinitchef développait ses
idées, il y prit intérêt, quoiqu'il remarquât avec
peine l'agitation nerveuse qui s'emparait de son
ami ; ses yeux s'animaient en réfutant les argu-
ments de ses adversaires, et sa figure prenait une
expression irritée et tourmentée.
Wronsky se rappela Golinitchef au corps des
pages : c'était alors tm garçon de petite taille, mai-
gre, vif, bon enfant, plein de sentiments élevés, et
toujours le premier de sa classe. Pourquoi était-il
devenu si irritable ? Pourquoi surtout, lui un homme
du meilleur monde, se mettait-il sur la même ligne
que des écrivailleurs de profession qxii le poussaient
à bout ? En valaient-ils la peine ? Wronsky se pre-
nait presque de compassion pour lui.
GoUnitchef, plein de son sujet, ne remarqua
même pas l'entrée d'Anna. Celle-ci, en toilette de
promenade, une ombrelle à la main, s'arrêta près
des causeurs, et Wronsky fut heureux de s'arra-
cher au regard fixe et fébrile de son interlocuteur,
pour porter avec amour les yeux sur l'élégante
taille de son amie.
Golinitchef eut quelque peine à reprendre pos-
session de lui- même. Mais Anna sut vite le distraire
par sa conversation aimable et enjouée. Elle le mit
peu à peu sur le chapitre de la peinture, dont il parla
en connaisseur ; ils arrivèrent ainsi à pied jusqu'au
palais, et le visitèrent.
« Une chose m'enchante particulièrement dans
notre nouvelle installation, dit Anna en rentrant :
c'est que tu auras un bel atelier ; — elle tutoyait
ANNA KARENINE. 159
Wronsky en russe devant Golinitchef, qu'elle consi-
dérait déjà comme devant faire partie de leur inti-
mité dans la solitude où ils vivaient.
— Est-ce que tu t'occupes de peinture ? demanda
celui-ci, se tournant avec vivacité vers Wronsky.
— J'en ai beaucoup fait autrefois, et m'y suis
un peu remis maintenant, répondit Wronsky en
rougissant.
— Il a un véritable talent, s'écria Anna radieuse ;
je ne suis pas bon juge, mais je le sais par des con-
naisseurs sérieux. »
CHAPITRE VIII
Cette première période de délivrance morale et
de retour à la santé fut pour Anna une époque de
joie exubérante ; l'idée du mal dont elle était cause
ne parvint pas à empoisonner son ivresse. Ne devait-
elle pas à ce malheur un bonheur assez grand pour
effacer tout remords ? Aussi n'y arrêtait-elle pas sa
pensée. Les événements qui avaientsuivi sa maladie,
depuis sa réconciliation avec Alexis Alexandrovitch
jusqu'à son départ de la maison conjugale, lui parais-
saient un cauchemar maladif, dont son voyage,
seule avec Wronsky, l'avait délivrée. Pourquoi
revenir sur ce terrible souvenir ? « Après tout, se
disait-elle, et ce raisonnement lui donnait un cer-
tain calme de conscience, le tort que j'ai causé à cet
homme était fatal, inévitable, mais du moins je ne
profiterai pas de son malheur. Puisque je le fais
II. 6
i6o ANNA KARÉNINE.
souffrir, je souffrirai aussi ; je renonce à tout ce que
j'aime, à tout ce que j'apprécie le plus au monde,
mon fils et ma réputation. Puisque j'ai péché, je ne
mérite ni le bonheur ni le divorce, et j'accepte la
honte ainsi que la douleur de la séparation. »
Anna était sincère en raisonnant de la sorte ; mais
au fond jusqu'ici elle n'avait connu ni cette souf-
france ni cette honte qu'elle se croyait prête à subir
comme ime expiation. Wronsky et elle évitaient
tous deux, depuis qu'ils étaient à l'étranger, des
rencontres qui auraient pu les placer dans une situa-
tion fausse : les quelques personnes avec lesquelles
ils étaient entrés en relations, avaient feint de com-
prendre leur position mieux qu'ilsnelacomprenaient
eux-mêmes. Quant à la séparation d'avec son fils,
Anna n'en souffrait pas encore cruellement : pas-
sionnément attachée à sa petite fille, ime enfant
ravissante, elle ne pensait que rarement à Serge.
Plus elle vivait avec Wronsky, plus il lui devenait
cher ; sa présence continuelle était im enchante-
ment toujours nouveau. Chacun des traits de son
caractère lui semblait beau ; tout, jusqu'à son
changement de tenue, depuis qu'il avait quitté
l'uniforme, lui plaisait comme à une enfant éperdu-
ment amoureuse. Chacune de ses paroles, de ses
pensées, portait tm véritable cachet de grandeur
et de noblesse. Elle s'effrayait presque de cette
admiration excessive et n'osait la lui avouer, de
crainte qu'en lui faisant constater ainsi sa propre
infériorité il ne se détachât d'elle, et rien ne lui
semblait terrible comme l'idée de perdre son amour.
ANNA KARÉNINE. i6i
Cette terreur, du reste, n'était nullement justifiée par
par la conduite de Wronsky ; jamais il ne témoi-
gnait le moindre regret d'avoir sacrifié à sa passion
une carrière dans laquelle il eût certainement joué
un rôle considérable ; jamais, non plus, il ne s'était
montré aussi respectueux, aussi préoccupé de la
crainte qu'Anna souffrît de sa position. Lui, cet
homme si absolu, n'avait pas de volonté devant elle,
et ne cherchait qu'à deviner ses moindres désirs.
Comment n'aurait-elle pas été reconnaissante, et
n'aurait-elle pas senti le prix d'attentions aussi cons-
tantes ? Parfois cependant elle éprouvait involon-
tairement ime certaine lassitude à se trouver l'objet
de cette incessante préoccupation.
Quant à Wronsky, malgré la réalisation de ses
plus chers désirs, il n'était pas pleinement heureux.
Eternelle erreur de ceux qui croient trouver leur
satisfaction dans l'accomplissement de tous leurs
vœux, il ne possédait que quelques parcelles de cette
immense félicité rêvée par lui. Un moment, quand
il s'était vu libre de ses actions et de son amour, son
bonheur avait été complet ; — mais bientôt une
certaine tristesse s'empara de lui. Il chercha, presque
sans s'en douter, un nouveau but à ses désirs, et prit
des caprices passagers pour des aspirations sérieuses.
Employer seize heures de la journée à l'étranger,
hors du cercle de devoirs sociaux qui remplissaient
sa vie à Pétersbourg, n'était pas aisé. Il ne fallait
plus penser aux distractions qu'il avait pratiquées
dans ses précédents voyages ; un projet de souper
avec des amis avait provoqué chez Anna un véri-
r62 ANNA KARÉNINE.
table accès de désespoir ; il ne pouvait pas recher-
cher les relations russes ou indigènes, et, quant aux
curiosités du pays, outre qu'il les connaissait déjà,
il n'y attachait pas, en qualité de Russe et d'homme
d'esprit, l'importance excessive d'un Anglais.
Comme un animal affamé se précipite sur la nour-
riture qui lui tombe sous la dent, Wronsky se jetait
donc inconsciemment sur tout ce qui pouvait lui
servir de pâture, politique, peinture, livres nou-
veaux.
Il avait, dans sa jeunesse, montré des dispositions
pour la peinture, et, ne sachant que faire de sou
argent, s'était composé une collection de gravures.
Ce fut à l'idée de peindre qu'il s'arrêta, afin de don-
ner un aliment à son activité. Le goût ne lui man-
quait pas, et il y joignait un don d'imitation qu'il
confondait avec des facultés artistiques. Tous les
genres lui étaient bons : peinture historique ou
religieuse, paj^sage, il se croyait capable de tout
aborder. Il ne recherchait pas l'inspiration directe-
ment dans la vie, dans la nature, car il ne com-
prenait l'une et l'autre qu'entrevues à travers les
incarnations de l'art, mais il exécutait assez facile-
ment des pastiches passables. L'école française, dans
ses œuvres gracieuses et décoratives, exerçant sur
lui une certaine séduction, il commença un portrait
d'Anna dans ce goût. Elle portait le costume ita-
lien, et tous cevix qui virent ce portrait en parurent
aussi contents que l'auteur lui-même.
ANNA KARÉNINE. 163
CHAPITRE IX
Le vieux palazzo un peu délabré dans lequel ils
vinrent s'établir, entretint Wronsky dans une
agréable illusion ; il crut avoir subi une métamor-
phose, et s'être transformé d'un propriétaire russe,
colonel en retraite, en un amateur éclairé des arts,
faisant modestement de la peinture, et sacrifiant
le monde et ses ambitions à l'amour d'une femme.
I/'antique palais prêtait à ces chimères, avec ses
hauts plafonds peints, ses murs couverts de fres-
ques et de mosaïques, ses grands vases sur les che-
minées et les consoles, ses épais rideaux jaunes aux
fenêtres, ses portes sculptées et ses vastes salles
mélancoliques ornées de tableaux.
Son nouveau rôle satisfit Wronsky quelque
temps ; il fit la connaissance d'un professeur de
peinture italien, avec lequel il peignit des études
d'après nature. Il entreprit en même temps des
recherches sur le moyen âge en Italie, qui lui ins-
pirèrent un intérêt si vif pour cette époque, qu'il
finit par porter des chapeaux mous moyen âge, et
par se draper à l'antique dans son plaid, ce qui, du
reste, lui allait fort bien.
« Connais-tu le tableau de Mikhailof ? » dit un
matin Wronsky à Golinitchef qui entrait chez lui, et
il lui tendit un journal russe contenant un article
sur cet artiste qui venait d'achever une toile déjà
célèbre, et vendue avant d'être terminée. Il vivait
i64 ANNA KARÉNINE.
dans cette même ville, dénué de secours et d'encou-
ragements. L'article blâmait sévèrement le gou-
vernement et l'Académie d'abandonner ainsi un
artiste de talent.
« Je le connais, répondit Golinitchef : il ne man-
que certainement pas de mérite, mais ses tendances
sont absolument fausses. Ce sont toujours ces con-
ceptions du Christ et de la vie religieuse à la façon
d'Ivanof, Strauss, Renan.
— Quel est le sujet du tableau ? demanda Anna.
— I^ Christ devant Pilate. I^e Christ est un
Juif de la nouvelle école réaliste la plus pure. »
Et cette question touchant à un de ses sujets
favoris, Golinitchef continua à développer ses
idées : I
« Je ne comprends pas qu'ils puissent tomber
dans une erreur aussi grossière. I^e type du Christ a
été bien défini dans l'art par les maîtres anciens.
S'ils éprouvent le besoin de représenter un sage
ou un révolutionnaire, que ne prennent-ils Socrate.
Franklin, Charlotte Corday, — tous ceux qu'ils vou-
dront, — mais pas le Christ. C'est le seul auquel l'art
ne doive pas oser toucher, et...
— Est-il vrai que ce Mikhailof soit dans la mi-
sère ? demanda Wronsky, qui pensait qu'en qualité
de Mécène il devait songer à aider l'artiste, sans trop
se préoccuper de la valeur de son tableau. Ne pour-
rions-nous lui demander de faire le portrait d'Anna
Arcadievna ?
— Pourquoi le mien ? répondit celle-ci. Après le
tien je n'en veux pas d'autre. Faisons plutôt celui
ANNA KARÉNINE. 165
d'Anny (elle nommait ainsi sa fille) ou celui-là... »,
ajouta-t-elle désignant la belle nourrice italienne
qui venait de descendre l'enfant au jardin, et jetait
un regard furtif du côté de Wronsky. Cette Ita-
lienne dont Wronsky admirait la beauté et le « type
moyen âge » et dont il avait peint la tête, était le
seul point noir dans la vie d'Anna. Elle craignait
d'en être jalouse, et se montrait d'autant meilleure
pour cette femme et son petit garçon.
Wronsky regarda aussi par la fenêtre, puis, ren-
contrant les yeux d'Anna, il se tourna vers Golinit-
chef.
« Tu connais ce Mikhaïlof ?
— Je l'ai rencontré. C'est un original sans aucune
éducation, — un de ces nouveaux sauvages comme
on en voit souvent maintenant, — vous savez, —
ces libres penseurs qui versent d'emblée dans l'a-
théisme, le matérialisme, la négation de tout. —
Autrefois, continua Golinitchef sans laisser Wronsky
et Anna placer un mot, autrefois le libre penseur
était un homme élevé dans des idées religieuses,
morales, n'ignorant pas les lois qui régissent la
société, et arrivant à la liberté de la pensée, après
bien des luttes ; mais nous possédons maintenant un
nouveau type, les libres penseurs qui grandissent
sans avoir jamais entendu parler des lois de la mo-
rale et de la religion, qui ignorent que certaines
autorités puissent exister, et qui ne possèdent que
le sentiment de la négation : en un mot, des sau-
vages. Mikhaïlof est de ceux-là. Fils d'un maître
d'hôtel de Moscou, il n'a reçu aucune éducation.
i66 ANNA KARÉNINE.
Entré à l'Académie avec une certaine réputation,
il a voulu s'instruire, car il n'est pas sot, et dans ce
but s'est adressé à la source de toute science : les
journaux et les revues. Dans le bon vieux temps, si
un homme, — disons un Français, — avait l'inten-
tion de s'instruire, que faisait-il ? il étudiait les
classiques, les prédicateurs, les poètes tragiques, les
historiens, les philosophes, — et vous comprenez tout
le travail intellectuel qui en résultait pour lui. Mais
chez nous, c'est bien plus simple, on s'adresse à la
littérature négative et l'on s'assimile très facile-
ment un extrait de cette science-là. — Et encore,
il y a vingt ans, cette même littérature portait des
traces de la lutte contre les autorités et traditions
séculaires du passé, et ces traces de lutte enseignaient
encore l'existence de ces choses-là. Mais maintenant
on ne se donne même plus la peine de combattre le
passé, on se contente des mots : sélection, évolution,
lutte pour l'existence, néant ; cela suffit à tout.
Dans mon article...
— Savez-vous ce qu'il faut faire, dit Anna cou-
pant court résolument au verbiage de Golinitchef.
après avoir échangé un regard avec Wronsky, allons
voir votre peintre... »
Golinitchef y consentit volontiers, et, l'atelier de
l'artiste se trouvant dans un quartier éloigné, ils
s'y firent mener en voiture.
Une heure plus tard, Anna Golinitchef et Wronsky
arrivaient en calèche devant une maison neuve et
laide. I^es visiteurs envoyèrent leur carte à Mikhaï-
lof, avec prière d'être admis à voir son tableau.
ANNA KARÉNINE. 1C7
CHAPITRE X
MiKHAÏLOF était au travail, comme toujours,
quand on lui remit les cartes du comte Wronsky et
de Golinitchef. La matinée s'était passée à peindre
dans son atelier, mais, en rentrant chez lui, il s'était
mis en colère contre sa femme, qui n'avait pas su
s'arranger avec une propriétaire exigeante.
« Je t'ai dit vingt fois de ne pas entrer en discus-
sion avec elle. Tu es une sotte achevée, mais tu l'es
triplement quand tu te lances dans des explications
italiennes.
— Pourquoi ne songes-tu pas aux arriérés ? ce
n'est pas ma faute, à moi : si j'avais de l'argent...
— Laisse-moi la paix, au nom du ciel ! — cria
MikhaÏÏof , la voix pleine de larmes, et il se retira dans
sa chambre de travail, séparée par une cloison de
la pièce commune, en ferma la porte à clef, et se
boucha les oreilles. — Elle n'a pas le sens commun ! »
se dit-il, s' asseyant à sa table et se mettant avec ar-
deur à la tâche.
Jamais il ne faisait de meilleure besogne que lors-
que l'argent manquait, et surtout lorsqu'il venait
de se quereller avec sa femme. Il avait commencé
l'esquisse d'un homme en proie à un accès de colère ;
ne la retrouvant pas, il rentra chez sa femme, l'air
bourru, sans la regarder, et demanda à l'aîné des
enfants le dessin qu'il leur avait donné. Après bien
des recherches, on le trouva, sali, couvert de taches
i68 ANNA KARÉNINE.
de bougie. Il l'emporta tel quel, le plaça sur sa table,
l'examina à distance en fermant à demi les yeux,
puis sourit avec un geste satisfait.
« C'est ça, c'est ça ! » murmura- t-il, prenant un
crayon et dessinant rapidement. Une des taches de
bougie donnait à son esquisse un aspect nouveau.
Tout en crayonnant il se souvint du menton proé-
minent de l'homme auquel il achetait des cigares,
et aussitôt son dessin prit cette même physiono-
mie énergique et accentuée, et l'esquisse cessa
d'être ime chose vague, morte, pour s'animer et
devenir vivante. Il en rit de plaisir. Comme il ache-
vait soigneusement son dessin, on lui apporta les
deux cartes.
« J'y vais à l'instant », répondit-il.
Puis il rentra chez sa femme.
« Voyons, Sacha, ne sois pas fâchée, dit-il avec
un sourire tendre et en même temps craintif, tu as
eu tort, j'ai eu tort aussi. J'arrangerai les choses. »
Et, réconcilié avec sa femme, il endossa un paletot
olive à collet de velours, prit son chapeau, et se
rendit à l'atelier, vivement préoccupé de la visite
de ces grands personnages russes, venus en calèche
pour voir son atelier.
Au fond, son opinion sur le tableau qui s'y trou-
vait exposé se résumait ainsi : personne n'était capa-
ble d'en produire un pareil. Ce n'est pas qu'il le crût
supérieur aux Raphaëls, mais il était sûr d'y avoir
mis tout ce qu'il voulait y mettre, et défiait les autres
d'en faire autant. Cependant, malgré cette convic-
tion, qui datait pour lui du jour où l'œuvre avait été
ANNA KARÉNINE. 169
commencée, il attachait une importance extrême
au jugement du public, et l'attente de ce jugement
l'émouvait jusqu'au fond de l'âme. Il attribuait à
ses critiques une profondeur de vues qu'il ne pos-
sédait pas lui-même, et s'attendait à leur voir dé-
couvrir dans son tableau des côtés neufs, qu'il n'y
avait pas encore remarqués. Tout en avançant à
grandes enjambées il fut frappé, malgré ses préoccu-
pations, de l'apparition d'Anna, doucement éclai-
rée, debout dans l'ombre du portail, causant avec
Golinitchef, et regardant approcher l'artiste qu'elle
cherchait à examiner de loin. Celui-ci, sans même en
avoir conscience, enfouit aussitôt cette impression
dans quelque coin de son cerveau, pour s'en servir un
jour, comme du menton de son marchand de cigares.
Les visiteurs, déjà désenchantés sur le compte de
Mikhailof par les récits de Golinitchef, le furent plus
encore par l'extérieur du peintre. De taille moyenne
et trapue, Mikhaïlof avec sa démarche agitée, son
chapeau marron, son paletot olive et son pantalon
étroit démodé, produisait une impression que la
vulgarité de sa longue figure et le mélange de timidité
et de prétention à la dignité qui s'y peignaient, ne
contribuaient pas à rendre favorable.
« Faites-moi l'honneur d'entrer », dit-il, cher-
chant à prendre un air indifférent, tandis qu'il
introduisait ses visiteurs et leur ouvrait la porte de
l'atelier.
170 ANNA KARÉNINE).
CHAPITRE XI
A peine entrés, Mikhaïlof jeta un nouveau coup
d'oeil sur ses hôtes ; la tête de Wronskj^, aux pom-
mettes légèrement saillantes, se grava instantané-
ment dans son imagination, car le sens artistique
de cet homme travaillait en dépit de son trouble, et
amassait sans cesse des matérieaux. Ses observa-
tions fines et justes s'appuyaient sur d'impercep-
bles indices. Celui-ci (Golinitchef) devait être un
Russe fixé en Italie. Mikhaïlof ne savait ni son nom,
ni l'endroit où il l'avait rencontré, encore moins s'il
lui avait jamais parlé ; mais il se rappelait sa figure
comme toutes celles qu'il voyait, et se souvenait
de l'avoir déjà classé dans l'immense catégorie des
physionomies pauvres d'expression, malgré leur
faux air d'originalité. Un front très découvert et
beaucoup de cheveux par derrière donnaient à cette
tête une individualité purement apparente, tandis
qu'une expression d'agitation puérile se concentrait
dans l'étroit espace qui séparait les deux yevix.
Wronsky et Anna devaient, selon Mikhaïlof, être
des Russes de distinction, riches et ignorants des
choses de l'art, comme tous les Russes riches qui
jouent à l'amateur et au connaisseur.
« Ils ont certainement visité les galeries anciennes,
et, après avoir parcouru les ateliers des charla-
tans allemands et des imbéciles préraphaélistes an-
glais, ils me font l'honneur d'une visite pour com-
ANNA KAR?:nINK. 171
pléter leur tournée », pensa-t-il. — La façon dont
les dilettantes examinent les ateliers des peintres
modernes, lui était bien connue : il savait que leur
seul but est de pouvoir dire que l'art moderne prouve
l'incontestable supériorité de l'art ancien. Il s'atten-
dait à tout cela, et le lisait dans l'indifférence avec
laquelle ses visiteurs causaient entre eux en se
promenant dans l'atelier, et regardaient à loisir
les bustes et les mannequins, tandis que le peintre
découvrait son tableau.
Malgré cette prévention et l'intime conviction que
des Russes riches et de haute naissance ne pou-
vaient être que des imbéciles et des sots, il dérou-
lait des études, levait les stores, et dévoilait d'une
main troublée son tableau.
« Voici, dit-il s'éloignant du tableau et le dési-
gnant du geste aux spectateurs. — C'est le Christ
devant Pilate. — Mathieu, chapitre xxvn. » Il sen-
tit ses lèvres trembler d'émotion, et se recula pour
se placer derrière ses hôtes. Pendant les quelques
secondes de silence qui suivirent, Mikhailof regarda
son tableau d'im œil indifférent, comme s'il eût été
l'un des visiteurs. Malgré lui, il attendait un juge-
ment supérieur, une sentence infaillible, de ces trois
personnes qu'il venait de mépriser l'instant d'avant.
Oubliant sa propre opinion, aussi bien que les mé-
rites incontestables qu'il reconnaissait à son œuvre
depuis trois ans, il la voyait du regard froid et criti-
que d'un étranger, et n'y trouvait plus rien de bon.
Combien les phrases poliment hypocrites qu'il allait
entendre seraient méritées, combien ses hôtes au-
172 ANNA KARENINE.
raient raison de le plaindre et de se moquer de lui,
une fois sortis !
Ce silence, qui ne dura cependant pas au delà
d'une minute, lui parut d'une longueur intolérable,
et, pour l'abréger et dissimuler son trouble, il fit
l'effort d'adresser la parole à Golinitchef.
« Je crois avoir eu l'honneur de vous rencontrer,
dit-il, jetant des regards inquiets tantôt sur Anna,
tantôt sur Wronsky, pour ne rien perdre du jeu de
leurs physionomies.
— Certainement ; nous nous sommes rencontrés
chez Rossi, le soir où cette demoiselle italienne, la
nouvelle Rachel, a déclamé ; vous en souvient-il ? »
répondit légèrement Golinitchef, détournant ses
regards sans le moindre regret apparent.
Il remarqua cependant que Mikhaïlof attendait
une appréciation, et ajouta :
« Votre œuvre a beaucoup progressé depuis la
dernière fois que je l'ai vue, et maintenant, comme
alors, je suis très frappé de votre Pilatè. C'est bien
là im homme bon, faible, tchinovnick jusqu'au
fond de l'âme, qui ignore absolument la portée de
son action. Mais il me semble... »
Ive visage mobile de Mikhaïlof s'éclaircit, ses
yeux brillèrent, il voulut répondre : mais l'émotion
l'en empêcha et il feignit un accès de toux. Cette
observation de détail, juste, mais de nulle valeur
pour lui, puisqu'il tenait en mince estime l'instinct
artistique de Golinitchef, le remplissait de joie.
Du coup il se prit d'affection pour son hôte, et
passa subitement de l'abattement à l'enthousiasme.
ANNA KARÉNINE. 173
Soudain son tableau retrouva pour lui sa vie si com-
plexe et si profonde.
Wronsky et Anna causaient à voix basse, comme
on le fait aux expositions de peinture, pour ne pas
risquer de froisser l'auteur, et surtout pour ne pas
laisser entendre une de ces remarques si facile-
ment absurdes lorsqu'on parle d'art. Mikhaïlof crut
à une impression favorable sur son tableau et se
rapprocha d'eaux.
« Quelle admirable expression a ce Christ ! » dit
Anna, pensant que cet éloge ne pouvait être qu'a-
gréable à l'artiste, puisque le Christ formait le per-
sonnage principal du tableau. Elle ajouta : « On
sent qu'il a pitié de Pilate. »
C'était encore tme des mille remarques justes et
banales qu'on pouvait faire, La tête du Christ de-
vait exprimer la résignation à la mort, le sentiment
d'un profond désenchantement, d'une paix surna-
turelle, d'un sublime amour, par conséquent aussi la
pitié pour ses ennemis; Pilate le tchinovnick devait
forcément représenter la vie chamelle, par opposi-
tion au Christ, type de la vie spirituelle, et par con-
séquent avoir l'aspect d'un vulgaire fonctionnaire;
mais le visage de Mikaïlof s'épanouit néanmoins.
« Et comme c'est peint ! quel air autour de cette
figure ! on en pourrait faire le tour, dit Golinitchef,
voulant montrer par cette observation qu'il n'ap-
prouvait pas le côté réaliste du Christ,
— Oui, c'est une oeuvre magistrale ! dit Wronsky.
Quel relief dans ces figures du second plan. Voilà
de l'habileté d.e main! ajouta- t-il se tournant vers
174 ANNA KARÉNINE.
GoUnitchef et faisant allusion à une discussion dans
laquelle il s'était avoué découragé par les difficultés
pratiques de l'art.
— C'est tout à fait remarquable ! « dirent Goli-
nitchef et Anna. Mais la dernière observation de
Wronsky piqua Mikhailof, il fronça le sourcil et
regarda Wronsky d'un air mécontent ; il ne com-
prenait pas bien le mot « habileté ». Souvent il avait
remarqué, même dans les éloges qu'on lui adressait,
qu'on opposait cette habileté technique au mérite
intrinsèque de l'oeuvre, comme s'il eût été pos-
sible de peindre xme mauvaise composition avec
talent !
« La seule remarque que j'oserai faire si vous me
le permettez... dit Golinitchef.
— Faites-la, de grâce, répondit Mikhailof, sou-
riant, sans gaieté.
— C'est que vous avez peint un homme Dieu et
non le Dieu fait homme. Du reste, je sais que c'était
là votre intention.
— Je ne puis peindre le Christ que tel que je le
comprends, dit Mikhailof d'un air sombre.
— Dans ce cas, excusez un point de vue qui
m'est particulier ; votre tableau est si beau que cette
observation ne saurait lui faire du tort... Prenons
Ivanof pour exemple. Pourquoi ramène- t-il le Christ
aux proportions d'une figure historique ? Il ferait
aussi bien de choisir un thème nouveau, moins
rebattu.
— Mais si ce thème-là est le plus grand de tous
pour l'art ?
ANNA KARÉNINE. I75
— En cherchant, on trouverait bien autre chose.
Iv'art, selon moi, ne souffre pas la discussion ; or,
cette question se pose devant le tableau d'Ivanof :
est-ce un Dieu ? et l'unité de l'impression se trouve
ainsi détruite.
— Pourquoi cela ? Il me semble que cette ques-
tion ne peut plus se poser pour les hommes éclaités »,
répondit Mikhaïlof .
Golinitchef n'était pas de cet avis et, fort de son
idée, battit le peintre dans une discussion où celui-ci
ne sut pas se défendre.
CHAPITRE XII
Anna et Wronsky, regrettant le bavardage savant
de leur ami, échangeaient des regards ennuyés; ils
prirent enfin le parti de continuer seuls la visite
de l'atelier, et s'arrêtèrent devant im petit tableau.
« Quel bijou ! c'est charmant ! dirent-ils tous
deux d'une même voix.
— Qu'est-ce qui leur plaît tant ? » pensa Mikhaï-
lof. Il avait complètement oublié ce tableau, fait
depuis trois ans. Une fois une toile achevée, il ne la
regardait plus volontiers, et n'avait exposé celle-ci
que parce qu'un Anglais désirait l'acheter.
— Ce n'est rien ; une ancienne étude, dit-il.
— Mais c'est excellent! » reprit Golinitchef , subis-
sant très sincèrement le charme du tableau.
Deux enfants péchaient à la ligne à l'ombre d'un
cytise. L'aîné, tout absorbé, retirait prudemment
176 ANNA KARENINE.
sa ligne de l'eau ; le plus jeune, couché dans l'herbe,
appuyait sur son bras sa tête blonde ébouriffée, en
regardant l'eau de ses grands yeux pensifs. A quoi
pensait-il ?
L/' enthousiasme produit par cette étude ramena
un peu Mikhaïlof à sa première émotion, mais il
redoutait les vaines réminiscences du passé, et vou-
lut conduire ses hôtes vers un troisième tableau.
Wronsky lui déplut en demandant si l'étude était à
vendre ; cette question d'argent lui parut inoppor-
tune et il répondit en fronçant les sourcils :
« Il est exposé pour la vente . »
Les visiteurs partis, Mikhailof s'assit devant son
tableau du Christ et de Pilate, et repassa mentale-
ment tout ce qui avait été dit et sous-entendu par
eux. Chose étrange ! les observations qui semblaient
avoir tant de poids en leur présence, et quand lui-
même se mettait à leur point de vue, perdaient
maintenant toute signification. En examinant son
œuvre de son regard d'artiste, il rentra dans la
pleine conviction de sa perfection et de sa haute va-
leur, et revint par conséquent à la disposition d'es-
prit nécessaire pour continuer son travail.
La jambe du Christ en raccourci avait cependant
un défaut: il saisit sa palette et, tout en corrigeant
cette jambe, regarda sur le second plan la tête de
Jean, qu'il considérait comme le dernier mot de la
perfection, et que les visiteurs n'avaient même pas
remarquée. Il essaya d'y toucher aussi, mais pour
bien travailler il devait être moins ému, et trouver
un juste milieu entre la froideur et l'exaltation.
ANNA KARÉNINE. 177
Pour le moment, l'agitation l'emportait ; il voulut
couvrir son tableau, s'arrêta, soulevant la draperie
d'une main, et sourit avec extase à son saint Jean.
Enfin, s'arrachant à grand'peine à sa contemplation,
il laissa retomber le rideau, et retourna chez lui
fatigué mais heureux.
Wronsky, Anna et Golinitchef rentrèrent gaie-
ment au palazzo causant de Mikh^'lof et de ses
tableaux. I^e mot talent revenait souvent dans leur
conversation ; ils entendaient par là, non seulement
un don inné, presque physique, indépendant de
l'esprit et du cœur, mais quelque chose de plus
étendu, dont le sens vrai leur échappait. « Du talent,
disaient-ils, certes il en a, mais ce talent n'est pas
suffisamment développé, faute de culture intellec-
tuelle, défaut propre à tous les artistes russes. »
CHAPITRE XIII
Wronsky acheta le petit tableau et décida même
Mikhaïlof à faire le portrait d'Anna. V artiste vint
au jour indiqué et commença une esquisse, qui, dès
la cinquième séance, frappa Wronsky par sa res-
semblance, et par un sentiment très fin de la beauté
du modèle. « Je lutte depuis si longtemps sans par-
venir à rien, disait Wronsky en parlant de son por-
trait d'Anna, et lui n'a qu'à la regarder pour la bien
rendre : voilà ce que j'appelle savoir son métier ».
« Cela viendra avec la pratique », disait Golinit-
chef pour le consoler ; car à ses yeux Wronsky avait
du talent, et possédait d'ailleurs une instruction
173 ANNA KARENINE.
qui devait élever en lui le sentiment de l'art. Au
reste, les convictions de Golinitchef étaient corro-
borées par le besoin qu'il avait des éloges et de la
sympathie de Wronsky pour ses propres travaux ;
c'était un échange de bons procédés.
Mikhaïlof , hors de son atelier, paraissait un autre
homme ; au palazzo surtout, il se montra respec-
tueux avec affectation, soigneux d'éviter toute
intimité avec des gens qu'au fond il n'estimait
pas. Il n'appelait Wronsky que « Votre Excellence »
et, malgré les invitations réitérées d'Anna, n'ac-
cepta jamais à dîner, et ne se montra qu'aux
heures des séances. Anna fut plus aimable pour
Ini que pour d'autres ; Wronsky le traita avec
une politesse exquise et désira avoir son opinion
sur ses tableaux ; Golinitchef ne négligea aucune
occasion de lui inculquer des idées saines sur l'art :
Mikhaïlof n'en resta pas moins froid. Anna sen-
tait cependant qu'il la regardait volontiers, quoi-
qu'il évitât toute conversation ; quant aux conseils
demandés par Wronsky, il se retrancha dans son
silence obstiné, regarda les tableaux sans mot dire,
et ne cacha pas l'ennui que lui causaient les dis-
cours de Golinitchef.
Cette sourde hostilité produisit tme pénible im-
pression, et l'on se trouva mutuellement soulagé
lorsque, les séances terminées, Mikhaïlof cessa de
venir au palazzo, laissant en souvenir de lui un admi-
rable portrait. Golinitchef fut le premier à exprimer
l'idée que le peintre était envieux de Wronsky.
a Ce qui le rend furieux, c'est de voir un homme
ANNA KARÊNINB. 179
riche, haut placé, comte par-dessus le marché, ce qui
les vexe toujours, arriver sans se donner grand'-
peine à faire aussi bien, peut-être mieux que lui ; il a
a consacré sa vie à la peinture, mais vous, vous pos-
sédez tme culture d'esprit à laquelle des gens comme
Mikhaïlof n'arriveront jamais. »
Wronsky, tout en prenant le parti du peintre,
donnait au fond raison à son ami, car, dans sa con-
viction intime, il trouvait très naturel qu'un homme
dans une situation inférieure lui portât envie.
Ivcs deux portraits d'Anna auraient dû l'éclairer
et lui montrer la différence qui existait entre
Mikhaïlof et lui ; il la comprit assez pour renoncer
au sien en le déclarant superflu, et se contenter de son
tableau moyen âge, dont il était ausi satisfait que
Golinitchef et Anna, parce qu'il ressemblait, beau-
coup plus que tout ce que faisait Mikhaïlof, à un
tableau ancien.
ly' artiste, de son côté, malgré l'attrait que le por-
trait d'Anna avait eu pour lui, fut heureux d'être
délivré des discours de Golinitchef et des oeuvres de
Wronsky; on ne pouvait certes pas empêcher celui-ci
de s'amuser, les dilettantes ayant malheureusement
le droit de peindre ce que bon leur semble : mais il
Souffrait de ce passe-temps d'amateur. Nul ne peut
défendre à un homme de se pétrir une poupée de cire
et de l'embrasser, mais qu'il n'aille pas la caresser
devant deux amoureiix ! lya peinture de Wronsky
lui produisait un effet d'insuffisance analogue ; elle
le blessait, le froissait : il la trouvait ridicule et
pitoyable.
i8o ANNA KARÉNINE.
Iv' engouement de Wronsky pour la peinture et le
moyen âge fut du reste de courte durée ; il eut
assez d'instinct artistique pour ne pas achever son
tableau, et reconnaître tristement que les défauts,
peu apparents au début, devenaient criants à me-
sure qu'il avançait. Il était dans le cas de Golinit-
chef, qui, tout en sentant le vide de son esprit, se
nourrissait volontairement d'illusions, et s'imagi-
nait mûrir ses idées et assembler des matériaux.
Mais là où celui-ci s'aigrissait et s'irritait, Wronsky
restait parfaitement calme : incapable de se trom-
per lui-même, il abandonna simplement la pein-
ture avec sa décision de caractère habituelle, sans
chercher à se justifier ni à s'expliquer.
Mais la vie sans occupation devint vite intolérable
dans cette petite ville, le palazzo lui parut tout à
coup vieux et sale ; les taches des rideaux prirent
un aspect sordide, leç fentes dans les mosaïques, les
écaillures des corniches, l'étemel Golinitchef, le
professeur italien et le voyageur allemand devinrent
tous intolérablement ennuyemc, et Wronsky sentit
l'impérieux besoin de changer d'existence.
Anna fut étonnée de ce prompt désenchantement,
mais consentit bien volontiers à retourner en Russie
habiter la campagne.
Wronsky voulait passer par Pétersbourg pour y
conclure un acte de partage avec son frère, et Anna
pour y voir son fils. L,'été devait se passer pour eux
dans la grande terre patrimoniale de Wronsky.
ANNA KARÉNINE. i8i
CHAPITRE XIV
Levine était marié depuis près de trois mois. Il
était heureux, mais autrement qu'il ne l'avait pensé,
et, malgré certains enchantements imprévus, se heur-
tait à chaque pas à quelque désillusion. I^a vie con-
jugale était très différente de ce qu'il avait rêvé ;
semblable à un homme qui, ayant admiré la marche
calme et régulière d'un bateau sur un lac, voudrait
le diriger lui-même, il sentait la différence qui existe
entre la simple contemplation et l'action. Il ne suf-
fisait pas de rester assis sans faux mouvements, il
fallait encore songer à l'eau sous ses pieds, diriger
l'embarcation, soulever d'une main novice les
rames pesantes.
Jadis, étant encore garçon, il avait souvent ri
intérieurement des petites misères de la vie conju-
gale : querelles, jalousies, mesquines préoccupa-
tions. Jamais rien de semblable ne se produirait
dans son ménage, jamais son existence intime ne
ressemblerait à celle des autres. Et voilà que ces
mêmes petitesses se reproduisaient toutes, et pre-
naient, quoi qu'il fît, une importance indiscutable.
Comme tous les hommes, I^evine s'était imaginé
rencontrer les satisfactions de l'amour dans le ma-
riage, sans y admettre aucun détail prosaïque ;
l'amour devait lui donner le repos après le travail,
sa femme devait se contenter d'être adorée, et il
oubliait absolument qu'elle aussi avait des droits
i82 ANNA KARÉNINE.
à une certaine activité personnelle. Grande fut sa
surprise de voir cette poétique et charmante Kitty
capable de songer, presque dès les premiers jours de
leur mariage, au mobilier, à la literie, au linge, au
service de la table, au cuisinier. L,a façon dont elle
avait refusé de voyager pour venir s'installer à la
campagne, l'avait frappé pendant leurs fiançailles;
maintenant il se sentait froissé de constater qu'après
plusieurs mois l'amour ne l'empêchait pas de s'oc-
cuper des côtés matériels de la vie, et il la plaisantait
à ce sujet.
Malgré tout, il l'admirait, et s'amusait de la voir
présider à l'installation de la maison avec les nou-
veaux meubles arrivés de Moscou, faire poser des
rideaux, organiser les chambres d'amis à l'intention
de Dolly, diriger sa nouvelle femme de chambre et
le vieux cuisinier, entrer en discussion avec Agathe
Mikhaïlowna, et lui retirer la garde des provisions.
Le vieux cuisinier souriait doucement en recevant
des ordres fantaisistes, impossibles à exécuter ;
Agathe Mikhaïlowna secouait la tête d'un air pensif
devant les nouvelles mesures décrétées par sa jeune
maîtresse. I^evine les regardait, et quand Kitty
venait, moitié riant, moitié pleurant, se plaindre à
lui de ce que personne ne la prenait au sérieux, il
trouvait sa femme charmante, mais étrange. Il ne
comprenait rien au sentiment de métamorphose
qu'elle éprouvait en se voyant maîtresse d'acheter
des montagnes de bonbons, de dépenser et de com-
mander ce qu'elle voulait, habituée qu'elle avait été
chez ses parents à restreindre ses fantaisies.
ANNA KARÉNINE. 183
Elle se préparait avec joie à l'arrivée de Dolly
avec ses enfants, aux gâteries qu'elle aurait pour les
petits. lyes détails du ménage l'attiraient invincible-
ment, et, comme en prévision des mauvais jours, elle
faisait instinctivement son petit nid à l'approche
du printemps. Ce zèle pour des bagatelles, très con-
traire à l'idéal de bonheur exalté rêvé par I^evine, fut
par certains côtés une désillusion, tandis que cette
même activité, dont le but lui échappait, mais qu'il
ne pouvait voir sans plaisir, lui semblait sous d'au-
tres aspects un enchantement inattendu.
Les querelles furent aussi des surprises ! Jamais
lycvine ne se serait imaginé qu'entre sa femme et lui
d'autres rapports que ceux de la douceur, du respect,
de la tendresse, pussent exister ; et voici que dès
les premiers jours ils se disputèrent ! Kitty déclara
qu'il n'aimait que lui-même, et fondit en larmes avec
des gestes désespérés.
La première de ces querelles survint à la suite
d'une course que fit Levine à une nouvelle ferme ; il
resta absent ime demi-heure de plus qu'il n'avait dit,
s'étant égaré en voulant rentrer par le plus court.
Kitty occupait exclusivement sa pensée tandis qu'il
approchait de la maison, et tout en cheminant, il
s'enflammait à l'idée de son bonheur, de sa tendresse
pour sa femme. Il accourut au salon dans un état
d'esprit analogue à celui qu'il avait éprouvé le jour
de sa demande en mariage. Un visage sombre, qu'il
ne connaissait pas, l'accueillit ; il voulut embrasser
Kitty, elle le repoussa.
« Qu'as-tu ?
i84 ANNA KARENINE.
— Tu t'amuses, toi... » commença-t-elle, vou-
lant se montrer froidement amère.
Mais à peine eut-elle ouvert la bouche, que l'ab-
surde jalousie qui l'avait tourmentée pendant qu'elle
attendait, assise sur le rebord de la fenêtre, éclata
en paroles de reproches. Il comprit alors clairement,
pour la première fois, ce qu'il n'avait compris jusque-
là que confusément, que la limite qui les séparait
était insaisissable, et qu'il ne savait plus où com-
mençait et où finissait sa propre personnalité. Ce
fut im douloureux sentiment de scission intérieure.
Jamais pareille impression ne lui revint aussi vive.
Il voulait se disculper, prouver à Kitty son injustice;
il eût été porté par habitude à rejeter les torts sur elle,
mais il l'aurait ainsi irritée davantage, en augmen-
tant leur dissentiment. Rester sous le coup d'une
injustice était cruel, la froisser sous prétexte de
justification était plus fâcheux encore. Comme
un homme luttant à moitié endormi avec un mal dou-
loureux qu'il voudrait s'arracher, constate au réveil
que ce mal est au fond de lui-même, il reconnaissait
que la patience était l'unique remède.
La réconciliation fut prompte. Kitty, sans
l'avouer, se sentait dans son tort, et se montra si
tendre que leur amour n'en fut que plus grand.
Malheureusement ces, diffictdtés se renouvelèrent
souvent pour des raisons aussi futiles qu'imprévues,
et parce qu'ils ignoraient encore mutuellement ce
qui pour l'un et l'autre avait de l'importance. Ces
premiers mois furent difficiles à passer ; ils n'étaient
de bonne humeur ni l'un ni l'autre, et la cause la
AN'JsTA KARÉNINE. 185
plus puérile suffisait à provoquer une mésintelli-
gence, dont la cause leur échappait ensuite. Chacun
d'eux tiraillait de son côté la chaîne qvii les liait, et
cette lime de miel, dont Levine attendait des mer-
veilles, ne leur laissa, eu réalité, que des souvenirs
pénibles. Tous deux cherchèrent par la suite à
effacer de leur mémoire les mille incidents regret-
tables, presque ridicules de cette période pendant
laquelle ils se trouvèrent si rarement dans un état
d'esprit normal.
I^a vie ne devint plus régulière qu'à leur retour
de Moscou, où ils firent im court séjour dans le troi-
sième mois qui suivit leur mariage.
CHAPITRE XV
Ils étaient rentrés chez eux et jouissaient de leui
solitude. Levine, installé à son bureau, écrivait ;
Kitty, vêtue d'une robe violette, chère à son mari,
parce qu'elle l'avait portée dans les premiers jours
de leur mariage, faisait de la broderie anglaise,
assise sur le grand divan de cuir qui meublait le
cabinet de travail, comme du temps du grand-père
et du père de Levine. Celui-ci jouissait de la pré-
sence de sa femme tout en réfléchissant et en écri-
vant ; ses travaux sur la transformation des con-
ditions agronomiques de la Russie n'avaient pas été
abandonnés ; mais s'ils lui avaient paru misérables
jadis, comparés à la tristesse qui assombrissait sa
vie, maintenant, en plein bonheur, il les trouvait
insignifiants. Autrefois l'étude lui était apparue
i86 ANNA KARÉNINE.
comme le salut : actuellement elle évitait à sa vie un
bien-être trop uniformément lumineux. Hn relisant
son travail, Levine constata avec plaisir qu'il avait
de la valeur, malgré certaines idées exagérées, et il
parvint à combler bien des lacunes en reprenant à
nouveau l'ensemble de la question. Dans un chapi-
tre qu'il refit complètement, il traitait des conditions
défavorables faites à l'agriculture en Russie; la pau-
vreté du pays ne tenait pas uniquement, selon lui,
au partage inégal de la propriété foncière et à de
fausses tendances économiques, mais surtout à une
introduction prématurée de la civilisation euro-
péenne ; les chemins de fer, œuvre politique et non
économique, produisaient une centralisation exa-
gérée, le développement du luxe, — et par consé-
quent la création, au détriment de l'agriculture,
d'industries nouvelles, — l'extension exagérée du
crédit, et la spéculation. Il croyait que l'accroisse-
ment normal de la richesse d'un pays n'admettait
ces signes de civilisation extérieure qu'autant que
l'agriculture y avait atteint im degré de dévelop-
pement proportionnel.
Tandis que Levine écrivait, Kitty songeait à
l'attitude étrange de son mari, la veille de leur
départ de Moscou, à l'égard du jeune prince Tcharsk,
qui, avec assez peu de tact, lui avait fait un brin de
cour. « Il est jaloux, pensait-elle. Mon Dieu, qu'il
est gentil et bête ! s'il savait l'effet qu'ils me pro-
duisent tous ! exactement le même que Pierre le
cuisinier ! » Et elle jeta un regard de propriétaire
sur la nuque et le cou vigoureux dç son mari.
ANNA KARENINE. 187
« C'est dommage de l'interrompre, mais il aura
le temps de travailler plus tard : je veux voir sa
figure, sentira-t-il que je le regarde ? Je veux qu'il
se retourne... » Et elle ouvrit les yeux tout grands,
comme pour donner plus de force à son regard.
« Oui, ils attirent à eux la meilleure sève et don-
nent un faux semblant de richesse », murmura Xe-
vine, quittant sa plume en sentant le regard de sa
femme fixé sur lui. Il se retourna :
« Qu'y a-t-il ? demanda-t-il souriant et se levant.
— Il s'est retourné, pensa-t-elle. — Rien, je
voulais te faire retourner ; — et elle le regardait avec
le désir de deviner s'il était mécontent d'avoir été
dérangé.
— Que c'est bon d'être à nous deux ! Pour moi au
moins, dit-il en s'approchant d'elle, radieux de bon-
heur.
— Je me trouve si bien ici que je n'irai plus nulle
part, surtout pas à Moscou.
— A quoi pensais-tu ?
— Moi ! je pensais... Non, non, va-t'en écrire, ne
te laisse pas distraire, répondit-elle avec ime petite
moue, j'ai besoin de couper maintenant tous ces
œillets-là, tu vois ? »
Et elle prit ses ciseaux à broder.
« Non, dis-moi à quoi tu songes, répéta-t-il, s'as-
seyant près d'elle et suivant les mouvements de ses
petits ciseaux.
— A quoi je pensais ? à Moscou et à toi.
— Comment ai- je fait pour mériter ce bon-
heur ?
l88 ANNA KARÉNINE.
Ce n'est pas naturel, dit-il en lui baisant la main.
— Moi, plus je suis heureuse, plus je trouve que
c'est naturel.
— Tu as une petite mèche, dit-il en lui tournant
la tête avec précaution.
— Une mèche ? laisse-la tranquille : nous nous
occupons de choses sérieuses. »
Mais les choses sérieuses étaient interrompues,
et lorsque Kousma vint annoncer le thé, ils se sépa-
rèrent brusquement comme des coupables.
Resté seul, Levine serra ses cahiers dans un nou-
veau buvard acheté par sa femme, se lava les mains
dans un lavabo élégant, aussi acheté par elle, et,
tout en souriant à ses pensées, hocha la tête avec
un sentiment qui ressemblait à un remords. Sa
vie était devenue trop molle, trop gâtée. C'était
une vie de Capoue dont il se sentait un peu hon-
teux. « Cette existence ne vaut rien, pensait-il.
Voilà bientôt trois mois que je flâne. Pour la pre-
mière fois je me suis mis à travailler aujourd'hui,
et à peine ai-je commencé que j'y ai renoncé. Je
néglige même mes occupations ordinaires, je ne
surveille plus rien, je ne vais nulle part. Tantôt
j'ai du regret de la quitter, tantôt je crains qu'elle ne
s'ennuie : moi qui croyais que jusqu'au mariage
l'existence ne comptait pas, et ne commençait réel-
lement qu'après ! Et voilà bientôt trois mois que je
passe mon temps d'une façon absolument oisive.
Cela ne doit pas continuer. Ce n'est pas de sa faute à
elle, et on ne saurait lui faire le moindre reproche.
J'aurais dû montrer de la fermeté, défendre mon
ANNA KARÊNINB. 189
indépendance d'homme, car on finirait par prendre
de mauvaises habitudes... »
Un homme mécontent se défend difficilement de re-
jeter sur quelqu'un la cause de ce mécontentement.
Aussi I^evine songeait-il avec tristesse que, si la
faute n'en était pas à sa femme (il ne pouvait l'accu-
ser), c'était celle de son éducation. « Cet imbécile
de Tcharsky par exemple, elle n'avait pas même
su le tenir en respect. » En dehors de ses petits
intérêts de ménage (ceux-là, elle les soignait), de sa
toilette et de sa broderie anglaise, rien ne l'occupait.
« Aucune sympathie pour mes travaux, pour l'ex-
ploitation ou pour les paysans, pas de goût même
pour la lecture ou la musique, et cependant elle est
bonne musicienne. Elle ne fait absolument rien et
se trouve néanmoins très satisfaite. »
Levine, en la jugeant ainsi, ne comprenait pas
que sa femme se préparait à ime période d'activité
qui l'obligerait à être tout à la fois femme, mère,
maîtresse de maison, nourrice, institutrice ; il ne
comprenait pas qu'elle s'accordât ces heures d'in-
souciance et d'amour, parce qu'un instinct secret
l'avertissait de la tâche qui l'attendait, tandis que
lentement elle apprêtait son nid pour l'avenir.
CHAPITRE XVI
Levine trouva, en remontant, sa femme assise
devant son nouveau service à thé, lisant une lettre
de Dolly, car elles entretenaient une correspondance
igo ANNA KARÉNINE.
suivie, et Agathe Mikhaïlowna, du thé devant elle,
installée à côté de sa jeune maîtresse.
« Voyez, notre dame m'a ordonné de m' asseoir
ici », dit la vieille femme en regardant Kitty avec
affection.
Ces derniers mots prouvèrent à I^eyinela fin d'un
drame domestique entre Kitty et Agathe Mikhaï-
lowna ; malgré le chagrin qu'elle avait causé à
celle-ci en s'emparant des rênes du gouvernement,
Kitty, victorieuse, était arrivée à se faire par-
donner.
« Tiens, voici ime lettre pour toi, dit Kitty en ten-
dant à son mari une lettre dépourvue d'ortho-
graphe. C'est, je crois, de cette femme, tu sais...
de ton frère, je ne l'ai pas lue. Celle-ci vient de DoUy :
figure-toi qu'elle a mené Gricha et Tania à un bal
d'enfants chez les Sarmatzky. Tania était eu mar-
quise. »
Mais Xevine ne l'écoutait pas ; il prit en rougis-
sant la lettre de Marie Nicolaevna, l'ancienne maî-
tresse de Nicolas, et la parcourut ; elle lui écrivait
pour la seconde fois. Dans la première lettre elle
disait que Nicolas l'avait chassée sans qu'elle eût
rien à se reprocher, et ajoutant, avec une naïveté
touchante, qu'elle ne demandait aucun secours,
quoique réduite à la misère, mais que la pensée de
Nicolas Dmitritch la tuait ; que deviendrait-il,
faible comme il l'était ? elle suppliait son frère de ne
pas le perdre de vue. La seconde lettre était sur un
ton différent. Elle disait avoir trouvé Nicolas à
Moscou et en être partie avec lui pour une ville de
ANNA KARÉNINE. 191
province où il avait obtenu une place ; là, s'étant
querellé avec un de ses chefs, il avait repris le che-
min de Moscou, mais, tombé malade en route, il ne
se relèverait probablement plus. « Il vous demande
constamment, et d'ailleurs nous n'avons puis d'ar-
gent, » écrivait-elle.
« Lis donc ce que Dolly écrit de toi, — com-
mença Kitty, mais, voyant la figure bouleversée de
son mari, elle se tut. — Qu'y a-t-il, qu'arrive-
t-il?
— Elle m'écrit que Nicolas, mon frère, se meurt ;
je vais partir. «
Kitty changea de visage : Dolly, Tania en mar-
quise, tout était oublié.
« Quand donc partiras-tu ?
— Demain.
— Puis-je t'accompagner ? demanda-t-elle.
— Kitty, quelle idée ! répondit-il sur un ton de
reproche.
— Comment quelle idée ? dit-elle rfoissée de voir
sa proposition reçue de si mauvaise grâce. Pourquoi
donc ne partirais- je pas avec toi ? je ne te gênerais
en rien. Je...
— Je pars parce que mon frère se meurt, dit I^-
vine. Qu'as- tu à faire là-bas ?...
— Ce que tu y feras toi-même. »
« Dans un moment si grave pour moi, elle ne
songe qu'à l'ennui de rester seule », pensa lyevine
et cette réflexion l'affligea.
« C'est impossible », répondit-il sévèrement.
Agathe Mikhaïlowna, voyant les choses se gâter,
n. 7
192 ANNA KARÉNINE.
déposa sa tasse et sortit. Kitty ne le remarqua même
pas. Le ton de son mari l'avait d'autant plus blessée
qu'il n'attachait évidemment aucune importance à
ses paroles.
« Je te dis, moi, que si tu pars, je pars aussi; je
t'accompagnerai certainement, dit-elle vivement et
avec colère. Je voudrais bien savoir pourquoi ce
serait impossible ! pourquoi dis-tu cela ?
— Parce que Dieu sait où, dans quelle auberge,
je le trouverai, par quelles routes j'arriverai jusqu'à
lui. Tu ne feras que me gêner, dit I^evine, cherchant
à garder son sang-froid.
— Aucimement. Je n'ai besoin de rien, où tu
peux aller, je peiix aller aussi, et...
— Quand ce ne serait qu'à cause de cette
femme, avec laquelle tu ne peu;x te trouver en con-
tact.
— Pourquoi ? je n'ai rien à savoir de toutes ces
histoires, ce ne sont pas mes affaires. Je sais que le
frère de mon mari se meurt, que mon mari va le
voir, et que je l'accompagne pour....
— Kitty ! ne te fâche pas, et songe que dans un
cas aussi grave il m'est douloureux de te voir mêler
à mon chagrin une véritable faiblesse, la crainte de
rester seule. Si tu t'ennuies, va à Moscou.
— Voilà comme tu es ! tu me supposes toujours
des sentiments mesquins, s'écria-t-elle étouffée par
des larmes de colère. Je ne suis pas faible... Je sens
qu'il est de mon devoir de rester avec mon mari
dans un moment pareil, et tu veux me blesser en te
méprenant volontairement sur mon compte.
ANNA KARÉNINE. 193
— Mais c'est affreux de devenir ainsi esclave ! —
cria Ivevine en se levant de table, incapable de dissi-
muler son mécontentement ; au même instant, il
comprit qu'il se fustigeait lui-même.
— Pourquoi alors t'es-tu marié ? tu serais libre :
pourquoi, si tu te repens déjà ? » Et Kitty se sauva
au salon.
Quand il vint la rejoindre, elle sanglotait.
Il chercha d'abord des paroles, non pour la per-
suader, mais pour la calmer ; elle ne l'écoutait pas
et n'admettait aucun de ses arguments ; il se baissa
vers elle, prit une de ses mains récalcitrantes, la
baisa, baisa ses cheveux, et encore sa main, elle se
taisait toujours. Mais quand, enfin, il lui prit la tête
entre ses deux mains et l'appela « Kitty », elle s'a-
doucit, pleura, et la réconciliation se fit aussitôt.
On décida de partir ensemble. Ivevine se déclara
persuadé qu'elle tenait uniquement à se rendre utile,
et qu'il n'y avait rien d'inconvenant à la présence
de Marie Nicolaevna auprès de son frère ; mais au
fond du cœur il s'en voulait, et il en voulait à sa
femme ; chose étrange, lui qui n'avait pu croire
au bonheur d'être aimé d'elle, se sentait presque
malheureux de l'être trop ! Mécontent de sa propre
faiblesse, il s'effrayait à l'avance du rapprochement
inévitable entre sa femme et la maîtresse de son
frère. L'idée de les voir dans la même chambre le
remplissait d'horreur et de dégoût.
194 ANNA KARÉNINE.
CHAPITRE XVII
ly'HÔTEi, de province où se mourait Nicolas Levine
était un de ces établissements de construction ré-
cente, ayant la prétention d'offrir à im public peu
habitué à ces raffinements modernes la propreté, le
confort et l'élégance, mais que ce même public avait
vite transformé en un cabaret mal tenu. Tout y pro-
duisit à I,evine un effet pénible : le soldat en uni-
forme sordide servant de suisse et fmnant une ciga-
rette dans le vestibule, l'escalier de fonte, sombre
et triste, le garçon en habit noir couvert de taches,
la table d'hôte ornée de son affreux bouquet de
fleurs en cire, grises de poussière, l'état général de
désordre et de malpropreté, et jusqu'à une activité
pleine de suffisance, qui lui parut tenir du ton à la
mode introduit par les chemins de fer : tout cet
ensemble ne cadrait en rien avec ce qui les atten-
dait, et ils y trouvaient un contraste pénible avec leur
bonheur de si fraîche date.
lycs meilleures chambres se trouvèrent occupées.
On leur offrit une chambre malpropre en leiy: en
promettant une autre pour le soir. Levine y condui-
sit sa femme, vexé de voir ses prévisions si vite
réalisées, et d'être forcé de s'occuper de l'installer
au lieu de courir vers son frère.
« Va, va vite ! » dit-elle d'un air contrit.
Il sortit sans mot dire et se heurta près de la porte
à Marie Nicolaevna qui venait d'apprendre son arri-
ANNA KARENINE. 195
vée. Elle n'avait pas changé depuis Moscou : c'était
la même robe de laine, laissant à découvert son cou
et ses bras, et la même expression de bonté sur son
gros visage grêlé.
« Eh bien ? comment va-t-il ?
— Très mal. Il ne se lève plus, et vous
attend toujours. Vous... vous êtes avec votre
épouse ? »
Levine ne se douta pas tout d'abord de ce qui
la rendait confuse, mais elle s'expliqua aussitôt :
« Je m'en irai à la cuisine ; il sera content, il se
rappelle l'avoir vue à l'étranger. »
Levine comprit qu'il s'agissait de sa femme et ne
sut que répondre.
« Allons, allons ! » dit-il.
Mais à peine avait-il fait un pas, que la porte de
sa chambre s'ouvrit, et Kitty parut sur le seuil.
Levine rougit de contrariété en voyant sa femme
dans une aussi fausse position, mais Marie Nico-
laevna rougit bien plus encore ; et, se serrant contre
le mur, prête à pleurer, elle enveloppa ses mains
rouges de son petit châle pour se donner une conte-
nance.
Levine s'aperçut de l'expression de curiosité avide
qui se peignit dans le regard jeté par Kitty sur cette
femme incompréhensible pour elle, et presque ter-
rible ; ce fut l'affaire d'une seconde.
« Eh bien, qu'y a-t-il ? demanda-t-elle à son
mari.
— Nous ne pouvons rester à causer dans le cou-
loir ! répondit Levine d'un ton irrité.
196 ANNA KARÉNINE.
— Eh bien, entrez, dit Kitty se tournant vers
Marie Nicolaevna, qui battait en retraite ; puis,
voyant l'air effrayé de son mari : ou plutôt allez, allez
et faites-moi chercher », ajouta-telle en rentrant
dans sa chambre. Levine se rendit chez son frère.
Il croyait le trouver dans l'état d'illusion propre
aux phtisiques, et qui l'avait frappé lors de sa der-
nière visite, plus faible aussi et plus maigre, avec des
indices d'une fin prochaine, mais se ressemblant
encore. Il pensait bien être ému de pitié pour ce
frère aimé, et retrouver, plus fortes même, les ter-
reurs que lui avait naguère fait éprouver l'idée de
sa mort ; mais ce qu'il vit fut très différent de ce
qu'il attendait.
Dans une petite chambre sordide, sur les murs de
laquelle bien des voyageurs avaient dûment craché,
et qu'une mince cloison séparait mal d'une autre
chambre où l'on causait, dans une atmosphère
étouffée et malsaine, il aperçut, sur un mauvais lit,
un corps légèrement abrité sous une couverture. Sur
cette couverture s'allongeait tme main énorme
comme un râteau, et tenant d'une façon étrange
par le poignet à une sorte de fuseau long et mince. I^a
tête, penchée sur l'oreiller, laissait apercevoir des
cheveux rares que la sueur collait aux tempes, et un
front presque transparent.
« Est-il possible que ce cadavre soit mon frère
Nicolas ? » pensa Levine ; mais, en approchant, le
doute cessa ; il lui suffit de jeter un regard sur les
yeux qui accueillirent son entrée, pour reconnaître
l'affreuse vérité.
ANNA KARÉNINE. 197
Nicolas regarda son frère avec des yeux sévères.
Ce regard rétablit les rapports entre eux : Constan-
tin y sentit comme un reproche, et eut des remords
de son bonheur.
Il prit la main de son frère ; celui-ci sourit, mais
ce sourire imperceptible ne changea pas la dureté
de sa physionomie.
« Tu ne t'attendais pas à me trouver ainsi, par-
vint-il à prononcer avec peine.
— Oui... non... répondit Levine s'embrouillant.
Comment ne m'as-tu pas averti plus tôt ? avant
mon mariage ? J'ai fait tme véritable enquête pour
te trouver. »
Il voulait parler pour éviter un silence pénible,
mais son frère ne répondait pas et le regardait sans
baisser les yeux, comme s'il eût pesé chacune de ses
paroles ; Levine se sentait embarrassé. Enfin il
annonça que sa femme était avec lui et Nicolas en
témoigna sa satisfaction, ajoutant toutefois qu'il
craignait de l'effrayer. Un silence suivit : tout à
coup Nicolas se mit à parler, et, à l'expression de
son visage, Levine crut qu'il avait quelque chose
d'important à lui commimiquer, mais c'était pour
accuser le médecin et regretter de ne pouvoir con-
sulter ime célébrité de Moscou. Levine comprit qu'il
espérait toujours.
Au bout d'un moment, Levine se leva, prétextant
le désir d'amener sa femme, mais en réalité afin de
se soustraire, au moins pendant quelques minutes,
à ces cruelles impressions.
« C'est bon, je vais faire un peu nettoyer et aérer
198 ANNA KARÉNINE.
ici : Mâcha, viens mettre de l'ordre, dit le malade
avec effort, et puis tu t'en iras », ajouta-t-il en re-
dant son frère d'un air interrogateur.
lycvine sortit sans répondre, mais à peine dans le
corridor il se repentit d'avoir promis d'amener sa
femme ; en songeant à ce qu'il avait souffert, il
résolut de lui persuader que cette visite était su-
perflue. « Pourquoi la tourmenter comme moi ?
pensa-t-il.
« Eh bien ? quoi ? demanda Kitty effrayée.
— C'est horrible ! pourquoi es-tu venue ? » Kitty
regarda son mari en silence pendant un instant ;
puis, le prenant par le bras, elle lui dit timidement :
« Kostia ! mène-moi vers lui, ce sera moins dur
pour nous deux. Mène-moi et laisse-moi avec lui ;
comprends donc que d'être témoins de ta douleur
et de n'en pas voir la cause, m'est plus cruel que tout.
Peut-être lui serai-je utile, et à toi aussi. Je t'en
prie, permets-le-moi ! » Elle suppliait comme s'il
se fût agi du bonheur de sa vie.
Levine dut consentir à l'accompagner et, chemin
faisant, oublia complètement Marie Nicolaevna.
Kitty marchait légèrement, et montrait à sou
mari un visage courageux et plein d'affection ; en
entrant, elle s'approcha du lit, de façon à ne pas
forcer le malade à détourner la tête ; puis sa jeune
main fraîche prit l'énorme main du mourant, et,
usant du don propre aux femmes de manifester une
sympathie qui ne blesse pas, elle se mit à lui parler
avec ime douce animation .
« Nous nous sommes rencontrés à Soden, sans
ANNA KARÉNINE. 199
nous connaître, dit-elle. Pensiez-vous alors que je
deviendrais votre sœur ?
— Vous ne m'auriez pas reconnu, n'est-ce pas ?
— dit-il ; son visage s'était illuminé d'un sourire en
la voyant entrer.
Oh que si ! comme vovis avez eu raison de nous
appeler ! il ne se passait pas de jour que Kostia ne
se souvînt de vous, et ne s'inquiétât d'être sans
nouvelles. »
L'animation du malade dura peu. Kitty n'avait
pas fini de parler, que l'expression de reproche
sévère du mourant pour celui qui se porte bien repa-
rut sur son visage.
« Je crains que vous ne soyez bien mal ici, con-
tinua la jeune femme, évitant le regard fixé sur
elle, pour examiner la pièce. — Il faudra demander
une autre chambre et nous rapprocher de lui ».
dit-elle à son mari.
CHAPITRE XVIII
Levine ne pouvait rester calme en présence de
son frère, mais les détails de l'affreuse situation à
laquelle il ne voyait pas de remède échappaient à ses
yeux et à son attention troublée.
Frappé de la saleté de la chambre, du désordre et
du mauvais air qui y régnaient, des gémissements du
malade, l'idée ne lui venait pas qu'il pût s'enquérir
de la façon dont ses pauvres membres étaient cou-
chés, sous la couverture, de chercher à le soulager
300 ANNA KARÉNINE.
matériellement pour qu'il fût moins mal, sinon
miexix ; la seule pensée de ces détails le faisait fris-
sonner, et le malade, sentant instinctivement cette
conviction d'impuissance, s'en irritait. Aussi Ivcvine
ne faisait-il qu'entrer et sortir de la chambre sous
divers prétextes, malheureux auprès de son frère,
plus malheureux encore loin de lui, et incapable de
rester seuL
Kitty comprit les choses tout autrement : dès
qu'elle fut près du malade, elle le prit en pitié, et
dans son cœur de femme cette compassion, loin de
produire la terreur ou le dégoût, la porta au contraire
à s'informer de tout ce qui pouvait adoucir ce
triste état. Persuadée qu'il était de son devoir de
lui porter secours, elle ne doutait pas qu'il ne fût
possible de le soulager, et elle se mit à l'œuvre sans
tarder. Les détails qui répugnaient à son mari
furent précisément ceux qui attirèrent son atten-
tion. Elle fit chercher un médecin, envoya à la
pharmacie, occupa sa femme de chambre et Marie
Nicolaevna à balayer, épousseter, laver ; elle-même
leur prêta la main. Elle fit apporter ou emporter
ce qu'il fallait ; sans s'inquiéter de ceux qu'elle
rencontrait sur son chemin, elle allait et venait de
sa chambre à celle de son beau-frère, déballant les
choses qui manquaient : draps, taies d'oreillers, ser-
viettes, chemises.
Le domestique qui servait le dîner de la table
d'hôte répondit plusieurs fois à son appel d'tm ton de
mauvaise humeur, mais elle donnait ses ordres avec
une si douce autorité, qu'il les exécutait quand même.
ANNA KARÉNINE. 201
Ivcvine n'approuvait pas tout ce mouvement ; il n'en
voyait pas le but, et craignait d'irriter son frère,
mais celui-ci restait calme et indifférent, quoiqu'un
peu confus, et suivait avec intérêt les gestes de la
jeune femme. Lorsque Levine rentra de chez le
médecin où Kitty l'avait envoyé, il vit, en ouvrant
la porte, qu'on changeait le linge du malade. L'é-
norme dos aux épaules proéminentes, les côtes et
les vertèbres saillantes se trouvaient découverts,
tandis que Marie Nicolaevna et le domestique s'em-
brouillaient dans les manches de la chemise, et ne
parvenaient pas à y faire entrer les longs bras dé-
charnés de Nicolas. Kitty ferma vivement la porte
sans regarder du côté de son beau-frère, mais
celui-ci poussa im gémissement, et elle se hâta d'ap
procher.
« Faites vite, dit-elle.
— N'approchez pas, murmura avec colère le
malade, je m'arrangerai seul...
— Que dites- vous ? » demanda Marie.
Mais Kitty entendit et comprit qu'il était hon-
teux et confus de se montrer dans cet état.
« Je ne vois rien ! dit-elle l'aidant à introduire
son bras dans la chemise. Marie Nicolaevna, passez
de l'autre côté du lit et aidez-nous. Va, dit-elle à son
mari, prendre dans mon sac un petit flacon et ap-
porte-le-moi ; pendant ce temps, nous terminerons
de ranger. »
Quand Levine revint avec le flacon, le malade
était couché, et tout, autour de lui, avait pris un
autre aspect. Au lieu de l'air étouffé qu'on respirait
202 ANNA KARÉNINE.
auparavant, Kitty répandait, en soufflant dans un
petit tube, une bonne odeur de vinaigre aromatisé.
La poussière avait disparu, un tapis s'étendait sous
le lit ; sur une petite table étaient rangées les fioles
de médecine, ime carafe, le linge nécessaire et la
broderie anglaise de Kitty ; sur une autre table,
près du lit, une bougie, la potion et des poudres. Le
malade lavé, peigné, étendu dans des draps propres,
et soutenu par plusieurs oreillers, était revêtu d'une
chemise blanche, dont le col entourait son cou extra-
ordinairement maigre. Une expression d'espérance
se lisait dans ses yeux, qui ne quittaient pas
Kitty.
Le médecin trouvé au club par Levine n'était
pas celui qui avait mécontenté Nicolas ; il ausculta
soigneusement le malade, hocha la tête, écrivit une
ordonnance, et donna des explications détaillées
sur la façon de lui administrer des remèdes et de le
nourrir. Il conseilla des œufs frais, presque crus, et
de l'eau de Seltz avec du lait chaud à une certaine
température. Lorsqu'il fut parti, le malade dit à son
frère quelques mots dont il ne comprit que les
derniers, « ta Katia », mais à son regard Levine
comprit qu'il en faisait l'éloge. Il appela ensuite
Katia, comme il la nommait :
« Je me sens beaucoup mieux, lui dit-il ; avec
vous je me serais guéri. Tout est si bien maintenant! »
Il chercha à porter jusqu'à ses lèvres la main de sa
belle-sœur, mais, craignant de lui être désagréable,
se contenta de la caresser. La jeune femme serra
affectueusement cette main entre les siennes.
ANNA KARÉNINE. 203
« Tournez-moi du côté gauche maintenant, et
allez tous dormir », murmura-t-il.
Kitty seule comprit ce qu'il disait, parce qu'elle
pensait sans cesse à ce qui pouvait lui être utile.
« Tourne-le sur le côté, dit-elle à son mari, je
ne puis le faire moi-même, et ne voudrais pas en
charger le domestique. Pouvez-vous le soulever ?
demanda- t-elle à Marie Nicolaevna.
— J'ai peur », répondit celle-ci.
Levine, quoique terrifié de soulever ce corps
effrayant sous sa couverture, subit l'influence de sa
femme, et passa ses bras autour du malade avec un
air résolu que celle-ci lui connaissait bien. L'étrange
pesanteur de ces membres épuisés le frappa. Tandis
qu'à grand'peine il changeait son frère de place,
Nicolas entourant son cou de ses bras décharnés,
Kitty retourna vivement les oreillers, afin de mieux
coucher le malade.
Celui-ci retint une main de son frère dans la
sienne et l'attira vers lui ; le cœur manqua à Levine
lorsqu'il le sentit la porter à ses lèvres pour la baiser.
Il le laissa faire cependant, puis, secoué par les san-
glots, sortit de la chambre sans pouvoir proférer
un mot.
CHAPITRE XIX
« Il a découvert aux simples et aux enfants ce
qu'il a caché aux sages », pensa Levine causant quel-
ques moments après avec sa femme. — Ce n'est pas
204 ANNA KARÉNINE.
qu'il se crût un sage en citant ainsi l'Évangile ;
mais, sans s'exagérer la portée de son intelligence, il
ne pouvait douter que la pensée de la mort l'impres-
sionnât autrement que sa femme et Agathe Mikhaï-
lowna. Cette pensée terrible, d'autres esprits virils
l'avaient sondée comme lui, de toutes les forces de
leur âme ; il avait lu leurs écrits, mais eux aussi ne
semblaient pas en savoir aussi long que sa femme
et sa vieille bonne. Ces deux personnes, si dissem-
blables du reste, avaient sous ce rapport une ressem-
blance parfaite. Toutes deux savaient, sans éprou-
ver le moindre doute, le sens de la vie et de la mort,
et, quoique certainement incapables de répondre aux
questions qui fermentaient dans l'esprit de Levine,
elles devaient s'expliquer de la même façon ces
grands faits de la destinée humaine, et partager leur
croyance à ce sujet avec des millions d'êtres hu-
mains. Pour preuve de leur familiarité avec la mort,
elles savaient approcher les mourants, et ne les
craignaient pas, tandis que I^evine et ceux qui pou-
vaient, comme lui, longuement discourir sur le
thème de la mort n'avaient pas ce courage, et ne se
sentaient pas capables de secourir un moribond :
seul auprès de son frère, Constantin se fût contenté
de le regarder, et d'attendre sa fin avec épouvante,
sans rien faire pour la retarder.
1,3. vue du malade le paralysait ; il ne savait plus
ni parler, ni regarder, ni marcher. — Parler de
choses indifférentes lui semblait blessant ; parler
de choses tristes, de mort, impossible ; se taire ne
valait pas mieux. « Si je le regarde, il va croire
ANNA KARENINE. 205
que j'ai peur ; si je ne le regarde pas, il croira
que mes pensées sont ailleurs. Marcher sur la
pointe des pieds l'agacera, marcher librement
semble brutal. »
Kitty ne pensait à rien de tout cela et n'en
avait pas le temps ; uniquement occupée de sou
malade, elle paraissait avoir une idée nette de ce
qu'il fallait faire, et elle réussissait dans ce qu'elle
tentait.
Elle racontait des détails sur son mariage, sur elle
même, lui souriait, le plaignait, le caressait, lui
citait des cas de guérison et le remontait ainsi ;
d'où Im venaient ces lumières particulières ? Et
Kitty, non plus qu'Agathe Mikhaïlowna, ne se con-
tentait pas de soins physiques, ni d'actes purement
matériels : toutes detix se préoccupaient d'ime
question plus haute : en parlant du vieux serviteur
qui venait de mourir, Agathe Mikhaïlowna avait
dit : « Dieu merci, il a communié et a été admi-
nistré ;iDieu donne à tous une fin pareille! » Kitty,
de son côté, trouva moyen dès le premier jour de
disposer son beau-frère à recevoir les sacrements,
et cela au milieu de ses préoccupations de linge,
de potions et de pansements.
Rentré dans sa chambre à la fin de la journée,
lycvine s'assit, la tête basse, confus, ne sachant
que faire, incapable de songer à souper, à s'installer,
à rien prévoir, hors d'état même de parler à sa
femme ; Kitty, au contraire, montrait vme anima-
tion extraordinaire ; elle fit apporter à souper, défit
elle-même les malles, aida à dresser les lits, qu'elle
r<.
2o6 ANNA KARÉNINE.
n'oublia pas de saupoudrer de poudre de Perse. Elle
avait l'excitation et la rapidité de conception qu'é-
prouvent les hommes bien doués à la veille d'une
bataille, ou d'une heure grave et décisive de leur
vie lorsque l'occasion de montrer leur valeur se pré-
sente.
Minuit n'avait pas sonné que tout était propre-
ment rangé et organisé ; leur chambre d'hôtel offrait
l'aspect d'un appartement intime : près du lit de
Kitty, sur ime table couverte d'xme serviette blan-
che, se dressait son miroir, avec ses brosses et ses
peignes.
Levine trouvait impardonnable de manger, de
dormir, même de parler ; chacun de ses mouve-
ments lui paraissait inconvenant. Elle au contraire,
rangeait ses menus objets sans que son activité eût
rien de blessant ni de gêné.
Ils ne purent manger cependant, et restèrent long-
temps assis avant de se résoudre à se coucher.
« Je suis bien contente de l'avoir décidé à rece-
voir demain l' extrême-onction, dit Kitty en peignant
ses cheveux parfumés devant son miroir de voyage,
en camisole de nuit. Je n'ai jamais vu administrer,
mais maman m'a raconté qu'on disait des prières
pour demander la guérison.
— Crois-tu donc une guérison possible ? demanda
lycvine, regardant la raie de la petite tête ronde de
Kitty disparaître dès qu'elle retirait le peigne.
— J'ai questionné le docteur ; il prétend qu'il
ne peut vivre plus de trois jours. Mais qu'en
savent-ils ? — Je suis contente de l'avoir décidé,
ANNA KARENINE. 207
dit-elle en regardant son mari. — Tout peut arri-
ver », ajouta- t-elle avec l'expression particulière,
presque rusée, que prenait son visage en parlant
de religion.
. Jamais, depuis la conversation qu'ils avaient eue
étant fiancés, ils ne s'étaient entretenus de questions
religieuses, mais Kitty n'en continuait pas moins
à aller à l'église et à prier avec la tranquille convic-
tion de remplir un devoir ; malgré l'aveu que son
mari s'était cru obligé de lui faire, elle le croyait
fermement aussi bon chrétien, peut-être même meil-
leur, qu'elle ; il plaisantait, croyait-eUe, en s'accu-
sant du contraire, comme lorsqu'il la taquinait sur
sa broderie anglaise :
« I^es honnêtes gens font des reprises sur leurs
trous, disait-il, et toi tu fais des trous par plai-
sir. »
« Oui, cette femme, Marie Nicolaevna, n'aurait
jamais su le décider, dit Levine. Et je dois l'avouer,
je suis bien heureux que tu sois venue ; tu as intro-
duit un ordre, une propreté... » Il lui prit la main sans
oser la baiser (n'était-ce pas une profanation que ce
baiser presque en face de la mort ?), mais, regardant
ses yeux brillants, il la lui serra d'un air contrit.
« Tu aurais trop souffert tout seul, dit-elle, ca-
chant ses joues devenues rouges de satisfaction, en
levant les bras pour rouler ses cheveux et les attacher
sur le sommet de la tête. — Elle ne sait pas, tandis
que, moi, j'ai appris bien des choses à Soden,
— Y a-t-il donc des malades comme lui, là-bas ?
— Plus malades encore.
^
2o8 ANNA KARÉNINE.
— Tu ne saurais croire le chagrin que j'éprouve à
ne plus le voir tel qu'il était clans sa jeunesse ; c'était
un si beau garçon ! mais je ne le comprenais pas
alors !
— Je te crois ; je sens que nous aurions été amis,
dit-elle ; et elle se retovirna les larmes aux yeux vers
son mari, effrayée d'avoir parlé au passé.
— Vous l'auriez été, répondit-il tristement ; c'est
un de ces hommes dont on peut dire avec raison qu'il
n'était pas fait pour ce monde.
— En attendant, n'oublions pas que nous avons
bien des journées de fatigue en perspective ; il faut
nous coucher «, dit Kitty en consultant sa montre
microscopique.
CHAPITRE XX
IvE malade fut administré le lendemain. Nicolas
pria avec ferveur pendant la cérémonie ; une sup-
plication passioimée et pleine d'espérance se lisait
dans ses grands yeux fixés sur l'image sainte, qu'on
avait placée sur tme table à jeu, couverte d'une ser-
viette à ramages.
Levine fut effrayé de le voir ainsi, car il savait que
le déchirement de quitter cette vie, à laquelle il
tenait, en serait plus cruel. Il connaissait d'ailleurs
les idées de son frère, savait que son scepticisme ne
résultait pas du désir de s'affranchir de la religion
pour vivre plus librement ; ses croyances religieuses
avaient été ébranlées par les théories scientifiques
ANNA KARÉNINE. 209
modernes ; son retour à la foi n'était donc pas logi-
que, ni normal : dû uniquement à une espérance
insensée de guérison, il ne pouvait être que tempo-
raire et intéressé. Kitty avait rendu cet espoir plus
vivace par ses récits de guérisons extraordinaires.
— Levine était tourmenté de ces pensées en regar-
dant le visage plein d'espoir de son frère, son poignet
amaigri se soulevant à grand'peine jusqu'à son front
chauve pour faire un signe de croix, ses épaules
décharnées, et cette poitrine essoufflée qui ne pou-
vait plus contenir la vie qu'implorait le malade.
Pendant la cérémonie, I^evine fit ce qu'il avait fait
cent fois, tout incrédule qu'il était :
« Guéris cet homme si tu existes, disait-il en
s'adressant à Dieu, et tu nous sauveras tous
deux. »
Le malade se sentit tout à coup beaucoup mieux
après avoir été administré ; pendant plus d'une
heure il ne toussa pas une seule fois ; il assurait, en
souriant et baisant la main de Kitty avec des larmes
de reconnaissance, qu'il ne souffrait pas et sentait
revenir ses forces et son appétit. — Quand on lui
apporta sa soupe, il se releva lui-même, et demanda
une côtelette ; quelque impossible que fût la guéri-
son, I^evine et Kitty passèrent cette heure dans une
espèce d'agitation de bonheur craintif.
« Il va mieux. Beaucoup mieux !
— C'est étonnant.
— Pourquoi ce serait-il étonnant ? — Il va cer-
tainement mieux », se chuchotaient-ils en sou-
riant.
210 ANNA KARÉNINE.
L'illusion ne dura pas. Après un sommeil pénible
d'une demi-heure, le malade fut réveillé par une
quinte de toux. I^es espérances s'évanouirent aussitôt
pour tous, pour le malade lui-même. Oubliant ce
qu'il avait cru une heure avant, et honteux même
de se le rappeler, il se fit apporter un flacon d'iode
à respirer.
Levine le lui apporta, et son frère le regarda du
même air passionné dont il avait regardé l'image,
pour se faire confirmer les paroles du docteur, qui
attribuait à l'iode des vertus miraculeuses.
« Kitty n'est pas là ? murmura-t-il de sa voix
enrouée lorsque I^evine eut, à contre-cœur, répété
les paroles du médecin.
— Non ? alors je puis parler. — J'ai joué la
comédie pour elle. — Elle est si gentille ! mais nous
deux ne pouvons nous tromper. Voilà en quoi j'ai
foi », dit-il, serrant la fiole de ses mains osseuses et
aspirant l'iode.
Vers huit heures du soir, pendant que Levine et
sa femme prenaient le thé dans leur chambre, ils
virent accourir Marie Nicolaevna tout essouffiée.
Elle était pâle et ses lèvres tremblaient. «Il se meurt,
balbutia-t-elle. J'ai peur, il va mourir ! »
Tous deux coururent chez Nicolas; il était assis,
appuyé de côté sur son lit, la tête baissée, et son
long dos ployé.
« Qu'éprouves-tu ? demanda lycvine doucement,
après im moment de silence.
— Je m'en vais ! murmura Nicolas, tirant à
grand'peine les sons de sa poitrine, mais pro-
ANNA KARÉNINE. 21I
nonçant nettement encore. — Sans relever la tête, il
tourna les yeux du côté de son frère, dont il ne pou-
vait apercevoir le visage. Katia, va-t'en ! » mur-
mura-t-il encore.
Levine obligea doucement sa femme à sortir.
« Je m'en vais, répéta encore le mourant.
— Pourquoi t'imagines-tu cela ? demanda I^vine
pour dire quelque chose.
— Parce que je m'en vais, répéta Nicolas comme
s'il eût pris ce mot en affection. C'est fini. »
Marie Nicolaevna s'approcha de lui.
« Couchez-vous, vous serez mieux, dit-elle.
— Bientôt je serai couché tranquillement, mort,
murmura-t-il avec une espèce d'ironie irritée. Eh
bien ! couchez-moi si vous voulez. »
I^vine remit son frère sur le dos, s'assit auprès de
lui, et, respirant à peine, examina son visage. lyC
mourant avait les yeux fermés, mais les muscles de
son front s'agitaient de temps en temps comme s'il
eût profondément réfléchi. Malgré lui, Levine cher-
cha à comprendre ce qui pouvait se passer dans
l'esprit du moribond ; ce visage sévère, et le jeu des
muscles au-dessus des sourcils, semblaient indiquer
que son frère entrevoyait des mystères qui restaient
cachés pour les vivants.
« Oui, oui... murmura lentement le mourant en
faisant de longues pauses ; attendez, c'est cela !
dit-il soudain, comme si tout s'était éclairci pour
lui. O Seigneur ! » Et il soupira profondément.
Marie Nicolaevna posa la main sur ses pieds.
« Il se refroidit », dit-elle à voix basse.
212 ANNA KARÉNINE.
Le malade resta longtemps immobile, mais il
vivait et soupirait par instants ; fatigué de la tension
de sa pensée, I^evine sentait qu'il n'était plus à
l'unisson du mourant ; il n'avait plus la force de
penser à la mort; les idées les plus disparates lui
venaient à l'esprit ; il se demandait ce qu'il allait
avoir à faire ; lui fermer les yeux, l'habiller, com-
mander le cercueil ? Chose étrange : il se sentait
froid et indifférent ; le seul sentiment qu'il éprou-
vât était plutôt de l'envie, son frère avait désor-
mais une certitude à laquelle lui, I^evine, ne pouvait
prétendre. Longtemps il resta près de lui, attendant
la fin ; elle ne venait pas. La porte s'entr'ouvrit
et Kitty parut ; il se leva pour l'arrêter, mais aussi-
tôt le mourant s'agita.
« Ne t'en va pas », dit-il étendant la main. Le-
vine prit cette main dans la sienne et fit un geste
mécontent à sa femme pour la renvoyer.
Tenant toujours cette main mourante, Levine
attendit une demi-heure, une heure, puis encore une
heure. Il avait cessé de penser à la mort et songeait à
Kitty ; que faisait-elle ? Qui pouvait bien demeurer
dans la chambre voisine ? Le docteur avait-il tme
maison à lui ? Puis il eut faim et sommeil. Douce-
ment il dégagea sa main pour toucher les pieds du
mourant ; ils étaient froids, mais Nicolas respirait
toujours. Levine essaya de se lever sur la pointe des
pieds ; aussitôt le malade s'agita et répéta : « Ne
t'en va pas »
Le jour parut, et la situation restait la môme.
ANNA KARÉNINE. 213
Levîne se leva doucement, dégagea sa main, et
sans regarder le malade, rentra dans sa chambre, se
coucha et s'endormit ; à son réveil au lieu d'appren-
dre la mort de son frère, on lui dit qu'il avait repris
connaissance, s'était assis dans son lit, avait de-
mandé à manger, qu'il ne parlait plus de la mort,
mais exprimait l'espoir de gtiérir, et témoignait
encore plus d'irritation et de tristesse qu'à l'ordi-
naire. Personne ne parvint, ce jour-là, à le calmer ;
il accusait tout le monde de ses souffrances, récla-
mait un célèbre médecin de Moscou, et, à toutes les
questions qu'on lui faisait sur son état, répondait
qu'il souffrait d'une façon intolérable.
Cette irritation ne fit qu'augmenter ; Kitty elle-
même fut impuissante à l'adoucir, et lyevine s'aper-
çut qu'elle souffrait physiquement et moralement,
quoiqu'elle ne voulût pas en convenir. L'attendris-
sement causé par l'approche de la mort s'était mêlé
à d'autres sentiments. Tous savaient la fin inévi-
table, voyaient le malade mort à moitié, et en étaient
venus à souhaiter la fin aussi prompte que possible :
ils n'en continuaient pas moins à donner des po-
tions, à faire chercher le médecin et des remèdes ;
mais ils se mentaient à eux-mêmes, et cette dissimu-
lation était plus douloureuse à Levine qu'aux autres
parce qu'il aimait Nicolas plus tendrement, et que
rien n'était plus contraire à sa nature que le manque
de sincérité.
lyevine, longtemps poursuivi du désir de récon-
cilier ses deux frères, avait écrit à Serge Ivanitch;
celui-ci lui répondit, et Levine lut la lettre au ma-
214 ANNA KARÉNINE.
lade : Serge ne pouvait venir, mais il demandait
pardon à son frère en termes touchants.
Nicolas ne dit rien.
« Que dois-je lui écrire, demanda I^evine. J'es-
père que tu ne lui en veux pas ?
— Aucunement ! répondit le malade d'un ton
contrarié ; écris-lui qu'il m'envoie le docteur. »
Trois jours cruels passèrent ainsi ; le mourant
restait dans le même état. Tous ceux qui l'appro-
chaient n'avaient plus qu'un désir, sa fin ; le malade
seul ne l'exprimait pas, et continuait à se fâcher
contre le médecin, à prendre ses remèdes, et à parler
de rétablissement. Dans les rares moments où,
absorbé par l'opium, il s'oubliait un instant, il con-
fessait dans une demi-sommeil ce qui pesait à son
âme comme à celle des autres : « Ah ! si cela pou-
vait finir ! »
Ces souffrances, toujours plus intenses, faisaient
leur œuvre en le préparant à mourir ; chaque mouve-
ment était une douleur ; pas un membre de ce pau-
vre corps qui ne causât une torture ; les souvenirs
même, les impressions, les pensées du passé, répu-
gnaient au malade ; la vue de ceux qui l'entouraient,
leurs discours, tout lui faisait mal : chacun le sen-
tait : on n'osait faire un mouvement librement,
exprimer un vœu ou une pensée ; la vie se concentra
pour tous dans le sentiment des souffrances du mou-
rant, et dans le désir ardent de l'en voir délivré.
Il touchait à ce moment suprême où la mort de-
vait lui paraître souhaitable comme un dernier bon-
heur ; tout, jusqu'à la faim, la fatigue, la soif, ces
ANNA KARÉNINE. 215
sensations qui jadis, après avoir été souffrance ou
privation, lui causaient une certaine jouissance,
n'étaient plus que douleur ; il ne pouvait aspirer
qu'à être débarrassé du principe même de ses
maux, de son corps torturé ; sans trouver de paroles
pour exprimer ce désir, il continuait, par habitude, à
réclamer ce qui le satisfaisait autrefois. « Couchez-
moi sur l'autre côté », demandait-il, et, aussitôt
couché, il voulait revenir à sa position première.
« Donnez- moi du bouillon. Remportez-le. Racontez
quelque chose au lieu de vous taire » ; et sitôt qu'on
parlait il reprenait une expression de fatigue, d'in-
différence et de dégoût.
Kitty tomba malade une dizaine de jours après
son arrivée, et le docteur déclara que c'était l'effet
des émotions et de la fatigue ; il prescrivit le calme
et le repos. Elle se leva cependant après le dîner
et se rendit, comme d'habitude, chez le malade
avec son ouvrage. Nicolas la regarda sévèrement
et sourit avec dédain quand elle lui dit avoir été
souffrante. Toute la journée il ne cessa de se mou-
cher et de gémir plaintivement.
— Comment vous sentez- vous ? lui demandâ-
t-elle.
— Plus mal, répondit-il avec peine. Je souffre.
— Où souffrez- vous ?
— Partout.
— Vous verrez que cela finira auojurd'hui, »
dit Marie Nicolaevna à voix basse.
Levine la fit taire, croyant que son frère, dont
l'ouïe était très sensible, pourrrait l'entendre ; il
2i6 ANNA KARÉNINE.
se tourna vers le mourant, qui avait entendu, mais
sur lequel ces mots n'avaient produit aucune im«
pression, car son regard restait grave et fixe.
« Qu'est-ce qui vous le fait croire ? demanda
Levine, emmenant Marie Nicolaevna dans le cor-
ridor.
— Il se dépouille.
— Comment cela ?
— Ainsi », dit-elle en tirant sur les plis de sa
robe de laine. Levine remarqua effectivement que
toute la journée le malade avait tiré ses couvertures
comme s'il eût voulu s'en dépouiller.
Marie Nicolaevna avait prédit juste.
Vers le soir, Nicolas n'eut plus la force de soule-
ver ses bras, et son regard immobile prit tme expres-
sion d'attention concentrée qui ne changea pas lors-
que son frère et Kitty se penchèrent vers lui, afin
qu'il pût les voir. Kitty fit venir le prêtre pour dire
les prières des agonisants.
Pendant la cérémonie, le malade, qu'entouraient
Levine, Kitty et Marie Nicolaevna, ne donna aucun
signe de vie; mais avant la fin des prières, il poussa
tout à coup un soupir, s'étendit et ouvrit les j^eux.
Le prêtre posa la croix sur ce front glacé, et lorsqu'il
eut achevé ses oraisons, resta debout en silence, près
du lit, touchant de ses doigts l'énorme main du mou-
rant.
« Cest fini », dit-il enfin, voulant s'éloigner ;
alors les lèvres de Nicolas eurent un léger tressaille-
ment, et du fond de sa poitrine sortirent ces paroles
qui résonnèrent nettement dans le silence :
ANNA KARÉNINE. 217
« Pas encore... Bientôt... »
Une minute après, le visage s'éclaircit ; un sou-
rire se dessina sous la moustache, et les femmes
s'empressèrent de commencer la dernière toilette.
Toute l'horreur de Levine pour la terrible énigme
de la mort se réveilla avec la même intensité que
pendant la nuit d'automne où son frère était venu
le voir. Plus que jamais il cemprit son incapacité
à sonder ce mystère, et la terreur de le sentir si près
de lui et si inévitable. La présence de sa femme l'em-
pêcha de tomber dans le désespoir, car malgré les
terreurs il éprouvait le besoin de vivre et d'aimer.
L'amour seul le sauvait et devenait d'autant plus
fort et plus pur qu'il était menacé. Et à peine eut-il
vu s'accomplir ce mystère de mort, qu'auprès de lui
un autre miracle d'amour et de vie, également
insondable, s'accomplit à son tour.
Le docteur déclara que Kitty était enceinte.
CHAPITRE XXI
DÈS que Karénine eut compris, grâce à Betsy et
à Oblonsky, que tous, et Anna la première, atten-
daient de lui qu'il délivrât sa femme de sa présence,
il se sentit absolument troublé : incapable d'une
décision personnelle, il remit son sort entre les mains
de tiers trop heureux d'avoir à s'en mêler, et fut prêt
à accepter tout ce qu'on lui proposa.
Il ne revint à la réalité qu'au lendemain du départ
d'Anna, lorsque l'Anglaise Ixii fit demander si elle
2i8 ANNA KARÉNINE.
devait dîner à table ou dans la chambre des enfants.
Pendant les premiers jours qui suivirent le départ
d'Anna, Alexis Alexandrovitch continua ses récep-
tions, se rendit au conseil, et dîna chez lui comme
d'habitude ; toutes les forces de son âme n'avaient
qu'un but : paraître calme et indifférent. Il fit des
efforts surhumains pour répondre aux questions des
domestiques relativement aux mesures à prendre
pour l'appartement d'Anna et ses affaires, de l'air
d'un homme préparé aux événements, et qm n'y
voit rien d'extraordinaire. Deux jours il réussit à
dissimuler sa souffrance, mais le troisième il suc-
comba. Un commis introduit par le domestique
apporta une facture qu'Anna avait oublié de solder.
« Votre Excellence voudra bien nous excuser,
dit le commis, et nous donner l'adresse de Madame,
si c'est à elle que nous devons nous adresser. «
Alexis Alexandrovitch sembla réfléchir, se dé-
toiima, et s'assit près d'ime table ; longtemps il
resta ainsi, la tête appuyée sur sa main, essayant
de parler sans y parvenir.
Komeï, le domestique, comprit son maître et fit
sorti le commis.
Resté seul, Karénine sentit qu'il n'avait plus la
force de lutter, fit dételer sa voiture, ferma sa porte
et ne dîna pas à table.
Le dédain, la cruauté qu'il croyait lire sur le
visage du commis, du domestique, de tous ceux qu'il
rencontrait, lui devenaient insupportables. S'il avait
mérité le mépris public par une conduite blâmable,
il aurait pu espérer qu'une conduite meilleure lui
ANNA KARÉNINE. 219
rendrait l'estime du monde ; mais il n'était pas cou-
pable, il était malheureux, d'un malheur odieux,
honteux. Et les hommes se montreraient d'autant
plus implacables qu'il souffrait davantage; ils l'écra-
seraient, comme les chiens achèvent entre eux vme
pauvre bête qui hurle de douleur. Pour résister à
l'hostilité générale, il devrait cacher ses plaies :
hélas, deux jours de lutte l'avaient déjà épuisé ! Et
personne à qui confier sa soufi'rance ! pas un homme
dans tout Pétersbourg qui s'intéressât à lui ! qui
eût quelque égard, non plus pour le personnage haut
placé, mais pour le mari désespéré !
Alexis Alexandrovitch avait perdu sa mère à
l'âge de dix ans ; il ne se souvenait pas de son père ;
son frère et lui étaient restés orphelins avec une très
modique fortune ; leur oncle Karénine, im homme
influent, très estimé du défunt empereur, se chargea
de leur éducation. Après de bonnes études au Gym-
nase et à l'Université, Karénine débuta brillamment,
grâce à cet oncle, dans la carrière administrative,
et se voua exclusivement aux affaires. Jamais il ne
se lia d'amitié avec personne ; son frère seul lui tenait
au cœur ; mais celui-ci, entré aux Affaires étran-
gères, et envoyé en mission hors de Russie peu après
le mariage d'Alexis Alexandrovitch, était mort à
l'étranger.
Karénine, nommé gouverneur en province, y fit
la connaissance de la tante d'Anna, une femme fort
riche, qui manœuvra habilement pour rapprocher
de sa nièce ce gouverneur, jeune, sinon comme âge,
du moins au point de vue de sa position sociale. Alexis
220 ANNA KARÉNINE.
Alexandrovitch se vit un jour dans l'alternative
de choisir entre une demande en mariage ou une
démission. Longtemps il hésita, trouvant autant
de raisons contre que pour le mariage ; mais il ne
put cette fois appliquer sa maxime favorite : « Dans
le doute, abstiens-toi. » Un ami de la tante d'Anna
lui fit entendre que ses assiduités avaient compro-
mis la jeune fille, et qu'en homme d'honneur il
devait se déclarer.
C'est ce qu'il fit, et dès lors il reporta sur sa fiancée
d'abord, puis sa femme, la somme d'affection dont
sa nature était capable.
Cet attachement exclut chez lui tout autre besoin
d'intimité. Il avait de nombreuses relations, pouvait
inviter à dîner de grands personnages, leur deman-
der un service, une protection pour quelque solli-
citeur ; il pouvait même discuter et critiquer Hbre-
ment les actes du gouvernement devant un certain
nombre d'auditeurs, mais là se bornaient ses rap-
ports de cordialité.
I/Cs seules relations familières qu'il eût à Péters-
bourg étaient son chef de cabinet et son médecin. I^e
premier, Michel Wassiliévitch Sludine, un galant
homme, simple, bon et intelligent, paraissait plein
de sympathie pour Karénine ; mais la hiérarchie
du service avait mis entre eux une barrière qui arrê-
tait les confidences. Aussi, après avoir signé les pa-
piers qu'il lui apportait, Alexis Alexandrovitch
trouva-t-il impossible, en regardant Sludine, de
s'ouvrir à lui. Sa phrase : « Vous savez mon mal-
heur )) était sur ses lèvres ; il ne put la prononcer.
ANNA KARÉNINE. 221
et se borna, en le congédiant, à la formule habi-
tuelle : « Vous aurez la bonté de me préparer ce
travail... »
Le docteur, dont Karénine savait les sentiments
bienveillants, était fort occupé, et il semblait qu'il
se fût conclu un pacte tacite entre eux, par lequel
tous deux se supposaient surchargés de besogne et
forcés d'abréger leurs entretiens.
Quant aux amies, et à la principale d'entre elles, la
comtesse Lydie, Karénine n'y songeait même pas.
Les femmes lui faisaient peur et il n'éprouvait pour
elle que de l'éloignement.
CHAPITRE XXII
Mais si Alexis Alexandrovitch avait oublié la
comtesse Lydie, celle-ci pensait à lui. Elle arriva
précisément à cette heure de désespoir solitaire où,
la tête entre ses mains, il s'était affaissé immobile
et sans force. Elle n'attendit pas qu'on l'annonçât
et pénétra dans le cabinet de Karénine.
« J'ai forcé la consigne, dit-elle, entrant à pas
rapides, essoufflée par l'émotion et l'agitation. Je
sais tout ! Alexis Alexandrovitch, mon ami ? » Et
elle lui serra la main entre les siennes et le regarda
de ses beaux yeux profonds.
Karénine se leva, dégagea sa main en fronçant
le sourcil, et lui avança un siège.
« Veuillez vous asseoir ; je ne reçois pas parce que
222 ANNA KARÉNINE.
je suis souffrant, comtesse, dit-il, les lèvres trem-
blantes.
— Mon ami ! » répéta la comtesse sans le quitter
des 5eux ; ses sourcils se relevèrent de façon à des-
siner un triangle sur son front, et cette grimace
enlaidit encore sa figure jaune, naturellement laide.
Alexis Alexandrovitch comprit qu'elle était prête
à pleurer de compassion, et l'attendrissement le
gagna ; il saisit sa main potelée et la baisa.
« Mon ami ! dit-elle encore d'une voix entrecou-
pée par l'émotion : vous ne devez pas vous aban-
donner ainsi à votre douleur ; elle est grande, mais
il faut chercher à la calmer !
— Je suis brisé, tué, je ne suis plus un homme !
dit Alexis Alexandrovitch, abandonnant la main
de la comtesse, tout en regardant toujours ses yeux
remplis de larmes ; ma situation est d'autant plus
affreuse que je ne trouve ni en moi, ni hors de moi,
d'appui pour me soutenir.
— Vous trouverez cet appui, non pas en moi,
quoique je vous supplie de croire à mon amitié, dit-
elle en soupirant, mais en lui ! Notre appui est dans
son amour ; son joug est léger, continua- t-elle avec
ce regard exalté que Karénine lui connaissait bien.
Il vous entendra et vous aidera ! »
Ces paroles furent douces à Alexis Alexandrovitch
quoi qu'elles témoignassent d'une exaltation mys-
tique, nouvellement introduite à Pétersbourg,
« Je suis faible, anéanti; je n'ai rien prévu autre-
fois et ne comprends plus rien maintenant !
•— Mon ami !
ANNA KARÉNINE. 223
— Ce n'est pas la perte que je fais, continua
Alexis Alexandrovitch, que je pleure. Ah non !
mais je ne puis me défendre d'un sentiment de honte
aux yeux du monde pour la situation qui m'est
faite ! C'est mal et je n'y puis rien...
— Ce n'est pas vous qui avez accompli l'acte de
pardon si noble qui m'a comblée d'admiration,
c'est lui ; aussi n'avez- vous pas à en rougir », dit la
comtesse en levant les yeux avec enthousiasme.
Karénine s'assombrit et, serrant ses mains l'ime
contre l'autre, en fit craquer les jointures.
« Si vous saviez tous les détails ! dit-il de sa voix
perçante. Les forces de l'homme ont des limites, et
j'ai trouvé la limite des miennes, comtesse. Ma
journée entière s'est passée en arrangements do-
mestiques découlant (il appuya sur le mot) de ma
situation solitaire. Les domestiques, la gouvernante,
les comptes, ces misères me dévorent à petit feu!
Hier à dîner... c'est à peine si je me suis contenu ;
je ne pouvais supporter le regard de mon fils. Il
n'osait pas me faire de questions, et moi je n'osais
pas le regarder. H avait peur de moi... mais ce n'est
rien encore... » Karénine voulut parler de la fac-
ture qu'on lui avait apportée, sa voix trembla et il
s'arrêta. Cette facture sur papier bleu, pour un cha-
peau et des rubans, était im souvenir poignant ! Il
se prenait en pitié en y songeant.
« Je comprends, mou ami, je comprends tout, dit
la comtesse. L'aide et la consolation, vous ne les
trouverez pas en moi : mais si je suis venue, c'est
pour vous offrir mes services, essayer de vous déli-
n. 8
224 ANNA KARENINE.
vrer de ces petits soucis misérables auxquels vous
ne devez pas vous abaisser ; c'est une main de femme
qu'il faut ici. Me laisserez- vous faire ? »
Karénine se tut et lui serra la main avec recon-
naissance !
« Nous nous occuperons tous deux de Serge. Je ne
suis pas très entendue quant aux choses de la vie
pratique, mais je m'y mettrai et serai votre ména-
gère. Ne me remerciez pas, je ne le fais pas de moi-
même...
— Comment ne serais- je pas reconnaissant !
— Mais, mon ami, ne cédez pas au sentiment
dont vous parliez tout à l'heure ; comment rougir
de ce qui a été le plus haut degré de la perfection
chrétienne ? » Celui qui s'abaisse « sera élevé. »
Et ne me remerciez pas. Remerciez Celui qu'il faut
prier. En Eui seul nous trouverons la paix, la conso-
lation, le salut, l'amour ! »
Elle leva les yeux au ciel, et Alexis Alexandro-
vitch comprit qu'elle priait.
Cette phraséologie, qu'il trouvait autrefois déplai-
sante, paraissait aujourd'hui à Karénine naturelle
et calmante. Il n'approuvait pas l'exaltation à la
mode ; sincèrement croyant, la religi-m l'intéres-
sait principalement au point de vue politique;
aussi les enseignements nouveaux lui étaient-ils
antipathiques par principe. La comtesse, que ces
nouvelles doctrines enthousiasmaient, n'avait pas
son approbation, et au lieu de discuter sur ce
sujet, il détournait généralement la conversation
et ne répondait pas. Mais cette fois il la laissa parler
ANNA KARÉNINE. 225
avec plaisir, sans la contredire, même intérieure-
ment.
« Je vous suis bien reconnaissant pour vos pa-
roles et vos promesses », dit-il quand elle eut fini
de prier.
La comtesse serra encore la main de son ami.
« Maintenant je me mets à l'œuvre, dit-elle,
effaçant en souriant les traces de larmes sur son
visage. Je vais voir Serge, et ne m'adresserai à vous
que dans les cas graves. »
La comtesse Lydie se leva et se rendit auprès de
l'enfant ; là, tout en baignant de ses larmes les
joues du petit garçon effrayé, elle lui apprit que son
père était un saint, et que sa mère était morte.
La comtesse remplit sa promesse et se chargea
effectivement des détails du ménage, mais elle
n'avait rien exagéré en avouant son incapacité pra-
tique. Ses ordres ne pouvaient raisonnablement
s'exécuter, aussi ne s'exécutaient-ils pas, et le gou-
vernement de la maison tomba insensiblement en-
tre les mains du valet de chambre Korneï. Celui-ci
habitua peu à peu son maître à écouter, pendant sa
toilette, les rapports qu'il jugeait utile de lui faire.
L'intervention de la comtesse n'en fut pas moins
utile ; son affection et son estime furent pour Karé
nine un soutien moral, et, à sa grande consolation,
elle parvint presque à le convertir ; du moins chan-
gea-t-elle sa tiédeur en une chaude et ferme sym-
pathie pour l'enseignement chrétien tel qu'il se
répandait depuis peu à Pétersbourg. Cette conver-
sion ue fut pas di&cile.
226 ANNA KARÉNINE.
Karénine, comme la comtesse, comme tous ceux
qui préconisaient les idées nouvelles, était dénué
d'tme imagination profonde, c'est-à-dire de cette
faculté de l'âme grâce à laquelle les mirages de l'ima-
gination même exigent pour se faire accepter une
certaine conformité avec la réalité. Ainsi il ne voyait
rien d'impossible ni d'invraisemblable à ce que la
mort existât pour les incrédules, et non pour lui ;
à ce que le péché fût exclu de son âme, parce qu'il
possédait une foi pleine et entière dont seul il était
juge ; à ce que, dès ce monde, il pût considérer son
salut comme certain.
I^a légèreté, l'erreur de ces doctrines le frap-
paient néanmoins par moments ; il sentait alors
combien la joie causée par l'irrésistible sentiment
qui l'avait poussé au pardon était différente de
celle qu'il éprouvait maintenant que le Christ habi-
tait son âme. Mais quelque illusoire que fût cette
grandeur morale, elle lui était indispensable dans
son humiliation actuelle ; il éprouvait l'impérieux
besoin de dédaigner, du haut de cette élévation
imaginaire, ceux qui le méprisaient, et il se cram-
ponnait à ses nouvelles convictions comme à une
planche de salut.
CHAPITRE XXIII
I^A comtesse Lydie avait été mariée fort jeune ;
d'un naturel exalté, elle rencontra dans son mari un
bon enfant très riche, très haut placé, et fort dissolu.
ANNA KARÉNINE. 227
Dès le second mois de leur mariage, son mari la
quitta, répondant à ses effusions de tendresses par
tm sourire ironique, presque méchant, que personne
ne parvint à s'expliquer, la bonté du comte étant
connue et la romanesque Lydie n'offrant auctme
prise à la critique. Depuis lors, les époux, sans être
séparés, vécurent chacun de leur côté, le mari
n'accueillant jamais sa femme qu'avec im sourire
amer qui resta ime énigme.
La comtesse avait depuis longtemps renoncé à
adorer son mari, mais elle était toujours éprise de
quelqu'un et même de plusieurs persormes à la fois,
hommes et femmes, généralement de ceux qui atti-
raient l'attention d'une façon quelconque. Ainsi
elle s'éprit de chacun des nouveaux princes ou prin-
cesses qui s'alliaient à la famille impériale, puis elle
aima successivement un métropolitain, im grand
vicaire et un simple desservant ; ensuite un journa-
hste, trois slavophiles et Komissarof, puis un mi-
nistre, un docteur, un missionnaire anglais et enfin
Karénine. Ces amours multiples, et leurs différentes
phases de chaleur ou de refroidissement, ne l'em-
pêchaient en rien d'entretenir les relations les plus
compliquées, tant à la cour que dans le monde. Mais
du jour où elle prit Karénine sous sa protection,
qu'elle s'occupa de ses affaires domestiques et de la
direction de son âme, elle sentit qu'elle n'avait
jamais sincèrement aimé que lui ; ses autres amours
perdirent toute valeur à ses yeux. D'ailleurs, en
analysant ses sentiments passés, et en les compa-
rant à celui qu'elle ressentait maintenant, pouvait-
228 ANNA KARÉNINE.
elle ne pas reconnaître que jamais elle ne se serait
éprise de Komissarof s'il n'eût sauvé la vie de l'em-
pereur, ni de Ristitsh si la question slave n'avait
pas existé ? tandis qu'elle aimait Karénine pour
lui-même, pour sa grande âme incomprise, pour son
caractère, pour le son de sa voix, son parler lent, son
regard fatigué et ses mains blanches et molles, aux
veines gonflées. Non seulement elle se réjouissait à
l'idée de le voir, mais encore elle cherchait, sur le
visage de son ami, une impression analogue à la
sienne. Elle tenait à lui plaire, autant par sa per-
sonne que par sa conversation ; elle ne s'était ja-
mais autant mise en frais de toilette. Plus d'une fois
elle se surprit réfléchissant à ce qui aurait pu être
s'ils eussent été libres tous deux ! Quand il entrait,
elle rougissait d'émotion, et ne pouvait réprimer
un sourire ravi lorsqu'il lui disait quelque parole
aimable.
Depuis plusieurs jours la comtesse était vive-
ment troublée : elle avait appris le retour d'Anna
et de Wronsky. Comment épargner à Alexis Alexan-
drovitch la torture de revoir sa femme ? Comment
éloigner de lui l'odieuse pensée que cette affreuse
femme respirait dans la même ville que lui, et pou-
vait à chaque instant le rencontrer ?
Lydie Ivanovna fit faire une enquête pour con-
naître les plans de ces « vilaines gens », comme elle
nommait Anna et Wronsky. Le jeune aide de
camp, ami de Wronsky, chargé de cette mission
avait besoin de la comtesse pour obtenir, grâce à son
appui, la concession d'une affaire. Il vint donc lui
ANNA KARENINE. 229
apprendre qu'après avoir terminé leurs arrange-
ments ils comptaient repartir le lendemain, et Lydie
Ivanovna commençait à se rassurer, lorsqu'on lui
apporta un billet dont elle reconnut aussitôt l'écri-
• ture : c'était celle d'Anna Karénine. L'enveloppe,
en papier anglais épais comme une écorce d'arbre,
contenait une feuille oblongue et jaune, ornée d'un
immense monogramme ; le billet répandait un par-
fum délicieux :
« Qui l'a apporté ?
— Un commissionnaire d'hôtel. »
Longtemps la comtesse resta debout sans avoir
le courage de s'asseoir pour lire ; l'émotion lui ren-
dit presque un de ses accès d'asthme. Enfin, lors-
qu'elle se fut calmée, elle ouvrit le billet sviivaut,
écrit en français :
« Madame la comtesse,
« Les sentiments chrétiens dont votre âme est
remplie me donnent l'audace impardonnable, je le
sens, de m'adresser à vous. Je suis malheureuse
d'être séparée de mon fils, et vous demande en grâce
la permission de le voir une fois avant mou départ.
Si je ne n'adresse pas directement à Alexis Alexan-
drovitch, c'est pour ne pas donner à cet homme
généreux la douleur de s'occuper de moi. Connais-
sant votre amitié pour lui, j'ai pensé que vous me
comprendriez : m' enverrez- vous Serge chez moi ?
préférez- vous que je vienne à l'heure que vous m'in-
diquerez, ou me ferez- vous savoir comment et dans
quel endroit je pourrais le voir ? Un refus me semble
230 ANNA KARÉNINE.
impossible lorsque je songe à la grandeur d'âme de
celui à qui il appartient de décider. Vous ne sauriez
imaginer ma soif de revoir mon enfant, ni par consé-
quent comprendre l'étendue de ma reconnaissance
pour l'appui que vous voudrez bien me prêter dans
cette circonstance.
« Anna. »
Tout dans ce billet irrita la comtesse Lydie : son
contenu, les allusions à la grandeur d'âme de Karé-
nine, et surtout le ton d'aisance qui y régnait.
« Dites qu'il n'y a pas de réponse » ; et, ouvrant
aussitôt son buvard, elle écrivit à Karénine qu'elle
espérait bien le rencontrer vers vme heure au Palais;
c'était jour de fête : on allait féliciter la famille
impériale.
« J'ai besoin de vous entretenir d'une affaire
grave et triste ; nous conviendrons au Palais du lieu
où je pourrai vous voir. I/C mieux serait chez moi,
où je ferai préparer voire thé. C'est indispensable.
// nous impose sa croix, mais // nous donne aussi la
force de la porter », ajouta-t-elle pour le préparer
dans ime certaine mesure.
I^a comtesse écrivait de deux à trois billets par
jour à Alexis Alexandrovitch ; elle aimait ce moyen,
à la fois élégant et mystérieux, d'entretenir avec lui
des rapports que la vie habituelle rendait trop sim-
ples à son gré.
ANNA KARÉNINE. 231
CHAPITRE XXIV
Les félicitations étaient terminées. Tout en se
retirant, on causait des dernières nouvelles, des
récompenses accordées ce jour-là, et des mutations
de places pour quelques hauts fonctionnaires.
« Que diriez- vous si la comtesse Marie Borisovna
était nommée au ministère de la guerre et la prin-
cesse Watkosky chef de l'état-major ? disait un petit
vieillard grisonnant, en uniforme couvert de brode-
ries, à une grande et belle demoiselle d'honneur
qui le questionnait sur les nouveaux changements.
— Dans ce cas, je dois être nommée aide de camp ?
dit la jeune fille souriant.
— Vous ? votre place est indiquée. Vous faites
partie du département des cultes et on vous donne
pour aide Karénine.
— Bonjour, prince ! fit le petit vieillard, serrant
la main à quelqu'un qui s'approchait de lui.
— Vous parliez de Karénine ? demanda le prince.
— Lui et Poutiatof ont été décorés de l'ordre
d'Alexandre Newsky.
— Je croyais qu'il l'avait déjà ?
— Non. Regardez-le, — dit le petit vieillard, indi-
quant de son tricorne brodé Karénine, debout dans
l'embrasure d'une porte, et causant avec un des
membres influents du conseil de l'Empire ; il por-
tait l'uniforme de cour avec son nouveau cordon
rouge en sautoir. — N'est-il pas heureux et content
232 ANNA KARÉNINE.
comme un sou neuf ? — Et le vieillard s'arrêta pour
serrer la main à un superbe et athlétique chambellan
qui passait.
— Non, il a vieilli, fit le chambellan.
— C'est l'effet des soucis. Il passe sa vie à écrire
des projets. Tenez, en ce moment il ne lâchera
pas son malheureux interlocuteur avant de lui
avoir tout expliqué, point par point.
— Comment, vieilli ? Il fait des passions. La
comtesse Lydie doit être jalouse de sa femme.
— Je vous en prie, ne parlez pas de la comtesse
Lydie.
— Y a-t-il du mal à être éprise de Karénine. ?
— Madame Karénine est-elle vraiment ici ?
— Pas ici, au Palais, mais à Pétersbourg. Je l'ai
rencontrée hier avec Alexis Wronsky, bras dessus
bras dessous, à la Morskaïa.
— C'est un homme qui n'a pas... » commença le
le chambellan, mais il s'interrompit pour faire place
et saluer au passage une personne de la famille
impériale.
Tandis qu'on critiquait et ridiculisait ainsi Alexis
Alexandrovitch, celui-ci barrait le chemin à tm
membre du conseil de l'Empire et, sans bouger d'une
ligne, lui expliquait tout au long un projet financier.
Alexis Alexandrovitch, presque en même temps
qu'il avait été abandonné par sa femme, s'était
trouvé dans la situation, pénible pour un fonctoin-
naire, de voir s'arrêter la marche ascendante de sa
carrière. Seul peut-être, il ne s'apercevait pas qu'elle
fût terminée. Sa position était encore importante,
ANNA KARÉNINE. 233
il continuait à faire partie d'un grand nombre de
comités et de commissions, mais il paraissait être
de ceux dont on n'attend plus rien ; il avait fait
son temps. Tout ce qu'il possédait semblait vieux,
usé, inutile. Loin d'en juger ainsi, Karénine croyait
au contraire apprécier les actes du gouvernement
avec plus de justesse depuis qu'il avait cessé d'en
faire directement partie, et pensait de son devoir
d'indiquer certaines réformes à introduire. Il écri-
vit une brochure, peu après le départ d'Anna, sur
les nouveaux tribimaux, la première de toutes celles
qu'il devait composer sur les branches les plus di-
verses de l'administration. Et que de fois, satisfait
de lui-même et de son activité, ne songea-t-il pas au
texte de saint Paul : 0 Celui qui a une femme songe
aux biens terrestres ; celvii qui n'en a pas ne songe
qu'au service du Seigneur. »
L'impatience bien visible du membre du conseil
ne troublait en rien Karénine, mais il s'interrompit
au moment où un prince de la famille impériale
vint à passer, et son interlocuteur en profita pour
s'esquiver.
Resté seul, Alexis Alexandrovitch baissa la tête,
chercha à rassembler ses idées et, jetant un regard
distrait autour de lui, se dirigea vers la porte, où il
pensait rencontrer la comtesse.
« Conmie ils ont l'air forts et bien portants, se
dit-il, regardant au passage le cou vigoureux du
prince, serré dans son uniforme, et le beau chambel-
lan aux favoris parfumés. — Il n'est que trop vrai,
tout est mal en ce monde.
234 ANNA KARÉNINE.
« Alexis Alexandrovitch ! cria le petit vieillard,
dont les yetix brillaient méchamment, tandis que
Karénine passait en saluant froidement. Je ne vous
ai pas encore félicité. Et il désigna la décoration.
— Je vous remercie infiniment. C'est un beau jour
que celui-ci », répondit Karénine, appuyant, selon
son habitude, sur le mot beau.
Il savait que ces messieurs se moquaient de lui,
mais, n'attendant d'exix que des sentiments hos-
tiles, il y était fort indifférent.
Les épaules jaunes de la comtesse et ses beaux
yeux pensifs lui apparurent et l'attirèrent de loin ;
il se dirigea vers elle avec un sourire.
I^a toilette de Lydie Ivanovna lui avait coûté des
efforts d'imagination, comme toutes celles que dans
ces derniers temps elle prenait le soin de composer,
car elle poursuivait im but bien différent de celui
qu'elle se proposait trente ans auparavant. Jadis
elle ne songeait qu'à se parer, et n'était jamais trop
élégante selon son goût ; maintenant elle cherchait
à rendre le contraste supportable entre sa personne
et sa toilette ; elle y parvenait aux yeux d'Alexis
Alexandrovitch, qui la trouvait charmante. Ea
sympathie, la tendresse de cette femme étaient pour
lui im refuge imique contre l'animosité générale ;
du milieu de cette foule hostile, il se sentait attiré
vers elle comme une plante par la lumière.
« Je vous félicite », dit-elle, portant ses regards
sur la décoration.
Karénine haussa les épaules et ferma les yeux à
demi.
ANNA KARÉNINE. 235
I^a comtesse savait que ces distinctions, sans qu'il
en voulût convenir, lui causaient vme de ses joies les
plus vives.
« Que fait notre ange ? demanda-t-elle, faisant
allusion à Serge.
— Je ne puis dire que j'en sois très satisfait,
répondit Alexis Alexandrovitch, levant les sourcils
et ouvrant les yeux. Sitnikof ne l'est pas davantage
(c'était le pédagogue chargé de Serge). Comme je
vous le disais, je trouve en lui une certaine froideur
pour les questions essentielles qui doivent toucher
toute âme hmnaine, même celle d'un enfant. » Et
Alexis Alexandrovitch entama le sujet qui, après
les questions administratives, le touchait le plus,
l'éducation de son fils. Jamais, jusque-là, les ques-
Ques d'éducation ne l'avaient intéressé ; mais, ayant
senti la nécessité de suivre l'instruction de son fils,
il avait consacré un certain temps à étudier des
livres de pédagogie et des ouvrages didactiques
afin de se former un plan d'études, que le meilleur
instituteur de Pétersbourg fut ensuite chargé de
mettre en pratique.
« Oui, mais le cœur ? Je trouve à cet enfant le
cœur de son père, et avec cela peut-il être mau-
vais ? dit la comtesse d'un air sentimental.
— Peut-être... Pour moi, je remplis mon devoir,
c'est tout ce que je puis faire.
— Vous viendrez chez moi ? dit la comtesse après
un moment de silence ; nous avons à causer d'un
chose triste pour vous. J'aurais donné tout au
monde pour vous épargner certains souvenirs :
236 ANNA KARÉNINE.
d'autres ne pensent pas de même : j'ai reçu une lettre
à!elle. Elle est ici, à Pétersbourg. »
Alexis Alexandrovitch tressaillit, mais son visage
prit aussitôt l'expression de mortelle immobilité
qui indiquait son impuissance absolue à traiter un
pareil sujet.
« Je m'y attendais, «dit-il.
I^a comtesse le regarda avec exaltation, et devant
cette grandeur d'âme des larmes d'admiration jail-
lirent de ses yeux.
CHAPITRE XXV
Lorsque Alexis Alexandrovitch entra dans le
boudoir de la comtesse Lydie, décoré de portraits
et de vieilles porcelaines, il n'y trouva pas son amie.
Elle changeait de toilette.
Sur une table ronde était posé un service à thé
chinois près d'une bouilloire à esprit-de-vin.
Alexis Alexandrovitch examina les innombrables
cadres qui ornaient la chambre, s'assit près d'une
table et y prit un Évangile.
Le frôlement d'une robe de soie vint le distraire.
« Enfin, nous allons être un peu tranquilles, dit
la comtesse en se glissant avec un sourire ému, entre
la table et le divan ; nous pourrons causer en pre-
nant notre thé. »
Après quelques paroles destinées à le préparer, elle
tendit, en rougissant, le billet d'Anna à Karénine»
Il lut, et garda longtemps le silence.
ANNA KARÉNINE. 237
« Je ne me crois pas le droit de Im refuser, dit-
dit-il enfin, levant les yeux avec une certaine crainte.
— Men ami ! vous ne voyez le mal nville part !
— Je trouve, au contraire le mal partout. Mais
serait-il juste de... ? »
Son visage exprimait l'indécision, le désir d'un
conseil, d'tm appui, d'un guide dans une question
aussi épineuse.
« Non, interrompit Lydie Ivanovna. Il y a des
limites à tout. Je comprends l'immoralité, dit-elle
sans aucime véracité, puisqu'elle ignorait pour-
quoi les femmes pouvaient être immorales, mais
ce que je ne comprends pas, c'est la cruauté, et en-
vers qui ? Envers vous ! Comment peut-elle rester
dans la même ville que vous ? On n'est jamais trop
vieux pour apprendre, et moi j'apprends tous les
jours à comprendre votre grandeur et sa bassesse.
— Qui de nous jettera la première pierre ! dit
Karénine visiblement satisfait du rôle qu'il jouait.
Après avoir tout pardonné, puis- je la priver de ce
qui est un besoin de son cœvir, son amour pour l'en-
fant... ?
— Est-ce bien de l'amour, mon ami ? Tout cela
est-il sincère ? Vous avez pardonné, et vous pardon-
nez encore, je le veux bien ; mais avons-nous le
droit de troubler l'âme de ce petit ange ? Il la croit
morte ; il prie pour elle, et demande à Dieu le par-
don de ses péchés ; que penserait-il maintenant ?
— Je n'y avais pas songé », dit Alexis Alexandro-
vitch en reconnaissant la justesse de ce raisonne-
ment.
238 ANNA KARÉNINE.
I^a comtesse se couvrit le visage de ses mains, et
garda le silence. Elle priait.
« Si vous demandez mon avis, dit-elle enfin, vous
ne donnerez pas cette permission. Ne vois-je pas
combien vous souffrez, combien votre blessure sai-
gne ? Admettons que vous fassiez abstraction de
vous-même, mais où cela vous mènera-t-il ? Vous
vous préparez de nouvelles souffrances et un trouble
nouveau pour l'enfant ! Si elle était encore capable
de sentiments hiunains, elle serait la première à le
sentir. Non, je n'éprouve aucune hésitation, et si
vous m'y autorisez, je lui répondrai. »
Alexis Alexandrovitch y consentit et la comtesse
écrivit en français la lettre suivante :
« Madame,
« Votre souvenir peut doimer lieu, de la part de
votre fils, à des questions auxquelles on ne saurait
répondre sans obliger l'enfant à juger ce qui doit
rester sacré pour lui.
« Vous voudrez donc bien comprendre le refus
de votre mari dans ua esprit de charité chrétienne.
Je prie le Tout- Puissant de vous être miséricordieux.
« Comtesse I^ydie. »
Cette lettre atteignit le but secret que la comtesse
se cachait à elle-même : elle blessa Anna jusqu'au
fond de l'âme. Karénine, de son côté, rentra chez
lui troublé, ne put reprendre ses occupations habi-
tuelles, ni retrouver la paix d'un homme qui possède
la grâce et se sent élu.
ANNA KARÉNINE. 239
La pensée de cette femme, si coupable envers lui,
et pour laquelle il avait agi comme un saint, au dire
de la comtesse, n'aurait pas dû le troubler, et cepen-
dant il n'était pas tranquille. Il ne comprenait rien
de ce qu'il lisait, et ne parvenait pas à chasser de
son esprit les réminiscences cruelles du passé ; il se
rappelait comme tm remords l'aveu d'Anna au re-
tour des courses. Pourquoi n'avait-il alors exigé
d'elle que le respect des convenances ? Pourquoi
n'avait-il pas provoqué Wronsky en duel ? C'était
ce qui le troublait par-dessus tout. Et la lettre
écrite à sa femme, son inutile pardon, les soins
donnés à l'enfant étranger, tout lui revenait à la
mémoire et brûlait son cœur de honte et de confusion.
« Mais en quoi suis- je donc coupable ? » se de-
mandait-il. A cette question en succédait toujours
une autre : comment aimaient, comment se ma-
riaient les hommes de la trempe des Wronsky, des
Oblonsky, des chambellans à la belle prestance ?
Il évoquait une série de ces êtres vigoureux, sûrs
d'eux-mêmes, forts, qui avaient toujours attiré
sa curiosité et son attention.
Quelque effort qu'il fît pour chasser de semblables
pensées et se rappeler que, le but de son existence
n'étant pas ce monde mortel, la paix et la charité
devaient seules habiter son âme, il souffrait comme
si le salut étemel n'eût été qu'une chimère. Heureu-
sement, la tentation ne fut pas longue et Alexis
Alexandrovitch reconquit bientôt la sérénité et
l'élévation d'esprit grâce auxquelles il parvenait à
oublier ce qu'il voulait éloigner de sa pensée.
240 ANNA KARÉNINE.
CHAPITRE XXVI
« Eh bien, Kapitonitch ? — dit le petit Serge,
rentraut rose et frais de la promenade, la veille de
son jour de naissance, tandis que le vieux suisse, sou-
riant du haut de sa grande taille, le débarrassait de
sa capote ; — le tchinovnik au bandeau est-il venu ?
Papa l'a-t-il reçu ?
— Oui, à peine le chef de cabinet est-il arrivé que
je l'ai annoncé, répondit le suisse en clignant gaie-
ment d'un œil. Permettez que je vous déshabille.
■ — Serge, Serge, appela le précepteur, arrêté de
vaut la porte qui conduisait aux appartements
intérieurs, déshabillez-vous vous-même. »
Mais Serge, quoiqu'il entendît la voix grêle de son
précepteur, n'y faisait aucune attention ; debout
près du suisse, il le tenait par la ceinture et le regar-
dait de tous ses yeux.
« Et papa a-t-il fait ce qu'il demandait ? »
lyC suisse fit un signe affirmatif.
Ce tchinovnik enveloppé d'un bandeau intéres-
sait Serge et le suisse ; il était venu sept fois sans être
admis, et Serge l'avait rencontré un jour dans le
vestibule, gémissant auprès du suisse, qu'il suppliait
de le faire recevoir, disant qu'il ne lui restait qu'à
mourir avec ses sept enfants ; depuis lors, l'enfant
se préoccupait du pauvre homme.
« Avait-il l'air content ? demanda-t-il.
■ — Je crois bien, il est parti presque en sautant.
ANNA KARÉNINE. 241
— A-t-on apporté quelque chose ? demanda le
petit garçon après un moment de silence.
— Oh oui, monsieur, dit à demi- voix le suisse en
hochant la tête, il y a quelque chose de la part de la
comtesse. »
Serge comprit qu'il s'agissait d'un cadeau pour
son jour de naissance.
« Que dis-tu ? où ?
— Korneï l'a porté chez papa, ce doit être une
belle chose !
— De quelle grandeur ? Comme ça ?
— Plus petit, mais c'est beau.
— Un livre ?
— Non, c'est quelque chose. Allez, allez, Was-
sili lyoukitch vous appelle, dit le suisse, entendant
venir le précepteur et dégageant doucement la pe-
tite main gantée qui le tenait à la ceinture.
— Dans une minute, Wassili I/jukitch », dit
Serge avec ce sourire aimable et gracieux dont le
sévère précepteur subissait lui-même l'influence.
Serge était joyeux, et tenait à partager avec son
ami le smsse un bonheur de famille que venait de
lui apprendre la nièce de la comtesse I^ydie pendant
leur promenade au Jardin d'été. Cette joie lui pa-
raissait encore plus grande depuis qu'il y joignait
celle du tchinovnik et du cadeau ; « en ce beau jour,
tout le monde devait être heureux, » pensait-il.
« Sais-tu ? Papa a reçu l'ordre d'Alexandre
Newsky.
— Comment ne le saurais- je pas ? on est déjà
venu le féliciter.
242 ANNA KARÉNINE.
— Est-il content ?
— Comment ne pas être content d'une faveur
de l'empereur ! N'est-ce pas une preuve qu'on l'a
méritée », dit le vieux suisse gravement.
Serge réfléchit, tout en continuant à considérer le
suisse, dont le visage lui était connu dans les moin-
dres détails, le menton surtout, entre ses deux fa-
voris gris, que personne n'avait jamais vu comme
Serge de bas en haut.
« Eh bien ! et ta fille ? Y a-t-il longtemps qu'elle
n'est venue ? »
La fille du suisse faisait partie du corps de ballet.
« Où trouverait-elle le temps de venir un jour
ouvrable ? elles ont aussi leurs leçons, et vous les
vôtres, monsieur. »
En rentrant dans sa chambre, Serge, au lieu de se
mettre à ses devoirs, raconta à son précepteur toutes
ses suppositions sur le cadeau qu'on lui avait ap-
porté ; ce devait être une locomotive. « Qu'en pen-
sez-vous ? » demanda-t-il ; mais Wassili IvOukitch
ne pensait qu'à la leçon de grammaire qui devait
être préparée pour le professeur qu'on attendait
à deux heures.
« Dites-moi seulement, Wassili I/)ukitch, de-
manda l'enfant assis à sa table de travail et tenant
son livre entre ses mains, qu'y a-t-il au-dessus
d'Alexandre Newsky. Vous savez que papa est
décoré ? »
Le précepteur répondit qu'il y avait Wladimir.
« Et au-dessus ?
— Au-dessus de tout, Saint-André.
ANNA KARÉNINE. 243
— Et au-dessus ?
— Je ne sais pas.
— Comment vous ne savez pas non plus ?» Et
Serge, appuyé sur sa main, se prit à réfléchir.
Les méditations de l'enfant étaient très variées ;
il s'imaginait que son père allait peut-être encore
être décoré des ordres de Wladimir et de Saint- André
et qu'il allait, par conséquent, être bien plus indul-
gent pour la leçon d'aujourd'hui ; puis il se disait
qu'une fois grand il ferait en sorte de mériter toutes
les décorations, même celles qu'on inventerait au-
dessus de Saint-André. A peine un nouvel ordre
serait -il institué qu'il s'en rendrait digne tout de
suite.
Ces réflexions firent passer le temps si vite que
lorsque vint l'heure de la leçon, il ne savait rien, et
le professeur parut non seulement mécontent, mais
affligé. Serge en fut peiné ; sa leçon, quoi qu'il fît
n'entrait pas dans sa tête! En présence du profes-
seur cela marchait encore, car, à force d'écouter et
de croire qu'il comprenait, il s'imaginait comprendre,
mais, resté seul, tout s'embrouillait et se confondait.
Il saisit un moment où son maître cherchait quel-
que chose dans son livre pour lui demander :
« Michel Ivanitch, quand sera votre fête ?
— Vous feriez mieux de penser à votre travail :
quelle importance im jour de fête a-t-il pour un
être raisonnable ? C'est un jour comme un. autre,
qu'il faut employer à travailler. »
Serge regarda avec attention son professeur, exa-
mina sa barbe rare, ses Ivmettes descendues sur son
244 ANNA KARÉNINE.
nez, et se perdit dans des réflexions si profondes qu'il
n'entendit plus rien du reste de sa leçon ; son maître
pouvait-il croire ce qu'il disait ? Au ton dont il par-
lait, cela paraissait impossible.
« Mais pourquoi s'entendent-ils tous pour me
dire de la même façon les choses les plus ennuyeuses
et les plus inutiles ? Pourquoi celui-ci me repousse-
t-il et ne m'aime-t-il pas ? » se demandait l'enfant
sans trouver de réponse.
CHAPITRE XXVII
Après la leçon du professeur vint celle du père ;
Serge, en l'attendant, jouait avec son canif, accoudé
à sa table de travail, et se plongeait dans de nou-
velles méditations.
Une de ses occupations favorites consistait à cher-
cher sa mère pendant ses promenades; il ne croyait
pas à la mort en général, et surtout pas à celle de
sa mère, malgré les affirmations de la comtesse et
de son père. Aussi pensait-il la reconnaître dans
toutes les femmes grandes, brunes et un peu fortes ,
son cœur se gonflait de tendresse, les larmes lui ve-
naient aux yeux, il s'attendait à ce qu'une de ces
dames s'approchât de lui, levât son voile ; alors il
reverrait son visage; elle l'embrasserait, lui sourirait,
il sentirait la douce caresse de sa main, recon-
naîtrait son parfum et pleurerait de joie, comme
im soir où il s'était roulé à ses pieds parce qu'elle le
chatouillait, et qu'il avait tant ri en mordillant sa
ANNA KARÉNINE. 245
main blanche, couverte de bagues. Plus tard, la
vieille bonne lui apprit, par hasard, que sa mère
vivait, mais que son père et la comtesse disaient le
contraire parce qu'elle était devenue méchante ;
ceci parut encore plus invraisemblable à Serge, qui
l'attendit et la chercha de plus belle. Ce jour-là, au
Jardin d'été, il avait aperçu une dame en voile lilas,
et son cœur battit bien fort lorsqu'il lui vit prendre
le même sentier que lui ; puis tout à coup la dame
avait disparu. Serge sentait sa tendresse pour sa
mère plus vive que jamais, et, les yeux brillants,
regardait devant lui en tailladant la table de son
canif.
« Voilà papa qui vient ! » lui dit Wassili Lou-
kitch.
Serge sauta de sa chaise, courut baiser la main de
son père, et chercha quelque signe de satisfaction
sur son visage à propos de sa décoration.
« As-tu fait une bonne promenade ? » demanda
Alexis Alexandrovitch, s'asseyant dans un fauteuil
et ouvrant im volume de ri\iicien Testament.
Quoiqu'il eût souvent dit à Serge que tout chré-
tien devait connaître l'Ancien Testament imper-
turbablement, il avait souvent besoin de consulter
le livre pour ses leçons, et l'enfant s'en apercevait.
— Oui, papa, je me suis beaucoup amusé, dit
Serge s'asseyant de travers et balançant sa chaise,
chose défendue. J'ai vu Nadinka (une nièce de la
comtesse que celle-ci élevait) et elle m'a dit qu'on
vous avait donné xme nouvelle décoration. En êtes-
vous content, papa ?
246 ANNA KARÉNINE.
— D'abord ne te balance pas ainsi, dit Alexis
Alexandrovitch, et ensuite sache que ce qui doit
nous être cher, c'est le travail par lui-même, et non
la récompense. Je voudrais te faire comprendre cela.
Si tu ne recherches que la récompense, le travail te
paraîtra pénible, mais si tu aimes le travail, ta
récompense sera toute trouvée. » Et Alexis Alexan-
drovitch se rappela qu'en signant le même jour cent
dix-huit papiers différents, il n'avait eu pour sou-
tien, dans cette ingrate besogne, que le sentiment
du devoir.
lycs yeux brillants et gais de Serge s'obscurcirent
devant le regard de son père.
Il sentait que celui-ci prenait, en lui parlant, un
ton particulier, comme s'il se fût adressé à im de ces
enfants imaginaires qui se trouvent dans les livres,
et auxquels Serge ne ressemblait en rien ; il y était
habitué, et faisait de son mieux pour feindre une
analogie quelconque avec ces petits garçons exem-
plaires.
« Tu me comprends, j'espère ?
— Oui, papa », répondit l'enfant jouant son petit
personnage.
La leçon consistait en une récitation de quelques
versets de l'Évangile, et une répétition du com-
mencement de l'Ancien Testament ; la récitation
ne marchait pas mal. Mais tout à coup Serge fut
frappé de l'aspect du front de son père, qui formait
un angle presque droit près des tempes, et il dit tout
de travers la fin de son verset. Alexis Alexandrovitch
conclut qu'il ne comprenait rien de ce qu'il récitait.
ANNA KARÉNINE. 247
et en fut irrité ; il fronça le sourcil, et se prit à expli-
quer ce que Serge ne pouvait avoir oublié, pour
l'avoir entendu répéter tant de fois. 1,'enfant,
effrayé, regardait son père et ne pensait qu'à une
chose : faudrait-il lui répéter ses explications, ainsi
qu'il l'exigeait parfois ? Cette crainte l'empêchait
de comprendre. Heureusement le père passa à la
leçon d'histoire sainte. Serge raconta passablement
les faits eux-mêmes, mais lorsqu'il dut expliquer ce
qu'ils signifiaient, il resta court et fut puni pour
n'avoir rien su. I^e moment le plus critique fut celui
où il dut réciter la série des patriarches antédilu-
viens ; il ne se rappelait plus qu'Enoch ; c'était son
personnage favori dans l'histoire sainte et il ratta-
chait à l'élévation de ce patriarche aux cieux luie
longue suite d'idées qui l'absorba complètement,
tandis qu'il regardait fixement la chaîne de montre
de son père et vm bouton à moitié déboutonné de son
gilet.
Serge qm ne croyait pas à la mort de cewc qu'il
aimait, n'admettait pas non plus qu'il dût mourir
lui-même : cette pensée invraisemblable et incom-
préhensible de la mort lui avait cependant été
confirmée par des personnes qui lui inspiraient con-
fiance ; la bonne elle-même avouait, un peu contre
son gré, que tous les hommes mouraient. Mais alors
pourquoi Enoch n'était-il pas mort ? et pourquoi
d'autres que Im ne mériteraient-ils pas de monter
vivants au ciel comme lui ? Les méchants, ceux que
Serge n'aimait pas, pouvaient bien mourir, mais les
bons pouvaient être dans le cas d'Enoch.
248 ANNA KARÉNINE.
« Eh bien, ces patnarches ?
— Enoch... Énos.
— Tu les as déjà nommés. C'est mal, Serge, très
mal ; si tu ne cherches pas à t'instruira des choses
essentielles à im chrétien, qu'est-ce donc qui t'oc-
cupera ? dit le père se levant. Ton maître n'est pas
plus satisfait que moi, je suis donc forcé de te punir. »
Serge travaillait mal en effet, et cependant ce
n'était pas un enfant mal doué ; il était au contraire
fort supérieur à ceux que son maître lui citait en
exemple; s'il ne voulait pas apprendre ce qu'on lui
enseignait, c'est qu'il ne le pouvait pas, et cela,
parce que son âme avait des besoins très différents
de ceux que lui supposaient ses maîtres. A neuf ans,
ce n'était qu'un enfant, mais il cormaissait son âme
et la défendait contre ceux qui voulaient y pénétrer
sans la clef de l'amour. On lui reprochait de ne rien
vouloir apprendre, et il brûlait cependant du désir
de savoir, mais il s'instruisait auprès de Kapitonîtch,
de sa vielle bonne, de Nadinka, de Wassili Ivoukitch.
Serge fut donc puni ; il n'obtint pas la permission
d'aller chez Nadinka ; mais cette punition tourna à
son profit. Wassili I^oukitch était de bonne hruneur,
et lui enseigna l'art de construire im petit moulin à
vent. La soirée se passa à travailler et à méditer sur
le moyen de se servir d'im moulin pour tournoyer
dans les airs, en s' attachant aux ailes. Il oublia sa
mère, mais la pensée de celle-ci lui revint dans son
lit, et il pria à sa façon pour qu'elle cessât de se ca-
cher et lui fit xme visite le lendemain, anniversaire
de sa naisnsace.
ANNA KARÊNINK. 249
« Wassili Loukitch, savez- vous ce que j'ai de-
mandé à Dieu par-dessus le marché ?
— De mieux travailler ?
— Non.
— De recevoir des joujoux ?
— Non, vous ne devinerez pas. C'est un secret !
Si cela arrive, je vous le dirai... Vous ne savez tou-
jours pas ?
— Non, vous me le direz, dit Wassili Loukitch
en souriant, ce qui lui arrivait rarement. Allons,
couchez- vous, j'éteins la bougie.
— Je vois bien mieux ce que j'ai demandé dans
ma prière quand il n'y a plus de lumière. Tiens, j'ai
presque dit mon secret ! » fit Serge en riant gaiement.
Serge crut entendre sa mère et sentir sa présence
quand il fut dans l'obscurité. BUe était debout près
de lui, et le caressait de son regard plein de tendresse;
puis il vit un moulin, un couteau, puis tout se con-
fondit dans sa petite tête, et il s'endormit.
CHAPITRE XXVIII
Wronsky et Anna étaient descendus dans un
des principaux hôtels de Pétersbourg ; Wronsky se
logea au rez-de-chaussée, Anna prit au premier, avec
l'enfant, la nourrice et sa femme de chambre, un
grand appartement composé de quatre pièces.
Dès le premier jour de son retour, Wronsky alla
voir son frère ; il y rencontra sa mère, venue de
Moscou pour ses affaires. Sa mère et sa belle-sœur
250 ANNA KARÉNINE.
le reçurent comme d'habitude, le questionnèrent
sur son voyage, causèrent d'amis communs, mais
ne firent aucune allusion à Anna. Son frère, en lui
rendant visite le lendemain, fut le premier à parler
d'elle. Alexis Wronsky saisit l'occasion pour lui
expliquer qu'il considérait la liaison qui l'unissait à
Mme Karénine comme un mariage : ayant le ferme
espoir d'obtenir un divorce qui régulariserait leur
situation, il désirait que leur mère et sa belle-sœur
comprissent ses intentions.
« Le monde peut ne pas m'approuver, cela m'est
indifférent, ajouta-t-il, mais si ma famille tient à
rester en bons termes avec moi, il est nécessaire
qu'elle entretienne des relations convenables avec
ma femme. »
IvC frère aîné, toujours fort respectueux des opi-
nions de son cadet, laissa le monde résoudre cette
question délicate, et se rendit sans protester chez
Mme Karénine avec Alexis.
Malgré son expérience du monde, Wronsky tom-
bait dans ime étrange erreur : lui, qui mieux qu'un
autre, devait comprendre que la société leur reste-
rait fermée, il se figura, par un bizarre effet d'ima-
gination, que l'opinion publique, revenue d'antiques
préjugés, avait dû subir l'influence du progrès
général. « Sans doute, il ne faut pas compter sur le
monde officiel, pensait-il, mais nos parents, nos
amis, comprendront les choses telles qu'elles sont. »
Une des premières femmes du monde qu'il ren-
contra fut sa cousine Betsy. « Enfin, s' écria- 1- elle
joyeusement ! et Anna ? Où êtes-vous descendus ?
ANNA KARENINB. 251
J'imagine aisément le vilain effet que doit vous pro-
duire Pétersbourg après im voyage comme le vôtre.
Et le divorce ? est-ce arrangé ? »
Cet enthousiasme tomba dès que Betsy apprit
que le divorce n'était pas encore obtenu, et Wronsky
s'en aperçut.
« Je sais bien qu'on me jettera la pierre, dit-elle,
mais je viendrai voir Anna. Vous ne restez pas
longtemps ? »
Elle vint, en effet, le jour même, mais elle avait
changé de ton ; elle sembla insister sur son courage
et la preuve de fidélité et d'amitié qu'elle donnait à
Anna ; après avoir causé des nouvelles du jour, elle
se leva au bout de dix minutes, et dit en par-
tant :
« Vous ne m'avez toujours pas dit à quand le
divorce ? Mettons que moi, je jette mon bonnet par-
dessvis les moulins, mais je vous préviens que d'au-
tres n'en feront pas autant, et que vous trouverez
des collets-montés qui vous battront froid... Et
c'est si facile maintenant ! Ça se fait. Ainsi vous
partez vendredi ? Je regrette que nous ne puissions
nous voir d'ici là. »
I^e ton de Betsy aurait pu édifier Wronsky sur
l'accueil qui leur était réservé ; il voulut cepen-
dant faire encore ime tentative dans sa famille. Il
pensait bien que sa mère, si ravie d'Anna à leur pre-
mière rencontre, serait inexorable pour celle qui
venait de briser la carrière de son fils, mais Wronsky
fondait les plus grandes espérances sur Waria, sa
belle-sœur : celle-ci ne jetterait certes pas la pierre à
252 ANNA KARÉNINE.
Anna, et viendrait simplement et tout naturelle-
ment la voir.
Dès le lendemain, l'ayant trouvée seule, il s'ouvrit
à elle.
« Tu sais, Alexis, combien je t'aime, répondit
Waria après l'avoir écouté, et combien je te suis
dévouée, mais si je me tiens à l'écart, c'est que je ne
puis être d'aucune utilité à Anna Arcadievna (elle
appuya sur les deux noms). Ne crois pas que je me
permette de la juger, j'aurais peut-être agi comme
elle à sa place ; je ne veux entrer dans aucun détail,
ajouta-t-elle timidement en voyant s'assombrir le
visage de son beau-frère, mais il faut bien appeler
les choses par leur nom. Tu voudrais que j'allasse
la voir pour la recevoir ensuite chez moi, afin de
la réhabiliter dans la société ? Mais je ne puis le
faire. Mes filles grandissent, je suis forcée, à cause
de mon mari, de vivre dans le monde. »Supposons que
j'aille chez Anna Arcadievna, je ne puis l'inviter
chez moi, de crainte qu'elle ne rencontre dans mon
salon des personnes autrement disposées que moi.
N'est-ce pas de toute façon la blesser ?... je ne puis
la relever...
— Mais je n'admets pas un instant qu'elle soit
tombée, et je ne voudrais pas la comparer à des cen-
taines de femmes que vous recevez ! interrompit
Wronsky se levant, persuadé que sa belle-sœur ne
céderait pas.
— Alexis, je t'en prie, ne te fâche pas, ce n'est
pas ma faute, dit Waria avec un sourire craintif.
— Je ne t'en veux pas, mais je souffre doublement
ANNA KARÉNINE. 253
dit-il, s'assombrissant de plus en plus, je regrette
notre amitié brisée, ou du moins bien atteinte, car
tu dois comprendre que tel sera pour nous l'inévita-
ble résultat. »
Il la quitta sur ces mots, et, comprenant enfin
l'inutilité de nouvelles tentatives, il résolut de se
considérer comme dans une ville étrangère et d'évi-
ter toute occasion de froissements nouveaux.
Une des choses qui lui furent le plus pénible fut
d'entendre partout son nom associé à celui d'Alexis
Alexandrovitch ; chaque conversation finissait
par rouler sur Karénine, et s'il sortait, c'était
encore lui qu'il rencontrait, ou du moins il se le
figurait, comme une personne affligée d'un doigt
malade croit le heurter à tous les meubles.
D'autre part, l'attitude d'Anna le chagrinait;
il la voyait dans une disposition morale étrange,
incompréhensible, qu'il ne lui connaissait pas ; tour
à tour tendre et froide, elle était toujours irritable
et énigmatique. Évidemment quelque chose la tour-
mentait, mais, au lieu d'être sensible aux froisse-
ments dont Wronsky souffrait douloureusement,
et qu'avec sa finesse de perception ordinaire elle
aurait dû ressentir comme lui, elle paraissait unique-
ment préoccupée de dissimuler ses soucis, et parfai-
tement indifférente au reste.
CHAPITRE XXIX
L,a. pensée dominante d'Anna, en rentrant à Pé-
tersbourg, était d'y voir son fils : possédée de cette
254 ANNA KARENINE.
idée, du jour où elle quitta l'Italie, sa joie augmenta
à mesure qu'elle approchait de Pétersbourg. C'était
chose simple et naturelle, croyait-elle, de revoir
l'enfant en vivant dans la même ville que lui ; mais
dès son arrivée elle sentit qu'une entrevue ne serait
pas facile à obtenir.
Comment s'y prendre ? Aller chez son mari au
risque de n'être pas admise et de s'attirer peut-être
un affront? Écrire à Alexis Alexandrovitch ? C'était
impossible, et cependant elle ne saurait se contenter
de voir son fils en promenade, elle avait trop de
baisers, de caresses à lui donner, trop de choses à
lui dire ? La vieille bonne de Serge aurait pu lui
venir en aide, mais elle n'habitait plus la maison
Karénine. Deux jours se passèrent ainsi en incerti-
tudes et en tergiversations ; le troisième jour, ayant
appris les relations d'Alexis Alexandrovitch avec
la comtesse Lydie, elle se décida à écrire à ceUe-ci.
Ce fut pour elle une déception cruelle que de voir
revenir son messager sans réponse. Jamais elle ne
se sentit blessée, humiliée à ce point, et cepen-
dant elle comprenait que la comtesse pouvait avoir
raison. Sa douleur fut d'autant plus vive qu'elle
n'avait à qui la confier.
Wronsky ne la comprendrait même pas ; il traite-
rait la chose comme de peu d'importance, et rien
que l'idée du ton froid dont il en parlerait le lui fai-
sait paraître odieux. Mais la crainte de le haïr était
la pire de toutes. Aussi résolut-elle de lui cacher
soigneusement ses démarches par rapport à l'en-
fant.
ANNA KARÉNINE. 255
Toute la journée elle s'ingénia à imaginer d'autres
moyens de joindre son fils, et se décida enfin au plus
pénible de tous : écrire directement à son mari. Au
moment où elle commençait sa lettre, on lui apporta
la réponse de la comtesse lyydie. Elle s'était résignée
au silence, mais l'animosité, l'ironie qu'elle lut entre
les lignes de ce billet, la révoltèrent.
« Quelle cruauté ! quelle hypocrisie ! pensa- t-elle ;
ils veulent me blesser et tourmenter l'enfant ! Je ne
les laisserai pas faire ! elle est pire que moi : du
moins, moi, je ne mens pas ! »
Aussitôt elle prit le parti d'aller le lendemain,
anniversaire de la naissance de Serge, chez son mari ;
d'y voir l'enfant en achetant les domestiques coûte
que coûte, et de mettre un terme aux mensonges
absurdes dont on le troublait.
Anna commença par courir acheter des joujoux
et fit son plan relie viendrait le matin de bonne heure
avant qu'Alexis Alexandrovitch fût levé ; elle aurait
d? l'argent tout prêt pour le suisse et le domestique,
afin qu'on la laissât monter sans lever son voile, sous
prétexte de poser sur le lit de Serge des cadeaux
envoyés par son parrain. Quant à ce qu'elle dirait
à son fils, elle avait beau y penser, elle ne pouvait
rien préparer.
Le lendemain matin, vers huit heures, Anna
descendit de voiture et sonna à la porte de son an-
cienne demeure.
« Va donc voir qui est là. On dirait une dame »,
dit Kapitonitch à son aide, un jeune garçon qu'Anna
ne connaissait pas, en apercevant par la fenêtre une
II. g
256 ANNA KARÉNINE.
dame voilée sur le perron ; le suisse était en désha-
billé du matin. Anna, à peine entrée, glissa un billet
de trois roubles dans la main du garçon et mur-
mura : « Serge... Serge Alexéitch », puis elle fit quel-
ques pas en avant.
Le remplaçant du suisse examina l'assignat et
arrêta la visiteuse à la seconde porte.
« Qui demandez- vous ?» dit-il.
Elle n'entendit rien et ne répondit pas.
Kapitonitch, remarquant le trouble de l'inconnue,
sortit de sa loge et lui demanda ce qu'elle dési-
rait.
« Je viens, de la part du prince Skaradoumof , voir
Serge Alexéitch.
— Il n'est pas encore levé », répondit le suisse,
examinant attentivement la dame voilée.
Anna ne se serait jamais attendue à être ainsi
troublée par l'aspect de cette maison où elle avait
vécu neuf ans. Des souvenirs doux et cruels s'élevè-
rent dans son âme, et un moment elle oublia pour-
quoi elle était là.
« Veuillez attendre », dit le suisse en la débar-
rassant de son manteau. Au même moment il la re-
connut et salua profondément.
« Que Votre Excellence veuille bien entrer »,
lui dit-il.
Elle essaj'^a de parler, mais la voix lui manqua
et, jetant un regard suppliant au vieillard, elle
monta Tescalier rapidement. Kapitonich chercha à
la rattraper et monta derrière elle, accrochant ses
pantoufles à chaque marche.
ANNA KARÉNINE. 257
« Le précepteur n'est peut-être pas habillé. Je
vais le prévenir. »
Anna montait toujours l'escalier bien connu, ne
comprenant rien à ce que disait le vieillard.
« Par ici, à gauche. Excusez si tout est en désor-
dre. Il a changé de chambre, disait le suisse essouf-
flé. Que Votre Excellence veuille attendre un mo-
ment ; je vais regarder. » Et, ouvrant une grande
porte, il disparut.
Anna s'arrêta, attendant.
« Il vient de se réveiller », dit le suisse sortant
par la même porte.
Et comme il parlait, Anna entendit un bâille-
ment d'enfant, et rien qu'au son de ce bâillement,
elle reconnut son fils et le vit devant elle.
« Laisse-moi, laisse-moi entrer ! » balbutia-t-
elle, entrant précipitamment.
A droite de la porte, sur le lit, un enfant en che-
mise de nuit, son petit corps penché en avant, ache-
vait de bâiller en s' étirant ; ses lèvres se fermèrent
en dessinant im sourire à moitié endormi, et, tou-
jours souriant, il retomba doucement sur son
oreiller.
« Mon petit Serge », murmura-t-elle approchant
du lit sans être entendue.
Depuis qu'ils étaient séparés, et dans ses effusions
de tendresse pour l'absent, Anna revoyait toujours
son fils à quatre ans, à l'âge où il avait été le plus
gentil. Maintenant il ne ressemblait même plus à
celui qu'elle avait quitté : il était devenu grand et
maigre. Comme son visage lui parut allongé avec
258 ANNA KARÉNINE.
ses cheveux courts ! et ses grands bras ! Il avait
bien changé, mais c'était toujours lui, la forme de
sa tête, ses lèvres, son petit cou et ses épaules larges.
« Mon petit Serge ! » répéta-t-elle à l'oreille de
l'enfant.
Il se souleva sur son coude, tourna sa tête ébou-
riffée et, cherchant à comprendre, ouvrit les yeux.
Pendant quelques secondes, il regarda d'un œil inter-
rogateur sa mère immobile près de lui, sourit de
bonheur et, les yeux encore à demi fermés par le
sommeil, se jeta, non plus sur son oreiller, mais
dans ses bras.
« Serge ! mon cher petit garçon ! » balbutia-
t-elle, étouffée par les larmes, serrant ce corps
mignon dans ses deux bras.
« Maman ! » murmura-t-il, remuant entre les
mains de sa mère, comme pour mieux en sentir la
pression.
Il saisit le dossier du lit d'ime main, l'épaule de sa
mère de l'autre et tomba sur elle. Son visage se
frottait contre le cou et la poitrine d'Anna, qu'eni-
vrait ce chaud parfum de l'enfant à demi endormi.
« Je savais bien, fit-il en entr'ouvrant les yeux,
c'est mon jour de naissance : je savais bien que tu
viendrais. Je vais tout de suite me lever. »
Et, tout en parlant, il s'assoupit.
Anna le dévorait des yeux ; elle remarquait les
changements survenus en son absence, reconnais-
sait malaisément ces jambes, devenues si longues,
ces joues amaigries, ces cheveux qui formaient de
petites boucles sur la nuque, là où elle l'avait si
ANNA KARÉNINE. 259
souvent embrassé. Elle serrait tout cela contre son
cœur, et les larmes l'empêchaient de parler.
« Pourquoi pleures-tu, maman ? demanda-t-il
tout à fait réveillé... Pourquoi pleures-tu ? répéta-
t-il, prêt à pleurer lui-même.
— Moi ? Je ne pleurerai plus... c'est de joie.
Il y a si longtemps que je ne t'ai vu! C'est fini, fini,
dit-elle renfonçant ses larmes et se détournant.
Maintenant tu vas t'habiller, — fit-elle après s'être
un peu calmée, et, sans quitter la main de Serge, elle
s'assit près du lit, sur une chaise où étaient préparés
les vêtements de l'enfant... Comment t'habilles- tu
sans moi ? Comment... ? — elle voulait parler
simplement et gaiement, mais n'y parvenait pas, et
se détourna encore.
— Je ne me lave plus à l'eau froide, papa l'a
défendu : tu n'as pas vu Wassili lyoukitch ? Il va
venir. Tiens, tu es assise sur mes affaires ! »
Et Serge pouffa de rire. Elle le regarda et
sourit.
« Maman, ma chérie! » s'écria- t-il se jetant de
nouveau dans ses bras comme s'il eût mieux com-
pris ce qui lui arrivait, en la voyant sourire.
« Ote cela », dit-il, lui enlevant son chapeau. Et,
la voyant tête nue, il se reprit à l'embrasser.
« Qu'as- tu pensé de moi ? As-tu cru que j'étais
morte ?
— Jamais je ne l'ai cru.
— Tu ne l'as pas cru, mon chéri ?
— Je savais, je savais bien ! » dit-il en répétant
sa phrase favorite, et, saisissant la main qui cares-
26o ANNA KARÉNINE.
sait sa chevelure, il en appuya la paume sur sa petite
bouche et se mit à la baiser.
CHAPITRE XXX
Wassili lyoukitch, pendant ce temps, était fort
embarrassé ; il venait d'apprendre que la dame
dont la visite lui avait paru extraordinaire était la
mère de Serge, cette femme qui avait abandonné
son mari et qu'il ne connaissait pas, puisqu'il n'était
entré dans la maison qu'après son départ. Devait-il
prévenir Alexis Alexandrovitch ? Réflexion faite,
il résolut de remplir strictement son devoir en allant
lever Serge à l'heure habituelle, sans s'inquiéter de
la présence d'une personne tierce, fût-elle la mère.
Mais la vue des caresses de la mère et de l'enfant, le
son de leurs voix et de leurs paroles, lui firent chan-
ger d'avis. Il hocha la tête, soupira et referma dou-
cement la porte. « J'attendrai encore dix minutes »,
se dit-il, toussant légèrement en s'essuyant les
yeux.
Une vive émotion régnait parmi les domestiques;
ils savaient tous que Kapitonitch avait laissé entrer
leur maîtresse, et qu'elle se trouvait dans la cham-
bre de l'enfant ; ils savaient aussi que leur maître
entrait d'habitude chaque matin chez Serge à neuf
heures ; chacun d'eux sentait que les époux ne de-
vaient pas se rencontrer, qu'il fallait les en empê-
cher.
Konieï, le valet de chambre, descendit chez le
ANNA KARÉNINE. 261
suisse pour demander pourquoi on avait introduit
Anna, et, apprenant que Kapitonitch lui-même
l'avait escortée jusqu'en haut, il lui adressa une
verte réprimande. Ive suisse garda un silence obstiné,
mais, lorsque le valet de chambre déclara qu'il
méritait d'être chassé, le vieillard sauta en l'air,
et s' approchant de Komeï avec un geste énergique :
« Oui-dà, tu ne l'aurais pas laissée entrer, toi !
dit-il. Après avoir servi dix ans et n'avoir entendu
que de bonnes paroles, tu lui aurais dit maintenant :
ayez la bonté de sortir ! Tu comprends la politique,
toi, en fine mouche. Ce que tu n'oublieras pas, par
exemple, c'est de voler monsieur et de traîner ses
pelisses !
— Soldat ! répondit Korneï avec mépris, et il se
tourna vers la bonne, qui entrait en ce moment.
Soyez juge, Marie Efimovna : il a laissé entrer Ma-
dame, sans rien dire à personne, et tout à l'heure
Alexis Alexandre vitch, quand il sera levé, ira dans
la chambre des enfants.
— Quelle affaire, quelle affaire ! dit la bonne.
Mais Korneï Wassilitch, trouvez donc un moyen de
retenir Monsieur pendant que je courrai la prévenir
et la faire sortir. Quelle affaire ! »
Quand la bonne entra chez l'enfant, Serge racon-
tait à sa mère comment Nadinka et Im étaient tom-
bés en glissant d'une montagne de glace, et avaient
fait trois culbutes. Anna écoutait le son de la voix,
regardait le visage, le jeu de la physionomie de son
fils, palpait ses petits bras, mais ne comprenait rien
de ce qu'il disait. Il faudrait le quitter, s'en aller,
202 ANNA KARÉNINE.
elle ne comprenait, ne sentait que cela. Elle avait
entendu les pas de Wassili Loukitch et sa petite
toux discrète, et maintenant elle entendait appro-
cher la bonne, mais, incapable de bouger et de par-
ler, elle restait immobile comme ime statue.
« Madame, ma colombe ! murmura la vieille
femme s'approchant d'Anna et lui baisant les
épaules et les mains. Voilà une joie envoyée de Dieu
à celui que nous fêtons aujourd'hui ! Vous n'êtes
pas changée du tout.
— Ah ! Niania, ma chère, je ne vous savais pas
dans la maison, dit Anna, revenant à elle pour un
moment.
— Je ne demeure plus ici, je vis chez ma fille,
mais je suis venue ce matin féliciter Serge, Anna
Arcadievna, ma colombe ! »
Iva vieille femme se prit à pleurer et à baiser de
nouveau la main de son ancienne maîtresse.
Serge, les yeux brillants de joie, tenait d'une
main sa mère et de l'autre sa bonne, en trépignant
de ses petits pieds nus sur le tapis. I^a tendresse de
sa chère bonne pour sa mère le ravissait.
« Maman, elle vient souvent me voir, et quand
elle vient... » Mais il s'arrêta en voyant la bonne chu-
choter quelque chose à sa mère, et le visage de celle-
ci exprimer la frayeur et comme de la honte.
Anna s'approcha de son fils.
« Mon chéri ! » lui dit-elle.
Jamais elle ne put prononcer le mot adieu, mais,
à l'expression de son visage, l'enfant comprit.
a Mon cher, cher petit Koutia! murmura-t-elle,
ANNA KARÉNINE. 263
employant un surnom qu'elle lui donnait lorsqu'il
était tout petit. Tu ne m'oublieras pas; ta mè... »
elle ne put achever.
Combien de choses elle regretta ensuite de n'avoir
pas su lui dire, et dans ce moment elle était inca-
pable de rien trouver, rien exprimer ! Mais Serge
comprit tout; il sentit que sa mère l'aimait et qu'elle
était malheureuse : il comprit même ce que la bonne
lui avait chuchoté, il avait entendu les mots : « Tou-
jours vers neuf heures », il savait qu'il s'agissait de
son père et qu'il ne devait pas rencontrer sa mère.
Mais ce qu'il ne comprit pas, c'était pourquoi la
frayeur et la honte se peignaient sur le visage de
celle-ci.
Elle n'était pas coupable, et semblait craindre et
rougir : de quoi ? Il aurait voulu faire une question,
mais il n'osa pas interroger, car il voyait sa mère
souffrir et elle lui faisait trop de peine ! Il se serra
contre elle en murmurant :
« Ne t'en va pas encore. Il ne viendra pas de sitôt. »
Sa mère l' éloigna d'elle un instant pour le regar-
der et tâcher de comprendre s'il pensait bien ce qu'il
disait ; à l'air effrayé de l'enfant, elle sentit qu'il
parlait bien réellement de son père.
« Serge, mon ami, dit-elle, aime-le : il est meilleur
que moi, et je suis coupable envers lui. Quand tu
seras grand, tu jugeras.
— Personne n'est meilleur que toi, s'écria l'en-
fant avec des sanglots désespérés, et, s'accrochant
aux épaules de sa mère, il la serra de toute la force
de ses petits bras tremblants.
264 ANNA KARÉNINE.
— Ma petite âme, mon chéri ! » balbutia Anna,
et elle fondit en larmes comme un enfant.
En ce moment la porte s'ouvrit, et Wassili Lou-
kitch entra; on entendait déjà d'autres pas, et la
bonne effrayée tendit à Anna son chapeau en lui
disant tout bas : « Il vient ». Serge se laissa tomber
sur son lit en sanglotant et se couvrant le visage
de ses mains; Anna le lui retira pour baiser encore
ses joues baignées de larmes, et sortit d'un pas pré-
cipité, Alexis Alexandrovitch venait à sa rencontre ;
il s'arrêta en la voyant et courba la tête.
Quoiqu'elle eût affirmé, une minute auparavant,
qu'il était meilleur qu'elle, le regard rapide qu'elle
jeta sur toute la personne de son mari ne réveilla en
elle qu'un sentiment de haine, de mépris et de jalou-
sie par rapport à son fils. Elle baissa rapidement
son voile et sortit presque en courant.
Dans sa hâte, elle avait laissé dans la voiture les
joujoux choisis la veille avec tant de tristesse et
d'amour, et les rapporta à l'hôtel.
CHAPITRE XXXI
Anna, quoiqu'elle s'y fût préparée à l'avance, ne
s'attendait pas aux violentes émotions que lui causa
la vue de son fils ; revenue à l'hôtel, elle se deman-
dait pourquoi elle était là. « Oui, tout est bien fini, je
suis seule ! » se disait-elle ôtant son chapeau et se-
laissant tomber dans un fauteuil près de la chemi-
née. Et, regardant fixement une pendule posée entre
ANNA KARÉNINE. 265
les fenêtres, au-dessus d'une console, elle s'absorba
dans ses réflexions.
I^a femme de chambre française qu'elle avait
ramenée de l'étranger entra pour prendre ses ordres;
Anna parut étonnée et répondit : « Plus tard w.
Un domestique, qui vint demander si elle désirait
déjetmer, reçut la même réponse.
La nourrice italienne entra à son tour, portant
l'enfant qu'elle venait d'habiller ; la petite, en
voyant sa mère, lui sourit, battant l'air de ses me-
nottes potelées à la façon d'un poisson agitant ses
nageoires ; elle frappait les plis empesés de sa jupe
brodée et se tendait vers Anna, qvii ne lui résista
pas. Baisant les joues fraîches et les jolies épaules de
sa fille, elle la laissa s'accrocher à un de ses doigts
avec des cris de joie, la prit dans ses bras, et la fit
sauter sur ses genoux ; mais la vue même de cette
charmante créature l'obligea à constater la diffé-
rence qu'elle établissait dans son cœur entre elle et
Serge.
Toutes les forces d'une tendresse inassouvie s'é-
taient jadis concentrées sur son fils, l'enfant d'un
homme qu'elle n'aimait cependant pas, et jamais
sa fille, née dans les plus tristes conditions, n'avait
reçu la centième partie des soins prodigués par elle
à Serge. I^a petite fille ne lui représentait d'ailleurs
que des espérances, tandis que Serge était presque
un homme, connaissant déjà la lutte avec ses senti-
ments et ses pensées ; il aimait sa mère, la compre-
nait, la jugeait peut-être..., pensa-t-elle, se rappe-
lant les paroles de son fils; et maintenant elle était
266 ANNA KARÉNINE.
séparée de lui, moralement aussi bien que matériel-
lement, et à cette situation elle ne voyait pas de
remède !
Après avoir rendu la petite à sa nourrice et les
avoir congédiées, Anna ouvrit un médaillon conte-
nant le portrait de Serge au même âge que sa sœur,
puis elle chercha d'autres portraits de lui dans un
album : la dernière, la meilleure photographie, repré-
sentait Serge à cheval sur une chaise, en blouse
blanche, la bouche souriante, les sourcils un peu
froncés ; la ressemblance était parfaite. Elle voulut,
de ses doigts nerveux, tirer le portrait de l'album
pour le comparer avec d'autres, mais elle n'y par-
venait pas. Pour dégager la carte de son cadre, elle
la poussa à l'aide d'une autre photographie prise au
hasard.
C'était un portrait de Wronsky fait à Rome, en
cheveux longs et chapeau mou.
« lyC voilà », se dit-elle et, en le regardant, elle
se rappela soudain qu'il était l'auteur de toutes ses
souffrances.
Elle n'avait pas pensé à lui de toute la matinée
mais la vue de ce mâle et noble visage, qu'elle con-
naissait et aimait tant, fit monter un flot d'amour
à son coeur.
« Où est-il ? Pourquoi me laisse- t-il seule ainsi
en proie à ma douleur ? » se demanda-t-elle avec
amertume, oubliant qu'elle lui dissimulait avec
soin tout ce qui concernait son fils. Aussitôt elle
l'envoya prier de monter, et attendit, le cœur serré,
les paroles de tendresse dont il chercherait à la con-
ANNA KARÉNINE. 267
soler. Le domestique revint lui dire que Wrousky
avait du monde et qu'il faisait demander si elle
pouvait le recevoir avec le prince Yavshine, nouvel-
lement arrivé à Pétersbourg. « Il ne viendra pas
seul, et il ne m'a pas vue depuis hier, au moment
de dîner! « pensa- t-elle; « je ne pourrai rien lui dire,
puisqu'il sera avec Yavshine ». Bt une idée cruelle
lui traversa l'esprit : « S'il avait cessé de m' aimer! »
Elle repassa aussitôt dans sa mémoire tous les
incidents des jours précédents ; elle y trouvait des
confirmations de cette pensée terrible. La veille,
il n'avait pas dîné avec elle ; il n'habitait pas le
même appartement, et maintenant il venait en com-
pagnie, comme s'il eût craint un tête-à-tête.
« Mais son devoir est de me l'avouer, le mien de
m'éclairer ! Si c'est vrai, je sais ce qui me reste à
faire », se dit-elle, bien que hors d'état d'imaginer
ce qu'elle deviendrait si l'indifférence de Wronsky
était prouvée. Cette terreur voisine du désespoir
lui donna une certaine surexcitation ; elle sonna sa
femme de chambre, passa dans son cabinet de toilette
et prit tm soin extrême à s'habiller, comme si
Wronsky, devenu indifférent, avait dû redevenir
amoureux à la vue de sa toilette et de sa coiffure.
La sonnette retentit avant qu'elle fût prête.
En entrant au salon, ce fut Yavshine qu'elle
aperçut d'abord, examinant les portraits de Serge
qu'elle avait oubliés sur la table.
« Nous sommes d'anciennes connaissances, lui
dit-elle, allant vers lui et posant sa petite main dans
la main énorme du géant tout confus (cette timidité
268 ANNA KARÉNINE.
semblait bizarre, contrastant aevc la taille gigan-
tesque et le visage accentué de Yavshine). Nous
nous sommes vus l'année dernière aux courses...
Donnez, dit-elle, reprenant à Wronsky par un mou-
vement rapide les photographies de son fils qu'il
regardait, tandis que ses yeux brillants lui jetaient
un regard significatif... Les courses de cette année
ont-elles réussi ? Nous avons vu les courses à Rome,
au Corso. Mais vous n'aimez pas la vie à l'étranger ?
ajouta-t-elle avec un sourire caressant. Je vous
connais, et, quoique nous nous soyons peu ren-
contrés, je connais vos goûts.
— J'en suis fâché, car mes goûts sont générale-
ment mauvais », dit Yavshine mordant sa mous-
tache gauche.
Après un moment de conversation, Yavshine,
voyant Wronsky consulter sa montre, demanda à
Anna si elle comptait rester longtemps à Péters-
bourg et, prenant son képi, se leva, déployant ainsi
son immense personne.
« Je ne crois pas, répondit-elle, et elle regarda
Wronsky d'un air troublé.
— Alors nous ne nous reverrons plus ? dit Yav-
shine se tournant vers Wronsky ; où dînes-tu ?
— Venez dîner avec moi. — dit Anna d'un ton
décidé ; et, contrariée de ne pouvoir dissimuler sa
confusion toutes les fois que sa situation fausse
s'affirmait devant un étranger, elle rougit. — Le
dîner ici n'est pas bon, mais du moins vous vous
verrez ; de tous ses camarades de régiment, vous
êtes celui que préfère Alexis.
ANNA KARÉNINE. 269
— Enchanté, — répondit Yavshine avec un
sourire qui prouva à Wronsky qu'Anna lui plaisait
beaucoup. Yavshine prit congé et sortit. Wronsky
resta en arrière.
— Tu pars aussi ? lui demanda-t-elle.
— Je suis déjà en retard. — Va toujours, je te
rejoins », cria-t-il à son ami.
Elle lui prit la main et, sans le quitter des yeux,
chercha ce qu'elle pourrait bien dire pour le retenir.
« Attends, j'ai quelque chose à te demander, et,
pressant la main de Wronsky contre sa joue. Je
n'ai pas eu tort de l'inviter à dîner ?
— Tu as très bien fait, répondit-il avec un sou-
rire tranquille.
— Alexis, tu n'as pas changé pour moi ? de-
manda-t-elle en lui serrant la main entre les siennes.
Alexis, je n'en puis plus ici. Quand partons-nous ?
— Bientôt, bientôt : tu n'imagines pas combien
à moi aussi la vie me pèse, — et il retira sa main.
— Eh bien, va, va ! » dit-elle d'im ton blessé et
elle s'éloigna précipitamment.
CHAPITRE XXXII
Quand Wronsky rentra à l'hôtel, Anna n'y était
pas ; on lui dit qu'elle était sortie avec une dame;
cette façon de s'absenter sans dire où elle allait,
jointe à l'air agité, au ton dur dont elle lui avait
retiré les photographies de son fils devant Yavshine,
fit réfléchir Wronsky. 11 se décida à lui demander
270 ANNA KARÉNINE.
une explication et l'attendit au salon. Anna ne
rentra pas seule, elle amena une de ses tantes, une
vieille fille, la princesse Oblonsky, avec qui elle
avait fait des emplettes : sans remarquer l'air in-
quiet et interrogateur de Wronsky, Anna se mit à
raconter gaiement ce qu'elle avait acheté dans la
matinée ; mais il lisait une tension d'esprit dans ses
yeux brillants quand furtivement elle le regardait,
et une agitation fébrile dans ses mouvements qui
l'inquiétèrent et le troublèrent.
Le couvert était disposé pour quatre, et on allait
se mettre à table, lorsqu'on annonça Toushkewitch,
venu de la part de la princesse Betsy, avec une com-
mission pour Anna.
Betsy s'excusait de n'être pas venue lui dire
adieu ; elle était souffrante, et priait Anna de venir
la voir, entre sept heures et demie et neuf heures.
Wronsky regarda Anna, comme pour lui faire remar-
quer qu'en lui désignant une heure on avait pris les
mesures nécessaires afin qu'elle ne rencontrât per-
sonne ; Anna sembla n'y faire aucune attention.
« Je regrette infiniment de n'être pas libre préci-
sément entre sept heures et demie et neuf heures,
dit-elle avec im imperceptible sourire.
— La princesse le regrettera beaucoup !
— Moi aussi.
— Vous allez probablement entendre la Patti ?
demanda Toushkewitch.
— La Patti ? Vous me donnez une idée. — J'irais
certainement si je pouvais me procurer tme loge.
— Je puis vous en avoir une.
ANNA KARÉNINE. 271
— Je vous en serais très obligée, dit Anna ; mais
ne voulez- vous pas dîner avec nous ? »
Wronsky haussa légèrement les épaules ; il ne
comprenait rien à la manière d'agir d'Anna. Pour-
quoi avait-elle amené la vieille princesse, pourquoi
gardait-elle Toushkewitch à dîner, et surtout pour-
quoi voulait-elle une loge ? Pouvait-elle, dans sa
position, aller à l'Opéra un jour d'abonnement ?
elle y rencontrerait le monde entier ! Il la regarda
sérieusement, mais elle lui répondit par im regard
moitié désolé, moitié railleur, dont il ne put saisir
la signification. Pendant le dîner Anna fut très
animée, et sembla faire des coquetteries tantôt à
l'un, tantôt à l'autre de ses convives ; Toushkewitch
alla chercher la loge en sortant de table, et Yavshine
descendit fumer avec Wronsky ; au bout d'im cer-
tain temps celui-ci remonta, et trouva Anna en toi-
lette de soie claire, corsage décolleté, avec des den-
telles encadrant et faisant ressortir l'éclatante
beauté de sa tête.
« Vous allez vraiment au théâtre ? lui dit-il,
cherchant à ne pas la regarder.
— Pourquoi me le demandez-vous de cet air
terrifié ? répondit-elle, froissée de ce qu'il ne la
regardait pas. Je ne vois pas pourquoi je n'irais pas !
Elle semblait ne pas comprendre la signification
des mots.
« Évidemment, il n'y a aucune raison pour cela,
dit-il en fronçant les sourcils.
— Cest précisément ce que je dis, fit-elle, ne
voulant rien entendre à l'ironie de cette réponse.
273 ANNA KARENINE.
et mettant tranquillement un long gant parfumé.
— Anna, au nom du ciel ! qu'est-ce qui vous
prend ?... lui dit-il, cherchant à la réveiller, comme
l'avait tenté naguère plus d'une fois son mari.
— Je ne comprends pas ce que vous me voulez.
— Vous savez bien que vous ne pouvez pas y
aller.
— Pourquoi ? Je n'y vais pas seule ; la princesse
a été changer de toilette et m'accompagnera. »
Il leva les épaules, découragé.
« Ne savez- vous donc pas... ? commença- 1- il.
— Mais je ne veux rien savoir ? dit-elle, presque
en criant. Je ne le veux pas, je ne me repens en rien
de ce que j'ai fait ; non, non, et non : si c'était à
recommencer, je recommencerais. Il n'y a qu'une
chose importante pour vous et moi. c'est de savoir
si nous nous aimons. Le reste est sans valeur. Pour-
quoi vivons- nous ici séparés ? Pourquoi ne puis- je
aller où bon me semble ? Je t'aime, et tout m'est égal
dit-elle en russe avec un regard particulier et pour
lui incompréhensible, si tu n'es pas changé à mon
égard ; pourquoi ne me regardes-tu pas ? »
Il la regarda, il vit sa beauté et la parure qui lui
allait si bien ; mais cette beauté et cette élégance
étaient précisément ce qui l'irritait.
« Vous savez bien que mes sentiments ne sau-
raient changer ; mais je vous supplie de ne pas sor-
tir », lui dit-il encore en français, l'œil froid, mais
d'une voix suppliante.
Elle ne remarqua que le regard et répondit d'un
air fâché :
ANNA KARÉNINE. 273
« Et moi, je vous prie de m' expliquer pourquoi je
ne dois pas sortir.
— Parce que cela peut vous attirer des... — il se
troubla.
— Je ne comprends pas : Toushkewitch n'est pas
compromettant, et la princesse n'est pas plus mal
qu'une autre. Ah ! la voilà ! »
CHAPITRE XXXIII
Wronsky, pour la première fois de sa vie,
éprouva un mécontentement voisin de la colère. Ce
qui le contrariait surtout c'était de ne pouvoir s'ex-
pliquer ouvertement, de ne pouvoir dire à Anna
qu'en paraissant dans cette toilette à l'Opéra, avec
une personne comme la princesse, elle jetait le gant
à l'opinion publique, se reconnaissait pour une
femme perdue, et renonçait, par conséquent, à
rentrer dans le monde.
« Comment ne le comprend-elle pas ? Qu'est-ce
qui se passe en elle ? » se disait-il. Et, tandis que
son estime pour le caractère d'Anna baissait, le
sentiment de sa beauté grandissait.
Rentré dans son appartement, il s'assit tout
soucieux auprès de Yavshine qui buvait un
mélange d'eau de Seltz et de cognac, ses longues
jambes étendues sur une chaise. Wronsky imita son
exemple.
« Tu dis le cheval de I,ouskof ? c'est une belle
bête que je te conseille d'acheter, commença Yav-
274 ANNA KARÉNINE.
shine, jetant un coup d'oeil sur le visage sombre de
son camarade. La croupe est fuyante, mais quelles
jambes et quelle tête ! on ne saurait mieux trouver.
— Aussi je pense bien le prendre, » répondit
Wronsky.
Tout en causant avec son ami, la pensée d'Anna
ne le quittait pas, et involontairement il écoutait
ce qui se passait dans le corridor et regardait la
pendule.
« Anna Arcadievna fait dire qu'elle est partie
pour le théâtre », annonça im domestique.
Yashine versa encore un petit verre dans l'eau
gazeuse, l'avala et se leva en boutonnant son uni-
forme.
« Eh bien ? partons-nous ? dit-il souriant à
moitié sous ses longues moustaches, et montrant
ainsi qu'il comprenait la cause de la contrariété
de Wronsky, sans y attacher d'importance.
— Je n'irai pas, répondit Wronsky tristement.
— Moi j'ai promis, je dois y aller ; au revoir ! si
tu te ravises, prends le fauteuil de Krasinski qui est
libre, ajouta- t-il en sortant.
— Non, j'ai à travailler ».
« On a des ennuis avec sa femme, mais avec une
maîtresse c'est encore pis », pensa Yavshine en qtiit-
tant l'hôtel.
Wronsky, resté seul, se leva et se prit à marcher
de long en large.
« C'est aujourd'hui le 4® abonnement : mon frère
y sera avec sa femme, avec ma mère probablement,
c'est-à-dire tout Pétersbourg ! elle entre eu ce mo-
ANNA KARENINE. 275
ment, ôte sa fourrure, et la voilà devant tout le
monde ! Toushkewitch, Yavshine, la princesse
Barbe ! Eh bien, et moi ? ai- je peur ? ou ai- je donné
à Toushkewitch le droit de la protéger ? De quel-
que façon qu'on s'y prenne, c'est absurde, c'est
absurde ! Et pourquoi me met-elle dans cette sotte
position ? )) dit-il avec un geste désolé. Ce mouve-
ment accrocha le guéridon sur lequel était posé le
plateau avec le cognac et l'eau de Seltz, et faillit le
faire tomber ; Wronsky, en voulant le rattraper, le
renversa complètement : il sonna et donna un coup
de pied à la table.
« Si tu veux rester chez moi, n'oublie pas ton ser-
vice, dit-il au valet de chambre qui parut ; que ceci
n'arrive plus, pourquoi n'es-tu pas venu emporter
cela ? »
IvC valet de chambre, se sentant innocent, voulut
se justifier, mais un coup d'oeil sur son maître lui
prouva qu'il valait mieux se taire ; et, s'excusant
bien vite, il s'agenouilla sur le tapis pour relever
les débris des verres et des carafes.
« Ce n'est pas ton affaire, appelle un garçon, et
prépare mon habit. » Il sonna, fit apporter son
habit, et à neuf heures et demie il entrait à l'Opéra.
Le spectacle était commencé.
Le « Kapelldiener » ôta à Wronsky sa pelisse,
et, en le reconnaissant, l'appela « Votre Excellence».
Le corridor était vide, sauf deux valets de pied
tenant des fourrures et écoutant aux portes ; on
entendait l'orchestre accompagnant avec soin une
voix de femme : la porte s'entr'ouvrit pour donner
276 ANNA KARÉNINE.
passage à un autre Kapelldiener chargé de placer
les spectateurs, et la phrase chantée frappa l'oreille
deVVronsky. Il ne put entendre la fin, la porte s'étant
refermée, mais, aux applaudissements qui suivirent
il comprit que la cadence était terminée.
Les bravos duraient encore quand il pénétra
dans la salle, brillamment éclairée; sur la scène,
la cantatrice, décolletée et couverte de diamants,
saluait en souriant, et se penchait pour ramasser,
avec l'aide du ténor qui lui donnait la main, de
nombreux bouquets.
Un monsieur admirablement pommadé lui ten-
dait vm. écrin en allongeant ses bras, et le public
entier, loges et parterre, criait, applaudissait et se
levait pour mieux voir. Wronsky s'avança au milieu
du parterre, s'arrêta et examina le public, moins
soucieux que jamais de la scène, du bruit et de tout
ce troupeau de spectateurs entassé dans la salle.
C'étaient les mêmes dames dans les loges avec
les mêmes officiers derrière elles, les mêmes femmes
nmlticolores, les mêmes uniformes et les mêmes
habits noirs ; au paradis, la même foule malpropre ;
et dans toute cette salle comble une quarantaine
de personnes, hommes et femmes, représentaient
seules le monde. L'attention de Wronsky se porta
sur ces oasis.
L'acte venait de finir ; Wronsky s'avança vers
les premiers rangs de fauteuils, et s'arrêta près de
la rampe à côté de Serpouhowskoï qui, l'ayant
aperçu de loin, l'appelait d'im sourire.
Wronsky n'avait pas encore vu Anna et ne la
ANNA KARÉNINE. 277
cherchait pas, mais, à la direction que prenaient les
regards, il se douta de l'endroit où elle se trouvait.
Il craignait pis encore, et tremblait d'apercevoir
Karénine ; heureusement celui-ci ne vint pas au
théâtre ce jour-là.
« Comme tu es resté peu militaire, lui dit Serpou-
howshoï ; on dirait un diplomate, un artiste...
— Oui, en rentrant à la maison, j'ai endossé
l'habit, répondit Wronsky souriant et prenant len-
tement sa lorgnette.
— C'est en quoi je t'envie ; quand je rentre en
Russie, je t'avoue que je remets ceci à regret, dit-il
touchant ses aiguillettes. Je pleure ma hberté. »
Serpouhowskoï avait depuis longtemps renoncé
à pousser Wronsky dans la carrière militaire, mais
il l'aimait toujours, et se montra particulièrement
aimable pour lui ce soir-là.
« Il est fâcheux que tu aies manqué le premier
acte. »
Wronsky examina avec sa lorgnette les baignoires
et le premier rang ; tout à coup la tête d'Anna lui
apparut, fière et d'une beauté frappante, dans son
cadre de dentelles, auprès d'une dame à turban et
d'un vieillard chauve et clignant des yeux ; Anna
occupait la cinquième baignoire, à vingt pas de
lui ; assise sur le devant de la loge, elle causait avec
Yavshine en se détournant un peu. L'attache de sa
nuque avec ses belles et opulentes épaules, le rayon-
nement contenu de ses yeux et de son visage, tout
la lui rappelait telle qu'il l'avait vue, jadis, au bal
de Moscou. Mais les sentiments que lui inspirait sa
278 ANNA KARENINE.
beauté n'étaient plus les mêmes : ils n'avaient rien
de mystérieux ; aussi, tout en subissant son charme
plus vivement encore, se sentait-il presque froissé
de la voir si belle ; il ne douta pas qu'elle ne l'eût
aperçu, quoiqu'elle ne le fît pas paraître.
Lorsque au bout d'un instant Wronsky dirigea
de nouveau sa lorgnette vers la loge, il vit la prin-
cesse Barbe, très rouge, rire d'un air forcé en regar-
dant fréquemment la baignoire voisine ; Anna, frap-
pant de son éventail fermé le rebord de la loge, re-
gardait au loin, avec l'intention évidente de ne pas
remarquer ce qui se passait à côté d'elle. Quant à
Yavshine, son visage exprimait les mêmes impres-
sions qu'en perdant au jeu ; il ramenait de plus en
plus sa moustache gauche dans la bouche, fronçait le
sourcil, et regardait de travers dans la loge voisine.
Dans cette loge se trouvaient les Kartasof,
que Wronsky connaissait, et avec lesquels Anna
avait aussi été en relations; Mme Kartasof, une
petite femme maigre, était debout, tournant le
dos à Anna, et mettait une sortie de bal que lui
tendait son mari ; son visage était pâle, mécon-
tent; elle semblait parler avec agitation; le mari, un
gros monsieur chauve, jetait des regards sur Anna,
en faisant de son mieux pour calmer sa femme.
Quand celle-ci eut quitté la loge, le mari s'y
attarda, cherchant à rencontrer le regard d'Anna
pour la saluer, mais elle ne voulut pas le remar-
quer et se pencha en arrière, s' adressant à la tête
rasée de Yavshine courbé vers elle. Kartasof sor-
tit sans avoir salué, et la loge resta vide.
ANNA KARP.NINE. 279
Wronsky ne comprit rien à cette petite scène,
mais se rendit parfaitement compte qu'Anna
venait d'être humiliée ; il vit, à l'expression de
son visage, qu'elle rassemblait ses dernières forces
pour soutenir son rôle jusqu'au bout, et pour
garder l'apparence du calme le plus absolu. Ceux
qui ignoraient son histoire, qui ne pouvaient en-
tendre les expressions indignées de ses anciennes
amies sur cette audace à paraître ainsi, dans tout
l'éclat de sa beauté et de sa parure, n'auraient
pu soupçonner que cette femme passait par les
mêmes expressions de honte qu'un malfaiteur au
poteau d'infamie.
Vivement troublé, Wronsky se rendit dans la
loge de son frère, avec l'espoir d'y recueillir quel-
ques détails. Il traversa avec intention le parterre
du côté opposé à la loge d'Anna, et se heurta en
sortant à son ancien colonel, qui causait avec
deux personnes. Wronsky entendit prononcer le
nom de Karénine, et remarqua la hâte du colonel
à l'appeler à haute voix de son nom, en regardant
significativement ses interlocuteurs.
« Ah ! Wronsky ! Quand te verrons-nous au
régiment ? nous ne te ferons pas grâce d'un ban-
quet. Tu es à nous jusqu'au bout des ongles, toi,
dit le colonel.
— Je n'en aurai pas le temps cette fois, je le
regrette vivement », répondit Wronsky, montant
rapidement l'escalier qui conduisait à la loge de
son frère.
La vieille comtesse sa mère était dans la loge,
28o ANNA KARÉNINE.
avec ses petites boucles d'acier. Waria et la jeune
princesse Sarokine se promenaient dans le corri-
dor ; en apercevant sou beau-frère, Waria recon-
duisit sa compagne auprès de sa mère et, prenant
le bras de Wronsky, entama le sujet qui l'inté-
ressait, avec une émotion qu'il avait rarement re-
marquée en elle,
« Je trouve que c'est lâche et vil ; Mme Kar-
tasof n'avait aucun droit de le faire, Mme Karé-
nine...
— Mais qu'y a-t-il ? je ne sais rien.
— Comment, tu n'as rien entendu ?
— Tu comprends bien que je serai le dernier
à savoir quelque chose.
— Y a-t-il une plus méchante créature au monde
que cette Kartasof !
— Mais qu'a-t-elle fait!
— C'est mon mari qui me l'a raconté : elle a
insulté Mme Karénine. Son mari lui a adressé la
parole d'une loge à l'autre ; on dit qu'elle lui a
fait une scène, s'est permis tout haut une expres-
sion offensante, et s'en est allée.
— Comte, votre maman vous appelle, dit la
ieune princesse Sarokine entr'ouvrant la porte de
ia loge.
— Je t'attends toujours, lui dit sa mère sou-
riant ironiquement ; on ne te voit plus du tout. »
I^e fils sentit qu'elle ne pouvait dissimuler sa
satisfaction.
« Bonjour, maman, je venais chez vous, ré-
pondit-il froidement.
ANNA KAR-ÊNINIÎ. 281
— Eh quoi ? tu ne vas pas faire la cour à Mme
Karénine ? ajouta-t-elle quand la jeune fille se
fut éloignée ; elle fait sensation. On oublie la Patti
pour elle.
— Maman, je vous ai priée de ne pas me par-
ler de cela, répondit-il d'un air sombre.
— Je dis ce que tout le monde dit. »
Wronsky ne répondit pas et, après avoir échangé
quelques mots avec la jeune princesse, sortit. Il
rencontra son frère à la porte.
« Ah ! Alexis ! dit le frère, quelle vilenie ! c'est
une sotte, rien de plus... je voulais aller voir Mme
Karénine. Allons ensemble. »
Wronsky ne l'écoutait pas, il descendit l'esca-
lier rapidement, sentant qu'il avait un devoir à
accomplir, mais lequel ?
Agité par la colère, furieux de la fausse posi-
tion dans laquelle Anna les avait mis tous deux,
il se sentait cependant plein de pitié pour elle.
En se dirigeant du parterre vers la baignoire
d'Anna, il vit Strémof accoudé à la loge, causant
avec elle.
« Il n'y a plus de ténors, disait-il, le moule en
est brisé. »
Wronsky salua et s'arrêta pour parler à Stré-
mof.
« Vous êtes venu tard, il me semble, et vous
avez manqué le meilleur morceau, dit Anna à
Wronsky, d'un air qui lui parut moqueur.
— Je suis un juge médiocre, répondit-il, la re-
gardant sévèrement.
282 ANNA KARÊNINB.
— Comme le prince Yavshine, dit-elle, en sou-
riant, qui trouve que la Patti chante trop fort.
— Merci », dit-elle, prenant de sa petite main
emprisonnée dans un long gant le programme
que lui tendait Wronsky ; et au même moment
son beau visage tressaillit ; elle se leva et se retira
dans le fond de la loge.
lyC dernier acte commençait à peine, lorsque
Wronsky, voyant la loge d'Anna vide, se leva,
quitta le parterre et rentra à l'hôtel.
Anna aussi était rentrée ; Wronsky la trouva
telle qu'elle était au théâtre, assise sur le premier
fauteuil venu, près du mur, regardant devant
elle. En voyant entrer Wronsky, elle jeta sans
bouger un coup d'œil sur lui.
« Anna, lui dit-il...
— C'est toi, toi qui es cause de tout ! s'écria-
t-elle, se levant, des larmes de rage et de déses-
poir dans la voix.
— Je t'ai priée, suppliée de ne pas y aller, je
savais que tu te préparais une épreuve peu agréa-
ble...
— Peu agréable ! s'écria-t-elle, horrible ! Quand
je vivrais cent ans, je ne l'oublierais pas. Elle a
dit qu'on se déshonorait à être assise près de moi.
— Ce sont les paroles d'une sotte, mais pourquoi
risquer de les entendre, pourquoi s'y exposer... ?
— Je hais ta tranquillité. Tu n'aurais pas dû
me pousser à cela ; si tu m'aimais...
— Anna ! à quel propos mettre ici mon amour
en jeu ?
ANNA KARENINE. 283
— Oui, si tu m'aimais comme je t'aime, si tu
souffrais comme moi... » dit-elle, le regardant
avec une expression de terreur.
Elle lui fit pitié, et il protesta de son amour,
parce qu'il voyait bien que c'était le seul moyen
de la calmer ; mais au fond du cœur il lui en vou-
lait.
Elle, au contraire, buvait ces serments d'amour
qu'il croyait banal de répéter, et se tranquillisait
peu à peu.
Deux jours après, ils partaient pour la cam-
pagne, complètement réconciliés.
SIXIEME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Daria Alexandrovna accepta la proposition
que lui firent les I^evine de passer l'été chez eux,
car sa maison de Yergoushovo tombait en ruines;
Stépane Arcadiévitch, retenu à Moscou par ses
occupations, approuva fort cet arrangement, et
témoigna un vif regret de ne pouvoir venir que de
loin en loin. Outre les Oblonsky et leur troupeau
d'enfants, les Levine eurent la visite de la vieille
princesse, qui se croyait indispensable auprès de
sa fille à cause de la situation de celle-ci ; ils eurent
encore Varinka, l'amie de Kitty à Soden, et Serge
Ivanitch, qui, seul parmi les hôtes de Pakrof-
sky, représenta la famille Levine, bien qu'il ne
fût Levine qu'à moitié : Constantin, quoique
fort attaché ^ tous ceux qui logeaient sous son
toit, se surprit à regretter un peu ses habitudes
d'autrefois, en constatant que « l'élément Cher-
286 ANNA KARÉNINE.
batzky », comme il l'appelait, était bien envahis-
sant. La vieille maison, déserte si longtemps,
n'avait presque plus de chambre inoccupée;
chaque jour, en se mettant à table, la princesse
comptait les convives, afin de ne pas risquer
d'être treize, et Kitty, en bonne ménagère, mit
tous ses soins à s'approvisionner de poulets et de
canards, pour satisfaire aux appétits de ses hôtes,
que l'air de la campagne rendait exigeants. La fa-
mille était à table, et les enfants projetaient d'aller
chercher des champignons avec la gouvernante
et Warinka, lorsque, au grand étonneraent de
tous, Serge Ivanitch témoigna le désir de faire
partie de l'expédition.
« Permettez- moi d'aller avec vous, dit-il en
s' adressant à Warinka.
— Avec plaisir », répondit celle-ci en rougis-
sant, Kitty échangea un regard avec Dolly. Cette
proposition confirmait une idée qui les préoccu-
pait depuis quelque temps.
Après le dîner les deux frères causèrent, tout en
prenant le café, mais Kosnichef surveillait la porte
par laquelle les promeneurs devaient sortir, et,
dès qu'il aperçut Warinka, en robe de toile, un
mouchoir blanc sur la tête, il interrompit la con-
versation, avala le fond de sa tasse, et s'écria :
« Me voilà, me voilà. Barbe Andrevna ».
« Que dites-vous de ma Warinka ? N'est-ce
pas qu'elle est charmante ? dit Kitty, s'adressant
à son mari et à sa sœur, de façon à être entendue
de Serge Ivanitch.
ANNA KARÉNINE. 287
— Tu oviblies toujours ton état, Kitty ; il est
imprudent de crier ainsi », interrompit la prin-
cesse, sortant précipitamment du salon. Warinka
revint sur ses pas en entendant réprimander son
amie ; elle était animée, émue et troublée ; Kitty
l'embrassa et lui donna mentalement sa béné-
diction.
« Je serais très heureuse si certaine chose arri-
vait », lui murmura- t-elle.
— Venez- vous avec nous ? demanda la jeune
fille à I^evine pour dissimuler son embarras.
— Oui, jusqu'aux granges ; j'ai de nouvelles
charrettes à examiner. Et toi, où seras-tu ? de-
manda-t-il à sa femme.
— Sur la terrasse. »
CHAPITRE II
Sur cette terrasse où les dames se réunissaient
volontiers après le dîner, on se livrait ce jour-là
à une grave occupation. Outre la confection habi-
tuelle d'objets variés destinés à la layette, on y
faisait des confitures d'après un procédé pratiqué
chez les Cherbatzky, mais inconnu de la vieille
Agathe Mikhaïlowna. Celle-ci, rouge, les cheveux
en désordre, les manches relevées jusqu'au coude,
tournait, de fort mauvaise humeur, la bassine à
confitures, au-dessus d'im petit fourneau porta-
tif, tout en faisant intérieurement des vœux pour
que la framboise brûlât. La vieille princesse, auteur
II 10
288 ANNA KARÉNINE.
de ces innovations et se sentant maudite en con-
séquence, surveillait du coin de l'œil les mouve-
ments de la ménagère, sans cesser de causer avec
ses filles d'un air indifférent. lya conversation des
trois femmes tomba sur Warinka, et Kitty, pour
n'être pas comprise d'Agathe Mikaïlowna, exprima
en français l'espoir d'apprendre que Serge Iva-
nitch s'était déclaré.
« Qu'en pensez- vous, maman ?
— Je pense que ton beau-frère a le droit de pré-
tendre aux meilleurs partis de la Russie, quoiqu'il
ne soit plus de la première jeunesse; quant à elle,
c'est une personne excellente...
— Mais songez donc, maman, que Serge, avec
sa situation dans le monde, n'a aucun besoin d'épou-
ser une femme à cause de ses relations ou de sa
fortune ; ce qu'il lui faut, c'est une jeune fille douce,
intelligente, aimante... Oh! ce serait si bien;
quand ils vont rentrer de leur promenade, je lirai
tout dans leurs yeux ! Qu'en dis-tu, Dolly ?
— Ne t'agite donc pas ainsi, cela ne te vaut
rien, reprit la princesse.
— Maman, comment papa vous a-t-il deman-
dée en mariage ? dit tout à coup Kitty, fière, en
sa qualité de femme mariée, de pouvoir aborder
ces sujets importants avec sa mère comme avec
une égale.
— Mais très simplement, répondit la princesse
dont le visage s'illumina à ce souvenir.
— Vous l'aimiez avant qu'il se fût déclaré ?
— Certainement. Tu crois donc que vous avez
ANNA KARÉNINE. 289
inventé quelque chose de nouveau ? Cela s'est
décidé, comme toujours, par des regards et des
sourires. — Kostia t'a-t-il rien dit de si particulier ?
— Oh ! lui, il a écrit sa déclaration avec de la
craie. Qu'il y a longtemps de cela déjà !
— J'y pense, reprit Kitty après un silence
pendant lequel les trois femmes avaient été préoc-
cupées des mêmes pensées : ne faudrait-il pas pré-
parer Serge à l'idée que Warinka a eu un premier
amour ?
— Tu te figures que tous les hommes attachent
autant d'importance à cela que ton mari, reprit
Dolly. Je suis sûre que le souvenir de Wronsky
le tourmente encore !
— C'est \T:ai, dit Kitty avec tm regard pensif.
— Qu'y a-t-il qui puisse l'inquiéter ? demanda
la princesse, disposée à la susceptibilité dès que
sa surveillance maternelle semblait mise en ques-
tion. Wronsky t'a fait la cour, mais à quelle jeune
fille ne la fait- on pas ?
— Quel bonheur pour Kitty qu'Anna soit sur-
venue, fit remarquer Dolly, et comme les rôles
sont intervertis ! Anna était heureuse alors, tan-
dis que Kitty se croyait à plaindre. J'ai souvent
songé à cela!
— Il est bien inutile de penser à cette femme
sans cœur, s'écria la princesse qui ne se consolait
pas d'avoir Levine pour gendre au lieu de Wronsky.
— Certes oui, et quant à moi je ne veux pas y
penser du tout, reprit Kitty, entendant le pas
bien connu de son mari sur l'escalier.
290 ANNA KARENINE.
— A qui ne veux-tu plus penser ? » demanda
Levine, paraissant sur la terrasse. Personne ne lui
répondit, et il ne réitéra pas sa question.
« Je regrette de troubler votre intimité », dit-il,
vexé de sentir qu'il interrompait une conversation
qu'on ne voulait pas poursuivre devant lui, et
pendant un instant il se trouva à l'unisson de la
vieille bonne, furieuse de subir la domination des
Cherbatzky.
Il s'approcha cependant de Kitty en souriant.
« Viens-tu au-devant des enfants ? J'ai fait
atteler.
— Tu ne prétends pas secouer Kitty en char
à bancs, j'imagine.
— Nous irons au pas, princesse. » Levine
n'avait pu se décider, comme ses beaux-frères, à
nommer la princesse maman, quoiqu'il l'aimât et
la respectât ; il aurait cru porter atteinte au sou-
venir de sa mère. Cette nuance froissait la prin-
cesse.
« Alors, j'irai à pied, dit Kitty se levant pour
prendre le bras de son mari.
— Eh bien, Agathe Mikhaïlowna, vos confi-
tures réussissent-elles, grâce à la nouvelle mé-
thode ? demanda lycvine en souriant à la ména-
gère pour la dérider.
— On prétend qu'elles sont bonnes, mais selon
moi elles sont trop cuites.
— Au moins ne tourneront-elles pas, Agathe
Mikhaïlowna, dit Kitty, devinant l'intention de
son mari, et vous savez qu'il n'y a plus de glace
ANNA KARÉNINE. 291
dans la glacière. Quant à vos salaisons, maman
assure n'en avoir jamais mangé de meilleures,
ajouta- t-elle, ajustant en souriant le fichu dénoué
de la ménagère.
— Ne me consolez pas, madame, répondit
Agathe Mikhaïlowna regardant Kitty d'im air
air encore fâché. Il me sufîit de vous voir avec
lui pour être contente. »
Cette façon familière de désigner son maître
toucha Kitty.
« Venez nous montrer les bons endroits pour
trouver des champignons. » I^a vieille hocha la
tête en souriant. « On voudrait vous garder ran-
cune qu'on ne le pourrait pas », semblait dire ce
sourire.
« Suivez mon conseil, mettez au-dessus de chaque
pot de confiture un rond de papier imbibé de rhum,
et vous n'aurez pas besoin de glace pour les con-
server », dit la princesse.
CHAPITRE III
Kitty avait remarqué le mécontentement pas-
sager qui s'était si vivement traduit dans la phy-
sionomie de son mari ; aussi fut-elle bien aise de
se trouver un moment seule avec lui. Ils prirent
les devants sur la route poudreuse, toute semée
d'épis et de grains, et lyevine oublia vite l'impres-
sion pénible qu'il avait éprouvée, pour jouir du
sentiment pur et encore si nouveau de la présence
292 ANNA KARÉNINE.
de la femme aimée; sans avoir rien à lui dire, il
désirait entendre le son de la voix de Kitty, voir
ses yeux, auxquels son état donnait un regard
particulier de douceur et de sérieux.
« Appuie-toi sur moi, tu te fatigueras moins.
— Je suis si heureuse d'être seule un moment
avec toi ! j'aime les miens, mais je regrette nos
soirées d'hiver à nous deux. Sais-tu de quoi nous
parlions quand tu es venu ?
— De confitures ?
— Oui, mais aussi de demandes en mariage,
de Serge et de Warinka. I^s as-tu remarqués ?
Qu'en penses-tu ? ajouta-t-elle, se tournant vers
son mari pour le voir bien en face.
— Je ne sais que penser ; Serge m'a toujours
étonné. Tu sais qu'il a jadis été amoureux d'une
jeune fille qui est morte ; c'est un de mes souve-
nirs d'enfance ; depuis lors, je crois que les femmes
n'existent plus pour lui.
— Mais Warinka ?
— Peut-être... je ne sais... Serge est un homme
trop pur, qui ne vit que par l'âme...
— Tu veux dire qu'il est incapable de devenir
amoureux, dit Kitty, exprimant à sa façon l'idée
de son mari.
— Je ne dis pas cela, mais il n'a pas de fai-
blesses, et c'est ce que je lui envie, malgré mon
bonheur. Il ne vit pas pour lui-même, c'est le de-
voir qui le guide, aussi a-t-il le droit d'être tran-
quille et satisfait
— Et toi ? pourquoi serais-tu mécontent de
ANNA KARÉNINE. 293
toi ? demanda-t-elle avec uu sourire ; elle savait
que l'admiration exagérée de son mari pour Serge
Ivanitch, et son découragement de lui-même,
tenaient tout à la fois au sentiment excessif de
son bonheur et k un. désir incessant de devenir
meilleur.
— Je suis trop heureux, je n'ai rien à souhai-
ter en ce monde, si ce n'est que tu ne fasses pas de
faux pas, et quand je me compare à d'autres, à
mon frère surtout, je sens toute mon infériorité.
— Mais ne penses- tu pas toujours à ton pro-
chain, dans ton exploitation, dans ton livre ?
— Je le fais superficiellement, comme une tâche
dont je cherche à me débarrasser. Ah! si je pou-
vais aimer mon devoir comme je t'aime. C'est toi
qui es la coupable !
— Voudrais-tu changer avec Serge ? ne plus
aimer que ton devoir et le bien général ?
— Certes non. Au reste je suis trop heureux
pour raisonner juste... Ainsi tu crois que la demande
aura lieu aujourd'hui ! demanda-t-il après un mo-
ment de silence. Tiens, voilà le char à bancs qui
nous rejoint.
— Kitty, tu n'es pas fatiguée ? cria la princesse.
— Pas le moins du monde, maman. »
I,a promenade se continua à pied.
CHAPITRE IV
Warinka parut très attrayante ce jour-là à
Serge Ivanitcn; tout en marchant à ses côtés, il
294 ANNA KARÉNINE.
se rappela ce qu'il avait entendu dire de son passé
et ce qu'il avait remarqué lui-même de bon et d'ai-
mable en elle. Son cœur éprouvait un sentiment
particulier, ressenti une seule fois, jadis, dans sa
première jeimesse, et l'impression de joie causée
par la présence de la jeune fille fut un instant si
vive qu'en mettant dans le panier de celle-ci un
champignon monstre qu'il venait de trouver, leurs
yeux se rencontrèrent dans un regard trop expressif,
« Je vais chercher des champignons avec indé-
pendance, dit-il, craignant de succomber comme
un enfant à l'entraînement du moment, car je
m'aperçois que mes trouvailles passent inaper-
çues. » — « Pourquoi résisterais- je, pensa-t-il
quittant la lisière du bois pour s'enfoncer dans la
forêt, où, tout en allumant son cigare, il se livra à
ses réflexions ? L,e sentiment que j'éprouve n'est
pas de la passion, c'est une inclination mutuelle,
à ce qu'il me semble, et qui n'entraverait ma vie
en rien. Ma seule objection sérieuse au mariage
est la promesse que je me suis faite, en perdant
Marie, de rester fidèle à son souvenir. » Cette
objection, Serge Ivanitch le sentait bien, ne tou-
chait qu'au rôle poétique qu'il jouait aux yeux du
monde. Aucune femme, aucune jeune fille, ne ré-
pondait mieux que Warinka à tout ce qu'il cher-
chait dans celle qu'il épouserait. Elle avait le
charme de la jeunesse, sans enfantillage, l'usage
du monde sans aucun désir d'y briller, mie reli-
gion élevée et basée sur de sérieuses convictions.
De plus, elle était pauvre, sans famille, et n'im-
ANNA KARÉNINE. 295
poserait pas, comme Kitty, une nombreuse pa-
renté à son mari. Et cette jeune fille l'aimait.
Quelque modeste qu'il fût, il s'en apercevait. La
différence d'âge entre eux ne serait pas un obstacle ;
Warinka n'avait-elle pas dit une fois, qu'un homme
de cinquante ans ne passait pour un vieillard qu'en
Russie; en France, c'était « la force de l'âge . ».
Or, à quarante ans, il était « un jeune homme ».
Lorsqu'il entrevit la taille souple et gracieuse de
Warinka entre les vieux bouleaux, son coeur se
serra joyeusement, et, décidé à s'expliquer, il jeta
son cigare et s'avança vers la jeime fille.
CHAPITRE V
« Barbe Andrevna, dans ma jeunesse je m'étais
fait un idéal de la femme que je serais heureux
d'avoir pour compagne ; ma vie s'est passée jus-
qu'ici sans la rencontrer, vous seule réalisez mon
rêve. Je vous aime et vous offre mon nom. »
Ces paroles sur les lèvres, Serge Ivanitch regar-
dait Warinka agenouillée dans l'herbe à dix pas
de lui, et défendant un champignon contre les
attaques de Gricha afin de le réserver aux plus
petits..
« Par ici, par ici, il y en a des quantités, criait-
elle de sa jolie voix bien timbrée. Elle ne se leva
pas à l'approche de Konischef, mais tout, dans
sa personne, témoignait de la joie de le revoir.
— Avez-vous trouvé quelque chose ? lui de-
296 ANNA KARENINE.
raanda-t-elle, tournant son aimable visage sou-
riant vers lui.
— Rien du tout », répondit-il.
Après avoir indiqué les bons endroits aux en-
fants, elle se leva et rejoignit Serge; ils firent si-
lencieusement quelques pas ; Warinka, étouffée
par l'émotion, se doutait de ce que Kosnichef
avait sur le cœur. Tout à coup, quoiqu'elle n'eût
guère envie de parler, elle rompit le silence pour
dire presque involontairement :
« Si vous n'avez rien trouvé, c'est qu'il y a tou-
jours moins de champignons dans l'intérieur du
bois que sur la lisière. »
Kosnichef soupira sans répondre, cette phrase
insignifiante lui déplaisait ; ils continuèrent à
marcher, s'éloignant toujours plus des enfants.
Le moment était propice pour une explication, et
Serge Ivanitch, en voyant l'air troublé et les yeux
baissés de la jeune fille, s'avoua même qu'il l'of-
fensait en se taisant ; il s'efforça de se rappeler ses
réflexions sur le mariage, mais, au lieu des paroles
qu'il avait préparées, il demanda :
« Quelle différence y a-t-il entre un cèpe et un
mousseron ? »
Les lèvres de Warinka tremblèrent en répon-
dant ;
« Il n'y a de différence que dans le pied. » Tous
deux sentirent que c'en était fait ; les mots qui
devaient les unir ne seraient pas prononcés, et
l'émotion violente qui les agitait se calma peu à
peu.
ANNA KARÉNINE. 297
« Le pied du mousseron fait penser à une barbe
noire mal rasée, dit tranquillement Serge Ivanitch,
— C'est vrai «, répondit Warinka avec un sou-
rire. Puis leur promenade se dirigea involontaire-
ment du côté des enfants. Warinka était confuse
et blessée, mais cependant soulagée. Serge Iva-
nitch repassait dans son esprit ses raisonnements
sur le mariage, et les trouvait faux. Il ne pou-
vait être infidèle au souvenir de Marie.
« Doucement, enfants, doucement », cria I^e-
vine en voyant les enfants se précipiter vers Kitty
avec des cris de joie.
Derrière les enfants parurent Serge Ivanitch
et Warinka ; Kitty n'eut pas besoin de question-
ner ; elle comprit, à leur ton calme et un peu hon-
teux, que l'espoir dont elle se berçait ne se réaH-
serait pas.
« Cela ne prend pas », dit-elle à son mari en
rentrant.
CHAPITRE VI
On se réunit sur la terrasse, pendant que les
enfants prenaient le thé; l'impression qu'il s'était
passé un fait important, quoique négatif, pesait
sur tout le monde, et pour dissimuler l'embarras
général, on causa avec une animation forcée.
Serge Ivanitch et Warinka semblaient deux éco-
liers qui auraient échoué à leurs examens ; Levine
et Kitt}', plus amoureux que jamais l'un de l'autre;
298 ANNA KARÉNINE.
se sentaient confus de leur bonheur, comme d'une
allusion indiscrète à la maladresse de ceux qui
ne savaient pas être heureux,
Stépane Arcadiévitch, et peut-être le vieux
prince, devaient arriver par le train du soir.
« Alexandre ne viendra pas, croyez-moi, disait
la princesse : il prétend qu'on ne doit pas troubler
la liberté de deux jeunes mariés.
— Papa nous abandonne; grâce à ce principe,
nous ne le voyons plus, dit Kitty ; et pourquoi,
nous considère- t-il comme des jeunes mariés,
quand nous sommes déjà d'anciens époux ? »
lyC bruit d ime voiture interrompit la conversa-
tion.
« C'est Stiva, cria I^evine, et je vois quelqu'un
auprès de lui, ce doit être papa ; Gricha, courons
au-devant d'eux. »
Mais Levine se trompait ; le compagnon de
Stépane Arcadiévitch était un beau gros garçon,
coiffé d'un béret écossais avec de longs rubans
flottants, nommé Vassia Weslowsky, parent éloi-
gné des Cherbatzky et un des ornements du beau
monde de Moscou et de Pétersbourg. Weslowsky
ne fut aucunement troublé du désenchantement
causé par sa présence ; il salua gaiement Levine,
lui rappela qu'ils s'étaient rencontrés autrefois,
et enleva Gricha pour l'installer dans la calèche.
Levine suivit à pied : contrarié de ne pas voir
le prince, qu'il aimait, il l'était plus encore de
l'intrusion de cet étranger dont la présence était
parfaitement inutile ; cette impression fâcheuse
ANNA KARÉNINE. 299
s'accrut en voyant Vassia baiser galamment la
main de Kitty devant les personnes assemblées
sur le perron.
« Nous sommes cousins, votre femme et moi,
et d'anciennes connaissances, dit le jeune homme,
serrant une seconde fois la main de Levine .
— Eh bien, demanda Oblonsky tout en saluant
sa belle-mère et en embrassant sa femme et ses
enfants, y a-t-il du gibier ? Nous arrivons avec
des projets meurtriers, Weslowsky et moi. Comme
te voilà borme mine, Dolly ! » dit-il, baisant la
main de celle-ci et la lui caressant d'im geste af-
fectueux.
Levine, si heureux tout à l'heure, considérait
cette scène avec humeur.
« Qui ces mêmes lèvres ont-elles embrassé hier,
pensait-il, et de quoi Dolly est-elle si contente,
puisqu'elle ne croit plus à son amour ? » Il fut
vexé de l'accueil gracieux fait à Weslowsky par la
princesse ; la politesse de Serge Ivanitch pour
Oblonsky lui parut hypocrite, car il savait que
son frère ne tenait pas Stépane Arcadiévitch en
haute estime. Varinka, à son tour, lui fit l'effcît
d'une sainte nHouche, capable de se mettre en
frais pour un étranger, tandis qu'elle ne songeait
qu'au mariage. Mais son mécontentement fut au
comble quand il vit Kitty répondre au sourire de
ce personnage qui considérait sa visite comme un
bonheur pour chacun ; c'était le confirmer dans
cette sotte prétention.
Il profita du moment où l'on rentrait en eau-
300 ANNA KARÉNINE.
sant avec animation pour s'esquiver. Kitty
s' étant aperçue de la mauvaise humeur de son
mari, courut après lui, mais il la repoussa, décla-
rant avoir affaire au bureau, et disparut. Jamais
ses occupations n'avaient eu plus d'importance
à ses yeux que ce jour-là.
CHAPITRE VII
L,EViNE rentra lorsqu'on le fit avertir que le
souper était servi : il trouva Kitty et Agathe Mi-
khaïlowna debout sur l'escalier, se concertant
sur les vins à offrir.
« Pourquoi tout ce « fuss » ? qu'on serve le vin
ordinaire.
— Non, Stiva n'en boit pas. Qu'as-tu, Kostia ? »
demanda Kitty, cherchant à le retenir ; mais il ne
l'écouta pas, et continua son chemin à grands pas
vers le salon, où il se hâta de prendre part à la
conversation.
« Eh bien, allons-nous demain à la chasse ?
lui demanda Stépane Arcadiévitch.
— Allons-y, je vous prie, dit Weslowsky pen-
ché sur sa chaise et assis sur l'une de ses jambes.
— Volontiers ; avez- vous déjà chassé cette
année ? répondit I^evine s' adressant à Vassia
avec une fausse cordialité que Kitty lui connais-
sait. Je ne sais si nous trouverons des bécasses,
mais les bécassines abondent. Il faudra partir de
bonne heure ; cela ne te fatiguera pas, Stiva ?
ANNA KARÉNINE. 301
— Jamais ; je suis prêt si tu veux à ne pas dor-
mir de la nuit.
— Ah oui, vous en êtes capable, dit Dolly avec
une certaine ironie, aussi bien que d'empêcher le
sommeil des autres. Pour moi, qui ne soupe pas,
je me retire.
— Non, Dolly, s'écria Stépane Arcadiévitch,
allant s'asseoir auprès de sa femme, reste tm mo-
ment encore, j'ai tant de choses à te raconter.
Sais- tu que Weslowsky a vu Anna ? Elle habite
à 70 verstes d'ici seulement ; il ira chez elle en
nous quittant ; je compte y aller aussi.
— Vraiment, vous avez été chez Anna Arca-
dievna ? » demanda Dolly à Vassinka qui s'était
rapproché des dames et s'était placé à côté de
Kitty à la table du souper.
Levine, tout en causant avec la princesse et
Warinka, s'aperçut de l'animation de ce petit
groupe ; il crut à un entretien mystérieux, et la
physionomie de sa femme en regardant la jolie
figure de Vassinka lui sembla exprimer un senti-
ment profond.
« Eeur installation est superbe, racontait celui-
ci avec vivacité, et l'on se sent à l'aise chez eux.
Ce n'est pas à moi de les juger.
— Que comptent-ils faire ?
— Passer l'hiver à Moscou, je crois.
— Ce serait charmant de se réunir là-bas. Quand
y seras-tu ? demanda Oblonsky au jeune homme.
— En juillet.
— Et toi ? dcmanda-t-il à sa femme.
302 ANNA KARENINE.
— Quand tu seras parti ; j'irai seule, cela ne
gênera personne, et je tiens à voir Anna ; c'est
une femme que je plains et que j'aime.
— Parfaitement, répondit Stépane Arcadié-
vitch. Et toi, Kitty ?
— Moi ? qu'irais-je faire chez elle ? dit Kitty
que cette question fit rougir de contrariété.
— Vous connaissez Anna Arcadievna ^ de-
manda Weslowsky, c'est une femme bien sédui-
sante.
— Oui, répondit Kitty rougissant toujours
plus ; et, jetant un coup d'oeil à son mari, elle se
leva pour aller le rejoindre. « Ainsi, tu vas demain
à la chasse ? » lui demanda-t-elle.
I<a jalousie de l/cvine, en voyant Kitty rougir,
ne connut plus de bornes, et sa question lui sem-
bla une preuve d'intérêt pour ce jeune homme
dont elle était évidemment éprise, et qu'elle dé-
sirait occuper agréablement.
« Certainement, répondit-il d'une voix con-
trainte qui lui fit horreur à lui-même.
— Passez plutôt la journée de demain avec nous;
Dolly n'a guère profité de la visite de son mari. »
lycvine traduisit ainsi ces mots : « Ne me sépare
pas de lui, tu peux t'en aller, mais laisse-moi jouif
de la présence enchanteresse de cet aimable étran-
ger. » Vassinka, sans soupçonner l'effet produit
par sa présence, s était levé de table pour rejoindre
Kitty, avec un sourire caressant.
« Comment ose-t-il se permettre de la regar-
der ainsi ! » pensa Levine, pâle de colère.
ANNA KARÉNINE. 303
« A demain la chasse, n'est-ce pas ? » demanda
innocemment Vassinka, et il s'assit encore de tra-
vers sur tme chaise, en repliant, selon son habi-
tude, une de ses jambes sous lui.
Emporté par la jalousie, Levine se voyait déjà
dans la situation d'un mari trompé, qu'une femme
et son amant cherchent à exploiter dans l'inté-
rêt de leurs plaisirs. Néanmoins il causa avec Wes-
lowsky, le questionna sur son attirail de chasse,
et lui promit d'un air affable d'organiser leur dé-
part pour le lendemain. La vieille princesse vint
mettre un terme aux tortures de son gendre eu
conseillant à Kitty d'aller se coucher ; mais, pour
achever d'exaspérer I^evine, Vassinka, souhai-
tant le bonsoir à la maîtresse de la maison, tenta
de lui baiser la main.
« Ce n'est pas reçu chez nous », dit brusque-
ment Kitty en retirant sa main.
Comment avait-elle donné le droit à ce jeune
homme de se permettre de pareilles familiarités ?
et comment pouvait-elle aussi maladroitement
lui témoigner sa désapprobation ?
Oblonsky, mis en gaieté par quelques verres de
bon vin, se sentait d'humeur poétique.
« Pourquoi vas-tu te coucher par ce temps
splendide, Kitty ? vois la lune qui se lève, c'est
l'heure des sérénades. Vassinka a une voix char-
mante, et a rapporté deux nouvelles romances
qu'il pourrait nous chanter avec Barbe Andrevna. »
Longtemps après que chacun se fut retiré, Levine,
enfoncé dans tm fauteuil et gardant iin silence
304 ANNA KARÉNINE.
obstiné, entendait encore ses hôtes chanter les nou-
velles romances dans les allées du jardin. Kitty,
l'ayant vainement interrogé sur la cause de sa mau-
vaise humeur, finit par lui demander en souriant si
c'était Weslowsky qui en était la cause. Cette ques-
tion le fit s'expliquer. Debout devant sa femme,
les yeux brillants sous ses sourcils froncés, les mains
serrées contre sa poitrine comme s'il eût voulu com-
primer sa colère, la voix tremblante, il lui dit, d'un
air qui eût été dur si sa physionomie n'avait ex-
i^rimé une aussi vive souffrance : « Ne me crois pas
jaloux ? mais je suis blessé, humilié qu'on ose te
regarder ainsi !
— Comment m' a-t-il donc regardée, — demanda
Kitty, cherchant de bonne foi à à se rappeler les
moindres incidents de la soirée. Elle avait trouvé
l'attitude de Vassinka, au souper, un peu familière
mais n'osa pas l'avouer, — Une femme dans mon
état peut-elle être attrayante ?
— Tais-toi, s'écria I^evine se prenant la tête à
deux mains : tu pourrais donc, si tu te sentais sédui-
sante...
— Mais non, Kostia, dit-elle, affligée de le voit
ainsi souffrir, tu sais bien que personne n'existe
pour moi en dehors de toi. Veux-tu que je m'en-
ferme loin de tout le monde ? »
Après avoir été froissée de cette jalousie qui lui
gâtait jusqu'aux distractions les plus innocentes,
elle était prête à renoncer à tout pour le calmer.
« Tâche de comprendre le ridicule de ma situa-
tion : ce garçon est mon hôte, et en dehors de cette
ANNA KARÉNINE. 305
sotte galanterie et de l'habitude de s'asseoir sur sa
jambe, je n'ai rien d'inconvenant à lui reprocher ;
il se croit certainement le ton le plus exquis. Je suis
donc forcé de me montrer aimable, et...
— Mais, Kostia, tu t'exagères les choses, inter-
rompit Kitty, fière au fond du cœur de se sentir
aussi passionnément aimée.
— Et lorsque tu es pour moi l'objet d'un culte,
que nous sommes si heureux, ce misérable aurait le
droit... Au reste, ce n'est peut-être pas un misérable;
mais pourquoi notre bonheur serait-il à sa merci ?
— Écoute, Kostia, je crois que je sais ce qui t'a
contrarié.
— Quoi ? demanda Levine troublé.
— Tu nous a observés pendant le souper, — et
elle lui raconta l'entretien mystérieux qui lui avait
paru suspect.
— Kitty, s'écria-t-il en voyant le visage pâle et
ému de sa femme, je te fatigue, je t' épuise. Je suis
un fou. Comment ai-je pu me torturer l'esprit d'une
pareille niaiserie !
— Tu me fais peine !
— Peine ? moi ? je suis absurde, et pour me punir
je vais accabler ce garçon des amabilités les plus
irrésistibles, dit Levine, baisant les mains de sa
femme. Tu vas voir !
CHAPITRE VIII
Deux équipages de chasse attendaient à la porte
le lendemain matin, avant que les dames fussent
3o6 ANNA KARÉNINE.
levées. Laska, près du cocher, tout émue et compre-
nant les projets de son maître, désapprouvait le
retard des chasseurs. Le premier qui parut fut
Vassinka Weslowsky, en blouse verte, serrée à la
taille par une ceinture de cuir odorant, chaussé de
bottes neuves, coiffé de son béret à rubans, un fusil
anglais à la main.
Laska sauta vers lui pour le saluer et lui de-
mander à sa façon si les autres allaient venir ; mais,
se voyant incomprise, elle retourna à son poste et
attendit, la tête penchée et l'oreille aux aguets.
Enfin la porte s'ouvrit avec fracas pour laisser
passer Crac, le « pointer » de Stépane Arcadiévitch
bondissant au-devant de celui-ci.
« Tout beau, tout beau », cria Oblonsky gaie-
ment, cherchant à éviter les pattes du chien qui
dans sa joie, s'accrochait à la gibecière.
Il était grossièrement chaussé, portait un panta-
lon usé, un paletot court et un chapeau défoncé ; en
revanche son fusil était du plus récent modèle, et
son carnier ainsi que sa cartouchière défiaient toute
critique. Vassinka comprit que le dernier mot del'élé-
gance, pour un chasseur, était de tout subordonner
à l'attirail même de la chasse ; il se promit d'en
faire son profit une autre fois, et jeta xm regard
d'admiration sur Stépane Arcadiévitch.
« Notre hôte est en retard, fit-il remarquer.
— Il a une jeune femme, dit en souriant Oblonsky.
— Et quelle charmante femme !
— Il sera rentré chez elle, car je l'ai vu prêt à
partir. »
ANNA KARÉNINE. 307
Stépane Arcadiévitch avait deviné juste. ]>vine
était retourné versKitty pour lui faire répéter qu'elle
lui pardonnait son absurdité de la veille, et pour lui
demander d'être prudente. Kitty fut obligée de jurer
qu'elle ne lui en voulait pas de s'absenter pendant
deux jours, et de promettre un bulletin de santé
pour le lendemain. Ce départ ne plaisait guère à la
jeime femme, mais elle s'y résigna gaiement en
voyant l'entrain et l'animation de son mari,
« Mille excuses, messieurs ! cria Levine accou-
rant vers ses compagnons. A-t-on emballé le dé-
jeuner ? Va-t'en, Laska, à ta place ! »
A peine montait-il en voiture qu'il fut arrêté
par le vacher, qui le guettait au passage pour le
consulter au sujet des génisses, puis par le charpen-
tier, dont il dut rectifier les idées erronées sur la
façon de construire un escalier. Enfin on partit, et
Levine, heureux de se sentir débarrassé de ses
soucis domestiques, éprouva une joie si vive qu'il
aurait voulu se taire et ne songer qu'aux émotions
qui l'attendaient. Trouverait-on du gibier ? Laska
tiendrait-elle tête à Crac ? Lui-même ne se décon-
sidérerait-il pas comme chasseur, devant cet étran-
ger ? Oblonsky avait des préoccupations analogues ;
seul Weslo wsky ne tarissait pas, et I^evine, en l'écou-
tant bavarder, se reprocha ses injustices de la veille.
C'était vraiment im bon garçon, auquel ou ne pou-
vait guère reprocher que de considérer ses ongles
soignés et sa tenue élégante comme autant de
preuves de son incontestable supériorité. Du reste,
simple, gai, bien élevé, prononçant admirablement
3o8 ANNA KARÉNINE.
le français et l'anglais : Levine l'eût autrefois pris
en amitié.
A peine eurent-ils fait trois verstes, que Vassia
s'aperçut de l'absence de son portefeuille et de ses
cigares ; le portefeuille contenant une somme assez
ronde, il voulut s'assurer qu'il l'avait oublié à la
maison.
« L/aissez-moi monter votre cheval de volée
(c'était un cheval cosaque sur lequel il galopait en
imagination au travers des steppes), et je serai vite
de retour.
— Inutile de vous déranger, mon cocher fera
facilement la course. » répondit I^evine, calculant
que le poids de Vassinka représentait six pouds
Le cocher fut dépêché en quête du portefeuille, et
Levine prit les rênes.
CHAPITRE IX
« Explique-nous ton plan, demanda Stépane
Arcadiévitch.
— Le voici : nous nous rendons directement aux
marais de Gvosdef, à vingt verstes d'ici, où nous
trouverons certainement du gibier. En y arrivant
vers le soir, nous pourrons profiter de la fraîcheur
pour chasser ; nous coucherons chez un paysan, et
demain nous entreprendrons le grand marais.
— N'y a-t-il rien sur la route ?
— Si fait, il y a deux bons endroits, mais cela
nous retarderait, et il fait trop chaud. »
ANNA KARENINE. 309
Levine comptait réserver pour son usage parti-
culier ces chasses voisines de la maison ; mais rien
n'échappait à l'œil exercé d'Oblonsky, et, en pas-
sant devant un petit marais, il s'écria :
« Arrêtons-nous ici.
— Oh oui, arrêtons-nous, Levine », supplia Vassia.
Il fallut se résigner. Les chiens s'élancèrent aussi-
tôt, et Levine resta à garder les chevaux. Une
poule d'eau et un vanneau que tua Weslowsky
furent tout ce qvi'on trouva, et Levine se sentit
un peu consolé.
Comme les chasseurs remontaient en voiture,
Vassinka tenant gauchement son fusil et son van
neau d'une main, un coup retentit et les chevaux
se cabrèrent ; c'était la charge du fusil de Wes-
lowsky, qui heureusement ne blessa personne et
s'enfonça dans le sol. Ses compagnons n'eurent pas
le courage de le gronder, tant il se montra désespéré ;
mais ce désespoir fit bientôt place à une gaieté folle
à l'idée de leur panique et de la bosse que s'était
faite Levine en se heurtant à son fusil. Malgré les
remontrances de leur hôte, on descendit encore au
second marais. Cette fois, Vassinka, après avoir tué
une bécasse, prit Levine en pitié et offrit de le rem-
placer près des voitures. Levine ne résista pas, et
Laska, qui gémissait sur l'injustice du sort, s'élança
d'un bond vers les endroits giboyeux, avec une gra-
vité que d'insignifiants oiseaux de marais ne par-
vinrent pas à ébranler. Elle fit quelques tours en
cherchant une piste, puis s'arrêta soudain, et Levine.
le cœur battant, la suivit en marchant prudemment.
310 ANNA KARÉNINE.
« Pille ! » cria-t-il.
Une bécasse s'éleva ; il la visait déjà, lorsque le
bruit de pas avançant lourdement dans l'eau, et les
cris de Weslowsky le firent retourner. I^e coup était
manqué ! A sa grande stupéfaction, I^evine aperçut
alors les voitures et les chevaux à moitié enfoncés
dans la vase ; Vassinka leur avait fait quitter la
grande route pour le marais, afin de mieux assister
à la chasse.
« Que le diable l'emporte ! murmura Levine.
— Pourquoi avancer jusque-là ? » demanda-t-il
sèchement au jeune homme, après avoir été héler le
cocher pour l'aider à dégager les cheveux.
Non seulement on lui gâtait sa chasse et l'on ris-
quait d'abîmer ses chevaux, mais ses compagnons
le laissèrent dételer et ramener les pauvres bêtes
en lieu sec, sans lui offrir de l'aider ; il est vrai que ni
Stépane Arcadiévitch ni Weslowsky n'avaient la
moindre notion de l'art d'atteler. En revanche, le
coupable fit de son mieux pour dégager le char à
bancs, et dans son zèle lui enleva une aile. Cette
bonne volonté toucha lycvine, qui se reprocha sa
mauvaise humeur, et pour la dissimuler il donna
l'ordre de déballer le déjeuner.
« Bon appétit, bonne conscience. Ce poulet va
tomber jusqu'au fond de mes bottes, dit Vassia
rasséréné en dévorant son second poulet. Nos mal-
heurs sont finis, messieurs ; tout nous réussira dé-
sormais, mais en punition de mes méfaits je de-
mande à monter sur le siège et à vous servir d'au-
tomédon ».
ANNA KARÉNINE. 311
Malgré les protestations de Levine, qui craignait
pour ses chevaux, il dut le laisser faire, et la gaieté
contagieuse de Weslowsky chantant des romances,
et imitant un Anglais conduisant un « four-in-hand »
finit par le gagner.
Ils atteignirent Gvosdef riant et plaisantant.
CHAPITRE X
En approchant du but de leur expédition, I^evine
et Oblonsky eurent la même pensée, celle de se dé-
barrasser de leur incommode compagnon.
« Le beau marais! s'écria Stépane Arcadiévitch,
lorsque après une course folle ils arrivèrent encore
en pleine chaleur du jour : remarquez-vous les oi-
seaux de proie ? c'est toujours un indice de gibier.
— IvC marais commence à cet îlot, messieurs,
expliqua Lévine tout en examinant son fusil ; et il
leur indiqua un point plus foncé qui tranchait sur
l'immense plaine humide, fauchée par endroits. —
Nous nous séparerons en deux camps si vous vou-
lez bien, en nous dirigeant vers ce bouquet d'arbres;
puis de là nous gagnerons le moulin. Il m'est arrivé
de tuer ici jusqu'à dix-sept bécasses.
— Eh bien, prenez la droite, dit Stépane Arca-
diévitch d'un air indifférent, il y a plus d'espace pour
deux ; moi, je prendrai la gauche.
— C'est ça, repartit Vassia, vous verrez que nous
serons les plus forts. »
Force fut à Levine d'accepter cet arrangement,
mais, après l'aventure du coup de fusil, il se méfiait
312 ANNA KARÉNINE.
de son compagnon de chasse, et lui recommanda de
ne pas rester en arrière.
« Ne vous occupez pas de moi, je ne veux pas
vous gêner », dit celtii-ci.
Les chiens partirent, se rapprochant, puis s'éloi-
gnant, et cherchant la piste chacun de son côté;
L^evine connaissait les allures de Laska, et croyait
déjà entendre le cri de la bécasse.
« Pif, paf ! »
C'était Vassinka tirant sur des canards ; une demi-
douzaine de bécasses s'élevèrent les unes après les
autres, et Oblonsky, profitant du moment, en abat-
tit deux ; Levine fut moins heureux. Stépaae Arca-
diévitch releva son gibier d'un air satisfait, et s'éloi-
gna par la gauche en sifflant son chien, tandis que
Levine rechargeait son fusil, laissant Weslowsky
tirer à tort et à travers. Lorsque Levine manquait
son premier coup, il perdait facilement son sang-
froid et compromettait sa chasse ; c'est ce qui lui
arriva ce jour-là. Les bécasses étaient si nombreuses
que rien n'eût été plus facile que de réparer une
première maladresse, mais plus il allait, moins il
était calme. Laska regardait les chasseurs d'un air
de doute et de reproche, et cherchait mollement.
Dans le lointain, chacun des coups de fusil d'O-
blonsky semblait porter, et sa voix criant : « Crac,
apporte », arrivait jusqu'à eux, tandis que le car-
nier de Levine quand ils atteignirent une prairie
appartenant à des paysans et située au milieu des
marais, ne contenait que trois petites pièces, dont
l'une revenait à Vassia.
ANNA KARÉNINE. 313
« Hé, les chasseurs ! cria un paysan assis près
d'une télègue dételée, et levant au-dessus de sa
tête une bouteille d'eau-de-vie qui brilla au soleil.
Venez boire lui coup avec nous !
— Que disent-ils ? demanda Weslowsky.
— Ils nous offrent de boire avec eux ; ils se se-
ront partagé les prairies. J'accepterais bien, — ■
ajouta Levine, non sans arrière-pensée, espérant
tenter Vassia.
— Mais pourquoi veulent-ils nous régaler ?
— En signe de réjouissance probablement ;
allez-y, cela vous amusera.
— Allons, c'est curieux.
— Vous trouverez ensuite votre chemin jusqu'au
moulin, — cria Levine, enchanté de voir Vassinka
s'éloigner, courbé en deux, butant de ses pieds
fatigués contre les mottes de terre, et tenant lan-
guissamment son fusil de son bras alourdi.
— Viens aussi toi », cria le paysan à Levine.
Un verre d'eau-de-vie n'eût pas été de trop, car
Levine se sentait las et relevait avec peine ses
pieds du sol marécageux, mais il aperçut Laska en
arrêt, et oublia sa fatigue pour la rejoindre. La
présence de Vassinka lui avait porté malheur,
croyait-il, mais celui-ci parti, la chasse ne fut pas
plus heureuse, et cependant le gibier ne manquait
pas. Quand il atteignit le point où Oblonsky devait
le rejoindre, il avait cinq misérables oiseaux dans
sa gibecière
Crac précédait son maître d'un air triomphant;
derrière le chien apparut Stépane Arcadiévitch,
314 ANNA KARÉNINE.
couvert de sueur, traînant la jambe, mais son car-
nier débordant de gibier.
« Quel marais ! s'écria-t-il. Weslowsky a dû te
gêner. Rien n'est plus incommode que de chasser
à deux avec tm chien », ajouta-t-il pour adoucir
l'effet de son triomphe.
CHAPITRE XI
Levine et Oblonsky trouvèrent Weslowsky déjà
installé dans l'izba où ils devaient souper. Assis sur
un banc, auquel il se cramponnait des deux mains,
il faisait tirer ses bottes couvertes de vase, par un
soldat, frère de leur hôtesse.
« Je viens d'arriver, dit-il, riant de son rire
communicatif ; ces paysans ont été charmants.
Figurez- vous qu'après m' avoir fait boire et manger
ils n'ont rien voulu accepter. Et quel pain ! quelle
eau-de-vie !
— Pourquoi vous auraient-ils fait payer ? re-
marqua le soldat, ils ne vendent pas leur eau- de-
vie. »
Les chasseurs ne se laissèrent pas rebuter par la
saleté de l'izba, que leurs bottes et les pattes de leurs
chiens avaient souillée d'une boue noirâtre, et sou-
pèrent avec tm appétit qu'on ne connaît qu'à la
chasse ; puis, après s'être nettoyés, ils allèrent se
coucher dans une grange à foin où le cocher leur
avait préparé des lits.
La nuit tombait, mais l'envie de dormir ne leur
ANNA KARÉNINE. 315
venait pas, et l'enthousiasme de Vassinka pour
l'hospitalité des paysans, la bonne odeur du foin, et
l'intelligence des chiens couchés à leurs pieds, les
tint éveillés.
Oblonsky leur raconta une chasse à laquelle il
avait assisté l'année précédente chez Malthus, un
entrepreneur de chemins de fer, riche à millions.
Il décrivit les immenses marais gardés du gou-
vernement de Tver, les dog-cars, les tentes dressées
pour le déjeuner.
« Comment ces gens-là ne te sont-ils pas odieux ?
dit IvCvine se soulevant sur son lit de foin ; leur luxe
est révoltant, ils s'enrichissent à la façon des fer-
miers d'eau-de-vie d'autrefois, et se moquent du
mépris public, sachant que leur argent mal acquis les
réhabilitera.
— C'est bien vrai, s'écria Weslowsky. Oblonsky
accepte leurs invitations par bonhomie, mais cet
exemple est imité.
— Vous vous trompez, reprit Oblonsky ; si je
vais chez eux, c'est que je les considère comme de
riches marchands ou de riches propriétaires, qui
doivent la richesse à leur travail et à leur intelH-
gence.
— Qu'appelles- tu travail ? Est-ce de se faire
donner une concession et de la rétrocéder ?
— Certainement, en ce sens que si personne ne
prenait cette peine, nous n'aurions pas de chemins
de fer.
— Peux- tu assimiler ce travail à celui d'un homme
qui laboure, et d'un savant qui étudie ?
3i6 ANNA KARÉNINE.
— Non, mais il n'en a pas moins un résultat, —
des chemins de fer. Il est vrai que tu ne les approu-
ves pas.
— Ceci est une autre question, mais je maintiens
que lorsque la rémunération est en disproportion
avec le travail, elle est malhonnête. — Ces fortunes
sont scandaleuses. Le roi est mort, vive le roi ; nous
n'avons plus de fermes, mais les chemins de fer et
les banques y suppléent.
— Tout cela peut être vrai, mais qui peut tracer
la limite exacte du juste et de l'injuste ? Pourquoi,
par exemple, mes appointements sont-ils plus forts
que ceux de mon chef de bureau, qui connaît les
affaires mieux que moi ?
— Je ne sais pas.
— Pourquoi gagnes-tu, disons cinq mille roubles,
là où ,avec plus de travail, notre hôte, le paysan, eu
gagne cinquante ? Et pourquoi Malthus ne gagne-
rait-il pas plus que ses piqueurs ? Au fond, je ne
puis m'empêcher de croire que la haine qu'inspirent
ces millionnaires tient simplement à de l'envie.
— Vous allez trop loin, interrompit Weslowsky ;
on ne leur envie pas leurs richesses, mais on ne peut
se dissimuler qu'elles ont im côté ténébreux.
— Tu as raison, reprit lycvine, en taxant d'in-
justes mes cinq mille roubles de bénéfice : j'en
souffre.
— Mais pas au point de donner ta terre au pay-
san, dit Oblonsky qui, depuis quelque temps, lan-
çait volontiers des pointes à son beau-frère, avec
lequel, depuis qu'ils faisaient partie de la même fa-
ANNA KARÉNINE. 317
mille, ses relations prenaient une nuance d'hostilité.
— Je ne la donne pas parce que je ne saurais
comment m'y prendre pour me déposséder, et
qu'ayant une famille, j'ai des devoirs envers elle, et
ne me reconnais pas le droit de me dépouiller.
— Si tu considères cette inégalité comme une
injustice, il est de ton devoir de la faire cesser.
— Je tâche d'y parvenir en ne faisant rien pour
l'accroître.
— Quel paradoxe !
— Oui, cela sent le sophisme, ajouta Weslowsky.
Hé, camarade, cria-t-il à un paysan qui entr'ou-
vrait la porte en la faisant crier sur ses gonds : vous
ne dormez donc pas encore, vous autres ?
— Oh non, mais je vous croyais endormis ; puis- je
entrer prendre un crochet dont j'ai besoin ? dit-il
en montrant les chiens et se glissant dans la grange.
— Où dormirez-vous ?
— Nous gardons nos chevaux au pâturage.
— La belle nuit ! s'écria Vassinka, apercevant
dans l'encadrement formé par la porte la maison et
les voitures dételées, éclairées par la lune. D'où
viennent ces voix de femmes ?
— Ce sont les filles d'à côté.
— Allons nous promener, Oblonsky ; jamais nous
ne pourrons dormir.
— Il fait si bon ici !
— J'irai seul, dit Vassinka se levant et se chaus-
sant à la hâte. Au revoir, messieurs ; si je m'amuse,
je vous appellerai. Vous avez été trop aimables à la
chasse pour que je vous oublie.
3i8 ANNA KARÉNINE.
— C'est un brave garçon, n'est-ce pas ? dit
Oblonsky à L^evine quand Vassinka et le paysan
furent sortis.
— Oui, — répondit Levine, suivant toujours le
fil de sa pensée : comment se faisait-il que deux
hommes sincères et intelligents l'accusassent de
sophisme alors qu'il exprimait ses sentiments aussi
clairement que possible ?
— Quoi qu'on fasse, reprit Objonsky, il faut
prendre son parti et reconnaître soit que la société
a raison, soit qu'on profite de privilèges injustes, et,
dans ce dernier cas, faire comme moi : en profiter
avec plaisir.
— Non, si tu sentais l'iniquité de ces privilèges,
tu n'en jouirais pas ; moi du moins, je ne le pourrais
pas.
— Au fait, pourquoi n'irions-nous pas faire un
tour ? dit Stépane Arcadiévitch, fatigué de cette con-
versation. Allons-y, puisque nous ne dormons pas.
— Non, je reste.
— Est-ce aussi par principe ? demanda Oblonsky
cherchant sa casquette à tâtons.
— Non, mais qu'irais-je faire là-bas ?
— Tu es dans une mauvaise voie, dit Stépane
Arcadiévitch ayant trouvé ce qu'il cherchait.
— Pourquoi ?
— Parce que tu prends un mauvais pli avec ta
femme. J'ai remarqué l'importance que tu attachais
à obtenir son autorisation pour t' absenter pendant
deux jours. Cela peut être charmant à titre d'idylle,
mais cela ne peut durer. L'homme doit maintenir
ANNA KARÉNINE. 319
son indépendance ; il a ses intérêts, dit Oblonsky
ouvrant la porte.
— Lesquels ? ceux de courir après des filles de
ferme ?
— Si cela l'amuse. Ma femme ne s'en trouvera pas
plus mal, pourvu que je respecte le sanctuaire de la
maison ; mais il ne faut pas se lier les mains.
— Peut-être, répondit sèchement lyevine en se
retournant. Demain je pars avec l'aurore et ne réveil-
lerai personne, je vous en préviens.
— Messieurs, venez vite ! vint leur dire Vassinka.
Charmante ! c'est moi qui l'ai découverte, une véri-
table Gretchen », ajouta-t-il d'un air approbateur.
Levine fit semblant de sommeiller et les laissa
s'éloigner ; il resta longtemps sans pouvoir s'en-
dormir, écoutant les chevaux manger leur foin, le
paysan partir avec son fils aîné pour garder le
bêtes aux pâturages ; puis le soldat se coucha dans
le foin, de l'autre côté de la grange, avec son petit
neveu. L'enfant faisait à voix basse des questions
sur les chiens, qui lui semblaient des bêtes terribles :
l'oncle le fit bientôt taire, et le silence ne fut plus
troublé que par ses ronflements.
Levine, tout en restant sous l'impression de la con-
versation avec Oblonsky, pensait au lendemain : « Je
me lèverai avec le soleil, je saurai garder mon sang-
froid ; il y a des bécasses en quantité ; en rentrant
peut-être trouverai- je un mot de Kitty. Oblonsky
n'a-t-il pas raison de me reprocher de m'efféniiner
avec elle ? Qu'y faire ? » Il entendit, tout en dor-
mant, ses compagnons rentrer, et ouvrit une se-
U II
320 ANNA KARÉNINE.
conde les yeux pour les voir éclairés par la lune dans
l'entrebaîllement de la porte.
« Demain avec l'aurore, messieurs », leur dit-il,
et il se rendormit.
CHAPITRE XII
Le lendemain, il fut impossible de réveiller Vas-
sia, couché sur le ventre et dormant à poings fermé;
Oblonsky refusa également de se lever, et Laska elle-
même, blottie en rond dans le foin, étira paresseu-
sement ses pattes de derrière avant de se décider à
suivre son maître. Levine se chaussa, prit son fusil et
sortit avec précaution. Les cochers dormaient près
des voitures, les chevaux sommeillaient; il faisait
à peine jour.
« Pourquoi vous lever si matin, petit père ? de-
manda une vielle femme en sortant de l'izba et
l'accostant amicalement comme-une bonne connais-
sance.
— Je vais à la chasse ; par où faut-il passer pour
gagner le marais ?
— Suis le sentier derrière nos granges », dit la
vieille femme, et elle le conduisit elle-même pour
le mettre en bon chemin.
Laska courait devant, et Levine la suivit allègre-
grement, interrogeant le ciel et comptant atteindre
le marais avant que le soleil fût levé. La lune, visible
encore quand il avait quitté la grange, s'efîaçait peu
à peu ; l'étoile du matin se distinguait à peine, et
ANNA KARÊNINB. 321
des points d'abord vagues à l'horizon prenaient des
contours plus distincts; c'étaient des tas de blé. Les
moindres sons se percevaient nettement dans le
calme absolu de l'air, et une abeille, en frôlant
l'oreille de I^evine, lui parut siffler comme une balle.
Des vapeurs blanches, d'où ressortaient, sembla-
bles à des îlots, des bouquets de cytise, indiquaient
le grand marais au bord duquel des hommes et des
enfants enveloppés de caftans dormaient profondé-
ment, après avoir veillé. lycs chevaux paissaient
encore, faisant résonner leurs chaînes et, efîrayés
par Laska, se jetèrent du côté de l'eau en barbotant
de leurs pieds Hés.
Le chien leur jeta un regard moqueur en regar-
dant son maître.
Quand Levine eut dépassé les paysans endormis, il
examina la capsule de son fusil, et donna un coup
de sifflet pour indiquer à Laska qu'ils entraient en
chasse. Elle partit aussitôt, ravie et affairée, flairant
sur le sol mouvant, parmi d'autres parfums connus,
cette odeur d'oiseau qui la troublait plus que toute
autre. Afin de mieux sentir la direction du gibier,
elle s'éloigna et se mit sous le vent, galopant douce-
ment pour pouvoir brusquement s'arrêter ; bientôt
sa course se ralentit, car elle ne suivait plus ime piste,
elle tenait le gibier lui-même; il était là en abon-
dance, mais où ? La voix du maître retentit du côté
opposé : « Laska, ici ! » Elle s'arrêta hésitante, fit
semblant d'obéir, mais revint à l'endroit qui l'atti-
rait, traçant des cercles pour se fixer enfin, siire
de sou fait, et tremblante d'émotion, devant un
322 ANNA KARÉNINE.
monticule. Ses ïambes trop basses l'empêchaient d^
voir, mais son flair ne la trompait pas. Immobile,
la gueule en tr' ouverte, les oreilles dressées, elle res-
pirait avec peine, jouissant de l'attente, et regar-
dant son maître sans oser tourner la tête. Celui-ci,
croyait-elle, avançait lentement ; il courait au con-
traire, butant contre des mottes de terre et regardant
avec des yeux qu'elle trouvait terribles ; car, avec
une superstition de chasseur, ce qu'il craignait par-
dessus tout, c'était de manquer son premier coup.
En approchant, il vit ce que Laska ne pouvait que
flairer, une bécasse cachée entre deux monticules.
« Pille », cria-t-il.
« Ne se trompe-t-il pas ? pensa Laska, je les sens,
mais je ne les vois pas ; si je bouge, je ne saurai plus
où les prendre. »
Mais, encouragée par un coup de genou de son
maître, elle se lança éperdue et ne sachant plus ce
qu'elle faisait.
Une bécasse se leva aussitôt, et l'on entendit le
bruit de son vol ; Levine tira ; l'oiseau s'abattit,
frappant l'herbe humide de sa poitrine blanche ; une
seconde bécasse eut le même sort.
« Borme besogne, Laska », dit Levine mettant le
gibier tout chaud dans son carnier.
Le soleil était levé quand Levine s'avança dans
le marais ; la lune ne semblait plus qu'un point
blanc dans l'espace, toutes les étoiles avaient dis-
paru. Les flaques d'eau argentées par la rosée reflé-
taient maintenant de l'or; l'herbeprenait unenuance
d'ambre ; les oiseaux des marais s'agitaient dans
ANNA KARENINE. 323
les btiissons, des vautours perchés sur les tas de blé
regardaient leur domaine d'tm air mécontent, et
les corneilles voletaient dans les champs. La fumée
du fusil blanchissait l'herbe verte comme une traî-
née de lait. Un des dormeurs avait déjà remis son
caftan, et des enfants ramenaient les chevaux sur
la route.
« Petit oncle, cria un des gamins à Levine, il y
y a aussi des canards par ici, nous en avons vu hier. »
Levine éprouva un certain plaisir à tuer encore
deux bécasses devant l'enfant.
CHAPITRE XIII
La superstition du premier coup de fusil ne se
trouva pas vaine; Levine rentra vers dix heures,
fatigué, affamé, mais enchanté, après avoir parcouru
une trentaine de verstes, tué dix-neuf béasses et un
canard, que, faute de place dans son carnier, il
suspendit à sa ceinture. Ses compagnons, levés
depuis longtemps, avaient eu le loisir de mourir de
faim en l'attendant, puis de déjeimer.
Le sentiment d'envie de Stépane Arcadiévitch à
la vue de ces petites bêtes, la tête penchée, repliées
sur elles-mêmes, si différentes de ce qu'elles étaient
sur les marais, causa un certain plaisir à Levine.
Pour comble de bonheur, il trouva un billet de
Kitty.
« Je vais à merveille, écrivait-elle, et si tu ne me
crois pas suffisamment gardée, rassure-toi en appre-
324 ANNA KARÉNINE.
nant que Marie Wlasiewna est ici (c'était la sage-
femme, un personnage nouveau et fort important
dans la famille). Elle me trouve en parfaite santé, et
restera quelques jours avec nous ; ainsi ne te presse
pas de revenir si tu t'amuses. »
La chasse et ce billet effacèrent dans l'esprit de
Levine deux incidents moins agréables : le premier
était l'état de fatigue du cheval de volée, surmené
la veille et refusant de manger ; le second, plus
grave, de ne plus rien trouver des nombreuses pro-
visions données par Kitty au départ. Levine comp-
tait particulièrement sur des petits pâtés, dont il
croyait déjà sentir le fumet : en rentrant, ils avaient
tous disparu, aussi bien que les poulets et la viande ;
les os avaient été dévorés par les chiens.
« Parlez- moi de cet appétit! » dit Oblonsky, dési-
gnant Vassinka. Je ne puis me plaindre du mien,
mais celui de ce jeune homme le dépasse.
Levine, agacé et prêt à pleurer de contrariété, ne
put s'empêcher de s'écrier :
« On aurait vraiment pu songer à me laisser quel
que chose ! »
Il dut se contenter de lait, que son cocher alla
lui chercher, mais, sa faim apaisée, il fut confus
d'avoir témoigné si vivement son désappointe-
ment, et se moqua le premier de sa colère.
Le même soir, après une dernière chasse où
Vassinka fit quelques prouesses, les trois compa-
gnons reprirent le chemin de la maison, çt y arri-
vèrent la nuit. Le retour fut très gai ; Weslowskv
ne cessa de rire et de plaisanter en se rappelant
ANNA KARÉNINE. 325
ses aventures avec les jeunes filles et les paysans ;
Levine, en paix avec son hôte, se sentit délivré de
ses mauvais sentiments envers lui.
CHAPITRE XIV
Vers dix heures du matin, après avoir fait sa
ronde à la ferme, lycvine frappait à la porte de Vas-
sinka.
« Entrez, dit celui-ci, excusez-moi, mais je ter-
mine mes ablutions.
— Ne vous gênez pas. Avez- vous bien dormi ?
— Comme un mort.
— Que prenez- vous le matin, du café ou du thé?
— Ni l'un ni l'autre, je déjeune à l'anglaise. Je
suis honteux d'être ainsi en retard ! Ces dames sont
sans doute levées ? Ne serait-ce pas le moment de
faire une promenade ? vous me montrerez vos che-
vaux ? »
Levine y consentit volontiers ; ils firent le tour
du jardin, examinèrent l'écurie, firent un peu de
g>'mnastique, et rentrèrent au salon.
« Nous avons eu une chasse bien amusante, dit
Weslowsky s' approchant de Kitty installée près du
samovar. Quel dommage que les dames soient pri-
vées de ce plaisir ! »
« Il faut bien qu'il dise un mot à la maîtresse de
la maison », pensa Levine, déjà ennuyé de l'air con-
quérant du jeune homme,
La princesse causait avec la sage-femme et Serge
326 ANNA KARÉNINE.
Ivanitch sur la nécessité d'installer sa fille à Mos-
cou pour l'époque de sa délivrance, et elle appela
son gendre pour lui parler de cette grave question.
Rien ne froissait Levine autant que cette attente
banale d'nn événement aussi extraordinaire que la
naissance d'un fils, car ce serait un fils. Il n'admet-
tait pas que cet invraisemblable bonheur, entouré
de tant de mystère pour lui, fût discuté comme un
fait très ordinaire par ces femmes qui en comptaient
l'échéance sur leurs doigts ; leurs entretiens, aussi
bien que les objets de layette, le blessaient, et il
détournait l'oreille comme autrefois quand il devait
songer aux préparatifs de son mariage.
I^a princesse ne comprenait rien à ces impressions,
et voyait dans cette indifférence apparente de l'étour-
derie et de l'insouciance ; aussi ne lui laissait-eUe
pas de repos ; elle venait de charger Serge Ivanitch
de chercher un appartement, et tenait à ce que
Constantin donnât son avis.
« Faites ce que bon vous semble, princesse, je n'y
entends rien.
— Mais il faut décider l'époque à laquelle vous
rentrerez à Moscou.
— Je l'ignore ; ce que je sais, c'est que des mil-
lions d'enfants naissent hors de Moscou.
— Dans ce cas...
— Kitty fera ce qu'elle voudra.
— Kitty ne doit pas entrer dans des détails qui
pourraient l'effrayer ; rappelle- toi que NathaUe
GaUzine est morte en couches ce printemps, faute
d'un bon accoucheur.
ANNA KARENINE. 327
— Je ferai ce que vous voudrez », répéta encore
Levine, d'un air sombre, et il cessa d'écouter sa
belle-mère ; son attention était ailleurs.
« Cela ne peut durer ainsi », pensait-il, jetant
de temps en temps un coup d'oeil sur Vassinka
penché vers Kitty, et sur sa femme troublée et rou-
gissante. La pose de Weslowsky lui parut inconve-
nante, et comme l'avant- veille, il tomba sovidain
des hauteurs du bonheur le plus idéal dans un abîme
de haine et de confusion. Le monde Im devint insup-
portable.
« Comme tu descends tard, dit en ce moment
Oblonsky, étudiant la physionomie de Levine, à
DoUy qui entrait au salon.
— Mâcha a mal dormi et m'a fatiguée », répondit
Daria Alexandrovna.
Vassinka se leva un instant, salua et se rassit pour
reprendre sa conversation avec Kitty; il lui parlait
encore d'Anna, discutant la possibilité d'aimer dans
ces conditions extra-légales, et, quoique l'entretien
déplût à la jeune femme, elle était trop inexpéri-
mentée et trop naïve pour savoir y mettre un terme
et dissimuler la gêne à la fois et l'espèce de plaisir
que lui causaient les attentions du jeune homme.
La crainte de la jalousie de son mari contribuait
à son émotion, car elle savait d'avance qu'il inter-
préterait mal chacune de ses paroles, chacun de ses
gestes.
« Où vas-tu, Kostia ? lui demanda-t-elle d'un
air coupable en le voyant sortir d'un pas délibéré.
— Je vais parler à un mécanicien allemand venu
328 ANNA KARENINE.
en mon absence », répondit-il sans la regardet
convaincu de l'hypocrisie de sa femme.
A peine fut-il dans son cabinet qu'il entendit le
pas bien connu de Kitty descendant l'escalier avec
une imprudente vivacité. Elle frappa à sa porte.
« Que veux-tu ? Je suis occupé, dit-il sèchement.
— Excusez-moi, fit Kitty entrant et, s' adressant
à l'Allemand : j'ai un mot à dire à mon mari. »
Le mécanicien voulut sortir, mais Levine
l'arrêta.
« Ne vous dérangez pas.
— Je ne voudrais pas manquer le train de trois
heures », fit remarquer l'Allemand.*^
Sans lui répondre, Levine sortit avec sa femme
dans le corridor.
« Que voulez-vous ? lui demanda-t-il froidement
en français, sans vouloir remarquer son visage con-
tracté par l'émotion.
— Je... je voulais te dire que cette vie est un sup-
plice... murmura-t-elle.
— Il y a du monde à l'office, ne faites pas de
scènes, dit-il avec colère.
Kitty voulut l'entraîner dans une pièce voi-
sine, mais Tania y prenait une leçon d'anglais ; elle
l'emmena au jardin.
Un jardinier y nettoyait les allées ; peu soucieuse
de l'effet que pouvait produire sur cet homme son
visage couvert de larmes, Kitty avança rapide-
ment, suivie de son mari, qui sentait comme elle le
besoin d'une explication et d'tm tête-à-tête, afin
de rejeter loin d'eux le poids de leur tourment.
ANNA KARÉNINE. 329
« Mais c'est un martyre qu'une existence pa-
reille ! pourquoi souâtrons-nous ainsi, qu'ai- je fait ?
dit-elle lorsqu'ils eurent atteint un banc dans une
allée isolée.
— Avoue que son attitude avait quelque chose
de blessant, d'inconvenant ? lui demanda Levine,
serrant sa poitrine à deux mains comme l' avant-
veille.
— Oui répondit-elle, d'une voix tremblante,
mais ne vois-tu pas, Kostia, que ce n'est pas ma
faute ? J'avais voulu dès le matin le remettre à sa
place... Mon Dieu, pourquoi sont-ils tous venus !
nous étions si heureux ! » Et les sanglots étouf-
fèrent sa voix.
Le jardinier, quand il les revit peu après avec des
visages calmes et heureux, ne comprit pas ce qui
avait pu se passer de joyeux sur ce banc isolé.
CHAPITRE XV
Sa femme rentrée dans son appartement, Levine
se rendit chez Dolly et la trouva très excitée, ar-
pentant sa chambre de long en large, et grondant
la petite Mâcha, qui, debout dans un coin, pleurait
à chaudes larmes.
« Tu resteras là toute la journée sans dîner,
sans poupées, et tu n'auras pas de robe neuve,
disait-elle, à bout de châtiments.
— Qu'a-t-elle fait ? demanda Levine, contrarié
d'arriver mal à propos, car il voulait consulter sa
belle-sœur.
330 ANNA KARÉNINE.
— C'est une mauvaise fille ! Ah ! combien je re-
grette miss Elliott ; cette gouvernante est une vraie
machine ! Figure- toi... »
Et elle raconta les méfaits de la coupable Mâcha.
« Je ne vois là rien de bien grave, c'est une gami-
nerie...
— Mais qu'as- tu, toi ? tu as l'air ému, .que s'est-
il passé ? » demanda Dolly.
Et au ton dont elle fit ces questions, Levine sen-
tit qu'il serait compris.
« Nous venons de nous quereller avec Kitty,
c'est la seconde fois depuis l'arrivée de Stiva. »
Dolly le regarda de ses yeux intelligents.
« Iva main sur la conscience, dis-moi si ce jeune
homme a un ton qui puisse non seulement être
désagréable, mais intolérable pour un mari ?
« Que veux- tu que je te dise... Selon les idées
reçues dans le monde, il se conduit comme tous les
jetmes gens, il fait la cour à une jeune femme, et
un mari homme du monde en serait flatté.
— C'est ça, tu l'as remarqué ?
— Non seulement moi, mais Stiva m'a fait, après
le thé, la même remarque.
— Alors me voilà tranquille, je vais le chasser,
dit I^evine.
— As-tu perdu l'esprit ? s'écria Dolly avec ter-
reur, à quoi penses-tu, Kostia ?... Va, dit-elle, s'in-
terrompant pour se tourner vers l'enfant prête à
quitter son coin, va trouver Fanny... Je t'en prie,
laisse-moi parler à Stiva ; il l'emmènera, on peut
lui dire qu'on attend du monde...
ANNA KARENINE. 331
— Non, non, je ferai l'exécution moi-même, cela
m'amusera... Allons, Dolly, pardonne-lui », dit-il
en montrant la petite criminelle debout près de
sa mère, la tête basse et n'osant aller chez
Fanny.
L'enfant, voyant sa mère radoucie, se jeta dans
ses bras en sanglotant et Dolly lui posa tendrement
sa main amaigrie sur la tête.
« Il n'y a rien de commun entre ce garçon et
nous, pensa Levine, se mettant en quête de Vas-
sinka.
Dans le vestibule, il donna l'ordre d'atteler la
calèche.
« Les ressorts se sont cassés hier, répondit le
domestique.
— Alors le tarantass, mais au plus vite. »
Vassinka mettait des guêtres pour monter à che-
val, la jambe posée sur une chaise, lorsque Levine
entra. Le visage de celui-ci avait une expression
particiilière, et Weslowsky ne put se dissimuler que
son « petit brin de cour » n'était pas à sa place dans
cette famille ; il se sentit aussi mal à l'aise que peut
l'être un jevme homme du monde.
« Vous montez à cheval en guêtres ? lui demanda
Levine, s' emparant d'une baguette qu'il avait
cueillie le matin en faisant de la gymnastique.
— Oui, c'est plus propre », répondit Vassinka,
achevant de boutonner sa guêtre.
C'était au fond un si bon enfant, que Levine se
sentit honteux en remarquant la soudaine timidité
de sou hôte.
332 ANNA KARÉNINE.
« Je voulais... — il s'arrêta confus, mais continua
en se rappelant sa scène avec Kitty... — je voulais
vous dire que j'ai fait atteler.
— Pourquoi ? où allons-nous ? demanda Vas-
sinka étonné.
— Pour vous mener à la gare, dit I^evine d'un air
sombre.
— Partez-vous ? est-il survenu quelque chose ?
— Il est survenu que j'attends du monde, con-
tinua I^vine, cassant sa baguette de plus en plus
vivement ; ou plutôt non, je n'attends personne,
mais je vous prie de partir : interprétez mon impo-
litesse comme bon vous semblera. »
Vassinka se redressa avec dignité.
« Vemllez m' expliquer...
— Je n'explique rien, et vous ferez mieux de ne
pas me questionner », dit Levine lentement, tâ-
chant de rester calme et d'arrêter le tremblement
convulsif de ses traits, mais continuant à briser sa
baguette. Le geste et la tension des muscles dont
Vassinka avait éprouvé la vigueur le matin même,
en faisant de la gymnastique, convainquirent celui-
ci mieux que des paroles. Il haussa les épaules, sou-
rit dédaigneusement, salua et dit :
« Pourrai- je voir Oblonsky ?
— Je vais vous l'envoyer, répondit Levine, que
ce haussement d'épaules n'offensa pas ; que lui
reste- 1- il d'autre à faire ? » pensa-t-il.
« Mais cela n'a pas le sens commun, c'est du
dernier ridicule ! s'écria Stéphane Arcadiévitch
lorsqu'il rejoignit Levine au jardin, après avoir
ANNA KARÉNINE. 333
appris de Weslowsky qu'il était chassé. Quelle
mouche t'a piquée ? Si ce jeune homme... »
La place piquée se trouvait encore si sensible que
Levine interrompit son beau-frère dans les explica-
tions qu'il voulait lui donner.
« Ne prends pas la peine de disculper ce jeune
homme ; je suis désolé, aussi bien à cause de toi que
de lui, mais il se consolera facilement, tandis que
pour ma femme et pour moi sa présence devenait
intolérable.
— Jamais je ne t'aurais cru capable d'une action
semblable ; on peut être jaloux, mais pas à ce point. »
Levine lui tourna le dos, et continua à marcher
dans l'allée en attendant le départ. Bientôt il enten-
dit un bruit de roues, et vit passer au travers des
arbres Vassinka assis sur du foin (le tarantass n'avait
pas même de siège) , les rubans de son béret flottant
derrière lui à la moindre secoussse.
« Qu'est-ce encore ? » pensa I^evine en voyant
le domestique sortir en courant de la maison pour
arrêter le véhicule : c'était afin d'y placer le méca-
nicien qu'on avait oublié, et qui prit place, en sa-
luant, auprès de Vassinka.
Serge Ivanitch et la princesse furent outrés de
la conduite de Levine ; lui-même se sentait ridi-
cule au suprême degré ; mais, en songeant à ce que
Kitty et lui avaient souffert, il s'avoua qu'au besoin
il eût recommencé. On se retrouva le soir avec une
recrudescence de gaieté, comme des enfants après
une punition, ou des maîtres de maison au lende-
main d'une réception officielle pénible ; chacun se
334 ANNA KARENINE.
sentait soulagé, et Dolly fit rire Warinka aux larmes,
en lui racontant pour la troisième fois, et toujours
avec de nombreuses amplifications, ses propres
émotions. Elle avait disait-elle, réservé en l'hon-
neur de leur hôtes une paire de délicieuses bottines
toutes neuves ; le moment de les produire était
venu ; elle entrait au salon, lorsqu'un bruit de fer-
raille dans l'avenue l'attira à la fenêtre. Quel spec-
tacle s'offrit à sa vue ! Vassinka lui-même, son petit
béret, ses rubans flottants, ses romances et ses
guêtres, ignominieusement assis sur du foin ! Si
du moins on lui avait attelé vme voiture ! mais non !
tout à coup on l'arrête... Dieu merci ! on s'est ravisé,
on a pris pitié de lui... Pas du tout : c'est tm gros
Allemand qu'on ajoute à son malheur ! Décidé*
ment, l'effet des bottines était manqué !
CHAPITRE XVI
Daria Alexandre vna, tout en craignant d'être
désagréable aux Levine, qtii redoutaient un rap-
prochement avec Wronsky, tenait à aller voir Anna
pour lui prouver que son affection n'avait pas
varié. Le petit voyage qu'elle projetait offrait cer-
taines difficultés, et, afin de ne pas gêner son beau-
frère, elle voulut louer des chevaux au village. Dès
que Levine en fut averti, il vint adresser de vifs
reproches à sa belle-sœur.
« Pourquoi t'imagines-tu me faire de la peine
en allant chez Wronsky ? Quand d'ailleurs cela
ANNA KARÉNINE. 335
serait, tu m'affligerais plus encore en te servant d'au-
tres chevaux que des miens ; ceux qu'on te louera
ne pourront jamais faire 70 verstes d'une traite. »
DoUy finit par se soumettre, et au jour indiqué,
Levine lui ayant fait préparer un relais à mi-che-
min, elle se mit en route, sous la protection du te-
neur de livres, qu'on avait, pour plus de sécurité,
placé près du cocher en guise de valet de pied. L'at-
telage n'était pas beau, mais capable de fournir
une longue course, et Levine, outre qu'il accom-
plissait im devoir d'hospitalité, économisait ainsi
à Dolly une dépense lourde dans l'état actuel de
ses finances.
Le jour commençait à poindre quand Daria
Alexandrovna partit ; bercée par l'allure régulière
des chevaux, elle s'assoupit, et ne se réveilla qu'au
relais ; là elle prit du thé chez le riche paysan où
Levine, en allant chez Swiagesky, s'était autrefois
arrêté, et, après s'être reposée en bavardant avec
le vieillard et les jeunes femmes, elle continua son
voyage.
Dolly, dans sa vie occupée et absorbée par ses
devoirs maternels, avait peu le temps de réfléchir;
aussi cette course solitaire de quatre heures lui
fournit-elle une rare occasion de méditer sur son
passé et de le considérer sous ses différents aspects.
Elle pensa d'abord à ses enfants, recommandés
aux soins de sa mère et de sa sœur (c'était sur celle-ci
qu'elle comptait particulièrement). « Pourvu que
Mâcha ne fasse plus de sottises, que Gricha n'aille
pas attraper quelque coup de pied de cheval, et
i36 ANNA KARÉNINE.
que I/ili ne se donne pas d'indigestion ! » se dit-elle.
D'autres préoccupations plus importantes, suc-
cédèrent à ces petites soucis du moment : elle devait
changer d'appartement en rentrant à Moscou, il
faudrait rafraîchir le salon ; sa fille aînée aurair
besoin d'ime fourrure pour l'hiver ! Puis vinrent
d'autres questions graves : Comment ferait-elle
pour continuer convenablement l'éducation des
enfants ? I^es filles l'inquiétaient peu, mais les gar-
çons ? Elle avait pu s'occuper elle-même de Gricha
cet été, parce que, par extraordinaire, sa santé ne
l'en avait pas empêchée ; mais qu'une grossesse
survînt... Et elle songea qu'il était injuste de con-
sidérer les douleurs de l'enfantement comme le
signe de la malédiction qui pèse sur la femme :
« C'est si peu de chose, comparé aux misères de
la grossesse ! » Et elle se rappela sa dernière épreuve
en ce genre et la perte de son enfant ! Ce souvenir
lui remit en mémoire son entretien avec la jeune
femme, fille du vieux paysan chez qui elle avait
pris le thé ; interrogée sur le nombre de ses enfants,
la paysanne avait répondu que sa fille unique était
morte pendant le carême.
« Tu en es bien triste ?
— Oh non ; le grand-père ne manque pas de
petits-enfants, et celle-là n'était qu'un souci de
plus. Que peut-on faire avec un nourrisson sur les
bras ? C'est un obstacle à tout. »
Cette réponse avait paru révoltante à DoUy dans
la bouche d'une femme dont la physionomie expri-
mait la bonté.
ANNA KARÉNINE. 337
« En résumé, pensa- t-elle, se rappelant ses quinze
années de mariage, ma jeunesse s'est passée à avoir
mal au cœur, à me sentir maussade, dégoûtée de
tout, et à paraître hideuse, car si notre jolie Kitty
enlaidit pour le moment, combien n'ai- je pas dû
être affreuse ! » Et elle tressaillit en songeant à ses
souffrances, à ses longues insomnies, aux misères
de l'allaitement, à l'énervement et à l'irritabilité
qui en résultaient ! puis, c'étaient les maladies des
enfants, les mauvais penchants à combattre, les
frais d'éducation, le latin et ses difficultés, et, pis
que tout, la mort ! Son cœur de mère saignait
cruellement encore de la perte de son dernier-né,
enlevé par le croup ; elle se rappela sa douleur
solitaire devant ce petit front blanc, entouré de
cheveux frisés, de cette bouche étonnée et entr' ou-
verte, au moment où retombait le couvercle du
cercueil rose brodé d'argent. Elle avait été seule
à pleurer, et l'indifférence générale lui avait été
une douleur de plus.
« Et pourquoi tout cela ? quel sera le résultat
de cette vie pleine de souci, si ce n'est une famille
pauvre et mal élevée ? Qu'aurais- je fait cet été si
les l/cvine ne m'avaient pas invitée à venir chez
eux ? Mais, quelque affectueux et délicats qu'ils
soient, ils ne pourront recommencer, car à leur
tour ils auront des enfants qtii rempliront la mai-
son. Papa s'est presque dépouillé pour nous, lui
non plus ne pourra pas m' aider ; comment arrive-
rai-je à faire des hommes de mes fils ? Il faudra
chercher des protections, m'humilier, car je ne pvds
338 ANNA KARÉNINE.
compter sur Stiva ; ce que ]e puis espérer de plus
heureux, c'est qu'ils ne tournent pas mal ; et que de
soufîrances pour en arriver là ! » Ives paroles de la
jeune paysanne avaient du vrai dans leur cynisme
naïf.
« Approchons-nous, Philippe ? demanda-t-eUe
au cocher, pour écarter ces pénibles pensées.
— Il nous reste sept verstes à partir du vil-
lage. »
La calèche traversa un petit pont où des mois-
sonneuses, la faucille sur l'épaule, s'arrêtèrent pour
la regarder passer. Tous ces visages semblaient gais,
contents, pleins de vie et de santé.
« Chacun vit et jouit de l'existence, se dit DoUy
tandis que la vieille calèche montait au trot une
petite côte, moi seule me fais l'effet d'une prison-
nière momentanément mise en liberté. Ma soeur
Nathalie, Warinka, ces femmes, Anna, savent toutes
ce que c'est que l'existence, moi je l'ignore. Et
pourquoi accuse-t-on Anna ? Si je n'avais pas aimé
mon mari, j'en aurais fait autant. Elle a voulu
vivre, n'est-ce pas un besoin que Dieu nous a mis
au cœur ? Moi-même n'ai- je pas regretté d'avoir
suivi ses conseils au lieu de me séparer de Stiva ?
qui sait ? j'aurais pu recommencer l'existence,
aimer, être aimée ! Ce que je fais est-il plus hono-
rable ? Je supporte mon mari, parce qu'il m'est
nécessaire, voilà tout ! J'avais encore quelque
beauté alors ! » Et elle voulut tirer de son sac un
petit miroir de voyage, mais la crainte d'être sur-
prise par les deux hommes sur le siège l'arrêta ;
ANNA KARENINE. 339
sans avoir besoin de se regarder, elle se rappela
qu'elle pouvait plaire encore, et pensa à l'amabilité
de Serge Ivanitch, au dévouement du bon Tou-
rovtzine qui, par amour pour elle, l'avait aidée à
soigner ses enfants pendant la scarlatine ; elle se
rappela même im tout jeune homme, sur le compte
duquel Stiva la taquinait. Et les romans les plus
passionnés, les plus invraisemblables se présen-
tèrent à son imagination.
« Anna a eu raison, elle est heureuse, elle fait
le bonheur d'un autre ; elle doit être belle, brillante,
pleine d'intérêt pour toute chose, comme par le
passé. » Un sourire effleura les lèvres de DoUy
poursuivant en pensée un roman analogue à celui
d'Anna, dont elle serait l'héroïne ; elle se repré-
senta le moment où elle avouait tout à son mari,
et se mit à rire en songeant à la stupéfaction de
Stiva.
CHAPITRE XVII
Le cocher héla des paysans assis sur la lisière d'un
champ de seigle près de télègues dételées.
« Avance donc, fainéant ! » cria-t-il.
Le paysan qui vint à son appel, un vieillard au
dos voûté, les cheveux retenus autour de la tête
par une mince lanière de cuir, approcha de la ca-
lèche.
« La maison seigneuriale ? chez le comte ? répéta-
t-il. prenez le premier chemin à gauche, vous tom-
34Ô ANNA KARENINE.
berez dans l'avenue qui y mène. Mais qui deman-
dez-vous ? le comte lui-même ?
— Sont-ils chez eux ? mon ami, dit DoUy ne
sachant trop comment demander Anna.
— Ils doivent y être, car il arrive du monde tous
les jours, dit le vieux, désireux de prolonger la
conversation. Et vous autres, qui êtes- vous ?
— Nous venons de loin, fit le cocher ; ainsi nous
approchons ? »
A peine allait-il repartir que des voix crièrent :
« Arrête, arrête ; les voici eux-mêmes. » On
voyait quatre cavaliers et un tilbury débouchant
sur la route.
C'était Wronsky, Anna, Weslowsky et un groom
à cheval; la princesse Barbe etSwiagesky suivaient
en voiture ; ils étaient tous venus pour voir fonc-
tionner une moissonneuse à vapeur.
Anna, sa jolie tête coiffée d'un chapeau d'homme,
d'où s'échappaient les mèches frisées de ses cheveux
noirs, montait avec aisance un cob anglais. Dolly,
d'abord scandalisée de la voir à cheval, parce qu'elle
y attachait une idée de coquetterie peu convenable
dans ime situation fausse, fut si frappée de la par-
faite simplicité de son amie, que ses préventions
s'évanouirent. Weslowsky accompagnait Anna sur
un cheval de cavalerie plein de feu ; Dolly, en le
voyant, ne put réprimer un sourire. Wronsky les
suivait sur un pur sang bai foncé, et le groom fer^
mait la marche.
Le visage d'Anna s'illumina en reconnaissant la
petite personne blottie dans un coin de la vieille
ANNA KARENINE. 341
calèche, et, poussant un cri de joie, elle mit son cob
au galop, sauta légèrement de cheval sans l'aide
de personne, en voyant Dolly descendre, et ramas-
sant sa jupe, courut au-devant d'elle.
« Dolly ! quel bonheur inespéré ! dit-elle embras-
sant la voyageuse et en la regardant avec un sou-
rire reconnaissant. Tu ne saurais croire le bien que
tu me fais ! Alexis, dit-elle se tournant vers le
comte, qui, lui aussi, avait mis pied à terre : quel
bonheur ! »
Wronsky souleva son chapeau gris et s'approcha.
a Votre visite nous rend bien heureux », dit-il
avec un accent particulier de satisfaction.
Vassinka agita son béret sans quitter sa monture.
« C'est la princesse Barbe, fit Anna, répondant
à un regard interrogateur de Dolly en voyant ap-
procher le tilbury.
— Ah ! » répondit celle-ci, dont le visage ex-
prima involontairement im certain mécontente-
ment.
La princesse Barbe, une tante de son mari, ne
jouissait pas de la considération de sa famille;
son amour du luxe l'avait mise sous la dépendance
humiliante de parents riches, et c'était à cause
de la fortune de Wronsky qu'elle s'était mainte-
nant accrochée à Anna. Celle-ci remarqua la désap-
probation de Dolly et rougit en trébuchant sur son
amazone.
L'échange de politesses entre Daria Alexan-
drowna et la princesse fut assez froid ; Swiageslcy
s'informa de son ami Levine, l'original, et de sa
342 ANNA KARENINE.
jeune femme, puis, après un regard jeté sur la vieille
calèche, il offrit aux dames de monter en til-
bury.
« Je prendrai ce véhicule pour rentrer, et la prin-
cesse vous ramènera parfaitement ; elle conduit
très bien.
— Oh non, interrompit Anna, restez où vous
êtes, je rentrerai avec Dolly. »
Jamais Daria Alexandre vna n'avait rien vu
d'aussi brillant que ces chevaux et cet équipage;
mais ce qui la frappa plus encore, ce fut l'espèce
de transfiguration d'Anna, qu'un œil moins affec-
tueusement observateur que le sien n'eût peut-être
pas remarquée ; pour elle, Anna resplendissait de
l'éclat de cette beauté fugitive qui donne à une
femme la certitude d'un amour partagé ; toute sa
personne, depuis les fossettes de ses joues et le pli
de sa lèvre, jusqu'à son ton amicalement brusque,
lorsqu'elle permit à Weslowsky de monter son che-
val, respirait une séduction dont elle semblait avoir
conscience.
lycs deux femmes éprouvèrent tm moment de
gêne quand elles furent seules. Anna se sentait mal
à l'aise sous le regard questionneur de Dolly, et
celle-ci, depuis la réflexion de Swiagesky, était con-
fuse de la pauvreté de son équipage. Les hommes
sur le siège partageaient cette impression, mais
Philippe, le cocher, résolu de protester, eut un sou-
rire ironique en examinant le trotteur noir attelé au
tilbury : « Cette bête-là pouvait être bonne pour
le « promenage », mais incapable de fournir qua-
ANNA KARÉNINE. 343
rante verstes par la chaleur », décida-t-il intérieu-
rement en manière de consolation.
Ivcs paysans quittèrent leurs télègues afin de
contempler la rencontre des amis.
« Ils sont bien aises tout de même de se revoir,
remarqua le vieux.
— Regarde donc cette femme en pantalon, dit un
autre en montrant Weslowsky sur la selle de dame.
— Dites donc, enfants, nous ne dormirons plus.
— C'est fini, fit le vieux en regardant le ciel ;
l'heure est passée, à l'ouvrage. »
CHAPITRE XVIII
Anna, en regardant Dolly fatiguée, ridée et cou-
verte de poussière, fut sur le point de lui dire qu'elle
la trouvait maigrie ; mais l'admiration pour sa
propre beauté qu'elle lut dans les yeux de sa belle-
sœur l'arrêta :
« Tu m'examines ? dit-elle avec un soupir ; tu te
demandes comment, dans ma position, je puis
paraître aussi heureuse ? J'avoue que je le suis d'une
façon impardonnable. Ce qui s'est passé en moi
tient de l'enchantement ; je suis sortie de mes
misères comme on sort d'un cauchemar ; et quel
réveil ! surtout depuis que nous sommes ici ! — et
elle regarda Dolly avec un sourire craintif.
— Tu me fais plaisir en me parlant ainsi ; je suis
heureuse pour toi, répondit Daria Alexandrovna
plus froidement qu'elle ne l'aurait voulu. — Mais
pourquoi ne m' as- tu pas écrit ?
J44 ANNA KARÉNINE.
— Je n'en ai pas eu le courage.
— Pas le courage avec moi ? Si tu savais com-
bien... — et Dolly allait lui parler de ses réflexions
pendant le voyage, lorsque l'idée lui vint que le
moment était mal choisi. — Nous causerons plus
tard, ajouta-t-elle. Qu'est-ce que cette rérmion de
bâtiments, on dirait une petite ville ? demanda-t-
elle, désignant des toits verts et rouges apparus au
travers des arbres.
— Dis-moi ce que tu penses de moi, continua
Anna sans répondre à sa question.
— Je ne pense rien. Je t'aime et t'ai toujours
aimée ; lorsqu'on aime ainsi une personne, on
l'aime telle qu'elle est, non telle qu'on la voudrait. »
Anna détourna les yeux et les ferma à demi,
comme pour mieux réfléchir au sens de ces mots.
« Si tu avais des péchés, ils te seraient remis en
faveur de ta visite et de ces bonnes paroles, —
dit-elle, interprétant favorablement la réponse de
sa belle-sœur et tournant vers elle un regard mouillé
de larmes ; Dolly lui serra silencieusement la main.
— Ces toits sont ceux des dépendances, des écu-
ries, des haras, répondit-elle à ime seconde inter-
rogation de la voyageuse. Voici où commence le
parc. Alexis aime cette terre, qm avait été fort
abandonnée, et à mon grand étonnement il se prend
depassionpour l'agronomie. C'est une si riche nature !
il ne touche à rien qu'il n'y excelle ; ce sera un
agronome excellent, économe, presque avare ; il
ne l'est qu'en agriculture, car il ne compte plus
lorsqii'il s'agit de dépenser pour d'autres objets
ANNA KARENINE. 345
des milliers de roubles. Vois-tu ce grand bâtiment ?
C'est un hôpital, son dada du moment, dit-elle avec
le sourire d'une femme parlant des faiblesses d'un
homme aimé. Sais-tu ce qui le lui a fait construire ?
Un reproche d'avarice de ma part, à propos d'une
querelle avec des paysans pour une prairie qu'ils
réclamaient. L'hôpital est chargé de me prouver
l'injustice de mon reproche ; c'est une petitesse,
si tu veux, mais je ne l'en aime que mieux. Voilà le
château, il date de son grand-père, et rien n'y a été
changé extérieurement.
— C'est superbe ! s'écria involontairement Dolly
à la vue d'tm édifice décoré d'une colonnade et
entouré d'arbres séculaires.
— N'est-ce pas ? du premier étage la vue est
splendide. »
La calèche roula sur la route unie de la cour d'hon-
neur ornée de massifs d'arbustes, que des ouvriers
entouraient en ce moment de pierres grossièrement
taillées ; on s'arrêta sous un péristyle couvert.
« Ces messieurs sont déjà arrivés, dit Anna voyant
emmener des chevaux de selle. N'est-ce pas que ce
sont de jolies bêtes ? Voilà le cob, mon favori... Où
est le comte ? demanda-t-elle à deux laquais en
hvrée, sortis pour les recevoir. Ah ! les voici, ajoutâ-
t-elle en apercevant Wronsky et Weslowky venant
à leur rencontre.
— Où logerons-nous la princesse ? demanda
Wronsky en se tournant vers Anna après avoir
baisé la main de Dolly ; dans la chambre à balcon ?
— Oh non ! c'est trop loin ; dans la chambre du
346 ANNA KARÉNINE.
coin, nous serons plus près l'une de l'autre. J'espère
que tu resteras quelque temps avec nous, dit-elle
à Dolly. Un seul jour ? C'est impossible.
— Je l'ai promis à cause des enfants, répondit
celle-ci, troublée de la chétive apparence de son
pauvre petit sac de voyage et de la poussière dont
elle se sentait couverte.
— Oh ! c'est impossible, Dolly, ma chérie ; enfin
nous en reparlerons. Montons chez toi. »
La chambre qui Itii fut offerte avec des excuses,
parce que ce n'était pas la chambre d'honneur, avait
un ameublement luxueux qui rappela à Dolly les
hôtels les plus somptueux de l'étranger.
« Combien je suis heureuse de te voir ici, chère
amie, répéta encore Anna, s' asseyant auprès de
sa belle-sœur. Parle-moi de tes enfants : Tania
doit être une grande fille ?
— Oh ovii, répondit Dolly, étonnée de parler
si froidement de ses enfants. Nous sommes tous
chez les Levine, et très heureux d'y être.
— Si j'avais su que vous ne me méprisiez pas,
je vous aurais tous priés de venir ici; Stiva est un
ancien ami d'Alexis, dit Anna en rougissant.
— Oui, mais nous sommes si bien là-bas, répon-
dit Dolly confuse.
— Le bonheur de te voir me fait déraisonner
dit Anna l'embrassant tendrement. Mais promets-
moi d'être franche, de ne rien me cacher de ce que
tu penses de moi, maintenant que tu assisteras à
ma vie telle qu'elle est. Ma seule idée, vois-tu, est
de vivre sans faire de mal à personne qu'à moi-
ANNA KARÉNINE. 347
même, ce qui m'est bien permis ! Nous causerons
de tout cela à loisir ; maintenant je vais passer une
robe et t'envoyer la femme de chambre. »
CHAPITRE XIX
Doi<LY, restée seule, examina sa chambre en
femme qui connaissait le prix des choses. Jamais
elle n'avait vu un luxe comparable à celui dont elle
était témoin depuis sa rencontre avec Anna ; tout
au plus savait-elle, par la lecture de romans anglais,
qu'on vivait ainsi en Angleterre ; mais en Russie,
à la campagne, cela n'existait nulle part. lyC lit à
sommier élastique, la table de toilette en marbre,
les bronzes sur la cheminée, les tapis, les rideaux,
tout était neuf, et de la dernière élégance.
I^a femme de chambre pimpante qui vint offrir
ses services était mise avec beaucoup plus de re-
cherche que DoUy, qui se sentit confuse de sortir
devant elle de son sac ses menus objets de toilette,
notamment une camisole de nuit reprisée, choisie
par erreur parmi les plus vieilles. Chez elle, ces
raccommodages avaient leur mérite, car ils repré-
sentaient une petite économie, mais ils l'humiHèrent
en présence de cette brillante camériste. Heureu-
sement celle-ci fut rappelée par sa maîtresse , et, à la
grande satisfaction de Dolly, Annouchka, l'an-
cienne femme de chambre d'Anna, qui l'avait ac-
compagnée jadis à Moscou, prit la place. Annou-
chka, ravie de revoir Daria Alexandrovna, bavarda
348 ANNA KARÉNINE.
tant qu'elle put sur le compte de sa chère dame et
de la tendresse du comte, malgré les efforts de Dolly
pour l'arrêter.
« J'ai été élevée avec Anna Arcadievna, et l'aime
plus que tout au monde ; il ne m'appartient pas de
la juger, et le comte est un mari... »
L'entrée d'Anna en robe de batiste d'ime coû-
teuse simplicité mit un terme à ces épanchements ;
Anna avait repris possession d'elle-même et sem-
blait se retrancher derrière un ton calme et indif-
férent.
« Comment va ta fille ? lui demanda Dolly.
— Anny ? très bien, veux-tu la voir ? Je te la
montrerai. Nous avons eu bien des ennuis avec sa
nourrice italienne, une brave femme, mais si bête !
Cependant, comme la petite lui est très attachée
il a fallu la garder.
— Mais qu'avez- vous fait... ? commença Dolly,
voulant demander le nom que portait l'enfant ;
elle s'arrêta en voyant le visage d'Anna s'assombrir.
L'avez- vous sevrée ?
— Ce n'est pas là ce que tu voulais dire, répon-
dit celle-ci, comprenant la réticence de sa belle-
sœur, tu pensais au nom de l'enfant, n'est-ce pas ?
Le tourment d'Alexis, c'est qu'elle n'en a pas d'autre
que celui de Karénine ; — et elle ferma les yeux à
demi, une nouvelle habitude que Dolly ne lui con-
naissait pas. — Nous reparlerons de tout cela, viens
que je te la montre. »
La « nursery », une chambre haute, spacieuse et
bien éclairée, était organisée avec le même luxe
ANNA KARENINE. 349
que le reste de la maison. Les procédés les plus
nouveaux pour apprendre aux enfants à ramper et
à marcher, les baignoires, balançoires, petites voi-
tures, tout y était neuf, anglais, et visiblement coû-
teux.
L'enfant en chemise, assise dans un fauteuil et
servie par ime fille de service russe, qui partageait
probablement son repas, mangeait une soupe dont
toute sa petite poitrine était mouillée ; ni la bonne
ni la nourrice n'étaient présentes ; on entendait
dans la pièce voisine le jargon français qui leur
permettait de se comprendre.
La bonne anglaise parut dès qu'elle entendit la
voix d'Anna et se répandit en excuses, quoiqu'on
ne lui adressât aucun reproche. C'était ime grande
femme à boucles blondes, qu'elle agitait en parlant,
d'une physionomie mauvaise, qui déplut à Dolly ;
à chaque mot d'Anna, elle répondait : « Yes, my-
lady ».
Quant à l'enfant, ses cheveux noirs, son air de
santé et son amusante façon de ramper firent la
conquête de Daria Alexandrovna ; sa robe retrous-
sée par derrière, ses beaux yeux regardant les spec-
tatrices d'un air satisfait, comme pour leur prouver
qu'elle était sensible à leur admiration, la petite
fille avançait énergiquement à l'aide des pieds et
des mains, semblable à un joli animal.
Mais l'atmosphère de la nursery avait quelque
chose de déplaisant ; comment Anna pouvait-elle
garder tme bonne d'un extérieur aussi peu respec-
table » ? Cela tenait-il à ce qu'aucune persorme
330 ANNA KARÉNINE.
convenable n'eût consenti à entrer dans une famille
irrégulière ? Dolly crut remarquer également qu'Anna
était presque une étrangère dans ce milieu ; elle ne
put trouver aucun des joujoux de l'enfant, et,
chose bizarre, elle ne savait pas même le nombre de
ses dents !
« Je me sens inutile ici, dit Anna en sortant,
relevant la traîne de sa robe pour ne pas accrocher
quelque jouet. Quelle différence avec l'aîné !
— J'aurais cru, au contraire..., commença Dolly
timidement.
— Oh non ! tu sais que j'ai revu Serge ? dit-elle
regardant fixement devant elle comme si elle eût
cherché quelque chose dans le lointain. Mais je
suis comme une créature mourant de faim qui se
trouverait devant un festin et ne saurait par où
commencer. Tu es ce festin pour moi ! avec qui,
sinon avec toi, pourrais-je parler à cœur ouvert ?
Aussi ne te ferai- je grâce de rien quand nous pour-
rons causer tranquillement. Il faut que je te fasse
l'esquisse de la société que tu trouveras ici. D'abord
la princesse Barbe ; je sais ton opinion et celle de
Stiva sur son compte, mais elle a du bon, je t'as-
sure, et je lui suis très obligée. Elle m'a été d'un
grand secours à Pétersbourg, où un chaperon m'était
indispensable ; tu ne t'imagines pas combien ma
position offrait de difficultés ! Mais revenons à nos
hôtes ; tu connais Swiagesky, le maréchal du dis-
trict ? il a besoin d'Alexis, qui, avec sa fortune,
peut acquérir une grande influence si nous vivons
à la campagne ; puis Tnushkewitch, que tu as vu
ANNA KARÉNINE. 35 1
chez Betsy, mais qui a reçu son congé ; comme dit
Alexis, c'est vm homme fort agréable si on le prend
pour ce qu'il veut paraître ; la princesse Barbe le
trouve très comme il faut. Enfin Weslowsky que
tu connais aussi, un bon garçon; il nous a conté
sur les Levine une histoire invraisemblable, ajoùta-
t-elle en souriant ; il est très gentil et très naïf. Je
tiens à toute cette société ; parce que les hommes
ont besoin de distraction, et qu'il faut un public
à Alexis, afin qu'il ne trouve pas le temps de désirer
autre chose. Nous avons aussi l'intendant, un Alle-
mand qui entend son affaire, l'architecte, le doc-
teur, un jeune homme qui n'est pas absolument
nihiliste, mais tu sais, un de ces hommes qui man-
gent avec leur couteau... Une petite cour enfin. »
CHAPITRE XX
« Eh bien, la voilà cette Dolly que vous désiriez
tant voir, dit Anna à la princesse Barbe, installée
devant un métier à broder sur la grande terrasse
qui descendait au jardin. Elle ne veut rien prendre
avant le dîner, mais tâchez de la faire déjeuner
pendant que je vais chercher ces messieurs. »
La princesse fit un accueil gracieux et légère-
ment protecteur à Dolly ; elle lui expliqua aussitôt
ses raisons pour venir en aide à Anna, qu'elle avait
toujours aimée, dans cette période transitoire si
pénible.
« Dès que son mari aura consenti au divorce, je
Il 12
352 ANNA KARÉNINE.
me retirerai dans ma sollitude, mais actuellement,
quelque pénible que cela soit, je reste et n'imite
pas les autres (elle désignait par là sa sœur, la tante
qui avait élevé Anna, et avec laquelle elle vivait
dans une constante rivalité). Ils font un ménage
parfait, et leur intérieur est si joli, si comme il faut.
Tout à fait à l'anglaise. On se réunit le matin au
breakfast, et puis on se sépare. Chacun fait ce qu'il
veut. On dîne à sept heures. Stiva a eu raison de
t' envoyer ; il fera sagement de rester en bons
termes avec eux. I^e comte est très influent par sa
mère. Et puis il est fort généreux. On t'a parlé de
l'hôpital ? ce sera admirable; tout vient de Paris. »
Cette conversation fut interrompue par Anna,
qui revint sur la terrasse, suivie des messieurs
qu'elle avait trouvés dans la salle de billard.
Le temps était superbe ; les moyens de se diver-
tir ne manquaient pas, et il restait plusieurs heures
à passer avant le dîner.
« Une partie de lawn-tennis, proposa Weslowsky.
— Il fait trop chaud ; faisons plutôt un tour dans
le parc, et promenons Daria Alexandrovna en ba-
teau pour lui montrer le paysage » , dit Wronsky.
Weslowsky et Toushkewitch allèrent préparer
le bateau, et les deux dames, accompagnées du
comte et de Swiagesky, suivirent les allées du parc.
DoUy, loin de jeter la pierre à Anna, était dis-
posée à l'approuver, et, ainsi qu'il arrive aux
femmes irréprochables que l'uniformité de leur vie
lasse quelquefois, elle enviait même un peu cette
existence coupable, entrevue à distance ; mais trans-
ANNA KARÉNINE. 353
portée dans ce milieu étranger, parmi ces habitudes
d'élégance raffinée qui lui étaient inconnues, elle
éprouva un véritable malaise. D'ailleurs, tout en
excusant Anna, qu'elle aimait sincèrement, la pré-
sence de celui qui l'avait détournée de ses devoirs
la froissait, et le chaperonnage de la princesse Barbe,
pardonnant tout parce qu'elle partageait le luxe de
sa nièce, lui semblait odieux. Wronsky, en aucun
temps, ne lui avait inspiré de sympathie ; elle le
croyait fier, et ne lui voyait d'autre raison pour jus-
tifier sa fierté que la richesse ; malgré tout il lui
imposait en qualité de maître de maison, et elle
se sentait humiliée devant lui, comme devant la
femme de chambre en tirant la camisole rapiécée
de son sac. N'osant guère lui faire un compliment
banal sur la beauté de son installation, elle était
assez gênée de trouver un sujet de conversation en
marchant à son côté ; faute de mieux cependant,
elle risqua quelques paroles d'admiration sur l'as-
pect du château.
« Oui, l'architecture en est d'un bon style, répon-
dit le comte.
— La cour d'honneur était-elle ainsi dessinée
autrefois ?
— Oh non ! si vous l'aviez vue au printemps ! et
peu à peu, d'abord froidement, puis avec entrain,
il fit remarquer à Dolly les divers embellissements
dont il était l'auteur ; les éloges de son interlocu-
trice lui causèrent un visible plaisir.
— Si vous n'êtes pas fatiguée, nous pourrons
aller jusqu'à l'hôpital ? dit-il en regardant Dolly,
354 ANNA KARÉNINE.
pour s'assurer que cette proposition ne l'ennuyait
pas. — Veux-tu, Anna ?
Certainement, répondit celle-ci, mais il ne faut
cependant pas laisser ces messieurs se morfondre
dans le bateau : il faut les prévenir. — C'est un
monument qu'il élève à sa gloire, dit-elle en s'a-
dressant à Dolly, avec le même sourire que lorsque,
pour la première fois, elle lui avait parlé de l'hô-
pital.
— Une fondation capitale », dit Swiagesky ;
et aussitôt pour n'avoir pas l'air d'un flatteur,
il ajouta : « Je m'étonne que vous, si préoccupé
de la question sanitaire, ne l'ayez jamais été de
celle des écoles.
— C'est devenu si commun ! répondit Wronsky,
et puis je me suis laissé entraîner. Par ici, mes-
dames. » Et il les conduisit par ime allée latérale.
Dolly, en quittant le jardin, se trouva devant
im grand édifice en briques rouges, d'ime archi-
tecture assez compliquée, et dont le toit étince-
lait au soleil ; une autre construction s'élevait à
côté.
a Iv' ouvrage avance rapidement, remarqua
Swiagesky ; la dernière fois que je suis venu, le
toit n'était pas encore posé.
— Ce sera terminé pour l'automne, car l'inté-
rieur est presque achevé, dit Anna.
— Que construisez- vous de nouveau ?
— Un logement pour le médecin et ime phar-
macie », répondit Wronsky ; et, voyant appro-
cher l'architecte, il alla le rejoindre en s'excusaut
ANNA KARÉNINE. 355
auprès des dames. L'entretien fini, il offrit à Dolly
de visiter l'intérieur du bâtiment.
Un large escalier de fonte conduisait au premier
étage, où d'immenses fenêtres éclairaient de belles
chambres aux murs recouverts de stuc, dont les
parquets restaient seuls à terminer.
Wronsky expliqua le distribution des pièces,
le système de ventilation et de chauffage, fit ad-
mirer aux visiteurs les baignoires en marbre et les
Uts à sommier, les brancards pour transporter les
malades et les fauteuils roulants. Swiagesky, et
surtout Dolly, étoimée de tout ce qu'elle voyait,
faisaient de nombreuses questions et ne dissimu-
laient pas leur admiration.
« Cet hôpital sera le seul de son genre en Rus-
sie », remarqua Swiagesky, très capable d'ap-
précier les perfectionnements introduits par le
comte.
Dolly s'intéressa à tout. Wronsky, heureux de
l'approbation qu'on lui témoignait et plein d'une
animation sincère, Im fit une impression excel-
lente. « Il est vraiment bon et digne d'être aimé »,
pensa-t-elle, et elle comprit Anna.
CHAPITRE XXI
« IvA princesse doit être fatiguée, et les che-
vaux ne l'intéressent peut-être guère, — fit re-
marquer Wronsky à Anna, qui proposait de mon-
trer à Dolly le haras, où Swiagesky voulait voir
356 ANNA KARÉNINE.
un étalon. — Allez-y ; moi, je ramènerai la prin-
cesse à la maison ; et si vous le permettez, ajou-
ta-t-il en s'adressant à Dolly, nous causerons un
peu chemin faisant.
— Bien volontiers, car je ne me connais pas en
chevaux », répondit celle-ci, comprenant à la
physionomie de Wronsky qu'il voulait lui parler
en particulier. Effectivement, lorsque Anna se
fut éloignée, il dit en regardant Dolly de ses yeux
souriants :
« Je ne me trompe pas, n'est-ce pas, en vous
croyant une sincère amie d'Anna ? » Et il ôta son
chapeau pour s'essuyer le front.
Dolly fut prise d'inquiétude ; qu'allait-il lui
demander ? De venir chez eux avec ses enfants ?
De former un cercle à Anna quand elle viendrait
à Moscou ? Peut-être allait-il lui parler de Kitty
ou de Weslowsky ?
« Anna vous aime tendrement, dit le comte
après un moment de silence : prêtez- moi l'appui
de votre influence sur elle. — Dolly considéra le
visage sérieux et énergique de Wronsky sans ré-
pondre. — Si de toutes les amies d'Anna vous avez
été la seule à venir la voir, — je ne compte pas la
princesse Barbe, — ce n'est pas, je le sais bien,
que vous jugiez notre situation normale, c'est
que vous aimez assez Anna pour chercher à lui
rendre cette situation supportable. Ai- je raison ?
— Oui, mais...
— Personne ne ressent plus cruellement que
moi les difficultés de notre vie, dit Wronsky s'ar-
ANNA KARENINE. 357
rêtant et forçant DoUy à en faire autant, et vous
l'admettrez aisément si vous me faites l'honneur
de croire que je ne manque pas de cœur.
— Certainement ; mais ne vous exagérez-vous
pas ces difficultés ? dit Dolly, touchée de la sin-
cérité avec laquelle il lui parlait : dans le monde
cela peut être pénible...
— C'est l'enfer ! Rien ne peut vous donner
l'idée des tortures morales qu'a subies Anna à
Pétersbourg.
— Mais ici ? et puisque ni elle ni vous n'éprou-
vez le besoin d'une vie mondaine ?
— Quel besoin puis- je en avoir ! s'écria Wronsky
avec mépris.
— Vous vous en passez facilement et vous en
passerez peut-être toujours ; quant à Anna, d'après
ce qu'elle a eu le temps de me dire, elle se trouve
parfaitement heureuse. » Et, tout en parlant,
Dolly fut frappée de l'idée qu'Anna avait pu
manquer de franchise.
« Oui, mais ce bonheur durera- t-il ? dit Wronsky ;
j'ai peur de ce qui nous attend dans l'avenir.
Avons-nous bien ou mal agi ?... Le sort en est
jeté, nous sommes liés pour la vie. Nous avons un
enfant et pouvons en avoir d'autres, auxquels la
loi réserve des sévérités qu'Anna ne veut pas
prévoir, parce que, après avoir tant souffert, elle
a besoin de respirer. Enfin ma fille est celle de
Karénine ! dit-il en s' arrêtant devant un banc
rustique où Dolly s'était assise...
— Qu'il me naisse un fils demain, ce sera tou-
358 ANNA KARÉNINE.
jours un Karénine, qui ne pourra hériter ni de
mon nom ni de mes biens ! Comprenez- vous que
cette pensée me soit odieuse ? Eh bien, Anna ne
veut pas m' entendre. Je l'irrite... Et voyez ce qui
en résulte. J'ai ici un but d'activité qui m'inté-
resse, dont je suis fier ; ce n'est pas un pis aller,
bien au contraire, mais pour travailler avec con-
viction il faut travailler pour d'autres que pour
soi, et je ne puis avoir de successeurs ! Concevez
les sentiments d'un homme qui sait que ses enfants
et ceux de la femme qu'il adore ne lui appartien-
nent pas, qu'ils ont pour père quelqu'un qui les
hait, et ne voudra jamais les connaître. N'est-ce
pas horrible ? »
Il se tut, en proie à une vive émotion.
« Mais que peut faire Anna ?
— Vous touchez au sujet principal de notre
entretien, dit le comte, cherchant à reprendre du
calme. Anna peut obtenir le divorce. Votre mari
y avait fait consentir M. Karénine, et je sais qu'il
ne s'y refuserait pas, même actuellement, si Anna
lui écrivait. Cette condition est évidemment une
de ces cruautés pharisaïques dont les êtres sans
cœur sont seuls capables, car il sait la torture
qu'il lui impose, mais Anna devrait passer par-
dessus ces finesses de sentiment ; il y va de son
bonheur, de celui des enfants, sans parler de moi.
Et voilà pourquoi je m'adresse à vous, princesse,
comme à une amie qui pouvez nous sauver. Aidez-
moi à persuader Anna de la nécessité de demander
le divorce.
ANNA KARÉNINE. 359
— Bien volontiers, dit Dolly, se rappelant son
entretien avec Karénine ; mais comment n'y
songe-t-elle pas d'elle-même ? — pensa-t-elle. Et
le clignement d'yeux d'Anna lui revint à l'esprit;
cette habitude nouvelle lui sembla coïncider
avec des préoccupations intimes qu'elle cherchait
peut-être à éloigner d'elle, à effacer complètement
de sa vue si c'était possible.
— Oui, certainement je lui parlerai », répéta
Dolly, répondant au regard reconnaissant de
Wronsky. Et ils se dirigèrent vers la maison.
CHAPITRE XXII
« IvE dîner va être servi, et nous nous sommes
à peine vues, dit Anna en rentrant, cherchant à
lire dans les yeux de Dolly ce qui s'était passé
entre elle et Wronsky. Je compte sur ce soir ; et
maintenant il faut changer de toilette, car nous
nous sommes salies dans notre visite à l'hôpital. »
Dolly sourit : ellle n'avait apporté qu'tme robe ;
mais, pour opérer tm changement quelconque à sa
toilette, elle attacha un nœud à son corsage, mit
une dentelle dans ses cheveux, et se fit donner
un coup de brosse.
« C'est tout ce que j'ai pu faire, dit-elle en riant
à Anna, lorsque celle-ci vint la chercher après
avoir revêtu une troisième toilette.
— Nous sommes très formalistes ici, dit Anna
pour excuser son élégance ; Alexis est ravi de ton
arrivée, je crois qu'il s'est épris de toi. m
36o ANNA KARÉNINE.
Les messieurs, en redingote noire, attendaient
réunis au salon, ainsi que la princesse Barbe, et
l'on passa bientôt dans la salle à manger.
Le dîner et le service de table intéressèrent
Dolly ; en qualité de maîtresse de maison, elle
savait que rien ne se fait bien, même dans im mé-
nage modeste, sans une direction, et, à la façon
dont le comte lui offrit le choix entre deux po-
tages, elle comprit que cette direction supérieure
venait de lui. Anna ne s'occupait que de la conver-
sation, et s'acquittait de cette tâche avec son tact
habituel, cherchant un mot pour chacun, chose
difficile avec des convives appartenant à des
sphères aussi différentes.
Après avoir effleuré diverses questions, aux-
quelles le médecin, l'architecte et l'intendant
purent prendre part, la causerie devint plus in-
time, et Dolly éprouva un vif mouvement de con-
trariété en entendant Swiagesky prendre à partie
les jugements bizarres de Levine sur le rôle des
machines en agriculture.
« Peut-être monsieur Levine n'a-t-il jamais vu
les machines qu'il critique, autrement je ne m'ex-
plique pas son point de vue.
— Un point de vue turc, dit Anna en souriant
à Weslowsky.
— Je ne saurais défendre des jugements que je
ne connais pas, répondit Dolly toute rouge, mais
ce que je puis vous affirmer, c'est que Levine est un
homme éminemment éclairé, et qu'il saurait vous
expliquer ses idées s'il était ici.
ANNA KARÉNINE. 361
— Oh ! nous sommes d'excellents amis, reprit
en souriant Swiagesky, mais il est un peu toqué.
Ainsi il considère les semstvos comme parfaite-
ment inutiles, et ne veut pas y prendre part.
— Voilà bien notre insouciance russe ! s'écria
Wronsky : plutôt que de nous donner la peine de
comprendre nos nouveaux devoirs, nous trouvons
plus simple de les nier.
— ^ Je ne connais pas d'homme qui remplisse
plus strictement ses devoirs, dit Dolly, irritée du
ton de supériorité de son hôte.
— Pour ma part, je suis très reconnaissant de
l'honneur qu'on me fait, grâce à Nicolas Ivanitch,
de m'élire juge de paix honoraire ; le devoir de
juger les affaires d'un paysan me semble aussi
important que tout autre : c'est ma seule façon
de m' acquitter envers la société des privilèges
dont je jouis comme propriétaire terrien. »
Dolly compara l'assurance de Wronsky aux
doutes de Levine sur les mêmes sujets, et, comme
elle aimait celui-ci, dans sa pensée elle lui donna
raison.
« Ainsi nous pouvons compter sur vous pour
les élections, dit Swiasgesky ; il sera peut-être
prudent de partir a vent le 8. Si pous me faisiez
l'honneur de venir chez moi, comte ?
— Pour ma part, remarqua Anna, je suis de
l'avis de monsieur Levine, quoique probablement
pour des motifs différents ; les devoirs publics
me semblent se multiplier avec exagération ;
depuis six mois que nous sommes ici, Alexis fai^:
363 ANNA KARÉNINE.
déjà partie de la tutelle, du jury, de la municipa-
lité, que sais-je encore ? et là où les fonctions
s'accumulent à ce point, elles doivent forcément
devenir une pure question de forme. — Vous
avez certainement vingt charges différentes ? »
dit-elle en se tournant vers Swiagesky,
Sous ce ton de plaisanterie, Dolly démêla une
pointe d'irritation, et lorsqu'elle vit l'expression
résolue de la physionomie du comte et la préci-
pitation de la princesse Barbe à changer de con-
versation, elle comprit qu'on touchait à im sujet
délicat.
Après le dîner, qui eut le caractère de luxe,
mais aussi de formalisme et d'impersonnabilité
que Dolly connaissait pour l'avoir rencontré dans
des dîners de cérémonie, on passa sur la terrasse.
Une partie de lawn-tennis fut commencée. Dolly
s'y essaya, lâ^is y renonça vite, et pour n'avoir
pas l'air de s'ennuyer, chercha à s'intéresser au
jeu des autres ; Wronsky et Swiagesky étaient
des joueurs sérieux, Weslowsky, au contraire,
jouait fort mal, mais ne cessait de rire et de pous-
ser des cris ; sa familiarité avec Anna déplut à
Dolly, qui trouva une affectation d'enfantillage
à toute cette scène. Elle se faisait l'effet de jouer
la comédie avec des acteurs, qui tous lui étaient
supérieurs. Un désir passionné de revoir ses en-
fants, de reprendre ce joug du ioyer dont elle
avait pensé tant de mal le matin même, s'empa-
rait d'elle ; aussi résolut-elle de repartir dès le
lendemain, quoiqu'elle fût venue dans l'intention
ANNA KARÉNINE. 363
de rester un couple de jours. Rentrée dans sa
chambre après le thé et une promenade en bateau,
elle éprouva im véritable soiilagement à se retrou-
ver seule, et aurait préféré ne pas voir Anna.
CHAPITRE XXIII
Au moment où elle allait se mettre au lit, la
porte s'ouvrit et Anna entra, vêtue d'un peignoir
blanc. Toutes deux, dans le courant de la journée,
sur le point d'aborder une question intime, s'é-
taient dit : « Plus tard, quand nous serons seules » :
et maintenant il leur sembla qu'elles n'avaient
plus rien à se confier.
« Que devient Kitty ? demanda enfin Anna,
assise près de la fenêtre et regardant Dolly d'un
air humble. Dis-moi la vérité : m'en veut-elle ?
— Oh non ! répondit Dolly en souriant.
— Elle me hait, me méprise ?
— Non plus ; mais tu sais, il y a des choses qui
ne se pardonnent pas.
— C'est vrai ! dit Anna en se tournant vers la
fenêtre ouverte. Ai-je été coupable dans tout
cela ? et qu'appelle-t-on être coupable ? Pouvait-il
en être autrement ? croirais-tu possible de n'être
pas la femme de Stiva ?
— Je ne sais que te répondre, mais toi...
— Kitty est-elle heureuse ? Son mari, assure-
t-on, est un excellent homme.
— C'est trop peu dire ; je n'en connais pas de
meilleur.
364 ANNA KARÉNINE.
— Tant mieux.
— Mais parle-moi de toi, dit Dolly. J'ai causé
avec... ; — eile ne savait comment nommer
Wronsky.
— Avec Alexis, oui, je me doute de votre con-
versation. Voyons, dis-moi ce que tu penses de
moi, de ma vie.
— Je ne puis ainsi te répondre d'un mot.
— Tu n'en peux juger complètement, parce
que tu nous vois entourés de monde, tandis qu'au
printemps nous étions seuls. Ce serait le bonheur
suprême pour moi que de vivre ainsi à deux !
Mais je crains qu'il ne prenne l'habitude de quitter
souvent la maison, et alors figure-toi que ce serait
la solitude pour moi ! Oh ! je sais ce que tu vas
dire, ajouta-t-elle en venant s'asseoir auprès de
Dolly ; certainement je ne le retiendrai pas de
force, mais aujourd'hui ce sont des courses, de-
main des élections, et moi pendant ce temps...
De quoi avez-vous causé ensemble ?
— D'un sujet que j'aurais abordé avec toi sans
qu'il m'en parlât : de la possibilité de rendre ta
situation régulière. Tu sais ma manière de voir à
ce sujet, mais enfin mieux vaudrait le mariage.
— C'est-à-dire le divorce ? Betsy Tverskoï
m'a fait la même observation. Ah ! ne crois pas
que j'établisse de comparaison entre vous : c'est
la femme la plus dépravée qui existe. Enfin, que
t'a-t-il dit ?
— Qu'il souffre pour toi et pour Im ; si c'est
de l'égoïsme, il vient d'im sentiment d'honneur;
ANNA KARENINE. 365
le comte voudrait légitimer sa fille, être ton mari,
avoir des droits sur toi.
— Quelle femme peut appartenir à son mari
plus complètement que je ne lui appartiens ? Je
suis son esclave !
— Mais il ne voudrait pas te voir souffrir.
— Est-ce possible ! et puis !...
— Et puis légitimer ses enfants, leur donner
son nom.
— Quels enfants ? — et Anna ferma à demi
les yeux.
— Mais Anny et ceux que tu pourras avoir
encore...
— Oh ! il peut être tranquille, je n'en aurai plus.
— Comment peux-tu répondre de cela ?
— Parce que je ne veux plus en avoir, — et,
malgré son émotion, Anna sourit de l'expression
d'étonnement, de naïve curiosité et d'horreur
qui se peignit sur le visage de Dolly. — Après ma
maladie, le docteur m'a dit
— C'est impossible ! » s'écria Dolly ouvrant
de grands yeux et contemplant Anna avec stupé-
faction. Ce qu'elle venait d'apprendre confondait
toutes ses idées, et les déductions qu'elle en tira
furent telles, que bien des points mystérieux pour
elle jusqu'ici lui parurent s'éclaircir subitement.
N'avait-elle pas rêvé quelque chose d'analogue
pendant son voyage ?... et maintenant cette ré-
ponse trop simple à une question compliquée
l'épouvantait !
366 ANNA KARÉNINE.
« N'est-ce pas immoral ? demanda-t-elle après
un moment de silence.
— Pourquoi ? N'oublie pas que j'ai le choix
entre im état de souffrance et la possibilité d'être
tm camarade pour mon mari, car je le considère
comme tel ; si le point est discutable en ce qui te
concerne, il ne l'est pas pour moi. Je ne suis sa
femme qu'autant qu'il m'aime, et il me faut en-
tretenir cet amour. »
Dolly était en proie aux réflexions sans nombre
que ces confidences faisaient naître dans son es-
prit. « Je n'ai pas cherché à retenir Stiva, pen-
sait-elle, mais celle qui me l'a enlevé y a-t-elle
réussi ? elle était pourtant jeune et jolie, ce qui
n'a pas empêché Stiva de la quitter aussi ! Et le
comte sera-t-il retenu par les moyens qu'emploie
Anna ? ne trouvera-t-il pas, quand il le voudra,
une femme plus séduisante encore ? » Elle sou-
pira profondément.
« Tu dis que c'est immoral, reprit Anna, sentant
que Dolly la désapprouvait, mais songe donc
que mes enfants ne peuvent être que de malheu-
reuses créatures destinées à rougir de leurs pa-
rents, de leur naissance ?
— C'est pourquoi tu dois demander le divorce. »
Anna ne l'écoutait pas, elle voulait aller jus-
qu'au bout de son argumentation.
« I^a raison m'a été donnée pour ne pas pro-
créer des infortunés ; s'ils n'existent pas, ils ne
connaissent pas le malheur ; mais, s'ils existent
pour souffrir, la responsabilité en retombe sur moi. »
ANNA KARENINE. 367
« Comment peut-on être coupable à l'égard de
créatures qui n'existent pas ? » pensait DoUy en
secouant la tête pour chasser l'idée bizarre que
pour Grisha, son bien-aimé, il aurait peut-être
mieux valu ne pas naître.
« Je t'avoue que selon moi, c'est mal, dit-elle,
avec une expression de dégoût.
— Songe à la différence qui existe entre nous
deux : pour toi,, il ne peut s'agir que de savoir si
tu désires encore avoir des enfants ; pour moi, il
s'agit de savoir s'il m'est permis d'en avoir. »
Dolly se tut, et elle comprit tout à coup l'abîme
qui la séparait d'Anna ; entre elles certaines ques-
tions ne pouvaient plus être discutées.
CHAPITRE XXIV
« Raison de plus pour régulariser la situation,
si c'est possible.
— Oui, si c'est possible, répondit Anna sur un
ton tout diSérent, de calme et de douceur.
— On me disait que ton mari y consentait.
— Dolly, ne parlons pas de cela.
— Comme tu veux, répondit celle-ci, frappée
de la douleur profonde qui se peignit sur les traits
d'Anna; ne vois-tu pas les choses trop en noir ?
— Nullement, je suis heureuse et contente.
Je fais même des passions ; — as-tu remarqué
Weslowsky ?
— I^e ton de Weslowsky me déplaît fort, à
dire vrai.
368 Al^NA KARÉNINE.
— Pourquoi ? l' amour-propre d'Alexis en est
chatouillé, voilà tout, et pour moi je fais de cet
enfant ce que je veux, comme toi avec Grisha ;
non, Dolly, je ne vois pas tout en noir, mais je
cherche à ne rien voir, tant je trouve tout terrible.
— Tu as tort, tu devrais faire le nécessaire.
— Quoi ? épouser Alexis ? Crois-tu donc réel-
lement que je n'y songe pas ? Mais quand cette
pensée s'empare de moi, elle m'affole, et je ne
parviens à me calmer qu'avec de la morphine,
dit-elle en se levant, puis marchant de long en
large en s'arrêtant par moments. Mais d'abord
il ne consentira pas au divorce, parce qu'il est
sous l'influence de la comtesse Lydie.
— Il faut essayer, dit Dolly avec douceur, sui-
vant Anna des yeux, le cœur plein de sympathie.
— Admettons que j'essaye, que je l'implore
comme une coupable, admettons même qu'il
consente. » Anna, arrivée près de la fenêtre, s'ar-
rêta pour arranger les rideaux : « Et mon fils ?
me le rendra-t-on ? Non, il grandira chez ce père
que j'ai quitté, en apprenant à me mépriser !
Conçois- tu que j'aime presque également, certes
plus que moi-même, ces deux êtres qui s'excluent
l'un l'autre, Serge et Alexis ? » Elle revint au
milieu de la chambre en serrant ses mains contre
sa poitrine, et se pencha vers Dolly, tremblante
d'émotion sous ce regard mouillé de larmes.
« Je n'aime qu'eux au monde et ne puis les
réunir ! I^e reste m'est égal ! Cela finira d'ime
façon quelconque, mais je ne puis, je ne veux pas
ANNA KAR"ÊNINB. 369
aborder ce sujet. Tu ne saurais imaginer ce que
je souffre ! »
Elle s'assit près de Dolly et lui prit le main.
« Ne me méprise pas, je ne le mérite pas ; mais
plains-moi, car il n'y a pas de femme plus mal-
heureuse... » Et elle se mit à pleurer.
Quand Anna l'eut quittée, Dolly pria, puis se
coucha ; ses pensées se tournèrent involontaire-
ment vers la maison, les enfants ; jamais elle
n'avait aussi vivement senti combien ce petit
monde à elle lui était cher et précieux ! Elle dé-
cida que rien ne la retiendrait plus longtemps
éloignée, et qu'elle partirait le lendemain.
Anna, dans son cabinet de toilette, prit un
verre et y versa quelques gouttes d'tme potion
contenant principalement de la morphine ; une
fois calmée, elle entra tranquillement dans sa
chambre à coucher.
Wronsky la regarda attentivement, cherchant
sur sa physionomie quelque indice de la conver-
sation qu'elle avait eue avec Dolly ; mais tout ce
qu'il y vit fut cette grâce séductrice dont il su-
bissait toujours le charme. Il attendit qu'elle parlât.
« Je suis contente que Dolly te plaise, dit-elle
simplement.
— Mais je la connais depuis longtemps, c'est une
femme excellente, quoique excessivement terre à terre.
Je n'en suis pas moins très contente de sa visite. »
Il regarda encore Anna d'un air interrogateur
et lui prit la main ; elle lui sourit et ne voulut pas
comprendre cette question.
370 ANNA KARÉNINE.
Malgré les instances réitérées de ses hôtes, DoUy
fit le lendemain ses préparatifs de départ, et la
vieille calèche, avec son attelage dépareillé, s'ar-
rêta sous le péristyle.
Daria Alexandrovna prit froidement congé de
la princesse Barbe et des messieurs ; la journée
passée en commun ne les avait pas rapprochés.
Anna seule était triste ; personne, elle le savait,
ne viendrait plus réveiller les sentiments que
DoUy avait remués dans son âme, et qui représen-
taient ce qu'elle avait de meilleur ; bientôt la vie
qu'elle menait en étoufferait les derniers vestiges.
DoUy respira librement lorsqu'elle se trouva en
pleins champs, et, curieuse de connaître les im-
pressions des domestiques, elle allait les interro-
ger, quand Philippe le cocher se retourna.
« Pour des richards, ce sont des richards, dit-il,
d'un air moins sombre qu'en partant, mais les
chevaux n'ont reçu, en tout et pour tout, que
trois mesures d'avoine : de quoi ne pas crever de
faim. Nous ne ferions pas cela chez nous.
— C'est un maître avare, confirma le teneur
de livres.
— Mais les chevaux sont beaux ?
— Oui, quant à cela il n'y a rien à dire, et la
nourriture aussi est bonne ; mais, je ne sais si
cela vous a fait le même effet, Daria Alexan-
drovna, je me suis ennuyé, — et il tourna son
honnête figure vers elle.
— Moi aussi, je me suis ennuyée. Crois-tu
que nous arriverons ce soir ?
ANNA KARÉNINE. 371
— Il le faudra bien. »
DoUy, ayant, retrouvé ses enfants en bonne
santé, ressentit une meilleure impression de son
voyage ; elle décrivit avec animation le luxe et le
bon goût de l'installation de Wronsky, la cor-
dialité de la réception qui lui avait été faite, et
n'admit auctme observation critique.
« Il faut, pour les comprendre, les voir chez
eux, — disait-elle, oubliant volontairement le
malaise qu'elle avait ressenti, — et je sais main-
tenant qu'ils sont bons. »
CHAPITRE XXV
Wronsky et Anna passèrent à la campagne la
fin de l'été et vme partie de l'autonme, sans faire
aucune démarche pour régulariser leur situation,
mais résolus à rester chez eux. Rien de ce qui
constitue le bonheur ne leur manquait en appa-
rence ; ils étaient riches, jeunes, bien portants,
ils avaient un enfant, leurs occupations leur plai-
saient, et cependant après le départ de leurs hôtes
ils sentirent que leur vie devait forcément subir
quelque modification.
Anna continuait à prendre le plus grand soin
de sa personne et de sa toilette ; elle lisait beau-
coup, et faisait venir de l'étranger les ouvrages
de valeur que citaient les revues ; aucun des su-
jets pouvant intéresser Wronsky ne lui restait
indifférent ; douée d'une mémoire excellente, elle
l'étonnait par ses connaissances agronomiques et
372 ANNA KARÉNINE.
arcliitecturales, puisées dans des livres ou des
journaux spéciaux, et l'habituait à la consulter
sur toute chose, même sur des questions de sport
ou d'élève de chevaux. L'intérêt qu'elle prenait
à l'installation de l'hôpital était très sérieux, et
elle y apportait des idées personnelles qu'elle sa-
vait faire exécuter. Le but de sa vie était de plaire
à Wronsky, de lui remplacer ce qu'il avait quitté
pour elle, et celui-ci, touché de ce dévouement,
savait l'apprécier. A la longue cependant, l'at-
mosphère de tendresse jalouse dont elle l'enve-
loppait l'oppressa, et il éprouva le besoin d'af-
firmer son indépendance ; son bonheur eût été com-
plet, croyait-il, si, chaque fois qu'il voulait quitter
la maison, il n'eût éprouvé de la part d'Anna une
vive opposition.
Quant au rôle de grand propriétaire auquel il
s'était essayé, il y prenait un véritable goût, et
se découvrait des aptitudes sérieuses pour l'ad-
ministration de ses biens. Il savait entrer dans
les détails, défendre obstinément ses intérêts,
écouter et questionner son intendant allemand
sans se laisser entraîner par lui à des dépenses
exagérées, accepter parfois les innovations utiles,
surtout lorsqu'elles étaient de nature à faire sensa-
tion autour de lui ; mais jamais il ne dépassait les
limites qu'il s'était tracées. Grâce à cette conduite
prudente, et malgré les sommes considérables
que lui coûtaient ses bâtisses, l'achat de ses ma-
chines et d'autres améliorations, il ne risquait
pas de compromettre sa fortune.
ANNA KARÉNINE. 373
Le gouvernement de Kachine, où étaient situées
les terres de Wronsky, de Swiagesky, d'Oblonsky,
de Kosnichef et en partie celles de Levine, devait
tenir au mois d'octobre son assemblée provin-
ciale, et procéder à l'élection de ses maréchaux.
Ces élections, à cause de certaines personnalités
marquantes qui y prenaient part, attiraient l'at-
tention générale ; on se préparait à y venir de
Moscou, de Pétersbourg, même de l'étranger.
Wronsky aussi avait promis d'y assister.
L'automne était venu, sombre, pluvieux et
singulièrement triste à la campagne.
La veille de son départ, le comte vint annoncer
d'un ton froid et bref qu'il s'absentait pour quel-
ques jours, tout préparé à une lutte dont il tenait
à sortir vainqueur ; sa surprise fut grande en
voyant Anna prendre cette nouvelle avec beau-
coup de calme et se contenter de lui demander
l'époque exacte de son retour.
« J'espère que tu ne t'ennuieras pas, — dit-il,
scrutant la physionomie d'Anna, et se méfiant
de la faculté qu'elle possédait de se renfermer
complètement en elle-même lorsqu'elle prenait
quelque résolution extrême.
— Oh non ! Je viens de recevoir une caisse
de livres de Moscou, cela m'occupera. »
<( C'est un nouveau ton qu'elle veut adopter »,
pensa-t-il, et il eut l'air de croire à la sincérité de
cette apparence de raison.
Il partit donc sans autre explication, ce qui ne
ne leur était jamais arrivé ; et, tout en espérant
374 ANNA KARENINE.
que sa liberté serait à l'avenir respectée par Anna,
il emportait une vague inquiétude. Tous deux
gardèrent une impression pénible de cette petite
scène.
CHAPITRE XXVI
LEVINE était rentré à Moscou en septembre
pour les couches de sa femme, et y avait déjà
passé un mois, lorsque Serge Ivanitch l'invita à
l'accompagner aux élections auxquelles il se ren-
dait. Constantin hésitait, quoiqu'il eût des affaires
de tutelle à régler pour sa sœur dans le gouver-
nement de Kachine ; mais Kitty, voyant qu'il
s'ennuyait en ville, le pressa de partir et, pour
l'y décider tout à fait, lui fit faire un uniforme
de délégué de la noblesse : cette dépense trancha
la question.
Au bout de six jours de démarches à Kachine,
l'affaire de tutelle n'avait pas fait un pas, parce
qu'elle dépendait en partie de maréchal dont la
réélection se préparait. Le temps se passait en
longues conversations avec des gens excellents,
très désireux de rendre service, mais qui ne pou-
vaient rien, le maréchal restant inabordable ;
ces allées et venues sans résultat ressemblaient
aux efforts inutiles qu'on fait en rêve ; mais Levine
que le mariage avait rendu plus patient, cher-
chait à ne pas s'exaspérer ; il appliquait cette
même patience à comprendre les manœu\Tes
ANNA KARÉNINE. 375
électorales qui agitaient autour de lui tant d'hom-
mes honnêtes et estimables, et faisait de son
mieux pour approfondir ce qu'il avait autrefois
traité si légèrement.
Serge Ivanitch ne négligea rien pour lui expli-
quer le sens et la portée des nouvelles élections,
auxquelles il s'intéressait particulièrement. Snet-
kof, le maréchal actuel, était un homme de la
vieille roche, fidèle aux habitudes du passé, qui
avait gaspillé une fortune considérable le plus
honnêtement du monde, et dont les idées arrié-
rées ne cadraient pas avec les besoins du mo-
ment ; il tenait, comme maréchal, de fortes sommes
entre les mains, et les affaires les plus graves,
telles que les tutelles, la direction de l'instruc-
tion publique, etc., dépendaient de lui. Il s'agissait
de le remplacer par un homme nouveau, actif,
imbu d'idées modernes, capables d'extraire du
semstvi' les éléments de « self-government » qu'il
pouvait fournir, au lieu d'y apporter xm esprit de
caste qui en dénaturait le caractère. Le riche
gouvernement de Kachine pouvait, si on savait
user des forces qui y étaient concentrées, servir
d'exemple au reste de la Russie, et les nouvelles
élections deviendraient ainsi d'une haute impor-
tance. A la place de Snetkof on mettrait Swiagesky
ou mieux encore Newedowsky, un homme éminent
autrefois professeur, et ami intime de Serge Iva-
nitch.
Les états provinciaux furent ouverts par un
discours du gouverneur, qui engagea la noblesse
376 ANNA KARÉNINE.
à n'envisager les élections qu'au point de vue du
bien public et du dévouement au monarque,
ainsi que le gouvernement de Kachine l'avait
toujours pratiqué. Le discours fut très bien ac-
cueilli ; les délégués de la noblesse entourèrent
le gouverneur quant il quitta la salle, et l'on se
rendit à la cathédrale pour y prêter serment. Le
service religieux impressionnait toujours Levine
qui fut touché d'entendre cette foule de vieillards
et de jeunes gens répéter solennellement les for-
mules du serment.
Plusieurs jours se passèrent en réunions et en
discussions relativement à un système de comp-
tabilité que le parti de Serge Ivanitch semblait
aigrement reprocher au maréchal, Levine finit
par demander à son frère si l'on soupçonnait
Snetkof de dilapidations.
« Nullement, c'est un très digne homme ; mais
il faut mettre un terme à cette façon p' triarcale
de diriger les affaires. »
La séance pour l'élection des maréchaux de dis-
trict fut orageuse ; elle se termina par la réélection
de Swiagesky, qui offrit le même soir un grand
dîner.
CHAPITRE XXVII
L'Éi^ECTiON principale, celle du maréchal de
gouvernement, n'eut lieu que le sixième jour. La
fovde se pressait dans les deux salles, où les débats
s'agitaient sous le portrait de l'empereur.
ANNA KARÉNINE. 377
Les délégués de la noblesse s'étaient divisés
en deux groupes, les vieux et les nouveaux ; parmi
les vieux on ne voyait que des imiformes passés
de mode, courts de taille, serrés aux entournures,
comme si leurs possesseurs avaient beaucoup
grandi ; quelques uniformes de marine et de cava-
lerie de très ancienne date s'y remarquaient aussi ;
les nouveaux portaient au contraire des uniformes
larges d'épaules, longs de taille, des gilets blancs,
et parmi eux on distinguait quelques uniformes
de cour.
Levine avait suivi son frère dans la petite salle où
l'on fumait devant un buffet ; il tâchait de suivre
la conversation dont Kosnichef était l'âme, et
de comprendre pourquoi deux maréchaux de
district hostiles à Snetkof tenaient à lui faire poser
sa candidature. Oblonsky, en tenue de cham-
bellan, vint se joindre à ce groupe après avoir
déjeuné.
« Nous tenons la position, dit-il en arrangeant
ses favoris, après avoir écouté Swdagesky et lui
avoir donné raison. Un district suffit, et si Swia-
gesky s'en mêlait, ce serait de l'affectation. »
Tout le monde semblait comprendre, sauf ]>-
vine qui seul n'y entendait rien ; pour s'éclairer
il prit le bras de Stépane Arcadiévitch, et lui ex-
prima son étonnemen.t de voir les districts hostiles
demander au vieux maréchal de poser sa candida-
ture.
« O sancta simplicitas ! répondit Oblonsky :
ne comprends-tu pas que, nos mesures étant prises.
378 ANNA KARÉNINE.
il faut que Snetkof se présente, car, s'il se désistait,
le vieux parti pourrait choisir un candidat et
dérouter nos combinaisons. lyC district de Swia-
gesky faisant opposition, il y aura toujours ballot-
tage, et nous en profiterons pour proposer le can-
didat de notre choix. »
Levine ne comprit qu'à demi et aurait continué
ses questions, si des clameurs parties de la grande
salle n'eussent attiré son attention.
CHAPITRE XXVIII
La discussion semblait fort vive sous le portrait
de l'empereur ; mais Levine, gêné par ses voisins,
ne distinguait que la voix douce du vieux maré-
chal, celle de Kosnichef et le ton aigre d'un député
de la noblesse. Serge, en réponse à ce dernier, et
pour calmer l'agitation générale, demanda au se-
crétaire le texte même de la loi, dont il fit lecture,
afin de prouver au public qu'en cas de divergence
d'opinion on devait aller aux voix.
Un gros monsieur aux moustaches teintes,
serré dans son uniforme, l'interrompit en s'ap-
prochant de la table, et cria :
« Aux voix ! aux voix ! pas de discussions ! »
C'était demander la même chose, mais dans un
esprit d'hostilité qui ne fit qu'augmenter les cla-
meurs ; le maréchal réclama le silence ; des cris
partaient de tous côtés, et les visages comme les
paroles semblaient surexcités. Levine comprit.
ANNA KARENINE. 379
avec l'aide de son frère, qu'il s'agissait de valider
les droits d'électeur d'un délégué accusé de se
trouver sous le coup d'un jugement ; une voix de
moins pouvait déplacer la majorité : c'est pour-
quoi l'agitation était si vive. Levine, péniblement
frappé de voir cette irritation haineuse s'emparer
d'hommes qu'il estimait, préféra à ce triste spec-
tacle la vue des domestiques qui servaient au
buffet dans la petite salle. Il allait adresser la
parole à un vieux maître d'hôtel à favoris gris,
qui connaissait toute la province, lorsqu'on vint
l'appeler pour voter.
Une boule blanche lui fut remise en rentrant
dans la grande salle, et il fut poussé vers la table
où Swiagesky, l'air important et ironique, pré-
sidait aux votes. I^evine, déconcerté et ne sachant
que faire de sa boule, lui demanda à demi-voix :
« Que faut- il que je fasse ? »
La question était intempestive et fut entendue
des personnes présentes ; aussi reçut-elle de Swia-
gesky cette réponse sévère :
« Ce que vous dicteront vos convictions. »
Levine, rouge et embarrassé, déposa son vote au
hasard.
Les nouveaux eurent gain de cause ; le vieux
maréchal posa sa candidature, prononça un dis-
cours ému, et, acclamé de son parti, se retira les
larmes aux yeux. Levine, debout près de la porte
de la salle, le vit passer, accablé, mais se hâtant
de sortir ; la veille il était allé le trouver pour son
affaire de tutelle, et se rappelait l'air digne et res-
38o ANNA KARÉNINE.
pectable du vieillard, dans sa grande maison
d'aspect seigneurial, avec ses vieux meubles, ses
vieux serviteurs, sa vieille et excellente femme
coiffée d'un bonnet à coquet et parée d'un châle
turc ; son jeune fils, le cadet de la famille, était
entré chez son père pour lui souhaiter le bonjour
et lui baiser affectueusement la main. C'était ce
même homme, couvert maintenant de décora-
tions, qui fuyait comme un animal traqué.
« J'espère que vous nous restez, dit Levine,
cherchant à lui dire quelque chose d'agréable.
— J'en doute, répondit le maréchal en jetant
autour de lui un regard troublé. Je suis vieux et
fatigué, que de plus jeunes prennent ma place. »
Et il disparut par une petite porte.
CHAPITRE XXIX
IvA salle, longue et étroite, où se trouvait le
buffet, se remplissait de monde, et l'agitation
allait croissant, car le moment décisif approchait;
les chefs de partis, qui savaient à quoi s'en tenir
sur le nombre des votants, étaient les plus animés ;
les autres cherchaient à se distraire, et se prépa-
raient à la lutte en mangeant, fumant et arpen-
tant la salle.
Levine ne fumait pas et n'avait pas faim ; afin
d'éviter ses amis, parmi lesquels il venait d'aper-
cevoir Wronsky en uniforme d'écuyer de l'empe-
reur, il se réfugia près d'une fenêtre, et, tout en
ANNA KARÉNINE. 381
examinant les groupes qui se formaient, il prêta
l'oreille à ce qu'on disait autour de lui. Au milieu
de cette foule il distingua, vêtu d'un antique imi-
forme de général de l' état-major, le vieux pro-
priétaire à moustaches grises qu'il avait vu jadis
chez Swiagesky ; leurs yeux se rencontrèrent et
ils se saluèrent cordialement.
« Charmé de vous revoir, dit le vieillard ; certes
oui je me rappelle le plaisir de vous avoir vu chez
Nicolas Ivanitch.
— Comment vont vos affaires de campagne ?
— Mais toujours avec perte, répondit le vieil-
lard doucement et d'un air convaincu, comme si
ce résultat était le seul qu'il admît. Et vous, com-
ment se fait-il que vous preniez part à notre coup
d'État ? La Russie entière paraît s'y être donné
rendez-vous ; nous avons jusqu'à des chambellans,
peut-être des ministres, dit-il en désignant Oblonsky,
dont la haute taille imposante faisait sensation.
— Je vous avoue, répondit Levine, que je ne
comprends pas grand' chose à l'importance de ces
élections de la noblesse. »
Le vieillard le regarda étonné.
« Mais qu'y a-t-il à comprendre ? et quelle
importance peuvent-elles avoir ? C'est une insti-
tution en décadence, qui se prolonge par la force
d'inertie. Voyez tous ces uniformes : vous avez
devant vous des juges de paix, des employés,
non des gentilshommes.
— Pourquoi, en ce cas, venez-vous aux assem-
blées ?
382 ANNA KARENINE.
— Par habitude, pour entretenir des relations
par une sorte d'obligation morale ; j'y joins aussi
une question d'intérêt personnel : mon gendre a
besoin d'un coup d'épaule, il faut tâcher de l'aider
à obtenir une place... Mais pourquoi des person-
nages comme ceux-ci y viennent-ils ? — et il
indiqua l'orateur dont le ton aigre avait frappé
lycvine pendant les débats qui précédèrent le vote.
— C'est une génération nouvelle de gentils-
hommes.
— Pour être nouveaux, ils le sont, mais peut-on
compter parmi les gentilshommes ceux qui atta-
quent les droits de la noblesse ?
— Puisque selon vous, c'est une institution
tombée en désuétude ?...
— Il y a des institutions vieillies qui doivent
être respectées et traitées doucement. Nous ne
valons peut-être pas grand'chose, mais nous n'en
avons pas moins duré mille ans. Supposez que
vous traciez un nouveau jardin : irez- vous couper
l'arbre séculaire qui s'est attardé sur votre ter-
rain ? Non, vous tracerez vos allées et vos cor-
beilles de fleurs de façon à garder intact le vieux
chêne ; celui-là ne repousserait pas en un an. Eh
bien et vos affaires à vous ?
— Elles ne sont pas brillantes, et me donnent
tout au plus 5 pour 100.
— Sans compter vos peines, qui vaudraient
cependant bien aussi une rémunération.^ — Je
vous en dirai autant, trop heureux si j'ai mes
5 pour 100.
ANNA KARÉNINE. 383
— Pourquoi persévérons-nous alors ?
— Oui, pourquoi ? par habitude, je suppose.
Moi, par exemple, qui sais d'avance que mon fils
unique sera un savant et non un agriculteur, je
m'obstine en dépit de tout ! J'ai même planté
un verger cette année.
— On dirait que nous nous sentons un devoir
à remplir envers la terre, car pour ma part il y a
longtemps que je ne me fais plus illusion sur les
profits de mon travail.
— J'ai, dit le vieillard, un marchand pour
voisin ; l'autre jour il est venu me faire visite ;
nous avons parcouru la ferme, puis le jardin, et
après avoir tout admiré : « Votre domaine est
« en ordre, m'a-t-il dit, mais ce que je ne com-
« prends pas, c'est que vous ne rasiez pas les
« tilleuls de votre jardin ; ils ne font qu'épuiser
« votre terre, et le bois s'en vendrait bien. A votre
« place je m'en déferais. »
— Il le ferait certainement, — dit Levine en
souriant, car ce genre de raisonnement lui était
connu, — et du prix qu'il en tirerait, il achèterait
du bétail, ou bien un lopin de terre, qu'il afferme-
rait aux paysans ; et il se ferait une petite fortune
là où nous serons trop heureux de garder notre
terre intacte et de pouvoir la léguer à nos enfants.
— Vous êtes marié, m'a-t-on dit ?
— Oui, répondit Levine avec tme orgueilleuse
satisfaction. N'est-il pas étonnant que nous res-
tions ainsi attachés à la terre, comme les vestales
de l'antiquité au feu sacré ? »
II 13
384 ANNA KARÉNINE.
Le vieillard sourit sous ses moustaches blanches.
« D'aucuns, comme notre ami Swiagesky et
le comte Wronsky, prétendent faire de l'indus-
trie agricole ; mais jusqu'ici cela n'a servi qu'à
manger son capital.
— Pourquoi n'arrivons-nous pas à faire comme
le marchand ? demanda Levine frappé de cette
idée.
— A cause de notre manie d'entretenir le feu
sacré, comme vous dites : c'est un instinct de
caste. Les paysans ont le leur : un bon paysan
s'obstinera à louer le plus de terre possible, et,
qu'elle soit bonne ou mauvaise, il labourera quand
même.
— Nous sommes tous pareils ? dit Levine. Je
suis bien enchanté de vous avoir rencontré, ajou-
ta-t-il en voyant approcher Swiagesky.
— Nous nous retrouvons pour la première fois
depuis le jour où nous avons fait connaissance
chez vous, fit le vieillard en s' adressant à Swia-
gesky.
— Et vous venez certainement de médire du
nouvel ordre de choses, répondit celui-ci en sou-
riant.
— Il faut bien se soulager le cœur. »
CHAPITRE XXX
Swiagesky prit Levine par le bras et s'approcha
avec lui d'un groupe d'amis parmi lesquels il
ANNA KARÉNINE. 385
devint impossible d'éviter Wronsky, debout entre
Oblonsky et Kosnichef, et regardant approcher
les nouveaux venus.
« Enchanté, dit-il en tendant la main à Levine ;
nous nous sommes rencontrés chez la princesse
Cherbatzky, il me semble ?
— Je me rappelle parfaitement notre ren-
contre », répondit Levine, qui devint pourpre et
se tourna aussitôt vers son frère pour lui parler.
Wronsky sourit et s'adressa à Swiagesky sans
témoigner aucim désir de poursuivre son entre-
tien avec Levine ; mais celui-ci, gêné de sa gros-
sièreté, cherchait un moyen de la réparer.
« Où en êtes-vous ? demanda-t-il à son frère.
— Snetkof a l'air d'hésiter.
— Quelle candidature proposera-t-on s'il se
désiste }
— Celle qu'on voudra, répondit Swiagesky.
— La vôtre peut-être ?
— Certainement non, repartit Nicolas Ivanitch
en jetant im regard inquiet sur le personnage au
ton aigre qui se tenait près de Kosnichef.
— Si ce n'est pas la vôtre, ce sera celle de
Newedowsky, continua Levine tout en sentant
qu'il s'aventurait sur un terrain dangereux.
— En aucun cas », répondit le monsieur dé-
sagréable, qui se trouva être Newedowsky lui-
même, auquel Swiagesky se hâta de présenter
Levine.
Un silence suivit, pendant lequel Wronsky
regarda distraitement Leviue ; et pour lui adres-
386 ANNA KARÉNINE.
ser quelque parole insignifiante il lui demanda
comment il se faisait que, vivant toujours à la
campagne, il ne fût pas juge de paix.
« Parce que les justices de paix me semblent
une institution absurde, répondit Levine.
— J'aurais cru le contraire, fit Wronsky étonné.
— A quoi servent les juges de paix ? Il ne
m'est pas arrivé tme fois en huit ans de les voir
juger autrement que mal — et il se mit fort mala-
droitement à citer quelques faits.
— Je ne te comprends pas, dit Serge Ivanitch,
lorsque après cette sortie ils quittèrent la salle
du buffet pour aller voter. Tu manques absolu-
ment de tact politique ; je te vois en bons termes
avec notre adversaire Snetkof, et voilà que tu
te fais lin ennemi du comte Wronsky ! Ce n'est
pas que je tienne à son amitié, car je viens de
refuser son invitation à dîner, mais il est inutile
de se le rendre hostile ! Puis tu fais des questions
indiscrètes à Newedowsky...
— Tout cela m'embrouille, et je n'y attache
aucune importance, dit Levine d'un air sombre.
— C'est possible ; mais quand tu t'y mets, tu
gâtes tout. »
Levine se tut et ils entrèrent dans la grande salle.
Le vieux maréchal s'était décidé à poser sa
candidature, bien qu'il sentît le succès incertain
et qu'il sût qu'vm district ferait opposition.
Au premier tour de scrutin il eut ime forte
majorité et entra pour recevoir les félicitations
générales au milieu des acclamations de la foule.
ANNA KARÉNINE. 387
« C'est fini ? dit Levine à son frère.
— Cela commence au contraire, répondit ce-
lui-ci en souriant : le candidat de l'opposition
peut avoir plus de voix. »
Cette finesse avait échappé à I^evine ; elle le
jeta dans une sorte de mélancolie ; se croyant
inutile et aperçu, il retourna dans la petite salle,
y demanda à manger et, pour ne pas rentrer dans
la foule, fit un tour dans les tribunes. Elles étaient
pleines de dames, d'officiers, de professeurs, d'avo-
cats ; Levine y entendit vanter l'éloquence de
son frère ; mais là encore il chercha vainement
à comprendre ce qui pouvait ainsi émouvoir et
exciter d'honnêtes gens. Las et attristé, il descen-
dit l'escalier, voulant réclamer sa fourrure au
vestiaire et partir, lorsqu'on vint encore le cher-
cher pour voter. Le candidat qu'on opposait à
Snetkof était ce même Newedowsky dont le refus
lui avait semblé si catégorique. C'est lui qui l'em-
porta, ce dont les uns furent ravis, et d'autres
enthousiastes, tandis que le vieux maréchal dis-
simulait à peine son dépit. Lorsque Newedowsky
parut dans la salle, on l'accueillit avec les mêmes
acclamations qui tout à l'heure avaient salué le
gouverneur et le vieux maréchal lui-même.
CHAPITRE XXXI
Wronsky offrit im grand dîner au nouvel élu et
au parti qui triomphait avec lui.
Le comte, en venant assister aux élections.
3^8 ANNA KARÉNINE.
avait voulu affirmer aux yeux d'Anna son in-
dépendance et être agréable à Swiagesky ; il
avait tenu également à remplir les devoirs qu'il
s'imposait à titre de grand propriétaire. Ce qu'il
ne soupçonnait guère, c'était l'intérêt passionné
qu'il prendrait aux élections et le succès avec
lequel il y jouerait son rôle. Il avait réussi tout
d'abord à s'attirer la sympathie générale, et il
ne se trompait pas en croyant qu'il inspirait déjà
de la confiance. Cette influence subite était due
en partie à la belle maison qu'il occupait en ville,
et que lui cédait tm vieux camarade, le directeur
de la banque de Kachine, à un excellent cuisinier,
à ses liens de camaraderie avec le gouverneur,
mais surtout aux manières simples et affables
qui lui gagnaient les cœurs, malgré la réputation
de fierté qu'on lui faisait. Tous ceux qui l'avaient
approché ce jour-là à l'exception de Levine, sem-
blaient disposés à lui rendre hommage et à lui at-
tribuer le succès de Newedowsky. Il éprouva un
certain orgueil en se disant que dans trois ans,
s'il était marié, rien ne l'empêcherait de se pré-
senter lui-même aux élections, et involontaire-
ment il se souvint du jour où, après avoir assisté
au triomphe de son jockey, il s'était décidé à cou-
rir de sa persoime. A table il plaça à sa droite le
gouverneur, en homme respecté par la noblesse,
dont il s'était attiré les suffrages par son discours,
mais qui pour Wronsky n'était rien de plus que
Maslof Katka, un camarade du corps des pages,
qu'il traitait en protégé et cherchait à mettre à
ANNA KARÉNINE. 389
son aise ; à sa gauche il avait placé Newedowsky,
lin homme jeune, au visage impénétrable et dé-
daigneux, pour lequel il se montra plein d'égards.
Malgré son insuccès partiel, Swiagesky était
ravi de voir son parti triompher, et raconta avec
verve pendant le dîner divers incidents des élec-
tions où le pauvTe vieux maréchal jouait un rôle
ridicule. Oblonsky, content de la satisfaction gé-
nérale, s'amusait franchement ; aussi, lorsque
après le repas on envoya des dépêches de tous
côtés, en expédia-t-il une à Dolly, « pour leur
faire plaisir à tous », comme il le confia à ses voi-
sins. Mais Dolly, en recevant le télégramme, re-
gretta en soupirant le rouble qu'il coûtait, et
comprit que son mari avait bien dîné, car c'était
une de ses faiblesses que de faire jouer le télégraphe
après.
On porta des toasts avec des vins excellents
qui n'avaient rien de russe, on salua le nouveau
maréchal du titre d'excellence, titre dont malgré
son air indifférent il était charmé comme l'est ime
jeune mariée de s'entendre appeler madame. La
santé de « notre aimable hôte » fut aussi procla-
mée, ainsi que celle du gouverneur.
Jamais Wronsky ne se serait attendu à se trou-
ver en province le centre d'une réunion avissi dis-
tinguée.
Vers la fin du dîner la gaieté redoubla, et le
gouverneur pria Wronsky d'assister à un concert
organisé par sa femme au profit de nos frères.
(C était avant la guerre de Serbie).
390 ANNA KARENINE.
« On dansera après, et tu verras notre beauté,
qui est remarquable.
— Not in my Une », répondit en souriant
Wronsky, mais il promit d'y aller.
Au moment où l'on allumait des cigares en sor-
tant de table, le valet de chambre de Wronsky
s'approcha de lui, portant un billet sur un pla-
teau :
« De la campagne ; tm messager l'apporte à
l'instant. »
IvC billet était d'Anna, et avant de l'ouvrir
Wronsky savait déjà ce qu'il renfermait ; il avait
promis de rentrer le vendredi, mais, les élections
s'étant prolongées, il se trouvait encore absent le
samedi ; la lettre devait être pleine de reproches
et avoir devancé celle qu'il avait expédiée la veille
pour expliquer son retard. Le contenu du billet
fut plus pénible encore qu'il ne s'y attendait ;
Anny était très malade, et le médecin craignait
une inflammation.
« Je perds la tête à moi toute seule ; la prin-
cesse Barbe, au lieu d'une aide, n'est qu'un em-
barras. Je t'attendais avant-hier soir, et t'envoie
un messager pour savoir ce que tu deviens ; je
serais venue moi-même si je n'avais craint de
t'être désagréable. Donne une réponse quelconque
afin que je sache ce que je dois faire. »
L'enfant était gravement malade et elle avait
voulu venir elle-même !
Le contraste de cet amour exigeant et de l'amu-
sante réunion qu'il fallait quitter frappa désagréa-
ANNA KARÉNINE. 391
blement Wronsky ; pourtant il partit la nuit
même par le premier train.
CHAPITRE XXXII
Anna, avant le départ de Wronsky pour les
élections, s'était promis de faire les plus grands
efforts pour supporter stoïquement la séparation ;
mais le regard froid et impérieux avec lequel il
lui annonça qu'il s'absentait, la blessa, et ses
bonnes résolutions en furent ébranlées. Elle com-
menta ce regard dans la solitude, et l'expliqua
d'tme façon humiliante : « Certainement il a le
droit de partir quand et comme bon lui semble ;
tous les droits d'ailleurs ne les a-t-il pas, tandis
que je n'en ai aucun ; c'est peu généreux à lui de
me le montrer. Mais comment me l'a-t-il fait sen-
tir ? par un regard dur ?... Cest un tort bien vague...
cependant il ne me regardait pas ainsi jadis, et
cela prouve qu'il se refroidit à mon égard. »
Pour s'étourdir elle chercha à se distraire en
accumulant des occupations qui remplissaient
ses journées ; la nuit elle prenait de la morphine.
Au milieu de ces réflexions, le divorce lui appa-
rut comme un moyen d'empêcher Wronsky de
l'abandonner, car le divorce impliquait le ma-
riage, et elle résolut de ne plus résister sur ce
point comme elle avait toujours fait, la première
fois qu'il lui en reparlerait.
Cinq jours se passèrent ainsi ; pour tuer le temps
392 ANNA KARÉNINE.
elle faisait des promenades avec la princesse,
visitait l'hôpital, et surtout lisait. Mais le sixième
jour, en voyant que Wronsky ne rentrait pas,
ses forces faiblirent ; sa petite fille tomba malade
sur ces entrefaites, trop légèrement pour que l'in-
quiétude parvînt à la distraire. D'ailleurs Anna
avait beau faire, elle ne pouvait feindre pour cette
enfant des sentiments qu'elle n'éprouvait pas.
Le soir du sixième jour, sa terreur d'être quittée
par Wronsky devint si vive qu'elle voulut partir,
mais elle se contenta du billet qu'elle envoya par
un exprès. Dès le lendemain matin elle regretta
ce mouvement de vivacité en recevant un mot
de Wronsky qui lui expliquait son retard. Aus-
sitôt la crainte de le revoir s'empara d'elle ; com-
ment supporterait-elle la sévérité de son regard
en apprenant que sa fille n'avait pas été sérieu-
sement malade ? Malgré tout, son retour était
un bonheur ; il regretterait peut-être sa liberté
et trouverait sa chaîne pesante, mais il serait là,
elle le verrait et ne le perdrait pas de vue.
Assise sous la lampe, elle Usait un Uvre nouveau
de Taine, écoutant au dehors les rafales du vent,
et tendant l'oreille au moindre bruit pour épier
V arrivée du comte. Après s'être trompée plusieurs
fois, elle entendit distinctement la voix du cocher
et le roulement de la voiture sous le péristyle. La
princesse Barbe, qui faisait une patience, l'en-
tendit également. Anna se leva ; elle n'osait des-
cendre comme elle l'avait fait deux fois déjà, et,
rouge, confuse, inquiète de l'accueil qu'elle rece-
ANNA KARÉNINE. 393
vrait, elle s'arrêta. Toutes ces susceptibilités s'é-
taient évanouies, elle ne redoutait plus que le
mécontentement de Wronsky et, vexée de se rap-
peler que la petite allait à merveille, elle en vou-
lait à l'enfant de s'être rétablie au moment même
où elle expédiait sa lettre. Mais, à l'idée qu'elle
allait le revoir, lui, toute autre pensée disparut,
et lorsque le son de sa voix parvint jusqu'à^ elle,
la joie l'emporta : elle courut au-devant de sou
amant.
« Comment va Anny ? demanda-t-il avec in-
quiétude du bas de l'escalier, la voyant rapidement
descendre ; il s'était assis pour se faire débarrasser
de ses bottes fourrées.
— Bien mieux.
— Et toi ? »
Elle lui saisit les deux mains et l'attira vers elle
sans le quitter des yeux.
« J'en suis bien aise », dit-il froidement, exa-
minant ime toilette qu'il savait avoir été mise
pour lui.
Ces attentions lui plaisaient, mais elles lui plai-
saient depuis trop longtemps ; et l'expression
d'immobile sévérité que redoutait Anna s'arrêta
sur son visage.
0 Comemnt vas-tu ? » demanda-t-il en Ivii
baisant la main après s'être essuyé la barbe, que
le froid avait mouillée.
a Tant pis, pensa Anna : pourvu qu'il soit ici,
tout m'est égal, et quand je suis là, il n'ose pas
ne pas m' ai mer. »
394 ANNA KARÉNINE.
La soirée se passa gaiement en présence de la
princesse, qui se plaignit qu'Anna prenait de la
morphine.
« Je n'y puis rien, mes pensées m'empêchent
de dormir ; quant il est là, je n'en prends presque
jamais. »
Wronsky raconta les divers épisodes de l'élec-
tion, et Anna sut le questionner habilement et
l'amener à parler de ses succès ; à son tour elle
raconta ce qui s'était passé en l'absence de Wronsky
et ne lui dit que des choses qui pouvaient lui
plaire.
Lorsqu'ils se retrouvèrent seuls, Anna voulut
effacer l'impression désagréable produite par sa
lettre, et, plus sûre d'elle-même, elle dit :
« Avoue que tu as été mécontent de ma lettre
et que tu n'y as pas cru ?
— Oui, répondit-il, — et malgré la tendresse
qu'il lui témoignait, elle comprit qu'il ne par-
donnait pas. — Ta lettre était étrange : Anny,
m'écrivais-tu, t'inquiétait, et cependant tu vou-
lais venir toi-même ?
— L'un et l'autre était vrai.
— Je n'en doute pas.
— Si, tu en doutes ; je vois que tu es fâché.
— Pas du tout ; mais ce qui me contrarie,
c'est que tu ne veuilles pas admettre des devoirs...
— Quels devoirs ? celui d'aller au concert ?
— N'en parlons plus.
— Pourquoi ne plus en parler ?
— Je veux dire qu'il peut se rencontrer des
ANNA KARENINE. 395
devoirs impérieux ; ainsi il faudra que j'aille à
Moscou pour affaires... mais, Anna, pourquoi
t'irriter ainsi quand tu sais que je ne puis vivre
sans toi ?
— Si c'est ainsi, dit Anna changeant subite-
ment de ton, si tu arrives un jour pour repartir
le lendemain, si tu es fatigué de cette vie...
— Anna, ne sois pas cruelle ; tu sais que je
suis prêt à te sacrifier tout. »
Elle continua sans l'écouter :
« Quand tu iras à Moscou, je t'accompagnerai :
je ne reste pas seule ici. Vivons ensemble ou sé-
parons-nous.
— Je ne demande qu'à vivre avec toi, mais
pour cela il faut...
— Le divorce ? J'écrirai. Je reconnais que je
ne puis continuer à vivre ainsi ; je te suivrai à
Moscou.
— Tu dis cela d'un air de menace, mais c'est
tout ce que je souhaite », dit Wronsky en souriant.
Le regard du comte en prononçant ces paroles
affectueuses, restait glacial comme celui d'un
homme exaspéré par la persécution :
« Quel malheur ! » disait ce regard, et elle le
comprit. Jamais l'impression qu'elle ressentit en
ce moment ne s'effaça de son esprit.
Anna écrivit à Karénine pour lui demander le
divorce, et vers la fin de novembre, après s'être
séparée de la princesse Barbe, que ses affaires
rappelaient à Pétersbourg, elle vint s'installer à
Moscou avec Wronsky.
SEPTIEME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Les Levine étaient à Moscou depuis deux mois
et le terme fixé par les autorités compétentes pour
la délivrance de Kitty se trouvait dépassé sans
que rien fît présager un dénouement prochain ;
aussi commençait-on à se préoccuper dans l'en-
tourage de la jeime femme. Tandis que l^evine
voyait approcher le moment fatal avec terreur,
Kitty gardait tout son calme ; cet enfant qu'elle
attendait existait déjà pour elle ; il manifestait
même son indépendance en la faisant parfois
souffrir ; mais cette douleur étrange et inconnue
n'amenait qu'tm sourire sur ses lèvres ; elle sentait
naître en son cœur un amour nouveau. Jamais
son bonheur ne lui avait paru aussi complet,
jamais elle ne s'était sentie plus gâtée, plus choyée
de tous les siens : pourquoi aurait-elle hâté de
ses vœux la fin d'une situation qu'on savait lui
rendre si douce ' Le seul côté fâcheux qu'elle cons-
398 ANNA KARENINE.
tatât dans leur vie moscovite était le changement
survenu dans le caractère de son mari : elle le
trouvait inquiet, ombrageux, oisif, agité sans
but ; était-ce l'homme qu'elle avait connu tou-
jours utilement occupé à la campagne, et dont
elle admirait la dignité tranquille et la cordiale
hospitalité ? Elle ne le reconnaissait plus et cette
transformation lui causait un sentiment voisin
de la pitié. La jeune femme était seule du reste à
éprouver cette compassion, car elle s'avouait que
rien dans son mari n'excitait la commisération, et
quand elle se plaisait à étudier l'effet qu'il pro-
duisait en société, c'était plutôt sa jalousie qui
risquait d'être mise en éveil. Mais, tout en repro-
chant à lycvine son incapacité à s'accommoder
d'ime existence nouvelle, Kitty reconnaissait que
Moscou lui offrait peu de ressources. Quelles occu-
pations pouvait- il s'y créer ? Il n'aimait ni les
cartes ni la compagnie des viveurs comme Oblonsky
ce dont elle rendait grâces au ciel ; le monde ne
l'amusait pas : pour s'y plaire il aurait dû recher-
cher la société des femmes; que lui restait-il donc
en dehors du cercle monotone de la famille ? I/C-
vine avait bien songé à terminer son livre, et com-
mencé des recherches dans les bibliothèques pu-
bhques, mais il avoua à Kitty qu'il se déflorait à
lui-même l'intérêt de son travail lorsqu'il en par-
lait, et d'ailleurs le temps lui manquait pour rien
faire de sérieux.
Les conditions particulières de leur vie de Mos-
cou eurent en revanche im résultat inattendu,
I
ANNA KARENINE. 399
celui de faire cesser leurs querelles ; la crainte
que tous deux avaient éprouvée de voir renaître
des scènes de jalousie se trouva vaine, même à
la smte d'un incident imprévu, la rencontre de
Wronsky. Kitty, en compagnie de son père, le
rencontra un jour chez sa marraine la princesse
IMarie Borissowna. En retrouvant ces traits au-
trefois si connus, elle sentit son cœur battre à
l'étouffer, et son visage devenir pourpre ; mais
ce fut le seul reproche qu'elle eut à s'adresser,
car son émotion ne dura qu'une seconde. Le vieux
prince se hâta d'entamer une discussion animée
avec Wronsky, et l'entretien n'était pas achevé
que Kitty aurait pu soutenir la conversation elle-
même sans que son sourire ou l'intonation de sa
voix eût prêté aux critiques de son mari, dont
elle subissait l'invisible surveillance. Elle échangea
quelques mots avec Wronsky, sourit lorsqu'il
appela l'assemblée de Kachine « notre parle-
ment », pour montrer qu'elle comprenait la plai-
santerie, puis s'adressa à la vieille princesse, et
ne tourna la tête que lorsque Wronsky se leva pour
partir : elle lui rendit alors son salut simplement
et poliment.
Le vieux prince ne fit, en sortant, aucune re-
marque sur cette rencontre ; mais Kitty comprit
à une nuance particulière de tendresse qu'il était
content d'elle, et lui fut reconnaissante de son
silence. Elle aussi était satisfaite d'avoir été
maîtresse de ses sentiments au point de revoir
Wronsky presque avec indifférence.
400 ANNA KARÉNINE.
« J'ai regretté ton absence, dit-elle à son mari
en lui racontant cette entrevue, ou du moins
j'aurais voulu que tu pusses me voir par le trou
de la serrure, car devant toi je serais devenue trop
rouge, et n'aurais peut-être pas conservé mon
aplomb ; vois comme je rougis maintenant !
Et Levine, d'abord plus rouge qu'elle, et l'écou-
tant d'tm air sombre, se calma devant le regard
sincère de sa femme, et lui fit, comme elle le dési-
rait, quelques questions. Il déclara même qu'à
l'avenir il ne se conduirait pliis aussi sottement
qu'aux élections, et ne fuirait plus Wronsky.
« C'est vm sentiment si pénible que de craindre
la vue d'un homme et de le considérer comme un
ennemi », dit-il.
CHAPITRE II
« N'ouBUE pas de faire une visite aux Bohl,
rappela ICitty à son mari, lorsque avant de sortir
il entra vers onze heures du matin dans sa cham-
bre. Je sais que tu dînes au club avec papa, mais
que fais-tu ce matin ?
— Je vais chez Katavasof.
— Pourquoi de si bonne heure ?
— Il m'a promis de me faire faire la connais-
sance d'im savant de Pétersbourg, Métrof, avec
lequel je voudrais causer de mon livre.
— Et après ?
— Au tribunal, pour l' affaire de ma sœur.
ANNA KARÉNINE. 40I
— Tu n'iras pas au concert ?
— Que veux- tu que j'y aille faire tout seul ?
— Je t'en prie, vas-y, on donne deux œuvres
nouvelles qui t'intéresseront.
— En tout cas, je rentrerai avant dîner pour
te voir.
— Mets ta redingote pour pouvoir passer chez
les Bohl.
— Est-ce bien nécessaire ?
— Certainement, le comte est venu lui-même
chez nous.
— J'ai tellement perdu l'habitude des visites
que je me sens tout honteux ; il me semble
toujours qu'on va me demander de quel droit
un étranger comme moi, qtd ne vient pas pour
affaires, s'introduit dans une maison. »
Kitty se mit à rire.
« Tu faisais bien des visites quand tu étais
garçon ?
— C'est vrai, mais ma confusion était la même >> ;
et, baisant la main de sa femme, il allait sortir
lorsque celle-ci l'arrêta :
« Kostia, sais-tu qu'il ne me reste plus que
cinquante roubles ? Je ne fais pas de dépenses
inutiles, il me semble, ajouta-t-elle en voyant le
visage de son mari se rembrunir ; cependant l'ar-
gent disparaît si vite qu'il faut que notre organi-
sation pèche de quelque côté.
— Nullement, répondit I^evine avec tme petite
toux qu'elle savait être un signe de contrariété.
J'entrerai à la Banque. D'ailleurs j'ai écrit à l'in-
402 ANNA KARÉNINE.
tendant de vendre le blé et de toucher d'avance
le loyer du moulin. L'argent ne manquera pas.
— Je regrette parfois d'avoir écouté maman ;
je vous fatigue tous à m' attendre, nous dépensons
im argent fou : pourquoi ne sommes-nous pas
restés à la campagne ? Nous y étions si bien !
— Moi, je ne regrette rien de ce que j'ai fait
depuis notre mariage.
— Est-ce vrai ? dit-elle en le regardant bien
en face. A propos, sais-tu que la position de Dolly
n'est plus tenable ? nous en avons causé hier
avec maman et Arsène (le mari de sa sœur Na-
thalie), et ils ont décidé que vous parleriez sérieu-
sement à Stiva, car papa n'en fera rien.
— Je suis prêt à suivre l'avis d'Arsène, maïs
que veux-tu que nous y fassions ? En tout cas,
j'entrerai chez les Lvof, et peut-être alors irai- je
au concert avec Nathalie. »
Le vieux Kousma, qui remplissait en ville les
fonctions de majordome, apprit à son maître en
le reconduisant qu'un des chevaux boitait. Levine
avait cherché, en s'installant à Moscou, à s'or-
ganiser une écurie convenable qui ne lui coûtât
pas trop cher ; mais il fut obligé de reconnaître
que des chevaux de louage étaient moins dispen-
dieux, car pour ménager ses bêtes il prenait des
isvoschiks à chaque instant. C'est ce qu'il fit
encore ce jour-là, s'habituant peu à peu à trancher
d'im mot les difficultés qui représentaient une
dépense. Le premier billet de cent roubles lui avait
seul été pénible à dépenser : il s'agissait d'acheter
I
ANNA KARÉNINE. 403
des livrées aux domestiques, et, en songeant que
cent roubles représentaient les gages de deux ou-
vriers à l'année, ou de trois cent journaliers, Levine
avait demandé si les livrées étaient indispensables.
Le profond étormement de la princesse et de Kitty
à cette question Im ferma la bouche. Au second
billet de cent roubles (pour l'achat des provisions
nécessaires à un grand dîner de famille) il hésita
moins, quoiqu'il supputât encore mentalement
le nombre de mesures d'avoine représenté par cet
argent. Depuis lors, les billets s'envolaient, pareils
à de petits oiseaux ; I^evine ne se demanda plus si
le plaisir acheté par son argent était proportioimé
au mal qu'il donnait à gagner, il oublia ses principes
arrêtés sur le devoir de vendre son blé au plus haut
prix possible, il ne songea même plus à se dire que
le train qu'il menait l'endetterait promptement.
Avoir de l'argent à la Banque pour subvenir
aux besoins journaliers du ménage fut dorénavant
son seul objectif ; jusqu'ici il n'avait pas été gêné,
mais la demande de Kitty venait de le troubler !
Comment se procurerait-il de l'argent plus tard ?
Plongé dans ses réflexions, il monta en isvosckik
et se rendit chez Katavasof.
CHAPITRE III
IvEviNE s'était beaucoup rapproché de son
camarade d'Université ; tout en admirant son
jugement, « il pensait que la netteté des con-
404 ANNA KARÉNINE.
ceptions de Katavasof découlait de la pauvreté
de la nature de son ami ; Katavasof pensait que
l'incohérence d'idées de Levine provenait d'un
manque de discipline dans l'esprit ; mais la clarté
de Katavasof plaisait à Levine, et la richesse
d'une pensée indisciplinée chez ce dernier était
agréable à l'autre ». Le professeur avait décidé
L,evine à lui lire une partie de son ouvrage ; frappé
par l'originaUté de quelques points de vue, il pro-
posa à Ivcvine de le mettre en rapports avec im
savant éminent, le professeur Métrof, qui se trou-
vait momentanément à Moscou, et auquel il avait
parlé des travaux de son ami.
La présentation se fit très cordialement ce
jour-là. Métrof, homme aimable et bienveillant, com-
mença par aborder la question à l'ordre du jour :
le soulèvement du Monténégro ; il parla de la situa-
tion politique, et cita quelques paroles significa-
tives prononcées par l'Empereur et qu'il tenait
de source certaine ; ce à quoi Katavasof opposa
des paroles d'un sens diamétralement opposé et
de source également certaine, laissant Levine
libre de choisir entre les deux versions.
« Monsieur est l'auteur d'tm travail sur l'éco-
nomie rurale, dont l'idée fondamentale me plaît
beaucoup en ma qualité de naturaliste. Il tient
compte du milieu dans lequel l'homme vit et se
développe, ne l'envisage pas en dehors des lois
zoologiques, et l'étudié dans ses rapports avec
la nature.
— C'est fort intéressant, dit Métrof.
ANNA KARÉNINE. 405
— Mont but était simplement d'écrire tm livre
d'agronomie, dit Levine en rougissant, mais malgré
moi, en étudiant l'instrument principal, le travail-
leur, je suis arrivé à des conclusions fort imprévues.
Et Levine développa ses idées, tout en tâtant
prudemment le terrain, car il savait à Métrof des
opinions opposées à l'enseignement politico-éco-
nomique du moment, et doutait du degré de sym-
pathie qu'il lui accorderait.
« En quoi le Russe, selon vous, diffère-t-il des
autres peuples en tant que travailleur ? Est-ce au
point de vue que vous qualifiez de zoologique, ou
à celui des conditions matérielles dans lesquelles
il se trouve ? »
Cette façon de poser la question prouvait à Levine
une divergence d'idées absolue ; il continua néan-
moins à exposer sa thèse, qui consistait à démontrer
que le peuple russe ne peut avoir les mêmes rap-
ports avec la terre que les autres nations euro-
péennes, par ce fait qu'il se sent d'instinct prédes-
tiné à coloniser d'immenses espaces encore incultes.
« Il est aisé de se tromper sur les destinées géné-
rales d'un peuple en formant des conclusions pré-
maturées, remarqua Métrof en interrompant Levine,
et quant à la situation du travailleur, elle dépendra
toujours de ses rapports avec la terre et le capital. »
Et, sans donner à Levine le temps de répliquer,
il lui expliqua en quoi ses propres opinions diffé-
raient de celles qui avaient cours. Levine n'y com-
prit rien, et ne chercha même pas à comprendre ;
pour Itii, Métrof, comme tous les économistes, n'étu-
4o6 ANNA KARÉNINE.
diait la situation du peuple russe qu'au point de
vue du capital, du salaire et de la rente, tout en
convenant que, pour la plus grande partie de la
Russie, la rente était nulle, le salaire consistait à
ne pas mourir de faim, et le capital n'était repré-
senté que par des outils primitifs. Métrof ne diffé-
rait des autres représentants de l'école que par une
théorie nouvelle sur le salaire, qu'il démontra lon-
guement. Après avoir essayé d'écouter, d'inter-
rompre pour exprimer son idée personnelle, et prou-
ver ainsi combien peu ils pouvaient s'entendre,
Levine finit par laisser parler Métrof, flatté au fond
de voir un homme aussi savant le prendre pour
confident de ses idées, et lui témoigner autant de
déférence ; il ignorait que l'éminent professeur,
ayant épuisé ce sujet avec son entourage habituel,
n'était pas fâché de trouver un auditeur nouveau,
et qu'il aimait d'ailleurs à causer des questions qui
le préoccupaient, trouvant qu'une démonstration
orale contribuait à lui en élucider à lui-même cer-
tains points.
« Nous allons nous mettre en retard », fit enfin
remarquer Katavasof consultant sa montre.
« Il y a aujourd'hui séance extraordinaire à
l'Université à l'occasion du jubilé de cinquante ans
de Swintitch, ajouta-t-il en s'adressant à Levine ;
j'ai promis de parler sur ses travaux zoologiques.
Viens avec nous, ce sera intéressant.
— Oui, venez, dit Métrof, et après la séance
faites-moi le plaisir de venir chez moi pour me hre
votre ouvrage ; je l'écouterai avec plaisir.
ANNA KARÉNINE. 407
— C'est une ébauche indigne d'être produite,
mais je vous accompagnerai volontiers. »
Quand ils arrivèrent à l'Université, la séance était
déjà commencée ; six personnes entouraient une
table couverte d'un tapis, et l'une d'elles faisait
une lecture ; Katavasof et Métrof prirent place
autour de la table ; Levine s'assit auprès d'un
étudiant et lui demanda à voix basse ce qu'on lisait.
« La biographie. »
Levine écouta machinalement la biographie, et
apprit diverses particularités intéressantes sur la
vie du savant dont on fêtait le souvenir. Après ce
morceau vint une pièce de vers, puis Katavasof lut
d'une voix puissante une notice sur les travaux de
Swintitch. Après cette lecture, Levine, voyant
l'heure avancer, s'excusa auprès de Métrofî de ne
pouvoir passer chez lui et s'esquiva ; il avait eu le
temps, pendant la séance de réfléchir à l'inutilité
d'un rapprochement avec l'économiste pétersbour-
geois ; s'ils étaient destinés l'un et l'autre à tra-
vailler avec fruit, ce ne pouvait être qu'en pour-
suivant leurs études chacim de son côté.
CHAPITRE IV
IVOF, le mari de Nathalie, chez lequel Le\nne se
rendit en quittant l'Université, venait de se fixer
à Moscou pour y surveiller l'éducation de ses jeunes
fils ; lui-même avait fait ses études à l'étranger, et
avait passé sa vie dans les principales capitales de
l'Europe, où l'appelaient des fonctions diploma-
4o8 ANNA KARÉNINE.
tiques. Malgré une différence d'âge assez consi-
dérable et les opinions très dissemblables, ces deux
hommes s'étaient pris d'amitié l'un pour l'autre.
Levine trouva son beau-frère entenue d'intérieur,
lisant avec un pince-nez, debout devant un pupitre ;
le visage de hvoi, d'ime expression encore pleine
de jeunesse, et auquel une chevelure frisée et ar-
gentée donnait im air aristocratique, s'éclaira d'un
sourire en voyant entrer Levine, qui ne s'était pas
fait annoncer.
« J'allais envoyer prendre des nouvelles de Kitty,
dit-il ; comment va-t-elle ? et il avança un fauteuil
américain à bascule. Mettez-vous là, vous y serez
mieux. Avez-vous lu la circulaire du Journal de
Saint-Pétersbourg? Elle est fort bien », demanda- t-il
avec un léger accent français.
I^vine raconta ce qui lui avait été dit des bruits
en circulation à Pétersbourg, et après avoir épuisé
la question politique, il conta son entretien avec
Métrof, et la séance de l'Université.
« Combien je vous envie vos relations avec cette
société de professeurs et de savants ! dit Lvof , qui
l'avait écouté avec le plus vif intérêt. Je ne pour-
rais, il est vrai, en profiter comme vous, faute de
temps et d'une instruction suffisante.
— Je me permets de douter de ce dernier point,
répondit en souriant I^evine, que cette humiUté
toucha par sa simplicité.
— Vous ne sauriez croire à quel point je le cons-
tate, maintenant que je m'occupe de l'éducation de
mes fils ; non seulement il s'agit de me rafraîchir
ANNA KARÉNINE. 409
la mémoire, mais il me faut refaire mes études. Vous
en riez ?
— Bien au contraire, vous me servez d'exemple
pour l'avenir, et j'apprends en vous voyant avec
vos enfants comment il me faudra remplir mes
devoirs envers les miens.
— Oh ! l'exemple n'a rien de remarquable.
— Si fait, car jamais je n'ai vu d'enfants mieux
élevés que les vôtres. »
Lvof ne dissimula pas un sourire de satisfaction.
En ce moment la belle Mme lyvof, en toilette de
promenade, les interrompit.
« Je ne vous savais pas ici, dit-elle à Levine ;
comment va Kitty ? Vous savez que je dîne avec
elle aujourd'hui ? »
Les plans de la journée furent discutés entre les
époux, et Levine s'offrit pour accompagner sa belle-
sœur au concert. Au moment de partir il se rappela
la commission de Kitty au sujet de Stiva.
« Oui, je sais, dit Lvof, maman veut que nous
lui fassions de la morale, mais que pviis-je lui dire ?
— Eh bien, je m'en charge », s'écria Levine en
souriant, et il courut rejoindre sa belle-sœur, qui
l'attendait au bas de l'escalier, enveloppée de four-
rures blanches.
CHAPITRE V
On exécutait ce jour-là deux œuvres nouvelles à
la matinée musicale qui se donnait dans la salle de
410 ANNA KARÉNINE.
l'Assemblée : une fantaisie sur le Roi Lear de la
steppe et un quatuor dédié à la mémoire de Bach.
Leviue avait un grand désir de se former une opi-
nion sur ces œuvres écrites dans un esprit nouveau,
et, pour ne subir l'influence de personne, il alla s'ados-
ser à une colonne, après avoir installé sa belle-sœur,
décidé à écouter consciencieusement et attentive-
ment. Il évita de se laisser distraire par les gestes du
chef d'orchestre, par les toilettes des dames, par la
vue de toutes ces physionomies oisives, venues au
concert pour tout autre chose que la musique. Il évita
surtout les amateurs et les connaisseurs, qui parlent
si volontiers, et debout, les yeux fixés dans l'espace,
il s'absorba dans une profonde attention. Mais plus
il écoutait la fantaisie sur le Roi Lear, plur il sentait
l'impossibilité de s'en former une idée nette et pré-
cise ; sans cesse la phrase musicale, au moment de
se développer, se fondait en une autre phrase, ou
s'évanouissait, en laissant pour unique impression
celle d'une pénible recherche d'instrumentation.
Les meilleurs passages venaient mal à propos, et
la gaîté, la tristesse, le désespoir, la tendresse, le
triomphe, se succédaient avec l'incohérence des im-
pressions d'un fou, pour disparaître de même.
Levine quand le morceau se termina brusque-
ment, fut étonné de la fatigue que cette tension
d'esprit lui avait causée ; il se fit l'effet d'un sourd
qui regarderait danser, et, en écoutant les applau-
dissements de l'auditoire, il voulut comparer ses
impressions à celles de gens compétents.
On se levait de tous côtés pour se rapprocher
ANNA KARÉNINE. 4^1
et causer dans l'entr'acte des deux morceaux, et
il put joindre Pestzof, qui parlait à l'un des prin-
cipaux connaisseurs de musique.
« C'est étonnant! disait Pestzof de sa voix de
basse. Bonjour, Constantin Dmitritch. Le passage
le plus riche en couleur, le plus sculptural, dirais-je,
est celui où Cordelia apparaît, où la femme, « das
ewig Weibliche », entre en lutte avec la fatalité.
N'est-ce pas ?
— Pourquoi Cordelia ? demanda timidement Le-
vine qui avait absolument oublié qu'il s'agissait
du roi Lear.
— Cordelia apparaît, voyez-vous ? dit Pestzof
indiquant le programme à Levine, qui n'avait pas
remarqué le texte de Shakespeare traduit en russe
et imprimé sur le revers du programme. On ne peut
suivre sans cela. » L'entr'acte se passa à discuter
les mérites et les défauts des tendances wagné-
riennes, Levine s'efïorçant de démontrer que Wa-
gner avait tort d'empiéter sur le domaine des autres
arts, Pestzof voulant prouver que l'art est un, et
que pour arriver à la grandeur suprême il faut que
toutes les manifestations en soient réunies en un
seul faisceau.
L'attention de Levine était épuisée ; il n'écouta
plus le second morceau, dont la simplicité affectée fut
comparée par Pestzof à une peinture préraphaëlique
et aussitôt après le concert il se hâta de rejoindre
sa belle-sœur. En sortant, après avoir rencontré
des personnes de connaissance avec lesquelles il
échangea les mêmes remarques politiques et musi-
412 ANNA KARÉNINE.
cales, il aperçut le comte Bohl, et la visite qu'il
devait faire lui revint à l'esprit.
« Allez-y bien vite, dit Nathalie, à laquelle il
confia ses remords, et qu'il devait accompagner à
une séance publique d'un comité slave. Peut-être
la comtesse ne reçoit-elle pas. Vous viendrez ensuite
me rejoindre. »
CHAPITRE VI
« On ne reçoit peut-être pas ? demanda I^evine
en entrant dans le vestibule de la maison Bohl.
— Si fait, veuillez entrer », répondit le suisse en
ôtant résolument la fourrure du visiteur.
« Quel ennui ! pensa lyevine qui retirait un de
ses gants en soupirant, et tournait mélancolique-
ment son chapeau entre ses mains. Que vais-je leur
dire ? Et que suis-je venu faire ici ! »
Dans le premier salon il rencontra la comtesse
qui donnait d'un air sévère des ordres à un domes-
tique ; son visage se radoucit en apercevant I^evine,
et elle le pria d'entrer dans un boudoir où ses deux
filles causaient avec un officier supérieur. Levine
entra, salua, s'assit près d'un canapé, et posa son
chapeau entre ses genoux.
« Comment va votre femme ? Vous venez du
concert ? nous n'avons pu y aller », dit une des
jeunes filles.
L,a comtesse parut, s'assit sur le canapé et, se tour-
nant vers I^evine, reprit la série des mêmes ques-
ANNA KARÉNINE. 413
lions : la santé de Kitty, le concert, et ajouta pour
varier quelques détails sur la mort subite d'une amie.
« Avez-vous été hier à l'Opéra ?
— Oui.
— La Lucca a été superbe. »
Et ainsi de suite jusqu'à ce que le supérieur se
levât, saluât et sortit.
IvCvine fit mine de suivre cet exemple, mais un
regard étonné de la comtesse le retint : le moment
n'était pas venu. Il se rassit, tourmenté de la sotte
figure qu'il faisait, et de plus en plus incapable de
trouver un sujet de conversation.
« Irez- vous à la séance du comité ? demanda
la comtesse : on dit qu'elle sera intéressante.
— J'ai promis d'y aller chercher ma belle-sœur. »
Nouveau silence, pendant lequel les trois dames
échangèrent un regard.
« Il doit être temps de partir », pensa Levine, et
il se leva. Les dames ne le retinrent plus, lui ser-
rèrent la main et le chargèrent de mille choses pour
sa femme.
Le suisse en lui remettant sa pelisse, lui demanda
son adresse, et l'inscrivit gravement dans un su-
perbe livre relié.
— Au fond, tout cela m'est bien égal, pensa Levine,
mais, bon Dieu, qu'on a l'air bête ! et combien tout
cela est inutile et ridicule. »
Il alla chercher sa belle-sœur, la ramena chez lui,
y trouva Kitty en bonne santé, et se rendit au club,
où il devait rejoin4re son beau-père.
414 ANNA KARÉNINE.
CHAPITRE VII
IvEviNE n'avait pas remis le pied au club depuis
le temps où, après avoir terminé ses études, il passa
un hiver à Moscou ; mais ses souvenirs à demi effa-
cés se réveillèrent devant le grand perron, au fond
de la vaste cour circulaire, lorsqu'il vit le suisse
lui ouvrir, en le saluant, la porte d'entrée et l'inviter
à quitter ses galoches et sa fourrure avant de monter
au premier. Comme autrefois il éprouva une espèce
de bien-être auquel se joignit le sentiment de se
trouver en bonne compagnie.
« Voilà longtemps que nous n'avons eu le plaisir
de vous voir, dit le second suisse qui le reçut au haut
de l'escalier et auquel tous les membres du club,
ainsi que toute leur parenté, étaient connus. Le
prince vous a inscrit hier ; Stépane Arcadiévitch
n'est pas encore arrivé. »
Levine, en entrant dans la salle à manger trouva
les tables presque entièrement occupées ; parmi les
convives il reconnut des figures amies : le vieux
prince, Swiagesky, Serge Ivanitch, Wronsky ; et
tous, jeunes et vieux, semblaient avoir déposé leurs
soucis au vestiaire avec leurs fourrures, pour ne plus
songer qu'à jouir des douceurs de la vie.
« Tu viens tard, dit le vieux prince, tendant la
main à son gendre par-dessus l'épaule et en sou-
riant. Comment va Kitty ? ajouta-t-il en intro-
duisant un coin de sa serviette dans une boutonnière
de son gilet.
ANNA KARÉNINE. 4t5
— Elle va bien et dîne avec ses deux sœurs.
■ — Tant mieux ; tiens, va vite te mettre à cette
table là-bas, ici tout est pris, dit le prince en pre-
nant avec précaution une assiettée d'ouha*^ de la
main d'im domestique.
— Par ici, Levine », cria une voix joviale au fond
de la salle. C'était Tourovtzine assis près d'un jeune
officier et gardant deux places qu'il destinait à
Oblonsky et à Levine. Celui-ci prit avec plaisir une
des chaises réservées, et se laissa présenter au jeune
officier.
« Ce Stiva est toujours en retard.
— Le voici.
— Tu viens d'arriver, n'est-ce pas ? demanda
Oblonsky à Levine lorsqu'il fut près de lui. Allons
prendre un verre d'eau-de-vie. »
Et avant de commencer leur dîner les deux amis
s'approchèrent d'une grande table sur laquelle une
zakouska des plus variées était dressée ; Stépane
Arcadiévitch trouva moyen néanmoins de demander
un hors-d' œuvre spécial, qu'un laquais en livrée
s'empressa de lui procurer.
Aussitôt après le potage on fit servir du Cham-
pagne ; Levine avait faim, il mangea et but avec un
grand plaisir, s'amusant de bon cœur des conversa-
tions de ses voisins. On raconta des anecdotes un
peu légères, on se porta des toasts réciproques en
faisant disparaître les bouteilles de Champagne l'une
après l'autre ; on parla chevaux, courses, et l'on
I. Soupe au sterlet.
n 14
4i6 ANKA KARÉNINE.
cita le trotteur de Wronsky, Atlas, qui venait de
gagner un prix.
« Et voilà l'heureux propriétaire lui-même »,
dit Stépane Arcadiévitch vers la fin du dîner, se
renversant en arrière sur sa chaise, pour tendre la
main à Wronsky qu'accompagnait un colonel de
la Garde d'une stature gigantesque ; Wronsky se
pencha vers Oblonsky, lui murmura d'un air de
bonne humeur quelques mots à l'oreille, et avec un
sourire aimable tendit la main à I^evine.
« Enchanté de vous rencontrer, lui dit-il, je vous
ai cherché dans toute la ville après les élections :
vous aviez disparu.
— Cest vrai, je me suis esquivé le même jour.
Nous venons de parler de votre trotteur, je vouti en
fais mon compliment.
— N'élevez-vous pas aussi des chevaux de
course ?
— Moi, non ; mais mon père avait une écurie, et
par tradition je m'y connais.
— Où as-tu dîné, demanda Oblonsky.
— A la seconde table derrière les colonnes.
— On l'a accablé de félicitations ; c'est joli, un
second prix impérial ! Ah ! si je pouvais avoir la
même chance au jeu ! dit le grand colonel.
— C'est Yavshine », dit Tourovtzine à Levine en
voyant le géant se diriger vers la chambre dite in-
fernale.
Wronsky s'attabla près d'eux, et, sous l'influence
du vin et de l'atmosphère sociable du club, Levine
causa cordialement avec lui ; heureux de ne plus
ANNA KARÉNINE. 417
sentir de haine contre son ancien rival, il fit même
mie allusion à la rencontre qui avait eu lieu chez
la princesse Marie Borisowna.
« ^Marie Borisowna ? quelle femme ! s'écria Sté-
pane Arcadiévitch, et il conta sur la vieille dame
une anecdote qui fit rire tout le monde, et princi-
palement Wronsky.
— Eh bien, messieurs, si nous avons fini, sortons,
dit Oblonsky.
CHAPITRE VIII
LëVINE qviitta la salle à manger avec un singulier
sentiment de légèreté dans les mouvements, et ren-
contra son beau-père dans le salon voisin.
« Que dis-tu de ce temple de l'indolence ? de-
manda le vieux prince en prenant son gendre sous
le bras ; viens faire tm tour.
— Je ne demande pas mieux, car cela m'inté-
resse.
— Moi aussi, mais autrement que toi. Quand tu
vois des bonshommes comme ceux-ci, dit-il en mon-
trant tm vieux monsieur voûté, à la lèvre tombante,
qui avançait péniblement chaussé de bottes de
velours, tu crois volontiers qu'ils sont nés gâteux,
et cela te fait sourire ; tandis que moi je les regarde
en me disant qu'un de ces jours je traînerai la patte
comme eux ! »
Tout en causant et en saluant leurs amis au
passage, les deux hommes traversèrent les salons
4i8 ANNA KARÉNINE.
où l'on jouait aiix échecs, pour arriver au billard,
où un groupe de joueurs s'était rassemblé autour
de quelques bouteilles de Champagne ; ils jetèrent
un coup d'œil à la chambre infernale : Yavshine,
entouré de parieurs, y était déjà installé. Ils en-
trèrent avec précaution dans la salle de lecture : un
homme jeime et de méchante humeur y feuilletait
des journaux sous la lampe, près d'un général
chauve absorbé par sa lecture. Ils pénétrèrent éga-
lement dans une pièce que le prince avait surnom-
mée le « salon des gens d'esprit », et y trouvèrent
trois messieurs discourant sur la poUtique.
« Prince, on vous attend », vint annoncer tm des
partenaires de la partie du vieux prince, qui le
cherchait de tous côtés.
Resté seul, Levine écouta encore les trois mes-
sieurs ; puis, se rappelant toutes les conversations
du même genre entendues depuis le matin, il
éprouva un ennui si profond qu'il se sauva pour
chercher Tourovtzine et Oblonsky, avec lesquels au
moins on ne s'ennuyait pas.
Ceux-ci étaient restés dans la salle de billard, où
Stépane Arciadiévitch et Wronsky causaient dans
un coin près de la porte.
« Ce n'est pas qu'elle s'ennuie, mais cette indé-
cision l'énervé », entendit Levine en passant. H
voulut s'éloigner, mais Stiva l'appela.
— Ne t'en va pas, Levine, dit-il, les yexix hu-
mides comme il les avait toujours après un moment
d'attendrissement ou après boire, et ce jour-là
c était l'un et l'autre.
ANNA KARÉNINE. 419
— C'est mon meilleur, mon plus cher ami, dit-il
en s' adressant à Wronsky, et, comme toi aussi tu
m'es cher, je voudrais vous rapprocher et vous voir
amis ; vous êtes dignes de l'être.
— Il ne nous reste qu'à nous embrasser, répondit
Wronsky gaiement, offrant à Levine une main que
celui-ci serra avec cordialité.
— Enchanté, enchanté !
— Ehi Champagne, s'écria Oblonsky à un domes-
tique.
— Je le suis également, dit Wronsky ; — cepen-
dant malgré cette mutuelle satisfaction ils ne surent
que dire.
— Tu sais qu'il ne connaît pas Anna, fit remar-
quer Oblonsky, et je veux le Im présenter.
— Elle en sera ravie, répondit Wronsky ; je vous
aurais priés de partir immédiatement, mais je suis
inquiet de Yavshine et je veux le surveiller.
— Il est en train de perdre ?
— Tout ce qu'il possède ; moi seul ai quelque
influence sur lui, dit Wronsky. » Et au bout d'un
moment il les quitta pour rejoindre son ami.
« Pourquoi n'irions-nous pas chez Anna sans lui ?
dit Oblonsky en prenant Levine par le bras quand
ils furent setds. Il y a longtemps que je lui promets
de t' amener. Que fais-tu ce soir ?
— Rien de particuUer ; aUons-y, si tu le désires.
— Parfait. Fais avancer ma voiture », dit
Oblonsky en s' adressant à un laquais.
Et les deux hommes quittèrent le billard.
430 ANNA KARÉNINE.
CHAPITRE IX
« La voiture du prince Oblonsky? » s'écria le
suisse d'une voix tonnante.
La voiture avança, les deux amis y montèrent,
et l'impression de bien-être physique et moral
éprouvée par Levine à son entrée au club persista
tant qu'ils restèrent dans la cour ; mais les cris des
isvoschiks dans la rue, les secousses de l'équipage
et l'aspect de l'enseigne rouge d'un cabaret borgne
le ramenèrent à la réalité ; il se demanda s'il avait
raison d'aller chez Anna ? Que dirait Kitty ? Sté-
pane Arcadiévitch, comme s'il eût deviné ce qui
se passait dans l'esprit de son compagnon, coupa
court à ses méditations.
« Combien j e suis heureux de te la faire connaître !
Tu sais que DoUy le désire depuis longtemps. Lvof
aussi va chez elle. Bien qu'elle soit ma sœur, je ne
peux pas nier la haute supériorité d'Anna : c'est
une femme remarquable ; malheureusement sa si-
tuation est plus triste que jamais.
— Pourquoi cela ?
— Nous négocions un divorce, son mari y con-
sent, mais il surgit des difficultés à cause de l'enfant,
et depuis trois mois l'affaire n'avance pas. Dès que
le divorce aura été prononcé, elle épousera Wronsky,
et sa position deviendra aussi régulière que la tienne
ou la mienne.
— En quoi consistent ces difûcviltés ?
ANNA KARENINE. 421
— Ce serait trop long à te les raconter. Quoi qu'il
en soit, la voilà depuis trois mois à Moscou, où elle
est connue de tout le monde, et elle n'y voit pas
d'autres femmes que Dolly, parce qu'elle ne veut
s'imposer à personne. Croirais-tu que cette sotte
de princesse Barbe lui a fait entendre qu'elle la
quittait par convenance? Une autre qu'Anna se
trouverait perdue, mais tu vas voir si elle s'est au
contraire organisé une vie digne et bien remplie.
— À gauche, en face de l'église », cria Oblonsky
au cocher, se penchant par la fenêtre et rejetant sa
fourrure en arrière, malgré douze degrés de froid.
« N'a-t-elle donc pas une fille dont elle s'occupe ?
— Tu ne connais pas d'autre rôle à la femme que
celvii de couveuse ! certainement oui, elle s'occupe
de sa fille, mais elle n'en fait pas parade. Ses occu-
pations sont d'un ordre intellectuel : elle écrit. Je
te vois sourire et tu as tort ; ce qu'elle écrit est des-
tiné à la jeunesse, elle n'en parle à personne, sinon
à moi qui ai montré le manuscrit à Varkouef, l'édi-
teur. Comme il écrit lui-même, il s'y connaît, à son
avis c'est une chose remarquable. Ne t'imagine
pas au moins qu'elle pose pour le bas-bleu. Anna
est avant tout une femme de cœur. Elle s'est aussi
chargée d'une petite Anglaise et de sa famille.
— Par philanthropie ?
— Pourquoi y chercher im ridicule ? Cette fa-
mille est celle d'un dresseur anglais, très habile dans
son métier, que Wronsky â employé ; le malheu-
reux, perdu de boisson, a abandonné femme et en-
fants : Anna s'est intéressée à cette infortunée et a
422 ANNA KARENINE.
fini par se charger des enfants, mais pas seulement
pour leur donner de l'argent, car elle enseigne elle-
même le russe à un des garçons afin de le faire entrer
au gymnase, et garde la petite fille chez elle. »
La voiture entra en ce moment dans la cour ;
Stépane Arcadiévitch sonna à la porte devant la-
laquelle ils s'étaient arrêtés, et, sans demander si
on recevait, se débarrassa de sa fourrure dans le
vestibule. Levine, de plus en plus inquiet surla con-
venance de la démarche qu'il faisait, imita cepen-
dant cet exemple. Il se trouva très rouge en se
regardant au miroir, mais, sûr de ne pas être gris, il
monta l'escalier à la suite d'Oblonsky. Un domes-
tique les reçut au premier et, questionné famifière-
ment par Stépane Arcadiévitch, répondit que
madame était dans le cabinet du comte avec M. Var-
kouef.
Ils traversèrent ime petite salle à manger en boi-
serie et entrèrent dans ime pièce faiblement éclairée
où un réflecteur placé près d'im grand portrait
répandait ime lumière très douce sur l'image d'une
ferame aux épaules opulentes, aux cheveux noirs
frisés, au sourire pensif, au regard troublant. Levine
demeura fasciné : une créature aussi belle ne pouvait
exister dans la réalité. C'était le portrait d'Anna
fait par Mikhaïlof en Italie.
« Je suis charmée... » dit une voix qui s'adressait
évidemment au nouveau venu. Cétait Anna, qui,
dissimulée par im treillage de plantes grimpantes,
se levait pour accueillir ses visiteurs. Et dans la
demi-obscurité de la chambre Levine recormut l'ori-
ANNA KARÉNINE. 423
ginal du portrait, en toilette simple et montante,
qui ne prêtait pas au déploiement de sa beauté, mais
ayant ce charme souverain si bien compris de l'ar-
tiste.
CHAPITRE X
Elle s'avança vers lui et ne dissimula pas le plai-
sir que lui causait sa visite ; avec l'aisance et la
simplicité d'une femme du meilleur monde, elle
lui tendit une petite main énergique, le présenta
à Varkouef et lui nomma la jeime fille assise avec
son ouvrage près de la table.
« Je suis très heureuse de faire votre connais-
sance, car il y a longtemps que vous ne m'êtes plus
un étranger, grâce à Stiva et à votre femme. Je
n'oublierai jamais l'impression que celle-ci m'a
faite ; on ne peut comparer cette charmante per-
sonne qu'à une jolie fleur ; et j'apprends qu'elle
sera bientôt mère ? »
Elle parlait sans se presser, regardant tour à
tour Levine et son frère, et mettant son nouveau
visiteur à l'aise, comme s'ils se fussent connus depuis
leur enfance.
Oblonsky lui demanda si on pouvait fumer.
— C'est pour cela que nous nous sommes réfugiés
dans le cabinet d'Alexis », répondit-elle en avan-
çant un porte-cigarettes d'écaillé à Levine, après y
avoir pris une cigarette.
« Comment vas-tu aujourd'hui ? dit Stiva.
424 ANNA KARÉNINE.
— Pas mal ; un peu nerveuse, comme toujours.
— N'est-ce pas qu'il est beau ? fit Stépane Ar-
cadiévitch, remarquant l'admiration de Levine
pour le portrait.
— Je n'ai rien vu de plus parfait.
— Ni de plus ressemblant », ajouta Varkouef.
Le visage d'Anna brilla d'un éclat tout particulier
lorsque, pour comparer le portrait à l'original, Le-
vine la regarda attentivement ; celvd-ci rougit, et
pour cacher son trouble demanda à Mme Karénine
quand elle avait vu Dolly.
« Dolly ? je l'ai vue avant-hier, très montée
contre les professeurs de Grisha au Gymnase,
qu'elle accuse d'injustice ; nous causions tout à
l'heure avec M. Varkouef des tableaux de Vot-
chanko ; les coimaissez-vous ?
— Oui », répondit Levine, et la conversation
s'engagea sur les nouvelles écoles de peinture et
sur les illustrations qu'un peintre français venait
de faire de la Bible. Anna causait avec esprit, mais
sans auctme prétention, s'effaçant volontiers pour
faire briller les autres, et, au lieu de se torturer
comme il l'avait fait le matin, Levine trouva agréa-
ble et facile soit de parler, soit d'écouter. A propos
du réalisme exagéré que Varkouef reprochait à la
peinture française, Levine fit remarquer que le réa-
lisme était une réaction, jamais la convention dans
l'art n'ayant été poussée aussi loin qu'en France.
« Ne plus mentir devient de la poésie », dit-il,
et il se sentit heureux de voir Anna rire en l'approu-
vant.
ANNA KARENINE. 425
« Ce que vous dites là caractérise également la lit-
térature, reprit-elle, Zola, Daudet ; il en est peut-
être toujours ainsi : on commence par rêver des
tj'pes imaginaires, un idéal de convention, mais, les
combinaisons faites, ces types paraissent ennuyeux
et froids, et l'on retombe dans le naturel.
— C'est juste, dit Varkouef.
— Ainsi vous venez du club ? » dit Anna à son
frère, se penchant vers lui pour lui parler à voix
basse.
« Voilà ime femme ! » pensa !Levine absorbé dans
la contemplation de cette physionomie mobile, qui
en causant avec Stiva exprimait tour à tour la cu-
riosité, la colère et la fierté ; mais l'émotion d'Aima
fut passagère ; elle ferma les yeux à demi comme
pour recueillir ses souvenirs, et, se tournant vers la
petite Anglaise :
« Please, order the tea in the drawing-room »,
dit-elle.
L'enfant se leva et sortit.
« A-t-elle bien passé son examen ? demanda
Stépane Arcadiévitch.
— Parfaitement, c'est une jeune fille pleine de
moyens et d'un naturel charmant.
— Tu finiras par la préférer à ta propre fille.
— Voilà bien un jugement d'homme ! Peut-on
comparer ces deux affections ? J'aime ma fille d'une
façon, celle-ci d'une autre.
— Ah ! si Anna Arcadievna voulait dépenser au
profit d'enfants russes la centième partie de l'acti-
vité qu'elle consacre à cette petite .inglaise, quels
426 ANNA KARÉNINE.
services son énergie ne rendrait-elle pas ! Elle ac-
complirait de grandes choses.
— Que voulez- vous ? cela ne se commande pas.
Le comte Alexis Kyrilovitch (elle regarda I^evine
d'un air timide en prononçant ce nom, et celui-ci
lui répondit par vm regard approbateur et respec-
tueux) m'a fort encouragée à visiter les écoles à la
campagne ; j'ai essa^'-é, mais n'ai jamais pu m'y
intéresser. Vous parlez d'énergie ? mais la base de
l'énergie, c'est l'amour, et l'amour ne se donne pas
à volonté. Je serais fort embarrassée de vous dire
pourquoi je me suis attachée à cette petite Anglaise.
Je n'en sais rien.
Elle regarda encore Levine comme pour lui prou-
ver qu'elle ne parlait que dans le but d'obtenir son
approbation, sûre d'avance cependant qu'ils se
comprenaient.
« Combien je suis de votre avis, s'écria celui-ci :
on ne saurait mettre son cœur dans ces questions
scolaires ; aussi les institutions philanthropiques
restent-elles généralement lettre morte.
— Oui, dit Aima après im moment de silence, je
n'ai jamais réussi à aimer tout vm ouvroir de vi-
laines petites filles, je n'ai pas le cœur assez large ;
pas même maintenant où j'aurais tant besoin d'oc-
cupation ! » ajouta-t-elle d'vm air triste et en s'a-
dressant à Levine, quoiqu'elle parlât à son frère.
Ptiis, fronçant le sourcil, comme pom* se reprocher
cette demi-confidence, elle changea de conversa-
tion.
« Vous avez la réputation d'être vm assez mé-
ANNA KARÉNINE. 427
diocre citoyen, dit-elle en souriant à Levine, mais
je vous ai toujotirs défendu.
— De quelle façon ?
— Cela dépendait des attaques. Mais si nous
allions prendre le thé, fit-elle en se levant et prenant
un livre relié sur la table.
— Donnez-le-moi, Anna Arcadievna, dit Var-
kouef en montrant le livre.
— Non, c'est trop peu de chose.
— Je Ivii en ai parlé, murmura Stépane Arca-
diévitch en désignant I^evine.
— Tu as eu tort, mes écrits ressemblent à ces
petits ouvrages faits par des prisonniers, qu'on
nous vendait jadis ; ce sont des œuvres de pa-
tience... » Levine fut frappé du besoin de sincérité
de cette femme remarquable, comme d'un charme
de plus ; elle ne voulait pas dissimuler les épines de
sa situation, et ce beau visage prit ime expression
grave qui l'embellit encore. Levine jeta un dernier
coup d'oeil au merveilleux portrait, tandis qu'Anna
prenait le bras de son frère, et un sentiment de ten-
dresse et de pitié s'empara de Itii. Mme Karénine
laissa les deux hommes passer au salon, et resta
en arrière pour causer avec Stiva. De quoi lui par-
lait-eUe ? Du divorce ? De Wronsky ? Levine ému
n'entendit rien de ce que lui raconta Varkowef sut
le livre écrit par la jeune femme. On causa pendant
le thé ; les sujets intéressants ne tarissaient pas, et
tous les quatre semblaient déborder d'idées ; mais
on s'arrêtait pour laisser parler son voisin, et tout
ce qui se disait prenait pour Levine un intérêt spé-
428 ANNA KARÉNINE.
ciai. 11 écoutait Anna, admirait son intelligence, la
culture de son esprit, son tact, son naturel, et cher-
chait à pénétrer les replis de sa vie intime, de ses
sentiments. Lui, si prompt à la juger et si sévère
jadis, ne songeait plus qu'à l'excuser, et la pensée
qu'elle n'était pas heureuse, et que Wronsky ne la
comprenait pas, lui serrait le cœur. Il était plus de
onze heures lorsque Stépane Arcadiévitch se leva
pour partir ; Varkouef les avait déjà quittés depuis
quelque temps, Levine se leva aussi, mais à regret ;
il croyait être là depuis un moment seulement !
« Adieu, lui dit Anna en retenant une de ses
mains dans les siennes avec un regard qui le troubla.
Je suis contente que la glace soit rompue. Dites à
\'otre femme que je l'aime comme autrefois, et si
elle ne peut me pardonner ma situation, dites-lui
combien je souhaite que jamais elle ne vienne à la
comprendre. Pour pardonner, il faut avoir souffert,
et que Dieu l'en préserve !
— Je le lui dirai », répondit Levine en rougissant,
CHAPITRE XI
« Pauvre et charmante femme ! » pensa Levine
en se retrouvant dans la rue à l'air glacé de la nuit.
« Que t'avais- je dit ? lui demanda Oblonsky en
le voyant conquis : n'avais-je pas raison ?
— Oui, répondit Levine d'un air pensif, cette
femme est vraiment remarquable, et la séduction
qu'elle exerce ne tient pas seulement à son esprit .*
on sent qu'elle a du cœur. Elle fait peine !
ANNA KARENINE. 429
— Dieu merci, tout s'arrangera j'espère ; mais
que ceci te prouve qu'il faut se méfier des jugements
té:uéraires. Adieu, nous allons de côtés différents. »
l/cvine rentra chez lui, subjugué par le charme
d'Anna, chercheuat à se rappeler les moindres inci-
dents de la soirée, et persuadé qu'il comprenait
cette personne supérieure.
Kousma en ouvrant la porte apprit à son maître
que Catherine Alexandre wna se portait bien, et
que ses sœurs venaient à peine de la quitter ; il lui
remit en même temps deux lettres, et Levine les
parcourut aussitôt. L'une était de son intendant,
qui ne trouvait pas acheteur pour le blé à un prix
convenable ; l'autre de sa sœur, qui lui reprochait
de négliger son affaire de tutelle.
« Eh bien, nous vendrons au-dessous de notre
prix, pensa- 1- il tranchant légèrement la première
question ; quant à ma sœur, elle est dans son droit
en me grondant, mais le temps passe si rapidement
que je n'ai pas trouvé le moyen d'aller au tribunal
aujourd'hui, et j'en avais cependant l'intention. »
Il se jura d'y aller le lendemain et, se dirigeant
vers la chambre de sa femme, jeta im coup d'œil
rétrospectif sur sa journée ; qu'avait-il fait, sinon
causer, toujours causer ? Aucun des sujets abordés
ne l'eût occupé à la campagne, ils ne prenaient
d'importance qu'ici, et, quoique ces entretiens
n'eussent rien de répréhensible, il se sentit comme
un remords au fond du cœur en se rappelant son
attendrissement de mauvais aloi sur Anna.
Kitty était triste et rêveuse ; le dîner des trois
430 ANNA KARENINE.
sœurs avait été gai ; cependant, I^evine ne ren-
trant pas, la soirée leur avait paru longue.
— « Qu'es-tu devenu ? lui demanda-t-elle, re-
marquant un éclat suspect dans ses yeux, mais
se gardant bien de le dire pour ne pas arrêter son
expansion.
— J'ai rencontré Wronsky au club et j'en suis
bien aise ; cela s'est passé naturellement, et do-
rénavant il n'y aura plus de gêne entre nous,
quoique mon intention ne soit pas de rechercher
sa société. » Et tout en disant ces mots il rougit,
car pour « ne pas rechercher sa société » il avait
été chez Anna en sortant du club. « Nous nous
plaignons des tendances du peuple à l'ivrognerie,
mais je crois que les hommes du monde boivent
tout autant, et ne se bornent pas à se griser les
jours de fête. »
Kitty s'intéressait beaucoup plus à la cause de la
rougeur subite de son mari qu'aux tendances du peu-
ple à l'ivrognerie ; aussi reprit-elle ses questions :
« Qu'as-tu fait après le dîner ?
— Stiva m'a tourmenté pour l'accompagner
chez Anna Arcadievna », répondit-il en rougis-
sant de plus en plus et ne doutant pas cette fois
du peu de convenance de sa visite.
Ivcs yeux de Kitty lancèrent des éclairs, mais
elle se contint et dit simplement :
« Ah!
— Tu n'es pas fâchée ? Stiva me l'a demandé
avec tant d'insistance, et je savais que Dolly le
désirait également.
AISTNA KARÉNINE. 431
— Oh non ! répondit-elle avec un regard qui
ne prédisait rien de bon.
— Cest vm.e charmante femme qu'il faut
plaindre, continua Levine, et il raconta la vie que
menait Anna, et transmit ses souvenirs à Kitty.
— De qui as-tu reçu une lettre ? »
Il le lui dit et, trompé par ce calme apparent,
passa dans son cabinet pour se déshabiller. Quand
il rentra, Kitty n'avait pas bougé ; assise à la
même place, elle le regarda approcher et fondit
en larmes.
« Qu'y a-t-il ? demanda-t-il inqviiet, compre-
nant la cause de ces pleurs.
— Tu t'es épris de cette affreuse femme, je
l'ai vu à tes yeux, elle t'a déjà ensorcelé. Et pou-
vait-il en être autrement ? Tu as été au club, tu
as trop bu, où pouvais-tu aller de là, sinon chez
une femme comme elle ? Non, cela ne saurait
durer ainsi : demain nous repartons. »
Levine eut fort à faire pour adoucir sa femme,
et n'y parvint qu'en promettant de ne plus retour-
ner chez Anna, dont la pernicieuse influence,
jointe à un excès de Champagne, avait troublé
sa raison. Ce qu'il confessa avec plus de sincérité
fut le mauvais effet que lui produisit cette vie
oisive passée à boire, manger et bavarder. Us cau-
sèrent fort avant dans la nuit, et ne parvinrent
à s'endormir que vers trois heures du matin, assez
réconciliés pour retrouver le sommeil.
432 ANNA KARÉNINE.
CHAPITRE XII
Après avoir pris congé de ses visiteurs, Anna
se mit à arpenter les appartements de long en
large. Elle ne se dissimulait pas que depuis un
certain temps ses rapports avec les hommes s'em-
preignaient d'une coquetterie presque involon-
taire, et s'avouait qu'elle avait fait son possible pour
tourner la tête à I^evine ; mais quoique celui-ci
lui eût plu, et qu'elle trouvât, comme Kitty, un
rapport secret entre lui et Wronsky, malgré cer-
tains contrastes extérieurs, ce n'est pas à lui qu'elle
songea. Une seule et même pensée la poursuivait.
a Pourquoi, puisque j'exerce ime attraction
aussi sensible sur un homme marié, amoureux de
sa femme, n'en ai- je plus sur lui ? Pourquoi de-
vient-il si froid ? Il m'aime encore cependant,
mais quelque chose nous divise ! Il n'est pas ren-
tré de la soirée, sous prétexte de surveiller Yavshine.
Yavshine est-il un enfant ? Il ne ment pourtant
pas ; ce qu'il tient à me prouver, c'est qu'il pré-
tend garder son indépendance ; je ne le conteste
pas, mais qu'a-t-il besoin de l'affirmer ainsi ? Ne
peut-il donc comprendre l'horreur de la vie que
je mène ? cette longue expectative d'tm dénoue-
ment qui ne vient pas ? Toujours aucune réponse !
et que puis- je faire ? que puis- je entreprendre en
attendant ? Rien, sinon me contenir, ronger mon
frein, me forger des distractions ! Et qu'est-ce
ANNA KARÉNINE. 433
que ces Anglais, ces lectures, ce livre, sinon autant
de tentatives pour m' étourdir, comme la mor-
phine que je prends la nuit ! Son amour seul me
sauverait ! » dit-elle, et des larmes de pitié sur
son propre sort lui jaillirent des yeux.
Un coup de sonnette bien connu retentit, et
aussitôt Anna, s' essuyant les yeux, feignit le plus
grand calme, et s'assit près de la lampe avec un
livre ; elle tenait à témoigner son mécontentement
non à laisser voir sa douleur. Wronsky ne devait
pas se permettre de la plaindre : c'est ainsi qu'elle-
même provoquait la lutte qu'elle reprochait à
son amant de vouloir engager. Wronsky entra,
l'air content et animé, s'approcha d'elle, et lui
demanda gaiement si elle ne s'était pas ennuyée.
a Oh non, c'est une chose dont je me suis désha-
bituée. Stiva et Levine sont venus me voir.
— Je le savais ; Levine te plaît-il ? demanda-
t-il en s'asseyant près d'elle.
— Beaucoup ; ils viennent à peine de partir.
Qu'as-tu fait de Yavshine ?
— Quelle terrible passion que le jeu! Il avait
gagné 17000 roubles, et j'étais parvenu à l'em-
mener, lorsqu'il m'a échappé ; en ce moment, il
reperd tout.
— Alors pourquoi le surveiller ? — dit Anna
relevant la tête brusquement et rencontrant le
regard glacé de Wronsky ; — après avoir dit à
Stiva que tu restais avec lui pour l'empêcher de
jouer, tu as bien fini par l'abandonner ?
— D'abord, je n'ai chargé Stiva d'aucune com-
434 ANNA KARÉNINE.
mission, puis je n'ai pas l'habitude de mentir,
répondit-il avec la froide résolution de lui résis-
ter, et enfin j'ai fait ce qu'il me convenait de
faire. »
« Anna, Anna, pourquoi ces récriminations ? »
ajouta-t-il après un moment de silence, tendant
sa main ouverte vers elle, dans l'espoir qu'elle y
placerait la sienne. Un mauvais esprit la retint.
« Certainement tu as fait comme tu l'entendais,
qui en doute ; mais pourquoi appuyer là-dessus ? »
répondit-elle, tandis que Wronsky retirait sa main
d'un air plus résolu encore.
« C'est une question d'entêtement, d'opiniâ-
treté pour toi, dit-elle, il s'agit de savoir qui d'entre
nous l'emportera. Si tu savais combien, lorsque
je te vois ainsi hostile, je me sens sur le bord d'un
abîme, combien j'ai peur de moi-même ! » Et,
prise de pitié pour son triste sort, elle détourna
la tête afin de lui cacher ses sanglots.
« Mais à quel propos tout cela ? dit Wronsky
effrayé de ce désespoir, et se penchant vers Anna
pour lui prendre la main et la baiser. Peux-tu
me reprocher de chercher des distractions au
dehors ? Est-ce que je ne fuis pas la société des
femmes ?
— Il ne manquerait plus que cela !
— Voyons, dis-moi ce qu'il faut que je fasse
pour te rendre heureuse, je suis prêt à tout pour
t' épargner une douleur ! dit-il ému de la voir si
malheureuse.
— Ce n'est rien, répondit-elle, la solitude, les
ANNA KARÉNINE. 435
nerfs ; n'en parlons plus. Raconte-moi ce qui s'est
passé aux courses ; tu ne m'en as encore rien dit »,
fit-elle, cherchant à dissimuler l'orgueil qu'elle
éprouvait d'avoir obligé ce caractère absolu à
plier devant elle.
Wronsky demanda à souper et, tout en man-
geant, lui raconta les incidents de la course ; mais
au son de sa voix, à son regard de plus en plus
froid, Anna comprit qu'elle payait la victoire
qu'elle venait de remporter, et qu'il ne lui par-
donnait pas les mots : « J'ai peur de moi-même,
je me sens sur le bord d'un abîme ». C'était une
arme dangereuse dont il ne fallait plus se servir;
il s'élevait entre eux comme un esprit de lutte,
elle le sentait, et n'était pas maîtresse, non plus
que Wronsky, de le dominer.
CHAPITRE XIII
QuEivQUKS mois auparavant, Levine n'aurait
pas cru possible de s'endormir paisiblement après
une journée comme celle qu'il venait de passer ;
mais on s'habitue à tout, surtout lorsqu'on voit
les autres faire de même. Il dormait donc tran-
quille, sans souci de ses dépenses exagérées, de
son temps gaspillé, de ses excès au club, de son
absurde rapprochement avec un homme jadis
amoureux de Kitty, et de sa visite, plus absurde
encore, à vme personne qui, après tout, n'était
qu'une femme perdue. Le bruit d'une porte qu'on
entr'ouvrait le réveilla en sursaut ; Kitty n'était
436 ANNA KARÉNINE.
pas auprès de lui, et derrière le paravent qui divi-
sait la chambre, il aperçut de la lumière.
« Qu'y a-t-il, Kitty, est-ce toi ?
— Ce n'est rien, répondit celle-ci apparaissant
une bougie à la main, et lui souriant d'un air signi-
ficatif. Je me sens un peu souffrante.
— Quoi ? cela commence ? s'écria-t-il effrayé,
cherchant ses vêtements pour s'habiller au plus
vite.
— Non, non ce n'est rien, c'est déjà passé »,
dit-elle le retenant de ses deux mains ; et s' ap-
prochant du ht elle éteignit la bougie et se recou-
cha. IvCvine était si fatigué que, malgré la frayeur
qu'il avait éprouvée en voyant sa femme appa-
raître une lumière à la main, il se rendormit aus-
sitôt ; quant aux pensées qui durent agiter cette
chère âme, tandis qu'elle restait ainsi couchée
auprès de lui, dans l'attente du moment le plus
solennel qui pût marquer la vie d'ime femme, il
n'y réfléchit que plus tard. Vers sept heures, Kitty,
partagée entre la crainte de l'éveiller et le désir de
lui parler, finit par lui toucher l'épaule.
« Kostia, n'aie pas peur, ce n'est rien, mais je
crois qu'il vaut mieux faire chercher lyisaveta
Petrovna. » Elle ralluma la bougie, et Levine
l'aperçut assise dans son lit, s'efforçant de tri-
coter.
« Je t'en prie, ne t'effraye pas, je n'ai pas peur
du tout », dit-elle voyant l'air terrifié de son mari
et elle lui prit la main pour la presser contre soa
cœur et ses lèvres.
ANNA KARÉNINE. 437
Levine sauta à bas du lit, enfila sa robe de
chambre, et, toujours sans quitter sa femme des
yeux, s'accabla des plus am.ers reproches en se
rappelant la scène de la veille. Ce cher visage, ce
regard, cette expression charmante qu'il aimait
tant, lui apparurent sous xm jour nouveau. Jamais
cette âme candide et transparente ne s'était ainsi
dévoilée à lui, et, désespéré de devoir s'en aller,
il ne pouvait s'arracher à la contemplation de ces
traits animés d'une joyeuse résolution.
Kitty aussi le regardait ; mais tout à coup ses
sourcils se plissèrent, elle attira son mari vers
elle, et se serra contre sa poitrine, comme sous
l'étreinte d'une vive douleur. Le premier mou-
vement de Levine en voyant cette souffrance
muette fut encore de s'en croire coupable ; le re-
gard plein de tendresse de Kitty le rassura ; loin
de l'accuser elle semblait l'aimer davantage et,
tout en gémissant, être fière de souffrir ; il sentit
qu'elle atteignait à tme hauteur de sentiments
qu'il ne pouvait comprendre.
« Va, dit-elle un moment après, je ne souffre
plus ; amène-moi Lisaveta Pétrovna, j'ai déjà
envoyé chez maman. » Et à son grand étonne-
ment Levine la vit reprendre son ouvrage après
avoir sonné sa femme de chambre. Il la trouva
marchant et prenant des dispositions pour l'ar-
rangement de sa chambre lorsqu'il rentra après
s'être habillé à la hâte et avoir fait atteler.
« Je vais chez le docteur, j'ai fait prévenir la
sage-femme, ne faut-il rien de plus ? Ah oui, Dolly. »
438 ANNA KARÉNINE.
Elle le regardait sans écouter et lui fit un geste
de la main.
« Oui, oui, va », fit-elle. Et pendant qu'il tra-
versait le salon il crut entendre une plainte.
« C'est elle qui gémit ! » pensa-t-il, et se pre-
nant la tête à deux mains il se sauva en courant.
« Seigneur, ayez pitié de nous, pardonnez-nous,
aidez-nous ! » disait-il du fond du cœur ; et lui,
l'incrédule, ne connaissant plus ni scepticisme
ni doute, invoqua Celui qui tenait en son pouvoii
son âme et son amour.
Le cheval n'était pas attelé ; pour ne pas perdre
de temps et occuper ses forces et son attention,
il partit à pied et donnant l'ordre au cocher de
le suivre.
Au coin de la rue il aperçut un petit traîneau
d'isvoschik arrivant au trot de son maigre cheval
et amenant Lisaveta Petrovna en manteau de
velours, la tête enveloppée d'un châle.
« Dieu merci ! » murmura-t-il, apercevant avec
bonheur le visage blond de la sage-femme devenu
sérieux et grave. Il courut au-devant de l'isvos-
chik et l'arrêta.
« Pas plus de deux heures ? dit Eisaveta Pe-
trovna ; alors ne pressez pas trop le docteur et
prenez en passant de l'opium à la pharmacie.
— Vous croyez que tout se passera bien ?
demanda-t-il. Que Dieu nous aide ! » Et, voyant
arriver son cocher, il monta en traîneau et se ren-
dit chez le docteur.
ANNA KARÉNINE. 439
CHAPITRE XIV
Le docteur dormait encore, et un domestique
absorbé par le nettoyage de ses lampes, déclara
que son maître s' étant couché tard avait défendu
de l'éveiller.
Levine d'abord troublé finit par se décider à
aller à la pharmacie, se promettant de rester calme,
mais de ne rien négliger pour atteindre son but,
qui était d'emmener le docteur. A la pharmacie,
on commença par lui refuser de l'opium avec
autant d'indifférence que le domestique du doc-
teur en avait eu à réveiller son maître ; Levine
insista, nomma le médecin qui l'envoyait, la sage-
femme, finit par obtenir le médicament, mais,
à bout de patience, arracha la fiole des mains
du pharmacien qui l'étiquetait, l'enveloppait et
la ficelait avec un soin exaspérant.
Le docteur dormait toujours, et cette fois son
domestique secouait les tapis. Résolu à garder
son sang-froid, Levine tira alors un billet de dix
roubles de son portefeuille, et, le mettant dans la
main de l'inflexible serviteur, lui assura que Pierre
Dmitritch ne le gronderait pas, ayant promis de
venir à toute heure du jour ou de la nuit. Com-
bien ce Pierre Dmitritch, si insignifiant d'ordi-
naire, devenait aux yeux de Levine un person-
nage important !
Le domestique, que ces arguments couvain-
440 ANNA KARÉNINE.
quirent, ouvrit alors un salon d'attente, et bientôt
on entendit dans la pièce voisine le docteur tous-
ser et répondre qu'il allait se lever. Trois minutes
ne s'étaient pas écoulées que Levine, hors de Itii,
frappait à la porte de la chambre à coucher.
« Pierre Dmititch, au nom du ciel, excusez-
moi, mais elle souffre depuis plus de deux heures !
— Me voilà, me voilà, — répondit le docteur,
et au son de sa voix Levine comprit qu'il sou-
riait.
— Ces gens-là n'ont pas de cœur, pensa- 1- il en
entendant le docteur faire sa toilette : il peut
tranquillement se peigner, et se laver quand une
question de vie ou de mort s'agite peut-être en
ce moment !
— Bonjour, Constantin Dmitritch, dit le doc-
tevu: en entrant paisiblement au salon ; que se
passe-t-il donc ? »
Levine commença aussitôt un récit long et
circonstancié, chargé d'une foule de détails inu-
tiles, en s'interrompant à chaque instant pour
presser le docteur de partir ; aussi crut-il que
celui-ci se moquait de lui lorsqu'il se proposa
d'abord de prendre le café.
« Je vous comprends, ajouta le médecin en
souriant ; mais croyez-moi, rien ne presse, et nous
autres maris faisons triste figure dans ces cas-là.
I^e mari d'xme de mes clientes se sauve d'habitude
à l'éciurie.
— Mais pensez- vous que cela se passe bien ?
— J'ai tout lieu de le croire.
ANNA KARÉNINE. 441
— Vous allez venir, n'est-ce pas ? dit Levine
apercevant le domestique avec un plateau.
— Dans une petite heure.
— Au nom du ciel !
— Eh bien ! laissez-moi prendre mon café et
j'y vais tout de suite. »
!Mais, en voyant le docteur procéder flegmati-
quement à son déjeuner, Levine n'y tint plus.
(f Je me sauve, dit-il ; jurez-moi de venir dans
un quart d'heure.
— Accordez-moi une demi-heure.
— Parole d'honneur ? »
Levine trouva la princesse à la porte, arrivant
de son côté, et tous deux se rendirent auprès de
Kitty après s'être embrassés, les larmes aux yeux.
Depuis qu'en s' éveillant il avait compris la
situation, Levine, bien décidé à soutenir le cou-
rage de sa femme, s'était promis de renfermer
ses impressions et de contenir son cœur à deux
mains ; ignorant la durée possible de cette épreuve
il croyait s'être fixé tm terme considérable en
prenant la résolution de tenir bon pendant cinq
heures. Mais, quand en rentrant au bout d'une
heure il trouva Kitty souffrant toujours, la crainte
de ne pouvoir résister au spectacle de ces tortures
s'empara de lui, et il se prit à invoquer le ciel afin
de ne pas défaillir. Cinq heures s'écoulèrent, l'état
restait le même, et le cœur déchiré, il vit sa ter-
reur grandir avec les souffrances de Kitty ; peu à
peu les conditions habituelles de la vie dispa-
rurent, la notion du temps cessa d'exister, et.
442 ANNA KARÉNINE.
selon que sa femme se cramponnait fiévreusement
à lui, ou qu'elle le repoussait avec un gémisse-
ment, les minutes lui semblaient des heures, ou
les heures des minutes. I^orsque la sage-femme
demanda de la lumière, il fut tout surpris de voir
le soir arrivé. Comment cette journée avait-elle
passé ? il n'aurait su le dire ; tantôt il s'était vu
auprès de Kitty agitée et plaintive, puis calme,
et presque souriante, cherchant à le rassurer ; il
se trouvait ensuite auprès de la princesse, rouge
d'émotion, ses boucles grises défrisées, et se mor-
dant les lèvres pour ne pas pleurer ; il avait atissi
vu DoUy, le docteur fumant de grosses cigarettes,
la sage-femme avec un visage sérieux mais rassu-
rant, le vieux prince arpentant la salle à manger
d'un air sombre. Les entrées, les sorties, tout se
confondait dans sa pensée ; la princesse et Dolly
se trouvaient avec lui dans la chambre de Kitty,
puis tout à coup ils étaient tous transportés dans
un salon où une table servie faisait son appari-
tion. On l'employait à remplir des commissions ;
il déménageait avec précaution des divans, des
tables, et apprenait qu'il venait de préparer son
propre lit pour la nuit. On l'envoyait demander
quelque chose au docteur, et celui-ci lui répon-
dait et lui parlait des désordres impardonnables
de la Douma*; il se transportait chez la princesse,
décrochait une image sainte dans sa chambre avec
l'aide d'xme vieille camériste, y brisait ime petite
I. Municipalité.
ANNA KARÉNINE. 443
lampe, et entendait la vieille bonne le consoler de
cet accident, et l'encourager au sujet de sa femme.
Comment tout cela était-il arrivé ? Pourquoi la
princesse Im prenait-elle la main d'un air de com-
passion ? Pourquoi Dolly cherchait-elle à le faire
manger avec force raisonnements ? Pourquoi le
docteur lui-même lui ofErait-il des pilules en le
regardant gravement ?
Il se sentait dans le même état moral qu'im an
auparavant, près du lit de mort de Nicolas ;
l'attente de la douleur, comme actuellement celle
du bonheur, le transportait au-dessus du niveau
habituel de l'existence, à des hauteurs d'où il
découvrait des sommets plus élevés encore, et
son âme criait vers Dieu avec la même simplicité,
la même confiance qu'au temps de son enfance.
Sa vie, pendant ces longues heures, lui sembla
dédoublée ; une moitié se passait au pied du lit de
Kitty, l'autre chez lui, dans son cabinet, à parler
de choses indifférentes ; et toujours un sentiment
de culpabiHté s'emparait de lui lorsqu'un gémis-
sement arrivait à son oreille ; il se levait, courait
alors vers sa femme, se rappelait en chemin qu'il
n'y pouvait rien, voulait l'aider, la soutenir, et
se reprenait à prier.
CHAPITRE XV
Les bougies achevaient de brûler dans leurs
bobèches, et Levine assis près du docteur l'enten-
444 ANNA KARÉNINE.
dait discourir sur le charlatanisme des magné-
tiseurs, lorsqu'un cri, qui n'avait rien d'humain,
retentit ; il resta pétrifié sans oser bouger, regar-
dant le docteur avec épouvante. Celm-ci pencha
la tête, comme pour mieux écouter, et sourit d'un
air d'approbation. lycvine en était venu à ne plus
s'étonner de rien, il se dit : « Cela doit être ainsi » ;
mais pour s'expliquer ce cri il rentra sur la pointe
des pieds dans la chambre de la malade. Evidem-
ment quelque chose de nouveau s'y passait ; il le
reconnut à la grave expression du visage pâle de
la sage-femme, qui ne quittait pas des yetix Kitty.
La pauvre petite tourna la tête vers lui, et cher-
cha de sa main moite la main de son mari, qu'elle
pressa sur son front.
tt Reste, reste, je n'ai pas peur, dit-elle d'une
voix saccadée. Maman, ôtez-moi mes boucles
d'oreilles. Lisaveta Petrovna, ce sera bientôt
fini, n'est-ce pas ? »
Tandis qu'elle parlait encore, son visage se
défigura tout à coup, et le même cri épouvantable
retentit.
Ivcvine se prit la tête à deux mains et se sauva
de la chambre.
« Ce n'est rien, tout va bien », lui murmiira
Dolly. Mais on avait beau dire, il savait mainte-
nant que tout était perdu ; appuyé au cham-
branle de la porte, il se demandait si ce pouvait
être Kitty qvii poussait des hurlements pareils ;
il ne songeait à l'enfant que pour en avoir hor-
reur ; il ne demandait même plus à Dieu la vie
ANNA KARÉNINE. 445
de sa femme, mais de mettre un terme à d'aussi
atroces souffrances.
a Docteur, mon Dieu, qu'est-ce que cela veut dire ?
dit-il en saisissant le bras du docteur qui entrait.
— Cest la fin », répondit celui-ci d'un ton si
sérieux qu'il comprit que Kitty se mourait. Ne
sachant plus que devenir, il rentra dans la chambre
à coucher, croyant mourir avec sa femme, et ne
la reconnaissant plus dans la créature torturée
qui gisait devant lui. Soudain, les cris cessèrent :
il n'y pouvait croire ! On chuchota, avec des
allées et venues discrètes, et la voix de sa femme,
murmurant avec une indéfinissable expression
de bonheur : « Cest fini ! » parvint jusqu'à lui.
Il leva la tête ; elle le regardait, une main affais-
sée sur la couverture, belle d'une beauté surna-
turelle, et cherchant à lui sourire.
Les cordes trop tendues se rompirent et, sor-
tant de ce monde mystérieux et terrible où il
s'était agité pendant vingt-deux heures, Levine
se sentit rentrer dans la réalité d'un lumineux
bonheur ; il fondit en larmes, et des sanglots qu'il
était loin de prévoir le secouèrent si violemment
qu'il ne put parler. A genoux près de sa femme,
il appuyait ses lèvres sur la main de Kitty, tandis
qu'au pied du lit s'agitait entre les mains de la
sage-femme, semblable à la lueur vacillante d'une
petite lampe, la faible flamme de vie de cet être
humain qui entrait dans le monde avec des droits
à l'existence, au bonheur, et qui, une seconde
auparavant, n'existait pas.
446 ANNA KARÉNINE.
« Il vit, il vit, ne craignez rien , et c'est un gar-
çon », entendit Levine, pendant que d'une main
tremblante Lisaveta Petrovna frictionnait le dos
du nouveau-né.
« Maman, c'est bien vrai ? » demanda Kitty.
La princesse ne répondit que par un sanglot.
Comme pour ôter le moindre doute à sa mère,
une voix s'éleva au milieu de silence général ;
et cette voix était un cri tout particulier, hardi,
décidé, presque impertinent, poussé par ce nou-
vel être humain.
Levine, quelques moments auparavant, aurait
cru sans hésitation, si quelqu'un le lui eût dit, que
Kitty était morte, lui aussi, que leurs enfants
étaient des anges, et qu'ils se trouvaient en pré-
sence de Dieu ; et maintenant qu'il rentrait dans
la réalité, il dut faire im prodigieux effort pour
admettre que sa femme vivait, qu'elle allait bien,
et que ce petit être était son fils. Le bonheur de
savoir Kitty sauvée était immense : mais pour-
quoi cet enfant ? d'où venait-il ? Cette idée lui
parut difficile à accepter, et il fut longtemps sans
pouvoir s'y habituer.
CHAPITRE XVI
Lb vieux prince, Serge Ivanitch et Stépane
Arcadiévitch se trouvèrent réunis le lendemain
vers dix heures chez Levine pour y prendre des
nouvelles de l'accouchée. Levine se croyait séparé
ANNA KARENINE. 447
de la veille par un intervalle de cent ans ; il écou-
tait les autres parler, et faisait effort pour des-
cendre jusqu'à eux, sans les offenser, des hauteurs
auxquelles il planait. Tout en causant de choses
indifférentes, il pensait à sa femme, à l'état de
sa santé, à son fils, à l'existence duquel il ne croyait
toujours pas. Le rôle de la femme dans la vie avait
pris pour lui une grande importance depuis son
mariage, mais la place qu'elle y occupait en réa-
lité, dépassait maintenant toutes ses prévisions.
« Fais-moi savoir si je puis entrer », dit le vieux
prince en le voyant sauter de son siège pour aller
voir ce qui se passait chez Kitty.
Elle ne dormait pas ; coiffée de rubans bleus,
et bien arrangée dans son lit, elle était étendue,
les mains posées sur la couverture, causant à
voix basse avec sa mère. Son regard brilla en
voyant approcher son mari, son visage avait le
calme surhumain qu'on remarque dans la mort,
mais, au lieu d'un adieu, elle souhaitait la bien-
venue à une nouvelle vie. L'émotion de Levine
fut si vive qu'il détourna la tête.
« As-tu un peu dormi ? demanda-t-elle. Moi,
j'ai sommeillé, et je me sens si bien ! »
L'expression de son visage changea subitement
en entendant vagir l'enfant.
« Donnez-le moi, que je le montre à son père,
dit-elle à la sage-femme.
— Nous allons nous montrer dès que nous
aurons fait notre toilette », répondit celle-ci en
emmaillotant l'enfant au pied du lit.
448 ANNA KARÉNINE.
Levine regarda le pauvre petit avec de vains
efforts pour se découvrir des sentiments pater-
nels ; il fut cependant pris de pitié en voyant la
sage-femme manier ces membres grêles, et fit un
geste pour l'arrêter.
« Soyez tranquille, dit celle-ci en riant, je ne
lui ferai pas de mal » ; et, après avoir arrangé son
poupon comme elle l'entendait, elle le présenta
avec fierté en disant : « C'est un enfant superbe ! »
Mais cet enfant superbe, avec son visage rouge,
ses yeux bridés, sa tête branlante, n'inspira à
Levine qu'un sentiment de pitié et de dégoût.
Il s'attendait à tout autre chose, et se détourna
tandis que la sage-femme le posait sur les bras
de Kitty. Tout à coup celle-ci se mit à rire, l'enfant
avait pris le sein.
« C'est assez maintenant », dit la sage-femme
au bout d'un moment, mais Kitty ne voulut pas
lâcher son fils, qui s'endormit près d'elle.
« Regarde-le maintenant », dit-elle en tournant
l'enfant vers son père, au moment où le petit
visage prenait une expression plus vieillotte
encore pour éternuer. Levine se sentit prêt à
pleurer d'attendrissement ; il embrassa sa femme
et quitta la chambre. Combien les sentiments
que lui inspirait ce petit être étaient différents de
ceux qu'il avait prévus ! Il n'éprouvait ni fierté
ni bonheur, mais une pitié profonde, une crainte
si vive que cette pauvre créature sans défense ne
souffrît, qu'en la voyant éternuer il n'avait pu se
défendre d'une joie imbécile.
ANNA KARÉNINE. 449
CHAPITRE XVII
Les affaires de Stépane Arcadiévitch traver-
saient une phase critique ; il avait dépensé les
deux tiers de l'argent rapporté par la vente du
bois, et le marchand ne voulait plus rien avancer ;
DoUy, pour la première fois de sa vie, avait refusé
sa signature lorsqu'il s'était agi de donner un reçu
pour escompter le dernier tiers du payement :
elle voulait dorénavant affirmer ses droits sur sa
fortune personnelle.
La situation devenait fâcheuse, mais Stépane
Arcadiévitch ne l'attribuait qu'à la modicité de
son traitement, et se reprochait, eu voyant plu-
sieurs de ses camarades occuper des fonctions
rémunératrices, de s'endormir et de se laisser
oublier. Aussi se mit-il en quête de quelque bonne
place bien rétribuée, et vers la fin de l'hiver il
crut l'avoir trouvée. C'était une de ces places,
comme on en rencontre maintenant, variant de
mille à cinquante mille roubles de rapport annuel,
et exigeant des aptitudes si variées, en même
temps qu'ime activité si extraordinaire, que,
faute de trouver tm homme assez richement doué
pour la remplir, on se contente d'y mettre un
homme honnête. Stépane Arcadiévith l'était dans
toute la force du terme, selon la société mosco-
vite, car pour Moscou l'hoimêteté a deux formes :
elle consiste à savoir tenir tête adroitement aux
450 ANNA KARÉNINE.
sphères gouvernementales, aussi bien qu'à ne pas
frustrer son prochain.
Oblonsky pouvait cumuler cette position avec
ses fonctions actuelles, et y gagner une augmen-
tation de revenus de sept à dix mille roubles ;
mais tout dépendait du bon vouloir de deux
ministres, d'une dame et de deux Israélites qu'il
devait aller solhciter à Pétersbourg, après avoir
mis en campagne les influences dont il disposait
à Moscou. Ayant en outre promis à Anna de voir
Karénine au sujet du divorce, il extorqua à Dolly
cinquante roubles et partit pour la capitale.,
Reçu par Karénine, il dut commencer par subir
l'exposé d'un projet de réforme sur le relèvement
des finances russes, en attendant le moment de
placer son mot sur ses projets personnels et ceux
d'Anna.
« C'est fort juste, dit-il lorsque Alexis Alexan-
drovitch, arrêtant sa lecture, ôta le pince-nez
sans lequel il ne pouvait plus lire, pour regarder
son beau-frère d'xm air interrogateur ; c'est fort
juste dans le détail, mais le principe dirigeant de
notre époque n'est-il pas en définitive, la liberté ?
— IvC principe nouveau que j'expose embrasse
également celui de la liberté, répondit Alexis
Alexandrovitch en remettant son pince-nez pour
indiquer dans son élégant manuscrit un passage
concluant ; car si je réclame le système protec-
tionniste, ce n'est pas pour l'avantage du petit
nombre, mais pour le bien de tous, des basses
classes comme des classes élevées, et c'est là ce
ANNA KARÉNINE. 451
qu'ils ne veulent pas comprendre, ajouta-t-il en
regardant Oblonsky par-dessus son pince-nez,
absorbés qu'ils sont par leurs intérêts personnels,
et si aisément satisfaits de phrases creuses. »
Stépane Arcadiévitch savait que Karénine était
au bout de ses démonstrations lorsqu'il interpel-
lait ceux qui s'opposaient aux réformes qu'il éla-
borait ; aussi ne chercha-t-il pas à sauver le prin-
cipe de la liberté, et attendit-il qu'Alexis Alexan-
drovitch se tût, en feuilletant son manuscrit d'tm
air pensif.
« A propos, dit Oblonsky après un moment
de silence, je te prierais, dans le cas où tu ren-
contrerais Pomorsky, de lui dire un mot pour
moi ; je voudrais être nommé membre de la com-
mission des agences réunies du Crédit mutuel
et des Chemins de fer du sud. » Stépane Arca-
diévitch savait nommer sans se tromper la place
à laquelle il aspirait.
« Pourquoi veux-tu cette place ? » demanda
Karénine, craignant une contradiction avec ses
plans de réforme ; mais le fonctionnement de
cette commission était si comphqué, et les projets
de réforme de Karénine si vastes, qu'on ne pou-
vait à première vue s'en rendre compte.
« Le traitement est de neuf mille roubles, et
mes moyens...
— Neuf mille roubles ! répéta Karénine, se
rappelant qu'un des points sur lesquels il insistait
était l'économie. Ces appointements exagérés sont,
comme je le prouve dans ma brochure, une preuve
452 ANNA KARÉNINE.
de la défectuosité de notre « assiette » économique.
— Un directeur de banque touche bien dix
mille roubles, et un ingénieur jusqu'à vingt mille ;
ce ne sont pas des sinécures.
— Selon moi, ces traitements doivent être
considérés au même point de vue que le prix d'une
marchandise, et par conséquent être soumis aux
mêmes lois d'offre et de demande ; or si je vois
deux ingénieurs également capables, ayant fait
au corps les mêmes études, recevoir l'un qua-
rante mille roubles, tandis que l'autre se contente
de deux mille ; et si d'autre part je vois un hussard,
qui ne possède aucune connaissance spéciale,
devenir directeur d'une banque avec des appoin-
tements phénoménaux, je conclus qu'il y a là un
vice économique d'une désastreuse influence sur
le service de l'Etat.
— Tu conviendras cependant qu'il est essen-
tiel de faire occuper ces postes par des hommes
honnêtes, interrompit Stépane Arcadiévitch, ap-
puyant sur ce dernier mot.
— C'est un mérite négatif, répondit Alexis
Alexandrovitch, insensible à la signification mos-
covite de ce terme.
— Fais-moi le plaisir néanmoins d'en parler
à Pomorsky.
— Volontiers, mais il me semble que Bolga-
rine doit être plus influent.
— Bolgarine est bien disposé », se hâta de
dire Oblonsky rougissant, en se rappelant avec
un certain malaise la visite qu'il avait faite le
ANNA KARENINE. 453
matin même à cet Israélite, et la façon dont lui,
prince Oblonsky, descendant de Rurick, avait
fait antichambre pour être, après une longue attente,
reçu avec une politesse obséquieuse qui cachait
mal le triomphe de Bolgarine, fier de se voir solli-
cité par un prince.
Il avait presque essuyé un refus, mais ne s'en
souvenait que maintenant, tant il avait cherché
à l'oublier, et eu rougissant involontairement.
CHAPITRE XVIII
« II, me reste encore une chose à te demander,
tu devines laquelle : Anna... », dit Stépane Arca-
diévitch, repoussant les souvenirs désagréables
de sa pensée.
Le visage de Karénine prit à ce nom une expres-
sion de rigidité cadavérique.
« Que voulez-vous encore de moi ? dit-il se re-
tournant sur son fauteuil et fermant son pince-nez.
— Une décision quelconque, Alexis Alexan-
drovitch ; je m'adresse à toi, non comme — il
allait dire au « mari trompé » et s'arrêta pour
articuler avec peu d'à-propos — à l'homme d'Etat,
mais au chrétien, à l'homme de cœur. Aie pitié
d'elle.
— De quelle façon ? demanda Karénine dou-
cement.
— Elle te ferait peine si tu la voyais ; sa situa-
tion est cruelle.
454 ANNA KARÉNINE.
— Je croyais, dit tout à coup Karénine d'une
voix perçante, qu'Anna Arcadievna avait obtenu
tout ce qu'elle souhaitait ?
— Ne récriminons pas, Alexis Alexandrovitch ;
le passé ne nous appartient plus ; ce qu'elle attend
maintenant, c'est le divorce.
— J'avais cru comprendre qu'au cas où je
garderais mon fils, Anna Arcadievna refusait le
divorce ? Mon silence équivalait donc à une réponse,
car je considère cette question comme jugée,
dit-il en s'animant de plus en plus.
— Ne nous échauffons pas, de grâce, dit Sté-
pane Arcadiévitch touchant le genou de son beau-
frère ; récapitulons plutôt. Au moment de votre
séparation, avec une générosité inouïe, tu lui
laissais ton fils et acceptais le divorce ; elle s'est
alors sentie trop coupable envers toi, trop humi-
liée, pour accepter : mais l'avenir lui a prouvé
qu'elle s'était créé une situation intolérable.
— La situation d'Anna Arcadievna ne m'inté-
resse en rien, dit Karénine en levant les sourcils.
— Permets-moi de ne pas le croire, répondit
Oblonsky avec douceur ; mais en admettant
qu'elle ait, selon toi, mérité de souffrir, le fait est
que nous sommes tous malheureux, et que nous
te supplions de la prendre en pitié ; à qui ses souf-
frances profitent-elles ?
— En vérité, ne dirait-on pas que c'est moi
que vous en accusez ?
— Mais non, dit Stépane Arcadiévitch, tou-
chant cette fois le bras de Karénine comme s'il
ANNA KARÉNINE. 455
eût espéré l'adoucir par ses gestes. Je veux sim-
plement te faire comprendre que tu ne peux rien
perdre à ce que sa position s'éclaircisse. D'ailleurs
tu l'as promis ; laisse-moi arranger la chose, tu
n'auras pas à t'en occuper,
— Mon consentement a été donné autrefois, et
j'ai pu croire qu'Anna Arcadievna aurait à son tour
la générosité de comprendre... (les lèvres tremblantes
de Karénine purent à peine proférer ces mots).
— Elle ne demande plus l'enfant, elle ne
demande que le moyen de sortir de l'impasse où
elle se trouve ; le divorce devient pour elle une
question de vie ou de mort ; elle se serait peut-être
soumise, si elle n'avait eu confiance en ta pro-
messe, et si depuis six mois qu'elle est à Moscou
elle n'y vivait dans la fièvre de l'attente. Sa situa-
tion est celle d'un condamné à mort qui aurait
depuis six mois la corde au cou, et ne saurait s'il
doit attendre sa grâce ou le coup final. Aie pitié
d'elle, et quant aux scrupules...
— Je ne parle pas de cela, interrompit Karénine
avec dégoût, mais j'ai peut-être promis plus que
je ne suis en mesure de tenir.
— Tu refuses alors ?
— Je ne refuse jamais le possible, mais je
demande le temps de réfléchir ; vous professez
d'être un libre-penseur, mais moi qui suis croyant,
je ne puis éluder la loi chrétienne dans une ques-
tion aussi grave.
— Notre Eglise u' admet-elle donc pas le divorce ?
s'écria Stépane Arcadiévitch sautant de son siège.
456 ANNA KARÉNINE.
— Pas dans ce sens.
— Alexis Alexandrovitch, je ne te reconnais
plus ! dit Oblonsky après un moment de silence.
Est-ce toi qui disais autrefois : « Après le manteau
il faut encore donner la robe », et maintenant...
— Je vous serais obligé de couper court à cet
entr tien, dit Karénine se levant tout à coup, trem-
blant de tous ses membres.
— Pardonne-moi de t' affliger, répondit Oblonsky
confus, et lui tendant la main ; mais il fallait bien
remplir la mission dont j'étais chargé. »
Karénine mit sa main dans celle de Stépane
Arcadiévitch et dit après avoir réfléchi un instant :
« Vous aurez ma réponse définitive après-
demain ; il faut que je cherche ma voie. »
CHAPITRE XIX
Stépane Arcadiévitch allait sortir, lorsque le
valet de chambre annonça :
« Serge Alexeivitch.
— Qui est-ce ? demanda Oblonsky ; mais c'est
Serge, fit-il se ravisant, et moi qui croyais qu'il
s'agissait de quelque directeur du département.
Anna m'a prié de le voir, » pensa- 1- il.
Et il se souvint de l'air craintif et triste dont Anna
Im avait dit : « Tu le verras, et tu pourras savoir
ce qu'il fait, où il est, qui prend soin de lui. Et Stiva,
si c'était possible, avec le divorce... ! » Il avait
compris l'ardent désir d'obtenir la garde de l'en-
ANNA KARÉNINE. 457
fant ; mais, après la conversation qu'il venait
d'avoir, c'était hors de question ; il n'en fut pas
moins content de revoir Serge, quoique Karénine
se fût hâté de le prévenir qu'on ne lui parlait pas
de sa mère.
« Il a été gravement malade après leur dernière
entrevue ; nous avons craint un moment pour sa
vie ; aussi, maintenant qu'il s'est remis et bien for-
tifié aux bains de mer, ai- je stiivi le conseil du doc-
teur en le mettant en pension. L'entourage de cama-
rades de son âge exerce une heureuse influence sur
lui, il va à merveille et travaille bien.
— Mais ce n'est plus un enfant, c'est vraiment
un homme ! » s'écria Stépane Arcadiévitch, voyant
entrer un beau garçon robviste, vêtu d'une veste
d'écolier, qui courut sans aucune timidité vers son
père ; Serge salua son oncle comme un étranger,
puis en le reconnaissant il se détourna, et tendit
ses notes à son père.
« C'est bien, dit celui-ci, tu peux aller jouer.
— Il a grandi et maigri et perdu son air enfantin,
remarqua Stépane Arcadiévitch en souriant ; te
souviens-tu de moi ?
— Oui, mon oncle », répondit l'enfant, qui se
sauva le plus vite possible.
Depuis xm an que Serge avait revu sa inère, ses
souvenirs s'étaient peu à peu effacés, et la vie qu'il
menait, entouré d'enfants de son âge, y contribuait,
il repoussait même ces souvenirs comme indignes
d'uu homme, et, personne ne lui parlant de sa mère,
il en avait conclu que ses parents étaient brouillés.
458 ANNA KARÉNINE.
et qu'il devait s'habituer à l'idée de rester avec son
père ; la vue de son oncle le troubla ; il craignit de
retomber dans une sensibilité qu'il avait appris à
redouter, et préféra ne pas songer au passé. Sté-
phane Arcadiévitch le trouva jouant sur l'escalier
en quittant le cabinet de Karénine, et l'enfant se
montra plus communicatif hors de la présence de
son père; il se laissa questionner sur ses leçons,
ses jeux, ses camarades, répondit à son oncle d'un
air heureux, et celui-ci en admirant ce regard vif et
gai, si semblable à celui de sa mère, ne put s'empê-
cher de lui demander :
« Te rappelles-tu ta mère ?
— Non », répondit l'enfant devenant pourpre,
et son oncle ne parvint plus à le faire causer.
Lorsque le précepteur trouva Serge une demi-
heure après sur l'escalier, il ne put démêler s'il pleu-
rait ou s'il boudait.
« Vous êtes-vous fait mal ? demanda-t-il.
— Si je m'étais fait mal, personne ne s'en dou-
terait, répondit l'enfant.
— Qu'avez- vous donc ?
— Rien ; laissez-moi ; pourquoi ne me laisse-t-on
pas tranquille ; qu'est-ce que cela peut leur faire
si je me souviens ou si j'oublie ? » Et l'enfant sem-
blait défier le monde entier.
CHAPITRE XX
Stépane Arcadiévitch ne consacra pas son
séjour à Pétersbourg exclusivement à ses affaires ; il
ANNA KARÉNINE. 459
venait, disait-il, « s'y remonter », car Moscou, eu
dépit de ses cafés chantants et de ses tramways,
n'en restait pas moins une espèce de marécage dans
lequel on s'embourbait moralement. Le résultat
forcé d'un séjour trop prolongé dans cette eau sta-
gnante était de s'y affaisser de corps et d'esprit ;
Oblonsky lui-même y tournait à l'aigre, se querellait
avec sa femme, se préoccupait de sa santé, de l'édu-
cation de ses enfants, des menus détails du service ;
il en venait même à s'inquiéter d'avoir des dettes !
Aussitôt qu'il mettait le pied à Pétersbourg, il
reprenait goût à l'existence et oubliait ses ennuis.
On y entendait si différemment la vie et les devoirs
envers la famille ! I,e prince Tchetchensky ne
venait-il pas de lui raconter, le plus simplement du
monde, qu'ayant deux ménages, il trouvait fort
avantageux d'introduire son fils légitime dans sa
famille de cœur, afin de le déniaiser. Aurait-on
compris cela à Moscou ? Ici on ne s'embarrassait
pas des enfants à la façon de Lvof : ils allaient à
l'école ou en pension, et on ne renversait pas les
rôles en leur donnant une place exagérée dans la
famille. Le service de l'Etat s'y faisait aussi dans
des conditions si différentes ! On pouvait se créer
des relations, des protections, arriver à faire car-
rière !
Stéphane Arcadiévitch avait rencontré un de ses
amis, Bortniansky, dont la position grandissait
rapidement ; il lui parla de la place qu'il convoitait.
« Quelle singulière idée as-tu d'avoir recours à
ces juifs ! Ce sont toujours là de vilaines affaires.
46o ANNA KARÉNINE.
— J'ai besoin d'argent ; il faut trouver de quoi
vivre.
— Mais ne vis-tu donc pas ?
— Oui, mais avec des dettes.
— En as-tu beaucoup ? demanda Bortniansky
avec sympathie.
— Oh oui ! Vingt mille roubles ! »
Bortniansky éclata de rire : « Heureux mortel !
J'ai un million et demi de dettes ! Je ne possède pas
un sou, et, comme tu peux t'en apercevoir, je vis
quand même. »
Cet exemple était confirmé par beaucoup d'autres.
Et comme on rajeunissait à Pétersbourg ! Sté-
pane Arcadiévitch y éprouvait le même sentiment
que son oncle, le prince Pierre, à l'étranger.
« Nous ne savons pas vivre ici, disait ce jeune
homme de soixante ans; à Bade, je me sens renaître,
je m'égaye à dîner, les femmes m'intéressent, je
suis fort et vigoureux. Rentré en Russie pour y
retrouver mon épouse, et à la campagne encore,
je tombe à plat, je ne quitte plus ma robe de chambre.
Adieu les jeunes beautés ! je suis vieux, je pense à
mon salut. Pour me refaire, il faut Paris. »
Le lendemain de son entrevue avec Karénine,
Stéphane Arcadiévitch alla voir Betsy Tverskoï,
avec laquelle ses relations étaient assez bizarres.
Il avait l'habitude de lui faire la cour en riant et
de lui tenir des propos assez lestes ; mais ce jour-là,
sous l'influence de l'air de Pétersbourg, il se con-
duisit avec tant de légèreté, qu'il fut heureux de
voir la princesse Miagkaïa interrompre un tête-à-
ANNA KARÉNINE. 461
tête qui commençait aie gêner, n'ayant aucun goût
pour Betsy.
« Ah ! vous voilà, dit la grosse princesse en
l'apercevant, et que fait votre pauvre soeur ?
Depuis que des femmes qui font cent fois pis qu'elle
lui jettent la pierre, je l'absous complètement.
Comment Wronsky ne m'a-t-il pas avertie de leur
passage à Pétersbourg ? J'aurais mené votre
soeur partout. Faites-lui mes amitiés et parlez-moi
d'elle.
— Sa position est fort pénible, » commença
Stépane Arcadiévitch.
^lais la princesse, qui poursuivait son idée, l'in-
terrompit : « Elle a d'autant mieux fait que c'était
pour planter là cet imbécile, — je vous demande
pardon, — votre beau-frère, qu'on a toujours voulu
faire passer pour un aigle. Moi seule ai toujours
protesté, et l'on est de mon avis, maintenant qu'il
s'est lié avec la comtesse Lydie et Landau. Cela
me gène d'être de l'avis de tout le nxonde.
— Vous allez peut-être m' expliquer une énigme :
hier, à propos du divorce, mon beau-frère m'a dit
qu'il ne pouvait me donner de réponse avant d'avoir
réfléchi, et ce matin je reçois une invitation de
Lydie Ivanovna pour passer la soirée ?
— Cest bien cela, s'écria la princesse enchantée :
ils consulteront Landau.
— Qui est Landau ?
— Comment, vous ne savez pas ? Le fameux
Jules Landau, le clairvoyant? Voilà ce que l'on
gagne de vivre en province ! Landau était commis
462 ANNA KARÉNINE.
de magasin à Paris ; il vint un jour chez un médecin,
s'endormit dans le salon de consultation, et pen-
dant son sommeil donna les conseils les plus surpre-
nants aux assistants, ha femme de Youri Milidinsky
l'appela auprès de son mari malade ; selon moi il
ne lui a fait aucun bien, car Milidinsky reste tout
aussi malade que devant, mais sa femme et lui sont
toqués de I^andau, l'ont promené partout à leur
suite, et l'ont amené en Russie. Naturellement on
s'est jeté sur lui ici ; il traite tout le monde, il a
guéri la princesse Bessoubof, qui, par reconnais-
sance, l'a adopté.
— Comment cela ?
— Je dis bien adopté; il ne s'appelle plus Landau,
mais prince de Bessoubof. Lydie, que j'aime du
reste beaucoup malgré sa tête à l'envers, n'a pas
manqué de se coiffer de Landau, et rien de ce qu'elle
et Karénine entreprennent ne se décide sans l'avoir
consulté ; le sort de votre sœur est donc entre les
mains de Landau, comte Bessoubof. »
CHAPITRE XXI
Après un excellent dîner chez Bortnianslcy, suivi
de quelques verres de cognac, Stépane Arcadié-
vitch se rendit chez la comtesse Lydie un peu plus
tard que l'heure indiquée.
« Y a-t-il du monde chez la comtesse ? demanda-
t-il au suisse en remarquant auprès du paletot bien
connu de Karénine un bizarre manteau à agrafes.
ANNA KARÉNINE. 463
— Alexis Alexandrovitch Karénine et le comte
Bessoubof, répondit gravement le suisse.
— La princesse Miagkaïa avait raison, pensa
Oblonsky en montant l'escalier ; c'est ime femme à
cultiver, que la princesse, elle a une grande influence,
et pourrait peut-être dire un mot à Pomorsky. »
La nuit n'était pas encore venue, mais dans le
petit salon de la comtesse Lydie, les stores étaient
baissés, et elle-même, assise près d'une table éclairée
par une lampe, causait à voix basse avec Karénine,
tandis qu'un homme pâle et maigre, avec des
jambes grêles et une tournure féminine, de longs
cheveux retombant sur le collet de sa redingote,
et de beaux yeux brillants, se tenait à l'autre bout
de la pièce, examinant les portraits suspendus au
mur. Oblonsky, après avoir salué la maîtresse de
maison, se retourna involontairement pour exa-
miner ce singulier persoimage.
« Monsieur Landau, » dit la comtesse douce-
ment et avec une précaution qui frappa Oblonsky.
Landau s'approcha avissitôt, posa sa main humide
dans celle d' Oblonsky, auquel la comtesse le pré-
senta, et reprit son poste près des portraits.
Lydie Ivanovna et Karénine échangèrent un
regard.
« Je suis très heureuse de vous voir aujourd'hui,
dit la comtesse à Oblonsky, en lui désignant un
siège. Vous remarquez, ajouta- t-elle à mi-voix, que
je vous l'ai présenté sous le nom de Landau, mais
vous savez qu'il se nomme comte Bessoubof ? Il
n'aime pas ce titre.
464 ANNA KARENINE.
— On m'a dit qu'il avait guéri la princesse Bes-
soubof ?
— Oui ; elle est venue me voir aujourd'hui, dit
la comtesse en s' adressant à Karénine, et fait pitié
à voir ; cette séparation lui porte un coup affreux !
— Le départ est donc décidé ?
— Om, il va à Paris, il a entendu ime voix, dit
I^ydie Ivanovna regardant Oblonsky.
— Une voix ! vraiment ! répéta celui-ci, sentant
qu'il fallait user d'ime grande prudence dans ime
société où se produisaient d'aussi étranges incidents.
— Je vous coimais depuis longtemps dit la com-
tesse à Oblonsky après tm moment de silence :
« Les amis de nos amis sont nos amis » ; mais pour
être vraiment amis, il faut se rendre compte de ce
qui se passe dans l'âme de ceux qu'on aime, et je
crains que vous n'en soyez pas là avec Alexis
Alexandre vitch. Vous comprenez ce que je veux
dire ? fit-elle en levant ses beaux yeux rêveurs
vers Stépane Arcadiévitch,
— Je comprends en partie que la position
d'Alexis Alexandre vitch... répondit Oblonsky, ne
comprenant pas du tout et désireux de rester dans
les généralités.
— Oh ! je ne parle pas des changements exté-
rieurs... dit gravement la comtesse, suivant d'un
regard tendre Karénine qui s'était levé pour re-
joindre Landau ; c'est l'âme qm est changée, et je
crains fort que vous n'ayez pas suffisamment réflé-
chi à la portée de cette transformation.
— Nous avons toujours été amis, et je puis me
ANNA KARENINE. 4^5
figurer maintenant en traits généraux... dit Obionsky,
répondant au regard profond de la comtesse
par un regard caressant, tout en songeant à
celui des deux ministres auprès duquel elle pour-
rait le plus efficacement le servir.
— Cette transformation ne saurait porter atteinte
à son amour pour le prochain, au contraire, elle
l'élève, l'épure ; mais je crains que vous ne compre-
niez pas.
— Pas tout à fait, comtesse ; son malheur...
— Oui, son malheur est devenu la cause de son
bonheur, puisque son ccEur s'est éveillé à Lui y>,
dit-elle en plongeant ses yeux pensifs dans ceux de
son interlocuteur,
« Je crois qu'on pourra la prier de parler à tous
les deux », pensa Obionsky.
« Certainement, comtesse, mais ce sont de ces
questions intimes qu'on n'ose pas aborder.
— Au contraire, nous devons nous en tr' aider.
— Sans aucim doute, mais les différences de
conviction, et d'ailleurs... fit Obionsky avec son
sourire onctueux.
— Je crois qu'il va s'endormir », dit Alexis
Alexandrovitch s' approchant de la comtesse pour
lui parler à voix basse.
Stéphane Arcadiévitch se retourna ; Landau
s'était assis près de la fenêtre, le bras appuyé sur
un fauteuil, et la tête baissée ; il la releva et sourit
d'un air enfantin en voyant les regards tournés
vers lui.
« Ne faites pas attention, dit la comtesse avan-
466 ANNA KARENINE.
çant un siège à Karénine. J'ai remarqué que les
moscovites, les hommes surtout, étaient fort indif-
férents en matière de religion.
— j'aurais cru le contraire, comtesse.
— Mais vous-même, dit Alexis Alexandrovitch
avec son sourire fatigué, vous me semblez appar-
tenir à la catégorie des indifférents. ?
— Est-il possible de l'être ! s'écria Lydie Iva-
novna.
— Je suis plutôt dans l'attente, répondit
Oblonsky avec son plus aimable sourire, mon heure
n'est pas encore venue. »
Karénine et la comtesse se regardèrent.
« Nous ne pouvons jamais connaître notre
heure, ni nous croire prêts, dit Alexis Alexandro-
vitch; la grâce ne frappe pas toujours le plus digne,
témoin Saiil.
— Pas • encore, murmura la comtesse suivant
des yeux les mouvements du Français qui s'était
rapproché.
— Me permettez-vous d'écouter ? demanda-t-il.
— Certainement, nous ne voulions pas vous
gêner ; prenez place, dit la comtesse tendrement.
— L'essentiel est de ne pas fermer les yeux à la
lumière, continua Alexis Alexandrovitch.
— Et quel bonheur n'éprouve-t-on pas à sentir
sa présence constante dans notre âme !
— On peut malheureusement être incapable
de s'élever à une hauteur semblable, dit Stépane
Arcadiévitch, convaincu que les hauteurs reli-
gieuses n'étaient pas son fait, mais craignant d'in-
ANNA KARÉNINE. 467
disposer une persouiie qui pouvait parler à I*o-
morsky.
— Vous voulez dire que le péché nous en empêche ?
Mais c'est une idée fausse. L,e péché n'existe plus
pour celui qui croit.
— Oui, mais la foi sans les œuvres n'est-elle pas
lettre morte ? dit Stépane Arcadiévitch, se rappe-
lant cette phrase de son catéchisme.
— Le voilà ce fameux passage de l'épître de
saint Jacques qui a fait tant de mal ! s'écria Karé-
nine en regardant la comtesse, comme pour lui
rappeler de fréquentes discussions sur ce sujet.
Que d'âmes n'aura-t-il pas éloignées de la foi !
— Ce sont nos moines qui prétendent se sauver
par les œuvres, les jeûnes, les abstinences, etc., dit
la comtesse d'un air de souverain mépris.
— Le Christ, en mourant pour nous, nous sauve
par la foi, reprit Karénine.
— Vous comprenez l'anglais ? demanda Lydie
Ivano\Tia, et sur un signe afiirmatif elle se leva
pour prendre une brochure sur une étagère.
— Je vais vous lire « Safe and happy » ou
« Under the wing ! w dit-elle en interrogeant Karé-
nine du regard. C'est très court, ajouta- t-elle en
venant se rasseoir. Vous verrez le bonheur surhu-
main qui remplit l'âme croyante ; ne connaissant
plus la solitude, l'homme n'est plus malheureux.
Connaissez-vous Mary Sanine ? vous savez son
malheur ? Elle a perdu son fils unique ! Eh bien,
depuis qu'elle a trouvé sa voie, son désespoir s'est
changé en consolation ; elle remercie Dieu de la
468 ANNA KARÉNINE.
mort de son enfant. Tel est le bonheur que donne la
foi!
— Oh oui ! certainement... » murmura Stépane
Arcadiévitch, heureux de pouvoir se taire pendant
la lecture, et de ne pas risquer ainsi de compromettre
ses affaires.
« Je ferai mieux de ne rien demander aujour-
d'hui », pensa-t-il.
a Cela vous ennuiera, dit la comtesse à Landau,
car vous ne savez pas l'anglais.
« Oh ! je comprendrai, » répondit celui-ci avec
un sourire.
Alexis Alexandrovitch et la comtesse se regar-
dèrent et la lecture commença.
CHAPITRE XXII
Stépane Arcadiévitch était fort perplexe; après
la monotonie de la vie moscovite, celle de Péters-
bourg offrait des contrastes si vifs qu'il en était
troublé ; il aimait la variété, mais l'eût préférée plus
conforme à ses habitudes, et se sentait égaré dans
cette sphère absolument étrangère ; tout en écou-
tant la lecture et en voyant les yeux de Landau
fixés sur lui, il éprouva une certaine lourdeur de
tête. Les pensées les •plus diverses se pressaient
dans son cerveau sous le regard du Français, qui
lui semblait à la fois naïf et rusé. « Mary Sanine est
heureuse d'avoir perdu son fils... Ah ! si je pouvais
fumer !.,. Pour être sauvé il suffît de croire... Les
ANNA KARÉNINE. 4^9
moines n'y entendent rien, mais la comtesse le
sait bien... Pourquoi ai- je si mal à la tête ? Est-ce
à cause du cognac ou de l'étrangeté de cette soirée ?
Je n'ai rien commis d'incongru jusqu'ici, mais je
n'oserai rien demander aujourd'hui. On prétend
qu'elle oblige à réciter des prières, ce serait par
trop ridicule. Quelles inepties lit-elle là ? Mais elle
a im accent excellent. Landau Bessoubof , pourquoi
Bessoubof ? » Ici il se surprit dans la mâchoire
un mouvement qui allait tourner au bâillement ;
il dissimula cet accident en arrangeant ses favoris,
mais fut pris de la terreur de s'endormir et peut-
être de ronfler. La voix de la comtesse parvint jus-
qu'à lui, disant « il dort », et il tressaillit d'un air
coupable ; ces paroles se rapportaient heureuse-
ment à Landau qui dormait profondément, ce qui
réjouit vraiment la comtesse.
« Mon ami, dit-elle, en appelant ainsi Karénine
dans l'enthousiasme du moment, donnez-lui la
main. Chut », fit-elle à un domestique qui entrait
pour la troisième fois au salon avec son mes-
sage.
Landau dormait, ou feignait de dormir, la tête
appuyée au dossier de son fauteuil, en faisant de
faibles gestes avec sa main posée sur les genoux,
comme s'il eût voulu attraper quelque chose. Alexis
Alexandrovitch mit la main dans celle du dormeur ;
Oblonsky, complètement réveiUé, regardait tantôt
l'un, tantôt l'autre, et sentait ses idées s'embrouiller
de plus en plus.
« Que la personne qui est arrivée la dernière,
470 ANNA KARÉNINE.
celle qui demande, quelle sorte, qu'elle sorte...
murmura le Français sans ouvrir les yeux.
— Vous m'excuserez, mais vous entendez, dit
la comtesse ; revenez à dix heures, mieux encore
demain.
— Qu'elle sorte ! répéta le Français avec impa-
tience.
— C'est moi, n'est-ce pas ? demanda Oblonsky
ahuri ; et sur un signe affirmatif il s'enfuit sur la
pointe des pieds, et se sauva dans la rue comme
s'il eût fui une maison pestiférée. Pour reprendre
son équilibre mental, il causa et plaisanta lon-
guement avec un isvoschik, se fit conduire au
théâtre français, et termina sa soirée au restaurant
avec du Champagne. Malgré tous ses efforts, le sou-
venir de cette soirée l'oppressait.
En rentrant chez son oncle Oblonsky, où il était
descendu, il trouva un billet de Betsy, l'engageant
à venir reprendre l'entretien interrompu le matin,
ce qui lui fit faire la grimace. Un bruit de pas sur
l'escalier l'interrompit dans ses méditations, et
lorsqu'il sortit de sa chambre pour se rendre compte
de ce tapage, il aperçut son oncle, si rajeuni par son
voyage à l'étranger, qu'on le ramenait complète-
ment ivre.
Oblonsky, contre son habitude, ne s'endormit
pas aisément ; ce qu'il avait vu et entendu dans la
journée le troublait ; mais la soirée de la comtesse
dépassait le reste en étrangeté.
Le lendemain il reçut de Karénine un refus caté-
gorique au sujet du divorce, et comprit que cette
ANNA KARÉNINE. 471
décision était l'œuvre du Français et des paroles
qu'il avait prononcées pendant son sommeil vrai
ou feint.
CHAPITRE XXIII
Rien ne complique autant les détails de la vie
qu'un manque d'accord entre époux ; on voit |des
familles en subir les fâcheuses conséquences au
point de demeurer des années entières dans un lieu
déplaisant et incommode, par suite des difficviltés
que la moindre décision à prendre pourrait soulever.
Wronsky et Anna en étaient là : les arbres des
boulevards avaient eu le temps de se couvrir de
feuilles, et les feuilles de se ternir de poussière,
qu'ils restaient encore à Moscou, dont le séjour
leur était odieux à tous deux. Et cependant aucune
cause grave de mésintelligence n'existait entre eux
en dehors de cette irritation latente qui poussait
Anna à de continuelles tentatives d'explication, et
Wronsky à lui opposer une réserve glaciale. De
jour en jour l'aigreur augmentait ; Anna considé-
rait l'amour comme le but tmique de la vie de son
amant, et ne comprenait celui-ci qu'à ce point de
vue ; mais ce besoin d'aimer, inhérent à la nature
du comte, devait se concentrer sur elle seule, sinon
elle le soupçonnait d'infidélité, et dans son aveugle
jalousie s'en prenait à toutes les femmes. Tantôt
elle redoutait les liaisons grossières, accessibles à
Wronsky en qualité de célibataire, tantôt elle se
472 ANNA KARÉNINE.
méfiait des femmes du monde, et notamjnent de la
jeune fille qu'il pourrait épouser dans le cas d'une rup-
ture. Cette crainte avait été éveillée dans son esprit
par une confidence imprudente du comte, celui-ci
ayant blâmé,'un jour d'abandon, le manque de tact de
sa mère, qui s'était imaginé de lui proposer d'épou-
ser la jeune princesse Sarokine. La jalousie amenait
Aima à accumuler les griefs les plus divers contre
celui qu'au fond elle adorait : c'était lui qu'elle
rendait responsable de leur séjour prolongé à Mos-
cou, de l'incertitude dans laquelle elle vivait, et
surtout de sa douloureuse séparation d'avec son
fils. De son côté, Wronsky, mécontent de la position
fausse dans laquelle Anna avait trouvé bon de
s'opiniâtrer, lui en voulait d'en aggraver encore
les difficultés de toutes façons. S'il survenait quelque
rare moment de tendresse, Anna n'en éprouvait
aucim apaisement, et n'y voyait, de la part du
comte, que l'affirmation blessante d'un droit.
lyC jour baissait, Wronsky assistait à un dîner
de garçons, et Anna, s'était réfugiée pour l'attendre
dans le cabinet de travail, où le bruit de la rue
l'incommodait moins que dans le reste de l'appar-
ment.
Elle marchait de long en large, repassant dans
sa mémoire le sujet de leur dernier dissentiment,
s'étonnant elle-même qu'une cause aussi futile eût
dégénéré en une scène pénible. A propos de la pro-
tégée d'Anna, Wronsky avait tourné eu ridicule
les gymnases de femmes, prétendant que les sciences
naturelles seraient d'vme médiocre utilité à cette
ANNA KARÉNINE. 473
enfant. Anna avait aussitôt appliqué cette critique
à ses propres occupations, et, afin de piquer Wronsky
à son tour, avait répondu :
« Je ne comptais certes pas sur votre S3rmpathie
mais je me croyais en droit d'attendre mieux de
votre délicatesse. »
Le comte avait rougi et, pour achever de froisser
Anna, s'était permis de dire :
« J'avoue que je ne comprends rien à votre engoue-
ment pour cette petite fille ; il me déplaît, je n'y
vois qu'une affectation. »
L'observation était dure et injuste, et elle s'atta-
quait aux laborieux efforts d'Anna pour se créer
une occupation qtii l'aidât à supporter sa triste
position.
« Il est bien malheureux que les sentiments
grossiers et matériels vous soient seuls accessibles »,
avait-elle reparti en quittant la chambre.
Cette discussion ne fut pas reprise ; mais tous
deux sentirent qu'ils n'oubliaient pas ; une journée
entière passée dans la solitude avait cependant fait
réfléchir Anna, et, malheureuse de la froideur de
son amant, elle prit la résolution de s'accuser elle-
même, afin d'amener à tout prix une réconciliation.
« C'est mon absurde jalousie qui me rend irri-
table ; mon pardon obtenu, nous partirons pour la
campagne, et là je me calmerai, pensa-t-elle. Je
sais bien qu'en m'accusant d'affecter de la ten-
dresse pour une étrangère, il me fait le reproche
de ne pas aimer ma fille. Hé, que sait-il de l'amour
qu'un enfant peut inspirer ? Se doute-t-il de ce que
474 ANNA KARÉNINE.
je lui ai sacrifié en renonçant à Serge ? S'il cherche
à me blesser, c'est qu'il ne m'aime plus, qu'il en
aime une autre... » Mais, s* arrêtant sur cette pente
fatale, elle fit effort pour sortir du cercle d'idées
qui l'affolait, et donna l'ordre de monter ses malles,
afin de commencer ses préparatifs de départ.
Wronsky rentra à dix heures.
CHAPITRE XXIV
« YoTRB dîner a-t-il réussi ? demanda Anna,
allant au-devant du comte d'un air conciliant.
— Comme ils réussissent d'ordinaire, répondit
celui-ci, remarquant aussitôt cette disposition
d'esprit favorable. Que vois-je, on emballe ! ajouta-il
en apercevant les malles. Voilà qui est gentil !
— Chii, mieux vaut nous en aller ; la promenade
que j'ai fait aujourd'hui m'a donné le désir de
retourner à la campagne. D'ailleurs nous n'avons
rien qui nous retienne ici.
— Je ne demande qu'à partir ; fais servir le thé
pendant que je change d'habit. Je reviens à l'ins-
tant. »
L'approbation relative au départ avait été donnée
d'un ton de supériorité blessant ; on aurait dit que
le comte parlait à un enfant gâté dont il excusait
les caprices ; le besoin de lutter se réveilla aussitôt
dans le cœur d'Anna ; pourquoi se ferait-elle
humble devant cette arrogance ? Elle se contint
cependant, et quand il rentra, elle lui raconta avec
ANNA KARÉNINE. 475
calme les incidents de la journée et ses plans de
départ.
« Je crois que c'est mie inspiration, dit-elle ; au
moins couper ai- je court à cette étemelle attente ;
je veux devenir indifférente à la question du divorce.
N'est-ce pas ton avis ?
— Certainement, répondit-il, remarquant avec
inquiétude l'émotion d'Anna.
— Raconte-moi à ton tour ce qui s'est passé à
votre dîner, dit-elle après un moment de silence.
— Le dîner était fort bon, répondit le comte, et
il lui nomma ceux qui y avaient assisté ; à la suite
nous avons eu des régates, mais comme on trouve
toujours à Moscou le moyen de se rendre ridicule,
on nous a oihibé la maîtresse de natation de la
reine de Suède.
— Comment cela ? Elle a nagé devant vous ?
demanda Anna, se rembrunissant.
— Oui, et dans un affreux costume rouge, c'était
hideux. Quel jour partons-nous ?
— Peut-on imaginer une plus sotte invention
Y a-t-il quelque chose de spécial dans sa façon de
nager ?
— Pas du tout, c'était simplement absurde.
Alors tu as fixé le départ ? »
Anna secoua la tête comme pour en chasser une
obsession.
« Le plutôt sera le mieux ; je crains de n'être
pas prête demain ; mais après-demain.
— Après-demain est dimanche. Je serai obligé
d'aller chez maman. — Wronsky se troubla invo-
47<3 ANNA KARENINE.
lontairement eu voyant les yeux d'Anna fixer un
regard soupçonneux sur lui, et ce trouble augmenta
la méfiance de celle-ci ; elle oublia la maîtresse de
natation de la reine de Suède pour ne plus s'in-
quiéter que de la princesse Sarokine, qui habitait
aux environs de Moscou avec la vieille com-
tesse.
— Ne peux- tu y aller demain ?
— C'est impossible, à cause d'une procuration
que je dois faire signer à ma mère, et de l'argent
qu'elle doit me remettre.
— Alors nous ne partirons pas du tout.
— Pourquoi cela ?
— Dimanche ou jamais.
— Mais cela n'a pas le sens commun ! s'écria
Wronsky étonné.
— Pour toi, parce que tu ne penses qu'à toi, et
que tu ne veux pas comprendre ce que je souffre ici.
Jane, le seul être qui m'intéressât, tu as trouvé
moyen de m' accuser d'hypocrisie à son égard I
Selon toi je pose, j'affecte des sentiments qui n'ont
rien de naturel. Je voudrais bien savoir ce qui
pourrait être naturel dans la vie que je mène ! »
Elle eut peur de sa violence, et ne se sentait
pourtant pas la force de résister à la tentation de
lui prouver ses torts.
« Tu ne m'as pas compris, repris Wronsky : j'ai
voulu dire que cette tendresse subite ne me plaisait
pas.
— Ce n'est pas vrai, et pour quelqu'un qui se
vante de sa droiture...
ANNA KARÉNINE. 477
— Je n'ai ni l'habitude de me vanter ni celle
de mentir, dit-il réprimant la colère qxii grondait
en lui; et je regrette fort que tu ne respectes pas...
— Le respect a été inventé pour dissimuler
l'absence de l'amour ; or, si tu ne m'aimes plus, tu
ferais plus loyalement de l'avouer.
— Mais c'est intolérable ! cria presque le comte,
s' approchant brusquement d'Anna ; ma patience a
des bornes, pourquoi la mettre ainsi à l'épreuve ?
dit-il contenant les paroles amères prêtes à lui
échapper.
— Que voulez-vous dire par là ? demanda-t-elle,
épouvantée du regard haineux qu'il tourna vers
elle.
— C'est moi qui vous demanderai ce que vous
prétendez de moi !
— Que puis-je prétendre, si ce n'est de n'être
pas abandonnée comme vous avez l'intention de le
faire ? Au reste, la question est secondaire. Je veux
être aimée, et si vous ne m'aimez plus, tout est
fini. »
Elle se dirigea vers la porte.
« Attends, dit Wronsky en la retenant par le
bras : de quoi s'agit-il entre nous ? Je demande à
ne partir que dans trois jours, et tu réponds à
cela que je mens et que je suis un malhonnête
homme.
— Oui, et je le répète; un homme qui me reproche
les sacrifices qu'il m'a faits (c'était une allusion
à d'ancien griefs) est plus que malhonnête, c'est un
être sans cœur.
478 ANNA KARÉNINE.
— Décidément, ma patience est à bout, » dit
Wronsk^-, et il la laissa partir.
Anna rentra dans sa chambre d'un pas chance-
lant et s'affaissa sur un fauteuil.
« Il me hait, c'est certain ; il en aime une autre,
c'est plus certain encore; tout est fini, il faut fuir;
mais comment ? »
Les pensées les plus contradictoires l'assaillirent.
Où aller ? chez sa tante qui l'avait élevée ? chez
Dolly, ou simplement à l'étranger ? Cette rupture
serait-elle définitive ? Que faisait-il dans son cabi-
net ? Que diraient Alexis Alexandrovitch et le
monde de Pétersbourg ? Une idée vague, qu'elle ne
parvenait pas à formuler, l'agitait ; elle se rappela
un mot dit par elle à son mari après sa maladie :
« pourquoi ne suis- je pas morte ! » et aussitôt ces
paroles réveillèrent le sentiment qu'elles avaient
exprimé jadis. « Mourir, oui, c'est là seule manière
d'en sortir ; ma honte, le déshonneur d'Alexis
Alexandrovitch et celui de Serge, tout s'efface avec
ma mort ; il me pleurera alors, me regrettera,
m'aimera ! » Un sourire d'attendrissement sur elle-
même effleura ses lèvres tandis qu'elle ôtait machi-
nalement les bagues de ses doigts.
« Anna, dit une voix près d'elle, qu'elle entendit
sans lever la tête, je suis prêt à tout, partons après-
demain. »
Wronsky était entré doucement et lui parlait
avec affection.
« Eh bien ?
— Fais comme tu veux, répondit-elle incapable
ANNA KARENINE. 479
de se maîtriser plus longtemps, et elle fondit eu
larmes.
— Quitte-moi, quitte-moi ! raurmura-t-elle à
travers ses sanglots, je m'en irai, je ferai plus ! que
suis-je ? une femme perdue, une pierre à ton cou.
Je ne veux pas te tourmenter davantage. Tu en
aimes ime autre, je te débarrasserai de moi. »
Wronsky la supplia de se calmer, jura qu'il n'exis-
tait pas la moindre cause à sa jalousie, protesta
de son amour.
(( Pourquoi nous torturer ainsi ? » lui demanda- 1-
il. Anna crut remarquer des larmes dans ses yeux
et dans sa voix, et, passant soudain de la jalousie
à la tendresse la plus passionnée, elle couvrit de
baisers la tête, le cou, et les mains de son amant.
CHAPITRE XXV
La réconciliation était complète. Dès le lende-
main Anna sans fixer définitivement le jour du
départ, en activa les apprêts, elle était occupée à
retirer divers objets d'une malle ouverte, et à les
empiler sur les bras d'Annouchka, lorsque Wronsky
entra, habillé pour sortir, malgré l'heure encore
matinale.
« Je vais immédiatement chez maman, peut-être
pourra-t-elle m' envoyer l'argent, et dans ce cas,
nous partirons demain. »
L'allusion à cette visite troubla les bonnes dis-
positions d'Anna.
n. t6
48o ANNA KARÉNINE.
« Non, ce n'est pas la peine ; je ne serai pas prête
moi-même. »
Et aussitôt elle se demanda pourquoi le départ,
impossible la veille, devenait admissible ce matin.
« Fais comme tu en avais eu l'intention, ajoutâ-
t-elle, et maintenant va déjeuner, je te rejoins. »
Quand elle rentra dans la salle à manger Wronsky
mangeait un bifteck.
« Cet appartement meublé me devient odieux,
et la campagne m' apparaît comme la terre pro-
mise », dit-elle d'un ton animé ; mais, en voyant
le valet de chambre entrer pour demander le reçu
d'une dépêche, son visage s'allongea. Il n'y avait
rien d'étonnant cependant à ce que Wronsky reçût
un télégramme.
« De qui la dépêche ?
— De Stiva, répondit sans empressement le
comte.
— Pourquoi ne me l'as-tu pas montrée ? Quel
secret y a-t-il entre mon frère et moi ?
— Stiva a la manie du télégraphe ; qu'avait-il
besoin de m' envoyer une dépêche pour me dire
que rien n'était décidé ?
— Pour le divorce ?
— Oui ; il prétend ne pas pouvoir obtenir de
réponse définitive ; tiens, vois toi-même ».
Anna prit la dépêche d'une main tremblante ;
la fin en était ainsi conçue : « Peu d'espoir, mais
je ferai le possible et l'impossible ».
« Ne t'ai-je pas dit hier que cela m'était indif-
férent ? Aussi était-il parfaitement inutile de me
ANNA KARENINE. 481
rien cacher. — Il en use ainsi peut-être pour ses
correspondances avec des femmes, pensa-t-elle.
— Je souhaiterais que cette question t'intéressât
aussi peu que moi.
— Elle m'intéresse parce que j'aime les choses
nettement définies.
— Pourquoi ? Qu'as-tu besoin du divorce si
l'amour existe ?
— Toujours l'amour ! pensa Wronsky avec
une grimace. Tu sais bien que, si je le souhaite,
c'est à cause de toi et des enfants.
— Il n'y aura plus d'enfants.
— Tant pis, je le regrette.
— Tu ne penses qu'aux enfants et pas à moi,
dit-elle, oubliant qu'il venait de dire « à cause
de toi et des enfants », et mécontente de ce désir
d'avoir des enfants comme d'une preuve d'indif-
férence pour sa beauté.
— Au contraire, je pense à toi, car je suis per-
suadé que ton irritabilité tient principalement à
la fausseté de ta position, répondit-il d'un ton
froid et contrarié.
— Je ne comprends pas que ma situation puisse
être cause de mon irritabilité, dit-elle, voyant un
juge terrible la condamner par les yeux de Wronsky;
cette situation me paraît parfaitement claire, ne
suis- je pas absolument en "ton pouvoir ?
— Oui, mais tu te méfies de ma liberté.
— Oh ! quant à cela, tu peux être tranquille,
fit-elle se versant du café, et remarquant combien
ses gestes, et jusqu'à sa façon d'avaler, donnaient
482 ANNA KARÉNINE.
sur les nerfs de Wronsky. Je me préoccupe peu
des projets de mariage de ta mère.
— Nous ne parlons pas d'elle.
— Si fait, et tu peux m'en croire, une femme
sans cœur, qu'elle soit jeune ou vieille, ne m'in-
téresse guère.
— Anna, je te prie de respecter ma mère.
— Une femme qui ne comprends pas en quoi
consiste l'honneur pour son fils n'a pas de
cœur.
— Je te réitère le prière de ne pas parler de ma
mère d'une façon irrespectueuse », répéta le comte
élevant la voix et regardant Anna sévèrement.
Elle supporta ce regard sans lui répondre, et
se rappelant ses caresses de la veille : « Quelles
caresses banales ! » pensa-t-elle.
« Tu n'aimes pas ta mère, ce sont des phrases
et encore des phrases.
— Si c'est ainsi, il faut...
— Il faut prendre un parti, et quant à moi,
je sais ce qu'il me reste à faire », dit-elle, se dis-
posant à quitter la chambre, lorsque la porte
s'ouvrit et livra passage à Yavshine. Elle s'arrêta
aussitôt et lui souhaita le bonjour. Pourquoi dis-
simulait-elle ainsi devant un étranger qui tôt ou
tard devait tout apprendre ? C'est ce qu'elle
n'aurait pu expliquer ; mais elle se rassit et dé-
demanda tranquillement :
« Vous a-t-on payé votre argent ? (Elle savait
que Yavshine venait de gagner au jeu une grosse
somme) .
ANNA KARENINE. 483
— Je ii recevrai probablement dans la jour-
née, répondit le géant, remarquant qu'il était entré
mal à propos. Quand partez-vous ?
— Après-demain, je pense, dit Wronsky.
— N'avez- vous jamais pitié de vos malheu-
reux adversaires ? continua Anna s'adressant
toujours au joueur.
— C'est une question que je ne me suis pas
posée. Anna Arcadievna. Ma fortune tout entière
est là, fit-il montrant sa poche ; mais, riche en ce
moment, je puis être pauvre en sortant du club
ce soir. Celui qui joue avec moi me gagnerait
volontiers jusqu'à ma chemise : c'est cette lutte
qui fait le plaisir.
— Mais si vous étiez marié, qu'en dirait votre
femme ?
— Aussi bien, je ne compte pas me marier,
répondit Yavshine en riant.
— Et vous n'avez jamais été amoureux ?
— Oh Seigneur ! combien de fois ! . mais tou-
jours de façon à ne pas manquer ma partie. »
Un amateur de chevaux, venant pour affaires,
entra sur ces entrefaites, et Anna quitta la salle
à manger.
Avant de sortir, Wronsky passa chez elle, et
chercha quelque chose sur la table. Elle feignit
de ne pas l'apercevoir, mais, honteuse de cette
dissimulation :
« Que vous faut-il ? lui demanda- t-elle en
français.
— Le certificat d'origine du cheval que je
484 ANNA KARÉNINE.
viens de vendre, répondit Wronsky d'un ton qui
signifiait plus clairement que des paroles : « Je
n'ai pas le temps d'entamer des explications qui
ne mèneraient à rien ». « Je ne suis pas coupable,
pensait-il : tant pis pour elle, si elle veut se punir. »
Il crut cependant en quittant la chambre qu'elle
l'appelait.
« Qu'y a-t-il, Anna ? demanda-t-il.
— Rien, répondit celle-ci froidement.
— Tant pis », se dit-il encore.
En passant devant une glace il aperçut un visage
si décomposé que l'idée de s'arrêter pour consoler
Anna lui vint, mais trop tard, il était déjà loin.
Sa journée se passa tout entière hors de la maison,
et, lorsqu'il rentra, la femme de chambre lui
apprit qu'Anna Arcadievna avait la migraine
et priait qu'on ne la dérangeât pas.
CHAPITRE XXVI
Jamais encore une journée ne s'était écoulée
sans amener une réconciliation, et cette fois leur
querelle avait ressemblé à une rupture. Pour
s'éloigner comme Wronsky l'avait fait, malgré l'état
de désespoir auquel il l'avait vue réduite, c'est
qu'il la haïssait, qu'il en aimait une autre. L^es
mots cruels sortis de la bouche du comte reve-
naient tous à la mémoire d'Anna, et dans son
imagination s'aggravaient de propos grossiers
dont il était incapable.
ANNA KARÉNINE. 485
« Je ne vous retiens pas, lui faisait-elle dire,
vous pouvez partir ; puisque vous ne teniez pas
au divorce, c'est que vous comptiez retourner
chez votre mari. S'il vous faut de l'argent, vous
n'avez qu'à déclarer la somme.
« Mais hier encore il me jurait qu'il n'aimait
que moi !... C'est un homme honnête et sincère,
se disait-elle le moment d'après. Ne me suis- je
déjà pas désespérée inutilement bien des fois ? »
Elle passa toute la journée, sauf une visite de
deux heures qu'elle fit à la famille de sa protégée,
en alternatives de doute et d'espérance ; lasse
d'attendre toute la soireé, elle finit par rentrer
dans sa chambre, en recommandant à Aimouchka
de la dire souffrante. « S'il vient malgré tout,
c'est qu'il m'aime encore ; sinon, c'est fini, et je
sais ce qu'il me reste à faire. »
Elle entendit le roulement de la calèche sur le
pavé quand le comte rentra, son coup de sonnette
et son colloque avec Annouchka ; puis ses pas
pas s'éloignèrent, il rentra dans son cabinet, et
Anna comprit que le sort en était jeté. L<a mort
lui apparut alors comme l'unique moyen de punir
Wronsky, de triompher de lui et de reconquérir
son amour. Le départ, le divorce, devenaient
choses indifterentes : l'essentiel était le châtiment.
Elle prit sa fiole d'opium et versa la dose accou-
tumée dans un verre ; en avalant le tout il était
si facile d'en finir ! Couchée, les yeux ouverts,
elle suivit sur le plafond l'ombre de la bougie qui
achevait de brûler dans un bougeoir, et dont la
486 ANNA KARÉNINE.
lumière tremblante se confondait par moments
avec l'ombre du paravent qui divisait la chambre.
Que penserait-il quand elle aurait disparu ?
Que de remords il éprouverait ! « Comment ai-je
pu lui parler durement ? se dirait-il, la quitter
sans une parole d'affection, et elle n'est plus, elle
nous a quittés pour jamais ! » Tout à coup l'ombre
du paravent sembla chanceler et gagner tout le
plafond, les autres ombres se rejoignirent, vacil-
lèrent, et se confondirent dans une obscurité com»
pléte. « Iva mort ! » pensa-t-elle avec effroi, et une
terreur si profonde s'empara de tout son être que,
cherchant des allumettes d'une main tremblante,
elle resta quelque temps à rassembler ses idées
sans savoir où elle se trouvait ; des larmes de joie
lui inondèrent le visage lorsqu'elle comprit qu'elle
vivait encore. « Non, non, tout plutôt que la
mort ! Je l'aime, il m'aime aussi, ces mauvais
jours passeront ! » Et pour échapper à ses frayeurs
elle prit la bougie, et se sauva dans le cabinet de
Wronsky.
I] y dormait d'un paisible sommeil, qu'elle con-
templa longuement en pleurant d'attendrisse-
ment ; mais elle se garda bien de le réveiller, il
l'aurait regardée de son air glacial, et elle-même
n'eût pas résisté au besoin de se justifier et de
l'accuser. Elle rentra donc dans sa chambre, prit
une double dose d'opium, et s'endormit d'un
sommeil pesant qui ne lui ôta pas le sentiment
de ses souffrances. Vers le matin, elle eut un cau-
tchemar affreux : comme autrefois elle vit un peti
ANNA KARÉNINE. 487
moujik ébouriffé prononcer d'inintelligibles paroles
en remuant quelque chose, et ce quelque chose
lui sembla d'autant plus terrifiant que l'homme
l'agitait au-dessus de sa tête à elle, sans avoir
l'air de la remarquer. Une sueur froide l'inonda.
A son réveil les événements de la veille lui
revinrent confusément à l'esprit.
« Que s'est-il passé de si désespéré ? pensa-t-elle,
une querelle ? ce n'est pas la première. J'ai pré-
texté une migraine et il n'a pas voulu me déranger,
voilà tout. Demain, nous partons ; il faut le voir,
lui parler et hâter le départ. »
Aussitôt levée, elle se dirigea vers le cabinet de
Wronsky ; mais, en traversant le salon, le bruit
d'une voiture s' arrêtant à la porte attira son
attention et la fit regarder par la fenêtre. C'était
un coupé : une jeune fille en chapeau clair, pen-
chée à la portière, donnait des ordres à un valet
de pied ; celui-ci sonna, on parla dans le vestibule,
puis quelqu'un monta, et Anna entendit Wronsky
descendre l'escalier en courant. Elle le vit sortir
tête nue sur le perron, s'approcher de la voiture,
prendre un paquet des mains de la jeune fille, et
sourire en lui parlant. I^e coupé s'éloigna et
Wronsky remonta vivement.
Cette petite scène dissipa soudain l'espèce
d'engourdissement qui pesait sur l'âme d'Anna,
et les impressions de la veille lui déchirèrent le
cœur plus douloureusement que jamais. Comment
avait-elle pu s'abaisser au point de rester un jour
de plus sous ce toit !
488 ANNA KARÉNINE.
Elle entra dans le cabinet du comte pour lui
déclarer la résolution qu'elle avait prise.
« La princesse Sarokine et sa fille m'ont apporté
l'argent et les papiers de ma mère que je n'avais
pu obtenir hier, dit celui-ci tranquillement, sans
avoir l'air de remarquer l'expression sombre et
tragique de la physionomie d'Anna. Comment
te sens-tu ce matin ? »
Debout au milieu de la chambre, elle le regarda
fixement, tandis qu'il continuait à lire sa lettre,
le front plissé, après avoir jeté les yeux sur elle.
Anna, sans parler, tourna lentement sur elle-
même et sortit de la chambre ; il pouvait encore
la retenir, mais il la laissa dépasser le seuil de la
porte.
« A propos, s'écria-t-il au moment où elle allait
disparaître, c'est bien décidément demain que
nous partons ?
— Vous, mais non pas moi, répondit-elle.
— Anna, la vie dans ces conditions est impos-
sible.
— Vous, pas moi, répéta-t-elle encore.
-^ Cela n'est plus tolérable!
— Vous... vous en repentirez », dit-elle et elle
sortit.
Effrayé du ton désespéré dont elle avait pro-
noncé ces derniers mots, le premier mouvement
de Wronsky fut de la suivre ; mais il réfléchit, se
rassit et, irrité de cette menace inconvenante,
murmura en serrant les dents : « J'ai essayé de
tous les moyens, il ne me reste que l'indifférence » ;
ANNA KARÉNINE. 489
et il s'habilla afin de se rendre chez sa mère pour
lui faire signer une procuration.
Anna l'entendit quitter son cabinet et la salle
à manger, s'arrêter dans l'antichambre pour y
donner quelques ordres relatifs au cheval qu'il
\'enait de vendre ; elle entendit avancer la calèche
et ouvrir la porte d'entrée ; quelqu'un remonta
précipitamment l'escalier, elle courut à la fenêtre,
et vit Wronsky prendre des mains de son valet
de chambre une paire de gants oubliée, puis tou-
cher le dos du cocher, lui dire quelques mots, et,
sans lever les yeux vers la fenêtre, se renverser
dans sa pose habituelle au fond de la calèche, en
croisant une jambe sur l'autre. Au tournant de
la rue il disparut aux yeux d'Anna.
CHAPITRE XXVII
« Il est parti, c'est fini ! » se dit-elle debout à
la fenêtre ; et l'impression d'horreur causée la
nuit par son cauchemar et par la bougie qui s'étei-
gnait l'envahit tout entière. Elle eut peur de rester
seule, sonna et courut au-devant du domestique.
« Informez-vous de l'endroit où le comte s'est
fait conduire.
— Aux écuries, répondit le valet, et l'ordre
a été donné de prévenir madame que la calèche
allait rentrer et serait à sa disposition.
— C'est bon, je vais écrire un mot que vous
porterez immédiatement aux écuries. »
490 ANNA KARÉNINE.
Elle s'assit et écrivit :
« Je suis coupable, mais, au nom de Dieu,
reviens, nous nous expliquerons, j'ai peur ! »
Elle cacheta, remit le billet au domestique, et
dans sa crainte de rester seule se rendit chez sa
petite fille.
« Je ne le reconnais plus ! où sont ses yeux bleus
et son joli sourire timide ? » pensa- t-elle apercevant
la belle enfant aux yeux noirs au heu de Serge
que dans la confusion de ses idées elle s'attendait
à voir.
La petite, assise près d'une table, y tapait à
tort et à travers avec un bouchon ; elle regarda
sa mère, qui se plaça auprès d'elle et lui prit le
bouchon des mains pour le faire tourner. Le mou-
vement des sourcils, le rire sonore de l'enfant,
rappelaient si vivement Wronsky, qu'Anna n'y
put tenir ; elle se leva brusquement et se sauva.
« Est-il possible que tout soit fini ! Il reviendra
pensa-t-elle, mais comment m'expliquera-t-il son
animation, son sourire en lui parlant ? J'accep-
terai tout, sinon je ne vois qu'un remède, et je
n'en veux pas ! » Douze minutes s'étaient écoulées.
« Il a reçu ma lettre et va revenir dans dix minutes.
Et s'il ne revenait pas ? Cest impossible. Il ne
doit pas me trouver avec des yeux rouges, je vais
me baigner la figure. Et ma coiffure ? » Elle porta
les mains à sa tête, elle s'était coiffée sans en avoir
conscience. « Qui est-ce ? se demanda-t-elle en
apercevant dans une glace son visage défait et
ses yeux étrangement brillants. C'est moi ! » Et
I
ANNA KARÉNINE. 491
elle crut encore sentir sur ses épaules les récents
baisers de son amant ; elle frissonna et porta une
de ses mains à ses lèvres : « Deviendrais-] e folle ? »
pensa- t-elle avec effroi, et elle se sauva dans la
chambre où Annouchka rangeait sa toilette.
« Annouchka, fit-elle ne sachant que dire.
— Vous voulez aller chez Daria Alexandrovna ? »
dit la femme de chambre, pour lui suggérer une idée.
« Quinze minutes pour aller, quinze pour reve-
nir, il va être ici. » Elle regarda sa montre. « Mais
comment a-t-il pu me quitter ainsi ! » Elle s'appro-
cha de la fenêtre, peut-être avait-elle fait une
erreur de calcul, et elle se remit à compter les
minutes depuis son départ.
Au moment où elle voulait consulter la pen-
dule du salon, im équipage s'arrêta devant la
porte ; c'était la calèche, mais personne ne mon-
tait l'escalier et elle entendit des voix dans le
vestibule.
« Monsieur le comte était déjà parti pour la
gare de Nijni, vint- on lui apprendre en lui remet-
tant son billet.
— Qu'on porte immédiatement cette lettre au
comte à la campagne de sa mère, et qu'on me
rapporte aussitôt la réponse.
— Que deviendrai- je en attendant ? J'irai chez
Dolly, pour ne pas devenir folle. Ah ! je puis
encore télégraphier ! »
Et elle écrivit la dépêche suivante :
« J'ai absolument besoin de vous parler, reve-
nez vite. »
492 ANNA KARÉNINE.
Elle vint ensuite s'habiller et, le chapeau sur
la tête, s'arrêta devant Annouchka, dont les
petits yeux gris témoignaient une vive sympa-
thie.
« Annouchka ! ma chère ! que devenir ? mur-
mura-t-elle en se laissant tomber sur un fauteuil
avec un sanglot.
— Il ne faut pas vous agiter ainsi, Anna Arca-
dievna ; faites un tour de promenade, cela vous
distraira ; ces choses-là arrivent.
— Oui, je vais sortir ; si en mon absence on
apportait une dépêche, tu l'enverrais chez Daria
Alexandrovna, dit-elle cherchant à se maîtriser,
ou plutôt non, je rentrerai. »
« Je dois m' abstenir de toute réflexion, m' occu-
per, sortir, quitter cette maison surtout », pensa-
t-elle écoutant avec frayeur les battements préci-
pités de son cœur ; et elle monta vivement en
calèche.
« Chez la princesse Oblonsky ! » dit-elle au
cocher.
CHAPITRE XXVIII
Le temps était clair ; ime pluie fine tombée
dans la matinée faisait encore étinceler au soleil
de mai les toits des maisons, les dalles des trot-
toirs et les cuirs des équipages. Il était trois heures,
le moment le plus animé de la journée.
Anna, doucement bercée par la calèche qu'en-
ANNA KARÉNINE. 493
traînaient rapidement deux trotteurs gris, jugea
différemment sa situation en repassant au grand
air les é\énements des derniers jours. L'idée de
la mort ne l'épouvanta plus autant, et en même
temps elle ne lui parut plus aussi inévitable. Ce
qu'elle se reprocha fut l'humiliation à laquelle
elle s'était abaissée. « Pourquoi m' accuser comme
je l'ai fait ? ne puis-je donc vivre sans lui ? » Et,
laissant cette question sans réponse, elle se mit
à lire machinalement les enseignes. « Comptoir
et dépôt. — Dentiste. — • Oui, je vais me confesser
a Dolly ; elle n'aime pas Wronsky ; ce sera dur de
tout avouer, mais je le ferai ; elle m'aime, je sui-
vrai son conseil. Je ne me laisserai pas traiter
comme une enfant, — Philipof, — des kalatchis ;
— on dit qu'il en envoie la pâte jusqu'à Péters-
bourg ; l'eau de Moscou est meilleure ; — les
puits de Miatichtchy... » Et elle se souvint d'avoir
passé dans cette localité en se rendant autrefois
au couvent de Troïtza en pèlerinage avec sa tante.
« On y allait en voiture dans ce temps-là ; était-ce
vraiment moi, avec des mains rouges ? Que de
choses qui me paraissent alors des rêves de bonheur
irréalisables me semblent misérables aujourd'hui ;
et des siècles ne sauraient me ramener à l'innocence
d'alors ! Qui m'eût dit l'abaissement dans lequel
je tomberais ! Mon billet l'aura fait triompher...
I\Ion Dieu, que cette peinture sent mauvais !
pourquoi éprouve-t-on toujours le besoin de
bâtir et de peindre ? — Modes et robes. »
Un passant la salua, c'était le mari d'Annouchka.
494 ANNA KARÉNINE.
« Nos parasites, comme dit Wronsky ; pourquoi
les nôtres ?... Ah ! si on pouvait arracher le passé
avec ses racines ! mais c'est impossible, tout au
plus peut-on feindre d'oublier ! » Et cependant,
en se rappelant son passé avec Alexis Alexan-
drovitch, elle constata qu'elle en avait aisément
perdu le souvenir. « Dolly me donnera tort, puis-
que c'est le second que je quitte. Ai-je la prétention
d'avoir raison ? » Et elle sentit les larmes la gagner.
« De quoi ces jeunes filles peuvent-elles par-
ler en souriant ? d'amour ? elles ne savent pas
combien c'est triste et misérable... Le boulevard
et des enfants ; trois petits garçons jouent aux
chevaux... Serge, mon petit Serge ! je perdrais
tout que je ne te retrouverais pas ! Oh ! s'il ne
revient pas, tout est bien perdu ! Peut-être aura-t-il
manqué le train et le retrou ver ai- je à la maison...
Tu as besoin de t'humilier encore ? » se dit-elle
avec un reproche pour sa faiblesse. « Non, je vais
entrer chez Dolly, je lui dirai : je suis malheu-
reuse, je souffre, je l'ai mérité, mais viens-moi
en aide !... Oh ! ces chevaux, cette calèche qui
lui appartiennent, je me fais horreur de m'en
servir. Bientôt je ne les reverrai plus ! »
Et, tout en se torturant ainsi le cœur, elle arriva
chez Dolly et monta l'escalier.
« Y a t-il du monde ? demanda-t-elle dans
l'antichambre.
— Catherine Alexandrovna Levine », répondit
le domestique.
« Kitty, cette Kitty dont Wronsky était amou-
iVNNA KARÉNINE. 495
reux, pensa Anna, qu'il regrette de ne pas avoir
épousée, tandis qu'il déplore le jour où il m'a ren-
contrée ! »
Les deux sœurs étaient en conférence au sujet
du nourrisson de Kitty, lorsqu'on leur annonça
Anna ; Dolly seule vint la recevoir au salon.
« Tu ne pars pas encore ? je voulais précisé-
ment passer chez toi aujourd'hui ; j'ai une lettre
de Stiva.
— Nous avons reçu une dépêche, répondit
Anna en se retournant pour voir si Kitty venait.
— Il écrit qu'il ne comprend rien à ce qu'Alexis
Alexandrovitch exige, mais qu'il ne partira pas
sans obtenir une réponse définitive.
— Tu as du monde ?
— Oui, Kitty, répondit Dolly troublée ; elle
est dans la chambre des enfants ; tu sais qu'elle
relève de maladie ?
— Je le sais. Peux-tu me montrer la lettre de
Stiva ?
— Certainement, je vais te la chercher...
Alexis Alexandrovitch ne refuse pas, au contraire ;
Stiva a bon espoir, dit Dolly s' arrêtant sur le seiiil
de la porte.
— Je n'espère et ne désire rien. — Kitty croi-
rait-elle au-dessous de sa dignité de me rencon-
trer ? pensa Anna restée seule ; elle a peut-être
raison, mais elle qui a été éprise de Wronsky n'a
pas le droit de me faire la leçon. Je sais bien qu'une
femme honnête ne peut me recevoir ; je lui ai tout
sacrifié, et voilà ma récompense ! Ah ! que je le
496 ANNA KARENINE.
hais ! pourquoi suis- je venue ici ! J'y suis plus
mal encore que chez moi. » Elle entendit les voix
des deux sœurs dans la pièce voisine : a Et que
vais- je dire à Dolly ? réjouir Kitty du spectacle
de mon malheur ? d'ailleurs Dolly ne compren-
dra rien... Si je tiens à voir Kitty, c'est pour lui
prouver que je suis insensible à tout, que je méprise
tout. »
Dolly rentra avec la lettre ; Anna la parcourut
et la lui rendit,
« Je savais cela, dit-elle, et ne m'en soucie plus.
— Pourquoi ? J'ai bon espoir », fit Dolly en
examinant Anna avec attention ; jamais elle ne
l'avait vue dans une semblable disposition d'es-
prit. « Quel jour pars-tu ? »
Anna feima les yeux à demi et regarda devant
elle sans répondre.
« Kitty a-t-elle peur de moi ? demanda- t-elle
au bout d'un moment en jetant un coup d'oeil
vers la porte.
— Quelle idée ! mais elle nourrit et ne s'en tire
pas encore très bien... Elle est enchantée au con-
traire, et va venir, répondit Dolly qui se sentait
gênée de faire un mensonge. Tiens, la voilà. "
Kitty n'avait effectivement pas voulu paraître
en apprenant l'arrivée d'Anna ; Dolly était cepen-
dant parvenue à la raisonner et, faisant effort sur
elle-même, la jeune femme entra au salon, et en
rougissant s'approcha d'Anna pour lui tendre la
main.
« Je suis charmée, fit-elle d'une voix émue. »
ANNA KARENINE. 497
et toutes ses préventions contre cette méchante
femme tombèrent à la vue du beau visage sym-
pathique d'Anna.
— J'aurais trouvé naturel votre refus de me
voir, dit Anna : je suis faite à tout. Vous avez été
malade, me dit-on ; je vous trouve effectivement
changée. »
Kitty attribua le ton sec d'Anna à la gêne que
lui causait la fausseté de sa situation, et le cœur
de la jeune femme se serra de compassion.
Elles causèrent de la maladie de Kitty, de son
enfant, de Stiva, mais l'esprit d'Anna était visi-
blement absent.
« Je suis venue te faire mes adieux, dit-elle à
DoUy en se levant.
— Quand pars-tu ? »
Sans lui répondre, Anna se tourna vers Kitty
avec un sourire.
— Je suis bien aise de vous avoir revue, j'ai
tant entendue parler de vous, même par votre
mari. Vous savez qu'il est venu me voir ? il m'a
beaucoup plu, ajouta-t-elle avec une intention mau-
vaise. Où est-il ?
— A la campagne, répondit Kitty en rougis-
sant.
--- Faites-lui bien des amitiés, n'y manquez
pas.
— Je les ferai certainement, dit naïvement
Kitty avec un regard de compassion.
— Adieu, Dolly ! fit Anna en embrassant celle-ci.
— Elle est toujours aussi séduisante que par le
498 ANNA KARÉNINE.
passé, fit remarquer Kitty à sa soeur quand celle-ci
rentra après avoir reconduit Anna jusqu'à la porte.
Et comme elle est belle ! mais il y a en elle quel-
que chose d'étrange qui fait peine, beaucoup de
peine.
— Je ne la trouve pas aujourd'hui dans son
état normal. J'ai cru qu'elle allait fondre en larmes
dans l'antichambre. »
CHAPITRE XXIX
Remontée dans sa calèche, Anna se sentit plus
malheureuse que jamais ; son entrevue avec Kitty
réveillait douloureusement en elle le sentiment
de sa déchéance morale, et cette souffrance vint
s'ajouter aux autres. Sans trop savoir ce qu'elle
disait, elle donna au cocher l'ordre de la ramener
chez elle.
« Elles m'ont regardée comme un être étrange
et incompréhensible '.... Que peuvent se dire ces
gens-là ? ont-ils la prétention de se communiquer
ce qu'ils éprouvent ? pensa-t-elle en voyant deux
passants causer ensemble ; — on ne peut partager
avec un autre ce qu'on ressent ! Moi qui voulais
me confesser à Dolly ! J'ai eu raison de me taire ;
mon malheur l'aurait réjouie au fond, bien qu'elle
l'eût dissimulé ; elle trouverait juste de me voir
expier ce bonheur qu'elle m'a envié. Et Kitty ?
Celle-là eût été plus contente encore, car je lis
dans son cœur : elle me hait, parce que j'ai plu à
ANNA KARÉNINE. 499
son mari ; à ses yeux je suis une femme sans
mœurs, qu'elle méprise. Ali ! si j'avais été ce
qu'elle pense, avec quelle facilité j'aurais tourné
la tête à son mari ! La pensée m'en est venue,
j'en conviens. — Voilà un homme enchanté de
sa personne, se dit-elle à l'aspect d'un gros mon-
sieur au teint fleuri venant à sa renccontre, et la
saluant d'un air gracieux pour s'apercevoir qu'il
ne la connaissait pas. — Il me connaît autant que
le reste du monde ! puis- je me vanter de me con-
naître moi-même ? Je ne connais que mes appé-
tits, comme disent les Français... Ces gamins con-
voitent de mauvaises glaces, se dit-elle à la vue
de deux enfants arrêtés devant un marchand qui
déposait à terre un seau à glaces, et s'essuyait la
figure du coin d'un torchon ; tous nous aimons
les friandises, et faute de bonbons on désire de
méchantes glaces, comme Kitty qui, ne pouvant
épouser Wronsky, s'est contentée de Levine ;
elle me déteste, et me jalouse ; de mon côté je lui
porte envie. Ainsi va le monde. — Futkin, coif-
feur ; « je me fais coiffer par Futkin... » ; je le
ferai rire avec cette bêtise », pensa-t-elle, pour se
rappeler aussitôt qu'elle n'avait plus personne à
faire rire. On sonne les vêpres ; ce marchand fait
ses signes de croix avec une telle hâte qu'on dirait
qu'il a peur de les perdre. Pourquoi ces églises, ces
cloches, ces mensonges ? pour dissimuler que nous
nous haïssons tous, comme ces isvoschiks qui s'in-
jurient. Yavshine a raison de dire : « Il en veut à
ma chemise, moi à la sienne ».
500 ANNA KARÉNINE.
Entraînée par ses pensées, elle oublia un moment
sa douleur et fut surprise quand la calèche s'arrêta
Le suisse, en venant au-devant d'elle, la fit ren-
trer dans la réalité.
« Y a t-il une réponse ?
— Je vais m'en informer, dit le suisse, et il
revint un moment après avec une envelopppe de
télégramme, Anna lut :
« Je ne puis rentrer avant dix heures.
« Wronsky. »
— Et le messager ?
— Il n'est pas encore de retour. »
Un besoin vague de vengeance s'éleva dans
l'âme d'Anna, et elle monta l'escalier en cou-
rant. « J'irai moi-même le trouver, pensa-t-elle,
avant de partir pour toujours. Je lui dirai son fait.
Jamais je n'ai haï personne autant que cet homme !
Et, apercevant un chapeau de Wronsky dans
l'antichambre, elle frissonna avec aversion. Elle
ne réfléchissait pas que la dépêche était une réponse
à la sienne, et non au message envoyé par un
exprès, que Wronsky ne pouvait encore avoir
reçu. « Il est chez sa mère, pensa-t-elle, causant
gaiement, sans nul souci des souffrances qu'il
inflige... » Et, voulant fuir les terribles pensées
qui l'envahissaient dans cette maison dont les
murs l'écrasaient de leur terrible poids : « Il faut
partir bien vite, se dit-elle sans savoir où elle
ANNA KARÉNINE. 501
(levait aller, prendre le chemin de fer, le pour-
suivre, l'humilier... » Consultant l'indicateur, elle
y lut que le train du soir partait à 8 heures 2 mi-
nutes. « J'arriverai à temps. »
Et, faisant atteler des chevaux frais à la calèche,
elle se hâta de mettre dans un petit sac de voyage
les objets indispensables à une absence de quel-
ques jours ; décidée, à ne pas rentrer, elle roulait
mille projets dans sa tête, et résolut, après la scène
qui se passerait à la gare ou chez la comtesse, de
continuer sa route par le chemin de fer de Nijni,
pour s'arrêter dans la première ville venue.
Le dîner était servi, mais la nourriture lui .fit
horreur ; elle remonta dans la calèche aussitôt
que le cocher eut attelé, irritée de voir les domes-
tiques s'agiter autour d'elle.
« Je n'ai pas besoin de toi, Pierre, dit-elle au
valet de pied qui se disposait à l'accompagner.
— Qui prendra le billet ?
— Eh bien, viens si tu veux, cela m'est égal »,
répondit-elle contrariée.
Pierre sauta sur le siège et donna l'ordre au
cocher d'aller à la gare de Nijni.
CHAPITRE XXX
« Voila mes idées qui s'éclaircissent ? se dit
Anna lorsqu'elle se retrouva en calèche, roulant
sur le pavé inégal. A quoi ai- je pensé en dernier
lieu ? Ah oui, aux réflexions de Yavshine sur la
502 ANNA KARENINE.
lutte pour la vie et sur la haine qui seule unit les
hommes... Qu'allez-vous chercher en guise de
plaisir ? » pensa-t-elle, interpellant mentalement
une joyeuse société installée dans une voiture à
quatre chevaux, et allant évidemment s'amuser
à la campagne ; « vous ne vous échapperez pas à
vous-mêmes ! » Et, voyant à quelques pas de là
un ouvrier ivre emmené par un garde de police :
« Ceci ferait mieux l'affaire. Nous en avons aussi
essayé, du plaisir, le comte Wronsky et moi, nous
nous nous sommes trouvés bien au-dessous des
joies suprêmes auxquelles nous aspirions ! » Et
pour la première fois, Anna dirigea sur ses rela-
tions avec le comte cette lumière éclatante qui
tout à coup lui révélait la vie. « Qu'a-t-il cherché
en moi ? Les satisfactions de la vanité plutôt que
celles de l'amour ! » Et les paroles de Wronsky,
l'expression de chien soumis que prenait son visage
aux premiers temps de leur liaison, lui revenaient
en mémoire pour confirmer cette pensée. « Il cher-
chait par-dessus tout le triomphe du succès ; il
m'aimait, mais principalement par vanité. Main-
tenant qu'il n'est plus fier de moi, c'est fini ;
m' ayant pris tout ce qu'il pouvait me prendre, et
ne trouvant plus de quoi se vanter, je lui pèse, et
il n'est préoccupé que ne de pas manquer exté-
rieurement d'égards envers moi. S'il veut le divorce,
c'est dans ce but. Il m'aime peut-être encore,
mais comment ? « The zest is gone ». Au fond_du
cœur il sera soulagé d'être délivré de ma présence.
Tandis que mon amour devient de jour eu jour
ANNA KARÉNINE. 503
plus égoïstement passionné, le sien s'éteint peu
à peu ; c'est pourquoi nous n'allons plus ensemble.
J'ai besoin de l'attirer à moi, lui de me fuir ; jus-
qu'au moment de notre liaison nous allions l'un
au-devant de l'autre, maintenant c'est en sens
inverse que nous marchons. Il m'accuse d'être
ridiculement jalouse, je m'en accuse aussi, mais
la vérité, c'est que mon amour ne se sent plus
satisfait. » Dans le trouble qui la possédait, Anna
changea de place dans la calèche, remuant invo-
lontairement les lèvres comme si elle allait parler.
« Si je pouvais, je chercherais à lui être une amie
raisonnable, et non une maîtresse passionnée que
sa froideur exaspère ; mais je ne puis me trans-
former. Il ne me trompe pas, j'en suis certaine, il
n'est pas plus amoureux de Kitty que de la prin-
cesse Sarokine, mais qu'est-ce que cela me fait ?
Du moment que mon amour le fatigue, qu'il
n'éprouve plus pour moi ce que j'éprouve pour
lui, que me font ses bons procédés ? Je préférerais
presque sa haine ; là où cesse l'amour, commence
le dégoût, et cet enfer je le subis...
« Qu'est-ce que ce quartier incormu ? des mon-
tagnes, des maisons, toujours des maisons, habi-
tées par des gens qui se haïssent les uns les
autres...
« Que pourrait-il m' arriver qui me donnerait
encore du bonheur ? Supposons qu'Alexis Alexan-
drovitch consente au divorce, qu'il me rende Serge,
que j'épouse Wronsky ? » Et en songeant à Karé-
nine. Anna le vit devant elle, avec son regard
504 ANNA KARÉNINE.
éteint, ses mains veinées de bleu, ses phalanges
qui craquaient, et l'idée de leurs rapports, jadis
qualifiés de tendres, la fit tressaillir d'horreur.
« Admettons que je sois mariée ; Kitty me respectera-
t-elle pour cela ? Serge ne se demandera-t-il pas
pourquoi j'ai deux maris ? Wronsky changera-t-il
pour moi ? peut-il encore s'établir entre lui et moi
des relations qui me donnent, je ne dis pas du
bonheur, mais des sensations qui ne soient pas
une torture ? Non, se répondit-elle sans hésiter,
la scission entre nous est trop profonde ; je fais
son malheur, il fait le mien, nous n'y changerons
plus rien ! — Pourquoi cette mendiante avec son
enfant, s'imagine-t-elle inspirer la pitié ? Ne
sommes-nous pas tous jetés sur cette terre pour
souffrir les uns par les autres ? Des écoliers qui
rentrent du gymnase... mon petit Serge !... lui
aussi j'ai cru l'aimer, mon affection pour lui m'at-
tendrissait moi-même. J'ai pourtant vécu sans
lui, échangeant son amour contre celui d'un
autre, et, tant que cette passion pour l'autre a
été satisfaite, je ne me sms pas plainte de l'échange ».
Elle était presque contente d'analyser ses senti-
ments avec cette implacable clarté. « Nous en
sommes tous là, moi, Pierre, le cocher, tous ces
marchands, les gens qui vivent au bord du Volga
et qu'on attire par les annonces collées au mur,
partout, toujours...
— Faut-il prendre le billet pour Obiralowka ? »
demanda Pierre en approchant de la gare.
Elle eut peine à comprendre cette question,
ANNA KARENINE. 505
ses pensées étaient ailleurs et elle avait oublié ce
qu'elle venait faire.
« Oui », répondit-elle enfin, lui tendant sa
bourse et descendant de calèche, son petit sac
rouge à la main.
Les détails de sa situation lui revinrent à la
mémoire pendant qu'elle traversait la foule pour
se rendre à la salle d'attente : assise sur un grand
divan circulaire, en attendant le train, elle repassa
dans sa pensée les différentes résolutions auxquelles
elles pouvaient se fixer ; puis elle se représenta
le moment où elle arriverait à la station, le billet
qu'elle écrirait à Wronsky, ce qu'elle lui dirait en
entrant dans le salon de la vieille comtesse, où
peut-être en ce moment il se plaignait des amer-
tumes de sa vie. L'idée qu'elle aurait encore pu
vivre heureuse traversa son cerveau ;... combien
il était dur d'aimer et de haïr tout à la fois ! com-
bien surtout son pauvre cœur battait à se rom-
pre !...
CHAPITRE XXXI
Un coup de sonnette retentit, quelques jeunes
gens bruyants et d'apparence vulgaire passèrent
devant elle ; Pierre traversa la salle, s'approcha
pour l'escorter jusqu'au wagon ; les hommes
groupés près de la porte firent silence en la voyant
passer ; l'un d'eux murmura quelques mots à son
voisin, ce devait être une grossièreté. Anna prit
5o6 ANNA KARÉNINE.
place dans un wagon de première, et déposa son
sac sur le siège de drap gris fané ; Pierre souleva
son chapeau galonné avec un sourire idiot en signe
d'adieu, et s'éloigna. Le conducteur ferma la
portière. Une dame ridiculement attifée, et qu'Anna
déshabilla en imagination pour s'épouvanter de
sa laideur, courait le long du quai suivie d'une
petite fille riant avec affectation.
« Cette enfant est grotesque et déjà préten-
tieuse », pensa Anna, et pour ne voir personne
elle s'assit du côté opposé de la voiture.
Un petit moujik sale, en casquette, d'où s'échap-
paient des touffes de cheveux ébouriffés, passa
près de la fenêtre, se penchant au-dessus de la
voie.
« Cette figure ne m'est pas inconnue », pensa
Anna, et tout à coup elle se rappela son cauche-
mar, et recula avec épouvante vers la porte du
wagon que le conducteur ouvrait pour faire entrer
un monsieur et une dame.
« Vous désirez sortir ?»
Anna ne répondit pas, et personne ne put remar-
quer sous son voile la terreur qui la glaçait. Elle
se rassit ; le couple prit place en face d'elle, exa-
minant discrètement, quoique avec curiosité, les
détails de sa toilette. Le mari demanda la per-
mission de fumer et, l'ayant obtenue, fit remar-
quer à sa femme en français qu'il éprouvait encore
plus le besoin de parler que celui de fumer ; ils
échangeaient tous deux des observations stupides
dans le but d'attirer l'attention d'Anna et de lier
ANNA KARENINE. 507
conversation avec elle. Ces gens-là devaient se
détester ; d'aussi tristes monstres pouvaient-ils
aimer ?
IvC bruit, les cris, les rires qui succédèrent au
second coup de sonnette, donnèrent à Anna l'envie
de se boucher les oreilles ; qu'est-ce qui pouvait
bien faire rire ? Après le troisième signal, la loco-
motive siffla, le train s'ébranla, et le monsieur fit
un signe de croix. « Que peut-il bien entendre par
là ? » pensa Anna, détournant les yeux d'un air
furieux, pour regarder par-dessus la tête de la dame
les wagons et les murs de la gare qui passaient
devant la fenêtre ; le mouvement devint plus rapide,
les rayons du soleil couchant parvinrent jusqu'à
la voiture, et une légère brise se joua dans les
stores.
Anna, oubliant ses voisins, respira l'air frais, et
reprit le cours de ses réflexions :
« A quoi pensai- je ? à ce que ma vie, de quelque
façon que je me la représente, ne peut être que dou-
leur ; nous sommes tous voués à la souffrance, et
ne cherchons que le moyen de nous le dissimuler.
Mais lorsque la vérité nous crève les yeux ?
« lya raison a été donnée à l'homme pour repousser
ce qui le gêne », dit la dame en français, enchantée
de sa phrase.
Ces paroles répondaient à la pensée d'Anna.
« Repousser ce qui le gêne », répéta-t-elle, et un
^oup d'œil jeté sur l'homme et sa maigre moitié lui
fit comprendre que celle-ci devait se considérer
comme une créature incomprise, et que son gros
5o8 ANNA KARÉNINE.
mari ne l'en dissuadait pas et en profitait pour la
tromper. Anna plongeait dans les replis les plus
intimes de leurs cœurs ; mais cela manquait d'in-
térêt, et elle continua à réfléchir.
Elle suivit la foule en arrivant à la station,
cherchant à éviter le grossier contact de ce monde
bruyant, et s' attardant sur le quai pour se demander
ce qu'elle allait faire. Tout lui paraissait mainte-
nant d'une exécution difficile ; poussée, heurtée,
curieusement observée, elle ne savait où se réfugier.
Enfin elle eut l'idée d'arrêter un employé pour lui
demander si le cocher du comte Wronsky n'était
pas à la station avec un message.
« I^ comte Wronsky ? tout à l'heure on est
venu chercher la princesse Sarokine et sa fille.
Comment est-il ce cocher ? »
Au même moment Anna vit s'avancer vers elle
son envoyé, le cocher Michel, en beau caftan neuf,
portant un billet avec importance, et fier d'avoir
rempli sa mission.
Anna brisa le cachet, et son cœur se serra en
lisant :
« Je regrette que votre billet ne m'ait pas trouvé
à Moscou. Je rentrerai à dix heures.
« Wronsky. »
a C'est cela, je m'y attendais », dit-elle avec ufl
sourire sardonique.
« Tu peux t'en retourner à la maison », fit-elle
ANNA KARÉNINE. 509
s'adressant au jeune cocher ; elle prononça ces mots
lentement et doucement ; son cœur battait à se
rompre et l'empêchait de parler. « Non, je ne te
permettrai plus de me faire ainsi souffrir », pensa-
t-elle, s'adressant avec menace à celui qui la tortu-
rait, et elle continua à longer le quai.
« Où fuir, mon Dieu ! » se dit-elle en se voyant
examinée par des personnes que sa toilette et sa
beauté intriguaient. Le chef de gare lui demanda
si elle n'attendait pas le train ; un petit marchand
de kvas ne la quittait pas des yeux. Arrivée à l'ex-
trémité du quai, elle s'arrêta ; des dames et des
enfants y causaient en riant avec un monsieur en
lunettes, qu'elles étaient probablement venues cher-
cher ; elles aussi se turent et se retournèrent pour
regarder passer Anna. Celle-ci hâta le pas ; un con-
voi de marchandises approchait qui ébranla le quai ;
elle se crut de nouveau dans le train en marche. Jou-
dain elle se souvint de l'homme écrasé le jour où
pour la première fois elle avait rencontré Wronsky
à Moscou, et elle comprit ce qui lui restait à faire.
Légèrement et rapidement elle descendit les
marches, qui de la pompe, placée à l'extrémité du
quai, allaient jusqu'aux rails, et marcha au devant
du train. Elle examina froidement la grande roue
de la locomotive, les chaînes, les essieux, cherchant
à mesurer de l'œil la distance qui séparait les roues
de devant du premier wagon, des roues de der-
rière.
« Là, se dit-elle, regardant l'ombre projetée par
le wagon sur le sable mêlé de charbon qui recou-
510 ANNA KARÉNINE.
vrait les traverses, là, au milieu, il sera puni, et je
serai délivrée de tous et de moi-même. »
Son petit sac rouge, qu'elle eut quelque peine
à détacher de son bras, lui fit manquer le moment
de se jeter sous le premier wagon ; elle attendit le
second. Un sentiment semblable à celui qu'elle
éprouvait jadis de faire un plongeon dans la rivière,
s'empara d'elle, et elle fit le signe de croix. Ce geste
familier réveilla dans son âme une foule de souvenirs
de jeunesse et d'enfance ; la vie avec ses joies fugi-
tives brilla un moment devant elle ; mais elle ne
quitta pas des yeux le wagon, et lorsque le milieu,
entre les deux roues, apparut, elle rejeta son sac,
rentra sa tête dans ses épaules et, les mains en
avant, se jeta sur les genoux sous le wagon, comme
prête à se relever. Elle eut le temps d'avoir peur.
« Où suis-je ? pourquoi ? » pensa-t-elle, faisant
effort pour se rejeter en arrière ; mais une masse
énorme, inflexible, la frappa sur la tête, et l'entraîna
par le dos. « Seigneur, pardonne-moi ! « murmura-t-
elle sentant l'inutilité de la lutte. Un petit moujik,
marmottant dans sa barbe, se pencha du marche-
pied du wagon. Et la lumière, qui pour l'infortunée
avait éclairé le livre de la vie, avec ses tourments,
ses trahisons et ses douleurs, déchirant les ténèbres,
brilla d'un éclat plus vif, vacilla et s'éteignit pour
toujours.
HUITIEME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Deux mois s'étaient écoulés, et, quoiqu'on eût
atteint la moitié de l'été Serge Ivanitch n'avait pas
encore quitté IMoscou pour prendre son temps de
repos habituel à la campagne. Un événement impor-
tant venait de s'accomplir pour lui, la publication
d'un livre sur les formes gouvernementales en
Europe et en Russie, fruit d'un labeur de six ans.
L'introduction, ainsi que quelques fragments de
cet ouvrage, avaient déjà paru dans des revues ;
mais, quoique son travail n'eût plus l'attrait de la
nouveauté, Serge Ivanitch s'attendait néanmoins
à ce qu'il fît sensation.
Des semaines se passèrent cependant sans qu'au-
cune émotion vînt agiter le monde littéraire.
Quelques amis, hommes de science, parlèrent à
Kosnichef de son livre, par politesse, mais la société
proprement dite était préoccupée de questions trop
li. 1/
lABl
512 ANNA KARÉNINE.
différentes, pour accorder la moindre attention à
une publication de ce genre ; quant aux journaux,
la seule critique qui parût dans une feuille sérieuse
fut de nature à mortifier l'auteur.
Cet article n'était qu'un choix de citations, habi-
lement combinées pour démontrer que le livre
entier, avec ses hautes prétentions, n'offrait qu'un
tissu de phrases pompeuses, qui ne semblaient pas
toujours intelligibles, ainsi que le témoignaient les
fréquents points d'interrogation du critique ; le
plus dur, c'est que celui-ci, quoique médiocrement
instruit, était très spirituel.
Serge Ivanitch, malgré sa bonne foi, ne songea pas
un instant à vérifier la justesse de ces remarques ; il
crut à une vengeance, et se rappela avoir rencontré
l'auteur de l'article chez son libraire, et avoir relevé
l'ignorance d'une de ses observations.
Au mécompte de voir le travail de six années
passer ainsi inaperçu, se joignait pour Kosnichef
une sorte de découragement causé par l'oisiveté,
qui succédait pour lui à la période d'agitation, due
à la publication de son livre. Heureusement l'atten-
tion publique se portait en ce moment vers la ques-
tion slave, avec un enthousiasme qui gagnait les
meilleurs esprits. Kosnichef avait trop de sens pour
ne pas reconnaître que cet entraînement présentait
des côtés puérils, et qu'il offrait de trop nombreuses
occasions aux personnalités vaniteuses de se mettre
eu évidence ; il ne professait pas non plus une con-
fiance absolue dans les récits exagérés des journaux ;
mais il fut touché par le sentiment unanime de
ANNA KARÉNINE. 513
sympathie ressenti par toutes les classes de la
société pour l'héroïsme des Serbes et des Monténé-
grins. Cette manifestation de l'opinion publique
le frappa.
« Le sentiment national, disait-il pouvait enfin
se produire au grand jour », et plus il étudiait
ce mouvement dans son ensemble, plus il lui décou-
vrait des proportions grandioses, destinées à mar-
quer dans l'histoire de la Russie. Son livre et ses
déceptions furent oubliés ! et il se consacra si com-
plètement à l'œuvre commune, qu'il atteignit la
moitié de l'été sans avoir pu se dégager assez com-
plètement de ses nouvelles occupations pour aller
à la campagne. Il résolut, coûte que coûte, de s'ac-
corder une quinzaine de jour pour se plonger dans
la vie des champs, afin d'assister aux premiers signes
de ce réveil national, auquel la capitale et toutes
les grandes villes de Tempire croyaient fermement.
Katavasof profita de l'occasion pour tenir la
promesse qu'il avait faite à I^evine de venir chez lui,
et les deux amis se mirent en route le même jour.
CHAPITRE II
Les abords de la gare de Koursk étaient encom-
brés de voitures amenant des volontaires et ceux
qui leur faisaient escorte ; des dames portant des
bouquets attendaient les héros du jour pour les sa-
luer et la foule les suivait jusque dans l'intérieur
de la gaïC
514 ANNA KARÉNINE.
Parmi les daines munies de bouquets, il s'en
trouva ime qui connaissait Serge Ivanitch, et, en
le voyant paraître, elle lui demanda en français s'il
accompagnait des volontaires.
« Je pars pour la campagne, chez mon frère,
princesse, j'ai besoin de me reposer ; mais vous,
ajouta-t-il avec un sourire, ne quittez pas votre
poste ?
— Il le faut bien. Est-il vrai, dites-moi, que
nous en ayons déjà expédié huit cents ?
— Nous en avons expédié plus de mille, si nous
comptons ceux qui ne sont pas directement partis
de Moscou.
— Je le disais bien, s'écria la dame enchantée,
et les dons ? n'est-ce pas qu'ils ont atteint presque
un million ?
— Plus que cela princesse.
— Avez- vous lu le télégramme ? on a encore
battu les Turcs. A propos, savez-vous qui part
aujourd'hui ? le comte Wronsky ! dit la princesse
d'un air triomphant, avec un sourire significatif.
— Je l'avais entendu dire, mais je ne savais pas
qu'il partait aujourd'hui.
— Je viens de l'apercevoir, il est ici avec sa
mère ; au fond il ne pouvait rien faire de mieux.
— Oh ! certainement. »
Pendant cette conversation, la foule se précipi-
tait dans la salle du buffet, où \m monsieur, le verre
en main, tenait aux volontaires un discours, qu'il
termina en le bénissant d'une voix émue au nom
de « notre mère Moscou ». I^a foule répondit par
ANNA KARÉNINE. 515
des vivats, et Serge Ivanitch, ainsi que sa com-
pagne, furent presque renversés par les manifes-
tations de l'enthousiasme public.
a Q'en dites-vous, princesse ? cria tout à coup
5iu milieu de la foule la voix ravie de Stépane Arca-
diévitch, se frayant un chemin dans la mêlée.
N'est-ce pas qu'il a bien parlé ? Bravo ! c'est vous,
Serge Ivanitch, qui devriez leur dire quelques
paroles d'approbation, ajouta Oblonsky de son
air caressant, en touchant le bras de Kosnichef.
— Oh non ! je pars.
— Où allez- vous ?
— Chez mon frère.
— Alors vous verrez ma femme ; dites-lui que
vous m'avez rencontré, que tout est « ail right »,
elle comprendra ; dites-lui aussi que je suis nommé
membre de la commission, elle sait ce que c'est,
je lui ai déjà écrit. Excusez, princesse, ce sont les
petites misères de la vie humaine, dit-il en se tour-
nant vers la dame. Vous savez que Miagkaïa, pas
Lise, mais Bibiche, envoie mille fusils et douze
soeurs infirmières ! Le saviez- vous ?
— Oui, répondit froidement Kosnichef.
— Quel dommage que vous partiez ! nous don-
nons demain tm dîner d'adieu à deux volontaires,
Bartniansky de Pétersbourg et notre Weslowsky,
qui, à peine marié, part déjà. C'est beau n'est-ce
pas ? »
Et sans remarquer qu'il n'intéressait en rien ses
interlocuteurs, Oblonsky continua à bavarder.
« Que dites-vous ? » s'écria-t-il lorsque la prin-
5i6 ANNA KARÉNINE.
cesse lui eut appris que Wronsky partait par le
premier train ; une teinte de tristesse se peignit
momentanément' sur sa joyeuse figure ; mais il
oublia vite les larmes qu'il avait versées sur le
corps inanimé de sa sœur, pour ne voir en Wronsky
qu'un héros et un vieil ami ; il courut le rejoindre.
« Il faut lui rendre justice malgré ses défauts,
dit la princesse lorsque Stépane Arcadiévitch se
fut éloigné, c'est une nature slave par excellence.
Je crains cependant que le comte n'ait aucun plaisir
à le voir. Quoi qu'on dise, ce malheureux Wronsky
me touche ; tâchez de causer un peu avec lui en voyage.
— Certainement, si j'en trouve l'occasion.
— Il ne m'a jamais plu, mais je trouve que ce
qu'il fait maintenant rachète bien des torts. Vous
savez qu'il emmène un escadron à ses frais ? »
La sonnette retentit et la foule se pressa vers les
portes.
« Le voici », dit la princesse montrant à Kosni-
chef Wronsky, vêtu d'un long paletot, la tête cou-
verte d'un chapeau à larges bords, et donnant le
bras à sa mère. Oblonsky les suivait en causant
avec animation ; il avait probablement signalé la
présence de Kosnichef, car Wronsky se tourna du
côté indiqué, et souleva silencieusement son cha-
peau, découvrant un front vieilli et ravagé par la
douleur. Il disparut aussitôt sur le quai.
Les hourras et l'hymne national chanté en chœur
retentirent jusqu'au départ du train ; un jeune vo-
lontaire, de taille élevée, aux épaules voûtées et à
l'air maladif, répondit au public avec ostentation,
ANNA KARÉNINE. 517
eu agitant son bonnet de feutre et un bouquet
au-dessus de sa tête ; derrière lui, deux officiers
et un homme âgé coiffé d'une vieille casquette sa-
luaient plus modestement.
CHAPITRE III
KosNTCHEF, après avoir pris congé de la prin-
cesse, entra avec Katavasof, qui venait de le
rejoindre, dans un wagon bourré de monde.
L'hymne national accueillit encore les volon-
taires à la station suivante, et ceux-ci répondirent
par les mêmes saluts ; ces ovations étaient trop
familières à Serge Ivanitch, et le t3rpe des volon-
taires trop coimu, pour qu'il témoignât la moindre
curiosité ; mais Katavasof, que ses études tenaient
éloigné de ce milieu, prit intétêt à ces scènes nou-
velles pour lui, et interrogea son compagnon au
sujet des volontaires. Serge Ivanitch lui conseilla
de les étudier dans leur wagon à la station suivante,
et Katavasof suivit cet avis.
Il trouva les quatre héros assis dans im coin de
la voiture, causant bruyamment, et se sachant
l'objet de l'attention générale ; le grand jeune
homme voûté parlait plus haut que les autres, sous
l'influence de trop nombreuses libations, et racon-
tait une histoire à un officier en petite tenue d'uni-
forme autrichien ; le troisième volontaire, en uni-
forme d'artilleur, était assis auprès d'eux sur un
coffre, et le quatrième dormait. Katavasof apprit
5i8 ANNA KARÉNINE.
que le jeune homme maladif était un marchand,
qui, à peine âgé de vingt-deux ans, était parvenu à
manger une fortune considérable, et croyait s'être
attiré l'admiration du monde entier en partant pour
la Serbie. C'était im enfant gâté, perdu de santé et
plein de suffisance ; il fit la plus mauvaise impres-
sion au professeur.
Le second ne valait guère mieux ; il avait essayé
de tous les métiers, et parlait de toute chose sur un
ton tranchant et avec la plus complète ignorance.
Le troisième, au contraire, plut à Katavasof pai
sa modestie et sa douceur ; la présomption et la
fausse science de ses compagnons lui imposaient,
et il se tenait sur la réserve.
« Qu'allez- vous faire en Serbie ? lui demanda le
professeur.
— J'y vais, comme tout le monde, essayer de me
rendre utile.
— On y manque d'artilleurs.
— Oh ! j'ai si peu servi dans l'artillerie ! » Et il
raconta que, n'ayant pu subir ses examens, il avait
dû quitter l'armée comme sous-officier.
L'impression générale produite par ces person-
nages était peu favorable ; un vieillard en uniforme
militaire, qui les écoutait avec Katavasof, ne sem-
blait guère plus édifié que lui, il trouvait difficile
de prendre au sérieux ces héros dont la valeur mili-
taire se puisait surtout dans leurs gourdes de voyage
mais, devant la surexcitation actuelle des esprits, iî
était imprudent de se prononcer franchement ; le
vieux militaire, interrogé par Katavasof sur l'im-
ANNA KARENINE. 5^9
pression que lui faisaient les volontaires, se borna
donc à répondre en souriant des yeux :
« Que voulez-vous, il faut des hommes ! » Et,
sans approfondir mutuellement leurs sentiments à
ce sujet, ils causèrent des nouvelles du jour et de la
fameuse bataille où les Turcs devaient tous être
anéantis.
Katavasof n'en dit pas plus long à Serge Ivanitch
tandis qu'il reprenait sa place auprès de lui : il n'eut
pas le courage de son opinion.
Les chœurs, les acclamations, les bouquets et
les quêteuses se retrouvèrent à la ville suivante ;
on accompagna les volontaires au buffet comme à
Moscou, mais avec une nuance d'enthoiisiasme
moindre.
CHAPITRE IV
Pendant l'arrêt du train, Serge Ivanitch se pro-
mena sur le quai, et passa devant le compartiment
de Wronsky, dont les stores étaient baissés ; au
second tour il aperçut la vieille comtesse près de la
fenêtre. Elle l'appela.
« Vous voyez que je l'accompagne jusqu'à
Koursk.
— On me l'a dit, répondit Kosnichef, s' arrêtant
à la portière du wagon ; et il ajouta en remarquant
l'absence de Wronsky : Il fait là une belle action.
— Hé, que vouliez-vous qu'il fît après son
malheur !
520 ANNA KARENINE.
— Quel horrible événement !
— Mon Dieu ! par où n'ai-je pas passé ! Mais
entrez, dit la vieille dame, et elle fit ime place à
Kosnichef auprès d'elle. Si vous saviez ce que j'ai
souffert ! Pendant six semaines il n'a pas ouvert la
bouche, et mes supplications seules le décidaient à
manger ; nous craignions qu'il n'attentât à ses jours ;
vous savez qu'il a déjà faillir mourir une fois pour
elle ? Oui, dit la vieille comtesse, dont le visage
s'assombrit à ce souvenir, cette femme est morte
comme elle avait vécu, lâchement et misérable-
ment.
— Ce n'est pas à nous de la juger, comtesse,
répondit Serge Ivanitch avec un soupir, mais je
conçois que vous ayez souffert.
— Ne m'en parlez pas ! Mon fils était chez moi,
dans ma terre des environs de Moscou où je passais
l'été, lorsqu'on lui a apporté un billet auquel il a
donné immédiatement réponse. Personne ne se
doutait qu'elle fût à la gare. !Le soir, en montant
dans ma chambre, j'appris de mes femmes qu'une
dame s'était jetée sous un train de marchandises.
J'ai aussitôt compris, et mon premier mot a été :
« Qu'on n'en parle pas au comte ! » Mais on l'avait
déjà averti, son cocher était à la gare au moment
du malheur, et avait tout vu. J'ai couru chez mon
fils, il était comme im fou ; sans prononcer un mot
il est parti. Je ne sais ce qu'il a trouvé, mais en
revenant il ressemblait à un mort, je ne l'aurais pas
reconnu. « Prostration complète », a dit le docteur.
Plus tard il a manqué de perdre la raison. Vous
ANNA KARÉNINE. 521
avez beau dire, cette femme-là était mauvaise.
Comprenez- vous une passion de ce genre ? qu'a-t-
elle voulu prouver par sa mort ? elle a troublé
l'existence de deux hommes d'un rare mérite, son
mari et mon fils, et s'est perdue elle-même.
— Qu'a fait le mari ?
— Il a repris la petite. Au premier moment
Alexis a consenti à tout ; maintenant il se repent
d'avoir abandonné sa fille à un étranger, mais peut-il
s'en charger ? Karénine est venu à l'enterrement,
nous sommes parvenus à éviter une rencontre entre
lui et Alexis. Pour le mari cette mort est une déli-
vrance ; mais mon pauvre fils qui avait tout sacrifié
à cette femme, moi, saposition.sa carrière... l'ache-
ver ainsi! Non, quoi que vous en disiez, c'est la
fin d'une créature sans religion. Que Dieu me par-
donne, mais, en songeant au mal qu'elle a fait à
mon fils, je ne puis que maudire sa mémoire.
— Comment va-t-il maintenant ?
— C'est cette guerre qui nous a sauvés. Je n'y
comprends pas grand' chose, et la guerre me fait
peur, d'autant plus qu'on dit que ce n'est pas très
bien vu à Pétersbourg, mais je n'en remercie pas
moins le ciel. Cela l'a remonté. Son ami Yavshine
est venu l'engager à l'accompagner en Serbie ; il
y va, lui, parce qu'il s'est ruiné au jeu ; les prépa-
ratifs du départ ont occupé, distrait Alexis. Causez
avec lui, je vous en prie, il est si triste ! Et pour
comble d'ennui, il a une rage de dents. Mais il sera
heureux de vous voir ; il se promène de l'autre côté
de la voie. »
522 ANNA KARÉNINE.
Serge Ivanitch promit de causer avec le comte,
et se dirigea vers le côté de la voie où se trouvait
Wronsky.
CHAPITRE V
Parmi les ballots entassés sur le quai des mar-
chandises, Wronsky marchait comme un fauve
dans sa cage, sur un étroit espace où il ne pouvait
faire qu'une vingtaine de pas ; les mains enfoncées
dans les poches de son paletot, il passa devant
Serge Ivanitch sans avoir l'air de le reconnaître ;
mais celui-ci était au-dessus de toute susceptibilité ;
Wronsky remplissait selon lui une grande mission,
il devait être soutenu et encouragé. Kosnichef
s'approcha donc, et le comte, ayant fixé les yeux
sur lui, s'arrêta et lui tendit cordialement la main.
« Vous préfériez peut-être ne pas me voir ? mais
vous excuserez mon insistance : je tenais à vous
offrir mes services, dit Serge Ivanitch.
— Personne ne peut me faire moins de mal à
voir que vous, répondit Wronsky ; pardonnez- moi,
la vie m'offre si peu de côtés agréables.
— Je le conçois ; cependant tme lettre pour
Ristitch ou pour Milan vous serait peut-être de
quelque utilité ? continua Kosnichef frappé de la
profonde souffrance qu'exprimait le visage du
comte.
— Oh non ! répondit celui-ci, faisant effort pour
comprendre. Voulez-vous que nous marchions un
ANNA KARÉNINE. 523
peu ? ces wagons sont si étouffants ! Une lettre ?
non, merci ! en a-t-on besoin pour se faire tuer ?...
peut-être aux Tures dans ce cas-là... ajouta-t-il
souriant du bout des lèvres, tandis que son regard
gardait la même expression de douleur amère.
— Il vous serait plus facile d'entrer en relations
avec des hommes préparés pour l'action. Au reste
faites comme vous l'entendez, mais je voulais vous
dire combien j'ai été heureux d'apprendre la déci-
sion que vous avez prise ; vous relèverez dans l'opi-
nion publique ces volontaires si attaqués.
— Mon seul mérite, répondit Wronsky, est de ne
pas tenir à la vie ; quant à l'énergie, je sais qu'elle
ne me fera pas défaut, et c'est un soulagement pour
moi que d'appliquer à un but utile cette existence
qui m'est à charge... et il fit un geste d'impatience
causé par la douleur de sa dent malade.
— Vous allez renaître à une vie nouvelle, fit
Serge Ivanitch touché, permettez-moi de vous le
prédire, car sauver des frères opprimés est un but
pour lequel on peut aussi dignement vivre que
mourir. Que Dieu vous donne plein succès, et qu'il
rende à votre âme le calme dont elle a besoin.
— Je ne suis plus qu'une ruine », murmura le
comte lentement, serrant la main que lui tendait
Kosnichef.
Il se tut, vaincu par la douleur persistante qvii le
gênait pour parler, et ses yeux se fixèrent machi-
nalement sur la roue du tender, qui avançait en
glissant lentement et régulièrement sur les rails.
A cette vue, sa souffrance physique cessa subite-
524 ANNA KARÉNINE.
ment, effacée par la torture du cruel souvenir que
la rencontre d'un homme qu'il n'avait pas revu
depuis son malheur, réveillait en lui. Elle lui appa-
rut tout à coup, ou du moins ce qui restait à'elle,
lorsque, entrant comme un fou dans la caserne,
près du chemin de fer, où on l'avait transportée, il
aperçut son corps ensanglanté, étendu sans pudeur
aux yeux de tous ; la tête intacte, avec ses lourdes
nattes et ses boucles légères autour des tempes,
était rejetée en arrière, les yeux à demi clos ; les
lèvres en tr' ouvertes semblaient prêtes à proférer
encore leur terrible menace, et lui prédire, comme
à leur dernière entrevue, « qu'il se repentirait »,
Il avait beau, depuis lors, évoquer leur première
rencontre, à la gare aussi ; chercher à la revoir dans
sa beauté poétique et charmante, alors que, débor-
dant de vie et de gaieté, elle allait au-devant du
bonheur et savait le donner : c'était son image
irritée et animée d'un implacable besoin de ven-
geance, qu'il revoyait toujours, et les joies du passé
en restaient empoisonnées à jamais... Un sanglot
ébranla tout son être ï
Après un moment de silence, le comte s'étant
remis échangea encore quelques paroles avec Kos-
nichef sur l'avenir de la Serbie, puis, au signal du
départ, les deux hommes se séparèrent.
CHAPITRE VI
Serge Ivanitch, ne sachant pas quand il lui
serait possible de partir, n'avait pas voulu s'annou-
ANNA KARENINE. 525
cer à l'avance par le télégraphe ; il fut donc obligé
de se contenter d'un tarantass de louage trouvé à la
station ; aussi son compagnon et lui atteignirent-
ils Pakrofsky, vers midi, noirs de poussière.
Kitty, du balcon où elle était assise avec son père
et sa sœur, reconnut son beau-frère et courut au-
devant des voyageurs,
« Vous devriez rougir d'arriver ainsi sans nous
prévenir, dit-elle en tendant son front à Serge Iva-
nitch.
— Vous voyez que nous avons pu éviter de vous
déranger. Et voilà notre ami Michel Semenitch que
je vous amène.
— Ne me confondez pas avec un nègre, dit en
riant Katavasof ; quand je serai lavé, vous verrez
que j'ai une figure humaine, — et ses dents blanches
brillaient dans sa figure empoussiérée.
— Kostia va être bien content ; il est à la ferme,
mais il ne tardera pas à rentrer.
— Toujours à ses affaires, tandis que nous autres
ne connaissons plus que la guerre de Serbie ! Je
suis curieux de connaître l'opinion de mon ami à ce
sujet ; il ne doit pas évidemment penser comme
tout le monde.
— Mais je crois que si, répondit Kitty, un peu
confuse, regardant Serge Ivanitch. Je vais le faire
chercher. Nous avons papa pour le moment, qui
revient de l'étranger. »
Et la jeune femme, profitant de la liberté de mou-
vements dont elle avait été si longtemps privée, se
hâta d'installer ses hôtes, de faire prévenir son
526 ANNA KARÉNINE.
mari, et de courir auprès de son père resté sur la
terrasse.
« C'est Serge Ivanitch qui nous amène le pro-
fesseur Katavasof.
— Oh ! par cette chaleur ! que ce sera lourd !
— Du tout, papa, il est très aimable et Kostia
l'aime beaucop. Va les entretenir, chère amie, dit-
elle à sa sœur, pendant que je cours auprès du petit ;
comme un fait exprès, je ne l'ai pas nourri depuis
ce matin, il doit s'impatienter. Ces messieurs ont
rencontré Stiva à la gare. »
IvC lien qui unissait la mère et l'enfant restait
encore si intime qu'elle devinait les besoins de son
fils avant même d'avoir entendu son vigoureux cri
d'impatience.
Kitty hâta le pas.
« Donnez-le-moi, donnez vite », dit-elle, aussi
impatientée que son nourrisson, et gourmandant
la bonne qui s'attardait à attacher le bonnet de
l'enfant.
Enfin, après un dernier cri désespéré de Mitia,
qui, dans sa hâte de têter, ne savait plus par où s'y
prendre, la mère et l'enfant calmés tous deux, res-
pirèrent, et Kitty sourit en voyant son fils lui jeter
un regard presque rusé sous son bonnet tandis qu'il
gonflait en mesure ses petites joues.
« Croyez -moi, Catherine Alexandrovna , ma
petite mère, il me connaît, dit la vieille Agathe
Mikhaïlovna qu'on ne pouvait tenir éloignée de la
chambre de l'enfant.
— C'est impossible ; s'il vous connaissait, il me
ANNA KARÉNINE. 527
connaîtrait bien aussi », répondit Kitty en souriant.
Mais, malgré cette dénégation, elle savait, au fond
de son âme, combien ce petit être comprenait de
choses ignorées du reste du monde, et auxquelles
sa mère n'aurait rien compris sans lui. Pour tous,
surtout pour son père, Mitia était une petite créa-
ture humaine à laquelle il ne fallait que des soins
physiques ; pour sa mère, c'était un être doué de
facultés morales, et elle en aurait eu long à raconter
sur leurs rapports de cœur.
« Vous verrez bien quand il se réveillera, insista
la vieille femme.
— C'est bon, c'est bon, mais pour le moment
laissez-le s'endormir. »
CHAPITRE VIT
Agathe Mikailovna s'éloigna sur la pointe des
pieds, la bonne baissa le store, chassa les mouches
cachées sous le rideau de mousseline du berceau et,
armée d'une longue branche de bouleau, s'assit
auprès de sa maîtresse, pour continuer à faire la
guerre aux insectes.
Mitia, tout en fermant peu à peu les paupières
au sein de sa mère, faisait avec son bras potelé des
gestes qui troublaient Kitty, partagée entre le
désir de l'embrasser et celui de le voir s'endormir.
Au-dessus de sa tête elle entendait un murmure
de voix et le rire sonore de Katavasof .
a Les voilà qui s'animent, pensa-t-elle ; mais
528 ANNA KARENINE.
c'est ennuyeux que Kostia ne soit pas là ; il se sera
encore attardé auprès des abeilles; je suis contrariée
parfois qu'il y aille si souvent, et cependant cela le
distrait, il est bien plus gai qu'au printemps ; à
Moscou j'avais peur de le voir si sombre ; quel
drôle d'homme ! »
Kitty connaissait la cause du tourment de son
mari, que ses doutes rendaient malheureux ; et,
quoiqu'elle pensât, dans sa foi naïve, qu'il n'y a
pas de salut pour l'incrédule, le scepticisme de celui
dont l'âme lui était si chère ne l'inquiétait nulle-
ment.
« Pourquoi lit-il tous ces livres de philosophie
où il ne trouve rien ? puisqu'il désire la foi, pour-
quoi ne l'a-t-il pas ? Il réfléchit trop, et s'il s'ab-
sorbe dans des méditations solitaires, c'est que nous
ne sommes pas à sa hauteur. La visite de Kata-
vasof lui fera plaisir, il aime à discuter avec lui... »
Et aussitôt les pensées de la jeune femme se repor-
tèrent sur l'installation de ses hôtes. Fallait-il leur
donner une chambre commune ou les séparer ?...
Une crainte soudaine la fit tressaillr au point de
déranger Mitia : « La blanchisseuse n'a pas rap-
porté le linge... pourvu qu'Agathe Mikhaïlovna
n'aille pas donner du linge qui a déjà servi !... » Et
le rouge monta au front de Kitty.
« Il faudra m'en assurer moi-même », pensa-t-
elle, et elle se reprit à songer à son mari. « Oui,
Kostia est incrédule, mais je l'aime mieux ainsi que
s'il ressemblait à Mme Stahl, où à moi quand
j'étais à Soden ; jamais il ne sera hj'pocrite. »
ANNA KARÉNINE. 529
Un trait de bonté de son mari lui revint vivement
à la mémoire : quelques semaines auparavant Sté-
pane Arcadiévitch avait écrit ime lettre de repentir
à sa femme, la suppliant de lui sauver l'honneur
en vendant sa terre de Yergoushovo pour payer ses
dettes.
Doll}-, tout en méprisant son mari, avait été au
désespoir, et par pitié pour lui s'était décidée à se
défaire d'une partie de cette terre ; Kitty se rap-
pela l'air timide avec lequel Kostia était venu la
trouver pour lui proposer un moyen d'aider Dolly
sans la blesser : c'était de lui céder la part qui leur
revenait de cette propriété.
« Peut-on être incrédule avec ce coeur chaud et
cette crainte d'affliger même un enfant ! Jamais il
ne pense qu'aux autres ; Serge Ivanitch trouve fort
naturel de le considérer comme son intendant, sa
sœur aussi ; Dolly et ses enfants n'ont d'autre appui
que lui. Il croit même de son devoir de sacrifier son
temps aux paysans qui viennent sans cesse le con-
sulter... »
« Oui, ce que tu pourras faire de mieux sera de
ressembler à ton père », murmura- 1- elle en tou-
chant de ses lèvres la joue de son fils, avant de le
remettre aux mains de sa bonne.
CHAPITRE VIII
Depuis le moment où, auprès de son frère mou-
rant, Levine avait entrevu le problème de la vie et
530 ANNA KARENINE.
la mort à la lumière des convictions nouvelles,
comme il les nommait, qui de vingt à trente-quatre
ans avaient remplacé les croyances de son enfance,
la vie lui était apparue plus terrible encore que la
mort. D'où venait-elle ? que signifiait-elle ? pour-
quoi nous était-elle donnée ? Iv'organisme, sa des-
truction, l'indestructibilité de la matière, les lois
de la conservation et du développement des forces,
ces mots et les théories scientifiques qui s'y ratta-
chent étaient sans doute intéressants au point de vue
intellectuel, mais quelle serait leur utilité dans le
courant de l'existence ?
Et lyevine, semblable à un homme qui, par un
temps froid, aurait échangé une chaude fourrure
contre un vêtement de mousseline, sentait, non par
le raisonnement, mais par tout son être, qu'il était
nu, dépouillé et destiné à périr misérablement.
Dès lors, sans rien changer à sa vie extérieure, et
et sans presque en avoir conscience, Levine ne cessa
d'éprouver la terreur de son ignorance, tristement
persuadé que ce qu'il appelait ses convictions, loin
de l'aider à s'éclairer, lui rendaient inaccessibles
ces connaissances dont il éprouvait un besoin si
impérieux.
Le mariage, ses joies, ses devoirs nouveaux,
étouffèrent complètement ces pensées ; mais elles
lui revinrent avec une persistance croissante après
les couches de sa femme, lorqu'il vécut à Moscou
sans occupations sérieuses.
La question se posait ainsi pour lui : « Si je n'ac-
cepte pas les explications que m'offre le christia-
ANNA KARÉNINE. 531
nisme sur le problème de mon existence, où en trou-
verai-je d'autres ? » Et il scrutait ses convictions
scientifiques aussi inutilement qu'il eût fouillé une
boutique de jouets ou un dépôt d'armes afin d'y
trouver de la nourriture.
Involontairement, inconsciemment, il cherchait
dans ses lectures, dans ses conversations, et jusque
dans les personnes qui l'entouraient, un rapport
quelconque avec le sujet qui l'absorbait.
Un fait rétonnait et le préoccupait spécialement :
pourquoi les hommes de son monde, qui, pour la
plupart avaient remplacé comme lui la foi par la
science, semblaient-ils n'éprouver aucune souffrance
morale et vivre parfaitement satisfaits et contents ?
N'étaient-ils pas sincères ? ou bien la science répon-
dait-elle plus clairement pour eux à ces questions
troublantes ? Et il se prenait à étudier ces hommes
et les livres qui pouvaient contenir les solutions
tant désirées.
Il découvrit cependant qu'il avait commis une
lourde erreur en partageant avec ses camarades
d'Université l'idée que la religion n'existait plus ;
ceux qu'il aimait le mieux, le vieux prince, Lvof,
Serge Ivanitch, Kitty, conservaient la foi de leur
enfance, cette fois que lui-même avait jadis par-
tagée ; les femmes en général, et le peuple tout
entier, croyaient.
Il se convainquit ensuite que les matérialistes,
dont il partageait les opinions, ne donnaient à
celles-ci aucun sens particulier, et, loin d'expli-
quer ces questions, sans la solution desquelles la
532 ANNA KARÉNINE.
vie lui paraissait impossible, il les écartait
pour en résoudre d'autres qui le laissaient, lui,
fort indifférent, telles que le développement de
l'organisme, la définition mécanique de l'âme, etc.
Pendant la maladie de sa femme, I^evine avait
éprouvé une étrange sensation ; lui, l'incrédule,
avait prié... et prié avec une foi sincère ; mais,
aussitôt rentré dans le calme, il sentait sa vie
inaccessible à une semblable disposition de l'âme.
A quel moment la vérité lui était-elle apparue ?
Pouvait-il admettre qu'il se fût trompé ? De ce
que, en les analysant froidement, ses élans vers
Dieu retombaient en poussière, devait-il les con-
sidérer comme une preuve de faiblesse ? C'eût été
rabaisser des sentiments dont il appréciait la
grandeur... Cette lutte intérieure lui pesait dou-
loureusement, et il cherchait de toutes les forces
de son être à en sortir.
CHAPITRE IX
ACCABI^É de ces pensées, il lisait et méditait,
mais le but désiré semblait s'éloigner de plus en
plus.
Convaincu de l'inutilité de chercher dans le
matérialisme une réponse à ses doutes, il relut,
pendant les derniers temps de son séjour à Moscou
et à la campagne, Platon, Spinoza, Kant, Schel-
ling, Hegel et Schopenhauer ; ceux-ci satisfaisaient
sa raison tant qu'il les lisait ou qu'il opposait
ANNA KARENINE. 533
leurs doctrines à d'autres enseignements, surtout
aux théories matérialistes ; malheureusement, dès
qu'il cherchait, indépendamment de ces guides,
l'application à quelque point douteux, il retom-
bait dans les mêmes perplexités. Les termes
esprit, volonté, liberté, substance, n'offraient un
certain sens à son intelligence qu'autant qu'il
suivait la filière artificielle des déductions de ces
philosophes et se prenait au piège de leurs sub-
tiles distinctions ; mais, considéré du point de vue
de la vie réelle, l'échafaudage croulait, et il ne
voyait plus qu'un assemblage de mots sans rap-
port aucun avec ce « quelque chose » plus néces-
saire dans la vie que la raison.
Schopenhauer lui donna quelques jours de
calme par la substitution qu'il fit en lui-même du
mot amour à ce que ce philosophe appelle volonté ;
cet apaisement fut de courte durée.
Serge Ivanitch lui conseilla de lire Homiakof,
et, bien que rebuté par la recherche exagérée de
style de cet auteur, et par ses tendances exces-
sives à la polémique, il fut frappé de lui voir déve-
lopper l'idée suivante : « L'homme ne saurait
atteindre seul à la connaissance de Dieu, la vraie
lumière étant réservée à une réimion d'âmes ani-
mées du même amour, à l'Eglise ». Cette pensée
ranima Levine... Combien il trouvait plus facile
d'accepter l'Église établie sainte et infaillible
puisqu'elle a Dieu pour chef, avec ses enseigne-
ments sur la Création, la Chute et la Rédemption,
et d'arriver par elle à Dieu, que de sonder l'impé-
534 ANNA KARÉNINE.
nétrable mystère de la divinité, pour s'expliquer
ensuite la Création, la Chute, etc.
Hélas, après avoir lu, à la suite de Homiakof,
une histoire de l'Église écrite par un écrivain
catholique, il retomba douloureusement dans ses
doutes ! ly' Eglise grecque orthodoxe et l'Eglise
catholique, toutes deux infaillibles dans leur
essence, s'excluaient mutuellement ! et la théo-
logie n'offrait pas de fondements plus solides
que la philosophie !
Durant tout ce printemps il ne fut pas lui-même
et traversa des heures cruelles.
« Je ne puis vivre sans savoir ce que je suis et
dans quel but j'existe ; puisque je ne puis atteindre
à cette connaissance, la vie est impossible », se
disait Levine.
« Dans l'infinité du temps, de la matière, de
l'espace, une cellule organique se forme, se sou-
tient un moment, et crève... Cette cellule, c'est
moi ! »
Ce sophisme douloureux était l'unique, le
suprême résultat du labeur de la pensée humaine
pendant des siècles ; c'était la croyance finale,
sur laquelle se basaient les recherches les plus
récentes de l'esprit scientifique, c'était la convic-
tion régnante ; Ivevine, sans qu'il sût au juste
pourquoi, et simplement parce que cette théorie
lui semblait la plus claire, s'en était involontai-
rement pénétré.
Mais cette conclusion lui paraissait plus qu'un
sophisme : il y voyait l'oeuvre dérisoire de quelque
ANNA KARÉNINE. 535
esprit du mal ; s'y soustraire était un devoir, le
moyen de s'en affranchir se trouvait au pouvoir
de chacun... Et Levine, aimé, heureux, père de
famiUe, éloigna soigneusement de sa main toute
arme, comme s'il eût craint de céder à la tenta-
tion de mettre fin à son supplice.
Il ne se tua cependant pas et continua à vivre
et à lutter.
CHAPITRE X
Autant Levine était moralement troublé par
la difficulté d'analyser le problème de sou exis-
tence, autant il agissait sans hésitation dans la
vie journalière. Il reprit ses travaux habituels à
Pakrofsky vers le mois de juin : la direction des
terres de sa sœur et de son frère, ses relations avec
ses voisins et ses paysans ; il y joignit cette année
une chasse aux abeilles, qui l'occupa et le pas-
sionna. L'intérêt qu'il prenait aux affaires s'était
limité ; il n'y apportait plus comme autrefois des
vues générales, dont l'application lui avait causé
bien des déceptions, et se contentait de remplir
ses nouveaux devoirs, averti par un secret instinct
que de cette façon il agissait pour le mieux. Jadis
l'idée de faire une action bonne et utile lui cau-
sait à l'avance une douce impression de joie, mais
l'action en elle-même ne réalisait jamais ses espé-
rances, et il se prenait très vite à douter de l'uti-
lité de ses entreprises. JMaintenant, il allait droit
536 ANNA KARÉNINE.
au fait, sans joie mais sans indécision, et les résul-
tats obtenus se trouvaient satisfaisants. Il creu-
sait son sillon dans le sol avec l'inconscience de
la charrue. Au lieu de discuter certaines condi-
tions de la vie, il les acceptait comme aussi indis-
pensables que la nourriture journalière. Vivre à
l'exemple de ses ancêtres, poursuivre leur œuvre
afin de la léguer à son tour à ses enfants, il voyait
là im devoir indiscutable, et savait qu'afin d'at-
teindre ce but, la terre devait être fumée, labou-
rée, les bois ensemencés, sous sa propre surveil-
lance, sans qu'il eût le droit de se décharger de
cette peine sur les paysans, en leur affermant son
domaine. Il savait également qu'il devait aide et
protection à son frère, à sa sœur, aux nombreux
paysans qui venaient le consulter, comme à des
enfants qu'on lui aurait confiés ; sa femme et
Dolly avaient également droit à son temps, et
tout cela remplissait surabondamment cette exis-
tence dont il ne comprenait pas le sens quand il
y réfléchissait. Chose étrange, non seulement son
devoir lui apparaissait bien défini, mais il n'avait
plus de doutes sur la manière de le remplir dans
les cas particuliers de la vie quotidieime ; ainsi il
n'hésitait' pas à louer ses ouvriers aussi bon mar-
ché que possible, mais il savait qu'il ne devait pas
les louer à l'avance ni au-dessous du prix normal ;
il avançait de l'argent à im paysan pour le tirer
des griffes d'un usurier, mais ne faisait pas grâce
des redevances arriérées ; il punissait sévèrement
les vols de bois, mais se serait fait scrupule d'ar-
ANNA KARÉNINE. 537
rêter le bétail du paysan pris en flagrant délit de
pâturage sur ses prairies ; il retenait les gages
d'un ouvrier forcé, à cause de la mort de son père,
d'abandonner le travail en pleine moisson, mais
il entretenait et nourrissait les vieux serviteurs
hors d'âge ; il laissait attendre les paysans pour
aller embrasser sa femme en rentrant, mais il
n'aurait pas voulu aller à ses ruches avant de les
recevoir. Il n'approfondissait pas ce code per-
sonnel, et redoutait les réflexions qui auraient
entraîné des doutes et troublé la vue claire et
nette de son devoir. Ses fautes trouvaient d'ail-
leurs tm juge sévère dans sa conscience toujours
en éveil, et qui ne lui faisait pas grâce.
C'est ainsi qu'il vécut, suivant la route tracée
par la vie, toujours sans entrevoir la possibilité
de s'expliquer le mystère de l'existence, et tor-
turé de son ignorance au point de craindre le sui-
cide.
CHAPITRE XI
Le jour de l'arrivée de Serge Ivanitch à Pakrofsky
avait été plein d'émotions pour Levine.
On était au moment le plus occupé de l'année,
à celui qui exige un effort de travail et de volonté
qu'on n'apprécie pas suffisamment, parce qu'il se
reproduit périodiquement et n'offre que des résul-
tats fort simples. Moissonner, rentrer les blés,
i'aucher, labourer, battre le grain, ensemencer, ce
538 ANNA KARÉNINE.
sont des travaux qui n'étonnent personne, mais,
pour arriver à les accomplir dans le court espace
de temps accordé par la nature, il faut que du
petit au grand chacun se mette à l'œuvre ; il faut
que pendant trois à quatre semaines on se con-
tente de pain, d'oignons et de kvas, qu'on ne
dorme que pendant quelques heures, qu'on ne
s'arrête ni jour ni nuit, et ce phénomène se réalise
chaque année dans toute la Russie.
I^evine se sentait à l'unisson du peuple ; il allait
aux champs de grand matin, rentrait déjeuner
avec sa femme et sa belle-soeur, puis retournait à
la ferme, où il installait une nouvelle batteuse.
Et, tout en surveillant l'ouvrage ou en causant
avec son beau-père et les dames, la même ques-
tion le poursuivait : « Qui suis- je ? où suis- je ?
pourquoi ? »
Debout près de la grange fraîchement recou-
verte de chaume, il regardait la poussière pro-
duite par la batteuse danser dans l'air, la paille
se répandre au dehors sur l'herbe ensoleillée, tandis
que les hirondelles se réfugiaient sous la toiture,
et que les travailleurs se pressaient dans l'inté-
rieur assombri de la grange.
« Pourquoi tout cela ? pensait-il, pourquoi
suis- je là à les surveiller, et eux, pourquoi font-ils
preuve de zèle devant moi ? Voilà ma vieille amie
Matrona (une grande femme maigre qu'il avait
guérie d'une brûlure, et qui ratissait vigoureu-
sement le sol), je l'ai guérie, c'est vrai, mais si ce
n'est aujourd'hui, ce sera dans un an, ou dans dix
ANNA KARÉNINE. 539
ans, qu'il faudra la porter en terre, tout comme
cette jolie fille adroite qui fait l'élégante, comme
ce cheval fatigué attelé au manège, comme Fedor
qui surveille la batteuse et commande avec tant
d'autorité aux femmes, — et il en sera de même
de moi... Pourquoi ? » et machinalement, tout en
réfléchissant, il consultait sa montre afin de fixer
la tâche aux ouvriers.
L'heure du dîner ayant sonné, Levine laissa les
travailleurs se disperser, et, s'appuyant à une belle
meule de blé préparé pour les semences, il engagea
la conversation avec Fedor, et le questionna au
sujet d'un riche paysan nommé Platon, qui se
refusait à louer le champ jadis mis en association,
et qu'un paysan avait exploité l'année précé-
dente.
« Le prix est trop élevé, Constantin Dmitritch,
dit Fedor.
— Mais puisque Mitiouck le payait l'an der-
nier ?
— Platon ne payera pas le même prix que
Mitiouck, dit l'ouvrier d'un ton de mépris ; le
vieux Platon n'écorcherait pas son prochain ; il
a pitié du pauvre monde et ferait crédit au besoin.
— Pourquoi ferait-il crédit ?
— Les hommes ne sont pas tous pareils : tel
vit pour son ventre, comme Mitiouck, tel pour
son âme, pour Dieu, comme le vieux Platon.
— Ou' appelles-tu vivre pour son âme, pour
Dieu ? cria presque Levine.
— C'est bien simple : vivre selon Dieu, selon
540 ANNA KARENINE.
la vérité. On n'est pas tous pareils, c'est sûr. Vous,
par exemple, Constantin Dmitritch, vous ne
feriez pas de tort non plus au pauvre monde.
— Oui..., oui... adieu ! » balbutia Eevine, en
proie à une vive émotion, et, prenant sa canne,
il se dirigea vers la maison. « Vivre pour Dieu,
selon la vérité..., pour son âme », ces paroles du
paysan trouvaient un écho dans son cœur ; et des
pensées confuses, mais qu'il sentait fécondes,
s'agitèrent en lui, échappées de quelque recoin
de son être où elles avaient été longtemps com-
primées, pour l'éblouir d'une clarté nouvelle.
CHAPITRE XII
Levine avança à grands pas sur la route, sous
l'empire d'une sensation toute nouvelle ; les
paroles du paysan avaient produit dans son âme
l'effet d'une étincelle électrique, et l'essaim d'idées
vagues, obscures, qui n'avait cessé de le posséder,
même en parlant de la location de son champ,
sembla se condenser pour remplir son cœur d'une
inexplicable joie.
« Ne pas vivre pour soi, mais pour Dieu ?...
Quel Dieu ? N'est-il pas insensé de prétendre que
nous ne devions pas vivre pour nous, c'est-à-dire
pour ce qui nous plaît et nous attire, mais pour
Dieu, que personne ne comprend et ne saurait
définir ?... Cependant, ces paroles insensées, je
les ai comprises, je n'ai pas douté de leur vérité.
ANNA KARÉNINE. 541
je ne les ai trouvées ni fausses ni obscures,... je
leur ai donné le même sens que ce paysan, et n'ai
peut-être jamais rien compris aussi clairement.
« Fedor prétend que Mitiouck vit pour son
ventre ; je sais ce qu'il entend par là ; nous tous,
êtres de raison, nous vivons de même. Mais Fedor
dit aussi qu'il faut vivre pour Dieu, selon la vérité,
et je le comprends également... Moi, et des millions
d'hommes, riches et pauvres, sages et simples,
dans le passé comme dans le présent, nous sommes
d'accord sur un point : c'est qu'il faut vivre pour
le « bien ». — La seule connaissance claire, indu-
bitable, absolue, que nous possédions est celle-là,
— et ce n'est pas par le raisonnement que nous y
parvenons, — car le raisonnement l'exclut, parce
qu'elle n'a ni cause ni effet. Le « bien », s'il avait
une cause, cesserait d'être le bien, tout comme
s'il avait une sanction, — une récompense...
« Ceci, je le sais, nous le savons tous.
« Et moi qui cherchais un miracle pour me
convaincre ? — Le voilà, le miracle, je ne l'avais
pas remarqué, tandis qu'il m'enserre de toutes
parts !... En peut-il être de plus grand ?...
(c Aurais-je vraiment trouvé la solution de mes
doutes ? Vais- je cesser de souffrir ? » et Levine
suivit la route poudreuse, insensible à la fatigue
et à la chaleur ; suffoqué par l'émotion, et n'osant
croire au sentiment d'apaisement qui pénétrait
son âme, il s'éloigna du grand chemin pour s'en-
foncer dans les bois et s'y étendre à l'ombre d'un
tremble, sur l'herbe touffue. — Là, découvrant
542 ANNA KARENINE.
son front baigné de sueur, il poursuivit le cours
de ses réflexions, tout en examinant les mouve-
ments d'un insecte qui gravissait péniblement la
tige d'une plante.
« Il faut me recueillir, résumer mes impressions,
comprendre la cause de mon bonheur...
« J'ai cru jadis qu'il s'opérait dans mon corps,
comme dans celui de cet insecte, une évolution de
la matière, conformément à certaines lois phy-
siques, chimiques et physiologiques : évolution,
lutte incessante, qui s'étend à tout, aux arbres,
aux nuages, aux nébuleuses... Mais à quoi abou-
tissait cette évolution ? La lutte avec l'infini,
était-elle possible ?... Et je m'étonnais, malgré
de suprêmes efforts, de ne rien trouver dans cette
voie qui me dévoilât le sens de ma vie, de mes
impulsions, de mes aspirations... Ce sens, il est
pourtant si vif et si clair en moi qu'il fait le fond
même de mon existence ; et lorsque Fedor m'a
dit : « Vivre pour Dieu et son âme » ; — je me suis
réjoui autant qu'étonné de le lui voir définir. Je
n'ai rien découvert, je savais déjà..., j'ai simple-
ment reconnu cette force qui autrefois m'a donné
la vie et me la rend aujourd'hui. Je me sens déli-
vré de l'erreur... Je vois mon maître !... »
Et il se remémora le cours de ses pensées pen-
dant les deux dernières années, du jour où l'idée
de la mort l'avait frappé à la vue de son frère
malade. C'est alors qu'il avait clairement com-
pris que l'homme, n'ayant d'autre perspective
que la souffrance, la mort et l'oubli éternel, il
ANNA KARÉNINE. 543
devait, sous peine de se suicider, arriver à s'ex-
pliquer le problème de l'existence, de façon à ne
pas y voir la cruelle ironie de quelque génie mal-
faisant. Mais, sans réussir à se rien expliquer, il
ne s'était pas tué, s'était marié, et avait cormu
des joies nouvelles, qui le rendaient heureux quand
il ne creusait pas ses pensées troublantes.
« Que prouvait cette inconséquence ? Qu'il
vivait bien, tout en pensant mal. Sans le savoir,
il avait été soutenu par ces vérités de la foi sucées
avec le lait, que son esprit méconnaissait. Main-
tenant il comprenait tout ce qu'il leur devait...
« Que serais-] e devenu si je n'avais su qu'il
fallait vivre pour Dieu, et non pour la satisfac-
tion de mes besoins ? J'aurais volé, menti, assas-
siné... Aucune des joies que la vie me donne n'aurait
existé pour moi... J'étais à la recherche d'une
solution que la réflexion ne peut résoudre, n'étant
pas à la hauteur du problème ; la vie seule, avec
la connaissance innée du bien et du mal, m'offrait
une réponse. Et cette coimaissance, je ne l'ai pas
acquise, je n'aurais su où la prendre, elle m'a été
donnée comme tout le reste. Le raisonnement
m'aurait-il jamais démontré que je devais aimer
mon prochain au lieu de l'étrangler ? — Si, lors-
qu'on me l'a enseigné dans mon enfance, je l'ai
aisément cru, c'est que je le savais déjà. L'ensei-
gnement de la raison, c'est la lutte pour l'exis-
^tence, cette loi qui exige que tout obstacle à
l'accomplissement de nos désirs soit écrasé ; la
déduction est logique, — tandis qu'il n'y a rien
OÉ
544 ANNA KARÉNINE.
de raisonnable à aimer son prochain. O orgueil
et sottise, pensa-t-il, ruse de l'esprit !... oui, ruse
de l'esprit !... oui, ruse et scélératesse de l'esprit ! »
CHAPITRE XIII
lyEViNE se souvint d'une scène récente entre
Dolly et ses enfants ; ceux-ci, livrés un jour à eux-
mêmes, s'étaient amusés à faire des confitures
dans une tasse au-dessus d'une bougie, et à se
lancer du lait dans la figure. Leur mère les prit
sur le fait, les gronda devant leur oncle, et cher-
cha à leur faire comprendre que si les tasses
venaient à manquer, ils ne sauraient comment
prendre leur thé, que s'ils gaspillaient leur lait, ils
n'en auraient plus et souffriraient de la faim. —
Ivevine fut frappé du scepticisme avec lequel les
enfants écoutèrent leur mère ; ses raisonnements
les laissèrent froids, ils ne regrettaient que leur
jeu interrompu. C'est qu'ils ignoraient la valeur
des biens dont ils jouissaient, et ne comprenaient
pas qu'ils détruisaient en quelque sorte leur subsis-
tance.
« Tout cela est bel et bon, se disaient-ils pro-
bablement, mais ce qu'on nous donne est-il donc
si précieux ? C'est toujours la même chose, aujour-
d'hui comme demain, tandis qu'il est amusant de
faire des confitures sur une bougie et de se lancer
du lait à la figure ; c'est nouveau et le jeu est de
notre invention. » « N'est-ce pas ainsi que nous
ANNA KARÉNINE. 545
agissons, que j'ai agi pour ma part, eu voulant
pénétrer par le raisonnement les secrets de la
nature et le problème de la vie humaine ? N'est-ce
pas ce que font les philosophes avec leurs théories ?
Ne voit-on pas clairement dans le développement
de chacune d'elles le vrai sens de la vie humaine
tel que l'entend Fedor le paysan ? — Elles y
ramènent toutes, mais par une voie intellectuelle
souvent équivoque. Qu'on laisse les enfants se
procurer eux-mêmes leur subsistance, et, au lieu
de faire des gamineries, ils mourront de faim..
Qu'on nous laisse, nous autres, livrés à nos idées,
à nos passions, sans la connaissance de notre
Créateur, sans le sentiment du bien et du mal
moral... Quels résultats obtiendra- t-on ? — Si
nous ébranlons nos croyances, c'est parce que,
pareils aux enfants, nous sommes rassasiés. Moi
chrétien, élevé dans la foi, comblé des bienfaits
du christianisme, vivant de ces bienfaits sans en
avoir conscience, comme ces mêmes enfants j'ai
cherché à détruire l'essence de ma vie... Mais à
l'heure de la souffrance c'est vers Lui que j'ai crié,
et je sens que mes révoltes puériles me sont par-
données. '•
« Oui, la raison ne m'a rien appris ; ce que je
sais m'a été donné, révélé par le cœur, et surtout
par la foi dans les enseignements de l'Eglise...
« L'Eglise ? répéta Levine, se retournant et
regardant au loin le troupeau qui descendait vers
la rivière.
« Puis- je vraiment croire à tout ce qu'enseigne
546 ANNA KARÉNINE.
l'Eglise ? » dit-il pour s'éprouver et trouver un
point qm troublât sa quiétude. Et il se rappela
les dogmes qui lui avaient paru étranges... I^a
création ?... Mais comment était-il parvenu à
s'expliquer l'existence ?... Le diable, le péché ?...
Comment s'était-il expliqué le mal ?... La Rédemp-
tion ?... »
Aucun de ces dogmes ne lui sembla porter
atteinte aux seules fins de l'homme, la foi en Dieu,
au bien ; — tous concouraient, au contraire, au
miracle suprême, celui qui consiste à permettre
aux millions d'êtres humains qui peuplent la
terre, jeunes et vieux, paysans et empereurs,
sages et simples, de comprendre les mêmes vérités,
pour en composer cette vie de l'âme uniquement
digne d'être vécue...
Couché sur le dos, il considéra le ciel au-dessus
de sa tête. « Je sais bien, penra-t-il, que c'est
l'immensité de l'espace et non xme voûte bleue qui
s'étend au-dessus de moi, — mais mon œil ne
perçoit que la voûte arrondie, et voit plus juste
qu'en cherchant par delà. »
Levine cessa de réfléchir ; il écouta les voix
mystérieuses qui semblaient joyeusement s'agitei
en lui.
« Est-ce vraiment la foi ? se dit-il, n'osant
croire à son bonheur. Mon Dieu, je te remercie ! »
Et des larmes de reconnaissance coulèrent de ses
yeux.
ANNA KARÉNINE. 547
CHAPITRE XIV
Une petite télègue apparut au loin et s'appro-
cha du troupeau ; Levine reconnut sou cocher
qui parlait au berger ; bientôt il entendit le son
des roues et le hennissement de son cheval, —
mais, plongé dans ses méditations, il ne songea
pas à se demander ce qu'on lui voulait.
« Madame m'envoie, cria le cocher de loin ;
Serge Ivanitch et un monsieur étranger sont
arrivés. »
Levine monta aussitôt en télègue et prit les
rênes.
Longtemps, comme après un rêve, il ne put
revenir à lui. Assis près du cocher, il regardait
son cheval, pensait à son frère, à sa femme, que sa
longue absence avait peut-être inquiétée, à l'hôte
inconnu qu'on lui amenait, et se demandait si ses
relations avec les siens n'allaient pas subir une
modification.
« Je ne v^eux plus de froideur avec mon frère,
plus de querelles avec Kitty, ni d'impatience avec
les domestiques ; je vais être cordial pour mon
nouvel hôte. »
Et, retenant son cheval qui ne demandait qu'à
courir, il chercha une bonne parole à adresser à
son cocher, qui se tenait immobile près de lui, ne
sachant que faire de ses mains oisives.
« Veuillez prendre à gauche, il y a un tronc à
54» ANNA KARÉNINE.
éviter, dit Ivan eu ce moment, touchant les rênes
que tenait son maître.
— Fais-moi le plaisir de me laisser tranquille
et de ne pas me donner de leçons, » répondit I^evine
agacé comme il l'était dès qu'on se mêlait de ses
affaires ; et aussitôt il comprit que son nouvel état
moral n'exerçait aucune influence sur son caractère.
Un peu avant d'arriver, il aperçut Grisha et
Tania courant au-devant de lui.
« Oncle Kostia ! maman, grand-papa, Serge
Ivanitch et encore quelqu'un viennent à votre
rencontre.
— Qui est-ce quelqu'un ?
— Un monsieur affreux, qui fait de grands
gestes avec les bras, comme cela, dit Tania, imitant
Katavasof.
— Est- il vieux ou jeune ? demanda I^evine en
riant ; — pourvu que ce ne soit pas un fâcheux ! »
pensa-t-il.
Au tournant du chemin il reconnut Katavasof,
marchant en tête des autres, et agitant les bras
ainsi que l'avait remarqué Tania.
Katavasof aimait à parler philosophie de son
point de vue de naturaliste, et I^evine avait sou-
vent discuté avec lui à Moscou en laissant parfois
à son adversaire l'illusion de l'avoir convaincu.
Une de ces discussions lui revint à la mémoire, et
il se promit de ne plus exprimer légèrement ses
pensées. Il s'informa de sa femme lorsqu'il eut
rejoint ses hôtes.
« Elle s'est installée dans le bois avec Mitia.
ANNA KARÉNINE. 549
trouvant qu'il faisait trop chaud dans la maison,
répondit Dolly ; — cette nouvelle contraria Levine,
qui trouvait toujours dangereux d'emmener l'enfant
si loin.
— Cette jeune femme ne sait qu'inventer, dit
le vieux prince ; elle transporte son fils d'un coin
à l'autre ; je lui ai conseillé d'essayer de la cave
à glace.
— Elle nous rejoindra aux ruches ; elle croyait
que tu y étais, ajouta Dolly, c'est le but de notre
promenade.
— Que fais-tu de bon ? demanda Serge Iva-
nitch à son frère en le retenant.
— Rien de particulier, et toi ? Nous restes-tu
quelque temps ? nous t'avons longtemps attendu.
— Une quinzaine, j'ai fort à faire à Moscou. »
Les regards des deux frères se croisèrent, et
Leviue baissa les yeux sans trouver de réponse ;
voulant éviter la guerre de Serbie et la question
slave, afin de ne pas retomber dans des discussions
qui eussent troublé les rapports simples et cor-
diaux qu'il souhaitait conserver avec Serge Iva-
nitch, il Im demanda des nouvelles de son livre.
Kosnichef sourit.
« Personne n'y songe, moi moins qu'un autre.
— Vous verrez que nous aurons de la pluie, Daria
Alexandrovna, dit-il en montrant des nuages qui
s'amoncelaient au-dessus des arbres. »
Levine s'approcha de Katavasof.
« Quelle bonne idée vous avez eue de nous
venir, dit-il.
550 ANNA KARENINE.
— J'en avais le désir depuis longtemps ; nous
allons bavarder à loisir. Avez-vous lu Spencer ?
— Pas jusqu'au bout, il m'est inutile.
— Comment cela ? Vous m' étonnez.
— Je veux dire qu'il ne m'aidera pas plus que
les autres à résoudre certaines questions. Au reste,
nous en reparlerons, ajouta Levine, frappé de la
gaîté qu'exprima la physionomie de Katavasof ;
puis, craignant de se laisser entraîner à discuter,
il conduisit ses hôtes par un étroit sentier jusqu'à
une prairie non fauchée, et les installa, à l'ombre
de jeunes trembles, sur des bancs préparés à cet
effet ; lui-même alla chercher du pain, du miel et
des concombres dans l'izba auprès de laquelle
étaient disposées les ruches. Du mur où il était
suspendu, il détacha un masque en fil de fer, s'en
couvrit la tête, et, les mains cachées dans ses
poches, il pénétra dans l'enclos réservé aux abeilles,
où les ruches, rangées par ordre, avaient pour lui
chacune xme histoire. lyà, au milieu des insectes
bourdonnants, il fut heureux de se retrouver seul
un moment pour réfléchir et se recueillir ; il sen-
tait la vie réelle reprendre ses droits et rabaisser
ses pensées. N'avait-il déjà pas trouvé moyen de
gronder son cocher, de se montrer froid pour son
frère, et de dire des choses inutiles à Katavasof ?
« Serait-il possible que mon bonheur n'eût été
qu'une impression fugitive qui se dissipera sans
laisser de traces ? »
Mais, en rentrant en lui-même, il retrouva ses
impressions intactes ; un phénomène s'était évi-
ANNA KARÉNINE. 551
déminent accompli dans son âme ; la vie réelle,
qu'il venait d'effleurer, n'avait fait que répandre
un nuage sur ce calme intérieur. De même que
les abeilles en bourdonnant autour de lui, et en
l'obligeant à se défendre, ne portaient pas atteinte
à ses forces physiques, ainsi sa nouvelle liberté
résistait aux légères attaques qu'y avaient faites
les incidents des dernières heures.
CHAPITRE XV
« Sais-tu, Kostia, avec qui Serge Ivanitch
vient de voyager ? dit Dolly après avoir donné à
chacun de ses enfants sa part de concombres et
de miel, Avec Wronsky : il se rend en Serbie.
— Il n'y va pas seul, il y mène à ses frais tout
un escadron, ajouta Katavasof.
— Voilà qui lui convient ! répondit Levine.
Mais expédiez-vous encore des volontaires ? »
ajouta-t-il en regardant son frère.
Serge Ivanitch, occupé à dégager une abeille
prise dans du miel au fond d'une tasse, ne répon-
dit pas.
« Comment, si nous en expédions ! s'écria
Katavasof mordant au concombre ; si vous nous
aviez vus hier !
— Je vous en supplie, expliquez-moi où vont
tous ces héros, et contre qui ils guerroient ! demanda
le vieux prince en s'adressant à Kosnichef.
— Contre les Turcs, répondit celui-ci souriant
552 ANNA KARENINE.
tranquillement et remettant sur ses pattes son
abeille délivrée.
— Mais qui donc a déclaré la guerre aux Turcs ?
Seraient-ce la comtesse Lydie et Mme Stahl ?
— Personne n'a déclaré la guerre, mais, touchés
des souffrances de nos frères, nous cherchons à
leur venir en aide.
— Ce n'est pas là ce qui étonne le prince, dit
Levine en prenant le parti de son beau-père, mais
il trouve étrange que, sans y être autorisés par le
gouvernement, des particuliers osent prendre part
à une guerre.
— Pourquoi des particuliers n'auraient-ils pas
ce droit ? Expliquez-nous votre théorie, demanda
Katavasof.
— Ma théorie, la voici : faire la guerre est si
terrible qu'aucun homme, sans parler ici de chré-
tiens, n'a le droit d'assumer la responsabilité de
la déclarer ; cette tâche incombe aux gouverne-
ments ; les cito5^ens doivent même renoncer à
toute volonté personnelle lorsqu'une déclaration
de guerre devient inévitable. Le bon sens suffit
en dehors de toute science politique, pour indiquer
que c'est là exclusivement une question d'Etat. »
Serge Ivanitch et Katavasof avaient des réponses
toutes prêtes.
« C'est ce qui vous trompe, dit d'abord ce der-
nier ; lorsqu'un gouvernement ne comprend pas
la volonté des citoyens, la société impose la sienne.
— ^Tu n'expliques pas suffisamment le cas,
interrompit Serge Ivanitch en fronçant le sourcil.
ANNA KARÉNINE. 553
Ici il ne s'agit pas d'une déclaration de guerre,
mais d'une démonstration de sympathie humaine,
chrétienne. On assassine nos frères, et non seule-
ment des hommes, mais des femmes, des enfants,
des vieillards ; le peuple russe révolté vole à leur
aide pour arrêter ces horreurs. Suppose que tu
voies un ivrogne battre une créature sans défense
dans la rue : demanderas- tu si la guerre est déclarée
pour lui porter secours ?
— Non, mais je n'assassinerais pas à mou
tour.
— Tu irais jusque-là.
— Je n'en sais rien, peut-être tuerais-je dans
l'entraînement du moment ; mais dans le cas pré-
sent je ne vois pas d'entraînement.
— Tu n'en vois peut-être pas, mais tout le
monde ne pense pas de même, repartit Serge Iva-
nitch mécontent : le peuple conserve la tradition
des frères orthodoxes qui gémissent sous le joug
de l'infidèle, et il s'est réveillé.
— C'est possible, répondit Levine sur un ton
conciliant, seulement je n'aperçois rien de sem-
blable autour de moi. Je n'éprouve rien de pareil
non plus, quoique je fasse partie du peuple.
— J'en dirais autant, fit le vieux prince. Ce
sont les journaux que j'ai lus à l'étranger qui m'ont
révélé l'amour subit de la Russie entière pour les
frères slaves, jamais je ne m'en étais douté, car
jamais ils ne m'ont inspiré la moindre tendresse.
A dire vrai, je me suis tout d'abord inquiété de
mon indifférence, et l'ai attribué aux eaux de
554 ANNA KARÉNINE.
Carlsbald, mais, depuis mon retour, je vois que je
ne suis pas seul de mon espèce.
— Les opinions personnelles sont de peu d'im-
portance quand la Russie entière se prononce.
— Mais le peuple ne sait rien du tout.
— Si papa, — interrompit Dolly, occupée jus-
que-là de son petit monde, auquel le vieux gardien
des abeilles prenait un vif intérêt. — Vous rappe-
lez-vous, dimanche, à l'église ?
— Eh bien ? que s'est-il passé à l'église ? Ivcs
prêtres ont ordre de lire au peuple un papier auquel
personne ne comprend un mot. Si les paysans sou-
pirent pendant la lecture, c'est qu'ils se croient
au sermon, et s'ils donnent leurs kopeks, c'est
qu'ils s'imaginent qu'on leur parle de sauver des
âmes. Mais comment ? c'est ce qu'ils ignorent.
— Le peuple ne saurait ignorer sa destinée ;
il en a l'intuition, et dans des moments comme
ceux-ci, il le témoigne, » dit Serge Ivanitch fixant
avec assurance les yeux sur le vieux garde debout
au milieu d'eux, une jatte de miel à la main, et
regardant ses maîtres d'un air doux et tranquille,
sans rien comprendre à leur conversation. Il se
crut cependant obligé de hocher la tête en se
voyant observé, et de dire :
« C'est comme cela, bien sûr.
— Interrogez-le, dit Levine, vous verrez où
il en est. As- tu entendu parler de la guerre, Michel ?
demanda-t-il au vieillard ; tu sais, ce qu'on vous a
lu dimanche à l'église ? Faut-il nous battre pour
les chrétiens ? qu'en penses-tu ?
ANNA K.\RÊNINE. 555
— Qu'avons-nous à penser ? Notre empereur
Alexandre Nicolaevitch pensera pour nous ; il sait
ce qu'il doit faire. Faut-il apporter encore du pain ?
demanda-t-il en se tournant vers Dolly pour lui
montrer Grisha qui dévorait une croûte.
— Qu'avous-nous affaire de l'interroger, dit
Serge Ivanitch, quand nous voyons des hommes
par centaines abandonner ce qu'ils possèdent,
sacrifier leurs derniers sous, s'engager eux-mêmes,
et accourir de tous les coins de la Russie pour le
même motif ? Me diras-tu que cela ne signifie rien ?
— Cela signifie, selon moi. que sur quatre-vingts
millions d'hommes il s'en trouvera toujours des
centaines, et même des milliers, qui, n'étant bons
à rien pour une vie régulière, se jetteront dans la
première aventure venue, qu'il s'agisse de suivre
Pougatchef ou d'aller en Serbie, dit Levine en
s'échaufi^ant.
— Ce ne sont pas des aventuriers qui se con-
sacrent à cette œuvre, mais les dignes représen-
tants de la nation, s'écria Serge Ivanitch avec
susceptibilité, comme s'il s'agissait d'une question
personnelle. Et les dons ? N'est-ce pas aussi une
façon pour le peuple de témoigner sa volonté .-»
— C'est si vague le mot peuple ! Peut-être un
sur mille parmi les paysans comprend-il, mais le
reste des quatre-vingts millions fait comme Michel,
et non seulement ils ne témoignent pas leur volonté,
mais ils n'ont pas la plus légère notion de ce qu'ils
pourraient avoir à témoigner. Qu'appellerons-nous
donc le vœu du peuple ? »
556 ANNA KARÉNINE.
CHAPITRE XVI
Serge Ivanitch, habile en dialectique, aborda
un autre côté de la question.
« Il est évident que, ne possédant pas le suf-
frage universel, nous ne saurions obtenir l'opinion
de la nation par voie arithmétique ; mais il y a
d'autres moyens de la connaître. Je ne dis rien de
ces courants souterrains qui ont ébranlé la masse
du peuple, mais en considérant la société dans un
sens plus restreint : vois, dans la classe intelli-
gente, combien sur ce terrain les partis les plus
hostiles se fondent en un seul ! Il n'y a plus de
divergence d'opinions, tous les organes sociaux
s'expriment de même, tous ont compris la force
élémentaire qui donne à la nation son impulsion !
— Que les journaux disent tous la même chose,
c'est vrai, dit le vieux prince, mais les grenouilles,
aussi, savent crier avant l'orage.
— Je ne sais ce que la presse a de commun
avec des grenouilles, et ne m'en fais pas le défen-
seur ; je parle de l'unanimité d'opinion dans le
monde intelligent.
— Cette unanimité a sa raison d'être, inter-
rompit le vieux prince. Voilà mon cher gendre,
Stépane Arcadiévitch, que l'on nomme membre
d'une commission quelconque, avec huit mille
roubles d'appointements et rien à faire, — ce
n'est un secret pour personne, Dolly, — croyez-
ANNA KARENINE. 557
vous, et c'est un homme de bonne foi, qu'il ne
parvienne pas à prouver que la société ne saurait
se passer de cette place ? Les journaux en font
autant ; la guerre doublant la vente des feuilles
publiques, ils vous soutiendront la question slave
et l'instinct national.
— Vous êtes injuste.
— Alphonse Karr était dans le vrai lorsqu' avant
la guerre de France il proposait aux partisans de
la guerre de faire partie de l' avant-garde et d'es-
suyer le premier feu.
— Nos rédacteurs auraient là du plaisir, dit en
riant Katavasof.
— Mais leur fuite gênerait les autres, fit Dolly.
— Rien n'empêcherait de • les ramener au feu
à coups de fouet, reprit le prince.
— Ceci n'est qu'une plaisanterie d'un goût
douteux, mais l'unanimité de la presse est un
symptôme heureux qu'il faut constater ; les mem-
bres d'une société ont tous un devoir à rempUr,
et les hommes qui réfléchissent accomplissent le
leur en donnant une expression à l'opinion pu-
blique. Il y a vingt ans, tout le monde se serait
tu ; aujourd'hui, la voix du peuple russe, deman-
dant à venger ses frères, se fait entendre ; c'est
un grand pas d'accompli, une preuve de force.
— Le peuple est certainement prêt à bien des
sacrifices quand il s'agit de son âme, mais il est
question ici de tuer les Turcs ! dit Levine, ratta-
chant involontairement cet entretien à celui du
matin.
558 ANNA KARÉNINE.
— Qu'appelez- vous son âme ? Pour un natu-
raliste, c'est un terme vague. Qu'est-ce que l'âme ?
demanda Katavasof en souriant.
— Vous le savez bien.
— Parole d'honneur, je ne m'en doute pas,
reprit le professeur en riant aux éclats.
— « Je n'apporte pas la paix, mais le glaive »,
a dit Notre-Seigneur, fit Serge Ivanitch, citant
un mot de l'Evangile qui avait toujours troublé
Levine.
— C'est comme cela, c'est vrai, répéta le vieux
gardien toujours debout au milieu d'eux, et répon-
dant à un regard jeté sur lui par hasard.
— Allons, vous êtes battu, mon petit père »,
s'écria gaiement Karavasof.
lycvine rougit, non pas de se sentir battu, mais
d'avoir encore cédé au besoin de discuter. Con-
vaincre Serge Ivanitch était impossible, se laisser
convaincre par lui l'était tout autant. Comment
admettre le droit que s'arrogeait ime poignée
d'hommes, son frère parmi eux, de représenter
avec les journaux la volonté de la nation, alors
que cette volonté exprimait vengeance et assassi-
nat, et lorsque toute leur certitude s'appuyait
sur les récits suspects de quelques centaines de
mauvais sujets en quête d'aventures ? Rien ne
confirmait pour lui ces assertions ; jamais le peu-
ple ne considérerait "la guerre comme un bienfait,
quelque but qu'on se proposât. Si l'opinion
publique passait pour infaillible, pourquoi la
Révolution et la Commune ne deviendraient-elles
I
ANNA KARENINE. 559
pas aussi légitimes que la guerre au profit des
Slaves ?
Levine aurait voulu exprimer ces pensées, mais
il songea que la discussion irriterait son frère, et
qu'elle n'aboutirait à rien ; il attira donc l'atten-
tion de ses hôtes sur la pluie qui les menaçait.
CHAPITRE XVII
Le prince et Serge Ivanitch montèrent en
télègue, tandis que le reste de la société hâtait le
pas ; mais les nuages bas et noirs, chassés par le
vent, s'amoncelaient si vite et semblaient courir
avec une si grande rapidité, qu'à deux cents pas
de la maison l'averse devint imminente.
Les enfants couraient en avant, poussant, tout
en riant, des cris de frayeur ; Dolly, gênée par ses
vêtements, essaya de les suivre ; les hommes,
retenant avec peine leurs chapeaux, faisaient de
grandes enjambées... ; enfin, au moment où de
grosses gouttes commençaient à tomber, on attei-
gnit le logis.
« Où est Catherine Alexandrovna ? demanda
Levine à la vieille ménagère qui sortait du vesti-
bule, chargée de plaids et de parapluies.
— Nous pensions qu'elle était avec vous.
— Et Mitia ?
— Au bois probablement, avec sa bonne. »
Levine saisit les plaids et se mit à courir.
Dans ce court espace de temps, le ciel s'était
56o ANNA KARÉNINE.
obscurci comme pendant une éclipse, et le vent,
soufflant avec violence, faisait voler les feuilles,
tournoyer les branches des bouleaux, ployer les
arbres, les plantes et les fleurs, barrant obstiné-
ment le passage à Levine. Les champs et la forêt
disparaissaient derrière une nappe de pluie, et
tous ceux que l'orage surprenait dehors couraient
se mettre à l'abri.
Luttant vigoureusement contre la tempête pour
préserver ses plaids, Levine, penché en avant,
avançait de son mieux : il croyait déjà apercevoir
des formes blanches derrière un chêne bien connu,
lorsque soudain une lumière éclatante enflamma
le sol devant lui, tandis qu'au-dessus de sa tête,
la voûte céleste sembla s'effondrer.
Dès qu'il put ouvrir ses yeux éblouis, il cher-
cha le chêne à travers l'épais rideau formé par
l'averse, et remarqua, à sa grande terreur, que la
cime en avait disparu.
« La foudre l'aura frappé ! » eut-il le temps de
se dire, et aussitôt il entendit le bruit de l'arbre
s'écroulant avec fracas.
« Mon Dieu, mon Dieu ! pourvu qu'ils n'aient
pas été touchés ! murmura-t-il glacé de frayeur,
et, quoiqu'il sentit aussitôt l'absurdité de cette
prière, désormais inutile puisque le mal était fait,
il la répéta néanmoins, ne sachant rien de mieux...
Il se dirigea vers l'endroit où Kitty se tenait d'habi-
tude ; elle n'y était pas, mais il l'entendit qui
appelait du côté opposé ; elle s'était réfugiée sous
un vieux tilleul ; là, penchée ainsi que la bonne
ANNA KARÉNINE. 561
au-dessus de l'enfant couché dans sa petite voiture,
elles l'abritaient de la pluie.
Levine, aveuglé par les éclairs et l'averse, finit
enfin par apercevoir ce petit groupe, et courut
aussi vite que le lui permettaient ses chaussures
remplies d'eau.
« Vivants ! que Dieu soit loué ! Mais peut-on
commettre une pareille imprudence ! cria-t-il furieux
à sa femme, qui tournait vers lui son visage mouillé.
— Je t'assure qu'il n'y a pas de ma faute ; nous
allions partir lorsque...
— Puisque vous êtes sains et saufs. Dieu merci !
Je ne sais plus ce que je dis ! »
Puis, ramassant à la hâte le petit bagage de
l'enfant, Levine remit son fils à la bonne, et pre-
nant le bras de sa femme, l'entraîna en lui serrant
doucement la main, honteux de l'avoir grondée.
CHAPITRE XVIII
Mai,gré la déception qu'il ressentit en constatant
que sa régénération morale n'apportait aucune
modification favorable dans sa nature, Ivcvine
n'en éprouva pas moins tout le reste de la journée
une plénitude de coeur qui le combla de joie. Il ne
prit qu'une faible part à la conversation, mais le
temps se passa gaiement, et Katavasof fit la con-
quête des dames par la tournure originale de son
esprit. Mis en verve par Serge Ivanitch, il les
amusa en leur racontant ses études sur les mœurs
502 ANNA KARENINE.
et la physionomie des mouches mâles et femelles,
ainsi que sur leur genre de vie dans les apparte-
ments. Kosnichef, à son tour, reprit la question
slave, qu'il développa d'une façon intéressante ;
la journée s'acheva donc agréablement, sans dis-
cussions irritantes, et, la température s'étant
rafraîchie après l'orage, on ne quitta pas la mai-
son.
Kitty, obligée d'aller retrouver son fils pour lui
donner son bain, se retira à regret, et, quelques
minutes après, on vint avertir Levine qu'elle le
demandait. Inquiet, il se leva aussitôt, malgré
l'intérêt qu'il prenait à la théorie de son frère sur
l'influence que l'émancipation de quarante mil-
lions de Slaves aurait pour l'avenir de la Russie.
Que pouvait-on lui vouloir ? on ne le réclamait
jamais auprès de l'enfant qu'en cas d'urgence.
Mais son inquiétude, aussi bien que la curiosité
éveillée en lui par les idées de son frère, dispa-
rurent dès qu'il se retrouva seul un moment, et
son bonheur intime lui revint, vif et profond
comme le matin, sans qu'il eût besoin de le rani-
mer par la réflexion. I^e sentiment était devenu
plus puissant que la pensée. Il traversa la terrasse
et aperçut deux étoiles brillantes au firmament.
« Oui, se dit-il en regardant le ciel, je me rap-
pelle avoir pensé qu'il y avait une vérité dans
l'illusion de cette voûte que je contemplais, mais
quelle était la pensée restée inachevée dans mon
esprit ?... » Et en entrant dans la chambre de
l'enfant il se la rappela.
ANNA KARÉNINE. 563
« Pourquoi, si la principale preuve de l'exis-
tence de Dieu est la révélation intérieure qu'il
donne à chacun de nous du bien et du mal, cette
révélation serait-elle limitée à l'Eglise chrétienne ?
Et ces millions de Bouddhistes, de Musulmans,
qui cherchent également le bien ?... » La réponse
à cette question devait exister, mais il ne put se
la formuler avant d'entrer.
Kitty, les manches retroussées, penchée au-
dessus de la baignoire où elle maintenait d'une
main la tête de l'enfant tandis qu'elle l'épongeait
de l'autre, se tourna vers son mari en l'entendant
approcher.
« Viens vite ! Agathe Mikhaïlovna avait raison,
il nous reconnaît. »
ly'événement était important : pour s'en assu-
rer complètement, on soumit à Mitia diverses
épreuves ; on fit monter une cuisinière qu'il n'avait
jamais vue. ^expérience fut concluante ; l'enfant
refusa de regarder l'étrangère, et sourit à sa mère
et à sa bonne. l,evine lui-même était ravi.
« Je suis bien contente de voir que tu com-
mences à l'aimer, dit Kitty lorsqu'elle eut bien
installé son fils sur ses genoux après son bain. Je
commençais à m' attrister quand tu disais que tu
ne ressentais rien pour lui.
— Ce n'est pas là ce que je voulais dire, ma'3
il m'a causé une déception.
— Comment cela.
— Je m'attendais à ce qu'il me révélât un sen-
timent nouveau et tout au contraire c'est de la
564 ANNA KARÉNINE.
pitié, du dégoût, et surtout de la frayeur qu'il
m'a inspirés. Je n'ai bien compris que je l'aimais
qu'aujourd'hui après l'orage. »
Kitty sourit de joie.
« Tu as eu bien peur ? moi aussi ; mais j'ai
plus peur encore, maintenant que je me rends
compte du danger que nous avons couru. J'irai
regarder le chêne demain..., et maintenant retourne
vers tes hôtes. Je suis si contente de te voir en
bons rapports avec ton frère. »
CHAPITRE XIX
Levine, en quittant sa femme, reprit le cours
de ses pensées, et, au lieu de rentrer au salon,
s'accouda sur la balustrade de la terrasse.
lya nuit venait, et le ciel, pur au midi, restait
orageux du côté opposé ; de temps en temps un
éclair éblouissant, suivi d'un sourd grondement,
faisait disparaître aux yeux de I^evine les étoiles
et la voie lactée qu'il considérait, écoutant les
gouttes de pluie tomber en cadence du feuillage
des arbres ; les étoiles reparaissaient ensuite peu
à peu, reprenant leur place comme si une main
soigneuse les eût rajustées au firmament.
« Quelle est la crainte qui me trouble ? se
demanda-t-il, sentant une réponse dans son âme,
sans pouvoir encore la définir.
« Oui, les lois du bien et du mal révélées au
monde sont la preuve évidente, irrécusable, de
ANNA KARÉNINE. 565
l'existence de Dieu ; ces lois, je les reconnais au
fond de mon cœur, m'unissant ainsi bon gré mal
gré à tous ceux qui les reconnaissent comme moi,
et cette réunion d'êtres humains partageant la
même croyance s'appelle l'Eglise. Et les Hébreux,
les Musulmans, les Bouddhistes ? se dit-il, reve-
nant à ce dilemme qui lui semblait dangereux.
Ces millions d'hommes seraient-ils privés du plus
grand des bienfaits, de celui qui, seul, donne un
sens à la vie ? »
Il réfléchit. « Mais la question que je me pose
là est celle des rapports des diverses croyances de
l'humanité entière avec la Divinité ? C'est la révé-
lation de Dieu à l'Univers avec ses planètes et ses
nébuleuses, que je prétends sonder ? Et c'est au
moment où im savoir certain, quoique inacces-
sible à la raison, m'est révélé, que je m'obstine
encore à faire intervenir la logique ?
« Je sais que les étoiles ne marchent pas, se
dit-il, remarquant le changement survenu dans
la position de l'astre brillant qu'il voyait s'élever
au-dessus des bouleaux, mais, ne pouvant m'ima-
giner la rotation de la terre en voyant les étoiles
changer de place, j'ai raison de dire qu'elles mar-
chent. — Les astronomes auraient-ils rien com-
pris, rien calculé, s'ils avaient pris en considé-
ration les mouvements compliqués et variés de
la terre ? Leurs étonnantes conclusions sur les
distances, les poids, les mouvements et les révo-
lutions des corps célestes n'ont-elles pas toutes
été basées sur les mouvements apparents des
566 ANNA KARÉNINE.
astres autour de la terre immobile, ces mêmes
mouvements dont je suis témoin, comme des mil-
lions d'hommes l'ont été pendant des siècles, et
qui peuvent toujours être vérifiés ? Et, de même
que les conclusions des astronomes eussent été
fausses et inexactes s'ils ne les avaient pas basées
sur leurs observations du ciel apparent, relative-
ment à un seul méridien et à un seul horizon, de
même toutes mes conclusions sur la connaissance
du bien et du mal seraient privées de sens si je ne
les rapportais à la révélation que m'en a faite le
christianisme, et que je pourrai toujours vérifier
dans mon âme. Les rapports des autres croyances
avec Dieu resteront pour moi insondables, et je
n'ai pas le droit de les scruter. »
« Tu n'es pas rentré ? dit tout à coup la voix
de Kitty, tu n'as rien qui te préoccupe ? demandâ-
t-elle en examinant attentivement le visage de son
mari à la clarté des étoiles. Un éclair sillonnant
l'horizon le lui fit voir calme et heureux.
« Elle me comprend, pensa-t-il en la voyant
sourire ; elle sait à quoi je pense ; faut-il le lui
dire ? » Mais au moment où il allait parler, Kitty
l'interrompit.
« Je t'en prie, Kostia, dit-elle, va jeter im coup
d'oeil dans la chambre de Serge pour voir si tout y
est en ordre. Cela me gêne d'y aller.
— Fort bien, j'y vais », répondit Levine en se
levant pour l'embrasser.
« Non, mieux vaut me taire, pensa-t-il tandis
que la jeune femme rentrait au salon ; ce secret
ANNA KARÉNINE. 5^7
n'a d'importance que pour moi seul, et mes paroles
ne sauraient l'expliquer. — Ce sentiment nouveau
ne m'a ni changé, ni ébloui, ni rendu heureux
comme je le pensais ; de même que pour l'amour
paternel il n'y a eu ni surprise ni ravissement ;
mais ce sentiment s'est glissé dans mon âme par
la souffrance, désormais il s'y est fermement
implanté, et quelque nom que je cherche à lui
donner, c'est la foi.
« Je continuerai probablement à m' impatienter
contre mon cocher, à discuter inutilement, à
exprimer mal à propos mes idées ; je sentirai tou-
jours une barrière entre le sanctuaire de mon
âme et l'âme des autres, même celle de ma femme ;
je rendrai toujours celle-ci responsable de mes
terreurs pour m'en repentir aussitôt. Je conti-
nuerai à prier, sans pouvoir m' expliquer pourquoi
je prie, mais ma vie intérieure a conquis sa liberté,
elle ne sera plus à la merci des événements, et
chaque minute de mon existence aura vm sens
incontestable et profond, qu'il sera en mon pou-
voir d'imprimer à chacune de mes actions : celui
du bien. »
FIN DU DEUXIEME VOI,UME
COLLECTION NELSON.
GÉNÉRAL Cte PHILIPPE DE SÉQUR. — La
Campagne de Russie. Introduction par le
vicomte E.-M. de Vogiàé {de P Académie française).
BALZAC. — La Peau de Chagrin ; Le Curé de
Tours; Le colonel Chabert. Introduction
par Henri Mazel.
S. FRANÇOIS DE SALES. — Introduction à
la Vie dévote. Avec une Introduction par
Henry Bordeaux.
ALPHONSE DAUDET. — Lettres de mon
moulin. Introduction par Charles Sarolea.
JEAN DE LA BRÈTE. — Alon Oncle et mon
Curé. (149^ Édition.) Introduction par Mme
Félix-Faure-Goyau.
Vte E. = M. DE VOGUÉ {de P Académie française).
— Les Morts qui parlent. Introduction par
Victor Giraud.
LÉON TOLSTOÏ. —Anna Karénine. Introduc
tion par Emile Faguet {de P Académie française).
(Deux volumes.)
ANDREW^ LANG. — La Pucelle de France.
Traduit de l'anglais par le D^' Louis Boucher et
E.-E. Clarke. Introduction par Mme Félix-
Faure-Goyau.
COLLECTION NELSON..
MAURICE MAETERLINCK. — Morceaux
choisis. Avec une Introduction par Mme
Georgette Leblanc-Maeterlinck.
PAUL BOURQET (de V Académie française). — Le
Disciple.
HENRY BORDEAUX. — Les Roquevillard.
Introduction par Firmin Roz.
ARTHUR=LÉVY. — Napoléon intime. Intro-
duction par François Coppée.
V*e G. D'AVENEL. — Les Français de mon
temps. (8^ Édition.) Introduction par Charles
Sarolea.
VICTOR CHERBULIEZ {de V Académie française).
— Le comte Kostia.
EDMOND ABOUT. — Les Mariages de Paris.
(89^ Edition.) Introduction par Adolphe Brisson.
PETITE ANTHOLOGIE des Poètes français.
N.B. — Deux volumes paraîtront simultané-
ment le premier mercredi de chaque mois.
COLLECTION NELSON
LA CAMPAGNE DE RUSSIE. Par le
général comte Philippe de Ségur. In-
troduction par le vicomte E.-M. de Vogué.
GÉNÉRAL COMTE PH. DE SÉGUR.
La destinée de certains livres célèbres est aussi
bizarre que celle de certains hommes illustres.
La Campagne de Russie de Ségur en est un mé-
morable exemple. La publication de l'ouvrage en
1824 fut une date littéraire. 11 eut d'innom-
brables éditions et fut traduit dans toutes les
langues. Cinquante ans plus tard, en 1873, c'est-
à-dire à une époque où. le nom même de Napoléon
était l'objet de l'exécration des Français, le
vieillard nonagénaire fît paraître ses Mémoires en
huit volumes, en y incorporant l'œuvre de sa
jeunesse. Les Mémoires passèrent inaperçus au
milieu de l'indifférence générale.
Les générations nouvelles qui se passionnent pour
tout ce qui touche à Napoléon rendront justice à
l'œuvre de Ségur et la remettront à son rang qui
doit être le premier. La Campagne de Russie,
narration par un témoin oculaire, aide de camp de
l'Empereur, d'une des catastrophes les plus épou-
vantables de l'histoire, deviendra un des classiques
COLLECTION NELSON.
de la littérature napoléonienne. Tels épisodes, l'in-
cendie de Moscou, le passage de la Bérésina, sont
d'une saisissante beauté. Car cet historien est
un merveilleux écrivain. Le style a toutes les
qualités que comporte le sujet, la vigueur, la
concision, le nombre, le mouvement, l'ampleur.
Un souffle d'épopée circule à travers les douze
livres, il faudrait dire les douze chants qui divisent
le récit, et de bons juges ont souscrit au jugement
de Saint-René Taillandier dans son livre sur de
Ségur : La Campagne de Russie est un des rares
poèmes épiques de la littérature française.
LA PEAU DE CHAGRIN; LE CURÉ DE
TOURS; LE COLONEL CrSABERT.
Par Honoré de Balzac. Introduction
par Henri Mazel.
BALZAC.
Il n'y a pas de bibliothèque française contempo-
raine qui ne soit tenue d'honneur de se présenter
au public sous le patronage de Balzac, comme il n'y
a pas de bibliothèque anglaise qui ne soit obligée
de se placer sous l'égide de Shakespeare. Une
collection de romanciers français sans Balzac,
serait comme la tragédie de Hamlet dont on aurait
éliminé le personnage de Hamlet. C'est qu'aussi
bien Balzac reste, malgré tous ses défauts, le maître
souverain, l'ancêtre, le géant, " le Napoléon de la
COLLECTION NELSON.
littérature,'''' comme il se dénommait lui-même
modestement, le créateur inlassable qui a mis au
monde et jeté dans la circulation universelle toute
une humanité grouillante et si vivante qu'elle
" fait concurrence à l'état civil."
Le premier volume de Balzac que publie la
" Collection Nelson " contient une trilogie de
chefs- d'oeuvre qui révèlent les aspects multiples
de ce génie protéiforme. Peau de Chagrin, c'est
le grand roman philosophique dans son ampleur
et toute sa puissance. Le Curé de Tours, c'est
le roman ramassé en un vigoureux raccourci.
Le colonel Chabert, c'est la petite nouvelle, le
camée littéraire où Balzac n'a été égalé que par
Maupassant. Jamais autant de richesses n'a-
vaient été condensées en dimensions aussi réduites
qu'en ce petit volume qui donne des exemplaires
achevés de chacune des trois formes littéraires
qu'a revêtues l'art de Balzac. Aussi cette édition
mérite-t-elle de devenir le bréviaire de tous les
Balzaciens.
INTRODUCTION A LA VIE DÉVOTE.
Par S. François de Sales. Avec une
Introduction par Henry Bordeaux.
SAINT FRANÇOIS DE SALES.
V Introduction à la Vie dévote que M. Henry
Bordeaux présente aux lecteurs de la " Collection
Nelson," est le livre de dévotion à la fois le plus
COLLECTION NELSON.
populaire et le plus littéraire de la langue fran-
çaise. Saint François était de son temps un grand
convertisseur de huguenots, et sa piété aimable, sa
charité ardente, sa méthode persuasive s'inspirant
des méthodes indulgentes des jésuites, ont ramené
au bercail d'innombrables hérétiques. Le saint ne
trouverait plus aujourd'hui de huguenots à con-
vertir, mais le charme de sa personnalité continue
d'agir et ses livres, dont on publiait récemment à
Annecy une édition monumentale, n'ont jamais eu
plus de lecteurs qu'aujourd'hui. C'est qu'après
trois siècles, V Introduction à la Vie dévote n'a
rien perdu de sa fraîcheur et de sa grâce spirituelle.
Comme du bon vieux vin, ce beau livre de piété
a gagné avec l'âge en bouquet et en parfum.
Comme le dit M. Doumic, "saint François parle la
langue française la plus claire et la plus moderne."
C'est à peine si un lecteur avisé apercevra quelques
traces d'archaïsmes qui donnent au style poétique
et pittoresque une saveur de plus. D'ailleurs, pas
n'est besoin d'être dévot pour goûter un saint
François ou un Pascal. Même pour des incroyants.
V Introduction a la Vie dévote pourra remplir cet
office si nécessaire à notre époque tourmentée et
fiévreuse d'être le parfait manuel de la vie intérieure
que des lettrés placeront dans leur bibliothèque à
côté du Trésor des humbles de Maeterlinck.
NELSON, EDITEURS.
189, rue Saint-Jacques, Paris.
f
' „.f
r:i
>
3367
F5A6
1910
t. 2
cop.2.
j.ux£;i,oi, Lev Wikoleevich
graf
Annt. K&rénine
PLEASE DO NOT REMOVE
SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO
LIBRARY