ANNALES
DBS
MISSIONS FRAîsTOISCAHSTES,
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University of Ottawa
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^NN^LES
DES
PAR LE PERE
F. MAROELLIIST IJE CIVEZZA.
TRADUITES DE L ITALIEN.
TROISIEME ANNEE. ~ 1S63-1S64.
^i^
CHEZ CH. PEETERS, LIBRAIRE-ÉDITEUR
RUE DE NA5IUR, 22.
1863.
TYPOGRAPHIE PE CH. PEETEBS ET C'ie.
AIT TKES-HONORE
MONSIEUR
JOSEPH DE HEMPTINNE DE GAND
(BELGIQUE),
SUPÉRIEUR DU TIERS-ORDRE DE S^-FRANÇOIS EN CETTE MLLE,
COMMANDEUR DE l'oRDRE DE S'^-GRÉGOIRE-LE-GRANIi ,
VICE-PRÉSIDENT DE L^OEUVRE DU DENIER DE S^-PIERRE, ETC., ETC.
Très-respectable Monsieur,
Bien que j'aie eu depuis quelques mois seulement le bonheur
de faire votre connaissance, par la lettre pleine de science et
d'érudition que vous avez bien voulu m'écrire le 30 septembre
dernier sur un sujet aussi grave que le sont les maux auxquels
est aujourd'hui en proie la société européenne, je compte sur
votre amabilité pour me permettre de vous dédier ce troisième
volume des Annales des Missions Franciscaines, qui tend à re-
tracer au monde Thistoire rapide non-seulement de ce que les
fils de S^ François ont fait dans le passé, mais de ce qu'ils font
encore à présent dans toutes les régions du globe. Les Annales
ont obtenu un accueil favorable et bienveillant surtout dans la
catholique Belgique, à laquelle vous appartenez, et c'est dans
votre ville de Gand qu'on a songé aussitôt à les traduire en fran-
çais, de sorte qu'elles se sont promptement répandues et dans
toutes les Flandres et jusque dans la France très -chrétienne. Je
suis certain que vous vous en réjouissez d'une manière toute
particulière, d'abord comme excellent catholique, qui avez tant
contribué au rétablissement de l'esprit de Jésus-Christ dans la
société civile, par la charité extraordinaire qui vous a fait travail*
1er au soulagement des besoins des classes pauvres, en construi-
sant dans ce but de grandes manufactures, où à de divers travaux
parfaitement ordonnés se joignent toutes les pratiques propres à
1.
— 0 —
hi vie chrétienne; puis, comme hls du Père Séraphique, tou-
l\)iirs zélé pour rendre de plus en plus ilorissant en Belgique le
Tiers-Ordre, fondé par lui dans Tintérét des Séculiers, et si dig-
nement présidé par vous, qui en avez été élu supérieur. C'est
que vous avez bien compris que de semblables institutions, qui
ont sauvé la société civile au moyen-âge, renfermeraient encore
de nos jours, si elles étaient relevées et maintenues dans leur
véritable esprit, un des moyens les plus efficaces pour résister au
torrent des mauvaises doctrines et des passions perverses par
lesquelles les ennemis de Dieu travaillent à en détruire le règne
sur cette terre. Je veux aussi que cette pauvre dédicace soit un
témoignage de gratitude que je vous offre en m'unissant à mes
confrères EécoUets de Belgique, qui ne cessent d'éprouver les
effets de la généreuse charité que vous leur montrez, en véritable
confrère et bienfaiteur, qui désire ardemment les progrès toujours
croissants et la gloire de TOrdre.
Sur ce, je vous prie d'agréer mes salutations et je suis heureux
de me dire votre très-humble, très-dévoué et très-obéissant
serviteur et confrère,
Yli. MaRCELLIN de ClVEZZA,
3Ii?i. Oh.
Borne y ce 3 dèce dire 1862.
AXAALES DES MISSIO\S FRAiVCISCABES
PREMIÈRE PARTIE.
HISTOIRE AîsiCIEiSrî^E.
I.
AFRIQUE SEPTE^^TRIONALE.
Continuation et nouveaux succès des Missions Franciscaines à Maroc, à
Ceuta et à Tunis ; on y parle spécialement des travaux apostoliques du
P. Loup Dai^', qui succéda à son confrère Agnello dans le gouverne-
ment de l'Eglise, fondée en la première de ces villes, ainsi que du Pere
Bla>-co, chargé après lui des mêmes fonctions; puis du P. Laueext,
appelé à la même dignité dans la ville de Ceuta ; et enfin des effets que
produisit l'expédition de St Louis à Tunis, quant à la situation des Mis-
sions Franciscaines.
1289.
Puisque Tordre historique exige que nous reprenions le récit
des Missions Franciscaines dans les villes de Maroc, de Ceuta
et de Tunis, dans T Afrique septentrionale, nous croyons que nos
lecteurs ne seront pas fâchés de trouver ici quelques notions sur
ces contrées. Xous n'avons pas eu occasion de les donner dans
nos précédents articles, comme nous Teussions désiré; mais elles
ne seront certainement pas inutiles pour faire mieux comprendre
Pimportance, les périls et les labeurs de cette partie si glorieuse
de PApostolat Franciscain voué à la diffusion de la foi catho-
lique parmi les infidèles.
L'empire du Maroc n'est qu'un débris des grandes monarchies
Africaines, que les Arabes fondèrent comme on va le dire. A
Pépoque où la dynastie des Aglabites, qui eurent pour capitale
d'abord Kaïruam^, puis Tunis, et celle des Edrisites, qui rési-
daient à Fez, furent subjuguées par les Fatimites, ceux-ci, déjà
occupés à la conquête de l'Egypte, se laissèrent enlever leurs
possessions par les Zeirites auxquels succédèrent les Amadiènes
et les Abou- Amènes dans les provinces de Tunis et de Constan-
— s —
tinc. En ce même temps, ù Textreme Occident, im prince des
Lemtiinaas, tribu aujourd'hui perdue dans le Grand-Désert,
choisissait ù la fois pour lét'ormateur, législateur et Pontife de
son peuple un certain Abdallah-ben-Jassin, homme très-célèbre
par sa vertu extraordinaire, qui ne vivait que d'eau, de venaison
et des produits de la pèche, mais qui prenait et renvoyait chaque
mois un grand nombre de femmes. C'est cet Abdallah, fanatique
outre mesure, qui donna naissance à la secte non moins fanatique,
ambitieuse et entreprenante des Almoravides, proprement appelés
les Morabeth. S'échappant du désert comme un tourbillon dévas-
tateur, ils menacèrent un instant d'une complète extermination
l'Afrique et l'Europe, sous les ordres de leur chef, revêtu du
titre Ò! Emu-el-Mounienihi (d'où Miramolin), c'est-à-dire ^^ prince
des fidèles. L'un de ces Emirs, nommé Abou-Alfin, bâtit Maroc,
ou Merakach, en 1052, et un autre (ce fut Joussouf) envahit et
subjugua la principale partie des Espagnes, en même temps que
sa domination religieuse et politique s'étendait sur Alger, leGrand-
Désert, Tombouctou et d'autres villes du Soudan; ainsi se forma
le grand empire de Mogreb ou d'Occident, qui allait de l'Espagne
jusqu'aux confins de la Barbarie. Mais en 1146, conquis par
des sectaires plus austères, nommés Mouaheds, ou Almohades,
c'est-à-dire unitaires, cet empire commença à déchoir, et quoi-
qu'il s'étendît encore en Afrique jusqu'à Tripoli, il essuya de
graves échecs dans la Péninsule Ibérique; néanmoins ses chefs
ajoutèrent à leur titre d'Emir-el-Moumenim, celui de Calife. Un
siècle plus tard, grâce aux graves dissensions qui s'élevèrent
entre eux , ils furent vaincus par d'autres tribus avec lesquelles
ils étaient en guerre , et notamment par les Merinites, qui par-
vinrent à s'emparer des royaumes de Eez et de Maroc. Ces nou-
veaux maîtres, plus désireux de conserver que d'agrandir leurs
conquêtes, ne songèrent même pas à reconstituer le grand empire
de Mogreb, et la dynastie qu'ils fondèrent régna tranquillement
jusqu'à l'an 1574, où un descendant de Mahomet réussit à la
renverser; elle ne tarda point toutefois à reprendre le dessus, et
aujourd'hui encore elle se maintient, malgré les fréquentes
révoltes qui ont agité ce pays^
Or, c'est durant ces divers règnes, à partir de 1219, comme
nous l'avons vu, que les Franciscains allèrent courageusement
') Malte-Brun, Précis de la Géographie, vol. X.
— 9 — .
prêcher Jésus-Christ; ils cueillirent bientôt la glorieuse palme
du martyre''; mais persévérant avec constance dans leur dessein,
ils parvinrent enfin à fonder une église au gouvernement de
laquelle le Saint Siège préposa un pasteur en 1226. Ce fut le
P. Agnello, dont nous avons racanté les travaux merveilleux
pour le développement de son œu^re, dans la troisième livraison
de la première année des Aìinales- . Il est à propos de remarquer
ici que, bien que la plupart des fidèles de cette église fussent
des Européens (Espagnols, Portugais, Marseillais, Génois, Pisans
et autres), qu'avaient attirés en ce lieu des afi'aires commerciales,
ou qui s'y étaient réfugiés en abandonnant leur patrie à la suite
de troubles politiques, leur nombre s'était aussitôt accru par
beaucoup de conversions de Maures^. Or, ce sont, en réalité,
les Maures qui ont toujours composé la principale partie de la
population de l'Empire du Maroc; ils descendent, dit-on, des
Mauritaniens et des anciens Numides, mélangés ensuite à des
Phéniciens, à des Eomains, à des Arabes. Les derniers se di-
visent eux-mêmes en trois familles : celle des Arabes purs, celle
des Himgarites et celle des Bédouins, auxquels il faut ajouter
les Berbères proprement dits, lesquels habitent l'Atlas, à partir
des frontières des régions orientales jusqu'au delà de Maroc,
ainsi que les Chillouhs, épars dans les montagnes des environs
de Tafillet et de Suze, les Kabyles, qui occupent la province
de Eez, les Amazinghes, réunis dans celle de Suze, et les
Touariks, établis à l'extrémité du désert de Sahara^
Lorsque révêque Agnello mourut en 1246, le pape Innocent lY
ne différa point de lui donner un successeur, en la personne
de son confrère le P. Loup Dain, né de parents nobles à
Saragosse en Espagne. Il était déjà chanoine et doyen de l'in-
signe sanctuaire de Sainte Marie du Pilier, quand, ravi de la
vertu extraordinaire des fils de S* Erançois, qui venaient d'ap-
paraître au monde, comme un nouveau prodige de l'amour de
Jésus-Christ, il résolut de revêtir, lui aussi, leur habit religieux,
en prononçant solennellement leurs vœux dans la province d'Ara-
gon\ Bientôt sa rare science, sa prudence et sa sainteté furent
^) Voir la 2' livraison de la première année des Annales, pag. 89.
2) Ibid., pag. 162 et suivantes. — ^j ibid., pag 165.
♦) Malte-Brun, loc. cit.
5) Voir de Gubernatis dans son ouvrage mv les Anciennes Missions , liv. III,
et Y Histoire universelle des Missions Franciscaines , liv. I, chap. VIII.
— 10 —
tellement appréciées, que son ministre Provincial l'envoya au
pape Innocent à Lyon pour des aflaires intéressant TOrdre et
l'Eglise. S'étant heureusement acquitté de sa mission auprès du
Souverain Pontife, il lui demanda l'autorisation de visiter par
dévotion les lieux saints de Palestine. On rapporte que le pape
la lui accorda en riant par ces paroles de paternelle affection :
" Allez, mon fils, nous condescendons bien volontiers à votre de-
mande, à la condition toutefois que vous vous conduisiez non en
loiq), mais en agneauK « Et là-dessus l'excellent religieux partit.
Assurément, pour peu qu'on réfléchisse, on comprend que
ce n'est point sans de très -hautes vues de la Providence divine
qu'il se rendit dans la Palestine , où le souvenir de son pieux
pèlerinage- est resté cher et vénérable jusqu'à nos jours; car
c'est à Jérusalem, en baisant ce sol sacré, baigné du sang du
divin Eédempteur, et ce sépulcre glorieux, qui excite tant de
sublimes réminiscences dans l'esprit et éveille tant de tendres
sentiments dans le cœur du pèlerin qui vient s'y prosterner,
c'est là, dans l'atmosphère pénétrante de ce coin de terre qui
fut le théâtre des mystères les plus grands et les plus terribles
de la justice et de la miséricorde du ciel, c'est là que la foi
et la piété de notre religieux prirent tout leur essor, en le
faisant voler avec joie au devant de tous les sacrifices, quelque
pénibles qu'ils fussent , pour la gloire de Dieu et de l'Eglise.
En effet, il fut alors choisi pasteur de l'Eglise de Maroc par
le Pontife Eomain qui annonçait cette nomination aux Cardinaux
par les paroles suivantes , où il rappelait celles dont il s'était
servi pour l'envoyer à Jérusalem : n II est bien juste que celui
que nous avons chanccé de loup en agneau, nous le changions
maintenant à' agneau en padeiir des lov.ps^, c'est-à-dire des Sar-
rasins, plus féroces que ces bêtes sauvages par la manière dont
ils persécutent ceux qui professent le christianisme. //Il est vrai
que l'humbe et fervent Erère Mineur s'affligea en apprenant qu'on
lui conférait une dignité qui l'enlevait à ses chers exercices de dé-
votion en Palestine, pour le transférer dans une mission si diffi-
cile et si périlleuse, qu'il considérait comme tout à fait supé-
rieure à son peu de forces ; mois n'osant point résister à la
volonté du chef suprême de l'Eglise, il s'empressa, dès qu'il eut
M De Gubernatis, loc. cit. — ') Voir les mémoires manuscrits sur la Terre-
Sainte qui sont en notre possession, et notre ilisl. univi, des Missions fyancis-
caines, loc. cit., p. 387. — ^) De Gubernatis, loc. cit.
— 11 —
reçu l^ordination sacrée, et qu^il se fut adjoint bon nombre de ses
confrères, destinés à se répandre dans ces contrées, sur les points
qu'il leur aurait assignés, soit pour y desservir les chrétientés
naissantes , soit pour y travailler à de nouvelles conversions
parmi les gentils^, il s'empressa, disons-nous, de se diriger vers les
côtes d'Afrique, afin de se consacrer au gouvernement de l'Eglise
que le Yicaire de Jésus-Christ lui avait confiée, en le recomman-
dant à cette église par les lettres apostoliques suivantes, qu'il est
utile de reproduire intégralement comme pièce justificative.
// Innocent évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à tous
les fidèles demeurant dans la ville de Maroc, salut et béné-
diction apostolique ! Placé , quoique sans aucun mérite de notre
part, comme une sentinelle, au faîte culminant de l'Eglise, si
le devoir de notre charge nous oblige à donner nos soìds vigi-
lants à toutes les églises, nous sommes particulièrement tenu
d'apporter toute notre attention à pourvoir d'une manière efficace
aux besoins de celles qui, immédiatement soumises au Saint-
Siège, se trouvent, aux dernières extrémités de la terre, au mi-
lieu de nations corrompues. Ayant donc appris que l'Eglise de
Maroc, seule fille de l'Eglise Eomaine en ces régions, restait
privée de la consolation d'avoir un pasteur spécial, et craignant
qu'un pareil veuvage n'entraînât de graves préjudices tant pour
elle-même que pour vous qui combattez soas l'étendard de la
foi catholique, Nous avons résolu de lui procurer ce pasteur en
la personne du P. Loup, que nous transplantons, comme un
arbre fécond, de l'Ordre des Frères Mineurs parmi vous. Ce
n'est encore que comme un rejeton nouveau qui vient de pousser
dans l'Eglise Eomaine; et cependant on peut le considérer
comme un arbre choisi : tant ce Père s'est déjà signalé soit aux
yeux de l'Eglise militante, soit mieux encore aux yeux de l'Eglise
triomphante, par sa vertu, son mérite et son zèle pour la foi.
// L'homme que nous vous envoyons, de par l'autorité du Siège
apostolique, est plein de la crainte de Dieu, d'une vertu insi-
gne, d'une rare sagesse, et de la plus grande prudence dans le
maniement des affaires tant spirituelles que temporelles. C'est
pourquoi nous avons confiance qu'il lui sera facile, avec les
qualités dont il a été doué par le Seigneur, de redresser en ce
pays les chemins tortueux, d'aplanir les aspérités, de déraciner
*) Voir V Histoire universelle des Missions Franciscaines, loc. cit., p. 288 et 289.
— 12 ->
les vices, de faire germer les vertus, de détruire les pâturages
nuisibles et de les remplacer par des prés salutaires, pour Tac-
eroissement de la foi et de la gloire du nom de Dieu. En consé-
quence, par les présentes lettres nous vous prions, nous vous
pressons, et même nous vous ordonnons de le recevoir, dès qu'il
sera arrivé ^irès de vous, avec des honneurs égaux à la bienveil-
lance que nous lui accordons, comme il convient à des enfants
dévoués; nous comptons que, vu le respect que vous devez au
Saint Siège apostolique, vous le prendrez pour votre Evêque et
votre Pasteur; que FEglise qui lui est confiée Fentourera de
son amour et de sa vénération; et que vous vous attacherez hum-
blement et entièrement à lui, comme à votre Père et à votre
Pasteur, en lui prêtant obéissance, dévouement et respect, en
recevant docilement ses avis et ses instructions, et en les obser-
vant avec une humble soumission; car c'est en agissant ainsi
que vous vous rendrez dignes devant le Juge Eternel d'un ac-
croissement d'honneur et des palmes de la gloire éternelle^ //
Tels sont les tei-mes en lesquels Innocent IV recommandait
aux chrétiens de Maroc le P, Loup, nouvel évêque de cette
Eglise; de fait, ils l'accueillirent non-seulement avec tous les
témoignages possibles de soumission et d'amour, mais encore
avec des larmes d'attendrissement et de componction. Du reste,
il déploya aussitôt tous ses efforts et le zèle ardent qui l'embra-
sait, pour développer et rendre, autant que possible, de plus
en plus florissante et prospère cette Mission, où les Eranciscains
s'étaient déjà acquis par leur héroïsme tant de mérites pour le
ciel et une si grande admiration près des hommes. Aussi, durant
les onze années qu'il la dirigea, eut-il chaque jour à bénir Dieu
davantage des prodiges vraiment extraordinaires qu'il opérait
par son moyen pour la consolation de ce petit troupeau, placé
en des régions si reculées du globe pour faire éclater les mi-
séricordes du Seigneur. jSI^e faut-il point, en effet, considérer
comme un événement aussi important que merveilleux le succès
avec lequel le nouvel évêque se concilia tellement l'esprit des
Maures, qu'on voyait se vérifier e^jiactement ce qu'Isaïe a prophé-
tisé de la venue du Sauveur dans le monde : savoir, qu'en ce
temps-là le loup habiterait avec l'agneau, et qu'un faible enfant
les conduirait l'un et l'autre par la main^
'*) Voir les Annales de Wadding, tome Jll , année 124G.
2) De Gubernatis, loc. cit.
— 13 —
Uéç^lise de Maroc, s^râce aux sollicitudes du Saint Siéare et
aux travaux apostoliques des rranciscains, prospéra ainsi heu-
reusement jusqu^en 1257, où son vénérable Pasteur, succom-
bant soQs le poids des années et des labeurs auxquels il s'était
livré, pria le souverain pontife de lui permettre de quitter le
pays, et de disposer à ses pieds un fardeau qu'il ne pensait
pas, en conscience, pouvoir porter plus longtemps dans les
conditions efficaces que requérait la sublimité du ministère
épiscopal. Ayant obtenu cette permission, il se trouva bientôt
en présence du Vicaire de Jésus-Christ, qui, touché des pa-
roles et à l'aspect du vénérable Eeligieux, sur le visage du-
quel on lisait tout ce qu'il avait souffert pour la cause de
Jésus-Christ et de sa foi, consentit à ce qu'il se déchargeât
de l'administration de l'église de Maroc, et à ce qu'il se
retirât où il lui plairait, pour y finir tranquillement ses jours^
Néanmoins (foi merveilleuse de ces siècles là!) Loup, as-
pirant encore à visiter l'un après l'autre tous les lieux où
s'est accomplie notre rédemption en Palestine, demanda eu
grâce qu'on lui permit de réaliser ce pèlerinage, que sa no-
mination au siège de Maroc l'avait forcé d'interrompre; car,
disait-il, c'avait toujours été là le premier vœu de son cœur.
Ayant donc reçu la bénédiction apostolique, il partit pour
Jérusalem. Quand il y fut arrivé, il ne voulut point s'accor-
der un pieux repos; mais il s'appliqua entièrement à seconder
ses confrères, toutes les fois qu'il pouvait se rendre utile,
dans les œuvres de leur ministère. En même temps il s'adon-
nait à de pieux exercices en visitant tous les sanctuaires; il
prêchait ça et là Jésus-Christ aux Sarrasins comme un véri-
table champion de la foi, et souvent Dieu lui fit rencontrer
parmi eux, en gage de sa bénédiction, des outrages et des
vexations de toute sorte-.
Mais il était écrit que ce n'était point en Terre-Sainte qu'il
devait terminer le cours de sa glorieuse vie; car nous le voyons
en dernier lieu. quitter la Palestine pour rentrer dans sa patrie,
riche de beaucoup de précieuses reliques des saints lieux.
Quand il y fut arrivé, il les exposa à la vénération publique
dans l'église du couvent de son ordre, où il reprit, dans son
^) De Gubernatis, loc. cit. — -) Idem, ibid.
— 14 —
ancienne petite cellule, la vie humble et austère de Francis-
cain, par laquelle il s'était rendu, avant son départ, un sujet
d'édification pour toute la ville\ jusqu'à ce que, épuisé par
Tàge, par la pénitence la plus rigoureuse et par les fatigues
qu'il avait endurées, il s'envola vers le ciel, au milieu des
larmes de ses confrères. On Tinliuma avec la plus grande
l)ompe, ainsi que l'exigeaient sa dignité et sa vertu extraor-
dinaire, et l'on dit que Dieu fit briller la gloire de son servi-
teur aux yeux de tous par plusieurs prodiges'-'. Quant à
l'église de Maroc, nous voyons qu'après le P. Loup, le gou-
vernement en fut confié à son confrère le P. Bianco, déjà
IN'once du saint Siège à Avignon en 1247^; cependant il ne
nous est parvenu aucun détail sur les particularités de sa vie
en Afrique; seulement les chroniques portugaises attestent
(ju'il a fait plusieurs voyages en Espagne, afin de parler aux
rois catholiques des intérêts de la chrétienté et des Missions
qu'il dirigeait, et des moyens à prendre pour les consolider
de plus en plus et en assurer les progrès, au profit de ces
peuples et de la foi. En effet, ses efforts aboutirent à ce ré-
sultat; car il paraît hors de doute qu'il occupa le siège de
Maroc pendant plus de vingt cinq ans, c'est-à-dire jusqu'en
1289; le nombre des Missionnaires ses confrères s'accrut de
jour en jour, et on les vit, dans un vaste couvent à Maroc
et à Eez, tous également appliqués à étendre l'héritage du
Seia'neur par leurs sueurs et leurs saintes industries^.
Passons maintenant à la mission de Ceuta, autrefois capitale
de la Mauritanie Tingitane sous le nom de Civitas qui, sui-
vant Ortelius, répond à VEssilissa ou Exilissa de Ptolémée.
Prise à ses anciens possesseurs par les Goths, elle tomba et
resta ensuite au pouvoir des Arabes, jusqu'à ce que Jean l^r
de Portugal, s'en étant rendu maître en 1413, en fit une
forteresse inexpugnable, pour continuer ses entreprises guer-
rières contre les fanatiques sectateurs de Mahomet. Ici, il
faut commencer par reconnaître que les Annales et les Chroniques
de notre Ordre ne font plus mention de la mission de Ceuta après
l'année 1221, où sept bienheureux athlètes : Daniel, Samuel,
't De Gubernntis, loc. cit. — ^) Idem, ibid.
5) Voir notre Histoire universelle des Missions Franciscaines , liv. II, chap. III,
p. 123. — ^) Ibid., p. 125.
— lo —
Domilo, Léou, Ugolin, Nicolas et Aiige^ cueillirent la palme du
martyre, jusqu^en 12G6. A cette époque nous rencontrons un
père du nom de Laurent, probablement Portugais de naissance
qui, déjà missionnaire dans ces contrées, fut promu àTépiscopat-.
Mais de ce silence il ne serait pas juste de conclure que cette
mission eût alors cessé; car il n'est pas à présumer que les chro-
niques aient enregistré les noms de tous les Pranciscains qui
allaient et venaient, ou, comme dit César <3antu, qui parcou-
raient continuellement les rivages de la Barbarie, exerçant Itur
apostolat de salut, de consolation et d'encouragement au milieu
des clirétiens qui y demeuraient. Ainsi la promotion à Tépiscopat,
quelques années après , d'un religieux du même Institut nous
semble, au contraire, une preuve irréfragable Cjui permet de
soutenir plutôt que cette mission s'était heureusement maintenue.
D'autant plus qu'à raison de la large tolérance que la patience et
la vertu des Eranciscains leur avaient assurée de la part des
maures et des sultans de Maroc et de Fez, il n'est pas croyable
qu'ils aient pu, avec un zèle aussi constant que le leur, oublier
entièrement Ceuta, d'où ils avaient précisément été chassés sans
pitié au début de leur apostolat; non, il n'est pas possible qu'ils
se soient résignés à abandonner les marchands Génois et Pisans
qui s'étaient fixés dans les faubourgs de cette ville, et qui, s'ils
avaient perdu le secours du ministère des missionnaires, seraient
restés absolument privés de toute consolation religieuse. Il faut
encore remarquer qu'il ne parait pas C[ue les Maures songeassent
à persécuter les apôtres de la foi dans les environs de Ceuta;
c'est seulement quand ceux-ci, pénétrant dans l'enceinte de la
ville, eurent la généreuse audace d'attaquer Mahomet jusque
chez lui, que le P. Daniel fut mis à mort avec ses compagnons.
Mais, à vrai dire, tout ce que nous savons du P. Laurent,
comme évêque, c'est qu'il fut créé et ordonné Pasteur de cette
ville. Quelques-uns doutent même qu'il se soit réellement rendu
en personne à Ceuta^; et cela, parce que le souverain Pontife ne
l'autorisait à partir pour sa destination qu'avec l'agrément du
roi de Portugal. Toutefois il nous semble permis de penser que
cette condition , mise par le Pape à l'établissement définitif du
^) Voir la deuxième livraison de la première année des Annales, p. 9s.
2) De Gubernatis, loc. cit.
^) Chronique de la Province de Portugal, livre V, chap. 42.
— IG —
P. Laurent en Afrique, s^appliquait plutôt au moment opportun
et propice où il lui conviendrait de le réaliser; car il s'agissait,
en fait, de s'installer au milieu de Maures, toujours ennemis fana-
tiques des disciples du Sauveur; et dans la prévision d'un résul-
tat incertain, il valait beaucoup mieux différer quelques mois
que de compromettre par trop de précipitation et peu de prudence
le succès et jusqu'à Texistence de toute la mission. Bien plus,
il nous semble que cette clause même, qui a porté les chroni-
queurs à douter de la résidence du P. Laurent à Ceuta, tend à la
rendre presque certaine et incontestable. En effet, si le Pape
lui a ordonné d'occuper ce siège avec l'agrément du roi de Por-
tugal, il s'ensuit qu'il y avait, sinon certitude absolue, au
moins espoir fondé de pouvoir s'y établir; autrement, il est clair
qu'il y eût eu folie rien qu'à en parler.
Si nous en venons en dernier lieu- à la mission de Tunis, inau-
gurée par deux fils et compagnons bien-aimés de S^ Prançois,
Egide et Eletto^, nous la trouvons aussi après peu d'années tel-
lement florissante, riche de tant de fruits et de belles espérances,
qu'on pouvait la comparer, ou du moins peu s'en faut, aux deux
autres missions de Maroc et de Ceuta. C'est ce qa'on voit clai-
rement par la lettre apostolique que le Pape Grégoire IX adressait
en 1233 au roi de cette ville, pour lui recommander chaleureuse-
ment le P. Jean, ministre provincial de Barbarie, qu'il lui en-
voyait ainsi que son compagnon, en qualité d'ambassadeurs
chargés de traiter quelques aff'aires secrètes dans l'intérêt de la
religion, à l'égard de laquelle ce sultan montrait les dispositions
les plus bienveillantes et les plus favorables; c'est ce qu'on voit
encore dans une autre lettre écrite au même prince par le Pape
Lmocent IV, qui lai recommandait le P. Loup susnommé, évê-
que de Maroc, à la juridiction duquel il soumettait également les
chrétiens de Tunis. La première était conçue en ces termes :
'/ Grégoire évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, au roi de
Tunis! iS^ous avons reçu et lu avec le plus grand plaisir et la plus
grande attention la lettre de votre Altesse, et nous avons appris
avec une véritable satisfaction ce que nous ont rapporté verbale-
ment de votre part notre cher fils le noble Odon Adelardi, per-
sonnage très-sage et très-prudent, qui s'occupe avec beaucoup
') Voir la deuxième livraison de la première année des Annales, p. 85.
— 17 —
de zèle et de discrétion des affaires que vous avez jugé utile de
lui confier, ainsi que Mele Simone, tous deux citoyens génois.
Mais, comme les choses qu'ils nous ont proposées de votre part
ne peuvent être réglées que par un traité solennel, nous avons
trouvé bon de vous envoyer nos ambassadeurs le P. Jean, minis-
tre provincial des Frères mineurs de Barbarie et le Père ^"...
religieux du même Ordre, que nous vous prions d^accueillir avec
bienveillance et courtoisie, en ajoutant sui'tout pleine foi à ce
que ledit Père Jean sera chargé de vous commuuiquer de notre
part^ » Dans Tautre lettre, écrite en 1246, le Pape Innocent lY
s'exprimait ainsi : //Innocent évêque, serviteur des serviteurs de
Dieu, au roi du Tunis! Comme il nous a été rapporté que beau-
coup des chrétiens vivent sous le sceptre de votre haute domina-
tion, et que les affaires de leur commerce ne cessent d'en amener
dans votre pays beaucoup d'autres , qui ont besoin du remède de
conseils salutaires contre les dangereuses maladies de l'âme, pré-
voyant que le manque de secours spirituels exposerait à la mort
cette multitude de malades, et voulant les fortifier par l'assis-
tance du médecin, nous avons résolu de prier chaleureusement
votre Altesse et de lui recommander d'accueillir avec une bonté
sympathique notre vénérable frère, le P. Loup, évêque de Maroc,
et nos bien aimés fils et les frères mineurs, qu'il lui paraîtra
utile d'envoyer aux mômes chrétiens, et, à raison du respect
dû à Dieu et à ce Siège apostolique, de les laisser librement cor-
respondre entre eux, suivant leurs habitudes. Cette conduite
tournera d'ailleurs à la gloire de votre règne*. //
Or, ces lettres apostoliques et le libre accès des Pranciscaius
à Tunis prouvent évidemment deux choses : d'abord que dès l'an
1233 non-seulement les missionnaires, mais même les couvents
de notre Institut s'étaient tellement multipliés en Barbarie^^ (il
faut comprendre sous ce nom, comme on le sait, tous les pays
*) Voir les Annales de Wadding, tome II, année 1233.
*) Id. tome III, année 1246.
3) Ce mot ne dérive pas, comme l'ont pensé plusieurs, de barba re, mais
bien de Berher, ou Berheracton , nom donné à cette région par Afrikin fils de
Kis, né à Saphi, illustre souche des Hémiarites. C'est cet Afrikin qui en fit
la conquête et bâtit la ville d'Ifrikia ou Africa. Berberaclon a deux signifi-
cations opposées, celle de pays désert, et celle de pays abondant en céréales,
qui conviennent parfaitement à la région appelée Barbarie, déserte sur le
point où fut bâtie Ifrikia et très-fertile près de la mer.
2.
— IS —
(le r Afrique Septcntiionule, situés au nord de FEquateur, c^est-
à-dire les Etats de Tripoli, Tunis, Alger et Maroc) qu'on avait
pu y établir une province en règle, avec le P. Jean susnommé
pour ministre, puis que Ccuta, Maroc et Tunis formaient déjà
une seule mission, soumise à la jurisdiction de Tévêque de Maroc,
les Franciscains allant et venant d'un lieu à l'autre, suivant les
circonstances. Mais, dira-t-on peut-être, y avait-il réellement un
couvent à Tunis en 1233, quand le P. Jean s'y rendit avec son
compagnon, ou du moins en 1246, quand Grégoire IX recom-
mandait au roi de cette ville le P. Loup évoque de Maroc! Nous
épondons qu'à la vérité ce fait ne résulte pas des documents
cités; mais nous savons d'une manière certaine que, s'il n'y
en avait point encore à cette époque, il a dû en exister peu de
temps après, car l'histoire nous y montre des Franciscains captifs
en 1270, lors de la guerre portée en ce royaume par saint Louis,
roi de France'.
Mais ce n'est point ici le cas de nous arrêter sur cette mal-
heureuse expédition dans laquelle ce saint Monarque laissa la
vie avec une bonne partie de son armée : cela nous écarterait
trop des bornes étroites dans lesquelles se circonscrivent nos
Annales; nous dirons seulement qu'au moment précis où tout
paraissait perdu, la Providence pourvut aux besoins de cette
Eglise naissante, de manière non-seulement à sauver l'honneur
des armes de la chrétienté, mais encore à lui procurer des
avantages plus grands que jamais pour la diffusion de la foi
catholique. On sait, en effet, que le sultan de Tunis, atta-
qué à l'improviste par Charles de Sicile, qui venait d'arriver
avec des troupes fraîches pour réparer les pertes de l'armée
chrétienne décimée par des maladies terribles, s'humilia jus-
qu'à demander la paix que les croisés lui accordèrent pour
dix ans aux conditions suivantes. Le roi de France et ses
barons devaient être indemnisés des frais de l'expédition.
Le port de Tunis devait être libre, tandis qu'auparavant les
marchands payaient la dîme de leur cargaison. Quant au roi de
Sicile, il stipula à son profit un tribut que le bey de Tunis
devait lui payer, comme une dette de ses prédécesseurs, et les
esclaves ou captifs chrétiens recouvraient en même temps la
*) Voir notre Histoire universelle des 3Iissions Franciscaines , liv. II, chap. III.
— 19 —
liberté efc le plein exercice de leur religion. Ainsi les Mission-
naires Franciscains et Dominicains, naguère jetés dans les pri-
sons, furent immédiatement rétablis dans leurs couvents et dans
les fonctions de leur ministère apostolique^ Il fut en outre
convenu que le Sultan autoriserait dorénavant les chrétiens à
résider librement dans toutes les principales villes du royaume,
à y posséder toute sorte de biens, même immeubles, avec ex-
emption de tout tribut autre que celui dont l'usage imposait le
paiement aux chrétiens libres, à y élever également des églises
et à y prêcher publiquement la foi catholique; enfin il fut per-
mis à tout le monde de recevoir le baptême-.
C'est ainsi que la divine Providence veillait aux destinées de
cette Eglise catholique d^lfrique, que les Franciscains venaient
d'établir et d'arroser de leur sang, et qu'ils devaient, par la
constance de sacrifices vraiment héroïques, travailler à maintenir
jusqu'à nos jours.
M VoirGuagn. surSt-Louis; Wadding, dans ses Annales, tome IV, année 1270;
et notre Histoire universelle, etc., loc. cit.
2) Idem , ibid. et le Spicilêge, tome II, p. 560.
DEUXIÈME PARTIE.
HISTOIRE CONTEMPORAIISTE.
CHINE.
Lettre de Monseigneur Eustache Zanoli, Obsernaiitm de la Province de
Bologne, Vicaire Apostolique de Hu-i^è ^ au Reverendissime Fère Général
de V Ordre Raphael de Poxtecchio, sur la mort de Monseigneur Louis
Célestin Spelta , Visiteur délégué du Saint-Siège pour toutes les Mis-
sions catholiques de la Chine.
Ou-ctang-fu j ce lo sejjiemhre 186^.
Reverendissime Père ,
Le 12 du mois courant, à une heure trois quarts après minuit,
Monseigneur Louis Célestin Spelta, Vicaire Apostolique de Hu-
pè et Visiteur général de la Chine et des royaumes adjacents,
succombait à une longue et douloureuse maladie. Parfaitement
résigné à Dieu dans tout le cours de ses souffrances, il ne cessa
de donner à ses missionnaires de beaux et éclatants exemples de
vertu à imiter, et eut ainsi une mort vraiment enviable, qui
ressemblait à un doux sommeil plutôt qu^\ la cruelle séparation
de Tàme et du corps.
Je regarde la vertu de cet excellent Prélat, récompensée par
le Seigneur môme ici-bas, comme un des principaux ornements
de Tordre Séraphique en ce temps-ci; il serait donc à désirer
qu'on la rappelât aux jeunes Franciscains pour les exciter à
marcher sûr ses traces. Son zèle actif et prudent, ses manières
douces et sympathiques, même à Fégard des coupables, lui
avaient gagné le cœur de tous ses inférieurs et de tous ceux qui
eurent le bonheur de le connaître.
Quant à moi, Reverendissime Père, quant à moi qui reste
maintenant seul à la tête de cette mission, je sens plus que
jamais le besoin de me mettre en rapports étroits avec celui qui,
à notre extrême satisfaction, tient les rênes de Tlnstitut illustre
auquel je me fais gloire d'appartenir. Eh bien! je pense que
:>1 —
notre houlieur exige que nous soutenions de tous nos efforts
cette belle mission Franciscaine, qui offrira toujours un vaste
champ aux labeurs, au zèle et aux fatigues des fils du pauvre
d'Assise. Mais comme Thumidité du climat de beaucoup d'en-
droits de cette mission, la distance qui en sépare les diverses
stations, et surtout les grandes fatigues auxquelles sont conti-
nuellement condamnés les missionnaires, les moissonnent tou-
jours à la fleur de Fage, il faut bien que de temps en temps il
nous arrive de nouveaux ouvriers, pour que nous puissions sa-
tisfaire à toutes les exigences de notre ministère. Mais vous
savez que tous les religieux ne peuvent point aspirer à ce rôle,
mais seulement ceux: qui se distinguent par une vertu éprou-
vée et par une doctrine solide. C'est pourquoi, si votre Pater-
nité en rencontre de pareils au Collège de S*^ Pierre in 21ontono,
qu'elle veuille bien se souvenir des missions Chinoises, et prin-
cipalement de la mission de Hu-pè, qui a un grand besoin de
secours.
Yoilà ce que j'ai voulu vous rappeler, parce qu'on m'a fait
entendre qu'il sera difficile d'obtenir encore des missionnaires
de l'Italie, à cause des troubles qui l'agitent; or cela nous
serait extrêmement préjudicable, surtout aujourd'hui que la li-
berté accordée à notre religion et que la présence des européens
en ces contrées réclament des sujets plus nombreux pour sub-
venir à tous les besoins chaque jour croissants des nouvelles
institutions.
En attendant que, comme j'en ai la confiance, il vous soit
donné d'exaucer mes vœux, je me recommande à vos saintes
prières, et je reste
Votre très-affectionné fils en J.-C.,
Pk. Eustache Zaxoli,
Vicaire apostolique de Hu-jjè.
oo
IL
SMYRNE.
Lettre du, P. Justin de Quinzano , Ohservantiii de la Province de Venise,
au T.-R. Père Bernardin de Portogruaro, Procnrenr Généfcd des
Pères Mineurs de V Observance à Rome, sur un voyage de ce Mission-
naire à Ephèse.
Smi/rne, ce 24 octobre 186*2.
Très-Eévérexd Père,
Quoique je me trouve en grande disette de temps, à cause
des prédications auxquelles je dois me livrer, je ne puis m^em-
pêcher de vous écrire quelques lignes sur le voyage que j^ai
l'ait hier à Ephèse avec notre illustre et bien-aimé archevêque
Vincent Spaccapietra et beaucoup d^autres prêtres réguliers et
séculiers de Smyrne, hier ^ c^est-à-dire au jour anniversaire de
ma vêture religieuse, et voici à quelle occasion. Comme notre
archevêque se trouvait à Eome, entre tant de prélats qui, sur
le désir du chef suprême de FEglise, accoururent de toutes les
parties de la terre pour assister à la canonisation de nos martyrs
Japonais, l'Evêque d'Ephèse, i;^ ^;«;-^^f^?^5, le pria d'élever dans
la cité sainte une chapelle dédiée à la Vierge 0îoto-/.o:, et c'est
à cette occasion qu'il résolut de célébrer, hier, sur les ruines
vénérables existant encore à Ephèse le saint sacrifice : on l'offrait
pour la première fois, dit-on, depuis l'invasion des Turcs. C'est
là un grand fait; car aucun des nôtres n'avait osé jusqu'ici
pénétrer dans des lieux dont les Mahométans ont la possession
exclusive; mais le chemin de fer, presque terminé, qui traverse
ces lieux naguère si redoutés, a levé tous les obstacles; c'est
ainsi que nous avons eu hier la consolation d'entendre la messe
de Monseigneur agenouillés sur les dalles de marbre blanc qui
ornaient jadis en cette ville les magnifiques sanctuaires du catho-
licisme. Cependant, il faut dire que le démon parut vouloir
s'opposer à sa façon ù notre pieux dessein : le ciel se couvrit
tout-à-coup de nuages, en nous menaçant d'une de ces pluies
fines qui, quand elles commencent ici, durent sans interruption,
non-seulement quelques jours, mais des semaines entières. En
effet , à peine nous étions -nous embarqués sur le bateau à vapeur.
qu'elle commença à tomber de telle sorte que nous avions pres-
que perdu Fespoir de célébrer la sainte messe. Mais était-il
possible que la miséricordieuse mère de Dieu et son fils bien-
aimé Jean ne nous obtinssent pas la grâce de jouir d'une pareille
consolation? Le fait est qu'après environ trois heures de pluie,
le ciel s'éclaircit comme par enchantement, de sorte que nous
pûmes élever l'autel et offrir le divin Sacrifice; puis, on vit
paraître un soleil si éclatant que nous dûmes déployer tous nos
parapluies pour nous garantir de l'ardeur de ses rayons. Mais,
me direz-vous, qu'avez-vous trouvé là de beau? Hélas! dois-je
vous répondre, on ne trouve au milieu de ces tristes ruines
que peu de choses dignes d'attention; car les objets de quelque
valeur ont déjà été enlevés, pour aller enrichir les musées de
Londres et de Paris. Tvéanmoins, les Grecs faisant dernièrement
une excavation ont par hasard découvert un siège en marbre,
très-bien conservé et tout à fait semblable à celui que j'ai vu
à Masorbo; et une femme grecque, qui était occupée à mettre
de l'encens dans un encensoir, nous dit que c'était là le lieu
qu'habitait l'Evangéliste S^ Jean. J'ai détaché un petit frag-
ment de ce siège et je l'ai réduit en poussière que je joins à
ma lettre. Monseigneur espère pouvoir l'incruster quelque part
dans notre nouvelle cathédrale de Smyrne, dont il posera la
première pierre le jour de la fête de ce disciple privilégié du
Seigneur, auquel elle sera dédiée. Ce qui d'ailleurs excite un
saint enthousiasme chez le pieux pèlerin, c'est une enceinte
carrée, qui m'a paru aussi grande que le dôme de Milan; elle est
tout en marbre blanc, avec une porte au couchant et une simple
et majestueuse façade. L'intérieur est tout encombré de colonnes,
de bases et de chapitaux, amoncelés pèle-mele les uns sur les
autres, à l'exception de quatre colonnes admirables, toutes d'une
pièce, en porphyre très-finement travaillé; quoique très-grosses
et très-élevées, elles sont encore debout, et il 3^ a des raisons de
penser que c'est là le lieu où les deux cents Pères assemblés
proclamèrent la Vierge, Mère de Dieu, ©îotozo;, à la joie immense
d'Ephèse et du monde entier. Aussi ai-je voulu y recommander
Yotre Paternité à la protection de Marie, et m'y suis-je senti
tellement fortifié qu'il me sembla être disposé à répandre mille
fois mon sang pour son honneur et pour celui de Jésus son fils
bien-aimé.
Je termine, mon très-Eévérend Père, en me recommandant
à vos saintes prières,
Votre très-humble, très-dévoué et très-
affectionné serviteur et fils,
Tr. Justin de Quinzano^ Min, Ois.
III.
EGYPTE.
Lettre du P. Louis de Fabkiano, Ohsermntm de la Province des Marches ,
Prédicateur annv.el à Alexandrie {Egi/pté) au rédacteur des Annales , sur
la conversion et la constance dans la foi catholique de Sauha^ jeune fille
maure baptisée par les Franciscains.
Alexandrie cîi T^gy^^te, 22 septemlre 1862.
Très-estimé Père Marcellix,
Dieu, qui dans sa bonté infinie fait briller à Tesprit de Tliomme
une lumière extraordinaire, au moment où il est près de tomber
dans le précipice, afin que se vérifie cette sentence : Perditio
tua ex te {(fest vous tnême qui vous perdez) ^ animait dernièrement
une jeune fille, notre néophyte, d'une telle constance et d'une
force si surnaturelle pour confesser Jésus-Christ devant les tri-
bunaux turcs, que non-seulement elle paraissait faire renaître
les jours glorieux de T'illustre vierge et mart3Te Sainte Catherine,
perle éblouissante de TEglise d'Alexandrie, mais qu'elle semblait
encore réveiller tous ceux qui sont plongés dans une honteuse
indifférence à l'égard de la religion, pourvu que, n'ayant pas
le cœur entièrement corrompu, ils sachent en apprécier toute
l'importance. Or, comme il est bon de glorifier les œuvres de
Dieu, je prie Votre Paternité de vouloir bien publier cette
relation dans les Annales; car il est certain que tous ceux qui
la connaîtront en resteront profondément édifiés et n'en tire-
ront pas peu d'avantages spirituels pour leurs âmes.
Il faut commencer par rappeler que, malgré le traité de Paris
par lequel les puissances signataires ont stipulé en 1856 Vaho-
lition de l' esclavage et la liberté de religion dans l'Empire Ottoman,
l'esclavage et un fanatisme brutal régnent toujours dans ces
malheureuses contrées; de sorte que, s'il arrive qu'un Musulman
se dispose ù embrasser le christianisme, il est forcé de s'éloigner
de sa patrie , à moins qii^il ne veuille s'exposer à la fureur de
ses coreligionnaires; et voilà comment les pauvres enfants Maures
sont toujours vendus à l'encan, avec cette seule différence que
ce qui se pratiquait jadis public[uement se pratique aujourd'hui
avec certaines précautions et un peu comme par contrebande.
C'est, victime de ce commerce si barbare, que la jeune Sauba
passa des mains de son ravisseur à celles d'Ahmed Sultan , son
aclieteur, riche musulman de cette ville; elle eut à subir chez lui
toute sorte de mauvais traitements, surtout de la part de ses com-
pagnes, jusqu'à ce que, lasse de souffrir, elle prit un beau jour la
fuite. Elle errait dans les rues d'Alexandrie, lorsque la Providence
voulut qu'elle rencontrât madame Olympe Pechierich, à laquelle
elle demanda un asile. L'excellente femme la recueillit charitable-
ment dans sa maison, à la grande joie de son mari et de ses
enfants. Mais Ahmed Sultan, voyant sa proie lui échapper, juste
au moment où il aurait pu assouvir sur elle ses infâmes désirs,
frémit de rage et fit mille démarches pour la ressaisir. La famille
Pechierich, informée de ce qui se passait, crut prudent d'envoyer
la pauvre Sauba dans une autre maison chrétienne, jusqu^à ce
qu'Ahmed Sultan renonçât ou feignit de renoncer à la pensée de
la reprendre. Ainsi s'écoulèrent trois années, pendant lesquelles
la jeuue fille, tout en se livrant à sa besogne domestique chez
ses hôtes, apprenait par leurs soins les ouvrages propres à son
sexe et se formait à la vie morale, grâce aux exemples les plus
édifiants plutôt qu'aux paroles. En effet, Sauba, douée d'une
intelligence vive et d'un cœur sensible, en profitait à merveille.
Comparant son premier maître à ceux qu'elle servait, et qui la
traitaient comme une fille, elle ne put se défendre d'un grand
amour pour cette religion qui inspire de si beaux et si nobles
sentiments. Elle commença donc par prier sa maîtresse de lui
permettre de l'accompagner à l'Eglise, et quand elle en eût
obtenu la permission, on ne saurait dire avec quelle modestie et
quelle retenue elle s'y comportait, tandis qu'elle priait fervem-
ment le Seigneur de daigner l'appeler à l'entière connaissance
de sa foi. Les cérémonies funèbres de la Semaine Sainte vinrent
sur ces entrefaites, et Sauba, voyant l'affluence extraordinaire du
peuple au temple, se dit que ce devaient être là pour les catholi-
ques des jours consacrés à de hauts mystères. Elle en demanda
3
— 2G —
Texplication, et quand on la lui eut donné;.', elle en resta si
profondément pénétrée et touchée, que, lorsque sa maîtresse se
rendit à la cliapelle du Saint Sépulcre, pour baiser Timage de
Jésus mort, elle voulut, elle aussi, accomplir cet acte de reli-
gion et de ferveur; puis, quand elle approcha ses lèvres des
plaies du Sauveur, elle éclata en sanglots, comme aurait pu le
faire une personne pieuse déjà avancée dans les voies de la per-
fection.
]\/[mc Pechierich crut le moment venu de voir s'il lui plairait
de se faire chrétienne; et, encouragée par un de nos religieux
(c\Hait le P. François d'Orta, missionnaire pour les arabes)
qu^elle appela à cet effet chez elle, elle fit à Sauba des ouvertures
et des propositions que la jeune fille accueillit avec une joie
inexprimable. Le bon père se chargea de l'instruire, et elle profita
en si peu de temps de ses leçons, que bientôt on la jugea digne
du baptême.
J'aime à vous rapporter ici qu'ayant appris à faire le signe de
la croix avec les paroles que nous employons, elle fit avant tout
ce signe, quand ce jour là elle se présenta à ses maîtres, avec
une joie qu'on ne saurait dépeindre, le répétant des milliers de
fois de suite, avec une ferveur toujours croissante. Quand elle
fut suffisamment préparée à recevoir le saint baptême , on en
fixa le jour; et comme le P. Prançois susnommé avait égale-
ment préparé au même sacrement un juif adulte de l'Algérie, il fut
décidé que les deux catéchumènes seraient régénérés ensemble
le 8 juin, fête de la Pentecôte. La veille, le zélé missionnaire,
semblant pressentir ce qui arriverait bientôt à la jeune fille,
crut devoir leur adresser le discours suivant : // La vie du chré-
tien, mes enfants, est une vie de souffrances, d'épreuves et
de martyre; êtes-vous disposés à endurer tout cela pour Jésus?/'
— // Oui, répondirent-ils, avec le secours de la grâce divine. // —
/' Mais savez- vous, reprit le missionnaire, qu'il ne suffit pas
de servir Jésus en secret, et qu'il faut, au contraire, le confesser
devant les hommes par les paroles et par les œuvres? // —
// C'est ce que nous ferons? // répondirent-ils. — Mais si par
suite les hommes vous livraient au ridicule, vous insultaient et
vous persécutaient, si même ils vous condamnaient à mort, que
feriez-vous? // — // Nous mourrions plutôt que de le renier! //
De pareils sentiments montrent assez que les deux catéchumènes
étaient vraiment dignes de se laver dans le bain baptismal. En
effet le sacrement du salut leur fut conféré, au jour fixé, dans
notre église paroissiale de Sainte Catherine : le juif, âgé de
vingt-trois ans, prit le nom de Trançois-Jacques , ayant pour
parrain M. Jacob Pulito, fervent catholique latin; et la jeune
fille, âgée de près de dix-sept ans, celui de Marie-Catherine,
ayant pour parrain et marraine Jacques et Philomène Pechierich,
enfants de ses maîtres, cjui, s'ils la regardaient auparavant
comme une sœur, crurent dès lors posséder en elle un ange du
Paradis.
A partir de ce moment jusqu'aujourd'hui, Sauba tint une
conduite de tout point irrépréhensible, et crût tellement en
ferveur Cju^elle ne cessait de prier le Père Prançois de ne point
tarder de l'admettre aux sacrements de la Pénitence et de l'Eu-
charistie. Aussi ne manquait-elle jamais au catéchisme, et fai-
sait-elle des progrès si rapides dans la connaissance des divins
mystères, qu'à la fin le Père fixa sa première communion au
14 du mois courant. Mais avant de l'unir si étroitement à lui.
Dieu allait demander à la jeune fille un témoignage public et
solennel de son amour. Comme M. Pechierich s'était éloigné
d'Alexandrie avec ses enfants Jacques et Philomène, laissant
Olympe, sa femme, seule, Ahmed Sultan jugea la circonstance
favorable pour' revendiquer son esclave. Ayant appris c[ue Sauba
avait l'habitude de se rendre avant midi au marché public pour
acheter les provisions, il obtint, on ne sait de qui, ni comment,
dans la matinée du 9, un ordre d'arrestation, et accompagné de
cinq Cauvas (soldats de police) , il la fait prendre sans pitié par
ces hommes qui, la frappant et la rudoyant, la conduisent à la
Zabtie (prison de police), et la présentent presque aussitôt à
VOachil (remplissant les fonctions du Zahety ou du chef de police).
Dire dans cjuel état cette brusque attaque mit la pauvre enfant
serait impossible. Elle avait presque perdu tout sentiment, de
sorte qu'elle n'entendit heureusement ni les cris de sa maîtresse,
qu'elle accompagnait et qui la réclamait hautement comme chré-
tienne, ni les hurlements d'une populace musulmane qui la suivit
jusqu'à la prison, au milieu de vociférations féroces. Mais quand
elle vit un de ces malheureux saisir le crucifix, qu'elle portait
suspendu à son cou, elle recouvra tous ses esprits, et le repoussant
avec force : Ana no-sranie, s'écria-t-elle; je suis chrétienne. Elle
— 2S —
poussa ce cri avec une telle véhémence, que VOacMl ordonna à
cet homme de cesser ses violences brutales. S'adressant ensuite à
Ahmed Sultan, il lui demanda pour quelle raison il avait fait
amener devant lui cette jeune lille. Ahmed répondit que c'était
parce qu'elle lui appartenait depuis son enfance , qu'il l'avait
achetée et élevée à ses frais, qu'elle s'était enfuie depuis près de
trois ans, mais qu'elle était toujours son esclave. Le magistrat
demanda alors à Sauba ce qu'elle avait à répondre. Elle dit qu'il
était vrai qu'elle s'était enfuie de chez ce maître inhumain, parce
qu'il la maltraitait; mais maintenant, ajouta-t-elle, Âaa nosranie
(je suis chrétienne), et je neveux ni ne puis plus consentir à
retourner dans sa maison. Et YOacJiil décida qu'on la tiendrait
en prison, jusqu'à ce que l'affaire fut jugée.
Or, il faut savoir que Sauba fut remise en prison entre les mains
d'une méchante femme, qui, d'accord avec Ahmed, passa toute
la nuit à la tenter par mille suggestions diaboliques, afin que,
reniant Jésus-Christ, elle retournât chez son ancien maître. Mais
la magnanime néophyte repoussa ces odieux assauts par ces
paroles : Ana nosranie! La tentatrice renouvela ses manœuvres tout
le jour suivant; mais Sauba, pressant sur son cœur son bien aimé
Jésus crucifié, son unique espérance et l'objet de tout son amour,
ne voulut point entrer en conversation avec cette femme; elle ne
faisait que répéter Ana 'nosranie , je suis chrétienne!
Informée que, le lendemain 10, elle serait appelée devant le
MohafeZj ou gouverneur, elle pria instamment le Seigneur de
lui donner toute la force de la foi et de lui inspirer ses réponses ;
puis elle attendit tranquille l'heure du jugement. Yoilà qu'eu
effet les Cauvas arrivent, la saisissent brutalement, et, sans l'en-
gager à marcher, ainsi qu'on le fait dans tous les tribunaux
d'Europe, la traînent comme un animal, au milieu des insultes,
des railleries et des crachats des musulmans accourus en foule.
Le suppléant du gouverneur et tous ceux qui se trouvaient près
de lui ne comprenaient pas le calme et la sérénité de la jeune
fille dans une pareille situation; mais il n'est pas étonnant que
les musulmans ne soient pas capables d'un tel héroïsme. Alors le
magistrat élevant la voix : // Comment vous appelez-vous? « lui
(lit-il. — ,/ Marie-Catherine, chrétienne, » répond-elle. — « Xous
ne connaissons pas de Marie, répliquc-t-il; je vous demande
^ otre premier nom. // — » Je m'appelais Sauba. // — " Vous êtes
— 29 —
donc Musulmane? » — Non, je suis chrétienne! // Et ce disant
elle tire de son sein un crucifix qu^elle montre à tous en signe de
sa croyance et qu'elle baise dévotement. Puis, comme on
essayait de nouveau de le lui arracher, elle se défendit hardiment,
de telle sorte que la chaîne d'or à laquelle il était suspendu se
rompit. // Au bout du compte, reprit le juge, il faut que vous
renonciez à la religion du Christ et que vous reveniez à Maho-
met. // — // Jamais! dit la jeune fille; car qui est Mahomet, sinon
un homme comme tous les autres? // Alors Ahmed prit la parole
et l'interrompit en criant : // Tu es mon esclave, et cela suffit
pour que tu doives retourner chez moi. // — // Oui, j'ai été ton
esclave; mais maintenant que je suis clirétienne, il m'est défendu
d'habiter dans ta maison! // — // Et pourquoi? // — // Par ce que
je ne pourrais point aller à la messe, réciter mes prières, garder
l'image de la Vierge, observer la loi de Jésus, étant devenue le
jouet de tes infâmes passions! // Le juge reprit alors : // Tu déclares
donc positivement que tu ne veux point retourner chez ton maî-
tre?//— // j^on, certes.// — >i Est-ce que tu n'es plus Musulmane?//
— // Mieux que cela, je veux être chrétienne ! // — // Bien ! je t'en-
verrai à Constantinople pour qu'on te revende; et alors tu seras
bien forcée de renier ton Jésus, et de redevenir ce que tu étais
d'abord! // A cette brutale menace, Sauba s'avança de quelques
pas vers le malheureux, se jeta à genoux devant lui, et lui dit
d'une voix vibrante, en lui montrant de la main le cou : Udòaiùui,
égorgez-moi, mais je suis et je mourrai chrétienne. Et prenant
dans ses mains le crucifix, elle le baisait, le couvrait de douces
larmes et s'apprêtait à marcher au martyre. Son attitude était si
naturelle et si imposante, au dire d'un des assistants, que tous
en restèrent stupéfaits, et que la plupart en furent attendris jus-
qu'aux larmes. Là-dessus le magistrat la renvoya, et la fit remettre
en prison, pour qu'elle fût définitivement jugée le lendemain.
Mais tandis que les anges applaudissaient à la constance de
la généreuse jeune fille qui rendait un témoignage si glorieux à
son divin Epoux, il convient de retourner en arrière pour parler
de ce que faisaient pour la soustraire à cette inique persécution
ceux à qui cette tâche incombait. Nous ne rappellerons pas que
beaucoup de personnes pieuses et beaucoup de jeunes filles, de
l'âge de Sauba, en apprenant les dangers qu'elle courait, entrèrent
en prière et se mirent à intercéder pour elle devant l'autel
— 30 —
de Marie Immaculée, que (Vautres se nourrirent du pain Euclia-
ristique, et que plus d'un prêtre célébra la Sainte Messe pour sa
délivrance; nous dirons seulement qu'au moment même où la
pauvre enfant tomba entre les mains de son ravisseur, la cha-
ritable M"^^ Pecbiericli s'adressa aux autorités européennes
compétentes, et vint ensuite à notre couvent pour conférer de
FatTaire avec le P. Président. Celui-ci la leur renvoya, en lui
adjoignant le P. Augustin Sardi, qu'il chargea de le représenter.
Malheureusement le consul autrichien, de qui relevait Olympia
était absent, et c'étaient ses bourreaux que les Musulmans avaient
prévenus de Taccusation de vol élevée contre la néophyte ; il
en résulta qu'elle n'y obtint aucune protection efiicace.
Le 10 au soir on nous annonçait la mauvaise nouvelle de
la menace que le magistrat ottoman avait faite à la jeune fille
de l'envoyer au marché de Constantinople , en même temps
qu'un Cauvas faisait savoir à sa maîtresse, que si elle ne parve-
nait pas à la délivrer le lendemain, elle serait perdue pour
toujours. Imaginez-vous quelle fut alors notre consternation à
tons ! Après délibération , nous résolûmes de nous adresser au
Consulat français, et de le supplier de prêter sa protection à
l'infortunée Sauba. Cependant la pauvre néophyte était retournée
dans sa prison, prison aussi obscure et aussi fétide que possible;
toutefois elle se trouvait débarrassée de la méchante femme qui,
comme nous l'avons vu, avait fait tant d'efforts pour la corrompre
et la rendre à son ancien maître. M°^^ Pechierich avait réussi,
moyennant de l'argent, à lui faire parvenir le chapelet franciscain,
et pendant toute la nuit, Sauba ne cessa de réciter les invocations
suivantes : Saint Prançois et Saint Antoine, venez, oh! venez à
mon secours ! Et elle se sentait tellement fortifiée par ces prières,
a-t-elle dit depuis, que, si elle avait dii mourir, son seul regret
eût été de n'avoir pas fait sa première communion. Mais Ahmed
Sultan obtint, de son côté, à force d'or, qu'on ne lui fit parvenir
ni le moindre aliment, ni une couverture que lui envoyait
]\|Tne Olympe, espérant aussi la vaincre par la douleur. Quand le
lendemain on la traîna devant lui, il employa tous les moyens
imaginables pour l'amènera ses vues; mais tout fut inutile. Plus
tard il chargea un vieux Musulman d'aller lui faire de nouvelles
offres; elle les repoussa avec une égale constance, disant : je
suis chrétienne! Vint enfin l'heure où le tribunal devait rendre
— 31 —
une sentence définitive. Sauba, plus que jamais confiante en
Dieu, fut à peine arrivée devant le gouverneur, qui voulut pré-
sider la séance en personne, qu'elle aperçut Todieux Ahmed. Se
tournant brusquement vers lui, elle lui demanda s'il était vrai
qu'il l'eût accusée de vol. Déconcerté par cette question, il ré-
pondit que cela ne lui était jamais venu à l'esprit, qu'il demandait
seulement qu'elle retonrnât chez lui. // Je ne le puis ni ne le
veux, répliqua la jeune fille; car je suis chrétienne et je ne connais
que les chrétiens! » — Ah! c|ue me dis-tu, reprit Ahmed; n'est-
ce pas moi qui t'ai nourrie et élevée, moi qui te destinais des
vêtements, des bijoux et de l'or?.. // Et Sauba de s'écrier : // C'est
Dieu qui est mon père , c'est la Sainte Vierge qui est ma mère !
Quant à tes présents, garde-les pour ta perte! // Le gonverneur
à son tour prit la parole : // Sauba, dit-il, désires-tu rentrer chez
ton maître? u — // Je suis chrétienne, Seigneur, lui répondit-elle,
et cela est impossible. // Se tournant alors vers Ahmed Sultan :
'-/ L'as-tu entendu? lui dit-il; maintenant qu'as-tu à objecter?// —
// Qu'elle est mon esclave! // — // Il n'y a plus d'esclavage, reprit
le juge, et elle est libre. // A ces mots, Ahmed consterné se jeta
à genoux devant la jeune fille, proie qu'il voj^ait lui échapper
des mains, et la conjura, en des termes qu'il n'y a point lieu de
rapporter ici, de ne point l'abandonnner à sa douleur et à son
désespoir, disant qu'elle serait heureuse avec lui, dans la position
qu'il lui plairait de choisir dans ses deux harems. A cela elle ne
répondit qu'en lui montrant le crucifix, qu'elle baisait avec fer-
veur, les yeux levés au ciel. Alors le gouverneur, fatigué de ces
débats, prononça sans plus de retard la sentence solennelle
suivante : // Ahmed Sultan est condamné à remettre à Sauba une
lettre d'affranchissement, et elle sortira de prison. // Ce qui
fut fait.
Mais, me demandera-t-on, comment le magistrat Musulman,
si contraire à la jeune fille la veille, lui rend-il aujourd'hui si
promptement justice? Je réponds que ce fut à la suite d'une
requête présentée au consulat français, le matin de bonne heure,
par le P. Président, qui était arrivé du Caire dans la nuit, et par
le P. François d'Orta. L. Avocat Gili, personnage distingué,
s'était généreusement joint à nous pour obtenir la délivrance de
la malheureuse néophyte. A peine le Consul eût-il entendu le
récit succinct des faits, qu'appelant son secrétaire M. Brest, avec
— 32 —
cet élan généreux qui est propre à la nation française : « Allez ,
lui dit-il, à Tinstant chez le gouverneur, et ordonnez-lui en mon
nom de m'envo3xr sur le champ la jeune fille en liberté. » En
effet, une heure après Sauba se jetait dans les bras de sa bonne
maîtresse.
En vérité on ne saurait s'empêcher d'admirer la protection
spéciale du Seigneur sur notre néophyte. Baptisée seulement
depuis trois mois, comment aurait-elle pu résister à tant d'épreu-
ves dangereuses, aux menaces, aux flatteries, aux richesses, aux
plaisirs, si Dieu, qui choisit les faibles pour confondre les forts,
et met sur les lèvres de ses serviteurs ce qu'ils doivent répondre
aux juges à l'heure du péril, ne l'avait assistée de sa grâce? Eien
qu'en montrant courageusement le crucifix et en s'en proclamant
la disciple, elle triompha de ses ennemis, et cela suffit sans doute
pour que nous puissions nous écrier ! Vigitus Bel est hic ! C'est
le doigt de Dieu qui a ppéré cette merveille !
Je reste, mon Très-Eévérend Père, toujours avec la même
estime,
Votre très-dévoué Confrère,
Er. Louis de E a bri ano.
Prédicateur annuel ^ Mineur Ohservantiu.
IV.
HERZÉGOVINE.
Lettre du P. Piekee Bakula, Missionnaire apostoliqiie en Herzégovine , au
T.-R. PÈRE Marcelli^ de Civezza , Ilistoriogrcrphe des Missio)is Fran-
ciscaines, sur la manière dont Von célèbre la Koal dans ce pays.
Mon Très E-évérend Père,
Je m'empresserai très-volontiers, toutes les fois que mes oc-
cupations me le permettront, de vous transmettre quelques
nouvelles sur notre mission Séraphique en Herzégovine, et de
contribuer ainsi pour ma part à l'extension de la gloire du Sei-
gneur, en faisant connaître au monde les travaux de l'apostolat
catholique pour le salut de la famille humaine. Mais aujourd'hui
sur le point de partir pour l'Allemagne, afin de trouver quelques
ressources au milieu des besoins si grands de notre chrétienté, il
me serait impossible de vous entretenir d'aucun sujet important.
— 33 —
Je me bornerai donc à vous adresser une courte relation sur la
manière dont Ton célèbre en Herzégovine la nuit et le jour de la
Nativité de notre Seigneur.
A vrai dire, toutes les fêtes de Tannée sont célébrées par les
habitants de ce pays avec une joie extraordinaire, mais plus que
toutes les autres la Noël, à tel point que ce qui se fait dans les
autres contrées (je parle de celles que j'ai visitées) n'est presque
rien en comparaison. :> Notre salut, disent ces braves gens, n'a
qu'un Noël, il faut donc le célébrer avec toute l'allégresse possi-
ble. /' Aussi n'est-il pas de préparatifs qu'ils ne fassent alors
plusieurs mois d'avance, et c'est pour ce jour qu'ils réservent
tous les divertissements honnêtes de la vie.
Quand la solennité est arrivée, leur première pensée est d'é-
couter dévotement les trois messes que le prêtre a coutume de
célébrer. Sans se laisser arrêter ni par la distance à franchir, ni
par le mauvais temps, ni par quoi que ce soit. Avant tout ils
procèdent à une cérémonie curieuse, préparée depuis plusieurs
mois, et que je dois brièvement dépeindre. Voici en quoi elle
consiste : ils amassent un grand nombre de torches, ou de mor-
ceaux de bois, faciles à allumer et capables de donner longtemps
de la lumière, c'est-à-dire tant qu'elles ne sont pas consumées;
ces torches, hautes de trois palmes et plus qu'à moitié fendillées,
sont entourées à leur extrémité d'un petit cercle de fer, de sorte
qu'on peut aisément les porter par le bout inférieur, sans danger
de se brûler; elles sont d'ailleurs très-propres à l'usage qu'on
veut en faire, car on les dessèche tout le temps convenable près
du feu de la cheminée de la maison. Puis, quelques jours avant
la fête, on voit les habitants se rendre dans les forêts, y couper
trois arbustes bien droits, gros d'environ trois palmes, et hauts
de douze, de telle sorte que la taille se fasse d'un côté jusqu'à
ce que le tronc soit coupé dans le tiers de sa grosseur, et se
pratique ensuite du côté opposé une palme plus bas; ainsi,
quand on les détache de la souche, on leur laisse un chicot, par
lequel on puisse les tenir à la main, quand le moment est venu.
Enfin, ils les transportent chez eux, l'un à côté de l'autre, le plus
gros au milieu, et les placent verticalement contre le petit mur
qui précède la porte de chaque maison, jusqu'à ce qu'arrive la
veille de la Noël.
Ce jour venu, dès que minuit est sonné, ils remplissent la
4
— 34 —
maison de paille qu^ils étendent dans tous les sens, recouvrent
cette paille de tapis et s^' installent à la façon orientale, jusqu'à
ce que, à une heure, le chef de la famille dise qu^il est temps de
mettre au feu les dits arbustes, qu^ils appellent Badujaci-, c'est
un droit qui lui appartient exclusivement, tandis que les autres
personnes de la maison, placées sur deux rangs entre la porte et
le foyer, lui font cortège. Alors il prend en main le premier ar-
buste, et l'introduit dans la maison, en disant à haute voix :
Loné soit Jésus-Christ Ì A cela les autres répondent : Qii^il soit
hué à jamais Ì Puis il ajoute : Q^ue cette nuit soit la bienvenue,
que la naissance de Notre Seigneur soit héniel — Quelle soit
la bienvenue! répondent encore les assistants; et aussitôt le bois
est mis au feu. Les choses se passent de même pour les autres
aibustes. On sort ensuite de la maison et l'on tire un coup de
pistolet. C'est vraiment quelque ciiose de merveilleux que d'en-
tendre au même moment retentir de toutes parts ces décharges
qui attestent la joie du peuple à la naissance du Sauveur du
monde !
Le maître rentre dans la maison, et tous s'agenouillent, priant
quelque temps à haute voix et se répondant les uns aux autres.
Après cela, on sert le repas, on dit le Benedicite et l'on se met à
mano-er; mais ici on ne saurait dire que ce repas, quoique com-
posé d'aliments maigres, rappelle la solennité, surtout par l'eau-
de-vie et les fruits qui en forment précisément la base.
Le repas terminé et les grâces dites en commun, chacun se
revêt des plus beaux habits qu'il possède, pour aller à la messe
de minuit ; l'un des membres de la famille allume une torche
pour précéder les autres, et l'on se dirige vers l'église, en chan-
tant et en déchargeant des pistolets, jusqu'à ce qu'on y soit
arrivé.
S'il arrive que la nuit soit sans lune, en voyant du haut de
quelque éminence ces centaines ou plutôt ces milliers de torches
se mouvoir en divers sens au fond de ces vallées, comme dans les
régions des ténèbres et de la mort, on éprouve vraiment un tel
enchantement que, comme le dit Dante, on ne saurait l'exjiri-
nier par des i^ciroles .
Cependant, au milieu des chants et du brait des décharges de
pistolets, la procession des fidèles, allant qui à pied, qui à cheval,
atteint au lieu où doit se célébrer la messe; et là, si le temps le
— 35 —
permet, on allume aussitôt de grands feux, soit pour se réchauf-
fer, soit pour symboliser la divine lumière qui a paru en cette
nuit au monde; ce qu'on entend marquer encore par les torches.
Aussi ne laisse-t-on pas de les allumer, quand même la présence
de la lune les rendrait inutiles.
Mais la messe de minuit commence. Elle est suivie de deux
autres, dont la dernière finit à l'apparition de Faube ou un peu
plus tard. Après Tépitre, le prêtre entonne sur les merveilles de
la naissance du Seigneur un chant que le peuple continue en
chœur, avec un enthousiasme indescriptible. Je suis sûr, mon
très-Eévérend Père, que, connaissant le génie de la langue
slave, vous ressentiriez la même joie, si vous assistiez à ce
spectacle.
Les messes dites, il est impossible de raconter à quels trans-
ports d'allégresse se livre le peuple : on oublie ses rancunes, ses
inimitiés, tous les sujets de discorde; on court dans les bras les
uns des autres, en se disant : /' Que la sainte nativité du Sauveur
vous apporte bonheur! // et l'on se répond : /' Ainsi qu'à vous,
mon frère (ou ma sœur). // Après quoi, ils se restaurent de nou-
veau avec des fruits et de l'eau-de-vie, qu'ils apportent à cette
fin, et retournent ensuite chez eux au bruit des chants et des
détonations d'armes.
Là, ils se remettent, tout endimanchés, autour de la table, ' sur
laquelle la mère de famille place un pain blanc, bigarré de toutes
sortes de figures symboliques ou fantastiques (il doit y avoir de
ce pain jusqu'au soir de la Circoncision), et surmonté d'une forme
de fromage. Au-dessus on place aussi un vase rempli de diverses
espèces de grains, dans lequel on fiche un cierge à trois branches,
absolument semblable à celui dont l'on se sert le samedi saint
dans les églises, et qu'on allume aussitôt. Cela fait, on apporte
un grand vase de vin à droite du maitre de la maison, on récite
quelques prières propres à la fête, puis on se met à manger et à
boire, mais avec un maintien si grave et si modeste qu'on voit
que les hôtes veulent véritablement honorer la solennité du jour.
Au milieu du repas et sur un signe du chef, tous se lèvent, se
découvrent la tête, et commencent une prière par laquelle ils
implorent l'Enfant-Dieu pour leur famille, pour les défunts,
pour leurs amis, pour la conversion des pécheurs et des infi-
dèles, pour les animaux et les récoltes de la terre, et qu'ils
— 36 —
terminent au nom du Pere, du Tils et du Saint-Esprit! Alois le
chef de la famille, signant les cierges avec un morceau de pain
trempé dans le vin, les arrose de quelques gouttes de liquide pour
les éteindre. Immédiatement après, la maîtresse de la maison en-
lève tout le service spécial et le met en réserve pour les soupers
et les dîners des trois fêtes suivantes et du jour de la Circon-
cision. Quand elle a terminé sa besogne, les assistants prolongent
gaiement le repas, au milieu de mille vœux réciproques de bon-
heur, jusc^u'à ce que, vers dix heures du soir, ils se lèvent, re-
mercient le Seigneur, et sortent ensuite pour tirer des coups de
pistolets, chanter, danser et faire fête dans le voisinage.
Mais, mon très-Eévérend Père, il est temps que je termine.
Toutefois il faut auparavant que je dise encore quelques mots des
trois arbustes que nous avons vu mettre au feu, qui les a bientôt
entièrement consumés, à Texception du bout inférieur, comme
je Fai expliqué ci-dessus.
Or, vous devez savoir qu'on couvre ce bout de cendres, de
façon que le tison soit tout à fait éteint, et on le laisse ainsi jus-
qu'au lendemain du premier jour de Tan, où le chef de la famille
prend ces résidus, les emporte à la campagne et les jette sur ses
terres, en récitant une prière particulière pour en demander la
fertilité au ciel.
Quant aux trois cierges et au reste des grains, on les met
ensemble de côté dans la veillée de la Circoncision; puis on se
partage à table et Fon mange par dévotion le pain bigarré et le
fromage.
Mais, dira-t-on peut-être, était-ce la peine de décrire de
pareilles superstitions des habitants de FHerzégovine? Je réponds
que, si Fon y réfléchit, ce ne sont vraiment pas des superstitions,
d'après Fexplication qu'ls en donnent. Car, dans leur manière de
voir, les trois arbustes signifient les trois Personnes de la Trinité,
un seul Dieu brillant d'une seule lumière par un seul feu. Cette
lumière marque aussi le désir qu'a la même Trinité de racheter
Fhomme de la damnation qu'il a encourue en mangeant, malgré
le commandement divin, du fruit de Farbre défendu. La paille
qu'on étend sert à rappeler la naissance , dans la grotte de Beth-
léem, du Pils de Dieu, placé par sa mère sur un peu de foin. Quant
au pain, ces braves gens le regardent comme un sacrifice otlert au
Seigneur pour le remercier de leur avoir procuré des aliments
parmi lesquels le pain tient la première place. De même, le fro-
mage est un signe de la fécondité des animaux, et cette offrande
a lieu en souvenir des offrandes faites au divin Enfant par les
pasteurs. Enfin, les diverses sortes de grains, qu'on finit par mêler,
sont offertes afin que TEnfant Jésus bénisse les travaux agrico-
les, et Ton éteint avec le vin le cierge à trois branches représen-
tant la Trinité, pour marquer que le sang du Eils de Dieu éten-
dra les flammes de Fenfer dû au péché du premier homme.
Telle est l'explication que les chrétiens de ce pays donnent des
cérémonies de la Noël que j'ai décrites.
Maintenant, mon très-Révérend Père, je termine ma lettre,
en vous offrant mes compliments tout particuliers, à vous et
au P. Antoine Marie de Eignano, et je me déclare de nouveau,
Votre très-dévoué et affectionné confrère,
Er. Piehee Bakula,
Missionnaire ajw.stolique , Min, Obs,
V.
AMÉRIQUE MÉRIDIONALE.
Lettre où le P. Antoine Gili, Missionnaire Apostolique dans VAmêriqua
Méridionale, donne au P. Vincent Albignano , Commissaire Apostolique
à Rome pour les Espagnes , de nouveaux détails sur les Missions de
Tsiamas et de Tumîipasa en Bolivie.
Bordeaux, le 24 octobre 1862.
Très-cher et très-estimable Père,
Je suis revenu ici de Majorque, où j'ai eu bien du mal à me
séparer de ma famille et de mes amis, qui voulaient m'empêcher à
tout prix de retourner en Amérique. Il est heureux que les ecclé-
siastiques fussent précisément réunis pour vaquer aux exercices
spirituels d'une retraite; sans cela, ils se seraient certainement
opposés aussi à mon départ. L'évêque lui-même ne voulait pas
que je quittasse le diocèse, mais j'ai promis de retourner parmi
mes sauvages, et il ne sera point dit que je manque jamais de
parole. D'autant plus que j'ai reçu des lettres telles, que je m'en
suis senti le cœur vraiment tout attendri. Voici, en effet, ce
que m'écrit mon compagnon le Père Joseph Comas, celui-là
même qui m'a remplacé clans le gouvernement de la Mission de
Tsiamas.
" Tsiamas, ce 20 mai lâG2. — Cher Père Antoine, je vous ai
déjà fait connaître par ma précédente lettre la profonde douleur
dans laquelle votre départ a jeté la population de Tumupasa, et
les regrets que vous lui avez laissés, à tel point que rien ne sau-
rait la consoler. Je savais bien que vous étiez Fidole des grands
et des petits; mais je n'aurais jamais cru que tous vous aimassent
d'une affection si ardente. C'est ce que j'ai pu reconnaître la
semaine dernière, lorsque ceux de Tumupasa revinrent, après
avoir conduit chez les Barbares leurs compatriotes de Tsiamas.
Je leur ai lu la lettre que vous avez écrite de Tcna le 20 mars,
et en entendant vos affectueuses paroles, ils se sont mis à pleurer
à chaudes larmes; puis, levant les yeux au ciel, ils le priaient de
liàter votre retour, de telle sorte que moi-même je ne pus m' em-
pêcher de pleurer d'émotion. Que serait-ce donc s'ils venaient à
vous perdre!
'/ Or je dois vous dire que les Barbares ont cherché à faire périr
ces braves gens, en leur tendant toutes sortes de pièges le long
du chemin; heureusement aucun d'eux n'y est tombé, à l'excep-
tion d'une femme qui eut le pied percé d'un gros clou, qu'il fallut
scier pour l'en ôter; jugez par là ce que la malheureuse a dû
souffrir! Les habitants de Tsiamas se joignirent à ceux de Tu-
mupasa pour aller châtier leurs perfides agresseurs; ils les ren-
contrèrent au Cap de Tcquese; mais ceux-ci prirent aussitôt la
fuite et se réfugièrent chez d'autres tribus. Quand nos chré-
tiens essayèrent de les atteindre, ils furent accablés d'une grêle
de traits qui en tuèrent un bon nombre, et parmi ceux de
Tsiamas, Marien Ejuro fut grièvement blessé au bras. Alors se
trouvant sans vivres en des lieux rocailleux et déserts, ils prirent
le parti de regagner leurs stations. J'aime à vous dire que les uns
et les autres (les habitants de Tsiamas et ceux de Tumupasa)
montrèrent une union parfaite, et se conformèrent de tout point
aux avis que je leur avais donnés.
// Ah! mon cher ami, s'il vous reste un peu d'affection pour ce
peuple que vous avez gouverné avec tant de sollicitude, ne tardez
pas à revenir. Car, vous le savez, un mois d'absence du Père
paraît durer plus d'un an aux fils. Il est vrai qu'il y a quelqu'un
qui vous remplace pendant ce temps là, mais avec quelle diffé-
— 39 —
rence! Car vous connaissez à merveille la langue, les idées, les
inclinations et jusqu\aux plus secrètes pensées du cœur de ces
pauvres gens. Aussi une seule de vos paroles leur fait-elle plus
d'effet que mille sermons d^un autre avec qui ils ne se sont pas
encore familiarisés et liés par une confiance réciproque. Si tout
cela ne suffisait pas pour vous arracher aux doux épancliements
d'une famille que vous n'aviez plus embrassée depuis tant d'années,
pensez que vous ne pourriez avoir la conscience tranquille, en
abandonnant ces enfants, ces orphelins qui dans leur désolation
appellent leur Père spirituel.
"Ah! auriez-vous le courage de les délaisser pour des joies
terrestres? Avec votre cœur vous n'en seriez point capable!
Quand donc vous reviendrez, veuillez m'apporter un nouveau
Bréviaire, etc. Je suis toujours votre confrère et ami Fr. Jo-
seph Comas. //
De son côté le gardien du couvent de la Paz m'écrit ce qui
suit : // La Paz, ce 14 août 186'2, — Eévérend Père Antoine,
très-cher frère et ami, je suis fâché d'avoir à vous annoncer
d'abord la perte de notre confrère le P. Paul-Emile Eejnaux'',
qui, comme il revenait des Salines à sa mission, accompagné de
plusieurs enfants, la veille de la Pête-Dieu, fut, au moment d'y
arriver, écharpé et dévoré par une tigresse, ainsi que l'un de ses
enfants. Les autres se mirent à fuir précipitament , et ayant ren-
contré quelques Indiens, occupés à pêcher, ils leur racontèrent
l'affreux événement. Ceux-ci coururent aussitôt au lieu indiqué,
et trouvèrent effectivement la bête féroce qui déchirait les deux
victimes : le Père Paul Emile était déjà tout en lambeaux, et son
jeune compagnon, déchiqueté de la tête au ventre. Que le Sei-
gneur les reçoive tous les deux dans sa gloire ! // Voilà ce dont le
P. gardien de la Paz m'a fait part.
Après de pareilles nouvelles de l'Amérique, vous jugerez, mon
bon Père, que j'ai des motifs plus que suffisants pour que je sois
dédidé à y retourner.
Communiquez, si vous le voulez, cette lettre au P. Marcellin
de Civezza; il me semble utile de faire insérer des nouvelles de
ce genre dans ses Annales des Missions Franciscaines. Eaites-lui
*) Au moment de mettre sous presse nous apprenons que ce pauvre Mission-
naire appartient à la Province des Observantins de St-Thomas de Turin.
— IO —
mille compliments de ma part, ainsi qu'au Eévérend Père Lecteur
de la maison des Qnaraiite Mar(i/rs, et au bon Prère Constant
d'Olevano. Enfin croyez moi, comme j'aime à me redire.
Votre tout-affectionné,
Tr. Antoine G ili,
Missionnaire apostolique y Min. Ohs.
YI.
AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE.
Lettre du Père Pamphile de Magliano , Mineur Ohservantin , au Rédac-
teur des Annales, sîtr V Histoire des Franciscains aux Etats-Unis.
LES ERAXCISCAINS RÉCOLLETS DE FRANCE.
(Suite. — Voir la V^ livraison de la 2^ armée, j^^^g^ 301).
De même que les Eranciscains Espagnols avaient été les pre-
miers hérauts de la civilisation chrétienne de TAtlantique à la Mer
pacifique dans la partie de l'Amérique Septentrionale qui s'étend
vers le Sud, de même les Eranciscains Récollets de Erance portè-
rent avant tous les autres le flambeau de l'Evangile dans la partie
qui en forme le Nord.
Il est vrai que les adversaires de l'Eglise catholique voudraient
attribuer au protestantisme le mérite d'avoir fondé les premières
colonies dans les Etats-Unis d'Amérique, mais ils se trompent à
cet égard de parti pris; pour les démentir, il suffit de citer ce
qu'en dit un historien non suspect, Bancroft, surnommé le Tite-
Live de l'histoire d'Amérique. // Les entreprises des Erançais dans
ces régions, dit-il, précédèrent toutes celles que tenta l'Angle-
terre au Nord du Potomac. En effet, plusieurs années avant que
des voyageurs (non catholiques) jetassent l'ancre au Cap Cocl,
TEglise Romaine florissait, grâce aux travaux des Missionnaires
de Erance, dans la partie orientale du Maine, et l'humble Père
Le Caron, compagnon de Champlain, avait, en s'avançant courageu-
sement dans le territoire des Mokauskiens, non-seulement franchi
le Nord et pénétré dans les forêts des AYyandotes, mais prenant
le rôle de véritable mendiant parmi les sauvages, il s'était, tantôt
à pied, tantôt sur un canot, avancé assez loin pour toucher aux
rives du lac Huron. n
Le Père Christian Leclercq a publié l'histoire des Missions des
I
— 41 —
Bécollets jusqu^à son temps sous ce titre : L' étahlissement de la
foi catholique dans la Nouvelle France; il y raconte longuement
les opérations de ses confrères et compagnons dans le champ
américain. Mais devant nous renfermer dans les plus étroites
limites, nous rappellerons seulement que le pieux Champlain, fon-
dateur de Québec, avide de la conversion des sauvages plus que
de la conquête de leurs terres, y amena des Missionnaires
d'élite pour évangéliser les nombreuses tribus de S^ Laurent, dont
il s'était concilié Testime et l'affection par la sagesse de sa po-
litique.
Ces missionnaires étaient des Franciscains Eécollets de France,
qui, au nombre de quatre, dont trois prêtres et un frère lai, y
arrivèrent en 1615. C'étaient le P. Jean d'Olbeau, qui se rendit
de Jadaussac à l'embouchure du Saguinay, afin d'y apprendre la
langue, les usages et le genre de vie des Montanariens, et l'ai-
mable Père Joseph Le Caron, qui, ayant commencé par évangé-
liser les Hurons et les tribus occidentales, résolut de visiter
ensuite les grands lacs de l'Ouest. Il se mit en route en automne
avec douze Franciscains, ramant avec eux tout le jour Cjuand il
rencontrait des cours d'eau, ou transportant sur ses épaules sa
propre barque, sans autre nourriture que du sarrazin insipide.
C'est ainsi qu'après des peines et des fatigues inouïes, il parvint
à la résidence des ATyandottes, où il commença sa mission en
offrant le Saint Sacrifice, en présence de Champlain et de plu-
sieurs autres de ses concitoyens et d'une grande foule d'Indiens
émerveillés. Puis, tandis que Champlain conduisait ses alliés Hu-
rons au cœur de l'Etat de ]^ew-York, le zélé Piécollet s'appliqua
à réunir tous les matériaux à sa portée sur la langue de cette
tribu, afin d'en tracer des règles qui pussent guider dans l'étude
des étranges anomalies qu'elle présente, ou dans celle des idiomes
vraiment nouveaux qui en dérivent.
Revenu de cette expédition au mois de janvier, il accompagna
ensuite Champlain dans les montagnes des ïiomontates, où,
annonçant l'Evangile, il eut beaucoup à souffrir des persécutions
des Obis, c'est-à-dire des hommes exerçant la médecine. Eepre-
nant de nouveau sa mission parmi les Hurons, il continua à se
livrer sans relâche à ses travaux apostoliques, jusqu'au moment
où la flotte se prépara à descendre les Trois Rivières, et il
s'y embarqua, parce qu'il connaissait suffisamment la langue des
habitants. Il avait même déjà composé uu dictionnaire assez
— 4-1 —
complet, qui est le premier de la langue indienne parlée dans
cette partie de l'Amérique.
Mais quand on lui eut confié le gouvernement général des mis-
sions et qu'il eut commencé à s'occuper particulièrement de celui
des tribus voisines de Québec, la mission de Hurons resta quelque
peu négligée jusqu'en 162'2, où le P. Guillaume Poulain la
visita. En outre, les Pères Nicolas Viel et Gabriel Sagard, l'his-
torien, y étant arrivés Tannée suivante, le Père LeCaron regagna
avec eux son ancienne mission. Quand après mille fatigues ils
eurent le 20 août atteint Carnagohua (ou S'^ Gabriel), ils y trou-
vèrent leur Immble demeure encore debout, et là ils embrassèrent
la vie commune en véritables pauvres de S^ François, pourvoyant
à tous les besoins des Français qui les avaient accompagnés, et
travaillant toujours à répandre la lumière de TE vangile parmi un
peuple encore plongé dans les ténèbres de la mort.
Ainsi pendant dix ans les Franciscains Récollets de France
furent les seuls Missionnaires qui défrichassent cette vaste con-
trée de TAmérique Septentrionale qu'on appela Xouvelle France.
Mais s'apercevant qu'ils ne suffisaient pas à la besogne, ils se
décidèrent à y inviter aussi les religieux de la compagnie de Jésus,
qui se prêtèrent volontiers à leur demande. On vit donc en 1625
les Pères Charles Lalemant, Edmond Massu et Jean Brebeuf
aborder à Québec avec quelques autres Franciscains. Malheureu-
sement le peuple leur fit si mauvais accueil, qu'il ne leur fut
môme pas possible de trouver un endroit où se loger; mais les
nôtres leur cédèrent une partie de leur propre couvent et jardin.
Cependant le P. Brebeuf, jésuite, et le Franciscain Joseph de la
Eoche-Dallion (de la famille des comtes du Lude) furent destinés
avec le P. AYiel à évangéliser les Wyandottes. A leur arrivée, ils
apprirent que ce dernier avait été jeté par les sauvages dans un
cours d'eau où il se noya; d'où vient qu'on l'appelle encore
aujourd'hui le Cours du Récollet. Ici il nous est doux de dire que
pendant cinq ans les Franciscains et les Jésuites cultivèrent ce
champ du Seigneur en si bonne intelligence, que leur union n'eut
pu être plus grande, s'ils avaient appartenu à la môme société.
Et sans doute ils se seraient maintenus dans cette merveilleuse
harmonie, si les Anglais, conduits par le traître Kirk, ne s'étaient
jetés sur Québec, n'avaient saccagé cette ville ainsi que toute la
contrée, puis, transporté Champlain et tous les Missionnaires,
tant Franciscains que Jésuites, en Angleterre. [Sera coìithmé.)
TROISIEME PAETIE.
NOUVELLES DITEESES COXCEEXANT LES MISSIONS FUAXCISCAIXES.
BULGARIE.
Dans le Rosier de Marie du 20 novembre, nous lisons ce qui suit sur la
nation Bulgare : « La Sacrée Congrégation de la Propagande a reçu des
lettres qui ne permettent plus de douter du sort de Monseigneur Joseph
Sokolski. Enlevé traîtreusement de Constantinople , il fut d'abord ren-
fermé dans un monastère de moines grecs, puis transféré dans un autre
près de Kief, où il est actuellement détenu. Le Révérend Père Jean-
Baptiste de Palerone (Observantin de la Province des Marches), Préfet
apostolique des missions Franciscaines à Constantinople, chargé de con-
stater la vérité du fait , en a envoyé la confirmation irréfragable à la
même Congrégation. Ces renseignements concordent parfaitement avec une
correspondance de Kief que le Journal de Co/istantiìiople a publiée dans
son no du 28 octobre. « Il est hors de doute, y lit-on, que Monseigneur
Sokolski, odieusement ravi à son troupeau, persévère avec constance et
courage dans la profession de la foi catholique qu'il a embrassée, et
que , retenu dans un couvent , il endure , de la part des grecs schismati-
ques, toute sorte de privations et de mauvais traitements. Nous savons
que le Saint-Siège se dispose à user de toute son autorité afin d'obtenir
la liberté du vénérable Prélat, Primat de la Bulgarie. Assurément les
difficultés ne manqueront pas; mais on mettra tout en œuvre pour abou-
tir à un bon résultat. (Signé) Mac-Sheehy. «
EGYPTE.
Le Très-Révérend Père Erédéric de Castelnuovo, Mineur Observantin
de la Province de Saint-Bernardin dans les Abrazzes, annonce par la lettre
suivante, datée du 28 octobre, au Très-Révérend Père Alexandre de Crec-
chio, chronologue de l'Ordre, qu'il est arrivé à Alexandrie, et l'époque à
laquelle il commencera sa prédication. " Je profite, dit-il, de la présente
occasion pour vous faire savoir que le 20 du courant j'ai , grâce au Sei-
gneur, heureusement abordé en cette ville, dont le climat ne me paraît
nullement malsain. Le jour de Toussaint je commencerai ma prédication,
espérant que Dieu daignera m'assister pour sa plus grande gloire ainsi
que pour l'avantage de mon âme et de mes auditeurs. Recommandez- moi
donc dans vos prières à Marie notre Mère pour qu'elle m'accorde un am-
ple succès. A vrai dire, je me mets à l'œuvre avec grande confiance, me
rappelant que j'ai reçu une bénédiction spéciale du chef suprême de l'E-
glise le jour même de la fête de notre Patriarche Séraphique , qui a
évangélisé avec tant de zèle l'ancien maître de ces contrées. »
u —
SYRIE.
Le Père Président de notre couvent de Saïda en Syrie nous a envoyé
un tableau des écoles catholiques fondées dans le Liban pour la conver-
sion des grecs schismatiques ; nous le publierons dans le prochain numéro
de ces Annales. En attendant nous avons voulu en informer nos lecteurs,
comme d'un objet de la plus haute importance pour le sort du catholi-
cisme en Orient.
AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE.
Hiérogli/phes imaginés par le P. Christian Leclerque, Missionnaire Fran-
ciscain Récollet, pour exprimer les mots de la langue de la tribu
indienne des Micmacs.
^
¥ [^1^ l
KuUclànev.
wasok
ehin
N^ostro Padre (che in) cielo sei sedente
tscMptuh deluisin.
come nomato
melcidedemek, wasoh
onoralo luce
il
1
n' telidanen.,
cui andiamo
tsehiptuk
tu
ìk "^
igenemuieh
concederci
^I^
ula
ivi
nemulek
vediamo te
uledessenen^
noi telici
Ji
nadel
ivi
i l d ^d^
wasoh eìldk dell skedask^ tscJiiptuk elp ninen deli skedulek,
[in) cielo coloro (che) sono siccome obbedisccmo te possiamo anche noi cosi obbedire te
m-ngamikek eimek
(in) terra (ove) siamo
es-c:^c ali
delamvgubenikel essemiekel^
lo stesso cibo (che) ci liai dato
A.
:^r.
nigetsch
di nuovo ora
^i-^^l ^iê
PO
k (jil: uk delam uktdsch
oggi lo stesso cibo
penegunemuin nihinal deli abiksiktaksik
ci venga per nostro nutrimento siccome noi perdoniamo
l J>
zx
ivegaiuinamedenik, elp kil Kikskam deli abiksiktuin
ohi sono stati irati con noi ancora tu Grande Spirito così ci perdona
Bct^ il
H
1£ Se
mdkenin metsch winsvdil
e; renda forti giammai di nuovo (a) cattive cose
c :>
mu
non
kHirjalinen^
siamo indotti
w^npcJiikeù
cattivi
*^ e e
kokwel
di ogni sorta
tuacMvin,
rimuovi danoi
77.
w' deliatsch.
Ciò è vero.
eluenltiek,
peccatori
££n<:
kesinukwamkel
mali
— 45 —
Tel est le Fater de la tribu indienne des Micmacs, en hiéroglyphes,
dont jusqu'à ce jour aucun érudit ne s'est occupé^. C'est pourquoi nous
avons cru bon , après de profondes recherches , de les faire connaître à
nos lecteurs , pour montrer , si nous ne nous trompons , qu'ils sont une
invention européenne, appliquée à des éléments indiens.
Et d'abord il importe de remarquer que l'usage des hiéroglyphes ou
caractères figurés a été commun à toutes les tribus américaines, bien que
ce soient les Mexicains qui leur aient donné une rare perfection. Mais on
ne les employait en certains endroits que dans des circonstances particu-
lières. C'était ici la housse d'un buffle, ornée d'armes de guerre; là une
roche, sur laquelle on gravait le récit de quelque grande action, ou des
nombreux exploits des braves qui les avaient accomplis en divers temps,
comme sur un registre historique destiné à les immortaliser. De même ,
s'il arrivait qu'une tribu gagnât une bataille sur le territoire ennemi, on
en inscrivait le souvenir sur l'écorce de quelque arbre, c'est-à-dire le fait
et le nom des combattants.
Mais les missionnaires qui ont entrepris la conversion des Indiens se
sont ordinairement servis des caractères romains pour rendre les sons de
la langue, et pour instruire leurs néophytes. Gués Le Chewkec a inventé
un alphabet syllabique de So lettres, la plupart d'une forme compliquée,
qui fat adopté dès que plusieurs livres et même des dictionnaires furent
1) Cet article est pris du Magasin historique de New-York (octobre 1861),
auquel l'avait adressé laimable et savant M. Shea, qui y avait joint une lame
de métal, sur laquelle étaient gravés lesdits caractères, ainsi que la traduc-
tion italienne. 11 a été traduit de l'anglais en français par notre confrère et
ami le P. Anselme Knapen, Belge, secrétaire de la Procure des Récollets à
Rome, et nous l'avons ensuite nous-même traduit en italien.
Note de VEdileur des Annales.
Pour conserver à cette planche toute son exactitude, nous l'avons employée,
page 44, telle qu'elle a été composée pour l'édition italienne des Annales.
Nous ajoutons ici pour la facilité du lecteur la traduction exacte de l'italien :
«Notre Père {qui dans) les cieux êtes assis; soyez, comme nommé, ho-
noré; lumière vers laquelle nous allons, faites qu'il nous soit donné là de
vous voir, pleins de bonheur; là {dans le) ciel ceux {qui) sont, de même
qu'ils vous obéissent, puissions-nous aussi, nous, de même vous obéir (sur
la) terre (où) nous sommes; le même aliment (que) vous nous avez donné,
de nouveau maintenant aujourd'hui que le même aliment nous vienne pour
notre nourriture; de même que nous pardonnons à ceux qui se sont fâchés
contre nous, de même vous, Grand Esprit, pardonnez-nous aussi, pécheurs;
rendez-nous forts toujours de nouveau; {aux) mauvaises choses ne pas nous
induisez; les mauvais, les méchants de toute sorte, éloignez-les de nous. Qela
est vrai {ainsi soit-il).n
Note du Traducteur.
5
— 4G —
rciits avec cet alphabet ; mais les missionnaires de la baie d'Hudson en
l)rireut un plus simple, dont cliaque lettre représentait une syllabe; il y
eu a au total 56, outre 10 finales; plusieurs livres furent également
publiés avec cet alpliabet.
Au contraire , les caractères que nous avons empruntés au Père Le-
clerque sont tout à fait symboliques, et extrêmement nombreux ; car on en a
compté, d'après ce que nous écrivait le Révérend Charles Kander, plus
de sept mille, et encore sont-ils autres que ceux employés pour écrire les
trois ouvrages écrits sur la religion; d'où il semble résulter qu'il en fau-
drait un nombre infini, si l'on voulait s'en servir pour traduire d'autres
traités de doctrine. Toutefois nous savons* que l'ecclésiastique, qui a eu
l'obligeance de nous envoyer le Pater avec l'explication y jointe, a déjà
fait préparer à Vienne les instruments nécessaires pour l'impression des
trois ouvrages susmentionnés, lesquels seront prochainement publiés; l'un
est un livre de prières; l'autre, dont je possède une copie faite par un
commandant du Cap Breton qui me l'a fait parvenir , contient des exer-
cices pour entendre la messe; le troisième est un catéchisme.
Afin de retrouver l'origine historique de ces caractères , il faut se re-
porter aux premiers rapports des Européens avec la tribu des Micmacs,
l^lacés à l'Est d'Etchemins, sur un territoire qui, se prolongeant vers le
Nord, rejoint les terres des Montanariens , jusqu'à l'embouchure du
Saint-Laurent , d'où il atteint le Cap Breton , le Nouveau-Brunsvrick et la
Kouvelle-Ecosse.
Champlain , Lescarbot et le P. Biard n'en font aucune mention avant
1613, bien qu'ils fussent parfaitement à même de se rendre compte des
choses. Quelque temps après on y établit une mission de Franciscains Ré-
collets ; mais le récit de leurs travaux , bien que Leclerque affirme qu'il
ait été publié, est un livre tout à fait inconnu dans l'histoire d'Amérique,
par conséquent, il nous est impossible de savoir quelle lumière il jetterait
sur le sujet qui nous occupe.
Quant aux Missionnaires Jésuites, ils n'allèrent jamais, après le Père
Biard, jusqu'à la Nouvelle-Ecosse, et restreignirent leurs opérations à la
région supérieure des Micmacs ou Souriquois. L'un d'eux (le P. Guil-
laume Perrault) nous a laissé une courte description du Cap Breton, où
il fut missionnaire en 1635 , et où les dits caractères sont encore en
usage; mais il n'en dit pas un mot. De même il n'en est pas question
dans l'histoire des œuvres apostoliques du P. André Richard, missionnaire
à Miehon vers la même époque ; c'est seulement trente ans plus tard qu'il
parait en avoir à grand peine découvert l'existence.
Une notion positive à cet égard nous est fourme en 1652 par le Père
Gabriel Druillets, qui fonda en 1646 la mission de Kennebek. Voici com-
ment il parle de la méthode qu'il suivait pour instruire des Indiens.
— 47 —
» Quelques-uns, dit-il, écrivant les leçons à leur manière, se servaient d'un
morceau de charbon comme d'une plume; une écorce d'arbre était leur
papier; et leurs caractères étaient si nouveaux et si différents les uns des
autres, que celui-ci était incapable de lire et de comprendre ce qu'avait
écrit celui-là. Cela veut dire qu'ils emploient certains signes , correspon-
dant k leurs idées, pour se mettre bien en mémoire chaque point, chaque
article , chaque maxime qu'ils ont entendus ; puis , emportant cet écrit ,
ils y étudient la leçon pendant la nuit. « Quoiqu'il en soit, il est cer-
tain que ni lui ni aucun autre Jésuite ne songèrent à profiter de ces ca-
ractères symboliques des Indiens pour les instruire , quoique , quelques
années après, ils se soient servis à cette fin des figures de Le Xobletz.
Au contraire, le Père Christian Leclerque, Franciscain Récollet, auteur
de l'ouvrage intitulé : Établissement de la foi, etc., ayant observé ce sys-
tème d'écriture, en tira un merveilleux parti pour l'exercice de son mi-
nistère apostolique. Voici en quels termes il nous en rend compte lui-
même dans sa Nouvelle descriptio/i de la Gaspesia, p. 140. «Le Seigneur,
dit-il, m'inspira cette méthode. Comme en 1G79, seconde année de ma
mission, je me trouvais dans un grand embarras sur la manit-re d'appren-
dre aux Indiens à prier, je remarqu.ai que quelques enfants dessinaient
des figures sur une écorce d'arbre avec du charbon, retraçant ainsi exac-
tement chaque prière qu'ils récitaient. Cela me fit penser que, si je leur
donnais un formulaire qui , au moyen de certains signes, leur aidât la
mémoire, j'arriverais à de meilleurs résultats qu'en leur faisant répéter
les paroles que je leur enseignais. J'avoue que je fus émerveillé du succès
étonnant que j'obtins. Car les caractères que je traçais sur le papier
produisaient tout l'effet désiré, de telle sorte qu'ils eurent en quelques
jours appris toutes leurs prières. Je ne saurais dépeindre le zèle avec le-
quel ces pauvres Indiens, pleins d'une sainte émulation, rivalisaient pour
faire le plus de progrès. Il est vrai d'ailleurs que je devais dépenser bien
du temps et me donner bien de la peine pour former autant de signes
qu'il en fallait, surtout quand j'eus entrepris de leur faire apprendre tou-
tes les prières de l'Eglise, ainsi que toutes les notions des mystères sacrés
du Christianisme, de la Trinité, de l'Incarnation, du Baptême, de la Pé-
nitence et de l'Eucharistie. Mais autant j'étais encouragé par l'avantage
qu'ils en retiraient, et qui par cette méthode facile s'accrut bientôt k un
point incroyable, autant je me sentais animé à l'œuvre par les paroles et
les lettres bienveillantes de beaucoup de personnes de vertu et de savoir
qui, m'engageant à continuer, m'invitèrent en même temps à envoyer un
spécimen de mon travail en Erance, pour l'y faire connaître, et montrer
comment Dieu se sert d'humbles instruments pour manifester la gloire
de son saint nom aux peuples de la Gaspesia. D'un antre côté, l'autorité
de Monseigneur de Saint -Ydère, aujourd'hui évéque de Québec, me tran-
— 48 —
quillisait sur Teraploi de ce foniiulairc. Car ce digne prélat, après en
avoir pris pleine et entière connaissance pendant le pénible voyage qu'il
a fait en Acadic, en demanda un modèle au Révérend Père Moreau, à
qui j'en avais fait remettre une copie plusieurs années auparavant ; puis,
quand il l'eut, il le prêta à un de ses missionnaires; et je ne doute point
que ce fidèle serviteur de Dieu n'en tire de grandes ressources pour l'en-
seignement des Indiens de son diocèse. Nos Néophytes ont d'ailleurs ces
caractères en si grande vénération qu'ils se fout scrupule de les jeter au
feu, et qu'ils en conservent avec respect même les fragments, s'ils vien-
nent à se briser. Ils les nomment Oiikate Igv.enne Kignatlmonoer. «
Le même Père dit dans un autre endroit de son livre : " La méthode
facile que j'ai inventée pour apprendre les prières à nos Gaspésiens , au
moyen de certains caractères que j'ai imaginés, me parait si avantageuse,
que , s'ils veulent en profiter , elle achèvera leur éducation ; car je ne
trouve plus aucune difiiculté à leur apprendre soit à lire, soit à écrire
avec mon alphabet, dont chaque caractère conventionnel signifie un mot
particulier et quelquefois deux. Ils le connaissent si bien qu'ils appren-
nent en un seul jour plus qu'ils n'apprenaient auparavant en une semaine.
Ils donnent h. ces signes le nom de Kignatimonoer Kategiienne, et les
conservent avec tant de soin et d'affection, qu'ils les placent dans des
étuis en bois, ornés d'une manière variée. Ils s'en servent, comme nous
de nos livres, les tenant en mains durant la messe, après laquelle ils les
remettent dans les étuis. Le principal avantage de cette méthode con-
siste en ce qu'elle leur permet de s'instruire les uns les autres, partout
où ils se rencontrent , les fils leur père , la mère ses enfants , la femme
son mari, les jeunes gens les vieillards ; ceux-ci, il faut le dire, n'ont au-
cune honte d'apprendre de leurs petits fils et filles les principes du chris-
tianisme. De leur côté, les enfants, quoiqu'ils ne possèdent point encore
l'usage parfait de la langue, prononcent de leur mieux les mots que re-
tracent mes tableaux , et qu'ils entendent dans leurs cabanes , où les In-
diens se plaisent à les répéter avec une sainte émulation. Aussi un enfant,
à peine âgé de sept ans, obtint-il souvent, au couvent de Québec, notre
juste admiration, en lisant dans son livre d'une manière si distincte et si
merveilleuse. Cet enfant déchiffrait si bien ces caractères , que nos reli-
gieux , comme les écoliers eux-mêmes , ne revenaient pas de leur étonne-
ment. Ils n'étaient d'ailleurs pas moins édifiés de la manière dont ces
Indiens entendent la messe et tiennent entre leurs mains des livres con-
tenant les explications nécessaires pour assister avec fruit à l'auguste
sacrifice des autels. » Ainsi s'exprimait le Père Leelerque.
Il faut néanmoins convenir que ce bon Père professait à l'égard des
Gaspésiens des opinions insoutenables. Induit en erreur par le respect
qu'ils montraient pour la croix, dont le P. Perrault leur avait déjà donné
— iO —
rexplication , il voulait nous ks faire passer pour un peuple primitif,
ainsi que le veulent encore aujourcriiui ceux qui prennent une tribu
quelconque en affection. Mais il est certain que les Gaspésiens ne sont
qu'une branche de la souche des Micmacs ou Souriquois, de même qiu'
le territoire qu'ils occupent, de Gaspè à Niipsiguit , se trouve dans leur
province.
En laissant cela de côté, il n'en est pas moins vrai que le V. Lecler-
que a introduit parmi les Micmacs les caractères symboliques, doîit ils
ont continué à se servir, tout en les modifiant avec le temps. C'est donc
à lui que revient l'honneur d'avoir inventé ces lettres, et d'en avoir en-
richi ces peuples. Elles constituent le monument le plus important, quo
l'on connaisse jusqu'ici, des premiers travaux des KécoUets Franeiscain-s
en Amérique.
Ayant appris qu'un manuscrit en pareils caractères se trouve dans Tune
des bibliothèques publiques de Paris, nous avons fait des démarches pour
en obtenir une copie complète ou partielle. D'après ce qu'on nous a dit,
nous pensons que ce doit être un manuscrit du XYIIe siècle, probable-
ment un de ceux que le P. Leclerque a envoyés en France; et si Ton
peut préciser le temps auquel il remonte , il sera extrêmement important
d'en faire la comparaison. J'en connais un autre, du siècle dernier, qui
existe au Musée Britannique, et dont j'ai vu une copie, et il n'est point
douteux que les caractères dans lesquels il est écrit ne soient identiques
à ceux que nous avons plus haut reproduits.
DEPART DE MISSIONNAIRES.
EN OCTOBEE, ^'OVE:y:BEE ET DÉCEilBEE 1S(32.
Dans le cours de ces trois mois sont partis : pour la Chine , les Pères
Aimé Pagnucci, de Lucques, Observantin de la Province de Toscane, et
Ange Angelini, de Funti, Observ. de la Province des Marches; pour l'A-
frique Centrale, le P. Télèse, de Xaples, de la Province de St-Picrrc
d'Alcantara en cette ville; pour la Terre-Sainte, le T. R. Père Frédéric
de Castelnuovo, avec le frère lai Maxime Antoine de Capsano, Observ. de
la Province de St-Bemardin dans les Abruzzes.
5.
QUATUÎÈME PAETIE.
ANCIENNE CnHONIQUE
Si(/' les circonstances qui accompagnèrent la suppression an Danemarck des
Franciscains Ilissionnaires de V Ecosse, de la Noricège , de la Laponie
et des autres régions voisines du Pôle Kord^.
PIIÊA^IBULE.
Les jugements de Dieu sont vraiment impénétrables^, et les temps dé-
sastreux que nous traversons prouvent bien les paroles du Psalmiste. En
effet, la secte Luthérienne amoncelle chaque jour autour d'elle de nouvelles
ruines ; ceux qui y ont adhéré ne se contentent plus de repousser l'inter-
prétation véritable des Ecritures, ils s'obstinent malignement à violenter
le sens du texte pour soutenir leurs pernicieuses doctrines. Martin Luther,
le grand imposteur^, s'avisa le premier d'enseigner que la foi seule justifie ,
et que si les bonnes œuvres servent à mortifier la chair et à édifier le pro-
chain , elles ne sont d'aucune valeur quant à la sanctification et au salut de
l'individu. Il prétend en même temps qu'où ne doit en attendre aucune
récompense dans l'autre monde, puisque c'est en vertu de la foi que tout
*) Nous avons eu à traiter amplement ce sujet dans le cinquième volume
(ie notre Histoire universelle d<;s Missions Franciscaines qui est sous presse, et
où nous avons signalé le mal que de ce côté aussi la réforme protestante de
Luther a fait à Thumanité. C'est pour cela que nous avons cru qu'il ne serait pas
hors de propos de publier dans nos Annales le récit des douloureuses circonstan-
ces de la suppression de ces bons religieux, telle qu'elle est racontée par
l'écrivain. Nous prions nos lecteurs, qui y remarqueront la cruelle injustice avec
laquelle a été commis es crime et les maux graves qu'il a causés au Dane-
marck, de considérer en même temps les calamités bien plus grandes qui pèsent
depuis lors sur les régions du Nord, lesquelles sont restées jusquici presque
entièrement barbares, et tombées, au moins quelques-unes, dans la pire dis-
solution du Protestantisme. Ajoutons que cette chronique a été publiée, il y a
peu de temps, après la découverte d"un manuscrit latin, en Danemark, par
le célèbre historien protestant Knudsen, puis en danois, j^ar l'abbé Karup,
qui la mit comme appendice à la fin de sa belle histoire de l'Eglise catholi-
que au Danemarck. Quant à nous, c'est sur une traduction française que nous
avons fait notre version italienne, pour en enrichir notre Revue des Missions
Franciscaines.
-) Psaume XXXV.
2) En fait, quand on parle en Danemarck, même chez les Protestants, d'un
grand menteur, on dit iiroverbialement : il ment comme Luther. Et une faus-
seté hardiment débitée s'appelle un mensonge à la manière de Luther.
bonlicur y est accordé et que toute punition y est infligée. Avec cela mal-
heureusement nous sommes témoins clc la tiédeur morale que produisent
de pareilles doctrines ; ce qui nous dispense d'en faire une longue réfuta-
tion. Trop de chrétiens, jadis animés d'un saint zèle pour la pratique et la
défense de la foi , ont perdu toute vigueur spirituelle et se sont laissés en-
trainer par le soufle homicide de ce vent de l'enfer. D'autres, assez nom-
breux , qui menaient dans l'ordre de Saint François une vie si sainte qu'où
les aurait pris pour des cèdres du Liban , sont tombés comme des arbres
abattus et déracinés par la tempête , pour mourir la plupart dans le
désespoir! D'un autre côté , presque toute la noblesse, séduite par leurs
mauvais exemples et leurs funestes erreurs , la noblesse , devenue entière-
ment injuste, se mit à persécuter cruellement ceux de nos frères qui per-
sévérèrent dans la foi. Tous ceux qui combattirent la secte Luthérienne
furent pour ce seul crime chassés de leurs couvents, que les nobles s'appro-
prièrent avec tout ce qui s'y trouvait, en leur donnant des destinations
profanes , et c'est par une pareille conduite qu'ils se flattaient de faire une
œuvre méritoire aux yeux de Dieu ! On enseigne , dans les assemblées
hérétiques, que le saint sacrifice de la messe, institution aussi ancienne
que l'Eglise , n'est qu'une pratique tellement impie , qu'il y a lieu de s'éton-
ner que la terre ne s'entr'ouvre pas pour engloutir ceux qui la célèbrent,
et cette horrible hérésie est prêchée par des gens qui font leur Dieu de
leur ventre! Mogens Gjoë' se distingua entre tous^ par l'acharnement avec
lequel il chassa nos pauvres frères d'un plus grand nombre de lieux^.
LE COUVENT DE FLENS30UEG.
L'an de gTâce 1528, le lundi après le dimanche des Rameaux, Mogens
Gioc envoie à Flensbourg un de ses prédicateurs, nommé Svend, en le char-
geant d'expulser nos religieux du couvent de cette ville. Svend, escorté d'un
bon nombre d'habitants qu'il y mène, intime au gardien le P. Stig Nielsen,
natif de Lund en Scanio, l'ordre de lui remettre les clefs du couvent.
L'humble religieux y obéit et reçut quatre florins pour les dépenses de son
voyage, ainsi que les Pères André HofPmand et Jean Hansen, ses vice-
gardiens. On enjoignit ensuite à l'économe, frère lai, nommé Jean, de
donner les clefs de l'oflice. Celui-ci répondit qu'il n'en avait pas le droit,
mais qu'il offrait aux visiteurs toute la bière , dernièrement encavée , à la
condition toutefois de la garder pour la remettre à Mogens Gjoë, puisque,
d'après la déclaration du prédicant Svend, les religieux allaient être bannis
du Danemarck avant la fin de l'année. C'est ce que le Pr. Jean nous a ra-
') A cette époque intendant général du royaume.
-) Vers Fan 4 528.
2) Mogens Gjoë expulsa les Franciscains de Flensbourg, de Renders, de
?«estved et de Kallundborg, comme son Ills Axel Gjoë les chassa d'AIborg.
conté lui-même. Après cela, il se rendit chez le frère cuisinier, qui s'appe-
lait André Gand et qui, applaudissant à l'a- propos de sa réponse, lui dit
qu'il agirait de même. Quant aux autres religieux , ils obtinrent de rester
au couvent jusqu'au lendemain, sous la garde de quelques officiers de palais.
Quand, à l'aube du jour, le chevalier Wolfgang', commandant du château
de Flcnsbourg, apprit ces tristes nouvelles, il courut aussitôt à notre cou-
vent , et demanda au gardien s'il était vrai que nous dussions avoir un
nouvel inspecteur. Le gardien répondit qu'un certain Weel , dont la maison
avait été incendiée, avait, en effet, été nommé administrateur du couvent,
et AYolfgang, reprenant les clefs du couvent, les rendit au gardien. Après
cet événement , les religieux continuèrent à habiter le couvent et à y servir
le seigneur jusqu'à la Trinité, ayant, par précaution, déposé leur argent en
ville. Le jour auquel leur expulsion eut lieu, ils reçurent chacun trois florins
danois en espèces ou en nature, excepté le P. Mathieu, qui s'en alla au
couvent de Svendborg, où il demeura quelque temps, et qu'il quitta plus
tard afin de rentrer dans le monde , jusqu'à ce qu'il mit malheureusement
un terme à ses jours en se noyant dans la Baltique. Le dimanche de la
Trinité, les religieux venaient d'entonner le Kyrie eleison, lorsque le prédicant
Svend se présenta de nouveau au couvent , accompagné d'une grande foule de
bourgeois, et porteur d'une lettre royale, qui ordonnait aux habitants de la
ville d'aider le chapelain de Mogens Gjoë à chasser les Prères. Ceux-ci
ayant refusé de sortir avant d'avoir pris quelque nourriture , tous les bour-
geois restèrent pour prendrepart à leur repas, et quand il fut terminé, tous
les religieux furent mis à la porte.
LE COUVERT DE WIBORG.
L'an de grâce 1527-, maître Jean Tausen, apostat de l'ordre de St Jean
de Jérusalem, ancien membre dn couvent d'Anderskov, vinta Wiborg,
encore revêtu de son habit religieux, et se mit à prêcher les hérésies de
Luther dans l'église du couvent des chevaliers. Mais un jour il se dépouilla
de sa tunique , à la fin de son sermon , et sortit du temple avec ses audi-
teurs. Il commença dès lors à fréquenter celui de St Jean dans la même
ville , et là il réunissait souvent ses partisans , afin d'épancher en leur pré-
sence tout le fiel qui débordait de son cœur. Son audace s'accrut chaque
jour à mesure qu'augmentait le nombre de ses adeptes , jusqu'à ce qu'elle le
porta à s'emparer de notre couvent, pour y établir des écoles Luthériennes.
Car rPglise St Jean étant devenue trop petite pour le nombre toujours
croissant des sectateurs de la nouvelle doctrine , ils prièrent les Pères Fran-
ciscains de permettre au prédicant hérétique de donner le soir ses sermons
') Wolfgang Uttenhof était chancelier de Frédéric 1" pour les duchés.
=) Ou plutôt l'an 1525.
— 53 —
dans la nôtre. Nos religieux s'y refusèrent , et alors les novateurs sollici-
tèrent du roi l'autorisation de démolir les églises paroissiales , au nombre de
douze , et de célébrer leur culte dans celle des Dominicains et dans la nôtre.
L'ayant obtenue , ils se mirent sur le champ en possession de cette dernière
église^ 0Ì1 nos pères prêchaient le matin, suivant l'usage , et où le prêtre
hérétique en faisait autant le soir. De là pour nos religieux toutes les vexa-
tions et toutes les violences possibles. Ainsi les Luthériens commencèrent
par forcer les portes de l'Eglise pour y introduire leur prédicateur. Le jour
de la Toussaint^, il y eut deux prêches, et les hérétiques chantèrent trois
cantiques, de manière à empêcher l'office divin du soir et les Vigiles des
morts, que néanmoins nous chantâmes. Puis, comme les Pères furent en-
tièrement exclus de l'église, ils durent se résigner à célébrer la messe et
l'office divin dans une chapelle voisine de la ville. Voyant donc que les
religieux ne voulaient à aucun prix s'éloigner, les bourgeois placèrent au
couvent quatre soldats auxquels ils leur ordonnèrent de procurer tout le
nécessaire. 11 arriva un jour que le gardien, le Père Nicolas Thybo, se
rendait à Salling pour quêter : à peine avait-il fait un mille de chemin,
qu'il fut rejoint par un domestique du couvent, qui le pria d'y retourner
immédiatement ; et c'est alors qu'il y trouva ces militaires, auxquels il
fournit, en effet, tout ce dont ils avaient besoin. Mais durant leur collation,
l'un d'eux s'approcha du Père, et lui déchargea sur la nuque un grand
coup d'épée ; il l'assaillit encore à deux différentes reprises , une fois en
lui vomissant au visage une gorgée de bière, et une fois en le frappant
de sou sabre. Néanmoins les religieux continuèrent à rester dans le couvent
avec ces manants, dont ils eurent à essuyer beaucoup d'autres mauvais
traitements. Il arriva un jour que deux de ces fanatiques, s'étant mis en tête
d'aller visiter quelque-uns de leurs amis à Hostenberg, prétendirent que
le gardien leur donnât pour cette course la voiture du couvent. Il répondit
que c'était impossible, puisqu'on en avait besoin pour transporter le blé au
moulin ; mais il leur procura une voiture de louage , qu'il paya des fonds
de la communauté. A leur retour l'un d'eux voulut être indemnisé de toute
les dépenses qu'il avait faites, ou pour le moins recevoir l'équivalent de
ce qu'il avait consommé durant son séjour à Hostenberg, et le gardien
dut faire droit à cette inique réclamation. Cependant le nombre de ces
stipendiés s'accrut jusqu'à quinze hommes, qui eurent bientôt épuisé les
provisions du couvent. Réduit à de pareilles extrémités, le gardien résolut
de se présenter en personne devant le roi, pour se plaindre d'une si
grande injustice, et ayant fait connaître son dessein au bourgmestre, il lui
confia les clefs du couvent à garder pendant son absence. Le bourgmestre
') L'autorisation d'abattre les églises paroissiales fut donnée le 25 fév. 1529,
et avant le 17 mai suivant toutes étaient disparues.
2) En 1527 ou 1528.
— 51 —
objecta qu'une fuite pareille paraîtrait un manque de respect envers les
officiers publics de sa Majesté et pourrait produire des suites très-fà-
cheuses tant pour lui que pour tous ses autres reli^i,'icux . En conséquence,
le gardien crut préférable de rester, et vendit un calice pour subvenir
aux besoins les plus pressants du moment. Plus tard il se décida néan-
moins à faire le voyage de Copenhague , où , admis à une audience royale ,
il reçut une lettre scellée. A son retour il l'ouvrit et la lut aux habitants
rassemblés : elle ne contenait rien d'autre qu'un décret prononçant l'ex-
pulsion des religieux du couvent'. Oh! le tout puissant jugera de l'équité
et de la légalité d'un pareil acte ! La relation m'en a été faite à moi ,
frère Jacques, coadjutcur du R. P. Provincial, par le R. P. Nicolas
Thybo, gardien de AViborg, à l'époque où se passèrent ces tristes événe-
ments, et aujourd'hui vice-gardien à Ribe.
LE COUVE^'T DE TOENDER.
En l'an de grâce 1530, la semaine après la nativité de la Sainte Vierge,
le roi Frédéric se trouvait au château de Toender, lorsqu'un sermon luthé-
rien fut prêché dans l'église Sainte Marie, contigue à notre couvent. Il
était fini, et sa Majesté se promenait dans le chœur, quand le P. Nicolas
Thybo, alors gardien de ce lieu, se présenta devant elle, la suppliant de
vouloir bien autoriser les religieux de continuer à y résider et à y servir
le Seigneur comme par le passé. Le roi lui tourna le dos et lui répondit
qu'il ferait connaître sa volonté avant de partir. En conséquence, le peu
de religieux qui restaient encore au couvent attendirent quelques jours
pour voir quelle tournure prendraient les choses. Mais ici il faut savoir
que dès avant l'arrivée du roi l'intendant du château avait transformé tout
le couvent en magasin, à l'exception du chœur, du dortoir et d'un petit
cellier. Lorsque le roi fut sur le point de partir, le gardien alla de nou-
veau le trouver et lui demanda avec toute l'humilité possible à pouvoir
continuer à servir le Seigneur avec ses frères dans le couvent. Le prince
répondit que c'était impossible, d'abord parce que l'intendant manquait de
place à occuper, quand la cour venait dans la ville , et ensuite , parce que,
l'enceinte du couvent se trouvant trop près du château, il serait nécessaire
de l'abattre. Le gardien représenta que les religieux ne pouvaient gêner
l'Intendant, puisque leur unique but était de servir le Seigneur. Le roi
répliqua, que, quant à cela, l'emplacement ne manquait point ailleurs,
et quand il fut parti, l'intendant s'installa au couvent, en chassa les re-
ligieux , et ne leur laissa , outre l'habit, que deux chevaux pour transpor-
ter les vieillards et les infirmes.
') Ceci arriva dans les premiers jours de janvier 1531,
55
LE COUVE^'T DE MOLMOE,
Histoire de la cruelle exindsion des Frères Mineìirs de leur couvent
de Malmoë.
En l'an de grâce 1527 arriva à Malmoë un prêtre nommé Niels Boedker,
dit aussi Tonnelier. C'était un héritique forcené, un de ces hommes à qui
tous les moyens sont bons^ ,
A peine avait-il été ordonné prêtre, et avant d'avoir achevé les études
ordinaires, il se rendit à Copenhague, où les cours de théologie étaient
très- suivis , bien que la doctrine qu'on y enseignait fût plus luthérienne
que catholique. Ce fut là qu'il se laissa secrètement gagner par l'hérésie
qui n'y était point encore enseignée d'une manière ouverte. Dans son en-
thousiasme pour le Luthéranisme, il s'efforçait de se faire des partisans ,
en prêchant souvent dans l'église de Notre-Dame, cathédrale de la capitale
du royaume , et tout fier de sa voix pleine et sonore, il montrait dans ses
discours tout l'orgueil de sou esprit. Ayant appris que Boedker osait à
chaque instant calomnier le clergé et propager des erreurs luthériennes,
l'illustre évêque de Roeschilde^ lui interdit la prédication dans son diocèse.
Le bruit de cette mesure étant parvenu aux oreilles de Georges Mynter de
Malmoë^, secret adhérent de l'hérésie de Luther, celui-ci appela près de lui
^1 La chronique de Skibby parle de lui en ces termes : « En Fan de grâce
1528, Malmoë presque tout entier se sépare de Téglise, aux instigations dun
certain prédicant, appelé Niels Boedker, prêtre apostat, devenu un hérétique
enragé. Cet homme, gonflé d'ambition, parcourait les rues de la ville, es-
corté d'une grande multitude, et se montrait, en un mot, un très-zélé nova-
teur; il était violent, hardi, ignorant, dépourvu de jugement, mais beau
parleur et maniant la langue vulgaire avec une rare adresse ; avant la iln de
Tannée il rencontra un compagnon et un aide dans un autre apostat de Tor-
dre du Saint-Esprit, qui s'appelait Jean Spandemager, ce dernier était plus
instruit, bien qu'il jouît de moins de considération que le premier. L"un et
Tautre étaient natifs de Malmoë, et Ton ne pouvait leur appliquer cette sen-
tence de Jésus-Christ que nul n'est prophète dans son pays; car, quoiqu'ils
fussent nés dans une humble condition, ils étaient considérés par leurs com-
patriotes comme des hommes d'une grande valeur.
^) Lago Urne, qui administra ce diocèse du mois de fév. 1512 au 29 av. 1529.
3) Son véritable nom était Georges Kok; mais on Tappelait communément
Moenter (le monnayeur) parcequ'il avait été gouverneur de la monnaie de Mal-
moë, où il remplissait en même temps les fonctions de bourgmestre; c'était une
créature de Christian IL Knudsen dit que ses contemporains le regardaient
comme un homme très-habile. La chronique de Skyddy, qui Tappelle homme
renard {vulpinus homo), s'exprime ainsi sur son compte : « En ce temps-là
(C'est-à-dire lors de l'introduction de la Réforme), Malmoë avait pour premier
bourgmestre un certain Georges Kok, natif de Westphalie, gouverneur de la
— 56 —
le malheureux prêtre et lui communiqua ses intentions, en lui faisant pro-
mettre de seconder le bourgmestre dans l'accomplissement de ses desseins,
d'attirer les habitants de Malmoë à la nouvelle doctrine et d'exciter leur
haine contre le clergé.
En conséquence, Bocdker demanda l'autorisation de monter dans les
chaires de la ville, mais Georges jNIynter n'osa la lui accorder; car, à cette
époque, le luthéranisme n'était point répandu dans le Danemark, comme
il l'est de nos jours. Il lui permit seulement de tenir des réunions dans
une jîctite chapelle abandonnée , qui s'élevait dans une prairie voisine de
la ville.
La foule y accourait pour entendre ses prédications , qui , à vrai dire ,
ne produisaient d'abord qu'un médiocre effet, mais qu'il déclamait avec
un enthousiasme extraordinaire. L'adroit prédicant comprenait bien qu'il
devait user d'une certaine modération et ne point verser aussitôt le poi-
son à pleines mains ; il se contentait donc de le distribuer à petites doses.
En effet, il avait à peine prêché deux fois en public qu'on commença de
toutes parts à élever jusqu'au ciel son génie oratoire, la pureté et l'ex-
cellence de sa doctrine, et l'on se mit à répéter partout qu'il était bien
fâcheux qu'un pareil homme ne fût pas reçu dans la ville , et fût au con-
traire rélégué à la campagne, comme un être nuisible. A cela se joigni-
rent les plaintes qu'exhalait le propriétaire de la prairie contre ceux
qui foulaient et faisaient périr l'herbe à côté de la chapelle. Bref, on
ne tarda plus à accueillir Boedker dans la cité, et on lui assigna l'église
St Croix , où il se contenta pendant quelque temps de lancer par intervalles
quelques étincelles du feu de l'hérésie , taudis qu'il travaillait en cachette
à se procurer des amis et des protecteurs. Cependant ses prédications com-
mencèrent bientôt à attirer un si grand nombre d'auditeurs, que la cha-
pelle ne suffisait plus à leur affluence. On résolut donc de demander au
roi l'église des Saints Simon et Jude, que les Erères Mineurs avaient eux-
mêmes abandonnée comme trop petite (1489). La demande fut immédiate-
ment accueillie , de sorte qu'on vit les habitants accourir en foule pour y
entendre et chanter la messe luthérienne en Danois. Mais cette église ne
Monnaie. C'était un usurier perfide, violent, dont les désordres étaient connus
de tout le monde. Le second bourgmestre s'appelait Jeppe Nielsen, qui, plus
âgé que le premier, était également impie et inhumain. Ces deux hommes,
célèbres par leurs manœuvres sacrilèges, firent de Malmoë un repaire de bri-
gands, un asile ouvert aux impies et aux apostats de toute sorte. » Dans un
autre endroit de la même chronique on le traite d'homme « de réputation dé-
testable, de voleur, d'usurier, de sacrilège, d'imposteur, et aussi, de liber-
tin. » Or, il est bien naturel que des gens de cette espèce fussent tout disposés
à abandonner l'antique foi catholique, et devinssent d'excellents instruments
entre les mains du pouvoir et des grands.
— 57 —
suffit pas non plus à contenir la multitude, et le prédicant, s'apercevant
qu'il se conciliait de plus en plus sa faveur, s'enhardit peu à peu à parler
plus ouvertement. Bientôt les sectaires, éblouis par ses discours, ne craigni-
rent pas de derhander au curé de la ville l'autorisation de prêcher le pur
Evangile dans l'église paroissiale de St Pierre. Les hérétiques se conten-
tèrent d'abord d'en avoir l'usage en commun, puis ils empiétèrent hardi-
ment sur les droits du curé.
Dès lors une foule nombreuse allait chaque jour assister au spectacle qui
s'y offrait à la curiosité publique. Aussi le prédicant ne tarda-t-il poiut à
franchir toutes les barrières et à déclamer contre l'Eglise de la manière la
plus abominable qu'on puisse imaginer. Avant ce moment-là^, Aage^, évêque
élu de Lund , avait interdit au prêtre hérétique l'entrée de la ville pendant
la durée d'un an. En conséquence, celui-ci en était parti, emmenant avec
lui un apostat de l'ordre du Saint-Esprit , nommé Spande-Hans ou Hans-
Spande Muger^, et s'était retiré à Haderslev, où ils s'occupèrent à faire un
recueil d'hymnes danoises et à se rendre plus familière la doctrine Luthé-
rienne. Ils rentrèrent ensuite à Malmoë'^, porteurs de lettres de sûreté que
leur avait délivrées le roi, A peine étaient-ils arrivés qu'ils travaillèrent à
tout bouleverser, abattirent les autels, chassèrent les prêtres et rasèrent le
différentes chapelles de l'église St Pierre , où Niels fit placer une haute table
qui avait longtemps servi à la communion ; enlevée plus tard , elle fut rem-
placée par un autel hérétique, qui existe encore dans l'église. Les sectaires
détruisirent de même les images et les tables des autels, et l'on donna
ensuite une somme d'argent^ au curé titulaire^ pour que Boedker fût nommé
prédicateur de la viUe,
Reprenons maintenant le récit des circonstances qui accompagnèrent l'ex-
pulsion des Frères Mineurs de leur sainte demeure. L'année même où
l'hérétique Niels se mit à prêcher (en 1527), il eut recours à des moyens
détournés pour attaquer l'Ordre des Pranciscains. Ainsi, lorsque les Reli-
gieux allaient ensevelir les morts , il écoutait attentivement les oraisons
funèbres qu'ils récitaient, et il en prenait occasion de les tourmenter
') En 1528.
2) Son nom véritable était Aage Jacobsen Sparre, plus communément Aage
Spare.
5) 11 se nommait proprement Jean Olsen, et était également natif de Malmoë.
Voici ce qu'on trouve sur son compte dans la Chronique de Skibby : en la
même année (1528) il (Niels Boedker) trouva un compagnon et un aide dans un
autre apostat de l'Ordre du St-Esprit, communément appelé Spande-Hans, un
peu plus instruit que lui.
*) En 1528.
^) Ceci se passait au mois de septembre 1529.
*l II s'appelait Henri Hausen.
6
— 58 —
par la prédication de ses doctrines hérétiques. Un jour, après une de ces
oraisons funèbres , il se mit à poursuivre le vice-gardien le P. Jacques ,
jusqu'aux portes du couvent, où ils arrivèrent en même temps. Là l'héré-
tique lui demande ce qu'il entend par faire pénitence. Le vice-gardien ne
répondit pas à cette question , sachant bien qu'il serait pour le moins in-
terrompu à chaque mot, et que d'ailleurs ses paroles seraient rétorquées
contre lui. Alors le prédicant reprit par cette sentence de St-Paul : Comme
vous avez fait servir votre corps à commettre l'impureté et l'injustice,
employez-le aussi maintenant à pratiquer la justice et à vous sanctifier. —
Que voulez-vous dire? répliqua à son tour le P. Jacques. Et se tournant
vers les assistants, " Vous l'entendez, continua-t-il; il est évident que si
Niels, le faux prophète ici présent, a passé plus de trois ans dans le dé-
sordre avec une prostituée, la justice voulait, suivant ses propres paroles,
qu'il en passât trois autres dans la pénitence, en jeûnant au pain et à
l'oau. " Cette riposte piqua jusqu'au vif Niels, qui s'attendait à tout autre
chose. Ne sachant que répondre, il se retira tout couvert de confusion.
Cependant le P. Gabriel, gardien', ayant entendu du dedans le bruit de
cette scène , sortit et demanda au P. Jacques pourquoi il s'entretenait
avec un hérétique forcené. Mais durant la peste-, nos religieux et surtout
le P. Jacques eurent souvent de pareilles disputes à soutenir dans notre
cimetière, où certaines gens les traitaient de séducteurs et d'hommes en-
durcis ; mais ils n'en continuèrent pas moins à confesser courageusement
la vérité. Le même Père ayant un jour exposé la doctrine catholique
sur la foi et les bonnes œuvres, dans la chapelle du Saint-Esprit, venait
d'en sortir , lorsqu'il fut accosté par un autre hérétique , nommé Jean
Spandemager, qui était à l'attendre sur le chemin avec un grand nombre
d'adhérents. Ils lui dirent que, s'il avait du cœur, il accepterait sur-le-
champ une discussion fondée sur l'Écriture. Le religieux répondit qu'il
était tout disposé et tout prêt à l'accepter en présence de l'archevêque et
de prêtres versés dans la matière. Mais comme Spandemager et les siens
insistaient vivement, le P. Jacques s'arrêta un instant, quand il entendit
le prédicant lui dire : Qu'est-ce qu'une bonne œuvre? Citez-nous en une
seule! Le Père répondit : Observer les jeûnes prescrits est une bonne œu-
vre. Et il prouva sa proposition par le seizième chapitre de St-I^lathieu.
Cet à-propos déplut grandement à notre hérétique, qui s'éloigna aussitôt
avec ses compagnons. Mais les sectaires ne cessaient d'assister aux ser-
mons des religieux, cherchant à trouver à y redire. Ne réussissant point
dans leur dessein, ils résolurent à la fin de nous attribuer quelques sen-
tences ou de tronquer quelques-unes de nos phrases, pour trouver de quoi
^) Il s'appelait Gabriel Poulsen.
^) Une maladie contagieuse qui se déclara dans l'automne de 1529.
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nous accuser et exciter le peuple contre nous. Un jour ils firent du bruit
dans notre église, pendant un sermon du P. Jacques; ils usèrent une
autre fois de la même manœuvre contre le P. Gabriel, gardien du couvent.
Enfin, dans d'autres circonstances, Niels Boedker, envahissant notre église
à une heure après-midi, voulut à tout prix y débiter un sermon, parce
que les Pères Jacques et Christophe Metthiaesen étaient absents. Il vo-
ciféra d'horribles paroles, en se déchaînant de la manière la plus violente
et en vomissant des torrents d'injures contre nous. Mais au moment où il
terminait son discours, le P. Jacques arrive; il monte immédiatement en
chaire, et lave notre Ordre de toutes les accusations élevées à sa charge.
Mais à peine en était -il descendu, que l'hérétique y remonta, et après lui
le P. Christophe. Cette scène se prolongea jusqu'à cinq heures du soir,
et le P. Christophe se fit entendre trois fois , une fois de plus que le
prédicant. Vers la Chandeleur de l'année 15 29^ un autre prédicateur
hérétique, d'un mérite peu ordinaire, vint dans la ville : c'était Tex-père
François Laesemester, nommé Luther Erançois*, de l'Ordre des Car-
mes, démis des fonctions de professeur à l'université de Copenhague. Il
promit d'annoncer la parole de Dieu dans toute sa pureté et de réconci-
lier les habitants entre eux. En conséquence il se rendit à Land, pour
demander à l'Archevêque Aage la permission de prêcher. Il fut accueilli
comme un prédicateur orthodoxe, prêt à rétablir l'ordre partout. Aussi
le vénérable prélat lui offrit-il quatre florins pour les dépenses du voyage,
tandis que le faux prophète promettait d'annoncer la parole sainte dans
toute sa simphcité et toute sa pureté^...
Les habitants de Malmoë , craignant de voir périr leur ville , si les
religieux continuaient à y célébrer des messes basses, chassèrent les nô-
*) Il dit lui-même que ce fut le 3 février 1529.
*) Son véritable nom était François Vermordsen , dont la chronique de Skibby
parle en ces termes : François était Batave (Hollandais) de naissance. Il cacha
longtems la perversité de son cœur, se contentant de tonner contre les abus
et la corruption des mœurs, et se gardant bien d'enseigner quoi que ce fût
contre la foi, bien qu'il mit beauceaup d'acharnement à défendre certains
principes. Ces apparences d'orthodoxie le rendirent doublement pernicieux.
Il fit d'abord semblant de vouloir redresser les erreurs qui régnaient dans
l'église de Malmoë; mais il agissait de la sorte, afin de montrer qu'il ne bâ-
tissait pas sur les fondemcQts posés par les autres, car, en réalité, il était
le pire de tous dans ses opinions et dans ses œuvres. Les bourgmestres l'a-
vaient appelé à !»Ialmoë avec un autre Carme apostat, nommé Pierre Laurid-
sen, parce qu'ils s'étaient aperçus que Tsiels Boedker et Spande-Haus étaient
inférieurs aux prêtres catholiques en science théologique.
^) Le manuscrit étant souillé en cet endroit, la phrase qui suit est devenue
inintelligible.
— co-
tres du chœur de l'église. Néanmoins Georges Mynter nous permit, de
célébrer le culte divin dans le parvis, mais en déclarant que nous aurions
à répondre devant Dieu de ces ■messes diaboliques. C'est ainsi que s'expri-
mait le sage administrateur de cette grande cité , en parlant du Saint
Sacrifice ! Ces pauvres gens ne se faisaient nul scrupule de leurs désor-
dres, mais ils craignaient d'encourir l'indignation de Dieu, s'ils célébraient
le culte divin suivant le rite de l'Eglise catholique*. Conducteurs aveu-
gles, qui avez grand soin de filtrer ce que vous buvez, de peur d'avaler
un moucheron, et qui, en attendant, absorbez un chameau !
Les habitants avaient une telle horreur pour la messe, qu'un jour que
le Père Jean Ploug se présentait à l'autel, il fut assailli à coups de pier-
res et grossièrement hué. Une autre fois, on trouva la chaire pleine de
cailloux amassés dans la même intention. La haine et l'envie des Luthé-
riens croissaient chaque jour davantage, et ils mirent tout en œuvre pour
enlever aux Prères les dépendances du couvent. Ils ne prirent de repos
que lorsqu'ils furent arrivés à leurs fins, et pour y réussir plus sûrement,
ils foulèrent aux pieds sans scrupule toutes les lois divines et humaines.
Les autorités recoururent tantôt aux flatteries, tantôt aux menaces, afin
de décider les religieux à céder au moins une partie du couvent, espérant
que, quand on j aurait une fois mis le pied, on se rendrait plus facile-
ment maître du reste^. Mais les Pères tinrent bon, disant qu'ils ne pou-
vaient point abandonner un lieu consacré au Seigneur, qui en avait seul
le domaine. Irrités de cette résistance, les hérétiques finirent par s'em-
parer cl e vive force des pièces de service, et quand l'hospice de la ville
fut démoli, ils en bâtirent un autre dans le jardin du couvent. Alors les
portes du couvent restant continuellement ouvertes , les animaux y er-
raient librement, et tout le monde avait accès jusque près des religieux,
auxquels on ne laissait point un seul instant de tranquillité ni le jour ni
la nuit; à peine trouvaient-ils le temps de célébrer la messe, de réciter
le bréviaire ou de reposer. Néanmoins ils supportèrent avec patience
toutes ces contradictions, continuant à lire l'Écriture Sainte aux heures
fixées par la règle. Pendant l'avent et le carême il y eut un sermon à
l'office du soir, et lors de la sainte quarantaine les hérétiques confessaient
le peuple aux portes du couvent, afin d'empêcher que personne s'adressât
aux Pères , qui prirent l'habitude de célébrer le culte divin pendant que
leurs persécuteurs dormaient. Le lundi de Pâques les religieux chantaient
le troisième psaume de none, lorsque sept grosses pierres brisèrent les
*) Le Saint Sacrifice de la Messe est le plus grand mystère, le plus grand
trésor de notre religion. Autant il honore et glorifie le Dieu trois fois Saint,
autant il humilie Tesprit du mal, qui a employé tous ses efiforts pour rabolir.
2) C'est bien là le système, et' telles sont toujours les mauvais résuliats
des concessions!
— 61 —
fenêtres du côté du Nord; ils sortirent tous du chœur et prirent préci-
pitamment la fuite. Après le temps pascal les sectaires employèrent tour
à tour les prières et les menaces pour persuader aux Pères de quitter le
couvent, qu'ils voulaient convertir en un collège tliéologique ; ils ajou-
taient que, s'ils consentaient à renoncer à la récitation des heures cano-
niales et au culte catholique, ils pourraient fréquenter ce collège, d'où ils
sortiraient bientôt docteurs en vraie théologie , ou , ce qui me parait
plus exact, blasphémateurs de Dieu et des Saints. Les Frères persistè-
rent courageusement dans leur refus, et les hérétiques chargèrent un pré-
dicant d'aller leur donner des leçons de théologie au couvent. Mais pour se
soustraire aux mauvais traitements et pouvoir consacrer à la lecture le
temps prescrit, les religieux résolurent de lire l'Écriture à voix basse.
Néanmoins ils voyaient souvent arriver des personnes qui venaient voir
s'ils s'appliquaient bien réellement à lire ou plutôt à faire des sermons.
Un jour après -dîner les Luthériens se rendirent près des Pères réunis
au réfectoire et leur demandèrent s'ils voulaient embrasser la nouvelle
religion et assister aux instructions et aux prédications des novateurs.
Tous refusèrent de professer une religion autre que celle qu'ils avaient
connue jusqu'alors, et dirent que leur professeur d'Écriture Sainte suffi-
sait pour leur en enseigner l'interprétation. Comme le bourgmestre Myn-
ter se mettait à élever jusqu'aux nues l'excellence des leçons et des pré-
dications de ses professeurs , le gardien lui objecta avec une certaine
vivacité qu'ils menaient une vie relâchée et licencieuse. «Que dites -vous [■'
s'écria Mynter ; est-ce que par hasard l'état du mariage serait criminel ?
— Je n'entends point dire cela, répondit le religieux ; mais le bourgmestre
prétendait à tout prix lui attribuer cette opinion. Le Père Jacques, vice-
gardien, intervint alors dans la dispute : Père gardien, s'écria-t-il, si vous
avez dit que leur mariage^ est un' état de fornication, vous avez affirmé
la vérité ; vous n'avez donc point à vous rétracter , et nous sommes prêts
à en fournir les preuves. Piqué au vif par ces paroles, écumant de rage
et tremblant de tous ses membres'-^, le prédicant Prançois reprit hardi-
*) C'est-à-dire le mariage des prêtres et des religieux apostats, qui avaient,
en embrassant cet état, ouvertement violé leur vœu de chasteté.
5) La chronique de Skibby nous fait connaître les véritables motifs de la
colère de Luther François par les paroles suivantes : « Après avoir donné à
entendre à beaucoup des personnes qu'il était toujours resté célibataire, il
s'éprit d'un fol amour pour une servante, qu'il épousa contre la volonté des tu-
teurs et tous les parents de la jeune fille. » Afin de colorer sa vie scandaleuse
des apparences du mariage, il publia deux éditions d"un livre danois, qui traite
du mariage des Prêtres, des religieux et des religieuses (Malraoë, 1531). C'est
un véritable tissu de mensonges et de calomnies tels qu'on peut affirmer
(comme disent les latins) qu'il est plus faux que la fausseté même et plus dif-
6.
— 62 —
ment que tous nos vœux n't'taient qu'une impiété. A quoi le P. Jacques
répondit qu'en matière de vœux il étuit impossible d'admettre le senti-
ment de ceux qui avaient violé les leurs. Après une discussion bien lon-
gue , les Luthériens fimrent par se retirer, La quatrième semaine après
Pâques', un grand nombre d'habitants, aveuglés par l'envie, se réunirent
vers huit heures du matin, au moment où le gardien célébrait la messe
dans le parvis. Mais le vice-gardien (le P. Jacques) avait ordonné à
l'économe (le P. Jacques Johausen) de fermer toutes les portes; malheu-
reusement celui-ci l'oublia, de sorte que les hérétiques purent entrer dans
la pièce de service. Cependant le gardien, espérant les calmer par les pa-
roles de douceur, s'avança à leur rencontre; mais dès qu'il parut dans le
réfectoire, ils l'accablèrent tellement d'injures que, rentrant dans le cor-
ridor, il appela tous les religieux, à l'exception du vice-gardien qu'il jugea
à propos de laisser dans la cellule. — // Nous ne descendrons, répondi-
rent-ils , que si le vice-gardien descend aussi. « Néanmoins ils finirent
par se rendre auprès des hérétiques, qui se montraient très-irrités, et qui
leur proposèrent de quitter immédiatement le couvent , ou d'embrasser le
luthéranisme. Comme les religieux rejetaient l'une et l'autre proposition,
les novateurs essayèrent jusqu'à midi par toute sorte de moyens d'ébran-
ler leur constance : promesses, menaces, tout ce qu'il y a au monde fut
mis en œuvre, sans toutefois qu'on fit valoir un décret royal d'expulsion^.
Quand les sectaires virent que les religieux persistaient dans leur refus,
ils s'emparèrent des clefs de l'hospice (l'infirmerie) et de la cave , et se
mirent à manger et à boire , puis à chanter des couplets injurieux pour
les Prères. Enfin le bourgmestre se retire avec tous ses conseillers, à l'ex-
ception seulement d'un nommé Jean Pynbo, resté avec une troupe de mi-
sérables qui exigent que le gardien leur remette les clefs du couvent.
Celui-ci les refusant, ils dirent que les religieux ne sortiraient point du
réfectoire de toute la nuit, de sorte qu'ils furent obligés de se coucher
par terre, sauf Laurent Jacobsen, homme d'un âge fort avancé, qui, se
trouvant mal à la suite de ces mauvais traitements, obtint de retourner
dans le corridor, et auquel on accorda du temps jusqu'au lendemain pour
se décider à embrasser le luthéranisme. Quand tous les Prères se trouvè-
famateur que la diffamation. Peu de temps après François abjurant tout sen-
timent de pudeur apostasia et devint bientôt le plus dissolu de tous les Lu-
thériens. En effet il tenait dans ses discours et dans ses écrits le langage le
plus grossier, n'y apportant aucun ordre ni aucun jugement, et ne cherchant
qu'à satisfaire son ambition effrénée. Telle est la véritable raison pour laquelle
il ne put supporter les dures vérités qui lui fit entendre le P. Jacques.
*) C'est-à-dire du 8 au 14 mai 1530.
^) Knudsen affirme qu'ils firent en sorte de ne point avoir un ordre de
cette nature.
— 63 —
rent ainsi renfermés dans ce lieu, les gardes dont les fit entourer le bourg-
mestre commencèrent une véritable orgie, buvant et dansant dans le dortoir
et dans le chœur de l'église, et parfois sonnant la cloche du coavent ; ils
ouvraient d'ailleurs à chaque instant les portes du réfectoire, afin de
s'assurer que les religieux ne s'étaient pas enfuis par la fenêtre. Le jour
venu, ce fut à grand'peine qu'ils permirent à quelque Irère de sortir pour
satisfaire ses besoins; encore trois ou quatre d'entre eux l'accompagnaient -
ils et le remettaient- ils aussitôt dans la prison improvisée.
Cependant les bourgmestres revinrent vers midi, amenant avec eux leur
lecteur, qui entreprit de convertir les Pères au luthéranisme, et qui leur
adressa à cet efîet deux instructions hérétiques dans la matinée. Voyant en-
suite que malgré leurs efforts ils n'aboutissaient à aucun résultat, ils
résolurent enfin de les cbasser par la forceS ne leur laissant rien d'autre
que leurs literies et la vaisselle. Mais à peine les religieux avaient-ils
traversé le cimetière, que le P. Gabriel Paulsen, gardien, et le P. Ber-
nard Paulsen, vice-gardien, furent arrêtés et menés en prison, parce qu'ils
refusaient de remettre les lettres de fondation du couvent. Malheureuse-
ment l'année suivante le gardien se laissa séduire et jeta le froc aux
orties. Que Dieu dans sa miséricorde infinie lui pardonne sa chute ! Que
Dieu en même temps soit honoré et glorifié pour tous les bienfaits dont
il a comblé ses créatures depuis le commencement des siècles! Amen.
LE COUVERT DE COPE^'HAGUE.
Ce couvent fut supprimé quelque temps avant celui de Malmoë-. Nous
allons donner ici la relation minutieuse de ce déplorable événement^.
LE COUVENT DE KOLDIXG.
Vers la fête de la Nativité de l'an de grâce 1520, le roi Frédéric, fils
du très-pieux monarque Christian, se rendit dans la ville de Koiding ;
c'était précisément au moment où, venant d'embrasser le luthéranisme,
il persécutait notre Ordre avec plus de violence que jamais. La ville ne
comptait alors qu'un petit nombre de sectaires, dont l'un des principaux,
nommé Hartvig Andersen^, avait grande envie de se mettre en possession
de notre couvent. Les hérétiques poussèrent donc le roi à y envoyer
quelques gentilshommes de sa suite, chargés d'annoncer aux religieux
qu'ils eussent à sortir aussitôt de leur maison , attendu que Sa Majesté
ne voulut plus les y tolérer plus longtemps. Ces messagers apportèrent
*) Ce fut du 8 au 11 mai 1530.
*) C'est-à-dire, du 25 au 30 avril 1531.
') Le manuscrit ne contient malheureusement pas la relation promise, on
y trouve seulement quelques pages en blanc, qu'elle devait sans doute remplir.
*) Il était de la famille d'un nommé Ulfelt, employé à la cour de Frédéric I".
— CA —
avec eux la somms de cent mares d'argent, assignes aux Pères pour les
dépenses de leur voyage. Mais ceux-ei ne consentirent point à recevoir
cet argent, qui, déposô à l'infirmerie, y resta intact jusqu'au lendemain.
Alors le roi, voyant qu'ils refusaient d'obéir à ses volontés et de prendre
l'argent, envoya des agents avec ordre d'exécuter par la force l'arrêt de
proscription. Il fit en outre offrir aux Pères un calice et une chasuble
qu'ils refusèrent également. C'est ainsi que nos Prères, dépouillés de tout,
quittèrent le couvent, sans savoir de quel côté ils dirigeraient leurs pas.
Tous parvinrent néanmoins à trouver un refuge, à Texception d'un seul,
nommé Er. Martin, qui put rester dans le couvent, en déposant l'habit
religieux. Ils avaient d'ailleurs essuyé déjà beaucoup d'avanies de la part des
hérétiques de Kolding et de leur prédicateur, un apostat de l'Ordre des
Prères Dominicains expulsés d'Hadeslev.
LE COU^-EXT d'aALBORG.
En l'an de gnâce 1530, Absalon Gjoë, maître du château d'Aalborg et
fils de Mogeus Gjoë, commença à molester et à persécuter les Prères Mi-
neurs du couvent de cette ville. D'abord il demanda au P. Jean Christian-
sen, gardien, la permission de mettre du blé dans le grenier du couvent;
puis, prenant peu à peu possession de diverses parties des bâtiments, il
s'empara des denrées.
Un jour que les Prères avaient fait de la bière, il envoya ses domestiques,
pour en transporter toutes les tonnes dans sa cave. Renouvelant ainsi cha-
que jour ses extorsions et ses empiétements, il fit si bien qu'ils ne surent
plus à la fin où passer la nuit. Un autre jour il enleva le battant de la
cloche, afin d'empêcher les religieux d'appeler les fidèles à l'église; puis,
déployant une bannière, il fit processionnellement le tour de leur cimetière,
jusqu'à ce qu'en dernier lieu il les chassa tous, eu les accablant d'injures
et de mauvais traitements.
LE COUVENT DE EAXDERS.
En l'an de grâce 1530 nos Prères eurent à souffrir de la part des héréti-
ques des avanies et des vexations sans fin. Mogens Gjoë, à qui le roi
avait donné par trois fois l'autorisation d'expulser les Pranciscains de
Randers, envoya dans cette ville un de ses officiers. Celui-ci, se rendant
au couvent en compagnie du bourgmestre et du commandant, exhiba une
lettre du souverain , qui , voulant récompenser les longs services qne lui
ava a rendus Mogens Gjoë ^ lui faisait donation du couvent des Francis-
cains de Randers\ au lieu de celui de Plensbourg qu'il possédait déjà.
^) Cette phrase, qui ne se trouve point dans la chronique, esl extraite de
la lettre royale, datée du 17 février 1530,
— 65 —,
Mais le P. Jean Josse , gardien , répondit qu'une pareille lettre n'était
pas une raison suffisante pour le décider à abandonner le couvent. On lui
dit alors : « Vous méprisez donc Sa Majesté? « — Je n'entends pas le
moins du monde, répliqua-t-il, manquer de respect au roi. n On lui sug-
géra l'idée de demander un sursis. Il accepta ce conseil et obtint un dé-
lai jusqu'au dimanche suivant, où l'expidsion eut lieu de la manière que
nous allons raconter. Le gardien avait défendu au portier d'ouvrir, quand
le commandant viendrait avec ses gens mettre la sentence à exécution.
Là-dessus le Pr. Henning se rendit aussitôt chez le commandant, et lui
fit traîtreusement savoir que le gardien ne consentirait point à lui par-
ler dans le vestibule de la maison, mais seulement près de la grille de
l'église. Le commandant accourut en cet endroit, et là le Er. Clément
le pria, tout en ouvrant la grille, d'attendre qu'il eût appelé le gardien.
Mais les sectaires et leur chef entrèrent sur-le-champ, ils envahirent les
cloîtres, et ayant rencontré le portier et le gardien, ils les sommèrent de
se conformer à la lettre royale. Le gardien répondit : « Je déclare que
cette lettre ne nous décidera point à quitter le couvent. /» Irrité de cette
réponse, le commandant menaça de le traiter en rebelle. Néanmoins il était
sur le point de se retirer , et le portier lui avait à cet effet ouvert la
porte , quand le traître Henning s'avança et lui dit : a Comment , vous
vous retireriez sans avoir rien fait ! De cette façon, vous n'aurez point
le couvent même d'ici à un an ! « Profitant du conseil, le commandant dit
alors au gardien : « Eh bien ! je reste ici avec vous dès aujourd'hui, et
je ferai mon feu à côté du vôtre ! « Effectivement il s'installa au couvent,
et en expulsant bientôt les religieux, il s'empara de tout ce qui s'y trou-
vait au nom de Mogens Gjoë.
LE COUVENT DE TROELLEBOEG.
La relation qui concerne ce couvent manque dans la chronique.
LE cor VENT DE KJOEGE.
Relation succincte de Veximhion des Frères Mineîcrs du couvent
de Kjoege.
Les religieux avaient déjà essuyé beaucoup d'avanies , dont la plupart
étaient retombées sur le P. Laurent Jenscns, qui fut à différentes repri-
ses vicaire et ministre de l'Ordre de Danemarck*. En l'an de grâce 1530,
*) Il était natif de Suède, et fut cinq fois Provincial des Franciscains au
Danemarck, savoir en 1498, en 1504, en 1510, en 1516, en 1522, et chaque
fois pour trois ans. Avant 1517 le Provincial n'avait que le titre de Vicaire,
depuis, celui de Ministre. C'est pourquoi l'on dit qu'il fut à différentes re-
— 66 —
ils eurent beaucoup à soufTi-ir de la part des hérétiques et manquèrent
souvent même du nécessaire. Sous le ministre Jean Brun* ils prièrent les
bourgeois de différer la suppression de leur maison. Ceux-ci y consentirent
à la condition qu'après tel délai ils céderaient à la ^àlle la possession du
couvent , s'ils n'avaient pas de quoi subsister. Les choses se passèrent
ainsi^, malgré la résistance du Provincial, qui prétendait que le temps
convenu n'était point expiré. En fait, les religieux ainsi que le gardien,
trompés et joués de mille manières, se virent à la fin contraints d'aban-
donner le couvent^.
LE COUVENT DE HALMSTADT.
L'expulsion des religieux ou l'usurpation du couvent de Halmstadt eut
lieu de la manière suivante :
En l'an de grâce 1531, une semaine après le jour des Rois (l'Epiphanie),
il vint dans la ville de Halmstadt un prédicant Luthérien très-obstiné du
nom de Jean Hemraingsdyng, que les habitants avaient appelé de Ealsterbo,
afin qu'il prêchât le Luthéranisme : pour eux c'était la vraie parole de
Dieu. Quelques jours après son arrivée, il réunit un grand nombre de ses
partisans et se dirigea un soir avec les bourgmestres vers l'église du cou-
vent. Là, devant toute la multitude assemblée, il traita les religieux de
voleurs et d'assassins spirituels, de séducteurs du peuple, ajoutant que les
règles observées par les Erères Mineurs n'avaient aucun fondement dans
les Ecritures. Mais le gardien, le P. Matthiaesen le réfuta en présence de
toute la communauté et de la fouie. Il répondit entre autres choses ce qui
suit : « Saint Paul, dans sa seconde épitre à Timothée (chap. II) nous avertit
qu'il faut éviter les questions proposées sans raison et sagesse , sachant
qu'elles sont une source de difficultés. Or je vois que vous élevez contre
nous précisément toute sorte d'accusations calomnieuses , opposées à la
raison et à la justice; sachez qu'ainsi vous vous faites à la fois juge et partie.
Je vous récuse donc comme un calomniateur qui n'a pas le droit de nous
juger, et j'en appelle à l'Evêque et au chapitre de Lund, où, en présence
d'hommes compétents, je saurai me laver moi et les miens de vos accusa-
tions calomnieuses , en montrant clair comme le jour que nos règles sont
conformes aux doctrines des Apôtres et des Saints Evangiles. « Et à la fin
d'un sermon prêché le dimanche de la septuagésime'* Sévérin Jacobsen,
prises Vicaire et Ministre. Ce dernier titre lui fut donné par le chapitre géné-
ral tenu à Rome en 1517, où, déjà nommé Vicaire en 1516, il fut confirmé
dans sa dignité et désigné comme Ministre de la Province de Danemarck.
ï) Il fut ministre Provincial de 1528 à 1531.
2) En 1531.
') Le reste manque.
*) Le 5 février 1521.
— 67 —
assassiné depuis à Ystadt', prouva clairement que les vœux et les règles
monastiques étaient fondés sur les divines Ecritures. Jean Hemmingsdyng
ne cessa de l'écouter, afin de le surprendre dans ses paroles, comme les
Scribes et les Pharisiens avaient fait à l'égard de Jésus-Christ. Ce discours
mit Hemmingsdyng dans une telle colère qu'il travailla aussitôt à exciter
le peuple contre les religieux, et se rendant ensuite à l'Eglise paroissiale,
il y déclara qu'il ne prêcherait plus, si l'on n'interdisait pas aux Eran-
ciscains la prédication et la célébration de la messe. Toutefois, comme
c'était justement le moment où se disait la grand'messe, on résolut de
remettre l'opération à une autre circonstance. Dans l'après-midi de ce
même jour les bourgmestres, accompagnés des conseillers, du comoiandant
de la ville et d'autres Luthériens, allèrent au couvent, enlevèrent les ca-
lices et abattirent presque tous les autels; ils prirent de même les livres
du chœur, ainsi que tous ceux de la Bibliothèque, et les enfermèrent
dans la sacristie, dont le commandant emporta les clefs.
Dès ce jour là il fut également interdit aux religieux de sonner l'office,
et tout cela à l'instigation du prédicant et à l'insu de l'autorité suprême.
Sur ces entrefaites les religieux obtinrent l'autorisation de rester au cou-
vent jusqu'à ce que les provisions en fussent consommées; et afin d'em-
pêcher que tous partissent en même temps, Holger Gregorsen convoqua
au couvent les bourgmestres et les conseillers , qui décidèrent que six des
Erères Mineurs y resteraient. Cette concession toutefois ne fut faite qu'à
la condition qu'ils ne célébreraient plus la messe, qu'ils renonceraient à la
prédication, qu'ils cesseraient d'aller quêter, qu'ils ne sortiraient point
sans la permission expresse du Bourgmestre, qu'ils n'exhorteraient per-
sonne à persévérer dans l'antique foi et qu'ils s'abstiendraient de confesser.
En conséquence, le P. Sévérin Jacobsen, ayant confessé deux fidèles pen-
dant le carême, il fut aussitôt expulsé du couvent avec tous les autres
religieux; cette expulsion s'accomplit en 1531, dans la semaine du qua-
trième dimanche du carême.
C'est ici le lieu de remarquer que les documents relatifs au mode du
gouvernement des Erères Mineurs, revêtus du sceau du gardien et du cou-
vent, furent déposés à Roeskilde.
On vendit encore ou l'on enleva du couvent de Halmstadt les objets
suivants, qu'on avait pourtant promis de restituer.
Gérard Olsen, bourgmestre de la ville de Halmstadt, acheta un calice
d'argent doré, au paiement duquel avait contribué son père Alaf Perdersen.
Ce calice ne fut pas enregistré, parce que la mère d'Olsen, encore vi-
vante à cette époque , en demanda la restitution , attendu qu'il ne servait
plus au culte divin en vue duquel il avait été donné.
^) Comme nous le verrons plus tard.
^ GS —
Le même Gérard Olsen se mit en possession d'une maison au sud de
celle que le P. Laurent Bvltzman avait, étant gardien, achetée soixante
marcs. Il réclama cette maison au lieu et place d'une autre moins grande
qu'une de ses sœurs avait dans le temps donnée au couvent de Halmstadt,
Nicolas Skriver, commandant de la ville de Ilalmstadt , acheta de Jon
Styng un vase de cuivre, que le gardien lui avait remis e;i nantissement
d'une somme de quinze marcs, mais qui en valait bien vingt. 11 ne lui vint
point non plus en pensée de le faire enregistrer.
Jean Bagge se mit en possession d'une maison au nord de celle dont
Nicolas Triksen, ancien habitant de Halmstadt, nous avait légué sa co-
propriété, en ne nous attribuant toutefois la libre jouissance qu'à la mort
de sa femme. Mais les deux époux étaient morts au temps de l'expulsion.
Holger Gregersen s'empara de quatre grandes tables , sans rien donner
en compensation , et en outre , de trois grandes scies , qu'il promit de ren-
dre en -temps et lieu.
A la demande du gardien , Mathias Matthiaesen , il prit encore sous sa
protection une petite chapelle avec une maison que le couvent avait fait
bâtir à Skanoer.
Il acheta du couvent vingt arbres, de IS palmes de hauteur, trois tables
et douze arbres hauts, deux de 13 palmes, cinq de IG palmes, et cinq
autres de 20. Pour tout cela les religieux reçurent 4 barils de seigle,
5 de blé de Turquie, et 5 d'avoine. De plus, lorsqu'ils furent expulsés,
Holger Gregersen leur donna de 13 à 14 marcs. Sa femme accepta en-
suite en dépôt une petite horloge qu'elle promit de restituer, s'il arrivait
que les religieux reprissent un jour possession du couvent.
Le même Holger se fit encore céder par le Pr. Ziger un grand coussin
de plumes, que le commandant lui accorda, en lui faisant souscrire par
écrit la promesse de le rendre en temps opportun. Le même Holger eut
encore une plaque de métal.
Enfin, le prédicant Jesper, ex-religieux de l'ordre, hérétique endurci,
obtint une grande Concordance de la Bible avec gravures, que le comman-
dant de la ville lui laissa prendre , en lui faisant promettre de la rendre ;
et en outre un grand coussin aussi de l'agrément du dit commandant.
Voilà tout ce que nous savons du couvent de Halmstadt.
{La fi/i à la prochaine livraison).
AMALES DES MISSIOIVS FRANCISCAINES.
PEEMIÈEE PAETIE.
HISTOII^E A]>^ciEisrisrE.
TAETAEIE ET CHINE.
MERVEILLEUX DÉVELOPPEMENT DES MISSIONS FRANCISCAINES CHEZ
LES MONGOLS DE LA TARTARIE JUSQU^A LA CHINE.
Pour reprendre Thistoire des Missions Franciscaines parmi les
Tartares, il faut maintenant que nous revenions à ^empereur
Mangù-Khan, que nous avons précédemment vu accueillir avec
tant de bienveillance dans sa tente le P. Guillaume Eubriquis
avec son compagnon le P. Barthélémy de Crémone^, qui ne vou-
lant plus traverser de nouveau le désert continua à évangéliser
ces régions. Or Maugii-Khan avait réglé de la manière suivante
le gouvernement de ses imm.enses Etats ^ ou plutôt de ses vastes
conquêtes. Il avait donné toute la Tartarie Orientale, avec quel-
ques provinces de la Chine, à son frère Kublai; les pays du
Gibon jusqu'à la Chine à Ilwadi et à Massoud; le Korassan,
rindostan, la Perse et toutes les provinces enlevées aux Musul-
mans jusqu'à la Syrie et l'Asie mineure, à Argoun Agà; puis, il
chargea Holitay de subjuguer le Thibet, et ce général mit en
effet tout à feu et à sang, rasant jusqu'au sol les villes et les
châteaux.
Sans perdre jamais de vue les Missionnaires Eranciscains , qui
suivent les Tartares dans leurs excursions, jetons encore les yeux
en arrière sur ces mystérieux et terribles instruments de la Pro-
vidence divine jusque dans les régions sans bornes de la Chine.
Là, tandis que Kublai en effectuait la conquête, Mangù-Khan
employait, de son côté, pour se l'assurer, tous les moyens de
gouvernement et toutes les mesures propres à lui concilier l'affec-
tion des habitants : ainsi il construisit et approvisionna des maga-
sins de vivres, il releva les murs de plusieurs villes, il défendit
*) Voir la deuxième livraison de la deuxième année des Annales.
7
— 70 —
aux soldats de causer le moindre dommage aux campagnes, et de
plus, donnant Texemple d'un rare esprit de justice, il indemnisa
les victimes des ravages qu'il n/ avait pu empêcher. A cet égard
il poussa la rigueur juscju'à punir de mort plusieurs officiers
supérieurs qui avaient osé enfreindre ses ordres. Mangù-Klian
n'épargna même point le châtiment à son propre fils, rien que
parce qu'il avait dans une chasse traversé quelques champs culti-
vés. Comme ensuite la ville de Karakorum lui paraissait trop
petite, il fonda en 1256 celle de Kai-ping-Fou, qu'il peupla de
chinois et de mongols. Le territoire de cette nouvelle ville était
plus voisin de la Chine, dont la situation était d'ailleurs plus
favorable à la pêche, à la chasse et aux assemblées générales.
Enfin, quand il eut établi l'ordre dans toutes les affaires de la
Tartarie, et en eut confié le commandement à son frère Arig-
Bouga, impatient d'achever la conquête commencée, il bannit la
dynastie impériale des Song et se mit en marche pour rejoindre
Kublai (1257). Il faut remarquer à ce sujet que, par un de ces
caprices familiers aux rois barbares, il avait dépouillé ce dernier
de l'autorité dont il l'avait précédemment revêtu, parce que quel-
ques malveillants le lui avaient rendu suspect, comme se faisant
trop aimer et estimer des Chinois. Kublai, à la vérité, conçut
d'abord le dessein de repousser cette injustice par les armes;
mais, suivant le prudent conseil que lui donnait son ministre
Yao-Chou, il préféra se présenter seul et sans gardes devant
l'empereur son frère à Chen-si, où il se jeta à ses pieds, lui
offrant ses femmes, ses fils, ses biens, et jusqu'à sa propre vie.
Par cette attitude si humble et si affectueuse, il toucha tellement
le cœur de Mangu-Khan, que celui-ci, le relevant de terre et
l'embrassant avec des larmes de tendresse, non-seulement lui
rendit sa première confiance , mais le mit à la tête de troupes
plus nombreuses que jamais, pour qu'il entreprît de nouvelles
conquêtes. En même temps il voulait s'avancer lui-même d'un
autre côté avec trois autres corps d'armée; mais au milieu des
brillants succès qui couronnaient sa valeur, il fut blessé à mort
dans l'attaque d'une ville le 10 août 1259, dans la neuvième
année de son règne, et la cinquante-deuxième de son àge\
Kublai, proclamé empereur des Mogols dans une assemblée de
la nation, eut donc à lui succéder au trône en 1261. Les Mon-
') Biogr. universelle^ toni. XXVI, art. Mangù.
— 71 —
gols se trouvaient alors maîtres de Pékin et de toute la partie
septentrionale de la Chine, qu'ils avaient enlevée aux Kin,
autre branche de Tartares orientaux, dont les mandchous d'au-
jourd'hui tirent leur première origine. Cependant les empereurs
de la dynastie des Song, chassés des provinces du îsord par les
Kin, s'étaieut retirés dans les provinces du Sud au-delà du Kiang,
où ils avaient fixé leur résidence à Kanking.
Dans cette 'situation, il était naturel que Kublai, fort de
toute la puissance des Mongols, et déjà possesseur de la moitié
de la Chine, travaillât à renverser la dynastie de ses rivaux
jusque dans leur dernier asile. Pourtant ce n'est point là ce
qu'il désirait, et cela est si vrai qu'il leur offrit plusieurs fois la
paix, à la seule condition qu'ils lui payassent un léger tribut
et se reconnussent dépendants de la puissance Mongole, comme
tant d'autres royaumes. Mais il semblait que les derniers empe-
reurs de cette dynastie des Song, princes faibles et dominés par
des ministres aussi incapables que présomptueux, cherchassent
eux-mêmes toutes les occasions d'irriter leur redoutable anta-
goniste; ils allèrent jusqa'à faire arrêter et retenir longtemps
en prison un de ses amlDassadeurs , et jusqu'à en assassiner un
autre. De pareils outrages finirent par porter Kublai à la ven-
geance. En conséquence, il donna ordre à ses généraux en 1267
de franchir le Kiang, et d'envahir les dernières parties de l'an-
tique empire chinois que possédaient encore les Song. Ces va-
leureux chefs pénétrèrent donc par divers points dans les
provinces méridionales avec une armée considérable, et y rem-
portèrent partout victoire sur victoire, nonobstant la vigoureuse
résistance des gouverneurs des places fortes et de la plupart des
généraux chinois à la tête de leurs soldats, j^éanmoins cette
guerre dura plus de doQze ans, et les Chinois s'y immortalisè-
rent par maints traits sublimes de courage et de fidélité à leurs
anciens maîtres. Mais ils finirent par succomber, lorsque les
Mongols se furent emparés de la capitale des Song et y eurent
fait prisonniers l'empereur lui-même, le jeune Kong-Song, enfant
à peine âgé de sept ans, ainsi que l'impératrice régnante sa
mère et tous les dignitaires de la cour. Les captifs furent trans-
portés à Pékin, où, il faut le reconnaître, le monarque tartare
les accueillit avec les égards délicats que mérite le malheur.
Cependant la jalousie ombrageuse du conquérant lui fit condam-
— Tô-
lier le pauvre enfant à aller . mourir dans le désert de Cobi, et
quant aux deux frères du jeune prince, qu'une troupe de Chinois
iidèles, qui soutenaient encore par les armes la cause des Jlls dio
ciel, avait enlevés à temps de la capitale, et menés au loin dans
les régions de la mer, ils ne purent empêcher que la dynastie des
Song ne périt, car elle périt dans les flammes! Ainsi s'écroula
définitivement la domination chinoise, après avoir duré quatre
mille ans sous plus de dix-neuf dynasties, et leur empire tomba
pour la première fois en des mains étrangères. Les Chinois n'a-
vaient ni assez de patience pour supporter, ni assez d'énergie
pour repousser ce pouvoir usurpateur; mais quand toute la résis-
tance qu'ils essayèrent d'opposer aux légions de Kublai, guidées
par le brave Pe-yen, devint inutile, quand beaucoup de gouver-
neurs et d'officiers de l'ancien gouvernement se furent donné la
mort, et que plusieurs commandants de places se furent ensevelis
avec leurs familles sous les ruines des murs qu'ils défendaient,
les Chinois finirent par perdre courage, et se résignèrent à céder
à la force.
Kublai, alors maître de la Chine entière, prit le nom de Chi-
Tsou, et songea à de nouvelles conquêtes. Il voulut parmi elles
compter celle du Japon; mais sa flotte, forte de plus de cent
mille hommes, battue par des vents furieux et d'horribles tem-
pêtes, ne put même point aborder au rivage du pays qu'il se
promettait d'assujettir. Loin de là; caries troupes japonaises tra-
versèrent le détroit, poursuivirent les envahisseurs, et tuèrent
ou firent prisonniers nombre de Mongols et de Chinois. L^entre-
prise tentée dans le royaume de Pegu fut plus heureuse : les
généraux de Kublai le subjuguèrent entièrement, presque sans
coup férir. Ils réussirent également dans d'autres expéditions
faites dans les mers du sud et conquirent à leur maître plus de
dix grandes îles indépendantes, entre autres, celle de Sumatra.
Il est certain que jamais prince n'a régné sur des Etats aussi
vastes, et commandé à tant de peuples. En effet, l'empire de
Kublai ou Chi-Tsou comprenait la Chine, la Tartarie Chinoise, le
Pegu, le Thibet, le Tonquin, la Cochinchine, outre les royau-
mes contigus à la Chine du côté du couchant et du midi, puis le
Leatong et la Corée au nord, qui reconnaissaient aussi leur dépen-
dance, en envoyant des soldats à l'armée, et de l'argent au trésor
du souverain mongol. Tous les princes de sa famille, qui régnaient
en Perse, en AssjTie, dans le Turkestan, dans la grande et petite
Tartarie, du Dnieper jusqu^à la mer du Japon et des Indes jus-
qu\iu pôle glacial, étaient d^iilleurs autant de lieutenants ou de
vassaux, qui lui payaient des tributs annuels, comme à l^empe-
reur de tous les Mongols. Ni Alexandre-le-Grand, ni les Romains,
ni Tchinghiz-Klian , dont Fon vante si souvent les fameuses et
immenses conquêtes, n'étendirent leur domination sur des pa^'s
si différents et si nombreux que ce Chi-Tsou , potentat chinois à
peine connu jusqu'ici, puisque, dit Eolirbacher*, les histoires
modernes n'en font même point mention! Quant aux écrivains
chinois, ils en parlent dans un sens peu favorable, comme d'un
conquérant étranger, tandis que les Mongols, au contraire, le con-
sidèrent à juste titre comme l'un de leurs souverains les plus
habiles et les plus illustres. En fait il a opéré de bien grandes
choses en Chine, où il se conduisit en prince équitable, bienfai-
sant, sage et digne de toutes les sympathies.
Nous nous bornerons à en citer un seul exemple que voici.
Durant les guerres entreprises dans les provinces méridionales,
un de ses généraux avait fait prisonniers trente mille Chinois,
qu'il mit en vente comme esclaves. Chi-Tsou les racheta tous lui-
même pour leur rendre la hberté. Comme il aspirait vivement à
la gloire, il ne cherchait qu'à faire bénir son règne et à l'illus-
trer, en se conciliant le plus possible l'estime de ses sujets par
ses belles qualités. C'est ainsi que, rougissant de la grossièreté
des Mongols, il travailla à leur faire adopter les usages de la civi-
lisation chinoise. Loin de les dédaigner, il s'appliqua à puiser
dans les livres chinois les maximes de sagesse politique, dont il
fit la règle de son gouvernement. Il accueillait avec bienveillance
les lettrés et les savants, sans regarder de quel pays ou de quelle
religion ils étaient, et leur accordait toute sorte de privilèges en
les exemptant de tributs et de subsides. Il institua le collège
des Hanlin, le premier tribunal littéraire qui ait existé en Chine;
il inspira à la multitude le gotit et l'amour des mathématiques
et porta les esprits à s'appliquer à l'étude d'un nouveau sys-
tème ou d'une nouvelle science astronomique, toute différente
de celle qui avait auparavant cours chez les Chinois. Il ouvrit
ensuite des écoles dans toutes les principales cités de l'empire;
il voulut qu'on traduisit en mongol pour l'instruction des siens
*) Histoire universelle de f Eglise, iiv. LXXIV.
7.
— Ta-
tous les bons livres chinois, ainsi qu'une foule d'autres ouvrages
étrangers, indiens, persans, thibétains. Il mit en honneur Tagri-
culture avec une égale sollicitude; ainsi, quand deux cents
Niutches ou Tartares orientaux vinrent lui offrir du poisson de
leur pays, à la pcche duquel ils consacraient tout leur temps,
il les fit accueillir et traiter avec la plus grande bonté, leur
assigna des terres à cultiver, leur fournit des bœufs et toute
sorte d'instruments rustiques, les exhorta à s'adonner au travail,
et les renvoya enfin avec des commissaires chargés de procurer
les mêmes secours à leurs compatriotes. Tout cela ne lui faisait
point négliger l'industrie et le commerce; on le vit alors creu-
ser des canaux, construire sur tous les chantiers des barques
et des navires, ouvrir tous les ports aux étrangers, en leur pro-
mettant une liberté commerciale absolue. Aussi les marchands
de l'Arabie, de la Perse et de l'Inde abordèrent-ils bientôt en
foule aux rivages du Po-Kien, où commença à se développer
un trafic étonnant et tout nouveau pour la Chine entière. Mais
là ne se bornèrent pas les soins judicieux de Kublai; il acheva
son œuvre et mit le comble à tant de bienfaits par la promul-
gation d'un nouveau code, au moyen duquel il soumit les Chi-
nois ù des lois plus sages et plus humaines que celles que leur
avaient imposées les autres Tartarea^ Tous les titres de gloire
que nous venons d'énumérer paraîtront assurément d'autant plus
extraordinaires et merveilleux qu'on les rencontre chez un prince
tartare, et il n'est point, jusque dans les pays les plus civilisés
du monde, de monarque qui ne s'en honorât; car il faut avouer
que les rois seraient plus respectés et plus aimés que ne le
montre l'histoire en ceux qui, abandonnant le timon des affaires
à des subalternes, parfois à des agents incapables de satisfaire
aux besoins des peuples, ne se préoccupent pas d'observer eux-
mêmes les lois et semblent ne songer que le moins possible aux
véritables intérêts, soit moraux, soit matériels, de leurs sujets.
Mais un point qui se rapporte plus directement à l'objet et
au genre de notre présent mémoire, qui constitue vraiment pour
Kublai ou Chi-Tsou le plus brillant titre de gloire, c'est la sol-
licitude éclairée que ce monarque montra pour procurer à son
empire des avantages propres à l'élever à un état de civilisation
infiniment supérieur aux meilleures conditions de la barbarie.
') Biographie universelle, tom. VIII, art. Chi-Tsou.
— 75 —
C'est dans ce dessein qu'il appela et accueillit près de lui, des
hommes choisis dans les pays policés, même les plus lointains,
qu'il supposait capables d'insinuer peu à peu et d'inculquer dans
l'esprit grossier des Tartares et des Chinois les principes, les
usages et les traditions d'une civilisation religieuse et sociale plus
avancée, sur laquelle, du reste, quelques notions avaient déjà
heureusement pénétré en Tartarie, grâce aux allées et venues
des Missionnaires Franciscains dans ces contrées, que nous
avons rapportées dans les précédents numéros des Annales.
Nous devons ici insistei* avec quelques détails sur ce grand
dessein de Kublai, d'attirer dans ses Etats des hommes appar-
tenant à d'autres pays et à d'autres civilisations. Plus tard nous
ferons voir, autant qu'il est en nous, qu'il conçut probablement
ces nobles projets après avoir personnellement vu des Mission-
naires ou entendu parler de leurs travaux et des disputes reli-
gieuses que soutinrent en Tartarie les Pères Laurent du Portu-
gal, Jean de Plan-Carpin, et surtout Guillaume Eubriquis à
Karakorum, dans une assemblée des grands de la nation, à
laquelle assistaient des représentants de toutes les sectes reli-
gieuses qui vantaient le mérite de leurs doctrines. Il est inté-
ressant de savoir que les messagers envoyés par Kublai à la
recherche des hommes par l'influence desquels il se promettait
de civiliser ses peuples, furent deux italiens célèbres, Nicolas
et Maphée Polo de Venise, auxquels avait été joint un mandarin
chinois nommé Gogat. Maintenant écoutons parler de ce fait si
important Marc Polo, fils de Nicolas, qui en fut en partie témoin,
et dont la réputation universelle nous dispense de nous étendre
sur son compte.
// Lors, dit-il, que messile Baudouin était empereur de Con-
stantinople, en l'année de FIncarnation 1250, messire Nicolas
Polo, père de messire Marc Polo, et messire Maphée, son frère,
hommes sages et avisés, partirent de Venise avec leurs mar-
chandises et se rendirent en la ville de Constantinople. Y ayant
demeuré quelque temps, ils songèrent pour leurs intérêts à aller
ailleurs, ils achetèrent beaucoup de joyaux, montèrent sar un
navire et allèrent en Sondarne, où ils restèrent quelque temps.
Puis ils voyagèrent par terre, et marchèrent tant et tant qu'ils
arrivèrent à une ville où résidait Eorcheam, seigneur d'une
province de Tartares. Ce seigneur rendit de grands honneurs à
— 7G —
messìres Nicolas et Mapliée et témoigna une grande joie de leur
arrivée; quant ù eux, ils lui offrirent tous les joyaux qu'ils
avaient apportés. Borcheam les accepta volontiers, les trouva
fort à son goût, et fit donner aux deux étrangers des choses de
grande valeur. Quand ils eurent été quelque temps dans ce pays, ils
partirent et voyagèrent tant et tant parterre, qu^ils arrivèrent au
pays de Barella; mais ils ne purent s^en retourner par le chemin
par lequel ils étaient venus, à cause de la guerre qui s'éleva
entre Barcha et Elau, souverain des Tartares du Levant, et dans
laquelle guerre Elau eut le dessus. Les deux frères songèrent à
s'avancer plus loin vers le Levant, pour retourner ensuite par
mer à Constantinople. Ils partirent donc et se dirigèrent vers
une ville appelée Euciacha; après Tavoir quittée, ils passèrent
le fleuve qu'on nomme le Tigre, qui est Fun des quatre fleuves
sortant du Paradis. Ils traversèrent un désert, long de dix-sept
journées de marche, où ils ne trouvèrent ni villes ni châteaux;
mais ils y rencontrèrent une grande multitude de Tartares, qui
habitaient les champs avec leur bétail. Quand ils eurent franchi
ce désert, ils trouvèrent une ville nommée Baccherà, une grande
et illustre ville, dont était roi un prince qui s'appelait Barache.
Cette ville était la principale de la Perse, et les deux frères s'y
arrêtèrent trois ans. C'est en ce temps là qu'y vint un ambas-
sadeur d'Alavel, maître du Levant, envoyé par Elau au souve-
rain de tous les Tartares nommé le grand Khan. Quand ce
puissant personnage vit les deux frères, il s'en réjouit vivement,
il les vit avec plaisir, s'entretint avec eux et leur dit : // Si
vous voulez me croire, vous acquerrez de grands honneurs et
de grandes richesses; car le souverain des Tartares n'a jamais
vu aucun latin, et si vous voulez m'accompagner, je vous
mènerai à lui sains et saufs; et je vous assure qu'il vous ren-
dra de grands honneurs, et que vous tirerez de grands profits
de ce voyage. « Quand les deux frères eurent entendu ces pa-
roles, ils résolurent d'aller où il disait. Ils se mirent donc en
route et marchèrent une année entière par monts et par vaux,
avant d'arriver au pays où se trouvait le grand Khan, Ils trou-
vèrent sur leur chemin beaucoup de choses étranges et merveil-
leuses que ce n'est point ici le lieu de raconter. Quand les deux
frères arrivèrent, le grand Khan les reçut avec grand honneur
et grande fête, s'enquérant près d'eux de la situation des latins,
— 77 —
et leur demandant comment Tempereur maintenait son autorité,
comment il faisait régner la justice dans ses Etats, et comment
s^ faisait la guerre, s^y entretenaient les armées et s'y livraient
les batailles; puis, il leur demanda avec curiosité des dé-
tails SUR MESSIRE LE PAPE, ET SUR LA SITUATION DE l'ÉGLISE
ROMAINE, ET SUR LES ROIS ET PRINCES DU PAYS. Lcs dits messircs
Nicolas et Maphée étaient si habiles et connaissaient si bien la
langue tartare qu'ils lui répondirent convenablement sur tous les
points. Quand ils eurent donné au grand Khan des détails sur la
situation des Latins, il parut s'y intéresser vivement, et il
DIT A SES courtisans Qu'iL VOULAIT ENVOYER DES AMBASSADEURS
AU PAPE DES CHRÉTIENS, ET IL PRIA MESSIRE NICOLAS ET MESSIRE
MAPHÉE DE VOULOIR BIEN ÊTRE, AVEC UN DE SES COURTISANS,
SES AMBASSADEURS AUPRES DE MESSIRE LE PAPE. Et ils répondi-
rent qu'ils étaient à ses ordres. Alors le grand Khan fit écrire
ses lettres, et il mit dans son message qu'il priait le pape
DE lui envoyer CENT HOMMES, QUI FUSSENT INSTRUITS ET VERSES
DANS LA LOI CHRÉTIENNE, ET HABILES CONTROVERSISTES CAPA-
BLES DE LE CONVAINCRE, LUI ET SON PEUPLE ET TOUS LES ADO-
RATEURS DES IDOLES, ^;?«'.?, ciihil U priait également de lui
ENVOYER DE l' HUILE DES LAMPES QUI BRULENT DEVANT LE SÉ-
PULCRE DU CHRIST A JÉRUSALEM. Ces instructions données, le
grand Khan fit faire une plaque d'or sur laquelle on grava qu'il
ordonnait à tous les habitants de ses Etats chez lesquels pas-
seraient ses trois ambassadeurs, de leur procurer gratuitement
toutes les victuailles dont ils auraient besoin. Et c'est ainsi que
les choses se passèrent de province en province. Or, quand les
deux frères et messire Ghalghatal (Gogah) furent prêts, ils pri-
rent congé du souverain, montèrent à cheval et se mirent en
route. Ils avaient marché vingt jours, quand le Seigneur tartare
tomba malade, de sorte que messire Nicolas et messire Maphée
le laissèrent dans une ville et continuèrent leur voyage. Dans
tous les lieux où ils montraient la plaque d'or, on se conformait
à leurs ordres. Ils chevauchèrent tant et tant qu'ils arrivèrent à
la Chiazza, après deux ans de fatigues et de voyage par tous les
temps, et forcés parfois d'attendre qu'il fût possible de franchir
de grands fleuves. Quand ils furent partis de la Chiazza, ils se
rendirent à Acre vers la mi-avril, et là ils apprirent la mort du
Pape Clément IV. En conséquence, ils allèrent trouver un grand
— 78 —
personnage ecclésiastique de Plaisance, lequel était légat du Saint
Siège dans les pays d'outre-mer et portait le nom de messire
Thibault, et ils lui transmirent le messa^-e du m-and Khan. Ledit
légat apprit avec plaisir ces nouvelles et leur conseilla d'at-
tendre qu'on eût élu un pape, pour s'acquitter près de lui de
leur mission. Alors les deux frères quittèrent Acre et se rendirent
à INègrepont et de î^ègrepont à Venise pour voir leur famille.
En arrivant à Venise, messire îsicolas trouva sa femme morte, et
elle avait laissé un fils qui avait nom Marc. Messire Nicolas ne
Tavait jamais vu; car cet enfant était né depuis son départ. Marc
avait déjà quinze ans, et c'est lui qui a composé ce livre.
Les deux frères restèrent deux ans à Venise, attendant que l'é-
lection du Pape eût eu lieu. L'ennui finit parles prendre; ils s'en
allèrent et se rendirent à Acre, emmenant Marc avec eux; puis
ils se rendirent à Jérusalem, afin de se procurer de l'huile des
lampes suivant la recommandation du grand Khan. Ils revinrent
près du légat à Acre et prirent congé de lui. Alors le légat leur
remit la lettre qu'il adressait au grand Khan et dans laquelle
il rendait témoignage aux ambassadeurs de ce qu'ils avaient fait.
(Cependant leur mission n'était pas terminée, parce que l'Eglise
Eomaine était encore sans Pape. En conséquence les deux frères
partirent d''Acre avec la lettre du légat et arrivèrent à Lavas.
Etant à Layas, ils apprirent que le légat qu'ils avaient laissé à
Acre était nommé Pape. Ce fut Grégoire X (de Plaisance). Sur
ces entrefaites, le légat envoya à Layas un messager à la recherche
des deux frères, pour leur dire de retourner sur leurs pas.
Ceux-ci retournèrent sur leurs pas avec grande joie et montèrent
une galère armée que leur fit appareiller le roi d'Arménie. Les deux
frères revinrent donc trouver le légat. Quand ils allèrent à Acre,
le Pape les appela en sa présence, les accueillit très-honora-
blement et très-2:racieusement et leur donna deux relis^ieux du
monastère du Mont-Carmel, les plus savants qu'il y eût dans
le pays : l'un s'appelait Nicolas de Venise et l'autre Guillaume de
Tripoli (ils appartenaient à l'ordre de nos bien-aimés Erères Prê-
cheurs). Ils devaient se rendre avec les deux frères près du c^rand
Khan; le Pape leur donna des lettres et des privilèges et leur
expliqua le message dont il voulait qu'ils se chargeassent près
du grand Khan. Quand il eut donné sa bénédiction aux ambas-
sadeurs, c'est-à-dire aux deux religieux, aux deux frères et à
— . 79 —
Marc, fils de messire Nicolas, ils partirent d^Acre et allèrent à
Lavas. Comme ils venaient d^y arriver, mi prince nommé Ben-
docdaire (le fameux Bibars), Soudan de Babylonien se présenta
dans la contrée avec une grande armée, en y apportant une rude
guerre. Là-dessus les deux religieux eurent peur d^aller plus loin,
remirent les lettres et les privilèges aux deux frères et ne passè-
rent pas outre. Alors les deux frères allèrent trouver le maître
du Temple [des Templiers). Messire Nicolas et messire Mapliée
et Marc, fils de messire Nicolas, continuèrent ensuite à marcher
ensemble, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés là où était le grand
Khan : c'était une ville du nom de Clemenfu, ville fort grande
et fort opulente. On ne raconte pas ici ce qu^ils rencontrèrent
en chemin; on le racontera plus loin. Ils se fatiguèrent à marcher
pendant trois années, par le mauvais temps et à tiavers des
fleuves si gros, soit en hiver soit en été, qu'ils ne pouvaient
point se servir de leurs chevaux. Quand le grand Khan sut la
prochaine arrivée des deux frères, il s'en réjouit beaucoup, et
il envoya à leur rencontre, à plus de quarante journées de mar-
che, un exprès, qui leur rendit toute sorte de services et d'hon-
neurs. Quand les deux frères et le jeune Marc eurent atteint la
grande ville où se trouvait le grand Khan, ils se rendirent au
principal palais, où il était avec beaucoup de seigneurs, ils
s'aa-enouillèrent devant lui, c'est-à-dire devant le s'rand Khan, et
se prosternèrent profondément. Il les fit se relever et demanda
qu'ils lui racontassent comment s'était passé leur voyage et tout
ce qu'ils avaient fait avec le Pape. Les deux frères, avant com-
mencé à tout rapporter avec ordre et éloquence, furent écoutés
dans le plus profond silence. Ils remirent ensuite au grand Khan
les lettres et les présents du pape Grégoire. Tout cela fait, le grand
Khan loua beaucoup les ambassadeurs de leur zèle et de leur
diligence, et recevant avec respect l'huile de la lampe du
SÉPULCRE DE NOTRE SEIGNEUR JESUS-CHRIST, IL ORDONNA qu'ON
LA CONSERVAT AVEC LE PLUS GRAND HONNEUR ET LE PLUS GRAND
RESPECT. Il leur demanda ensuite quel était le jeune homme qui
les accompagnait. Messire Nicolas répondit : c'est votre serviteur
et mon fils. — Qu'il soit le bien venu, dit le grand Khan; il
me plait beaucoup. Ils furent donc grandement fêtés, et tout le
temps qu'ils restèrent à la cour, ils reçurent de tous les courti-
sans mille marques d'honneur^. »
*) Milione, liv. 1, chap. IV; et Raynaldi, année 1271, n' XX. Ce titre de
— 80 —
Tel est donc le fait simple et naturel, tel que nous Vsl retracé
avec tant de candeur notre immortel Marc Polo. Pait nouveau,
dit avec raison Rolirbacher, fait important, et même d'une im-
portance extraordinaire pour Tlionncur de la sainte Eglise de
Jésus-Christ, qu'on voit avec un mélange de douleur et de pitié
les historiens ecclésiastiques modernes passer même entièrement
sous silence'. Et cependant nous devons l'ajouter, ce fait présente
certainement je ne sais quel sublime enchantement à quiconque
éprouve un véritable amour pour la foi chrétienne, venue du ciel
pour faire renaître à une vie nouvelle l'humanité tout entière;
car le ciel semblait ainsi venir merveilleusement en aide à l'Eglise
Eomaine pour compenser abondamment les pertes et les regrets
que lui causait la perfidie du schisme grec. Misérable perfidie!
qui fermait à Eome les portes de Constantinople et de l'empire
grec , tandis qu'un empereur tartare lui ouvrait les vastes royau-
mes de la Chine! Quant à nous, pour l'honneur de notre Ordre
Séraphique, auquel nous avons consacré les humbles efforts de
notre plume, nous devons remonter ici aux origines d'un fait si
étonnant et si inouï, et en expliquer, autant que possible, le point
de départ et en quelque sorte la filiation ; car il n'arrive rien au
monde qui n'ait été produit par des causes naturelles.
Or, suivant les paroles de Polo, chi-tsou envoie du fond
DE LA CHINE DES AMBASSADEURS AU PAPE , AEIN DE LE PEIEB, DE
VOULOIR BIEN LUI ENVOYER DES HOMMES INSTRUITS ET VERSES DANS
LA LOI CHRÉTIENNE, ET HABILES CONTROVERSISTES POUR LE CON-
milione (million) a été donné à la relation de Polo, parce qu'au moment où elle
vit le jour, elle fut considérée comme un tissu d'exagérations fabuleuses par
ceux qui jugent de choses qu'ils ignorent. Mais les nouvelles découvertes, aux-
quelles cette relption a donné lieu, en ont plus tard confirmé la véracité. Chose
étonnante, le lieutenant Wood, de la marine britanique des Indes, qui a décou-
vert les sources de l'Oxus sur le plateau élevé de Pâmer, a trouvé très-exacte
la description de ces pays qu'avait faite notre célèbre voyageur. « Klaproth, dit
Cantù , préparait une édition de Marc Polo , avec des commentaires et la carte
détaillée des pays par lui visités, et devait la faire imprimer aux frais de la
société géographique de Paris, mais il ne put \-enir à bout de son entreprise.
Il paraît probable que l'ouvrage a d'abord été écrit en Vénitien, dialecte de
l'auteur; cependant le savant Spotorno soutient que sa longue absence lui avait
fait oublier la longue de sa patrie, et que le génois Andalò del Negro l'a écrit
en latin, surla relation de Polo lui-même, il aurait ensuite été bientôt traduit
en italien et en d'autres langues. » Histowe vnivcrselle, tome XII, c. XIV, note.
^) Hislùire universelle de l'Église catholique, livre LXXV.
— 81 —
VAINCRE DE SON ERREUR, LUI AINSI QUE SON PEUPLE ET TOUS LES
ADORATEURS DES IDOLES, et afìo de liii demander en même temps
de riiuile des lam.pes qui brûlent devant le Saint Sépulcre à
Jérusalem, pour lequel il montre une véritable dévotion. Eh
bien ! tout cela ne prouve-t-il pas qu'il avait une parfaite con-
naissance de la foi clirétienne, et qu'il en avait souvent entendu
parler, tout comme de son chef, qui était le Pontife romain?
Bien plus, il Taimait intérieurement; car il confesse cju'il se
trouve, avec tous ses sujets, anciens et nouveaux, plongé dans
des erreurs d'où elle seule pourra les tirer; et c'est pourquoi il
demande en grâce que le Pape la procure à ses Etats par l'inter-
médiaire de courageux Missionnaires capables de la faire triom-
pher partout. Ici l'on demandera naturellement : où avait-il
puisé ces notions? Qui avait pénétré son esprit de ces idées?
Qui lui avait inspiré cette espèce d'amour pour Jésus-Christ, et
de dévotion pour l'huile des lampes de son tombeau? Si l'on y
réfléchit, on comprendra que c'étaient là autant d'effets salutaires,
c'est-à-dire, d'influences des premières missions des Erères Mi-
neurs en Tartarie, et ces influences nous rappellent les voyages et
les travaux apostoliques du P. Laurent du Portugal, du P. Jean
de Plîin-Carpin, du P. Guillaume Eubriquis, et de tous les autres
Pranciscains qui se répandirent en ces régions, surtout en 124S.
Ces résultats furent vraiment admirables, et l'Ordre Pranciscain
peut à bon droit s'en applaudir dans le Seigneur.
En effet, que l'on songe un seul instant au développement en
quelque sorte dynamique de ce grand événement, qui a du se
produire comme nous allons le dire. De 1240 à 1250, les Tartares
s'avancent en conquérants terribles, des parties les plus reculées
de l'Asie jusqu'à la Hongrie, et menacent d'extermination et de
mort l'Occident tout entier. Le Saint Pontife Innocent lY, jus-
tement effrayé de l'extrême détresse de la chrétienté , se déter-
mine à envoyer un agent de la Providence divine plutôt que
de la politique humaine, un Pranciscain qu'il charge d'une
mission qu'on appellerait aujourd'hui diplomatique, pour tâcher
d'arrêter, s'il est possible, l'impétuosité de ces barbares, et les
incliner à des sentiments humains et pacifiques. Tout d'abord il
est vrai que ce messager fut reçu avec fort peu d'égards, bien
qu'on lui témoignât un certain respect religieux; mais ensuite
il obtint d'être entendu de l'empereur, et quelqu'ait été le ré-
8
— 82 —
sultîit (le ces entrevues et de ces audiences, le fait est qu^à
partir de ce moment la bannière de guerre, levée parle souverain
Mongol contre toutes les nations de TOccident, pour châtier leurs
crimes, se replia et n'osa plus se déployer à\\i\ pas en deçà des
frontières de la Hongrie. IS^ous voyons, au contraire, Chi-Tsou
se retirer peu à peu, reculer, et, changeant de dessein, aller
annoncer de nouvelles destinées aux peuples du plus lointain
Orient, c'est-à-dire de la Chine. Jusque là il n'était pas encore
question, au moins directement, d'une mission évangélique;
mais la seule apparition d'un religieux, envoyé par le Pape, chef
des chrétiens, le langage et l'attitude d'un homme simple et
pieux au milieu de ces hordes barbares, durent nécessairement
faire parler de lui , et du Pape , et de Eome , et de la religion de
Jésus-Christ, sinon dans la multitude, au moins certainement
dans les assemblées des grands, auxquels il dut paraître fort
étrange de voir leur maître renoncer tout-à-coup à son entre-
prise. Mais tandis que ce Franciscain retournait près du Souve-
rain Pontife, heureux d'avoir atteint le but qu'il s'était proposé en
allant parmi les Tartares, un de ses confrères, venu par un autre
chemin, avait obtenu du grand Khan l'autorisation de prêcher
à ses peuples la religion catholique. Le prince lui -môme l'embrassa
avec plusieurs officiers de ses armées, et dès lors on voit les
fils de S*^ François, pleins d'une nouvelle ardeur, se répandre en
grand nombre dans ces vastes contrées, obtenir par une faveur
spéciale le droit d'ériger des églises et des couvents, vivre non-
seulement tranquilles, mais vénérés et aimés, à côté des tentes
des Tartares ^ Pour accroître ces triomphes du Christianisme,
S^ Louis, roi de France, obéissant à un ordre secret de la Pro-
vidence, songea à envoyer dans le même pays le célèbre P. Eu-
briquis, en lui confiant une Mission à la fois politique et reli-
gieuse près de l'empereur Mangù-Khan. D'un autre côté, les
discussions solennelles que, sur les ordres du même Mangù, ce
religieux soutint contre les Juguriens , les Sarrasins et les Tui-
niens-, propageaient, parait-il, tellement la renommée de la foi
catholique, et de la vertu, de la sagesse de ses Ministres et de
ses Missionnaires que les peuples ne pouvaient point douter que
') Voir notre Histoire des missions Franciscaines^ cliap. IX, et la première
livraison de la deuxième année des Annales.
^) îbid. chap. XIII et la 2' livraison de la 2° année.
— 83 —
ce ne fût là la vraie religion. Puis, les ornements sacrés que
Rubriqnis déploya solennellement sous les yeux de cet empereur,
les vases au Saint Chrême qu'il lui fit voir, à sa demande , en lui
en expliquant les mystères, et le baptême qu'il conféra avec
grande pompe à beaucoup d'idolâtres à Karakorum , et la messe
qu'il célébra, et les confessions qu'il entendit, et la communion
qu'il administra publiquement, tout cela dut sans doute déposer
dans le cœur des Tartares les premiers germes de cette piété,
de cette dévotion, que montre ensuite si liautement Kublai on
Chi-Tsou, par le désir d'avoir de l'huile des lampes qui brûlent
devant le Saint Sépulcre de Jérusalem. Et Cju'on ne cherche pas
à diminuer la force de ces considérations , en disant que Kublai ,
parti pour la conquête de la Chine dès 1251, ne dut pas se trou-
ver près de son frère Mangù, quand celui-ci accueillit et traita
le P. Piubriquis, de telle sorte qu'il ne put pas assister à ces
conférences et à ces cérémonies religieuses, auxquelles il fau-
drait attribuer, dans notre opinion, l'estime et la sympathie que
les Tartares conçurent pour la foi catholique et pour son chef
le Pape, et qui lui firent demander alors des Missionnaires qui
allassent évangéliser la Chine. Car, en supposant que Kublai ne
se soit pas trouvé à Karakorum en ce temps-là, il n'en est pas
moins certain qu'il dut, à raison de la grande nouveauté du fait,
en entendre parler non-seulement par son frère Mangù-Khan,
qui alla le rejoindre à la guerre qu'il avait entreprise contre le
Song, mais encore par une foule d'autres officiers qui en avaient
été témoins, d'autant plus que, si l'on en croit plusieurs histo-
riens, ils avaient, eux aussi, embrassé le Christianisme avec
Mangù. En efPet, il y a, dans la relation de Marc Polo c|ue nous
avons citée, surtout à remarquer deux choses, C|ui donnent à
notre assertion la plus grande évidence possible.
C'est d'abord que Kublai n'avait jamais vu de latin, avant
que les frères Polo se présentassent à lui; et cependant, à peine
les eut-il vus, qu'il s'exquit avec empressement de messiee le
PAPE, et de la situation DE l'ÉGLISE ROMAINE, ET DES ROIS ET
DES PRINCES DU PAYS. Quand il eut appris de bonnes nouvelles,
IL EN MONTRA UNE GRANDE JOIE, et il rcuvoya sur le champ
les deux frères au Pontife Pomain, en cjualité d'ambassadeurs,
afin de contracter avec lui amitié et d'en obtenir des Mission-
naires. Or, s'il n'avait jamais vu de latins, et si néanmoins il
— 84 —
se montra si bien renseigné sur lenr compte, sur la foi chré-
tienne, et sur tout le reste, il faut nécessairement en conclure
qu'il avait puisé ses informations au foyer domestique et dans ses
entretiens familiers avec son frère Mangù; et ces épanchements
intimes, où les deux princes se communiquaient les plus grands
desseins de leur politique, en même temps sans doute que leurs
idées religieuses, permettent de croire que Mangù d'abord et
Kublai ensuite se sont réellement convertis au Christianisme.
Dans tous les cas, Kublai a du recueillir, d'une manière quelcon-
que, autour de lui, diverses notions sur la religion chrétienne.
C'est ensuite la portée des paroles du prince, demandant au
Pape cent hommes instruits et versés dans la connaissance de
la loi chrétienne, et habiles controveesistes , qui pussent lui
montrer, ainsi qu'à son peuple et à tous les adorateurs des idoles,
dans quelles erreurs ils étaient plongés. Cependant, si l'on lit
CENT (hommes) à peine dans une seule édition de la relation de
Marc Polo, toutes les autres et les plus acciéditées portent cer-
tains; par où Kublai semble vouloir indiquer assez clairement,
soit qu'il ne connaissait personnellement jusqu'alors aucun latin,
soit qu'il réclamait non des latins quelconques, mais certains
d'entre eux, c'est-à-dire des moines, comme plus propres à attein-
dre le but qu'il se proposait. Il voulait dire sans doute : certains
hom:ìies, que je ne sais suffisamment désigner soîcs leur nom xjrojjre,
mais qui sont d'habiles contro versistes, et qui réussissent à
merveille dans les missions. Il n'est pas douteux que ces dernières
paroles ne fassent allusion aux conférences soutenues avec tant
d'honneur par le P. Ptubriquis contre les Juguriens, les Sarrasins
et les Tuiniens, suivant l'ordre et en présence de Mangù-Klian;
car avant ce fait il n'y a pas la moindre trace de conférences
semblables dans l'histoire religieuse des Tartares.
Après cela, nous, membres de l'ordre des mineurs, affirmons
donc avec une sainte fierté que l'événement si nouveau , si
important, si propre à faire concevoir de grandes espérances à
l'Eglise de Dieu, accompli vers 1270 et ci-dessus rapporté,
c'est-à-dire que la demande adressée au Pape par Kublai , ou
Chi-Tsou, empereur des Tartares de la Chine, par l'intermédiaire
de deux italiens, pour obtenir de courageux Missionnaires catho-
liques, disposés à aller éclairer de la lumière de l'Evangile ces
immenses régions, fut un des résultats les plus glorieux et les
— 85 — .
plus mémorables de l'influence puissante et efficace qu* exercèrent
sur les Tartares les premières missions des Pranciscains. Il faut
attribuer à la même cause la bienveillance singulière et si affec-
tueuse que les deux frères Polo rencontrèrent chez Kublai, qui
les accueillit certainement avec plus de distinction qu'aucun
Seigneur de son empire, et qui, ne se contentant pas de les
admettre à sa cour, plaça en eux toute sa confiance pour les
affaires les plus délicates. Grâce à cette opinion favorable du
prince, que lui avaient inspirée le zèle et les vertus dont les Prères
Mineurs avaient fait preuve en ces lieux, le même !Marc Polo
put y développer son intelligence, dès les premières années de
sa jeunesse; il fut employé parle Souverain à d'importantes am-
bassades dans toute la Chine, et il y apprit tant de choses qu'il
ne craignit point de dire dans son livre : // Depuis que notre
Seigneur Jésus-Christ a créé Adam, notre premier père, il n'y a
point d'homme au monde, qui en ait vu et exploré autant que
messire Marc Polo. C'est parce qu'il a vu et entendu de grandes
choses et de surprenantes merveilles , qu'il a voulu les raconter,
les publier et en perpétuer la mémoire^ // Yoilà comment cet
écrivain est devenu un des hommes les plus étonnants et les
plus illustres de notre patrie, et nous nous félicitons d'avoir
ici le premier montré aux véritables sages que le souvenir de
ce concitoyen illustre se rattache, comme une pierre d'attente
à un édifice, aux Missions catholiques commencées en Tartarie
par les fils de S^ Prançois.
') Voir le Milione, dans le préambule du livre 1".
DEUXIÈÎilE PARTIE.
HISTOII^E COJS^TEMPO^^AI:^^E.
I.
CHINE.
Lettre du P. Paul de EresoîsAIIA , Ohservcmtin delà Province de Bologne,
Missionnaire Apostolique en Chine, et observations dit Professeur Zosmn
Deeossi, Membre du Collège Medico-chirurgical de V Université Ro-
maine etc. S2ir les projrriétés de la plante chinoise, nommée Geu-sen,
ou de lougus vie.
:^\oiis lisions, il y a peu de temps, dans un recueil d'Ephémé-
rides historiques, des clétails qui nous parurent fort intéressants
sur la vertu merveilleuse d'une certaine plante, dite gen-seu ,
croissant dans les lieux montueux de la Chine septentrionale ,
et au moyen de laquelle on parvient à assurer la longévité et
à ranimer les forces des moribonds, au point même de les ra-
mener à la vie. La chose nous semblait assez douteuse et
suspecte d'exagération; néanmoins nous nous sentîmes la curiosité
de rechercher Torigine de ces assertions, et de voir ce qu'elles
renfermaient de vrai. îsous tâchâmes donc de nous mettre, au
moins indirectement, en rapport avec des personnes qui, de-
meurant dans ces pays lointains, pussent nous en rendre compte,
et le Reverendissime Père Bernardin de Montefranco , général
immédiat des Mineurs Obsersrantins, eut la bonté de se prêter
à nos désirs, en chargeant les missionnaires résidants en ce
pavs de nous donner des renseignements exacts sur Thistoire de
ce vé"-étal. Or, voici ceux que nous avons pu recueillir dans une
lettre^ du P. Paul Marie de Eresonara, missionnaire, qui fournit
quelques détails sur ce médicament.
Ristoire naturelle. — Le gen-sen est une plante herbacée, qui
croit sur les cimes les plus élevées de la Mandchourie (Chine
septentrionale) ou delà province du Nuan-Tum, suivant l'appel-
lation chinoise. Elle a une tige presque nue qui se confond avec
les buissons voisins, les feuilles petites, jaunâtres et de la même
1) En date à Tum-ol-con du 21 juillet 1862.
— 87 —
couleur que la racine. Il sort de cette plante des exlialaison^
rafraîcliissantes, qui deviennent très-sensibles quand on s^en
approche; elle est entourée d'ossements de serpents, animaux
qui, attirés sans doute par les senteurs aromatiques, homogènes
et réparatrices qu'elle exhale, en recherchent volontiers le voisi-
nage, et y laissent ensuite leurs dépouilles mortelles. Cela peut
faire comprendre combien il est dangereux de s'en approcher; et
en effet, elles sont nombreuses les victimes que déchire la dent des
bêtes féroces, ou que tue le venin des reptiles, perfides gardiens
qui défendent le gen-sen. Pour découvrir et cueillir une pareille
plante, il faut se joindre à des caravanes organisées, qui vont à
sa recherche, la nuit, à la clarté de la lune ou des lanternes, et
non le jour; car le jour, ses feuilles enroulées se confondent
avec les racines et se montrent à peine, tandis qae l'humidité de
la nuit les fait se déployer et les rend bien apparentes. Du reste,
sans l'inspection des feuilles et la sensation de l'air frais que pro-
duit la plante, il serait clifhcile de la distinguer au milieu des buis-
sons et des broussailles où elle pousse. Cette difficulté de la décou-
vrir et le danger évident de mort, auquel on s'expose en la cherchant,
malgré toutes les précautions imaginables, donnent à la racine de
cette plante une valeur énorme; en effet chaque once de racine
coûte 10, 15 et jusqu'à 20 onces d'argent. Al' élévation extraordi-
naire du prix se joint un autre obstacle : c'est que l'empereur de la
Chine a depuis longtemps interdit le cueillage du gen-sen, en
se réservant le droit exclusif d'envoyer dans les endroits où il
pousse des travailleurs exprès, et en punissant de peines sévè-
res les contraventions, l^éanmoins l'avidité du gain et la répu-
tation de la vertu médicinale de cette plante portent certaines
gens à violer la défense, et quoique secrètement, on trouve le
moyen de se procurer et de vendre la merveilleuse panacée. Il
faut noter d'ailleurs que pour échapper à tant de périls et de
peines, et pour faciliter le commerce de la ^jUnte de longue vie,
on a essayé de la transplanter et de la propager dans des terrains
assez éloignés; et après divers essais coûteux, on a reconnu que
la Corée est peut-être le pays où elle prend moins difficilement
racine, bien qu'encore ce ne soit pas sans perdre de son effica-
cité native. Cette dégénérescence en diminue la valeur, qui ne va
guère alors au-delà de six à onze onces d'argent et engage en
même temps ceux qui s'en servent à en augmenter la dose.
— SS-
II. Usage et doses, — Tout le monde, Chinois ou Européens,
personnes saines ou malades, adultes ou enfants, peut se servir
de la racine an ge?? -seri. Mais les Européens, étant d'un tempé-
rament plus nerveux, doivent, pour qu'elle ne devienne pas nui-
sible, l'employer à de moindres doses. Les personnes bien por-
tantes peuvent en prendre de trois à cinq grains par jour, en la
cuisant avec du lait, et alors la potion a presque la saveur de
notre chocolat. On la prend aussi ou cuite à l'eau, ou en poudre,
ou en nature. Les vieillards décrépits ou près d'achever le cours
de leur vie recouvrent leurs forces en usant de 5 ou 6 grains de
cette racine par jour, et il en est qui prolongent leur existence
de deux ou trois ans. Il y a pourtant des exceptions aux effets
toniques du remède, il y a des anomalies qui dépendent peut-
être de la variété des constitutions organiques. Les malades,
déjà près de mourir, retrouvent à l'instant, par l'emploi de cinq
ou six grains, une nouvelle vigueur qui leur assure une pro-
longation de vie de deux ou trois jours, prolongation souvent
désirable et nécessaire pour qu'ils puissent se préparer au
départ fatal. Le gen-sen ne rend donc pas toujours la santé et
n'agit pas toujours de même; condition fâcheuse qui se mani-
feste malheureusement dans presque tous les remèdes, même
les plus énergiques. Du reste, ceux dont l'organisme est sain
ressentent plus facilement la vertu du remède, et profitent de
son action médicatrice.
III. Notions Vhilologiques. — Nous n'avons pu encore dé-
couvrir à quelle famille naturelle ou espèce de plante appartient
le gen-sen et nous en ignorons le véritable nom botanique;
jusqu'ici toutes nos recherches à cet égard ont été inutiles, et
nous n'avons pas réussi à nous procurer un sujet qui nous per-
mit de déterminer les caractères de la plante. D'ailleurs les let-
trés assurent que les deux signes chinois leu-Sen, bien interpré-
tés, expriment seulement racine, étoile, trois, selon les divers
modes de prononciation.
IV. Notions critiques et conclusion. — Nous voici donc dans
une incertitude absolue sur le genre botanique de ce végétal,
qui, à raison de sa valeur supérieure, à poids égal, à celle de
l'or, et de ses propriétés médicatrices semblables au fluide vital,
semblerait mériter un des premiers rangs dans nos pharmacies.
Si cependant il s'agissait d'en fixer rigoureusement, d'après l'exa-
— S9 —
i
men d'une saine critique, la vertu médicinale, on ne devrait voir
dans le Gen-sen qu\m tonique énergique, propre à réparer la
perte des forces naturelles et à prolonger ainsi pour un temps
assez court une existence déjà presque épuisée. Il servirait donc
à rendre, instantanément quoique temporairement, au fluide
vital sa première énergie, comme, au moment de s'éteindre, une
flamme faible et déjà vacillante jette un moment de plus vives
étincelles. Mais ne possédons-nous pas de puissants toniques et
excitants, qui peuvent produire à peu près les mêmes effets?
L'électricité, soit physique, soit animale, les vins généreux,
l'extrait Tliébaique, l'écorce du Pérou ou le quinquina, la cannelle,
les balsamiques, les arômes, les drogues, le camphre, le fer, les
spiritueux et les essences, qui entrent dans la composition de tant
d'Elixirs, ne raniment-ils pas aussi les forces vitales et ne réveil-
lent-ils pas mille fois la vie chez des cadavres ambulants, chez des
sujets morts en apparence? D'où il semble qu'on peut à bon
droit conclure qne le Gen-seii n'est autre qu'une plante aromati-
que, douée de propriétés toniques et stimulantes d'une grande
énergie , lesquelles exercent peut-être une action beaucoup plus
marquée et plus favorable sur des individus d'un tempérament
plus mou et moins excitable que le nôtre, tels que les Chinois!
Cette action doit, en ranimant jusqu'à un certain point la vita-,
lite et en réparant les forces déjà défaillantes, prolonger la vie
déjà près de finir, ou bien elle doit, en maintenant les tissus
dans l'état de vigueur nécessaire, éloigner les causes morbides
qui agissent plus facilement dans la vieillesse, et contribuer
ainsi, au moins indirectement, à la longévité. Là se borne toute
l'eiïicacité du Gen-sen, et ceci prouve à quelles préventions exa-
gérées on cède, quand on prétend présenter cette plante comme
le véritable arhre de la vie,
Joseph Deeossi,
Professeîùr.
— 90 —
II.
LIBAN.
Tableau des Ëcoîes catholiques fondées poîtr la conversion des
Grecs à Merge-8mn , au Libane et coopération de V Ordre des
Franciscains au succès de ces écoles.
Saida ce 1% settembre 1862.
Mon Très-Eévérend Pèee Maucellin,
Pensant qu'il sera agréable aux lecteurs de vos Annales de
connaître les Ecoles catlioliques fondées au Liban pour la con-
version des Grecs, j'ai résolu de vous envoyer une copie de la
liste que m'a fait parvenir le Père Penecli, de la Compagnie de
Jésus, en y joignant la lettre dont cet excellent religieux a bien
voulu l'accompagner; vous y verrez en même temps comment
nos pauvres confrères Pranciscains en favorisent le développe-
ment, du mieux qu'ils peuvent.
Je termine eu vous saluant, et j'ai l'honneur et le plaisir de
me redire.
Votre très-dévoué et affectionné Confrère,
LE P. AUGTJSTIX DE EuTIGLIAXO,
Min. Obs. de la Province de Basilicate ,
Miss. Apost. et Supérieur de VJiospice de Saida.
Yoici la lettre du Père Penecli :
Merge-Siun Gedeide, ce 11 août 1862.
Mon Teès-Eévérend Père Président,
Le P. Soragna me fait savoir que vous désirez avoir une note
indiquant les villages où sont établies nos Ecoles. Je suis en-
chanté de pouvoir vous témoigner quelque peu la reconnaissance
que j'ai dans le cœur. J'aime aussi à espérer que vous voudrez
bien venir de nouveau au secours de ces Ecoles, si utiles et si
nécessaires pour l'objet qui en a inspiré l'institution, en abré-
geant encore d'un mois ou deux la durée des Ecoles de la mon-
tagne que vous dirigez. Cette économie de temps et de pensions
payées pendant deux mois aux maîtres de trente Ecoles produi-
rait 3600 piastres, somme nécessaire pour compléter les 5980
^ 91 —
piastres que coûtent annuellement les Ecoles; car les 3000 pias-
tres que vous leur allouez ne sauraient seules suffire pour en
couvrir les dépenses pendant un an. Ayant pleine confiance dans
votre zèle et dans votre discernement, qui vous font si bien com-
prendre rimportance de cette entreprise pour le retour des Grecs
au sein de TEglise, je ne doute point un instant que le P. So-
ragna ne m^annonce que vous avez adhéré à cette seconde de-
mande et que je puis compter sur ce que j'attends de vous. Je
vous en offre d'avance les plus vifs remerciements et mes hum-
bles respects, en me disant
Votre très-affectionné et très-dévoué serviteur,
L. Penech, de la C^e DE Jésus,
Missioiinaire eu Syrie,
Tableau des Ecoles étaUies à Merge-Siun pour les Grecs :
1. ÉCOLE DE GEDEIDE.
Elle a, en catholiques et en schismatiques, 46 élèves, et elle
en aura bientôt plus de 130. La population du village est d'envi-
ron 1400 âmes. Le manque de place retarde l'accroissement du
nombre des écoliers. Le maître touche annuellement 1600 pias-
tres, et il écrit admirablement en caractères arabes. Il faudrait
louer un local pour l'Ecole. Le catéchisme catholique de Bellar-
min est enseigné avec grand soin indistinctement à tous les
élèves.
2. ÉCOLE DE CHOVBEHE.
On y compte 30 élèves catholiques. Ce village s'est soumis à
l'Eglise catholique avec le curé, qui a été nommé maitre, bien
que le local lui manque pour remplir ses nouvelles fonctions.
Son traitement annuel, comme maître, s'élève à 720 piastres.
3. ÉCOLE DE DER-MniAS.
On y trouve 40 garçons , tant catholiques que schismatiques
et protestants; car tous y accourent, et il ne faut chercher qu'à
faire le bien en général. Le maître touche 1080 piastres de paie
annuelle.
4. ÉCOLE d'abel-el-kameh.
Elle sert aux catholiques (car tous les habitants se sont sou-
mis à l'Eglise catholique) et elle compte plus de 30 élèves; mais
— 92 —
un local y manque aussi. Le maître est un vieux grec catholique,
qui reçoit annuellement 720 piastres. On trouve dans ce village
plusieurs Maronites extrêmement pauvres.
5. ÉCOLE DE BALATE ET DE DÉBIX.
Elle compte 20 élèves catholiques, outre les élèves schismati-
ques, qui s'y rendent de Debin, village voisin. Le maître tou-
chait 720 piastres par an; mais il n'y en a plus : il faudra donc
en trouver un autre, ou augmenter le traitement jusqu'à 1080
piastres. Nous pensons à y placer un maître, depuis peu catholi-
que, qui tenait Fècole d'Arbaia : il est capable, mais il exige un
bon traitement.
6. ÉCOLE d'eBLESSAKI.
IS^ous y avons près de 50 élèves, tant catholiques que schis-
matiques, et avec l'aide du ciel le nombre des élèves augmentera.
Là encore nous aurions besoin d'un local. Le maître est tout
jeune, et comme les schismatiques lui donnaient 70 piastres par
mois, nous avons dû consentir à lui payer annuellement 890
piastres.
7. ÉCOLE DU KHIAM.
Il y existait une école avec plus de 40 garçons Maronites. Le
maître recevait 720 piastres par an. Maintenant l'adjonction des
écoliers nouvellement convertis nous forcera d'augmenter de 300
piastres son traitement annuel, et de le payer au môme taux que
le maître de Der-Mimas.
8. ÉCOLE DE KOLAIAAH.
Cette école compte plus de 50 jeunes Maronites. On doit
ajouter à ce nombre Cjuelqucs élèves nouvellement catholiques,
puisque plusieurs familles se sont soumises à l'Eglise catholique;
il y a donc lieu de comprendre cette école dans le premier
tableau.
Il faut remarquer ici :
1° Que les écoles attireront à l'Eglise catholique le reste des
schismatiques, comme nous l'attendons de la Providence divine,
et contribueront à préserver les Maronites du mal plus grand
que pourraient leur faire les Protestants; elles réduiront même
ces derniers à quitter le territoire du Merge-Siun;
2» Qu'il est nécessaire de trouver un local pour chaque école,
pour parvenir au but et obtenir tous les résultats possibles;
— os-
so Bien qu'on m^ait remis beaucoup de livres à distribuer dans
ces écoles et aux nouveaux catholiques, si Y on considère que
chaque maison du village est pleine d'ouvrages protestants et
schismatiques , on comprendra que d-autres livres me seraient
nécessaires, afin de pouvoir enlever et brûler les anciens, comme
afin de pouvoir en donner à ceux qui n'en ont pas;
4*5 Les schismatiques laissant leurs enfants dans une grande
ignorance de la doctrine chrétienne, môme pour les points fonda-
mentaux et essentiels, ces Ecoles amèneront à TEglise la
génération naissante et la formeront à la piété. C'est ainsi qu'on
verra disparaître Tignorance et la froideur religieuse et refleurir
un genre de vie vraiment chrétien;
50 II importe beaucoup de faire attention au mouvement qui
porte les Grecs vers le catholicisme, de chercher par tous les
moyens à l'entretenir et à le favoriser avec tout le zèle possible;
or le soin avec lequel les Missionnaires secondent la marche des
Ecoles parmi les populations fraîchement catholiques est ici in-
contestablement le moyen le plus efficace. Il est à craindre que
si, par manque de secours et de subsides, les Ecoles ne sont pas
bien entretenues, ce mouvement ne se ralentisse peu à peu, et
qu'il ne devienne par la même très-dif6.cile de le ranimer et
de le faire renaître.
Ainsi s'exprime le P. Eenech. Le P. Augustin ajoute ensuite
ces paroles :
A peine eus-je reçu cette note, que j'envoyai à ces Ecoles
pour environ 800 piastres de livres dont je pouvais disposer. En
outre, indépendamment des SOOO piastres que j'ai fait parvenir
et dont parle le P. Eenech , j'espère pouvoir prochainement
transmettre d'autres sommes pour venir en aide à une œuvre
si utile et si sainte.
Le p. Augustin de Rutigliaxo,
Missionn. Ajoost. Min. Ois.
— 91 —
ITI.
TEIPOLI DE BAEBAEIE.
Ihipport du P. Ange de Sainte- Agathe, Mineur Ohservantin ,
Préfet de la Ilission, Apostoliciue à Trijìoli, an Reverendissime
Père Baphaël de Pontecchio , général des Franciscains , sur
l'état de cette mission,
Tripoli, ce \% janvier 1863.
PtîVÉKENDISSBIE PÈRE GÉNÉRAL,
Je viens rendre brièvement compte à Votre Paternité Reve-
rendissime de ce qui est arrivé de plus particulier en cette mission
pendant Tannée dernière (1862).
Son état spirituel a été à peu près le même qu'en 1861. Il y a
eu cinquante et un enfants qui, nés de parents infidèles et baptisés
ù ^article de la mort, se sont envolés dans le Paradis, où ils prient
pour cette mission et pour le bien de notre Ordre, que vous gou-
vernez si dignement. Un jeune Musulman, âgé d'environ treize
ans, a été envoyé, aux frais de la mission , à notre collège de
Nègres à Naples, où il a déjà été baptisé, suivant que me Fa
écrit le P. Louis, Supérieur de cette maison. A notre hôpital,
nous avons, dans le cours de Tannée 1862, soigné, assisté et
pourvu de remèdes gratuits, 6523 malades, tant indigènes
qu'étrangers, la plupart Musulmans et Israélites. Parmi eux il
en est beaucoup qui viennent d'une distance de quatre ou cinq
jours de voyage, pour être soignés par les sœurs de S* Joseph,
qui dirigent notre hôpital. Il est vrai que le maintien de cet
établissement absorbe chaque année pour la mission de Tripoli
une somme considérable, mais il est très-vrai aussi que c'est là le
meilleur moyen d'opérer du bien parmi ces malheureux infidèles.
Les étrangers qui arrivent dans le pays et la plupart des chefs
Musulmans viennent visiter Thôpital en se montrant très-satisfaits,
soit de la manière dont il est tenu, soit de la grande charité
qu'y trouvent également les malades, sans distinction de religion
ou de nationalité. Il y a peu de jours, une jeune fille de cette
ville prenait le saint habit des sœurs de S*^ Joseph, et les prin-
cipales familles de Tripoli assistèrent à la pieuse cérémonie, ainsi
({ue presque tout le corps consulaire. La mission entretient quatr-e
écoles, une pour les garçons, dirigée par les religieux, et trois
pour les filles, dirigées par les fceurs, au nopxibre de neuf,
outre deux jeunes institutrices pauvres, aux besoins desquelles
subvient aussi la mission. Au moi de mai 1862 j^ai établi un
Missiounaire dans la ville de Derna, et le couvent de Bengasi
pour les missionnaires est entièrement achevé; dans trois mo]s
la maison destinée aux Sœurs de S^ Joseph sera également termi-
née. J'avoue qu'au même mois de mai j'avais fait suspendre les
travaux; mais l'architecte m'ayant écrit que de ce retard résul-
teraient de graves dommages pour la mission, je dus contracter
de nouvelles dettes, afin d'achever cette maison, et aussitôt
après on reprendra la construction de la nouvelle église.
Je devrais cette année envoyer quatre sœurs à Bengari, où l'on
en a le plus grand besoin pour l'éducation des jeunes filles et
pour le soin des malades; malheureusement, le manque de
moyens pécuniaires m'en empêchera. Il y a dans cette ville une
telle pénurie que non-seulement elle y a presque anéanti le
commerce, mais qu'elle y a rendu extrêmement rares les denrées
nécessaires à la vie, de sorte que la mission est fort gênée,
tant par la diminution notable de ses ressources que par l'urgence
de certaines dépenses. Il vous suffira de savoir que le seul entre-
tien des missionnaires qui y résident a coûté en 1862 plus de
six mille francs.
Je profite de l'occasion pour fciire observer à Yotre Paternité
Reverendissime qu'encore que la conversion des Musulmans de
cette Eégence soit fort difficile, à cause de leur attachement
fanatique au Coran, Dieu daigne néanmoins ne pas nous laisser
privés d'une certaine consolation, comme vous l'avez vu plus
haut; en effet la mission jouit d'une grande estime auprès des
sujets de toutes les nations. Je ne saurais omettre de vous infor-
mer que les bonnes sœurs de S'^ Joseph, attachées à cette mission,
remplissent leur rôle avec un zèle et une charité vraiment apos-
toliques, aussi sont-elles aimées de toute la population, sans en
exce]}ter les infidèles Musulmans eux-mêmes, ce qui, certes,
promet d'excellents fruits pour l'avenir. Je puis, du reste, vous
assurer que la mission ne laisse manquer les sœurs de rien, et
qu'elles sont très-contentes de leur situation.
Enfin, tout en vous exprimant les sentiments de mon profond
respect et de ma vive gratitude, je prie ardemment le dispen-
sateur de tous les biens de récompenser votre zèle pour notre
— 9G —
mission; croyez qu'elle ne cesse d'adresser à Dieu et à la Vierg-e
Immaculée des vœux fervents pour la conservation de Votre
Paternité Reverendissime. Je vous baise la main, je vous de-
mande à genoux votre bénédiction Séraphique, et je me dis de
Votre Paternité Eévérendissime,
Le trè&rhumhle y très-dévoîcé et très-reconnaissant
serviteur et subordonné j
Fu. Ange Marie de S^^-x^gathe,
Préfet Apostolique.
P. S. Le 17 du présent mois on a baptisé et confirmé solen-
nellement dans notre église une jeune négresse d'environ dix-luiit
ans qui à d'autres talents joint la connaissance de cinq lan-
gues, savoir l'arabe, l'italien, le français, l'anglais et le maltais.
IV.
PALESTINE.
Lettre du P. Cyprien de Teévise, Professeur de Philosophie des Mineiirs
Observantiiis à Venise^ au Rédacteur des Annales sur un événerdent funeste
arrivé eu nos Missions de Palestine.
Venise y ce 4* janvier 1863.
Très-Eévérend Père,
En réponse à l'excellente lettre par laquelle vons me deman-
diez de vous communiquer les nouvelles que je pourrais aisément
me procurer sur nos missions chez les infidèles, je vous dirai
que le plus souvent mes fréquents rapports avec quelques-uns de
nos Missionnaires se réduisent à en recevoir des commissions
auxquelles je cherche à satisfaire le mieux possible. Cependant
notre confrère le P. Pélix des Masi vient précisément de me
rapporter un fait fort remarquable, dont il a été témoin oculaire
en Palestine, pays qu'il a quitté il y a peu de temps.
Ce fait prouve que les infidèles de Terre-Sainte persistent dans
leur rapacité effrénée et dans leurs habitudes sanguinaires; il
montre en même temps à quel prix les Eranciscains sont parve-
nus depuis plus de six siècles à se maintenir en ces lieux à la
garde des augustes sanctuaires de notre Eédemption, comme les
seuls représentants , dit très-bien un écrivain récent, de la civili-
— 97 —
saiion dir et tenne de V Occident , dans un pays entièrement livré et
la barbarie!
C'était le 7 aoàt de Fannée dernière (1862). Une petite cara-
vane de personnes qui avaient satisfait leur dévotion dans le cé-
lèbre sanctuaire de Nazareth, là où le Verbe divin se revêtit de
la chair humaine, Terburn caro factum est, se dirigeait vers
Jérusalem, qui s'en trouve à trois journées de distance. C'étaient
trois religieux Franciscains, le P. Biaise de Toscane, le Pr. Jac-
ques de Sicile, sacristain du Saint Sépulcre, et le Tr. Fortuné
de la Marche, boulanger du couvent et de l'hospice S* Sauveur
à Jérusalem, un gentilhomme de la B^omagne, un chrétien arabr
et un turc, ces deux derniers en qualité de Mitcari, ou de con-
ducteurs de chevaux. Ayant pris la route de Sannur (que plu-
sieurs prétendent être la fameuse Béthulie) et ayant passé à
Nablos (l'antique Sichem), ils s'avancèrent sans accident jusqu'au
delà de Siloh; ils n'avaient eu à se plaindre que de la fatigue
causée par les montées et les descentes continuelles dans les mon-
tagnes, par des nuits blanches, à la belle étoile, et par mille au-
tres incommodités, suites inévitables d'un voyage à travers ces ré-
gions sauvages et presque désertes. Ils arrivèrent ainsi le lendemain
devant Gabaa, pauvre village turc, où ils résolurent toutefois cir
ne pas entrer, s'arrêtant, selon la coutume des pèlerins, pour y
passer la nuit, sous des plants d'oliviers, d'autant plus qu'ils
eurent la chance de rencontrer une autre caravane de sept ou
huit uuearï, qui retournaient avec leurs montures à Jérusalem.
Ils se joignirent donc à ces derniers suivant l'usage, enlevèrent
leurs provisions de dessus les chevaux pour prendre un frugal
repas, puis s'étendirent sur le sol, l'un à peu de distance de
l'autre. Mais à peine s'étaient-ils endormis, qu'une troupe de
Bédouins à cheval et armés de lances apparut tout-à-coup, et,
ayant découvert la petite caravane, s'élança sur elle pour la pil-
ler. Le premier qu'ils frappèrent fut le Fr. Fortuné, qui reposait
un peu à l'écart des autres et qui reçut sur la tête un terrible
coup de bâton. Il avait eu néanmoins la force de se lever et
d'appeler au secours, quand un second coup l'étendit par terre
évanoui et baigné dans son sang. Cependant son cri avait ré-
veillé ses compagnons, qui furent aussitôt debout; mais le tu-
multe des assaillants et l'obscurité de la nuit produisirent une
confusion telle que les mucarl prirent précipitamment la fuite,
9.
— OS —
t-andis que le P. Blaise recevait une profonde blessure au milieu
du front et que le Fr. Jacques, atteint au crans, tombait sur le
sol; le voyageur Eomagnol était aussi grièvement blessé, et le
domestique chrétien lui-même très-maltraité.
Les féroces assaillants pillèrent ainsi tout le bagage des pèle-
rins et les dépouillèrent même des vêtements qui les couvraient;
puis ils partirent. Que pouvaient alors faire les malheureux, dans
une situation si déplorable? Le P. Biaise, incapable de remuer, fit
tant d'instances qu'il détermina le domestique chrétien à se rendre
au village voisin, pour demander aide aux Turcs. Ceux-ci, quoi-
qu'après un peu de retard, allèrent où on les appelait, et furent
touchés d'une telle compassion à la vue des blessés, que les trans-
portant jusqu'à la bourgade, ils les installèrent dans une mosquée,
et leur fournirent tout ce dont ils avaient besoin pour se couvrir.
Néanmoins les religieux passèrent le reste de la nuit dans les
transes les plus cruelles, et le pauvre frère Fortuné surtout, qui
ne pouvait proférer une parole, poussait des gémissements à
fendre le cœur de pitié, sans que ses compagnons pussent lui
apporter aucun secours. Dès que le jour parut, le P. Biaise
s'efforça d'écrire de son mieux au Père, curé de Eamala, qui
s'empressa d'envoyer immédiatement un exprès au Reverendissime
Père Custode de Terre-Sainte, à Jérusalem, afin de lui annoncer
ce qui s'était passé. Ce dernier chargea aussitôt le Frère infirmier
du couvent de se rendre sur le champ à Gabaa, avec un compa-
gnon, un janissaire et deux autres personnes, munis de tout ce
qu'il fallait pour panser et habiller les blessés. Mais la distance
des lieux ne leur permit d'arriver à Gabaa que le 10, et c'est
alors seulement qu'on put transporter sur une petite échelle le
pauvre frère Fortuné à Jérusalem; il y mourut la nuit suivante
au milieu de souffrances incroyables et dans un délire continuel,
sans qu'il lui fût possible de proférer un seul mot, à cause des
blessures mortelles qu'il avait reçues à la tête.
Telle fut la fin de cet excellent religieux, pleuré, parce qu'il
en était tendrement aimé, de tous ceux qui l'ont connu. Car,
outre le zèle avec lequel il servait les Lieux-Saints, il se montrait
infatigable dans l'accomplissement de ses devoirs , et c'est pour-
quoi les Pères de Terre-Sainte déplorent si amèrement sa perte.
Qu'on juge par cet événement de quelle sécurité on jouit en
Palestine; il n'est point un étranger qui soit certain d'y conserv^er
— go-
la vie. Aussi le consul de France, en faisant son rapport au
pacha de la ville, demanda-t-il que le gouvernement prit des
mesures pour atteindre les auteurs d^un pareil attentat. En con-
séquence , le pacha se hâta d'envoyer du côté de Gabaa un déta-
chement de 50 cavaliers, qui toutefois n'ont rien fait jusqu'ici,
grâce à l'incapacité et à l'avarice de ceux que le gouvernement
Turc prépose au maintien de l'ordre public et à l'administration
de la justice dans les provinces.
Je crois, mon très-Eévérend Père, qu'il pourra être utile de
publier cette relation dans vos Aiinales des Missions Franciscai-
nes, et je vous affirme qu'elle est absolument conforme à tout ce
que m'a raconté le témoin tout à fait digne de foi, que je vous ai
ci-dessus nommé. Elle concorde, du reste, avec ce qu'ont rap-
porté les journaux les plus accrédités de Erance.
Entre-temps , veuillez agréer l'expression des sentiments
d'estime avec lesquels j'ai l'honneur de me redire.
Votre très-dévoué serviteur et confrère,
Er. Cypriex de Trévise,
Min. OÒS.
HAUTE EGYPTE.
Relation succincte du P. Venant de S an- Venanzio , Min. Obs.
Préfet apostolicpie dans la Haule-Vlgypte , au Père Raphaël de
Pontecchio , Ministre général de V Ordre des Franciscains , sur
Véiat des Missions dans ce pays.
Le Caire , 15 janvier 1862.
PvÉVÉREXDISSIME PÈRE,
Adonné depuis treize ans aux Missions d'Egypte, je crois
être à même de vous faire à ce sujet un rapport exact, entiè-
rement conforme à la vérité.
Or, notre mission de la Haute Egypte compte neuf hospices,
savoir : ceux du, Caire, d'Assiut, d'Akuin, de Tahatta, de
Girge, de Easciut, de Gliine, de ]S'igade et de Suez; outre
quelques lieux, tels que Hammas, Scekzanadin, Gammula et
— 100 —
Miîiie, où la messe est célébrée par Tuii de nos Missionnaires
ou par un prêtre coplite; nous n^y avons pas encore d'église,
mais nous espérons pouvoir y en bâtir prochainement.
On trouve partout beaucoup de coplites, que nous cherchons
par tous les moyens à amener dans le sein de notre sainte
Eeligion; mais leurs prêtres les empêchent de sortir de Fhé-
résie et de rentrer dans la véritable Eglise, en les menaçant de
l'excommunication, dont ces pauvres gens ont grand' peur. Ce
qui ne contribue pas peu encore à les en détourner, c'est la
conduite sCvandaleuse que tiennent ici les Européens, qui mon-
trent n'avoir de chrétien que le nom. Aussi, quand nous
obtenons quelque conversion, c'est le plus souvent dans des vil-
lages éloignés de la ville, où le caractère de la population, plus
simple et plus candide, n'est point gâté par les mauvais exemples
de ceux qui vivent comme s'il n'y avait point de Dieu , ou que la
religion fut une chose indifférente.
Quant aux religieux qui cultivent ce champ, les uns appartien-
nent à notre Ordre, les autres sont des prêtres cophtes soumis à
leur propre évêque, qui accomplissent les actes du culte dans nos
églises, mais suivant leur rite, auquel ils sont si attachés que
ce serait les rendre hostiles au catholicisme que de vouloir les en
priver. Jusqu'ici nous nous sommes appliqués à fonder des écoles
dans ces villages où nous avons beaucoup déjeunes gens des deux
sexes à instruire, même parmi les hérétiques; on y enseigne la
lecture, l'écriture, la langue arabe et le catéchisme; on joint
pour les jeunes filles les ouvrages à l'aiguille les plus ordinaires,
de sorte qu'elles puissent les pratiquer dans leurs familles. Les
maîtres et maîtresses sont des Arabes que nous entretenons à nos
frais, et ils ont en vérité une rude besogne; car ils ont plus de
cinq cent cinquante élèves. Il y a aussi un Caire pour les Erancs
des écoles que fréquentent des enfants de toutes les catégories ,
catholiques, turcs, juifs et schismatiques ; on voit que le préjugé
qui portait ces peuples barbares à ne point vouloir communiquer
avec les catholiques latins commence à se dissiper, et déjà ils se
font, au contraire, gloire de ces rapports.
C'est là certainement un effet de l'instruction que nous leur
fournissons et nous le constatons avec une grande consolation,
car c'est ainsi que notre sainte religion a obtenu une liberté dont
elle n'avait jamais joui dans le passé; c'est ainsi que nous pouvons
— 101 —
tenir nos églises ouvertes et exécuter publiquement nos céré-
monies religieuses, au son des cloches, et avec cette pompe
extérieure qui donne tant cVéclat à notre culte et produit des
impressions si salutaires dans l'esprit et dans le cœur des as-
sistants.
Sans doute, la liberté profite également aux Protestants, qui
ne se lassent pas de distribuer des Bibles et d'autres livres de
leur secte; mais je suis lieureux de le dire, ils n'en tirent aucun
avantage, car ils n'ont point jusqu'ici opéré une seule conver-
sion, si ce n'est peut-être celle de quelques misérables qui se sont
ralliés à eux, afin d'en obtenir un peu de secours en argent
dans leurs besoins.
Au Caire ils cherchent à faire quelques prosélytes au moyen
de l'instruction, et ils ont ouvert à cet effet une école dans la-
quelle on enseigne l'anglais, l'arabe et même le turc, en procurant
gratuitement aux élèves les livres nécessaires. Les élèves y accou-
rent en foule, dans le désir d'apprendre ces langues, mais à la
condition qu'on ne leur parle point religion : à peine entendent-
ils dire qu'on ne doit point invoquer la Vierge et les Saints,
auxquels les Copiâtes, aussi bien que les Arméniens et les Grecs,
ont une grande dévotion, ni pratiquer la confession et la commu-
nion, qu'ils s'esquivent et vont en rendre compte à leurs parents;
dès lors ceux-ci les éloignent pour toujours de l'école sans leur
permettre d'y retourner.
C'est ici le lieu de vous raconter un petit fait qui ne vous
causera point peu de plaisir. Un ministre protestant, voyant qu'il
ne gagnait rien à faire lire la Bible dans l'école, imagina de
commencer à l'expliquer sur la voie publique, et choisit à cet
effet la rue à'Eslachie, qui est la plus fréquentée. Mais la manière
dont il fut accueilli le fit bientôt renoncer à ses exphcations; il
comprit que d'un moment à l'autre il pourrait être écrasé d'une
grêle de pierres.
Quant à nous, Eévérendissime Père, nous avons bien à re-
mercier le Seigneur de l'affection que nous montrent soit les
infidèles soit les hérétiques. Aussi arrive-t-il souvent que quel-
ques-uns d'entre eux embrassent notre foi, et il en est beaucoup
qui viennent nous prier d'intercéder en leur faveur près du Mndir,
lorsqu'ils sont mêlés à quelque affaire fâcheuse. En fait les lettres
de nos Missionnaires de la Haute-Egypte m'informent qu'il s'y
^ 102 —
manifeste clicz les Coplitcs un grand mouvement vers la religion
catholique, surtout du côté de Gamula, où l'année dernière
nous avons obtenu jusqu'à quatre- vingt dix conversions, et où
toute la population parait disposée ù suivre cet exemple. Ces
braves gens nous sollicitent même de leur bâtir une église, et un
de leurs principaux personnages, qui vient de se convertir, s'oc-
cupe, après nous avoir donné à cette fin le terrain convenable, à
faire pétrir et cuire les briques dont l'on aura besoin, et demande
à s'affilier à notre Institut. Pour seconder ces pieux désirs, nous
avons chargé un bon vieillard catholique d'instruire les habitants
dans la foi, quand le soir ils reviennent de la campagne, et nous
assignons à ce vieillard un salaire de dix francs par mois. En
même temps je tâche d'obtenir de sa Hautesse le Pacha le firman
sans lequel nous ne saurions élever ni l'église, ni l'hospice des
missionnaires; quand nous aurons réussi de ce côté, et que nous
trouverons ce peuple suffisamment instruit, nous le ferons abjurer.
Le village de Terne dans l'ancienne Thébaïde montre les mêmes
dispositions et nous adresse les mêmes demandes; nous espérons
également le satisfaire. Xous recevrons en outre à Xogade l'ab-
juration de trois prêtres Cophtes, curés, qui n'attendent, pour
se déclarer catholiques, que l'achèvement de leur église, et d'être
placés sous la protection de notre consul ; leur exemple sera fort
efficace pour engager les habitants à rentrer à leur tour dans la
vraie bergerie du Christ. Prions donc le Seigneur d'éclairer assez
leur esprit pour qu'ils comprennent qu'il n'y a point de salut hors
du catholicisme.
Je finirais ici ma lettre, si je ne devais vous dire quelques
mots de la mission naissante de Suez. La ville de ce nom ne ren-
ferme que des Arabes infidèles ou des protestants anglais, occupés
aux travaux du percement de l'Isthme, et à peine 160 catholiques,
qui vont et viennent, suivant les exigences de leur besogne; mais
il n'est pas douteux que Suez ne soit destinée à prendre un grand
accroissement, dès que le canal sera terminé. Nous avons donc
arrangé de notre mieux une chapelle provisoire suffisant dans
une mission arabe, jusqu'à ce que nous ayons obtenu du gou-
vernement le terrain où nous bâtirons une belle église, assez
grande pour répondre à des besoins qui se feront bientôt sentir.
J'y ai logé un prêtre qui, indépendamment des œuvres de son
ministère, fait la classe à plus de vingt enfants; comme il ne
— 103 -^
saurait suffire à sa tache, je me propose de lui eu acljoiudre
un autre, d^iutant plus que les catholiques qui résideut eu cette
ville se montrent très-empressés et très-désireux d^entendre la
parole des rehgieux et que bon nombre de protestants penchent
visiblement à se soumettre à notre Sainte Mère TEglise; déjà
plusieurs d^entre eux reçoivent renseignement nécessaire à cet
effet.
Maintenant, mon Reverendissime Père, je n'ai plus qu'à mettre
sous vos jeux dans un tableau ce que je vous ai dit dans ma
lettre; voici ce tableau :
TahUau de la Mission Apostolicpie Franciscaine
de la Haute-Egi/jjte et de Suez.
Population : Cathohques, 3600.
Hérétiques, 500,980.
Infidèles, 300,695.
CoxvERSioxs EX 1S62 : Hérétiques, Sé.
H " n Infidèles, 3.
MissioxxAiEES : Tranciscains , 20.
" Prêtres indigènes, .... 20.
Églises, , . • 10.
Chapelles, 2.
Écoles, 9,
Co:M3j:rxioxs pascales, . . . 2500.
Après cela, je vous demande votre bénédiction apostolique, et
suis de Votre Paternité Reverendissime le très-humble et très-
dévoué fils et subordonné,
Pr. Yenaxt de s. Venanzio,
Préfet ajrjostolique de la Mission de la Ilaute-Egi/jjte.
Lettre du P. Joseph de San-IIe:iio. Confesseur des Sœurs Franciscames
cm Caire, au Rédacteur des Annales, sur V accroissement de ce riionastère,
liour Vavantage des Missions d'Pgypte.
Au Grand Caire, ce 17 février 1S63.
Très-PiÉvérexd Père Maecellix,
J'aurais mille choses à vous dire des avantages que nos reli-
gieux procurent par leurs travaux et leurs œuvres aux chrétiens
— 101 —
(le ces contrées, et non-seulement ù ceux du rite latin, mais
encore à tous les autres. Néanmoins, comme je n^ai point le
temps de vous écrire longuement, et que je veux vous parler un
instant de nos (]larisses, je me contenterai de vous signaler un
seul fait dont la publication dans vos Annales des Missions
Franciscaines ne sera point sans utilité.
Or, il y a trois mois à peine qu'un chrétien Clialdéen, domes-
tique chez un ministre Protestant, étant tombé gravement malade,
fut, dans ce triste état, jeté sur la rue par son cruel maître, et
cela, parce que le P. Maxime de Pantasina lui avait administré
les Sacrements de FEglise, et que Fon avait d^ abord essayé en
vain par tous les moyens possibles de le gagner au Protestan-
tisme. Averti de ce qui se passait, le P. Maxime courut, avec
le P. Valentin de Yernazza, curé et gardien, au secours de ce
malheureux, et le fit transporter en voiture à Fhôpital des Grecs
Schismatiques (auxquels il fallut payer une bonne somme d'ar-
gent pour qu'ils le reçussent); là, quelques jours après, ce chré-
tien soigné par nos religieux, rendit sa belle âme à Dieu.
Venons en maintenant à nos sœurs, qui, comme vous le savez,
se consacrent à renseignement scolaire et religieux et apprennent
les ouvrages de femme aux jeunes filles de cette ville. Je suis
heureux de vous dire que, malgré leur extrême pauvreté, elles
ont vu leur nombre s'accroître de six compagnes, qui, après
avoir satisfait à toutes les épreuves prescrites, ont été admises
à la profession solennelle dans Tlnstitut. Elle eut lieu le jour
des Epousailles de S^ Joseph, au milieu d'un grand concours
de peuple, qui, non accoutumé à de pareils spectacles religieux,
y assista avec une profonde émotion, et je suis sûr que cette
émotion n'aura pas manqué de produire d'excellents effets quant
à l'édification du cœur. Les Sœurs s'appellent : Marie Candide
de S* Pierre d'Alcantara ; Marie Célestine de S^ Antoine de Pa-
doue (toutes deux de Eerentino, dans l'Etat Pontifical); Marie
Mathilde du Mont de Sion; Marie de la Conception du Saint
Sépulcre (toutes deux toscanes) ; Marie Thérèse de S. Giuseppe,
Romaine, et Marie Bona venture, de Erance. Oh! qu'il était
touchant de voir ces anges d'innocence, avec une couronne de
fleurs sur la tête, des lis sur la poitrine et un cierge à la main,
se consacrer pour toute la vie à l'Epoux Céleste dans l'intérêt
de la ieunesse de ces contrées! Elles étaient entourées de
— 105 —
14 pensionnaires, de toutes les élèves, de 30 orphelines et de
beaucoup de dames de la ville, parmi lesquelles se trouvaient
M^^Macio, femme du consul d'Italie, M^^'^Yernoni, M^^ Bruclier,
]\Xme Yalmasti et d'autres.
Je termine en vous disant que nous aussi, nous avons célébré
un trîduum solennel en Thonneur de nos saints mart}-Ts Japonais,
par des messes pontiiicales suivant les rites arménien, grec et
latin , en présence de tous les catholiques de chaque rite , qui y
ont pris part avec grande édification. Le Seigneur nous console
au milieu de tant de tribulations qui nous affligent en tournant
nos yeux vers le Paradis, et ces épreuves sont le chemin sûr qui
y a conduit heureusement les saints. Sur ce continuez à m' aimer
et croyez moi toujours.
Votre très-afFectionné confrère
Er. Joseph de Sax-Eemo
Min, Ohs,
Lettre du P. Erasme de Sasso, miss, apost. Mineur de la stricte Oijser-
vance , au rédacteîir des Annales , avec quelques détails sur la Mis-
sion Franciscaine le long de Visthme de Suez.
Fort-Saïd , ce 12 novemhre 1862.
Mon teès-révérexd Père Marcellin,
M'étant rendu, il y a quelques jours, de cette nouvelle rési-
dence àDamiette, j'ai pu voir dans les livraisons de vos Annalef;
des missioiis Franciscaines que vous aviez jugé utile d'y publier
quelques-unes de mes lettres relatives aux deux voyages que j'ai
faits le long du désert et du canal qu'on construit à travers
l'isthme de Suez.
Cela m'engage à vous parler des circonstances par suite
desquelles j'ai fini par me fixer à Port-Saïd, ville qui a surgi
comme par enchantement sur nne étroite lisière de sable, à
l'est de Damiette, entre la Méditerranée à Test et au nord, et le
lac Manzeleh au midi et au couchant.
Et d'abord je dois vous dire que dès 1861 j'ai été envoyé à
Damiette par le Eévérendissime P. Custode de Terre-Sainte, afin
d'y donner des soins spirituels aux français qui y accouraient en
foule pour prendre part aux travaux. C'est là qu'on a établi le
10
— lOG —
bureau central de la compagnie, comme dans la ville la plus
voisine de la plage de Port-Saïd; mais il sera prochainement trans-
féré à Trimpsali, dont le lac a reçu le 18 novembre les eaux de
la Méditt'rranée, et qui est devenu le centre des opérations, comme
il Test du désert.
De là je me rendais à chaque instant à Port-Saïd et ailleurs,
où ma présence était nécessaire , soit pour conférer le baptême
aux enfants, soit pour administrer les autres sacrements à ceux
([ui en avaient besoin, et je recueillais toujours de bons fruits
de ces courses. On commença dès lors à bâtir des maisons desti-
nées aux nombreux employés qui arrivaient de France, d'Italie,
et surtout de Dalmatie et de Grèce, et ainsi se forma ça et là,
dans tous les campements, et principalement à Port-Saïd, un
peuple catholique.
C'est pourquoi dans les premiers jours de mai le Eévérendissime
Père Custode m'écrivit de m' arranger à tout prix pour rester en
ce lieu d'une manière stable, en m'y installant sous le premier
toit où je pourrais me réfugier : il exigeait comme une dette de
mon ministère et de charité que je ne laissasse point ces catholi-
ques dans leur abandon.
En effet, je reçus bientôt une lettre d'un employé de Port-
Saïd, qui m'appelait en toute hâte, afin de confesser et d'assister
sa mère gravement malade. J'accourus et fortifiai la pauvre femme
de tous les secours de notre religion; mais au même moment le
Typhus se déclara, et cette maladie contagieuse attaqua et enleva
tant de monde, qu'il me fut absolument impossible de m'en
aller, de sorte que je résolus de rester pour soigner ce canton-
nement.
Sur ces entrefaites arriva le vice-président de la compagnie
avec le Directeur général des travaux, l'Ingénieur en chef et le
médecin, qui se montrèrent très-contents de ma présence, et
m'assignèrent nn chalet à habiter conjointement avec un frère
lai , nous fournissant tous les moyens nécessaires de subsistance.
On disposa de même une chapelle destinée aux exercices religieux,
et par suite j'ai obtenu de la compagnie dix chasubles, trois
chapes, quatre soutanelles, quatre surplis, quatre nappes d'au-
tel, six purificatoires , six corporaux, un calice, un ostensoir, un
ciboire, douze chandeliers, une croix d'autel, et une autre pour
les processions, six branches de fleurs, un bénitier, une lampe
et un encensoir.
— 107 —
Néanmoins des difficultés de toutes sortes ne me manquèrent
pas; mais je les ai surmontées par la patience et grâce à la pro-
tection affectueuse de M. Alexandre Herbet, parisien, chef de la
comptabilité, qui a travaillé, plus qu'on ne saurait le dire, à l'or-
ganisation de cette mission. Je lui ai promis en témoignage de
reconnaissance un titre de Bienfaiteur de notre Institut : c'est là,
m'a-t-il-dit, la plus grande faveur qui puisse lui être accordée,
ainsi qu'à sa famille.
M. Ferdinand de Lesseps est ensuite arrivé le 1^^ novembre,
accompa2:né de beaucoup de personnages de distinction, j'allai à
sa rencontre et il m^'accueillit avec des marques spéciales d^affec-
tiouj et quand, d'après son invitation, j^allai dîner avec lui et
plus de cinquante convives, au milieu du repas il me remercia
publiquement de tout ce que j'avais fait dans Tintérêt du pays; à
cela je répondis que nous n'avions fait que notre devoir et qu'il
fallait reconnaître Dieu comme auteur de tout bien. Le Di-
recteur général, M. Yoisin, m'adressa les mêmes remercîments.
Le lendemain, j'allai le visiter avec le bon P. Bernard de
Milan, C[ui vient d'arriver à mon aide, et avec le Fr. Bénigne,
de la Province de Yenise, notre compagnon; il nous reçut
encore avec un affectueux respect, et nous invita pour la
soirée du o novembre à un grand souper, où nous nous plû-
mes beaucoup; car nous vîmes avec plaisir la bannière de
Terre-Sainte jointe à toutes celles dont la salle était ornée.
Voilà tout ce que j'avais à vous mander pour le moment;
Votre Très-Piévérende Paternité jugera si ces lignes valent la peine
de l'insérer dans ses Annales des missions Franciscaines. Dans
tous les cas agréez les sentiments de profonde estime, avec
lesquels j'ai l'honneur de me déclarer
Votre sincère et très-humble serviteur et confrère
Pu. Erasme de Sasso
Miss. Ajjost. Franciscain.
Comme couronnement à ces nouvelles sur l'Egypte, nous
pensons qu'il sera agréable à nos lecteurs que nous rappor-
tions l'adresse suivante, envoyée par Abd-el-Kader à M. Perdi-
nand Lesseps, pour le féliciter de la constance admirable avec
laquelle il dirige l'entreprise gigantesque, maintenant à sa fin,
du percement de l'isthme de Suez.
— 108 —
'/ LOUANGE AU DIEU UNIQUE.
'/ Â son Excellence le chevalier de Lessejis , que veuille Dieu
toujours favoriser de son secours et de sa jirotection !
"Homme généreux, sage et magnanime, lorsque j^ai eu le
bonheur de vous voir, le temps m'a manqué pour vous pré-
senter mes devoirs et pour vous attester mes remercîments et ma
reconnaissance des moyens que vous m'avez procurés de par-
courir le canal maritime dans toute son étendue jusqu'au lac
Timsali, quand je me rendais au Caire.
'/ Durant ce voyage, j'ai vu mille choses dues à vos idées
fécondes, à votre sagesse et à votre haute intelligence, des
choses qu'Alexandre le Grand n'aurait pu accomplir, et cela
m'a rappelé la vérité du proverbe : les anciens ont laissé beau-
coup a faire aux modernes.
Il Pour percer l'isthme qui sépare les deux mers , vous êtes
un second Arsmeds, lequel a entrepris cette grande œuvre soas
le règne de Ptolemée III surnommé V ami du peuple. L'isthme
est resté ouvert jusqu'au règne des Césars, qui le comblèrent
afin d'empêcher leurs ennemis d'arriver jusqu'à eux.
// De même, pour faire parvenir les eaux du j^il jusqu'à
Suez, vous succédez à ceux qui pour la quatrième fois ont
tenté ce travail et qui ont permis aux navires d'y circuler.
/' Le premier qui a exécuté ce travail fut Eotis, roi d'Egypte
résidant à Memphis et contemporain d'Abraham.
Plus tard, ce canal ayant été détruit fut creusé de nouveau
par Andromanes, un des rois grecs qui succédèrent à Alexandre.
" Détruit une seconde fois, ce canal fut reconstruit par
()mar-Abd-el-Ass, et l'on put ainsi y naviguer encore jusqu'à
Suez pendant plus de trois cents ans, jusqu'à l'élévation au
trône du Calife Mansour, l'un des Abassides, qui fit combler
ce canal; et vous êtes, Excellence, le quatrième.
// Dieu a voulu vous réserver la double gloire et le double
mérite de creuser une dernière fois le canal maritime et le
canal d'eau douce.
// C'est à vous par conséquent cjue revient la plus grande
gloire et le principal mérite; car si vous avez été devancé dans
l'une de ces grandes entreprises, personne avant vous n'a tenté
l'exécution simultanée de l'une et de l'autre. A vous seul donc
appartiennent ici le mérite et la plus haute considération !
— 109 —
'/ Il n'est point d'homme intelligent qui puisse révoquer en
doute que votre entreprise ne soit, dans un temps comme le nôtre,
d'une grande utilité générale, et que ses avantages ne doivent
s'étendre sur la plupart des habitants de la terre, d'un bout du
monde à l'autre.
" Kous prions le Très-Haut de vous faciliter l'achèvement de
votre œuvre et de réaliser la réunion des mers.
// Abd-el-Kadee. "
(Extrait de Y Observateur de Rome),
YI.
HERZÉGOVINE.
Fragment de la lettre du P. Pieere Kordié, Missionnaire Apostolique eu
Herzégovine , au P. Pascal Bucongié , Professeur général de Théologio
Sacrée au couvent de /'Ara CœH à Rome , sur la triste situation des chré-
tiens en ces contrées.
Mo star ce ^^ janvier 1863.
Teès-estimé Père Professeur,
N'attendez pas de moi, cher Professeur, que je vous donne
un ensemble de détails minutieux sur la situation de notre pau-
vre patrie, qui gémit depuis tant de siècles sous l'oppression des
Turcs, et surtout sous celle des gouverneurs de Provinces. Ils
agissent à notre égard absolument comme dans le temps passé,
et rendent ainsi vaines les meilleures dispositions du Sultan en
faveur des chrétiens. Les Firmans restent toujours une lettrt
morte j de sorte qu'un chrétien, par cela seul qu'il est chrétien,
continue à n'avoir point le droit de témoigner devant les tribu-
naux, ni de faire valoir ses moyens de défense, tandis que leL<
Mahométans jouissent de tous les privilèges, jusqu'à être répu-
tés infaillibles dans leurs déclarations, eux qui mentent aussi
solennellement que peuvent le faire des disciples de Mahomet.
Les deux faits suivants vont vous en fournir la preuve.
Le 28 mai 1862 nous avons obtenu du Sultan un Firman par
lequel on nous donne, au milieu de la ville de Mestar, un jardin
appartenant jadis à Ali-Pacha Eizvanbegoviné, et depuis au gou-
vernement, pour y bâtir une église catholique, ainsi qu'une école
10.
— no —
destinée aux enfants des deux sexes. Eli bien! malgré cela nous
n'avons pu jusqu'ici ni en avoir la clef, ni obtenir du gouverne-
ment Urseid-Paclia l'exequatur dont nous avons besoin pour pro-
fìter du Firman. Bien au contraire, il y fait cultiver des légumes
pour son usage ; toutes les fois que nous allons nous en plain-
dre, il nous répond suivant la mode turque : lahalnm (nous ver-
rons) ! Ainsi, lorsque, il y a quelques jours, notre très-zèlé évo-
que. Monseigneur Eaphaël Barisic, se rendit en personne près du
pacha, et lui fit entendre qu'il serait temps de mettre un terme
à cette dérision, on lui répondit que dans la quinzaine ses désirs
seraient satisfaits ; mais la quinzaine s'écoula, et le pacha n'y
pensa même plus, montrant par le fait que les pauvres chrétiens
ne doivent attendre de ces barbares que l'insulte et l'oppression.
En vain recourûmes-nous aux consuls des puissances européennes
qui résident ici , on ne tint pas davantage compte de leurs récla-
mations. 11 ne servirait d'ailleurs à rien de chercher un autre
em.placement; car, outre la difficulté de trouver un terrain aussi
convenable, nous rencontrerions les mômes résistances pour nous
en mettre en possession; cela vous fait voir que les Eirmans de
Constantinople ne sufhsent pas.
Yoici l'autre fait. Vous savez que nos fermiers, afin de mener
paître leurs troupeaux dans la Planina, étaient, à la satisfaction
commune, convenus d'un prix avec la famille mahomé tane Kopic,
à laquelle on présume que ce lieu appartient. Or, il plut au gou-
vernement d'ordonner que désormais la moitié de cet argent fût
payée au pacha; et, à vrai dire, les fermiers y consentirent; mais
il en fut autrement de la famille Kopic que cet arrangement ne
satisfaisait pas le moins du monde. Eh bien! croirait-on que,
foulant aux pieds toute justice, le pacha, au lieu d'engager les
Kopic à s'apaiser, ou de restituer ce que le gouvernement leur
avait enlevé, décida au contraire que les fermiers chrétiens eus-
sent à payer un double loyer, pour satisfaire à la fois et les pro-
priétaires et le gouvernement? Les pauvres gens jetèrent les hauts
cris et demandèrent justice. Là-dessus le pacha, de dépit, fit
arrêter hier II janvier plus de vingt chefs des villages catholi-
ques, qu'on amena un à un en sa présence, et il leur demanda
brusquement par qui ils avaient été excités à ne point payer un
double tribut (ou loijer), si c'était par les Missionnaires (les Frères
Mineurs), ou bien par le Kogjopacha (représentant des catholiques
— Ili —
près du gouvernement). Ils répondirent que ce n^était par aucun
d'eux, mais uniquement par le décret du souverain statuant
qu'ils n'avaient à payer qu'un seul lover à partager entre la
famille Kopic et le gouvernement. Comment cela finira-t-il? Je
n'en sais rien; mais il est à parier cent contre un, que ce sera au
pis pour les chrétiens. Ainsi, après avoir perdu ce qu'ils avaient,
et surtout leurs chevaux dans les dernières guerres qu'ils ont
faites en faveur du gouvernement, sans en être nullement indem-
nisés, ils se voient maintenant jetés sans pitié en prison par
cela seul qu'ils demandent justice contre une inique oppression.
Ah! mon cher ami, prions afin que des jours plus heureux
paraissent enfin et viennent consoler ces infortunés qui le méri-
tent bien, eux qui sont restés fermes dans la foi catholique pendant
plus de quatre siècles sous une tyrannie sans exemple. Souve-
nez-vous de temps en temps de
Yotre-très affectionné confrère,
Pr. Pierre Kordic,
Missionn. apost, en Herzégovine.
TROISIEME PARTIE.
NOUVELLES DIVERSES CONCERNANT LES MISSIONS FRANCISCAINES.
RABAT DANS L'AFRIQUE SEPTENTRIONALE.
Nous lisons ce qui suit dans le Monitewr de Paris sur les Missions Fran-
ciscaines de r Afrique Septentrionale.
/r Rabat, 4 janvier 1863. — Après un siècle le culte catholique a enfin
été rétabU à Rabat, Les religieux Franciscams d'Espagne, du couvent de
Tanger, ayant l'année dernière tenté une exploration le long des côtes, afin
d'étudier comment ils pourraient user du droit de fonder des éghses dans ces
contrées, que leur confere le traité conclu avec l'Espagne (art. 6), choisi-
rent dans cette intention cette ville qui, par l'importance de sa position
centrale, avait appelé l'attention du gouvernement de la Reine.
Mais comme il était fort difficile de trouver immédiatement un Heu con-
venable pour y célébrer les offices du culte, en même temps que les religieux
prirent les moyens de bâtir une église le plus tôt possible, le Vice-Consul de
— 11-2 —
France fit ériger une chapelle provisoire, et le R. P. Lopez, Supérieur du
couvent de Tanger, vint la consacrer solennellement le 7 décembre dernier.
L'établissement des Franciscains au Maroc remonte au commencement du
XlIIe siècle , et ces premiers ouvriers évangéliqncs trouvèrent tous le mar-
tyre à Maroc et à Ceuta; on raconte en outre que le Patriarche Séraphique
lui-même, venu à deux différentes reprises pour travailler à cette Mission ,
n'échappa à la mort que par miracle. Mais malgré toutes ces persécutions,
qui durèrent jusqu'au commencement du XVlIe siècle, les Franciscains
n'abandonnèrent jamais entièrement ce pays. D'abord ils se consacrèrent
exclusivement au rachat et au soulagement des chrétiens captifs; on leur
permit ensuite d'occuper définitivement deux couvents à Maroc et à Mequi-
nez, d'où quelques-uns d'entre eux allaient de temps à autre desservir un
hospice établi d'abord à Salé, puis à Rabat. Depuis lors ils avaient toujours
été traités avec respect par les Marocains. Les Sultans eux-mêmes, dit un
ancien chroniqueur, les honoraient d'autant plus, que non- seulement ces
religieux leur payaient un tribut annuel, mais qu'ils servaient de médecins
dans la capitale , y administrant les remèdes et y prenant soin de tous les
esclaves malades qu'ils retenaient près d'eux jusqu'à entière guérison.
Ces deux couvents de Maroc et de Mequinez furent depuis abondonnés à
la fin du siècle dernier, peu d'années avant l'abolition de l'esclavage des
chrétiens, décrétée spontanément parle Sultan Moulai- Soliman. A partir
de cette époque, les Franciscains ne conservèrent plus qu'un hospice à
Larache (qui leur fut enlevé en 1822), avec la petite église de Tanger
qu'ils desservent encore aujourd'hui.
Quant à la restauration de la nouvelle chapelle catholique de Rabat , elle
eut lieu à la grande satisfaction des Européens qui y résident. Il n'est donc
point douteux qu'on ne voie s'accroître chez les indigènes le respect qu'ils
doivent porter aux chrétiens ; car ce peuple , naturellement religieux et
ennemi de l'intolérance commune aux Musulmans, a toujours donné aux
prêtres Européens des marques d'une vénération toute particulière.
Nous avons vu avec plaisir cette correspondance du Moniteur , reproduite
par le Rosier de Marie, dans son no du 31 janvier 1863.
AFRIQUE CENTRALE.
Relativement à nos missions de l'Afrique centrale , nous sommes heureux
de publier ci-après la lettre par laquelle le Reverendissime Père Général de
l'Ordre engage les ministres Provinciaux de Germanie à demander le con-
cours de leurs religieux en faveur de ces ^Missions , qui ont été récemment
ravagées par de cruelles maladies. Elle est conçue en ces termes :
Révérend Père,
Vous savez que l'esprit qui anima notre Patriarche Séraphique dans la
— 113 —
fondation de l'Institut Franciscain fut d'amener le monde entier à la foi du
Christ , et c'est pour cela qu'il envoya ses fils la prêcher dans les quatre
parties en lesquelles il était divisé. Depuis il y eut toujours des membres
delà famille Séraphique qui, abandonnant leurs Provinces, allèrent rem-
plir ce rôle dans des régions qu'ils baignèrent même de leur sang : vingt-
trois de ces religieux viennent d'être inscrits aux dyptiques des Saints par le
chef suprême régnant de l'Eglise, le Pape Pie IX. Or, parmi les Missions
qui assurent à notre Ordre un titre particulier de gloire , il y a lieu de comp-
ter celle qu'on lui a dernièrement confiée dans l'Afrique Centrale, et dont
l'on peut attendre certainement des fruits très-salutaires pour les âmes. Mais
pour cela il faut qu'elle soit soutenue par des ouvriers intrépides, unique-
ment poussés par l'esprit de Dieu et par la charité envers le prochain. Main-
tenant, bien que la société de Marie, qui a son siège à Vienne en Autriche,
concoure à l'œuvre par d'abondantes aumônes, nous nous adressons spécia-
lement à vous , ministres des provinces de Germanie , pour que vous nous
signaliez ceux de vos religieux qui seraient disposés à se consacrer à cette
mission , ne doutant point un instant que vous ne cherchiez en ce cas avec
tout le zèle possible à seconder l'accomplissement de la volonté du Père
Céleste et à vous montrer les coopérateurs de la Passion du divin Sauveur.
Veuillez m.anifester ces sentiments à tous les religieux de votre Province ,
afin que ceux qui se sentiraient appelés à cette mission puissent par votre
entremise nous adresser leur demande , et puissent dire qu'ils ont été choisis
comme Aaron. En attendant, répondez à notre lettre en nous donnant les
noms des postulants et en nous faisant connaître leurs qualités , afin que
nous évitions, autant que possible, toute erreur dans le choix à faire. Sur
ce , nous vous accordons la bénédiction Séraphique .
Fe. Raphael de Pontecchio,
Ministre Général.
Rome, à VAra-Cœli, ce 8 novembre 1862.
Nous nous hâtons d'ajouter que la réponse des ministres Provinciaux a
été telle qu'elle permet d'espérer le prompt rétablissement de cette mission.
PALESTINE.
Relativement aux Missions Franciscaines de Palestine , nous lisons ce qui
suit dans la gazette oflBcielle de Venise du 4 mai 1862 : » Ceux qui portent
un intérêt sincère aux Lieux saints de Palestine ne seront pas fâchés de voir
que le zèle des catholiques d'Europe ne se lasse pas de chercher à accroître
le plus possible l'honneur et le lustre de ces célèbres Sanctuaires. C'est ainsi
que, déjà dignes des plus justes éloges, les Pères Franciscains de la régu-
lière Observance, qui gardent ces Sanctuaires, se font un devoir d'annoncer
— lu —
au public que l'on construit en ce moment à Venise, au moyen de pieuses
offrandes, un nouvel orgue, qu'on doit placer dans l'cglise de la Sainte
Vierge à Nazareth ; cette église s'élève précisément à l'endroit d'où fut em-
portée la Sa^ta-Casa de Lorette, et l'on y voit et vénère encore la petite
grotte qui faisait partie de l'habitation même de la Sainte Eamille.
Les dits Pères Franciscains, gardiens de cette église, voyant que depuis
longtemps on ne pouvait absolument plus se servir de deux petites orgues
très-anciennes qui s'y trouvaient, songcrent, comme c'était leur devoir, à
faire fabriquer un grand et nouvel instrument , et eurent le bonheur de réu-
nir en peu de mois des aumônes suffisantes pour l'entreprise. Elles furent
fournies par des donateurs de quatre nations différentes , puisque la ville de
Vienne et notamment la maison Impériale d'Autriche y contribuèrent avec
le Tyrol Allemand, la ville de Venise, l'Espagne et la Bavière. Le très-E-é-
vérend Père Philippe-Marie de Venise, commissaire de Terre-Sainte, fit
faire une quête en tous ces pays , moins l'Espagne , oii d'autres s'en occupè-
rent , et dès qu'il eut recueilli le montant de ces diverses offrandes , il char-
gea aussitôt MM, Alexandre et Pierre Bazzani frères, excellents facteui-s à
Venise, de construire cet orgue, avec huit pédales et vingt- quatre registres.
Il ne nous appartient pas de formuler une opinion sur la bonne exécution
et sur la perfection de l'instrument ; toutefois , au dire des Deola et autres
maîtres habiles, cet orgue est un des meilleurs qui soient sortis des ateliers
renommés de MM. Bazzani, pour la force et la clarté du son, l'exacte dis.
position du clavier, la justesse de l'accord suivant le diapason moderne, le
facile et ingénieux système des registres, le mécanisme intérieur et exté-
rieur.
Les personnes pieuses et religieuses applaudiront à ceux qui ont concouru
par leurs offrandes à faire construire de pareilles orgues , et les connaisseurs
paieront un juste tribut d'éloges aux facteurs qui les ont fabriquées, comme
ils l'ont déjà fait quand ils sont accourus en foule pour voir et entendre
l'instrument aux jours où il était exposé au public dans les ateliers de
MM. Bazzani.
P. C. de T. M. 0.
L'article ci-après, publié dans Y Observateur de Trieste du 16 juillet 1862,
fait suite au précédent.
Les Pères Franciscains de Nazareth offrent le présent article en témoi-
gnage de gratitude et de reconnaissance aux bienfaiteurs, à quelque
nation qu'ils appartiennent , qui ont bien voulu contribuer par leurs pieu-
ses largesses à la fabrication de l'orgue magnifique destiné à ce sanc-
tuaire si célèbre et si vénéré par tout l'univers catholique, où s'est
opéré l'ineffable mystère de l'incarnation du Verbe Divin.
Cet orgue a été inauguré le 19 juin, jour solennel de la Pête-Dieu,
— 115 —
aux applaudissements unanimes de tous les religieux, ainsi que des ha-
bitants, qui ne pouvaient revenir de leur admiration en entendant un s
bel instrument, et qui ne se lassent point encore d'en parler avec en-
thousiasme. Mais ce ne sont pas seulement ceux que nous avons ci- des-
sus désignés qui vantent outre mesure le travail de MM. Bazzani, beau-
coup de pèlerins éclairés, venus de toutes les parties du monde catholique,
assurent que c'est vraiment un orgue digne d'un lieu si célèbre, jadis
consacré par la présence de la Bienheureuse Marie et du Verbe Eternel.
Comme on l'a vu, cet orgue est l'œuvre des frères Bazzani de Venise,
depuis longtemps célèbres dans toute l'Italie et au delà; aussi leurs ou-
vrages excitent-ils l'admiration de tous les hommes de l'art. C'est aux
démarches du vénérable religieux le P. Félix des Masi, conducteur des
Missionnaires, et à celles du T. R. P. Philippe-Marie de Venise, com-
missaire de Terre-Sainte, que le Sanctuaire de Nazareth doit cet excellent
orgue : ces religieux, déjà connus de toute la Terre- Sainte par leur zèle,
ne se sont épargné ni peines ni fatigues en se dévouant de toutes les
manières à l'honneur et à l'embellissement des Saints-Lieux , à l'imitation
de leur Saint Patriarche d'assise, dont les regards et les sentiments fu-
rent toujours tournés vers cette terre bénie.
Les Pères Pranciscains de Kazareth protestent donc de nouveau de
leur extrême et vive reconnaissance envers leurs bienfaiteurs ; ils espèrent
en même temps que ceux-ci se montreront toujours généreux dans les
pieuses offrandes qu'ils destineront à cette église de Nazareth dont les
besoins sont bien grands, et ils célébreront tous les jours le saint sacri-
fice au profit des mêmes bienfaiteurs.
Nazareth, 20 juin 1S62.
LES MAHOMÉTANS ET LES JUIFS DE PALESTINE.
Il se distinguait assurément parmi les divers peuples de l'ancienne Asie
celui qui, divisé en plusieurs tribus, habitait la péninsule arabique. Poussé
par Mahomet, poète, guerrier, législateur et imposteur extraordinaire, il
réussit à introduire sa réforme religieuse, à la pointe de l'épée dans l'Asie,
dans l'Afrique et jusque dans l'Europe méridionale. Mais une fois sorti
de ses vallées natales, placé sous de nouveaux climats et dépouillé de sa
première constitution politique, l'Arabe cessa bientôt d'être ce qu'il était
jadis. Dès que les deux pouvoirs, civil et religieux, ne furent plus réunis
entre les mains d'un seul homme, l'Arabe commença à déchoir jusqu'à c^
que, devenu de dominateur le valet de ses propres esclaves, on le vit s'a-
mollir, se dégrader et s'abrutir. De ce qu'il avait il ne conserve plus que la
angue, mais toute changée et corrompue, puis la religion, où il ne puise
— IIG —
plus désormais que la superstition, le fatalisme et , par moments, le fana-
tisme. Cette religion est fondée sur le Coran, {la lecture, comme qui dirait :
le livre qiCon doit lire), ouvrage composé décent quatorze sures ou chapitres,
qui a été écrit dès l'éternité dans le ciel , où des milliers d'anges le gar-
daient , et révélé par l'archange Gabriel au prophète Arabe, à mesure que
se produisait un événement de quelque importance, ou que l'imposteur vou-
lait surmonteruneditliculté, justifier un acte, satisfaire un caprice, entraîner
à une entreprise , modifier une opinion quelconque : de là vient qu'il manque
d'unité et abonde en contradictions. Mahomet recourut pour forger son
Coran à la Bible et au Talmud, aux saints Evangiles, aux livres apocryphes,
aux traditions des Mages et à celle des idolâtres, revêtant cet amalgame
aux éléments si disparates du vernis poétique que lui fournissait une ima-
gination grossière, féconde et désordonnée. Outre le Coran, ou la révéla-
tion écrite , les Arabes vénèrent encore , comme de leur côte les Juifs et les
Chrétiens, n'en déplaise aux Protestants, la doctrine orale de leur Prophète :
celle de Mahomet a été recueillie deux siècles après lui par Al-Bocharidans
le livre de la Sunna, mot qui signifie tradition, et répond au mot hébreu
de Misna. De là vient Yislam (résignation à Dieu), conformément auquel
les Moslemiin, (les Musulmans) sont ceux qui se résignent et se soumettent
à tout ce que Dieu ordonne. On les appelle aussi muminin (ou croyants),
mot qui, avec celui d'émir {émir muminin, ou prince des croyants, qui était
le titre des premiers Kalifes), a donné origine au nom ridicule de miramolin
qu'on trouve dans plusieurs de nos anciens chroniqueurs.
La doctrine mahométane ou Yislam se divise en imàn ou foi, et en din,
ou religion pratique. Le dogme fondamental de la foi de Yislam est exprimé
par la phrase si connue : " La illàh ella Allah, Mohammed rasida'l Allah;
il n'y a de Dieu que Dieu; Mahomet est l'apôtre, l'envoyé de Dieu. « Dieu
éternel, possédant la toute puissance et la toute science. Dieu juste et misé-
ricordieux a créé les anges {malaiche) de la pure lumière, ses ministres; parmi
eux les premiers sont Giobrail et Michail, puis Azrail, ange de la mort, et
Israil, auge de la résurrection. Chaque homme a deux anges gardiens qui sur-
veillent ses actions. Parmi les principaux anges il y en eut un qui refusa son
hommage à l'Eternel; chassé par suite du Paradis, sans espoir de pardon, \\
fut changé en Eblis (le superbe) ou démon. Entre les anges et les hommes il
y a des esprits intermédiaires, créés de feu, qui mangent, se propagent et
meurent, et delà conversion desquels a été chargé le Prophète : ce sont les
gin ou génies, les Péris ou fées, les Bii ou géants, les Tamim ou destins.
Ces êtres habitaient la terre avant les hommes.
L'homme créé pour la félicité éternelle tomba dans les pièges du mauvais
ange. Pour le relever Dieu envoya ses prophètes, qui, selon le Coran, sont
précisément au moins quelques-uns de ceux que nous honorons, y compris ce
Prophète unique, dont les prodiges portaient la foule à s'écrier : Fropheta
— 117 —
Magnus surrexit in nohis, et Deus visltavit plebetn suam : un grand Prophète
s'est levé parmi nous, et Diea a visité son peuple). Ainsi Adam est l'homme
sorti des mains de Dieu, Noë l'homme sauvé par Dieu, Abraham l'ami de
Dieu, Jacob le lutteur nocturne avec Dieu, Joseph l'homme sincère devant
Dieu , Job l'homme patient devant Dieu , Moïse la parole de Dieu, David
le vicaire de Dieu , Salomon (ici l'on n'est point tout à fait d'accord avec
l'histoire) le fidèle serviteur de Dieu , et on le regarde en outre comme le
plus splendide et le plus glorieux des monarques. Les Musulmans profes-
sent une grande vénération pour le prophète David {nem BaùcV) dont la
voix charmait les oiseaux , amollissait le fer et aplanissait les montagnes,
comme celle d'Amphion ou d'Orphée. Les psaumes sont venus du ciel et
renferment des mystères et des prédictions pour quiconque sait les y dé-
couvrira Enfin Jésus (/.i'5«), le plus grand des anciens prophètes, est appelé
l'esprit de Dieu. Mariani, sa mère, immaculée dès sa conception, l'enfanta
sans le concours d'aucun homme. Giobrail se présenta à elle et souffla sur
son sein, et à ce souffle, à cette inspiration, elle resta enceinte. Issa, né
à Bethléem sans briser les parois du sein virginal de sa mère, passa tout
enfant en Egypte. Il grandit ensuite à Nazareth et se mit à parcourir la
Palestine, en prêchant et en opérant des miracles éclatants. Quoiqu'il menât
une vie très-sainte et une conduite irréprochable, les Juifs cherchèrent à le
tuer; mais il s'éleva au ciel, en corps et en âme, du haut du mont des
Oliviers. Or, tandis que ses ennemis le cherchaient à Gethsemani pour le
garotter, le traître Judas, tout-à-coup revêtu de son aspect, fut attaché
à la croix et mis à mort. Issa reviendra à la fin des siècles pour confondre
les Juifs qui lui refusent leurs hommages, avec la mission céleste de ra-
mener les hommes au vrai culte, qui sera celui de Mahomet. C'est Maho-
met qui est l'apôtre de Dieu, le plus sublime des prophètes, l'organe dé-
finitif et comme le sceau de toute la révélation. La religion seule vraie
est celle qui a été enseignée par un prophète, mais seulement tant que
n'apparaît pas un nouveau prophète. Ainsi le Judaïsme est faux à partir du
Christ, et le christianisme est faux à partir de Mahomet.
Quand un homme meurt et est déposé dans son tombeau , les deux anges
noirs Moucher et Nachir l'appellent et l'examinent sur la véritable religion,
et s'il ne répond pas convenablement, il est sévèrement puni dans le
barzach, espèce de purgatoire, entre la mort et la résurrection. Les justes
obtiennent le repos, et même, s'ils sont parfaits, la jouissance immédiate du
*) Après la victoire d'Alep, Selim I" alla consulter un ermite fort vénéré,
afin d'apprendre de lui si, en continuant sa marche militaire, il aurait conti-
nué à vaincre. L'anachorète lui promit la conquête de l'Egypte, après avoir
pris au hasard les psaumes de David, où il était tombé sur ce verset : « In.
« voque-moi et je te donnerai les peuples en partage, et je te mettrai en pos-
« session des extrémités de la terre. »
11
— 118 —
ciel ; les martyrs participent au sort des oiseaux verts, qui se nourrissent
des fruits du paradis. Ceux qui sont simplement bons errent autour de leur
tombe, en attendant dans le ciel inférieur le bruit de la trompette d'Israil,
qui du temple de Jérusalem rappellera ù la vie tous les morts. Les animaux
ressusciteront en même temps que les hommes, mais après que les animaux
paisibles se seront vengés des bêtes féroces, les uns et les autres seront
anéantis. Les hommes devront ensuite passer sur le pont de Scirat, plus
étroit que le cheveu le plus fin : les justes le franchiront avec une extrême
vitesse, tandis que les méchants en seront précipités dans l'enfer. Là les
peines des infidèles seront éternelles ; mais les Musulmans finiront par en
sortir purifiés. Entre l'enfer et le paradis il y a un mur de séparation à
travers lequel les réprouvés et les bienheureux peuvent librement conver-
ser. La parabole évangélique du mauvais riche donne elle-même le collo-
que qui a lieu entre l'habitant de la Géhenne et Lazare au sein d'Abraham*.
" L'imagination lubrique de Mahomet, dit Cantû, ne sut embellir la
demeure céleste qu'en y installant une cuisine et un bordel. '/ Son paradis
ressemble beaucoup à celui qu'avaient imaginé les païens de la Grèce et de
Eome, au moins d'après la description qu'en fait le poète Tibulle :
" Là les danses et les chants se succèdent sans cesse , et des oiseaux ,
dans leur libre essor, font sortir de leur léger gosier les vers les plus harmo-
nieux. La terre produit le cannellier, sans être cultivée , et dans tous les
champs on voit un sol fertile se couvrir de roses odorantes. Là des troupes
ds jeunes gens folâtrent, mêlés à de charmantes jeunes filles, et l'amour ne
te lasse pas d'engager des luttes^ " Si Mahomet devait expliquer ce dernier
vers, il rap}>elierait les soixante-douze houris , aux yeux noirs et à la vir-
ginité éternellement nouvelle, qui ont été créées exprès pour ses Miminin.
Giobrail apparut un jour à Mahomet (c'est lui-mêm.e qui le raconte) sous
les traits d'un Bédouin et lui demanda : «Eu quoi consiste l'islam? « Ma-
homet lui répondit : « A professer qu'il y a un seul Dieu et que je suis
son envoyé, à observer exactement les heures de la prière, à faire l'au-
mône, à jeûner pendant le Ehamadan, et à s'acquitter, s'il est possible,
du pèlerinage de la Mecque. « Alors Gabriel {Giobrail) se fit connaître au
])rophète, et lui dit : «C'est justement cela. «
Les heures de la prière sont au nombre de. cinq, savoir, celle du magreb
ou coucher du soleil, celle à' esse ou du commencement de la nuit, celle
î) Ilic choreee cantusque vigent, passimque vagantes
Dulce sonant tenui gutture carmen aves.
Feri casiam non culta seges, totosque per agros
Floret odoratis terra benigna rosis.
Hic juvenum séries, teneris immixta puellis
Ludit, et assidue pra^lia miscet amor.
Eleg. 3. Lib. I.
— 119 —
à'es sohhr ou figr, c'est-à-dire de l'aurore, celle à^eil doVlir ou du midi, celle
ò^àsser ou de 1^ moitié du temps qui sépare le milieu du jour du coucher
du soleil, A ces heures là le muezzin, qui est le héraut sacré, monte sur
la haute galerie qui entoure le minaret, et crie aux quatre vents : J)leic
est grand ; il ny a yoint d^ autre Dieu que lui , Mahomet eut V envoyé de Dieu;
venez chercher le repos. 11 est vrai de dire qu'il y a peu de musulmans qui
se rendent à la mosquée ; mais chacun , où qu'il se trouve , récite la prière
prescrite, qui dure trois ou quatre minutes, avec un recueillement tel que
rien ne serait capable de l'en distraire. Michaud, dans sa Correspondance
d'Orient , décrit ainsi qu'il suit la prière privée : « Après l'ablation tout
dévot reste debout; il ajuste ses vêtements et se compose comme un acteur
qui va entrer en scène, ou comme un député qui va monter à la tribune.
Levant ensuite ses mains étendues et les promenant à une certaine dis-
tance du visage, il place ses pouces à la partie inférieure des oreiUes, et
murmure quelques paroles qu'on appelle le iechir. Après cette cérémonie,
il se pose les mains sur le ventre, la main droite couvrant la main gauche,
et dans cette attitude il récite quelques versets du Coran. La troisième
position ou la troisième partie de l'acte religieux consiste à se courber
assez pour que les mains atteignent aux genoux, et alors on fait une
nouvelle prière. Le fidèle se relève ensuite et répète le techir. Puis il se
prosterne la face contre terre , de telle sorte que le nez , la bouche et le
front touchent le sol. Le prophète a recommandé de le faire doucement,
de façon à ne pas ressembler à des poules qui becquettent des grains d'orge. Se
redressant à moitié, c'est-à-dire à genoux et assis sur les talions, le dévot
tient quelque temps les mains étendues sur les hanches; il fait une se-
conde prostration semblable à la première, il se relève et s'incline, les
mains appuyées sur les genoux , en récitant encore le tecbir. Enfin il ter-
mine sa prière en s'inclinant à droite et à gauche, du côté des deux anges
gardiens qu'on croit assister à la cérémonie. Telle est la prière musul-
mane, véritable pantomime religieuse, que les Turs nomment namàs. Le
Musulman doit en priant se tourner vers la Chiabè de la Mecque, ne se
permettre ni un geste ni un regard de distraction, et se garder surtout
de bâiller; car en ce cas, outre qu'il ferait une prière stérile, il courrait
risque de voir le diable entrer dans son corps. « De plus, le vendredi ou
va prier dans la mosquée, où les exercices et les gestes qui les accompa-
gnent sont réglés par Y Iman (le président), en tant que celui-ci se place
devant le peuple, et que le peuple fait ce qu'il lui voit faire.
Mahomet insista fortement sur les ablutions, parce que la propreté ef<t
la clef de la prière . Les purifications religieuses chez les Musulmans sont
de trois sortes. La première, qui précède la prière et a lieu lorsqu'on a
contracté une certaine impureté par le toucher, consiste à se laver les mains
et les bras jusqu'au coude, le visage, les oreilles, le cou, l'extrémité an-
— 120 —
térieiire de la tête, et les pieds, s'ils sont mis; puis à aspirer de l'eau
par les narines et à se rincer la bouche. Si l'on n'a point d'eau, on doit
se parsemer le corps de poussière. Cela suffit pour les peccadiles. Les
fautes graves requièrent une seconde espèce de purification, qui est le la-
vement de tout le corps dans un bain. La troisième est locale : c'est celle
de quelque partie du corps qui est restée souillée ; et au dire de Cotwik ,
les Musulmans la croient nécessaire après les excrétions, ehm vel alvum
vel vesciam exomraveriut... imo, qiiod magis mireris, si cel pepederint tantum,
lustratio7ie opus esse existimant .
Sous le nom d'aumône on entend toute œuvre utile au prochain, comme
d'offrir l'hospitalité aux étrangers, de fonder des Khans pour les voya-
geurs, d'ouvrir des fontaines ou de ménager de l'ombre le long des
grand' routes pour le soulagement des passants , etc.
Quant aux secours à donner au pauvre, l'aumône est non-seulement
recommandée, mais prescrite. Le riche doit donner le cinqidème de sa for-
tune , s'il s'est enrichi par des moyens peu honnêtes ; pour celui dont la
probité est notoire , il suffit de donner la dîme. Le précepte de l'aumône
oblige surtout rigoureusement à la fête du Bairàm, qui correspond à la
Pàque des Juifs. A cette époque tous les riches ont coutume de distribuer
en abondance du blé, des raisins et des dattes. Aujourd'hui que certains
réformateurs européens ont voulu introduire des réformes jusqu'en Turquie,
l'aumône n'est plus pratiquée comme autrefois. Il -^ règne un paupérisme
effroyable , et grâce au progrès , les descendants contemplent avec une par-
faite indifférence la ruine des établissements de charité publique fondés
par leurs ancêtres.
Le onzième mois de l'année lunaire des Turcs s'appelle le ramadan ,
temps sacré de jeûne très-rigoureux. " L'haleine de celui qui jeûne, disait
Mahomet, est plus agréable à Dieu que l'odeur du musc. " A partir du
moment où le jour permet de distinguer lai jil blanc d'v.nfil noir, jusqu'à
celui où le soleil disparait de l'horizon, l'usage de la nourriture , de la
boisson , de la pipe et du harem est sévèrement défendu. Cette abstinence
devient extrêmement pénible, quand le ramadan tombe en été, surtout
dans ces pays arides; mais les riches éludent la rigueur en dormant le
jour et en se livrant aux divertissements la nuit. En général on peut
dire que pendant le mois sacré le jour est le carême et la nuit le car-
naval.
Si je me mettais à parler du pèlerinage de la Mecque , j'entrerais dans
des longueurs interminables. Ce que j'en ai déjà dit peut suffire; mainte-
nant j'aime mieux toucher à un autre point de l'Islamisme. Cette religion
n'a point de sacerdoce, mais bien une sorte de sacrifice; c'est le chef de
famille qui l'accomplit dans la fête du Curbàn, Bairàm, au terme d'un
voyage, àia naissance ou à la mort d'un enfant, à la consécration d'une
— l'il —
mosquée, etc. On ne circoncit pas les nouveau-nés comme cliez les Juifs,
mais bien les enfants de six à seize ans, de sorte qu'ils puissent réciter
la formule de la foi. Il est défendu aux Musulmans de manger du porc et
du lièvre , de la \-iande étouffée et du sang ; il leur est également défendu
de boire du vin ou des liqueurs fermentées. Je me souviens d'avoir un
jour entendu raconter par les chrétiens du Levant une tradition relative à
la défense faite par ilahcmet de manger du porc, j'en rapporterai main-
tenant une autre sur la prohibition du vin. Quelques Scie/i/- voulant se
défaire du moine Bahèb-el-Beheira (religieux du lac) qui jouissait de toute
la faveur du Prophète, les enivrèrent l'un et l'autre; puis, tandis qu'ils
dormaient, ils tuèrent le moine avec l'épée de Mahomet. Ils feignirent
aJors de dormir eux-mêmes, et quand tous furent éveillés et virent le
mort, l'un d'eux se mit à dire que ce meurtre était le funeste effet de
l'ivresse , et que celui dont l'on trouverait l'épée teinte de sang devait être
le meurtrier. L'épée souillée était celle de Mahomet ; on en conclut que
c'était lui qui avait commis le meurtre dans le délire de l'ivresse. Aussitôt
Mahomet se fit révéler par l'archange le chapitre qui interdit le vin et
toutes les boissons enivrantes. Mais reprenons notre sujet. Le mariage
n'exclut pas la polygamie, pourvu que l'on n'ait pas plus de quatre femmes ;
quant à des concubines, on peut en avoir autant qu'on veut. Le divorce
est permis ; en un mot , la femme , et par conséquent , la moitié de la so-
ciété est esclave.
Telle est la religion que Mahomet a donnée à un peuple grossier, plein
d'imagination et de valeur, et que la gloire des premiers Kalifes ( vicairta
ou intendants du Prophète) répandit dans l'Asie et dans la fertile Egypte,
pays qui, malgré les prétentions de la géographie, appartient à l'Asie. Avec
un peuple vierge comme le peuple Arabe, un peuple fanatisé et emporté
jusqu'à la témérité sur les champs de bataille, par l'espoir d'obtenir l'amour
des liouris célestes, ainsi que le riche et facile butin qu'on faisait briller à
ses yeux , avec un pareil peuple chacun sait quels résultats a produits l'isla-
misme. Mais une fois cette fureur calmée, une fois une digue mise à ce dé-
bordement, nous voyons de nos jours à quel degré de barbarie, de corrup-
tion et de faiblesse la race arabe a été réduite par le Mahométisme.
Quelques Turcs barbares, déjà connus dans l'histoire moderne, avant l'ère
chrétienne, sous le nom d'Ottomans, ou d'Osmanlis (du nom d'un de ses
valeureux princes), pénétrèrent en Europe , au temps où les Mahométans
Arabes florissaient encore ; d'abord ils firent cause commune avec eux et em-
brassèrent leur croyance. Mais ensuite, quand ils les virent s'efféminer sous
le climat voluptueux où ils s'étaient établis par la conquête, quand, d'un
autre côté , ils trouvèrent dans les débris de l'empire byzantin, une proie
aussi riche qu'aisée à saisir, ils songèrent à travailler par eux-mêmes et
pour eux-mêmes. C'est ainsi qu'après s'être emparés du trône des faibles
11.
Césars grecs , et avoir rencontré une barrière insurmontable dans la forte
race latine, qui ne leur permit pas d'envahir les pays chrétiens de l'Occi-
dent, ils ne se lassèrent pas encore de combattre et se jetèrent sur une
nouvelle proie au midi; là leur sceptre de fer s'étendit sur la Syrie, sur
l'Egypte et sur le rivage septentrional de l'Afrique , où leurs coreligionnai-
res devinrent leurs esclaves plutôt que leurs sujets. Voilà comment depuis le
cinquième siècle les Turcs Ottomans gouvernent la Palestine. De même que
les Arabes, ils durent leurs premiers triomphes au fanatisme; mais déjà ils
sont énervés comme eux , et bientôt les uns et les autres périront , parce
que l'épée de Mahomet , si elle a pu fonder la conquête sur la destruction,
ne pourra jamais ni édifier ni diriger. L'Islamisme est la religion de la bar-
barie , elle doit crouler devant le christianisme , unique agent de la civilisa-
tion.
Il nous reste à parler des Juifs :
Vers l'an 1140, lorsque Baudouin III occupait le trône le Godefroi, on
vit un vieillard étranger, qui avait traversé la mer et le désert d'Egypte,
se prosterner un jour près des portes de Jérusalem. Il avait la barbe inculte,
les sandales usées, les vêtements poudreux et déchirés. Ayant baisé le sol
avec une ardente affection, il se leva, essuya deux larmes qui sillonnaient ses
joues amaigries et tira de son sein un rouleau de papier. Puis, s'asseyant
sur un tas de décombres, il lut avec une émotion inexprimable l'élégie
suivante :
LES LAMENTATIONS DE l'hÉBREU.
" As-tu donc oublié , ô Sion , tes enfants captifs ! Es-tu insensible au
salut que les misérables restes de ton peuple s'adressent de tous les coins
de la terre? Du Levant au Couchant, du Sud au Nord, l'esclave tourne vers
toi un regard d'espérance, et t'offre le tribut de ses larmes.
" Que nos larmes coulent en abondance comme la rosée de l'Hermon! Mais
hélas! pourquoi ne peuvent-elles pas, ò Solyme, baigner tes collines
désertes !
Quand je pleure ta chute, l'accent de ma voix ressemble au cri lugu-
bre du hibou; mais quand je rêve la fin de ma servitude, oh! alors ma
voix retentit comme le son de la harpe, qui autrefois se mariait à tes
divins cantiques.
" Mon cœur se transporte dans la maison de Dieu , et là il se répand
en présence du Créateur. N'est-ce point là que s'ouvraient les portes du
ciel, et que la majesté de l'Eternel éclipsait la lune, les étoiles, les astres?
'/ Ah ! que ne puis- je épancher mon âme là où l'esprit du Seigneur ,
Ò Solyme , descendait sur tes élus ! Alors tu étais le siège de l'Etemel ,
aujourd'hui tu vois deux esclaves assis sur le trône de tes rois.
" Oh ! que ne puis- je planer sur les hauteurs où Dieu se révélait à tes
— 123 —
prophètes! Donne-moi des ailes, et je porterai sur tes ruines les débris
de mon cœur brisé , j'embrasserai tes pierres muettes , et mon front tou-
chera ta poussière sacrée !
u Alors je respirerais dans ton atmosphère un air vital ; je humerais
dans ta poussière le parfum de la myrrhe ; je goûterais jusque dans l'eau
de tes torrents la douceur du miel !
" Combien il me serait doux de marcher les pieds nus sur les ruines
de ton Sanctuaire, où la terre a reçu l'arche d'alliance et ses chérubins!
Là j'arracherais de mon front toutes les vaines parures, et je maudirais
le destin qui a chassé tes pieux adorateurs dans une région profane !
«Comment pourrai-je dorénavant me livrer aux joies de la vie, quand
je vois les chiens emporter tes lionceaux? Mes yeux fuient la lumière du
jour, qui me montre les corbeaux soulevant en l'air les cadavres de tes
aigles.
«Eloigne-toi, ô calice de douleur; laisse-moi un seul instant de repos;
car mes veines sont déjà gonflées de tes flots d'amertume !
«Un seul instant, pour que je pense encore en paix à Sam arie , et
ensuite je m'abreuverai de ton absinthe; encore un rapide souvenir de
Solyme , et ensuite je te viderai jusqu'à la lie* ! «
Cette lecture achevée, le vieillard jeta autour de lui un regard rassé-
réné. Les rides semblèrent disparaître de son front bronzé, et son visage,
son attitude, sa marche trahissaient cette pensée intime : j'ai donc pu
exhaler mes longs gémissements ! « Mais en ce moment un cavalier inhu-
main passa , et à peine eut-il aperçu le vieillard , qu'il poussa , dit-on ,
son cheval sur lui, et le foula sans pitié sous les sabots ferrés du fou-
gueux animal.
Les désirs que le rabbin Jehuda Allevi exprimait au Xlle siècle par
cette complainte , sont encore les désirs d'un grand nombre de Juifs de
nos jours, comme ils furent ceux des Juifs des siècles passés, depuis
qu'un mystérieux et terrible arrêt les a bannis loin de la terre de leurs
aïeux. Persécutés et opprimés par les Césars de Rome, parce qu'ils se ré-
voltaient à chaque moment contre la puissance invincible des légions
romaines; persécutés et opprimés par les Césars de Bysance, parce qu'ils
complotaient sans cesse contre les chrétiens qu'ils haïssaient , ils virent
la Palestine changer dix fois de maître, et chaque nouveau maître les
persécuter et les opprimer comme ses prédécesseurs. Le mépris auquel ils
sont condamnés, même aujourd'hui, est aussi incroyable que la misère
dans laquelle ils sont tombés. La plus grande injure qu'on puisse adresser
à un Arabe, c'est de l'appeler Ebn-iahùdi , fils d'un juif^. A Jérusalem,
1) Munk, Palestine, p. 627.
2) Il marriva, un jour que je voyageais en Egypte, de dire au Sais, ou valet
qui accompagnait mon cheval, et qui m'avait donné des motifs de méconten-
— vu —
si l'on pose le pied sur le seuil d'une de leurs... faut-il dire maisons
ou étables ? on se sent repoussé par la puanteur et la malpropreté au
milieu de laquelle ces mallieureux végètent, et d'où cependant rien ne
saurait les arracher. Une force secrète les y enchaîne; une attraction mys-
térieuse les y entraine des contrées les plus éloignées, non comme les
pèlerins chrétiens , pour y visiter en passant leur ancienne patrie , mais
pour y fixer leur résidence et pour s'y préparer un tombeau. On compte
dans toute la Palestine près de huit mille Juifs , mais tous étrangers ou
fils d'étrangers. On les dirait condamnés à perpétuité à assister à l'ac-
complissement des prophéties du Christ qui a reçu la mort en ces lieux,
et des imprécations féroces que leurs pères ont vomies en le sacrifiant :
qœ son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! En parcourant à Jéru-
salem le sale quartier des Juifs^, et en constatant l'abjection à laquelle
les infortunés descendants de Juda sont réduits parmi les Arabes et les
Turcs, je ne pouvais m'empêcher de répéter ces vers du poëte catholique :
Ce sang, qu'ont attiré les blasphèmes des pères
Sur ce front foudroyé de leurs enfants maudits ,
Toujours tombe et retombe en flots héréditaires.
Que grossissent encor des crimes séculaires!
Sous le poids de ce sang toujours assourdis ,
Eu vain ils le secouent en marchant d'âge en âge^! (D.P. A. B.)
tement, il m'arriva de lui dire en colère : m ehn iahùdi, ô fils d'un Juif! — Le
jeune homme serra les poings et me montra les dents avec un air qui semblait
dire : je voudrais t'écraser infâme que tu es! — Puis, se voyant incapable de
m'attaquer, il se couvrit le visage des deux mains, pleurant de rage et de dépit.
Quelques minutes après, il vint à moi tout radouci et tout désolé : Abuhom,
me dit-il, Abuhom {leur père, c'est-à-dire père des chrétiens, qui appellent
le prêtre Albuîiosj notre Père), si vous n'êtes pas content, donnez-moi la bas-
tonnade, mais ne me traitez plus de ehn iahùdi—Le pauvre garçon! il préfé-
rait les coups à ce nom ignominieux. II me fallut le consoler pendant plus d'une
heure pour le remettre.
*) Ils se trouvant entassés entre le Mont Sion et remplacement du temple,
sur un espace très-restreint pour leur nombre. On a calculé que, si la population
était aussi pressée dans toute la ville qu'elle l'est dans le quartier des Juifs, Jé-
rusalem aurait plus de 100,000 habitants. Ces juifs ne descendent pas de famil-
les établies depuis longtemps dans le pays; car ces familles ne s'y perpétuent
guère et s'éteignent bientôt sous l'action de beaucoup de maladies contagieuses.
Les Juifs de Jérusalem sont tous des étrangers, qui y viennent la plupart, à un
âge avancé, pour mourir sur le sol de leurs ancêtres, et être enterrés dans la
vallée de Josaphat. Presque tous sont pauvres et vivent des aumônes recueil-
lies pour eux en Europe. (Mislin, les Lieux-Saints, t. II. ch. 23).
*) E quel sangue dai padri imprecato
Sulla misera prole ancora cade,
Che mutata d'etade in etade.
Scasso ancor dai suo capo non l'ha.
— 125 —
DÉPART DES MISSIOXXAIRES
EN JANVIEE, ET FÉVRIER 1SG3.
Est parti poiu' la Mission de Tripoli en Barbarie le Père Antoine de
Poggio- Ginolfo, Observantin de la Province de Home.
QUATRIÈME PARTIE.
ANCIENNE CHRONIQUE
sur les circonstances qui accompagnèrenf la suppression au Danemarck clés
Franciscains 2Iissionnaires de V Ecosse, de la Noncège, de la Laponie
et des autres régions voisines du Pôle-Nord.
{Continuation et fin; voir page 50).
LE COrVEXT d'ySTAD.
Voici maintenant le récit de la déplorable expulsion des Erères Mineurs de
leur couvent d'Ystad. Cet événement arriva la veille de l'Annonciation vers
l'an de grâce 1532. Le lecteur verra quelles impiétés et quels scandales les
Luthériens commirent en cette circonstance.
Avant leur expulsion définitive , les Erères furent assaillis au moins deux
fois, en dépit des réclamations qu'ils adressèrent à Sa Majesté et au Con-
seil du royaume. La première fois, les Luthériens, animés d'un esprit de
haine satanique, cernèrent le couvent et l'auraient certainement envahi, si
les Erères ne leur avaient opposé une résistance énergique , en barricadant
toutes les portes avec des poutres et de grands arbres. Néanmoins les Sec-
taires renversèrent les palissades qui l'entouraient, et arrachant des portes
des ais entiers, ils pénétrèrent dans la coui- des gens de service. Mais les
religieux les empêchèrent d'aller plus loin, et les assaillants durent se con-
tenter de les couvrir d'un torrent d'injures et d'opprobres, les traitant
d'assassins, de brigands, de voleurs, de vampires, etc. La seconde attaque
eut lieu delà manière suivante : Ces mêmes sectaires coururent un jour au
couvent pour y faire l'inventaire de tout ce qui s'y trouvait. En cette cir-
constance un certain Soeren Jeppesen et un autre bourgeois nommé Ingvar
forcèrent les serrures du corridor. Mais outre ces excès, les religieux eurent
à en souffrir bien d'autres, avant d'être entièrement chassés.
Or, voici la relation des événements qui accompagnèrent cette expulsion.
La veille de l'Annonciation de l'an de grâce 1532, après les vêpres et
l'office du soir, le bourgmestre Jean Hiort se rendit au couvent, suivi de ses
Luthériens et d'un grand nombre d'habitants de la ville, qui se mirent à
— 120 —
faire grand bruit à la porte, en demandant qu'on leur ouvrit. Comme on
s'y refusa, ils coururent en criçint et en hurlant à la grille de l'église, par
laquelle ils tentèrent en vain de pénétrer dans le couvent. Le P. André
Berthelsen*, gardien, entendant le tumulte, s'avança vers eux avec un reli-
gieux et leur demanda ce qu'ils voulaient. Tous se mirent à crier ensemble
qu'ils avaient des lettres du roi qui ordonnait de les cbasser, et de consa-
crer le couvent, changé en hôpital, au service des pauvres. Comme malgré
cela on refusait encore de leur ouvrir les portes, ils dirent qu'ils entreraient
de force. Alors le gardien témoigna le désir de voir les lettres royales, dé-
clarant que, s'ils n'étaient pas à même de les exhiber, il se garderait bien
d'abandonner le couvent. Les bourgeois répondirent qu'ils ne les montre-
raient jamais, tandis que Jean Hiort, se retirant à l'écart et appelant le
gardien, lui fit entendre qu'il demandait seulement à entrer avec l'un des
siens , en lui promettant que du reste il ne serait fait aucun mal aux re-
ligieux. Le gardien se laissa séduire par ces paroles; mais à peine les portes
furent- elles ouvertes, que le bourgmestre s'y jeta avec toute sa bande, et
s'empara de vive force du trousseau de clefs du portier. Et sur le champ
Soeren Jeppesen somma le gardien de lui remettre les actes de fondation,
ainsi que toutes les clefs du couvent, et l'état exact de tout le mobilier qui
avait déjà été inventorié. De son côté le gardien demanda par deux ou
trois fois qu'on lui donnât lecture des lettres royales. Là dessus le greffier
de la ville, nommé Soeren, tira de sa poche un morceau de papier, et fit
connaître au gardien et à ses Frères l'exposé des raisons pour lesquelles
on les expulsait. C'était d'abord parce que les religieux n'avaient pas prêché
le Saint Evangile; puis, parce que tous les habitants désiraient le départ
des Franciscains; et en troisième lieu, parce que les moyens d'existence
leur manquaient. En entendant ces belles raisons, le gardien demanda au
bourgmestre Niels Wiuther et à tous les échevins réunis si vraiment les
Frères Mineurs avaient jamais prêché des doctrines contraires à l'Evangile
et à l'Ecriture Sainte? AVinther et ses compagnons répondirent que les
Frères avaient toujours enseigné de saines doctrines et mené une vie abso-
lument irréprochable; " Néanmoins, ajoutèrent-ils, nous désirons leur éloi-
gnement, « Là dessus les Luthériens voulant les démentir sur la première
partie de leur réponse, il s'éleva une grande dispute parmi les habitants.
Quand le silence fut enfin rétabli, le gardien en appela à Sa Majesté et au
Conseil du royaume , disant qu'il saurait bien se défendre en temps et lieu
et réfuter les calomnies qu'on avait fait parvenir jusque près du trône. Mais
au même moment, Soeren Jeppesen, commençant à l'apostropher avec vio-
lence, lui arracha des mains les clefs ; ce que voyant les religieux prirent la
fuite, les uns par le chœur, les autres par le corridor.
*) Il fut nommé Ministre Provincial des Franciscains au Danemark le 8 sep-
tembre 1534,
— 127 —
Alors les bourgeois les arrachèrent violemment de leurs cellules, les traî-
nèrent sur le sol et les frappèrent de coups de hache. Parmi les religieux,
le P. Sévérin Jacobsen^ qui descendait au dortoir, fut plusieurs fois jeté par
terre, poussé avec violence dans les cloîtres contre les murs, puis traîné
tout autour du couvent. Après ces mauvais traitements, il dit aux autres
religieux : « En vérité, mes frères, je sens que je vais bientôt mourir des se-
cousses et des coups que j'ai reçus; je souffre tant que je respire à grand'
peine. « En effet, s'étant mis au lit, les jours suivants, il commença à dépé-
rir rapidement, ayant chaque jour des accès d'hémoptysie. Comme il appro-
chait de sa fin, Algot Nielsen, intendant de la ville, Mogen ïïansen, Tyge
Lauridsen, Tue Skomager et Pierre Olsen vinrent le visiter. « Chers amis,
leur dit le moribond, vous voyez combien vos concitoyens m'ont maltraité.
Ce sont surtout Pierre Nielsen, Ode Maler, Lars Bouder, et beaucoup
d'autres que je ne connais pas, qui m'ont conduit à une mort certaine. "
Le commandant Pierre Malthiaesen vint aussi le visiter avec plusieurs au-
tres bourgeois, lui demandant de qui il avait à se plaindre. // Sachez, leur
répondit le P. Sévérin, que si j'étais resté dans mon couvent, je ne me trou-
verais point dans le déplorable état où vous me voyez. Néanmoins je n'ai
de haine contre aucun de ceux qui m'ont maltraité; je leur pardonne, au
contraire, volontiers pour l'amour de Jésus-Christ, qui a souffert bien da-
vantage pour moi. Les douleurs que je souffre ne me permettent point de
penser à autre chose, et je laisse au juge suprême le soin de faire justice
de mes bourreaux. Je ne formulerai donc aucune accusation; il pourrait en
résulter pour moi de trop graves inconvénients si jamais je recouvrais la
santé. Il 11 y eut cependant deux des coupables qui, se repentant de leur
crime, vinrent implorer leur pardon, qu'il leur accorda de tout cœur. Quant
à tous les autres, ils s'obstinèrent dans leur malice, ne songeant même
pas à demander leur grâce. De leur côté, les habitants traitèrent de même
tous les autres religieux, les jetèrent par terre, les frappèrent avec des ta-
bles, et les traînèrent ensuite par les bras hors du couvent, montrant une
telle barbarie que même un turc ou un païen, qui eut assisté à cette scène,
n'eût pu retenir ses larmes. Aussi les serviteurs et les marins du roi, tou-
chés de compassion, s'écriaient-ils : « Qu'ils sont donc cruels et inhumains, les
habitants de cette ville ! Comme le peuple danois est barbare! Dans notre pays
les moines ont aussi été chassés, mais point battus ni maltraités ; au con-
traire, on leur a fourni des vêtements, de l'argent, et tout ce qu'il leur fal-
lait en voyage. " La pitié seule arrachait de pareilles exclamations à ces
soldats mercenaires.
Le bourgmestre Kiels Winther et plusieurs autres bons citoyens
versèrent aussi des larmes de compassion sur le sort de nos Erères. Parmi
*) II a déjà été question de lui à propos du couvent de Halmstadt.
— 128 —
ceux-ci, dein;: autres prêtres, les Pères Thomas et Cliristopliore, mouru-
rent également quelques jours après l'expulsion, laissant au Juge Suprême
le soin de prononcer si ce fut par suite des mauvais traitements qu'ils
avaient reçus. Au temps pascal, alors que les vrais chrétiens, ayant l'u-
sage de la raison, sont accoutumés et obligés de participer à la Sainte
Communion, les religieux furent empêchés de célébrer la messe, même à
huis clos. Le P. André Bcrthclsen, gardien, fut même tenu en prison
pendant plus de huit semaines, réduit à manger le pain de l'affliction et à
boire le calice de la douleur, sans avoir même une croûte de pain pour
se sustenter : n'est-ce point là un traitement pire que celui qu'on inflige
aux malfaiteurs publics, condamnés au gibet et à la roue? Et quand ce
religieux fut réduit à mendier, où pouvait-il trouver quelqu'un qui lui don-
nât un morceau de pain sans danger? Et cependant ce bon père gardien et
ses frères avaient laissé au couvent, au moment même où ils en avaient
été chassés , des provisions abondantes , dont il lem- avait été défendu
de prendre de quoi pourvoir à leur subsistance.
Voilà ce que les religieux eurent à endurer de la part des Luthériens
lors de la dispersion du couvent d'Ystad. Le P. André Berthelsen, gar-
dien à cette époque , me l'a raconté de vive voix et par écrit à moi Ei-ère
Erasme Olufsen, en m'affirmaut de bonne foi et par serment que son récit
était exact et entièrement conforme à la vérité.
LE COUVENT DE N'ESTVED.
Récit de la dispersion du couvent de Nestved, arrivée en l'an de grâce
de Notre Seigneur 1532, le lendemain de l'Assomption de la Sainte Vierge. —
Mogens Gjoe, digne disciple de Satan, avait souvent menacé de chasser
les religieux de ce couvent. Et comme son grand père et sa grand'mère
étaient morts en cette ville , et que le premier avait fait don d'un calice
au couvent, Mogens Gjoe le reprit au moment de la dispersion. Puis il
envoya en ce lieu des prédicants Luthériens, auxquels il recommanda de
déclamer contre les religieux. Peu content de cela, il leur joignit les fameux
Jean Kjoege et Nicolas Christensen, deux véritables brigands, apostats
de notre Ordre , avec la mission de suivre attentivement les sermons du
P . Erasme Olufsen , Lecteur du couvent , qui avait été spécialement chargé
de combattre l'hérésie.
Ces espions , ayant relevé quelques maximes prétendues hétérodoxes, les
envoyèrent à Mogens Gjoe, auquel ils fournirent un prétexte pour in-
terdire la prédication au P. Erasme et à tous les autres religieux, tant
qu'ils ne lui auraient pas rendu compte des propositions qu'ils avaient
avancées. C'est pourquoi Erasme, ayant pris pour compagnon le P. Jac-
ques Hansen*, coadjuteur du Provincial, se rendit à Copenhague, afin d'y
') Ce sont ces deux religieux qui ont écrit la présente chronique.
— 129 —
défendre sa doctrine devant le conseil du royaume. En fait, tous les mem-
bres de ce conseil, soit ecclésiastiques, soit séculiers, reconnurent, après
avoir lu ces propositions eu langue vulgaire , qu'elles étaient orthodoxes ,
de telle sorte que plusieurs d'entre eux allèrent jusqu'à verser des larmes ,
en sachant quelles étaient les choses qu'on mettait en question ; car ils
craignaient qu'une si grande iniquité n'attirât les malédictions du ciel sur ■
leur patrie. Alors Tjg-Krabbe prit les pièces et les présenta à sa Ma-
jesté; le roi les déféra sui- le champ à l'examen de Mogens Gjoe, et ce-
lui-ci les soumit au jugement de quelques Luthériens. Il est facile de
deviner le résultat d'un pareil examen , et Mogens Gjoe s'en prévalut pour
écrire secrètement aux magistrats de Nestved que ces propositions avaient
été jugées hérétiques par le conseil du royaume. 11 accompagna sa lettre
d'une dissertation dépourvue de sens commun, qui doit se trouver encore
entre les mains des bourgmestres de la ville. Après cela les deux religieux
susnommés retournèrent à Nestved , d'où le ministre Provincial rappela le
P. Jacques, son coadjuteur; mais bientôt le P. Jean Nyborg, Yice-gar-
dien de cette ville, se rendit à Roeskilde, afin de voir le Ministre. Ils en
partirent ensuite ensemble, et furent témoins de l'exécution du décret
royal, qui ordonnait l'expulsion de tous les religieux du couvent'.
LE COUVENT DE KALLUNDBOEG.
Récit de la dispersion du couvent de Kallundborg, arrivée vers la fête
de l'exaltation de la Sainte Croix en l'an 1532. — L'impie Mogens Gjoe
avait menacé plusieurs fois les religieux de les chasser du couvent de
Kallundborg; mais il aurait aimé que d'autres eussent accompli l'œuvre
sacrUége, et les habitants ne voulurent y prendre aucune part. Or, au
moment de quitter la ville pour aller au Jutland, Mogens enjoignit au
commandant de la forteresse d'intimer à tous les Prères l'ordre d'aban-
donner le couvent. Sommé d'en sortir, le P. Melchior, gardien, qui était
un hérétique caché , ne fit aucune résistance ; il resta néanmoins à Kal-
lundborg, de l'aveu de Mogens Gjoe, et plus tard il y prit la place de
prédicateur de la ville, qu'il occupe encore à présent.
LE COUVENT DE HOKSEXS.
Manière dont les Prères Mineurs furent chassés de ce couvent. — De-
puis longtemps les Frères y enduraient miUe avanies et insultes de la part
des Luthériens de la ville et de celle de Mogens Gjoe, qui déjà plus d'une
fois avait excité le peuple de Horsens à s'emparer du couvent que nous y
possédions. Les habitants avaient donc essayé de déterminer nos religieux
à se retirer volontairement , en promettant à chacun d'eux un beau présent
et tout le nécessaire; mais ils échouèrent dans leurs efforts. Ils ne
réussirent pas mieux par les menaces,^ d'autant plus que les Prères étaient
V) Ce décret est du 10 anùt 1.532.
12
— 130 ->
soutenus par Maudrup Ilolck , qui avait sur ce eouvciit des droits de fon-
dation*. C'est pourquoi les Luthériens de Horsens , ne pouvant arriver à
leur bat, s'adressèrent, d'après le conseil qui leur fut donné, à Mogens
Gjoe, qui leur suggéra l'idée d'enlever des églises paroissiales l'ostensoir
et les vases sacrés pour les offrir au roi comme le prix du couvent. Il fut
ainsi fait, et le bourgmestre Lars Jensen se rendit avec un autre citadin à
Goterp , où le roi se trouvait alors.
Les députés obtinrent en effet un titre de donation- par lequel Sa Ma-
jesté attribuait à la ville la propriété du couvent des Frères Mineurs, et
cette pièce fut lue en leur présence le jour de Sainte Barbe. Ceux-ci voyant
néanmoins qu'ils avaient été chargés près du roi d'une foule d'accusations
calomnieuses et que la lettre royale leur donnait le temps d'y répondre,
convinrent des termes d'une réfutation qu'ils signèrent et qui finissait
ainsi : » Nous nous déclarons innocents des faits dont l'on nous accuse
dans la lettre de Votre Majesté, et nous sommes résolus de ne point aban-
donner le couvent pour de pareils motifs. Mais considérant que cette même
lettre nous enjoint de partir sans retard , et qu'il nous faut obéir aux or-
dres du Prince, nous déclarons qu'en nous y conformant, nous préférons
nous soumettre comme le feraient des étrangers, plutôt que d'appeler de cette
décision, convaincus que nous avons très-peu d'amis, qui puissent obtenir
quoique ce soit en notre faveur auprès de Votre Majesté. « En effet cette
injuste et inique décision fut exécutée le jour de la fête du Saint Martyr
Thomas de Cantorbérj^. Mais avant de chasser nos Frères, on les dé-
pouilla de tout ce qu'ils avaient. Ceci arriva l'an et le jour que nous avons
indiqués.
Tel est le récit de l'expulsion des Frères Mineurs de la Province de
Danemarck .
RELATION
FAITE PAR LE P. MARC DE îfICE, ERAXCISCAIÎÎ , DE SON VOYAGE ET DE SA
MISSION' AU NOUVEAU MEXIQUE EN 1539^.
Avec l'aide et le secours de Notre-Dame la Bienheureuse- Vierge -Marie
et de notre Sérapliique Père St François, moi Fr. iMarc , profès de l'Or-
dre de St François, en exécution des instructions de l'illustrissime Seigneur
D. Antoine de Mendoza , vice-roi et capitaine-général pour Sa ^Majesté
dans la nouvelle Espagne , je suis parti de la viUe de St Michel (pro-
vince Culnacan) le vendredi 7 mars 1539, ayant pour compagnon Frère
Honoré et emmenant avec moi le nègre Etienne de Dorante et quelques
Indiens de ceux que Mgr le vice-Roi a aifranchis , après les avoir rache-
*) Manclrup IloIck, de Barristskow, descendait de Messire Nicolas de Bar-
ristskow, qui avait fondé le couvent en Tan 1261
^) Daté du 4 septembre.
5) Le 29 décembre 1532.
*} Voir la 2"" livraison de la deuxième année des Annales, -p. 128 et suivantes.
— 131 —
tés. Ils m'avaient été remis par François Vasquez de Coronado, gouverneur
de la Nouvelle- Galice , outre un grand nombre d'Indiens de Petatlan et d'une
autre ville nommée Cuchillo éloignée d'environ cinquante lieues de la première.
Ces hommes sont arrivés à la vallée de Culiacan, en témoignant une
très-grande joie , parce que les affranchis envoyés en avant par le susdit
gouverneur pour annoncer leur affranchissement à ces Indiens , leur avaient
assuré qu'à l'avenir ils ne devaient plus être traités en esclaves ni subir
aucun mauvais traitement , et leur avaient dit que Sa Majesté le voulait
et l'ordonnait ainsi. Avec la compagnie que je viens de dire je me mis en
route et marchai jusqu'au village de Petatlan , recevant partout le meil-
leur accueil, et trouvant toutes sortes de choses à manger, au milieu de
roses , de fleurs et d'autres décorations. Où il n'y avait point d'habitations,
on me faisait des maisons d'argile avec des branches entrelacées de toutes
parts. Je me reposai trois jours en ce village de Petatlan , parce que mon
compagnon Prère Honoré tomba si gravement malade , que je fus contraint
de l'y laisser; puis suivant nos instructions, je continuai mon chemin,
selon que me guidait l'Esprit Saint, sans aucun mérite de ma part. J'étais
accompagné du nègre Etienne de Dorante et de plusieurs Indiens affran-
chis, et beaucoup d'habitants du pays me fesaient partout où j'arrivais
une réception solennelle, avec de grandes démonstrations de joie, dres-
sant des arcs de verdure et me donnant à manger de ce qu'ils avaient,
bien que ce fût peu; car, disaient-ils, depuis trois ans il n'avait point
plu , les Indiens du pays avaient plutôt songé à se cacher qu'à ensemencer
leurs terres , par peur des chrétiens de la viUe de St Michel , qui jus-
qu'alors avaient accoutumé de faire chez eux des excursions, de les at-
taquer et de les réduire en servitude.
Sur toute la route , qui peut être de vingt-cinq à trente lieux en deçà
de Petatlan, je ne vis rien qui mérite mention, sinon la démarche que
firent près de moi quelques Indiens de File autrefois visitée par Eerdi-
nand Cortese, marquis de Yales. Us m'assurèrent que leur pays était bien
une ile, et non point une terre ferme, comme plusieurs le prétendaient ; ils
passaient sur quelques radeaux, et de la terre ferme à leur île ils devaient
franchir environ une demi- lieue de mer. Quelques autres Indiens vinrent
aussi me voir : ils étaient d'une île plus grande que la première et plus-
éloignée ; j'ai appris qu'au delà de cette île il y en a trente autres petites,
habitées par plusieurs familles et presque stériles, à l'exception de deux
qui produisent du maïs. Ces Indiens portaient autour du cou beaucoup
de bandeaux en nacre de perle. Je leur montrai des perles dont je m'étais
muni comme échantillons ; ils me dirent qu'il y en avait beaucoup de
pareilles et de très grosses dans les îles; néanmoins je n'eu trouvai au-
cune. Je continuai ma route à travers une région inhabitée pendant qua-
tre jours, suivi d'un grand nombre d'Indiens tant des îles que des mon-
tagnes que je laissais derrière moi , et au bout de cette région inhabitée
je rencontrai d'autres Indiens tout étonnes de me voir , parce que n'ayant.
— U'Z —
dans un pays si désert, aucun rapport avec les habitants d'en deçà, ils
ne se formaient aucune idée des chrétiens. Ces pauvres gens me firent
le plus grand accueil et me donnèrent t)eaucoup de choses à manger. Ils
cherchaient à toucher mes vêtements et m'appelaient Hayota, mot qui dans
leur langue signifie homme du ciel. L'interprète leur expliqua de sou
mieux tout ce que renferme l'instruction faisant connaître Notre Sei-
gneur Dieu du ciel et sa puissance. Parcourant ce désert, je tâchais de
m'enquérir par tous les moyens possibles des régions où l'on trouverait des
villes nombreuses et des habitants plus policés et plus intelligents que
ceux que j'avais sous les yeux, et je ne pus rien découvrir à cet égard;
mais on me dit que plus loin , à la distance de quatre ou cinq journées de
marche, au point où viennent mourir les pentes des montagnes, se déroule
une large et vaste plaine, et là, me dit-on, il y a beaucoup de grandes habi-
tations dont les possesseurs portent des vêtements de coton. Et comme je
leur montrais difi'érentes pièces de métal dont je m'étais muni pour me ren-
seigner sur les métaux du pays , ils prirent une pièce d'or en me disant
que les habitants de la plaine avaient des vases du même métal, et qu'ils
portaient aux narines et aux oreilles certains anneaux verts , et qu'ils avaient
certains instruments en or, avec lesquels ils se rasent et s'essuient la sueur,
et que dans leurs temples les murs étaient revêtus du même métal, dont ils
se servent d'ailleurs pour tous leurs besoins domestiques. Mais comme cette
plaine s'écarte des côtes de la mer , et que mes instructions me recomman-
daient de ne point m'en éloigner, je résolus de ne la visiter qu'à mon re-
tour, afin de la voir plus à l'aise, et je marchai ainsi pendant trois jours \\
travers les lieux habités par ces Indiens, qui me firent le même accueil que
les autres, jusqu'à ce que j'arrivasse à un village assez considérable , appelé
Vacapa ; là on m'entoura de mille prévenances et l'on m'ofi*rit abondamment
à manger, car la terre y est fertile et il est possible de l'arroser. De cette
station à la mer il y a quarante lieues, et comme je me trouvais si loin de la
mer, et que c'était l'avant- veille du dimanche de la Passion, je résolus d'y
rester jusqu'à Pâques, pour m'assurer de l'existence des îles dont j'ai dit
plus haut que Ton m'avait parlé. A cet efi*et j'envoyai plusieurs Indiens
du côté de la mer par trois chemins difi'érents, et je leur ordonnai de
m'amener des habitants de la côte et de quelques unes de ces îles , afin
de leur demander des renseignements. En même temps je chargeai le nègre
Etienne de Dorante de se diriger droit au nord à une distance de quarante ou
soixante lieues , pour voir si par là il y avait moyen de se procurer quel-
ques notions relatives à nos recherches. Je convins avec lui que, si on lui
signalait une région peuplée et riche qui méritât attention , il n'irait pas
plus loin et qu'il retournerait en personne ou bien qu'il m'enverrait des Indiens
avec un signe que nous déterminâmes, c'est-à-dire, qu'il m'enverrait une croix
blanche , de la hauteur d'une palme , s'il découvrait un pays d'une certaine
importance, et d'une hauteur double, s'il découvrait un grand pays, ou
enfin une grande croix , si c'était un pays plus grand et plus fertile que
— 1:33 —
la Nouvelle -Espagne. En conséquence, le dit Etienne me quitta le diman-
che delà Passion, après le dîné, et quatre jours après, je vis venir des
messagers avec une croix de la hauteur d'un homme , ils me dirent de la
part d'Etienne que je pouvais aller le rejoindre , parce qu'il avait trouve
des gens qui lui avaient fait connaître une très- grande province qu'avaient
visitée des Indiens qui étaient avec lui; l'un d'eux envoyé par Etienne
me dit qu'il y avait trente journées de marche du lieu où se trouvait
Etienne jusqu'à la première ville du pays appelé Cevola. Il affirme que
cette province compte sept villes très-grandes, toutes soumises à un seul
prince et avec des maisons bâties en pierres et en chaux, dont la plus petite
a un étage , et les autres deux ou trois étages , à l'exception de celle du
prince qui en a quatre. Toutes ces maisons sont rangées en ordre l'une à la
suite de l'autre. On voit aux portes des principales de nombreux ornements
eu turquoises, pierres précieuses qu'on y trouve, d'après ce qu'il dit, en
grande abondance ; le messager dit aussi que les habitants de ces villes sont
très-bien vêtus, et que plus loin se trouvent encore d'autres provinces,
dont chacune serait plus grande que le territoire de ces sept villes. J'ai
cru à son rapport , parce qu'il m'a paru être un homme sensé , et en con-
séquence j'ai différé d'aller rejoindre Etienne de Dorante , pensant qu'il
m'attendrait, et voulant d'ailleurs attendre moi-même les messagers que
j'avais envoyés du côté de la mer; ceux-ci revinrent aux Pâques fleuries,
avec des naturels des côtes et des deux îles qui me donnèrent des détails
sur les îles que j'ai dit plus haut être stériles , d'après ce que j'avais déjà
appris , et dont les habitants portent sur le front des bandeaux de perles
et possèdent, assure-t-on, de grosses perles et beaucoup d'or. Ces naturels
ra'attestèrent l'existence de trente-quatre îles apparaissant successivement
l'une après l'autre , ils me dirent que les habitants des côtes, comme ceux
des îles , ont peu de ressources; leur commerce est celui des melons. Autant
qu'on peut en juger àia vue, cette côte s'étend ve'rs le nord. Les Indiens
qui en venaient m'apportèrent des rondelles de cuir de vache , très-bien ou-
vragées, assez grandes pour les couvrir de la tête jusqu'à la pointe des pieds^
et percées au somm.et d'une ouverture qui permet de voir d'mi côté à
l'autre, je les crois tellement solides qu'un trait d'arbalète ne les percerait pas.
Ce jour là je reçus la visite de trois Indiens tatoués, qui s'étaient peint
le visage, la poitrine et les bras. Leurs compatriotes habitent des hauteurs
du côté de l'est, jusqu'aux frontières du territoire des sept villes. Us me
dirent qu'ils venaient me voir, parce qu'ils avaient entendu parler de moi,
et entre autres détails qu'ils me donnèrent, ils me parlèrent des sept villes
et provinces que m'avait fait connaître l'indien d'Etienne, presque dans
les mêmes termes que l'envoyé d'Etienne. C'est pourquoi je congédiai les
naturels de la côte , tandis que deux Indiens des îles dirent qu'ils voulaient
me suivre sept ou huit jours. Je quittai donc Vacapa avec eux et avec les
trois Indiens tatoués, le surlendemain des Pâques fleuries, en suivant le
chemin qu'avait pris Etienne. Celui-ci m'avait envoyé d'autres messagers ,
-— lai —
avec une autre croix de même grandeur que la première , en me pressant
de le rejoindre. 11 m'avait fait dire en même temps que la région que je
cherchais était certainement la plus grande et la meilleure qu'il y eût dans
ce pays. Ces messagers circonstaneièrent leur rapport absolument de la
même manière que le premier; ils m'en dirent même davantage et me firent
une relation plus claire et plus complète. Je marchai ainsi tout ce jour-là
et les deux jours suivants par la même route qu'avait suivie Etienne, et alors
mes compagnons me dirent qu'on pouvait aller en trente jours de l'endroit
où nous étions à la ville de Cevola, qui est la première des sept , et cela me
fut dit non par un seul , mais par plusieurs , qui entrèrent dans beaucoup
de détails sur la grandeur et le genre des maisons, détails identiques à ceux
que m'avaient donnés les premiers messagers; ils ajoutèrent qu'indépendam-
ment des sept villes on trouve trois autres royaumes qu'on appelle Marata,
Vacus et Totonteac. Je voulais savoir pourquoi ils s'éloignaient tant de leur
demeure ; ils me répondirent qu'ils le faisaient pour se procurer des turquoi-
ses, du cuir de vache et d'autres objets qu'on trouve également en grande
quantité dans ce pays. Je voulus aussi savoir quelles conditions et quels
résultats ils pouvaient espérer; ils me dirent qu'ils se rendaient à leurs ris-
ques et périls à la première ville qu'on nomme Cevola ; que là ils s'offraient
à travailler la terre et à d'autres services , et que pour leur salaire on leur
donne des turquoises ou du cuir de vache du pays. Les habitants de cette
viUe portent tous attachées aux oreilles et aux narines des turquoises d'une
grande beauté et d'une grande valeur; et l'on dit qu'on se sert de pierres
pareilles pour orner les portes principales des maisons de Cevola. Quant au
vêtement des habitants de Cevola, il paraît qu'il consiste en une chemise
de coton qui leur descend jusqu'aux pieds et qui se ferme au cou par un
bouton , auquel pend un long cordon , les manches de ces chemises sont
aussi larges en haut qu'eu bas. On dit qu'ils portent aussi des ceintures de
turquoises, et que plusieurs mettent sur leur chemise de beaux vêtements, et
d'autres du cuir de bœuf habilement ouvragé, ce dernier vêtement est le meil-
leur du pays où le cuir de bœuf est très-commun. Les femmes ont le même
costume, qui les couvre également jusqu'aux pieds. Ces Lidiens me firent
un excellent accueil et s'empressèrent de me demander quel jour j'étais
parti de Vacapa, afin de pouvoir à mon retour me procurer des vi-
vres et le moyen de me reposer. Ils m'amenaient des malades pour que
je les guérisse; ils cherchaient à toucher mes vêtements et me donnèrent
plusieurs cuirs de bœuf si bien préparés et ouvragés , qu'on pouvait les
croire l'œuvre d'ouvriers très-habiles ; et tous disaient que ces objets ve-
naient de Cevola. Le lendemain je continuai mon chemin, emmenant avec
moi les Indiens tatoués, lesquels ne voulurent point me quitter; j'arrivai à un
autre village, dont les habitants me reçurent aussi très-bien; ils cherchaient
de même à toucher mes vêtements, et me confirmèrent sur le pays que je con-
naissais déjà les mêmes particularités racontées par leurs devanciers ; ils me
dirent, en outre, que plusieurs naturels de ce village avaient accompagné
— 135 —
Etienne de Dorante jusqu'à une distance de quatre ou cinq journées de
marcile, et je trouvai, du reste, en ce lieu, une grande croix qu'Etienne m'y
avait laissée pour m' annoncer que l'existence du bon pays que je cherchais
devenait de plus en plus certaine. Il avait, en outre, recommandé qu'on me
.pressât de l'aller rejoindre, parce qu'il m'attendrait au bord du désert.
J'élevai là même deux croix, et je pris possession des lieux conformément
à mes instructions; car ce pays me paraissait préférable à celui que j'avais
laissé derrière moi, et il fallait bien que je fisse acte de possesseur. Je
marchai ensuite pendant cinq jours, toujours à travers des régions habitées,
recevant partout la plus sincère hospitalité et voyant force turquoises et
force cuirs de bœuf, et un pays présentant le même aspect. A ce point de
mon voyage, j'appris qu'après deux autres journées de marche je retrou-
verais une contrée inhabitée, où il n'y a rien à manger; mais on me dit
qu'on avait pris des mesures pour m'y procurer des logements et des vivres.
Je me hâtai donc d'avancer, pensant que je trouverais bientôt Etienne à
l'endroit où il m'avait fait dire qu'il m'attendrait. Avant d'arriver au désert,
je passai par un village arrosé par de nombreux canaux d'irrigation , et où
beaucoup d'Indiens, tant hommes que femmes, vinrent à ma rencontre;
ils étaient vêtus d'étoffes de coton, et plusieurs de peaux de bœuf, qu'ils
préfèrent, en général, aux étoffes de coton. Tous les habitants de ce village
se parent de turquoises, qu'ils appellent cacoiias, et qui leur pendent des
narines et des oreilles. Ils étaient venus avec le seigneur de ce village et
ses deux frères, vêtus de belles étoffes de coton, et également parés de
cacoiias, et d'un collier de turquoises. Ils m'offrirent beaucoup de gibier
tels que lapins ou perdrix, outre des épis de maïs, le tout en grande abon-
dance; ils y joignirent beaucoup de turquoises et de peaux de bœuf, et
de très-beaux vases à boire, et d'autres objets, dont je ne voulus accepter
aucun. J'avais mon vêtement de drap, appelé en Espagne drap de Saragosse,
et le seigneur de ce village et les autres Indiens touchaient mon habit de
leurs mains, en me disant que cette étoffe était commune à Totonteac et que
les habitants de ce pays s'en seivaient pour leurs habillements. Je ne pus
m'empêcher de rire et je leur dis que ces habillements étaient sans doute
en coton comme ceux qu'ils portaient. « Vous voyez bien, me répondirent-
ils, que nous savons que ceux que nous portons diffèrent de ceux que vous
portez. Sachez qu'à Cevola toutes les maisons sont pleines de vêtements
semblables aux nôtres, mais à Totonteac il y a de petits animaux auxquels
on enlève ce avec quoi on fait ce que vous portez . » Je demandai à cet égard
quelques détails plus précis ; on me répondit que ces animaux sont de la
grandeur de deux branches de Castille qu'Etienne avait avec lui, et Ton
ajouta qu'on les trouve en grand nombre à Totonteac.
Le lendemain j'entrai dans le désert, et là où je devais dîner, je trouvai
une tente qu'on m'avait préparée et des vivres en abondance près d'un cours
d'eau, et le soir je trouvai également une tente et des vivres. Il en fut de
même tous les quatre jours pendant lesquels le pays ne changea point, et
— 1:30 —
j'entrai ensuite dans, une vallée fort liabitéc. Au premier village beaucoup
d'hommes et de femmes vinrent à ma rencontre uvee des vivres; tous
avaient des turquoises qui leur pendaient des narines et des oreilles: plu-
sieurs avaient des colliers de turquoises, pareils à ceux que portaient le
seigneur du village précédant le désert et ses deux frères, avec cette diffé-
rence que ceux-ci avaient des colliers de trois ou quatre tours, avec de
bons vêtements et des peaux de vache, tandis que ceux-là n'en avaient que
d'un seul tour. Quant aux femmes, elles portaient aussi des turquoises aux
narines et aux oreilles, et plusieurs , des chemises et un vêtement appelé
nagua. Là on parlait autant de Cevola qu'on parle de Temistitan dans la
Nouvelle-Espagne, ou de Cusco au Pérou, et Ton y donnait sur les maisons,
les habitations, les rues et les places de la ville des détails précis, comme
des gens qui ^ seraient allés et qui s'y seraient procuré les objets néces-
saires pour la vie domestique, ainsi que le faisaient les Indiens cités
plus haut. Je leur disais qu'il n'était pas possible que les maisons fussent
telles qu'ils me les dépeignaient, et alors, pour se faire comprendre , ils
prenaient de la terre ou des cendres qu'ils jetaient dans l'eau: puis, il me
montraient comment on plaçait les pierres et comment l'édifice s'élevait,
à mesure qu'on superposait les pierres. Je leur demandai si les hommes
de ce pays avaient des ailes pour monter ces étages; et ils se mettaient à
rire en me représentant une échelle tout aussi bien que j'aurais pu le faire.
Ils prenaient une planche, se la dressaient sur la tête, et me disaient que
telle était la hauteur qui séparait les étages. On me fit connaître de même
l'étoffe de laine de Totonteac; où l'on prétend qu'il y a beaucoup de maisons,
comparables et même supérieures en nombre et en beauté à celles de Cevola,
parce que c'est une très-grande viUe, dont l'on ne trouve presque pas le bout.
J'appris qu'en cet endroit la còte de la mer se dirige brusquement vers l'ouest,
tandis que, jusqu'à l'entrée du premier désert que je traversai, elle allait tou-
jours vers le nord; et comme il m'importait de bien connaître la direction de
la côte, je voulus savoir à quoi m'en tenir. J'allais donc l'examiner, et je vis
clairement que là, à 35 degrés, la côte tourne vers le couchant. Cette décou-
verte ne me causa point une joie moindre que celle du pays, et je retournai
ensuite sur mes pas pour continuer ma route. Je marchai cinq jours dans
la vallée, laquelle est habitée par une belle population et si abondante en
fourrages qu'ils suffiraient à nourrir plus de trois mille chevaux. Arrosée par
de nombreux ruisseaux, cette vallée ressemble à un jardin, les bourgs et les
villages s'y étendent jusqu'à une demi-lieue et un quart de lieue, et dans
chacun de ces villages j'entendais une longue description de Cevola, et tous
les narrateurs me parlaient comme gens accoutumés à y aller tous les ans
gagner leur vie. J'y trouvai un Indien natif de Cevola, qui me dit d'y
être venu pour fuir le gouverneur, c'est-à-dire l'agent du Seigneur ; car
le Seigneur de ces sept villes vit et réside dans l'une d'elles qu'on ap-
pelle Ahacus, et dans les autres il place des agents, qui commandent en
son nom. [Sera continité).
ANNALES DES MISSIONS FRANCISCAINES
PEEMIÈEE PARTIE.
1:11 STO II^E AISTCIENISTE.
I.
TARTARIE.
DESSEINS DE LA PR0\T:DENCE DANS LES RAPPORTS DES TARTARES
AVEC LES PEUPLES CHRÉTIENS D^OCCIDENT, SURTOUT AU MOYEN
DES MISSIONS ERANCISCAINES.
1297.
Avant de continuer notre récit des Missions Franciscaines
chez les Tartares, nous pensons qu'il y aura plaisir et profit
à rechercher ici rapidement quelles ont pu être les vues de la
Providence divine dans la conduite des événements que nous
avons racontés dans les livraisons précédentes', lorsqu'elle a
permit les conquêtes si vastes que ces barbares firent dans
TAsie entière, et les rapports qu'ils nouèrent si mystérieuse-
ment avec le chef de TEglise catholique. Nous verrons en outre
quelle part dans ces grandes révolutions du monde moral
eurent à prendre par leur Mission les Eranciscains , instru-
ments secrets de l'œuvre de Dieu, qui fait aboutir toutes
choses à sa plus grande gloire et à la prospérité toujours
croissante de la société humaine. Quant au premier point,
voici quelques indices qui révèlent dans ces grands mouve-
ments le doigt de celui que les divines Ecritures représentent
comme ludens in orbe terrarum, parce qu'il meut et dirige toutes
choses d'une manière inattendue pour faire de tous les peuples
une seule famille.
On sait, dit le pieux abbé Eohrbacher, que, lors de la
venue du Christ au monde, l'obscur empire des Chinois et le
') Voir les première et deuxième livraisons de la deuxième année et la
deuxième livraison de la troisième année.
13
— 138 —
glorieux empire romain se touchaient, à leurs dernières extré-
mités, sur les bords de la mer Caspienne, comme s'ils
s'étaient préparés Tun et l'autre à offrir leur hommage au roi
IMMORTEL DES SIÈCLES, A JÉSUS, FILS DE DIEU ET DE MARIE.
Il n'est pas moins certain pour les gens instruits qu'au mo-
ment de la mort de Julien l'Apostat dans les plaines de
Babylone, la Chine était ou pouvait être considérée comme
une province, bien que très-éloignée et située aux derniers
confins de l'empire de Perse, qui lui-même touchait aux
limites extrêmes de l'empire romain, comme s'ils s'étaient l'un
et l'autre étendus jusque là pour pouvoir assister avec une
profitable admiration au triomphe de la roi sur le paga-
:msme rebaissant. Par où l'on voit que durant le cours de
tant de siècles, les iX^abuchodonosor de Babjlone, les Cyrus
de Perse, les Alexandre de Macédoine, les Césars de Eome
ne furent, tout bien considéré, que des merveilleux instru-
ments qui travaillaient à leur insu à rapprocher, mélanger et
confondre les diverses nations de l'Asie, de l'Afrique et de
l'Europe, afin de réahser, du moins selon leur pouvoir et
dans les proportions les plus vastes et les plus magnifiques,
cette grande unité des peuples, tous appelés à se ranger sous
l'étendard de la croix. Car telle il faut reconnaître et glorifier
la mission du Sauveur des nations : en droit et en fait il est
le maître de tout le genre humain. C'est pour cela qu'au
XIIP et XIV« siècle. Dieu suscite du fond de l'Asie de nou-
velles hordes de Tartares qui, sous la conduite de Tchingz-Khan
et de ses fils que semblait pousser la fureur de la domination
universelle, concourent par leurs entreprises à la préparation
matérielle de l'œuvre qui doit s'accomplir. A cette époque,
le catholicisme, malgré l'opposition des anciens maîtres de
Kome payenne et de quelques souverains de l'Allemagne
chrétienne, le catholicisme était devenu la loi commune et
définitive, la religion, le culte, la gloire de toute l'Europe,
tant l'Europe catholique s'était rendue le centre, la tête et le
cœur de l'humanité entière î II falUiit donc qu'elle parvînt à
connaître, afin de se l'unir, l'Asie Orientale ainsi que le reste du
monde , et cette œuvre providentielle a été admirablement com-
mencée par Tchingz-Khan et ses successeurs, pour être con-
tinuée par les Anglais, comme nous le voyons de nos jours.
— 139 —
En effet, dès qu'ils envaliirent F Asie, les Tartares ne tardè-
rent pas à se faire connaître des Européens, déjà entraînés à
un grand mouvement social par Tardeur des croisades, d'abord
en envoyant aux princes de la chrétienté des ambassadeurs
qui les menaçaient d'extermination, dans le cas où ils refu-
seraient de se soumettre; puis, en leur proposant des rela-
tions d'amitié réciproque et des traités de commerce , quand
ils apprécièrent mieux les forces et la puissance de ces prin-
ces; et enfin en les excitant même par des prières à se
liguer avec eux contre les Musulmans qu'ils avaient déjà af-
faiblis par la destruction de Bagdad. Ah! si à cette dernière
époque l'Europe avait obéi à un souverain à la hauteur des
circonstances et de la trempe de Charlemagne , comme l'on
aurait vu l'Europe et l'Asie jusqu'à la Chine ne former heu-
reusement qu'une seule chrétienté ! Car au fond, loin de
repousser l'Evangile, les Tartares l'aimaient; la preuve entre
beaucoup d'autres, c'est non-seulement que plusieurs fils de
Tchingz-Klian lui-même ont embrassé le christianisme, mais
encore, et ceci est bien plus remarquable, qu'un Archevêché
catholique fut établi à Pékin avec deux églises, et la faculté
pour le premier Pasteur qui occupa ce siège (ce fut le célèbre
Erauciscain Jean du Mont Corvin) d'en fonder d'autres dans
tout l'empire. D'un autre côté, les Missionnaires (Eranciscains
et Dominicains), toujours prêts à propager la Bonne NovA-elle,
ne pouvaient être ni plus zélés, ni plus nombreux^
Par ce qui précède, Eohrbacher nous met encore à même de
répondre à l'autre question que nous avons ci-dessus posée, à
savoir quelle part ont pu avoir, dans leur rôle de missionnaires,
à ce mouvement universel qui portait les peuples à s'unir dans
une seule société chrétienne, les fils de S*^ Erançois, et avec eux
tant d'autres missionnaires catholiques, qui, en ce même temps
ou peu après, allèrent cultiver ce même champ évangélique.
î^e parlant particulièrement que des Erères-Mineurs, objet de
notre travail, rappelons que les premiers organes du principe
catholique, les révélateurs de l'Evangile à la nation Tartare, au
moment même où elle allait déborder comme un torrent sur tout
l'Occident, furent des fils du Patriarche Séraphique d'Assise,
') Histoire universelle de l'Eglise catholique, liv. LXXII.
^ 140 —
Jean de Plan-Carpin, digne interprète des grandes pensées du
Pontife Innocent IV, bien propre à rabattre par ses paroles
pacifiques l'arrogance des conquérants barbares, et à la même
époque, quoique parti par une route différente, Laurent du Por-
tugal, Tun et l'autre en compagnie de plusieurs de leurs frères,
plus nombreux pourtant avec le dernier. Un peu plus tard ce fut
le tour du célèbre llubruquis, envoyé par le magnanime S^ Louis
de France. Ces hérauts de la foi apparurent à ces peuples doués
d'une vitalité nationale dans toute sa verdeur et toute sa rudesse,
comme un phénomène extraordinaire; et en vérité ils apportaient
ce phénomène dans la doctrine nouvelle et céleste, dont ils ne
manquèrent pas de jeter les premières semences dans le terrain
vierge et de faire briller les premières lueurs dans les ténèbres
de ces peuplades ignorantes. Aussi ce terrain s'ouvrit-il à ces
semences, qui y germèrent en partie, même chez les princes et
les grands, et qui y produisirent au moins des dispositions
favorables aux doctrines et à la prééminence de la société chré-
tienne, telle qu'ils avaient appris à la connaître. Voilà les liens
secrets et longtemps invisibles aux yeux d'un grand nombre, les
liens par lesquels la divine Providence se disposait à rapprocher
des peuples si différents les uns des autres, en les amenant tous
de loin par des voies mystérieuses à l'union d'une société uni-
verselle en concorde sous l'empire du nom de Jésus.
Maintenant et à l'appui des réflexions que nous venons de
faire, écoutons Abel Êémusat, l'homme le plus savant peut-
être qu'on ait vu en fait d'antiquités et des traditions asiatiques.
// Deux systèmes de civilisation, distincts l'un de l'autre, dit-il,
s'établirent, se répandirent et arrivèrent à la perfection, aux
deux limites extrêmes de l'ancien continent, et cela si séparé-
ment qu'ils n'eurent entre eux aucune espèce de rapport, de
sorte que, loin de rien se prêter, ils ne purent avoir l'un
sur l'autre la moindre influence. Mais tout-à-coup, par suite
des guerres et des évolutions de la politique, ces systèmes si
différents, si indépendants, vinrent en contact, peut-être
même à leur insu. Il est à remarquer qu'un pareil événement
n'eut point lieu seulement par suite des rapports et des négo-
ciations d'ambassadeurs arrivant d'une et d'autre part, mais
plutôt par suite de circonstances et de faits très-obscurs et
non moins efficaces, qui se produisaient sous l'action de
— Ili —
causes presque insensibles, mais innombrables : tels furent les
voyages de ces intrépides explorateurs, qui parcoururent les
régions les plus éloignées des deux bouts du monde, où les
poussaient des affaires de commerce derrière les ambassadeurs
et avant les armées de peuples guerriers. Car les débordements
des Mogols, en mettant tout sens dessus dessous, ne firent
que raccourcir les plus grandes distances, combler les intervalles,
et réunir entre eux les peuples, mais dans certains cas et suivant
les vicissitudes et les conséquences impérieuses des combats, ils
transportèrent bien des tribus entières loin de leur territoire natal.
C'est ainsi que ces transmigrations furent tantôt facilitées par le
goût des voyages, tantôt forcées par les nécessités de la guerre ou
par l'espoir d'un gain quelconque, et qu'il en résulta le mélauçre
d'hommes de toute religion et de tout pays. Mais ce furent lu
des événements où ne figurèrent que des individus, qui, perdus
dans le mouvement tmnultueux des nations, restèrent inconnus
à l'histoire; car l'histoire ne prit souci que de raconter les voya-
ges des rois, des ambassadeurs et des missionnaires dont la ré-
putation fut la plus grande. Tels sont les voyages de Sempad
l'Orbélien, ds Hayton, roi d'Arménie, des deux David, rois de
Géorgie, que des motifs politiques engagèrent à jiarcourir le
centre de l'Asie; puis, ceux de leroslas, grand duc de Sousdal,
et d'autres princes russes, qui se rendirent à Karakorum, auprès
de Kaiuc ouGaïouk, fils de Tchingz-Khan, auquel se présentèrent
également en assez grand nombre des religieux Italiens, Français,
Allemands, de l'ordre de saint Prançois et de saint Dominique,
chargés de missions diplomatiques. 11 ne faut pas oublier non
plus que l'on a vu des Mogols de naissance illustre à Eorae, à
Barcelone, à Yalence, à Paris, à Londres, à Xorthampton ; rt
qu'un Franciscain du royaume de Naples (le P. Jean du Monl-
Corvin) a été revêtu de la dignité d'Archevêque dans la ville
lointaine de Pékin, dont il laissa le siège à un célèbre profes-
seur de théologie de l'université de Paris, comme lui membre de
l'Ordre de S*^ François. Mais combien d'autres personnages moins
connus n'ont pas suivi les traces de tous ceux que nous venons
de signaler, que ce fût soit dans un intérêt spirituel ou temporel,
soit pour le seul plaisir de courir le monde ! Et cependant c'est à
peine si par pur hasard quelques-uns d'entre eux sont çà et là
nommés! «
13.
— 142 —
Le premier envoyé des Tartares qui parut en Europe fut un
certain Anglais, autrefois banni de sa patrie en punition de
ses crimes, et qui, après avoir longtemps erré par toute TAsie,
se mit au service des Mogols. De même un Franciscain flamand
(le P. Eubruquis) rencontra au fond de la Tartarie une dame de
Metz, nommée Pasquetta et enlevée en Hongrie; un orfèvre
Parisien, dont le frère habitait le Pont Neuf à Paris; et enfin
un jeune homme de Eouen fait prisonnier au siège de Belgrade.
Un chanteur, du nom de Robert, parcourut aussi toute F Asie
Orientale, et à son retour il se fit maitre de musique à Chartres.
Pareillement un autre Franciscain (Jean de Plan Carpin) , que
le Pape avait envoyé porter des paroles de paix au fils de
Tchingz-Khan, trouva à la cour de ce prince un Eusse qu^il
prit pour interprète, et tandis qu^il y était allé en compagnie de
polonais et d^ allemands, il s'en retourna avec des Génois, des
Pisans et des Vénitiens. Les deux frères Polo, après avoir long-
temps demeuré en Chine et en Tartarie, où ils avaient emmené
le jeune Marc, rentrèrent de même dans leur patrie. De pareils
voyages ne furent pas moins fréquents dans le siècle suivant;
on peut citer ceux de Jean de Mandeville, médecin anglais, du
Franciscain le Bienheureux Oderic d'Udine, de Pegoletti, de
Bouldeselle, et de bien d'autres. Il est, du reste, à croire que
les voyageurs dont le souvenir s'est tout à fait perdu, ont été
infiniment plus nombreux; car en ce temps là on tenait plus à
exécuter qu'à raconter les voyages. Or on ne saurait douter que
de ces hommes courageux beaucoup n'aient du fixer leur rési-
dence dans ces régions lointaines, tandis que d'autres, rentrés
dans leurs foyers, des hommes obscurs, si l'on veut, comme
ils l'étaient avant leur départ, mais avec l'imagination pleine
de tout ce qu'ils avaient vu, des hommes devenus l'objet d'une
curiosité incroyable, ne tarissaient point dans leurs récits,
d'autant moins qu'ils en exagéraient les détails; toutefois ces
exagérations ne les empêchaient pas de mêler aux fables ridicules
que parfois ils débitaient, les notions les plus utiles et des tra-
ditions destinées à produire avec le temps dans le champ de la
science les fruits les plus précieux. C'est à de pareils résultats
qu'aboutit, par exemple, l'heureuse extravagance de Colomb
s' obstinant à découvrir la route des Indes du côté de l'Occident,
idée que lui avaient d'abord inspirée les contes populaires et les
— 113 —
récits emphatiques de son aïeule. Ces semences précieuses fu-
rent jetées et répandues en Allemagne, en Italie, en Trance,
dans les couvents, parmi le peuple aussi bien que chez les
grands.
Il est donc très-ceriain que tous ces voyageurs restés obscurs,
mais si nombreux, portaient chacun à sa manière les arts de
leur patrie aux antipodes, ou rapportaient en retour des connais-
sances non moins précieuses, et faisaient, même à leur insu, des
échanges extrêmement utiles. Ainsi, il ne s'agissait point seule-
ment du trafic des soies, des porcelaines et de toutes les denrées
les plus rares de l'Indostan; mais l'esprit des Européens, empri-
sonné depuis la chute de Tempire romain dans les limites d'une
sphère trop étroite d'action et de vie intellectuelle, pouvait
profiter abondamment de la connaissance d'usages étrangers, et
de nations jusqu'alors ignorées, comme de celle de productions
entièrement nouvelles de la nature et de l'art. On ne saurait
dire jusqu'à quel point merveilleux ces éléments fécondèrent et
firent refleurir la civilisation renaissante de l'Occident. En
effet, quand nos pères eurent commencé de la sorte à connaî-
tre, à apprécier la partie la plus belle, la plus riche, la plus
vaste, la plus populeuse, et, dès une antiquité si reculée, la
plus avancée du monde connu, ils trouvèrent dans les arts, les
religions, la philosophie et les traditions fabuleuses de l'Asie ,
un nouveau sujet d'études profondes; la géographie fit de grands
progrès ; le besoin des découvertes devint pour ainsi dire l'idée
principale, dont se pénétra, s'impreignit et se forma le caractère
aventureux des Européens, de sorte que l'opinion qui portait
quelques-uns à croire à l'existence d'un autre hémisphère, ces-
sant peu à peu d'être tenue pour un paradoxe, fut cause que
Christophe Colomb, l'immortel génois trouva le Nouveau Monde
ou l'Amérique, peut-être en allant à la recherche du pays que Marc
Polo désigne sous le nom de Zipangri.
Nous sommes heureux de confirmer ces doctes considérations
de l'illustre écrivain par un fait qui, se rattachant àia découverte
du continent Américain, honore hautement un de nos anciens con-
frères, nous voulons dire le P. Jean Perez, gardien du couvent
de S^e Marie de la Rabida près de Palos en Espagne. C'est là que
le grand homme put heureusement se réfugier, alors que ses es-
pérances n'étaient point encore satisfaites. Car personne n'ignore.
— Ili —
et le savant Hoselly de Lorgucs est récemment parvenu à démon-
trer jusqu'à la dernière évidence dans la biographie du héros ita-
lien, que ce religieux a d'abord compris toute la portée de la
grande pensée du navigateur ligurien, puisqu'il y répondit en la
secondant et en aidant Colomb des lumières qu'il avait lui-même
recueillies dans ses études sur tant de merveilles qui frappaient
les esprits à cette époque. N'y a-t-il pas là une preuve suffisante
qne jusque et peut-être principalement dans les paisibles re-
traites du cloître, et surtout chez les Pranciscaius à raison des
courses hardies de leurs missionnaires en ce temps-là, de pareil-
les études, les recherches et les questions et les découvertes
concernant soit la géographie, soit tant d'autres sujets nouveaux
que fournissait à la curiosité la vue de ces peuples divers si
éloignés de l'Europe, que tout cela, disons-nous, excitait vive-
ment l'attention des personnes avides d'apprendre des choses
nouvelles et étrangères? Nous devons même ajouter, pour rendre
hommage à la vérité, que Colomb trouva en Perez non-seule-
ment un homme qui comprit ses vastes et sublimes projets ,
mais encore un homme qui s'attacha par tous les moyens à
l'encourager efficacement, en coopérant à sa généreuse entre-
prise, comme nous l'avons longuement démontré au cinquième
livre* de notre Ristoire universelle des Missions Franciscaines.
Quoi qu'il en soit, conclut en terminant Eémusat, c'est le
débordement des hordes Mogoles sur l'Orient qui amena la chute
du Califat, ainsi que la ruine des Bulgares, des Comans et des
autres peuples septentrionaux; il détermina en outre la déca-
dence des nations de la Haute-Asie, qui contribua tant à douner
plus tard une grande force à la réaction, grâce à laquelle les
Eusses, jadis vassaux des Tartares, purent après leur départ
subjuguer à leur tour et soumettre à un seul empire tous les
nomades du Nord. Enfin, un dernier résultat de l'invasion des
Mo'^ols fut que la Chine obéit à une dynastie étrangère et
s'unit en quelque manière à la Tartarie, et qu'en même
temps le Bouddhisme se répandit dans cette dernière région et
dans le Thibet. On vit dès lors s'effectuer l'indroduction des
chiffres indiens, la connaissance des méthodes astronomiques
des Arabes, la vulgarisation dans les langues du pays de l'Evan-
*) {L\\ùs\.o\i\\^ CoXomh, Histoire de savie cl de tes voyages. Milan, 1857,
— 145 —
gilè et des Psaumes, due au zòle du P. Jean du Mont-Corvin,
archevêque latin de Pékin, et enfin rétablissement d^une hiérar-
chie parmi les Lamas, sur les bases de la hiérarchie catholique,
par suite de la fusion du !N"estorianisme avec le Bouddhisme.
Maintenant il faut remarquer que, même avant que se fussent
établis entre TOrient et l'Occident de semblables rapports qu'a-
vaient d'abord commencés les croisades et qu'étendirent ensuite
davantage les irruptions des Mogols, la plupart des merveilleuses
découvertes, qui illustrèrent tant la dernière période du moyen
âge, étaient depuis des siècles bien connus des peuples de l'Asie :
telles par exemple, la polarité de l'aimant, qui était de temps
immémorial observée et employée en Chine; la poudre à canon,
que les Indiens et les Chinois connaissaient et dont ils se ser-
vaient depuis longtemps; l'imprimerie qui remontait chez eux
jusqu'à l'an 952 de l'ère vulgère; et aussi, depuis l'antiquité la
plus reculée, l'usage du papier que nous appelons aujourd'hui
billets de banque, ainsi que des cartes à jouer. Toutes ces dé-
couvertes ou inventions, dont les peuples de l'Asie jouirent à
des époques très-reculées et perdues dans la nuit des âges,
restèrent longtemps et entièrement inconnues à l'Europe. Même
lorsqu'eut eu lieu au XIII® siècle le contact des nations de
l'Europe et de l'Asie, notre ignorance eut à se prolonger encore
durant un siècle et demi, avant de cesser tout à fait; c'était le
temps fixé dans les desseins de la Providence pour l'achèvement
des efforts laborieux après lesquels ces merveilleux secrets de-
vaient pénétrer et se naturaliser parmi nous. Et c'est pour cela
qu'il advint que la source et l'origine en restèrent enveloppées
d'une mystérieuse obscurité, aussi bien que ceux qui les premiers
les découvrirent et les vulgarisèrent; tant est vrai ce que nous
disions plus haut de ces causes invisibles et de ces transmis-
sions inaperçues grâce auxquelles les connaissances des régions
les plus lointaines parvinrent peu à peu jusqu'à nous. Ainsi,
les lumières ou plutôt les merveilles dont nous parlons firent
parmi nous leur première apparition à un degré fort imparfait
et comme dans un état d'enfance ; car il leur fallut un très-long
temps pour se féconder et arriver à une maturité et à une per-
fection telles qu'elles pussent s'appliquer à tous les besoins de la
vie; d'autant plus qu'elles ne se révélèrent aux premiers inven-
teurs que par hasard et ne se présentèrent à eux que comme des
— li-G —
distractions ou des passe temps d'( sprits spéculatifs. Ainsi, par
exemple, l'art de l'imprimerie, bien qu'ayant pris naissance en
Chine au moins cinq siècles plutôt qu'en Europe, ne put réelle-
ment devenir pour le monde un instrument de grands progrès,
avant que l'invention des caractères mobiles n'en eût rendu com-
mune et ordinaire l'application aux besoins de l'intelligence.
IN'ous dirons donc, pour conclure, que c'est le choc des peuples
agités par la main de Dieu qui a fait jaillir les étincelles de ce
foyer de bienfaisante lumière dont la force et l'éclat n'ont cessé
de croître depuis le moyen âge jusqu'à nos jours, de telle sorte
que les catastrophes à la vue desquelles le genre humain sem-
blait ne pouvoir que trembler et gémir, vinrent plutôt le réveil-
ler de la profonde léthargie où il était depuis longtemps plongé ,
et si plus de vingt empires ont disparu de la face delà terre, il
faut voir dans leur ruine non une œuvre de destruction, mais
seulement le moyen employé par la divine Providence pour pro-
duire cette magnifique et brillante civilisation, dont se glorifie
actuellement ^Europe^
C'est ici le lieu de remarquer que ces germes épars du
savoir de pays étrangers et lointains, que signalait l'illustre
écrivain que nous venons de citer, ont été surtout recueillis et
apportés dans les royaumes tranquilles et policés de l'occident,
où ils devaient se féconder, par les Missionnaires de l'Eglise ca-
tholique; chacun d'eux les communiquait aux couvents et à l'Or-
dre ou au pays auxquels il appartenait par sa naissance ou par
son affiliation à un Institut ou par une autre circonstance
quelconque. C'est dans les couvents des Eranciscains que nous
voyons surgir un génie gigantesque pour son temps , Eoger
Bacon, qui au XIII« siècle déposa dans des ouvrages pleins
de profondes recherches les premiers germes des plus belles
découvertes. Elles étaient telles que, grâce à l'ignorance et
à la barbarie de ses contemporains, elles le firent d'abord
passer à leurs yeux non pour un sage, comme la postérité
le jugea ensuite, mais pour un sorcier ou un magicien, digne
non-seulement de tracasseries, mais de véritables persécutions.
^\ Mémoires de l'Académie royale des inscriptions et belles-lettres, nouvelle
série, tome VII. — Mémoires sur les relations politiques des princes chrétiens, et
spécialement des rois de France avec les empereurs mogols, d'Abel de Rémusat,
p. 411 et 420.
— Ii7 —
Aussi eut-il grancF peine à s'y soustraire. Néanmoins Bacon
se mit à exposer devant l'Europe, soit en Angleterre sa patrie,
soit à Paris, où il avait une chaire d'enseii>'nement, dans ses
leçons orales et dans les livres qu'il publia, des vérités et des
idées nouvelles et surprenantes, au milieu desquelles nous
croyons avec tous ses biographes qu'il posait, sur un ton à
vrai dire en partie dogmatique et en partie divinatoire, les
principes de chimie, de mécanique et de mathématique, au
moyen desquels ces sciences commencèrent dès lors jusqu'au-
jourd'hui à faire toujours de plus merveilleux progrès. C'est
à lui qu'on attribue en Europe la première connaissance de
la manière de préparer la poudre des armes à feu, la théorie
de la puissance prodigieuse de la vapeur contenue et réglée
par des engins mécaniques, capables d'en diriger l'action et
la force, quand on les met en jeu, ainsi que les méthodes
propres à arracher à la nature, par l'observation et l'expé-
rience, le secret de ses forces, ou encore à révéler aux sa-
vants les ressources occultes soit de la pensée soit du langage,
ressources par l'emploi desquelles les peuples s'instruisent mu-
tuellement et marchent d'un pas rapide dans les voies de la
science et de la sa^^sse^ De même nous vovons aussi dans
un couvent de Eranciscains un religieux nommé Luc Pac-
cioli, du bourg de San-Sepolcro en Toscane, appliquer son
esprit, au milieu des exercices de sa vie solitaire de cénobite,
à l'étude des problèmes mathématiques; c'est lui qui le pre-
mier fournit à l'Europe les premiers éléments jusqu'alors in-
connus de cette science de l'algèbre, que les méthodes subli-
mes de Newton et de Leibniz'^ devaient ensuite mener au
plus haut degré de perfection possible. Nous pourrions men-
tionner ici bien d'autres nouveautés merveilleuses, soit artis-
tiques, soit scientifiques, qui occupèrent les paisibles loisirs
des fils de S* Erançois, en même temps qu'ils élevaient leur
âme à la plus haute perfection , dans une vie à la fois active
et contemplative, pour leur sanctification personnelle et pour
celle des peuples. Or ces connaissances étrangères, ces nou-
velles recherches par suite desquelles tous ces hommes de
^) Voir Humboldt dans son CosmoSj tome II.
2) Dictionnaire universel des arts et des sciences d'Ephraim Chambers, t. II, au
mot Algèbre, p. 45. Gènes, 1771.
— 14-8 —
talent consacrèrent les forces de leur intelligence à la culture
(les sciences, des arts, des langues, et à tant d'autres tra-
vaux aussi utiles que savants, n'eurent certainement point
d'autre origine ni d'autre stimulant que les relations de leurs
confrères, desquels la renommée publiait des choses merveil-
leuses à propos de leurs courses dans des missions lointaines,
ou qui, revenus de leurs voyages, remplissaient d'admiration
leur couvent, leur province et leur ordre entier par ce qu'ils
racontaient de civilisations, d'usages et de peuples tout diffé-
rents. Nous pouvons donc affirmer que non-seulement ces dignes
Missionnaires répandaient les semences de la vraie sagesse ca-
tholique chez les nations barbares et infidèles, mais encore
qu'ils rapportaient de ces mômes nations aux peuples policés
et chrétiens des données pratiques sur les usages ou sur les
arts et les sciences qu'ils avaient observés en parcourant ces
régions lointaines, et ils devenaient ainsi comme des anneaux
qui rattachaient les diverses familles de la race humaine, et
comme des instruments par lesquels elles se faisaient entre
elles des communications utiles.
Si maintenant nous revenons à la mission providentielle de
Tchingz-Khan et de ses fils, chefs des Tartares, il est clair
que, dans leurs entreprises extraordinaires, ils n'ont en définitive
que continué l'œuvre de Nabuchodonosor et des Assyriens, de
Cyrus et des Perses, d'Alexandre et des Grecs, de César et
des Eomains, c'est-à-dire qu'ils n'ont fait que rapprocher les
uns des autres tous les peuples de la terre, et les réduire à
une UNITÉ au moins matérielle et extérieure; cette unité devait
être bientôt suivie de cette tjxité morale que nous avons en effet
vu commencer et, dans tous les cas, entreprendre avec tant de
labeurs par les missionnaires catholiques, et surtout en ce temps
là par les Franciscains, qui se jetaient en bataillons si nombreux
sur ce monde de peuples nouveaux, sur lesquels l'Eglise Eo-
raaine pouvait étendre son empire spirituel. Aujourd'hui,
certes , cette œuvre , quant à l'unité matérielle , est presque
menée à fin par les Anglais, les Français et les autres peuples
de l'Europe chrétienne, car les Anglais se sont servis des inven-
tions mêmes apportées ou imitées de l'Inde et de la Chine, et
perfectionnées en Europe, pour mettre le pied dans ces pays,
et pour en contraindre les habitants par toutes sortes de moyens
— 149 —
et de ruses, et au besoin par la force, à entrer dans Forbite du
inonde chrétien et catholique. A leur tour les français y pous-
sent TAfrique, et les uns et les autres, d^accord avec les autres
peuples chrétiens, obligent Tempire de Mahomet lui-même à
sV laisser entraîner? Désormais il appartient à la véritable
Eglise de Dieu de faire le reste, en ne cessant d^envover, comme
par le passé, des Apôtres qui poursuivent ^ancienne œuvre
qu^ont commencée, et que continuent de nos jours, avec d^ au-
tres courageux ouvriers, les Missionnaires Franciscains et Do-
minicains : cette œuvre, c^est Tunification spirituelle et inté-
rieure de tous les peuples de la terre sous l'empire du Christ!
Il appartient de l'achever aux nations catholiques et profondément
attachées au christianisme, il appartient de l'achever spécialement
à la Trance très-chrétienne, en protégeant les Missionnaires par
une politique forte et soutenue, pénétrée, comme elle doit l'être,
du véritable esprit de l'Evangile, qui en est la source.
14
DEUXIEME PARTIE.
HISTOIRE COlSTTEMPORAIiSrE.
ALBANIE.
Lettre du P. Joachim de Yelletri, Mhi. Ois., Missionnaire
Apostolique en Albanie, au Rédacteur des Annales, Siir Vétat
des Missions Franciscaines dans la ville de Scutari.
Scutari, ce 27 décembre 1862.
TRÈS-RÉYÉrtEXD PÈRE MaRCELLIX ,
Attaché, moi aussi, par la miséricorde divine, au sublime
ministère auquel se dévouent en si grand nombre nos confrères
épars sur toute la terre, pour évangéliser les nations qui sont
encore malheureusement plongées dans les ténèbres de la mort,
j'ai pensé que vous ne seriez pas fâché de recevoir de moi aussi
quelques détails sur Tapostolat que notre ordre remplit dans
cette ville de Scutari. Ils serviront, avec ceux qu'on nous en-
voie de Castrati, d'Alessio, de Pulati et de la Macédoine, pour
faire connaître aux lecteurs de vos intéressantes Annales ce que la
grâce du Seigneur daigne opérer pour la consolation et le salut
des habitants de ces contrées.
Or, on avait résolu dès l'an 184^3 de bâtir en cette ville un
hospice où pussent se loger nos Missionnaires, soit en se ren-
dant au poste qui leur est assigné dans le champ évangélique,
soit en en revenant, d'autant plus qu'il arrive souvent qu'ils sont
pris d'une fièvre pernicieuse, quand ils y ont passé quelque temps.
Mais pour plusieurs raisons qu'il serait trop long d'exposer, et
surtout par manque absolu de ressources, il ne fut jamais pos-
sible de réaliser un projet si utile, jusqu'à ce que l'année der-
nière (I86I) toutes les difficultés furent vaincues par le cœur
généreux de l'Illustrissime évêque diocésain. Monseigneur Louis
Curcia, une des gloires de notre Institut. Il se priva d'une
maison, dont le maigre revenu formait presque toute sa mense,
l'agrandit en y faisant exécuter des travaux pour la somme
— 151 —
relativement considérable de 1500 piastres, et nous en fit tem-
porairement don, jusqu^à ce que la Providence nous fournisse
le moyen de construire Fhospice. jSIous espérons que nous ne
Tattendrons pas trop longtemps; car nous avons déjà reçu à
cette fin une très-forte aumône du gouvernement impérial d'Au-
triche.
Aussitôt le digne prélat dont nous avons parlé appela deux
de nos Missionnaires et les chargea d'instruire les enfants de la
ville. C'est pour Scutari un bienfait inappréciable; mais nous
tremblons en pensant à la vertu non commune qu'en requiert
l'application : car quoi de plus grande dit S*^ Jean Chr3^sostome,
que de gouverner les intelligences , que de former les mœurs de
V enfance? Assurément je regarde coììime sujoérieur à tout peintre,
à tout statuaire, et à tout artiste de ce genre celui qui sait
former le cœur des jeunes getis^. " Cela peut se dire surtout
ici, à cause des obstacles considérables que font naître les
préjugés d'un pays où la civilisation chrétienne n'est point
connue, et où il suffit qu'une chose soit nouvelle, pour dé-
plaire tellement au peuple qu'on ne pourrait le décider à bien
l'accueiUir, fût-ce en lui promettant tous les avantages ima-
ginables. jN^éanmoins en persévérant patiemment dans notre
tentative, nous avons obtenu en une seule année près de nos
élèves des résultats si satisfaisants que nous en fûmes tout
émerveillés; et comme le succès, quand on y arrive, séduit
toujours la foule, on nous en bénit de toutes parts. Les ha-
bitants pouvaient à peine en croire leurs propres yeux, lors-
que, le jour de la fête de l'Immaculée Conception, que nous
célébrâmes avec toute la pompe, religieuse qui nous fut pos-
sible, dans la chapelle de Monseigneur, ils virent les enfants
que nous avions instruits, offrir après la messe solennelle un
doux bouquet poétique à l'auguste Mère du Seigneur. Ils
y avaient été exercés par l'excellent P. Rosario de Castel-
luccio en Sicile, professeur de la troisième classe élémentaire,
qui avait su si bien choisir des rhythmes et des pensées
adaptés à la solennité et au caractère des enfants, qu'on aurait
vraiment dit un groupe d'anges chantant doucement la pre-
*) Quid majus quam animis moderari, quam adolescentulonun. fìngere more.s?
Omni certe picLore, omni certe statuario, cœlerisque hujusmodi omnibus excellen-
(iorem hune duco, qui juvenum animos fingere non ignorei. Hom. LX in 6 Matth.
— 152 —
mièrc apparition de la Yiergc toute pure et toute sainte à
l'entendement de l'Eternel. Revêtus de leurs plus beaux cos-
tumes nationaux, rangés en ordre devant Tautel de Marie, oh !
si vous les aviez entendus réciter d'une voix sonore et le
visage empreint de la joie de rinuocenco, qui une ode, qui
une hymne, qui une autre pièce de vers à l'admirable Reine
des Yierges, vous auriez certainement versé des larmes d'at-
tendrissement avec tous les auditeurs, et surtout avec les pa-
rents, qui, après les avoir étroitement pressés contre leur
sein , ne se lassaient point de les couvrir des plus tendres
baisers.
La même cérémonie se reproduisit le jour de i^oël dans
notre petite chapelle située sur la terrasse de la maison que
nous habitons et que les gens du pays appellent Senascin. Elle
eut lieu après le chant solennel des Matines et de la Messe,
et cette l'ois nos jeunes élèves qui y avaient assisté débi-
tèrent en l'honneur du divin Enfant de petits discours que
nous avions cherché à rendre gracieux et touchants , autant
que le comporte le caractère de l'idiome du pays. Il faut
remarquer ici que bien que la cérémonie religieuse ne com-
mençât qu'à la pointe du jour, beaucoup de personnes s'étaient
déjà réunies, bien avant cette heure, près de la porte de
notre hospice. A peine s'ouvrit-elle, que la foule y pénétra
à flots et envahit jusqu'à la cour voisine, de sorte qu'il nous
fallut, mali^ré la risrueur de la saison, ouvrir toutes les fenê-
très, afin que ceux qui ne pouvaient pas entrer dans la cha-
pelle entendissent du dehors.
Je ne vous dépeindrai point l'admiration et la reconnais-
sance que nous témoignent ces braves gens, surtout les parents
des enfants choisis pour réciter les petits discours; on les vénère,
ces enfants là, comme des Anges descendus du Paradis. Quant
à nous, nous rendons de bien vives actions de grâces à Dieu
de ce qu'il a daigné dans sa bonté féconder si merveilleuse-
ment notre pauvre ministère pour la gloire de sa sainte
religion.
En même temps notre très-digne évêque Monseigneur Gar-
cia fit distribuer à ces enfants de belles petites médailles, des
croix, de petites couronnes et de petits livres de dévotion,
et alors leurs transports de joie et ceux de leurs familles re-
— 153 —
doublèrent. Mais désirant encore procurer également aux jeunes
filles rinstruction convenable, Monseigneur leur donna deux
maîtresses qui firent à Dieu vœu de chasteté, et qui déjà
enseignent à plus de soixante élèves la doctrine chrétienne,
la lecture et tous les ouvrages de femmes par lesquels ces
enfants pourront se rendre utiles à leurs familles. Il paraît
qu'il se propose d'appeler bientôt quelques religieuses de
France, et qu'il s'est déjà mis d'accord à ce sujet avec le
consul de cette nation : par là l'oeuvre sera vraiment achevée.
Quant à nos élèves, ils sont déjà plus de trois cents, et
nous leur avons voué la plus tendre affection, de même que
les Eévérends Pères de la Compagnie de Jésu travaillent avec
un zèle vraiment exemplaire à l'éducation des jeunes gens
du Collège Pontifical, sur lesquels reposent toutes les espé-
rances du clergé Albanais. Xous plantons; au Seigneur main-
tenant de donner l'accroissement nécessaire au bon succès de
l'entreprise : Eecommandez-nous donc à Dieu, mon bon Père,
dans vos saintes prières, et permettez-moi de me redire
Votre très-dévoué serviteur,
Pr. Joachim DR Velletri,
Supérieur provisoire des Missions
Franciscaines de Sciitari.
II.
PALESTINE.
Lettre où leV. Cyprien de Tréyisiù, premier professeur de phi-
losophie au courent des Mineurs Ohservantins à Venise , rap-
porte au rédacteur des Annales une nouvelle épreuve de nos
Missions de Palestine.
Venise f 1 mars 18(j:i.
Très -RÉVÉREND Père Marcellin,
J'ai appris ces jours derniers un douloureux événement relatif
à notre mission de Palestine, et bien qu'à contre-cœur, je îne
hâte de vous en transmettre les détails.
Le Eévérendissime Père Custode de Terre-Sainte annonçait au
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très-révérend Père Philippe-Marie; de Venise, commissaire de
Terre-Sainte en cette ville, par une lettre du 24 février, la
nouvelle de la mort des trois religieux nos confrères qui ont
péri dans un naufrage arrivé au voisinage de la rade de Jaffa.
Ces trois infortunés étaient F. Charles de Solliera, de la Pro-
vince des Observantins Kéformés de Bologne, P. Yictor de
Peltre, de la Province des Observantins lléformés de Venise,
tous deux profés comme convers, et Pr. Enstache d^Airali, près
de Smyrne, récemment admis dans Tordre en qualité de Clerc.
Ce dernier, né de Grecs schismatiques et élevé dans leur
croyance, avait, après s^être converti à la foi catholique, abjuré
ses erreurs entre les mains de nos religieux missionnaires à
Smyrne, et doué d^une intelligence non commune, il fit de jour
en jour de tels progrès dans la science et dans la vertu qu'il finit
par vouloir embrasser les austérités de Tlnstitut séraphique et
les devoirs de l'état ecclésiastique auquel il se sentait appelé. Le
reverendissime père Custode avait satisfait en partie à ses vœux
ardents , en le revêtant comme Tierciaire de la bure de S^ Fran-
çois. Il venait ensuite, avec Tautorisation du reverendissime
P. Général, de Tenvoyer en cette Province de Venise, afin qu'il
s'y livrât ù l'étude dans l'un de nos couvents, et qu'il pût plus
tard être admis au noviciat et à la profession de notre règle.
C'est dans ce dessein qu'on l'avait adjoint comme compagnon
aux deux frères Charles et Victor susnommés, lesquels, après
s'être dignement acquittés pendant plus de six ans des divers
emplois dont ils avaient été chargés dans la custodie de Terre-
Sainte, rentraient dans leurs propres Provinces par la voie de
Venise.
Mais Dieu dans ses impénétrables jugements en avait décidé
autrement. En effet, partis tous trois ensemble de Jérusalem et
arrivés à Jaffa , nos frères trouvèrent que le bateau à vapeur du
Loyd Autrichien, sur lequel ils se proposaient de s'embarquer,
était déjà parti depuis deux jours, ou plutôt Cju'il s'était enfui
à cause du mauvais temps. Car à Jaffa il n'y a ni port ni anse de
refuge; on n'y voit que de nombreux écueils et des bancs de
sable qui encombrent de toutes parts la côte. Néanmoins les
trois religieux ainsi que d'autres passagers résolurent de s'em-
barquer le même jour sur un pyroscaphe russe, pour rejoindre
ensuite à Alexandrie la malle Autrichienne. Cependant la mer
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était encore fort houleuse, de sorte qu^ils durent, en mon-
tant sur une barque, louvoyer assez longtemps à Test afin
d'éviter les écueils et de se rendre à bord du pyroscaphe, qui
était ancré à une distance de plus de deux milles de la plage.
Mais à peine avaient-ils franclii la longue ligne d'écueils,
qu'une vague énorme vint fondre tout à coup avec fureur sur
la pauvre barque et la souleva à une hauteur effrayante, puis
la précipitant chavirée dans le gonfPre, Tensevelit sous les
eaux, de sorte qu'elle disparut entièrement pendant quelques
minutes, et nos trois confrères se noyèrent ainsi malheureu-
sement, faute de prompts secours, tandis que quelques ma-
rins, bons nageurs, parvinrent à grande peine à se sauver.
Quelques jours après on rechercha les corps des malheu-
reux naufragés; des nôtres, on en retrouva deux qui furent.
enterrés dans notre cimetière de JafPa; mais on ne put ja-
mais retrouver le corps du Frère Yictor de Teltre, comme je
l'ai appris par des informations postérieures.
En communiquant cette désolante nouvelle au très-révérend
père Provincial des Observantins réformés de Venise, afin
qu'il eût soin de prescrire les prières d'usage pour l'âme du
P. Victor, le reverendissime Père Custode exprimait Tafîliction
profonde qu'en avaient éprouvée tous les religieux de Terre-
Sainte. Us avaient pu, en effet, depuis plusieurs années apprécier
la piété et le zèle des deux frères lais Charles et Victor, ainsi
que les excellentes qualités du jeune Eustache de Smyrne,
qu'on espérait voir un jour rendre par sa parfaite connaissance
de la langue grecque les plus grands services à notre mission de
Palestine dans l'intérêt de ses malheureux habitants.
Adorons, mon très-révérend Père, dans un pareil désastre les
desseins impénétrables du Seigneur, et ne manquons pas de nous
souvenir dans nos prières des àmxCs de ces trois confrères qui ont
exposé leur vie, non pour gagner de l'or et de l'argent, ou d'au-
tres biens terrestres, mais pour répondre à la vocation à laquelle
Dieu les avait appelés.
Quant à moi, même en ne considérant que ce fait particulier,
duquel on peut en rapprocher tant d'autres, je ne puis m' em-
pêcher d'admirer de plus en plus l'abnégation de ceux de nos
confrères qui se consacrent ù l'œuvre des missions étrangères;
car les périls seuls des longs voyages entrepris à cette fin donnent
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au rôle du missiouuairc tous les caractères d^un véritable sacri-
fice que peut seule inspirer la charité de Jésus-Clirist.
Agréez mainteuant l'assurance de mon attachement et croyez-
moi toujours
Votre très-dévoué serviteur et confrère
Fr. Cyprien de Trévise,
Min. Obs.
m.
CHINE.
Lettre de Monseigneur Michel Navarro d'Espagiie, Min. Obs.,
Vicaire ajjostolique de Hu-nan en Chine, au Reverendissime
Fere Général de tout V Ordre Franciscain , Raphael de Pon-
TECCHio, sur la jiersécution endurée jmr les chrétiens de Hu-
nan en 1862.
Pékin, 26 octobre 1862.
Reverendissime Père,
Comme nous avons cette année souffert une persécution très-
violente dans cette partie de la Chine, je crois bien faire d'en
adresser une courte relation à Votre Paternité Reverendissime,
afin que vous sachiez ce qui arrive à ceux de vos fils qui* travail-
lent à propager la foi du Christ dans cet immense empire. Or,
depuis la publication du traité de paix conclu par le gouverne-
ment Chinois avec la Trance, les Lettrés, farieux de voir ainsi
la voie ouverte aux chrétiens pour les confondre facilement dans
des discussions religieuses, résolurent de s'en venger en susci-
tant contre eux une atroce persécution. Elle éclata à Heng-
Chou-fu de la manière suivante. Voyant que beaucoup de per-
sonnes venaient à notre résidence de Hoang-Xa-Wan , située à
deux milles environ de cette ville, afin de s'y instruire de la
religion catholique qu'elles embrassent après avoir reconnu leurs
erreurs, ils s'y rendirent eux-mêmes avec quelques Bonzes, pour
entamer une dispute avec nos catécliistes et nos élèves. Ce
n'était point le désir de connaître la vérité qui les poussait,
mais l'espoir de nous confondre par le seul exposé emphatique
de leurs traditions idolâtres. Or, nos jeunes gens surent si-
gnaler si facilement leurs contradictions grossières, qu'ils en
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restèrent tout ébaliis et vivement irrités. L'un d'eux, nommé
Tchang-Tao-inin, ayant lu, entre autres, un de nos livres qui
traitait des péchés capitaux, en fut tellement frappé que, sous
rimpression de la grâce divine, il demanda à se faire chrétien.
Et chose admirable! d'homme très-irritable qu'il était, de fumeur
passionné d'opium, il devint, dès ce moment, doux comme
un agneau, il renonça à tous ses vices, et ne trouva plus de
plaisir qu'à s'instruire à fond de la foi catholique. Il rendit
compte de ce qui s'était passé à sa mère, à sa femme et à «es
enfants, et eux aussi témoignèrent le désir de recevoir le bap-
tême. Et comme la foi dont ils se montraient animés était
vraiment extraordinaire, on le leur administra, à lui le Samedi-
Saint, et aux autres membres de sa famille le lendemain. Quand
ce fait vint à la connaissance des Lettrés, parmi lesquels Tchang-
Tao-inin jouissait d'une grande réputation, ils craignirent qu'un
pareil exemple n'entraînât toute la ville à se faire chrétienne et
l'accusèrent aussitôt devant le Mandarin de je ne sais quel crime.
En conséquence à la deuxième fête de Pâques, au moment où
il rentrait chez lui, il fut arrêté et mené en prison, et en même
temps ils invitèrent le peuple par une proclamation publique
(je ne saurais dire si c'était de leur autorité privée ou avec
l'approbation des agents du pouvoir) à jeter bas notre église et
notre résidence, profitant de ce ciue par hasard il ne se trouvait la
aucun Européen; car n'ayant point encore nos passe-ports, nous
nous tenions soigneusement cachés.
Cependant le Mandarin s' étant fait amener le prisonnier, lui
demanda où il était allé les trois jours précédents, c'est-à-dire,
aux trois fêtes de Pâques. Sur cette réponse : /' A l'Eglise ,
parce que je professe la religion chrétienne, " le Mandarin fit
donner à Tchang-Tao-inin quarante soufflets qu'il se montra tout
heureux de recevoir pour l'amour de Jésus-Chnst; mais il de-
manda pour quel crime il était si sévèrement châtié. Le Man-
darin lui ayant répondu qu'il devait bien le savoir : // Je sais
seulement, répliqua le patient, que je suis chrétien, et que je
venais de mon église. // Et là-dessus on le reconduisait en prison,
et le bruit courut qu'on le mettrait bientôt à mort.
J'appris qu'en etfet appelé de nouveau devant le tribunal, on
le frappa encore de quatre cents coups de fouet. Alors je ré-
solus de me présenter aux Mandarins, après les avoir fait
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prévenir de ma visite par mon domestique; mais quoiqu'ils
eussent déclaré qu'ils me recevraient volontiers , je fus inexora-
blement repoussé au moins par cinq magistrats auxquels je
m'adressai. Maintenant représentez-vous toute la ville de Heng-
Chou-fa en effervescence, dès qu'on y sut qu'un Européen allait
y paraître; en un instant toutes les rues se couvrirent d'une im-
mense multitude, où tous les yeux étaient braqués sur moi, de
sorte que les porteurs de ma litière pouvaient à peine avancer,
tandis qu'on criait de toutes parts : Tuez-le, et en même temps
les coups de bâton pleuvaient sur le palanquin. Arrivé au tri-
bunal du gouverneur de la ville, le dernier auquel je m'adressais,
et inutilement, comme je l'ai dit, je dis à ses agents : Ah ! vous
me repoussez? Eh bien! je ferai rendre compte de ces indignités
au gouverneur général du Hu-Quan. » Et je retournai immé-
diatement parmi mes chrétiens qui se livraient à la désolation et
aux larmes, s' attendant tous à une mort prochaine. Je les en-
courageai, puis je fis à l'instant apprêter une barque, afin de
tenir parole. Mais alors une si grande foule de peuple se pressa
autour de la résidence, demandant à hauts cris à me voir, que
le tumulte devint vraiment effrayant. Je crus donc nécessaire de
me montrer, comme je le fis, en adressant à la foule de bonnes
paroles qui parurent la satisfaire. Je pris ensuite un peu de
nourriture, je me rendis à ma barque et je partis.
En passant à Tchang-Xa, j'informai par lettre le gouverneur
de la Province de tout ce qui avait eu lieu, et lui annonçai que
j'allai trouver le vice-roi pour lui demander justice. Parvenu à
Hu-pè, où plusieurs bâtiments européens avaient déjà jeté Fan-
cre, j'y fus accueilli avec toute la cordialité possible par le
commissaire du gouvernement français, qui me donna l'hospi-
talité pendant plus de dix jours et me fit ensuite conduire à la
maison que m'avait indiquée notre illustrissime confrère Monsei-
gneur Louis Célestin Spelta. De là je fis connaître par une autre
de mes lettres tout ce qui m'était arrivé au gouverneur général
du Hu-Quan, en demandant l'observation du traité de paix
conclu avec les puissances Occidentales, et la mise en liberté
de notre néophyte injustement détenu. Mais cette lettre ne par-
vint point à destination, bien que le Mandarin qui s'était chargé
de la remettre au gouverneur me donnât à entendre que ce
même gouverneur avait déjà expédié des ordres rigoureux pour
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qu'on fit droit à nos réclamations; en conséquence, ayant reçu
de mon Pro- Vicaire une, lettre par laquelle il m^ipprenait que la
situation des chrétiens empirait de jour en jour, puisque les
Lettrés avaient publié un édit prescrivant à chaque famille de
mettre à mort tous ceux de ses membres qui manifesteraient
l'intention d'embrasser le christianisme, et de noyer dans les
puits ou dans les étangs ceux qui, Tayaut embrassé, refuseraient
de Tabjurer, j'écrivis de nouveau audit gouverneur, et en même
temps à la légation française à Pékin, afin qu'elle intervînt pour
déterminer ces méchants Lettrés à des dispositions moins hostiles
à l'égard de la religion catholique. En effet, la Légation fit
immédiatement de si fortes réclamations que le gouverneur gé-
néral de Hu-Quan et celui de Hu-nan intimèrent à la fois
l'ordre au Mandarin qui tenait notre Néophyte en prison, de
lui rendre la liberté. Mais les persécuteurs qui voulaient à tout
prix sa mort, l'empoisonnèrent avant de le laisser sortir; puis,
lorsque déjà le poison commençait à lui déchirer les entrailles, ils
le mirent sur la rue pour qu'il retournât chez lui, et à peine
avait-il fait quelques pas que, surpris par une bande que guidait
un nommé Hoang-i, il tombait frappé de cinq coups de poignard
et abandonné comme mort; celui qui l'accompagnait jeta en vain
les hauts cris pour empêcher le crime, et il ne lui resta plus
qu'à appeler du monde et à faire transporter en sa maison le
malheureux Tchang-Tao-inin sur une échelle. Nos missionnaires
accoururent aussitôt près de lui pour le fortifier du secours des
derniers sacrements; il les reçut avec une piété exemplaire, par-
donnant à ses ennemis, et disant que les mauvais traitements
qu'il avait soufferts étaient bien peu de chose eu égard à Ténor-
mité de ses péchés; et c'est en exhortant ainsi sa famille à
braver tous les maux plutôt que de trahir la religion qu'elle
professait, qu'il rendit tranquillement son âme à Dieu, pour
aller recevoir la couronne des martyrs au milieu des splendeurs
de la gloire éternelle.
L'orage sembla ensuite se calmer un peu; je repris donc le
28 octobre le chemin de ma résidence. J'arrivai le 4 novembre
à la ville de Sian-Tan , dont le gouverneur était heureusement
un bon Mandarin, et où résidait le prêtre chinois André Cung.
Ce dernier fut tout heureux de me voir, et ne craignit point
de demander au gouverneur qu'on nous rendit notre église, fer-
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mée en 1851 à cause de la persécution et occupée depuis lors
par les païens; cette demande fut accueillie, et environ vingt
jours après on nous en remit en possession. En conséquence,
jugeant que nous aurions joui en cet endroit d^une paix con-
stante, j'achetai aussitôt un terrain contigu à Téglise, afin de
l'agrandir et d'y élever une maison qui nous servît de résidence.
Mais le samedi de la Passion, lorsque tous les travaux étaient
à peu près terminés, un Lettré chrétien, qui devait passer des
examens à Sian-Tan, vint me trouver et m'informa que plus de
trois cents candidats païens étaient arrivés en même temps que
lui, et que, quand ils avaient entendu parler de notre église,
ils avaient résolu de l'abattre , en tuant tous les missionnaires
qu'ils y rencontreraient: c'est en vain qu'il leur avait fait
toutes les représentations propres à les détourner du projet de
manquer si insolemment au traité de paix conclu entre le gou-
vernement Chinois et les Puissances Occidentales. A cette
nouvelle je me décidai à l'instant à me cacher au fond d'une
barque chrétienne, comme je le fis, jusqu'à ce que le pauvre
prêtre hydropique Cung eût écrit au Mandarin pour qu'il empê-
chât l'exécution de cet abominable dessein. Celui-ci nous recom^
manda dans sa réponse de ne rien craindre; mais le fait est
que le vendredi avant le dimanche des Rameaux toutes les
rues de la ville furent jonchées de croix, que cette bande
de Lettrés foulait aux pieds, en vomissant d'horribles im-
précations contre les Européens et contre la religion catholi-
que. Le lendemain, ils convoquèrent le peuple au tribunal, au
son d'une timbale de bronze, qu'on appelle Lo, et déclarèrent
qu'ils avaient reçu l'autorisation et même l'ordre d'incendier
l'église chrétienne; que par conséquent tout le monde devait les
suivre pour concourir à cette œuvre sainte. Les choses se passè-
rent ainsi, et en quelques heures l'église fut réduite à un mon-
ceau de décombres. Immédiatement après, on en fit autant de la
maison, dont je venais de m'enfuir, et on alla jusqu'à détruire
tous les arbres fruitiers dont elle était entourée; les chrétiens
qui habitaient la maison eurent grande peine à échapper à la
mort en se sauvant tout nus. Là ne s'arrêta point la férocité
de ces forcenés, ils déterminèrent d'aller détruire de môme mon
collège situé à six lieues de la ville, où résidait avec d'autres
chrétiens notre confrère le P. Eusèbe Dongo, qui y était Eecteur
— 161 —
et Professeur. Informé de ce projet, j'envoyai aussitôt un exprès
pour l'avertir de fuir et de se cacher. Quant à moi, accompagné
du prêtre Cung et de cinq chrétiens, je pris la mer avec notre
petite jonque, et je me dirigeai vers Hu-pè, afin d'implorer le
secours des consuls Européens. Après avoir essuyé une horrible
tempête, où nous devions nous croire tous perdus, nous finîmes
grâce à un véritable miracle par atteindre Han-Kou, le jour de
Pâques. Nous y fûmes reçus par le P. Pranciscain Ange Yada-
gna, et le lendemain nous fûmes visités par notre illustrissime
confrère Monseigneur Zanoli, venu d'U-Cthag, afin de nous
consoler.
Cependant les Lettrés de Sian-tan, s'étant mis en rapport
avec leurs collègues de Heng-chou-fu, parvinrent à faire in-
cendier chez eux aussi nos deux églises outre ma résidence, le
séminaire, l'établissement de la Sainte-Enfance, et plus de six
cents maisons de chrétiens, qui se trouvèrent ainsi dépouillés
de tout ce qu'ils avaient, et pour comble d'infortune, repoussés
sans pitié par les païens; car ceux-ci leur refusèrent jusqu'au
moindre abri dans leurs habitations. Dès que ces mauvaises nou-
velles arrivèrent, je priai immédiatement le consul français
d'adresser nos réclamations au gouverneur général du Hu-quan;
mais voyant qu'elles n'aboutissaient à rien, je résolus de me
rendre en personne à Pékin, où je suis depuis le 31 juillet der-
nier, espérant obtenir des réparations complètes. Le Yicaire
général du Kiang-si, où ont été commises les mêmes iniqui-
tés que dans les lieux de ma juridiction, est arrivé ici pour la
même raison. Xous avons trouvé un protecteur vraiment ex-
cellent en Son Excellence le comte Kleczhowscki; il exige que
nous puissions retourner dans nos résidences et que nous y
soyons reçus avec tous les honneurs, qu'on rebâtisse les églises
et les maisons détruites, qu'on nous indemnise de tous domma-
ges, et enfin qu'on enjoigne par un édit solennel aux Manda-
rins, aux Lettrés et à tout le peuple de se garder, sous peine de
mort, de commettre désormais de pareils attentats ! Qu'en résul-
tera-t-il? Dieu seul le sait. En attendant je vous dirai que le
ministre chinois des affaires étrangères nous a mandés chez lui,
et nous a fait servir des fruits et des douceurs, afin, dit-il, que
les gouverneurs et les mandarins des provinces sachent comment
le gouvernement entend qu'on traite les Européens, surtout les
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— 1G2 —
Missionnaires, et le cliâtimcnt rigoureux qui les frappera, s'ils
osent violer la volonté du céleste empereur. Quant à moi, j'im-
l)lorai la grâce de ceux qui m'avaient offensé ; ce dont il parut
très-content. Veuille le Seigneur que nos tribulations ne durent
plus longtemps, de sorte que nous puissions travailler librement
à la conversion de ces pauvres chinois; il n'y a pas à douter
(ju'ils n'embrassent en grand nombre notre sainte religion, si
le traité de paix est observé. J'apprends à l'instant qu'un nou-
veau missionnaire destiné à Ilu-nan, le P. Félix, vient d'arriver
Cl Hu-pè, où il restera jusqu'à ce que ma malheureuse chré-
tienté se soit relevée.
En attendant. Mon Eévérendissime Père, veuillez avec tous
nos confrères d'Europe nous recommander au Seigneur, et nous
consoler de temps en temps par une de vos lettres ; car votre
parole a une force merveilleuse pour affermir dans la patience et
les autres vertus chrétiennes qui leur sont si nécessaires ceux de
vos fils qui travaillent pour la gloire de Dieu dans cet immense
empire de la Chine.
En les bénissant, bénissez-moi aussi, moi qui suis également
Yotre fils très-dévoué,
Er. Michel xS'avaueo,
Vicaire a]iostoluiue de îlu-nan.
Lettre du P. Pascal Billi, Mïssionnmre Apostolique, Mineur
Oh^ervantin de la I*rovince de Toscane, a Mgr Eustache
Zaxoli, Vicaire Ajwstoliciue de Kn-iiè , sur les aventures
quii courut en voyageant jiour V accomplissement de son mi-
nistère dans V empire Chinois,
Han-Koîi , 15 novembre 1862.
Illustrissime et Eévérendissime Monseigneur,
•Te viens dans cette lettre vous raconter tout ce qui m'est arrivé
par le fait tant des soklats impériaux que des rebelles, ma
délivrance miraculeuse, et enfin mon retour à Han-Kou. C'est là
que s'est bornée ma première mission, assez courte, mais entiè-
rement différente des autres; car mes deux mois d'absence
n'ont été qu'une suite continuelle de périls dont je me suis
toujours tiré.
— 163 —
Or, le 25 août de Tannée courante, Monseigneur Louis Cé-
lestin Spelta, qui vient de mourir, m'envoya dans le district de
S* Marc Evangéliste, pour que je pusse m^exercer quelque temps
à la pratique de la langue chinoise, sous la direction de mon
compatriote le P. Smeraldo de Livourne. Pendant les dix pre-
miers jours de navigation, j'eus à souffrir plusieurs contre-
temps que je crois utile de mentionner succinctement, comme
avant-coureurs des fâcheux événements qui allaient se passer.
Et d'abord, quatre jours après notre départ, vers le coucher du
soleil, un navire chargé de soldats arrête à l'improviste le nôtre;
ils viennent à l'abordage, se livrent à un minutieux examen et
à mille perquisitions, puis, suivant leur habitude, ils placent
tous leurs bagages dans notre navire et déclarent qu'on devra
les mener où ils voudront. Il fallut céder à leur audace et nous
priver de la liberté et de la paix dont nous jouissions. Cette
rencontre nous en valut une autre, et voici comment : quand
nous arrivâmes à une ville où ces soldats voulurent débarquer,
le malheur voulut que je fusse remarqué par deux Chinois et
reconnu comme européen. C'en fut assez, à peine eurent-ils fait
part de leur découverte à d'autres que la foule des curieux
avides de me voir envahit le navire; Fun enleva les petites fenê-
tres de ma cabine, l'autre ouvrit mes rideaux, im troisième me
menaça du bambou, tous cherchèrent à me forcer de sortir.
J'aurais satisfait leur curiosité tout de suite, si les conseils
qu'on me donnait et la prudence ne m'avaient décidé à me tenir
caché; mais ma vie étant à la fin en danger, je fus obligé de me
montrer, pour apaiser le peuple qui, content de me voir, finit
par s'éloigner en me couvrant de huées. Content moi-même d'en
être quitte à si bon marché, je donnai aussitôt l'ordre du départ,
pour ne point m'exposer à de nouveaux dangers.
Arrivé à Kien-kia-san, j'y trouvai le P. Smeraldo, près duquel
je restai jusqu'à la, jNTativité de jN'otre-Dame, parce que ce Père
avait fixé au 8 septembre la régénération spirituelle d'un Sien-sen
(Seigneur) reçu docteur, auquel le baptême fut administré à la
grande joie de l'un et de l'autre. Le lendemain nous nous rendî-
mes à Ja-su-Kiao, et de là à Zao-lin-tien, lieu très-voisin de celui où
mon confrère allait commencer une mission. C'est là que je me mis
avec lui à m'exercer à la langue; mais le ciel me préparait un autre
sujet d'étude, je veux dire celui de la patience dans les tribula-
— ICA —
tions qui m'attendaient. Et effet cinq jours ne s'étaient pas écou-
lés, lorsque mon charitable précepteur fut appelé pour donner
rextrême onction à une distance de sept lieues. La crainte qu'on
ne demandât encore ailleurs les secours de la religion le força de
me laisser en ce pays au soin de nos bons chrétiens, mais trois
jours après je dus moi-même partir et aller à huit lieues de dis-
tance, à San-xe-tieu , village où il n'y a que cinq chrétiens. Qui
aurait pu supposer que c'était là un voyage qui devait me faire
faire de terribles rencontres et tomber entre les mains des rebelles?
Certainement personne, car les rebelles Jeho-mao^ étaient fort
éloignés, c'est-à-dire sur les limites des deux provinces de Hu-pè
et de Ho-nan, près du lac de Lao-co-co, et en outre une
grosse armée d'impériaux les entourait et les empêchait de venir
de notre côté. En un mot, les nouvelles étaient excellentes, et
chacun vaqaait à ses affaires domestiques. Ainsi rassuré, je vou-
lus accomplir mon devoir et me rendre sur une bête de somme
dans ce village où je trouvai une malade en grave danger; je lui
administrai l'extrême onction et les autres secours spirituels in-
stitués par notre sainte mère l'Eglise, et dans les moments où
la malade pouvait se passer de ma présence, je me tenais
pour étudier dans une chambre qu'on m'avait assignée. Mais
voilà que tout-à-coup se répand l'effrayante nouvelle que les
rebelles ne se trouvent plus qu'à quatre lieues du village et
qu'ils approchent à grands pas. Chacun demandait quel che-
min ils prendraient, et beaucoup se consolaient en entendant
dire qu'il n'y avait aucun danger pour leur village. Parmi ces
derniers étaient les chrétiens, qui m'exhortaient à ne rien crain-
dre. Ne croj^ant point pouvoir m'en rapporter à leurs paroles
et voyant fuir un grand nombre d'habitants, j'appelai aussitôt
un homme pour emporter la caisse des ornements sacrés, et
accompagné du père de cette famille chrétienne, je me dirigeai
vers le canton que tous les fugitifs cherchaient à gagner. A peine
sorti du village, je vis les colonnes de fumée qui annonçaient
l'approche des rebelles et une grande multitude c[ui fuyait por-
tant sur les épaules, celui-ci les petits enfants, celui-là les cou-
chettes; un autre poussait devant lui une partie de son troupeau;
tous, criant sauve qui peut, s'acheminaient d'un autre côté.
Quand nous fûmes arrivés à une maison païenne, à cjuatre milles
^) A la longue chevelure.
— 165 —
de distance du village, le guide m'y laissa comme en un lieu de
connaissance et de sécurité. D'autres encore vinrent se réfugier
dans cette maison où plusieurs affirmaient que les rebelles ne su
présenteraient pas.
Mais le lendemain 30 septembre à la pointe du jour le mari
de la pauvre malade que j'avais assistée vint tout éperdu m' an-
noncer la triste nouvelle que les rebelles se trouvaient à quelques
pas du village, et il s'écriait les larmes aux yeux. » Hélas! ma
pauvre femme périra au milieu des flammes et sous les ruines de
sa maison! « Je l'exhortais à se calmer et à penser à sa propre
sûreté; mais accablé par la douleur, la fatigue et le sommeil, le
brave homme ne prêta guère attention à mes paroles et se jeta
sur un lit. Je ne connaissais pourtant que cet homme et je ne
pouvais point m'en aller tout seul; car ma fausse queue, ma fi-
gure étrangère, mon ignorance des lieux et ma connaissance
imparfaite de la langue m'auraient exposé à avoir la tête coupée,
chose très-facile dans les circonstances présentes sur ce simple
cri : voilà un jeho-mao. Il me fallut donc attendre le réveil de
mon Chinois; mais mal m'en prit, car comme j'étais à l'attendre,
on se mit à crier de toutes parts : fuyons y voilà les rebelles Ì Eé-
veillé à ce bruit, mon Chinois vint tout éploré m'engager à fuir.
Les ennemis de la paix étaient déjà si près de nous, qu'ils ne me
laissèrent point le temps de sauver les ornements sacrés, de sorte
qu'il me fallut prendre la fuite avec les seuls vêtements que je
portais et traverser une petite rivière où nous nous mouillâmes
de la tête aux pieds. Arrivé à l'autre rive, nous reî^ardâmes der-
rière nous; hélas! des colonnes de fumée et de feu s'élevaient
dans les airs, et les clameurs de milliers de malheureux fugitifs
nous glaçaient d'épouvante. Malgré tout pourtant, mon compa-
gnon, pensant toujours à sa pauvre femme, ne voulut pas aller
plus loin, et j'eus grand'peine à obtenir pour guide, à force de
prières, un de ses domestiques qui s'était enfui un peu avant
nous.
Or, sous la conduite de cet homme et d'autres fugitifs, je me
joignis à une caravane de dix-huit personnes avec lesquelles je
gagnai les montagnes comme un lieu sur; puis, tous accablés de
douleur, nous passâmes une journée entière à franchir collines sur
collines. A la fin, nous croyant sortis du péril, nous nous arrêtâ-
mes à une maison où nous demandâmes un abri. Il fut accordé
15.
— 166 —
à tous, excepté il moi, en qui Ton reconnut un étranger, et les
témoignages du jeune domestique et de mes autres compagnons
attestant que j'étais un Père Missionnaire européen, digne de
tous les respects, ne suffirent pas pour décider le maître de la
maison à me recevoir. Il me fallut donc m'en aller avec mon
guide; mais où aller à une heure si avancée? Il n'y avait point
d'autres maisons dans le voisinage; nous dûmes donc dans l'ob-
scurité de la nuit retourner sur nos pas, et traverser de nouveau
les collines que nous avions précédemment franchies, jusqu'à ce
qu'ayant heureusement trouvé une maison de paysan, nous lui
demandâmes asile. Cet homme ému de pitié à notre vue ne s'en-
quit point si j'étais Européen ou Chinois, mais nous ayant pré-
paré à tous deux de la paille dans une grange, il nous y installa
pour que nous pussions reposer nos membres fatigués. IN'éanmoins
les prévisions d'un funeste avenir m'empêchaient de me livrer
au sommeil. Je sortis donc plusieurs fois de la grange pour obser-
ver le ciel, il était devenu tout rouge du côté du sud par les
lueurs des flammes qui s'élevaient à une très-grande hauteur
derrière une montagne voisine. Pendant ce temps là le jeune do-
mestique dormait tranquillement, et j'eus beau l'éveiller à diffé-
rentes reprises, il ne m'écoutait point.
Yers trois heures du matin voyant le ciel toujours illuminé par
les flammes, je l'appelai de nouveau, il se leva, mais ne voulut
point encore partir. A la fin, lorsque d'autres l'appelèrent à leur
tour, il se mit en route, et il me conduisit en leur compagnie à
deux ou trois milles de distance, et là il se remit en devoir de dor-
mir. Mais les cris d'autres fugitifs et l'approche des rebelles
le contraignirent de se lever bien vite et de prendre avec moi la
fuite à travers les montagnes; ce qui m'exposa à toutes sortes
de souffrances. Xous trouvâmes les hauteurs déjà toutes couvertes
de gens armés de lances et d'épées, de fusils et de bâtons, entou-
rés de tas de pierres, et bien décidés à se défendre, si jamais les
ennemis se présentaient. Xe jugeant point prudent de m'arrêter
en pareil lieu, je suppliai mon jeune homme de nous en éloigner
et de nous rendre ailleurs; je lui promis même une bonne étrenne,
s'il me conduisait à Zao-lin-tien , lieu alors sur, mais je ne pus
rien obtenir, loin de là; car à une heure après-midi il s'en alla
me laissant pour guide un de ses compagnons. Je dus me
contenter de cet arrangement, et promis la même récompense à
— 1G7 —
ce dernier, s'il me conduisait en lieu de sûreté. En effet, il me
mena dans une maison où nous nous chauffâmes, mais bientôt il
me fit connaître par un cri aigu, suivant la coutume de ses com-
patriotes, qu'il ne voulait pas aller plus loin. Je me plaignis de
son procédé, je lui reprochai de s'être chargé d'une mission qu'il
refusait de remplir, je lui exposai l'état où il me laissait au mih'eu
de mille périls sans espoir d'y échapper; mais fermant l'oreille ù
mes prières, il m'ordonna simplement de sortir de cette maison.
Force me fut d'obéir, et plein d'angoisses je me mis sur un
trottoir, attendant l'exécution des volontés divines. On m'apporta
néanmoins une tasse de riz, mais qui aurait pu y toucher dans
une pareille situation?
Cet homme finit par sortir lui-même de la maison et gagna
une montagne voisine. Je voulus le suivre et m'assis près de lui.
Déjà le soir venait et beaucoup de malheureux fugitifs qui avaient
quitté leurs habitations se retiraient aussi sur cette montagne en
se réunissant aux autres et en se communiquant mutuellement
leurs inquiétudes. J'étais tout pensif, et je me demandais s'il va-
lait mieux m'aventurer seul dans ces montagnes, ou attendre là
comme les autres le secours du ciel. Mais j'avais déjà attiré l'at-
tention d'un grand nombre de mes compagnons, et plusieurs dou-
tant si je n'étais pas un rebelle qui se fut sauvé, commencèrent
à s'approcher de moi et à examiner mes cheveux. Leurs doutes
s'accrurent de plus en plus, jusqu'à ce que, une bonne heure
après, des hommes armés de lances et d'épées, gravirent le ver-
sant de la montagne, arrivèrent où j'étais et m'entourèrent. A
leur apparition, je me levai aussitôt et je fis tous mes efforts pour
leur faire comprendre que je n'étais point un rebelle, mais sim-
plement un Missionnaire, qui m'étant enfui de San-ve-tien, et
ayant été abandonné par mon guide, m'étais retiré sur cette
montagne avec les autres, ainsi que pouvait l'attester celui qui
était près de moi et qui me connaissait. Mais les soldats, n'ajou-
tant pas foi à mes paroles et me jugeant d'après ma figure et d'a-
près ma fausse queue, me dépouillèrent presque entièrement; ils
m'enlevèrent mon crucifix, la boîte aux saintes huiles que j'a-
vais au cou, ma montre et d'autres menus objets; ils m'auraient
même tranché la tête, si l'un d'eux n'avait dit qu'il fallait remet-
tre l'exécution à plus tard. Voyant que les prières étaient inu-
tiles et quel était leur dessein, je me mis à genoux sur un rocher
— 168 —
et recommandai mon âme au Seigneur. Soutenu par la grâce
divine, qui, en pareil cas, comme je Fai éprouvé, est la seule
force avec laquelle on peut défier tous les tourments, je priai les
soldats de prendre un parti : n Si, leur dis-je, votre intention est
de me tuer, pourquoi différez-vous? Pourquoi attendriez-vous la
nuit? Craindriez-vous par hasard la présence de la foule? Sachez
que pour moi il m'est indifférent de mourir une heure plus tôt ou
une heure plus tard, aujourd'hui ou demain. « Sur ces entrefaites un
vieillard s'approche de moi et m'exhorte à jeter à terre le crucifix
comme par aversion; mais me voyant bien résolu à faire le con-
traire, il renouvelle sa proposition d'une autre manière : il se
fait apporter un encrier, une plume et da papier chinois sur le-
quel il trace quelques lettres désignant des objets de la religion
chrétienne, puis il me dit d'en témoigner mon mépris. Ah! qu'il
me connaissait peu! La vue du crucifix m'était alors si chère
que ni la tribulation, ni la misère, ni les dangers, ni le glaive,
ni la mort ne m'en auraient séparé, comme j'espère qu'ils ne
m'en sépareront jamais. Le malheureux vieillard, ayant ainsi
vainement tenté de me faire apostasier, se retira en maugréant.
Chacun comprendra combien je me sentis heureux d'avoir
obtenu la grâce de résister aux suggestions diaboliques de ce
misérable; aussi, plein de joie, soupirais-je après le moment de
mourir d'une mort semblable à celle de mon divin Maître, sinon
en tout du moins en partie, c'est-à-dire sur une montagne, sous
les yeux d'une grande multitude et presque à la même heure.
J'exhortais donc les soldats à se hâter de me donner ce coup
d'épée qui m'aurait (autant que je l'espérais) procuré le bonheur
de jouir de sa présence face à face. Mais telle n'était point sa
volonté ; il permit que les soldats sursissent l'exécution de leur
projet, et que le jeune guide qui m'avait quitté revînt. Arrivé
sur la montagne et me voyant à genoux et entouré de soldats,
il demanda la raison de ce qui se passait. Je la lui exposai, et
plaçant dans ses mains les objets qu'on m'avait restitués, je le
priai de les remettre au P. Smeraldo et de ne point m'oublier
après ma mort. A ces paroles il m'engagea à repousser de vaines
craintes , et quand il eut fait connaître mes qualités aux soldats
mieux que je n'avais su le faire, ils cédèrent à ses observations
et s'éloignèrent. Quant à nous, descendant la montagne, nous
regagnâmes le lieu d'où j'avais été chassé deux heures aupara-
— 169 —
vaut, et nous prîmes im peu de nourriture pour nous restaurer.
Mais il n'eût point été prudent de nous arrêter là lor.gtemps;
après donc nous être, reposés quelques instants, nous repartî-
mes, nous traversâmes plusieurs montagnes et nous arrivâmes
assez tard près d'une maison. Mon jeune homme y demanda de
la paille qu'on étendit sous un grand arbre, et là nous passâmes
la nuit en compagnie d'un bonze et d'un autre Chinois, aussi
fugitifs.
Le lendemain de bonne heure nous nous levâmes, et voyant
accourir une foule de fuyards qui annonçaient l'approche des
rebelles, nous nous mîmes nous-mêmes aussitôt à fuir, en gra-
vissant avec beaucoup de peine une très-haute montagne. Arrivés
au sommet, nous nous reposâmes un instant, et nous descen-
dîmes ensuite le versant en continuant à marcher jusqu'à onze
heures du matin; alors fatigués et pressés par la faim nous nous
arrêtâmes à une maison, où par bonheur nous retrouvâmes
nos compagnons de voyage du premier jour. Cette rencontre
m'encouragea; mais le Seigneur, me réservant de nouvelles
épreuves, permit que le lendemain le maître de la maison me
mit à la porte. Ainsi chassé par tout le monde, je me réfugiai
dans une pagode voisine dont le gardien me donna un peu de
paille, de sorte que j'y restai deux jours. Mais au milieu de ces
idoles les larmes me venaient aux yeux, en pensant à l'aveu-
glement de la nation chinoise qui se glorifie de ses lumières et
de sa civilisation, et qui pourtant s'avilit jusqu'à adorer de stu-
pides divinités auxquelles elle offre de l'encens et des parfums.
Il ne faut donc pas s'étonner que Dieu la châtie par tant de
fléaux et de calamités.
Dans la matinée du -1 octobre, fête de notre Patriarche
S* Francois d'Assise, nous apprîmes que les rebelles avaient
déjà quitté San-Xe-tien, et impatient d'y retourner, mon jeune
homme se disposa à partir, désirant moi-même aller à Zao-lin-
tien, et n'ayant d'autre moyen que de me rendre avec mon
guide dans son village, je ne m'opposai point à sa volonté. En
conséquence, nous partîmes vers sept heures, et en cheminant
par monts et par vaux, nous pûmes atteindre à San-Xe-tien à
trois heures après-midi. Quand nous y fûmes arrivés, je trouvai
ma malade encore vivante (elle n'avait rien eu à souffrir de la
fureur des rebelles), et avec elle deux femmes chrétiennes seule-
— 170 —
meut; car son mari n'était pas encore retourné, et le père de
famille avait été pris et emmené. Après m^'être restauré par un
peu de nourriture, je demandai ce qu'étaient devenus les or-
nements sacrés; ils avaient été livrés aux flammes. Je voulais
partir pour Zao-lin-tien le lendemain. Avant de me coucher je
lis donc les préparatifs nécessaires à cet effet, et quand vint, le
jour suivant, je me levai de bonne heure et sortis pour partir.
Mais que vis-je? Les rebelles avaient pendant la nuit cerné le
village, et comme il n'y avait point moyen de fuir, chacun se
cacha pour se sauver. Pour moi, je me réfugiai dans une petite
étable où, me jetant à genoux, je priai le Seigneur d'accepter le
sacrifice de ma vie, s'il lui plaisait de me laisser tomber entre
les mains des rebelles. Cependant ils pénétrèrent dans la maison
et la fouillèrent du haut en bas pour en déniclier les habitants; je
îie fus néanmoins découvert qu'après sept heures par un homme
qui s'étant approché de l'étable et, m' ayant aperçu, me demanda
ce que je faisais-là. Une fois découvert, je me levai et me plaçai
devant l'autel postiche, sur lequel huit jours auparavant avaient
été célébrés les divins mystères. Mais en me dépouillant de mes
vêtements extérieurs , cet homme m'enleva la boîte aux saintes
huiles et le crucifix que j'avais au cou, ainsi que ma montre; se
mettant ensuite à examiner son butin et ouvrant la boite, il me
demanda ce qu'elle contenait? Je lui répondis que c'était de l'huile
consacrée pour les chrétiens, et qu'il n'avait rien à craindre. Alors
il me rendit la boite et le crucifix, mais me saisissant par un pan de
mon habit et me liant les mains derrière le dos, il me dit :
" Père, veux-tu mourir? // et sans attendre ma réponse, il m'en-
leva de nouveau ma boite aux saintes huiles et le Crucifix, et
jeta l'une sur un petit pliant et l'autre au feu. Pàché de voir
profaner ainsi les choses saintes, je priai le rebelle de jeter aussi
au feu la boite aux saintes huiles, afin de prévenir de plus
grands outrages que se seraient sans doute permis les brigands,
si elle était tombée en leur pouvoir. 11 m'accorda ce que je
demandais, et je m'en estimai bien heureux. Pendant que ses
compagnons brisaient tout ce qu'ils trouvaient, je restais à ge-
noux, attendant qu'ils missent un terme à mes jours. Je portais
de temps en temps mes regards sur une image de S^ Prançois
Xavier, que j'avais par hasard pu garder, et je le suppliais
d'intercéder pour moi et de m'accorder son assistance et la pa-
— 171 —
tìence dont j\rarais bientôt besoin dans les souffrances que je
devrais encore endurer. Peu d^instants après, celui qui m'avait lié
les mains vint me les dégager, pour que je remontasse la montre
qu'il m'avait volée. On ôta ensuite du feu le crucifix, on me le
rendit, puis on me Fenleva de nouveau pour se jouer de moi.
Enfin Fun des brigands s'étant fait apporter un grand coutelas
fit semblant de m^'en donner un coup surla tête; il s'amusa à
renouveler ce jeu plusieurs fois avec force plaisanteries, jusqu'à
ce que s'en étant lassé, il me dit de me relever et me conduisit
sur la rue pour m'exposer en butte aux railleries de ses compa-
gnons qui y étaient réunis en grand nombre. Quand ensuite il
m'eût ramené dans la maison, où j'essuyai de nouvelles insultes
et de nouvelles moqueries, il me fit sortir par demère et m'en-
joignit de partir. Impatient de me voir toujours en suspens
entre la vie et la mort, et sans aucun résultat, je dis à la
bande qui m'entourait : je suis chrétien , je suis un missionnaire
venu dans cette maison i^oiir assister la malade que vous avez vue;
si vous n^ avez point V intention de me tuer ^ pourquoi ne point me
laisser en liberté? otb si voulez me tuer, pourquoi différez-vous <*
pjonrquoi me tuez-vouz pmr des craintes continuelles? A ces mots
l'un des soldats me prit d'une main par la queue de ma che-
velure, et levant de l'autre un sabre, il menaça de m'achever
d'un seul coup; mais il resta le bras en l'air, soit que ses com-
pagnons le lui aient retenu, soit pour je ne sais quelle autre
raison. Il fit une seconde tentative qui n'eut point plus d'efi'et.
Je reconnus alors jusqu'à l'évidence combien sont inutiles les
eff'orts des hommes contre la volonté de Dieu. Alors on me fit
lever, on me prit des mains le crucifix, et l'on alla dans les
maisons voisines, où quelques vieillards avaient été retenus par
leurs infirmités, pour leur demander s'ils connaissaient cette
image ou, comme disent les infidèles, cette idole des chrétiens, et
s'il était vrai que la famille chez laquelle j'avais été arrêté fût
chrétienne. Mais ces vieillards, soit par peur, soit pour une
autre raison, répondirent qu'ils ne connaissaient point les idoles
des chrétiens, et qu'ils ne savaient rien de cette famille : chose
absolument impossible. En ce moment l'un des soldats me prit
et me conduisit à une maison où était leur chef. Celui-ci
m'ayant reconnu au visage pour un Européen me fit attendre
un instant à la porte; puis, montant à cheval, il ordonna à ses
tlomestiques de le suivre avec moi. A moitié nu, sans souliers
et le crucifix ù la main, je fis trois ou quatre milles sans savoir
où Ton me menait. Tout ce qui s^était passé ne me permettait
guère d'échapper à la mort; je me trompais; car quand nous
fûmes arrivés à une pagode, qui servait de quartier général au
capitaine de ces troupes, il voulut que je me rhabillasse, me fit
asseoir à sa table et me promit de me conduire à Shan-ghai et
à î\"ankin. Mais mon intention n'étant pas de faire ce long
voyage, je le suppliai de vouloir bien me relâcher et de me
renvoyer à San-Xe-tien. Mes instances furent inutiles, et quand
il eut appris que j'étais venu de Han-Kou, il m'assura que
c'était là qu'il me conduirait. En effet, les rebelles suivirent
dès lors une route allant directement à ce port. Pendant le
souper, les gens du capitaine me préparèrent une image d'idole
en papier, sur laquelle je dus me coucher : tous les rebelles
respectent les idoles! Le lendemain, à cinq heures du matin,
on me donna pour guide le domestique avec lequel j'avais la
veille suivi le capitaine, et nous nous mîmes en route à la suite
des rangs des rebelles, dont je pouvais voir tous les excès.
Permettez-moi donc ici une digression, pour que je vous raconte
tout ce dont j'ai été témoin oculaire.
Les rebelles se jettent dans des localités qu'ils traversent sans
discipline. En arrivant dans un endroit qu'ils trouvent tout dé-
peuplé d'avance, grâce à la terreur qu'ils répandent de toutes
])arts, ils commencent par s'emparer de toutes les maisons.
Quand ensuite ils se sont préparé un lieu de repos, ils se met-
tent à faire des perquisitions jusque dans les derniers recoins,
et s'adjugeant tout ce qui leur plait pour le moment, ils détrui-
sent le reste, le brisent ou le réduisent en cendres. Les
liabillements ou les meubles de valeur que les habitants n'ont
pu emporter dans leur fuite, ils les revêtent ou les mettent
en pièces; quant aux bestiaux autres que les bœufs, ils les
tuent et les mangent, Ils mangent pareillement le riz et les
autres victuailles, ou bien ils les donnent à leurs chevaux. En
un mot, ils agissent en maîtres absolus de toutes choses, et
malheur à qui oserait s'en plaindre! Si les bourgs ou villes
où ils arrivent sont importants, ils s'y arrêtent aussi long-
temps qu'ils y trouvent de quoi se nourrir; dans le cas
contraire, ils partent, après un jour de halte, prenant avec
— 173 —
eux tout ce qu'ils peuvent, et à quelques milles plus loin,
ils abandonnent sur le chemin ce qu'ils ont pris. C'est pitié
de voir sur les routes par lesquelles ils ont passé tant de dé-
bris de vêtements, de riz et de toutes sortes d'objets. Si dans
les localités qu'ils traversent ils trouvent des vieillards, ils ne
les tuent pas, ils ne les tourmentent pas, mais ils les chassent
de leurs demeures. Si ce sont des jeunes gens ou des person-
nes entre deux âges, ils les lient à cinq, à six, par la queue
de leurs chevelures, et leur font porter leurs bagages. Mal-
heur à ces infortunés, si, fatigués du voyage et devenus in-
capables de marcher, ils laissent échapper quelques plaintes;
car alors on les tue impitoyablement. Oh! combien n'en ai-je
point vus, étendus le long des routes, égorgés ou décapités,
ou privés de leurs mains ou de leurs pieds, ou à demi con-
sumés par les flammes, ou éventrés, ou jetés dans les fleu-
ves! Combien qui assouvissaient la faim des chiens ou des
oiseaux de proie! Combien de têtes humaines jetées au milieu
des champs ou attachées à des arbres!
Taut-il se taire ou en dire davantage ! Hélas ! un pauvre
malheureux s'était pour se sauver jeté dans un lac, et là pour
respirer il se tenait la tête hors de l'eau, quand une troupe
de rebelles, venant à passer, l'aperçut et prit un barbare plaisir
à lui tirer des coups de fusil, jusqu'à ce qu'il eût été atteint.
Un autre, je ne sais pourquoi, fut par eux jeté à l'eau, et quoi-
qu'il les suppliât à chaudes larmes de lui sauver la vie, ils
eurent la cruauté de hâter au contraire sa mort, en lui lan-
çant de grosses pierres, tandis que des cavaliers en vedette
trottaient autour de la pièce d'eau pour lui rendre la fuite impos-
sible. Je n'aurais jamais cru qu'on pût pousser si loin l'inhuma-
nité. Si ensuite nous passons aux femmes, toutes, pourvu qu'el-
les soient jeunes, sont la proie des appétits brutaux de ces forcenés,
et la moindre résistance leur vaut la mort. Parlerai-je des incen-
dies? Les rebelles détruisent des villages tout entiers, et leur
soif de destruction est telle qu'ils mettent le feu aux maisons,
aux fenils, etc. par simple amusement. Enfin, quant au nombre
des rebelles, je puis vous dire que leurs rangs se grossissent
chaque jonr par l'enrôlement des pauvres prisonniers qui tombent
entre leurs mains, et, ce qui est plus fâcheux, qu'ils sont
munis d'armes européennes que leur vendent malheureusement
16
— 171- —
quelques marchands, circonstance qui augmente encore leur
audace.
Il serait facile de mettre un terme à tous ces bouleversements
et à toutes ces calamités, si la population et les autorités
chinoises avaient plus de courage. Mais les autorités, se souciant
peu du salut public et ne pensant qu'à elles-mêmes, laissent le
peuple et en particulier celui des campagnes à la merci des op-
presseurs. Il est vrai que des gardes nationales et de nouvelles
troupes se sont formées; mais qu'arrive-t-il ? Les premiers veil-
lent à leurs intérêts privés, et les seconds, sauf la cavalerie
Tartare, soit par lâcheté, soit par manque de discipline, n'oppo-
sent qu'une très-faible résistance aux rebelles, quand ils se pré-
sentent, ou bien elles prennent aussitôt la fuite, si elles ne se
joignent pas à eux. // Il en résulte, comme l'observe avec raison
/'M. Faurie {Annales de Ici j)ro'j)agatioii de la Foi, n^ 201,
'/ p. 109 et 110), que personne ne voulant s'exposer an danger,
" tous y tombent également. Ceux qui ont échappé au carnage
•' errent sans ressource aucune sur les chemins où ils périssent
/' par milliers. On ne peut faire ime journée de marche, sans se
/' sentir le cœur déchiré à la vue de tant de cadavres de femmes ,
/' d'hommes, d'enfants, qu'on trouve à chaque pas gisant sur la
"Voie publique. Le Chinois, surtout après tous ces malheurs,
" passe froidement à côté, sans même s'arrêter un instant. //
Mais reprenons notre récit.
Pendant les sept heures de marche que nous fîmes encore ce
jour là, à travers les plaines et les collines, nous ententlimes
continuellement retentir à nos oreilles ces m^ots : Zou-iaui-qiiei-tzu
(voilà le diable de l'Occident qui passe). Quand nous fùm.es arrivés
à la station déterminée d'avance, je fus conduit au quartier du
capitaine, où l'on me donna de la paille pour reposer. Je fus
dans la suite toujours admis à sa table; mais ses mets les plus
exquis ne me plaisaient pas, je pouvais, au contraire, dire avec
le royal Prophète : potum rneum cuni fletu miscehani {je mêlais
'jnes larmes à mou breuvage)! Car cet honneur qu'il croyait me
faire n'était, comme on dit, que de la poudre qu'il me jetait
aux yeux; en effet, je recevais toutes sortes d'insultes de la
j)art de son domestique, qui était si insolent à mon égard que
quand je lui demandais quelque chose, sa réponse ou son ser-
vice était presque toujours accompagné d'imprécations, IS'ous
— 175 —
passâmes la nuit en cet endroit, et le lendemain matin nous
en partîmes vers 5 heures. Le temps était fort pluvieux, et
les petits sentiers pleins de boue. Comme je n'avais point de
chaussures et que dans cet état jetais à chaque instant poussé
par les rebelles, je tombais souvent et je me crottais de la
tête aux pieds. En même temps ils me forçaient par dérision
de porter derrière moi un demi-parasol, de sorte que je devais
subir leurs plaisanteries, tout en pataugeant dans la boue. Ar-
rivé en cet état et les pieds tout meurtris à la maison occupée
par le capitaine, je me jetai à ses genoux, le suppliant par
pitié de ne point me laisser dans une pareille situation; mais
ses intentions étant toutes différentes des miennes, il voulut,
tout en me promettant toujours de ne point me tuer, s^imuser
ainsi ce jour là à mes dépens, et voici comment. Ayant fait
préparer un cheval, et feignant de vouloir ce jour même me
mettre en liberté, il me dit de le monter, et accompagné d\ui
gamin, de faire deux fois le tour des rebelles, au milieu de
leurs bravants éclats de rire. Telle fut la liberté qu^on m'avait
promise. Toutefois le capitaine fut pris à mon égard d'une
certaine pitié; car, V03^ant que je ne pouvais plus vo3'ager à
pied, il me donna la même monture le jour suivant. Malheu-
reusement la pauvre bête étant incapable de marcher aussi vite
que le désirait le domestique, ou plutôt Targousin; celui-ci
s'en vengeait par des coups de bâton sur mon dos, sans que
j''eusse le droit de me plaindre, car alors il faisait pis et joignait
aux coups les imprécations. Il me fallait donc tout souffrir en
silence.
Les rebelles s'étant emparés de la ville d'Li-xian, je fus porté
dans une grande pagode, quartier du capitaine. Là, on m'assigna
pour chambre le petit magasin au charbon, et pour lit deux
portes. Ceux qui se sont trouvés dans les mêmes ou dans de
pareilles angoisses peuvent s'imaginer quelles durent être mes
pensées en ce lieu. Toute fuite m'était impossible, et la maison
était de toutes parts entourée de gardes, et de continuelles in-
sultes et railleries augmentaient ma douleur. Privé de toute
espérance terrestre, j'implorais l'assistance de la Sainte Vierge,
secours des chrétiens, et de mon saint confrère Jean de Capistran,
et je mis toute ma confiance en leur intercession et en la grâce
de Dieu. C'est ainsi que je passai les huit jours que les rebelles
— 170 — ,
restèrent en cette ville. Quand nous en partîmes, nous con-
tinuâmes notre marche vers Ilan-kou, et Fon me fournit un
cheval blanc; la raison en est que le capitaine voulait me
traiter mieux à mesure que nous nous rapprochions des Euro-
péens.
Mais le jour de la vengeance divine nY'tait pas éloigné, et
le moment qui allait rendre la liberté à des milliers de personnes
allait bientôt paraître. La cavalerie Tartare était arrivée à une
distance de trois lieues de nous. A cette nouvelle, les rebelles
se hâtèrent de prendre les armes pour marcher à leur rencontre.
Jugeant peut-être que ce lieu n'était point favorable au combat,
les Tartares firent un mouvement en arrière, pour remettre leur
triomphe au lendemain. Les rebelles, laissés tranquilles, retour-
nèrent à leurs postes. Mais le capitaine, pensant qu'il n'y avait
point de temps à perdre, fit sonner les trompettes et fixa le dé-
part au lendemain matin. A peine le jour eut-il paru, que les
chevaux furent enharnachés, et je partis, toujours avec le do-
mestique. Dans toutes les localités qu'ils avaient traversées, les
rebelles, suivant leur habitude, s'étaient amusés à détruire tout
ce qu'ils rencontraient. Moi, je me tenais profondément affligé
dans une chambre, témoin de tous leurs excès, et suppliant
mon intercesseur saint Jean de me délivrer de ces assassins.
Tout-à-coup voilà que l'épouvante les saisit tous; chacun prend
des ba2:a2;es et crie : fuyons, les soldats viennent ! Je ne savais
moi-même dans mon embarras si je devais me décider à me
cacher ou à fuir; mais le domestique, ayant déjà préparé le
cheval, me fit partir avec lui. A peine étions-nous sortis de
la maison que, me tournant vers le couchant, je vois la cava-
lerie Tartare à la poursuite des rebelles, et j'entends de conti-
nuelles décharges de mousqueteries. Ainsi surpris, les rebelles
se retirent sur les montagnes, et c'est également de ce côté que
m'entraînait le domestique; mais je n'avais point fait cent pas,
quand le cheval, devant franchir un fossé, fit un tel saut
que la selle se retourna, et je tombai à terre, sans me faire
aucun mal. Toutefois mon singulier guide songeant à sa pro-
pre sécurité ne s'occupa plus de moi, et alors je rebroussai
chemin. Mais où me réfugier sans compagnon? Où miC mettre
en sûreté, de manière à ne point être découvert par les sol-
dats? Tandis que j'étais tout pensif, je vis un mandarin à cheval,
— 177 —
et sans réfléchir au péril anquc4 je m^exposais, je me dirigefii
vers lui, et le touchant d^une main au côté, tandis que de
l'autre je saisissais la crinière de son clieval, je le suppliai de
me sauver. Ce mandarin, occupé à faire ouvrir les bagages
abandonnés par les rebelles, ne prit point garde à la témérité
de mon action, mais se contentant de jeter sur moi un regard,
il me montra de son épée la route que j'avais à prendre et
continua sa besogne.
Prenant la route qui m'avait été indiquée, je me joignis à
d'autres personnes qu'on avait relâchées, et je retrouvai par
bonheur un jeune lettré de famille noble, c|ui avait partagé
mes angoisses et reçu le même traitement que moi de la part du
capitaine rebelle. En me voyant, il se réjouit de ma liberté,
et m'assura qu'il n'y avait plus rien à craindre. Me réunissant
donc à lui et à deux autres, je marchai jusqu'à neuf heures
du soir. Accablés de fatigue, nous demandâmes alors l'hospi-
talité dans une maison; mais elle nous fut refusée. IN'ous dûmes
continuer à m^archer, jusqu'à ce que, ayant trouvé une autre
maison, nous sollicitâmes la même faveur, qui cette fois nous
fut accordée, et l'on nous introduisit dans une grange où nous
passâmes la nuit. Nous nous levâmes de bonne heure, et nous
nous remîmes en chemin jusqu'à deux heures après-midi, nous
nourrissant tout en cheminant de r]uelques fèves que nous trou-
vâmes dans les champs.
La route que nous suivions était à la vérité délivrée de îa
présence des rebelles; mais elle était infestée par d'autres vo-
leurs qui, profitant de la confusion générale, pillaient tous les
passants. Nous eûmes avec eux plusieurs rencontres; mais,
grâces au ciel, nous n'en souffrîmes guère. Ajoutez aux voleurs
les soldats, qui, tout en faisant face aux rebelles fugitifs,
arrêtaient tous les passants , et prenaient et liaient, sans forme
de procès, ceux qui par quelque indice leur paraissaient sus-
pects. Deux de nos pauvres compagnons de voyage furent,
parce qu'ils avaient les cheveux un peu longs, attachés ensem-
ble par les queues de leurs chevelures, et peut-être conduits
à la mort. Le jeune lettré fut également pris, mais donné pour
compagnon au Lao-je ou Seigneur (c'est-à-dire à moi), il put
échapper à de graves périls.
Quand nous nous fûmes reposés de nos fatigues et de tant
IG.
— 17S —
de maux, nous continuâmes notre route, et vers cinq heures
du soir nous trouvâmes un homme bienveillant qui, nous ayant
demandé oii nous allions et ayant entendu notre réponse, se
laissa toucher de pitié et nous conduisit à sa maison. Il me
demanda particulièrement qui j'étais, et ayant su que j'étais un
Européen allant de Ilan-Kou à Zao-lin-tien, il se chargea de
me conduire où je désirais. En effet, après quatre jours de
halte, sans songer à quels périls il s'exposait, il prescrivit à
son frère de m'accompagncr jusqu'à ce port où, après tant
de dangers, je me retrouve sain et sauf. Voilà comment la
divine Providence a voulu que des gentils prissent soin de
son indigne ministre et me conduisissent entre les bras de mon
supérieur.
Daigne le Seigneur récompenser mes bienfaiteurs et leurs
familles d'une si grande charité, en les arrachant aux ténè-
bres de Terreur, et en les amenant à l'aide de la lumière
évangélique au sein de l'Eglise catholique, unique port du
salut !
Et vous. Monseigneur, daignez agréer ici les sentiments du
profond respect, avec lesquels je me félicite d'être de votre
Illustrissime et Reverendissime seigneurie.
Le très-dévoué et très-obéissant serviteur,
Er. Pascal Billi,
de V Ordre des Min, Ohs.
IV.
AMÉRIQUE MÉRIDIONALE.
Lettre dîo P. Ugolin Gorleri, 31m. Obs. Missionnaire apos-
tolirpie eu Amérique , au Rédacteur des Annales , sur les
Missions Franciscaines de Bolivie.
Bu Collège de ^t-Josei^h, dans la ville de Tarata,
ce 4 décembre 1862.
Mon très-Révérend Père Marcellin,
Bien qu'il me semble avoir connu à Rome, de 1840 ù
1850, un Père Lecteur, natif de Civezza, qui devait certai-
nement être votre Très-Révérende Paternité, n'ayant point eu
— 179 —
Favantage d^ entrer en relations avec vous, je me suis abstenu
jusqu'ici de vous adresser mes lettres relatives à nos Missions
de TAmérique du Sud. Mais engagé maintenant à le faire par
nos confrères récemment arrivés d^Italie avec le Père Grégoire
Tarant, je vous transmets quelques détails, qui ont particu-
lièrement trait aux provinces dMraucanie et de Yaldivia,
Avant tout je dois vous entretenir à\m fait de la plus
haute importance pour FApostolat Franciscain dans ces con-
trées. Il faut donc que vous sachiez qu'il s'est établi au Chili
une société catholique, qui a pour but de seconder et de
secourir les missions de cette république. Or, un certain prê-
tre, nommé Joseph Manuel Orrago, envoyé par cette société
en 1853 pour visiter celles de Valdivia, fit à son retour un
rapport si défavorable tant sur nos missions que sur celles des
Pères Capucins, venus à notre aide en 1848, que toute la
presse irréligieuse se hâta de le répandre de toutes parts. C'est
pourquoi le P. Ange Yirgile de Lonigo, Préfet de ces Pères,
crut nécessaire d'y répondre en 1854 par son beau mémoire, où
par des documents irréfragables il mit dans toute leur évidence
tant la priorité que l'héroïque constance des Franciscains soit
à entreprendre soit à continuer toutes ces missions. De ces do-
cuments je rapporterai seulement ici les notices qu'il a puisées
aux archives de Yaldivia sur la conquête de Chili faite en 1541
par les Espagnols, et sur la fondation de la ville de Santiago
que suivit la fondation de la Concezione près du fleuve Biobio
en 1550, de Yaldivia et de la Impérial en 1552, d'xYrauco
en 1553, de Canete en 1557 et d'Osorno en 1558. On y affinne
positivement que les Franciscains ont été les premiers reli-
gieux qui sont entrés avec les conquérants dans ces contrées,
et qu'ils y furent bientôt suivis par d'autres Missionnaires venus
de la ville de Cuzco au Pérou, dont le chef était le P. An-
toine de S*^ Michel, nommé en 1562 évêque de la Impérial.
A ces ouvriers se joignirent en 1593 les Pères de la Compa-
gnie de Jésus, qui furent, comme on le sait, expulsés du pays
en 1767. Ces préliminaires posés, voici, mon bon Père, le
tableau des missions entreprises au Chili , avec la date de
leur fondation et les vicissitudes qu'elles ont traversées jusqu'à
nos jours.
-~ ISO —
I. — Arauco.
Cette mission, fondée par les EE. PP. de la Compagnie de
Jésus en IG-iG, détruite parla révolution de 1723, et relevée
quelques années après par les mêmes religieux, qui la tinrent
jusqu^i 17()7, époque où ils en furent cliassés, fut reprise en
1768 par les Franciscains, qui la virent tomber Fannée sui-
vante par les mêmes raisons et la relevèrent en 1772. Mais
une autre révolution étant survenue, ils durent Fabandonner
de nouveau et la reprirent encore en 181?2.
IL TUCAPEL.
Cette mission fut fondée par les Franciscains au temps de
la conquête du pays, détruite par les Indiens en 1599, relevée
parles Franciscains en 1661, une seconde fois abattue en 1723.
Eétablie ensuite par les Pères de la Compagnie de Jésus en
1729, et renversée de nouveau en 1765, elle fut reprise en
1779 par les Franciscains, qui eurent néanmoins à la quitter
peu d'années après. Ils j retournèrent seulement en 1805,
durent s'en éloigner une quatrième fois en 1817, et n'y remi-
rent le pied qu'en 1843, époque depuis laquelle ils y ont
demeuré jusqu'à présent.
III. — Impérial.
Les Pères de la Compagnie de Jésus s'établirent en cette
ville en 1692, 93 ans après qu'elle avait été détruite par les
Indiens en 1599. La mission eut le même désastre à essuyer
en 1729; relevée en 1760, elle fut de nouveau abattue en
1766, et abandonnée depuis lors jusqu'à 1850, époque à
laquelle les Pères Capucins, arrivés au Chili, comme je l'ai
dit, en 1848, parvinrent, après mille difficultés, à se fixer à
la Impérial, où on les trouve encore aujourd'hui.
IV. — Ile Mocha.
Cette mission fut fondée par les Pères Jésuites en 1687, qui
durent l'abandonner en 1767, quand ils furent chassés de tout
le pays. Depuis ce temps, la petite île a perdu presque tous
ses habitants; le petit nombre de ceux qui y restent s'est
maintenu jusqu'à présent dans la foi.
V. — San Cristobal.
Cette mission fut aussi fondée par ces bons Pères (Jésuites)
— 181 —
en 16 i5, et après y avoir demeuré cent-vingt-trois ans sans inter-
ruption, ils obtinrent la même récompense de leurs services.
YI. — EEPucurvA.
Les Jésuites fondèrent cette mission en 1694, k perdirent
en 1723 par suite de la révolte des Indiens, y retournèrent
en 1764 et repartirent en 1766, sans qu'il ait depuis été pos-
sible de la relever.
YII. — Santa Juana.
Ils éprouvèrent le même sort à Santa Juana, où ils s'étaient
fixés en 1616; ils durent s'en éloigner en 1673 et y rentrèrent
en 1725. Mais ils en furent chassés de nouveau en 1766 par
les Indiens, qui ne voulurent plus entendre parler des Mis-
sionnaires.
YlII. — Angol.
Après avoir fondé cette mission en 1727, les Pères Jésuites
furent forcés de l'abandonner en 1766, et tous les efforts qu'on
fit ensuite pour la relever furent inutiles.
IX. — Santa Té.
Cette mission fut également fondée en 1727 par les Pères
Jésuites, qui y restèrent jusqu'à leur expulsion générale de ces
contrées.
X. — Maquehue.
Les Pranciscains fondèrent cette mission en 1694 et l'aban-
donnèrent en 1707, faute de moyens de subsistance; car le
gouverneur du pays retenait pour lui-même tous les subsides
que le gouvernement espagnol leur avait alloués. Les Pères
Jésuites la reprirent en 1764 et la gardèrent jusqu'à 1766,
époque à laquelle les Indiens révoltés la détruisirent, et depuis
lors ils s'obstinèrent à repousser les Missionnaires.
XL — COLUÈ.
Cette mission, fondée par les Pères delà Compagnie eu 1696,
fut abattue en 1723. Relevée en 176U, elle subsista jusqu'en
1766, où de nouveau détruite et dispersée, il ne fut plus pos-
sible de la rétablir.
XII. — Santa Barbara.
Cette mission, fondée par les Pranciscains en 1758, fut dé-
— 1S2 —
truite par les Indiens en MGC), sans qu^on ait jamais pu la
rétablir. Elle se trouvait ù 50 lieues au sud de Chillan, et à
40 à Test de la Concezione.
XIII. — XoTRE Dame du Piliee, de Baribilueva.
Cette mission, placée au centre de la Cordilière, à cinq jour-
nées de chemin de Santa Barbara, fut fondée en 1758, par le
P. Franciscain Pierre Espineira, depuis promu au siège épiscopal
de la Concezione. Détruite en 1766 par les Indiens Pelmenclies,
elle ne put plus être relevée.
XIY. — Xotre Dame Immaculée de Culaco.
Les Franciscains fondèrent cette mission en 1758 à trois lieues
de Santa Barbara. Quand elle eut été incendiée Tannée sui-
vante par les Indiens, ils la relevèrent sans retard ; mais de
nouveau réduite en cendres en 1766, elle resta irrévocable-
ment anéantie.
XY. — FIlA^'CISco de Llolco.
Fondée par les mêmes Pères (franciscains) en 1766, au centre
de la Cordilicrc et ù trois journées de marche de Santa Barbara,
cette mission fut incendiée par les Indiens avant qu'elle fut en-
tièrement organisée. Les pauvres missionnaires eurent donc à
passer trois jours dans la neige au milieu des bois, sans autre
nourriture que des glands de pins, et revinrent ensuite repren-
dre leur œuvre. Mais en 1769 une nouvelle grande révolte des
indigènes les contraignit à y renoncer pour toujours.
XYI. Ya LDI VIA.
Cette Mission fut fondée au temps de la conquête du pays
par les Franciscains, qui durent Tabandonner lors de la révolte
des Indiens en 1599, où comme A^aldivia furent aussi dé-
truites sept autres villes. Quand elle eût été rebâtie par les Es-
pagnols en 1633, les Pères de la Compagnie de Jésus s'y fixèrent
et y continuèrent leur mission jusqu^en 1767; chassés à cette
époque, ils furent remplacés parles Franciscains, qui s'y main-
tinrent jusqu'en 1818. x\lors, comme notre ordre n'avait pas un
nombre suffisant de missionnaires, la mission fut confiée aux
Pères Capucins.
XYII. — Mariquix A.
Cette mission fut fondée par les Jésuites en 1633, ù côté du
fort de^le Croci; ils la transférèrent ensuite à Tolten-Capo, ù
— 183 —
à soixante milles plus au nord sur le rivage de la iner. Porcés
en 1752 à Tabaudonner, ils en établirent une nouvelle dans une
vallée dite de Saint Josepli.
XYIÏI. — Xahuelguassi.
C'est uil pays situé derrière la Cordillère à cpaatre cents milles
de la Concezione et à deux cent cinquante de Yaldivia; les
Franciscains sS^ établirent comme Missionnaires dès l'époque de
la conquête, mais ils en furent chassés par des indigènes en
1655. Les Pères de la Compagnie de Jésus les y remplacèrent
en 1659, et en furent eux-mêmes cliassés en 1663 par les sauva-
ges qui tuèrent deux de leurs religieux. Mais leur dévouement
inébranlable les y fit retourner en 1705, pour y être massacrés
en 1718. Ils se remirent néanmoins à Tocuvre en 176-ljusqu\\
leur expulsion définitive qui eut lieu en 1766. Depuis il n'a plus
été possible aux Missionnaires d'y prendre une résidence.
XIX. — Los Choxos.
Cette mission, fondée en 1616, au sud de Cliiloé, par les
Pères de la Compagnie de Jésus, a toujours été en paix, depuis
que les Franciscains, qu'on y voit encore aujourd'liui, ei] ont
pris le gouvernement, après le bannissement des premiers.
XX. — Los Caucahuesxella, île de la Caylax.
Cette île, au sud de Cbiloé, a été découverte en 1711; les
Pères Jésuites allèrent en 1764 y fonder une mission, reprise
ensuite par les Franciscains, qui y ont encore une résidence,
XXI. — Sax-Caulos de Choxchi.
Cette mission a été fondée par les Pères de la Compagnie de
Jésus en la même année que la précédente. Elle passa en 1768
entre les mains de six Franciscains, dont quatre prêtres et deux
frères lais, venus du collège de Chillan; ce sont encore les Fran-
ciscains qui y remplissent le ministère apostolique.
XYII. — ÀRiquE.
Cette mission fut fondée en 1772 par les Franciscains qui
l'administrèrent en paix jusqu'en ISIS, où elle fut confiée aux
Pères Capucins, Ces Pères continuèrent à la cultiver avec le plus
grand zèle.
XXIII. — Toltex.
Les Eévérends Pères de la Compagnie de Jésus fondèrent en
1683 cette mission, nu nord de Yaldivia, et la gouvernèrent
jusqu'à la fin de 1752. A cette époque, dit une chronique, ils
Tabandonnèrent pour de graves motifs, et furent remplacés le
8 décembre 1706 par les Franciscains, qui la desservirent jus-
qu'en 1787, où les Indiens en révolte les forcèrent-à fuir, en
incendiant leur résidence et leur église.
XXIY. — Costa di Niebla.
Pondée par les Franciscains en 1777 sur les bords de la mer
Pacifique, à cinq lieues au nord de Yaldivia, cette mission fut
par eux abandandonnée quelques années après, parce qu'elle était
située trop près de la ville, de sorte qu'on n'y voyait accourir
que quelques indiens mal disposés.
XXY. QUIXCHILCA.
Cette maison fut fondée par les Franciscains en 1778.
XX VI. GUANCHUE.
Idem, en 1777.
XXYII. — Eio-BuExo.
Idem, en 1778.
XXYIII. — Dallipulli.
Idem, en 1781.
XXIX. — CuDico.
Idem, en 1781; en 184^3, cette mission fut jointe à celle de
Ttimag.
XXX. GUILACAHUIX.
Idem, en 1794.
XXXI. — CoYuxco.
Idem, en la même année 1791.
XXXII. — San Juan de la Costa.
Idem, en 1806.
XXXIII. — Pilmayquex.
Idem, en 1813.
XXXIY. — X'acbiiento.
Idem, en la même annnée 1813.
XXXY. — Detroit de Magellan.
Idem, aussi en 1813. En 1851 les prisonniers de la Colonie,
s'étant soulevés, en mirent à mort le gouverneur et le mission-
naire.
— 185 —
XXXVI. -- TuMAG ou Thumao.
Idem, en 1843.
XXXVII. — Collège apostolique du Gesù, a Castro
EN Chiloé.
Idem, en 1838.
XXXVIII. — Hospice d'Osorno.
Idem, en 1847.
Telles sont, mon excellent Père, les missions que notre
Ordre, avec celui des Pères de la Compagnie de Jésus, a fon-
dées dans ces contrées, où la Providence nous a placés pour
la gloire du Seigneur et de l'Eglise. Il me resterait à vous parler
de notre Collège de Tarata, et des missions qu'il maintient chez
la tribu indienne des Guaraj ou Guarajos; mais il y a environ
six mois que le Père Chérubin Eranuscangeli de Spolète en a
envoyé au Kévérendissime Père Général une relation longue et
détaillée, qu'il l'a prié de transmettre à votre très-Révérende Pa-
ternité^; je termine donc en vous saluant de cœur pour moi-même
et pour tous mes confrères, et je me dis
Votre très-dévoué et très-affectionné Confrère,
Pr. Ugolin Gorleri,
3IÌSS. apost. Min. Obs. en Amérique,
Lettre che P. Alexandre de Rome, Min. Obs. de la Pro-
vince Romaine j à ses parents y sur ses travaux apostoliques
parmi les sauvages Tobas dans V Amérique Méridionale.
vive Jésus! vive marie!
S. Francesco Solano sur le Tilcomayo ^ 4 novembre 1862.
Mes très -chers parents.
L'affection qu'on porte à ses parents peut bien, quand on
en est séparé par de très-grandes distances, être soumise à
de rudes épreuves, mais elle ne saurait jamais s'éteindre. Je
vous avouerai ingénument ma faiblesse ; toutes les fois que je
reçois vos lettres, mon cœur tressaille, et je ne les ouvre
que d'une main tremblante. Peut-être, me dis-je, contiennent-
*) Elle ne nous est point parvenue.
17
10 f*
elles la nouvelle de la mort de Tun d'eux! J'ai encore éprouvé
rette commotion la veille de la Toussaint, quand m'est arrivée
votre dernière lettre du 26 juin. Béni soit le Seigneur, qui nous
conserve jusqu'ici tous vivants et nous donne le temps de nous
assurer cette vie qui ne finira jamais! Chaque moment est une
nouvelle grâce de Dieu, dont nous devons montrer notre recon-
naissance, en mettant à profit ce temps si précieux qu'il nous
accorde.
Peu de jours avant que m'arrivât votre excellente lettre,
j'avais reçu quelques détails sur la fête de la canonisation de ces
confrères privilégiés qui ont fécondé de leur sang l'église nais-
sante du Japon. La sainteté obtient sa récompense même ici-bas,
et en voyant vingt-trois pauvres fils de S* Trançois, jadis le
rebut d'un monde qui ne les jugea même pas dignes de vivre,
en les voyant , dis-je, admirés, applaudis et vénérés par le corps
si nombreux et si vénérable de l'épiscopat de tout l'univers
catholique, qui ne se sentirait la volonté de devenir saint! Que
la grandeur de la récompense enflamme donc notre âme, loin
qu'elle se laisse effrayer par les difficultés de la route; delectet
ergo mentem magnitudo ][jrem%oriim, sed non deterreat certamen
lahorum. Mais tandis que vous passez le temps dans les fêtes,
je suis, moi, accablé de travaux, comme vous pourrez en juger
par le fait que je vais vous raconter.
Pour célébrer la solennité de notre saint Patriarche, mon ancien
compagnon le P. Marie de Sienne était venu ici deParairi; nous
chantâmes la messe, et le soir, après avoir commémoré la mort
du saint, il partit pour regagner sa mission, et de mon côté, je
me retirai pour réciter Matines. Il faut vous dire que cette an-
née nous nous sommes trouvés ici dans une détresse complète, de
sorte que la plupart de nos Indiens restaient dispersés, et que nous
étions presque sans monde qui put nous défendre. Or, j'avais à
peine terminé mon office, lorsque j'entends un cri d'épouvante
retentir dans les cabanes voisines, et au même moment trois
Indiens de Parairi se présentent à ma porte et m'avertissent
qu'une bande nombreuse de Tobas était arrivée à un lieu planté
de palmiers, distant de neuf milles, où. se trouvaient plusieurs
familles de Parairi que la faim avait forcés d'y chercher
des fruits et des racines sauvages; on disait qu'elles avaient
été attaquées, qu'on leur avait tué quatre hommes, qu'on
— 1S7 —
avait réduit cinq femmes en servitude, et que deux enfants
s'étaient à grand'peine sauvés en se cachant dans les bois; oii
ajoutait que ces Tobas se disposaient à accourir jusqu'à ma rési-
dence, afin d'y détruire notre église et notre maison, sachant
le petit nombre d'Indiens qui m'accompagnaient et me tenaient
en sûreté. Le motif que je vous ai indiqué vous fera comprendre
que ces bonnes gens disaient certainement la vérité. De si ef-
frayantes nouvelles me jetèrent donc dans la consternation; car
vous me connaissez et vous savez que je n'ai jamais été très-
brave. En conséquence, j'ordonnai que le peu de familles qui se
trouvaient près de moi se missent à l'abri derrière la palissade
que dès le commencement de ma mission j'avais fait construire
pour de pareilles éventualités, et là nous attendîmes toute la
nuit sans fermer l'œil l'arrivée de l'ennemi! En effet, à peine le
jour (consacré à ^otre-Dame du Eosaire) commençait-il à paraî-
tre, que nous vîmes la rive opposée du fleuve couverte d'Indiens
qui s'étaient charbonné le visage, ornés de plumes, armés de
lances et de javelots, et disposés au combat. Cette bande était
composée en grande partie de Ciriguans et de Tobas, et pour le
surplus, de Tapiètes et de Ciorotes. Je ne saurais dire au juste
combien ils étaient, mais je ne crois point me tromper en affir-
mant qu'ils étaient plus de trois cents, et c'était un trop grand
nombre pour nous, qui n'étions peut-être pas cent, en comptant
les femmes et les enfants. Parmi les rebelles il y en avait beau-
coup que je connaissais, pour leur avoir maintes fois procuré des
vêtements et des vivres, entre autres le perfide Cosiyaichi, caci-
que des Tobas, auquel les chrétiens auraient depuis longtemps
ôté la vie, si nous ne les en empêchions. Mais, quoique si
nombreux , les ennemis n'osèrent point s'approcher de nos
retranchements; il n'y en eut qu'un petit détachement qui s'avança
vers nous, et qui brûla sous nos yeux, sans qu'il nous fût pos-
sible de nous y opposer, plusieurs cabanes et un long bout de la
haie de mon jardin , d'où le feu se comm.uniqua à une partie de
la palissade, que nous préservâmes des flammes avec beaucouj)
de peine. En même temps on faisait tomber sur nous à l'intérieur
de la palissade une pluie de javelots et de pierres, les cris et les
hurlements assourdissaient l'air, les femmes et les enfants trem-
blaient et pleuraient, et moi, j'étais à demi mort de peur. IN'éan-
moins dans un si grand péril une poignée de mes Indiens (une
__ 188 —
vingtaine au plus) tinrent ferme auprès de la palissade et se
défendirent si bravement qu'ils empêchèrent les assaillants d'y
pénétrer. Aussi ceux-ci se retirèrent-ils après une demi-heure de
vains efforts. Ils revinrent néanmoins bientôt à la charge avec
une égale fureur, mais ils furent de nouveau repoussés parles
nôtres que leur premier succès avait enhardis, et quelques in-
stants après cette troupe barbare d'assassins disparut. Aucun des
nôtres ne périt; deux seulement reçurent de légères blessures.
Kotre église même, bien qu'exposée à toute la fureur de ces bar-
bares, qui auraient pu Tinoendier sans difficulté et sans résis-
tance, puisqu'elle n'a qu'un toit de simple paille, resta intacte,
et les assaillants osèrent à peine lancer deux javelots dans la
porte, comme pour mieux attester notre triomphe. La haute,
grande et belle croix, que le très-révérend P. Zéphyrin avait
bénite et solennellement érigée le 25 juillet dernier, second
anniversaire de la fondation de notre mission, resta debout et
intacte, continuant à étendre dans les airs ses bras triomphants
et à couvrir de son ombre vivifiante ces familles désolées. Quant
à nos ennemis, je ne saurais dire s'ils eurent des morts; ce qui
est certain, -c'est que nous n'avons trouvé aucun cadavre; mais
ce qui est également certain, c'est que beaucoup s'en allèrent
blessés, tant parce qu'ils prirent précipitamment la fuite, que
parce qu'ils laissèrent le terrain tout ensanglanté. Il n'y a rien
là, du reste, qui doive vous effrayer; vous devez, au contraire,
vous réjouir et remercier le Seigneur qui m'a protégé et délivré
avec tant de bonté; car sans son assistance spéciale il nous eût
certainement été impossible de remporter la victoire, comme
V0U3 pouvez vous mêmes en juger. Néanmoins le péril est
toujours le même; car ces rebelles, que ne retiennent ni les
liens de la reconnaissance ni la voix de la nature, continuent
à se montrer pleins de haine et de cruauté; mais Dieu qui, lui
aussi, est toujours le même, continue dans sa bonté et sa misé-
ricorde à nous défendre et à nous délivrer. S* François Solano
veille pour nous, et sous sa protection nous nous seiitons en
sécurité. Et n'allez pas attribuer ma confiance à de la présomp-
tion; car je n'ai cessé et ne cesserai de prendre pour ma personne
et pour ces innocentes familles toutes les précautions que dicte
la prudence humaine, de sorte que, quand même nos ennemis
voudraient nous livrer un nouvel assaut, il ne leur serait point
facile de nous vaincre. Maintenant passons à autre chose.
— 189 —
Le P. Ange de Lacques, qui est allé, il y a quatre ou ciuq ans,
vous visiter avec le P. Antoine Granella, est allé au mois de juin
dernier recevoir dans le ciel le prix de ses travaux apostoliques.
Le pauvre père, désirant se débarrasser d\ine fièvre tierce qui le
tourmentaient depuis quelque temps, prit un vomitif trop peu
actif pour qu'il pût le rendre. Tel fut le principe de sa doulou-
reuse et terrible maladie qui mit lin à sa courte vie de vingt-six
ans. Je me trouvais alors à Itaci, d'où j'écrivis à Joachim, et dès
que j'appris le danger où. était mon cher confrère, je me rendis à
Aguairenda, et j'assistai à sa mort, à son service funèbre et à soji
enterrement. C'était un ange de nom et de fait, mais puisque
les justes même sic salvi enint, sed quasi ];)er ignera (seront sau-
vés, mais en passant comme par le feu), ne l'oubliez pas; car il
se souvenait aussi de vous avec plaisir.
Notre petit Antoine voudrait que j'écrivisse des lettres plus
longues et que je vous donnasse plus de nouvelles. Mais je pour-
rais vous faire le même reproche avec plus de raison. Si je n'entre
pas dans beaucoup de détails sur mes Tobas, c'est parce que je
]ie les connais pas encore à fond, et que je ne veux pas prendre
des vessies pour des lanternes ni débiter des fables. Dites-lui
donc qu'il mortifie un peu sa curiosité, et que quand le temps
en sera venu, je tâcherai de le contenter. Je suis enchanté qu'il
ait obtenu le diplôme de bachelier en mathématiques et qu'il
suive le cours d'architecture. Tout va bien, mais dites-lui de ma
part que celui-là est un mauvais mathématicien qui ne sait pas
calculer juste pour gagner le ciel, et pire architecte celui qui
ne songe pas à se construire par ses bonnes œuvres un trône
de gloire dans l'éternité bienheureuse. Eecommandez-lui surtout
de fuir les mauvaises compagnies, et pour mieux s'en garantir,
de n'en fréquenter aucune. Hors les livres nécessaires à ses
études, qu'il n'en lise point qui ne commencent par un S; c'est,
vous le savez, un conseil de S*^ Philippe de Néri, ce cher et bon
vieillard. S'il lisait chaque jour un petit chapitre de l'Imitation
de Jésus-Christ, ou de la Pratique de l'amour de Jésus, ou de
l'Introduction à la vie dévote, il est sûr qu'il acquerrait, sans sa
casser la tête, une science plus profonde que celle des mathéma-
tiques, et plus utile que l'architecture.
Je vous avais déjà écrit tout cela, quand le P. Marin est venu
me visiter, et m'a raconté un petit fait qui peut servir d'épisode
17.
— 190 —
propre à satisfaire la curiosité de notre cher Antoine et à lui
donner une idée des braves gens au milieu desquels je vis. Ces
jours derniers il y eut à Farairi un Indien, qui un peu malade,
désespéré de sa misère et de l'abandon où les siens le laissaient
dans sa maladie, ferma sa cabane le mieux qu'il put, y mit
le feu, s'assit au milieu et se condamna à brûler vif. Aucun
des Indiens qui habitaient dans le voisinage et virent le mal-
heureux faire ses préparatifs n'alla à son secours, il n'y eut
même point une âme compatissante qui ensevelit ses misérables
restes. Le P. Marin Fapprit quand déjà les chairs rôties étaient
devenues la pâture des chiens. Oh! ne soyez point curieux de
C3nnaitre les usages et les mœurs de ces malheureux; car je
ne pourrais vous raconter que des choses hideuses. Bénie soit
la sainte religion catholique dans laquelle nous sommes nés, et
qui, en adoucissant les mœurs de l'homme, en lui enseignant
la vraie charité pour lui-même et pour son prochain, assure son
bonheur en ce monde et en l'autre ! Continuez à prier pour moi et
croyez moi toujours dans le Seigneur votre très-affectionné fils,
Fr. Alexandre de Eome,
Miss. Apost. Mm. OÒS.
V.
EGYPTE.
Lettre dio Er. Colomb de Bozzaxo, frère lai de la Stricte
Observance de la Province Romaine^ au rédacteur des Annales,
sur la situation de la Mission Franciscaine de Rosette.
Rosette, ce 6 décembre 1862.
Très-Révérend Père Marcellin,
Le vif souvenir que mon esprit garde de votre Très-Révérende
Paternité en retour et par reconnaissance de tous les bienfaits
dont vous m'avez comblé, quand j'étais près de vous, m'engage
à vous adresser ces quelques lignes, où je vous donne quelques
détails sur cette ville de Rosette et sur la mission que nous y
avons. Quant à la ville, je vous dirai que, située à 8 lieues de
distance au nord-ouest d'Alexandrie, elle s'offre sous le plus bel
aspect, grâce à son heureuse position et à son magnifique hori-
zon. En effet, Rosette domine l'ile du Delta, laquelle est formée
— 491 —
par deux bras du Nil qui se divisent au barrage pour passer Fuu
par Rosette, l'autre par Damiette. La profondeur de chacun de
ces bras est telle que , sans les obstacles qui les barrent à leur
embouchure dans la mer, ils seraient navigables pour tous les
bâtiments. Aussi sont-ils continuellement sillonnés par un grand
nombre de petits bateaux à vapeur et de barques à rames et à
voiles, qui vont et viennent, quoique le nombre en soit fort di-
minué depuis que Mahmoud a fait percer le canal de Mahmoudie,
long d'environ 20 lieues et coulant directement vers Alexandrie.
Quant à l'intérieur de la ville, on n'y trouve rien de particulier,
à l'exception d'une quarantaine de mosquées, dont vingt avec de
hautes tours latérales d'une construction élégante. Le commerce,
qui autrefois y apportait de grandes sommes d'argent, a disparu;
il ne s'y vend plus aujourd'hui que du riz et des légumes. Quant
aux environs, ils forment une immense plaine sans montagnes ou
colhnes, sauf de petits promontoires de sable amassé par les
vents, cette plaine est arrosée par beaucoup de canaux qui favo-
risent la croissance des sycomores, des palmiers, des cassiers, des
orangers, des cèdres, des bananiers et des dattiers, dont elle
est couverte.
Je vais maintenant vous parler de notre mission. J'ignore à
quelle époque précise nos confrères se sont établis dans cette
ville; mais des personnes versées dans l'histoire m'assurent que
Kosette est la ville où résidait le Préfet de nos missions, comme,
du reste, en fait encore foi un ancien sceau que nous possédons,
et autour duquel on lit cette inscription : sceau de la mission de
Rosette (Sigillum missionis Eoseti). Beaucoup pensent que pen-
dant longtemps un de nos religieux, déguisé en turc, se rendait
les jours de fête de cette résidence à Alexandrie, afin d'y célébrer
les divins mystères. De sorte que ce n'était point Alexandrie, mais
Eosette qui était primitivement le centre de la mission de cette
partie de l'Egypte. Mais la première de ces deux villes ayant dans
la suite acquis une grande splendeur, tandis que la seconde était
en pleine décadence, il en résulta que Eosette devint un poste
secondaire, où demeurait un seul missionnaire avec le titre de
Président. Les choses restèrent telles jusqu'en 1854, où en fut
nommé supérieur le E. P. Hortensio de Livourne, observantin de
la Province de Toscane, auquel on adjoignit pour compagnons
un prêtre (le P. Pabien de Eadda) et un frère lai. Ils habitaient
— 10:1 —
une maison, qui avait plutôt Tair d'une caverne que d'un liospice
religieux; elle se composait de quatre misérables pièces, situées
au haut d'uu édifice, auquel ou u' avait accès qu'en passant à tra-
vers des Turcs, des Juifs et des Scliismatiques, et d'une petite
chapelle au fond, qui ne différait point du reste. C'est pourquoi
le Père Président susnommé songea en 1858 à bâtir un petit
couvent: s'étant à cette fin présenté en personne au Vice-roi
d'Egypte, il en obtint l'autorisation nécessaire, et grâce à la gé-
nérosité de pieux bienfaiteurs, les travaux furent poussés si ra-
pidement, que tout était terminé en 1860, le couvent aussi bien
que l'église, qui fut bénie et ouverte le jour de la Nativité de la
Sainte Yierge, au milieu de transports de joie universelle.
Maintenant, mon bon Père, prions le Seigneur d'accroître le
nombre des fidèles; à dire vrai, il n'y en a encore que fort peu,
c'est-à-dire à peine une soixantaine de Levantins et peut-être une
vingtaine d'Européens, et dans notre école nous n'avons que dix
élèves, tant chrétiens que juifs et scliismatiques.
Yoilà tout ce que, pauvre frère lai, je sais vous dire de mou
mieux sur notre mission de Kosette, laissant à votre discrétion à
juger s'il convient de publier une lettre si insignifiante dans vos
Annales des Missions Franciscaines, Je termine en me recomman-
dant à vos saintes prières, et en me disant, de Votre Très-Eévé-
rende Paternité, le très-humble serviteur et confrère,
Pr. Colomb de Bozzano,
Ohs, de la Province de Rome, Pèlerin.
de Terre-Sainte.
VI.
APRIQUE CENTRALE.
Lettre du P. Maxime de Paxtasina, Ohs. de la Province de
Gênes, 3Iissionnaire apostolique en Egypte , au Pédacteur des
Annales, sur les moyens de rétaUir la Mission Franciscaine
de r Afrique Centrale et de faciliter le rachat des Nègres.
Le Caire, <?é 28 février 1863.
Très-uévérend père Marcelli^,
En hsant vos belles et si utiles Annales de nos Missions, au-
tant je sens mon cœur se remplir de joie au récit des progrès
merveilleux que fait chaque jour la foi catholique dans toutes les
— 193 —
parties de la terre, autant il se sert crune poignante douleur,
quand j'apprends qu'un malheur quelconque frappe quelque part
les généreux apôtres qui travaillent à la répandre, comme il
vient d'arriver à nos confrères partis pour l'Afrique Centrale. Je
suis déjà vieux, mon bon Père; néanmoins je me déclare prêt à
partir, moi aussi, pour ce pays, au moins jusqu'à Scellai, afin
de ne point laisser tomber une entreprise qui intéresse à un si
haut point la gloire de Dieu et la conversion au Christ d'un si
grand nombre d'àmes; aussi espéré-je que l'Ordre cherchera le
moyen de rétablir cette Mission de manière à aHeindre le but en
vue duquel elle a été fondée, sans subir les sacrifices terribles que
nous ne ont coûté les débuts.
Permettez-moi de vous manifester ici à cet égard une opinion
en complet désaccord avec les propositions de M'^ Lafarque , qu'il
est impossible de mettre à exécution; d'où il s'ensuivrait que la
mission tomberait. Mais je soutiens qu'on pourrait prévenir en
partie les revers essuyés par le Père Jean Peinthaler et ses com-
pagnons, si nos confrères d'Italie, au lieu de se transporter
directement jusqu'au 10^ degré de latitude, et plus loin encore,
jusqu'à Kondocoro ( au 5^ degré, suivant la carte de M'^ De-
bono), faisaient, avant de passer le Sennaar (en arabe dent de
feu), de longues haltes, ne s'approchant que peu-à-peu des ré-
gions où règne une dévorante chaleur. Yoici comment M'^ Debono
parle de ces régions : // Le soleil n'y est plus une divinité bien-
// faisante, c'est vraiment l'Apollon exterminateur; dans ces dé-
" serts brûlants la vie devient un fardeau, l'étude perd ses char-
// mes accoutumés et la contemplation ses rêves enchanteurs; la
// conversation est un effort, et la solitude insupportable; rienne
// s'éveille en nous, sinon un ardent désir de nous soustraire à
'/ cet embrasement de la nature. <• Cela est surtout vrai pour les
Allemands, qui partent d'un degré de latitude plus élevé que les
Italiens, comme l'a aussi remarqué M^ Lafarque, quand il dit
que ce climat est particulièrement homicide pour les enfants
de l'Allemagne.
Nos Missionnaires ne devraient donc point entreprendre leur
œuvre apostolique à partir du cinquième degré, mais seule-
ment au-delà du vingt-quatrième degré, où est situé Scellai,
première station et première cataracte, de laquelle à Kartum
il y en a cinq autres, en remontant le cours du Nil; et il
— 191 —
faudrait fonder une station à chaque cataracte, car les bords
de cette partie du fleuve sont tous habités, et dans toute
la basse ^Aibie, qui prend de ce côté une extension considé-
rable, on ne voit que villages sur villages. Or, pourquoi notre
mission ne pourrait-elle pas s'emparer de ce beau champ?
Pourquoi ne pourrions-nous pas en faire un centre, d'où, le
moment venu, nous pousserions en avant nos opérations apos-
toliques? D'autant plus que le nouveau vice-roi, Ismaïl Pacha,
paraît très-disposé à favoriser les sciences et la civilisation des
peuples qui lui sont soumis, et que nous éviterons ainsi un voyage
si difficile de quarante jours dans le désert, qui s'étend de
Scellai à Kartum, et dont la descrijition que nous donne M. Ban-
dolo fait frémir le lecteur d'épouvante. Il faut savoir, en outre,
que cette partie du î^il, malgré les cataractes, est navigable
pendant quatre mois entiers, c'est-à-dire d'août à la fin de
novembre; il y a ensuite une interruption dont doit tenir
compte celui qui ne veut pas exposer vainement sa vie, sans
obtenir aucun résultat utile pour l'humanité au service de
laquelle il la consacre. En s'arretant ensuite dans la Nubie
inférieure, entre Scellai et Kartum, le ^lissionnaire pourrait
se rapprocher graduellement de la Haute-î^ubie, et s'accoutu-
mer assez aux chaleurs intenses du climat pour arriver jus-
qu'au Sennaar et même jusqu'au point extrême de la mission,
qui est Kondocoro.
Si mon idée se réalisait, elle servirait encore grandement
à l'affranchissement de ces pauvres Maures, desquels, en seize
mois, j'ai racheté au moins 66 sujets, avec les aumônes que
j'ai reçues pour cette œuvre charitable. Et soyez sûr qu'en
cela l'intervention efficace d'un Missionnaire vaut plus que
toutes les notes et protestations des puissances européennes;
en définitive, comme l'observe encore M. Lafarque, elles n'ont
pu, avec toutes leurs réclamations, rien obtenir au profit de
ces infortunés. Ici le concours de l'excellent ecclésiastique
Don Olivieri, notre concitoyen, pourrait nous être extrêmement
utile, et voici comment. D'ordinaire la traite des l^ègres se
fait quand le Nil est plein; on les met alors dans la cale des
navires comme des marchandises, et on les mène au Caire.
Ces navires descendent le Nil de Kartum à Scellai, et passent
nécessairement là où je propose d'établir les diverses stations
"- 195 —
de la mission; il nous serait donc facile d'acheter ces pauvres
esclaves avec les aumônes de Toeuvre charitable du rachat , et
de les soustraire ainsi à une cruelle spéculation. Comme d'ail-
leurs la mission possède à Kartum et à Scellai des terrains
étendus (qu'on agrandirait, en cas de besoin), nous pourrions
à la fois catéchiser les Nègres et leur enseigner (aux hom-
mes) la culture des champs (ce qui leur fournirait des vivres et
des vêtements) et les arts mécaniques de première nécessité.
En même temps les jeunes filles apprendraient à filer, à coudre,
à tisser, afin de les mettre à même de se procurer de leurs
propres mains des vêtements, puisque dans certaines tribus
elles n'ont même pas de pagne pour se couvrir. Une fois chré-
tiens et réunis en familles, nous les renverrions accompagnés
d'un missionnaire dans leur pays, où de cette manière la foi
catholique ne pourrait manquer de jeter de profondes racines.
En outre, ce serait le moyen de réduire de beaucoup les
dépenses énormes qu'exige maintenant Taffranchissement de
quelques-uns de ces malheureux,
Eixé, mon Très-Eéverend Père, dans cette ville du Caire
comme missionnaire et catéchiste des Maures, j'ai cru bon de
vous manifester mon opinion, sur la manière de venir en aide
à cette mission et à de malheureuses créatures, qui font vrai-
ment pitié , à tel point que si Yotre Paternité, dépositaire de
toutes les relations envoyées par nos confrères, et zélée pro-
motrice de nos missions , voyait les scènes douloureuses qui
se passent souvent sous nos yeux, vous en mourriez d'hor-
reur. Mais je ne veux pas vous ennuyer davantage; recom-
mandez-moi dans vos prières au Seigneur et croyez-moi de cœur
Yotre très-affectionné confrère,
Ee. Maxime de Paxtasixa,
(Yallée de Dolcedo en Ligurie),
Miss, ajiost., Min, Ois,
— 19G ■—
TROISIÈME PARTIE.
NOUVELLES DIVERSES CONCEENANT LES MISSIONS FRANCISCAINES,
PAIRFIELD ET GORTON EN ANGLETERRE.
Dans le no 1196 du Tablet nous lisons ce qui suit sur nos confrères Ré-
collets de Belgique , Missionnaires en Angleterre : « Les Pères Franciscains
KécoUets, qui ont fait tant de bien dans le peu de temps qu'ils ont donné des
Missions à Eairlield et à Gorton, viennent d'acheter dans cette dernière loca-
lité une maison et un terrain, pour y bâtir un couvent et une église, d'après
le plan de Mr Pugin. En attendant, ils se logeront provisoirement dans la
maison, jusqu'à ce que les deux édifices soient terminés. Nous ne doutons
pas que tous ne s'empressent à l'envi d'aider dans leur entreprise ces excel-
lents religieux, membres d'un Ordre si illustre, qui plus que tout autre a
contribué à la propagation de la foi dans tout l'univers, et qui vient de
voir placer sur les autels vingt-trois de ses apôtres, martyrisés au Japon. «
BOAYDEN.
" Les mêmes Pères, continue ce journal, ont donné une mission de quinze
jours dans l'église des Saints Vincent et Paul à Bowden, et leurs travaux
furent couronnés des plus heureux succès; ils ont obtenu durant la mis-
sion au moins quatorze conversions éclatantes, outre le retour dans le
sein de l'Église de beaucoup de dissidents. Le temple était chaque jour plein
d'une foule d'auditeurs, profondément émus d'entendre pour la première fois
la parole de Dieu annoncée avec tant d'autorité qu'ils ne pouvaient s'empê-
cher de reconnaître qu'ils y trouvaient quelque chose qu'on chercherait en
vain dans les sermons des ministres protestants. «
SMYRNE.
D'une lettre adressée par le Père Alphonse de Dolceaqua, Mineur Ob-
servantin de la Province Romaine, Missionnaire Apostolique' à Smyrne, au
Père Jean de Boscomare, nous extrayons ce qui suit sur le voyage du Sultan,
de Constantinople à cette ville. « Le Sultan, dit-il, est arrivé ici le 20 du
mois d'avril courant et y est resté jusqu'au 25. La ville avait pris ses
habits de fête, et tandis que le souverain en parcourait les rues, le peuple
ne cessait de l'acclamer et de le couvrir de fleurs. Notre très- digne arche-
vêque Monseigneur Vincent Spaccapietra en a obtenu audience sur la demande
du consul de France, et un subside de 11,500 francs pour la cathédrale que
l'on est à bâtir. Chose étrange, qu'un Turc contribue à l'érection d'une
église catholique ! Le Sultan a aussi distribué d'abondantes aumônes à nos
— 197 -^
deux hôpitaux , à l'orphelinat et aux Erères des écoles chivtienues. C'est
ainsi que le Seigneui- se joue dans tout l'univers {Judit in orbe terra mm)
pour la gloire de son saint nom ! «
POLOGNE.
Le petit journal catholique de Paris, qui parait sous le titre de Rosier de
31 arie, a dans son n» 3 du 25 avril dernier publié un court article que nous
reproduisons comme un nouveau titre de gloire pour l'Ordre Pranciscain en
Pologne. Cet article, intitulé le martyr de la foi 'polonaise, est ainsi conçu :
« Le 19 mars dernier, le R. P. Antoine Majewski de glorieuse mémoire,
religieux de la stricte observance de St François, ayant appris qu'un
combat s'était engagé entre l'armée nationale, commandée par le dictateur
LangicAviez, et les bataillons russes, dont le chef suprême dans tout le
royaume de Pologne est S. A. 1. le grand- duc Constantin, quitta aussitôt
son couvent de Stabenica et se rendit sur le théâtre de la lutte, afin d'offrir
les secours de la religion aux blessés de l'armée nationale et aux autres
catholiques qui se trouveraient par hasard dans les rangs des cosaques. Et
pour montrer à tous qu'il n'obéissait à aucun autre motif que celui d'assurer
à tous ces infortunés le salut de leurs âmes, il se présenta sur le champ
de bataille en surplis et en étole. C'est au moment oii, avec une abnégation
héroïque, au milieu du sifflement des balles, il administrait les derniers sa-
crements aux moribonds que, chose horrible à dire ! il fut assassiné par les
soldats de l'empereur des Russies, et, ce qui est plus affreux, une heure
après la fin de la bataille , tandis qu'il confessait un soldat, criblé par tout
le corps de coups de lance et de baïonnette ; il fut ensuite dépouillé de tous
ses vêtements, et son cadavre nu et sanglant fut jeté en pâture aux oiseaux
de proie! Profondément touchés de l'héroïsme de ce Eranciscain, si cruel-
lement massacré par les Barbares, consolons-nous en pensant que Dieu a
voulu ainsi accroître le nombre des martyrs de l'illustre Institut auquel il
appartenait, et que déjà le digne religieux participe à la gloire au milieu
de laquelle jouissent de leur triomphe ses confrères du Japon, qui, cruci-
fiés pour avoir exercé le ministère apostolique dans ces régions, viennent
d'être placés au nombre des Saints par l'autorité infaillible du Saint Siège
apostolique. «
LE P. ANTOINE LOUIS STAGNI DE CENTO,
HISTORIOGRAPHE DES MINEURS OBSERVAXTIXS DE LA PROVINCE
DE BOLOGNE.
Nous consacrons à la mémoire de ce cher Confrère , de l'amitié duquel
nous nous honorions, et qui n'a point peu contribué par la diligence de
son zèle à nous procurer de précieux documents pour notre Histoire uni-
verselle des Missions Eranciscaines, ainsi qu'à faire connaître, autant qu'il
dépendait de lai, les présentes Annales, c'est-à-dire le récit des travaux de
18
— 198 —
nos Missionnaires cpars sur toute la surface de la terre, nous lui consacrons,
disons-nous, Farticle nécrologique suivant, que nous empruntons à YEcho
de Bologne du 3 mai 1863, et par lequel nous entendons le recommander aux
prières de tous nos bienveillants lecteurs,
« La ville de Cento a été douloureusement frappée le 2 mai par la perte
inopinée de l'un de ses enfants, le P. Antoine Louis Stagni, Mineur Ob-
servantin. Il comptait à peine quarante-six ans, et sa vie entière avait été
employée à l'étude, à l'accomplissement des devoirs de l'Institut Séraphi-
que, et à une foule d'œuvres et de fonctions particulières dont il s'était
acquitté avec succès.
// Par la pénétration de son esprit, l'étendue de ses connaissances philolo-
giques, son éloquence en chaire, et sa singulière aptitude à recueillir des
matériaux utiles tant pour l'histoire de son pays que pour celle de son Ordre
illustre, ainsi que par ses travaux publiés ou inédits, qui attestent son vaste
savoir, il a mérité l'estime et l'affection universelles. Ajoutez qu'à ces rares
qualités il joignait un caractère doux et ingénu, et une conversation élé-
gante, aimable et édifiante. Aussi son nom était- il fort connu des écrivains
les plus célèbres de l'Italie, et ils avaient assigné parmi eux au P. Stagni
une place distinguée, qu'il devait à une pureté d'élocution franchement ita-
lienne, à une candeur de style, qui reflétait son âme, à un raisonnement
clair, solide et rehaussé de tous les charmes d'une érudition de bon aloi.
Comment donc la ville et la Province de son Ordre, comment surtout les
religieux qui avaient avec lui à Cento une résidence commune, ne pleure-
raient-ils pas la perte d'un moine si pieux, d'un orateur si éloquent, d'un
historiographe si habile ! Il rendait son âme bénie, peu d'heures après qu'on
avait débité dans l'église St Pierre, à Cento, un admirable panégyrique en
l'honneur des saints martyrs Japonais, auxquels il avait exprimé son vœu
ardent d'aller bientôt les vénérer dans le paradis. Salut, ô saint Prêtre,
et daignez accepter de là haut ce faible tribut d'éloges, que vous offre, du
fond de son cœur, un de vos plus tendres amis. «
LA VILLE DE JAPPA ET LE COUVENT DES FRANCISCAINS.
Jaffa, vue de la mer, présente l'aspect d'un amphithéâtre; mais du côté
de la terre, où elle est ceinte de faibles murs crénelés avec une seule
porte, elle a un air fort mélancolique. Ses rues ou plutôt ses ruelles sont
mal pavées, sales, tortueuses, inégales, et d'ailleurs solitaires et dépour-
vues de boutiques, excepté près de la porte, sur le rivage de la mer et
dans quelques autres coins. Le port est d'un accès difficile, parce qu'il
est parsemé d'écueils, encombré de sable, et qu'il n'est défendu par aucun
ouvrage d'art. La population s'élève à onze mille habitants, tant maho-
métans (ce sont les plus nombreux) que latins, grecs, maronites et armé-
niens. Le couvent Pranciscain, auquel s'adressent les voyageurs d'Europe,
est irrégulier, mais assez vaste et assez commode. On en a une histoire par-
ticulière comme de la ville.
— ]99 —
Nous lisons dans les actes des apôtres, que St Pierre, se trouvant à
Lidda, fut prié par les fidèles de se rendre à Jaffa. Dès qu'il y fut arrivé,
un spectacle émouvant le frappa Dans la salle, où les chrétiens le reçu-
rent, gisait le cadavre déjà lavé d'une femme qu'on se disposait à inhumer.
Il était entouré d'une grande foule de veuves, qui exhalaient à hauts cris
leur douleur, parce que la défunte, nommée Tabita, était de son vivant la
mère des pauvres. Toutes ces femmes se pressèrent autour de St Pierre, pleu-
rant et lui montrant les vêtements et autres dons de la charité de Tabita.
L'apôtre en fut tout ému , et après une silencieuse prière, l'àme pénétrée
d'une foi ardente, il dit à la morte : Tahita, levez-vous; et la morte revint
à la vie. Au brait de ce miracle le nombre des fidèles s'accrut, et pour les
confirmer dans la foi, Pierre resta plusieurs jours à Jaffa, où il se logea
chez un certain Simon, corroyeur, dont la maison était voisine de la mer.
C'est pendant son séjour en cette ville qu'il eut cette vision des animaux
impurs, qui lui apprenait à ne point fermer aux gentils la porte du christia-
nisme, et de là il se sentit inspiré d'aller à Cesaree pour y baptiser Corneille,
centurion d'une cohorte appelée Italique. On croit que l'église des Francis-
cains a été fondée sur l'emplacement de la maison de Corneille, sanctifiée
par la présence de St Pierre et embellie d'un monument religieux dans les
âges postérieurs. Au commencement de leur mission, ils eurent une autre
église beaucoup plus grande, due à la munificence chrétienne de Louis IX ;
cette église fut ruinée avec le reste de la ville.
Vers le milieu du XVIIe siècle, quand il n'y avait plus à Jafî'a que le châ-
teau et trois grottes creusées dans le rocher, les Franciscains, au rapport du
voyageur parisien Thévenot, construisirent près des grottes un hangar en
bois, pour y recevoir les pèlerins; mais les Turcs la détruisirent. En 1780
ils bâtirent une maison, qui fut également détruite après sept années d'exis-
tence. Ils la rebâtirent encore deux fois, tant qu'à la fin la charité des Mis-
sionnaires parvint à vaincre leurs féroces oppresseurs. Toutefois ceux-ci, en
accordant en 1819 aux Religieux la faculté de se fixer à Jafî'a, leur permirent
seulement de se construire uiie maison en bois. Finalement en 1832, on ob-
tint sans eiiorts et sans les ruineux cadeaux d'usage l'autorisation de maçon-
ner librement le couvent et l'église qui subsistent aujourd'hui.
(D. P. A. B.)
DÉPART DE MISSIONNAIRES EN MARS ET AVRIL 1863.
Sont partis pour Jérusalem : le Reverendissime Père Séraphin Milani,
de Carrare , nouveau Custode de Terre Sainte , avec son Secrétaire le
P. Jean Luisi de Pietrasauta, tous deux Observantins de la Province de
Toscane; pour le collège de la Piata en Amérique, le Fr. Théodore, clerc
élève en théologie, Obs. de la Province de St Louis de France, avec le
Fr. lai Claude, et pour le collège de la Paz, les frères lais Ignace et
Damase, de la même Province.
— 200 —
QUATRIÈME PARTIE.
RELATION PAU LE FEANCISCAIN TH. MARC, DE NICE, DE SON VOYAGE ET
DE SA MISSION AU NOUVEAU MEXIQUE EN 1539.
{Contiîiuatlon et fui; voir p. 130).
Cet habitant de Cevola est un homme blanc, de bonne constitution,
assez âgé, et beaucoup phis intelligent que les habitants de cette vallée
et que ceux des autres vallées situées en arrière; il me dit qu'il voulait
venir avec moi, afin que j'obtinsse son pardon. Je lui demandai plusieurs
informations : il me dit que Cevola est une grande ville, oîi il y a beau-
coup de monde, et des rues, et des places, et que dans certaines par-
ties de la ville il y a quelques maisons fort grandes, qui ont dix étages
et dans lesquelles les principaux citoyens se réunissent à certains jours
de l'année; il dit encore que les maisons sont de pierre et chaux, comme
on me l'avait déjà raconté, que les portes et les pilastres des principales
maisons sont revêtus de turquoises, que les vases dont l'on se sert
et les objets d'ornement sont en or, et que les sept autres villes ont la
même configuration que celle-là, quoique plusieurs soient plus grandes ;
la principale est Abacus. Cet homme dit aussi que du côté du sud-est
il y a un royaume qu'on appelle Marata, et qu'il renferme beaucoup de
villes et de très-grandes villes, lesquelles n'ont que des maisons en pierres
et à plusieurs étages, et que les gens de ce royaume ont fait et font
encore la guerre au maître des sept villes; mais cette guerre a notable-
ment affaibli ce royaume de Marata, quoiqu'il subsiste toujours et con-
tinue la guerre contre ses voisins. Il dit en outre que du côté du couchant
il y a un royaume, nommé Totonteac, qu'il dit être très-considérable et
extrêmement populeux et riche, et que les habitants de ce royaume por-
tent des vêtements de la même étoffe que les miens, et d'une autre
étoffe plus fine que fournissent les animaux que l'on m'avait précédem-
ment désignés, et qu'ils sont très-policés et tout différents des gens que
j'avais vus. Il me dit pareillement qu'il y a une autre province et un
autre royaume extrêmement grands, qu'on nomme Acus, pour les dis-
tinguer d' Abacus, qui est la principale des sept villes et qu'on prononce
avec une aspiration, tandis qu'Acus, sans aspiration, désigne un royaume
et une province. Il me dit que les vêtements qu'on porte à Cevola sont
tels qu'on me les avait déjà dépeints ; que tous les habitants de la ville
dorment dans des lits élevés au-dessus du sol, et surmontés de pavillons
et de tentures qui recouvrent les lits, et il ajouta qu'il m'accompagnerait
à Cevola et plus loin, si je voulais le prendre avec moi. La même rela-
tion me fut faite dans ce village par beaucoup d'autres personnes, mais
avec moins de détails. Je cheminai trois jours dans cette vallée, les
habitants ne cessant de me festoyer. J'y vis plus de mille peaux de vaches
parfaitement préparées et travaillées ; j'y trouvai aussi une beaucoup plus
grande quantité de turquoises, et de colliers en cette pierre précieuse fabri-
qués sur les lieux, que je n'en avais vu dans toutes les vaUées que j'avais
traversées, et l'on me dit que tout cela venait de la ville de Cevola, sur la-
quelle ils sont à même de donner beaucoup de renseignements, ainsi que
sur le royaume de Marata, sur celui d'Acus et de Totonteac.
On m'a montré ici une peau , moitié plus grande que celle d'une vache,
et l'on m'a dit qu'elle était d'un animal qui a une seule corne au milieu
— 201 —
du front , que cette corne se recourbe vers le poitrail , et que de là
elle se prolonge en une pointe droite, par laquelle cet animal a tant de
force qu'il brise tous les objets qu'il en atteint, quelque solides qu'ils
soient, et que le pays possède un grand nombre de ces animaux. La
couleur de cette peau ressemble à celle du bouc, dont le poil est aussi
de la même grosseur. J'ai reçu ici des messagers d'Etienne, qui m'ont
dit de sa part, qu'il se trouvait déjà dans la dernière partie du désert,
heureux d'être désormais beaucoup plus sûr de la grandeur du pays, et
que, depuis qu'il m'avait quitte, il devait reconnaître que les Indiens ne
l'avaient induit en aucune erreur; car jusque-là il avait trouvé toutes
choses telles qu'ils les avaient dépeintes , et que par conséquent il pensait
les trouver telles encore plus loin dans la vallée, comme dans les autres
villages qu'il avait précédemment visités. Je posai des croix et pris les
mesures que me recommandaient mes instructions. Les gens du paj^s me
prièrent avec instance de me reposer trois ou quatre jours parmi eux,
parce que de là jusqu'au désert il y avait encore quatre journées de marche,
et que du commencement du désert jusqu'à la ville de Cevola il y en
avait au moins quinze, et qu'ils me voulaient préparer les vivres, provisions
et autres choses nécessaires au voyage. Ils ajoutèrent que, quand Etienne
était parti de ce lieu, plus de trois cents hommes l'avaient accompagné pour
, porter des vivres à sa suite, et qu'ils voulaient de même venir en grand nom-
bre avec moi, pour me servir, pensant qu'ils s'en retourneraient riches. Je
les remerciai de leurs offres et les engageai à se tenir prêts, et je m'arrêtai
ainsi trois jours sans aller en avant. Je profitai de cette halte pour con-
tinuer à prendre sur Cevola et sur mille autres choses toutes les informa-
tions possibles, et je ne faisais qu'appeler des Indiens pour les interroger
chacun en particulier, et tous s'accordaient sur les mêmes points, et me
répétaient sur le haut chiifre de la population, et sur la régularité des
rues, et sur la grandeur des maisons, et sur la solidité des portes, exac-
tement ce qui m'avait déjà été dit par d'autres. Les trois jours passés,
beaucoup de ces braves gens se réunirent pour venir avec moi; j'en pris
trente des principaux , très-bien vêtus et ornés de colliers de turquoises ,
dont quelques-uns avaient cinq ou six tours, outre le monde nécessaire
pour porter nos vivres, je me mis en route, et le 9 mai je pénétrai dans
le désert. Après avoir marché ainsi le premier jour, par un chemin très-
large et battu , nous nous arrêtâmes pour faire , près d'une pièce d'eau, un
dîner que les Indiens m'avaient apprêté, et nous passâmes la nuit près d'une
autre pièce d'eau, où je trouvai une maison qu'ils venaient de terminer
pour moi, une autre était encore debout et avait servi à Etienne pour y
passer la nuit, lors de son passage; il s'y trouvait en outre beaucoup de
vieilles cabanes et de traces de foyers allumés par les voyageurs allant à
Cevola par ce chemin. Je marchai ainsi dans le même ordre pendant douze
jours, toujours bien fourni de vivres, de sauvagines, de lièvres, de perdrix,
de la même couleur et de la même saveur que ceux d'Espagne, bien qu'ils ne
soient pas aussi grands, et qu'ils soient m.èmeunpeu plus petits. Nous vîmes
alors arriver un Indien, fils d'un des chefs qui m'accompagnaient , lequel
était parti avec Etienne. Il paraissait tout effaré et avait le visage et le
corps couverts de sueur. Montrant la plus grande tristesse dans toute sa
personne, il nous raconta qu'Etienne, arrivé à une journée de distance de
Cevola, y avait envoyé son grand chapeau par ses messagers, comme il
avait accoutumé de le faire pour annoncer son approche ; ce chapeau était
orné d'une rangée de grelots et de deux plumes, l'une blanche et l'autre
19
de couleur; c'était un signe destine à rassurer les populations et à ma-
nifester les intentions pacifiques de celui qui remployait. Or, quand
les messagers arrivèrent à Cevola devant l'agent que le Seigneur des
sept villes y a placé comme gouverneur, ils lui donnèrent le chapeau,
il le prit dans ses mains, et en voyant les grelots, il entra dans une
grande colère, et jeta avec mépris le chapeau à terre, disant aux messagers
qu'ils n'avaient qu'à partir au plus vite , parce qu'il savait de quelles gens
cela venait, et les chargeant de leur dire de ne point entrer dans la ville,
parce qu'autrement il les tuerait tous. Les messagers s'en retournèrent et
rapportèrent à Etienne ce qui s'était passé ; il leur répondit que ce n'était
rien et voulut continuer son voyage jusqu'à la ville de Cevola, où il trouva
des hommes qui ne lui permirent point d'entrer et le mirent dans une
grande maison située hors de la ville. Puis, ils lui prirent tout ce qu'il avait
apporté pour trafiquer, et plusieurs turquoises et d'autres objets que des
Indiens lui avaient donnés le long de sa route. Le pauvre Etienne passa
là cette nuit sans qu'on lui donnât ni à manger ni à boire. Le lendemain
matin, notre Indien eût soif et sortit de la maison pour aller boire à un
ruisseau qui coulait près de là, et un instant après il vit Etienne s'enfuir,
et derrière lui des hommes de la ville qui tuaient quelques-uns de ses
compagnons.
Quand l'indien vit tout cela , il alla se cacher sur l'autre rive du ruis-
seau, et prit ensuite le chemin du désert. En apprenant ces nouvelles, les
Indiens qui étaient avec moi se mirent à pleurer, et je pleurai aussi , car
des nouvelles si tristes et si mauvaises me firent regarder ma perte comme
certaine. Je craignais moins de perdre la vie que de ne pouvoir retourner
sur mes pas pour faire connaître la grandeur d'un pays où Notre Seigneur
Jésus-Christ pourrait être servi. Et aussitôt je coupai les cordes des valises
dans lesquelles je portais les efî'ets dont je me proposais de trafiquer (jusque-
là je m'en étais abstenu et je n'avais rien donné), et je comnipnçai à dis-
tribuer tout ce que j'avais entre les principaux de mes compagnons, en
leur disant de ne rien craindre et de me suivre, ce qu'ils firent. Et con-
tinuant notre marche jusqu'à une journée de distance de Cevola, nous
rencontrâmes douze autres Indiens qui avaient accompagné Etienne; ils
étaient couverts de sang et de blessures, et à leur vue mes compagnons
se mirent à pleurer à chaudes larmes. Je demandai aux blessés des nou-
velles d'Etienne , et d'accord en tout avec le premier indien , ils dirent
qu'après avoir enfermé Etienne dans cette maison , sans lui donner à boire
ni à manger, de tout un jour et de toute une nuit, on lui avait enlevé tout
ce qu'il avait. Le lendemain, comme le soleil commençait à monter, Etienne
sortit de la maison, avec quelques-uns de ses principaux compagnons; mais
beaucoup des gens de la ville survinrent tout à coup. Dès qu'Etienne les
vit, il se mit à fuir, et nous finies de même, et aussitôt nous fûmes assaillis
d'une nuée de javelots et couverts de blessures, nous nous jetâmes à terre,
et plusieurs fuyards tombèrent sur nous blessés à mort, et nous restâmes
ainsi jusqu'à la nuit sans oser bouger. Nous entendions un grand tumulte
dans la ville , et nous voyions sur les terrasses un grand nombre d'hom-
mes et de femmes qui regardaient. Quant à Etienne, nous ne le vîmes
plus, et nous croyons qu'on l'a accablé de traits, comme on en a accablés
tous les autres qui se trouvaient avec nous, de sorte que nous sommes les
seuls qui se soient sauvés.
En apprenant ce que les Indiens me rapportaient et en voyant le dan-
ger qu'il y aurait à continuer mon voyage, comme je le désirais, je ne
— 203 —
voulus point m'exposer à perdre la vie comme Etienne , et je dis que notre
puissant Dieu chcâtierait les habitants de Cevola, et que dès que le vice-roi
apprendrait mon retour, il enverrait une armée chrétienne pour les punir.
Mais mes compagnons ne voulurent point m'en croire , parce que, disaient-
ils , personne n'était capable de lutter contre la puissance de Cevola. Là
dessus je les quittai, je m'éloignai à la distance d'un jet de pierre ou deux,
et me retournant, je remarquai un Indien , nommé Marc, que j'avais em-
mené du ;Mexique , lequel pleurait et me dit : « Père , nos compagnons se
sont entendus pour nous tuer, parce que, disent-ils, c'est toi et Etienne
qui avez causé la mort de leurs parents , et que bientôt sans doute il ne
restera en vie d'eux tous ni homme ni femme. » Je recommençai à leur
distribuer, pour les adoucir, divers objets qui me restaient; cela les
calma un peu; néammoins ils regrettaient encore amèrement la mort de
ceux qu'ils avaient perdus. Je priai quelques-uns d'entre eux de vouloir
bien se rendre à Cevola, afin de savoir s'il ne s'était pas échappé quel-
que autre Indien, de qui l'on put apprendre quelque nouvelle sur le
compte d'Etienne; mais c'est une chose qui me fut impossible d'obtenir
d'eux. Voyant cela, je leur dis qne, pour ma part, je voulais absolument
voir la ville de Cevola ; ils me répondirent que personne ne voudrait m'ac-
compagner ; cependant , à la fin , me voyant si décidé , deux des principaux
me dirent qu'ils viendraient avec moi, et avec eux, mes Indiens et mes inter-
prètes je continuai à marcher jusqu'à ce que je pus découvrir Cevola. Cette
ville est située dans une plaine au pied d'une montagne ronde, et a un plus bel
aspect et mie plus belle apparence qu'aucune des villes que j'ai vues dans ces
régions. Conformément à ce que m'avaient dit les Indiens, les maisons y sont
toutes en pierres , avec des étages et des terrasses , à ce qu'il me parut voir
du haut d'une montagne oii je me plaçai pour regarder la ville. La ville est
plus grande que celle de Temistitan, qui compte plus de vingt mille maisons;
les habitants en sont presque blancs; ils portent des vêtements, dorment dans
des lits , se servent d'arcs pour armes, et possèdent beaucoup d'émeraudes et
d'autres joyaux, bien qu'ils n'estiment que les turquoises, avec lesquelles ils
ornent les murs des entrées de leurs maisons , ainsi que leurs vêtements et
leurs vases; on s'en sert, du reste, comme de monnaie, eu tout le pays. Ils se
vêtent de coton et de peau de vache, vêtement le plus estimé et qui passe pour
le plus honorable , ils se servent de vases d'or et d'argent , parce qu'ils n'ont
point d'autre métal, tandis qu'ils ont de l'or et de l'argent en plus grande abon-
dance qu'au Pérou, et ils échangent ces métaux contre des turquoises dans
la province de Pintadi, où, parait-il, se trouvent des mines extrêmement
riches. Je ne pus obtenir des renseignements aussi particuliers sur les autres
royaumes. Plus d'une fois je fus tenté d'y aller, parce que je savais que je
ne risquerais jamais que ma vie, et je l'avais offerte à Dieu dès le premier
jour de mon départ. A la fin j'eus aussi peur, en envisageant le péril que,
si je venais à mourir, on ne put avoir des données sur ce pays, dont la dé-
couverte est à mon avis la plus importante et la plus utile. Quand je dis
aux chefs combien Cevola me paraissait être belle , ils me répondirent que
c'était la plus petite des sept villes, et que Totonteac, la plus grande et la
plus importante de tontes, avait tant de maisons et d'habitants qu'on
n'en saurait calculer le nombre. En voyant la disposition et le site des
lieux, je jugeai convenable de nommer ce pays le nouveau royaume de
St Erançois, et avec l'aide des Indiens j'élevai en ces mêmes lieux un grand
monceau de pierres, au haut duquel je posai une croix petite et mince, parce
que je n'avais pas le moyen de la faire plus grande, et je déclarai que j'éri-
— -201 —
gcfiis cette croix et ce monceau de pierres au nom de l'illustrissime Don An-
toine de Mendoza, vice roi et capitaine-général de la Nouvelle-Espagne
pour l'Empereur notre maître, en signe de la prise de possession que je
faisais conformément à mes instructions, et je déclarai que je prenais en
môme temps possession de toutes les villes et des royaumes de Totonteac ,
d' Acus et de Marata ; puis je m'en retournai avec beaucoup plus de peur
que de vivres , et j'allai avec le plus de célérité que je pus jusqu'à ce que
je retrouvasse le monde que j'avais laissé en arrière. Je n'arrivai près de
ces compagnons qu'après deux journées de marche, et je parvins à traverser
avec eux le désert; mais je n'y fus point l'objet des mêmes prévenances que
la première fois, car hommes et femmes se lamentaient également sur le
sort de ceux de leurs parents et amis qui avaient été tués à Cevola. Tout
effi-ayé, je pris congé des habitants de cette vallée, et je fis dix lieues le
jour même de mon départ. Je continuai ainsi à faire dix-huit lieues sans
m'arrêter , jusqu'à ce que j'eusse passé le second lieu inhabité que présentait
ma route. Malgré ma frayeur, je résolus d'aller jusqu'à la campagne, dont
j'ai dit plus haut qu'on m'avait parlé; là les montagnes s'abaissent; et j'en-
tendis dire que cette campagne est habitée, du côté du levant, à la dis-
tance de plusieurs journées démarche. Je n'osais point m'y aventurer, et
il me semblait d'ailleurs que, si je devais venir habiter cet autre pays des
sept villes et royaumes dont j'ai parlé, alors je pourrais mieux la voir sans
exposer ma personne, et sans laisser pour cela de rendre compte de ce que
j'avais déjà vu. Seulement j'aperçus , de l'endroit où commence à s'étendre
cette campagne, sept villages assez grands, un peu éloignés, dans une vallée
dont le fond était très-frais et le sol très-fertile, grâce aux nombreuses ri-
vières qui l'arrosent. On me dit qu'il y a beaucoup d'or dans cette vallée, et
que les habitants en font des vases , des platines avec lesquelles ils se ra-
sent et s'essuient la sueur ; on me dit, eu outre , sans pouvoir m'en indi-
quer la raison , que ce sont des gens qui ne veulent point trafiquer avec ceux
qui habitent l'autre partie de la campagne. En cet endroit je posai deux
croix, et je pris possession de toute cette campagne et de toute cette vallée,
de la même manière et avec les mêmes formalités que j'avais déjà employées,
conformément à mes instructions; puis je continuai d'effectuer le plus vite
possible mon retour, jusqu'à ce que j'arrivasse au territoire de San-Michele,
dans la province de Culiacan, où je croyais trouver François Vasquez de Coto-
nado , gouverneur de la nouvelle Galice; ne l'y ayant point trouvé, je pour-
suivis ma route jusqu'à la ville de Compostelle où il était. J'omets encore
beaucoup d'autres particularités comme étrangères à ma relation, je rap-
porte seulement ce que j'ai vu et ce qui m'a été dit des pays par lesquels
j'ai passé et de ceux sur lesquels j'ai obtenu des renseignements.
ANNALES DES MISSIONS FRANCISCAINES,
PREMIÈRE PARTIE.
HISTOIRE ANCIENNE.
I.
EMPIRE GREC.
DEUXIÈME CONCILE DE LYOX , OÙ GRACE AUX EFFORTS DES
MISSIONNAIRES FRANCISCAINS, LES GRECS SE RATTACHENT A
l'ÌGLISE ROMAINE.
1274.
S^il est un spectacle auquel, parmi tant d'événements solen-
nels et merveilleux qu'on trouve dans Thistoire de FEglise, bien
peu d'autres peuvent être comparés par leur grandeur, leur so-
lennité et leur importance, assurément c'est le deuxième concile
de Lyon. Un grand et saint Pontife, réunissant autour de lui
tous les ordres de la société chrétienne, afin de la sanctifier
dans sa vie intime par de sages mesures de discipline, et de
la garantir, au dehors, des dangers qui la pourraient menacer,
ayant à ses côtés des conseillers supérieurs aux princes et égaux
aux rois, et au pied de son trône plus de mille ambassadeurs
et députés de monarques, d'églises et de peuples divers, qui
autrefois s'appelaient Francs, Bourguignons, Huns, Vandales,
Goths, Hérules, Lombards, Sarmates, Anglais, IN'ormands,
Slaves et Scythes, et qui maintenant, mêlés aux descendants
des Gaulois, des Romains et des Grecs, attendent sa parole
comme des agneaux dociles ; les Grecs venant abjurer un schisme
opiniâtre et chanter avec tous les autres dans les mêmes termes
un symbole unique de croyance; les Tartares, maîtres de l'Asie
et de la Perse jusqu'aux frontières de la Chine, assistant, eux
aussi, par leurs ambassadeurs, à cette réunion solennelle, et
l'un de ces envoyés donnant par sa conversion comme un pré-
sage et un augure qui permet d'en espérer autant de toute sa
20
— 20G —
nation'; un conseiller admirable par sa sainteté, sa doctrine et
rexemple d'une pauvreté vraiment évangélique, tel qu'était saint
Bona venture, terminant sa carrière mortelle au milieu des pleurs
des députés de toutes les églises et de toutes les nations, sans
en excepter les Mogols; et le même pontife Grégoire ne cessant,
avant, pendant et après les sessions canoniques du concile, de
déployer le plus grand zèle pour réconcilier les peuples et les
rois, en Italie, dans les Espagnes, en Trance et en Allemagne;
puis, une fois cette réconciliation opérée, une fois les peuples
et les rois unis par une étroite alliance, appelant aux armes
l'Europe entière qu'il se propose de conduire lui-même au se-
cours de la Terre Sainte : tel est le spectacle qu'offre aux ré-
flexions des vrais sages le deuxième concile de Lyon.
Et ce n'est point autrement qu'il faut considérer tous les
autres conciles de l'Eglise : // car, comme l'affirme avec raison
" un sage et illustre écrivain, Tullio Dandolo, les conciles furent
'/ au moyen âge ce que sont devenues aujourd'hui les Chambres
Il des représentants, ils servaient à la manifestation collective
" des idées dominantes. L'importance du clergé aux siècles du
" moyen âge et la prédominance de la religion donnèrent aux
Il conciles une place beaucoup plus élevée dans l'organisation de
'/ la chrétienté entière que celle qu'occupent aujourd'hui les
/' parlements, chacun dans son pays. D'ailleurs, outre le caractère
// auguste des membres de ces assemblées, la nature même des
" sujets qu'ils traitaient était telle, qu'elle devait frapper les
/' esprits beaucoup plus profondément que ne pourraient le faire
" aujourd'hui les débats des assemblées politiques, où il est ques-
" tion d'impôts, de guerres, de traités, et où l'ardeur de l'esprit
/' de parti place à chaque instant des provocations et des injures
// sur les lèvres des députés, qui changent, dirais-je volontiers,
/' le sanctuaire de Thémis en un marché ou une place publique !
'/ Au sein des conciles, au contraire, que l'on convoquait d'or-
/' dinaire dans de vieilles et vénérables basiliques, on ne pronon-
// çait jamais que des paroles dignes du lieu qui les entendait et
// dignes d'hommes investis de la sublime mission de modérateurs
/' et de réformateurs de la société; on ne souffrait point de vai-
/' nés récriminations, point d'insultes là où, en la présence de
») Ce sera le sujet de la livraison suivante des Annales.
— 207 —
'/ Dieu, on discutait les affaires capitales intéressant la foi et le
/' culte ! Les Evangiles ouverts au milieu de rassemblée et l'au-
'/ torité unanimement invoquée et reconnue des grands docteurs
/' de l'Eglise empêchaient ces divergences radicales d'opinions
'/ qui produisent dans nos palais législatifs de si violents orages.
" Accoutumés à s'élever à la considération de Tordre surnaturel
" et de la vie future, les esprits, quand ils en descendaient
" pour en appliquer les règles aux cas pratiques et aux besoins
'I matériels, pourvoyaient à ce que Fharmonie régnât entre le
'/ monde physique ou temporel et le monde métaphysique ou
'/ éternel, et ils faisaient passer sur la scène du premier le calme,
" la dignité, l'impassibilité, auxquels ils s'étaient habitués dans
// le second ! Les luttes théologiques préparaient les intelligences
'/ à aborder les questions politiques avec une sereine impartia-
'/lité! Le ministre de Dieu, le disciple de Jésus-Christ, c'est-
'/ à-dire l'homme avide de s'abreuver aux sources les plus pures
" de toute sagesse, de toute justice et de toute bonté, devait bien
/' mieux que tout autre homme se trouver à l'abri de la t^^n-
" tation de trahir sa propre âme, et par suite sa patrie! Il était
" donc tout naturel de rencontrer les hommes d'Etat les plus
'/ probes et les plus capables dans ceux qui étaient le plus versés
// dans les études religieuses, et d'ordinaire, dans les ministres
"de la religion. Qui, mieux que Chrysostorae, qu'Ambroise,
" que Léon-le-Grand, que Rémi, a défendu au IV^ et au V^ siècle,
'/ les peuples terrifiés de l'Europe? Qui, au YI^' et au YII^ siècle,
// a pu être regardé, dans le sens le plus élevé du mot, comme
// le législateur des nations, à plus juste titre que Grégoire-le-
" Grand en Italie, que Bède en Angleterre, qu'Isidore en Es-
'/ pagne, que Boniface en Allemagne, que Colomban dans les
// Gaules et en Helvétie? Et du VIII« au X^ siècle, qui Charle-
/' magne prit-il pour conseillers, sinon des évêques et des abbés,
/' afin de rédiger ses immortels capitulaires? Qui, si ce n'est
/' Agobard et Hincmar, parvint à mettre un peu d'ordre dans le
// chaos de la succession Carlovingienne? Le millénaire si re-
" douté s'ouvrit en apportant à la chrétienté un immense bien-
// fait, en lui donnant le pontificat de Silvestre II, précur-
'/ seur, à un court intervalle, de celui de Grégoire Y IL Et
'/ voilà que les présidents des conciles sont devenus les chefs du
" monde ! Yoilà qu'à côté du tribunal sans appel de la foi ,
— 208 —
// s^élève, pour soutenir les droits des nations, pour réprimer
" les tyrans, pour protéger les peuples, un autre tribunal éga-
// lement vénéré et encore plus chaleureusement béni!.... Il
// était béni par les nations qu^avait converties non le glaive de
'/ guerriers féroces, mais la voix d^infati gables Missionnaires!
// Il était béni par des castes entières, naguère courbées sur la
'/ glèbe de leurs maîtres (plus semblables, par leur avilissement.
Il à des brutes qu'à des hommes)! et maintenant élevés à la
/' dignité d'enfants de Dieu, et de frères en Jésus-Christ des
// membres des castes dominantes ! Il était béni dans l'univers
'/ entier par les femmes, cessant d'être le jouet du plus fort,
'/ et défendues contre la tyrannie et les infâmes caprices non
// seulement du dernier des plébéiens, mais encore du premier
// des monarques! Et nous aussi, hommes libres du XIX^ siècle,
// nous sommes obligés de bénir le tribunal auguste qui a surgi
/' dans les conciles du moyen âge; car, à moins que la haine du
'/ christianisme ne nous couvre les yeux du bandeau le plus
" épais, nous comprendrons que c'est de là qu'a découlé comme
'/ un fleuve majestueux et fécondateur ce droit canon, qui dans
// les temps barbares a été la seule sauvegarde du droit. C'est
/' grâce à l'empire du droit canon , que les ministres de la vérité
" purent être courageux, parce qu'ils étaient inviolables; que la
// justice réprima par la bouche d'Hildebrand la brutalité des
" Teutons, qu'elle adoucit par la bouche d'Anselme la cruauté
'/ des Normands, qu'elle fit reculer par la bouche d^'Urbain la
/' férocité des Sarrasins, et enfin qu'elle créa par l'entremise
'/ d'Etienne Langton la grande charte et les franchises britan-
" niques, et éclaircit de fond en comble la législation de saint
" Louise '/
Or, ce que les incrédules, aveugles qu'ils sont, refusent de
voir dans ces gnindes solennités de la sagesse catholique, c'est
surtout que les religieux des divers instituts, et le plus souvent
peut-être ceux de l'ordre des Erères Mineurs , chez lesquels la
grandeur du zèle se couvrait de l'humble manteau de la pau-
vreté, conconcurent par leurs œuvres et par leurs conseils, tantôt
ouvertement, tantôt en secret, et d'une manière peu remarquée
parles masses, à ce merveilleux ensemble de lois, de disposi-
*) Rome et les Papes, tome II, chap. XXXV, des conciles du moyen âge.
— 209 —
tions et de mesures concertées dans le but de réunir peu à peu
toutes les nations en une seule famille clirétienne. Ces hommes
étaient au milieu des peuples, dans leurs affaires les plus impor-
tantes et pour leurs intérêts les plus généraux, des intermédiaires
propageant de proche en proche les principes de l'unité univer-
selle de tout le genre humain, dont les membres sont destinés,
tous tant qu'ils sont, à se ranger sous Tétendard de la foi du
Christ. Ainsi, lorsque dans leurs missions ils visitaient les peu-
ples des régions les plus lointaines, ils ne cessaient de tourner
leurs regards vers Rome, vers les Papes, vers le centre de Tunité
catholique, ils s'efforçaient de tout leur pouvoir d'y ramener l'uni-
vers entier !
Après ce préambule nécessaire pour faire mieux comprendre
les hautes fins que se proposaient soit les missionnaires soit les
membres des grandes congrégations catholiques , arrivons en à
considérer les particularités de cette solennelle assemblée de
Lyon dont nous parlons.
Des prélats et des ambassadeurs des princes qui devaient faire
partie du concile, ou y assister comme spectateurs, accoururent
de toutes parts dans cette ville, et le 7 mai fut le jour fixé pour
la première session à tenir dans l'église métropolitaine de S* Jean,
à la suite d'une préparation de trois jours de jeune', A l'heure
convenue, et avant le commencement de la messe, le saint Pape
Grégoire descendit de ses appartements, et se rendit, accom-
pagné, suivant l'usage, de deux cardinaux diacres, dans l'église,
où il s'assit sur un siège qui lui avait été préparé dans le chœur.
Puis, quand on eut dit sexte et none, un sousdiacre apporta les
pantoufles dont il chaussa le pape, tandis que les chapelains ré-
citaient les psaumes accoutumés pour la préparation à la messe.
Vint ensuite le lavement des mains, après lequel le diacre et le
sousdiacre vêtirent Gréo;oire de ses ornements pontificaux i/i allis
(on était au temps pascal) et du palliura, comme s'il avait dû
célébrer lui-même l'auguste sacrifice. Et alors, précédé de la
croix, il monta dans la tribune qu'on lui avait dressée , et où il
se plaça sur un siège convenable, ayant debout près de lui un
cardinal comme prêtre assistant, un autre cardinal comme diacre,
quatre autres diacres avec quelques chapelains, et le roi Jacques
d'Aragon, assis à ses côtés. Au milieu de la nef de l'église, sur des
>) Ploiera. Luc. dans Raynaldi, année 1274.
20.
— 210 —
sièges peu élevés, étaient les deux patriarches latins, Pantaléon
de Constautinople et Oppizzon d^Antioche, les cardinaux évêques,
parmi lesquels les deux Franciscains, Vicedomino de Yicedominis
et saint Bonaventure, et de l'autre côté les cardinaux prêtres,
les primats, les archevêques, les évêques, les abbés, les prieurs,
et ensuite tous les prélats, au nombre de mille cinq cent soixante
dix, sans qu'aucune question de préséance s'élevât entre eux;
car le pape avait déjà déclaré que l'ordre dans lequel ils seraient
placés dans le concile ne pourrait porter préjudice aux droits de
prééminence de leur église respective. Plus bas étaient rangés
les grands -maîtres des Hospitaliers et des Templiers, au milieu
des membres de leur Ordre , puis les ambassadeurs des rois de
France, d'Allemagne, d'Angleterre, de Sicile, et d'autres princes,
ainsi que les députés des chapitres et des églises. Alors, le sou-
verain pontife ayant donné sa bénédiction aux prélats placés en
face, on commença le chant des prières déterminées par le Pon-
tifical pour la célébration d'un concile; après quoi, Grégoire se
mit à prêcher sur le texte qui dit : n J'ai ardemment désiré de
manger cette pàque avec vous^ ; // exposant à l'assemblée les rai-
sons pour lesquelles il avait cru devoir la convoquer : c'était
d'abord pour aller au secours de la Terre-Sainte , puis pour
traiter de la réconciliation des Grecs avec l'Eglise romaine, deux
objets dont s'occupaient les Missionnaires Pranciscains , et enfin
pour travailler à la réforme des mœurs dans toute l'Eglise. Ainsi
se termina la première session. La deuxième session eut lieu
le 19 mai avec le même cérémonial, excepté que le pape n'y
prêcha point et se borna à résumer en quelques mots ce qui
s'était fait dans la première session; puis on fit sortir de l'as-
semblée tous les députés des chapitres, ainsi que les abbés et les
prieurs non mitres, qui n'avaient point été nommément appelés au
concile; on promulgua quelques constitutions relatives à la foi,
et l'on fixa la troisième session au lundi 28 mai, après l'octave de
la Pentecôte. Sur ces entrefaites arrivèrent bien à propos les
lettres par lesquelles les deux Pranciscains Jérôme d'Ascoli et
Bonne-Grâce de Persiceto^ annonçaient leur venue à Lyon, où ils
amenaient les ambassadeurs Grecs, non-seulement aspirant, mais
disposés à célébrer la réconciliation si ardemment désirée des
*) Desiderio desideravi hoc pascila manducare vobiscuni. Lue XXII, 23.
') Voir la 6' livraison de la deuxième année des Annales^ p. 323 à 371.
— 211 —
deux églises. Cette nouvelle remplit d'une telle joie le cœur du
saint Pontife, qu'il réunit aussitôt tous les prélats en grande
chape dans Téglise 8*= Jean, pour la leur communiquer de sa
propre bouche, par la lecture des lettres des deux Tranciscains.
Après cela le cardinal séraphique, Bonaventure de Bagnorée, prit
la parole, du haut de la chaire de vérité, en développant ce
texte du prophète Baruch : » Lève-toi, ô Jérusalem, lève -toi;
re<?arde vers Forient, et vois tes fils rassemblés du soleil levant
jusqu'au couchant. // Et toute l'assemblée profondément atten-
drie se mit à verser de douces larmes. Dans ces circonstances
la troisième session se tint, non le 28 mai, jour d'abord fixé,
mais le 7 juin; et Pierre de Tarantaise, de l'ordre des Frères prê-
cheurs, naguère archevêque de Lj^on et alors cardinal évêque
d'Ostie, j prononça un discours sur ce verset du prophète Isaïe :
// Lève les yeux, regarde autour de toi, et vois tous ceux qui se
réunissent pour venir à toi. // Dans cette session douze consti-
tutions furent promulguées relativement à l'élection des évêques
et à l'ordination des clercs, et Grégoire, ayant ensuite adressé
quelques mots au concile, autorisa les prélats à sortir de Lyon,
dans un rayon de six lieues, sans déterminer le jour de la qua-
trième session qui allait dépendre de l'arrivée des Grecs. Ils
arrivèrent enfin heureusement avec les deux Prères Mineurs,
leurs guides, le jour consacré à S^ Jean Baptiste : c'étaient
Germain, ancien patriarche de Constantinople, le métropolitain
Théophane, outre plusieurs sénateurs ayant à leur tête Georges
Acropolite, premier ministre de l'empereur et historiographe de
l'empire. En vérité ce devait être un beau , un magnifique spec-
tacle de voir de si illustres personnages venant s'incliner devant
le vicaire de Jésus-Christ, sous la conduite de deux pauvres et
simples fils de saint François, vêtus d'une bure commune, ceints
d'une grosse corde, à la tête chauve, aux pieds nus, et respirant
dans toute leur humble personne cette abjection , cette folie sui-
vant le monde, dont Dieu se sert pour opérer les plus grands
prodiges de sa puissance » à la confusion de l'orgueil de la sagesse
humaine^ ! // Tous les prélats qui faisaient partie du concile se ren-
dirent donc à leur rencontre, chacun avec son cortège, les camé-
riers avec tous les familiers du pape, le vice-chancelier avec les ■
*) !'• ép. aux Corinth. chap. î'.
notaires et les gens de la maison des cardinaux. Ils menèrent
ensuite les ambassadeurs grecs, précédés des deux Franciscains,
jusc]u\'\u palais du Souverain Pontife, qui les accueillit debout
dans la salle d^ audience, au milieu de tous les cardinaux et de
nombreux prélats, en leur donnant le baiser de paix. Alors les
ambassadeurs procédèrent à la remise des lettres , scellées en or,
de l'empereur, ainsi que de celles des prélats grecs, protestant
qu'ils étaient venus pour rendre un hommage d'obéissance à
TEglise romaine, et pour en reconnaître solennellement la foi.
Ils furent ensuite conduits à leur demeure, encnantés de l'accueil
qu'ils avaient trouvé.
Or, le 29 juin, jour consacré aux saints apôtres Pierre et
Paul, le Saint Pontife Grégoire célébra avec toute la solennité
possible les mystères sacrés dans l'église métropolitaine, en pré-
sence des Grecs et de tous les membres du concile, et suivant
l'usage on y lut d'abord en latin, puis en grec l'Epitre et l'Evan-
gile. Après cela vint un discours de S^ Bonaventure, analogue
aux circonstances; il fut suivi du chant du symbole, entonné
d'abord en latin par les cardinaux et continué par les chanoines
de la métropole, puis en grec par le patriarche Germain, ainsi
que par tous les archevêques grecs de Calabre , et deux péniten-
ciers du pape, l'un Dominicain, l'autre Franciscain, également
versés dans cette langue. Et il faut remarquer qu'ils répétèrent
trois fois l'article : que le Saint Esprit procède du père et du
riLs\ Après le credo ^ les ambassadeurs et les autres grecs, debout,
entonnèrent dans leur langue, en l'honneur du pape, un chant
qu'ils continuèrent jusqu'à la fin de la messe. Ce furent là comme
les préparatifs de la quatrième session du concile, qui se tint le 6
juillet, et qui fut consacrée entièrement à l'examen des moyens
propres à assurer la rentrée des Grecs dans le sein de l'Eglise
romaine. On y suivit le même cérémonial et la même disposition,
pour les rangs des assistants selon leur grade, qu'à l'ouverture
du concile. Tout d'abord, le cardinal évêque d'Ostie, Pierre de
Tarantaise, prononça un discours en rapport avec les circonstan-
ces, et après lui ce fut le Souverain Pontife qui adressa la parole
au concile en exposant les trois motifs pour lesquels il avait été
convoqué; il ajouta, à l'honneur des Grecs, que, contre l'attente
*) Credo in Spiritum Sanclum Dominum . . . gui ex Pâtre Filioque procedit.
i
— 213 —
universelle, ils venaient librement se soumettre à rEdise ro-
maine, sans rechercher aucun avantage temporel. Puis il con-
tinua dans les termes suivants : // Nous avons fait savoir à Tem-
pereur grec que, dans le cas où il ne jugerait point à propos de
se rendre en personne au concile, il n'avait qu'à y envoyer en
sa place des ambassadeurs chargés de traiter les questions qu'il
lui plairait d'indiquer, et la divine miséricorde a voulu que,
mettant de côté toute autre affaire, il reconnût spontanément
la foi et la primauté de l'Eglise romaine, et nous envoyât des
députés qui vinssent renouveler expressément devant nous sur
ce point les déclarations qu'il nous avait déjà faites dans ses
lettres. //
Grégoire ordonna, en conséquence, qu'on lût publiquement ces
lettres ainsi que celles des évêques et d'Andronic, fils aîné de
l'empereur, partageant depuis peu avec son père la dignité im-
périale. La première de ces lettres, celle de l'empereur, donnait
à saint Grégoire les titres de premier et suprême Pontife, de
pape œcuménique et de père commun de tous les chrétiens^, et
contenait la profession de foi que le pape Clément IV avait déjà
envoyée à Constantinople en 1267. On y lisait ensuite ces pa-
roles : // Nous reconnaissons cette foi pour vraie, sainte, ca-
tholique et orthodoxe, nous la recevons et confessons de cœur
et de bouche, telle que l'enseigne l'Eglise romaine, et nous
promettons d'y rester fermement et inviolablement fidèles sans
jamais nous en départir. Nous reconnaissons en outre la primauté
de la même Eglise, priant seulement Votre Sainteté de nous
permettre de réciter le symbole comme on Ta fait chez nous
dès avant le schisme jusqu'à présent, et de conserver de même
les anciens usages que nous avons toujours suivis, pourvu qu'ils
ne soient pas en opposition avec la profession de foi ci-dessus,
ni avec l'Ecriture Sainte, ni avec les conciles généraux, ni avec
la tradition des Pères, déjà approuvée par l'Eglise romaine elle-
même. Finalement nous autorisons nos apocrisaires à confirmer
de notre part en présence de V^otre Sainteté tout ce que nous
*) Sanctissimo et beatissimo primo et summo Pontifici apostolicœ SediSj venera-
bili papœ, et communi patri omnium cliristianorum., et venerabili patri im-
perii nostH D. Gregorio, Michael in Christo Beo fidelis imperator et imperator
romanorum. etc. — Voir dans Wadding, Annales (tome IV, année 1273), où se
trouve aussi relaté rorigiual grec, tel quii fut écrit et envoyé au pape à Lyon.
— 211 —
avons ci-dessus déclaré. " Après cette lettre on lut également
celle des prélats, où le pape Grégoire était solennellement qua-
lifié de grand et excellent Pontife du Siège apostolique, et dont
les signataires étaient désignés par le nom de leur siège sans
rindication de leur personne, de cette manière : le Métropoli-
tain d'Ephèse, exarque de toute P Asie, avec mon concile; le
Métropolitain d'Héraclée en Tlirace, avec mon concile; les Mé-
tropolitains de Chalcédoine, de Tiane, d'Iconium, etc., jusqu'an
nombre de vingt-six; il faut noter que par leur concile ces
prélats entendaient désigner les évoques de leur juridiction.
Puis venaient successivement les signatures de neuf archevêques
et d'évêques, de métropolitains et de suffragants, dont le nom-
bre total s^élevait à trente-cinq prélats , qui tous reconnaissaient
pour chef le patriarche de Constantinople. Ces signatures étaient
suivies de celles des dignitaires de Tèglise patriarchale, savoir
le grand économe, le logothète, le référendaire, le chancelier
et plusieurs autres qui par leur nom et leurs fonctions représen-
taient tout le clergé inférieur.
Or, au milieu de cette lettre, après avoir parlé des mesures
prises par Tempereur pour amener la réconciliation des deux
Eglises, malgré la répugnance de quelques-uns d^entre eux, les
prélats continuaient en ces termes : // Nous avons prié notre
Patriarche de se joindre, lui aussi, à notre démarche; mais il
est si attaché à sa primatie que toutes nos instances furent
inutiles pour changer ses dispositions. Nous lui avons prescrit,
d'accord avec l'empereur, d'avoir à se retirer dans un monastère
de Constantinople, jusqu'à ce que les ambassadeurs fussent par-
venus devant Yotre Sainteté et en eussent obtenu une réponse
satisfaisante, que nous apporteront les nonces que vous voudrez
bien, si vous le jugez convenable, nous envoyer avec nos am-
bassadeurs. Si donc nous réussissions à décider le Patriarche à
rendre au saint Siège l'honneur qui lui était hendu dans le
passé, nous continuerions à le reconnaître pour notre Patriar-
che; mais s'il arrivait qu'il persistât dans son obstination, nous
le déposerions et nous en élirions un autre qui reconnaîtrait
votre primauté ! n Pour bien comprendre ce passage de la lettre
dont il s'agit, il faut savoir que, dès que les deux Eranciscains
Jérôme d'Ascoli et Bonne-Grâce de Persiceto eurent quitté Con-
stantinople avec les députés grecs qui allaient au concile, Michel
— 215 —
Paléologue, n'ayant pas le courage de rompre ouvertement avec
le patriarche Joseph, qui Tavait absous des censures ecclésiasti-
ques, était convena avec lui : 1° qu'il quitterait le palais patriar-
chal et se retirerait dans le monastère de Peribletta, en conservant
toutefois ses privilèges et le droit d'être nommé dans les prières
publiques ; 2° que si les négociations avec le pape n'aboutissaient,
pour quelque motif que ce fût, à aucun résultat, il rentrerait
dans son palais avec le plein exercice de sa juridiction, mais
qu'il étoufferait dans son cœur tout ressentiment de la conduite
des prélats à son égard; 3° que si, au contraire, ces négocia-
tions réussissaient, il céderait aussitôt la place, et se laisserait
remplacer par un autre patriarche, puisque, disait-il, il ne pou-
vait rétracter le serment qu'il avait fait de ne jamais consentir à
l'union avec les Latins. Telles étaient les conventions que le
Patriarche Joseph accepta le 11 février 1274. Cependant il est
vrai de dire que les évêques s'étaient aussi liés par un pareil
serment'; comment donc se faisait-il qu'ils adressassent au pape
une lettre de soumission si subite? Nous répondons qu'en fait
ils s'y étaient d'abord nettement refusés, malgré toutes les re-
présentations de Vecco, qui s'efforçait par tous les moyens de
les y décider; ils ne finirent par céder que quand ils virent
l'empereur dans son mécontentement les menacer tous de l'exil;
en retour de leur déférence, ils avaient d'ailleurs obtenu de
Michel Paléologue, sous mille serments et imprécations contre
lui-même, un écrit, revêtu de son sceau et remis entre leurs
mains, par lequel il s'engageait à n'opérer la réconciliation qu'à
la condition de n'obliger aucun d'eux à ajouter un simple iota
au symbole adopté dans leur église, et qu'ils n'auraient qu'à
reconnaître la primauté du pape et le droit d'appel à son tribu-
nal, ainsi qu'à en faire mémoire dans les prières publiques. C'est
à ces conditions que tous finirent par souscrire, à l'exception de
quelques-uns, qui préférèrent l'exil; encore furent-ils bientôt
rappelés et y adhérèrent-ils eux-mêmes , de sorte qu'il n'y eut
plus un seul membre du clergé qui n'obéit^. Cela succinctement
exposé, reprenons notre récit.
Quand la lecture de ces écrits fut achevée, Georges Acropo-
lite, grand logo thète, représentant de la personne de l'empereur,
*) Voir Fleury, Histoire ecclésiastique, liv, LXXXVI, n* 39.
') Id. ibid.
— 216 —
s'avança pour prononcer en son nom le serment qui suit :
'/ J'abjure le schisme pour moi-même et pour mon maître; je
crois de cœur et professe de bouche la foi catholique, orthodoxe
et romaine, que nous venons de lire, promettant de toujours la
garder, sans jamais m'en séparer; je reconnais également la pri-
mauté de l'Eglise de Rome et l'obéissance qui lui est due ,
confirmant tout cela par serment sur mon âme, sur celle de
mon maître et sur ces saints évangiles^ « Là dessus, le pontife
Grégoire entonna aussitôt le te deum, qu'il entendit, en versant
des larmes de tendresse paternelle, chanter par tous les mem-
bres de l'assemblée, debout et tête nue. Le chant fini, un
chapelain du pape dit à haute voix : » Confirmez, ô Seigneur
Dieu, ce que vous avez opéré au milieu de nous'^; // et tous
les Pères répondirent : // de votre saint temple qui est à Jéru-
salem^; // le vicaire de Jésus-Christ continua : » Le Seigneur soit
avec vous'^! // — « et avec votre esprit^! // ajouta l'assistance. —
// Seigneur Dieu Tout-Puissant, reprit Grégoire! Ah! nous vous
en supplions, faites que votre Eglise, réunie par l'Esprit Saint,
ne soit plus désormais troublée par aucune attaque de l'ennemi;
par J.-C. N.-S. Ainsi-soit-iP ! '/ S'étant ensuite assis, il se féli-
cita, dans une courte allocution, du bonheur que lui avait ap-
porté ce jour là, exprimant, par les mêmes paroles qu'il avait
prononcées à l'ouverture du concile, les sentiments de son cœur,
c'est-à-dire le désir ardent qu'il avait éprouvé de manger cette
Pâque, source de tant de bénédictions. Quand il eut cessé de
parler, le patriarche Germain et Théophane descendirent au mi-
lieu de l'assemblée, et se placèrent à côté des cardinaux sur une
estrade élevée, tandis que le pape entonnait en latin le credo,
que tous les Pères continuèrent jusqu'au bout , la tête décou-
verte. A leur tour les Grecs chantèrent dans leur langue, répé-
tant deux fois l'article qui énonce que le saint esprit procède
Dv père et du fils.
') Voir les Annales de Wadding, tome IV, année 1274.
2) Confirma hoc. Deus, quod operatvs es in nobis,
2) A tempio sancto tuo quod est in Hierusalem.
*) Dominus vobiscum.
•'^) Et cum spiritu tuo.
*) Da Ecclesiœ tuœ, quœsumus, omnipotens Deus, ut Sancto Spiritu congregata,
hostili nuUatenùs incursione lurbetur; per Christum Dominum nostrum. Amen.
— 217 —
O Sainte Eglise (le Jésus-Christ, réjouis-toi, car ce jour est
pour toi un jour de solennel triomphe. Et vous aussi, réjouissez-
vous clans le Seigneur, ô humbles fils de S^ François, qui par
votre vertu et votre sagesse lui avez ramené tant d'enfants éga-
rés, en mettant le comble par un pareil succès à sa joie mater-
nelle! En vérité, on voit assez combien grande et sincère était
cette joie par les lettres que le saint pape Grégoire adressa en
cette heureuse circonstance à Michel Paléologue, à son fils An-
dronic et aux évêques de toute la Grèce. La première est ainsi
conçue : // A notre très-cher fils en Jésus-Christ, Michel Paléolo-
gue, illustre empereur des Grecs, salut et bénédiction apostolique !
La sainte mère TEglise, cher fils, tressaille d'allégresse à la vue
de la nouvelle postérité que lui donne sa fécondité, elle se réjouit
avec raison d'avoir retrouvé la drachme qu'elle avait perdue.
Assurément elle se sent le cœur inondé d'une immense jubilation,
en voyant se réparer les ruines de l'ancien schisme, depuis que
vous êtes rentré avec tout votre peuple dans le sein de son unité ! . .
Et nous aussi, nous en tressaillons d'allégresse, nous à qui il a
plu à Dieu d'assigner le rôle de pasteur. Oui, nous en tressail-
lons d'allégresse en ce véritable pasteur qui n'a point hésité à
donner sa vie pour le salut de ses brebis, et nous lui offrons
l'hostie mystique de nos paroles de louange et d'actions de grâce-;
car il n'est j^oint douteux que ce ne soit par sa miséricorde que
la brebis égarée est rentrée au bercail, et que le fils qui était
mort spirituellement a recouvré la vie-. C'est pourquoi venant à
votre rencontre, tandis que, devenu si différent de ce que vous
étiez autrefois, vous opérez votre retour, nous vous jetons avec
une affection paternelle les bras autour du cou, et nous vous
donnons avec tendresse le baiser d'une sincère charité. Et
plût au ciel que vous pussiez voir de vos propres yeux com-
ment l'Eglise entière, réunie dans un concile général, partage
nos transports! Ah! certainement, si vous aviez entendu les
prélats, à genoux et la tête découverte, chanter l'hymne divin,
si en même temps vous aviez vu couler de leurs paupières des
larmes abondantes, vous auriez aisément pu comprendre la
vivacité de la joie qui les faisait couler; car ce n'était certes
point la doul'dur qui causait ces chants et ces larmes ! Et alors
») Osée, XIV, 3.
2) Luc, XV, 6.
21
— 218 —
vous auriez apprécié avec quelle bienveillance et quelle satis-
faction vos ambassadeurs ont été reçus, et avec quels senti-
ments a été accueillie votre profession de foi! Tressaillez donc
aussi d'allégresse, ô cher fils, et réjouissez- vous en Celui qui
est la splendeur de la vie éternelle, comme émanant du foyer
même de Timmortelle lumière; c'est lui qui a éclairé votre
àme des divins rayons de sa grâce, avec une effusion telle que
non-seulement vous vous ralliiez à la vérité, mais encore que
vous serviez de guide aux autres pour les y ramener de même. Tres-
saillez d'allégresse et réjouissez-vous du succès qui a couronné vos
efforts, et comptez sur une récompense spéciale pour votre retour
au sein de Tunité ecclésiastique, et sur un plus haut degré de gloire,
pour y avoir ramené les autres. Allons donc, mettez tout votre zèle
et toute votre diligence à achever l'œuvre commencée, en travail-
lant efficacement à faire disparaître tout souvenir ou vestige du
schisme. Car les œuvres de Dieu sont parfaites^ et vous, sa créa-
ture, tout ce qu'il vous a donné vous oblige à l'imiter par la
conclusion définitive de la grande affaire que vous avez entre-
prise, afin que la réalité de la récompense que vous attendez
réponde à vos espérances. Vous serez, du reste, instruit de tou-
tes les mesures qu'il y a lieu de prendre encore par les ambas-
sadeurs eux-mêmes, qui retournent maintenant près de vous, et
aux paroles desquels nous vous prions d'ajouter foi dans tout ce
qu'ils vous rapporteront''. </ Tels furent, par la grâce de Dieu,
les heureux résultats des efforts, des voyages et des soins des
pauvres fils de Saint François, devenus entre les mains du
Seigneur les instruments et la cause de joies si grandes pour
l'épouse de Jésus-Christ!
Le Pontife écrivit en même temps ce qui suit au prince An-
dronic : // Vous aussi, ô très-cher Fils en Jésus-Christ, vous avez
des motifs de faire entendre devant le Seigneur des chants de joie
et de confesser hautement votre foi; oui, réjouissez-vous et con-
fessez humblement que c'est par la vertu de sa grâce que vous
avez obtenu le bienfait de connaître la vérité de la foi, et de
l'embrasser avec des sentiments de dévotion et de la confesser
pieusement par l'organe des députés que vous nous avez envoyés.
Certainement, si, considérant toutes ces choses avec un cœur
») Deutéronoroe, XXXII, 4.
') Voir les Annales de Wadding, tome IV, année 1274.
— -219 —
contrit et humilié, vous ne vous lassez point d^en poursuivre la
réalisation avec zèle et avec une amoureuse sollicitude, le dis-
pensateur suprême de tous les biens ne cessera de vous combler
de ses bénédictions continuelles et toujours croissantes, jusqu'à
ce qu'enfin il vous fasse recueillir la récompense que vous avez
méritée. C'est pourquoi nous vous recommandons et vous prions
dans le Seigneur Jésus-Christ de persévérer dans le louable des-
sein de votre illustre père et d'employer tout votre pouvoir à
effacer toute trace de l'ancien schisme, afin d'assurer ainsi à per-
pétuité la réconciliation des Grecs et des Latins^ ? n
Il s'adressait en ces termes aux évêques de tout l'empire :
// Vénérables Trères, salut et bénédiction apostolique! Nous
avons reçu vos envoyés et vos lettres, ainsi que celles de notre
très-cher fils, Michel Paléologue, illustre empereur des Grecs, et
avec d'autant plus de plaisir, en vérité, qu'elles répondaient
mieux à nos désirs ; car c'est précisément ce que recherchaient
depuis longtemps avec ardeur les possesseurs de ce siège aposto-
lique, ce après quoi leur cœur soupirait, ce à quoi tendaient tous
leurs efforts; de même, nous aspirions, de toute l'ardeur de notre
âme, à voir tomber les barrières de l'ancien schisme, pour que
la colombe, la bien-aimée, la créature parfaite^ du Seigneur fût
unique, c'est-à-dire pour qu'il n'y ait qu'une seule et unique
Eglise des Grecs et des Latins dans l'unité d'une même foi et
d'un même chef; et d'après ce que vous nous écrivez, c'était
également le vœu le plus intime de votre cœur. Or, voilà que de
nouvelles prières de nos intercesseurs auprès de Dieu nous ont
procuré en ce temps-ci l'assistance de la grâce de Jésus-Christ,
dont la parole nous apprend que nous ne pouvons rien opérer
sans lui^. En effet, le doux esprit de la sagesse est venu à pro-
pos à notre secours, en animant votre cœur, ainsi que celui du
prince Michel, de sentiments tels, qu'après avoir vu éclore de
cette manière ce qui y était en germe dans vos désirs, nous espé-
rons que vous persévérerez dans la ferme résolution que vous
avez montrée, et par conséquent nous ne saurions manquer d'ar-
river à une conclusion aussi heureuse que définitive et durable.
Chantons donc des hymnes de louange et de gloire, rendons de
*) Idem, ibid.
•) Cantiques, VI, 8.
') S- Jean, XV, 5.
— 220 —
solennelles actions de grâces à Celui qui, étant la véritable pierre
angulaire*, a réuni les deux murs de T édifice, de telle sorte qu'ils
n'en forment plus qu'un. C'est le dispensateur de tous biens, qui
nous a accordé à vous et à nous la grâce de nous avoir conservés
jusqu'à un temps où nos cœurs ont pu se livrer à une joie aussi
ineffable qu'inestimable était la faveur que nous obtenions. Nous
vous prions donc, vénérables frères et chers fils en Jésus-Christ,
nous vous conjurons, pour la rémission de vos péchés, de con-
sacrer tous vos soins et tout votre zèle à achever et assurer le
bien commencé; de travailler à faire disparaître tout vestige du
schisme, en expurgeant des brebis atteintes de la contagion le
troupeau du Seigneur, afin qu'il ne demeure pas souillé, et que
rien ne puisse plus vicier la foi qui de nouveau vous éclaire. Vous
obtiendrez ce résultat d'autant plus utilement et d'autant plus
facilement, que vous vous attacherez plus fidèlement et plus étroi-
tement à votre prince, en l'aidant à propos de vos conseils et de
votre concours. Car c'est à vous, placés sur les hauteurs comme
les sentinelles de la vérité, pour servir de guide à tous les autres,
qu'il appartient surtout de veiller à faire sortir des voies de la
perdition les âmes égarées, en les ramenant au chemin de la jus-
tice, afin que, remplissant ainsi les devoirs de votre ministère,
vous obteniez la plénitude des récompenses éternelles'-^. //
Telle était la joie qui inondait le cœur du chef suprême de
l'Eglise, et telles étaient les espérances qu'il concevait pour le
bien universel de la chrétienté, qu'il savait, au sein de ce con-
cile solennel, établir dans les esprits cette union formée entre les
Grecs et les Latins par de si touchantes et de si sincères manifes-
tations; beaux et précieux fruits devant Dieu et devant les hom-
mes des labeurs apostoliques des Tranciscains toujours et partout
fidèles interprètes et généreux réalisateurs des desseins magnani-
mes de l'Eglise romaine. Voilà pourquoi les noms des Erères
Jérôme d'Ascoli, Bonaventure de Muijello, Raimond Bérensier et
Bonne-Grâce de Persiceto seront toujours bénis par les sages,
toujours honorés et immortalisés par l'histoire. Qu'importe si les
transports de joie causés par un événement si heureux ne de-
vaient pas être de longue durée, si de nouvelles perfidies allaient
encore apporter leurs amertumes, et si les espérances bien fon-
V) Ep. aux. Ephésiens, H, 20.
*) Voir V.'ackling, loco citato.
221
dées et bien légitimes que faisait naître cette réconciliation, de-
vaient bientôt se dissiper comme une nuée sous le souffle du
vent? Car, pour ce qui les concernait, les fils de S^ François
avaient, en accomplissant leur devoir, bien mérité de la religion
et de la société des peuples; l'Eglise aussi avait rempli le rôle
que lui imposait sa tendresse maternelle envers des enfants éga-
rés; quant aux Grecs, ils avaient au concile de Lyon, avec la plus
grande solennité possible, prononcé eux-mêmes leur condamna-
tion à la face de l'univers entier !
21,
DEUXIEME PARTIE.
HISTOIR.E OOISTTEMPORAIKE,
SYRIE ET PALESTINE.
Lettre du P. Bernard d'Orléans, Ohservantin de la Frovince
de France, sur sa mission dans Vile de Ckypre , au P. Per-
pétîie de Castel San-Pietro, Ohservantin de la Province de
Turin,
Jérusalem f couvent du S^ Sauveur, 29 avril 1863.
Mon Très-Cher Perpétue,
Je suis revenu il y a quelques jours de File de Chypre, où
j'avais été envoyé par le Reverendissime Père Custode pour don-
ner une mission à la nombreuse colonie européenne qui y réside.
J'ai prêché en français dans notre nouvelle église de Larnaca,
une des plus belles qui se trouvent aujourd'hui dans le Levant.
Oh! comme il m'était consolant de voir chaque jour une foule
considérable se presser autour de ma chaire et maints fidèles
s'approcher avec ferveur des saints sacrements de la pénitence
et de l'eucharistie! Depuis longtemps déjà l'on n'avait plus donné
en cette île d'exercices spirituels aux Européens, et ils en avaient
vraiment besoin. La moisson. Dieu merci, a été très-abondante.
Les catholiques indigènes peuvent suivre souvent des exercices
spirituels que leur donnent en langue grecque nos religieux de cette
résidence, qui la connaissent ù fond. Parmi eux se distingue le
Père Valentin Ricciardi, Mineur Observantin de votre Province,
curé et gardien du couvent de Larnaca, tellement versé dans
cette langue qu'il a déjà publié un livre qui par la pureté et
l'élégance du style pourrait soutenir le parallèle avec le grec de
Démosthène et d'Homère. Je séjournai près d'un mois dans cette
île et j'en visitai toutes les antiquités; car, comme vous le savez,
elle est célèbre dans l'histoire pour avoir été d'abord habitée par
les Phéniciens, par les Grecs, par les Perses, et pour avoir été
ensuite conquise successivement par Sésostris, par Cyrus , par
Alexandre-le-grand , par Sémiramis et par Titus, empereur Ro-
— U2> —
main, quand il allait détruire Jérusalem. Elle ne Test pas moins
par la prédication qu'y firent S^ Paul, S^ Barnabe et S* Marc,
et par les haltes qu'y faisaient les pèlerins de TOccident et
les croisés se rendant en Terre- Sainte. A cette époque Chypre
comptait 300 églises, et maintenant il n'y en a plus que quatre,
savoir à Larnaca, à Limasol , à Nicosia et à Tamagoste.
Le collège de Terre-Sainte que , par ordre de nos supérieurs,
vous et moi avons fondé à travers mille peines et mille fatigues,
continue à prospérer et à produire de bons fruits , avec un
nombreux concours d'élèves. Aux quinze bourses que nous lui
avons obtenues et qui sont payées par l'œuvre des Ecoles
d'Orient à Paris, aux huit autres que lui a allouées la Société
charitable établie à Cologne en Allemagne, il faut encore en
ajouter trois destinées à trois pauvres jeunes gens, qui seront
instruits et entretenus aux frais de votre roi Yictor Emmanuel II.
C'est à vous qu'on doit ce bienfait, récemment accordé au
collège d'Alep, à vous qui avez eu soin, d'après ce qu'on
m'écrit d'Alep même, de faire présenter à ce sujet une pres-
sante requête au roi par le chevalier de Castellengo. On voit
que même de loin vous ne cessez de conserver la plus grande
affection pour ce collège que nous avons fondé avec tant de
difficultés, en dépit des lois de Mahomet qui prohibent l'in-
struction, au risque manifeste de nous faire égorger dans une
cité musulmane et fanatique comme Alep, dans les circon-
stances les plus périlleuses, c'est-à-dire en 1860, alors que les
Druses et les Turcs faisaient frémir le monde entier au récit
des horribles excès auxquels ils se livraient dans le pays contre
les chrétiens, et enfin malgré les préventions hostiles de cer-
taines gens qui allaient répétant que les Franciscains sont in-
capables de tenir des écoles. Daigne Dieu protéger longtemps
ce collège et le faire toujours prospérer pour l'instruction de
la jeunesse du Levant, pour la propagation de l'Evangile et de
la civilisation, pour la conversion des Schismatiques, des Turcs
et des Juifs, et pour la gloire et l'honneur de la Terre- Sainte.
Peut-être avez- vous appris, très-cher Perpétue, la mort mal-
heureuse de trois de nos rehgieux au port de JafFa. C'étaient les
frères lais Charles et Victor, et le Clerc frère Eustache, grec
converti, jeune homme de belles espérances qui se rendait à
Venise pour y faire ses études. Comme ils avaient pris une
— 2U —
barque pour rejoindre le bateau à vapeur ancré dans le port de
Jaffa, les vagues furieuses la poussèrent sur un écueil, elle s'y
brisa et les trois religieux furent précipités au fond de la mer.
Ils avaient, les trois jours précédents, reçu la sainte communion,
comme s'ils avaient pressenti qu'ils devaient faire le grand voyage,
non d'Orient en Occident, mais de cette vie à l'autre. Le P.
Alexandre Bassi et le P. Elisée Cariando de votre Province, qui
se trouvent en ce moment à Jérusalem, se portent bien et vous
saluent. Moi aussi, je vous salue avec toute l'expansion de mon
cœur, et je me dis de nouveau, en vous embrassant tendrement,
Votre très-affectionné confrère,
P. Beexard d'Orléans,
Min. Obs,
Cette lettre nous a été transmise par le P. Perpétue, à qui
elle avait été adressée, avec la lettre suivante que nous croyons
bon d'y joindre et qui est conçue en ces termes :
Ttirin, couvent de la Consolata, ce 25 inai 1863.
Mon Très- Révérend Père Marcellin,
./ Voyant que vous êtes si aimable que de continuer à m'en-
voyer, quoique je ne le mérite pas, vos précieuses Annales des
Missions Franciscains, je me fais un devoir de vous adresser
quelques mots pour vous en faire mes plus vifs et plus sincères
remerciments. Daigne Dieu vous conserver longtemps en vie,
afin que vous puissiez tirer des ténèbres de l'oubli les titres de
gloire des Franciscains, et les mettre en pleine lumière, à l'éton-
nement du monde entier. Les efforts des Franciscains pour po-
licer les peuples, évangéliser les nations et propager la civi-
lisation, sont connus des sauvages d'Amérique, des anthropo-
phages de l'Afrique, des barbares Indiens, des Bédouins du
désert et des Kurdis de la Mésopotamie; mais il n'y avait point
une plume qui les fit connaître de l'Europe civilisée. A vous était
réservé le haut honneur de déployer la bannière Franciscaine
et de révéler au monde entier les titres de gloire de vos Frères,
en leur élevant un monument impérissable dans l'histoire et dans
les Annales des Missions Franciscaines. Voilà pourquoi tous les
Franciscains des deux hémisphères ont maintenant les yeux
tournés vers vous, faisant des vœux pour que vos travaux ne
o-y
cessent d'être consacrés à Tavantage de notre Institut Séraphique.
C'est ainsi que vous recueillerez les bénédictions du ciel et les
félicitations de tous vos Prères épars sur la superficie du globe, w
Nous avons rapporté ici ces paroles affectueuses de notre con-
frère, non que nous croyions mériter de pareils éloges, mais
seulement afin de montrer comment l'Ordre apprécie l'importance
de notre publication pour prouver au monde qu'en définitive
les Frères Mineurs ne sont pas des contemplatifs inutiles et igno-
rants, tels qu'on voudrait les présenter à tort. Et ici nous pro-
fitons de cette note pour attester notre vive gratitude à tous
ceux de nos confrères qui travaillent à propager les présentes
Annales. Parmi eux il est juste que nous fassions une mention
spéciale du P. Cyprien de Trévise, le savant observantin, pro-
fesseur général de philosophie dans la Province de Venise; c'est
lui qui nous a servi comme de bras droit pour soutenir une en-
treprise si utile à la gloire de l'Eglise et de notre institut. Esprit
distingué et profondément versé dans l'étude soit des systèmes
philosophiques, soit des langues orientales, nous sommes certain
qu'il fera grand honneur à la Pamille Séraphique.
II.
IN'OUVELLE ZÉLxiNDE.
ZeUre du P. Dominique Galosi de Castigliaxo, Ohservanthi
de la Province des Marches , Missiomiaire apostolicpie dans la
Nouvelle Zelande , au Rédacteur des Annales, siir la situation
de ce jpays et de ses liahitants,
Tuès-Eévérend Père Marcellin,
Il est une pensée qui occupe continuellement mon esprit,
c'est le souvenir de tant de belles choses que vous m'avez di-
tes, lorsque, prenant congé de vous, j'adressais en même temps
mes adieux à la ville éternelle et à mon beau pays, que divise
V Apennin et qu^ entourent la mer et les Alpes j afin de me rendre
dans ces régions si lointaines de l'Oceanie, où le Seigneur m'a
appelé aux œuvres du ministère apostolique. Je me souviens du
récit que vous me faisiez des maux soufferts par nos confrèîes
qui, s'attachant à la croix par amour de leurs semblables, en
— P.26 —
ont porté le culte chez tant de nations, contents de verser leur
sang et de subir la mort, pourvu qu'ils parvinssent à leur faire
aimer ce divin Crucifié, qui les a rachetés par une généreuse
et sanglante Eédemption.
Je me rappelle tout aussi bien les conseils que vous m'avez
donnés pour m'aider à surmonter les difficultés qui accompagnent
la fondation d'une nouvelle mission, non moins que le désir
que vous nous avez exprimé de recevoir de temps en temps de
nos nouvelles et des renseignements sur cet Archipel. Or, comme
vos conseils m'ont été et me sont encore fort utiles, en contri-
buant beaucoup à ma sécurité et à ma consolation, je vous en
manifeste publiquement ma reconnaissance, dont je veux que
cette lettre soit un témoignage éclatant.
A peine avais-je mis le pied dans cette île, que je songeai à
rechercher comment y était entrée la tribu sauvage qui l'habite,
d'où elle était venue, et si elle était alliée aux autres peuples
voisins; mais quelque désireux que je fusse de me renseigner à
cet égard, il ne me fut pas donné d'acquérir des notions certai-
nes et je dus me contenter de conjectures. Je suis porté à croire
que les habitants actuels de l'ile y ont été jetés par de violentes
tempêtes, alors qu'ils parcouraient les mers, ou bien qu'ils s'y
sont réfugiés après quelque naufrage qui ne leur permit pas de
retourner en arrière. Quant à la division de ce territoire en autant
d'îles que nous en voyons maintenant, elle doit avoir été causée
par la mer, qui aujourd'hui encore s'engouffre avec fureur dans
beaucoup d'endroits, crejuse le tuf et le roc, et par son conti-
nuel et violent reflux crée de nouveaux ilôts, tout en ensevelis-
sant d'autres sous les eaux; et c'est ainsi que la population a dû
à son tour se subdiviser en fractions dont il était impossible
que l'une se rattachât à l'autre. C'est ce que je conclus du génie
de la langue des Maori , qui a de grandes affinités avec celle des
habitants de l'Australie; beaucoup de mots sont absolument sem-
blables dans les deux langues avec la même signification et la
même prononciation, et les autres se ressemblent par la con-
struction de la phrase. Ajoutez l'identité des usages, tels que
le tatouage; quant à la couleur et au type des Maori, ils ne
diffèrent guère non plus de la couleur et du type des autres ha-
bitants de ces îles.
S'il ne vous plaisait pas d'admettre cette opinion, on pourrait
— 227 —
dire, comme le prétendent plusieurs, que cette peuplade descend
de Sem et est venue de TAsie, ou bien comme d^autres le
supposent avec plus de raison, qu^elle descend de Cliam et est
venue de l'Afrique; on pourrait dire que, frappés de la malédic-
tion, ces malheureux, errant à la poursuite de brutales jouis-
sances, de plus en plus aveuglés par leurs passions, et devenus
esclaves de leurs vices, fuyaient çà et là pour se cacher les uns
aux autres, qu'ils oublièrent ainsi leurs traditions, et qu'ils per-
dirent peu à peu l'idée qu'ils eussent ailleurs des frères; car ils
finirent par croire qu'il n'y avait point d'autre terre que celle
qu'ils habitaient. Ils vécurent dans cet état jusqu'à ce qu'il eût
plu à Dieu de susciter des hommes pleins de courage et d'intel-
ligence, qui, se mettant à pénétrer les mystères de la mer
d'Occident, découvrirent tant de pays, tant de frères inconnus,
dans les traits desquels ils virent aussitôt l'image du Dieu qui
les avait créés avec nous, et dont le reflet, obscurci mais non
éteint, illuminait encore le visage.
Il me semble que les Xéo-Zélandais, ou mieux, les Maori,
race malaise, sont ceux qui se sont le moins éloignés de la loi
éternelle et des principes de la raison; ils ont même conservé
je ne sais quelle beauté de formes. D'une taille plutôt grande
que petite et d'une structure très- vigoureuse, ils vivraient très-
longtemps, n'étaient leurs vices naturels et ceux que leur ont
communiqués les étrangers, notamment l'habitude de fumer sans
cesse et de s'enivrer par l'abus des spiritueux. Ils se cambrent
dans leur marche; mais leurs jambes, plus accoutumées au
repos qu'au mouvement, les soutiennent mal pour une longue
route. Ils ont le visage régulier, mais le nez petit et épaté;
le teint brun tirant sur le noir et passant au bleu foncé après le
tatouage; ce tatouage se fait d'ordinaire avec les pointes des
arêtes de poissons, trempés dans le suc des plantes.
Les femmes sont bien faites et parfaitement constituées, mais
petites; elles ont le visage d'un type très- varié, mais il en est
assez qui, avec leur chevelure épaisse et crépue, et par là même
très-difficile à tresser ou à boucler à la mode européenne, tien-
nent du type italien. Elles pratiquent également le tatouage,
mais seulement sur leurs lèvres, qui passent ainsi du rouge au
bleu foncé, et souvent elles y ajoutent un signe hiéroglyphique
au milieu du menton. Ce signe a une haute sie:nification , il
228
marque la fidélité et ramour, et on le regarde comme le plus
beau et le plus estimé des ornements; les missionnaires catho-
liques travaillent, mais avec peu de succès, à le faire dispa-
raître.
En général ce peuple ne manque point d^intelligence; les
îs^éo-Zélandais apprennent vite à lire, à écrire, à calculer, et
leur mémoire retient facilement les prières et le catéchisme. Ils
seraient aussi aptes aux arts mécaniques; mais leur paresse natu-
relle les abat tellement qu'elle ne leur permet pas de s'appliquer
à d'autres sciences que celles qu'ils peuvent apprendre assis ou
étendus par terre. Peut-être les femmes sont-elles mieux douées
que les hommes; elles font de belles nattes, des paniers et des
corbeilles. Une jeune fille des Maori, mise à l'école, surpassa
en peu de temps toutes ses compagnes dans l'art de la broderie,
et j'ai vu une tapisserie faite par elle en estame (laine cardée) et
soie et représentant Jésus au jardin des Oliviers, qui me parut
très-belle. D'ailleurs, ici comme partout, les femmes parlent avec
beaucoup de volubilité et de grâce. Du reste, tous les Maori
s adonnent à la poésie et au chant, en vers libres; leurs sujets
favoris sont la guerre et l'amour. Mais leur chant (ils sont extrê-
mement amateurs de chant) est fort monotone; toujours à la
même clef, il ne roule guère que sur trois notes, comme du Sol
au Si mineur, excepté à la finale, où il se termine par une into-
nation si basse qu'on dirait que les chanteurs ont perdu la
voix de fatigue.
L'n jour je lus une de ces compositions poétiques inspirée à
une sauvage par la mort de son fils. Elle avait je ne sais quoi de
touchant, et elle était parsemée de pensées extrêmement tendres
et vraiment maternelles, fruit du sentiment catholique qui com-
mençait à élever l'esprit et à dominer le cœur de cette pauvre
fille des forêts. Aussi en fit-on de nombreuses copies qui circu-
lèrent parmi les Maori,
Comme ils n'ont jamais eu ou bien qu'ils ont perdu la con-
naissance des arts et des instruments qu'en requiert l'usage,
ils bâtissent leurs maisons d'une manière très curieuse, afin de
se garantir des intempéries des saisons. Quand elles se tiennent,
ils les appellent Kain Kai ; quand elles sont séparées l'une de
l'autre, ÎFkare. Ces maisons forment autant de groupes qu'il y
a de petites tribus indépendantes , et elles ont pour fondations
— 2:29 —
des perches de bois fichées en terre, et rattachées à leur ex-
trémité supérieure par d^iutres perches transversales et oblique-
ment placées des deux côtés. Les Maori les enduisent d^une
touffe épaisse d'une herbe {SipJia angustifoUa) qu'ils nomment
Ranpo, et leur donnent une hauteur de cinq palmes sur les
côtés, de dix au milieu, et en général une longueur de six
mètres et une largeur de quatre. Ces habitatioîis, construites
sans fenêtres ou ouvertures, ne reçoivent de jour que par
une petite entrée , haute d'environ quatre palmes et large de
trois, de sorte que pour y pénétrer on doit se tenir les bras
allongés et serrés contre les côtés, en se courbant jusqu'au
genou. On n'y demeure que de nuit pour reposer et dormir,
sur un peu de fougère , recouvert de nattes, dont quelques unes,
comme je l'ai dit, sont très-belles et encadrées de dessins co-
loriés peut-être avec la même matière dont l'on se sert pour le
tatouage. Et comme c'est là qu'on allume le feu , cjui doit aussi
servir de lampe, il y a une fumée et une chaleur à étouffer. Les
Maori s'y habituent, ceux-ci accroupis comme les Turcs, ceux-là
étendus comme des miorts, ou avec un enfant derrière les épaules
comme un troupeau de brebis au bercail. Néanmoins ils y conser-
vent une extrême gravité : ainsi, l'un d'eux ayant osé un soir
se mettre à rire pendant que parlait un iLaori plus âgé, on lui
en lit aussitôt un grief et on le condamna à payer un cheval,
peine qui sur notre intercession fut comm^uée en paiement d'une
hache, plus l'exclusion de la réunion pendant quelques soirées.
Les Maori dépendent entièrement de leur Eaugatira particulier.
C'est le maître, le seigneur et le magistrat d'une certaine éten-
due de territoire : il lui appartient de conduire ses gens à la
guerre, et de leur faire contracter alliance avec les tribus voi-
sines; de donner aux hommes une femme et aux femmes un
mari; à lui de juger, de condamner, d'absoudre; il a dans sa
circonscription sous son domaine absolu toutes les terres et
toutes les personnes. Le titre de Eangatira est héréditaire;
mais s'il arrive que le fils n'imite point le père, et ne
sache point manier la massue ou la lance, qu'il ne soit ni cou-
rageux, ni éloquent, ni capable de conduire les siens àia guerre,
alors il perd son autorité, et l'on choisit un meilleur chef qui
est proclamé par la tribu. Le Eangatira a le privilège de prendre
plusieurs femmes et d'empêcher les autres d'en avoir plus d'une,
9,9.
— 230 —
ainsi que d'interdire aux femmes de prendre un mari dans une
autre tribu sans une très-grave nécessité, telle que le serait la
conclusion d'une alliance et la formation d'une ligue entre deux
tribus contre les autres. Le Rangatira a, en outre, le droit de
se tatouer plus que les autres, ce qui le rend le plus laid et le
plus difforme de tous.
Quant à la nourriture des Maori, elle consiste en poissons,
qu'ils réussissent parfaitement à prendre avec des hameçons,
des harpons et une sorte de filets tissus en lin. Ils usent ensuite
d'un fruit, produit par une herbe appelée Kiakia, qui devient
très-haute à l'ombre des autres plantes, autour desquelles elle
s'enlace volontiers. Ce fruit est blanc et a la forme de l'artichaut,
lorsqu'il commence à faire semence ; mais on ne le mange qu'à
moitié pourri, et bien qu'il soit doux, il laisse dans la bouche
nne saveur semblable à celle de la pomme de pin, et n'est guère
nutritif. Les racines de fougère, plante ici fort abondante, sont
un autre aliment dont les indigènes usent pendant l'hiver; ils en
tirent, en les pilant, une farine dont ils font des biscuits. Un
jour que j'en avais mangé , j'en eus les dents tellement empâtées,
que je ne pouvais plus m'en servir, outre que j'avais la bouche
empestée d'une odeur de fumée et de moisissure insupportable. A
ces mets ils joignent les patates et quelques fruits, surtout les
pêches. Yoici le moyen qu'ils emploient pour cuire leurs aliments.
Ils creusent un trou, large de quatre à cinq palmes, profond de
deux à trois, où ils placent du bois auquel ils mettent le feu; quand
ce bois est consumé, ils j jettent des pierres qu'ils recouvrent,
dès qu'elles sont bien chauffées, de morceaux de natte bien
trempée d'eau; puis ils placent par couches, par exemple, des
patates, en mettant dessus un peu de feuilles, pour les séparer du
poisson et des autres aliments qu'ils y superposent; enfin ils
y ajoutent d'autres nattes mouillées et recouvrent le tout de
terre, afin que la chaleur reste bien concentrée. Douze minutes
après, on recommence l'opération dans l'ordre inverse, et les
aliments se trouvent être parfaitement cuits dans toutes leurs
parties, sans avoir besoin d'autres apprêts. Comme je demandais
à quelques Maori ce qu'ils feraient si le feu s'éteignait, ils me
répondirent qu'il était facile de le tirer de la pierre ou de deux
morceaux de bois longtemps frottés l'un contre l'autre.
Maintenant il faut que je vous dise quelques mots de la re-
— 231 —
ligion de ce peuple. D\ubord ils adoraient un Dieu, invisible et
pur esprit, mais divisé (qui le croirait)? en trois personnes
auxquelles ils donnaient un nom particulier; Fune déciles se fit
homme, et ils rappelaient, en conséquence, enfant direct,
mais naturel ou bâtard, parce qu'il voulut naître d^ine femme,
sans qu'on lui connut un père générateur. On découvre là une trace
réelle, bien que souillée et altérée, des mystères de notre foi.
Ils avaient aussi des prêtres; mais il ne m'a pas été possible
de savoir quelles étaient proprement leurs fonctions, quelles
cérémonies ils pratiquaient et quelles prières ils prescrivaient;
nous savons seulement qu'ils devaient se distinguer par plus de
modestie et une vie de retraite, avoir une belle barbe, parler
lentement et posément. Ces prêtres n'étaient pas dispensés du
travail; ils devaient distribuer certaines petites pierres sur les-
quelles étaient gravées des figures humaines très -difformes, qui
s'appelaient Tiki ou chose sacrée; tous, hommes et femmes, por-
taient ces figurines suspendues aux oreilles et attachées au con,
ou les gardaient avec un soin jaloux dans un coin de leurs ca-
banes. Ce n'étaient point précisément des idoles ou des divinités
que les Maori adoraient, mais des objets auxquels ils atta-
chaient un grand prix, comme consacrés par le prêtre et comme
représentant la divinité invisible, objet de leur culte.
Les Maori attribuaient à Dieu une justice très-sévère, qui peut
néanmoins se changer en une miséricorde tout aussi grande,
dont il faut attendre tous les biens dans l'autre vie. Ils croyaient
donc que l'àme, simple, spirituelle et immortelle, allait, une fois
séparée du corps, habiter les régions des esprits, où elle devait
être plus ou moins heureuse, d'après ses œuvres. Mais il est sur-
tout remarquable qu'ils connaissaient je ne sais quelle espèce de
baptême, qu'ils appelaient dans leur langue Iriinnga, et par
lequel ils contrefesaient aussi le nôtre; car ils le conféraient aux
nouveaux-nés en leur versant sur la tête avec certaines cérémo-
nies de l'eau douce et naturelle.
Quant à la création, les Maori tenaient qu'elle comprend tout
ce qui tombe sous leurs sens, la mer qui les entoure, la terre
qui les porte, en disant que Dieu, descendu d'en haut et tra-
versant les eaux sur une barque semblable aux leurs, aborda à
une pointe de la Xouvelle-Zélande, où il se mit à pétrir d'une
certaine matière l'homme et la femme, pour s'en retourner en-
suite clans le ciel, en leur laissant la barque comme modèle de
celles qu'ils devaient construire.
Je ne comprends pas qu'un auteur, que j'ai lu avant de quitter
ritalie, ait parlé, comme il Ta fait, des Néo-Zélandais. /' Les
Missionnaires catlioliqucs, dit-il, travaillent avec peu de succès
dans la Nouvelle-Zélande, dont les habitants regardent comme
un signe d'opprobre la croix sur laquelle ils clouent leurs malfai-
teurs, et ne peuvent croire que Dieu, qui est bon, soit mort
sur ce gibet infâme. " Or, il n'est point vrai que les Maori se
servisssent de la croix comme gibet, à moins qu'on ne veuille
désigner par là certaines perches qu'on dressait, non pour y
clouer, mais pour y attacher les membres déjà déchirés des en-
nemis tués dans un combat. La difficulté que rencontre le Mis-
sionnaire catholique, c'est d'insinuer une religion chaste dans
les cœurs impudiques, d'abolir la polygamie et le concubinage,
de dompter toutes les passions sous le joug du sentiment le plus
pur. "Néanmoins les conversions ne sont pas très-rares parmi les
Maori, et les catholiques plus que tous les autres jouissent chez
eux d'une estime universelle.
Yoici maintenant quelques détails sur leurs rites funèbres.
Quand un Maori est mort, son cadavre reste exposé plusieurs
jours, afin d'attendre les parents et les amis, qui viennent pleu-
rer, crier et marmoter des phrases inintelligibles autour de lui, et
l'accompagnent en dernier lieu jusqu'à la tombe. Si c'est un
Eangatira, tous ses sujets prennent part aux funérailles et assis-
tent de même à l'anniversaire qu'on célèbre avec un grand con-
cours de peuple au lieu de la sépulture, d'où l'on exhume les
ossements au milieu des cérémonies les plus bizarres, pour les
transporter solennellement ailleurs. Cet anniversaire se célèbre
même à perpétuité, pour quelques-uns de ces chefs, qui ont eu
une grande puissance dans le pays et se sont illustrés à la guerre.
La manière dont les Maori se communiquent l'un à l'autre la
nouvelle de la mort de l'un d'eux est curieuse : s'embrassant
étroitement par le cou, ils rapprochent leur nez, et ils doivent
dans cette posture pleurer près d'une heure. Un jour que je
me trouvais à une pareille scène, je demandais à ceux qui pleu-
raient ce qui leur était arrivé : » Un de nos amis est mort, me ré-
pondirent-ils, nous venons d'en recevoir la nouvelle, et c'est
ainsi que nous avons coutume d'en témoigner notre douleur. //
— 233 —
A tout cela j^ajouterai quelques courts détails sur la division
du temps chez les Maori. Ils reconnaissent trois saisons, savoir :
y été, Fhiver et le printemps, qu^ils appellent Eaumati, Hotoke
et Puna, et qui, en achevant leur cours, composent Tannée ou
laîi. Ils se servent des révolutions de la lune pour marquer
les mois, dits 3Iarama, nom sous lequel ils désignent aussi la
lune elle-même. De la succession des ténèbres et de la lumière ils
forment le jour, appelé i?a (soleil), et la nuit, appelée Po; ils
donnent aussi ce dernier nom au lieu où les esprits sortent des
corps qui ferment les yeux au Ba.
Quoique tous les peuples aient toujours eu, comme on le sait, des
fêtes profanes, indépendamment de leurs fêtes religieuses, il faut
dire qu'ici elles ne se bornent guères qu'à deux sortes de danses,
Tune guerrière, Tautre amoureuse. La première consiste en un
exercice auquel se livrent les hommes souvent avec Tassistance
des femmes, qui, elles aussi, doivent aller à la guerre, afin de
préparer à inanger aux hommes après le combat; c'est une ma-
nœuvre plutôt qu'une danse, où les Maori courent d'abord çà
et là réunis en divers groupes, puis rangés isolément, comme
dans une marche. Ils font d'abord un saut tous ensemble, ayant
à la main un bâton qui se termine en pointe comme une lance.
Ils Télèvent, le manient à droite et à gauche, en haut et en
bas, dans tous^ les sens, en même temps qu'ils s'écarquillent
les yeux d'une manière effroyable, les cheveux en désordre, la
bouche largement ouverte, la langue poussée à l'extérieur,
tantôt vivement agitée, tantôt serrée entre les dents, dont ils
grincent, en remuant le nez et la lèvre supérieure au milHu de
contorsions horribles. Puis ils se mettent de nouveau à bondir
avec une impétuosité telle que la terre tremble sous leurs pieds.
Ils se rangent alors en face les uns des autres, et reprenant
leurs bâtons, ils se rapprochent, s'éloignent, courent, s'arrê-
tent, plient les genoux, allongent les jambes, pressent avec rage
le sol de leurs pieds, font le moulinet avec leur bâton, ou bien
se haussent et se baissent, en jetant autour d'eux des regards
en tapinois. Tous ont un air de fureur et d'épouvante, tel qu'on
croirait voir des gens au désespoir ou des lutins sortis de l'enfer.
iS^éanmoins ils présentent dans Tensemble un je ne sais quoi qui
plait à Tœil, à cause d'une certaine régularité qu'on remarque
dans ces divers exercices.
22.
— 23-1- —
Quant à la seconde danse, elle se fait de la manière suivante.
Hommes et femmes réunis ensemble vis-à-vis les uns des autres
commencent une certaine pantomime, en branlant la ièie d'une
épaule à l'autre et en remuant doucement la langue. Ils se
mettent ensuite à chanter une chanson extrêmement monotone,
en roulant les yeux avec coquetterie, en levant à chaque instant
les bras, surtout le bras droit, et en agitant la main et les
doigts avec une agilité surprenante. Après quoi ils posent pré-
cipitamment le bras au genou, qu'ils se frappent légèrement,
ils portent les mains aux côtés en se dandinant; puis à certaines
paroles de la chanson, ils lèvent un peu de terre, tantôt Tun,
tantôt l'autre de leurs pieds, en se donnant ensuite de petits
coups au cœur, et en faisant semblant d'en arracher avec la main
quelque chose qu'ils semblent vouloir jeter dans le sein de leur
compagnon ou compagne de danse. Et cela finit ainsi. A la vé-
rité les chansons ne sont pas toujours des plus chastes; mais
on les omet, si quelque étranger assiste au bal. Tous ces sauva-
ges sont hypocrites et défiants!
Voilà tout ce que je puis vous dire de ce peuple. J'ajoute que
les Maori savent faire des barques tout d'une pièce, et avant
d'avoir du fer de l'Europe, ils les creusaient avec des haches en
pierre. J'ai lu autrefois en Italie que les habitants de la ]\^ou-
velle-Zélande ne portaient point de vêtements. Il est vrai de dire
qu'ils ne se servent que d'un manteau attaché au cou, lequel
descend presque jusqu'à la cheville, quand le temps est pluvieux,
de sorte que l'eau ruisselle à l'extérieur, sans que la moindre
goutta pénètre au dedans; cependant les hommes se sont depuis
peu décidés à s'envelopper d'une couverture de laine, dont ils
s'accommodent même pour dormir, tandis que les femmes ont
adopté la jupe et d'autres accessoires à l'européenne, assez pro-
pres, dont elles s'afi'ublent quand elles vont trouver le prêtre
catholique, qui les gronde si elles ne se présentent pas convena-
blement vêtues. Un jour que j'en avais réprimandé quelques-unes
à ce sujet : " Oh! me répondirent-elles, pourquoi ne nous don-
nez-vous pas des vêtements? l^ous serions plus sages, et nous
viendrions plus souvent entendre la messe.
Maintenant, très-révérend Père, permettez-moi de vous com-
muniquer quelques données géographiques sur la Kouvelle-Zé-
lande. Située, comme vous le savez, dans l'Oceanie, au sud-ouest
— 'ZSÒ —
de la Xouvelle-HoUande, elle se compose de deux îles, séparées
Tune de Tautre par le détroit de Cook; l'une au sud, qui s'ap-
pcdle Javai-Panamu ; l'autre au nord, qui s'appelle Ika-ïiamauwi
et dans laquelle se trouve Auckland, ville capitale de cet archipel,
peuplée d'envnron 12,000 âmes, dont 1,500 sont catholiques, et
dont les autres sont, soit protestants subdivisés en douze ou
treize sectes, soit juifs. Toute la population du pays peut s'élever
à 60,000 Maori, et autant d'Européens, dont 20,000 catholiques.
Quant à son étendue, je ne crois point me tromper en affirmant
qu'il a de quatre à cinq cents lieues de longueur sur quatre-vingts
de largeur, et c'est là un territoire qui pourrait contenir 20,000,000
d'habitants.
Le climat en est excellent, bien que la température y soit varia-
ble, et si le sol en était cultivé, il produirait beaucoup de fruits.
En effet, tous les arbres fruitiers qu'on y a transplantés d'Europe,
y croissent et y produisent à merveille. On pourrait donc y créer
de beaux jardins de légumes et de fleurs. Les fleurs y prennent
même un éclat plus vif qu'en Europe; mais je crois qu'elles y
perdent un peu de leur odeur. L'eau ne manque pas à la Nou-
velle-Zélande; elle vient et du ciel qui en donne par des pluies
qui durent six mois de l'année, et des ruisseaux limpides qui
coulent de toutes parts, et des torrents qui, en se réunissant,
forment même de gros fleuves navigables. Enfin on y trouve un
grand nombre de petits lacs d'un aspect des plus pittoresques.
La nuit, la vue du ciel est un véritable enchantement, et pen-
dant l'été il y souflle des zéphyrs si doux qu'on se sent sous un
charme inexprimable. Comme la lune, le ciel brille de plus gran-
des clartés qu'ailleurs, et double en quelque sorte son éclat par
la réverbération des eaux dans lesquelles il se réfléchit.
Toutefois la Nouvelle-Zélande est montueuse; la vigne y pro-
duirait donc de grosses grappes, le figuier et le pommier y
grandiraient; le pêcher, l'amandier, le cerisier, le prunier y
donneraient des fruits en abondance; mais il y règne souvent
un vent si fort qu'on peut bien dire avec le Dante qu'zV ar-
rache et abat les hranches et emporte les feurs, il ]iousse en avant
avec orgueil des nuages de poussière et fait fuir bêles féroces et
bergers\ Il n'en saurait être autrement pour une île, jetée comme
*) I rami schianta, abbatte, e porta i fiori,
Diuanzi polveroso va superbo,
E fa fuggir le lìere ed i pastori.
— 23(5 —
]a Nouvelle-Zélande, au milieu de FOcéan, et exposée de toutes
parts à tous les vents. Mais d'un autre côté il n'y rampe
aucune espèce de vipère ou de serpent; on n'y rencontre ni
crapauds ni scorpions, de sorte qu'on peut s'endormir tran-
quille n'importe où, sans avoir à craindre une mort subite.
On n'y trouve point non plus de quadrupèdes malfaisants,
sinon des rats qui y pullulent. On y trouvait anciennement
des chiens, mais depuis que les Maori s'en sont nourris et que
les européens ont commencé à les enlever pour les vendre,
ils ont entièrement disparu. Mais ce qu'on rencontre toujours,
c'est un grand nombre d'insectes très-brillants, dont l'un res-
semble beaucoup au ver à soie; aussi l'ayant un jour pris en
main, je crus pouvoir, après l'avoir attentivement examiné,
ne pas douter que ce ne fut réellement un ver à soie, car la
couleur, les articulations, la tête, les mouvements, la manière
de ramper, la délicatesse de la peau de l'insecte, et une cer-
taine sensation de froid glacial que le contact en fait éprouver,
tout autorisait mon opinion. Du reste, les grillons, les cigales,
les moucherons, les grosses mouches, les cousins abondent à la
Nouvelle-Zélande, ainsi que les abeilles, qui déposent leur cire
et leur miel dans le creux des arbres.
De même on y trouve un grand nombre de volatiles. Le
pigeon sauvage , appelé ici knllujoa , a les mêmes formes que
les nôtres; ses plumes cendrées et brillant, à leur extrémité,
d'un jaune d'or vif qui tire sur le verd quand il déploie ses
ailes, jettent un éclat rougeàtre qui charme la vue. Mais il ne
se laisse guère apprivoiser; ainsi, lors même qu'il est élevé
à la main, il tend toujours vers les bois, et il fait son nid deux
fois l'an avec seulement deux œufs qu'il dépose sur les plantes
les plus élevées au milieu des broussailles les plus touffues, pour
soustraire ses petits à la vue des faucons qui les dévorent. Il y a
en outre deux espèces de petits oiseaux assez laids qui s'appro-
chent de l'homme, quand ils le rencontrent, et qui l'accompagnent
à traycrs les forêts, en sautillant, voltigeant et gazouillant autour
de lui, et s'il lui arrive de cueillir une branche, ils s'y précipi-
tent; cette scène ne rappelle-t-elle pas les jours d'Adam, où l'ai-
gle et la colombe, le loup et l'agneau se jouaient à côté du pre-
mier homme, avant que l'innocence eût disparu.
Un autre oiseau appelé Jui, de la grosseur d'un passereau
^ -237 —
solitaire est vraiment admirable. Il est noir, sauf quelques plumes
blanches, qui poussent sur les ailes, et deux longues plumes en-
tortillées sur le cou, qui de loin ressemblent à des poils de chè-
vre frisés avec art. 11 a le chant très-fort et très-agréable; ses
roulades et ses trilles ressemblent à celles du rossignol; mais ce
en quoi il diffère de tous les autres oiseaux, c'est qu'il chante
aussi en un ton mineur, lorsque Taube point et que le soleil
parait. Le Jui s'apprivoise facilement et devient alors très-fami-
lier. On voit dans ces contrées deux autres espèces curieuses de
gros oiseaux; mais ils ont les plumes des ailes si courtes qu'ils ne
volent pas; seulement ils courent extrêmement vite, et ne s'éloi-
gnent jamais des forêts. L'un d'eux rappelle nos poules, avec le
cou un peu plus long, les pieds plus haut et les plumes généra-
lement grises, quoique la couleur en varie et tire parfois sur celle
du bois de noyer poli; sa chair est très-bonne à manger. Le
second de ces oiseaux est plus gros et présente beaucoup de varié-
tés de couleur; il a l'humeur hautaine et superbe, à tel point que
si un chien le poursuit, il s'en défend par des ruades; car il a der-
rière le pied un dard très-aigu qui blesse et tue, quand le coup
est sûr et bien appliqué. Mais ni l'un ni l'autre de ces oiseaux
ne chantent; ils ne font que glousser un peu. Je ne sais si les
naturalistes ont des notions suffisantes sur les animaux que je
viens de décrire; mais je ne crois pas que l'histoire naturelle de
Buffon en fasse mention. J'ai demandé à des personnes connais-
sant bien l'Autralie s'il y en avait en ce pays, et ils m'ont
répondu négativement; on y trouve seulement l'oiseau-roi, pé-
cheur, YalcedOj qui chante auir^si très-bien.
Mais si la Nouvelle-Zélande ne se montre pas très-riche en
animaux, elle Test prodigieusement en plantes de toutes sortes,
et j'indique ici celles que les botanistes nomment : Metrofuïeros ;
Dodonea spathulata; Geniostoma ligusirifolium; Rasfoiiìa pur-
puracea; Eleocarjms Hinan; Hoeria popidnea; Aralia crucifolia;
Aspjleïàuni lucidum; Eteocarpus exceUus; Lej^tospermum scopa-
rihmj Corynocaipus levigata; Ripoganum pjarvijlorum ; Daimnara
australis (espèce de pin d'une hauteur et d'une grosseur ex-
traordinaire, quoique ses branches ne soient ni nombreuses ni
très- étendues; il distille beaucoup de gomme d'une odeur très-
forte, tout à fait semblable à celle de l'encens, et les Maoris
la mâchent pour se tenir les dents blanches); Dacridium plu-
— 2:3S —
Mosum; passiflora tetr andrà; Trecci ucta Bancksii; Bidens pi-
hsa; Hartighesea spectabilis; Phormium tenax. Cette dernière
])lante est celle qu'on désigne généralement comme le lin de la
Xouvelle-Zélande; il a les feuilles hautes de douze palmes et de
la largeur de la paume de la main , et se termine en pointe
à son extrémité supérieure. Ces feuilles sont si fortes qu'il
est impossible de les arracher, et que pour les enlever il faut
les efhler; ce qu'on fait en les prenant légèrement par la pointe
avec le pouce et l'index, et en les tirant comme on tire une
feuille de papier pour la déchirer, et Ton obtient ainsi autant
de fils qu'on renouvelle de fois l'opération. Les sauvages les
emploient à faire des nattes et des assiettes sur lesquelles ils
servent à manger aux étrangers, ainsi que des paniers^ des cor-
beilles, des cabas pour y mettre le poisson, les crustacés, dont
ils sont très-gounnands, ou d'autres objets. Les Maori se ser-
vent, en outre, du suc de la racine de cette plante pour guérir
le mal de dents, et voici de quelle manière : prenant un certain
nombre de ces racines, ils les pilent, ils en extraient cinq ou
six gouttes de suc et ils les jettent dans l'oreille, du côté où
se trouve la dent malade. Le remède rend le malade frénétique;
on le voit se débattre comme un fou furieux, hurler, se rouler
par terre comme un serpent; mais après sept ou huit minutes
tout est fini , et la douleur a disparu. Mais reprenons notre
énumération, et citons encore les plantes désignées sous les
noms de : Veronica; Astelia Bankii; Pomarredis Kumarahou ;
Eugenia 3Iaire ; Melitus raniijîorus ; Friesia racimosa ; Si/cior
Australis ; Âricennia tormentosa ; Ciathodes acerosa; Podocarpus
ferrugìnea ; Brocophylluni latifolium ; Myoperum lœtum ; Areca
sapida; Gomocarpits ietragynus ; Carpodetwi serratus ; Pole-
gonum compjlexum ; Calistegia super uni ; Metrosideros tormentosa ;
Solanum; Solanum leciniatum ; Hedicaria scabra; Gnapjhalium
parkinsonia; Cleniatis indivisa; Brachyglottis repanda; Poli-
ganum australe; Vitex Uttoralis ; Mirtus brillata; Tiplia an-
gustifolia; Arthropodiîun cirrhatum ; Knightia excelsa ; Bacridium
cupressinum; Lan rus taraire ; Laurus calicarius ; Pïtiosporum
crassifolium ; Calladium exculentum ; Laurus tawas ; Car dy line
australis; Cardyline strida; Mircine urvilliœ; Plantago ; Alie-
tryon excelsum ; Bianella intermedia , Licopodium ; Enelia arbo-
rescens ; Panax arboreum.
— 239 —
Je n^en finirais pas si je voulais énumércr toutes les plantes
(lignes d'attention ; je me bornerai donc à celles que j'ai signa-
lées. J'ai encore cherché à savoir s'il y avait des fleurs ; mais je
n'en ai trouvé qu'une jaune, qui a l'odeur du lis, et naît so-
litaire au fond des vallées; elle a la tige grêle et peu élevée,
comme le lis, et on l'appelle Bengarenga, mot qu'on emploie
en cette langue dans la traduction de la Bible, pour désigner le
Lilium convallïum.
Cette île a en outre des mines d'or. Mais jusqu'ici elle n'en
profite guère, elle y puise presque uniquement du charbon fossile
et des pierres, parmi lesquelles il y en a une très-dure (avec des
taches claires) dont les Maori se servent pour faire leurs instru-
ments tranchants, et une autre, moins dure, mais plus belle et
plus précieuse, brillante, transparente, d'un vert clair, avec
laquelle ils faisaient des pendants d'oreilles, et les Tiki que
nous avons déjà mentionnés, objets sacrés qui rappellent à
l'esprit l'idée du Dieu invisible, qu'on nomme Atua,
Tel est, mon bon Père, le champ que cultivent actuellement
neuf de vos confrères Franciscains, accourus ici afin de parler
de civilisation et de religion à une peuplade habitant un vaste
territoire qui formerait un petit Etat. Il comprend toute la
pointe du nord de cette île jusqu'au 35^ degré de longitude.
Nous y avons trois stations ou résidences, d'où nous allons
exercer notre ministère apostolique, partout où il est nécessaire.
La première se trouve à la Baie des îles , dite aussi Korarareka ,
nom qui s'applique non seulement au petit village, jadis ville
capitale, incendiée par les sauvages le 11 mars 1845, mais
à toute une large lisière de terrain, assez grande pour former
une province. La seconde station est à ATangaroa, qui dépend
aussi d'une province très-étendue, et la troisième à Kokianga.
Le lieu que nous habitons s'appelle Purakau : on n'y voit point
âme vivante; le soleil s'y lève tard, et il y fait nuit avant le
soir. Voilà le vaste territoire où nous travaillons pour la gloire
du Seigneur et que nous devons parcourir sous des pluies con-
tinuelles, à travers des forêts et des déserts, des monts et des
précipices, la mer et des fleuves, le paquet sur le dos, gravis-
sant et descendant les plus hautes montagnes, passant la nuit
sur la dure en plein air, contre un Kanri ou un Totara (arbres
du pays), sans trouver le plus souvent ni un gîte ni d'autre nour-
riture qu'une maigre patate.
— 210 —
Il faut donc que le Missionnaiie ait toujours présentes à
l'esprit ces paroles de S^ Paul. // Les souffrances de cette vie ne
sauraient être comparées a la gloire futître, etc.'' ; aussi lui
arrive -t-il souvent de chanter avec le Père Sérapliique : » Le
honhenr que f attends est si grand que toute peine 'ine devient îin
plaisir-. Qiumd il arrive près des Kainke, les Maori se réunissent,
et se mettent à crier tous ensemble : /laere mai, /mere mai,
viens, viens, et le saluent par ces paroles : Tena Koe, salut
à toi; auxquelles il répond en disant : Tenakoutou , salut à vous;
que Dieu habite en ce lieu. Puis tous vont lui serrer la main.
Les femmes vont ensuite lui apprêter un repas, qui consiste en
patates et en poisson, auxquels on ajoute, maintenant qu'on a
des vaches et des porcs apportés d'Europe, un peu de lait à
boire et un morceau de lard cuit, qu'il faut que le missionnaire
mange, quelque mal préparé qu'il soit. Sinon, les Maori se fâ-
chent et disent : » Ah! notre prêtre ne mange pas? il mourra
bientôt! // Le repas fini, s'il est nuit, on entre dans une des
cabanes ci-dessus décrites, où le missionnaire s'assied à terre
comme tous les autres, récite la prière du soir, et chante les
Litanies de la Yierge ou d'autres strophes de piété dans la langue
des indigènes. Il fait ensuite le catéchisme, et quand il est fini,
tous les Maori se livrent à une conversation animée, qui consiste
le plus souvent à citer des passages de l'Ecriture et à présenter
des objections sur la suprématie du Pape, les vérités de la Ee-
ligion, les caractères de l'Eglise, la mort de S* Pierre à Eome,
etc. ; ces objections leur ont été suggérées par les Protestants,
ou bien par la lecture de quelque libelle, ou du journal qui
parait en leur langue deux fois par mois; dans cette feuille on
parle mal de tout, excepté de Jésus-Christ, qu'on s'excuse de
ne pas connaître. Un jour ce journal parlait des anciens moines,
et il les dépeignait comme des hommes ennemis du travail et
du progrès, aimanta rester plongés dans un fauteuil, et atten-
dant ainsi l'heure de se remplir le ventre. C'était peu de jours
après notre arrivée; aussi les Maori vinrent-ils nous demander
si nous étions de ces gens là, et commentii se faisait que nous
n'eussions pas chez nous de quoi nous asseoir et nous livrer
au repos, et si par hasard les patates nous manquaient?
') Xon sunt condignœ passîones hvjus temporis ad futuram gloriam, etc.
') È tanto il bene che mi aspetto
che ogni pena mi è diletto.
— 211 —
A des questions pareilles il faut que le prêtre réponde en
termes qui satisfassent les interlocuteurs; ce qu^ils expriment
par le mot Katikaana , c'est juste, c'est bien. Ils parlent en-
suite de la manière de faire les semailles, de travailler la terre,
d'élever les vaches et de les engraisser, de soigner les plantes,
de greffer les arbres, de cultiver les légumes, etc. On traite éga-
lement des usages de nos pays, de la beauté et de la magnifi-
cence de nos villes, de nos églises, des pompes de notre culte, si
propres à élever Tàme à de nobles pensées. Quelles comparai-
sons et réflexions devraient faire ces pauvres Maoris? mais,
hélas! les idées et les objets de comparaison leur manquent!
Enfin nou^ recourons souvent, afin d'exciter leur intelligence,
à l'expédient de leur adresser quelques questions, comme
énigmes à deviner, et auxquelles tous doivent répondre! Un soir
on demandait quelle était en ce pays la plus grande consolation
pour nous prêtres catholiques? A cette question les femmes sur-
tout firent de très-belles réponses, n De mourir pour la foi , »
disait l'une. "D'être dans la grâce de Dieu, » disait l'autre. Telle
autre disait : // d'avoir Marie pour amie; // ou bien : '/ de devenir
saint; " ou encore : '/ de pouvoir aider son prochain, // ou d'au-
tres choses semblables. Yoyaut alors le prêtre garder le silence,
ils se regardèrent les uns les autres tous mortifiés, attendant
avec impatience sa réponse. Quant à la fin nous dîmes que notre
plus grande consolation serait de pouvoir donner des âmes à
Dieu et conduire les Maoris en Paradis, ils s'écrièrent tout
satisfaits : Ka! Ka! Katika, Kaiikaana, c'est vraiment bien,
c'est vra ment juste !
Chaque matin nous disons la messe en plein air, nous faisons
l'instruction, nous baptisons, s'il y a lieu, nous confessons,
nous donnons la communion, nous encourageons les malades,
et après avoir ainsi passé quelques jours dans un endroit, nous
nous remettons en route, et allons en faire autant ailleurs.
Tout cela vous permettra, mon bon Père, de juger quelle est
notre situation dans ces régions de la Nouvelle-Zélande. Assu-
rément les fatigues et les tribulations ne nous y manquent pas;
mais elles ne sont rien en comparaison de celles qui sont le par-
tage de tant d'autres de nos confrères qui exercent le ministère
apostolique en Afrique et en Chine.
Je termine en vous priant de communiquer ma lettre au
23
Très-Révérend Père Antoine de Montefortino , ex-Provincial
des Marches, afin qu^il fasse donner de mes nouvelles à ma
famille. Enfin souvenez-vous de nous tous dans vos prières.
Votre très -affectionné et très-dévoué confrère ,
Ppv. Dominique Galosi de Castigxano,
31ÌSS, ajjost. M'ui, Ohs,
Auckhiidy 8 décembre 1863,
III.
EGYPTE.
Lettre^ du P. Bernard de Milan, Min. Ohs. Missionnaire
toUque en Egi/pte , au P. Cyprien de Trévise, Professeur gé-
néral de jphïlosopJiie à Venise, sur la situatio7i matérielle et
morale de la ville de Porto-Said , le long du canal de Suez.
PortO'Said, 28 mai 1863.
Très-Cher Père Cyprien,
Il m'est trop agréable de vous donner des nouvelles de cette
mission récente pour que je ne mVmpresse pas de satisfaire
vos désirs à cet égard. Vous savez que, revenu de Paris à
Alexandrie d'Egypte à la fin de Tannée dernière, j'ai reçu im-
médiatement Tordre de me rendre à Porto-Said, pour aider le
P. Erasme qui y remplit les fonctions de curé. Mais ici vous
me demanderez où se trouve cette ville de Porto-Saïd, que
n'indiquent pas les cartes géographiques de l'Egypte, Voilà
précisément ce que je veux avant tout vous expliquer.
La gigantesque entreprise du percement de Tisthme de Suez
tend, comme on le sait, à unir la mer Eouge à la Méditer-
ranée. Eh bien! Porto-Said, qui a reçu son nom de feu le Vice-
Eoi d'Egypte, est le port de la Méditerranée à Tendroit des
travaux de percement qui sert d'embouchure au canal. Ainsi
cette petite ville, qui ne compte que trois années d'existence,
est située à moitié chemin entre Alexandrie et JafFa, dans le
voisinage de Tancienne Péluse. Elle s'élève sur cette étroite
langue de sable, qui sépare la mer du lac de Monzâleh, et qui,
^i Cette lettre écrite en français a été traduite en italien par le P. Cyprien à
qui elle est adressée.
— 243 —
si elle fut autrefois souvent couverte par la mer, est mainte-
nant tout à fait à Fabri de la violence des flots. Les maisons
y sont construites partie en briques, partie en bois; beaucoup
sont simplement en nattes, qui offrent une habitation suffisante
aux Arabes, sous ce climat, où la pluie ne tombe que très-
rarement. Sa population, qui est de 8000 âmes, se compose de
600 Européens catholiques, de 500 Grecs schismatiques , et
pour le surplus, d'Arabes. Le climat, quoique chaud, est salu-
bre, et bien que tout autour de la ville le sol ne soit qu'un
désert aride, où l'on n'aperçoit ni arbre ni ombre de ver-
dure, la vue est au moins charmée par la vue de la mer con-
tinuellement sillonnée par de nombreux vaisseaux.
Mais tout en étant ici entouré d'eau, on y manque de cet
élément, en tant qu'il est nécessaire à la conservation de la vie,
car l'eau du lac est tout à fait saumàtre, et le canal (dernière-
ment creusé par le courageux Lesseps), qui conduit dans l'isthme
l'eau du îvil, n'arrive qu'au bord opposé du même lac, d'où elle
nous est apportée, d'une distance de dix heures de marche,
dans des boites de fer, qu'on amène sur des barques, en atten-
dant qu'on ait construit l'aqueduc en tuyaux transportés d'Eu-
rope. De même toutes les provisions de bouche nous viennent
de Damiette, et grâce à la prévoyance de M^ Laroche, ingénieur
en chef, les habitants de Porto-Saïd n'ont rien à désirer.
Je ne vous parlerai pas des nombreux ateliers, fonderies,
bureaux et dépôts de machines de toutes sortes, nécessaires pour
les fouilles et pour la construction des deux ports , l'un sur le
lac, l'autre sur la mer; les travaux avancent rapidement, mais
il n'est pas douteux que l'achèvement n'exige encore quelques
années outre beaucoup d'argent.
Si je passe à ce qui regarde la mission catholique en cette
colonie, je puis vous assurer que les choses sont en très-bon clie-
min. Il est juste d'attribuer surtout les succès obtenus aux sœurs
du Bon Pasteur d'xingers, qui, animées d'une charité toute chré-
tienne, se dévouent jour et nuit au soin des malades accueillis
dans notre hôpital public. Elles furent les premières à faire
entendre à ces intrépides ouvriers la voix de la religion en ce
pays, et c'est une gTande consolation pour ceux d'entre eux qui
succombent à la fatigue et à la chaleur d'être soignés non seu-
lement quant au corps, mais aussi quant à l'àme, par ces reli-
— 244 —
gieuses, qui leur prodiguenl les conseils les plus salutaires et
les meilleurs exemples. Je pourrais citer à Tappui les conver-
sions qu'elles ont opérées par leur influence même chez des gens
qui étaient nés hors du sein de la sainte Eglise, ou qui avaient
eu le malheur de s'en éloigner. Mais, à mon avis, le plus grand
bien qu'elles font c'est d'instruire les jeunes filles, qui, étant
nourries du lait de la religion, promettent un grand progrès
dans les voies de la véritable civilisation.
Depuis dix mois seulement qun les Franciscains concourent à
de si belles œuvres de charité, on nous a construit une grande
chapelle qu'on a voulu dédier à sainte Eugénie. Nous y célébrons
l'office divin, et nous avons la consolation de la voir très-fréquen-
tée. Nous sommes actuellement trois prêtres et un frère lai, qui,
après avoir rempli les devoirs de notre ministère tant à l'église
que dans notre hôpital, nous appliquons chaque jour à instruire
les enfants, soit catholiques soit musulmans, dans l'école spé-
ciale qui nous a été confiée. Notre petit nombre fait que nous
sommes continuellement occupés; mais nous sommes soutenus
par l'espoir que le Seigneur daignera bénir nos travaux pour le
bien d'une ville née d'hier seulement, mais qui deviendra cer-
tainement plus tard une des plus importantes de l'Egypte.
Tous ont éprouvé l'autre jour aussi bien que nous une grande
consolation à recevoir Mgr Pascal Yuicic, qui a visité cette partie
de son diocèse comme Vicaire apostolique de l'Egypte. Les
belles qualités dont ce Prélat est orné vous sont bien connues
à vous qui avez eu le bonheur d'être son disciple , quand il pro-
fessait la théologie au couvent de Venise; mais je puis ajouter
que maintenant il mérite une admiration particulière par le zèle
infatigable qu'il déploie pour le bien de son vaste diocèse, dont
il vient de terminer la visite pastorale, malgré la, faiblesse de
sa santé et les incommodités des voyages faits dans ces pays
chauds.
A peine l'Illustrissime évêque fut-il arrivé que tous se rendi-
rent à la chapelle pour assister à sa messe, et le lendemain il
administra le sacrement de la Confirmation à beaucoup d'enfants
des deux sexes que nous y avions précédemment préparés. Cette
cérémonie fut d'autant plus touchante qu'elle avait lieu pour la
première fois dans cette ville, ^lonseigneur baptisa ensuite deux
enfants nouveaux-nés, à la prière des deux familles, auxquelles
— rM-5 —
ils appartenaient. Il entendit, en outre, la confession de plu-
sieurs allemands, dont il connait parfaitement la langue, entre
toutes celles que vous savez lui être familières. Puis, quand il
eut visité Fhôpital, la maison d^éducation, les écoles et quel-
ques-unes des principales familles, il retourna à Alexandrie,
laissant tout le monde édifié de sa haute piété et reconnaissant
des sages conseils qu'il donnait généreusement à chacun.
Yoilà, mon cher Père Cyprien, ce qui me paraît mériter de
vous être communiqué pour votre satisfaction et votre édifica-
tion. Je ne manquerai pas à Tavenir de vous informer des pro-
grès de cette ^lission, et même de l'entreprise grandiose qu'on
réalise en ce pays; car je sais que vous vous plaisez à recevoir
de semblables nouvelles. En attendant je vous prie de nous re-
commander tous à Dieu et à la très-sainte Vierge Immaculée,
pour qu'elle lui demande que le fruit de nos fatigues ne soit
point perdu. Puisse-t-elle aussi par son intercession attirer les
bénédictions divines sur les efforts que déploie et les travaux
qu'exécute le génie de l'homme pour le percement de l'isthme
et le développement de cette ville; car il est certain que nisi
Domimcs œdificaverit civitatem, in vannni lalorant qui cedìjìeant
eam .
Recevez mes salutations les plus cordiales, rappelez-moi nu
souvenir de mes confrères de là bas, et croyez-moi toujours,
Yotre très-affectionné Confrère,
Fr. Berxaud de Milax,
Miss, apost. Min, Obs.
IV.
CHIIS^E.
Lettre par laquelle V Illustrissime et Reverendissime Mgr Louis
DE Castellazzo, Min, Obs., Vicaire apostolique de Scan-tum,
en Chine, rend compte de la situation de son T'icariat à
V ex-ministre général de V Ordre.
Zi-nan-fu , Province de Scan-tum, 6 février 1863
Reverendissime Père ,
J'ai reçu il y a quelques jours votre excellente lettre du 5
juillet dernier, et tout en vous remerciant des nouvelles que vous
23.
— 246 —
m'avez données, je fais des vœux pour que, comme vous n\ivez
cessé de pourvoir avec tant de sollicitude aux besoins de nos
missions, quand vous étiez supérieur général de l'Ordre, de même
votre successeur continue à nous accorder une égale bienveillance,
à nous ses fils qui travaillons à propager la gloire de Dieu dans
ces parties du monde si lointaines.
Quant à nos affaires, je suis heureux de vous dire que par
l'intermédiaire de la légation Française, on m'a restitué^ déjà
Tancienne résidence que nous avions en cette ville de Zi-nan-fu,
où tous les fidèles attendent maintenant avec impatience que je
rebâtisse à notre Dieu une belle église, telle qu'ils en avaient
une auparavant; ainsi charpentiers, forgerons, maçons, tous
m'offrent leur concours afin que les travaux commencent sans
retard. A parler franchement, je me trouve en vrai Franciscain,
réduit à une extrême misère ; néanmoins j'espère élever dans
cette populeuse cité païenne un beau temple à la mère Imma-
culée de Dieu, comptant que vous m'en fournirez les mojens
nécessaires. J'ai prié votre Eévérendissime successeur de charger
en mon nom l'un de nos confrères en Italie d'aller recueillir
des aumônes à cette fin. Veuillez appuyer cette demande par vos
démarches ; vous en obtiendrez du ciel l'un et l'autre une ample
récompense. Car un beau temple au milieu de cette populeuse
cité contribuera grandement à la gloire de Dieu, à l'honneur
de notre Eeligion catholique et à la conversion de ces pauvres
idolâtres. En fait, plusieurs d'entre eux se sont déjà présentés
à moi pour solliciter comme un bienfait l'érection de cette église,
et déjà je les ai admis au nombre des catéchumènes. Quant
au gouvernement chinois, nous pouvons seulement en dire
pour le moment qu'il laisse nos chrétiens jouir pleinement du
libre exercice de leur foi. Dieu veuille que cette paix dure long-
temps !
Cependant nous avons vu cette année s'accroître le nombre
des brigands qui pillent les villages, de sorte que j'ai été forcé,
il y a quelques jours, d'abandonner ma pauvre résidence et mon
séminaire, pour m'installer en cette ville de Zi-nan-fu; car le
pays était inondé d'une multitude immense de bandits. C'est
donc ici, comme dans le point central de notre mission, que je
dois maintenant fixer ma résidence à côté du séminaire.
Je ne sais aucune nouvelle de notre confrère Mgr Efis, et la
— 247 —
guerre civile avec toutes ses horreurs continue à désoler sa pro-
vince.
Priez tous le Seigneur pour nous, et croyez moi toujours
Yotre humble et sincère serviteur,
Fe. Louis de Castellazzo,
Min. Ohs. Tic. ajwst. de Scan-tum.
TROISIEME PARTIE.
NOUVELLES DIVERSES RELATIVES AUX MISSIONS FRANCISCAINES.
CHARTUM DANS L'AFRIQUE CENTRALE.
Le Père Michel Auge de Vérone, Min. Obs. de la Province de Ve-
nise, Missionnaire apostolique dans l'Afrique Centrale, écrit de Chartum,
à la date du 25 avril 18G3, au Reverendissime Père général de l'ordre,
qu'il a conféré le baptême aux néophytes dont les noms suivent : Phi-
lippe Marie Coch, âgé de dis-huit ans, de la tribu des Kic; Antoine
Aton, âgé de vingt-cinq ans, de la même tribu; Michel Ange Cur, âgé
de treize ans, de la même tribu ; Augustin Aguti, âgé de neuf ans ;
Jean Agottier, âgé de sis ans; Catherine Abuldit, âgée de soixante
ans, de la tribu des Denga; Agate Agun, âgée de quinze ans, de la
tribu des Kic; Elisabeth Regi, âgée de huit ans, et Rose Gnegiur,
âgée de six ans.
Il ajoute ensuite que les fièvres continuent à maltraiter nos pauvres
confrères, restés hardiment dans ce champ apostolique, malgré le sort
funeste qui a fait succomber la plupart d'entre eux sous les influences
d'un climat homicide, et il fait des vœux pour qu'une mission si utile
soit prompteraent rétablie.
HU-PÈ EN CHINE.
ADMINISTKATIOX SPIEITUELLE DU VICARIAT APOSTOLIQUE DE HU-PÈ,
MISSION rRANCISCAI>'E , EN l'aNìs'ÉE 1862.
Chrétientés 225
Chrétiens 15,143
I adultes 305
^ I enfants de fidèles ... 488
Catéchumènes. , 419
— :ZIS — •
( baptisés . .
Enfants d'infidèles "'=™'."'' ' "
j nourris . .
4,051
51
53
[ morts .
2,770
Confirmations
221
_, „ . ( annuelles. . . .
Ooniessions ' , , , , .
( de dévotion . . .
9,060
15,881
„ . / annuelles. .
Communions , ,, ^.
1 de dévotion . .
8,117
15,630
Extrêmes-Onctions
241
Mariages bénis
131
Missions données
191
_. ,-. ^. ; aux chrétiens . .
Prédications )
1 aux païens.
3,955
3,535
1 de doctrine chrétienne .
29
Ecoles ) de lettres
13
j de la Sainte-Enfance.
4
Chapelles appartenant à la mission
23
,r. . . i Européens Erancisc
Missionnaires ) -^ , . \
( Indigènes . . .
11
13
-^,, /du séminaire ....
Elèves , ,.,
du college
12
11
Fe. Etjstache Zakoli, Min.
Vicaire apost. de Hn-pè.
Obs.
FRANCE.
Nons recevons du Reverendissime Père Général de l'Ordre, Raphaël
de Pontecchio, le fragment suivant d'une lettre que lui a écrite notre
confrère le P. Joseph Eallo, Min. Obs. de la Province de Saint Louis
de France; nous sommes persuadés qu'il édifiera profondément nos lec-
teurs, et qu'il ne sera point sans utilité pour le développement de nos
missions dans toutes les parties de la terre.
« L'objet principal de cette lettre, dit donc le P. Fallò, est d'an-
noncer à votre Paternité Reverendissime que j'ai à vous faire parve-
nir 425 francs pour nos missions : 300 francs m'ont été envoyés par
les pauvres Clarisses du couvent de....; 100 par celles du couvent de...
et 25 par une personne pieuse associée au Tiers-Ordre de la Pénitence,
Les deux communautés religieuses susdites veulent absolument qu'on
taise le nom de leur couvent; mais elles consentent volontiers à ce que
le fait soit rendu public par le P. Marcellin de Civezza dans ses An-
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nales des Missions Franciscaines, dont elles lisent la traduction française
publiée à Louvain, afin qu'il excite d'autres communautés et les gens
de bien à en faire autant. Elles-mêmes se proposent, Reverendissime
Père, de m'adresser chaque année leur offrande, et voici les paroles par
lesquelles la mère abbesse du monastère de... m'en informait. « Nous
voudrions envoyer une petite offrande aux Missions Eranciscaines ; car
nous sommes vivement émues par ce que nous lisons dans les Annales
que publie le P. Marcellin de Civezza. A cet effet nous avons rcsolu
de faire chacune de petites économies sur tout ce qui est à notre usagCj
en nous privant de tout ce qui n'est pas absolument nécessaire à la
bête de somme {au coi-ps). Nous faisons cette offrande à Marie, notre
divine Mère, le jour de la fête de son Immaculée Conception, anniver-
saire de la consécration de notre monastère en 1665 ; et nous vous prions,
notre bon Père, de la faire parvenir entre les mains de nos Mission-
naires par l'intermédiaire du Reverendissime Père Général de l'Ordre,
afin qu'ils s'en servent spécialement pour se procurer les objets pro-
pres à propager dans toute la terre le culte de la Mère du Seigneur.»
Dans un entretien que j'eus ensuite, continue le P. Eallò, avec la
même religieuse, elle me tint le discours suivant : " Vous le voyez, mon
bon Père, nous avons pensé que, malgré notre extrême pauvreté, nous
pouvi(ms faire beaucoup d'épargnes : ainsi l'une éteindra sa lumière
cinq minutes j)lus tôt qu'à l'ordinaire; l'autre consumera moins de bois
et de charbon au feu; toutes nous nous servirons de vêtements jusqu'à
ce qu'ils soient entièrement usés, et par mille petites industries et épar-
gnes de ce genre, nous aurons à la fin de l'année de quoi venir en
aide à nos Pères Missionnaires. «
Une pareille générosité n'a pas besoin de commentaires, et le monde
ne pourra point s'empêcher de s'en édifier, s'il n'a point perdu tout sen-
timent de pudeur purement humaine.
DÉPART DE MISSIONNAIRES
EN MAI ET JUIN 1S63.
Sont partis : pour Jérusalem, le P. Anicet de Sauf Angelo des Lom-
bards dans la Rouille, Obs. de la province de Saint Ange, avec le frère lai
Marien du même pays et de la même province; pour le Chili, le Er.
Pierre de Nice, Obs. de la Custodie de Nice; et pour les missions de
Bolivie les PP. Athanase de Costarauiera et Pacifique d'Olivastri, Obs.
de la Province Romaine.
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QUATRIÈME PARTIE.
Rêsimé de V histoire de la perféciition susciiée coiitre la Religion Catholiqm
dans Vernpire de la Chine en Van de grâce ITSl, tracé liar le P. Jo-
seph ]\Iattei de Bientina, Missionnaire apostolique, Mineur O/jser-
van tin de la Province Toscane.
Manille (îles Philippines), 30 juillet 1786.
11 n'y a certainement personne, i)Our peu qu'il connaisse l'histoire des
niissions orientales, qui ne sache quels heureux et brillants progrès la
Keligion catholique avait faits en Chine à la fin du siècle dernier et au
commencement de celui-ci, sous le règne du grand Kan-hi (aïeul de
l'empereur actuel Kien-long), qui favorisait la religion non moins que ses
apôtres. Une si riche moisson faisait espérer à tous des fruits de plus
en plus beaux et abondants; mais la mort inattendue (en 1721) d'un prince
au-dessus de tout éloge, après les célèbres légations de l'immortel cardi-
nal de Tournon et de Mgr Mezzabarba , Patriarche d'Alexandrie, dissi-
pèrent bientôt les espérances qu'on avait conçues.
A peine monté sur le trône impérial, Jung-ehing, quatorzième fils du
défunt Kan-hi, cédant aux représentations que lui firent quelques vice-
rois et gouverneurs de provinces mal disposés, interdit dans tous ses
états la religion catholique, ordonna la démolition des églises, et relégua
tous les ouvriers évangéliques dans la ville de Canton ; il n'exempta de
la proscription que les églises et les missionnaires de Pékin, qu'il vou-
lut conserver à la tête du collège de mathématiques et pour la culture
des beaux-arts. Non content de ces mesures, comme les missionnaires
relégués à Canton avaient, malgré la défense qui leur avait été faite,
exercé secrètement leur ministère apostolique, il les exila tous en 1733
à Macao.
Quand, à la mort de Jung-ching, survenue en 1735, son fils Kien-long,
empereur régnant, prit les reines du gouvernement, on espéra que sous
lui la situation de notre religion pourrait changer d'aspect et s'amélio-
rer. Mais il montra bientôt qu'il voulait marcher sur les traces de feu
son père, dont il confirma et renouvela en diverses circonstances les lois
et règlements sur la matière. Néanmoins on ne laissait pas de pourvoir
aux besoins spirituels des néophytes Chinois , au moyen de bons caté-
chistes et de prêtres indigènes, formés par les Pères de la Compagnie
de Jésus, par les prêtres des missions étrangères du séminaire de Paris,
et au collège de la Sainte Tamille de la ville de Naples. On a toujours
vu, en outre, des hommes généreux, de toutes les nations, séculiers et
réguliers, s'arracher aux aises de leur patrie et à la douce solitude du
— 251 —
cloître, et animés d'un zèle vraiment apostolique, embrasser librement la
croix du divin Maître et s'introduire secrètement dans les provinces de
l'intérieur de cet empire, pour consacrer leurs talents à la propagation
de l'Evangile et à l'affermissement dans la foi des nombreux catholiques
qui s'y trouvaient. Mais tant que les édits publics contre le christianisme
restaient en vigueur , il était au pouvoir des Mandarins^ de lui susciter
suivant leurs caprices de terribles persécutions, comme il arriva en 1746
dans la province de Fokien, quoiqu'il y en eût d'autres, qui admirant la
sainteté de la morale chrétienne et la conduite irrépréhensible de ses ad-
hérents, fermaient les yeux et u'osaieut point molester leurs compatrio-
tes pour motif de religion.
Néanmoins les ouvriers évangéliques , surtout les Européens , étaient
forcés d'exercer en secret dans les maisons particulières, et le plus sou-
vent durant la nuit, leur ministère apostolique, toujours exposés au dan-
ger d'être découverts, et dans ce cas d'être ramenés à Macao, au milieu
de mille outrages et avanies , comme il arriva à l'évêque de Rosalia^
(l'honneur de la Province de l'Observance de Toscane) et à d'autres, ou
bien d'être longtemps renfermés dans des prisons horribles, comme le
fut le P. de Canzio, Min, Observantin, et dernièrement M, Glegyo, digne
prêtre du séminaire de Paris, ou bien enfin de subir la mort, et ce fut
l'heureux sort qui échut en 1716, 1717 et 1748, dans la province de
Fokien, à cinq novices de l'Ordre illustre de saint Dominique^, et peu
après à deux religieux de la Compagnie de Jésus, aujourd'hui supprimée,
dans les prisons publiques de Nankin.
Telle était en 1782 la situation de la religion chrétienne dans le vaste
empire de la Chine, quand la Sacrée Congrégation de la Propagande,
informée du manque de nouveaux ouvriers évangéliques qui se faisait
sentir dans ces missions, parce que beaucoup de vaillants champions de
la foi avaient fourni la carrière du ministère apostolique et étaient allés
*) C'est le nom que donnèrent les Portugais h tous les Chinois constitués en
quelque dignité civile ou militaire.
2) L'illustrissime et Reverendissime Mgr Jean Antoine Boker, de Portofer-
raio, de l'ordre des mineurs observantins de la province de Toscane, évêque
de Rosalia et vicaire apostolique de Xensi et Xansi, qui en 1756 fut pris et ccn-
duit à Macao , où il cessa de vivre au couvent de S' François , dans l'église du-
quel il fut enterré.
') Le vénérable Mgr Pierre Sans, évêque de Mauricastro in parlibus, vicaire
apostolique, fut décapité en 1746. Mgr François Serrano, nommé évêque de
Tipasitan, fut étranglé en 1747. Fr. Joachim Raio fut la même année étoutTé
dans la chaux et le vin. Fr. Jean Alcober etFr. François Diaz furent étranglés
en 1748. La sacrée Congrégation des Rites à Rome s'occupe de la cause de leur
béatification.
— 252 —
recevoir du Trcs-IIaut la rcconipcnse due à leurs travaux, songea à y
envoyer une bonne recrue. En conséquence, six religieux de l'Ordre des
Mineurs Observantins (sur lesquels cinq avaient déjà travaillé aux mis-
sions de Terre- Sainte) partirent du Grand Caire par la voie de la mer
Rouge, en même temps que six autres, c'est-à-dire trois prêtres de la
Congrégation de St Jean-Baptiste, un Mineur Observantin et deux Au-
gustins Hécollets quittèrent Livournc, en se dirigeant vers la même des-
tination par le Cap de Bonne-Espérance. Dix d'entre eux arrivèrent heu-
reusement en Chine en 1783, et s'adressèrent à Mr François Joseph
Della Torre, procureur de l'estimable Congrégation dont il a été parlé^
résidant à Canton. Celui-ci ne se dissimulait par les difficultés énormes
qui s'opposaient à l'introduction de tant de ministres évangéliques, dans
un moment où les Chinois, non moins que les Portugais de Macao
(quoique mus par d'autres motifs)"^, s'attachaient à leur interdire l'entrée
des provinces du céleste empire; néanmoins, mettant toute sa confiance
eu Dieu, de l'œuvre de qui il s'agissait, et brûlant du zèle de secourir
cette mission désolée, sans se préoccuper du péril auquel il s'exposait,
il aborda une entreprise si ardue et si chanceuse, prit ses dispositions
et choisit les moyens qui semblaient les plus propres à lui assurer des
résultats satisfaisants. Ainsi, comme les nouveaux missionnaires ne pou-
vaient point séjourner à Macao^, il les fit tous passer à Canton, où ils
se tinrent cachés pour échapper aux perquisitions actives et rigoureuses
des Chinois. Cependant vers la fin du mois de septembre 1783, il par-
vint à faire pénétrer dans le pays Mr Delpont , prêtre du séminaire de
Paris, destiné aux missions de Su-chuen, et Mr Jacques Eerretti, mem-
bre de la Congrégation de St Jean-Baptiste. Celui-ci , après avoir fait
plusieurs détours et couru divers périls, arriva à la fin à Si-gan-fu, mé-
tropole de la Province de Xen-si, vers laquelle il se dirigeait. Au mois
de mars 1784 , le P. Crescence d'Ivrée et le Père Atto de Pistole, Mi-
neurs Observantins, se mirent aussi en route, sous la conduite de guides
chrétiens habiles et expérimentés, pour la Province de Xan-tung, où ils
arrivèrent heureusement après un voyage de plus de quatre-vingts jours.
*) Un des premiers prêtres de la congrégation de S' Jean-Baptiste.
2) Les Portugais invoquaient un prétendu droit de patronage, qu'ils font con-
sister en différents points, que le Saint Siège n'admet pas.
5) Les Portugais de Macao, partisans opiniâtres du prétendu droit de patro-
narje, au grand scandale de toutes les nations Européennes, contraignaient
violemment les nouveaux missionnaires de la Sacrée Congrégation de la Propa-
gande qui débarquaient à Macao, à repartir pour TEurope; le procureur se
trouva donc dans la nécessité absolue de les appeler à Canton, où ils durent se
rendre déguisés en marins pour tromper la vigilance des Portugais autant que
celle des Chinois.
— 253 —
Il s'y trouvait encore quatre religieux de l'Ordre Séraphique (un cin-
quième, d'un âge déjà avancé, voulut retourner eu Europe). On tint plu-
sieurs conseils, on discuta divers projets avec les chrétiens les plus éclairés
et les plus zélés, et l'on eu confia l'exécution et la direction au prêtre
Pierre Zai, élève du collège de Naples. Et plût au ciel que le Procureur
n'eût pas ensuite donné toute sa confiance à un autre prêtre Chinois,
nommé Philippe Lieu, et également élève du collège de Naples. Ce prê-
tre écrivit des environs de Siang-iang qu'il se chargeait d'assurer aux
Pères un asile sûr dans la mission désignée, pourvu qu'ils parvinssent
à gagner la ville de Siang-iang. Séduit par de si belles promesses (qui
ne furent point tenues), le Procureur modifia son premier plan par rai-
son d'économie, dit-il, et renonça notamment au concours d'un des guides
les plus diligents et les plus intrépides, qui avait déjà conduit beaucoup
d'autres missionnaires et en dernier lieu les Pères Crescence et Atto. Cet
homme s'était même engagé à accompagner encore quatre nouveaux mis-
sionnaires jusqu'à Sigan-fu, terme de leur destination. Mais par suite
de ce que nous avons dit ci- dessus , le Procureur songea seulement à
donner à ces missionnaires, jusqu'à la ville de Siang-iang, de bons gui-
des, avec lesquels, vers la fin de mai de la même année, il prescrivit aux
Pères Jean de Sassari, Joseph de Bientina, Jean-Baptiste de Mandello
et Louis de Signa , de se mettre en route sur plusieurs barques chré-
tiennes, que le prêtre Pierre Zai avait frétées et amenées de Huquang,
d'où il était venu exprès. Quant aux deux Pères Augustins Kécollets,
Anselme de Santa-Margherita et Adéodat de Santo-Agostino, destinés à
la Mission de Pékin, leur expédition était sujette à moins de difficultés
et à moins de périls. Ainsi, à peine le vice- roi de Quantung connut-il
leur dessein qu'il en informa l'empereur, et celui-ci ordonna qu'ils fussent
suivant l'usage envoyés à la capitale. En conséquence, ils se mirent en
route le 2 septembre de la même année, accompagnés d'un mandarin,
et le 17 novembre suivant ils arrivèrent à Pékin,
Déjà quatre mois s'étaient écoulés depuis que les quatre missionnaires
susnommés étaient partis de Canton; on était donc tout fondé à croire
qu'ils devaient être arrivés à la mission qui leur était assignée, ou qu'ils
en étaient bien près. En efi'et, ils avaient non seulement franchi les passages
les plus dangereux de la province de Quantung et Quansi, mais encore
entièrement traversé la vaste province de Huquang; par conséquent ils
touchaient à la porte de la Province vers laquelle ils se dirigeaient, quand
un perfide apostat, nommé Lieu-zung-si-ven (auquel les guides durent
s'adresser, d'après les indications du prêtre Philippe Lieu, dont il a été
parlé), aborda frauduleusement la barque, sous le prétexte de remettre
aux Pères Européens une lettre que Mr Jacques Eerretti avait laissée
par mégarde entre ses mains, lettre, du reste, absolument inutile et sans
24
— 254 —
aucune importance. Le méchant s'efforça ensuite par ses mensonges et
SCS artifices d'attirer chez lui les quatre missionnaires ; mais n'y pou-
vant parvenir, par suite des justes répugnances du capitaine de la bar-
que, il en conçut un secret dépit et se laissa dominer par le désir de
gagner une grosse somme. Bien qu'il eût été traité poliment, et nourri
à la table des religieux les quatre jours pendant lesquels le capitaine
était resté à l'ancre pour ses affaires, le nouveau Judas machina dès lors
le moyen de les trahir. En conséquence, il commença par aviser de la
trame qu'il ourdissait les sbires du mandarin de la ville de Siang-iaug
(c'était plutôt une troupe de brigands émérites), et ses deux fils, qu'il
avait élevés dans l'idolâtrie, se mirent à leur tête, et se dirigèrent sur-
le-champ avec eux vers la barque des Européens. Informés de ce qui se
passait, les Pères jetèrent au feu leurs papiers et tout ce qu'ils avaient
d'Européen; puis ils descendirent à terre et prirent précipitamment la
fuite. Les brigands entrèrent dans la barque, frappèrent et maltraitèrent
le capitaine et le guide, les lièrent et les menacèrent de les conduire
devant le gouverneur. Mais ils ne voulaient par là que les effrayer et
leur extorquer de l'argent. On en vint à une capitulation et on leur pro-
posa la paix moyennant une rançon de soixante-six onces d'argent. Mais
non contents de cette somme, les brigands brisèrent audacieusement la
caisse, enlevèrent de vive force' presque toutes les valeurs qui consistaient
en plus de cent quatre-vingts onces d'argent, et s'en allèrent ainsi. Tou-
tefois ils avaient exécuté leur coup avec tant de bruit et d'éclat qu'il
n'était pas possible que l'affaire restât secrète, comme ils l'auraient peut-
être voulu. C'est pourquoi, craignant que la connaissance ne s'en répan-
dit assez pour arriver aux oreilles du gouverneur de Siang-iang, et d'être
punis comme auteurs du vol commis, espérant d'ailleurs en acheter l'im-
punité par une accusation, le même détestable apostat, il s'est depuis
bien montré tel^ prit le parti de dénoncer au commandant de la forte-
resse que quatre Européens se rendaient à Xensi pour prêter leur aide
aux Mahométans rebelles. Le commandant envoya aussitôt une troupe de
sbires qui, le 27 août 1785 vers le soir, entourèrent la barque et arrêtè-
rent les quatre Pères Européens, deux matelots et le guide nommé Chang-
iang-san; tous les autres avaient pris la fuite. Ils se livrèrent ensuite
à de minutieuses perquisitions, surtout pour les armes, et tinrent durant
la nuit entière les prisonniers européens les mains étroitement liées der-
') Le jour qui suivit l'arrestation des pères missionnaires, le perfide apostat
36 transporta de bon matin à la barque, et les ayant vus les mains liées der-
rière le dos , il branla la tète en signe de dérision et se retira ; après son départ,
le chef des sbires fit connaître aux pères que c'était cet homme qui les avait
accusés.
'ÀOO
rière le dos. Le lendemain matin les quatre Pères et les deux marins
(on avait déjà laissé s'échapper le guide Chang-iang-san) furent conduits
à la ville de Siang-iang devant le capitaine de la milice, qui les remit aus-
sitôt au Président du Tribunal criminel, dans les prisons duquel ils furent
gardés. Peu de temps après, lé malheureux apostat Lieu- zung-si-ven fut lui-
même arrêté et emprisonné avec ses fils , puis le malavisé capitaine de la
barque (qui s'était sottement réfugié chez eux), pour rendre compte les pre-
miers du vol commis, et le dernier du transport des européens. Plusieurs
mandarins instruisirent l'affaire, et quand elle eut été diligemment examinée ,
on transmit la cause au vice- roi de la Province , qui s'en réserva le juge-
ment. En conséquence, les Pères Missionnaires, les deux marins, le capi-
taine de barque et son fils (celui-ci n'avait pu fuir assez loin) furent le 18
septembre de la même année envoyés à U-ceu, métropole delà Province
d'Uquang, et résidence ordinaire des vice-rois. Un court intervalle s'écoula
et le traître lui-même, ses fils et tous ses complices furent conduits chargés
de fers à cette même ville, et de là à la capitale de l'Empire, où ils reçurent
enfin le juste prix de leur exécrable scélératesse.
Une lettre du prêtre Pierre Zai, écrite en caractères chinois, qui fut
trouvée dans un petit livre de prières du guide Chang-iang-san , non moins
que les dépositions des chrétiens auraient pu faire aisément connaître au
vice-roi et à ses agents subalternes le motif qui avait engagé les Pères
Européens arrêtés de s'introduire clandestinement dans les Provinces de
l'intérieur de l'Empire ; mais une certaine propension naturelle qu'ont les
Chinois à suspecter les moindres circonstances , et plus encore la fausse
et insignifiante accusation du perfide et impudent dénonciateur leur offusquè-
rent tellement l'intelligence, qu'ils ne surent point découvrir la vérité, et ils
se mirent, au contraire, à bâtir des châteaux en l'air et à former to\ite
sorte de soupçons chimériques.
Au commencement du mois de juin 1784, des bandes considérables de
Chinois, Mahométans de religion, s'étant révoltées contre le gouverne-
ment dans la province vers laquelle se dirigeaient les missionnaires , couru-
rent aux armes et s'emparèrent de plusieurs villes et forteresses. On ex-
pédia de Pékin en toute hâte les meilleurs généraux avec des troupes nom-
breuses , par lesquelles les rebelles furent battus et défaits après la lutte
la plus sanglante. Or, les quatre missionnaires susmentionnés, ayant été
pris sur ces entrefaites , le Vice-roi s'imagina qu'ils avaient été envoyés aux
Mahométans révoltés, et qu'il pouvait y avoir quelque correspondance
secrète entre eux et les Européens de Macao et de Canton. L'esprit troublé
par ces vaines chimères , il expédia par des courriers extraordinaires aux
Préfets de Xen-si et de Quantung des lettres par lesquelles il leur donnait
avis de ce qui se passait, et les chargeait de rechercher et d'arrêter tous
les complices de ces tentatives, notamment le prêtre Pierre Zai, qu'on cou-
— 25G —
sidcrait comme le principal moteur de l'affaire. En conséquence, on se
saisit d'abord à Canton d'un ex- Jésuite Chinois, nommé Jean Gai (ou
encore Simonelli), qui était le procureur des ex- Jésuites Portugais de Pékin.
Dans la mémo nuit les sbires entourèrent la maison où demeurait le prêtre
Pierre Zai susnommé; mais averti à temps de leurs intentions, il trouva
moyen de s'échapper par une porte secrète et de se réfugier dans une
autre maison, d'où trompant la surveillance des Chinois, il parvint à gagner
^Macao. Les mandarins de Canton ne tardèrent point à être informés du
fait, et tant par les promesses que par les menaces ils mirent en œuvre
tous les moyens et tous les artifices possibles pour l'attirer entre leurs mains ;
mais tous leurs efforts furent inutiles ; car, après maints débats ridicules
qu'il serait trop long de rapporter entre les Chinois et les habitans de
Macao, Zai se transporta ù Goa dans les Indes Orientales, au commence-
ment de décembre , sur un bâtiment Portugais , en même temps qu'un guide,
nommé Barthélémy Sic, qu'on recherchait pareillement avec ardeur, et put
se soustraire ainsi par la fuite au pouvoir des persécuteurs.
Tel ne fut point le sort des autres guides , des serviteurs de Mr Della
Torre, des domestiques du même prêtre Pierre Zai et d'un très-grand
nombre d'autres chrétiens arrêtés soit à Quantung , soit dans d'autres pro-
vinces. Les Préfets firent cruellement battre et tourmenter par divers sup-
plices ces pauvres chrétiens , pour les contraindre à révéler ce qu'en fait
beaucoup d'entre eux ignoraient. Quelques-uns supportèrent courageuse-
ment les tortures; mais la plupart, saisis de crainte ou trompés parles
]nanœuvres et les promesses flatteuses des Juges , firent connaître tous les
secrets de l'organisation des Missions. C'est pourquoi le Procureur de la
Sacrée Congrégation, qu'avaient trahi deux de ses serviteurs, fat aussi
appelé en justice. Comme il ne savait point le Chinois et qu'il dut re-
courir à des interprêtes, il ne lui fut d'abord point difficile d'éluder les
questions des mandarins ; mais quand ensuite il se vit convaincu de toutes
parts et par le témoignage de ses propres domestiques, jusque devant les
Préfets, d'avoir envoyé des Européens dans les provinces de l'intérieur de
l'Empire, il fut obligé de signer un écrit portant que sa déposition était
conforme à celle des domestiques. Quand il eut été ensuite remis en li-
berté , les mandarins de Canton, craignant que l'Empereur ne les accusât
et ne les punit de négligence, auraient désiré que l'affaire s'assoupit, et
que, sans qu'il en fût rendu compte à la cour, les quatre prisonniers
européens fussent renvoyés à Macao. Mais soit que la chose fût déjà de-
venue trop publique, soit que le Vice- roi de Huquang voulût s'en faire
un mérite auprès de l'Empereur, il refusa de prêter l'oreille à leurs in-
stances, et voulut absolument transmettre un rapport à la cour Impériale,
En conséquence, le gouverneur de Canton , avouant la faute qu'il avait
faite, en laissant, contrairement aux lois, des Européens pénétrer dans
l'intérieur du pays, se coudamna lui-même à une grosse amende. De même
les négociants Chinois, dans les maisons desquels demeurait M? Della Torre,
dont, suivant l'usage, ils étaient responsables, s'engagèrent spontanément
à payer au trésor royal 120 mille taëls, ou onces d'argent le plus pur,
dans l'espace de quatre ans.
Informé de la prise des quatre Pères Européens, l'Empereur se réserva
le jugement de leur cause, et, quand toutes les pièces en eurent été ri-
goureusement examinées et réunies, on conduisit à Pékin chargés de fers
non seulement les quatre missionnaires arrêtés, mais tous ceux qui avaient
pris une part quelconque à l'aifaire, ainsi que beaucoup d'autres chrétiens
qui y étaient restés entièrement étrangers, tels que le vieux Jean Gai,
ex- Jésuite Chinois, et d'autres. Et ici l'on ne saurait dire combien d'ou-
trages les pauvres prisonniers eurent à souffrir dans le long voyage qu'ils
firent, livrés aux mains des plus vils et plus infâmes ennemis du nom chré-
tien. En outre l'Empereur publia un édit plein de fanatisme (on nous eu
fournira la traduction) où, après avoir adressé de vifs reproches non -seule-
ment aux Mandarins de Canton, mais encore aux Européens, il dit que
ceux-ci professent la même religion que les Mahométans, et que c'était là
pour lui un motif de croire qu'entre eux et les rebelles il pouvait y avoir
quelques rapports ; et qu'en conséquence, il chargeait les Préfets de recher-
cher avec la plus grande diligence à qui étaient adressés les quatre prison-
niers Européens. Assurément ces recherches ne purent jamais leur faire
découvrir la trace de rapports quelconques entre les Missionnaires et les
Mahométans rebelles ; mais elles leur firent connaître les autres ouvriers
évangéliques, qui depuis tant d'années se tenaient cachés dans les Pro-
vinces, comme ceux qui venaient de s'introduire dans le céleste Empire,
et c'est ainsi que le feu de la persécution s'alluma de plus en plus.
La Province de Xensi était à cette époque gouvernée par un Vice-roi,
nommé Pi, homme entièrement adonné aux superstitions insensées et ri-
dicules des BonzesS et persécuteur acharné de la religion catholique,
contre les disciples de laquelle il aviiit déjà déployé sa haine et sa fureur,
ayant su que les quatre captifs européens s'étaient adressés à Mgr Erançois
Magni, évêque de Melitopolis in partibus, déjà Vicaire apostolique des
Provinces de Xensi et de Xansi , il ne lui fut pas difficile de se saisir de ce
vénérable Prélat , depuis longtemps maladif et affaibli par de longues pri-
vations. Mr Jacques Eerretti finit aussi, par tomber entre les mains des
gentils , après avoir erré ça et là ; et peu auparavant un élève du collège de
Naples, natif de Macao, et nommé Emmanuel Cousalves, se présenta de
lui-même au tribunal. Tous leurs hôtes furent également arrêtés, ainsi que
beaucoup d'autres chrétiens, à qui les Mandarins impitoyables firent souûrir
^) C'est le nom que les Portugais donnèrent aux prêtres des idoles.
24.
— 258 —
les tourments les plus cruels. Quoiqu'on ne connaisse point d'une manière
précise et circonstanciée ce qu'eurent à endurer les disciples de l'Evangile,
on sait que beaucoup confessèrent Jésus-Christ au milieu des supplices et
montrèrent une force et une constance dignes des temps apostoliques. Entre
autres faits, on raconte qu'un vieillard, cruellement battu et torturé , rendait
d'humbles actions de grâces à Dieu, et encourageait ses bourreaux à dé-
ployer contre lui toute leur fureur; car il s'estimait heureux d'avoir après
tant d'années trouvé enfin l'occasion si ardemment désirée de souffrir quelque
chose pour l'amour du divin Sauveur. Le Vice-jroi ne cessa de persécuter les
chrétiens que quand il eut des renseignements bien précis et bien complets
non-seulement sur les ministres Evangéliques, qui se tenaient depuis long-
temps cachés dans ces Provinces et sur ceux qui venaient d'entrer en Chine,
mais encore sur beaucoup d'autres choses concernant la direction et le
gouvernement de ces Missions. Ces renseignements furent confirmés et
amplifiés à Canton par un serviteur imbécile de Mr della Torre. Cet homme,
prêtant imprudemment foi aux Mandarins qui, pour l'exciter à ne rien cacher,
lui donnaient à entendre que l'Empereur permettrait bientôt l'exercice public
de la religion, déclara qu'outre les deux Missionnaires qui s'étaient rendus
à Xantung, il y avait un Père français à Sochuen, et un Père espagnol dans
la province de Kiansi. Par suite de cette déclaration, la persécution, qui
semblait s'être ralentie et quelque peu calmée, prit une nouvelle recrudes-
cence et s'étendit à presque tout l'Empire.
Dans la province de Xan-si d'activés recherches furent faites pour
découvrir un Observantiu de la Province de la marche d'Ancone, Mgr
Antoine Marie Sacconi d'Osimo , évêque de Domiziopoli in partibîis ,
vicaire apostolique dans les deux provinces de Xen-si et de Xan-si, homme
plein d'un zèle au-dessus de tout éloge, digne fils, en un mot, du grand
patriarche St Erançois. Beaucoup de chrétiens furent arrêtés dans cette
contrée et condamnés à toute sorte de tourments pour qu'ils fissent con-
naître la retraite du prélat recherché. Mais comme ils lui étaient pro-
fondément attachés, ils préférèrent souffrir les plus affreuses tortures
plutôt que de livrer leur bien aimé Pasteur entre les mains des païens.
11 se tenait caché dans la maison d'un chrétien de la ville de Taiven,
capitale de la même province, et chaque jour il était obligé d'entendre
la douloureuse histoire des excès horribles qui se commettaient contre
son cher troupeau. Bientôt incapable de résister aux entraînements de
sa tendresse paternelle , il prit la résolution de se présenter lui-même
nu tribunal, et les larmes abondantes des chrétiens qui, prosternés à ses
pieds, s'efforçaient de le détourner d'un pareil dessein, ne purent l'y
faire renoncer. Il se dirigea donc vers le palais du vice-roi, et lui fit
dire que l'Européen, objet de tant de recherches, était venu lui-même
se présenter à Son Excellence, avec laquelle il désirait s'aboucher. D'abord
— 259 —
le vice-roi ne voulut point ajouter foi à ce rapport, mais quand il se fut
assuré de son exactitude, il manda devant lui l'intrépide évéque, qui lui
dit avec une liberté tout apostolique que l'affection qu'il avait pour les
Chinois était le seul motif qui l'eût engagé à quitter sa patrie, et au
prix de tant de dépenses, de fatigues et de périls, à se transporter en
Chine, où il résidait depuis longtemps, afin d'enseigner aux Chinois la
voie du salut, et de les exhorter à embrasser une religion dans laquelle
seulement ils pouvaient espérer dans la vie future des récompenses éter-
nelles du vrai Dieu vivant Créateur du ciel et de la terre, et non point
des divinités fausses et menteuses, forgées par les mains des ouvriers,
auxquelles ils offraient leurs aveugles adorations; que, si cette conduite
lui paraissait digne de châtiment, il déchargeât à son gré toute sa co-
lère sur un coupable disposé à subir patiemment toutes les punitions;
mais qu'il le suppliait de donner la liberté à ces chrétiens qui n'avaient
commis aucun crime. Le Préfet répondit qu'il était bien convaincu de
la bonté et de la pureté de la religion qu'il prêchait, et qu'aussi il
n'avait jamais molesté en aucune façon dans son gouvernement ceux qui
la professaient, mais qu'alors les ordres impériaux le forçaient à chan-
ger d'attitude. Il garda l'évêque pendant trois jours dans son palais, où
il le traitait, ainsi que les mandarins, avec toute sorte d'honneurs et de
respects; il lui offrit de riches vêtements que l'évêque refusa, comme ne
convenant point à sa profession; il en accepta seulement quelques-uns
qui pouvaient le garantir du froid dans le voyage qu'il devait entre-
prendre vers Pékin, où il fut envoyé par le vice-roi. Quand il y fut arrivé,
il couvrit de confusion par la sagesse et la solidité de ses réponses les
ennemis les plus acharnés du nom chrétien ; puis , atteint d'une fièvre
maligne dans les prisons publiques, il alla plein de mérites recevoir
(comme nous devons l'espérer) l'éternelle récompense de ses travaux apos-
toliques, le 5 février 1785, jour auquel l'Ordre Séraphique célèbre l'an-
niversaire du glorieux triomphe des martyrs japonais, en qui il avait
une confiance particulière. Il fut dans sa maladie assisté par un autre évêque,
Mgr François Magni, Mineur Observantin réformé, qui, épuisé par les pri-
vations et les fatigues, cessa le 11 du même mois de vivre sur la terre pour
régner à jamais dans le ciel. Le prêtre Jean Gai, ex jésuite, et sept autres
chrétiens Chinois succombèrent aussi alors à Pékin aux maux qu'ils avaient
soufferts,
La mort de tous ces généreux chrétiens et le grand nombre de ceux
qu'on attendait des Provinces portèrent les Préfets à juger les autres, déjà
arrêtés, et à évacuer les prisons. Lors donc que les fêtes de la nouvelle
année Chinoise furent terminées, c'est-à-dire vers le 27 février 1785, le
tribunal suprême des délits rendit une sentence, confirmée le jour même par
l'Empereur et condamnant à une détention perpétuelle les six prisonnier»
— 260 —
européens, ù savoir les Pères Jean de Sassari, Joseph de Bientina, Jean
Baptiste de Mandello, Louis de Signa, Jacques Ferretti et Emmanuel Con-
salves. Deux autres prêtres Chinois, Gaétan Sin et Philippe Lieu (ee der-
nier, enferme par le Tribunal de la ville de Siang-iang dans une espèce de
cage destinée aux assassins et aux factieux, fut transporté à Pékin), après
avoir été l'un et l'autre marqués au visage, furent envoyés en Tartarie avec
dix chrétiens et déclarés esclaves à perpétuité ; d'autres chrétiens ne furent
condamnés qu'à un bannissement de trois ans ; d'autres enfin durent porter
pendant deux mois le douloureux instrument appelé Cangue^, et furent cruel-
lement battus.
Ce n'est point assez pour satisfaire la haine des membres de ce tribunal :
ils traitent la religion chrétienne de fausse et ses apôtres de séducteurs
funestes aux mœurs et à l'intégrité du cœur humain ; ils les accusent de
tromper le peuple par leurs enseignements , et ils en concluent qu'il faut
à tout prix bannir et extirper le christianisme de tout l'Empire ; en consé-
quence les Mandarins reçoivent l'ordre d'obliger les chrétiens à renier la
foi, et on n'accorde à ceux-ci qu'un délai péremptoire d'un an pour se ravi-
ser ; on leur enjoint de remettre à leur Préfet respectif, dans le même laps
de temps, les crucifix, les médailles, les livres et les autres objets religieux,
pour être livrés aux flammes. On finit par donner la liste de plusieurs Mis-
sionnaires et chrétiens, contre lesquels on prescrit aux Préfets de faire des
recherches rigoureuses, en leur recommandant de s'assurer nommément des
prêtres Chinois Pie et Thomas Lieu, ainsi que du Procureur de la Sacrée
Congrégation.
Des édits du même genre publiés dans presque toutes les provinces de
l'Empire jetèrent les pauvres néophytes dans la plus profonde consternation.
11 y en eut parmi eux (bien qu'en petit nombre) qui, succombant honteuse-
ment à cette légère épreuve de leur constance, allèrent déclarer devant les
Préfets qu'ils renonçaient à la foi du Christ. La plupart ne tinrent pas
compte des ordres injustes et des menaces des Mandarins, et cachèrent, au
contraire, les images, les crucifix et les autres^ signes de leur religion, ne
cessant d'adresser des vœux au ciel afin de conjurer la violente tempête qui
menaçait d'éclater avec fureur sur cette vigne choisie du Seigneur au com-
mencement de l'année chinoise qui approchait. Sur ces entrefaites les chré-
tiens déjà condamnés furent, avec les deux prêtres chinois susnommés,
envoyés de Pékin à I-si, pour y servir, en qualité d'esclaves, les principaux
Préfets. Cette troupe glorieuse de confesseurs du Christ, ayant reçu une
*) Cet instrument est composé de deux planches ou tables, plus ou moins
larges et pesantes ^suivant la nature du crime), au milieu desquelles se trouve
une ouverture où Ton passe le cou du patient, de telle sorte qu'il ne peut ni se
coucber ni manger par lui-même.
— 2G1 —
grosse aumône des Missionnaires européens du Pékin, partit au commence-
ment de mars, et quand elle passa par la province de Xansi, les chrétiens
du pays ne manquèrent pas d'adoucir les peines et les fatigues de leurs
frères, en leur fournissant eu abondance des vêtements, de l'argent et
tout ce dont ils avaient besoin.
Cependant les perquisitions les plus minutieuses continuaient dans tout
l'Empire, et c'est ainsi que les Missionnaires, tant Chinois qu'Européens,
qui se tenaient cachés dans ces vastes régions, tombèrent presque tous entre
les mains des ministres infidèles. D'abord deux prêtres indigènes , l'un ,
Joseph Castio Zai, élève du collège de Naples, et depuis longtemps malade
à Cao-Ceo, sa patrie, l'autre, Matthieu Ku, élevé par les prêtres français
des Missions étrangères, au Séminaire qu'ils avaient à Siam, furent arrêtés
dans la province de Quantung, vers la fiu de l'année. Le premier, après un
court séjour dans les prisons publiques de Canton, fut envoyé chargé de
chaînes à Pékin ; le second eut à souffrir, pendant plus de sept mois, toutes
les horreurs d'une affreuse prison et à endurer les tourments que lui infli-
gèrent des Préfets impitoyables ; enfermé ensuite, lorsque sa santé était
déjà fort altérée, dans la cage infâme destinée aux assassins et aux rebelles,
il fut aussi expédié sur la capitale, d'oii il devait être déporté avec l'autre
au lieu de leur commun exil. Mais comme Matthieu Ku n'est point arrivé
à Pékin, il est à croire qu'il sera mort en route.
Quant à Mr Della Torre, il vivait tranquille depuis quelque temps, et le
bruit courait que, quoiqu'il eût été jugé digne de châtiment, l'Empereur lui
avait fait grâce ; mais quand on eut appris qu'il avait envoyé des Mission-
naires dans diverses Provinces, outre les quatre dont il a été question ; quand
on eut trouvé sur les deux messagers chrétiens de la Mission de Xensi et
Xansi, arrêtés dans la province de Huquang, les lettres qui lui étaient adres-
sées, et qu'ils portaient, suivant l'usage à Canton, pour échanger avec le
Procureur de la Sacrée Congrégation les papiers et les fonds des Mission-
naires; quand enfin la plus fâcheuse interprétation eut été donnée à ces
lettres par quelques membres du tribunal de Sigan-fu, les choses changèrent
bientôt d'aspect.
Sous divers prétextes et chicanes le susdit Procureur fut de nouveau appelé
à Canton par le Juge Criminel le 15 janvier 1785. Il y trouva auprès du
Préfet un de ses domestiques qui avait fait des révélations complètes et qui
les confirma en sa présence. C'est pourquoi, voyant que tout était découvert
et qu'il n'était plus possible de rien dissimuler, il reconnut à la fin pour
vrai ce que le domestique avait révélé. Il fut alors retenu dans la maison
du gouverneur et traité avec certains égards et une certaine distinction
pendant six jours, après lesquels il fut renvoyé au Tribunal Suprême de
la Capitale. Eaible et délicat de complexion comme il l'était, il ne pouvait,
dans un voyage si long et si pénible, entrepris au cœur de l'Jiiver, que ris-
— '2(j-Z —
qiier sa vie. Quand il arriva, le 30 mars, aux prisons de Pékin, les Mis-
sionnaires de la résidence impériale qui le connaissaient conçurent les plus
vives inquiétudes ; ils se mirent aussitôt à faire les démarches les plus
actives pour obtenir sa liberté ; car ils craignaient qu'il ne dût être con-
damné avec les autres à rester sous les verroux à perpétuité. Ils offrirent
donc aux magistrats du Tribunal qui devaient le juger une somme consi-
dérable pour gagner leur bienveillance. Ils réussirent dans leurs efforts, et
surent si bien manœuvrer que vers la fin du mois d'avril de la même année
une sentence très- favorable (au moins en apparence*) à Mr Della Torre fut
préparée; les juges y attribuaient sa prétendue faute à son ignorance des
lois Chinoises et y recouraient à la clémence de l'Empereur, pour qu'il daignât
lui pardonner et le renvoyer libre à Canton. Cette sentence devait, suivant
l'usage, être approuvée et confirmée par l'Empereur le 23 avril, pour que
le Procureur fût remis en liberté ; mais le Très- Haut, qui voulait lui de-
mander le sacrifice entier de sa vie, daigna ce même jour l'appeler à jouir
de la récompense réservée à ses travaux pour la propagation de la Foi
catholique, après une maladie lente causée par de longues privations. Un
pieux et zélé chrétien trouva moyen d'acheter à ses frais le cadavre du
serviteur de Dieu avec celui de l'évêque de Doraiziopoli, qu'il fit transporter
au lieu où l'on a coutume d'enterrer les Missionnaires européens de la
Congrégation de la Propagande, et où tous les deux reçurent une honorable
sépulture.
La Province de Sochuen, administrée par les membres des Missions
étrangères du Séminaire de Paris, n'échappa point à cette persécution. On
y prit également et l'on y soumit à la torture beaucoup de chrétiens et deux
prêtres indigènes ; puis l'on y arrêta quatre prêtres français, à savoir
l'illustrissime et Reverendissime Mgr Jean Désiré de San-Martino, doc-
teur en Sorbonne, évêque de Caradro in partions, Coadjuteur de ce Vica-
riat apostolique, homme d'une piété et d'une science insignes, et MM.
Duffrese, Deru et Delpont, qui après une rigoureuse instruction furent
cnvoj'és de la capitale de cette Province à Pékin, où, comme les autres
Pères Européens, ils furent condamnés à une détention perpétuelle, excepté
*) J'ai dit en apparence; car il ne parait point vraisemblable qu'au moment
même où l'empereur vivement irrité faisait faire de rigoureuses perquisitions
contre les missionnaires, et où l'on imputait la plus grande faute au procureur
de la Sacrée Congrégation, les magistrats pussent lui présenter en faveur de
l'accusé des justifications telles qu'il eût voulu le renvoyer impuni à Canton,
tout en laissant les autres chrétiens à perpétuité en prison. On se rapprocherait
davantage de la vérité en croyant que les magistrats chinois agirent avec ruse
et calcul , dans l'espoir de toucher des honnêtes européens la somme convenue,
quand ils surent que le procureur était voisin de la mort.
— 263 —
les deux derniers qui, atteints d'une maladie mortelle au mois de juillet
de la même année, passèrent à une vie meilleure.
Les persécuteurs reeherchcrent aussi avec ardeur deux Pères déchaussés
de l'Ordre Séraphique, espagnols de naissance, que la piété du roi Catho-
lique maintenait dans la province de Kiansi : c'étaient Emmanuel du très-
Saint- Sacrement, de la Province de la Vieille Castille, et François de St
Michel, de la Nouvelle Castille. Pour se soustraire au péril imminent qu'il
courait, ce dernier s'enfuit dans la province de Fokien ; mais averti de sa
présence, le gouverneur de cette province le fit poursuivre, et le pauvre
religieux fut arrêté et jeté en prison, non comme Européen, mais comme
chrétien; puis, quand on le reconnut comme Européen, on le chargea de
chaînes pesantes et on le conduisit à Pékin. Le premier (le P. Emmanuel)
se tint caché trois jours dans les montagnes; mais ayant reçu d'un agent
de la justice une lettre par laquelle un chrétien lui annonçait qu'il était
depuis quelque temps incarcéré avec beaucoup d'autres, l'intrépide Mis-
sionnaire se présenta au Mandarin, qui le mena lui-même au Tribunal.
On le garda ensuite quelque temps en prison, jusqu'à ce que, revêtu de la
livrée des malfaiteurs et étroitement enchaîné, il fut, avec quatre chrétiens
attachés au service de la Mission, transféré dans les cachots de la capitale
pour partager, ainsi que le P. François de St Michel , le sort commun des
prisonniers européens,
On rechercha également avec la plus grande activité dans la province
de Huquang Mr Matthieu Lamathe, français. Missionnaire de la ci-devant
compagnie de Jésus; mais il sut si bien se cacher dans les retraites des
forêts, qu'on ne parvint jamais à le découvrir. 11 n'en fut pas de même
d'un de ses confrères, nommé Laroche, et Missionnaire dans la même pro-
vince : ce vénérable vieillard, déjà octogénaire et presque aveugle, fut
pris et jeté en prison, où il cessa bientôt de vivre.
Dans cette agitation générale, la chrétienté du diocèse de Nankin, n'ayant
pas d'autres Missionnaires européens que son évêque, ne fut point aussi
profondément troublée que les autres provinces.
Il en fut autrement dans la province de Eokien, où les Mandarins se
livrèrent tout d'abord aux perquisitions les plus rigoureuses pour découvrir
le prêtre Pierre Zai, qu'ils supposaient s'y être secrètement retiré chez ses
parents et connaissances. Ils firent ensuite arrêter en deux ou trois villages
un très-grand nombre de clirétiens, que les Préfets cherchèrent à force
de tourments à faire apostasier. Il y en eut malheureusement peu dont l'on
put dire qu'ils confessèrent Jésus- Christ avec constance au milieu des tor-
tures ; la plupart, au seul aspect des instruments de supplice, abjurèrent
la foi. Un Père Dominicain, Chinois, fut aussi capturé dans cette pro-
vince, non comme Missionnaire, mais comme chrétien; toutefois, ayant
v^rsé aux persécuteurs une certaine somme d'argent, il fut remis en liberté.
— 201 — .
Quant aux quatre Dominicains Européens, que les Préfets ne pouvaient,
il est a croire, ignorer se tenir depuis plusieurs années eaeliés dans le pays,
ceux-ci préférèrent les laisser tranquilles et fermer les yeux, tout en affec-
tant pour la forme de les faire rechercher par les sbires ; car ils craignaient,
dans le cas où ces Pères auraient aussi été arrêtés, d'être accusés de né-
gligence et punis par l'Empereur, comme il était arrivé à beaucoup d'autres
de leurs collègues.
Dans la province de Xantung on rechercha activement les Pères Cres-
cencc et Atto, Mineurs Observantins, entrés depuis peu dans cette Mission
On découvrit d'abord le Père Crescence, qui se vit traité avec la dernière
inhumanité surtout par suite des idées superstitieuses des sbires. Car crai
gnant qu'il ne recourût à quelque maléfice pour s'échapper de leurs mains
ils commencèrent par le jeter à terre, le foulèrent aux pieds, et, lui arrosant
le visage du sang d'un chien tué exprès, l'en souillèrent ignominieusement
Le Tribunal l'envoya ensuite garrotté à Pékin pour y subir la peine com
mune. Bientôt après le P. Atto, qui s'était tenu quelque temps caché dans
une fosse recouverte d'une natte, fut arrêté à son tour. On le chargea
aussi de chaînes pour le conduire aux prisons de la capitale, où il succomba
en quelques jours aux privations et aux maux qu'il avait soufferts.
Les persécuteurs se saisirent, en outre, dans cette môme province de
Xantung, entre beaucoup d'autres chrétiens, d'un vieux prêtre Chinois,
nommé Adrien, élevé au Séminaire de Siam, qui avait été banni pour la
foi dans la province de Xantung, après avoir été soumis à toute sorte de
mauvais traitements et de tortures dans celle de Pokien. De Pékin, où
on l'envoya, il fut exilé à perpétuité en Tartarie, avec deux autres prêtres,
Dominique Lieu et Pie le Mineur (celui-ci cessa de vivre après deux jours
de marche). Les autres chrétiens eurent pareillement à endurer divers
châtiments.
Le P. Marien de Norma, Mineur Observantin, ancien Missionnaire de
la Province de Xantung, parvint enfin, de son coté, à se réfugier chez les
Missionnaires de la Sacrée Congrégation à Pékin, où il resta caché pendant
plus d'un mois ; et déjà l'on se flattait qu'il était désormais à l'abri de
tout danger, et qu'il avait déjoué la sagacité et les recherches des Chinois;
mais le Seigneur, qui voulait achever les mérites de son apostolat par les
souffrances et les horreurs d'un emprisonnement perpétuel, permit qu'un
des chrétiens qui l'avaient accompagné tombât, en regagnant ses foyers,
entre les mains du Mandarin de ce district, et le pauvre homme finit par
révéler, à force de tourments et de coups, que le Père tant recherché se
trouvait dans l'église occidentale de Pékin^
*) Les missionnaires européens de Pékin ont dans Tenceinte de cette ville
quatre églises qu'on désigne d'après leur position par les quatre points cardi-
— 265 —
Quand il eut reçu cette nouvelle, le Mandarin la transmit immédiate-
ment au Tribunal du Gouverneur de la ville impériale. Ce qu'apprenant
et sachant qu'il était bien difficile qu'il se sauvât sans nuire aux autres,
le P. Marien prit le parti de se livrer lui-même au pouvoir des magistrats.
Interrogé par le juge, il répondit à tout ce qui regardait sa propre personne;
mais quand on prétendit lui faire déclarer le nom et le pays de ceux qui,
sur ses exhortations, avaient embrassé la religion catholique, ou chez
lesquels il s'était logé quelque temps, il protesta courageusement qu'il était
prêt à sacrifier sa vie plutôt que de causer par une pareille déclaration le
moindre dommage ou le moindre embarras à ces excellentes gens ; et les
Préfets eurent beau le menacer de la torture, ils ne purent jamais vaincre sa
constance. A la fin, le Tribunal Suprême le condamna donc à subir avec
tous les autres la peine commune. Ce fut certainement par une disposition
particulière de la divine Provideûee que le P. Marien entra en prison ; car
il sut si bien adoucir et gagner les gardiens, que les Missionnaires, qui y
étaient depuis longtemps enfermés dans l'abandon, commencèrent à respirer
un peu.
Dans la province de Pékin on exerça de diligentes poursuites contre un
ex-Jésuite Chinois, nommé Thomas Lieu ; mais les Pères Européens de la
capitale parvinrent à le dérober à toutes les perquisitions. On présenta en
sa place un de ses frères aux Préfets, ils reconnurent que ce n'était point
le Lieu qu'on recherchait, et en leur payant je ne sais quelle somme d'ar-
gent, le captif recouvra sa liberté. D'autres prêtres Chinois, élèves du
collège de Naples, à savoir Barnabe Xang, Jean Kuo et Pie le majeur
se tenaient également cachés dans la ville de Pékin chez les Pères Euro-
péens ; mais ils furent, eux aussi, dénoncés et recherchés.
Les chrétiens de la capitale ne furent presque point inquiétés, bien que
les édits contre le christianisme eussent été affichés aux portes de la ville.
Les Missionnaires européens qui y résidaient ne purent rien obtenir en
faveur de la religion ou pour Tallègement de ses ministres emprisonnés.
Trois pères attachés à l'église (septentrionale) des Français, qui travaillent
au palais, se hasardèrent à présenter un mémoire à l'empereur pour le sup-
plier de vouloir bien répartir les prisonniers européens entre les quatre
églises de la ville, ou de les renvoyer à Macao. Mais non- seulement l'empe-
reur refusa de condescendre à leur demande, il menaça en outre de punir les
intercesseurs s'ils osaient de nouveau se mêler des intérêts des Européens
incarcérés. Ainsi, du côté des moyens humains, l'affaire semblait désespérée,
naux. L'église qu'on appelle orientale appartient aux Pères Portugais; l'église
occidentale aux missionnaires de la Sacrée Congrégation de la Propagande; la
septentrionale aux Français; la méridionale (ou la cathédrale) appartient aussi
aux Portugais.
25
— 2GG —
et ciMCuii présage de délivrance ne pouvi it encourager les victimes de la
persécution. Néanmoins, un peu plus tard, les auteurs de la supplique
obliurcnt secrètement des mandarins préposés à la garde des prisons de pou-
voir fournir aux prisonniers par l'intermédiaire de quelques clirétiens tout
ce dont ils avaient besoin en vivres et en vêtements. A la vérité, les mis-
sionnaires arrêtés avaient bien pris avec eux l'argent et les effets qu'il leur
fallait; mais, au moment d'entrer en prison, ils s'étaient vu enlever par les
magistrats la caisse qui les renfermait. Ainsi ils étaient réduits à manger
une ration de riz gâté et fétide avec un peu d'herbes salées, qu'on donne
deux fois par jour aux prisonniers, et à boire une eau extrêmement mau-
vaise. Il en résulta que la plupart contractèrent des maladies mortelles et
que beaucoup d'autres succombèrent d'inanition; si donc l'on avait tardé
plus longtemps à les secourir, il n'est point douteux que tous ne fussent
morts de faim, comme l'explique une lettre de Pékin, datée du 24 juillet et
conçue en ces termes : " Nous échangeons maintenant avec nos confesseurs
les lettres les plus édifiantes; celles qu'ils nous adressent ne respirent que la
résignation à la volonté divine, et les dispositions d'hommes toujours prêts
à en souffrir encore davantage pour la cause de notre sainte religion, de
sorte qu'elles excitent en nous des sentiments d'une sainte envie plutôt que
de compassion. Ils se plaignent seulement de la privation du pain eucharis-
tique, qu'ils désireraient ardemment recevoir ; mais c'est là chose impossi-
ble : nous ne saurions songer à leur procurer cette consolation, ni nous, ni
encore beaucoup moins les prêtres indigènes, que la crainte porte tous à se
cacher et à vivre dans la solitude. Il faudrait peut-être, pour qu'ils repris-
sent courage, que le Très-Haut changeât les circonstances actuelles, si tou-
tefois ils ne succombent pas à tant de maux ; car, à l'exception du P. Marieii
de Norma et du P. Prançois de St-Michel, tous, comme on nous l'écrit, sont
réduits au plus déplorable état, tous ont les jambes enflées, sont hâves et
sans forces, mais malgré tout ils conservent leur gaieté et leur sérénité, u
Partout ce qui précède chacun peut aisément juger de la triste situation
qui est faite à la religion dans le céleste Empire. La plupart des ministres
de l'Evangile , tombés au pouvoir des ennemis du nom chrétien, ou épuisés
de fatigue, ont fourni glorieusement la carrière de leur apostolat, ou bien
ont été condamnés à un dur et honteux esclavage, ou à finir leurs jours au
milieu des incommodités et des horreurs d'une étroite prison. Les autres,
quand ils ont réussi à se soustraire à la fureur des perquisitions faites par
les mandarins, sont forcés de se blottir au fond d'une hutte sans pouvoir
sortir pour exercer le ministère apostolique ; ainsi abandonnés, sans guides
qui les dirigent, continuellement exposés à devenir la proie des loups ravis-
sants et le point de mire des ennemis jurés de notre religion, comment pou-
vaient-ils se garantir et se défendre contre tant de dangers? Assurément,
pour peu qu'on soit éclairé des lumières de la foi, il est impossible qu'on ne
->- 267 —
se sente intérieurement énm en même temps de deux sentiments contraires :
l'un de joie et de satisfaction à la vue de tant d'illustres contesseurs qui ont
sacrifié leur vie ponr leurs amis\ pour la cause de Jésus Christ et de l'Eglise
en Chine- l'autre d'une juste douleur et d'une profonde tristesse, a la pensee
de la situation lamentable à laquelle est actuellement réduite c€tte mission
jadis si prospère, et des pertes que l'enfer cause à la religion catholique. Il
ne nous reste donc plus qu'à placer notre confiance en Dieu. C'est à lui que
nous devons, humiliés et contrits, adresser nos vœux fervents, atin quii
daio-ne jeter un regard de miséricorde sur cette vigne dévastée. Cependant
nous avons quelque motif d'espérer que le christianisme pourra reprendre
son ancienne splendeur et son ancien éclat dans l'immense empire de la
Chine- car Dieu, qui tient dans ses mains les cœurs des rois, a amolli la
durcté'du cœur du monarque régnant. Des témoignages dignes de foi nous
ont appris qu'il a loué notre religion comme vraie, se plaignant umquement
de ce que les Européens fussent entrés dans son empire sans autorisation.
Des dispositions si heureuses ont ouvert la voie à la délivrance des prison-
niers. Les Missionnaires européens de Pékin s'occupaient, avec le consen-
tement du premier ministre, de chercher les moyens propres à réunir tous
les prisonniers qui se trouvaient dispersés dans les diverses prisons, en un
.cul lieu dans l'enceinte d'une même prison, afin de pouvoir mieux les secou-
rir et surtout les fortifier quelquefois de l'aliment eucharistique (ils avaient
déjà obtenu, par une faveur spéciale, les corps des Européens morts dans les
cachots et leur avaient donné une sépulture honorable); mais personne
n'osait plus essaver de solliciter la mise en liberté des pères incarcères, lors-
que tout à coup, %t contre toute attente, le Se jour de la 10e lune de la
cinquantième année du règne de Kien-long, ou le 9 novembre 178o ce 1 ere
chrétienne, les deux pères missionnaires condamnés à un emprisonnement
perpétuel furent absous et libérés par l'empereur, en vertu d'un diplôme
royal, dont nous donnons la traduction littérale.
Décret de Kien-long, empereur de la Chine, de la Tartarie Orientale, etc.
donné la 50e année de son règne, le Séjour de la 10e hme.
„ Des Européens, le P. Jean et ses compagnons, étant dernièrement entré^j
de leur propre autorité sur notre territoire pour prêcher la religion, ont été
en passant par Hu-quang reconnus et arrêtés. Quand on les eut examines,
on découvrit que dans les provinces de Chy-si, de Xantung, de Xansi, de
Xensi, de Sochuen, et dans d'autres encore, il y avait des gens qui prêchaient
la religion sans autorisation, et en conséquence ils ont été successivement chas-
sés de'toutes ces provinces et remis au Xin-pu^, pour y être interroge' s et jug.^s.
) Posuerunl animam suam pro amicis suis.
) Le tribunal suprème des délits et crimes.
— 268 —
Ce tribunal Ics condamna à la peine d'un emprisonnement perpétuel, parce
qu'il constata qu'ils n'avaient eu aucun autre dessein que celui de prêcher la
religion, et qu'ils n'étaient coupables d'aucun autre crime. Si ces transgres-
seurs de la loi s'étaient annoncés à nos préfets et s'ils s'étaient rendus à
Pékin, ils n'auraient commis aucune faute; mais comme ils n'avaient informé
personne de leur arrivée, comme se répandant ça et l;i clandestinement dans
l'Empire pour semer leur doctrine, ils se glissaient partout à la manière de
cet animal rusé qu'on appelle Kuci-yu^ il était à craindre qu'ils ne séduisis-
sent la foule et qu'ils n'excitassent des troubles ; c'est pourquoi nous avons
dû sévir contre eux pour couper court aux abus. Ces délinquants eussent
mérité un châtiment plus grave ; néanmoins réfléchissant qu'ils pouvaient
arguer de leur ignorance, je ne les condamne qu'à un emprisonnement per-
pétuel. D'ailleurs, en considérant que ces coupables sont des étrangers qui
ne connaissent point nos lois, je n'ai pu m'empêeher de plaindre leur sort.
En conséquence, par une nouvelle faveur j'ordonne que le Père Jean et les
autres, au nombre de douze, soient remis en liberté. S'ils veulent rester à
Pékin, je consens à ce qu'ils demeurent dans leurs églises, pour y vivre sui-
vant leurs usages; s'ils veulent retourner en Europe, le tribunal compétant
chargera un mandarin de les conduire sains et saufs à Canton. C'est parce
(|ue je désire montrer ma bienveillance envers les étrangers, que j'accorde
cette grâce en dehors des lois. Telle est ma volonté ; respectez mes ordres à
cet égard-. «
Or, en vertu de cet édit impérial communiqué aux Missionnaires euro-
])éens de la capitale, ceux-ci recoururent aussitôt au haut tribunal criminel,
(^t tirèrent de prison leurs confrères rendus à la liberté. Après les avoir em-
brassés au milieu des démonstrations de la joie la plus vive, ils les conduisi-
rent en voiture à la cathédrale, sur le seuil de laquelle l'évêque diocésain les
pressa tendrement sur son sein. 11 les introduisit ensuite dans l'église, d'où
il passa avec eux, après une courte prière, dans sa demeure. Là, il leur
adressa les plus affectueuses félicitations, et leur fit servir un festin copieux,
avant de les répartir avec soin entre les quatre églises de la ville. Le sixième
jour qui suivit cette fête, avec l'assistance de tous les missionnaires tant
européens que chinois, entourés d'une grande pompe, et en présence
d'une nombreuse assemblée de chrétiens, le Père Jean et ses compagnons,
richement vêtus, allèrent rendre dans la cathédrale de solennelles actions de
grâces au Dieu éternel et tout-puissant par des hymnes et des cantiques de
louanges accompagnés de divers instruments de musique. L'illustrissime et
reverendissime prélat diocésain, ayant exposé à la vénération publique le
Très- Saint Sacrement, célébra pontificalement l'auguste sacrifice non san-
^) Animal fabuleu^, adroit et extrêmement vilain.
^j C'est par cette formule que l'empereur termine toujours ses décrets.
— 269 —
,?lant, durant lequel prêclia l'évêque de Caradro, l'un des confesseurs du
Christ; et enfin, après une procession solennelle, le très-zélé chef du dio-
cèse bénit le peuple avec l'hostie sacrée, en lui accordant l'indulgence.
Conformément à la teneur de l'édit impérial ci-dessus cité, il resta libre
aux Pères de rester ou de partir. Il y en eut trois, savoir le P. Marien de
Xorma, Mr Jacques Ferretti et le P. Crescence d'Ivrée, qui désirèrent se
consacrer au service de la mission de Pékin ; les autres, au nombre de neuf,
préférèrent se retirer, pour travailler plus efficacement à la propagation de
la religion catholique. Informé de leur résolution, l'empereur ordonna par
un nouveau décret qu'ils fussent conduits jusqu'à Canton par deux manda-
rins du haut tribunal criminel, et de là renvoyés en Europe. En consé-
quence, le II décembre, les neuf Missionnaires, après avoir exprimé à l'évê-
que diocésain et aux autres Révérends Pères leur gratitude pour tous les
services qu'ils en avaient reçus, prirent congé de ces excellents confrères et
se mirent en route, et le II février 17S6 ils arrivèrent heureusement en la
ville de Canton. Le lendemain ils furent appelés devant le préfet ou président
du tribunal criminel, qui constata leur identité, leur adressa quelques ques-
tions en rapport avec les circonstances, et les remit ensuite entre les mains
d'un ex-jésuite français, Missionnaire de Pékin, que sa mauvaise santé rete-
nait alors à Canton. Huit jours après, c'est-à-dire le 19 février, les neuf
Pères se présentèrent au vice-roi de la Province, et celui-ci décida qu'ils
eussent tous à partir pour l'Europe par la voie des îles Philippines, sur deux
navires espagnols, qui mettaient à la voile pour ]\ranille, capitale de ces
îles. En exécution de cet ordre, on manda les capitaines de ces navires et
on leur fit officiellement, avec des instructions spéciales, la remise des Mis-
sionnaires, dont aucun cependant ne promit de ne plus retourner en Ciiine
pour prêcher l'Evangile. Les magistrats chinois voulaient leur faire signer
.une formule contenant clairement cette promesse ; mal-ì les courageux apô-
tres s'y refusèrent, alléguant qu'un pareil engagement était odieux pour la
religion, et que d'ailleurs l'empereur ne l'exigeait pas; grâce à ces observa-
tions, on ne les força point à donner leur signature.
Au temps fixé, les Missionnaires exilés partirent pour le lieu indiqué, et
ce leur fut une grande consolation de penser qu'ils se rendaient dans un
pays soumis à un monarque qui se distingue entre tous par sa piété et par
son zèle à défendre notre sainte foi ; car ils espéraient j trouver, plus qu'ail-
leurs, l'hospitalité, la protection et les secours dont ils auraient besoin, jus-
qu'à ce que chacun d'eux pût suivre sa vocation, d'après les conseils de la
Sacrée Congrégation ou de ses supérieurs légitimes, pour la plus grande
gloire de Dieu -. que dans les adorables dispositions de son ineffable Provi-
dence il soit par tous loué et béni dans les siècles des siècles! Ame^/.
'Zo.
— 270 —
Rescrit publié par Vempereur de la Chine à propos et à la suite de la prise
des Européens.
Il Ayant été informé de la prise de quatre Européens, sur qui on a trouvé
entre autres choses une lettre^, écrite à Canton par le procureur de Rome,
hquelle portait qu'il envoyait ces quatre Européens dans la province de
Xensi pour y prêcher la religion, et qu'il avait chargé Pierre Zai de les faire
parvenir jusqu'à Siang-iang, ville de la province de Hnquang, où ils devaient
s'arrêter quelque temps ; ayant en outre constaté que les Européens sus-
liicntionnés avaient eu des guides pour se rendre en la ville de Tan-Ching,
d'où ils devaient passer directement à Si-gan; et aussi qu'ils avaient été
recommandés à une famille nommée Li, etc.; vu une lettre de Pierre Zai,
(jui fut trouvée par les mandarins, et l'aveu des trois frères, Li-ta, Li-eul,
lii-van, et d'autres qui ont cherché à introduire les Européens ; vu encore
les rapports du vice-roi de Xensi et de Quantuug, qui relatent l'aveu du
procureur de Rome,
xSous déclarons que nous n'avons jamais interdit aux Européens de se
rendre à Pékin, pour y exercer les arts libéraux; nous en avons donné na-
guère une nouvelle preuve, quand, informé par le vice- roi de Canton de la
présence de deux Européens et d'autres, nous avons aussitôt ordonné de les
faire conduire à Pékin.
Mais que maintenant le procureur de P.ome et d'autres, sans en avertir
}-.réalablement le vice-roi, se soient permis par caprice d'envoyer clandesti-
nement des européens au fond de nos provinces pour y propager la religion
et y porter des lettres et d'autres objets, voilà certainement une chose tout
à fait extraordinaire.
Mais comment se fait-il, ô vice-roi et mandarins, que ce procureur de
Rome, qui réside à Canton depuis nombre d'années, vous soit encore inconnu?
Et vous. Européens, qui êtes des hommes instruits et civilisés, dites quel est
ce brusque changement? Auparavant, toutes les fois que l'un de vous vou-
loit se rendre à Pékin, vous en avisiez préalablement nos mandarins, afin
qu'ils nous informassent du tout; maintenant, au contraire, vous avez intro-
1) On ne trouva sur les pères aucune lettre ni européenne ni chinoise; car
quand ils surent qu'ils seraient dénoncés, ils brûlèrent, comme je l'ai rapporté,
tous les papiers quils avaient. Il y a donc lieu de croire que la lettre du pro-
cureur, dont il est ici fait mention, est, vu son contenu, la même que celle du
prêtre Pierre Zai, la seule que les mandarins aient trouvée dans le livre de
l^rières d'un guide, comme je l'ai remarqué, et qui fit tant de bruit devant les
tribunaux. Peu importe, à cet égard, que le rescrit parle aussi séparément de
la lettre de Pierre Zai; car c'est la manière des Chinois de faire mille répéti-
tions si mal combinées quelles jettent nécessairement la confusion dans lesprit
des lecteurs.
— 271 —
duit furtivement les quatre Missionnaires dont nous avons parlé. Qu'est-ce
que cette conduite? En envoyant, comme nous l'avons dit, des Européens
pour prêcher la religion, pour porter des lettres dans les provinces les plus
reculées de l'Empire, bien loin d'avoir agi avec droiture, nous vous faisons
savoir que vous avez par là gravement violé les lois et de l'équité et de la
saine raison. Jugez vous-mêmes quel châtiment vous méritez.
Je m'adresse de nouveau à vous, ò vice-roi et mandarins de Quantung,
et je vous demande comment dans votre incurie vous avez laissé le pro-
cureur de Rome envoyer secrètement des Européens jusque dans les provin-
ces de l'intérieur pour annoncer la religion et porter avec eux des lettres,
des livres de prières et d'autres objets semblables^? Ne vous était-il pas
facile de les reconnaître aux traits de leur visage ?
Vous, ô mandarins civils et militaires, qui habitez toute la région qui
s'étend entre Quantung et Kuquang, puisque vous avez gardé les passages
avec une inattention et une négligence telles que vous avez permis aux Euro-
péens de pénétrer jusqu'à Siang-iang, nous ordonnons qu'on fasse des per-
quisitions dans tous les lieux et dans toutes les villes oii ils ont passé, et
qu'on dépose tous les mandarins qui n'ont point rempli leur devoir .
Nous vous ordonnons à vous, Mandarins de Huquang, de vous livrer
dans les environs de votre ville à d'activés perquisitions et de prendre
Pierre Zai et tous ceux qui portaient des lettres ou qui étaient mêlés à cette
affaire. Quand ils seront entre vos mains, examinez-les avec le plus grand
soin, et observez ce qui est dit dans les lettres des membres delà famille
Li, qui se sont enfuis à Sigan. Nous ordonnons de même au Vice- roi de
Huquang de faire des investigations diligentes et positives sur les Euro-
péens^ envoyés par le Procureur de Rome pour prêcher la religion, et de
*) Les quatre missionnaires arrêtés n'avaient rien de tout cela. Mais des let-
tres, des livres de prières, des images, des crucifix, des médaillons et d'autres
objets religieux, trouvés dans la barque, appartenaient aux chrétiens, qui les
avaient apportés de Canton, et qui, pour ne point trop aggraver leur cause,
déclarèrent en justice quils appartenaient aux Européens.
2) Ces magistrats employèrent certainement tous les moyens pour amener
les quatre prisonniers européens à déclarer par qui et à qui ils avaient été en-
voyés, afin de pouvoir les mettre en cause; mais comme, de peur de nuire spé-
cialement aux missions, ils firent entendre par signes et par gestes, dès leur
premier interrogatoire, quils ne connaissaient pas la langue chinoise, les
choses se passèrent de même dans les autres, de sorte que les préfets ne pu-
rent jamais rien en apprendre. Cependant les juges ne renoncèrent pas à leur
dessein, et de tribunal en tribunal ils sefTorcèrent avec un égal zèle d'arra-
cher aux missionnaires des explications sur les deux points si importants
que nous avons énoncés; mais quoique les pères comprissent les questions
qui leur étaient faites, ils embrouillaient leurs réponses et en changeaient le
sens avec tant d'art, que les mandarins n'y entendaient rien ou n'en con-
•— 272 —
reclierclicr à qui ils étaient adressés, afin d'arrêter immédiatement tous ces
complices. Les Européens sont depuis longtemps de la même religion que
les sectateurs de Mahomet ; il est donc à croire que leurs lettres étaient
destinées aux musulmans rebelles, et que c'est pour cela qu'ils se rendaient
dans la province de Xcnsi, afin de faire part à ces rebelles de quelque nou-
velle affaire secrète. Voilà ce qu'il y a lieu de craindre, et ce, par conséquent,
Ò Vice-roi, à quoi vous devez veiller, liappelez-vous, ô Vice-roi et Manda-
rins, que nous vous faisons parvenir la présente lettre d'un point fort éloi-
gné, pour vous manifester notre volonté. Obéissez et respectez nos ordres.»
MÉMOIRE SUR LE SÉJOUR DE LA SAINTE FAMILLE EN EGYPTE.
Il y a aussi une partie de l'ancien pays des Pharaons qui est une Terre
Sainte , c'est-à-dire une Terre sanctifiée par les traces enfantines de l'Homme -
Dieu, alors qu'il s'y réfugia avec Marie et Joseph pour se soustraire à la fureur
d'Hérode, et qu'il y resta, on ne sait point au juste combien de temps, mais
certainement plus d'une année. En souvenir de cet événement, les pèlerins
de Jésusalem s'agenouillent sur le territoire de Bilbeis près d'un énorme
tronc de paliure épineux', parceque, d'après une tradition des Turcs et des
chrétiens du pays, cet arbre marque une halte de la Sainte Eamille, quand
elle se retira en Egypte. La vénération que les Musulmans professent pour
cet arbre, qu'ils appellent V arbre de la Vierge, est telle, qu'ils réservent
le terrain voisin pour la sépulture de leurs Santons les plus respectés. Mon
excellent ami, le chevalier Grassi, de Pistole, premier médecin d'Alexandrie,
me rapportait dernièrement à Turin une légende moderne sur cet arbre,
telle qu'elle lui avait été racontée par de graves Musulmans de Bilbeis : c'est
qu'au temps de l'expédition française en Egypte, les soldats de Napoléon,
qui avaient des sentiments bien différents de ceux des héros conduits par
le saint roi Louis IX, cherchèrent à ai)attre le vieil arbre sacré, pour en
cluaient que le contraire de ce qu'ils voulaient; la scène se terminait donc par
des éclats de rire, et quelquefois par des menaces. A la fin, on fit venir des
interprèles de Canton, croj-ant atteindre ainsi le but proposé. Mais comme ces
derniers savaient à peine un patois portugais, les missionnaires objectèrent
qu'étant italiens, ils ne connaissaient que la langue italienne, ils s'obstinèrent
à ne dire que des choses vagues et équivoques, qui ne permirent point aux
magistrats de découvrir ce qu^ils cachaient. Toutefois le caprice soit des inter-
prètes, soit des mandarins, soit des prisonniers eux-mêmes introduisit ensuite
quelques modifications dans les réponses de ces derniers ; elles furent, du reste,
inolTensives; car d'autres avaient alors déjà révélé tout le plan et toute l'orga-
nisation des missions.
') Le paliurus aculeatus de Linnée, en arabe, tiabaca.
— 21S —
alimenter ìc feu de leurs marmites ; mais au premier coup de hache qu'ils
portèrent à la souche, un prodige effrayant les arrêta; car des gouttes de
sang jaillirent de l'entaille. L'espace de terrain que ce paliure ombrage de
ses amples rameaux pourrait contenir une réunion de plus de deux cents
personnes.
Un autre arbre (c'est un sycomore gigantesque et décrépit, au milieu
d'un bosquet de citronniers), un autre arbre et une fontaine (la seule peut-
être qui existe clans toute la Basse-Egypte) marquent encore la dernière
station des saints pèlerins de Nazareth, près du village de Matarieh, là
où s'élevait, à une demi lieue de distance du Caire, Héliopolis, la plus fa-
meuse de tant d'antiques cités. En outre, dans un faubourg de cette ville,
qu'on nomme le Vieux-Caire et qui est l'ancienne Babylone d'Egypte, il y
a une église de Cophtes schismatiques, oii l'on vénère une chambre sou-
terraine que l'on croit avoir été habitée par les augustes exilés, durant
leur séjour dans le royaume des Ptolémées. Beaucoup de personnes pour-
ront concevoir quelque doute sur la véracité d'une tradition qui désigne
si précisément ces lieux comme consacrés par la présence de Jésus- Christ,
dans un pays idolâtre, où il était venu en étranger et où il a dû garder
Vinconnito. Mais pour faire tomber ce doute il suffit de penser que l'Egypte
était en ce temps-là pleine d'Hébreux, et que par conséquent Joseph et
Marie avec le divin enfant ne s'y trouvèrent pas ( ceci soit dit avec la per-
mission de certains auteurs pieux , auxquels manque souvent le sens d'une
bonne critique) au milieu de païens et d'ennemis, et qu'ils ne purent pas y
séjourner, sans être bien connus d'une foule de leurs compatriotes. Onias IV,
dépouillé du pontificat suprême par Jason et Ménélas, assassins de son
père Onias III, avait été très-bienveillamment accueilli en Egypte par
Ptolémée Philométor, et on avait obtenu l'autorisation de bâtir à Léonto-
polis un temple au Dieu d'Abraham, où il appela des prêtres de la race
d'Aaron et exerça les fonctions héréditaires du pontificat, qui lui avaient
été disputées dans sa patrie. Beaucoup d'Hébreux fugitifs s'y retirèrent
et y fondèrent la viUe d'Onion ou Onim. Ceci arrivait plus de cent ans
avant l'ère chrétienne. Il y avait d'ailleurs, sous les derniers Lagides ,
plusieurs colonies juives en Egypte ; un quartier entier d'Alexandrie était
occupé par des Israélites, et leur nombre total s'élevait à peu près à un mil-
lion, qui étaient instruits et gouvernés d'après leurs propres lois*. Le
christianisme, prêché en Egypte par l'évangéliste St Marc, y fit aussitôt de
nombreux prosélytes, et l'on ne parvint jamais à l'en extirper. Ainsi ces
lieux honorés par Jésus- Christ de sa divine présence, ont pu très- bien être
*) Tonicela résulte des récits de Josèpbe et de Philon, l'un et l'autre juifs et
contemporains des apôtres. Ce temple dOnias fut détruit par les Romains, sui-
vant Tordre de Vespasien.
— 274 —
signalés ìi la piété chrétienne, et la tradition a pu nous en transmettre
un souvenir immuable et constant.
La fontaine de la Vierge près des ruines d'Héliopolis a servi pendant
seize siècles à arroser le baumier {Anii/ris opobalsamum), que l'on y cul-
tivait dans un jardin gardé avec des soins jaloux, depuis que Cléopâtre
avait été autorisée par Marc- Antoine à l'y transplanter de Jéricho. Ce
précieux arbuste, qui croissait autrefois dans l'ancienne Judée près de la
fontaine d'Engaddi, d'où les Egyptiens tiraient le baume à un prix énorme
pour la préparation de leurs momies ; cet arbuste pour la conservation duquel
les Romains luttèrent avec les Hébreux, lorsque ceux-ci cherchaient à le
détruire en haine des envahisseurs de leurs pays; cet arbuste dont la
gomme aromatique se paya à une certaine époque au poids de l'or, et
à un poids double du sien ; cet arbuste enfin qui mourait, si on le taillait
avec le fer, ou si on l'arrosait avec une autre eau que celle d'Engaddi
et de Matarieh ; cet arbuste, après avoir disparu de la Judée, où les Ro-
mains avaient continué avec grand succès à le cultiver, périt aussi en
Egypte au commencement du XVIe siècle, à la suite d'un débordement
extraordinaire du Xil qui le submergea. De temps immémorial la pharma-
ceutique, la parfumerie, et l'Eglise, qui emploie le baume pour les saintes
huiles, le faisaient venir de Matarieh. On y cultivait le baumier, pour le
compte du gouvernement, avec une telle jalousie, qu'à l'exception du petit
nombre d'hommes attachés au service de ce jardin, il n'y en avait guère
qui pussent se vanter d'avoir vu cette plante. Macrisi, écrivain arabe (de
1362 cà 1442), qui dit que tous les rois de la terre achetaient le baume de
l'Egypte, avoue que les Egyptiens le falsifiaient. En effet, au siècle où il
vivait, les droguistes du Caire furent convaincus d'avoir vendu aux négo-
ciants chrétiens, à raison de vingt-cinq pièces d'or par quintal, au lieu de
la véritable huile du baumier, une décoction de momies, dans la préparation
desquelles on avait fait autrefois entrer un peu de baume. Aujourd'hui
encore cette \-ieille fraude continue au Caire, et j'en ai eu moi-même la
preuve à mes dépens. Le baume y est apporté par les pèlerins de la
Mecque, et provient de l'Arabie, où le Suédois Pierre Eorskl , disciple et
ami de Linnée, en découvrit la plante, vers le milieu du siècle dernier.
Dès les temps de l'empire chrétien une église avait été érigée sur la
source de Matarieh, Elle était, en 1597, tombée en ruine, quand les Mis-
sionnaires Franciscains, qui la possédaient, la relevèrent, grâce aux au-
mônes des marchands chrétiens. Il ne reste maintenant aucune trace ni
de l'une ni de l'autre de ces constructions. Quant à l'église des Cophtes au
Vieux-Caire, tout ce que je puis dire, c'est que les catholiques peuvent y
entrer quand ils veulent, et leurs prêtres y célébrer la Sainte Messe.
Dans l'année que j'ai passée dans la capitale de l'Egypte moderne , je
suis allé plusieurs fois visiter la grotte sacrée que couvre cette église, ainsi
■— 27Ó —
que l'arbre et la fontaine d'Héliopolis , qui rappellent au Musulman et au
chrétien d'Egypte Issa, ^ariam et Iv.sef. Mais quand ayant achevé mon
pèlerinage aux Lieax Saints, j'étais sur le point de retourner dans cette
chère Italie que j'avais quittée depuis trois ans ; quand, avec le désir de
plus en plus vif de revoir le lieu natal, croissait aussi en moi l'appréhen-
sion des périls du retour (périls trop réels dans une traversée en mer au
cœur de l'hiver); quand, en un mot, je songeais à abandonner l'Orient
pour rentrer dans la patrie, je sentais plus que jamais le besoin d'aller
prier là oii les trois saints exilés avaient tant prié eux-mêmes, en soupi-
rant après le jour où ils reverraient l'humble toit de Nazareth, les arbres
et les fontaines de leur patrie bien-aimée, (D. P. A. B.)
AXXALES DES MISSIONS FRAXCISCAIXES.
PEEMIÈEE PAETIE.
HISTOIRE AISrCIENlS"E.
I.
TAETAEIE.
LES TAETAUES AU CONCILE DE LYON, ET CONTINUATION DES
MISSIONS FRANCISCAINES PAEMI EUX TANT EN PERSE Qu'eN
CHINE.
lr^80.
Nous avons dit, dans la précédente livraison des Annales, que
les Tartares eux-mêmes rendirent hommage au Pontife Eomain,
au Concile de Lyon, et que cette circonstance nous fournirait le
sujet du présent article. Afin de tenir parole, il est nécessaire que
nous reprenions maintenant le récit des vicissitudes par lesquelles
ce peuple a passé dans la Perse, d'où partirent, pour se rendre
auprès de Grégoire X, les envoyés du Khan Abaka, dont nous
avons à parler.
Or, de même qu'il avait chargé Kublai d'achever la conquête
de la Chine, de même Mangu-Khan confia le soin de mener à
bonne' fin celle de la Perse à Hulagù, son autre frère, qu'il mit à
la tête d'une «ïiosse armée suivie d'une foule d'inci^énieurs chinois.
Il avait donné ordre de réserver pour l'usage de ces troupes les
prairies situées sur leur passage à l'occident des monts Tungat,
et prescrit à ses intendants en Perse de tenir prêtes pour chaque
soldat cent mesures de farine et cinquante de vin; il avait d'ail-
leurs recommandé particulièrement à son frère d'exterminer dans
ces contrées les assassins Ismaélites et d'en soumettre le calife.
En conséquence, Hulagù se mit en marche, recevant partout des
hommages, et comme il exigeait de tous les habitants du paj's
qu'il traversait le tribut dû par des vassaux, son armée, à mesure
qu'il avançait, se grossissait sans cesse. Or, les assassins étaient
maîtres de beaucoup de forteresses dans le Cuistan et dans le
— 278 —
Kudbar, ainsi que dans la Syrie, et par là ils terrifiaient telle-
ment leurs voisins, que les habitants de Cazvin avaient pris l'ha-
bitude de fermer leurs portes, à Tapprochc du soir, de cacher
tous leurs objets précieux, et de poster des sentinelles continuel-
lement sous les armes. Ceux que protégeait l'éloignement ne les
redoutaient pas moins. Il s'ensuivit que tous les émirs des envi-
rons s'unirent avec empressement à Ilulagù que seconda le Calife
lui-même; car il regardait avec terreur les cent forteresses au
moyen desquelles les assassins bloquaient en quelque sorte ses
Etats. Ils étaient alors gouvernés par un certain Hokneddin,
parricide, homme faible et incapable, et de plus dominé par un
astronome de Bagdad, appelé Xassireddin, le plus illustre musul-
man du XII® siècle, mis par ses compatriotes au niveau de Pto-
léméc. Blessé dans sa vanité scientifique par le calife, Nassired-
din s'était réfugié près du Cheik de la montagne, contre lequel
néanmoins il n'eut pas honte de machiner une trahison. En effet,
c'est d'après son conseil que Rokneddin consentit à demander la
paix à Hulagù, allant jusqu'à promettre de démolir une partie de
ses châteaux forts. Cependant cette condescendance ne suffit
point pour le préserver de la guerre, parce qu'il refusa de se
rendre en personne devant le chef mogol. Il vit donc tomber
quarante de ses forteresses, et après que tous les livres de sa
secte eurent été livrés aux flammes dans celle d'Alamut, il y fut
lui-même égorgé en même temps que tous ses Ismaélites, qui
avaient déjà auparavant été séparés les uns des autres et mêlés
aux troupes mogoles. C'est ainsi que le monde échappa enfin à
l'opprobre dont le couvraient ces scélérats, comme parfois la
peste est emportée par un brusque orage. Hulagù n'avait plus
qu'à détruire la puissance du calife de Bagdad, ville extrêmement
populeuse, mais faiblement gouvernée par Mostasem, prince
imbécile, qui, pour s'amuser à la manière d'un enfant, laissait le
poids des affaires à ses ministres, et qui, s'imaginant inspirer le
respect à la multitude en se cachant aux yeux de tous, ne se
fnontrait jamais, pas même aux princes qui venaient lui ren-
dre hommage et devaient se contenter de pouvoir porter à leurs
lèvres un morceau d'étoffe figurant le bord de la robe du calife.
Ce morceau d'étoffe était suspendu à la porte, dont les tribu-
I aires baisaient aussi le seuil, comme les pèlerins baisent la
pierre noire et le voile de la Caaba. Même lorsque dans les
— 279 —
grandes solennités il sortait du palais à cheval, le calife se
couvrait le visage d'un voile noir. Or, Hulagù , choisi par la
Providence pour le renverser, lui envoya un messager qui,
suivant le récit de Thistorien Eascid-Eldin, lui adressa ce dis-
cours : // Tu ne m^as prêté aucun secours contre les Ismaélites.
C'est pourquoi, bien que ta dynastie soit ancienne et illustre
et favorisée par la fortune, j'ai à te dire que la lune ne brille
que quand le soleil se tient caché. Tu sais comment dj^puis
Tchinghiz-Khan jusqu'aujourd'hui les Mogols ont tr;'.ité le
monde. // Après avoir ensuite passé en revue et rappelé les
dynasties et les nations qu'ils avaient détruites, et lui avoir
ordonné de raser les murs et de combler les fossés de sa ville,
il conclut en ces termes : // Te plaît-il de te sauver avec ta
famille? suis mon avis; si tu y résistes, je verrai quelle est
à son égard la volonté de Dieu! » Mais le calife, tout lier
encore de l'ancienne puissance de sa maison, osa répondre avec
hauteur, oubliant que les forfanteries ne servent à rien, quand
elles ne sont point appuyées par la force. Aussi Hulagù s'écria-
t-il : // Je vois que le calife se bande comme un arc; mais si
l'Eternel nous vient en aide, je saurai bien le punir de son
audace, en le redressant comme une flèche ! " Le visir eut beau
en2:a2rer Mostasem à s'humilier et à calmer ainsi la colère de son
ennemi; enivré par les adulations des courtisans, il fit, au milieu
de leurs applaudissements insensés, entendre ces paroles : // Et
de qui la famille d'Abbas pourrait-elle avoir quelque chose il
craindre? Est-ce que par hasard les monarques eux-mêmes qui
régnent sur les nations de la terre ne sont pas à l'égal de mes
soldats? Prends courage, ô visir, et ne t'efTraie pas des bravades
des Mogols. // Et en même temps il prêcha la guerre sainte con-
tre Hulagù. Une rencontre eut lieu sur la rive occidentale du
Tigre, et après une lutte acharnée la victoire resta indécise. Les
soldats du calife voulurent pour faire montre de valeur passer la
nuit sur le champ de bataille; mais les Mogols, rompant les
digues du fleuve, les novèrent dans les eaux. Le 5 février 1258,
les bannières de Hulagù flottèrent ainsi tout-à-coup sur les tours
de Bagdad. Pendant sept jours entiers la ville fut livrée au fer
et au feu et vit massacrer quatre-vingt raille de ses habitants;
les autres ne durent leur salut qu'à la clémence du général mo-
gol. Les historiens n'indiquent pas d'une manière certaine le
— 280 —
genre de mort qui fut infligé au mallieurcux et imbécile Mosta-
sem; Topinion la plus probable d'uu grand nombre, c'est que
les vainqueurs le mirent dans un sac cousu et le traînèrent ainsi
sans aucun ménagement à travers les rues de sa capitale. Voilà
comment la fameuse Bagdad, la métropole de FIslam pendant
jdIus de cinq siècles, devint un monceau de ruines; voilà pour-
quoi Fiman, allant le premier vendredi de mars réciter le Kutabet
dans la mosquée déserte, n'y fit point la prière d'usage pour le
calife et prononça ces paroles : n Louange à Dieu qui a détruit
les superbes et anéanti les habitants de cette capitale ! ô Seigneur,
secourez-nous dans nos calamités, car Islam n'en a jamais essuyé
de plus grandes : nous appartenons au Seigneur, et c'est à lui
que nous retournons\ /»
Cependant Hulagù vainqueur pénétra dans la Syrie, qu'il oc-
cupa tout entière depuis Damas jusqu'à Gaza; mais rappelé tout
à coup dans les provinces conquises eu Perse, il dut y laisser
son lieutenant Kui-Buga. Celui-ci fut surpris et défait par Cou-
touz, chef des mamelucks, le même que tua plus tard Bibars
pour usurper son trône'-. On voit ensuite Hulagù recevoir en
1263 une nouvelle investiture des États qu'il possédait, de son
frère Kublai, qui, comme nous l'avons raconté, avait succédé à
Mangù dans la dignité de grand khan; et convoquer l'année sui-
vante en ïauride une assemblée générale à laquelle assistèrent,
outre les princes et généraux mogols, plusieurs princes, soit mu-
sulmans, soit môme chrétiens : les deux David, rois de Géorgie,
Ilayton d'Arménie, Bohémond YI d'Antioche, et d'autres puis-
sants seigneurs de la Géorgie et de l'Arménie. On leur propo-
sait une ligue dont le but était l'extermination des Mamelucks.
Mais Hulagù vint à mourir en 1265, laissant pour successeur
Abaka, son fils aîné. Or, après la digression qui précède sur le
caractère et les développements de la puissance des Mogols, au
milieu desquels les Missionnaires de la foi de Jésus-Christ avaient
à travailler, c'est de ce prince que nous devons parler avec quel-
ques détails en ce qui concerne spécialement les Missions Fran-
ciscaines.
^) Voir la Biographie universelle, tome XX, ù Tart. Hulagù; et l'Histoire uni-
verselle (le Cantù, tome XII, chap. 13.
-) Voir le chap. 1" du livre II de Vllistoirc universelle des Missions Francis-
caines.
— 281 —
A peine Abaka fut-il monté sur le trône que, non moins bien
disjDOsé que son père en faveur des clirétieiis, il rechercha avec
empressement l^amitié du Pape, auquel nous le voyons envoyer
des ambassadeurs. Nous avons dit que son père aimait aussi les
chrétiens; en effet, il leur avait laissé ériger, dans son ulns de la
plaine de Mughan, un oratoire où les Arméniens, les Géorgiens et
les Syriens célébraient également boffice divin'. Or, quand ces am-
bassadeurs se furent abouchés àConstantinopleavec les deux Fran-
ciscains Jérôme d'Ascoli et Bonne Grâce de S^ Jean à Persiceto,
que Grégoire X y avait envoyés en qualité d'apocrisiaires de TEglise
romaine près de l'empereur Paléologue'-^, ils demandèrent en
grâce de les avoir pour guides et com.pagnons jusqu'à Lyon ; ce
à quoi les deux Missionnaires consentirent de grand cœur. Il en
résulta que, convaincus par Ips fréquents entretiens sur la reli-
gion qu'ils eurent durant le voyage, l'un des ambassadeurs et
deux hommes de sa suite demandèrent le baptême pour embras-
ser le christianisme. Ce bonheur leur fut accordé le 16 juillet,
au grand étonnement et à la grande joie de tout le Concile; la
cérémonie fut présidée par le cardinal évèque d'Ostie, qui ne
pouvait retenir ses larmes, non plus que les autres Pères rendant
avec lui mille actions de grâces au ciel pour nn événement si
inespéré. Le Souverain Pontife se mit ensuite à conférer avec les
ambassadeurs de l'affaire pour laquelle leur maître les avait en-
voyés à Lyon, et qui était de s'entendre et de conclure une
alliance avec la chrétienté contre les musulmans; et quand ils
furent près de partir, il leur remit pour Abaka la lettre suivante,
qui mérite d'être rapportée :
'I A l'illustre Abaka, roi des Tartares! Qu'il obtienne dans le
siècle présent la grâce, et qu'elle le conduise à la gloire dan? le
siècle futur!
/' Nous avons reçu avec une vive satisfaction de notre àme et le
visage joyeux les lettres et les ambassadeurs qu'il a plu à Votre
Altesse de nous envoyer. Ils sont arrivés au moment où nous
célébrions le saint concile général de Lyon, auquel, comme
on vous le dira, assistaient un grand nombre de princes et
de vénérables pasteurs. Et après que vos lettres eurent été
lues en pleine assemblée, et que nous eûmes entendu favora-
») Voir Raynaldi, année 1258, n. 42, et année 1260, n°' 26 et 29.
^) Voir la précédente livraison (\ts Annales. *
26.
^ 28-2 —
blcmeiit ce que vos députés venaient nous proposer en votre
nom, nous avons, l'esprit humilié et le cœur contrit, imploré
le Ïrès-Haut, afin qu^étant la lumière véritable, destinée à
éclairer tout homme qui vient en ce monde, il vous accorde, à
vous et à tous les vôtres, de voir luire si bien la vérité dans
la splendeur de sa face, que, marchant dans la voie de ses
préceptes, vous travailliez efficacement à Texaltation de la foi
chrétienne et à votre salut. Quant à ce que voudrait votre
altesse, nous avons jugé bon, avant que Tarmée chrétienne passe
lu mer, d'en conférer avec vous par des ambassadeurs que nous
nous disposons à vous envoyer, et il nous serait difficile de
mettre ce projet à exécution sans inconvénients; ils vous ap-
porteront, du reste, à cet égard, une réponse nette et posi-
tive dont nous espérons que vous serez satisfait, et en même
temps, pourvu que vous daigniez les écouter avec bienveillance,
ils vous décideront, s^il plait à Dieu, encore à une autre chose
plus importante tant pour votre salut éternel que pour celui
de tout votre peuple. Lyon, dans la troisième année de notre
pontificat. /'
Encouragé par cette lettre de Grégoire, Abaka attendait au
plus tôt les envoyés qu^on lui annonçait, afin de traiter avec
eux tant de Talliance projetée que de la prédication de la foi
catholique dans ses Etals ; mais comme ils tardaient à venir, il
s'empressa de députer lui-même en Occident d'autres ambassa-
deurs, chargés de s'informer des causes de ce retard et de hâ-
ter le départ de ceux du Souverain Pontife. Les envoyés trou-
vèrent sur le trône pontifical le pape Jean XXI; car trois papes
étaient morts en un temps si couit, c'est-à-dire du commen-
cement de 1^76 au mois de septembre de la môme année,
savoir Grégoire X, Innocent V et Adrien Y, sans parler du
JMineur Vice domino de Yicedominis, qui passa de vie à trépas
le jour même de son élection. Les nouveaux ambassadeurs
Tartares demandaient formellement des Missionnaires au nom
d' Abaka leur maitre, et même en celui de son oncle Kublai;
ils déclaraient, en outre, que l'un était disposé à laisser ses
sujets embrasser librement la religion chrétienne et l'embras-
serait lui-même, et que l'autre était déjà régénéré dans les
eaux du baptême. On ne saurait dire de quelle joie une pa-
reille nouvelle remplit le cœur du pape Jean. Mais il fut, lui
— :>83 —
aussi, tout à coup surpris par la mort sous les ruines de la
chambre qu^il occupait. Il fut donc nécessaire, pour prendre
les mesures convenables dans une si grande affaire, d^ittendre
l'élection du nouveau pontife, qui tomba sur la personne de
jS^icolas III. Dès que celui-ci eut ceint la tiare, il songea sé-
rieusement à reprendre les négociations entamées, et croyant
que nul ne remplirait les fonctions de nonces et de Mission-
naires avec plus de succès que les Franciscains dont Ton avait
déjà reconnu Thabileté pour la conversion des peuples et des
princes infidèles, spécialement des Tartares, il désigna cinq
religieux de leur Ordre, savoir Gérard de Prato, Antoine de
Parme, Jean de Sant' Agata, André de îlorence et Mathieu
d'Arezzo', auxquels il prescrivit de s'occuper immédiatement
de leur haute mission, par la lettre suivante :
// Aux Frères Gérard de Prato, Antoine de Parme, Jean de
Sauf Agata, André de Florence et Mathieu d'Arezzo, de
l'Ordre des Mineurs, nos nonces dans le pays des Tartares,
salut et bénédiction apostolique! Chargé, malgré notre in-
dignité, de tenir sur la terre la place du Pasteur éternel, nous
nous sentons obligé par là même d'avoir un soin particulier
du salut de tous les hommes. A vrai dire ce salut est le plus
grand désir de notre cœur, et nous tendons à ce but avec la plus
vigilante attention, mettant en œuvre, autant qu'il nous est
donné, toutes nos forces afin d'y parvenir. Aussi, bien que notre
esprit soit partagé entre mille affaires importantes dont nous som-
mes pressé de toutes parts et comme accablé, nous n'en tenons
pas moins celle-là à cœur. Car nous avons bien de quoi gémir et
de quoi soupirer en voyant comment tant d'hommes trompés
») Voir Wadding, Annales, tome Y, année 1278; Raynaldi, ib.; Fleury, His-
toire ecclésiastique, Liv. XXXV, etc. — Ici nous devons citer le document très-
curieux et très-important que Louis GalleUi a puisé aux archives du Vatican
et publié (Rome , 1766) dans son Mémoire sur trois anciennes églises de Rieti,
et que nous a communiqué l'excellent comte Pierre Cernanzai dUdine. Voici
ce document : Ilic incipit Assizia continens nomina omnium illorum qui reci-
piant prebendas à Marestallà Domini papae Xycolai. Summa omnium prcbenda-
rum est CXXXII. Equi marestalle albe sunt XX. Item sunt in eadem marestallà
muli et mule IX. Item equi et mule de marestallà nyrjra sunt XXX. Item sunt de
bestiis marestalle nygre apud fratrcm Gerardum et socios de ordine minorum,
qui vadunt ultra mare contra Tarteris XI : videlicet IIII roncini et VII muli et
mule.
— :281 —
par les artifices de Satan périssent misérablement, soit parce
([u^ils ignorent tout à fait le chemin du salut, soit parce que
trop souvent ils Font abandonné. C'est pourquoi il est néces-
saire, afin de ne rien négliger de ce qui regarde notre office,
([ue nous nous employions de tout notre pouvoir à écarter tous
ces périls des âmes, en suppliant le Très-Haut de daigner ac-
corder à celles qui sont égarées la grâce d'apercevoir si dis-
tinctement les rayons de la vérité, qu'elles puissent aisément
rentrer dans les voies de la justice, et qu'éclairées par la véri-
table lumière qui est le Christ, elles rejettent loin d'elles ce
qui est contraire à son nom, et se mettent à pratiquer ce qui
peut leur être utile. Or, comme Abaka, le magnifique prince
et illustre roi des Tartares Orientaux, a informé notre prédé-
cesseur, le pape Jean d'heureuse mémoire, et ses frères les
cardinaux, au nombre desquels nous étions nous-mêmes à cette
époque, que lui ainsi que notre très-cher fils en Jésus-Christ
Kublai, grand Khan et empereur souverain de tous les Tarta-
res, qu'on dit être déjà chrétien, attendent avec impatience
des Missionnaires de l'Eglise romaine, qui puissent leur en-
seigner à eux, à leurs enfants et à leurs peuples la foi chré-
tienne, et qui les régénèrent dans les eaux du baptême, nous
Vicaire indigne de Jésus-Christ et successeur du bienheureux
Pierre, profondément touché de cette démarche d' Abaka, et
voulant remplir notre obligation de procurer le salut de si
grands princes et peuples, avons jugé bon de nous adresser à vous
que nous savons être des religieux d'une piété éclairée, de
saintes mœurs, doués par la Providence divine de hautes vertus
et d'une excellente doctrine, pour nous décharger sur vous
de cette partie du poids de notre sollicitude pastorale, ayant
la confiance ou plutôt la certitude que vos travaux produiront
des fruits précieux, agréables à Dieu et à nous. Après avoir,
en conséquence, consulté nos frères les cardinaux, nous vous
envoyons, comme des anges de salut, dans ces contrées,
pour y exercer le ministère apostolique, vous engageant par
la présente lettre à placer, pour la rémission de vos péchés ,
toutes vos espérances en Celui qui dirige et protège les pas
de ses apôtres. Ainsi soutenus par sa grâce et pleins de con-
fiance, vous irez vous présenter à Abaka, afin que, par vos
exhortations et vos enseignements, vous puissiez l'amener avec
— 285 —
ses enfants, ses peuples et ses soldats, à la connaissance de
la vraie foi orthodoxe, de sorte que, avec Faide de la divine
miséricorde, qui voudra bien suppléer à Tinsufiisance de vos
paroles, ils ne forment plus qu^une société avec les peuples
fidèles de TEglise et s'assurent les moyens d\atriver au salut'. //
Le pontife continue ensuite en leur donnant le pouvoir d'ab-
soudre des censures, d'accorder des dispenses, de bénir les
cimetières, outre d'autres pouvoirs propres à assurer l'efficacité
des œuvres de leur ministère, et qu'il est inutile d'énumérer.
Mais il faut que nos lecteurs connaissent les deux lettres qu'ils
furent chargés de remettre, l'une à Abaka, Khan de Perse,
l'autre à Kublai, empereur de Chine, auxquels ils allaient se
présenter comme missionnaires et nonces de Home. La pre-
mière était conçue en ces termes :
// A l'excellent et magnifique prince, à l'illustre roi des
Tartares orientaux Abaka, à qui Dieu accorde la grâce de
connaître la voie de la vérité ! En vérité la sainte Eglise romaine
a tressailli et tressaille encore d'allégresse dans le Seicrneur,
en pensant à ce que vous avez fait savoir par vos ambas-
sadeurs Jean et Jacques Vassalli et par les lettres dont ils
étaient porteurs à notre prédécesseur le pape Jean et à ses
frères les cardinaux, qui en ont tous éprouvé une grande
joie. Car les lettres présentées par vos envoyés disaient que
du moment où l'armée chrétienne des croisés passerait en
Terre- Sain te, vous étiez disposé, de votre côté, à la laisser
librement pénétrer dans votre pays, pour en combattre les
ennemis, c'est-à-dire les Sarrasins, et que non content de lui
procurer tout ce dont elle aurait besoin, vous vous joindriez
à elle en personne à la tête de vos valeureuses troupes. Vous
le priiez ensuite d'ajouter foi à tout ce que lesdits ambassa-
deurs seraient chargés de déclarer en votre nom; et en fait
ils firent, entre autres, une déclaration, qui sera sans doute
très-agréable à Dieu, comme elle l'a été à notre prédécesseur
susnommé, ainsi qu'à tous ses frères les cardinaux, au nom-
bre desquels nous étions alors. Certainement, un pareil évé-
nement est bien propre à remplir les esprits des fidèles d'une
joie extraordinaire et bien digne d'être célébré par toutes
sortes de louanges; car, si les actes répondent aux paroles,
^) Voir Wadding, loco citato, et Raynaldi,. ibid.
— :286 —
c^est un événement qui contribuera au salut tVune foule innom-
brable d\àmes. Nous voulons parler du dessein de notre cher
fils en Jésus-Christ et votre oncle Ivublai , grand Khan et
illustre empereur de tous les Tartarcs, qu^on dit être déjà
baptisé, d'obtenir de .cette Eglise romaine des missionnaires,
qui vous enseignent la loi chrétienne à vous , à vos enfants
et à vos peuples, et qui vous confèrent, une fois instruits,
le sacrement du baptême. Oh ! oui, que la sainte mère l'Eglise
se réjouisse en son divin époux Jésus-Christ, de ce que la
divine miséricorde lui accorde de faire renaître tant d'enfants
à sa grâce dans le bain baptismal î Que le pasteur de l'Eglise
se réjouisse également de voir ainsi la société chrétienne
accrue d'un peuple nouveau et plus nombreux peut-être qu'il
n'en a jamais existé! Heureux notre temps, s'il nous était
réellement donné de procurer à la cour céleste un sujet de
pareille joie ! Déjà les choses que votre Altesse nous offre
nous paraissent non-seulement d'une grande, mais d'une très-
grande importance. Aussi n'hésitons-nous pas à penser que
c'est le doigt de Dieu qui vous meut , lorsque vous vous
montrez enflammé d'un tel zèle pour Jésus-Christ, que vous
offrez votre propre personne, et votre brave peuple, et votre
pays, et toute sorte de secours et de vivres pour qu'on puisse
enfin vaincre ses ennemis. A^ous rendant donc mille actions
de grâces du concours que vous nous offrez pour le triomphe
des années chrétiennes en Palestine, et l'acceptant dès à
présent, nous vous informons que, quand le moment opportun
sera venu, nous en profiterons volontiers. En attendant, pour
assurer le salut de votre âme et de celle de • votre oncle
Kublai, grand Khan, et des âmes de vos enfants et de vos
peuples, nous nous acquittons envers vous, en vous envoyant,
suivant le conseil de nos frères les cardinaux, les frères Gérard
de Prato, Antoine de Parme, Jean de Sant' Agata, i\ndré de
Florence et Mathieu d'Arezzo, de l'Ordre des Mineurs, por-
teurs des présentes, hommes d'une religion éclairée, de sain-
tes mœurs et profondément versés dans l'étude des livres
sacrés, afin que vous et vos enfants et vos peuples soyez
amenés, grâce à leurs salutaires enseignements, à la connais-
sance de Jésus-Christ, notre Maître et Sauveur, et que ceux
d'entre vous qui n'ont pas encore été baptisés ou qui ne
Font pas été dans la forme voulue, c'est-à-dire au nom du
Pèue, du Fils et du SAiNT-Esprax, soient régénérés par eux
selon le rite de FEglise de Dieu, et que tous vous offriez
ainsi dans Tobservance de la foi chrétienne votre culte à celui
dont le nom glorieux est au-dessus de tout autre nom. Xous
avons ordonné à ces Frères Mineurs, tant par écrit que de
vive voix, de se rendre, au moment qui vous paraîtra con-
venable, près du grand Khan Kublai, afin de travailler aussi
en ces lieux (en Chine) au salut des âmes, et avec Faide de
la grâce qu'ils ont reçue du Dieu des miséricordes, d'y mettre
à exécution ce que vos ambassadeurs nous ont fait connaître
verbalement, et que nous désirons avec ardeur; c'est pourquoi
nous prions votre Altesse de daigner eecevotr avec bien-
veillance LESDITS PrÈRES MiNEUKS COMME ELLE RECEVRAIT
NOTRE PEOPEE PERSONNE, et uous Fcxhortous en outre à les
traiter convenablement, en ajoutant foi à tout ce qu'ils vous
diront de notre part sur la réception du baptême, sur Vcn-
seignement de la foi chrétienne et sur la manière de Fobserver,
et enfin à les envoyer sous une bonne et sûre escorte au grand
Khan (de la Chine) en pourvoyant à leurs dépenses et à tout
ce dont ils pourront avoir besoin. Et comme à raison des
dangers du voyage, de la longueur de la route, et de
l'incertitude du temps qu'ils devront passer dans ces
RÉGIONS, il nous est impossible de les munir de toutes les
choses nécessaires , de manière à ne manquer d'aucune ,
nous vous les recommandons vivement, soit quand ils s'y ren-
dront, soit pendant le séjour qu'ils y feront, soit enfin quand
ils en partiront, de telle sorte qu'ils puissent revenir près
de nous et de nos frères, heureux de leurs fatigues, et même
tout fiers d'avoir recueilli le fruit désiré du salut d'une si
grande nation, x^ous vous recommandons enfin tous les chré-
tiens qui demeurent ou qui par suite d'une circonstance
quelconque viendraient à passer dans les pays soumis à votre
domination; car si vous les couvrez de votre protection et
les défendez en cas de besoin, vous pratiquerez un acte de
charité qui vous procurera de la gloire dans le siècle présent
et une récompense éternelle dans les siècles futurs. En atten-
dant, nous et nos frères adressons nos vœux à ]a divine
miséricorde, pour que le Seigneur vous comble, vous et vos
— 288 —
fils, pencbnt de longues années, de bénédictions si abondantes,
et dirige tellement notre conduite pour votre salut que , vous
réunissant, tous tant que vous êtes, aux catholiques dans le
chemin de la vérité, vous donniez à Dieu le Père un motif
de se complaire à votre grandeur. Eome , 1^^ avril , dans la
première année de notre pontificat^ »
Telle est la chaîne de communications étroites qu^il fut pos-
sible d'établir, en ce temps si étrange, par Tintermédiaire des
missionnaires Franciscains, entre F Eglise romaine et les nations
les plus lointaines, et que les fils de S^ François changèrent
en relations amicales , pour l'accomplissement des mesures
providentielles prises par la sainte épouse de Jésus-Christ.
C'était un anneau de cette chaîne qu'ils attachèrent dans la
même mission en portant , dans des contrées encore plus
éloignées, la lettre que le Père suprême des fidèles adressait
aux peuples de la Chine, et que nous aimons aussi à repro-
duire textuellement :
// A notre très cher fils en Jésus-Christ Kublai, grand Khan,
empereur et gouverneur suprême de tous les Tartares, salut et
bénédiction apostolique. Le créateur de l'homme, Dieu tout
puissant, a jeté un regard de miséricorde sur le genre humain,
alors que déjà il était dévoré par l'ulcère empoisonné de la
faute qu'a malheureusement commise Adam, le premier père
des hommes. C'est pourquoi, afin de le racheter, et en même
temps de rétablir en lui l'image divine, à laquelle il avait été
formé, il envoya en ce monde son Fils unique, notre Seigneur
Jésus-Christ, qui lui est coéternel et égal en majesté et en
puissance, après l'avoir figuré dans les énigmes de la loi et
promis à nos pères par la bouche des Prophètes. Ce Fils unique
est né d'une femme dans le sein de laquelle il a été conçu
non certainement par une opération humaine, mais par l'opé-
ration du Saint-Esprit; et lorsqu'il en fut sorti, sans que la
pureté virginale de sa mère en souffrit la moindre atteinte, il
se montra à tous visiblement, véritablement et réellement Dieu
dans les conditions de la vie présente. Soutenant ensuite par
de salutaires institutions ceux pour le salut desquels il était
descendu du haut trône de sa gloire sur cette vile et misé-
rable terre, il leur traça et marqua le chemin de la vie à la
*) Voir les Annales de Wadding, tome V, année 1278.
lumière cViine doctrine parfaite. ^lais il ne se borna point là;
car, après avoir donné en sa propre personne, en conversant
avec les hommes, les plus saints exemples, avoir prêché son
Evangile par mille moyens merveilleux, et s'être fait connaître
par toutes sortes de miracles et de vertus et par l'autorité
des Saintes Ecritures pour vrai Dieu, Eils de Dieu le Père, im-
passible à raison de sa divinité, et néanmoins sujet dans l'hu-
manité qu'il avait prise aux souffrances et à la mort, il voulut
par bonté endurer l'horrible supplice de la croix, uniquement
pour détruire par ses douleurs et le sacrifice de la vie pré-
sente la sentence de mort éternelle que toute la postérité d'Adam
avait méritée par la faute de son premier père, de telle sorte
que, grâce au calice amer de la mort temporelle du Christ,
l'homme pût obtenir les délices d'une vie sans fin. S'immolant
donc comme une hostie de propitiation pour la rédemption
du genre humain, il vainquit ainsi l'antique ennemi du salut
commun et éleva l'homme de l'opprobre de la servitude à la
gloire de la liberté céleste, en lui ouvrant les portes de la
patrie éternelle. C'est pourquoi, bien qu'en tant qu'homme, il
ait eu tant à souffrir, et qu'il soit mort, et qu'il ait été enseveli,
il ressuscita glorieux le troisième jour par sa vertu divine, il
manifesta à des témoins prédestinés le miracle de sa résurrec-
tion, qui nous donne sujet de croire fermement à la nôtre et
de bien l'espérer; puis, il chargea ces témoins d'aller prêcher
son Evangile à toute créature, et baptiser toutes les nations
AU NOM DU PÈRE, DU FILS ET DU SAiNT-ESPEiT. Enfin, montant
au ciel sous leurs propres yeux, afin que, après avoir été témoins
de sa résurrection, ils le fussent aussi de son ascension, il
laissa comme Vicaire sur la terre le Bienheureux Pierre, au
constant amour duquel, amour prouvé par une triple protesta-
tion, il confia le soin des âmes pour qu'il veillât à leur salut
avec une sollicitude incessante. C'est pourquoi il lui remit les
clefs du royaume des cieux, en lui donnant à lui et à ses suc-
cesseurs le droit d'ouvrir et de fermer à qui que ce soit les
portes de la patrie éternelle, et en les investissant d'un pouvoir
souverain en ce qui concerne la dispensation de la grâce céleste.
En vertu de la mission apostolique qui leur a été confiée ils
sont donc obligés de travailler au salut de tous les hommes.
Aussi, à l'exemple du Sauveur, suspendu à la croix, en ont-
27
— 290 —
ils une soif ardente en qualité de ses Vicaires, et comme suc-
cesseurs de Pierre le pêcheur, ils vont, eux aussi, à la recherche
des âmes, péchant dans la mer de cette vie. Car, en vérité,
la délivrance et le salut des âmes répand Tallégresse dans la
cité de Dieu, et le suprême Pasteur de l'Eglise sent d'autant
plus augmenter dans son âme son zèle et sa sollicitude, que
ceux qui marchent encore dans les ténèbres et à Tombre de
la mort lui font espérer par des présages plus favorables qu'ils
seront bientôt éclairés par la lumière céleste. C'est ainsi que
cette Sainte Eglise Eomaine a tressailli d'une véritable joie,
quand l'illustre roi des Tartares Orientaux, votre neveu Abaka,
a fait savoir au Pape Jean, notre prédécesseur d'heureuse mé-
moire, que depuis longtemps prévenu par la grâce divine, et
touché au cœur par la miséricorde céleste, vous aviez déjà
reçu le baptême, et que régénéré par ce sacrement, vous vous
étiez de cette manière uni à son peuple fidèle. Bien plus, d'après
ce qu'on dit, votre dévotion va si loin que vous ne vous con-
tentez pas de vénérer vous seul la religion trois fois sainte du
Christ, d'aimer son culte et d'accorder avec une bienveillance
extraordinaire une entière liberté et toute votre protection à
tous ceux qui dans votre empire professent le christianisme,
mais que vous désirez en outre que vos enfants et vos soldats,
arrivant aussi à la connaissance de Jésus-Christ et de la foi
qu'il a prêcbée et enseignée, se fassent baptiser par les mains
de l'Eglise romaine. Car c'est par ce moyen que pourront se
dire véritablement chrétiens ceux qui, renonçant à toutes leurs
anciennes erreurs et marchant dans la voie de la vérité, se
rendront entièrement agréables au créateur par leurs bonnes
œuvres. S'il en est ainsi, comment pourrons-nous louer digne-
ment un père qui, de peur que ses enfants ne périssent, les
pousse avec un amour si sincère dans les voies du salut? O le
valeureux chef d'armées, que celui qui met ses soins à tourner
ses troupes du mal au bien, de l'erreur à la vérité! O bonté
ineffable de Dieu qui, jetant un regard de miséricorde sur un
si grand peuple longtemps aveuglé, lui ouvre aujourd'hui les
portes pour qu'il entre dans la lumière de la vérité! Ah! que
Dieu confirme ce qu'il a daigné opérer en vous ! De votre côté
tâchez de conserver si fidèlement sa grâce qu'il doive lui-même
l'augmenter en vous jusqu'à ce que cette première étincelle
— :291
devienne un immense incendie de charité. Or, puisqu^Abaka a
demandé, comme on Tassure, que notre prédécesseur, condes-
cendant à vos désirs, vous envoyât des membies de FEglise
romaine qui pussent convenablement enseigner à vos enfants
et à vos soldats la foi chrétienne et les baptiser, et qu^une mort
soudaine Fa empêché de le faire, quoique ce lut le- plus ardent
désir de son cœur, nous venons, nous qu'une disposition suprême
du ciel a appelé à lui succéder, vous satisfaire à cet égard, en
vous envoyant en notre lieu et place (car il ne nous est pas
donné d'être partout présent en personne) nos chers fils, les
Frères Gérard de Prato, Antoine de Parme, Jean de Sant'Agata,
André de Plorence et Mathieu d'Arezzo, de l'Ordre des Mineurs,
porteurs des présentes, hommes d^me religion insigne, de mœurs
irrépréhensibles, et profondément versés dans la sc'ence des Saintes
Ecritures. Xous vous les recommandons etc.^ « Le pape répé-
tait ici ce qu'il avait déjà écrit à Abaka, auquel ils devaient
se présenter d'abord, pour exercer quelque temps le ministère
apostolique dans ses Etats avant de se rendre en Chine.
Nous ne nous arrêterons point à faire admirer à nos lecteurs
de pareils rapports du Pontife romain avec l'empereur souverain
des Tartares et le maître de la Chine, puisque nous avons vu
les Vénitiens Nicolas, Maphée et Marc Polo accueillis avec tant
d'honneur à la cour de ce prince, et envoyés par lui comme ses
ambassadeurs près du pape à Pvome, d'où ils repartirent chargés
de remettre les lettres et les cadeaux de Grégoire X à Kublai ,
dont ils devinrent les amis intimes"^. Cela prouve surabondam-
ment la bienveillance particulière de ce prince Tartare envers les
chrétiens, quand il ne serait pas sûr qu'il ait reçut le baptême;
c'est pourquoi le pape Nicolas emploie ces expressions : s'il est
viiAi, COMME l'on DIT; SUIVANT Qu'oN l'affirme^. Mais il en
résulte aussi évidemment que cette correspondance du vicaire
de Jésus-Christ avec le grand Khan Tartare, résidant à Pékin,
due aux premières Missions des Franciscains chez cette nation qui
avait conquis tant de royaumes, est tellement certaine qu'elle
ne saurait être l'objet du moindre doute"*. Après cette observa-
ï) Voir les Annales de Wadding, tome V, année 1278.
*) V. les Annales des M issions Franciscaines, l'° livraison de Tannée courante.
") V. V Histoire universelle de r Eglise calholique de Rohrbacher, liv. LXXVI.
*) V. Le Christianisme en Chine, en Tartarie et au Thibet, par M. Hue,
tome P'. Paris, 1857.
— 292 —
lion, nous engagerons plutôt nos lecteurs à vouloir bien consi-
dérer avec nous le courage, ou mieux l^héroïsme que les cinq
Franciscains, Missionnaires et nonces apostoliques, ont montré
en entreprenant un voyage aussi nouveau et aussi difficile que
Tétait celui de la Chine. Même aujourd'hui, que les transports
maritimes et les bateaux à vapeur ont tellement abrégé les dis-
tances, n'est-il pas certain qu'un pareil voyage donne à réfléchir
à quiconque veut Tavcnturer? Eh bien! ces pauvres religieux se
mettent à le faire, et par terre, avec la même confiance que celui
qui exécuterait une courte et agréable promenade de plaisir dans
un des pays les plus policés et les plus riants d'Europe! Encore
leur manque-t-il cet encouragement, si doux pour le cœur hu-
main, de compatriotes ou d'une foule applaudissant à leur départ,
comme s'ils couraient à quelque entreprise glorieuse; ils ne voient
même point briller à leurs yeux la perspective de se voir ac-
cueillis en triomphe à leur retour, comme nous le lisons de
l'immortel Colomb, lorsque, mettant à la voile pour le Nouveau-
Monde, il était entouré au port de Palos d'une multitude in-
nombrable qui, par d'heureux présages, le félicitait d'avance de
sa grande découverte. Loin de là, nos Missionnaires quittent
leur pays, on peut dire ignorés de tous, excepté de Dieu qui les
munit de sa grâce, de son vicaire ici-bas qui les envoie à cette
mission lointaine, et des supérieurs de l'Ordre qui les ont arra-
chés à la douce paix du cloître. Et ils partent ainsi, vraiment
pauvres, dépourvus même de toute ressource humaine , comme
les premiers disciples du Sauveur, sans autres armes qu'un
crucifix sur leur poitrine, sans autres richesses qu'un chapelet
à leur ceinture, à peine vêtus d'une bure grossière, ayant pour
unique guide, pour unique appui, la Providence divine! Et
où vont-ils, ces hommes vraiment admirables? Ils se dirigent
vers la Chine, autant valait dire à cette époque, vers le bout
du monde! Or, qui les guidera dans un voyage si long et si incer-
tain, ce qui est plus, chez des peuples barbares, au milieu
desquels ils devront passer, à travers les déserts immenses qu'ils
auront à franchir, et où, pendant des mois et des années, ils
ne rencontreront ])cut-être que des hommes ou des bêtes féroces
également redoutables? Les hommes de Dieu savent bien tout
cela; mais ils savent aussi que l'ange du Seigneur les accom-
pagnera, et ils s'y confient l'àme tranquille. En sacrifiant leur
— -193 —
repos, leur liberté religieuse, et, en cas de besoin, leur vie,
ils ne demandent que la gloire de Dieu et de TEglise. Mais
craindront-ils par hasard que le nécessaire leur manque dans
quelqu'une des circonstances si variées auxquelles ils s'exposent?
iS^on, car ils comptent sur la Providence, qui ne trahit jamais
ceux qui s'abandonnent à elle. En effet, si Ton observe les
commencements de l'Institut Séraphique, tel était l'esprit qui
en animait les membres, lorsque, cheminant à la manière des
apôtres et allant prêcher aux nations le nom de Jésus-Christ,
ils tirent le tour du globe et pénétrèrent chez des peuples
inconnus de leurs contemporains ; c'était , au fond , un esprit
de foi si vive en Dieu et une confiance si profonde en son
amoureuse bonté , qu'ils pouvaient en attendre , dans toutes
les conjonctures où ils se trouveraient, des prodiges ex-
traordinaires et parfois inouïs. Aussi leur arriva-t-il souvent
d'avoir à bénir le ciel de marques si visibles d'une protection
spéciale, qu'elles pouvaient certainement exciter l'admiration
des contemporains, et qu'elles pourraient encore fournir à la
postérité mille sujets de récits ou de légendes pleins d'intérêt
et d'édification. Pour n'en citer qu'un exemple, nous lisons dans
les chroniques qu'un jour quelques-uns de ces saints religieux,
qui allaient en mi^ion chez des peuples infidèles, arrivèrent
sur des monts très-élevés et tellement arides qu'on n'y trouvait
ni une goutte d'eau ni la moindre trace de végétation, de sorte
que, dévorés par une soif ardente, ils n'avaient plus d'autre
perspective que la mort, si Dieu ne venait à leur secours. Mais
ils recoururent à la prière, et presque aussitôt ils rencontrèrent
une source fraîche et jaillissante, qui leur permit de se désal-
térer et de poursuivre leur chemin.
Une autre fois privés de tout aliment au milieu d'un désert,
ils se virent sur le point de mourir de faim. Yoilù qu'au même
moment un enfant vient à leur rencontre, et leur demande où
ils se rendent si harassés et épuisés qu'ils savent à peine faire
un pas. Ils répondent qu'ils se sentent incapables d'aller plus
loin, tant ils sont dévorés par la faim. » Yoici deux pains,
reprit l'enfant; prenez et mangez. // Pendant qu'ils réparaient
leurs forces, leur interlocuteur, commençant à se faire connaî-
tre, leur dit : u 0 hommes de peu de foi, pourquoi doutez-
vous de la Providence céleste ! Aviez-vous oublié les paroles de
27.
— 29-l< —
David, si souvent répétées par votre patriarche François :
// Placez en Dieu votre confiance, et lui-même vous nourrira. »
C'est pour cela que le Seigneur a voulu vous punir, en vous
réduisant à cette faim extrême. Sachez comment vous devez
désormais vous conduire dans vos courses apostoliques. // Après
ces mots il s'éloigna, et de leur côté les religieux continuè-
rent leur route pleins de joie et de confiance, en demandant
pardon à Dieu de leur faute et en le remerciant de la bonté
avec laquelle il les avait secourus^ C'est par de pareils pro-
diges que, si parfois l'un d'eux cédait au découragement, il
sentait se réveiller en lui cette foi qui animait les Missionnaires
Franciscains, toujours soutenus à point dans tous leurs besoins
par la divine Providence, entre les bras de laquelle ils s'a-
bandonnaient. Il est vrai que, quant aux Frères Gérard de
Prato, Antoine de Parme, Jean de Parme, Jean de Sauf Agata,
André de Florence et Mathieu d'Arezzo, nous n'avons point
de données particulières pour savoir si dans le voyage, long,
difficile et très-périlleux qu'ils eurent à faire , il leur arriva de
reconnaître d'une manière aussi sensible l'intervention protec-
trice du ciel; mais il est certain qu'il ne leur eût pas été pos-
sible de sortir si heureusement de tous les dangers qu'ils
couraient, sans une assistance spéciale de Fange du Seigneur.
iS^ous avons à parler dans un autre article de ce que firent les
ouvriers évangéliques, une fois arrivés au lieu de leur desti-
nation.
ï) Marc de Lishomie, Chronique, Impartie, chap. LIV.
DEUXIEME PARTIE.
HISTOIRE COiSTTEMPORAI^E.
I.
NOUVELLE ZELANDE.
Lettre du P. Octavien Barsanti, de 'Pietra Santa, Observan-
tin de la Province Séra.jjhique , Préfet des Missions Francis-
caines dans la Nouvelle Zelande, au Rédacteur des x^nnales,
sur l'état de la religion catholiq^ue en ce pays.
Auckland, 29 avril 1863.
Très-Eévérend Père Marcellin,
En février 1863, je vous ai envoyé dWuckland une notice
historique sur Y état des sectes dans cette ile. Aujourd^iiui je vou-
drais vous faire connaître celui de la Religion catholique; mais
vraiment accablé d'une foule d'occupations, surtout depuis que
le P. Dominique de Castignano est malade et que le P. Nivard
de Eenestrelle n'est guère bien portant, je n'ai point le temps de
me mettre à vous raconter d'une manière détaillée la position
d'un pauvre Missionnaire qui dans cette île, au milieu de ces
forêts sauvages et sur ces langues de terre, toujours rongées par
la mer, ne souffre que trop et doit se contenter souvent de prier
et de combattre.
Je suis allé dans le Hokianga visiter nos chers confrères,
qui depuis longtemps désiraient me voir. J'y ai passé trois
mois. Je vous rendrai donc seulement compte de cette visite,
en entrant dans quelques détails, et cela suffira pour le mo-
ment. Si ces détails sont parfois minutieux, considérez qu'ils
n'en sont pas moins significatifs et propres à faire connaître
la Nouvelle Zelande à ceux qui ne la connaissent pas.
Comme votre paternité le sait déjà, les Eranciscains étaient
à peine débarqués à Auckland, à la fin de 1860, qu'on assi-
gna à leur mission, à partir du 35® degré de latitude, tout le
nord de cette île, en comprenant toute l'étendue de l'est à
— 290 —
l'ouest. En février et mars 1861, je lis le tour de cet immense
district, afin de voir où Fon pouvait fixer les principales sta-
tions pour y installer nos conirères et commencer bientôt notre
mission; je trouvai que la baie des îles ou Kororareka, Gura-
kau dans le Hokianga, et "Wangaroa sur la côte orientale étaient
les points où les pères maristes s'étaient d'abord fixés et où
les Franciscains pouvaient aussi s'établir. Mais comme il n'y
avait plus de maisons habitables, ni de population à instruire
et à cultiver ni à la baie des îles, ni à Wangaroa, Monseigneur
Pompallier, avea sa longue expérience de vingt-six ans d'épis-
copat dans cette mission, jugea convenable d'envoyer tous nos
confrères dans le Hokianga, se contentant de me retenir, moi,
au service de la cathédrale.
Avant d'aller plus loin, il faut que je vous dise quelques
mots du Hokianga, car ne vous donnant point la description
de toute la Nouvelle Zelande, il suffira que je vous en décrive
une seule province; ce sera comme si je vous les décrivais toutes.
Le Hokianga se trouve sur la côte occidentale, à l'opposite
de la baie des îles, vis-à-vis de Sydney dans l'Australie, dont
il est distant de 1200 milles. On y pénètre par un grand fleuve,
dont l'embouchure est un bas-fond, où, à la marée, basse, il
n'y a point plus de dix-huit pieds d'eau; mais à la marée
haute, ce fleuve grossit jusqu'à trente pieds d'eau, et à l'intérieur
sur certains points, jusqu'à plus de cent pieds. Cette voie
est la porte par laquelle quelques fils de Marie introduisirent
la Religion catholique dans cette île le 22 janvier 1838. Quand
les Européens commencèrent à émigrer dans la Nouvelle Ze-
lande, le Hokianga était la province la plus peuplée, et l'on
vit dès 1825 y entrer deux grands bâtiments avec lesquels les
Anglais firent leurs premières tentatives pour coloniser cette île.
Aujourd'hui que tous les Européens se sont réunis à Auckland,
capitale de la colonie, le Hokianga est la plus misérable de
toutes les provinces. Les indigènes y sont encore tels qu'ils
étaient il y a un siècle, moins l'anthropophagie à laquelle ils
ont entièrement renoncé. Le Hokianga n'est praticable qu'en
s'avançant sur ce grand fleuve, ou plutôt le long de cette dent
de l'Océan, qui ne pénètre dans la terre ferme que pour la
percer, la fouiller jusque dans ses entrailles, la ronger et la
dévorer. Il ne fait que serpenter ; ici très-étroit, là aussi
— 297 —
large qu'an beau lac, et cVune profondeur variable, il a été
parcouru jusqu'à une distance de trente milles à l'intérieur par
un bâtiment de 500 tonneaux (mesure maritime anglaise), et
il a plusieurs bras, qui prennent divers noms. Les principaux
sont le AYailiou, le AYaina et le Mangamuka.
Les Maori habitent tous le long des bras du grand fleuve,
dans des cabanes très-basses, faites de Ramjw (espèce de gre-
nadier), de sorte que, quand ils veulent sortir pour aller se
procurer des vivres, ils sont forcés de se servir du canot ou
Wakia Maoro, espèce de barque, faite d'un tronc d'arbre tout
entier aminci, creusé à l'intérieur et rendu concave, pointu
aux extrémités et un peu aplati au fond. Les Maori ont un
grand nombre de ces wakia, grands et petits; ils les fabriquent
tantôt avec une pierre particulière, tantôt en se servant des
instruments européens. Ces barques sont si peu larges et si
peu profondes qu'en s'y étendant, un homme ordinaire en
occupe presque toute la dimension in latum et lirofundum. Les
Maori les dirigent au moyen de rames affilées et très-minces,
longues au plus de quatre palmes, qu'ils ne rapprochent jamais
des bords du AYakia ; mais usant de toute la force de leurs
bras, ils donnent quatre coups à droite et trois à gauche pour
conserver l'équilibre. Tous rament indistinctement, hommes et
femmes, grands et petits. Accoutumés de se servir de ces bar-
ques en sachant garder l'immobilité et l'équilibre nécessaires,
les Maori ne courent aucun danger sur le fleuve, à moins qu'il
ne soit agité; mais pour les Européens, qui ne réussissent guère
à s'y nicher, il leur faut prendre beaucoup de précautions; car
le moindre mouvement du navigateur suffit pour que le canot
chavire et tombe à califourchon sur quelque requin ou chien de
mer. On ne trouve dans le Hokianga guère d'animaux indi-
gènes, mais il y a des vaches, des moutons, des chèvres, des
porcs; il n'y a non plus dans toute la ÎSouvelle-Zélande aucun
arbre fruitier indigène. Des semences européennes le maïs seul
y a été introduit. Les Maori le sèment en grande quantité;
il y atteint une hauteur extraordinaire et produit trois gros
épis. Quand il est frais, on le mange au moment où on le
détache de la plante; quand il est desséché, on le mange bouilli;
l'hiver, quand il n'y a plus de patates, on le fait pourrir
comme pour fabriquer de l'amidon , et quand il est arrivé au
— -298 —
point de donner des nausées, on le mange comme le mange-
raient les poules. On trouve dans le llokianga de belles chaînes
de montagnes ou plutôt de hautes collines, toutes couvertes
d'arbres si gros, si hauts et si droits, qu'on dirait qu'ils veulent
escalader le ciel. D'un autre côté on remarque au commence-
ment du grand ifleuve une montagne toute de sable, où il n'y
a point un seul arbuste, point un brin d'herbe ou de mousse,
et qu'il faut employer treize heures à franchir si l'on veut aller
par la voie de terre du llokianga à Wangape et dans toutes
les tribus de la côte occidentale. Or, je pense que la nature
de cette montagne formée de sable pur, mouvant, léger et ex-
trêmement fin, semblable à celui qui couvre les plages de l'Océan,
brillant conme l'or et l'argent, fournira toujours un grand argu-
ment contre ces géographes superficiels qui, d'après certaines
données peu importantes, voudraient préciser l'époque et le
mode de la formation de la î^ouvelle-Zélande. Sans doute plu-
sieurs indices pourraient porter à croire qu'elle a été produite
par l'éruption d'un grand volcan; néanmoins, en considérant
un jour attentivement cette montagne, je me persuadai que
l'origine de cette île est un mystère, comme toute la création
est un mystère, et c'est pour cela que ceux qui prétendent eu
connaître le fond, encourent naturellement les violents reproches
que le Tout Puissant lui-même, assis au milieu d'un tourbillon,
adressait au sage de l'Idumée , ainsi qu'il le raconte lui-même
au 3Se chapitre de son livre inspiré.
Mais mon but n'est pas d'entrer dans des discussions scien-
tifiques, scolastiques et géographiques. Je décris le llokianga,
en tant qu'il intéresse la Mission franciscaine dans cette pro-
vince périlleuse. Un courrier de la poste y vient de Kororareka
par la voie de terre, tous les quinze jours, quand le temps
le permet. Il y a en outre une communication par mer avec
Auckland tous les deux ou trois mois selon les vents. D'or-
dinaiie le bâtiment tourne la pointe nord, en côtoyant l'île
à Test; mais si les intérêts du commerce l'exigent, à peine
sorti du grand fleuve, il la côtoie à l'ouest et se dirige vers
Horehunga, localité distante d'Auckland de trois quarts de lieue
à cheval, où deux langues de mer, l'une à l'est, l'autre à l'ouest,
se rapprochent et se confondent.
Dans le Hokiauira les Maori ont les mêmes traditions que sur
-^ 299 —
tous les autres points de File : elles sont peu nombreuses et
entièrement mythologiques. Elles concernent la manière dont
cette ile a été peuplée et les premiers habitants qui Font occu-
pée. On n\v découvre d^autres traces de la Révélation que l'his-
toire d'Eve, la chute de l'homme, le meurtre d'Abel et la
mention de l'enfer, que tous les Maori placent à la pointe nord
de l'ile. Il y a une dizaine d'années les catholiques étaient
nombreux dans le Hokianga; mais depuis qu'ils ont perdu leurs
Missionnaires, les Pères Maristes, il en est beaucoup qui sont
retombés dans les ténèbres de leurs superstitions, tandis que
d'autres ont commencé à suivre la religion de la Bible et se
sont déclarés Anglicans ou Wesleyens. On peut donc dire qu'ils
ne s'étaient point encore élevés par la pensée au dessus de
leurs affreuses cabanes pour contempler le ciel et adorer un
Dieu Créateur et Eéderapteur; car ils y rentraient bientôt la
pipe à la bouche, nus et sales comme des bêtes pour admirer
leur tatouages et vénérer leur propre nudité. Quant à des Euro-
péens, on en rencontre à peine, le long de tout ce fleuve,
six ou sept familles métisses, c'est-à-dire issues d'alliances
entre des indigènes et des émigrés, et ces familles sont ou
indifférentes ou protestantes. Nos confrères n'en ont jusqu'ici
trouvé que deux qui n'eussent pas renoncé à la vérité de leur
foi. Ces métis ont deux ministres protestants, un Anglican
qui a bâti une maison, une église et une école au commence-
ment du fleuve AVaihou, et un Wesleyen, qui a fixé sa rési-
dence sur la rive du fleuve Waima. En outre, il y a autant de
catéchistes qu'il y a de tribus de Maoris. Le ministre angli-
can, plus soucieux de ses intérêts terrestres et pécuniaires que
de la religion et de la Bible, ne se donne pas beaucoup de
peine pour faire des prosélytes; mais le Wesleyen, qui s'appelle
Loury, ressemble plus à un diable qu'à un homme : il n'ad-
ministre le baptême à un Maori qu'au prix d'une livre sterling,
et en demande deux pour le marier, et encore à la condition
de lui vendre, à son propre bénéfice, de beaux habits; mais ce
n'est pas tout : je ne crois pas que le dragon de l'Apocalypse
ait vomi contre la femme décrite dans ces révélations des blas-
phèmes aussi horribles que ceux que ce Loury a proférés contre
l'Eglise Catholique. On m'a dit qu'il est l'un des collaborateurs
les plus actifs du Bacata, journal tout Wesleyen qui a com-
— 300 —
mcncé à paraître le l'^'" avril 1859, et qui se publie une fois par
mois dans la langue indigène. Je tiens cette feuille pour la
plus impie et la plus infâme du monde; en effet, s'il est des
crimes honteux et atroces qu'on puisse imputer à un homme,
le Hacafa ne manque pas d'en charger l'Eglise Eomaine, ses
Papes et ses Ministres. Mais grâce à Dieu, ce fils de Satan vient
de quitter Hokianga, qu'il avait rempli de ses blasphèmes sacri-
lèges, parce que sa femme s'était mis en tête que les Maori
voulaient la tuer. Toutefois il recommanda en partant à ses pro-
sélytes de bien garder la Bible qu'il leur laissait en sa place;
car, disait-il, posséder un pareil volume dans leur Kaingay c'était
la même chose que d'y avoir Dieu lui même en personne. Loury
allait se fixer à Honehunga, où il n'y a que des Européens,
parce qu'il se flattait d'y trouver plus de chances pour réussir
dans ses desseins fanatiques.
Voilà, en abrégé , la description du Hokianga, de 'ses habi-
tants, de sa situation civile et religieuse. Si quelque chose y
manque, j'espère que les conclusions à tirer de cet écrit vous
le fourniront.
Or, le 11 avril 1861, à huit heures du soir, ceux de nos
confrères, qui étaient destinés à cette immense province, mon-
taient sur le San-Kild, et comme, malgré l'agitation de la mer,
ils avaient le vent en poupe, ils mouillèrent heureusement,
après une traversée de vingt quatre heures, à la Baie des îles.
Ils s'y arrêtèrent quelques jours à cause du mauvais temps, chez
l'unique famille catholique qui s'y trouve; puis ils franchirent
de nouveau ce beau bras de mer qui forme la baie; puis trot-
tant pendant quatre jours sur le cheval de S^ François, et tra-
versant toute l'île de l'est à l'ouest, ils arrivèrent le 21? avril
dans le Hokianga. Le même jour, vers quatre heures du soir,
Purakau, privé pendant une dizaine d'années des fils de Marie,
accueillait les fils de S* François.
Nos confrères trouvèrent ce lieu tel que je le leur avais décrit,
c'est-à-dire couvert d'un bois humide, épais, obscur, respirant
la plus noire mélancolie, et horriblement dévasté par les dé-
bordements du grand fleuve. Les quelques portions de terrain
qui s'étaient ressenties de l'influence bienfaisante des ouvriers
évangéliques s'étaient bientôt couvertes de nouveau de joncs et
d'épines, et étaient redevenues plus sauvages que jamais. La
— 301 —
maison que devaient habiter les Missionnaires étaient en terre
glaise, sans toit, sans porles ni fenêtres, et c'était tout ce qui
restait de tant de travaux qu'avaient exécutés les Maristes. Dans
Tespoir que cette maison serait réparée ou reconstruite, nos
confrères, pleins de joie parce qu'ils étaient résignés, s'y instal-
lèrent et déposèrent leurs paquets ; mais elle est encore dans le
même état qu'au moment où ils y entrèrent, à l'exception du
toit qu'on a refait en douves.
Les provisions envoyées par Mgr Pompallier en riz, farine et
autres vivres, formaient mille livres de comestibles qui pouvaient
suffire pendant cinq mois aux Missionnaires et aux deux Maori
leurs domestiques, dont ils avaient besoin pour diriger leur gon-
dole, toutes les fois que l'un d'eux voulait aller exercer son
ministère. En outre, Mgr Pompallier les avait recommandés à
son troupeau par deux lettres, écrites l'une en anglais, l'autre
en maoro, et conçues en ces termes : //Mes cliers enfants, c'est
pour vous prouver mon affection que je vous envoie mes prêtres,
investis de tous mes pouvoirs. Kourrissez-les du pain matériel,
et ils vous nourriront du pain spi rituel. //
Malheureusement, comme en réalité le troupeau de Mgr Pom-
pallier dans le ITokianga n'existait pas, ses recommandations ne
servirent point à nos confrères. Il en résulta qu'ils durent bien-
tôt se trouver abandonnés dans cette éternelle solitude, au cœur
de l'hiver, sous des pluies torrentielles, sans pouvoir communi-
quer avec qui que ce soit, affamés, mal vêtus et mal logés. A
leurs souffrances se joignirent d'autres chagrins, tous d'un nou-
veau genre, que je crois ne devoir pas spécifier, et qui forcèrent
le P. Dominique et le P. Nivard, dépourvus de toutes ressour-
ces, à se mettre en route et à se rendre à Auckland pour re-
chercher les causes de tant de privations et d'un pareil délais-
sement.
Je résolus donc d'aller, dès que je pus, leur porter quelques
consolations. Je mis ce projet à exécution, au commencement
du mois de février 1862, et j'emmenai avec moi le P. Nivard,
me proposant de le laisser à la baie des îles pour qu'il y entreprît
une nouvelle missi^Dn et vît si l'on pouvait y faire du bien. L'uni-
que famille catholique qui avait accueilli tous les Franciscains,
l'année piécédente, nous fit également l'accueil le plus charitable
et le plus aimable. En ayant pris congé le 10 du même mois
28
— 30?- —
vers neuf heures du matin, je me dirigeai vers le Hokianga ,
et à 10 heures j'avais déjà franchi la baie me disposant à faire
toute la route à pied; car je n'avais pas de quoi me procurer
un cheval. Le compagnon qui portait mon petit paquet était
un Maori du Hokianga qui, après avoir servi trois ans sur un
bâtiment anglais, voulait revoir sa chère patrie, sa femme et
ses deux petits enfants. Malgré cela il avait demandé trente
schellin2,:s pour me suivre. Au commencement je me défiais de
cet ange gardien; car en lui posant des questions sur la religion,
je m'aperçus qu'il n'était ni catholique ni protestant. Mais jç
trouvai ensuite que c'était un brave homme, et à la fin du
voyage il avoua à d'autres Maori qu'il m'aimait beaucoup et qu'il
me quittait avec douleur. Ce digne guide ne me fit point prendre
le chemin que j'avais suivi l'année précédente et qui, sans être
bon, n'était point non plus trop mauvais. Au contraire il en prit
un autre, vraiment abominable, qui conduisant à Waimate, puis
•:oncinuant le long du lac Omapare, à droite, allait s'enfoncer
ou plutôt se perdre dans les forêts éternelles précédant de ce
côté le Hokianga. Nous franchîmes toute cette grande distance
en deux jours, ne cessant de marcher depuis le lever jusqu'au
coucher du soleil. Le seul moment de repos que nous eus-
sions, c'était quand il nous arrivait de passer quelque rivière ou
quelque marais; alors le Maori passait le premier, il déposait
son paquet, puis il retournait me prendre sur ses épaules. C'est
là un des principaux services que les naturels de la Nouvelle
Zelande rendent aux Européens toujours forcés de voyager sans
cheval.
La première nuit nous nous arrêtâmes entre le lac Omapare et
Waimate, dans une Kainga où nous ne trouvâmes qu'une vieille
femme, qui était comme la belle-mère de mon compagnon; car
il avait épousé la fille du concubinaire de cette vieille femme.
A peine se virent-ils qu'ils se jetèrent dans les bras l'un de
l'autre, et que se croisant le nez, suivant l'usage des Maori, ils
commencèrent à pleurer et à soupirer et à se dire mille choses
affectueuses, et ils restèrent immobiles, le nez ainsi croisé, pen-
dant plus d'une demi-heure. La vieille femme nous prépara
ensuite de belles patates (pas trop bonnes à vrai dire) et des
pèches; puis elle étendit une des meilleures nattes qu'elle eût,
et nous nous y couchâmes pour dormir. Le lendemain matin ,
— 303 — ^
avant le lever clii soleil, nous avions déjà mangé nos patates
tontes cliandes afin d'avoir la force de marcher. Ici je ne parlerai
ni des feux du soleil qui nous rôtirent, ni des torrents de sueur
qui nous inondèrent; car cliacun peut s'en faire une idée. Nous
traversâmes toute Vile de Fest à Touest, dans une partie qui ne
présente que des collines nues et de petites vallées arides re-
couvertes d'herbe de la Nouvelle-Zélande, autant dire de mousse,
de fougères et de bruyères, et sillonnées néanmoins de ruis-
seaux d'eau fraîche, qui dans certains moments sauvent la vie
aux voyageurs. Enfin le second jour de notre marche, nous
arrivâmes après midi dans le Hokianga, et descendant vers la
côte occidentale, nous nous enfonçâmes dans ces bois affreux et
pourtant aussi vénérables; car n'y a-t-il point quelque chose de
vénérable dans des arbres si élevés et si énormes, que plusieurs
d'entre eux ont un tronc droit et haut de plus de 90 pieds,
sans compter les branches de la couronne, et que d'autres ont
une circonférence de plus de 30 pieds? iSl'ous marchâmes à partir
de quatre heures sans voir le ciel dans ces bois, où nous prîmes,
sur les bords d'un ruisseau que nous y trouvâmes, deux bou-
chées de pain que j'avais apportées de la baie, et nous suçâmes
deux citrons que nous avait donnés un Maori de AYaimate , en
nous disant que c'étaient des fruits de sa Kainga.
En sortant de ces bois ténébreux, nous nous trouvâmss à
l'embouchure du fleuve AYahiohou; nous espérions y avoir la
marée haute pour pouvoir nous rendre directement à Purakau
sur un IFaka Maoro; mais cette partie du fleuve n'ayant que le
peu d'eau qu'elle recevait du versant des collines voisines, la
marée était très-basse. En conséquence, je dus m'ôter les sou-
liers, me retrousser le pantalon jusqu'au dessus des genoux, et
marcher ainsi les pieds nus pendant deux heures dans le lit du
fleuve où l'eau était tantôt plus, tantôt moins haute. De temps
en temps nous rencontrions des troupes de Maori à cheval, avec
leur couverture pendante à l'épaule gauche et ramenée sous l'ais-
selle droite, et allant récolter des patates : on les eut vraiment
pris pour autant de géants. Quand nous commençâmes à trou-
ver plus d'eau par suite de la marée montante, nous jetâmes
un cri pour savoir si quelqu'un avait dans les environs le AYaka
Maoro, afin de nous en servir pour continuer notre route. IS^otre
cri fut entendu par trois jeunes gens occupés à mettre le feu
— 30-1- —
à cps bois pour effrayer les Kaori et Us Puriri, et préparer
ainsi le terrain pour les patates de rannée suivante. Ces jeunes
gens vinrent nous saluer et me serrèrent la main, suivant F usage
des étrangers [Pekea); ils tendirent le nez à mon conducteur,
suivant Fusagc des Maoris.
Alors mon conducteur me confia au plus âgé des trois jeunes
gens, lequel convint avec moi de rae transporter sur son ATaka
jusqu'à Purakau pour douze schellings. Ce nouveau guide me
fit faire deux milles le long des bords de ce fleuve, jusqu'à
ce que, arrivés à sa Kainga, où il avait son iFaka, nous nous
y installâmes, moi étendu, lui ramant, et nous commençâmes
à filer comme des anguilles dans l'eau. Mais nous étions très-
éloignés de Purakau, et je voyais le jour s'obscurcir, le ciel se
couvrir de nuages. Je supposais que ce fleuve devait être celui
sur lequel j'avais l'année auparavant fait un assez long parcours,
quand j'étais allé visiter Purakau. Or, sachant qu'il s'y trouvait
des endroits difiiciles et périlleux, je sentis naître en moi cer-
taines inquiétudes, et je priai mon pilote de s'arrêter à la pre-
mière Kainga qu'il rencontrerait. Mais au lieu de me prêter
attention, il se dépouille de sa couverture, et dresse un bâton
sur lequel il l'étend en guise de voile, afin d'avancer ainsi
plus vite et sans fatigue. Alors je me résignai à la volonté de
Dieu, en pensant que j'étais sur un large fleuve, au milieu des
sauvages et au bout du monde. Oh! si ailleurs la vertu de
la résignation est bonne et utile, dans la Nouvelle-Zélande elle
est certes bien nécessaire!
Cependant, quoique tout ce voyage fut par lui-même extrê-
mement rude et pénible, j'avoue qu'il me parut très-agréable et
très-doux, en songeant que j'allais revoir nos chers confrères,
ceux que j'aimais et qui m'aimaient tant, ceux pour qui j'avais
tant souffert, comme de leur côté ils avaient tant souffert pour
moi. Ah! cette pensé;) suffisait pour m'aplanir les difficultés
du chemin, pour me raccourcir la route, pour bannir de mon
esprit l'ombre même d'une crainte.
Après avoir ainsi franchi sur ce fleuve périlleux une foule de
détroits et de lacs, et après avoir fait d'immenses détours, nous
arrivâmes à une ])ointe qu'on pourrait appeler le cap Rom, à
cause des difficultés qu'en présente le passage; delà on décou-
vrait Purakau en face. Il était environ dix heures du soir, et
— 305 —
Tun de nos chers confrères veillait encore. Je remarquai la liv
mière et je me dis intérieurement : // Qui sait si quelque àme
sainte ne lui a point révélé que je me trouve cette nuit sur ce bras
de mer, et que je dois revoir et embrasser mes confrères tous
tant qu'ils sont. Le Maori se mit à chanter, et moi, dans la
joie de mon cœur, je commençai à crier; ce cri fat si fort et
si aigu qu'il parvint jusqu'à leur maison, et quelques uns sup-
posèrent que ce devait être le cri d'un italien : « C'est peut-
être Barsanti! « se dirent-ils. Je prenais précisément terre au
bas d'un petit monticule au haut duquel ils se trouvaient. En
un instant nous nous reconnûmes, nous nous embrassâmes, et
nous nous dîmes tour à tour tant de choses, non-seulement par
les paroles que nous échangeâmes, mais dans la langue mysté-
rieuse du cœur, que j'essaierais en vain de les répéter. Oh ! quelle
joie, quel bonheur ineffable de retrouver sur une terre étrangère,
au bout du monde, au milieu d'une vaste solitude, au fond d'un
bois, dans le silence de la nuit, sur les bords d'un bras de
l'Océan, après les tristes vicissitudes de tant d'épreuves, de
retrouver des êtres chéris qui vous aiment et que vous aimez,
qui ont souffert et dont vous avez partagé les souffrances !
Ces pauvres confrères n'avaient à m'offrir qu'un peu de pain
et un morceau de fromage; je ne me contentai point de les
manger, je les dévorai : tel était l'appétit qui me tourmentait!
Ensuite je me couchai, accablé de fatigue, sur un petit lit ar-
rangé pour le mieux, et c'est ainsi que se termina pour moi
le 11 février 1862. J'avoue toutefois qu'il me fut impossible
de fermer l'œil, je ne dirai point à raison des qualités de mon
lit (car la charité et l'affection avec lesquelles on me l'avait pré-
paré me le rendaient encore trop moelleux et trop doux), mais
par suite de vives et importunes démangeaisons aux jambes, cau-
sées par les piqûres des cousins de la Nouvelle-Zélande, espèce
de petits moucherons noirs qui se tiennent dans les bas fonds
et surtout près des fleuves composés d'eau douce et d'eau salée,
et qui, dès qu'ils voient une chair découverte, s'y attachent
aussitôt et y enfoncent leur dard, de sorte que leur piqûre pro-
duit à l'instant une tache noire de laquelle résultent des dé-
mangeaisons si vives et si importunes qu'on ne peut s'empêcher
de porter les mains à la peau pour les faire cesser, tandis qu'on
ne fait par là que déterminer une douleur plus insupportable.
28.
— 30G —
Moi qui, comme je Fai déjà dit, avais marché pendant deux heures
continues, les pieds et les jambes nus le long d'un fleuve, j'étais
tout marqueté de ces piqûres, et ma peau, grâce aux taches
dont elle était couverte, semblait garder les vestiges de la petite
vérole. Dieu! quel ennui ou plutôt quel tourment jV^us à sup-
porter! Il me souvient d'avoir lu dans les Prisons de Silvio
Pellico, que cet homme si religieux et si patient était presque
sur le point de devenir fou et de se tuer sous les ]}lomhs de
Venise, quand il subissait un pareil martyre.
Maintenant que vous dirai-je de ces chers confrères? Com-
ment étaient-ils vêtus? quelle était leur nourriture? où hùbi-
taient-ils? que faisaient-ils?
Si d'un côté on éprouvait de la pitié, d'un autre on se sentait
porté à des idées agréiibles, à les voir entièrement vêtus d'un
gros canevas avec lequel on faisait des pantalons, quand, en leur
envoyant cette étoffe d'Auckland, on y ajoutait les accessoires
nécessaires. Cette mise plaisait beaucoup aux Maori, parce qu'elle
se rapportait davantage à leur ritengo (costume); et c'est pour-
quoi ils disaient : // Kapai te nga Piriki itariana; Kakino te
nga minita JËngarangi ; c'est-à-dire : hons les ]}rêtres italiens;
mauvais les preties angldis. Car il faut savoir que c'est un prin-
cipe des ministres protestants de n'admettre les Maori dans
leurs maisons ou de ne les faire entrer à l'église et à l'école,
qu'autant qu'ils sont proprement vêtus. Aussi arrive-t-il quel-
quefois que, si on leur demande s'ils sont protestants et baptisés,
beaucoup répondent négativement, parce qu'ils n'ont pas encore
pu acheter de beaux vêtements, et que leur ministre ne veut
point qu'ils soient baptisés à moins qu'ils ne soient bien vêtus.
Voilà pour les habillements. Quant à la nourriture de nos
pauvres confrères, elle consistait uniquement en un peu de
pain, pourvu qu'on leur envoyât d'Auckland de la farine, à
laquelle on joignait de temps en temps un peu de potage au
riz, et un peu de patates, un peu de légumes, et parfois
quelques bouchées de porc ou de poisson qu'ils prenaient eux-
mêmes dans la grande pièce d'eau qu'ils avaient devant leur
maison, ou que leur apportait un Maoro, lorsque son Waka
était plein et qu'il craignait de le voir s'enfoncer s'il n'en
allégeait le poids. Souvent et pendant bien longtemps ils
avaient été réduits aux seules patates, et encore ne pouvaient-
— 307 —
ils en prendre qu^en les comptant, les pesant et les mesurant.
Néanmoins Dieu les bénissait et les consolait, et tous jouis-
saient d'une bonne santé.
Ils habitaient dans la cabane que j\ai décrite plus haut,
et ils étaient forcés de la balayer chaque fois qu'ils s'appro-
chaient par inadvertance des murailles; car comme elles étaient
en terre glaise toute crevassée, il en tombait au moindre
petit choc une couche entière qui soulevait une poussière à
crever les yeux. Tout homme bien élevé s'étonnait que des
prêtres pussent habiter un pareil réduit, et l'on entendait un
jour un protestant dire : // Il paraît que les prêtres de Pura-
kau ne sont venus dans la Nouvelle Zelande que pour enseigner
par leur exemple aux indigènes la religion de la souffrance.
Leur mission réussira- 1- elle? // Mais tel n'était pas le raison-
nement des Maori; car ils disaient, eux : » Voilà les véritables
ministres de Dieu. Ils ne sont point venus pour vendre et
acheter, pour avoir, avec leur femme et leurs enfants, de
belles Kainga , des vaches, des moutons, des chevaux, des
porcs, ni pour nous voler nos terres, mais pour conquérir nos
âmes, les porter avec eux au paradis et les rendre à jamais
heureuses. // Ainsi raisonnaient les Maori.
Nos chers confrères avaient d'ailleurs défriché plus de cinq
arpents de terre, qu'ils avaient clos d'une palissade assez forte
pour les garantir des chevaux, des vaches et des porcs. Us
avaient même déjà mis en culture une partie de ces terrains ;
mais, à vrai dire, soit que les semences se fussent détériorées
en passant la ligne, soit que le sol n'eût pas été bien préparé,
leurs travaux n'avaient abouti à rien, et ils n'avaient dans leur
enclos que des oignons, des citrouilles, du tabac, des choux,
des raves, du fenouil, du céleri et du maïs.
En outre, ils avaient déjà appris les deux langues ayant cours
dans l'île, l'Anglais pour les colons et le Maoro pour les indi-
gènes, et ils exerçaient avec ardeur leur ministère sacré et pas-
toral. Les principales tribus chez lesquelles ils avaient pénétré
et avaient prêché sont celles de Waima , de Pikiparia , de
Poieke, de Ilouwai, de Wirinaki, de AYahiohou, de Wairoa,
de Moetangi, de Taikarava, de Nukupure, de AYangapé, de
Herekino, de Motukaraka, de Motuti, de Eamakaraka, etc.
Ils en auraient visité un plus grand nombre, si le manque
— 3U8 —
de ressources ne les en eût point empêchés. Car il est à
remarquer que les Maori, soit par suite de la haine qu'ils portent
aux Fakea (étrangers), soit à cause de leurs trop fréquents
rapports avec eux, se sont tellement corrompus, surtout au point
de vue de l'intérêt, qu'ils ne rendent jamais un petit service,
sans en être bien payés. Ainsi un missionnaire qui veut aller en
mission et qui a toujours besoin d'un compagnon pouvant lui
indiquer les chemins, et le transporter sur ses épaules dans les
tieuves ou dans un canot sur la mer, ne doit pas lui payer moins
de dix schellings par jour, outre la nourriture. Que s'il veut se
servir d'un cheval, la dépense de chaque jour s'élève à une livre
sterling. En conséquence, nos chers confrères, qui dans l'espace
d'un an avaient reçu de Mgr Pompellier 24 livres sterlings pour
subvenir aux besoins de leur station, au lieu d'aller à la recher-
che des Maori, étaient obligés de les accoutumer à venir à Pura-
kau, s'ils voulaient voir et goûter quelle bonne mère est la
religion catholique. Ils y venaient, en effet, tous les samedis,
afin de sanctifier ensuite le dimanche, et voici quelle règle les
missionnaires avaient établie.
Chaque samedi soir, à la tombée de la nuit, après que les
Maori ont cuit et mangé leurs patates, la cloche sonne, et aus-
sitôt tous se réunissent dans une petite salle de la maison qui
sert d'église. Une fois rassemblés, ils récitent alternativement
avec le prêtre les prières du catéchisme que leur ont enseigné les
Maristes. Après ces prières l'un ou l'autre de nos confrères leur
fait un petit sermon, et les interroge ensuite sur le catéchisme.
Le dimanche matin tous sont appelés au son de la cloche à en-
tendre la première messe, et à réciter en commun les prières du
matin. La seconde messe se dit vers dix heures et commence par
V Asperges. Après l'Evangile vient la glose, qui consiste en un
exposé de maximes suivant la méthode de S^ Alphonse de Liguori.
Un catéchiste Maori lit ensuite une prière, et après l'élévation
tous les assistants divisés en deux chœurs chantent quelque
hymne à la Sainte Vierge jusqu'à la bénédiction, et le tout se
termine par Y Angelus Domiai et le Suh tuum. Vers trois heures
après midi viennent les vêpres, où se chantent alternativement les
psaumes, l'hymne, le rnagvìjìcat et l'antienne finale, traduite en
Maoro, selon le catéchisme, que j'ai ci-dessus cité. Après cela
se donne une instruction, qui pourrait être suivie de la bénédic-
— 309 —
tioîi du Tiè<-Saiiit Sacrement, si Mgr Pompallier ne s'était pas
contenté dVnvoyer à Parakau uniquement ce qu'il faut pour dire
une messe basse. Enfin, quand les Maori partent le lundi
matin, au lieu de partir le dimanche soir, la veille au soir, on
récite en commun, au son de la cloche, les prières du soir et on
fait le catéchisme; puis, le lendemain, on ne laisse partir les
Maori, qu'après qu'ils ont entendu la messe et récité leurs prières.
Tels sont les usages que j'ai trouvés établis à Purakau par
nos chers confrères pour faire sanctifier les jours de fête aux
Maori convertis. Déjà l'on en voit s'approcher du Sacrement de
la Pénitence, et chaque dimanche il y a même des commu-
nions. Mais les préjugés que la corruption des ministres protes-
tants a inspirés aux Maori contre la confession auriculaire en
portent quelques-nns à se plaindre des prêtres de Purakau, aux-
quels ils reprochent de terminer tous leurs sermons par cette sen-
tence : // Pour se sauver il faut se confesser ^ il faut se confesser, n
Tout ce que je viens de dire ne peut, certes, point s'appli-
quer à la baie des iles; car on n'y trouve que deux femmes
et une Kainga, où il n'y a d'autre religion que celle de faire le
mal. On y compte bien une trentaine de maisons d'Européens,
mais seulement deux familles catholiques, et ce ne sont point les
protestants qui voudraient s'attacher aux missionnaires catholi-
ques, après avoir abandonné kur propre ministre, et l'avoir forcé
à se retirer pour éviter les dépenses de son entretien. Les AYes-
leyens n'y ont point d'église, mais bien un ministre, qui
exerce la profession de médecin et de marchand. Ceux qui
traitent avec lui, il les dupe, et ceux qu'il mèdicamente, il les
envoie dans l'autre monde. Les hommes sont absorbés par le
commerce, et les femmes demandent de honteux gains à la pros-
titution. Aussi le P. Nivard, en relevant cette station, m'écri-
vait-il à Purakau : // Je n'ai point plus de sept personnes à
la messe, et si je leur prêche, elles en semblent fâchées. Je
pense que la baie est le lieu du désespoir. // Moi aussi, dans le
cours du mois que j'ai passé là , j'ai entendu un homme,
qu'on regardait comme bon catholique, me dire : // Si vous
voulez que les gens de la baie viennent vous écouter, montrez
de bel argent, et faites de l'église un sérail, et tout Je monde
accourra près de vous. //
Après mon arrivée à Purakau, la première visite que je reçus
— 310 —
fut celle du chef des Motuti, qui vint me saluer avec toute
sa tribu et m'apporta de gros concombres et des melons. A
peine l'eus-je vu, qu'il me sembla reconnaître en lui un de ces
Maures qui soutiennent le grand monument érigé à la porte
du côté gauche de Téglise des Prari à Vem'se, ou bien un
de ces Ercelades peints par Jules Eomain, si je ne me trompe,
au palais du Te à Mantoue ; tant il était gigantesque, corpu-
lent, noir, d'un aspect hideux, avec son visage tout tatoué,
et poursuivi, semblait-il, comme Caïn, par la colère de Dieu.
Je demandai quel était ce personnage, et il me fut répondu
que c'était le fameux Hohane Papita (Jean Baptiste). On le
surnomme le fameux parce qu'étant veuf, il a épousé une
veuve et ses deux filles, avec lesquelles il vit déjà depuis
longtemps, et qui lui ont donné toutes deux des enfants. De
plus, il est fameux, parce qu'il n'y a jamais eu personne qui
ait réussi à le séparer d'elles. Je demandai alors s'il était
catholique? Oui, me répondit-on, et même très-fervent catholi-
que; car il vient à Purakau à toutes les fêtes, il sait très-
bien le catéchisme, il l'enseigne dans sa Kainga , et il ne
manque jamais de réciter les prières du soir et du matin en
commun avec sa famille.
Nos chers confrères avaient fait et faisaient encore les plus
grands efforts pour l'amener à une séparation; mais il répondait
toujours : // S'il est juste que j'aille en enfer à cause de mes
femmes, eh bien! j'y irai, mais je ne veux point les quitter! «
A la fin le P. Etienne de Bergamo parvint à décider la plus
jeune à fuir et à se retirer près de l'évêque à Auckland.
Toutes les mesures étaient prises; malheureusement, elle révéla
son projet à sa mère, et celle-ci au mari. Il en résulta que le
dimanche suivant Hohane Papita fit prendre à sa troisième
femme (la plus jeune) ses plus beaux habits et la conduisit
à Purakau pour voir le P. Etienne. Celui-ci, au sermon des
vêpres, fit une allusion éloignée à ce sujet, et Hohane Papita,
qui avait la conscience de ses actes, comprit bien le sens de
chacune des paroles du prédicateur. Ketourné à sa Kainga, il
cessa de prier, de travailler, et ne fit plus que pleurer. Cinq jours
après il écrivit au P. Etienne qu'il reconnaissait qu'il faisait mal
en gardant trois femmes et qu'il se sentait obligé de les aban-
donner; mais celle dont l'on voulait le séparer était, disait-il,
^ 311 —
précisément celle qu'il aimait le plus : // permettez-moi donc,
ajoutait-il, de garder celle-là, et de quitter les deux autres. De
cette manière, avec le secours de la grâce divine, je me décide-
rais à ce parti; autrement je me soumettrais volontiers aux décrets
de la justice divine et je me résignerais à ma damnation, pourvu
qu'en enfer je puisse encore posséder mes trois femmes. //
A cette lettre le P. Etienne répondit qu'il n'avait ni ne pou-
vait avoir le pouvoir de lui permettre de garder la dernière de
ses femmes, parce que sa véritable épouse était la première, c'est-
à-dire la mère des deux autres; que par conséquent, s'il voulait
se sauver, il devait s'attacher à celle-là et quitter les deux autres;
qu'en attendant, il devait se remettre et continuer à prier, et
que Dieu, dans l'abondance de sa miséricorde, lui donnerait la
force de prendre la résolution dont il avouait la nécessité. Lors
de mon départ de Pnrakau, on ne connaissait point encore le
résultat de cette né^'ociation.
o
Le frère de Hohane Papi ta (il s'appelait Warailco ou François)
avait aussi deux femmes, et quand la première mourut, il vivait
avec la seconde, non dans les liens du mariage, mais en simple
concubinage. C'était une vieille femme, non encore baptisée, qui
nous avait logés à Waimate. Elle désirait recevoir le baptême et
Waraiko ne le désirait pas moins. Le P. Etienne lui demanda si
elle était véritablement sa femme et s'il voulait contracter avec
elle un lien indissoluble. Waraiko répondit que non. Le mission-
naire lui demanda alors s'il voulait la quitter pour toujours, et
n'obtint encore qu'une réponse négative. En conséquence, la
vieille Maori , persistant dans son état de concubinage, ne fut
point baptisée.
Il va s'agir maintenant de la fille de Waraiko. Elle était la
femme légitime du Maori qui m'avait accompagné de la Baie des
îles jusqu'au fleuve Wahioliu. Quand après trois années d'ab-
sence il retourna près d'elle en lui apportant de nouveaux vête-
ments, elle avait déjà changé trois fois de mari, et un premier
dimanche de carême elle se rendait à Purakau dans le dessein
d'en épouser solennellement un quatrième. Mais la malheureuse
ne trouva aucun homme disposé a seconder sa passion.
On voit fréquemment chez les Maori une femme abandonner
son véritable mari pour s'unir à un second. Les hommes aussi
passent tiès-aisément d'une femme à une autre, et c'est là ton-
— 31-2 —
jours une cause de p:ucri*e cutr'eux. ^fais personne n'en peut avoir
plus cVune ii la fois, à rexceptioi\ des chefs de tribu, qui, selon
les lois du pays, peuvent avoir deux femmes, comme ils en ont
en efTet. C'est lu une des plus grandes difficultés que rencontre
le missionnaire catholique, quand il doit administrer le baptême
aux Maori et bénir leurs mariages. Souvent il arrive qu'on a
recueilli les renseignements et les pièces nécessaires, dans la
persuasion qu'il n'y a plus aucun empêchement qui s'oppose
à ce qu'on confère ces sacrements, et au moment où Ton se
dispose à verser l'eau sur la tête du catéchumène, mille obstacles
surgissent. Ainsi, pour citer un fait récent, le P. François de
Cotignola, a3-ant disposé et préparé un certain Rangatire de la
tribu des Otapiri à recevoir solennellement le baptême un jour
de dimanche, à la Baie des îles, il apprit, au moment où il allait
commencer la messe, que le chef de cette tribu avait deux fem-
mes, et Cju'après avoir abandonné la première (la mère), il vivait
avec la seconde (la fille). En conséquence, le baptême de ce
Rangatire ne put point avoir lieu.
Mais avant de quitter Purakau, je veux vous dire comment je
m'y trouvais. Très-bien, à vrai dire; car les pêches, les melons,
les concombres et les ognons ne me manquaient pas. Dans la
Nouvelle Zelande les pêchers commencent à donner des fruits en
janvier et durent jusqu'à la fin d'avril. Il y a de deux espèces de
pêches, de précoces et de tardives, et toutes ont une saveur
exquise. Où qu'on aille, et surtout le long des fleuves et dans
les plaines, on ne voit que des pêchers qui ploient sous le poids
de leurs fruits. On trouve aussi en masse des concombres et des
melons, tous beaux et gros, mais non également bons : leur
qualité dépend du terrain. On ne manquait donc jamais à
Purakau, non plus que dans toute la Nouvelle Zelande, de fruits
de cette espèce, à tel point que pour un peu de tabac ou pour
un Schelling les Maori en donnent autant qu'on en veut.
Quelquefois ils nous apportaient aussi un panier de patates;
mais en cela ils se montrent plus parcimonieux, car les patates
sont leur nourriture favorite, et l'on dirait que, quand elles leur
manquent, ils vont perdre la vie. D'autres fois ils nous offraient
aussi une sorte de concombres ou de patates douces, d'une
forme allongée comme les raves. Quand elles sont fraîches, cuites
à l'eau, elles sont excellentes, quoique peu nutritives. Mais il
— 313 —
ne faut point les manger trop vite; sinon elles font paver très-
cher le plaisir qu'elles donnent, par le mal qu'elles causent. Les
Maori eu plantent beaucoup, mais ils ne les estiment pas autant
que les patates ordinaires, car ils peuvent vendre celles-ci ou les
conserver pour riviver, et non celles-là; en effet, au bout de
trois mois, elle se couvrent de taches, noircissent et ne sont
plus bonnes.
Il m'est encore arrivé souvent de ne manger que du poisson,
que nous prenions précisément en face de notre demeure, quand
la marée montait ou quand elle descendait. Un heureux hasard
voulut que, dès mon arrivée à Purakau, le P. Joseph de Mus-
ciano commença à prendre une espèce de poisson si tendre et si
délicat, que je n'en ai jamais mangé de meilleur. Il connaissait
bien les jours dépêche et les endroits où les poissons passaient;
aussi arrivait-il rarement qu'il profitât de la marée sans en reve-
nir avec une brochette chargée de poissons.
Mais ne dois-je point vous parler de notre genre de pêche? La
Nouvelle Zelande a un très- grand nombre de poissons, dont les
meilleures espèces sont la Paticha et le Tamuré. Quand la mer
est tranquille et le ciel serein, c'est un spectacle curieux et char-
mant de voir ces poissons guerroyer entre eux. Ils se poursuivent
sous l'eau; ceux qui sont poursuivis s'élancent au-dehors à la
hauteur d'un homme, s'y replongent, en sortent de nouveau, et
recommencent ce jeu jusqu'à six ou sept reprises sans interrup-
tion. Quelquefois ils font un bruit tel que celui qui n'en connaî-
trait pas la cause croirait, surtout la nuit, qu'une troupe de
gamins s'amuse à se battre dans la mer. Les poissons qui sau-
tillent ainsi sont longs et minces, ils ne se prennent pas à
l'hameçon, parce qu'ils ont la bouche extrêmement petite, mais
on les attrape facilement au filet. Quand les Maori veulent en
pêcher, ils vont pendant le jour dans la mer, sur des points où
l'eau ne s'élève qu'à hauteur d'homme, tendent leur filet qui
forme un cercle parfait, puis se mettent à battre l'eau avec une
longue perche. Les poissons qui se trouvent dans le cercle,
effrayés en voyant cette perche et en en sentant les coups,
essaient de fuir et ne font que s'engager le cou dans les mailles
du filet, comme en Italie les ai-ives au mois d'octobre.
Le Tamuré, poisson assez court et plus gros en hauteur qu'en
longueur, aux écailles brillantes comme l'or et l'argent, se prend
29
— 31-1 —
tant à riiamcçon qu^iu moyen de barrages faits avec un filet et
des broussailles, surtout en pleine lune, quand la marée monte
et se répand. Ce poisson est très-bon, et la tête surtout en est si
délicate que dans les repas elle est réservée au maître de la maison.
La pêclie des Paticlias est encore plus singulière. Ce poisson
est une des meilleures espèces; quelques Européens Tappellent
])oisson noir, parce qu'il a le dos noir; d'autres poisson plat,
l)arce qu'il est écrasé et a la forme d'une main. 11 aime beaucoup
la lumière, de sorte que, quand il voit une flamme, il s'y jette
comme fasciné. 11 suit la marée, rasant toujours la terre sans
jamais s'élever; aussi, quand les Maori veulent pêcher ce pois-
son, choisissent-ils les soirées où il n'y a point de clair de lune,
où le ciel est couvert et la mer tranquille. Alors ils préparent un
ou deux faisceaux de baguettes sèches (de iitri ou de kaikatoa),
ils les relient avec un nœud à l'un des bouts et une broche à
l'autre, et allumant ce faisceau de titri, ils descendent dans la
mer là où l'eau ne leur dépasse point le genou et se mettent à
marcher lentement. Les Paiickas accourent du côté du flambeau
et se laissent fasciner par son éclat ; alors pour les prendre, le
]\Iaori n'a besoin que de les percer de part en part avec la broche
qu'il porte et de les enfiler. En certaines soirées, un quart d'heure
suffit pour en prendre une dizaine de brochettes.
Je vous donne ces détails, mon bon Père, non qu'ils méritent
une mention particulière, mais afin de vous montrer que je par-
viens en certains moments à secouer la noire mélancolie qu'une
afi'reuse solitude inspire naturellement à toute personne accoutu-
mée aux avantages de la vie sociale, en fixant mon attention sur
les ingénieux moyens que Fhomme a su inventer pour se procu-
rer, même du sein de la mer, les aliments nécessaires, quand il
ne peut point les demander aux entrailles de la terre. Tous ces
détails, je les ai connus à Purakau, où j'ai séjourné du 11 février
1862 jusqu'au commencement du mois de mai suivant, et où
j'allais quelquefois m'asseoir sur l'un de ces rochers que les
vagues furieuses ont découverts en dévorant la terre, pour contem-
pler de là le vaste lit ou la grève de ce grand fleuve qu'on pour-
rait appeler un bras de mer, et qui est aux naturels du Hokianga
ce que sont aux Romains le mont Pincio de Piome, aux Florentins
les Cascine^ de Plorence, et aux Parisiens les Champs Elisées.
^) Les fromageries, nom dune promenade publique [yole du traducteur).
— 315 —
Après que j^eus célébré la fête de Pâques avec nos confrères,
je jugeai utile d^ aller visiter Mongoani et AYangaroa, anciennes
stations des Pères !Maristes surla côte orientale, et ]'j conduisis
avec moi le Père Prançois de Cotignola, me proposant de le
laisser en Tune de ces stations, puis de m'en retourner à la
Baie des îles, et de la Baie à Auckland* Nous prîmes donc une
barque et nous nous dirigeâmes le 1^^ mai de Purakau vers Wan-
garoa. Quand nous fûmes près d'entrer dans le fleuve Wahioliu,
un coup de vent nous emporta nos voiles, et ce fut par miracle
que nous ne chavirâmes point, comme Tavait fait le P. Etienne
de Bergame sur ce même fleuve dans le bras dit Waima. Sans
nous effrayer de cet accident, nous continuâmes à avancer; mais
quand nous arrivâmes à un certain endroit, un européen ca-
tholique appelé Marmon, vieillard cassé qui vivait dejmis trente-
trois ans solitaire sur les bords de ce fleuve, occupé à garder
les vaches et les porcs, nous conseilla de ne point suivre cette
route, de peur de nous exposer au dan^ç^er de rester à mi-chemin.
Nous connaissions bien cet homme; car il était venu à Purakau
pour faire ses Pâques, et nous avait fait présent d'une vache
et d'un jeune taureau. Nous savions qu'il était bon et incapable
de nous tromper. Suivant donc son conseil, nous rebroussâmes
chemin et nous entrâmes dans un autre bras du fleuve qui con-
duit à Mangamuka, pour aller de là, par les bois, à Mongonui.
Mais quand nous fûmes à Pikiparia, un vieux néophyte, tout nu,
qui n'avait que la peau et les os, nous assura que de ce côté
aussi nous rencontrerions de grands Waijiule ou fleuves qu'il ne
serait pas possible de passer à cause des grandes pluies qui
étaient tombées. Alors nous retournâmes à Purakau, et le
% mai au matin nous entrâmes dans le fleuve Waima, afin
de c^ao-ner directement la Baie, et de là les stations susdites.
oc >
Après deux heures de navigation, nous entendîmes le bruit du
combat de AYirinakai , où les Maori de cette tribu disputaient
un morceau de terrain à ceux de AYoiholio. L'un des hommes
qui guidaient la barque se mit à pleurer sur la folie de ses frères;
à mi-chemin nous eûmes une pluie torrentielle, et à deux heures
après midi nous étions à Taikehe, où le Vaima cesse d'être na-
vigable, excepté par la haute marée.
Cette tribu est toute Wesleyenne, et son Baugatira ou roi
est resté vice-ministre (religieux) après le départ de ce Loury
— 310 —
dont j'ai déjà parlé. A Taikelie nous devions nous procurer
un homme qui nous accompapuât et un cheval qui transportât
notre modeste bagage. Mais le capital dont nous pouvions dis-
poser n'était que de deux livres sterlings et demie. Quand
nous débattîmes le marché, les Maori, en apprenant que nous
n'étions possesseurs que d'une si faible somme, nous firent
d'abord accroire qu'ils n'avaient point de guide, parce que tous
les hommes étaient allés à la guerre; puis, qu'ils n'avaient
point de chevaux; enfin vers le soir nous convînmes de leur
payer ce prix le lendemain matin. En attendant, le Rangatira
nous accueillit dans sa Kainga et nous off'rit des patates et une
tasse de thé. Mais quand le 3 mai au matin nous voulûmes
])artir, personne ne voulait plus venir avec nous, sinon au prix
de quatre livres sterlings. Nous eûmes recours aux prières,
aux supplications; tout fut inutile, il fut impossible de fléchir
ces esprits doublement opiniâtres, d'abord par eux-mêmes,
puis sous l'influence de l'hérésie. Alors nous adressâmes aux
Maori quelques paroles peut-être un peu trop sévères, et ils
nous laissèrent en deçà du fleuve, refusant positivement de
nous conduire à l'autre rive. Nous dûmes nous résigner à cette
situation, en disant : // Dieu y pourvoira. // Le bâtiment qui va
du Hokianga à Auckland, et qui était venu prendre les eff'ets
du ministre AYesleyen Loury, se trouvait à deux milles de dis-
tance. Le capitaine, bien qu'il n'eût aucune religion, était
attaché aux Franciscains de Purakau. Nous résolûmes donc de
marcher le long des bords du fleuve jusqu'à ce bâtiment, afin
d'effectuer notre retour à Purakau. Mais voilà que, avant d'avoir
fait un quart de mille, nous rencontrons une Kainga de Maori
qui étaient sur le point de dîner. Nous demandons à leur par-
ler. // Eutrez! /' nous répondent-ils. Bénis soient ces Maori!
que Dieu leur accorde la grâce de connaître et d'embrasser la
vraie foi! Ils nous étendent aussitôt une belle natte, et nous
offrent des patates, un gros épi de maïs bouilli et une jatte
de lait. Quand nous les vîmes si hospitaliers, nous leur deman-
dâmes ce qu'ils voulaient pour nous conduire à Purakau. // Six
schellings; // dirent-ils. Ils étaient trop raisonnables pour que
nous ne leur demandassions point s'ils consentiraient à aller
plutôt à la Baie des îles, ajoutant qu'en ce cas nous leur don-
nerions à chacun 15 schellings; ils v consentirent volontiers.
— 817 —
et nous partîmes immédiatement, de peur qu'ils ne cliangeassent
d'avis, ou que quelque Maori de la Kainga voisine ne passât
par là et ne les corrompit.
iS'ous nous mîmes en route vers 10 heures du matin, et
nous marchâmes jusqu'à 8 heures du soir. Le chemin était
celui que j'avais suivi l'année précédente, et quoiqu'il ne fût
point des plus mauvais, les pluies en avaient fait un véritabh^
bourbier. Peu de temps après notre départ, nous rencontrâmes
à cheval le prêtre Goranel et le P. Xivard qui allaient à Purakau,
pour voir s'il y avait moyen d'améliorer l'état de cette station,
et qui échouèrent malheureusement dans leur tentative. Ils nous
cédèrent leur cheval, qu'ils s'étaient procuré dans la tribu la
plus voisine et sur lequel nous trottâmes jusqu'à S heures;
puis nous continuâmes notre route à pied, toujours embourbés
jusqu'au cou. Ts'ous passâmes la nuit dans un bois, où nos
Maori allumèrent du feu et cuirent des patates. Mais nous étions
si fatigués que nous nous enveloppâmes aussitôt d'une couver-
ture et essayâmes de dormir. Malheureusement l'humidité du
sol sur lequel nous étions couchés nous empêcha de fermer les
yeux.
Le lendemain matin, nous nous remîmes en marche dès cinq
heures, et nous ne nous reposâmes que deux fois, la première
pour manger une bouchée de pain que nous avions apporté de
Purakau, la seconde pour cuire quelques patates qu'avaient nos
Maori. Vers quatre heures après midi nous arrivions aux bords
de la Baie, et nous y prîmes une tasse de thé avec du pain et une
conserve de pêches qu'un bon protestant, fort poli et fort cha-
ritable, nous offrit gracieusement. 11 nous prêta ensuite sa barque,
que conduisirent nos Maori et sur laquelle nous traversâmes la
Baie. A 10 heures du soir nous prenions terre à la porte de la
nouvelle maison en bois que nous avait construite Mgr Pompaîlier,
et où le Pr. Sante de Poggio n'avait à nous ofPrir qu'un peu d(:
patates.
Ici se termine ce petit fragment d'histoire relatif à ma yìsìUì
à Purakau. Au moment où je vous écris, je me trouve à Auc-
kland, avec le P. Dominique de Castignano et le P. !Xivard de
Penestrelle. Nous avons ici une résidence et une paroisse dans
un faubourg de la ville au sud, appelé Parnell. L'église, cons-
truite en bois et bénie depuis que nous sommes dans la Xou-
29.
— 31S —
velle-Zélande, peut contenir plus de deux cents personnes. Les
offices du dimanche consistent en trois messes, deux sermons,
le cliant des vêpres, suivies de la Bénédiction du Très-Saint Sa-
crement, et le catéchisme aux enfants. Nous avons à soigner
Thôpital, les prisons et une maison d'aliénés; nous y allons tous
les dimanches prêcher et réciter les prières. Notre égUse est
également fréquentée par les protestants et par les catholiques.
Tous ceux confiés à nos soins se sont approchés des sacrements
à Pâques, sauf, croyons-nous, deux ou trois. A la dernière fête
de Noël nous avons eu la première communion des enfants, et
le jour de l'Epiphanie la confirmation. Nous travaillons à im-
planter ici notre ordre, et nous ne tarderons pas à y établir le
Tiers-Ordre. Les parents nous donnent avec plaisir leurs enfants
non-seulement pour que nous les instruisions, mais encore pour
que nous les dirigions dans les voies de la piété, et malgré
notre indignité, nous sommes très-bien vus et même aimés dans
toute la ville aussi bien que dans notre paroisse. Les catholiques
sont peu nombreux et pauvres. Ils voudraient nous aider, mais
ils ne le peuvent réellement pas. Nous espérons cependant obte-
nir quelques secours de l'Œuvre de la Propagation de la foi en
faveur de notre ordre. Le P. Prançois se trouve à la Baie des
îles avec le Pr. Saute, et est chargé de toute la côte orientale.
Le P. Etienne et le P. Joseph sont dans le Ilokianga avec les
deux Prères Prançois et Isidore. Ils ont la charge de toute la
côte occidentale. Nous tâchons d'avoir une bonne école pour les
Européens à Parnell, et une autre pour les Maori dans le Ho-
kianga; mais jusqu'ici le manque de ressources nous a empêchés
d'exécuter notre dessein. Nous espérons toutefois réussir, dès
que l'Œuvre de la Propagation de la foi viendra à notre aide,
comme nous l'avons déjà demandé à ses Directeurs dans une
supplique signée et apostillée par Mgr Pompallier, évêque
d'Auckland, que nous leur avons adressée dans le courant de
l'été de 1862.
Maintenant, Mon bon Père, il faut que je vous dise un affec-
tueux adieu. Yos lecteurs sont priés de recommander à Dieu tous
les Franciscains de la Nouvelle-Zélande.
Je reste , de votre paternité très-révérende,
Le très-humble et très-dévoué serviteur,
Pr. Octavien Ba« santi,
SujiérieîW des Franciscains dans la Nouvelle-Zélande.
— 319 —
II.
PALESTINE.
Lettì-e du P. Séraphin Milani, Ohservantm de la Province de
Toscane, nouveaih Custode de Terre- Sainte , au Bédacteur des
Annales, sur l'état des Missions Franciscaines en ces contrées.
Jérusalerii, 9.S juin 1863.
Mon cheu Père Marcellin,
J^aurais bien voulu vous envoyer une briève relation de mon
voyage de Eome à Alexandrie, ainsi que de la courte halte que
j'ai faite au Caire, de mon retour en cette ville et de mon
passage à Jaffa et à S<^ Jean de la montagne en allant à Jéru-
salem , car vraiment la Basse-Egypte m'aurait fourni amplement
de matière pour enrichir vos annales; mais tant que je ne serai
pas bien installé dans ma nouvelle demeure, je ne pourrai point
m'occuper, comme il convient, de semblables sujets. En vérité,
j'ai cru remarquer partout de tels changements politiques et
religieux qu'on en est tout surpris ; ainsi on me demandait
de toutes parts des missionnaires et des prêtres qui remplissent
le saint ministère, mais la besogne est si grande qu'il faut dire :
Messis (pndem wulta, operarvi autem paiici. Eh effet, on a ouvert
depuis peu des Missions à Port-Said, à Mansourah et à Damiette,
et les habitants de la deuxième de ces villes ne se contentent
pas d'avoir une mission et un instituteur italien, mais deman-
dent maintenant une école d'arabe, de français, de latin, un cours
de rhétorique , un cours de morale , et en outre des sœurs pour
prendre soin des jeunes filles. Je tâcherai de satisfaire à toutes
ces demandes; mais il faut ayant tout disposer un lieu où l'on
puisse établir ces diverses œuvres et trouver les moyens de sub-
sistance. La ville arabe de Tanta, station du chemin de fer
situé à mi-chemin d'Alexandrie au Caire, me demandait aussi
instamment un missionnaire; on y avait déjà préparé une maison
avec une chapelle pour y faire l'office et y administrer les saints
sacrements; j'y ai donc envoyé aussitôt un de nos prêtres, me
réservant de mieux organiser plus tard cette nouvelle mission.
De mêm.e on a ouvert depuis peu de temps un nouvel hos-
pice et une église assez grande à Cafrzajat, où s'est également
— 320 —
remili un do nos confrères, qui aurait (Icjù besoin (Vun col-
laborateur. Je ne vous dis rien de notre mission le long de
risthme de Suez, que je n'ai point encore pu visiter, ni de
la Palestine, ni de la Syrie, qui me sont encore également
inconnues; mais ce qui me parait iiéccssaire, c'est de prier Dieu
que iiùttat ojierarios in rineam suain, et de solliciter la charité
des fidèles de venir au secours de ces régions.
Je joins à la présente une copie de la lettre du P. Gordien du
Caire, notre confrère, sur son vo^-age dans le Delta d'Egypte
en compagnie de M'' le délégué apostolique; vous pourrez la
publier dans vos Annales, si vous croyez que cela puisse être
de quelque utilité.
En attendant, avec l'espoir de vous envoyer bientôt des nou-
velles plus longues et plus circonstanciées de toutes ces mis-
sions, je vous présente mes respects ainsi qu'à notre T. K. P.
Procureur Général Frediano Pardini, et je me redis
Yotre très-affectionné confrère,
P. Séeaphix Milani,
Custode de Terre-Sainte.
m.
EGYPTE.
Lettre du P. Valentin de Vernazza, Olservantin de la Pro-
vince de GéneSy au Reverendissime Père Custode de Terre
Sainte, sur la visite de quelfiues ]jarties de V Eyijjjte faite
par 2Igr le délégué ajiostolique ero ce pays.
Grand. Caire, 21 inai 1863.
PÈRE EÉVÉRENDISSIME,
J'espérais aller vous rendre mes devoirs à Alexandrie avant
votre départ pour Jérusalem; mais j'ai dû y renoncer, parce que
j'ai accompagné Mgr Yuicic, notre très-digne délégué et vicaire
apostolique, dans la visite pastorale qu'il a faite à Port-Saïd.
Maintenant je me console par la pensée que vous ne tarderez
pas longtemps à revenir en Egypte, afin de visiter les couvents
et les hospices soumis à Yotre Paternité Hévérendissime, et alors
— 321 —
je pourrai vous parler amplement des intérêts de notre mission
en ces contrées. En attendant, je crois utile de vous donner quel-
ques détails rapides sur le voyage que je viens de faire avec
Mgr le délégué apostolique.
Nous sommes partis du Caire pour Tanta, le 5 du courant. De
là, après une légère collation, nous avons continué notre voyage
pour Samanud, où Mgr le délégué a été reçu de la manière la
plus aimable par le P. Bernardin de Prattamaggiore, supérieur
de riiospice de Terre-Sainte à Mansourab, par Tagent consulaire
français et par d^autres personnages distingués, qui s'y étaient
exprès rendus à cheval de Mansourali. Quand nous nous fûmes
reposés un peu, on nous proposa de partir pour Mansourah, soit
à cbeval, soit sur une JDahbie^ par le Nil. Mgr eût certainement
préféré ce dernier moyen de transport; mais comme ce soir là il
soufflait un vent très-fort et contraire, qui ne nous eût permis
d'arriver que le lendemain à une heure avancée, nous nous déci-
dâmes à prendre des chevaux, et nous nous mîmes en route avec
ces messieurs, précédés d'un Cavas. A peu de distance de la
ville nous vîmes venir à ïiotre rencontre tous les agents consu-
laires avec douze Cavas, et presque tous les chrétiens qui y rési-
dent; ils nous accompagnèrent processionnellement jusqu'à notre
église, où Mgr fut reçu en grande pompe par nos religieux;
puis, après le chant du Te Deum , il exposa en peu de mots
l'objet de sa visite, et nous nous retirâmes dans l'hospice.
Le lendemain je reçus la visite de tous les agents consulaires
et des principaux personnages de la ville, qui ne se possédaient
plus de joie de voir pour la première fois le délégué apostolique;
de son côté, les remerciant, avec sa gaieté et son affabilité ordi-
naires, de cet acte de respect et de courtoisie, il les exhorta à
être bons, fermes et constants dans la foi.
Il fit ensuite annoncer que le dimanche 10, il conférerait le
sacrement de la confirmation à ceux qui ne l'avaient point encore
reçu; aussi ce jour là l'église (c'est un petit magasin irrégulier,
converti en église, ne contenant pas plus du vingtième des chré-
tiens de cette résidence) se remplit-elle de bonne heure à un tel
point qu'il fut nécessaire de placer des tentures sur le porche,
afin d'y garantir des rayons du soleil les assistants qu'attirait à la
cérémonie soit une vraie dévotion, soit la simple curiosité qui y
amena les Grecs, les Arméniens et les Cophtes schismatiques.
^) Sorte de barque égyptienne.
322
Tout se passa trùs-bicii, et Ton se sentait ému jusqu^aux larmes
en voyant plusieurs chrétiens, qui déjà touchaient à la quaran-
taine, recevoir le saint Chrême. Le soir même Mgr voulait partir
pour Damiette; nous nous embarquâmes sur une JDahhie, prépa-
rée à cette fin, avec le P. Supérieur de Mansourah et le Fr. Vin-
cent de Treja, qui se joignirent à nous, et nous abandonnant au
vent et au courant du Xil, nous nous dirigeâmes vers cette ville.
Malheureusement, deux heures après, de favorable le vent devint
tellement contraire, que nous ne pûmes arriver que le 12, à neuf
heures du matin. Quand nous eûmes pris terre, nous nous
rendîmes à l'hospice, et Mgr reçut également la visite des consuls
français, italien, autrichien, espagnol et anglais, et du Modir
(fonctionnaire égyptien). Le 13 il administra le sacrement de la
confirmation, et le soir nous partîmes pour Port-Saïd sur une
petite barque, avec laquelle nous abordâmes le jour de F Ascen-
sion à neuf heures du matin, après avoir déjà sanctifié cette fête,
malgré la houle de la mer, par la célébration de la sainte Messe.
Mgr reçut ensuite la visite de M. Delaroche, ingénieur en chef,
et d'autres hommes respectables appelés en ce lieu par l'infatiga-
ble M. de Lesseps, afin de terminer le percement si difficile et si
coûteux de l'isthme de Suez, œuvre qui fera un jour le bonheur
et la richesse des peuples d'Europe.
Le lendemain, 15 du courant, notre Père Président Erasme de
Sasso, mineur observantin, présenta les jeunes garçons, au nom-
bre de 14<, qui devaient être confirmés, et que Mgr voulut exami-
ner lui-même en français et en italien; les ayant trouvés suffi-
samment instruits, il leur conféra le sacrement qu'ils demandaient.
Maintenant, Père Reverendissime, je pourrais vous dire beau-
coup de choses de Port-Saïd; mais je m'en dispense pour
abréger et parce que le temps me manque, d'autant plus que le
T. R. Jacques Rado, qui a visité dernièrement ce pays, pourra
vous donner tous les détails désirables. J'ajoute toutefois que,
vers le soir de ce même jour, Mgr a administré le sacrement du
Baptême à deux enfants nés la veille , et le lendemain matin
nous reprimes la mer pour Damiette. Xous ne fûmes point
retardés en route par un vent contraire, de sorte qu'après seule-
ment 24? heures de navigation, nous abordâmes heureusement,
et le 18 nous nous remîmes en route pour Samanud sur un
vapeur de la C'^ de l'isthme que le consul de Trance fit mettre
à la disposition de Mgr. iVrrivés de cette manière à notre desti-.
— 323 —
nation, nous prîmes terre, et nous nous rendîmes chez un excel-
lent et zélé catholique nommé Xand, maltais d'origine, dans la
chapelle domestique duquel Mgr célébra la sainte Messe; nous
montâmes le même jour à neuf heures en chemin de fer, et
nous revîmes enfin Alexandrie , d'où je revins le lendemain
au Caire.
A^oilà, Père Eévérendissime, voilà tout ce que j'avais à vous
dire de mon voyage avec Mgr l'Excellentissime et Eévérendis-
sime délégué apostolique. Maintenant je salue Votre Paternité
Eévérendissime, et je la prie de bénir
son très'^humble et très-obéissant serviteur,
ÏR. Valentin Eezasco de A^ernazza,
Supérieur et curé de Terre-Sainte au Caire,
IV.
ALBA^^IE.
Lettre du P. Mariex Palmjìxuova, Ohservantin de la Pro-
vince de Fe?iise , au Père Eaphael de Poxtecchio, Pévé-
rendissinie général de V Ordre, lui annonçant la mort de Mgr
Urbain Bogdanovich, évéque d^Europus, administrateur de
r archidiocèse de Scojna,
Priserendi, ce 5 juillet 1863.
PÈRE Eévérendissime,
Ma lettre vous apportera une bien douloureuse nouvelle, en
vous apprenant la mort de notre bien aimé Père et Pasteur, Mgr
Urbain Bogdanovich, qui, muni de tous les secours de notre
sainte religion, est allé le % du courant recevoir dans le ciel la
récompense des travaux apostoliques auxquels il s'est livré pen-
dant plus de seize années dans l'administration de cet archidio-
cèse de Scopia. Oh! qui pourrait dépeindre le deuil de ses
enfants? Tous à cette triste nouvelle accoururent à sa demeure
et ne voulaient plus en sortir, afin de baiser et rebaisf r plus
longtemps ces pieds qui s'étaient tant fatigués pour leur salut.
Ma propre désolation n'est pas moindre; car j'ai perdu en lui
un vrai père, qui m'a constamment donné, en œuvres et en paro-
les, l'exemple de la vertu, de la sagesse, et d'une manière de
vivre véritablement chrétienne. Je voudrais, Eévérendissime
Père, vous parler ici du zèle infatigable avec lequel il s'est
consacré à répandre la foi catholique dans ces contrées, et du
bien inappréciable qu'il a fait à nos missions; mais ce serait.
— 321 —
même î\ n'en toucher que les po'iits principaux, le sujet (Vune
très-lougue lettre, ù laquelle ne me pern.et pas de songer la poi-
gnante douleur qui me serre le cœur. Qu'il vous suffise quant
à présent de savoir qu'il n'y a point de lieu où son nom ne
soit béni; pour trouver, au surplus des monuments de sa géné-
reuse charité, on n'a qu'à voir, ici à Priserendi, la maison
episcopale qu'il a bâtie, et le cimetière chrétien qu'il a fait
entourer de murs, malgré les Turcs qui le menacèrent, à cette
occasion, de mort, et dans le reste de l'archidiocèse , toutes les
églises qu'il a ou restaurées ou construites; on n'a ensuite qu'à
rappeler le souvenir des bienfaits par lesquels il a secouru une foule
de familles, surtout en prenant leur défense contre les vexations
des musulmans. Aussi les Grecs et les Turcs eux-mêmes recou-
raient-ils à lui pour obtenir justice des pachas, et presque tou-
jours ses réclamations étaient accueillies.
Assurément il ne pouvait être récompensé d'une si grande
vertu que dans le ciel, mais on lui en a rendu même ici-bas
un bien solennel témoignage, dans les obsèques qu'on a célé-
brées_ en sa mémoire. Xon-seulement tous les prêtres de cet
x\rchidiocèse accompagnaient le corps, mais on permit pour la
première fois au cortège de marcher processionnellement, la croix
arborée en avant, et suivi de tout le peuple un cierge en main
et avec les bannières des confréries existantes en cette ville;
le consul d'Autriche venait le dernier en uuiiorme, placé derrière
le cercueil. Quel spectacle touchant que celui de cette multitude,
qui, dans l'attitude la plus recueillie, priait pour le repos de
son Pasteur! Il était encore relevé par la présence d'une foule
immense de Grecs et de Turcs qui, eux aussi, versaient des
larmes à la vue du convoi funèbre. Les gendarmes musulmans
n'y manquaient pas non plus; ils avaient été envoyés par le
pacha pour accompagner la procession jusqu'à l'église, où, après
le chant d'une messe des morts solennelle, j\fgr Bogdanovich a
été inhumé près du marche-pied de l'autel.
Si votre Paternité Piévérendissime juge bon de faire publier
ces quelques détails dans les Annales des Glissions Franciscaines ,
j'en éprouverai une grande satisfaction, qui sera partagée par tout
cet archidiocèse. En attendant, veuillez me donner votre béné-
diction et me croire votre très-dévoué fils en J.-C.,
Fil. Maeien de Palma^uova,
Miss. AposL Min. Ohs.
Urbain Bogdanovich, de l'Ordre des mineurs observantins,
avait été nommé évêque d'Europus in jiaHihus et administra-
teur Apostolique de Scopia, le 30 septembre 1841.
TROISIEME PAETIE.
NOUVELLES DIVERSES CO>XErvXA;NT LES MISSIONS FIIAXCISCAIXES.
GOETON EN ANGLETERRE.
Nous lisons ce qui suit dans le Rosier de Marie, no du 27 juin 1S63 :
/' Le chanoine Benoit, secrétaire de Mgr l'évêque de Salford, a, le 31 mai,
posé la première pierre du couvent des llévérends Pères Franciscains
(Récollets de Belgique) à Gorton, près de Manchester.
ADELAIDE EN AUSTRALIE.
Nous sommes heureux d'apprendre à nos lecteurs que jusque dans cette
partie reculée de l'Australie il y a des Franciscains Irlandais, qui tra-
vaillent à y répandre les bienfaits du catholicisme. Il faut citer parmi
eux l'Illustrissime et Reverendissime Mgr Patrice Bonaventure Georghe-
gan, créé évêque d'Adélaïde le 15 avril 1859.
LE CAIRE EN EGYPTE.
Comme document d'une piété non conunuue , nous publions la lettre
suivante où la mère Abbesse des Franciscaines au Caire rend compte au
P. Raphaël de Pontecchio, Reverendissime général de l'Ordre, des résul-
tats qu'obtiennent ces religieuses, grâce au Seigneur, par l'enseignement
qu'elles donnent en cette ville aux jeunes filles soit chrétiennes, soit tur-
ques ou schismatiques. Cette lettre est ainsi conçue :
Le Caire, 27 mai 1863.
Reverendissime Père,
Je vous offre de très sincères remerciements de la belle vie de sainte
Claire, que vous avez eu la bonté de nous envoyer par l'intermédiaire
du Reverendissime nouveau custode de Terre- Sainte, ainsi que de la let-
tre flatteuse et de l'excellente instruction que vous avez bien voulu y
joindre; je les ai lues à toutes les autres religieuses, et elles vous ren-
dent avec moi mille actions de grâces.
Nous vous sommes trop reconnaissantes de la manière dont vous nous
avez recommandées au Reverendissime Père Custode, qui dans son ex-
trême charité est venu nous visiter et a célébré la sainte Messe dans
notre chapelle, où, quelque petite qu'elle soit, nous avons la consolation
de pouvoir adorer l'auguste Sacrement, et d'entendre tous les matins la
sainte Messe; nous vous sommes trop reconnaissantes, dis-je, pour que
nous oubliions jamais, vous pouvez en être sûr, Votre Paternité Révé-
30
— 32G —
rcndissiine, surtout dans la sainte Communion, et nous demandons pour
elle au Seigneur toutes les grâces que vous sollicitez par vos saints dé-
sirs, spécialement pour votre propre sanctification et pour la continuation
de votre santé, afin que vous puissiez toujours travailler aux progrès de
l'Ordre Franciscain et des pauvres Clarisscs ; car nous aussi, nous sommes
vos filles, nous aussi, nous faisons partie de cette belle mission Egyp-
tienne.
Quand vous aurez occasion de voir le Souverain Pontife, je vous prie
de vouloir bien demander la bénédiction apostolique pour moi et. toutes
les religieuses, pour les orphelines et les petites négresses, tant externes
que pensionnaires du monastère de St Joseph au nouveau Caire, ainsi
que pour le couvent de la Sainte Eamille au vieux Caire ; nous avons
déjà dans ces deux maisons plus de cent élèves, et il s'en présente tous
les jours de nouvelles; mais le local est trop petit.
Hier une dame turque d'environ cinquante ans est venue demander
H entrer chez nous pour être catéchisée et recevoir ensuite le baptême.
On entendit d'un autre côté une petite fille de près de six ans, qui fré-
quentait notre école depuis un an et qui était tombée gravement malade,
s'écrier, en baisant pieusement un chapelet et une croix que je lui avais
envoyés par notre catéchiste Tranciscain et par une religieuse que j'avais
chargés de la visiter : «Je suis chrétienne, oui, je suis chrétienne; «
et coimne sa mère et sa sœur étaient venues la voir, à peine les eut-
elle aperçues qu'elle leur dit : « Allez-vous en, allez-vous en, car vous
êtes turques, et moi je suis chrétienne ! » A ces mots elles se mirent à
pleurer : " Laissez- nous venir, répondirent- elles; car nous aussi nous
sommes chrétiennes, et nous voulons recevoir le baptême. «
En effet, depuis ce jour là çlles viennent aussi s'instruire dans notre
religion; leur maîtresse est la petite fille qui sait déjà son catéchisme en
arabe et en italien, et qui l'enseigne à sa mère et à sa sœur, 0 mon
Reverendissime Père, quel bien nous pourrions faire, si nous étions pour-
vues de ressources sufîisantes! Ah! faites-nous aider, nous vous en sup-
plions, par nos frères d'Europe ; de cette manière vous coopérerez au grand
bien qui se fait et qui se fera encore avec l'aide divine ; car par nous
mêmes nous ne pouvons rien. Eu terminant j'implore à vos pieds mille
bénédictions séraphiques pour moi et pour toutes mes fillos spirituelles.
De Votre Paternité Reverendissime,
La très-hamble et très-obéissante fille en J.-C,
Marie Catjieiune de Ste Rose de Viterbe,
Ah b esse.
— S'il —
LE JOURDAIN.
Quand je parvins à l'extrémité de la plaine à'El-hama, et que je vis
pour la première fois le lac de Tibériade et le Jourdain qui l'alimente,
je fus saisi par un tel sentiment de joie , de vénération et de douleur
que, cloué sur place par mes réflexions, il me fallut toutes les instances
de mon guide pour m'en arracher et me soustraire ainsi aux rayons
brûlants du soleil, qui en ces premières heures de l'après-midi y dardait à
plomb. Yoilà, me répétais- je en marchant, voilà les eaux du fleuve fa-
meux qui, en remontant vers sa source, ouvrit miraculeusement un pas-
sage à Israël, lorsque, venant d'Egypte, il entreprit la conquête de la
Terre Promise. Les montagnes bondirent comme le bélier et les colline-r
camme V agneau. C'est sur le miroir liquide de ce lac qu'on vit marcher
Celui que les anciens prophètes avaient vu marcher sur la croupe des
vents et sur les ailes des Chérubins. Mais si c'était alors pour déchaî-
ner des tempêtes vengeresses et pour épouvanter des nations coupables,
il a marché ensuite sur ces flots pour en calmer la fureur, pour con-
soler ses disciples , et pour leur apprendre à se confier en Celui-lù seul
dans lequel l'iiomme ne se confie jamais en vain. Yoilà ce Jourdain dont
les eaux guérissant, au temps d'Elisée, Naaman de la lèpre, figuraient
le grand sacrement, purificateur des âmes, que Jésus-Christ lui-même y
institua, quand sous la ressemblance du pécheur, il voulut être lavé par
le Précurseur. Heureux fleuve ! avec quel îrémissement de joie tu auras
baisé tes rives ombreuses, lorsqu'il t'a été donné de baigner les membres
immaculés du divin Agneau ! Mais si ce fut là le plus beau de tes titres
de gloire, hélas, c'en fut aussi le dernier ; car tu ne fus plus dès lors
le témoin de prodiges et de triomphes , mais seulement de défaites et
de mille excès d'oppression et de barbarie. Tes rives , empreintes des pas
du Sauveur dans les trois dernières années de sa vie , ont retenti des
applaudissements d'une foule admiratrice qui exaltait ses miracles , sa
sainteté et sa sagesse ; elles ont aussi entendu durant quelque tejups les
prières et les gémissements des anachorètes; depuis elles ont été plon-
gées à jamais dans la solitude, l'oubli et la désolation.
Essayant ici de parler de ce fleuve rendu si célèbre par l'Ecriture
Sainte, j'en décrirai d'abord le cours, puis la rive occidentale; je réserve-
rai l'autre pour en parler dans un second article, où je dirai quelques
mots de la Pérée.
Le Jourdain prend naissance près de Banias , l'ancienne Panéade, dans
une grotte qui s'ouvre au fond d'un ravin, à la distance d'un mille et
demi' de cette ville dans la direction N. E. On croit toutefois qu'il h
sa véritable source à 5 milles au S. E. dans le petit lac de Bircliet-
*) Il est ici question de railles géographiques.
— 328 —
el-Banì, h Phìcda des anciens, avec lequel la grotte de Banias serait en
communication souterraine ; et cela, à cause du récit de Josèplie qui dit
que, Philippe le Tétrarque ayant fait jeter de la paille dans le Phiala,
elle reparut à la surface de la source de Panéadc. Quoi qu'il en soit, le
petit ruisseau de Banias, après un trajet de deux milles et demi, en reçoit
un autre qui descend du nord et se jette à trois milles plus loin dans
le lac d'El-Hûlc, jadis appelé Samoconitide et eau de Merom. Ce lac peut
avoir trois milles de longueur, sur un de largeur; et outre le ruisseau
de Banias, qui lui vient du nord-est, il reçoit aussi du côté du nord
la rivière de Hasbeni, qui commence près de Hasbeia, an pied du grand
Ilermon. Du lac de Merom à celui de Genesaretli le Jourdain, qui a déjà
une eau assez abondante pour lui mériter le nom de vrai fleuve, mesure
environ dix milles ; la longueur de ce second lac (large de trois à quatre
milles), que la Bible appelle aussi mer de Galilée ou de Tibériade', est
é^-alement de dix milles et peut être de plus. De ce lac à la mer morte
le fleuve arrose encore un espace de soixante-dix milles, et ainsi son cours,
de sa source à son embouchure, est de près de cent milles géographi-
ques. Il reçoit dans sa dernière partie deux affluents venant de la Pérée;
ce sont : lo le Sclieriat-el-Mandur , appelé anciennement J^;-6»»«tì'^(? et Jarmoch,
mais non mentionné dans la Bible; 2o le Zerca, nommé dans la Bible
Jahoch, et séparant le territoire des Ammonites de celui des Amorrhéens.
Avant que la destruction et 4a stérilité, compagnes fatales des conquêtes
rûusulmanes, désolassent les collines fleuries de la Palestine, des vignes,
des oliviers, des forêts et de riches campagnes embellissaient les bords
du Jourdain; aujourd'hui ils sont si tristes que l'on serait presque tenté
de douter de la véracité des anciennes relations d'après lesquelles le pays
présentait une végétation si riche et si variée.
A commencer par la plaine de Jéricho, près de laquelle le Jourdain dis-
parait dans la mer, par cette plaine où mûrissaient autrefois les dattes
les plus savoureuses, réservées à la table des Césars, et où l'air était par-
fumé par des roses fameuses et par un baume encore plus fameux, on
n'y trouve plus maintenant qu'un désert de sable brûlant. Si l'on remonte
le courant du fleuve au-delà du passage de Betabara^, on n'y trouve qu'un
*) Les langues hébraïque et arabe n'ont qu'un même mot pour désigner les
grands lacs et la mer. « Lieu, lisons-nous dans la Genèse, appela mers les amas
d'eau. » De là le nom de mer morte, donné au lac Asphaltite.
2) Betahara signifie maison ou lieu de passage; on croit que c'est là que les
Hébreux passèrent la première fois le Jourdain, quand ils entrèrent en posses-
sion de la Palestine. Il parait qu'à une époque postérieure il y a existé un pont.
A Tendroit de la Vulgate qui porte ces mots : in lielhania, ui.i erut Joannes l ap-
iizans, on doit lire, suivant Origene, S' Jean Chrysostôme, et le« géographes
sacrés les plus autorisés, in Beihabara; car, en fait, on ne connaissait point
— 3:29 —
déssrt où l'eaa qui y maiiqae est amenée pur un ancien aqueduc doii4;
l'on voit à gauche les ruines solitaires. Si Ton continue à remonter ht
vallée dite El Gor, on ne trouve aucune trace d'êtres vivants, a nioins
qu'on ait le malheur de tomber entre les mains d'une horde barbare qui
dépouille le voyageur de tout ce qu'il a et même de ses vêtements. A
travers ces dunes et ces bancs de sables, où ne pousse plus un brin d'herbe,
la route parait si pénible et si triste, l'air devient si brûlant et si lourd,
qu'on ne se sent pas la moindre envie de gravir les hauteurs voisines
pour y chercher les vestiges de tant de lieux jnémorables dans l'histoiri'.
sainte, tels qu'yi/>e/ Mechula, patrie d'Elisée^ Hai, première conquête de
Josué après Jéricho^; Fasaelide, bâtie par Hérode d'Ascalon en l'honneur
d'un de ses frères; Tirsa, ancienne résidence des rois d'Israël; ^[ageddo,
dont le souvenir survit dans Uadi-el-Megeddd^, et enfin la petite Salini,
patrie de l'apôtre Simon, près de laquelle St Jean-Baptiste baptisait à
Ennon^
(D. P. A. B.)
DÉPART DE MISSIONNAIRES
EN JUILLET ET AOUT 1SG3.
Sont partis pour Jérusalem les frères lais Louis Contini, Observantin
de la Province de Toscane ; Louis de Troina, Observantin de la Province
de Valdemone en Sicile, et Antoine du détroit de Messine; — pour Con-
stantinople, le P. Bonnefoi d'Osimo, Observantin de la Province des Mar-
ches; — pour l'Albanie, le P. Josepli de Lucques, Obs. de la Custodie
de Lucques, et le frère lai Théodoric de San-Daniele, Obs. de la Pro-
vince de Venise.
d'autre Béthanie que celle qui était la patrie de Lazare, de 51artlie et de Marie,
et qui se trouvait, d'après lEvangile de S' Jean, voisine de Jérusalem à nue
distance d'environ quinze stades.
î) III du Livre des Rois, IV, 12-XIX, 16.
*) Josué, VIII, 9.
3) Des passages de la Bible, où il est question de Mageddo, il semble résulter
qu'il y avait deux villes de ce nom, l'une avant d'arriver au Gelboé, et loutre
dans la Basse-Galilée.
♦) S- Jean, m, 23.
30.
QUATRIÈME PAETIE.
HISTOIRE SUCCINCTE DES MISSIONS FRANCISCAINES
DANS LE PÉLOPONNÈSE DE 1690 A 17M,
ET DANS LES ILES IONIENNES, DE 1716 A 1797.
PÉLOPO^'NÈSE.
Quand les Vénitiens eurent conquis vers 1690 la Péninsule de la Morée
et quelques villes de l'Albanie , le Sénat Vénitien, voulant pourvoir aux
besoins spirituels de ce pays, s'adressa immédiatement au Provincial des
Observantins réformés de la province Vénitienne de St Antoine, et lui
demanda douze religieux, dont six devaient s'établir en Morée, et six à
Vallona, place forte de l'Albanie. Le provincial de ce temps- là, qui était
le P. Ange 'de Castelfranco, réunit à cet effet le définit oire, et les bons
Pères, loin de s'effrayer de la difficulté de l'entreprise, la tentèrent aussitôt
comme une œuvre qui devait tant contribuer à la gloire de Dieu, à la
propagation de son très- saint nom et à l'avantage des âmes. Ce fut alors
que circula dans la province une lettre pathétique par laquelle on appelait
à cette mission ceux qui se sentiraient poussés d'en haut à renoncer aux
douceurs de la solitude monastique pour entreprendre une œuvre aussi
laborieuse et ardue qu'agréable aux yeux du Seigneur.
Car, outre les difficultés extrêmes que présentaient à cette époque des
voyages si longs, il faut considérer qu'il s'agissait d'aller dans un pays
habité en majeure partie par des grecs schisniatiques, ennemis acharnés
du nom latin , pour n'y trouver ni église , ni maison , et que les mis-
sionnaires n'avaient poar tout bien que leur extrême pauvreté, comme
ou le voit par les lettres qu'ils écrivirent, et où ils disaient entre autres
choses qu'ils avaient été réduits jusqu'à exposer à la vénération publique
sur les autels les petits crucifix qu'ils portaient au cou ou qui tenaient
à leur chapelet. Toutefois, tout pénible que parût devoir être une pareille
mission, on vit un grand nombre de prêtres s'y offrir spontanément sous
l'impulsion d'un véritable zèle; parmi eux le P. Bérard d'Erbezzo ou de
Vérone mérite une mention spéciale, lui devant lequel s'ouvrait une bril-
lante carrière à parcourir, coimne professeur de théologie et prédicateur
déjà célèbre, et qui s'empressa néanmoins de renoncer à tout poui* voler
dans ces régions lointaines et y amener les âmes à la vraie foi. Les su-
périeurs, qui appréciaient ses talents, connaissaient son habileté dans le
maniement des affaires et savaient combien sa vie était exemplaire, le
placèrent à la tête de cette troupe de missionnaires, avec le titre de com-
— 331 —
Diissaire, en lui donnant comme compagnons pour la Morée le P. Jean de
Bassano, religieux très-savant en mécanique, habile compositeur de musique
sacrée et extrêmement zélé pour le salut des âmes, et les Pères François
d'Avio , Dominique de Varguaco et Michel Ange de Venise , outre le Fr.
Michel de Venise, en qualité d'infirmier. On désigna pour Vallona les
Pères Gilles de Valdagno, François Marie de Bassano, qui retourna peu
de temps après dans sa province, Pierre de Venise et Antoine d'Albano,
avec les frères lais Pacifique de Novale et Gaudens de Padoue.
Le départ de ces douze missionnaires eut lieu le 2 novembre 1690.
La cérémonie qui le précéda fut bien touchante : ils se rendirent dévote-
ment avant Vêpres dans notre église de St Bonaventure de Venise et
s'agenouillèrent au pied du maitre- Autel; d'où le Père Provincial, revêtu
du surplis et de l'étole, ayant appelé sur eux les grâces célestes par quelques
prières analogues à la circonstance, leur donna la bénédiction avec le
très- saint sacrement, et ainsi bénis, les courageux apôtres embrassèrent
en pleurant leurs confrères, émus eux-mêmes jusqu'aux larmes ; puis ils
partirent pour leur mission.
Après un voyage long et désastreux, durant lequel deux missionnaires,
savoir les Pères François d'Avio et Dominique de Vargnaco, succombèrent,
ayant à peine pu saluer de loin leur Terre Promise, les autres arrivèrent
enfin à leur destination. Le P. Gilles et ses compagnons se fixèrent à
Vallona, où, ainsi qu'à Vanina, forteresse également située en Albanie,
le P. Illuminé de Val-di-Sole , religieux de notre province de Venise,
attaché à l'armée qui avait pris ces places , en qualité de confesseur du
capitaine général Jérôme Cornaro, avait déjà établi notre réforme, en con-
vertissant à Vallona une belle mosquée en église consacrée à la Nativité
de la Très- Sainte- Vierge, et en dédiant une autre à Canina sous le
vocable des sacrés stigmates de notre Père Séraphique. Toutefois comme
ces deux forteresses furent peu de temps après démantelées pour des
raisons stratégiques, nos religieux se transportèrent en Morée, où le P.
Bérard avait déjà fixé sa résidence avec ses cinq compagnons. Le premier
hospice ouvert dans le Péloponnèse semble avoir été celui de Napoli de
Romanie, ville principale de la Péninsule. Mais il se passa peu de temps
avant qu'on leur accordât un local pour leur habitation; dès 1694, trois
ans après la fondation de la mission, on comptait eu Morée quatre hos-
pices : celui de l'Annonciation à Napoli de Romanie, celui de Notre Dame
du Carmel à Napoli de Malvasia, celui de St François à Navarin-le-Neuf
et l'hospice d'Arcadie. Les bons religieux qui dirigeaient ces établisse-
ments, loin de laisser se refroidir la ferveur de la discipline monastique,
par suite de leur petit nombre et de leur éloignement de leur Province ,
cherchaient, autant que le leur permettaient leurs forces et les exigences
du ministère apostolique auquel ils s'étaient consacrés, à pratiquer tous
— 33^ —
les exercices de piété et do mortification en usage dans les couvents régu-
liers de la Province. Rien de plus édifiant que la lettre par laquelle le
P. Bérard exposait l'état de cette mission, cinq mois seulement après son
départ de Venise, au ministre Provincial : « Nous avons, écrivait-il, bâti
riiospicc (de Malvasia), qui peut loger sept religieux; nous sommes bien
vus de tous, les Grecs eux-mêmes nous témoignent de la vénération et
nous aident de leurs aumônes ; nous avons du pain en abondance , ainsi
qu'un peu d'huile, et l'on va jusqu'à nous offrir des intentions de messes.
Nous récitons l'office entier en cliœur ; le soir nous chantons les Litanies
et les Vêpres aux jours de fête ; soir et matin nous faisons l'oraison
mentale, et trois fois par semaine nous nous donnons la discipline. Ainsi,
grâce à Dieu, nous pouvons observer la règle aussi bien que dans notre
Province. L'excellent gouverneur et tous les officiers de la place sont
très- satisfaits, parce qu'ils voient que nous ne nous occupons que de notre
église et du salut des âmes. C'est pourquoi, s'ils étaient fort relâchés
dans leurs mœurs avant notre arrivée, ils se sont soumis maintenant à
une très-bonne règle de conduite. Le P. Jean de JBassano déploie un
zèle infatigable, le P. Antoine Marie de Vérone remplit les fonctions
de curé et prend soin des âmes ; car il n'y a point ici d'autres curés.
J'espère donc que notre venue en ce pays a été déterminée par une dis-
position spéciale de la Providence (Lettre manuscrite du 23 avril 1C97). »
Tels étaient les sentiments de celui qui dirigeait cette mission séra-
phique naissante, et certes, le zèle dont brûlait le P. Bérard ne pouvait
se borner à des paroles. C'est lui qu'on voyait se livrer sans relâche à la
prédication dans toutes les classes de la population et en profitant de toutes
les occasions favorables, d'un côté pour garantir les catholiques des pièges
des schismatiques et pour les éloigner du vice, et de l'autre, pour éclairer
les schismatiques, en leur faisant comprendre la nécessité de se rattacher
au chef suprême de la chrétienté, qui est le Pontife Romain. C'est lui
qui s'efforçait de prévenir tous les périls, de soulager toutes les misères ;
on le trouvait dans les hôpitaux soignant avec une affection maternelle
les pauvres malades et leur traçant la voie du ciel; on le trouvait dans
les écoles fondées par nous et maintenues tant que dura la mission, en-
seignant aux enfants avec la patience la plus inaltérable les premiers
rudiments des lettres; on le trouvait aussi chez les grands traitant des
affaires importantes pour la prospérité du pays. Il était, en un mot,
l'âme de cette mission , et ses travaux furent couronnés de succès par le
Seigneur même ici-bas; car il eut la consolation de ramener beaucoup
d'hérétiques dans le sein de l'Eglise. Le Père Michel Ange de Venise, l'un
des compagnons les plus fervents du P. Bérard, ne brûlait pas d'un zèle
moins ardent pour l'honneur du divin maître. Arrivé au Péloponnèse en-
core tout jeune et ayant obtenu par dispense d'âge les pouvoirs néces-
— 333 —
sai res pour exercer le ministère sacré, il travailla si activement à con-
vaincre les scliismatiques de leurs erreurs qu'il et convertit un grand
nombre. Malheureusement ses forces trahirent son zèle et décrûrent sen-
siblement jusqu'à ce que le pieux missionnaire dut céder à la violence de
la maladie qui le mena au tombeau le 20 mai 1G9-1, dans sa trente -deuxième
année. On peut dire de lui en vérité : consummatus in brevi, explevit
tempora multa.
Revenons- en au P. Bérard à qui était confié le gouvernement de la nou-
velle mission. Considérant que si, par suite de la générosité des Vénitiens
et des besoins des peuples, les hospices se multipliaient, le nombre des
Missionnaires allait au contraire décroissant, parce que ce climat très-chaud
auquel ils n'étaient pas accoutumés , détruisit la santé de ceux qu'il ne tua
point , l'excellent religieux prit le parti le plus décisif à la vérité , mais en
même temps le plus chanceux; il se rendit dans sa Province afin d'y re-
cruter de nouveaux Missionnaires pour sa chère Mission du Péloponnèse.
Le dessein était digne de lui ; tout autre se serait effrayé à la seule pensée
de s'exposer de nouveau aux risques d'un voyage si long et si pénible, tout
autre que le P. Bérard, qui, arrivé heureusement à Venise, se mit avec un
zèle incroyable à cliercher autant de missionnaires qu'il put. Les relations
qui nous sont restées sur ces événements ne nous disent pas combien de
compagnons de son apostolat il emmena après cette seconde course ; nous
savons seulement qu'à sou retour en Grèce le voyage se fit au milieu de
mille difiicultés , tant parce qu'il eut lieu dans de grandes chaleurs de l'été,
que parce que le navire qui transportait les missionnaires était plein de
soldats. Aussi tous succombèrent- ils aux fatigues de la traversée : quatre
d'entre eux passèrent à une vie meilleure dans le court espace d'un mois ,
et notamment le zélé Père commissaire, qui, à peine arrivé, ferma les
yeux dans l'hospice de Navarin, le 16 juillet 1693. Il avait été précédé
dans la tombe , la veille et l'avant veille, par les Pères Fulgence d'Aviano
et Michel de Cittadella , et y fut bientôt suivi par le Père Paul de Gemona,
qui expira le 6 août. Ainsi ces trois heureux Missionnaires eurent à peine
posé le pied sur le théâtre de leur apostolat qu'ils obtinrent l'éternelle
récompense. Dieu se contentant de leurs saints désirs.
Quand la douloureuse nouvelle de la mort du P. Bérard d'Erbezzo et de
trois de ses compagnons parvint jusqu'à la province, le Très- Révérend
Provincial convoqua le Définitoire, et désigna comme commissaire le
P. Illmniné de Val di Sole susnommé, homme profondément versé dans les
sciences, doué d'éloquence et d'une grande habileté pour le gouvernement,
et, ce qui était plus important, très-zélé pour le bien des câmcs et pour la
Règle qu'il avait embrassée. Ce religieux, comme nous l'avons dit, se
trouvait à cette époque en Morée, où il avait été envoyé officiellement avec
la flotte vénitienne qui était à chaque instant aux prises avec les Turcs.
— 2>U —
Il avcait pour mission de mettre un frein à la lieence de la soldatesque en
temps de paix, et de subvenir, dans les eombats , aux besoins spirituels des
blessés et des moribonds ; les souvenirs qu'il a laissés nous le montrent non-
seulement exemplaire, charitable et grand zélateur du salut des âmes, mais
encore animé d'un esprit généreux et intrépide ; en effet on le vit plus d'une
fois à la tète de l'armée en face de l'ennemi, comme l'attestent les rapports
officiels, assistant tous les religieux tant séculiers que réguliers qui se
trouvaient en Morée , et prêchant sans cesse au milieu des camps; jamais
il ne s'épargnait quand il s'agissait du salut des soldats soit vénitiens soit
allemands. Parmi les missionnaires qui résidèrent dans cette Péninsule
le P. Illuminé, qui avait une assez grande connaissance de la langue
française et de la langue allemande, fut peut-être celui qui ramena dans
le sein de l'Eglise catholique un plus grand nombre d'hérétiques et de
schismatiques. Ce fut sous son gouvernement (de 1693 à 1699) que s'éta-
blit l'hospice de Corinthe, qui ne fut ensuite plus habité, à cause de sa
situation périlleuse en temps de guerre. L'hospice de Zante s'ouvrit sous
de plus heureux auspices; l'église qui en dépendait et qui fut annexée au
Lazaret nous fut léguée, en 1695, par Anastase Yignari, prêtre grec- uni,
qui l'avait bâtie à ses propres frais pour l'avantage des insulaires et
spécialement des étrangers du rite latin. Cet accroissement du nombre
des hospices fit naître le désir de fonder en ces contrées un noviciat où
l'on admettrait déjeunes indigènes. Ce projet sourit extrêmement à Marin
Michieli, procureur général du Levant, et à l'archevêque de Corfou,
Mgr Georges Emo, dont les lettres font beaucoup d'honneur à notre Ré-
forme. Mais il ne put être mis à exécution ni sous le gouvernement du
P. Illuminé, ni sous celui des Pères Joseph de Gallio, Lgolin de Rossano
et Etienne de Loreggia , ses successeurs, bien qu'on ait ouvert en ce temps
là les deux nouveaux hospices d'Argos près de Romanie et de Tine dans
l'archipel grec. C'est seulement en 1709, où le digne P. Ugolin de Ras-
sano était pour la seconde fois commissaire, qu'il fut possible d'ériger une
custodie en Morée , grâce à la vigilance et à la sollicitude pastorale du
P. Antoine de Passano, ministre Provincial. Le décret sortit du Sanctuaire
du Désert dans les lagunes de Venise, à la date du 3 mai 1709. La nou-
velle custodie comprenait cinq couvents et autant d'hospices. Ces couvents
étaient ceux de : lo St Antoine de Zante, siège du noviciat ; 2o St François
de Navarin-le-Neuf, lieu de la Profession; 3o La Très-Sainte Annoncia-
tion de Napoli de Romanie; lo Notre Dame du Carmel de Napoli de
Malvasia; 5o S. xVntoine de Castel-Nuovo en Dalmatie. Les hospices étaient :
lo celui d'Arcadie, 2o celui d'Argos (l'un et l'autre dans le Péloponnèse),
3o celui de Tine dans l'archipel grec, 4© celui de St Esprit à Cattaro,
5o celui de St Antoine à Perasto en Dalmatie. Le premier custode charge
du gouvernement fut le P. Lecteur Augustin de Yicence, homme savant.
— 335 ■—
prédicateur de grande réputation, poète alors très-goûté, qui publia plu-
sieurs ouvrages fort estimés cfe son temps. En cette circonstance la Pro-
vince montra encore par sa conduite combien elle aimait la nouvelle
Custodie et combien elle avait à cœur le bien des âmes; car elle s'em-
pressa d'envoyer à la mission une nouvelle troupe de missionnaires (pas
moins de 24), dont 11 prêtres, 1 clerc, 6 frères lais profès, et 10 tier-
tiaires. Les prêtres étaient, outre le P. Custode susnommé, Mathieu de
Vérone, Jean Chrysostome de Venise, Donat de Peltre, Fabien de G alliera,
Antoine Marie de Sustinente, Joseph de la Pollina, Maxime de Vulea-
monica, Bérard de Novata, de Vicence, Baptiste de G emona, et Louis de
Komano, nommé maître des novices ; ce dernier, étant tombé gravement
malade en route, retourna dans la Province. Le clerc s'appelait Baptiste
de Ceneda. Tous ces religieux s'embarquèrent pour Zante au mois de sep-
tembre de la même année, et quand il y fut heureusement arrivé, le Père
Custode en écrivit une première circulaire le 23 octobre 1709.
Comment les choses ont marché depuis ce temps là jusqu'en 1715, époque
où la Custodie fut entièrement détruite , si l'on y a admis un grand
nombre de jeunes gens du pays, et si d'autres religieux y ont été envoyés
de la Province, c'est ce qu'on ignore complètement ; car les decuments
qui nous l'auraient appris, et que l'on conservait au couvent de Komanie,
ont été irréparablement perdus au temps de la guerre ; nous savons seu-
lement qu'on a ouvert en 1613 l'hospice de sainte Justine à Corfou.
Malheureusement cette Custodie, à l'accroissement de laquelle notre
Province eut une si grande part, fut réduite aux dernières extrémités,
juste au moment où elle paraissait pouvoir se promettre un avenir plus
prospère. En effet, par le traité de Carlowitz, conclu au mois de jan-
vier, 1099, les Vénitiens étaient bien devenus les possesseurs légitimes
de toute la Morée, et la religion catholique y était de plus en plus flo-
rissante ; mais les Turcs ne pouvaient se résigner à une pareille perte,
et ils cherchèrent dès lors une occasion favorable pour les attaquer et
pour reprendre les conquêtes faites par le redoutable Morosini. La guerre
éclata en 1711. Le premier établissement qui tomba fut l'hospice de Tine,
dont les religieux eurent la vie sauve et se réfugièrent dans la Péninsule.
Un sort plus funeste était réservé à ceux de Romanie. Les troupes Otto-
manes parurent dès le 9 juillet dans les campagnes d'Argos, et les religieux
prenant précipitamment la fuite se retirèrent dans Romanie, place très-
forte, de la résistance et de la chute de laquelle dépendait le salut ou
la ruine de tout le Péloponnèse. Ce n'est point ici le lieu de décrire les
combats sanglants que se livrèrent les braves assiégés et les assiégeants ;
il suffit pour mon objet de dire que cette forteresse fut emportée d'assaut
par les Turcs. Bans ce terrible désastre deux de nos religieux (les Pères
Bernard de Zante et zVrchange de Tine) furent jnassacrés sur la place
— 336 —
d'armes avec rarchcvêquc Mgr Carlini (Dominicain). Les autres purent
se soustraire au carnage par la fuite, à l'exception du frère lai Gorgon de
Gordigiano, qui, réduit en esclavage, eut à souffrir les traitements les plus
odieux et mourut le 26 juin de l'année suivante. Cette épouvantable catas-
trophe arriva le 20 juillet 1714.
Dès ce moment la Custodie de la Morée se trouva tout à fait dissoute.
Dans le court laps de deux ans tous les hospices de la Péninsule étaient
perdus, les religieux étaient dispersés et s'étaient réfugiés qui à Corfou,
qui directement h Venise. Notre province compatissant à leur sort les
accueillit avec affection; elle prit comme siens les deux hospices de Corfou
et de Zante, ainsi que ceux de la Dalmatie, et y envoya, sous le titre
de commissaire, un supérieur qui résidait à Corfou. Le traité de Pas
sarowitz, conclu en 171S entre la B.cpublique et la Porte, vint ensuite
dissiper tout espoir de rétablir la Custodie dans ce malheureux pays.
ILES IONIENNES.
Quand le royaume du Péloponnèse fut retombé au pouvoir des Turcs et
que. la Custodie qu'on venait à peine d'y établir fut détruite, les deux
hospices des îles Ioniennes, savoir celui de Ste Justine de Corfou et
celui de St Antoine de Zante, restèrent, comme nous l'avons dit, incor-
porés à la province Yénitienne des Observantins réformés, ainsi que les
hospices de la Dalmatie. Bien qu'il ne nous soit parvenu que peu de détails
sur les hospices de Ste Justine et de St Antoine, ils sont, à mon avis, trop
intéressants pour être omis dans l'histoire des missions Pranciscaines.
En effet la ville de Corfou eut bientôt à expérimenter la bienfaisante
influence des fils de St François. Assiégée de près au mois d'août 171G
par l'armée Ottomane, que tant de victoires avaient rendue présomptueuse
et insolente, et ayant perdu malgré une résistance opiniâtre ses boule-
vards les plus importants , elle se trouvait réduite à un état tel qu'il
semblait inévitable qu'elle se rendit aux Turcs qui avaient déjà entre-
pris l'escalade de ses derniers retranchements. Dans un péril si imminent,
un fils de St François , après avoir mûri son dessein dans la prière et
l'avoir recommandé à Dieu, sort du couvent, respirant une ardeur plus
que martiale et portant le crucifix en main; comme un autre Jean de
Capistran, il se met d'une voix énergique et avec des paroles de feu à
exhorter les habitants consternés et les soldats en fuite à placer toute
leur confiance dans le Dieu des batailles et dans le saint évêque
Spiridion, protecteur de l'île; il leur rappelle qu'ils combattent pour la
religion, pour la patrie, pour leurs enfants, pour tout ce qu'ils avaient
au monde de plus cher et de plus précieux, et que la mort subie pour une
cause si noble et si sainte était glorieuse aux yeux des hommes et méri-
toire devant le Seigneur. C'était le P. Sigismond de Venise (premier corn-
— 337 —
missaire de ces îles) qui ayant réuni autour de lui par son éloquente
allocution quelques Esclavons et quelques Corcyriens, et se faisant leur
capitaine, courut aussitôt aux bastions de la cité, là où la mêlée était
la plus furieuse ; dressant quelques échelles prises à l'instant même dans
les églises, il s'élança le premier avec une héroïque résolution sur le
premier talus des bastions, et ses compagnons l'y suivirent. Enflammés
par ses paroles (car il ne cessa de prêcher du haut des bastions, armé
du crucifix, au milieu du feu le plus vif, tant que la victoire ne fut pas
assurée aux chrétiens) et secourus à temps par le maréchal Scholembourg,
qui, sorti de la ville à la tête de huit cents combattants, prit les Turcs
de flanc , ils ouvrirent un feu bien noui-ri sur l'ennemi placé au pied des
murs; les Turcs, ainsi attaqués de plusieurs côtés, ne purent résister au
choc des chrétiens; en moins d'une demi- heure ils furent contraints d'aban-
donner l'escarpe avec vingt drapeaux, en laissant deux mille morts sur
le lieu du combat et en prenant précipitamment la fuite. Cette victoire
signalée et si contraire à toutes les prévisions humaines fut remportée le
18 août 1716, et fut attribuée par tout le monde à une intervention
miraculeuse du ciel. En mémoire d'un si grand événement, on conserve
encore aujourd'hui avec vénération à Venise dans la cellule du P. Gar-
dien, et renfermé derrière une vitrine, le crucifix avec lequel le P. Si-
gismond encouragea les soldats et mit l'ennemi en déroute.
Depuis ce temps là jusqu'en 1797, où les républicains Français envahirent
les îles Ioniennes et nous en expulsèrent, les détails nous manquent; nous
savons seulement que nos religieux y tenaient des classes d'italien , de grec
et de latin, et que le plus souvent, sinon toujours, les nôtres occupaient
différentes chaires au séminaire de Corfou. Nous rappelons entre autres
avec respect les Pères Constantin et Illuminé de Venise, très-forts hel-
lénistes; le Père Adjuto (aussi de Venise), qui pendant un grand nombre
d'années enseigna dans ce séminaire le grec et l'hébreu; le Père Eusèbe
de Cittadella, qui y professa les Dogmes, et composa un poëme en vers
libres contre les erreurs de Photius; et enfin le Père Louis de Presina,
homme d'une sainte vie et mort en odeur de sainteté, qui en ces der-
niers temps fut le précepteur de plusieurs personnages et entre autres
de l'infortuné Jean Antoine Capo d'Istria, jadis maitre de la Grèce. Ce
dernier, bien que schismatique , s'en souvenait avec affection et recon-
naissance, et dans une belle lettre datée de Lubiana, où il assistait au
congrès en qualité de ministre du czar de Russie, il rappelait les années
heureuses pendant lesquelles il avait été Télève du P. Louis. Qu'on ajoute
à tous ces travaux les fatigues d'un ministère assidu au tribunal sacré de
la pénitence, le soin de l'hôpital, au moins à Zante, et la prédication par
laquelle nos religieux entretenaient chez ces peuples la vie de la foi et les
mettaient à même de découvrir les pièges et les ruses des schismatiques.
31
— 33K —
Aussi le sénat Vénitien manifesta-t-il plus d'une fois restimc qu'il pro-
fessait pour les Réformés, par suite du bien considérable qu'ils opéraient
dans ces îles; c'est ce qu'on vit parliculièrement en 1702, quand il offrit
à notre Province huit hospices qui avaient appartenu anciennement aux
Obscrvantins de la Province de Candie, puis aux Obscrvantins de St Jé-
rôme en Dalmatie. Toutefois notre Province fut forcée, faute de sujets,
à en accepter seulement deux , celui de Ste Mai-ie du ïenedo à Corfou
et celui de Ste Marie à Zante.
II.
Voyage (VAlep à Antioche, fait an mois d'août 1861 par le P. Perpétue
Damonte de Castel San-Pietro, mineur observantin^ , ex-professeur
(Je lamjue italienne au collège de Terre- Sainte, à Alep.
C'est le 4 août 1861 que finit la deuxième année scolaire en notre
collège internat de Terre- Sainte à Alep par une distribution solennelle des
couronnes et des prix aux élèves les plus recommandables par la vivacité
de leur esprit, par leur application et par leur conduite. On avait d'abord
joué deux pièces dramatiques, l'une en italien, c'était le Joseph reconnu
de Métastase , l'autre en français , c'était V Esther de Racine ; elles furent
débitées par les pensionnaires eux-mêmes devant une assenïblée nombreuse
') Voici la lettre que le P. Perpétue avait jointe à son manuscrit :
Turin, couvent de la Consolata, 10 juillet 1 863.
Tl\ÈS-Al. NIABLE P. MaRCELLIX ,
Voyant que vous accueillez dans vos si intéressantes Annales toutes les lettres
et tous les documents, anciens ou nouveaux, relatifs aux missionnaires de TOr-
dre des Franciscains, et que vous y insérez les voyages de nos missionnaires
qui ont eu lieu il y a dix, quinze et même trois cents ans, tels que celui du
P. Castrucci fait en 4846 et celui du Fr. Marc de Nice fait en 1539, que vous
venez de publier [Annales, Ì" année, 2' livraison, et 3' année, 2' liv.l, je prends
la liberté de vous envoyer le récit du voyage que j"ai fait en 4861 d'Alep à An-
tioche, comme Spécimen d'un ouvrage que je suis en train de composer, sous
ce titre : to 5v/ne en 1859, 4860 etiSGi, par le P. Perpétue Damonie, Min. Obs.
Ayez, je vous prie, la bonté de faire paraître ce morceau dans vos Annales,
si vous le jugez convenable; je crois qu'il sera lu avec plaisir par vos abonnés.
J'ai recules 2'et3*livraisonsdela3° année, et je vous en remercie infiniment.
J'espère recevoir prochainement les 4* et 5* livraisons, où je trouverai la lettre
que je vous ai écrite le 25 mai et celle que je vous adresse aujourd'hui.
L'insertion de mes articles dans vos Annales m'engagera à vous envoyer d'au-
tres à l'avenir.
Je vous présente mes profonds respects et me redis
Votre très-dévoué et affectionné confrère,
P. Perpétue Damonte, Min. Obs.
— 389 —
et choisie; eu effet, les pachas civil et militaire , les consuls européens et
les personnes les plus distinguées de la ville y assistaient^.
Le 5 août je partis d'Alep avec le P. Bernard d'Orléans, Directeur du
susdit collège, le Fr. Louis de St Etienne professeur de langue française ,
le Fr. Célestin d'Aquik, dans les Abruzzes, assistant, et MM. Georges
Agginri, drogman, Gabriel et Michel Ilouri, Nahum Azza, Achille Mancini
et Diab Abdulmessie, élèves nés à Antioche, qui, ayant subi leurs examens
avec honneur, venaient avec nous à Antioche pour y passer leurs vacances
d'automne au sein de leur famille, et y portaient comme un noble tiophée
les couronnes et les prix qu'ils avaient obtenus au collège. A notre sortie
d'Alep nous fûmes accompagnés un bon bout de chemin par les premiers
personnages de la ville, parmi lesquels on distinguait Mr Vincent Tom-
massini, consul d'Italie , Mr Nicolas Marcopoli, consul d'Espagne et Mr le
marquis Antoine de Ghantuz Cubbe, que notre départ affligeait , parce
qu'ils pensaient au grand, bien que nous avions fait dans ces contrées, en
ouvrant un collège pour l'instruction de la jeunesse. Tous nos élèves
d'Alep vinrent aussi nous escorter à cheval avec leurs parents jusqu'à une
distance de IS ou 20 kilomètres, et ne savaient se résigner à retourner chez
eux. I>éjà nous entrions dans le désert, et nos jeunes Alepins ne songeaient
point encore à nous faire leurs derniers adieux. A la fin il fallut bien nous
quitter et nous séparer pour toujours au milieu des sanglots et des lai'mes.
Le premier jour nous nous arrêtâmes à Atcath, village turc, où déchargeant
nos vivres de dessus nos mulets, nous fîmes un petit repos. Nous dûmes
ensuite passer toute la nuit à la belle étoile près de la maison d'un turc,
couchés par terre sur une couverture que nous portions avec nous et qui
nous servait le jour de selle pour monter à eheval et la nuit de lit pour
dormir. Le 0 août au matin nous nous mîmes de bonne heure en route
par monts et par vaux, à travers les rochers, les buissons et les brous-
sailles , et nous arrivâmes , après trois heures de marche , à Tarmaniu,
autre village turc, limitrophe à l'ancien domaine des croisés, à l'époque
où ils s'étaient établis à Jérusalem, sous le chevaleresque Godefroi de
Bouillon, De là nous entrâmes dans une plaine extrêmement riante qui
était entourée comme d'un grand amphithéâtre de collines dépouillées de
toute végétation, au pied desquelles se trouvaient dix villages dont je ne
me rappelle pas les noms. Au milieu de cette plaine s'élève Dana, village
plus important que les autres dont il est en quelque sorte la capitale;
on y voit encore beaucoup de ruines romaines, et entre autres un bel arc
de triomphe, très-bien conservé, des chapiteaux de colonnes d'un travail
exquis et un tombeau bysantin.
J'étais émerveillé de voir tant de centres de population, au milieu de
1) Voir la 1" livr. p. 58, V année, des Annales.
— 340 —
ces déserts, après un long trajet qui ne m'avait présenté que des rocs et des
broussailles, et me tournant vers mon ami le P. Bernard : Levate, lui dis-je,
levate oculos vestros, et videte reylones quia alba simt jam ad messem {Levez
les yenx , et voyez tons ces champs dt'jà prêts à la moisson ; S^ Jean, 4, 35).
Oli ! que ne nous est-il donné de pénétrer dans tous ces lieux, d'y élever
la voix et d'y annoncer Jésus- Christ. Les apôtres ont dû certainement l'y
.prêcher et y recueillir une moisson abondante, puisque nous y rencontrons
encore à chaque pas les monuments qui l'attestent. Comment se fait-il donc
que ces peuples soient ensevelis dans les ténèbres et à l'ombre de la
mort ? Depuis que Mahomet a déployé sa bannière dans ces malheureuses
contrées, il n'y reste plus de vestiges de la religion chrétienne. Hélas, si
l'Italie et la France n'envoient pas leurs généreux fils y rallumer la lumière
de l'Evangile, qui s'y est éteinte depuis trop longtemps, ces peuples demeu-
reront à jamais plongés dans la superstition et dans l'erreur.
Nous marcliàmes ensuite dans un sentier à peine frayé entre des colli-
nes couvertes de roches et absolument nues, et je cherchais vainement
à ra'expliquer à la suite de quel cataclysme il avait pu arriver que ces
pierres, qui ont dû jadis se trouver revêtues d'une couche épaisse de
terre, soient aujourd'hui tellement dénudées? Car il n'est pas probable
qu'elles aient pu se détacher en aussi grande quantité de la charpente
des montagnes, bien qu'elles soient en général formées d'une couche de
pierre calcaire, blanchâtre et sonore comme la craie.
Le long de la vallée qui sépare ces collines arides, on trouve à chaque
pas des vestiges d'antiques monuments et des restes d'anciens ermitages
qui prouvent au voyageur qu'ils ont dû servir de demeure aux anacho-
rètes des premiers temps. En effet, cette vallée s'appelle encore de nos
jours la vallée des Saints, parce que beaucoup d'anachorètes y ont fait
pénitence. Antioche, qui n'en est pas fort éloignée, qui reçut l'Evangile
du prince des apôtres St Pierre, et qui à cette époque comptait plus d'un
million d'habitants, fournissait un grand nombre de ces pénitents. Les
premiers chrétiens convertis à la foi pratiquaient à la lettre les maximes
de l'Evangile; ils fuyaient le bruit des cités et allaient s'enfoncer dans
cette solitude, pour entendre de plus près la voix du Seigneur, selon
cette parole : Bncam eum in solitudine et loquar ad cor ejîis {je le con-
duirai dans la solitude et je parlerai à son cœur). ParDii ces antiques
eimitages le plus célèbre fut celui de St Siméon Stylite, qui, comme nous
l'apprend l'histoire ecclésiastique, vécut si longtemps au haut d'une colonne.
Une tradition constante même chez les Turcs désigne encore aujourd'hui
un lieu appelé Mar Simon comme celui où demeura le grand pénitent.
On y a érigé autrefois une magnifique église de style grec, dont l'on
voit encore les restes. Je suis heureux de pouvoir à ce propos citer le
nom du llévércndissime Père Bonavcnture de Solerò, Custode de Terre-
— 341 —
Sainte, qui, dans une lettre du 17 décembre ISGO adressée au ministre
général, disait en parlant de cette église : « Il en reste encore intactes
les arcades du parvis, de deux grandes chapelles latérales et du chœur.
Mais la façade est entièrement tombée, et les ruines en sont mêlées aux
débris des colonnes. Néanmoins au milieu de l'église et sous la coupole
on remarque un grand bloc, qui paraît avoir été la base d'une haute
colonne; on peut donc conjecturer que c'est sur cette colonne que d'après
la tradition le saint a passé tant d'années , ou du moins , sur une
colonne semblable, en souvenir de laquelle la première avait été élevée^. «
A une certaine distance on trouve les ruines d'un monastère appelé
par les Turcs Ber-el-Banat (couvent de femmes), dont l'origine remonte
jusqu'aux temps de l'empire grec, comme on peut le conclure de quel-
ques inscriptions gravées sur la pierre en langue grecque. On voit encore
les cellules et les cloîtres du préau, où les Kurdes vont maintenant se
cacher pour assassiner les infortunés voyageurs que leur mauvaise étoile
fait passer par là.
Le 6 vers midi nous nous trouvâmes à lenisager, village situé sur les
bords d'une rivière dont les eaux limpides laissaient apercevoir beaucoup
de tortues au fond, où frétillaient aussi toutes sortes de poissons. Il y
avait là autrefois une station militaire de l'empire Ottoman, aujoui'd'hui
à moitié en ruine. Après nous y être reposés quelque temps et avoir
pris un peu de nourriture, nous nous remîmes en route, et nous arri-
vâmes le soir à Kerem-Kalas, village turc de près de 300 habitants, situé
• au pied d'un immense cône de terre construit comme une pyramide. On
rencontre un grand nombre de ces cônes artificiels dans la plaine des
Turcomans ; et l'opinion la plus accréditée est qu'ils ont dû servir, sous
le règne des Séleucides, de tombeaux aux rois ou aux guerriers les plus
illustres, de même que les pyramides d'Egypte (sauf l'avis de ceux qid
les regardent comme de vastes greniers) servaient de tombeaux aux rois
Egyptiens, avec cette différence que ces dernières sont en pierre de taille,
tandis que les premiers ne consistent qu'en terre amoncelée.
Sur le cône qui domine Kerem s'élève encore une petite forteresse dont
les tours crénelées ont résisté en partie aux injures des saisons et au choc
désastreux des siècles. Comme d'ailleurs il n'y a point là d'auberges sem-
blables à celles d'Europe, plutôt que de passer la nuit dans une maison tur-
que, étendus sur une natte de joncs envahie par des milliers d'insectes de
toutes espèces, nous préférâmes chercher un sommeil tranquille dans un
jardin à l'ombre d'un figuier près duquel coulait un ruisseau limpide.
La lune réfléchissait encore ses rayons quand , montés à cheval le 7
au matin, nous descendîmes dans une plaine extrêmement riante, où,
après avoir marché deux heures, nous entendîmes des coups de fusil, des
roulements des tambours, des fanfares, des cris confus et des bruits de
*) Voir les. 4 nno/cs, 1" année, 3°livr. p. 171.
— U'Z —
toute sorte, ilout il était ditlleilc de deviner la cause. Nous nous atten-
dîmes d'abord à une attaque des Kurdes, et prenant nos armes, nous
nous tinmes prêts à nous défendre. Mais nous ne lardâmes point à recon-
naître notre erreur, quand nous sûmes que c'étaient les parents et les
amis de mes élèves d'Antioche lesquels venaient à leur rencontre après une
longue absence afin de les embrasser avec le cérémonial d'usage. Ils
étaient accompagnés de M. Broueliicr, consul de Trauce, de M. Abdalla,
vice-consul d'Italie, avec leurs cavas et leurs janissaires, et un peloton
de cavaliers armés de longues lances, qui pour montrer leur joie faisaient
caracoler leurs chevaux fougueux sur cette plaine et autour de la caravane,
pendant que , marchant à pas lents, elle continuait à s'avancer vers l'an-
tique cité d'Antioche. Kous passâmes YOronte sur un pont construit en
belles pierres de taille et appelé Gezer-el-Hadit, c'est-à-dire Pont de fer,
à cause de deux portes en fer qui ferment l'entrée de deux tours pla-
cées à chaque extrémité. Vers midi nous arrivâmes à Bab-el-Bulos (porte
de St Paul), qui était autrefois l'une des principales entrées de la ville
d'Antioche, et là les exclamations, les cris de joie, les témoignages
d'alfection redoublèrent de plus belle; quant à moi, qui ne comprenais
point la langue de ces braves gens, j'avais l'air de prendre part à leur
allégresse, et au fait j'y prenais part le mieux que je pouvais.
Le long du chemin se tenaient ça et là des troupes de jeunes gens et
de jeunes filles, dont quelques-unes jetaient des fleurs sur le cortège qui
passait au milieu d'elles; d'autres nous arrosaient d'eau parfumée, ou
nous encensaient avec des encensoirs d'argent, ou chantaient des poésies
arabes; d'autres enfin faisaient entendre un gazouillement qu'on eût pris
pour celui de nos pigeons d'Italie. Quand nos jeunes gens que je con-
duisais furent ainsi arrivés à la demeure de leur famille, leurs pères
tuèrent deux Haruff (moutons) à leurs pieds sous leurs propres yeux,
pour leur prouver combien ils étaient heureux de les revoir et combien
ils désiraient leur préparer un bon repas. Mais ce qui leur parut une mani-
festation extraordinaire d'affection me fit frémir, en voyant tuer ainsi sous
mes yeux deux pauvres animaux. Tel est le cérémonial avec lequel on
reçoit aujourd'hid encore à Antioche les parents et les amis qui revien-
nent d'un pays éloigné, ou qui ont demeuré longtemps hors de chez
eux. Ce sont des usages qui remontent jusqu'aux temps d'Antiochus,
auquel on faisait une réception pareille, quand il entrait dans cette viUe
ou se rendait à sa résidence de Daphne'.
Antioche (aujourd'hui Antakich) passait à une certaine époque pour
') Daphne était un lieu de voluptés et dedélicesà cinq milles d'Antioche, où
Séleucus avait planté un jardin superbe, au milieu duquel s'élevait un temple
d'Apollon et de Diane. La dissolution toujours croissante qui y régnait avait
rendu ce lieu tellement infante que pour exprimer le genre de vie le plus lubri-
que on disait : \ix>re comme à Daphne.
— 843 —
être plus grande que Rome même ; mais à présent son enceinte n'est plus
que d'un mille. Son climat est toujours doux et riant, comme douces et
riantes sont toujours ses pittoresques collines <ii ses vallées capricieuses,
tout à fait ressemblantes à celles qui sont décrites dans les Nuits Aral/es
sous des couleurs si séduisantes. Quant à l'antiquité de cette ville, je ne vous
rappellerai pas, cher lecteur, que Cicéron, défendant son maître Arcliias,
traçait un magnifique éloge d'Antioche, qui lui avait donné le jour, et que
l'illustre orateur appelait « une noble terre, une ville depuis longtemps
célèbre et opulente, où l'on trouvait en très-grand nombre les hommes
les plus instruits et où fleurissaient les lettres et les arts^ « Mais je vous
certifierai qu'il y a peu de lieux plus dignes de la curiosité du voyageur
éclairé et permettant plus d'intéressantes recherches à l'historien et à
l'archéologue. Aujourd'hui le soleil d'Antioche est couché, et les descen-
dants de ce peuple, qui dominait autrefois sur toute l'Asie occidentale,
errent ça et là abrutis par l'ignorance et la servitude; ils paissent indiffé-
remment leurs troupeaux sur le tombeau d'Antigone et sur le moment
d'Alexandre-le-Grand. Antioche n'a plus 2m nom illmtre, elle n'est plus
fameuse imr raille choses magnifiques, suivant l'expression du grand poèt
épique de l'Italie.
On ta vu y disparaître les trônes des Antiochus, des Séleueides et des
Macédoniens, et les habitants d'Antioche ne pensent même pas à deman-
der si Archias et Chrysostome sont nés dans leurs murs. On n'y trouve
pas un lycée, pas un gymnase, pas une école quelconque, pas un maître
qui leur apprenne la gloire de leurs ancêtres. Si l'Italie n'avait pas con-
servé la mémoire des anciens écrivains de ce pays plein de mystères,
on ne saurait plus rien de son passé.
Le beau ciel de Syrie n'inspire plus ni chantres, ni musiciens, ni poètes,
et une même nuit couvre de ses ombres TOronte et l'Euphrate, le Tigre
et le Jourdain. Et cependant on sait que dans les temps reculés on y
cultivait beaucoup la musique, et Juvénal dit positivement dans sa troisième
satire que VOronte de Syrie, en se dégorgeant dans le Tibre, porta en
Italie une nouvelle langue et de nouveaux usages, et qu'il y introduisit
la cithare aux cordes obliques et des timbales étrangères^. Aussi Tite-Live
dit-il (liv. 37), après avoir raconté la guerre des Romains contre le roi
Antiochus, qu'on commença dès lors à voir à Rome un grand nombre de
joueuses d'instruments, et à introduire dans les festins des concerts de
musique. Voilà comment Parménion, au rapport de Quinte- Curce, écrivait
*) Cicero, Orat. pro Arcliiâ : Antiociiid natus, loco nobili, celebri quondam
urbe et copiosa, aique erudidssimis ìiominibns, liberalissimisque studiis affluenti.
2) Jam pridem Syrus in Tiberim defluxit Orontes,
Et linguara, et mores, et cum tibicine chordas
Obliquas, nec non gentilia tympana secum.
Juv. 5a^ 3. V. 62.
— 344 —
il Alexandre, après avoir pris Damas , qu'il j avait trouve plus de 300 chan-
teuses, qui étaient entretenues par Darius.
Mais revenons à Antioche. Quand on entre dans hi ville du côté de Bab-
el-Bi(1os (porte S. Paid), on remarque que cette porte a la forme d'un
arc de triomphe ; mais clic est actuellement entourée de buissons et do
broussailles qui en encombrent en grande partie le passage. On l'appelle
porte de S. Paul , parce que le grand apôtre des nations y demeura un
an, après avoir converti à la foi la plupart des habitants, qui érigèrent
en son honneur cet arc de triomphe, et se nommèrent les premiers C/iré-
tieiis^ ; c'est pourquoi Antioche est si souvent mentionnée dans les Actes
des Apôtres.
Au delà de cette entrée on suit pendant deux heures une route pavée
à la manière Romaine et flanquée des deux côtés de toutes sortes d'im-
posantes ruines qui prouvent l'étendue que devait avoir autrefois la cité.
On ne voit de toutes parts que des colonnes brisées, des chapiteaux tron-
qués, des pierres sépulcrales, des obélisques, des puits, des citernes, et les
fondations des magnifiques palais et des somptueuses demeures des princes
d'Antioche. Cette partie de l'ancien emplacement de la ville peut avoir en-
viron neuf kilomètres de longueur sur quatre de largeur. Sur la crête de la
montagne qui se trouve au sud de la ville, on aperçoit la grande muraille
crénelée que les croisés ont construite sous le gouvernement de Boëmond,
prince de Tarente, d'origine normande, de ce Boëmond dont le Tasse parle
dans la Jérumlem délhrée quand il dit : " Voyez en Baudouin un homme
avide, qui aspire avec ardeur aux grandeurs humaines; voyez Boëmond
jeter profondément les bases de son nouveau royaume d'Antioche^. « Au
nord de cette grande muraille d'enceinte coule l'Oronte qui, formant une
ligne presque parallèle aux fortifications, baigne les remparts d'Antioche.
C'est encore un nom fameux que celui de VOronte. Ce fleuve prend sa
source entre le Liban et l'Antiliban près d'Héliopolis (ville du soleil) con-
nue sous le nom de Balbek, première ville de Célésyrie, comme l'atteste
Pline : In ora amuis Orontes nafus Inter JAhanum et Antililjanim jiixta
Heliopolm'^. Il descend dans les vallées profondes de la Célésyrie, traverse
la plaine des Turcomans et forme un petit lac, long de vingt kilomètres
et large de quinze, dans les environs d'Antioche dont il prend le nom.
De là rasant les murs de cette ville, il passa à Svédie, et se jette dans
la mediterranee. {A continuer').
'I Ita ut cognominarentur primùm Antiochiœ discipuli Chrisliani. Act. Ar.
11-26.
2) Ma vede in Baldovin cupido ingegno
Che air umane grandezze intento aspira,
E fondar Boemondo al nuovo regno
Suo d'Antiochia alti principii mira.
Voir aussi Les Lombards à la première croisade, par Thomas Grossi.
3) Il ne faut pas confondre cette lîéliopolis avec celle d'Egypte située près du
Grand Caire. Les noms de Balbck et d'Héliopolis sont des mots de langues dilTé-
rentes qui ont à peu près la même signification. Les anciens habitants de Balbek
adoraient solennellement le soleil sous le nom de Baal : Balbek signifie vallée de
Baal; et ceux d'Héliopolis l'adoraient sous le nom de Jupiter Héliopolilain.
AMALES DES MISSIONS FRANCISCAIÎVES
PEEMIEEE PARTIE.
HiSTOii^E AisrciEisrisrE.
PEKSE. .
Bu fameux Vieux de la Montagne et de quelques relations des
Missions Franciscaines qui parlent de ce j^ersonnage.
1280.
Ayant dans la livraison précédente parlé des Assassins, nous
croyons utile d'ajouter ici quelques mots sur le célèbre Vieux
DE LA Montagne, leur chef, qui au temps des Cioisades fit tant
de bruit dans le monde.
Entre les diverses sectes qui divisaient Fislamisme , et parmi
lesquelles la politique et l'engouement ou plutôt le fanatisme
pour un individu se mêlaient au dogme , on vit celle d'Abdallah
acquérir une tiès-grande puissance. Ce chef, au lieu de combattre
ouvertement le califat, s'entoura des ombres du mystère et établit
une société secrète qui professait des doctrines hétérodoxes, avec
l'intention de faire tomber Ommiades et Abassides, afin de soute-
nir les prétentions de Mohammed, fils d'Ismaïl, issu du Prophète
du côté de Eatime. Ses partisans parvinrent en effet à tirer de
prison Obeidallah Medi, regardé comme descendant d'Ismael; ils
l'élevèrent sur le trône à Maadia, puis au Caire, soumettant de la
sorte l'Egypte aux Eatimites. Ceux-ci par reconnaissance se décla-
rèrent dès lors pour la secte d'Abdallah, et elle put en consé-
quence tenir tous les lundis et mercredis les réunions de la
SAGESSE, présidées par le missionnaire suprême. On lui construi-
sit donc un vaste palais, qu'on garnit de livres et d'instruments
de matliématique, de maîtres, de serviteurs, et d'un trésor de
deux cent cinquante- sept milles sequins au moins, destinés à
32
^ 34-6 —
pourvoir aux dépenses et à l'instruction. Chacun y avait un libre
accès et y trouvait les moyens d'écrire; on réservait même une
place aux femmes dans des logements à part.
Les adeptes passaient à la haute science par neuf degrés. Dans
le premier, le plus long et le plus ardu, on inspirait au novice
une confiance illimitée dans le Missionnaire suprême, en le
luisant aspirer à la connaissance de la doctrine, qu'on ne lui
communiquait néanmoins que quand il avait juré de faire et de
croire tout ce qui lui serait ordonné. Après cela, il entrait dans
le second degré, où on lui inculquait la foi aux imans, comme
seuls successeurs légitimes du prophète et dépositaires de l'en-
seignement vrai. Arrivé an troisième, il apprenait la science du
nombre sept, nombre mystique et sacré des cieux, des planètes,
des continents, des mers, des bons conseils, des couleurs, des mé-
taux, ainsi que des imans, qui étaient Ali, Hasan, Hoséin, Seino-
Inbadin, Mohammed-el Bakir, Giafer, Sadik-Ismaël. Dans le qua-
trième degré, on lui enseignait comment, à Torigine des choses.
Dieu avait envoyé sept législateurs parlant, chacun d'eux per-
fectionnant la doctrine du précédent; ils furent remplacés par
sept lieutenants, qui s'appelèrent muets, parce qu'ils ne se firent
pas publiquement connaître. Les premiers sont Adam, Noé,
Abraham, Moïse, le Christ, Mahomet et Ismnël, fils de Giafer;
les seconds, Seth, Sem, Ismael, fils d'Agar, Aaron, Siméon, Ali
et Mohammed, fils d'Ismael. Dans le degré suivant on expliquait
que chaque prophète formait douze apôtres chargés de propager
sa doctrine. Dans le sixième degré on commençait à exposer les
dogmes de la secte, et principalement la nécessité, de subordon-
ner LA LÉGISLATION RELIGIEUSE POSITIVE A LA PHILOSOPHIE GÉNÉ-
RALE ET LA FOI AU RAISONNEMENT. Bien couvaincu de ces prin-
cipes, l'adepte montait au septième degré, où on lui développait
la doctrine de l'unité, perfectionnée par les œuvres des sages.
Quand on l'admettait au huitième degré, on l'instruisait sur la
religion positive, des doctrines de laquelle on avait jeté en lui la
base par l'enseignement antérieur, de sorte qu'on pouvait dès
lors lui démontrer sans inconvénient qu'iL n'est besoin ni de
DIEU ni des PKOPHÈTES ET QUE LA MORALITÉ DES ACTIONS, DE
MÊME QUE LEUR RÉMUNÉRATION APRES LA MORT SONT DES RÊVES.
On le disposait ainsi à s'élever au neuvième degré, où, une fois
convaincu du svmbolc de la secte : rien n'est vrai, tout est
— 31-7 —
PERMIS, Fadepte n'était plus employé par les chefs que comme
un aveuole instrument de leurs desseins.
Du Caire les sectaires s'étaient déjà répandus et multipliés de
toutes parts, lorsqu'ils se réunirent et se fortifièrent encore sous
Assan-Sabbah. Cet homme, natif du Korasan, avait reçu une
éducation soignée; n'ayant point trouvé à la cour de Malek-Sciù
les grands honneurs qu'il pensait mériter, il se jeta dans le parti
des Fatimites, s'attacha à la secte des Ismaélites, et s'y assura
une faveur telle qu'il ne craignait pas de prêcher en son propre
nom des doctrines assez nouvelles. Mais les honneurs qu'il obtint
à la cour de Mostan-Serbillah, calife du Caire, lui suscitèrent des
envieux qui le firent mettre sur un navire pour le conduire au
loin en exil. En cette circonstance une tempête terrible s'élève
sur la mer, tous les passagers s'épouvantent; seul, Assan-Sabbah
reste tranquille : » le Seigneur, s'écrie-t-il, m'a promis qu'il ne
m'arriverait aucun mal! // La tempête calmée, on regarda l'évé-
nement comme miraculeux, et tous ceux qui étaient sur le navire
devinrent les prosélytes de l'imposteur. Il parcourut ensuite la
Perse en précisant, jusqu'à ce qu'il s'établit sur le rocher d'Ala-
mut (le nid du Vautour), aux confins montueux de l'Izak et du
Dilem. Là il ne montra d'abord point d'autre intention que
d'étendre les domaines du Calife du Caire; ma^'s songeant bien-
tôt à accroître sa propre puissance, il resserra les liens qui unis-
saient les Ismaélites et joignit aux deux classes (les JDaai ou
maîtres, et les Refik ou prosélytes) qu'ils formaient, une troisième
classe dont les membres devaient ignorer les secrets impies de
la secte et obéir aveuglément; on les appelait Fedawîe, c'est-à-
dire se sacrifiant.
Le grand maître, appelé Seigneur ou ViErx de la Montagne
(Sceik-al-Gebal) ne devait pas être un prince héréditaire, mais le
chef d'une association; il était secondé par les grands prieurs
[Daail-Kekir), ses vicaires ou lieutenants dans les provinces de
Gabal, Kuistan et Syrie, sur lesquels il exerçait sa domination.
C'est d'eux que dépendaient les Daai et les Refik des différents
degrés; venaient"^ ensuite les Fedawîe ou fidèles, vêtus de blanc,
avec des turbans et des ceintures rouges, qui se tenaient autour
du grand-maître pour le défendre ou le venger. Après le Fedaivie
on voyait encore, parait-il, des aspirants, on pourrait dire des
candidats, qui portaient le nom de Laszich.
— 348 —
Au milieu des domaines du Vieux de la Montagne s^éten-
daient des jardins délicieux, d'une richesse tout orientale, pleins
d'arbres, de ileurs, de fruits, de kiosques, où l'on avait prodigué
l'or, la soie, les tapis, les coussins moelleux, et peuplés des plus
belles jeunes filles du monde. Le jeune homme dont on voulait
faire un Fedaîvie, enivré d'abord par des liqueurs opiacées, était
ensuite transporté dans ces jardins, où, à son réveil, il trouvait
les séductions les plus variées et mille enchantements propres à
lui faire penser qu'il avait été enlevé dans le voluptueux paradis
prorais par le Prophète. Quand, après avoir assouvi ses désirs et
épuisé ses forces dans les transports de l'ivresse, ses sens com-
mençaient à se calmer, il se réveillait dans sa première chambre,
ajant près de lui le Vieux de la Montagne, qui l'avertissait
qu'il ne l'avait point quitté d'une minute, mais qu'il lui avait
donné un avant goût du Paradis, afin de lui faire sentir quelles
délices étaient réservées à ceux qui sacrifiaient leur vie pour obéir
à leur chef. Aussi ne saurait-on croire avec quel fanatisme les
Musulmans pratiquaient cette religion d'obéissance qu'ils profes-
saient à l'égard de leurs supérieurs : honneur, tourments, vie,
tout n'était rien devant un ordre du Vieux de la Montagne.
Quand Gelaleddin envoya un ambassadeur pour sommer Assau
de lui rendre hommage, celui-ci dit à l'un de ses affidés: Egorge-
le! // Et à un autre : // Jette-le par les fenêtres! » Et ils obéirent
sans mot dire. // Eh bien! ajouta-t-il, il y a soixante-dix mille
hommes de cette troupe que je puis mettre en branle d'un
simple clignement de mes yeux! " Nous rappelons ici la scène
dont fut témoin Henri de Champagne, lors d'une visite qu'il
fit à ce personnage, qui lui réserva l'accueil le plus honora-
ble. Sur chacune des tours qui couronnaient le château deux
blancs se tenaient en vedette. Le Vieux de la Montagne
fait signe à deux d'entre eux, et ils tombent à l'instant en
pièces aux pieds du comte eftrayé , tandis que leur maitre
lui dit froidement : // Si vous le désiriez, vous les verriez tous
mourir de même, sur un seul de mes signes. // Et il ajoutait :
Il Si vous avez quelque ennemi, faites-le moi savoir, et je vous
en débarrasserai. » En effet, le Vieux de la Montagne usait
de l'aveugle obéissance de ses sectaires , pour satisfaire soit
son ambition ou sa vengeance personnelle, soit celles d'au-
trui, en chargeant ses affidés d'aller ça et lu tuer quiconque
^ 349 —
lui déplaisait; de là le nom d^\ssAssîXS qu'ils avaient pris de
leur chef, ou qui leur venait du mot llaclsse, nom d'une herbe
dont on se servait pour les enivrer, servit à désigner les bri-
gands et les meurtriers.
Dès que le vieux leur avait montré sa victime, les Peda-
wiE la mettaient aussitôt à mort. Marchant sans s'arrêter à
leur but, ils se glissaient près de la personne condamnée,
soit comme domestiques, soit comme médecins, astrologues ou
orfèvres, et bientôt, saisissant une occasion favorable, ils re-
gorgeaient; puis ils se perçaient eux-mêmes de leur propre
poignard. L'un d'eux se fait passer pour cadi, et vit sept
mois près de Fakr-eddin-Eazi qui avait maudit les Ismaéli-
tes, jusqu^'à ce que l'ayant renversé à terre, il le force, un
poignard sur la poitrine, à rétracter son anathème. Conrad
de Montferrat, marquis de Tyr, ayant eu des démêlés avec
le Vieux de la Montagne, deux assassins se font baptiser, et
restent pendant six mois entiers à ses côtés, faisant semblant
de ne s'occuper qu'à la prière, jusqu'à ce que profitant de
l'occasion, ils le frappent à mort; l'un d'eux se réfugie dans
une église, où l'on transporte le prince blessé, et l'Ismaélite
se fraie un passage jusqu'à lui et le frappe de nouveau jus-
qu'à ce qu'il expire; le scélérat meurt ensuite avec son com-
pagnon au milieu de tourments affreux sans pousser un soupir !
Les califes de Perse employèrent en vain tous les moyens
pour réprimer cette secte terrible; car la violence, la ruse,
le poignard faisaient disparaître tous ceux qui pouvaient lui
porter ombrage. C'est ainsi que le nom du Vieux de la
Montagne devint extrêmement redoutable , à tel point que
Philippe-Auguste, par exemple, n'osait plus se montrer qu'en-
touré de ses gardes, par crainte de ces féroces assassins, dont
le poignard atteignait leurs ennemis jusqu'au milieu de l'Eu-
rope. Néanmoins il y eut quelqu'un dont ce démon incarné
eut une certaine peur : nous voulons parler de saint Louis, roi
de France. Le fait est trop intéressant pour que noas le passions
sous silence.
Après la défaite de ce pieux monarque en Egypte, le Vieux
DE la Montagne l'envoya sommer de lui payer un tribut,
comme le faisaient déjà l'empereur d'Allemagne, le roi de
Hongrie, le sultan du Caire et d'autres princes. Louis reçut
32
— 350 —
ces messagers en présence des Templiers et des Hospitaliers,
ordres respectés même par les assassins, et leur répondit par
cette fière déclaration que leur maître n'avait qu'à envoyer im-
médiatement lui-même des présents en hommage au roi de
Trance, que sinon, malheur à lui! Qui le croirait? Le ter-
rible VIEUX envoya sur le champ sa propre chemise à S^ Louis,
en lui faisant dire : // de même que la chemise touche de plus
près au corps que tout autre vêtement, de même il me plait
d'avoir plus d'amitié pour le roi de Plance que pour tout
autre souverain. // A sa chemise il avait joint son anneau en
or très-fin, sur lequel son nom était gravé; il entendait parla
contracter avec le monarque français une alliance si étroite
qu'ils ne fissent dorénavant plus qu'un. De son côté, le saint
roi chargea des messagers de lui porter des dons précieux.
Au premier rang de ces messagers on voyait le T. Yves , de
l'ordre des Frères Prêcheurs , très-versé dans la langue des
Sarrasins. Ce religieux, ayant remarqué au chevet du lit du
Vieux de la Montagne un livre où se trouvaient écrites plu-
sieurs des paroles que le Sauveur adressa à S* Pierre, lui
dit à ce propos : // Lisez souvent ce livre , Seigneur ; car il
contient de bien belles choses! // Le vieux répondit qu'il le
ferait très-volontiers, parce qu'il aimait beaucoup messire Saint
Pierre; qu'au commencement du monde l'âme d'Abel tué
avait passé dans le corps de Noé, puis dans celui d'Abraham,
et enfin dans celui de S* Pierre, quand Dieu vint sur la
terre. Là-dessus le P. Yves prouva à son interlocuteur que
cette opinion n'était point vraie et lui fit entendre des en-
seignements auxquels le vieux n'ajouta point foi. Cette
anecdote, racontée par Joinville^ permet de supposer que les
Prères Prêcheurs et les Prères Mineurs, toujours unis entre
eux, surtout dans les pays d'Orient et plus encore près de
S' Louis, ont essayé de pénétrer pour donner des missions
jusque sur le territoire des assassins, et nous fait au moins
assister à un spectacle bien extraordinaire, celui du terrible
Vieux de la Montagne s'humiliant devant saint Louis, même
au moment où les revers accablaient ce saint roi , et ne dé-
daignant pas d'entamer une discussion religieuse avec un fils
de S^ Dominique!
») Pag. 260.
— 351 —
Le Vieux de la Montagne se maintint trente cinq ans
dans rinfernale seigneurie que nous avons décrite, ne sortant
jamais de sa mystérieuse retraite, se montrant seulement deux
fois par an au haut d^une terrasse, et passant le reste du
temps dans les exercices d'un mysticisme grossier, sur lequel
il composait des livres et des traités. Un de ses iils ayant
tué le DAI de Kuistan, il le punit impitoyablement de mort,
ainsi qu'un autre, dont tout le crime était d'avoir goiité du
vin. Il mourut ensuite tranquillement après avoir partagé son
autorité entre Kiabuzur-Gomid et Abu- Ali, laissant au premier
les troupes et Tadministration, et au second la puissance spi-
ri tuelle^
') Voir Cantù, Histoire universelle, tome XI,. chap. 3, et Marc Polo, dans son
Milione^ chap. XXIV.
DEUXIEME PARTIE.
HISTOIRE COISTTEMPORAIISÌE,
JERUSALEM.
Lettre du P. Séraphini Milani, Reverendissime Custode de
Terre-Sainte , aie Rédacteur des Annales sur la Mission Fran-
ciscaine a Jérusalem,
Jérusalem, 9 août 1863.
TllÈS-CHEll AMI ,
Les occupations qui m^ accablent ne sauraient m'empêcher
de trouver un instant pour vous parler à la hâte d'une céré-
monie extrêmement touchante, à la fois triste et solennelle,
qui a eu lieu parmi nous, il y a quelques jours. Yous savez
que Jérusalem est la Ville Sainte pour les juifs, pour les chré-
tiens, et surtout pour les Musulmans qui y commandent. Ces
derniers, en appellaut Jérusalem précisément El-Codos (la sainte),
voudraient qu'elle ne fut sainte que pour eux. Telle était au
moins la prétention de ces disciples du croissant, de ces farou-
ches ennemis de la croix; tels ils se montrèrent d'Omar à
Godefroi, et de Saladin à Mohammed-Ali. Mais aujourd'hui
il n'en est plus de même. Les larmes, le sang et les sueurs
dont les Franciscains ont arrosé pendant cinq siècles ce sol
ingrat et stérile, produisent enfin leur fruit. Nos pères ont
toujours souffert, mais ils sont toujours restés à leur poste,
sentinelles inamovibles près de la Crèche, au Calvaire et au
Tombeau sacré, hôtes et protecteurs des pèlerins de tous les
pays et de toutes les croyances. Plus tard, se répandant du
Bosphore au Nil, ils ont fondé la mission la plus vaste et
la plus florissante qui fut jamais, et dont Jérusalem devint le
centre. Là même, malgré tous les efforts des infidèles et des
schismatiques, ils ont créé une population catholique qui s'élève
à près de deux mille âmes. Pendant longtemps les cérémo-
nies du culte, les baptêmes, les mariages, les funérailles durent
se faire en cachette; aujourd'hui grâce ù l'infatigable charité
et au zèle des Franciscains, le fanatisme musulman a presque
— 353 —
disparu. Il y a déjà quinze ans que l'immortel Pontife régnant
a pu relever l'ancien siège épiscopal de saint Jacques, ou plu-
tôt le patriarcliat latin fondé par les croisés, en envoyant un
prêtre italien, le patriarche actuel, Monseigneur Yalerga, diriger
les populations catholiques. En un mot, le catholicisme a ob-
tenu une pleine liberté dans sa vie publique. La croix s'élève
librement et passe respectée au milieu des contrées musulmanes :
le soldat turc, avec le croissant sur la poitrine, lui présente les
armes. La cérémonie touchante que je vais vous décrire est une
belle preuve de ce que je viens de vous dire.
Xous avons à Jérusalem des religieuses de deux nouvelles
congrégations françaises : les Sœurs de S^ Joseph de l'Appari-
tion et les Pilles de Sion. Les premières, appelées par mon
avant-dernier prédécesseur, maintenant évêque de Terracine ,
font la classe aux jeunes filles de notre paroisse, que nous
logeons et nourrissons. Le Patriarche a aussi confié à quelques-
unes d'entre-elles le soin d'un petit hôpital qu'il a ouvert près
du palais que nous avons bâti et où il a jusqu'ici sa résidence.
Les Filles de Sion, société fondée par l'abbé Eatisbonne, auteur
d'une belle vie Me S^ Bernard, ont pour objet la conversion
des juifs. Tandis qu'on voit ceux-ci sur les ruines de la Syna-
gogue verser tous les vendredis au soir des larmes inutiles près
du pan d'un vieux mur qui soutient la terrasse du parvis de
l'ancien temple, les Filles de Sion, chastes épouses de Jésus-Christ,
ne cessent de pleurer et de prier près de l'Arcade de Y Ecce
Uomo, afin que Dieu détourne de la tête d'une malheureuse pos-
térité le sang qu)/ ont attiré les imprécations des ancêtres et elles
répètent avec le poète catholique italien : » O Seigneur, au nom
de Celui qui s'immole, que votre redoutable courroux s'apaise ;
donnez. Seigneur miséricordieux, donnez un sens favorable ù la
parole insensée des impies. Oui, que ce sang retombe sur eux,
mais comme les eaux d'un bain bienfaisant, ]S^ous avons tous
péché; que ce sang trois fois saint efface le péché de tous'! "
*) 0 Signore, per lui che sMinmola
Cessi alfine queir ira tremenda :
E degli empi linsana parola
Volgi in meglio, pietoso Signor.
Si, quel sangue sovr' essi discenda;
Ma sia pioggia di mite lavacro.
Tutti errammo : di tutti quel sacro
Santo Sangue cancelli Terror.
— 354 —
Mais les filles clirctiennes de Sion ne se contentent pas de
prier pour atteindre leur saint but. Sachant que la charité est le
moyen le plus efficace de toucher le cœur de Dieu, en même
temps qu'elle fait violence aux cœurs des hommes même les plus
endurcis, les Filles de Sion exercent cette vertu dans toutes les
occasions qui se présentent. Je suis heureux de vous dire, mon
cher Père Marcellin, à leur éloge et à l'honneur de notre religion
qui inspire ces dignes femmes, que dans la jolie maison qu'on
leur a tout récemment construite sur remplacement vénérable
que je vous ai indiqué, elles ont spontanément ouvert un chari-
table asile à beaucoup d'orphelines, échappées en grande partie
aux massacres du Liban et de Damas.
Le 2 août courant, une épouse de Jésus-Christ mourait dans
cette maison, au même âge que son divin époux, c'est-à-dire à
trente-trois ans. Après une vie innocente et pure, purifiée
par de longues souffrances et soutenue en ses derniers moments
par les secours de la religion que lui procura Mgr Louis de
Besi, évêque in partihus de Canope, on la vit passer sereine
et tranquille du temps à l'éternité, comme les eaux d'un
ruisseau obscur qui s'écoulent par un lit paisible dans l'Océan.
Maintenant, cher Père Marcellin, écoutez le récit de ses funé-
railles et dites si Jérusalem n'est point au niveau de Rome pour
la publicité de notre culte.
C'est le 3 du courant au matin que le cortège funèbre quit-
tait le monastère de VEcce Homo dans l'ordre suivant. Six
soldats de troupe irrégulière, de ceux qu'on nomme Zahdii (nom
venant de Zabed gouverneur), ouvraient la marche : ils rappel-
lent nos anciens braves soudoyés par quelque seigneur du moyen
âge. Il était curieux de les voir au premier rang, avec leurs
cimeterres courbes, pour honorer et protéger la simple dépouille
d'une servante de Jésus-Christ. Ils étaient suivis par les janis-
saires des consuls de Russie, de Prusse, d'Espagne, d'Autri-
che et de France, revêtus de leurs costumes variés et bizarres;
puis par ceux de Terre-Sainte et du Patriarchat, tous armés
de longues masses à grande pomme d'argent, comme les Suisses
de nos familles princières. Derrière eux venaient les Chiaoux*
des trois principaux couvents Grec, Arménien et Latin. Après
'j Sorte d'huissiers ou de gendarmes turcs.
— 355 —
l'appareil de la force on voyait le symbole de la faiblesse :
c'était une troupe de pauvres orphelines éplorées qui priaient
pour la maîtresse, la mère quelles venaient de perdre, en se
résignant toutefois à leur douleur par la pensée que la charité
catholique leur avait déjà ménagé d^autres maîtresses et d\au-
tres mères. Et ces maîtresses, ces mères les suivaient, comme
pour leur dire : // N'ayez pas peur ; nous sommes encore là ! «
C'est le langage que semblaient tenir les Filles de Sion, tandis
que, dans l'amertume de leurs regrets, elles demandaient à Dieu
le repos éternel pour la sœur qui les avait quittées. La croix
de la paroisse apparaissait ensuite, à la tête d'un grand nom-
bre d'ecclésiastiques séculiers et réguliers, derrière lesquels venait
le Père curé en surplis, étole et chape. On voyait enfin s'avan-
cer lentement le cercueil de la défunte entouré de six religieu-
ses qui soutenaient les extrémités du drap funéraire, dont le
dessus portait une croix blanche, signé d'un deuil consolé par
l'espérance. Le long convoi se terminait par une multitude
d'hommes et de femmes , tous catholiques, qui imploraient
dans leur langue arabe le repos éternel pour la fille de Sion
dont ils ignoraient la patrie, la famille, le nom, mais qu'ils
savaient être une digne épouse de Jésus-Christ, et cela leur
suffisait pour qu'ils honorassent ses restes, pour qu'ils assis-
tassent son âme de leurs prières.
On arriva dans cet ordre à l'église de notre couvent,
paroisse des latins, où fut chantée la messe des morts et où
se célébrèrent les obsèques ordinaires. Puis on sortit dans
le même ordre par la porte méridionale de la ville, et l'on
alla inhumer la défunte dans notre cimetière du mont Sion
près du lieu où la Vierge Mère expira dans une extase d'amour,
préludant à la douce mort des justes.
Afin de vous faire comprendre l'importance de la cérémo-
nie que je vous ai décrite, permettez , cher Père Marcellin,
que nous retournions un peu en arrière , à une distance où
nous verrons comment on enterrait autrefois nos religieux,
jusqu'à ce que la main hardie de Mohammed-Ali et l'épée de
son brave fils Ibrahim soient venues briser les chaînes du
fanatisme musulman. Quand un pauvre Franciscain mourait,
le custode en donnait avis au cadi, ou grand juge de la ville,
et en sollicitait humblement l'autorisation d'enterrer le défunt.
— 356 —
Si la réponse était favorable, le rrscrit du magistrat était conçu
m ces termes : // Moi KX. Cadi de Jérusalem, j^accorde au
chef des Francs la permission d\?ntcrrer le maudit religieux
TCN. " Et cette gracieuse permission se payait douze sequins!
Puis, sans lumière, ni prières publiques, ni aucun signe reli-
lijieux, on descendait dans la fosse le pauvre fils de S^ François,
que Son Excellence en turban avait * déclaré maudit! Ah! si
ceux qui jouissent à présent // du doux fruit de tant d'années
amères /' se souvenaient quelquefois qu'ils le doivent aux Ion-
iques souffrances des Franciscains de Terre-Sainte ! Mais ne nous
troublons pas : Dieu s'en souvient!
Cher Père Marcellin, je vous embrasse bien vite en esprit ;
je me recommande à vos prières, et je me dis
Votre très-afPectionné de cœur,
P. Séraphin Milani,
Custode de Terre-Sahite.
II.
ALBANIE.
Lettre du P. I^osahio de Castelluccio , Oòservantin de la
Province de Valdemotie en Sicile cm P. Raphael de Pon-
TECCHio, Pévérendissime général de V Ordre , sur les heureux
résultats des écoles élémentaires ouvertes dans la ville de Scu-
tari j)ar les Missionnaires Franciscains,
Scutari, ce 28 août 1863.
Reverendissime Père ,
Puisque Votre Paternité Reverendissime a bien voulu faire
insérer dans les Annales des Missions Franciscaines le rapport
que je lui ai fait parvenir, par Texcellent et Très-Révérend Père
Joachim de Velletri, sur l'organisation des écoles élémentaires
de cette ville, maintenues aux frais du gouvernement impérial
autrichien et confiées à nos soins par l'Illustrissime et Reve-
rendissime Monseigneur Louis Ciurcia, ainsi que les compositions
littéraires que quelques-uns de nos élèves ont récitées en l'honneur
de l'Immaculée Conception de diarie, le 8 décembre 1862, j'ose
— 357 —
vous adresser la relation suivante à publier également dans cette
Bei'ue Franciscaine , toujours pour la plus grande gloire de Dieu
et le plus grand avantage de notre Institut Séraphique.
J'ai donc à vous dire que le deuxième dimanche après Pâ-
ques (19 avril) ayant été fixé par cet Illustrissime et Reve-
rendissime prélat comme jour de Texamen public de nos élèves
et de la distribution solennelle des prix, ce fut pour toute
la ville une fête extraordinaire. Les enfants rangés en proces-
sion avec une bannière de soie , ayant d'un côté Tlmage de
la Vierge Immaculée, et de l'autre celle de S<^ Louis de Gon-
zague (elle leur a été donnée par Mgr l'Illustrissime évêque),
se rendirent après midi ù l'église paroissiale, qui n'est pas
encore terminée, mais qui avait été préparée pour la cérémonie.
Certes, c'était un bien beau spectacle à contempler que celui
de ces deux cents écoliers tous proprement vêtus à l'orientale,
qui allaient pour ainsi dire au théâtre de leur triomphe, tandis
que les cloches sonnaient à toute volée, et qu'une foule im-
mense , éparse çà et là le long du chemin , faisait entendre
ses applaudissements. Arrivés au temple, nous les divisâmes en
trois rangs , devant le maitre autel , classe par classe , seloii
l'ordre dans lequel ils devaient se présenter à l'examen sur les
matières qui leur avaient été enseignées durant le dernier semes-
tre. Quand on eut donné, comme à tous les jours de fête,
la bénédiction du très-saint Sacrement, on commença l'examen,
en présence de Mgr l'Illustrissime évêque, du consul impérial
et royal d'Autriche , le chevalier Joseph Dubravich, des Pères
<le la Compagnie de Jésus, et de nos Pères, qui avaient der-
rière eux un enfant porteur des prix à distribuer entre ses
camarades.
Les questions, dont les premières furent posées par le prélat,
roulèrent d'abord sur la doctrine chrétienne, puis sur la gram-
maire italienne, le style épistolaire et l'arithmétique. Les enfants
y répondirent avec tant de promptitude et d'nplomb que les
spectateurs, dont le temple s'était rempli, en étaient trans-
portés d'aise et d'admiration. A vrai dire, notre joie n'était
pas moindre à nous, qui voyions nos faibles travaux couronnés
d'un pareil succès, d'autant plus que c'étaient là les premiers
fruits que mon excellent compagnon et confrère, le P. Thomas
de Rapino, Observantin de la Province de S^ Bernardin dans
33
— 3.58 —
les Abruzzes, et moi, nous recueillions de notre mission évan-
gélique. Les pères, les mères, qui avaient un fils parmi les
enfants confiés à notre sollicitude, bénissaient avec nous le
Seigneur de le voir si bien lancé dans le sentier de la vertu
et de riionneur; de tous les cœurs, de toutes les lèvres des
nombreux auditeurs s'échappaient mille louanges au ciel, qui
avait envoyé dans ce diocèse un pasteur aussi zélé, aussi pré-
voyant que Test Mgr Ciurcia : Ai Tpesc/cm per ne ad e òeec-
kìrni i Eotit , répétait-on de toutes parts, c'est-à-dire : Cet
évêque est pour nous uîic véritable bénédiction de Dieu.
L'examen fini, avant qu'on commençât la distribution des
prix aux plus méritants, deux élèves récitèrent chacun un
morceau de poésie, le premier en l'honneur de sa majesté impé-
riale François I^^, empereur d' Autriche, en témoignage de recon-
naissance du grand bienfait qu'il accorde à ce peuple en soutenant
à ses frais nos écoles de garçons qu'il pourvoit de tous les
livres nécessaires; l'autre, dédié à Mgr l' évêque lui-même, pour
le remercier de l'activité infatigable, avec laquelle il se dévoue
tout entier à ce peuple, à l'avantage inappréciable de l'Eglise
de Dieu dans ces contrées. Enfin deux autres élèves débitèrent
un dialogue en vers, d'un genre assez gai, où ils remerciaient
leur auditoire d'élite d'avoir honoré de sa présence les jeunes
écoliers dans une circonstance si heureuse.
Après cela, le Très-Révérend Père Joachim de Velletri,
Vice-Directeur des écoles et supérieur actuel de notre maison
religieuse en cette ville, commença la lecture de la liste des
enfants jugés dignes d'avoir des prix; ils leur furent succès-'
sivement remis par l'évêque qui les exhortait par des bien-
veillantes paroles à persévérer dans l'amour de l'étude et de
la vertu, dont ils venaient de donner de si belles preuves.
Quand la cérémonie fut ainsi terminée, nous regagnâmes
notre maison religieuse dans le même ordre que nous nous
étions rendus à l'église, à travers les rangs épais d'une foule
qui nous accompagnait toute joyeuse, tandis que les mères
des jeunes lauréats, fendant la presse, couraient embrasser
leurs fils bien aimés , qu'elles couvraient de baisers et de
caresses.
Oh! oui, le 19 avril 1S63 est un jour dont le souvenir
restera éternellement gravé dans notre mémoire et dans celle
— 359 —
de tous les bons habitants de Scutari, qui ont voulu nous
en attester leur reconnaissance par un article qu'ils ont fait
insérer au mois de juin dernier dans V Observateur de Trieste,
J'avoue que cela nous a touchés ; mais comme il convient;
à des ministres évangéliques, nous ne recherchons point ces
misérables satisfactions, mais seulement la gloire de ce Dieu
qui a daigné nous appeler à une si belle mission, et nous le
prions instamment de nous prêter de plus en plus son assis-
tance. Oui, nous disons de cœur avec le Prophète : ]<[on nobis,
Bommey non nobis , sed nomini tuo da gloriam; ou mieux, avec
le divin Maitre lui-même : Non gloriam meam quœrOf sed ejus
qui misit me. Car si nous avons Dieu avec nous, rien ne nous
manque : Beus meus et omnia, comme disait dans ses divines
extases notre Père Séraphique S^ Francois.
Sur ce , Reverendissime Père , bénissez-nous , moi et mes
compagnons, et permettez-moi de protester que je suis
Votre très-humble et très-obéissant fils en J.-C.
Pr. Eosario de Castelluccio ,
3IÌSS. ajpost. et maitre de la troisième classe
élémentaire de Scutari^
m.
CHI]S^E.
Lettre du P. Ange d'Orano, Observanthi de la Custodie de
Turin, 3Iissio?i??aire apostolique en Chine, au Reverendissime
Ter e général de V Ordre, sur la position à Han-Kou.
Han-Kou, ce \'Z juin 1863.
Reverendissime Père.
Je suis un peu confus d'avoir laissé se passer un temps si
long sans vous écrire une seule ligne pour vous rendre compte
de ce que je fais et vous renouveler l'assurance de ma sou-
mission filiale. Cela est arrivé surtout parce qu'il me semblait
peu convenable d'ennuyer votre Paternité Reverendissime du
peu que j'avais à vous dire, étant continuellement occupé de
commissions, de comptes, de registres, etc., etc., plutôt que
— 360 —
(le choses se rattachant au ministère apostolique. Je finis néan-
moins par penser que, sans même que j^iic de bonnes nouvel-
les à vous annoncer, vous voudrez bien recevoir ma présente
lettre avec indulgence, d'autant plus que je n'ai point choisi
moi-même le poste où je me trouve, mais qu'il m'a été assi-
gné par Mgr le vicaire apostolique.
Parti de Eome vers la fin du mois d'août 1856, et arrivé
à Hong-Kon<i; dans les derniers jours d'octobre, j'y ai été re-
tenu, vu le manque de missionnaires, jusqu'à la fin de 3 860
pour exercer le ministère apostolique parmi les Anglais, les
Portugais, et autres qui habitaient cette ville et dont j'avais
à apprendre la langue. Mais quand peu de temps après des
missionnaires furent venus en nombre suffisant, je sollicitai du
supérieur de la mission l'autorisation de me rendre dans la
province que la sacrée congrégation de la Propagande m'avait
assÌ2:née à Eome, et il me l'accorda. M'étant en conséquence
mis en route par terre, je fus assailli par des voleurs et dé-
pouillé de tout ce que j'avais. J'atteignis néanmoins enfin le
lieu de ma destination, d'où Mgr Spelta, d'heureuse mémoire,
m'envova faire une mission dans des régions montagneuses. Mal-
heureusement, je m'y trouvais depuis trois mois à peine, lors-
que Mgr Spelta lui-même m'appella à Ilan-Kou, pour y remplir
les fonctions de Procureur et d'interprète; il me chargea aussi
ensuite de veiller aux affaires des Pères des Missions étrangères
et des Lazaristes, de sorte qu'il ne se passe point de jour où
je n'aie des malles à embarquer, des lettres à écrire, des visi-
tes à faire, sans un instant de répit. En "Vérité si le climat du
pays était aussi salubre que celui de l'Europe, je pourrais dans
mes moments libres opérer quelque bien comme missionnaire;
mais il m'est fort difficile de faire face à mes graves devoirs
en ces parages, ou même de m'occuper des quelques chrétiens
étrangers qu'y attire le commerce. Il faut avouer, du reste,
qu'uniquement appliqués au soin de leurs intérêts terrestres,
ils ne se soucient guère de la religion; ce n'est donc qu'à force
de sollicitations infinies que nous pouvons les décider à venir
ù la messe !
Tout cela montre à votre Paternité Reverendissime que je
ne suis pas dans la position la plus consolante. Toutefois, puis-
que je me soumets à l'obéissance, j'espère que le Seigneur,
— 361 —
dans sa miséricorde, me Timpatcra à mérite, et ne me refu-
sera point, par conséquent, les grâces qu'il accorde à ceux
qui travaillent directement à la conversion des infidèles.
Avant de fermer ma lettre, j'ose prévenir votre Paternité
Reverendissime que depuis longtemps nous ne recevons plus les
livraisons des Ânnales\ ni les circulaires de l'ordre, qui con-
tribuent merveilleusement à entretenir chez le missionnaire le
zèle de Fapostolat, auquel il a consacré sa vie; je vous prie
donc de ne point nous priver de ces excellents écrits, qui
nous font un bien infini.
Sur ce, je vous baise les mains et vous demande la béné-
diction Séraphique.
Votre très-humble et très-dévoué fils en Jésus -Christ,
Fr. Axge d'Orano,
Missionnaire ajiostolique eu Chine.
Lettre de l'Illustrissime 3I(jir ^Iictlel Navarro, 3Iin. ois. d'Es-
pagne f aie P. Eaphael de Pontecchio, Reverendissime gé-
néral de V ordre Franciscain ^ sur la situation de son vicariat
apostolique de Hu-navi,
Han-Koîi, ce 2 juin 1863.
Reverendissime Père ,
J'ai reçu la lettre que vous avez bien voulu m'écrire en
date du -25 février de l'année courante, et je viens aujourd'hui
vous donner une relation succincte des circonstances où s'est
trouvé le vicariat apostolique confié à mes soins, depuis que
j'ai quitté Pékin.
Ayant donc su à la Légation Française, à laquelle je m'étais
adressé, que le Ministre du Céleste-Empire avait prescrit au
gouverneur de Hu-nam de réprimer ceux de ses administrés
qui se déchaînaient contre les chrétiens, de rebâtir les cha-
pelles et les maisons qu'ils avaient détruites, en indemnisant
des dommages causés, et de publier la partie du traité de
paix conclu avec les puissances occidentales qui se rapporte au
libre exercice de la religion catholique, je crus devoir, malgré
mon impatience de retourner dans mon vicariat, et suivant le
ï) Elles ont été eovoyées.
33.
— 36rl —
conseil des ministres de l'Empereur, rester à Pékin, jusqu'à ce
que ce gouverneur eût répondu. Pendant ce temps, je contractai,
par suite du froid, une toux violente qui me tourmenta plus
d'un mois, à tel point que le premier secrétaire de la Légation
Française, craignant qu'il n'en résultât des conséquences fâ-
cheuses, voulut que je me soignasse chez lui. Il vint me
prendre lui-même dans la maison où j'étais logé, avec une
chaise à porteurs précédée de tous les gens de la Légation à
cheval, tandis qu'il se tenait par derrière, afin de montrer
pubhquement combien il m'honorait et combien il fallait res-
pecter les évêques. Je demeurai un mois chez cet excellent
secrétaire, où je fus traité à ses dépens avec tous les soins
et toute l'affection possible : aussi recouvrai -je bientôt une
parfaite santé.
Cependant, comme la réponse du gouverneur de Hu-nam
se faisait trop attendre, la Légation Française demanda que le
ministre chinois déléguât un agent pour m'accompagner, ainsi
que le P. Anot , Lazariste, Provicaire de Kiang-si, jusqu'à
Hu-pé. Cela obtenu, son excellence le comte Kleczkowski nous
présenta à son Altesse impériale le prince Kong, auquel nous
avions été déjà vivement recommandés, afin que nous puissions
nous entendre avec lui. Tant que le comte fut présent, le
prince se montra on ne peut plus aimable; mais quand nous nous
trouvâmes seuls, il reprit toute sa hauteur et nous déclara
qu'il ne souffrirait pas qu'on engageât les Chinois à embras-
ser la religion catholique. Nous nous hâtâmes de répondre
qu'aucun de nous n'avait jamais forcé qui que ce fût à se
faire chrétien, mais que nous recevions seulement ceux qui de
leur propre volonté demandaient à adhérer à notre foi. Cette
conduite à notre égard nous convainquit que ce personnage
n'aimait point notre religion, et que s'il avait fait quelque
concession en sa faveur, c'avait été uniquement par peur des
menaces des Français.
Ensuite il se retira, nous laissant seuls avec ses officiers
pour que nous prissions le repas qu'il nous avait fait prépa-
rer, afin de nous honorer à la manière chinoise. Après quoi
on nous informa que le 5 février était le jour fixé pour notre
départ, qui eut lieu, en effet, ce jour là, et nous fûmes ac-
compagnés jusqu'à la dernière porte de la ville par M^ le
— 363 —
comte Klcczkowski et par tout le personnel de sa Légation ,
bien qu'il fit un vent très- violent.
[Xotre voyage s'effectua parfaitement bien jusqu'à Han-Kou;
nous y arrivâmes le 21 mars et commençâmes par faire visite
au consul de France , qui nous accueillit avec une grande affec-
tion. Nous nous rendîmes ensuite ensemble chez le Yice-roi
de Hu-quan. Celui-ci nous fit entendre en termes très-bien-
veillants qu'il était absolument nécessaire que je m'arrêtasse
au moins deux mois dans cette ville, afin qu'il eût le temps
de prendre ses mesures pour que je pusse continuer ma route
sans péril. Mais les deux mois sont passés depuis longtemps
et je me vois forcé de rester encore ici, parce que le gouver-
neur de Hu-nam écrit que je ne puis m'y transporter en ce
moment à cause des Lettrés qui vont y subir leurs examens,
et qui renouvelleraient contre moi et le troupeau confié à
mes soins tous les excès auxquels ils se sont livrés l'an
dernier.
Voilà, Reverendissime Père, comment il se fait que je vous
écris de cette ville, et non de Pékin ou de l'Hu-nara. Je suis
vraiment désolé de ce contre-temps, qui laisse la charge de
la mission aux seuls prêtres indigènes; car il n'y est resté
aucun missionnaire européen. Je ne sais donc trop ce qu'il
en pourra résulter, d'autant plus que, d'après ce que j'ai en-
tendu dire , les lettrés de cette ville persistent dans le dessein
de continuer la persécution.
Quant au Pro-Vicaire de Kiang, mon compagnon de voyage,
lorsqu'il se présenta chez le gouverneur de la Province qui
avait promis de le recevoir, non-seulement il ne put obtenir
audience, mais il dut retourner immédiatement sur ses pas, parce
que les lettrés du pays, s'étant soulevés, pillèrent et détruisirent
les maisons des chrétiens, et les chassèrent ensuite de la ville.
Il se trouve donc de nouveau près de moi, affiigé de toutes
les épreuves que notre foi souffre dans ces contrées , mal-
gré le traité de paix conclu avec les puissances occidentales.
De nos confrères Missionnaires en cette partie du Céleste
Empire , le P. César Paleggio est actuellement au Séminaire
de Hu-pè, et le P. César de Dongo se trouve malade en cette
ville. Ah! ayez la bonté, Reverendissime Père, de nous faire
recommander à Dieu par tous nos confrères d'Europe, ainsi
— 36^< —
que par toutes les religieuses de notre Institut, afin que le
ciel nous accorile la paix si ardemment désirée.
Je vous baise la main et me plais à me redire
Votre très-humble et très-dévoué serviteur,
Yr. Michel Navarro,
Ticaire apostolique de Hu-nam,
IV.
AMÉRIQUE MÉRIDIONALE.
Lettre du T. B. P. Raphael Sans, Préfet des Missions Fran-
ciscaines dans la réjmblique de Bolivie y à V Blustrissime et
Bévérendisshne Mgr Mariex Cordova, évêque de la Paz ,
lequel lui avait demandé, par ordre du gouvernement , un
rapport sur la situation des Missions dans son diocèse,
La Paz, collège de la Propagande, ce Ih décembre 1862.
Illustrissime Monseigneur ,
Afin que vous puissiez satisfaire à la demande que vous a
adressée le gouvernement de la République, je vous envoie le
tableau des onze Missions que tiennent les Pères Missionnaires
de ce collège apostolique, en vous donnant quelques détails
qui vous en faciliteront Fintelligence.
1^ D'abord je dois vous dire que les trois Missions de Mada-
lenos et de S^^ Anne du Veni sont presque entièrement dé-
peuplées, tant à cause des cas fréquents de petite vérole, de
rougeole, de flux de sang, et d'autres maladies qui y sont comme
acclimatées, que par la fatale tendance que les Néophytes ont
à vouloir y échapper par la fuite. Il en résulte que beaucoup
y succombent, au contraire, et que ceux en petit nombre que
les Pères rattrappent et ramènent chez eux ne recouvrent plus
la santé. Ajoutez à cela Todieuse habitude qu'ont les femmes
de se faire avorter, lorsqu'il leur arrive d'être enceintes. Pour
combattre ces causes de dépopulation, les Pères Missionnaires
dans leur prudence ont eu recours aux moyens suivants : ils
ont en premier lieu transféré les réductions ouvertes aux Indiens
sur des points élevés, aérés et salubres ; en second lieu, ils se
^ 365 —
sont procuré les drogues, les livres de médecine et les instru-
ments de chirurgie, dont il leur a paru avoir besoin ; en troi-
sième lieu, ils prescrivirent aux indigènes des règles d^liygiène
dans une vie active qui les préserve de Ténervation que produit
la fainéantise, et les maintient disposés au travail.
S'ils deviennent gravement malades, les Pères les soignent
eux-mêmes, au risque de contracter le mal de leurs néophytes,
comme il arriva Tannée dernière au Père Bénigne Bibolotti,
qui fut atteint de la petite vérole, et au P. Paul Cerdà, qui
fut pris du typhus. Tous deux furent administrés et assistés
parle P. Louis Zaccagni. Ce digne religieux avait même préparé
leur cercueil et donna des soins à toute la réduction avec un
zèle vraiment exemplaire.
Cette charité des Pères Missionnaires a montré aux néo-
phytes combien il leur est utile et avantageux d'avoir des
gardiens si vigilants ; aussi leur portent-ils une estime et
une affection toutes filiales, et loin d'aller se réfugier, comme
auparavant, dans les montagnes, ils craignent plutôt de voir
un Père s'éloigner, quand il va s'efforcer de retenir les fugitifs,
et notamment les apostats Yaracares qui se dirigent souvent
vers le sud et vers les caps du Yeni.
Quant à la manière dont les Missionnaires s'y prennent pour
faire cesser les avortcments, ils recommandent aux parents de
surveiller les femmes nubiles, aux parents et à tous ceux qui
ont autorité sur elles; ils les rendent responsables des suites
de la conduite des filles, et ils prescrivent aux gens mariés de
leur faire connaître l'état de grossesse de leurs femmes, pour
les empêcher de prendre un breuvage qui pourrait nuire à
l'embryon, ou les forcer à s'abstenir d'efi'orts ou de travaux trop
violents, et enfin pour les faire aider, au moment des couches,
par les femmes du cacique^ ou du capitaine, ou par d'autres
femmes intelligentes, auxquelles on fournit quelques notions
spéciales. On réussit de la sorte à prévenir beaucoup d' avor-
tcments et d'accouchements funestes, en même temps que les
Missionnaires sauvent un grand nombre des pauvres nouveaux-
nés, auxquels ils prodiguent leurs soins, et qui auparavant péris-
saient, soit par le manque de lait chez les mères, soit par
l'abandon des pères ; car le sauvage n'aime point ses enfants,
quand ils lui sont inutiles ou à charge ! La religion catholique
^ 36G —
seule sanctifie leur amour! J'espère donc que, grâce à ces
moyens, les trois réductions de Mosatones deviendront doréna-
vant prospères.
En effet, les conditions sanitaires qu^clles présentent aujour-
d'hui sont excellentes, et Ton réussit très-bien à y apprendre
les métiers où Ton travaille le bois ou le fer, ainsi que le
tissage ; on y enseigne même la lecture, l'écriture et le chant,
témoin Tauteur de cette lettre, qui a vu, en visitant ces missions,
des ferrements, des fusils, des portes, des tables, des fenêtres,
de petites bibliothèques et des autels, exécutés par les néopliy-
tes avec une perfection étonnante. Quant à Fhabileté dont ils
font preuve pour lire, écrire et chanter, aux sons de Forgue,
les offices de TEglise, il est impossible à celui qui ne les a pas
entendus de s'en faire une idée.
2o Je dois appeler l'attention spéciale de Votre Illustrissime
Seigneurie et celle du gouvernement sur la malheureuse mis-
sion des Chimanes , autrefois si prospère et maintenant privée
d'un chef, pour que vous avisiez, s'il est possible, aux moyens
de la maintenir et de la relever. Il importe d'abord de remarquer
que, dépendante du district de Mojos (diocèse de Santa Croce),
cette mission ne se trouve point dans le territoire ni dans le
diocèse de la Paz. Au commencement du siècle présent elle
fut visitée et organisée par les Pères André Herrero et Jérôme
Berdion; mais bientôt elle se dispersa de nouveau. Affligés de
cet état de choses, les Pères Salvator Valleis et Paul Matthieu
Cerdà allèrent, il y a une dizaine d'années, à travers mille
périls et au prix de mille sacrifices, chercher ces indigènes,
avec l'intention de les emmener et de les joindre à ceux de
i\Iosatones, dont ils parlent la langue et avec lesquels ils ont une
origine commune ; mais l'attachement irrésistible que le sauvage
a pour ses bois et ses fleuves ne leur permit pas de mettre ce
projet à exécution : il leur fallut, au contraire, former de ces
tribus déjà antipathiques deux petites réductions diff'érentes,
qu'ils dirigeaient eux-mêmes, s'assurant ainsi le meilleur moyen
de gagner et de rapprocher les autres sauvages des environs.
Les clioses en étaient là quand une peste vint presque anéantir la
réduction de S* Paul, gouvernée par le P. Samuel Mancini,
qui, de concert avec le P. Paul Emile Reynaud et le P. Préfet
d'alors, fit passer dans la Réduction de S* Pierre les quelques
— 367 --.
sauvages qu'avait épargnés le fléau, et y forma une seule mission.
Le P. Mancini entreprit ensuite la conquête de la tribu barbare
des Araones, chez lesquels il réside actuellement, laissant au
seul P. Eeynaud le gouvernement des Chimanes. Ce religieux
leur enseignait les arts et métiers avec un zèle vraiment infati-
gable; on en a la preuve dans la construction aujourdMiui termi-
née de Téglise, du couvent, de l'école, dans les ateliers où Fon
travaille le bois et le fer, et dans les fabriques de sucre et de
sel, qu'il partagea entre San-Borgia et Reyes. Cet heureux
développement de la Mission le forçait à une activité continuelle,
lorsque malheureusement il fut dévoré par un tigre ou périt
d'une autre manière. Ce triste événement mit le plus grand
désarroi parmi les autres Missionnaires , et aucun jusqu'ici n'a
osé aller prendre la place du pauvre P. Eeynaud.
C'est pourquoi , ayant égard à la peur qui les a tous saisis
et à l'extrême difficulté de leur envoyer des renforts, soit de
la Paz, soit des autres missions, puisque les prêtres de notre
collège sont déjà si peu nombreux, que nous pouvons à grande
peine et malgré tous les sacrifices pourvoir aux besoins des dix
Missions confiées à nos soins, je viens, au nom de toute la com-
munauté, supplier Votre Illustrissime Seigneurie de chercher le
moyen de soumettre cette Mission à l'évèque diocésain, pour
qu'il lui fournisse des Pères de l'hospice dépendant de sa juri-
diction ; il sera certainement plus facile à ces Pères de s'en
occuper. Cela n'eût pas été nécessaire, il est vrai, si ces sauvages
s'étaient au moins décidés à venir se loger à Mosatoncs; mais
on eut beau leur démontrer les grands avantages qu'ils en
retireraient, il fut impossible de vaincre leur obstination. Dans
cette situation, voulant, afin de leur être encore utiles, prévenir
toutes les difficultés qui pourraient se présenter, nous renonçons
dès à présent au droit que nous pourrions faire valoir, comme
premiers Missionnaires qui aient soigné cette "Réduction des
Chimanes, espérant que Votre Illustrissime Seigneurie nous
débarrassera, de la manière que nous vous proposons, d'une
charge trop lourde.
30 Quant aux trois anciennes missions d'Isiamas, de Tumo-
pasa et de S* Joseph de Chupiamones, elles continuent à
se développer; les arts et l'industrie y fleurissent même assez,
quoiqu'elles soient toujours exposées aux attaques des sauvages
— 3G8 —
voisins, qu'il n'a pas été possible de soumettre depuis la perte
de Santiago de Pacagujiies, c'est-à-dire depuis le commencement
de ce siècle. Les Isiamegniens sont les seuls qui aient eu
le courage de leur résister, bien qu'ils s'adonnent à une féroce
anthropophagie. Mais ils cesseraient bientôt d'inspirer de pareilles
ciaintes, si les autorités civiles intervenaient dans ces luttes, et
alors on pourrait établir des paroisses dans ces Missions, de
telle sorte que les religieux qui les cultivent actuellement pour-
raient tons travailler à la conversion des tribus voisines des Cavi-
nas et des Araones ; car lès deux Pères qui l'ont déjà entreprise
ne suffisent point pour les amener à vivre dans des Réductions,
et le petit nombre de prêtres que nous avons dans notre collège
ne nous permet point, comme je vous l'ai déjà m.arqué, de leur
envoyer des auxiliaires. C'est vraiment ici le cas de dire : Messis
quidem multa^ operanï av.tem j^c^uci.
4° En vous parlant des Cavinas et des Eéductions qui les
entourent, je dois informer Votre Illustrissime Seigneurie et
le gouvernement que le signataire de cette lettre a envoyé le
frère lai Martin Pueyo pour explorer le cours et les cataractes
si redoutées du Veni, en lui donnant ordre d'en faire le tour,
si le chef politique de Mojos ainsi que la compagnie Mo van
et ses sociétaires lui fournissent les secours qu'ils ont promis.
Cette exploration sera fort utile, d'autant plus que ce religieux,
qui est très-entreprenant, connaît déjà, jusqu'à cinq journées
de marche au-delà du village des Cavinas, le cours de ce fleuve
qui devra être un jour la route que les Européens suivront
pour se rendre, non-seulement dans les provinces de Mojos
et de Caupolican , mais aussi au Jungas et à la Paz , avec
beaucoup plus de célérité et moins de frais qu'en passant par
le cap Horn, la mer Pacifique et les hautes cimes des Andes,
lorsqu'on transporte jusqu'à l'Atlantique les riches produits de
cette partie fertile de la Bolivie. J'espère que le Er. Martin
ouvrira cette voie si favorable au bien public; c'est afin de
lui faciliter cette entreprise hardie, pour laquelle font tant de
vœux les habitants de Mojos et tous ceux qui savent quels
avantages en résulteraient, que le soussigné a décidé que le
P. Joseph Marie Ciuret transfère, s'il est possible, la Mission
des Cavinas de la prairie supérieure des Madiri , où elle se
trouve à présent, sur les rives du Veni à neuf lieues de dis-
— 369 —
tance seulement; elle y sera dans une position salubre, dans
une contrée fertile en cannes à sucre, en cèdres , en yuccas,
en maniocs, et riche en troupeaux, de manière à pourvoir aux
besoins non-seulement des néophytes, mais aussi des explora-
teurs studieux et des voyageurs; elle devra donc devenir comme
un lieu de sûreté d'où il sera facile de parcourir avec moins
de périls ces plaines habitées par des sauvages hostiles qu'on
pourrait adoucir et convertir au christianisme ; le succès dépen-
drait autant de la bonne conduite de ceux qu'on aurait déjà
policés que du zèle des Missionnaires.
5° Ce sont les mêmes motifs qui nous ont portés à demander
la fondation de la Mission de S^ Bonaventure du Veni (appelée
d'abord Rurenavaque) que Yotre Seigneurie Illustrissime et le
gouvernement ont bien voulu approuver. En se servant des
bras des Indiens, on a déjà construit la chapelle provisoire,
défriché les alentours, et plusieurs familles se sont décidées
à s'y fixer, au grand avantage de la mission, du commerce
et de l'industrie. On y compte en ce momsnt quarante habi-
tants; mais avant qu'on y ait amené les cinquante têtes de
bétail accordées par le gouvernement , nous bâtirons l'église,
le presbytère, la maison municipale et le Tamho (hôtellerie pour
les étrangers), et je suis sûr que, grâce à son excellente posi-
tion, ce lieu deviendra bientôt un village fort important. On
en a déjà nommé le curé, c'est le Père Jésuald Macheti, Mis-
sionnaire plein de zèle, très-habile dans l'art de travailler le bois
et le fer, et très-versé dans la mécanique.
Tel est. Illustrissime Monseigneur, l'état actuel de nos mis-
sions dans notre diocèse ; elles fleuriraient , certes, bien autre-
ment, si les Pères Missionnaires, propagateurs de la foi, de
la morale et de la civilisation, trop dépourvus de ressources,
recevaient immédiatement les faibles secours qui leur sont
assignés par la loi.
En joignant à tout ce qui précède le tableau synoptique
ci-dessous , je crois avoir satisfait à la demande que Yotre
Seigneurie m'a adressée, ainsi qu'aux désirs du gouvernement.
34
— 370 —
TABLEAU DES MISSIONS DU DIOCESE DE LA PAZ, DIRIGEES PAR LES PÈRBS
FRANCISCAINS DE l'oBSERYANCE DU COLLEGE DE CETTE VILLE.
è
Nombre
DISTANCE
kl
NOMS.
PÈRES DIRECTEURS.
DISTRICT.
EN LIECES DE
•^ o
d'àme8.
^
LA PAZ.
1
La Conception de Ma-
dalenos.
330
LeP.LouisZaccagni.
Yungas.
SOl.auN.E.
i
S" Anne du Veni.
240
Le P. Paul Matthieu
Ceni à.
Yungas.
961.auN.E.
3
S' Michel de Macha-
nes.
130
Le P. Bénigne Bibo-
lotti.
Yungas.
llOl.auN.E.
4
S'PierredeChimanes.
250
Orpheline par suite
de la mort du Père
Reynaud.
Mojos.
2401.auN.E.
5
S' Antoine de Tumu-
pasa.
2000
Le P. Antoine Gili.
Caupolican.
ISOl.auN.
6
Le Carmel d'Isiamas
23Q0
Le P. Joseph Comas.
Caupolican.
2001.auN.
7
S' Joseph de Chupia-
monas.
325
Le P. Bernard Cle-
rici.
Caupolican.
nOl.auN.
8
Jésus et Marie de Ca-
vinas.
330
Le P. Joseph Marie
Ciuret.
Caupolican.
3001. auN.
9
L'Assomption d' Arao-
nas.
500
Le P. Samuel Man-
cini.
Caupolican.
4001.auN.
10
S' Bonaventure du
Veni.
40
Le P. Jésuald Ma-
chetti.
Caupolican.
1601.N.N.E.
M
Pacuguaras, en train
d'être conquise.
70
Le Fr. Martin Pueyo.
Caupolicup.
500I.auN.
Fr. B
uAPHAEL Sans*, f
réfet des M
issions.
Lettre et docuynents sur les circonstances de la mort du Père
Paul Emile Reynaud, missmmaire apostolique, ohservantin
de la province de S^ Thomas de Turin , qto'on disait avoir
été dévoré par un tigre^.
Sauf Anna, 18 octobre 1862.
Très-Révérend Père Sans,
Voulant me conformer à Fordre que vous m'avez donné, par
votre lettre du 2 septembre dernier, de vous transmettre des
détails précis sur la mort de notre cher confrère le Père Paul
Emile Reynaud, missionnaire apostolique de la Réduction des
Saints Pierre et Paul de Cliimanes, membres de notre collège
') Actuellement à Rome, en qualité de Définiteur général de l'Ordre.
*j Voir la première livraison de la troisième année des Annales, p. 39.
~ 371 —
de la Paz, j'ai tâché de bien m'assurer de la vérité des faits,
et voici comment les choses se sont passées. Le 4 juin de
Tannée courante, quatre néophytes de la Mission des Saints
Pierre et Paul de Chimanes, nommés Hyacinthe, Michel,
Coata et Vie, se présentèrent à celle de l'Immaculée Concep-
tion du fleuve Co vendo, annonçant au P. missionnaire qui y
réside, le P. Louis Zaccagni, que leur bon Père Paul Emile
Reynaud avait été dévoré la nuit par un tigre le long du
fleuve Carpo près de Cavaye. Cette nouvelle affligea si vive-
ment le P. Louis qu'il lui fut au premier moment impossible
d'en entendre les particularités. Mais peu après, ayant repris
courage, il demanda qu'on lui en fit un récit circonstancié.
Alors on lui raconta que ce missionnaire ayant, la veille de
l'Ascension, descendu le fleuve Pasacche ou Sai, avec quelques
enfants, s'arrêta pour dormir dans le lieu appelé Cagave, et
que s'étant levé le matin de bonne heure pour continuer sa
route, il ne tarda point à rencontrer un tigre qui mit d'abord
en pièces le jeune Dominique qui ouvrait la marche, puis lo
P. Reynaud, qui s'était jeté avec un couteau sur la bête fé-
roce afin de secourir le pauvre enfant. Alors les autres,
saisis de terreur, se mirent à fuir précipitamment et passèrent
sur l'autre rive du fleuve, où ils attendirent espérant que le
Père arriverait, après s'être débarrassé du monstre et après avoir
lui-même traversé le fleuve. En effet l'un d'eux, nommé Paul
Virginio, crut voir du côté du fleuve qu'ils venaient de quit-
ter le Père, entre les griffes du tigre, faisant de la main un
signe comme pour appeler; alors Paul Virginio regagna cou-
rageusement cette rive, et s'étant approché tout doucement du
monstre, il lui lança une flèche qu'il crut voir l'atteindre.
Tous s'enfuirent ensuite vers le village auquel ils appartenaient
et y apportèrent la triste nouvelle du malheur dont ils avaient
été témoins. Alors quatre hommes partirent aussitôt pour le lieu
indiqué, et là, ayant fait un radeau de branches de platane, ils y
déposèrent les restes du Père et de son jeune compagnon, les
transportèrent à la Réduction et les inhumèrent, l'un dans l'église,
l'autre dans le cimetière. Les messagers ajoutèrent que le P. Rey-
naud ne s'était fait accompagner que de ces jeunes enfants, parce
que tous les hommes étaient occupés à peler Técorce des arbres
de Chine ; ce qui les avait empêchés de le secourir. Néanmoins
— 372 —
ils allèrent pendant plus d'une semaine à la recherche de la bête
féroce, mais sans pouvoir la découvrir.
A ce récit, le P. Louis, considérant le triste état auquel était
réduite la mission de Chimanes, me fit avertir de tout ce qui
était arrivé, demandant que, si la chose était possible, j'allasse
consoler et exhorter à la persévérance ces malheureux néophytes.
Je me mis sur-le-champ en route, afin de m'entendre avec ce
Père et avec les néophytes de Chimanes. Nous nous rencontrâ-
mes à la mission de S* Michel de Bopi, où nous convînmes que
les naturels de Chimanes s'en retourneraient dans leur village,
pour recommander à leurs compatriotes d'envoyer une dizaine
d'hommes au devant du Père qui allait sous quelques jours arri-
ver de la Paz. Ils devaient en outre dire à Ignace Yasca de se
disposer à conduire le bétail au village de Reyes, parce que nous
supposions que vous n'auriez point tardé à visiter cette mission
orpheline. Quand nous nous fûmes ainsi encouragés l'un l'autre
de notre mieux, je me dirigai vers ma mission, et le P. Louis
partit pour la sienne à Co vendo.
Arrivés à leur Eéduction, les quatre Chimanes remplirent en
effet le message dont ils avaient été chargés, et déclarèrent notam-
ment aux leurs que quelques hommes devaient se présenter
au père Préfet des Missions. En conséquence, onze Chimanes se
mirent aussitôt en route, sous la conduite de Louis Nicolas Dacaba;
ils arrivèrent à la mission de l'Immaculée Conception de Covendo
le 27 du même mois, le même jour où le Père venait d'arriver
de la Paz. Yotre Paternité devine avec quelle adresse ces onze
hommes répondirent à toutes les questions que leur firent les
Pères Louis Zaccagni et Bénigne Bibolotti, confirmant tout ce
qu'avaient raconté les quatre premiers, de manière à ne laisser
aucun doute sur leur sincérité. J'éprouvai ]a même impression
quand Yotre Paternité vint dans cette mission avec les deux
Pères susnommés et les onze Chimanes, et c'est ce qui fit que
vous n'hésitâtes point à visiter avec moi cette mission, d'autant
plus que quatre néophytes qui lui appartenaient, savoir le Caci-
que Nicolas Carrano, Pierre Chiteca, Joseph Damian et Ignace
Caimani, chef de la mission de S^ Michel des Muchanes, se joigni-
rent volontiers à nous. Ce qui nous confirma encore dans notre
opinion, ce fut de voir, en arrivant au port de Reyes (ou au nou-
veau village de S^-Bonaventure), la spontanéité avec laquelle le
— 373 —
néophyte Ignace vint à notre rencontre avec trois Cliimanes,
amenant des mulets pour que nous puissions nous rendre plus
vite et plus commodément à la Réduction et nous répétant ce
qu'avaient dit les quatre autres. Si, d^iilleurs ils s'embarrassaient
dans quelqu'une de leurs réponses, ils s'en tiraient en disant qu'à
parler franchement ils n'avaient pas été témoins de ce qui était
arrivé, parce qu'ils se trouvaient, au moment du malheur, occu-
pés à peler les écorces des arbres de Chine. Puis, quand après
notre arrivée, nous remarquâmes que les coffres du pauvre père
Reynaud étaient tout brisés et tous les meubles de sa maison en
désordre, ils trouvèrent moyen d'exjiliquer aussi cette circon-
stance, d'autant plus facilement que nous ne pouvions point, à
l'instant même, mettre trop d'insistance à nous assurer de l'exac-
titude des faits, et qu'il nous fallait au contraire attendre l'occa-
sion pour nous livrer à cette recherche en toute sécurité. Car je
devais, vous le savez, rester en cet endroit, après avoir accom-
pagné votre Paternité jusqu'à San-Borgia. Comme d'ailleurs,
quand nous rappelions la mort du Père Pani, on nous la racon-
tait toujours de la même manière c[ue les quatre premiers Cliima-
nes, sauf quelques différences que nous attribuions à ce que les
narrateurs n'en avaient pas été témoins oculaires, nous quittâmes
la mission, toujours convaincus que l'infortuné missionnaire avait
été dévoré par un tigre; mais rien de tout cela n'était vrai, ainsi
que vous le verrez bientôt.
Le principal objet de notre sollicitude étant d'empêcher que
cette mission ne tombât, et que les néophytes aussi bien que le
Père Missionnaire ne restassent privés, en un pareil lieu, de
toute communication, nous crûmes bon de les engager à se
transporter le long des bords du Veni, soit en s'incorporant à
l'une des Missions qui y sont établies, soit en fonnant un village
à part, suivant qu'ils le préféreraient. Je leur proposai ce parti
plusieurs fois, à l'église et dans des réunions tantôt privées,
tantôt publiques, en leur donnant le temps de réfléchir. Les
quatre néophytes qui m'accompagnaient en faisaient autant. Et
c'est ainsi, qui le croirait? que nous pûmes découvrir le fait
qu'ils avaient tenu caché avec tant de soin, c'est-à-dire l'assassi-
nat qu'ils avaient commis sur la personne de notre pauvre con-
frère le P. Paul Emile Reynaud.
3-L
— 37-1 ^
PREMIÈRE DÉCLARATION.
Le premier de nos quatre néophytes qui parvint à le con-
naître fut Ignace Caymani des Muclianes, qui avait parmi les
Chimancs un beau-frère nommé Dominique Cunay. Celui-ci,
loin de prendre part au crime, avait tout fait pour Tempêcher;
mais ses efforts avaient été inutiles, et peu s'en était fallu qu'il
ne tombât lui-même sous les coups de ces barbares. Ignace lui
ayant demandé secrètement ce que disaient les Chimanes de la
proposition qu'on leur faisait d'aller demeurer le long du Yeni,
Dominique répondit que certainement tous ne l'accueilleraient
pas avec plaisir, parce que beaucoup d'entre eux avaient grande
peur, et non sans raison, puisqu'ils mentaient en prétendant
que le P. Reynaud avait péri sous les dents d'un tigre; qu'ils
l'avaient, au contraire, tué, et qu'ils les avaient vus de ses pro-
pres yeux lui couper le cou, lui enlever la tête, puis le jeter dans
ce triste état liors de la maison. Non contents de cela, ils le
mutilèrent et lui arrachèrent plusieurs membres, le laissant
ainsi toute la nuit sans sépulture, pour qu'il servît de pâture aux
bêtes féroces. Comme Dominique leur dit le lendemain qu'ils
devraient au moins l'ensevelir, afin de ne pas attirer sur leur tête
de plus grands châtiments du ciel, ils transportèrent le corps
dans l'église et l'y inhumèrent. Mais bientôt saisis de frayeur,
à la pensée de leur crime, ils commencèrent à se demander :
// Que ferons-nous, que dirons-nous aux Pères qui viendront ici?
quel prétexte alléguerons-nous pour prouver que nous ne l'avons
pas tué? // Et après que chacun eût émis son avis, on finit par
convenir qu'on déclarerait que le P. Reynaud avait été dévoré
par un tigre. Quant aux meurtriers, Dominique ne se souvenant
pas du nom de tous désigna les suivants : d'abord Ignace
Yasca ou Cortes, ainsi nommé quelquefois parce qu'il a demeuré
chez M. le curé Cortes; cet homme voulait tirer sur le Père un
coup de fusil, mais il ne le fit pas parce qu'il avait derrière lui
beaucoup de gens qui l'auraient arrêté, et alors il se contenta de
crier qu'il fallait massacrer le Missionnaire; en second lieu,
Charles Yutcha, qui lia le pauvre P. Reynaud; en troisième lieu,
Michel Cari, qui lui porta le premier coup; en quatrième lieu,
Miari Cauch, qui vint le frapper ensuite; et enfin Cauch, père de
Michel. C'est pourquoi ledit Dominique Cunay chargea Ignace
Caymani de nous accompagner, quand Yotre Paternité et moi
— 375 —
descendrions à San Borgia, jusqu'à ce que nous y fussions arri-
vés, afin de nous garantir et de nous défendre contre toute atta-
que, et lui recommanda de ne consentir à aucun prix à ce que
je retournasse parmi les Chimanes, de peur que je ne périsse
aussi entre les mains de ces barbares, qui étaient las, comme ils
l'avaient déjà montré, de vivre près des Missionnaires, et qui
paraissaient disposés à faire subir le même traitement à tout
autre Père venu chez eux. Là finit la relation de Dominique
Cunay à son beau-frère Igiiace Gay m ani.
DEUXIÈME DÉCLARATION.
Le second, à la connaissance duquel vint ce crime horrible,
fut le néophyte Chiteca, qu'Ignace C;iymani avait déterminé à
nous accompagner jusqu'à San Borgia; mais ici j'ai peu à dire,
car Chitica ne l'avait connu que pour l'avoir appris dudit
Ignace Caymani, peu de temps avant qu'il m'en donnât les
détails à moi-même. Toutefois, comme il comprend la langue
de Reyes, il me dit avoir entendu Joseph Manuel Yonsacale
et Marc N, qui sont venus avec nous chez les Chimanes, dire
aux gens de la station de Santa Croce, que ce n'était nullement
sous les dents d'un tigre, mais bien sous les coups des Chi-
manes eux-mêmes qu'avait péri le P. Eeynaud.
Maintenant je vais vous raconter tout ce qui s'est passé
chez les Chimanes, depuis notre arrivée à San-Borgia. J'y
avais laissé deux néophytes de Mosatenos, savoir le cacique Nico-
las Canane et Joseph Damicn Zeguin, afin qu'ils veillassent à
la garde du peu de mes effets qui étaient restés au couvent.
Ils observèrent adroitement tout le mouvement de la mission,
et virent que le premier jour tout marchait régulièrement : on
allait à l'église, et l'on faisait ensuite ce que nous avions pres-
crit; seulement les indigènes leur demandaient de temps en
temps s'ils retourneraient chez eux, et alors ils répondaient
qu'ils attendaient le Père. Pendant la nuit ils entendaient faire
des rondes autour du couvent, donner des coups à la porte;
toutefois comme elle était bien fermée, ils se tenaient tran-
quilles et se communiquaient le matin leurs remarques. Mais le
quatrième jour, ils trouvèrent beaucoup de poules tuées par des
flèches et d'autres dégâts dans la Kéduction, qui allèrent tou-
jours en augmentant les jours suivants; en outre, le Cacique des
— 376 —
Chimaiies et Ignace Yasca , chefs de la peuplade, prirent un air
liostile. C'est pourquoi nos deux néophytes commencèrent à
soupçonner qu'il devait y avoir là quelque chose dont ils ne se
reudaient pas compte; mais ne sachant à qui se fier, ils ne pou-
vaient éclaircir leurs doutes. Pourtant Dominique Cunay, qui
était au courant de l'affaire, savait bien d'où tout cela venait et
comment tout cela finirait. Connaissant le danger que couraient
les deux néophytes des Mosatenos, il trouva donc le moyen de
s'introduire secrètement dans le couvent, afin de les en prévenir.
A peine l' eût-il aperçu, que le cacique Nicolas Canane lui de-
manda nettement : // Que peuvent donc avoir ces gens-là? On
les prendrait tous pour des scélérats, n C'est pour cela, répon-
dit Dominique, que je suis venu vous avertir de fuir au plus
vite; autrement on nous tuera tous les trois. // Voilà ce que ce
néophyte m'a raconté à moi-même.
TROISIÈME DÉCLAUATION.
Comme je priais le Cacique Nicolas Canane, en présence
des autres chefs de cette Mission , de me rapporter tout ce
que lui avait dit Dominique Cunay, il me répondit ce qui suit :
Les sauvages ne voulaient pas venir se fixer dans les plaines de ces
Missions du Veni, parce qu'ayant fait mourir leur Missionnaire
le P. Paul Emile Reynaud, ils avaient grande peur; aussi afin de
n'être pas réputés coupables de ce crime, avaient-ils répandu le
bruit qu'un tigre l'avait dévoré. Non, ce ne fut point cette bête
féroce qui le tua_, mais bien les Chimanes eux-mêmes. Ils le pen-
dirent par les cheveux à une poutre près de l'escalier qui con-
duisait à la loge où je couchais avec Joseph Damien, avant de
partir pour San-Borgia; et plusieurs lui en arrachèrent, jusqu'à
ce qu'il finit par tomber à terre. Vers le soir, ils sonnèrent la
cloche de l'église pour y appeler le peuple, qu'ils dirent ensuite
s'être trouvé pendant tout ce temps occupé à peler l'écorce
des arbres de Chine; dès qu'il fut rassemblé sur la place,
Ignace Yasca cria à tout le monde d'entrer, ajoutant qu'on
pénétrerait ensuite dans le couvent pour s'amuser. Entrés dans
l'église, les sauvages récitèrent des prières et entonnèrent je ne
sais quels chants ; puis le Missionnaire leur prêcha et leur
distribua l'eau bénite, suivant l'usage de tous les dimanches,
quand tout-à-coup le néophyte Hyacinthe Cari se leva comme
— 377 —
pour s'élancer sur lui ? ce dont il s'abstint néanmoins, comme
cédant à un mouvement de repentir. La cérémonie terminée, le
P. Reynaud sortit le premier de Téglise, et derrière lui Domi-
nique. Celui-ci arriva au couvent avec un autre néophyte, monta
sur le faite de la loge où vous couchiez avec le P. Préfet.
Alors le P. Reynaud lui demanda : // Est-il vrai qu'on se pro-
pose de me tuer ?» — // Il n'est que trop vrai, répondit Do-
minique, et il y en a déjà qui s'y préparent, n — » Laissez-moi
au moins, dit alors le Père , prier Dieu de me pardonner mes
péchés et de me recevoir dans sa gloire. // Quand il eut fini sa
prière, il se releva et se rendit avec Dominique dans la pièce
où les chefs de la Eéduction étaient réunis avec beaucoup
d'autres. Tous l'ayant salué à l'ordinaire, il se mit à les avertir
de leurs défauts et à les exhorter à travailler à leur amélio-
ration. En ce moment le néophyte Ignace Yasca fut sur le
point de lui tirer un coup de fusil ; s'il ne le fit pas, c'est qu'il
avait derrière lui beaucoup d'autres Indiens qui l'auraient vu.
Mais dès que ceux-ci furent retournés chez eux, comme il le
leur enjoignit, Hyacinthe Cari le premier, puis Charles Vutcha
et d'autres fondirent sur le Missionnaire et lui firent à la gorge
une profonde blessure, d'où s'échappa un ruisseau de sang qui
lui baigna tout le corps ; ils lui brisèrent ensuite la tête , et
ils jetèrent son cadavre hors de la maison du côté de la cui-
sine, et là ils lui coupèrent les mains, les pieds et d'autres
parties du corps ; pourtant le lendemain, à l'instigation de Do-
minique, ils lui donnèrent la sépulture dans l'église. Au même
moment ils brisèrent tous les coffres du Père, enlevèrent tout
ce qu'ils y trouvèrent et se livrèrent ensuite à tous les excès
de l'ivresse. Le lendemain matin ils tinrent conseil : « Que
dirons-nous aux Pères, se demandaient-ils les uns aux autres,
afin qu'ils ne sach-ent point que nous l'avons tué? Certains
proposèrent de faire accroire que, tandis qu'ils abattaient des
arbres, l'un de ces arbres aurait dans sa chute écrasé le Mis-
sionnaire, d'autres imaginèrent d'autres mensonges, et à la fin
tous convinrent d'affirmer qu'il avait été dévoré par un tigre.
Ici se termine la relation de Nicolas Canane, cacique de cette
Mission, telle qu'il l'a faite à Dominique Cunay chez les Chi-
mancs, et telle que celui-ci l'a répétée au P. Bénigne Bibolotti,
ajoutant que, si j'étais retourné à San-Borgia, j'aurais été tué,
— 378 —
moi, à force de flèches. Le P. Bibolotti en fit part aussitôt
au P. Louis Zaccagni. Tous les bons néophytes qui entouraient
ce dernier se disposèrent à aller se saisir des assassins apos-
tats ; le P. Louis lui-même fit interrompre à ses gens les tra-
vaux de l'église, et quand ils se furent tous armés de javelots
bien affilés, il les accompagna jusqu'à Bopi. Mais j'arrivai à
temps pour qu'on n'eût plus besoin de nous défendre par de
pareils moyens. En foi de quoi, etc. Fr. Paul Matthieu Cercla,
ex-]}réfet — Fr, Louis Zaccagni — Fr. Benigne Bibolotti —
Pascal Ibisque, pour Ignace Caimani, Pierre Chiteca et Nicolas
Canane, cacique, lesquels ne savent signer,
QUATRIÈME DECLARATION.
Maintenant voici la déclaration d'un néophyte Chimane venu
avec moi de son pays jusqu'à Sauf Anna du Yeni. Votre
Paternité sait que je me suis embarqué au port de S^ Bona-
venture avec deux néophytes Chimanes, dont l'un était telle-
ment malade que je faillis devoir l'enterrer le long des rives
du Veni; je n'ai rien à dire de celui-là quant au fait de la
mort de notre confrère le Père Paul Emile Reynaud. L'autre
est arrivé avec moi sain et sauf, et je prie Dieu qu'il ne lui
passe point par la tête de s'enfuir et de retourner parmi les
siens; car il est le seul qui les ait quittés. C'est par lui qu'il
m'a été donné d'apprendre quelques détails sur l'horrible crime
dont nous parlons, et comme je demandais à ce néophyte de
m'en faire le récit en présence du cacique Nicolas Canane et
du fiscal Pascal Ibisque, il me répondit ce qui suit. Quand,
le matin, au sortir de l'église toute la Réduction fut rassemblée,
le Père Reynaud ordonna que les plus vieux allassent travailler
au champ des Mani ( fruit indien ) , et les plus jeunes dans
le bâtiment où l'on construisait des lits et où d'autres ame-
naient du bois de la forêt. A midi, au moment où le Père descen-
dait l'escalier, il fut frappé à la tête, et il se retourna pour gronder
deux jeunes gens occupés à attacher je ne sais quoi à l'escalier.
Mais au même instant l'un d'eux, qui s'appelait Marien, se
jeta à l'improviste sur le Père, le saisit par les cheveux et le
suspendit à une poutre, tandis que l'autre, nommé May va,
amenait les vêtements du Père sur ses pieds et le tirait par
dessous. Ils le tinrent longtemps dans cette position, et lui arra-
— 379 —
chèrent une grande partie de ses cheveux, jusqu'à ce que Marien
Tayant détaché de son côté prit la fuite. Comme Mayva con-
tinuait toujours à tirer, le Père tomba à terre. Alors levant
les yeux et voyant quelques Chimanes dans les environs, le
Père leur cria d'arrêter ce malheureux, de l'enchaîner, et de
poursuivre Marien, qui fut bientôt rattrapé et également gar-
rotté. Après cela il envoya un certain Tchiva rappeler ceux
qui étaient à travailler au champ des Maìii et qui vinrent
aussitôt; il fit ensuite sonner la cloche, pour que tous entrassent
dans l'église. Quand on y fut réuni, il se mit à réciter le
Rosaire que tous récitèrent avec lui, puis à chanter le Miserere^
après lequel il prêcha et distribua l'eau bénite aux assistants,
afin de détourner les châtiments du Seigneur. Là-dessus le Père
se retira de nouveau dans le couvent, suivi du néophyte Do-
minique Cunay ainsi que des chefs de la Eéduction et des
enfants. Alors il leur dit tout ce qu'avaient fait lesdits Marien
et Mayva; mais au même moment il s'aperçut avec surprise
que l'un d'eux était débarrassé de ses liens. // Qui a fait cela?
demanda-t-il. // — » Lui, répondit Marien, en montrant Mayva;
il m'a offert un couteau pour que je coupasse les liens dont
j'étais garrotté, et comme je m'y refusais, il l'a fait lui-même. "
Alors le P. Reynaud me nomma [Jean Joseph Tove, un de ceux
que nous avons fait laptïser dans la cathédrale de la Paz en 1858)
et me chargea de les garder pour qu'ils ne pussent plus commettre
d'autres fautes; puis il renvoya chez eux les chefs de la Eéduc-
tion avec tous les autres, se retirant lui-même dans sa cellule.
Dès ce moment on fit courir dans le village un bruit qui se répan-
dit rapidement de tous les côtés : c'est que le Père se proposait
de faire mourir les deux coupables (Marien et Mayva). Cependant,
l'heure de la prière venue, le Père fit tinter la cloche pour qu'on
se rendît à l'église, me disant de bien veiller sur les deux prison-
niers qu'on avait attachés à un billot. En se dirigeant vers
l'église, où les autres se rendaient également, le néophyte Ignace
Yasca se mit à crier : » Entrez tous; car nous devons ensuite
nous réunir dans le couvent. // Et de fait tous entrèrent et chan-
tèrent les prières accoutumées. Quand elles fureut finies, le Père
sortit afin de retourner au couvent, suivi de Dominique et des
autres; lorsqu'ils y furent entrés, tous, chefs et enfants, se mi-
rent à le saluer. Le Père dit alors aux chantres de se retirer
— 3S0 —
dans la tribune où ils avaient coutume de chanter, et dès quMls
eurent obéi, il se mit à parler avec les chefs de la Réduction et
les autres personnes qui Tentouraient; puis, après une longue
conversation, il les congédia, pour qu'ils allassent chez eux se
coucher. Quelques-uns obéirent, mais la plupart tirent semblant
de ne pas avoir compris, et se parlant tout bas entre eux, ils se
disposaient à Tassaillir comme des tigres altérés de sang qui
épient leur victime. Néanmoins aucun d'eux ne bougeait; tous
attendaient qu'Ignace Yasca ou Cortes lui tirât un coup de fusil;
mais la chose n'étant pas facile, parce qu'il y avait autour du
Père beaucoup de personnes qui auraient pu être atteintes, l'as-
sassin dit à haute voix qu'il fallait sans plus de retard que tous
tombassent sur le Père et le missent à mort. Et ils obéirent,
savoir Hyacinthe Cari le premier, Miare ou Michel le second,
Ignace Yasca lui-même le troisième, Charles Vutcha le quatrième,
Cauch, père de Michel le cinquième, Hilaire le sixième, Yaire le
septième et Uequene le huitième. Saisi par ces scélérats, le Père
s'écria : n Seigneur, ayez pitié de moi ! // Et des flots de sang lui
jaillirent de la gorge et lui inondèrent tout le corps, de sorte
qu'en peu d'instants il expira. Les meurtriers non encore satisfaits
le tirèrent alors hors du couvent et le mutilèrent en divers en-
droits du corps, le laissant en cet état toute la nuit; ils pillèrent
ensuite la maison, en enlevant tous les principaux objets, et
finirent par faire ripaille jusqu'au lendemain matin, où, ayant
sonné la cloche et rassemblé tout le peuple dans l'église, ils
chantèrent le miserere et d'autres prières, suivant l'usage.
Ils tinrent ensuite conseil pour savoir comment il fallait cacher
leur crime, et chacun ayant émis son avis, on suivit celui d'Ignace
Yasca, et l'on convint de dire que le Père avait été dévoré par
un tigre. Mais le néophyte Dominique Cunay dit qu'ils devraient
au moins lui donner la sépulture, et en effet deux vieux né^o-
phytes. Ciliege et Moijna, l'enterrèrent dans l'église. Quant aux
autres, ils se livrèrent à la bonne chère toute la journée, et le
lendemain matin, Ignace Yasca, Charles Yutcha, Hilaire et
Marien se rendirent à San-Borgia avec une lettre écrite par l'un
d'eux; ils y furent suivis par Hyacinthe Cari, Miere ou Michel,
Coata et Vie, qui racontèrent également ce que je vous ai rap-
porté plus haut. En foi de quoi etc., signé :
Fr. Bénigne Blholottï; Ignace Cawiani; Bierre Chitectty
Cacique; Baul Ihisque, fiscal.
— 381 —
Lettre du T. R. Père Eaphael Sans, à VEvéque de la Paz,
comme conchmon de la précédente relation.
Collège de la Paz, ce ^'l janvier 1863.
Illustrissime Monseigneur,
Je viens dans cette lettre vous rendre compte, au moyen
de la relation que m'a envoyée le P. Paul Mathieu Cerdà, de
Fhorrible assassinat commis, par les néophytes des Chimanes, sur
la personne du P. Paul Emile Reynaud, leur missionnaire,
afin que votre excellence agisse de la manière qu'elle jugera
convenable pour en obtenir justice.
Mais avant tout je crois devoir vous parler de ce qui a
précédé et de ce qui a suivi cet attentat. Le premier malheur
de la mission des Chimanes, c'est que les hommes y naissent en
plus grand nombre et y vivent plus longtemps que les fem-
mes ; ce manque du sexe nécessaire pour soumettre à temps
ces barbares au joug du mariage forçait le P. Reynaud (c'est
aussi le cas des missionnaires des Mosatencs) à exercer une
vigilance continuelle sur la conduite des jeunes gens, qui ne
pouvant avoir une femme légitime portaient le trouble dans
les ménages, et se livraient à d'infâmes adultères, jusque sous
les murs de l'église. En vérité, il est impossible qu'un mis-
sionnaire zélé pour l'honneur des néophytes et pour le salut
des âmes tolère de pareils excès, et il faut bien qu'il y mette
un terme par tous les moyens. Le premier moyen qu'employa
le P. Eeynaud fut de tenir les célibataires constamment oc-
cupés près de lui, en leur fixant des heures dans la journée
pour la lecture, pour l'écriture, pour le chant, pour la répé-
tition en commun du catéchisme ou pour d'autres leçons, et en
leur fixant aussi d'autres heures où ils travaillaient le fer et le
bois, où ils s'occupaient à la culture de Forge et à la préparation
du sucre et du sel. En outre, afin de les préserver de toute com-
munication avec les négociants étrangers, qui apportent toujours
l'immoralité dans les Réductions, il permettait en particulier
aux jeunes gens d'aller peler dans les forêts les arbres de
Chine dont l'écorce leur procurait une assez grande ressource
dans leurs besoins, sans que néanmoins ils négligeassent le
catéchisme et les autres exercices religieux dans les heures
de repos, afin qu'ils s'aiîermissent et se maintinssent dans la
35
— 38:2 —
sainte crainte de Dieu, surtout au milieu des forets où ils
subissent plus qu'ailleurs Tempire de leurs instincts féroces.
Mais un pareil système, absolument exigé par les intérêts de
la mission, déplaisait à quelques méchants que la fougue des
passions, irrésistibles chez les sauvages, excita à se défaire
du Père, afin de vivre librement à la manière des animaux.
Ce furent spécialement deux familles, celles de Bré et de
Zéo, qui, poussées par Venfer, concertèrent le plan d'un atten-
tat affreux, auquel néanmoins le P. Reynaud sut plusieurs fois
échapper, grâce à sa vigilance. Il était tellement convaincu
qu'elles avaient formé contre lui des desseins hostiles qu'il
les exorcisa deux fois, comme il Ta marqué lui-môme dans le
Paroissial, où il parlait du danger auquel il se voyait exposé,
et de Toffrande de sa vie qu'il faisait à Dieu : amma.n suani
âat pro ovibus sicis. Aussi puisâmes-nous une grande consola-
tiou, au milieu des profonds regrets que nous causa sa perte,
dans la certitude où nous étions qu'il n'avait point été pris
au dépourvu et que Dieu avait accepté le sacrifice que son
serviteur lui faisait de sa personne pour le salut de ces barba-
res. Je dois vous dire ici qu'ils avaient résolu de me donner
également la mort ainsi qu'au P. Cerdà, dans le cas où nous
aurions découvert leur crime en exhumant la victime; mais
ayant éventé leur complot, nous nous contentâmes de planter
une croix sur la terre encore fraîche de la fosse de l'infortuné
Père Eeynaud. C'est ainsi que le Seigneur nous a préservés
de la mort, et que nous avons pu nous en aller sains et saufs,
mais le cœur profondément affligé à la vue de l'effroyable dé-
pravation d'un peuple que nous espérons rendre bientôt tout à
fait chrétien.
Après vous avoir indiqué le prétexte dont l'enfer se servit
pour porter ces barbares à donner la mort ù leur Père, je
vais vous signaler les funestes effets qui s'ensuivirent. D'abord
oe que j'avais prévu lors de ma première visite se vérifia : c'est
que naturellement enclins à la vie sauvage, et plus encore
depuis le crime qu'ils avaient commis, ils ne tarderaient point
un instant à s'enfoncer de nouveau comme Caïn dans les fo-
rêts, et qu'ainsi toutes les peines que nous avions prises, tous
les sacrifices que nous avions faits pour les amener au genre de
vie d'un peuple chrétien et ù la civilisation, seraient malheureu-
sèment perclus. C^est pourquoi, malgré de si graves périls,
j'allai les visiter, secondé à merveille dans mon entreprise par
Texcellent Père Cerdà , qui connaissait leur langue et avait
déjà été leur missionnaire, et je les engageai, avec beaucoup
d'instances, à venir se mêler à Tune de nos missions des Mosa-
tènes, ou à former un village à part sur les rives du Yem,
tandis que, s'ils restaient là où ils se trouvaient, ils seraient
abandonnés, notre collège ne pouvant leur envoyer ni mis-
sionnaires ni secours. Mais ils ne surent point se décider à
suivre nos conseils, bien que nous n'ayons point perdu tout
espoir de réussite. En effet, le même P. Cerdà m'écrit que
plusieurs se sont présentés à Sant' Anna avec Tintention de
s'y fixer, et de son côté le P. Jé^uald Macheti m'a mandé
que onze autres familles se sont rendues à San-Borgia; les-
autres se sont réfugiées dans les montagnes, de sorte Cjue la
mission parait ruinée ou du moins dispersée.
Mais ce qui doit surtout appeler l'attention du gouverne-
ment, c'est la conduite scandaleuse que les Chimanes ont te-
nue depuis que je les ai visités. Je leur avais vivement re-
commandé de ne point abandonner la prière, de soigner l'église
et les objets de la sacristie. Eb bien! ils ont osé se présenter
à San-Borgia avec des lambeaux de chasubles, n'ayant point
honte de dire qu'ils avaient tué le Père et bu de la ckiia
dans les calices! Afin de prévenir le renouvellement d'un si
énorme sacrilège, j'ai chargé le P. Cerdà d'aller, en prenant
les précautions qu'il jugera nécessaires, recueillir les vases et
ornements sacrés de cette mission, ainsi que les livres du Père
Peynaud, en emmenant à son retour les néophytes qui vou-
draient le suivre. Mais de peur que de pareilles iniquités ne
se commettent dans d'autres Eéductions, je supplie votre ex-
cellence Reverendissime de s'entendre avec le gouvernement
pour que le chef politique de Mojos punisse sévèrement les
coupables. Je dis le chef polïticiue de Mojos; car si l'on veut
proceder avec les lenteurs interminables des formalités légales
ordinaires, ces sacrilèges resteront impunis, tandis que la répé-
tition de crimes de ce genre exige une prompte satisfaction,
pour sauvegarder les droits de la morale, de la religion et de
la justice. Au fait, ce n'est pas le premier assassinat que
ces sauvages ont commis : ils ont déjà, il y a vingt ans,
essayé d'ôter la vie au curé Cortes y Villavincencio, et comme
ils ne réussirent pas dans leur projet, ils tuèrent en sa place
un français, son compagnon, comme ils avaient déjà fait pé-
rir plusieurs sujets de la même nation qui étaient allés explo-
rer la route de San-Giuseppe, village peu éloigné.
J'espère donc que votre excellence voudra bien communi-
quer ma présente lettre, avec les renseignements qui raccom-
pagnent, au gouvernement qui, je n'en doute pas, comprendra
par mon exposé de la situation que dans une affaire si grave
il n'y a point de temps à perdre. Autrement j'aurais tout lieu
de craindre que nos Pères ne renonçassent à ces missions, et
que la barbarie ne reprit tout son empire là où nous avons
prodigué nos sueurs afin d'établir la religion catholique et de
former un peuple qui fût plus tard fidèle à la République.
Sur ce, je me redis de votre excellence Reverendissime le
très-humble chapelain et serviteur,
Pr. Raphael Sans, Mi?u Oòs.,
Pré/ei des 7mssions.
Deux lettres du P. Paul Emile Reyxatjd, (p.ie nous publions
comme monuments j)récieux qui nous sont restés de ce martyr
de la charité, mort pour le salut des sauvages qu>'il gouvernait.
V^ Lettre.
A LA RÉVÉRENDE MERE OLYMPE, SUPÉRIEURE DE LA MAISON DU
SACRÉ CŒUR, A BORDEAUX.
19 février 1853.
Révérende Mère,
Comment pourrai -je répondre dignement à tant de bien-
faits signalés dont votre bonté a voulu me combler? Ah !
Dieu seul peut vous en récompenser comme vous le méritez.
Je suis dans l'obligation de prier beaucoup pour vous et
pour l'excellente mère économe que je n'oublierai jamais jus-
qu'à la mort. La mort! puisse-t-elle répondre pour moi aux
désirs que tout enfant je sentais s'élever dans mon jeune
cœur ! Puissé-je mourir comme Jésus, mon Seigneur et Maître,
mourir martyr, de son saint nom! Oui mille fois, igiiisy crux,
hestiae, confractio ossium et memhrorum divisio, et totius corpo-
— 385 —
ois coïitritioy et tota tormenta diaboli veniant, tantum Chriduni
fruar! En ce moment aussi je me souviendrai de vous.
Maintenant je pars, et peut-être est-ce ici le dernier adieu
que nous nous donnons sur cette terre. J'avoue que j'en res-
sens au cœur une douleur immense ; mais le Dieu qui exige
de nous un pareil sacrifice nous en accordera une ample ré-
compense dans sa gloire éternelle.
Je me recommande, ma bonne Mère, à vos prières et à celles
de toutes les religieuses vos filles, dont je conserverai toujours
aussi un souvenir agréable. Souhaitez à toutes en mon nom la
paix dans le Seigneur, surtout à celles qui ont assisté à ma
première messe.
Vous souhaitant à vous aussi tous les biens en Dieu, je
vous prie de me regarder toujours comme votre très-humble
et très-dévoué frère et serviteur,
Pu. Paul Emile Reynaud,
Miss, apost. Min. Ohs,
2me Lettre.
AU TRÈS-EÉYÉREND PERE RAPHAEL SANS.
S^ Paul des CkimajieSy 10 juillet 1856.
Mon bon Père,
J'ai lu et relu avec grand plaisir votre très-chère lettre du 12
du courant, admirant la rare prudence avec laquelle vous abor-
dez le sujet délicat dont je vous ai entretenu, et la générosité
avec laquelle vous vous soumettez aux sacrifices les plus péni-
bles pour le bien de votre famille religieuse.
Le 3 du courant je me suis trouvé de nouveau dans ce cas
mémorable où, sans un secours spécial de la sainte Vierge, j'au-
rais certainement laissé la vie. Un jour vers le soir deux jeunes
gens vinrent du village du P. Samuel m' avertir qu'un adulte
était sur le point de mourir, et là-dessus, sans attendre que
les pauvres petits eussent pris un peu de repos, nous nous
mîmes en route. Mais le fleuve Cairo était tellement enflé qu'y
étant entré sans attendre que je rencontrasse un radeau capable
de me porter, je trouvai au milieu du lit le cours de Teau trop
violent pour qu'il me fut possible de gagner la rive opposée. J'é-
tais vêtu de ma robe de Franciscain, que je m'étais étudié à bien
35.
— 3SG —
m^ìttachcr aux flancs avant de descendre dans le fleuve; mais
elle se détacha juste en cet endroit périlleux, elle m'enveloppa et
m'embarrassa tellement les jambes, que je faillis me noyer en
tournoyant rapidement dans les flots qui m'emportaient.
Je cherchais bien des pieds et des mains à vaincre la force du
courant, mais j'avais beau faire, je ne parvenais point à y résister;
'alors j'appelai d'un coup de siftletmes deux jeunes gens, et je dois
dire qu'ils eurent le courage de venir jusqu'à moi pour me don-
ner la main, et c'est ainsi que je pus me tirer de ce passage péril-
leux et avoir la vie sauve.
Sachez, mon bon Père, qu'au moment du danger, j'appelai du
fond du cœur à mon secours la Mère bénie du Seigneur, c'est la
vertu de son doux nom qui m'arracha au courant violent du
fleuve qui m'emportait, et qui ensuite maintint la barquette à
laquelle je me confiai et l'empêcha de chavirer; car elle était déjà
si remplie d'eau qu'une minute de plus aurait suffi pour que les
flots l'eussent submergée et moi aussi. Je frémis encore en pen-
sant à cette eflfroyable situation ; mais la sainte Vierge m'a sauvé,
parce que je ne m'y étais exposé qu'afin de porter les secours
spirituels à un vieillard malade.
Il y a aujourd'hui quatre mois, mon cher Père, que j'erre
seul en mission parmi ces sauvages, sans que j'aie jamais rencon-
tré un prêtre pour me confesser. J'ai à soigner deux missions,
qui, avec l'aide de Dieu et la protection de Marie et des saints
apôtres Pierre et Paul, dont elles portent le nom, sont assez
prospères, et j'espère qu'elles marcheront de mieux en mieux.
Je continue à jouir d'une santé forte et robuste, de sorte qu'à
moins d'un cas de maladie grave qui ne me permette pas de quit-
ter mes néophytes, je me propose de me rendre lundi prochain à
pied à Maddalenos pour me confesser.
En terminant, mon bon Père, je vous prie de me pardonner
tous les chagrins que j'aurais pu vous causer, quand je demeu'
rais avec vous, et de ne cesser de prier le Seigneur et Marie,
notre Mère bien-aimée, qu'ils daignent nous compter au nombre
de leurs humbles serviteurs.
Fil, Paul Emile Reynaud,
Miss, Apost» Min. Ohs.
— 387 —
IV.
NOUVELLE ZrÉLAXDE.
Lettre du P. Dominique de Castigx.ano, Ohs. de la Province
des Marches, Miss. Apost. dans la Nouvelle-Zélande, au
T. R. P. Antoine de Fano, Secrétaire général de l'Ordre
Franciscain f sur Vétat de la Mission catholique en ces régions,
AucMand, 7 juin 1863.
Mon bon Père,
Je ne m\arrêterai point à vous faire le récit de toutes sortes
de courses et de souffrances, car vous avez déjà vu dans les
Annales de la Propagation de la foi que mission et souffrance
vont ensemble si étroitement unies qu'on ne saurait séparer
Tune de Fautre. Je vous dirai plutôt avec une profonde douleur
que toutes les sectes de la terre ont pénétré dans cette île, afin
de donner la mort aux brebis et aux agneaux du Seigneur.
Ces sectes vivent et se gouvernent en vraies confréries de
Satan qu'elles sont, adorant Tor, la table, la chair, et ne cessant
de déclamer avec fureur contre les catlioliques et leurs prêtres,
qui adorent le vrai Dieu, un et trin, et son Eils fait liomme pour
notre salut, et qui croient à la spiritualité de Tàme, à la no-
blesse de l'homme, à l'amour fraternel et à la nécessité de
l'observation de la loi divine.
Il en est résulté que les indigènes, en voyant tant de sectes
qui suivent un si grand nombre de rites différents et qui pré-
tendent toutes professer la vraie religion, passent de l'une à
l'autre avec la même indifférence qu'ils opéreraient tout autre
passage; ce qui souvent ne les empêche pas de traiter de fous
les Européens qui leur en ont donné le scandaleux exemple.
'/ Comment, disent-ils, venez-vous nous prêcher tantôt une
église, tantôt une autre, étant tous blancs et parlant tous la
même langue? Mais si vous êtes libres de croire ce qu'il vous
plaît, pourquoi ne le serions-nous pas aussi? Il nous plaît à
nous de reprendre nos anciens usages. // Je ne saurais vous
dire, mon bon Père, combien tout cela nous afflige; car c'est là un
puissant obstacle à ce que nous obtenions un heureux résultat de
nos travaux. Oui, on a le cœur déchiré en voyant l'indifférence
avec laquelle un Maoro abandonne le catholicisme, uniquement
— 388 —
parce que le prêtre catholique lui aura refusé une pièce de
monnaie, et que le ministre protestant lui aura donné un Schel-
ling ou une camisole. Aussi tremblé-je toujours quand je dois
baptiser un indigène, dans la crainte de le voir apostasier.
D'après ce qui précède il vous sera facile de vous imaginer
dans quelles conditions grandissent les enfants Maori, tout à
fait à la manière des animaux, sans religion ni règle aucune,
tandis que les enfants catholiques sont livrés à eux-mêmes par
des parents qui ne songent qu'aux bénéfices de leur commerce.
0 mon Dieu! quelle confusion! quelle ruine!
Quant au petit nombre de braves gens qui ont à cœur
Féducation de leurs enfants, ils fondent à présent de grandes
espérances sur la présence des Franciscains, et ils voudraient
que nous ouvrissions une école où Fon s'occuperait à la fois de
l'éducation religieuse et de l'instruction des enfants. Mais com-
ment pourrions-nous y réussir pleinement, dans l'extrême dénû-
ment où nous sommées? Cependant le 1^ de ce mois, nous avons,
avec l'agrément de l'Evêque, ouvert une école pour les enfants
de notre paroisse; puissions-nous par cet essai venir à bout de
nos projets pour le bien de ces pauvres insulaires! Je vous ai dit
que nous manquons de ressources, mais je pense que Celui qui
nourrit les oiseaux de l'air, et revêt les lis des champs, ne nous
oubliera point, quoique nous ne soyons que ses indignes minis-
tres. Il faut pourtant rappeler ici que nous avons de grands frais
à supporter, quand nous voulons visiter les tribus éloignées; car
toute l'ile est coupée par des bras de mer,^ et chaque trajet en
bateau, quelque court qu'il soit, ne nous coûte pas moins de
cinq, six ou sept écus.
Quant à Auckland, où je réside en ce moment, voici ce que
nous y faisons, malgré mille contradictions : nous prêchons plu-
sieurs fois les jours de fête, nous visitons l'hôpital et les prisons,
nous entendons les confessions, nous faisons le catéchisme, nous
assistons les malades, nous avons commencé à donner des leçons
deux fois le jour aux enfants de notre paroisse, et nous cher-
chons à y établir le Tiers-Ordre de la Pénitence, qui a toujours
produit dans l'Eglise catholique des effets si avantageux pour
les âmes. Si nous étions plus nombreux, nous pourrions
ouvrir un collège où nous recevrions les jeunes gens de manière
à leur fournir une éducation complète. C'est pourquoi nous
— 389 —
avons demandé au Père Général qu'il nous envoie quelques bons
et zélés jeunes Irlandais et un religieux italien qui enseignent
la musique, dont les Maori sont enthousiastes. Oh! quelle œuvre
de charité vous feriez, si vous travailliez à nous mettre en
état de fonder ce collège !
Car je vous fais remarquer, mon bon Père, que si les Mis-
sionnaires catholiques ne commencent point par former la jeu-
nesse, ils n'arriveront jamais qu'à de minces résultats? Parce
que tous ceux qui viennent dans cette île sont, en général, des
gens de peu ou point de religion, qui pensent à tout autre chose
qu'à l'éducation ou au salut de leurs enfants, d'autant plus
qu'ils ne s'occupent pas même de leur propre salut.
Aidez donc, mon bon Père, autant que vous le pourrez, cette
mission de l'Ordre, pour le salut de tant d'âmes qui se perdent
si malheureusement; aidez-la aussi par vos prières, et quand
vous aurez la bonté de me répondre, donnez-moi le nom de
tous les religieux de notre Province des Marches qui sont morts
depuis que j'ai quitté l'Italie, afin que je puisse offirir quelques
suffrages pour leur soulagement.
Je ne sais si nous nous reverrons encore sur cette terre,
car il me semble entendre l'Océan qui nous sépare me dire
avec le bruit de ses vagues : // Arrière; tu ne reverras plus ni
l'Italie ni ceux que tu aimes! // Mais peu importe, je les
reverrai, et vous aussi avec eux dans une patrie meilleure,
dans le royaume de Dieu, où nous serons réunis à jamais.
Votre très-humble et très-dévoué serviteur,
Pr. Dominique de Castign-ano,
Miss, apost. Min, Obs,
Y.
PÉEOU
Lettre du P. Nicolas Carini de Corinaldo, Obs. de la pro-
vince des Marches t au Très-Révérend Père Antoine de Pano,
secrétaire général de l'Ordre Franciscain, sur les dommages
que la révolution de la Nouvelle- Grenade a fait souffrir à
la Mission Franciscaine,
Liina, 21 août 1863.
Très-Eévérekd Père,
Je saisis l'occasion de vous manifester les sentiments d'es-
— 390 —
time que mon cœur vous porte , en vous remlant compte des
événements fâcheux qui ont détruit notre mission dans la
Nouvelle-Grenade. Depuis trois ans que nous y étions à évan-
géliser ces peuples privés de bons prêtres, le bien qui s'y faisait
n'était pas médiocre, quand au mois de juin dernier les dé-
putés de cette République votèrent une loi d'après laquelle
nous devions partir dans les trois jours, abandonnant à jaftiais
notre cher collège de la ville de Cali. Et cela parce que nous
n'avions pas voulu prêter le serment requis par l'autorité
civile (condition sans laquelle on ne pouvait exercer le minis-
tère sacerdotal) pour nous soumettre à des lois nationales con-
traires aux prescriptions sacrées de l'Eglise.
Nous retirant, en conséquence, au nombre de 17, nous nous
dirigeâmes vers la côte de la mer Pacifique, afin de chercher
un asile dans le Pérou. Nous étant embarqués, nous arrivâ-
mes, en effet, après douze jours de navigation sur un bateau
à vapeur, sains et saufs au port de Callao, distant d'un quart
de lieue de la capitale du Pérou. Là, l'état du P. Jean de
Castel plani 0, depuis quelque temps malade, empira, et quel-
ques jours après il s'endormit paisiblement dans le Seigneur.
Il en fut de même du P. Pierre de Gênes, peu de temps
après son arrivée dans la mission.
Quant à la mission de Cali, elle est perdue, si Dieu n'y
pourvoit. Cependant le très-révérend Octavien Garzen, qui
nous a menés d'Italie en ces régions, et qui, en mission le
long des côtes de la mer Pacifique au moment de l'expulsion,
se trouve aujourd'hui dans la ville de Guaiaquille (République
de l'Equateur), travaille, quoique absent, à recouvrer, s'il est
possible, ce couvent, afin de ne point laisser ces peuples dans
un complet abandon. Nous verrons ce qu'il lui sera donné
d'obtenir; mais je ne conserve aucun espoir. En attendant,
nous sommes, conformément aux ordres du T. R. P. Guai,
logés les uns à Lima, les autres au couvent d'Ocopa.
Je vous prie de faire tenir de mes nouvelles aux membres
de ma famille que je salue tous dans le Seigneur y en même
temps que, vous baisant la main, j'ai l'honneur de me dire
Yotre sincère et très-humble serviteur,
Yk. Nicolas Carini de Corinaldo,
Miss, apost. Min. Obs.
— 391 —-
TROISIÈME PARTIE.
NOUVELLES DIVERSES CO^XEIl^'ANT LES MISSIONS FRANCISCAINES.
ORIENT.
Nous recevons de notre excellent confrère le P. Cyprien de Trévise,
Professeur de théologie et Définiteur des Min. Obs. à Venise, la lettre
suivante contenant divers détails qui concernent nos missions d'Orient,
Très-Révérend Père Marcellin,
Les nouvelles que je puis vous transmettre sur nos missions sont variées
et décousues, parce qu'elles proviennent de divers points; néanmoins, puis-
que vous le désirez, je m'empresse de vous les communiquer, telles que
je les ai reçues.
D'abord j'ai la satisfaction de vous annoncer que notre mission de Port-
Said, le long de l'isthme de Suez, est en bonne voie , ainsi que je l'ap-
prends par une lettre de notre confrère le P. Bernard d'Orléans, mis-
sionnaire en ces contrées ; il me parle aussi du séjour qu'y ont fait la
pieuse princesse Clotilde de Savoie et gon époux le prince Napoléon,
qui, dans leur voyage en Orient, ont voulu visiter les travaux du perce-
ment de l'isthme. A ce propos, il m'assure que, comme tous les catho-
liques du pays, il a été fort édiflé de la grande piété de l'auguste princesse,
qui, à peine débarquée, se rendit immédiatement à l'église et y entendit
la messe avec le rccueillemcut de la plus profonde dévotion. La messe
finie, elle s'entretint familièrement avec les religieux, leur adressant une
foule de questions sur l'état de la mission , et après quelques paroles
d'encouragement, dans lesquelles perçaient les vifs sentiments de religion
qui animent son cœur, elle s'empressa de parler de la dévotion au Sacré
Cœur de Jésus dont elle est une promotrice très-zélée ; elle est même
présidente d'une association pieuse fondile dans ce but à Paris, et elle
se montra tout heureuse d'y inscrire les bons Pères et beaucoup d'autroe
personnes, se félicitaut de trouver des associés et des confrères jusqu'en
c«tte colonie lointaine. Puis, sans aucun respect humain, elle se mit h
engager tous les auditeurs à invoquer le Verbe Divin par la miséricordfe
de son Sacré Cœur, disant qu'elle en attendait le triomphe du catholi-
cisme aujourd'hui persécuté. Voilà, certes, un bel exemple, digne d'être
imité, qui prouve assez que la piété et la dévotion conviennent aussi aux
grands, et qu'il est possible de les conserver et de les pratiquer même
au milieu des pompes du monde,
— 392 —
Le P. Bernard me disait aussi quelques mots de la visite apostolique
extraordinaire que Mgr Pascal Yuicic devra prochainement entreprendre
dans notre nouvelle Mission Franciscaine de l'Afrique Centrale, et il me
faisait remarquer que notre intrépide confrère devra braver des difficultés
incroyables surtout dans les quinze jours qu'il devra employer à franchir
le grand désert sur les chameaux.
Relativement à Mgr Yuicic, j'ajoute que le mois dernier il accomplis-
sait i)rès d'Alexandrie la cérémonie religieuse de la pose de la première
pierre d'une nouvelle église, qui sera dédiée à St Marc l'Evaugéliste,
premier cvêque de cette ville. En cette occasion le digne prélat a pro-
noncé un discours qui fut accueilli par de vifs applaudissements et tra-
duit en plusieurs langues par divers journaux d'Europe.
En Palestine nous avons eu à déplorer un fait semblable à celui qui
est arrivé l'an dernier, à la même époque, et rapporté par le Frère Félix
des Masi, de la province de Venise, Ce même Frère, qui se rendait pour la
dixième fois en Terre- Sainte, comme conducteur des offrandes et des pro-
visions fournies par les fidèles, fut assailli par une troupe de Bédouins sur
la route allant de Jaffa à Nazareth, dans la soirée du 9 du mois dernier,
et après avoir été dépouillé de ses vêtements, la seule chose qu'il eût
avec lui, il fut si cruellement frappé, qu'il reçut à la tête dix blessures
qui mirent ses jours en danger; mais maintenant, grâces au ciel, son
état s'améliore.
Les Pères de Terre- Sainte ont eu un autre motif grave de douleur
dans la mort prématurée du jeune clerc, le Fr. Pascal de Jérusalem,
Mineur Observantin. Quoiqu' Arabe de naissance , il était d'un caractère
si doux et si aimable, qu'il savait se concilier l'estime et l'affection de
tout le monde, comme à Venise, où, lorsqu'il étudiait la philosophie, il
était souvent consulté par des philologues sur la langue arabe , qu'il
connaissait à fond ; et comme à Paris , où il demeura près d'un an ,
honoré d'amitiés telles entre autres que celle de Mr Auguste Nicolas, et
où il fut ordonné sous-diacre.
Sur ce, je suis toujours votre très-humble et très-dévoué.
Fb. Cypkien.
AMÉRIQUE.
Specimen d'une des langîœs que parlent les sauvages des rives du Veni y
évangélisés par les Missionnaires Franciscains du collège de la Paz.
Langue Rusitenienne.
DOCTIUNE CHRÉTIENNE.
D. Nusi Abamu mîin yejache, moijayen DoijdF
Mes enfants, dites-moi, y a-t-il un Dieu?
— 393 —
R. Moì/a^eu.
Il j en a.
D. TJnucù moyarjen Bo'jid ?
Combien de dieux y a-t-il?
R. Yeret momo moijayen?
Il y en a un seul.
D. TJiian bobi Bojhl?
Où se tient Dieu ?
R. Cheve, j acche, chigme erog hoet>/eche loin.
Au ciel, sur la terre, et en tout lieu il se tient.
D. Qtd chucm Dojid ?
Qui est Dieu ?
R. Santisima Trinidad, Dojid M unni, Dojid Abamu, Dojid
La très-sainte Trinité, Dieu le Père, Dieu le Fils, Dieu
Espirito Santu : Chivittsi Munchi gnagrnocan yeret Dojid.
le Saint-Esprit : trois personnes et toutes trois un Dieu.
ACTE DE CONTKITION.
Tsnnsi Aiyo Jem Christo, Dojid guag soni chiatain.
Notre Seigneur Jésus Christ, Dieu et homme véritable,
Tsmnsi Mmm, Geqtiiccaticca, chitay niveisin mi, chitay
Notre Père, Rédempteur, très miséricordieux, beaucoup
eraisete mis; rnecve aiiic cogcMcam tari nus, unie
jevous aime,moi; pourcelamêmebeaucoupdecœur je me repens, beaucoup
cogchicam cauchiti nus poxomas udiate, am cuvi
de cœur il me peine de mes anciens péchés, jamais plus
v.chainay nus.
je ne recommencerai à pécher, moi.
C0M1IA^'DEXE^•TS DE DIEU.
Ta micya Dojid geacsin chigacsiray
En dix paroles Dieu nous commande ce que nous devons observer
tsî'jn .
nous.
1. Yeret mie : Nec getye getye, amie magete
Première parole : non quelque chose beaucoup tu n'as à chercher.
Mi Dojid momo cogchicau eraisete mi.
Toi Dieu seulement de cœur tu as à aimer, toi.
2. Puno rnic : Diosi santo timo nec fivi jurasit.
Seconde parole : de Dieu le saint nom non en vain ne jureras.
3. Chivinsi mie : Fiestaya nec quejoinmi jomhoiray mi.
Troisième parole : aux jours de fête ne travailleras, mais tu te reposeras, toi.
36
^ 391 —
4. T^h mìe : mumu, no'ìo, ch'ir/ ârigtes
Quatrième p-irolc : ton père, ta mère et les ancêtres
joiii qulj/tete mi.
bien tu respecteras, toi.
5. Caiiam mlc : nec fici muiicid ujale mi.
Cinquième parole : non en vain le prochain ne tueras, toi.
LE MONT SION.
Le mont Sion! Quel autre mont, même dans l'histoire merveil-
leuse d'Israël, peut lui être comparé par d'illustres souvenirs? Acropole
et palais royal de Jérusalem, on peut le nommer le Capitole et le Par-
nasse d'Israël. Lorsque David l'eut pris aux Jébuséens, il y construisit
sa demeure, près de laquelle il transporta l'arche sainte dans un pavillon
fait exprès, et après sa mort, il y eut un tombeau vénéré. Ce seul mot
le mont Sion rappelle à la fois les triomphes et les ignominies, le double
crtme et le^ repentir, le sceptre et la harpe, toute la vie si pleine de
vicissitudes et en même temps si belle du roi prophète. Théâtre de la
magnificence et de la sagesse de Salomon, le mont Sion a des titres de
gloire plus doux , mais non moins fameux au temps de la seconde
alliance. C'est là que le Christ institua le grand sacrement de son amour;
c'est là que se réunit sa première église, sur laquelle descendit l'Esprit
régénérateur; et c'est de là que prirent leur élan des apôtres, si peu
nombreux et si ignorants, quand ils se répandirent sur la terre pour la
conquérir au divin crucifié. Or, qu'est -il resté à Sion de tant de gloire ?
Rien ou presque rien de plus que le souvenir !
Le premier objet qui s'offre à nos regards c'est le vieux château {el
Chàlûh) auquel ses pierres noircies donnent un aspect imposant plus que
ses murs en ruine , ses tours peu élevées , ses fossés desséchés et ses
quelques canons rouilles ne le rendent fort. On y loge une partie de la
garnison, tandis que l'autre se tient dans l'ancien Prétoire. Il a pris le
nom de château des Fisans, d'un des peuples croisés qui l'a occupé et
restauré. Il s'élève sur les fondations de la tour hippique , bâtie par
Hérode, et probablement même sur les fondations de la fameuse tour de
David, construite, comme on le voit dans le Cantiqiie des cantiques, pour
les exercices guerriers , et à laquelle étaient suspendus des milliers de
boucliers avec toutes le autres armes des braves^. Vers le milieu du
12e siècle, la tour des Pisans fut témoin du grave scandale que donna
le jeune roi Baudouin III, quand s'étant soustrait à la tutelle dévouée
de sa mère Mélisende , par laquelle seule il avait droit au trône , il lui
enleva contre la foi des serments l'autorité, l'assiégea dans la tour où elle
M III. 4.
— 395 —
s'était réfugiée, et la prit d'assaut avec la fureur d'uu ennemi barbare.
Le château fut détruit en 1239 par l'émir de Carac, à l'expiration de
la trêve conclue entre Frédéric II et Malec Carnei'. Il s'ensuit que la
forteresse actuelle ne peut avoir l'antiquité que lui attribuent beaucoup
d'auteurs qui écrivent leurs voyages plus d'après les fantaisies de leur
imagination que d'après les documents de l'histoire.
La place qui se trouve devant le château appartient à la mission pro-
testante fondée en 1840 par l'Angleterre et la Prusse. Au centre s'élève
un nouveau temple gothique, qui a coûté des sommes énormes , et qui
prouve les grandes espérances de prosélytisme que fondent sur lui les con-
structeurs ; car il est si vaste qu'il pourrait contenir vingt fois les fidèles
du diocèse actuel de l'évèque anglo-prussien. Mais si l'expérience du passé
permet de juger de l'avenir, il faut dire que les protestants ont gaspillé
plus de la moitié de leur argent ; car le quart de l'édifice serait plus que
suffisant pour contenir le petit troupeau. Leur mission a eu jusqu'ici deux
évêques, l'un et l'autre renégats : Alexandre, qui d'hébreu rationaliste
s'était fait anglican, et actuellement le docteur Gobât, d'abord ministre
et missionnaire delà religion réformée, puis de même anglican. Schultz
dit dans sa Statistique de Jérusalem que les quelques protestants qu'on y
trouve sont tous protestants étrangers : preuve des grands progrès de leur
mission ! Et véritablement, quand l'on connaît l'esprit des Orientaux, il est
facile de comprendre que le plus fort argument employé par le protes-
tantisme pour se faire des prosélytes, celui qui, à ce qu'il parait, a con-
vaincu les deux évêques, perd beaucoup de sa valeur devant les croyances
tenaces du Levant. On m'a dit toutefois que les deux personnages ren-
forcent leur mission de quelques apôtres, mais ces apôtres ne sont point
ministres ! L'un est le consul anglais, qui offre des lettres de naturalisa-
tion à quelque juif aux abois ; l'autre est la très- féconde épouse de l'évè-
que. Ces deux nouvelles pourraient être également fausses, et je ne vous
les transmets que sous toutes réserves. Quoi qu'il en soit, on peut se
contenter du témoignage autorisé du consul prussien Scliulîz, d'après
lequel la mission protestante n'a jusqu'ici rien fait à Jérusalem, rien que
distribuer ta foison, comme ailleurs, des bibles polyglottes et dépenser plus
d'un million à la construction d'un temple gothique. Ce temple, qui occupe
l'emplacement du palais somptueux d'Hérode l'Ascalonite, ne peut, comme
monument chrétien, rappeler d'autre fait relatif au Christ que la sentence
') Une chronique manuscrite, citée par Michaud, dit dans son vieux fran-
çais, en parlant de cette destruction : Les pierres estoient si avant, que tous
s'esmerveiUoienty elle estait si fort maçonnée à chaiilx et à ciment, et les piér-
ides soudées à plomb et à grosses bandes de fer et à crocs, et d'une part et
d'autre, que à trop g rant' peine et à trop grani' force, le povent abn'.re jus.
— 390 —
par laquelle cet usurpateur et tyrau le eondamna, probablement en ce lieu,
à être battu de verges.
Près du temple protestant on voit un petit couvent de Syriens, dont
l'église occupe, croit- on, l'emplacement de cette maison de Marie, mère
de Jean surnommé Marc , dans laquelle entra St Pierre après sa mira-
culeuse délivrance de la prison que racontent les Actes des apôtres. En
ce peu de mots j'aurais tout dit sur ce couvent, si je ne devais ajouter
un mot sur ceux qui l'habitent. Les Syriens, ainsi nommés parce qu'ils
se servent de la langue syriaque dans les cérémonies religieuses , sont
des partisans de Nestorius ; ils nient l'union personnelle du Verbe avec
la nature humaine, et en conséquence, ils admettent avec les deux natures
deux personnes dans le Christ Dieu ! Ils donnent la communion sous les
deux espèces, même aux enfants. Ils font le signe de la croix comme
nous, mais en prononçant les paroles suivantes : le Verbe du Père —
est descendu dans le sein de la Vierge — et nous a transportés de gatiche
à droite. Ils ont l'intelligence et les mœurs grossières et sont sales dans
leurs vêtements, dans leurs maisons et dans leurs églises. On n'eu trouve
point, que je sache, dans toute la Palestine, ailleurs qu'à Jérusalem, où
ils sont, comme on l'a vu, très -peu nombreux, bien qu'autrefois on y
en comptât de cinquante à soixante familles. C'est sur la colline de Sion,
dans le plus beau site de la ville, que se trouve le couvent des Arméniens,
l'édifice le plus remarquable de Jérusalem, après la mosquée d'Omar. On
dit qu'il a été érigé par l'Espagne, en l'honneur de son grand protecteur
de Compostene, et pour servir d'hospice à ses pèlerins. L'entrée est em-
bellie par une jolie place, où, au cœur de l'été, on respire l'air le plus
pur, à l'ombre de cyprès gigantesques, qui rappellent à la mémoire ces paro-
les du sage : Exaltata siim quasi ci/pressîis in monte Sion {fai été élevée comme
le c>/près sur le mont Sion). Si vous pénétrez dans le monastère, vous ad-
mirez de toutes parts la propreté et la décence. Je dis que vous admirez;
car une maison propre et décente est à Jérusalem une merveille. Le
patriarche y habite avec une troupe nombreuse de moines et y possède
une imprimerie. Un parvis grillé donne accès à l'église : c'est un ^édifice
carré à voûte très- élevée, soutenue par quatre grands pilastres, couronnée
d'une coupole à corniche légère. Cette coupole se compose d'arcades pleines
et symétriques qui s'enchevêtrent et s'entrecoupent capricieusement, non
sans grâce. Au liane de la nef gauche s'avance une petite chapelle qui
rappelle l'ancien tombeau ou le lieu du martyre de St Jacques-le-Majcur,
décapité par Ilérode Agrippa pour plaire aux Juifs, en haine de la doc-
trine du Christ. Le pavement de l'église est en belles dalles de marbre
précieux.
Derrière le monastère arménien on voit immédiatement les murs de la
ville, dans lesquels s'ouvre la porte de Bab-el-Siiin; c'est par là que nous
— 397 —
sortirons quand nous aurons terminé la visite de l'intérieur, A la suite du
monastère de St-Jacques il y en a un autre qui appartient aussi à la nation
arménienne, sous l'invocation des saints anges. 11 n'est habité que par des
femmes et sert d'hospice à celles qui viennent en pèlerinage. Il appartenait
anciennement, suivant le témoignage d'Huen, aux Géorgiens; il s'élève sur
les fondements de la maison du pontife Anne, en présence duquel le Sauveur
fut d'abord mené dans sa Passion et reçut de la main d'un valet l'affront
d'un soufflet.
Plus loin, le long de la partie occidentale des murs, on rencontre de
misérables abris, réservés aux personnes atteintes de la lèpre , maladie qui
n'a jamais disparu en Orient. Il y a là maintenant une vingtaine de lépreux
au moins, tant hommes que femmes et enfants, tous musulmans. Ils n'ont
aucune communication avec les autres; il leur est seulement permis de sor-
tir dans la journée et de se placer près des portes de la ville pour implorer
l'aumône des passants. Quand j'arrivai à Jérusalem, j'en trouvai plusieurs
près de la porte de Bab-el-Calil. Ils étaient tristement étendus par terre,
roulés dans la poussière et seulement garantis des ardeurs du soleil en plein
midi par un haillon qu'ils avaient sur la tête. Il me semblait voir d'anciens
Hébreux qui se couvraient de cendres et revêtaient le sac et le ciliée, lors-
qu'une douleur excessive les accablait. Mais quand je m'approchai d'eux,
ils se levèrent tous à la fois, m'entourèrent, et s'écrièrent en chœur, en ten-
dant leurs bras livides et décharnés : Abhûna, taleco {Père, clomez-nous dit
tabac). Ils n'en demandaient pas pour le sentir, mais pour le chiquer. C'est
pourquoi, quand ils virent que le tabac de ma tabatière n'était point natu-
rel, mais en poudre, comme en usent les Missionnaires, ils ajoutèrent en se
retirant : Map iaib (il n'est pas bon). Pour moi, à la vue de ces pieds tu-
méfiés, de ces mains décharnées, de ces poitrines couvertes de croûtes noires,
de ces visages rongés par des ulcères sanguinolents, je frémis de la tête aux
pieds, et je jetai les regards sur la porte voisine, pour y chercher ces vers
du Dante :
Per me si va nella città dolente,
Per me si va nell' eterno dolore.
Per me si va fra la perduta gente^
Entre le mont Sion et le mont Moria s'étend le quartier des Juifs. On
dirait que les misérables débris de Juda ont été confinés à dessein entre ces
deux plus illustres collines de l'antique Solyme, pour qu'ayant sans cesse
sous les yeux les traces de leur grandeur passée, ils conservent toujours un
sentiment plus vif de leur abjection actuelle. J'ai déjà fait observer dans
») C'est par moi que l'on va dans la cilé des pieurs,
C'est par moi quon arrive aux douleurs éternelles,
Cest par moi que passent les générations perdues.
36.
— 398 —
VEthnoyi'ciphie de la Palestine, à quel état de dégradation ces infortunés y
sont réduits. Et cependant le site de ce sale et sombre quartier était jadis
une des parties les plus élégantes de la ville. David et Salomon avaient
comblé lu partie supérieure du ravin, connue sous le nom de vallée Tyrojteon,
(ou des fromagers), et sur ce terre plein, dit Mello ou Millo, on admirait le
somptueux palais de la fille de Pharaon, et plus tard on y avait construit
une galerie nommée par les Grecs Xiste ou portique. Sur le reste de la
vallée passait un pont, qui, joignant le mont Sion au mont Moria, donnait
accès au temple, et c'est auprès de ce pont qu'on voyait le palais des princes
Asmonéens, et peut-être aussi celui d'Hélène, reine des Abiabènes et de
son fils Isate. Aujourd'hui tout cela a disparu : des monceaux de ruines
cachent tout vestige de la vallée^ et ces illustres décombres sont enfouies
sous les immondices qu'y jettent les juifs. J'avais trouvé la synagogue de
Jérusalem reproduite dans un recueil de gravures anglaises, représentant des
paysages et des monuments de la Palestine, et l'idée m'était venue de la
visiter. Pour satisfaire ma curiosité, je m'adressai au Cacha Bàsoi (c'est le
nom qu'on donne au grand rabbin), que je trouvai fort poli; mais à peine
cus-je mis le pied sur le seuil de ce triste édifice, que je me repentis d'avoir
songé à y entrer, tant on le trouve nu, lourd et fétide. Le quartier contigu,
celui des Maugrebins ou Barbaresques ou Occidentaux ne vaut guère mieux
que le quartier des Juifs : c'est une colonie venue d'Afrique, probablement
pour prendre du service militaire à la solde des Turcs"^.
(D. P. A. B.)
DÉPART DE MISSIONNAIRES
EN SEPTEMBRE ET OCTOBRE 1863.
Sont partis pour la Terre-Sainte le P. Placide Yendrickx, Observ. récol-
let de la Province de Belgique, et le P. Marie Pottron, Observ. de la Pro-
vince de St-Louis de France.
^) On en découvre néanmoins encore la direction au delà des murs.
2) Je me souviens d'avoir plusieurs fois observé, en lisant Ibistoire de l'em-
pire Ottoman, que, tandis que les Arabes de la Syrie et de lEgypte allaient pren-
dre du service en Afrique, les Africains venaient s'enrôler dans l'armée turque.
Le mot Mugrab ou Mogrth signifie l'heure du coucher du soleil et la partie du
monde où le soleil se couche.
— 399
QUATRIÈME PARTIE.
Voyage en Syrie et en Falediae effectué en 1861 'par le P. Peepétue
Damonte, Min. Observ., Professeur de langue italienne au collège {avec
internat) de Terre- Sainte à Alej).
{Suite. — Voir la livraison précédente) .
En pariant de l'Orontc, je ne puis m'empêcher de penser à un ami bien
cher, qui a malheureusement péri dans les eaux de ce fleuve. C'était un
nommé Sciucri Houri d'Alep, jeune levantin très-studieux, dans la verdeur
de ses vingt- huit ans, et parlant déjà bien l'italien, le français, l'arabe, le
turc et le grec ; il aimait beaucoup les Européens et aurait voulu que tous
accourussent en Orient pour y porter Finstruction et la civilisation. « L'in-
struction, disait- il, est l'arme puissante qui devra détruire la tyrannie, la
servitude et la barbarie au milieu desquelles nous vivons. L'instruction nous
fera connaître que c'est d'ici que les hommes sont partis pour se répandre
sur toute la surface du globe ; que c'est ici que sont nés les arts, les scien-
ces, l'industrie, la sculpture, la peinture, la musique, la civilisation, etc.
tandis qu'ils sont maintenant bannis de ce pays, que d'épaisses ténèbres
plongent dans un profond silence ; car dès l'apparition des liordes musul-
manes on y a vu disparaître tout ce qu'il y avait de social et d'humain,
pour n'y plus trouver qu'une barbarie grossière. "
Ce fut notre cher Sclwcri qui contribua tant en 1859 à la fondation du
Collège de Terre- Sainte d'Alep, en faisant comprendre à ses compatriotes
les grands avantages que leur procurerait l'instruction, et en poussant les
pères de famille sur lesquels il avait une grande influence à y mettre leurs
enfants. Que de fois ce charmant jeune homme ni'a consolé,' quand, triste
et pensif loin de la terre natale, je m'asseyais sur les bords des fleuves de
Babylone, en rêvant à la douce atmosphère de la patrie*.
ï) Super {lumina Bahylonis illic sedimus et fleihnus cum recordaremur
tui, Sion: in salicibus in medio ejus suspendimus organa nostra (P$. i36).
J'avais bien des raisons de chanter ce psaume en 1860, à Alep, au temps de la
persécution des chrétiens, d'autant plus que j'étais réellement assis sur les
bords des fleuves de Babylone. Le sang des chrétiens coulait par torrents
sur les montagnes du Liban et à Damas, et ces horribles scènes commen-
çaient à se renouveler même à Alep. Cinq mille hommes, tant Turcs que
Druses, avaient pris les armes, disposés à massacrer les chrétiens, qui,
pleins d'une terreur panique et d'une angoisse mortelle se tenaient enfer-
més chez eux dans l'attente dune mort prochaine. Le fleuve Koik, qui prend
sa source dans les montagnes de la Cilicie, baigne les murs d'Alep et sert
— 400 —
Or Sciucri, étant venu le mois dernier à Antioche, se rendit à Suedie
pour quelques affaires, et comme il les avait terminées, il s'en retournait
à Alep avec un de ses domestiques. Quand il fut arrivé à Geza-el-Uadid,
il s'avança seul dans l'Oronte pour faire boire son cheval, tandis que son
compagnon causait avec le batelier ou pilote turc. Le cheval baissa la tête
pour boire et la plongea dans l'eau qui, étant toujours trouble et limo-
neuse, ne permet jamais de distinguer si elle est haute ou basse. Le cava-
lier y tomba la tète en avant, et comme il ne savait pas nager, il fut
emporté par le courant et s'y noya. L'infortuné ! il était déjà mort, quand
le domestique accourut à son secours. Tiré hors de l'eau, on le fit trans-
porter à Antioclie par quatre turcs, et comme il était catholique grec, on
l'ensevelit dans une fosse des ruines de l'église Sai/it-Pierre. Mon pauvre
ami laissait dans une désolation extrême un pnre, une mère, deux frères,
quatre sœurs, que j'ai vus, et que j'ai entendus exhaler les plaintes les
plus douloureuses de n'avoir pu fermer en paix les yeux à leur bicn-aimé
Sciucri!
La maison dans laquelle je pris mon logement à Antioche appartenait
aux Pères Capucins qui y ont une mission. J'y trouvai comme Président
à en arroser les superbes jardins; il va de là se jeter dans lEuphrate, qui,
passant près de Babylone (aujourd'hui Bagdad), a son embouchure dans le
golfe Persique. Assis donc sur les bords de ce fleuve, oht combien de fois,
à la chute du jour expirant, dans un morne silence, la téle pencìiée sur l'épaule,
les yeux enlr' ouverts, je me suis arrêté et laissé assailli ■ pw l'image d'une patrie
bien aimée (Manzoni , le 5 mai) [a). Je pensais à la sécurité et à la liberté dont
les chrétiens jouissent en Italie, où ils peuvent exercer librement leur culte,
sans que personne les gêne, tandis qu'ici ils sont soumis à une cruelle servi-
tude, recherchés et condamnés à mort, parce qu'ils sont chrétiens. Je pen-
sais à la patrie, aux parents, aux amis que je n'aurais peut-être plus revus
en ce monde, et alors, oh! combien redoublaient ma tristesse et ma mélan-
colie! Sciucrî et mes élèves m'engageaient à rester gai et à chanter un de
ces airs joyeux que j'étais accoutumé de chanter dans ma patrie. Ilymnum
cantate nobis de canticis Sion. Mais je leur répondais douloureusement : « Com-
ment voulez-vous que je chante un hymne de joie, tandis que huit de mes
confrères sont inhumainement immolés à Damas, avec tant de milliers de
chrétiens? Le cimeterre des Turcs, non encore rassasié de sang, n'est-il pas
suspendu sur ma tête, comme l'épée de Damoclès, pour trancher le fil de
mes jours? « Quomodo cantabimus canticum Domini in terra aliena?
[a] Oh! quante volte al tacilo
Morir d'un gioito inerte.
Chinato il capo all'omero.
Lie luci mezzo aperto.
Stetti, e della cara patria
M'a ssalse il sovvenir .
(Manzoni, i7 5 viaggio).
— 401 —
le Père Valére de Druento (près de Turin), mon compatriote, qui nous
reçut, moi et mes compagnons de voyage, avec une politesse exquise et
nous donna une hospitalité vraiment fraternelle. Quelle consolation, quel
contentement on éprouve, lorsqu'en arrivant dans un pays éloigné, on y
rencontre un ami, un concitoyen, un frère qui vous accueille cordialement,
essuie votre sueur, vous lave les pieds, et emploie tons les moyens pour
vous remettre des fatigues du long et pénible voyage que vous avez fait !
Tel fut pour nous le bon Père Valére, qui, pendant tout le temps que nous
passâmes à Antioche, ne cessa de nous traiter avec tous les égards possibles.
Je couchai dans une chambre où arriva, il y a dix ans, un fait horrible : il
faut que je vous le raconte, pour que l'Europe sache à quels périls s'expose
le Missionnaire qui porte le flambeau de l'Evangile chez les peuples barbares.
En IS 51, un certain Père de Novare, Capucin, fut envoyé à Antioche et
chargé d'y fonder une Mission pour les quelques catholiques du rite latin
qui s'y trouvaient^ . C'était un excellent religieux , brûlant du zèle de la
gloire de Dieu et du salut éternel du prochain. Agé de 48 ans, il en avait
passé 11 en mission; on le vit se consacrer tout entier aux mesures à pren-
dre pour fonder à Antioche une nouvelle église, qui lui servît de paroisse et
qui remplaçât les anciens et magnifiques temples qui existaient aux temps
de St-Pierre, de St-Evode, de St-Ignace et de St- Jean Chrysostòme; aujour-
d'hui ces sanctuaires ont tellement disparu, qu'on n'en connaît même point
l'emplacement, à l'exception de celui de l'église de St-Pierre dont je parlerai
plus loin. Le P. Basile avait am.assé une certaine quantité de piastres pour
construire son édifice; il avait été jusqu'à se pouiToir d'un harmoninm pour
faire les cérémonies religieuses avec plus de pompe, quand l'église serait
bâtie. Or, voilà qu'un jour, où après son repas il s'exerçait à jouer de cet
instrument, deux Turcs se présentent, sous le prétexte de lui faire une visite
d'amitié, et lui disent d'un air riant qu'étant fort amateurs de sa musique,
ils arrivent bien à propos pour l'entendre. Tandis que le pauvre Père Basile
laissait courir tranquillement ses doigts sur le clavier, en en tirant des sons
faibles et doux, l'un des assassins le saisit de la main gauche par les che-
veux, et lui détache de la main droite la tête du buste avec le tranchant
d'un cimeterre. Puis, jetant la tête dans un coin de la chambre, et le cada-
vre sous le divan, les deux assassins prennent la fuite. Quand le domestique
du Père, qui était sorti pour faire une commission, rentra chez sou maître,
il le trouva nageant dans son sang; puis, il se mit à courir par la ville en
criant ait meurtre, à V assassin. Il parvint bien à savoir quels étaient les
émissaires et les sicaires, mais la justice ne suivit pas son cours; carie
*) Cette mission fut offerte aux Pères Franciscains de Terre-Sainte; mais
comme ils étaient occupés à beaucoup d'autres, il ne leur fut point possible de
Tûccepter.
— 40-2 —
crime était le résultat d'un complot ourdi contre le Missionnaire, pour
rempèclier de bâtir son église, de sorte que le Père Basile est encore là,
attendant que les chrétiens d'Occident aillent venger sa mort. Couchant
dans cette chambre, je vous avoue que de toute la nuit je ne dormis
point, bien que je fusse très-fatigué : il me semblait toujours voir l'ombre
du P. Basile m'avertissant que deux Turcs, deux traîtres infâmes étaient
là, l'épée dégainée en main, pour me tuer.
Levé de bonne heure le lendemain matin, je voulus aller célébrer la
messe dans l'ancienne église St- Pierre, où le premier vicaire de Jésus-
Christ a érigé sa première chaire. Ce lieu se trouve à environ un kilo-
mètre de distance de la ville moderne. Et ici ne vous attendez pas à voir
une superbe basilique, comme celle de St- Pierre sur le mont Vatican à
Rome, un vaisseau aussi grand, une coupole aussi élevée, des colonnes
de granite et de porphyre aussi belles, des statues aussi colossales, des
mausolées aussi magnifiques ; non , voua ne trouvez qu'une humble petite
église, creusée dans le rocher du mont Casius (ou mont noir), au sud de la
ville. Elle a dix mètres de longueur sur six de largeur, présente une arcade
à l'extrémité de l'ouverture du rocher, et semble de là s'étendre en un tem-
ple très- vaste. Ce qu'on voit aujourd'hui n'est que le reste d'un sanctuaire
si vénérable ; c'est un reste qu'on n'a pu détruire, c'est-à-dire une excavation
pratiquée dans le flanc du rocher. Mais pour les chrétiens ce lieu est tou-
jours célèbre à cause des souvenirs qui s'y éveillent dans l'àme. En effet, il
rappelle les premiers sacrifices que le Prince des apôtres y a célébrés, et les
discours qu'il y a adressés au peuple d'Antioche; il rappelle les nombreux
conciles qui s'y sont tenus, et une longue série d'évêques qui s'y sont suc-
cédé jusqu'à la destruction d'Antioche. Il rappelle surtout les éloquentes
prédications de saint Jean Chrysostôme, qu'on entendit pour la première
fois dans cette église confondre les philosophes de son temps. Tout le monde
sait qu'en l'année 3S7 de l'ère vulgaire les habitants d'Antioche, révoltés
contre l'empereur Théodose, mirent en pièces les images qui le représen-
taient, abattirent ses statues de bronze, ainsi que celles de son père, de ses
enfants et de l'impératrice Elacille, et que les ayant liées avec des cordes,
ils les traînèrent par toute la ville , et finirent par les briser au milieu de
clameurs insolentes et de sanglants outrages. Une insulte aussi grave à la
Majesté Impériale devait attirer sur eux un châtiment terrible, et bientôt.
tous les coupables tombèrent dans une affreuse consternation. Il y en eut
beaucoup qui abandonnèrent la cité et se réfugièrent dans les environs; les
autres se c ichèrent dans leurs maisons ; personne n'osait se montrer ; les
rues et les places publiques ne présentaient plus que la solitude du désert.
Jamais Antioche ne se trouva dans de pareilles angoisses!
Dès leur arrivée, Césaire, ministre de l'Empereur, et Ellebique, comman-
dant des troupes, déclarèrent Antioche déchue de tes privilèges, interdirent
^ 403 —
les spectacles du théâtre et de l'hippodrome et firent fermer les bains : châ-
timent grave dans les pays chauds. Ils recherchèrent les coupables, et prin-
cipalement les sénateurs et les magistrats, qui n'avaient point réprimé la
sédition. Tout le peuple qui était resté dans la ville affluait aux portes du
palais où les commissaires impériaux avaient dressé leur tribunal, les mal-
heureux habitants se regardaient l'un l'autre, dans une défiance mutuelle et
n'osant se parler ; car ils avaient vu avec surprise un grand nombre d'entre
eux saisis par les gardes et enfermés dans ce palais, de la porte duquel ils
entendaient lès menaces des juges, la voix des bourreaux, le bruit des fouets
et les cris déchirants des suppliciés. Mais tout cela n'était encore rien. On
disait que l'empereur, à son arrivée, ferait brûler vifs tous les habitants dans
leurs maisons, qu'il raserait la ville et y ferait passer la charrue, et que dé-
sormais la capitale de toute la Syrie serait Laodicée (aujourd'hui Latakieh)*.
Alors les moines qui habitaient dans les grottes du mont Noir, dans la
vallée des saintSy dans les déserts de la Syrie et dans les environs d'Antioche,
descendirent des montagnes, et quittant les cavernes et les cabanes où ils
s'étaient enfermés si longtemps, ils coururent volontairement dans les villes
pour consoler les affligés. Ils n'avaient rien à faire qu'à se montrer; car la
vue seule de ces hommes mortifiés inspirait des sentiments de respect et de
vénération profonde.
Ils se placèrent aussitôt à la porte du palais, parlèrent hardiment aux
^) Cette situation déplorable d'Antioche a été mise en scène par un illus-
tre écrivain, Gaspard Gozzi, dans sa tragédie intitulée : .drth'oc/te. Cette pièce
ne réussit point sur le théâtre italien, parce que Yamour n'y jouait aucun
rôle. Mais elle réussit parfaitement au petit théâtre d'Alep, que j'avais ouvert
en notre collège de Terre-Sainte, pour exercer mes élèves à la déclamation
italienne et leur faire perdre l'accent arabe. Je l'ai fait représenter (singu-
lière coïncidence!) par tous mes élèves d'Antioche, qui étaient tout enchan-
tés de retracer les anciens événements de leur patrie, et furent vivement
applaudis par le public Alepin. J'en rapporterai ici un passage, où parle
Césaire, ministre de l'Empereur :
« Qu'on emmène chargés de chaînes hors d'Antioche tous les citoyens
coupables, et n'écoutons point la pitié! Cité perverse, peuple criminel, paie
la juste peine de ta folle audace, et que l'Empereur soit dignement vengé
de l'outrage qu'il a reçu. Levez les yeux, ingrats : voyez d'un côté, mutilés
et détruits par vos mains encore frémissantes, les bustes glorieux de Théo-
dose et de Flacille, ces astres de bonté, de justice et d'équité, et de l'autre
voyez-les relevés! C'est devant ces bustes sacrés, devant ces monuments que
vous avez méprisés, que mon maître veut que je vous frappe d'un châtiment
terrible. Entendez ses ordres : « Punis tous les principaux citoyens d'Antio-
che; dépouille la cité de ses privilèges; que Laodicée soit la capitale de la
Syrie. Bientôt je viendrai promener le fer et le feu parmi les habitants;
j'effacerai la ville de la carte du monde, et la charrue passera sur ses ruines. »
— 101 —
juges, demandèrent grâce pour les coupables, s'offrirent eux-mêmes en vic-
times d'expiation et déclarèrent qu'ils ne partiraient point de là, sans que
les juges eussent pardonne au peuple. Certes ils n'imitèrent pas les philoso-
phes païens, qui s'enfuirent au contraire de la ville et allèrent se cacher,
de peur de tomber entre les mains des juges et d'encourir le commun
châtiment. C'est cette conduite qui donna lieu à saint Jean Chrysostôrae
de s'élever contre eux en ces termes : " Où sont-ils, s'écriait-il, où sont-
ils ces hommes qui portent des manteaux, la barbe longue et des bâtons
à la main, ces cyniques infâmes, plus à plaindre que les chiens qu'ils
imitent? Tous ont quitté la ville et se sont cachés dans des cavernes. On
n'a vu au milieu de la place publique, comme si rien n'était arrivé, ceux qui
se montrent par leurs actes véritablement philosophes. Les habitants de la
ville se sont enfuis dans les déserts, et les habitants des déserts sont venus
dans la ville. Ce qui se passe prouve la fausseté de leurs doctrines et la
vérité des nôtres. En effet, nos moines, qui ont reçu la religion des apô-
tres, imitent leur vertu et leur courage. Ici nous n'avons plus besoin de
citer des témoignages écrits en notre faveur. La chose parle de soi, les
disciples font voir quels ont été leurs maîtres. Les raisonnements sont
inutiles pour démontrer la vanité des païens et la faiblesse de leurs philo-
sophes : les effets donnent assez à connaître qu'on ne trouve chez eux que
des fables, des fictions, une pure comédie^ «
Cet éloquent discours fut prononcé par saint Jean Chrysostôme dans
cette église même de St-Pierre que j'allais visiter, et qu'en son temps déjà
l'on appelait la Palea ou V antique. Dans un angle de cette église on voit
encore aujourd'hui une source que saint Pierre, croit-on, fit miraculeuse-
ment jaillir, comme celle qui se trouve à Rome dans la prison Mamertine et
TuUienne. Les Turcs, les Ansariens, les Grecs sehismatiques et tous les
habitants d'Antioche ont aujourd'hui encore grande confiance dans cette eau,
et les femmes notamment y vont laver ks langes de leurs enfants, avec
l'espoir qu'elle les préservera de tout accident et de toute infirmité. On
voit sur les murailles de cette église quelques peintures à demi détruites ;
mais on ne sait pas à quelle époque précise elles remontent.
Un lieu aussi sacré doit être gardé de telle sorte qu'on empêche les
enfants Turcs d'y aller chanter leurs chansons arabes, comme ils l'ont fait
jusqu'à présent. C'est pourquoi M. Brouchier, consul de France à Antio-
che, le fit entourer de murs, suivant l'autorisation qu'il en avait reçue
du Pacha d'Alep, afin que personne n'y pût pénétrer. Il en confia les clefs
aux Pères Capucins qui gardent le sanctuaire avec des soins jaloux, et
n'y inti¥>duisent que les voyageurs qui désirent le visiter. C'est là que je
célébrai la messe sur un autel portatif, attendu qu'on n'y trouve point
^) S'-Jean Chrysostôme, 17' homélie.
— 405 —
d'autel fixe, et les Pères Bernard et Valere l'y célébrèrent aussi après moi.
La messe dite et les actions de grâces faites, nous nous assîmes tous
sur le penchant d'une colline qui domine l'antique cité, pour prendre
une collation. Nous nous étions fait apporter des figues, des raisins,
des pêches (c'était la saison), qui se trouvaient dans les riants vigno-
bles d'alentour, et une outre d'eau puisée dans les anciennes citernes
d'Antioche, Le pain nous l'avions avec nous, et l'appétit ne nous
manquait point. Tandis que nous mangions et buvions gaiment, nos
discours roulaient naturellement sur Antioche, et nous rappelions tous
les souvenirs qu'éveillent ces ruines célèbres. Mes élèves d'Antioche, dont
j'ai déjà parlé, profitant de l'occasion, me prièrent de leur donner une
dernière leçon par le récit de quelque fait relatif h leur antique patrie,
parce qu'ils ne reverraient peut-être jamais plus un maitre qui devait
partir pour l'Italie. Je me rendis volontiers à leurs désirs, et je com-
mençai à leur parler en ces termes : « Antioche s'appelait ancienne-
ment Antif/onie, nom qui lui venait naturellement de celui d'Antigone,
son ancien fondateur, qui, après la mort d'Alexandre-le -Grand, reçut en
partage le gouvernement de la Syrie, et qui, séduit par la beauté de ce
lieu, le choisit pour sa demeure et y établit la capitale de son royaume.
Seleucus Kicator, sorti de Babylone à la tête d'une forte armée, vint
détruire cette puissance, effaça toutes les traces du passé, renouvela
toutes choses et fonda une ère nouvelle pour le pays. Il commença
par appeler cette cité Antioche, en l'honneur d'Antiochus, son père,
dont un grand nombre de ses successeurs portèrent aussi le nom. Il
l'appela ensuite Laodleée, du nom de sa mère, et Apamée, du nom de
sa femme. Il donna son propre nom à Sélevxie (aujourd'hui Sîœdie),
et appela Hieropolis (ou ville sainte) ceUe où l'on adorait Astarié ou la
Déesse de S^rie. D'autres villes encore furent fondées par lui et ornées
de palais somptueux, de magnifiques temples d'idoles, de beaux quar-
tiers et places, de promenades publiques et de jardins superbes. Mais
le théâtre où brilla davantage le génie de ce grand homme de l'anti-
quité, qui inaugura la fameuse ère des Séleucides, fut Hieropolis, où il
érigea à la déesse de Syrie le temple le plus auguste et le plus majes-
tueux qu'on ait jamais vu dans l'antiquité. Liicien, une des gloires d'An-
tioche, homme très- savant, prêtre de l'église d'Antioche, chef de l'école
théologique de cette ville, qui subit généreusement le martyre l'an 312
de l'ère vulgaire*, nous a laissé une description magnifique de ce tem-
*) Lucanus, vir doctissimus, Antiochenœ ecclesiée presbyter, tantum in Scrip-
turarum studio laboravit, ut usque nunc quaîdam exeraplaria Scripturarum
Luciana nuncupentur, etc. — Y, Eusèbe, Histoire ecclésiastique, YIII, 32, et
S'-Jérôme, De viris illustribus, ch. 77.
37
— -106 —
pic célèbre. 11 dit cntr'autres choses que cet édincc était tourné vers
l'Orient, qu'il était élevé de deux toises au dessus du niveau du sol et
qu'on y montait par un escalier en pierre. On trouvait d'abord un
grand portique d'une structure admirable, qui contenait beaucoup de sta-
tues de Priape dans une attitude obscène. Les portes du temple étaient
d'or ainsi que le toit, sans parler de l'intérieur, où l'on voyait briller
partout le môme métal. Tout l'édifice était divisé en deux parties :
l'une, plus élevée que l'autre, était comme le sanctuaire; mais il n'était
permis qu'aux principaux prêtres d'y entrer. On remarquait dans ce
sanctuaire deux statues d'or représentant, l'une Jupiter porté par des
taureaux, l'autre Jiinon portée par des lions. Cette déesse était ornée
des symboles de beaucoup d'autres Divinités, telles que Minerve, Vénus,
la lune, Rliée, Diane, Némésis, les Parques; elle tenait d'une main le
sceptre et de l'autre la quenouille; elle avait la tête ceinte de rayons
et couronnée de tours. A l'extérieur du temple il y avait un grand au-
tel de bronze, accompagné d'un grand nombre de statues exécutées par
les meilleurs artistes de ce temps-là. Plus de trois cents prêtres n'étaient
occupés qu'à soigner les sacrifices, sans parler d'un nombre infini d'au-
tres ministres subalternes. Les prêtres étaient vêtus de blanc, excepté
leur chef qui portait un vêtement de pourpre et une tiare d'or. Les
sacrifices se faisaient deux fois le jour, et avec une plus grande solen-
nité en certaines fêtes.
La majesté de ce temple était rehaussée par une multitude d'autres
très- belles statues d'Apollon, de Lucine, d'Atlas, de Mercure, de Sé-
miramis, d'Hélène, d'Hécube, d'Andromaque, de Paris, d'Hector, d'Achille,
de Sardanapale et d'Alexandre-le-Grand, au milieu desquelles un nain
de bronze faisait des grimaces^ Le pavement du temple recouvrait une
grande caverne très-profonde, dans laquelle les Syriens croyaient que les
eaux s'étaient engouffrées lors du déluge de Deucalion. Lucien atteste
bue cet antre était devenu fort petit et fort étroit de son temps. A
peu de distance du temple on voyait un lac peuplé de beaucoup de
poissons regardés comme sacrés ; au centre de ce lac s'élevait un autel
soutenu sur les eaux et toujours orné de fleurs et parfumé de toutes
sortes d'arômes. La statue d'Apollon prononçait les oracles, et elle était
vêtue, à la différence des autres, qui étaient nues, de sorte que quel-
qu'un pouvait facilement se cacher sous ses vêtements. Avant de répon-
dre, l'idole se tordait, poussait et culbutait parfois les prêtres; quand
elle ne voulait pas répondre, elle reprenait immédiatement sa place;
dans le cas contraire, elle marchait en avant.
Bellori et Montfaucou ont décrit la déesse de Syrie, telle que la
*) Voir Selden, des Dainilés Syiiennes.
— 407 —
leur avaient fait connaître les anciens monuments. La déesse de Sp-ie,
disent- ils, est assise ; elle a sur la tête une mitre ornée dans sa partie
inférieure d'une enceinte de murs d'une ville, avec des tours et des
créneaux; ces murs sont surmontés d'une couronne de rayons, et la
porte de la ville, d'un croissant, La déesse porte une espèce d'aube
sur laquelle s'étend une tunique qui lui descend jusqu'à mi-jambe, et le
tout est recouvert d'un manteau orné sur le devant des douze signes
du zodiaque. Elle a un lion à chacun de ses côtés, et tient de la main
gauche un tambour, un sistre, une quenouille et un caducée, tandis que
de la main droite elle soutient la foudre sur la pointe du doigt du mi-
lieu, et sur le bras plusieurs animaux et insectes, et,^à ce qu'il semble,
des fleurs, des fruits, un arc, un carquois, une torche et un serpent.
Pirro Ligorio prétend sottement que les évêques chrétiens ont emprunté
leurs habits de l'image de cette déesse.
A la saison du printemps on célébrait dans le temple d'Hiéropolis un
sacrifice fort étrange. On rassemblait des clicvres, des brebis, des oi-
seaux, des vêtements précieux, des morceaux d'or et d'argent et des
pièces de bois; puis, quand on les avait rangés autour des idoles,
afin qu'elles jouissent du spectacle de l'incendie , on mettait le feu
à tous ces objets et on les réduisait en cendres. La foule des assis-
tants était immense ; ils avaient coutume d'apporter avec eux leurs
dieux domestiques et de tuer un bouc, puis, s'agenouillant sur sa laine
éparse à terre, de prendre les pieds et la tête de la victime, et de la
poser sur leur propre tête pour prier et invoquer la Déesse. Aussi
deux fois l'an, un homme montait sur le sommet des statues de Priape
dont j'ai parlé, et y demeurait pendant sept jours, tandis qu'on faisait
descendre du haut de l'idole une chaîne à laquelle on attachait les dons
qu'offraient les suppliants ; un autre homme se tenait en bas notant les
noms de ceux qui les apportaient; puis, les lisant de manière à ce
qu'ils fussent entendus de celui qui occupait le sommet de la statue,
il proférait quelques prières au son de la cloche. On immolait aussi
quelquefois des victimes humaines : il y avait des hommes qui, la tète
couronnée de guirlandes, sortaient de la cour du temple et se ren-
daient sur la cîme d'un rocher escarpé, d'où ils se jetaient en bas.
D'autres, plus fanatiques et plus cruels, renfermaient leurs propres en-
fants dans un sac et précipitaient les malheureux du haut du rocher.
Pendant les sept jours que le prêtre passait sur la statue de Priape,
on croyait qu'il avait des entretiens confidentiels avec la grande Déesse.
Cette cérémonie avait été instituée pour renouveler le souvenir des infor-
tunés qui, pour se soustraire à l'inondation, s'étaient réfugiés sur les plus
hautes montagnes. Une autre fête se célébrait en mémoire de cette cfFroja-
ble calamité : tous les habitants de la Syrie et de l'Arabie allaient puiser
— 408 —
de l'eau dans la mer, la portaient au temple dans des vases scellés, et la
présentaient au prêtre appelé Alecfajo; celui-ci prenait les vases qu'il ou-
vrait, après avoir examiné le sceau, et jetait l'eau sur le pavement du
temple, d'où elle coulait dans une fosse. Dans une autre fête nommée de
la descente, les idoles étaient plongées dans le lac dont il Cbt parlé ci- dessus.
On y plongeait d'abord Junon, protectrice des poissons, qui auraient infail-
liblement péri, si l'on avait commencé par y plonger Jupiter. Mais avant
l'immersion, ces deux divinités soutenaient une grande discussion à la suite
de laquelle Junon restait victorieuse et Jupiter lui accordait la prééminence.
Dans la fête du grand incendie, où, comme je l'ai dit plus haut, l'on
brûlait tant d'objets si divers, les prêtres se meurtrissaient les chairs, fai-
saient un très- grand bruit avec des tambours et d'autres instruments de
musique, s'entrefrappaicnt et jetaient de hauts cris. Quelques autres se
mutilaient spontanément dans l'intérieur du temple; ils parcouraient ensuite
la ville, acceptaient des habits de femme dont ils se vêtaient et prenaient
le surnom de Galles. Beaucoup de gens du peuple allaient nager devant
l'autel érigé au milieu du lac, invoquaient la Déesse, et lui offraient des
bœufs, des boucs et d'autres animaux, à l'exception des porcs qui étaient
réputés immondes, comme ils le sont encore aujourd'hui chez les Turcs
et les Israélites. Les poissons étaient considérés comme sacrés pour la
grande Déesse ; les colombes pour Sémiramis ; et l'on nourrissait dans l'en-
ceinte du temple des taureaux, des lions, des chevaux et des aigles, ani-
maux qu'on avait l'habitude d'apprivoiser. Les jeunes gens et les enfants
allaient au temple offrir leur première chevelure et leur premier duvet;
à cet effet on les rasait et l'on conservait ces cheveux et cette barbe dans
une boite d'or ou d'argent où l'on déposait en même temps son nom. Le
grand prêtre était vêtu de pourpre et distingué par une tiare ou cou-
ronne d'or.
Tout étranger, en approchant d'Hiéropolis, devait se tondre la tète et
les sourcils, puis sacrifier un bouc de la manière que nous avons déjà décrite ;
si, après ce sacrifice, il voulait entrer dans la ville, il ne pouvait se laver
ni prendre d'autre boisson que l'eau pure, et il était obligé à se coucher sur
la dure. A peine entré dans la ville, il était hospitalièrement reçu par ses
compatriotes qui s'y trouvaient, initié aux frais du trésor public aux rites
et aux cérémonies du lieu, puis marque d'un fer rouge au cou et aux mains.
Lorsqu'un Galle mourait, la pompe funèbre différait de celle qu'on prati-
quait à la mort d'autres personnes : ses compagnons transportaient d'abord
son cadavre dans les faubourgs, l'étcndaicnt sur le sol et lui lançaient des
pierres; sept jours après on le replaçait dans le cercueil et on le portait au
temple. Si quelqu'un regardait un mort, il devenait aussitôt immonde et ne
pouvait entrer dans le temple ni ce jour là, ni les jours suivants, avant de
s'être purifié. Tous les parents du défunt se montraient la tetc rasée et ne
— 400 —
pouvaient se présenter au temple qu'après un d.lui de trente jours, pendant
lesquels, dit Plutarque, ils se privaient de la lumière du soleil, se cachant
dans les cavernes et dans d'autres lieux obscurs.
Un des élèves les plus studieux que j'eusse à Alep, nommé Gabriel Houri*,
m'interrompit en disant : je vois. Monsieur le Professeur, que vous me
transportez comme par enchantement en ces temps reculés où vivaient nos
premiers ancêtres, qui, comme vous le dites, étaient enveloppés dans la plus
grossière idolatrie. Mais veuillez me dire où se trouvait cette ville d'Hiéro-
polis, ce célèbre sanctuaire des anciens Syriens, qui s'y rendaient, je crois,
pour faire leurs prières, pour y célébrer leurs fêtes et leurs sacrifices à la
déesse de Syrie, de même qu'aujourd'hui les Turcs vont à la Mecque pour
vénérer Mahomet et les chrétiens à Jérusalem pour adorer Jésus-Christ?
// Hiéropolis, répondis-je, était située près de Beregit sur les bords de
l'Euphrate, à l'est d'Alep"^, à une distance de 50 kilomètres. On l'appelle
*) Gabriel Houri, jeune homme de vingt ans natif d Antioche, était des
élèves de mon collège celui qui avait l'esprit le plus pénétrant. A peine la
nouvelle de l'ouverture du collège d'Alep se fut-elle répandue, quii se joignit
à son cousin Michel Houri et à d'autres compagnons dont j'ai déjà parlé et qui,
donnant les premiers l'exemple, abandonnèrent leur patrie, leurs parents et
leurs amis (chose rare en ces contrées) pour aller étudier à Alep. Il savait déjà
bien l'arabe, l'hébreu, le grec, le turc, et il avait appris en peu de temps
ritalien et le français. Doué d'une grande pénétration et animé pour la science
d'une ardeur extrême, il fit des progrès incroyables. 11 est bien fâcheux que
ce jeune homme ne puisse point continuer ses études, faute d'écoles, de livres
et de maîtres. Il serait à désirer qu'on introduisit encore au collège d'Alep
l'enseignement de la philosophie, de la physique, des mathématiques, etc.
dans l'intérêt de la jeunesse du pays, qui acquerrait certainement ainsi la
science des grandes choses. Je proposerais volontiers ce jeune homme pour
drogman aux infatigables voyageurs de Vogué et Waddington qui voyagent
aujourd'hui en Syrie pour découvrir des monuments; car il lirait et traduirait
dans leur langue toutes les inscriptions soit grecques, soit arabes, hébra'iques
ou syriaques.
2) Je dois noter qu'à la custodie de Terre-Sainte notre couvent d'Alep est
désigné sous le nom latin de Conventus JJie.opulUanus. Dans la lettre de ma
nomination comme professeur qui me fut donnée à Jérusalem, on lit : Te elegî-
gimus ac deputamus in Professorem linguœ ilalicœ in nostro collegio Hieropoli-
tano. II y a là une erreur qu'il faut corriger. Jamais Alep ne s'appela Hiéropo-
lis. On voit au livre XII* (chap. 14) des Antiquités Judaïques de Flavius
Josèphe, qu'à la fameuse époque des Séleucides et sous la domination romaine
Alep s'appelait Berée. Aux temps de Saul et de David cette ville s'appelait Soba,
comme on le voit clairement au livre II, chap. 8, v. 3 des Rois. Aujourd'hui
encore on lui donne en hébreu, en arabe et en syriaque le nom de Ualeh-Soba.
En italianisant ce nom et en omettant le mot Soba. nous avons Alep. Mais c'est
un point que je traite plus longuement dans mon IJisioire d\Uep. Il y avait une
37.
— 410 —
aujourd'lmi en arabe Mabog ou Mamledge, et l'on y voit encore des ruines
majestueuses qui attestent la grandeur de cette ville bâtie par SélencuSy
votre ancien roi. Il y a peu de voyageurs qui se hasardent maintenant à
visiter ce lieu célèbre, à cause du danger qu'ils courraient d'être assassi-
nés par les bêtes féroces. Il est actuellement habité par des Circassiens.
Peut-être vous souvenez-vous que nous avons vu l'hiver dernier à Alep
dix mille Circassiens, tant hommes, femmes, enfants des deux sexes, vieil-
lards, jeunes gens, nourrissons et adultes, divisés en familles et portant
tous leurs effets mobiliers. Ces Circassiens, hommes belliqueux et guer-
riers, habitants des montagnes du Caucase, tinrent longtemps tête aux
Russes, qu'ils vainquirent dans beaucoup de combats. Ils finirent néanmoins
par être battus et entièrement défaits par leurs implacables ennemis, qui
firent prisonnier Schamil, leur terrible clief, détruisirent ses troupes, esca-
ladèrent les hauteurs du pays, chassèrent ses compagnons de leurs asiles,
en firent un carnage affreux, et se rendirent ainsi maîtres des montagnes
du Caucase.
50,000 Circassiens survécurent au carnage, déposèrent les armes et se
soumirent à la volonté du gouvernement. L'empereur de Russie ordonna à
ces cinquante mille hommes d'aller habiter en Sibérie, ou bien de quitter
l'Empire. Ces infortunés, qui forment parmi les Musulmans une espèce de
secte reconnaissant Mahomet avec certaines restrictions, préférèrent recourir
à la Sublime Porte, et la conjurèrent de les laisser s'établir sur son territoire.
Le sultan accueillit leur supplique et les reçut dans ses Etats ; il en plaça
5000 Ò. Constantinople, 5000 à Tarse, 10,000 en Anatolie, 10,000 dans
les landes et les déserts de la Cilicie, et 10,000 autres allèrent habiter
Mabog ou Mambedge, c'est-à-dire rancienne et fameuse Hiéropolis. Au-
jourd'hui ils paissent indistinctement leurs troupeaux au milieu de ces ravins,
de ces ruines et de ces décombres, au milieu de ces colonnes brisées et de
ces statues mutilées, qui offriraient des sujets de si longues études au
savant européen, mais qui ne produisent aucune impression sur le barbare
et ignorant Circassien. {A continv.er).
autre IliéropoUs ou Hiérupolis, (c'est la même ville) dont S'-Paul fait mention
dans son Epitre aux Colossiens, ch. 4, v. 13. Mais cette ville se trouvait dans
la Phrygie (aujourd'hui TAnatoIie), en un lieu oii, au dire de Strabon et de
Ptolémée, jaillissaient des eaux très-chaudes.
riX DE LA TROISIEME ANINEE.
\
TABLE DE LA TROISIÈME A\.\EE
DES
ANNALES DES MISSIONS FRANCISCAINES
DU P. MARCECLIX DE CIVEZZA,
MINEUE OBSEE.YA^'TI^' ,
(de septembre 1863 a ocroBrxE 1864).
PREMIERE PARTIE.
HISTOIRE a:vciea\\'E.
AFRIQUE SEPTE>'TRIO>\A.LE.
Continuation et nouveaux succès des missions Franciscaines à Maroc,
à Ceuta et à Tunis. 7
TARTARIE ET CHINE.
Merveilleux développement des missions Franciscaines chez les Mon-
gols de la Tartarie jusqu'à la Chine 69
TARTARIE.
Desseins de la Providence dans les rapports des Tartares avec les
peuples chrétiens d'Occident, surtout au moyen des missions Fran-
ciscaines. ........... 137
EMPIRE GREC.
Deuxième Concile de Lyon, où, grâce aux efforts des Missionnaires
Franciscains, les Grecs se rattachent à l'Eglise Romaine. . . 205
TARTARIE.
Les Tartares au Concile de Lyon, et continuation des Missions Fran-
caines parmi eux tant en Perse qu'en Chine. .... ìli
PERSE
Du fameux Vieux de la Montagne et de quelques relations des Missions
Franciscaines qui parlent de ce personnage 345
deuxièjme partie.
HISTOIRE COXTE.HPORAI3ÎE.
CHINE.
Lettre de Mgr Eustache Zanoli sur la mort de Mgr Louis Célestin Spelta. 20
— 41-2 —
SMYRNE.
Lettre du P. Justin de Quiiizano, Mineur Observanlin. £2
EGYPTE.
Lettre du P. Louis de Fabriano, Min. Obs. sur la conversion de Sauba,
jeune lille maure baptisée par les Franciscains. .... 24
HERZÉGOVINE.
Lettre du P. Pierre Bakula, sur la manière dont on célèbre la Noël
dans ce pays 32
AMÉRIQUE MÉRIDIONALE.
Lettre du P. Antoine Gili sur les Missions Franciscaines en Bolivie. . 37
AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE.
Lettre du P. Pamphile de Magliano, Min. Obs. — Les Franciscains Récol-
lets de France (suite) 40
CHINE.
Lettre du P. Paul de Fresonara, Obs. de la Province de Bologne, Miss.
Apost. en Chine, et obseivations du professeur Joseph Derossi, sur les
propriétés de la plante chinoise, nommée Gen-sen, ou de longue vie. 86
LIBAN.
Tableau des Ecoles catholiques fondées pour la conversion des Grecs à
Merge-Siun au Liban 90
TRIPOLI DE BARBARIE.
Rapport du P. Ange de S" Agathe, Min. Obs. réf 94
PALESTINE.
Lettre du P. Cyprien de Trévise. . 9G
HAUTE EGYPTE.
Relation succincte du P. Venant de San-Venanzio, Min. Obs. réf. au
P. Raphael de Pontecchio, Ministre général de l'Ordre Franciscain. . 99
Lettre du P. Joseph de San-Remo. . . . . . . .103
Lettre du P Erasme de Sasso, Min. Obs. réf J05
HERZÉGOVINE.
Fragment de la lettre du P. Pierre Kordic, Miss. Apost. en Herzégovine,
au P. Pascal Buconjic i09
ALBANIE.
Lettre du P. Joachim de Velletri, Min. Obs. ..... J50
PALESTINE.
Lettre du P. Cyprien de Trévise, Min. Obs. ..... ^53
— 413 —
CHINE.
Lettre de Mgr Michel Navarro, Min. Obs. sur la persécution endurée par
les chrétiens de Hu-nan en 1802. ....... lof»
Lettre du P. Pascal Bili, Min. Obs. réf ICI
AMÉRIQUE MÉRIDIONALE.
Lettre du P. Ugolin Gorleri, Min. Obs. réf. sur les Missions Franciscai-
nes en Bolivie 178
Lettre du P. Alexandre de Rome, Min. Obs. à ses parents. . . 1H5
EGYPTE.
Lettre du Fr. lai Colomb de Bozzano, Min. Obs. réf 100
AFRIQUE CENTRALE.
Lettre du P. Maxime de Pantasina, Min. Obs. sur les moyens de
faciliter le rachat des Nègres. l'ai
SYRIE ET PALESTINE.
Lettre du P. Bernard d'Orléans, Min. Obs. sur une Mission qu'il
avait donnée dans Tîle de Chypre i!22
NOUVELLE ZELANDE.
Lettre du P. Dominique Galosi de Castignano, Min. Obs. . . . 125
EGYPTE.
Lettre du P. Bernard de Milan, Min. Obs., sur la situation matérielle et
morale de la ville de Porto-Said, le long du canal de Suez. . . 242
CHINE.
Lettre de Mgr Louis Castellazzo, Min. Obs 245
NOUVELLE-ZÉLANDE.
Lettre du P. Octave Barsanti, Min. Obs 295
PALESTINE.
Lettre du P. Séraphin Milani, Min. Obs., nouveau Custo<le de Terre-
Sainte ^lO
EGYPTE.
Lettre du P. Valentin de Vernazza, Min. Obs 320
ALBANIE.
Lettre du P. Marien de Palmanuova, Min. Obs., sur la mort de Mgr Ur-
bain Bogdanovich 323
JÉRUSALEM.
Lettre du P. Séraphin Milani. Custode de Terre-Sainte. . . . 352
ALBANIE.
Lettre du P. Rosario de Castelluccio, Min. Obs 35G
— 414. —
CHINÉ.
Lettre du P. Ange d'Orano, Min. réf.
Lettre de Mgr Michel Navarro, Min. Obs. ......
AMÉRIQUE MÉRIDIONALE.
Lettre du P. Raphael Sans, Min. Obs
Lettre et documents sur la mort du P. Paul Emile Ileynaud, Min. Obs.
Deux lettres dudit P. Paul Emile Reynaud
NOUVELLE-ZÉLANDE.
Lettre du P. Dominique de Castignano, Min. Obs
PÉROU.
Lettre du P. Nicolas Cassini de Corinaldo, Min. Obs., sur la révolution
de la Nouvelle-Grenade.
359
3G1
3G4
370
384
387
389
TROISIEME PARTIE.
NOUVELLES DIVERSES CONCERNANT LES MISSIONS FRANCISCAINES.
Bulgarie.
décembre
Egypte
Syrie.
Amérique Septentrionale
Départ de Missionnaires, en octobre, novembre et
Rabat dans l'Afrique Septentrionale.
Afrique Centrale.
Palestine
Les Mahométans et les Juifs de Palestine.
Départ de Missionnaires en janvier et février 1863
Farfield et Gorton en Angleterre.
Bowden .
Smyrne
Pologne
Le P. Antoine Louis Stagni de Cento, historiographe des Min
Province de Bologne. ....
La ville de JafTa et le couvent des Franciscains.
Départ de Missionnaires en mars et avril 1863.
Chartum dans l'Afrique centrale.
Hu-pé en Chine.
France
Départ de Missionnaires en mai et juin 1863.
Gorton en Angleterre. ....
Adélaïde en Australie. ....
Le Caire en Egypte
Le Jourdain.
Départ de Missionnaires en juillet et août 1863.
Obs
de la
43
Ibid,
44
Ihid.
49
lil
112
113
1J5
125
196
Ibid.
Ibid.
197
197
198
199
247
Ibid.
248
249
32.5
Ibid.
Ibid.
327
329
— 415 —
Orient. —Lettre du p. Cyprien de Trévise, Min. Obs 391
Amérique. — Spécimen des lunsues que parient les sauvages des rjves
du Veni. 392
Le mont Sion 394
Départ de Missionnaires en septembre et octobre 1863. . . . 398
QUATRIÈME PARTIE.
Ancienne chronique sur les circonstances qui accompagnèrent la sup-
pression au Daneraarck des Franciscains, etc 50
Id. (suite et fm) 125
Relation faite par le P. ^larc de Nice, Franciscain, de son voyage et de
sa mission au Nouveau-Mexique en 1539 130
Id. (suite et fin) 200
Résumé de l'histoire de la persécution suscitée contre la religion catho-
lique dans lempire de la Chine en Tan de grâce 1784, tracé par le
P. Joseph Mattei de Bientina 250
Mémoire sur le séjour de la sainte famille en Egypte 272
Histoire succincte des Missions Fransicaines dans le Péloponnèse de
1G90 à 1714, et dans les îles Ioniennes, de 171G à 1797. . . .330
Voyage d'Alep à Antioche, fait au mois d'aût 1861, par le P. Perpétue
Damonte, de Castel-San-Pietro, Min. Obs 338
Suite du voyage en Syrie et en Palestine du P. Perpétue Damonte de
Castel-San-Pietro 399
FIN DE LA TABLE DE LA T1101SIE3IE ANNÉE.