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Full text of "Annales de la Société Linneenne de Maine-et-Loire"

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SOCIÉTÉ LINNÉENNE 


DE MAINE ET LOIRE 


fondée en 1852 


SOCIÉTE SOCIÉTÉ 
des Botanistes-Chimistes des Naturalistes 


1777-1793 1798-1830 


ANGERS 
IMPRIMERIE DE A. BURDIN ET Ci, RUE SAINT-LAUD , 6. . 


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SOCIETÉ LINNÉENNE 


DE MAJNE ET LOIRE 


fondée en 1852 


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SOCIÉTÉ SOCIÉTÉ 
des Botanistes-Chimistes des Naturalistes 


1777-1793 1798-1830 


ANGERS, 
IMPRIMERIE DE A. BURDIN ET Ci, RUE SAINT-LAUD , 62. 


1879 


L'ESPÈCE OVINE 


Dans le centre de la France 
ET PARTICULIÈREMENT DANS LE DÉPARTEMENT D'INDRE-ET-LOIRE 
PR er 
Conférences faites en 41876 dans l'arrondissement de Loches, 


Par Ad. BÉNION. 


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CHAPITRE !I®. 


Définition du bon cultivateur. — Situation de l’agriculture avant 1850. — 
Situation nouvelle, de 1852 à 1876. — Caractère ancien de l'agriculture 
mis en parallèle avec le nouveau. — Rôle actuel des classes élevées de la 
société. — Petite statistique agricole. — Remplacement des fermiers et 
des métayers par des propriétaires exploitant eux-mêmes leurs terres. — 
Défrichement des landes, suppression de la jachère, augmentation des 
terres cultivées et amélioration foncière générale. — Accroissement de la 
culture du blé, des plantes fourragères et industrielles, et des vignobles, 
— Augmentation de l'outillage et du bétail. 


Il y a vingt-cinq ans, lorsqu'on avait dit d’un agriculteur qu’il 
savait bien labourer, on croyait avoir épuisé la formule de l'éloge, 
tandis qu’on peut travailler le sol très-convenablement et ne 
rentrer que de maigres récoltes. Le bon cultivateur est celui 
qui, sans fatiguer sa terre, sait lui faire rendre beaucoup et tirer 
le meilleur parti de ses produits. Cette opinion prévaut aujour- 
d’hui, et chacun reconnaît hautement que l’agriculture est véri- 
tablement une science et une industrie, comme le démontrent, 
du reste, les études sérieuses et journalières continuées par les 
savants , en vue de sa transformation radicale. 


1 


REA CR 


Avant 1850, on voyait beaucoup de fermes à petits rende- 
ments. Les cultivateurs entretenaient peu de bétail, ne faisaient 
presque point d'engrais, n’exportaient qu'une faible quantité de 
marchandises sur les bourgs voisins, et employaient la majeure 
partie de leurs produits à nourrir et habiller leurs familles et 
leurs domestiques. Sous le prétexte inexplicable de refuser aux 
bouchers l’occasion de réaliser un léger bénéfice, le fermier tuait 
les animaux nécessaires à sa consommation et salait les viandes 
qui devaient servir aux besoins du ménage pendant plusieurs 
mois !. Il cherchait à ne rien dépenser, sauf à ne réaliser que fort 
peu d'argent. Consommation sur place, pas de commerce, voilà 
pour le côté matériel. Le côté moral ne pouvait être mieux par- 
tagé, car lorsqu'on est réduit aux choses absolument indispen- 
sables à la vie, on ne recherche güère le développement de 
l'intelligence. Les pays qui »’exportent pas, qu’ils soient particu- 
lièrement industriels ou agricoles, sont d'abord condamnés à 
végéter pendant de longues années, puis à succomber. Ne rien 
offrir à l'exportation et suffire à la consommation locale, 
conduit droit à la pauvreté; ce système léthargique explique la 
décadence de plusieurs peuples de l'Europe, en ne jetant {pas 
les yeux plus loin. 

Tout fut changé à partir de 1852. L'enseignement agricole 
répandu partout, les grosses famures chassant la jachère et 
procurant des rendements maxima; la production fourragère 
activement développée et permettant d'entretenir beaucoup de 
bétail ; l'introduction des instruments perfectionnés ; les encou- 
ragements de l'Etat et des associations agricoles ; les conférences 
vulgarisant les questions relatives à la zootechnie ; l’achévement 
du réseau vicinal ; ta facilité et la rapidité des transports par les 
routes de terre, les canaux et les voies ferrées ; l’achat intelli- 
gent des instruments, des engrais et des animaux ; la connais- 
sance des mercuriales ; la vente des produits de la ferme effectuée 
à propos ; la tendance manifeste des classes riches à séjourner dans 
leurs terres ; le goût déclaré des commerçants des villes pour les 
travaux des champs etparticuliérement pour ceux de la vigne, voilà 
les éléments qui ont métamorphosé le cultivateur, et qui, d’un 


* M, Barral. Journal de l'Agriculture. 


A ARE 


travailleur infatigable, mais ignorant, en ont fait un industriel 
instruit el un négociant sérieux, en un mot, un homme complet. 

Le caractère ancien de l’agriculture était ’immobilité, le nou- 
veau est ia circulation. La terre a considérablement augmenté de 
valeur ; elle mène à la fortune et ouvre une carrière aux hommes 
intelligents et laborieux. Le cultivateur est au courant de la 
science et de la politique, il a un salon comme un gentleman- 
farmer , sa femme porte des robes de soie le dimanche et ses filles 
touchent du piano. 

L’accroissement de la richesse nationale et particulière, le 
calme et le bonheur dont on jouit au village, la considération 
dont on entoure le paysan, l'avenir qui lui est ouvert ont telle- 
ment précipité le départ des citadins pour la campagne, que le 
fait saillant de notre époque consiste dans le développement 
général du goût pour l’agriculture. Autrefois, le rêve des mar- 
chands de Paris et des grandes villes était de posséder, à la 
campagne , une maisonnette à contrevents verts, avec une allée 
de peupliers menant au perron, et un jardin par derrière. Ne 
pouvant s'échapper que le dimanche et pendant la belle saison, . 
les plus favorisés jouissaient encore d’un certain plaisir, tandis 
que les déshérités se contentaient d’un pavillon minuscule et d’un 
coin de terre pareil au Sahara, dinaient sous un arbre rabougri 
et privé de feuilles et remplaçaient les verres par des pots à pom- 
made. Parti en droite ligne de la rue Saint-Denis et de plusieurs 
autres semblables, cet amour intermittent de la campagne donna 
naissance à la villégiature, c’est-à-dire le séjour à la campagne 
pendant toute la belle saison , avec les agréments d’une maison 
confortable, d’un véritable jardin, et parfois d’une pièce d’eau 
et d’un petit parc. À côté de certains avantages indiscutables, la 
villégiature, ainsi définie, offre encore des inconvénients d’une 
certaine gravité. L’exiguité du domaine, eût-il un demi-hectare, 
en rend le parcours prompt et facile, et quand on a fait connais- 
sance avec les allées, les pelouses, les arbres, les fruits, les 
serres, les fleurs, etc., la fatigue s'empare de l'esprit qui cherche 
ailleurs de nouveaux aliments. Les hommes intelligents et à 
goûts artistiques continuent leurs études pendant que les femmes 
brodent, dessinent ou font de la musique; mais ceux qui sont 
doués de qualités moins brillantes s’ennuient, regrettent le 


5 te — 


temps perdu et finissent souvent par acheter une véritable 
terre et faire de l’agriculture, tout en se réservant les bénéfices 
d’une vie large et agréable. J'en ai connu beaucoup qui, las 
de jouer le rôle d’Hercule filant aux pieds d’Omphale, ont dit 
adieu un beau matin aux frivolités mondaines et sont devenus des 
hommes utiles à la société. Les fils de familles agricoles, soit qu’ils 
fréquentent les écoles de Grignon, Grand-Jouan ou Montpellier, 
soit qu'ils profitent des leçons paternelles fortifiées par la lecture 
des ouvrages spéciaux, restent souvent aux champs, et, s ’ils ont 
du cœur , deviennent la providence de leur pays. 

Une courte excursion sur le domaine de la statistique va for- 
tifier les assertions précédentes. 

Après 1862, le nombre des fermiers et des métayers dimi- 
nuait considérablement, tandis que celui des propriétaires, 
travaillant pour leur propre compte, augmentait dans une pro- 
portion semblable, résultat évident d'un nouvel accroissement et 
peut-être d’un déplacement de la fortune permettant aux fermiers 
et métayers enrichis d'exploiter les champs acquis par eux, et en- 
core du changement de demeure de beaucoup d'habitants des villes 
décidés à quitter les affaires pour embrasser la profession rurale. 

En même temps, lesterrains agricoles, comprenant 47,351,735 
hectares, étaient mieux cultivés ; 2,513,298 hectares, pris sur 
les jachères, se changeaient en terres labourables, prairies et 
vignes ; les landes et les bruyères se défrichaient sur une étendue 
de 4,201,612 hectares, et l'amélioration foncière se traduisait 
par milliards. 

Comme conséquence de ce mouvement, le seigle et le méteil 
cédaient 1,815,212 hectares au blé, les plantes fourragères 
gagnaient 2,373,457 hectares, les cultures industrielles s’a- 
grandissaient de 115,000 hectares, les vignobles occupaient une 
nouvelle superficie de 316,000 hectares et le rendement s’ac- 
croissait au moins d’un cinquième. " 

De plus, l’outillage se modifiait et atteignait déjà, chose in- 
croyable, une valeur de 150 millions, et le bétail passait de 54 à 
60 millions de têtes, avec une plus-value de 600 millions, ainsi 
que je l’ai prouvé dans un travail précédent. 

Les documents officiels établissent que de 1852 à 1862 la 
richesse agricole avait augmenté de plusieurs MILLIARDS. 


 — 


Depuis ce temps, la marche progressive ne s’est pas ralentie, 
aussi espérai-Je que l’agriculture occupera bientôt le rang qui 
lui convient et qui lui est naturellement assigné, c’est-à-dire le 
premier , car elle entre pour 52 0/0 dans la population, brille 
par les qualités les plus solides et n’a pas besoin, pour être en 
tête, que d’argent et d'instruction. Elle est le nombre, elle sera 
la force; c’est donc vers la bonne utilisation de cette puissance 
que doivent tendre les efforts de toutes les personnes sages et 
généreuses. 


CHAPITRE IT. 


Prix uniforme des céréales et cherté de la main d'œuvre. — Rendement 
des céréales. — Réforme nécessaire. — Utilité de la culture intensive. 
— Concurrence de la Russie, de la Hongrie et de l'Amérique. — Avan- 
tage de la production des denrées recherchées. — Extension de la culture 
fourragère et du bétail."— Raisons en faveur de cette industrie. 


En dépit des améliorations apportées, des bons exemples 
donnés aux quatre coins de la France, il reste encore malheu- 
reusement trop de cultivateurs attardés. Mon intention est de 
leur indiquer les méthodes qui ont établi la fortune de leurs 
semblables mieux avisés, et de leur montrer les ressources im- 
menses, certaines, forcées même qu’ils trouvent dans l'élevage 
du bétail. 

Deux obstacles terribles se dressent devant le cultivateur : le 
prix uniforme des céréales et la cherté de la main-d'œuvre. La 
science pratique donne les moyens de les renverser par la dimi- 
nution des surfaces emblavées, la production des denrées re- 
cherchées , l’achat d’instruments perfectionnés et surtout l’ex- 
tension de la culture fourragère et de l'élevage du bétail. 

Le rendement des plantes en général et des céréales en parti- 
culier tient moins à l’étendue qu'aux bonnes conditions du sol, 
et vingt hectares mal préparés ne produisent pas plus, quelque- 
fois moins , que dix autres bien aménagés. La culture intensive doit 
donc être préférée à l’extensive toutes les fois que cela est pos- 
sible, et l’on a tort de s’obstiner à produire des céréales autre- 
ment que de la façon indiquée, car on échange souvent son 
argent tout en supportant des éventualités fâcheuses. Une bonne 
culture rapporte de 30 à 35 hectolitres à l’hectare, une passable 
de 23 à 28 , et il est impossible de descendre au-dessous, car il 
vaudrait mieux se reposer que de se tuer à obtenir 10, 12 et 


TFUE 


même 15 hectolitres à l’hectare. L’une des causes principales de 
la réussite de la petite culture est manifestement celle qui réside 
dans la proportion justement établie entre la somme de travail 
et la quantité d'engrais et la surface exploitée, d’où cet axiome 
que la culture qui dépen®e le moins par hectolitre récolté est 
celle qui coûte le plus par hectare travaillé. 

Le prix du blé demeure stationnaire et ne peut s'élever que 
d’une façon accidentelle et anormale. Depuis plus de cinquante 
ans, à part quelques cours de disette, sa valeur n’a subiaucune 
variation. Cela se conçoit aisément. D’abord, la population 
n’augmente pas, tandis que la production s’est beaucoup déve- 
loppée ; ensuite, le bon marché et la rapidité des transports ont 
permis et permettent plus que jamais à la Russie, à la Hongrie 
et à l'Amérique de nous inonder de leurs excédants énormes. 
La récolte de 1876 a été peu abondante, à cause des semailles 
faites dans la poussière ou dans la boue et des gelées qui ont 
endommagé les emblavures tardives , et les fermiers ont vendu 
leur blé de 47 à 18 francs l’hectolitre, après avoir payé cinq 
francs par jour pour moissonner et trois francs pour botteler, 
sans compter la nourriture ‘. 

Les cultures industrielles sont plus avantageuses ; au voisinage 
des centres manufacturiers, où tout semble à première vue hos- 
tile à la besogne champêtre, la terre atteint une valeur excep- 
tionnelle comme fond et comme rendement. 

Dans les arrondissements -qui ne sont pas industriels, 
l’homme des champs, tout en faisant bon accueil à la culture 
intensive pour les céréales, doit s’ingénier à rechercher les pro- 
duits qui coûtent le moins et se vendent le mieux. Un exemple 
entre mille. L'aimable et distingué agriculteur de Belle-lle, 
M. Armand Trochu, remarquant qu’il fallait modifier le système 
agricole en usage sur sa terre de Bruté, diminuer la part des 
céréales et demander ces dernières aux grosses fumures , aug- 
menter les ressources fourragères, créer des débouchés nou- 
veaux ; comprenant que l'élevage immédiat d'animaux précoces 
et de grand poids n’était pas possible encore, il a introduit le 
durham-breton dans son étable, organisé une porcherie d’éle- 


1 M. Barral. Journal de l'Agriculture, 


MERS ES 


vage qui fournit exclusivement des porcelets à tout le canton , et 
cultivé les pommes de terre surune très-grande échelle et dans des 
conditions exceptionnelles. Ces tubercules sont placés dans des 
germoirs artificiels qui hâtent la sortie des pousses et avancent le 
travail de six semaines. Plantant à l’aptomne, récoltant en jan- 
vier, février, mars et avril, il vend ses pommes de terre, sur le 
marché de Covent-Garden, à Londres, depuis 3 francs jusqu’à 
90 centimes le kilogramme, suivant que la primeur est plus ou 
moins grande. La température élevée et presque uniforme de 
Belle-[le permet sur ce coin de terre une spéculation hors ligne 
qu'on ne pourrait implanter partout; aussi n’en ai-je parlé que 
pour signaler les avantages d’un esprit inveutif. 

La diminution des emblavures, l'application de la culture 
intensive, la production des denrées recherchées s'imposent 
d’une façon si impérieuse que je crois inutile d’insister sur ces . 
diverses obligations qui sautent aux yeux des moins clairvoyants. 
La tendance actuelle s’accuse donc par le délaissement partiel 
des céréales pour l’élevage des animaux domestiques. 

L'extension de la culture fourragère précède forcément l’é- 
levage du bétail. Je dirai seulement des prairies naturelles et 
arüficielles, qu’il faut les augmenter et leur accorder les divers 
engrais dont elles ont besoin, et j'appellerai l'attention sur la 
formation des herbages , établis depuis longtemps sur une grande 
échelle en Angleterre et dans le centre de la France, parlicu- 
hèrement dans le Charolais, le Nivernais, le Limousin et le 
Morvan, où il existe beaucoup de champs susceptibles d’être mis 
en pâtures , et, par suite, de donner une bonne coupe au prin- 
temps, ou de fournir pendant la plus grande partie de l’année 
une dépaissance très-convenable pour les bêtes à cornes et les 
moutons. Toutes les fois que l'humidité du lieu et la nature du 
sol favorisent la végétation herbacée, il convient de créer des 
pâtures pendant cinq ans, puis de les retourner et mettre en 
culture, pour revenir plus tard en prairies", 

Le blé, chacun le sait, nous arrive de toutes parts dans les 
meilleures conditions, et cela s’explique aisément. Facile à loger 


‘ M. Barral. Journal de l'Agriculture. 


HAUT 


et à transporter dans des wagons ou des navires, n'exigeant 
aucun soin particulier pendant des voyages de six mois, il se 
trouve le jour de l’arrivée dans le même état que le Jour de 
départ. De plus, il est souvent pris par des bâtiments sans fret 
de retour, et, pour cette cause, amené en France à très-bas 
prix. 

Par contre, l’approvisionnement de la boucherie est spéciale- 
ment demandé à notre pays et par exceplion à ceux qui nous 
touchent, ce qui diminue l'importance des envois étrangers qui 
n’ont encore pu arrêter la hausse et ne l'arrêteront jamais. 

Les éleveurs de l'Australie, du Cap, de la Plata, etc., n’ont 
encore pu tirer parti des bœufs et des moutons qui parcourent 
leurs immenses prairies. On a d’abord essayé d'utiliser la chair 
de ces animaux sous forme de conserves en boîtes, et cela n’a 
pas réussi ; on a ensuite imaginé de transporter des quarüers de 
bœufs et de moutons dans des navires où, par des machines 
spéciales, on faisait circuler un air très-froid; enfin, on vient 
d'aménager des navires destinés à prendre les animaux vivants 
en Australie, en Afrique et en Amérique et à les conduire en 
Europe, pour être débités sur les marchés à un prix inférieur 
au taux actuel. Ce dernier moyen sera peut-être condamné parce 
que les conditions de la navigation ne permettent pas encore 
de transporter le bétail à bas prix et sans accidents. Construits en 
vue d’une opération particulière, ces vaisseaux ne pourront 
ouère prendre de marchandises et iront presque toujours sur 
l'est en Australie, au Cap et à la Plata, ce qui doublera le prix 
du chargement des bestiaux. Ceci serait encore peu de chose si 
le transport n’était pas préjudiciable aux sujets importés. Les 
chemins de fer, nous l'avons appris, n’amênent les bœufs et 
les moutons que des pays qui nous avoisinent , parce que la tré- 
pidation occasionnée par les voitures, la faim, la soif et diverses 
autres souffrances ont un effet trop fâcheux sur les sujets précités, 
et qu’un voyage de plus de trois jours est difficile. 

Que dire alors des longues traversées, du roulie, du tangage, 
du mal de mer, des épizooties qui se déclarent à bord, sinon que 
le résultat espéré devient bien incertain. Les Anglais défen- 
dent sévèrement leurs côtes ; deux navires en arrivant au port, 
il y a quelque temps, ont vu leur chargement envoyé à l’équar- 


ANNEES 


rissage, pour cause de fièvre aphtheuse régnant sur la cargaison 
représentée par des individus de l’espèce ovine. Plusieurs voyages 
semblables et l’armateur se ruine, s’il n’est pas fort riche. 

On ne peut donc raisonnablement compter que sur les approvi- 
sionnements fournis par l'Allemagne et la Hongrie. Malgré cela, 
la viande ne diminue pas, ce qui fait que si nous étions 
réduits à nos propres ressources nous la payerions beaucoup 
plus cher. En supposant même que le transport de la viande, 
debout ou abattue, triomphe de quelques-unes des difficultés 
mentionnées , la boucherie tiendra ses prix parce que la con- 
sommation augmentera encore. 


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CHAPITRE III. 


Elevage des animaux domestiques. — Diminulion de l'espèce ovine. — 
Petite statistique. — Histoire de l'espèce ovine. — Mouton à laine. — 
— Mouton à viande. — Division des éleveurs. 


Par la force naturelle des choses, l’ancien système agricole est 
renversé, ce qui fait que le bétail n’est plus un mal nécessaire, 
mais bien la clef de voûte de l'édifice agricole , puisqu'on juge 
du mérite du cultivateur et de son exploitation par le nombre de 
têtes entretenues à l’hectare. La première place est généralement 
accordée au cheval, la seconde au bœuf, la troisième au porc 
et la dernière au mouton. La population chevaline, bovine, 
caprine et porcine augmente sensiblement tous les Jours de 
nombre et de qualité , et de poids pour la seconde et la dernière 
espèces , ainsi qu’il résulte de documents officiels. 

L'espèce ovine , placée au dernier rang, diminue chague jour 
en Europe, parce qu’on regarde à tort le mouton comme l’ani- 
mal de la culture extensive seulement. 

En France, la population , après avoir été de 33,250,648 1n- 


 dividus, en 1852, — de 29,529,678, en 1862, — n'était plus 


que de 24,669,647, en 1872. 
Les départements d’Indre-et-Loire, Loiret , Cher et Indre, pris 
en particulier, accusent ce mouvement de décroissance : 


. 1852 — 352,600 Individus. 
Indre-et-Loire . . | 1862... — 951,891 — 
48792. — 907,973 e7 


1862. — 47412 — 


{ 1852. — 526,867 Individus, 
MARIE TITRE 


SUR (ARE — 
1852. — 807,163 Individus. 
Chers eee ) 1862. — 659,410 2 
1872. 498,743 == 
4852. — 999,458 Individus. 
Or EUR. 1862. — 801,627 _ 
4872. —. 698,731 = 


La perte constatée dans ces quatre départements adonnés à 
l’élève du mouton est de 914,130 têtes en vingt ans, c’est-à-dire 
de plus du tiers de l’ancien effectif. 

La Grande-Bretagne n’est pas mieux favorisée; de 1868 à 
1869 seulement, elle a perdu 1,125,255 moutons, allant plus 
vite que la France qui a pris dix ans pour réduire son effectif de 
8,981,001 têtes. 

Si les éleveurs connaissaient l’importance de l’élevage du bétail 
et surtout de celui de la race ovine, s’ils étaient convaincus que le 
mouton est le plus profitable des animaux domestiques, — car, 
mieux que les autres, il s’accommode de toutes les conditions de 
la culture, — le vide signalé serait bientôt rempli et les troupeaux 
marcheraient en rangs pressés. Afin de faire luire la vérité à tous 
les yeux, je vais, en quelques mots, tracer l'historique des ovidés. 

Il y a toujours un rapport étroit entre les besoins des peuples 
et la conformation et l'aptitude des animaux. La race ovine en 
offre la preuve. Tant que les hommes n’ont pas connu la 
civilisation moderne, la question alimentaire est demeurée lettre 
morte, et le mouton à laine a régné sans partage. 

Cet animal constituait, aux époques primitives du monde, la 
richesse des peuples pasteurs. Les Grecs, qui savaient que 
Mercure avait appris à tondre le mouton et Minerve à filer sa 
laine, tenaient cet animal en honneur et faisaient venir à grands 
frais des reproducteurs de la Colchide, d’où l’histoire des Argo- 
nautes à la recherche de la Toison d’or. Les Romains allèrent 
en Grèce chercher des béliers qu’ils payaient, rapporte Strabon, 
jusqu’à dix mille francs. Après leur décadence, l'élevage des 
belles races fut repris par les Maures de Numidie qui formérent 


la souche des mérinos, dont une partie fut emmenée par les Espa- 


*% 


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gnols, en 1509, après la prise d'Oran. L'histoire générale ne fait 
donc mention, jusqu'ici, que du mouton à laine. 

De leur côté , les écrivains français citent à peine les races du 
Limousin, de l'Auvergne, de la Marche, du Poitou, de la Sain- 
tonge, du Bourbonnais et du Berry et ne parlent que des méri- 
nos reçus à diverses reprises de l'Italie et de l'Espagne et défi- 
nitivement introduits en 1786, époque à laquelle ils se transfor- 
mérent, en se dirigeant encore vers l’aptitude à la production de 
la laine fine, et créèrent de nombreux troupeaux purs et métis. 

Mais les besoins se multiplient. La consommation de la viande 
augmentant, un vide menaça de se manifester. Bakewell avait 
formé le leicester , Jonas Webb préparait le southdown , et l’Amé- 
rique et les colonies anglaises envoyaient d'énormes quantités de 
laines sur les marchés européens. Fn 1820, nos éleveurs com- 
mencérent à importer 1e leicester et plus tard le southdown, 
prévoyant que la laine fine ne ferait bientôt plus besoin. Les uns, 
plus impatients, délaissèrent complétement le mérinos et adop- 
tèrent les moutons d’engraissement ; les autres, plus prudents, 
virent qu'il n’y avait aucune incompatibilité entre la production 
d’une laine demi- fine et celle d’une quantité suffisante de bonne 
viande, et dirigèrent les mérinos d’un pas rapide dans celte 
nouvelle voie. 

Les éleveurs se divisent encore aujourd’hui en trois camps : 
les partisans du leicester et du southdown purs, ceux du croise- 
ment de ces animaux avec les races locales et le mérinos, ceux, 
enfin, de l'amélioration du mérinos, de manière à conserver le 
mérile de la toison et à prendre la conformation exigée par la 
boucherie. Parmi les raisons apportées pour la défense de ces 
trois systèmes, les unes sont bonnes, les autres sont mauvaises ; 
bonnes quand elles expliquent les conditions qui ont présidé au 
succès, mauvaises lorsqu'elles s'appuient sur l’amour-propre et 
dégénèrent en querelles personnelles. 

D'accord en cela avec les notabilités de la science, j’attribue 
en principe la préférence au mouton à viande quand le climat 
ou la nourriture ne sont favorables qu’à ce type, mais je consi- 
dère, lorsqu'elle est possible, la production du mouton à laine 
demi-fine et à viande comme de beaucoup supérieure à la pre- 
mière. 


PRET ANS 


On a déjà compris que les espèces animales qui portent la 
laine fine, l’ancien mérinos surtout, ne sont pas avantageuses 
à produire en raison de l’augmentation de la viande et la con- 
currence faite par l'Australie et la Plata sur les marchés de la 
laine. La laine longue ou de peigne coïncidant avec les besoins 
journaliers vient encore abaisser la valeur de la laine fine, 
attendu que les tissus, demandés avec une faveur croissante, 
sont des tissus de nouveautés qui ne prennent généralement 
que des laines longues, ce dont il est facile de se convaincre par le 
développement qu'ont attemt chez nous les villes manufactu- 
rières où s'exécute leur fabrication. Il importe donc de retenir 
que le débouché des laines longues ou de peigne tend à s’élar- 
gir de plus en plus, celui des laines fines ou de carde à se rétré- 
cir. De plus, l’industrie mécanique a subi de telles modifications 
que le peignage à la main a été supprimé et que les machines 
ont donné le moyen d'augmenter beaucoup la masse des lames 
qui pouvaient être employées pour le peigne. J'ajoute que les 
vieux tissus et les déchets rentrent comme nature première dans 
les usines, et que les procédés de teinture ont subi de grandes 
modifications. Ces raisons expliquent encore la diminution du 
prix de la laine en général, et de la fine en particulier. On fabri- 
que moins de draps fins qui étaient autrefois recherchés et per- 
mettaient de payer très-cher certaines variétés de laine. Les 
modes actuelles ont nécessité, pour les étoffes sergées, des 
laines longues et demi-longues qui offrent plus de résistance et 
se transforment en tissus plus fermes et habillent mieux que les 
draps légers. 

Les laines intermédiaires, c’est-à-dire demi-fines et demi-lon- 
gues, correspondent donc tout particulièrement aux besoins des 
ateliers de filature et de tissage, et surtout aux exigences de la 
mode présente et vraisemblablement future ; aussi la produc- 
tion de ces laines devient-elle lucrative par le poids des toisons 
et leur prix relativément élevé. C’est pourquoi, cette branche de 
l'industrie nationale n’est point compromise, si elle consent à se 
transformer d’après les nécessités actuelles. La preuve, c’est 
que jamais les laines n’ont été plus chères que depuis ces der- 
nières années; dans la Beauce, la Brie, le Soissonnais, le 
Vexin, etc... les toisons pesant de 4 à 6 kilogrammes se sont 
vendues jusqu’à 2 fr. 40 le kilogramme, ce qui procure un 


RS AE 

revenu moyen de 12 francs par mouton. J’ajouterai que les 
laines de France ont des qualités spéciales fort appréciées des 
industriels, qu’elles sont assurées d’une supériorité de prix sur 
les étrangères et qu’elles ont leur place marquée dans la con- 
sommation. Cependant, lorsque les laines étrangères abonde- 
ront, les nôtres subiront forcément une baisse de prix; c’est 
une des causes qui déterminent les fluctuations commerciales, 
et rien ne peut y remédier !. 

L’agriculteur doit tout demander au travail et à l’intelligence , 
et regarder la liberté commerciale comme la principale 
condition de succès. M. Victor Borie ayant victorieusement 
démontré cette vérité, à propos de la législation des céréales, il 
me reste à expliquer pourquoi les gouvernements passés et pré- 
sents ont bien fait de ne pas prohiber l'entrée des laines colo- 
niales, ainsi que cela leur a été conseillé si souvent par ceux 
qui ne jugent point nécessaire d'étudier les phénomènes écono- 
miques. à 

L'entrée en franchise des laines brutes a été suivie d’un mou- 
vement de hausse dans le prix des laines indigènes et d’une 
extension dans le commerce des tissus, ce à quoi les empiriques 
répondent que ce mouvement et celte extension eussent élé plus 
grands, si les toisons du pays n'avaient pas eu à subir la concur- 
rence des exotiques , raisonnant en cela comme si l'accroissement 
dela demande n’avait pas pour cause principale le développement 
des échanges internationaux, et oubliant cet axiome fondamen- 
tal de l’économie politique, que les produits s’échangent contre 
des produits. La tendance des peuples est à faciliter les échanges 
commerciaux , et sur la question des laines coloniales, les pro- 
ducteurs européens s’exposeraient aux plus graves mécomptes 
s'ils négligeaient de s'inspirer, dans leurs opérations, du phé- 
nomène économique dont il s’agit *. 

Bon nombre d’éleveurs de mérinos du type ancien s’obstinent 
à produire des laïnes courtes ou de carde, par la seule raison 
qu’ils en ont l’habitude, sans songer que la lutte est devenue im- 
possible pour eux sur le marché de ces laines et sans penser à 
se mettre en mesure de produire une marchandise dont le 


! Voy. M. Sanson. Les moutons. 
2? Voy. M, Sanson, Les moutons. 


SR TONE 2 


prix de revient soit moins élevé; puis, quand ils consta- 
tent une perte continuelle, ils sollicitent du gouvernement la 
hausse artificielle par l'établissement de droits protecteurs, ju- 
geant toutnaturel d'obtenir des bénéfices immérités, tandis qu’il 
est moral seulement de n’exiger que la rémunération des servi- 
ces que l’on rend. Du reste, c’est, je le répète, mal comprendre 
son intérêt que de considérer comme possible la production des 
laines courtes. La quantité toujours croissante des moutons en 
Afrique, en Amérique et en Australie, pays où un sujet de la 
race ovine coûte de 3 à 9 francs et n’est estimé que pour sa laine, 
sa peau et son suif, et où des pâturages inépuisables s’étendent 
à perte de vue, mise en parallèle avec l'effectif européen dimi- 
nuant chaque jour et les frais généraux de la culture augmen- 
tant sans cesse, rend éclatante cette vérité que les conditions 
deviendront encore pires en Europe ét en France pour la pro- 
duction des laines courtes, quelque développément qu’y prenne 
leur consommation. Ce qui n’a pas de valeur dans ces pays for- 
tunés revient à un taux très-élevé dans nos contrées, et s’op- 
pose par conséquent au maintien d’un élevage sans profit. 

Puisqu’il est démontré que les laines de France fournissent à 
peine le tiers de ce que réclame la consommation, il serait tout 
à fait malheureux de frapper de droits très-forts les laines exoti- 
ques; ce serait le pendantde l'interdiction de l’entrée da blé, dans 
une année de disette, pour favoriser l’agriculture. Avecce système 
protecteur, les cultivateurs vendraient très-cher, il est vrai, 
leurs blés et leurs laines, mais la masse de la population mour- 
rait de faim ou marcherait toute nueau bout de l’année. 

Il ressort en premier lieu de cet exposé que les éleveurs doi- 
vent s'attacher à produire des laines intermédiaires dont le bas 
prix de revient leur assure une rémunération satisfaisante, et, 
par conséquent, à rechercher les races ovines qui les portent. 

Ces races étant particulièrement aptes à la fabrication rapide 
de la viande, il en résulte que c’est vers leur élevage que doivent 
tendre tous nos efforts. Nous savons que la consommation de la 
viande a pris de grands développements et amené la hausse de la 
marchandise, malgré l'importation ; il convient d’ajoutér d’a- 
bord que notre production ne peut suffire à la consommation 
intérieure et ensuite que nous avons de l’autre côté de la Manche 
une nation qui demande des matières alimentaires au monde 


LA TIRE 


entier et particulièrement à la France, sa plus proche voisine, 
puis d'exposer que nous sommes les mieux dotés par le sol, le 
climat, le voisinage des grands marchés, et que sur aucun point 
du globe ne se trouvent réalisées de meilleures conditions écono- 
miques pour l’élevage du mouton. 

Les partisans du système protecteur ont encore voulu anni- 
hiler la concurrence étrangère et provoquer artificiellement la 
hausse : « Laissant à l’écart le côté moral du raisonnement, 
dont les appétits protectionnistes se préoccupent peu, à la vérité, 
on observera, avec le professeur de zootechnie de Grignon, que 
la hausse en toute matière est naturellement et nécessairement 
limitée à la capacité des acheteurs. Dès que le prix de cette mar- 
chandise dépasse cette capacité, la consommation se restreint 
forcément et la demande diminue, ce qui fait prédominer l'offre 
et détermine la baisse. Dans le cas particulier, le prix de la 
viande ayant toujours été aux dernières limites de la hausse 
accessible aux consommateurs les plus nombreux, il s’ensuit 
que la plus grande rareté de la marchandise les eût tout simple- 
ment fait retirer. Ils se fussent privés de viande sans aucun béné- 
fice pour les producteurs. » La concurrence agissant en ce sens 
devient un bienfait, et nos éleveurs peuvent toujours en paralyser 
les effets en alimentant le marché à de meilleures conditions, 
attendu que leur marchandise est grevée de moindres frais de 
transport que celle des éleveurs allemands. En attendant qu’ils 
se mettent en mesure, par une production abondante et un bon 
marché relatif, de fournir exclusivement les villes de Paris et 
de Londres, ce qu’ils sont en droit d'espérer, ils ne doivent pas 
trouver mauvais que les étrangers viennent occuper une place 
qui sans eux resterait vide. Telle est la situation vis-à-vis du 
commerce extérieur. 

Comme on le remarque après la lecture des deux paragraphes 
précédents , les éleveurs du mouton à viande rencontrent chez 
nous tout ce qu'il est possible de désirer , et s’il a fallu établir 
des réserves à l'égard du marché de la laine, nous ne voyons 
que des conditions favorables au marché de la viande. Une 
source de bénéfices à nulle autre seconde est certainement 
assurée aux agriculteurs qui sauront tirer parti des bonnes races 
et les entretenir dans les conditions économiques qui sont la 
base des exploitations rurales bien dirigées. 2 


CHAPITRE IV. 


Caractères génériques et spécifiques de l'espèce ovine. — Formes natu- 
relles de la tête. — Dolichocéphalie et brachycéphalie. — Races dolicho- 
céphales et brachycéphales. — Race berrichonne. — Caractères particu- 
liers de cette race. — Suppression des variétés solognote et de Crevant. 
— Conditions diverses du sol du centre de la France. — Agissemenis 
des petits cultivateurs. — Avantages de l'élevage du mouton berrichon. 
— Appropriation facile de cet animal aux trois états de la culture. 


La définition complète de l’espèce et de la race, si utile pour- 
tant à bien connaître, me menerait au-delà des limites assignées; 
il en est de même de la classification détaillée des races de l’Eu- 
rope occidentale. Je me boruerai donc à exposer sommairementles 
notions indispensables pour la parfaite intelligence de ce qui suit. 

On reconnaît, dans toutes les espèces animales, des caractères 
génériques et des caractères spécifiques. 

Les caractères génériques de l’espèce ovine sont les suivants : 
incisives ?, molaires 5 5, en totalité 32 dents; incisives formant 
un arc entier, se touchant régulièrement par leurs bords, — les 
pinces étant plus larges et les coins plus étroits et plus petits ; 
molaires à couronne marquée de doubles croissants d’émail, 
dont trois fausses et trois vraies de chaque côté et aux deux mâ- 
choires; cornes, — chezles races qui en possèdent, — anguleuses, 
ridées en travers, contournées latéralement en spirale ou recour- 
bées en haut et en arrière et se développant sur un axe osseux, 
celluleux qui a la même direction; chanfrein plus on moins ar- 
qué; narines de forme allongée el. oblique; absence de mufle ; 
pas de barbe, au moins dans la pluralité des cas; oreilles de 
moyenne grandeur, pointues et portées droites, couchées ou 
rabaltues suivant la race et le sexe; corps de stature moyenne 
et couvert de laine; jambes assez grêles et sans poil aux poignets; 


RÉPPÉQUAEE 


canal biflexe; deux mamelles inguinales ; toison imprégnée de 
suint. 

Les caractères spécifiques se tirent du squelette et particuliè- 
rement des os craniens (Fig. 1) ; ils sont héréditaires et se trans- 
mettent par la génération. Le squelette, celui de la tête notamment, 
donne le type qui indique la souche ; les parties molles du corps 
n’ont qu’une valeur secondaire, attendu qu’elles sont souvent sem- 
blables chez des individus appartenant à des races distinctes. 
C'est pourquoi la notion des caractères typiques est fondamen- 
tale pour l’exploitation des ovidés, puisqu'elle indique à coup 


Fig. 1. — Régions extérieures du crâne sur le vivant. 


n 


sûr les conditions dans lesquelles ils se reproduisent et les limites 
imposées par les lois naturelles à l’art de les modifier en vue de 
nos besoins ‘. 

Chez le mouton, la tête offre deux formes naturelles dites do- 
lichocéphale et brachycéphale. Le crâne possède deux diamètres, 
lun longitudinal, l’autre transversal-et forme une boîte ovoïde 
dont la longueur se mesure à partir du conduit auditif jusqu’au 
niveau du fond de l'orbite, soit extérieurement vers le centre de 
l'arcade sourcilière, et la largeur par la distance qui sépare l’un 
de l’autre les sommets des trous auditifs ou les bases des deux 
oreilles. 


1 Voy. M. Sanson. Les moutons. 


CT 


Sile diamètre longitudinal, b c, (Fig. 1) est plus grand que le 


transversal, c d, le crâne est dit dolichocéphale ; si le transversal, : 


c d, est plus grand ou même égal, le crâne est brachycéphale. 


Fig. 2. — Crâne dolichocéphale. 
Type à chanfrein, busqué. 
Tête de mouton pyrénéen. Fig. 3. — Crâne dolichocéphale. 

Type du mérinos. 


Après cet exposé, on devine que, chez les races dolichocé- 
phales, le sommet de la tête, a, est saillant, le frontal, be, étroit et 
bombé d’un côté à l’autre, les sus-naseaux , e f, arqués , le chan- 


Fig. 4. — Crâne brachycéphale. Fig. 5. — Crâne brachycéphale. 
Type du southdown. Type à frontal bombé et à dépres- 
; sion sus-orbitoire. 
Tête de sishleg. 


frein, ce, tranchant, la ligne longitudinale plus ou moins bus- 
quée, et que chez les brachycéphales le frontal est large et plat, 
les sus-naseaux courts et sans dépression, le chanfrein droit, 
ainsi que la ligne longitudinale. 


VE 24, = 


Le groupe des dolichocéphales comprend le cottswold, le fla- 
mand, le berrichon, le poitevin, le pyrénéen et le mérinos. 
(Fig. 2, 8, 7). Le groupe des brachycéphales se compose du lei- 
cester, du new-kent, du southdown, du breton, du limousin et 
du barbarin. (Fig. 4, 5, 6). 

En plus des troupeaux des types leicester, southdown et mé- 
rinos, le centre de la France est couvert par les races poitevine, 
limousine et berrichonne. (Fig. 6 et 7). La première s’étend sur 
les départements de la Charente, de la Charente-Inférieure, de 
la Gironde, de la Loire-Inférieure et de Maine-et-Loire; la seconde 
se trouve sur le plateau qui sépare le bassin de la Loire de celui 


Fig. 6. — Crâne brachycéphale. 


Te AR Éinleuahie Fig. 7. — Crâne dolichocéphale. 


Type du Berry. 


de la Garonne, dans les départements de la Haute-Vienne et de la 
Creuse, et se confond dans les arrondissements voisins avec les 
races poitevine et berrichonne; la troisième occupe le versant 
méridional du plateau de l’Orléanais et se répand dans les vallées 
de la Loire moyenne et de ses affluents. < 

Les races ovines à viande sont le propre du centre de la 
France. M'occupant spécialement de la race berrichonne, je ré- 
pète que le pays qu’elle habite est la terre promise du mouton 
qui devrait être le bétail privilégié de toutes les exploitations 
agricoles. Elevée autrefois, comme toutes les autres, en vue de 
la production de la laine, elle se dirige maintenant vers celle de 
la viande, en attendant qu’on puisse tenter celle de l’une et de 
l’autre de ces substances. 

Nous connaissons les caractères génériques et spécifiques de 


2/09 NE 


l'espèce ovine, et les raisons qui font entrer la race berrichonne 
dans le groupe des dolichocéphales, il ne reste plus qu’à étudier 
les caractères particuliers à cette race. 

Les voici — : Crâne divisé longitudina!lement par un sillon mé- 
dian qui se prolonge jusque sur le frontal, entre les deux arcades 
orbitaires peu saillantes, se continuant avec la voûte crânienne 
allongée et arrondie d’un côté à l’autre, sans aucune dépression; 
front étroit, à bosses latérales, presque toujours dépourvu de 
chevilles osseuses ; face longue, étroite, à chanfrein tranchant, 
dont le profil droit et se continuant sans inflexion avec celui du 
front est à peine curviligne à l’extrémité des os du nez; os zygo- 
matique saillant et étroit ; larmier profond, avec dépression du 
lacrymal; maxillaire inférieure à branches rapprochées, cou- 
dées à angle obtus et à arcade incisive petite — (}1g. 7). 

La tête est chauve jusqu’à la nuque exclusivement, longue, 
pointue et relativement fine, avec une bouche petite et un museau 
effilé. Le plus souvent, elle est marquée de taches brunes, rous- 
ses, petites et rares chez les sujets de Berry, larges et embras- 
sant même les pattes chez ceux de la Sologne, où elles sont à 
tort considérées comme un signe de race. La toison est formée 
de laine commune frisée; les mêches sont pointues et s'étendent 
sur tout le corps jusque vers la moitié des jambes. La taille va- 
rie suivant la fertilité des lieux, mais ne dépasse jamais la 
moyenne, elle serait plus communément petite. La rusticité est 
grande, la sobriété remarquable ; la chair savoureuse. 

Les conditions si diverses du sol, formé tantôt de plaines 
séches et calcaires, tantôt de terrains bas, siliceux et couverts 
d’étangs, quelquefois de sols compactes et humides, ont amené 
des différences dans la race berrichonne, différences plutôt ap- 
parentes que réelles et qui ont servi à créer des noms inutiles. 
La coloration de la face et des membres n’est point une raison 
pour avoir établi une variété solognote ; il en est de même, pour 
la variété de Crevant, de la taille et du développement dus à un 
régime mieux entendu dans l’arrondissement de la Châtre. 

Le département d’Indre-et-Loire est peu accidenté et consti- 
tue plutôt un pays de plaines que de collines. Le sol est calcaire 
et perméable, excepté quand il repose sur un sous-sol argileux. 
L'humidité est due d’abord à la composition physique du sol, et 


AD US 


ensuite au plan d’eau qui est généralement rapproché de la sur- 


face. Les drainages, qui ne sont pas pratiqués, seraient pourtant 
utiles dans nombre de localités et changeraïent complétement la 
productivité du sol. Les nombreuses vallées sont fertiles ; les 
versants crayeux assez médiocres et les plateaux trés-maigres. 
Ces derniers, qui s’étendent entre les cours d’eau et forment la 
partie la plus considérable du territoire, ont en partage une 
couche arable peu épaisse, visitée en hiver par l'humidité, et 
en été par la sécheresse, ce qui fait que la luzerne végète mal et 
dans un temps beaucoup trop limité. Le climat est tempéré, con- 
dition favorable aux plantes, mais en partie rendue ineffective 
.par l’humidité et la sécheresse mentionnées. Tous les modes 
d'exploitation se rencontrent ; le métayage est le plus connu, puis 
viennent le faire valoir direct et le fermage. 


Malgré la situation peu favorable des plateaux, on pourrait 
arriver encore assez promptement à transformer le sol par les 
défrichements, les bons labours, les drainages et les grosses fu- 
mures, et à faire de la Touraine le jardin de la France si le petit 
cultivateur était Lancé dans une autre voie. C’est avec peine que 
je suis obligé de l'avouer, il manque d'instruction et d'argent, 
s’abandonne un peu à la routine, ne manifeste aucun goût 

pour le perfectionnement de la culture et du bétail, regarde 
l'hygiène comme lettre morte, et fréquente, sans utilité consta- 
tée, les foires et les marchés qu’on prodigue malheureusement. 


Ce sont, en conséquence, les grands et les petits propriétaires, 
et, par exception, quelques fermiers avancés qui peuvent reven- 
diquer l'honneur d’avoir amélioré les terres et le bétail, et mis 
la race berrichonne en possession de qualités précieuses pour 
l'instant et pour l'avenir, ainsi que je l’ai constaté aux concours 
régionaux de Tours, Châteauroux, Blois, Orléans et pendant mes 
pérégrinations dans le centre de la France et les trois arrondisse- 
ments d’Indre-et-Loire. 


On proclamait, il y a quelques vingt ans, que le mouton était 
par excellence l’animal de la culture extensive, et que son rôle 
devait se borner à vivre sur les landes et les défrichements et à 
utiliser les herbes qui résultaient de la mise en valeur de ces 
terres. Ceci est vrai sur un point, le premier. 


NO DES 


Mais on ajoutait qu’il devait faire place au bœuf, dès que le 
sol devenait meilleur et produisait de bonnes récoltes, et dispa- 
raître tout-à-fait lorsque la culture arrivait à l’intensif. Cela est 
complétement faux. L’espèce ovine se prête admirablement aux 
trois états de la culture et donne les plus grands bénéfices, 
lorsque son élevage est conduit avec intelligence. Tout est là. 


Le 


CHAPITRE V 


Culture extensive. — Berrichon pur. — Méthodes zootechniques. — Gym- 
nastique fonctionnelle. — Sélection. — Culture progressive. — Préfé- 
rence accordée , suivant les cas, au mouton de Crevant ou à l’union du 
bélier southdown avec la brebis berrichonne. — Variété de Crevant. — 
Croisement. — Effets de cette entreprise industrielle. — Ses difficultés. 
Les métis du centre de la France. — Dishleys-berrichons. — New-kent- 
berrichons. — Cotiswold-berrichons. — Abandon de tous ces types. — 
Faveur du southdown-berrichon. — Opération des éleveurs. — Raisons 
de la vogue de leurs produits. 


La majeure partie du Berry, de la Touraine et de l’arrondis- 
sement de Loches, nous le savons, est peu fertile et représentée 
par des landes, des défrichements et des terres maigres et mal 
cultivées ; de plus, elle est, par trois -cinquièmes environ, aux 
mains des agriculteurs dont je viens de tracer le portrait. En pa- 
reille circonstance, le berrichon pur est le type qu’il convient de 
garder à l’exclusion de tout autre. Cet avis est partagé par les 
personnes qui font autorité en Indre-et-Loire et qui poussent à 
la transformation journalière du sol et à la conservation de la 
race berrichonne parle régime, ou gymnastique fonctionnelle, et 
la sélection, dans ce qu’ils peuvent avoir d’applicable à la culture 
extensive. | 

La gymnastique fonctionnelle consiste à faire prédominer 
l'exercice des fonctions de la nutrition sur le fonctionnement des 
facultés de relation, à faire produire le plus possible de viande 
(et de laine chez les éleveurs de mérinos perfectionnés) dans un 
temps donné, à développer la précocité avec un allaitement très- 
prolongé chez les agneaux, une nourriture aussi abondante et 
variée que possible chez les mères, une alimentation copieuse 
chez les adultes, et surtout avec un parcours réduit à sa plus 
simple expression. Je n’ignore point que ces prescriptions ne 


BRUT RE 


soient difficiles à mettre en œuvre dans la pratique courante, 
chez des agriculteurs qui n’ont que des pâturages médiocres 
pour l'été et de la paille pour garder à la bergerie pendant l’hi- 
ver, ainsi qu’on le remarque sur les domaines à culture extensive 
et progressive. Il est fâcheux, en attendant, qu’on ne puisse 
se trouver du premier coup dans ces situations, car elles sont 
indispensables pour l’accroissement rapide et la grande aptitude 
à produire de la viande. 

La sélection est le choix intelligent des reproducteurs en vue de 
l’un ou de plusieurs de leurs caractères que l’on désire perpé- 
tuer , soit qu’on veuille améliorer une race, et c’est le cas pré- 
sent, soit qu'on ait l'intention d'opérer un croisement ou un 
métissage. Tous les créateurs de races et de variétés, Bakewell, 
Jonas Webb, Yvart, Pluchet, Graux, Malingié, MM. de Bouillé, 


de Béhague, Mayre, Noblet et cent autres suivis plus tard par 


tous les éleveurs distingués dont les noms figurent au livre d’or 
de l’agriculture, n’ont épargné ni peines, ni dépenses pour se 
procurer les sujets les plus parfaits et arriver promptement au but. 

Les grands et les petits éleveurs de moutons à viande : berri- 
chon pur, southdown-berrichon, southdown pur et mérinos 
amélioré doivent rechercher chez les reproducteurs une tête fine 
et assez haut portée, un œil grand et expressif, un cou mince et 
peu allongé, des épaules bien adaptées au dos et à la poitrine, 
un dos large et plein , une poitrine vaste et profonde, un ventre 
arrondi sans être ni relevé ni pendant, une croupe droite, des 
hanches larges, des fesses longues et charnues, des membres 
plutôt courts que longs, une peau souple et élastique, un tissu 
cellulaire lâche et aboudant , et de la laine bien implantée dans 
la peau. 

Ur cinquième et demi, à peu près, de la population agricole 
se trouve aujourd’hui dans les conditions qui caractérisent la 
culture progressive, et marche vers l’intensive. C’est dans ses 
bergeries bien installées et ne manquant plus de fourrages que 
l’on rencontre les croisements southdown et new-kent avec le ber- 
richonet quelques groupeshétéroclites, sanscaractèreetsans nom. 

Le mouton de Crevant et le croisement southdown-berrichon 
doivent obtenir la préférence sur toute la ligne. Je vais m’efforcer 
de le démontrer, s 


HAUTS 


La variété de Crevant, je l'ai insinué tout à l’heure, n’est 
véritablement qu’une branche de la famille berrichonne. On la 
rencontre dans l’arrondissement de la Châtre, où elle se dis- 
tingue par ces caractères : tête désarmée, privée de laine, mou- 
chetée, plutôt droite que busquée ; corps long, fort et plein. Sa 
supériorité est simplement due à des ressources fourragères plus 
abondantes et plus égales, et à un régime mieux entendu. Il y a 
entre tous les éléments agricoles d’une contrée une corrélation 
inévitable, et la population ovine du Berry est l'expression réelle 
et le résultat logique de la constitution agricole. 

Puisqu’en ce moment la variété de Crevant possède un develop- 
pement sensible de la taille, des formes satisfaisantes, une ap- 
titude à la production de la viande et une précocité marquée, 
je ne saurais trop en recommander l'importation, soit que l’on 
poursuive encore la voie d'amélioration dans laquelle elle est en- 
trée, soit que l’on désire son union avec le southdown. Dans l’un 
comme dans l’autre cas, on gagne du temps, en opérant sur un 
type perfectionné, et on augmente singulièrement les chances de 
réussite. à 

Si la masse des cultivateurs a compris qu’il fallait garder la 
race locale, l'entourer de soins judicieux et la modifier petit à 
petit et toujours après les évolutions culturales, le cinquième et 
demi, dont je m'occupe pour l'instant, a également observé que 
ses ressources fourragères pouvaient accidentellement être res- 
treintes par la sécheresse, et, partant de là, qu'il serait impru- 
dent d'abandonner complétement une espèce sobre, rustique et 
à chair savoureuse et surtout de détruire un type fixe. Les croi- 
sements du berrichon avec le dishley, le new-kent, le cottswold 
et le southdown sont nés de ces réflexions. 

Le croisement est l’union de deux sujets différents. Connais- 
sant les types spécifiques des races ovines , nous savons mainte- 
nant quand il y a croisement ou simple sélection. Pendant long- 
temps on a porté au chapitre du croisement ce qui revenait de 
droit à celui de la sélection, et, de la meilleure foi du monde, 
les éleveurs croyaient avoir opéré des croisements parce qu’ils 
étaient allés chercher au loin des reproducteurs semblables aux 
leurs, et qu'ils ignoraient la caractéristique destypes spécifiques 
naturels. : 


LE FD D ie Ces 


Le croisement agit de deux manières. D'abord comme on le 
fait, en produisant des métis southdown-berrichons, en vue 
d’une exploitation avantageuse et nullement pour la reproduc- 
üon ; ensuite , en absorbant'une race par une autre, ainsi qu’une 
parie des cultivateurs pourrait déjà le faire, en fondant le berri- 
chon dans le southdown, et plus tard dans le mérinos, lorsque 
rien ne leur manquera. Circonscrite en ces termes, cette entre- 
prise industrielle permet aux éleveurs de devenir en quelque 
sortefabricants, et de transformer avantageusement leurs matières 
premières en excellents produits manufacturés. 

Je regarde comme un devoir d’insister sur un point aussi 
important que celui du croisement de la race berrichonne par le 
southdown et d'affirmer que sa rapide extension provient de 
ce qu'il répond à un besoin local et qu’il se trouve plus que 
les autres croisements, comme nous le verrons plus loin, en 
rapport avec les connaissances zootechniques répandues dans le 
pays. 

Rien de si difficile que la conduite d’un croisement, rien de si 
désastreux à supporter que les effets d’une entreprise de ce 
genre, lorsqu'elle tourne mal. Les plus habiles même perdent 
leur temps et leur argent à poursuivre des conceptions chimé- 
riques. 

La revue de ce qui a été fait dans le Berry va nous convaincre 
de la vérité des assertions précédentes. 

M. Saulnier qui exploitait, il y a 30 ans passés, une ferme 
près de Châteauroux, ouvre la marche. Il créa les dishleys-ber- 
richons et voulut en faire une race par le métissage et le croise- 
ment de retour ; cette combinaison exigeait beaucoup de $oin et 
d’habilité, et l'opération échoua complétement. Un autre éleveur 
de mérite, M. le baron Augier, la reprit et exposa un troupeau 
assez réussi qu'il appelait race de Serruelles, du nom de son 
château, situé dans le Cher ; quand il mourut, la dispersion de 
son troupeau coïincidait avec son départ pour l’autre monde. 

Deux motifs condamnaient les dishleys-berrichons, envisagés 
comme simple métis, destinés à être vendus et aussitôt rempla- 
cés, ou comme race nouvelle. Le dishley est délicat ; il lui faut 
des pâturages plantureux pendant l’été et une nourriture abon- 
dante et choisie pendant l'hiver ; il craint le froid et l'humidité, 


MO QU 


et contracte facilement la cachexie. Sous tous les rapports, il ne 
pouvait et ne peut encore convenir. 

Les new-kent-berrichons ont été fondés à la Charmoise, Sr 
M. Malingié-Nouel, un des éleveurs et cultivateurs dont l’agri- 
culture garde le souvenir. Frappé de la remarquable facilité des 
moutons à accepter les diverses situations du sol, depuis le plus 
riche où ils prospèrent admirablement jusqu’au plus aride où ils 
sont seuls possibles, M. Malingié se décida pour une race de. 
boucherie, croisa l'anglais avec le français, exposa d’abord ses 
produits comme métis, ce qui était rationnel, et plus tard, en 
1852, les décora du nom de race de la Charmoise, ce qui était 
un contre-sens , attendu que le croisement et le métissage ne 
font jamais des races. M. Malingié fils perfectionna l’œuvre de 
son pére et propagea ses idées. 

Plusieurs éleveurs de Loir-et-Cher et des départements voisins 
accouplèrent le bélier de la Charmoise avec les brebis berri- 
chonnes et en répandirent les mâles chez leurs voisins, pensant 
avoir , Eux aussi, créé une race, tandis qu’ils n'avaient formé que 
des métis new-kent-berrichons. Etant entendu que ces métis ne 
constituaient pas une race, ce qui est abondamment prouvé par 
la science, ils ont pu, industriellement et temporairement, au 
même titre que les autres, être fructueusement employés, en 
vertu de leur précocité et de leur engraissement facile partout 
où l’on admettait une sélection intelligente et un régime conve- 
nable. Aujourd’hui encore , les agneaux de la Charmoise pèsent 
en sevrage toujours plus que les agneaux berrichons ou south- 
down-berrichons, ce qui n’est point à dédaigner, car les agneaux 
gras sont d'un débouché facile et fournissent un rendement su- 
périeur à ceux des autres animaux de la ferme, y compris le 
mouton gras. : 

Dans les premiers temps, on subit un entrainement vers le 
charmois pur ou croisé avec le southdown; mais, plus tard, en 
réfléchissant un peu, on remarqua que les qualités du charmois, 
œuvre de patience et d'intelligence de M. Malingié, ne persis- 
taient sans déchéance que sous l’influence d’un élevage bien con- 
duit et qu’elles disparaissaient dans les conditions opposées, ce 
qui, chez les esprits sérieux, fit deviner le règne prochain du 
croisement southdown-berrichon. Ces deux types sont fixes ; dès 


PR (ra 


lors la conduite de l'opération est facile et à la portée de toutes 
les intelligences. 

Après m'être étendu sur la nécessité de supprimer le métis- 
sage new-kent-berrichon et charmois-berrichon, je garde, 
quoiqu’elle ne soit pas scientifique, la meilleure de mes raisons 
pour la fin. Il n’y a presque plus de charmois, et les rares spé- 
cimens que l’on rencontre sont loin de ressembler aux sujets 
créés par M. Malingié. 

Un lauréat de la prime d'honneur , M. Lallouel a élevé et en- 
graissé à sa ferme de Laverdines, dans le Cher, de remarquables 
cottswolds-berrichons. Ces animaux n'ont la chance de prospérer 
que sur des terres privilégiées, aussi n’en parlai-je que briève- 
ment, car ils ne doivent conserver aucune espérance concernant 
leur implantation dans la Touraine. Aux privilégiés, à ceux dont 
la culture intensive est la règle ordinaire, j’oppose des argu- 
ments défavorables à l'introduction du cottswold, en parlant du 
southdown pur. 

Un seul croisement réussit, le croisement southdown-berri- 
chon. Les southdowns-berrichons ont été mis en relief par MM. 
de Bouillé, de Behagué, de Pourtalès, et cinquante autres qui 
nous ont montré, dans les concours généraux et régionaux, la 
merveilleuse aptitude de ces animaux à la production de la 
viande. Par cette méthode, les éleveurs veulent obtenir des 
produits plus précoces, plus pesants, mieux conformés, plus 
chargés de laine, et c’est en réglant le degré de croisement 
sur les ressources alimentaires qu'ils ont établi une sage pro- 
portion entre ces ressources et l’aptitude communiquée aux 
produits. Il n’est nullement question de former une nouvelle 
race ; on s’en tient uniquement à la production de métis de 
demi-sang, à une simple opération industrielle, sans interven- 
tion de métissage. Ces animaux débouchent à 15 mois et ont 
toutes leurs dents à 4 ans. Les agneaux gras sont vendus à 
5 mois, les moutons gras de 2 à 3 ans. Malgré la vente toujours 
plus avantageuse des agneaux, on préfère celle qui s’effectue 
tard. Le rendement en laine des berrichons est en moyenne de 
À livres, celui des southdowns-berrichons de 4 livres 1/2 à 
5 livres 1/2. La laine de ces derniers est vendue, en suint, 
15 centimes par livre de plus que celle des sujets indigènes dont 
le prix varie de 95 centimes à 1 franc 20. 


CHAPITRE VI 


Culture intensive. — Elevage du southdown pur. — Préférence accordée 
à cet animal sur le dishley, le new-kent et le cottswold purs. — Le sou- 
thdown et ses variétés. — Rejet du shropshireduwn. — La demande fait loi. 
— Le mérinos dans le centre de la France. — Préjugés qui règnent à son 
égard. — Distinction entre l'ancien mérinos et le mérinos précoce. — 
Avantages de ce dernier. — Appréciation des éleveurs anglais et 
prussiens, et conclusion en sa faveur. 


En l’état actuel de la culture, l’absorption du berrichon par le 
southdown, ailleurs que chez les personnes riches et instruites, 
ne peut avoir lieu, parce que ce dernier, si profitable qu'il soit, 
est un grand mangeur qui ne prospère qu'autant qu’on lui ac- 
. corde bonne table et bon gîte. 
= Mais toul n’a qu’un moment, et, avec les progrès que l’agri- 
culture doit forcément accomplir, apparaït la suppression du 
southdown-berrichon. Lorsque le cultivateur aura fertilisé ses 
terres , que la paille, les fourrages, les racines, les tubercules, 
le maïs, le marc de raisin garniront ses granges, greniers et 
silos, il ne pourra plus les faire consommer par des espèces tar- 
dives qui les paieraient trop bon marché, mais bien par des 
races précoces et à grand rendement. Un demi cinquième des 
agriculteurs fait déjà de la culture intensive et adopte le south- 
down pur. 

Le berrichon est donc menacé par le southdowa qui se pré- 
pare à l’absorber et par le mérinos qui s’avance et le serre de 
tous côtés. Quel est celui qui triomphera ? La plupart des éle- 
veurs du Berry.ct de la Touraine se prononcent en faveur du 
southdown, parce qu’ils en constatent la présence sur les pro- 
priétés où fleurit la culture intensive; M. Sanson et moi espé- 
rons qu’une large part sera fait au mérinos. 

_ En face de ce qui se passe actuellement, le southdown tient 


MR 0 NE 
la corde, et puisque le mérinos est distancé, on ne peut que 
trouver heureuses les conditions qui mettent au premier rang le 
mouton des dunes du sud de l’Angleterre. Cet animal jouit, en 
effet, de toutes les qualités désirables, moins une, la toison, et 
je n’en fais pas l’énumération , car elles ont été pe par- 
tout sans réserve. 

Quatre races anglaises vivent en France; les éleveurs de la 
Touraine prennent la seule qui leur convienne et ils repoussent 
le dishley, le new-kent et le cottswold, parce qu’ils les ont vus 
à l'œuvre dans les croisements berrichons et qu’ils n’ont pas 
donné d’assez bons résultats. Les Anglais qui possèdent tant de 
variétés placent le southdown au premier rang. Au dernier con- 
cours d'animaux gras qui vient d’avoir lieu à Londres, les south- 
downs ont fait l'admiration des visiteurs, battant les dishleys et 
surtout les cottswolds qui laissaient beaucoup à désirer. 

Les croyances fautives sur la notion de race ont établi abusi- 
vement, en Angleterre, comme en France et ailleurs , une foule 
de variétés tirées du southdown et connues sous Ve noms de 
hampshiredown, norfolkdown , oxfordshiredown , westdown, 
shropshire. La réalité est que toutes ces tribus ont le type du 
southdown et sortent de cette race dont elles ne se distinguent 
que par une plus grande taille. Le shropshire a été particulière- 
ment vanté, mais aurait-on moitié plus de fourrages que les 
meilleures fermes en accusent, que je dissuaderais encore les 
éleveurs d'introduire ce modèle et de l’employer pur ou croisé, 
parce qu’il n’est pas recherché de la boucherie. Gloutons par 
excellence, nos voisins d’outre-mer ne craignent point les gros 
morceaux, mais les Français n’aiment pas les gigots de 10 kilog. 
et les côtelettes longues d’un pied et grosses à l’avenant. Les 
shropshires ne trouvent d'acheteurs que parmi les hôteliers, 
restaurateurs et maîtres de pension, et toujours au rabais, alors 
que le southdown atteint les prix élevés, et obtient, chez M. de 
Béhague, les honneurs de la carte. En tout , la demande fait loi. 
Puisque la consommation exige des gigots de deux à trois kilo- 
grammes et des côtelettes de douze centimètres, l’unique soin de 
l’éleveur doit être de satisfaire sa clientèle. 

Si jen croyais toutes les notabilités agricoles que j'ai con- 
sulttes, le mérinos serait à tout jamais banni du Ferry et de la 


PORTE. JE S — 


Touraine. Des essais, m'ont dit nombre d’éleveurs, prouvent 
que cet animal ne se plaît pas Gans ces régions ; peu à peu sa 
taille diminue et il succombe sous les coups de la cachexie. Sa 
chair est peu prisée sur les marchés et se vend, m’ont rapporté 
beaucoup de marchands , 10 centimes par livre de moins que 
celle des southdowns-berrichons et même des berrichons. 

Je n’entends nullement vanter l’ancien mérinos qui ne procure 
plus que de la perte et encore moins en recommander l’intro- 
duction ; mon intention, au contraire, est de relater les avan- 
tages du mérinos précoce et à laine intermédiaire sur les do- 
maines à culture intensive seulement. 


Fig. 8. — Mérinos perfectionné. 


Chacun sait aujourd’hui de la façon la plus positive , malgré 

* les dénégations de M. Mayre, l’habile éleveur des Boulayes , que 
le mérinos n’est pas plus exigeant que le southdown, mais , en 
revanche , comme l’affirme M. Noblet, de Château-Renard, qu’il 
est anssi-précoce et qu’il rapporte davantage, à cause de sa toi- 
son. Force sera donc, dans un moment donné et plus tôt qu’on 
ne le pense, de revenir au précepte énoncé au commencement et 
qui se traduit par la recherche de deux produits : la laine et la 
viande, au lieu d’un seul. 

: 5) 


EPA 


La toison possède une valeur assez importante pour qu’on la 
prenne en considération. Contrairement à ce qu'ont dit certains 
auteurs, les laines fines sont estimées et règlent le cours, car 
elles sont infiniment plus abondantes que les laines grossières. 
Malgré la dépréciation survenue, la toison d’un mérinos rapporte 
une douzaine de francs, c’est-à-dire moitié plus que celle d’un 
southdown, et cela milite en faveur du premier. 

Le mouton, ainsi que les autres animaux domestiques , esl 
une machine industrielle transformant en viande , en lait ou en 
laine la matière première qu’on lui fournit, et l’art de l’éleveur 
est de lui faire fabriquer aux meilleures conditions possibles ce 
qui est le plus demandé. En Australie, au Cap, à la Plata, c’est 
la laine ; dans l'Aveyron, le lait à cause du fromage de Roque- 
fort; dans le centre de la France, ainsi que dans la majeure 
partie de l’Europe , c’est la viande sur les terres ordinaires et la 
viande et la laine sur les sols bien cultivés. 

Avant d’emboucher la trompette en faveur du dishley et du 
southdown , les Anglais, nos maitres, ont essayé d'utiliser le 
mérinos, mais sans succès ; plus tard , ils ont tenté de produire 


de belles toisons, en croisant le leicester avec le mouton de 


Kent ou du Gloucestershire , et ils ont échoué, parce que le cli- 
mat de leur ile n’est favorable qu’à la venue de la viande. Quand, 
par hasard , ils exposent des sujets à toison plus étendue et à 
laine moins rude, ils en conservent soigneusement la preuve , au 
moyen d’une méche laissée sur les côtes. 

La Prusse , si attentive à tout ce qu’elle fait, possède 41 mil- 
lions de mérinos purs ou croisés, tandis que nous n’en avons 
que 9 millions , et les autres Etats allemands sont riches en sujets 
de cette race. 


En même temps que le mérinos donne de lourdes toisons à 


laine tassée , fine, souple et nerveuse , il devient aussi précoce : 


que le mode d’entretien le comporte et fournit beaucoup de 
viande en développant la poitrine, en élargissant le dos, les 
lombes et la croupe, afin d'augmenter la chair là où elle est de 
première qualité, et en diminuant le poids de la tête, du cou et 
des pattes qui ont relativement peu de valeur. Le perfectionne- 
ment du mérinos est chose accomplie depuis longtemps. « On 
peut se procurer en France autant de héliers mérinos que d 


2 dr 
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béliers® southdowns, au même degré de précocité. Les pre- 
miers pésent autant, sinon plus, que les seconds, et donnent 
encore autant , sinon plus, de viande, et de la meilleure assuré- 
ment. » 

Conservant leur supériorité comme producteurs de laine, pos- 
sédant une aptitude au moins égale à celle du southdown en ce 
qui concerne la viande , on comprend à merveille que les méri- 
nos précoces soient un des instruments obligés de la culture in- 
tensive et que l’avenir leur appartienne. 


CHAPITRE VII. 


: Choix des reproducteurs. — Alimentation. — Nouveaux aliments introduits 
dans la nourriture de l'espèce ovine. — Avantages qu'ils offrent aux 
éleveurs de la Touraine. — Sarments, feuilles et marc de raisin. — Maïs 
ensilé. — Procédés divers d’ensilage. — Hygiène de l'espèce ovine. 


Quelle que soit la race ou la variété choisie, il faut, pour la 
cultiver avec succès , ne jamais perdre de vue que le choix des 
reproducteurs , l'alimentation et l'hygiène jouent un rôle trop 
considérable pour être négligés un seul instant. 

L'ancienne école accordait au choix des reproducteurs une 
grande attention , et attribuait à l’étalon une importance un peu 
trop exclusive établie par ce dicton : le père d’abord, la mère 
ensuite , la nourriture en dernier lieu. La nouvelle école, cher- 
chant à diminuer dans l’esprit des éleveurs l'importance du rôle 
des reproducteurs au profit de la prépondérance réservée à l’ali- 
mentation , est tombée à son tour dans l’exagération, La produc- 
tion animale est la résultante du concours de plusieurs forces 
égales : les ascendants, le régime et l'hygiène. 

Les reproducteurs, mâle et femelle, ont une semblable in- 
fluence. Scientifiquement, on ne peut en exalter une au détri- 
ment de l’autre, et ceux qui, après avoir exclusivement re- 
cherché le bélier, proclament aujourd’hui que la brebis, à cause 
des cinq mois de gestalion, généralement d'octobre à mars, est 
le premier et l'indispensable élément de succès, érigent à la 
même place une erreur de la même taille. C’est en recherchant 
le meilleur bélier pour les meilleures brebis que physiologique- 
ment on rend complète l’œuvre poursuivie, étant admis que l’ali- 
mentation et l'hygiène recevront une application convenable. 

Il ne suffit pas, chacun le sait à présent, d’avoir de bons bé- 
liers et d’excellentes brebis pour assurer la formation d’un trou- 


PTS M eg ET 20 


— 317 — 
peau capable de tourner au profit de l’agriculteur , il faut encore 
l'appropriation du régime. 

Dans l’engraissement du southdown-berrichon de demi-sang, 
point auquel il limite judicieusement la spéculation, M. de 
Béhague reconnait la part que chacun des éléments précités 
joue dans la reproduction, éléments qu’il modilie suivant ses 
combinaisons, car il ne soumet pas au même régime les agneaux 
berrichons et southdowns-berrichons. 

Le régime alimentaire de l’espèce ovine se présente ordinaire- 
ment sous deux formes : la nourriture au pâturage et la nourri- 
ture à la bergerie. 

Dans le principe, le mouton était essentiellement une bête de 
pâture ; de nos jours, le système pastoral domine encore dans 
les contrées montagneuses , les steppes, les landes, tout enten- 
dant à se restreindre dans les vallées et les plaines fertiles. 
D'abord, simple instrument de la culture extensive, le mouton - 
acquiert journellement de la valeur et tout porte à croire qu’il 
vivrabientôt,en Indre-et-Loire commeailleurs, sur les plus belles 
cultures , tant au pâturage qu’en stabulation, malgré qu’il soit 
traité en paria par les éleveurs de ce département. Le pâturage 
règne en Touraine pendant tout l'été, mais le grand parcours 
nécessité n’est pas favorable aux animaux, surtout aux mères et 
aux jeunes. 

La nourriture à la bergerie s’effectue au moyen d’aliments 
spéciaux dont les principaux sont le foin de prairie naturelle et 
artificielle, les vesces, les gesces, le lupin, les graines de toute 
espèce, le son, les tourteaux, les marrons d’Inde, les racines, 
les tubercules , les choux poitevins, les feuilles sèches, etc., etc. 

Mon intention était de faire rouler mes conférences toutes en- 
tières sur la valeur et le rôle des aliments, la distribution des 
rations et les bénéfices qu’on retire d’un troupeau bien soigné, 
mais J'ai été détourné de ce projet par les notables agriculteurs 
du pays, qui m’ont engagé, pour ces premiers entretiens, à 


ne pas surcharger la mémoire des simples praliciens avec. des 


notions trop didactiques et des formules algébriques , et à leur 
exposer en termes clairs la situation présente et les modifications 
qu’elle réclame. 

C’est dans cet ordre d'idées que je pousse au perfectionnement 


LE Tage 


des cultures, à la récolte abondante de fourrages naturels et ar- 
tificiels pour remplacer la maigre nourriture d’été, et pour amé- 
liorer le régime hibernal dont les débris de paille, les feuilles 
sèches, quelques regains de luzerne et parfois des racines mé- 
lées avec du son et des tourteaux, font tous les frais en Indre-et- 
Loire. 

Il m’est impossible de résister à l’envie de parler de deux ali- 
ments précieux et destinés à effectuer une révolution dans l’éle- 
vage: ce sont les produits de la vigne : sarment, feuilles et marc, 
et le maïs ensilé. 

Depuis plusieurs années, dans le Midi, notamment dans l’Aude, 
on se trouve bien de l'emploi des sarments verts et frais, comme 
annexe à la nourriture des animaux. 

Les sarments vont bientôt devenir un embarras, parce que le 
javelage et la rentrée atteignent chaque jour des prix égaux et 
prochainement supérieurs à ceux de la vente. Les grands pro- 
priétaires ont songé à les brûler dans les vignes mêmes, au moyen 
‘de foyers roulants, et à en répandre les cendres. Ce procédé, 
qui peut paraître barbare, est économique, surtout lorsqu'il 
s’agit de vignes maigres où les sarments n’atteignent qu’une 
petite longueur. Lors des années de disette fourragère, on en 
fait de la litière, après écrasement préalable; les animaux sont 
assez durement couchés, mais ils reposent aussi bien que sur la 
terre, et confectionnent un engrais qui n’est point à dédaigner. 

M. le docteur Louis de Martin, dont j'ai maintes fois appré- 
cié l'intelligence et le savoir, m'avait déjà entretenu des 
avantages de l'emploi des sarments dans la nourriture du bétail 
etengagé, lors de nos réunions dans les concours régionaux du 
Sud-Est et du Sud-Ouest, à vulgariser le procédé chez les vigne- 
rons du centre de la France, et il vient de leur adresser ses re- 
commandations par la voie du journal de W. Barral. On coupe 
les sarments, selon les besoins de la consommation et pour trois 
ou quatre jours, et on les distribue la nuit en place de tout ou 
partie de la paille usuellement donnée. Les premiers jours, les 
bêtes hésitent et donnent peu de coups de dents, mais petit à 
petit elles s’habiluent à cette pitance et en tirent ue profit. Au 
point de vue de la santé, de la distraction nocturne et de la diges- 
tion facile, les sarments sont mieux utilisés en passant par le 


CE Éd dt ie nf 


as Le 


râtelier que par le foyer ou le pilon. En effet, les animaux pren- 
nent toutes les parties alibiles, et les restes servent de litière, 
puis vont au fumier et ensuite à la vigne. 

Les montagnes du Lyonnais nourrissent un très-grand nombre 
de chèvres qui vivent constamment enfermées. Au Mont-d'Or, 
sur une surface de huit kilomètres carrés, on compte plus de 
douze mille chèvres en stabulation. Le produit de ces animaux 
consiste en lait, fromages et chevreaux gras, et l'élevage est 
conduit de façon à servir partout de modéle. Le foin, le trèfle, 
la luzerne, les plantes ramassées çà et là par les femmes et les 
enfants, les tourteaux de noix, les feuilles de vigne et le marc 
de raisin sont d’un usage constant. Les feuilles de vigne sont 
entassées, pressées toutes fraîches cueillies dans des fosses que 
l'on achève de remplir d’eau, afin qu’elles ne puissent s’avärier 
au contact de l'air. Des pierres pesantes les maintiennent sous 
l’eau. Quelques personnes les font préalablement fermenter et 
perdre leur couleur verte qui se change en un vert orange. Les 
feuilles gagnent à être ainsi dépouillées de leur âcreté qui parfois 
éprouve la chèvre, quand on la soumet à celte nourriture. Puis- 
que de temps immémorial, les feuilles de vignes entrent dans les 
* rations distribuées aux capridés qui vivent dans le Lyonnais, on 
est en droit de s'étonner de voir qu’il se soit écoulé tant d'années 
avant de faire servir cet aliment à l’entretien de l’espèce ovine. 
Les feuilles fraîches et attachées aux sarments composent la 
nourriture d'été et d'automne : les feuilles conservées, suivant 
le mode en usage au Mont-d’Or, doivent former un contingent 
de l'alimentation hibernale. 

Le marc de raisin distillé mérite une meniion spéciale, en rai- 
son de son extrême importance, et des études sérieuses dont il 
vient d’être l’objet de la part de MM. Pourquier, vétérinaire à 
Montpellier et lauréat, pour ce travail, de la société centrale de 
médecine vétérinaire, Gautier, docteur-médecin, Pagezy, Cas- 
telnau, Henri Marès et Sanson. 

Grâce au vote de la Chambre, les entraves fiscales qui s’oppo- 
saient au travail des bouilleurs de erû n’existent plus, et l’on va 
pouvoir, au moyen d'analyses complètes el répétées, apprécier 
la valeur nutritive du marc de raisin privé d'alcool ; savoir quel 
est le minimum, le maximum et la moyenne de la substance 


— À40 —- 


sèche, de la protéine, des matières grasses, des extractifs non 
azotés, du ligneux, des matières minérales et notamment de 
l'acide phosphorique, de la potasse et de la chaux, contenns 
dans 100 kil. de matière sèche; déterminer quelle quantité de 
poids vif résultera de la consommation d’un poids donné de la 
substance alimentaire sèche ; et indiquer le mode d'administra- 
tion le plus capable de faire atteindre à cette substance son 
maximum d'utilité. 

MM. Pagezy, Castelnau et Henri Marès ont avancé que 
384,287 et 173 kilos de marc étaient l'équivalent de 100 kilos de 
foin ; mais, comme le dit fort justement M. Sanson, ces écarts 
considérables ne peuvent s’expliquer que par des écarts sem- 
blables touchant la teneur en azote, ce qui aurait pour consé- 
quence de renoncer à prendre pour base la teneur en matières 
azolées, pour déterminer par le calcul les équivalences entre les 
aliments complexes et de constitution différente. Aussi devons- 
nous, en l’état actuel des choses, ne pas substituer entièrement 
le marc au foin du pré, l’aliment par excellence, et ne le faire 
entrer dans la ration d’entretien que pour une partie seulement. 

L'observation empirique ne formule aucune réserve concer- 
nant l’administration du mare pour l’engraissement des moutons 
qui sont les consommateurs les plus profitables de ce produit 
comparé avec avantage aux pulpes de betteraves, à cause des 
pépins qui renferment 61 de matière sèche et là-dessus 9, 4 de 
protéine ,9, 99 de matières solubles dans l’éther et 25 d’extractifs 
non azotés. Ce sont là de véritables aliments concentrés, ce qui 
fait qu’au régime exclusif du marc les moutons atteignent en 
quelques mois un état d’engraissement qui, par la vente, réalise 
un écart de 6 à 7 fr. par tête. L’engraissement commence lors- 
que les marcs surtent de l’alambic, et la vente a lieu à la fin de 
février ou au commencement de mars. La ration est de 2 kilos 
par jour, soit 240 kilos pour les 120 jours généralement néces- 
saires à l'opération ; ces 240 kilos étant payés 6 fr., donnent une 
valeur de 25 aux 1,000 kilos de marc, substance dont on était au- 
trefoisembarrassé et dont le rendement est si profitable. 

[Lest essentiel que le marc ait été distillé. L'alcool n’est point 
un aliment, car son introduction dans l’économie animale dé- 
termine une perte de chaleur et de poids. 


At 


Une fois ingéré et introduit dans le sang, it doit, ainsi que 
le relate M. Sanson, être éliminé en partie tel quel par les pers- 
pirations et à l’état de vapeur ; pour cela, une certaine quan- 
tité de chaleur est nécessaire et elle ne peut être dégagée que par 
la décomposition ou la réduction des éléments assimilés : l’autre 
partie s’accumule en nature dans le foie et le cerveau , où elle 
produit des désordres bien connus chez l’homme et les animaux. 
M. Verneuil, propriétaire à la Mallerone (Charente-Inférieure), 
empilesesmares, après l’enlévement du pressoir, sans être distillés 
ni séchés , et les distribue à son bétail, à partir du mois de no- 
vembre. Son exemple ne doit pas être suivi, parce que ses marcs, 
devenus alcooliques par la fermentation , occasionnent du dégoût 
et des troubles intestinaux chez les animaux. Aux personnes qui 
ne peuvent faire autrement, il est alors recommandé de ne don- 
ner aux moutons qu'un ou deux kilog. au plus de ce résidu al- 
coolique et d'ajouter des aliments à la ration, notamment du 
(ourteau. 

Le marc de raisin, si abondant en Touraine, peut servir d’ali- 
ment d’engraissement pour le bétail en général et pour le mou- 
ton en particulier, à la condition d’être consommé par des indi- 
vidus qui doivent être tués dans un bref délai, et d’avoir été 
soumis à la distillation. Les sujets qui en profitent le mieux sont 
ceux qui ont perdu ou sont sur le point de perdre les dernières 
dents de lait; ils le mangent avec plaisir, attendent avec des si- 
gnes manifestes d'impatience l'heure de la distribution, digèrent 
bien et permettent avec avantage d'économiser de notables quan- 
ités de luzerne et de sainfoin, ou de remplacer les fourrages qui 
font défaut. Le problème de l'alimentation qui se résume ainsi : 
produire suivant les conditions générales de la culture des quan- 
tités maxima de viande et de laine avec le moins de déboursés, 
reçoit une solution éclatante, puisque avec une substance presque 
sans valeur .on fait des merveilles dans les départements vini- 
coles. 

Lorsque les pâturages ne peuventsuffire aux besoins ordinaires 
du bétail et que les terres re sont pas encore en situation de 
fournir la quantité désirable de fourrages artificiels, de racines 
et de tubercules, le maïs permet aux agriculteurs de parer aux 
inconvénients signalés. Dans les années de sécheresse amenant 
Ja disette fourragère , le rôle de cette plante est remarquable, 


VA. 


attendu que le cultivateur oppose à volonté le remède au mal et 
remplit les vides remarqués dans la grange. Prévoit-il au mois 
de mai que ses prairies naturelles et arlificielles éprouveront une 
perte de rendement de 20, 30, 40 ou 50 mille kilogrammes ? 
vite il prépare ‘deux hectares et les couvre de maïs, certain de 
rentrer en septembre ou octobre les quantités qui faisaient dé- 
faut au printemps. Par ce moyen, plus de vente forcée du bétail, 
Plus d’amaigrissement des animaux pendant l'hiver, et réalisa- 
tion de bénéfices quand les autres perdent. 

Après les travaux si concluants de MM. d’Esterno , Goffart, 
Lecouteux, Noblet, Reihlen, Rejou, Rœderer, Tiersonnier, 
etc., tout le monde sait que le maïs rend des services in_ 
contestables et qu'il est appelé encore à en rendre de plus 
considérables. D'abord , il vient sur presque toutes les terres 
convenablement travaillées et fumées, alors que la plupart 
d’entre elles sont privées des qualités et des principes qui con- 
viennent au tréfle et à la luzerne ; ensuite, il s’accommode de la 
culture dérobée, arrive promptement au point désiré et remplace 
à volonté les fourrages absents ; enfin, il se conserve admirable- 
ment en silo, ainsi que l’ont prouvé, à deux pas de nous, 
MM. Goffart, Lecouteux et Tiersonnier. 

Tous les animaux, chevaux, bœufs, pores et moutons, pren- 
nent le maïs avec plaisir, qu’il soit vert ou sec, entier ou coupé 
et ensilé, qu’il soit donné seul ou associé à d’autres fourrages. 
Les bêtes à laine se trouvent bien de deux kilogrammes de maïs 
conservé par 100 kilogrammes de leur poids vivant; à ce compte, 
ce fourrage serait presque l'équivalent du foin de honne prairie. 

Le maïs qui rend 72,000 kilogrammes à l’hectare, en Saxe; 
90,000, en Hongrie; 40,000, en France, ne donnerait-il que 
30,000 kilogrammes qu’il représenterait encore une valeur de 
396 fr. par hectare, suivant l’évaluation faite par M. Grouven et 
inscrite dans ce tableau. 


4C0 kil. de maïs vert contiennent : 


kil. val. p. k. tot. de la val. 
Protéine. . . 12 Of. 25 c. 0 £. 30 c. 
Grasse fil ;v# 0 4 0 311/50 12 1/2 : 
Substances nutri- 
tives non azotées. 40 3 0 083/4 0 90 
1 1.32 1/2 


ON — 


ce qui donne bien 396 francs, en chiffres ronds, pour 30,000 kil. 
récoltés par hectare. 

Pour donner des résultats satisfaisants, le maïs doit être pris 
parmi les petites espèces. Les nicaragua et dent de cheval offrent 
des inconvénients que ne compense pas leur taille plus élevée ; 
les graines coûtent cher, les feuilles sont rares, les tiges grosses, 
les épis mal venus, tandis que dans le maïs blanc des Landes, 
le grain est formé et abondant. Ce fourrage réclame l’ensilage et 
cette opération occasionne une perte de 30 à 40 pour 100 por- 
tant sur l’eau ; par la fermentation, la cellulose, la graisse et la 
protéine deviennent plus solubles et plus faciles à digérer, ce 
qui compense bien la perte d’eau signalée. 

Je ne dirai rien des silos en raaçonnerie , ni de ceux qu’on 
établit en grand dans les terrains perméables, mais de ceux qui 
sont à l'usage de la petite culture et des fermiers à courts baux, 
et qui n’exigent qu’un simple fossé d'écoulement autour de len- 
droit sur lequel on dépose le maïs haché, formant une tombe de 
3 mètres de largeur, sur 1 mètre 50 de hauteur, recouverte de 
0 mètre 30 de terre. M. Tiersonnier, l'inventeur, ne met Ja- 
mais de paille au fond du silo et sur la couverture ; cette subs- 
tance s’altère rapidement et détermine plus de pourriture que la 
terre. 

L'homme qui n'avance pas forcément rétrograde. Si j'ai mé- 
nagé les cullivateurs pauvres et peu instruits dont le statu quo 
est la règle parfois obligée, je ne puis avoir aucune complaisance 
pour ceux qui négligent les prescriptions de l'hygiène, attendu 
qu’elles ne coûtent absolument rien à mettre en pratique, et ne 
demandent que de l'attention. Surveiller ses bergers ; tenir ses 
étables en bon état, c’est-à-dire propres, sèches, aérées suivant 
les saisons , ni trop chaudes, ni trop froides ; distribuer la meil- 
leure nourriture possible, et avec régularité ; ne jamais perdre 
de vue son troupeau, surtout aux époques de la lutte, de la ges- 
tation, de l’agnelage, de l'allaitement et du sevrage; éviter les 
accidents qui peuvent déterminer l’avortement, etc., etc., est 
chose facile. 

Cela ne suffit pas encore. S'il est important de faire naître des 
moutons et même de les élever en les entourant de tous les soins 
de l'hygiène, il est essentiel de savoir les arracher aux étreintes 


AT AR. 


des diverses affections auxquelles ils sont sujets. A quoi servirait, 
en effet, de conduire ses élèves jusqu’à la porte du marché, si 


l’on ne possédait les moyens de les soustraire à tous les maux 


qui peuvent les frapper pendant les diverses périodes de leur vie 
et souvent à la veille de les vendre? A peu chose, assurément ! 

C'est pourquoi, j'ai la conviction qu’une conférence sur 
l'hygiène et la pathologie ovines aurait une utilité incontestable 
et qu’elle serait bien vue des éleveurs de l'arrondissement de 
Loches. J'espère que l’an prochain mes travaux me permettront 
d'aborder ce sujet important. 


LA 


“PONS 


DE QUELQUES ESPÈCES 


Pr CONLEREES 


Supposées espèce unique en renfermant plusieurs. 


Dans une notice sur l'espèce insérée en 1873 dans les Annales 
de Maine-et-Loire, j'ai démontré que les différents sols et climats 
sont loin d’avoir les conséquences modificatrices que les trans- 
formistes leur accordent. La différence qui existe entre toutes les 
variétés que renferment la plupart des espèces, tant animales 
que végétales, provient principalement de leur centre de créalion 
primitif. Toutes ces soi-disant variétés, lorsque nous les chan- 
seons de localités, se reproduisent généralement, quand on les 
sème, avec les mêmes caractères spécifiques dont elles se trou- 
vaient douées dans leur habitat primitif. Les seules différences 
qu’elles éprouvent lorsque cela a lieu, ne sont nullement carac- 
téristiques et ne portent que sur des points plus ou moins mor- 
bides, suivant que leurs nouvelles conditions de vie s’y rencon- 
trent favorables ou contraires. Les animaux comme les plantes 
ainsi dépaysés prospèrent s’ils s’acclimatent , languissent ou dé- 
périssent s'ils ne peuvent y parvenir. Toutes les expériences 
faites jusqu'ici constatent ces faits, et leurs transformations sup- 
posées ne reposent que sur de pures et simples hypothèses, dé- 
nuées de tout fondement. 


mu D 


Peu importe que les idées scientifiques nous soient présentées 
comme naturelles ou artificielles ; on les a constamment consi- 
dérées jusqu’à ce jour comme l'expression de l’idée que l’homme 
se fait de la nature, et non comme la véritable expression des 
choses en elles-mêmes. De tous les systèmes classiques connus, 
le seul porat sur lequel tous semblent d’accord, c'est l'existence 
dans la nature d’espèces distinctes persistant avec tous leurs ca- 
ractères originaires spécifiques. C’est ainsi que l’ont admis tous 
les plus éminents naturalistes, jusqu’au moment où Lamarck a 
mis en doute cette question. 

Aujourd’hui, chaque naturaliste se croit le droit de poser des 
lois scientifiques tendant à établir la marche que suit la vie tant 
animale que végétale, aussi bien dans son apparition que dans 
son développement. L'homme ne peut pas créer des lois pré- 
conçues avant son origine ; il ne peut être que l’interprète d’une 
intelligence suprême, avec laquelle il doit tendre sans cesse à se 
mettre en rapport. Il doit donc, pour y parvenir, se baser sur 
les faits guidés par l'expérience, et non sur des faits hypothé- 
tiques, comme le fait, depuis Lamarch, la nouvelle école. 

Pour les positivistes, lorsque nous parlons d’acte de création, 
il leur semble que nous parlons d’acte contre nature. Lorsque 
nous affirmons que cet acte existe, nous n’avons nulle prétention 
comme eux de vouloir l'expliquer. Nous nous bornons à citer 
des faits palpables dont l’évidence a été reconnue de tout temps. 
L’exptrience a prouvé que la vie organique ne s’est jamais déve- 
loppée dans la matière inorganique , pas plus que dans une 
matière organique morte. L'expérience, au contraire, a 
prouvé qu’elle ne peut se développer que dans une matière 
organique préconçue, c’est-à-dire en vertu d’un germe issu 
de parents. Mais, si nous remontons la filière de parenté, 
nous arrivons à ce point de fait logique qui en résulte : c’est que 
le germe du premier parent a dû lui-même être préconçu par 
une force intelligente. Du reste, peu importe les idées anciennes 
ou les nouvelles, l'embarras reste toujours le même ; il nous faut 
en arriver à une cause finale qui n’explique pas plus l’une que 
l’autre, l'apparition des premiers êtres à la surface du globe. 
C’est cette cause inconnue à la science que nous désignons sous 
le nom généralement admis d’acte de création ; et que les posi- 


de 1717 ES 


tivistes en pensent ce qu’ils voudront, ils ne pourront jamais 
sortir de là. 

Que d’écrits ont été faits sur les générations spontanées! 
Combien d’expériences ont été faites à ce sujet ! Pas une encore 
n’a pu prouver une telle supposition. Au contraire, tous ces tra- 
vaux ont prouvé une fois de plus que la vie ne peut se manifester 
qu’en vertu de germes antérieurement préconçus. Ce qui me pa- 
raît le plus fort contre la (hèse qui n’admet comme base de la vie 
organique que l’action des causes physiques, c’est que les types 
d'animaux et de plantes les plus diverses se rencontrent dans des 
circonstances entièrement identiques. La plus petile nappe d’eau 
douce , une parcelle de la plage marine, le moimdre com de 
terre, comme l’a fort bien observé Agassiz, contiennent une cer- 
taine quantité d'animaux et de plantes de différentes espèces. Il 
suivrait donc de là que les mêmes causes physiques auraient pu 
produire les effets les plus variés, chose entièrement inadmissible 
jusqu’à preuve contraire. Il est ainsi évident que les agents physi- 
ques au milieu desquels ils subsistent ne peuvent logiquement 
être regardés comme la cause de ces variétés. 

Au sujet des prétentions audacieuses de l'homme, d’Aubanton 
s’exprime ainsi : « Distinguez, dit-il, l’empire de Dieu du do- 
maine de l’homme. Dieu, créateur des êtres, estle seul maître de 
la nature. L'homme ne peut rien sur le produit de la création; 
il ne peut rien sur les mouvements des corps célestes, sur les 
révolutions de ce globe qu'il habite ; il ne peut rien sur les 
animaux, les végétaux, les minéraux en général ; il ne peut rien 
sur les espèces ; il ne peut que sur les individus, car les espèces 
et la matière en bloc appartiennent à la nature ou plutôt la cons- 
tituent; tout se passe, se suit, se succède, se renouvelle el se 
meut par une puissance irrésistible ; l’homme entrainé lui-même 
par le torrent des temps ne peut rien pour sa propre durée ; lié 
par son corps à la matière, enveloppé dans l: tourbillon des 
êtres, il est forcé de subir la loi commune ; il obéit à la même 
puissance et, comme tout le reste, il naît, croît et périt. v 

Tous les géologues reconnaissent qu’il y a eu dans l’histoire 
de la terre une certaine période pendant laquelle aucun être or- 
ganique n'existait encore, bien que dans ce temps la constitution 
matérielle de notre globe et les forces physiques à l’action des- 


EN PR ARE 


quelles il est soumis fussent absolument les mêmes qu’aujour- 
. d’hui. Ce fait, ce me semble, à lui seul suffirait pour prouver 
qu’à cette époque comme actuellement les forces de la matière 
ont toujours été impuissantes à produire un être vivant quel- 
conque ; et les maitres de la science interrogés sur ces faits ré- 
pondront que rien de cela n’est possible. 

Le 29 juillet 1872, pendant un voyage d’exploration- scienti- 
fique dans l’Atlantique, Agassiz écrivait à M. Perce, un de ses 
amis : « Notre visite aux îles Galapagos a été pleine d'intérêt, au 
point de vue géologique et zoologique. Il est frappant de voir un 
archipel si étendu , d’origine tout-à-fait récente , habité par des 
créatures si différentes de formes de celles des autres parties du 
monde. Nous avons là une limite positive à la longueur du temps 
qui a été employé par ces animaux à se transformer, s’il est 
dénué d'animaux habitant d’autres parties du monde. Les Gala- 
pagos sont si récentes que quelques-unes de ces îles sont à peine 
couvertes de la maigre végétation elle-même particulière à ces 
îles ; plusieurs parties de leur surface sont entièrement nues, et 
beaucoup des cratères et des coulées de lave sont si récentes 
qu’ils n’ont encore éprouvé aucune action de la part des agents 
atmosphériques. Leur âge ne remonte, par conséquent, pas au- 
delà de la dernière période géologique ; géologiquement parlant, 
ils appartiennent à notre période. D'où viennent donc leurs habi- 
tants végétaux et animaux ? S'ils descendent d’autres types se° 
réncontrant sur les terres voisines, ils n’ont pas employé à se 
transformer un temps incalcuiable, ainsi que cela devrait être 
suivant les idées des transformistes , et le mystère des change- 
ments qui ont établi entre les types actuellement existants des 
différences aussi profondes et aussi marquées est seulement accru 
et mis au niveau de celui de la créafion elle-même. S'ils sont au- 
tochthones, quels germes ont pu leur donner naissance? Je 
pense que des observateurs consciencieux, en présence de ces 
faits, reconnaitront que notre science n’est pas encore assez 
avancée pour discuter à fond l’origine des êtres organisés. » 

Tous les faits prouvent qu'il n'existe aucun rapport génésique 
entre les forces brutes et les êtres organisés. La diversité des 
animaux et des plantes qui vivent dans des circonstances physi- 
ques identiques démontre clairement l'indépendance où sont, 


V0 


quant à l'origine , les êtres organisés du milieu dans lequel ils 
résident. Cette indépendance devient évidente, quand on consi- 
dére que dés types identiques se rencontrent partoul sur la terre, 
dans les conditions les plus variées. Les formes superficielles 
de l’espèce varient, il est vrai, sous l'influence des milieux ; 
mais ce ne sont que des caractères accessoires, tels que les 
couches superficielles de l'organisme , la peau des animaux ou 
l’épiderme des plantes, dont la couleur peut varier ainsi que 
l'épaisseur, la taille et le volume du corps, suivant la quantité et 
la qualité des substances nutrilives absorbées. La rapidité ou la 
lenteur de la croissance se trouve aussi influencée, dans une cer- 
taine limite, par les variations des saisons suivant les années , de 
même que la fécondité, la durée de la vie, ete. Mais tout ccla 
ne change en rien les caractères essentiels de l'animal ou de la 
p'ante dans son plan général de structure. Toutes ces différentes 
modifications attestent, au contraire, que les êtres organisés 
manifestent la plus grande indépendance des forces physiques au 
milieu desquelles ils vivent et nous prouvent qu'il est impossible 
de l’attribuer à une autre cause qu’à une puissance suprême que 
gouverne à la fois les forces physiques , l'existence des animaux 
et des plantes ; ce quimaintient entreles uns et les autres un rap- 
port harmonique par une adaption réciproque dans laquelle l’on 
ne saurait chercher ni d’autres causes ni d’autres eflets. 

La permanence de l'espèce, que s'efforcent de combattre les 
transformistes, n'est pas, comme ils le supposent, une pure et 
simple induction. Elle repose sur des faits; l’espèce est sujette à 
varier et la morphologie a établi une grande partie des varia- 
tions auxquelles elle est sujette suivant les différentes conditions 
de vie. Mais, quelles que soient ces conditions, nous savons 
qu’elles n’abandonnent jamais entièrement l’espèce et qu’elle y 
revient loujours lorsque ces conditions viennent à cesser. Ces 
changements, qui s’opèrent dans l’espèce font partie intégrante 
de son cycle vital et rien ne peut les en séparer. 

Le rapprochement qu'on à établi entre la sélection arti- 
ficielle et la sélection naturelle, pour démontrer la puis- 
sance de celle-ci par lefficacité de celle-là, est compléte- 
ment arbitraire el illusoire. La: force du transformisme pro- 
vient de la fublesse et de l'impuissance scientifique de a 

pr 


TARN RE 


doctrine avec laquelle elle est en lutte. Si les espèces sont per- 
manentes et qu’elles ne soient pas la conséquence des actions 
purement physiques, elles sont dues à l'intervention d’une force 
créatrice qui jusqu'ici nous reste inconnue. Le transformisme, 
malgré toutes les ressources de la science, ne nous apprend pas 
davantage l’origine des choses ; si haut et si loin qu’elle nous 
conduise, nous nous trouvons toujours en face de l’inconnu. IL 
est vrai qu'au moyen du transformisme, comme le dit M. de 
Broca, l’on explique beaucoup de faits en admettant l’évolution 
des êtres, qui reste inexplicable pour les partisans de la perma- 
nence de l’espèce ; mais à quoi bon qu’un fait soit expliqué, si 
son explication n’est que systématique, elle ne donne aucune 
preuve de ce qu’elle avance. Le fait n’en est pas moins entouré 
de ténèbres et nous ne sommes pas plus avancés qu'avant l'expli- 
cation. Nous devons toujours suivre la science dans ce qu’elle a 
de vräi, c’est-à-dire dans les faits reconnus et constatés par l’ex- 
périence et non dans de vaines suppositions qui ne reposent sur 
aucun fondement. La transformation des espèces n’est qu’une 
pure et simple induction qui résulte de l'impossibilité pour les 
positivistes d'admettre leur permanence. i 
Suivant M. Grisbach, professeur à l’Université de Gœstingen, 
la proclamation enthousiaste du dogme de l’évolution est devenue 
le mot d'ordre des écoles avancées d’outre-Rhin et n’a produit 
que des hérésies inévitables parmi tant d'hommes jaloux de met- 
tre surtout en évidence, avec leur originalité, l’indépendance de 
leur esprit. Rien n’est plus curieux que de comparer tour à 
tour, pour l'interprétation de l’évolution du monde organique, 
les écrits de Heckel et Wagner, de Vogt, de Büchner et autres 
maîtres. Tout leur gâchis ne nous apprend malheureusement 
rien de nouveau. L'origine des espèces est tout aussi obscure au- 
jourd’hui qu’au temps de Cuvier et de Geoffroy-Saint-Hilaire. Ce 
que la discussion a mis en évidence, c’est surtout la complication 
de ce grand problème. Ce qui est certain aussi, c’est que l’étude 
patiente des faits et les observations exactes serviront plus à la 
solution que les hypothèses ingénieuses démenties par l’expé- 
rience. Ni la belle et récente découverte sur les générations al- 
ternantes, ni les études sur les métamorphoses des insectes ou 
des plantes cryptogames qui nous ont fait assister au développe- 


RP MEN PE 


ment de l'aile du papillon ou de l’axe des fougères, en nous 
montrant comment une forme nouvelle provient d’une forme 
toute différente, ne nous démontrent la transformation des es- 
pèces : ces phénomènes nous apprennent cependant que les voies 
encore inconnues des manifestations de la nature, ne peuvent 
être plus merveilleuses que ce qui se passe sous nos yeux. 

Si le produit direct des influences physiques permettait la pro- 
pagation d’un végétal, il se trouverait partout où ces conditions 
sont réunies. Mais cela n’étant pas, il en résulte que les diffé- 
rentes espèces ont dû surgir d’abord sur des points centres de 
végétation distincts, autour desquels elles rayonnent et se ré- 
pandent en tous sens jusqu’à la rencontre d'obstacles infranchis- 
sables qui souvent s’y opposent. Fixées au sol, les plantes ne 
peuvent pas, comme les animaux pourvus d'organes locomoteurs 
plus ou moins puissants, se déplacer volontairement. Elles n’é- 
migrent que par le fait de la dissémination des germes, soit sous 
l'influence des courants d’air ou des courants marins, soit encore 
par l'intermédiaire des oiseaux voyageurs ou d’agents analogues. 

L'expérience nous a prouvé que chaque plante exige pour son 
existence un ensemble de conditions physiques déterminées, un 
milieu ou un climat qui lui soit propre. Ce climat particulier 
varie suivant les conditions de température, d'humidité et de 
lumière indispensables à chaque plante, dont l'aire de dis- 
sémination s'étend en raison des varialions physiques que peut 
supporter la plante. En conséquence, les aires des espèces diffé- 
rentes sont nettement limitées et s’élancent à la surface du globe 
terrestre comme les mailles plus ou moins grandes d’un filet. 
Toutefois, les milieux semblables ne présentent pas partout les 
mêmes espèces , parce que certaines plantes réussissent à mer- 
veille dans des contrées éloignées jouissant d’un même climat 
où elles n’existaient pas d’abord. Elles y sont venues par migra- 
üon naturelle ou sous l’influence arlificielle de l’homme , quand 
les conditions favorables à leur migration ne se présentaient pas 
naturellement. Il se trouve ainsi sur la terre des centres de végé- 
tation multiples bien distincts dans les montagnes à des hauteurs 
successives, avec des conditions d'existence différentes, mais 
dont la réalité apparaît d’une manière encore plus frappante . 
dans des pays lointains avec une flore bien plus distincte, malgré 


UN qe 


l’analogie du climat. Quant à ces limites des flores, elles sont 
beaucoup moins précises que celles des diverses espèces. 

L'identité parfaite des animaux ou des plantes qui se trouvent 
en profusion disséminés sur le globe est grande quant aux genres, 
répartis sur des points très-éloignés; des espèces qui vivent 
ensemble différent néanmoins sous tous les rapports, cela nous 
prouve de la manière la plus évidente que les causes physiques 
n’ont aucune aclion sur le règne organique ; mais que les indi- 
vidus d’une même espèce nés dans des régions éloignées n'ont 
pas toujours eu une origine commune. La même indépendance 
entre des espèces d’ailleurs étroitement liées qui sont les repré- 
sentants les uns des autres, dans des lieux du globe très-éloignés, 
est tout aussi réelle que l'indépendance qui existe entre les indi- 
vidus et les actions physiques. Ce ne sont pas les actions climaté- 
riques qui travaillent à la constitution individuelle de l’être ; c’est 
l’être lui-même qui est chargé du travail de sa propre constitution. 
C’est en s’appropriant, suivant la capacité de ses organes, les 
propriétés physiques des corps environnants qu’il y parvient en 
se les assimilant. Ce point de fait est si vrai, que lorsque les 
mouvements organiques viennent à lui manquer, aucun agent 
physique n’est capable de les lui redonner. C'est donc à la vie 
seule ou aux forces propres et inhérentes à l’être qu'il faut attri- 
buer le travail et non aux agents physiques qui ne servent qu’à 
lui fournir les matériaux nécessaires à son entretien. 

Le plus grand pas fut fait pour l'espèce, tant animale que vé- 
gétale, le jour où les naturalistes ont reconnu la véritable dis- 
tribution géographique des animaux et des plantes. Elle les a 
enfin convaincus que ni un animal ni une plante n’a pu prendre 
son origine sur un point unique de la surface du globe, et s’éten- 
dre ensuite de plus en plus jusqu’à ce que la terre fût entière- 
ment peupiée. Ce progrès, suivant Agassiz, a été un triomphe 
pour la science , en l’affranchissant d’ anciens préjugés. L’on re- 
connait aujourd’hui que, pour les animaux comme pour les vé- 
gétaux, que nous trouvons partout dans un certain état de mé- 
lange, il existe des rapports innombrables qu’il est impossible de 
ne pas regarder comme primilifs et qui ne peuvent pas être le 
résultat d’une adaption successive. Il résule donc de là que tous 
les animaux et les plantes ont occupé dès l'origine ces circons- 


LÉ ND Re 


criplions naturelles, dans lesquelles on les voit établis et entre- 
tenant les uns avec les autres des rapports profondément harmo- 
niques. Le jour de leur apparition , les chênes et les pins ont 
été des forêts ; les bruyères, des landes; les harengs, des bancs 
de harengs ; les buffles, des troupeaux ; les hommes, des tribus. 
D'après Agassiz, ce qui prouve que les choses se sont passées 
ainsi : c’est que des espèces représentatives, lesquelles en tant 
qu'espêces distinctes, ont dû avoir à l’origine une répartition 
géographique différente et distincte, occupent fréquemment 
des sections de surface habitées en même temps par d’autres 
espêcés, qui dans loutes ces aires particulières sont parfaitement 
identiques. Les détails de la distribution géologique des animaux 
et des plantes, comme nous venons de le voir, présentent quelque 
chose de beaucoup trop judicieux pour qu’on puisse y voir un 
seul moment l’effet du hasard, c’est-à-dire le résultat unique de 
migrations accidentelles des animaux ou la dispersion acciden- 
telle des semences des végétaux. 

Si donc maintenant, nous considérons les différents habitats 
des espèces forestières, qui constituent la grande et intéressante 
famille des conifères, nous constaterons qu’il reste beaucoup à 
faire pour reconnaître les différentes espèces ou races apparte- 
nant d’origine primitive à chacun de ces différents habitats qui, 
sous forme de forêts naturelles, recouvrent la majeure partie du 
globe terrestre. 

Je crois à ce sujet devoir mentionner ici les recherches 
qu'Adolphe Broignard, en 1845, conseillait aux sylviculteurs et 
aux forestiers de faire sur les différentes espèces d'arbres qui 
constituent nos forêts. Voici ce qu’il dit à ce sujet : « Jusqu'ici, 
Von croit à tort que les arbres qui constituent nos forêts sont 
parfaitement connus. Cependant, il n’en est rien, et, parmi les 
genres les plus répandus, il reste beaucoup à faire pour bien dé- 
finir les espèces et les variétés principales qui les constituent. 
Pour y parvenir, il faut bien apprécier les qualités et la valeur 
des diverses formes qui caractérisent d’une manière exacte les 
espèces, races et variétés de chacun des genres d’arbres fores- 
tiers dont nos forêts sont constituées, question qui, jusqu’à ce 
Jours. est restée sans solution. » 

» Les arbres qui constituent essentiellement la base des forêts 


= De 


en France sont les chênes, les hêtres, les châtaigmiers, les 
charmes, les bouleaux, les pins, les sapins, les mélèzes, et 
comme arbres épars mélangés, les ormes, les frênes, les tilleuls, 
les érables, les peupliers, les aulnes. 

» De tous ces arbres, deux en particulier, par la difficulté 
que présente la distribution de leurs races et par l'importance 
du rôle essentiel qu’ils jouent dans nos forêts, méritent une 
attention particulière : ce sont les chênes et les pins. 

» Le nord de la France ne paraît fournir à l’état spontané 
que le pin sylvestre ( Pinus sylvestris, Lin.) et dans les montagnes 
élevées, le pin mugho (Pinus mughus ). Mais il est encore dou- 
teux si le pin sylvestre constitue une seule et même espèce dans 
tous les lieux où 1l croit, ou si les arbres désignés sous les noms 
de pin sylvestre rouge (Pinus rubra, Miller), et de pin de Riga 
( Pinus rugensis, Mesf.) doivent en être séparés spécifiquement. 
Les diverses formes qu’il affecte dans ses différents habitats pri- 
mitifs semblent prouver qu’il renferme des espèces et les difié- 
rents semis que l’on obtient de ses graines locales peuvent seuls 
éclaircir cette question. » 

Les idées d’Adolphe Broignard, que je viens de mentionner, 
se trouvent aujourd’hui en parfait accord avec les faits. Tous les 
forestiers qui ont été à même de comparer une multitude de pins 
considérés comme espèce unique, affirment que beaucoup de 
ces pins observés dans leur habitat primitif affectent des cachets 
particuliers qui leur sont propres et les distinguent, par suite, des 
autres habitats. Ainsi, le pin sylvestre ne jouit pas seul d’une 
multitude d’habitats primitifs qui lui sont propres. Si ce pin se 
rencontre à l’état natif dans presque toutes les parties du monde, 
il en est bien d’autres considérés comme espèce unique qui, de 
même que lui, jouissent d'habitats primitifs plus ou moins éloi- 
gnés , dans lesquels ils affectent des formes très-différentes les 
unes des autres. Nous comprendrons dans ce nombre les coni- 
fères suivants : 


Première section. — PINÉES. 


19 Le pin de Bordeaux ( Pinus pinaster, Lamb.); le pin pi- 
gnon (Pinus pinea, Lin.) ; le pin cimbro (Pinus cimbra, Lin.), 
le pin laricio de Corse (Pinus laricio, Poir.) ; le pin mugho 
(Pinus mughus, Scopol.) ; le pin d’Alep (Pinus halepensis, Ait.). 


Deuxième section. — SAPINÉES. 


4° Le pin argenté (Abies pectinata, de Candole) ; l’epicea com- 
mun (Picéa excelsa, Link.) ; le beaumier de giléade (Abies balsa- 
mea, Mill); le pin sapo (4bies pin sapo, Boissier) ; le mélèze 
d'Europe (Larix europea, de C.); le cèdre du Liban (Cedrus 
Libani, Barrelier) ; le cèdre déodar. (Cedrus deodora, Loudon.) 

Lorsque j'ouvre l’ouvrage de M. Carrière concernant les coni- 
fêres et que j’observe ce qu’il dit de ces espèces , Je suis étonné 
du nombre considérable de variétés qu’il accorde à chacune 
d’elles ; et, vu les différentes formes qu’il leur reconnait et que 
j'ai reconnues moi-même , je nepuis douter que parmi les variétés 
qu'il a décrites, il ne doive s’y rencontrer de véritables espèces 
locales. Comme l’a fort bien fait remarquer Adolphe Broignard, 
il ne suffit pas de trancher une question avant de l’avoir étudiée, 
ce n’est qu'après avoir conslaté par des semis faits des graines 
tirées de chacun des habitats propres à ces soi-disant variétés, 
que nous pouvons résoudre cette grande question. Il suffit, pour 
y parvenir, de s'assurer si les semis que nous en ferons repro- 
duiront oui ou non les mêmes types locaux d’où nous les aurons 
tirés. Si elles reproduisent les espèces locales, ce seront des 
espèces, tandis que, si elles ne les reproduisent pas, nous pou- 

_vons le dire en toute assurance, elles ne seront que de pures et 
simples variétés. 

J'ai étudié avec beaucoup d'intérêt l’intéressant traité des co- 
nifères de M. Carrière ; il est d’une grande ressource pour tous 
nos sylviculteurs. Cependant, je reproche à cet ouvrage de ne 
pas donner à chacun des types des nombreuses variétés qu'il 
mentionne le lieu de l'habitat primitif d’où chaque espèce de 


RE" RER AE 


graines qui les ont produites ont été tirées, et ce que je reproche 
* à l’auteur, c’est de trancher trop affirmativement ces questions 
qui réclament plus que jamais d’être soumises à une étude sérieuse 
et approfondie. Pour les pins sylvestres, dans les nombreux 
semis que j'ai faits et tous ceux que j'ai été à même de com- 
parer, les preuves sont assez abondantes pour pouvoir être 
opposées à toutes leurs hypothèses, et c’est sur ces faits seuls 
que la science doit s'appuyer et se baser. 

Si les forestiers et les botanistes ont observé les différences 
qui subsistent pour une soi-disant variété dans ses divers habi- 
tats primitifs, ils ne l’ont pas assez sérieusement étudiée. Ils ont 
tenu compte de l’ensemble des formés extérieures del’arbre et ont 
trop négligé les caractères botaniques qui consistent essentielle- 
ment dans la fructification, tels que la forme des fleurs mâles, 
des cônes, des graines et des ailes de ces graines, que j'ai géné- 
ralement reconnues différentes suivant les différents lieux d’ha- 
bitats primitifs de chacune de ces espèces. Je ne saurais donc trop 
appeler l’attention des botanistes et des forestiers sur ces impor- 
tantes questions. 

La majeure partie de nos espèces et races primitives différent 
entre elles par des caractères plus ou moins tranchés qui se con- 
servent dans les semis qui en proviennent ; et toutes les fois que 
ces caractères spécifiques manquent, c’est la preuve évidente 
que l'espèce est croisée. Alors les produits obtenus ne sont plus 
que des métis ou des hybrides qui donnent naissance à une partie 
des nombreuses variétés mentionnées par de Vilmorin et par 
M. Carrière. Nous devons donc reconnaître qu’il existe parmi les 
conifères, comme cela a lieu pour une grande multitude de vé- 
gétaux ligneux et herbacés, des espèces races (c'est-à-dire des 
espèces qui peuvent reproduire entre elles et donner des produits 
féconds), tandis que d’autres, qui reproduisent entre elles des 
produits inféconds, ne donnerunt lieu qu’à des hybrides. Ce sont 

ces divers croisements qui engendrent aujourd'hui la multitude 
innombrable de toutes nos variétés les plus accentuées, et non 
les actions des différents sols et climats qui restent jusqu’à ce 
Jour dénuées de tout fondement. 

Si, d’après ce qui précède, nous récapitulons les différentes 
formes organiques qu’affectent suivant leurs centres primitits de 


TRS AE 


création des diverses espèces de pins mentionnées ci-dessus, deux 
idées se révèlent aussitôt à l’œil de l’observateur. Ce sont des 
espèces dues à une intervention créatrice, ou ce sont des varictes 
dues aux actions physico-climatériques. Ces deux opinions dia- 
métralement opposées, se trouvent ainsten présence et demandent 
dans l'intérêt de la science une prompte solution. C’est un cercle 
vicieux dont tout homme consciencieux doit tendre à sortir et ne 
peut y parvenir qu'autant qu'il s'appuie sur des faits et non sur 
des hypothèses. Jusqu’ici la grande influenee accordée aux sols 
et aux climats pour changer et même transformer l’espêce est 
une idée préconçue qui n’a encore pu en rien être prouvée. Tous 
les changements occasionnés par ces causes font partie mtégrante 
du cycle même reconnu à l’espèce, c’est-à-dire que, dès que ces 
circonstances viennent à cesser, l'espèce retourne dans un espace 
de temps plus ou moins long à son type primitif de création. Ces 
retours, nous le savons, mettent plus ou moins de temps à s’ac- 
complir, mais ils y reviennent toujours, après avoir passé par un 
plus ou moins grand nombre de variétés intermédiaires, pro- 
duites par les métissages ou les hybridations qui les ont occa- 
sionnées, ou enfin lorsque les causes physiques viennent à 
cesser. 

La grande difficulté qui, aujourd’hui, entrave les progrès de la 
science provient de toutes les fausses théories de la nouvelle 
école; ses théories plus imaginaires que réelles ont égaré les 
naturalistes à un tel point qu’ils ne savent plus ni où commence 
l'espèce ni où elle finit. En un mot, je puis le dire hardiment, 
d’après les bases vagues qu’ils en donnent, nous ne savons plus 
à vrai dire ce que c’est qu’une espèce. Un tel point de fait à lui 
seul, si je ne me trompe, — et je ne crois pas me tromper, 
— est bien suffisant pour nous prouver à quel point les bases 
sur lesquelles les maîtres de l’école actuelle s'appuient sont ar- 
bitraires et mal fondées. L’espèce , telle que je l’ai définie dans 
ma notice de 1872, est celle dont les individus sexuels repro- 
duisent des types identiques à eux-mêmes, tandis que les variétés 
sont les produits différentiels déterminés, soit par les actions 
physico-climatériques, soit par l’union d'individus sexuels don- 
nant naissance à d’autres différant plus ou moims.de leurs types 
originaires. Cette définition des espèces et des variétés que je 


AO 


viens de décrire est d’autant plus vraie qu’elle repose sur les 
faits naturels qui se passent tous les jours sous nos yeux, et a 
l’avantage de fermer la porte à toutes les belles théories scienti- 
fiques imaginaires qui aveugleunt tous ceux qui veulent se tenir 
en dehors des faits. 

Ce que j'ai dit des pins s'applique non-seulement à tout le 
règne végétal ; mais il s'applique également à tout le règne ani- 
mal. Je puis en citer quelques exemples pour en faciliter la com- 
préhension. Ainsi, un pin sylvestre de Riga, lorsque J'en sème la 
graine, si elle me donne son type d'habitat, je conclus que le pin 
de Riga est bel et bien une espèce d’antique origine. Si, au con- 
traire, sa graine , lorsque je la sème, ne me donne pas l’espèce 
typique, et qu’elle produit des pins de forme différente se rapro- 
chant du Riga et autres habitats, je conclus que l'espèce est mé- 
tisée, et, dans ce cas, ce ne sont plus des espèces, mais de pures 
et simples variétés. Il en sera de même pour les pins de Bor- 
deaux ainsi que pour les pins pignons, les Laricio, etc., etc. 

Les choses se passent absolument de même pour le règne ani- 
mal que pour le règne végétal. Toute espèce reproduit son sem- 
blable, et, toutes les fois qu’elle ne le reproduit pas, c’est une 
preuve évidente que l’espêce est ou métisée ou hybridée. Ainsi, 
si nous examinons la répartition des animaux sur la surface du 
globe, nous reconnaîtrons que les faits se passent exactement de 
la même manière que pour les pins. Les loups, les chiens, les 
renards , les chats, les chevaux, les vaches, les moutons, etc., 
sont des animaux qui, pris isolément, diffèrent entre eux par des 
caractères spécifiques, suivant leurs différents centres de créa- 
tion. Chaque type accouplé d’un centre de création avec un autre 
ne reproduit plus son vrai type originaire et donne naissance à 
des métis qui déterminent toutes nos variétés d’animaux, tandis 
que les produits d’espèces d’un même centre de création, dont 
les sexes opposés sont unis entre eux, reproduiront toujours 
leurs espèces typiques et non des variétés. Voici les secrets que 
nous révélent les faits püisés dans la nature , et que l’aveugle- 
ment de la science actuelle se refuse à nous laisser voir. 

Il est contraire aux intérêts de la science de confondre des 
questions qui sont complétement différentes , dans le seul but de 
justifier une théorie. C’est cependant ce que font les positivistes, 


toutes les fois qu’il s’agit de la fixité des espèces. Voici ce que dit 
encore Agasis à ce sujet : « Quand on met en avant nos animaux 
domestiques et nos plantes cultivées, comme fournissant la 
preuve de la mutabilité des espèces, il est une circonstance qu'on 
méconnaît constamment ou qu’on passe sous silence. Pour auto- 
riser l’argument qu’on en tire contre la fixité, un premier point, 
en effet, devrait être établi ; il faudrait démontrer que tous les 
animaux (de même que toutes les plantes) que nous désignons 
par un même nom soient issus d’un tronc commun. Or, loin que 
ce soit le cas, c’est chose nettement contredite par les connais- 
sances positives où nous sommes, que les variétés de plusieurs 
d’entre eux tout au moins proviennent d’un mélange complet de 
différentes espèces. Les monuments de l'Egypte font d’ailleurs 
voir que plusieurs de ces soi-disant variétés, qu'on suppose être 
le produit du temps, sont aussi anciennes que n'importe quel 
autre animal contemporain des hommes ; en tout cas, nous ne 
possédons ni tradition , ni monument de l’existence d’un animal 
sauvage plus ancien que ceux qui représentent les animaux do- 
mestiques avec les mêmes différences qu’ils ont de nos jours. Il 
est donc fort possible que les différentes races d'animaux domes- 
tiques aient été originairement des espèces distinctes dont le 
mélange est, de nos jours, plus ou moins complet, comme celui 
des différentes races humaines. Enfin, ni les animaux domesti- 
ques, ni les plantes cultivées, ni les races humaines , ne sont 
des objets sur lesquels puisse porter l’étude de la fixité ou de la 
non-fixité de l'espèce. On ne peut, en effet , les introduire dans 
le débat sans trancher à l’avance, dans les prémices , ce qui est 
précisément en question. D'ailleurs, à l'égard des différentes 
races de nos animaux domestiques , que nous savons avoir 
été produites de main d'homme, aussi bien que pour certaines 
variétés de plantes cultivées, il importe de bien les distinguer 
des races permanentes que rien ne nous autorise à ne pas Consi- 
dérer comme primitives. Les premiers sont le résultat des soins 
constants de l’homme ; soit ! Elles sont donc le produit de l’in- 
fluence bornée, du faible contrôle que l’esprit humain peut 
exercer sur les êtres organisés; elles ne sont pas les produits arbi- 
traires de la pure activité des causes physiques. Il est prouvé, 
par conséquent, que même les modifications les moins impor- 
tantes qui puissent avoir lieu pendant la durée d’une seule pé- 


A EN TE 


riode cosmique, chez les animaux et les plantes, sont déterminées 
par une puissance intelligente et ne résultent pas de l’action im- 
médiate des forces brutes. » 

Nous voyons donc, d’après toutes ces données, que les diffé- 
rences qui existent entre nos diverses races ‘d'animaux domes- 
tiques ou entre nos plantes cultivées, ou encore celles observées 
entre les races humaines, persistent et se conservent sous les in- 
fluences climatériques les plus diverses. Ce sont là des faits dont 
les migrations si étendues des peuples civilisés fournissent chaque 
jour des preuves et qui sont en contradiction directe avec la sup- 
position que les influences dont il s’agit aient pu produire ces 
variétés. Enfin, lorsqu’on considère la domestication des espèces 
en particulier, il ne faut pas oublier que chaque race d'homme 
a ses espèces propres d'animaux domestiques et de plantes cul- 
livées, et que ces espèces sont d’autant plus pauvres.en variétés 
que la race qui les possède n’a eu que peu ou point de commerce 
avec d’autres races. C’est le contraire qui se produit pour les ani- 
maux domestiques et les plantes cultivées des peuples qui sont 
formés par le mélange de plusieurs tribus. L'enchaînement et la 
multitude de toutes les particularités, que nous fournit la nature 
organique vivante, dénotent une intelligence dépassant de beau- 
coup les hautes facultés dont l’homme est doué ; et l’existence 
simultanée des types les plus divers existant au milieu de cir- 
constances identiques démontre l'intelligence avec laquelle sont 
adaptées une grande variété de formes et de structures, aux con- 
ditions mêmes les plus uniformes. 

Depuis longtemps, de Vilmorin comme Adolphe Broignard et 
bien d’autres naturalistes compétents dans ces sortes de questions 
ont reconnu l'erreur profonde dans laquelle se sont laissé en- 
trainer , par suite de ces fausses théories, Les sylviculteurs et les 
forestiers. De Vilmorin, comme je l’ai fait moi-même, se deman- 
dait pourquoi les conifères seuls feraient-ils exception à la règle 
générale établie pour toutes les autres espèces de plantes qui 
composent la grande famille des phanérogames. Cette exception 
presque unique faite aux conifères ne pouvait échapper aux yeux 
d’un observateur aussi impartial et aussi consciencieux que de 
Vilmorin. Les groupes de pins qu’il a semés et établis, suivant 
leurs différents habitats primitifs, dans son école des Barres, 
près Nogent-sur-Vernisson (Loiret), prouvent suffisamment ce 


LE DE 


que j'avance. [| voulait, par la comparaison, se rendre compte et 
savoir si, dans un même sol et sous un même climat, les espèces 
locales étaient susceptibles de reproduire leurs types d'habitat 
primitif; malheureusement pour ces observations, de Vilmorin, 
ce savant pratique et intelligent, manque aujourd’hui à la science. 
Son établissement des Barres a été acheté par l'Etat ; c’est donc 
à l'Etat à continuer les observations si judicieuses et si probantes 
commencées par son fondateur. C'est par ce seul et unique 
moyen pratique que l’on pourra plus tard trancher affirmative- 
ment ces questions ardues qui tendent à nous faire connaitre 
si, suivant leurs différents habitats, les individus d’une soi-disant 
même espèce sont des espèces distinctes ou des variétés. 

L'école des Barres ne contient pas une assez grande étendue 
de terrains pour satisfaire à la nécessité de toutes les expériences 
qui sont à faire pour cette étude. L’immense quantité des difié- 
rentes espèces de conifères considérés comme espèce unique 
exige un développement plus considérable ; mais, sans frais, 
l'Etat peut, s’il le veut, transformer la France en une vaste école 
forestière. L’étendue des forêts et des lieux vagues qui lui appar- 
tiennent lui suffit pour y parvenir. Il a à sa disposition tous les 
agents de l’administration des eaux et forêts. Pourquoi alors n’en- 
verrait-il pas des hommes compétents chercher dans les différents 
centres de création de chacune de ces espèces ou variétés des 
graines authentiques ? Pourquoi ne déciderait-il pas que chaque 
agent lorestier, comme de Vilmorin le faisait aux Barres, ins- 
crivit pour chaque semis la date et l’origine des pins semés? Ce 
mode d'action pour l'Etat serait la chose du monde la plus sim- 
ple et ne lui occasionnerait que peu ou point de frais. Je dirais 
plus ; loin de lui être onéreux, il aurait un gain assuré à en re- 
tirer par la connaisssnce qu’il acquérerait des bonnes et des mau- 
vaises espèces des pins qui constituent nos forêts, et il pourrait 
alors éviter ces dernières dans ses reboisements. L'expérience 
que j'ai acquise moi-même aujourd'hui par l'observation et la 
comparaison des bonnes et des mauvaises espèces que renferment 
les pins sylvestres, m'a mis à même, dans ma terre de la Caille, 
de reconnaitre, däns mes nombreux semis, celles que je devais 
prélérer et celles que j'en devais exclure. Si le Gouvernement 
venait un Jour à prendre en considération ces différentes obser- 
valions, je ne doute pas que, dans la suite des temps, les forêts 


SR Ua 


domaniales, de même que les bois des particuliers, n’augmentent 
d’une valeur considérable, par la substitution de belles et bonnes 
espèces plus vigoureuses et plus productives qu’une multitude 
des mauvaises qui les dominent présentement. 

Bose, avant de Vilmorin, ainsi que beaucoup d’autres bota- 
nistes français, ont cru devoir admettre plusieurs éspèces du pin 
sylvestre, et même les Anglais, qui nous ont devancés dans la 
culture du pin sylvestre, ont reconnu les premiers les différences 
singulières qui existaient entre les individus de cette espèce. 
C’est en 1760 que le comte d’Addington aurait remarqué, dans 
un même semis de cette essence fait par son père dans un même 
terrain, qu’il s’y rencontrait des pins de belle et de mauvaise 
venue. Les ayant fait abattre à un âge avancé, il reconnut, après 
les avoir fait exploiter, que les mauvaises avaient le bois blanc, 
landis que les autres l'avaient rouge. Cette différence remarquée 
en Angleterre par le premier observateur qui s’en soit occupé, 
se trouve donc ainsi indépendante de l'influence du sol et du 
climat. 

En France, où la question a surgi plus tard, elle a été bien 
plus controversée qu’en Angleterre ; chaque botaniste l’a décidée 
à sa manière, sans l’avoir assez étudiée. Bosc et bien d’autres 
ont donné quelques définitions d’espèces différentes du pin syl- 
vestre ; mais ce qui a empêché qu’elles ne soient admises provient 
des mauvaises définitions caractéristiques qu’ils en ont données. 
Lorsqu'on recherchait dans les descriptions les caractères par 
lesquels ils différaient entre eux, on ne les y retrouvait plus. Les 
indications étaient trop vagues , ou, ce qui est pire encore , les 
descriptions botaniques, présentées sous formes précises et scien- 
üfiques, se trouvaient inexactes et démenties à chaque instant 
par les arbres mêmes, lorsqu'on en essayait l'application sur un 
certam nombre de sujets non semblables. Ceci a été dit ou à peu 
près à l’occasion des ouvrages du marquis de Cambray. Pour 
qu'une définition de l’espèce soit bonne, elle doit être comparative 
et, pour ainsi dire , une biographie qui, tout en retraçant l’ori- 
gine, suive le groupe durant toute la vie entière de l'individu. 

Il y a donc aujourd’hui entière nécessité d'arriver à cer exa- 
men par des notions plus claires, plus précises et mieux définies 
que celles qui ont existé jusqu’à ce jour. Pour y parvenir, il 
faut se baser sur des types d’antique origine et non introduits 


L 


Médias 


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dans nos nouvelles cultures. Il faut les prendre dans les forêts 
les plus sauvages et les plus anciennes, où l’espèce se trouve na- 
tureliement localisée. Ceci est d’autant plus nécessaire que les 
pins sylvestres se fécondent très-facilement entre eux et donnent, 
par suite, naissance à une multitude considérable de variétés. 

Comme je l’ai dit au commencement de ce mémoire, les-pins 
et les sapins n’ont pas seulement des différences caractéristiques 
dans leurs formes ; ils diffèrent surtout entre eux par des carac- 
tères botaniques qui ont toujours été négligés, telles sont la tige, 
la disposition de leurs branches verticales , horizontales ou tom- 
bantes, ainsi que la distance plus ou moins grande des planchers 
qui les couronnent. Les branches elles-mêmes sont grosses ou 
-frêles. L’écorce des tiges est grosse, mince ou quelquefois papi- 
racée, de couleur jaune, rouge, grise, brune plus ou moins 
foncée. Les feuilles, longues ou courtes, fines ou grosses, dentées 
ou marginées , quelquefois frisées, de couleur vert clair, glauque 
ou foncée. Les fleurs, les cônes, les graines et leurs ailes diffèrent 
généralement pour toutes les espèces, suivant leurs divers habi- 
tats. Cette méthode analytique de tous les caractères sera assuré- 
ment la meilleure pour en finir avec toutes les questions oiseuses 
et vides de sens dont nous nous occupons déjà depuis trop 
longtemps. Mais il ne faudra jamais omettre , lorsque l'on vou- 
dra déterminer une espèce, de bien la saisir et de bien la 
caractériser avant de la donner pour telle. Une étude et une : 
classification ainsi conçue et établie sur des faits pratiques et 
réels triompheront tôt ou tard, je n'en doute pas, de toutes les 
données hypothétiques de notre époque. Elles démontreront une 
fois pour toutes et d’une manière irrécusable que le produit de 
ce qu’on appelle communément les agents physiques est partout 
le même sur Loute la surface du globe et a toujours été le même, 
à toutes les périodes géologiques, quoique les êtres organisés ont 
presque toujours été partout diflérents et ont toujours différé à 
tous les âges. Ces combinaisons dans le temps et dans l’espace 
de toules ces conceptions profondes prouvent en un mot la force 
intelligente qui pousse et dirige tout dans l'univers. 

Nous savons, que devant le progrès, se sont évanouis beau- 
coup d'anciens préjugés, base fondamentale des anciennes 
croyances, qui attribuaient tous les phénomènes de la nature 
analogues à une volonté humaine, agissant par des procédés 


eux-mêmes analogues aux procédés humains. Toutes ces idées 
préconçues se sont écroulées, faute de preuves, devant les faits 
que nous a révélés la science, en nous démontrant que tout 
l'univers est gouverné par une force immuable, intelligente, 
créatrice, directrice de tout ce qui est et de tout ce qui existe. 
Force de beaucoup au-dessus de l’entendement humain qui, 
malgré toutes ses facultés, la pressent sans pouvoir la bien 
comprendre ni la bien définir. Chaque secte l'interprète à sa ma- 
nière et l’homme, dans ses interprétations plus ou moins idéales, 
se trouve toujours en face de l’inconnu. Où est la vérité sur les 
différentes appréciations, quant à la force intelligente de l’uni- 
vers ? c’est là le point sur lequel il n’est pas possible de s’entendre, 
surtout lorsque l’on part de l’inconnu pour aller au connu. La 
seule marche à suivre ou pour y parvenir, c’est de partir du connu 
pour arriver à l'inconnu. En remontant ainsi , il nous est facile 
de reconnaitre que Dieu est la seule et unique force intelligente ; 
centre d’activité de tout ce qui compose l’univers. 

C’est cette force intelligente qui fait sans cesse passer à un état 
visible, suivant sa volonté et selon ses intentions, tous les êtres 
de la nature, tant organiques qu’inorganiques. Les faits prouvent 
ces assertions d'une manière irrécusable, puisque la terre, de 
même que les êtres organiques, n’a pas toujours existé, et que 
les fossiles sont un témoignage irrécusable que la vie a paru 
sous des formes différentes de celles qui leur ont succédé à des 
périodes géologiques, plus ou moins éloignées de celles qui 
subsistent présentement. 

Ces faits admis , je demanderai à tous nos transformistes si, 
toutes les fois qu’un état de choses invisible dès l'origine vient 
à passer à l’état visible, ce n’est pas pour l’homme ce qu’il a le 
droit d'appeler un acte de création. Enfin, comme tous ces faits 
sont incontestables et prouvent ce que j’avance, je maintiens que 
la force consciente et inteiligente qui fait passer à l’état visible 
et palpable pour nos sens tous les corps, tant organiques qu'inor- 
ganiques, est un véritable acte de création. 

Quels faits ont-ils à m’opposer ? Je n’ai encore pu en rencon- 
trer un seul à l’appui de ce qu’ils avancent, et pour combattre ce 
qu'ils ne peuvent prouver, ils allèguent des sophismes qui n’ont 
aucune valeur pour tout homme sérieux qui, fort des faits, se 
met au-dessus de toutes leurs fausses théories. 


QUESTIONS MARITIMES 


LES ABORDAGES 


C’est dans la nuit du 22 au 23 novembre 1873, que le paque: 
bot transatiantique la Ville du-Hâvre , venant de New-York, ct 
le navire anglais Loch-Earn, s'abordèrent à 1,300 milles des 
côtes de France. Le choc fut épouvaniable. 

La Ville-du-Hävre coulait environ dix minutes après, laissant 
226 victimes sur 313 personnes qui étaient à bord. 

Le navire anglais, malgré ses graves avaries, après avoir con- 
tribué puissamment au sauvetage des naufragés , leur offrit la 
plus cordiale, la plus fraternelle hospitalité. Ils furent ensuite 
ramenés en Angleterre par le navire américain Trimonniain, où 
ils trouvèrent la plus bienveillante sympathie et tous les soins 
que réclamait leur position. 

Merci, pour eux ! 

Le Loch-Earn coulait quelques jours après, heureusement 
les hommes généreux qui le montaiert, et parmi lesquels on 
comptait deux naufragés de la Ville du-Hävre , purent être re- 
cueillis par un autre navire. 


5 


= DORE 


Il'existe des réglements sur la navigation, qui tracent aux 

vavires susceptibles d’atteindre le même point, la direction qui 
appartient à chacun d’eux !. Il a suffi de s’en écarter pendant 
quelques secondes pour perdre 296 personnes, deux navires de 
premier ordre et leurs riches cargaisons !... Quelle leçon !.…. 
. Des malheurs de même nature ont précédé ce grand désastre , 
qui déjà n’est pas le deraier, on se demande s’il sera possible 
un jour de diminuer le nombre des catastrophes qui apportent à 
des époques régulières et de plus en plus rapprochées, le deuil 
dans les familles, la ruine dans le commerce, comme on est par- 
venu au moyen de mesures de police bien entendues et sérieu- 
sement appliquées, à réduire les accidents auxquels la création 
des chemins de fer a donné lieu. 

Les chemins de fer, surtout en France, sont séparés des héri- 
tages voisins par de solides clôtures, partout ils disposent d'un 
personnel parfaitement au courant du service. Toui fonctionne 
avec la régularité d'un chronomètre. 

L'Océan étant un lieu commun, est sillonné par les navires de 
tous les ports du globe... ; il ne faut pas moins qu’un langage 
universel pour amerer cette population flottante, venant de tous 
les points de l'univers, à s'entendre pour se prêter un mutuel 
appui et empêcher toute collision. Les choses doivent toujours 
se passer comme s'il n’y avait en présence que deux navires du 
même pori. 

La brume, la neige, le mauvais temps, les avaries à un navire, 
le manque de bras, de surveillance, sont autant de causes qui 
seront toujours préjudiciables à la navigation. Il ne faut donc 
pas considérer à première vue comme valide , te navire qui est 
susceptible de nous aborder... On doit consulter ses allures, ses 
signaux. [l ne faut pas oublier qu'un bâtiment, dépourvu d'équi- 
page, met tous les réglements de côté. Il faut considérer au 
besoin ce bâtiment comme dépourvu de bras, et agir comme 


*! Le but proposé est da combler autant que possible les vides laissés 
sur la matière par les décrets sur les abordages du 25 octobre 1862 et 26 
mai 1869. — Je fais remarquer que j'avais fourni à l'Administration, dés 
1861 (voir les notes de la page 6), des données du même genre que celles 


exposées dans le présent mémoire. 


TC ESS 


RARE AE RE 


si on était en présence d'un écueil flottant. Quoi qu’il en soit, la 
question des abordages étant carrément posée, on peut répon- 
dre de la manière la plus affirmative, qu’elle sera résolue de 
façon à rassurer ceux qui confient leurs personnes et leur for- 
tune à la navigation. 

La plus sage mesure de police est comme le jeune arbre 
qu'on vient de mettre en terre — qu'ilest défendu de fouler 
aux pieds... Sa présence gêne, et les avantages manquent encore 
de relief... Quand ses rameaux offriront un abri salutaire, on 
compreudra combien il était sage à veiller à sa conservation. 
La plus importante mesure de police d'intérêt générai apparaît 
toujours comme eulrave. 

L'organisation de l’homme fait voir qu’il n'est point taillé 
pour vivre sur l'eau... On comprend cependant qu’il a dû, dès 
l'origine, tirer de la mer un2 partie de sa nourriture , que petit 
à petit il s’est fait navigateur. Le vent contraire devait souvent 
jeter ses embarcations au large...; mais que d'audace il a failu 
pour quitter volontairement le rivage de vue!... Que de uau- 
frages avent la découverte de la boussole !.… 

La boussole et la navigation sont deux questions qui ont 
marché de front. À quoi eût servi la boussole sans la naviga- 
tion ?.. Que serait aujourd’hui la navigation sans la boussole ? 
Saus la boussole nous aurions veut-être trouvé quelque autre 
chose d’analogue... Les oiseaux en ont une qui vaut bien la 
nôtre. 

Le navigation sur le littoral a dû paraître de tous temps un 
exercice assez ordinaire, tandis que, même de nos jours, pour 
le plus grand nombre, le lonz-cours appartient encore au mer- 
veilleux... Et cependant ce n'est pas sur le milieu de lPUcéan 
que la population maritime a le plus à souffrir. 

Les rives hérissées d’écueils sont plus riches en poissons, 
coquillages et produits de touies natures... Elles sont sous la 
main de la petite navigation qui les explore d’une façon inces- 

sante. 

Au moment de la pêche à la sardine , on voit journellemerit 
de 300 à 400 barques de pêche quitter le port de Palais (Belle- 
Ile.) Chaque localité voisine a sa flottille particulière. On s'em- 
barque par le plus beau temps du monde, mais tout à-coup un 


HA D RS 


grain jette la perturbation au milieu de ces hommes tout à 
l'heure si gais et si tranquilles... Que de sinistres dont nous 
sommes témoins ! 

L'lie de Groix, qui compte une population de 4,000 âmes, a 
perdu, en 1873, 38 hommes et trois belles embarcations pontées. 
Disons que cette localité fournit un personnel maritime de pre- 
mier ordre, disposant d'un riche matériel de chaloupes cons- 
iruites et tenues avec le plus grand soin. Une autre année, 
Riantec, commune voisine, comptait 52 vic'imes !… 

Le 7 février 1870, neuf pilotes, marins et cultivateurs (car ici 
la navigation est familière à tout le monde), de Locmaria (Be!le- 
Ile-en-Mer), poussés par un admirable dévouement , disparais- 
saient sous les yeux de leurs femmes et de leurs enfants. 

Ils laissèrent huit veuves et dix-neuf orphelins !.. 1, 

Dans ces sinistres, la fleur de la population marche en tête. 
On voit le père avec trois ou quatre enfants englontis par une 
ame... la faille pleure les absents pendant que les voisins 
compatissants commentent la manœuvre, cause du sinistre, et 
vicnnert en aide à ceux qui n’ont plus de soutien !... Et quel- 
ques jours après, les jeunes frères s’'embarquent comme mous- 
ses !.. Il faut bien vivre. 

Bien des fois j'ai été témoin de l’abondance du pzisson de 
mer, qui figure sur les marchés de nos villes de l’intérieur , et 
j'ai fait souvent remarquer à ceux qui se plaignaient de son 
haut prix, qu'il faut voir les pêcheurs dans les moments diffi- 
ciles, pour apprécier cette précieuse denrée à sa juste valeur. 
Quels sublimes actes de dévouement ignorés accompagnent ces 
drames maritimes !…. 

Pendant que le mauvais temps ruinait la marine de Groix , en 
1873 , et frappait sa population avec tant de violence, Joseph 
Tristan, un de ses enfants, patron d’ane chaloupe, sauvait d’a- 


1 Les veuves ayant moins de vingt ans ne sont pas rares dans nos 
parages. : 

Le jour même je rendais compte de l’événement et des circonstances qui 
j’avaient accompagné , en provoquant une souscription pour venir en aide 
aux malheurcuses familles. .…, 1’appel fut eutendu, car en quelques mois 
on réalisa une somme de plus de 53,600 francs. 


a gg 


bord d’une mort certaine l'équipage d’un chasse -marée de 
Belle-lle. La barque coulait sous ses yeux dix minutes plus 
tard, puis quelques jours après l'équipage et les passagers, en 
tout cent personnes , du vapeur ang'ais Germanie, qu'il conduisit 
à la Rochelle. 

Déjà bien des personnes devaient la vie à cet intrépide marin, 
aussi tout le monde a appiaudi en le voyant nommer chevalier 
de la Légion d'honneur. 


L’homme de mer approvisionne nos marchés des produits les 
plus délicieux de l'Océan ; il envoie au loin le trop plein des ré- 
coltes de l’industrie, il apporte en échange les richesses de tous 
les pays de l'univers... La navigation est aujourd’hui un des 
organes indispensables de la société , c'est une sorte de siphon 
qui tient en équilibre les différents produits de l'univers... qui 
nous met au courant du progrès des sciences. Elle à droit à 
toute notre attention, à toutes ros sympathies... N'est-ce pas 
dire que la question des abordages est résolue. 

Bien qu'ayant peu navigué, j'ai failli deux fois être victime 
des collisions entre navires; aussi je m'occupe avec acharne- 
ment, depuis plus de vingt ans, de trouver le moyen d'en dimi- 
nuer le nombre. 

En 1861, je me faisais bréveter dans ce but, pour un appareil 
dit : Guide du Sillage, qui figurait la même année à l'Exposi- 
tion gationale de Nantes !. Malgré le peu de succès qu'il ub- 
lint, et bien qu'ayant laissé mon idée tomber dans le domaine 
public, le même appareil figurait aux Expositions de Bayonne 
en 1864, de Saint-Brieuc et de Bordeaux en 1865, de Boulogne 
et d'Arcachon er 1866, à l'Exposition universelle de Paris en 
1867, à ceile du Hâvre en 1868. 

Je croyais mon invention totalement oubliée, quand je la 
rencontrai, en 1872, sur le bajeau à vapeur l’Armide, qui fait un 
service de voyageurs et de marchandises entre Lorient et Bor- 
deaux. Le pyroscaphe l’Armide a été construit en Angleterre. 
Dans une communication que je fis à cette occasion à la Cham - 
bre du commerce de Nantes, je disais : 1 est vraiment fâcheux 


‘ Brevet du 8 février 1861, numéro 248300. 


= OU UE 


en les bonnes inventions ne puissent s'acclimater chez nous , 
qu'après avoir recu la sanction de l'étranger *. 

Le Guide du Sillage est aujourd’hui très-répandu dans la navi- 
gation à vapeur , mais on le désigne sous le nem de lélégraphe, 
si bien que je parais complétement étranger à cette invention, 
qui m'a cependant coûté bien des sacrifices de toutes natures. 

Je sais qu'il y a des instruments destinés à atteindre le but 
que j'avais en vue, qui sont bien antérieurs au mien ; mais ce 
dernier est plus simple, plus clair. 

L'affaire des abordages intéresse toutes les nations mariti- 
mes... elle demande le concours de tous les hommes pratiques 
expérimentés. Pour que chacun apporte son grain de sable... On 
doit la traiter au grand jour... Il faut demander sa puissante in- 
tervention à la publicité... elle ne fera pas défaut. 

La situation présente est à charge à nos voisins comme à 
nous : elle fait des veuves et fait couler les plus solides maisons 
chez toutes les nations maritimes , nous pouvons compter sur 
leur bonne intervention, corame ïls peuvent compter sur notre 
concours. 

Il faut faire appel à tout le-monde, cer le plus modeste marin 
peut fournir un bon conseil. Après que les pronositions auront 
été débattues dans de nombreux centres, les maîtres nommés 
pour former la commission internationale se réuniront en 
assemblée générale et formeront un tout des éléments qu'ils 
auront recuelilis… 

J'ai dit que toute idée qui paraît applicable devra être ac- 
cueillie avec bienveillance, que pour celui qui se sera écarté de la 


! Voici la réponse à une observation que j'avais eu l'honneur d’adres- 
ser à ce sujet à la chambre de commerce de Nantes. « Extrait du compte- 
rendu analytique de la séance du 22 avril 4872, de la chambre de com- 
merce de Nantes : » Sur le rapport de M. Dubigeon, la chambre a décidé 
qu’il serait écrit à M. Gouëzel de Belle-Ile-en-Mer, pour le remercier de la 
communication qu'il a faite de son Guide du $Sillage : Cet appareil destiné 
à transmettre au mécanicien les ordres du capitaine, paraît bien disposé 
pour atteindre son but. — La note descriptive de M. Gouëzel sera tenue au 
secrétariat de la chambre de commerce, à la disposition des personnes qui 
désireraient en prendre connaissance. 

(Extrait du Phare de la Loire, le 2 mai 1872.) 


L 


RE A 


question, il ne sera tenu compte que de sa bonne volonté ; je 
demande à user un des premiers de l’indulgence que je réclame 
pour tous. 

Mon travail n’est qu’ébauché, j'y revien drai plus tard, si on 
le jugé nécessaire. Quand je n’arriverais qu’à montrer que mon 
désir d'être utile, ce serait déjà quelque chose. Lorsque je 
verrai des propositions préférables aux miennes, j'applaudirai 
des deux mains. 

Que d’ennemis, que de causes de mort se dressent devant 
celui qui s'aventure sur les mers !.. Un navire se perd sur les 
récifs. sombre dans les brisants. Le feu 1, une voie d’eau, la 
disette, les maledies, pareissent'autant de calamités associées 
pour punir l’homme de sa témérité. 

Sur terre, notre élément , la misère maltraite les plus vail- 
lants, elle a beau jeu sur un champ de bataille comme 
l'Océan! 

A mesure que le tonnage augmente, la quille des navires s'im- 
merge davantage et trouve des écueils sur les points considérés 
auparavant comme très-sains, car malheureusement les caites 
marines sont incomplètes ; elles contiennent des erreur: et surtout 
beaucoup de lacunes. Il importe au plus haut point de les rec- 
tifier et de les compléter. Qu'on ne l’oublie pas , la plus petite 1ête 
de roche, celle qui n’a chance d'être touchée qu'une fois par 
siècle, peut produire un désastre aussi considérable que celui qui 
vient d’être mentionné. Quoi qu'on fasse le fond de l'Océan ren- 
fermera toujours beaucoup d'inconnu.… Nos arrière-neveux ne 
combleront pas tous les vides qui resteront après nous. . 

Le tonnage influe encore sur les abordages, car les gros navires 
oceupent plus de place et sont moins maniables que les anciens. 
Tout le monde sait par expérience, qu'il arrive à deux hommes 
qui doivent se croiser sur un trottoir, de se jeter l’un sur l’autre 
après avoir fait dix fois des gracieusetés pour s'éviter ; la même 
chose a lieu entre deux navires qui croyaient s’éviter.. qui 
comprennent trop tard qu’un choc est à redouter.. Si au moins 
la manœuvre se faisait d'accord pour sortir du mauvais pas, 


(4) Le feu est resté pendant deux mois dans un chargement de houille 
du 3 mûs Mélanie de Quiberon. capitaine Cullet. 


LL TOR 


mais non, faute de règles admises, après avoir voulu prendre la 
droite, puis la gauche, on finit par s’aborder.. L'équipage se 
laisse influencer, troubler par les passagers atteints de la peur. 
la plus prompte, la plus violente et la plus contagieuse des 
maladies. 

Il y à bien des règles établies qui servent à guider la marche 
des navigateurs ; nul ne conteste les services qu'elles rendent, 
mais chaque nouvel abordage met à jour des lacunes qui n'a- 
vaient pas encore été soupçonnées. D'abord, ii y a des capitai- 
nes comme il y a des personnes, qui s’attribuent le haut du 
pavé... Malbeur aux vieillards , aux infirmes , aux petits, ayant 
droit et habitués aux égards... ne comprenant pas le danger. 
ou qui n’ont pas les jambes assez vigoureuses pour se tirer 
d'affaire. 

L'accueil si sympathique que les passagers de la Ville-du- 
Hâvre ont rencontré sur le Loch-Earn, puis sur le Trimonñtain, 
démontre que la couitoisie existe dans la population de l'Océan. 
Toutefois, il y a des exceptions ‘.. Le jour où chacun mettra 
autant de bonne volonté pour ménager le navire d'autrui que 
s’il avait sa famille à bord... on sera près du but. 

J'en reviens à mes deux promencurs : les voilà dans un sentier 
de un mètre de largeur, se dirigeant l’un vers l’autre, comme il 
n’y a aucune règle pour prendre plutôt la droite que la gauche, 
il est à craindre de les voir se heurter, ou faire une manœuvre 
devant contrarier leur marche ; mais si l'exercice se renouvelle 
souvent, quand même ils seraient sourds et muets, il s'établira 
entre eux des signes conventionnels comme pour les conduc- 


teurs de voiture qui passent toujours à tribord.. L'un allongera 


une main pour indiquer à l’autre la direction à prendre, on adop- 


! J'ai été abordé à quatre heures de l’aprés-midi, le 8 juillet 1866, par 
un gros vapeur qui faillit couler ma barque... Nous manquions de vent 
pour l’éviter, et lui sans doute nous considérait comme trop peu de chose 
pour rien changer à son alluye. J'avais cependant une bouée trés-apparente 
à bord. Elle aurait dû nous altirer sa sympathie puisqu'elle démontrait 
que je travaillais dans l'intérêt de tous les navigateurs. . Ce flotteur que 
j'allais installer sur un écucil est un moyen de salut pour lui comme pour 
les autres navires. 


OP PT 1 IE NES 


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ie TAN es 


tera un autre avertissement à leur portée. L'autre, comme 
marque d'approbation, de reconnaissance, désignera de la même 
façon le côté opposé... Comparés au bonjour, qui est souvent 
une civilité banale, ces petits signaux pourraient être considérés 
comme faisant partie de la civilité utile. 

L'Océan est une vaste promenade, sur laquelle les vaisseaux 
circulent dans toutes les directions, c'est une fourmilière dont 
chaque sujet a sa mission particulière ; un chassez-croîsez dans 
lequel on ne doit pas se coudoyer. 

Deux vaisseaux dont la manœuvre n’est pas bien déterminée 
par le réglement sur la matière... parce qu’ils s'aperçoivent 
trop tard, ou qu'une autre incapacité s'oppose à l'observation 
du programme, devraient s'entendre au moyen de signaux, sur 
la direction respective qu’il convient d'adopter. 

Les instructions applicables en France pour éviter les abor- 
dages, sont contenues dans les décrets du 25 octobre 1862 et du 
95 mai 1869. 

L'amirel Rigault de Genouilly les a fait suivre d'un question- 
paire, qui a pour objet de familiariser Les navigateurs avec tous 
les cas qui peuvent se présenter. 

Ces instructions sont claires et pratiques en temps ordinaires, 
ainsi que nous le verrons plus loin : elles ae me paraissent pas 
complètes, surtout pour les signaux en temps de brume. 

A quelles causes faut-il attribuer en général le peu d'accord 
qui existe dans l'application des réglements ayant pour but de 
faire éviter les abordages ? 

L’ignorance de nos marins, en fait d'instructions relatives à 
leur métier, doit être mise en première ligne. 

On sait que les amers qu’on doit laisser à tribord en venant 
du large, sont peints en rouge, que ceux de babord sont noirs, 
qu’on met des zones successives rouges et neires , quand il est 
permis de passer à volonté sur une rive ou sur l’autre. 

La couleur blanche est réservée pour les musoirs à l'entrée 
des ports, pour les bouées de touage ou d’amarrage. 

Eh bien! l’année dernière, un pêcheur qui passe pour un 
loup de mer, fit tous ses efforts pour me déterminer à peindre 
en blanc une tourelle ea maçonnerie qu'on peut contourner, et 
qui par conséquent doit être revêtue de zones successives rouges et 


MAY TES 


noires, Si cet homme avait eu la moindre connaissance des ins- 
tructions sur le balisage, il se serait bien gardé de faire de sem- 
blables propositions. 

Cette ignorance a dû donner lieu à bien des naufrages. 

J'ai interrogé des marins qui ont fait du service à bord des 
vaisseaux de l’Etat, dans les transatlantiques et autres gros na- 
vires. La plupart ne connaissent rien aux signaux destinés à faire 
éviter les abordages. Sur beaucoup de navires, le capitaine et 
le second sont les seuls qui connaissent les instructions sur le 
balisage ; les précautions à prendre pour éviter les abordages… 
Si l’un de ces hommes meurt ou devient momentanément inca- 
pable de faire son service, on comprend quelles suites peuvent 
en résulter. 

Si l’homme qui gouverne ne connaît pas son métier, il omettra 
de prendre les précautions qui lui sont imposées, et sôuvent ce 
n’est que quand la situation est compromise, qu'il a recours au 
capitaine. Gelui-ci peut être influencé tout d’abord, au point de 
n'être pas maître de lui-même... de ne pas savoir tirer parti des 
ressources dont il pourrait disposer. — L’autre navire voyant 
qu’on opère mal, est amené souvent à sortir lui-même de la voie 
qu'il devait suivre. 

Par la pluie, la neige, le mauvais temps, la surveillance est 
très-pénible ; il faut que l’œil embrasse constamment tout l’ho- 
rizon , car un navire d’une marche rapide est à redouter par 
l'avant, sur les côtés et même par l’arrière. 

Les abordages sont nombreux , tout le monde le sait; mais 
interrogez les marins qui fréquentent les parages où les navires 
sont en grand nombre, et ils vous diront combien de fois ils ont 
failli être témoins ou victimes de collisions! Deux navires 
croyaient suivre des directions convenables pour s'évitér , mais 
une différence dans la vitesse de la marche, l'influence d’un 
courant, une manœuvre mal réussie, renverse tous les calculs. 

Une autre fois on s’aperçoit trop tard pour appliquer les ins- 
tructions réglementaires. Celui qui s'en écarte le premier , 
devrait communiquer sa détermination, pour que le voisin réglât 
sa manœuvre en conséquence. 

La brume , la neige, créent une foule de difficultés aux navi- 
gateurs. 


On voit sur nos promenades des sourds, des aveugles, de 
pareilles infirmités sont peu connues au milieu de l'Océan; on 
trouve cependant des navires atteiats d’infirmités analogues. — 
Celui dont l’équipage ne veille pas, ou ne sait pas appliquer les 
instructions. Celui qui manque de bras, de gouvernail, ou 
dont la manœuvre est paralysée par une cause quelconque, 
peut certainement être considéré comme un invalide où même 
comme un écueil flottant. Il faut que le navire que la question 
intéresse en soit instruit pour opérer en conséquence. 

Quelles sont les mesures à prendre pour empêcher les abor- 
dages et pour diminuer en général les sinistres maritimes ? 

4° Astreindre tous les marins , pêcheurs, et autres personnes 
qui prennent part à la conduite d’une embarcation , à justifier 
d'une certaine connaissance sur la coloration des amers ; 

9o Exiger que tous les marins qui sont à bord d'un ravire, y 
compris le novice , aient une connaissance parfaite des instruc- 
tions pour faire éviter les abordages, de toutes celles relatives à 
la coloration des amers et autres renseignements du même 
genre. 

Pour familiariser les marins avec les instructions sur les abor- 
dages , il conviendrait d’avoir quelques croquis, qui leur fissent 
bien mieux comprendre que tout autre moyen, la position de 
deux navires en présence, les manœuvres commandées par les 
réglements ; 

3 Lorsqu'on approche d'un navire, qui ne se conforme pas 
aux prescriptions reconñues nécessaires pour prévenir un abor- 
dage, il faut l’avertir par une détonation, le lancement d'une 
fusée , le son de la corne ou de ja cloche; 

4° Quand les mesures de’police ne paraissent plus applicables, 
un accord rapide doit les remplacer. Il est provoqué par l'un 
des navires ; ; « 

5e Si le navire qui prend l'initiative hisse un ballon sur l’un 
des flancs cu à l’une de ses extrémités , il prie le serond navire 
de passer sur cette rive. C’est pour que le second navire ait 
toujonrs le signal à sa portée, qu’on le met du côté où il doit 
passer ; 

6° Une fusée lancée par 4° fait connaître au deuxième navire 
qu’il doit prendre la même direction de cette fusée; 


RQ ONCE 


7° Le son de la cloche indique que les navires passeront à 
babord l’un de l'autre ; 

8° Le son de la corne fait connaître qu'ils passeront à tri- 
bord ! ; 

9 Le second navire doit faire connaître qu’il a compris les si- 
gnaux qui lui ont été faits , et qu'il en tiendra compte. 

Il peut répondre par un signal semblable : 

Eo jour, en hissant son pavillon. 

Ev nuit, en actionnant la cloche ou la corne. 

10° Le navire qui, per faute de gouvernail, de bras ou pour 
une cause quelconque, est dans l'impossibilité de faire les ma- 
nœuvres qui lui sont cemmandées par les réglemerts , mettra 
son pavillon en berne... il pourra l’amener ensuite, s’il n'avait 
d'autre but que de faire constater son incapacité. 

Je terminerai mes propositions par l'observation suivante : 
Les combhinaisons dont il vient d’être parlé furent établies 
&ans les jours qui suivirent l'accident de la Ville-du-Hävre. Je 
comptais pouvoir les modifier, mais le temps m'a fait défaut. 
Je regrette beaucoup de ne pas les avoir mises plutôt à la dis- 
position de la commission nommée pour s'occuper de la ques- 
tion des abordages. Je lui demande perdon de lui offrir un 
travail aussi incomplet, mais de plus longs délais me feraient 
peut-être arriver irop tard. — Du reste, tels qu'ils sont, ces 
renseignements peuvent déjà être d’une certaine utilité... J’au- 
rais eu recours plus d’une fois aux mesures proposées, si elles 


! Au moyen de signaux conventionnels qui ont figuré à l'exposition 
universelle de Paris en 1867, et qui ont été adoptés par les Administrations 
des Ponts-et-Chaussées et de la Marine, je suis arrivé à indiquer deux 
passes pour entrer dans le port d'Hoédic, ct une pour entrer à Port-Maria 
de Quiberon... Autrefois il fallait être pratique pour entrer dans ces ports 
que tout le monde fréquente aujourd’hui , sans courir de danger... J’ai 
indiqué de la même façon les écueils, a Chèvre et Men-Fourchec à Hoëdic.……. 
Basse-Catique à Port- Maria, de Quiberon... (Voir l'Etat du balisage côtes 
de France au 1% janvier 1872, page 135... Le premier volume du Pilote 
des côtes Quest de France, pages 6 et 461, par M. Bouquet de la Grye, 
Ingénieur-Hydrographe.…. L'Art Naval, en 1867 à l'exposition universelle 
de Paris, pages 1056. … 1057... 1064, 1665... par l’Amiral Pâris.) 


Puch cn RE, 7 


AE te 


avaient été adoptées 1. Je n’ai d’ailleurs rien retranché des 
signaux qui sont en vigueur en ce moment , je me suis borné à 
y ajouter des détaiss qui paraissent indispensables et qui sont 
aisément compris de tout le monde. 

J'ai dû interrompre mon travail, mais je ne considère point 
ma mission comme terminée. Je continuerai à recueillir tous les 
matériaux que je croirai de nature à éclairer la question des. 
abordages, pour les mettre à la d'sposition de l'autorité com- 
pétente. 

Belle-Ile, le 49r janvier 4875. 


GOUEZEL. 


ADS ONE SAS RE 


Renseignements Additionnels. 


Je communiquerai avec plaisir le présent mémoire aux per- 
sonnes qu'il est susceptible d’intéresser , et je sérai heureux de 
mentionner, à la suite, les renseignements qui seraient portés à 
ma connaissance, en laissant à chaaue auteur le mérite de ses 
œuvres. 

L'art. 10 du décret de 1862 prescrit des signaux toutes les 
cinq minutes pendant le temps de brume. Ils se font pour les 
navires en marche : avec le sifflet pour les vapeurs... avec le 
cornet pour les navires à voile : avec ure cloche pour tous les 
navires mouillés. 

Pour les navires mouillés, les signaux manquent de préci- 
sion. ils constatent la présence d'un danger sans fournir les 
renseignements nécessaires pour le conjurer, paisqu’ils ne disent 
rien de la direction suivie. ils sont moins complets que les 
autres signaux. 


1 Je fais ici une application de la corne et de la cloche autre que celle 
prescrite par le réglement. — D’après les instructions ces objets ne servent 
qu'en temps de brume, le cornet quand on est en marche et la cloche quand 
on est au mouillage. 


Renseignements fournis par M. Carie, mailre au cabotage, 
à Belle-Île. 


En temps de brume, préciser comme suit les renseignements 
fournis par le cornet. 


Un coup de cornet indique que les amures sont à tribord ; 

Deux coups indiquent que les amures sont à babord; 

Trois coups indiquent que le navire marche vent arrière. 

Quand deux uavires viennent l’un sur l’autre , ils appuieront 
tous les deux sur babord pour passer réciproquement à babord 
l’un de l’autre. 

Quand deux navires marchent l’un sur l’autre la nuit, sans 
voir le feu, ils viendront l’un et l’autre sur tribord pour passer 
à babord l’un de l’autre. 

De nuit, par un temps clair, quand deux navires courent l’un 
sur l’autre et qu’un feu est visible... le navire qui aperçoit doit 
faire voir le feu de la même couleur ; le feu vert s’il distingue le 
feu vert, ie feu rouge s’il voit Le feu rouge. 

De nuit par la brume, quand deux uaavires suivent la même 
ligne avec vent arrière ou à peu près, et qu’une collision est à 
‘ redouter à causs de la marche supérieure du second, ce dernier 


doit inviter l’autre par ün coup de cornet à venir sur tribord; si 


les feux sont visibles il fera voir le feu vert ou le feu rouge sui- 
vant qu'il l’invitera à venir sur tribord ou sur babord, le premier 
est considéré comme naviguant au plus près. 

Lorsque deux navires suivent des alignements qui se coupent 
presque à angle droit, celui qui a du largue doit passer derrière 
celui qui est au plus près. 

GOUEZEL. 


dati 


8 MAI 1875 


Combinaison proposée d’après une observation du capitaine 
Minié, commandant le vapeur Moïse de St-Nazaire. 


Constamment , la Manche et la côte anglaise sont sillonnées 
par des vapeurs. Dans les temps de brume si fréquents dans ces 
parages, le personnel maritime est alarmé par les sifflets de ces 
pyroscaphes. Il n’y a pas sur le globe d’endroit où les collisions 
soient aussi fréquentes. 

On devine à peu près la direction et la vitesse d’un voilier. 
par les plus grands calmes , un vapeur peut marcher à toute vi- 

tesse dans la direction qui lui convient. Son sifflet annonce le 
danger sans dire comment s’en garer. Pourquoi n’indiquerait-il 
pas l'aire de compas suivi ? 

La combinaison suivante ferait cesser l'incertitude : 

Un coup de sifflet annonce que le navire marche vers le N. 


Deux id. id. l'E. 
Trois id. id. le S. 
Quatre id. id. l'O. 


Les directions intermédiaires seraient données par : 
Un coup de sifflet suivi de deux coups pour le N.-E. 


Deux id. trois coups pour le S.-E. 
Trois coups de sifflet saivis de quatre coups pour le S.-0. 
Quatre id. ur coup pour le N.-0. 


Le vapeur qui reconnaîtrait un navire devant lui, appuierait 
sur tribord, pour le laisser comme de coutume à babord. 


GOUEZEL 


Conducteur des Ponts-et-Chaussées au Palais, à Belle-Ile-en-Mer , 
(MorgiHAN.) 


REMARQUES 


Sur les poissons de la famille des Squammipennes, avec la 
description de deux nouvelles espèces de Scorpis. 


SQUAMMIPENNES 


CARACT. Corps comprimé, écailleux. Nageoires verticales plus 
ou moins complétement couvertes d’écailles dans leur portion 
molle, et souvent aussi dans leur partie épineuse. ” 

Tels sont les caractères assignés aux poissons qui composent 
la famille des Squammipennes, établie par Cuvier et Valenciennes 
(Hist. nat. Poiss., t. VIII, p. 2), généraiement admise par les 
Ichthyologistes, modifiée par les uns et entièrement rejetée par 
d’autres. Ceux-ci, toutefois, considèrent cette famiile des Squam- 
mipennes comme devant être diviséz en plusieurs autres parfai- 
tement distinctes entre elles, et établies sur les différences im- 
portantes que présentent les groupes génériques qui concourent 
à les former, bien qu’elles portent dans les revêtements écailleux 
de leurs nageoires verticales un caractère qui leur soit commun 
à toutes, et dont les noms rappellent le genre principal d’après 
lequel chacune d'elles a été établie. 

Les Squammipennes comprennent un nombre considérable 
d'espèces variées, et toutes des mers chaudes ou tempérées. 

Cuvier et Valenciennes , pour faciliter l'étude de ces différents 
poissons, les divisent en trois tribus principales, d’après la forme 
qu'affoctent leurs dents : 


rte CE A 


1° En espèces dont les dents des mâchoires sont flexibles, en 
brosse ou en soie. Cette première tribu comprend les genres : 


Chætodon (Art.), Cuv. (Tetragonopterus, Klein., part. ; Micro- 
canthus et Rhabdophorus, Swns., part. ; Megaprotodon, Guich..- 
part.). Chelmo, Cuv. Heniochus, Cuv. (Diphreutes, Cant., part.) 
Zanclus, Commers. (Gonopterus, Gronov., part. ; Gnathocen- 
trum, Guich., part.). ÆEphippus, Cuv. (larches. Cant., paît.) 
Drepanne, Cuv., Val. — Harpochirus, Cant. Scatophagus, Cuv., 
Val.— Cacodozus, Cart. Taurichthys, Cuv. Holacanthus, Lacép. 
(Genicanthus, Swns., part.; Pomacunthus, Lacép. Platax, Cuv.) 


2 En espèces dont les dents des mâchoires sont tranchantes. 
Cette seconde tribu renferme les genres : 

Pimelepterus, Lacép. — Xyster. — Dorsuarius. — Kyphosus; 
Lacép., Doidyxodon, Val. 


30 En éspèces dont les dents des mâchoires sont en velours ou 
en cardes. Dans cette tribu sont classés les genres : 


Pseitus, Commers. — Monodactylus. — Centrogaster. — 
Centropodus. — Acathopodus, Lacép., Brama, BI. Schn., 
Polymixia, Low. — Nemobrama, Val., Schedophilus, Coc. — 
Crius, Val. Schuettea. Steind. Scorpis, Val., Atypus, Gunth., 
Pempheris, Cuv. Toxotes, Cuv. 

_ Le genre, le seul, dont nous ayons à nous occuper dans ce 
travail, est celui des Scorpis, Val. 


SCORPIS, Cuv. Val. Hist. nat. Poiss., Suppl; t. VII, 
p. 503. 


CARACT. Un corps ovale, élevé, très-comprimé latéralement, 
et couvert d’écailles excessivement petites, minces et lisses ; un 
museau court et peu proéminent ou peu saillant ; une dorsale 
unique , avec la portion molle enveloppée d’écailles , comme le 
sont les autres nageoires verticales ; les mâchoires pourvues de 
dents en velours fort et serré, dont les antérieures sont plus 
longues, plus grosses encore que les autres, coniques, terminées 


en pointe légèrement recourbée en dedans; et, en outre, des 
6 


SRE LE RE 


dents également en velours ras aux palatins et au vomer sont les 
traits essentiellement distinctifs du genre des Scorpis ‘. a 

Le genre dont nous venons d’énumérer les earactères zoolo- 
giques, et celui des Atypes de Günther (Cat. Fish. Brit. Mus., 
t. Il, p. 2 et 64), constituent dans sa famille des Squammi- 
pennes le groupe des Scorpidina (loc. cit.). La présence de dents 
au palais, et la position de la dorsale sur le milieu du dos, ont 
servi à cet Ichthyologiste pour caractériser ce groupe. 

Les poissons du genre des Scorpis sont très-restreints en 
espèces admises. Toutes sont étrangères aux contrées euro- 
péennes et à l'Asie. Une seule se trouve en Afrique (Cap. de 
Bonne-Espérance). L'Amériqne (Chili) n’en offre aussi qu’une 
seule. Toutes les autres appartiennent à l'Australie, et plus 
particulièrement à la Nouvelle-Hollande. 

Notre but en publiant cette notice n’a pas été de rappeler les 
caractères attribués à chacune des espèces actuellement connues 
de ce genre, mais bien de les mentionner, et aussi de décrire 
ceux des Scorpis que nous faisons connaître sous les nomsfde 
Scorpis rhombeus et de Scorpis australis, espèces inédites, ou 
qui n’ont pas jusqu’à présent encore été distinguées. 

Après ces détails, il est essentiel de faire remarquer que nous 
inscrivons ici ces. diverses espèces de poissons d'après leur 
répartition géographique, et non d’après leurs affinités. 


À. Espèce Africaine. 


1. SCORPIS RHOMBEUS, Guich. 
Ce nouveau Scorpis , le seul encore, que nous sachions, qui 
soit d'origine africaine, est aussi celui de tous ceux que nous 


A] 


1 Il faut éloigner du genre Scorpis, le Scorpss boops de Peters (Monatsber. 
Æ. Akad. Wissensch. Berl., 1866, p. 519), dont M. Steindacher a fait son 
genre Schuetta (Fish. fauna, von Port Jackson, Australien, Fe 26 : in 
Sitzungsber, K. Akad. Wissensch. Vien.), dans la famille des Scombres, 
et fondé d’après une espèce qu’il a nommée Scalaripinnis. (loc. cit. p. 26, 
pl. 6, fig. 1), et qui a, contrairement à ce que l’on observe chez les poissons 
du groupe des Scorpis, bien qu'il leur soit assez analogue, quant à la forme, 
la lançue complétement lisse, sans dents ou aspérités ; les épines du dos 
grêles, rapprochées les unes des autres et croissant trés-rapidement en 
longueur, et les écailles du corps grandes et cycloïdes. 


HT Qear 


connaissions qui ait le corps. le plus court, par conséquent, le 

plus élevé, presque aussi haut que long, et tenant assez com- 

plétement du rhombe; et c'est de cette particularité que nous : 
avons tiré son nom spécifique de rhombe, en latin rhombeus. 

Cette circonstance organique le rapproche davantage encore du 

Scorpis Georgianus (Val.) que d'aucune autre des espèces de son 

genre, dont la forme générale est plus ou moins ovale. D'ailleurs, 

le Scorpis que nous décrivons, outre le caractère dont nous nous 

sommes servi pour le distinguer de ses congénères ou analogues, 

se singularise encore par la grandeur relative de son œil, qui est 
le tiers de la longueur de la tête; par son profil offrant une très- 
légère concavité au-dessus des yeux, et qui se termine. par un 

museau court et obtus, et même par son mode de coloration. 

Néanmoins, il ne diffère pas des autres Scorpis. Il a comme eux 
les mêmes dents petites et fines aux palatins, au-devant du 
vomer, sur la langue et aux mâchoires, où celles de la rangée 
externe sont les plus fortes, coniques et un peu arquées en 
dedans ; le même ensemble arrondi des pièces operculaires ; les 
mêmes épines du dos, courtes et fortes, et dont les trois der- 

nières qui s’allongent par degrés sont enveloppées en partie dans 

la même membrane que la portion molle de la dorsale ; et aussi 

les mêmes écailles, petites, rectangulaires, plus hautes que 

longues, sans stries, mais pointillées à leur surface extérieure. Ses 

pectorales sont en ovale pointu ; leur longueur est un peu plus 

de six fois dans celle du poisson tout entier. Ses ventraies sont 

fort petites, et du quart de la longueur de la tête. La portion 

molle de la dorsale est assez élevée par rapport aux dimensions 

du poisson, et plus baute à sa pointe antérieure, ce qui rend la 

courbe qui l’échancre assez concave. L’anale ressemblé pour la 

longueur à cette partie molle de la dorsale ; ses premiers rayons 

ne font qu’une très-légère saillie à leur pointe, et décroissent 

lentement jusqu’au dernier, de manière à rendre le bord infé- 

rieur de celle-ci oblique et droit; les deux nageoires, ainsi que 

la caudale, qui est échancrée en croissant, sont couvertes en 

partie de petites écailles, comme dans tous les autres Squammi- 

pennes. La ligne latérale suit la courbe du dos jusque vers la 
queue, où elle prend une direction droite : elle se marque par 
une tubulure apparente sur chaque écaille. 


EL 4 


EE — 


D. 8/28; A. 3/28; C. 26: P. 17; V. 1/5. 


Tout le corps du poisson est d’un argenté brillant, et teint de 
brun foncé sur le dos. Toutes les nageoires sont jaunâtres : 1l y 
a da noir sur le bout des !obes de la portion molle de la dorsale 
et de l’anale, qui sont très-fnement pointillées de noir. 

Ce scorpis habite le Cap de Bonne-Espérance, seule contrée 
Africaine d'où nous le connaissions encore. L'icdividu qui a 
servi de sujet à cette description, a douze centimètres de longueur. 
Il serait intéressant de savoir la taille à laquelie pourrait arriver 
cette espèce, sur laquelle nous ne possédons aucun renseigne- 


ment. 


B. Espèce Américaine. 


2. SCORPIS CHILENSIS, Guich. Pisces, in : Cl. Gay, Hist. 
Chile. t. W, p. 220, pl. 6, fig. 4. — Id., Güntb. Cat. Fish. Brit. 
Mus., t. XI, p. 64. 


C. Espèces Australiennes. 


3. SCORPIS GEORGIANUS, Val. Cuv. Val. Hist. Nat. Poiss., 
suppl, t. VEUT, p. 508, pl. 245. — 1d., Richards. Voy. Ereb. et 
Terr. Fisch., p. 191. — I., Günth. Cat. Fish. Brit. Mus., 
t. Il, p. 64. 

&. SCORPIS ÆQUIPINNIS, Richards. Voy. Ereb. et Terr. 
Fish., p. 121. — Id, Günth, Cat. Fish., Brit. Mus., 1. I, 
p. 64. 

5. SCORPIS LIN£EOLATUS, Kner. Novara, Expéd. Theil. Bd. 
Fish, p. 108, pl. 508, fig. 3. — SRORPIS ÆQUIPINNIS, 
Steind. Zur. Fish., fauna von Port Jackson in Australien. 

6. SCORPIS RICHARDSONII, Steind. Zur. Fish., fauna von 
Port Jackson, p. 14. — SCGRPIS ÆQUIPINNIS, Steind. 


Re QE 


Ichthyogische Notizen zur. Fish., fauna von Port Jackson, 
p. 28. \ 

Aux quatre espèces australiennes que nous venons de citer 
dans les lignes qui précèdent , fort semblables entre elles, très- 
difficiles d’ailleurs à distinguer, et dont plusieurs même ne 
paraissent pes parfaitement déterminées, ou bien être confondues 
ensemble sous la dénomination de Scorpis œæquipinnis par les 
auteurs qui en ont parlé dans les ouvrages ou recueils que nous 
avons cités plns haut, nous en ajouterons une cinquième, égale- 
ment d'Australie, que nous ne pouvons exactement rapporter à 
aucune de ses analogues, et à laquelle nous avons donné le 
surnom d’Auwstralis, vour désigner la contrée de l'Océanie dans 
laquelle elle a été observée pour la première fois ; épithète donnée, 
du reste, à bien d’autres espèces de familles et de genres diffé- 
rents de ceux dont nous parlons, et qui est, le 


7. SCORPIS AUSTRALIS, Guich. 


Espèce très-analogue au SCOKRPIS ÆQUIPINNIS (Richards.) 
le seul de ses congénères australiens auquel nous puissions le 
mieux la comparer. Elle en diffère par son corps moins haut, et 
par conséquent de forme moins ovale ou plus oblorgue. Sa plus 
grande hauteur, aux pectorales, fait le tiers de la longueur totale 
du poisson. Sa nuque et son museau sout de même sensiblement 
moins convexes, ce qui fait que le profil descend par une courbe 
peu marquée, et se termine par un museau court et obtus. Ses 
yeux aussi sont manifestement plus grands ; leur diamètre est 
d'un peu plus du quart de la longueur de la tête. Ses 
pectorales sont même un peu plus longues. Ses dents sont 
un peu plus fortes encore, bien que semblables, pour la forme, à 
celles des autres Scorpis : elles sont fines, petites à chaque mâ- 
choire , où elles forment une large bande, avec celles du rang 
externe un peu plus fortes, coniques, pointues et recourbées en 
dedans ; les dents du palais, également petites, fines et serrées, 
sont disposées en bande fort étroite,et celles du vomer en plaque 
presque carrée : des aspérités plutôt que des dents garnissent la 
langue. Les pièces operculaires ne présentent rien de particulier ; 
elles ressemblent par leur configuretion à celles des autres 
Scorpis : leur ensemble représente une pièce de forme presque 


980 2—= 


ovale. Il existe sur le dos, à l'endroit où le corps est le plus 
élevé, comme dans les autres Scorpis, du reste, des épines assez 
grêles, qui grandissent un peu, depuis la première, qui est assez 
petite, jusqu’à la dernière, et qui se tiennent par la membrane 
aisément visible de la portion molle de la nageoire dorsale. 
Celle-ci est semblable pour la forme à l'anale, au-dessus de 
laquelle elle se voit. Ces deux nageoires sont étendues, hautes à 
proportion des autres dimensions du poisson ; leurs rayons an- 
térieurs s'élèvent très-peu en pointe, ce qui rend le bord libre de 
ces nageoires oblique et droit; elles sont presque complétement 
garnies de petites écailles, comme c’est l'ordinaire dans les 
Squammipennes, ainsi que la caudale, qui est fourchue ou pro- 
fondément échancrée. Les pectorales sont assez longues relative- 
ment ; leur forme est en ovale pointu. Les ventrales sent de 
moitié plus petites que ces nageoires. La ligne latérale se courbe 
un peu vers le haut, au-dessus des pectorales, puis s’infléchit 
lentement, et se rend droit à la queue : elle se marque par une 
forte élevure lougue et étroite sur chaque écaille. 


D. 10/26; A. 3/26 ; C. 20; P. 47; V. 1/5. 


La couleur générale de cette espèce est brune sur le dos, plus 
pâle sur les côtes du corps, et qui s’éclaircit en argenté sous le 
ventre. Les nageoïres sont plus ou moins brunes, excepté les 
pectorales, qui présentent une teinte jaunâtre : la caudale est 
très-largement bordée de noir, surtout ses bords supérieur et 
inférieur. 

C’est à Melbourne, et par conséquent en Australie, habitation 
ordinaire de presque toutes les espèces de son genre qu’a été 
observé l'individu de ce nouveau Scorpis Australis ; ses dimen- 
sions sont assez grandes. Sa longueur est de trente-cinq centi- 
mètres, GUICHENOT. 


ORNITHOLOGIE 


De la venue probable dans l'Anjou à des époques plus ou moins éloignées 
du Gros-bec à gorge rousse ou de montagne : (Fringilla montium, Ge). 


En lisant l’Essai sur la Faune de Maine-et-Loire, de Pierre 
Millet, et même l'ouvrage plus récent sur les Oiseaux de l'Anjou, 
par l’abbé Michel Vincelot, on peut être étonné de ne pas voir 
figurer dans ces travaux le Gros-bec à gorge rousse ou de mon- 
tagne : Fringilla Montium, Gmel, oiseau qui, à ma connaissance, 
a déjà été pris deux fois au Mans, dans l’espace de moins de 
30 ans, par le sieur Husset, jardinier-maraicher, d’une grande 
intelligence et de plus amateur de volatiles, demeurant aujour- 
d'hui rue de Préau, ville du Mans, faubourg de Pontlieue !. 

De ce que cette espèce d'oiseau a été prise dans le départe- 
ment de la Sarthe, j’oserais presque affirmer (et je pourrais bien 


] 


être dans la vérité), qu’elle doit venir aussi de temps à autre 


1 La Faune de Maine-et-Loire, si impatiemment aitendue de tous ceux 
qui s'occupent sérieusement d’ornithologie, ne tardera point à paraître; 
dans cet ouvrage fait avec le soin le plus scrupuleux se trouveront rectifiées, 
toutes les nombreuses erreurs contenues dans les deux ouvrages précités. 
(Note de la direction.) ÿ 


ER PR fees 


dans le département de Maine-et-Loire, à cause du voisinage des 
deux départements. Il est plus que probable que le Gras-bec à 
gorge rousse ne visite nos contrées qu’en petit nombre ; en tous 
cas, sa venue ne peut y être considérée que comme tout-à-fait 
irrégulière. 

Cet oiseau , qui habite les régions arctiques, est de passage ré- 
gulier dans le nord de la France, irrégulier dans quelques-unes 
de ces parties et accidentel dans nos départements méridionaux. 
— À l’époque de ses migrations, il se voit souvent par couples 
seulement. 

Il y a vingt-cinq années environ, pendant la saison d'automne, 
que le sieur Husset, qui demeurait à cette époque, au Mans, 
rue Basse, captura au trébuchet dans son jardin le Gros-bec à 
gorge rousse ou de montagne. C'était un bel oiseau, mâle adulte, 
qui fut acheté par M. Lepeltier, vétérinaire, demeurant quai de 
Amiral Lalande , au Mans, pour sa collection ornithologique, 
où M. Anjubault, naturaliste manceau, décédé il y a quelques 
années, eut occasion de le décrire, ainsi qu’il suit : 


« Dessus de la tête et du cou, varié de brun et de roux jaune; 
» plumes du dos, d’un brun clair, bordées de roux; croupion 
» d’un rouge cramoisi avec des raies longitudinales brunes ; 
» poitrine et flancs marqués de taches, très-brunes à la poitrine, 
» rousses sur les flancs ; abdomen d’un blanc jaunâtre ; couver- 
» tures supérieures des ailes d’un brun sombre; pieds noirs ; 
» bec brun à la pointe, jaune dans le reste de son étendue ; iris 
» brun. » | 

Le 6 décembre 1869, Husset prit encore au trébuchet une fé- 
melle de Gros-bec de montagne, ayant seulement une simple 
linotte pour appel dans son piége. Cette femelle ne différait du 
mâle que par les teintes rousses qui étaient plus claires, par le 
dessous du corps qui était moins blanc et par l’absence totale de 
rouge au croupion. 

Husset renferma son intéressante capture dans une cage #pa- 
cieuse, placée dans le voisinage d’un certain nombre de cages 
habitées par des linottes vulgaires, et dans laquelle elle vécut 
plusieurs mois, sans paraître manifester trop d'ennui , jusqu’à la 
saison des amours. Elle était assez douce et jetait par instant un 


NT 


petit cri aigu et monotone qui n’avait rien d’agréable. Sa manière 
de vivre ressemblait entièrement à celle de la linotte ordinaire. 

Elle fut montée par M. Huard, naturaliste-préparateur du musée 
du Mans. Le sieur Husset me l'ayant amicalement donnée, c’est 
grâce à la générosité de cet oiseleur intelligent que ma modeste 
collection renferme un exemplaire de Gros-bec à gorge rousse ou 
de montagne, oiseau que l’on peut considérer à Juste titre et 
sans forfanterie comme une rareté dans les départements de la 
Sarthe et de Maine-et-Loire, et même dans la plus grande partie 
de l’ouest de la France. 


Il 


J’ai été témoin d’un fait que je m’empresse de constater. Le 
4 septembre 1873, à 8 heures, me trouvant sur le quai du Mans, 
rive droite de la Sarthe, j’ai entendu des cris poussés par plu- 
sieurs martinets qui volaient à une trés-grande hauteur au-dessus 
de l’église Notre-Dame-du-Pré. Je n'avais jamais vu passer à 
celte époque des martinets dans notre contrée. J’ai trouvé que 
ce passage méritait la peine d’être connu et peut-être signalé. 

Ces martinets venaient du nord et tout le temps que je pus les 
suivre des yeux, leur vol se dirigea vers le sud. 

A l’occasion de ce passage tardif et peut-être anormal , je viens 
de retrouver dans mes notes que le 22 novembre 1860, par un 
fort brouillard et par une température de 7°,5 au-dessus de 
zéro, je vis une hirondelle de cheminée, qui volait au-dessus 
des eaux de la rivière de la Sarthe, un peu à l’aval du pont 
Napoléon, aa Mans : il était 8 heures environ du matin à ce mo- 
ment. — L’hirondelle de cheminée nous quittant ordinairement 
en octobre, cette hirondelle a dû rester dans la contrée presque 
un mois de plus que celles de son espèce. 


> HU UE 


IT 


Le Phalarope Platyrhynque : 


Phalaropus Platyrhynhus, TEMw. 


Le Phalarope Platyrhynque, que les naturalistes manceaux 
n'avaient pas encore signalé dans le département de la Sarthe, a 
été tué le 15 novembre 1875 aux environs du château de Rosay, 
en Rouessé-Fontaine, à la suite des tempêtes terribles qui ont 
commencé vers le 5 de ce mois et qui n’ont guère fini que le 
14 suivant. Il appartient à M"° Croisé, propriétaire au Mans, rue 
de l’Evêché ; et c’est M. Charles Huard, naturaliste-préparateur, 
rue du Pont-Neuf, qui l’a monté; c’est également chez lui que 
nous avons eu la chance de le rencontrer avant le montage et de 
le déterminer. 

C’est un sujet en plumage d'hiver qui tient du jeune et de 
l’adulte. Le dessus de la tête est noirâtre ainsi que presque toute 
la nuque , le dos, d’un cendré bleuâtre, a les plumes bordées 
de blanc ; le front, les joues, le devant et les côtés du cou et 
toutes les parties inférieures sont d’un blanc très-pur ; les ailes 
sont d’un cendré noirâtre ainsi que la queue dont les deux 
pennes médianes sont bordées de roux et les autres de cendré ; 
les pieds sont verdâtres et l'iris est brun. 

Cet oiseau, d’après les auteurs, habite le cercle arctique des 
deux mondes et se reproduit jusqu’au Groënland. Il vit presque 
toujours sur les bords de la mer et des marais salés et fréquente 
peu les rivières et les étangs d’eau douce. A l’automne, il émigre 
vers le sud en suivant les côtes maritimes, plutôt en nageant 
qu’en courant; il y séjourne pendant tout l'hiver, à moins d’être 
entrainé dans l’intérieur des terres par des-vents impétueux 
comme ceux qui ont soufflé sur la France pendant la première 
moitié de novenibre 1875 et qui ont été la cause de tant de dé- 


OT LL 


sastres, principalement sur les rivages de la Manche et de 
l'Océan Atlantique. 

D’après MM. Gerbe et Degland, cette espèce n’est que de pas- 
sage irrégulier dans le nord de la France depuis le mois d’oc- 
tobre jusqu’au mois de décembre et même en mai, sans doute à 
son passage du printemps, lorsqu'il retourne au pôle pour se 
reproduire. À cette époque il est revêtu de sa belle livrée dont 
celle d'hiver n’est qu’un pâle reflet. 

Selon M. l’abbé Vincelot dans ses Essais étymologiques sur 
l’'Ornithologie, cet oiseau aurait déjà été trouvé en Anjou, où sa 
présence lui a été affirmée par plusieurs de nos collègues de la 
Société Linnéenne , mais cependant malgré cette affirmation que 
M. l’abbé Vincelot admet sur l’autorité de leur témoignage, ce 
savant naturaliste n’ose pas se prononcer d’une manière affir- . 
mative, car il se demande au commencement du chapitre qu’il 
consacre au Phalarope Platyrhynque, si réellement cet oiseau est 
déjà venu en Anjou. 

Quoi qu’il en soit, la Faune de la Sarthe, qui ne doit pas s’é- 
loigner beaucoup de celle de Maine-et-Loire, compte aujourd’hui 
sans conteste une remarquable espèce de plus; et comme le 
département de Maine-et-Loire n’est pas très-éloigné de la mer, 
nous n’hésitons pas du tout à admettre parfaitement que « ce 
charmant petit échassier des régions polaires » ait bien pu visiter 
Anjou avant de visiter le département de la Sarthe. 


IV 


Le Merle varié ou de Wite : 


(Turdus varius , Pallas) ; 
(Turdus Whitei, Eyton) ; 


ou Le Merle doré : (Turdus aureus, Hollandre;. 


La Faune de la Sarthe vient d’avoir une seconde bonne for- 
tune. Il y a quelques jours, nous annoncions à la Société Lin- 


De QU ETECE 


néenne de Maine-et-Loire que le Phalarope Platyrhynque venait 
d’être tué dans le département de la Sarthe : aujourd’hui nous 
avons l'honneur de lui faire connaître, avec une Joie extrême, que 
le Merle varié, ou de White, ou bien le Merle doré vient d’être 
tué ces jours derniers dans la commune de Brains, arrondisse- 
ment du Mans ; et ce qui met le comble à notre joie, c’est que 
celte rareté ornithologique est notre propriété personnelle. 

Cet oiseau, très-rare pour notre contrée, nous croyons pou- 
voir même ajouter, pour la France entière, n’était, pensons- 
nous, pas considéré par Temminck, avant 1840, comme espèce 
d'Europe. 

D'un autre côté, nous lisons dans l'Ornithologie européenne 
de MM. Degland et Gerbe, édition de 1867 : « Cette espèce habite 
» l’Asie centrale et septentrionale, et se montre accidentelle- 
» ment en Europe. » Ces auteurs, à cette époque, n’avaient 
peut-être pas eu la chance de voir cet oiseau en chair, car ils ne 
parlent pas de sa taille dans leur remarquable ouvrage. 

Cependant, en 1825, Hollandre le signalait dans sa Faune de 
la Moselle, comme ayant été tué en 1788 aux environs de Metz, 
et c’est ce naturaliste qui lui a donné le nom de Merle doré : 
Turdus aureus. 

Malgré l'attestation de Hollandre, nous voyons que Temminck 
n’a pas toujours admis cette espèce comme européenne. 

Depuis de rares captures en ont été faites. On en cite deux en 
Allemagne et une aux environs de Marseille. 

C'est à peu près tout ce que nous savons sur ce passereau 
asiatique dont les habitudes , le régime et la propagation parais- 
sent presque encore inconnus aujourd’hui. 

Nous ne pensons pas que le sujet que nous possédons soit 
âgé; nous sommes porté à croire que c’est un individu de 
l’année. Nous l’avons déterminé comme il suit : 


Taille : du bout du bec à l'extrémité de la queue, 0" 305. 

Envergure : 0" 48 à (" 49. 

Distance : de l'extrémité des ailes pliées au bout de la queue, 
0" 05. 

Dessous des ailes brun, blanc et noir, disposé en quatre 
bandes parallèles : deux blanches, une brune et la quatrième 
noire et brune. La plus large, de couleur brune, en remontant 


ae PORT LE 


du bas des rémiges vers le haut des ailes et dans le sens de leur 
longueur , a 0" 04 de largeur ; la deuxième bande, qui est blan- 
che, a 0" 095 de largeur ; la troisième bande, brune et noire. 
a 0% 02 environ de largeur ; et enfin la quatrième bande, qui est 
blanche, de largeur inégale , est placée au haut des ailes. 

(L'oiseau étant monté au repos, les caractères remarquables 
du dessous des ailes se trouvent nécessairement cachés). 

Les parties supérieures sont d’un brun olive, avec des reflets 
dorés obscurs ; l'extrémité de chaque plume est marquée d’une 
tache noire en forme de demi-lune ; les parties inférieures sont 
d’un blanc-jaunâtre , se fondant, sur les côtés, avec les teintes 
foncées du dessus du corps, au cou et à la poitrine ; l’abdomen 
et: les sous caudales sont d’un blanc pur, avec les pennes termi- 
nées par une légère tache noire également en demi-lune ; les 
couvertures supérieures des ailes sont noirâtres , avec la tige et 
la pointe jaunâtre ; les plumes de la queue sont brunes, à l’ex- 
ception des quatre médianes, d’un roux olivâtre en dessus, les 
suivantes terminées de blanchâtre ; l'iris est noisette foncé, le 
bec et les pieds sont jaunâtres et les ongles sont blancs. 

Cet oiseau rare a été tué le 10 décembre 1875 par le sieur 
Bouttevin, cultivateur à Brains, et c’est M. Charles Huard, natu- 
raliste-préparateur, au Mans, qui l’a monté. 

La patrie du Merle varié ou doré paraît être la Sibérie et le 
centre de l'Asie. On est réellement frappé des courses lointaines 
entreprises par certains oiseaux, et malgré soi on est porté à se 
demander quel peut bien en être le mobile. Est-ce le froid exces- 
sif et le manque de nourriture qui en sont cause ? Cette hypo- 
thèse ne s’éloigne peut-être pas beaucoup de la vérité. 

Dés l'automne, la Sibérie, au climat glacé, est couverte d’un 
épais manteau de neige; en ce moment, il doit être impossible 
aux oiseaux insectivores de pouvoir y vivre. C’est alors qu’ils en- 
treprennent ces migrations étonnantes vers l'Occident, où ils 
trouvent des régions clémentes et tempérées, couvertes d’in- 
sectes et de vers qui leur rappellent la nourriture du sol natal. 
Puis, dès que les derniers frimas ont fait place aux prerrières 
effluves du printemps, ces volatiles s’empressent d'abandonner 
joyeusement nos bois et nos champs pour retourner à tire-d’aile 
vers les solitudes immenses où ils sont nés, solitudes qui ne 


— 94 — 


sont guêre connues en Europe que par les récits des courageux 
soldats du Christ qui y ont porté le flambeau de la Foi. 


AUGUSTE BESNARD, 


Conducteur des Ponts et Chaussées, au Mans, 
, inembre du comité historique et artistique 
de l'Ouest. 


17 décembre 1875. 


Par suite d’un article très-succinct, relatif au Merle varié ou 
doré, tué à Brains, département de la Sarthe, et publié dans le 
journal l'Acclimatation, dans son numéro du 2 janvier 1876, 
M. Auguste Besnard, auteur de cet article et propriétaire de cet 
oiseau, a reçu les lettres suivantes, dont la lecture ne peut man- 
quer d’intéresser vivement les naturalistes, amis des Annales de 
la Société Linnéenne de Maine-et-Loire : 


4 MonSIEUR, 


» Je vous prie de m’excuser si je prends la liberté de vous de- 
» mander quelques renseignements sur le Merle doré dont vous 
» annoncez la capture dans la Sarthe, dans le journal l’Acclima- 
» tation ; je m'occupe beaucoup d’ornithologie et j'ai eu plusieurs 
» fois l’occasion de traiter la question encore très-nébuleuse des 
» Merles dorés, sans avoir pu parvenir encore à la résoudre. 
» Vous me permettrez un petit préambule qui vous expliquera 
» mon but. Il existe, vous le savez, quatre ou cinq espèces de 
» Merles qui peuvent prétendre au nom de Merle doré, à cause 
» de leur robe, je ne précise pas le nombre, les auteurs n’étant 
» même pas d'accord sur ce point ; quelques-uns les ont séparés 
» génériquement, sous le nom d’Oréocincles, sans base positive 


sde. 


) 


NOR 


à mon avis, car ils ne diffèrent des autres que par la colora- 
tion. Toutes ces espèces sont rares dans les collections, et peu 
connues ; elles ont tant de rapports entre elles que la descrip- 
tion des robes par les couleurs seulement, ne suffit pas pour 
les distinguer, et cela d'autant plus que chacune des espèces en 
particulier présente pour la robe des différences à raison de 
l’âge, de la saison, et même des différences mdividuelles, 
comme nous en-rencontrons dans le Merle Litorne. Plusieurs 
captures ont eu lieu en Europe et même en France; mais 
presque toujours elles ont été annoncées sous le nom de Merle 
doré, ou avec une courte description de la robe, comme s’il 
n'existait qu’un Merle doré ; cependant les causes qui amènent 
l’une des espèces en France, peuvent amener les autres ; les 
oiseaux de l’Asie méridionale vont nicher dans l'Asie septen- 
trionale et généralement dans les parages du lac Baïkal ; les 
Merles que nous voyons arriver l'hiver en France par bandes 
considérables ont généralement niché dans ces contrées ; nos 
Merles, moins sensibles au froid, les quittent plus tard que 
les Merles de l’Asie méridionale et nous amènent avec eux les 
couvées tardives des Merles asiatiques. Il est donc présumable 
que plusieurs , sinon toutes les espèces de Merles à robe dorée, 
font des apparitions en France ; j'en soupçonne forcément au 
moins deux, faciles à confondre et souvent confondues par les 
auteurs. L’un est le Turdus varius de Pallas, que j'identifie, 
sans toutefois que ce soit l'avis de tous les ornithologistes, 
au Turdus aureus de Hollandre. Il se distingue par une taille 
gigantesque (30 à 31 centimètres), avec un bec modeste 
(32 mill. des commissures) ; 14 rectrices (c’est, je crois, le seul 
Merle qui en ait plus de 12), dont les quatre médianes et les 
deux latérales d’un olive cuivré, et les intermédiaires noi- 
râtres, toutes terminées de blanc sur une étendue variable. 

» L'autre, le Turdus varius de Hordfeld , est à peine aussi 
grand que la Litorne, et mesure seulement 25 à 26 centimètres, 
mais son bec, relativement monstrueux, porte 35 millimètres des 
commissures ; sa queue de 49 rectrices seulement est unicolore, 
uniformément d’un olive cuivré, seulement avec quelques 
taches pâles à l’extrémité des latérales. Ce dernier est commun 
dans les forêts des montagnes du Prahu, à 6 ou 7,000 pieds 
au-dessus de la mer, à Java ; mais il faut alier en faire l’ascen- 


Re CES 


» sion, parce qu’il n’a été rencontré que fort rarement dans 
» d’autres localités. 

» On ignore jusqu'alors dans quelies contrées le Turdus va- 
» rius de Pailas est commun; on supposait la Chine et la Sibérie ; 
» mais le R. P. David, en sept années d’explorations ornitholo- 
» giques en Chine, n’en a recueilli que trois sujets ; je dois à son 
» obligeance celui que je possède ; et le docteur Dembowski n’en 
» a pas recueilli davantage dans un séjour de plus de 45 ans en 
» Sibérie. 

» C’est donc une bonne fortune de rencontrer un de ces oi- 
» seaux, surtout en chair et en France et je vous félicite d'avoir 
» donné l’hospitalité à un sujet de la Sarthe. D’après votre des- 
» cription, votre merle doit être un des deux types qui ont porté 
» le nom de varius ; je pense que les caractères que je vous in- 
» dique vous permettront de voir avec certitude auquel des deux 
» ilse rapporte. Je vous prie donc d’avoir la bonté de me faire 
» connaître le résultat de votre nouvel examen. Si quelque motif 
» vous conduit à Paris, je me ferai un plaisir de vous montrer 
les types que j’ai en ma possession. 
» Dans cet espoir je vous prie d’agréer d'avance l'assurance de 
> mes remerciments. 


1 
vw 


» Votre tout devoué, 
> VIAN. 


« Paris, rue Neuve-des-Petits-Champs , 42. 


« 6 janvier 1876. » 


Aussitôt après la réception de cette lettre, M. Besnard s’étant 
livré à un nouvel examen de son Merle varié ou doré, -conformé- 
ment aux caractères indiqués par M. Vian, a constaté que cet 
oiseau est en tous points semblable au Turdus varius de Pallas, 
identifié avec le T'urdus aureus de Hollandre. Sa taille, mesurée 
en chair , a été trouvée 0,305, et son bec jusqu'aux commissures 
présente bien 32 millimètres de longueur ; de plus, sa queue, 
composée de 14 grandes pennes ou rectrices, est cclorée exacte- 
ment comme le mentionne la lettre de M. Vian. 

M. Besnard, ayant transmis le résultat de son examen à ce savant 


AU — 


ornithologiste, en lui demandant l'autorisation de publier sa let- 
tre dans les Annales de la Société Linnéenne de Maine-et-Loire , 
reçut, avec une réponse favorable, de nouveaux renseignements, 
non moins intéressants, sur l'espèce du Merle asiatique, tué à 
Brains, le 10 décembre 1875, et qui sont ci-après relatés : 


» 


Ÿ 


> 


« MonsIEUR, 


» Vous pouvez, si cela vous fait plaisir, publier la lettre que 
je vous ai écrite relativement au Merle doré que vous avez eu 
la bonne fortune de rencontrer en chair, seulement je vous 
ferai une petite observation : toujours pressé, peut-être par 
nature, j'ai la mauvaise habitude de ne jamais relire mes let- 
tres, je vous serai donc obligé de relire pour moi celle que 
vous avez reçue, et d'y rectifier les incorrections qui ont dû 
s’y glisser. 

» Il me parait bien positif que votre Merle est le T'urdus va- 
rius de Pallas ; est-il le Z'urdus aureus de Hollandre ? Je crois 
vous avoir dit que je les réunissais spécifiquement. Pendant 
deux ans, j'ai été en contradiction sur ce point avec M. Ver- 
reaux. Nous avions eu en main plusieurs sujets de Chine, de 
Sibérie et du Calvados, et après examen de toutes les descrip- 
tions des auteurs, je pensais que tous ces sujets rentraient dans 
les descriptions du Turdus aureus. Toutefois, je n'avais pas vu 
le type de Metz, qui est devenu allemand ; M. Verreaux l'avait eu 
deux fois en communicalion ; ilm’objectait toujoursque, d’après 
ses souvenirs, l'oiseau de Hollandre différait spécifiquement, 
qu'il en avait pris une description très-détullée, et que je serais 
de son avis lorsqu'il l’aurait retrouvée dans ses papiers. Enfin, 
un jour, je me suis mis à l’œuvre avec lui, nous avons fouillé 


.ses archives et retrouvé la description; elle représentait de 


tous points le Merle de Csen, ceux de la Chine et de Sibérie. 
Depuis ce jour, M. Verreaux a réuni les deux types, ou plutôt 
les deux sujets : malheureusement pour la science et pour ses 
amis, la mort l’a enlevé quelques mois après. 

» J'ai habité militairement le Mans dans ma jeunesse, mais 


pendant quatre mois seulement ; il y avait alors beaucoup 


7 


ANT DMRREES 


d'oiseaux, car je me rappelle en avoir pris un jour plus de 
80 douzaines au filet avec un sous-officier du régiment, très- 
expert dans cette chasse. S'ils sont encore aussi nombreux, 
vous devez rencontrer souvent de bons oiseaux, ce qui devient 
rare en France: 


» Agréez, Monsieur, l'assurance de ma parfaite considéra- 
tion. 
» Votre tout devoué, 
» VIAN. 
» 11 janvier 1876. » 


OBSERVATIONS ORNITHOLOGIQUES 


—— 


Le Mans, le 12 octobre 1877. 


MONSIEUR LE PRÉSIDENT, 


Je m’'empresse de vous signaler un passage tardif d'hirondelles 
de fenêtre dont j'ai été témoin ce matin, à 8 heures, sur la 
rivière de la Sarthe, entre les ponts Yssoir et Saint-Jean, au 
Mans. Elles formaient une bande de six individus (une nichée 
probablement composée peut-être du père, de la mère et de 
quatre petits). 

Je n’avais pas encore vu dans notre pays d’hirondelles de 
fenêtre à cette époque d’octobre et je crois que ce passage doit 
être assez rare, parce que cette hirondelle est plus frilcuse que 
les hirondelles de cheminée et de rivage qui, d'ordinaire, quittent 
nos contrées, en octobre tandis que l’hirondelle de fenêtre les 
abandonne en septembre. Bien peu restent encore à la fin de ce 
mois ; mais je n’en avais jamais remarqué Le 12 octobre. 

Je profite de cette communication pour vous faire part d’une 
capture ornithologique que je crois très-rare pour notre région. 

Le 2 septembre dernier, jour de l’ouverture de la chasse, 
M. Dubois, marchand de vins en gros, rue des Quatre-Roues, 
au Mans, a tué dans sa propriété des Etangs , située le long de 
la rive gauche de la Sarthe, entre le Mans et Arnage, une su- 
perbe spatule blanche, mais jeune. C'était la première fois que 
j'avais l’occasion de contempler en chair un individu de cette 
espèce tué dans la Sarthe où il est très-rare assurément. 


Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de mon 


respectueux dévouement. 
AUGUSTE BESNARD. 


LE DIAMANT 


Pinder (Maurice) : De Adamante commentatio antiquaria. Berlin, 1829, 
br. 8. — King : Antique gems. London, 4860, gr. 8°. — Brard : Mi- 
. néralogie appliquée aux arts, t. 1. Paris, 1821,8°. — Beudant : 
Eléments de minéralogie et de géologie, 8° édition. Paris, 1858, 42°. 
— Lectures on the results of the great Exhibition of 1851. London, 
41853, 120 (article de M. Tennant sur les pierres précieuses). — M. Ba- 
binet : Le Diamant, article dans la Revue des Deux-Mondes, du 15 
février 1855. — Turgan : Les grandes Usines, t. v. Paris, 1865, gr. 8° 
(notice sur la taillerie de diamants de M. Coster, à Amsterdam). — 
Emmanuel (Harry) : Diamonds and precious stones. London, 1865, 8°. 


Bien que l’art de tailler le diamant soit de date relativement 
moderne, et qu’à l’état brut cette belle pierre soit loin d'offrir 
l'éclat qu’elle emprunte aux facettes artificielles destinées à y ré- 
fracter la lumière, et à la renvoyer-en feux prismatiques , nous 
en trouvons la mention à titre de matière précieuse dès les épo- 
“ques les plus reculées. Les Védas parlent d’un lieu éclairé par 
des rubis et des diamants , qui répandaient le jour dans les té- 
nèbres comme autant de planètes. La Bible énumère, après 
l'émeraude et le saphir, comme occupant la troisième place 
dans le second rang des douze gemmes qui ornaient le pectoral 
du grand prêtre des Hébreux, le jahalom (Exode, c. xxvirr, 48; 


MR Re 


c. xxxIX, 11.) Ce mot qui, dans l’une des versions chaldéennes, 
a pour équivalent l’escarboucle ou rubis , est rendu par «jaspe» 
dans la version des Septante et dans la Vulgate; mais Luther et 
la plupart des interprètes modernes préfèrent y reconnaître le 
diamant. Le terme de jahalom dériverait, selon eux, du verbe 
halam , frapper, et caractériserait la dureté extraordinaire du 
diamant, qui avait dû être utilisée pour graver, sur les diverses 
pierres du pectoral , les noms des tribus d'Israël. Le diamant 
serait encore mentionné par les prophètes Jérémie (c. xvir, 1) et 
Ezéchiel (e. 11, 9.) Dans ce dernier texte, il est question du 
shamir, « plus dur que le caillou. » Les commentateurs talmu- 
distes, portés à défigurer par leurs légendes merveilleuses les 
détails les plus simples, ont supposé que le shamir était un ver 
doué du pouvoir de ronger la pierre sur les points préalable- 
ment déterminés où l’on avait soin de le déposer. C’est par suite 
d’une autre erreur que la tradition voulait que les pierres em- 
ployées à la construction du temple de Salomon, eussent été 
façonnées au moyen du skamir, la loi de Moïse prohibant l'usage 
d'outils en métal pour les tailler. Le législateur des Juifs ne fait 
allusion qu'aux autels, qu’il prescrit de former de pierres brutes, 
ainsi que le pratiquaient les patriarches des temps primitifs. 

Si l’on en croit Heeren, les diamants étaient un des articles 
du commerce que les Carthaginois faisaient avec les Etrusques ; 
il est probable que cette gemme se trouvait alors dans les gra- 
viers aurifères de l’intérieur de l'Afrique, dont les caravanes 
apportaient les produits sur le littoral de la Méditerranée. Pline 
nous apprend que les «anciens » ne tiraient le diamant que de 
l'Ethiopie, et qu’ils avaient remarqué que cette gemme était 
toujours associée à l’or et paraissait naître avee lui ; cette double 
assertion confirme les conjectures du savant historien du com- 
merce de l'antiquité. 

Le premier auteur classique qui parle du diamant , est Théo- 
phraste. 11 dit (De lapidibus, $ 32) que cette pierre est de 
forme anguleuse, c’est-à-dire qu’elle est cristailisée, qu’elle offre 
six angles, et qu’elle résiste comme l’escarboucle à l’action du 
feu. Ces deux dernières observations contiennent un mélange 
d'erreur et de vérité. Le diamant de l’Inde est un octaèdre, ou 
une figure à huit faces, et nous verrons plus loin que, tout en 


— 102 — 


pouvant supporter une grande chaleur, il n’est pas inaltérable 
comme le rubis, qui est un oxyde métallique , mais que par sa 
nature chimique il est éminemment combustible. 

Strabon, sans nommer le diamant , semble l'indiquer , lors- 
qu’il cite, d’après Eudoxe, qui vivait au 1° siècle de J.-C., les 
pierres précieuses qu’on retirait du gravier des fleuves et des 
mines de l’Inde (x, 98). Aïlleurs, il signale les cristaux et les es- 
carboucles (anthrakès) du même pays, expressions qui peuvent 
s’entendre du diamant et du rubis, qu’on rencontre en effet dans 
les gisements dont il s’agit. Le Périple de la mer Erythrée énu- 
mère, parmi les produits de l'Inde, ces deux pierres sous les noms 
de diamant et d’hyacinthe (adamas kai hyakinthos). Ptolémée 
assigne aussi le diamant à l’Inde, et vante le pays des Sabares 
comme particulièrement riche en cette gemme (vn). Denys le 
Périégète nous apprend (v, 316) qu’on la trouvait aussi dans les 
régions septentrionales de l’Europe, chez les Agathyses, peuples 
de la Sarmatie, qui habitaient au nord du Palus-Méotide. Cette 
remarque, que fait également Ammien Marcellin (xx11, 8) , per- 
mettrait de conclure que des diamants avaient été trouvés dès 
cette époque dans le voisinage de l’Oural. Pausanias (vrnr, 18, 6) 
reproduit les fables sur l'emploi du sang de bouc pour briser 
le diamant, que Pline et ses copistes devaient répéter si long- 
temps. 

Le diamant était bien fconnu des Romains, surtout au temps 
des empereurs. Sénèque (de Constantia Sapientis, 11, & 7) 
rappelle la propriété qu’on attribuait à cette pierre de résister 
aux assauts du fer et de la flamme. Juvénal se récrie sur le prix 
exorbitant de cette gemme, et parle du diamant que portait à 
son doigt la reine Bérénice , à la fois comme joyau et comme 
amulette : 


« Adamas notissimus et Berenices 
In digito factus pretiosior » (Satire vi, v. 156 et suiv.). 


Il existait dans la collection Herz, un diamant octaëdre très- 
régulier , du poids d’environ 1 carat, serti à jour dans une 
bague en or massif d’une antiquité incontestable, qui pouvait 
donner une idée de l’anneau de Bérénice. M. King a vu aussi, 


— 103 — 


chez un amateur de sa connaissance, un petit diamant ayant 
conservé son éclat argentin naturel et sa forme pyramidale pri- 
mitive, encore enchâssée dans une monture en filigrane d’or, 
ouvrage romain selon toute apparence. 

Mais l’écrivain latin qui nous a transmis le résumé le plus 
complet des notions que possédaient les anciens sur le diamant, 
c’est Pline (xxxvit, 15). Cet auteur nous énumère six variétés de 
cette pierre précieuse. Il dit que le diamant de l’Inde.est trans- 
parent, qu'il a six faces, et se termine en pointe à chaque 
extremité, comme s’il était formé de deux toupies réunies par 

leur base. Il ajoute que sa grosseur atteint celle de l’aveline. Le 
diamant de l'Arabie était semblable au précédent, mais plus 
petit. Le diamant de la Macédoine provenait des mines d’or de 
Philippes, et avait la dimension d’une graine de concombre. Le 
diamant dit cenchros , ne dépassait pas la grosseur d’un grain de 
millet. Le diamant de Chypre tirait sur la couleur du cuivre. Le 
diamant sidéritès avait l'éclat métallique du fer , et pesait plus 
que les autres, mais il se brisait sous le marteau, et, de même 
que celui de Chypre, il se laissait percer par un autre diamant. 
Certains interprètes ont proposé de lire cœruleum au lieu 
d’œreum , en ce qui concerne la couleur du diamant de Chypre, 
et supposent que cette pierre , ainsi que le sidéritès, étaient des 
saphirs. Pline lui-même les appelle des bâtards, qui n’avaient 
du diamant que le nom. Il assigne, du reste, au diamant, les 
propriétés les plus fabuleuses. L’essai de cette gemme se fait, 
dit-il, sur l’enclume , et elle résiste si bien aux coups, que le 
fer rebondit et que l’enclume même se fend. De plus , elle triom- 
phe de l’action du feu et ne s’échauffe jamais. Elle cède seule- 
ment au sang de bouc; il faut employer ce sang récent 
et chaud , y faire tremper le diamant avant de le frapper ; même 
alors se brisent les enclumes et les marteaux de fer, s'ils ne 
sont des meilleurs. Le diamant a une si grande antipathie pour 
l'aimant, que mis auprès il ne lui permet pas d'attirer le fer, 
ou bien si l’aimant a déjà attiré le métal , le diamant saisit le fer 
et le lui enlève. Le diamant, de plus, neutralise les poisons, 
dissipe les troubles d’esprit, chasse les vaines terreurs » (tra- 

_ duction de M. Littré, t. 11, 1850, gr. 8°). 

L’historien Spartien , cité par Mongez (Iconographie romaine, 


— 104 — 


t. nt, 4°, p. 11,36), nous montre le diamant jouant un rôle im- 
portant dans la vie de deux des Césars les plus illustres. Nerva, 
écrivant à Trajan, alors préfet de la Germanie, pour lui 
apprendre qu'il le choisissait pour son fils adoptif , lui envoya à 
Cologne avec sa lettre un diamant, pierre qui, ajoute Spartien, 
avait une valeur excessive. Plus tard, Trajan, voulant à son tour 
adopter Hadrien, qui avait épousé sa petite-nièce, lui écrivit pour 
le féliciter du courage qu’il avait déployé dans la seconde guerre 
contre les Daces, et lui fit don, à celte occasion, du diamant qu'il 
tenait de la bienveillance de Nerva; présent d’où Hadrien se 


hâta de conclure qu'il serait aussi son successeur sur le trône 


impérial. 

Pour en finir avec l’histoire du diamant dans les temps anciens, 
nous rappellerons que, selon Pline, les lapidaires enchâssaient 
dans des outils en fer les éclats de cette gemme, et s’en servaient 
pour entamer les matières les plus dures. Certaines intailles 
antiques, particulièrement les pierres gravées à dessin peu 
fouillé de l’époque étrusque et grecque primitive , semblent avoir 
été exclusivement creusées à l’aide d’une pointe de diamant. 
Dans son Trailé de la méthode antique de graver en pierres fines, 
comparée avec la méthode moderne, dont le texte et la traduction 
française furent publiés simultanément à Londres, en 1755 (un 
volume in-folio , avec 37 planches), le célèbre graveur anglais, 
Lawrence Natter, fait remarquer que l'usage multiplié de la 
pointe du diamant distingue essentiellement les œuvres de la 
glyptique ancienne de celles de l’art de nos jours , et qu’il se re- 
connaît surtout au traitement des cheveux, exécutés dans les 
portraits de la bonne époque avec un naturel que ne peuvent 
donner les procédés plus rapides, mais plus mécaniques des 
graveurs modernes. Ceux-ci se contentent d'entamer leurs pierrés 
en les pressant contre le bord d’une petite roue en cuivre mon- 
tée sur l'essieu d’un tour qu’on fait mouvoir avec une grande 
vitesse, et qui est enduite d'huile et de poussière de diamants. 
On prolonge ces lignes ainsi commencées , pour rendre les con- 
tours plus on moins délicats du modèle, et on emploie le foret 
pour évider les parties plus profondément creusées. L'invention 
de la roue du lapidaire-graveur est postérieure à Pline ; elle im- 
prime nécessairement au dessin une certaine raideur , inconnue 


SDL, dé Va : > 


— 105 — 


aux anciens scalplores, qui maniaient leur pointe de diamant 
avec la liberté d’allures et la hardiesse de touche du graveur 
armé de son burin. 


IE. 


Dans sa curieuse thèse archéologique, M. Pinder relève toutes 
les mentions du diamant faites par les auteurs depuis le rv° siècle 
après J.-C., jusqu’à la fin du moyen-âge. Ces indications se ren- 
contrent dans les ouvrages de Saint-Epiphane (De duodecim 
gemmis), du Pseudo-Orphée (Lithica, v. 192), d’Isidore de Sé- 
ville (Origines, xvr. 13, 2), de Théophylacte Simocatta (Quæs- 
tiones physicæ, t. 1. p. 14), de Michel Psellus (De lapidum virtu- 
tibus), de Marbode (Lapidariwm , v. 24 et suiv.), de Jacques de 
Vitry (Hist. Hierosoymilana, c. 89), de Vincent de Beauvais (Spe- 
cutum naturale, vux, c. 39), d’Albert-le-Grand (De mineralibus , 
ni, 2,1), du Dante (Purgatorio, 1x, v. 105) et de Sacchettius 
(Opera diversa, c. 93). Les contes de Pline sur la vertu du sang 
de bouc sont reproduits aveuglémeni par Isidore de Séville , 
par Theophylacte Simocatta, par Marbode, par Jacques de 
Vitry et par Albert, qui va jusqu'à recommander de faire pren- 
dre à l'animal du vin et du persil avant de l’égorger. On est sur- 
pris de retrouver les mêmes assertions citées , comme autant de 
faits établis, dans l'ouvrage de Thomas Nicolls, publié en 1652 
à Cambridge. 

De leur côté, les écrivains orientaux apportent leur contin- 
gent de fables non moins absurdes , conformes au génie hyper- 
- bolique et aux goûts extravagants de PAsie. Dans son Choix 
d'observations sur les pierres précieuses, traduit de l’arabe en 
italien, par Antoine Ranieri (Florence, 1818), un auteur du 
xine siècle , Ahmed Teifaschi, après avoir parlé des propriétés 
du diamant , raconte que les lieux où il se trouve sont des val- 
lées effroyables, où jamais le pied de l’homme n’a pénétré, et 
que les diamants y sont répandus comme des grains d'orge. Ceux 
qui veulent s’en procurer , n'ont d'autre ressource que de jeter, 


— 106 — 


du haut des précipices, des morceaux de viande que les aigles 
et les autres oiseaux de proie viennent enlever; comme des dia- 
mants se sont attachés à ces morceaux, il en tombe quelques- 
uns que les chercheurs se hâtent de ramasser. Cette légende est 
appliquée par Saint-Epiphane à l’hyacinthe ; elle reparaît au sujet 
des diamants dans les Mille et une Nuits (conte de Sindbad le 
marin, 2° voyage, 72 nuit), dans Mohammed-ben-Mansour 
(Mines de l'Orient, t. vi, p. 32) et dans Marc Pol, .qui n'hésite 
pas à l’insérer dans sa description des régions de l’extrême Orient 
(ur, c. 29). 

Quoi qu’il en soit de ces notions fantastiques , il va sans dire 
que le moyen-âge occidental , byzantin et arabe ne connaissait 
que le diamant tel que nous l’offre la nature, cristallisé en 
octaëdres , et se terminant en pointes « naïves », ou non factices 
comme les facettes que lui donnent nos lapidaires. Le manteau 
de Charlemagne avait un fermoir orné de quatre gros diamants 
bruts de cette espèce, et il en était de même du manteau que 
portait saint Louis dans les cérémonies d’apparat. Les premiers 
essais de taille apparaissent au xrv° siècle. Dans l'inventaire de 
la garde-robe du duc d'Anjou dressé entre les années 1360 et 
1368 , il est question d’un diamant taillé en forme d’écu. Le fer- 
moir du manteau de l’empereur Charles IV en 1373, était enri- 
chi de diamants qui paraissent avoir été taillés. Des ornements 
ecclésiastiques remontant à une date antérieure, nous montrent 
des diamants dont la partie supérieure est limitée par une table 
et par quatre facettes latérales , et dont la partie inférieure est 


taillée en pyramide quadrangulaire; système bien imparfait 


encore , mais où l’on reconnaît le germe de la taille en brillant 
adoptée par les joailliers modernes. 
En 1407, l’art de tailler le diamant avait fait de sensibles pro- 


grès sous les mains d’un habile ouvrier allemand nommé Her- 


mann , qui avait établi sa résidence à Paris, centre des raffine- 
ments et du luxe industriel dès cette époque. Le goût de cette 
gemme se répandait dans les hautes classes , et nous lisons qu’à 
une fête donnée au roi de France, en 1410, le due de Bourgo- 
gne, Jean-Sans-Peur, distribua à ses hôtes dix diamants, éva- 
lués à la somme considérable de 400 écus d’or. En 1456 , Louis 
de Berghem , brugeoïs de naissance, mais que l’on sait avoir 


— 107 — 


fait ses études à Paris, où il avait pu s’inspirer des enseigne- 
ments d'Hermann , fit faire à la taille encore si défectueuse du 
diamant un pas décisif. Il eut l’idée d’user par égrènement deux 
diamants naturels l’un contre l’autre, de manière à ébaucher 
les facettes , qu'il achevait de polir à l’aide d’une meule d’acier 
enduite d’un mélange d'huile et de poussière de diamant. Le 
petit-fils de Louis, Robert de Berghem, auteur d’un livre inti- 
tulé : Les Merveilles des Indes orientales et occidentales, ou 
Nouveau Traité des pierres précieuses et des perles (Paris, 
1661 , 4), y a consigné l’histoire de l'invention de son aïeul , et 
de ses longs tâtonnements. Il raconte que le dernier duc de 
Bourgogne, Charles le Téméraire, paya 3,000 ducats à Louis, 
qui avait son atelier à Bruges, sa ville natale , pour la taille de 
trois gros diamants. Le plus grand pesait, dit-on , après l’opé- 
ration, 95 carats. Charles perdit ces trois pierres , lors du pil- 
lage de son camp par les Suisses, après la bataille de Granson, 
en 1476. « Le gros diamant du duc, celui qu’il portait à son 
cou et qui n'avait pas son pareil dans la chrétienté, fut 
trouvé sur le chemin, où quelque serviteur l'avait sans doute 
laissé tomber en fuyant. Il était enfermé dans une petite boîte 
ornée de perles fines. L'homme qui la ramassa garda la boîte et 
jeta le diamant comme un morceau de verre; pourtant il se 
ravisa, l’alla rechercher, le retrouva sous un chariot, et le 
vendit un écu au curé de Montagni... Le diamant fut revendu 
par le curé de Montagni à un homme de Berne , au prix de trois 
écus; plus tard, un autre Bernois, nommé Barthélemi May, 
riche marchand qui faisait le commerce avec l'Italie, offrit à 
Guillaume de Diesbach un présent de quatre cents ducats, en 
reconnaissance de ce qu’il lui avait fait acheter ce joyau pour 
cinq mille ducats. En 1482, les Génois l’achetèrent sept mille 
ducats, et le revendirent le double à Ludovic Sforze le More, 
duc de Milan. Après la chute de la maison de Sforze, le diamant 
passa en la possession du pape Jules II pour vingt mille ducats. 
Il orna d’abord la tiare du pape ; sa grosseur est égale à la moi- 
tié d’une noix. » Clément VII le fit enchâsser dans le bouton de 
son pluvial, ou manteau sacerdotal, ciselé par le célèbre Ben- 
venuto Cellini. (De Barante : Histoire des ducs de Bourgogne de 
la maison de Valois, t. vu, p. 220-222 ; Benvenuto Cellini : 
Vita, $ 43). 


— 108 — 


Les deux autres diamants ont aussi leur histoire , que nous 
emprunterons encore à M. de Parante. « Le second, presque aussi 
beau que le premier , fut acheté par un riche et célèbre mar- 
chand d’Augsbourg, nommé Jacques Fugger, qui le garda long- 
temps. Le sultan Soliman et l’empereur Charles-Quint le mar- 
chandèrent; mais Fugger tenait à honneur qu’il ne sortit pas de 
la chrétienté, et l'empereur lui devant déjà beaucoup d’argent, 
il ne se souciait pas de lui vendre son diamant. Enfin, Henri VIII, 
roi d'Angleterre, l’acheta ; sa fille Marie l’apporta en dot à Phi- 
lippe d’Espagne , et il revint ainsi à l'arrière petit-fils de Char- 
les, duc de Bourgogne. Il appartient encore à la maison d’Au- 
triche. » 

« Le troisième est bien moindre ; il fut vendu à Lucerne, en 
1492 , au prix de cinq mille ducats , et passa de là en Portugal. 
Pendant que les Espagnols possédaient ce royaume, don Anto- 
nio , prieur de Grato , dernier descendant de la maison de Bra- 
gance qui avait perdu le trône, vint à Paris et y mourut. Le dia- 
mant fut acheté par Nicolas de Harlai, sieur de Sancÿ. Il a gardé 
son nom , et a longtemps fait partie des diamants de la couronne 
de France. » 

Vossius, savant du xvi° siècle, parle d’un diamant de 47 
carats et demi , que Philippe II aurait acheté, moyennant 80,000 
couronnes , à Charles Affetali, lapidaire d'Anvers. Cette pierre 
passait, dit-il, pour être la plus grosse de son temps. 

L'industrie créée par Louis de Berghem avait pour siéges 
principaux Anvers, qui avait supplanté Bruges, et Amsterdam. 
Ce fut de ceite dernière ville que Mazarin fit venir des ouvriers, 
auxquels il confia le soin de retailler les douze beaux diamants 
de la couronne de France, qui furent désormais appelés les 
douze Mazarins. Dans l'inventaire dressé en 1774, le n° 349 est 
désigné sous le nom de « dixième Mazarin » , on ignore ce que 
sont devenus les autres. L'exemple et le patronage du cardinal 
répandirent la mode des diamants et on assure que Paris compta 
un moment 75 maîtres diamantaires. En 1775 , il n’en restait 
plus que sept. Le ministre de Calonne fit des tentatives pour 
ressusciter en France la taille des diamants ; il établit au fau- 
bourg Saint-\ntoine un diamantaire nommé Schrabracq, qui 
monta 27 meules ; mais les troubles politiques effrayérent sans 
doute les paisibles Hollandais, qui disparurent brusquement. 


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-4 
4 


— 109 — 


D’après M. Babinet , Gallais , le dernier diamantaire français, 
serait mort de faim , et il n’y avait en 1855, à Paris , qu’un seul 
industriel de cette profession , arrivé récemment de Hollande. 
Il s’agit sans doute de la taillerie du boulevard des Fourneaux, 
mentionnée par M. Gaudin, comme ayant été installée vers 
4852. Placé sous le patronage de l'Empereur , et dirigé actuelle- 
ment par MM. Goensly et Bernard , cet établissement a produit 
des ouvrages remarquables ; mais, malgré son excellent aména- 
gement , il est loin de pouvoir rivaliser avec les tailleries d’Ams- 
terdam, qui ont pour ainsi dire le monopole de cette industrie , 
et doivent leur supériorité à des traditions séculaires, fortifiées 
par une pratique incessante. On estime que les ateliers de cette 
ville travaillent les se seizièmes des diamants bruts qui ar- 
rivent en Europe; ils occupent plus de dix mille ouvriers, dont 
neuf mille sont israélites , et font un chiffre annuel nu de 
plus de cent millions de francs. 


IIL. 


Les deux seules contrées en possession d’approvisionner de dia- 
mants lemarché du monde entier, sont l’Inde et le Brésil ; encore 
peut-on dire que le premier deces pays qui fournit pendant long- 
temps cette gemme en abondance, n’en produit presque plus, 
au grand regret des vrais amateurs, en raison de la supériorité 
des produits de l’ancien monde sur ceux du nouveau. Le dia- 
mant de l’Inde l'emporte sur celui du Brésil en poids spécifique 
(3,524 contre 3,442); il cristallise généralement en octaëdres , 
tandis que le second affecte la forme de cristaux dodécaëdres ; 
à égale blancheur , le diamant indien a plus d'éclat; aussi les 
pierres à monture ancienne, qui proviennent toutes de l'Inde, 
sont-elles préférées aux pierres modernes , qui se tirent presque 
exclusivement du Brésil. Les diamants célèbres des couronnes 
d'Angleterre , de France, de Toscane et de la ue sortent 
tous de l'Inde. 

Les gisemenis de la péninsule indienne furent visités pour la 


— 4110 — 


première fois au xvite siècle par Tavernier , qui pendant qua- 
rante ans explora en tout sens la Turquie, la Perse et l’Hindous- 
tan , et dont la relation, très-véridique en ce qui concerne les 
choses dont ce voyageur a pu s'assurer par lui-même, mérite 
beaucoup moins de confiance lorsqu'il y consigne les détails qu’il 
tient d’autres narrateurs consultés par lui. Ses observations sont 
d'autant plus utiles pour nous faire connaître la production des 
mines à son époque, qu'un grand nombre des localités qu’il 
décrit et qui sont épuisées aujourd'hui, sont inconnues à la 
population actuelle. Il résulte de son récit que les gisements de 
diamants de l’Inde exploités de son temps formaient trois grou- 
pes principaux : les mines de Golconde et de Visapour dans le 
Deccan , celles de Gani, de Portéal et de Djousma dans le Bun- 
delcund , et celles de Raolconde , de Gouelet de Kolouré, situées 
dans la chaîne des Ghattes. Du temps de Tavernier toutes ces 
mines n'étaient exploitées que depuis quelques siècles ; celles de 
Golconde n’étaient connues que depuis une centaine d’années et 
le hasard les avait fait découvrir. Un berger, qui avait conduit 
son troupeau dans un endroit écarté , vit une pierre qui brillait 
d’un éclat inaccoutumé ; il la ramassa et la vendit pour quelques 
poignées de riz, à un voisin qui n’en connaissait pas mieux le prix. 
Elle arriva, de mains en mains, dans celle d’un marchand qui en 
tira un grand bénéfice. La chose fit du bruit et chacun s’em- 
pressa d’accourir sur. le lieu de la trouvaille , qui était un des 
plus stériles du royaume. Le roi se réservait tous les diamants 
pesant plus de 10 carats, mais Tavernier nous apprend qu’il en 
disparaissait beaucoup , que les mineurs avalaient pour ne pas 
être surpris, mais non sans péril pour leur vie ; ils les retiraient 
de leurs déjections et les vendsient secrètement. Du temps de ce 
voyageur , les mines de Golconde , et celles de Gani et de Par- 
téal , qui appartenaient au même souverain , occupaient 60,000 
ouvriers , tant hommes que femmes et enfants. La mine de Gani 
. était célèbre pour le nombre de gros diamants qui en étaient 
sortis ; celle de Partéal a fourni le Régent de France. L'ensemble 
de ces gisements était si riche, que, d’après l’historien Ferischta, 
le sultan Mahmoud, en 32 ans de règne, amassa plus de 400 
livres de diamants, qu’on trouva à sa mort dans son trésor. 
Tavernier vante l’habileté des lapidaires indiens à dissimuler les 


— AN — 


défauts des pierres, qu'ils taillaient, comme leurs confrères 
d'Europe, sur des meules en acier , à l’aide de la poudre de 
diamant mouillée d'huile ; « seulement, ajoute-t-il, ce méca- 
nisme est bien imparfait , et ils ne peuvent donner aux diamants 
le même poli que nous. » 

C’est encore aujourd’hui à Partéal , à quelques lieues de Gol- 
conde , que l’on exploite les mines renfermant les diamants de 
la plus belle eau. Les cours d’eau qui sillonnent les vallées de 
la chaîne des Ghattes en charrieni d’assez grandes quantités : la 
rivière de Gouel, le fleuve de Krichnas, le Mahynady en four- 
nissent aux marchands de Benarès et de Bowanipour. Les Hin- 
dous appellent le diamant pakha (mûr), et le cristal de roche 
kacha (non mûr) , par un rapprochement qui ne fait pas hon- 
neur à leurs connaissances minéralogiques. 

D’après les observations du docteur Heyné, les diamants de 
l’Inde se trouvent disséminés dans les terrains superficiels de 
transport ou d’alluvion anciens, ou engagés dans les roches 
d’agrégation. Ces roches sont des grès de l’époque secondaire, 
dont les débris roulés ont formé les atterrissements au pied des 
montagnes et dans le lit des fleuves. Cette double circonstance 
n'avait pas échappé à Tavernier : il nous apprend que les mi- 
neurs de Golconde trouvaient les diamants dans les veines des 
rochers, et sa description des graviers diamantifères d’autres 
localités rappelle celle des lavages du Brésil donnée par Mawe. 

Ce voyageur anglais, négociant comme Tavernier, a publié 
un Voyage dans l'intérieur du Brésil, particulièrement dans les 
districts de l’or et des diamants (Londres, 1812, 40, 2e édition, 
1821, 8°) traduit en français par: M. Eyriès , et qui est, avec le 
Voyage de M. Auguste Saint-Hilaire dans la province de Minas 
Geraes (Paris, ) la principale source à consulter 
pour l’histoire et la description des gisements brésiliens. Ces 
gisements s'étendent sur le tiers de la chaîne montagneuse qui 
court à l’ouest du littoral de l’Atlantique , depuis le village 
d’Itambé , dans la province de Minas Geraes jusqu’à Sincora sur 
la rivière Paragussa , dans la province de Bahia, soit entre 20° 
49 et 13° de latitude S. Les principales exploitations formant le 
district proprement dit des diamants , sont reparties sur le haut 
plateau du Cerro do Frio (montagne froide), dont la hauteur 


= M0 =" 


moyenne varie entre 16 et 1,800 mètres au-dessus du niveau de 
. la mer, et d’où descendent plusieurs rivières telles que le Doce, 

l’Arrassunhy, le Jequetinhonha et le San-Francisco. C’est dans 
le comarca ou arrondissement de Cerro do Frio, dans un rayon 
de seize lieues du N. au $., et de huit lieues de l’E. à l'O. autour 
de la ville de Tejuco, que se trouvent les mines visitées par 
Mawe et Auguste Saint-Hilaire. Les Paulistes, colons portugais 
ainsi nommés de la capitainerie de Saint-Paul fondée par eux, et 
célèbres dans l’histoire du Brésil pour la hardiesse de leurs 
expéditions et pour leurs riches découvertes de mines d’or, ne 
songèrent d’abord à tirer de cette région que le métal précieux 
que récelait le lit des cours d’eau, et auquel les diamants étaient 
mêlés. On n’en soupçonnait pas la valeur, et les premières 
pierres d’une certaine grosseur qu'on ramassa comme des cris- 
taux curieux furent offerts au gouverneur de Villa do Principe, 
qui s’en servit en guise de jetons de jeu. Ici les récits diffèrent. 
Selon Haüy, dans son Traité de Minéralogie, quelques échan- 
tillons apportés par hasard à Lisbonne furent remis à l’ambas- 
sadeur de Hollande, afin qu’il les fit examiner dans son pays, 
qui était alors le marché principal des pierreries. Les lapidaires 
d'Amsterdam, consultés à cet égard, les reconnurent pour être de 
très-beaux diamants. L’ambassadeur , en informant le gouverne- 
ment portugais de cet important résultat, se hâta de conclureavec 
lui un traité qui assurait à ses compatriotes le monopole du com- 
merce de ce nouveau produit. D’après un autre récit, un habitant 
de la province de Minas Geraes, Bernard Fonseca Lobo, qui dans 
un voyage aux Indes Orientales avait eu l’occasion de voir des 
mines de diamants, fut le premier à reconnaître la vraie nature 
des cristaux qu’on rencontrait au Brésil. Pour mieux s’en assu- 
rer , il en apporta à Lisbonne, où leur identité avec le diamant 
fut constatée. On place en 1725 ou 1728 cette découverte. 

La recherche des diamants dans le Cerro do Frio fut poussée 
avec tant d'activité, que la quantité exportée dans les vingt pre- 
mières années excéda , dit-on, un millier d’onces, et que cette 
gemmé éprouva momentanément une baisse considérable. Les 
négociants européens qui redoutaient ce résultat firent tous leurs 
efforts pour empêcher la mise en vente des diamants brésiliens. 
Ils firent courir le bruit que ces pierres n'étaient que le rebut 


VS EN 


—— 113 — 


des mines de l'Inde, envoyé de Goa au Brésil et de là en 
Europe. Gette thèse bizarre est longuement développée dans le 
Traité des diamants et des perles, que le lapidaire anglais Jef- 
fries publia à Londres en 1751, et qui fut traduit par Chappolin 
en français deux ans après (Paris, 1758, 8). Selon Jeffries, la 
masse de diamants jetée sur le marché par le Brésil fut telle, 
qu'en 1733 ils-avaient fait descendre le prix du carat à 20 francs. 
Les pierres du Brésil furent longtemps discréditées par lesmanœu- 
vres de ses concurrents , au point que pour les faire accepter on 
était réduit à les faire tailler en simple biseau à la façon des vieux- 
diamants de provenance indienne. Les Portugais n’eurent d’au- 
tre ressource que de tourner à leur profit la combinaison qu’on 
leur imputait, et d’expédier en effet à Goa les diamants brési- 
liens, pour les vendre ensuite comme originaires de l’Inde. 

La production du Brésil en diamants est évaluée par le baron 
d'Eschwege à 3,023,000 carats, pour tout l’intervalle de 4730 à 
1814 ; ce qui correspondrait à une moyenne de 36,000 carats 
par an. Mais le chiffre réel est des plus variables. Dans les pre- 
miers temps , il était d'environ 150,000 carats ; de 1801 à 4806, 
les registres de l'administration n’accusent plus que 19,000 ca- 
rats, année moyenne ; taux qui se maintenait encore en 1837. 
M. Emmanuel estime que la récolte actuelle s’élève à 240,000 
carats , équivalant à une valeur de 25 millions de francs. Ce ré- 
sultat est dû à la découverte de mines inconnues aux premiers 
exploitants. Dans une note lue devant l’Association Britannique 
pour l’avancement des sciences , le docteur Beke rapporte qu’en 
1843 , un esclave, en cherchant dans le lit d’une rivière, à Sin- 
cora, dans la province de Bahia, brisa d’un coup de sa barre une 
masse de matières siliceuses cimentées par de l’oxyde de fer, et y 
trouva une couche de diamants dont le prix total s’éleva à 7 mil- 
lions et demi de francs. Celte immense quantité de diamants, 
importée en Angleterre , fit tomber le prix des pierres brutes de 
30 à 40 shillings le carat à 18 et 20 shillings , puis à 19 et 14 
shillings. Les plus solides maisons purent seules résister aux 
conséquences de cette crise. Mais la baisse de valeur, la difti- 
culté croissante des fouilles , la cherté des vivres et l’insalubrité 
du climat, firent abandonner les lieux par un grand nombre de 
travailleurs , et la production , qu’on croit avoir été de 600,000 

8 


PME 


carats pour les deux premières années ensemble, se réduisit 
vers 1852 à 150,000 carats en moyenne. Les diamants de Sin- 
cora sont d’ailleurs inférieurs en qualité à ceux de Cuyaba et de 
Minas Geéraes. 

Plus tard encore, on a constaté l'existence , à Bagagem , sur 
les bords de la rivière Patrocinho , dans la province de Minas 
Geraes , d’une mine qui a fourni quelques gros diamants, entre 
autre une pierrè de 117 carats, trouvée en 1851, et qui, sous le 
nom d’Etoile du Sud, a mérité l’admiration des savants et des 
industriels. Rien de plus rare que de pareilles dimensions, 
surtout au Brésil, où les diamants sont généralement petits. On 
en recueille beaucoup de si minimes, qu’il en faut jusqu’à 200 
pour faire un carat. Ceux qu’on trouve ordinairement varient en 
poids de 4 à 8 carats. Sur 10,000 pierres, on estime qu’une 
seule dépasse 10 carats. Le nombre de diamants pesant de 17 à 
20 carats est de deux ou trois au plus dans tout le cours d’une 
année, et l’usage est que l'Etat rachète l’esclave qui en trouve 
de cette grosseur, et qui devient dès lors libre de travailler pour 
son propre compte. Quant aux diamants de 30 carats et au-des- 
sus, à peine en rencontre-t-on un en deux années. On aura une 
idée du labeur qu’exige cette exploitation par cette circonstance, 
que le produit des recherches de 500 ouvriers pendant une 
année tient aisément dans le creux de la main. 

Les diamants se retirent au Brésil d’une espèce de poudingue 
composé de cailloux de quartz, de schiste talqueux, de diorite, 
etc., liés ensemble par un sable rouge ferrugineux, qui renferme 
dés fragments de fer oligiste et de fer oxydulé ou magnétique, de 
rutile, de zircon et autres silicates ; ainsi que des paillettes d’or 
et de platine. Ce conglomérat . appelé cascalho, affleure parfois 
à la surface du sol; ailleurs il est recouvert par quelques cou- 
ches d’argile d’alluvion ou de sable ; on l’exploite surtout dans 
le lit des cours d’eau. La présence de diamants se reconnaît gé- 
néralement à l’abondance des petits cailloux de quartz translu- 
cide roulés, et de débris de quartz noir ou bleu d’une forme 
spéciale , qui caractérisent si bien les dépôts diamantifères , que 
les mineurs expérimentés peuvent dire à l'avance le rendement 
d’une masse donnée. Pendant la saison sèche, qui dure d’avril 
jusqu’à la mi-octobre , on profite de la baisse des eaux pour dé- 


— 115 — 


tourner les rivières et les mettre à sec , en les arrêtant par des 
barrages construits avec des sacs de terre, el en les obligeant à 
couler dans des canaux pratiqués en amont des barrages. On 
enlève alors le fond du lit jusqu’à 10 ou 12 pieds de profondeur, 
et on met en tas les terres extraites près des hañgars à lavage, 
en attendant la saison des pluies. A cette dernière époque com- 
mence la seconde partie des opérations. Le plancher de chaque 
hangar est incliné et partagé dans sa longueur en compartiments 
ou auges , dans lesquelles on fait passer un courant d’eau. Le 
cascalho préalablement désagrégé est placé à la partie supérieure 
du plancher. Un nègre attaché à chaque compartiment et armé 
d’un rateau, fait tomber dans l’auge 60 à 80 livres de cascalho, 
qu’il agite sous l’eau, en le rejetant continuellement vers le 
haut. Au bout d’un quart d'heure, toutes les parties terreuses 
ont été entrainées par l’eau, ce qu’on reconnaît lorsque celle-ci 
est redevenue limpide en traversant la masse. Le laveur fait alors 
à la main le triage du gravier qui reste, jetant d’abord les plus 
gros cailloux, puis successivement ceux plus petits, et exami- 
nant le résidu avec soin pour découvrir les diamants. IL y a or- 
dinairemeut vingt nègres par atelier. Des inspecteurs, perchés 
dans des sortes de chaires, sont chargés de les surveiller et de 
les empêcher de soustraire des pierres; ce qui arrive souvent 
malgré toute leur vigilance. Dès qu’un esclave a trouvé un dia- 
mant, il en avertit en frappant des mains , et remel sa trouvaille 
à l'inspecteur, qui la dépose dans une gamelle pleine d’eau, sus. 
pendue au milieu d'un hangar. Chaque soir la gamelle est por- 
tée à l'agent principal , qui compte les pierres, les pèse et les 
inscrit sur un registre. Lorsque la quantité réunie est suffisante 
on l'envoie à Rio-Janeiro, d’où les négociants expédient les 
diamants en Europe par les paquebots anglais et français qui 
partent deux fôis par mois. 

Il est évident que les dépôts que nous venons de mentionner 
ne peuvent être le lieu de formation du diamant. De même que. 
Vor fut d’abord découvert dans les ailuvions , et que plus tard on 
Va suivi jusqu’à la roche quartzeuse où il était primitivement 
disséminé , de même on a songé dans ces derniers temps à re- 
chercher la véritable matrice du diamant au Brésil. D’après une 
note de M. Claussen, publiée en 1841 dans le Bulletin de l'Aca- 


NME ee 


démie Royale de Bruxelles (t. vin, p. 831), cette pierre précieuse 
a été trouvée en 1839, au Cerro de Sant-Antonio de Gramma- 
goa, dans un grès supérieur (psammile). Cette gangue est dé- 
crite dans une autre localité par M. Lomonosoff , dans un mé- 
moire sur le gisement des diamants, inséré aux Annales des 
Mines (1842). On a rencontré aussi le diamant dans la roche 
micacée appelée itacolumile , coupée de veines irrégulières de 
quartz , et dont les débris roulés entrent dans la composition du 
cascalho. En 1855, un ingénieur anglais, M. Thomas Reding- 
ton , originaire du comté de Cornouailles, fut chargé par le vice- 
président de la province de Minas Gereas , d'explorer la rivière 
principale du district des diamants et ses affluents , afin de re- 
trouver la roche primitive d’où provient cette gemme. Entre 
autres localités étudiées par M. Redington, il fut à San Joa, à 
20 milles au nord de Diamantina, et y constata l’existence d’une 
veine riche en diamants , que les indigènes exploitaient depuis 
huit ans. Nous ignorons si le résultat de ses recherches, dont il 
s’occupait encore en 1853, selon M. Tennant, a été rendu pu- 
blic depuis. 

Les personnes qui ont parcouru la section hollandaise du 
parc de l'Exposition Universelle de 1867, n’ont pas manqué de 
visiter la coquette construction en briques reproduisant en mi- 
niature la grande usine dans laquelle M. Coster emploie cinq ou 
six cents ouvriers à Amsterdam. La collection de minerais de 
diamants exposés par celte maison offrait des spécimens de 
cascalho en fragments de toutes grosseurs, depuis la boule 
sphérique grande comme une orange jusqu'aux plus minces 
galets ovoïdes lenticulaires. Ces débris quartzeux et ferrugineux 
étaient de cinq provenances différentes: Singora, Grupiara, 
Baranco et Gruna de Mosquitos dans la province de Bahia , et 
Jequitinhonha dans celle.de Rio. 

Dans les quatre premières mines , le diamant est accompagné 
d’une quantité notable d’une substance noire, dont la présence 
* dans les gisements de Bahia a été signalée pour la première fois 
en 1842 ou 1843, et que sa couleur a feit désigner par les noms 
de carbonado en portugais, et de carbone en français. C’est un 
véritable diamant amorphe , ayant même pesanteur spécifique et 
même dureté, offrant par places le même éclat, mais d’une 


fée de re nt D, - 


MIT — 


structure lamellaire et trop imparfaitement cristallisé pour pou- 
voir être taillé. On le regarde comme un diamant demeuré à l’é- 
tat de carbone élémentaire, et n'ayant pu atteindre l’état de 
cristallisation qui l'aurait dégagé de ses impuretés. Cette matière 
se pulvérise et sert au polissage des autres pierres : elle vaut en 
poudre jusqu’à 12 francs le carat, ou 60,000 francs le kilo- 
gramme. 

Dans la mine de Rio, le carbone est remplacé par le bord ou 
diamant en boule, dont la cristallisation est tellement enchevé- 
trée, qu’il est impossible de le tailler. Son apparence est celle 
d’un caillou de quartz arrondi en tout sens, mais en l’exami- 
nant de plus près, on reconnaît que sa surface est composée de 
petites particules brillantes; ce qui n’a lieu pour aucune autre 
pierre. On le trouve aussi, mais très-rarement, en forme de 
cube. Ces diamants singuliers, dont quelques-uns sont gros 
comme des pois, ne servent qu’à faire de la poudre pour polir. 
Leur valeur est supérieure à celle du carbone, qui à l’état brut 
ne coûte que 4 ou 5 francs le carat, AE que le bord revient à 
20 ou 95 francs. 

Pour compléter sa collection , M. Coster avait placé, à la suite 
de ses échantillons de graviers diamantifères , trois cases gar- 
nies chacune de 5 à 600 diamants bruts , représentant dans leur 
ensemble 4 ou 5,000 carats. Chose particulière , chaque lot pos- 
sédait sa teinte propre. Les diamants de Cuyaba sont brunâtres, 
ceux de Bahia verdätres, et ceux de Rio bleuâtres. On y voyait 
aussi les diamants dégrossis, percés et enfilés des Indiens, les 
diamants de toutes couleurs et des formes cristallines les plus 
diverses, jusqu’à celles si remarquables qui sont aplaties et 
allongées en navette. 

Il nous reste à mentionner les autres gisements de diamants, 
disséminés dans l’Ancien et le Nouveau Monde, mais dont le ren- 
dement est encore insignifiant au point de vue commercial , et 
ne peut entrer en comparaison avec celui des riches mines de 
l'Inde et du Brésil. 

En Europe , comme partout ailleurs, le fait déjà relevé par 
Pline, que le diamant accompagne toujours l'or, s’est cons- 
tamment vérifié. Nous avons cité, d’après cet écrivain, le dia- 
mant de Macédoine. Peut-être pourrait-on retrouver cette 


— 118 — 


gemme dans les roches granitiques des environs de Philippes, 
dont M. Heuzey a rapporté des spécimens, et dont M. Daubrée a 
constaté l’identité avec les roches aurifères de la Californie, qui 
récèlent aussi des diamants, ainsi que nous le verrons plus loin, 
Le roi Philippe tirait des mines d’or d’Asyla , un revenu annuel 
de plus de mille talents (Heuzey et Daumet : Mission archéolo- 
gique de Macédoine, 1864, 4, p. 56, 58, 59). 

On sait que les Romains exploitèrent surtout les mines d’or de 
l'Espagne (Pline, xxxur, 21 etsqq.) Bien que Pline ne parle pas 
de diamants de cette provenance, il en a été recueilli quelques- 
uns dans les temps modernes auprès de Carthagène. 

Le diamant a été trouvé en Angleterre et en Irlande dans les 
alluvions aurifères du comté de Wicklow et du comté de Cor- 
nouailles. Le Muséum Britannique, parmi ses diamants indigé- 
nes , en offre un cristallisé en octaèdre , et encore adhérent à de 
l'or fourni par un de ces dépôts. 

En 1829, M. À. de Humboldt, ayant eu l’occasion d'examiner 
à Saint-Pétershourg des échantillons des sables aurifères exploi- 
tés sur les domaines du comte Porlier, près la mine d’Adolph . 
au bord du Bissersk, en Sibérie, fut frappé de leur analogie 
avec les sables diamantifères du Brésil, et conseilla de s’assurer 
si les résidus des lavages ne contiendraient pas en effet des dia- 
mants. Ces recherches ne furent pas infructueuses ; de 4830 à 
1833, on découvrit 48 diamants, la plupart cristallisés en 
dodécaëdres. En 1831 , on en trouva aussi à trois ou quatre 
lieues d’lekaterinebourg. Vers le même temps, le professeur 
Engelhardt de Dorpat conjectura, d’après la nature géologique 
des monts Ourals, que cette chaîne devait renfermer des dia- 
mants , et l'expérience ne tarda pas à justifier sa théorie. Les 
monts Ourals sont exploités aujourd’hui par le gouvernement 
russe pour leurs mines d’or , et la Sibérie fournit au commerce 
quelques diamants, mais en petit nombre. On peut consulter sur 
ce point les travaux de MM. Engelhardt : Die Lagerstatte der 
Diamanten in Ural-Gebirge (Riga, 1830, br. #), et Parrot : 
Notices sur les diamants de l'Oural (dans les Mémoires de l'A- 
cadémie Impériale de Saint-Pétersbourg , année 1832, 4e). En 
Sibérie , le diamant paraît s’être formé dans les dolomies carbo- 
nifères. | 


— 4119 — 


En Afrique , on a découvert des diamants dans la rivière de 
Roummel , près Constantine, qui entraîne aussi des paillettes 
d’or. M. Babinet parle de diamants de l’Algérie que l’on aurait 
vus entre les mains de certains amateurs de minéralogie à Paris, 
mais ces envois n'ont point eu de suite. À l’autre extrémité du 
continent , la colonie anglaise du Cap-de-Bonne-Espérance a ré- 
‘cemment soulevé une controverse qui rappelle celle dont l’ou- 
vrage de Jeffries a perpétué le souvenir pour les mines du Brésil. 
En apprenant que des diamants de la plus belle eau avaient été 
recueillis sur les bords de la rivière Orange, dans le cou- 
rant de l’année 1867 , et des années suivantes , un lapidaire an- 
glais avait imaginé de soutenir que ces pierres avaient été mises 
en terre parles colons hollandais pour ajouter de la valeur à 
leurs fermes. Pour réfuter cette assertion, on s’est borné à faire 
remarquer que, sur une trentaine de diamants, d’une valeur 
totale de 100,000 francs, découverts jusqu’au commencement 
de février 4869 dans l'Afrique australe, la grande majorité a été 
recueillie au-delà du Vaal, sur le territoire de chefs indigènes 
. indépendants. Les Cafres Bassoutos , qüi habitent les montagnes 
où la rivière Orange et plusieurs de ses affluents prennent nais- 
sance, connaissent très-bien l'existence de ces gemmes, el en 
portent parfois comme ornements sur leur tête. Au point de vue 
géologique d’ailleurs , le vaste plateau qui s’étend au nord de la 
chaîne du Sneeuwbergen jusqu’à la rivière Orange , est entière- 
ment formé de grès stratifiés, que traversent de tous côlés des 
roches ignées (trapps), ce qui est justement l’état de choses 
signalé dans les mines du Brésil par M. Nicolay. En outre , on y 
rencontre en abondance le conglomérat formé de quartz roulé, 
de cailloux d’agate, de calcédoine , d’hématite et de cristaux de 
quartz , qui annoncent le voisinage du diamant. L’or a été trouvé 
disséminé dans les dépôts d’alluvion, et dans une roche quart- 
zeuse très-riche. Ces détails que nous empruntons à une lettre 
écrite sur les lieux, et publiée dans le Journal of the Sociely 
of Arts du 9 avril 1869, viennent confirmer l'opinion favorable 
émise dès les premières découvertes par M. Héritte, consul de 
France au Cap, qui, pour répondre aux nombreux appels adres- 
sés à sa science minéralogique, a inséré dans un journal colo- 
nial, The Cape Argus , une série d'articles, réunis ensuite en une 


NU 


brochure que nous avons également sous les yeux (The Diamond 
and other precious stones. Cape Town, 1867, br. 18°.) Il demeure 
donc avéré que l’Afrique anglaise joint à ses ressources, déjà si 
belles , deux nouvelles sources de richesses. Si jusqu’à présent 
le rendement des placers n’a pas été très-fructueux, les diamants 
sont d’une qualité qui doit encourager toutes les espérances. La 
première pierre trouvée pesait 22 carats; la seconde, 9 carats. 
Le Daily News, cité dans le Journal des Débats du 11 mai 14869, 
annonce l’arrivée, à Plymouth, d’un diamant du Cap, du poids 
de 47 carats et demi, et d’une valeur de 50,000 francs. Le pro- 
chain paquebot devait en apporter un de 83 carats et demi, et 
valant, dit-on, 750,000 fr. (30,000 livres sterling). 

Dans l'archipel asiatique , les terrains aurifères de Sumatra, 
de Java, de Célébes et de Bornéo renferment des diamants. Dans 
cette dernière île, on a reconnu cette gemme , associée à l’or et 
au platine, dans des débris de serpentine. Les diamants que le na- 
turaliste Leschenault rapporta de Bornéo, étaient cristallisés en 
octaèdres, et d’une fort belle apparence. Les mines que le gou- 
vernement hollandais fait exploiter dans la chaîne. montagneuse 
qui borde le fleuve Banger-Massing , dans le district de Jannals- 
Laut, et où il emploie 400 ouvriers , donnent un produit annuel 
que le Journal de la Société de Géographie de Londres évaluait , 
en 185, à 2,000 carats, et il en était sorti un diamant de 36 
carats. On a reconnu des gisements à Linga, à Panthiana, et 
près la rivière de Simadan , et il est probable qu’il en existe 
beaucoup d’autres que les forêts imperméables de cette belle 
terre équatoriale et la barbarie de ses habitants n’ont pas per- 
mis d'aborder. La partie soumise à des princes malais, passe 
pour recéler des mines capables de rivaliser avec celles de l'Inde. 
Les diamants qu’elles fournissent sont presque toujours taillés 
dans l’île même. Nous décrirons ailleurs la magnifique pierre de 
967 carats que possède le rajah de Mattam. On peut consulter 
sur les mines de Bornéo une note de M. H. von Strantz : Die 
Diamantengruben auf Bornéo (publiée dans le recueil géogra- 
phique allemand Globus, t.1x, p. 114-115). 

Chacun a vu avec étonnement au Palais du Champ-de-Mars , 
en 1867, l’obélisque exposé par la colonie australienne de Vic- 
toria. Ce monument, large à sa base de 10 pieds carrés, et 


— 121 — 


haut de 62 pieds et demi, représentait la masse d’or (2,081 
pieds cubes) extraite des mines depuis 1851 jusqu’en 1866, soit 
146,057,444 livres sterling (3 milliards 651 millions 436,100 
francs.) D’après l'association constamment constatée entre l’or 
et les diamants, il est permis de prévoir le jour , où les mines du 
Brésil venant à s’épuiser comme celles de l’Inde, le marché 
européen aura pour y suppléer les gemmes que lui verseront en 
abondance les placers de l'Australie et de la Californie. Cette 
exploitation ne se développera sans doute que lorsque les rési- 
dus de ces mines seront examinés par des chercheurs sachant y 
discerner autre chose que des pépites et des grains d’or. Il est 
probable que par suite de l'aspect terne que présentent les dia- 
mants bruts, ces pierres auront passé inaperçues. Une lettre 
d’un mineur, publiée en 1859, signale la multitude de petits 
rubis trouvés en lavant les résidus. Un diamant pesant plus de 2 
carats figura à l'Exposition univeïselle de Londres en 1862. En 
mai 1865 , à une exposition des produits de la colonie ouverte à 
Melbourne, les diamants l’emportèrent en beauté sur toutes les 
autres gemmes indigènes. Une lettre d’un des exposants fail 
mention de 60 diamants trouvés dans un gisement aurifère, près 
de la rivière Ovens, qui a sa source dans les Alpes australiennes. 
Nous avons pu remarquer personnellement, à l'Exposition uni- 
verselle de Paris en 1867, dans la section australienne, une 
parure complète en diamants de la colonie de Queensland, 
exposée par M®° Henry Marsh, à côté d’autres échantillons de 
pierres précieuses de même provenance. 

Le diamant le plus gros trouvé aux Etats-Unis d'Amérique , 
été ramassé en 1896 sur les bords du fleuve James, en face de 
Richmond (Virginie), et provenait , selon toute probabilité, de 
la région aurifère située en amont du fleuve. Cette gemme 
pesait 23 carats 7/10, et serait actuellement, selon M. Vatte- 
mare, auteur d’un article sur les pierres précieuses dans le 
Paris-Maguzine du 25 décembre 1866, en la possession du pro- 
fesseur Dewey. D’autres diamants plus petits ont été découverts 
dans les régions aurifères de la Caroline du Nord et de la Geor- 
gie, mais, de même que pour la Californie, cette production 
demeure jusqu'ici sans Importance, 


— 192 — 


IV. 


D’après M. Dufresnoy, le diamant brut affecte dans sa cris- 
tallisation des formes très-diverses , selon qu’elles se rattachent 
à un système cristallin régulier ou à un système modifié par des 
facettes additionnelles plus ou moins nombreuses. Au premier 
groupe appartiennent l’octaèdre et le dodécaëèdre , solides à huit 
et à douze faces, qui caractérisent respectivement les diamants 
de l'Inde et du Brésil, considérés d’une façon générale. Le cube 
est plus rare , ainsi que l’octaèdre simple. La forme dominante 
est l’octaèdre dont chaque face est elle-même surmontée d’une 
pyramide à trois pans. Le dodécaèdre rhomboïdal est très-fré- 
quent, soit simple, soit dérivant de l’ectaèdre par un pointe- 
ment à six pans sur chacune de ses faces, ce qui constitue le 
solide à quarante-huit faces (8 X 6). Le triforme, octaëèdre à 
arêtes et à pointes abattues, est très-rare , le Muséum d'Histoire 
Naturelle en possède un fort joli échantillon. Cet établissement 
montre aussi une macle ou groupe de diamants accolés, sous la 
forme d’une rosette composée de trois dodécaèdres dont chacun 
a ses faces terminées par des pyramides à quatre pans, et est 
par conséquent un solide à quarante-huit faces (12 x 4). L’E- 
cole des Mines de Paris a une macle de diamants non moins 
extraordinaire , formée de deux cristaux croisés’ à angle droit. 

Lorsque la cristallisation est modifiée par l’adjonction de 
nombreuses facettes secondaires, les diamants sont souvent 
limités en apparence par des surfaces courbes. D'autres fois, ces 
surfaces sont courbes en réalité, et leurs intersections se font 
suivant des arêtes curvilignes. D’après M. Tennant, sur un lot 
de 1,000 diamants de qualité moyenne dont on a compté les 
cristaux, un seul était de forme cubique , 40 étaient des tetraë- 
dres ou solides à 4 faces triangulaires, 50 offraient l’aspect de 
sphéroïdes à facettes multiples curvilignes , et le reste consistait 
en octaëdres et en dodécaèdres à peu près en égale proportion. 
Sous le rapport des poids , 500 pesaient moins d’un demi-carat ; 


— 193 — 


300 variaient entre un demi-carat et un carat entier ; 80 attei- 
gnaient un carat et demi, et le reste allait de 2 à 20 carats, sauf 
un seul qui pesait 24 carats. 

Parmi les pierres incolores le zircon blanc (hyacinthe) a pour 
densité 4,44 ; la topaze blanche 3,54 ; le diamant blanc de qua- 
lité moyenne 3,52 ; le saphir blanc 3,98, et le cristal de roche, 
2,55. On voit que la pesanteur spécifique du diamant et celle de 
Ja topaze blanche du Brésil sont presque égales ; mais (en sup- 
posant que l’on ne pût recourir à un autre caractère tel que la 
dureté ou la réfraction) on pourrait distinguer ces deux pierres 
en les électrisant par le frottement : le diamant ne garde son 
éleciricité que pendant 20 minutes au plus, tandis que la 
topaze peut rester électrisée pendant 32 heures. 

Le diamant, surtout à l’état brut, devient phosphorescent, 
non-seulement par l’insolation directe, ou lorsqu'il est échauffé, 
ou qu’on le frotte contre du verre dans l'obscurité, mais encore, 
selon M. Barbot, dans son Manuel du Joaillier, quand il n'a 
reçu les rayons lumineux qu’à travers les enveloppes assez 
épaisses, telles que plusieurs feuilles doubles de papier, une 
peau de mouton chamoisée ou une planche de tilleul de 20 mil- 
limètres d'épaisseur. 

Il réfracte énergiquement la lumière, et en décompose les 
rayons en feux colorés et étincelants que n’égale aucune autre 
pierre incolore. Son pouvoir réfringent (1,396) est presque dou- 
ble de celui de l’eau (0,795) et du cristal de roche (0,654). 

Ce qui distingue éminemment le diamant des autres gemmes 
blanches, c’est que celles-ci possèdent la double réfraction, qui 
lui manque. Ce terme signifie qu’en regardant à travers l’une 
d'elles un objet de très-petite dimension , tel que la pointe d’une 
aiguille ou un trou percé dans une carte, on voit, lorsque la 
pierre est placée dans un certain sens, l’objet double, comme 
s’il y avait deux aïguilles ou deux trous. La démonstration de 
cette curieuse propriété exigeant une certaine habitude, M. Babi- 
net recommande de fixer la pierre et l’aiguille sur une petite 
règle en bois aver: de la cire verte à modeler. Ce savant raconte 
qu’il reçut un jour la visite d’un Anglais de distinction qui por- 
tait dans un petit écrin une magnifique topaze blanche du Brésil 
qu’il supposait être un diamant d’un prix incalculable. La pierre 


— 12% — 


ayant été soumise à l'épreuve, en apercevant l'aiguille double, 
l’Anglais sentit sa vue se troubler; après être resté assis quelque 
temps dans un état d’insensibilité maladive, il prit brusquement 
congé de son interlocuteur, auquel il fit présenter plus tard ses 
excuses. M. Turgan rapporte une scène analogue, dont le héros 
serait un Américain, et qu’il emprunte à M. Barbot. 

Un autre caractère distinctif du diamant , c’est sa dureté, qui 
lui permet de rayer tous les corps, sans qu’il soit rayé par 
aucun. ]l use l’acier le mieux trempé comme si l’outil était du 
simple fer , et entre dans le verre comme un coin. Les autres 
pierres les plus dures’ peuvent faire une marque sur le verre, 
mais seul le diamant est capable de le couper. Il est vrai que cette 
propriété est surtout inhérente aux diamants à faces curvilignes, 
et qu’on peut la communiquer aux autres pierres en leur don- 
nant , par la taille, des arêtes artificielles courbes. Mais au bout 
de quelque temps, ces arêtes s’émoussent par l'usage, et le dia- 
mant les conserve seul intactes indéfiniment. 

C’est par erreur qu’on a conclu de la dureté du diamant àl’im- 
possibilité de le briser. L'idée qui règne encore, d’après laquelle 
la meilleure épreuve des vrais diamants consiste à les placer sur 
une enclume et à frapper dessus à coups de marteau, auquel 
cas on suppose que le diamant brisera le marteau ou pénétrera 
dans l’enclume , a été cause de la destruction d’une foule de 
. belles pierres, que leurs possesseurs ont brisées ou jetées 
comme étant sans valeur. Non-seulement le diamant peut être 
réduit en poudre , mais la facilité avec laquelle il peut être fendu 


dans un sens parallèle aux faces du cristal naturel octaëèdre ou 


dodécaëdre , est ce qui a rendu possible le procédé de la taille 
et la suppression des vas ou gerçures qui nuiraient à son 
éclat comme joyau. 

C’est encore par un préjugé qui remonte également aux an- 
ciens , que le diamant a été longtemps réputé incombustible. 
Exposé à une chaleur de 2,7500, il brûle rapidement comme le 
liége, c’est-à-dire seulement par sa surface extérieure. Il se 
dilate en se consumant et décroît graduellement en émettant une 
lumière très-vive , analogue à l’étincelle électrique la plus bril- 
lante. Cependant il peut supporter sans danger un feu assez vio- 
lent. Lors du grand incendie de Hambourg, on retrouva sous les 


— 195 — 


décombres plusieurs diamants qu’on vendit à bas prix, comme 
étant détériorés sans ressource. Après avoir été repolis , ils re- 
prirent tout leur éclat, et ne subirent d’autre dommage que la 
perte de poids résultant de cette opération. 

La combustibilité du diamant a mis les chimistes sur la voie 
de sa composition, qui, par une exception unique, le rapproche 
plus des substances organiques que des minéraux. Dès 1604, 
Newton, frappé du pouvoir réfringent extraordinaire du dia- 
mant , avait été conduit à annoncer que ce corps devait être une 
matière grasse coagulée, voisine du succin et de l’huile de téré- 
benthine et conséquemment inflammable. En 1673, Robert 
Boyle, autre physicien anglais, parvint, dit-on, à brüler cetle 
gemme. Son expérience fit moins de bruit que celle tentée en 
1694 par les membres de l’Académie de Florence, sous le règne 
du duc Côme lil. Un diamant, placé au foyer d’une puissante 
lentille sous les rayons du soleil, se fendit, émit des étincelles et 
finit par disparaître. Des savants français brülèrent aussi un gros 
diamant en 4771, mais on ne fut pas d’accord sur le point de 
savoir si la pierre s'était consumée, vaporisée ou réduite en 
poussière impalpable. Un joaillier, nommé Maillard, soutint que 
le diamant pouvait braver ia chaleur la plus intense; pour le 
_ prouver, il enferma des diamants avec de la poudre de charbon 

de bois dans un fourneau de pipe en argile hermétiquement 
scellé, et les ayant soumis au feu, il les retira sains et saufs. 
Cette épreuve pouvait seulement constater que le diamant, de 
même que tous les autres corps combustibles , ne peut se consu- 
mer qu’au contact de l'oxygène de l'air. D'autre part, l'empereur 
François I‘ ayant placé dans un fourneau d’essayeur, pendant 
24 heures, des diamants et des rubis, s'était assuré que les 
premiers s'étaient détruits, tandis que les seconds avaient par- 
faitement résisté. La question demeurait donc en suspens, et il 
appartenait aux fondateurs de la chimie moderne de la résou- 
dre. Sollicité par Haüy, Lavoisier brûla un diamant dans 
l’oxygène , et remarqua que le gaz qui se dégageait pendant l'o- 
pération , troublait l’eau de chaux à la manière de l'acide carbo- 
nique ; il ne recueillit aucun autre résidu et en conclut que le 
diamant n’est que du carbone. L'expérience fut reprise Sous 
une autre forme par le chimiste anglais Smithson Tennant. Il fit 


— 126 — 


chauffer un diamant scellé avec du nitre dans un étui d’or, et 
n’obtint pareillement que de l’acide carbonique. Guyton de Mor- 
veau fit une tentative directe pour vérifier ces conclusions. Se 
rappelant que l’acier n’est que du fer uni à du charbon , il subs- 
titua à la seconde de ces substances, de la poussière de diamant, 
et convertit en acier une petite quantité de fer. Son essai fut 
renouvelé en 4800 à l'Ecole Polytechnique par Clouet, Welter et 
Hachette. Un diamant de 4 carats fut soumis, avec O0 fois son 
poids de limaille de fer à un feu très-ardent : le résultat fut un 
lingot d'acier. Les chimistes Fourcroy , Allen et Pepys, et plus 
tard Humphry Davy r’eurent qu’à confirmer l'opinion de leurs 
devanciers. Les derniers et plus récents travaux à ce sujet sont 
ceux que M. Barbot a poursuivis avec une grande persévérance. 
D'après ce savant joaillier, le diamant ne serait pas, comme 
l'avaient cru établir les auteurs des expériences que nous venons 
de citer, du carbone pur. Il contiendrait une faible quantité 
d'oxygène, car il peut s’enflammer en vase clos; et, si on le 
brûüie à l’air libre, son ignition prend à cerlains moments une 
intensité brusque d’un éclat extraordinaire. Il ne renferme pas 
d'hydrogène, car, consumé dans le chlore , il ne fournit aucune 
trace d’acide chlorhydrique. Il ne renferme ni silicate ni autre 
matière terreuse, car lorsqu'il est brûlé dans l'oxygène, il ne 
laisse aucun résidu lorsqu'il n’est pas coloré. Ce serait un véri- 
table protoxyde de carbone. Comparé au carbone des chimistes, 
sa formule minéralogique serait un cristal de carbone à molé- 
cule double, c’est-à-dire dans lequel la molécule primitive aurait 
une densité double de celle de la molécule de carbone ordi- 
naire. 

Le problème de la reconstitution du diamant n’a pas excilé 
moins d’ardeur que celui de sa décomposition. M. Ebelmen avait 
réussi à reproduire , dans les fourneaux de la manufacture de 
la porcelaine de Sèvres, un grand nombre de pierres précieuses, 
qu'on ne pouvait qualifier de fausses, puisqu'elles renfermaient 
les mêmes éléments que les gemmes naturelles, et qu’elles pro- 
venaient des mêmes réactions chimiques. C’est ainsi qu'il a fait 
le rubis, le saphir, l'émeraude, et il ne manquait à ses pro- 
duits que d’être plus gros et plus chers pour causér une révolu- 
tion dans la bijouterie. La valeur du diamant promettait de bien 


— 197 — 


autres bénéfices, et devait stimuler les recherches ; mais jus- 
qu'ici la nature a gardé son secret. L’expérimentateur qui en a 
approché le plus est M. Despretz, membre de‘Institut. Du car- 
bone préparé avec du sucre , et dégagé ainsi de toute trace de 
matière minérale, a déposé sur les fils de platine d’une pile de 
Volta, sous l’action prolongée du courant électrique , des cris- 
taux microscopiques sous forme d’octaèdres noirs, d’octaëdres 
incolores translucides, et de plaques ou lamelles également in- 
colorés et translucides. Ces cristaux avaient toute la dureté de la 
poudre de diamant, et on put s’en servir pour polir les dia- 
mants ; ils disparaissaient par la combustion sans laisser de ré- 
sidu perceptible. Leur dimension ne permettait ni de les isoler 
et de les peser, ni de déterminer leur exposant de réfraction et 
leurs angles de polarisation. On assure qu’un résultat analogue 
a été obtenu en décomposant, au moyen de faibles courants gal- 
vaniques, un mélange d'alcool et de chlorure de carbone, moins 
rebelle à cet égard que le sulfure de carbone que l’on avait d’a- 
bord essayé de dédoubler. Quoi qu’il en soit, le commerce et 
les familles, mis en émoi , il y a plusieurs années , par des an- 
nonces prématurées relatives à la production artificielle du dia- 
mant, eurent besoin d’être rassurés par une déclaration du 
baron Thénard. Les assertions de l’illustre chimiste n’ont rien 
perdu de leur poids, et dans l’état actuel de la science, il se 
passera encore bien du temps avant qu’il sorte d’un laboratoire 
un diamant d’un carat. 

Dans une note lue à l’Académie des Sciences en 1866, un in- 
génieur des mines , M. de Chancourtois , a proposé une théorie 
nouvelle de la formation du diamant. Cette pierre précieuse dé- 
riverait des émanations hydrocarburées qui traversent les fissu- 
res du sol, de même que le soufre des émanations hydrosulfu- 
rées, et le carbone formant le diamant serait isolé par un mode 
particulier d'oxydation de l'hydrogène du carbure, dont nous 
pouvons avoir une idée à la vue de la terre noircie par la fuite 
du gaz d'éclairage, que nous montrent les tranchées ouvertes 
pour la réparation des tuyaux de conduite. 

Ïl va sans dire que les compositions employées pour imiter le 
diamant, dans la bijouterie fausse, n’ont rien de commun avec 
lui dans leurs éléments chimiques. Cette industrie est essentiel- 


— 1928 — 


lement française et doit à M. Bourguignon ses principaux per- 
fectionnements. Le sable dont elle fait usage vient de la forêt de 
Fontainebleau, et est l’objet d’un commerce important. Bien 
que l'addition de l’oxyde de plomb rende la plupart des strass 
plus pesants que le diamant véritable, certains fabricants sont 
parvenus à obtenir des produits où cette différence est peu sen- 
sible. Ils savent aussi imiter l'aspect gras de la pierre naturelle 
en donnant à leur cristal une légère nuance jaunâtre qui dispa- 
raît chez les petites masses. Les faux diamants sont toujours 
montés en or, pour augmenter leur blancheur par le contraste, 
et, grâce à la taille, ils rivalisent de pureté et d’éclat avec les 
diamants vrais, dont on ne les distingue que par un examen 
très-minutieux. Ils sont toutefois sujets à se ternir avec le temps, 
par déliquescence , et on a observé que lorsque la personne qui 
les porte se trouve dans une salle où il y a beaucoup de monde, 
l'humidité de l'air se condense en nuage sur les pierres fausses, 
tandis que le diamant, ayant un moindre pouvoir réfrigérant, 
conserve tout son éclat. 


Jusqu'ici nous avons traité du diamant tel qu’il existe dans la 
nature ; il nous reste à dire comment l’art du lapidaire ajoute à 
sa beauté , sinon à sa valeur. Ainsi que le fait remarquer M. Ba- 
binet, la différence de prix entre le diamant brut et le diamant 
taillé est nulle; car si l'opération fait perdre au premier la 
moitié de son poids, le second lui doit d’avoir doublé de prix ; 
sans compter que la poudre qu’on fabrique avec ce qu’on lui a 
enlevé a encore dans le commerce une valeur considérable, 
attendu qu’on l’emploie à polir plusieurs gemmes et le diamant 
lui-même. 

Dans les lots de pierres brutes appelées parties, tels qu’on les 
achète pour les faire tailler à Amsterdam, d’où on les envoie 
ensuite pour les faire monter à Paris ou à Londres, se trouvent 
des pierres de toutes grandeurs, de toutes nuances et de toutes 


— 199 — 


formes. Le plus grand nombre sont gris, d’autres sont jaunä- 
tres, verdâtres, bleuâtres , les plus beaux sont incolores ; c’est 
au négociant qui les prend à deviner ce qu’il pourra en tirer, et 
jusqu’à quel point la taille réussira à leur donner les qualités 
requises par les connaisseurs. 

Il est rare que le diamant brut ait l’éclat qu’on serait tenté de 
lui attribuer en le jugeant par les séduisants étalages des joail- 
liers. Il est presque toujours voilé d’une espèce de dépoli qui le 
rend raboteux et terne. La plupart des autres gemmes, et 
notamment le cristal de roche, ont un aspect infiniment plus 
brillant. Il présente parfois en outre des défauts à l'extérieur ou 
à l’intérieur qu’on ne saurait laisser subsister. La tâche du dia- 
mantaire consiste à faire disparaître ces défectuosités, et à en- 
lever autour de chaque pierre la croûte opaque qui en couvre la 
transparence, tout en retirant le moins de matière possible, pour 
ne pas en diminuer inutilement le poids. 

Un premier examen minutieux fait décider si la pierre est 
propre à passer immédiatement à la taille, ou si elle ne doit pas 
préalablement être fendue, soit parce qu’elle est trop plate, soit 
parce qu’elle offre une glace ou tout autre trouble intérieur de 
la cristallisation qui nuirait à sa pureté. Dans le premier cas, on 
divise le diamant pour en faire deux qui seront mieux propor- 
tionnés ; dans le second cas on fait passer la section par le dé- 
faut , afin de pouvoir le détruire par le polissage. Pour fendre le 
diamant , l’ouvrier l’emprisonne dans un mastic formé de résine 
et de brique pilée, qui remplit le creux d’une virole de laiton 
placée au bout d’un petit bâton, et qu’il ramollit à la chaleur 
d’une lampe, en ne laissant au-dehors que la face de la pierre 
qu’il veut entamer. Tenant de la main gauche cet appareil, il 
prend de la main droite un second bâton surmonté d’une virole 
dans le mastic de laquelle un diamant est enchâssé de manière à 
présenter non sa face, mais une arête vive. À l’aide de cette 
arête, seule capable d’entamer la croûte du premier diamant, il 
y creuse une légère entaille dans laquelle il introduit le bout 
arrondi d’une lame d’acier; il donne sur le dos de la lame un 
petit coup sec avec une baguette en fer, et la pierre se sépare en 
deux, comme les moïtiés d’une amande. Pour que cette opéra- 
tion, qui exige plus d'adresse que de force, réussisse, l’ouvrier 

9 


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doit pratiquer son entaille dans le sens du clivage du diamant, 
c’est-à-dire parallèlement aux couches de cristallisation, sens 
dont il s’assure d’avance en étudiant la forme naturelle. 

De l'atelier des fendeurs, le diamant passe à celui des tailleurs, 
qui se servent des mêmes outils. Leurs bâtons sont seulement 
plus gros , car il s’agit d’user , enles frottant vivement l’un con- 
tre l’autre, les faces du premier diamant, qu’on retourne à 
‘ volonté en ramollissant le} mastic, contre celles d’un troisième 
diamant , qui doit être autant que possible de la même grandeur. 
Ici l’ouvrier a besoin d’une grande force musculaire , et il faut 
qu’il sache prendre la pierre dans le sens où ses molécules peu- 
vent se détacher, sans quoi il la frotterait pendant un siècle sans 
l'avoir même égratignée. Les débris enlevés dans le fendage et 
dans la taille sont soigneusement mis à part; ce qui ne peut être 
utilisé comme diamant plus petit est réduit en poudre impalpable 
dans un petit mortier d'acier. Cette poudre, appelée égrisée, 
sert au polissage du diamant, dont la dureté est telle que toute 
autre substance y échouerait. On emploie aussi à cet usage le 
bord ou diamant intaillable , et le carbon ou diamant noir amor- 
phe, si nous avons décrits en parlant des mines du Brésil, 
et qu’on pulvérise également, en les écrasant préalablement 
entre des tenailles. 

Au sortir des mains des tailleurs , le diamant a reçu la forme 
qu’il conservera, celle de brillant ou de rose, mais ses faces sont 
striées et un peu grises ; on n’a fait que les dégrossir et en mar- 
quer les principales. C’est au polissage que se font les facettes 
secondaires , et que la pierre acquiert tout son éclat et sa limpi- 
dité. Ce travail, bien plus pénible encore que la taille, s’exécute en 
appuyant les faces à polir contre une meule en fer doux, ajustée 
horizontalement au milieu de la table devant laquelle est assis 
l’ouvrier, et mue par une machine à vapeur qui lui fait décrire 
de 2,500 à 3,000 tours par minute. La surface de la meule est 
couverte d’une légère couche de poudre de diamant , mouillée 
d'huile d'olive très-fine ; elle est sillonnée de rayures obliques 
qui retiennent cet enduit et l’empêchent d’être projeté au-dehors 
par la force centrifuge. Le diamant, pour mieux tenir, est 
scellé , non plus dans un mastic résineux, mais dans un alliage 
fusible de plomb et d’étain, qui est contenu dans une capsule 


— 4131 — 


en laiton, fixée à l’extrémité d’une tige métallique. Au lieu de 
tenir cette tige dans sa main, le lapidaire la place entre les mâ- 
choires d'une lourde pince en fer , retenue elle-même à la table 
par des chevilles en saillie, et par des lingots en plomb en plus 
ou moins grand nombre, selon la grosseur de la pierre et sa ré- 
sistance au polissage. De temps en temps, l’ouvrier enlève le 
diamant et constate les progrès du travail, en s’assurant que le 
mouvement de la meule est dans le sens du grain de la pierre, 
‘sans quoi il dépenserait en pure perte son temps et la force 
motrice, sans autre résultat que de mettre sa meule hors de 
service. Même dans le cas le plus favorable, celle-ci s’use si 
promptement, qu’il faut la renouveler au bout de quelques 
mois. À mesure qu’une facette est terminée, on retire le dia- 
mant de son alliage pour lui faire présenter une autre face à 
l'action de la meule , et ainsi de suite jusqu’à ce que le polissage 
de toutes les faces soit achevé. Quelquefois après avoir produit 
avec succès toutes les facettes moins une ou deux, on tombe sur 
une direction dans laquelle il est impossible de mordre sur la 
pierre, parce qu’il faudrait aller contre le grain; il faut bien 
alors renoncer à polir cette face, el le diamant, demeuré impar- 
fait, perd de sa valeur. 

Quand les diamants ont reçu leur dernier poli, on les ras- 
semble et on les lave dans de l'acide nitrique bouillant, pour les 
débarrasser de l’huile et des impuretés qui les salissent. Ils sont 
alors triés pour être vendus aux joailliers. Selon M. Emmanuel, 
les plus beaux sont réservés pour lPAngleterre, dont l’opulente 
aristocratie peut seule payer de si coûteuses parures; ceux de 
second ordre se placent de préférence sur le marché français, 
et les pierres de qualité inférieure sont expédiées dans l’Améri- 
que du Sud , en Pologne et en Turquie. 

L'expérience a constaté que toutes les formes ne sont point 
également propres à rehausser l’éclat du diamant ; aussi les la- 
pidaires hollandais se contentent-ils généralement de deux 
formes , dites en brillant et en rose. 

Le diamant taillé en brillant offre une large face horizontale 
supérieure, nommée table, entourée de nombreuses facettes 
appelées dentelle; la table est octogone , et les huit pans de la 
dentelle forment autant de petites pyramides à quatre faceltes 


\ 


— 132 — 


chacune. La pierre est terminée en dessous par une seconde face 

octogone , parallèle à la table, mais bien plus petite, et qui se 

relie à la dentelle par huit faces allongées qu’on nomme pawil- 

lons , subdivisées chacune en trois facettes. Le diamant peut être 

ainsi considéré comme deux pyramides adossées par leur base, 

et tronquées à des hauteurs inégales. En prenant la distance des 

deux tables pour mesure de l'épaisseur de la pierre, la pyra- 

mide supérieure aurait le tiers de cette épaisseur, et la pyra- 
mide inférieure les deux autres tiers. C’est la pyramide supé-" 
rieure qui est seule visible après que le diamant est monté par 
le joaillier; la monture cache la partie inférieure appelée 
culasse. M. Leman pense que cette forme, qui comporte 58 fa- 
cettes (1 pour la table, 82 pour la dentelle, 24 pour les pavil- 
lons , et 1 pour le culot ou petite tuble inférieure), a été inspirée 
par la cristallisation naturelle en octaèdre , dont on aurait tron- 

qué deux des sommets opposés pour faciliter le jeu de la lu- 

mière. Les rayons lumineux entrés par la face, vont frapper le 

culot et les pavillons , qui les renvoient à l’œil à travers la face 

et la dentelle, comme s'ils étaient décomposés par un prisme, 

c’est-à-dire teints des couleurs de l’arc-en-ciel. C’est cette irisa- 

tion scintillante qui constitue les feux de diamant. 

La taille en rose s'emploie pour les pierres trop plates pour 
être ramenées à la forme du brillant sans éprouver une perte de 
poids excessive. Elle consiste à donner au diamant la forme d’un 
dôme plus ou moins élevé et dont la surface est divisée en 24 
facettes triangulaires. Le dessous est plat et renvoie les rayons 
lumineux qui se décomposent en traversant les facettes. Si la 
pierre est très-mince, on ne lui taille que dix, huit ou même 
six facettes seulement ; cette forme s’appelle la rose d'Anvers, la 
première constitue la rose hollandaise. Dans le montage des 
roses , le chaton ne cache uniquement que ce qu’il faut pour la 
solidité du bijou. Les pierres laillées en rose ont infiniment plus 
de feu que celles de même épaisseur taillées en brillant dit élalé, 
qui sont vitreuses et sans eflets. Pendant longtemps, des ache- 
teurs ignorants s’imaginaient, lorsqu'on leur proposait une rose, 
que ce n’était pas un diamant. Ce préjugé s’affaiblit, et les roses, 
après avoir élé en défaveur, sont redevenues à la mode, non 
sans raison, puisque l'éclat d’une rose est presque double de 


— 133 — 


celui d’un brillant du même poids et d’égale blancheur , et 
qu’elle coûte relativement bien moins cher. 

La taille en briolet, rarement usitée , est particulièrement 
appropriée aux pendeloques. Quelquefois on donne au diamant la 
forme de deux roses adossées ; d’autres fois on la taille en poire 
recouverte de facettes, et percée à son extrémité supérieure d’un 
trou pour recevoir le fil de soie.qui sert à le suspendre à l'oreille. 
Le briolet s’appelle alors la poire indienne. 

La taille en table dérive du même pays que la précédente, et 
se rencontre sur les diamants récemment arrivés de l'Inde, ou 
provenant d'anciennes parures. La pierre , plus ou moins mince 
et à large surface , a été décorée de facettes taillées sur tout le 
pourtour, ou bien elle offre une table, un culot et huit ou seize 
facettes , dans le genre du brillant étalé. Cette taille est moins 
belle que le brillant ou la rose des lapidaires européens. 

Pendant longtemps, on ne dépassa pas pour les brillants le 
nombre de 38 facettes : c’est ce qu'on appelle la faille simple, 
qui se pratique encore pour les pierres qui, par leur forme, ne 
sont pas propres à recevoir la taille double, et pour les frag- 
ments provenant du fendage. La (aille FREE ou en Pre 
recoupé, qui comporte de 58 à 66 facettes, et qui est la plus 
adoptée aujourd’hui, fut inventée par Vincent Peruzzi, lapidaire 
de Venise, vers la fin du xvrre siècle. 

« On ne peut s’imaginer sans en avoir été témoin, dit M. Tur- 
gan , la prodigieuse adresse avec laquelle les polisseurs tour- 
nent et retournent leurs pierres, souvent d’une petitesse extraor- 
dinaire. Ainsi on polit des brillants de 900 au carat et des roses 
de 1,000 et de 1,500 pour le même poids. Comme on fait aux 
roses jusqu'à 26 facettes , il faut donc 26 fois mettre dans l’al- 
liage et en sortir un corps gros au plus comme une petite tête 
d’épingle. Il faut déjà de bons yeux rien que pour distinguer les 
facettes, et ce n’est que par une habitude très-grande qu’on 
peut voir si une face de si minimes dimensions est polie ou non. » 
Les roses se vendent en paquets de 500, et il faut les manier 
avec précaution, car le souffle de l’haleine suffit pour les 
balayer , et leurs bords très-minces sont très-fragiles. 

La collection de diamants taillés exposée par M. Coster en 
1867 était aussi riche que celle des diamants bruts. Outre les 


— 134 — - 


brillants de toutes grandeurs, on y voyait des lots contenant 1,000, 
800, 500, 260, 130, 65, 32, 16, 8, 4, 2 roses au carat, puis de 
4 carat et au-dessus. Une pierre de 1 carat est déjà un joli dia- 
mani. 

Le mot de carat, qui sert à désigner l'unité de poids pour les 
pierres précieuses, dérive du nom d’une fève rouge, le kaura 
(qourt, quirat des Arabes), qui, étant séchée, pèse assez régu- 
lièrement 4 grains (205 milligrammes et demi), et qui sert de 
temps immémorial d’étalon pour le commerce de la poudre d’or 
en Afrique , d’où.con usage s’est répandu dans l'Inde et de là 
dans le commerce de la joaillerie du monde entier. Le kaura a 
été d’abord décritet figuré par Bruce, dans son Voyage aux 
sources du Nil (t. v. p. 82, planche 19) ; c’est une érythrine que 
les botanistes ont appelée tour-à-tour Erythrina coralloden- 
dron, Erythrina indica, Erythrina orientales. 

D’après une règle établie par Dutens, et qui s’applique encore 
généralement à l'évaluation des diamants, le prix d’une pierre 
. taillée se détermine en multipliant le carré de son poids par la 
valeur d’une pierre de la même eau pesant un Carat. Si par 
exemple une pierre d’un carat vaut 200 francs , un diamant de 2 
carats sera évalué 2 x 2 X 200 — 800 francs ; un diamant de 
90 carats sera évalué 20 x 20 x 200 — 80,000 francs. Passé 
20 carats, une pierre cesse d’être régie par le tarif; on n’a plus 
égard qu’à la pureté de son eau , à la perfection de ses propor- 
tions, de ses formes. Ce sont alors des gemmes d’un prix de 
fantaisie, et telles que les têles couronnées peuvent seules s’en 
donner le luxe; on connaît le petit nombre de celles de cette ca- 
tégorie qui existent et nous en ferons ailleurs l’histoire. 

Le prix du carat varie selon l’eau. Un diamant de première 
eau, c’est-à-dire d’une blancheur et d’une pureté parfaite, peut 
atteindre 300 et 350 fr. selon M. Héritte; le moindre accident 
nuisant à sa limpidité peut le faire passer au second ou même au 
troisième rang, où le carat ne vaut plus que 200 fr. et 195 fr. Il 
importe donc aux personnes qui se proposent d’acheter un joyau 
si coûteux et d’une valeur si inégale, de faire contrôler leur 
choix par des connaisseurs, et surtout de s'adresser à des mai- 
sons incapables d’abuser de la confiance de leurs clients. Autant 
le diamant parfait est un chef-d'œuvre de la nature et de l’art, 


— 135 — 


autant un diamant médiocre peut être inférieur même au stras, 
tel qu’on le fabrique de nos jours. Mais il ne dépend pas tou- 
jours des commerçants de ne mettre en vente que des pierres 
irréprochables. Ainsi que le dit avec justesse M. Turgan : « dans 
notre siècle de vanité, le diamant est devenu l'accessoire indis- 
pensable de toutes les parures : la plus humble corbeille de ma- 
- riage doit renfermer au moins un diamant, quand il ne serait 
gros que comme une tête d’épingle. Aussi quel débordement de 
mauvaises pierrailles gercées, tachées, teintées, incompléte- 
ment taillées pour leur laisser du poids! Pour faire passer 
toutes ces pierres défectueuses , les joailliers ont dû persuader 
aux dames que la monture en or était bien plus distinguée que 
l’ancienne monture sur argent : le ton jaune de l’or éteint en 
effet le ton jaune du diamant , que trahirait la blancheur de l’ar- 
gent. On a pu conserver ainsi pour le faux luxe une foule de 
pierres que leurs tares destinaient à être pilées pour en faire de 
la poudre à polir les autres diamants. » 

Le véritable emploi des diamants défectueux consiste à les 
utiliser dans les industries où leur dureté peut rendre d'immen- 
ses services. C’est ainsi que les Chinois, qui n’estiment le dia- 
mant qu’en raison de cette qualité, et ne le rangent pas au nom- 
bre des pierres précieuses , taillent et percent avec son aide leur 
fameuse pierre de jade, dite yu. Le diamant lui-même porte en 
Chine le nom de kin-kang-tchi, selon l'Encyclopédie japonaise , 
citée par Brard. Dans l'Inde, les étuis, les coupes d’agate et 
autres objets de ce genre si recherchés par les amateurs euro- 
péens à cause de la perfection de leur poli, sont, dit-on, tra_ 
vaillés et évidés avec de la poudre de diamant. Les lapidaires de 
l'Occident se servent de cette poudre pour produire des faceltes 
sur les gemmes d’une très-grande dureté. Nous avons parlé plus 
haut de l’emploi des arêtes du diamant pour la fabrication des 
intailles et des camées, surtout par les graveurs de l’anti- 
quité. ; 

A l’époque moderne, le Milanais Clément Biragho, qui vécut à 
la cour de Philippe II d'Espagne, parvint à graver le diamant 
même. Il fit ainsi un portrait de Don Carlos, destiné à être offert 
à la princesse Anne, fille de Maximilien II, et fiancée de linfant. 

Il grava aussi les armes du royaume sur un autre diamant, qui 


— 136 — 


devait servir de cachet au même prince. Ces faits nous sont 
attestés par Lomazzo, auteur d’un Traité de peinture et compa- 
triote de Biragho, ainsi que par le botaniste Clusius, qui fit la 
connaissance de l'artiste milanais en 1964. 

De nos jours , M. Bordinex d'Anvers serait, selon M. Turgan, 
la seule personne en Europe qui connaisse le moyen de graver 
cette pierre rebelle; encore ne peut-il polir les parties creuses, 
qui restent ternes et grisâtres. 

Les beaux éclats de diamant sont ajustés à des pointes de forets 
pour percer de petits trous dans les rubis et autres pierres 
dures. En Bohême et en Brisgau on s’en sert pour percer les 
grenats. Dans le Palatinat, à Idarbach et à Oberstein , le même 
outil est employé à percer les agates que l’on travaille dans ce 
pays, et qui sont transformées en cachets, en breloques, en 
pendants d'oreilles et autres ornements. 

C’est ici le cas de faire mention d’une application toute récente 
du diamant à la perforation des roches granitiques et quartzeu- 
ses, telles qu'on en a rencontrées dans le percement du tunnel 
du Mont-Cénis. Un ingénieur français, M. Leschot, a eu l’idée 
de construire un tube creux en acier, armé à son extrémité d’une 
couronne de diamants noirs bruts. En tournant rapidement, cet 
instrument s’enfonce dans la roche, en laissant au centre un 
cylindre plein, que l’on détache ensuite sans peine. Les dia- 
mants, examinés à la loupe après l'opération, ne semblent nul- 
lement altérés et peuvent servir indéfiniment. On peut pratiquer : 
ainsi, en une heure, dans le granit, des trous de mine de 47 
centimètres de diamètre et de 4 mêtre 10 à 1 mètre 20 de pro- 
fondeur, que des ouvriers mettraient deux jours à forer avec les 
procédés ordinaires. D'après le Journal des Débats du 25 jan- 
vier 1864, la machine Leschot, mue par le moteur à gaz Lenoir, 
donnait non-seulement un résultat plus prompt, plus complet 
comme travail, mais encore réalisait une grande économie. Nous 
ignorons si l’on a continué à s’en servir dans la suite de cette 
gigantesque entreprise de la traversée souterraine des Alpes. 

Des savants avaient été tentés de former avec le diamant des 
lentilles de microscope, qui, en raison de la réfrangibilité 
extraordinaire du diamant, leur paraissaient devoir offrir une 
puissance et une transparence bien supérieures à celles des 


— 137 — 


objectifs ordinaires. Mais sir David Brewster a constaté que par 
suite des inégalités de la structure du diamant, la lumière y 
éprouvait une aberration trop grande pour qu’il püt servir à cet 
usage scientifique. Quant à l'emploi du diamant par les vitriers, 
nous en avons déjà parlé, et il est trop connu pour que nous 
ayons besoin d’y insister. 


VE. 


Outre les diamants blancs, qui sont les plus répandus dans la 
joaillerie et dans la nature, on trouve exceptionnellement des 
diamants jaunes, orangés , roses, rouges, bruns, verts, bleus, 
noirs et opalescents. Toutes ces pierres doivent à leur principe 
colorant sans doute un poids spécifique un peu supérieur à celui 
des diamants incolores. Les plus lourds, selon M. Héritte, sont les 
orangés , viennent ensuite les roses, puis les bleus et au dernier 
rang , avant les blancs, les diamants verts. 

La plus belle collection de diamants de couleur a été formée 
par un Tyrolien, M. Virgile de Helmreicher. Ce savant minéra- 
logiste passa la plus grande partie de sa vie dans l'Amérique du 
Sud, et fut le premier Européen , peut-être, qui traversa ce 
continent dans sa plas grande largeur, de Rio-Janeiro, sur 
* l'Océan Atlantique , à Arica, port péruvien sur l'Océan Pacifi- 
que. Après des voyages et des tribulations sans nombre, il rap- 
porta en Europe des échantillons de toutes les variétés possibles 
de diamants, y compris un diamant noir très-remarquable. 
M. Helmreicher, qui avait habité longtemps le Brésil comme 
employé de la Compagnie impériale des mines, s'était attaché à 
réunir les pierres les plus parfaites. Il a publié sur le diamant 
un mémoire inséré dans le Bulletin de la Société géologique de 
Vienne. À sa mort, sa collection passa entre les mains de sa 
sœur, qui la vendit au gouvernement autrichien. Elle fait au- 
jourd’hui partie du Musée impérial et royal de Vienne. M. Babi- 


— 138 — 


net cite en France la collection de diamants colorés du marquis 
de Drée ; en Angléterre, il s’en trouve chez plusieurs personnes 
dont M, Emmanuel donne les noms. 

Les diamants d’une couleur nettement accusée sont extrême- 
ment rares. On estime que toutes les mines du monde prises 
ensemble, n’en fournissent pas plus d’un seul en dix années 
d’exploitation. Aussi sont-ils très-recherchés par les amateurs. 
En 1865 vu 1866 , un diamant d’un vert d’émeraude pesant à 
grains éroy (323 milligrammes, 95), soit un peu plus d’un carat 
et demi, qui, s’il eût été blanc, se fût vendu environ 700 francs, 
a été adjugé, en Angleterre , pour 8,000 francs. Les diamants 
rouges et bleus sont encore plus admirés. Tavernier rapporta de 
ses voyages au roi Louis XIV vingt pierres de la plus belle eau, 
dont la plus grosse pesait 112 carats et était d’un beau viole! ; 
une autre de 14 carats était rose, ainsi qu’une troisième de 10 
carats taillée en biseau. Le marquis de Drée possédait aussi un 
diamant d’un très-beau rose. 

Il existe, parmiles diamants du Trésor ï Russie, un diamant 
rouge jte grande beauté, pesant 10 carats, et acheté par 
l'empereur Paul [* au prix de 100,000 roubles. 

Il y avait dans les diamants de la couronne de France, selon 
M. Babinet, un diamant bleu triangulaire de plus de 60 carats, 
qui était signalé comme ayant la teinte saphir la plus exquise et 
la plus pure. Ce diamant, dont le signalement ne correspond à 
aucun de ceux que nous avons décrits plus hautd’après M. Tur- 
gan, a disparu depuis le vol des diamants enlevés au Garde- 
meuble en 1792, et parmi lesquels figurait le Régent, qu’on a 
pu seul recouvrer, peut-être à cause de la difficulté de s’en dé- 
faire secrètement. 

Le diamant bleu qui figurait aux Expositions de 1851 et 1862 
à Londres, et à celle de Paris en 1855, dans la vitrine de 
M. Hancock, le joaillier de Bond street, qui occupe le premier 
rang parmi ses confrères anglais, vient de l’Inde. Il pèse 44 
carats et demi, et suivant M. Tennant, il unit la belle couleur 
du saphir aux feux prismatiques et à l’éclat du dismant. On ne 
peut dire ce qu’il vaut, mais d’après une note que nous devons 
à l’obligeance de M. Gustave Halphen (en 1866), son proprié- 


— 139 — 


taire, M. Ilope, en avait refusé 20,000 1. st. (500,000 fr.). Cette 
pierre unique est de forme ovale, et est aussi bien taillée que 
bien proportionnée. 

Le grand duc de Toscane possédait un diamant bleu très-beau, 
tout couvert de facettes , dit M. Emmanuel, qui n’en indique pas 
le poids. 

Le célèbre diamant vert qu’on cite parmi les trésors de la 
salle verte (grüne-Gewolbe), où sont exposés les joyaux de la 
couronne de Saxe , au palais de Dresde , est de forme oblongue 
et pèse 48 carats et demi. Il a appartenu au roi Auguste de 
Saxe. 

La teinte jaunâtre du diamant de Toscane, et du gros diamant 
russe, sur lesquels nous reviendrons plus loin, diminue plutôt 
qu’elle n’accroît la valeur de ces pierres d’une si grande dimen- 
sion. Mais quand la couleur est plus franche, il en est autre- 
ment. On voyait au palais du Champ-de-Mars, en 1867, dans la 
vitrine de M. Emmanuel, un diamant de forte taille, et d’un 
jaune d’or , formant le centre d’un soleil en brillant. Ce diamant 
était coté à 25,000 francs. 

M. Babinet raconte qu'il a vu, il y a fort longtemps , un dia- 
mant désigné sous le nom de diamant noir. Il avait la teinte bis- 
trée du jus de tabac, et ne se recommandait que par la singu- 
larité, bien que l'éclat superficiel füt fort vif. Il avait été retenu 
pour la couronne par Louis XVIII, au prix de 24,000 francs ; 
mais il n’avait pas été livré. Un diamant noir taillé, monté en 
bague, figurait à la dernière Exposition universelle de Paris, 
dans la montre d’un bijoutier français. 

Le même savant parle d’un essai fait, aux frais de l’Institut, 
sur un diamant noir, provenant de Bornéo, dont il s'agissait 
d’éprouver la dureté. La pierre brute fut remise au diamantaire 
Gallais, qui usa une meule et une grande quantité de poudre de 
diamant ordinaire sans parvenir à l'entamer. Il est évident par 
ces détails que cette substance n’est pas la inême que les dia- 
mants colorés en brun ou en noir dont il vient d’être question , 
et qui se sont laissés tailler cemme les autres; peut-être est-ce 
un diamant amorphe semblable au carbon du Brésil, et le fait 
serait intéressant en ce qu’il prouverait que ce dernier existe 
dans les mines de l'Ancien Monde comme dans celles du Nou- 


2 


— 140 — 


veau, et que la relation que l’on soupçonne entre sa formation 
el celle du diamant cristallisé blanc n’est pas une hypothèse dé- 
nuée de fondement. 


VII. 


Nous ne pouvons mieux terminer cette notice sur le diamant, 
qu’en rappelant l’histoire des gemmes célèbres que leurs dimen- 
sions extraordinaires, leur beauté et leur prix fabuleux ont fait 
classer parmi les plus rares ornements réservés à un petit nom- 
bre de souverains ou de très-riches capitalistes. La plupart de 
ces pierres ont un nom et comme une individualité ; elles se sont 
transmises de génération en génération , non sans des vicissitu- 
des sur lesquelles les narrateurs ne sont pas toujours d’accord, 
ainsi que nous en avons déjà cité des exemples. 

De tous ces diamants hors ligne, celui qui a la légende la plus 
merveilleuse est le fameux Koh-i-nour (montagne de lumière), 
qui appartient aujourd’hui à la couronne d'Angleterre. Les (ra- 
ditions indiennes le font remonter au temps du dieu Krischna, 
et supposent qu’il fut porté par Karna, roi d’Anga , trois mille 
ans avant notre ère. Un autre récit admet qu’il fut trouvé, avant 
cette ère, dans les mines de Golconde; tandis que Tavernier, 
qui le vit dans le trésor du Grand Mogol en 1653, assure qu’il 
avait été découvert depuis peu d’années seulement, par un paysan 
qui labourait son champ à 40 milles de Golconde. Son premier 
maitre, au xvii° siècle , aurait été un rajah indien, à qui il fut 
enlevé par Mir Djomla, qui en fit hommage à Aurungzeyb. D’a- 
près les renseignements recueillis par Tavernier, la pierre brute 
avait la forme d’un œuf de poule coupé par le milieu et pesait 
près de 800 carats (793 carats 5/8). Aurungzeyb le confia à un 
lapidaire italien nommé Hortensio Borgio, qui le réduisit par la 
taille à 292 carats (279 carats et 1/2 selon d’autres), et lui 
donna la forme d’une rose énorme de 18 lignes de diamètre sur 
15 lignes et demie d'épaisseur; on l’estimait 11,723,278 livres 
après l'opération, qui, on le voit, avait considérablement dimi- 


— AM — 


nué son poids. L'empereur Mogol en fut si mécontent, que 
non-seulement il ne voulut pas payer le malencontreux Borgio , 
mais encore il confisqua tous ses biens et il fallut d’instantes 
prières pour obtenir qu’il renonçât à le faire décapiter. 

Les Hindous ont la croyance que le Kch-i-nour porte malheur 
à tous ses possesseurs. Les souverains Mogols, disent-ils, dégé- 
nérérent après le don fatal fait à Aurungzeyb, jusqu’à Moham- 
 med-Shah, le dernier de ces princes, qui vit ses Etats envahis 
et sa capitale prise en 1739 par le roi de Perse Nadir Shah, 
dont les troupes inondèrent Delhi du sang de ses habitants , et 
firent un butin que les historiens orientaux évaluent à la somme 
inouie de dix milliards de francs. Dans une entrevue du monar- 
que persan avec le sultan vaincu , Nadir-Shah, voyant briller le 
Koh-i-nour sur le turban de Mohammed-Shah, proposa à ce 
dernier , en signe d'amitié, un échange de coiffures , et devint 
par ce stratagème maître du fameux diamant. À son retour en 
Perse, le conquérant fut assassiné par ses généraux ; l’un d’eux, 
Ahmed-Shah Dourani , s’adjugea le Koh-i-nour , et fonda, dans 
le Caboul, la dynastie afghane, qui se signala par une longue 
série de crimes et de meurtres. Shah-Soudjah, l’un des succes- 
seurs d’Ahmed , détrôné par Dost-Mohammed ; se réfugia à la 
cour de Rundjet-Singh , souverain du Pendjab, dont la rapacité 
fut excitée par le diamant que Shah-Soudjah avait sauvé. Pour 
obliger son hôte à le lui livrer, il l’enferma dans une étroite 
prison et-le priva de toute nourriture jusqu’à ce qu’il consenlit 
à s’en dessaisir, en 1813. 

Ce capitaine Burnes, qui visita en 1830 la cour de Lahore, 
vit dans le trésor du maharajah le Koh-i-nour. Un autre voya- 
geur anglais, l'honorable W.-G. Osborne , décrit ainsi une au- 
dience du même prince à laquelle il assista quelques années plus 
tard. « Tout l’espace derrière le trône était, dit-il, rempli des 
chefs du Pendjab, et de seigneurs du Candahar, du Caboul et 
de l'Afghanistan, éclatants d'or et de pierreries, et revêtus de 
coslumes et d’armures de toute couleur et de tout modèle. 
Rundjet-Singh, assis les jambes croisées sur un siége en or, 
était habillé de blanc, n'ayant pour tout ornement qu’un cordon 
de perles énormes passé autour de sa taille, et le Koh-i-nour 
atlaché à son bras. » À sa mort, le prince Sikh aveit légué cette 


— 14 — 


gemme à la pagode de Jagernaut, mais son vœu ne fut pas 
rempli. Le charme de la pierre, disent les Hindous, continua à 
opérer, et la dynastie de Lahore se vit évincée par la Compagnie 
des Indes en 1849. Le gouverneur-général, lord Dalhousie, 
commandant de l’armée d'occupation, avait stipulé que le 
Koh-i-nour serait remis à la Compagnie, qui le présenta à la 


reine Victoria le 3 juin 1850. Dix ans après éclatait la révolte 


qui faillit renverser la domination anglaise dans l'Inde, et les 
esprits superstitieux ne manquèrent pas d'attribuer à l'influence 
du diamant ce nouveau désastre. 

Quoi qu'il en soit de ce préjugé, la Montagne de per fut 
un des objets exposés au Palais de Cristal à Londres en 1851, 
et la foule'se pressa pour l’admirer. Mais le désappointement fut 
général, quand on s’aperçut qu’à certaines heures du jour, où il 
n’était pas favorablement placé pour recevoir les rayons du soleil, 
il jetait moins de feux que son modèle en verre, et que, pour 
développer sa puissance réfringente, il avait besoin d’être 
éclairé artificiellement. La pierre était taillée irrégulièrement, à 
la mode indienne, qui se contente de multiplier les facettes pour 
déguiser les défauts, tandis qu’en Europe on préfère sacrifier 
beaucoup de la matière pour supprimer toute défectuosité et se 
procurer une belle forme. Tel qu'il était en 1851, le Koh-i-nour 
offrait des traces visibles de plans de clivage naturels qui simu- 
laient autant de fissures à sa surface ; des cavités se creusaient 
dans ses côtés et à sa base, ct son aspect était déparé par une 
nuance jaunâtre. Des savants furent chargés de l'examiner pour 
savoir s'il ne vaudrait pas mieux le retailler ; l'un d’eux, sir 
David Brewster, déclara que l'opération offrirait de sérieuses 
difficultés. On s’y déciéa néanmoins, après avoir pris l'avis 
d'habiles lapidaires d'Amsterdam , entre autres, M. Coster, qui 
promit sa réussite. L'entreprise eut lieu dans les ateliers de 
MM. Garrard, célèbres joailliers de Londres. Les instruments 
requis avaient été établis avec les soins les plus minutieux, et 
une petite machine à vapeur spéciale fut construite, en même 
temps qu’on faisait venir de la Hollande deux ouvriers des plus 
expérimentés dans ce genre de travail. Le vieux duc de Weiling- 
ton qui, parmi ses nombreuses fonctions, exerçait celles de 
gouverneur de la Tour de Londres, où sont conservés les joyaux 


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— 143 — 


de la couronne britannique, voulut commencer l’œuvre en per- 
sonne. « La pierre ayant été complétement enveloppée de plomb, » 
dit M. Vattemare, auquel nous empruntons une partie de ces 
informations, « à l'exception de la partie qui devait être taillée 
d’abord, le duc la maintint vigoureusement contre une roue 
tournant avec la plus extrême rapidité, le frattement enleva 
l'angle exposé, et la première facette de la nouvelle taille se pré- 
senta pure et brillante. » Pendant 38 jours, du 16 juillet au 
7 septembre 1859, le travail fut poursuivi douze heures de suite ; 
on constata que certaines facettes demandaient un jour entier, 
tandis que communément trois heures suffisaient ; encore 
fallut-ilaugmenter la vitesse de rotation de la meule qui portait 
la poudre de diamant. La dépense fut de 8,000 livres sterling 
(200,000 fr.), le Koh-i-nour fut réduit de 186 carats anglais (le 
carat anglais est de 205 milligrammes 4 ; le carat français de 
205 milligrammes 5) à 102 carats 3/4 plus 1/16 ; il a été traus- 
formé de rose très-grossièrement façonnée en un brillant d’une 
forme parfaite ; la teinte jaune a disparu, et son éclat est mer- 
veilleusement accra. M. Babinet pense: qu'il aurait jeté plus de 
eux encore si on ne lui avait pas donné des facettes trop grandes 
et trop peu nombreuses ; il eût préféré qu’on le taillêt à facettes 
plus multipliées, en ne laissant qu’une très-petite table en dessus. 
Même aujourd'hui, le Koh-i-nour est un des plus gros diamants 
de l'Europe ; il ne le cède qu’au diamant de Russie et à l'Etoile 
du Sud, et est estimé à environ 7 millions. 

M. Tennant, qui a pu examiner cette gemme avant qu’elle ne 
fût retaillée, croit qu’elle n’est qu’un fragment du diamant pri- 
mitivement déccuvert, qui constituait la célèbre pierre du Grand- 
Mogol dont parle Tavernier. Cette pierre devait être un 
dodécaèdre rhomboïdal , tandis que le clivage du Koh-i-nour 
transporté en Angleterre indiquerait un octaëdre. Le diamant 
décrit par Tavernier pesait, après la, taille, 252 carats; on 
suppose qu’il aura été brisé en trois parties, dont Les deux autres 
seraient : 1° le diamant trouvé parmi les joyaux du harem de 
Riza-Kouli-Khan, chef du Kouchan et qui passe pour avoir été 
détaché du premier Koh-i-nour; 2° le diamant de Russie, qui offre 
une singulière analogie avec le grand diamant de la couronne 
d'Angleterre. À l’époque où ces trois fragments formaient an seul 


— 144 - 


tout, ieur paide, en tenant compte des pertes résultant du fen- 
dage et du polissage, devait représenter ensemble le poids 
mentionné par le voyageur français du xvi° siècle. 

D’après M. King, le Koh-i-nour a failli échapper à une nouvelle 
dislocation depuis sa translation en Europe. Le joaillier qui 
présidait à la retaille de ce diamant, montra la pierre terminée 
à un de ses riches clients, qui le laissa tomber à terre. Le lapi- 
daire fut sur le point de s’évanouir au bruit de la chute, et scn 
visiteur fut tout près d’en faire autant, lorsqu'il apprit que si le 
diamant avait porté sur un certain angle de clivage, il se serait 
inévitablement séparé en deux morceaux. 

Après le Koh-i-nour, nous devons citer quelques belles pierres 
qui ont appartenu ou qui appartiennent encore à des possesseurs 
anglais. 

Le &Giamant appelé le Cumberland fat ainsi désigné parce qu'il 
fut acheté, moyennant 10,000 livres sterling (250,000 fr.), par 
la cité de Londres, qui er fit hommage au duc de Cumberland, 
frère de Georges Il, après la bataille qu'il remporta à Culloden 
sur les partisans du prétendant. Cette pierre revenait par droit 
d’héritage à la couronne d’Harovre, portée par les descendants 
du duc, et la reine Victcria, faisant droit à leur réclamation, la 
leur restitua il y a quelques années. 

Le diamant nommé le Piggolt, de son premier proprié- 
taire, fut mis en loterie vers la fin du siècle dernier pour 
830,000 livres sterling (750,009 fr.). Il fut acquis plus tard par 
les joaillirs Rundell et Bridge pour 6,000 livres sterling, puis 
vendu 30,000 livres steriing au pacha d'Egypte. Son poids était de 
82 carats et demi, et sa forme ovele et très-régulièrement taillée. 

Le diamant dit le Nassak était le plus beau des joyaux da 
prince mahratt de Peischavour ; il fut pris par le marquis de 
Hastings lors de la conquête de Deccan, et vendu par la Compa- 
gnie des Indes, en 1818, aux josilliers Rundell et Bridge. Cette 
gemme était de forme triangulaire irrégulièrement arrondie, 
avec une hordure de facettes ; elle pesait 89 carats 3/4 et était 
évaluée 30,000 livres sterling. Le marquis de Westminster, qui 
en fit l'acquisition, ne le paya néanmoins que 7,200 livres 
sterling (180,000 fr.), et dut la faire retailler, ce qui en a réduit 
le poids à 78 carats 5/8. 


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M. Emmanuel parle d’un opulent négociant de Londres, 
M. Dresden, qui possède un très-beau diamant, en forme de 
brillant triangulaire, trouvé, il y a quelques années, au Brésil, et 
qui pèse 76 carats 1/2. La perfection de cette pierre, sa limpi- 
dité, l'éclat de ses feux, la placent au-dessus du Koh-i nour dans 
l’opinion de l’auteur. 

La couronne de France possède le diamant le plus parfait que 
l’on conaaisse. C’est le Régent, ainsi appelé paree que Philippe 
d'Oriéans, régent pendant la minorité de Louis X V, en fit l’acqui- 
sition, en 1717. Il fut trouvé, dit-on, dans la mine de Partéal, 
située à 45 lieues au sud de Golconde, et vendu par un marchand 
indien, nommé Jamelchund, à Pitt, gouverneur du fort Saint- 
George, à Madras. C’est ce que nous apprend ce fonctionnaire 
dans une brochure qu’il publia pour se défendre contre l’impu- 
tation d’avoir volé le diamant ; imputation dont le poète anglais 
Pope s’est fait l'écho dans une de ses satires. Pitt se rendit en 
Europe et visita diverses cours dans l'espoir de trouver un 
acquéreur pour cette magnifique gemme qui, à l’état brut, pesait 
410 carats. Mais les souverains auxquels il la fit voir se conten- 
tèrent de l'admirer, et le régent de France à qui Pitt fut présenté 
par son compatriote, le contrôleur général Law, opposa aux 
instances de son ministre la fâcheuse situation des finances du 
royaume. Le duc de Saint-Simon, dans ses Mémoires, raconte 
qu'il insista avec Law sur l'opportunité d’une transaction profi- 
table aux deux parties, vu l’impossibilité où était le propriétaire 
de vendre le diamant à sa valeur. On offrit deux millions de livres 
et les débris qui proviendraient de la taille ; l’affaire fut définiti- 
vement conclue moyennant 135,000 livres sterling (3,275,000 fr.) 
selon les uns ; moyennant 2,500,000 fr. selon les autres. Le 
Régent valait le double ; on l'estime aujourd’hui à 5 millions de 
francs, bien que la taille, qui dura deux ans et coûta seule 
50,000 fr., l’ait réduit à 136 carats 3/4. C’est un brillant d’un 
éclat incomparable, et sans aucun défaut, mesurant, d’après 
Brard, 13 iignes et 1/2 de long sur 13 de large et 9 d'épaisseur. 
M. Babinet rapporte que Sieyès, ambassadeur à Berlin, aurait, 
prétend-on, obtenu une alliance offensive et défensive, en faisant 
miroiter aux yeux du roi de Prusse les feux de ce diamant, dont 
il laissait espérer la cession. L'empereur Napoléon er se plaisait 

10 


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à porter le rêgne à la poignée de son épée de cérémonie, et, 
sous le règne actuel, ce diamant a orné, dans des occasions 
solennelles, le front de l’impératrice Eugénie. Il a figuré à l’Expo- 
sition universelle de 1853, et tous les soirs on l’enfermait avec 
les autres pierreries de la couronne dans une cage en fer destinée 
à les protéger contre la cupidité des voleurs. Déjà il avait êté 
dérobé au Garde-Meuble sous la Restauration, en même temps 
que divers joyaux qui ne purent être recouvrés. Seul, le Régent 
fut restitué d’une façon mystérieuse, sans doute à cause de la 
difficulté qu'on éprouva à ie vendre secrètement. L'auteur de 
cet audacieux exploit, mis plus tard au bagne, jouit, dit M. Babi- 
net, parei ses compagnons de chaîne, d’une considération 
proportionnée à l'importance du crime qu'il avait commis. 

On n’est pas bien d’accord sur l'identité du célèbre diamant 
de France, connu sous le nom de Sancy, et qui a cessé d’appar- 
tenir à la couronne. Les pierres désignées par cette dénomina- 
tion paraissent avoir pesé de 55 à 70 carats selon les versions, 
qui ne diffèrent pas moins sur leur provenance, mais qui s’accor- 
dent à les décrire comme étant taillées en pendeloque ou en poire 
indienne, c'est-à-dire en forme presque ovale, et à multiples 
facettes en dessus et en dessous, avec une très-petite table. Cette 
disposition est très-favorable aux jeux de la lumière ; les rayons 
qui ont traversé les facettes antérieures sont réfléchis par les 
facettes postérieures, et ressortent par les premières facettes en 
produisant d’admirables effets d’irisation. Nous avons rappelé 
ailleurs une des légendes relatives au gran‘ diamant de Charles 
le Téméraire, et d'après laquelle cette gemme ne serait autre 
que le Sancy. Voici des détails dont il serait difficile de garantir 
l’authenticité. La pierre favorite du duc de Bourgogne, trouvée 
dans ses bagages après la bataille de Mozat en 1476, aurait été 
vendue par le soldat suisse qui l'avait ramassée, à un curé, qui 
la lui aurait payé ur écu. Elle passa, de main en main, entre 
celles du duc de Florence, lequel la céda en 1479 au roi de 
Portugal, don Antoine. Dix ans après, ce prince détrôné et 
réfugié en France, livra le diamant, moyennant un premier 
paiement de 40,000 livres, puis un scond de 30,000 livres, 
au baron de Sancy, Nicolas de Harlay, dont la pierre en question 
a depuis gardé le aom. Le baron était uu des plus dévoués par- 


AT — 


tisans de Henri IV,et, pour procurer de l’argent à son maître, 
qui, après la mort de Henri IH, se trouvait dans une grande 
détresse, Sancy, alors représentant du roi auprès des cantons 
suisses, imagina de mettre son diamant en gage chez les juifs de 
Metz, et dut l'envoyer chercher à cet effet à Paris, par un domes- 
tique de confance. Il lui recommanda en partant de prendre 
garde d'être volé par les brigands qui infestaient les routes. 
« Ils m’arrackeront plutôt la vie que le diamant, » lui répondit 
le fidèle serviteur, qui lui tint parole, car, ayant été arrêté et 
dévalisé dans la forêt de Dôle, il avala le dismant pour le sous- 
traire à ses meurtriers. L'ambassadeur, ne le voyant pas revenir, 
fit les plus grandes recherches ; il apprit le fatal événement, et 
comment le cadavre avait été enterré par les soins du curé d'un 
village voisin du lieu du crime. Des amis de Sancy crurent 
devoir lui témoigner leurs condeléances sur la perte du diamant 
qu’il avait confié au domestique. « Détrompez-vous, Messieurs, » 
s’écria-t-il, « dès que je sais où est le corps de mon homme, 
tout est sauvé. » Et en effet, s'étant rendu au village, il se fit 
indiquer dans le cimetière la tombe de son serviteur assassiné, 
exhuma le corps, le fit ouvrir etretrouva la gemme, dont il fit 
l'usage généreux auquel il l’avait destinée. On ajoute qu’elle ne 
resta pas dans la famille de Harlay, et qu’elle devint la propriété 
de Jacques If, roi d'Angleterre, lequel, après sa chute, la vendit 
à Louis XIV pour une somme de 25,000 livres sterling 
(645,000 fr.). 

D’après un autre récit le Sancy aurait été acheté à Constanti- 
nople par un ambassadeur de ce nom résidant en Turquie, et 
payé 600,000 livres. Il s’agirait alors d’un autre personnage, car 
se n’est pas Nicolzs de Harlay mais son fils, qui fut envoyé par 
Henri IV auprès de la Porte Ottomane. 

A la Révolution française, ce diamant disparut. 11 fut racheté 
quelques années ensuite par Napoléon Ier. Il passa en la posses- 
sion du prince Paul Demidoff, chambellan de l'empereur de Russie, 
et fut vendu par ce dernier au joaillier Garrard de Londres. On 
supposait qu’il avait été acheté par le rajah de Baroûa dans 
l'Inde, mais il semble qu’en réalité il n'a pas quitté l’Europe, 
car, à l'Exposition universeile de Paris en 1867, les promeneurs 
ont pu remarquer, dans la vitrine du joaillier Bapst, un superbe 


— 148 — 


diamant intitulé le Sancy, dont il offrait la forme traditionnelle, 
et coté 1 million par ses propriétaires, les fils de C. Oulmann. 

A la précédente Exposition internationale de Paris, celle de 
1855, chacun admirait, dans la roionde du Panorama, la splen- 
dide collection des diamants de la Couronne de France, exposée 
sous le nom et dans la vitrine de M. Lemonnier. L’inventaire 
de ces joyaux, compris dans la dotation mobilière de la Cou- 
ronne, tel qu'il a été dressé en exécution de ‘a loi du 2 mars 
1832, signale 64,812 pierres fines ou perles, pesant ensemble 
18,751 carats 17/3°, et estimées 20,900,260 francs. Le Régent 
y figure seul pour 5 millions. La plus riche des quatre parures 
en montre valait plus d’un million; un simple collier atteignait 
130,000 francs. Sur la couronne impériale sont sertis 5,206 bril- 
lants, 446 roses et 59 saphirs ; l'inventaire porte le prix de cette 
couronne à 14,702,788 fr. 85 centimes. 

A côté de cette collection appartenant à ll tat, on voyait les 
diamants qui sont la propriété particulière de l’Impératrice, et 
dont la beauté n’était égalée que par le goût exquis avec lequel 
ils avaient été montés en diadèmes, bracelets, colliers, broches 
et boucles d'oreilles. Parmi ces pierreries on cite un brillant 
parfait, d’une forme ovale et pesant 51 carats, acheté, il y a 
quelques années, par l’empereur Napoléon III. 

Après les diamants de l'Angleterre et de la France viennent 
ceux de la Russie. La plus célèbre de ces gemmes s’appelle 
l'Orloff, et pèse 194 carats (193 ou 195 selon d’autres évalua- 
tions). On la compare à un œuf de pigeon coupé en deux ; elle 
est couverte de facettes et plate en dessous ; c’est donc üne 
pierre simplement dégrossie à la mode indienne, ou, pour em- 
ployer les termes de M. Babinet, une espèce de lourde rose, 
infiniment trop épaisse. Ce diamant orne aujourd’hui le sceptre 
impérial ; il a sa légende comme les autres. Quelques-uns pré- 
tendent qu’il était incrusté dans le fameux trône de Nadi-Shah, 
à dossier en forme de queue de paon tout étincelant de pierres 
précieuses. D’après le récit le plus accrédité, il était la prunelle 
d’un des yeux d’une statue de Brahma, dans une pagode, que 
l'on suppose avoir existé soit à Pordichéry, soit à Seringapatam. 
Un grenadier français, amoureux des beaux yeux de la statue, 
déserta les rangs ; il parvint à s’introduire la nuit dans le sanc- 


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tuaire, déguisé en prêtre, et vola le diamant, qu'il vendit au 
Malabar pour 2,800 livres sterling (75,000 fr.). .Après avoir 
passé chez divers acquéreurs, l’Orloff fut acheté par un négo- 
ciant arméuien nommé Schafraz (un marchand grec, selon 
d’autres), lequel le céda par l’entremise du comte Orloff à la 
ezarine Catherine IL, contre une somme de 4b0,000 roubles 
*(2,250,000 fr.) en espèces, une pension viagère de 20,000 rou- 
bles (100,000 fr.) et un titre de noblesse. Sa valeur est, dit-on, 
de 7 millions. 

Le Trésor russe renferme deux autres diamants remarquables. 
L'un est l'Étoile polaire, brillant de très-grande dimension, 
d'une pureté et d'un éclat exceptionnels, acheté moyennant un 
prix très-élevé par l’empereur Paul I*. L'autre appelé le Shah, 
fut offert à Nicolas Le" par Cosroès, fils du prince royal de Rerse 
Abbas Mirza, et petit-fils de Feth-Ali-Shah, neveu et successeur 
du fondateur de la dynastie régnante des Kadjars. Cette belle 
pierre, du poids de 86 carats, est un prisme allongé, offrant une 
entaille sur un de ses côtés, et une inscription en caractères 
persans gravée sur sa table, comme si elle avait dû servir de 
cachet. ÿ 

Le diamant dit de Toscane, parce qu'ii avait appartenu aux 
granäs ducs de cette contrée avant d’être dévolue à la couronne 
d'Autriche, passe, d’après M. Emmanuel, pour avoir été une des 
gemmes perdues par Charles le Téméraire. Un soldat suisse 
l'aurait ramassé après la bataille, et l'aurait cédé pour un florin 
à un prêtre. Un marchand génois en étart devenu possesseur à 
son tour, le vendit à Ludovic Sforza, duc de Milan, des mains 
duquel il arriva entre celles du pape Jules Il, qui en fit cadeau à 
un empereur d'Allemagne. En comparant ce récit à d'autres que 
nous avons rapportés plus haut, on voit que c’est toujours la 
même légende, avec quelques variantes, appliquée tour à tour à 
des pierres diverses. Le diamant ioscan est d’une nuance jau- 
nâtre, et est entièrement recouvert de facettes. Cette taille peu 
avantageuse et le défaut de la teinte diminuent notablement sa 
valeur, qui, en raison de son poids de 139 carats et demi, devrait 
être portée à 3,750,000 francs, tandis qu’on ne l'estime qu’un 
peu plus de 2,600,000 francs (2,608,535 fr.). 

Quelques auteurs établissent une distinc‘ion entre ce diamant 


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et ceiui de la couronne d’Autriche, tout en attribuant à tous 
denx même poids et même couleur. Selon M. King, qui adopte 
celte opinion, le diamant autrichien aurait d’abord été acquis 
par hasard et pour une somme insignifiante, chez un marchand 
de curiosités à Florence ; on le prenait pour un morceau de 
cristal de roche, et ce n’est que plus tard qu’on aurait reconnu 
sa nature véritable. 

Le Trésor portugais a la prétention de posséder le plus valu- 
mineux diamant connu. Il a été trouvé, dit-on, en 1741, au 
Brésil, dans un endroit appelé Cay de Merin, auprès de la petite 
rivière de.Malhoverde. Il est gros comme un œuf de poule, et 
pèserait, suivant Mawe, 1,680 carats ; suivant M. Jerry, 1,730 
carats ; suivant M. Emmenuel, 1,880 carats. Il est oblong, d’une 
teinte jauue foncé, et on n’a jamais osé le tailler, dans la crainte 
qu’il ne pût supporter le choc de la meule sans se briser. Lans 
son état actuel, et malgré sa couleur défectueuse, cette pierre 
fameuse, appelée là Braganza, vaudrait selon M. Turgan, en 
suivant la règle des carrés employée pour apprécier le mix des 
diamants du commerce, la somme fabuleuse de 7 milliards et 
demi de francs. Malheureusement, dit M. Baibot, il n’est pas 
avéré que ce soit un diamant. Beaucoup de personnes soupçon- 
nent que ce n’est qu’un énorme topaze, et comme le gouverne- 
ment n’a jamais permis qu'on l’examinât de près, il est difficile 
de s’assurer de sa vraie nature. 

Quoi qu'il en soit, la collection des diamants de la couronne de 
Portugal était autrefois la plus belle que l’on connût; on l’esti- 
mait 72 millions de francs au temps de Brard, qui écrivait 
en 1821. Aucune des pierres qui la composaient n’était inférieure 
en poids à 17 carats, et parmi les plus gros, après ie Braganza, 
on citait un diamaut découvert en 1800, par trois condamnés 
aux mines, dans le ruisseau de l’Abaïté, au sud-ouest üe Tejuco. 
Il pesait 95 carats 3/4, suivant Mawe ; 120 carats suivant d’au- 
tres ; et on lui avait laissé sa forme naturelle d'octaèdre. 

Le plus gros diamant authentique venu jusqu'ici du Brésil a 
été trouvé en juillet 1853, par une pauvre négresse, qui lavait 
des sables de la nouvelle mine de Bagagem, dans la province de 
Minas Geraëes. Cette magnifique gemme, à laquelle son proprié- 
taire, M. Halphen, avait donné le nom d’Étoile du Sud, pesait, à 


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l’état brut, 254 carats et demi. Elle fut confiée en cet état à 
M. Dufrénoy, qui la soumit, dans la séance du 3 janvier 1855, à 
ses collègues de l’Académie des Sciences, et leur en fit remar- 
quer les curieuses particularités minéralogiques. La forme de ce 
diamant, telle que la décrivent MM. Pelouze et Frémy, dans leur 
Traité de Chimie, cité par M. Turgan, « était celle d'un dcdé- 
caèdre, portant un biseau obtus sur chaque face. Il était aplati 
sur ur côté ; une des faces présentait une cavité octaédrique 
assez profonde ; c'était l'empreinte laissée par un cristal de dia- 
mant qui jadis était implanté sur la surface. On voyait sur les 
diverses faces les traces d’autres diamants qui s'étaient groupés 
sur le diamaut principal (lors de la cristallisation de l’ensemble) 
et qui s’en étaient détachés à l’époque où ce dernier avait été 
entraîné dans les terrains d’aliuvion. » L'Étoile du Sud fut taillée 
à Amsterdam en 1855 dans les ateliers de M. Coster ; il fallut 
deux mois pour l'opération aui réduisit son poids à 125 carats 
et demi, et la convertit en un brillent jetant de très-grands feux, 
ct réputé uu des plus beaux qui existent, quoique, selon M. Emma- 
nuel, il ne soit pas d’une entière blancheur, et qu’il participe’sous 
ce rapport au défaut qu’on reproche aux pierres de provenance 
brésilienue. Après avoir fait sensation aux Expositions univer- 
selles de Paris en 1855 et de Londres en 1869, il a été vendu en 
* 4865, par la maison Joseph Halphen et Cie, au rajah de Baroda, 
ainsi qu’a bien voulu nous en informer M. Gustavè Halghen, dans 
une note manuscrite qu'il nous a adressée en 1866. 

Les voyageurs qui ont visité la Turquie parlent d’un diamant 
célèbre sous le nom de pierre du berger (Tchoban-laschy) et qui 
aurait été retrouvé dans les circonstances suivantes. Peu d’an- 
nées après la prise de Constantinople par les Ottomans, un jeune 
berger, qui jouait près de l'entrée du bâtiment en ruine appelé 
Tekfur-serai, l'ancien palais de l'Hebdome élevé par Constantin 
vers l'extrémité de la Corne-d'Or, ramassa dans les décombres 
un objet ‘brillant, qu’il prit pour un morceau de verre, et qu'il 
se mit à lancer devant lui comme il eût fait d’un caillou. Son 
père s’approchant de lui, et soupçonnant que ce cristal pouvait 
avoir de la valeur, lui enleva son jouet et le porta au palais 
pour en faire hommage au Sultan. Mahomet IT consulta !es lapi- 
daires, qui assurèrent que c’était un diamant d’un grand prix ; 


— 152 — 


pour récompenser le bonhomme, il le fit revêtir d’un caftan ou 
pelisse d'honneur et le nomma son berger en chef; quant à l’en- 
faut, le sultan se chargea de son éducation, et il devint plus 
tard pacha. Sous le règne de Mahmoud 1° (1730-1754), on eut 
l’idée de faire remonter ce bijou, et l’intendant du trésor impé- 
rial le porta chez un vieux joaillier arménien, renommé pour 
son habileté et pour sa probité. Afin d'éviter tout risque de la 
part des voleurs, le vieillard s’enferma avec son fils, et procéda 
à son travail avec les plus grandes précautions. Le lendemain 
s'étant remis à sa besogne, il laissa échapper la pierre, et, en la 
relevant de terre, il crut s’apercevoir qu’elle était fendue de part 
en part. Sachant qu'il paierait de sa tête sa maladresse, l’infor- 
tuné s’écria : « Je suis perdu ! » et tomba de son siége, frappé 
d’apoplexio foudroyante. Le fils prit la fatale gemme, et songeait 
à la rapporter au palais pour s'enfuir au plus vite, quand en 
l'examinant plus attentivement, il reconnut qu'il n’y avait 
aucune fissure, et qu’un long poil provenant des sourcils du 
vieillard et qui s'était attaché à une des facettes, était cause de 
l’errêur qui avait coûté la vie au malheureux lapidaire. 

Cette anccdote est rapportée avec plus ou moins de détails 
par Lechevalier (Voyage de la Propontide et du Pont-Euxin, 
1800, t..1, p. 137, 8°); par White (Three years in Constanti- 
nople, Lond., 1845, t. Il, p. 94-97, &) et par de Hammer 
(Histoire de l’Empire Ottoman, 1838, t. XII, p. 43, 8°). Ces 
trois auteurs s'accordent à voir dans le diamant ainsi retrouvé 
celui que, d’après le chroniqueur byzantin Cedrenus, l'empereur 
Justinien portait sur son diadème, et qui s’en était détaché 
en 549, un jour que le cortége impérial se rendait en procession 
du grand palais au palais de l'Hebdome. Ce dernier édifice cessa 
d’être habité depuis les ravages exercés par les croisés latins qui 


s’emparèrent de Constantinople en 1204, et le diamant oublié : 


n'aurait reparu que neuf siècles après, à l’époque de la conquête 
turque. De Hammer parle d’un second diamant, qu'il croit pro- 
venir également des Césars de l’ancienne Bysance, et qui fut 
trouvé en 1679, près de la porte d’Egri-kapou, sur un tas de 
fumier. Le pauvre homme qui le découvrit, n’en connaissant pas 
la valeur, l'échangea contre trois cuillers. L’acquéreur le vendit 
dix aspres à un orfèvre, mais plus tard, se doutant que la pierre 


"PORT VO 


— 153 — 


avait plus de prix, il réclama un supplément. Le différend fut 
porté à la connaissance du chef des orfèvres, qui s’appropria le 
diamant pour une bourse d’or. Le grand vizir voulut le lui enlever 
de force, lorsque parut un édit adjugeant définitivement la trou- 

vaille au trésor impérial. Ce diamant est de la plus belle eau et 

orne l’aigrette du Sultan dans les jours d’apparat. Quant au 

Tchoban taschy, on sait qu’il figurait encore sur l'inventaire des 

pierreries de la couronne ottomane dressé à la mort d'Abd-ul- 

Medjid. Lorsqu'on voulut le placer au palais de l'exposition 

industrielle de 1863 à Constantinople, il fut constaté qu’il avait 

disparu. Le Moniteur universel du 27 mars 1863, qui fait men- 

tion de cet incident, annonce qu’on arrêta à cette occasion piu- 

sieurs employés du sérail, et qu’on allait ouvrir une enquête 

dont nous ignorons le résultat. D’après M. Emmanuel, le Sultan 

régnant serait possesseur de deux diamants pesant, l’un 147, 

l’autre 84 carats, qui l’auront dédommagé de cette perte. 

Le même lapidaire anglais décrit le Pacha d'Fgypte, belle 
pierre acquise par Ibrahim-Pacha et qui est probablement «ncore 
en la possession du vice-roi actuel. Ce diamant était de forme 
octogonale et pesait 40 carats. 

Parmi les monarques asiatiques, ceux de la Perse passent 
pour les plus richement pourvus de pierrcries et surtout de dia- 
mants, entre lesquels on vante surtout le Dereya-Nour (Océan 
de lumière), ainsi appelé à cause-de sa forme aplatie, et qui est 
fastüueusement intitulé le « premier bijou de la couronne d'Iran. » 
Les trésors des Shahs ont été célébrés par divers voyageurs, le 
plus récent est le vicomte de Pollington, qui en pare avec adni- 

_ration, dans son récit d’une excursion faite en Russie, au Caucase, 
en Perse et en Turquie, en 1865-1866. (Half round the old 
World. Londres, 1867, 8). Ce touriste, admis avec quatre com- 
pagnons dans le palais de Téhéran , estime que les bijoux qu’on 
leur montra ne valaient pas moins de 40 ou 50 millions de 
livres sterling (un milliard à un milliard 250 millions de francs). 
Une cassette, que le roi porte tonjours avec lui quard il se 
déplace, renfermait, dit lordPoilington, une quarantaine d’anneaux 
d’or, ayant chacun pour ornement un diamant dont la circonfé- 
rence mesurait d’un quart Ge pouce à un pouce et demi. Les perles 
de divers colliers variaient depuis la grosseur d’un pois à celle 


— 154 — 


d’une cerise n'ayant pas encore atteint sa maturité. Venaient 
ensuite une douzaine de ceintures, à plaques incrustées les unes 
de diamants, les autres de diamants et d'émeraudes, d’autres de 
magnifiques rubis ayent un demi-pouce de tour. Les poignées de 
quatre sabres à fourreaux d’or émaillé disparaissaient, l’un sous 
les diamants, l’autre sous un dessin de flenrs en diamants et en 
pierres précieuses de couleur, un troisième sous un semis de 
grosses perles. Deux colliers, de deux pieds ei demi de longueur, 
étaient formés de touffes de perles alternant avec des émeraudes 
énormes, ayant chacune un pouce et demi de long. Allant de 
plus fort en plus fort, nos voyageurs citent une turquoise mesu- 
rant un pouce de long sur .un demi-pouce de large ; plusieurs 
bracelets en émeraude et en rubis non taillés, la plupart des 
premières pierres étant de la grosseur d’un œuf de pigeon, et 
enfin le fameux Dereya-Nour , qui, entouré d’autres diamants, 
est monté en boucle d’une ceinture en passementerie d’or. Cette 
gemme, parfaitement plate, hormis les facettes de :a bordure, 
a près de 2 pouces de long sur 4 pouce 1/4 de large. Une des 
couronnes royales porte à son sommet le grand rubis qui appar- 
tenait autrefois à Aurung-Zeyb ; il n’est pas taillé et est beaucoup 
plus gros qu’un œuf de pigeon, ete, etc. 

Nous terminerons notre notice des diamants célèbres par 
quelques mots sur celui du rajah de Mattan, à Bornéo. Il pèse 
367 carats et vaudrait par conséquent plus de 45 millions. Il fut 
trouvé à Ladak en 1760, dans l’île, et fut la cause d’une guerre 
sanglante. Le gouverneur hollandais de Batavia proposa au 
prince malais de lui céder re diamant en échange de deux 
canonnières avec leur armement complet, et une somme de 
50,000 livres sterling (1,500,000 fr.), mais le rajah s’y refusa, 
en alléguant que la prospérité de sa maison était attachée à la 
possession de eztte pierre. Le diamant de Mattan est de la plus 
belle eau, mais on n’a pas voulu le tailler, pour lui laisser tout 
son volume ; sa forme est celle d’une petite poire, avec une 
échancrure au gros bout. 

La meilleure manière de se rendre compte de l’aspect et de la 
dimension de ces magnifiques gemmes, dont le nombre n’est 
que d’une vingtaine pour tous les pays du monde pris ensemble, 
serait de jeter un coup d'œil sur les imitations des diamants 


— 155 — 


fameux que l'on voit dans les montres de certains bijoutiers de 
Paris et de Londres. Telles sont, dans la première de ces villes, 
la coHection bien connue de M. Bourguignon, et, dans la 
seconde, la collection de M. J. Gregory, qui a été exposée dans 
la section auglaise du palais du Champ-de-Mars en 1867. Nous 
y avons vu, à côté de plusieurs lots de pierres précieuses brutes 
et taillées, la série suivante de reproductions en grandeur 
naturelle des plus beaux diamants connus depuis les temps 
passés jusqu’à nos jours. Nous suivons l’ordre adopté par 
l’exposant pour le classement : 1° le diamant du Grand-Mogol ; 
9o le diamant du rajah de Mattan ; 3° le diamant de Toscane; 
40 le Régent ; 5° l'Etoile du Sud, avant et après la taille; 6° le 
diamant bleu de M. Hope ; 7° le Piggott ; 8° le Saney ; 9° le 
Shah ; 10° l'Etoile Poiaire ; 11° le Koh-i-nour, avant et après la 
retaille ; 1% l’Orloff; 13° le diemant de Florence (diamant 
jaune de l’Autriche) ; 14° le Nassak ; 15° l’Eugénie ; 16° le dia- 
mant du rajah de Baroda (le modèle ressemble au Sancy, qui, 
nous l'avons rappelé, aurait été acquis par ce prince); 17° le 
diamant vert de Dresde ; 18 le Cumberland. C’est, suivant toute 
apparence, cette collection qui a servi pour les figures jointes à 
l'ouvrage de M. Emmanuel, et dont la planche ci-après peut 
donner une idée à nos lecteurs. 


T. G. VIENNOT. 


Saint-Aubin-sur-Mer (Calvadus) juin 1869. 


L'ART 


L'INDUSTRIE, LES LETTRES ET LES SCIENCES 
EN ANJOU 


(SUITE) 


Du 4 juillet 4875 au 9 décembre 1877 


SOMMAIRE : 


Monuments mégalithiques. — Documents sur Guettard. — Ferdinand 
Bayan. — Inauguration de l’Université d'Angers dans l’église cathédrale 
Saint-Maurice. — Exposition des Beaux-Arts au Palais de l’industrie. 
1e mai 1876 : Artistes Angevins. — Questions concernant l’agriculture 
de la province d'Anjou. — Comité historique et artistique de l'Ouest, 
Dix jours en Basse-Bretagne : Guingamp, Kerbournet, Saint-Servais, 
Forêt d’Uault, Morlaix, Tronfontainiou, Saint-Pol-de-Léon, Primel, 
Brest, Retour à Claye. — Excursions botaniques — Faculié des 
lettres à l'Université. — 1° mai 1877: Congrès régional. — Concours 
hippique, Exposition industrielle et artistique, Exposition d’horti- 
culture. — Exposition des Beaux-Arts au Palais de l’industrie. — 
26 octobre : Fougères antédiluviennes. — Faculté des Sciences à 
l’Université. 


4 juiLLET 1875. 


M. Emile Cartailhac, membre de la Société Linnéenne de 
Maine-et-Loire, directeur du Musée d'histoire naturelle de Tou- 
louse et de la Revue des matériaux pour l’histoire primitive de 
l’homme, nous signalait, en Maine-et-Loire, deux monuments 
mégalithiques peu connus, l’un, considérable, dans la propriété 
des Ormeaux, route de Fontevrault à Loudun, l’autre, à deux 
kilomètres de l’allée couverte de Bagneux. 


— 157 — 


L SEPTEMBRE 1875. 


Le journal l’Abeille d’Etampes fournit un second document sur 
Guettard, nous le reproduisons en entier. 

Chaque fois que l’occasion se présentera de publier un ren- 
seignement sur Guettard, nous nous empresserons de la saisir, 
heureux de pouvoir offrir à nos lecteurs les moyens de con- 
naître, dans ses plus petits détails, la vie d’un naturaliste aussi 
illustre et qui a tant contribué à l’étude de l’histoire naturelle 
dans notre chère province. 


Documents sur Guettard, 


IT 


Nous donnons aujourd’hui une nouvelle lettre de Guettard ; 
cette fois, il ne s’agit pas pour lui de justifier sa conduite, ni de 
faire une profession de foi religieuse; ici, c’est un savant qui 
cause avec un collègue éloigné, avec un naturaliste. Il le met au 
courant des nouvelles scientifiques de France, il l’entretient des 
essais et des systèmes nouveaux, en vogue parmi les savants, et 
il dit franchement ce qu’il en pense; enfin, il parle de ses travaux. 
Cette lettre aussi nous peint bien l’homme. Le destinataire de la 
missive se trouvait alors à Tunis, dans un but scientifique ayant 
beaucoup d’analogie avec les études auxquelles Guettard se livrait 
en France. Avant son départ pour Tunis, le correspondant de 
Guettard avait été admis à l’Académie des sciences, sur la présen- 
tation de notre compatriote, et il lui avait, à ce propos, témoigné 
sa reconnaissance. C’est la réponse de Guettard à ces remercie- 
ments que nous publions. La lettrene porte pas de suscription, elle 
est datée du 19 juillet 1784; Guettard parle encore d’une corres- 


— 4 — 


pondance que l’Académie vient de recevoir du destinataire, conte- 
nant une relation de son voyage à Tunis. A l’aide de ces données, 
nous nous sommes livré à quelques recherches dans le but de 
découvrir le véritable destinataire de notre lettre, etnous croyons 
être parvenu à notre but. Ce destinataire, dans notre opinion, ne 
peut pas être une autre personne que René Desfontaines, bota- 
niste, professeur au jardin du roi, docteur régent de la Faculté 
de Médecine, et né à Tremblay (Ille-et-Vilaine), le 14 février 1752. 

René Desfontaines avait été reçu, en 1783, associé ordinaire de 
l’Académie dès sciences pour la botanique et l’agriculture ; « sa 
nomination, dès 14783, à l’Académie des sciences, dit Rabbe 
(Biographie des Contemporains), montre l’espoir que l’on fon- 
dait sur son avenir. En la même année, on lui conseilla d’aller 
visiter l'Afrique septentrionale, pour en étudier l’histoire natu- 
relle, et plus particulièrement la botanique. D’un autre côté, 
des lettres pressantes de M. Kercy, consul à Alger, qui lui offrait 
tous les secours à sa disposition, le sollicitaient pour-la même 
entreprise, de sorte qu’il s’y détermina. M. Desfontaines passa 
environ deux ans et demi dans les royaumes de Tunis, d’Alger 
et de Tripoli, et il y recueillit, non sans éprouver de nombreuses 
difficultés, et en courant même des dangers, une riche collec- 
tion de plantes, dont plusieurs sont communes à l’Europe et 
l'Afrique, mais dont plus de trois cents appartiennent à l'Afrique 
exclusivement. Le principal résultat de ce voyage a été la publi- 
cation de l'ouvrage intitulé : Flora Atlantica, L vol. in-4o. » 

Mais René Desfontaines n’avait pas attendu son retour en 
France, pour faire connaître à l’Académie le résultat de son 
voyage. En l’année 1784, il adressait à l’Académie des sciences 
une première relation de son voyage à Tunis, qui a été insérée 
dans le Journal des Savants (août 1784). C'est évidemment à 
cette relation que Guettard fait allusion dans sa lettre. 

Dans cette lettre on voit que Guettard pressentait sa fin pro- 
chaine. L'écriture aussi est celle d’un homme affaibli par l’âge; . 
elle est tremblée. Guettard, en effet, est mort moins de deux 
ans après avoir écrit cette lettre, le 8 janvier 1786. 


159 — 


« À Paris, ce 19 juillet 1784. 
» MONSIEUR, 


» Ce n’est point à vous à me remercier d’avoir procuré à 
l’Académie un aaturaliste Lel que vous, mais à moi à me féliciter 
d’avoir concouru à l'y faire entrer. Quand on commence comme 
Tournefort, on ne peut que finir comme luy et même mieux que 
luy, qui scait réunir la connoissance des plantes à celle de la 
minéralogie, de l’insectologie et de l’ornithologie, on peut se 
flatter de monter sur les épaules de ce grand homme, lors sur- 
tout qu’on scait employer comme vous avec grand plaisir les 
richesses dont vous vienderés chargé, et qui ne peuvent que 
nous instruire et eclairer les amateurs de la science que vous 
cultivés d’une facon si brillante. 

» Comme la minéralogie fait une grande partie de mes amu- 
sements , j'ai lu avec plaisir dans votre lettre que presque tout le 
pays de Tunis est calcaire, avés vous pu déterminer ce qui ne 
l’étoit pas ? Celui-ci est-il schisteux ou graniteux, renferme-t-il 
des mines ? Je suis faché que vous n’ayés pas entré un peu au 
moins dans le deserts, il n'est qu’une grande prairie de sables 
suivant certains voyageurs, il auroit été bon de constater cela et 
ses bornes. Tachés de déterminer si il s’étend dans le royaume 
d'Alger, et jusquou , et puis déterminés les montagnes de ce der- 
nier pais et leur nature. 

» Je ne doute point que vous ne veniez chargé d’une ample 
collection de plantes. Celle des insectes. . . ... le pays d’Alger 
vous en fournira encore une. Ce sera un morceau tout neuf et 
qui vous fera honneur. Elle a souvent cl negligée par les 
voyageurs, il faut comme vous en sentir l’importance pour Sy 
attacher. Le misérable proverbe ou plutot le dicton meprisable, 
c’est un insecte, a bien fait tort a l’insectologie. Moi qui aime 
beaucoup cette partie, je verrai avec grand plaisir la suitte que 
vous en apporterés. 

» Une chose bien importante seroit de determiner la difference 
des Polypes dans les Lithophytes, les Pirytes Madrepores, les 
coreaux que les mers de ces contrées peuvent renfermer, de 


— 160 — 


même que ceux des coralines. J’ai vu a Marseille un lytophyte 
violet tres grand, tres branchu et touffu venant des cotes 
d'Afrique , il ma donné une idée de ce que ces mers peuvent 
donner en ce genre et. ....... de quelques Astroites, il a 
même fait graver imparfaitement un polype d’un astroite, qu’il 
ne connoissoit pas pour etre un animal, comme il ne paroit pas 
ce qu'il en dit. C’est encore la une partie neuve, on a bien dit 
que ces corps etoient dus a des polypes, mais on n’a pas vu ces 
animaux. 

» Si il dependoit de moy, soyez sur que l’Academie vous ou- 
vriroit continuellement sa caisse pecuniaire, mais je ne suis pas 
d’uu grand poids dans l’Academie. Je n’aurois pas mangé l’argent 
qu’elle a mangé en la Ballomanie, sij’avois eté l’un des élus de 
l’Academie. A la fin on ouvrira les yeux sur cette folie. L'histoire 
qui vient d'arriver a l’occasion d’un qui a eté fait a l'Observatoire 
et qu’on a voulu enlever dans le Jardin du Luxembourg ne peut 
que y contribuer. Il y a eu dimanche quinze jours, que tout 
Paris assemblé dans ce jardin, dans les maisons et les rues voi- 
sines, on a voulu donc faire enlever ce balon qui avoit au moins 
soixante pieds de diametre, apres plusieurs heures employées 
inutilement, le peuple a forcé les portes, est entré dans le jar- 
din, s’est jetté sur ce balon, y a mis le feu, la dechiré en lam- 
beaux, a emporté ces lambeaux en triomphe, a brulé les chaises, 
les fabricateurs de ce balon se sont evadés comme ils ont pu 
craignant d’etre aussi brulés. Ils ont été chantés dans une chan- 
son grotesque qui court les rues. Un autre balon fait à Saint- 
Cloud s’est enlevé, mais lorsque ceux qui etoient dans la barque 
se sont vus dans les nues , la peur les a saisis, ils ont crevé le 
balon pour descendre plus vite et heureusement ils sont tombés 
sur un arbre et de la a terre, sans se blesser, mais bien troublés 
de ce beau voyage aerien. Voila ce qui occupe maintenant Paris 
et donne matière aux conversations. 

» Le Mesmerisme y fournit aussi. La manie se soutient tou- 
jours. Bien des gens en rit, d’autres sont toujours dans l’énthou- 
siasme. Ces deux folies sont bonnes pour le françois qui s'amuse 
de tout et s’enthousiasme pour tout. 

» Pour nous autres naturalistes attachons nous a la terre. 
Nous pouvons toucher ce qu’elle nous présente, nous pouvons 


— 161 — 


le faire voir, nous pouvons le figurer et mettre chacun en état 
de confirmer ce que nous avons vu, et cela sans danger de la vie 
des amateurs. Il en coute il en vrai beaucoup de peines et de 
fatigues aux voyageurs qui comme vous voyagent dans des pais 
etrangers, mais ils ont la satisfaction d'apprendre des choses 
vraies et utiles. Je prie l’Etre suprême de soutenir vos forces et 
d’éloigner de vous toute espèce de incommodités. 

» Pour moy je m'occupe toujours a mettre mes observations 
au net. Je fais graver quelques planches qui restent a graver, et 
quidoivent entrer dans deux nouveaux volumes de mes Memoires. 
Ces deux volumes sont imprimés depuis quelque temps, ces 
planches a graver en retardent le debit. J’y ai fait entrer mes 
deux Mémoires generaux sur les vaisseaux des plantes. J’y ai 
donné une espèce de système methodique sur ces vaisseaux. 
Fasse le ciel que je puisse le perfectionner et spécifier les plantes 
que j'aurai examinées et que je soy en etat de le faire imprimer, 
je vous avoue que je serois tres flatté de le voir sortir de dessous 
la presse avant de quitter ce monde. Enfin Dieu decidera de tout, 
j'observe toujours , et tiens note de mes observations. 

» Vivés heureux au milieu de vos embarras et de vos fatigues, 
soyez persuadé du sincere attachement que j'aurai toujours pour 
une personne aussi interessante que vous et je me dirai toujours. 


» Monsieur, 
» Votre tres humble obeissant serviteur, 


» GUETTARD. » 


Comme on le voit par cette lettre, Guettard n’avait pas con- 
fiance dans l’aérostation. Il se plaint des sacrifices pécuniaires 
que s'était imposés l’Académie à l’occasion de cette nouvelle dé- 
couverte. En effet, à cette époque, l’Académie des sciences plaça 
les deux frères Mongolfier sur la liste de ses correspondants ; et 
elle leur accorda une gratification de quarante mille livres des- 
tinée à la construction d’un aérostat qui devait servir à chercher 
des moyens de direction. 

Guettard , dans sa lettre à Desfontaines, nous donne le récit de 
deux ascensions qui, à cette époque, étaient pour les Parisiens le 

11 


LT AA 


sujet de toutes leurs conversations. Cette lettre, d'accord avec 
les Mémoires de Bachaumont, nous permet aussi de rectifier 
une erreur de date commise par M. Figuier dans les Merveilles 
de la science. Cet ouvrage place l'ascension de l’abbé Miolan 
dans le Jardin du Luxembourg, au mois de juillet 1785, tandis 
que cette tentative a eu lieu réellement en juillet 1784. 

On lit en effet dans les Mémoires secrets de Bachaumont, sous 
la date du 27 juillet 1784 : « On ne cesse de se dédommager par 
des chansons de l’escroquerie de l’abbé Miolan et consort. On en 
fait une sur l’air : Les Capucins sont des gueux. » 

C’est celle rapportée par M. Figuier et qui commence ainsi : 


Je me souviendrai du jour 
Du globe du Luxembourg. 


Dans les mêmes Mémoires, à la date du 3 août 1784, on lit 
encore : 


« Les chansons ne tarissent point sur les derniers ballons : 
en voici une sur celui du Luxembourg ; elle est censée faite par 
un grivois d’un cabaret de Vaugirard , nommé la Croix-Blanche , 
et sur l’air : J’avois toujours gardé mon cœur. » 


Ma foi, j'ai bien ri vendredi, 
Buvant à la Croix-Blanche : 

Un ballon promis pour midi 

Ma fait pleurer dimanche. 

On se moque du vendredi, 

En mangeant de l’éclanche ; 
Mais Dieu se venge, et tout Paris 
A jeûné le dimanche. 

Vous dont on a trompé l'espoir , 
Restez dans vos demeures ; 
Pauvres badauds , n’allez plus voir 
Midi à quatorze heures. 


On trouve encore dans l’4/manach des Muses de cette époque 
de nombreuses pièces de poésie sur les ballons, les unes en rient, 
les autres en font l'éloge. Les théâtres aussi s’en sont divertis, 
et on a joué aux Variétés  Amusantes une pièce intitulée : Les 
Ballons ou la Physicomanie. 


DL Sn 


— 168 — 


Les chansons et les critiques ne manquaient pas non plus au 
Mesmérisme. Dans la Mesmériade, un poète demeuré inconnu a 
consacré trois chants à se moquer du magnétisme animal et nous 
représente les provinciaux accourant à Paris pour se faire ma- 
gnétiser : 

D'un côté vient un char plein de paralytiques ; 
De l’autre vient un fiacre écrasé d’hydropiques. 


93 ocTOBRE 1875. 


FERDINAND BAYAN. 


Au commencement de l’année 1874, nous reçûmes l’annonce 
d’un travail géologique dû à notre collègue Ferdinand Bayan. 
Nous attendions toujours avec impatience l’envoi de cette étude 
tant désirée et nous ne savions à quoi attribuer le silence de 
notre jeune ami, lorsque nous apprîmes, par le numéro du 23 oc- 
tobre 1875 du journal de Maine-et-Loire, que Ferdinand Bayan 
avait succombé le 20 septembre 1874 à Boulogne-sur-Mer, à la 
suite de fatigues causées par diverses excursions scientifiques. 

*Le même journal donnait quelques extraits d’un article né- 
crologique publié sur Ferdinand Bayan dans le bulletin de la 
Société géologique de France, 3° série, tome Il‘ 1875, par 
* M. Albert de Lapparent. Ce que nous lûmes de cette notice nous 
engagea vivement à la connaître toute entière. Nous nous adres- 
sâmes donc à M. de Lapparent, ingénieur des Mines, professeur 
à l'Université catholique de Paris, aujourd’hui membre .de la 
Société Linnéenne, afin d’avoir communication de son travail. 
Celui-ci, avec un empressement dont nous lui savons le plus 
grand gré, nous envoya sa biographie sur Bayan. Biographie 
que nous sommes heureux de publier et qui fera connaître, bien 
mieux que nous ne pourrions le faire, notre intelligent compa- 


triote qui était appelé à un brillant avenir. 


— 164 — 


« Josepn-FÉLIX-FERDINAND BAyYAN naquit, le 19 novembre 
1845, à Angers. Son père était alors professeur de mathématiques 
spéciales au lycée de cette ville *. En 1850, M. Bayan père devint 
recteur départemental à Quimper ; notre futur confrère y com- 
mença ses études, avant l’âge de cinq ans, à l’école préparatoire 
du collége, sous les yeux vigilants d’un père mieux à même que 
tout autre de leur imprimer une bonne direction, comme aussi 
de développer. les heureuses qualités morales que son fils avait 
reçues en partage. Bayan franchit en se jouant deux divisions 
dans une même année et remporta les premiers prix de sa classe. 
Par là se révélait chez lui cette remarquable précocité qui de- 
meurera l’un des signes caractéristiques de son intelligence. 

» Un remaniement du personnel académique ayant appelé 
M. Bayan à Rennes, son fils entra au lycée, où les plus grands 
succès récompensèrent son ardeur au travail. Mais cette ardeur 
n’était pas satisfaite par l’accomplissement régulier de sa tâche 
quotidienne. Il fallait, à un esprit aussi actif, une alimentation 
intellectuelle plus Sete Il la trouva dans lé tude des sciences 
naturelles, dont il avait acquis le goût en maniant une collection 
de coquilles recueillie par un de ses parents. Précieux exemple 
de la facilité avec laquelle on peut éveiller, chez un enfant, des 
aptitudes sérieuses, en corrigeant, par l'attrait d’une occupation 
manuelle toujours amusante, ce que la science aurait de trop 
abstrait pour un jeune cerveau. 

» La Faculté de Rennes possédait alors deux professeurs émi- 
nents, MM. Durocher et Dujardin. Bayan trouva moyen de suivre 
leurs leçons sans négliger les cours du lycée. M. Dujardin prit 
son Jeune auditeur en amitié et lui donna plus d’une fois d’utiles 
conseils. Dès ce moment, la vocation de Bayan était décidée. 
Mais son goût pour les coquilles ne devait le détourner en rien 
de ses études normales. Bachelier ès-lettres à quatorze ans et 
demi, grâce à une dispense d'âge et à la suite d’un examen 
brillant, il emportait, un an après, en 1861, le diplôme de 
bachelier ès-sciences, avec dix boules blanches qui lui valurent 
une médaille du ministre. 


LI 
1 M. le professeur Bayan a laissé au lycée d‘Angers un souvenir des plus 
vivaces, et qui, jusqu'à ce jour, n’a jamais pu sérieusement être remplacé. 


— 165 — 


» Bientôt il se présentait aux examens de l'Ecole polytechnique ; 
c'était, dans sa pensée, un simple essai de ses forces; il se ré- 
servait pour l’année suivante. Mais le succès dépassa ses modestes 
prétentions et les portes de l'Ecole s’ouvrirent pour lui avant 
qu’il eût atteint ses dix-sept ans. Cette admission prématurée 
n’était pas sans dangers. Obligé de lutter contre des concurrents 
plus mûrs, Bayan courait le risque de sortir dans un rang infé- 
rieur et de se voir ainsi fermer l'accès des carrières civiles. 
Heureusement sa précocité n’était pas destinée à s’arrêter au seuil 
de l'Ecole, et son entrée dans le service des Ponts-et-Chaussées 
prouva que chez lui l’intelligence n’avait gardé ancune fatigue 
de l'effort extraordinaire auquel elle avait été soumise. 

» Ce n’est pas, d'habitude, à l’Ecole de la rue des Saints-Pères 
qu’un naturaliste va chercher à faire consacrer sa vocation, il 
semble même, au premier abord, qu'il y ait incompatibilité 
entre les formules rigoureuses qui servent de base à l’art des 
constructions et le développement de ces qualités de coup d’œil 
et d'adresse manuelle qu’exige l’étude des coquilles fossiles. 
Pourtant, malgré la séparation tranchée que les traditions uni- 
versitaires maintiennent entreles sciences naturelles etles sciences 
exactes , plus d’un exemple est là pour montrer quel secours ces 
dernières peuvent prêter aux autres. Combien de savants ont 
puisé, dans l’étude préalable des abstractions géométriques, 
ces règles salutaires d’exactitude et de méthode, ces habitudes 
de raisonnement rigoureux, qui seules peuvent rendre l’obser- 
valion féconde ! Le professeur chargé d’enseigner la Géologie à 
l’Ecole des Ponts-et-Chaussées était, mieux que tout autre, en 
mesure d’attester la vérité de ce principe. Après l’avoir prouvé 
par lui-même, il lui était réservé d’en fournir, par un de ses 


élèves, une nouvelle démonstration. M. Bayle n’eut pas de peine F4 
À : De s 3 
à reconnaitre les dispositions exceptionnelles de Bayan ; heureux EP 


d’avoir à développer de telles aptitudes, il lui prodigua les encou- 
ragements, lui ouvrit sans réserves l’accès de son laboratoire et 
de ses collections à l'Ecole des Mines, et dès ce moment s’éta- FA | 
blirent entre le maître et l'élève, son futur collaborateur, ces f FE 
relations intimes que la mort seule devait trancher. Aussi, quand 
les nécessités de sa carrière obligèrent notre confrère à prendre # 

un poste d'ingénieur ordinaire en province, il se soumit, san es 

Aix 


“ 


— 166 — 


trop de répugnance , à cet exil momentané, sachant bien que sa 
place était marquée à l’Ecole des Mines, et qu’il suffirait d’une 
occasion propice pour qu’on le rendit à ses études favorites. 

» L’acquisition de la collection Deshayes fit naître l’occasion dé- 
sirée. Pour installer dans les galeries de l'Ecole des Mines un 
trésor de cette importance, qui pliçait entre ses mains la plu- 
part des types des espèces tertiaires, M. Bayle avait besoin d’un 
collaborateur déjà rompu au métier. Bayan était tout indiqué 
pour cette tâche ; mais il fallait lever les scrupules de ’Admimis- 
tration et la décider à sortir des règles habituelles. On y réussit, 
sous l'administration de M. de Forcade la Roquette, grâce à 
la bienveillance du Secrétaire général, M. dé Boureuille, et Bayan 
fut nommé. C'était, il est vrai, à titre provisoire ; mais en France 
il n’y a jamais eu de distinction bien tranchée entre le provisoire 
et le définitif; notre confrère oublia donc aisément la menace 
que cet adjectif laissait peser sur sa situation, et, sans autre am 
bition que de se consacrer à la Science, ne demandant qu’à être 
oublié dans le poste où on l'avait mis, il accourut allègrement à 
l'Ecole, pour y revêtir le tablier bleu dont son maitre lui avait 
appris à aimer l’usage. 

» L'arrivée de Bayan marque une phase nouvelle dans l’histoire 
de la collection de Paléontologie. Pendant vingt années , M. Bayle, 
abandonné à lui-même, y avait fait des tours de force d’activité*. 
D'une collection destinée, dans l’origine, à servir d'appui à un 
simple cours complémentaire, il avait réussi à faire un établis- 
sement sans rival en France, où il pouvait dire légitimement 
que tout, jusqu'aux plus minces détails matériels, portait l’em- 
preinte de sa seule intervention. Mais la fatigue allait venir et, 
avec elle, un peu de découragement peut-être, l’œuvre accom- 
plie n’ayant jusqu'alors procuré à son auteur que des satisfac- 
tions de l’ordre scientifique. De plus, autant le maître faisait 
volontiers part, à qui l’écoutait, du résultat de ses recherches 
personnelles, autant il se montrait avare de publications écrites ; 


1 11 est juste de rappeler que la collection paléontologique de l'Ecole des 
Mines , fondée par M. Voliz, a dû ses premiers accroissements à l’activité 
de ce savant, secondé par M. Henri Lecoq. 


— 167 — 


millé remarques intéressantes , dont la collection offrait chaque 
jour l’occasion à sa sagacité, risquaient d’être perdues pour les 
autres, si personne ne se trouvait auprès de lui pour en prendre 
note. Bayan sut remplir ce rôle utile ; recueillant avec soin toutes 
les observations de son chef, arrachant à sa fidèle mémoire, 
pour les consigner par écrit au dos des cartons, toutes les indi- 
cations relatives à l’origine des échantillons, il eut le mérite, 
non-seulement d'apprendre à connaître en peu de temps les ri- 
chesses accumulées à l'Ecole des Mines, mais encore d’obtenir 
que leur valeur scientifique ne fût plus aussi étroitement liée à 
l'existence d’un seul homme. En même temps, son maître, heu- 
reux de se sentir intelligemment secondé , s’attachait de plus en 
plus à une besogne dont l'intérêt, d’ailleurs, allait grandissant 
chaque jour : car, à la collection Deshayes venait bientôt s'ajouter 
la collection Terquem, tandis que M. Barrande, membre de la 
Société Linnéenne de Maine-et-Loire, complétait ses envois de 
fossiles paléozoïques ; et plus tard, le don magnifique fait par 
M. de Verneuil, couronnant dignement cette série d’acquisitions 
précieuses, assurait à la collection du Boulevard Saint-Michel, 
parmi toutes celles du monde, le rang qu’elle avait déjà conquis 
en France. 

» C’est surtout dans ces fonctions d’attaché aux collections que 
les amis de Bayan aimeront à se le rappeler. Il était là dans son 
élément, heureux d’être en costume de travail, de buriner et de 
brosser des fossiles, taillant des cartons, collant des étiquettes, 
préparant des tubes, remuant des tiroirs, tout cela vite et bien, 
sans minutie comme sans désordre. Quand la nuit le chassait de 
l'Ecole des Mines, sa tâche n’était pas finie pour cela, et il trou- 
vait moyen de faire figurer la paléontologie jusque sur le pro- 
gramme des soirées qu'il passait hors de chez lui, c’est ainsi 
qu'aux réceptions intimes de son ami M. Chaper, il allait, avec 
M. Bayle, prendre part à des préparations de pièces exception- 
nellement délicates, mêlant d’une façon charmante les occupations 
de la science aux agréments de la meilleure compagnie. 

» À l'Ecole, si absorbé qu’il füt, Bayan était toujours prêt à ré- 
pondre aux demandes de renseignements. Jamais il ne cédait à 
la tentation de prononcer un nom à la légère ; il commençait par 
examiner si l'échantillon qu’on mettait sous ses yeux était suscep- 


— 168 — 


tible d’une détermination exacte ; s’il le trouvait insuffisant, il le 
disait avec sa rude franchise et refusait absolument de lui attri- 
buer un nom. Dans le cas contraire, il s’en allait à travers la 
collection, marchant avec sûreté au tiroir voulu pour chercher 
des termes de comparaison, jusqu'à ce qu’il eût trouvé son 
affaire. Dans toute cette recherche éclataient, avec une parfaite 
bonne volonté, l’amour de la vérité et le dédain des affirmations 
superficielles. 

» Cctte franchise et cet amour sincère de la science étaient l’un 
des traits dominants de Bayan. Il ne se préoccupait guère d’en 
modérer l'expression ; plutôt même était-il enclin à l’exagérer 
tant soit peu. C'est que, dans le cercle de ses relations les plus 
habituelles, on inclinait assez volontiers à croire que toute 
vérité est bonne à dire et que les opinions, comme les faces des 
cristaux, ne sont nettes qu’à la condition d’avoir des arêtes vives. 
Mais s’il en résultait parfois, chez notre confrère, quelque viva- 
cité dans la contradiction, on savait que le feu de la jeunesse y 
était pour beaucoup, et, d'autre part, qu'aucun sentiment étroit 
ou égoïste n’avait de prise sur lui. L’ardeur même de sa polé- 
mique attestait la sincérité de ses convictions ; son désintéresse- 
ment personnel, sa haute probité scientifique ne faisaient de 
doute pour personne. Aussi ne lui gardait-on pas rancune, et 
ceux contre lesquels il avait le plus vivement argumenté ont été 
les premiers à rendre témoignage à sa mémoire, en proclamant 
l'estime qu'ils avaient toujours eue pour son cœur et pour sa 
droiture. 

» Bayan n’était pas seulement un savant de cabinet. Il avait 
l'amour du terrain et ceux qui l’ont vu à l’œuvre savent avec 
quel entrain il exploitait de ses mains un gisement fossilifère. 
Son premier voyage, en 1865, eut pour ohjet le terrain tertiaire 
de la Vénétie. 11 y retourna en 1869 et donna ensuite, dans le. 
Bulletin de la Société Géologique de France', un résumé de 
ses observations, avec une étude paléontologique contenant la 
description sommaire de plusieurs espèces nouvelles qu'il 
se proposait de faire figurer ultérieurement. Le fait saillant 


| Bulletin, 2° sér. , t. XXVII, p. 444. 


— 169 — 


de ce travail, c’est la conviction acquise par l’auteur que la 
série des couches tertiaires dans le Vicentin est continue et 
qu'il n'y a pas eu de lacunes dans leur dépôt. Bayan fait 
aussi ses réserves sur les assimilations qu’on pourrait être 
tenté d'établir, d’après des listes de fossiles, entre les assises 
de la Vénétie et celles du bassin anglo-parisien, en montrant, 
par des exemples tirés de la zone à Merita Schmideli, que la 
succession, dans le temps, de certains groupes d’espèces bien 
définies, peut être, dans un bassin, inverse de ce qu’elle est dans 
un autre. 

» Des considérations du même ordre ont guidé Bayan dans ses 
études sur le terrain jurassique supérieur'. La question de l’é- 
tage tithonique l'avait passionné dès le début. Après lavoir 
étudiée dans les collections et spécialement à l’aide des riches 
matériaux recueillis à la Porte de France et à l’Échaillon par 
MM. Chaper, il s'était formé une conviction très-voisine des vues 
. développées par Oppel et ses continuateurs. Il admettait que le 
Jura blanc ou supérieur forme un tout continu, dans lequel les 
séparations établies par les géologues sont plus arbitraires que 
réelles et n’ont guère qu’une valeur locale, les conditions géo- 
oraphiques ayant dû exercer, lors de l’époque jurassique, une 
grande influence sur la répartition des êtres organisés. A la suite 
de divers géologues, notamment de MM. Pellat, Tombeck, etc., 
il s’attacha à démontrer que le faciès corallien n’était qu’un ac- 
cident , susceptible de se reproduire à divers niveaux, que chaque 
retour de ce faciès amenait forcément le retour d’un même genre 
de faune, et qu’il fallait être prudent avant d’affirmer l'identité 
de deux espèces corallophiles. 11 insistait beaucoup sur les diffé- 
rences que les stations coralliennes normales à Diceras arietinum 
présentent, soit avec le Corallien de l’Echaillon et celui de Valfin, | 
soit avec les types du Bugey et de Nattheim. Après la publication 
du travail de M. Moesch, Bayan voulut voir par lui-même les 
environs de Soleure, et il en profita pour visiter la plupart des 
localités type du Jura. Un peu plus tard, il se rendait dans la 
Haute-Marne en compagnie de MM. Royer et Tombeck. Enfin, 


! Association française, session de Lyon , 4873; — Bulletin, 3 sér , 
t. Il, p. 306. 


— 170 — 


c'est dans le même but qu’au mois de juin 4874 il prenait part 
à l’excursion de l’École des Mines en Berry. Est-il besoin d’ajou- 
ter qu'il revenait chaque fois avec une ample récolte de fossiles, 
dont l’étude lui fournissait le sujet de nombreuses rectifications 
et de remarques critiques faites avec ure incontestable compé- 
tence ? 

» 11 serait téméraire de préjuger le résultat d’un débat qui dure 
encore et auquel nos séances ont emprunté plus d’une fois une 
animation peu commune. La fameuse zone à Ammonites tenui- 
lobatus sera-t-elle kimméridgienne, c’est-à-dire astartienne, 
comme le voulait Bayan, ou devra-t-elle être descendue jusqu’à 
la base du corallien normal? Il est encore assez difficile de ré- 
pondre ; mais ce qui paraît bien certain, c’est que les études si 
nombreuses et si précises que celte controverse a suscitées, auront 
puissamment contribué à ébranler l’ancienne doctrine de la fixité 
des étages. On ne peut guère aujourd’ hui se refuser à admettre 
qu’en dehors des régions troublées par la formation des mon- 
tagnes, la succession des sédiments a été généralement continue. 
S'il importe, en chaque point, de constituer des systèmes par 
un groupement rationnel des dépôts et des faunes, il ne faut pas 
oublier que ces systêmes varient avec les contrées et que deux 
d’entre eux peuvent être synchroniques dans leur ensemble sans 
que, pour cela, leurs limites respectives correspondent rigou- 
reusement aux mêmes instants de l’histoire du globe. Parmi les 
idées à la défense desquelles Bayan s'est employé, celle-là semble 
définitivement acquise, et il faut lui savoir gré d’avoir apporté 
en sa faveur, non des arguments généraux ou des théories 
préconçues, mais des faits précis, basés sur la connaissance 
approfondie d’un ensemble considérable de documents paléon- 
tologiques. 

» Conformément à cette doctrine, Bayan répugnait Lee à 
admettre des lacunes dans la série des sédiments dans tous les 
points où l’observation ne signalait aucune discordance. Suivant 
lui, la probabilité d'une telle exception était d'autant moms 
grande qu’il fallait en étendre l'hypothèse à de plus vastes ré- 
gions ; et s’il se refusait à comprendre dans le Néocomien les 
assises à Terebratula janitor , c’est que l’intercalation régulière 
de ces assises entre l’Oxfordien et les couches à Bélemnites plates, 


— 171 — 


non-seulement à Grenoble et dans le Trentin, mais encore en 
Algérie, rendait infiniment peu probable, à ses yeux, l’existence 
d’une lacune qui eût affecté simultanément un aussi vaste en- 
semble *. Une raison semblable l’empêchait d'admettre que lé- 
tage corallien fit défaut dans le Bugey *. 

» Mais cette aversion pour les lacunes n'allait pas jusqu’à faire 
de Bayan un transformiste quand il s’agissait des coquilles ; au 
contraire, peu d’esprits étaient plus hostiles que le sien aux doc- 
trines évolutionnistes. Il leur dispatait le terrain pied à pied, 
habile à saisir des différences là où d’autres, plus complaisants, 
aimaient à voir des passages d'espèces. Même en matière de mi- 
grations ou de colonies *, il n’admettait la discussion que sur les 
échantillons eux-mêmes. 

» Quel que soit le résultat définitif de la lutte engagée entre les 
deux écoles, on ne saurait nier les salutaires effets de cette ré- 
sistance opposée par des esprits pratiques à des théories si sédui- 
santes et si commodes, qu’on serait souvent tenté de s’y engager 
à la légère, si l’on n’était tenu, à chaque pas, de fournir des 
preuves positives. 

» En même temps qu’il poursuivait ces divers travaux, Bayan 
prenait part à une œuvre considérable, d'autant plus méritoire 
qu'avant de songer à en recueillir le bénéfice, il fallait amasser 
une somme de besogne matérielle propre à faire reculer les plus 
intrépides. Je veux parler du Casier paléontologique, dont 
M. Bayle avait conçu l’ingénieuse idée. 

» Il était impossible de manier pendant quelque temps une col- 
lection comme celle de l’“cole des Mines , sans être frappé d’une 
foule d’erreurs et de doubles emplois dans la nomenclature. Ges 
erreurs , qui menaçaient de produire en paléontologie une con- 
- fusion semblable à celle de la Tour de Babel, ne pouvaient être 
rectifiées qu’à la condition de dresser préalablement un inventaire 
exact de tout ce qui avait été publié, depuis l’origine de la no- 
menclature binaire, en fait de figures ou de descriptions d’es- 


1 Bulletin, 2 série, t. XXIX, p. 201. 
? Association française, session de Lyon. 1873. 
3 Bulletin, 2° série, t. XXIX, p. 519. 


— 172 —- 


pêces vivantes et fossiles. M. Bayle comprit que le seul procédé 
pratique consistait à établir, pour chaque description, une fiche 
indiquant, avec la désignation de l'espèce, le titre et la date de 
la publication du mémoire. Mais il était aisé de se convaincre 
que c’élait par centaines de mille que les fiches devraient se 
compter. Où trouver le temps et la patience nécessaires pour 
dresser un tel catalogue ? 

» Cette difficulté pouvait arrêter M. Bayle s’il avait été seul. 
Avec un collaborateur aussi jeune que Bayan, aussi sûr (nous le 
croyions, hélas!) de voir la fin de ce travail, enfin aussi ardent 
à la besogne, même la plus ingrate , il n’eut pas d’hésitation. On 
se mit à l’œuvre en 1870, et au mois d'août 1874, le nombre des 
fiches avait atteint cent quatre-vingt-cinq mille, dont cent mille 
au moins de la main de Bayan. N'oublions pas d'ailleurs que cette 
tâche était poursuivie au milieu d’une foule d’autres occupations, 
telles que e rangement deila galerie de Verneuil et la réparation 
des dégâts causés à la collection, pendant le siége de Paris, par 
l’humidité des caves de l'Ecole. 

» Cette masse de fiches, si énorme qu’elle parût, ne représentait 
encore que le cinquième ou le sixième du nombre prévu à l’ori- 
gine. Mais déjà les mémoires les plus importants étaient dépouil- 
lés, en sorle qu’à chaque pas on était récompensé de sa peine 
par quelque trouvaille. 

» Qu’il ne s’y mêlât pas, de temps à autre, un grain de satis- 
faction malicieuse, lorsqu'on fait toucher du doigt, à un auteur, 
les preuves d’un petit péché d’ignorance ou d’oubli, nous n’en 
voudrions pas répondre. Mais chacun était, au fond, trop heu- 
reux de voir s’élever ua tel édifice pour se plaindre bien fort de 
recevoir quelques éclaboussures de sa construction ; et ne fallait- 
ilpas, d’ailleurs, qu’un peu de gaieté vint parfois animer un 
travail aussi aride? « 

» C’est à cette grande entreprise qu’il convient de rattacher 
l’heureuse initiative prise par Bayan de publier, en fascicules 
successifs, les résultats des Etudes faites dans la collection de 
l'Ecole des Mines sur des fossiles nouveaux ou mal connus. Le 
premier fascicule de cette publication date de 1870. Il est con- 
sacré aux fossiles terliaires et comprend la description des espèces 
nouvelles du Vicentin. Dans le second fascicule, publié en 1873, 


TN US QE 


la part de Bayan consiste en notes diverses relatives aux genres 
Pecchiolia, Lyonsia, Natica, etc., ainsi qu’en rectifications de 
noms d'espèces éocènes et oligocènes. M. Bayle y a joint un im- 
portant travail sur le senre Diceras. 

» C’est ainsi que grâce, d’une part, à ceile accumulation de 
renseignements, introuvables partout ailleurs qu'à l'Ecole des 
Mines, d'autre part, à la richesse de leur collection, qui les 
mettait à même de prononcer dans presque tous les cas douteux, 
MM. Bayle et Biyan s’affermissaient, de jour en jour, dans cette 
situation privilégiée qui devait faire d’eux, en peu d'années, les 
véritables arbitres de la nomenclature zoologique. 

» L'Ecole des Mines n’a pas été seule à profiter du zèle de Bayan. 
La Société géologique de France a eu aussi sa bonne part. Elu 
vice-secrétaire en 1870, notre confrère se fit remarquer, tout 
d’abord, dans le sein du Conseil, par son empressement à con- 
courir à la réforme du Réglement. On se rappelle qu’à cette 
époque notre Société traversait une phase assez difficile. Bayan 
fut de ceux qui pensaient que le premier remède à appliquer 
était le retour à une observation rigoureuse des règles prescrites. 
Craignant par-dessus tout le laissez-aller en matière de publi- 
cations , il contribua à toutes les mesures ayant pour but de dé- 
finir les limites dans lesquelles devait se mouvoir l'initiative des 
auteurs. Heureusement il ne s’en tint pas là. Ce qui assure la 
prospérité scientifique et matérielle d’une Société comme la 
nôtre, ce n’est pas tant, il faut bien le dire, le respect phari- 
saïque de certaines règles, si bien conçues qu'elles soient, que 
le dévouement, le désintéressement et la bonne volonté des 
membres. Or justement, sous la pression des difficultés, on vit 
se produire, dans le personnel de nos dignitaires, un remar- 
quable réveil de ces qualités. Secrétaires, irésoriers, archi- 
vistes, rivalisèrent de zèle pour liquider le passé, mettre fin aux 
retards dont souffraient les publications, classer la biblio- 
thèque , éteindre les dettes sans diminuer en rien l’activité exté- 
rieure de la Société. C’était à qui ferait le sacrifice de son temps 
et de ses peines. Les séances du Conseil se multipliaient sans 
HUE lasser la patience de personne, etbientôt, en même temps 
qu’on voyait les fascicules du Bulletin se succéder avec une rapi- 
dité inusitée, on apprenait, par les rapports du trésorier, que 


— 17% — 


notre situation financière avait subi la plus heureuse des trans- 
formations. Nous aimerons toujours à nous souvenir de la part 
prise par Bayan à ce mouvement de rénovation, aujourd’hui 
arrivé à son apogée, et auquel on peut dire qu’il n’a pas cessé 
d’être associé , ayant fait partie du Bureau pendant cinq années 
consécutives. 

» Rappeler que Bayan demeura cinq ans au secrétariat de la 
Société, c’est évoquer le souvenir des douloureux événements dont 
la moindre conséquence fut de suspendre la vie scientifique de la 
France pendant l’hiver néfaste de 1870 à 1871. Ces événements ne 
pouvaient manquer d’avoir leur contre-coup dans l'existence de 
Bayan, dont l’âme ardente était largement ouverte aux sugges- 
tions du patriotisme. Dès l’origine de nos revers, il avait pris du 
service dans un corps auxiliaire organisé sous les ordres de 
M. Krantz et qui, à plusieurs reprises, vint si utilement en aide 
aux opéralions de l’armée régulière. La conduite de Bayan, lors 
de la construction du pont de bateaux sur la Marne , avant la ba- 
taille de Champigny, lui valut une proposition pour la croix de 
la Légion d’honneur. Renouvelée avec insistance par M. Krantz, 
cette proposition allait aboutir quand l'armistice la fit oublier, 
comme tant d’autres choses. Notre confrère emportait du moins, 
avec le témoignage formel de ses supérieurs, la satisfaction du : 
devoir pleinement accompli. 

> Si cette rapide esquisse d’une vie laborieuse et honnêtement 
remplie a fidèlement reproduit la physionomie du confrère dont 
nous déplorons la perte, il est deux traits principaux qui doivent 
se trouver mis en lumière : d’un côté, cette excessive précocité , 
manifestée à toutes les phases de la carrière de Bayan, et qui 
avait fini par le mettre, à vingt-neuf ans, en possession d’une 
autorité scientifique peu ordinaire à cet âge ; de l’autre, une ar- 
deur au travail qui jamais n'a compté avec F fatigue. 

» Ÿ avait-il dans ces symptômes quelque chose qui püt faire 
soupçonner qu'un danger menaçât l'existence de notre confrère ? 
Certes, à voir Bayan si actif, si rempli d’entrain, si ardent à 
toutes choses, il était légitime de se demander si ce n’était pas 
là une de ces natures où, comme on dit, la lame use le fourreau. 
Cependant, jusqu’en 1874, sa santé n’avait subi aucune atteinte. 
Dans cette année, il accumula fatigues sur fatigues. À peine re- 


— 175 — 


venu de l’excursion de l'Ecole des Mines, il repartait pour le 
Midi; le mois d'août le retrouvait à Lille, où, déjà sérieusement 
malade, il voulait encore prendre part aux excursions de l’Asso- 
ciation française. La course du Mont-Cassel lui révéla l'intensité 
de son mal; il dut se résigner à partir pour Boulogne-sur-Mer, 
où son ami, M. Pellat, lui prodigua les soins les plus dévoués, 
auxquels vinrent bientôt se joindre ceux de madame Bayan. Mais 
la maladie était déjà sans remède, et, malgré l'intelligent et 
affectueux dévouement de ses médecins, les docteurs Perrochaud, 
Cazin et Duhamel, notre confrère nous fut enlevé le 20 sep- 
tembre. Il avait vu approcher sa fin avec une sérénité parfaite , 
rehaussée par les sentiments de foi chrétienne dont ses dignes 
parents lui avaient constamment donné l'exemple. Lorsqu'il con- 
nut la gravité de sa situation, il ne se plaignit que d’une chose : 
qu’on ne la lui eût pas révélée plus tôt; et, fortifié par l’accom- 
plissement de ses devoirs de chrétien, il put envisager sans au- 
cune défaillance cette mort qui allait laisser sa mêre seule au 
monde. À cette mère-si cruellement frappée , si respectable dans 
sa courageuse affliction nous n’avons qu’une seule consolation 
à offrir, C’est de lui garantir que la mémoire de son fils sera 
partout fidèlement gardée : à l'Ecole des Mines, où on lui a 
choisi pour successeur celui de ses camarades avec lequel il tra- 
vaillait le plus volontiers ‘ , qui reprendra, au point où Bayan 
l’avait laissé, le travail interrompu, retrouvant à chaque pas la 
race de son ami; à la Société Linnéenne de Maine-et-Loire, à 
la Société géologique enfin, où son zèle, son dévouement à 
nos intérêts, son sincère amour de la science, mériteront d’être 


proposés en exemple à tous ceux qui voudraient suivre la même 
carrière, » 


LISTE DES TRAVAUX PUBLIÉS PAR F. BAYAN. 


1870. — Sur les terrains tertiaires de la Vénétie (Bulletin de la Société 
géologique de France, 2 sér., t. XXVII, p. 444). 


14870. — Etudes faites dans la collection de l’Ecole des Mines sur des 
fossiles nouveaux où mal connus, 1% fascicule : Mollusques tertiaires. 


- 


M. Douvillé. : 


— 176 — 


1371. — Présence du Planorbis cornu dans le calraire de Chäâteau-Landon 
(Bull. Soc. géol., 2 sér., t. XXVIIL, p. 84). 


1871. — Observations sur une note de M. Ébray intitulée : Sur une nou- 
velle espèce de Protophites (Id. , 28 sér., t. XXIX, p. 19). 


4872. — Observations sur une note de M. Péron intitulée : Sur l'étage titho- 
nique en Algérie (/d., 28 sér., t. XXIX, p. 200). 


4872. — Sur un très-grand individu du Lichas HAS M. Rouault (Id., 
28 sér., t. XXIX, p. 229). ; 


4872. — Observations sur une note de M. Garnier sur les couches nummu- 
litiques de Branchaï et d’Allons (Basses-Alpes), ef sur une note de 
M. R. Tournouër sur les fossiles tertiaires des Basses-Alpes recueillis par 
M. Garnier (Jd., 2 sér., t. XXIX, p. 514). 


1872. — Observations sur une note de M. Hébert intitulée : Nouveaux docu- 
ments relatifs à l’élage tithonique et à la zone à Ammonites polyplocus 
(1d., 8 sér., t. I, p. 66). 


1873. — Etudes faites dans la collection de l'Ecole des Mines snr des fossiles 
nouveaux où mal connus, 2° fascicule :.. 20 Notes sur quelques fossiles 
tertiaires ;.… 49 Sur la présence du genre Pecchiolia dans les assises supé- 
rieures du Lias. 


1873. — Observations sur une note de M. Coguand intitulée : Description 
de l’étage garumnien et des terrains tertiaires des environs de Biot et 
d'Antibes (Alpes-Maritimes) (Bull. Soc. géol., 3 sér., t. I,p. 193). 


1873. — Présentation du second fascicule des Etudes faites à l'Ecole des 
Mines sur des fossiles nouveaux ou mal connus (/d., 3° sér., t. I, p. 196). 


1873. — Sur son travail de recensement des espèces publiées et sur quelques 
synonymies (Id., 39 sér., t. I, p. 235). 


1873. — Sur les plumes d'Oiseaux des Gyspes d'Air (Id. , 39 sér., t. I, 
p. 386). 


1873. — Sur la faune du Quadersandstein inférieur du bassin de l'Ele, 
d'après MM. Geinitz, Reuss et Bælsche (Annales des Mines, 7e sér. , t. IV, 
p. 30). 


1873. — Observations sur la coupe des terrains du Bas-Bugey donnée par 
M. Falsan (Association française pour l'avancement des Sciences, congrès 
de Lyon, p. 373). 


1873. — Sur le terrain jurassique des environs de Charlieu (Loire) (en com- 
mun avec M. Levallois) (Bull. Soc. gcol., 3° sér., t. 1, p. 474). 


1874. — Observations sur la note de M. Leymerie intitulée : Sur la nécessité 
de conserver, au moins sous le rapport géologique, les Gryphées et les 
Exogyres (Id., 3 sér., t. II, p. 14). 


— 177 — 


4874. -— Sur la présence du genre Spirophyton dans les terrains paléozoïques 
de l'Espagne (Id., 3° sér., t. Il, p. 170). 


1874. — Sur la succession des assises et des faunes dans les terrains juras- 
siques (Id., 3 sér., t. IT, p. 316). 

1874. — Sur quelques fossiles paléozoïques de Chine (Id., 3 sér., t. IT, 
p. 409). 


Bayan a, en outre, laissé un très-grand nombre de notes et d’obser- 
vations manuscrites. 


15 NOVEMBRE 1875. 


Inauguration de l'Université d'Angers dans l’église 
cathédrale Saint-Maurice. 


Cette cérémonie, présidée par le Cardinal Archevêque de 
Rennes, Monseigneur Brossais Saint-Marc, assisté des évêques 
de Laval et du Mans, avait attiré une affluence considérable de 
fidèles, avides d'entendre la parole du prélat qui administre avec 
tant d'intelligence et de dévouement le diocèse d'Angers. 

L’attente de l’auditoire ne fut pas trompée. Dans un admirable 
discours, Monseigneur Freppel a montré ce qu'était autrefois 
l’Université d'Angers , et ce que doit être de nos jours l’Univer- 
sité qu’il vient de fonder. 


er MAI 1876. 


Le 1er mai, s’est ouvert à Paris, au palais des Champs-Elysées, 
l'Exposition annuelle des ouvrages de peinture, sculpture, archi- 
tecture, gravure et lithographie. 

Voici les noms et les œuvres des Angevins, qui ont figuré à 
cette grande exhibilion artistique. 


12 


— 178 — 


Peinture. 


HUBLIN (Emile-Auguste), élève de Picot. 


La lettre du mobile breton. 


Orpheline. 


De SAINT-GENYS (Arthur), élève d’Aligny. 


Une carrière à Sèvres (Seine-et-Oise). 


CESBRON-LAVEAU (Jules). 


Portrait de jeune fille. 


Sculpture. 


ASTRUC (Zacharie). 


Portrait de M. Barbey d'Aurevilley, buste bronse. 


DENECHEAU (Séraphin), élève de David d'Angers et de Rude. 
Le Fils du vaincu. 


E. Méhul, buste marbre. 


GRAPBNWSKI (Félix) , élève de Ramey et de A. Dumont. 
Hors concours. 


Sainte Espérance, bas-relief marbre. 


MAINDRON (Æippolyte) , élève de David d'Angers. 
Hors concours. 


La foi chrétienne, statue marbre. 
Portrait de M. L. Richard, buste marbre. 


TALUET (Ferdinand) , élève de Mercier et de David d'Angers. 


Portrait de Tolain, buste bronze. 


TOURNEUX. 


Mercure, inventant le Caducée. 


Cette statue a mérité à son auteur une médaille de 3e classe. 


— 179 — 


Gravure. 


MEAULLE (Fortuné-Louis), élève de H. Linton. 
Gravures sur bois : 
Le Vendredi-Saint à Tolède, dessin de M. Vierge. 


Lantenac, Raboad, le Flécharde , les trois conventionnels, dessin 
de M. Brion (pour une édition de mil sept cent quatre-vingt- 
treize.) 


Les châteaux en Espagne, dessin de V. Hugo. 
La Bibliothèque Mazarine, d’après Fortuney. 
Fleurs, d'après Diaz. 


Ecrans, d’après A. Didot. 


En tête du livret de l'Exposition, se trouve la liste des artistes 
récompensés. L’Anjou fournit à cette nomenclature, les noms 
suivants : 


Peinture. 


DAUBAN {Jules-Joseph) médaillé, 1864. Chevalier de la Légion 
d'honneur, 1868. Hors concours. 


LENEPVEU (Jules Eugène), prix de Rome, 1847, médaille de 
3° classe 1847 , 2 classe, 1855 (Exposition universelle) ; rappel, 
4861 ; chevalier de la Légion d'honneur, 1862 ; membre de l’Ins- 
titut., 1869 ; officier de la Légion d'honneur , 1876. Hors con- 
cours. 


LESOURD-DELILLE (Marie-Augustine), médaille de 3e classe, 
1838. } 


Sculpteurs. 


DAVID (Adolphe), gravures sur pierres fines. Médaille de 
8° classe, 1874. 


GRABOWSKI (Félix), médaille de ® classe, 1857 ; rappel, 
4859. Hors concours. 


MAINDRON (Etienne-Hippolyte), médaille de 3e classe , 1838; 


— 180 — 


%e classe, 1843 et 1848; rappel, 1857; chevalier de la Légion 
d'honneur , 1874. Hors concours. 


TALUET (Ferdinand), médaillé, 1867. 


Architectes. 


FRANÇOIS-DAINVILLE (Edouard. Louis), médaille de 3° classe, 
1852. 


MOLL (Edouard), médaille de 3° classe, 1859. Officier de la 
Légion d'honneur, 1863. Hors concours. 
Moll est mort depuis la publication du Livret. 


ROHARD, médaille de 3e classe, 1863. 


20 aouT 1776. 


Nous avons eu la bonne fortune de découvrir un questionnaire 
extrêmement curieux, concernant l’agriculture de la province 
d'Anjou. Nous nous empressons de publier ce mémoire, qui 
date de 1762. 


QUESTIONS 
Concernant l’agriculture de la province d'Anjou. 
Le bureau de la Société d'Agriculture de la généralité de Tours, 
établi à Angers, désirant de se mettre à portée de faire le bien général, 


le plustot qu'il lui sera possible, prie les citoyens zélés de lui donner des 
éclaircissements sur les questions suivantes : 


4. Quelles sont les différentes espèces de terre de chaque canton, et 
leurs divers degrés de bonté ? 
2. Quel est leur emploi actuel? 


3. Comment travaille-t-on celles qu'on cultive à bras d'hommes ? 


— 181 — 


De quels outils se sert-on, et pourquoi ? 

&. Quels animaux empioie-t-on au labourage? 

5. De quelles charrues se sert-on? 

Et pourquoi ? 

6. Comment laboure-t-on les terres ? est-ce en sillons, en planches, ou 
tout-à-fait à plat ? pourquoi? et comment brise-t-on les mottes ? 

7. Quelle est la grosseur et l'élévation des sillons ? quelle est leur di- 
rection , est-ce du nord au midi, ou de l’orient à l'occident ? 

8. Combien de tours de charrue donne-t-on à chaque espèce de terre, 
tant pour le gros que pour les menus grains? et dans quel temps ? 

9. Quand fume-t-on ces terres? 

De quel engrais naturel ou artificiel se sert-on? quelle est la quantité que 
l'on peut mettre relativement à la qualité du terrain, dans un arpent de cent 
perches et de vingt-cinq pieds ? 

10. Dans quel temps fait-on les semailles de chaque espèce de gros et 
de menus grains? Comment sème-t-on ces grains? et combien de boisseaux, 
mesure des Ponts-de-Cé, emploie-t-on pour ensemencer un arpent ? 

11. Combien cet arpent rapporte-t-il, année commune, de boisseaux de 
chacune de ces sortes de grains? 

12. A quels accidents ou maladies les blés sont-ils sujets? Quels remè- 
des y apporte-t-on ? 

43. Y a-t-il des terres incultes dans le canton? Quelle en est l'espèce , la 
quantité et l'étendue ? 

14 Y at-il des marais? à quoi servent-ils? quelle est leur étendue? 

45. Y a-t-il grande quantité de terrains ou de pâturages communs ? 
quelle est leur nature ? el parti en tire-t-on? quelle police observe t-on à 
ce sujet? 

16. Quels soins prend-on des prairies naturelles? les améliore-t-on? ct 
comment ? les fauche-t-on plusieurs fois par an? les arrose-t-on? 

17. Fait-on des prairies artificielles? de quelles espèces sont-elles ? 
combien de fois les fauche-t-on par an? quelle quantité de fourrages re- 
produisent-elles ordinairement tous les ans par arpent? et pendant quel 
temps ces prairies dureni-»Îles ? 

18. Pratique-t-on beaucoup de haies et de fossés autour des terres ? 

19. Y a-t-il beaucoup de vignes ? 

Quel en est le plan et la culture ? 

Quelle est l'espèce des engrais ou de terres que l’on y emploie? 

20. Combien ces vignes rapportent-elles communément de vin par chaque 
arpent? dans quelles sortes de terres et dans quelles expositions sont-elles 
placées ? ne serait-il pas utile d’en supprimer une partie? 


— 182 — 


21. Quelle est la quantité et l'espèce de vin qu'elles produisent ? 

22. Y a-t-il dans le canton des forêts ou autres bois moins étendus, soit 
futaies ou taillis? de qrelle sorte d’arbres sont-ils composés? à quel âge les 
mel-on en cuupe ? quelle est leur destination ordinaire ? sème-t-on les bois 
des différentes espèces, ou les plante-t-on ? 


23. Elève-t-on beaucoup d’arbres champêtres? en plante-t-on en ave- 
nues el sur le bord des chemins ? quelles en sont es différentes espèces? les 
émonde-t-on ? 

24. Quels arbres fruitiers a-t-on dans les chaa1ps? comment sont-ils 
cultivés? a-t-on soin de les tailler, tant pour le fruit, qu’afin que leur om- 
brage nuise moins aux terres? 


25. De q elles espèces et qualités sont les fruits ? y eu at-il beaucoup ? 


26. A-l-on p'anté des mûriers blancs? a-t-on soin de leur donner des 
-abours suffisants et de les tailler convenablement ? sont-ils d’une bonne 
espèce? s'ils ne se trouvent pas tels, prend-on la précaution de les enter 
avec une meilleure espèce ? 


27. Elève-t-on des vers à soie ? réussissent-ils bien? 


28. Ya-t-il beaucoup d'abeilles ? prospérent-elles? comment recueille- 
t-on le miel et la cire ? fai'-on mourir, pour cet effet, les mouches , au lieu 
de châtrer les ruches comme on le pratique en divers endroits ? quelle est la ‘ 
forme de ces ruches? de quoi sont-elles faites? travaille-t-on les cires? et 
comment ? 


29. Les gens de la campagne ont-ils une grande étendue de jardinage ? 
et l’entretiennent-ils bien? 

30. Y a-t-il beaucoup de légumes ? 

Quelles en sont les espéces , les qualités et la quantité ? 


31. Sème-t-on suffisamment des chanvres et des lins, tant d'été que 
d'hiver ? les cultive-t-on convenablement ? 


32. Ne pourrait-on point pla: ter du safran, de l'ouatte ou houette, de 
la garance ? 

33. Quelles sont les diverses productions de chaque canton , autres que 
celles marquées ci-dessus ? 

34. Lesquelles de ces productions abondent le plus ? 

35. Trouve-t-on de la marne ? à quelle profondeur ? de quclle qualité 
est-elle? 


36. Y a-t-il des carrières suffisantes dans le canton ? de quelles espèces 
de pierres sont-elles? à quelle profondeur ? de quelle façon s'y prend-on 
pour les connaître ? coûlent-elles cher à exploiter? et ne croit-on pas qu’on 
puisse découvrir el traiter à meilleur marché ? 


37. Comment et de quoi sont bâties et couvertes les maisons des habi- 
tants de la campagne ? 


— 183 — 


38. Y a-t-il beaucoup de bestiaux dans le canlon ? quelles sont les diffé- 
rentes espèces qui s'y trouvent? de quelle qualité sont-elles? quelles sont 
les plus nombreuses ? fait-on parquer les vaches et les moutons? 


39. Quelle est la proportion qu'on observe pour le nombre de moutons 
qu’on peut nourrir vis-à-vis la quantité de terre qu'on possède ? 

40. Lâche-t-on toujours les béliers avec les brebis? ou bien les sépare- 
t-on pendant une partie de l’année ? 


41. Combien chaque mouton et brebis rendent-ils de laine communé- 
ment tous les ans ? 


42. Comment dégraisse-t-on la laine? et quel parti en tire-t-on ? 

43. Fait-on engraisser les bestiaux au vert ou au sec? 

Quelles sont les espèces? combien de temps restent-elles à l'engrais? 

44. Y a-t-il assez de fourrage pour le bétail ? 

45. Quels genres de maladies les bestiaux de diverses espèces es- 
suient-ils le plus souvent ? quels remèdes y apporte-t-on? 

46. Combien paie-t-on, tant en hiver qu'en été, les journées ordinaires 
d’hommes , de femmes, d’enfants employés à cultiver les terres ? 

47. Fait-on ramasser les récoltes à prix d'argent? ou bien donne-t-on 
une portion dans les grains. 


_ 48. Sont-ce les habitants de ce pays qui font les récolles et tous autres 
travaux de la campagne? ou bien est-on obligé d'y employer des journa- 
liers venant d’ailleurs. 
49, Enfin quel est en gros l’état présent de l’agriculture dans le canton? 
50. Se trouve-t-il dans le canton des mines de charbon de terre, de la 
houille ou quelqu’autre terre combustible ? 


51. Travaille-t-on dans les campagnes à filer du chanvre ou du lin, de 
la laine ou du coton ? la filature est-elle belle ? fait-on de la toile, ou quel- 
ques étoffes ? 


32. La population est-elle augmentée , ou diminuée depuis vingt ans? 


53. Le canton est-il sujet à être infecté d'insectes qui préjudicient aux 
productions de la terre? de quels moyens se sert-on pour les détruire ? 


Ceux qui voudront retenir ce présent exemplaire, auront agréable de 
mettre à la tête des instructions , qu'ils enverront au Bureau d’agricul- 
ture, le chiffre des questions auxquelles leurs réponses satisferont, et 
qu'à ce moyen il ne sera pas nécessaire de répéter. 


—s BB - 


— 184 — 


Comité Historique et Artistique de l'Ouest. 


DIX JOURS EN BASSE-BRETAGNE. 


Je ne sais si généralement les touristes ont les mêmes idées 
que nous sur les voyages , mais chaque fois que nous avons fait 
une excursion dans un pays dont les monuments et les sites 
étaient décrits par les faiseurs de guides, quel qu’enchanteur que 
fût le paysage, quelle que fût l'importance artistique des édifices, 
la richesse des terrains, tant au point de vue botanique que 
paléontologique, nous avons toujours éprouvé des déceptions; il 
nous semblait que le lieu visité était nôtre depuis longues années, 
nous savions d'avance, comme l’amateur du livre Joanne, ce que 
nous devions admirer , rien pour nous n’était nouveau, et nous 
étions loin de marcher vers cet inconnu qui charme l’investi- 
gateur. 

Dans la petite pérégrination que nous venons de faire en 
Basse-Bretagne, dans la Bretagne bretonnante où l’on parle le 
pur breton, nous avons eu la bonne fortune d'étudier des 
églises dont la description ne se trouve nulle part, de parcourir 
des contrées où la végétation r’a jamais été explorée et même 
pour certains monuments célèbres qui excitent, à juste litre, 
l'attention des archéologues, nous avons eu des renseignements 
complétement inconnus, que nous serons heureux en temps 
utile de reproduire. 

Parti de la gare d'Angers, le mardi 49 septembre 1876, à 
neuf heures vingt du soir, nous descendions à neuf heures du 
matin dans la ville de Guingamp , ancienne capitale du duché de 
Penthièvre. 

Guingamp, qui chaque année se modernise, conserve encore 
un grand nombre de ces pittoresques logis à trois étages, entié- 


— 185 — 


rement couverts d’ardoises épaisses, comme on les fabriquait 
au xvl° siècle. 

L'histoire de Guingamp se résume dans la lutte contre les 
Anglais au x1v° siècle, et dont le fait saillant fut l’héroique 
défense que fit de ce territoire Charles de Blois, comte de Pen- 
thièvre. ; 

Vaincu, mené en captivité à Londres, il y resta neuf années. 
Rendu à la liberté, Charies de Blois arrive à Guingamp, au 
commencement de l’automne 1364. Là, il passe en revue ses 
troupes et se prépare de nouveau à la lutte. Quelques semaines 
après eut lieu la bataille d’Auray, où il trouva la mort. Son 
corps, déposé dans l'église des Cordeliers de Guingamp, fut 
l'objet d'un pieux pèlerinage. 

Le peuple, devançant les jugements de l'Eglise, le mit au 
nombre des saints, et Bertrand Duguesclin, à la veille de mourir, 
envoyait un écuyer porter cinq cents livres de cire au tombeau 
de saint Charles de Bretagne. Avant la révolution, Guingamp 
comptait quatre églises, la Trinité, Saint-Sauveur , Saint-Michel 
et Notre-Dame. Aujourd’hui cette dernière seule existe. 

L'église de Notre-Dame est composée d’un carré long divisé en 
cinq nefs, terminé à l'ouest par deux tours, à l’est est le chœur 
formé seulement de trois nefs’:entre la nef médiane et le chœur, 
se trouvent quatre piliers qui supportent une flèche octogone 
ornée de quatre clochetons. 

Dans cette église, on remarque quatre styles, celui du xne, 
celui du x1v°, celui du xv° et celui du xvi°; la partie la plus 
ancienne est le narthex converti en une chapelle dédiée à Notre- 
Dame-de-Bon-Secours. On voit au milieu du mur et dominant 
l’autel, la statue de la sainte Vierge, statue richement ornée 
d’une robe précieuse, don de la comtesse de Chambord. 


Quoique privée aux deux tiers de sa vieille couronne murale !, Guin- 
gamp n'en demeure pas moins une des villes les plus intéressantes de la 
Basse Bretagne. En elle on salue la reine, ou tout au moins la suzeraine 
de celte longue vallée, si fraïche, si verte et si plantureuse, que fécon- 
dent les eaux limpides du Trieux. C’est dans ces eaux que Guingamp mire 
les débris encore puissants de son château et de ses gothiques remparts , 


! De la Borderie, Revue de Bretagne. 


— 186 — 


au-dessus desquels se dressent fièremeut les Lrois tours de son église, an- 
uonçant à tout breton, à tout chrétien, le sanctuaire vénéré de Notre- 
Dame-de-Bon-Secours, l'un des plus fameux pèlerinages de toute la Bre- 
tagne. 


D’après les chroniques , le pardon de Guingamp emprunterait 
son origite à la frérie Blanche, pieusc association fondée en 
1456 , par le duc Pierre, qui avait le titre d’abhé laïque de cette 
confrérie, et dont la devise : fun tri a-vec’h ex torrer (un triple 
câble n’est pas facile à rompre), brodée sur la bannière, était 
l’emblême des trois ordres, noblesse, clergé, peuple, dont 
l'union fit la force de l'antique Armorique. 

L’historiographe de Guingamp, M. Ropartz, a donné, sur le 
pardon de Notre-Dame-de-Bon- Secours, des détails d’un haut 
intérêt et que nous nous empressons de reproduire : 


Le samedi avant le premier dimanche de juillet, vers le coucher du 
soleil, les pèlerins remplissent les rues de la vieille cité et parsèment les 
groupes de la pittoresque variété de tous les costumes Armoricains. Le 
Léonard se croise avec le Vannetais, le Cornouaillais heurte le Trégorois. 

Les Vannetais et les Cornouaillais sont venus les derniers ; le trajet est 
plus long, et les gros sabots n'ont point été laissés en prenant le bâton de 
voyage. Quand les Vannetais ont aperçu des hauteurs la flèche élancée, but 
du pèlerinage, fin des fatigues, les femmes se sont Fe les hommes 
ont découvert leur front grave et bruni. 

Ceux qui sont arrivés dés le matin ont amplement satisfait leur dévo- 
tion. Au porche, on voit la madone vénérée couverte d’une brillante robe 
de soie, environnée d'archanges étagés sur un champ d’hermines ; les péle- 
rins ont allumé des cierges bénits, les jeunes filles ont offert leurs splen- 
dides chevelures, sacrifice naïf ; d'autres ont fait le tour de l’église même, 
à genoux nus sur la dalle; d’autres embrassent respectueusement la face 
cuivrée de saint Pie V ; d’autres demandent aux vieilles orgues de leur 
redire les sones et les guerz des montagnes; d’autres se suspendent à la 
corde qui va ébranler dans les airs la atitre sonnerie , dont les échos 
des nefs se fatiguent à répéter les incessantes volées, partout il y a foule, il 
y à bruit; mais partout aussi il y a foi, il y a prière, il y a bonheur. 

En sortant de l’église, les pèlerins se sont dirigés vers la fontaine, au 
sommet de laquelle la Vierge, appuyée sur le croissant symbolique, semble 
prêle à s’élancer vers le ciel, l’eau consacrée rafraichît le front poudreux et 
1es membres fatigués des voyageurs, ils se la font couler sur les bras et sur 
les épaules. Les pauvres , comme à toutes les fontaines, objet de la vénéra- 
tion des fidèles , sont chargés de ces ablutions, et reçoivent en échange de 
ce service d'abondantes aumônes. Les tentes, sous lesquelles s’étalent les 


—  A87 — 


mille boutiques de la foire, sont proche de la fontaine; le Bas-Brelon ne 
s’arrêle qu'à celle où il trouvera les chapelets, les petits couteaux, les 
beaux miroirs qu'il rapportera à sa femme et à ses enfants. Il grossit rare- 
ment la foule de badauds qu’attire la bruyante parade des galtimbanques; 
mais il écoute pieusement les légendes, les complaintes que psalmodient sur 
un air monotone (toujours en mode mineur), la plus curieuse collection de 
mendiants et d’estropiés , qu’ait jamais contenus la Cour des Miracles. 

Dans le faubourg , se dressent des tentes, bivacs pittoresques où se pro- 
longent de vastes tables auxquelles s'asseyent à l'aise plusieurs centaines 
de convives; on leur sert de petits poissons rôlis en plein air, du cidre 
puisé sans cesse à des tonnes qui semblent intarissables. 

Cependant la nuit n’est pas tout-à-fait close ; un son retentit sous les 
arbres de la promenade, c’est le büuiou armoricain. Les jambes de vingt 
ans oublient qu’elles sont chargées de vingt lieues, et la ronde prolonge ses 
capricieuses spirales. Les bourgeois contemplent et admirent; alors l'ému- 
lation s’éveille, chaque canton mulliplie ses efforts, la montagne et la 
plaine, grave ou folle, luttent de grâce et d'entrain. Qu'importe la fatigue? 
l'honneur de la paroisse est là. Mais le bourdon a sonné un dernier appel; 
il est neuf heures, la procession va commencer. 

Jamais, de mémoire d'homme, l'inclémence du temps ne l’a empêchée de 
sortir de l’église; si le matia a été un déluge, le soir laisse toujours briller 
les étoiles. 

Les plus fatigués, qui reposaient sur les meules de foin dans les prairies 
qui entourent la ville, se relèvent dispos et vont prendre leur rang. 

On sort, la ville est illuminée ; la musique discordante des saltimbanques 
se tait instantanément el fait place aux graves chants de l'Eglise. De jeunes 
filles, vêtues de blanc, ouvrent la marche, puis viennent les pélerins sur 
deux files infinies, s’avançant comme un lugubre cortège de fantômes. 
Chacun d'eux tient d’une main un chapelet, de l'autre un cierge allumé, 
gigantesque ou microscopique : torche pour le riche, chandelle d'un sou 
pour le pauvre; et tous ces visages pâles, à moitié voilés de leurs longs 
cheveux ou de leurs coiffes blanches, qui pendent des deux côtés comme 
un suaire, passent lentement en psalmodiant une prière latine. Enfin 
paraissent ies bannières, les saintes reliques de la statue vénérée. 

De grands jeunes hommes, aux longs cheveux, ont revêtu la robe blan- 
che du lévite, et leurs robustes épaules se redressent fiérement sous le far- 
deau sacré. C’est un honneur à nul autre pareil. 

Trois immenses tas de fascines sont préparés aux angles de la place; le 
clergé y met successivement le feu. Alors c'est un féerique spectacle : les 
masures illuminées scintillent, les cicrges des pèlerins oscillent et émaillent 
les mâles figures armoricaines de bizarres et grandioses effets; les trois bra- 
siers pétillent, la fumée se dissipe et une flamme immense monte et ser- 
pente le long du mât qui porte aux nues l'écusson de Marie ; la fontaine, 
surmontée de son image couronnée de fleurs, lance au ciel ses gerbes 
d'eau retombant en milliers de gouttelettes, qui semblent autant de riches 
perles répandues par les mains de la Vierge, sur ses fidèles serviteurs, 


— 188 — 


Pas une place vide. Dix mille voix répêtent le pieux Ora pro nobis ; les lu- 
mières de la terre rendent plus profond l'azur des cieux où pénètrent à la 
fois les mille accents d’une prière universelle avec toute sa poésie. 


La procession terminée, chacun se dirige à sa guise dans la 
ville. Sur la place, les directeurs des nombreuses barraques de 
saltimbanques débitent leur boniment, afin d’attirer la foule à 
leurs spectacles. Les pitres lancent leurs meilleurs lazzis. Par- 
tout la musique la plus discordante se fait entendre. Ici, la 
troupe Nantaise de Mme Riquiqui annonce la représentation 
d'un vaudeville hilariant, accompagné d’un drame d’un noir 
atroce, dont le dénouement est le triomphe de la vertu persécu- 
tée. Là, l’hercule du Nord offre CINQ CENTS FRANCS à celui qui 
le fera tomber dans l’arène. Plus loin, M"° Pezon lance à ses 
lions ses plus gracieux sourires. Un salon de figures de cire, rival 
de celui de Curtius , exhibe les portraits de célébrités de divers 
genres : tels que ceux de Gambetta, Charlemagne, le prince 
Napoléon et de Sa Sainteté Pie IX. Toutes ces curiosités font 
passer la soirée à ceux des pèlerins qui n’ont pu trouver asile, 
soit même sur les marches de l’église ou autour des cendres 
chaudes du feu de joie. 

La fête n’est pas terminée pour tous; le soir, l’église de 
Notre-Dame-de-Bon-Secours ouvre ses portes pour la prière ; 
celle-ci achevée, le conducteur des pèlerins entonne le cantique 
breton de Madame Marie de Bon-Secours. 


J'ai été pèlerin dans tous les coins du pays, je suis allé en Tréguier et 
en Léon, en Vannes et en Cornouaille; il n'y a aucun lieu dans la basse 
contrée, aucun lieu qui soit autant fréquenté par les pèlerins que celui de 
Madame Marie, qui est la plus belle étoile du firmament! 

Habitants de Guingamp, et vous tous qui demeurez aulour, rien ne vous 
manque ! — Heureuse est la terre où l'or jouit de Marie ! vous avez le plus 
beau trésor que puisse fournir notre monde , Madame Marie de Bon-Se- 
cours, mère des pécheurs..…. 

Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, les trois personnes de la 
Trinité qui rêgnera éternellement, qu'ils prennent pitié de mon âme, je 
vais finir, puissions-nous avoir la grâce de nous retrouver tous ensemble 
un jour dans la vallée de Josaphat ! 


De Guingamp, nous nous dirigeâmes sur Kerbournet (Côtes- 
du-Nord ) 


Le manoir de Kerbournet, situé sur une montagne (Menez), 
était autrefois un ancien rendez-vous de chasse des princes de 
Léon. Passé dans la famille de Saint-Prix , il appartient aujour- 
d’hui à M. Yves de Brecey. Il est difficile de rencontrer une so- 
litude plus agréable que Kerbournet. Entouré d'arbres d’une 
magnifique venue , les chemins qui conduisent au logis, bordés 
de chênes et de ou. sont autant d’ombreuses avenues. 

Au bas d’un bois où croît l’airelle myrtille, VAGCINIUM MYRTIL- 
Lus, L., chantée par Virgile ‘ (ses fruits, appelés vaciels, se ven- 
dent sur les marchés bretons), est un sinueux ruisseau qui ali- 
mente plusieurs moulins et dans lequel habite ce joli et bon 
poisson qu'on nomme la truite. 

Ce fut dans ce lieu où je passerais volontiers le reste de ma vie, 
car la nature de cette contrée offre au naturaliste un vaste champ 
d'exploration, que j'établis pour quelques jours mon quartier 
général. 

La première chose qui me frappa à Kerbournet, ce fut sa 
riche végétation. Je fus étonné de toutes les plantes rares que 
j'y rencontra; le botaniste qui voudra faire la flore de la Basse- 
Bretagne, aura un sujet complétement nouveau à traiter, car 
celte partie de l’Armorique n’a jamais sérieusement été ob- 
servée. 

Kerbournet dépend de la paroisse de Saint-Servais, dont la 
curieuse église, bien peu connue, mérite une visite. Placée dans 
une délicieuse vallée, elle possède comme toutes les églises breton- 
nes, prés d'elle, son ossuaire, son cimetière, au milieu duquel 
est un beau calvaire. La Bretagne conserve le pieux usage qui a 
complétement disparu de l’Anjou, celui d’avoir , attenant à l’é- 
elise, le cimetière. Rier n’est plus touchant , le dimanche après 


1 O formose puer, nimium ne crede colori , 
Alba Ligustra caduat, vaccinia nigra leguntur. 


O bel enfant! ne te fie pas trop à ces vives couleurs. Le blanc Troëène, 
on le laisse tomber et on recueille le noir Vaciet. 
(Bucolica Publii Virgilii clope 2.) 
Puis à l’églogue 10 : 


Et nigræ violæ sunt et vaccinia nigra. 


— 190 — 


la messe, que de voir les fidèles s’agenouiller aux pieds de ces 
tombes rases, en tête desquelles èst un bénitier; personne n’ou- 
blie ses chers défunts et tous se familiarisent avec la pensée de 
notre fin dernière. La vie dans ce pays est aussilongue que dans 
ceux où, sous prétexte d'hygiène, on cherche à éloigner le plus 
loin possible des bourgs et des villes, le spectacle de la mort. 
L'église de Saint-Servais fut construite de 1510 à 1578, par 
les soins de la famille de Quelen, qui jusqu’en 1793 en eût la 
possession libre; après la révolution, elle devint une chapelle de 
la grande paroisse de d'Uault et fut désignée sous ce nom : Cha- 
pelle d’'Uault-Quelen. Ce fut en 1855 qu’elle fut érigée en pa- 


roisse. 
Nous avons remarqué un certain nombre de blasons apparte- 


nant aux plus anciennes familles de Bretagne , entr’autres celui 
des de Quelen. Bureli d'argent et de queules de dix pièces. 
Eudes de Queleu, écuyer, fut un des croisés bretons qui don- 
nèrent leur procuration à Hervé de Nantes, en 1249. 
Ce'ui des de Saint-Prix , d'azur à la face d'argent , avec cette 
devise : 


Premi potui, sed non depremi. 


L’écusson de Monseignerr David, évêque de Saint-Brieuc , est 
sculpté sur diverses parties de l'édifice. L’écusson porte d'azur 
à une éloile d’urgent , dominant une tour de même , buignée par 
des flots de sinople. | 


Devise :  Ruunt et stat. 


Ce qu'il y a de vraiment remarquable dans la nef, c’est une 
fresque du xvr siècie, représentant les œuvres de miséricorde 
temporelle , donner à boire et à manger aux nécessiteux , etc. , 
puis des personnages allégoriques : d’un côté la justice, d’un 
autre des guerriers, encourageant les fidèles au bon combat sur 
le chemin du ciel. 

Autrefois avait lieu, les 12 et 17 mai de chaque année, 
un pardon célèbre à Saint-Servais ; l'autorité civile l’interdit 
en 1855. 


— 191 — 


Voici ce qui fit prendre cette mesure : 


Les nombreux pélerins venus de Vannes, de Quimper, de Tré- 
guier, de Saint-Brieuc, se disputèrent à qui po'terait les insignes 
de saint Servais à la procession ; la querelle s’échauffa et on en 
vint à s’administrer, de parts et d’autres, force coups de bâtons. 
Le but de ce pèlerinage était d'obtenir, par l'intercession de saint 
Servais, ure bonne récolte de blé noir. 

Le pardon a été rétabli en 1866, mais l’aflucnce des pèlerins 
ainsi que le produit des offrandes, sont devenus bien moins consi- 
dérables. 

Près de Saint-Servais cst la vaste forêt d’Uault, où se trouvent 
des tables rases, qui rappellent les sanglants sacrifices des 
Druides et des men-hirs, dont un entr’autres, placé au sommet 
de la montagne, sert de guide au voyageur et se voil à une dis- 
tance de plus de quatre lieues. 

De Saint-Servais à Morlaix , la route est longue et monotone, 
surtout pour celui qui la fait en voiture ; mais le botaniste mar- 
chant à pied , la boîte de Dillenius sur le dos, constate à chaque 
instaut des richesses non décrites dans les Flores locales. Que 
de tourbières, en effet, qui n’ont jamais été fouillées, que de 
landes inconnus: aux naturalistes. Je le répète, celui qui aime 
l'étude des plantes , a un vaste champ à parcourir dans cette ré- 
gion qui est vierge de tout explorateur. 

Quant aux monuments, aucun n: se rencontre sur le passage, 
si ce n’est l’église de Plougonvin, dont le cimetière possède un 
magnifique Calvaire renaissance, reproduisant les principaux 
traits de la vie de Notre-Seigneur. 

Lorsqu'on approche de Morlaix, le site change, un riant 
paysage s'affirme , et on est tout étonné de quitter spontanément 
des landes arides, pour descendre une ombreuse et fertile col- 
line. : 

Morlaix est, sans contredit, la ville de France où l’on rencontre 
le plus de souvenirs de l'architecture civile du moyen-âge. La 
rue des Nobles , ainsi que la Grande-Rue, présentent à chaque 
pas, on peut le dire, des maisons des xve et xvi° siècles; dans ces 
deux rues se trouvent deux escaliers gothiques en bois du xve siè- 
cle, dans un parfait état de conservation ; les ornements sont va- 


— 199 — 


riés à chaque étage et d’une délicatesse de ciseau inouïe. Dans 
celui de la rue des Nobles (numéro 21), jusqu’à la naissance du 
premier étage, se remarque des colonnettes en spirale servant 
de base à une riche arcature ; les chapiteaux supportent de ravis- 
santes statuettes, telles que celles de saint Jacques, de saint 
Yves , d’un fou coiffé d’un bennet à oreilles d’âne et agitant son 
grelot, de la mère de folle, d’un sauvage ; le pilier de l’escalier 
est sculpté dans toute son étendue. Entre le rez-de-chaussée et 
le premier étage , il commence par une colonne couronnée d’un 
petit dais flamboyant, au-dessus repose un ange, puis saint Roch 
à qui son chien présente un pain et sur la cuisse duquel un ange 
a la tête appuyée. 

Entre le premier et le second étage , deux colonnettes super- 
posées, sont séparées par un dais, chapiteau pour l’une et base 
pour l'autre, même disposition pour le second étage, sauf les 
détails : ainsi on voit un sauvage tenant un écusson, saint Chris- 
tophe portant l'enfant Jésus sur ses épaules. Enfin, au troisième 
étage, le groupe de saint Michel terrassant le démon, couronne 
toute cette curieuse imagerie. 

Un escalier digne de celui dont nous venons de parler se trouve 
dans la Grande-Rue, numéro 29. 

En 1838, l’édilité de Morlaix fit jeter à bas un des monuments 
les plus curieux de cette cité, je veux parler de l'Hôtel-de-Ville, 
élevé en 1610 , par un ingénieur du Roi, nommé Le Bricquier. 

Parmi les grands médaillons d'un fort relief qui décoraient cet 
édifice, on en dislinguait un, dit Mérimée, contenant un homme 
qui embrasse de la manière la plus tendre une femme très-dé- 
colletée. L'homme, c’est Henri IV fort ressemblant, et la femme 
c’est, dit-on, la belle Gabrielle. Or, cet hôtel-de-ville a été bâti 
sous le règne même d'Henri IV. Que penser de ce groupe singu- 
lier ? ïst-ce un reste du vieux levain de lu ligue, une satire , ou 
. bien une flatterie menée à l’excès? On voit sur d’autres anus 
des fantaisies d'artistes encore plus crues que ce médaillon : tels 
sont, par exemple, les étranges ornements de la corniche qui ter- 
mine la façade du château d’Anet. Il fallait qu’au xvr° siècle et 
plus tard encore, les artistes fussent des êtres privilégiés pour se 


" Notes d’un voyage dans l'Ouest de la France, page 154. 


— 193 — 


permettre impunément tant de choses. Ils pouvaient, ainsi que 
Rabelais, se moquer de Dieu et des Rois, fout en possédant des 
bénéfices et recevant des cadeaux de la Cour. De tout temps, en 
France, ce me semble, on n’a aimé la débauche que pour son 
côté risible, non pour le plaisir physique. De là, peut-être, l’im- 
mense quantité de livres obscènes dont notre littérature abonde. 
Ne peut-on pas attribuer à cette disposition les sujets fort sales 
qu’on trouve fort souvent dans les édifices religieux du moyen 
âge ? A cette époque où la religion n’avait pas encore d’ennemis 
bien dangereux, on pouvait tolérer tous les caprices indécents 
des artistes, il fallait rire et c'était tout.’ 

On garde toujours à Morlaix le souvenir du passage de Marie 
Stuart en cette ville. Dans l’année 1548 Marie Stuart, encore 
enfant, débarqua à Roscoff pour venir épouser le Dauphin, qui 
devint Frençois II. Arrivée à Morlaix, les habitants lui firent une 
entrée triomphale; elle logea au couvent des Jacobins et 
assista au Te Deum chanté à Notre-Dame-du-Mur. Comme elle 
retournait au couvent, passant sous la porte de la prison, le 
pont-levis, trop chargé de soldats, se rompit et tomba dans la 
rivière. Tout le monde qui était dessus put se sauver, mais les 
Écossais formant la garde de la reine, qui étaient sur l’autre rive, 
croyant à un affreux malheur, erièrent trahison ! trahison ! Le duc 
de Rohan qui se trouvait près de la litière royale, en entendant 
ces paroles, se retourna vers eux et leur dit vivement : « Que 
parlez-vous de trahison ? Apprenez que jamais Breton ne fit 
trahison! » 

L'arrivée à Morlaix par la voie ferrée de Rennes se fait sur 
un viaduc le plus gigantesque de France. La longueur totale est 
de deux cent quatre-vingt-quatre mètres cinquante centimètres, 
la hauteur au-dessus des fondations est de soixante- -quatre 
mètres et de cinquante-huit mètres au-dessus dés quais; ilest di- 
visé en deux étages composés, à l'étage inférieur, de neuf arches 
de treize mètres cinquante d'ouverture, et à l'étage supérieur de 
quatorze arches de quinze mètres avec un passage pour les 
piétons entre les deux étages. 

La construction de ce viaduc, d’un aspect grandiose, a coûté 
trois millions de francs. 


13 


— 194 — 


Les hommes nés à Morlaix et dont le nom appartient à 
l'histoire sont : Albert-le-Grand, célèbre dominicain, auteur de la 
Vie des Saints de Bretagne (1636) ; le général Moreau, vainqueur 
d’Hohenlinden, tué d'un boulet de canon devant Dresde en 1813 ; 
Emile Souvestre, auteur du roman : les derniers Bretons, mort en 


1854. 


TROFONTAINIOU 


A quelques kilomètres de Morlaix se trouve, sur le territoire de 
la commune de Ploujean, le château de Trofontainiou, résidence 
de MM. de Saint-Prix. 

Je ne connais en France, même dans les parcs royaux, ‘aucunes 
allées d’arbres qui puissent être comparées aux triples et splen- 
dides avenues qui conduisent au château de Trofontainiou, 
composées de chênes et de hêtres des plus robustes ; elles pré- 
sentent au touriste pendant un espace de quatorze cents mètres 
des berceaux d’une forme ogivale teliement correcte, qu’elle don- 
nerait à penser que ce fût dans ces forêts que les artistes du 
moyen âge, ces ciseleurs des bas siècles, comme on les appelle, con- 
çurent la pensée d'exécuter sur la pierre l’are en tiers, point que 
la nature leur offrait pour modèle sous l'aspect le plus grandiose. 
Sur les talus qui couvrent la base de ces arbres, talus qui sont 
de vrais piédestaux, eroit en abondance la gracieuse campanule 
à feuille de lierre : dont les fleurs, d’un bleu pâle, tombant en 
grappe tapissent, pendant toute la riante saison, la base des 
troncs de ces beaux hêtres qui nous rappelient ceux dont parle 
Virgile. Lorsqu'on visite Morlaix, il est impossible de ne pas aller 
à Trofontainiou (Vallée des trois fontaines), malgré qu'aucun 
guide ne parle de cette grande demeure peuplée d'objets d’arts 
par les soins de M. le comte Charles de Saint-Prix, ur artiste ; 
elle et le pays oü elle est située méritent à tous égards l’atten- 
tion de celui qui aime l’art, et cette nature que Montaigne appelait 
friande. 


* Companula hederacea. L. Wahlenbergia hederaces. Reich. 


— 195 — 


SAINT-POL-DE-LÉON 


Depuis longues années j'avais le plus vif désir de visiter Saint- 
Pol-de-Léon, cette ville était à peu près la seule qui me fût in- 
connue dans l’Armorique. Chaque fois que je formais le projet 
de me diriger vers ce pays, toujours un obstacle se présentait, 
et arrêtait mon départ ; j'avais fini par croire que, comme le 
vieillard de Nadaud, qui était mort avant d’avoir pu pénétrer dans 
Carcassonne, pareille chose m'arriverait pour Saint-Pol, et que 
jamais je ne pourrais voir la ville sainte (1), enfin le lundi 25 sep- 
tembre 1876 je pus entrer dans Saint-Pol-de-Léon. 

L'aspect de cette ville produit de loin un singulier effet, les 
belles flèches de la cathédrale et celle du Creizker semblent se 
confondre et on croirait qu’elles appartiennent au même édifice ; 
ce n'est vraiment quelorsqu’on arrive aux portes de la ville qu’on 
reconnaît l'erreur. Dans les chartres du Xe siècle, la ville et le 
territoire de Saint-Pol-de-Léon sont désignés sous le nom de 
Castellum Leonense. 

Le comté de Léon devenu une vicomté par un démembrement 
de cette seigneurie, passa au xiVe siècle dans la maison de 
Rohan, qui, en 1572, la fit ériger en principauté. 

Entre autres droits féodaux dont jouissait le vicomte de Léon, 
il avait celui dit de Motte. Ses vassaux, appelés Serfs de Motte, ne 
pouvaient demeurer ailleurs que sur les terres du vicomte et, s'ils 
les quittaient, le seigneur pouvait les saisir et les ramener à 
leur motte la corde au cou, et leur infliger une amende et une 
peine corporelle. 

Nous avons visité Saint-Pol en archéologue et non en histo- 
rien, aussi n’avons-nous point l'intention de retracer les faits et 
gestes qui se sont passés dans cette antique cité, mais bien de 
parler de deux de ses monuments : la cathédrale et le Creizker. 

La cathédrale est une basilique qui appartient en grande 


1 On appelle ainsi la ville de Saint-Pol-de-Léon, à cause de ses nom- 
breux établissements religieux. 


— 196 — 


partie au xlile siècle ; sa façade occidentale est composée de 
deux tours jumelles couronnées de flèches, de cinquante mètres 
d’élévation et séparées par un porche que surmonte une terrasse 
sur laquelle jadis, aux grandes fêtes, les évêques donnaient au 
peuple leur bénédiction. 

L'intérieur de l’église est vraiment grandiose, avec sa vaste 
nef, ses collatéraux, sontriforium, ses tombeaux d’évêques, ete. ; 
tout produit un effet saisissant lorsqu'on entre dans cette 
belle basilique. 

Uoe chose curieuse, c’est que la Bretagne, qui est un pays où 
le granit se trouve en abondance, n’a pas fourni seule les ma- 
tériaux nécessaires à la construction de l’église, ainsi la nefet 
les collatéraux sont en tuffeau, le reste en granit. 

À l'entrée du portail latéral est une grande auge en forme de 
trapèze servant actuellement de bénitier. 

Ce bénitier n’est autre que celui du premier roi des Bretons, 
Conan Mériadec, mort au commencement du 1ve siècle ; le cou- 
vercle de ce sarcophage portait l’épitaphe suivante, qu’on voyait 
encore en 1664 : 


HIC JACET CONANVS BRITONVM REX. 


Sur les deux faces principales est une moulure présentant cinq 
arcades en plein ceintre, supportées par des pilastres ; entre 
chaque arcade, un linteau vient retomber à la naissance du cin- 
tre sur les chapiteaux crénelés du pilastre. Ce linteau est orné 
d’une moulure composée de chevrons, de damiers et de losanges, 
au-dessus de chaque pilastre des feuilles de chênes, de fougères ; 
enfin, à l'extrémité d’une des parois latérales, se trouve un arbre 
dépouillé de ses feuilles, image de la mort. Sur le côté où re- 
posait la tête est une croix ancrée cantonnée de besants, et du 
côté où étaient les pieds, un cep de vigne, emblême, dès les pre- 
miers siècles, du Christ, suivant ces paroles de l'Écriture: Ægo 
sum vilis, vos palmites. 

Ce fut l’évêque Jean Validire, dont on voit la devise : Quem 


— 197 — 


timebo ? time Deum, sur le tympan du porche latéral, qui fit 
construire le chœur en 1431. Deux rangs superposés destalles au 
nombre äe soixante-dix-huit , sont remarquables, ainsi que le 
lutrin, par ja délicatesse de leurs sculptures en bois de chêne. 

Au pied du maître-autel est une grande dalle de marbre noir, 
sur laquelle est indiqué le lieu où fut enterré saint Pol de Léon; 
voici l'inscription : 


Sepulchrum sancti Pauli civitatis Leonensium 
pontificis et patroni. 
Obiit A. D. DLXX. 


Le triforium qui règne dans la nef a été construit au xv° 
siècle, ou peut être refait à cette époque, car les dernières ar- 
cades du bas de la nef sont en plein cintre brisé, encadrant deux 
ogives romanes soutenues par nne colonnette centrale. 

Une des choses les plus curieuses à étudier dans l’église Saint- 
Pol-de-Léon, et qui généralement est peu observée des touristes, 
c'est une fresque peinte sur la voûte d'une chapelle du collatéra, 
sud. 

Elle représente trois faces humaines réunies par le front ayant 
trois nez, trois bouches, trois mentons et seulement trois yeux. 
On prend à volonté ces jeux deux à deux pour former chaque 
face isolément. Cette imagerie, figure emblématique de la sainte 
Trinité, date du xv° siècle, elle est accompagnée d’un cartouche 
au bas duquel on lit ces deux mots Bretons: 


Ma Douez. 
(mon Dieu). 


Au moyen âge on évidait souvent, sur la pierre dans nos églises, 
des statuettes allégoriques de la Trinité; ainsi dans plusieurs cathé- 
drales, enir’autres dans celle de Saint-Maurise d'Angers, nous 
avons vu sur des médaillons cette représentation. 


— 198 — 


Ilarrivait assez fréquemment au moyen âge que les tailleurs d'y- 
mages faisaient revivre non-seulement lesemblèêmes d’uneT rinité 
divine, mais aussi leur capricieux ciseau donnait naissance à une 
trinité infernale ; c'était surtout dans l’intérieur des clochersqu'ils 
aimaient à figurer cette personnification fantastique de l’esprit du 
mal (1); nous avons étudié avec soin ces reproductions de la 
Trinité, et si elles sont assez communes sur les chapiteaux des 
xl°et xv° siècles, celles léguées par la peinture sont extrême- 
went rares. La fresque de Saint-Paul-de-Léon offre un spécimen 
qui n’a été observé nulle part ; espérons que l’affreux badigeon 
qui a fait tant de mal dans cette remarquable Basilique, ne vien- 
dra pas couvrir une des fresques du xv® siècle, peut-être la seule 
de ce genre qui existe encore en France. 

Dans la première chapelle faisant suite au transept sud, on 
voit sur un chapiteau : 


Une tête de profil coiffée d’un casque ; tout auprès un poing 
gauchefermé, les ongles tournés du côté du spectateur ; puis deux 
petites figures nues et ailées qui semblent se poursuivre ; une 
troisième figure, le bras droit levé, le gauche appuyé sur la 
poitrine, marche en sens contraire. Viennent ensuite deux têtes 
de trois quarts qui paraissent coupées ; la seconde est barbue, 
et elles sont séparées par une main droite ouverte. 


Jusqu’à ce jour personne n’a pu expliquer le sens de cette 
sculpture. Mérimée qui l’a étudiée, croit, selon nous, avec juste 
raison, qu’elle faisait partie d’un bas-relief romain. À l’une des 
travées du chœur est adossé le monument de François Visdelou 
prédicateur d’Aane d'Autriche, évêque de Saint-Pol-de-Léon, de 
1664 à 1662. Le prélat est représenté à demi-couché dans son 
costume épiscopal, le coude appuyé sur un coussin tenant un 
livre de prières à la main. 


1 Nous aurons plus d’une fois occasion de parler des emblêmes de la Tri- 
nité, lorsque nous ferons l’historique des modillons qui décorent les églises 
et chapelles de la province d'Anjou. 4 


— 199 — 


Ce monument, tout en marbre blanc, est d’une très-belle exé- 
cution ; il est dù au statuaire Colonge. 

Devant l'autel de Notre-Dame de Bon-Secours est une tombe 
qui est en grande vénération, c’est celle d’Amice Picard, née en 
1599, morte en 1652. L'historien de cette sainte fille prétend que, 
pendant dix-huit ans, elle ne vécut que du pain Eucharistique; il 
est d'usage d'y conduire sur sa t0mbe les enfants noués afin de 
leur apprendre à marcher. 

Dans une chapelle se voit une clochette que les Bretons ap- 
peilent, à cause de sa couleur, an hir glas, la conque verte. Elle a 
95 ceutimètres de hauteur et a été battue au marteau ; sa forme 
est un cône tronqué ; une anse est adaptée à la partie supérieure. 

On la fait sonner le jour du Pardon sur la tête des fidèles, afin 
de les préserver des maux de tête et d'oreilles. 

Cette clochette, renommée dans toute la basse Bretagne, a sa 
légerde. 

Au vie siècle, le château de Léon était complètement aban- 
donné, lorsque Paul Aurélien vint s’en emparer. En entrant dans 
ce château, qu’on disait hanté de mauvais génies, 1l n'y trouva 
qu’un essaim d’abeilles, un taureau sauvage, un ours, et une 
Ifie allétant ses petits. Le saint chassa tous ces animaux, à l'ex- 
ception de ia laie et de ses petits, puis ayant aspergé d’eau bénite 
cet antique monnment, il en prit possession, y établit un mo- 
nastère qu'il mit sous la protection de Jarl, comte Guiïtur, qui 
avait la charge d'administrer le pays de Léon placé sous la 
suzeraineté de Judual, roi de la Domnonée. 

En ce temps-là, le roi March régnait dans la Cornouaille. Saint 
Pol, à plusieurs reprises, lui avait demandé une clochette que ce 
monarque possédait dans son palais. Or, un jour que saint Pol 
entretenait de ce refus le roi Guitur, des pêcheurs apporterent à 
ce dernier un magnifique poisson pris dans l’île de Batz et dans 
laquelle se trouvait la fameuse clochette tant de fois réclamée. 
Guitur, au comble de la joie, s'empressa de l’offrir à saint Pol; 
seulement il mit à son don une condition : il pria saint Pol de 
délivrer l'île de Batz du monstrueux dragon long de soixante 
pieds et couvert d’écailles ; le saint passala nuit en prières, le len- 
demain, aprés avoir célébré la messe, il se rendit à la caverne où 


— 200 — 


se retirait le monstre ; avant d'y entrer un jeune Breton des en- 
virons de Cléder s’offrit d'être son second. 

« Le saint accepta son offre, dit Albert-le-Grand, et ayant bény 
son épée, marchèrent contre le dragon auquel le saint commanda 
de sortir de la tanière, ce qu'il fist roulant les yeux en la teste : 


« Froissant la terre de ses écailles, sifflant si horriblement qu'il fesait 
retentir les rivages circonvoisins. Le Saint s'approchant de luy, et luy ayant 


jetté et lié son estolle au col le bailla à conduire à son gentilhomme, qui le 
mena comme un chien en laisse, saint Pol le frappant de son bâton; et, 
arrivez à l'extrémité de l'isle vers le nord, il luy osta son estolle, et luy 
commanda de se précipiter vers la mer, ce qu'il fit : et s’appelle encore le 
lieu où il se jetta Toul-au-Sarpant, c'est-à-dire l'abyme du serpent, où la 
mer faict un roulement et bruit estrange en tout temps sans aucune appa- 
rente. » 


Le roi Guitur,en témoignant sareconnaissance à saint Pol, n’ou- 
blia pas le jeune et vaillant guerrier de Cléder ; il lui concéda, sur ce 
territoire qui,en mémoire de sa belle action fut appelé Æer-gour- 
na-dec’h (la maison de l’homme qui ne fuit pas), de plus les sei- 
gneurs de Kergournaäec’h earent le privilége d'aller à l’offrande 
le jour de la dédicace de l’église de Léon, l'épée au côté, en 
bottes, avec éperons dorés, et de prendre place au chœur dans le 
trône de l’évêque. 


Eglise de Notre: Dame-du-Creizker. Quel est l’artiste, l’archéo- 
ogue qui n’a pas eu Le désir de voir le Creizker, dont l’admi- 
rable flèche fit dire au regretté Ozanam : Si un ange descendait 
du ciel, il poserait ie pied sur le clocher du Creizker avant de 
s'arrêter sur la terre de l’Armorique. 

Vauban regardait le Creizker comme le morceau d’architec- 
ture le plus beau qu'il eût vu. 

Ce monument, comme presque tous ceux de la Bretagne, a sa 
légende. j 

Une jeune fille de Léon, ayant par des œuvres serviles profané 
un jour de fête de la Vierge, malgré les remontrances de saint 
Kirec, archidiacre de Léon, fut subitement paralysée de tous ses 
membres. Touché de son repentir, le saint la guérit en faisant sur 


— 9201 — 


elle le signe de la croix. En reconnaissance de ce miracle elle 
donna à saint Kirec la maison qu’elle habitait pour être convertie 
en chapelle. Cette maison fut appelée Creizker, qui signifie en 
breton, milieu, parce qn’el!e était sitnée au milieu du village. 

Dans l’état actuel, l’église du Creizker date du xIv® siècle, 
Albert-le-Grand donne pour date 1345-1399, époque du duc 
Jean IV. La tradition attribue la construction du Creizker à ua 
architecte anglais appelé en France par Marie d'Angleterre, pre- 
mière femme du duc JeanIV, en 1362. 

L'intérieur de l'édifice n'offre rien de très-remarquable, si ce 

ï’est l’inclinaison symbolique de l'axe de la nef, par allusion à 
la position inclinée de la tête du Christ mourant sur la croix, 
suivant ces paroles de l’Evargile : Et inclinalo capite emisit spi- 
ritum. 
Le clocher s'élève entre la nef et le chœur au-dessus de quatre 
arcades en lancettes, soutenues par quatre piliers quadrangu- 
laires de 3 mètres 20 centimètres de côté, composés d’une 
masse de colonnettes fasciculées ; la hauteur du elocher est de 
80 mètres. Lorsqu’on compare la légèreté des piliers avec la hau- 
teur de la tour qu’ils soutiennent, on a peine à comprendre que 
cette énorme masse repose sur des fondements aussi légers, en 
apparence.Une chose assez curieuse c’est que ce magnifique clocher 
ne renferme aucune cloche. L'église du Creizker est aujourd’hui 
la chapelle du collége de la ville. 

L'animation et l’activité de Morlaix, dont les habitants disent 
dédaigneusement qu'ils soni à trois cents lieues et à trois cents 
ans de Saint-Pol, contrastent singulièrement avec le calme de 
cette dernière ville. 

Tous les ans, la veille de la fête des Rois, on promène dans les 
rues un cheval dont la tête et les crins sont ornés de gui, de 
lauriers et de rubans ; il porte deux paniers dit mannequins 
recouverts d’un drap blanc ; conduit par un pauvre de l’hospice 
et précédé d’un tambour, il est escorté par quatre des plus no- 
tables habitants. Une foule d'enfants et d’oisifs suit, en pous- 
sant de grands cris, ce bizarre cortége, qui s'arrête devant chaque 
seuil pour recevoir les dons de la charité publique. Les uns re- 
mettent de l'argent aux quêteurs, d’autres entassent dans les 


— 202 — 


paniers du pain, des bouteilles, des quartiers de viande, afin 
que le lendemain les pauvres puissent, eux aussi, célébrer gaie- 
ment la fête des Rois; et, à chaque munificence, la foule ré- 
pète la clameur traditionnelle : Inguinané! inguinané ! 

Quand on sort de Saint-Pol, plus d’une fois on jette un regard 
en arrière. On a peine à s'éloigner de cette ville sainte, qui ren- 
ferme de si curieux monuments du moyen-âge ; la ville de Saint- 
Pol-de-Léon environnée de splendides habitations sera toujours 
la ville fréquentée par les hommes aimant l’art et la belle nature, 
peu importe que l'herbe croisse dans ses rues, que maints voya- 
geurs la traversent avec indifférence, préférant admirer les arti- 
chauts de Roscoff ! plutôt que l’élégante flèche du Creizker. 

L'artiste se sent à l'aise dans cette cité qui lui rappelle tant 
de souvenirs du passé. 

Lorsqu'on visite Saint-Pol, on comprend l'enthousiasme du 
conscrit breton pour ce pays, enthousiasme manifesté dans ce 
refrain : 


Ken lies deiz ro Doué, me Lavaro 
Mé gar va c’hleuz alouret, mé gar a zour Creizker. 


« Tous les jours que Dieu fera je dirai : 
J'aime mon fossé doré, j'aime ma tour de Creizker.» 


Refrain que de nos jours on a ainsi traduit : 


J'suis né natif du Finistère, 

À Saint-Pol, je reçus le jour, 

Mon pays, c'est l’plus beau de la terre,” 

Mon clocher, l’plus beau d’alentour, 

Aussi je l’aimais, et l’admirais, 

Et tous les jours, en l’voyant, j'me disais : 

Que j'aime ma Bretagne et mon clocher à jour. 
\ 


Voici ce que nous lisons dans Les Guides sur Roscoff : 

! Roscoff (à5 kil. du nord de Saint-Pol), est une petite ville de 3,585 ha- 
bitants, avec un port, d’où partit, en 4401 , Jean de Penhoët, amiral de 
Bretagne, pour aller combattre une flotte anglaise , qu’il atteignit et battit 
à la pointe de Saint-Mathieu. 

Les terres de Roscoff sont d’une incroyable fertilité. Les légumes qu’elles 


— 203 — 


PRIMEL. 


Le petit village de Primel, commune de Plouganou, situe sur le 
bord de la mer, est d’un aspect vraiment sauvage, entouré d’é- 
normes rochers, quelques-uns d’entre eux sont à la marée haute, 
baignés par la lame qui, en se brisant sur eux, leur donne une 
forme des plus étranges ; un de ces rochers est désigné sous Île 
nom du Sphynx et offre assez l'image de ces animaux fantas- 
tiques qu’on voit au musée Égyptien. 

C’est à Primel qu'est le vaste établissement de pisciculture de 
M. le comte Charles de Saint-Prix; cet établissement mérite, par 
son organisation et par les beaux poissons qu'il renferme, une 
visite de la part deceux quiaiment l’étude del’hictyologie. M. de 
Saint-Prix est un chercheur, il à eu à l'exposition dernière un 
très-beau succès par son ingénieux appareil qui hâte la maturité 
des fruits. 


BREST. 


Brest est une ville maritime par excellence, on ne peut faire un 
pas soit dans une rue, soitsur une place, sans rencontrer des 
marins, des soldats, des administrateurs de la marine, etc. 

On dit que tous les habitants de Brest vivent du Budget et que 
le caractère propre de la société brestoise est de n’en point 
avoir et d’acclamer, avec le même enthousiasme, l’avenir et la 
chute de tous les gouvernements qui se succèdent. 

L'archéologue qui visite Brest n’a qu’une seule chose à y voir, 
le château, construit sur un rocher escarpé à l'entrée du port de 
la rade. 


produisent consistent principalement en oignons, artichauts , choux-fleurs 
et asperges, s’expédient par terre par tous les marchés de Bretagne, et par 
bateau à vapeur, au Hâvre, en Angleterre, en Belgique et en Hollande. 
Roscoff a exporté, dans certaines années, jusqu'à un million de kilogrammes 
d'oignons pour l'Angleterre seulement. 


— 204 — 


Le château de Brest, malgré les grands changements que Yau- 
ban lui a fait subir en rasant les toits coniques du donjon et 
des tours, afin d’y pratiquer des plates formes pour y mettre de 
l'artillerie, est encore un des types les plus remarquables de 
l'architecture militaire du moyen âge ; l'appareil gallo-romain 
qu’on remarque à la base des courtines qui défendent l'entrée 
du château, du côté de la ville, prouve que la forteresse, construite 
au xliie siècle, l’a été sur les ruines d’un Castellum romain, le 
donjon fut élevé un siècle plus tard par ordre de Richerd II, 
d’Angleierre. 

Les églises de Brest n’ont rien de remarquable. Dans un fau- 
bourg de la ville nous avons vu aves intérêt une église qui venait 
d'être achevée, c'est celle de St-Martin ; cette église, bâtie 
toute en granit, est d’un fort bon style et fait honneur à l’archi- 
tecte qui l’a élevée. 

Si Brest n’offre pas un grand attrait pour l’archéologue, il n’en 
est pas de même pour le touriste qui s’empresse de parcourir la 
belle promenade du Coursd’Ajot, longue de 600 mètres, d’où l’on 
déccuvre une vue magnifique sur la rade et le goulet; elle fut 
créée sur les remparts et plantée en 1769, par M. d’Ajot, officier 
degénie. Deux magnifiques statues, l’Abondanceet Neptune,signées 
Coysevox, 1705, sont placées aux extrémités de la promenade. 

La rade offre un coup-d’æœil enchanteur, c’est une des plus 
belles et des plus sûres du monde entier, elle peut contenir 400 
vaisseaux de ligne et a 36 kitomètres de cireuit. 

On dit que le port militaire de Brest, long de 2875 mètres, est 
unique en Europe. Presque à son entrée se trouve la fameuse 
pièce de canon La Consulaire, fondue en 1542 par les Vénitiens. 

C'est devant cette pièce que fut, en 1682, lors du bombarde- 
ment d'Alger, placé vivant le consul francais, Le Vacher, et lancé 
par ordre du Dey sur la flotte francaise. 

Cette pièce, dressée en colonne par un piédestal orné de bas-re- 
liefs, porte sur une de ses faces l’inscription suivante : 


La Consulaire 
Prise à Alger le 5 juillet 1830. 
Jour de la conquête de cette ville. 


— 9205 — 


Par les armées francaises, 

L’amiral Baron Duperré, commandant l’escadre, 
Erigée le 27 juillet 1833 

S. M. Louis Philippe régnant. 

Le V.-A. Comte de Rigny, ministre de la marine 
Le V.-A. Berger, préfet maritime. 


En face du magasin général est une fontaine surmontée d'une 
statue d'Amphitrite, œuvre de Coustou. 

Les quais de Trouville et de Jean-Bart sont affectés au service 
des hâtiments de Commerce. Avant la Révolution on voyait, sur 
la foxtaine du quai Trouville, une table de marbre sur laquell : se 
lisait l'inscription suivante, composée par Santeuil : 


Ilam nautæ omnes celebrate in littore nympham 
hic vobis dulces provida præbet aquas 
Quin salsum per iter, quo pocula pura ministrat 
Scandere amat vestras officiosa rates. (1) 


RETOUR A CLAYE. 


De retour à Clayé, nous nous empressons de mettre en ordre 
nos observations d'histoire naturelle faites pendant l’année et de 
\épouiller notre correspondance. Eile nous fournit d'abord le 
Bulletin de la Société Botanique de France, contenant la session 
extraordinaire d'Angers 1875 ; nous avons dit plus haut ce 
que nous pensions de cette session et du peu d'intérêt quelie a pré- 
senté. La lecture des rapports sur les excursions a complètement 
confirmé notre première assertion ; Ce que nous avons {trouvé sur 


1 « Nautonniers, fêtez tous la nymphe du rivage ; 
Sa bienveillance produit ici de douces eaux : 
Officieuse elle aime à monter vos vaisseaux, 
Pour vous fournir en mer son limpide breuvage. » 


Nous avons trouvé cette traduction dans l’ouvrage intitulé : De Rennes à 
Brest, 


— 206 — 


tout de déplorable, se sont les rapports sur les excursions faites à 
l'étang de Saint-Nicolas et dans les environs de Saumur; l'auteur 
de ces comptes-rendus, n’étant pas botaniste, n’a puse livrer qu’à 
de vulgaires et ignares divagations. 

Quant aux autresrapports, ils sont dus à deshommesinstruits 
et aimant la science. 

Dans le rapport sur le Jardin des Plantes d'Angers, fait par notre 
collègue, M. Edouard Bureau, professeur-administrateur au Mu- 
séum d'histoire naturelle de Paris, nous apprenons une chose que 
nousignorions complètement, c’est qu’il existe dans ce jardin une 
salle renfermant des herbiers qui ont une importance véritable, 
surtout pour la botanique locale, ils sont au nombre de deux : 
l’herbier de Desvaux, comprenant les types de la célèbre Flore 
de l'Anjou, contenu dans vingt cartons, et l’herbier général, qui 
ne remplit pas moins de trois cent trente cartons (1). 

En terminant, M. Bureau exprime un regret, « c’est que l’her- 
bier de Guépin soit déposé à ja Bibliothèque publique, au lieu 
d’être joint aux autres collections botaniques ; tous les matériaux, 
relatifs à la Flore de l’Anjou, formeraient un magnifique ensemble 
et l'étude s’en trouverait singulièrement facilitée. » 

Nous serions complètement de l’avis de M. Bureau, s’il était 
facile de consulter les collections du Jardin des Plantes d'Angers; 
sous la direction de Boreau, c'était complètement impossible, il 
ne pouvait yavoir à pénétrer dansl’antreoùellesétaientrenfermées, 
que de bien rares privilégiés et encore ? Aujourd'hui j'ignore 
complètemeut ce qui se passe à cet égard eu Jardin des Plantes, 
dont l’école laisse vivement à désirer. Mais ce que je puis affirmer, 
c'est qu’à ia Bibliothèque municipale, l’herbier Guépin est au 
service de tous, et que, pour le visiter, il suffit simplement de 
le demander à qui de droit. 

Nous trouvons ensuite dans notre correspondance un compte- 
rendu sur notre ouvrage sur les Mammifères de l’Anjou, nous 
nous serions dispensé de reproduire ce bicnveiilant article s’il n'a- 
vait répondu à d'ignobles attaques publiées dansunerevue locale. 


1 Depuis la mort de Boreau , la ville a cru devoir acheter son herbier, 
qui n'est qu'un double de celui de Guépin, et bien moins complet pour la 
Flore Angevine. 


— 907 — 


M. Aimé de Soland, président de la Société linnéenne, vient de publier 
une remarquable étude sur les Mammifères de l'Anjou. (Onzième édition). 

Le travail s'ouvre par de curieuses observations sur les chauves-souris, 
animaux qui jusqu'à présent ont été peu étudiés. Linné, Brisson, Buffon, 
Daubenton, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, Frédénie Cuvier, Blainville, 
nous ont bien fait connaître leur organisation, et les ont divisées en fa- 
milles, genres et espèces; mais aucun d'eux n’a été en position d'observer 
leurs mœurs. 

Ces singuliers animaux semblent en dehors dela série des mammifères; 
mais, bien qu’elles forment un groupe qu'on pourrait appeler aberrant, 
elles se rattachent aux singes, par l’ensemble de leurs rapports. M. Aimé 
de Soland semble s'étonner que Linné les ait désignées, tantôt sous le nom 
d'anthropomorphes, êtres à visages humains, tantôt sous celui deprimates, 
« animaux de premier rang. » Je ferai observer que le mot anthropo- 
morphe signifie non à visage humain, mais « à formes humaines. » Or, les 
mamelles, au nombre de deux et placées sur la poitrine, expliquent, si elles 
ne justifient pas entièrement, la désignation du naturaliste suédois. D’un 
autre côté, la division profonde des doigts est le caractère des primates. 
Or, l'aile de la chauve-souris présente beaucoup d'analogie avec la main 
des singes. Si l'on fait abstraction de la toile membraneuse qui larecouvre, 
cette aile estune main, dont les doigts sont très-allongés. Dans les autres 
ordres des mammifères, à mesure qu'on descend dans la série, on voit les 
doigts devenir de plus en plus courts et finir par disparaître. 

M. Aimé de Soland fait remarquer, avec beaucoup de raisons , que les 
chauves-souris, placées par Georges Cuvier dans l’ordre des carnassiers, 
devaient être comprises dans une autre catégorie. Qu'il n'hésite donc pas, 
à l'exemple de Latreille et de Duméril, à faire des cheiroptères un ordre 
distinet, qui prend place immédiatement après les quadrumanes. 

Notre auteur décrit bien la gloutonnerie des chauves-souris. Il en a vu 
qui, aprés avoir avalé une quantité surabondante d'insectes, tombaient à 
terre, comme un homme ivre, ou devenues incapables de diriger leur vol, 
s’accrochaient aux aspérités de quelque mur, et n’en bougeaient plus, tant 
que la digestion n’était pas faite. D’autres, abattues par lui, non-seule- 
ment avaient l’estomac et le gosier tout remplisde petits insectes, mais leurs 
abats-jours en étaient bourrées. La destruction d'insectes que cette voracité 
amène, est bien faite pour nous engager à protéger les chauves-souris, 
d'autant plus que, comme l’auteur l'a remarqué, elles ne s’éloignent pas du 
lieu où elles sont nées. 

Bien dignes de protection sont aussi les petits mammifères insectivores 
de nos contrées, que par suite de préjugés absurdes, on détruit dans nos 
campagnes : le hérisson, la musaraigne et lataupe. À l'égard de cette der- 
nière, M. Aimé de Soland fait des réserves. Il la croit fort utile dans les prés 
etdanslesterrescultivées, mais nuisible dans les jardins. Elle y rend pourtant 
les mêmes services que dans les champs, je veux dire qu’elle les débar- 


Per Te 208 pe 


rasse des larves de hannetons, ce fléau des jardiniers aussi bien que des 
agriculteurs. Faut-il aussi protéger les digitigrades de la famille des mustéliens, 
la marte commune, la fouine, le putois, l'hermine, la belette, que M. Aimé de 
Soland a bien observés et dont il nous donne de bonnes descriptions ? Je 
crois qu’il faut faire une exception pour la marte commune, qui vivant 
presque toujours sur les arbres, détruit une grande quantité d'œufs et de 
petits oiseaux. Quant aux autres espèces, la chasse aux souris et même 
aux rats est leur tâche journalière et leur principale affaire. La petite tête, 
les jambes courtes et la taille allongée de ces animaux leur donnent la 
facilité de s’introduire dans les retraites les plus étroites des souris et des 
rats, et d'en détruire des bandesentières. M. Aimé de Snland a vu une belette 
qui, après avoir étouffé un surmulot, se mit à lui sucer la cervelle, puis 
abandonna sa victime, dont la peau n'avaitaucune déchirure, sauf un petit 
trou à la tête, qui avait servi à la belette pour étancher sa soif sangui- 
naire. C'est en effet la manière dont se nourrissent ces animaux : il est rare 
qu'ils mangent la chair ; le sang chaud leur convient mieux. De là les ra- 
vages qu'ils exercent dans nos basses-cours et dans nos clapiers, quand ils 
peuvent s'y introduire. Eloignons-les de nos habitations, mäis laissons-les 
vivre dans les bois. Il y a quelques années la Hollande à pris l'initiative 
pour abolir les primes que l’on paye encore, dans la plupart des Etats de 
l'Europe, aux gardes-chasse, qui tuent des belettes, des putois, des buses 


et des chouettes. Et elle s'applaudit d’avoir fait cesser les massacres com- 


mis sur des animaux d’une incontestable utilité. 

Les autres carnassiers ne sont pas connus dans l’Anjou ; le loup n’y est 
guère que de passage ; le renard y est assez rare; plus rares encore la 
civette et le chat sauvage. 

Comme partout, les rongeurs y abondent. M. Aimé de Soland les a bien 
observés et bien décrits. Il nous donne aussi d’intéressantes remarques 
sur le petit nombre de ruminants qui y vivent à l’état de liberté, le cerf et 
le chevreuil. Il s’est peu occupé des animaux domestiques, etil a eu raison, 
c'est aux traités d'agriculture qu’appartient le soin de nous signaler les 
qualités et les défauts des races répandues dans les diverses contrées de la 
France. 

M. Aimé de Soland donne des détails sur beaucoup d’usages locaux, 
relatifs soit à la manière dent on chassait autrefois certains animaux, soit à 
l'usage qu'on faisait de leur chair ou de leur fourrure, et aux propriétés mé- 
dicales ou nutritives que l’ancienne Faculté de médecine d'Angers attri- 
buait à la chair de quelques espèces. 

Nous engageons vivement M. Aimé de Soland à poursuivre ses études 
zoologiques sur les autres classes des vertébrés, de manière à publier, un 
jour, une faune complète de cet embranchement. 

Les savants officiels ont les riches collections des musées à leur dispo- 
sition. Ils peuvent bien y étudier les formes et l’organisation des êtres eten 
déduire, jusqu’à un certain point, le régime, les mouvements et les habi- 


nn. ss 


— 209 —- 


tudes. Mais les instincts variés des animaux, leurs amours, leurs mœurs, 
leurs guerres, le naturaliste qui habite la province est bien mieux 
placé pour les observer, surtout s'il se borne à ce qu'ila constamment sous 
les yeux. Celte connaissance des mœurs particulières à chaque espèce, donne 
un grand attrait à l'histoire naturelle et en est une partie essentielle. La 
zoologie générale s’enrichit, à son tour, deces observations. Ce n'est guère 
qu’à cette condition qu’elle peut faire des progrès. 
BourGuIN. 


QUESTIONS A FAIRE AUX MÉDECINS. 


Parmi les papiers relatifs à l'ancienne Université d'Angers qui 
sont déposés à Claye,où nous nous occupons de leur classement, 
nous trouvons sous cetitre : Questions à faire aux Médecins, lanote 
suivante, qui avait été envoyée par la Faculté de médecine à tous 
les médecins de la province : 


1° Quelle a été à peu près la température des années 1772, 1773, 1774 et 
1775 dans le pays qu'ils habitent ? 

2° A quelles maladies sont sujets les habitants de ce pays et quel est leur 
tempérament ? 

3° Quelle a été en général la nature de la petite vérole, de la rougeole 
et des fievres intermittentes ? 

4° Quelles ont été les maladies courantes et populaires, soit dans les villes 
ou dans les campagnes, dans les hôpitaux, dans les prisons ? 

Quelle est leur époque ? 

Quels ont été les symptômes, les dangers et les moyens de guérisons ? 

5° À quelle cause on les a attribuées et s'il y a eu des ouvertures de 
cadavres faites ? 

60 Quel a été l’état des besliaux, a-t-on appris qu'ils aient été attaqués de 
quelque mortalité? 

Que sait-on à ce sujet ? 

Ces observations seront remises au secrétariat de l'Académie royale de 
sciences, qui rendra à chacun le tribut d'éloges et de reconnaissance qui lui 
sera dû; on ne demande que des faits et on prie les médecins zélés qui vou- 
dront bien contribuer à cette collection, de ne point perdre de vue leurs pré- 
cieux exposés et à mettre la dernière main à l'ouvrage qu'ils doivent en- 
voyer. s 


14 


— 9210 — 


EXCURSIONS BOTANIQUES 
FÉVRIER 


GAGEA BOHEMICA. Plâteau de Mouteclere. 
Galanthus nivalis, coulée de Claye, coteau de la cure de Mrs, 
Gaigné près la chapelle de Jean de Gaigué, commune de Müûrs. 


MARS 


Viola MARTHÆ N. 

Chaussis-lès-Angers, après deux années d'observations, j’aicons- 
taté que cette violette était nouvelle pour la science, je lui ai 
donné lenom de Viola Marthæ, en souvenir de ma bien-aimée file, 
Marie-Marthe de Soland, comtesse de Brecey,qui m'a été enlevée 
à l’âge de 29 ans, le 27 mai 1878 ! 

VIOLA SCOTOPHYLLA, Jordan, Chaussis-lès-Angers. 

ViOLA VIRESCENS, Jordan, Chaussis-iès-Angers. 

VIOLA SEROTINA N., Chaussis-lès-Angers. 


AVRIL 


UPHIOGLOSSUM VULGATUM. 
Vignes de Gauhours {canton de Saint Laud). 
VioLa Recheinbergieana, Jordan; Chaussis-lès-Angers. 


MAI 


OBORANCHE HEDEREÆ ; Ghaussis-lès-Angers 

CoryDaLIS LUTEA, murs du jérdin du Mail. 

Evidemment cette plante est naturalisée ; je me rappelle, dans 
ma jeunesse, l’avoir récoltée sur les murs du jardin du Luxem- 
bourg. 


\ 


JUIN 


OPHRYS ANTROPOPHORA. 

Coteaux de Vernusse, commune de Pontigné. 
Rosa BaïLLonI N. 

Environs d'Angers, chemin près la route de Paris. 


— 211 — 


JUILLET 


NYMPHÆA ROSEA N. 

Abondant dans le Layon, je l’ai trouvé pour la première fois 
dans la Lys, près d'Aubigné-Briant. 

PRENANTHES MURALIS. 

Murs de l’ancienne abbaye royale du Ronceray. 


AOUT 


LACTUCA DIVARICATA N. 

Coteaux calcaires des bords du Layon, j'ai trouvé cette 
plante au mois de septembre 1842, aux pieds des rochers de 
Barré. Je la communiquai à Boreau qui, dans la flore, non-seule- 
ment ne m'a pas cité, wais en attribuela découverte à Balard, qui 
ne l’a jamais connue. Boreau a donné plusieurs noms à cette com- 
posée; il l’a d’abord rapportée au Lactuca ramosissima d’Allioni, 
puis l’a désignée par celui de Chondrillæflora à fleurs de chon- 
drille; rien ne iustifie cette dénomination. | 


SEPTEMBRE 


PHYSALIS ALKEKENGI L. Amour en cage. 

Domaine du Pimpéan, commune de Grezillé. 

Aubigné-Briant, vignes près le bourg. 

ILLYSANTHES GRATIOLOIDES. 

Ponts-de-Cé, bras dela Loire de Saint-Aubin; pendant les trois 
quarts de l’année ce bras de Loire est à peu près à sec, il y croît 
une foule de plantes intéressantes pour le botaniste. 


15 NOVEMBRE 1876 


L'Université d’Augers doitcomprendre dans son ensemble trois 
facultés ; celle du droit, celle des lettres et celle des sciences. 
Le 15 novembre 1876, la faculté des lettres a ouvert ses cours 


re 


de philosophie, d'histoire, de littéralure grecque, de littérature 
latine, de littérature française, de littérature étrangère, de litté- 
râture orientale, de grammaire comparée, d'esthétique et histoire 
de l’art. 


19 Mai 1877 


CONGRÈS RÉGIONAL 


Le 19 mai, a été ouvert, sur le Mail et sur le champ de Mars, 
le congrès régional. 

Ce congrès a saus contredit été le plus beau de ceux qui se 
sont tenus à Angers. Outre que les animaux y étaient nombreux, 
les races auxquelles i!s appartenaient, étaient pures, pour la plu- 
part. Nous sommes heureux de voir la triste tendance des crol- 
sements disparaître, les éleveurs ont comprisle peu de ressources 
qu'ils obtenaient de ces animaux iaformes, bons seulement poar 
la boucherie ; espérons que le règne du Durham perfectionné est 
fini. 


La Vache qui paissait au sein du Paradis, 
Et baignait son fanon dans les gazons fleuris 
Etait de race Cotentine. 
Mais l'animal de l'arche, en un boxe enfermé, 
Rationné, frilleux, à la crèche formé, 
Etait un Durham j'imagine 1, 


\ 
Les nouvelles machines et instruments aratoires placés sur le 
champ de Mars montraient les immenses progrès que fait 
chaque année l’industrie afin de venir en aide à l’agriculture et, 


.1 Gustave Vavasseur, d'Agen. 


— 9213 — 


surtout pour remplacer les travailleurs qui désertent de plus en 
plus nos campagnes, afin de vivre dans la débauche et l’oisiveté, 
et jouir des plaisirs trop faciles qu’on rencontre dans les villes. 


CONCOURS HiPPIQUE 


Sar le champ de Mars, l'administration municipale d'Angers 
avait installé un concours hippique. 

C'était la première fois qu'un concours de ce genre avait liea 
à Angers. L’essai n'a pas été heureux ; et pour nous servir d’une 
expression généralement employée par les amateurs de la race 
chevaline, les rosses étaient en majorité ; on y voyait même de ces 
fabuleux quadrupèdes: 


Que ne connurent jamais Buffon ni Lacépède. 


EXPOSITION INDUSTRIELLE ET ARTISTIQUE 


À l’occasion du Congrès régional, la mairie d’Angers avait 
organisé une grande exposition comprenant : lo l’industrie ; 
2 l’art moderne, 3: l'art rétrospectif. 

Malétait cLoisi le moment pour faireune expositionindustrielle, 
la grande exhibition nationale qui se préparait à Paris ;empéchait 
les exposants sérieux de se produire à Angers, aussi, sous tous 
les rapports, cette exposition était loin de valoir sa devancière, 
celle de 1864, Quant à l'exposition consacrée à l’art moderne, 
elle comptait de nombreuses toiles, beaucoup trop nombreuses, 
car nous croyons que le jury n’avaient rien refusé. Au milieu des 
toiles médiocres qui encombraient les salles destinées à la pein- 
ture se trouvaient de jolis tableaux, entre autres la gracieuse 
composition (Mireille) de notre compatriote Jules Lenepveu, mem- 
bre de l’Institut, directeur de l’École des beaux-arts à Rome’ 


1 Ce tableau appartient à M. Ernest Oriolle. 


1, EMA 


On aurait pu, comme à l'exposition de Nantes, avoir des 
tableaux d'artistes distingués ; les peintres de talent originaires 
des provinces voisines à la nôtre se seraient empressés d'envoyer 
quelques-unes de !eurs œuvres à notre salon; il n’eut peut-être 
pas été difficile d'obtenir le concours de MM. Toulmouche, Lu- 
minais, Detaunay, de Nantes, etc., si on avait employé un moyen 
bien simple et que le lecteur devine facilement. 

La grande attraction de l'exposition artistique était le tom- 
beau du géuéral de la Moricière, tombeau malheureusement 
alors inachevé. 

Le Mansolée du général n’étant point encore placé ‘dans la 
cathédrale de Nantes , qu’il nous soit permis de faire une obser- 
vation. Le monument tei qu'ilest disposé, ne produit aucun es- 
pèce d'effet, nous voulons parler de la statue en marbre blanc 
du général ; cette statue ne se voit qu'imparfaitement; il faudrait 
monter dans une échelle pour pouvoir l’étudier dans tous ses 
détails ; il serait facile de baisser le socle du monument, qui 
n'aurait qu'à gagner à ce petit changement ; nous espérons que 
les ornemanistes Angevins qui ont traité avec tant de soins, les 
accessoires du mausolée, comprendront l'importance de notre 
observation. 

Lorsque l'œuvre du statuaire Dubois aura reçu sa destination, 
ce magnifique monument avec sa grande figure du général et ses 
quatre statues allégoriques en bronze placées à chaque angie 
pourra supporter la comparaison avec les plus beaux chefs-d’œu- 
vre que nous a légués la Renaissance, entr'autre le tombeau de 
François Il et de sa femme, qui se trouve aujourd'hui dans la 
cathédraie de Nantes, et qui est dû au ciseau de l’imagier Michel 
Colombe. 

La section contenant l’art rétrospectif était, sans contredit, 
1 partie la plus intéressante de l’exposition ; de magnifiques 
tapisseries, de curieuses faïences, attiraient les regards de l’ar- 
tiste et de l’archéologue. 

Toutes ces richesses n'étaient rien en comparaison de celles 
qu’on aurait pu obtenir, personne n’ignore les belles choses ren- 
fermées dans les châteaux et collections particulières. L’Anjou 
aurait pu, à cette exposition, fournir un contingent artistique 


No 


aussi remarquable que celui de l'exposition de Tours, ce qui 
n’est pas peu dire. 

Nous constatons ici un fait, et n’avons point à nous prévecuper 
des causes qui, vu nos grandes ressources, ont complètement 
fait manquer cette partie de l'exposition. 


EXPOSITION D'HORTICULTURE 


Une exposition d'horticulture était indispensable ; les fleurs 
devaient être représentées à celte exhibition Angevine. 

Le petit champ de Mars, converti en jardin paysager, offrait un 
gracieux coup d'œil. Sous une élégante tente étaient abritées les 
collections soumises à l'appréciation du jury; on y remarcuait de 
très-belles plantes, surtout parmi celles au feuillage persistant. 

Nous ferons deux reproches à cette exposition : elle manquait 
d'espace, et malheureusement l’arboriculture n’était pas suffisam- 
ment représentée. 


EXPOSITION DES ARTISTES ANGEVINS AU SALON DU PALAIS DE L’INDUSTRIE 


À PARIS 
48:11 


‘ PEINTURE 


Pour la peinture nous avons peu de tableaux à signaler; nous 
trouvons au livret deux exposants. 
HUAULT DUPUY (Valentin René), éiève de Sauvageot. 
Landes du Louroux-Béconnais. 
HUBLIN (Emile-Auguste), élève de Picot. 


Coqueite. 
Jeune marchande du Finistère, 


— 9216 — 


AQUARELLES 


Nous en avons remarqué une charmante, signée El.-Luir. Tout 
le monde sait quel est ce jeune peintre angevin, élève de Detaille, 
qui se cache sous ce pseudonyme. 

ASTRUC (Zacharie). 

Saint François d’Assises, d’après Alonzo Caro. 


SCULPTURE 


ASTRUC (Zacharie). 
portrait de Mme 1-Z Astruc — buste plâtre. 

BONNEMÈRE /Léon-Eugène), élève de Bayre et de Mercier 
Pigeon voyageur blessé; groupe bronze. 

ROUX (Julien), élève de M. Jouffroy. 


Portrait du Baron Fernand de Romans, bus'e plâtre. 
Portrait d'André Leroy, horticulteur, buste plâtre. 


TALUET (Ferdinand.) 


Portrait du docteur V... — buste plâtre. 


GRAVURE 


MÉAULI E (Fortuné Louis), 
Quetre gravures sur bois. 


Titre février-acût-octobre, dessin de M. Giacomelli. 


Une gravure sur bois, : 
Etude d'après Régrault. 


— 917 — 


96 OCTOBRE 1877 


L 
Fougères antédiluviennes 


Une découverte importante, au point de vue de la botanique 
fossile, vient d’être faite dans les schistes ardoisiers d'Angers. 
M. Morière, professeur à la faculté des sciences de Caen, a trouvé 
une plaque présentant l'empreinte évidente d'une fougère d'assez 
grande taille. £n communiquant cette nouvelle à l’Académie, 
M. le comte G. “e Saporta., membre de la société Linnéenne de 
Maine-et-Loire, fait remarquer que le terrain silurien d'Europe 
n'ayant encore fourni, en fait de végétaux, que des algues d'une 
nature problématique, la fougère des schistes ardoisiers d’An- 
gers doit être regardée comme la plus ancienne plante terrestre 
qui ait été rencontrée sur notre continent. M. de Seporta a don- 
né à cette fougère le nom d’Æopteris Morierei. Depuis cette dé- 
couverte M. L. Crié a trouvé une nouvelle fougère à Trelazé. M. 
le eamte de Saporta ja désigne sous le nom Æopteris Criei. 

L'origine même de la végétation devra être rejetée au-delà du 
terrain silurien, puisque la fougère d'Angers semble annoncer 
une flore déjà relativement riche et complexe, éloignée des pre- 
miers débuts du monde des plantes, dans des temps tout à fait 
voisins de l'apparition de la vie. 

M. Léo Lesquéreux, qui poursuit en Amérique des recher- 
ches sur les végétaux carbonifères et paléozoïques, avait déjà 
recuel:li des fougères jusque vers la base du terrain silurien. 


9 DÉCEMBRE 14877 


Mgr l’évêque d'Angers, grand chancelier de l’université, a inau- 
guré dans la salle synodale de l'évêché, le 9 décembre 1877, la 
faculté des sciences, 

Cette faculté fut d’abordcomposée detrois professeurs de mathé- 
matiques, d'un professeur dechimie, d’un professeur de physique, 
d’un professeur d'agriculture, d’un professeur de géologie, d’un 
professeur d'histoire naturelle, d’un professeur d’hystclogie 
végétale et d'un professeur d’Orgañographie. Ce dernier, ayant 
donné sa démission, le cours n’a pas eu lieu, 


INTRODUCTION 


A UN COURS DE BOTANIQUE 


AVANT-PROPOS. 


Nous n'avions nullement le désir defaire paraître cette première 
lecon sur la botanique, car notre intention bien déterminée était 
de vivre complétement dans l'étude et la retraite. 

En effet, outre que nos dispositions d'esprit étaient peu por- 
tées à nous livrer en public, nous ne trouvions pas qu'il fût oppor- 
tun de créer pour la botanique, pour cette partie de l’histoire na- 
turelle, un nouvel enseignement, lorsque nous comptions dans 
notre ville une chaire de botanique à l’école secondaire de méde- 
cine, une chaire de botanique à l’école d'enseignement supérieur, 
enfin à l'Université catholique deux chaires de botanique, l’une 
d'hystologie végétale, et l’autre de botanique agricole; aussi, 
avions-nous résisté à toutes sollicitations, lorsqu'on nous fit re- 
marquer que dernier représentant de cette école, qui compta 
dans ses rangs Merlet de la Boulaye!, Davy de la Roche, 
Pantin du Plessis?, Desvaux®, Guépin‘, Auguste Courtil- 


L 


1 Merlet de la Boulaye fut professeur de botanique aux écoles centrales. 
il est le créateur du Jardin des Plantes; c’est lui qui y introduisit le pre- 
mier magnolia qu’on vit à Angers. 

2 Davy de la Roche et Pantin du Plessis furent deux de nos meilleurs 
botanistes. C'est à eux, en grande parlie, qu'on doit la découverte de nos 
richesses florales. Ils sont auteurs de l'excellent guide du botaniste en 
Anjou, intitulé : Herborisations de Merlet de la Boulaye. L'ouvrage fut pu- 
blié en 4809 ; les indications sont tellement précises, qu'aujourd'hui encore, 
ce livre est supérieur à tout ce qui a été fait en ce genre. 

3 Le nom de Desvaux est connu de tout le monde savant. 

# Guépin, auteur de la flore de Maine-et-Loire. 


— 919 — 


ler‘, nous ne devions pas abandonner le terrain où ces hommes 
si distingués combattirent vaillamment pour la science, et qui, 
s'ils furent tant à la peine, furent aussi tant à l'honneur *! 

Nous acceptâmes donc de faire un cours dont nous donnons ici 
l'introduction. Notre tâche ne sera pas ardue, car nos auditeurs 
sont des amis, venant à nous afin que nous leur facilitions la mar- 
che à suivre, dans l'observation des plantes. Ils nous prient, et 
cela avec la plus juste raison, de dépouiller nos leçons de ces for- 
mules algébriques, de ces problèmes si compliqués, qui exigent, 
pour être résolus,de grandes connaissances en chimie et en physi- 
que, connaissances que souvent n'ont point les professeurs qui 
s'engagent dans cette voie, et obtiennent pour résultat d’avoir un 
stérile enseignement. 

Nous avions pensé en voyant avec plaisir la résurrection d’une 
grande imstitution, que la botanique y tiendrait une large place. 
Malheureusement, son enseignement est celui qu'on devait faire 
du temps du roi Dagobert, et quelle école ! !! 


! Auguste Courtiller, fondateur du curieux Musée de Saumur, auteur 
d'un grand nombre d'ouvrages remarquables sur toutes les parties de 
l'histoire naturelle. 

2? Par ces mots tant à l'honneur, nous ne voulons pas dire que ces bota- 
nistes reçurent des distinctions honorifiques, nous voulons dire simplement 
qu'ils eurent l'honneur de faire progresser la science. 

Il est bien rare en effet qu’un savant de province soit récompensé de 
ses travaux. Merlet de la Boulaye, Davy de la Roche, Pantin du Plessis, 
moururent dans l'oubli. Desvaux laissa à peine de quoi se faire enterrer. 
Le docteur Guépin fut décoré, non comme savant, mais bien comme adjoint 
de la ville d'Angers. 

Ce n’est qu'à près de quatre-vingts ans qu'Auguste Courtiller, dont la 
vie n'avaitété qu'un long labeur, vit attirer sur lui les faveurs d’un puissant 
ministre né à Saumur. 

C'est surtout aux charlatans que, la plupart du temps, les faveurs sont 
dévolues, le vrai savant reste toujours dans l'ombre. 

En fait de charlatanisme, nous en pourrions citer un curieux exemple : 
Un pauvre diable dont le bagage scientifique était nal, avait cru un beau 
Jour être botaniste. Dans un langage plus facile que français, il débitait 
sur l'étude des plantes des choses incroyables. Bientôt il finit par s’aper- 
cevoir que son jargon botanique ne menait à rien, il changea de direction 
et se fil escamoteur. Aujourd'hui il a des succès, et gagne de l'argent en 
laisant des feux de Bengale, | 


= HODDUUEE 


En suivant l'exemple de nos devanciers, en adoptant la méthode 
du docteur Baillon, notre illustre ami, le plus grand botaniste de 
l’époque, nous tâcherons de rendre à la botanique le rang qu'elle 
a si longtemps occupé en Anjou. 


MESSIEURS, 


La Botanique est la science qui a pour objet les végétaux, 
on l’appelait autrefois Res herbariæ, la chose des herbes. 

Elles se divise en dix Branches qui sont : 

L'organographie végétale, l’analomie végétale, l’organogénie 
végétale, la physiologie végétale, la teratologie végétale, la patho- 
logie végétale, a phytographie, \a géographie botanique, la Botu- 
nique appliquée et la Botanique fossile. 

Cette partie, dont nous nous occuperons dans ce cours en 
dernier lieu, est des plus intéressantes, elle se rattache à deux 
grandes branches de l’histoire naturelle, la Botanique et la Géo- 
logie. 

Chaque jour, dit un des membres les plus distingués de l’Ins- 
titut, M. Emile Blanchard, ‘ professeur, administrateur au mu- 
séum d'histoire naturelle de Paris, secrétaire de la section des 
sciences du comité historique dans son discours prononcé à la 
Sorbonne, 1877,1ors de la réunion arnuelle des délégués des so- 
ciétés savantes, on arrache à laterre d’immenses masses de 
houille. Dans les parties schisteuses se montrent des empreintes 
ou des restes de végétaux fort étranges ; ces derniers vestiges 
d’une flore disparue ont déjà beaucoup exercé la patience de 
certains botanistes et longtemps encore ils fourniront à la saga- 
cité des investigateurs sujei de se manifester. Ges plantes fossiles 
sont à l’état de purs débris. Dans une effrayante confusion 


1 M. Emile Blanchard est membre de la Société Linnéenne de Maine-et- 


Loire. 


Laden. de. 00 


— 92 — 


giserit les organes isolés d’espèces diverses, restes mutilés, tou- 
jours altérés par suite de la désorganisation des tissus. L'étude 
de si pauvres matériaux ne rebute pourtant pas l'observateur, 
séduit par la grandeur d’une époque fort ancienne. On se trouve 
en présence de types qui ne sont plus représentés dans la na- 
ture actuelle. Si l’on aperçoit une analogie dans la conforma- 
tion d’une organe de la plante fossile avec celui d’une plante 
vivante, en général on constate une opposition des plus saisis - 
santes dans les caractères des autres organes. 

Souvent l'observateur s’est tiré des difficultés sans trop d'em- 
barras pour lui-même. Chaque débris, tige, feuille ou fruit est 
devenu le type da genre. Ainsi la peine a été augmentée pour 
ceux qui s’engageni dans de nouvelles recherches. Par bonheur, 
nous allons en voir l’exemple, peut survenir un scrutateur qui 
tire avantage d'une situation propice pour réparer ses fautes. 
Des parties détachées d’un même végétal ont-elles été consi- 
dérées comme appartenant à différents végétaux, uu jour, au 
milieu des matériaux accumulés, se rencontrent unis des organes 
qui n’avaient encore été vus qu’en état de désurion. Non moins 
profitable à la vérité que les heureuses trouvailles est la méthod2 
dont les sciences naturelles offrent la plu; haute expression. 
Elle assure le succès des geas bien avisés. Une étude de la 
flore carbonifère du département de la Loire et du centre de la 
France en donne la preuve; l’auteur, M. Cyrille Grand’{l'ury ‘, à 
Saint-Etienne, a procédé avec méthode, et la méthode l’a conduit 
à des résultats d’une importance capitale. Ce fut l'erreur des 
premiers paléontologistes de croire qu’un monde nouveau avait 
remplacé en totalité un monde plus ancien ; la faute, de ne pas 
comparer d'une manière suffisante les espèces éteintes aux es- 
pèces vivantes. Aujourd’hui, des vues certainement plus confor- 
mes à la réalité dirigent les investigateurs, M. Grand'Eury 
mettant à profit la bonne fortune d’avoir pu recueillir des restes 
où la structure du végétal était intacte, s’est appliqué à saisir les 
ressemblances des plantes carbouifères avec les types qui s’en 
éloignent le moins dans la nature actuelle, et de cette applica- 


1 M. Cyrille Grand'Eury est membre de la Société Linnéenne de 
Maine-et-Loire. 


PARUS 55 Vpn 


tion a surgi l'évidence de certains rapports. Si les plantes de 
l’époque de la houille doivent la plupart être écartées des groupes 
représentés par les espèces vivantes, elles se rattachent néanmoins 
aux grandes divisions du règne végétal. 

Vivreet se multiplier, telle est la destinée des plantes, toutes 
leurs parties, feuilles, tige, racines, eic., concourent à ce double 
but d’une manière plus ou moins active, plus ou moins efficace. Ce 
sont autant d'instruments, ou, comme disent les botanistes, autant 
d'organes qui ont chacun leur rôle, et la description de leurs carac- 
tères extérieurs, c’est-à-dire de leur forme, de leur couleur, de 
leur position relative, etc., constitue l'Organographie végétale. 

Avant d'entrer ea matière, nous ne pouvons nous empêcber, 
dans l'intérêt de ia science , de protester contre cette mons- 
trueuse théorie qui a pour but d'enseigner que les végétaux 
croissant sur les animaux vivants appartiennent aux végétaux 
phanérogames , ces végétaux sont des cryptogames et unique- 
ment des algues et des champignous , en outre , ils font partie 
des tribus inférieures de ces deux groupes, c’est-à-dire celles 
qui renferment les êtres dont l’organisation est la plus simple. 

D'abord, permettez-moi, messieurs , de vous parler de ces 
grandes institutions, où la botanique fut si longtemps en hon- 
eur, surtout dans nos anciennes universités , que le souffle ré- 
volutionnaire a pu abaitre, mais qui, par les hommes rt les tra- 
vaux qu’elles ont produit, ont laissé une mémoire impérissable ". 

L'université d'Angers était, messieurs, comme vous le savez 
tous, composée de quatre facultés : 

La faculté des Droits, 

La faculté de Théologie, 

La faculté des Arts, 

Et la faculté de Médecine ?. 

La faculté des Droits, la plus ancienne, tint jusqu’en 1472 ses 
séances rue de l’Aiguillerie , puis aux Grandes-Écoles au lieu 
même où est le théâtre. En 1373 elle comptait huit régents et 


1 Les anciennes universités n’ont rien de commun dans leur organisation 
avec celle de l’État, ni même avec les universités libres. 

2 Nous en possédons les archives . elles sont déposées dans notre musée 
de Chaussis-lès-Angers. 


NÉS À 
en 4680 un arrêt du Conseil porta lenombre deschaires à quatre, 
dont une de Droit français. 

La faculté de Théologie se réunissait dans une salle située au 
dessus des cloîtres de l’église Saint-Maurice. 

La faculté des Arts, qui n’était autre que nos facultés des 
Lettres, avait son siége dans un hôtel situé place Saint- 
Martin. 

Sur la même place se trouvait l’école de la faculté de Méde- 
cide, qui émigra plus tard aux Grandes-Écoles, puis à l'hôpital 
Saint-Jean-l'Évangéliste. Son jardin botanique occcpait un 
vaste emplacement au tertre Saint-Laurent. 

Autour de ces facultés rayonuaient de sombreux culléges, pé- 
pinières, de l’Université et dont plusieurs comprenaient des 
hôtelleries, ce que de nos jours uoas appellons des internats afin 
de loger les écoliers. 

La faculté de Médecine, messieurs, enseignait {out ce qui était 
du domaine des sciences. 

Cette faculté exerça jusqu’à cette époque où on proserivit ia 
science, où être savant c'était être suspect et envoyé à a mort. 

Vous vous rappelez, messieurs, les sinistres paroles adressées 
par le chef du tribunal révolutionnaire de Paris à Lavoisier, qni, 
condamné à l’échafaud, demandait un sursis de quelques jours, 
afin de terminer un mémoire important sur une découverte re- 
lative à la transpiration. « La république n'a pas besoin de chi- 
miste », lui répondit l’homme de sang, et, le 8 mai 1794, le fonda- 
teur de lachimie moderne avait la tête tranchée. 

La plupart des professeurs de l’univérsité d'Angers furent 
livrés au couperet révolutionnaire ou s’exilèrert. Tel fut le sort, 
pendant cette horrible période, réservé aux hommes de lettres 
et de sciences. 

De 1794 à 1878, la science a marché à pas de géants, eh 
bien! messienrs, malgré les découvertes de nos jours, malgré 
les hommes éminents qui chaque année, obtiennent dans les 
sciences qu’ils cultivent, des résultats merveilleux, je ne puis 
m'empêcher d'admirer le grand savoir des docteurs régents de 
nos anciennes Universités, surtout en botanique. 

Si ces savanis distingués sont tombés dans l’oubli, pour beau- 


LE ee Le 


coup ils sont loin de l’être, surtout pour ceux qui ont consacré 
leur vie à l’étude de l'observation et de l’analyse. 

Molière, dans ses spirituelles comédies du Médecin malgré lui 
et du Malade imaginaire, s'en est donné à cœur joie sur ces 
médecius de son temps, qui, pour toutes les maladies, disaient 
qu’il fallait : 


Clysterium donare, 

Posteà seignare, 

Ensuita purgare 

Mais si maladia, 

Opiniatria, 

Non vultse garire, 

Quid il facere ? ‘ 

Reseignare, repurgare, reclyseristare. 


Cerics, si Molière eût raison avec sa verve comique, de livrer 
au ridicule les empiriques, il eût tort, dans sa satyre, de com- 
prendre un des docteurs les plus renommés d'alors, je veux 
parler d’une des illustrations de l’Université de Paris, de 
Fagon, médecin du roi Louis XIV. Vous connaissez le rôle gro- 
tesque que Molière fait jouer, dans son Malade imaginaire, au 
docteur Fagon, qu’il désigne sous le nom de M. Purgon. 

Argau, malade de M. Purgon, refuse de prendre le clystère 
de l'apothicaire Fleurant ; Purgon, irrité, menace Argan de tous 
les maux. 


« Je veux, lui dit-il, qu'avant qu'il soit quatre jours vous deven'es 
dans un état incurable. 

Que vous tombiez dans là bradypepsie !; 

De la bradypepsie dans la dyspepsie ? ; 

De la dyspepsie dans l’apepsie * ; 


1 Bradypsie degection lente imparfaite. 
2 Dyspepsie degection mauvaise. 
3 Apepsie, privation de degection. 


Snap mu À nr 


MODE 


De l’apepsie dans la lienterie ! ; 

De la lienterie dans la dyssenterie ; 

De la dyssenterie dans l’hydropisie ; 

Et de l’hydropisie dans la privation de la vie, où vous aura conduit 


votre folie. » 


Guy-Crescent Fagon fut, messieurs, un grand botaniste et un 
grand médecin; la botanique et la médecine étaient alors tout 
un. Les premiers mots qu’il bégaya furent des nons de plantes ; 
la botanique fut sa langue maternelle. 

Il était neveu de Guy de la Brosse, médecin de Louis XII, 
fordateur et intendant du jardin du roi. La médecine devint 
d’abord l’objet spécial de ses travaux. Dans une de ses thèses, 
il examine s’il existe réellement une génération spontanée des 
animaux et des végétaux. 

Premier médecin du roi, il devint, en 1694 surintendant du 
jardin royal et donna au Roi l’idée d’envoyer Tournefort dans le 
Levant, pourenrichir ce jardin de nouvelles plantes. 

Je crois, messieurs, que c’est ici le moment de vous parler de 
l'organisation primitive du jardin du Roi, puis dé celui de l’Uni- 
versité d'Angers. 

Ce fut toujours en vue de la médecine et dela pharmacie que 
les jardins botaniques furent fondés. 

L'origine du jardin des plantes de Paris est p :s galante. Les 
dames de la cour de Henri {V avaient la passion de broder des 
fleurs au tambour ; mais bientôt elles se lassèrent de reproduire 
la pâquerette, l'églantine et le bouton d'or. Les maris et les 
amants se mirent en quête de fleurs étrangères. Or, il y avait à 
la pointe de la cité, sur l'emplacement où l’on voit encore la 
place Dauphine, un enclos appartenant à maître Jean Robin, 
« apothicaire et simpliste du Roi, c’est-à-dire herboriste. » Il 
faisait venir ses plantes de Hollande, vendait les fleurs aux dames, 
mais refusait de donner des bulbes, des caieux ou des graines, 


! Lienterie, espèce de dévoiement dans lequel on rend les aliments 
_presque tels qu’on les a pris. 


15 


DE © CRE 


Aussi Guy-Patin, le célèbre adversaire de l’émétique, l’avait-il 
surnommé « le dragon des Hespérides. » Ce jardin n'était pas 
sans importance. car, en 1601, Robin publia un catalogue de 
1,300 plantes, et le dédia à la faculté de Médecine. Henri IV et 
Louis XII favorisèrent Robin, dont le fils Vespasien porta,en 
1624, à 1,800 le nombre des espèces cultivées dans l’enclos 
paternel. : 

Guy de la Brosse, l’un des médecins ordinaires de Louis XII, 
conçut la pensée de fonder un Jardin des Plantes, entretenu par 
l'Etat ; pour justifier son projet, il parle d'abord du jardin de 
l’apothicaire Robin, qui remontait à 1570, environ. Hérouard, 
premier médecin de la Cour, entra dans les vues de Guy de la 
Brosse ; le roi se laissa convainsre, et en 1696, des lettres pa- 
tentes, enregistrées au Parlement, ordonnèrent la création d’un 
Jardin royal de plantes médicinales. La mort d’'Hérouart retar- 
da jusqu’en 1633 l'acquisition des terrains nécessaires qui appar- 
tenaient aux religieux de Sainte-Geneviève. En 1635, la Brosse 
fut nommé intendant du Jardin royal, et trois professeurs y firent 
des cours sur les plantes et leurs préparations pharmaceutiques ; 
en 1636, il réunissait dans le jardin plus de 1,800 espèces, 

nombre qui s'élevait en 1640 à 4,360, et en 1665 à 4,000. 
Guy de la Brosse mourut peu de temps après son installation. 

L'impulsion était donnée, et Vallot, qui guérit Louis XIV avec 
du vin émétique, Fagon, Tournefort, Vaillant, Antoine de Jus- 
sieu, jetèrent un grand éelat sur l’enseignement du jardin 
royal. 

Tournefort eut, de son vivant, une influence immense sur les 
progrès de la botanique en France, ses travaux le firent aussi 
célèbre que le furent, vers la même époque, Descartes et Pas- 
cal. Son système de classification rendait la science facile et 
pour ainsi dire populaire, Tout le monde voulut faire de la bota- 
nique en suivant ses préceptes; elle devint comme la science à la 
mode, et la Cour même donna sur ce point le ton à la ville. I 
fut alors de bon goût d'herboriser, non pas seulement jusqu’à 
Vincennes ou au parc de Saint-Maur, mais même au sortir des 


1 Baiïllon. 


— 997 — 


Tuileries par les portes de l'Ouest, pour aller dans un bois 
proche du Cours-la-Reine et nommé les Champs-Elysées, où 
se récoltaient, entr’autres, certaines espèces rares de fougères et 
d’orchidées. 

ournefort est véritablement le père de la botanique fran- 
çaise. Quand ce grand homme mourut, il restait de son œuvre 
d’autres objeis matéricls que ses écrits; le jardin oùil avait 
enseigné la botanique, et où se trouvent encore quelques-uns 
des arbres vénérés de l’école botanique quai furent plantés de son 
vivant, entr'autres le premier acacia introduit par Robin, et qui 
portele nom de ce célèbre jardinier. Tournefort fût le précurseur 
de cette grande école, qui, il y a quarante ans, au témoignage 
uoanime de toute l’Europe, était à la tête des sciences natu- 
relles. 

Cuvier, Geoffroi Saint-Hilaire, Lamacck, de Blainville, Dume- 
ril, Latreille, Savigny, représentaient la zoologie. Laurent et 
Adrien de Jussieu, Desfontaines, Mirbel, Cassini, Richard, La 
Billardière, Du Petit-Thouars, Brongniart de Cardolle et le 
même Lamarck, la botanique ; mais aussi, à cette époque, le 
Jardin des piantes de Paris, théâtre de leurs travaux, était un 
établissement unique et sans rival dans le monde. De Humboldt, 
capable de le juger dans toutes ses parties, l’appelait la grande 
institution du Jardin des plantes. 

Il faut se défier, messieurs, du vrai mérite de ces savants qui 
sunt algébristes ou physiciens parmiles botanistes, et botanistes 
parmi les chimistes et les géomètres. Quand le muséum de Paris 
était le centre véritable et presque uaique de la botanique euro- 
péenne, on tenait à honneur, chez nous, de n'être que botaniste, 
comme d’autres auraient pu se glorifier d'être de grauds géo- 
logues, de grands zoologistes, de grands chimistes ou de grands 
mathématiciens. La confusion dans les mots et dans les idées 
ue saurait constituer un progrès dans les sciences; il arrive mal- 
heureusemeut, qu’en se donnant le beau nom de physiologiste, 
on s’attire, à peu de frais, la faveur de ceux qui dispensent les 
situations scientifiques, et se laissent prendre au bruit de pré- 
tendues découvertes, bientôt suivies de non moins éclatantes 
rétractations. 


MONS NE 


Cependant et par un singulier malheur des temps, les vérita- 
bles botanistes sont souvent, à cette triste époque et dans ce 
pays troublé, ou pauvres comme Adanson et Desvaux, ou dé- 
pouillés comme Tournefort, ou calomniés comme Lamarck ; ilsne 
se découragent pas, toutefois, et ils se réfugient dans le travail, 
qui est pour eux un devoir, un honneur, une consolation et sur- 
tout une espérance : celle de voir la botanique française recon- 
quérir un jour le premier rang qu’elle a si longtemps occupé! 

“Pardon, Messieurs, de cette digression, qui trouve naturelie- 
ment,dans les circonstances actuelles, son application ; elleest tirée 
de la préface d’un nouveau dictionnaire de botanique, publié par 
le docteur Baillon, directeur du Jardin des Plantes, de la faculté de 
médecine de Paris, et revenons au jardin du Roy. 

Le jardin du aoy subsistait, sinon prospère et grandiose comme 
on l’a vu depuis, au moins parfaitement eu état de remplir le but 
que s'était proposé son fondateur !. 

Il est intéressant de trouver, au frontispice du grand ouvrage 
de Tournefort, une image fidèle de ce qu'était alors ce jardin 
avec ses principales plates-bandes, ses pépinières et son laby- 
rinthe, fort analogues, au moins dans l’ensemble, à cequ’ils sont 
de nos jours. 

Ua autre jardin royal, plus jeune en gloire mais non moins 
céièbre à une époque un peu postérieure, était ce petit parterre 
de Trianon, dont la création, due à Louis XV, devint le caprice . 
d'unereinecharmante, Marie-Antoineile, mais où devait se révéler 
la dynastie des Jussieu, et qu’on s’est plu à considérer presque 
de tout temps comme le berceau de ce qu’ou appelle la méthode 
naturelie. 

Bernard de Jussieu y traça, en 1759, le premier plan de la dis- 
tribution des végétaux, ators connus en famille naturelle, perfec- 
tionnée plus tard par son neveu dans son Genera plantarum. 
Muni d’une prodigieuse quantité de faits, résultat de ses longues 
et continuelles observations, Jussieu n’attachait aucun prix aux 


1 Baillon, préface d’un nouveau dictionnaire de botanique. 


SR LE 


méthodes, le livre de la nature était le seul qu'il recommendât 
constamment. 

J.-J. Rousseau, désirant étudier la botanique, lui fit demander 
quelle méthode il devait suivre: « Aucune, répondit Jussieu ; 
qu'il étudie les plantes dans l’ordre que la nature les lui offrira, 
qu'il les classe d’après les rapports que ses observations lui fe- 
ront découvrir entre elles. Il est impossible, ajouta-t-il, qu'un 
homme d'autant d'esprit s’oceupe de botanique, et qu'il ne nous 
apprenne pas quelque chose. » 

Le désir d’être le législateur de la botanique lui était tout à 
fait indifférent ; il lui suffisait d’en accélérer les progrès, et ja- 
mais on n’a vu un zèle olus ardent pour l'avancement des scien- 
ces, allié à plus d’insouciance poar l'honneur d'y avoir con- 
tribué. Souven il retrouvait ses découvertes publiées par d’au- 
tres, et n’avait pas l’air de se souvenir de les avoir faites. On 
lui c'tait un jour un plagiat de ce genre : 

« Eh bien! que m'importe, répondit-il, pourvu que la chose 
soit connue. » 

On doit à Bernard de Jussieu la plantation du magnifique 
cèdre du Liban, qu'on voit au Jardin des Plantes de Paris ; il 
l'avait reçu du botaniste anglais Sherard. 

Il fut ie second dans l’ordre des dates des savants de cette 
lignée, au nombre de einq, que la botanique a tant illustrés, 
mais qui, aussi, firent tant pour ses progrès et sa grandeur. 

Le premier avait été Antoine de Jussieu, son frère aîné, qui 
occupa au jardin du Roy la place de Tournefort. Le troisième 
frère des deux précédents fut Joseph de Jussiéu, dont ies recher- 
chesbotaniques nefurent passans uiilité, mais qui, envoyé au Pérou 
pour accompagner Bouguer et La Condamine, dans leur célèbre 
voyage, nerevint mourant en France qu'après une absence de plus 
de trente-six arnées. Il avait étéélu membre de l’Académie au 
mois demai 1373, et, par un singulier hasard, pendant trente- 
cinq ans qu'il fut membre de cette société savante, il ne mit 
jamais les pieds dans l’enceinte où se tenaient ses séances. On 
lui doit l'introduction de l’Héliotrope, aujourd’hui si répandue 
daas nos jardins et dont il envoya des graines à son frère 
Bernard. 


— 230 — 


Antoine-Laurent de Jussieu fut le quatrième et le plus célèbre 
des botanistes de la famille; c’est en 1789, qu'il fit imprimer son 
Genera plantarum , ouvrage dont ie titre est tout à fait insépa- 
rable de l’idée de la méthode naturelle. 

Eofin, messieurs, le dernier de cet illustre famille fut Adrien 
de Jussieu, son fils. 

Tous ceux qui, comme moi, ont pu vivre avec lui dans cette 
intimité de l’école, savent l’heureuse influence de ses herbori- 
sations sur les jeunes esprits et quelle sage direction il a su 
leur imprimer. : 

Je suis ici heureux de rendre un témoignage public de recon- 
naissance à celui qui fut mon maître et mon ami. 

L’élan donné à Paris par tes botanistes dont nous venons de 
parler, ne tarda point à être suivi en province. Les docteurs de 
notre Faculté de médecine, qui, eux aussi, avaient bien leur 
valeur, car, pour y régenter, il fallait avoir été reçu docteur dans 
les trois Facultés d'Angers, de Caen et de Montpellier, organi- 
sèrent un vaste jardin des plantes sur le tertre Saint-Laurent. 
Ce quartier, presque abandonné aujourd’hui, était le plus fré- 
quenté de la ville, c'était le faubourg Saint-Germain d'Angers. 
Les beaux hôtels qu'on y voit encore nous indiquent qu’ils 
durent être habités par une population aristocratique !. En 
1745, la direction de ce jardin fut confié à Pierre Berthelot, 
seigneur du Pasty, docteur régent de la Faculté de médecine 
d'Angers, professeur de pathologie, de physiologie et de 
botanique *. 

Ce jardin, parfaitement classé d’après laméthode de Tournefort, 


1 Sur la façade de l’un de ces hôtels, situés rue de l’'Hommeau, no {, on 
lit celle inscription : à 


Garde-toi bien de tomber en affaires . 
Peu sont amis de fortunes contraires. 


? Berthelot du Pasty était de ma famille, qui jusqu'à ce jour a toujours 
compté des botanistes, 


— 931 — 


avait, devant chaque plante, une étiquette portant le nom du 
genre de la famiile de l'espèce, et l'indication de l'utilité de la 
plante. Cette école de botanique fut fréquentée par de nombreux 
étudiants qui suivaient les cours de du Posty; c'est là qu'il dé- 
montrait l« propriété des plantes, in horto plantirum demons- 
trabat, nous dit le programme du cours de cette époque. 

Ce professeur fut Je premier q'i fit faire à ses élèves des her- 
borisations ; souvent elles dureient plusieurs jours; on quittait 
la ville accompagnés dechevaux et mulets portantles provisions 
et Les objets nécessaires pour pareille expédition, ces herborisa- 
tions étaient de véritables fêtes ; les docteurs régents aban- 
dornaicot dans ce moment leur gravité pour partager les 
joyeux ébats de la gent étudiante. On s’en revenait toujours 
avec un abondant butin : chevaux, boîtes suffisaient à peine pour 
porter et contenir les richesses florales ; souvent les jambes des 
jeunes naturalistes étaient un peu lasses; mais l'estomac n’était 
jamais vide, si nous en jugeons d’après les mémoires des four- 
pisseurs, que la Faculté, dans ces circonstances, se chargeait 
d’acquitter. 

Uu mot, messieurs, sur les hommes célèbres qui visitèrent 
notre université et en devinrent les protecteurs. En tête de tous 
citons Gaston d'Orléans, comte de Blois, fil: d'Heari [V, frère du 
roi Louis XUI ; il était né à Fontain-bleau en l’année 1608, 27 
avril. Botaniste distingué il se montra, dit Tournefort, supé- 
rieur à tous les autres princes, lorsqu'au milieu du tumulte des 
armes, il sut illustrer la botanique non seulement comme tant 
d'autres par ses dons générenx, mais aussi par la science pro- 
fonde qui brillait en lui. 

În eo certe principe cœæteros vicit quod inter armorum stre- 
pitus, non sumptibus tartim ut alii, sed doctrinàä quâ pollebat 
maximà Botanicem illustraret, pag. 49. 

Denui: 1635, Gaston d'Orléans s’étaitfixé au château de Blois. 
De cette résidence il entretenait une active correspondance aves 
ses #nciers maîtres, les docteurs régents de l'Université d'Angers. 
Le jardin du château de Blois, déjà célèhre par les travaux qui y 
avaient 616 faits sous le règne de Louis Xif, d'Henri IV et par la 
reine Cetherine de Médicis, fut converti d’après les conseils de 


— 932 — 


nos docteurs-régents en un magnifique jardin botanique. En 
1653, on y comptait quinze cents espèces de plantes vérifiées 
par les botanistes de notre Université; deux mille cent quatre- 
vingt-douze en 1655 et deux mille cent soixante-quatorze en 
1660. 

La mort de Gaston d'Orléans, qui eut lieu le 2 février 1660, 
détruisit la prospérité de ce beau jardin. Bernier, dans son his- 
toire de Blois, imprimée en 1682, dit que « la mort du prince fut 
« suivie dela destruction du plus bel amas desimples qui fut dans 
« l’Europe, et qu’on ne voyait plus dans ce jardin que quelques 
« grands arbres étrangers qui n’avaient pas besoin de culture 
«comme les arbrisseaux et les plantes. » 

Pendant longtemps on remarqua dans ce jardin deux magni- 
fiques chênes cerr's. Les habitants de Blois avaient une 
véritable vénération pour ces arbres plantés par le fils du Béar- 
nais, et, jusqu'à la révolution, chaque année leurs fruits étaient 
envoyés à Versailles. | 

Le conventionnel Grégoire, qui était un ancien évêque 
constitutionnel de Blois, dans son rapport fait à 11 Convention, 
sur les moyens d'améliorer l’agriculture en France, dit : « Autre- 
fois à Blois était le jardin de Gaston ..…. en 1776, il y restait 
encore deux énormes platanes , un chêre vert, un quercus 
cerris et un érable de Montpellier , dont la grosseur altestaif le 
succès de ce genre de culture. » 

Gaston d'Orléans, à qui Linné consacra sous le nom de Bor- 
bonia un genre de plantes exotiques de la famille des légu- 
mineuses sut toujours s’entourer de botanistes éminents, 
entr’autres Morisson et Guettard. 

Après la bataille d’Aberdeen, où il avait reçu de nombreuses 
blessures, un gentiliomme écossais, Robert Morisson, qui 
devait un jour, par ses travaux , illustrer la botanique , croyant 
la cause d's Stuarts perdue, brisa son épée et se réfugia en 
France, afin d’y étudier la médecine. 

Il voulut d’abord se fixer à Paris. Mais bientôt il s’aperçut que 
le climat était funeste à sa débile santé et on lui conseilla celui 
plus doux de la province d'Anjou. ]1 quitte donc Paris et à 
petites marches, il arrive à Angers, épuisé de fatigues, couvert 


— 923 — 


de haïllons, portant sur son visage de nobles cicatrices ; il se 
présente devant la Faculté afin d'y payer les droits de bourse, 
ce que aujourd'hui nous appelons les inscriptions. 

A la vue de ce jeune homme, à la figure si sympathique, au 
récit de ses misères, les docteurs régents, à l’unanimité, le dé- 
clerèrent exempt de tous droits Mais Morisson, fier comme 
tout homme de sa race, prit une plume et inscrivit sur le registre 
de la Faculté la formule suivante que je m'en vais vous traduire: 


Moi, Robert Morisson. Ecossais, né à Aberdeen, je reconnais devoir à 
MM. les Docteurs de la Faculté de Médecine d'Angers, tous les droits de 
bourse qui leur appartiennent et qu’il est d'usage de payer pour prendre 
tous les grades en médecine et recevoir le doctorat; lesquels droits fixés 
par lesdits docteurs, agissant bienveillamment avec moi, je jure et promets 
de bonne foi d’acquitter suivant leur stipulation aussi longtemp* que je de- 
meurerai dans cette ville et que j'y exercerai la médecine ; je m'engage en 
outre à répondre publiquement, à revêtir les insignes du doctorat, selon la 
coutume de ladite Faculté e: à supporter ious les frais à ce nécessaires, 
nonobstant ceque lesdits docteurs m'ont accordé dans l’examen particulier et 
approuvé que j'ai subi. En foi de quoi, j’ai signé les présentes letires de ma 
propre main, l’an du Seigneur 4548, le 19° jour d’août !. 

Signé : MorissoN. 


! Ego Robertus Morisson , Scotus Nœabredonensis, volens fateor me de- 
bere Dominis. Doctoribus Facultatis Medicinæ Andegavensis omnia jura 
bursarnm illis debita et persolvi , solita pro adeptione graduum medicinæ 
et doctoratus quæ jura mihi a dictis Dominis doctoribus benigne mecum 
agentibus credita sunt quæque juratus spondeo et bona fide promitto me, 
illis stipulantibus persoluturum quandocumque in hac civitate immorari et 
medicinam facere voluerc ; in quo casu insuper polliceor publice respondere 
et insignia doctoralus pro more diciæ Academiæ assumere et omnes sump- 
tus adeam rem fieri solitos, sustinere, non obstantibus ceteris quas mihi 
prædicti Domini doctores habito prius privato examine et comprobato con- 
cesserunt. In cujus rei fidem præsentes litteras propria manu subscripsi, anno 
Domini supra millesinum quadragesimo octavo die mensis Augusti decima 
nona. 

Signé : MORISSON. 

(Université d'Angers, Faculté de Médecine, registre des contre-l‘itres 

des externes). 


— 73h — 


Reçu mé@ecin, Morisson se livre exelusivement à la botanique. 
Intime ami de Vespasien Robin, qui professait cette science au 
jardin du Roi, il fut recommandé par ce dernier à Gaston d'Or- 
Iéans, qui lui confia la direction de son jardin de Blois { Magni- 
fici Gastonis opus), fonctions qu’il exerça pendant deux apnées. 
Il ne perdit point pour cela l’Anjou de vue, ses herborisations 
aux bords de la Loire en sent la preuve. Charles IT d'Angle- 
terre, en apprenant la mort de Gaston d'Orléans, qu'il était venu 
visiter à Blois, se souvint de Morisson, du soidat d’Aberdeen, 
qu'il avait vu à la tête du jardin du prince , son ami ; il l’appela 
près de lui, le nomma son premier médecin et professeur de 
botanique à Londres. Reçu en 1669 docteur à Oxford, il fut 
désigné pour ia chaire de botanique de cette université. Au faîte 
des honneurs et de la célébrité, il n’oublia jamais notre pro- 
vince, qu’il regardait comme sa seconde patrie, et où il avait 
étudié les premières notions d'une science qu'il sut élever à un 
baut degré. 

Guettard, qui, comme Morisson, prit une part si intelligente 
dans la direction du jardin de Gaston d’Orléans, n’était point un 
élève de notre Université; toutes ses études furent faites à Etam- 
pes, sa ville natale, puis à Paris. Jainais savant étranger à notre 
province ne fit tant pour elle que Gu?ttard ; non-seulement il 
entretenait de nombreuses relations avec les hommes distingués 
de l’Anjou, mais par ses herborisations, ses courses géologiques, 
il enrichit notre faune et notre flore d’un grand nombre d'espèces 
non décrites avant lui. Gitons encore ses observations sur nos 
rivières, son mémoire sur nos ardoisières, etc. L’Anjou fut tou- 
jours une province chère à Guettard ; Blois et Angers étaient les 
deux villes qu'il affectionnait le plus. Aussi avons-nous cru de- 
voir payer un tribut de reconnaissance à la mémoire de ce grand 
naturaliste, en publiant dans l’année 1875 (Annales de la Société 
Linnéenne), une étude complète sur les œuvres de Guettard. 

Si nous voulions ici, messieurs, vous parler des hommes illus- 
tres en dehors de la botanique qui vinrent étudier à notre Uni- 
versité, nous vous citerions l’habile physicien dont s’honore la 
ville de Blois, l'enis Papin, qui se fit recevoir docteur en méde- 
cine à la faculté d'Angers. Cette circonstance de la vie de Denis 


Matane | 


= ME 


Papin est complètement ignorée de ses biographes qui, tous, lui 
donnent le titre de médecin, mais qui, tous aussi, ne sont pas 
d'accord sur la ville où il prit ses grades. Les archives de la fa- 
culté d'Angers nous apprennent l’année de sa réception, 1671. 
C'est une gloire pour la faculté de médecine d’A’gers d’avoir 
ouvert le domaine de la science à un homme dont la réputation 
devint si populaire. 

En 1730, Buffon vint à Angers étudier la médecine et faire 
son académie ; on appelait alcrs faire son académie, suivre les 
cours de l'académie d'équitation. Cette académie est aujoard'hui, 
comme vous le savez, convértie en caserne d'infanterie. Il se 
lia de suite avec un étudiant de son âge, Berthelot du Pasty, une 
de nos gloires en botanique. Un duel fit partir Buffon d'Angers. 
Ji ue resta qu’une année dans notre ville ; peut-être s’il y fût de- 
meuré plus longtemps, eût-il partagé les goûts de son ami et au 
lieu de devenir un éminent zoologiste , la botanique eut peut- 
être compté en lui un maître de plus. 

Dans un travail que nous préparons , nous donnerons de eu- 
rieux détails inédits sur le séjour de Buffon en Anjou. Buffon 
demeurait tue de la Croix-Blanche, chez une veuve Claveau. 

Pèu de provinces, messieurs, comptèrent aUlant de botanistes 
que la nôtre. Ainsi le 10 mars 1777, tout ce que l'Anjou renfer- 
wait d'hommes se livrant aux scieuces naturelles se réunit afin 
de former une associalion qui prit letitre de Société des bola- 
nistes-chimistes. Cette association se plaça sous le puissant pa- 
tronage de Monsieur, frère du roi, depuis Louis XVIIF, et orga- 
nisa un jardin botanique dressé d’après le système de Tourue- 
fort, dans un enclos situé à l'entrée du faubourg Bressigny, der- 
rière l'impasse Saint-Christophe, aujourd'hui rue Béclard. 

Bientôt ce jardin devint insuffisant pour contenir les nom- 
breuses plantes qui étaient envoyées aux Botauistes-chimistes 
des divers points de l'Europe. Ils transportèrent donc leurs serres, 
leurs collections et leur école dans un terrain beaucoup plus spa- 
cieux, appelé le Closerie des Bassins, vallée Saint-Samson, au 
lieu même où est aujourd'hui le jardin municipal. 

L'association des botanistes-chimistes, qui fit tant progresser 
la science en Anjou, dut se dissoudre pendant la Terreur de 


— 236 — 


1793. Cette association reprit vie en 1798. seulement elle chan- 
gea de ncmet fut connue sous la dénomination de Société des 
Naturalistes. La révolution de 1830 vint paralyser ses efforts et 
cette société cessa de se réunir. En 1852 nous essayâmes, avec 
les anciens membres de la société des Naturalistes, de reconsti- 
tuer cette association. Nous fondâmes la société Linnéenne, les 
succès que notre société a obtenus dans le monde savant, tant 
en France qu’à l'étranger, sont pour nous un grand encourage- 
ment et un vif stimulant pour l’avenir. 

J'allais oublier, messieurs, de vous parler du botaniste le plus 
célèbre de l'association des Botanistes-chimistes, d'Aubert du 
Petit-Thonars, élève du collége de la Flèche, dont les travaux 
publiés de 1778 à 1899, lui firent ouvrir à juste titre les portes 
de l’Institut. 

Nous aurons dans ce cours plus d’une fois l’occasion de vous 
entretenir Jde notre illustre compatriote, de ses ouvrages des 
cultures qu’il fit opérer à la pépinière du Roule, dont il fut le 
directeur. Aujourd'hui permettez-moi de vous raconter sur ce 
botaniste une petite anecdote. 

Aristide du Petit-Thouars, le célèbre commandant du Tonnant 
qui devait mourir glorieusement au combat d’Aboukir, avait 
entrepris une expédition aventureuse. Il voulait aller à la 
recherche de la Peyrouse, dont on ignorait le sort. Il fit part de 
ce projet à son frère Aubert qui s’y associa et donna pour accom- 
plir ce voyage, sa démission de lieutenant au régiment de la 
Couronne. 

Pendant qu’Aristide s’occupait des préparatifs, achetait deux 
bâtiments, son frère explorait à petites journées la Bretagne, et 
se dirigeait sur Brest, où était le rendez-vous. La France se 
trouvait à une des époques les plus calamiteuses de son his- 
toire. Partout des comités révolutionnaires, ces pourvoyeurs de 
l’échafand étaient organisés. Dans une petite ville des environs 
de Quimper, Aubert fut rencontré la boîte sur l’épaule, la pioche. 
en main, colligeant les plantes qui croissent dans ce pays. 

Aubert du Petit-Thouars, généralement comme tout homme 
de science, s’occupait peu de politique, il gémissait des mal- 
heurs de la patrie et cherchait dans l’étude à oublier le préseut, 


— 937 — 


L’accoutrement du jeune naturaliste, sa marche à pas comptés 
dans les plaines, la rapidité avec laquelle il gravissait les côteaux, 
les heures qu’il passait à chercher dans les plus petits fossés, 
tout cela parut suspect aux patriotes du lieu, et une députation 
des plus éprouvés fat chargée de l'arrêter. 

— Eh! citoyen, lui dit en l’abordant le chef de la troupe, 
qu'est-ce que tu fais ici ? 

— Mais, vous le voyez, répondit Aubert, j'herborise. 

— Ah! tu es herboriste, je m’endéfiais, tu conspires; voyons 
remets-nous tes papiers, ajouta-t-il, en lui montrant ja boîte de 
botanique. 

— Mais, monsieur, je n’ai pas de papiers dans cette boîte ; ce 
sont des plantes qui y sont renfermées, vous pouvez vous en 
assurer. 

— Nous savons notre histoire de France, répondit le démo- 
crate. Combien de seélérats comme toi ont empoisonné de pa- 
triotes en leur faisant ouvrir des machines de ce genre! Allons, 
tais-toi et suis-nous. Aubert fut mis en prison. Au bout de six 
semaines, on décida qu'il était temps de le faire paraitre devantle 
tribunal révolutionnaire de l'endroit. Là, il fit à ses juges les mê- 
mes réponses qu'à ceux qui l’avaient arrêté. Les hommes qui 
composaient le tribunal, ne brillaient ni par l'intelligence, ni par 
l'instruction ; ils pensèrent qu’il fallait en secret examiner l’affaire 
et ne pas prendre à la légère une détermination. On fit donc sortir 
Aubert de l'audience, et il fut enfermé dans une chambre vossine ; 
au bout d’une heure, le prisonnier, ennuyé de son séjour, remar- 
qua qu’une fenêtre de la chambre s’ouvrait sur le toit, il l’escalade 
et aperçoit une plantequilui parut intéressanie, c'était un brèum ; 
il tire sa loupe de sa poche et se met à l’étudier. Pendant qu'il 
était plongé dans ses observations, les gendarmes arrivent afin 
de le ramener devant le tribunal. Stupéfaction de ces derniers, 
le prisonnier est évadé, l'alarme est donnée dans la ville, on bat 
la générale, la garde nationale s’assemble, le tumulte est à son 
comble. Aubert, toujours attentif à son étude, semble ne pas se 
préoccuper de ce qui se passe autour de lui. Enfin il est aperçu, 
on le fait descendre et on le ramène au tribunal ; les juges, 
croyant avoir affaire à un fou, se départirent de leur sanguinaire 


— 938 — 


riguen-. Aubert fut acquitté, sa longue détention l’empêcha de 
rejoindre son frère. Il s’'embarqua pour l'Ile de France et de là 
se rendit à Madagascar ; un séjour de dix arnées loin de la mère- 
patrie lai permit de composer un herbier de plus de deux mille 
plantes. 


Au mois de février 1795, le conventionnel Lakanal, ancien 
prêtre qui avait pris à l’Université d'Angers le grade de docteur 
ès-arts, proposa àla Convention, au nom du comité d’Instruction, 
l'établissement dans chaque département de cours publics, réunis 
dans un même local, cette institution pritle non d’Ecoles cen- 
trales. L'installation de l'École centrale d'Angers eut livu le 24 
mars 1796, elle se fit dans l’ancien coltége de l’oratoire, aujour- 
d'hui la mairie. L'école centrale ne resta dans ce bâtiment que 
jusqu’au mois d'octobre 1797, époque à laquelle elle fut traus- 
poriée au log's Barrault. 

L'Ecole centrale était divisée en trois sectious : la première 
comprenait l’enseignement du dessio, du latin, du grec et du 
droit ; la seconde était affectée à l’étude des mathématiques, de 
la physique, de la chimie et de la botanique ; la troisième comp- 
tait un professeur de grammaire générale, un professeur de 
belles-lettres, un professeur d’histoire philnsophie des peuples, 
un professeur de zoologie et de minéralogie, et un professeur 
d'histoire. 

Le jardin des botanistes-chimistes, cité en 1785 par Lamarck:1, 
comme un des plus intéressants ou un des plus connus en Eu- 
rope, devint une annexe de l’Ecole centrale. 


Cette école, messieurs , était en grande partie composée de 
professeurs ayant appartenu au clergé régulier et séculier. La 
botanique fut confiée au savant, Merlet de la Boulaye, qui donna 
au jardin des plantes une direction nouvelle. Merlet de la Bou- 
laye eut le bonheur de former d’excellents botanistes, tels que 
Batard, Davy de la Roche, Guépin, Pantin du Plessis. 


LA 


1 Tome III, Encyclopédie botanique. 


— 939 — 


De l’École centrale d'Angers sortirent des hommes qui firent 
le plus grand honneur à leur pays; en dehors de la botanique 
nous citerons Béclard, le célèbre professeur d’anatomie à la Fa- 
culté de médecine de Paris. 

Les chimistes Baudron et Chevreul, ce dernier aujourd’hui 
membre de l’Institut, directeur du muséum d’üistoire naturelle 
de Paris, est arrivé aux plus hautes distinctions et à une immense 
fortune. Chevreul, né en 1786 !, est le dernier survivant des 
élèves de l’École centrale. 

Lorsqu’en 1808, les lycées remplacèrent les Écoles centrales, 
l’histoire naturelle n’entrant point dans le mode d’enseignement 
d'alors, le jardin des plantes devint un établissement communal, 
il fut confié à un directeur. Notre intention, Messieurs, n’est point 
de vous faire l’historique du Jardin des Plantes d'Angers, aujour- 
d’hui jardin d'agrément, mais bien de vous parler d’un célèbre 
botaniste qui fut longtemps à sa tête, J'ai nommé Desvaux, dont 
le nom est connu de tout le monde savant. 

Desvaux, qui durant toute sa vie n’eut d’autres préoccupations 
que de faire progresser les sciences, voulut que le jardin confié 
èses soins surpassât tous ceux des autres provinces, et il y réussit ; 
il ne crut jamais que dans une année on pouvait former une école 
botanique, il ne voulut rien livrer au hasard ; chaque plante fut 
étudiée et vérifie avec un soin extrême ; de belles étiquettes, dont 
nous possédons plusieurs modèles, portaient en relief sur des 
plaques de zine le nom de la plante, son origine etson caractère. 
Le système d'étiquettes adopté par Desvaux était, du reste, 
celui du jardin du roi, système de beaucoup préférable à celui 
qui consiste à écrire sur du papier collé à des plaques de fer 
blanc le nom de la plante, avec de l’encre de la petite vertu! 
Desvaux mit vingt ans à créer son école, où il avait organisé, 


Pau? administration municipale a donné le nom de Chevreul à la rue 
Filcre. C’est dans cette vaste rue que se tenait autrefois le marché aux 
fleurs, il nous semble qu'il eût été plus rationnel, puisqu'on voulait changer 
e nom d’une rue, de donner le nom de Chevreul à la rue où il est né. 
Chevreul est né rue Saint-Maurille , la maison de la famille a été démolie 
et sur l'emplacement on a construit un établissement de bains. 


— 210 — 


d'après Linné, une horloge de Flore; voici l’ordre dans lequel les 
plantes formant l'horloge de Flore s’épanouissaient : 


A trois heures du matin, leliseron des haies {Convolvulus 
senium). 

A quatre heures, le salsifis des prés {Tragopogum pratense). 

A cinq heures, le pavot à tige nue / Papaver nudicaule). 

A six heures, la belle de jour {Convolvulus tricolor). 

A sept heures, le lis des eaux (Nymphæa alba, Nymphæa 
Desvaurii) . 

A huit heures, ie mouron rouge (‘Anagalis arvensis). 

À neuf heures, le souci des champs /Calendula arvensis). 

A dix heures, la glaciale { Mesembryanthemum glaciale). 

À onze heures, la dame d’onze heures (Ornithogalum umbel- 
latum, Ornithogalum refractum). 

A midi, le pourpier (Portulaca oleracea). 

À deux heures du soir. le Scilla pomeridiana. 

A cinq heures du soir, la belle de nuit /Mirabilis jalapa). 

À six heures du soir, le Silene noctflora. 

A huit heures du soir, le cierge à grandes fleurs /Cereus 
grandiflorus). 

A dix heures du soir, le volubilis {Convolvulus purpureus). 


Lorsqu'il quitta le Jardin des Plantes, tout le fruit de sa longue 
et laborieuse carrière fut détruit, son successeur crut devoir 
faire une nouvelle école, les hommes de science l’ont jugée et 
nous n'avons point à nous prononcer à cet égard. 

Seulement nous dirons que Boreau, grand partisan des inno- 
vations botaniques de Jordan, les introduisit toutes au Jardin des 
Plantes d'Angers. Les espèces de Jordan, faites souvent sur ses 
plus légers caractères, pouvaient cependant être intéressantes à 
étudier, mais actuellement la confusion qui règne dans l’école de 
Botanique, en rend difficile l’observation. . 

Pendant que Desvaux donnait un si grand essor à la Botanique, 
cette agréable science avait alors un sérieux interprète à l’Ecole se- 
condaire de médecine d'Angers, l'excellence de l’enseignement 
du docteur Guépin lui atlira un auditoire très-nombreux. Il sut 


— 9h1 — 


dépouiller la science de cette aridité qui effraie les commençants 
et eut l’art de rendre à tous l’étude agréable et facile. 

Chaque jeudi, pendant la belle saison , le docteur Guépin se 
mettait en route dès le matin, en tête de sa petite colonne d’her- 
borisants. Un jour, il visitait les bois et l’étang de l’ancienne 
abbaye de Saint-Nicolas-le-Pauvre ; un autre jour, les landes du 
Perray-aux-Nonains, puis Chaloché , cette terre promise des 
naturalistes. 

Ce fut dans la vaste plaine de Malaguet (1), que Guépin trouva 
le premier échantillon de l’'Ophrys mouche, Ophrysmyodes L. qui 
figure dans son herbier. Lorsque le docteur Guépin racontait la 
joie qu’il Avait éprouvée en colligeant cette curieuse orchidée, il 
ne manquait pas de s’écrier avec Castel : 


Dieu ! avec quel plaisir dans tes sentiers fleuris, 
Je vis, oh Chaloché! cet étonnant Ophrys, 
Insecte végétal de qui la fleur ailée, 

Semble quitter sa tige et prendre sa volée. 


Guépin forma un très-grand nombre d’élèves, parmi lesquels 
on compte plusieurs femmes distinguées, qui vinrent solliciter le 
docteur d’être admises à ses herborisations. 

Desvaux avait fait une Flore de l’Anjou, qui fut considérée par 
les bolanistes comme un livre hors ligne; mais malheureusement, 
il faut bien le dire, l’ouvrage n’était point à la portée des com- 
mençants ; c’est ce que comprit Guépin en 1830 , il publia une 
Flore élémentaire. Elle eut trois éditions, il se préparait à faire 
paraître la quatrième, lorsqu'il mourut le 15 février 1858, re- 
gretté de tous les vrais botanistes. De 1858 à 1879, la science 
n’est pas restée stationnaire, tous les jours elle fait des progrès. 
La Flore du docteur Guépin, qui du reste est épuisée, n’est plus 
au courant des idées actuelles et notre intention, Messieurs, est 
d’en publier une qui, j'ose l’espérer, sera utile pour vos études 
et vos herborisations. 

Nous avons sommairement fait connaître l’historique de la 


1 Vieux mot qui signifie mauvais gué. 


16 


= 19 — 


Botanique en Anjou, il nous reste à vous parler des plantes. 
Linné a dit : Mineralia crescunt, vegetalia crescunt et vivunt, ani- 
malia crescunt, vivunt et sentiunt; les minéraux croissent, les 
végétaux croissent et vivent, les animaux croissent, vivent et 
sentent. 

Les minéraux, que l’on appelle éfres inorganiques , sont des 
corps dépourvus d'organes , bruts et sans vie, ordinairement 
solides, simples ou composés, et qui forment la masse principale 
de notre globe. 

Parmi les êtres vivants compris dans les deux autres divisions, 
les animaux doués de sensibilité, de la faculté de se mouvoir et 
de changer de place à volonté (mobilité), sont en même temps 
pourvus d'organes propres à la digestion , et d’organes sexuels 
et générateurs permanents pendant toute la durée de leur vie. 

Les plantes sont des êtres organisés et vivants, elles se nour- 
rissent, elles respirent, elles se reproduisent. 

Elles se nourrissent en prenant au sol et à l’atmosphère des 
matières qu’elles s’assimilent, qu’elles transforment en aliments 
destinés à des milliers d'animaux. L’herbivore mange la plante, 
le carnivore mange l’herbivore et rend au monde inorganique 
les éléments qui seront dissociés, pour être de nouveau mis en 
œuvre par la plante; ainsi s'exécute ce mouvement perpétuel de 
la matière, par lequel rien ne se perd, tout se transforme. 
Travailleuses infatigables, les plantes fabriquent pour nous les 
aliments les plus indispensables , ies médicaments les plus pré- 
cieux, les poisons les plus redoutables , les vêtements les plus 
usuels. 

Elles respirent souvent en épurant notre air; sous l'influence 
du soleil, leurs parties vertes lui enlèvent ce gaz malfaisant, 
l'acide carbonique que nous produisons à chaque instant. 
Chimistes habiles autant qu’excellentes ménagères, elles décom- 
posent ce produit, retirentle charbon qu’elles emmagasiment en 
partie pour nos foyers ou notre nourriture, et nous rendent l’oxi- 
gène, le gaz de la vie. 

Il est bien rare, Messieurs, de rencontrer une personne 
n'aimant pas les plantes, les beaux établissements horticoles 
que possède notre province; nos marchés aux fleurs, tout 


— 913 — 


prouve combien elles sont recherchées. Le pauvre comme 
le riche les cultivent, la modeste ouvrière a toujours son petit 
jardinet sur la fenêtre de sa mansarde, à côlé des parcs et des 
serres de nos châteaux le desservant du village fait ses délices 
du parterre de sa cure. 

Bocquillon raconte dans sa Viedes plantes, qu'après la révocation 
de l’édit de Nantes, les demeures des Français réfugiés à Londres se 
distinguaient facilement de cellesdes Anglais; à chaque fenêtre une 
plante cultivée rappelait au proseritlesou venir dela patrieabsente. 

C’est une fleur qu’échangent deux amours naissants, comme 
gage d’une affection sans fin, c’est une fleur qui représente le 
plus beau diamant de la couronne virginale de la fiancée, c’est 
une fleur qui interprèle nos souhaits aux anniversaires d'un 
parent ou d’une personne aimée, c’est une fleur qui traduit nos 
douleurs et nos regrets sur la tombe de ceux qui nous sont chers. 

À une époque où l'on ne songeait qu’à gucrroyer pour délivrer 
la France dela domination anglaise, le roi René recevait de la 
Provence et autres lieux, pour ses nombreux jardins, les arbres 
et arbustes les plus remarquables ; c’est à René qu’on doit dans 
l’Anjou l'introduction des muscats, des chasselas, des roses 
musquées, de Provins et des œillets de Provence. 

Chacun des jardins de ce bon prince était un jardin modéle. 
Nous avons vu plusieurs lettres de René où il donne à ses con- 
cierges les instructions les plus minutieuses sur le soin qu’on 
devait apporter à la culture de ses fleurs et de ses arbres, dans 
ses manoirs et châteaux d'Angers, de Reculée, de la Rive, des 
Rivettes d’Épluchard', de Baugé, de Beaufort, de la Ménitré, de 
Chanzé:, des Ponts-de-Cé, etc. 

Si lhorticulture Angevine est aujourd’hui plus florissante que 
jamais, il n’en est pasde même de la botanique proprement dite ; 
les hommes qui ici la faisaient progresser ne sont plus, hélas ! 
Faut-il en conclure qu’elle est morte pour nous, non, Messieurs, 


’ Le chûteau d’Epluchard appartient aujourd’hui à M. Loriol de Barny, 
qui l’a fait restaurer et agrandir avec une grande entente de l’art. 

2 Le château de Chanzé après celui d'Angers, était une des demeures les 
plus importantes du Roy René. 


— Ah — 


c’est l’ingnorance de nos pères qui a fait dire que le soleil se cou- 
chait et se levait ; le soleil ne se couche ni ne se lève jamais, et 
lorsqu'il disparaît à nos yeux, c’est pour éclairer un autre horizon; 
il en est de même de la science, si quelquefois elle disparait d'une 
contrée, c’est pour se montrer plus vive dans une autre, mais tôt 
ou tard, elle revient aux lieux qu’elle avait abandonnés. 

Espérons donc que bientôt nous reverrons les beaux jours des 
Merlet de la Boulay, des Pantin du Plessis, des Desvaux, des 
Guépin et des Courtiller. | 

Nous parcourerons ensemble nos vallées, nos côteaux, nos 
bois, nous fouillerons nos rivières, nos ruisseaux et nos étangs, 
on a bien eu raison de dire qu'avant de se livrer à des excursions 
lointaines il fallait explorer avec leplus grand soinle paysque vous 
habitez, Jean-Jacques Rousseau ne procédait pas autrement. 


Enattendant, dit-il, que je mette dans mon herbier toutes les plantes de 
la mer et des Alpes et les fleurs de tous les arbres des Indes, je commence 
toujours à bon compte par le Mouron, leCerfeuil, la Bourracheet le Seneçon. 
J'herborise savamment sur la cage de mes oiseaux, et à chaque nouveau 
brin d’herbe que je rencontre je me dis avec satisfaction: Voëla toujours 
une plante de plus. 


L’étude de la Botanique vous apportera souvent un allégement 
aux peines de la vie et vous fera mépriser les attaques d’ignares 
ambitieux. 

Vous serez heureux lorsque vous pourrez lire quelques pages 
du grand-livre de ja Nature, cet ouvrage de Dieu. Guettard,dont 
nous vous avons parlé il y a un instant, fuyait le plus qu'il lui 
était possible le contact des hommes : « Je n’y trouve que haine, 
méchanceté et jalousie, disait-il à Gaston d'Orléars, parlez-moi 
des fleurs, voilà mes seules amies, » langage que plus tard un 
poète exprimait dans ces deux vers : 


J'ai des ennemis chez les hommes, 
Je n’en ai point parmi les fleurs. 


— 915 3 


Travaillons, travaillons sans cesse, mes chers amis, ne vous 
découragez pas, prenez peu soucis des injures de ces gens qui 
se disent ici les chefs de l’école des Batracospermistes. Laissez 
crier ces Batraciens qui n’ont pour:tout bagage que le mensonge 
et la calomnie, soyez bien persuadé que les quelques hommes 
qu'ils ont induits en erreur, ne seront pas toujours comme 
la statue du psaume, et un moment qui est proche arrivera 
ou ces mêmes hommes auront des yeux pour voir et (les oreilles 
pour entendre, ne cherchez donc que la science, aujourd’hui 
élèves, demain vous serez maîtres. 

Tâchons de faire revivre, dans notre vieil Anjou, la botanique 
qui y fut si en honneur et aujourd’hui qui y est si délaissée. 

Ne craignez point les défections, toujours vous me trouverez 
à votre tête, pour vous aider et vous encourager à marcher dans 
la vo'e de la vérité. 

Ma vie fut une vie de labeur, et ce n’est pas au moment ou 
vous faites appel à ma bonne volonté que je ferai défau! à mon 
passé !, seul ou avec vous je combatterai sans cesse les fausses 
doctrines et vous dirai avec le poëte déjà cité * : 


S'il en demeure dix, je serai le dixième, 
Et s'il n’en reste qu’un, je serai celui-là. 


Chaussis-les-Angers , 29 juillet 1872. 


AIMÉ DE SOLAND. 


l Trente-trois auditeurs, le 3 mai, asssistaient à l'ouverture de ce cours. 
Le même nombre se trouvait le 29 juillet à ma derniére lecon. Ce succès 
m'a décidé a céder aux sollicitations qui m'ont été faites pour un cours de 
géologie. Je le commencerai au mois de décembre prochain, il aura lieu 
pendant tout l'hiver, deux fois par semaine. 

2 Victor Hugo, 


HAN RICE 


PHILOSOPHE ET CONFESSIONNISTE 


Trop longtemps Pétrarque a été considéré par les gens du 
monde, seulement comme un poëte lyrique dont les élégies, aussi 
amoureuses que larmoyantes, avaient le don, depuis des siècles, 
de charmer les amants platoniques ; mais les érudits, les délicats, 
les diletlanti ont reconnu en cet écrivain de génie le restaura- 
teur des belles-lettres, l’initiateur autorisé de la philosophie 
morale, le dépisteur infatigable des œuvres littéraires de l’anti- 
quité, en même temps qu'il fut l’ami et le conseiller des plus 
grands personnages de son époque. Son rôle multiple a été mis 
en pleine lumière par ses nombreux biographes, et ccux qui ont 
fait de cette généreuse et puissante nature l'ob,et de leurs étu- 
des. Parmi eux il faut compter au premier rang, M. Mezières, de 
l’Académie Française, dont le beau travail sur Pétrarque a mon-. 
tré cette grande figure sous son véritable jour. Je me plais ici 
à lui rendre un public hommage. 

De trop nombreux écrivains se sont occupés du poète pour 
espérer de rien ajouter à sa glorieuse immortalité. Quand un 
homme, après cinq siècles, reçoit des honneurs pareils à ceux 
qui furent décernés à Pétrarque en 1874 à Avignon, il est jugé 
et classé sans retour : ce n’est plus seulement une commémora- 
tion, c’est un culte qu’on lui rend. 

Si le Canzoniere # eu plus de quatre cents éditions, s’il a été 
traduit en toutes les langues, si une foule de commentateurs 
se sont évertués avec plus ou moins de succès, à en faire ressor- 
tir les beautés, si enfin les huit cents ouvrages recueillis par le 
professeur Marsand de Padoue, et possédés par la bibliothèque 
du Louvre, ont eu surtout pour objectif les poésies du Ghantre 
de Laure, il convient de reconnaître que c’était justice. Tout a 


— 2h77 — 


été dit sur ce merveilleux et incompazable chef-d'œuvre de la 
Renaissance italienne, ce qui n'empêchera pas qu’on en parlera 
encore, et toujours, dans les âges à venir. Monument plus durable 
que l’airain, puisque le temps n’a servi qu’à en consacrer le mérite 
et la pérennité. 

Mais c’est à un autre point de vue qu’il s’agit d'étudier cet il- 
lustre trécentiste, qui a joué un si grand rôle pendant la période 
de rénovation du Moven Age. Je veux parler de ses œuvres phi- 
losophiques, de sa doctrine qui-le rattache à celle de Platon, plus 
qu’à celle d’Aristote, régnant en souveraine dans les écoles. La 
philosophie d'alors consistait en une dialectique diffuse, une 
métaphysique farcie d'expressions vides de seus, obscurcie par 
des distinctions subtiles; ce n’était plus une science réelle, 
sérieuse, mais un jargon incompréhensible, une scholastique 
barbare. Pétrarque, dans nombre de passages de ses œuvres en 
prose, s’efforce de battre en brèche cette pseudo-philosophie, qui 
témoignait de l’aberration de l’esprit humain; il attaquait cette 
fausse science, tantôt avec l’éloquence d’un vigoureux esprit, 
tantôt avec l’arme du ridicule, ainsi qu’on peut s’en assurer par 
sa volumineuse correspondance. 

Doué d’un tactexquis, d’un bon sens supérieur à ceux de ses con 
temporains, il suivit une autre voie. Servi par une mémoire pro- 
digieuse, nourri de la lecture des Anciens, mais surtout instruit 
par sa connaissance du monde, et mettant à profit ses fructueuses 
méditations puisées dans sa longue solitude de Vaucruse, il se 
créa uné philosophie éclectique à son usage, une morale pratique 
qui le guida dans les diverses phases de son existence si bien 
remplie. Ajoutez à cela l'élément religieux d’ua christianisme 
orthodoxe, et vous aurez une idée sommaire de ce que fut l’es- 
thétique morale de ce laborieux polygraphe. Quoique sa doctrine 
p’ait pas été réunie eu un traité spécial et classique, elle n’en a 
pas été moins appréciée par des critiques compétents. Le 
savant Andrès (1) n’hésite pas à le placer sur le même rang que 
Bacon, Galilée, Descartes, Newton et les philosophes modernes 


1 Voyez Dell'origine e de’progressi d'ogni Letteratura. T. I., cap. 18. 


_ Y8 — 


auxquels ila ouvert la voie de la vraie science. En s’observant lui- 
même, il a pu étudier la nature de l’homme, et en ce point il se 
rapproche de Montaigne, de J.-J. Rousseau, de Zimmermann, qui 
l'a pris pour modèle. « C’est ainsi, dit un écrivain allemand 
« qu’il a pu entrer dans le sanctuaire de la vérité (1).» 

Il est certain, comme on l’a dit, que si Pétrarque n’avait eu à 
présenter à la postérité que ses œuvres latines soit en vers, soit 
en prose, il n’eût pas obtenu cette célébrité que lui ont acquise 
ses poésies italiennes. Et, pourtant, lui-même s’illusionnait étran- 
gement à cet égard. Son principal titre de gloire, croyait-1l, était 
fondé sur ses traités de morale platonicienne, sur ses lettres cicé- 
roniennes, enfin sur toutes ses productions en langue latine. 

Quoi qu’ilen soit, si le poëte élégant, ingénieux, attendri, a fait 
oublier l'écrivain vigoureux, convaincu et sévère, pour lui, 
cemme pour les autres, il n’est pas juste de lui retrancher ce 
genre de mérite, tout secondaire qu’il paraisse. 

Personne jusqu’à présent, que je sache, ne s’est donné la 
peine de traiter d'une façon méthodique un pareil sujet. Et ce- 
pendant il a bien son importance. Il serait bon de savoir quelle 
était la manière de penser, quelle forme revêiait l’entendement 
humain, et quels hommes savaient donner à la science recon- 
quise une impulsion nouvelle pendant ce xiv® siècle qui vit naître 
des chefs-d’œuvre en plus d'un genre. De ceux-là fut des pre- 
miers, je pourrais dire le principal initiateur de la philosophie 
épurée et rajeunie, le tendre poëte d’Arezzo, qui sut de bonne 
heure mêler la grâce à l’austérité, les idées riantes aux plus 
hautes pensées. 

Grande serait ma témérité si j’essayais d'analyser, de com- 
menter cette grave question; je n’y suis pas idoine. Je veux seu- 
lement, à mon point de vue de translateur révérencieux et fidèle, 
examiner, chemin faisant, l’application de ces principes dans 
une œuvre que le Chantre de Laure a traitée avec amour, où il 
développe avec une sincérité rare ses plus intimes pensées. Je 
parle de ses Confessions. 


1 V, Histoire de la philcsophie moderne, depuis la Renaissance des 
Lettres jusqu'à Kant, par Buhle. Vol. IV, c. in. 


=. 1849 


C'est à l'exemple de saint Augustin, pour lequel il avait tou- 
jours professé une admiration sans bornes, qu’il écrivit ce qu’il 
appelait son Secretum, et qui a été imprimé sous le titre: de 
Contemptu mundi. Il donna à cet ouvrage la forme du dialogue, 
et les interlocuteurs sont S. Augustin et Pétrarque lui-même. 
« Ce traité, dit Buhle, comprend diverses considérations phi- 
losophiques sur la fin de l’homme, et sur les moyens d’y par- 
venir. » Mais il contient bien autre chose encore. 

Le sujet principal de éette thèse, est que pour se mettre à 
l'abri des misères de La vie, et s'élever au-dessus de la condition 
humaine, on doit prêter une sérieuse attention à la fin véritable 
de l’homme, à sa triste situation et à la mort. Il faut donc faire 
tous ses efforts pour rompre les liens qui vous attachent au 
“onde, et par ce moyen tendre au but, et atteindre la véritable 
fin proposée à l’homme. 

Pétrarque, comme toutes les natures expansives et en même 
temps timorées, avait senti le besoin de se rendre compte à lui- 
même de l'état de son âme, de se choisir pour son propre con- 
fident, sachant bien que tôt ou tard cette confession si sincère 
et si humble recevrait l'approbation de la postérité. Ce serait 
un titre de plus à l'admiration des hommes, si, comme l’évêque 
d’Hippone, dont le livre des Confessions était alors entre toutes 
les mains pieuses et lettrées, il pouvait espérer voir son nom 
faire cortége à celui de l’illustre fils de Monique. C'était son am- 
bition mal dissimulée, son arrière-pensée d’écr'vain envieux de 
tous les genres de célébrité. Et puis, ce besoin de s’épandre 
une fois satisfait, il lui restait l’âpre et Jouce confidence de sa 
grande passion pour Laure, dont il ne se repentait pas autant 
qu'il veut bien le dire, car jusqu’à la fin de sa vie il s’occupa 
de corriger ses poésies amoureuses pour les amerer à ce degré 
de perfection qu’elles ont acquis. Sous le chrétien plein de foi 
et de contrition imparfaiie apparaît encore le trouvère inspiré, 
qui ne peut renoncer entièrement à exhaler de près ou de loin 
ses soupirs à la terre. 

Le moment est venu de montrer dans quelle disposition d’esprit 
et de cœur se trouvait cet incomparable Confessionniste, pour 
juger l’homme et son œuvre. 


(vga 27 


C'était en 1343, Pétrarque avait 39 ane, et il yen avait déjà 
plus de seize que durait, sans nul espoir, son amour pour Laure, 
quand il se décide à cet examen de conscience, et vraisemhlable- 
ment à l’époque où sa passion lui causait le plus d’agitation et 
de tourment, mais où déjà aussi perçait la déception de ses es- 
pérances, et l’inanité de ses désirs. Peut-être même rougissait- 
il de s'être fait illusion si longtemps sur un amour qui, n'étant 
pas partagé, ne devait jamais aboutir. Peut-être encore avait-il 
pressenii le dénouement fatal qui devait bientôt mettre fin à 
cette passion. Ce qui fait supposer que ses sentiments à l'égard 
de ia belle Avignonnaise, avaient, sinon changé de nature, du 
moins perdu de leur pristine ardeur, c’esi qu’à l’époque de son 
ascension au mont Ventoux, il adresse à son ami et directeur 
spirituel, leP. Denis, une lettre très remarquée par tous ceux qui 
l’ont lue avec attention. On y saisit un premier symptôme de dé- 
couragement, ou plutôt de regret, peut-être même le commence- 
ment du repentir ; et cependant il y avait à peine huit ans 
que cet amoureux modèle soupirait pour l’inflexible Laure. Je ne 
puis résister au désir de citer le passage le plus saillant de cette 
curieuse lettre: «... Jl y a dix ans aujourd’hui que, libéré des 
« études classiques, tu as quitté Bologne; mais, à Dieu immor- 
« tel! Ô Sagesse immuable! que de changements dans tes ha- 
« bitudes ont vu ces deux lustres ! Ils sont infinis, je ne puis 
« les énumérer ; et pourtant je ne suis pas encore arrivé au 
« port pour parler, tout à mon aise, des tempêies passées. 
« Un temps viendra peut-être où je relaterai dans leur ordre 
“ tous ces événements, en prenant pour texte cette parole de 
« votre Augustin: « Je veux me remémorer mes souillures pas- 
« sées, et les corruplions charnelles qui ont atteint mon âme, 
€ non parce que je les aime, mais parce que je vous aime, 0 mon 
« Dieu! » 


«Pour moi, je reste encore dans une incertitude extrême ; 
« j'éprouve des ennuis; ce que jusqu'ici j'aimais, je ne l'aime 
« plus... Je ments, je l'aime encore, mais avec honte, avec cha- 


1 Liv, IV, lettre I. 


« grin ; en vérité, je suis sincère. Oui, je voudrais ne pas aimer, 
« je voudrais haïr. J'aime, j'aime, mais malgré moi, mais forcé- 
« ment, avec tristesse, avec larmes. Dans moninforiune, je m’ap- 
« plique ce vers si connu : 


« Je la voudrais haïr, je l’aimerai qnand même. » 


Cette lettre, qui date de 1336, est déjà une première confes- 
sion ; elle décèle la lutte que se livraient en son âme deux pen- 
chants contraires : l'amour et la vertu ; et ce combat de la pas- 
sion et de Le raison, dura jusqu’au trépas de Laure. Mais après 
la mort de cette chaste femme, la scène change, son amour 
s’éthérise, se sanctifie et prend les proportions d’un culte. Les 
sounets et les canzones de cette phase ultime d'une passion sans 
précédents, sont des hymnes mélodieux et bien capables d’éter- 
niser la mémoire si pure de celle qui en fut l’objet. 

Le lecteur me pardonnera, je l'espère, ces considérations trop 
prolixes, peut-être, mais il m'a semblé nécessaire, avant de livrer 
cette traduction du Secretum à la publicité, de montrer en quelle 
situation morale se trouvait Le disciple de S. Augustin, le chanoiae 
aussi alarmé qu’amoureux, le philosophe et le poëte vainqueur 
et vaincu tour à tour, pourétudier, dans un de ses types les plus 
originaux l’homme ondoyant et divers dont parle Montaigne. 

L'œuvre dont je soumets aujourd’hui la traduction à l’appré- 
ciatiun du public, est un colloque entre 5. Augustin et Pétrar- 
que, et divisé en trois journées. Cette forme rappelle de loin 
les entretiens que Cicéron a intitulés les Tusculanes, pour éviter 
sans doute les expressions : dit-il, reprit-il, qui alanguissent ou 
alourdissent la phrase. Il se peut que l’auteur ait eu raison. Tou- 
jours est-il que ce dialogue, daus sa structure archaïque, a quel- 
que chose de bizarre et d’étrange ,de naïf jusqu'à la puérilité, et 
tout à-fait en dehors des productions de ce genre. 


1 Odero si potero, si non, invitus amabo. 
(Ovid, Amor., lib. IL, élég. x1) 


ER OLORUE 


Comment suis-je venu en ce monde ?... comment en sortirai- 
je 2. Tel est le sujet incessant de ces méditations qui me causent 
toujours tant d’effroi. Naguère, sans être le jouet d’un songe 
comme en ont les malades en délire, tout éveillé, mais l’âme 
pleine d’angoisses, je vis apparaître une femme resplendissante 
de lumière, d’une beauté que les hommes n’apprécient pas assez. 
À son air,àsafigure, nreconnaissaitune vierge. Par où était-elle 
entrée? Je l’ignore. À son aspect inattendu je me sentis troublé, 
et devant les rayons émanés de ses yeux, comme d’un soleil, je 
n’osai lever mes regards. 

Elle me parla ainsi : 

Ne crains rien, que cette apparition ne te cause aucune 
frayeur. Prenant en pitié tes erreurs, je suis descendue vers toi, 
disposée, depuis longtemps, à te prêter une utile assistance. 
Jusqu'ici, tu as trop, infiniment trop abaissé ta vue obscurcie 
vers les choses de la terre; et si ces choses périssables ont en- 
core le don de te charmer, que ne dois-tu pas espérer si tu t’at- 
taches aux biens célestes ? 

À ces paroles, et sans être tout-à-fait rassuré, d’une voix 
tremblante je lui réponüis par ces:deux vers de Virgile : « Quel 
nom vous donnerai-je ? Vous n’avez ni le visage ni la voix d’une 
mortelle. » 

Je suis, dit-elle, celle que dans notre poëme Africa tu as 
décrite avee une élégance recherchée, et pour laquelle tu as 
érigé avec un art merveilleux, au sommet de l'Atlas, un magnifi- 
que palais, et bâti pour ainsi dire par les mains d’un poëête, vers 


— 953 — 


l'extrême occident, tout aussi bieu, qu'Amphion le vengeur de 
Dircé, qui reconstruisit Thèbes au son de sa lyre. Eh bien! 
donc, écoute-moi avec calme ; que ma présence ici ne t’effraie 
pas ; déjà, par une fiction ingénieuse, tu as prouvé que tu me 
connaissais intimement. 

A peine avait-elle fini de parler, que faisant appel à mes sou- 
venirs, je reconnus que ce ne pouvait être que la Vérité elle-mê- 
me dont j'entendais la voix. Je n’avais pas oublié que je fis la 
description de son palais sur le sommet de l'Atlas. J'igno- 
rais d’où elle pouvait venir, à moins que ce ne fut du ciel; je 
n’en étais pas certain. Désireux de la contempler, je la regardai, 
mais soit que la vue de l’homme ne puisse se fixer sur une lu- 
mière éthérée, je fus obligé de baisser une seconde fois mes yeux 
vers la terre. Elle s’en aperçut, et après un moment de silence, 
reprenant de nouveau la parole, elle me fit subir une sorte d’in- 
terrogatoire, me forçant ainsi à soutenir une longue conversa- 
tion. 

Je recueillis de cet eutretien un double avautage : il contribua 
à m'éclairer et à me rassurer un peu. Je pus donc contempler 
sans terreur ses traits , qui m’avaient d’abord tant éblouis ; cap- 
tivé par leur charme merveilleux, mes regards y restent atta- 
chés ; puis, jetant les yeux autour de'nous pour voir si personne 
ne l’accompagnait, ei si elle avait pénétré seule dans ma de- 
meure solitaire, j'aperçus alors près d’'ell, un homme d'un âge 
céjà avancé, ayant un grand air de majesté. Je n’eus pas besoin 
de demander son nom; sa tournure ecclésiastique, son front 
modeste, la gravité de sa démarche ; ses yeux pleins de dignité, 
son costume épiscopal, son éloquence toute romaine, me firent 
reconnaître sans peine le glorieux Père de l’Église Augustin. De 
plus, son aspect bienveillant, et ce je ne sais quoi d’affectueux 
me dispensait de m’informer qui il était. Déjà je me disposais à 
rompre le silence, déjà mes lèvres s’entr'ouvraient pour lui parler, 
quand la Vérité, se tournant vers lui, me fit entendre ces dou- 
ces paroles : « Cher entre tous, très-cher Augustin, voici devant 
« toi ton disciple le plus fervent; tu n’ignores pas de quelle lon- 
« gue et dangereuse maladie il est atteint ; il est d’autarit plus 
« près d’en mourir, ce malade, qu'il ne soupçonne pas la gravité 


— 954 — 


« de son mal. Le moment est venu de s'occuper de la vie de ce 
« demi-moert. C’est un acte de charité que personne mieux que 
« toi ne peut effectuer. Ton nom l’a toujours passionné ; toute 
« doctrine a ceci de particulier, qu’elle s’infuse plus facilement 
« dans l'esprit de l’auditeur, quand le maître en est aimé. Si la 
« félicité dont tu jouis actuellement ne t’a pas fait oublier tes 
« anciennes misères, toi aussi, tu as subi les mêmes épreuves 
« quand tu étais dans ta prison corporelle. Puisqu’il en est 
« ainsi, guérisseur expérimenté des passions que tu as toi-mé- 
«me ressenties, essaie, si tu peux, je t’en prie et par quelque 
« moyen que ce soit, de lutter contre ses tristes défaillances. 
« Quoique je sache bien que rien ne plaît tant comme le silence 
« de la méditation, il me sera particulièrement agréable d’en- , 
« tendre ta sainte voix.» 

Augustin répondit : « Vous êtes mon guide et mon conseil, 
« ma consolatrice ét ma maîtresse, ma souveraine, en un mot, 
« m’ordonnez-vous de lui parler en votre présence ? » « Sans 
« doute, fit-elle, une voix humaine frappe mieux une oreille 
« humaine ; ce Pétrarque l’écoutera plus volontiers. Au reste, 
« tout ce que tu lui diras, ille considérera comme dit par moi, je 
« serai là présente.» 

« Par l’amour que je porte à ce pauvre afiligé, reprit le saint, 
« ct par déférence pour votre autorité, J'obéis.» 

Puis me regardant avec bienveillance, il m'embrassa paternel- 
lement pour me donner du courage; après cela il se rendit dans 
le lieu le plus retiré du logis, précédé de quelques pas par la 
Vérité. Tous trois nous nous assimes ensemble. Enfin, là, sans 
témoins, nous nous entretinmes longuement de divers sujets 
ayant pour juge la Vérité, qui gardait ie silence. 

Ce colloque dura trois jours ; les mœurs du siècle en firent les 
frais ; il fut question, surtout, de tous les crimes que commettent 
les hommes en général , afin de ne pas paraître m'adresser des 
reproches personnels. Quant à ceux qui me furent attribués direc- 
tement, je les ai conservés fidèlement dans ma mémoire. Pour 
ne pas perdre la trace de cet entretien familier je l'ai confié au 
papier et j'en ai rempli ce petit volume, non pas que je veuille 
le joindre à mes autres œuvres ou m'en faire un titre de gloire, 


mbchh e 2". -ms Sa 


ND) 


je travaille à des ouvrages plus importants , mais pour savourer 
de nouveau le plaisir que j'ai goûté ia première fois dans ces col- 
ioques, lorsqu'il m’arrivera de les relire. 

Aussi, cher petit livre, tu fuiras les assemblées des hommes, 
tu te contenteras de rester avec moi, pour que tu saches garder 
ton vrai nom, car tu es et tu seras appelé mou Secret. Et lorsque, 
je me livrerai à des occupations plus sérieuses, tu auras con- 
servé ces pensées , conçues dans le mystère de mon âme, tu 
me les rappelleras dans le mystère de mon cœur. 

Moi aussi, à l'exemple de Cicéron, j'ai pris le narti de sup- 
primer les dis-je, les dit-il qui reviennent trop souvent dans ie 
récit; j'ai mis les interlocuteurs en présence avec leur nom 
propre. 

Gette manière d'écrire, je le repète, je l'ai empruntée à mon 
cher Cicéron, qui la tenait de Platon ; et pour ne pas m’attarder 
davantage, la sainte commença par m'interpeller ainsi : 


MANS 'ORTES 


OU 


DU MÉPIR IS woD U 2 M'ONNAD"E 


COLLOQUE DU PREMIER JOUR 


Saint Augustin. -—- Homme de néant, que dis-tu? A quoi 
rêves-tu ? Qu’attends-tu ? Ne te souviens-tu pas que tu es mortel ? 

Pétrarque. — Certes, je ne l’oublie pas, car toutes les fois 
que cette penséese présente à mon esprit, il est frappé de terreur. 

S. Aug. Dieu veuille que tu ne l’oublies pas, comme tu le dis 
et que tu en fasses ton profit, car tu m’éviterais une rude tâche; 
il est effectivement de toute certitude qu’en méprisant les dé- 
cevants attraits de cette vie, et en garantissant son âme contre 
les orages de ce monde, on ne peut rien faire de plus efficace que 
de se rappeler sa propre misère et de méditer sans cesse sur sa 
fin dernière, pensée qui ne doit pas glisser légèrement à la 
surface, mais s’incruster profondément jusqu’à la moelle 
des os. Je crains fort, qu’en ce cas, ainsi que je l'ai ob- 
servé chez beaucoup d'autres, que tu ne te fasses illusion. 

Pétr. Et comment cela, je vous le demande?.. je ne com- 
prends pas clairement ce que vous dites. 

S. Aug. De toutes les conjonctures où vous vous trouvez,. 
mortels que vous êtes, celle qui, entre toutes, me cause le plus 
de surprise et d’effroi, c’est le soin que vous prenez d'entretenir 
vos misères, l’artifice que vous mettez à méconnaître un péril 
in minent, et l’habiletéque vous déployez à éloigner cette pensée, 
quand elle se présente à votre esprit. 

Pétr. De quelle façon ?.… 

Aug. Crois-tu qu’il y ait personne d’assez insensé, l’orsqu'on 
est en proie à une maladie dangereuse, pour ne pas désirer vive- 
ment la gaérison 

Pétr. Une telle démence n’existe pas, je pense. 


— 957 


Aug. Eh bien donc, t'imagines-tu un homme assez insouciant 
et assez dépourvu de sens pour ne pas chercher à obtenir ce qu’il 
désire avec ardeur. 

Pétr. Je n’en crois rien non plus. 

Aug. Si nous sommes d'accord sur ces deux points, nous 
devons nécessairement l'être aussi sur le troisième. 

Pétr. Et quel est ce troisième point ? 

Aug. De même que celui qui, par ane profonde et persévérante 
méditation, s’est reconnu misérable, désire s'affranchir de ses 
misères, dès qu’il a commencé à le désirer, de même aussi doit- 
il se mettre à la poursuite de son objet, afin d'en pouvoir ac- 
quérir la possession. 

Il est incontestable que cette conséquence est vicieuse , si 
manque le désir, et le désir ne peut naître si on ne connaît pas 
sa propre misère. D'où il suit que la conséquence du troisième 
raisonnement dépend du second, et celle du second est soumise 
au premier, qui estcomme là racine du salut de l'humanité; que 
vous, insensés, et toi en particulier si ingénieux à te perdre, 
vous cherchez à extirper de votre cœur, entraînés par les attraits 
décevants des plaisirs terrestres,' dont je parlais tout à l’heure 
avec étonnement et indignation, et pour lesquels vous subissez 
un juste châtiment. 

Pélr. Mais cette conséquence, je ne la vois pas; je ne com- 
prends pas comment celui qui est malheureux, et qui a le désir 
de ne pas l’être, peut arriver à son but, quelque effort qu’il fasse. 
Car il est une foule de choses que nous désirons avec ardeur 
et que nous poursuivons par tous les moyens , et cependant, 
malgré nos peines, malgré nos sollicitudes, nous ne parvenons 
ni ne parviendions jamais à nous les procurer. 

Aug. C’est vrai, j'en conviens, pour les choses autres que 
celle dont il s’agit, parce que celui qui désire se soustraire à son 
malheureux sort, pourvu qu’il le veuille véritablement, absolu- 
went, ne peut être frustré de ce qu’il désire. 

Pétr. Oh! oh! qu'entends-je ? Il est peu d'hommes qui ne 
s’aperçoivent qu’il leur manque beaucoup de choses, cela est 
élémentaire pour tout le monde, et qui par celà même se consi- 


dèrent comme malheureux ; par conséquent, plus on possède, 
47 


— 958 — 


“plus on est heureux, et, par contre, tout ce qui est en moins doit 
nécessairement rendre malheureux en proportion. On sait à 
merveille que tout homme a le désir de déposer le fardeau de ses 
misères, et que bien peu en ont le pouvcir. ILest, en effet, nom- 
bre de gens qui sont en proie aux douleurs physiques, au chagrin 
de la mort de personnes chères, aux maux de la captivité, del’exil, 
aux angoisses sans trève dela pauvreté, età d’autres infortunes de 
ce genre qu’il serait trop long d'éuumérer, qu'il faut néanmoins 
supporter, quelque difficile et pénible que ce soit. Vous voyez 
done que es pauvres patients, malgré leurs souffrances, ne 
peuvent éviter leur sort. Il n’y a donc pas de doute, à mon avis, 
qu'une multitude de personnes sont forcément et fatalement 
malheureuses. 

Aug. 11 faut te reporter plus loin en arrière, et, comme cela se 
pratique habituellement, à l’aide de petits moyens artificiels de 
raisonnement on revient aux principes par une série de preuves. 
Véritabiement je te supposais un esprit plus avancé ; je ne pou- 
vais penser que tu eusses besoin d’admonestations comme un 
enfant. Certes, si tu avais fait ton profit des vraies et salutaires 
maximes des philosophes que tu as relues souvent en ma compa- 
gnie, et si (permets-moi de formuler librement mon opinion) 
tu avais travaillé pour toi ei non pour les autres, et iu tant de 
livres pour te servir de règle de conduite, et non pour ambition- 
ner les vains applaudissements da public, ou par un orgueil in- 
sensé, tu ne dirais pas de sottises aussi lourdes et aussi absurdes. 

Pétr. Je ne vois pas où vous voulez en venir, et pourtant je 
sens la rougeur me monter au front, et j'éprouve le même sen- 
timent que ces écoliers réprimandés par leurs pédagogues, et 
qui, avant de savoir ce dont on les accuse, se confondent en 
excuses au premier mot du magister, se rappelant bien qu’ils 
ont souvent manqué à leurs devoirs. Et moi aussi, j'ai cons- 
cience de mon ignorance et de mes fautes nombreuses, et 
quoique je ne comprenne pas le but de vos paroles, je sens déjà 
mon front rougir, avant que vous n’ayez fini de parler, parce que 
je prévois bien qu’il n’est rien qu’on ne puisse m'objecter. Mais 
expliquez-vous plus clairement, je vous prie, et dites-moi pour- 
quoi vous m'avez traité si durement ? Est-ce parce que j'ai pré- 


— 959 — 


tendu qu'ilétait plus facile de connaître et de détesterses misères, 
que de les éviter ? Les deux premières facultés dépendent de 
notre libre arbitre, la troisième est entre les mains de la fortune. 

Aug. La pudeur que tu as montrée méritait l'indulgence pour 
ton erreur ; mais je m'indigne contre ton impudence, chose plus 
grave que l'erreur. N'as-tu donc pas présentes à la pensée, ces 
philosophiques et très-sages paroles : «ni la pauvreté, ni les 
peines, ni les humiliations, ni les maladies, ni la mort ne peuvent 
rendre malheureux.» Or, sila vertu seule fait le bonheur del’homme 
fait démontré par des preuves irréfragables par Cicéron et bien 
d’autres), il en résulte que rien ne s’oppose à la félicité, si ce 
n’est le contraire de la vertu; conséquemment, à moins que tu 
n’aies l'esprit obtus, tu me comprendras sans que je m'explique 
davantage. 

Pétr. Je le reconnais, je vois bien que vous me prêchez la 
doctrine des Stoïciens, si opposée aux opinions populaires ; elle 
est plus vraie en théorie qu'en pratique. 

Aug. Insensé! Tu espères arriver à la connaissance de la 
vérité en suivant les errements du vulgaire, en prenant des gui- 
des aveugles pour parvenir à la lumière. Il te faut te détourner 
des sentiers battus, aspirer à de plus bautes perspectives, suivre 
la voie tracée par un petit nombre d'intelligences d'élite, et te 
montrer capable de goûter cette poétique parole : 


« Courage, noble enfant, c'est le chemin duciel.1» 


Pétr. Plaise au ciel que je sois ainsi favorisé avant que je ne 
meure. Mais continuez, je vous prie ; je n’ai aucune répugnance 
à me ranger aux principes des Stoïciens, bien préférables aux 
errements de la foule ; je n’ai aucun doute à cet égard. De quoi 
voulez-vous me convaincre à ce sujet ? J'attends. Nous sommes 
d'accord sur ce point, à savoir qu’on n’est ou qu’on ne peut de- 
venir misérable que par le vice. Qu'est-il besoin de discuter ? Je 
erois savoir qu’il est beaucoup de gens, et je suis du nombre, 
pour lesquels rien n'est plus pénible que le joug du vice, et qui 


: Macte animo generose puer, sic itur ad astra. 
(Virg. En. liv. IX, v. 641.) 


= 9260 — 


pourtant ne peuvent Le secouer, quoiqu’ils y aient, pendant toute 
leur vie, employé tous leurs efforts pour y parvenir. C'est pour- 
quoi, nonobstant l’axiome des Stoïciens, on doit admettre que 
beaucoup d'hommes, malgré eux, à leur grand regret, et tout en 
souhaitant le contraire, sont très-misérables. 

Aug. Nous nous sommes un peu écartés de la question; re- 
venons à notre point de départ. 

Je m'étais proposé de t’enseigner le moyen de te délivrer des 
embarras de cette vie périsseble, ei t’amener à out voir de plus 
baut. En premier lieu, d'obtenir de te faire méditer sur la mort 
et les misères de l'humanité; ensuite de t’inoculer un vif désir, 
et la volonté de te relever ; ce but atteint, je me promettais d’ar- 
river sans peine au couronnement, à moins toutefois que tu 
n’aies des vues tout opposées. 

Pétr. J'ai semblé, en effet, croire le contraire, mais je n’osais 
l’exprimer, car, dès mon adolescence, la haute opinion que 
j'avais conçue de vous allait crescendo, de telle façon que si, 
pour un peu, j'avais une opinion qui semblait ne pas être con- 
forme à la vôtre, je me figurais m'être trompé. 

Aug. Trève de compliments, je te prie, car Lu as adopté mes 
idées olus par déférence pour moi que par rectitude de jugement. 
Je te permets de dire en toute liberté ce que tu penses. 

Pétr. le suis encore tout ému, mais j'userai de cette licence 
que vous m'accordez. Je ne m'occuperai pas des autres. Celui 
qui préside à toutes mes actions m'est témoin, tout comme vous, 
que chaque fois que j'ai réfléchi à ma misérable condition et à la 
mort, chaque fois que j'ai tenté de laver mes souillures par d’abon- 
dantes larmes, aveu qui me fait encore pleurer, comme vous le 
voyez, tout n’a servi de rien, jusqu’à cette heure. Cela tient uni- 
quement à ce que je suis préoccupé de la vérité de la proposi- 
tion que vous cherchez à établir, à savoir, que persoane n’est 
misérable, si ce n’est volontairement, et personne n’est malheu- 
reux, que de son pleingré; je fais la triste expériencedu contraire. 

Aug. C’est bieu osé, ce que tu nous débites là, et cette doléance 
re semble pas devoir finir de sitôt, et quoique souvent j'aie tenté 
d'inculquer ces maximes, sans réussir, je vais encore essayer 
aujourd'hui. On ne peut être ni devenir misérable, si on ne le 


— 961 — 


veut pas. C'est, comme je le disais en commençant, un vain, 
p:rvers et pestilentiel penchant qu'ont les hommes à vouloir se 
tromper eux-mêmes; or, iln'est rien de plus pernicieux au 
monde, car si on redoute avec raison les supercheries des 
gens avec qui l’on vit, parce que la situation de ceux qui vous 
trompent ne permet pas d’user de précautions salutaires, et que 
vos oreilles sont sans cesse frappées de leurs paroles flatteuses, 
combien, à plus forte raison, devez-vous craindre vos propres 
tromperies ; mais, ici, l’amour, l'autorité, l'intimité sont tout 
puissants, puisqu'on s’estime plus qu’on ne vaut, qu'on s'aime 
plusq’on ne doit, et que par cela même le trompeur et le trompé 
sont tout un 

Pétr. Vous avez souvent tenu un pareil discours aujourd’hui ; 
pour moi, je ne me suis jamais, que je sache, trompé moi-même, 
plût à Dieu que les autres ne m'eussent jamais trompé. 

Aug. Tu te trompes extrêmement en te vantant de ne l'être 
Jamais trompé toi-même, mais je n’ai pas une si piètre opinion 
de ton caractère pour ne pas être certain que si tu refléchissais 
sérieusement, tu sentirais toi-même que personne ne tombe dans 
la misère, si ce n’est de son plein gré.. Voilà bien le sujet de 
notre discussion. 

Dis-moi, Je te prie (réfléchis bien avant de répondre, 
et pénètre-toi bien de la chose, si 1u es plus désireux de la vérité 
que de la controverse), dis-moi, je le répète, si l’homme est 
forcé de pécher ? Les sages admettent que le péché est un acte 
volontaire, àce point que, si la volonté manque, le péché n'existe 
pas. Or, sans le péché, l’homme n’est point misérable ; cette 
conclusion, ne me l’as-tu pas concédée tout à l'heure ? 

Pétr. Je m'aperçois que j'étais sorti de la question; je suis 
forcé de convenir que le commencement de ma misère procède 
de mon libre arbitre. C’est uue intuition, ilen doit être ainsi pour 
les autres, jeprésume ? Vous conviendrez que je suis dans le vrai. 

Aug. Quel aveu demandes-tu de moi ? 

Pétr. Comme il est de toute vérité que personne ne faillit, si 
ce n’est de son plein gré, de même il est hors de doute que 
grand nombre d'hommes, tombés volontairement, persévèrent 
dans leur chute, malgré eux. Ce qui m’arrive à moi-même, je ne 


— 962 — 


crains pas de l’affirmer, châtiment qui m'est infligé, je suppose, 
pour n’avoir pas résisté quand je lai pu, ne pouvant plus me 
relever quand je l’ai voulu. 

Aug. Ce que tu dis-là est presque insensé; puisque tu recon- 
nais t'être trempé dans le premier cas,itu devrais faire le même 
aveu dans le second cas. 

Pétr. Vous prétendez donc que faillir et ne pas se relever sont 
une seule et même chose ? 

Aug. Assurément. N’avoir pas voulu et vouloir, sont choses 
différentes, si par le fait elles diffèrent quant au temps, en réa- 
lité cependant, et dans la pensée du non voulant, c’est lout un. 

Pétr. Je sens que vous me serrez de très-près ; ce n’est pas 
toujours le lutteur le plus fort suivant les règles de l’art, qui 
reste vainqueur, mais le plus habile. 

Aug. Nous parlons devant la Vérité, qui aime la simplicité en 
tout, et déteste les finasseries ; tu t’en aperçevras bien dans la 
suite, lorsque nous discuterons simplement. 

Pétr. Je ne puis rien entendre de plus agréable ; apprenez-moi 
done comment il a été question de ma personne, et vous me 
donnerez les raisons qui font que je suis misérable, ce que je ne 
puis nier, et maintenant comment je dois user de ma volonté 
pour me relever, alors que je pense tout le contraire, ce dont je 
suis tout chagrin ; car rien n’est plus contraire à ma volonté. 
mais je ne veux pas en dire davantage. 

Aug. Pourvu que nos conventions soient respectées, je t’en- 
gage à te servir d’autres expressions. 

Pélr. De quelles conventions parlez-vous ? de quelles expres- 
sions dois-je me servir ? 

Aug. Nos conventions sont celles-ci, toute subtilité à part : 
rechercher la vérité purement et simplement, et les expressions 
dont je veux que tu te seïves sont eelles-ci: ce que tu as dit ne 
pouvoir, tu reconnaisses ne le vouloir. 

Petr. Nous n’en finirons pas, je ne reconnaîtrai jamais celà. 
Je sais de reste, et vous-même vous en avez été témoin, que 
bien souvent jai voulu et je n’ai pu, et les abondantes larmes 
que j’ai versées ont été inutiles. 

Aug. J'ai été témoin de l'abondance de tes pleurs, de ta vo- 
lonté, jamais. 


— 963 — 


Pétr. Par ma foi! L'homme sait-il ce qu'est l'homme? J'ai 
tant souffert, je me serais relevé si cela m’eût été permis. 

Aug. Tais-toi ; le ciel et la terre se confondront, les astres 
se détacheront du firmament, et les éléments aujourd’hui réuuis 
se sépareron!, avant que la Vérité, qui juge notre différent, puisse 
être trompée. Tes larmes ont souvent bourrelé ta conscience, 
mais ne t'ont pas fait changee de sentiment. 

Pétr. Que de fois j'ai dit : je ne puis faire davantage. 

Aug. Combien de fois j'ai répondu : il vaudrait mieux vouloir 
plus sérieusement. Et cependant, je ne suis pas surpris de te 
voir en proie à ces perplexités; moi-même j'ai été leur Jouet, 
alors que je cherchais une nouvelle voie pour régler ma vie. Je 
m'’arrachais les cheveux, je me frappais le front, je me tordais 
les doigts, je me prenais ies genoux à mains jointes, je remplis- 
sais l'air et le ciel de soupirs douloureux et de gémissements 
sans relâche, j’arrosais la terre d’un déluge de larmes, et malgré 
cela je restais tel que j'étais, jusqu'à ce qu’enfin une profonde 
méditation me fit envisager toute ma misère. Quand donc je 
voulus fermement, je le pus à l'instant même, et par une heu- 
reuse et merveilleuse rapidité je fus transformé en un autre Au- 
gustin, comme tu l’as lu dans mes Confessions. 

Pétr. Je le sais, et ne puis oublier ce figuier sauveur sous 
lequel ce miracle s’est opéré. (1) 

Aug. Tu as raison, puisque ni le myrte, ni le lierre, ni le lau- 
rier — quoique cher à Apollon, et ambitionné par tous les poëtes 
et par toi en particulier, qui seul, dans ton siècle as mérité 
d’en porter une couronne — aucun de ces arbustes ne doit être 
plus cher à ton âme, après tant de ‘empêtes revenu au 
port , que le souveuir de ce figuier qui doit opérer ta conver- 
sion, obtenir ton pardon et te faire concevoir des espérances 
certaines. Tu te trouves précisément dans le cas de ceux à qui 
ce vers de Virgile peut s'appliquer. 


1 Ego sub quadam fici arbore stravi me, nescio quomodo, et dimisi 
habenas lacrymis … Et ecce audio vocem de vicina domo cum cantu 
dicentem : Tolle, lege. 

(August. Confes. lib. VI, cap. 12.) 


— 9264 — 


« L’âme reste insensible, et les pleurs coulent inutiles 1, » Je 
pourrais multiplier les citations, une seule suffit avec mon 
exemple personnel. 

Pélr. Votre exemple me touche profondément parce qu’il 
me sembie qu'il existe une certaine analogie entre mes orages et 
vos fluctuations. Aussi, lorsque je me trouve en lutte avec deux 
sentiments contraires, la crainte d’un côté, l'espérance de l’autre, 
et quelquefois avec des larmes dans les yeux, lisant vos Con- 
fessions, il me semble que je lis non l’histoire d’un autre, mais la 
mienne propre. 

Puisque désormais je renonce à toute discussion, continuez 
selon votre bon plaisir, car j'ai pris le parti de vous suivre, non 
de vous contredire. 

Aug. Ce n’est pas là ce que je demande; car suivant un très- 
docte personnage, à trop discuter la vérité se perd, tandis qu’une 
controverse modérée, souvent vous conduit au vrai. Ilne faut 
donc pas accepter tout aveuglément à la façon des esprits in- 
souciantset paresseux, ni d’un autre côté s'attacher à la discussion 
d’une vérité évidente ; c'est l’indice manifeste d’un caractère 
querelleur. 

Pétr. Je vous comprends, je vous approuve, je suivrai votre 
conseil, veuillez continuer. 

Aug. Ne recocnais-tu pas la justesse de cette proposition et 
les conséquences qui en découlent, à savoir que l'intuition par- 
faite de ses misères engendre le parfait désir de s'en délivrer, si 
ce désir obéit à la volonté potentielle. 

Pétr. Je suis déterminé à croire tout ce que vous dites. 

Aug. ‘h bien donc, parle, formule ta pensée quelle qu’elle scit 

Pétr. Je n’ai rien à dire, si ce n’est que je suis fort étonné de 
n'avoir pas voulu jusqu’à présent ce que je croyais avoir tou- 
jours voulu. \ 

Aug. Tu ne fais que t'en apercevoir ; mais pour mettre fin à 
ces trop longs discours, je te dirai que jamais tu n’as voulu, je te 
citerai à propos ce vers d’Ovide: 


1 Mens immota manet, lacrymas volvuntur inanes. 
(Virg., Eneid., lib, IV. v. 449.) 


NUE 


— 9265 — 


« C’est trop peu de vouloir, il faut se rendre maître de l’objet 
de ses vœux (1). » 

Si tu crois avoir fait acte de volonté, c’est une erreur, et pour 
en être sûr, interroge ta conscience ; elle est le juge infaillible et 
sincère de nos actions et de nos pensées, la meilleure interprète 
de la vertu. elle te dira que tu n’as jamais aspiré à ton salut avec 
cette ardeur que réclament les périls multiples qui t’environ- 
nent. 

Pétr. J'ai commencé, suivant votre avis, à sonder ma cons- 
eierce, et j'ai reconnu la vérité de vos paroles. 

Aug. Nous avons gagné quelque chose puisque tu commences 
à te révuiller ; îu es déjà mieux si tu sais que tu as été malade. 

Pétr. Si cette connaissance suffit, ce n’est pas seulement bien 
je crois que ce sera bientôt très-bien ; je n’ai jamais en effet 
mieux compris que je n'ai pas jusqu'ici désiré assez ardemment 
la liberté et la fin de mes misères ; et après tout, ce désir n’est- 
il pas suffisant? Il ne me reste plüs rien à faire. 

Aug. Tu émets !\ une proposition inadmissible, est-ce qu’un 
homme qui désire ardemment, se contente de désirer et s’en- 
dort ensuite, car alors à quoi lui sert de désirer? C’est marcher 
entre d’inextricables difficultés, et cette aspiration à la vertu 
est déjà une grande vertu. 

Pétr. Vous me donnez-là un puissant motif d'espérer. 

Aug. Aussi, par mes paroles, je veux t’apprendre à « spérer et 
à craindre. 

Pétr. Craindre! Et comment ? 

Aug. Ouai, et à espérer aussi. 

Pétr. Comme, jusqu’à ‘présent, je ne me suis pas médiocre- 
ment évertné à ne pas être pire que je suis, voas me montrerez 
la voie qui doit me conduire à la perfection. 

Aug. Tu ne te figues pas sans doute combien ce chemin est 
ardu. 

Pétr. Allez-vous douc me causer de nouvelles terreurs ? 

Aug. Désirer, n’est qu’un mot, mais la chose entraîne une 
foule de conséquences. 


! Velle parum incipias, ut re potiaris oportet. 


— 966 — 


Pétr. Vous me faites trembler. 

Aug. Sans parler de ce qui constitue le désir, il n'est efficace 
qué par l’anéantissement d’une foule de choses. 

Pétr. Jene comprends pas ce que vous voulez dire. 

Aug. Ce parfait désir ne peut naître sans tuer tous les autres. 
Tu sais que la vie est assaillie de concupiscences de toute sorte, 
il t'est donc nécessaire de les repousser pour érriver à ce désir de 
suprême félicité, car, sans contredit, on aime moins quand on 
aime quelque chose avec soi, parce qu’alors on ne l’aime pas 
pour elle-même. 

Pétr. Je sais d’où vient cette pensée. 

Aug. Combien y a-t-il eu d'hommes qui aient éteint toutes 
les concupiscences , ce qui serait trop long de les énumérer, et 
après avoir imposé à leur âme ce frein de la raison, osent dire: je 
n'airien de commun avec les choses sensuelles , elles semblent 
attrayantes et ne sont que souillures, j’aspire à des jouissances 
plus pures. 

Pétr. Cette classe d'individus est très-rare, et la difficulté que 
vous signalez m'apparaît clairement. 

Aug. Ces folles convoitises une fois mortes, le salutaire désir 
se dégage dans toute sa plénitude ; il est donc nécessaire que 
l’âme, par ses nobles aspiratious, s’élève vers le ciel, en se dé- 
barrassant des liens corporels et des illusions terrestres qui l’ac- 
cablent. Ainsi, vous autres hommes, tandis que d’un côté vous 
désirez vous élever, de l’autre vous cherchez à rester das les bas- 
fonds, &e sorte que, tiraillésen sens contraire, vous n'arrivez à 
rien. 

Pétr. Qu'y a-t-il à faire, selon vous, pour que l’âme, après 
avoir secoué le joug des mondanités, prenne son vol vers les 
hautes régions ? 

Aug. Ceux qui tendent à ce but doivent avoir recours à le 
méditation que j'ai signalée en commençant, et se rappeler sans 
cesse la fragilité humaine. 

Pétr. Personne, si je ne m'abuse, n’a plus souvent que moi 
cette pensée présente à l'esprit. 

Aug. Il n’y a pas longtemps, car tes préoccupations étaient 
ailleurs. 


Pet 


Pétr. Eh quoi! Est-ce que je ne dis pas la vérité ? 

Aug. Je ne veux pas être impoli, je dois te dire que tu ne 
penses pas assez sérieusement à la mori. Personne n’est assez 
dénué de sens, à moins d’être tout-à-fait insensé, pour ne pas 
voir à chaque instant combien il est faible, et quand on l’inter- 
roge, pour ne pas répondre qu’il habite un corps caduc et sujet à 
la mort ; ies douleurs physiques, les accès de fièvre ea sont la 
preuve; il n’est pas d'existence qui en soit exempte. Dieu n’a 
accordé ce privilége à personne, sans compter la mort de nos 
aœis qui tous les jours succombent sous nos yeux pour nous 
remplir l’âme de terreur, car, lorsqu'on assiste aux funérailles 
d’un de ses contemporains, on doit craindre son propre décès 
devant celui d’autrui, et en tremblant pour soi-même, on est 
forcé de s’écrier : si cet homme a été moissonné par la mort, lui 
qui était jeune et beau, et paraissait être dans toute sa force, il 
vient d'être surpris par un trépas inopiné, qui donc me garantira 
mon existence ? Est-ce Dieu ou quelque sorcier, car je dois né- 
cessairement mourir. Quand on voit la maison de son voisin 
brûler on doit craindre pour la sienne, et comme dit Horace : 

« Encore un peu de temps, te viendront les périls (1). » 

Si pareil sort attend les empereurs, les rois de la terre, les 
bons comme les méchants, «eux qui en seront témoins er seront 
d’autant plus frappés, parce que, habitués à voir les hommes 
mourir comme à l’ordinaire, ils sont effrayés quand surviennent 
des trépas subits où lorsque l’agonie n’est que de quelques heu- 
res. N'est-ce pas ainsi que les choses se passent, et ce qui fait 
que le monde est terrifié à la mort des grands ; et pour te rap- 
peler un fait historique entre tous, tu te souviens de ce qui se 
passa à la mort de J. César. 

C’est le spectacle de tous les'jours , et qui a le privilége d’at- 
trister les regards et de porter la terreur dans le cœur des po- 
pulations en faisant souvenir du sort réservé à tous. Il faut comp- 
ter encore la fureur des bêtes féroces, et les hommes , et la rage 


1 Ad te post paulo ventura pericula cernis. 
Horat. Epist, 1. ep. XVIIL. Ad Lollium, 


— 968 — 


des combats. Et puis, les ruines des grandes demeures, qui, 
comme l’a dit très-bien quelqu'un, après avoir servi à vous pro- 
téger, sont alors une menace pour vous. Tout dans la nature est 
un danger mortel et le ciel et la terre et la mer. | 

Pét. Excusez-moi si je vous interromps ; vos paroles sont bien 
faites pour éclairer ma raison, mais, tout en vous admirant, je 
ne vois pas bien où vous voulez en veuir. 


Aug. Je n'avais pas fini, et tu m'as interrompu; voici qu’elle 
était ma conclusion : l’àme des misérables par une longue habi- 
tude se montre réfractaire aux avis salutaires, aussi est-il rare 
qu’elle réfiéchisse sérieusement à la fatalité de la mort. 


Pét. Ainsi, la définition de l’homme est connue de peu de 
gens. Et pourtant les professeurs de dialectique font retentir les 
écoles de cette vérité, ils en fatiguent les oreilles de leurs au- 
diteurs et les colonnes de leurs classes. Leur bavardage menace 
de s’éterniser ; satisfaits de la définition des choses, ils n’en con- 
naissent pas la nature, et se complaisent dans des discussions 
sans fin. La plupart ignorent ce dont ils parlent , et si un de ces 
quidaws est interrogé sur la définition de l’homme, ou sur toute 
autre question semblable, sa réponse est toute prête; si vous le 
poussez, il reste coi, ou si l'habitude de parler lui fournit des 
phrases banales qu'il débite avec une assurance d'effronté, vous 
voyez à quelle espèce d'homme vous avez affaire, il n’a pas une 
notion exacte de l’objet dont il s’agit. Et contre cette tourbe si 
ennuyeuse, si paresseuse et si inutilement curieuse, il est bon de 
le5 tancer de la sorte : pourquoi, malheureux, vous demenez- 
vous toujours en vain ? Pourquoi, sans souci du fond, vous 
attachez-vous à la forme ? Pourquoi, avec vos cheveux blancs et 
votre figure ridée, vous amusez-vous à de puériles inepties ? 
Plût à Dieu que vos niaiseries ne soient puisibies qu’à vous 
seuls, sans corrompre les nobles intelligences de la jeunesse. 

Aug. Contre cette monstruosité de l’école, on ne saurait trop 
se gei:darmer, j'en conviens, mais entraîné par le besoin de pro- 
tester, tu n’as pas complété la définition de l'homme. 

Pètr. Je croyais l'avoir fait suffisamment, je vais être 
plus explicite. L'homme est un animal, mais le premier de 


— 969 — 


tous. (1) Il n’est personne, quelque obtus qu'il soit, le moindre 
pâtre ou le plus simple enfant qui, si on l’interrroge, qui ne 
réponde que l’homme est un animal raisonnable et sujet à la mort, 
donc cette définition est élémentaire pour tout le monde. 

Aug. Non, pour un petit nombre seulement. 

Pétr. Comment! Si vous renconirez quelqu'un conformant sa 
conduite à la raison et y subordonnant toutcs ses aspirations, 
pour iwaîtriser tous les mouvements de l’âme, il mérite assuré- 
ment le nom et la qualité d'homme, et être distingué de la brute. 

Aug. Il doit aussi être bien pénétré qu’il est mortel, cette con- 
vietion sera un frein à ses passions ; il méprisera les choses pé- 
riscables de ce monde, pour soupirer après cette autre vie hors 
laquelle on ne meurt plus. Voilà la conséquence utile que l’on doit 
tirer de la définition de l'homme telle que tu viens de la donner, 
conséquence connue de peu de gens et que peu de gens me- 
ditent. 

Pétr. Vai cru jusqu'ici faire partie de ce petit nombre. 

Aug. Je ne doute pas que ton esprit, éclairé par l'expérience 
et nourri par d’incessantes lectures, n’ait souvent été occupé 
par la pensée de la mort, mais elle n’est jamais descendue assez 
profondément, ni fixée assez solidement dans ton âme. 

Pétr. Qu’'entendez-vous par: descendre plus profondément 
dans mon âme; je désire avoir de vous des éclaircissements à cet 
égard. 

Aug. Je dirai — chose, dont le vulgaire lui-même est persuadé 
et qui est attestée par les éclatants témoignages de nombreux 
philosophes — que la mort est ce qu’il y a de plus redoutable, 
sun nom seul vous épouvaute ; mais pour faire passer de l'oreille 
an cœvr ce sentiment d'horreur qu’'inspire la mort, il est urgent 
de méditer à fond sur chaque partie de ceux qui vont mourir. 
Voir les extrémités glacées, le Luste ruisselant d’une sueur 


1 En ce temps-là on ne s'était pas encore avisé de définir l’homme « un 
singe perfectionné. » 11 était réservé au xix° siècle el à la savante Angle- 
terre, de reconnaître que les bimanes et les quadrumanes sont frères. 
C'est un trait de génie, fait pour honorer toute une époque, où l’histoire 
naturelle est prise en flagrant délit de divagation. (N. iu T.) 


— 970 — 


froide, les flancs battre, l'esprit vital se ralentir à l'approche de 
la mort, les yeux excavés, le regard vague et humide de larmes, 
le front contracté, le visage livide, les joues pendantes, les dents 
fuligineuses, les uarines retractées, le nez effilé, les lèvres écu- 
meuses, la langue épaissie et paralysée, le palais desséché, la 
tête appesantie, la poitrine oppressée, la voix murmurante, les 
soupirs anxieux, le corps entier exhalant une odeur cadavéreuse 
et surtout le facies horriblement décomposé; tous signes qui ap- 
paraissent successivement ou à la fois quand on a eu occasion 
d’avoir sous les yeux l'image d’une mort prochaine. On s2 grave 
mieux dans la mémoirc ce qu’on a vu que ce qu'on a entendu. 
Aussi, est-ce avec une intention bien évidente que dans certains 
ordres religieux, les plus renommés pour leur sainteté, on a, 
jusqu'en ce siècle si ennemi de la morale, on a, dis-je, 
conservé l'habitude de faire intervenir les moines pour con- 
sidérer les cadavres pendant qu'on les lave et qu’on les pré- 
pare à l’ensevelissement, ils sont là, témoins de ce terrible 
évènement afin de s’en pénétrer fortement, et délivrer leur âme 
de toute espérance mondaine. Voilà ce que j'entends par descen- 
dre profondément dans son âme. Peut-être que, par habitude, 
vous ne prononcez pas le nom de la mort, cependant rien n’est 
plus certain que la mort, et rien n'est plus incertain que son 
heure. Il en est ainsi de toutes choses de cette nature, sur les- 
quelles on se blase en en parlant sans cesse, elles glissent, et ne 
se fixent pas. 

Pétr. Je souscris d'autant mieux à ce que vous dites que je 
reconnais beaucoup de ces pensées dont je suis habituellement 
assailli intérieurement. Cependant, rafraîchissez-moi la mémoire 
par quelque réflexion, añn que, bien averti, je ne me fasse pas 
d’illusion sur mon compte,etje ne me complaise pas en mes pro- 
pres erreurs ; c’est là, si je, ne m’abuse, ce qui fait que l'esprit 
de l’homme se détourne du droit chemin de la vertu, et lorsqu'il 
s’imagine avoir atteint le but, li n’en demande pas davantage. 

Aug. J'aime à t'entendre parler ainsi; c’est le langage d’un 
esprit circonspect, qui ne veut pas rester inactif, et ne rien livrer 
au hasard. Voici un criterium qui ne te trompera jamais : Chaque 
fois que tu penseras à la mort, ne change pas de piace, sache que 


toute autre pensée est inutile; si plongé dans cette méditation, 
tu viens à frissonner, à trembler, à pâlir, si tu crois ressentir les 
angoisses et les affres de la mort, et qu’alors ton âme, comme 
si elle allait abandonner son enveloppe charnelle, semble prête 
à subir le jugement suprème pour rendre compte de ses actes, 
de ses paroles, de toute son existence passée, à quoi t'auront 
servi el la beauté physique, et la gloiré mondaine, l’éloquence, 
la richesse, la puissance, toutes choses décevantes. Tu compren- 
dras que le juge ne peut être ni corrompu ni trompé, que la mort 
elle-même ne peut être conjurée, la mort qui n’est pas la fin de 
la lutte, mais une transition. 

Tu n'éviteras pas mille supplices, mille tortures, ni pleurs, 
ni gémissements, ni fleuves de soufre, ni les ténèbres, ni les 
furies vengeresses de l’Averne, ni l'horreur du Tartare, ni le 
comble de tous les malheurs, l’éternité et la colère d’un Dieu 
implacable. Si ton esprit est frappé de toutes ces choses, non 
comme d’une fiction, mais une réalité, non comme une 
possibilité , mais une certitude fatale, inévitable , prochaine, 
et persistant dans cette pensée sans désespérer jamais, 
plein de confiance en la puissance divine qui peut t’arracher à 
ces misères, tu feras voir alors que ton mal est curable, que tu 
as le désir de te relever, et terme dans ton propos, tu peux être 
sûr que ce ne sera pas en vain que tu auras médité. 

Pétr. En me mettant sous les yeux cet amas de misères vous 
m’avez furieusement épouvanté. Mais si Dieu me prête assistance, 
chaque jour je me plongerai dans ces réflexions, la nuit surtout, 
après être débarrassé des affaires quotidiennes, mon âme se sera 
recueillie, je me mets dans la posture d’un homme qui va mou- 
rir, et par un effort d'imagination, je me représente l’heure de 
la mort, avec toutes les circonstances concomitantes dans tout 
ce qu’elles ont de plus terribles, de telle façon qu’il me semble 
que je suis à l’agonie, et comme si je voyais le Tartare et tous 
les supplices que vous venez de dépeindre. Cette vision me 
trouble si violemment que je saute épouvanté hors de mon lit, 
au point d’effrayer les personnes présentes, en m'’écriant : Ah! 
que fais-je ? Que je souffre! Quel abime de misères la fortune 
me réserve! Jésus, secourez-moi: : Arrachez-moi à ces maux, 


SERRE 


« vous tout-puissant, tendez la main à un infortuné et faites-moi 
« passer avec vous au-delà du fleuve, afin qu'après ma mort je 
« puisse reposer en un séjour tranquille» (1). 

De plus, j'ai des terreurs folles, des accès d'épouvante, sou- 
vent je parle seul, plus souvent avec mes amis qui se mettent à 
pleurer en me voyant verser des larmes, puis après tout, nous 
reprenons notre vie habituelie. 

Puisqu'il en est ainsi, qui me retient? Quel obstacle latent a, 
jusqu’à cette heure, agi de façon que cette pensée ne m'a causé 
que des troubles et des terreurs ? Je suis resté le même que par 
le passé, comme ceux à qui rien de semblable n’est arrivé pen- 
dant le cours de leur existence ; je suis bien plus misérable qu’eux 
puisque, quelque soit leur sort futur, ils jouissent des plaisirs 
présents, tandis que je vis incertain de ma fn dernigre, et 
je ne jouis d’aueun plaisir qui ne soit empoisonné par cette peu- 
sée amère. 

Aug. Je ne veux pas, crois-le bien, t’attrister quand il y a lieu 
de te réjouir. Plus’le pécheur s'abandonne aux délices et aux 
volup'és coupabies, plus il est malheureux et à plaindre. 

Péir. Parce que, peut-être, qu’il ue suit jamais le sentier de 
la vertu, celui qui, oublieux de lui-même ne sait pas mettre des 
bornes à ses plaisirs. Mais celui qui, au milieu des entraîne- 
ments des sens et des illusions de la fortune, éprouve quelque 
rude coup du sort, se rappelle seulement alors sa triste condition 
quand il se sent abandonné par l’attrait décevant de la volupté. 
Si tous deux devaient avoir une même fiu, je ne sais pas pour- 
quei où ne considérerait pas ce dernier comme plus heureux, 
puisqu'il possède présentement ces jouissances, quitte à les re- 
gretter plus tard, que le premier qui ne les a pas actuellement, 
et ne peut les espérer dans l’aveuir, à moins que Vons ne pré- 
tendiez qu’en fin de compte il est plus pénible de rire, que de 
pleurer. 

Aug. Remarque bien cette différence ; on peut désespérer du 
salut de l’un et non pas de l’autre. 

Pétr. Je veux bien l’admettre. Mais enfin veuillez ee 
cette question : pourquoi suis-je le seul à qui la méditation de la 


1 Virg., Eneïd., liv. VI, v. 370. 


mort est inefficace, quand vous affirmez qu’elle est si avan- 
tageuse ? , 

Aug. D'abord, parce que tu la considères comme bien éloi- 
gnée ; à cause de la brièveté de la vie, des accidents divers et 
imprévus qui surgissent pendant son cours, elle ne doit pas se 
faire longtemps attendre. En cela nous nous trompions tous, 
suivant Cicéron, qui dit: « nous ne prévoyons pas la mort.» 
Chacun de nous se propose un long terme, mais combien peu y 
parviennent? Personne ne meurt à qui on ne puisse appliquer 
ce vers de Virgile : « il comptait sur une belle vieillesse, et de 
longues années » (1). Une pareille illusion te séduit peut-être, 
car, ton âge, la vigueur de ta constitution, l'observation des 
règles de l’hygiène t’avaient fait concevoir cette douce espérance. 

Pétr. N'ayez pas de moi une telle opinion. Que Dieu me pré- 
serve d’une semblablefolie ! « Moi! me fier à ce monstre perfide !» 
ainsi parle le fameux pilote, (Eneide Liv. v. v. 849) Moi, aussi, 
je suis ballotté sur les flots immenses, tumultueux, terribles ; 
ma barque, jouet des vents orageux, périclite sur les récifs, elle 
fait eau, et ne peut résister longtemps; je vois que nul espoir 
ne me reste, si par la miséricorde du Tout-Puissant, je ne par- 
viens à imprimer une vigoureuse impulsion au gouvernail, et trou- 
ver mon salut au rivage, afin de mourir au port, après avoir vo- 
gué longtemps, en pleine mer. 

C’est à cette pensée que je dois de n’avoir pas été dévoré de 
la soif des richesses et de la puissance, dont ont été victimes 
beaucoup de mes contemporains, et grand nombre de person- 
nages d’autrefais qui avaient su cependant mener une existence 
supérieure. 

Quelle démence de passer sa vie dans les tracas et la misère, 
pour, qu'après s'être fatigué à accumuler des richesses, on vienne 
à mourir subitement! Aussi, est-ce là l’effrayant sujet de mes 


plus fréquentes réflexions ; je considère la mort non comme éloi- 
gnée, mais prochaine, mais présente. Je n’ai pas oubiié ces deux 


ve”s que dans ma jeunesse j’adressais à un de mes amis: « pen- 
dant que nous causons ainsi, la mort par mille voies vient peut- 


1 Canitiemque sibi et longos promiserat annos. 


En. lib. X., v. 549. 
18 


ame 


être envahir notre seuil. » (1). Si dans ma jeunesse je parlais de la 
sorte, que dirai-je aujourd'hui que l’âge et l'expérience sont venus ? 

Tout ce que je vois, tout ce que j'entends, tout ce que je sens 
et pense a trait à la mort, et sije ne m’abuse c'est la question 
capitale. Alors qui me retient donc ? 

Aug. Rends à Dieu d’humbles actions de grâces, lui 
qui t'a jugé digne d'user de ce frein salutaire et de stimu- 
lants aussi efficaces. {l est impossible que celui qui a la pensée 
de la mort toujours présente à l’esprit, soit puni de la mort éter- 
nelle, mais puisque tu sens qu’il te manque encore quelque chose, 
j'essaierai de te l'obtenir, et cela une fois acquis, s’il plaît à Dieu, 
absorbé tout entier dans (es pensées, tu pourras alors secouer le 
joug ancien sous lequel tu gémis encore. 

Pétr. Plût au ciel que vous réussissiez, et que je fusse jugé 
digne d’une telle faveur. 

Aug. Tu peux l'obtenir, la chose n’est pas impossible. Mais 
pour les actes humains deux conditions sont nécessaires, si l’une 
vient à faire défaut, l'effet est manqué ; c’est la volonté qui prime 
tout, mais une volonté ferme équipollente au désir dont elle est 
synonyme ; voici la seconde. 

Pétr. Voilà ce que je demande, ce que je souhaite de savoir 
depuis bien longtemps. 

Aug. Ecoute-moi donc ; je ne puis nier que ton âme ne soit 
d’origine céleste, mais que son union au corps l’a souillée, elle a 
donc perdu beaucoup de sa noblesse originelle, en un mot elle a 
dégénéré ; non-seulement elle a dégénéré, mais depuis très long- 
temps elle est tombée dans la torpeur, oubliant et sa création et 
son créateur souverain. 

Virgile me semble avoir très bien retracé les passions de l’un'on 
du corps et de l’âme, et l'oubli de la plus noble partie de l’homme : 

« Is possèdent tous (les animaux), une force igrée, une part 
« céleste, portion pure et vive de l’âme universelle ; mais la ma- 
« tière terrestre dont ils sont composés, sujette à l’altération, en 
« produit aussi dans leur âme. C’est l’origine des passions, 
« de la crainte, du désir, du chagrin, de la joie. Tant que l’âme 


1... Forsan Loquimur dum talia, forsan, 
Innumeris properâta viis, in limine mors est. 


— 975 — 


« est emprisonnée dans le corps, elle est courbée vers la terre, 
« et offusquée de ténèbres.» 

Ne reconnais-tu pas dans ces vers le monstre quadricéphale 
hostile à la nature humaine ? 

Pétr. Je distingue très-clairement la quadruple passion de 
l’ême, la crainte, l'espérance, la douleur, le plaisir, par qui dis- 
paraît la tranquillité d’esprit de l’homme, comme si elle était dis- 
persée par quatre vents contraires. 

Aug. Cette pestilence, jusqu'à présent, t’a beaucoup nui, et 
t’aurait perdu si tu n’avais lutté contre elle. Car l’âme faible 
et opprimée par ses décevants mirages, en butte à de nombreuses 
et incessantes attaques en sens contraire, ne sait à laquelle 
de ces passions elle doit faire tête, celle qu’elle doit entretenir 
ou éteindre, ou modérer. Il est une foule de choses auxquelles 
on ne peut suffire. Il arrive ce qui se passe en un champ où l’on a 
jeté trop de semences qui se nuisent les unes aux autres. Ainsi 
de toi, dont l'esprit trop surmené ne peut recevoir les racines du 
bien d’une manière utile; rien n’y peut tructifier, envahi qu'il est 
d’une foule de pensées. Sans guide, privé de la possession de toi- 
même toujours ballotté en sens contraire, la méditation de la 
mort ne peut pénétrer les profondeurs de ton âme, et tes bonnes 
résolutions ne peuvent lutter contre la légèreté de ton caractère; 
de là vient ce désaccord intérieur, cette révolte contre toi-même, 
à cause de tes défaillances, quetu détestes, mais que tu ne cher- 
ches pas à éviter. Tu connais la voie mauvaise où tu es engagé, 
ettu ne peux la quitter. Tu vois le péril qui te menace, ei tu ne 
sais pas le fuir. 

Pétr. Ah! malheureux que je suis ! Vous avez sondé la pro- 
fondeur de ma blessure ; c’est bien là le siége de mon mal, je 
crains bien qu'il ne soit la cause de ma mort. 

Aug. Rassure-toi, tu es sorti de ton engourdissement. Mais 
comme nous avons prolongé cet entretien pendant toute la jour- 
née sans interruption, gardons pour un temps le silence, demain 
nous reprendrons notre co!loque. 

Pétr. Le repos apportera un allégement à ma tristesse ; le si- 


lence me procurera du calme. 
P. MABILLE, 


Secrétaire général de la Société Linnéenne 


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LISTE 


des Membres admis depuis la publication du dernier volume. 


MM. LE ToURNEAU, architecte de Paris. 
Comte DE SAPORTA. 


Comte H. Du BOUCHER , Président de la Société de Bordas, 
A Dax. 


VERLOT, Directeur de l'École Botanique, au Muséum 
d'histoire naturelle de Paris. 


RENAULT , aide-naturaliste (Botanique fossille), au Muséum 
d'histoire naturelle de Paris. 


MAXIME CORNU , aide-naturaliste, au Muséum d'histoire 
naturelle de Paris. 


CYRILLE GRAND’EURY, Ingénieur à Saint-Etienne. 


Docteur SAGOT, à Dijon. 


TABLE DES MATIÈRES 


Contenues dans ce Volume 


L'espèce Ovine. — Par Ab. BÉNION . 


De quelques espèces de Conifères supposées espèces uniques en 
renfermant plusieurs , par le baron pe MoRoOGUES. 


Questions maritimes. — Les abordages, par GOUEZEL 

Remarques sur les porssons de la famille des Squammipennes, 
avec la description de deux nouvelles espèces de Scorpis. 
— Squammipennes, par GUICHENOT . 

Ornithologie , par AuGusTE BESNARD 


Le Diamant, par VIENNOT 


L'Art, l'Industrie, les Lettres et les Sciences en Anjou(Suite), 
par AIMÉ DE SOLAND, Président 


Pétrarque, philosophe et confessionniste , par le Docteur 
Pompée MAgiLee, Secrétaire Général. 


Angers. — Imp. Burdin et Cie, rue Saint-Laud, 62. 


45 


65 


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