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Full text of "Annales des missions franciscaines"

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ANNALES 


DBS 


MISSIONS     FRAîsTOISCAHSTES, 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/annalesdesmissio03marc 


^NN^LES 


DES 


PAR    LE    PERE 


F.  MAROELLIIST  IJE  CIVEZZA. 


TRADUITES      DE      L  ITALIEN. 


TROISIEME  ANNEE.  ~  1S63-1S64. 


^i^ 


CHEZ    CH.   PEETERS,    LIBRAIRE-ÉDITEUR 

RUE    DE    NA5IUR,    22. 


1863. 


TYPOGRAPHIE  PE  CH.  PEETEBS  ET  C'ie. 


AIT    TKES-HONORE 

MONSIEUR 

JOSEPH  DE  HEMPTINNE  DE  GAND 

(BELGIQUE), 

SUPÉRIEUR  DU   TIERS-ORDRE   DE   S^-FRANÇOIS  EN   CETTE   MLLE, 

COMMANDEUR   DE    l'oRDRE   DE   S'^-GRÉGOIRE-LE-GRANIi , 

VICE-PRÉSIDENT    DE   L^OEUVRE   DU    DENIER   DE   S^-PIERRE,    ETC.,    ETC. 


Très-respectable  Monsieur, 

Bien  que  j'aie  eu  depuis  quelques  mois  seulement  le  bonheur 
de  faire  votre  connaissance,  par  la  lettre  pleine  de  science  et 
d'érudition  que  vous  avez  bien  voulu  m'écrire  le  30  septembre 
dernier  sur  un  sujet  aussi  grave  que  le  sont  les  maux  auxquels 
est  aujourd'hui  en  proie  la  société  européenne,  je  compte  sur 
votre  amabilité  pour  me  permettre  de  vous  dédier  ce  troisième 
volume  des  Annales  des  Missions  Franciscaines,  qui  tend  à  re- 
tracer au  monde  Thistoire  rapide  non-seulement  de  ce  que  les 
fils  de  S^  François  ont  fait  dans  le  passé,  mais  de  ce  qu'ils  font 
encore  à  présent  dans  toutes  les  régions  du  globe.  Les  Annales 
ont  obtenu  un  accueil  favorable  et  bienveillant  surtout  dans  la 
catholique  Belgique,  à  laquelle  vous  appartenez,  et  c'est  dans 
votre  ville  de  Gand  qu'on  a  songé  aussitôt  à  les  traduire  en  fran- 
çais, de  sorte  qu'elles  se  sont  promptement  répandues  et  dans 
toutes  les  Flandres  et  jusque  dans  la  France  très -chrétienne.  Je 
suis  certain  que  vous  vous  en  réjouissez  d'une  manière  toute 
particulière,  d'abord  comme  excellent  catholique,  qui  avez  tant 
contribué  au  rétablissement  de  l'esprit  de  Jésus-Christ  dans  la 
société  civile,  par  la  charité  extraordinaire  qui  vous  a  fait  travail* 
1er  au  soulagement  des  besoins  des  classes  pauvres,  en  construi- 
sant dans  ce  but  de  grandes  manufactures,  où  à  de  divers  travaux 
parfaitement  ordonnés  se  joignent  toutes  les  pratiques  propres  à 

1. 


—  0   — 

hi  vie  chrétienne;  puis,  comme  hls  du  Père  Séraphique,  tou- 
l\)iirs  zélé  pour  rendre  de  plus  en  plus  ilorissant  en  Belgique  le 
Tiers-Ordre,  fondé  par  lui  dans  Tintérét  des  Séculiers,  et  si  dig- 
nement présidé  par  vous,  qui  en  avez  été  élu  supérieur.  C'est 
que  vous  avez  bien  compris  que  de  semblables  institutions,  qui 
ont  sauvé  la  société  civile  au  moyen-âge,  renfermeraient  encore 
de  nos  jours,  si  elles  étaient  relevées  et  maintenues  dans  leur 
véritable  esprit,  un  des  moyens  les  plus  efficaces  pour  résister  au 
torrent  des  mauvaises  doctrines  et  des  passions  perverses  par 
lesquelles  les  ennemis  de  Dieu  travaillent  à  en  détruire  le  règne 
sur  cette  terre.  Je  veux  aussi  que  cette  pauvre  dédicace  soit  un 
témoignage  de  gratitude  que  je  vous  offre  en  m'unissant  à  mes 
confrères  EécoUets  de  Belgique,  qui  ne  cessent  d'éprouver  les 
effets  de  la  généreuse  charité  que  vous  leur  montrez,  en  véritable 
confrère  et  bienfaiteur,  qui  désire  ardemment  les  progrès  toujours 
croissants  et  la  gloire  de  TOrdre. 

Sur  ce,  je  vous  prie  d'agréer  mes  salutations  et  je  suis  heureux 
de  me  dire  votre  très-humble,  très-dévoué  et  très-obéissant 
serviteur  et  confrère, 

Yli.    MaRCELLIN    de    ClVEZZA, 

3Ii?i.   Oh. 


Borne  y  ce  3  dèce  dire  1862. 


AXAALES    DES    MISSIO\S    FRAiVCISCABES 

PREMIÈRE   PARTIE. 
HISTOIRE     AîsiCIEiSrî^E. 


I. 

AFRIQUE  SEPTE^^TRIONALE. 

Continuation  et  nouveaux  succès  des  Missions  Franciscaines  à  Maroc,  à 
Ceuta  et  à  Tunis  ;  on  y  parle  spécialement  des  travaux  apostoliques  du 
P.  Loup  Dai^',  qui  succéda  à  son  confrère  Agnello  dans  le  gouverne- 
ment de  l'Eglise,  fondée  en  la  première  de  ces  villes,  ainsi  que  du  Pere 
Bla>-co,  chargé  après  lui  des  mêmes  fonctions;  puis  du  P.  Laueext, 
appelé  à  la  même  dignité  dans  la  ville  de  Ceuta  ;  et  enfin  des  effets  que 
produisit  l'expédition  de  St  Louis  à  Tunis,  quant  à  la  situation  des  Mis- 
sions Franciscaines. 

1289. 

Puisque  Tordre  historique  exige  que  nous  reprenions  le  récit 
des  Missions  Franciscaines  dans  les  villes  de  Maroc,  de  Ceuta 
et  de  Tunis,  dans  T Afrique  septentrionale,  nous  croyons  que  nos 
lecteurs  ne  seront  pas  fâchés  de  trouver  ici  quelques  notions  sur 
ces  contrées.  Xous  n'avons  pas  eu  occasion  de  les  donner  dans 
nos  précédents  articles,  comme  nous  Teussions  désiré;  mais  elles 
ne  seront  certainement  pas  inutiles  pour  faire  mieux  comprendre 
Pimportance,  les  périls  et  les  labeurs  de  cette  partie  si  glorieuse 
de  PApostolat  Franciscain  voué  à  la  diffusion  de  la  foi  catho- 
lique parmi  les  infidèles. 

L'empire  du  Maroc  n'est  qu'un  débris  des  grandes  monarchies 
Africaines,  que  les  Arabes  fondèrent  comme  on  va  le  dire.  A 
Pépoque  où  la  dynastie  des  Aglabites,  qui  eurent  pour  capitale 
d'abord  Kaïruam^,  puis  Tunis,  et  celle  des  Edrisites,  qui  rési- 
daient à  Fez,  furent  subjuguées  par  les  Fatimites,  ceux-ci,  déjà 
occupés  à  la  conquête  de  l'Egypte,  se  laissèrent  enlever  leurs 
possessions  par  les  Zeirites  auxquels  succédèrent  les  Amadiènes 
et  les  Abou- Amènes  dans  les  provinces  de  Tunis  et  de  Constan- 


—  s  — 

tinc.  En  ce  même  temps,  ù  Textreme  Occident,  im  prince  des 
Lemtiinaas,  tribu  aujourd'hui  perdue  dans  le  Grand-Désert, 
choisissait  ù  la  fois  pour  lét'ormateur,  législateur  et  Pontife  de 
son  peuple  un  certain  Abdallah-ben-Jassin,  homme  très-célèbre 
par  sa  vertu  extraordinaire,  qui  ne  vivait  que  d'eau,  de  venaison 
et  des  produits  de  la  pèche,  mais  qui  prenait  et  renvoyait  chaque 
mois  un  grand  nombre  de  femmes.  C'est  cet  Abdallah,  fanatique 
outre  mesure,  qui  donna  naissance  à  la  secte  non  moins  fanatique, 
ambitieuse  et  entreprenante  des  Almoravides,  proprement  appelés 
les  Morabeth.  S'échappant  du  désert  comme  un  tourbillon  dévas- 
tateur, ils  menacèrent  un  instant  d'une  complète  extermination 
l'Afrique  et  l'Europe,  sous  les  ordres  de  leur  chef,  revêtu  du 
titre  Ò! Emu-el-Mounienihi  (d'où  Miramolin),  c'est-à-dire  ^^  prince 
des  fidèles.  L'un  de  ces  Emirs,  nommé  Abou-Alfin,  bâtit  Maroc, 
ou  Merakach,  en  1052,  et  un  autre  (ce  fut  Joussouf)  envahit  et 
subjugua  la  principale  partie  des  Espagnes,  en  même  temps  que 
sa  domination  religieuse  et  politique  s'étendait  sur  Alger,  leGrand- 
Désert,  Tombouctou  et  d'autres  villes  du  Soudan;  ainsi  se  forma 
le  grand  empire  de  Mogreb  ou  d'Occident,  qui  allait  de  l'Espagne 
jusqu'aux  confins  de  la  Barbarie.  Mais  en  1146,  conquis  par 
des  sectaires  plus  austères,  nommés  Mouaheds,  ou  Almohades, 
c'est-à-dire  unitaires,  cet  empire  commença  à  déchoir,  et  quoi- 
qu'il s'étendît  encore  en  Afrique  jusqu'à  Tripoli,  il  essuya  de 
graves  échecs  dans  la  Péninsule  Ibérique;  néanmoins  ses  chefs 
ajoutèrent  à  leur  titre  d'Emir-el-Moumenim,  celui  de  Calife.  Un 
siècle  plus  tard,  grâce  aux  graves  dissensions  qui  s'élevèrent 
entre  eux ,  ils  furent  vaincus  par  d'autres  tribus  avec  lesquelles 
ils  étaient  en  guerre ,  et  notamment  par  les  Merinites,  qui  par- 
vinrent à  s'emparer  des  royaumes  de  Eez  et  de  Maroc.  Ces  nou- 
veaux maîtres,  plus  désireux  de  conserver  que  d'agrandir  leurs 
conquêtes,  ne  songèrent  même  pas  à  reconstituer  le  grand  empire 
de  Mogreb,  et  la  dynastie  qu'ils  fondèrent  régna  tranquillement 
jusqu'à  l'an  1574,  où  un  descendant  de  Mahomet  réussit  à  la 
renverser;  elle  ne  tarda  point  toutefois  à  reprendre  le  dessus,  et 
aujourd'hui  encore  elle  se  maintient,  malgré  les  fréquentes 
révoltes  qui  ont  agité  ce  pays^ 

Or,  c'est  durant  ces  divers  règnes,  à  partir  de  1219,  comme 
nous  l'avons  vu,  que  les  Franciscains   allèrent  courageusement 

')  Malte-Brun,  Précis  de  la  Géographie,  vol.  X. 


—  9  — . 

prêcher  Jésus-Christ;  ils  cueillirent  bientôt  la  glorieuse  palme 
du  martyre'';  mais  persévérant  avec  constance  dans  leur  dessein, 
ils  parvinrent  enfin  à  fonder  une  église  au  gouvernement  de 
laquelle  le  Saint  Siège  préposa  un  pasteur  en  1226.  Ce  fut  le 
P.  Agnello,  dont  nous  avons  racanté  les  travaux  merveilleux 
pour  le  développement  de  son  œu^re,  dans  la  troisième  livraison 
de  la  première  année  des  Aìinales- .  Il  est  à  propos  de  remarquer 
ici  que,  bien  que  la  plupart  des  fidèles  de  cette  église  fussent 
des  Européens  (Espagnols,  Portugais,  Marseillais,  Génois,  Pisans 
et  autres),  qu'avaient  attirés  en  ce  lieu  des  afi'aires  commerciales, 
ou  qui  s'y  étaient  réfugiés  en  abandonnant  leur  patrie  à  la  suite 
de  troubles  politiques,  leur  nombre  s'était  aussitôt  accru  par 
beaucoup  de  conversions  de  Maures^.  Or,  ce  sont,  en  réalité, 
les  Maures  qui  ont  toujours  composé  la  principale  partie  de  la 
population  de  l'Empire  du  Maroc;  ils  descendent,  dit-on,  des 
Mauritaniens  et  des  anciens  Numides,  mélangés  ensuite  à  des 
Phéniciens,  à  des  Eomains,  à  des  Arabes.  Les  derniers  se  di- 
visent eux-mêmes  en  trois  familles  :  celle  des  Arabes  purs,  celle 
des  Himgarites  et  celle  des  Bédouins,  auxquels  il  faut  ajouter 
les  Berbères  proprement  dits,  lesquels  habitent  l'Atlas,  à  partir 
des  frontières  des  régions  orientales  jusqu'au  delà  de  Maroc, 
ainsi  que  les  Chillouhs,  épars  dans  les  montagnes  des  environs 
de  Tafillet  et  de  Suze,  les  Kabyles,  qui  occupent  la  province 
de  Eez,  les  Amazinghes,  réunis  dans  celle  de  Suze,  et  les 
Touariks,   établis  à  l'extrémité  du  désert  de  Sahara^ 

Lorsque  révêque  Agnello  mourut  en  1246,  le  pape  Innocent  lY 
ne  différa  point  de  lui  donner  un  successeur,  en  la  personne 
de  son  confrère  le  P.  Loup  Dain,  né  de  parents  nobles  à 
Saragosse  en  Espagne.  Il  était  déjà  chanoine  et  doyen  de  l'in- 
signe sanctuaire  de  Sainte  Marie  du  Pilier,  quand,  ravi  de  la 
vertu  extraordinaire  des  fils  de  S*  Erançois,  qui  venaient  d'ap- 
paraître au  monde,  comme  un  nouveau  prodige  de  l'amour  de 
Jésus-Christ,  il  résolut  de  revêtir,  lui  aussi,  leur  habit  religieux, 
en  prononçant  solennellement  leurs  vœux  dans  la  province  d'Ara- 
gon\  Bientôt  sa  rare  science,  sa  prudence  et  sa  sainteté  furent 

^)  Voir  la  2'  livraison  de  la  première  année  des  Annales,  pag.  89. 
2)  Ibid.,  pag.  162  et  suivantes.  —  ^j  ibid.,  pag    165. 
♦)  Malte-Brun,  loc.  cit. 

5)  Voir  de  Gubernatis  dans  son  ouvrage  mv  les  Anciennes  Missions ,  liv.  III, 
et  Y  Histoire  universelle  des  Missions  Franciscaines ,  liv.  I,  chap.  VIII. 


—  10  — 

tellement  appréciées,  que  son  ministre  Provincial  l'envoya  au 
pape  Innocent  à  Lyon  pour  des  aflaires  intéressant  TOrdre  et 
l'Eglise.  S'étant  heureusement  acquitté  de  sa  mission  auprès  du 
Souverain  Pontife,  il  lui  demanda  l'autorisation  de  visiter  par 
dévotion  les  lieux  saints  de  Palestine.  On  rapporte  que  le  pape 
la  lui  accorda  en  riant  par  ces  paroles  de  paternelle  affection  : 
"  Allez,  mon  fils,  nous  condescendons  bien  volontiers  à  votre  de- 
mande, à  la  condition  toutefois  que  vous  vous  conduisiez  non  en 
loiq),  mais  en  agneauK  «  Et  là-dessus  l'excellent  religieux  partit. 

Assurément,  pour  peu  qu'on  réfléchisse,  on  comprend  que 
ce  n'est  point  sans  de  très -hautes  vues  de  la  Providence  divine 
qu'il  se  rendit  dans  la  Palestine ,  où  le  souvenir  de  son  pieux 
pèlerinage-  est  resté  cher  et  vénérable  jusqu'à  nos  jours;  car 
c'est  à  Jérusalem,  en  baisant  ce  sol  sacré,  baigné  du  sang  du 
divin  Eédempteur,  et  ce  sépulcre  glorieux,  qui  excite  tant  de 
sublimes  réminiscences  dans  l'esprit  et  éveille  tant  de  tendres 
sentiments  dans  le  cœur  du  pèlerin  qui  vient  s'y  prosterner, 
c'est  là,  dans  l'atmosphère  pénétrante  de  ce  coin  de  terre  qui 
fut  le  théâtre  des  mystères  les  plus  grands  et  les  plus  terribles 
de  la  justice  et  de  la  miséricorde  du  ciel,  c'est  là  que  la  foi 
et  la  piété  de  notre  religieux  prirent  tout  leur  essor,  en  le 
faisant  voler  avec  joie  au  devant  de  tous  les  sacrifices,  quelque 
pénibles  qu'ils  fussent ,  pour  la  gloire  de  Dieu  et  de  l'Eglise. 

En  effet,  il  fut  alors  choisi  pasteur  de  l'Eglise  de  Maroc  par 
le  Pontife  Eomain  qui  annonçait  cette  nomination  aux  Cardinaux 
par  les  paroles  suivantes ,  où  il  rappelait  celles  dont  il  s'était 
servi  pour  l'envoyer  à  Jérusalem  :  n  II  est  bien  juste  que  celui 
que  nous  avons  chanccé  de  loup  en  agneau,  nous  le  changions 
maintenant  à' agneau  en  padeiir  des  lov.ps^,  c'est-à-dire  des  Sar- 
rasins, plus  féroces  que  ces  bêtes  sauvages  par  la  manière  dont 
ils  persécutent  ceux  qui  professent  le  christianisme.  //Il  est  vrai 
que  l'humbe  et  fervent  Erère  Mineur  s'affligea  en  apprenant  qu'on 
lui  conférait  une  dignité  qui  l'enlevait  à  ses  chers  exercices  de  dé- 
votion en  Palestine,  pour  le  transférer  dans  une  mission  si  diffi- 
cile et  si  périlleuse,  qu'il  considérait  comme  tout  à  fait  supé- 
rieure à  son  peu  de  forces  ;  mois  n'osant  point  résister  à  la 
volonté  du  chef  suprême  de  l'Eglise,  il  s'empressa,  dès  qu'il  eut 

M  De  Gubernatis,  loc.  cit.  —  ')  Voir  les  mémoires  manuscrits  sur  la  Terre- 
Sainte  qui  sont  en  notre  possession,  et  notre  ilisl.  univi,  des  Missions  fyancis- 
caines,  loc.  cit.,  p.  387.  —  ^)  De  Gubernatis,  loc.  cit. 


—  11  — 

reçu  l^ordination  sacrée,  et  qu^il  se  fut  adjoint  bon  nombre  de  ses 
confrères,  destinés  à  se  répandre  dans  ces  contrées,  sur  les  points 
qu'il  leur  aurait  assignés,  soit  pour  y  desservir  les  chrétientés 
naissantes ,  soit  pour  y  travailler  à  de  nouvelles  conversions 
parmi  les  gentils^,  il  s'empressa,  disons-nous,  de  se  diriger  vers  les 
côtes  d'Afrique,  afin  de  se  consacrer  au  gouvernement  de  l'Eglise 
que  le  Yicaire  de  Jésus-Christ  lui  avait  confiée,  en  le  recomman- 
dant à  cette  église  par  les  lettres  apostoliques  suivantes,  qu'il  est 
utile  de  reproduire  intégralement  comme  pièce  justificative. 

//  Innocent  évêque,  serviteur  des  serviteurs  de  Dieu,  à  tous 
les  fidèles  demeurant  dans  la  ville  de  Maroc,  salut  et  béné- 
diction apostolique  !  Placé ,  quoique  sans  aucun  mérite  de  notre 
part,  comme  une  sentinelle,  au  faîte  culminant  de  l'Eglise,  si 
le  devoir  de  notre  charge  nous  oblige  à  donner  nos  soìds  vigi- 
lants à  toutes  les  églises,  nous  sommes  particulièrement  tenu 
d'apporter  toute  notre  attention  à  pourvoir  d'une  manière  efficace 
aux  besoins  de  celles  qui,  immédiatement  soumises  au  Saint- 
Siège,  se  trouvent,  aux  dernières  extrémités  de  la  terre,  au  mi- 
lieu de  nations  corrompues.  Ayant  donc  appris  que  l'Eglise  de 
Maroc,  seule  fille  de  l'Eglise  Eomaine  en  ces  régions,  restait 
privée  de  la  consolation  d'avoir  un  pasteur  spécial,  et  craignant 
qu'un  pareil  veuvage  n'entraînât  de  graves  préjudices  tant  pour 
elle-même  que  pour  vous  qui  combattez  soas  l'étendard  de  la 
foi  catholique,  Nous  avons  résolu  de  lui  procurer  ce  pasteur  en 
la  personne  du  P.  Loup,  que  nous  transplantons,  comme  un 
arbre  fécond,  de  l'Ordre  des  Frères  Mineurs  parmi  vous.  Ce 
n'est  encore  que  comme  un  rejeton  nouveau  qui  vient  de  pousser 
dans  l'Eglise  Eomaine;  et  cependant  on  peut  le  considérer 
comme  un  arbre  choisi  :  tant  ce  Père  s'est  déjà  signalé  soit  aux 
yeux  de  l'Eglise  militante,  soit  mieux  encore  aux  yeux  de  l'Eglise 
triomphante,  par  sa  vertu,  son  mérite  et  son  zèle  pour  la  foi. 

//  L'homme  que  nous  vous  envoyons,  de  par  l'autorité  du  Siège 
apostolique,  est  plein  de  la  crainte  de  Dieu,  d'une  vertu  insi- 
gne, d'une  rare  sagesse,  et  de  la  plus  grande  prudence  dans  le 
maniement  des  affaires  tant  spirituelles  que  temporelles.  C'est 
pourquoi  nous  avons  confiance  qu'il  lui  sera  facile,  avec  les 
qualités  dont  il  a  été  doué  par  le  Seigneur,  de  redresser  en  ce 
pays  les  chemins  tortueux,  d'aplanir  les  aspérités,  de  déraciner 

*)  Voir  V Histoire  universelle  des  Missions  Franciscaines,  loc.  cit.,  p.  288  et  289. 


—   12  -> 

les  vices,  de  faire  germer  les  vertus,  de  détruire  les  pâturages 
nuisibles  et  de  les  remplacer  par  des  prés  salutaires,  pour  Tac- 
eroissement  de  la  foi  et  de  la  gloire  du  nom  de  Dieu.  En  consé- 
quence, par  les  présentes  lettres  nous  vous  prions,  nous  vous 
pressons,  et  même  nous  vous  ordonnons  de  le  recevoir,  dès  qu'il 
sera  arrivé  ^irès  de  vous,  avec  des  honneurs  égaux  à  la  bienveil- 
lance que  nous  lui  accordons,  comme  il  convient  à  des  enfants 
dévoués;  nous  comptons  que,  vu  le  respect  que  vous  devez  au 
Saint  Siège  apostolique,  vous  le  prendrez  pour  votre  Evêque  et 
votre  Pasteur;  que  FEglise  qui  lui  est  confiée  Fentourera  de 
son  amour  et  de  sa  vénération;  et  que  vous  vous  attacherez  hum- 
blement et  entièrement  à  lui,  comme  à  votre  Père  et  à  votre 
Pasteur,  en  lui  prêtant  obéissance,  dévouement  et  respect,  en 
recevant  docilement  ses  avis  et  ses  instructions,  et  en  les  obser- 
vant avec  une  humble  soumission;  car  c'est  en  agissant  ainsi 
que  vous  vous  rendrez  dignes  devant  le  Juge  Eternel  d'un  ac- 
croissement d'honneur  et  des  palmes  de  la  gloire  éternelle^  // 

Tels  sont  les  tei-mes  en  lesquels  Innocent  IV  recommandait 
aux  chrétiens  de  Maroc  le  P,  Loup,  nouvel  évêque  de  cette 
Eglise;  de  fait,  ils  l'accueillirent  non-seulement  avec  tous  les 
témoignages  possibles  de  soumission  et  d'amour,  mais  encore 
avec  des  larmes  d'attendrissement  et  de  componction.  Du  reste, 
il  déploya  aussitôt  tous  ses  efforts  et  le  zèle  ardent  qui  l'embra- 
sait, pour  développer  et  rendre,  autant  que  possible,  de  plus 
en  plus  florissante  et  prospère  cette  Mission,  où  les  Eranciscains 
s'étaient  déjà  acquis  par  leur  héroïsme  tant  de  mérites  pour  le 
ciel  et  une  si  grande  admiration  près  des  hommes.  Aussi,  durant 
les  onze  années  qu'il  la  dirigea,  eut-il  chaque  jour  à  bénir  Dieu 
davantage  des  prodiges  vraiment  extraordinaires  qu'il  opérait 
par  son  moyen  pour  la  consolation  de  ce  petit  troupeau,  placé 
en  des  régions  si  reculées  du  globe  pour  faire  éclater  les  mi- 
séricordes du  Seigneur.  jSI^e  faut-il  point,  en  effet,  considérer 
comme  un  événement  aussi  important  que  merveilleux  le  succès 
avec  lequel  le  nouvel  évêque  se  concilia  tellement  l'esprit  des 
Maures,  qu'on  voyait  se  vérifier  e^jiactement  ce  qu'Isaïe  a  prophé- 
tisé de  la  venue  du  Sauveur  dans  le  monde  :  savoir,  qu'en  ce 
temps-là  le  loup  habiterait  avec  l'agneau,  et  qu'un  faible  enfant 
les  conduirait  l'un  et  l'autre  par  la  main^ 

'*)  Voir  les  Annales  de  Wadding,  tome  Jll ,   année  124G. 
2)  De  Gubernatis,  loc.  cit. 


—  13  — 

Uéç^lise  de  Maroc,  s^râce  aux  sollicitudes  du  Saint  Siéare  et 
aux  travaux  apostoliques  des  rranciscains,  prospéra  ainsi  heu- 
reusement jusqu^en  1257,  où  son  vénérable  Pasteur,  succom- 
bant soQs  le  poids  des  années  et  des  labeurs  auxquels  il  s'était 
livré,  pria  le  souverain  pontife  de  lui  permettre  de  quitter  le 
pays,  et  de  disposer  à  ses  pieds  un  fardeau  qu'il  ne  pensait 
pas,  en  conscience,  pouvoir  porter  plus  longtemps  dans  les 
conditions  efficaces  que  requérait  la  sublimité  du  ministère 
épiscopal.  Ayant  obtenu  cette  permission,  il  se  trouva  bientôt 
en  présence  du  Vicaire  de  Jésus-Christ,  qui,  touché  des  pa- 
roles et  à  l'aspect  du  vénérable  Eeligieux,  sur  le  visage  du- 
quel on  lisait  tout  ce  qu'il  avait  souffert  pour  la  cause  de 
Jésus-Christ  et  de  sa  foi,  consentit  à  ce  qu'il  se  déchargeât 
de  l'administration  de  l'église  de  Maroc,  et  à  ce  qu'il  se 
retirât  où  il  lui  plairait,  pour  y  finir  tranquillement  ses  jours^ 

Néanmoins  (foi  merveilleuse  de  ces  siècles  là!)  Loup,  as- 
pirant encore  à  visiter  l'un  après  l'autre  tous  les  lieux  où 
s'est  accomplie  notre  rédemption  en  Palestine,  demanda  eu 
grâce  qu'on  lui  permit  de  réaliser  ce  pèlerinage,  que  sa  no- 
mination au  siège  de  Maroc  l'avait  forcé  d'interrompre;  car, 
disait-il,  c'avait  toujours  été  là  le  premier  vœu  de  son  cœur. 
Ayant  donc  reçu  la  bénédiction  apostolique,  il  partit  pour 
Jérusalem.  Quand  il  y  fut  arrivé,  il  ne  voulut  point  s'accor- 
der un  pieux  repos;  mais  il  s'appliqua  entièrement  à  seconder 
ses  confrères,  toutes  les  fois  qu'il  pouvait  se  rendre  utile, 
dans  les  œuvres  de  leur  ministère.  En  même  temps  il  s'adon- 
nait à  de  pieux  exercices  en  visitant  tous  les  sanctuaires;  il 
prêchait  ça  et  là  Jésus-Christ  aux  Sarrasins  comme  un  véri- 
table champion  de  la  foi,  et  souvent  Dieu  lui  fit  rencontrer 
parmi  eux,  en  gage  de  sa  bénédiction,  des  outrages  et  des 
vexations  de  toute  sorte-. 

Mais  il  était  écrit  que  ce  n'était  point  en  Terre-Sainte  qu'il 
devait  terminer  le  cours  de  sa  glorieuse  vie;  car  nous  le  voyons 
en  dernier  lieu. quitter  la  Palestine  pour  rentrer  dans  sa  patrie, 
riche  de  beaucoup  de  précieuses  reliques  des  saints  lieux. 
Quand  il  y  fut  arrivé,  il  les  exposa  à  la  vénération  publique 
dans  l'église  du  couvent  de  son  ordre,   où  il  reprit,  dans  son 

^)  De  Gubernatis,  loc.  cit.  —  -)  Idem,  ibid. 


—  14  — 

ancienne  petite  cellule,  la  vie  humble  et  austère  de  Francis- 
cain, par  laquelle  il  s'était  rendu,  avant  son  départ,  un  sujet 
d'édification  pour  toute  la  ville\  jusqu'à  ce  que,  épuisé  par 
Tàge,  par  la  pénitence  la  plus  rigoureuse  et  par  les  fatigues 
qu'il  avait  endurées,  il  s'envola  vers  le  ciel,  au  milieu  des 
larmes  de  ses  confrères.  On  Tinliuma  avec  la  plus  grande 
l)ompe,  ainsi  que  l'exigeaient  sa  dignité  et  sa  vertu  extraor- 
dinaire, et  l'on  dit  que  Dieu  fit  briller  la  gloire  de  son  servi- 
teur aux  yeux  de  tous  par  plusieurs  prodiges'-'.  Quant  à 
l'église  de  Maroc,  nous  voyons  qu'après  le  P.  Loup,  le  gou- 
vernement en  fut  confié  à  son  confrère  le  P.  Bianco,  déjà 
IN'once  du  saint  Siège  à  Avignon  en  1247^;  cependant  il  ne 
nous  est  parvenu  aucun  détail  sur  les  particularités  de  sa  vie 
en  Afrique;  seulement  les  chroniques  portugaises  attestent 
(ju'il  a  fait  plusieurs  voyages  en  Espagne,  afin  de  parler  aux 
rois  catholiques  des  intérêts  de  la  chrétienté  et  des  Missions 
qu'il  dirigeait,  et  des  moyens  à  prendre  pour  les  consolider 
de  plus  en  plus  et  en  assurer  les  progrès,  au  profit  de  ces 
peuples  et  de  la  foi.  En  effet,  ses  efforts  aboutirent  à  ce  ré- 
sultat; car  il  paraît  hors  de  doute  qu'il  occupa  le  siège  de 
Maroc  pendant  plus  de  vingt  cinq  ans,  c'est-à-dire  jusqu'en 
1289;  le  nombre  des  Missionnaires  ses  confrères  s'accrut  de 
jour  en  jour,  et  on  les  vit,  dans  un  vaste  couvent  à  Maroc 
et  à  Eez,  tous  également  appliqués  à  étendre  l'héritage  du 
Seia'neur  par  leurs  sueurs  et  leurs  saintes  industries^. 

Passons  maintenant  à  la  mission  de  Ceuta,  autrefois  capitale 
de  la  Mauritanie  Tingitane  sous  le  nom  de  Civitas  qui,  sui- 
vant Ortelius,  répond  à  VEssilissa  ou  Exilissa  de  Ptolémée. 
Prise  à  ses  anciens  possesseurs  par  les  Goths,  elle  tomba  et 
resta  ensuite  au  pouvoir  des  Arabes,  jusqu'à  ce  que  Jean  l^r 
de  Portugal,  s'en  étant  rendu  maître  en  1413,  en  fit  une 
forteresse  inexpugnable,  pour  continuer  ses  entreprises  guer- 
rières contre  les  fanatiques  sectateurs  de  Mahomet.  Ici,  il 
faut  commencer  par  reconnaître  que  les  Annales  et  les  Chroniques 
de  notre  Ordre  ne  font  plus  mention  de  la  mission  de  Ceuta  après 
l'année  1221,  où  sept  bienheureux  athlètes  :  Daniel,   Samuel, 

't  De  Gubernntis,  loc.  cit.  —  ^)  Idem,  ibid. 

5)  Voir  notre  Histoire  universelle  des  Missions  Franciscaines ,  liv.  II,  chap.  III, 
p.  123.  —  ^)  Ibid.,  p.  125. 


—   lo   — 

Domilo,  Léou,  Ugolin,  Nicolas  et  Aiige^  cueillirent  la  palme  du 
martyre,  jusqu^en  12G6.  A  cette  époque  nous  rencontrons  un 
père  du  nom  de  Laurent,  probablement  Portugais  de  naissance 
qui,  déjà  missionnaire  dans  ces  contrées,  fut  promu  àTépiscopat-. 
Mais  de  ce  silence  il  ne  serait  pas  juste  de  conclure  que  cette 
mission  eût  alors  cessé;  car  il  n'est  pas  à  présumer  que  les  chro- 
niques aient  enregistré  les  noms  de  tous  les  Pranciscains  qui 
allaient  et  venaient,  ou,  comme  dit  César  <3antu,  qui  parcou- 
raient continuellement  les  rivages  de  la  Barbarie,  exerçant  Itur 
apostolat  de  salut,  de  consolation  et  d'encouragement  au  milieu 
des  clirétiens  qui  y  demeuraient.  Ainsi  la  promotion  à  Tépiscopat, 
quelques  années  après ,  d'un  religieux  du  même  Institut  nous 
semble,  au  contraire,  une  preuve  irréfragable  Cjui  permet  de 
soutenir  plutôt  que  cette  mission  s'était  heureusement  maintenue. 
D'autant  plus  qu'à  raison  de  la  large  tolérance  que  la  patience  et 
la  vertu  des  Eranciscains  leur  avaient  assurée  de  la  part  des 
maures  et  des  sultans  de  Maroc  et  de  Fez,  il  n'est  pas  croyable 
qu'ils  aient  pu,  avec  un  zèle  aussi  constant  que  le  leur,  oublier 
entièrement  Ceuta,  d'où  ils  avaient  précisément  été  chassés  sans 
pitié  au  début  de  leur  apostolat;  non,  il  n'est  pas  possible  qu'ils 
se  soient  résignés  à  abandonner  les  marchands  Génois  et  Pisans 
qui  s'étaient  fixés  dans  les  faubourgs  de  cette  ville,  et  qui,  s'ils 
avaient  perdu  le  secours  du  ministère  des  missionnaires,  seraient 
restés  absolument  privés  de  toute  consolation  religieuse.  Il  faut 
encore  remarquer  qu'il  ne  parait  pas  C[ue  les  Maures  songeassent 
à  persécuter  les  apôtres  de  la  foi  dans  les  environs  de  Ceuta; 
c'est  seulement  quand  ceux-ci,  pénétrant  dans  l'enceinte  de  la 
ville,  eurent  la  généreuse  audace  d'attaquer  Mahomet  jusque 
chez  lui,  que  le  P.  Daniel  fut  mis  à  mort  avec  ses  compagnons. 
Mais,  à  vrai  dire,  tout  ce  que  nous  savons  du  P.  Laurent, 
comme  évêque,  c'est  qu'il  fut  créé  et  ordonné  Pasteur  de  cette 
ville.  Quelques-uns  doutent  même  qu'il  se  soit  réellement  rendu 
en  personne  à  Ceuta^;  et  cela,  parce  que  le  souverain  Pontife  ne 
l'autorisait  à  partir  pour  sa  destination  qu'avec  l'agrément  du 
roi  de  Portugal.  Toutefois  il  nous  semble  permis  de  penser  que 
cette  condition ,  mise  par  le  Pape  à  l'établissement  définitif  du 

^)  Voir  la  deuxième  livraison  de  la  première  année  des  Annales,  p.  9s. 

2)  De  Gubernatis,  loc.  cit. 

^)  Chronique  de  la  Province  de  Portugal,  livre  V,  chap.  42. 


—  IG  — 

P.  Laurent  en  Afrique,  s^appliquait  plutôt  au  moment  opportun 
et  propice  où  il  lui  conviendrait  de  le  réaliser;  car  il  s'agissait, 
en  fait,  de  s'installer  au  milieu  de  Maures,  toujours  ennemis  fana- 
tiques des  disciples  du  Sauveur;  et  dans  la  prévision  d'un  résul- 
tat incertain,  il  valait  beaucoup  mieux  différer  quelques  mois 
que  de  compromettre  par  trop  de  précipitation  et  peu  de  prudence 
le  succès  et  jusqu'à  Texistence  de  toute  la  mission.  Bien  plus, 
il  nous  semble  que  cette  clause  même,  qui  a  porté  les  chroni- 
queurs à  douter  de  la  résidence  du  P.  Laurent  à  Ceuta,  tend  à  la 
rendre  presque  certaine  et  incontestable.  En  effet,  si  le  Pape 
lui  a  ordonné  d'occuper  ce  siège  avec  l'agrément  du  roi  de  Por- 
tugal, il  s'ensuit  qu'il  y  avait,  sinon  certitude  absolue,  au 
moins  espoir  fondé  de  pouvoir  s'y  établir;  autrement,  il  est  clair 
qu'il  y  eût  eu  folie  rien  qu'à  en  parler. 

Si  nous  en  venons  en  dernier  lieu-  à  la  mission  de  Tunis,  inau- 
gurée par  deux  fils  et  compagnons  bien-aimés  de  S^  Prançois, 
Egide  et  Eletto^,  nous  la  trouvons  aussi  après  peu  d'années  tel- 
lement florissante,  riche  de  tant  de  fruits  et  de  belles  espérances, 
qu'on  pouvait  la  comparer,  ou  du  moins  peu  s'en  faut,  aux  deux 
autres  missions  de  Maroc  et  de  Ceuta.  C'est  ce  qa'on  voit  clai- 
rement par  la  lettre  apostolique  que  le  Pape  Grégoire  IX  adressait 
en  1233  au  roi  de  cette  ville,  pour  lui  recommander  chaleureuse- 
ment le  P.  Jean,  ministre  provincial  de  Barbarie,  qu'il  lui  en- 
voyait ainsi  que  son  compagnon,  en  qualité  d'ambassadeurs 
chargés  de  traiter  quelques  aff'aires  secrètes  dans  l'intérêt  de  la 
religion,  à  l'égard  de  laquelle  ce  sultan  montrait  les  dispositions 
les  plus  bienveillantes  et  les  plus  favorables;  c'est  ce  qu'on  voit 
encore  dans  une  autre  lettre  écrite  au  même  prince  par  le  Pape 
Lmocent  IV,  qui  lai  recommandait  le  P.  Loup  susnommé,  évê- 
que  de  Maroc,  à  la  juridiction  duquel  il  soumettait  également  les 
chrétiens  de  Tunis.  La  première  était  conçue  en  ces  termes  : 
'/  Grégoire  évêque,  serviteur  des  serviteurs  de  Dieu,  au  roi  de 
Tunis!  iS^ous  avons  reçu  et  lu  avec  le  plus  grand  plaisir  et  la  plus 
grande  attention  la  lettre  de  votre  Altesse,  et  nous  avons  appris 
avec  une  véritable  satisfaction  ce  que  nous  ont  rapporté  verbale- 
ment de  votre  part  notre  cher  fils  le  noble  Odon  Adelardi,  per- 
sonnage très-sage  et  très-prudent,  qui  s'occupe  avec  beaucoup 

')  Voir  la  deuxième  livraison  de  la  première  année  des  Annales,  p.  85. 


—  17  — 

de  zèle  et  de  discrétion  des  affaires  que  vous  avez  jugé  utile  de 
lui  confier,  ainsi  que  Mele  Simone,  tous  deux  citoyens  génois. 
Mais,  comme  les  choses  qu'ils  nous  ont  proposées  de  votre  part 
ne  peuvent  être  réglées  que  par  un  traité  solennel,  nous  avons 
trouvé  bon  de  vous  envoyer  nos  ambassadeurs  le  P.  Jean,  minis- 
tre provincial  des  Frères  mineurs  de  Barbarie  et  le  Père  ^"... 
religieux  du  même  Ordre,  que  nous  vous  prions  d^accueillir  avec 
bienveillance  et  courtoisie,  en  ajoutant  sui'tout  pleine  foi  à  ce 
que  ledit  Père  Jean  sera  chargé  de  vous  commuuiquer  de  notre 
part^  »  Dans  Tautre  lettre,  écrite  en  1246,  le  Pape  Innocent  lY 
s'exprimait  ainsi  :  //Innocent  évêque,  serviteur  des  serviteurs  de 
Dieu,  au  roi  du  Tunis!  Comme  il  nous  a  été  rapporté  que  beau- 
coup des  chrétiens  vivent  sous  le  sceptre  de  votre  haute  domina- 
tion, et  que  les  affaires  de  leur  commerce  ne  cessent  d'en  amener 
dans  votre  pays  beaucoup  d'autres ,  qui  ont  besoin  du  remède  de 
conseils  salutaires  contre  les  dangereuses  maladies  de  l'âme,  pré- 
voyant que  le  manque  de  secours  spirituels  exposerait  à  la  mort 
cette  multitude  de  malades,  et  voulant  les  fortifier  par  l'assis- 
tance du  médecin,  nous  avons  résolu  de  prier  chaleureusement 
votre  Altesse  et  de  lui  recommander  d'accueillir  avec  une  bonté 
sympathique  notre  vénérable  frère,  le  P.  Loup,  évêque  de  Maroc, 
et  nos  bien  aimés  fils  et  les  frères  mineurs,  qu'il  lui  paraîtra 
utile  d'envoyer  aux  mômes  chrétiens,   et,  à  raison  du  respect 
dû  à  Dieu  et  à  ce  Siège  apostolique,  de  les  laisser  librement  cor- 
respondre entre  eux,   suivant  leurs  habitudes.   Cette    conduite 
tournera  d'ailleurs  à  la  gloire  de  votre  règne*.  // 

Or,  ces  lettres  apostoliques  et  le  libre  accès  des  Pranciscaius 
à  Tunis  prouvent  évidemment  deux  choses  :  d'abord  que  dès  l'an 
1233  non-seulement  les  missionnaires,  mais  même  les  couvents 
de  notre  Institut  s'étaient  tellement  multipliés  en  Barbarie^^  (il 
faut  comprendre  sous  ce  nom,  comme  on  le  sait,   tous  les  pays 

*)  Voir  les  Annales  de  Wadding,  tome  II,  année  1233. 

*)  Id.  tome  III,  année  1246. 

3)  Ce  mot  ne  dérive  pas,  comme  l'ont  pensé  plusieurs,  de  barba  re,  mais 
bien  de  Berher,  ou  Berheracton ,  nom  donné  à  cette  région  par  Afrikin  fils  de 
Kis,  né  à  Saphi,  illustre  souche  des  Hémiarites.  C'est  cet  Afrikin  qui  en  fit 
la  conquête  et  bâtit  la  ville  d'Ifrikia  ou  Africa.  Berberaclon  a  deux  signifi- 
cations opposées,  celle  de  pays  désert,  et  celle  de  pays  abondant  en  céréales, 
qui  conviennent  parfaitement  à  la  région  appelée  Barbarie,  déserte  sur  le 
point  où  fut  bâtie  Ifrikia  et  très-fertile  près  de  la  mer. 

2. 


—  IS  — 

(le  r Afrique  Septcntiionule,  situés  au  nord  de  FEquateur,  c^est- 
à-dire  les  Etats  de  Tripoli,  Tunis,  Alger  et  Maroc)  qu'on  avait 
pu  y  établir  une  province  en  règle,  avec  le  P.  Jean  susnommé 
pour  ministre,  puis  que  Ccuta,  Maroc  et  Tunis  formaient  déjà 
une  seule  mission,  soumise  à  la  jurisdiction  de  Tévêque  de  Maroc, 
les  Franciscains  allant  et  venant  d'un  lieu  à  l'autre,  suivant  les 
circonstances.  Mais,  dira-t-on  peut-être,  y  avait-il  réellement  un 
couvent  à  Tunis  en  1233,  quand  le  P.  Jean  s'y  rendit  avec  son 
compagnon,  ou  du  moins  en  1246,  quand  Grégoire  IX  recom- 
mandait au  roi  de  cette  ville  le  P.  Loup  évoque  de  Maroc!  Nous 
épondons  qu'à  la  vérité  ce  fait  ne  résulte  pas  des  documents 
cités;  mais  nous  savons  d'une  manière  certaine  que,  s'il  n'y 
en  avait  point  encore  à  cette  époque,  il  a  dû  en  exister  peu  de 
temps  après,  car  l'histoire  nous  y  montre  des  Franciscains  captifs 
en  1270,  lors  de  la  guerre  portée  en  ce  royaume  par  saint  Louis, 
roi  de  France'. 

Mais  ce  n'est  point  ici  le  cas  de  nous  arrêter  sur  cette  mal- 
heureuse expédition  dans  laquelle  ce  saint  Monarque  laissa  la 
vie  avec  une  bonne  partie  de  son  armée  :  cela  nous  écarterait 
trop  des  bornes  étroites  dans  lesquelles  se  circonscrivent  nos 
Annales;  nous  dirons  seulement  qu'au  moment  précis  où  tout 
paraissait  perdu,  la  Providence  pourvut  aux  besoins  de  cette 
Eglise  naissante,  de  manière  non-seulement  à  sauver  l'honneur 
des  armes  de  la  chrétienté,  mais  encore  à  lui  procurer  des 
avantages  plus  grands  que  jamais  pour  la  diffusion  de  la  foi 
catholique.  On  sait,  en  effet,  que  le  sultan  de  Tunis,  atta- 
qué à  l'improviste  par  Charles  de  Sicile,  qui  venait  d'arriver 
avec  des  troupes  fraîches  pour  réparer  les  pertes  de  l'armée 
chrétienne  décimée  par  des  maladies  terribles,  s'humilia  jus- 
qu'à demander  la  paix  que  les  croisés  lui  accordèrent  pour 
dix  ans  aux  conditions  suivantes.  Le  roi  de  France  et  ses 
barons  devaient  être  indemnisés  des  frais  de  l'expédition. 
Le  port  de  Tunis  devait  être  libre,  tandis  qu'auparavant  les 
marchands  payaient  la  dîme  de  leur  cargaison.  Quant  au  roi  de 
Sicile,  il  stipula  à  son  profit  un  tribut  que  le  bey  de  Tunis 
devait  lui  payer,  comme  une  dette  de  ses  prédécesseurs,  et  les 
esclaves   ou   captifs   chrétiens  recouvraient    en  même  temps  la 

*)  Voir  notre  Histoire  universelle  des  3Iissions  Franciscaines ,  liv.  II,  chap.  III. 


—   19  — 

liberté  efc  le  plein  exercice  de  leur  religion.  Ainsi  les  Mission- 
naires Franciscains  et  Dominicains,  naguère  jetés  dans  les  pri- 
sons, furent  immédiatement  rétablis  dans  leurs  couvents  et  dans 
les  fonctions  de  leur  ministère  apostolique^  Il  fut  en  outre 
convenu  que  le  Sultan  autoriserait  dorénavant  les  chrétiens  à 
résider  librement  dans  toutes  les  principales  villes  du  royaume, 
à  y  posséder  toute  sorte  de  biens,  même  immeubles,  avec  ex- 
emption de  tout  tribut  autre  que  celui  dont  l'usage  imposait  le 
paiement  aux  chrétiens  libres,  à  y  élever  également  des  églises 
et  à  y  prêcher  publiquement  la  foi  catholique;  enfin  il  fut  per- 
mis à  tout  le  monde  de  recevoir  le  baptême-. 

C'est  ainsi  que  la  divine  Providence  veillait  aux  destinées  de 
cette  Eglise  catholique  d^lfrique,  que  les  Franciscains  venaient 
d'établir  et  d'arroser  de  leur  sang,  et  qu'ils  devaient,  par  la 
constance  de  sacrifices  vraiment  héroïques,  travailler  à  maintenir 
jusqu'à  nos  jours. 

M  VoirGuagn.  surSt-Louis;  Wadding,  dans  ses  Annales,  tome  IV,  année  1270; 
et  notre  Histoire  universelle,  etc.,  loc.  cit. 

2)  Idem  ,  ibid.  et  le  Spicilêge,  tome  II,  p.  560. 


DEUXIÈME  PARTIE. 
HISTOIRE     CONTEMPORAIISTE. 


CHINE. 

Lettre  de  Monseigneur  Eustache  Zanoli,  Obsernaiitm  de  la  Province  de 
Bologne,  Vicaire  Apostolique  de  Hu-i^è ^  au  Reverendissime  Fère  Général 
de  V  Ordre  Raphael  de  Poxtecchio,  sur  la  mort  de  Monseigneur  Louis 
Célestin  Spelta  ,  Visiteur  délégué  du  Saint-Siège  pour  toutes  les  Mis- 
sions catholiques  de  la  Chine. 

Ou-ctang-fu j  ce  lo  sejjiemhre  186^. 

Reverendissime  Père  , 

Le  12  du  mois  courant,  à  une  heure  trois  quarts  après  minuit, 
Monseigneur  Louis  Célestin  Spelta,  Vicaire  Apostolique  de  Hu- 
pè  et  Visiteur  général  de  la  Chine  et  des  royaumes  adjacents, 
succombait  à  une  longue  et  douloureuse  maladie.  Parfaitement 
résigné  à  Dieu  dans  tout  le  cours  de  ses  souffrances,  il  ne  cessa 
de  donner  à  ses  missionnaires  de  beaux  et  éclatants  exemples  de 
vertu  à  imiter,  et  eut  ainsi  une  mort  vraiment  enviable,  qui 
ressemblait  à  un  doux  sommeil  plutôt  qu^\  la  cruelle  séparation 
de  Tàme  et  du  corps. 

Je  regarde  la  vertu  de  cet  excellent  Prélat,  récompensée  par 
le  Seigneur  môme  ici-bas,  comme  un  des  principaux  ornements 
de  Tordre  Séraphique  en  ce  temps-ci;  il  serait  donc  à  désirer 
qu'on  la  rappelât  aux  jeunes  Franciscains  pour  les  exciter  à 
marcher  sûr  ses  traces.  Son  zèle  actif  et  prudent,  ses  manières 
douces  et  sympathiques,  même  à  Fégard  des  coupables,  lui 
avaient  gagné  le  cœur  de  tous  ses  inférieurs  et  de  tous  ceux  qui 
eurent  le  bonheur  de  le  connaître. 

Quant  à  moi,  Reverendissime  Père,  quant  à  moi  qui  reste 
maintenant  seul  à  la  tête  de  cette  mission,  je  sens  plus  que 
jamais  le  besoin  de  me  mettre  en  rapports  étroits  avec  celui  qui, 
à  notre  extrême  satisfaction,  tient  les  rênes  de  Tlnstitut  illustre 
auquel  je  me  fais  gloire  d'appartenir.   Eh  bien!  je  pense   que 


:>1   — 


notre  houlieur  exige  que  nous  soutenions  de  tous  nos  efforts 
cette  belle  mission  Franciscaine,  qui  offrira  toujours  un  vaste 
champ  aux  labeurs,  au  zèle  et  aux  fatigues  des  fils  du  pauvre 
d'Assise.  Mais  comme  Thumidité  du  climat  de  beaucoup  d'en- 
droits de  cette  mission,  la  distance  qui  en  sépare  les  diverses 
stations,  et  surtout  les  grandes  fatigues  auxquelles  sont  conti- 
nuellement condamnés  les  missionnaires,  les  moissonnent  tou- 
jours à  la  fleur  de  Fage,  il  faut  bien  que  de  temps  en  temps  il 
nous  arrive  de  nouveaux  ouvriers,  pour  que  nous  puissions  sa- 
tisfaire à  toutes  les  exigences  de  notre  ministère.  Mais  vous 
savez  que  tous  les  religieux  ne  peuvent  point  aspirer  à  ce  rôle, 
mais  seulement  ceux:  qui  se  distinguent  par  une  vertu  éprou- 
vée et  par  une  doctrine  solide.  C'est  pourquoi,  si  votre  Pater- 
nité en  rencontre  de  pareils  au  Collège  de  S*^  Pierre  in  21ontono, 
qu'elle  veuille  bien  se  souvenir  des  missions  Chinoises,  et  prin- 
cipalement de  la  mission  de  Hu-pè,  qui  a  un  grand  besoin  de 
secours. 

Yoilà  ce  que  j'ai  voulu  vous  rappeler,  parce  qu'on  m'a  fait 
entendre  qu'il  sera  difficile  d'obtenir  encore  des  missionnaires 
de  l'Italie,  à  cause  des  troubles  qui  l'agitent;  or  cela  nous 
serait  extrêmement  préjudicable,  surtout  aujourd'hui  que  la  li- 
berté accordée  à  notre  religion  et  que  la  présence  des  européens 
en  ces  contrées  réclament  des  sujets  plus  nombreux  pour  sub- 
venir à  tous  les  besoins  chaque  jour  croissants  des  nouvelles 
institutions. 

En  attendant  que,  comme  j'en  ai  la  confiance,  il  vous  soit 
donné  d'exaucer  mes  vœux,  je  me  recommande  à  vos  saintes 
prières,  et  je  reste 

Votre  très-affectionné  fils  en  J.-C., 

Pk.  Eustache  Zaxoli, 

Vicaire  apostolique  de  Hu-jjè. 


oo 


IL 

SMYRNE. 

Lettre  du,  P.  Justin  de  Quinzano  ,  Ohservantiii  de  la  Province  de  Venise, 
au  T.-R.  Père  Bernardin  de  Portogruaro,  Procnrenr  Généfcd  des 
Pères  Mineurs  de  V Observance  à  Rome,  sur  un  voyage  de  ce  Mission- 
naire à  Ephèse. 

Smi/rne,  ce  24  octobre  186*2. 

Très-Eévérexd  Père, 

Quoique  je  me  trouve  en  grande  disette  de  temps,  à  cause 
des  prédications  auxquelles  je  dois  me  livrer,  je  ne  puis  m^em- 
pêcher  de  vous  écrire  quelques  lignes  sur  le  voyage  que  j^ai 
l'ait  hier  à  Ephèse  avec  notre  illustre  et  bien-aimé  archevêque 
Vincent  Spaccapietra  et  beaucoup  d^autres  prêtres  réguliers  et 
séculiers  de  Smyrne,  hier ^  c^est-à-dire  au  jour  anniversaire  de 
ma  vêture  religieuse,  et  voici  à  quelle  occasion.  Comme  notre 
archevêque  se  trouvait  à  Eome,  entre  tant  de  prélats  qui,  sur 
le  désir  du  chef  suprême  de  FEglise,  accoururent  de  toutes  les 
parties  de  la  terre  pour  assister  à  la  canonisation  de  nos  martyrs 
Japonais,  l'Evêque  d'Ephèse,  i;^  ^;«;-^^f^?^5,  le  pria  d'élever  dans 
la  cité  sainte  une  chapelle  dédiée  à  la  Vierge  0îoto-/.o:,  et  c'est 
à  cette  occasion  qu'il  résolut  de  célébrer,  hier,  sur  les  ruines 
vénérables  existant  encore  à  Ephèse  le  saint  sacrifice  :  on  l'offrait 
pour  la  première  fois,  dit-on,  depuis  l'invasion  des  Turcs.  C'est 
là  un  grand  fait;  car  aucun  des  nôtres  n'avait  osé  jusqu'ici 
pénétrer  dans  des  lieux  dont  les  Mahométans  ont  la  possession 
exclusive;  mais  le  chemin  de  fer,  presque  terminé,  qui  traverse 
ces  lieux  naguère  si  redoutés,  a  levé  tous  les  obstacles;  c'est 
ainsi  que  nous  avons  eu  hier  la  consolation  d'entendre  la  messe 
de  Monseigneur  agenouillés  sur  les  dalles  de  marbre  blanc  qui 
ornaient  jadis  en  cette  ville  les  magnifiques  sanctuaires  du  catho- 
licisme. Cependant,  il  faut  dire  que  le  démon  parut  vouloir 
s'opposer  à  sa  façon  ù  notre  pieux  dessein  :  le  ciel  se  couvrit 
tout-à-coup  de  nuages,  en  nous  menaçant  d'une  de  ces  pluies 
fines  qui,  quand  elles  commencent  ici,  durent  sans  interruption, 
non-seulement  quelques  jours,  mais  des  semaines  entières.  En 
effet ,  à  peine  nous  étions -nous  embarqués  sur  le  bateau  à  vapeur. 


qu'elle  commença  à  tomber  de  telle  sorte  que  nous  avions  pres- 
que perdu  Fespoir  de  célébrer  la  sainte  messe.  Mais  était-il 
possible  que  la  miséricordieuse  mère  de  Dieu  et  son  fils  bien- 
aimé  Jean  ne  nous  obtinssent  pas  la  grâce  de  jouir  d'une  pareille 
consolation?  Le  fait  est  qu'après  environ  trois  heures  de  pluie, 
le  ciel  s'éclaircit  comme  par  enchantement,  de  sorte  que  nous 
pûmes  élever  l'autel  et  offrir  le  divin  Sacrifice;  puis,  on  vit 
paraître  un  soleil  si  éclatant  que  nous  dûmes  déployer  tous  nos 
parapluies  pour  nous  garantir  de  l'ardeur  de  ses  rayons.  Mais, 
me  direz-vous,  qu'avez-vous  trouvé  là  de  beau?  Hélas!  dois-je 
vous  répondre,  on  ne  trouve  au  milieu  de  ces  tristes  ruines 
que  peu  de  choses  dignes  d'attention;  car  les  objets  de  quelque 
valeur  ont  déjà  été  enlevés,  pour  aller  enrichir  les  musées  de 
Londres  et  de  Paris.  Tvéanmoins,  les  Grecs  faisant  dernièrement 
une  excavation  ont  par  hasard  découvert  un  siège  en  marbre, 
très-bien  conservé  et  tout  à  fait  semblable  à  celui  que  j'ai  vu 
à  Masorbo;  et  une  femme  grecque,  qui  était  occupée  à  mettre 
de  l'encens  dans  un  encensoir,  nous  dit  que  c'était  là  le  lieu 
qu'habitait  l'Evangéliste  S^  Jean.  J'ai  détaché  un  petit  frag- 
ment de  ce  siège  et  je  l'ai  réduit  en  poussière  que  je  joins  à 
ma  lettre.  Monseigneur  espère  pouvoir  l'incruster  quelque  part 
dans  notre  nouvelle  cathédrale  de  Smyrne,  dont  il  posera  la 
première  pierre  le  jour  de  la  fête  de  ce  disciple  privilégié  du 
Seigneur,  auquel  elle  sera  dédiée.  Ce  qui  d'ailleurs  excite  un 
saint  enthousiasme  chez  le  pieux  pèlerin,  c'est  une  enceinte 
carrée,  qui  m'a  paru  aussi  grande  que  le  dôme  de  Milan;  elle  est 
tout  en  marbre  blanc,  avec  une  porte  au  couchant  et  une  simple 
et  majestueuse  façade.  L'intérieur  est  tout  encombré  de  colonnes, 
de  bases  et  de  chapitaux,  amoncelés  pèle-mele  les  uns  sur  les 
autres,  à  l'exception  de  quatre  colonnes  admirables,  toutes  d'une 
pièce,  en  porphyre  très-finement  travaillé;  quoique  très-grosses 
et  très-élevées,  elles  sont  encore  debout,  et  il  3^  a  des  raisons  de 
penser  que  c'est  là  le  lieu  où  les  deux  cents  Pères  assemblés 
proclamèrent  la  Vierge,  Mère  de  Dieu,  ©îotozo;,  à  la  joie  immense 
d'Ephèse  et  du  monde  entier.  Aussi  ai-je  voulu  y  recommander 
Yotre  Paternité  à  la  protection  de  Marie,  et  m'y  suis-je  senti 
tellement  fortifié  qu'il  me  sembla  être  disposé  à  répandre  mille 
fois  mon  sang  pour  son  honneur  et  pour  celui  de  Jésus  son  fils 
bien-aimé. 


Je  termine,  mon  très-Eévérend  Père,  en  me  recommandant 
à  vos  saintes  prières, 

Votre  très-humble,   très-dévoué  et  très- 
affectionné  serviteur  et  fils, 
Tr.  Justin  de  Quinzano^  Min,  Ois. 


III. 
EGYPTE. 

Lettre  du  P.  Louis  de  Fabkiano,  Ohsermntm  de  la  Province  des  Marches  , 
Prédicateur  annv.el  à  Alexandrie  {Egi/pté)  au  rédacteur  des  Annales ,  sur 
la  conversion  et  la  constance  dans  la  foi  catholique  de  Sauha^  jeune  fille 
maure  baptisée  par  les  Franciscains. 

Alexandrie  cîi  T^gy^^te,  22  septemlre  1862. 

Très-estimé  Père  Marcellix, 

Dieu,  qui  dans  sa  bonté  infinie  fait  briller  à  Tesprit  de  Tliomme 
une  lumière  extraordinaire,  au  moment  où  il  est  près  de  tomber 
dans  le  précipice,  afin  que  se  vérifie  cette  sentence  :  Perditio 
tua  ex  te  {(fest  vous  tnême  qui  vous  perdez) ^  animait  dernièrement 
une  jeune  fille,  notre  néophyte,  d'une  telle  constance  et  d'une 
force  si  surnaturelle  pour  confesser  Jésus-Christ  devant  les  tri- 
bunaux turcs,  que  non-seulement  elle  paraissait  faire  renaître 
les  jours  glorieux  de  T'illustre  vierge  et  mart3Te  Sainte  Catherine, 
perle  éblouissante  de  TEglise  d'Alexandrie,  mais  qu'elle  semblait 
encore  réveiller  tous  ceux  qui  sont  plongés  dans  une  honteuse 
indifférence  à  l'égard  de  la  religion,  pourvu  que,  n'ayant  pas 
le  cœur  entièrement  corrompu,  ils  sachent  en  apprécier  toute 
l'importance.  Or,  comme  il  est  bon  de  glorifier  les  œuvres  de 
Dieu,  je  prie  Votre  Paternité  de  vouloir  bien  publier  cette 
relation  dans  les  Annales;  car  il  est  certain  que  tous  ceux  qui 
la  connaîtront  en  resteront  profondément  édifiés  et  n'en  tire- 
ront pas  peu  d'avantages  spirituels  pour  leurs  âmes. 

Il  faut  commencer  par  rappeler  que,  malgré  le  traité  de  Paris 
par  lequel  les  puissances  signataires  ont  stipulé  en  1856  Vaho- 
lition  de  l' esclavage  et  la  liberté  de  religion  dans  l'Empire  Ottoman, 
l'esclavage  et  un  fanatisme  brutal  régnent  toujours  dans  ces 
malheureuses  contrées;  de  sorte  que,  s'il  arrive  qu'un  Musulman 


se  dispose  ù  embrasser  le  christianisme,  il  est  forcé  de  s'éloigner 
de  sa  patrie ,   à  moins   qii^il  ne  veuille  s'exposer  à  la  fureur  de 
ses  coreligionnaires;  et  voilà  comment  les  pauvres  enfants  Maures 
sont  toujours  vendus  à  l'encan,   avec  cette  seule  différence  que 
ce  qui  se  pratiquait  jadis  public[uement  se  pratique  aujourd'hui 
avec  certaines  précautions  et  un  peu  comme  par  contrebande. 
C'est,  victime  de  ce  commerce  si  barbare,   que  la  jeune  Sauba 
passa  des  mains  de  son  ravisseur  à  celles  d'Ahmed  Sultan ,    son 
aclieteur,  riche  musulman  de  cette  ville;  elle  eut  à  subir  chez  lui 
toute  sorte  de  mauvais  traitements,  surtout  de  la  part  de  ses  com- 
pagnes, jusqu'à  ce  que,  lasse  de  souffrir,  elle  prit  un  beau  jour  la 
fuite.  Elle  errait  dans  les  rues  d'Alexandrie,  lorsque  la  Providence 
voulut  qu'elle  rencontrât  madame  Olympe  Pechierich,  à  laquelle 
elle  demanda  un  asile.  L'excellente  femme  la  recueillit  charitable- 
ment dans  sa  maison,   à  la  grande  joie  de  son  mari  et  de  ses 
enfants.  Mais  Ahmed  Sultan,  voyant  sa  proie  lui  échapper,  juste 
au  moment  où  il  aurait  pu  assouvir  sur  elle  ses  infâmes  désirs, 
frémit  de  rage  et  fit  mille  démarches  pour  la  ressaisir.  La  famille 
Pechierich,  informée  de  ce  qui  se  passait,  crut  prudent  d'envoyer 
la  pauvre  Sauba  dans  une  autre  maison   chrétienne,   jusqu^à  ce 
qu'Ahmed  Sultan  renonçât  ou  feignit  de  renoncer  à  la  pensée  de 
la  reprendre.  Ainsi  s'écoulèrent  trois  années,  pendant  lesquelles 
la  jeuue  fille,  tout  en  se  livrant  à  sa  besogne  domestique  chez 
ses  hôtes,  apprenait  par  leurs  soins  les  ouvrages  propres  à  son 
sexe  et  se  formait  à  la  vie  morale,   grâce  aux  exemples  les  plus 
édifiants  plutôt  qu'aux  paroles.   En  effet,   Sauba,   douée  d'une 
intelligence  vive  et  d'un  cœur  sensible,  en  profitait  à  merveille. 
Comparant  son  premier  maître  à  ceux  qu'elle  servait,   et  qui  la 
traitaient  comme  une   fille,  elle  ne  put  se  défendre  d'un  grand 
amour  pour  cette  religion  qui  inspire  de  si  beaux  et  si  nobles 
sentiments.  Elle  commença  donc  par  prier  sa  maîtresse  de  lui 
permettre    de    l'accompagner   à  l'Eglise,   et  quand  elle  en  eût 
obtenu  la  permission,  on  ne  saurait  dire  avec  quelle  modestie  et 
quelle  retenue  elle  s'y  comportait,  tandis  qu'elle  priait  fervem- 
ment  le  Seigneur  de  daigner  l'appeler  à  l'entière  connaissance 
de  sa  foi.  Les  cérémonies  funèbres  de  la  Semaine  Sainte  vinrent 
sur  ces  entrefaites,  et  Sauba,  voyant  l'affluence  extraordinaire  du 
peuple  au  temple,  se  dit  que  ce  devaient  être  là  pour  les  catholi- 
ques des  jours  consacrés  à  de  hauts  mystères.  Elle  en  demanda 

3 


—  2G  — 

Texplication,  et  quand  on  la  lui  eut  donné;.',  elle  en  resta  si 
profondément  pénétrée  et  touchée,  que,  lorsque  sa  maîtresse  se 
rendit  à  la  cliapelle  du  Saint  Sépulcre,  pour  baiser  Timage  de 
Jésus  mort,  elle  voulut,  elle  aussi,  accomplir  cet  acte  de  reli- 
gion et  de  ferveur;  puis,  quand  elle  approcha  ses  lèvres  des 
plaies  du  Sauveur,  elle  éclata  en  sanglots,  comme  aurait  pu  le 
faire  une  personne  pieuse  déjà  avancée  dans  les  voies  de  la  per- 
fection. 

]\/[mc  Pechierich  crut  le  moment  venu  de  voir  s'il  lui  plairait 
de  se  faire  chrétienne;  et,  encouragée  par  un  de  nos  religieux 
(c\Hait  le  P.  François  d'Orta,  missionnaire  pour  les  arabes) 
qu^elle  appela  à  cet  effet  chez  elle,  elle  fit  à  Sauba  des  ouvertures 
et  des  propositions  que  la  jeune  fille  accueillit  avec  une  joie 
inexprimable.  Le  bon  père  se  chargea  de  l'instruire,  et  elle  profita 
en  si  peu  de  temps  de  ses  leçons,  que  bientôt  on  la  jugea  digne 
du  baptême. 

J'aime  à  vous  rapporter  ici  qu'ayant  appris  à  faire  le  signe  de 
la  croix  avec  les  paroles  que  nous  employons,  elle  fit  avant  tout 
ce  signe,  quand  ce  jour  là  elle  se  présenta  à  ses  maîtres,  avec 
une  joie  qu'on  ne  saurait  dépeindre,  le  répétant  des  milliers  de 
fois  de  suite,  avec  une  ferveur  toujours  croissante.  Quand  elle 
fut  suffisamment  préparée  à  recevoir  le  saint  baptême ,  on  en 
fixa  le  jour;  et  comme  le  P.  Prançois  susnommé  avait  égale- 
ment préparé  au  même  sacrement  un  juif  adulte  de  l'Algérie,  il  fut 
décidé  que  les  deux  catéchumènes  seraient  régénérés  ensemble 
le  8  juin,  fête  de  la  Pentecôte.  La  veille,  le  zélé  missionnaire, 
semblant  pressentir  ce  qui  arriverait  bientôt  à  la  jeune  fille, 
crut  devoir  leur  adresser  le  discours  suivant  :  //  La  vie  du  chré- 
tien, mes  enfants,  est  une  vie  de  souffrances,  d'épreuves  et 
de  martyre;  êtes-vous  disposés  à  endurer  tout  cela  pour  Jésus?/' 
—  //  Oui,  répondirent-ils,  avec  le  secours  de  la  grâce  divine.  //  — 
/'  Mais  savez- vous,  reprit  le  missionnaire,  qu'il  ne  suffit  pas 
de  servir  Jésus  en  secret,  et  qu'il  faut,  au  contraire,  le  confesser 
devant  les  hommes  par  les  paroles  et  par  les  œuvres?  //  — 
//  C'est  ce  que  nous  ferons?  //  répondirent-ils.  —  Mais  si  par 
suite  les  hommes  vous  livraient  au  ridicule,  vous  insultaient  et 
vous  persécutaient,  si  même  ils  vous  condamnaient  à  mort,  que 
feriez-vous?  //  —  //  Nous  mourrions  plutôt  que  de  le  renier!  // 
De  pareils  sentiments  montrent  assez  que  les  deux  catéchumènes 


étaient  vraiment  dignes  de  se  laver  dans  le  bain  baptismal.  En 
effet  le  sacrement  du  salut  leur  fut  conféré,  au  jour  fixé,  dans 
notre  église  paroissiale  de  Sainte  Catherine  :  le  juif,  âgé  de 
vingt-trois  ans,  prit  le  nom  de  Trançois-Jacques ,  ayant  pour 
parrain  M.  Jacob  Pulito,  fervent  catholique  latin;  et  la  jeune 
fille,  âgée  de  près  de  dix-sept  ans,  celui  de  Marie-Catherine, 
ayant  pour  parrain  et  marraine  Jacques  et  Philomène  Pechierich, 
enfants  de  ses  maîtres,  cjui,  s'ils  la  regardaient  auparavant 
comme  une  sœur,  crurent  dès  lors  posséder  en  elle  un  ange  du 
Paradis. 

A  partir  de  ce  moment  jusqu'aujourd'hui,  Sauba   tint   une 
conduite    de    tout  point  irrépréhensible,   et    crût  tellement   en 
ferveur  Cju^elle  ne   cessait  de  prier  le  Père  Prançois  de  ne  point 
tarder  de  l'admettre  aux  sacrements  de  la  Pénitence  et  de  l'Eu- 
charistie. Aussi  ne  manquait-elle  jamais  au  catéchisme,  et  fai- 
sait-elle des  progrès  si  rapides  dans  la  connaissance  des  divins 
mystères,   qu'à  la  fin  le  Père   fixa  sa  première  communion  au 
14  du  mois  courant.  Mais  avant  de  l'unir  si  étroitement  à  lui. 
Dieu  allait  demander  à  la  jeune  fille  un  témoignage  public  et 
solennel  de  son   amour.  Comme  M.  Pechierich  s'était   éloigné 
d'Alexandrie   avec    ses  enfants  Jacques   et  Philomène,  laissant 
Olympe,  sa  femme,  seule,  Ahmed  Sultan  jugea  la  circonstance 
favorable  pour'  revendiquer  son  esclave.  Ayant  appris  c[ue  Sauba 
avait  l'habitude  de  se  rendre  avant  midi  au  marché  public  pour 
acheter  les  provisions,  il  obtint,  on  ne  sait  de  qui,  ni  comment, 
dans  la  matinée  du  9,   un  ordre  d'arrestation,  et  accompagné  de 
cinq  Cauvas  (soldats  de  police) ,  il  la  fait  prendre  sans  pitié  par 
ces  hommes  qui,  la  frappant  et  la  rudoyant,  la  conduisent  à  la 
Zabtie   (prison   de   police),    et  la  présentent  presque  aussitôt  à 
VOachil  (remplissant  les  fonctions  du  Zahety  ou  du  chef  de  police). 
Dire  dans  cjuel  état  cette  brusque  attaque  mit  la  pauvre  enfant 
serait  impossible.  Elle  avait  presque  perdu  tout  sentiment,   de 
sorte  qu'elle  n'entendit  heureusement  ni  les  cris  de  sa  maîtresse, 
qu'elle  accompagnait  et  qui  la  réclamait  hautement  comme  chré- 
tienne, ni  les  hurlements  d'une  populace  musulmane  qui  la  suivit 
jusqu'à  la  prison,  au  milieu  de  vociférations  féroces.  Mais  quand 
elle  vit  un  de  ces  malheureux  saisir  le  crucifix,  qu'elle  portait 
suspendu  à  son  cou,  elle  recouvra  tous  ses  esprits,  et  le  repoussant 
avec  force  :  Ana  no-sranie,  s'écria-t-elle;  je  suis  chrétienne.  Elle 


—  2S  — 

poussa  ce  cri  avec  une  telle  véhémence,  que  VOacMl  ordonna  à 
cet  homme  de  cesser  ses  violences  brutales.  S'adressant  ensuite  à 
Ahmed  Sultan,  il  lui  demanda  pour  quelle  raison  il  avait  fait 
amener  devant  lui  cette  jeune  lille.  Ahmed  répondit  que  c'était 
parce  qu'elle  lui  appartenait  depuis  son  enfance ,  qu'il  l'avait 
achetée  et  élevée  à  ses  frais,  qu'elle  s'était  enfuie  depuis  près  de 
trois  ans,  mais  qu'elle  était  toujours  son  esclave.  Le  magistrat 
demanda  alors  à  Sauba  ce  qu'elle  avait  à  répondre.  Elle  dit  qu'il 
était  vrai  qu'elle  s'était  enfuie  de  chez  ce  maître  inhumain,  parce 
qu'il  la  maltraitait;  mais  maintenant,  ajouta-t-elle,  Âaa  nosranie 
(je  suis  chrétienne),  et  je  neveux  ni  ne  puis  plus  consentir  à 
retourner  dans  sa  maison.  Et  YOacJiil  décida  qu'on  la  tiendrait 
en  prison,  jusqu'à  ce  que  l'affaire  fut  jugée. 

Or,  il  faut  savoir  que  Sauba  fut  remise  en  prison  entre  les  mains 
d'une  méchante  femme,  qui,  d'accord  avec  Ahmed,  passa  toute 
la  nuit  à  la  tenter  par  mille  suggestions  diaboliques,  afin  que, 
reniant  Jésus-Christ,  elle  retournât  chez  son  ancien  maître.  Mais 
la  magnanime  néophyte  repoussa  ces  odieux  assauts  par  ces 
paroles  :  Ana  nosranie!  La  tentatrice  renouvela  ses  manœuvres  tout 
le  jour  suivant;  mais  Sauba,  pressant  sur  son  cœur  son  bien  aimé 
Jésus  crucifié,  son  unique  espérance  et  l'objet  de  tout  son  amour, 
ne  voulut  point  entrer  en  conversation  avec  cette  femme;  elle  ne 
faisait  que  répéter  Ana  'nosranie ,  je  suis  chrétienne! 

Informée  que,  le  lendemain  10,  elle  serait  appelée  devant  le 
MohafeZj  ou  gouverneur,  elle  pria  instamment  le  Seigneur  de 
lui  donner  toute  la  force  de  la  foi  et  de  lui  inspirer  ses  réponses  ; 
puis  elle  attendit  tranquille  l'heure  du  jugement.  Yoilà  qu'eu 
effet  les  Cauvas  arrivent,  la  saisissent  brutalement,  et,  sans  l'en- 
gager à  marcher,  ainsi  qu'on  le  fait  dans  tous  les  tribunaux 
d'Europe,  la  traînent  comme  un  animal,  au  milieu  des  insultes, 
des  railleries  et  des  crachats  des  musulmans  accourus  en  foule. 
Le  suppléant  du  gouverneur  et  tous  ceux  qui  se  trouvaient  près 
de  lui  ne  comprenaient  pas  le  calme  et  la  sérénité  de  la  jeune 
fille  dans  une  pareille  situation;  mais  il  n'est  pas  étonnant  que 
les  musulmans  ne  soient  pas  capables  d'un  tel  héroïsme.  Alors  le 
magistrat  élevant  la  voix  :  //  Comment  vous  appelez-vous?  «  lui 
(lit-il.  —  ,/  Marie-Catherine,  chrétienne,  »  répond-elle.  —  «  Xous 
ne  connaissons  pas  de  Marie,  répliquc-t-il;  je  vous  demande 
^  otre  premier  nom.  //  —  »  Je  m'appelais  Sauba.  //  —  "  Vous  êtes 


—  29  — 

donc  Musulmane?  »  —  Non,  je  suis  chrétienne!  //  Et  ce  disant 
elle  tire  de  son  sein  un  crucifix  qu^elle  montre  à  tous  en  signe  de 
sa  croyance  et  qu'elle  baise  dévotement.  Puis,  comme  on 
essayait  de  nouveau  de  le  lui  arracher,  elle  se  défendit  hardiment, 
de  telle  sorte  que  la  chaîne  d'or  à  laquelle  il  était  suspendu  se 
rompit.  //  Au  bout  du  compte,  reprit  le  juge,  il  faut  que  vous 
renonciez  à  la  religion  du  Christ  et  que  vous  reveniez  à  Maho- 
met. //  —  //  Jamais!  dit  la  jeune  fille;  car  qui  est  Mahomet,  sinon 
un  homme  comme  tous  les  autres?  //  Alors  Ahmed  prit  la  parole 
et  l'interrompit  en  criant  :  //  Tu  es  mon  esclave,  et  cela  suffit 
pour  que  tu  doives  retourner  chez  moi.  //  —  //  Oui,  j'ai  été  ton 
esclave;  mais  maintenant  que  je  suis  clirétienne,  il  m'est  défendu 
d'habiter  dans  ta  maison!  //  —  //  Et  pourquoi?  //  —  //  Par  ce  que 
je  ne  pourrais  point  aller  à  la  messe,  réciter  mes  prières,  garder 
l'image  de  la  Vierge,  observer  la  loi  de  Jésus,  étant  devenue  le 
jouet  de  tes  infâmes  passions!  //  Le  juge  reprit  alors  :  //  Tu  déclares 
donc  positivement  que  tu  ne  veux  point  retourner  chez  ton  maî- 
tre?//—  //  j^on,  certes.//  —  >i  Est-ce  que  tu  n'es  plus  Musulmane?// 
—  //  Mieux  que  cela,  je  veux  être  chrétienne  !  //  —  //  Bien  !  je  t'en- 
verrai à  Constantinople  pour  qu'on  te  revende;  et  alors  tu  seras 
bien  forcée  de  renier  ton  Jésus,  et  de  redevenir  ce  que  tu  étais 
d'abord!  //  A  cette  brutale  menace,  Sauba  s'avança  de  quelques 
pas  vers  le  malheureux,  se  jeta  à  genoux  devant  lui,  et  lui  dit 
d'une  voix  vibrante,  en  lui  montrant  de  la  main  le  cou  :  Udòaiùui, 
égorgez-moi,  mais  je  suis  et  je  mourrai  chrétienne.  Et  prenant 
dans  ses  mains  le  crucifix,  elle  le  baisait,  le  couvrait  de  douces 
larmes  et  s'apprêtait  à  marcher  au  martyre.  Son  attitude  était  si 
naturelle  et  si  imposante,  au  dire  d'un  des  assistants,  que  tous 
en  restèrent  stupéfaits,  et  que  la  plupart  en  furent  attendris  jus- 
qu'aux larmes.  Là-dessus  le  magistrat  la  renvoya,  et  la  fit  remettre 
en  prison,  pour  qu'elle  fût  définitivement  jugée  le  lendemain. 
Mais  tandis  que  les  anges  applaudissaient  à  la  constance  de 
la  généreuse  jeune  fille  qui  rendait  un  témoignage  si  glorieux  à 
son  divin  Epoux,  il  convient  de  retourner  en  arrière  pour  parler 
de  ce  que  faisaient  pour  la  soustraire  à  cette  inique  persécution 
ceux  à  qui  cette  tâche  incombait.  Nous  ne  rappellerons  pas  que 
beaucoup  de  personnes  pieuses  et  beaucoup  de  jeunes  filles,  de 
l'âge  de  Sauba,  en  apprenant  les  dangers  qu'elle  courait,  entrèrent 
en  prière   et  se   mirent  à  intercéder   pour   elle    devant    l'autel 


—   30  — 

de  Marie  Immaculée,  que  (Vautres  se  nourrirent  du  pain  Euclia- 
ristique,  et  que  plus  d'un  prêtre  célébra  la  Sainte  Messe  pour  sa 
délivrance;  nous  dirons  seulement  qu'au  moment  même  où  la 
pauvre  enfant  tomba  entre  les  mains  de  son  ravisseur,  la  cha- 
ritable M"^^  Pecbiericli  s'adressa  aux  autorités  européennes 
compétentes,  et  vint  ensuite  à  notre  couvent  pour  conférer  de 
FatTaire  avec  le  P.  Président.  Celui-ci  la  leur  renvoya,  en  lui 
adjoignant  le  P.  Augustin  Sardi,  qu'il  chargea  de  le  représenter. 
Malheureusement  le  consul  autrichien,  de  qui  relevait  Olympia 
était  absent,  et  c'étaient  ses  bourreaux  que  les  Musulmans  avaient 
prévenus  de  Taccusation  de  vol  élevée  contre  la  néophyte  ;  il 
en  résulta  qu'elle  n'y  obtint  aucune  protection  efiicace. 

Le  10  au  soir  on  nous  annonçait  la  mauvaise  nouvelle  de 
la  menace  que  le  magistrat  ottoman  avait  faite  à  la  jeune  fille 
de  l'envoyer  au  marché  de  Constantinople ,  en  même  temps 
qu'un  Cauvas  faisait  savoir  à  sa  maîtresse,  que  si  elle  ne  parve- 
nait pas  à  la  délivrer  le  lendemain,  elle  serait  perdue  pour 
toujours.  Imaginez-vous  quelle  fut  alors  notre  consternation  à 
tons  !  Après  délibération ,  nous  résolûmes  de  nous  adresser  au 
Consulat  français,  et  de  le  supplier  de  prêter  sa  protection  à 
l'infortunée  Sauba.  Cependant  la  pauvre  néophyte  était  retournée 
dans  sa  prison,  prison  aussi  obscure  et  aussi  fétide  que  possible; 
toutefois  elle  se  trouvait  débarrassée  de  la  méchante  femme  qui, 
comme  nous  l'avons  vu,  avait  fait  tant  d'efforts  pour  la  corrompre 
et  la  rendre  à  son  ancien  maître.  M°^^  Pechierich  avait  réussi, 
moyennant  de  l'argent,  à  lui  faire  parvenir  le  chapelet  franciscain, 
et  pendant  toute  la  nuit,  Sauba  ne  cessa  de  réciter  les  invocations 
suivantes  :  Saint  Prançois  et  Saint  Antoine,  venez,  oh!  venez  à 
mon  secours  !  Et  elle  se  sentait  tellement  fortifiée  par  ces  prières, 
a-t-elle  dit  depuis,  que,  si  elle  avait  dii  mourir,  son  seul  regret 
eût  été  de  n'avoir  pas  fait  sa  première  communion.  Mais  Ahmed 
Sultan  obtint,  de  son  côté,  à  force  d'or,  qu'on  ne  lui  fit  parvenir 
ni  le  moindre  aliment,  ni  une  couverture  que  lui  envoyait 
]\|Tne  Olympe,  espérant  aussi  la  vaincre  par  la  douleur.  Quand  le 
lendemain  on  la  traîna  devant  lui,  il  employa  tous  les  moyens 
imaginables  pour  l'amènera  ses  vues;  mais  tout  fut  inutile.  Plus 
tard  il  chargea  un  vieux  Musulman  d'aller  lui  faire  de  nouvelles 
offres;  elle  les  repoussa  avec  une  égale  constance,  disant  :  je 
suis  chrétienne!  Vint  enfin  l'heure  où  le  tribunal  devait  rendre 


—  31  — 

une  sentence  définitive.  Sauba,  plus  que  jamais  confiante  en 
Dieu,  fut  à  peine  arrivée  devant  le  gouverneur,  qui  voulut  pré- 
sider la  séance  en  personne,  qu'elle  aperçut  Todieux  Ahmed.  Se 
tournant  brusquement  vers  lui,  elle  lui  demanda  s'il  était  vrai 
qu'il  l'eût  accusée  de  vol.  Déconcerté  par  cette  question,  il  ré- 
pondit que  cela  ne  lui  était  jamais  venu  à  l'esprit,  qu'il  demandait 
seulement  qu'elle  retonrnât  chez  lui.  //  Je  ne  le  puis  ni  ne  le 
veux,  répliqua  la  jeune  fille;  car  je  suis  chrétienne  et  je  ne  connais 
que  les  chrétiens!  »  —  Ah!  c|ue  me  dis-tu,  reprit  Ahmed;  n'est- 
ce  pas  moi  qui  t'ai  nourrie  et  élevée,  moi  qui  te  destinais  des 
vêtements,  des  bijoux  et  de  l'or?..  //  Et  Sauba  de  s'écrier  :  //  C'est 
Dieu  qui  est  mon  père ,  c'est  la  Sainte  Vierge  qui  est  ma  mère  ! 
Quant  à  tes  présents,  garde-les  pour  ta  perte!  //  Le  gonverneur 
à  son  tour  prit  la  parole  :  //  Sauba,  dit-il,  désires-tu  rentrer  chez 
ton  maître?  u  —  //  Je  suis  chrétienne,  Seigneur,  lui  répondit-elle, 
et  cela  est  impossible.  //  Se  tournant  alors  vers  Ahmed  Sultan  : 
'-/  L'as-tu  entendu?  lui  dit-il;  maintenant  qu'as-tu  à  objecter?// — 
//  Qu'elle  est  mon  esclave!  //  —  //  Il  n'y  a  plus  d'esclavage,  reprit 
le  juge,  et  elle  est  libre.  //  A  ces  mots,  Ahmed  consterné  se  jeta 
à  genoux  devant  la  jeune  fille,  proie  qu'il  voj^ait  lui  échapper 
des  mains,  et  la  conjura,  en  des  termes  qu'il  n'y  a  point  lieu  de 
rapporter  ici,  de  ne  point  l'abandonnner  à  sa  douleur  et  à  son 
désespoir,  disant  qu'elle  serait  heureuse  avec  lui,  dans  la  position 
qu'il  lui  plairait  de  choisir  dans  ses  deux  harems.  A  cela  elle  ne 
répondit  qu'en  lui  montrant  le  crucifix,  qu'elle  baisait  avec  fer- 
veur, les  yeux  levés  au  ciel.  Alors  le  gouverneur,  fatigué  de  ces 
débats,  prononça  sans  plus  de  retard  la  sentence  solennelle 
suivante  :  //  Ahmed  Sultan  est  condamné  à  remettre  à  Sauba  une 
lettre  d'affranchissement,  et  elle  sortira  de  prison.  //  Ce  qui 
fut  fait. 

Mais,  me  demandera-t-on,  comment  le  magistrat  Musulman, 
si  contraire  à  la  jeune  fille  la  veille,  lui  rend-il  aujourd'hui  si 
promptement  justice?  Je  réponds  que  ce  fut  à  la  suite  d'une 
requête  présentée  au  consulat  français,  le  matin  de  bonne  heure, 
par  le  P.  Président,  qui  était  arrivé  du  Caire  dans  la  nuit,  et  par 
le  P.  François  d'Orta.  L.  Avocat  Gili,  personnage  distingué, 
s'était  généreusement  joint  à  nous  pour  obtenir  la  délivrance  de 
la  malheureuse  néophyte.  A  peine  le  Consul  eût-il  entendu  le 
récit  succinct  des  faits,  qu'appelant  son  secrétaire  M.  Brest,  avec 


—  32  — 

cet  élan  généreux  qui  est  propre  à  la  nation  française  :  «  Allez , 
lui  dit-il,  à  Tinstant  chez  le  gouverneur,  et  ordonnez-lui  en  mon 
nom  de  m'envo3xr  sur  le  champ  la  jeune  fille  en  liberté.  »  En 
effet,  une  heure  après  Sauba  se  jetait  dans  les  bras  de  sa  bonne 
maîtresse. 

En  vérité  on  ne  saurait  s'empêcher  d'admirer  la  protection 
spéciale  du  Seigneur  sur  notre  néophyte.  Baptisée  seulement 
depuis  trois  mois,  comment  aurait-elle  pu  résister  à  tant  d'épreu- 
ves dangereuses,  aux  menaces,  aux  flatteries,  aux  richesses,  aux 
plaisirs,  si  Dieu,  qui  choisit  les  faibles  pour  confondre  les  forts, 
et  met  sur  les  lèvres  de  ses  serviteurs  ce  qu'ils  doivent  répondre 
aux  juges  à  l'heure  du  péril,  ne  l'avait  assistée  de  sa  grâce?  Eien 
qu'en  montrant  courageusement  le  crucifix  et  en  s'en  proclamant 
la  disciple,  elle  triompha  de  ses  ennemis,  et  cela  suffit  sans  doute 
pour  que  nous  puissions  nous  écrier  !  Vigitus  Bel  est  hic  !  C'est 
le  doigt  de  Dieu  qui  a  ppéré  cette  merveille  ! 

Je  reste,  mon  Très-Eévérend  Père,  toujours  avec  la  même 
estime, 

Votre  très-dévoué  Confrère, 

Er.  Louis  de  E  a  bri  ano. 

Prédicateur  annuel ^  Mineur  Ohservantiu. 


IV. 
HERZÉGOVINE. 

Lettre  du  P.  Piekee  Bakula,  Missionnaire  apostoliqiie  en  Herzégovine ,  au 
T.-R.  PÈRE  Marcelli^  de  Civezza  ,  Ilistoriogrcrphe  des  Missio)is  Fran- 
ciscaines,  sur  la  manière  dont  Von  célèbre  la  Koal  dans  ce  pays. 

Mon  Très  E-évérend  Père, 
Je  m'empresserai  très-volontiers,  toutes  les  fois  que  mes  oc- 
cupations me  le  permettront,  de  vous  transmettre  quelques 
nouvelles  sur  notre  mission  Séraphique  en  Herzégovine,  et  de 
contribuer  ainsi  pour  ma  part  à  l'extension  de  la  gloire  du  Sei- 
gneur, en  faisant  connaître  au  monde  les  travaux  de  l'apostolat 
catholique  pour  le  salut  de  la  famille  humaine.  Mais  aujourd'hui 
sur  le  point  de  partir  pour  l'Allemagne,  afin  de  trouver  quelques 
ressources  au  milieu  des  besoins  si  grands  de  notre  chrétienté,  il 
me  serait  impossible  de  vous  entretenir  d'aucun  sujet  important. 


—  33  — 

Je  me  bornerai  donc  à  vous  adresser  une  courte  relation  sur  la 
manière  dont  Ton  célèbre  en  Herzégovine  la  nuit  et  le  jour  de  la 
Nativité  de  notre  Seigneur. 

A  vrai  dire,  toutes  les  fêtes  de  Tannée  sont  célébrées  par  les 
habitants  de  ce  pays  avec  une  joie  extraordinaire,  mais  plus  que 
toutes  les  autres  la  Noël,  à  tel  point  que  ce  qui  se  fait  dans  les 
autres  contrées  (je  parle  de  celles  que  j'ai  visitées)  n'est  presque 
rien  en  comparaison.  :>  Notre  salut,  disent  ces  braves  gens,  n'a 
qu'un  Noël,  il  faut  donc  le  célébrer  avec  toute  l'allégresse  possi- 
ble. /'  Aussi  n'est-il  pas  de  préparatifs  qu'ils  ne  fassent  alors 
plusieurs  mois  d'avance,  et  c'est  pour  ce  jour  qu'ils  réservent 
tous  les  divertissements  honnêtes  de  la  vie. 

Quand  la  solennité  est  arrivée,  leur  première  pensée  est  d'é- 
couter dévotement  les  trois  messes  que  le  prêtre  a  coutume  de 
célébrer.  Sans  se  laisser  arrêter  ni  par  la  distance  à  franchir,  ni 
par  le  mauvais  temps,  ni  par  quoi  que  ce  soit.  Avant  tout  ils 
procèdent  à  une  cérémonie  curieuse,  préparée  depuis  plusieurs 
mois,  et  que  je  dois  brièvement  dépeindre.  Voici  en  quoi  elle 
consiste  :  ils  amassent  un  grand  nombre  de  torches,  ou  de  mor- 
ceaux de  bois,  faciles  à  allumer  et  capables  de  donner  longtemps 
de  la  lumière,  c'est-à-dire  tant  qu'elles  ne  sont  pas  consumées; 
ces  torches,  hautes  de  trois  palmes  et  plus  qu'à  moitié  fendillées, 
sont  entourées  à  leur  extrémité  d'un  petit  cercle  de  fer,  de  sorte 
qu'on  peut  aisément  les  porter  par  le  bout  inférieur,  sans  danger 
de  se  brûler;  elles  sont  d'ailleurs  très-propres  à  l'usage  qu'on 
veut  en  faire,  car  on  les  dessèche  tout  le  temps  convenable  près 
du  feu  de  la  cheminée  de  la  maison.  Puis,  quelques  jours  avant 
la  fête,  on  voit  les  habitants  se  rendre  dans  les  forêts,  y  couper 
trois  arbustes  bien  droits,  gros  d'environ  trois  palmes,  et  hauts 
de  douze,  de  telle  sorte  que  la  taille  se  fasse  d'un  côté  jusqu'à 
ce  que  le  tronc  soit  coupé  dans  le  tiers  de  sa  grosseur,  et  se 
pratique  ensuite  du  côté  opposé  une  palme  plus  bas;  ainsi, 
quand  on  les  détache  de  la  souche,  on  leur  laisse  un  chicot,  par 
lequel  on  puisse  les  tenir  à  la  main,  quand  le  moment  est  venu. 
Enfin,  ils  les  transportent  chez  eux,  l'un  à  côté  de  l'autre,  le  plus 
gros  au  milieu,  et  les  placent  verticalement  contre  le  petit  mur 
qui  précède  la  porte  de  chaque  maison,  jusqu'à  ce  qu'arrive  la 
veille  de  la  Noël. 

Ce  jour  venu,  dès  que  minuit  est  sonné,  ils  remplissent  la 

4 


—  34  — 

maison  de  paille  qu^ils  étendent  dans  tous  les  sens,  recouvrent 
cette  paille  de  tapis  et  s^'  installent  à  la  façon  orientale,  jusqu'à 
ce  que,  à  une  heure,  le  chef  de  la  famille  dise  qu^il  est  temps  de 
mettre  au  feu  les  dits  arbustes,  qu^ils  appellent  Badujaci-,  c'est 
un  droit  qui  lui  appartient  exclusivement,  tandis  que  les  autres 
personnes  de  la  maison,  placées  sur  deux  rangs  entre  la  porte  et 
le  foyer,  lui  font  cortège.  Alors  il  prend  en  main  le  premier  ar- 
buste, et  l'introduit  dans  la  maison,  en  disant  à  haute  voix  : 
Loné  soit  Jésus-Christ  Ì  A  cela  les  autres  répondent  :  Qii^il  soit 
hué  à  jamais  Ì  Puis  il  ajoute  :  Q^ue  cette  nuit  soit  la  bienvenue, 
que  la  naissance  de  Notre  Seigneur  soit  héniel  —  Quelle  soit 
la  bienvenue!  répondent  encore  les  assistants;  et  aussitôt  le  bois 
est  mis  au  feu.  Les  choses  se  passent  de  même  pour  les  autres 
aibustes.  On  sort  ensuite  de  la  maison  et  l'on  tire  un  coup  de 
pistolet.  C'est  vraiment  quelque  ciiose  de  merveilleux  que  d'en- 
tendre au  même  moment  retentir  de  toutes  parts  ces  décharges 
qui  attestent  la  joie  du  peuple  à  la  naissance  du  Sauveur  du 
monde  ! 

Le  maître  rentre  dans  la  maison,  et  tous  s'agenouillent,  priant 
quelque  temps  à  haute  voix  et  se  répondant  les  uns  aux  autres. 
Après  cela,  on  sert  le  repas,  on  dit  le  Benedicite  et  l'on  se  met  à 
mano-er;  mais  ici  on  ne  saurait  dire  que  ce  repas,  quoique  com- 
posé d'aliments  maigres,  rappelle  la  solennité,  surtout  par  l'eau- 
de-vie  et  les  fruits  qui  en  forment  précisément  la  base. 

Le  repas  terminé  et  les  grâces  dites  en  commun,  chacun  se 
revêt  des  plus  beaux  habits  qu'il  possède,  pour  aller  à  la  messe 
de  minuit  ;  l'un  des  membres  de  la  famille  allume  une  torche 
pour  précéder  les  autres,  et  l'on  se  dirige  vers  l'église,  en  chan- 
tant et  en  déchargeant  des  pistolets,  jusqu'à  ce  qu'on  y  soit 
arrivé. 

S'il  arrive  que  la  nuit  soit  sans  lune,  en  voyant  du  haut  de 
quelque  éminence  ces  centaines  ou  plutôt  ces  milliers  de  torches 
se  mouvoir  en  divers  sens  au  fond  de  ces  vallées,  comme  dans  les 
régions  des  ténèbres  et  de  la  mort,  on  éprouve  vraiment  un  tel 
enchantement  que,  comme  le  dit  Dante,  on  ne  saurait  l'exjiri- 
nier  par  des  i^ciroles . 

Cependant,  au  milieu  des  chants  et  du  brait  des  décharges  de 
pistolets,  la  procession  des  fidèles,  allant  qui  à  pied,  qui  à  cheval, 
atteint  au  lieu  où  doit  se  célébrer  la  messe;  et  là,  si  le  temps  le 


—  35  — 

permet,  on  allume  aussitôt  de  grands  feux,  soit  pour  se  réchauf- 
fer, soit  pour  symboliser  la  divine  lumière  qui  a  paru  en  cette 
nuit  au  monde;  ce  qu'on  entend  marquer  encore  par  les  torches. 
Aussi  ne  laisse-t-on  pas  de  les  allumer,  quand  même  la  présence 
de  la  lune  les  rendrait  inutiles. 

Mais  la  messe  de  minuit  commence.  Elle  est  suivie  de  deux 
autres,  dont  la  dernière  finit  à  l'apparition  de  Faube  ou  un  peu 
plus  tard.  Après  Tépitre,  le  prêtre  entonne  sur  les  merveilles  de 
la  naissance  du  Seigneur  un  chant  que  le  peuple  continue  en 
chœur,  avec  un  enthousiasme  indescriptible.  Je  suis  sûr,  mon 
très-Eévérend  Père,  que,  connaissant  le  génie  de  la  langue 
slave,  vous  ressentiriez  la  même  joie,  si  vous  assistiez  à  ce 
spectacle. 

Les  messes  dites,  il  est  impossible  de  raconter  à  quels  trans- 
ports d'allégresse  se  livre  le  peuple  :  on  oublie  ses  rancunes,  ses 
inimitiés,  tous  les  sujets  de  discorde;  on  court  dans  les  bras  les 
uns  des  autres,  en  se  disant  :  /'  Que  la  sainte  nativité  du  Sauveur 
vous  apporte  bonheur!  //  et  l'on  se  répond  :  /'  Ainsi  qu'à  vous, 
mon  frère  (ou  ma  sœur).  //  Après  quoi,  ils  se  restaurent  de  nou- 
veau avec  des  fruits  et  de  l'eau-de-vie,  qu'ils  apportent  à  cette 
fin,  et  retournent  ensuite  chez  eux  au  bruit  des  chants  et  des 
détonations  d'armes. 

Là,  ils  se  remettent,  tout  endimanchés,  autour  de  la  table,  '  sur 
laquelle  la  mère  de  famille  place  un  pain  blanc,  bigarré  de  toutes 
sortes  de  figures  symboliques  ou  fantastiques  (il  doit  y  avoir  de 
ce  pain  jusqu'au  soir  de  la  Circoncision),  et  surmonté  d'une  forme 
de  fromage.  Au-dessus  on  place  aussi  un  vase  rempli  de  diverses 
espèces  de  grains,  dans  lequel  on  fiche  un  cierge  à  trois  branches, 
absolument  semblable  à  celui  dont  l'on  se  sert  le  samedi  saint 
dans  les  églises,  et  qu'on  allume  aussitôt.  Cela  fait,  on  apporte 
un  grand  vase  de  vin  à  droite  du  maitre  de  la  maison,  on  récite 
quelques  prières  propres  à  la  fête,  puis  on  se  met  à  manger  et  à 
boire,  mais  avec  un  maintien  si  grave  et  si  modeste  qu'on  voit 
que  les  hôtes  veulent  véritablement  honorer  la  solennité  du  jour. 
Au  milieu  du  repas  et  sur  un  signe  du  chef,  tous  se  lèvent,  se 
découvrent  la  tête,  et  commencent  une  prière  par  laquelle  ils 
implorent  l'Enfant-Dieu  pour  leur  famille,  pour  les  défunts, 
pour  leurs  amis,  pour  la  conversion  des  pécheurs  et  des  infi- 
dèles,  pour  les    animaux  et  les   récoltes   de   la  terre,   et   qu'ils 


—  36   — 

terminent  au  nom  du  Pere,  du  Tils  et  du  Saint-Esprit!  Alois  le 
chef  de  la  famille,  signant  les  cierges  avec  un  morceau  de  pain 
trempé  dans  le  vin,  les  arrose  de  quelques  gouttes  de  liquide  pour 
les  éteindre.  Immédiatement  après,  la  maîtresse  de  la  maison  en- 
lève tout  le  service  spécial  et  le  met  en  réserve  pour  les  soupers 
et  les  dîners  des  trois  fêtes  suivantes  et  du  jour  de  la  Circon- 
cision. Quand  elle  a  terminé  sa  besogne,  les  assistants  prolongent 
gaiement  le  repas,  au  milieu  de  mille  vœux  réciproques  de  bon- 
heur, jusc^u'à  ce  que,  vers  dix  heures  du  soir,  ils  se  lèvent,  re- 
mercient le  Seigneur,  et  sortent  ensuite  pour  tirer  des  coups  de 
pistolets,  chanter,  danser  et  faire  fête  dans  le  voisinage. 

Mais,  mon  très-Eévérend  Père,  il  est  temps  que  je  termine. 
Toutefois  il  faut  auparavant  que  je  dise  encore  quelques  mots  des 
trois  arbustes  que  nous  avons  vu  mettre  au  feu,  qui  les  a  bientôt 
entièrement  consumés,  à  Texception  du  bout  inférieur,  comme 
je  Fai  expliqué  ci-dessus. 

Or,  vous  devez  savoir  qu'on  couvre  ce  bout  de  cendres,  de 
façon  que  le  tison  soit  tout  à  fait  éteint,  et  on  le  laisse  ainsi  jus- 
qu'au lendemain  du  premier  jour  de  Tan,  où  le  chef  de  la  famille 
prend  ces  résidus,  les  emporte  à  la  campagne  et  les  jette  sur  ses 
terres,  en  récitant  une  prière  particulière  pour  en  demander  la 
fertilité  au  ciel. 

Quant  aux  trois  cierges  et  au  reste  des  grains,  on  les  met 
ensemble  de  côté  dans  la  veillée  de  la  Circoncision;  puis  on  se 
partage  à  table  et  Fon  mange  par  dévotion  le  pain  bigarré  et  le 
fromage. 

Mais,  dira-t-on  peut-être,  était-ce  la  peine  de  décrire  de 
pareilles  superstitions  des  habitants  de  FHerzégovine?  Je  réponds 
que,  si  Fon  y  réfléchit,  ce  ne  sont  vraiment  pas  des  superstitions, 
d'après  Fexplication  qu'ls  en  donnent.  Car,  dans  leur  manière  de 
voir,  les  trois  arbustes  signifient  les  trois  Personnes  de  la  Trinité, 
un  seul  Dieu  brillant  d'une  seule  lumière  par  un  seul  feu.  Cette 
lumière  marque  aussi  le  désir  qu'a  la  même  Trinité  de  racheter 
Fhomme  de  la  damnation  qu'il  a  encourue  en  mangeant,  malgré 
le  commandement  divin,  du  fruit  de  Farbre  défendu.  La  paille 
qu'on  étend  sert  à  rappeler  la  naissance ,  dans  la  grotte  de  Beth- 
léem, du  Pils  de  Dieu,  placé  par  sa  mère  sur  un  peu  de  foin.  Quant 
au  pain,  ces  braves  gens  le  regardent  comme  un  sacrifice  otlert  au 
Seigneur  pour  le  remercier  de  leur  avoir  procuré  des  aliments 


parmi  lesquels  le  pain  tient  la  première  place.  De  même,  le  fro- 
mage est  un  signe  de  la  fécondité  des  animaux,  et  cette  offrande 
a  lieu  en  souvenir  des  offrandes  faites  au  divin  Enfant  par  les 
pasteurs.  Enfin,  les  diverses  sortes  de  grains,  qu'on  finit  par  mêler, 
sont  offertes  afin  que  TEnfant  Jésus  bénisse  les  travaux  agrico- 
les, et  Ton  éteint  avec  le  vin  le  cierge  à  trois  branches  représen- 
tant la  Trinité,  pour  marquer  que  le  sang  du  Eils  de  Dieu  éten- 
dra les  flammes  de  Fenfer  dû  au  péché  du  premier  homme. 
Telle  est  l'explication  que  les  chrétiens  de  ce  pays  donnent  des 
cérémonies  de  la  Noël  que  j'ai  décrites. 

Maintenant,  mon  très-Révérend  Père,  je  termine  ma  lettre, 
en  vous  offrant  mes  compliments  tout  particuliers,  à  vous  et 
au  P.  Antoine  Marie  de  Eignano,  et  je  me  déclare  de  nouveau, 

Votre  très-dévoué  et  affectionné  confrère, 
Er.   Piehee  Bakula, 
Missionnaire  ajw.stolique ,  Min,   Obs, 


V. 
AMÉRIQUE  MÉRIDIONALE. 
Lettre  où  le  P.  Antoine  Gili,  Missionnaire  Apostolique  dans  VAmêriqua 
Méridionale,  donne  au  P.  Vincent  Albignano  ,  Commissaire  Apostolique 
à  Rome  pour  les  Espagnes ,   de  nouveaux   détails   sur    les   Missions    de 
Tsiamas  et  de  Tumîipasa  en  Bolivie. 

Bordeaux,  le  24  octobre  1862. 
Très-cher  et  très-estimable  Père, 
Je  suis  revenu  ici  de  Majorque,  où  j'ai  eu  bien  du  mal  à  me 
séparer  de  ma  famille  et  de  mes  amis,  qui  voulaient  m'empêcher  à 
tout  prix  de  retourner  en  Amérique.  Il  est  heureux  que  les  ecclé- 
siastiques fussent  précisément  réunis  pour  vaquer  aux  exercices 
spirituels  d'une  retraite;  sans  cela,  ils  se  seraient  certainement 
opposés  aussi  à  mon  départ.  L'évêque  lui-même  ne  voulait  pas 
que  je  quittasse  le  diocèse,  mais  j'ai  promis  de  retourner  parmi 
mes  sauvages,  et  il  ne  sera  point  dit  que  je  manque  jamais  de 
parole.  D'autant  plus  que  j'ai  reçu  des  lettres  telles,  que  je  m'en 
suis  senti  le  cœur  vraiment  tout  attendri.  Voici,  en  effet,  ce 
que    m'écrit   mon  compagnon  le  Père  Joseph    Comas,   celui-là 


même  qui  m'a  remplacé  clans  le  gouvernement  de  la  Mission  de 
Tsiamas. 

"  Tsiamas,  ce  20  mai  lâG2.  —  Cher  Père  Antoine,  je  vous  ai 
déjà  fait  connaître  par  ma  précédente  lettre  la  profonde  douleur 
dans  laquelle  votre  départ  a  jeté  la  population  de  Tumupasa,  et 
les  regrets  que  vous  lui  avez  laissés,  à  tel  point  que  rien  ne  sau- 
rait la  consoler.  Je  savais  bien  que  vous  étiez  Fidole  des  grands 
et  des  petits;  mais  je  n'aurais  jamais  cru  que  tous  vous  aimassent 
d'une  affection  si  ardente.  C'est  ce  que  j'ai  pu  reconnaître  la 
semaine  dernière,  lorsque  ceux  de  Tumupasa  revinrent,  après 
avoir  conduit  chez  les  Barbares  leurs  compatriotes  de  Tsiamas. 
Je  leur  ai  lu  la  lettre  que  vous  avez  écrite  de  Tcna  le  20  mars, 
et  en  entendant  vos  affectueuses  paroles,  ils  se  sont  mis  à  pleurer 
à  chaudes  larmes;  puis,  levant  les  yeux  au  ciel,  ils  le  priaient  de 
liàter  votre  retour,  de  telle  sorte  que  moi-même  je  ne  pus  m' em- 
pêcher de  pleurer  d'émotion.  Que  serait-ce  donc  s'ils  venaient  à 
vous  perdre! 

'/  Or  je  dois  vous  dire  que  les  Barbares  ont  cherché  à  faire  périr 
ces  braves  gens,  en  leur  tendant  toutes  sortes  de  pièges  le  long 
du  chemin;  heureusement  aucun  d'eux  n'y  est  tombé,  à  l'excep- 
tion d'une  femme  qui  eut  le  pied  percé  d'un  gros  clou,  qu'il  fallut 
scier  pour  l'en  ôter;  jugez  par  là  ce  que  la  malheureuse  a  dû 
souffrir!  Les  habitants  de  Tsiamas  se  joignirent  à  ceux  de  Tu- 
mupasa pour  aller  châtier  leurs  perfides  agresseurs;  ils  les  ren- 
contrèrent au  Cap  de  Tcquese;  mais  ceux-ci  prirent  aussitôt  la 
fuite  et  se  réfugièrent  chez  d'autres  tribus.  Quand  nos  chré- 
tiens essayèrent  de  les  atteindre,  ils  furent  accablés  d'une  grêle 
de  traits  qui  en  tuèrent  un  bon  nombre,  et  parmi  ceux  de 
Tsiamas,  Marien  Ejuro  fut  grièvement  blessé  au  bras.  Alors  se 
trouvant  sans  vivres  en  des  lieux  rocailleux  et  déserts,  ils  prirent 
le  parti  de  regagner  leurs  stations.  J'aime  à  vous  dire  que  les  uns 
et  les  autres  (les  habitants  de  Tsiamas  et  ceux  de  Tumupasa) 
montrèrent  une  union  parfaite,  et  se  conformèrent  de  tout  point 
aux  avis  que  je  leur  avais  donnés. 

//  Ah!  mon  cher  ami,  s'il  vous  reste  un  peu  d'affection  pour  ce 
peuple  que  vous  avez  gouverné  avec  tant  de  sollicitude,  ne  tardez 
pas  à  revenir.  Car,  vous  le  savez,  un  mois  d'absence  du  Père 
paraît  durer  plus  d'un  an  aux  fils.  Il  est  vrai  qu'il  y  a  quelqu'un 
qui  vous  remplace  pendant  ce  temps  là,  mais  avec  quelle  diffé- 


—  39  — 

rence!  Car  vous  connaissez  à  merveille  la  langue,  les  idées,  les 
inclinations  et  jusqu\aux  plus  secrètes  pensées  du  cœur  de  ces 
pauvres  gens.  Aussi  une  seule  de  vos  paroles  leur  fait-elle  plus 
d'effet  que  mille  sermons  d^un  autre  avec  qui  ils  ne  se  sont  pas 
encore  familiarisés  et  liés  par  une  confiance  réciproque.  Si  tout 
cela  ne  suffisait  pas  pour  vous  arracher  aux  doux  épancliements 
d'une  famille  que  vous  n'aviez  plus  embrassée  depuis  tant  d'années, 
pensez  que  vous  ne  pourriez  avoir  la  conscience  tranquille,  en 
abandonnant  ces  enfants,  ces  orphelins  qui  dans  leur  désolation 
appellent  leur  Père  spirituel. 

"Ah!  auriez-vous  le  courage  de  les  délaisser  pour  des  joies 
terrestres?  Avec  votre  cœur  vous  n'en  seriez  point  capable! 
Quand  donc  vous  reviendrez,  veuillez  m'apporter  un  nouveau 
Bréviaire,  etc.  Je  suis  toujours  votre  confrère  et  ami  Fr.  Jo- 
seph Comas.  // 

De  son  côté  le  gardien  du  couvent  de  la  Paz  m'écrit  ce  qui 
suit  :  //  La  Paz,  ce  14  août  186'2,  —  Eévérend  Père  Antoine, 
très-cher  frère  et  ami,  je  suis  fâché  d'avoir  à  vous  annoncer 
d'abord  la  perte  de  notre  confrère  le  P.  Paul-Emile  Eejnaux'', 
qui,  comme  il  revenait  des  Salines  à  sa  mission,  accompagné  de 
plusieurs  enfants,  la  veille  de  la  Pête-Dieu,  fut,  au  moment  d'y 
arriver,  écharpé  et  dévoré  par  une  tigresse,  ainsi  que  l'un  de  ses 
enfants.  Les  autres  se  mirent  à  fuir  précipitament ,  et  ayant  ren- 
contré quelques  Indiens,  occupés  à  pêcher,  ils  leur  racontèrent 
l'affreux  événement.  Ceux-ci  coururent  aussitôt  au  lieu  indiqué, 
et  trouvèrent  effectivement  la  bête  féroce  qui  déchirait  les  deux 
victimes  :  le  Père  Paul  Emile  était  déjà  tout  en  lambeaux,  et  son 
jeune  compagnon,  déchiqueté  de  la  tête  au  ventre.  Que  le  Sei- 
gneur les  reçoive  tous  les  deux  dans  sa  gloire  !  //  Voilà  ce  dont  le 
P.  gardien  de  la  Paz  m'a  fait  part. 

Après  de  pareilles  nouvelles  de  l'Amérique,  vous  jugerez,  mon 
bon  Père,  que  j'ai  des  motifs  plus  que  suffisants  pour  que  je  sois 
dédidé  à  y  retourner. 

Communiquez,  si  vous  le  voulez,  cette  lettre  au  P.  Marcellin 
de  Civezza;  il  me  semble  utile  de  faire  insérer  des  nouvelles  de 
ce  genre  dans  ses  Annales  des  Missions  Franciscaines.  Eaites-lui 

*)  Au  moment  de  mettre  sous  presse  nous  apprenons  que  ce  pauvre  Mission- 
naire appartient  à  la  Province  des  Observantins  de  St-Thomas  de  Turin. 


—   IO  — 

mille  compliments  de  ma  part,  ainsi  qu'au  Eévérend  Père  Lecteur 
de  la  maison  des  Qnaraiite  Mar(i/rs,  et  au  bon  Prère  Constant 
d'Olevano.  Enfin  croyez  moi,  comme  j'aime  à  me  redire. 

Votre  tout-affectionné, 
Tr.  Antoine  G  ili, 
Missionnaire  apostolique  y  Min.   Ohs. 


YI. 

AMÉRIQUE  SEPTENTRIONALE. 

Lettre  du  Père  Pamphile  de  Magliano  ,  Mineur  Ohservantin ,  au  Rédac- 
teur des  Annales,  sîtr  V Histoire  des  Franciscains  aux  Etats-Unis. 

LES    ERAXCISCAINS    RÉCOLLETS    DE    FRANCE. 

(Suite.  —  Voir  la  V^  livraison  de  la  2^  armée,  j^^^g^  301). 

De  même  que  les  Eranciscains  Espagnols  avaient  été  les  pre- 
miers hérauts  de  la  civilisation  chrétienne  de  TAtlantique  à  la  Mer 
pacifique  dans  la  partie  de  l'Amérique  Septentrionale  qui  s'étend 
vers  le  Sud,  de  même  les  Eranciscains  Récollets  de  Erance  portè- 
rent avant  tous  les  autres  le  flambeau  de  l'Evangile  dans  la  partie 
qui  en  forme  le  Nord. 

Il  est  vrai  que  les  adversaires  de  l'Eglise  catholique  voudraient 
attribuer  au  protestantisme  le  mérite  d'avoir  fondé  les  premières 
colonies  dans  les  Etats-Unis  d'Amérique,  mais  ils  se  trompent  à 
cet  égard  de  parti  pris;  pour  les  démentir,  il  suffit  de  citer  ce 
qu'en  dit  un  historien  non  suspect,  Bancroft,  surnommé  le  Tite- 
Live  de  l'histoire  d'Amérique.  //  Les  entreprises  des  Erançais  dans 
ces  régions,  dit-il,  précédèrent  toutes  celles  que  tenta  l'Angle- 
terre au  Nord  du  Potomac.  En  effet,  plusieurs  années  avant  que 
des  voyageurs  (non  catholiques)  jetassent  l'ancre  au  Cap  Cocl, 
TEglise  Romaine  florissait,  grâce  aux  travaux  des  Missionnaires 
de  Erance,  dans  la  partie  orientale  du  Maine,  et  l'humble  Père 
Le  Caron,  compagnon  de  Champlain,  avait,  en  s'avançant  courageu- 
sement dans  le  territoire  des  Mokauskiens,  non-seulement  franchi 
le  Nord  et  pénétré  dans  les  forêts  des  AYyandotes,  mais  prenant 
le  rôle  de  véritable  mendiant  parmi  les  sauvages,  il  s'était,  tantôt 
à  pied,  tantôt  sur  un  canot,  avancé  assez  loin  pour  toucher  aux 
rives  du  lac  Huron.  n 

Le  Père  Christian  Leclercq  a  publié  l'histoire  des  Missions  des 


I 


—  41  — 

Bécollets  jusqu^à  son  temps  sous  ce  titre  :  L' étahlissement  de  la 
foi  catholique  dans  la  Nouvelle  France;  il  y  raconte  longuement 
les  opérations  de  ses  confrères  et  compagnons  dans  le  champ 
américain.  Mais  devant  nous  renfermer  dans  les  plus  étroites 
limites,  nous  rappellerons  seulement  que  le  pieux  Champlain,  fon- 
dateur de  Québec,  avide  de  la  conversion  des  sauvages  plus  que 
de  la  conquête  de  leurs  terres,  y  amena  des  Missionnaires 
d'élite  pour  évangéliser  les  nombreuses  tribus  de  S^  Laurent,  dont 
il  s'était  concilié  Testime  et  l'affection  par  la  sagesse  de  sa  po- 
litique. 

Ces  missionnaires  étaient  des  Franciscains  Eécollets  de  France, 
qui,  au  nombre  de  quatre,  dont  trois  prêtres  et  un  frère  lai,  y 
arrivèrent  en  1615.  C'étaient  le  P.  Jean  d'Olbeau,  qui  se  rendit 
de  Jadaussac  à  l'embouchure  du  Saguinay,  afin  d'y  apprendre  la 
langue,  les  usages  et  le  genre  de  vie  des  Montanariens,  et  l'ai- 
mable Père  Joseph  Le  Caron,  qui,  ayant  commencé  par  évangé- 
liser les  Hurons  et  les  tribus  occidentales,  résolut  de  visiter 
ensuite  les  grands  lacs  de  l'Ouest.  Il  se  mit  en  route  en  automne 
avec  douze  Franciscains,  ramant  avec  eux  tout  le  jour  Cjuand  il 
rencontrait  des  cours  d'eau,  ou  transportant  sur  ses  épaules  sa 
propre  barque,  sans  autre  nourriture  que  du  sarrazin  insipide. 
C'est  ainsi  qu'après  des  peines  et  des  fatigues  inouïes,  il  parvint 
à  la  résidence  des  ATyandottes,  où  il  commença  sa  mission  en 
offrant  le  Saint  Sacrifice,  en  présence  de  Champlain  et  de  plu- 
sieurs autres  de  ses  concitoyens  et  d'une  grande  foule  d'Indiens 
émerveillés.  Puis,  tandis  que  Champlain  conduisait  ses  alliés  Hu- 
rons au  cœur  de  l'Etat  de  ]^ew-York,  le  zélé  Piécollet  s'appliqua 
à  réunir  tous  les  matériaux  à  sa  portée  sur  la  langue  de  cette 
tribu,  afin  d'en  tracer  des  règles  qui  pussent  guider  dans  l'étude 
des  étranges  anomalies  qu'elle  présente,  ou  dans  celle  des  idiomes 
vraiment  nouveaux  qui  en  dérivent. 

Revenu  de  cette  expédition  au  mois  de  janvier,  il  accompagna 
ensuite  Champlain  dans  les  montagnes  des  ïiomontates,  où, 
annonçant  l'Evangile,  il  eut  beaucoup  à  souffrir  des  persécutions 
des  Obis,  c'est-à-dire  des  hommes  exerçant  la  médecine.  Eepre- 
nant  de  nouveau  sa  mission  parmi  les  Hurons,  il  continua  à  se 
livrer  sans  relâche  à  ses  travaux  apostoliques,  jusqu'au  moment 
où  la  flotte  se  prépara  à  descendre  les  Trois  Rivières,  et  il 
s'y  embarqua,  parce  qu'il  connaissait  suffisamment  la  langue  des 
habitants.   Il  avait  même  déjà   composé  uu  dictionnaire   assez 


—  4-1  — 

complet,  qui  est  le  premier  de  la  langue  indienne  parlée  dans 
cette  partie  de  l'Amérique. 

Mais  quand  on  lui  eut  confié  le  gouvernement  général  des  mis- 
sions et  qu'il  eut  commencé  à  s'occuper  particulièrement  de  celui 
des  tribus  voisines  de  Québec,  la  mission  de  Hurons  resta  quelque 
peu  négligée  jusqu'en  162'2,  où  le  P.  Guillaume  Poulain  la 
visita.  En  outre,  les  Pères  Nicolas  Viel  et  Gabriel  Sagard,  l'his- 
torien, y  étant  arrivés  Tannée  suivante,  le  Père  LeCaron  regagna 
avec  eux  son  ancienne  mission.  Quand  après  mille  fatigues  ils 
eurent  le  20  août  atteint  Carnagohua  (ou  S'^  Gabriel),  ils  y  trou- 
vèrent leur  Immble  demeure  encore  debout,  et  là  ils  embrassèrent 
la  vie  commune  en  véritables  pauvres  de  S^  François,  pourvoyant 
à  tous  les  besoins  des  Français  qui  les  avaient  accompagnés,  et 
travaillant  toujours  à  répandre  la  lumière  de  TE  vangile  parmi  un 
peuple  encore  plongé  dans  les  ténèbres  de  la  mort. 

Ainsi  pendant  dix  ans  les  Franciscains  Récollets  de  France 
furent  les  seuls  Missionnaires  qui  défrichassent  cette  vaste  con- 
trée de  TAmérique  Septentrionale  qu'on  appela  Xouvelle  France. 
Mais  s'apercevant  qu'ils  ne  suffisaient  pas  à  la  besogne,  ils  se 
décidèrent  à  y  inviter  aussi  les  religieux  de  la  compagnie  de  Jésus, 
qui  se  prêtèrent  volontiers  à  leur  demande.  On  vit  donc  en  1625 
les  Pères  Charles  Lalemant,  Edmond  Massu  et  Jean  Brebeuf 
aborder  à  Québec  avec  quelques  autres  Franciscains.  Malheureu- 
sement le  peuple  leur  fit  si  mauvais  accueil,  qu'il  ne  leur  fut 
môme  pas  possible  de  trouver  un  endroit  où  se  loger;  mais  les 
nôtres  leur  cédèrent  une  partie  de  leur  propre  couvent  et  jardin. 
Cependant  le  P.  Brebeuf,  jésuite,  et  le  Franciscain  Joseph  de  la 
Eoche-Dallion  (de  la  famille  des  comtes  du  Lude)  furent  destinés 
avec  le  P.  AYiel  à  évangéliser  les  Wyandottes.  A  leur  arrivée,  ils 
apprirent  que  ce  dernier  avait  été  jeté  par  les  sauvages  dans  un 
cours  d'eau  où  il  se  noya;  d'où  vient  qu'on  l'appelle  encore 
aujourd'hui  le  Cours  du  Récollet.  Ici  il  nous  est  doux  de  dire  que 
pendant  cinq  ans  les  Franciscains  et  les  Jésuites  cultivèrent  ce 
champ  du  Seigneur  en  si  bonne  intelligence,  que  leur  union  n'eut 
pu  être  plus  grande,  s'ils  avaient  appartenu  à  la  môme  société. 
Et  sans  doute  ils  se  seraient  maintenus  dans  cette  merveilleuse 
harmonie,  si  les  Anglais,  conduits  par  le  traître  Kirk,  ne  s'étaient 
jetés  sur  Québec,  n'avaient  saccagé  cette  ville  ainsi  que  toute  la 
contrée,  puis,  transporté  Champlain  et  tous  les  Missionnaires, 
tant  Franciscains  que  Jésuites,  en  Angleterre.       [Sera  coìithmé.) 


TROISIEME   PAETIE. 


NOUVELLES    DITEESES    COXCEEXANT    LES    MISSIONS    FUAXCISCAIXES. 


BULGARIE. 

Dans  le  Rosier  de  Marie  du  20  novembre,  nous  lisons  ce  qui  suit  sur  la 
nation  Bulgare  :  «  La  Sacrée  Congrégation  de  la  Propagande  a  reçu  des 
lettres  qui  ne  permettent  plus  de  douter  du  sort  de  Monseigneur  Joseph 
Sokolski.  Enlevé  traîtreusement  de  Constantinople ,  il  fut  d'abord  ren- 
fermé dans  un  monastère  de  moines  grecs,  puis  transféré  dans  un  autre 
près  de  Kief,  où  il  est  actuellement  détenu.  Le  Révérend  Père  Jean- 
Baptiste  de  Palerone  (Observantin  de  la  Province  des  Marches),  Préfet 
apostolique  des  missions  Franciscaines  à  Constantinople,  chargé  de  con- 
stater la  vérité  du  fait ,  en  a  envoyé  la  confirmation  irréfragable  à  la 
même  Congrégation.  Ces  renseignements  concordent  parfaitement  avec  une 
correspondance  de  Kief  que  le  Journal  de  Co/istantiìiople  a  publiée  dans 
son  no  du  28  octobre.  «  Il  est  hors  de  doute,  y  lit-on,  que  Monseigneur 
Sokolski,  odieusement  ravi  à  son  troupeau,  persévère  avec  constance  et 
courage  dans  la  profession  de  la  foi  catholique  qu'il  a  embrassée,  et 
que ,  retenu  dans  un  couvent ,  il  endure ,  de  la  part  des  grecs  schismati- 
ques,  toute  sorte  de  privations  et  de  mauvais  traitements.  Nous  savons 
que  le  Saint-Siège  se  dispose  à  user  de  toute  son  autorité  afin  d'obtenir 
la  liberté  du  vénérable  Prélat,  Primat  de  la  Bulgarie.  Assurément  les 
difficultés  ne  manqueront  pas;  mais  on  mettra  tout  en  œuvre  pour  abou- 
tir à  un  bon  résultat.  (Signé)  Mac-Sheehy.  « 

EGYPTE. 
Le  Très-Révérend  Père  Erédéric  de  Castelnuovo,  Mineur  Observantin 
de  la  Province  de  Saint-Bernardin  dans  les  Abrazzes,  annonce  par  la  lettre 
suivante,  datée  du  28  octobre,  au  Très-Révérend  Père  Alexandre  de  Crec- 
chio,  chronologue  de  l'Ordre,  qu'il  est  arrivé  à  Alexandrie,  et  l'époque  à 
laquelle  il  commencera  sa  prédication.  "  Je  profite,  dit-il,  de  la  présente 
occasion  pour  vous  faire  savoir  que  le  20  du  courant  j'ai ,  grâce  au  Sei- 
gneur, heureusement  abordé  en  cette  ville,  dont  le  climat  ne  me  paraît 
nullement  malsain.  Le  jour  de  Toussaint  je  commencerai  ma  prédication, 
espérant  que  Dieu  daignera  m'assister  pour  sa  plus  grande  gloire  ainsi 
que  pour  l'avantage  de  mon  âme  et  de  mes  auditeurs.  Recommandez- moi 
donc  dans  vos  prières  à  Marie  notre  Mère  pour  qu'elle  m'accorde  un  am- 
ple succès.  A  vrai  dire,  je  me  mets  à  l'œuvre  avec  grande  confiance,  me 
rappelant  que  j'ai  reçu  une  bénédiction  spéciale  du  chef  suprême  de  l'E- 
glise le  jour  même  de  la  fête  de  notre  Patriarche  Séraphique ,  qui  a 
évangélisé  avec  tant  de  zèle  l'ancien  maître  de  ces  contrées.  » 


u  — 


SYRIE. 

Le  Père  Président  de  notre  couvent  de  Saïda  en  Syrie  nous  a  envoyé 
un  tableau  des  écoles  catholiques  fondées  dans  le  Liban  pour  la  conver- 
sion des  grecs  schismatiques  ;  nous  le  publierons  dans  le  prochain  numéro 
de  ces  Annales.  En  attendant  nous  avons  voulu  en  informer  nos  lecteurs, 
comme  d'un  objet  de  la  plus  haute  importance  pour  le  sort  du  catholi- 
cisme en  Orient. 

AMÉRIQUE  SEPTENTRIONALE. 
Hiérogli/phes  imaginés  par  le  P.  Christian  Leclerque,  Missionnaire  Fran- 
ciscain   Récollet,  pour    exprimer    les    mots    de    la    langue    de    la    tribu 
indienne  des  Micmacs. 


^ 


¥    [^1^     l 


KuUclànev. 


wasok 


ehin 


N^ostro  Padre    (che  in)    cielo        sei  sedente 


tscMptuh         deluisin. 


come  nomato 


melcidedemek,       wasoh 
onoralo  luce 


il 


1 


n' telidanen., 
cui  andiamo 


tsehiptuk 

tu 


ìk  "^ 


igenemuieh 
concederci 


^I^ 


ula 
ivi 


nemulek 
vediamo  te 


uledessenen^ 
noi  telici 


Ji 


nadel 
ivi 


i        l      d     ^d^ 


wasoh       eìldk  dell  skedask^  tscJiiptuk         elp  ninen        deli  skedulek, 

[in)  cielo     coloro  (che)  sono  siccome  obbedisccmo  te  possiamo      anche        noi        cosi  obbedire  te 


m-ngamikek  eimek 

(in)      terra        (ove)         siamo 


es-c:^c      ali 

delamvgubenikel  essemiekel^ 

lo  stesso  cibo        (che)     ci  liai  dato 


A. 


:^r. 


nigetsch 
di  nuovo  ora 


^i-^^l      ^iê 


PO 

k  (jil:  uk  delam  uktdsch 

oggi  lo  stesso  cibo 


penegunemuin  nihinal  deli  abiksiktaksik 

ci  venga        per  nostro  nutrimento  siccome  noi  perdoniamo 


l    J> 


zx 


ivegaiuinamedenik,  elp         kil  Kikskam         deli  abiksiktuin 

ohi  sono  stati  irati  con  noi      ancora      tu        Grande  Spirito      così  ci  perdona 


Bct^       il 


H 


1£  Se 


mdkenin  metsch  winsvdil 

e;  renda  forti    giammai  di  nuovo   (a)    cattive  cose 


c  :> 

mu 
non 


kHirjalinen^ 
siamo  indotti 


w^npcJiikeù 
cattivi 


*^  e  e 


kokwel 
di  ogni  sorta 


tuacMvin, 
rimuovi  danoi 


77. 

w'  deliatsch. 
Ciò  è  vero. 


eluenltiek, 
peccatori 

££n<: 

kesinukwamkel 
mali 


—  45  — 

Tel  est  le  Fater  de  la  tribu  indienne  des  Micmacs,  en  hiéroglyphes, 
dont  jusqu'à  ce  jour  aucun  érudit  ne  s'est  occupé^.  C'est  pourquoi  nous 
avons  cru  bon ,  après  de  profondes  recherches ,  de  les  faire  connaître  à 
nos  lecteurs ,  pour  montrer ,  si  nous  ne  nous  trompons ,  qu'ils  sont  une 
invention  européenne,  appliquée  à  des  éléments  indiens. 

Et  d'abord  il  importe  de  remarquer  que  l'usage  des  hiéroglyphes  ou 
caractères  figurés  a  été  commun  à  toutes  les  tribus  américaines,  bien  que 
ce  soient  les  Mexicains  qui  leur  aient  donné  une  rare  perfection.  Mais  on 
ne  les  employait  en  certains  endroits  que  dans  des  circonstances  particu- 
lières. C'était  ici  la  housse  d'un  buffle,  ornée  d'armes  de  guerre;  là  une 
roche,  sur  laquelle  on  gravait  le  récit  de  quelque  grande  action,  ou  des 
nombreux  exploits  des  braves  qui  les  avaient  accomplis  en  divers  temps, 
comme  sur  un  registre  historique  destiné  à  les  immortaliser.  De  même  , 
s'il  arrivait  qu'une  tribu  gagnât  une  bataille  sur  le  territoire  ennemi,  on 
en  inscrivait  le  souvenir  sur  l'écorce  de  quelque  arbre,  c'est-à-dire  le  fait 
et  le  nom  des  combattants. 

Mais  les  missionnaires  qui  ont  entrepris  la  conversion  des  Indiens  se 
sont  ordinairement  servis  des  caractères  romains  pour  rendre  les  sons  de 
la  langue,  et  pour  instruire  leurs  néophytes.  Gués  Le  Chewkec  a  inventé 
un  alphabet  syllabique  de  So  lettres,  la  plupart  d'une  forme  compliquée, 
qui  fat  adopté  dès   que  plusieurs  livres  et  même  des  dictionnaires  furent 

1)  Cet  article  est  pris  du  Magasin  historique  de  New-York  (octobre  1861), 
auquel  l'avait  adressé  laimable  et  savant  M.  Shea,  qui  y  avait  joint  une  lame 
de  métal,  sur  laquelle  étaient  gravés  lesdits  caractères,  ainsi  que  la  traduc- 
tion italienne.  11  a  été  traduit  de  l'anglais  en  français  par  notre  confrère  et 
ami  le  P.  Anselme  Knapen,  Belge,  secrétaire  de  la  Procure  des  Récollets  à 
Rome,  et  nous  l'avons  ensuite  nous-même  traduit  en  italien. 

Note  de  VEdileur  des  Annales. 

Pour  conserver  à  cette  planche  toute  son  exactitude,  nous  l'avons  employée, 
page  44,  telle  qu'elle  a  été  composée  pour  l'édition  italienne  des  Annales. 
Nous  ajoutons  ici  pour  la  facilité  du  lecteur  la  traduction  exacte  de  l'italien  : 

«Notre  Père  {qui  dans)  les  cieux  êtes  assis;  soyez,  comme  nommé,  ho- 
noré; lumière  vers  laquelle  nous  allons,  faites  qu'il  nous  soit  donné  là  de 
vous  voir,  pleins  de  bonheur;  là  {dans  le)  ciel  ceux  {qui)  sont,  de  même 
qu'ils  vous  obéissent,  puissions-nous  aussi,  nous,  de  même  vous  obéir  (sur 
la)  terre  (où)  nous  sommes;  le  même  aliment  (que)  vous  nous  avez  donné, 
de  nouveau  maintenant  aujourd'hui  que  le  même  aliment  nous  vienne  pour 
notre  nourriture;  de  même  que  nous  pardonnons  à  ceux  qui  se  sont  fâchés 
contre  nous,  de  même  vous,  Grand  Esprit,  pardonnez-nous  aussi,  pécheurs; 
rendez-nous  forts  toujours  de  nouveau;  {aux)  mauvaises  choses  ne  pas  nous 
induisez;  les  mauvais,  les  méchants  de  toute  sorte,  éloignez-les  de  nous.  Qela 
est  vrai  {ainsi  soit-il).n 

Note  du  Traducteur. 

5 


—  4G  — 

rciits  avec  cet  alphabet  ;  mais  les  missionnaires  de  la  baie  d'Hudson  en 
l)rireut  un  plus  simple,  dont  cliaque  lettre  représentait  une  syllabe;  il  y 
eu  a  au  total  56,  outre  10  finales;  plusieurs  livres  furent  également 
publiés  avec  cet  alpliabet. 

Au  contraire ,  les  caractères  que  nous  avons  empruntés  au  Père  Le- 
clerque  sont  tout  à  fait  symboliques,  et  extrêmement  nombreux  ;  car  on  en  a 
compté,  d'après  ce  que  nous  écrivait  le  Révérend  Charles  Kander,  plus 
de  sept  mille,  et  encore  sont-ils  autres  que  ceux  employés  pour  écrire  les 
trois  ouvrages  écrits  sur  la  religion;  d'où  il  semble  résulter  qu'il  en  fau- 
drait un  nombre  infini,  si  l'on  voulait  s'en  servir  pour  traduire  d'autres 
traités  de  doctrine.  Toutefois  nous  savons*  que  l'ecclésiastique,  qui  a  eu 
l'obligeance  de  nous  envoyer  le  Pater  avec  l'explication  y  jointe,  a  déjà 
fait  préparer  à  Vienne  les  instruments  nécessaires  pour  l'impression  des 
trois  ouvrages  susmentionnés,  lesquels  seront  prochainement  publiés;  l'un 
est  un  livre  de  prières;  l'autre,  dont  je  possède  une  copie  faite  par  un 
commandant  du  Cap  Breton  qui  me  l'a  fait  parvenir  ,  contient  des  exer- 
cices pour  entendre  la  messe;  le  troisième  est  un  catéchisme. 

Afin  de  retrouver  l'origine  historique  de  ces  caractères ,  il  faut  se  re- 
porter aux  premiers  rapports  des  Européens  avec  la  tribu  des  Micmacs, 
l^lacés  à  l'Est  d'Etchemins,  sur  un  territoire  qui,  se  prolongeant  vers  le 
Nord,  rejoint  les  terres  des  Montanariens ,  jusqu'à  l'embouchure  du 
Saint-Laurent ,  d'où  il  atteint  le  Cap  Breton ,  le  Nouveau-Brunsvrick  et  la 
Kouvelle-Ecosse. 

Champlain ,  Lescarbot  et  le  P.  Biard  n'en  font  aucune  mention  avant 
1613,  bien  qu'ils  fussent  parfaitement  à  même  de  se  rendre  compte  des 
choses.  Quelque  temps  après  on  y  établit  une  mission  de  Franciscains  Ré- 
collets  ;  mais  le  récit  de  leurs  travaux ,  bien  que  Leclerque  affirme  qu'il 
ait  été  publié,  est  un  livre  tout  à  fait  inconnu  dans  l'histoire  d'Amérique, 
par  conséquent,  il  nous  est  impossible  de  savoir  quelle  lumière  il  jetterait 
sur  le  sujet  qui  nous  occupe. 

Quant  aux  Missionnaires  Jésuites,  ils  n'allèrent  jamais,  après  le  Père 
Biard,  jusqu'à  la  Nouvelle-Ecosse,  et  restreignirent  leurs  opérations  à  la 
région  supérieure  des  Micmacs  ou  Souriquois.  L'un  d'eux  (le  P.  Guil- 
laume Perrault)  nous  a  laissé  une  courte  description  du  Cap  Breton,  où 
il  fut  missionnaire  en  1635  ,  et  où  les  dits  caractères  sont  encore  en 
usage;  mais  il  n'en  dit  pas  un  mot.  De  même  il  n'en  est  pas  question 
dans  l'histoire  des  œuvres  apostoliques  du  P.  André  Richard,  missionnaire 
à  Miehon  vers  la  même  époque  ;  c'est  seulement  trente  ans  plus  tard  qu'il 
parait  en  avoir  à  grand  peine  découvert  l'existence. 

Une  notion  positive  à  cet  égard  nous  est  fourme  en  1652  par  le  Père 
Gabriel  Druillets,  qui  fonda  en  1646  la  mission  de  Kennebek.  Voici  com- 
ment  il  parle  de  la  méthode    qu'il   suivait    pour   instruire  des   Indiens. 


—  47  — 

»  Quelques-uns,  dit-il,  écrivant  les  leçons  à  leur  manière,  se  servaient  d'un 
morceau  de  charbon  comme  d'une  plume;  une  écorce  d'arbre  était  leur 
papier;  et  leurs  caractères  étaient  si  nouveaux  et  si  différents  les  uns  des 
autres,  que  celui-ci  était  incapable  de  lire  et  de  comprendre  ce  qu'avait 
écrit  celui-là.  Cela  veut  dire  qu'ils  emploient  certains  signes ,  correspon- 
dant k  leurs  idées,  pour  se  mettre  bien  en  mémoire  chaque  point,  chaque 
article ,  chaque  maxime  qu'ils  ont  entendus  ;  puis  ,  emportant  cet  écrit , 
ils  y  étudient  la  leçon  pendant  la  nuit.  «  Quoiqu'il  en  soit,  il  est  cer- 
tain que  ni  lui  ni  aucun  autre  Jésuite  ne  songèrent  à  profiter  de  ces  ca- 
ractères symboliques  des  Indiens  pour  les  instruire  ,  quoique ,  quelques 
années  après,  ils  se  soient  servis  à  cette  fin  des  figures  de  Le  Xobletz. 
Au  contraire,  le  Père  Christian  Leclerque,  Franciscain  Récollet,  auteur 
de  l'ouvrage  intitulé  :  Établissement  de  la  foi,  etc.,  ayant  observé  ce  sys- 
tème d'écriture,  en  tira  un  merveilleux  parti  pour  l'exercice  de  son  mi- 
nistère apostolique.  Voici  en  quels  termes  il  nous  en  rend  compte  lui- 
même  dans  sa  Nouvelle  descriptio/i  de  la  Gaspesia,  p.  140.  «Le  Seigneur, 
dit-il,  m'inspira  cette  méthode.  Comme  en  1G79,  seconde  année  de  ma 
mission,  je  me  trouvais  dans  un  grand  embarras  sur  la  manit-re  d'appren- 
dre aux  Indiens  à  prier,  je  remarqu.ai  que  quelques  enfants  dessinaient 
des  figures  sur  une  écorce  d'arbre  avec  du  charbon,  retraçant  ainsi  exac- 
tement chaque  prière  qu'ils  récitaient.  Cela  me  fit  penser  que,  si  je  leur 
donnais  un  formulaire  qui ,  au  moyen  de  certains  signes,  leur  aidât  la 
mémoire,  j'arriverais  à  de  meilleurs  résultats  qu'en  leur  faisant  répéter 
les  paroles  que  je  leur  enseignais.  J'avoue  que  je  fus  émerveillé  du  succès 
étonnant  que  j'obtins.  Car  les  caractères  que  je  traçais  sur  le  papier 
produisaient  tout  l'effet  désiré,  de  telle  sorte  qu'ils  eurent  en  quelques 
jours  appris  toutes  leurs  prières.  Je  ne  saurais  dépeindre  le  zèle  avec  le- 
quel ces  pauvres  Indiens,  pleins  d'une  sainte  émulation,  rivalisaient  pour 
faire  le  plus  de  progrès.  Il  est  vrai  d'ailleurs  que  je  devais  dépenser  bien 
du  temps  et  me  donner  bien  de  la  peine  pour  former  autant  de  signes 
qu'il  en  fallait,  surtout  quand  j'eus  entrepris  de  leur  faire  apprendre  tou- 
tes les  prières  de  l'Eglise,  ainsi  que  toutes  les  notions  des  mystères  sacrés 
du  Christianisme,  de  la  Trinité,  de  l'Incarnation,  du  Baptême,  de  la  Pé- 
nitence et  de  l'Eucharistie.  Mais  autant  j'étais  encouragé  par  l'avantage 
qu'ils  en  retiraient,  et  qui  par  cette  méthode  facile  s'accrut  bientôt  k  un 
point  incroyable,  autant  je  me  sentais  animé  à  l'œuvre  par  les  paroles  et 
les  lettres  bienveillantes  de  beaucoup  de  personnes  de  vertu  et  de  savoir 
qui,  m'engageant  à  continuer,  m'invitèrent  en  même  temps  à  envoyer  un 
spécimen  de  mon  travail  en  Erance,  pour  l'y  faire  connaître,  et  montrer 
comment  Dieu  se  sert  d'humbles  instruments  pour  manifester  la  gloire 
de  son  saint  nom  aux  peuples  de  la  Gaspesia.  D'un  antre  côté,  l'autorité 
de  Monseigneur  de  Saint -Ydère,  aujourd'hui  évéque  de  Québec,  me  tran- 


—  48  — 

quillisait  sur  Teraploi  de  ce  foniiulairc.  Car  ce  digne  prélat,  après  en 
avoir  pris  pleine  et  entière  connaissance  pendant  le  pénible  voyage  qu'il 
a  fait  en  Acadic,  en  demanda  un  modèle  au  Révérend  Père  Moreau,  à 
qui  j'en  avais  fait  remettre  une  copie  plusieurs  années  auparavant  ;  puis, 
quand  il  l'eut,  il  le  prêta  à  un  de  ses  missionnaires;  et  je  ne  doute  point 
que  ce  fidèle  serviteur  de  Dieu  n'en  tire  de  grandes  ressources  pour  l'en- 
seignement des  Indiens  de  son  diocèse.  Nos  Néophytes  ont  d'ailleurs  ces 
caractères  en  si  grande  vénération  qu'ils  se  fout  scrupule  de  les  jeter  au 
feu,  et  qu'ils  en  conservent  avec  respect  même  les  fragments,  s'ils  vien- 
nent à  se  briser.  Ils  les  nomment  Oiikate  Igv.enne  Kignatlmonoer.  « 

Le  même  Père  dit  dans  un  autre  endroit  de  son  livre  :  "  La  méthode 
facile  que  j'ai  inventée  pour  apprendre  les  prières  à  nos  Gaspésiens  ,  au 
moyen  de  certains  caractères  que  j'ai  imaginés,  me  parait  si  avantageuse, 
que ,  s'ils  veulent  en  profiter ,  elle  achèvera  leur  éducation  ;  car  je  ne 
trouve  plus  aucune  difiiculté  à  leur  apprendre  soit  à  lire,  soit  à  écrire 
avec  mon  alphabet,  dont  chaque  caractère  conventionnel  signifie  un  mot 
particulier  et  quelquefois  deux.  Ils  le  connaissent  si  bien  qu'ils  appren- 
nent en  un  seul  jour  plus  qu'ils  n'apprenaient  auparavant  en  une  semaine. 
Ils  donnent  h.  ces  signes  le  nom  de  Kignatimonoer  Kategiienne,  et  les 
conservent  avec  tant  de  soin  et  d'affection,  qu'ils  les  placent  dans  des 
étuis  en  bois,  ornés  d'une  manière  variée.  Ils  s'en  servent,  comme  nous 
de  nos  livres,  les  tenant  en  mains  durant  la  messe,  après  laquelle  ils  les 
remettent  dans  les  étuis.  Le  principal  avantage  de  cette  méthode  con- 
siste en  ce  qu'elle  leur  permet  de  s'instruire  les  uns  les  autres,  partout 
où  ils  se  rencontrent ,  les  fils  leur  père ,  la  mère  ses  enfants ,  la  femme 
son  mari,  les  jeunes  gens  les  vieillards  ;  ceux-ci,  il  faut  le  dire,  n'ont  au- 
cune honte  d'apprendre  de  leurs  petits  fils  et  filles  les  principes  du  chris- 
tianisme. De  leur  côté,  les  enfants,  quoiqu'ils  ne  possèdent  point  encore 
l'usage  parfait  de  la  langue,  prononcent  de  leur  mieux  les  mots  que  re- 
tracent mes  tableaux ,  et  qu'ils  entendent  dans  leurs  cabanes  ,  où  les  In- 
diens se  plaisent  à  les  répéter  avec  une  sainte  émulation.  Aussi  un  enfant, 
à  peine  âgé  de  sept  ans,  obtint-il  souvent,  au  couvent  de  Québec,  notre 
juste  admiration,  en  lisant  dans  son  livre  d'une  manière  si  distincte  et  si 
merveilleuse.  Cet  enfant  déchiffrait  si  bien  ces  caractères  ,  que  nos  reli- 
gieux ,  comme  les  écoliers  eux-mêmes ,  ne  revenaient  pas  de  leur  étonne- 
ment.  Ils  n'étaient  d'ailleurs  pas  moins  édifiés  de  la  manière  dont  ces 
Indiens  entendent  la  messe  et  tiennent  entre  leurs  mains  des  livres  con- 
tenant les  explications  nécessaires  pour  assister  avec  fruit  à  l'auguste 
sacrifice  des  autels.  »   Ainsi  s'exprimait  le  Père  Leelerque. 

Il  faut  néanmoins  convenir  que  ce  bon  Père  professait  à  l'égard  des 
Gaspésiens  des  opinions  insoutenables.  Induit  en  erreur  par  le  respect 
qu'ils  montraient  pour  la  croix,  dont  le  P.  Perrault  leur  avait  déjà  donné 


—   iO  — 

rexplication ,  il  voulait  nous  ks  faire  passer  pour  un  peuple  primitif, 
ainsi  que  le  veulent  encore  aujourcriiui  ceux  qui  prennent  une  tribu 
quelconque  en  affection.  Mais  il  est  certain  que  les  Gaspésiens  ne  sont 
qu'une  branche  de  la  souche  des  Micmacs  ou  Souriquois,  de  même  qiu' 
le  territoire  qu'ils  occupent,  de  Gaspè  à  Niipsiguit ,  se  trouve  dans  leur 
province. 

En  laissant  cela  de  côté,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  le  V.  Lecler- 
que  a  introduit  parmi  les  Micmacs  les  caractères  symboliques,  doîit  ils 
ont  continué  à  se  servir,  tout  en  les  modifiant  avec  le  temps.  C'est  donc 
à  lui  que  revient  l'honneur  d'avoir  inventé  ces  lettres,  et  d'en  avoir  en- 
richi ces  peuples.  Elles  constituent  le  monument  le  plus  important,  quo 
l'on  connaisse  jusqu'ici,  des  premiers  travaux  des  KécoUets  Franeiscain-s 
en  Amérique. 

Ayant  appris  qu'un  manuscrit  en  pareils  caractères  se  trouve  dans  Tune 
des  bibliothèques  publiques  de  Paris,  nous  avons  fait  des  démarches  pour 
en  obtenir  une  copie  complète  ou  partielle.  D'après  ce  qu'on  nous  a  dit, 
nous  pensons  que  ce  doit  être  un  manuscrit  du  XYIIe  siècle,  probable- 
ment un  de  ceux  que  le  P.  Leclerque  a  envoyés  en  France;  et  si  Ton 
peut  préciser  le  temps  auquel  il  remonte ,  il  sera  extrêmement  important 
d'en  faire  la  comparaison.  J'en  connais  un  autre,  du  siècle  dernier,  qui 
existe  au  Musée  Britannique,  et  dont  j'ai  vu  une  copie,  et  il  n'est  point 
douteux  que  les  caractères  dans  lesquels  il  est  écrit  ne  soient  identiques 
à  ceux  que  nous  avons  plus  haut  reproduits. 


DEPART  DE  MISSIONNAIRES. 

EN    OCTOBEE,    ^'OVE:y:BEE    ET   DÉCEilBEE    1S(32. 

Dans  le  cours  de  ces  trois  mois  sont  partis  :  pour  la  Chine ,  les  Pères 
Aimé  Pagnucci,  de  Lucques,  Observantin  de  la  Province  de  Toscane,  et 
Ange  Angelini,  de  Funti,  Observ.  de  la  Province  des  Marches;  pour  l'A- 
frique Centrale,  le  P.  Télèse,  de  Xaples,  de  la  Province  de  St-Picrrc 
d'Alcantara  en  cette  ville;  pour  la  Terre-Sainte,  le  T.  R.  Père  Frédéric 
de  Castelnuovo,  avec  le  frère  lai  Maxime  Antoine  de  Capsano,  Observ.  de 
la  Province  de  St-Bemardin  dans  les  Abruzzes. 


5. 


QUATUÎÈME  PAETIE. 

ANCIENNE    CnHONIQUE 

Si(/'  les  circonstances  qui  accompagnèrent  la  suppression  an  Danemarck  des 
Franciscains  Ilissionnaires  de  V Ecosse,  de  la  Noricège ,  de  la  Laponie 
et  des  autres  régions  voisines  du  Pôle  Kord^. 

PIIÊA^IBULE. 

Les  jugements  de  Dieu  sont  vraiment  impénétrables^,  et  les  temps  dé- 
sastreux que  nous  traversons  prouvent  bien  les  paroles  du  Psalmiste.  En 
effet,  la  secte  Luthérienne  amoncelle  chaque  jour  autour  d'elle  de  nouvelles 
ruines  ;  ceux  qui  y  ont  adhéré  ne  se  contentent  plus  de  repousser  l'inter- 
prétation véritable  des  Ecritures,  ils  s'obstinent  malignement  à  violenter 
le  sens  du  texte  pour  soutenir  leurs  pernicieuses  doctrines.  Martin  Luther, 
le  grand  imposteur^,  s'avisa  le  premier  d'enseigner  que  la  foi  seule  justifie , 
et  que  si  les  bonnes  œuvres  servent  à  mortifier  la  chair  et  à  édifier  le  pro- 
chain ,  elles  ne  sont  d'aucune  valeur  quant  à  la  sanctification  et  au  salut  de 
l'individu.  Il  prétend  en  même  temps  qu'où  ne  doit  en  attendre  aucune 
récompense  dans  l'autre  monde,  puisque  c'est  en  vertu  de  la  foi  que  tout 

*)  Nous  avons  eu  à  traiter  amplement  ce  sujet  dans  le  cinquième  volume 
(ie  notre  Histoire  universelle  d<;s  Missions  Franciscaines  qui  est  sous  presse,  et 
où  nous  avons  signalé  le  mal  que  de  ce  côté  aussi  la  réforme  protestante  de 
Luther  a  fait  à  Thumanité.  C'est  pour  cela  que  nous  avons  cru  qu'il  ne  serait  pas 
hors  de  propos  de  publier  dans  nos  Annales  le  récit  des  douloureuses  circonstan- 
ces de  la  suppression  de  ces  bons  religieux,  telle  qu'elle  est  racontée  par 
l'écrivain.  Nous  prions  nos  lecteurs,  qui  y  remarqueront  la  cruelle  injustice  avec 
laquelle  a  été  commis  es  crime  et  les  maux  graves  qu'il  a  causés  au  Dane- 
marck, de  considérer  en  même  temps  les  calamités  bien  plus  grandes  qui  pèsent 
depuis  lors  sur  les  régions  du  Nord,  lesquelles  sont  restées  jusquici  presque 
entièrement  barbares,  et  tombées,  au  moins  quelques-unes,  dans  la  pire  dis- 
solution du  Protestantisme.  Ajoutons  que  cette  chronique  a  été  publiée,  il  y  a 
peu  de  temps,  après  la  découverte  d"un  manuscrit  latin,  en  Danemark,  par 
le  célèbre  historien  protestant  Knudsen,  puis  en  danois,  j^ar  l'abbé  Karup, 
qui  la  mit  comme  appendice  à  la  fin  de  sa  belle  histoire  de  l'Eglise  catholi- 
que au  Danemarck.  Quant  à  nous,  c'est  sur  une  traduction  française  que  nous 
avons  fait  notre  version  italienne,  pour  en  enrichir  notre  Revue  des  Missions 
Franciscaines. 

-)  Psaume  XXXV. 

2)  En  fait,  quand  on  parle  en  Danemarck,  même  chez  les  Protestants,  d'un 
grand  menteur,  on  dit  iiroverbialement  :  il  ment  comme  Luther.  Et  une  faus- 
seté hardiment  débitée  s'appelle  un  mensonge  à  la  manière  de  Luther. 


bonlicur  y  est  accordé  et  que  toute  punition  y  est  infligée.  Avec  cela  mal- 
heureusement nous  sommes  témoins  clc  la  tiédeur  morale  que  produisent 
de  pareilles  doctrines  ;  ce  qui  nous  dispense  d'en  faire  une  longue  réfuta- 
tion. Trop  de  chrétiens,  jadis  animés  d'un  saint  zèle  pour  la  pratique  et  la 
défense  de  la  foi ,  ont  perdu  toute  vigueur  spirituelle  et  se  sont  laissés  en- 
trainer  par  le  soufle  homicide  de  ce  vent  de  l'enfer.  D'autres,  assez  nom- 
breux ,  qui  menaient  dans  l'ordre  de  Saint  François  une  vie  si  sainte  qu'où 
les  aurait  pris  pour  des  cèdres  du  Liban ,  sont  tombés  comme  des  arbres 
abattus  et  déracinés  par  la  tempête ,  pour  mourir  la  plupart  dans  le 
désespoir!  D'un  autre  côté ,  presque  toute  la  noblesse,  séduite  par  leurs 
mauvais  exemples  et  leurs  funestes  erreurs ,  la  noblesse ,  devenue  entière- 
ment injuste,  se  mit  à  persécuter  cruellement  ceux  de  nos  frères  qui  per- 
sévérèrent dans  la  foi.  Tous  ceux  qui  combattirent  la  secte  Luthérienne 
furent  pour  ce  seul  crime  chassés  de  leurs  couvents,  que  les  nobles  s'appro- 
prièrent avec  tout  ce  qui  s'y  trouvait,  en  leur  donnant  des  destinations 
profanes ,  et  c'est  par  une  pareille  conduite  qu'ils  se  flattaient  de  faire  une 
œuvre  méritoire  aux  yeux  de  Dieu  !  On  enseigne ,  dans  les  assemblées 
hérétiques,  que  le  saint  sacrifice  de  la  messe,  institution  aussi  ancienne 
que  l'Eglise  ,  n'est  qu'une  pratique  tellement  impie ,  qu'il  y  a  lieu  de  s'éton- 
ner que  la  terre  ne  s'entr'ouvre  pas  pour  engloutir  ceux  qui  la  célèbrent, 
et  cette  horrible  hérésie  est  prêchée  par  des  gens  qui  font  leur  Dieu  de 
leur  ventre!  Mogens  Gjoë'  se  distingua  entre  tous^  par  l'acharnement  avec 
lequel  il  chassa  nos  pauvres  frères  d'un  plus  grand  nombre  de  lieux^. 

LE   COUVENT   DE   FLENS30UEG. 

L'an  de  gTâce  1528,  le  lundi  après  le  dimanche  des  Rameaux,  Mogens 
Gioc  envoie  à  Flensbourg  un  de  ses  prédicateurs,  nommé  Svend,  en  le  char- 
geant d'expulser  nos  religieux  du  couvent  de  cette  ville.  Svend,  escorté  d'un 
bon  nombre  d'habitants  qu'il  y  mène,  intime  au  gardien  le  P.  Stig  Nielsen, 
natif  de  Lund  en  Scanio,  l'ordre  de  lui  remettre  les  clefs  du  couvent. 
L'humble  religieux  y  obéit  et  reçut  quatre  florins  pour  les  dépenses  de  son 
voyage,  ainsi  que  les  Pères  André  HofPmand  et  Jean  Hansen,  ses  vice- 
gardiens.  On  enjoignit  ensuite  à  l'économe,  frère  lai,  nommé  Jean,  de 
donner  les  clefs  de  l'oflice.  Celui-ci  répondit  qu'il  n'en  avait  pas  le  droit, 
mais  qu'il  offrait  aux  visiteurs  toute  la  bière ,  dernièrement  encavée ,  à  la 
condition  toutefois  de  la  garder  pour  la  remettre  à  Mogens  Gjoë,  puisque, 
d'après  la  déclaration  du  prédicant  Svend,  les  religieux  allaient  être  bannis 
du  Danemarck  avant  la  fin  de  l'année.  C'est  ce  que  le  Pr.  Jean  nous  a  ra- 

')  A  cette  époque  intendant  général  du  royaume. 
-)  Vers  Fan  4  528. 

2)  Mogens  Gjoë  expulsa  les  Franciscains  de  Flensbourg,  de  Renders,  de 
?«estved  et  de  Kallundborg,  comme  son  Ills  Axel  Gjoë  les  chassa  d'AIborg. 


conté  lui-même.  Après  cela,  il  se  rendit  chez  le  frère  cuisinier,  qui  s'appe- 
lait André  Gand  et  qui,  applaudissant  à  l'a- propos  de  sa  réponse,  lui  dit 
qu'il  agirait  de  même.  Quant  aux  autres  religieux ,  ils  obtinrent  de  rester 
au  couvent  jusqu'au  lendemain,  sous  la  garde  de  quelques  officiers  de  palais. 
Quand,  à  l'aube  du  jour,  le  chevalier  Wolfgang',  commandant  du  château 
de  Flcnsbourg,  apprit  ces  tristes  nouvelles,  il  courut  aussitôt  à  notre  cou- 
vent ,  et  demanda  au  gardien  s'il  était  vrai  que  nous  dussions  avoir  un 
nouvel  inspecteur.  Le  gardien  répondit  qu'un  certain  Weel ,  dont  la  maison 
avait  été  incendiée,  avait,  en  effet,  été  nommé  administrateur  du  couvent, 
et  AYolfgang,  reprenant  les  clefs  du  couvent,  les  rendit  au  gardien.  Après 
cet  événement ,  les  religieux  continuèrent  à  habiter  le  couvent  et  à  y  servir 
le  seigneur  jusqu'à  la  Trinité,  ayant,  par  précaution,  déposé  leur  argent  en 
ville.  Le  jour  auquel  leur  expulsion  eut  lieu,  ils  reçurent  chacun  trois  florins 
danois  en  espèces  ou  en  nature,  excepté  le  P.  Mathieu,  qui  s'en  alla  au 
couvent  de  Svendborg,  où  il  demeura  quelque  temps,  et  qu'il  quitta  plus 
tard  afin  de  rentrer  dans  le  monde ,  jusqu'à  ce  qu'il  mit  malheureusement 
un  terme  à  ses  jours  en  se  noyant  dans  la  Baltique.  Le  dimanche  de  la 
Trinité,  les  religieux  venaient  d'entonner  le  Kyrie  eleison,  lorsque  le  prédicant 
Svend  se  présenta  de  nouveau  au  couvent ,  accompagné  d'une  grande  foule  de 
bourgeois,  et  porteur  d'une  lettre  royale,  qui  ordonnait  aux  habitants  de  la 
ville  d'aider  le  chapelain  de  Mogens  Gjoë  à  chasser  les  Prères.  Ceux-ci 
ayant  refusé  de  sortir  avant  d'avoir  pris  quelque  nourriture ,  tous  les  bour- 
geois restèrent  pour  prendrepart  à  leur  repas,  et  quand  il  fut  terminé,  tous 
les  religieux  furent  mis  à  la  porte. 

LE   COUVERT   DE   WIBORG. 

L'an  de  grâce  1527-,  maître  Jean  Tausen,  apostat  de  l'ordre  de  St  Jean 
de  Jérusalem,  ancien  membre  dn  couvent  d'Anderskov,  vinta  Wiborg, 
encore  revêtu  de  son  habit  religieux,  et  se  mit  à  prêcher  les  hérésies  de 
Luther  dans  l'église  du  couvent  des  chevaliers.  Mais  un  jour  il  se  dépouilla 
de  sa  tunique ,  à  la  fin  de  son  sermon ,  et  sortit  du  temple  avec  ses  audi- 
teurs. Il  commença  dès  lors  à  fréquenter  celui  de  St  Jean  dans  la  même 
ville ,  et  là  il  réunissait  souvent  ses  partisans ,  afin  d'épancher  en  leur  pré- 
sence tout  le  fiel  qui  débordait  de  son  cœur.  Son  audace  s'accrut  chaque 
jour  à  mesure  qu'augmentait  le  nombre  de  ses  adeptes ,  jusqu'à  ce  qu'elle  le 
porta  à  s'emparer  de  notre  couvent,  pour  y  établir  des  écoles  Luthériennes. 
Car  rPglise  St  Jean  étant  devenue  trop  petite  pour  le  nombre  toujours 
croissant  des  sectateurs  de  la  nouvelle  doctrine ,  ils  prièrent  les  Pères  Fran- 
ciscains de  permettre  au  prédicant  hérétique  de  donner  le  soir  ses  sermons 

')  Wolfgang  Uttenhof  était  chancelier  de  Frédéric  1"  pour  les  duchés. 
=)  Ou  plutôt  l'an  1525. 


—  53  — 

dans  la  nôtre.  Nos  religieux  s'y  refusèrent ,  et  alors  les  novateurs  sollici- 
tèrent du  roi  l'autorisation  de  démolir  les  églises  paroissiales ,  au  nombre  de 
douze  ,  et  de  célébrer  leur  culte  dans  celle  des  Dominicains  et  dans  la  nôtre. 
L'ayant  obtenue ,  ils  se  mirent  sur  le  champ  en  possession  de  cette  dernière 
église^  0Ì1  nos  pères  prêchaient  le  matin,  suivant  l'usage ,  et  où  le  prêtre 
hérétique  en  faisait  autant  le  soir.  De  là  pour  nos  religieux  toutes  les  vexa- 
tions et  toutes  les  violences  possibles.  Ainsi  les  Luthériens  commencèrent 
par  forcer  les  portes  de  l'Eglise  pour  y  introduire  leur  prédicateur.  Le  jour 
de  la  Toussaint^,  il  y  eut  deux  prêches,  et  les  hérétiques  chantèrent  trois 
cantiques,  de  manière  à  empêcher  l'office  divin  du  soir  et  les  Vigiles  des 
morts,  que  néanmoins  nous  chantâmes.  Puis,  comme  les  Pères  furent  en- 
tièrement exclus  de  l'église,  ils  durent  se  résigner  à  célébrer  la  messe  et 
l'office  divin  dans  une  chapelle  voisine  de  la  ville.  Voyant  donc  que  les 
religieux  ne  voulaient  à  aucun  prix  s'éloigner,  les  bourgeois  placèrent  au 
couvent  quatre  soldats  auxquels  ils  leur  ordonnèrent  de  procurer  tout  le 
nécessaire.  11  arriva  un  jour  que  le  gardien,  le  Père  Nicolas  Thybo,  se 
rendait  à  Salling  pour  quêter  :  à  peine  avait-il  fait  un  mille  de  chemin, 
qu'il  fut  rejoint  par  un  domestique  du  couvent,  qui  le  pria  d'y  retourner 
immédiatement  ;  et  c'est  alors  qu'il  y  trouva  ces  militaires,  auxquels  il 
fournit,  en  effet,  tout  ce  dont  ils  avaient  besoin.  Mais  durant  leur  collation, 
l'un  d'eux  s'approcha  du  Père,  et  lui  déchargea  sur  la  nuque  un  grand 
coup  d'épée  ;  il  l'assaillit  encore  à  deux  différentes  reprises ,  une  fois  en 
lui  vomissant  au  visage  une  gorgée  de  bière,  et  une  fois  en  le  frappant 
de  sou  sabre.  Néanmoins  les  religieux  continuèrent  à  rester  dans  le  couvent 
avec  ces  manants,  dont  ils  eurent  à  essuyer  beaucoup  d'autres  mauvais 
traitements.  Il  arriva  un  jour  que  deux  de  ces  fanatiques,  s'étant  mis  en  tête 
d'aller  visiter  quelque-uns  de  leurs  amis  à  Hostenberg,  prétendirent  que 
le  gardien  leur  donnât  pour  cette  course  la  voiture  du  couvent.  Il  répondit 
que  c'était  impossible,  puisqu'on  en  avait  besoin  pour  transporter  le  blé  au 
moulin  ;  mais  il  leur  procura  une  voiture  de  louage ,  qu'il  paya  des  fonds 
de  la  communauté.  A  leur  retour  l'un  d'eux  voulut  être  indemnisé  de  toute 
les  dépenses  qu'il  avait  faites,  ou  pour  le  moins  recevoir  l'équivalent  de 
ce  qu'il  avait  consommé  durant  son  séjour  à  Hostenberg,  et  le  gardien 
dut  faire  droit  à  cette  inique  réclamation.  Cependant  le  nombre  de  ces 
stipendiés  s'accrut  jusqu'à  quinze  hommes,  qui  eurent  bientôt  épuisé  les 
provisions  du  couvent.  Réduit  à  de  pareilles  extrémités,  le  gardien  résolut 
de  se  présenter  en  personne  devant  le  roi,  pour  se  plaindre  d'une  si 
grande  injustice,  et  ayant  fait  connaître  son  dessein  au  bourgmestre,  il  lui 
confia  les  clefs  du  couvent  à  garder  pendant  son  absence.  Le  bourgmestre 

')  L'autorisation  d'abattre  les  églises  paroissiales  fut  donnée  le  25  fév.  1529, 
et  avant  le  17  mai  suivant  toutes  étaient  disparues. 
2)  En  1527  ou  1528. 


—  51  — 

objecta  qu'une  fuite  pareille  paraîtrait  un  manque  de  respect  envers  les 
officiers  publics  de  sa  Majesté  et  pourrait  produire  des  suites  très-fà- 
cheuses  tant  pour  lui  que  pour  tous  ses  autres  reli^i,'icux .  En  conséquence, 
le  gardien  crut  préférable  de  rester,  et  vendit  un  calice  pour  subvenir 
aux  besoins  les  plus  pressants  du  moment.  Plus  tard  il  se  décida  néan- 
moins à  faire  le  voyage  de  Copenhague ,  où ,  admis  à  une  audience  royale , 
il  reçut  une  lettre  scellée.  A  son  retour  il  l'ouvrit  et  la  lut  aux  habitants 
rassemblés  :  elle  ne  contenait  rien  d'autre  qu'un  décret  prononçant  l'ex- 
pulsion des  religieux  du  couvent'.  Oh!  le  tout  puissant  jugera  de  l'équité 
et  de  la  légalité  d'un  pareil  acte  !  La  relation  m'en  a  été  faite  à  moi , 
frère  Jacques,  coadjutcur  du  R.  P.  Provincial,  par  le  R.  P.  Nicolas 
Thybo,  gardien  de  AViborg,  à  l'époque  où  se  passèrent  ces  tristes  événe- 
ments, et  aujourd'hui  vice-gardien  à  Ribe. 

LE    COUVE^'T  DE  TOENDER. 

En  l'an  de  grâce  1530,  la  semaine  après  la  nativité  de  la  Sainte  Vierge, 
le  roi  Frédéric  se  trouvait  au  château  de  Toender,  lorsqu'un  sermon  luthé- 
rien fut  prêché  dans  l'église  Sainte  Marie,  contigue  à  notre  couvent.  Il 
était  fini,  et  sa  Majesté  se  promenait  dans  le  chœur,  quand  le  P.  Nicolas 
Thybo,  alors  gardien  de  ce  lieu,  se  présenta  devant  elle,  la  suppliant  de 
vouloir  bien  autoriser  les  religieux  de  continuer  à  y  résider  et  à  y  servir 
le  Seigneur  comme  par  le  passé.  Le  roi  lui  tourna  le  dos  et  lui  répondit 
qu'il  ferait  connaître  sa  volonté  avant  de  partir.  En  conséquence,  le  peu 
de  religieux  qui  restaient  encore  au  couvent  attendirent  quelques  jours 
pour  voir  quelle  tournure  prendraient  les  choses.  Mais  ici  il  faut  savoir 
que  dès  avant  l'arrivée  du  roi  l'intendant  du  château  avait  transformé  tout 
le  couvent  en  magasin,  à  l'exception  du  chœur,  du  dortoir  et  d'un  petit 
cellier.  Lorsque  le  roi  fut  sur  le  point  de  partir,  le  gardien  alla  de  nou- 
veau le  trouver  et  lui  demanda  avec  toute  l'humilité  possible  à  pouvoir 
continuer  à  servir  le  Seigneur  avec  ses  frères  dans  le  couvent.  Le  prince 
répondit  que  c'était  impossible,  d'abord  parce  que  l'intendant  manquait  de 
place  à  occuper,  quand  la  cour  venait  dans  la  ville ,  et  ensuite ,  parce  que, 
l'enceinte  du  couvent  se  trouvant  trop  près  du  château,  il  serait  nécessaire 
de  l'abattre.  Le  gardien  représenta  que  les  religieux  ne  pouvaient  gêner 
l'Intendant,  puisque  leur  unique  but  était  de  servir  le  Seigneur.  Le  roi 
répliqua,  que,  quant  à  cela,  l'emplacement  ne  manquait  point  ailleurs, 
et  quand  il  fut  parti,  l'intendant  s'installa  au  couvent,  en  chassa  les  re- 
ligieux ,  et  ne  leur  laissa ,  outre  l'habit,  que  deux  chevaux  pour  transpor- 
ter les  vieillards  et  les  infirmes. 


')  Ceci  arriva  dans  les  premiers  jours  de  janvier   1531, 


55 


LE    COUVE^'T   DE    MOLMOE, 


Histoire  de  la  cruelle  exindsion  des  Frères  Mineìirs  de  leur  couvent 
de  Malmoë. 

En  l'an  de  grâce  1527  arriva  à  Malmoë  un  prêtre  nommé  Niels  Boedker, 
dit  aussi  Tonnelier.  C'était  un  héritique  forcené,  un  de  ces  hommes  à  qui 
tous  les  moyens  sont  bons^ , 

A  peine  avait-il  été  ordonné  prêtre,  et  avant  d'avoir  achevé  les  études 
ordinaires,  il  se  rendit  à  Copenhague,  où  les  cours  de  théologie  étaient 
très- suivis ,  bien  que  la  doctrine  qu'on  y  enseignait  fût  plus  luthérienne 
que  catholique.  Ce  fut  là  qu'il  se  laissa  secrètement  gagner  par  l'hérésie 
qui  n'y  était  point  encore  enseignée  d'une  manière  ouverte.  Dans  son  en- 
thousiasme pour  le  Luthéranisme,  il  s'efforçait  de  se  faire  des  partisans , 
en  prêchant  souvent  dans  l'église  de  Notre-Dame,  cathédrale  de  la  capitale 
du  royaume ,  et  tout  fier  de  sa  voix  pleine  et  sonore,  il  montrait  dans  ses 
discours  tout  l'orgueil  de  sou  esprit.  Ayant  appris  que  Boedker  osait  à 
chaque  instant  calomnier  le  clergé  et  propager  des  erreurs  luthériennes, 
l'illustre  évêque  de  Roeschilde^  lui  interdit  la  prédication  dans  son  diocèse. 
Le  bruit  de  cette  mesure  étant  parvenu  aux  oreilles  de  Georges  Mynter  de 
Malmoë^,  secret  adhérent  de  l'hérésie  de  Luther,  celui-ci  appela  près  de  lui 

^1  La  chronique  de  Skibby  parle  de  lui  en  ces  termes  :  «  En  Fan  de  grâce 
1528,  Malmoë  presque  tout  entier  se  sépare  de  Téglise,  aux  instigations  dun 
certain  prédicant,  appelé  Niels  Boedker,  prêtre  apostat,  devenu  un  hérétique 
enragé.  Cet  homme,  gonflé  d'ambition,  parcourait  les  rues  de  la  ville,  es- 
corté d'une  grande  multitude,  et  se  montrait,  en  un  mot,  un  très-zélé  nova- 
teur; il  était  violent,  hardi,  ignorant,  dépourvu  de  jugement,  mais  beau 
parleur  et  maniant  la  langue  vulgaire  avec  une  rare  adresse  ;  avant  la  iln  de 
Tannée  il  rencontra  un  compagnon  et  un  aide  dans  un  autre  apostat  de  Tor- 
dre du  Saint-Esprit,  qui  s'appelait  Jean  Spandemager,  ce  dernier  était  plus 
instruit,  bien  qu'il  jouît  de  moins  de  considération  que  le  premier.  L"un  et 
Tautre  étaient  natifs  de  Malmoë,  et  Ton  ne  pouvait  leur  appliquer  cette  sen- 
tence de  Jésus-Christ  que  nul  n'est  prophète  dans  son  pays;  car,  quoiqu'ils 
fussent  nés  dans  une  humble  condition,  ils  étaient  considérés  par  leurs  com- 
patriotes comme  des  hommes  d'une  grande  valeur. 

^)  Lago  Urne,  qui  administra  ce  diocèse  du  mois  de  fév.  1512  au  29  av.  1529. 

3)  Son  véritable  nom  était  Georges  Kok;  mais  on  Tappelait  communément 
Moenter  (le  monnayeur)  parcequ'il  avait  été  gouverneur  de  la  monnaie  de  Mal- 
moë, où  il  remplissait  en  même  temps  les  fonctions  de  bourgmestre;  c'était  une 
créature  de  Christian  IL  Knudsen  dit  que  ses  contemporains  le  regardaient 
comme  un  homme  très-habile.  La  chronique  de  Skyddy,  qui  Tappelle  homme 
renard  {vulpinus  homo),  s'exprime  ainsi  sur  son  compte  :  «  En  ce  temps-là 
(C'est-à-dire  lors  de  l'introduction  de  la  Réforme),  Malmoë  avait  pour  premier 
bourgmestre  un  certain  Georges  Kok,  natif  de  Westphalie,  gouverneur  de  la 


—  56  — 

le  malheureux  prêtre  et  lui  communiqua  ses  intentions,  en  lui  faisant  pro- 
mettre de  seconder  le  bourgmestre  dans  l'accomplissement  de  ses  desseins, 
d'attirer  les  habitants  de  Malmoë  à  la  nouvelle  doctrine  et  d'exciter  leur 
haine  contre  le  clergé. 

En  conséquence,  Bocdker  demanda  l'autorisation  de  monter  dans  les 
chaires  de  la  ville,  mais  Georges  jNIynter  n'osa  la  lui  accorder;  car,  à  cette 
époque,  le  luthéranisme  n'était  point  répandu  dans  le  Danemark,  comme 
il  l'est  de  nos  jours.  Il  lui  permit  seulement  de  tenir  des  réunions  dans 
une  jîctite  chapelle  abandonnée ,  qui  s'élevait  dans  une  prairie  voisine  de 
la  ville. 

La  foule  y  accourait  pour  entendre  ses  prédications ,  qui ,  à  vrai  dire , 
ne  produisaient  d'abord  qu'un  médiocre  effet,  mais  qu'il  déclamait  avec 
un  enthousiasme  extraordinaire.  L'adroit  prédicant  comprenait  bien  qu'il 
devait  user  d'une  certaine  modération  et  ne  point  verser  aussitôt  le  poi- 
son à  pleines  mains  ;  il  se  contentait  donc  de  le  distribuer  à  petites  doses. 
En  effet,  il  avait  à  peine  prêché  deux  fois  en  public  qu'on  commença  de 
toutes  parts  à  élever  jusqu'au  ciel  son  génie  oratoire,  la  pureté  et  l'ex- 
cellence de  sa  doctrine,  et  l'on  se  mit  à  répéter  partout  qu'il  était  bien 
fâcheux  qu'un  pareil  homme  ne  fût  pas  reçu  dans  la  ville ,  et  fût  au  con- 
traire rélégué  à  la  campagne,  comme  un  être  nuisible.  A  cela  se  joigni- 
rent les  plaintes  qu'exhalait  le  propriétaire  de  la  prairie  contre  ceux 
qui  foulaient  et  faisaient  périr  l'herbe  à  côté  de  la  chapelle.  Bref,  on 
ne  tarda  plus  à  accueillir  Boedker  dans  la  cité,  et  on  lui  assigna  l'église 
St  Croix ,  où  il  se  contenta  pendant  quelque  temps  de  lancer  par  intervalles 
quelques  étincelles  du  feu  de  l'hérésie ,  taudis  qu'il  travaillait  en  cachette 
à  se  procurer  des  amis  et  des  protecteurs.  Cependant  ses  prédications  com- 
mencèrent bientôt  à  attirer  un  si  grand  nombre  d'auditeurs,  que  la  cha- 
pelle ne  suffisait  plus  à  leur  affluence.  On  résolut  donc  de  demander  au 
roi  l'église  des  Saints  Simon  et  Jude,  que  les  Erères  Mineurs  avaient  eux- 
mêmes  abandonnée  comme  trop  petite  (1489).  La  demande  fut  immédiate- 
ment accueillie  ,  de  sorte  qu'on  vit  les  habitants  accourir  en  foule  pour  y 
entendre  et  chanter  la  messe  luthérienne  en  Danois.  Mais  cette  église  ne 

Monnaie.  C'était  un  usurier  perfide,  violent,  dont  les  désordres  étaient  connus 
de  tout  le  monde.  Le  second  bourgmestre  s'appelait  Jeppe  Nielsen,  qui,  plus 
âgé  que  le  premier,  était  également  impie  et  inhumain.  Ces  deux  hommes, 
célèbres  par  leurs  manœuvres  sacrilèges,  firent  de  Malmoë  un  repaire  de  bri- 
gands, un  asile  ouvert  aux  impies  et  aux  apostats  de  toute  sorte.  »  Dans  un 
autre  endroit  de  la  même  chronique  on  le  traite  d'homme  «  de  réputation  dé- 
testable, de  voleur,  d'usurier,  de  sacrilège,  d'imposteur,  et  aussi,  de  liber- 
tin. »  Or,  il  est  bien  naturel  que  des  gens  de  cette  espèce  fussent  tout  disposés 
à  abandonner  l'antique  foi  catholique,  et  devinssent  d'excellents  instruments 
entre  les  mains  du  pouvoir  et  des  grands. 


—  57  — 

suffit  pas  non  plus  à  contenir  la  multitude,  et  le  prédicant,  s'apercevant 
qu'il  se  conciliait  de  plus  en  plus  sa  faveur,  s'enhardit  peu  à  peu  à  parler 
plus  ouvertement.  Bientôt  les  sectaires,  éblouis  par  ses  discours,  ne  craigni- 
rent pas  de  derhander  au  curé  de  la  ville  l'autorisation  de  prêcher  le  pur 
Evangile  dans  l'église  paroissiale  de  St  Pierre.  Les  hérétiques  se  conten- 
tèrent d'abord  d'en  avoir  l'usage  en  commun,  puis  ils  empiétèrent  hardi- 
ment sur  les  droits  du  curé. 

Dès  lors  une  foule  nombreuse  allait  chaque  jour  assister  au  spectacle  qui 
s'y  offrait  à  la  curiosité  publique.  Aussi  le  prédicant  ne  tarda-t-il  poiut  à 
franchir  toutes  les  barrières  et  à  déclamer  contre  l'Eglise  de  la  manière  la 
plus  abominable  qu'on  puisse  imaginer.  Avant  ce  moment-là^,  Aage^,  évêque 
élu  de  Lund ,  avait  interdit  au  prêtre  hérétique  l'entrée  de  la  ville  pendant 
la  durée  d'un  an.  En  conséquence,  celui-ci  en  était  parti,  emmenant  avec 
lui  un  apostat  de  l'ordre  du  Saint-Esprit ,  nommé  Spande-Hans  ou  Hans- 
Spande  Muger^,  et  s'était  retiré  à  Haderslev,  où  ils  s'occupèrent  à  faire  un 
recueil  d'hymnes  danoises  et  à  se  rendre  plus  familière  la  doctrine  Luthé- 
rienne. Ils  rentrèrent  ensuite  à  Malmoë'^,  porteurs  de  lettres  de  sûreté  que 
leur  avait  délivrées  le  roi,  A  peine  étaient-ils  arrivés  qu'ils  travaillèrent  à 
tout  bouleverser,  abattirent  les  autels,  chassèrent  les  prêtres  et  rasèrent  le 
différentes  chapelles  de  l'église  St  Pierre  ,  où  Niels  fit  placer  une  haute  table 
qui  avait  longtemps  servi  à  la  communion  ;  enlevée  plus  tard ,  elle  fut  rem- 
placée par  un  autel  hérétique,  qui  existe  encore  dans  l'église.  Les  sectaires 
détruisirent  de  même  les  images  et  les  tables  des  autels,  et  l'on  donna 
ensuite  une  somme  d'argent^  au  curé  titulaire^  pour  que  Boedker  fût  nommé 
prédicateur  de  la  viUe, 

Reprenons  maintenant  le  récit  des  circonstances  qui  accompagnèrent  l'ex- 
pulsion des  Frères  Mineurs  de  leur  sainte  demeure.  L'année  même  où 
l'hérétique  Niels  se  mit  à  prêcher  (en  1527),  il  eut  recours  à  des  moyens 
détournés  pour  attaquer  l'Ordre  des  Pranciscains.  Ainsi,  lorsque  les  Reli- 
gieux allaient  ensevelir  les  morts  ,  il  écoutait  attentivement  les  oraisons 
funèbres   qu'ils  récitaient,  et  il   en   prenait  occasion  de  les  tourmenter 

')  En  1528. 

2)  Son  nom  véritable  était  Aage  Jacobsen  Sparre,  plus  communément  Aage 
Spare. 

5)  11  se  nommait  proprement  Jean  Olsen,  et  était  également  natif  de  Malmoë. 
Voici  ce  qu'on  trouve  sur  son  compte  dans  la  Chronique  de  Skibby  :  en  la 
même  année  (1528)  il  (Niels  Boedker)  trouva  un  compagnon  et  un  aide  dans  un 
autre  apostat  de  l'Ordre  du  St-Esprit,  communément  appelé  Spande-Hans,  un 
peu  plus  instruit  que  lui. 

*)  En  1528. 

^)  Ceci  se  passait  au  mois  de  septembre  1529. 

*l  II  s'appelait  Henri   Hausen. 

6 


—  58  — 

par  la  prédication  de  ses  doctrines  hérétiques.  Un  jour,  après  une  de  ces 
oraisons  funèbres ,  il  se  mit  à  poursuivre  le  vice-gardien  le  P.  Jacques , 
jusqu'aux  portes  du  couvent,  où  ils  arrivèrent  en  même  temps.  Là  l'héré- 
tique lui  demande  ce  qu'il  entend  par  faire  pénitence.  Le  vice-gardien  ne 
répondit  pas  à  cette  question ,  sachant  bien  qu'il  serait  pour  le  moins  in- 
terrompu à  chaque  mot,  et  que  d'ailleurs  ses  paroles  seraient  rétorquées 
contre  lui.  Alors  le  prédicant  reprit  par  cette  sentence  de  St-Paul  :  Comme 
vous  avez  fait  servir  votre  corps  à  commettre  l'impureté  et  l'injustice, 
employez-le  aussi  maintenant  à  pratiquer  la  justice  et  à  vous  sanctifier.  — 
Que  voulez-vous  dire?  répliqua  à  son  tour  le  P.  Jacques.  Et  se  tournant 
vers  les  assistants,  "  Vous  l'entendez,  continua-t-il;  il  est  évident  que  si 
Niels,  le  faux  prophète  ici  présent,  a  passé  plus  de  trois  ans  dans  le  dé- 
sordre avec  une  prostituée,  la  justice  voulait,  suivant  ses  propres  paroles, 
qu'il  en  passât  trois  autres  dans  la  pénitence,  en  jeûnant  au  pain  et  à 
l'oau.  "  Cette  riposte  piqua  jusqu'au  vif  Niels,  qui  s'attendait  à  tout  autre 
chose.  Ne  sachant  que  répondre,  il  se  retira  tout  couvert  de  confusion. 
Cependant  le  P.  Gabriel,  gardien',  ayant  entendu  du  dedans  le  bruit  de 
cette  scène ,  sortit  et  demanda  au  P.  Jacques  pourquoi  il  s'entretenait 
avec  un  hérétique  forcené.  Mais  durant  la  peste-,  nos  religieux  et  surtout 
le  P.  Jacques  eurent  souvent  de  pareilles  disputes  à  soutenir  dans  notre 
cimetière,  où  certaines  gens  les  traitaient  de  séducteurs  et  d'hommes  en- 
durcis ;  mais  ils  n'en  continuèrent  pas  moins  à  confesser  courageusement 
la  vérité.  Le  même  Père  ayant  un  jour  exposé  la  doctrine  catholique 
sur  la  foi  et  les  bonnes  œuvres,  dans  la  chapelle  du  Saint-Esprit,  venait 
d'en  sortir ,  lorsqu'il  fut  accosté  par  un  autre  hérétique ,  nommé  Jean 
Spandemager,  qui  était  à  l'attendre  sur  le  chemin  avec  un  grand  nombre 
d'adhérents.  Ils  lui  dirent  que,  s'il  avait  du  cœur,  il  accepterait  sur-le- 
champ  une  discussion  fondée  sur  l'Écriture.  Le  religieux  répondit  qu'il 
était  tout  disposé  et  tout  prêt  à  l'accepter  en  présence  de  l'archevêque  et 
de  prêtres  versés  dans  la  matière.  Mais  comme  Spandemager  et  les  siens 
insistaient  vivement,  le  P.  Jacques  s'arrêta  un  instant,  quand  il  entendit 
le  prédicant  lui  dire  :  Qu'est-ce  qu'une  bonne  œuvre?  Citez-nous  en  une 
seule!  Le  Père  répondit  :  Observer  les  jeûnes  prescrits  est  une  bonne  œu- 
vre. Et  il  prouva  sa  proposition  par  le  seizième  chapitre  de  St-I^lathieu. 
Cet  à-propos  déplut  grandement  à  notre  hérétique,  qui  s'éloigna  aussitôt 
avec  ses  compagnons.  Mais  les  sectaires  ne  cessaient  d'assister  aux  ser- 
mons des  religieux,  cherchant  à  trouver  à  y  redire.  Ne  réussissant  point 
dans  leur  dessein,  ils  résolurent  à  la  fin  de  nous  attribuer  quelques  sen- 
tences ou  de  tronquer  quelques-unes  de  nos  phrases,  pour  trouver  de  quoi 

^)  Il  s'appelait  Gabriel  Poulsen. 

^)  Une  maladie  contagieuse  qui  se  déclara  dans  l'automne  de  1529. 


—  59  — 

nous  accuser  et  exciter  le  peuple  contre  nous.  Un  jour  ils  firent  du  bruit 
dans  notre  église,  pendant  un  sermon  du  P.  Jacques;  ils  usèrent  une 
autre  fois  de  la  même  manœuvre  contre  le  P.  Gabriel,  gardien  du  couvent. 
Enfin,  dans  d'autres  circonstances,  Niels  Boedker,  envahissant  notre  église 
à  une  heure  après-midi,  voulut  à  tout  prix  y  débiter  un  sermon,  parce 
que  les  Pères  Jacques  et  Christophe  Metthiaesen  étaient  absents.  Il  vo- 
ciféra d'horribles  paroles,  en  se  déchaînant  de  la  manière  la  plus  violente 
et  en  vomissant  des  torrents  d'injures  contre  nous.  Mais  au  moment  où  il 
terminait  son  discours,  le  P.  Jacques  arrive;  il  monte  immédiatement  en 
chaire,  et  lave  notre  Ordre  de  toutes  les  accusations  élevées  à  sa  charge. 
Mais  à  peine  en  était -il  descendu,  que  l'hérétique  y  remonta,  et  après  lui 
le  P.  Christophe.  Cette  scène  se  prolongea  jusqu'à  cinq  heures  du  soir, 
et  le  P.  Christophe  se  fit  entendre  trois  fois ,  une  fois  de  plus  que  le 
prédicant.  Vers  la  Chandeleur  de  l'année  15 29^  un  autre  prédicateur 
hérétique,  d'un  mérite  peu  ordinaire,  vint  dans  la  ville  :  c'était  Tex-père 
François  Laesemester,  nommé  Luther  Erançois*,  de  l'Ordre  des  Car- 
mes, démis  des  fonctions  de  professeur  à  l'université  de  Copenhague.  Il 
promit  d'annoncer  la  parole  de  Dieu  dans  toute  sa  pureté  et  de  réconci- 
lier les  habitants  entre  eux.  En  conséquence  il  se  rendit  à  Land,  pour 
demander  à  l'Archevêque  Aage  la  permission  de  prêcher.  Il  fut  accueilli 
comme  un  prédicateur  orthodoxe,  prêt  à  rétablir  l'ordre  partout.  Aussi 
le  vénérable  prélat  lui  offrit-il  quatre  florins  pour  les  dépenses  du  voyage, 
tandis  que  le  faux  prophète  promettait  d'annoncer  la  parole  sainte  dans 
toute  sa  simphcité  et  toute  sa  pureté^... 

Les  habitants  de  Malmoë ,    craignant  de  voir  périr  leur  ville ,   si  les 
religieux  continuaient  à  y  célébrer  des  messes  basses,   chassèrent  les  nô- 


*)  Il  dit  lui-même  que  ce  fut  le  3  février  1529. 

*)  Son  véritable  nom  était  François  Vermordsen ,  dont  la  chronique  de  Skibby 
parle  en  ces  termes  :  François  était  Batave  (Hollandais)  de  naissance.  Il  cacha 
longtems  la  perversité  de  son  cœur,  se  contentant  de  tonner  contre  les  abus 
et  la  corruption  des  mœurs,  et  se  gardant  bien  d'enseigner  quoi  que  ce  fût 
contre  la  foi,  bien  qu'il  mit  beauceaup  d'acharnement  à  défendre  certains 
principes.  Ces  apparences  d'orthodoxie  le  rendirent  doublement  pernicieux. 
Il  fit  d'abord  semblant  de  vouloir  redresser  les  erreurs  qui  régnaient  dans 
l'église  de  Malmoë;  mais  il  agissait  de  la  sorte,  afin  de  montrer  qu'il  ne  bâ- 
tissait pas  sur  les  fondemcQts  posés  par  les  autres,  car,  en  réalité,  il  était 
le  pire  de  tous  dans  ses  opinions  et  dans  ses  œuvres.  Les  bourgmestres  l'a- 
vaient appelé  à  !»Ialmoë  avec  un  autre  Carme  apostat,  nommé  Pierre  Laurid- 
sen,  parce  qu'ils  s'étaient  aperçus  que  Tsiels  Boedker  et  Spande-Haus  étaient 
inférieurs  aux  prêtres  catholiques  en  science  théologique. 

^)  Le  manuscrit  étant  souillé  en  cet  endroit,  la  phrase  qui  suit  est  devenue 
inintelligible. 


—  co- 
tres du  chœur  de  l'église.  Néanmoins  Georges  Mynter  nous  permit,  de 
célébrer  le  culte  divin  dans  le  parvis,  mais  en  déclarant  que  nous  aurions 
à  répondre  devant  Dieu  de  ces  ■messes  diaboliques.  C'est  ainsi  que  s'expri- 
mait le  sage  administrateur  de  cette  grande  cité  ,  en  parlant  du  Saint 
Sacrifice  !  Ces  pauvres  gens  ne  se  faisaient  nul  scrupule  de  leurs  désor- 
dres, mais  ils  craignaient  d'encourir  l'indignation  de  Dieu,  s'ils  célébraient 
le  culte  divin  suivant  le  rite  de  l'Eglise  catholique*.  Conducteurs  aveu- 
gles, qui  avez  grand  soin  de  filtrer  ce  que  vous  buvez,  de  peur  d'avaler 
un  moucheron,  et  qui,  en  attendant,  absorbez  un  chameau  ! 

Les  habitants  avaient  une  telle  horreur  pour  la  messe,  qu'un  jour  que 
le  Père  Jean  Ploug  se  présentait  à  l'autel,  il  fut  assailli  à  coups  de  pier- 
res et  grossièrement  hué.  Une  autre  fois,  on  trouva  la  chaire  pleine  de 
cailloux  amassés  dans  la  même  intention.  La  haine  et  l'envie  des  Luthé- 
riens croissaient  chaque  jour  davantage,  et  ils  mirent  tout  en  œuvre  pour 
enlever  aux  Prères  les  dépendances  du  couvent.  Ils  ne  prirent  de  repos 
que  lorsqu'ils  furent  arrivés  à  leurs  fins,  et  pour  y  réussir  plus  sûrement, 
ils  foulèrent  aux  pieds  sans  scrupule  toutes  les  lois  divines  et  humaines. 
Les  autorités  recoururent  tantôt  aux  flatteries,  tantôt  aux  menaces,  afin 
de  décider  les  religieux  à  céder  au  moins  une  partie  du  couvent,  espérant 
que,  quand  on  j  aurait  une  fois  mis  le  pied,  on  se  rendrait  plus  facile- 
ment maître  du  reste^.  Mais  les  Pères  tinrent  bon,  disant  qu'ils  ne  pou- 
vaient point  abandonner  un  lieu  consacré  au  Seigneur,  qui  en  avait  seul 
le  domaine.  Irrités  de  cette  résistance,  les  hérétiques  finirent  par  s'em- 
parer cl  e  vive  force  des  pièces  de  service,  et  quand  l'hospice  de  la  ville 
fut  démoli,  ils  en  bâtirent  un  autre  dans  le  jardin  du  couvent.  Alors  les 
portes  du  couvent  restant  continuellement  ouvertes ,  les  animaux  y  er- 
raient librement,  et  tout  le  monde  avait  accès  jusque  près  des  religieux, 
auxquels  on  ne  laissait  point  un  seul  instant  de  tranquillité  ni  le  jour  ni 
la  nuit;  à  peine  trouvaient-ils  le  temps  de  célébrer  la  messe,  de  réciter 
le  bréviaire  ou  de  reposer.  Néanmoins  ils  supportèrent  avec  patience 
toutes  ces  contradictions,  continuant  à  lire  l'Écriture  Sainte  aux  heures 
fixées  par  la  règle.  Pendant  l'avent  et  le  carême  il  y  eut  un  sermon  à 
l'office  du  soir,  et  lors  de  la  sainte  quarantaine  les  hérétiques  confessaient 
le  peuple  aux  portes  du  couvent,  afin  d'empêcher  que  personne  s'adressât 
aux  Pères ,  qui  prirent  l'habitude  de  célébrer  le  culte  divin  pendant  que 
leurs  persécuteurs  dormaient.  Le  lundi  de  Pâques  les  religieux  chantaient 
le   troisième  psaume  de  none,   lorsque   sept  grosses  pierres  brisèrent  les 

*)  Le  Saint  Sacrifice  de  la  Messe  est  le  plus  grand  mystère,  le  plus  grand 
trésor  de  notre  religion.  Autant  il  honore  et  glorifie  le  Dieu  trois  fois  Saint, 
autant  il  humilie  Tesprit  du  mal,  qui  a  employé  tous  ses  efiforts  pour  rabolir. 

2)  C'est  bien  là  le  système,  et' telles  sont  toujours  les  mauvais  résuliats 
des  concessions! 


—  61  — 

fenêtres  du  côté  du  Nord;  ils  sortirent  tous  du  chœur  et  prirent  préci- 
pitamment la  fuite.  Après  le  temps  pascal  les  sectaires  employèrent  tour 
à  tour  les  prières  et  les  menaces  pour  persuader  aux  Pères  de  quitter  le 
couvent,  qu'ils  voulaient  convertir  en  un  collège  tliéologique ;  ils  ajou- 
taient que,  s'ils  consentaient  à  renoncer  à  la  récitation  des  heures  cano- 
niales et  au  culte  catholique,  ils  pourraient  fréquenter  ce  collège,  d'où  ils 
sortiraient  bientôt  docteurs  en  vraie  théologie ,  ou ,  ce  qui  me  parait 
plus  exact,  blasphémateurs  de  Dieu  et  des  Saints.  Les  Frères  persistè- 
rent courageusement  dans  leur  refus,  et  les  hérétiques  chargèrent  un  pré- 
dicant  d'aller  leur  donner  des  leçons  de  théologie  au  couvent.  Mais  pour  se 
soustraire  aux  mauvais  traitements  et  pouvoir  consacrer  à  la  lecture  le 
temps  prescrit,  les  religieux  résolurent  de  lire  l'Écriture  à  voix  basse. 
Néanmoins  ils  voyaient  souvent  arriver  des  personnes  qui  venaient  voir 
s'ils  s'appliquaient  bien  réellement  à  lire  ou  plutôt  à  faire  des  sermons. 
Un  jour  après -dîner  les  Luthériens  se  rendirent  près  des  Pères  réunis 
au  réfectoire  et  leur  demandèrent  s'ils  voulaient  embrasser  la  nouvelle 
religion  et  assister  aux  instructions  et  aux  prédications  des  novateurs. 
Tous  refusèrent  de  professer  une  religion  autre  que  celle  qu'ils  avaient 
connue  jusqu'alors,  et  dirent  que  leur  professeur  d'Écriture  Sainte  suffi- 
sait pour  leur  en  enseigner  l'interprétation.  Comme  le  bourgmestre  Myn- 
ter  se  mettait  à  élever  jusqu'aux  nues  l'excellence  des  leçons  et  des  pré- 
dications de  ses  professeurs ,  le  gardien  lui  objecta  avec  une  certaine 
vivacité  qu'ils  menaient  une  vie  relâchée  et  licencieuse.  «Que  dites -vous  [■' 
s'écria  Mynter  ;  est-ce  que  par  hasard  l'état  du  mariage  serait  criminel  ? 
—  Je  n'entends  point  dire  cela,  répondit  le  religieux  ;  mais  le  bourgmestre 
prétendait  à  tout  prix  lui  attribuer  cette  opinion.  Le  Père  Jacques,  vice- 
gardien,  intervint  alors  dans  la  dispute  :  Père  gardien,  s'écria-t-il,  si  vous 
avez  dit  que  leur  mariage^  est  un'  état  de  fornication,  vous  avez  affirmé 
la  vérité  ;  vous  n'avez  donc  point  à  vous  rétracter ,  et  nous  sommes  prêts 
à  en  fournir  les  preuves.  Piqué  au  vif  par  ces  paroles,  écumant  de  rage 
et  tremblant  de   tous  ses  membres'-^,  le  prédicant  Prançois  reprit   hardi- 

*)  C'est-à-dire  le  mariage  des  prêtres  et  des  religieux  apostats,  qui  avaient, 
en  embrassant  cet  état,  ouvertement  violé  leur  vœu  de  chasteté. 

5)  La  chronique  de  Skibby  nous  fait  connaître  les  véritables  motifs  de  la 
colère  de  Luther  François  par  les  paroles  suivantes  :  «  Après  avoir  donné  à 
entendre  à  beaucoup  des  personnes  qu'il  était  toujours  resté  célibataire,  il 
s'éprit  d'un  fol  amour  pour  une  servante,  qu'il  épousa  contre  la  volonté  des  tu- 
teurs et  tous  les  parents  de  la  jeune  fille.  »  Afin  de  colorer  sa  vie  scandaleuse 
des  apparences  du  mariage,  il  publia  deux  éditions  d"un  livre  danois,  qui  traite 
du  mariage  des  Prêtres,  des  religieux  et  des  religieuses  (Malraoë,  1531).  C'est 
un  véritable  tissu  de  mensonges  et  de  calomnies  tels  qu'on  peut  affirmer 
(comme  disent  les  latins)  qu'il  est  plus  faux  que  la  fausseté  même  et  plus  dif- 

6. 


—  62  — 

ment  que  tous  nos  vœux  n't'taient  qu'une  impiété.  A  quoi  le  P.  Jacques 
répondit  qu'en  matière  de  vœux  il  étuit  impossible  d'admettre  le  senti- 
ment de  ceux  qui  avaient  violé  les  leurs.  Après  une  discussion  bien  lon- 
gue ,  les  Luthériens  fimrent  par  se  retirer,  La  quatrième  semaine  après 
Pâques',  un  grand  nombre  d'habitants,  aveuglés  par  l'envie,  se  réunirent 
vers  huit  heures  du  matin,  au  moment  où  le  gardien  célébrait  la  messe 
dans  le  parvis.  Mais  le  vice-gardien  (le  P.  Jacques)  avait  ordonné  à 
l'économe  (le  P.  Jacques  Johausen)  de  fermer  toutes  les  portes;  malheu- 
reusement celui-ci  l'oublia,  de  sorte  que  les  hérétiques  purent  entrer  dans 
la  pièce  de  service.  Cependant  le  gardien,  espérant  les  calmer  par  les  pa- 
roles de  douceur,  s'avança  à  leur  rencontre;  mais  dès  qu'il  parut  dans  le 
réfectoire,  ils  l'accablèrent  tellement  d'injures  que,  rentrant  dans  le  cor- 
ridor, il  appela  tous  les  religieux,  à  l'exception  du  vice-gardien  qu'il  jugea 
à  propos  de  laisser  dans  la  cellule.  —  //  Nous  ne  descendrons,  répondi- 
rent-ils ,  que  si  le  vice-gardien  descend  aussi.  «  Néanmoins  ils  finirent 
par  se  rendre  auprès  des  hérétiques,  qui  se  montraient  très-irrités,  et  qui 
leur  proposèrent  de  quitter  immédiatement  le  couvent ,  ou  d'embrasser  le 
luthéranisme.  Comme  les  religieux  rejetaient  l'une  et  l'autre  proposition, 
les  novateurs  essayèrent  jusqu'à  midi  par  toute  sorte  de  moyens  d'ébran- 
ler leur  constance  :  promesses,  menaces,  tout  ce  qu'il  y  a  au  monde  fut 
mis  en  œuvre,  sans  toutefois  qu'on  fit  valoir  un  décret  royal  d'expulsion^. 
Quand  les  sectaires  virent  que  les  religieux  persistaient  dans  leur  refus, 
ils  s'emparèrent  des  clefs  de  l'hospice  (l'infirmerie)  et  de  la  cave  ,  et  se 
mirent  à  manger  et  à  boire ,  puis  à  chanter  des  couplets  injurieux  pour 
les  Prères.  Enfin  le  bourgmestre  se  retire  avec  tous  ses  conseillers,  à  l'ex- 
ception seulement  d'un  nommé  Jean  Pynbo,  resté  avec  une  troupe  de  mi- 
sérables qui  exigent  que  le  gardien  leur  remette  les  clefs  du  couvent. 
Celui-ci  les  refusant,  ils  dirent  que  les  religieux  ne  sortiraient  point  du 
réfectoire  de  toute  la  nuit,  de  sorte  qu'ils  furent  obligés  de  se  coucher 
par  terre,  sauf  Laurent  Jacobsen,  homme  d'un  âge  fort  avancé,  qui,  se 
trouvant  mal  à  la  suite  de  ces  mauvais  traitements,  obtint  de  retourner 
dans  le  corridor,  et  auquel  on  accorda  du  temps  jusqu'au  lendemain  pour 
se  décider  à  embrasser  le  luthéranisme.  Quand  tous  les  Prères  se  trouvè- 

famateur  que  la  diffamation.  Peu  de  temps  après  François  abjurant  tout  sen- 
timent de  pudeur  apostasia  et  devint  bientôt  le  plus  dissolu  de  tous  les  Lu- 
thériens. En  effet  il  tenait  dans  ses  discours  et  dans  ses  écrits  le  langage  le 
plus  grossier,  n'y  apportant  aucun  ordre  ni  aucun  jugement,  et  ne  cherchant 
qu'à  satisfaire  son  ambition  effrénée.  Telle  est  la  véritable  raison  pour  laquelle 
il  ne  put  supporter  les  dures  vérités  qui  lui  fit  entendre  le  P.  Jacques. 

*)  C'est-à-dire  du  8  au  14  mai  1530. 

^)  Knudsen  affirme  qu'ils  firent  en  sorte  de  ne  point  avoir  un  ordre  de 
cette  nature. 


—  63  — 

rent  ainsi  renfermés  dans  ce  lieu,  les  gardes  dont  les  fit  entourer  le  bourg- 
mestre commencèrent  une  véritable  orgie,  buvant  et  dansant  dans  le  dortoir 
et  dans  le  chœur  de  l'église,  et  parfois  sonnant  la  cloche  du  coavent  ;  ils 
ouvraient  d'ailleurs  à  chaque  instant  les  portes  du  réfectoire,  afin  de 
s'assurer  que  les  religieux  ne  s'étaient  pas  enfuis  par  la  fenêtre.  Le  jour 
venu,  ce  fut  à  grand'peine  qu'ils  permirent  à  quelque  Irère  de  sortir  pour 
satisfaire  ses  besoins;  encore  trois  ou  quatre  d'entre  eux  l'accompagnaient - 
ils  et  le  remettaient- ils  aussitôt  dans  la  prison  improvisée. 

Cependant  les  bourgmestres  revinrent  vers  midi,  amenant  avec  eux  leur 
lecteur,  qui  entreprit  de  convertir  les  Pères  au  luthéranisme,  et  qui  leur 
adressa  à  cet  efîet  deux  instructions  hérétiques  dans  la  matinée.  Voyant  en- 
suite que  malgré  leurs  efforts  ils  n'aboutissaient  à  aucun  résultat,  ils 
résolurent  enfin  de  les  cbasser  par  la  forceS  ne  leur  laissant  rien  d'autre 
que  leurs  literies  et  la  vaisselle.  Mais  à  peine  les  religieux  avaient-ils 
traversé  le  cimetière,  que  le  P.  Gabriel  Paulsen,  gardien,  et  le  P.  Ber- 
nard Paulsen,  vice-gardien,  furent  arrêtés  et  menés  en  prison,  parce  qu'ils 
refusaient  de  remettre  les  lettres  de  fondation  du  couvent.  Malheureuse- 
ment l'année  suivante  le  gardien  se  laissa  séduire  et  jeta  le  froc  aux 
orties.  Que  Dieu  dans  sa  miséricorde  infinie  lui  pardonne  sa  chute  !  Que 
Dieu  en  même  temps  soit  honoré  et  glorifié  pour  tous  les  bienfaits  dont 
il  a  comblé  ses  créatures  depuis  le  commencement  des  siècles!  Amen. 

LE    COUVERT    DE    COPE^'HAGUE. 

Ce  couvent  fut  supprimé  quelque  temps  avant  celui  de  Malmoë-.  Nous 
allons  donner  ici  la  relation  minutieuse  de  ce  déplorable  événement^. 

LE    COUVENT   DE    KOLDIXG. 

Vers  la  fête  de  la  Nativité  de  l'an  de  grâce  1520,  le  roi  Frédéric,  fils 
du  très-pieux  monarque  Christian,  se  rendit  dans  la  ville  de  Koiding  ; 
c'était  précisément  au  moment  où,  venant  d'embrasser  le  luthéranisme, 
il  persécutait  notre  Ordre  avec  plus  de  violence  que  jamais.  La  ville  ne 
comptait  alors  qu'un  petit  nombre  de  sectaires,  dont  l'un  des  principaux, 
nommé  Hartvig  Andersen^,  avait  grande  envie  de  se  mettre  en  possession 
de  notre  couvent.  Les  hérétiques  poussèrent  donc  le  roi  à  y  envoyer 
quelques  gentilshommes  de  sa  suite,  chargés  d'annoncer  aux  religieux 
qu'ils  eussent  à  sortir  aussitôt  de  leur  maison ,  attendu  que  Sa  Majesté 
ne  voulut  plus  les  y  tolérer  plus  longtemps.   Ces  messagers   apportèrent 

*)  Ce  fut  du  8  au  11  mai  1530. 
*)  C'est-à-dire,  du  25  au  30  avril  1531. 

')  Le  manuscrit  ne  contient  malheureusement  pas  la  relation  promise,  on 

y  trouve  seulement  quelques  pages  en  blanc,  qu'elle  devait  sans  doute  remplir. 

*)  Il  était  de  la  famille  d'un  nommé  Ulfelt,  employé  à  la  cour  de  Frédéric  I". 


—  CA  — 

avec  eux  la  somms  de  cent  mares  d'argent,  assignes  aux  Pères  pour  les 
dépenses  de  leur  voyage.  Mais  ceux-ei  ne  consentirent  point  à  recevoir 
cet  argent,  qui,  déposô  à  l'infirmerie,  y  resta  intact  jusqu'au  lendemain. 
Alors  le  roi,  voyant  qu'ils  refusaient  d'obéir  à  ses  volontés  et  de  prendre 
l'argent,  envoya  des  agents  avec  ordre  d'exécuter  par  la  force  l'arrêt  de 
proscription.  Il  fit  en  outre  offrir  aux  Pères  un  calice  et  une  chasuble 
qu'ils  refusèrent  également.  C'est  ainsi  que  nos  Prères,  dépouillés  de  tout, 
quittèrent  le  couvent,  sans  savoir  de  quel  côté  ils  dirigeraient  leurs  pas. 
Tous  parvinrent  néanmoins  à  trouver  un  refuge,  à  Texception  d'un  seul, 
nommé  Er.  Martin,  qui  put  rester  dans  le  couvent,  en  déposant  l'habit 
religieux.  Ils  avaient  d'ailleurs  essuyé  déjà  beaucoup  d'avanies  de  la  part  des 
hérétiques  de  Kolding  et  de  leur  prédicateur,  un  apostat  de  l'Ordre  des 
Prères  Dominicains  expulsés  d'Hadeslev. 

LE   COU^-EXT    d'aALBORG. 

En  l'an  de  gnâce  1530,  Absalon  Gjoë,  maître  du  château  d'Aalborg  et 
fils  de  Mogeus  Gjoë,  commença  à  molester  et  à  persécuter  les  Prères  Mi- 
neurs du  couvent  de  cette  ville.  D'abord  il  demanda  au  P.  Jean  Christian- 
sen,  gardien,  la  permission  de  mettre  du  blé  dans  le  grenier  du  couvent; 
puis,  prenant  peu  à  peu  possession  de  diverses  parties  des  bâtiments,  il 
s'empara  des  denrées. 

Un  jour  que  les  Prères  avaient  fait  de  la  bière,  il  envoya  ses  domestiques, 
pour  en  transporter  toutes  les  tonnes  dans  sa  cave.  Renouvelant  ainsi  cha- 
que jour  ses  extorsions  et  ses  empiétements,  il  fit  si  bien  qu'ils  ne  surent 
plus  à  la  fin  où  passer  la  nuit.  Un  autre  jour  il  enleva  le  battant  de  la 
cloche,  afin  d'empêcher  les  religieux  d'appeler  les  fidèles  à  l'église;  puis, 
déployant  une  bannière,  il  fit  processionnellement  le  tour  de  leur  cimetière, 
jusqu'à  ce  qu'en  dernier  lieu  il  les  chassa  tous,  eu  les  accablant  d'injures 
et  de  mauvais  traitements. 

LE   COUVENT   DE   EAXDERS. 

En  l'an  de  grâce  1530  nos  Prères  eurent  à  souffrir  de  la  part  des  héréti- 
ques des  avanies  et  des  vexations  sans  fin.  Mogens  Gjoë,  à  qui  le  roi 
avait  donné  par  trois  fois  l'autorisation  d'expulser  les  Pranciscains  de 
Randers,  envoya  dans  cette  ville  un  de  ses  officiers.  Celui-ci,  se  rendant 
au  couvent  en  compagnie  du  bourgmestre  et  du  commandant,  exhiba  une 
lettre  du  souverain ,  qui ,  voulant  récompenser  les  longs  services  qne  lui 
ava  a  rendus  Mogens  Gjoë  ^  lui  faisait  donation  du  couvent  des  Francis- 
cains de  Randers\    au   lieu  de  celui  de  Plensbourg  qu'il  possédait  déjà. 

^)  Cette  phrase,  qui  ne  se  trouve  point  dans  la  chronique,  esl  extraite  de 
la  lettre  royale,  datée  du  17  février  1530, 


—  65  —, 

Mais  le  P.  Jean  Josse  ,  gardien ,  répondit  qu'une  pareille  lettre  n'était 
pas  une  raison  suffisante  pour  le  décider  à  abandonner  le  couvent.  On  lui 
dit  alors  :  «  Vous  méprisez  donc  Sa  Majesté?  «  —  Je  n'entends  pas  le 
moins  du  monde,  répliqua-t-il,  manquer  de  respect  au  roi.  n  On  lui  sug- 
géra l'idée  de  demander  un  sursis.  Il  accepta  ce  conseil  et  obtint  un  dé- 
lai jusqu'au  dimanche  suivant,  où  l'expidsion  eut  lieu  de  la  manière  que 
nous  allons  raconter.  Le  gardien  avait  défendu  au  portier  d'ouvrir,  quand 
le  commandant  viendrait  avec  ses  gens  mettre  la  sentence  à  exécution. 
Là-dessus  le  Pr.  Henning  se  rendit  aussitôt  chez  le  commandant,  et  lui 
fit  traîtreusement  savoir  que  le  gardien  ne  consentirait  point  à  lui  par- 
ler dans  le  vestibule  de  la  maison,  mais  seulement  près  de  la  grille  de 
l'église.  Le  commandant  accourut  en  cet  endroit,  et  là  le  Er.  Clément 
le  pria,  tout  en  ouvrant  la  grille,  d'attendre  qu'il  eût  appelé  le  gardien. 
Mais  les  sectaires  et  leur  chef  entrèrent  sur-le-champ,  ils  envahirent  les 
cloîtres,  et  ayant  rencontré  le  portier  et  le  gardien,  ils  les  sommèrent  de 
se  conformer  à  la  lettre  royale.  Le  gardien  répondit  :  «  Je  déclare  que 
cette  lettre  ne  nous  décidera  point  à  quitter  le  couvent.  /»  Irrité  de  cette 
réponse,  le  commandant  menaça  de  le  traiter  en  rebelle.  Néanmoins  il  était 
sur  le  point  de  se  retirer ,  et  le  portier  lui  avait  à  cet  effet  ouvert  la 
porte ,  quand  le  traître  Henning  s'avança  et  lui  dit  :  a  Comment ,  vous 
vous  retireriez  sans  avoir  rien  fait  !  De  cette  façon,  vous  n'aurez  point 
le  couvent  même  d'ici  à  un  an  !  «  Profitant  du  conseil,  le  commandant  dit 
alors  au  gardien  :  «  Eh  bien  !  je  reste  ici  avec  vous  dès  aujourd'hui,  et 
je  ferai  mon  feu  à  côté  du  vôtre  !  «  Effectivement  il  s'installa  au  couvent, 
et  en  expulsant  bientôt  les  religieux,  il  s'empara  de  tout  ce  qui  s'y  trou- 
vait au  nom  de  Mogens  Gjoë. 

LE   COUVENT   DE   TROELLEBOEG. 

La  relation  qui  concerne  ce  couvent  manque  dans  la  chronique. 

LE   cor VENT   DE   KJOEGE. 

Relation  succincte  de  Veximhion  des  Frères    Mineîcrs  du  couvent 
de  Kjoege. 

Les  religieux  avaient  déjà  essuyé  beaucoup  d'avanies ,  dont  la  plupart 
étaient  retombées  sur  le  P.  Laurent  Jenscns,  qui  fut  à  différentes  repri- 
ses vicaire  et  ministre  de  l'Ordre  de  Danemarck*.  En  l'an  de  grâce  1530, 

*)  Il  était  natif  de  Suède,  et  fut  cinq  fois  Provincial  des  Franciscains  au 
Danemarck,  savoir  en  1498,  en  1504,  en  1510,  en  1516,  en  1522,  et  chaque 
fois  pour  trois  ans.  Avant  1517  le  Provincial  n'avait  que  le  titre  de  Vicaire, 
depuis,  celui  de  Ministre.  C'est  pourquoi  l'on  dit  qu'il  fut  à  différentes  re- 


—  66  — 

ils  eurent  beaucoup  à  soufTi-ir  de  la  part  des  hérétiques  et  manquèrent 
souvent  même  du  nécessaire.  Sous  le  ministre  Jean  Brun*  ils  prièrent  les 
bourgeois  de  différer  la  suppression  de  leur  maison.  Ceux-ci  y  consentirent 
à  la  condition  qu'après  tel  délai  ils  céderaient  à  la  ^àlle  la  possession  du 
couvent ,  s'ils  n'avaient  pas  de  quoi  subsister.  Les  choses  se  passèrent 
ainsi^,  malgré  la  résistance  du  Provincial,  qui  prétendait  que  le  temps 
convenu  n'était  point  expiré.  En  fait,  les  religieux  ainsi  que  le  gardien, 
trompés  et  joués  de  mille  manières,  se  virent  à  la  fin  contraints  d'aban- 
donner le  couvent^. 

LE    COUVENT  DE  HALMSTADT. 

L'expulsion  des  religieux  ou  l'usurpation  du  couvent  de  Halmstadt  eut 
lieu  de  la  manière  suivante  : 

En  l'an  de  grâce  1531,  une  semaine  après  le  jour  des  Rois  (l'Epiphanie), 
il  vint  dans  la  ville  de  Halmstadt  un  prédicant  Luthérien  très-obstiné  du 
nom  de  Jean  Hemraingsdyng,  que  les  habitants  avaient  appelé  de  Ealsterbo, 
afin  qu'il  prêchât  le  Luthéranisme  :  pour  eux  c'était  la  vraie  parole  de 
Dieu.  Quelques  jours  après  son  arrivée,  il  réunit  un  grand  nombre  de  ses 
partisans  et  se  dirigea  un  soir  avec  les  bourgmestres  vers  l'église  du  cou- 
vent. Là,  devant  toute  la  multitude  assemblée,  il  traita  les  religieux  de 
voleurs  et  d'assassins  spirituels,  de  séducteurs  du  peuple,  ajoutant  que  les 
règles  observées  par  les  Erères  Mineurs  n'avaient  aucun  fondement  dans 
les  Ecritures.  Mais  le  gardien,  le  P.  Matthiaesen  le  réfuta  en  présence  de 
toute  la  communauté  et  de  la  fouie.  Il  répondit  entre  autres  choses  ce  qui 
suit  :  «  Saint  Paul,  dans  sa  seconde  épitre  à  Timothée  (chap.  II)  nous  avertit 
qu'il  faut  éviter  les  questions  proposées  sans  raison  et  sagesse  ,  sachant 
qu'elles  sont  une  source  de  difficultés.  Or  je  vois  que  vous  élevez  contre 
nous  précisément  toute  sorte  d'accusations  calomnieuses ,  opposées  à  la 
raison  et  à  la  justice;  sachez  qu'ainsi  vous  vous  faites  à  la  fois  juge  et  partie. 
Je  vous  récuse  donc  comme  un  calomniateur  qui  n'a  pas  le  droit  de  nous 
juger,  et  j'en  appelle  à  l'Evêque  et  au  chapitre  de  Lund,  où,  en  présence 
d'hommes  compétents,  je  saurai  me  laver  moi  et  les  miens  de  vos  accusa- 
tions calomnieuses ,  en  montrant  clair  comme  le  jour  que  nos  règles  sont 
conformes  aux  doctrines  des  Apôtres  et  des  Saints  Evangiles.  «  Et  à  la  fin 
d'un  sermon  prêché   le   dimanche  de  la  septuagésime'*  Sévérin  Jacobsen, 

prises  Vicaire  et  Ministre.  Ce  dernier  titre  lui  fut  donné  par  le  chapitre  géné- 
ral tenu  à  Rome  en  1517,  où,  déjà  nommé  Vicaire  en  1516,  il  fut  confirmé 
dans  sa  dignité  et  désigné  comme  Ministre  de  la  Province  de  Danemarck. 

ï)  Il  fut  ministre  Provincial  de  1528  à  1531. 

2)  En  1531. 

')  Le  reste  manque. 

*)  Le  5  février  1521. 


—  67  — 

assassiné  depuis  à  Ystadt',  prouva  clairement  que  les  vœux  et  les  règles 
monastiques  étaient  fondés  sur  les  divines  Ecritures.  Jean  Hemmingsdyng 
ne  cessa  de  l'écouter,  afin  de  le  surprendre  dans  ses  paroles,  comme  les 
Scribes  et  les  Pharisiens  avaient  fait  à  l'égard  de  Jésus-Christ.  Ce  discours 
mit  Hemmingsdyng  dans  une  telle  colère  qu'il  travailla  aussitôt  à  exciter 
le  peuple  contre  les  religieux,  et  se  rendant  ensuite  à  l'Eglise  paroissiale, 
il  y  déclara  qu'il  ne  prêcherait  plus,  si  l'on  n'interdisait  pas  aux  Eran- 
ciscains  la  prédication  et  la  célébration  de  la  messe.  Toutefois,  comme 
c'était  justement  le  moment  où  se  disait  la  grand'messe,  on  résolut  de 
remettre  l'opération  à  une  autre  circonstance.  Dans  l'après-midi  de  ce 
même  jour  les  bourgmestres,  accompagnés  des  conseillers,  du  comoiandant 
de  la  ville  et  d'autres  Luthériens,  allèrent  au  couvent,  enlevèrent  les  ca- 
lices et  abattirent  presque  tous  les  autels;  ils  prirent  de  même  les  livres 
du  chœur,  ainsi  que  tous  ceux  de  la  Bibliothèque,  et  les  enfermèrent 
dans  la  sacristie,  dont  le  commandant  emporta  les  clefs. 

Dès  ce  jour  là  il  fut  également  interdit  aux  religieux  de  sonner  l'office, 
et  tout  cela  à  l'instigation  du  prédicant  et  à  l'insu  de  l'autorité  suprême. 
Sur  ces  entrefaites  les  religieux  obtinrent  l'autorisation  de  rester  au  cou- 
vent jusqu'à  ce  que  les  provisions  en  fussent  consommées;  et  afin  d'em- 
pêcher que  tous  partissent  en  même  temps,  Holger  Gregorsen  convoqua 
au  couvent  les  bourgmestres  et  les  conseillers ,  qui  décidèrent  que  six  des 
Erères  Mineurs  y  resteraient.  Cette  concession  toutefois  ne  fut  faite  qu'à 
la  condition  qu'ils  ne  célébreraient  plus  la  messe,  qu'ils  renonceraient  à  la 
prédication,  qu'ils  cesseraient  d'aller  quêter,  qu'ils  ne  sortiraient  point 
sans  la  permission  expresse  du  Bourgmestre,  qu'ils  n'exhorteraient  per- 
sonne à  persévérer  dans  l'antique  foi  et  qu'ils  s'abstiendraient  de  confesser. 
En  conséquence,  le  P.  Sévérin  Jacobsen,  ayant  confessé  deux  fidèles  pen- 
dant le  carême,  il  fut  aussitôt  expulsé  du  couvent  avec  tous  les  autres 
religieux;  cette  expulsion  s'accomplit  en  1531,  dans  la  semaine  du  qua- 
trième dimanche  du  carême. 

C'est  ici  le  lieu  de  remarquer  que  les  documents  relatifs  au  mode  du 
gouvernement  des  Erères  Mineurs,  revêtus  du  sceau  du  gardien  et  du  cou- 
vent, furent  déposés  à  Roeskilde. 

On  vendit  encore  ou  l'on  enleva  du  couvent  de  Halmstadt  les  objets 
suivants,  qu'on  avait  pourtant  promis  de  restituer. 

Gérard  Olsen,  bourgmestre  de  la  ville  de  Halmstadt,  acheta  un  calice 
d'argent  doré,  au  paiement  duquel  avait  contribué  son  père  Alaf  Perdersen. 
Ce  calice  ne  fut  pas  enregistré,  parce  que  la  mère  d'Olsen,  encore  vi- 
vante à  cette  époque ,  en  demanda  la  restitution ,  attendu  qu'il  ne  servait 
plus  au  culte  divin  en  vue  duquel  il  avait  été  donné. 

^)  Comme  nous  le  verrons  plus  tard. 


^  GS  — 

Le  même  Gérard  Olsen  se  mit  en  possession  d'une  maison  au  sud  de 
celle  que  le  P.  Laurent  Bvltzman  avait,  étant  gardien,  achetée  soixante 
marcs.  Il  réclama  cette  maison  au  lieu  et  place  d'une  autre  moins  grande 
qu'une  de  ses  sœurs  avait  dans  le  temps  donnée  au  couvent  de  Halmstadt, 

Nicolas  Skriver,  commandant  de  la  ville  de  Ilalmstadt ,  acheta  de  Jon 
Styng  un  vase  de  cuivre,  que  le  gardien  lui  avait  remis  e;i  nantissement 
d'une  somme  de  quinze  marcs,  mais  qui  en  valait  bien  vingt.  11  ne  lui  vint 
point  non  plus  en  pensée  de  le  faire  enregistrer. 

Jean  Bagge  se  mit  en  possession  d'une  maison  au  nord  de  celle  dont 
Nicolas  Triksen,  ancien  habitant  de  Halmstadt,  nous  avait  légué  sa  co- 
propriété, en  ne  nous  attribuant  toutefois  la  libre  jouissance  qu'à  la  mort 
de  sa  femme.  Mais  les  deux  époux  étaient  morts  au  temps  de  l'expulsion. 

Holger  Gregersen  s'empara  de  quatre  grandes  tables ,  sans  rien  donner 
en  compensation ,  et  en  outre  ,  de  trois  grandes  scies ,  qu'il  promit  de  ren- 
dre en -temps  et  lieu. 

A  la  demande  du  gardien ,  Mathias  Matthiaesen ,  il  prit  encore  sous  sa 
protection  une  petite  chapelle  avec  une  maison  que  le  couvent  avait  fait 
bâtir  à  Skanoer. 

Il  acheta  du  couvent  vingt  arbres,  de  IS  palmes  de  hauteur,  trois  tables 
et  douze  arbres  hauts,  deux  de  13  palmes,  cinq  de  IG  palmes,  et  cinq 
autres  de  20.  Pour  tout  cela  les  religieux  reçurent  4  barils  de  seigle, 
5  de  blé  de  Turquie,  et  5  d'avoine.  De  plus,  lorsqu'ils  furent  expulsés, 
Holger  Gregersen  leur  donna  de  13  à  14  marcs.  Sa  femme  accepta  en- 
suite en  dépôt  une  petite  horloge  qu'elle  promit  de  restituer,  s'il  arrivait 
que  les  religieux  reprissent  un  jour  possession  du  couvent. 

Le  même  Holger  se  fit  encore  céder  par  le  Pr.  Ziger  un  grand  coussin 
de  plumes,  que  le  commandant  lui  accorda,  en  lui  faisant  souscrire  par 
écrit  la  promesse  de  le  rendre  en  temps  opportun.  Le  même  Holger  eut 
encore  une  plaque  de  métal. 

Enfin,  le  prédicant  Jesper,  ex-religieux  de  l'ordre,  hérétique  endurci, 
obtint  une  grande  Concordance  de  la  Bible  avec  gravures,  que  le  comman- 
dant de  la  ville  lui  laissa  prendre ,  en  lui  faisant  promettre  de  la  rendre  ; 
et  en  outre  un  grand  coussin  aussi  de  l'agrément  du  dit  commandant. 

Voilà  tout  ce  que  nous  savons  du  couvent  de  Halmstadt. 

{La  fi/i  à  la  prochaine  livraison). 


AMALES    DES    MISSIOIVS    FRANCISCAINES. 

PEEMIÈEE   PAETIE. 

HISTOII^E    A]>^ciEisrisrE. 


TAETAEIE  ET  CHINE. 

MERVEILLEUX  DÉVELOPPEMENT  DES   MISSIONS  FRANCISCAINES  CHEZ 
LES  MONGOLS  DE  LA  TARTARIE  JUSQU^A  LA  CHINE. 

Pour  reprendre  Thistoire  des  Missions  Franciscaines  parmi  les 
Tartares,  il  faut  maintenant  que  nous  revenions  à  ^empereur 
Mangù-Khan,  que  nous  avons  précédemment  vu  accueillir  avec 
tant  de  bienveillance  dans  sa  tente  le  P.  Guillaume  Eubriquis 
avec  son  compagnon  le  P.  Barthélémy  de  Crémone^,  qui  ne  vou- 
lant plus  traverser  de  nouveau  le  désert  continua  à  évangéliser 
ces  régions.  Or  Maugii-Khan  avait  réglé  de  la  manière  suivante 
le  gouvernement  de  ses  imm.enses  Etats  ^  ou  plutôt  de  ses  vastes 
conquêtes.  Il  avait  donné  toute  la  Tartarie  Orientale,  avec  quel- 
ques provinces  de  la  Chine,  à  son  frère  Kublai;  les  pays  du 
Gibon  jusqu'à  la  Chine  à  Ilwadi  et  à  Massoud;  le  Korassan, 
rindostan,  la  Perse  et  toutes  les  provinces  enlevées  aux  Musul- 
mans jusqu'à  la  Syrie  et  l'Asie  mineure,  à  Argoun  Agà;  puis,  il 
chargea  Holitay  de  subjuguer  le  Thibet,  et  ce  général  mit  en 
effet  tout  à  feu  et  à  sang,  rasant  jusqu'au  sol  les  villes  et  les 
châteaux. 

Sans  perdre  jamais  de  vue  les  Missionnaires  Eranciscains ,  qui 
suivent  les  Tartares  dans  leurs  excursions,  jetons  encore  les  yeux 
en  arrière  sur  ces  mystérieux  et  terribles  instruments  de  la  Pro- 
vidence divine  jusque  dans  les  régions  sans  bornes  de  la  Chine. 
Là,  tandis  que  Kublai  en  effectuait  la  conquête,  Mangù-Khan 
employait,  de  son  côté,  pour  se  l'assurer,  tous  les  moyens  de 
gouvernement  et  toutes  les  mesures  propres  à  lui  concilier  l'affec- 
tion des  habitants  :  ainsi  il  construisit  et  approvisionna  des  maga- 
sins de  vivres,  il  releva  les  murs  de  plusieurs  villes,  il  défendit 

*)  Voir  la  deuxième  livraison  de  la  deuxième  année  des  Annales. 

7 


—  70  — 

aux  soldats  de  causer  le  moindre  dommage  aux  campagnes,  et  de 
plus,  donnant  Texemple  d'un  rare  esprit  de  justice,  il  indemnisa 
les  victimes  des  ravages  qu'il  n/ avait  pu  empêcher.  A  cet  égard 
il  poussa  la  rigueur  juscju'à  punir  de  mort  plusieurs  officiers 
supérieurs  qui  avaient  osé  enfreindre  ses  ordres.  Mangù-Klian 
n'épargna  même  point  le  châtiment  à  son  propre  fils,  rien  que 
parce  qu'il  avait  dans  une  chasse  traversé  quelques  champs  culti- 
vés. Comme  ensuite  la  ville  de  Karakorum  lui  paraissait  trop 
petite,  il  fonda  en  1256  celle  de  Kai-ping-Fou,  qu'il  peupla  de 
chinois  et  de  mongols.  Le  territoire  de  cette  nouvelle  ville  était 
plus  voisin  de  la  Chine,  dont  la  situation  était  d'ailleurs  plus 
favorable  à  la  pêche,  à  la  chasse  et  aux  assemblées  générales. 
Enfin,  quand  il  eut  établi  l'ordre  dans  toutes  les  affaires  de  la 
Tartarie,  et  en  eut  confié  le  commandement  à  son  frère  Arig- 
Bouga,  impatient  d'achever  la  conquête  commencée,  il  bannit  la 
dynastie  impériale  des  Song  et  se  mit  en  marche  pour  rejoindre 
Kublai  (1257).  Il  faut  remarquer  à  ce  sujet  que,  par  un  de  ces 
caprices  familiers  aux  rois  barbares,  il  avait  dépouillé  ce  dernier 
de  l'autorité  dont  il  l'avait  précédemment  revêtu,  parce  que  quel- 
ques malveillants  le  lui  avaient  rendu  suspect,  comme  se  faisant 
trop  aimer  et  estimer  des  Chinois.  Kublai,  à  la  vérité,  conçut 
d'abord  le  dessein  de  repousser  cette  injustice  par  les  armes; 
mais,  suivant  le  prudent  conseil  que  lui  donnait  son  ministre 
Yao-Chou,  il  préféra  se  présenter  seul  et  sans  gardes  devant 
l'empereur  son  frère  à  Chen-si,  où  il  se  jeta  à  ses  pieds,  lui 
offrant  ses  femmes,  ses  fils,  ses  biens,  et  jusqu'à  sa  propre  vie. 
Par  cette  attitude  si  humble  et  si  affectueuse,  il  toucha  tellement 
le  cœur  de  Mangu-Khan,  que  celui-ci,  le  relevant  de  terre  et 
l'embrassant  avec  des  larmes  de  tendresse,  non-seulement  lui 
rendit  sa  première  confiance ,  mais  le  mit  à  la  tête  de  troupes 
plus  nombreuses  que  jamais,  pour  qu'il  entreprît  de  nouvelles 
conquêtes.  En  même  temps  il  voulait  s'avancer  lui-même  d'un 
autre  côté  avec  trois  autres  corps  d'armée;  mais  au  milieu  des 
brillants  succès  qui  couronnaient  sa  valeur,  il  fut  blessé  à  mort 
dans  l'attaque  d'une  ville  le  10  août  1259,  dans  la  neuvième 
année  de  son  règne,  et  la  cinquante-deuxième  de  son  àge\ 
Kublai,  proclamé  empereur  des  Mogols  dans  une  assemblée  de 
la  nation,  eut  donc  à  lui  succéder  au  trône  en  1261.  Les  Mon- 
')  Biogr.  universelle^  toni.  XXVI,  art.  Mangù. 


—  71  — 

gols  se  trouvaient  alors  maîtres  de  Pékin  et  de  toute  la  partie 
septentrionale  de  la  Chine,  qu'ils  avaient  enlevée  aux  Kin, 
autre  branche  de  Tartares  orientaux,  dont  les  mandchous  d'au- 
jourd'hui tirent  leur  première  origine.  Cependant  les  empereurs 
de  la  dynastie  des  Song,  chassés  des  provinces  du  îsord  par  les 
Kin,  s'étaieut  retirés  dans  les  provinces  du  Sud  au-delà  du  Kiang, 
où  ils  avaient  fixé  leur  résidence  à  Kanking. 

Dans  cette  'situation,  il  était  naturel  que  Kublai,  fort  de 
toute  la  puissance  des  Mongols,  et  déjà  possesseur  de  la  moitié 
de  la  Chine,  travaillât  à  renverser  la  dynastie  de  ses  rivaux 
jusque  dans  leur  dernier  asile.  Pourtant  ce  n'est  point  là  ce 
qu'il  désirait,  et  cela  est  si  vrai  qu'il  leur  offrit  plusieurs  fois  la 
paix,  à  la  seule  condition  qu'ils  lui  payassent  un  léger  tribut 
et  se  reconnussent  dépendants  de  la  puissance  Mongole,  comme 
tant  d'autres  royaumes.  Mais  il  semblait  que  les  derniers  empe- 
reurs de  cette  dynastie  des  Song,  princes  faibles  et  dominés  par 
des  ministres  aussi  incapables  que  présomptueux,  cherchassent 
eux-mêmes  toutes  les  occasions  d'irriter  leur  redoutable  anta- 
goniste; ils  allèrent  jusqa'à  faire  arrêter  et  retenir  longtemps 
en  prison  un  de  ses  amlDassadeurs ,  et  jusqu'à  en  assassiner  un 
autre.  De  pareils  outrages  finirent  par  porter  Kublai  à  la  ven- 
geance. En  conséquence,  il  donna  ordre  à  ses  généraux  en  1267 
de  franchir  le  Kiang,  et  d'envahir  les  dernières  parties  de  l'an- 
tique empire  chinois  que  possédaient  encore  les  Song.  Ces  va- 
leureux chefs  pénétrèrent  donc  par  divers  points  dans  les 
provinces  méridionales  avec  une  armée  considérable,  et  y  rem- 
portèrent partout  victoire  sur  victoire,  nonobstant  la  vigoureuse 
résistance  des  gouverneurs  des  places  fortes  et  de  la  plupart  des 
généraux  chinois  à  la  tête  de  leurs  soldats,  j^éanmoins  cette 
guerre  dura  plus  de  doQze  ans,  et  les  Chinois  s'y  immortalisè- 
rent par  maints  traits  sublimes  de  courage  et  de  fidélité  à  leurs 
anciens  maîtres.  Mais  ils  finirent  par  succomber,  lorsque  les 
Mongols  se  furent  emparés  de  la  capitale  des  Song  et  y  eurent 
fait  prisonniers  l'empereur  lui-même,  le  jeune  Kong-Song,  enfant 
à  peine  âgé  de  sept  ans,  ainsi  que  l'impératrice  régnante  sa 
mère  et  tous  les  dignitaires  de  la  cour.  Les  captifs  furent  trans- 
portés à  Pékin,  où,  il  faut  le  reconnaître,  le  monarque  tartare 
les  accueillit  avec  les  égards  délicats  que  mérite  le  malheur. 
Cependant  la  jalousie  ombrageuse  du  conquérant  lui  fit  condam- 


—  Tô- 
lier le  pauvre  enfant  à  aller . mourir  dans  le  désert  de  Cobi,  et 
quant  aux  deux  frères  du  jeune  prince,  qu'une  troupe  de  Chinois 
iidèles,  qui  soutenaient  encore  par  les  armes  la  cause  des  Jlls  dio 
ciel,  avait  enlevés  à  temps  de  la  capitale,  et  menés  au  loin  dans 
les  régions  de  la  mer,  ils  ne  purent  empêcher  que  la  dynastie  des 
Song  ne  périt,  car  elle  périt  dans  les  flammes!  Ainsi  s'écroula 
définitivement  la  domination  chinoise,  après  avoir  duré  quatre 
mille  ans  sous  plus  de  dix-neuf  dynasties,  et  leur  empire  tomba 
pour  la  première  fois  en  des  mains  étrangères.  Les  Chinois  n'a- 
vaient ni  assez  de  patience  pour  supporter,  ni  assez  d'énergie 
pour  repousser  ce  pouvoir  usurpateur;  mais  quand  toute  la  résis- 
tance qu'ils  essayèrent  d'opposer  aux  légions  de  Kublai,  guidées 
par  le  brave  Pe-yen,  devint  inutile,  quand  beaucoup  de  gouver- 
neurs et  d'officiers  de  l'ancien  gouvernement  se  furent  donné  la 
mort,  et  que  plusieurs  commandants  de  places  se  furent  ensevelis 
avec  leurs  familles  sous  les  ruines  des  murs  qu'ils  défendaient, 
les  Chinois  finirent  par  perdre  courage,  et  se  résignèrent  à  céder 
à  la  force. 

Kublai,  alors  maître  de  la  Chine  entière,  prit  le  nom  de  Chi- 
Tsou,  et  songea  à  de  nouvelles  conquêtes.  Il  voulut  parmi  elles 
compter  celle  du  Japon;  mais  sa  flotte,  forte  de  plus  de  cent 
mille  hommes,  battue  par  des  vents  furieux  et  d'horribles  tem- 
pêtes, ne  put  même  point  aborder  au  rivage  du  pays  qu'il  se 
promettait  d'assujettir.  Loin  de  là;  caries  troupes  japonaises  tra- 
versèrent le  détroit,  poursuivirent  les  envahisseurs,  et  tuèrent 
ou  firent  prisonniers  nombre  de  Mongols  et  de  Chinois.  L^entre- 
prise  tentée  dans  le  royaume  de  Pegu  fut  plus  heureuse  :  les 
généraux  de  Kublai  le  subjuguèrent  entièrement,  presque  sans 
coup  férir.  Ils  réussirent  également  dans  d'autres  expéditions 
faites  dans  les  mers  du  sud  et  conquirent  à  leur  maître  plus  de 
dix  grandes  îles  indépendantes,  entre  autres,  celle  de  Sumatra. 
Il  est  certain  que  jamais  prince  n'a  régné  sur  des  Etats  aussi 
vastes,  et  commandé  à  tant  de  peuples.  En  effet,  l'empire  de 
Kublai  ou  Chi-Tsou  comprenait  la  Chine,  la  Tartarie  Chinoise,  le 
Pegu,  le  Thibet,  le  Tonquin,  la  Cochinchine,  outre  les  royau- 
mes contigus  à  la  Chine  du  côté  du  couchant  et  du  midi,  puis  le 
Leatong  et  la  Corée  au  nord,  qui  reconnaissaient  aussi  leur  dépen- 
dance, en  envoyant  des  soldats  à  l'armée,  et  de  l'argent  au  trésor 
du  souverain  mongol.  Tous  les  princes  de  sa  famille,  qui  régnaient 


en  Perse,  en  AssjTie,  dans  le  Turkestan,  dans  la  grande  et  petite 
Tartarie,  du  Dnieper  jusqu^à  la  mer  du  Japon  et  des  Indes  jus- 
qu\iu  pôle  glacial,  étaient  d^iilleurs  autant  de  lieutenants  ou  de 
vassaux,  qui  lui  payaient  des  tributs  annuels,  comme  à  l^empe- 
reur  de  tous  les  Mongols.  Ni  Alexandre-le-Grand,  ni  les  Romains, 
ni  Tchinghiz-Klian ,  dont  Fon  vante  si  souvent  les  fameuses  et 
immenses  conquêtes,  n'étendirent  leur  domination  sur  des  pa^'s 
si  différents  et  si  nombreux  que  ce  Chi-Tsou ,  potentat  chinois  à 
peine  connu  jusqu'ici,  puisque,  dit  Eolirbacher*,  les  histoires 
modernes  n'en  font  même  point  mention!  Quant  aux  écrivains 
chinois,  ils  en  parlent  dans  un  sens  peu  favorable,  comme  d'un 
conquérant  étranger,  tandis  que  les  Mongols,  au  contraire,  le  con- 
sidèrent à  juste  titre  comme  l'un  de  leurs  souverains  les  plus 
habiles  et  les  plus  illustres.  En  fait  il  a  opéré  de  bien  grandes 
choses  en  Chine,  où  il  se  conduisit  en  prince  équitable,  bienfai- 
sant, sage  et  digne  de  toutes  les  sympathies. 

Nous  nous  bornerons  à  en  citer  un  seul  exemple  que  voici. 
Durant  les  guerres  entreprises  dans  les  provinces  méridionales, 
un  de  ses  généraux  avait  fait  prisonniers  trente  mille  Chinois, 
qu'il  mit  en  vente  comme  esclaves.  Chi-Tsou  les  racheta  tous  lui- 
même  pour  leur  rendre  la  hberté.  Comme  il  aspirait  vivement  à 
la  gloire,  il  ne  cherchait  qu'à  faire  bénir  son  règne  et  à  l'illus- 
trer, en  se  conciliant  le  plus  possible  l'estime  de  ses  sujets  par 
ses  belles  qualités.  C'est  ainsi  que,  rougissant  de  la  grossièreté 
des  Mongols,  il  travailla  à  leur  faire  adopter  les  usages  de  la  civi- 
lisation chinoise.  Loin  de  les  dédaigner,  il  s'appliqua  à  puiser 
dans  les  livres  chinois  les  maximes  de  sagesse  politique,  dont  il 
fit  la  règle  de  son  gouvernement.  Il  accueillait  avec  bienveillance 
les  lettrés  et  les  savants,  sans  regarder  de  quel  pays  ou  de  quelle 
religion  ils  étaient,  et  leur  accordait  toute  sorte  de  privilèges  en 
les  exemptant  de  tributs  et  de  subsides.  Il  institua  le  collège 
des  Hanlin,  le  premier  tribunal  littéraire  qui  ait  existé  en  Chine; 
il  inspira  à  la  multitude  le  gotit  et  l'amour  des  mathématiques 
et  porta  les  esprits  à  s'appliquer  à  l'étude  d'un  nouveau  sys- 
tème ou  d'une  nouvelle  science  astronomique,  toute  différente 
de  celle  qui  avait  auparavant  cours  chez  les  Chinois.  Il  ouvrit 
ensuite  des  écoles  dans  toutes  les  principales  cités  de  l'empire; 
il  voulut  qu'on  traduisit  en  mongol  pour  l'instruction  des  siens 
*)  Histoire  universelle  de  f Eglise,  iiv.  LXXIV. 

7. 


—  Ta- 
tous les  bons  livres  chinois,  ainsi  qu'une  foule  d'autres  ouvrages 
étrangers,  indiens,  persans,  thibétains.  Il  mit  en  honneur  Tagri- 
culture  avec  une  égale  sollicitude;  ainsi,  quand  deux  cents 
Niutches  ou  Tartares  orientaux  vinrent  lui  offrir  du  poisson  de 
leur  pays,  à  la  pcche  duquel  ils  consacraient  tout  leur  temps, 
il  les  fit  accueillir  et  traiter  avec  la  plus  grande  bonté,  leur 
assigna  des  terres  à  cultiver,  leur  fournit  des  bœufs  et  toute 
sorte  d'instruments  rustiques,  les  exhorta  à  s'adonner  au  travail, 
et  les  renvoya  enfin  avec  des  commissaires  chargés  de  procurer 
les  mêmes  secours  à  leurs  compatriotes.  Tout  cela  ne  lui  faisait 
point  négliger  l'industrie  et  le  commerce;  on  le  vit  alors  creu- 
ser des  canaux,  construire  sur  tous  les  chantiers  des  barques 
et  des  navires,  ouvrir  tous  les  ports  aux  étrangers,  en  leur  pro- 
mettant une  liberté  commerciale  absolue.  Aussi  les  marchands 
de  l'Arabie,  de  la  Perse  et  de  l'Inde  abordèrent-ils  bientôt  en 
foule  aux  rivages  du  Po-Kien,  où  commença  à  se  développer 
un  trafic  étonnant  et  tout  nouveau  pour  la  Chine  entière.  Mais 
là  ne  se  bornèrent  pas  les  soins  judicieux  de  Kublai;  il  acheva 
son  œuvre  et  mit  le  comble  à  tant  de  bienfaits  par  la  promul- 
gation d'un  nouveau  code,  au  moyen  duquel  il  soumit  les  Chi- 
nois ù  des  lois  plus  sages  et  plus  humaines  que  celles  que  leur 
avaient  imposées  les  autres  Tartarea^  Tous  les  titres  de  gloire 
que  nous  venons  d'énumérer  paraîtront  assurément  d'autant  plus 
extraordinaires  et  merveilleux  qu'on  les  rencontre  chez  un  prince 
tartare,  et  il  n'est  point,  jusque  dans  les  pays  les  plus  civilisés 
du  monde,  de  monarque  qui  ne  s'en  honorât;  car  il  faut  avouer 
que  les  rois  seraient  plus  respectés  et  plus  aimés  que  ne  le 
montre  l'histoire  en  ceux  qui,  abandonnant  le  timon  des  affaires 
à  des  subalternes,  parfois  à  des  agents  incapables  de  satisfaire 
aux  besoins  des  peuples,  ne  se  préoccupent  pas  d'observer  eux- 
mêmes  les  lois  et  semblent  ne  songer  que  le  moins  possible  aux 
véritables  intérêts,  soit  moraux,  soit  matériels,  de  leurs  sujets. 

Mais  un  point  qui  se  rapporte  plus  directement  à  l'objet  et 
au  genre  de  notre  présent  mémoire,  qui  constitue  vraiment  pour 
Kublai  ou  Chi-Tsou  le  plus  brillant  titre  de  gloire,  c'est  la  sol- 
licitude éclairée  que  ce  monarque  montra  pour  procurer  à  son 
empire  des  avantages  propres  à  l'élever  à  un  état  de  civilisation 
infiniment  supérieur   aux   meilleures  conditions   de   la   barbarie. 

')  Biographie  universelle,  tom.  VIII,  art.  Chi-Tsou. 


—  75  — 

C'est  dans  ce  dessein  qu'il  appela  et  accueillit  près  de  lui,  des 
hommes  choisis  dans  les  pays  policés,  même  les  plus  lointains, 
qu'il  supposait  capables  d'insinuer  peu  à  peu  et  d'inculquer  dans 
l'esprit  grossier  des  Tartares  et  des  Chinois  les  principes,  les 
usages  et  les  traditions  d'une  civilisation  religieuse  et  sociale  plus 
avancée,  sur  laquelle,  du  reste,  quelques  notions  avaient  déjà 
heureusement  pénétré  en  Tartarie,  grâce  aux  allées  et  venues 
des  Missionnaires  Franciscains  dans  ces  contrées,  que  nous 
avons  rapportées  dans  les  précédents  numéros  des  Annales. 

Nous  devons  ici  insistei*  avec  quelques  détails  sur  ce  grand 
dessein  de  Kublai,  d'attirer  dans  ses  Etats  des  hommes  appar- 
tenant à  d'autres  pays  et  à  d'autres  civilisations.  Plus  tard  nous 
ferons  voir,  autant  qu'il  est  en  nous,  qu'il  conçut  probablement 
ces  nobles  projets  après  avoir  personnellement  vu  des  Mission- 
naires ou  entendu  parler  de  leurs  travaux  et  des  disputes  reli- 
gieuses que  soutinrent  en  Tartarie  les  Pères  Laurent  du  Portu- 
gal, Jean  de  Plan-Carpin,  et  surtout  Guillaume  Eubriquis  à 
Karakorum,  dans  une  assemblée  des  grands  de  la  nation,  à 
laquelle  assistaient  des  représentants  de  toutes  les  sectes  reli- 
gieuses qui  vantaient  le  mérite  de  leurs  doctrines.  Il  est  inté- 
ressant de  savoir  que  les  messagers  envoyés  par  Kublai  à  la 
recherche  des  hommes  par  l'influence  desquels  il  se  promettait 
de  civiliser  ses  peuples,  furent  deux  italiens  célèbres,  Nicolas 
et  Maphée  Polo  de  Venise,  auxquels  avait  été  joint  un  mandarin 
chinois  nommé  Gogat.  Maintenant  écoutons  parler  de  ce  fait  si 
important  Marc  Polo,  fils  de  Nicolas,  qui  en  fut  en  partie  témoin, 
et  dont  la  réputation  universelle  nous  dispense  de  nous  étendre 
sur  son  compte. 

//  Lors,  dit-il,  que  messile  Baudouin  était  empereur  de  Con- 
stantinople,  en  l'année  de  FIncarnation  1250,  messire  Nicolas 
Polo,  père  de  messire  Marc  Polo,  et  messire  Maphée,  son  frère, 
hommes  sages  et  avisés,  partirent  de  Venise  avec  leurs  mar- 
chandises et  se  rendirent  en  la  ville  de  Constantinople.  Y  ayant 
demeuré  quelque  temps,  ils  songèrent  pour  leurs  intérêts  à  aller 
ailleurs,  ils  achetèrent  beaucoup  de  joyaux,  montèrent  sar  un 
navire  et  allèrent  en  Sondarne,  où  ils  restèrent  quelque  temps. 
Puis  ils  voyagèrent  par  terre,  et  marchèrent  tant  et  tant  qu'ils 
arrivèrent  à  une  ville  où  résidait  Eorcheam,  seigneur  d'une 
province  de  Tartares.  Ce  seigneur  rendit  de  grands  honneurs  à 


—  7G  — 

messìres  Nicolas  et  Mapliée  et  témoigna  une  grande  joie  de  leur 
arrivée;  quant  ù  eux,  ils  lui  offrirent  tous  les  joyaux  qu'ils 
avaient  apportés.  Borcheam  les  accepta  volontiers,  les  trouva 
fort  à  son  goût,  et  fit  donner  aux  deux  étrangers  des  choses  de 
grande  valeur.  Quand  ils  eurent  été  quelque  temps  dans  ce  pays,  ils 
partirent  et  voyagèrent  tant  et  tant  parterre,  qu^ils  arrivèrent  au 
pays  de  Barella;  mais  ils  ne  purent  s^en  retourner  par  le  chemin 
par  lequel  ils  étaient  venus,  à  cause  de  la  guerre  qui  s'éleva 
entre  Barcha  et  Elau,  souverain  des  Tartares  du  Levant,  et  dans 
laquelle  guerre  Elau  eut  le  dessus.  Les  deux  frères  songèrent  à 
s'avancer  plus  loin  vers  le  Levant,  pour  retourner  ensuite  par 
mer  à  Constantinople.  Ils  partirent  donc  et  se  dirigèrent  vers 
une  ville  appelée  Euciacha;  après  Tavoir  quittée,  ils  passèrent 
le  fleuve  qu'on  nomme  le  Tigre,  qui  est  Fun  des  quatre  fleuves 
sortant  du  Paradis.  Ils  traversèrent  un  désert,  long  de  dix-sept 
journées  de  marche,  où  ils  ne  trouvèrent  ni  villes  ni  châteaux; 
mais  ils  y  rencontrèrent  une  grande  multitude  de  Tartares,  qui 
habitaient  les  champs  avec  leur  bétail.  Quand  ils  eurent  franchi 
ce  désert,  ils  trouvèrent  une  ville  nommée  Baccherà,  une  grande 
et  illustre  ville,  dont  était  roi  un  prince  qui  s'appelait  Barache. 
Cette  ville  était  la  principale  de  la  Perse,  et  les  deux  frères  s'y 
arrêtèrent  trois  ans.  C'est  en  ce  temps  là  qu'y  vint  un  ambas- 
sadeur d'Alavel,  maître  du  Levant,  envoyé  par  Elau  au  souve- 
rain de  tous  les  Tartares  nommé  le  grand  Khan.  Quand  ce 
puissant  personnage  vit  les  deux  frères,  il  s'en  réjouit  vivement, 
il  les  vit  avec  plaisir,  s'entretint  avec  eux  et  leur  dit  :  //  Si 
vous  voulez  me  croire,  vous  acquerrez  de  grands  honneurs  et 
de  grandes  richesses;  car  le  souverain  des  Tartares  n'a  jamais 
vu  aucun  latin,  et  si  vous  voulez  m'accompagner,  je  vous 
mènerai  à  lui  sains  et  saufs;  et  je  vous  assure  qu'il  vous  ren- 
dra de  grands  honneurs,  et  que  vous  tirerez  de  grands  profits 
de  ce  voyage.  «  Quand  les  deux  frères  eurent  entendu  ces  pa- 
roles, ils  résolurent  d'aller  où  il  disait.  Ils  se  mirent  donc  en 
route  et  marchèrent  une  année  entière  par  monts  et  par  vaux, 
avant  d'arriver  au  pays  où  se  trouvait  le  grand  Khan,  Ils  trou- 
vèrent sur  leur  chemin  beaucoup  de  choses  étranges  et  merveil- 
leuses que  ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  raconter.  Quand  les  deux 
frères  arrivèrent,  le  grand  Khan  les  reçut  avec  grand  honneur 
et  grande  fête,  s'enquérant  près  d'eux  de  la  situation  des  latins, 


—  77  — 

et  leur  demandant  comment  Tempereur  maintenait  son  autorité, 
comment  il  faisait  régner  la  justice  dans  ses  Etats,  et  comment 
s^  faisait  la  guerre,  s^y  entretenaient  les  armées  et  s'y  livraient 
les  batailles;  puis,  il  leur  demanda  avec  curiosité  des  dé- 
tails SUR  MESSIRE  LE  PAPE,  ET  SUR  LA  SITUATION  DE  l'ÉGLISE 
ROMAINE,  ET  SUR  LES  ROIS  ET  PRINCES  DU  PAYS.  Lcs  dits  messircs 

Nicolas  et  Maphée  étaient  si  habiles  et  connaissaient  si  bien  la 
langue  tartare  qu'ils  lui  répondirent  convenablement  sur  tous  les 
points.  Quand  ils  eurent  donné  au  grand  Khan  des  détails  sur  la 
situation  des  Latins,  il  parut  s'y  intéresser  vivement,  et  il 

DIT  A  SES  courtisans  Qu'iL  VOULAIT  ENVOYER  DES  AMBASSADEURS 
AU  PAPE  DES  CHRÉTIENS,  ET  IL  PRIA  MESSIRE  NICOLAS  ET  MESSIRE 
MAPHÉE  DE  VOULOIR  BIEN  ÊTRE,  AVEC  UN  DE  SES  COURTISANS, 
SES  AMBASSADEURS  AUPRES  DE  MESSIRE  LE  PAPE.  Et  ils  répondi- 
rent qu'ils  étaient  à  ses  ordres.  Alors  le  grand  Khan  fit  écrire 
ses  lettres,   et  il  mit  dans  son  message  qu'il  priait  le   pape 

DE  lui  envoyer  CENT  HOMMES,  QUI  FUSSENT  INSTRUITS  ET  VERSES 
DANS  LA  LOI  CHRÉTIENNE,  ET  HABILES  CONTROVERSISTES  CAPA- 
BLES DE  LE  CONVAINCRE,  LUI  ET  SON  PEUPLE  ET  TOUS  LES  ADO- 
RATEURS   DES    IDOLES,   ^;?«'.?,    ciihil  U  priait  également  de    lui 

ENVOYER  DE  l' HUILE  DES  LAMPES  QUI  BRULENT  DEVANT  LE  SÉ- 
PULCRE DU  CHRIST  A  JÉRUSALEM.  Ces  instructions  données,  le 
grand  Khan  fit  faire  une  plaque  d'or  sur  laquelle  on  grava  qu'il 
ordonnait  à  tous  les  habitants  de  ses  Etats  chez  lesquels  pas- 
seraient ses  trois  ambassadeurs,  de  leur  procurer  gratuitement 
toutes  les  victuailles  dont  ils  auraient  besoin.  Et  c'est  ainsi  que 
les  choses  se  passèrent  de  province  en  province.  Or,  quand  les 
deux  frères  et  messire  Ghalghatal  (Gogah)  furent  prêts,  ils  pri- 
rent congé  du  souverain,  montèrent  à  cheval  et  se  mirent  en 
route.  Ils  avaient  marché  vingt  jours,  quand  le  Seigneur  tartare 
tomba  malade,  de  sorte  que  messire  Nicolas  et  messire  Maphée 
le  laissèrent  dans  une  ville  et  continuèrent  leur  voyage.  Dans 
tous  les  lieux  où  ils  montraient  la  plaque  d'or,  on  se  conformait 
à  leurs  ordres.  Ils  chevauchèrent  tant  et  tant  qu'ils  arrivèrent  à 
la  Chiazza,  après  deux  ans  de  fatigues  et  de  voyage  par  tous  les 
temps,  et  forcés  parfois  d'attendre  qu'il  fût  possible  de  franchir 
de  grands  fleuves.  Quand  ils  furent  partis  de  la  Chiazza,  ils  se 
rendirent  à  Acre  vers  la  mi-avril,  et  là  ils  apprirent  la  mort  du 
Pape  Clément  IV.  En  conséquence,  ils  allèrent  trouver  un  grand 


—  78  — 

personnage  ecclésiastique  de  Plaisance,  lequel  était  légat  du  Saint 
Siège  dans  les  pays  d'outre-mer  et  portait  le  nom  de  messire 
Thibault,  et  ils  lui  transmirent  le  messa^-e  du  m-and  Khan.  Ledit 
légat  apprit  avec  plaisir  ces  nouvelles  et  leur  conseilla  d'at- 
tendre qu'on  eût  élu  un  pape,  pour  s'acquitter  près  de  lui  de 
leur  mission.  Alors  les  deux  frères  quittèrent  Acre  et  se  rendirent 
à  INègrepont  et  de  î^ègrepont  à  Venise  pour  voir  leur  famille. 
En  arrivant  à  Venise,  messire  îsicolas  trouva  sa  femme  morte,  et 
elle  avait  laissé  un  fils  qui  avait  nom  Marc.  Messire  Nicolas  ne 
Tavait  jamais  vu;  car  cet  enfant  était  né  depuis  son  départ.  Marc 
avait  déjà  quinze  ans,  et  c'est  lui  qui  a  composé  ce  livre. 
Les  deux  frères  restèrent  deux  ans  à  Venise,  attendant  que  l'é- 
lection du  Pape  eût  eu  lieu.  L'ennui  finit  parles  prendre;  ils  s'en 
allèrent  et  se  rendirent  à  Acre,  emmenant  Marc  avec  eux;  puis 
ils  se  rendirent  à  Jérusalem,  afin  de  se  procurer  de  l'huile  des 
lampes  suivant  la  recommandation  du  grand  Khan.  Ils  revinrent 
près  du  légat  à  Acre  et  prirent  congé  de  lui.  Alors  le  légat  leur 
remit  la  lettre  qu'il  adressait  au  grand  Khan  et  dans  laquelle 
il  rendait  témoignage  aux  ambassadeurs  de  ce  qu'ils  avaient  fait. 
(Cependant  leur  mission  n'était  pas  terminée,  parce  que  l'Eglise 
Eomaine  était  encore  sans  Pape.  En  conséquence  les  deux  frères 
partirent  d''Acre  avec  la  lettre  du  légat  et  arrivèrent  à  Lavas. 
Etant  à  Layas,  ils  apprirent  que  le  légat  qu'ils  avaient  laissé  à 
Acre  était  nommé  Pape.  Ce  fut  Grégoire  X  (de  Plaisance).  Sur 
ces  entrefaites,  le  légat  envoya  à  Layas  un  messager  à  la  recherche 
des  deux  frères,  pour  leur  dire  de  retourner  sur  leurs  pas. 
Ceux-ci  retournèrent  sur  leurs  pas  avec  grande  joie  et  montèrent 
une  galère  armée  que  leur  fit  appareiller  le  roi  d'Arménie.  Les  deux 
frères  revinrent  donc  trouver  le  légat.  Quand  ils  allèrent  à  Acre, 
le  Pape  les  appela  en  sa  présence,  les  accueillit  très-honora- 
blement et  très-2:racieusement  et  leur  donna  deux  relis^ieux  du 
monastère  du  Mont-Carmel,  les  plus  savants  qu'il  y  eût  dans 
le  pays  :  l'un  s'appelait  Nicolas  de  Venise  et  l'autre  Guillaume  de 
Tripoli  (ils  appartenaient  à  l'ordre  de  nos  bien-aimés  Erères  Prê- 
cheurs). Ils  devaient  se  rendre  avec  les  deux  frères  près  du  c^rand 
Khan;  le  Pape  leur  donna  des  lettres  et  des  privilèges  et  leur 
expliqua  le  message  dont  il  voulait  qu'ils  se  chargeassent  près 
du  grand  Khan.  Quand  il  eut  donné  sa  bénédiction  aux  ambas- 
sadeurs, c'est-à-dire  aux   deux   religieux,  aux  deux  frères  et  à 


— .  79  — 

Marc,  fils  de  messire  Nicolas,  ils  partirent  d^Acre  et  allèrent  à 
Lavas.  Comme  ils  venaient  d^y  arriver,  mi  prince  nommé  Ben- 
docdaire  (le  fameux  Bibars),  Soudan  de  Babylonien  se  présenta 
dans  la  contrée  avec  une  grande  armée,  en  y  apportant  une  rude 
guerre.  Là-dessus  les  deux  religieux  eurent  peur  d^aller  plus  loin, 
remirent  les  lettres  et  les  privilèges  aux  deux  frères  et  ne  passè- 
rent pas  outre.  Alors  les  deux  frères  allèrent  trouver  le  maître 
du  Temple  [des  Templiers).  Messire  Nicolas  et  messire  Mapliée 
et  Marc,  fils  de  messire  Nicolas,  continuèrent  ensuite  à  marcher 
ensemble,  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  arrivés  là  où  était  le  grand 
Khan  :  c'était  une  ville  du  nom  de  Clemenfu,  ville  fort  grande 
et  fort  opulente.  On  ne  raconte  pas  ici  ce  qu^ils  rencontrèrent 
en  chemin;  on  le  racontera  plus  loin.  Ils  se  fatiguèrent  à  marcher 
pendant  trois  années,  par  le  mauvais  temps  et  à  tiavers  des 
fleuves  si  gros,  soit  en  hiver  soit  en  été,  qu'ils  ne  pouvaient 
point  se  servir  de  leurs  chevaux.  Quand  le  grand  Khan  sut  la 
prochaine  arrivée  des  deux  frères,  il  s'en  réjouit  beaucoup,  et 
il  envoya  à  leur  rencontre,  à  plus  de  quarante  journées  de  mar- 
che, un  exprès,  qui  leur  rendit  toute  sorte  de  services  et  d'hon- 
neurs. Quand  les  deux  frères  et  le  jeune  Marc  eurent  atteint  la 
grande  ville  où  se  trouvait  le  grand  Khan,  ils  se  rendirent  au 
principal  palais,  où  il  était  avec  beaucoup  de  seigneurs,  ils 
s'aa-enouillèrent  devant  lui,  c'est-à-dire  devant  le  s'rand  Khan,  et 
se  prosternèrent  profondément.  Il  les  fit  se  relever  et  demanda 
qu'ils  lui  racontassent  comment  s'était  passé  leur  voyage  et  tout 
ce  qu'ils  avaient  fait  avec  le  Pape.  Les  deux  frères,  avant  com- 
mencé à  tout  rapporter  avec  ordre  et  éloquence,  furent  écoutés 
dans  le  plus  profond  silence.  Ils  remirent  ensuite  au  grand  Khan 
les  lettres  et  les  présents  du  pape  Grégoire.  Tout  cela  fait,  le  grand 
Khan  loua  beaucoup  les  ambassadeurs  de  leur  zèle  et  de  leur 
diligence,  et  recevant  avec  respect  l'huile  de  la  lampe  du 

SÉPULCRE  DE  NOTRE  SEIGNEUR  JESUS-CHRIST,  IL  ORDONNA  qu'ON 
LA    CONSERVAT  AVEC  LE    PLUS  GRAND  HONNEUR  ET  LE  PLUS  GRAND 

RESPECT.  Il  leur  demanda  ensuite  quel  était  le  jeune  homme  qui 
les  accompagnait.  Messire  Nicolas  répondit  :  c'est  votre  serviteur 
et  mon  fils.  —  Qu'il  soit  le  bien  venu,  dit  le  grand  Khan;  il 
me  plait  beaucoup.  Ils  furent  donc  grandement  fêtés,  et  tout  le 
temps  qu'ils  restèrent  à  la  cour,  ils  reçurent  de  tous  les  courti- 
sans mille  marques  d'honneur^.  » 
*)  Milione,  liv.  1,  chap.  IV;  et  Raynaldi,  année  1271,  n'  XX.  Ce  titre  de 


—  80  — 

Tel  est  donc  le  fait  simple  et  naturel,  tel  que  nous  Vsl  retracé 
avec  tant  de  candeur  notre  immortel  Marc  Polo.  Pait  nouveau, 
dit  avec  raison  Rolirbacher,  fait  important,  et  même  d'une  im- 
portance extraordinaire  pour  Tlionncur  de  la  sainte  Eglise  de 
Jésus-Christ,  qu'on  voit  avec  un  mélange  de  douleur  et  de  pitié 
les  historiens  ecclésiastiques  modernes  passer  même  entièrement 
sous  silence'.  Et  cependant  nous  devons  l'ajouter,  ce  fait  présente 
certainement  je  ne  sais  quel  sublime  enchantement  à  quiconque 
éprouve  un  véritable  amour  pour  la  foi  chrétienne,  venue  du  ciel 
pour  faire  renaître  à  une  vie  nouvelle  l'humanité  tout  entière; 
car  le  ciel  semblait  ainsi  venir  merveilleusement  en  aide  à  l'Eglise 
Eomaine  pour  compenser  abondamment  les  pertes  et  les  regrets 
que  lui  causait  la  perfidie  du  schisme  grec.  Misérable  perfidie! 
qui  fermait  à  Eome  les  portes  de  Constantinople  et  de  l'empire 
grec ,  tandis  qu'un  empereur  tartare  lui  ouvrait  les  vastes  royau- 
mes de  la  Chine!  Quant  à  nous,  pour  l'honneur  de  notre  Ordre 
Séraphique,  auquel  nous  avons  consacré  les  humbles  efforts  de 
notre  plume,  nous  devons  remonter  ici  aux  origines  d'un  fait  si 
étonnant  et  si  inouï,  et  en  expliquer,  autant  que  possible,  le  point 
de  départ  et  en  quelque  sorte  la  filiation  ;  car  il  n'arrive  rien  au 
monde  qui  n'ait  été  produit  par  des  causes  naturelles. 

Or,  suivant  les  paroles  de  Polo,  chi-tsou  envoie  du  fond 

DE  LA  CHINE  DES  AMBASSADEURS  AU  PAPE ,  AEIN  DE  LE  PEIEB,  DE 
VOULOIR  BIEN  LUI  ENVOYER  DES  HOMMES  INSTRUITS  ET  VERSES  DANS 
LA  LOI  CHRÉTIENNE,  ET  HABILES    CONTROVERSISTES    POUR   LE  CON- 

milione  (million)  a  été  donné  à  la  relation  de  Polo,  parce  qu'au  moment  où  elle 
vit  le  jour,  elle  fut  considérée  comme  un  tissu  d'exagérations  fabuleuses  par 
ceux  qui  jugent  de  choses  qu'ils  ignorent.  Mais  les  nouvelles  découvertes,  aux- 
quelles cette  relption  a  donné  lieu,  en  ont  plus  tard  confirmé  la  véracité.  Chose 
étonnante,  le  lieutenant  Wood,  de  la  marine  britanique  des  Indes,  qui  a  décou- 
vert les  sources  de  l'Oxus  sur  le  plateau  élevé  de  Pâmer,  a  trouvé  très-exacte 
la  description  de  ces  pays  qu'avait  faite  notre  célèbre  voyageur.  «  Klaproth,  dit 
Cantù ,  préparait  une  édition  de  Marc  Polo ,  avec  des  commentaires  et  la  carte 
détaillée  des  pays  par  lui  visités,  et  devait  la  faire  imprimer  aux  frais  de  la 
société  géographique  de  Paris,  mais  il  ne  put  \-enir  à  bout  de  son  entreprise. 
Il  paraît  probable  que  l'ouvrage  a  d'abord  été  écrit  en  Vénitien,  dialecte  de 
l'auteur;  cependant  le  savant  Spotorno  soutient  que  sa  longue  absence  lui  avait 
fait  oublier  la  longue  de  sa  patrie,  et  que  le  génois  Andalò  del  Negro  l'a  écrit 
en  latin,  surla  relation  de  Polo  lui-même,  il  aurait  ensuite  été  bientôt  traduit 
en  italien  et  en  d'autres  langues.  »  Histowe  vnivcrselle,  tome  XII,  c.  XIV,  note. 
^)  Hislùire  universelle  de  l'Église  catholique,  livre  LXXV. 


—  81  — 

VAINCRE  DE  SON  ERREUR,   LUI  AINSI  QUE  SON  PEUPLE  ET  TOUS  LES 

ADORATEURS  DES  IDOLES,  et  afìo  de  liii  demander  en  même  temps 
de  riiuile  des  lam.pes  qui  brûlent  devant  le  Saint  Sépulcre  à 
Jérusalem,  pour  lequel  il  montre  une  véritable  dévotion.  Eh 
bien  !  tout  cela  ne  prouve-t-il  pas  qu'il  avait  une  parfaite  con- 
naissance de  la  foi  clirétienne,  et  qu'il  en  avait  souvent  entendu 
parler,  tout  comme  de  son  chef,  qui  était  le  Pontife  romain? 
Bien  plus,  il  Taimait  intérieurement;  car  il  confesse  cju'il  se 
trouve,  avec  tous  ses  sujets,  anciens  et  nouveaux,  plongé  dans 
des  erreurs  d'où  elle  seule  pourra  les  tirer;  et  c'est  pourquoi  il 
demande  en  grâce  que  le  Pape  la  procure  à  ses  Etats  par  l'inter- 
médiaire de  courageux  Missionnaires  capables  de  la  faire  triom- 
pher partout.  Ici  l'on  demandera  naturellement  :  où  avait-il 
puisé  ces  notions?  Qui  avait  pénétré  son  esprit  de  ces  idées? 
Qui  lui  avait  inspiré  cette  espèce  d'amour  pour  Jésus-Christ,  et 
de  dévotion  pour  l'huile  des  lampes  de  son  tombeau?  Si  l'on  y 
réfléchit,  on  comprendra  que  c'étaient  là  autant  d'effets  salutaires, 
c'est-à-dire,  d'influences  des  premières  missions  des  Erères  Mi- 
neurs en  Tartarie,  et  ces  influences  nous  rappellent  les  voyages  et 
les  travaux  apostoliques  du  P.  Laurent  du  Portugal,  du  P.  Jean 
de  Plîin-Carpin,  du  P.  Guillaume  Eubriquis,  et  de  tous  les  autres 
Pranciscains  qui  se  répandirent  en  ces  régions,  surtout  en  124S. 
Ces  résultats  furent  vraiment  admirables,  et  l'Ordre  Pranciscain 
peut  à  bon  droit  s'en  applaudir  dans  le  Seigneur. 

En  effet,  que  l'on  songe  un  seul  instant  au  développement  en 
quelque  sorte  dynamique  de  ce  grand  événement,  qui  a  du  se 
produire  comme  nous  allons  le  dire.  De  1240  à  1250,  les  Tartares 
s'avancent  en  conquérants  terribles,  des  parties  les  plus  reculées 
de  l'Asie  jusqu'à  la  Hongrie,  et  menacent  d'extermination  et  de 
mort  l'Occident  tout  entier.  Le  Saint  Pontife  Innocent  lY,  jus- 
tement effrayé  de  l'extrême  détresse  de  la  chrétienté ,  se  déter- 
mine à  envoyer  un  agent  de  la  Providence  divine  plutôt  que 
de  la  politique  humaine,  un  Pranciscain  qu'il  charge  d'une 
mission  qu'on  appellerait  aujourd'hui  diplomatique,  pour  tâcher 
d'arrêter,  s'il  est  possible,  l'impétuosité  de  ces  barbares,  et  les 
incliner  à  des  sentiments  humains  et  pacifiques.  Tout  d'abord  il 
est  vrai  que  ce  messager  fut  reçu  avec  fort  peu  d'égards,  bien 
qu'on  lui  témoignât  un  certain  respect  religieux;  mais  ensuite 
il  obtint  d'être  entendu  de  l'empereur,  et  quelqu'ait  été  le  ré- 

8 


—  82  — 

sultîit  (le  ces  entrevues  et  de  ces  audiences,  le  fait  est  qu^à 
partir  de  ce  moment  la  bannière  de  guerre,  levée  parle  souverain 
Mongol  contre  toutes  les  nations  de  TOccident,  pour  châtier  leurs 
crimes,  se  replia  et  n'osa  plus  se  déployer  à\\i\  pas  en  deçà  des 
frontières  de  la  Hongrie.  IS^ous  voyons,  au  contraire,  Chi-Tsou 
se  retirer  peu  à  peu,  reculer,  et,  changeant  de  dessein,  aller 
annoncer  de  nouvelles  destinées  aux  peuples  du  plus  lointain 
Orient,  c'est-à-dire  de  la  Chine.  Jusque  là  il  n'était  pas  encore 
question,  au  moins  directement,  d'une  mission  évangélique; 
mais  la  seule  apparition  d'un  religieux,  envoyé  par  le  Pape,  chef 
des  chrétiens,  le  langage  et  l'attitude  d'un  homme  simple  et 
pieux  au  milieu  de  ces  hordes  barbares,  durent  nécessairement 
faire  parler  de  lui ,  et  du  Pape ,  et  de  Eome ,  et  de  la  religion  de 
Jésus-Christ,  sinon  dans  la  multitude,  au  moins  certainement 
dans  les  assemblées  des  grands,  auxquels  il  dut  paraître  fort 
étrange  de  voir  leur  maître  renoncer  tout-à-coup  à  son  entre- 
prise. Mais  tandis  que  ce  Franciscain  retournait  près  du  Souve- 
rain Pontife,  heureux  d'avoir  atteint  le  but  qu'il  s'était  proposé  en 
allant  parmi  les  Tartares,  un  de  ses  confrères,  venu  par  un  autre 
chemin,  avait  obtenu  du  grand  Khan  l'autorisation  de  prêcher 
à  ses  peuples  la  religion  catholique.  Le  prince  lui -môme  l'embrassa 
avec  plusieurs  officiers  de  ses  armées,  et  dès  lors  on  voit  les 
fils  de  S*^  François,  pleins  d'une  nouvelle  ardeur,  se  répandre  en 
grand  nombre  dans  ces  vastes  contrées,  obtenir  par  une  faveur 
spéciale  le  droit  d'ériger  des  églises  et  des  couvents,  vivre  non- 
seulement  tranquilles,  mais  vénérés  et  aimés,  à  côté  des  tentes 
des  Tartares ^  Pour  accroître  ces  triomphes  du  Christianisme, 
S^  Louis,  roi  de  France,  obéissant  à  un  ordre  secret  de  la  Pro- 
vidence, songea  à  envoyer  dans  le  même  pays  le  célèbre  P.  Eu- 
briquis,  en  lui  confiant  une  Mission  à  la  fois  politique  et  reli- 
gieuse près  de  l'empereur  Mangù-Khan.  D'un  autre  côté,  les 
discussions  solennelles  que,  sur  les  ordres  du  même  Mangù,  ce 
religieux  soutint  contre  les  Juguriens ,  les  Sarrasins  et  les  Tui- 
niens-,  propageaient,  parait-il,  tellement  la  renommée  de  la  foi 
catholique,  et  de  la  vertu,  de  la  sagesse  de  ses  Ministres  et  de 
ses  Missionnaires  que  les  peuples  ne  pouvaient  point  douter  que 

')  Voir  notre  Histoire  des  missions  Franciscaines^  cliap.  IX,  et  la  première 
livraison  de  la  deuxième  année  des  Annales. 
^)  îbid.  chap.  XIII  et  la  2'  livraison  de  la  2°  année. 


—  83  — 

ce  ne  fût  là  la  vraie  religion.  Puis,  les  ornements  sacrés  que 
Rubriqnis  déploya  solennellement  sous  les  yeux  de  cet  empereur, 
les  vases  au  Saint  Chrême  qu'il  lui  fit  voir,  à  sa  demande ,  en  lui 
en  expliquant  les  mystères,  et  le  baptême  qu'il  conféra  avec 
grande  pompe  à  beaucoup  d'idolâtres  à  Karakorum ,  et  la  messe 
qu'il  célébra,  et  les  confessions  qu'il  entendit,  et  la  communion 
qu'il  administra  publiquement,  tout  cela  dut  sans  doute  déposer 
dans  le  cœur  des  Tartares  les  premiers  germes  de  cette  piété, 
de  cette  dévotion,  que  montre  ensuite  si  liautement  Kublai  on 
Chi-Tsou,  par  le  désir  d'avoir  de  l'huile  des  lampes  qui  brûlent 
devant  le  Saint  Sépulcre  de  Jérusalem.  Et  Cju'on  ne  cherche  pas 
à  diminuer  la  force  de  ces  considérations ,  en  disant  que  Kublai , 
parti  pour  la  conquête  de  la  Chine  dès  1251,  ne  dut  pas  se  trou- 
ver près  de  son  frère  Mangù,  quand  celui-ci  accueillit  et  traita 
le  P.  Piubriquis,  de  telle  sorte  qu'il  ne  put  pas  assister  à  ces 
conférences  et  à  ces  cérémonies  religieuses,  auxquelles  il  fau- 
drait attribuer,  dans  notre  opinion,  l'estime  et  la  sympathie  que 
les  Tartares  conçurent  pour  la  foi  catholique  et  pour  son  chef 
le  Pape,  et  qui  lui  firent  demander  alors  des  Missionnaires  qui 
allassent  évangéliser  la  Chine.  Car,  en  supposant  que  Kublai  ne 
se  soit  pas  trouvé  à  Karakorum  en  ce  temps-là,  il  n'en  est  pas 
moins  certain  qu'il  dut,  à  raison  de  la  grande  nouveauté  du  fait, 
en  entendre  parler  non-seulement  par  son  frère  Mangù-Khan, 
qui  alla  le  rejoindre  à  la  guerre  qu'il  avait  entreprise  contre  le 
Song,  mais  encore  par  une  foule  d'autres  officiers  qui  en  avaient 
été  témoins,  d'autant  plus  que,  si  l'on  en  croit  plusieurs  histo- 
riens, ils  avaient,  eux  aussi,  embrassé  le  Christianisme  avec 
Mangù.  En  efPet,  il  y  a,  dans  la  relation  de  Marc  Polo  c|ue  nous 
avons  citée,  surtout  à  remarquer  deux  choses,  C|ui  donnent  à 
notre  assertion  la  plus  grande  évidence  possible. 

C'est  d'abord  que  Kublai  n'avait  jamais  vu  de  latin,  avant 
que  les  frères  Polo  se  présentassent  à  lui;  et  cependant,  à  peine 
les  eut-il  vus,  qu'il  s'exquit  avec  empressement  de  messiee  le 

PAPE,   et  de  la  situation  DE  l'ÉGLISE    ROMAINE,  ET  DES  ROIS    ET 

DES  PRINCES  DU  PAYS.  Quand  il  eut  appris  de  bonnes  nouvelles, 
IL  EN  MONTRA  UNE  GRANDE  JOIE,  et  il  rcuvoya  sur  le  champ 
les  deux  frères  au  Pontife  Pomain,  en  cjualité  d'ambassadeurs, 
afin  de  contracter  avec  lui  amitié  et  d'en  obtenir  des  Mission- 
naires. Or,   s'il  n'avait  jamais  vu  de  latins,  et  si  néanmoins  il 


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se  montra  si  bien  renseigné  sur  lenr  compte,  sur  la  foi  chré- 
tienne, et  sur  tout  le  reste,  il  faut  nécessairement  en  conclure 
qu'il  avait  puisé  ses  informations  au  foyer  domestique  et  dans  ses 
entretiens  familiers  avec  son  frère  Mangù;  et  ces  épanchements 
intimes,  où  les  deux  princes  se  communiquaient  les  plus  grands 
desseins  de  leur  politique,  en  même  temps  sans  doute  que  leurs 
idées  religieuses,  permettent  de  croire  que  Mangù  d'abord  et 
Kublai  ensuite  se  sont  réellement  convertis  au  Christianisme. 
Dans  tous  les  cas,  Kublai  a  du  recueillir,  d'une  manière  quelcon- 
que,  autour  de  lui,  diverses  notions  sur  la  religion  chrétienne. 

C'est  ensuite  la  portée  des  paroles  du  prince,  demandant  au 
Pape  cent  hommes  instruits  et  versés  dans  la  connaissance  de 
la  loi  chrétienne,  et  habiles  controveesistes ,  qui  pussent  lui 
montrer,  ainsi  qu'à  son  peuple  et  à  tous  les  adorateurs  des  idoles, 
dans  quelles  erreurs  ils  étaient  plongés.  Cependant,  si  l'on  lit 
CENT  (hommes)  à  peine  dans  une  seule  édition  de  la  relation  de 
Marc  Polo,  toutes  les  autres  et  les  plus  acciéditées  portent  cer- 
tains; par  où  Kublai  semble  vouloir  indiquer  assez  clairement, 
soit  qu'il  ne  connaissait  personnellement  jusqu'alors  aucun  latin, 
soit  qu'il  réclamait  non  des  latins  quelconques,  mais  certains 
d'entre  eux,  c'est-à-dire  des  moines,  comme  plus  propres  à  attein- 
dre le  but  qu'il  se  proposait.  Il  voulait  dire  sans  doute  :  certains 
hom:ìies,  que  je  ne  sais  suffisamment  désigner  soîcs  leur  nom xjrojjre, 
mais  qui  sont  d'habiles  contro versistes,  et  qui  réussissent  à 
merveille  dans  les  missions.  Il  n'est  pas  douteux  que  ces  dernières 
paroles  ne  fassent  allusion  aux  conférences  soutenues  avec  tant 
d'honneur  par  le  P.  Ptubriquis  contre  les  Juguriens,  les  Sarrasins 
et  les  Tuiniens,  suivant  l'ordre  et  en  présence  de  Mangù-Klian; 
car  avant  ce  fait  il  n'y  a  pas  la  moindre  trace  de  conférences 
semblables  dans  l'histoire  religieuse  des  Tartares. 

Après  cela,  nous,  membres  de  l'ordre  des  mineurs,  affirmons 
donc  avec  une  sainte  fierté  que  l'événement  si  nouveau ,  si 
important,  si  propre  à  faire  concevoir  de  grandes  espérances  à 
l'Eglise  de  Dieu,  accompli  vers  1270  et  ci-dessus  rapporté, 
c'est-à-dire  que  la  demande  adressée  au  Pape  par  Kublai ,  ou 
Chi-Tsou,  empereur  des  Tartares  de  la  Chine,  par  l'intermédiaire 
de  deux  italiens,  pour  obtenir  de  courageux  Missionnaires  catho- 
liques, disposés  à  aller  éclairer  de  la  lumière  de  l'Evangile  ces 
immenses  régions,  fut  un  des  résultats  les  plus  glorieux  et  les 


—  85  — . 

plus  mémorables  de  l'influence  puissante  et  efficace  qu* exercèrent 
sur  les  Tartares  les  premières  missions  des  Pranciscains.  Il  faut 
attribuer  à  la  même  cause  la  bienveillance  singulière  et  si  affec- 
tueuse que  les  deux  frères  Polo  rencontrèrent  chez  Kublai,  qui 
les  accueillit  certainement  avec  plus  de  distinction  qu'aucun 
Seigneur  de  son  empire,  et  qui,  ne  se  contentant  pas  de  les 
admettre  à  sa  cour,  plaça  en  eux  toute  sa  confiance  pour  les 
affaires  les  plus  délicates.  Grâce  à  cette  opinion  favorable  du 
prince,  que  lui  avaient  inspirée  le  zèle  et  les  vertus  dont  les  Prères 
Mineurs  avaient  fait  preuve  en  ces  lieux,  le  même  !Marc  Polo 
put  y  développer  son  intelligence,  dès  les  premières  années  de 
sa  jeunesse;  il  fut  employé  parle  Souverain  à  d'importantes  am- 
bassades dans  toute  la  Chine,  et  il  y  apprit  tant  de  choses  qu'il 
ne  craignit  point  de  dire  dans  son  livre  :  //  Depuis  que  notre 
Seigneur  Jésus-Christ  a  créé  Adam,  notre  premier  père,  il  n'y  a 
point  d'homme  au  monde,  qui  en  ait  vu  et  exploré  autant  que 
messire  Marc  Polo.  C'est  parce  qu'il  a  vu  et  entendu  de  grandes 
choses  et  de  surprenantes  merveilles ,  qu'il  a  voulu  les  raconter, 
les  publier  et  en  perpétuer  la  mémoire^  //  Yoilà  comment  cet 
écrivain  est  devenu  un  des  hommes  les  plus  étonnants  et  les 
plus  illustres  de  notre  patrie,  et  nous  nous  félicitons  d'avoir 
ici  le  premier  montré  aux  véritables  sages  que  le  souvenir  de 
ce  concitoyen  illustre  se  rattache,  comme  une  pierre  d'attente 
à  un  édifice,  aux  Missions  catholiques  commencées  en  Tartarie 
par  les  fils  de  S^  Prançois. 

')  Voir  le  Milione,  dans  le  préambule  du  livre  1". 


DEUXIÈÎilE  PARTIE. 
HISTOII^E     COJS^TEMPO^^AI:^^E. 


I. 
CHINE. 


Lettre  du  P.  Paul  de  EresoîsAIIA  ,  Ohservcmtin  delà  Province  de  Bologne, 
Missionnaire  Apostolique  en  Chine,  et  observations  dit  Professeur  Zosmn 
Deeossi,  Membre  du  Collège  Medico-chirurgical  de  V  Université  Ro- 
maine etc.  S2ir  les  projrriétés  de  la  plante  chinoise,  nommée  Geu-sen, 
ou  de  lougus  vie. 

:^\oiis  lisions,  il  y  a  peu  de  temps,  dans  un  recueil  d'Ephémé- 
rides  historiques,  des  clétails  qui  nous  parurent  fort  intéressants 
sur  la  vertu  merveilleuse  d'une  certaine  plante,  dite  gen-seu , 
croissant  dans  les  lieux  montueux  de  la  Chine  septentrionale , 
et  au  moyen  de  laquelle  on  parvient  à  assurer  la  longévité  et 
à  ranimer  les  forces  des  moribonds,  au  point  même  de  les  ra- 
mener à  la  vie.  La  chose  nous  semblait  assez  douteuse  et 
suspecte  d'exagération;  néanmoins  nous  nous  sentîmes  la  curiosité 
de  rechercher  Torigine  de  ces  assertions,  et  de  voir  ce  qu'elles 
renfermaient  de  vrai.  îsous  tâchâmes  donc  de  nous  mettre,  au 
moins  indirectement,  en  rapport  avec  des  personnes  qui,  de- 
meurant dans  ces  pays  lointains,  pussent  nous  en  rendre  compte, 
et  le  Reverendissime  Père  Bernardin  de  Montefranco ,  général 
immédiat  des  Mineurs  Obsersrantins,  eut  la  bonté  de  se  prêter 
à  nos  désirs,  en  chargeant  les  missionnaires  résidants  en  ce 
pavs  de  nous  donner  des  renseignements  exacts  sur  Thistoire  de 
ce  vé"-étal.  Or,  voici  ceux  que  nous  avons  pu  recueillir  dans  une 
lettre^  du  P.  Paul  Marie  de  Eresonara,  missionnaire,  qui  fournit 
quelques  détails  sur  ce  médicament. 

Ristoire  naturelle.  —  Le  gen-sen  est  une  plante  herbacée,  qui 
croit  sur  les  cimes  les  plus  élevées  de  la  Mandchourie  (Chine 
septentrionale)  ou  delà  province  du  Nuan-Tum,  suivant  l'appel- 
lation chinoise.  Elle  a  une  tige  presque  nue  qui  se  confond  avec 
les  buissons  voisins,  les  feuilles  petites,  jaunâtres  et  de  la  même 

1)  En  date  à  Tum-ol-con  du  21  juillet  1862. 


—  87  — 

couleur  que  la  racine.  Il  sort  de  cette  plante  des  exlialaison^ 
rafraîcliissantes,  qui  deviennent  très-sensibles  quand  on  s^en 
approche;  elle  est  entourée  d'ossements  de  serpents,  animaux 
qui,  attirés  sans  doute  par  les  senteurs  aromatiques,  homogènes 
et  réparatrices  qu'elle  exhale,  en  recherchent  volontiers  le  voisi- 
nage, et  y  laissent  ensuite  leurs  dépouilles  mortelles.  Cela  peut 
faire  comprendre  combien  il  est  dangereux  de  s'en  approcher;  et 
en  effet,  elles  sont  nombreuses  les  victimes  que  déchire  la  dent  des 
bêtes  féroces,  ou  que  tue  le  venin  des  reptiles,  perfides  gardiens 
qui  défendent  le  gen-sen.  Pour  découvrir  et  cueillir  une  pareille 
plante,  il  faut  se  joindre  à  des  caravanes  organisées,  qui  vont  à 
sa  recherche,  la  nuit,  à  la  clarté  de  la  lune  ou  des  lanternes,  et 
non  le  jour;  car  le  jour,  ses  feuilles  enroulées  se  confondent 
avec  les  racines  et  se  montrent  à  peine,  tandis  qae  l'humidité  de 
la  nuit  les  fait  se  déployer  et  les  rend  bien  apparentes.  Du  reste, 
sans  l'inspection  des  feuilles  et  la  sensation  de  l'air  frais  que  pro- 
duit la  plante,  il  serait  clifhcile  de  la  distinguer  au  milieu  des  buis- 
sons et  des  broussailles  où  elle  pousse.  Cette  difficulté  de  la  décou- 
vrir et  le  danger  évident  de  mort,  auquel  on  s'expose  en  la  cherchant, 
malgré  toutes  les  précautions  imaginables,  donnent  à  la  racine  de 
cette  plante  une  valeur  énorme;  en  effet  chaque  once  de  racine 
coûte  10,  15  et  jusqu'à  20  onces  d'argent.  Al' élévation  extraordi- 
naire du  prix  se  joint  un  autre  obstacle  :  c'est  que  l'empereur  de  la 
Chine  a  depuis  longtemps  interdit  le  cueillage  du  gen-sen,  en 
se  réservant  le  droit  exclusif  d'envoyer  dans  les  endroits  où  il 
pousse  des  travailleurs  exprès,  et  en  punissant  de  peines  sévè- 
res les  contraventions,  l^éanmoins  l'avidité  du  gain  et  la  répu- 
tation de  la  vertu  médicinale  de  cette  plante  portent  certaines 
gens  à  violer  la  défense,  et  quoique  secrètement,  on  trouve  le 
moyen  de  se  procurer  et  de  vendre  la  merveilleuse  panacée.  Il 
faut  noter  d'ailleurs  que  pour  échapper  à  tant  de  périls  et  de 
peines,  et  pour  faciliter  le  commerce  de  la  ^jUnte  de  longue  vie, 
on  a  essayé  de  la  transplanter  et  de  la  propager  dans  des  terrains 
assez  éloignés;  et  après  divers  essais  coûteux,  on  a  reconnu  que 
la  Corée  est  peut-être  le  pays  où  elle  prend  moins  difficilement 
racine,  bien  qu'encore  ce  ne  soit  pas  sans  perdre  de  son  effica- 
cité native.  Cette  dégénérescence  en  diminue  la  valeur,  qui  ne  va 
guère  alors  au-delà  de  six  à  onze  onces  d'argent  et  engage  en 
même  temps  ceux  qui  s'en  servent  à  en  augmenter  la  dose. 


—  SS- 
II. Usage  et  doses,  —  Tout  le  monde,  Chinois  ou  Européens, 
personnes  saines  ou  malades,  adultes  ou  enfants,  peut  se  servir 
de  la  racine  an  ge?? -seri.  Mais  les  Européens,  étant  d'un  tempé- 
rament plus  nerveux,  doivent,  pour  qu'elle  ne  devienne  pas  nui- 
sible, l'employer  à  de  moindres  doses.  Les  personnes  bien  por- 
tantes peuvent  en  prendre  de  trois  à  cinq  grains  par  jour,  en  la 
cuisant  avec  du  lait,  et  alors  la  potion  a  presque  la  saveur  de 
notre  chocolat.  On  la  prend  aussi  ou  cuite  à  l'eau,  ou  en  poudre, 
ou  en  nature.  Les  vieillards  décrépits  ou  près  d'achever  le  cours 
de  leur  vie  recouvrent  leurs  forces  en  usant  de  5  ou  6  grains  de 
cette  racine  par  jour,  et  il  en  est  qui  prolongent  leur  existence 
de  deux  ou  trois  ans.  Il  y  a  pourtant  des  exceptions  aux  effets 
toniques  du  remède,  il  y  a  des  anomalies  qui  dépendent  peut- 
être  de  la  variété  des  constitutions  organiques.  Les  malades, 
déjà  près  de  mourir,  retrouvent  à  l'instant,  par  l'emploi  de  cinq 
ou  six  grains,  une  nouvelle  vigueur  qui  leur  assure  une  pro- 
longation de  vie  de  deux  ou  trois  jours,  prolongation  souvent 
désirable  et  nécessaire  pour  qu'ils  puissent  se  préparer  au 
départ  fatal.  Le  gen-sen  ne  rend  donc  pas  toujours  la  santé  et 
n'agit  pas  toujours  de  même;  condition  fâcheuse  qui  se  mani- 
feste malheureusement  dans  presque  tous  les  remèdes,  même 
les  plus  énergiques.  Du  reste,  ceux  dont  l'organisme  est  sain 
ressentent  plus  facilement  la  vertu  du  remède,  et  profitent  de 
son  action  médicatrice. 

III.  Notions  Vhilologiques.  —  Nous  n'avons  pu  encore  dé- 
couvrir à  quelle  famille  naturelle  ou  espèce  de  plante  appartient 
le  gen-sen  et  nous  en  ignorons  le  véritable  nom  botanique; 
jusqu'ici  toutes  nos  recherches  à  cet  égard  ont  été  inutiles,  et 
nous  n'avons  pas  réussi  à  nous  procurer  un  sujet  qui  nous  per- 
mit de  déterminer  les  caractères  de  la  plante.  D'ailleurs  les  let- 
trés assurent  que  les  deux  signes  chinois  leu-Sen,  bien  interpré- 
tés, expriment  seulement  racine,  étoile,  trois,  selon  les  divers 
modes  de  prononciation. 

IV.  Notions  critiques  et  conclusion.  —  Nous  voici  donc  dans 
une  incertitude  absolue  sur  le  genre  botanique  de  ce  végétal, 
qui,  à  raison  de  sa  valeur  supérieure,  à  poids  égal,  à  celle  de 
l'or,  et  de  ses  propriétés  médicatrices  semblables  au  fluide  vital, 
semblerait  mériter  un  des  premiers  rangs  dans  nos  pharmacies. 
Si  cependant  il  s'agissait  d'en  fixer  rigoureusement,  d'après  l'exa- 


—  S9  — 

i 

men  d'une  saine  critique,  la  vertu  médicinale,  on  ne  devrait  voir 
dans  le  Gen-sen  qu\m  tonique  énergique,  propre  à  réparer  la 
perte  des  forces  naturelles  et  à  prolonger  ainsi  pour  un  temps 
assez  court  une  existence  déjà  presque  épuisée.  Il  servirait  donc 
à  rendre,  instantanément  quoique  temporairement,  au  fluide 
vital  sa  première  énergie,  comme,  au  moment  de  s'éteindre,  une 
flamme  faible  et  déjà  vacillante  jette  un  moment  de  plus  vives 
étincelles.  Mais  ne  possédons-nous  pas  de  puissants  toniques  et 
excitants,  qui  peuvent  produire  à  peu  près  les  mêmes  effets? 
L'électricité,  soit  physique,  soit  animale,  les  vins  généreux, 
l'extrait  Tliébaique,  l'écorce  du  Pérou  ou  le  quinquina,  la  cannelle, 
les  balsamiques,  les  arômes,  les  drogues,  le  camphre,  le  fer,  les 
spiritueux  et  les  essences,  qui  entrent  dans  la  composition  de  tant 
d'Elixirs,  ne  raniment-ils  pas  aussi  les  forces  vitales  et  ne  réveil- 
lent-ils pas  mille  fois  la  vie  chez  des  cadavres  ambulants,  chez  des 
sujets  morts  en  apparence?  D'où  il  semble  qu'on  peut  à  bon 
droit  conclure  qne  le  Gen-seii  n'est  autre  qu'une  plante  aromati- 
que, douée  de  propriétés  toniques  et  stimulantes  d'une  grande 
énergie ,  lesquelles  exercent  peut-être  une  action  beaucoup  plus 
marquée  et  plus  favorable  sur  des  individus  d'un  tempérament 
plus  mou  et  moins  excitable  que  le  nôtre,  tels  que  les  Chinois! 
Cette  action  doit,  en  ranimant  jusqu'à  un  certain  point  la  vita-, 
lite  et  en  réparant  les  forces  déjà  défaillantes,  prolonger  la  vie 
déjà  près  de  finir,  ou  bien  elle  doit,  en  maintenant  les  tissus 
dans  l'état  de  vigueur  nécessaire,  éloigner  les  causes  morbides 
qui  agissent  plus  facilement  dans  la  vieillesse,  et  contribuer 
ainsi,  au  moins  indirectement,  à  la  longévité.  Là  se  borne  toute 
l'eiïicacité  du  Gen-sen,  et  ceci  prouve  à  quelles  préventions  exa- 
gérées on  cède,  quand  on  prétend  présenter  cette  plante  comme 
le  véritable  arhre  de  la  vie, 

Joseph  Deeossi, 
Professeîùr. 


—  90  — 

II. 

LIBAN. 

Tableau  des  Ëcoîes  catholiques  fondées  poîtr  la  conversion  des 
Grecs  à  Merge-8mn ,  au  Libane  et  coopération  de  V Ordre  des 
Franciscains  au  succès  de  ces  écoles. 

Saida  ce  1%  settembre  1862. 

Mon  Très-Eévérend  Pèee  Maucellin, 

Pensant  qu'il  sera  agréable  aux  lecteurs  de  vos  Annales  de 
connaître  les  Ecoles  catlioliques  fondées  au  Liban  pour  la  con- 
version des  Grecs,  j'ai  résolu  de  vous  envoyer  une  copie  de  la 
liste  que  m'a  fait  parvenir  le  Père  Penecli,  de  la  Compagnie  de 
Jésus,  en  y  joignant  la  lettre  dont  cet  excellent  religieux  a  bien 
voulu  l'accompagner;  vous  y  verrez  en  même  temps  comment 
nos  pauvres  confrères  Pranciscains  en  favorisent  le  développe- 
ment, du  mieux  qu'ils  peuvent. 

Je  termine  eu  vous  saluant,  et  j'ai  l'honneur  et  le  plaisir  de 
me  redire. 

Votre  très-dévoué  et  affectionné  Confrère, 

LE  P.  AUGTJSTIX  DE  EuTIGLIAXO, 

Min.   Obs.  de  la  Province  de  Basilicate , 
Miss.  Apost.  et  Supérieur  de  VJiospice  de  Saida. 

Yoici  la  lettre  du  Père  Penecli  : 

Merge-Siun  Gedeide,  ce  11  août  1862. 

Mon  Teès-Eévérend  Père  Président, 

Le  P.  Soragna  me  fait  savoir  que  vous  désirez  avoir  une  note 
indiquant  les  villages  où  sont  établies  nos  Ecoles.  Je  suis  en- 
chanté de  pouvoir  vous  témoigner  quelque  peu  la  reconnaissance 
que  j'ai  dans  le  cœur.  J'aime  aussi  à  espérer  que  vous  voudrez 
bien  venir  de  nouveau  au  secours  de  ces  Ecoles,  si  utiles  et  si 
nécessaires  pour  l'objet  qui  en  a  inspiré  l'institution,  en  abré- 
geant encore  d'un  mois  ou  deux  la  durée  des  Ecoles  de  la  mon- 
tagne que  vous  dirigez.  Cette  économie  de  temps  et  de  pensions 
payées  pendant  deux  mois  aux  maîtres  de  trente  Ecoles  produi- 
rait 3600  piastres,   somme  nécessaire  pour  compléter  les  5980 


^  91  — 

piastres  que  coûtent  annuellement  les  Ecoles;  car  les  3000  pias- 
tres que  vous  leur  allouez  ne  sauraient  seules  suffire  pour  en 
couvrir  les  dépenses  pendant  un  an.  Ayant  pleine  confiance  dans 
votre  zèle  et  dans  votre  discernement,  qui  vous  font  si  bien  com- 
prendre rimportance  de  cette  entreprise  pour  le  retour  des  Grecs 
au  sein  de  TEglise,  je  ne  doute  point  un  instant  que  le  P.  So- 
ragna  ne  m^annonce  que  vous  avez  adhéré  à  cette  seconde  de- 
mande et  que  je  puis  compter  sur  ce  que  j'attends  de  vous.  Je 
vous  en  offre  d'avance  les  plus  vifs  remerciements  et  mes  hum- 
bles respects,   en  me  disant 

Votre  très-affectionné  et  très-dévoué  serviteur, 

L.  Penech,  de  la  C^e  DE  Jésus, 

Missioiinaire  eu  Syrie, 


Tableau  des  Ecoles  étaUies  à  Merge-Siun  pour  les  Grecs  : 

1.    ÉCOLE    DE    GEDEIDE. 

Elle  a,  en  catholiques  et  en  schismatiques,  46  élèves,  et  elle 
en  aura  bientôt  plus  de  130.  La  population  du  village  est  d'envi- 
ron 1400  âmes.  Le  manque  de  place  retarde  l'accroissement  du 
nombre  des  écoliers.  Le  maître  touche  annuellement  1600  pias- 
tres, et  il  écrit  admirablement  en  caractères  arabes.  Il  faudrait 
louer  un  local  pour  l'Ecole.  Le  catéchisme  catholique  de  Bellar- 
min  est  enseigné  avec  grand  soin  indistinctement  à  tous  les 
élèves. 

2.  ÉCOLE    DE    CHOVBEHE. 

On  y  compte  30  élèves  catholiques.  Ce  village  s'est  soumis  à 
l'Eglise  catholique  avec  le  curé,  qui  a  été  nommé  maitre,  bien 
que  le  local  lui  manque  pour  remplir  ses  nouvelles  fonctions. 
Son  traitement  annuel,  comme  maître,  s'élève  à  720  piastres. 

3.  ÉCOLE    DE    DER-MniAS. 

On  y  trouve  40  garçons ,  tant  catholiques  que  schismatiques 
et  protestants;  car  tous  y  accourent,  et  il  ne  faut  chercher  qu'à 
faire  le  bien  en  général.  Le  maître  touche  1080  piastres  de  paie 
annuelle. 

4.  ÉCOLE  d'abel-el-kameh. 

Elle  sert  aux  catholiques  (car  tous  les  habitants  se  sont  sou- 
mis à  l'Eglise  catholique)  et  elle  compte  plus  de  30  élèves;  mais 


—  92  — 

un  local  y  manque  aussi.  Le  maître  est  un  vieux  grec  catholique, 
qui  reçoit  annuellement  720  piastres.  On  trouve  dans  ce  village 
plusieurs  Maronites  extrêmement  pauvres. 

5.    ÉCOLE   DE    BALATE    ET    DE   DÉBIX. 

Elle  compte  20  élèves  catholiques,  outre  les  élèves  schismati- 
ques,  qui  s'y  rendent  de  Debin,  village  voisin.  Le  maître  tou- 
chait 720  piastres  par  an;  mais  il  n'y  en  a  plus  :  il  faudra  donc 
en  trouver  un  autre,  ou  augmenter  le  traitement  jusqu'à  1080 
piastres.  Nous  pensons  à  y  placer  un  maître,  depuis  peu  catholi- 
que, qui  tenait  Fècole  d'Arbaia  :  il  est  capable,  mais  il  exige  un 
bon  traitement. 

6.    ÉCOLE    d'eBLESSAKI. 

IS^ous  y  avons  près  de  50  élèves,  tant  catholiques  que  schis- 
matiques,  et  avec  l'aide  du  ciel  le  nombre  des  élèves  augmentera. 
Là  encore  nous  aurions  besoin  d'un  local.  Le  maître  est  tout 
jeune,  et  comme  les  schismatiques  lui  donnaient  70  piastres  par 
mois,  nous  avons  dû  consentir  à  lui  payer  annuellement  890 
piastres. 

7.    ÉCOLE    DU    KHIAM. 

Il  y  existait  une  école  avec  plus  de  40  garçons  Maronites.  Le 
maître  recevait  720  piastres  par  an.  Maintenant  l'adjonction  des 
écoliers  nouvellement  convertis  nous  forcera  d'augmenter  de  300 
piastres  son  traitement  annuel,  et  de  le  payer  au  môme  taux  que 
le  maître  de  Der-Mimas. 

8.    ÉCOLE    DE    KOLAIAAH. 

Cette  école  compte  plus  de  50  jeunes  Maronites.  On  doit 
ajouter  à  ce  nombre  Cjuelqucs  élèves  nouvellement  catholiques, 
puisque  plusieurs  familles  se  sont  soumises  à  l'Eglise  catholique; 
il  y  a  donc  lieu  de  comprendre  cette  école  dans  le  premier 
tableau. 

Il  faut  remarquer  ici  : 

1°  Que  les  écoles  attireront  à  l'Eglise  catholique  le  reste  des 
schismatiques,  comme  nous  l'attendons  de  la  Providence  divine, 
et  contribueront  à  préserver  les  Maronites  du  mal  plus  grand 
que  pourraient  leur  faire  les  Protestants;  elles  réduiront  même 
ces  derniers  à  quitter  le  territoire  du  Merge-Siun; 

2»  Qu'il  est  nécessaire  de  trouver  un  local  pour  chaque  école, 
pour  parvenir  au  but  et  obtenir  tous  les  résultats  possibles; 


—  os- 
so Bien  qu'on  m^ait  remis  beaucoup  de  livres  à  distribuer  dans 
ces  écoles  et  aux  nouveaux  catholiques,  si  Y  on  considère  que 
chaque  maison  du  village  est  pleine  d'ouvrages  protestants  et 
schismatiques ,  on  comprendra  que  d-autres  livres  me  seraient 
nécessaires,  afin  de  pouvoir  enlever  et  brûler  les  anciens,  comme 
afin  de  pouvoir  en  donner  à  ceux  qui  n'en  ont  pas; 

4*5  Les  schismatiques  laissant  leurs  enfants  dans  une  grande 
ignorance  de  la  doctrine  chrétienne,  môme  pour  les  points  fonda- 
mentaux et  essentiels,  ces  Ecoles  amèneront  à  TEglise  la 
génération  naissante  et  la  formeront  à  la  piété.  C'est  ainsi  qu'on 
verra  disparaître  Tignorance  et  la  froideur  religieuse  et  refleurir 
un  genre  de  vie  vraiment  chrétien; 

50  II  importe  beaucoup  de  faire  attention  au  mouvement  qui 
porte  les  Grecs  vers  le  catholicisme,  de  chercher  par  tous  les 
moyens  à  l'entretenir  et  à  le  favoriser  avec  tout  le  zèle  possible; 
or  le  soin  avec  lequel  les  Missionnaires  secondent  la  marche  des 
Ecoles  parmi  les  populations  fraîchement  catholiques  est  ici  in- 
contestablement le  moyen  le  plus  efficace.  Il  est  à  craindre  que 
si,  par  manque  de  secours  et  de  subsides,  les  Ecoles  ne  sont  pas 
bien  entretenues,  ce  mouvement  ne  se  ralentisse  peu  à  peu,  et 
qu'il  ne  devienne  par  la  même  très-dif6.cile  de  le  ranimer  et 
de  le  faire  renaître. 

Ainsi  s'exprime  le  P.  Eenech.  Le  P.  Augustin  ajoute  ensuite 
ces  paroles  : 

A  peine  eus-je  reçu  cette  note,  que  j'envoyai  à  ces  Ecoles 
pour  environ  800  piastres  de  livres  dont  je  pouvais  disposer.  En 
outre,  indépendamment  des  SOOO  piastres  que  j'ai  fait  parvenir 
et  dont  parle  le  P.  Eenech ,  j'espère  pouvoir  prochainement 
transmettre  d'autres  sommes  pour  venir  en  aide  à  une  œuvre 
si  utile  et  si  sainte. 

Le  p.  Augustin  de  Rutigliaxo, 
Missionn.  Ajoost.  Min.  Ois. 


—  91  — 

ITI. 

TEIPOLI  DE  BAEBAEIE. 

Ihipport  du  P.  Ange  de  Sainte- Agathe,  Mineur  Ohservantin , 
Préfet  de  la  Ilission,  Apostoliciue  à  Trijìoli,  an  Reverendissime 
Père  Baphaël  de  Pontecchio ,  général  des  Franciscains ,  sur 
l'état  de  cette  mission, 

Tripoli,  ce  \%  janvier  1863. 

PtîVÉKENDISSBIE    PÈRE    GÉNÉRAL, 

Je  viens  rendre  brièvement  compte  à  Votre  Paternité  Reve- 
rendissime de  ce  qui  est  arrivé  de  plus  particulier  en  cette  mission 
pendant  Tannée  dernière  (1862). 

Son  état  spirituel  a  été  à  peu  près  le  même  qu'en  1861.  Il  y  a 
eu  cinquante  et  un  enfants  qui,  nés  de  parents  infidèles  et  baptisés 
ù  ^article  de  la  mort,  se  sont  envolés  dans  le  Paradis,  où  ils  prient 
pour  cette  mission  et  pour  le  bien  de  notre  Ordre,  que  vous  gou- 
vernez si  dignement.  Un  jeune  Musulman,  âgé  d'environ  treize 
ans,  a  été  envoyé,  aux  frais  de  la  mission ,  à  notre  collège  de 
Nègres  à  Naples,  où  il  a  déjà  été  baptisé,  suivant  que  me  Fa 
écrit  le  P.  Louis,  Supérieur  de  cette  maison.  A  notre  hôpital, 
nous  avons,  dans  le  cours  de  Tannée  1862,  soigné,  assisté  et 
pourvu  de  remèdes  gratuits,  6523  malades,  tant  indigènes 
qu'étrangers,  la  plupart  Musulmans  et  Israélites.  Parmi  eux  il 
en  est  beaucoup  qui  viennent  d'une  distance  de  quatre  ou  cinq 
jours  de  voyage,  pour  être  soignés  par  les  sœurs  de  S*  Joseph, 
qui  dirigent  notre  hôpital.  Il  est  vrai  que  le  maintien  de  cet 
établissement  absorbe  chaque  année  pour  la  mission  de  Tripoli 
une  somme  considérable,  mais  il  est  très-vrai  aussi  que  c'est  là  le 
meilleur  moyen  d'opérer  du  bien  parmi  ces  malheureux  infidèles. 
Les  étrangers  qui  arrivent  dans  le  pays  et  la  plupart  des  chefs 
Musulmans  viennent  visiter  Thôpital  en  se  montrant  très-satisfaits, 
soit  de  la  manière  dont  il  est  tenu,  soit  de  la  grande  charité 
qu'y  trouvent  également  les  malades,  sans  distinction  de  religion 
ou  de  nationalité.  Il  y  a  peu  de  jours,  une  jeune  fille  de  cette 
ville  prenait  le  saint  habit  des  sœurs  de  S*^  Joseph,  et  les  prin- 
cipales familles  de  Tripoli  assistèrent  à  la  pieuse  cérémonie,  ainsi 
({ue  presque  tout  le  corps  consulaire.  La  mission  entretient  quatr-e 
écoles,  une  pour  les  garçons,  dirigée  par  les  religieux,   et  trois 


pour  les  filles,  dirigées  par  les  fceurs,  au  nopxibre  de  neuf, 
outre  deux  jeunes  institutrices  pauvres,  aux  besoins  desquelles 
subvient  aussi  la  mission.  Au  moi  de  mai  1862  j^ai  établi  un 
Missiounaire  dans  la  ville  de  Derna,  et  le  couvent  de  Bengasi 
pour  les  missionnaires  est  entièrement  achevé;  dans  trois  mo]s 
la  maison  destinée  aux  Sœurs  de  S^  Joseph  sera  également  termi- 
née. J'avoue  qu'au  même  mois  de  mai  j'avais  fait  suspendre  les 
travaux;  mais  l'architecte  m'ayant  écrit  que  de  ce  retard  résul- 
teraient de  graves  dommages  pour  la  mission,  je  dus  contracter 
de  nouvelles  dettes,  afin  d'achever  cette  maison,  et  aussitôt 
après    on    reprendra  la  construction  de  la  nouvelle  église. 

Je  devrais  cette  année  envoyer  quatre  sœurs  à  Bengari,  où  l'on 
en  a  le  plus  grand  besoin  pour  l'éducation  des  jeunes  filles  et 
pour  le  soin  des  malades;  malheureusement,  le  manque  de 
moyens  pécuniaires  m'en  empêchera.  Il  y  a  dans  cette  ville  une 
telle  pénurie  que  non-seulement  elle  y  a  presque  anéanti  le 
commerce,  mais  qu'elle  y  a  rendu  extrêmement  rares  les  denrées 
nécessaires  à  la  vie,  de  sorte  que  la  mission  est  fort  gênée, 
tant  par  la  diminution  notable  de  ses  ressources  que  par  l'urgence 
de  certaines  dépenses.  Il  vous  suffira  de  savoir  que  le  seul  entre- 
tien des  missionnaires  qui  y  résident  a  coûté  en  1862  plus  de 
six  mille  francs. 

Je  profite  de  l'occasion  pour  fciire  observer  à  Yotre  Paternité 
Reverendissime  qu'encore  que  la  conversion  des  Musulmans  de 
cette  Eégence  soit  fort  difficile,  à  cause  de  leur  attachement 
fanatique  au  Coran,  Dieu  daigne  néanmoins  ne  pas  nous  laisser 
privés  d'une  certaine  consolation,  comme  vous  l'avez  vu  plus 
haut;  en  effet  la  mission  jouit  d'une  grande  estime  auprès  des 
sujets  de  toutes  les  nations.  Je  ne  saurais  omettre  de  vous  infor- 
mer que  les  bonnes  sœurs  de  S'^  Joseph,  attachées  à  cette  mission, 
remplissent  leur  rôle  avec  un  zèle  et  une  charité  vraiment  apos- 
toliques, aussi  sont-elles  aimées  de  toute  la  population,  sans  en 
exce]}ter  les  infidèles  Musulmans  eux-mêmes,  ce  qui,  certes, 
promet  d'excellents  fruits  pour  l'avenir.  Je  puis,  du  reste,  vous 
assurer  que  la  mission  ne  laisse  manquer  les  sœurs  de  rien,  et 
qu'elles  sont  très-contentes  de  leur  situation. 

Enfin,  tout  en  vous  exprimant  les  sentiments  de  mon  profond 
respect  et  de  ma  vive  gratitude,  je  prie  ardemment  le  dispen- 
sateur de  tous  les  biens  de  récompenser  votre  zèle  pour  notre 


—  9G  — 

mission;  croyez  qu'elle  ne  cesse  d'adresser  à  Dieu  et  à  la  Vierg-e 
Immaculée  des  vœux  fervents  pour  la  conservation  de  Votre 
Paternité  Reverendissime.  Je  vous  baise  la  main,  je  vous  de- 
mande à  genoux  votre  bénédiction  Séraphique,  et  je  me  dis  de 
Votre  Paternité  Eévérendissime, 

Le  trè&rhumhle y  très-dévoîcé  et  très-reconnaissant 

serviteur  et  subordonné j 

Fu.  Ange  Marie  de  S^^-x^gathe, 

Préfet  Apostolique. 

P.  S.  Le  17  du  présent  mois  on  a  baptisé  et  confirmé  solen- 
nellement dans  notre  église  une  jeune  négresse  d'environ  dix-luiit 
ans  qui  à  d'autres  talents  joint  la  connaissance  de  cinq  lan- 
gues, savoir  l'arabe,  l'italien,  le  français,  l'anglais  et  le  maltais. 


IV. 
PALESTINE. 


Lettre  du  P.  Cyprien  de  Teévise,  Professeur  de  Philosophie  des  Mineiirs 
Observantiiis  à  Venise^  au  Rédacteur  des  Annales  sur  un  événerdent  funeste 
arrivé  eu  nos  Missions  de  Palestine. 

Venise  y  ce  4*  janvier  1863. 

Très-Eévérend  Père, 

En  réponse  à  l'excellente  lettre  par  laquelle  vons  me  deman- 
diez de  vous  communiquer  les  nouvelles  que  je  pourrais  aisément 
me  procurer  sur  nos  missions  chez  les  infidèles,  je  vous  dirai 
que  le  plus  souvent  mes  fréquents  rapports  avec  quelques-uns  de 
nos  Missionnaires  se  réduisent  à  en  recevoir  des  commissions 
auxquelles  je  cherche  à  satisfaire  le  mieux  possible.  Cependant 
notre  confrère  le  P.  Pélix  des  Masi  vient  précisément  de  me 
rapporter  un  fait  fort  remarquable,  dont  il  a  été  témoin  oculaire 
en  Palestine,  pays  qu'il  a  quitté  il  y  a  peu  de  temps. 

Ce  fait  prouve  que  les  infidèles  de  Terre-Sainte  persistent  dans 
leur  rapacité  effrénée  et  dans  leurs  habitudes  sanguinaires;  il 
montre  en  même  temps  à  quel  prix  les  Eranciscains  sont  parve- 
nus depuis  plus  de  six  siècles  à  se  maintenir  en  ces  lieux  à  la 
garde  des  augustes  sanctuaires  de  notre  Eédemption,  comme  les 
seuls  représentants ,  dit  très-bien  un  écrivain  récent,  de  la  civili- 


—  97  — 

saiion  dir  et  tenne  de  V  Occident ,  dans  un  pays  entièrement  livré  et 
la  barbarie! 

C'était  le  7  aoàt  de  Fannée  dernière  (1862).  Une  petite  cara- 
vane de  personnes  qui  avaient  satisfait  leur  dévotion  dans  le  cé- 
lèbre sanctuaire  de  Nazareth,  là  où  le  Verbe  divin  se  revêtit  de 
la  chair  humaine,  Terburn  caro  factum  est,  se  dirigeait  vers 
Jérusalem,  qui  s'en  trouve  à  trois  journées  de  distance.  C'étaient 
trois  religieux  Franciscains,  le  P.  Biaise  de  Toscane,  le  Pr.  Jac- 
ques de  Sicile,  sacristain  du  Saint  Sépulcre,  et  le  Tr.  Fortuné 
de  la  Marche,  boulanger  du  couvent  et  de  l'hospice  S*  Sauveur 
à  Jérusalem,  un  gentilhomme  de  la  B^omagne,  un  chrétien  arabr 
et  un  turc,  ces  deux  derniers  en  qualité  de  Mitcari,  ou  de  con- 
ducteurs de  chevaux.  Ayant  pris  la  route  de  Sannur  (que  plu- 
sieurs prétendent  être  la  fameuse  Béthulie)  et  ayant  passé  à 
Nablos  (l'antique  Sichem),  ils  s'avancèrent  sans  accident  jusqu'au 
delà  de  Siloh;  ils  n'avaient  eu  à  se  plaindre  que  de  la  fatigue 
causée  par  les  montées  et  les  descentes  continuelles  dans  les  mon- 
tagnes, par  des  nuits  blanches,  à  la  belle  étoile,  et  par  mille  au- 
tres incommodités,  suites  inévitables  d'un  voyage  à  travers  ces  ré- 
gions sauvages  et  presque  désertes.  Ils  arrivèrent  ainsi  le  lendemain 
devant  Gabaa,  pauvre  village  turc,  où  ils  résolurent  toutefois  cir 
ne  pas  entrer,  s'arrêtant,  selon  la  coutume  des  pèlerins,  pour  y 
passer  la  nuit,  sous  des  plants  d'oliviers,  d'autant  plus  qu'ils 
eurent  la  chance  de  rencontrer  une  autre  caravane  de  sept  ou 
huit  uuearï,  qui  retournaient  avec  leurs  montures  à  Jérusalem. 
Ils  se  joignirent  donc  à  ces  derniers  suivant  l'usage,  enlevèrent 
leurs  provisions  de  dessus  les  chevaux  pour  prendre  un  frugal 
repas,  puis  s'étendirent  sur  le  sol,  l'un  à  peu  de  distance  de 
l'autre.  Mais  à  peine  s'étaient-ils  endormis,  qu'une  troupe  de 
Bédouins  à  cheval  et  armés  de  lances  apparut  tout-à-coup,  et, 
ayant  découvert  la  petite  caravane,  s'élança  sur  elle  pour  la  pil- 
ler. Le  premier  qu'ils  frappèrent  fut  le  Fr.  Fortuné,  qui  reposait 
un  peu  à  l'écart  des  autres  et  qui  reçut  sur  la  tête  un  terrible 
coup  de  bâton.  Il  avait  eu  néanmoins  la  force  de  se  lever  et 
d'appeler  au  secours,  quand  un  second  coup  l'étendit  par  terre 
évanoui  et  baigné  dans  son  sang.  Cependant  son  cri  avait  ré- 
veillé ses  compagnons,  qui  furent  aussitôt  debout;  mais  le  tu- 
multe des  assaillants  et  l'obscurité  de  la  nuit  produisirent  une 
confusion  telle  que  les  mucarl  prirent  précipitamment  la  fuite, 

9. 


—  OS  — 

t-andis  que  le  P.  Blaise  recevait  une  profonde  blessure  au  milieu 
du  front  et  que  le  Fr.  Jacques,  atteint  au  crans,  tombait  sur  le 
sol;  le  voyageur  Eomagnol  était  aussi  grièvement  blessé,  et  le 
domestique  chrétien  lui-même  très-maltraité. 

Les  féroces  assaillants  pillèrent  ainsi  tout  le  bagage  des  pèle- 
rins et  les  dépouillèrent  même  des  vêtements  qui  les  couvraient; 
puis  ils  partirent.  Que  pouvaient  alors  faire  les  malheureux,  dans 
une  situation  si  déplorable?  Le  P.  Biaise,  incapable  de  remuer,  fit 
tant  d'instances  qu'il  détermina  le  domestique  chrétien  à  se  rendre 
au  village  voisin,  pour  demander  aide  aux  Turcs.  Ceux-ci,  quoi- 
qu'après  un  peu  de  retard,  allèrent  où  on  les  appelait,  et  furent 
touchés  d'une  telle  compassion  à  la  vue  des  blessés,  que  les  trans- 
portant jusqu'à  la  bourgade,  ils  les  installèrent  dans  une  mosquée, 
et  leur  fournirent  tout  ce  dont  ils  avaient  besoin  pour  se  couvrir. 
Néanmoins  les  religieux  passèrent  le  reste  de  la  nuit  dans  les 
transes  les  plus  cruelles,  et  le  pauvre  frère  Fortuné  surtout,  qui 
ne  pouvait  proférer  une  parole,  poussait  des  gémissements  à 
fendre  le  cœur  de  pitié,  sans  que  ses  compagnons  pussent  lui 
apporter  aucun  secours.  Dès  que  le  jour  parut,  le  P.  Biaise 
s'efforça  d'écrire  de  son  mieux  au  Père,  curé  de  Eamala,  qui 
s'empressa  d'envoyer  immédiatement  un  exprès  au  Reverendissime 
Père  Custode  de  Terre-Sainte,  à  Jérusalem,  afin  de  lui  annoncer 
ce  qui  s'était  passé.  Ce  dernier  chargea  aussitôt  le  Frère  infirmier 
du  couvent  de  se  rendre  sur  le  champ  à  Gabaa,  avec  un  compa- 
gnon, un  janissaire  et  deux  autres  personnes,  munis  de  tout  ce 
qu'il  fallait  pour  panser  et  habiller  les  blessés.  Mais  la  distance 
des  lieux  ne  leur  permit  d'arriver  à  Gabaa  que  le  10,  et  c'est 
alors  seulement  qu'on  put  transporter  sur  une  petite  échelle  le 
pauvre  frère  Fortuné  à  Jérusalem;  il  y  mourut  la  nuit  suivante 
au  milieu  de  souffrances  incroyables  et  dans  un  délire  continuel, 
sans  qu'il  lui  fût  possible  de  proférer  un  seul  mot,  à  cause  des 
blessures  mortelles  qu'il  avait  reçues  à  la  tête. 

Telle  fut  la  fin  de  cet  excellent  religieux,  pleuré,  parce  qu'il 
en  était  tendrement  aimé,  de  tous  ceux  qui  l'ont  connu.  Car, 
outre  le  zèle  avec  lequel  il  servait  les  Lieux-Saints,  il  se  montrait 
infatigable  dans  l'accomplissement  de  ses  devoirs ,  et  c'est  pour- 
quoi les  Pères  de  Terre-Sainte  déplorent  si  amèrement  sa  perte. 
Qu'on  juge  par  cet  événement  de  quelle  sécurité  on  jouit  en 
Palestine;  il  n'est  point  un  étranger  qui  soit  certain  d'y  conserv^er 


—  go- 
la vie.  Aussi  le  consul  de  France,  en  faisant  son  rapport  au 
pacha  de  la  ville,  demanda-t-il  que  le  gouvernement  prit  des 
mesures  pour  atteindre  les  auteurs  d^un  pareil  attentat.  En  con- 
séquence ,  le  pacha  se  hâta  d'envoyer  du  côté  de  Gabaa  un  déta- 
chement de  50  cavaliers,  qui  toutefois  n'ont  rien  fait  jusqu'ici, 
grâce  à  l'incapacité  et  à  l'avarice  de  ceux  que  le  gouvernement 
Turc  prépose  au  maintien  de  l'ordre  public  et  à  l'administration 
de  la  justice  dans  les  provinces. 

Je  crois,  mon  très-Eévérend  Père,  qu'il  pourra  être  utile  de 
publier  cette  relation  dans  vos  Aiinales  des  Missions  Franciscai- 
nes,  et  je  vous  affirme  qu'elle  est  absolument  conforme  à  tout  ce 
que  m'a  raconté  le  témoin  tout  à  fait  digne  de  foi,  que  je  vous  ai 
ci-dessus  nommé.  Elle  concorde,  du  reste,  avec  ce  qu'ont  rap- 
porté les  journaux  les  plus  accrédités  de  Erance. 

Entre-temps ,  veuillez  agréer  l'expression  des  sentiments 
d'estime  avec  lesquels  j'ai  l'honneur  de  me  redire. 

Votre  très-dévoué  serviteur  et  confrère, 
Er.  Cypriex  de  Trévise, 
Min.   OÒS. 


HAUTE  EGYPTE. 

Relation  succincte  du  P.  Venant  de  S  an- Venanzio ,  Min.  Obs. 
Préfet  apostolicpie  dans  la  Haule-Vlgypte ,  au  Père  Raphaël  de 
Pontecchio ,  Ministre  général  de  V  Ordre  des  Franciscains ,  sur 
Véiat  des  Missions  dans  ce  pays. 

Le  Caire ,   15  janvier  1862. 

PvÉVÉREXDISSIME    PÈRE, 

Adonné  depuis  treize  ans  aux  Missions  d'Egypte,  je  crois 
être  à  même  de  vous  faire  à  ce  sujet  un  rapport  exact,  entiè- 
rement conforme  à  la  vérité. 

Or,  notre  mission  de  la  Haute  Egypte  compte  neuf  hospices, 
savoir  :  ceux  du,  Caire,  d'Assiut,  d'Akuin,  de  Tahatta,  de 
Girge,  de  Easciut,  de  Gliine,  de  ]S'igade  et  de  Suez;  outre 
quelques  lieux,  tels  que   Hammas,   Scekzanadin,  Gammula  et 


—  100  — 

Miîiie,  où  la  messe  est  célébrée  par  Tuii  de  nos  Missionnaires 
ou  par  un  prêtre  coplite;  nous  n^y  avons  pas  encore  d'église, 
mais  nous  espérons  pouvoir  y  en  bâtir  prochainement. 

On  trouve  partout  beaucoup  de  coplites,  que  nous  cherchons 
par  tous  les  moyens  à  amener  dans  le  sein  de  notre  sainte 
Eeligion;  mais  leurs  prêtres  les  empêchent  de  sortir  de  Fhé- 
résie  et  de  rentrer  dans  la  véritable  Eglise,  en  les  menaçant  de 
l'excommunication,  dont  ces  pauvres  gens  ont  grand'  peur.  Ce 
qui  ne  contribue  pas  peu  encore  à  les  en  détourner,  c'est  la 
conduite  sCvandaleuse  que  tiennent  ici  les  Européens,  qui  mon- 
trent n'avoir  de  chrétien  que  le  nom.  Aussi,  quand  nous 
obtenons  quelque  conversion,  c'est  le  plus  souvent  dans  des  vil- 
lages éloignés  de  la  ville,  où  le  caractère  de  la  population,  plus 
simple  et  plus  candide,  n'est  point  gâté  par  les  mauvais  exemples 
de  ceux  qui  vivent  comme  s'il  n'y  avait  point  de  Dieu ,  ou  que  la 
religion  fut  une  chose  indifférente. 

Quant  aux  religieux  qui  cultivent  ce  champ,  les  uns  appartien- 
nent à  notre  Ordre,  les  autres  sont  des  prêtres  cophtes  soumis  à 
leur  propre  évêque,  qui  accomplissent  les  actes  du  culte  dans  nos 
églises,  mais  suivant  leur  rite,  auquel  ils  sont  si  attachés  que 
ce  serait  les  rendre  hostiles  au  catholicisme  que  de  vouloir  les  en 
priver.  Jusqu'ici  nous  nous  sommes  appliqués  à  fonder  des  écoles 
dans  ces  villages  où  nous  avons  beaucoup  déjeunes  gens  des  deux 
sexes  à  instruire,  même  parmi  les  hérétiques;  on  y  enseigne  la 
lecture,  l'écriture,  la  langue  arabe  et  le  catéchisme;  on  joint 
pour  les  jeunes  filles  les  ouvrages  à  l'aiguille  les  plus  ordinaires, 
de  sorte  qu'elles  puissent  les  pratiquer  dans  leurs  familles.  Les 
maîtres  et  maîtresses  sont  des  Arabes  que  nous  entretenons  à  nos 
frais,  et  ils  ont  en  vérité  une  rude  besogne;  car  ils  ont  plus  de 
cinq  cent  cinquante  élèves.  Il  y  a  aussi  un  Caire  pour  les  Erancs 
des  écoles  que  fréquentent  des  enfants  de  toutes  les  catégories , 
catholiques,  turcs,  juifs  et  schismatiques  ;  on  voit  que  le  préjugé 
qui  portait  ces  peuples  barbares  à  ne  point  vouloir  communiquer 
avec  les  catholiques  latins  commence  à  se  dissiper,  et  déjà  ils  se 
font,  au  contraire,  gloire  de  ces  rapports. 

C'est  là  certainement  un  effet  de  l'instruction  que  nous  leur 
fournissons  et  nous  le  constatons  avec  une  grande  consolation, 
car  c'est  ainsi  que  notre  sainte  religion  a  obtenu  une  liberté  dont 
elle  n'avait  jamais  joui  dans  le  passé;  c'est  ainsi  que  nous  pouvons 


—  101  — 

tenir  nos  églises  ouvertes  et  exécuter  publiquement  nos  céré- 
monies religieuses,  au  son  des  cloches,  et  avec  cette  pompe 
extérieure  qui  donne  tant  cVéclat  à  notre  culte  et  produit  des 
impressions  si  salutaires  dans  l'esprit  et  dans  le  cœur  des  as- 
sistants. 

Sans  doute,  la  liberté  profite  également  aux  Protestants,  qui 
ne  se  lassent  pas  de  distribuer  des  Bibles  et  d'autres  livres  de 
leur  secte;  mais  je  suis  lieureux  de  le  dire,  ils  n'en  tirent  aucun 
avantage,  car  ils  n'ont  point  jusqu'ici  opéré  une  seule  conver- 
sion, si  ce  n'est  peut-être  celle  de  quelques  misérables  qui  se  sont 
ralliés  à  eux,  afin  d'en  obtenir  un  peu  de  secours  en  argent 
dans  leurs  besoins. 

Au  Caire  ils  cherchent  à  faire  quelques  prosélytes  au  moyen 
de  l'instruction,  et  ils  ont  ouvert  à  cet  effet  une  école  dans  la- 
quelle on  enseigne  l'anglais,  l'arabe  et  même  le  turc,  en  procurant 
gratuitement  aux  élèves  les  livres  nécessaires.  Les  élèves  y  accou- 
rent en  foule,  dans  le  désir  d'apprendre  ces  langues,  mais  à  la 
condition  qu'on  ne  leur  parle  point  religion  :  à  peine  entendent- 
ils  dire  qu'on  ne  doit  point  invoquer  la  Vierge  et  les  Saints, 
auxquels  les  Copiâtes,  aussi  bien  que  les  Arméniens  et  les  Grecs, 
ont  une  grande  dévotion,  ni  pratiquer  la  confession  et  la  commu- 
nion, qu'ils  s'esquivent  et  vont  en  rendre  compte  à  leurs  parents; 
dès  lors  ceux-ci  les  éloignent  pour  toujours  de  l'école  sans  leur 
permettre  d'y  retourner. 

C'est  ici  le  lieu  de  vous  raconter  un  petit  fait  qui  ne  vous 
causera  point  peu  de  plaisir.  Un  ministre  protestant,  voyant  qu'il 
ne  gagnait  rien  à  faire  lire  la  Bible  dans  l'école,  imagina  de 
commencer  à  l'expliquer  sur  la  voie  publique,  et  choisit  à  cet 
effet  la  rue  à'Eslachie,  qui  est  la  plus  fréquentée.  Mais  la  manière 
dont  il  fut  accueilli  le  fit  bientôt  renoncer  à  ses  exphcations;  il 
comprit  que  d'un  moment  à  l'autre  il  pourrait  être  écrasé  d'une 
grêle  de  pierres. 

Quant  à  nous,  Eévérendissime  Père,  nous  avons  bien  à  re- 
mercier le  Seigneur  de  l'affection  que  nous  montrent  soit  les 
infidèles  soit  les  hérétiques.  Aussi  arrive-t-il  souvent  que  quel- 
ques-uns d'entre  eux  embrassent  notre  foi,  et  il  en  est  beaucoup 
qui  viennent  nous  prier  d'intercéder  en  leur  faveur  près  du  Mndir, 
lorsqu'ils  sont  mêlés  à  quelque  affaire  fâcheuse.  En  fait  les  lettres 
de  nos  Missionnaires  de  la  Haute-Egypte  m'informent  qu'il  s'y 


^  102  — 

manifeste  clicz  les  Coplitcs  un  grand  mouvement  vers  la  religion 
catholique,  surtout  du  côté  de  Gamula,  où  l'année  dernière 
nous  avons  obtenu  jusqu'à  quatre- vingt  dix  conversions,  et  où 
toute  la  population  parait  disposée  ù  suivre  cet  exemple.  Ces 
braves  gens  nous  sollicitent  même  de  leur  bâtir  une  église,  et  un 
de  leurs  principaux  personnages,  qui  vient  de  se  convertir,  s'oc- 
cupe, après  nous  avoir  donné  à  cette  fin  le  terrain  convenable,  à 
faire  pétrir  et  cuire  les  briques  dont  l'on  aura  besoin,  et  demande 
à  s'affilier  à  notre  Institut.  Pour  seconder  ces  pieux  désirs,  nous 
avons  chargé  un  bon  vieillard  catholique  d'instruire  les  habitants 
dans  la  foi,  quand  le  soir  ils  reviennent  de  la  campagne,  et  nous 
assignons  à  ce  vieillard  un  salaire  de  dix  francs  par  mois.  En 
même  temps  je  tâche  d'obtenir  de  sa  Hautesse  le  Pacha  le  firman 
sans  lequel  nous  ne  saurions  élever  ni  l'église,  ni  l'hospice  des 
missionnaires;  quand  nous  aurons  réussi  de  ce  côté,  et  que  nous 
trouverons  ce  peuple  suffisamment  instruit,  nous  le  ferons  abjurer. 
Le  village  de  Terne  dans  l'ancienne  Thébaïde  montre  les  mêmes 
dispositions  et  nous  adresse  les  mêmes  demandes;  nous  espérons 
également  le  satisfaire.  Xous  recevrons  en  outre  à  Xogade  l'ab- 
juration de  trois  prêtres  Cophtes,  curés,  qui  n'attendent,  pour 
se  déclarer  catholiques,  que  l'achèvement  de  leur  église,  et  d'être 
placés  sous  la  protection  de  notre  consul  ;  leur  exemple  sera  fort 
efficace  pour  engager  les  habitants  à  rentrer  à  leur  tour  dans  la 
vraie  bergerie  du  Christ.  Prions  donc  le  Seigneur  d'éclairer  assez 
leur  esprit  pour  qu'ils  comprennent  qu'il  n'y  a  point  de  salut  hors 
du  catholicisme. 

Je  finirais  ici  ma  lettre,  si  je  ne  devais  vous  dire  quelques 
mots  de  la  mission  naissante  de  Suez.  La  ville  de  ce  nom  ne  ren- 
ferme que  des  Arabes  infidèles  ou  des  protestants  anglais,  occupés 
aux  travaux  du  percement  de  l'Isthme,  et  à  peine  160  catholiques, 
qui  vont  et  viennent,  suivant  les  exigences  de  leur  besogne;  mais 
il  n'est  pas  douteux  que  Suez  ne  soit  destinée  à  prendre  un  grand 
accroissement,  dès  que  le  canal  sera  terminé.  Nous  avons  donc 
arrangé  de  notre  mieux  une  chapelle  provisoire  suffisant  dans 
une  mission  arabe,  jusqu'à  ce  que  nous  ayons  obtenu  du  gou- 
vernement le  terrain  où  nous  bâtirons  une  belle  église,  assez 
grande  pour  répondre  à  des  besoins  qui  se  feront  bientôt  sentir. 
J'y  ai  logé  un  prêtre  qui,  indépendamment  des  œuvres  de  son 
ministère,  fait  la  classe  à  plus  de  vingt  enfants;  comme  il  ne 


—  103  -^ 

saurait  suffire  à  sa  tache,  je  me  propose  de  lui  eu  acljoiudre 
un  autre,  d^iutant  plus  que  les  catholiques  qui  résideut  eu  cette 
ville  se  montrent  très-empressés  et  très-désireux  d^entendre  la 
parole  des  rehgieux  et  que  bon  nombre  de  protestants  penchent 
visiblement  à  se  soumettre  à  notre  Sainte  Mère  TEglise;  déjà 
plusieurs  d^entre  eux  reçoivent  renseignement  nécessaire  à  cet 
effet. 

Maintenant,  mon  Reverendissime  Père,  je  n'ai  plus  qu'à  mettre 
sous  vos  jeux  dans  un  tableau  ce  que  je  vous  ai  dit  dans  ma 
lettre;   voici  ce  tableau  : 

TahUau  de  la  Mission  Apostolicpie  Franciscaine 
de  la  Haute-Egi/jjte  et  de  Suez. 

Population  :                    Cathohques, 3600. 

Hérétiques, 500,980. 

Infidèles, 300,695. 

CoxvERSioxs  EX  1S62  :  Hérétiques, Sé. 

H                "        n          Infidèles, 3. 

MissioxxAiEES  :                 Tranciscains , 20. 

"                              Prêtres  indigènes,     ....  20. 

Églises, ,     .     •  10. 

Chapelles, 2. 

Écoles, 9, 

Co:M3j:rxioxs  pascales, .     .     .  2500. 

Après  cela,  je  vous  demande  votre  bénédiction  apostolique,  et 
suis  de  Votre  Paternité  Reverendissime  le  très-humble  et  très- 
dévoué  fils  et  subordonné, 

Pr.  Yenaxt  de  s.  Venanzio, 
Préfet  ajrjostolique  de  la  Mission  de  la  Ilaute-Egi/jjte. 


Lettre  du  P.  Joseph  de  San-IIe:iio.  Confesseur  des  Sœurs  Franciscames 
cm  Caire,  au  Rédacteur  des  Annales,  sur  V accroissement  de  ce  riionastère, 
liour  Vavantage  des  Missions  d'Pgypte. 

Au   Grand  Caire,  ce  17  février  1S63. 

Très-PiÉvérexd  Père  Maecellix, 

J'aurais  mille  choses  à  vous  dire  des  avantages  que  nos  reli- 
gieux procurent  par  leurs  travaux  et  leurs  œuvres  aux  chrétiens 


—  101  — 

(le  ces  contrées,  et  non-seulement  ù  ceux  du  rite  latin,  mais 
encore  à  tous  les  autres.  Néanmoins,  comme  je  n^ai  point  le 
temps  de  vous  écrire  longuement,  et  que  je  veux  vous  parler  un 
instant  de  nos  (]larisses,  je  me  contenterai  de  vous  signaler  un 
seul  fait  dont  la  publication  dans  vos  Annales  des  Missions 
Franciscaines  ne  sera  point  sans  utilité. 

Or,  il  y  a  trois  mois  à  peine  qu'un  chrétien  Clialdéen,  domes- 
tique chez  un  ministre  Protestant,  étant  tombé  gravement  malade, 
fut,  dans  ce  triste  état,  jeté  sur  la  rue  par  son  cruel  maître,  et 
cela,  parce  que  le  P.  Maxime  de  Pantasina  lui  avait  administré 
les  Sacrements  de  FEglise,  et  que  Fon  avait  d^ abord  essayé  en 
vain  par  tous  les  moyens  possibles  de  le  gagner  au  Protestan- 
tisme. Averti  de  ce  qui  se  passait,  le  P.  Maxime  courut,  avec 
le  P.  Valentin  de  Yernazza,  curé  et  gardien,  au  secours  de  ce 
malheureux,  et  le  fit  transporter  en  voiture  à  Fhôpital  des  Grecs 
Schismatiques  (auxquels  il  fallut  payer  une  bonne  somme  d'ar- 
gent pour  qu'ils  le  reçussent);  là,  quelques  jours  après,  ce  chré- 
tien soigné  par  nos  religieux,  rendit  sa  belle  âme  à  Dieu. 

Venons  en  maintenant  à  nos  sœurs,  qui,  comme  vous  le  savez, 
se  consacrent  à  renseignement  scolaire  et  religieux  et  apprennent 
les  ouvrages  de  femme  aux  jeunes  filles  de  cette  ville.  Je  suis 
heureux  de  vous  dire  que,  malgré  leur  extrême  pauvreté,  elles 
ont  vu  leur  nombre  s'accroître  de  six  compagnes,  qui,  après 
avoir  satisfait  à  toutes  les  épreuves  prescrites,  ont  été  admises 
à  la  profession  solennelle  dans  Tlnstitut.  Elle  eut  lieu  le  jour 
des  Epousailles  de  S^  Joseph,  au  milieu  d'un  grand  concours 
de  peuple,  qui,  non  accoutumé  à  de  pareils  spectacles  religieux, 
y  assista  avec  une  profonde  émotion,  et  je  suis  sûr  que  cette 
émotion  n'aura  pas  manqué  de  produire  d'excellents  effets  quant 
à  l'édification  du  cœur.  Les  Sœurs  s'appellent  :  Marie  Candide 
de  S*  Pierre  d'Alcantara  ;  Marie  Célestine  de  S^  Antoine  de  Pa- 
doue  (toutes  deux  de  Eerentino,  dans  l'Etat  Pontifical);  Marie 
Mathilde  du  Mont  de  Sion;  Marie  de  la  Conception  du  Saint 
Sépulcre  (toutes  deux  toscanes)  ;  Marie  Thérèse  de  S.  Giuseppe, 
Romaine,  et  Marie  Bona  venture,  de  Erance.  Oh!  qu'il  était 
touchant  de  voir  ces  anges  d'innocence,  avec  une  couronne  de 
fleurs  sur  la  tête,  des  lis  sur  la  poitrine  et  un  cierge  à  la  main, 
se  consacrer  pour  toute  la  vie  à  l'Epoux  Céleste  dans  l'intérêt 
de   la   ieunesse   de   ces    contrées!  Elles    étaient    entourées    de 


—  105  — 

14  pensionnaires,  de  toutes  les  élèves,  de  30  orphelines  et  de 
beaucoup  de  dames  de  la  ville,  parmi  lesquelles  se  trouvaient 
M^^Macio,  femme  du  consul  d'Italie,  M^^'^Yernoni,  M^^  Bruclier, 
]\Xme  Yalmasti  et  d'autres. 

Je  termine  en  vous  disant  que  nous  aussi,  nous  avons  célébré 
un  trîduum  solennel  en  Thonneur  de  nos  saints  mart}-Ts  Japonais, 
par  des  messes  pontiiicales  suivant  les  rites  arménien,  grec  et 
latin ,  en  présence  de  tous  les  catholiques  de  chaque  rite ,  qui  y 
ont  pris  part  avec  grande  édification.  Le  Seigneur  nous  console 
au  milieu  de  tant  de  tribulations  qui  nous  affligent  en  tournant 
nos  yeux  vers  le  Paradis,  et  ces  épreuves  sont  le  chemin  sûr  qui 
y  a  conduit  heureusement  les  saints.  Sur  ce  continuez  à  m' aimer 
et  croyez  moi  toujours. 

Votre  très-afFectionné  confrère 
Er.  Joseph  de  Sax-Eemo 
Min,   Ohs, 


Lettre  du  P.  Erasme  de  Sasso,  miss,  apost.  Mineur  de  la  stricte  Oijser- 
vance ,  au  rédacteîir  des  Annales ,  avec  quelques  détails  sur  la  Mis- 
sion Franciscaine  le  long  de  Visthme  de  Suez. 

Fort-Saïd ,  ce  12  novemhre  1862. 
Mon  teès-révérexd  Père  Marcellin, 

M'étant  rendu,  il  y  a  quelques  jours,  de  cette  nouvelle  rési- 
dence àDamiette,  j'ai  pu  voir  dans  les  livraisons  de  vos  Annalef; 
des  missioiis  Franciscaines  que  vous  aviez  jugé  utile  d'y  publier 
quelques-unes  de  mes  lettres  relatives  aux  deux  voyages  que  j'ai 
faits  le  long  du  désert  et  du  canal  qu'on  construit  à  travers 
l'isthme  de  Suez. 

Cela  m'engage  à  vous  parler  des  circonstances  par  suite 
desquelles  j'ai  fini  par  me  fixer  à  Port-Saïd,  ville  qui  a  surgi 
comme  par  enchantement  sur  nne  étroite  lisière  de  sable,  à 
l'est  de  Damiette,  entre  la  Méditerranée  à  Test  et  au  nord,  et  le 
lac  Manzeleh  au  midi  et  au  couchant. 

Et  d'abord  je  dois  vous  dire  que  dès  1861  j'ai  été  envoyé  à 
Damiette  par  le  Eévérendissime  P.  Custode  de  Terre-Sainte,  afin 
d'y  donner  des  soins  spirituels  aux  français  qui  y  accouraient  en 
foule  pour  prendre  part  aux  travaux.  C'est  là  qu'on  a  établi  le 

10 


—  lOG  — 

bureau  central  de  la  compagnie,  comme  dans  la  ville  la  plus 
voisine  de  la  plage  de  Port-Saïd;  mais  il  sera  prochainement  trans- 
féré à  Trimpsali,  dont  le  lac  a  reçu  le  18  novembre  les  eaux  de 
la  Méditt'rranée,  et  qui  est  devenu  le  centre  des  opérations,  comme 
il  Test  du  désert. 

De  là  je  me  rendais  à  chaque  instant  à  Port-Saïd  et  ailleurs, 
où  ma  présence  était  nécessaire ,  soit  pour  conférer  le  baptême 
aux  enfants,  soit  pour  administrer  les  autres  sacrements  à  ceux 
([ui  en  avaient  besoin,  et  je  recueillais  toujours  de  bons  fruits 
de  ces  courses.  On  commença  dès  lors  à  bâtir  des  maisons  desti- 
nées aux  nombreux  employés  qui  arrivaient  de  France,  d'Italie, 
et  surtout  de  Dalmatie  et  de  Grèce,  et  ainsi  se  forma  ça  et  là, 
dans  tous  les  campements,  et  principalement  à  Port-Saïd,  un 
peuple  catholique. 

C'est  pourquoi  dans  les  premiers  jours  de  mai  le  Eévérendissime 
Père  Custode  m'écrivit  de  m' arranger  à  tout  prix  pour  rester  en 
ce  lieu  d'une  manière  stable,  en  m'y  installant  sous  le  premier 
toit  où  je  pourrais  me  réfugier  :  il  exigeait  comme  une  dette  de 
mon  ministère  et  de  charité  que  je  ne  laissasse  point  ces  catholi- 
ques dans  leur  abandon. 

En  effet,  je  reçus  bientôt  une  lettre  d'un  employé  de  Port- 
Saïd,  qui  m'appelait  en  toute  hâte,  afin  de  confesser  et  d'assister 
sa  mère  gravement  malade.  J'accourus  et  fortifiai  la  pauvre  femme 
de  tous  les  secours  de  notre  religion;  mais  au  même  moment  le 
Typhus  se  déclara,  et  cette  maladie  contagieuse  attaqua  et  enleva 
tant  de  monde,  qu'il  me  fut  absolument  impossible  de  m'en 
aller,  de  sorte  que  je  résolus  de  rester  pour  soigner  ce  canton- 
nement. 

Sur  ces  entrefaites  arriva  le  vice-président  de  la  compagnie 
avec  le  Directeur  général  des  travaux,  l'Ingénieur  en  chef  et  le 
médecin,  qui  se  montrèrent  très-contents  de  ma  présence,  et 
m'assignèrent  nn  chalet  à  habiter  conjointement  avec  un  frère 
lai ,  nous  fournissant  tous  les  moyens  nécessaires  de  subsistance. 
On  disposa  de  même  une  chapelle  destinée  aux  exercices  religieux, 
et  par  suite  j'ai  obtenu  de  la  compagnie  dix  chasubles,  trois 
chapes,  quatre  soutanelles,  quatre  surplis,  quatre  nappes  d'au- 
tel, six  purificatoires ,  six  corporaux,  un  calice,  un  ostensoir,  un 
ciboire,  douze  chandeliers,  une  croix  d'autel,  et  une  autre  pour 
les  processions,  six  branches  de  fleurs,  un  bénitier,  une  lampe 
et  un  encensoir. 


—  107  — 

Néanmoins  des  difficultés  de  toutes  sortes  ne  me  manquèrent 
pas;  mais  je  les  ai  surmontées  par  la  patience  et  grâce  à  la  pro- 
tection affectueuse  de  M.  Alexandre  Herbet,  parisien,  chef  de  la 
comptabilité,  qui  a  travaillé,  plus  qu'on  ne  saurait  le  dire,  à  l'or- 
ganisation de  cette  mission.  Je  lui  ai  promis  en  témoignage  de 
reconnaissance  un  titre  de  Bienfaiteur  de  notre  Institut  :  c'est  là, 
m'a-t-il-dit,  la  plus  grande  faveur  qui  puisse  lui  être  accordée, 
ainsi  qu'à  sa  famille. 

M.  Ferdinand  de  Lesseps  est  ensuite  arrivé  le  1^^  novembre, 
accompa2:né  de  beaucoup  de  personnages  de  distinction,  j'allai  à 
sa  rencontre  et  il  m^'accueillit  avec  des  marques  spéciales  d^affec- 
tiouj  et  quand,  d'après  son  invitation,  j^allai  dîner  avec  lui  et 
plus  de  cinquante  convives,  au  milieu  du  repas  il  me  remercia 
publiquement  de  tout  ce  que  j'avais  fait  dans  Tintérêt  du  pays;  à 
cela  je  répondis  que  nous  n'avions  fait  que  notre  devoir  et  qu'il 
fallait  reconnaître  Dieu  comme  auteur  de  tout  bien.  Le  Di- 
recteur général,  M.  Yoisin,  m'adressa  les  mêmes  remercîments. 

Le  lendemain,  j'allai  le  visiter  avec  le  bon  P.  Bernard  de 
Milan,  C[ui  vient  d'arriver  à  mon  aide,  et  avec  le  Fr.  Bénigne, 
de  la  Province  de  Yenise,  notre  compagnon;  il  nous  reçut 
encore  avec  un  affectueux  respect,  et  nous  invita  pour  la 
soirée  du  o  novembre  à  un  grand  souper,  où  nous  nous  plû- 
mes beaucoup;  car  nous  vîmes  avec  plaisir  la  bannière  de 
Terre-Sainte  jointe  à  toutes  celles  dont  la  salle  était  ornée. 

Voilà  tout  ce  que  j'avais  à  vous  mander  pour  le  moment; 
Votre  Très-Piévérende  Paternité  jugera  si  ces  lignes  valent  la  peine 
de  l'insérer  dans  ses  Annales  des  missions  Franciscaines.  Dans 
tous  les  cas  agréez  les  sentiments  de  profonde  estime,  avec 
lesquels  j'ai  l'honneur  de  me  déclarer 

Votre  sincère  et  très-humble  serviteur  et  confrère 

Pu.  Erasme  de  Sasso 

Miss.  Ajjost.  Franciscain. 


Comme  couronnement  à  ces  nouvelles  sur  l'Egypte,  nous 
pensons  qu'il  sera  agréable  à  nos  lecteurs  que  nous  rappor- 
tions l'adresse  suivante,  envoyée  par  Abd-el-Kader  à  M.  Perdi- 
nand  Lesseps,  pour  le  féliciter  de  la  constance  admirable  avec 
laquelle  il  dirige  l'entreprise  gigantesque,  maintenant  à  sa  fin, 
du  percement  de  l'isthme  de  Suez. 


—  108  — 

'/  LOUANGE   AU    DIEU    UNIQUE. 

'/  Â    son  Excellence   le  chevalier   de  Lessejis ,    que    veuille    Dieu 
toujours  favoriser  de  son  secours  et  de  sa  jirotection  ! 

"Homme  généreux,  sage  et  magnanime,  lorsque  j^ai  eu  le 
bonheur  de  vous  voir,  le  temps  m'a  manqué  pour  vous  pré- 
senter mes  devoirs  et  pour  vous  attester  mes  remercîments  et  ma 
reconnaissance  des  moyens  que  vous  m'avez  procurés  de  par- 
courir le  canal  maritime  dans  toute  son  étendue  jusqu'au  lac 
Timsali,   quand  je  me  rendais  au  Caire. 

'/ Durant  ce  voyage,  j'ai  vu  mille  choses  dues  à  vos  idées 
fécondes,  à  votre  sagesse  et  à  votre  haute  intelligence,  des 
choses  qu'Alexandre  le  Grand  n'aurait  pu  accomplir,  et  cela 
m'a  rappelé  la  vérité  du  proverbe  :  les  anciens  ont  laissé  beau- 
coup  a  faire  aux  modernes. 

Il  Pour  percer  l'isthme  qui  sépare  les  deux  mers ,  vous  êtes 
un  second  Arsmeds,  lequel  a  entrepris  cette  grande  œuvre  soas 
le  règne  de  Ptolemée  III  surnommé  V ami  du  peuple.  L'isthme 
est  resté  ouvert  jusqu'au  règne  des  Césars,  qui  le  comblèrent 
afin  d'empêcher  leurs  ennemis  d'arriver  jusqu'à  eux. 

//  De  même,  pour  faire  parvenir  les  eaux  du  j^il  jusqu'à 
Suez,  vous  succédez  à  ceux  qui  pour  la  quatrième  fois  ont 
tenté  ce  travail  et  qui  ont  permis  aux  navires  d'y  circuler. 

/'  Le  premier  qui  a  exécuté  ce  travail  fut  Eotis,  roi  d'Egypte 
résidant  à  Memphis  et  contemporain  d'Abraham. 

Plus  tard,  ce  canal  ayant  été  détruit  fut  creusé  de  nouveau 
par  Andromanes,  un  des  rois  grecs  qui  succédèrent  à  Alexandre. 

"  Détruit  une  seconde  fois,  ce  canal  fut  reconstruit  par 
()mar-Abd-el-Ass,  et  l'on  put  ainsi  y  naviguer  encore  jusqu'à 
Suez  pendant  plus  de  trois  cents  ans,  jusqu'à  l'élévation  au 
trône  du  Calife  Mansour,  l'un  des  Abassides,  qui  fit  combler 
ce  canal;   et  vous  êtes,  Excellence,  le  quatrième. 

//  Dieu  a  voulu  vous  réserver  la  double  gloire  et  le  double 
mérite  de  creuser  une  dernière  fois  le  canal  maritime  et  le 
canal  d'eau  douce. 

//  C'est  à  vous  par  conséquent  cjue  revient  la  plus  grande 
gloire  et  le  principal  mérite;  car  si  vous  avez  été  devancé  dans 
l'une  de  ces  grandes  entreprises,  personne  avant  vous  n'a  tenté 
l'exécution  simultanée  de  l'une  et  de  l'autre.  A  vous  seul  donc 
appartiennent  ici  le  mérite  et  la  plus  haute  considération  ! 


—  109  — 

'/  Il  n'est  point  d'homme  intelligent  qui  puisse  révoquer  en 
doute  que  votre  entreprise  ne  soit,  dans  un  temps  comme  le  nôtre, 
d'une  grande  utilité  générale,  et  que  ses  avantages  ne  doivent 
s'étendre  sur  la  plupart  des  habitants  de  la  terre,  d'un  bout  du 
monde  à  l'autre. 

"  Kous  prions  le  Très-Haut  de  vous  faciliter  l'achèvement  de 
votre  œuvre  et  de  réaliser  la  réunion  des  mers. 

//  Abd-el-Kadee.  " 
(Extrait  de  Y  Observateur  de  Rome), 


YI. 
HERZÉGOVINE. 

Fragment  de  la  lettre  du  P.  Pieere  Kordié,  Missionnaire  Apostolique  eu 
Herzégovine ,  au  P.  Pascal  Bucongié  ,  Professeur  général  de  Théologio 
Sacrée  au  couvent  de  /'Ara  CœH  à  Rome  ,  sur  la  triste  situation  des  chré- 
tiens en  ces  contrées. 

Mo  star  ce  ^^  janvier  1863. 
Teès-estimé  Père  Professeur, 

N'attendez  pas  de  moi,  cher  Professeur,  que  je  vous  donne 
un  ensemble  de  détails  minutieux  sur  la  situation  de  notre  pau- 
vre patrie,  qui  gémit  depuis  tant  de  siècles  sous  l'oppression  des 
Turcs,  et  surtout  sous  celle  des  gouverneurs  de  Provinces.  Ils 
agissent  à  notre  égard  absolument  comme  dans  le  temps  passé, 
et  rendent  ainsi  vaines  les  meilleures  dispositions  du  Sultan  en 
faveur  des  chrétiens.  Les  Firmans  restent  toujours  une  lettrt 
morte j  de  sorte  qu'un  chrétien,  par  cela  seul  qu'il  est  chrétien, 
continue  à  n'avoir  point  le  droit  de  témoigner  devant  les  tribu- 
naux, ni  de  faire  valoir  ses  moyens  de  défense,  tandis  que  leL< 
Mahométans  jouissent  de  tous  les  privilèges,  jusqu'à  être  répu- 
tés infaillibles  dans  leurs  déclarations,  eux  qui  mentent  aussi 
solennellement  que  peuvent  le  faire  des  disciples  de  Mahomet. 
Les  deux  faits  suivants  vont  vous  en  fournir  la  preuve. 

Le  28  mai  1862  nous  avons  obtenu  du  Sultan  un  Firman  par 
lequel  on  nous  donne,  au  milieu  de  la  ville  de  Mestar,  un  jardin 
appartenant  jadis  à  Ali-Pacha  Eizvanbegoviné,  et  depuis  au  gou- 
vernement, pour  y  bâtir  une  église  catholique,  ainsi  qu'une  école 

10. 


—  no  — 

destinée  aux  enfants  des  deux  sexes.  Eli  bien!  malgré  cela  nous 
n'avons  pu  jusqu'ici  ni  en  avoir  la  clef,  ni  obtenir  du  gouverne- 
ment Urseid-Paclia  l'exequatur  dont  nous  avons  besoin  pour  pro- 
fìter  du  Firman.  Bien  au  contraire,  il  y  fait  cultiver  des  légumes 
pour  son  usage  ;  toutes  les  fois  que  nous  allons  nous  en  plain- 
dre, il  nous  répond  suivant  la  mode  turque  :  lahalnm  (nous  ver- 
rons) !  Ainsi,  lorsque,  il  y  a  quelques  jours,  notre  très-zèlé  évo- 
que. Monseigneur  Eaphaël  Barisic,  se  rendit  en  personne  près  du 
pacha,  et  lui  fit  entendre  qu'il  serait  temps  de  mettre  un  terme 
à  cette  dérision,  on  lui  répondit  que  dans  la  quinzaine  ses  désirs 
seraient  satisfaits  ;  mais  la  quinzaine  s'écoula,  et  le  pacha  n'y 
pensa  même  plus,  montrant  par  le  fait  que  les  pauvres  chrétiens 
ne  doivent  attendre  de  ces  barbares  que  l'insulte  et  l'oppression. 
En  vain  recourûmes-nous  aux  consuls  des  puissances  européennes 
qui  résident  ici ,  on  ne  tint  pas  davantage  compte  de  leurs  récla- 
mations. 11  ne  servirait  d'ailleurs  à  rien  de  chercher  un  autre 
em.placement;  car,  outre  la  difficulté  de  trouver  un  terrain  aussi 
convenable,  nous  rencontrerions  les  mômes  résistances  pour  nous 
en  mettre  en  possession;  cela  vous  fait  voir  que  les  Eirmans  de 
Constantinople  ne  sufhsent  pas. 

Yoici  l'autre  fait.  Vous  savez  que  nos  fermiers,  afin  de  mener 
paître  leurs  troupeaux  dans  la  Planina,  étaient,  à  la  satisfaction 
commune,  convenus  d'un  prix  avec  la  famille  mahomé tane  Kopic, 
à  laquelle  on  présume  que  ce  lieu  appartient.  Or,  il  plut  au  gou- 
vernement d'ordonner  que  désormais  la  moitié  de  cet  argent  fût 
payée  au  pacha;  et,  à  vrai  dire,  les  fermiers  y  consentirent;  mais 
il  en  fut  autrement  de  la  famille  Kopic  que  cet  arrangement  ne 
satisfaisait  pas  le  moins  du  monde.  Eh  bien!  croirait-on  que, 
foulant  aux  pieds  toute  justice,  le  pacha,  au  lieu  d'engager  les 
Kopic  à  s'apaiser,  ou  de  restituer  ce  que  le  gouvernement  leur 
avait  enlevé,  décida  au  contraire  que  les  fermiers  chrétiens  eus- 
sent à  payer  un  double  loyer,  pour  satisfaire  à  la  fois  et  les  pro- 
priétaires et  le  gouvernement?  Les  pauvres  gens  jetèrent  les  hauts 
cris  et  demandèrent  justice.  Là-dessus  le  pacha,  de  dépit,  fit 
arrêter  hier  II  janvier  plus  de  vingt  chefs  des  villages  catholi- 
ques, qu'on  amena  un  à  un  en  sa  présence,  et  il  leur  demanda 
brusquement  par  qui  ils  avaient  été  excités  à  ne  point  payer  un 
double  tribut  (ou  loijer),  si  c'était  par  les  Missionnaires  (les  Frères 
Mineurs),  ou  bien  par  le  Kogjopacha  (représentant  des  catholiques 


—  Ili  — 

près  du  gouvernement).  Ils  répondirent  que  ce  n^était  par  aucun 
d'eux,  mais  uniquement  par  le  décret  du  souverain  statuant 
qu'ils  n'avaient  à  payer  qu'un  seul  lover  à  partager  entre  la 
famille  Kopic  et  le  gouvernement.  Comment  cela  finira-t-il?  Je 
n'en  sais  rien;  mais  il  est  à  parier  cent  contre  un,  que  ce  sera  au 
pis  pour  les  chrétiens.  Ainsi,  après  avoir  perdu  ce  qu'ils  avaient, 
et  surtout  leurs  chevaux  dans  les  dernières  guerres  qu'ils  ont 
faites  en  faveur  du  gouvernement,  sans  en  être  nullement  indem- 
nisés, ils  se  voient  maintenant  jetés  sans  pitié  en  prison  par 
cela  seul  qu'ils  demandent  justice  contre  une  inique  oppression. 
Ah!  mon  cher  ami,  prions  afin  que  des  jours  plus  heureux 
paraissent  enfin  et  viennent  consoler  ces  infortunés  qui  le  méri- 
tent bien,  eux  qui  sont  restés  fermes  dans  la  foi  catholique  pendant 
plus  de  quatre  siècles  sous  une  tyrannie  sans  exemple.  Souve- 
nez-vous de  temps  en  temps  de 

Yotre-très  affectionné  confrère, 

Pr.  Pierre  Kordic, 
Missionn.  apost,  en  Herzégovine. 


TROISIEME   PARTIE. 


NOUVELLES    DIVERSES    CONCERNANT    LES    MISSIONS    FRANCISCAINES. 


RABAT  DANS  L'AFRIQUE  SEPTENTRIONALE. 

Nous  lisons  ce  qui  suit  dans  le  Monitewr  de  Paris  sur  les  Missions  Fran- 
ciscaines de  r Afrique  Septentrionale. 

/r  Rabat,  4  janvier  1863.  —  Après  un  siècle  le  culte  catholique  a  enfin 
été  rétabU  à  Rabat,  Les  religieux  Franciscams  d'Espagne,  du  couvent  de 
Tanger,  ayant  l'année  dernière  tenté  une  exploration  le  long  des  côtes,  afin 
d'étudier  comment  ils  pourraient  user  du  droit  de  fonder  des  éghses  dans  ces 
contrées,  que  leur  confere  le  traité  conclu  avec  l'Espagne  (art.  6),  choisi- 
rent dans  cette  intention  cette  ville  qui,  par  l'importance  de  sa  position 
centrale,  avait  appelé  l'attention  du  gouvernement  de  la  Reine. 

Mais  comme  il  était  fort  difficile  de  trouver  immédiatement  un  Heu  con- 
venable pour  y  célébrer  les  offices  du  culte,  en  même  temps  que  les  religieux 
prirent  les  moyens  de  bâtir  une  église  le  plus  tôt  possible,  le  Vice-Consul  de 


—  11-2  — 

France  fit  ériger  une  chapelle  provisoire,  et  le  R.  P.  Lopez,  Supérieur  du 
couvent  de  Tanger,  vint  la  consacrer  solennellement  le  7  décembre  dernier. 

L'établissement  des  Franciscains  au  Maroc  remonte  au  commencement  du 
XlIIe  siècle ,  et  ces  premiers  ouvriers  évangéliqncs  trouvèrent  tous  le  mar- 
tyre à  Maroc  et  à  Ceuta;  on  raconte  en  outre  que  le  Patriarche  Séraphique 
lui-même,  venu  à  deux  différentes  reprises  pour  travailler  à  cette  Mission , 
n'échappa  à  la  mort  que  par  miracle.  Mais  malgré  toutes  ces  persécutions, 
qui  durèrent  jusqu'au  commencement  du  XVlIe  siècle,  les  Franciscains 
n'abandonnèrent  jamais  entièrement  ce  pays.  D'abord  ils  se  consacrèrent 
exclusivement  au  rachat  et  au  soulagement  des  chrétiens  captifs;  on  leur 
permit  ensuite  d'occuper  définitivement  deux  couvents  à  Maroc  et  à  Mequi- 
nez, d'où  quelques-uns  d'entre  eux  allaient  de  temps  à  autre  desservir  un 
hospice  établi  d'abord  à  Salé,  puis  à  Rabat.  Depuis  lors  ils  avaient  toujours 
été  traités  avec  respect  par  les  Marocains.  Les  Sultans  eux-mêmes,  dit  un 
ancien  chroniqueur,  les  honoraient  d'autant  plus,  que  non- seulement  ces 
religieux  leur  payaient  un  tribut  annuel,  mais  qu'ils  servaient  de  médecins 
dans  la  capitale ,  y  administrant  les  remèdes  et  y  prenant  soin  de  tous  les 
esclaves  malades  qu'ils  retenaient  près  d'eux  jusqu'à  entière  guérison. 

Ces  deux  couvents  de  Maroc  et  de  Mequinez  furent  depuis  abondonnés  à 
la  fin  du  siècle  dernier,  peu  d'années  avant  l'abolition  de  l'esclavage  des 
chrétiens,  décrétée  spontanément  parle  Sultan  Moulai- Soliman.  A  partir 
de  cette  époque,  les  Franciscains  ne  conservèrent  plus  qu'un  hospice  à 
Larache  (qui  leur  fut  enlevé  en  1822),  avec  la  petite  église  de  Tanger 
qu'ils  desservent  encore  aujourd'hui. 

Quant  à  la  restauration  de  la  nouvelle  chapelle  catholique  de  Rabat ,  elle 
eut  lieu  à  la  grande  satisfaction  des  Européens  qui  y  résident.  Il  n'est  donc 
point  douteux  qu'on  ne  voie  s'accroître  chez  les  indigènes  le  respect  qu'ils 
doivent  porter  aux  chrétiens  ;  car  ce  peuple ,  naturellement  religieux  et 
ennemi  de  l'intolérance  commune  aux  Musulmans,  a  toujours  donné  aux 
prêtres  Européens  des  marques  d'une  vénération  toute  particulière. 

Nous  avons  vu  avec  plaisir  cette  correspondance  du  Moniteur ,  reproduite 
par  le  Rosier  de  Marie,  dans  son  no  du  31  janvier  1863. 


AFRIQUE  CENTRALE. 
Relativement  à  nos  missions  de  l'Afrique  centrale ,  nous  sommes  heureux 
de  publier  ci-après  la  lettre  par  laquelle  le  Reverendissime  Père  Général  de 
l'Ordre  engage  les  ministres  Provinciaux  de  Germanie  à  demander  le  con- 
cours de  leurs  religieux  en  faveur  de  ces  ^Missions ,  qui  ont  été  récemment 
ravagées  par  de  cruelles  maladies.  Elle  est  conçue  en  ces  termes  : 

Révérend  Père, 
Vous  savez  que  l'esprit  qui  anima   notre  Patriarche  Séraphique  dans  la 


—  113  — 

fondation  de  l'Institut  Franciscain  fut  d'amener  le  monde  entier  à  la  foi  du 
Christ ,  et  c'est  pour  cela  qu'il  envoya  ses  fils  la  prêcher  dans  les  quatre 
parties  en  lesquelles  il  était  divisé.  Depuis  il  y  eut  toujours  des  membres 
delà  famille  Séraphique  qui,  abandonnant  leurs  Provinces,  allèrent  rem- 
plir ce  rôle  dans  des  régions  qu'ils  baignèrent  même  de  leur  sang  :  vingt- 
trois  de  ces  religieux  viennent  d'être  inscrits  aux  dyptiques  des  Saints  par  le 
chef  suprême  régnant  de  l'Eglise,  le  Pape  Pie  IX.  Or,  parmi  les  Missions 
qui  assurent  à  notre  Ordre  un  titre  particulier  de  gloire ,  il  y  a  lieu  de  comp- 
ter celle  qu'on  lui  a  dernièrement  confiée  dans  l'Afrique  Centrale,  et  dont 
l'on  peut  attendre  certainement  des  fruits  très-salutaires  pour  les  âmes.  Mais 
pour  cela  il  faut  qu'elle  soit  soutenue  par  des  ouvriers  intrépides,  unique- 
ment poussés  par  l'esprit  de  Dieu  et  par  la  charité  envers  le  prochain.  Main- 
tenant, bien  que  la  société  de  Marie,  qui  a  son  siège  à  Vienne  en  Autriche, 
concoure  à  l'œuvre  par  d'abondantes  aumônes,  nous  nous  adressons  spécia- 
lement à  vous ,  ministres  des  provinces  de  Germanie ,  pour  que  vous  nous 
signaliez  ceux  de  vos  religieux  qui  seraient  disposés  à  se  consacrer  à  cette 
mission ,  ne  doutant  point  un  instant  que  vous  ne  cherchiez  en  ce  cas  avec 
tout  le  zèle  possible  à  seconder  l'accomplissement  de  la  volonté  du  Père 
Céleste  et  à  vous  montrer  les  coopérateurs  de  la  Passion  du  divin  Sauveur. 
Veuillez  m.anifester  ces  sentiments  à  tous  les  religieux  de  votre  Province , 
afin  que  ceux  qui  se  sentiraient  appelés  à  cette  mission  puissent  par  votre 
entremise  nous  adresser  leur  demande ,  et  puissent  dire  qu'ils  ont  été  choisis 
comme  Aaron.  En  attendant,  répondez  à  notre  lettre  en  nous  donnant  les 
noms  des  postulants  et  en  nous  faisant  connaître  leurs  qualités ,  afin  que 
nous  évitions,  autant  que  possible,  toute  erreur  dans  le  choix  à  faire.  Sur 
ce ,  nous  vous  accordons  la  bénédiction  Séraphique . 

Fe.  Raphael  de  Pontecchio, 
Ministre  Général. 
Rome,  à  VAra-Cœli,  ce  8  novembre  1862. 

Nous  nous  hâtons  d'ajouter  que  la  réponse  des  ministres  Provinciaux  a 
été  telle  qu'elle  permet  d'espérer  le  prompt  rétablissement  de  cette  mission. 


PALESTINE. 

Relativement  aux  Missions  Franciscaines  de  Palestine ,  nous  lisons  ce  qui 
suit  dans  la  gazette  oflBcielle  de  Venise  du  4  mai  1862  :  »  Ceux  qui  portent 
un  intérêt  sincère  aux  Lieux  saints  de  Palestine  ne  seront  pas  fâchés  de  voir 
que  le  zèle  des  catholiques  d'Europe  ne  se  lasse  pas  de  chercher  à  accroître 
le  plus  possible  l'honneur  et  le  lustre  de  ces  célèbres  Sanctuaires.  C'est  ainsi 
que,  déjà  dignes  des  plus  justes  éloges,  les  Pères  Franciscains  de  la  régu- 
lière Observance,  qui  gardent  ces  Sanctuaires,  se  font  un  devoir  d'annoncer 


—  lu  — 

au  public  que  l'on  construit  en  ce  moment  à  Venise,  au  moyen  de  pieuses 
offrandes,  un  nouvel  orgue,  qu'on  doit  placer  dans  l'cglise  de  la  Sainte 
Vierge  à  Nazareth  ;  cette  église  s'élève  précisément  à  l'endroit  d'où  fut  em- 
portée la  Sa^ta-Casa  de  Lorette,  et  l'on  y  voit  et  vénère  encore  la  petite 
grotte  qui  faisait  partie  de  l'habitation  même  de  la  Sainte  Eamille. 

Les  dits  Pères  Franciscains,  gardiens  de  cette  église,  voyant  que  depuis 
longtemps  on  ne  pouvait  absolument  plus  se  servir  de  deux  petites  orgues 
très-anciennes  qui  s'y  trouvaient,  songcrent,  comme  c'était  leur  devoir,  à 
faire  fabriquer  un  grand  et  nouvel  instrument ,  et  eurent  le  bonheur  de  réu- 
nir en  peu  de  mois  des  aumônes  suffisantes  pour  l'entreprise.  Elles  furent 
fournies  par  des  donateurs  de  quatre  nations  différentes ,  puisque  la  ville  de 
Vienne  et  notamment  la  maison  Impériale  d'Autriche  y  contribuèrent  avec 
le  Tyrol  Allemand,  la  ville  de  Venise,  l'Espagne  et  la  Bavière.  Le  très-E-é- 
vérend  Père  Philippe-Marie  de  Venise,  commissaire  de  Terre-Sainte,  fit 
faire  une  quête  en  tous  ces  pays ,  moins  l'Espagne ,  oii  d'autres  s'en  occupè- 
rent ,  et  dès  qu'il  eut  recueilli  le  montant  de  ces  diverses  offrandes ,  il  char- 
gea aussitôt  MM,  Alexandre  et  Pierre  Bazzani  frères,  excellents  facteui-s  à 
Venise,  de  construire  cet  orgue,  avec  huit  pédales  et  vingt- quatre  registres. 

Il  ne  nous  appartient  pas  de  formuler  une  opinion  sur  la  bonne  exécution 
et  sur  la  perfection  de  l'instrument  ;  toutefois ,  au  dire  des  Deola  et  autres 
maîtres  habiles,  cet  orgue  est  un  des  meilleurs  qui  soient  sortis  des  ateliers 
renommés  de  MM.  Bazzani,  pour  la  force  et  la  clarté  du  son,  l'exacte  dis. 
position  du  clavier,  la  justesse  de  l'accord  suivant  le  diapason  moderne,  le 
facile  et  ingénieux  système  des  registres,  le  mécanisme  intérieur  et  exté- 
rieur. 

Les  personnes  pieuses  et  religieuses  applaudiront  à  ceux  qui  ont  concouru 

par  leurs  offrandes  à  faire  construire  de  pareilles  orgues ,  et  les  connaisseurs 

paieront  un  juste  tribut  d'éloges  aux  facteurs  qui  les  ont  fabriquées,  comme 

ils  l'ont  déjà  fait  quand  ils  sont  accourus  en  foule  pour  voir  et  entendre 

l'instrument  aux  jours  où  il  était  exposé  au  public  dans  les  ateliers  de 

MM.  Bazzani. 

P.  C.  de  T.  M.  0. 

L'article  ci-après,  publié  dans  Y  Observateur  de  Trieste  du  16  juillet  1862, 
fait  suite  au  précédent. 

Les  Pères  Franciscains  de  Nazareth  offrent  le  présent  article  en  témoi- 
gnage de  gratitude  et  de  reconnaissance  aux  bienfaiteurs,  à  quelque 
nation  qu'ils  appartiennent ,  qui  ont  bien  voulu  contribuer  par  leurs  pieu- 
ses largesses  à  la  fabrication  de  l'orgue  magnifique  destiné  à  ce  sanc- 
tuaire si  célèbre  et  si  vénéré  par  tout  l'univers  catholique,  où  s'est 
opéré  l'ineffable  mystère  de  l'incarnation  du  Verbe  Divin. 

Cet  orgue  a  été  inauguré  le  19  juin,  jour   solennel  de  la  Pête-Dieu, 


—  115  — 

aux  applaudissements  unanimes  de  tous  les  religieux,  ainsi  que  des  ha- 
bitants, qui  ne  pouvaient  revenir  de  leur  admiration  en  entendant  un  s 
bel  instrument,  et  qui  ne  se  lassent  point  encore  d'en  parler  avec  en- 
thousiasme. Mais  ce  ne  sont  pas  seulement  ceux  que  nous  avons  ci- des- 
sus désignés  qui  vantent  outre  mesure  le  travail  de  MM.  Bazzani,  beau- 
coup de  pèlerins  éclairés,  venus  de  toutes  les  parties  du  monde  catholique, 
assurent  que  c'est  vraiment  un  orgue  digne  d'un  lieu  si  célèbre,  jadis 
consacré  par  la  présence  de  la  Bienheureuse  Marie  et    du  Verbe  Eternel. 

Comme  on  l'a  vu,  cet  orgue  est  l'œuvre  des  frères  Bazzani  de  Venise, 
depuis  longtemps  célèbres  dans  toute  l'Italie  et  au  delà;  aussi  leurs  ou- 
vrages excitent-ils  l'admiration  de  tous  les  hommes  de  l'art.  C'est  aux 
démarches  du  vénérable  religieux  le  P.  Félix  des  Masi,  conducteur  des 
Missionnaires,  et  à  celles  du  T.  R.  P.  Philippe-Marie  de  Venise,  com- 
missaire de  Terre-Sainte,  que  le  Sanctuaire  de  Nazareth  doit  cet  excellent 
orgue  :  ces  religieux,  déjà  connus  de  toute  la  Terre- Sainte  par  leur  zèle, 
ne  se  sont  épargné  ni  peines  ni  fatigues  en  se  dévouant  de  toutes  les 
manières  à  l'honneur  et  à  l'embellissement  des  Saints-Lieux ,  à  l'imitation 
de  leur  Saint  Patriarche  d'assise,  dont  les  regards  et  les  sentiments  fu- 
rent toujours  tournés  vers  cette  terre  bénie. 

Les  Pères  Pranciscains  de  Kazareth  protestent  donc  de  nouveau  de 
leur  extrême  et  vive  reconnaissance  envers  leurs  bienfaiteurs  ;  ils  espèrent 
en  même  temps  que  ceux-ci  se  montreront  toujours  généreux  dans  les 
pieuses  offrandes  qu'ils  destineront  à  cette  église  de  Nazareth  dont  les 
besoins  sont  bien  grands,  et  ils  célébreront  tous  les  jours  le  saint  sacri- 
fice au  profit  des  mêmes  bienfaiteurs. 
Nazareth,  20  juin  1S62. 


LES  MAHOMÉTANS  ET  LES  JUIFS  DE  PALESTINE. 

Il  se  distinguait  assurément  parmi  les  divers  peuples  de  l'ancienne  Asie 
celui  qui,  divisé  en  plusieurs  tribus,  habitait  la  péninsule  arabique.  Poussé 
par  Mahomet,  poète,  guerrier,  législateur  et  imposteur  extraordinaire,  il 
réussit  à  introduire  sa  réforme  religieuse,  à  la  pointe  de  l'épée  dans  l'Asie, 
dans  l'Afrique  et  jusque  dans  l'Europe  méridionale.  Mais  une  fois  sorti 
de  ses  vallées  natales,  placé  sous  de  nouveaux  climats  et  dépouillé  de  sa 
première  constitution  politique,  l'Arabe  cessa  bientôt  d'être  ce  qu'il  était 
jadis.  Dès  que  les  deux  pouvoirs,  civil  et  religieux,  ne  furent  plus  réunis 
entre  les  mains  d'un  seul  homme,  l'Arabe  commença  à  déchoir  jusqu'à  c^ 
que,  devenu  de  dominateur  le  valet  de  ses  propres  esclaves,  on  le  vit  s'a- 
mollir, se  dégrader  et  s'abrutir.  De  ce  qu'il  avait  il  ne  conserve  plus  que  la 
angue,  mais  toute  changée  et  corrompue,  puis  la  religion,  où  il  ne  puise 


—  IIG  — 

plus  désormais  que  la  superstition,  le  fatalisme  et ,  par  moments,  le  fana- 
tisme. Cette  religion  est  fondée  sur  le  Coran,  {la  lecture,  comme  qui  dirait  : 
le  livre  qiCon  doit  lire),  ouvrage  composé  décent  quatorze  sures  ou  chapitres, 
qui  a  été  écrit  dès  l'éternité  dans  le  ciel ,  où  des  milliers  d'anges  le  gar- 
daient ,  et  révélé  par  l'archange  Gabriel  au  prophète  Arabe,  à  mesure  que 
se  produisait  un  événement  de  quelque  importance,  ou  que  l'imposteur  vou- 
lait surmonteruneditliculté,  justifier  un  acte,  satisfaire  un  caprice,  entraîner 
à  une  entreprise ,  modifier  une  opinion  quelconque  :  de  là  vient  qu'il  manque 
d'unité  et  abonde  en  contradictions.  Mahomet  recourut  pour  forger  son 
Coran  à  la  Bible  et  au  Talmud,  aux  saints  Evangiles,  aux  livres  apocryphes, 
aux  traditions  des  Mages  et  à  celle  des  idolâtres,  revêtant  cet  amalgame 
aux  éléments  si  disparates  du  vernis  poétique  que  lui  fournissait  une  ima- 
gination grossière,  féconde  et  désordonnée.  Outre  le  Coran,  ou  la  révéla- 
tion écrite ,  les  Arabes  vénèrent  encore ,  comme  de  leur  côte  les  Juifs  et  les 
Chrétiens,  n'en  déplaise  aux  Protestants,  la  doctrine  orale  de  leur  Prophète  : 
celle  de  Mahomet  a  été  recueillie  deux  siècles  après  lui  par  Al-Bocharidans 
le  livre  de  la  Sunna,  mot  qui  signifie  tradition,  et  répond  au  mot  hébreu 
de  Misna.  De  là  vient  Yislam  (résignation  à  Dieu),  conformément  auquel 
les  Moslemiin,  (les  Musulmans)  sont  ceux  qui  se  résignent  et  se  soumettent 
à  tout  ce  que  Dieu  ordonne.  On  les  appelle  aussi  muminin  (ou  croyants), 
mot  qui,  avec  celui  d'émir  {émir  muminin,  ou  prince  des  croyants,  qui  était 
le  titre  des  premiers  Kalifes),  a  donné  origine  au  nom  ridicule  de  miramolin 
qu'on  trouve  dans  plusieurs  de  nos  anciens  chroniqueurs. 

La  doctrine  mahométane  ou  Yislam  se  divise  en  imàn  ou  foi,  et  en  din, 
ou  religion  pratique.  Le  dogme  fondamental  de  la  foi  de  Yislam  est  exprimé 
par  la  phrase  si  connue  :  "  La  illàh  ella  Allah,  Mohammed  rasida'l  Allah; 
il  n'y  a  de  Dieu  que  Dieu;  Mahomet  est  l'apôtre,  l'envoyé  de  Dieu.  «  Dieu 
éternel,  possédant  la  toute  puissance  et  la  toute  science.  Dieu  juste  et  misé- 
ricordieux a  créé  les  anges  {malaiche)  de  la  pure  lumière,  ses  ministres;  parmi 
eux  les  premiers  sont  Giobrail  et  Michail,  puis  Azrail,  ange  de  la  mort,  et 
Israil,  auge  de  la  résurrection.  Chaque  homme  a  deux  anges  gardiens  qui  sur- 
veillent ses  actions.  Parmi  les  principaux  anges  il  y  en  eut  un  qui  refusa  son 
hommage  à  l'Eternel;  chassé  par  suite  du  Paradis,  sans  espoir  de  pardon,  \\ 
fut  changé  en  Eblis  (le  superbe)  ou  démon.  Entre  les  anges  et  les  hommes  il 
y  a  des  esprits  intermédiaires,  créés  de  feu,  qui  mangent,  se  propagent  et 
meurent,  et  delà  conversion  desquels  a  été  chargé  le  Prophète  :  ce  sont  les 
gin  ou  génies,  les  Péris  ou  fées,  les  Bii  ou  géants,  les  Tamim  ou  destins. 
Ces  êtres  habitaient  la  terre  avant  les  hommes. 

L'homme  créé  pour  la  félicité  éternelle  tomba  dans  les  pièges  du  mauvais 
ange.  Pour  le  relever  Dieu  envoya  ses  prophètes,  qui,  selon  le  Coran,  sont 
précisément  au  moins  quelques-uns  de  ceux  que  nous  honorons,  y  compris  ce 
Prophète  unique,  dont  les  prodiges  portaient  la  foule  à  s'écrier  :  Fropheta 


—  117  — 

Magnus  surrexit  in  nohis,  et  Deus  visltavit  plebetn  suam  :  un  grand  Prophète 
s'est  levé  parmi  nous,  et  Diea  a  visité  son  peuple).  Ainsi  Adam  est  l'homme 
sorti  des  mains  de  Dieu,  Noë  l'homme  sauvé  par  Dieu,  Abraham  l'ami  de 
Dieu,  Jacob  le  lutteur  nocturne  avec  Dieu,  Joseph  l'homme  sincère  devant 
Dieu ,  Job  l'homme  patient  devant  Dieu ,  Moïse  la  parole  de  Dieu,  David 
le  vicaire  de  Dieu ,  Salomon  (ici  l'on  n'est  point  tout  à  fait  d'accord  avec 
l'histoire)  le  fidèle  serviteur  de  Dieu ,  et  on  le  regarde  en  outre  comme  le 
plus  splendide  et  le  plus  glorieux  des  monarques.  Les  Musulmans  profes- 
sent une  grande  vénération  pour  le  prophète  David  {nem  BaùcV)  dont  la 
voix  charmait  les  oiseaux ,  amollissait  le  fer  et  aplanissait  les  montagnes, 
comme  celle  d'Amphion  ou  d'Orphée.  Les  psaumes  sont  venus  du  ciel  et 
renferment  des  mystères  et  des  prédictions  pour  quiconque  sait  les  y  dé- 
couvrira Enfin  Jésus  (/.i'5«),  le  plus  grand  des  anciens  prophètes,  est  appelé 
l'esprit  de  Dieu.  Mariani,  sa  mère,  immaculée  dès  sa  conception,  l'enfanta 
sans  le  concours  d'aucun  homme.  Giobrail  se  présenta  à  elle  et  souffla  sur 
son  sein,  et  à  ce  souffle,  à  cette  inspiration,  elle  resta  enceinte.  Issa,  né 
à  Bethléem  sans  briser  les  parois  du  sein  virginal  de  sa  mère,  passa  tout 
enfant  en  Egypte.  Il  grandit  ensuite  à  Nazareth  et  se  mit  à  parcourir  la 
Palestine,  en  prêchant  et  en  opérant  des  miracles  éclatants.  Quoiqu'il  menât 
une  vie  très-sainte  et  une  conduite  irréprochable,  les  Juifs  cherchèrent  à  le 
tuer;  mais  il  s'éleva  au  ciel,  en  corps  et  en  âme,  du  haut  du  mont  des 
Oliviers.  Or,  tandis  que  ses  ennemis  le  cherchaient  à  Gethsemani  pour  le 
garotter,  le  traître  Judas,  tout-à-coup  revêtu  de  son  aspect,  fut  attaché 
à  la  croix  et  mis  à  mort.  Issa  reviendra  à  la  fin  des  siècles  pour  confondre 
les  Juifs  qui  lui  refusent  leurs  hommages,  avec  la  mission  céleste  de  ra- 
mener les  hommes  au  vrai  culte,  qui  sera  celui  de  Mahomet.  C'est  Maho- 
met qui  est  l'apôtre  de  Dieu,  le  plus  sublime  des  prophètes,  l'organe  dé- 
finitif et  comme  le  sceau  de  toute  la  révélation.  La  religion  seule  vraie 
est  celle  qui  a  été  enseignée  par  un  prophète,  mais  seulement  tant  que 
n'apparaît  pas  un  nouveau  prophète.  Ainsi  le  Judaïsme  est  faux  à  partir  du 
Christ,  et  le  christianisme  est  faux  à  partir  de  Mahomet. 

Quand  un  homme  meurt  et  est  déposé  dans  son  tombeau ,  les  deux  anges 
noirs  Moucher  et  Nachir  l'appellent  et  l'examinent  sur  la  véritable  religion, 
et  s'il  ne  répond  pas  convenablement,  il  est  sévèrement  puni  dans  le 
barzach,  espèce  de  purgatoire,  entre  la  mort  et  la  résurrection.  Les  justes 
obtiennent  le  repos,  et  même,  s'ils  sont  parfaits,  la  jouissance  immédiate  du 

*)  Après  la  victoire  d'Alep,  Selim  I"  alla  consulter  un  ermite  fort  vénéré, 
afin  d'apprendre  de  lui  si,  en  continuant  sa  marche  militaire,  il  aurait  conti- 
nué à  vaincre.  L'anachorète  lui  promit  la  conquête  de  l'Egypte,  après  avoir 
pris  au  hasard  les  psaumes  de  David,  où  il  était  tombé  sur  ce  verset  :  «  In. 
«  voque-moi  et  je  te  donnerai  les  peuples  en  partage,  et  je  te  mettrai  en  pos- 
«  session  des  extrémités  de  la  terre.  » 

11 


—  118  — 

ciel  ;  les  martyrs  participent  au  sort  des  oiseaux  verts,  qui  se  nourrissent 
des  fruits  du  paradis.  Ceux  qui  sont  simplement  bons  errent  autour  de  leur 
tombe,  en  attendant  dans  le  ciel  inférieur  le  bruit  de  la  trompette  d'Israil, 
qui  du  temple  de  Jérusalem  rappellera  ù  la  vie  tous  les  morts.  Les  animaux 
ressusciteront  en  même  temps  que  les  hommes,  mais  après  que  les  animaux 
paisibles  se  seront  vengés  des  bêtes  féroces,  les  uns  et  les  autres  seront 
anéantis.  Les  hommes  devront  ensuite  passer  sur  le  pont  de  Scirat,  plus 
étroit  que  le  cheveu  le  plus  fin  :  les  justes  le  franchiront  avec  une  extrême 
vitesse,  tandis  que  les  méchants  en  seront  précipités  dans  l'enfer.  Là  les 
peines  des  infidèles  seront  éternelles  ;  mais  les  Musulmans  finiront  par  en 
sortir  purifiés.  Entre  l'enfer  et  le  paradis  il  y  a  un  mur  de  séparation  à 
travers  lequel  les  réprouvés  et  les  bienheureux  peuvent  librement  conver- 
ser. La  parabole  évangélique  du  mauvais  riche  donne  elle-même  le  collo- 
que qui  a  lieu  entre  l'habitant  de  la  Géhenne  et  Lazare  au  sein  d'Abraham*. 

"  L'imagination  lubrique  de  Mahomet,  dit  Cantû,  ne  sut  embellir  la 
demeure  céleste  qu'en  y  installant  une  cuisine  et  un  bordel.  '/  Son  paradis 
ressemble  beaucoup  à  celui  qu'avaient  imaginé  les  païens  de  la  Grèce  et  de 
Eome,  au  moins  d'après  la  description  qu'en  fait  le  poète  Tibulle  : 

"  Là  les  danses  et  les  chants  se  succèdent  sans  cesse ,  et  des  oiseaux , 
dans  leur  libre  essor,  font  sortir  de  leur  léger  gosier  les  vers  les  plus  harmo- 
nieux. La  terre  produit  le  cannellier,  sans  être  cultivée ,  et  dans  tous  les 
champs  on  voit  un  sol  fertile  se  couvrir  de  roses  odorantes.  Là  des  troupes 
ds  jeunes  gens  folâtrent,  mêlés  à  de  charmantes  jeunes  filles,  et  l'amour  ne 
te  lasse  pas  d'engager  des  luttes^  "  Si  Mahomet  devait  expliquer  ce  dernier 
vers,  il  rap}>elierait  les  soixante-douze  houris ,  aux  yeux  noirs  et  à  la  vir- 
ginité éternellement  nouvelle,  qui  ont  été  créées  exprès  pour  ses  Miminin. 

Giobrail  apparut  un  jour  à  Mahomet  (c'est  lui-mêm.e  qui  le  raconte)  sous 
les  traits  d'un  Bédouin  et  lui  demanda  :  «Eu  quoi  consiste  l'islam?  «  Ma- 
homet lui  répondit  :  «  A  professer  qu'il  y  a  un  seul  Dieu  et  que  je  suis 
son  envoyé,  à  observer  exactement  les  heures  de  la  prière,  à  faire  l'au- 
mône, à  jeûner  pendant  le  Ehamadan,  et  à  s'acquitter,  s'il  est  possible, 
du  pèlerinage  de  la  Mecque.  «  Alors  Gabriel  {Giobrail)  se  fit  connaître  au 
])rophète,  et  lui  dit  :  «C'est  justement  cela.  « 

Les  heures  de  la  prière  sont  au  nombre  de.  cinq,  savoir,  celle  du  magreb 
ou  coucher  du  soleil,   celle   à' esse  ou  du  commencement  de  la  nuit,  celle 

î)  Ilic  choreee  cantusque  vigent,  passimque  vagantes 

Dulce  sonant  tenui  gutture  carmen  aves. 
Feri  casiam  non  culta  seges,  totosque  per  agros 
Floret  odoratis  terra  benigna  rosis. 
Hic  juvenum  séries,  teneris  immixta  puellis 
Ludit,  et  assidue  pra^lia  miscet  amor. 
Eleg.  3.  Lib.  I. 


—  119  — 

à'es  sohhr  ou  figr,  c'est-à-dire  de  l'aurore,  celle  à^eil  doVlir  ou  du  midi,  celle 
ò^àsser  ou  de  1^  moitié  du  temps  qui  sépare  le  milieu  du  jour  du  coucher 
du  soleil,  A  ces  heures  là  le  muezzin,  qui  est  le  héraut  sacré,  monte  sur 
la  haute  galerie  qui  entoure  le  minaret,  et  crie  aux  quatre  vents  :  J)leic 
est  grand  ;  il  ny  a  yoint  d^ autre  Dieu  que  lui ,  Mahomet  eut  V envoyé  de  Dieu; 
venez  chercher  le  repos.  11  est  vrai  de  dire  qu'il  y  a  peu  de  musulmans  qui 
se  rendent  à  la  mosquée  ;  mais  chacun ,  où  qu'il  se  trouve ,  récite  la  prière 
prescrite,  qui  dure  trois  ou  quatre  minutes,  avec  un  recueillement  tel  que 
rien  ne  serait  capable  de  l'en  distraire.  Michaud,  dans  sa  Correspondance 
d'Orient ,  décrit  ainsi  qu'il  suit  la  prière  privée  :  «  Après  l'ablation  tout 
dévot  reste  debout;  il  ajuste  ses  vêtements  et  se  compose  comme  un  acteur 
qui  va  entrer  en  scène,  ou  comme  un  député  qui  va  monter  à  la  tribune. 
Levant  ensuite  ses  mains  étendues  et  les  promenant  à  une  certaine  dis- 
tance du  visage,  il  place  ses  pouces  à  la  partie  inférieure  des  oreiUes,  et 
murmure  quelques  paroles  qu'on  appelle  le  iechir.  Après  cette  cérémonie, 
il  se  pose  les  mains  sur  le  ventre,  la  main  droite  couvrant  la  main  gauche, 
et  dans  cette  attitude  il  récite  quelques  versets  du  Coran.  La  troisième 
position  ou  la  troisième  partie  de  l'acte  religieux  consiste  à  se  courber 
assez  pour  que  les  mains  atteignent  aux  genoux,  et  alors  on  fait  une 
nouvelle  prière.  Le  fidèle  se  relève  ensuite  et  répète  le  techir.  Puis  il  se 
prosterne  la  face  contre  terre ,  de  telle  sorte  que  le  nez ,  la  bouche  et  le 
front  touchent  le  sol.  Le  prophète  a  recommandé  de  le  faire  doucement, 
de  façon  à  ne  pas  ressembler  à  des  poules  qui  becquettent  des  grains  d'orge.  Se 
redressant  à  moitié,  c'est-à-dire  à  genoux  et  assis  sur  les  talions,  le  dévot 
tient  quelque  temps  les  mains  étendues  sur  les  hanches;  il  fait  une  se- 
conde prostration  semblable  à  la  première,  il  se  relève  et  s'incline,  les 
mains  appuyées  sur  les  genoux ,  en  récitant  encore  le  tecbir.  Enfin  il  ter- 
mine sa  prière  en  s'inclinant  à  droite  et  à  gauche,  du  côté  des  deux  anges 
gardiens  qu'on  croit  assister  à  la  cérémonie.  Telle  est  la  prière  musul- 
mane, véritable  pantomime  religieuse,  que  les  Turs  nomment  namàs.  Le 
Musulman  doit  en  priant  se  tourner  vers  la  Chiabè  de  la  Mecque,  ne  se 
permettre  ni  un  geste  ni  un  regard  de  distraction,  et  se  garder  surtout 
de  bâiller;  car  en  ce  cas,  outre  qu'il  ferait  une  prière  stérile,  il  courrait 
risque  de  voir  le  diable  entrer  dans  son  corps.  «  De  plus,  le  vendredi  ou 
va  prier  dans  la  mosquée,  où  les  exercices  et  les  gestes  qui  les  accompa- 
gnent sont  réglés  par  Y  Iman  (le  président),  en  tant  que  celui-ci  se  place 
devant  le  peuple,  et  que  le  peuple  fait  ce  qu'il  lui  voit  faire. 

Mahomet  insista  fortement  sur  les  ablutions,  parce  que  la  propreté  ef<t 
la  clef  de  la  prière .  Les  purifications  religieuses  chez  les  Musulmans  sont 
de  trois  sortes.  La  première,  qui  précède  la  prière  et  a  lieu  lorsqu'on  a 
contracté  une  certaine  impureté  par  le  toucher,  consiste  à  se  laver  les  mains 
et  les  bras  jusqu'au  coude,  le  visage,  les  oreilles,  le  cou,  l'extrémité  an- 


—  120  — 

térieiire  de  la  tête,  et  les  pieds,  s'ils  sont  mis;  puis  à  aspirer  de  l'eau 
par  les  narines  et  à  se  rincer  la  bouche.  Si  l'on  n'a  point  d'eau,  on  doit 
se  parsemer  le  corps  de  poussière.  Cela  suffit  pour  les  peccadiles.  Les 
fautes  graves  requièrent  une  seconde  espèce  de  purification,  qui  est  le  la- 
vement de  tout  le  corps  dans  un  bain.  La  troisième  est  locale  :  c'est  celle 
de  quelque  partie  du  corps  qui  est  restée  souillée  ;  et  au  dire  de  Cotwik , 
les  Musulmans  la  croient  nécessaire  après  les  excrétions,  ehm  vel  alvum 
vel  vesciam  exomraveriut...  imo,  qiiod  magis  mireris,  si  cel  pepederint  tantum, 
lustratio7ie  opus  esse  existimant . 

Sous  le  nom  d'aumône  on  entend  toute  œuvre  utile  au  prochain,  comme 
d'offrir  l'hospitalité  aux  étrangers,  de  fonder  des  Khans  pour  les  voya- 
geurs, d'ouvrir  des  fontaines  ou  de  ménager  de  l'ombre  le  long  des 
grand' routes  pour  le  soulagement  des  passants ,  etc. 

Quant  aux  secours  à  donner  au  pauvre,  l'aumône  est  non-seulement 
recommandée,  mais  prescrite.  Le  riche  doit  donner  le  cinqidème  de  sa  for- 
tune ,  s'il  s'est  enrichi  par  des  moyens  peu  honnêtes  ;  pour  celui  dont  la 
probité  est  notoire ,  il  suffit  de  donner  la  dîme.  Le  précepte  de  l'aumône 
oblige  surtout  rigoureusement  à  la  fête  du  Bairàm,  qui  correspond  à  la 
Pàque  des  Juifs.  A  cette  époque  tous  les  riches  ont  coutume  de  distribuer 
en  abondance  du  blé,  des  raisins  et  des  dattes.  Aujourd'hui  que  certains 
réformateurs  européens  ont  voulu  introduire  des  réformes  jusqu'en  Turquie, 
l'aumône  n'est  plus  pratiquée  comme  autrefois.  Il  -^  règne  un  paupérisme 
effroyable ,  et  grâce  au  progrès ,  les  descendants  contemplent  avec  une  par- 
faite indifférence  la  ruine  des  établissements  de  charité  publique  fondés 
par  leurs  ancêtres. 

Le  onzième  mois  de  l'année  lunaire  des  Turcs  s'appelle  le  ramadan , 
temps  sacré  de  jeûne  très-rigoureux.  "  L'haleine  de  celui  qui  jeûne,  disait 
Mahomet,  est  plus  agréable  à  Dieu  que  l'odeur  du  musc.  "  A  partir  du 
moment  où  le  jour  permet  de  distinguer  lai  jil  blanc  d'v.nfil  noir,  jusqu'à 
celui  où  le  soleil  disparait  de  l'horizon,  l'usage  de  la  nourriture ,  de  la 
boisson ,  de  la  pipe  et  du  harem  est  sévèrement  défendu.  Cette  abstinence 
devient  extrêmement  pénible,  quand  le  ramadan  tombe  en  été,  surtout 
dans  ces  pays  arides;  mais  les  riches  éludent  la  rigueur  en  dormant  le 
jour  et  en  se  livrant  aux  divertissements  la  nuit.  En  général  on  peut 
dire  que  pendant  le  mois  sacré  le  jour  est  le  carême  et  la  nuit  le  car- 
naval. 

Si  je  me  mettais  à  parler  du  pèlerinage  de  la  Mecque ,  j'entrerais  dans 
des  longueurs  interminables.  Ce  que  j'en  ai  déjà  dit  peut  suffire;  mainte- 
nant j'aime  mieux  toucher  à  un  autre  point  de  l'Islamisme.  Cette  religion 
n'a  point  de  sacerdoce,  mais  bien  une  sorte  de  sacrifice;  c'est  le  chef  de 
famille  qui  l'accomplit  dans  la  fête  du  Curbàn,  Bairàm,  au  terme  d'un 
voyage,  àia  naissance  ou  à  la  mort  d'un  enfant,  à  la  consécration  d'une 


—  l'il  — 

mosquée,  etc.  On  ne  circoncit  pas  les  nouveau-nés  comme  cliez  les  Juifs, 
mais  bien  les  enfants  de  six  à  seize  ans,  de  sorte  qu'ils  puissent  réciter 
la  formule  de  la  foi.  Il  est  défendu  aux  Musulmans  de  manger  du  porc  et 
du  lièvre ,  de  la  \-iande  étouffée  et  du  sang  ;  il  leur  est  également  défendu 
de  boire  du  vin  ou  des  liqueurs  fermentées.  Je  me  souviens  d'avoir  un 
jour  entendu  raconter  par  les  chrétiens  du  Levant  une  tradition  relative  à 
la  défense  faite  par  ilahcmet  de  manger  du  porc,  j'en  rapporterai  main- 
tenant une  autre  sur  la  prohibition  du  vin.  Quelques  Scie/i/-  voulant  se 
défaire  du  moine  Bahèb-el-Beheira  (religieux  du  lac)  qui  jouissait  de  toute 
la  faveur  du  Prophète,  les  enivrèrent  l'un  et  l'autre;  puis,  tandis  qu'ils 
dormaient,  ils  tuèrent  le  moine  avec  l'épée  de  Mahomet.  Ils  feignirent 
aJors  de  dormir  eux-mêmes,  et  quand  tous  furent  éveillés  et  virent  le 
mort,  l'un  d'eux  se  mit  à  dire  que  ce  meurtre  était  le  funeste  effet  de 
l'ivresse ,  et  que  celui  dont  l'on  trouverait  l'épée  teinte  de  sang  devait  être 
le  meurtrier.  L'épée  souillée  était  celle  de  Mahomet  ;  on  en  conclut  que 
c'était  lui  qui  avait  commis  le  meurtre  dans  le  délire  de  l'ivresse.  Aussitôt 
Mahomet  se  fit  révéler  par  l'archange  le  chapitre  qui  interdit  le  vin  et 
toutes  les  boissons  enivrantes.  Mais  reprenons  notre  sujet.  Le  mariage 
n'exclut  pas  la  polygamie,  pourvu  que  l'on  n'ait  pas  plus  de  quatre  femmes  ; 
quant  à  des  concubines,  on  peut  en  avoir  autant  qu'on  veut.  Le  divorce 
est  permis  ;  en  un  mot ,  la  femme ,  et  par  conséquent ,  la  moitié  de  la  so- 
ciété est  esclave. 

Telle  est  la  religion  que  Mahomet  a  donnée  à  un  peuple  grossier,  plein 
d'imagination  et  de  valeur,  et  que  la  gloire  des  premiers  Kalifes  (  vicairta 
ou  intendants  du  Prophète)  répandit  dans  l'Asie  et  dans  la  fertile  Egypte, 
pays  qui,  malgré  les  prétentions  de  la  géographie,  appartient  à  l'Asie.  Avec 
un  peuple  vierge  comme  le  peuple  Arabe,  un  peuple  fanatisé  et  emporté 
jusqu'à  la  témérité  sur  les  champs  de  bataille,  par  l'espoir  d'obtenir  l'amour 
des  liouris  célestes,  ainsi  que  le  riche  et  facile  butin  qu'on  faisait  briller  à 
ses  yeux ,  avec  un  pareil  peuple  chacun  sait  quels  résultats  a  produits  l'isla- 
misme. Mais  une  fois  cette  fureur  calmée,  une  fois  une  digue  mise  à  ce  dé- 
bordement, nous  voyons  de  nos  jours  à  quel  degré  de  barbarie,  de  corrup- 
tion et  de  faiblesse  la  race  arabe  a  été  réduite  par  le  Mahométisme. 

Quelques  Turcs  barbares,  déjà  connus  dans  l'histoire  moderne,  avant  l'ère 
chrétienne,  sous  le  nom  d'Ottomans,  ou  d'Osmanlis  (du  nom  d'un  de  ses 
valeureux  princes),  pénétrèrent  en  Europe ,  au  temps  où  les  Mahométans 
Arabes  florissaient  encore  ;  d'abord  ils  firent  cause  commune  avec  eux  et  em- 
brassèrent leur  croyance.  Mais  ensuite,  quand  ils  les  virent  s'efféminer  sous 
le  climat  voluptueux  où  ils  s'étaient  établis  par  la  conquête,  quand,  d'un 
autre  côté ,  ils  trouvèrent  dans  les  débris  de  l'empire  byzantin,  une  proie 
aussi  riche  qu'aisée  à  saisir,  ils  songèrent  à  travailler  par  eux-mêmes  et 
pour  eux-mêmes.  C'est  ainsi  qu'après  s'être  emparés  du  trône  des  faibles 

11. 


Césars  grecs ,  et  avoir  rencontré  une  barrière  insurmontable  dans  la  forte 
race  latine,  qui  ne  leur  permit  pas  d'envahir  les  pays  chrétiens  de  l'Occi- 
dent, ils  ne  se  lassèrent  pas  encore  de  combattre  et  se  jetèrent  sur  une 
nouvelle  proie  au  midi;  là  leur  sceptre  de  fer  s'étendit  sur  la  Syrie,  sur 
l'Egypte  et  sur  le  rivage  septentrional  de  l'Afrique ,  où  leurs  coreligionnai- 
res devinrent  leurs  esclaves  plutôt  que  leurs  sujets.  Voilà  comment  depuis  le 
cinquième  siècle  les  Turcs  Ottomans  gouvernent  la  Palestine.  De  même  que 
les  Arabes,  ils  durent  leurs  premiers  triomphes  au  fanatisme;  mais  déjà  ils 
sont  énervés  comme  eux ,  et  bientôt  les  uns  et  les  autres  périront ,  parce 
que  l'épée  de  Mahomet ,  si  elle  a  pu  fonder  la  conquête  sur  la  destruction, 
ne  pourra  jamais  ni  édifier  ni  diriger.  L'Islamisme  est  la  religion  de  la  bar- 
barie ,  elle  doit  crouler  devant  le  christianisme ,  unique  agent  de  la  civilisa- 
tion. 

Il  nous  reste  à  parler  des  Juifs  : 

Vers  l'an  1140,  lorsque  Baudouin  III  occupait  le  trône  le  Godefroi,  on 
vit  un  vieillard  étranger,  qui  avait  traversé  la  mer  et  le  désert  d'Egypte, 
se  prosterner  un  jour  près  des  portes  de  Jérusalem.  Il  avait  la  barbe  inculte, 
les  sandales  usées,  les  vêtements  poudreux  et  déchirés.  Ayant  baisé  le  sol 
avec  une  ardente  affection,  il  se  leva,  essuya  deux  larmes  qui  sillonnaient  ses 
joues  amaigries  et  tira  de  son  sein  un  rouleau  de  papier.  Puis,  s'asseyant 
sur  un  tas  de  décombres,  il  lut  avec  une  émotion  inexprimable  l'élégie 
suivante  : 

LES   LAMENTATIONS   DE   l'hÉBREU. 

"  As-tu  donc  oublié ,  ô  Sion ,  tes  enfants  captifs  !  Es-tu  insensible  au 
salut  que  les  misérables  restes  de  ton  peuple  s'adressent  de  tous  les  coins 
de  la  terre?  Du  Levant  au  Couchant,  du  Sud  au  Nord,  l'esclave  tourne  vers 
toi  un  regard  d'espérance,  et  t'offre  le  tribut  de  ses  larmes. 

"  Que  nos  larmes  coulent  en  abondance  comme  la  rosée  de  l'Hermon!  Mais 
hélas!  pourquoi  ne  peuvent-elles  pas,  ò  Solyme,  baigner  tes  collines 
désertes  ! 

Quand  je  pleure  ta  chute,  l'accent  de  ma  voix  ressemble  au  cri  lugu- 
bre du  hibou;  mais  quand  je  rêve  la  fin  de  ma  servitude,  oh!  alors  ma 
voix  retentit  comme  le  son  de  la  harpe,  qui  autrefois  se  mariait  à  tes 
divins  cantiques. 

"  Mon  cœur  se  transporte  dans  la  maison  de  Dieu  ,  et  là  il  se  répand 
en  présence  du  Créateur.  N'est-ce  point  là  que  s'ouvraient  les  portes  du 
ciel,  et  que  la  majesté  de  l'Eternel  éclipsait  la  lune,  les  étoiles,  les  astres? 

'/  Ah  !  que  ne  puis- je  épancher  mon  âme  là  où  l'esprit  du  Seigneur , 
Ò  Solyme  ,  descendait  sur  tes  élus  !  Alors  tu  étais  le  siège  de  l'Etemel , 
aujourd'hui  tu   vois  deux  esclaves  assis  sur  le  trône  de  tes  rois. 

"  Oh  !  que  ne  puis- je  planer  sur  les  hauteurs  où  Dieu  se  révélait  à  tes 


—  123  — 

prophètes!  Donne-moi  des  ailes,  et  je  porterai  sur  tes  ruines  les  débris 
de  mon  cœur  brisé ,  j'embrasserai  tes  pierres  muettes ,  et  mon  front  tou- 
chera ta  poussière  sacrée  ! 

u  Alors  je  respirerais  dans  ton  atmosphère  un  air  vital  ;  je  humerais 
dans  ta  poussière  le  parfum  de  la  myrrhe  ;  je  goûterais  jusque  dans  l'eau 
de  tes  torrents  la  douceur  du  miel  ! 

"  Combien  il  me  serait  doux  de  marcher  les  pieds  nus  sur  les  ruines 
de  ton  Sanctuaire,  où  la  terre  a  reçu  l'arche  d'alliance  et  ses  chérubins! 
Là  j'arracherais  de  mon  front  toutes  les  vaines  parures,  et  je  maudirais 
le  destin  qui  a  chassé  tes  pieux  adorateurs  dans  une  région  profane  ! 

«Comment  pourrai-je  dorénavant  me  livrer  aux  joies  de  la  vie,  quand 
je  vois  les  chiens  emporter  tes  lionceaux?  Mes  yeux  fuient  la  lumière  du 
jour,  qui  me  montre  les  corbeaux  soulevant  en  l'air  les  cadavres  de  tes 
aigles. 

«Eloigne-toi,  ô  calice  de  douleur;  laisse-moi  un  seul  instant  de  repos; 
car  mes  veines  sont  déjà  gonflées  de  tes  flots  d'amertume  ! 

«Un  seul  instant,  pour  que  je  pense  encore  en  paix  à  Sam  arie ,  et 
ensuite  je  m'abreuverai  de  ton  absinthe;  encore  un  rapide  souvenir  de 
Solyme  ,  et  ensuite  je  te  viderai  jusqu'à  la  lie*  !  « 

Cette  lecture  achevée,  le  vieillard  jeta  autour  de  lui  un  regard  rassé- 
réné. Les  rides  semblèrent  disparaître  de  son  front  bronzé,  et  son  visage, 
son  attitude,  sa  marche  trahissaient  cette  pensée  intime  :  j'ai  donc  pu 
exhaler  mes  longs  gémissements  !  «  Mais  en  ce  moment  un  cavalier  inhu- 
main passa ,  et  à  peine  eut-il  aperçu  le  vieillard ,  qu'il  poussa ,  dit-on , 
son  cheval  sur  lui,  et  le  foula  sans  pitié  sous  les  sabots  ferrés  du  fou- 
gueux animal. 

Les  désirs  que  le  rabbin  Jehuda  Allevi  exprimait  au  Xlle  siècle  par 
cette  complainte ,  sont  encore  les  désirs  d'un  grand  nombre  de  Juifs  de 
nos  jours,  comme  ils  furent  ceux  des  Juifs  des  siècles  passés,  depuis 
qu'un  mystérieux  et  terrible  arrêt  les  a  bannis  loin  de  la  terre  de  leurs 
aïeux.  Persécutés  et  opprimés  par  les  Césars  de  Rome,  parce  qu'ils  se  ré- 
voltaient à  chaque  moment  contre  la  puissance  invincible  des  légions 
romaines;  persécutés  et  opprimés  par  les  Césars  de  Bysance,  parce  qu'ils 
complotaient  sans  cesse  contre  les  chrétiens  qu'ils  haïssaient ,  ils  virent 
la  Palestine  changer  dix  fois  de  maître,  et  chaque  nouveau  maître  les 
persécuter  et  les  opprimer  comme  ses  prédécesseurs.  Le  mépris  auquel  ils 
sont  condamnés,  même  aujourd'hui,  est  aussi  incroyable  que  la  misère 
dans  laquelle  ils  sont  tombés.  La  plus  grande  injure  qu'on  puisse  adresser 
à  un  Arabe,  c'est  de   l'appeler  Ebn-iahùdi ,  fils  d'un  juif^.  A  Jérusalem, 

1)  Munk,  Palestine,  p.  627. 

2)  Il  marriva,  un  jour  que  je  voyageais  en  Egypte,  de  dire  au  Sais,  ou  valet 
qui  accompagnait  mon  cheval,  et  qui  m'avait  donné  des  motifs  de  méconten- 


—  vu  — 

si  l'on  pose  le  pied  sur  le  seuil  d'une  de  leurs...  faut-il  dire  maisons 
ou  étables  ?  on  se  sent  repoussé  par  la  puanteur  et  la  malpropreté  au 
milieu  de  laquelle  ces  mallieureux  végètent,  et  d'où  cependant  rien  ne 
saurait  les  arracher.  Une  force  secrète  les  y  enchaîne;  une  attraction  mys- 
térieuse les  y  entraine  des  contrées  les  plus  éloignées,  non  comme  les 
pèlerins  chrétiens ,  pour  y  visiter  en  passant  leur  ancienne  patrie  ,  mais 
pour  y  fixer  leur  résidence  et  pour  s'y  préparer  un  tombeau.  On  compte 
dans  toute  la  Palestine  près  de  huit  mille  Juifs ,  mais  tous  étrangers  ou 
fils  d'étrangers.  On  les  dirait  condamnés  à  perpétuité  à  assister  à  l'ac- 
complissement des  prophéties  du  Christ  qui  a  reçu  la  mort  en  ces  lieux, 
et  des  imprécations  féroces  que  leurs  pères  ont  vomies  en  le  sacrifiant  : 
qœ  son  sang  retombe  sur  nous  et  sur  nos  enfants  !  En  parcourant  à  Jéru- 
salem le  sale  quartier  des  Juifs^,  et  en  constatant  l'abjection  à  laquelle 
les  infortunés  descendants  de  Juda  sont  réduits  parmi  les  Arabes  et  les 
Turcs,  je  ne  pouvais  m'empêcher  de  répéter  ces  vers  du  poëte  catholique  : 

Ce  sang,  qu'ont  attiré  les  blasphèmes  des  pères 

Sur  ce  front  foudroyé  de  leurs  enfants  maudits , 

Toujours  tombe  et  retombe  en  flots  héréditaires. 

Que  grossissent  encor  des  crimes  séculaires! 

Sous  le  poids  de  ce  sang  toujours  assourdis  , 

Eu  vain  ils  le  secouent  en  marchant  d'âge  en  âge^!  (D.P.  A.  B.) 

tement,  il  m'arriva  de  lui  dire  en  colère  :  m  ehn  iahùdi,  ô  fils  d'un  Juif!  —  Le 
jeune  homme  serra  les  poings  et  me  montra  les  dents  avec  un  air  qui  semblait 
dire  :  je  voudrais  t'écraser  infâme  que  tu  es!  —  Puis,  se  voyant  incapable  de 
m'attaquer,  il  se  couvrit  le  visage  des  deux  mains,  pleurant  de  rage  et  de  dépit. 
Quelques  minutes  après,  il  vint  à  moi  tout  radouci  et  tout  désolé  :  Abuhom, 
me  dit-il,  Abuhom  {leur  père,  c'est-à-dire  père  des  chrétiens,  qui  appellent 
le  prêtre  Albuîiosj  notre  Père),  si  vous  n'êtes  pas  content,  donnez-moi  la  bas- 
tonnade, mais  ne  me  traitez  plus  de  ehn  iahùdi—Le  pauvre  garçon!  il  préfé- 
rait les  coups  à  ce  nom  ignominieux.  II  me  fallut  le  consoler  pendant  plus  d'une 
heure  pour  le  remettre. 

*)  Ils  se  trouvant  entassés  entre  le  Mont  Sion  et  remplacement  du  temple, 
sur  un  espace  très-restreint  pour  leur  nombre.  On  a  calculé  que,  si  la  population 
était  aussi  pressée  dans  toute  la  ville  qu'elle  l'est  dans  le  quartier  des  Juifs,  Jé- 
rusalem aurait  plus  de  100,000  habitants.  Ces  juifs  ne  descendent  pas  de  famil- 
les établies  depuis  longtemps  dans  le  pays;  car  ces  familles  ne  s'y  perpétuent 
guère  et  s'éteignent  bientôt  sous  l'action  de  beaucoup  de  maladies  contagieuses. 
Les  Juifs  de  Jérusalem  sont  tous  des  étrangers,  qui  y  viennent  la  plupart,  à  un 
âge  avancé,  pour  mourir  sur  le  sol  de  leurs  ancêtres,  et  être  enterrés  dans  la 
vallée  de  Josaphat.  Presque  tous  sont  pauvres  et  vivent  des  aumônes  recueil- 
lies pour  eux  en  Europe.  (Mislin,  les  Lieux-Saints,  t.  II.  ch.  23). 
*)                                E  quel  sangue  dai  padri  imprecato 
Sulla  misera  prole  ancora  cade, 
Che  mutata  d'etade  in  etade. 
Scasso  ancor  dai  suo  capo  non  l'ha. 


—  125  — 
DÉPART  DES  MISSIOXXAIRES 

EN    JANVIEE,    ET    FÉVRIER    1SG3. 

Est  parti  poiu'  la  Mission  de  Tripoli  en  Barbarie  le   Père  Antoine  de 
Poggio- Ginolfo,  Observantin  de  la  Province  de  Home. 


QUATRIÈME  PARTIE. 


ANCIENNE  CHRONIQUE 

sur  les  circonstances  qui  accompagnèrenf  la  suppression  au  Danemarck  clés 
Franciscains  2Iissionnaires  de  V Ecosse,  de  la  Noncège,  de  la  Laponie 
et  des  autres  régions  voisines  du  Pôle-Nord. 

{Continuation  et  fin;  voir  page  50). 

LE    COrVEXT   d'ySTAD. 

Voici  maintenant  le  récit  de  la  déplorable  expulsion  des  Erères  Mineurs  de 
leur  couvent  d'Ystad.  Cet  événement  arriva  la  veille  de  l'Annonciation  vers 
l'an  de  grâce  1532.  Le  lecteur  verra  quelles  impiétés  et  quels  scandales  les 
Luthériens  commirent  en  cette  circonstance. 

Avant  leur  expulsion  définitive ,  les  Erères  furent  assaillis  au  moins  deux 
fois,  en  dépit  des  réclamations  qu'ils  adressèrent  à  Sa  Majesté  et  au  Con- 
seil du  royaume.  La  première  fois,  les  Luthériens,  animés  d'un  esprit  de 
haine  satanique,  cernèrent  le  couvent  et  l'auraient  certainement  envahi,  si 
les  Erères  ne  leur  avaient  opposé  une  résistance  énergique ,  en  barricadant 
toutes  les  portes  avec  des  poutres  et  de  grands  arbres.  Néanmoins  les  Sec- 
taires renversèrent  les  palissades  qui  l'entouraient,  et  arrachant  des  portes 
des  ais  entiers,  ils  pénétrèrent  dans  la  coui-  des  gens  de  service.  Mais  les 
religieux  les  empêchèrent  d'aller  plus  loin,  et  les  assaillants  durent  se  con- 
tenter de  les  couvrir  d'un  torrent  d'injures  et  d'opprobres,  les  traitant 
d'assassins,  de  brigands,  de  voleurs,  de  vampires,  etc.  La  seconde  attaque 
eut  lieu  delà  manière  suivante  :  Ces  mêmes  sectaires  coururent  un  jour  au 
couvent  pour  y  faire  l'inventaire  de  tout  ce  qui  s'y  trouvait.  En  cette  cir- 
constance un  certain  Soeren  Jeppesen  et  un  autre  bourgeois  nommé  Ingvar 
forcèrent  les  serrures  du  corridor.  Mais  outre  ces  excès,  les  religieux  eurent 
à  en  souffrir  bien  d'autres,  avant  d'être  entièrement  chassés. 

Or,  voici  la  relation  des  événements  qui  accompagnèrent  cette  expulsion. 

La  veille  de  l'Annonciation  de  l'an  de  grâce  1532,  après  les  vêpres  et 

l'office  du  soir,  le  bourgmestre  Jean  Hiort  se  rendit  au  couvent,  suivi  de  ses 

Luthériens  et  d'un  grand  nombre  d'habitants  de  la  ville,  qui  se  mirent  à 


—  120   — 

faire  grand  bruit  à  la  porte,  en  demandant  qu'on  leur  ouvrit.   Comme  on 
s'y  refusa,  ils  coururent  en  criçint  et  en  hurlant  à  la  grille  de  l'église,  par 
laquelle  ils  tentèrent  en  vain  de  pénétrer  dans  le  couvent.   Le  P.  André 
Berthelsen*,  gardien,  entendant  le  tumulte,  s'avança  vers  eux  avec  un  reli- 
gieux et  leur  demanda  ce  qu'ils  voulaient.  Tous  se  mirent  à  crier  ensemble 
qu'ils  avaient  des  lettres  du  roi  qui  ordonnait  de  les  cbasser,  et  de  consa- 
crer le  couvent,  changé  en  hôpital,  au  service  des  pauvres.  Comme  malgré 
cela  on  refusait  encore  de  leur  ouvrir  les  portes,  ils  dirent  qu'ils  entreraient 
de  force.  Alors  le  gardien  témoigna  le  désir  de  voir  les  lettres  royales,  dé- 
clarant que,  s'ils  n'étaient  pas  à  même  de  les  exhiber,  il  se  garderait  bien 
d'abandonner  le  couvent.  Les  bourgeois  répondirent  qu'ils  ne  les  montre- 
raient jamais,  tandis  que  Jean  Hiort,  se  retirant  à  l'écart  et  appelant  le 
gardien,  lui  fit  entendre  qu'il  demandait  seulement  à  entrer  avec  l'un  des 
siens ,  en  lui  promettant  que  du  reste  il  ne  serait  fait  aucun  mal  aux  re- 
ligieux. Le  gardien  se  laissa  séduire  par  ces  paroles;  mais  à  peine  les  portes 
furent- elles  ouvertes,  que  le  bourgmestre  s'y  jeta  avec  toute  sa  bande,  et 
s'empara  de  vive  force  du  trousseau  de  clefs  du  portier.  Et  sur  le  champ 
Soeren  Jeppesen  somma  le  gardien  de  lui  remettre  les  actes  de  fondation, 
ainsi  que  toutes  les  clefs  du  couvent,  et  l'état  exact  de  tout  le  mobilier  qui 
avait  déjà  été   inventorié.  De  son  côté  le  gardien  demanda  par  deux  ou 
trois  fois  qu'on  lui  donnât  lecture  des  lettres  royales.  Là  dessus  le  greffier 
de  la  ville,  nommé  Soeren,  tira  de  sa  poche  un  morceau  de  papier,  et  fit 
connaître  au  gardien  et  à  ses  Frères  l'exposé  des  raisons  pour  lesquelles 
on  les  expulsait.  C'était  d'abord  parce  que  les  religieux  n'avaient  pas  prêché 
le  Saint  Evangile;  puis,  parce  que  tous  les  habitants  désiraient  le  départ 
des  Franciscains;  et  en  troisième   lieu,  parce  que  les  moyens  d'existence 
leur  manquaient.  En  entendant  ces  belles  raisons,  le  gardien  demanda  au 
bourgmestre   Niels  Wiuther  et  à  tous  les  échevins   réunis  si  vraiment  les 
Frères  Mineurs  avaient  jamais  prêché  des  doctrines  contraires  à  l'Evangile 
et  à  l'Ecriture    Sainte?  AVinther  et  ses    compagnons  répondirent   que  les 
Frères  avaient  toujours  enseigné  de  saines  doctrines  et  mené  une  vie  abso- 
lument irréprochable;  "  Néanmoins,  ajoutèrent-ils,  nous  désirons  leur  éloi- 
gnement,  «  Là  dessus  les  Luthériens  voulant  les  démentir  sur  la  première 
partie  de  leur  réponse,  il  s'éleva  une  grande  dispute  parmi  les  habitants. 
Quand  le  silence  fut  enfin  rétabli,  le  gardien  en  appela  à  Sa  Majesté  et  au 
Conseil  du  royaume ,  disant  qu'il  saurait  bien  se  défendre  en  temps  et  lieu 
et  réfuter  les  calomnies  qu'on  avait  fait  parvenir  jusque  près  du  trône.  Mais 
au  même  moment,  Soeren  Jeppesen,  commençant  à  l'apostropher  avec  vio- 
lence, lui  arracha  des  mains  les  clefs  ;  ce  que  voyant  les  religieux  prirent  la 
fuite,  les  uns  par  le  chœur,  les  autres  par  le  corridor. 

*)  Il  fut  nommé  Ministre  Provincial  des  Franciscains  au  Danemark  le  8  sep- 
tembre 1534, 


—  127  — 

Alors  les  bourgeois  les  arrachèrent  violemment  de  leurs  cellules,  les  traî- 
nèrent sur  le  sol  et  les  frappèrent  de  coups  de  hache.  Parmi  les  religieux, 
le  P.  Sévérin  Jacobsen^  qui  descendait  au  dortoir,  fut  plusieurs  fois  jeté  par 
terre,  poussé  avec  violence  dans  les  cloîtres  contre  les  murs,   puis   traîné 
tout  autour  du  couvent.  Après  ces  mauvais  traitements,  il  dit  aux  autres 
religieux  :  «  En  vérité,  mes  frères,  je  sens  que  je  vais  bientôt  mourir  des  se- 
cousses et  des  coups  que  j'ai  reçus;  je  souffre  tant  que  je  respire  à  grand' 
peine.  «  En  effet,  s'étant  mis  au  lit,  les  jours  suivants,  il  commença  à  dépé- 
rir rapidement,  ayant  chaque  jour  des  accès  d'hémoptysie.  Comme  il  appro- 
chait de  sa  fin,  Algot  Nielsen,  intendant  de  la  ville,  Mogen  ïïansen,  Tyge 
Lauridsen,  Tue  Skomager  et  Pierre  Olsen  vinrent  le  visiter.  «  Chers  amis, 
leur  dit  le  moribond,  vous  voyez  combien  vos  concitoyens  m'ont  maltraité. 
Ce  sont   surtout  Pierre  Nielsen,    Ode   Maler,  Lars   Bouder,  et  beaucoup 
d'autres  que  je  ne  connais  pas,   qui  m'ont  conduit  à  une  mort  certaine.  " 
Le  commandant  Pierre  Malthiaesen  vint  aussi  le  visiter  avec  plusieurs  au- 
tres bourgeois,  lui  demandant  de  qui  il  avait  à  se  plaindre.  //  Sachez,  leur 
répondit  le  P.  Sévérin,  que  si  j'étais  resté  dans  mon  couvent,  je  ne  me  trou- 
verais point  dans  le  déplorable  état  où  vous  me  voyez.  Néanmoins  je  n'ai 
de  haine  contre  aucun  de  ceux  qui  m'ont  maltraité;  je  leur  pardonne,  au 
contraire,  volontiers  pour  l'amour  de  Jésus-Christ,  qui  a  souffert  bien  da- 
vantage pour  moi.  Les  douleurs  que  je  souffre  ne  me  permettent  point  de 
penser  à  autre  chose,  et  je  laisse  au  juge  suprême  le  soin  de  faire  justice 
de  mes  bourreaux.  Je  ne  formulerai  donc  aucune  accusation;  il  pourrait  en 
résulter  pour  moi  de  trop  graves  inconvénients  si  jamais  je  recouvrais  la 
santé.  Il  11  y  eut  cependant  deux  des  coupables    qui,    se  repentant  de  leur 
crime,  vinrent  implorer  leur  pardon,  qu'il  leur  accorda  de  tout  cœur.  Quant 
à  tous  les   autres,    ils  s'obstinèrent  dans    leur  malice,    ne  songeant  même 
pas  à  demander  leur  grâce.  De  leur  côté,  les  habitants  traitèrent  de  même 
tous  les  autres  religieux,  les  jetèrent  par  terre,  les  frappèrent  avec  des  ta- 
bles, et  les  traînèrent  ensuite  par  les  bras  hors  du  couvent,  montrant  une 
telle  barbarie  que  même  un  turc  ou  un  païen,  qui  eut  assisté  à  cette  scène, 
n'eût  pu  retenir  ses  larmes.  Aussi  les  serviteurs  et  les  marins  du  roi,  tou- 
chés de  compassion,  s'écriaient-ils  :  «  Qu'ils  sont  donc  cruels  et  inhumains,  les 
habitants  de  cette  ville  !  Comme  le  peuple  danois  est  barbare!  Dans  notre  pays 
les  moines  ont  aussi  été  chassés,  mais  point  battus  ni  maltraités  ;  au  con- 
traire, on  leur  a  fourni  des  vêtements,  de  l'argent,  et  tout  ce  qu'il  leur  fal- 
lait en  voyage.    "  La  pitié  seule  arrachait  de  pareilles  exclamations  à  ces 
soldats  mercenaires. 

Le    bourgmestre    Kiels    Winther    et    plusieurs    autres    bons    citoyens 
versèrent  aussi  des  larmes  de  compassion  sur  le  sort  de  nos  Erères.  Parmi 

*)  II  a  déjà  été  question  de  lui  à  propos  du  couvent  de  Halmstadt. 


—  128  — 

ceux-ci,  dein;:  autres  prêtres,  les  Pères  Thomas  et  Cliristopliore,  mouru- 
rent également  quelques  jours  après  l'expulsion,  laissant  au  Juge  Suprême 
le  soin  de  prononcer  si  ce  fut  par  suite  des  mauvais  traitements  qu'ils 
avaient  reçus.  Au  temps  pascal,  alors  que  les  vrais  chrétiens,  ayant  l'u- 
sage de  la  raison,  sont  accoutumés  et  obligés  de  participer  à  la  Sainte 
Communion,  les  religieux  furent  empêchés  de  célébrer  la  messe,  même  à 
huis  clos.  Le  P.  André  Bcrthclsen,  gardien,  fut  même  tenu  en  prison 
pendant  plus  de  huit  semaines,  réduit  à  manger  le  pain  de  l'affliction  et  à 
boire  le  calice  de  la  douleur,  sans  avoir  même  une  croûte  de  pain  pour 
se  sustenter  :  n'est-ce  point  là  un  traitement  pire  que  celui  qu'on  inflige 
aux  malfaiteurs  publics,  condamnés  au  gibet  et  à  la  roue?  Et  quand  ce 
religieux  fut  réduit  à  mendier,  où  pouvait-il  trouver  quelqu'un  qui  lui  don- 
nât un  morceau  de  pain  sans  danger?  Et  cependant  ce  bon  père  gardien  et 
ses  frères  avaient  laissé  au  couvent,  au  moment  même  où  ils  en  avaient 
été  chassés ,  des  provisions  abondantes ,  dont  il  lem-  avait  été  défendu 
de  prendre  de  quoi  pourvoir  à  leur  subsistance. 

Voilà  ce  que  les  religieux  eurent  à  endurer  de  la  part  des  Luthériens 
lors  de  la  dispersion  du  couvent  d'Ystad.  Le  P.  André  Berthelsen,  gar- 
dien à  cette  époque ,  me  l'a  raconté  de  vive  voix  et  par  écrit  à  moi  Ei-ère 
Erasme  Olufsen,  en  m'affirmaut  de  bonne  foi  et  par  serment  que  son  récit 
était  exact  et  entièrement  conforme  à  la  vérité. 

LE   COUVENT    DE    N'ESTVED. 

Récit  de  la  dispersion  du  couvent  de  Nestved,  arrivée  en  l'an  de  grâce 
de  Notre  Seigneur  1532,  le  lendemain  de  l'Assomption  de  la  Sainte  Vierge. — 
Mogens  Gjoe,  digne  disciple  de  Satan,  avait  souvent  menacé  de  chasser 
les  religieux  de  ce  couvent.  Et  comme  son  grand  père  et  sa  grand'mère 
étaient  morts  en  cette  ville ,  et  que  le  premier  avait  fait  don  d'un  calice 
au  couvent,  Mogens  Gjoe  le  reprit  au  moment  de  la  dispersion.  Puis  il 
envoya  en  ce  lieu  des  prédicants  Luthériens,  auxquels  il  recommanda  de 
déclamer  contre  les  religieux.  Peu  content  de  cela,  il  leur  joignit  les  fameux 
Jean  Kjoege  et  Nicolas  Christensen,  deux  véritables  brigands,  apostats 
de  notre  Ordre ,  avec  la  mission  de  suivre  attentivement  les  sermons  du 
P .  Erasme  Olufsen ,  Lecteur  du  couvent ,  qui  avait  été  spécialement  chargé 
de  combattre  l'hérésie. 

Ces  espions ,  ayant  relevé  quelques  maximes  prétendues  hétérodoxes,  les 
envoyèrent  à  Mogens  Gjoe,  auquel  ils  fournirent  un  prétexte  pour  in- 
terdire la  prédication  au  P.  Erasme  et  à  tous  les  autres  religieux,  tant 
qu'ils  ne  lui  auraient  pas  rendu  compte  des  propositions  qu'ils  avaient 
avancées.  C'est  pourquoi  Erasme,  ayant  pris  pour  compagnon  le  P.  Jac- 
ques Hansen*,  coadjuteur  du  Provincial,  se  rendit  à  Copenhague,  afin  d'y 

')  Ce  sont  ces  deux  religieux  qui  ont  écrit  la  présente  chronique. 


—  129  — 

défendre  sa  doctrine  devant  le  conseil  du  royaume.  En  fait,  tous  les  mem- 
bres de  ce  conseil,  soit  ecclésiastiques,   soit  séculiers,  reconnurent,  après 
avoir  lu  ces  propositions  eu  langue  vulgaire ,  qu'elles  étaient  orthodoxes , 
de  telle  sorte  que  plusieurs  d'entre  eux  allèrent  jusqu'à  verser  des  larmes , 
en  sachant  quelles  étaient  les    choses   qu'on    mettait  en  question  ;   car  ils 
craignaient  qu'une  si  grande  iniquité  n'attirât  les  malédictions  du  ciel  sur  ■ 
leur  patrie.  Alors  Tjg-Krabbe  prit    les   pièces  et  les  présenta  à  sa  Ma- 
jesté; le  roi  les  déféra  sui-  le  champ  à  l'examen  de  Mogens  Gjoe,  et  ce- 
lui-ci   les    soumit   au  jugement    de   quelques   Luthériens.  Il  est  facile  de 
deviner  le  résultat  d'un  pareil  examen ,  et  Mogens  Gjoe  s'en  prévalut  pour 
écrire  secrètement  aux  magistrats  de  Nestved  que  ces  propositions  avaient 
été  jugées  hérétiques  par  le  conseil  du  royaume.  11  accompagna  sa  lettre 
d'une  dissertation  dépourvue  de  sens  commun,  qui  doit  se  trouver  encore 
entre  les  mains  des  bourgmestres  de  la  ville.  Après  cela  les  deux  religieux 
susnommés  retournèrent  à  Nestved ,  d'où  le  ministre  Provincial  rappela  le 
P.  Jacques,  son  coadjuteur;    mais    bientôt  le  P.  Jean  Nyborg,  Yice-gar- 
dien  de  cette  ville,  se  rendit  à  Roeskilde,  afin  de  voir  le  Ministre.  Ils  en 
partirent   ensuite  ensemble,    et    furent  témoins  de   l'exécution  du  décret 
royal,  qui  ordonnait  l'expulsion  de  tous  les  religieux  du  couvent'. 

LE    COUVENT    DE    KALLUNDBOEG. 

Récit  de  la  dispersion  du  couvent  de  Kallundborg,  arrivée  vers  la  fête 
de  l'exaltation  de  la  Sainte  Croix  en  l'an  1532.  —  L'impie  Mogens  Gjoe 
avait  menacé  plusieurs  fois  les  religieux  de  les  chasser  du  couvent  de 
Kallundborg;  mais  il  aurait  aimé  que  d'autres  eussent  accompli  l'œuvre 
sacrUége,  et  les  habitants  ne  voulurent  y  prendre  aucune  part.  Or,  au 
moment  de  quitter  la  ville  pour  aller  au  Jutland,  Mogens  enjoignit  au 
commandant  de  la  forteresse  d'intimer  à  tous  les  Prères  l'ordre  d'aban- 
donner le  couvent.  Sommé  d'en  sortir,  le  P.  Melchior,  gardien,  qui  était 
un  hérétique  caché  ,  ne  fit  aucune  résistance  ;  il  resta  néanmoins  à  Kal- 
lundborg, de  l'aveu  de  Mogens  Gjoe,  et  plus  tard  il  y  prit  la  place  de 
prédicateur  de  la  ville,  qu'il  occupe  encore  à  présent. 

LE    COUVENT    DE    HOKSEXS. 

Manière  dont  les  Prères  Mineurs  furent  chassés  de  ce  couvent.  —  De- 
puis longtemps  les  Frères  y  enduraient  miUe  avanies  et  insultes  de  la  part 
des  Luthériens  de  la  ville  et  de  celle  de  Mogens  Gjoe,  qui  déjà  plus  d'une 
fois  avait  excité  le  peuple  de  Horsens  à  s'emparer  du  couvent  que  nous  y 
possédions.  Les  habitants  avaient  donc  essayé  de  déterminer  nos  religieux 
à  se  retirer  volontairement ,  en  promettant  à  chacun  d'eux  un  beau  présent 
et  tout  le  nécessaire;  mais  ils  échouèrent  dans  leurs  efforts.  Ils  ne 
réussirent  pas  mieux  par  les  menaces,^  d'autant  plus  que  les  Prères  étaient 

V)  Ce  décret  est  du  10  anùt  1.532. 

12 


—   130  -> 

soutenus  par  Maudrup  Ilolck ,  qui  avait  sur  ce  eouvciit  des  droits  de  fon- 
dation*. C'est  pourquoi  les  Luthériens  de  Horsens ,  ne  pouvant  arriver  à 
leur  bat,  s'adressèrent,  d'après  le  conseil  qui  leur  fut  donné,  à  Mogens 
Gjoe,  qui  leur  suggéra  l'idée  d'enlever  des  églises  paroissiales  l'ostensoir 
et  les  vases  sacrés  pour  les  offrir  au  roi  comme  le  prix  du  couvent.  Il  fut 
ainsi  fait,  et  le  bourgmestre  Lars  Jensen  se  rendit  avec  un  autre  citadin  à 
Goterp ,  où  le  roi  se  trouvait  alors. 

Les  députés  obtinrent  en  effet  un  titre  de  donation-  par  lequel  Sa  Ma- 
jesté attribuait  à  la  ville  la  propriété  du  couvent  des  Frères  Mineurs,  et 
cette  pièce  fut  lue  en  leur  présence  le  jour  de  Sainte  Barbe.  Ceux-ci  voyant 
néanmoins  qu'ils  avaient  été  chargés  près  du  roi  d'une  foule  d'accusations 
calomnieuses  et  que  la  lettre  royale  leur  donnait  le  temps  d'y  répondre, 
convinrent  des  termes  d'une  réfutation  qu'ils  signèrent  et  qui  finissait 
ainsi  :  »  Nous  nous  déclarons  innocents  des  faits  dont  l'on  nous  accuse 
dans  la  lettre  de  Votre  Majesté,  et  nous  sommes  résolus  de  ne  point  aban- 
donner le  couvent  pour  de  pareils  motifs.  Mais  considérant  que  cette  même 
lettre  nous  enjoint  de  partir  sans  retard ,  et  qu'il  nous  faut  obéir  aux  or- 
dres du  Prince,  nous  déclarons  qu'en  nous  y  conformant,  nous  préférons 
nous  soumettre  comme  le  feraient  des  étrangers,  plutôt  que  d'appeler  de  cette 
décision,  convaincus  que  nous  avons  très-peu  d'amis,  qui  puissent  obtenir 
quoique  ce  soit  en  notre  faveur  auprès  de  Votre  Majesté.  «  En  effet  cette 
injuste  et  inique  décision  fut  exécutée  le  jour  de  la  fête  du  Saint  Martyr 
Thomas  de  Cantorbérj^.  Mais  avant  de  chasser  nos  Frères,  on  les  dé- 
pouilla de  tout  ce  qu'ils  avaient.  Ceci  arriva  l'an  et  le  jour  que  nous  avons 
indiqués. 

Tel  est  le  récit  de  l'expulsion  des  Frères  Mineurs  de  la  Province  de 
Danemarck . 

RELATION 

FAITE    PAR   LE    P.    MARC    DE   îfICE,  ERAXCISCAIÎÎ ,  DE   SON    VOYAGE   ET   DE   SA 
MISSION'    AU    NOUVEAU  MEXIQUE   EN    1539^. 

Avec  l'aide  et  le  secours  de  Notre-Dame  la  Bienheureuse- Vierge -Marie 
et  de  notre  Sérapliique  Père  St  François,  moi  Fr.  iMarc ,  profès  de  l'Or- 
dre de  St  François,  en  exécution  des  instructions  de  l'illustrissime  Seigneur 
D.  Antoine  de  Mendoza ,  vice-roi  et  capitaine-général  pour  Sa  ^Majesté 
dans  la  nouvelle  Espagne  ,  je  suis  parti  de  la  viUe  de  St  Michel  (pro- 
vince Culnacan)  le  vendredi  7  mars  1539,  ayant  pour  compagnon  Frère 
Honoré  et  emmenant  avec  moi  le  nègre  Etienne  de  Dorante  et  quelques 
Indiens  de  ceux  que  Mgr  le  vice-Roi  a  aifranchis ,  après  les  avoir  rache- 

*)  Manclrup  IloIck,  de  Barristskow,  descendait  de  Messire  Nicolas  de  Bar- 
ristskow,  qui  avait  fondé  le  couvent  en  Tan  1261 
^)  Daté  du  4  septembre. 
5)  Le  29  décembre  1532. 
*}  Voir  la  2""  livraison  de  la  deuxième  année  des  Annales, -p.  128  et  suivantes. 


—  131  — 

tés.  Ils  m'avaient  été  remis  par  François  Vasquez  de  Coronado,  gouverneur 
de  la  Nouvelle- Galice ,  outre  un  grand  nombre  d'Indiens  de  Petatlan  et  d'une 
autre  ville  nommée  Cuchillo  éloignée  d'environ  cinquante  lieues  de  la  première. 
Ces  hommes  sont  arrivés  à  la  vallée  de  Culiacan,  en  témoignant  une 
très-grande  joie ,  parce  que  les  affranchis  envoyés  en  avant  par  le  susdit 
gouverneur  pour  annoncer  leur  affranchissement  à  ces  Indiens ,  leur  avaient 
assuré  qu'à  l'avenir  ils  ne  devaient  plus  être  traités  en  esclaves  ni  subir 
aucun  mauvais  traitement ,  et  leur  avaient  dit  que  Sa  Majesté  le  voulait 
et  l'ordonnait  ainsi.  Avec  la  compagnie  que  je  viens  de  dire  je  me  mis  en 
route  et  marchai  jusqu'au  village  de  Petatlan ,  recevant  partout  le  meil- 
leur accueil,  et  trouvant  toutes  sortes  de  choses  à  manger,  au  milieu  de 
roses ,  de  fleurs  et  d'autres  décorations.  Où  il  n'y  avait  point  d'habitations, 
on  me  faisait  des  maisons  d'argile  avec  des  branches  entrelacées  de  toutes 
parts.  Je  me  reposai  trois  jours  en  ce  village  de  Petatlan ,  parce  que  mon 
compagnon  Prère  Honoré  tomba  si  gravement  malade ,  que  je  fus  contraint 
de  l'y  laisser;  puis  suivant  nos  instructions,  je  continuai  mon  chemin, 
selon  que  me  guidait  l'Esprit  Saint,  sans  aucun  mérite  de  ma  part.  J'étais 
accompagné  du  nègre  Etienne  de  Dorante  et  de  plusieurs  Indiens  affran- 
chis,  et  beaucoup  d'habitants  du  pays  me  fesaient  partout  où  j'arrivais 
une  réception  solennelle,  avec  de  grandes  démonstrations  de  joie,  dres- 
sant des  arcs  de  verdure  et  me  donnant  à  manger  de  ce  qu'ils  avaient, 
bien  que  ce  fût  peu;  car,  disaient-ils,  depuis  trois  ans  il  n'avait  point 
plu  ,  les  Indiens  du  pays  avaient  plutôt  songé  à  se  cacher  qu'à  ensemencer 
leurs  terres ,  par  peur  des  chrétiens  de  la  viUe  de  St  Michel ,  qui  jus- 
qu'alors avaient  accoutumé  de  faire  chez  eux  des  excursions,  de  les  at- 
taquer et  de  les  réduire  en  servitude. 

Sur  toute  la  route  ,  qui  peut  être  de  vingt-cinq  à  trente  lieux  en  deçà 
de  Petatlan,  je  ne  vis  rien  qui  mérite  mention,  sinon  la  démarche  que 
firent  près  de  moi  quelques  Indiens  de  File  autrefois  visitée  par  Eerdi- 
nand  Cortese,  marquis  de  Yales.  Us  m'assurèrent  que  leur  pays  était  bien 
une  ile,  et  non  point  une  terre  ferme,  comme  plusieurs  le  prétendaient  ;  ils 
passaient  sur  quelques  radeaux,  et  de  la  terre  ferme  à  leur  île  ils  devaient 
franchir  environ  une  demi- lieue  de  mer.  Quelques  autres  Indiens  vinrent 
aussi  me  voir  :  ils  étaient  d'une  île  plus  grande  que  la  première  et  plus- 
éloignée  ;  j'ai  appris  qu'au  delà  de  cette  île  il  y  en  a  trente  autres  petites, 
habitées  par  plusieurs  familles  et  presque  stériles,  à  l'exception  de  deux 
qui  produisent  du  maïs.  Ces  Indiens  portaient  autour  du  cou  beaucoup 
de  bandeaux  en  nacre  de  perle.  Je  leur  montrai  des  perles  dont  je  m'étais 
muni  comme  échantillons  ;  ils  me  dirent  qu'il  y  en  avait  beaucoup  de 
pareilles  et  de  très  grosses  dans  les  îles;  néanmoins  je  n'eu  trouvai  au- 
cune. Je  continuai  ma  route  à  travers  une  région  inhabitée  pendant  qua- 
tre jours,  suivi  d'un  grand  nombre  d'Indiens  tant  des  îles  que  des  mon- 
tagnes que  je  laissais  derrière  moi ,  et  au  bout  de  cette  région  inhabitée 
je  rencontrai  d'autres  Indiens  tout  étonnes  de  me  voir  ,  parce  que  n'ayant. 


—   U'Z   — 

dans  un  pays  si  désert,   aucun   rapport  avec    les  habitants  d'en  deçà,  ils 
ne  se  formaient  aucune  idée   des  chrétiens.    Ces    pauvres  gens  me  firent 
le  plus  grand  accueil  et  me  donnèrent  t)eaucoup  de  choses  à  manger.  Ils 
cherchaient  à  toucher  mes  vêtements  et  m'appelaient  Hayota,  mot  qui  dans 
leur   langue   signifie    homme    du   ciel.  L'interprète  leur    expliqua  de  sou 
mieux  tout  ce  que  renferme    l'instruction    faisant   connaître   Notre   Sei- 
gneur Dieu  du  ciel  et  sa  puissance.  Parcourant  ce  désert,  je  tâchais  de 
m'enquérir  par  tous  les  moyens  possibles  des  régions  où  l'on  trouverait  des 
villes  nombreuses  et    des  habitants   plus  policés  et    plus   intelligents  que 
ceux  que  j'avais  sous  les  yeux,  et  je  ne  pus  rien  découvrir  à  cet  égard; 
mais  on  me  dit  que  plus  loin ,  à  la  distance  de  quatre  ou  cinq  journées  de 
marche,  au  point  où  viennent  mourir  les  pentes  des  montagnes,  se  déroule 
une  large  et  vaste  plaine,  et  là,  me  dit-on,  il  y  a  beaucoup  de  grandes  habi- 
tations dont  les  possesseurs  portent  des  vêtements  de  coton.  Et  comme  je 
leur  montrais  difi'érentes  pièces  de  métal  dont  je  m'étais  muni  pour  me  ren- 
seigner sur  les  métaux  du  pays  ,    ils  prirent  une  pièce  d'or  en  me  disant 
que  les  habitants  de  la  plaine  avaient  des  vases  du  même  métal,  et  qu'ils 
portaient  aux  narines  et  aux  oreilles  certains  anneaux  verts ,  et  qu'ils  avaient 
certains  instruments  en  or,  avec  lesquels  ils  se  rasent  et  s'essuient  la  sueur, 
et  que  dans  leurs  temples  les  murs  étaient  revêtus  du  même  métal,  dont  ils 
se  servent  d'ailleurs  pour  tous  leurs  besoins  domestiques.  Mais  comme  cette 
plaine  s'écarte  des  côtes  de  la  mer  ,  et  que  mes  instructions  me  recomman- 
daient de  ne  point  m'en  éloigner,  je  résolus  de  ne  la  visiter  qu'à  mon  re- 
tour, afin  de  la  voir  plus  à  l'aise,  et  je  marchai  ainsi  pendant  trois  jours  \\ 
travers  les  lieux  habités  par  ces  Indiens,  qui  me  firent  le  même  accueil  que 
les  autres,  jusqu'à  ce  que  j'arrivasse  à  un  village  assez  considérable  ,   appelé 
Vacapa  ;  là  on  m'entoura  de  mille  prévenances  et  l'on  m'ofi*rit  abondamment 
à  manger,  car  la  terre  y  est  fertile  et  il  est  possible  de  l'arroser.  De  cette 
station  à  la  mer  il  y  a  quarante  lieues,  et  comme  je  me  trouvais  si  loin  de  la 
mer,  et  que  c'était  l'avant- veille  du  dimanche  de  la  Passion,  je  résolus  d'y 
rester  jusqu'à  Pâques,  pour  m'assurer  de  l'existence  des  îles  dont  j'ai  dit 
plus  haut  que  Ton   m'avait  parlé.  A    cet  efi*et  j'envoyai  plusieurs  Indiens 
du  côté  de   la  mer  par  trois    chemins  difi'érents,    et  je  leur   ordonnai  de 
m'amener  des  habitants   de  la  côte  et  de  quelques  unes  de  ces  îles  ,  afin 
de  leur  demander  des  renseignements.  En  même  temps  je  chargeai  le  nègre 
Etienne  de  Dorante  de  se  diriger  droit  au  nord  à  une  distance  de  quarante  ou 
soixante  lieues  ,  pour  voir  si  par  là  il  y  avait  moyen  de  se  procurer  quel- 
ques notions  relatives  à  nos  recherches.  Je  convins  avec  lui  que,  si  on  lui 
signalait  une  région  peuplée  et  riche  qui  méritât  attention ,  il  n'irait  pas 
plus  loin  et  qu'il  retournerait  en  personne  ou  bien  qu'il  m'enverrait  des  Indiens 
avec  un  signe  que  nous  déterminâmes,  c'est-à-dire,  qu'il  m'enverrait  une  croix 
blanche ,  de  la  hauteur  d'une  palme  ,  s'il  découvrait  un  pays  d'une  certaine 
importance,  et   d'une  hauteur  double,  s'il  découvrait  un  grand  pays,  ou 
enfin  une  grande  croix  ,  si  c'était  un  pays  plus  grand  et  plus  fertile  que 


—  1:33  — 

la  Nouvelle -Espagne.  En  conséquence,  le  dit  Etienne  me  quitta  le  diman- 
che delà  Passion,  après  le  dîné,  et  quatre  jours  après,  je  vis  venir  des 
messagers  avec  une  croix  de  la  hauteur  d'un  homme  ,  ils  me  dirent  de  la 
part  d'Etienne  que  je  pouvais    aller  le  rejoindre ,  parce  qu'il  avait  trouve 
des  gens  qui  lui  avaient  fait  connaître  une  très- grande  province  qu'avaient 
visitée    des   Indiens  qui  étaient  avec  lui;  l'un  d'eux  envoyé    par   Etienne 
me  dit  qu'il  y   avait   trente   journées    de  marche  du   lieu  où  se  trouvait 
Etienne   jusqu'à  la  première   ville  du   pays   appelé    Cevola.  Il  affirme  que 
cette  province  compte  sept  villes  très-grandes,  toutes  soumises  à  un  seul 
prince  et  avec  des  maisons  bâties  en  pierres  et  en  chaux,  dont  la  plus  petite 
a  un  étage ,  et  les  autres  deux  ou  trois  étages ,  à  l'exception  de  celle  du 
prince  qui  en  a  quatre.  Toutes  ces  maisons  sont  rangées  en  ordre  l'une  à  la 
suite  de  l'autre.  On  voit  aux  portes  des  principales  de  nombreux  ornements 
eu  turquoises,   pierres  précieuses  qu'on  y  trouve,   d'après  ce  qu'il  dit,  en 
grande  abondance  ;  le  messager  dit  aussi  que  les  habitants  de  ces  villes  sont 
très-bien  vêtus,  et  que  plus  loin    se   trouvent   encore  d'autres  provinces, 
dont  chacune  serait  plus  grande  que   le  territoire  de  ces  sept  villes.  J'ai 
cru  à  son  rapport ,  parce  qu'il  m'a  paru  être  un  homme  sensé ,  et  en  con- 
séquence j'ai  différé  d'aller   rejoindre  Etienne  de  Dorante  ,  pensant  qu'il 
m'attendrait,  et  voulant  d'ailleurs  attendre  moi-même  les  messagers  que 
j'avais  envoyés  du  côté  de  la  mer;  ceux-ci  revinrent  aux  Pâques  fleuries, 
avec  des  naturels  des  côtes  et  des  deux  îles  qui  me  donnèrent  des  détails 
sur  les  îles  que  j'ai  dit  plus  haut  être  stériles  ,   d'après  ce  que  j'avais  déjà 
appris  ,  et  dont  les  habitants  portent  sur  le  front  des  bandeaux  de  perles 
et  possèdent,  assure-t-on,  de  grosses  perles  et  beaucoup  d'or.  Ces  naturels 
ra'attestèrent  l'existence  de  trente-quatre  îles  apparaissant  successivement 
l'une  après  l'autre  ,   ils  me  dirent  que  les  habitants  des  côtes,  comme  ceux 
des  îles  ,  ont  peu  de  ressources;  leur  commerce  est  celui  des  melons.  Autant 
qu'on  peut  en  juger  àia  vue,  cette  côte  s'étend  ve'rs  le  nord.  Les  Indiens 
qui  en  venaient  m'apportèrent  des  rondelles  de  cuir  de  vache ,  très-bien  ou- 
vragées, assez  grandes  pour  les  couvrir  de  la  tête  jusqu'à  la  pointe  des  pieds^ 
et  percées  au  somm.et   d'une   ouverture    qui  permet   de  voir   d'mi  côté  à 
l'autre,  je  les  crois  tellement  solides  qu'un  trait  d'arbalète  ne  les  percerait  pas. 
Ce  jour  là  je  reçus  la  visite  de  trois  Indiens  tatoués,  qui  s'étaient  peint 
le  visage,  la  poitrine  et  les  bras.  Leurs  compatriotes  habitent  des  hauteurs 
du  côté  de  l'est,  jusqu'aux  frontières  du  territoire  des  sept  villes.  Us  me 
dirent  qu'ils  venaient  me  voir,  parce  qu'ils  avaient  entendu  parler  de  moi, 
et  entre  autres  détails  qu'ils  me  donnèrent,  ils  me  parlèrent  des  sept  villes 
et  provinces  que    m'avait  fait  connaître  l'indien  d'Etienne,   presque  dans 
les  mêmes  termes  que  l'envoyé  d'Etienne.   C'est  pourquoi  je  congédiai  les 
naturels  de  la  côte ,  tandis  que  deux  Indiens  des  îles  dirent  qu'ils  voulaient 
me  suivre  sept  ou  huit  jours.  Je  quittai  donc  Vacapa  avec  eux  et  avec  les 
trois  Indiens  tatoués,  le  surlendemain  des  Pâques  fleuries,  en  suivant  le 
chemin  qu'avait  pris  Etienne.   Celui-ci  m'avait  envoyé  d'autres  messagers , 


-—  lai  — 

avec  une  autre  croix  de  même  grandeur  que  la  première ,  en  me  pressant 
de  le  rejoindre.  11  m'avait  fait  dire  en  même  temps  que  la  région  que  je 
cherchais  était  certainement  la  plus  grande  et  la  meilleure  qu'il  y  eût  dans 
ce  pays.  Ces  messagers  circonstaneièrent  leur  rapport  absolument  de  la 
même  manière  que  le  premier;  ils  m'en  dirent  même  davantage  et  me  firent 
une  relation  plus  claire  et  plus  complète.  Je  marchai  ainsi  tout  ce  jour-là 
et  les  deux  jours  suivants  par  la  même  route  qu'avait  suivie  Etienne,  et  alors 
mes  compagnons  me  dirent  qu'on  pouvait  aller  en  trente  jours  de  l'endroit 
où  nous  étions  à  la  ville  de  Cevola,  qui  est  la  première  des  sept ,  et  cela  me 
fut  dit  non  par  un  seul ,  mais  par  plusieurs ,  qui  entrèrent  dans  beaucoup 
de  détails  sur  la  grandeur  et  le  genre  des  maisons,  détails  identiques  à  ceux 
que  m'avaient  donnés  les  premiers  messagers;  ils  ajoutèrent  qu'indépendam- 
ment des  sept  villes  on  trouve  trois  autres  royaumes  qu'on  appelle  Marata, 
Vacus  et  Totonteac.  Je  voulais  savoir  pourquoi  ils  s'éloignaient  tant  de  leur 
demeure  ;  ils  me  répondirent  qu'ils  le  faisaient  pour  se  procurer  des  turquoi- 
ses, du  cuir  de  vache  et  d'autres  objets  qu'on  trouve  également  en  grande 
quantité  dans  ce  pays.  Je  voulus  aussi  savoir  quelles  conditions  et  quels 
résultats  ils  pouvaient  espérer;  ils  me  dirent  qu'ils  se  rendaient  à  leurs  ris- 
ques et  périls  à  la  première  ville  qu'on  nomme  Cevola  ;  que  là  ils  s'offraient 
à  travailler  la  terre  et  à  d'autres  services ,  et  que  pour  leur  salaire  on  leur 
donne  des  turquoises  ou  du  cuir  de  vache  du  pays.  Les  habitants  de  cette 
viUe  portent  tous  attachées  aux  oreilles  et  aux  narines  des  turquoises  d'une 
grande  beauté  et  d'une  grande  valeur;  et  l'on  dit  qu'on  se  sert  de  pierres 
pareilles  pour  orner  les  portes  principales  des  maisons  de  Cevola.  Quant  au 
vêtement  des  habitants  de  Cevola,  il  paraît  qu'il  consiste  en  une  chemise 
de  coton  qui  leur  descend  jusqu'aux  pieds  et  qui  se  ferme  au  cou  par  un 
bouton ,  auquel  pend  un  long  cordon ,  les  manches  de  ces  chemises  sont 
aussi  larges  en  haut  qu'eu  bas.  On  dit  qu'ils  portent  aussi  des  ceintures  de 
turquoises,  et  que  plusieurs  mettent  sur  leur  chemise  de  beaux  vêtements,  et 
d'autres  du  cuir  de  bœuf  habilement  ouvragé,  ce  dernier  vêtement  est  le  meil- 
leur du  pays  où  le  cuir  de  bœuf  est  très-commun.  Les  femmes  ont  le  même 
costume,  qui  les  couvre  également  jusqu'aux  pieds.  Ces  Lidiens  me  firent 
un  excellent  accueil  et  s'empressèrent  de  me  demander  quel  jour  j'étais 
parti  de  Vacapa,  afin  de  pouvoir  à  mon  retour  me  procurer  des  vi- 
vres et  le  moyen  de  me  reposer.  Ils  m'amenaient  des  malades  pour  que 
je  les  guérisse;  ils  cherchaient  à  toucher  mes  vêtements  et  me  donnèrent 
plusieurs  cuirs  de  bœuf  si  bien  préparés  et  ouvragés ,  qu'on  pouvait  les 
croire  l'œuvre  d'ouvriers  très-habiles  ;  et  tous  disaient  que  ces  objets  ve- 
naient de  Cevola.  Le  lendemain  je  continuai  mon  chemin,  emmenant  avec 
moi  les  Indiens  tatoués,  lesquels  ne  voulurent  point  me  quitter;  j'arrivai  à  un 
autre  village,  dont  les  habitants  me  reçurent  aussi  très-bien;  ils  cherchaient 
de  même  à  toucher  mes  vêtements,  et  me  confirmèrent  sur  le  pays  que  je  con- 
naissais déjà  les  mêmes  particularités  racontées  par  leurs  devanciers  ;  ils  me 
dirent,  en  outre,  que  plusieurs  naturels  de  ce  village  avaient  accompagné 


—  135  — 

Etienne  de  Dorante  jusqu'à  une  distance  de  quatre  ou  cinq  journées  de 
marcile,  et  je  trouvai,  du  reste,  en  ce  lieu,  une  grande  croix  qu'Etienne  m'y 
avait  laissée  pour  m' annoncer  que  l'existence  du  bon  pays  que  je  cherchais 
devenait  de  plus  en  plus  certaine.  Il  avait,  en  outre,  recommandé  qu'on  me 
.pressât  de  l'aller  rejoindre,  parce  qu'il  m'attendrait  au  bord  du  désert. 
J'élevai  là  même  deux  croix,  et  je  pris  possession  des  lieux  conformément 
à  mes  instructions;  car  ce  pays  me  paraissait  préférable  à  celui  que  j'avais 
laissé  derrière  moi,  et  il  fallait  bien  que  je  fisse  acte  de  possesseur.  Je 
marchai  ensuite  pendant  cinq  jours,  toujours  à  travers  des  régions  habitées, 
recevant  partout  la  plus  sincère  hospitalité  et  voyant  force  turquoises  et 
force  cuirs  de  bœuf,  et  un  pays  présentant  le  même  aspect.  A  ce  point  de 
mon  voyage,  j'appris  qu'après  deux  autres  journées  de  marche  je  retrou- 
verais une  contrée  inhabitée,  où  il  n'y  a  rien  à  manger;  mais  on  me  dit 
qu'on  avait  pris  des  mesures  pour  m'y  procurer  des  logements  et  des  vivres. 
Je  me  hâtai  donc  d'avancer,  pensant  que  je  trouverais  bientôt  Etienne  à 
l'endroit  où  il  m'avait  fait  dire  qu'il  m'attendrait.  Avant  d'arriver  au  désert, 
je  passai  par  un  village  arrosé  par  de  nombreux  canaux  d'irrigation ,  et  où 
beaucoup  d'Indiens,  tant  hommes  que  femmes,  vinrent  à  ma  rencontre; 
ils  étaient  vêtus  d'étoffes  de  coton,  et  plusieurs  de  peaux  de  bœuf,  qu'ils 
préfèrent,  en  général,  aux  étoffes  de  coton.  Tous  les  habitants  de  ce  village 
se  parent  de  turquoises,  qu'ils  appellent  cacoiias,  et  qui  leur  pendent  des 
narines  et  des  oreilles.  Ils  étaient  venus  avec  le  seigneur  de  ce  village  et 
ses  deux  frères,  vêtus  de  belles  étoffes  de  coton,  et  également  parés  de 
cacoiias,  et  d'un  collier  de  turquoises.  Ils  m'offrirent  beaucoup  de  gibier 
tels  que  lapins  ou  perdrix,  outre  des  épis  de  maïs,  le  tout  en  grande  abon- 
dance; ils  y  joignirent  beaucoup  de  turquoises  et  de  peaux  de  bœuf,  et 
de  très-beaux  vases  à  boire,  et  d'autres  objets,  dont  je  ne  voulus  accepter 
aucun.  J'avais  mon  vêtement  de  drap,  appelé  en  Espagne  drap  de  Saragosse, 
et  le  seigneur  de  ce  village  et  les  autres  Indiens  touchaient  mon  habit  de 
leurs  mains,  en  me  disant  que  cette  étoffe  était  commune  à  Totonteac  et  que 
les  habitants  de  ce  pays  s'en  seivaient  pour  leurs  habillements.  Je  ne  pus 
m'empêcher  de  rire  et  je  leur  dis  que  ces  habillements  étaient  sans  doute 
en  coton  comme  ceux  qu'ils  portaient.  «  Vous  voyez  bien,  me  répondirent- 
ils,  que  nous  savons  que  ceux  que  nous  portons  diffèrent  de  ceux  que  vous 
portez.  Sachez  qu'à  Cevola  toutes  les  maisons  sont  pleines  de  vêtements 
semblables  aux  nôtres,  mais  à  Totonteac  il  y  a  de  petits  animaux  auxquels 
on  enlève  ce  avec  quoi  on  fait  ce  que  vous  portez  .  »  Je  demandai  à  cet  égard 
quelques  détails  plus  précis  ;  on  me  répondit  que  ces  animaux  sont  de  la 
grandeur  de  deux  branches  de  Castille  qu'Etienne  avait  avec  lui,  et  Ton 
ajouta  qu'on  les  trouve  en  grand  nombre  à  Totonteac. 

Le  lendemain  j'entrai  dans  le  désert,  et  là  où  je  devais  dîner,  je  trouvai 
une  tente  qu'on  m'avait  préparée  et  des  vivres  en  abondance  près  d'un  cours 
d'eau,  et  le  soir  je  trouvai  également  une  tente  et  des  vivres.  Il  en  fut  de 
même  tous  les  quatre  jours  pendant   lesquels  le  pays  ne  changea  point,  et 


—  1:30  — 

j'entrai  ensuite  dans,  une  vallée  fort  liabitéc.  Au  premier  village  beaucoup 
d'hommes  et  de   femmes   vinrent   à    ma  rencontre  uvee    des  vivres;  tous 
avaient  des  turquoises  qui  leur  pendaient  des  narines  et  des  oreilles:  plu- 
sieurs avaient  des   colliers  de  turquoises,  pareils  à   ceux    que  portaient  le 
seigneur  du  village  précédant  le  désert  et  ses  deux  frères,  avec  cette  diffé- 
rence que  ceux-ci   avaient  des   colliers  de  trois  ou   quatre    tours,  avec  de 
bons  vêtements  et  des  peaux  de  vache,  tandis  que  ceux-là  n'en  avaient  que 
d'un  seul  tour.  Quant  aux  femmes,  elles  portaient  aussi  des  turquoises  aux 
narines  et  aux  oreilles,  et  plusieurs ,   des  chemises  et  un  vêtement  appelé 
nagua.  Là  on  parlait  autant  de  Cevola  qu'on  parle  de  Temistitan  dans  la 
Nouvelle-Espagne,  ou  de  Cusco  au  Pérou,  et  Ton  y  donnait  sur  les  maisons, 
les  habitations,  les  rues  et  les  places  de  la  ville  des  détails  précis,  comme 
des  gens  qui  ^  seraient  allés  et   qui  s'y  seraient  procuré  les   objets  néces- 
saires  pour   la  vie   domestique,    ainsi  que   le    faisaient  les    Indiens    cités 
plus  haut.  Je  leur  disais  qu'il  n'était  pas  possible  que  les  maisons  fussent 
telles   qu'ils  me  les  dépeignaient,  et  alors,    pour  se  faire  comprendre ,  ils 
prenaient  de  la  terre  ou  des  cendres  qu'ils  jetaient  dans  l'eau:  puis,  il  me 
montraient  comment  on  plaçait  les  pierres  et  comment    l'édifice  s'élevait, 
à  mesure  qu'on  superposait  les  pierres.   Je    leur  demandai  si  les  hommes 
de  ce  pays  avaient  des  ailes  pour  monter  ces  étages;  et  ils  se  mettaient  à 
rire  en  me  représentant  une  échelle  tout  aussi  bien  que  j'aurais  pu  le  faire. 
Ils  prenaient  une  planche,  se  la  dressaient  sur  la  tête,  et  me  disaient  que 
telle  était  la  hauteur  qui  séparait  les  étages.  On  me  fit  connaître  de  même 
l'étoffe  de  laine  de  Totonteac;  où  l'on  prétend  qu'il  y  a  beaucoup  de  maisons, 
comparables  et  même  supérieures  en  nombre  et  en  beauté  à  celles  de  Cevola, 
parce  que  c'est  une  très-grande  viUe,  dont  l'on  ne  trouve  presque  pas  le  bout. 
J'appris  qu'en  cet  endroit  la  còte  de  la  mer  se  dirige  brusquement  vers  l'ouest, 
tandis  que,  jusqu'à  l'entrée  du  premier  désert  que  je  traversai,  elle  allait  tou- 
jours vers  le  nord;  et  comme  il  m'importait  de  bien  connaître  la  direction  de 
la  côte,  je  voulus  savoir  à  quoi  m'en  tenir.  J'allais  donc  l'examiner,  et  je  vis 
clairement  que  là,  à  35  degrés,  la  côte  tourne  vers  le  couchant.  Cette  décou- 
verte ne  me  causa  point  une  joie  moindre  que  celle  du  pays,  et  je  retournai 
ensuite  sur  mes  pas  pour  continuer  ma  route.  Je  marchai  cinq  jours  dans 
la  vallée,  laquelle  est  habitée  par  une  belle  population  et  si    abondante  en 
fourrages  qu'ils  suffiraient  à  nourrir  plus  de  trois  mille  chevaux.  Arrosée  par 
de  nombreux  ruisseaux,  cette  vallée  ressemble  à  un  jardin,  les  bourgs  et  les 
villages  s'y  étendent  jusqu'à  une  demi-lieue  et  un  quart  de  lieue,  et  dans 
chacun  de  ces  villages  j'entendais  une  longue  description  de   Cevola,  et  tous 
les  narrateurs  me   parlaient  comme  gens  accoutumés  à  y  aller  tous  les  ans 
gagner  leur  vie.  J'y   trouvai  un  Indien  natif  de  Cevola,    qui  me  dit  d'y 
être  venu  pour  fuir  le  gouverneur,  c'est-à-dire  l'agent  du    Seigneur  ;   car 
le  Seigneur  de  ces  sept  villes  vit  et  réside   dans   l'une  d'elles   qu'on  ap- 
pelle Ahacus,  et  dans  les  autres  il  place  des  agents,    qui  commandent  en 
son  nom.  [Sera  continité). 


ANNALES    DES    MISSIONS    FRANCISCAINES 

PEEMIÈEE   PARTIE. 
1:11  STO  II^E     AISTCIENISTE. 


I. 

TARTARIE. 


DESSEINS  DE  LA  PR0\T:DENCE  DANS  LES  RAPPORTS  DES  TARTARES 
AVEC  LES  PEUPLES  CHRÉTIENS  D^OCCIDENT,  SURTOUT  AU  MOYEN 
DES    MISSIONS    ERANCISCAINES. 

1297. 

Avant  de  continuer  notre  récit  des  Missions  Franciscaines 
chez  les  Tartares,  nous  pensons  qu'il  y  aura  plaisir  et  profit 
à  rechercher  ici  rapidement  quelles  ont  pu  être  les  vues  de  la 
Providence  divine  dans  la  conduite  des  événements  que  nous 
avons  racontés  dans  les  livraisons  précédentes',  lorsqu'elle  a 
permit  les  conquêtes  si  vastes  que  ces  barbares  firent  dans 
TAsie  entière,  et  les  rapports  qu'ils  nouèrent  si  mystérieuse- 
ment avec  le  chef  de  TEglise  catholique.  Nous  verrons  en  outre 
quelle  part  dans  ces  grandes  révolutions  du  monde  moral 
eurent  à  prendre  par  leur  Mission  les  Eranciscains ,  instru- 
ments secrets  de  l'œuvre  de  Dieu,  qui  fait  aboutir  toutes 
choses  à  sa  plus  grande  gloire  et  à  la  prospérité  toujours 
croissante  de  la  société  humaine.  Quant  au  premier  point, 
voici  quelques  indices  qui  révèlent  dans  ces  grands  mouve- 
ments le  doigt  de  celui  que  les  divines  Ecritures  représentent 
comme  ludens  in  orbe  terrarum,  parce  qu'il  meut  et  dirige  toutes 
choses  d'une  manière  inattendue  pour  faire  de  tous  les  peuples 
une  seule  famille. 

On  sait,  dit  le  pieux  abbé  Eohrbacher,  que,  lors  de  la 
venue  du  Christ  au  monde,  l'obscur  empire  des  Chinois  et  le 

')  Voir  les  première  et  deuxième  livraisons  de  la  deuxième  année  et  la 
deuxième  livraison  de  la  troisième  année. 

13 


—  138  — 

glorieux  empire  romain  se  touchaient,  à  leurs  dernières  extré- 
mités, sur  les  bords  de  la  mer  Caspienne,  comme  s'ils 
s'étaient  préparés  Tun  et  l'autre  à  offrir  leur  hommage  au  roi 

IMMORTEL    DES    SIÈCLES,    A    JÉSUS,    FILS    DE    DIEU    ET    DE    MARIE. 

Il  n'est  pas  moins  certain  pour  les  gens  instruits  qu'au  mo- 
ment de  la  mort  de  Julien  l'Apostat  dans  les  plaines  de 
Babylone,  la  Chine  était  ou  pouvait  être  considérée  comme 
une  province,  bien  que  très-éloignée  et  située  aux  derniers 
confins  de  l'empire  de  Perse,  qui  lui-même  touchait  aux 
limites  extrêmes  de  l'empire  romain,  comme  s'ils  s'étaient  l'un 
et  l'autre  étendus  jusque  là  pour  pouvoir  assister  avec  une 
profitable  admiration  au  triomphe  de  la  roi  sur  le  paga- 
:msme  rebaissant.  Par  où  l'on  voit  que  durant  le  cours  de 
tant  de  siècles,  les  iX^abuchodonosor  de  Babjlone,  les  Cyrus 
de  Perse,  les  Alexandre  de  Macédoine,  les  Césars  de  Eome 
ne  furent,  tout  bien  considéré,  que  des  merveilleux  instru- 
ments qui  travaillaient  à  leur  insu  à  rapprocher,  mélanger  et 
confondre  les  diverses  nations  de  l'Asie,  de  l'Afrique  et  de 
l'Europe,  afin  de  réahser,  du  moins  selon  leur  pouvoir  et 
dans  les  proportions  les  plus  vastes  et  les  plus  magnifiques, 
cette  grande  unité  des  peuples,  tous  appelés  à  se  ranger  sous 
l'étendard  de  la  croix.  Car  telle  il  faut  reconnaître  et  glorifier 
la  mission  du  Sauveur  des  nations  :  en  droit  et  en  fait  il  est 
le  maître  de  tout  le  genre  humain.  C'est  pour  cela  qu'au 
XIIP  et  XIV«  siècle.  Dieu  suscite  du  fond  de  l'Asie  de  nou- 
velles hordes  de  Tartares  qui,  sous  la  conduite  de  Tchingz-Khan 
et  de  ses  fils  que  semblait  pousser  la  fureur  de  la  domination 
universelle,  concourent  par  leurs  entreprises  à  la  préparation 
matérielle  de  l'œuvre  qui  doit  s'accomplir.  A  cette  époque, 
le  catholicisme,  malgré  l'opposition  des  anciens  maîtres  de 
Kome  payenne  et  de  quelques  souverains  de  l'Allemagne 
chrétienne,  le  catholicisme  était  devenu  la  loi  commune  et 
définitive,  la  religion,  le  culte,  la  gloire  de  toute  l'Europe, 
tant  l'Europe  catholique  s'était  rendue  le  centre,  la  tête  et  le 
cœur  de  l'humanité  entière  î  II  falUiit  donc  qu'elle  parvînt  à 
connaître,  afin  de  se  l'unir,  l'Asie  Orientale  ainsi  que  le  reste  du 
monde ,  et  cette  œuvre  providentielle  a  été  admirablement  com- 
mencée par  Tchingz-Khan  et  ses  successeurs,  pour  être  con- 
tinuée par  les  Anglais,   comme  nous  le   voyons  de  nos  jours. 


—  139  — 

En  effet,  dès  qu'ils  envaliirent  F  Asie,  les  Tartares  ne  tardè- 
rent pas  à  se  faire  connaître  des  Européens,  déjà  entraînés  à 
un  grand  mouvement  social  par  Tardeur  des  croisades,  d'abord 
en  envoyant  aux  princes  de  la  chrétienté  des  ambassadeurs 
qui  les  menaçaient  d'extermination,  dans  le  cas  où  ils  refu- 
seraient de  se  soumettre;  puis,  en  leur  proposant  des  rela- 
tions d'amitié  réciproque  et  des  traités  de  commerce ,  quand 
ils  apprécièrent  mieux  les  forces  et  la  puissance  de  ces  prin- 
ces; et  enfin  en  les  excitant  même  par  des  prières  à  se 
liguer  avec  eux  contre  les  Musulmans  qu'ils  avaient  déjà  af- 
faiblis par  la  destruction  de  Bagdad.  Ah!  si  à  cette  dernière 
époque  l'Europe  avait  obéi  à  un  souverain  à  la  hauteur  des 
circonstances  et  de  la  trempe  de  Charlemagne ,  comme  l'on 
aurait  vu  l'Europe  et  l'Asie  jusqu'à  la  Chine  ne  former  heu- 
reusement qu'une  seule  chrétienté  !  Car  au  fond,  loin  de 
repousser  l'Evangile,  les  Tartares  l'aimaient;  la  preuve  entre 
beaucoup  d'autres,  c'est  non-seulement  que  plusieurs  fils  de 
Tchingz-Klian  lui-même  ont  embrassé  le  christianisme,  mais 
encore,  et  ceci  est  bien  plus  remarquable,  qu'un  Archevêché 
catholique  fut  établi  à  Pékin  avec  deux  églises,  et  la  faculté 
pour  le  premier  Pasteur  qui  occupa  ce  siège  (ce  fut  le  célèbre 
Erauciscain  Jean  du  Mont  Corvin)  d'en  fonder  d'autres  dans 
tout  l'empire.  D'un  autre  côté,  les  Missionnaires  (Eranciscains 
et  Dominicains),  toujours  prêts  à  propager  la  Bonne  NovA-elle, 
ne  pouvaient  être  ni  plus  zélés,  ni  plus  nombreux^ 

Par  ce  qui  précède,  Eohrbacher  nous  met  encore  à  même  de 
répondre  à  l'autre  question  que  nous  avons  ci-dessus  posée,  à 
savoir  quelle  part  ont  pu  avoir,  dans  leur  rôle  de  missionnaires, 
à  ce  mouvement  universel  qui  portait  les  peuples  à  s'unir  dans 
une  seule  société  chrétienne,  les  fils  de  S*^  Erançois,  et  avec  eux 
tant  d'autres  missionnaires  catholiques,  qui,  en  ce  même  temps 
ou  peu  après,  allèrent  cultiver  ce  même  champ  évangélique. 
î^e  parlant  particulièrement  que  des  Erères-Mineurs,  objet  de 
notre  travail,  rappelons  que  les  premiers  organes  du  principe 
catholique,  les  révélateurs  de  l'Evangile  à  la  nation  Tartare,  au 
moment  même  où  elle  allait  déborder  comme  un  torrent  sur  tout 
l'Occident,    furent  des  fils  du  Patriarche   Séraphique  d'Assise, 

')  Histoire  universelle  de  l'Eglise  catholique,  liv.  LXXII. 


^  140  — 

Jean  de  Plan-Carpin,  digne  interprète  des  grandes  pensées  du 
Pontife  Innocent  IV,  bien  propre  à  rabattre  par  ses  paroles 
pacifiques  l'arrogance  des  conquérants  barbares,  et  à  la  même 
époque,  quoique  parti  par  une  route  différente,  Laurent  du  Por- 
tugal, Tun  et  l'autre  en  compagnie  de  plusieurs  de  leurs  frères, 
plus  nombreux  pourtant  avec  le  dernier.  Un  peu  plus  tard  ce  fut 
le  tour  du  célèbre  llubruquis,  envoyé  par  le  magnanime  S^  Louis 
de  France.  Ces  hérauts  de  la  foi  apparurent  à  ces  peuples  doués 
d'une  vitalité  nationale  dans  toute  sa  verdeur  et  toute  sa  rudesse, 
comme  un  phénomène  extraordinaire;  et  en  vérité  ils  apportaient 
ce  phénomène  dans  la  doctrine  nouvelle  et  céleste,  dont  ils  ne 
manquèrent  pas  de  jeter  les  premières  semences  dans  le  terrain 
vierge  et  de  faire  briller  les  premières  lueurs  dans  les  ténèbres 
de  ces  peuplades  ignorantes.  Aussi  ce  terrain  s'ouvrit-il  à  ces 
semences,  qui  y  germèrent  en  partie,  même  chez  les  princes  et 
les  grands,  et  qui  y  produisirent  au  moins  des  dispositions 
favorables  aux  doctrines  et  à  la  prééminence  de  la  société  chré- 
tienne, telle  qu'ils  avaient  appris  à  la  connaître.  Voilà  les  liens 
secrets  et  longtemps  invisibles  aux  yeux  d'un  grand  nombre,  les 
liens  par  lesquels  la  divine  Providence  se  disposait  à  rapprocher 
des  peuples  si  différents  les  uns  des  autres,  en  les  amenant  tous 
de  loin  par  des  voies  mystérieuses  à  l'union  d'une  société  uni- 
verselle en  concorde  sous  l'empire  du  nom  de  Jésus. 

Maintenant  et  à  l'appui  des  réflexions  que  nous  venons  de 
faire,  écoutons  Abel  Êémusat,  l'homme  le  plus  savant  peut- 
être  qu'on  ait  vu  en  fait  d'antiquités  et  des  traditions  asiatiques. 
//  Deux  systèmes  de  civilisation,  distincts  l'un  de  l'autre,  dit-il, 
s'établirent,  se  répandirent  et  arrivèrent  à  la  perfection,  aux 
deux  limites  extrêmes  de  l'ancien  continent,  et  cela  si  séparé- 
ment qu'ils  n'eurent  entre  eux  aucune  espèce  de  rapport,  de 
sorte  que,  loin  de  rien  se  prêter,  ils  ne  purent  avoir  l'un 
sur  l'autre  la  moindre  influence.  Mais  tout-à-coup,  par  suite 
des  guerres  et  des  évolutions  de  la  politique,  ces  systèmes  si 
différents,  si  indépendants,  vinrent  en  contact,  peut-être 
même  à  leur  insu.  Il  est  à  remarquer  qu'un  pareil  événement 
n'eut  point  lieu  seulement  par  suite  des  rapports  et  des  négo- 
ciations d'ambassadeurs  arrivant  d'une  et  d'autre  part,  mais 
plutôt  par  suite  de  circonstances  et  de  faits  très-obscurs  et 
non    moins    efficaces,    qui    se    produisaient    sous    l'action    de 


—  Ili  — 

causes  presque  insensibles,  mais  innombrables  :  tels  furent  les 
voyages  de  ces  intrépides  explorateurs,  qui  parcoururent  les 
régions  les  plus  éloignées  des  deux  bouts  du  monde,  où  les 
poussaient  des  affaires  de  commerce  derrière  les  ambassadeurs 
et  avant  les  armées  de  peuples  guerriers.  Car  les  débordements 
des  Mogols,  en  mettant  tout  sens  dessus  dessous,  ne  firent 
que  raccourcir  les  plus  grandes  distances,  combler  les  intervalles, 
et  réunir  entre  eux  les  peuples,  mais  dans  certains  cas  et  suivant 
les  vicissitudes  et  les  conséquences  impérieuses  des  combats,  ils 
transportèrent  bien  des  tribus  entières  loin  de  leur  territoire  natal. 
C'est  ainsi  que  ces  transmigrations  furent  tantôt  facilitées  par  le 
goût  des  voyages,  tantôt  forcées  par  les  nécessités  de  la  guerre  ou 
par  l'espoir  d'un  gain  quelconque,  et  qu'il  en  résulta  le  mélauçre 
d'hommes  de  toute  religion  et  de  tout  pays.  Mais  ce  furent  lu 
des  événements  où  ne  figurèrent  que  des  individus,  qui,  perdus 
dans  le  mouvement  tmnultueux  des  nations,  restèrent  inconnus 
à  l'histoire;  car  l'histoire  ne  prit  souci  que  de  raconter  les  voya- 
ges des  rois,  des  ambassadeurs  et  des  missionnaires  dont  la  ré- 
putation fut  la  plus  grande.  Tels  sont  les  voyages  de  Sempad 
l'Orbélien,  ds  Hayton,  roi  d'Arménie,  des  deux  David,  rois  de 
Géorgie,  que  des  motifs  politiques  engagèrent  à  jiarcourir  le 
centre  de  l'Asie;  puis,  ceux  de  leroslas,  grand  duc  de  Sousdal, 
et  d'autres  princes  russes,  qui  se  rendirent  à  Karakorum,  auprès 
de  Kaiuc  ouGaïouk,  fils  de  Tchingz-Khan,  auquel  se  présentèrent 
également  en  assez  grand  nombre  des  religieux  Italiens,  Français, 
Allemands,  de  l'ordre  de  saint  Prançois  et  de  saint  Dominique, 
chargés  de  missions  diplomatiques.  11  ne  faut  pas  oublier  non 
plus  que  l'on  a  vu  des  Mogols  de  naissance  illustre  à  Eorae,  à 
Barcelone,  à  Yalence,  à  Paris,  à  Londres,  à  Xorthampton ;  rt 
qu'un  Franciscain  du  royaume  de  Naples  (le  P.  Jean  du  Monl- 
Corvin)  a  été  revêtu  de  la  dignité  d'Archevêque  dans  la  ville 
lointaine  de  Pékin,  dont  il  laissa  le  siège  à  un  célèbre  profes- 
seur de  théologie  de  l'université  de  Paris,  comme  lui  membre  de 
l'Ordre  de  S*^  François.  Mais  combien  d'autres  personnages  moins 
connus  n'ont  pas  suivi  les  traces  de  tous  ceux  que  nous  venons 
de  signaler,  que  ce  fût  soit  dans  un  intérêt  spirituel  ou  temporel, 
soit  pour  le  seul  plaisir  de  courir  le  monde  !  Et  cependant  c'est  à 
peine  si  par  pur  hasard  quelques-uns  d'entre  eux  sont  çà  et  là 
nommés!  « 

13. 


—  142  — 

Le  premier  envoyé  des  Tartares  qui  parut  en  Europe  fut  un 
certain  Anglais,  autrefois  banni  de  sa  patrie  en  punition  de 
ses  crimes,  et  qui,  après  avoir  longtemps  erré  par  toute  TAsie, 
se  mit  au  service  des  Mogols.  De  même  un  Franciscain  flamand 
(le  P.  Eubruquis)  rencontra  au  fond  de  la  Tartarie  une  dame  de 
Metz,  nommée  Pasquetta  et  enlevée  en  Hongrie;  un  orfèvre 
Parisien,  dont  le  frère  habitait  le  Pont  Neuf  à  Paris;  et  enfin 
un  jeune  homme  de  Eouen  fait  prisonnier  au  siège  de  Belgrade. 
Un  chanteur,  du  nom  de  Robert,  parcourut  aussi  toute  F  Asie 
Orientale,  et  à  son  retour  il  se  fit  maitre  de  musique  à  Chartres. 
Pareillement  un  autre  Franciscain  (Jean  de  Plan  Carpin) ,  que 
le  Pape  avait  envoyé  porter  des  paroles  de  paix  au  fils  de 
Tchingz-Khan,  trouva  à  la  cour  de  ce  prince  un  Eusse  qu^il 
prit  pour  interprète,  et  tandis  qu^il  y  était  allé  en  compagnie  de 
polonais  et  d^ allemands,  il  s'en  retourna  avec  des  Génois,  des 
Pisans  et  des  Vénitiens.  Les  deux  frères  Polo,  après  avoir  long- 
temps demeuré  en  Chine  et  en  Tartarie,  où  ils  avaient  emmené 
le  jeune  Marc,  rentrèrent  de  même  dans  leur  patrie.  De  pareils 
voyages  ne  furent  pas  moins  fréquents  dans  le  siècle  suivant; 
on  peut  citer  ceux  de  Jean  de  Mandeville,  médecin  anglais,  du 
Franciscain  le  Bienheureux  Oderic  d'Udine,  de  Pegoletti,  de 
Bouldeselle,  et  de  bien  d'autres.  Il  est,  du  reste,  à  croire  que 
les  voyageurs  dont  le  souvenir  s'est  tout  à  fait  perdu,  ont  été 
infiniment  plus  nombreux;  car  en  ce  temps  là  on  tenait  plus  à 
exécuter  qu'à  raconter  les  voyages.  Or  on  ne  saurait  douter  que 
de  ces  hommes  courageux  beaucoup  n'aient  du  fixer  leur  rési- 
dence dans  ces  régions  lointaines,  tandis  que  d'autres,  rentrés 
dans  leurs  foyers,  des  hommes  obscurs,  si  l'on  veut,  comme 
ils  l'étaient  avant  leur  départ,  mais  avec  l'imagination  pleine 
de  tout  ce  qu'ils  avaient  vu,  des  hommes  devenus  l'objet  d'une 
curiosité  incroyable,  ne  tarissaient  point  dans  leurs  récits, 
d'autant  moins  qu'ils  en  exagéraient  les  détails;  toutefois  ces 
exagérations  ne  les  empêchaient  pas  de  mêler  aux  fables  ridicules 
que  parfois  ils  débitaient,  les  notions  les  plus  utiles  et  des  tra- 
ditions destinées  à  produire  avec  le  temps  dans  le  champ  de  la 
science  les  fruits  les  plus  précieux.  C'est  à  de  pareils  résultats 
qu'aboutit,  par  exemple,  l'heureuse  extravagance  de  Colomb 
s' obstinant  à  découvrir  la  route  des  Indes  du  côté  de  l'Occident, 
idée  que  lui  avaient  d'abord  inspirée  les  contes  populaires  et  les 


—  113  — 

récits  emphatiques  de  son  aïeule.  Ces  semences  précieuses  fu- 
rent jetées  et  répandues  en  Allemagne,  en  Italie,  en  Trance, 
dans  les  couvents,  parmi  le  peuple  aussi  bien  que  chez  les 
grands. 

Il  est  donc  très-ceriain  que  tous  ces  voyageurs  restés  obscurs, 
mais  si  nombreux,  portaient  chacun  à  sa  manière  les  arts  de 
leur  patrie  aux  antipodes,  ou  rapportaient  en  retour  des  connais- 
sances non  moins  précieuses,  et  faisaient,  même  à  leur  insu,  des 
échanges  extrêmement  utiles.  Ainsi,  il  ne  s'agissait  point  seule- 
ment du  trafic  des  soies,  des  porcelaines  et  de  toutes  les  denrées 
les  plus  rares  de  l'Indostan;  mais  l'esprit  des  Européens,  empri- 
sonné depuis  la  chute  de  Tempire  romain  dans  les  limites  d'une 
sphère  trop  étroite  d'action  et  de  vie  intellectuelle,  pouvait 
profiter  abondamment  de  la  connaissance  d'usages  étrangers,  et 
de  nations  jusqu'alors  ignorées,  comme  de  celle  de  productions 
entièrement  nouvelles  de  la  nature  et  de  l'art.  On  ne  saurait 
dire  jusqu'à  quel  point  merveilleux  ces  éléments  fécondèrent  et 
firent  refleurir  la  civilisation  renaissante  de  l'Occident.  En 
effet,  quand  nos  pères  eurent  commencé  de  la  sorte  à  connaî- 
tre, à  apprécier  la  partie  la  plus  belle,  la  plus  riche,  la  plus 
vaste,  la  plus  populeuse,  et,  dès  une  antiquité  si  reculée,  la 
plus  avancée  du  monde  connu,  ils  trouvèrent  dans  les  arts,  les 
religions,  la  philosophie  et  les  traditions  fabuleuses  de  l'Asie , 
un  nouveau  sujet  d'études  profondes;  la  géographie  fit  de  grands 
progrès  ;  le  besoin  des  découvertes  devint  pour  ainsi  dire  l'idée 
principale,  dont  se  pénétra,  s'impreignit  et  se  forma  le  caractère 
aventureux  des  Européens,  de  sorte  que  l'opinion  qui  portait 
quelques-uns  à  croire  à  l'existence  d'un  autre  hémisphère,  ces- 
sant peu  à  peu  d'être  tenue  pour  un  paradoxe,  fut  cause  que 
Christophe  Colomb,  l'immortel  génois  trouva  le  Nouveau  Monde 
ou  l'Amérique,  peut-être  en  allant  à  la  recherche  du  pays  que  Marc 
Polo  désigne  sous  le  nom  de  Zipangri. 

Nous  sommes  heureux  de  confirmer  ces  doctes  considérations 
de  l'illustre  écrivain  par  un  fait  qui,  se  rattachant  àia  découverte 
du  continent  Américain,  honore  hautement  un  de  nos  anciens  con- 
frères, nous  voulons  dire  le  P.  Jean  Perez,  gardien  du  couvent 
de  S^e  Marie  de  la  Rabida  près  de  Palos  en  Espagne.  C'est  là  que 
le  grand  homme  put  heureusement  se  réfugier,  alors  que  ses  es- 
pérances n'étaient  point  encore  satisfaites.  Car  personne  n'ignore. 


—  Ili  — 

et  le  savant  Hoselly  de  Lorgucs  est  récemment  parvenu  à  démon- 
trer jusqu'à  la  dernière  évidence  dans  la  biographie  du  héros  ita- 
lien, que  ce  religieux  a  d'abord  compris  toute  la  portée  de  la 
grande  pensée  du  navigateur  ligurien,  puisqu'il  y  répondit  en  la 
secondant  et  en  aidant  Colomb  des  lumières  qu'il  avait  lui-même 
recueillies  dans  ses  études  sur  tant  de  merveilles  qui  frappaient 
les  esprits  à  cette  époque.  N'y  a-t-il  pas  là  une  preuve  suffisante 
qne  jusque  et  peut-être  principalement  dans  les  paisibles  re- 
traites du  cloître,  et  surtout  chez  les  Pranciscaius  à  raison  des 
courses  hardies  de  leurs  missionnaires  en  ce  temps-là,  de  pareil- 
les études,  les  recherches  et  les  questions  et  les  découvertes 
concernant  soit  la  géographie,  soit  tant  d'autres  sujets  nouveaux 
que  fournissait  à  la  curiosité  la  vue  de  ces  peuples  divers  si 
éloignés  de  l'Europe,  que  tout  cela,  disons-nous,  excitait  vive- 
ment l'attention  des  personnes  avides  d'apprendre  des  choses 
nouvelles  et  étrangères?  Nous  devons  même  ajouter,  pour  rendre 
hommage  à  la  vérité,  que  Colomb  trouva  en  Perez  non-seule- 
ment un  homme  qui  comprit  ses  vastes  et  sublimes  projets , 
mais  encore  un  homme  qui  s'attacha  par  tous  les  moyens  à 
l'encourager  efficacement,  en  coopérant  à  sa  généreuse  entre- 
prise, comme  nous  l'avons  longuement  démontré  au  cinquième 
livre*  de  notre  Ristoire  universelle  des  Missions  Franciscaines. 
Quoi  qu'il  en  soit,  conclut  en  terminant  Eémusat,  c'est  le 
débordement  des  hordes  Mogoles  sur  l'Orient  qui  amena  la  chute 
du  Califat,  ainsi  que  la  ruine  des  Bulgares,  des  Comans  et  des 
autres  peuples  septentrionaux;  il  détermina  en  outre  la  déca- 
dence des  nations  de  la  Haute-Asie,  qui  contribua  tant  à  douner 
plus  tard  une  grande  force  à  la  réaction,  grâce  à  laquelle  les 
Eusses,  jadis  vassaux  des  Tartares,  purent  après  leur  départ 
subjuguer  à  leur  tour  et  soumettre  à  un  seul  empire  tous  les 
nomades  du  Nord.  Enfin,  un  dernier  résultat  de  l'invasion  des 
Mo'^ols  fut  que  la  Chine  obéit  à  une  dynastie  étrangère  et 
s'unit  en  quelque  manière  à  la  Tartarie,  et  qu'en  même 
temps  le  Bouddhisme  se  répandit  dans  cette  dernière  région  et 
dans  le  Thibet.  On  vit  dès  lors  s'effectuer  l'indroduction  des 
chiffres  indiens,  la  connaissance  des  méthodes  astronomiques 
des  Arabes,  la  vulgarisation  dans  les  langues  du  pays  de  l'Evan- 

*)  {L\\ùs\.o\i\\^  CoXomh,  Histoire  de  savie  cl  de  tes  voyages.  Milan,  1857, 


—  145  — 

gilè  et  des  Psaumes,  due  au  zòle  du  P.  Jean  du  Mont-Corvin, 
archevêque  latin  de  Pékin,  et  enfin  rétablissement  d^une  hiérar- 
chie parmi  les  Lamas,  sur  les  bases  de  la  hiérarchie  catholique, 
par  suite  de  la  fusion  du  !N"estorianisme   avec  le  Bouddhisme. 
Maintenant  il  faut  remarquer  que,  même  avant  que  se  fussent 
établis  entre  TOrient  et  l'Occident  de  semblables  rapports  qu'a- 
vaient d'abord  commencés  les  croisades  et  qu'étendirent  ensuite 
davantage  les  irruptions  des  Mogols,  la  plupart  des  merveilleuses 
découvertes,   qui  illustrèrent  tant  la  dernière  période  du  moyen 
âge,  étaient  depuis  des  siècles  bien  connus  des  peuples  de  l'Asie  : 
telles  par  exemple,  la  polarité  de  l'aimant,  qui  était  de  temps 
immémorial  observée  et  employée  en  Chine;  la  poudre  à  canon, 
que  les  Indiens  et  les  Chinois  connaissaient  et  dont  ils  se  ser- 
vaient depuis  longtemps;    l'imprimerie  qui  remontait  chez  eux 
jusqu'à  l'an  952  de  l'ère  vulgère;   et  aussi,   depuis  l'antiquité  la 
plus  reculée,  l'usage  du  papier  que  nous  appelons  aujourd'hui 
billets  de  banque,  ainsi  que  des  cartes  à  jouer.  Toutes  ces  dé- 
couvertes ou  inventions,  dont  les  peuples  de  l'Asie  jouirent  à 
des   époques    très-reculées    et    perdues   dans  la  nuit  des  âges, 
restèrent  longtemps  et  entièrement  inconnues  à  l'Europe.  Même 
lorsqu'eut  eu  lieu  au   XIII®  siècle   le   contact  des   nations    de 
l'Europe  et  de  l'Asie,  notre  ignorance  eut  à  se  prolonger  encore 
durant  un  siècle  et  demi,   avant  de  cesser  tout  à  fait;  c'était  le 
temps  fixé  dans  les  desseins  de  la  Providence  pour  l'achèvement 
des  efforts  laborieux  après  lesquels  ces  merveilleux  secrets  de- 
vaient pénétrer  et  se  naturaliser  parmi  nous.  Et  c'est  pour  cela 
qu'il  advint  que  la  source  et  l'origine  en  restèrent  enveloppées 
d'une  mystérieuse  obscurité,  aussi  bien  que  ceux  qui  les  premiers 
les  découvrirent  et  les  vulgarisèrent;  tant  est  vrai  ce  que  nous 
disions  plus  haut  de  ces  causes  invisibles  et   de  ces  transmis- 
sions inaperçues  grâce  auxquelles  les  connaissances  des  régions 
les  plus  lointaines  parvinrent  peu  à  peu  jusqu'à  nous.  Ainsi, 
les  lumières  ou  plutôt  les  merveilles  dont  nous  parlons   firent 
parmi  nous  leur  première  apparition  à  un  degré  fort  imparfait 
et  comme  dans  un  état  d'enfance  ;  car  il  leur  fallut  un  très-long 
temps  pour  se  féconder  et  arriver  à  une  maturité  et  à  une  per- 
fection telles  qu'elles  pussent  s'appliquer  à  tous  les  besoins  de  la 
vie;  d'autant  plus  qu'elles  ne  se  révélèrent  aux  premiers  inven- 
teurs que  par  hasard  et  ne  se  présentèrent  à  eux  que  comme  des 


—  li-G  — 

distractions  ou  des  passe  temps  d'(  sprits  spéculatifs.  Ainsi,  par 
exemple,  l'art  de  l'imprimerie,  bien  qu'ayant  pris  naissance  en 
Chine  au  moins  cinq  siècles  plutôt  qu'en  Europe,  ne  put  réelle- 
ment devenir  pour  le  monde  un  instrument  de  grands  progrès, 
avant  que  l'invention  des  caractères  mobiles  n'en  eût  rendu  com- 
mune et  ordinaire  l'application  aux  besoins  de  l'intelligence. 
IN'ous  dirons  donc,  pour  conclure,  que  c'est  le  choc  des  peuples 
agités  par  la  main  de  Dieu  qui  a  fait  jaillir  les  étincelles  de  ce 
foyer  de  bienfaisante  lumière  dont  la  force  et  l'éclat  n'ont  cessé 
de  croître  depuis  le  moyen  âge  jusqu'à  nos  jours,  de  telle  sorte 
que  les  catastrophes  à  la  vue  desquelles  le  genre  humain  sem- 
blait ne  pouvoir  que  trembler  et  gémir,  vinrent  plutôt  le  réveil- 
ler de  la  profonde  léthargie  où  il  était  depuis  longtemps  plongé , 
et  si  plus  de  vingt  empires  ont  disparu  de  la  face  delà  terre,  il 
faut  voir  dans  leur  ruine  non  une  œuvre  de  destruction,  mais 
seulement  le  moyen  employé  par  la  divine  Providence  pour  pro- 
duire cette  magnifique  et  brillante  civilisation,  dont  se  glorifie 
actuellement  ^Europe^ 

C'est  ici  le  lieu  de  remarquer  que  ces  germes  épars  du 
savoir  de  pays  étrangers  et  lointains,  que  signalait  l'illustre 
écrivain  que  nous  venons  de  citer,  ont  été  surtout  recueillis  et 
apportés  dans  les  royaumes  tranquilles  et  policés  de  l'occident, 
où  ils  devaient  se  féconder,  par  les  Missionnaires  de  l'Eglise  ca- 
tholique; chacun  d'eux  les  communiquait  aux  couvents  et  à  l'Or- 
dre ou  au  pays  auxquels  il  appartenait  par  sa  naissance  ou  par 
son  affiliation  à  un  Institut  ou  par  une  autre  circonstance 
quelconque.  C'est  dans  les  couvents  des  Eranciscains  que  nous 
voyons  surgir  un  génie  gigantesque  pour  son  temps ,  Eoger 
Bacon,  qui  au  XIII«  siècle  déposa  dans  des  ouvrages  pleins 
de  profondes  recherches  les  premiers  germes  des  plus  belles 
découvertes.  Elles  étaient  telles  que,  grâce  à  l'ignorance  et 
à  la  barbarie  de  ses  contemporains,  elles  le  firent  d'abord 
passer  à  leurs  yeux  non  pour  un  sage,  comme  la  postérité 
le  jugea  ensuite,  mais  pour  un  sorcier  ou  un  magicien,  digne 
non-seulement  de  tracasseries,  mais  de  véritables  persécutions. 

^\  Mémoires  de  l'Académie  royale  des  inscriptions  et  belles-lettres,  nouvelle 
série,  tome  VII.  —  Mémoires  sur  les  relations  politiques  des  princes  chrétiens,  et 
spécialement  des  rois  de  France  avec  les  empereurs  mogols,  d'Abel  de  Rémusat, 
p.  411  et  420. 


—  Ii7  — 

Aussi  eut-il  grancF  peine  à  s'y  soustraire.  Néanmoins  Bacon 
se  mit  à  exposer  devant  l'Europe,  soit  en  Angleterre  sa  patrie, 
soit  à  Paris,  où  il  avait  une  chaire  d'enseii>'nement,  dans  ses 
leçons  orales  et  dans  les  livres  qu'il  publia,  des  vérités  et  des 
idées  nouvelles  et  surprenantes,  au  milieu  desquelles  nous 
croyons  avec  tous  ses  biographes  qu'il  posait,  sur  un  ton  à 
vrai  dire  en  partie  dogmatique  et  en  partie  divinatoire,  les 
principes  de  chimie,  de  mécanique  et  de  mathématique,  au 
moyen  desquels  ces  sciences  commencèrent  dès  lors  jusqu'au- 
jourd'hui à  faire  toujours  de  plus  merveilleux  progrès.  C'est 
à  lui  qu'on  attribue  en  Europe  la  première  connaissance  de 
la  manière  de  préparer  la  poudre  des  armes  à  feu,  la  théorie 
de  la  puissance  prodigieuse  de  la  vapeur  contenue  et  réglée 
par  des  engins  mécaniques,  capables  d'en  diriger  l'action  et 
la  force,  quand  on  les  met  en  jeu,  ainsi  que  les  méthodes 
propres  à  arracher  à  la  nature,  par  l'observation  et  l'expé- 
rience, le  secret  de  ses  forces,  ou  encore  à  révéler  aux  sa- 
vants les  ressources  occultes  soit  de  la  pensée  soit  du  langage, 
ressources  par  l'emploi  desquelles  les  peuples  s'instruisent  mu- 
tuellement et  marchent  d'un  pas  rapide  dans  les  voies  de  la 
science  et  de  la  sa^^sse^  De  même  nous  vovons  aussi  dans 
un  couvent  de  Eranciscains  un  religieux  nommé  Luc  Pac- 
cioli,  du  bourg  de  San-Sepolcro  en  Toscane,  appliquer  son 
esprit,  au  milieu  des  exercices  de  sa  vie  solitaire  de  cénobite, 
à  l'étude  des  problèmes  mathématiques;  c'est  lui  qui  le  pre- 
mier fournit  à  l'Europe  les  premiers  éléments  jusqu'alors  in- 
connus de  cette  science  de  l'algèbre,  que  les  méthodes  subli- 
mes de  Newton  et  de  Leibniz'^  devaient  ensuite  mener  au 
plus  haut  degré  de  perfection  possible.  Nous  pourrions  men- 
tionner ici  bien  d'autres  nouveautés  merveilleuses,  soit  artis- 
tiques, soit  scientifiques,  qui  occupèrent  les  paisibles  loisirs 
des  fils  de  S*  Erançois,  en  même  temps  qu'ils  élevaient  leur 
âme  à  la  plus  haute  perfection ,  dans  une  vie  à  la  fois  active 
et  contemplative,  pour  leur  sanctification  personnelle  et  pour 
celle  des  peuples.  Or  ces  connaissances  étrangères,  ces  nou- 
velles   recherches    par    suite    desquelles    tous    ces    hommes   de 

^)  Voir  Humboldt  dans  son  CosmoSj  tome  II. 

2)  Dictionnaire  universel  des  arts  et  des  sciences  d'Ephraim  Chambers,  t.  II,  au 
mot  Algèbre,  p.  45.  Gènes,  1771. 


—  14-8  — 

talent  consacrèrent  les  forces  de  leur  intelligence  à  la  culture 
(les  sciences,  des  arts,  des  langues,  et  à  tant  d'autres  tra- 
vaux aussi  utiles  que  savants,  n'eurent  certainement  point 
d'autre  origine  ni  d'autre  stimulant  que  les  relations  de  leurs 
confrères,  desquels  la  renommée  publiait  des  choses  merveil- 
leuses à  propos  de  leurs  courses  dans  des  missions  lointaines, 
ou  qui,  revenus  de  leurs  voyages,  remplissaient  d'admiration 
leur  couvent,  leur  province  et  leur  ordre  entier  par  ce  qu'ils 
racontaient  de  civilisations,  d'usages  et  de  peuples  tout  diffé- 
rents. Nous  pouvons  donc  affirmer  que  non-seulement  ces  dignes 
Missionnaires  répandaient  les  semences  de  la  vraie  sagesse  ca- 
tholique chez  les  nations  barbares  et  infidèles,  mais  encore 
qu'ils  rapportaient  de  ces  mômes  nations  aux  peuples  policés 
et  chrétiens  des  données  pratiques  sur  les  usages  ou  sur  les 
arts  et  les  sciences  qu'ils  avaient  observés  en  parcourant  ces 
régions  lointaines,  et  ils  devenaient  ainsi  comme  des  anneaux 
qui  rattachaient  les  diverses  familles  de  la  race  humaine,  et 
comme  des  instruments  par  lesquels  elles  se  faisaient  entre 
elles  des  communications  utiles. 

Si  maintenant  nous  revenons  à  la  mission  providentielle  de 
Tchingz-Khan  et  de  ses  fils,  chefs  des  Tartares,  il  est  clair 
que,  dans  leurs  entreprises  extraordinaires,  ils  n'ont  en  définitive 
que  continué  l'œuvre  de  Nabuchodonosor  et  des  Assyriens,  de 
Cyrus  et  des  Perses,  d'Alexandre  et  des  Grecs,  de  César  et 
des  Eomains,  c'est-à-dire  qu'ils  n'ont  fait  que  rapprocher  les 
uns  des  autres  tous  les  peuples  de  la  terre,  et  les  réduire  à 
une  UNITÉ  au  moins  matérielle  et  extérieure;  cette  unité  devait 
être  bientôt  suivie  de  cette  tjxité  morale  que  nous  avons  en  effet 
vu  commencer  et,  dans  tous  les  cas,  entreprendre  avec  tant  de 
labeurs  par  les  missionnaires  catholiques,  et  surtout  en  ce  temps 
là  par  les  Franciscains,  qui  se  jetaient  en  bataillons  si  nombreux 
sur  ce  monde  de  peuples  nouveaux,  sur  lesquels  l'Eglise  Eo- 
raaine  pouvait  étendre  son  empire  spirituel.  Aujourd'hui, 
certes ,  cette  œuvre ,  quant  à  l'unité  matérielle ,  est  presque 
menée  à  fin  par  les  Anglais,  les  Français  et  les  autres  peuples 
de  l'Europe  chrétienne,  car  les  Anglais  se  sont  servis  des  inven- 
tions mêmes  apportées  ou  imitées  de  l'Inde  et  de  la  Chine,  et 
perfectionnées  en  Europe,  pour  mettre  le  pied  dans  ces  pays, 
et  pour  en  contraindre  les  habitants  par  toutes  sortes  de  moyens 


—  149  — 

et  de  ruses,  et  au  besoin  par  la  force,  à  entrer  dans  Forbite  du 
inonde  chrétien  et  catholique.  A  leur  tour  les  français  y  pous- 
sent TAfrique,  et  les  uns  et  les  autres,  d^accord  avec  les  autres 
peuples  chrétiens,  obligent  Tempire  de  Mahomet  lui-même  à 
sV  laisser  entraîner?  Désormais  il  appartient  à  la  véritable 
Eglise  de  Dieu  de  faire  le  reste,  en  ne  cessant  d^envover,  comme 
par  le  passé,  des  Apôtres  qui  poursuivent  ^ancienne  œuvre 
qu^ont  commencée,  et  que  continuent  de  nos  jours,  avec  d^ au- 
tres courageux  ouvriers,  les  Missionnaires  Franciscains  et  Do- 
minicains :  cette  œuvre,  c^est  Tunification  spirituelle  et  inté- 
rieure de  tous  les  peuples  de  la  terre  sous  l'empire  du  Christ! 
Il  appartient  de  l'achever  aux  nations  catholiques  et  profondément 
attachées  au  christianisme,  il  appartient  de  l'achever  spécialement 
à  la  Trance  très-chrétienne,  en  protégeant  les  Missionnaires  par 
une  politique  forte  et  soutenue,  pénétrée,  comme  elle  doit  l'être, 
du  véritable  esprit  de  l'Evangile,  qui  en  est  la  source. 


14 


DEUXIEME  PARTIE. 
HISTOIRE     COlSTTEMPORAIiSrE. 


ALBANIE. 

Lettre  du  P.  Joachim  de  Yelletri,  Mhi.  Ois.,  Missionnaire 
Apostolique  en  Albanie,  au  Rédacteur  des  Annales,  Siir  Vétat 
des  Missions  Franciscaines  dans  la  ville  de  Scutari. 

Scutari,  ce  27   décembre  1862. 

TRÈS-RÉYÉrtEXD    PÈRE    MaRCELLIX  , 

Attaché,  moi  aussi,  par  la  miséricorde  divine,  au  sublime 
ministère  auquel  se  dévouent  en  si  grand  nombre  nos  confrères 
épars  sur  toute  la  terre,  pour  évangéliser  les  nations  qui  sont 
encore  malheureusement  plongées  dans  les  ténèbres  de  la  mort, 
j'ai  pensé  que  vous  ne  seriez  pas  fâché  de  recevoir  de  moi  aussi 
quelques  détails  sur  Tapostolat  que  notre  ordre  remplit  dans 
cette  ville  de  Scutari.  Ils  serviront,  avec  ceux  qu'on  nous  en- 
voie de  Castrati,  d'Alessio,  de  Pulati  et  de  la  Macédoine,  pour 
faire  connaître  aux  lecteurs  de  vos  intéressantes  Annales  ce  que  la 
grâce  du  Seigneur  daigne  opérer  pour  la  consolation  et  le  salut 
des  habitants  de  ces  contrées. 

Or,  on  avait  résolu  dès  l'an  184^3  de  bâtir  en  cette  ville  un 
hospice  où  pussent  se  loger  nos  Missionnaires,  soit  en  se  ren- 
dant au  poste  qui  leur  est  assigné  dans  le  champ  évangélique, 
soit  en  en  revenant,  d'autant  plus  qu'il  arrive  souvent  qu'ils  sont 
pris  d'une  fièvre  pernicieuse,  quand  ils  y  ont  passé  quelque  temps. 
Mais  pour  plusieurs  raisons  qu'il  serait  trop  long  d'exposer,  et 
surtout  par  manque  absolu  de  ressources,  il  ne  fut  jamais  pos- 
sible de  réaliser  un  projet  si  utile,  jusqu'à  ce  que  l'année  der- 
nière (I86I)  toutes  les  difficultés  furent  vaincues  par  le  cœur 
généreux  de  l'Illustrissime  évêque  diocésain.  Monseigneur  Louis 
Curcia,  une  des  gloires  de  notre  Institut.  Il  se  priva  d'une 
maison,  dont  le  maigre  revenu  formait  presque  toute  sa  mense, 
l'agrandit    en   y   faisant  exécuter  des    travaux  pour   la  somme 


—  151  — 

relativement  considérable  de  1500  piastres,  et  nous  en  fit  tem- 
porairement don,  jusqu^à  ce  que  la  Providence  nous  fournisse 
le  moyen  de  construire  Fhospice.  jSIous  espérons  que  nous  ne 
Tattendrons  pas  trop  longtemps;  car  nous  avons  déjà  reçu  à 
cette  fin  une  très-forte  aumône  du  gouvernement  impérial  d'Au- 
triche. 

Aussitôt  le  digne  prélat  dont  nous  avons  parlé  appela  deux 
de  nos  Missionnaires  et  les  chargea  d'instruire  les  enfants  de  la 
ville.  C'est  pour  Scutari  un  bienfait  inappréciable;  mais  nous 
tremblons  en  pensant  à  la  vertu  non  commune  qu'en  requiert 
l'application  :  car  quoi  de  plus  grande  dit  S*^  Jean  Chr3^sostome, 
que  de  gouverner  les  intelligences ,  que  de  former  les  mœurs  de 
V enfance?  Assurément  je  regarde  coììime  sujoérieur  à  tout  peintre, 
à  tout  statuaire,  et  à  tout  artiste  de  ce  genre  celui  qui  sait 
former  le  cœur  des  jeunes  getis^.  "  Cela  peut  se  dire  surtout 
ici,  à  cause  des  obstacles  considérables  que  font  naître  les 
préjugés  d'un  pays  où  la  civilisation  chrétienne  n'est  point 
connue,  et  où  il  suffit  qu'une  chose  soit  nouvelle,  pour  dé- 
plaire tellement  au  peuple  qu'on  ne  pourrait  le  décider  à  bien 
l'accueiUir,  fût-ce  en  lui  promettant  tous  les  avantages  ima- 
ginables. jN^éanmoins  en  persévérant  patiemment  dans  notre 
tentative,  nous  avons  obtenu  en  une  seule  année  près  de  nos 
élèves  des  résultats  si  satisfaisants  que  nous  en  fûmes  tout 
émerveillés;  et  comme  le  succès,  quand  on  y  arrive,  séduit 
toujours  la  foule,  on  nous  en  bénit  de  toutes  parts.  Les  ha- 
bitants pouvaient  à  peine  en  croire  leurs  propres  yeux,  lors- 
que, le  jour  de  la  fête  de  l'Immaculée  Conception,  que  nous 
célébrâmes  avec  toute  la  pompe,  religieuse  qui  nous  fut  pos- 
sible, dans  la  chapelle  de  Monseigneur,  ils  virent  les  enfants 
que  nous  avions  instruits,  offrir  après  la  messe  solennelle  un 
doux  bouquet  poétique  à  l'auguste  Mère  du  Seigneur.  Ils 
y  avaient  été  exercés  par  l'excellent  P.  Rosario  de  Castel- 
luccio  en  Sicile,  professeur  de  la  troisième  classe  élémentaire, 
qui  avait  su  si  bien  choisir  des  rhythmes  et  des  pensées 
adaptés  à  la  solennité  et  au  caractère  des  enfants,  qu'on  aurait 
vraiment  dit    un  groupe   d'anges    chantant    doucement    la  pre- 

*)  Quid  majus  quam  animis  moderari,  quam  adolescentulonun.  fìngere  more.s? 
Omni  certe picLore,  omni  certe  statuario,  cœlerisque  hujusmodi  omnibus  excellen- 
(iorem  hune  duco,  qui  juvenum  animos  fingere  non  ignorei.  Hom.  LX  in  6  Matth. 


—  152  — 

mièrc  apparition  de  la  Yiergc  toute  pure  et  toute  sainte  à 
l'entendement  de  l'Eternel.  Revêtus  de  leurs  plus  beaux  cos- 
tumes nationaux,  rangés  en  ordre  devant  Tautel  de  Marie,  oh  ! 
si  vous  les  aviez  entendus  réciter  d'une  voix  sonore  et  le 
visage  empreint  de  la  joie  de  rinuocenco,  qui  une  ode,  qui 
une  hymne,  qui  une  autre  pièce  de  vers  à  l'admirable  Reine 
des  Yierges,  vous  auriez  certainement  versé  des  larmes  d'at- 
tendrissement avec  tous  les  auditeurs,  et  surtout  avec  les  pa- 
rents, qui,  après  les  avoir  étroitement  pressés  contre  leur 
sein ,  ne  se  lassaient  point  de  les  couvrir  des  plus  tendres 
baisers. 

La  même  cérémonie  se  reproduisit  le  jour  de  i^oël  dans 
notre  petite  chapelle  située  sur  la  terrasse  de  la  maison  que 
nous  habitons  et  que  les  gens  du  pays  appellent  Senascin.  Elle 
eut  lieu  après  le  chant  solennel  des  Matines  et  de  la  Messe, 
et  cette  l'ois  nos  jeunes  élèves  qui  y  avaient  assisté  débi- 
tèrent en  l'honneur  du  divin  Enfant  de  petits  discours  que 
nous  avions  cherché  à  rendre  gracieux  et  touchants ,  autant 
que  le  comporte  le  caractère  de  l'idiome  du  pays.  Il  faut 
remarquer  ici  que  bien  que  la  cérémonie  religieuse  ne  com- 
mençât qu'à  la  pointe  du  jour,  beaucoup  de  personnes  s'étaient 
déjà  réunies,  bien  avant  cette  heure,  près  de  la  porte  de 
notre  hospice.  A  peine  s'ouvrit-elle,  que  la  foule  y  pénétra 
à  flots  et  envahit  jusqu'à  la  cour  voisine,  de  sorte  qu'il  nous 
fallut,  mali^ré  la  risrueur  de  la  saison,  ouvrir  toutes  les  fenê- 
très,  afin  que  ceux  qui  ne  pouvaient  pas  entrer  dans  la  cha- 
pelle entendissent  du  dehors. 

Je  ne  vous  dépeindrai  point  l'admiration  et  la  reconnais- 
sance que  nous  témoignent  ces  braves  gens,  surtout  les  parents 
des  enfants  choisis  pour  réciter  les  petits  discours;  on  les  vénère, 
ces  enfants  là,  comme  des  Anges  descendus  du  Paradis.  Quant 
à  nous,  nous  rendons  de  bien  vives  actions  de  grâces  à  Dieu 
de  ce  qu'il  a  daigné  dans  sa  bonté  féconder  si  merveilleuse- 
ment notre  pauvre  ministère  pour  la  gloire  de  sa  sainte 
religion. 

En  même  temps  notre  très-digne  évêque  Monseigneur  Gar- 
cia fit  distribuer  à  ces  enfants  de  belles  petites  médailles,  des 
croix,  de  petites  couronnes  et  de  petits  livres  de  dévotion, 
et  alors  leurs  transports  de  joie   et  ceux  de  leurs  familles  re- 


—  153  — 

doublèrent.  Mais  désirant  encore  procurer  également  aux  jeunes 
filles  rinstruction  convenable,  Monseigneur  leur  donna  deux 
maîtresses  qui  firent  à  Dieu  vœu  de  chasteté,  et  qui  déjà 
enseignent  à  plus  de  soixante  élèves  la  doctrine  chrétienne, 
la  lecture  et  tous  les  ouvrages  de  femmes  par  lesquels  ces 
enfants  pourront  se  rendre  utiles  à  leurs  familles.  Il  paraît 
qu'il  se  propose  d'appeler  bientôt  quelques  religieuses  de 
France,  et  qu'il  s'est  déjà  mis  d'accord  à  ce  sujet  avec  le 
consul  de  cette  nation  :  par  là  l'oeuvre  sera  vraiment  achevée. 
Quant  à  nos  élèves,  ils  sont  déjà  plus  de  trois  cents,  et 
nous  leur  avons  voué  la  plus  tendre  affection,  de  même  que 
les  Eévérends  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésu  travaillent  avec 
un  zèle  vraiment  exemplaire  à  l'éducation  des  jeunes  gens 
du  Collège  Pontifical,  sur  lesquels  reposent  toutes  les  espé- 
rances du  clergé  Albanais.  Xous  plantons;  au  Seigneur  main- 
tenant de  donner  l'accroissement  nécessaire  au  bon  succès  de 
l'entreprise  :  Eecommandez-nous  donc  à  Dieu,  mon  bon  Père, 
dans  vos  saintes    prières,    et  permettez-moi  de  me   redire 

Votre  très-dévoué  serviteur, 
Pr.    Joachim    DR    Velletri, 
Supérieur  provisoire    des    Missions 
Franciscaines  de  Sciitari. 


II. 
PALESTINE. 

Lettre  où  leV.  Cyprien  de  Tréyisiù,  premier  professeur  de  phi- 
losophie au  courent  des  Mineurs  Ohservantins  à  Venise ,  rap- 
porte au  rédacteur  des  Annales  une  nouvelle  épreuve  de  nos 
Missions  de  Palestine. 

Venise  f   1  mars  18(j:i. 

Très -RÉVÉREND  Père  Marcellin, 

J'ai  appris  ces  jours  derniers  un  douloureux  événement  relatif 
à  notre  mission  de  Palestine,  et  bien  qu'à  contre-cœur,  je  îne 
hâte  de  vous  en  transmettre  les  détails. 

Le  Eévérendissime  Père  Custode  de  Terre-Sainte  annonçait  au 

14. 


—  154  — 

très-révérend  Père  Philippe-Marie;  de  Venise,  commissaire  de 
Terre-Sainte  en  cette  ville,  par  une  lettre  du  24  février,  la 
nouvelle  de  la  mort  des  trois  religieux  nos  confrères  qui  ont 
péri  dans  un  naufrage  arrivé  au  voisinage  de  la  rade  de  Jaffa. 
Ces  trois  infortunés  étaient  F.  Charles  de  Solliera,  de  la  Pro- 
vince des  Observantins  Kéformés  de  Bologne,  P.  Yictor  de 
Peltre,  de  la  Province  des  Observantins  lléformés  de  Venise, 
tous  deux  profés  comme  convers,  et  Pr.  Enstache  d^Airali,  près 
de  Smyrne,  récemment  admis  dans  Tordre  en  qualité  de  Clerc. 
Ce  dernier,  né  de  Grecs  schismatiques  et  élevé  dans  leur 
croyance,  avait,  après  s^être  converti  à  la  foi  catholique,  abjuré 
ses  erreurs  entre  les  mains  de  nos  religieux  missionnaires  à 
Smyrne,  et  doué  d^une  intelligence  non  commune,  il  fit  de  jour 
en  jour  de  tels  progrès  dans  la  science  et  dans  la  vertu  qu'il  finit 
par  vouloir  embrasser  les  austérités  de  Tlnstitut  séraphique  et 
les  devoirs  de  l'état  ecclésiastique  auquel  il  se  sentait  appelé.  Le 
reverendissime  père  Custode  avait  satisfait  en  partie  à  ses  vœux 
ardents ,  en  le  revêtant  comme  Tierciaire  de  la  bure  de  S^  Fran- 
çois. Il  venait  ensuite,  avec  Tautorisation  du  reverendissime 
P.  Général,  de  Tenvoyer  en  cette  Province  de  Venise,  afin  qu'il 
s'y  livrât  ù  l'étude  dans  l'un  de  nos  couvents,  et  qu'il  pût  plus 
tard  être  admis  au  noviciat  et  à  la  profession  de  notre  règle. 
C'est  dans  ce  dessein  qu'on  l'avait  adjoint  comme  compagnon 
aux  deux  frères  Charles  et  Victor  susnommés,  lesquels,  après 
s'être  dignement  acquittés  pendant  plus  de  six  ans  des  divers 
emplois  dont  ils  avaient  été  chargés  dans  la  custodie  de  Terre- 
Sainte,  rentraient  dans  leurs  propres  Provinces  par  la  voie  de 
Venise. 

Mais  Dieu  dans  ses  impénétrables  jugements  en  avait  décidé 
autrement.  En  effet,  partis  tous  trois  ensemble  de  Jérusalem  et 
arrivés  à  Jaffa ,  nos  frères  trouvèrent  que  le  bateau  à  vapeur  du 
Loyd  Autrichien,  sur  lequel  ils  se  proposaient  de  s'embarquer, 
était  déjà  parti  depuis  deux  jours,  ou  plutôt  Cju'il  s'était  enfui 
à  cause  du  mauvais  temps.  Car  à  Jaffa  il  n'y  a  ni  port  ni  anse  de 
refuge;  on  n'y  voit  que  de  nombreux  écueils  et  des  bancs  de 
sable  qui  encombrent  de  toutes  parts  la  côte.  Néanmoins  les 
trois  religieux  ainsi  que  d'autres  passagers  résolurent  de  s'em- 
barquer le  même  jour  sur  un  pyroscaphe  russe,  pour  rejoindre 
ensuite  à  Alexandrie  la  malle  Autrichienne.  Cependant  la  mer 


—  155  — 

était  encore  fort  houleuse,  de  sorte  qu^ils  durent,  en  mon- 
tant sur  une  barque,  louvoyer  assez  longtemps  à  Test  afin 
d'éviter  les  écueils  et  de  se  rendre  à  bord  du  pyroscaphe,  qui 
était  ancré  à  une  distance  de  plus  de  deux  milles  de  la  plage. 
Mais  à  peine  avaient-ils  franclii  la  longue  ligne  d'écueils, 
qu'une  vague  énorme  vint  fondre  tout  à  coup  avec  fureur  sur 
la  pauvre  barque  et  la  souleva  à  une  hauteur  effrayante,  puis 
la  précipitant  chavirée  dans  le  gonfPre,  Tensevelit  sous  les 
eaux,  de  sorte  qu'elle  disparut  entièrement  pendant  quelques 
minutes,  et  nos  trois  confrères  se  noyèrent  ainsi  malheureu- 
sement, faute  de  prompts  secours,  tandis  que  quelques  ma- 
rins,  bons  nageurs,   parvinrent  à  grande  peine  à  se  sauver. 

Quelques  jours  après  on  rechercha  les  corps  des  malheu- 
reux naufragés;  des  nôtres,  on  en  retrouva  deux  qui  furent. 
enterrés  dans  notre  cimetière  de  JafPa;  mais  on  ne  put  ja- 
mais retrouver  le  corps  du  Frère  Yictor  de  Teltre,  comme  je 
l'ai   appris  par  des  informations  postérieures. 

En  communiquant  cette  désolante  nouvelle  au  très-révérend 
père  Provincial  des  Observantins  réformés  de  Venise,  afin 
qu'il  eût  soin  de  prescrire  les  prières  d'usage  pour  l'âme  du 
P.  Victor,  le  reverendissime  Père  Custode  exprimait  Tafîliction 
profonde  qu'en  avaient  éprouvée  tous  les  religieux  de  Terre- 
Sainte.  Us  avaient  pu,  en  effet,  depuis  plusieurs  années  apprécier 
la  piété  et  le  zèle  des  deux  frères  lais  Charles  et  Victor,  ainsi 
que  les  excellentes  qualités  du  jeune  Eustache  de  Smyrne, 
qu'on  espérait  voir  un  jour  rendre  par  sa  parfaite  connaissance 
de  la  langue  grecque  les  plus  grands  services  à  notre  mission  de 
Palestine  dans  l'intérêt  de  ses  malheureux  habitants. 

Adorons,  mon  très-révérend  Père,  dans  un  pareil  désastre  les 
desseins  impénétrables  du  Seigneur,  et  ne  manquons  pas  de  nous 
souvenir  dans  nos  prières  des  àmxCs  de  ces  trois  confrères  qui  ont 
exposé  leur  vie,  non  pour  gagner  de  l'or  et  de  l'argent,  ou  d'au- 
tres biens  terrestres,  mais  pour  répondre  à  la  vocation  à  laquelle 
Dieu  les  avait  appelés. 

Quant  à  moi,  même  en  ne  considérant  que  ce  fait  particulier, 
duquel  on  peut  en  rapprocher  tant  d'autres,  je  ne  puis  m' em- 
pêcher d'admirer  de  plus  en  plus  l'abnégation  de  ceux  de  nos 
confrères  qui  se  consacrent  ù  l'œuvre  des  missions  étrangères; 
car  les  périls  seuls  des  longs  voyages  entrepris  à  cette  fin  donnent 


—  150  — 

au  rôle  du  missiouuairc  tous  les  caractères  d^un  véritable  sacri- 
fice que  peut  seule  inspirer  la  charité  de  Jésus-Clirist. 

Agréez  mainteuant  l'assurance  de  mon  attachement  et  croyez- 
moi  toujours 

Votre  très-dévoué  serviteur  et  confrère 
Fr.  Cyprien  de  Trévise, 
Min.   Obs. 


m. 

CHINE. 


Lettre  de  Monseigneur  Michel  Navarro  d'Espagiie,  Min.  Obs., 

Vicaire  ajjostolique  de   Hu-nan  en   Chine,    au  Reverendissime 

Fere  Général  de  tout  V  Ordre  Franciscain ,  Raphael  de  Pon- 

TECCHio,  sur  la  jiersécution  endurée  jmr  les  chrétiens  de  Hu- 

nan  en  1862. 

Pékin,   26  octobre  1862. 

Reverendissime  Père, 

Comme  nous  avons  cette  année  souffert  une  persécution  très- 
violente  dans  cette  partie  de  la  Chine,  je  crois  bien  faire  d'en 
adresser  une  courte  relation  à  Votre  Paternité  Reverendissime, 
afin  que  vous  sachiez  ce  qui  arrive  à  ceux  de  vos  fils  qui*  travail- 
lent à  propager  la  foi  du  Christ  dans  cet  immense  empire.  Or, 
depuis  la  publication  du  traité  de  paix  conclu  par  le  gouverne- 
ment Chinois  avec  la  Trance,  les  Lettrés,  farieux  de  voir  ainsi 
la  voie  ouverte  aux  chrétiens  pour  les  confondre  facilement  dans 
des  discussions  religieuses,  résolurent  de  s'en  venger  en  susci- 
tant contre  eux  une  atroce  persécution.  Elle  éclata  à  Heng- 
Chou-fu  de  la  manière  suivante.  Voyant  que  beaucoup  de  per- 
sonnes venaient  à  notre  résidence  de  Hoang-Xa-Wan ,  située  à 
deux  milles  environ  de  cette  ville,  afin  de  s'y  instruire  de  la 
religion  catholique  qu'elles  embrassent  après  avoir  reconnu  leurs 
erreurs,  ils  s'y  rendirent  eux-mêmes  avec  quelques  Bonzes,  pour 
entamer  une  dispute  avec  nos  catécliistes  et  nos  élèves.  Ce 
n'était  point  le  désir  de  connaître  la  vérité  qui  les  poussait, 
mais  l'espoir  de  nous  confondre  par  le  seul  exposé  emphatique 
de  leurs  traditions  idolâtres.  Or,  nos  jeunes  gens  surent  si- 
gnaler si  facilement    leurs    contradictions   grossières,    qu'ils  en 


—  157  — 

restèrent  tout  ébaliis  et  vivement  irrités.  L'un  d'eux,  nommé 
Tchang-Tao-inin,  ayant  lu,  entre  autres,  un  de  nos  livres  qui 
traitait  des  péchés  capitaux,  en  fut  tellement  frappé  que,  sous 
rimpression  de  la  grâce  divine,  il  demanda  à  se  faire  chrétien. 
Et  chose  admirable!  d'homme  très-irritable  qu'il  était,  de  fumeur 
passionné  d'opium,  il  devint,  dès  ce  moment,  doux  comme 
un  agneau,  il  renonça  à  tous  ses  vices,  et  ne  trouva  plus  de 
plaisir  qu'à  s'instruire  à  fond  de  la  foi  catholique.  Il  rendit 
compte  de  ce  qui  s'était  passé  à  sa  mère,  à  sa  femme  et  à  «es 
enfants,  et  eux  aussi  témoignèrent  le  désir  de  recevoir  le  bap- 
tême. Et  comme  la  foi  dont  ils  se  montraient  animés  était 
vraiment  extraordinaire,  on  le  leur  administra,  à  lui  le  Samedi- 
Saint,  et  aux  autres  membres  de  sa  famille  le  lendemain.  Quand 
ce  fait  vint  à  la  connaissance  des  Lettrés,  parmi  lesquels  Tchang- 
Tao-inin  jouissait  d'une  grande  réputation,  ils  craignirent  qu'un 
pareil  exemple  n'entraînât  toute  la  ville  à  se  faire  chrétienne  et 
l'accusèrent  aussitôt  devant  le  Mandarin  de  je  ne  sais  quel  crime. 
En  conséquence  à  la  deuxième  fête  de  Pâques,  au  moment  où 
il  rentrait  chez  lui,  il  fut  arrêté  et  mené  en  prison,  et  en  même 
temps  ils  invitèrent  le  peuple  par  une  proclamation  publique 
(je  ne  saurais  dire  si  c'était  de  leur  autorité  privée  ou  avec 
l'approbation  des  agents  du  pouvoir)  à  jeter  bas  notre  église  et 
notre  résidence,  profitant  de  ce  ciue  par  hasard  il  ne  se  trouvait  la 
aucun  Européen;  car  n'ayant  point  encore  nos  passe-ports,  nous 
nous  tenions  soigneusement  cachés. 

Cependant  le  Mandarin  s' étant  fait  amener  le  prisonnier,  lui 
demanda  où  il  était  allé  les  trois  jours  précédents,  c'est-à-dire, 
aux  trois  fêtes  de  Pâques.  Sur  cette  réponse  :  /'  A  l'Eglise , 
parce  que  je  professe  la  religion  chrétienne,  "  le  Mandarin  fit 
donner  à  Tchang-Tao-inin  quarante  soufflets  qu'il  se  montra  tout 
heureux  de  recevoir  pour  l'amour  de  Jésus-Chnst;  mais  il  de- 
manda pour  quel  crime  il  était  si  sévèrement  châtié.  Le  Man- 
darin lui  ayant  répondu  qu'il  devait  bien  le  savoir  :  //  Je  sais 
seulement,  répliqua  le  patient,  que  je  suis  chrétien,  et  que  je 
venais  de  mon  église.  //  Et  là-dessus  on  le  reconduisait  en  prison, 
et  le  bruit  courut  qu'on  le  mettrait   bientôt  à  mort. 

J'appris  qu'en  etfet  appelé  de  nouveau  devant  le  tribunal,  on 
le  frappa  encore  de  quatre  cents  coups  de  fouet.  Alors  je  ré- 
solus   de    me  présenter    aux    Mandarins,    après   les    avoir  fait 


—  158  — 

prévenir  de  ma  visite  par  mon  domestique;  mais  quoiqu'ils 
eussent  déclaré  qu'ils  me  recevraient  volontiers ,  je  fus  inexora- 
blement repoussé  au  moins  par  cinq  magistrats  auxquels  je 
m'adressai.  Maintenant  représentez-vous  toute  la  ville  de  Heng- 
Chou-fa  en  effervescence,  dès  qu'on  y  sut  qu'un  Européen  allait 
y  paraître;  en  un  instant  toutes  les  rues  se  couvrirent  d'une  im- 
mense multitude,  où  tous  les  yeux  étaient  braqués  sur  moi,  de 
sorte  que  les  porteurs  de  ma  litière  pouvaient  à  peine  avancer, 
tandis  qu'on  criait  de  toutes  parts  :  Tuez-le,  et  en  même  temps 
les  coups  de  bâton  pleuvaient  sur  le  palanquin.  Arrivé  au  tri- 
bunal du  gouverneur  de  la  ville,  le  dernier  auquel  je  m'adressais, 
et  inutilement,  comme  je  l'ai  dit,  je  dis  à  ses  agents  :  Ah  !  vous 
me  repoussez?  Eh  bien!  je  ferai  rendre  compte  de  ces  indignités 
au  gouverneur  général  du  Hu-Quan.  »  Et  je  retournai  immé- 
diatement parmi  mes  chrétiens  qui  se  livraient  à  la  désolation  et 
aux  larmes,  s' attendant  tous  à  une  mort  prochaine.  Je  les  en- 
courageai, puis  je  fis  à  l'instant  apprêter  une  barque,  afin  de 
tenir  parole.  Mais  alors  une  si  grande  foule  de  peuple  se  pressa 
autour  de  la  résidence,  demandant  à  hauts  cris  à  me  voir,  que 
le  tumulte  devint  vraiment  effrayant.  Je  crus  donc  nécessaire  de 
me  montrer,  comme  je  le  fis,  en  adressant  à  la  foule  de  bonnes 
paroles  qui  parurent  la  satisfaire.  Je  pris  ensuite  un  peu  de 
nourriture,  je  me  rendis  à  ma  barque  et  je  partis. 

En  passant  à  Tchang-Xa,  j'informai  par  lettre  le  gouverneur 
de  la  Province  de  tout  ce  qui  avait  eu  lieu,  et  lui  annonçai  que 
j'allai  trouver  le  vice-roi  pour  lui  demander  justice.  Parvenu  à 
Hu-pè,  où  plusieurs  bâtiments  européens  avaient  déjà  jeté  Fan- 
cre,  j'y  fus  accueilli  avec  toute  la  cordialité  possible  par  le 
commissaire  du  gouvernement  français,  qui  me  donna  l'hospi- 
talité pendant  plus  de  dix  jours  et  me  fit  ensuite  conduire  à  la 
maison  que  m'avait  indiquée  notre  illustrissime  confrère  Monsei- 
gneur Louis  Célestin  Spelta.  De  là  je  fis  connaître  par  une  autre 
de  mes  lettres  tout  ce  qui  m'était  arrivé  au  gouverneur  général 
du  Hu-Quan,  en  demandant  l'observation  du  traité  de  paix 
conclu  avec  les  puissances  Occidentales,  et  la  mise  en  liberté 
de  notre  néophyte  injustement  détenu.  Mais  cette  lettre  ne  par- 
vint point  à  destination,  bien  que  le  Mandarin  qui  s'était  chargé 
de  la  remettre  au  gouverneur  me  donnât  à  entendre  que  ce 
même  gouverneur  avait  déjà  expédié  des  ordres  rigoureux  pour 


—  159  — 

qu'on  fit  droit  à  nos  réclamations;  en  conséquence,  ayant  reçu 
de  mon  Pro- Vicaire  une,  lettre  par  laquelle  il  m^ipprenait  que  la 
situation  des  chrétiens  empirait  de  jour  en  jour,  puisque  les 
Lettrés  avaient  publié  un  édit  prescrivant  à  chaque  famille  de 
mettre  à  mort  tous  ceux  de  ses  membres  qui  manifesteraient 
l'intention  d'embrasser  le  christianisme,  et  de  noyer  dans  les 
puits  ou  dans  les  étangs  ceux  qui,  Tayaut  embrassé,  refuseraient 
de  Tabjurer,  j'écrivis  de  nouveau  audit  gouverneur,  et  en  même 
temps  à  la  légation  française  à  Pékin,  afin  qu'elle  intervînt  pour 
déterminer  ces  méchants  Lettrés  à  des  dispositions  moins  hostiles 
à  l'égard  de  la  religion  catholique.  En  effet,  la  Légation  fit 
immédiatement  de  si  fortes  réclamations  que  le  gouverneur  gé- 
néral de  Hu-Quan  et  celui  de  Hu-nan  intimèrent  à  la  fois 
l'ordre  au  Mandarin  qui  tenait  notre  Néophyte  en  prison,  de 
lui  rendre  la  liberté.  Mais  les  persécuteurs  qui  voulaient  à  tout 
prix  sa  mort,  l'empoisonnèrent  avant  de  le  laisser  sortir;  puis, 
lorsque  déjà  le  poison  commençait  à  lui  déchirer  les  entrailles,  ils 
le  mirent  sur  la  rue  pour  qu'il  retournât  chez  lui,  et  à  peine 
avait-il  fait  quelques  pas  que,  surpris  par  une  bande  que  guidait 
un  nommé  Hoang-i,  il  tombait  frappé  de  cinq  coups  de  poignard 
et  abandonné  comme  mort;  celui  qui  l'accompagnait  jeta  en  vain 
les  hauts  cris  pour  empêcher  le  crime,  et  il  ne  lui  resta  plus 
qu'à  appeler  du  monde  et  à  faire  transporter  en  sa  maison  le 
malheureux  Tchang-Tao-inin  sur  une  échelle.  Nos  missionnaires 
accoururent  aussitôt  près  de  lui  pour  le  fortifier  du  secours  des 
derniers  sacrements;  il  les  reçut  avec  une  piété  exemplaire,  par- 
donnant à  ses  ennemis,  et  disant  que  les  mauvais  traitements 
qu'il  avait  soufferts  étaient  bien  peu  de  chose  eu  égard  à  Ténor- 
mité  de  ses  péchés;  et  c'est  en  exhortant  ainsi  sa  famille  à 
braver  tous  les  maux  plutôt  que  de  trahir  la  religion  qu'elle 
professait,  qu'il  rendit  tranquillement  son  âme  à  Dieu,  pour 
aller  recevoir  la  couronne  des  martyrs  au  milieu  des  splendeurs 
de  la  gloire  éternelle. 

L'orage  sembla  ensuite  se  calmer  un  peu;  je  repris  donc  le 
28  octobre  le  chemin  de  ma  résidence.  J'arrivai  le  4  novembre 
à  la  ville  de  Sian-Tan ,  dont  le  gouverneur  était  heureusement 
un  bon  Mandarin,  et  où  résidait  le  prêtre  chinois  André  Cung. 
Ce  dernier  fut  tout  heureux  de  me  voir,  et  ne  craignit  point 
de  demander  au  gouverneur  qu'on  nous  rendit  notre  église,  fer- 


—  160  — 

mée  en  1851  à  cause  de  la  persécution  et  occupée  depuis  lors 
par  les  païens;  cette  demande  fut  accueillie,  et  environ  vingt 
jours  après  on  nous  en  remit  en  possession.  En  conséquence, 
jugeant  que  nous  aurions  joui  en  cet  endroit  d^une  paix  con- 
stante, j'achetai  aussitôt  un  terrain  contigu  à  Téglise,  afin  de 
l'agrandir  et  d'y  élever  une  maison  qui  nous  servît  de  résidence. 
Mais  le  samedi  de  la  Passion,  lorsque  tous  les  travaux  étaient 
à  peu  près  terminés,  un  Lettré  chrétien,  qui  devait  passer  des 
examens  à  Sian-Tan,  vint  me  trouver  et  m'informa  que  plus  de 
trois  cents  candidats  païens  étaient  arrivés  en  même  temps  que 
lui,  et  que,  quand  ils  avaient  entendu  parler  de  notre  église, 
ils  avaient  résolu  de  l'abattre ,  en  tuant  tous  les  missionnaires 
qu'ils  y  rencontreraient:  c'est  en  vain  qu'il  leur  avait  fait 
toutes  les  représentations  propres  à  les  détourner  du  projet  de 
manquer  si  insolemment  au  traité  de  paix  conclu  entre  le  gou- 
vernement  Chinois  et  les  Puissances  Occidentales.  A  cette 
nouvelle  je  me  décidai  à  l'instant  à  me  cacher  au  fond  d'une 
barque  chrétienne,  comme  je  le  fis,  jusqu'à  ce  que  le  pauvre 
prêtre  hydropique  Cung  eût  écrit  au  Mandarin  pour  qu'il  empê- 
chât l'exécution  de  cet  abominable  dessein.  Celui-ci  nous  recom^ 
manda  dans  sa  réponse  de  ne  rien  craindre;  mais  le  fait  est 
que  le  vendredi  avant  le  dimanche  des  Rameaux  toutes  les 
rues  de  la  ville  furent  jonchées  de  croix,  que  cette  bande 
de  Lettrés  foulait  aux  pieds,  en  vomissant  d'horribles  im- 
précations contre  les  Européens  et  contre  la  religion  catholi- 
que. Le  lendemain,  ils  convoquèrent  le  peuple  au  tribunal,  au 
son  d'une  timbale  de  bronze,  qu'on  appelle  Lo,  et  déclarèrent 
qu'ils  avaient  reçu  l'autorisation  et  même  l'ordre  d'incendier 
l'église  chrétienne;  que  par  conséquent  tout  le  monde  devait  les 
suivre  pour  concourir  à  cette  œuvre  sainte.  Les  choses  se  passè- 
rent ainsi,  et  en  quelques  heures  l'église  fut  réduite  à  un  mon- 
ceau de  décombres.  Immédiatement  après,  on  en  fit  autant  de  la 
maison,  dont  je  venais  de  m'enfuir,  et  on  alla  jusqu'à  détruire 
tous  les  arbres  fruitiers  dont  elle  était  entourée;  les  chrétiens 
qui  habitaient  la  maison  eurent  grande  peine  à  échapper  à  la 
mort  en  se  sauvant  tout  nus.  Là  ne  s'arrêta  point  la  férocité 
de  ces  forcenés,  ils  déterminèrent  d'aller  détruire  de  môme  mon 
collège  situé  à  six  lieues  de  la  ville,  où  résidait  avec  d'autres 
chrétiens  notre  confrère  le  P.  Eusèbe  Dongo,  qui  y  était  Eecteur 


—  161   — 

et  Professeur.  Informé  de  ce  projet,  j'envoyai  aussitôt  un  exprès 
pour  l'avertir  de  fuir  et  de  se  cacher.  Quant  à  moi,  accompagné 
du  prêtre  Cung  et  de  cinq  chrétiens,  je  pris  la  mer  avec  notre 
petite  jonque,  et  je  me  dirigeai  vers  Hu-pè,  afin  d'implorer  le 
secours  des  consuls  Européens.  Après  avoir  essuyé  une  horrible 
tempête,  où  nous  devions  nous  croire  tous  perdus,  nous  finîmes 
grâce  à  un  véritable  miracle  par  atteindre  Han-Kou,  le  jour  de 
Pâques.  Nous  y  fûmes  reçus  par  le  P.  Pranciscain  Ange  Yada- 
gna,  et  le  lendemain  nous  fûmes  visités  par  notre  illustrissime 
confrère  Monseigneur  Zanoli,  venu  d'U-Cthag,  afin  de  nous 
consoler. 

Cependant  les  Lettrés  de  Sian-tan,  s'étant  mis  en  rapport 
avec  leurs  collègues  de  Heng-chou-fu,  parvinrent  à  faire  in- 
cendier chez  eux  aussi  nos  deux  églises  outre  ma  résidence,  le 
séminaire,  l'établissement  de  la  Sainte-Enfance,  et  plus  de  six 
cents  maisons  de  chrétiens,  qui  se  trouvèrent  ainsi  dépouillés 
de  tout  ce  qu'ils  avaient,  et  pour  comble  d'infortune,  repoussés 
sans  pitié  par  les  païens;  car  ceux-ci  leur  refusèrent  jusqu'au 
moindre  abri  dans  leurs  habitations.  Dès  que  ces  mauvaises  nou- 
velles arrivèrent,  je  priai  immédiatement  le  consul  français 
d'adresser  nos  réclamations  au  gouverneur  général  du  Hu-quan; 
mais  voyant  qu'elles  n'aboutissaient  à  rien,  je  résolus  de  me 
rendre  en  personne  à  Pékin,  où  je  suis  depuis  le  31  juillet  der- 
nier, espérant  obtenir  des  réparations  complètes.  Le  Yicaire 
général  du  Kiang-si,  où  ont  été  commises  les  mêmes  iniqui- 
tés que  dans  les  lieux  de  ma  juridiction,  est  arrivé  ici  pour  la 
même  raison.  Xous  avons  trouvé  un  protecteur  vraiment  ex- 
cellent en  Son  Excellence  le  comte  Kleczhowscki;  il  exige  que 
nous  puissions  retourner  dans  nos  résidences  et  que  nous  y 
soyons  reçus  avec  tous  les  honneurs,  qu'on  rebâtisse  les  églises 
et  les  maisons  détruites,  qu'on  nous  indemnise  de  tous  domma- 
ges, et  enfin  qu'on  enjoigne  par  un  édit  solennel  aux  Manda- 
rins, aux  Lettrés  et  à  tout  le  peuple  de  se  garder,  sous  peine  de 
mort,  de  commettre  désormais  de  pareils  attentats  !  Qu'en  résul- 
tera-t-il?  Dieu  seul  le  sait.  En  attendant  je  vous  dirai  que  le 
ministre  chinois  des  affaires  étrangères  nous  a  mandés  chez  lui, 
et  nous  a  fait  servir  des  fruits  et  des  douceurs,  afin,  dit-il,  que 
les  gouverneurs  et  les  mandarins  des  provinces  sachent  comment 
le  gouvernement  entend  qu'on  traite  les  Européens,   surtout  les 

15 


—  1G2  — 

Missionnaires,  et  le  cliâtimcnt  rigoureux  qui  les  frappera,  s'ils 
osent  violer  la  volonté  du  céleste  empereur.  Quant  à  moi,  j'im- 
l)lorai  la  grâce  de  ceux  qui  m'avaient  offensé  ;  ce  dont  il  parut 
très-content.  Veuille  le  Seigneur  que  nos  tribulations  ne  durent 
plus  longtemps,  de  sorte  que  nous  puissions  travailler  librement 
à  la  conversion  de  ces  pauvres  chinois;  il  n'y  a  pas  à  douter 
(ju'ils  n'embrassent  en  grand  nombre  notre  sainte  religion,  si 
le  traité  de  paix  est  observé.  J'apprends  à  l'instant  qu'un  nou- 
veau missionnaire  destiné  à  Ilu-nan,  le  P.  Félix,  vient  d'arriver 
Cl  Hu-pè,  où  il  restera  jusqu'à  ce  que  ma  malheureuse  chré- 
tienté se  soit  relevée. 

En  attendant.  Mon  Eévérendissime  Père,  veuillez  avec  tous 
nos  confrères  d'Europe  nous  recommander  au  Seigneur,  et  nous 
consoler  de  temps  en  temps  par  une  de  vos  lettres  ;  car  votre 
parole  a  une  force  merveilleuse  pour  affermir  dans  la  patience  et 
les  autres  vertus  chrétiennes  qui  leur  sont  si  nécessaires  ceux  de 
vos  fils  qui  travaillent  pour  la  gloire  de  Dieu  dans  cet  immense 
empire  de  la  Chine. 

En  les  bénissant,  bénissez-moi  aussi,  moi  qui  suis  également 

Yotre  fils  très-dévoué, 
Er.  Michel  xS'avaueo, 
Vicaire  a]iostoluiue  de  îlu-nan. 


Lettre  du  P.  Pascal  Billi,  Mïssionnmre  Apostolique,  Mineur 
Oh^ervantin  de  la  I*rovince  de  Toscane,  a  Mgr  Eustache 
Zaxoli,  Vicaire  Ajwstoliciue  de  Kn-iiè ,  sur  les  aventures 
quii  courut  en  voyageant  jiour  V accomplissement  de  son  mi- 
nistère dans  V empire  Chinois, 

Han-Koîi ,  15  novembre  1862. 
Illustrissime  et  Eévérendissime  Monseigneur, 
•Te  viens  dans  cette  lettre  vous  raconter  tout  ce  qui  m'est  arrivé 
par  le  fait  tant  des  soklats  impériaux  que  des  rebelles,  ma 
délivrance  miraculeuse,  et  enfin  mon  retour  à  Han-Kou.  C'est  là 
que  s'est  bornée  ma  première  mission,  assez  courte,  mais  entiè- 
rement différente  des  autres;  car  mes  deux  mois  d'absence 
n'ont  été  qu'une  suite  continuelle  de  périls  dont  je  me  suis 
toujours  tiré. 


—  163  — 

Or,  le  25  août  de  Tannée  courante,  Monseigneur  Louis  Cé- 
lestin  Spelta,  qui  vient  de  mourir,  m'envoya  dans  le  district  de 
S*  Marc  Evangéliste,  pour  que  je  pusse  m^exercer  quelque  temps 
à  la  pratique  de  la  langue  chinoise,  sous  la  direction  de  mon 
compatriote  le  P.  Smeraldo  de  Livourne.  Pendant  les  dix  pre- 
miers jours  de  navigation,  j'eus  à  souffrir  plusieurs  contre- 
temps que  je  crois  utile  de  mentionner  succinctement,  comme 
avant-coureurs  des  fâcheux  événements  qui  allaient  se  passer. 
Et  d'abord,  quatre  jours  après  notre  départ,  vers  le  coucher  du 
soleil,  un  navire  chargé  de  soldats  arrête  à  l'improviste  le  nôtre; 
ils  viennent  à  l'abordage,  se  livrent  à  un  minutieux  examen  et 
à  mille  perquisitions,  puis,  suivant  leur  habitude,  ils  placent 
tous  leurs  bagages  dans  notre  navire  et  déclarent  qu'on  devra 
les  mener  où  ils  voudront.  Il  fallut  céder  à  leur  audace  et  nous 
priver  de  la  liberté  et  de  la  paix  dont  nous  jouissions.  Cette 
rencontre  nous  en  valut  une  autre,  et  voici  comment  :  quand 
nous  arrivâmes  à  une  ville  où  ces  soldats  voulurent  débarquer, 
le  malheur  voulut  que  je  fusse  remarqué  par  deux  Chinois  et 
reconnu  comme  européen.  C'en  fut  assez,  à  peine  eurent-ils  fait 
part  de  leur  découverte  à  d'autres  que  la  foule  des  curieux 
avides  de  me  voir  envahit  le  navire;  Fun  enleva  les  petites  fenê- 
tres de  ma  cabine,  l'autre  ouvrit  mes  rideaux,  im  troisième  me 
menaça  du  bambou,  tous  cherchèrent  à  me  forcer  de  sortir. 
J'aurais  satisfait  leur  curiosité  tout  de  suite,  si  les  conseils 
qu'on  me  donnait  et  la  prudence  ne  m'avaient  décidé  à  me  tenir 
caché;  mais  ma  vie  étant  à  la  fin  en  danger,  je  fus  obligé  de  me 
montrer,  pour  apaiser  le  peuple  qui,  content  de  me  voir,  finit 
par  s'éloigner  en  me  couvrant  de  huées.  Content  moi-même  d'en 
être  quitte  à  si  bon  marché,  je  donnai  aussitôt  l'ordre  du  départ, 
pour  ne  point  m'exposer  à  de  nouveaux  dangers. 

Arrivé  à  Kien-kia-san,  j'y  trouvai  le  P.  Smeraldo,  près  duquel 
je  restai  jusqu'à  la,  jNTativité  de  jN'otre-Dame,  parce  que  ce  Père 
avait  fixé  au  8  septembre  la  régénération  spirituelle  d'un  Sien-sen 
(Seigneur)  reçu  docteur,  auquel  le  baptême  fut  administré  à  la 
grande  joie  de  l'un  et  de  l'autre.  Le  lendemain  nous  nous  rendî- 
mes à  Ja-su-Kiao,  et  de  là  à  Zao-lin-tien,  lieu  très-voisin  de  celui  où 
mon  confrère  allait  commencer  une  mission.  C'est  là  que  je  me  mis 
avec  lui  à  m'exercer  à  la  langue;  mais  le  ciel  me  préparait  un  autre 
sujet  d'étude,  je  veux  dire  celui   de  la  patience  dans  les  tribula- 


—  ICA  — 

tions  qui  m'attendaient.  Et  effet  cinq  jours  ne  s'étaient  pas  écou- 
lés, lorsque  mon  charitable  précepteur  fut  appelé  pour  donner 
rextrême  onction  à  une  distance  de  sept  lieues.  La  crainte  qu'on 
ne  demandât  encore  ailleurs  les  secours  de  la  religion  le  força  de 
me  laisser  en  ce  pays  au  soin  de  nos  bons  chrétiens,  mais  trois 
jours  après  je  dus  moi-même  partir  et  aller  à  huit  lieues  de  dis- 
tance, à  San-xe-tieu  ,  village  où  il  n'y  a  que  cinq  chrétiens.  Qui 
aurait  pu  supposer  que  c'était  là  un  voyage  qui  devait  me  faire 
faire  de  terribles  rencontres  et  tomber  entre  les  mains  des  rebelles? 
Certainement  personne,  car  les  rebelles  Jeho-mao^  étaient  fort 
éloignés,  c'est-à-dire  sur  les  limites  des  deux  provinces  de  Hu-pè 
et  de  Ho-nan,  près  du  lac  de  Lao-co-co,  et  en  outre  une 
grosse  armée  d'impériaux  les  entourait  et  les  empêchait  de  venir 
de  notre  côté.  En  un  mot,  les  nouvelles  étaient  excellentes,  et 
chacun  vaqaait  à  ses  affaires  domestiques.  Ainsi  rassuré,  je  vou- 
lus accomplir  mon  devoir  et  me  rendre  sur  une  bête  de  somme 
dans  ce  village  où  je  trouvai  une  malade  en  grave  danger;  je  lui 
administrai  l'extrême  onction  et  les  autres  secours  spirituels  in- 
stitués par  notre  sainte  mère  l'Eglise,  et  dans  les  moments  où 
la  malade  pouvait  se  passer  de  ma  présence,  je  me  tenais 
pour  étudier  dans  une  chambre  qu'on  m'avait  assignée.  Mais 
voilà  que  tout-à-coup  se  répand  l'effrayante  nouvelle  que  les 
rebelles  ne  se  trouvent  plus  qu'à  quatre  lieues  du  village  et 
qu'ils  approchent  à  grands  pas.  Chacun  demandait  quel  che- 
min ils  prendraient,  et  beaucoup  se  consolaient  en  entendant 
dire  qu'il  n'y  avait  aucun  danger  pour  leur  village.  Parmi  ces 
derniers  étaient  les  chrétiens,  qui  m'exhortaient  à  ne  rien  crain- 
dre. Ne  croj^ant  point  pouvoir  m'en  rapporter  à  leurs  paroles 
et  voyant  fuir  un  grand  nombre  d'habitants,  j'appelai  aussitôt 
un  homme  pour  emporter  la  caisse  des  ornements  sacrés,  et 
accompagné  du  père  de  cette  famille  chrétienne,  je  me  dirigeai 
vers  le  canton  que  tous  les  fugitifs  cherchaient  à  gagner.  A  peine 
sorti  du  village,  je  vis  les  colonnes  de  fumée  qui  annonçaient 
l'approche  des  rebelles  et  une  grande  multitude  c[ui  fuyait  por- 
tant sur  les  épaules,  celui-ci  les  petits  enfants,  celui-là  les  cou- 
chettes; un  autre  poussait  devant  lui  une  partie  de  son  troupeau; 
tous,  criant  sauve  qui  peut,  s'acheminaient  d'un  autre  côté. 
Quand  nous  fûmes  arrivés  à  une  maison  païenne,  à  cjuatre  milles 
^)  A  la  longue  chevelure. 


—  165  — 

de  distance  du  village,  le  guide  m'y  laissa  comme  en  un  lieu  de 
connaissance  et  de  sécurité.  D'autres  encore  vinrent  se  réfugier 
dans  cette  maison  où  plusieurs  affirmaient  que  les  rebelles  ne  su 
présenteraient  pas. 

Mais  le  lendemain  30  septembre  à  la  pointe  du  jour  le  mari 
de  la  pauvre  malade  que  j'avais  assistée  vint  tout  éperdu  m' an- 
noncer la  triste  nouvelle  que  les  rebelles  se  trouvaient  à  quelques 
pas  du  village,  et  il  s'écriait  les  larmes  aux  yeux.  »  Hélas!  ma 
pauvre  femme  périra  au  milieu  des  flammes  et  sous  les  ruines  de 
sa  maison!  «  Je  l'exhortais  à  se  calmer  et  à  penser  à  sa  propre 
sûreté;  mais  accablé  par  la  douleur,  la  fatigue  et  le  sommeil,  le 
brave  homme  ne  prêta  guère  attention  à  mes  paroles  et  se  jeta 
sur  un  lit.  Je  ne  connaissais  pourtant  que  cet  homme  et  je  ne 
pouvais  point  m'en  aller  tout  seul;  car  ma  fausse  queue,  ma  fi- 
gure étrangère,  mon  ignorance  des  lieux  et  ma  connaissance 
imparfaite  de  la  langue  m'auraient  exposé  à  avoir  la  tête  coupée, 
chose  très-facile  dans  les  circonstances  présentes  sur  ce  simple 
cri  :  voilà  un  jeho-mao.  Il  me  fallut  donc  attendre  le  réveil  de 
mon  Chinois;  mais  mal  m'en  prit,  car  comme  j'étais  à  l'attendre, 
on  se  mit  à  crier  de  toutes  parts  :  fuyons  y  voilà  les  rebelles  Ì  Eé- 
veillé  à  ce  bruit,  mon  Chinois  vint  tout  éploré  m'engager  à  fuir. 
Les  ennemis  de  la  paix  étaient  déjà  si  près  de  nous,  qu'ils  ne  me 
laissèrent  point  le  temps  de  sauver  les  ornements  sacrés,  de  sorte 
qu'il  me  fallut  prendre  la  fuite  avec  les  seuls  vêtements  que  je 
portais  et  traverser  une  petite  rivière  où  nous  nous  mouillâmes 
de  la  tête  aux  pieds.  Arrivé  à  l'autre  rive,  nous  reî^ardâmes  der- 
rière nous;  hélas!  des  colonnes  de  fumée  et  de  feu  s'élevaient 
dans  les  airs,  et  les  clameurs  de  milliers  de  malheureux  fugitifs 
nous  glaçaient  d'épouvante.  Malgré  tout  pourtant,  mon  compa- 
gnon, pensant  toujours  à  sa  pauvre  femme,  ne  voulut  pas  aller 
plus  loin,  et  j'eus  grand'peine  à  obtenir  pour  guide,  à  force  de 
prières,  un  de  ses  domestiques  qui  s'était  enfui  un  peu  avant 
nous. 

Or,  sous  la  conduite  de  cet  homme  et  d'autres  fugitifs,  je  me 
joignis  à  une  caravane  de  dix-huit  personnes  avec  lesquelles  je 
gagnai  les  montagnes  comme  un  lieu  sur;  puis,  tous  accablés  de 
douleur,  nous  passâmes  une  journée  entière  à  franchir  collines  sur 
collines.  A  la  fin,  nous  croyant  sortis  du  péril,  nous  nous  arrêtâ- 
mes à  une  maison  où  nous  demandâmes  un  abri.  Il  fut  accordé 

15. 


—  166  — 

à  tous,  excepté  il  moi,  en  qui  Ton  reconnut  un  étranger,  et  les 
témoignages  du  jeune  domestique  et  de  mes  autres  compagnons 
attestant  que  j'étais  un  Père  Missionnaire  européen,  digne  de 
tous  les  respects,  ne  suffirent  pas  pour  décider  le  maître  de  la 
maison  à  me  recevoir.  Il  me  fallut  donc  m'en  aller  avec  mon 
guide;  mais  où  aller  à  une  heure  si  avancée?  Il  n'y  avait  point 
d'autres  maisons  dans  le  voisinage;  nous  dûmes  donc  dans  l'ob- 
scurité de  la  nuit  retourner  sur  nos  pas,  et  traverser  de  nouveau 
les  collines  que  nous  avions  précédemment  franchies,  jusqu'à  ce 
qu'ayant  heureusement  trouvé  une  maison  de  paysan,  nous  lui 
demandâmes  asile.  Cet  homme  ému  de  pitié  à  notre  vue  ne  s'en- 
quit  point  si  j'étais  Européen  ou  Chinois,  mais  nous  ayant  pré- 
paré à  tous  deux  de  la  paille  dans  une  grange,  il  nous  y  installa 
pour  que  nous  pussions  reposer  nos  membres  fatigués.  IN'éanmoins 
les  prévisions  d'un  funeste  avenir  m'empêchaient  de  me  livrer 
au  sommeil.  Je  sortis  donc  plusieurs  fois  de  la  grange  pour  obser- 
ver le  ciel,  il  était  devenu  tout  rouge  du  côté  du  sud  par  les 
lueurs  des  flammes  qui  s'élevaient  à  une  très-grande  hauteur 
derrière  une  montagne  voisine.  Pendant  ce  temps  là  le  jeune  do- 
mestique dormait  tranquillement,  et  j'eus  beau  l'éveiller  à  diffé- 
rentes reprises,  il  ne  m'écoutait  point. 

Yers  trois  heures  du  matin  voyant  le  ciel  toujours  illuminé  par 
les  flammes,  je  l'appelai  de  nouveau,  il  se  leva,  mais  ne  voulut 
point  encore  partir.  A  la  fin,  lorsque  d'autres  l'appelèrent  à  leur 
tour,  il  se  mit  en  route,  et  il  me  conduisit  en  leur  compagnie  à 
deux  ou  trois  milles  de  distance,  et  là  il  se  remit  en  devoir  de  dor- 
mir. Mais  les  cris  d'autres  fugitifs  et  l'approche  des  rebelles 
le  contraignirent  de  se  lever  bien  vite  et  de  prendre  avec  moi  la 
fuite  à  travers  les  montagnes;  ce  qui  m'exposa  à  toutes  sortes 
de  souffrances.  Xous  trouvâmes  les  hauteurs  déjà  toutes  couvertes 
de  gens  armés  de  lances  et  d'épées,  de  fusils  et  de  bâtons,  entou- 
rés de  tas  de  pierres,  et  bien  décidés  à  se  défendre,  si  jamais  les 
ennemis  se  présentaient.  Xe  jugeant  point  prudent  de  m'arrêter 
en  pareil  lieu,  je  suppliai  mon  jeune  homme  de  nous  en  éloigner 
et  de  nous  rendre  ailleurs;  je  lui  promis  même  une  bonne  étrenne, 
s'il  me  conduisait  à  Zao-lin-tien ,  lieu  alors  sur,  mais  je  ne  pus 
rien  obtenir,  loin  de  là;  car  à  une  heure  après-midi  il  s'en  alla 
me  laissant  pour  guide  un  de  ses  compagnons.  Je  dus  me 
contenter  de  cet  arrangement,  et  promis  la  même  récompense  à 


—  1G7  — 

ce  dernier,  s'il  me  conduisait  en  lieu  de  sûreté.  En  effet,  il  me 
mena  dans  une  maison  où  nous  nous  chauffâmes,  mais  bientôt  il 
me  fit  connaître  par  un  cri  aigu,  suivant  la  coutume  de  ses  com- 
patriotes, qu'il  ne  voulait  pas  aller  plus  loin.  Je  me  plaignis  de 
son  procédé,  je  lui  reprochai  de  s'être  chargé  d'une  mission  qu'il 
refusait  de  remplir,  je  lui  exposai  l'état  où  il  me  laissait  au  mih'eu 
de  mille  périls  sans  espoir  d'y  échapper;  mais  fermant  l'oreille  ù 
mes  prières,  il  m'ordonna  simplement  de  sortir  de  cette  maison. 
Force  me  fut  d'obéir,  et  plein  d'angoisses  je  me  mis  sur  un 
trottoir,  attendant  l'exécution  des  volontés  divines.  On  m'apporta 
néanmoins  une  tasse  de  riz,  mais  qui  aurait  pu  y  toucher  dans 
une  pareille  situation? 

Cet  homme  finit  par  sortir  lui-même  de  la  maison  et  gagna 
une  montagne  voisine.  Je  voulus  le  suivre  et  m'assis  près  de  lui. 
Déjà  le  soir  venait  et  beaucoup  de  malheureux  fugitifs  qui  avaient 
quitté  leurs  habitations  se  retiraient  aussi  sur  cette  montagne  en 
se  réunissant  aux  autres  et  en  se  communiquant  mutuellement 
leurs  inquiétudes.  J'étais  tout  pensif,  et  je  me  demandais  s'il  va- 
lait mieux  m'aventurer  seul  dans  ces  montagnes,  ou  attendre  là 
comme  les  autres  le  secours  du  ciel.  Mais  j'avais  déjà  attiré  l'at- 
tention d'un  grand  nombre  de  mes  compagnons,  et  plusieurs  dou- 
tant si  je  n'étais  pas  un  rebelle  qui  se  fut  sauvé,  commencèrent 
à  s'approcher  de  moi  et  à  examiner  mes  cheveux.  Leurs  doutes 
s'accrurent  de  plus  en  plus,  jusqu'à  ce  que,  une  bonne  heure 
après,  des  hommes  armés  de  lances  et  d'épées,  gravirent  le  ver- 
sant de  la  montagne,  arrivèrent  où  j'étais  et  m'entourèrent.  A 
leur  apparition,  je  me  levai  aussitôt  et  je  fis  tous  mes  efforts  pour 
leur  faire  comprendre  que  je  n'étais  point  un  rebelle,  mais  sim- 
plement un  Missionnaire,  qui  m'étant  enfui  de  San-ve-tien,  et 
ayant  été  abandonné  par  mon  guide,  m'étais  retiré  sur  cette 
montagne  avec  les  autres,  ainsi  que  pouvait  l'attester  celui  qui 
était  près  de  moi  et  qui  me  connaissait.  Mais  les  soldats,  n'ajou- 
tant pas  foi  à  mes  paroles  et  me  jugeant  d'après  ma  figure  et  d'a- 
près ma  fausse  queue,  me  dépouillèrent  presque  entièrement;  ils 
m'enlevèrent  mon  crucifix,  la  boîte  aux  saintes  huiles  que  j'a- 
vais au  cou,  ma  montre  et  d'autres  menus  objets;  ils  m'auraient 
même  tranché  la  tête,  si  l'un  d'eux  n'avait  dit  qu'il  fallait  remet- 
tre l'exécution  à  plus  tard.  Voyant  que  les  prières  étaient  inu- 
tiles et  quel  était  leur  dessein,  je  me  mis  à  genoux  sur  un  rocher 


—  168  — 

et  recommandai  mon  âme  au  Seigneur.  Soutenu  par  la  grâce 
divine,  qui,  en  pareil  cas,  comme  je  Fai  éprouvé,  est  la  seule 
force  avec  laquelle  on  peut  défier  tous  les  tourments,  je  priai  les 
soldats  de  prendre  un  parti  :  n  Si,  leur  dis-je,  votre  intention  est 
de  me  tuer,  pourquoi  différez-vous?  Pourquoi  attendriez-vous  la 
nuit?  Craindriez-vous  par  hasard  la  présence  de  la  foule?  Sachez 
que  pour  moi  il  m'est  indifférent  de  mourir  une  heure  plus  tôt  ou 
une  heure  plus  tard,  aujourd'hui  ou  demain.  «  Sur  ces  entrefaites  un 
vieillard  s'approche  de  moi  et  m'exhorte  à  jeter  à  terre  le  crucifix 
comme  par  aversion;  mais  me  voyant  bien  résolu  à  faire  le  con- 
traire, il  renouvelle  sa  proposition  d'une  autre  manière  :  il  se 
fait  apporter  un  encrier,  une  plume  et  da  papier  chinois  sur  le- 
quel il  trace  quelques  lettres  désignant  des  objets  de  la  religion 
chrétienne,  puis  il  me  dit  d'en  témoigner  mon  mépris.  Ah!  qu'il 
me  connaissait  peu!  La  vue  du  crucifix  m'était  alors  si  chère 
que  ni  la  tribulation,  ni  la  misère,  ni  les  dangers,  ni  le  glaive, 
ni  la  mort  ne  m'en  auraient  séparé,  comme  j'espère  qu'ils  ne 
m'en  sépareront  jamais.  Le  malheureux  vieillard,  ayant  ainsi 
vainement  tenté  de  me  faire  apostasier,  se  retira  en  maugréant. 
Chacun  comprendra  combien  je  me  sentis  heureux  d'avoir 
obtenu  la  grâce  de  résister  aux  suggestions  diaboliques  de  ce 
misérable;  aussi,  plein  de  joie,  soupirais-je  après  le  moment  de 
mourir  d'une  mort  semblable  à  celle  de  mon  divin  Maître,  sinon 
en  tout  du  moins  en  partie,  c'est-à-dire  sur  une  montagne,  sous 
les  yeux  d'une  grande  multitude  et  presque  à  la  même  heure. 
J'exhortais  donc  les  soldats  à  se  hâter  de  me  donner  ce  coup 
d'épée  qui  m'aurait  (autant  que  je  l'espérais)  procuré  le  bonheur 
de  jouir  de  sa  présence  face  à  face.  Mais  telle  n'était  point  sa 
volonté  ;  il  permit  que  les  soldats  sursissent  l'exécution  de  leur 
projet,  et  que  le  jeune  guide  qui  m'avait  quitté  revînt.  Arrivé 
sur  la  montagne  et  me  voyant  à  genoux  et  entouré  de  soldats, 
il  demanda  la  raison  de  ce  qui  se  passait.  Je  la  lui  exposai,  et 
plaçant  dans  ses  mains  les  objets  qu'on  m'avait  restitués,  je  le 
priai  de  les  remettre  au  P.  Smeraldo  et  de  ne  point  m'oublier 
après  ma  mort.  A  ces  paroles  il  m'engagea  à  repousser  de  vaines 
craintes ,  et  quand  il  eut  fait  connaître  mes  qualités  aux  soldats 
mieux  que  je  n'avais  su  le  faire,  ils  cédèrent  à  ses  observations 
et  s'éloignèrent.  Quant  à  nous,  descendant  la  montagne,  nous 
regagnâmes  le   lieu  d'où  j'avais  été  chassé  deux  heures  aupara- 


—  169  — 

vaut,  et  nous  prîmes  im  peu  de  nourriture  pour  nous  restaurer. 
Mais  il  n'eût  point  été  prudent  de  nous  arrêter  là  lor.gtemps; 
après  donc  nous  être,  reposés  quelques  instants,  nous  repartî- 
mes, nous  traversâmes  plusieurs  montagnes  et  nous  arrivâmes 
assez  tard  près  d'une  maison.  Mon  jeune  homme  y  demanda  de 
la  paille  qu'on  étendit  sous  un  grand  arbre,  et  là  nous  passâmes 
la  nuit  en  compagnie  d'un  bonze  et  d'un  autre  Chinois,  aussi 
fugitifs. 

Le  lendemain  de  bonne  heure  nous  nous  levâmes,  et  voyant 
accourir  une  foule  de  fuyards  qui  annonçaient  l'approche  des 
rebelles,  nous  nous  mîmes  nous-mêmes  aussitôt  à  fuir,  en  gra- 
vissant avec  beaucoup  de  peine  une  très-haute  montagne.  Arrivés 
au  sommet,  nous  nous  reposâmes  un  instant,  et  nous  descen- 
dîmes ensuite  le  versant  en  continuant  à  marcher  jusqu'à  onze 
heures  du  matin;  alors  fatigués  et  pressés  par  la  faim  nous  nous 
arrêtâmes  à  une  maison,  où  par  bonheur  nous  retrouvâmes 
nos  compagnons  de  voyage  du  premier  jour.  Cette  rencontre 
m'encouragea;  mais  le  Seigneur,  me  réservant  de  nouvelles 
épreuves,  permit  que  le  lendemain  le  maître  de  la  maison  me 
mit  à  la  porte.  Ainsi  chassé  par  tout  le  monde,  je  me  réfugiai 
dans  une  pagode  voisine  dont  le  gardien  me  donna  un  peu  de 
paille,  de  sorte  que  j'y  restai  deux  jours.  Mais  au  milieu  de  ces 
idoles  les  larmes  me  venaient  aux  yeux,  en  pensant  à  l'aveu- 
glement de  la  nation  chinoise  qui  se  glorifie  de  ses  lumières  et 
de  sa  civilisation,  et  qui  pourtant  s'avilit  jusqu'à  adorer  de  stu- 
pides  divinités  auxquelles  elle  offre  de  l'encens  et  des  parfums. 
Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  Dieu  la  châtie  par  tant  de 
fléaux  et  de  calamités. 

Dans  la  matinée  du  -1  octobre,  fête  de  notre  Patriarche 
S*  Francois  d'Assise,  nous  apprîmes  que  les  rebelles  avaient 
déjà  quitté  San-Xe-tien,  et  impatient  d'y  retourner,  mon  jeune 
homme  se  disposa  à  partir,  désirant  moi-même  aller  à  Zao-lin- 
tien,  et  n'ayant  d'autre  moyen  que  de  me  rendre  avec  mon 
guide  dans  son  village,  je  ne  m'opposai  point  à  sa  volonté.  En 
conséquence,  nous  partîmes  vers  sept  heures,  et  en  cheminant 
par  monts  et  par  vaux,  nous  pûmes  atteindre  à  San-Xe-tien  à 
trois  heures  après-midi.  Quand  nous  y  fûmes  arrivés,  je  trouvai 
ma  malade  encore  vivante  (elle  n'avait  rien  eu  à  souffrir  de  la 
fureur  des  rebelles),  et  avec  elle  deux  femmes  chrétiennes  seule- 


—  170  — 

meut;   car  son   mari  n'était  pas  encore  retourné,  et  le  père  de 
famille  avait  été  pris  et  emmené.  Après  m^'être  restauré  par  un 
peu  de  nourriture,  je  demandai  ce  qu'étaient   devenus  les  or- 
nements sacrés;  ils  avaient  été  livrés  aux  flammes.   Je  voulais 
partir  pour  Zao-lin-tien  le  lendemain.  Avant  de  me  coucher  je 
lis  donc  les  préparatifs  nécessaires  à  cet  effet,  et  quand  vint,  le 
jour  suivant,  je  me  levai  de  bonne  heure  et  sortis  pour  partir. 
Mais  que  vis-je?  Les  rebelles  avaient  pendant  la  nuit  cerné  le 
village,   et  comme  il  n'y  avait  point  moyen  de  fuir,   chacun  se 
cacha  pour  se  sauver.  Pour  moi,  je  me  réfugiai  dans  une  petite 
étable  où,  me  jetant  à  genoux,  je  priai  le  Seigneur  d'accepter  le 
sacrifice  de  ma  vie,  s'il  lui  plaisait  de  me  laisser  tomber  entre 
les  mains  des  rebelles.  Cependant  ils  pénétrèrent  dans  la  maison 
et  la  fouillèrent  du  haut  en  bas  pour  en  déniclier  les  habitants;  je 
îie  fus  néanmoins  découvert  qu'après  sept  heures  par  un  homme 
qui  s'étant  approché  de  l'étable  et,  m' ayant  aperçu,  me  demanda 
ce  que  je  faisais-là.  Une  fois  découvert,  je  me  levai  et  me  plaçai 
devant  l'autel  postiche,  sur  lequel  huit  jours  auparavant  avaient 
été  célébrés  les  divins  mystères.  Mais  en  me  dépouillant  de  mes 
vêtements  extérieurs ,   cet  homme  m'enleva  la  boîte  aux  saintes 
huiles  et  le  crucifix  que  j'avais  au  cou,  ainsi  que  ma  montre;  se 
mettant  ensuite  à  examiner  son  butin  et  ouvrant  la  boite,  il  me 
demanda  ce  qu'elle  contenait?  Je  lui  répondis  que  c'était  de  l'huile 
consacrée  pour  les  chrétiens,  et  qu'il  n'avait  rien  à  craindre.  Alors 
il  me  rendit  la  boite  et  le  crucifix,  mais  me  saisissant  par  un  pan  de 
mon   habit   et  me   liant  les  mains  derrière  le  dos,   il  me  dit  : 
"  Père,  veux-tu  mourir?  //  et  sans  attendre  ma  réponse,  il  m'en- 
leva de  nouveau  ma  boite  aux  saintes  huiles  et  le  Crucifix,   et 
jeta  l'une  sur  un  petit  pliant  et  l'autre  au  feu.  Pàché  de  voir 
profaner  ainsi  les  choses  saintes,  je  priai  le  rebelle  de  jeter  aussi 
au  feu  la  boite   aux  saintes  huiles,    afin  de   prévenir  de  plus 
grands  outrages  que  se  seraient  sans  doute  permis  les  brigands, 
si   elle   était  tombée  en  leur  pouvoir.    11  m'accorda  ce  que  je 
demandais,  et  je  m'en  estimai  bien  heureux.  Pendant  que  ses 
compagnons  brisaient  tout  ce  qu'ils  trouvaient,  je  restais  à  ge- 
noux, attendant  qu'ils  missent  un  terme  à  mes  jours.  Je  portais 
de  temps  en  temps  mes  regards  sur  une  image  de  S^  Prançois 
Xavier,    que  j'avais   par  hasard   pu   garder,    et  je  le  suppliais 
d'intercéder  pour  moi  et  de  m'accorder  son  assistance  et  la  pa- 


—  171  — 

tìence  dont  j\rarais  bientôt  besoin  dans  les  souffrances  que  je 
devrais  encore  endurer.  Peu  d^instants  après,  celui  qui  m'avait  lié 
les  mains  vint  me  les  dégager,  pour  que  je  remontasse  la  montre 
qu'il  m'avait  volée.  On  ôta  ensuite  du  feu  le  crucifix,   on  me  le 
rendit,  puis  on  me  Fenleva  de  nouveau  pour  se  jouer  de  moi. 
Enfin  Fun  des  brigands  s'étant  fait  apporter  un  grand  coutelas 
fit  semblant  de  m^'en  donner  un  coup  surla  tête;  il  s'amusa  à 
renouveler  ce  jeu  plusieurs  fois  avec  force  plaisanteries,  jusqu'à 
ce  que  s'en  étant  lassé,  il  me  dit  de  me  relever  et  me  conduisit 
sur  la  rue  pour  m'exposer  en  butte  aux  railleries  de  ses  compa- 
gnons qui  y  étaient  réunis  en  grand  nombre.  Quand  ensuite  il 
m'eût  ramené  dans  la  maison,  où  j'essuyai  de  nouvelles  insultes 
et  de  nouvelles  moqueries,  il  me  fit  sortir  par  demère  et  m'en- 
joignit de  partir.    Impatient   de   me  voir   toujours   en    suspens 
entre  la  vie  et  la  mort,    et    sans   aucun  résultat,   je   dis  à  la 
bande  qui  m'entourait  :  je  suis  chrétien ,  je  suis  un  missionnaire 
venu  dans  cette  maison i^oiir  assister  la  malade  que  vous  avez  vue; 
si  vous  n^ avez  point  V intention  de  me  tuer ^  pourquoi  ne  point  me 
laisser  en  liberté?  otb  si  voulez  me  tuer,  pourquoi  différez-vous  <* 
pjonrquoi  me  tuez-vouz  pmr  des  craintes  continuelles?  A  ces  mots 
l'un  des  soldats  me  prit  d'une  main  par  la  queue  de  ma  che- 
velure,  et  levant  de  l'autre  un  sabre,  il  menaça  de  m'achever 
d'un  seul  coup;  mais  il  resta  le  bras  en  l'air,  soit  que  ses  com- 
pagnons le  lui  aient  retenu,   soit  pour  je  ne  sais  quelle  autre 
raison.  Il  fit  une  seconde  tentative  qui  n'eut  point  plus  d'efi'et. 
Je  reconnus  alors  jusqu'à  l'évidence  combien  sont  inutiles  les 
eff'orts  des  hommes  contre  la  volonté  de  Dieu.  Alors  on  me  fit 
lever,   on  me  prit  des  mains  le  crucifix,   et  l'on  alla   dans  les 
maisons  voisines,  où  quelques  vieillards  avaient  été  retenus  par 
leurs   infirmités,  pour  leur  demander    s'ils    connaissaient   cette 
image  ou,  comme  disent  les  infidèles,  cette  idole  des  chrétiens,  et 
s'il  était  vrai  que  la  famille  chez  laquelle  j'avais  été   arrêté  fût 
chrétienne.   Mais   ces   vieillards,   soit   par  peur,    soit   pour  une 
autre  raison,   répondirent  qu'ils  ne  connaissaient  point  les  idoles 
des  chrétiens,  et  qu'ils  ne  savaient  rien  de  cette  famille  :  chose 
absolument  impossible.  En  ce  moment  l'un  des  soldats  me  prit 
et  me   conduisit    à    une    maison   où    était    leur    chef.    Celui-ci 
m'ayant  reconnu  au  visage  pour  un  Européen  me  fit  attendre 
un  instant  à  la  porte;  puis,  montant  à  cheval,  il  ordonna  à  ses 


tlomestiques  de  le  suivre  avec  moi.  A  moitié  nu,  sans  souliers 
et  le  crucifix  ù  la  main,  je  fis  trois  ou  quatre  milles  sans  savoir 
où  Ton  me  menait.  Tout  ce  qui  s^était  passé  ne  me  permettait 
guère  d'échapper  à  la  mort;  je  me  trompais;  car  quand  nous 
fûmes  arrivés  à  une  pagode,  qui  servait  de  quartier  général  au 
capitaine  de  ces  troupes,  il  voulut  que  je  me  rhabillasse,  me  fit 
asseoir  à  sa  table  et  me  promit  de  me  conduire  à  Shan-ghai  et 
à  î\"ankin.  Mais  mon  intention  n'étant  pas  de  faire  ce  long 
voyage,  je  le  suppliai  de  vouloir  bien  me  relâcher  et  de  me 
renvoyer  à  San-Xe-tien.  Mes  instances  furent  inutiles,  et  quand 
il  eut  appris  que  j'étais  venu  de  Han-Kou,  il  m'assura  que 
c'était  là  qu'il  me  conduirait.  En  effet,  les  rebelles  suivirent 
dès  lors  une  route  allant  directement  à  ce  port.  Pendant  le 
souper,  les  gens  du  capitaine  me  préparèrent  une  image  d'idole 
en  papier,  sur  laquelle  je  dus  me  coucher  :  tous  les  rebelles 
respectent  les  idoles!  Le  lendemain,  à  cinq  heures  du  matin, 
on  me  donna  pour  guide  le  domestique  avec  lequel  j'avais  la 
veille  suivi  le  capitaine,  et  nous  nous  mîmes  en  route  à  la  suite 
des  rangs  des  rebelles,  dont  je  pouvais  voir  tous  les  excès. 
Permettez-moi  donc  ici  une  digression,  pour  que  je  vous  raconte 
tout  ce  dont  j'ai  été  témoin  oculaire. 

Les  rebelles  se  jettent  dans  des  localités  qu'ils  traversent  sans 
discipline.  En  arrivant  dans  un  endroit  qu'ils  trouvent  tout  dé- 
peuplé d'avance,  grâce  à  la  terreur  qu'ils  répandent  de  toutes 
])arts,  ils  commencent  par  s'emparer  de  toutes  les  maisons. 
Quand  ensuite  ils  se  sont  préparé  un  lieu  de  repos,  ils  se  met- 
tent à  faire  des  perquisitions  jusque  dans  les  derniers  recoins, 
et  s'adjugeant  tout  ce  qui  leur  plait  pour  le  moment,  ils  détrui- 
sent le  reste,  le  brisent  ou  le  réduisent  en  cendres.  Les 
liabillements  ou  les  meubles  de  valeur  que  les  habitants  n'ont 
pu  emporter  dans  leur  fuite,  ils  les  revêtent  ou  les  mettent 
en  pièces;  quant  aux  bestiaux  autres  que  les  bœufs,  ils  les 
tuent  et  les  mangent,  Ils  mangent  pareillement  le  riz  et  les 
autres  victuailles,  ou  bien  ils  les  donnent  à  leurs  chevaux.  En 
un  mot,  ils  agissent  en  maîtres  absolus  de  toutes  choses,  et 
malheur  à  qui  oserait  s'en  plaindre!  Si  les  bourgs  ou  villes 
où  ils  arrivent  sont  importants,  ils  s'y  arrêtent  aussi  long- 
temps qu'ils  y  trouvent  de  quoi  se  nourrir;  dans  le  cas 
contraire,    ils    partent,   après  un  jour    de  halte,  prenant   avec 


—  173  — 

eux  tout  ce  qu'ils  peuvent,  et  à  quelques  milles  plus  loin, 
ils  abandonnent  sur  le  chemin  ce  qu'ils  ont  pris.  C'est  pitié 
de  voir  sur  les  routes  par  lesquelles  ils  ont  passé  tant  de  dé- 
bris de  vêtements,  de  riz  et  de  toutes  sortes  d'objets.  Si  dans 
les  localités  qu'ils  traversent  ils  trouvent  des  vieillards,  ils  ne 
les  tuent  pas,  ils  ne  les  tourmentent  pas,  mais  ils  les  chassent 
de  leurs  demeures.  Si  ce  sont  des  jeunes  gens  ou  des  person- 
nes entre  deux  âges,  ils  les  lient  à  cinq,  à  six,  par  la  queue 
de  leurs  chevelures,  et  leur  font  porter  leurs  bagages.  Mal- 
heur à  ces  infortunés,  si,  fatigués  du  voyage  et  devenus  in- 
capables de  marcher,  ils  laissent  échapper  quelques  plaintes; 
car  alors  on  les  tue  impitoyablement.  Oh!  combien  n'en  ai-je 
point  vus,  étendus  le  long  des  routes,  égorgés  ou  décapités, 
ou  privés  de  leurs  mains  ou  de  leurs  pieds,  ou  à  demi  con- 
sumés par  les  flammes,  ou  éventrés,  ou  jetés  dans  les  fleu- 
ves! Combien  qui  assouvissaient  la  faim  des  chiens  ou  des 
oiseaux  de  proie!  Combien  de  têtes  humaines  jetées  au  milieu 
des  champs  ou  attachées  à  des   arbres! 

Taut-il  se  taire  ou  en  dire  davantage  !  Hélas  !  un  pauvre 
malheureux  s'était  pour  se  sauver  jeté  dans  un  lac,  et  là  pour 
respirer  il  se  tenait  la  tête  hors  de  l'eau,  quand  une  troupe 
de  rebelles,  venant  à  passer,  l'aperçut  et  prit  un  barbare  plaisir 
à  lui  tirer  des  coups  de  fusil,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  été  atteint. 
Un  autre,  je  ne  sais  pourquoi,  fut  par  eux  jeté  à  l'eau,  et  quoi- 
qu'il les  suppliât  à  chaudes  larmes  de  lui  sauver  la  vie,  ils 
eurent  la  cruauté  de  hâter  au  contraire  sa  mort,  en  lui  lan- 
çant de  grosses  pierres,  tandis  que  des  cavaliers  en  vedette 
trottaient  autour  de  la  pièce  d'eau  pour  lui  rendre  la  fuite  impos- 
sible. Je  n'aurais  jamais  cru  qu'on  pût  pousser  si  loin  l'inhuma- 
nité. Si  ensuite  nous  passons  aux  femmes,  toutes,  pourvu  qu'el- 
les soient  jeunes,  sont  la  proie  des  appétits  brutaux  de  ces  forcenés, 
et  la  moindre  résistance  leur  vaut  la  mort.  Parlerai-je  des  incen- 
dies? Les  rebelles  détruisent  des  villages  tout  entiers,  et  leur 
soif  de  destruction  est  telle  qu'ils  mettent  le  feu  aux  maisons, 
aux  fenils,  etc.  par  simple  amusement.  Enfin,  quant  au  nombre 
des  rebelles,  je  puis  vous  dire  que  leurs  rangs  se  grossissent 
chaque  jonr  par  l'enrôlement  des  pauvres  prisonniers  qui  tombent 
entre  leurs  mains,  et,  ce  qui  est  plus  fâcheux,  qu'ils  sont 
munis  d'armes  européennes  que  leur  vendent  malheureusement 

16 


—  171-  — 

quelques  marchands,  circonstance  qui  augmente  encore  leur 
audace. 

Il  serait  facile  de  mettre  un  terme  à  tous  ces  bouleversements 
et  à  toutes  ces  calamités,  si  la  population  et  les  autorités 
chinoises  avaient  plus  de  courage.  Mais  les  autorités,  se  souciant 
peu  du  salut  public  et  ne  pensant  qu'à  elles-mêmes,  laissent  le 
peuple  et  en  particulier  celui  des  campagnes  à  la  merci  des  op- 
presseurs. Il  est  vrai  que  des  gardes  nationales  et  de  nouvelles 
troupes  se  sont  formées;  mais  qu'arrive-t-il ?  Les  premiers  veil- 
lent à  leurs  intérêts  privés,  et  les  seconds,  sauf  la  cavalerie 
Tartare,  soit  par  lâcheté,  soit  par  manque  de  discipline,  n'oppo- 
sent qu'une  très-faible  résistance  aux  rebelles,  quand  ils  se  pré- 
sentent, ou  bien  elles  prennent  aussitôt  la  fuite,  si  elles  ne  se 
joignent  pas  à  eux.  //  Il  en  résulte,  comme  l'observe  avec  raison 
/'M.  Faurie  {Annales  de  Ici  j)ro'j)agatioii  de  la  Foi,  n^  201, 
'/  p.  109  et  110),  que  personne  ne  voulant  s'exposer  an  danger, 
"  tous  y  tombent  également.  Ceux  qui  ont  échappé  au  carnage 
•'  errent  sans  ressource  aucune  sur  les  chemins  où  ils  périssent 
/'  par  milliers.  On  ne  peut  faire  ime  journée  de  marche,  sans  se 
/'  sentir  le  cœur  déchiré  à  la  vue  de  tant  de  cadavres  de  femmes , 
/'  d'hommes,  d'enfants,  qu'on  trouve  à  chaque  pas  gisant  sur  la 
"Voie  publique.  Le  Chinois,  surtout  après  tous  ces  malheurs, 
"  passe  froidement  à  côté,  sans  même  s'arrêter  un  instant.  // 
Mais  reprenons  notre  récit. 

Pendant  les  sept  heures  de  marche  que  nous  fîmes  encore  ce 
jour  là,  à  travers  les  plaines  et  les  collines,  nous  ententlimes 
continuellement  retentir  à  nos  oreilles  ces  m^ots  :  Zou-iaui-qiiei-tzu 
(voilà  le  diable  de  l'Occident  qui  passe).  Quand  nous  fùm.es  arrivés 
à  la  station  déterminée  d'avance,  je  fus  conduit  au  quartier  du 
capitaine,  où  l'on  me  donna  de  la  paille  pour  reposer.  Je  fus 
dans  la  suite  toujours  admis  à  sa  table;  mais  ses  mets  les  plus 
exquis  ne  me  plaisaient  pas,  je  pouvais,  au  contraire,  dire  avec 
le  royal  Prophète  :  potum  rneum  cuni  fletu  miscehani  {je  mêlais 
'jnes  larmes  à  mou  breuvage)!  Car  cet  honneur  qu'il  croyait  me 
faire  n'était,  comme  on  dit,  que  de  la  poudre  qu'il  me  jetait 
aux  yeux;  en  effet,  je  recevais  toutes  sortes  d'insultes  de  la 
j)art  de  son  domestique,  qui  était  si  insolent  à  mon  égard  que 
quand  je  lui  demandais  quelque  chose,  sa  réponse  ou  son  ser- 
vice était    presque    toujours  accompagné  d'imprécations,    IS'ous 


—  175  — 

passâmes  la  nuit  en  cet  endroit,  et  le  lendemain  matin  nous 
en  partîmes  vers  5  heures.  Le  temps  était  fort  pluvieux,  et 
les  petits  sentiers  pleins  de  boue.  Comme  je  n'avais  point  de 
chaussures  et  que  dans  cet  état  jetais  à  chaque  instant  poussé 
par  les  rebelles,  je  tombais  souvent  et  je  me  crottais  de  la 
tête  aux  pieds.  En  même  temps  ils  me  forçaient  par  dérision 
de  porter  derrière  moi  un  demi-parasol,  de  sorte  que  je  devais 
subir  leurs  plaisanteries,  tout  en  pataugeant  dans  la  boue.  Ar- 
rivé en  cet  état  et  les  pieds  tout  meurtris  à  la  maison  occupée 
par  le  capitaine,  je  me  jetai  à  ses  genoux,  le  suppliant  par 
pitié  de  ne  point  me  laisser  dans  une  pareille  situation;  mais 
ses  intentions  étant  toutes  différentes  des  miennes,  il  voulut, 
tout  en  me  promettant  toujours  de  ne  point  me  tuer,  s^imuser 
ainsi  ce  jour  là  à  mes  dépens,  et  voici  comment.  Ayant  fait 
préparer  un  cheval,  et  feignant  de  vouloir  ce  jour  même  me 
mettre  en  liberté,  il  me  dit  de  le  monter,  et  accompagné  d\ui 
gamin,  de  faire  deux  fois  le  tour  des  rebelles,  au  milieu  de 
leurs  bravants  éclats  de  rire.  Telle  fut  la  liberté  qu^on  m'avait 
promise.  Toutefois  le  capitaine  fut  pris  à  mon  égard  d'une 
certaine  pitié;  car,  V03^ant  que  je  ne  pouvais  plus  vo3'ager  à 
pied,  il  me  donna  la  même  monture  le  jour  suivant.  Malheu- 
reusement la  pauvre  bête  étant  incapable  de  marcher  aussi  vite 
que  le  désirait  le  domestique,  ou  plutôt  Targousin;  celui-ci 
s'en  vengeait  par  des  coups  de  bâton  sur  mon  dos,  sans  que 
j''eusse  le  droit  de  me  plaindre,  car  alors  il  faisait  pis  et  joignait 
aux  coups  les  imprécations.  Il  me  fallait  donc  tout  souffrir  en 
silence. 

Les  rebelles  s'étant  emparés  de  la  ville  d'Li-xian,  je  fus  porté 
dans  une  grande  pagode,  quartier  du  capitaine.  Là,  on  m'assigna 
pour  chambre  le  petit  magasin  au  charbon,  et  pour  lit  deux 
portes.  Ceux  qui  se  sont  trouvés  dans  les  mêmes  ou  dans  de 
pareilles  angoisses  peuvent  s'imaginer  quelles  durent  être  mes 
pensées  en  ce  lieu.  Toute  fuite  m'était  impossible,  et  la  maison 
était  de  toutes  parts  entourée  de  gardes,  et  de  continuelles  in- 
sultes et  railleries  augmentaient  ma  douleur.  Privé  de  toute 
espérance  terrestre,  j'implorais  l'assistance  de  la  Sainte  Vierge, 
secours  des  chrétiens,  et  de  mon  saint  confrère  Jean  de  Capistran, 
et  je  mis  toute  ma  confiance  en  leur  intercession  et  en  la  grâce 
de  Dieu.   C'est  ainsi  que  je  passai  les  huit  jours  que  les  rebelles 


—  170  —  , 

restèrent  en  cette  ville.  Quand  nous  en  partîmes,  nous  con- 
tinuâmes notre  marche  vers  Ilan-kou,  et  Fon  me  fournit  un 
cheval  blanc;  la  raison  en  est  que  le  capitaine  voulait  me 
traiter  mieux  à  mesure  que  nous  nous  rapprochions  des  Euro- 
péens. 

Mais  le  jour  de  la  vengeance  divine  nY'tait  pas  éloigné,  et 
le  moment  qui  allait  rendre  la  liberté  à  des  milliers  de  personnes 
allait  bientôt  paraître.  La  cavalerie  Tartare  était  arrivée  à  une 
distance  de  trois  lieues  de  nous.  A  cette  nouvelle,  les  rebelles 
se  hâtèrent  de  prendre  les  armes  pour  marcher  à  leur  rencontre. 
Jugeant  peut-être  que  ce  lieu  n'était  point  favorable  au  combat, 
les  Tartares  firent  un  mouvement  en  arrière,  pour  remettre  leur 
triomphe  au  lendemain.  Les  rebelles,  laissés  tranquilles,  retour- 
nèrent à  leurs  postes.  Mais  le  capitaine,  pensant  qu'il  n'y  avait 
point  de  temps  à  perdre,  fit  sonner  les  trompettes  et  fixa  le  dé- 
part au  lendemain  matin.  A  peine  le  jour  eut-il  paru,  que  les 
chevaux  furent  enharnachés,  et  je  partis,  toujours  avec  le  do- 
mestique. Dans  toutes  les  localités  qu'ils  avaient  traversées,  les 
rebelles,  suivant  leur  habitude,  s'étaient  amusés  à  détruire  tout 
ce  qu'ils  rencontraient.  Moi,  je  me  tenais  profondément  affligé 
dans  une  chambre,  témoin  de  tous  leurs  excès,  et  suppliant 
mon  intercesseur  saint  Jean  de  me  délivrer  de  ces  assassins. 
Tout-à-coup  voilà  que  l'épouvante  les  saisit  tous;  chacun  prend 
des  ba2:a2;es  et  crie  :  fuyons,  les  soldats  viennent  !  Je  ne  savais 
moi-même  dans  mon  embarras  si  je  devais  me  décider  à  me 
cacher  ou  à  fuir;  mais  le  domestique,  ayant  déjà  préparé  le 
cheval,  me  fit  partir  avec  lui.  A  peine  étions-nous  sortis  de 
la  maison  que,  me  tournant  vers  le  couchant,  je  vois  la  cava- 
lerie Tartare  à  la  poursuite  des  rebelles,  et  j'entends  de  conti- 
nuelles décharges  de  mousqueteries.  Ainsi  surpris,  les  rebelles 
se  retirent  sur  les  montagnes,  et  c'est  également  de  ce  côté  que 
m'entraînait  le  domestique;  mais  je  n'avais  point  fait  cent  pas, 
quand  le  cheval,  devant  franchir  un  fossé,  fit  un  tel  saut 
que  la  selle  se  retourna,  et  je  tombai  à  terre,  sans  me  faire 
aucun  mal.  Toutefois  mon  singulier  guide  songeant  à  sa  pro- 
pre sécurité  ne  s'occupa  plus  de  moi,  et  alors  je  rebroussai 
chemin.  Mais  où  me  réfugier  sans  compagnon?  Où  miC  mettre 
en  sûreté,  de  manière  à  ne  point  être  découvert  par  les  sol- 
dats? Tandis  que  j'étais  tout  pensif,  je  vis  un  mandarin  à  cheval, 


—  177  — 

et  sans  réfléchir  au  péril  anquc4  je  m^exposais,  je  me  dirigefii 
vers  lui,  et  le  touchant  d^une  main  au  côté,  tandis  que  de 
l'autre  je  saisissais  la  crinière  de  son  clieval,  je  le  suppliai  de 
me  sauver.  Ce  mandarin,  occupé  à  faire  ouvrir  les  bagages 
abandonnés  par  les  rebelles,  ne  prit  point  garde  à  la  témérité 
de  mon  action,  mais  se  contentant  de  jeter  sur  moi  un  regard, 
il  me  montra  de  son  épée  la  route  que  j'avais  à  prendre  et 
continua  sa  besogne. 

Prenant  la  route  qui  m'avait  été  indiquée,  je  me  joignis  à 
d'autres  personnes  qu'on  avait  relâchées,  et  je  retrouvai  par 
bonheur  un  jeune  lettré  de  famille  noble,  c|ui  avait  partagé 
mes  angoisses  et  reçu  le  même  traitement  que  moi  de  la  part  du 
capitaine  rebelle.  En  me  voyant,  il  se  réjouit  de  ma  liberté, 
et  m'assura  qu'il  n'y  avait  plus  rien  à  craindre.  Me  réunissant 
donc  à  lui  et  à  deux  autres,  je  marchai  jusqu'à  neuf  heures 
du  soir.  Accablés  de  fatigue,  nous  demandâmes  alors  l'hospi- 
talité dans  une  maison;  mais  elle  nous  fut  refusée.  IN'ous  dûmes 
continuer  à  m^archer,  jusqu'à  ce  que,  ayant  trouvé  une  autre 
maison,  nous  sollicitâmes  la  même  faveur,  qui  cette  fois  nous 
fut  accordée,  et  l'on  nous  introduisit  dans  une  grange  où  nous 
passâmes  la  nuit.  Nous  nous  levâmes  de  bonne  heure,  et  nous 
nous  remîmes  en  chemin  jusqu'à  deux  heures  après-midi,  nous 
nourrissant  tout  en  cheminant  de  r]uelques  fèves  que  nous  trou- 
vâmes dans  les  champs. 

La  route  que  nous  suivions  était  à  la  vérité  délivrée  de  îa 
présence  des  rebelles;  mais  elle  était  infestée  par  d'autres  vo- 
leurs qui,  profitant  de  la  confusion  générale,  pillaient  tous  les 
passants.  Nous  eûmes  avec  eux  plusieurs  rencontres;  mais, 
grâces  au  ciel,  nous  n'en  souffrîmes  guère.  Ajoutez  aux  voleurs 
les  soldats,  qui,  tout  en  faisant  face  aux  rebelles  fugitifs, 
arrêtaient  tous  les  passants ,  et  prenaient  et  liaient,  sans  forme 
de  procès,  ceux  qui  par  quelque  indice  leur  paraissaient  sus- 
pects. Deux  de  nos  pauvres  compagnons  de  voyage  furent, 
parce  qu'ils  avaient  les  cheveux  un  peu  longs,  attachés  ensem- 
ble par  les  queues  de  leurs  chevelures,  et  peut-être  conduits 
à  la  mort.  Le  jeune  lettré  fut  également  pris,  mais  donné  pour 
compagnon  au  Lao-je  ou  Seigneur  (c'est-à-dire  à  moi),  il  put 
échapper  à  de  graves  périls. 

Quand  nous  nous  fûmes  reposés  de  nos  fatigues  et  de  tant 

IG. 


—  17S  — 

de  maux,  nous  continuâmes  notre  route,  et  vers  cinq  heures 
du  soir  nous  trouvâmes  un  homme  bienveillant  qui,  nous  ayant 
demandé  oii  nous  allions  et  ayant  entendu  notre  réponse,  se 
laissa  toucher  de  pitié  et  nous  conduisit  à  sa  maison.  Il  me 
demanda  particulièrement  qui  j'étais,  et  ayant  su  que  j'étais  un 
Européen  allant  de  Ilan-Kou  à  Zao-lin-tien,  il  se  chargea  de 
me  conduire  où  je  désirais.  En  effet,  après  quatre  jours  de 
halte,  sans  songer  à  quels  périls  il  s'exposait,  il  prescrivit  à 
son  frère  de  m'accompagncr  jusqu'à  ce  port  où,  après  tant 
de  dangers,  je  me  retrouve  sain  et  sauf.  Voilà  comment  la 
divine  Providence  a  voulu  que  des  gentils  prissent  soin  de 
son  indigne  ministre  et  me  conduisissent  entre  les  bras  de  mon 
supérieur. 

Daigne  le  Seigneur  récompenser  mes  bienfaiteurs  et  leurs 
familles  d'une  si  grande  charité,  en  les  arrachant  aux  ténè- 
bres de  Terreur,  et  en  les  amenant  à  l'aide  de  la  lumière 
évangélique  au  sein  de  l'Eglise  catholique,  unique  port  du 
salut  ! 

Et  vous.  Monseigneur,  daignez  agréer  ici  les  sentiments  du 
profond  respect,  avec  lesquels  je  me  félicite  d'être  de  votre 
Illustrissime  et  Reverendissime  seigneurie. 

Le  très-dévoué  et  très-obéissant  serviteur, 

Er.  Pascal  Billi, 

de  V Ordre  des  Min,   Ohs. 


IV. 

AMÉRIQUE  MÉRIDIONALE. 

Lettre  dîo  P.  Ugolin  Gorleri,  31m.  Obs.  Missionnaire  apos- 
tolirpie  eu  Amérique ,  au  Rédacteur  des  Annales ,  sur  les 
Missions  Franciscaines  de  Bolivie. 

Bu  Collège  de  ^t-Josei^h,  dans  la  ville  de  Tarata, 
ce  4  décembre  1862. 

Mon  très-Révérend  Père  Marcellin, 

Bien  qu'il  me  semble  avoir  connu  à  Rome,  de  1840  ù 
1850,  un  Père  Lecteur,  natif  de  Civezza,  qui  devait  certai- 
nement être  votre  Très-Révérende  Paternité,  n'ayant  point  eu 


—  179  — 

Favantage  d^ entrer  en  relations  avec  vous,  je  me  suis  abstenu 
jusqu'ici  de  vous  adresser  mes  lettres  relatives  à  nos  Missions 
de  TAmérique  du  Sud.  Mais  engagé  maintenant  à  le  faire  par 
nos  confrères  récemment  arrivés  d^Italie  avec  le  Père  Grégoire 
Tarant,  je  vous  transmets  quelques  détails,  qui  ont  particu- 
lièrement trait  aux  provinces  dMraucanie  et  de  Yaldivia, 

Avant  tout  je  dois  vous  entretenir  à\m  fait  de  la  plus 
haute  importance  pour  FApostolat  Franciscain  dans  ces  con- 
trées. Il  faut  donc  que  vous  sachiez  qu'il  s'est  établi  au  Chili 
une  société  catholique,  qui  a  pour  but  de  seconder  et  de 
secourir  les  missions  de  cette  république.  Or,  un  certain  prê- 
tre, nommé  Joseph  Manuel  Orrago,  envoyé  par  cette  société 
en  1853  pour  visiter  celles  de  Valdivia,  fit  à  son  retour  un 
rapport  si  défavorable  tant  sur  nos  missions  que  sur  celles  des 
Pères  Capucins,  venus  à  notre  aide  en  1848,  que  toute  la 
presse  irréligieuse  se  hâta  de  le  répandre  de  toutes  parts.  C'est 
pourquoi  le  P.  Ange  Yirgile  de  Lonigo,  Préfet  de  ces  Pères, 
crut  nécessaire  d'y  répondre  en  1854  par  son  beau  mémoire,  où 
par  des  documents  irréfragables  il  mit  dans  toute  leur  évidence 
tant  la  priorité  que  l'héroïque  constance  des  Franciscains  soit 
à  entreprendre  soit  à  continuer  toutes  ces  missions.  De  ces  do- 
cuments je  rapporterai  seulement  ici  les  notices  qu'il  a  puisées 
aux  archives  de  Yaldivia  sur  la  conquête  de  Chili  faite  en  1541 
par  les  Espagnols,  et  sur  la  fondation  de  la  ville  de  Santiago 
que  suivit  la  fondation  de  la  Concezione  près  du  fleuve  Biobio 
en  1550,  de  Yaldivia  et  de  la  Impérial  en  1552,  d'xYrauco 
en  1553,  de  Canete  en  1557  et  d'Osorno  en  1558.  On  y  affinne 
positivement  que  les  Franciscains  ont  été  les  premiers  reli- 
gieux qui  sont  entrés  avec  les  conquérants  dans  ces  contrées, 
et  qu'ils  y  furent  bientôt  suivis  par  d'autres  Missionnaires  venus 
de  la  ville  de  Cuzco  au  Pérou,  dont  le  chef  était  le  P.  An- 
toine de  S*^  Michel,  nommé  en  1562  évêque  de  la  Impérial. 
A  ces  ouvriers  se  joignirent  en  1593  les  Pères  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus,  qui  furent,  comme  on  le  sait,  expulsés  du  pays 
en  1767.  Ces  préliminaires  posés,  voici,  mon  bon  Père,  le 
tableau  des  missions  entreprises  au  Chili ,  avec  la  date  de 
leur  fondation  et  les  vicissitudes  qu'elles  ont  traversées  jusqu'à 
nos  jours. 


-~  ISO  — 

I.  —  Arauco. 
Cette  mission,  fondée  par  les  EE.  PP.  de  la  Compagnie  de 
Jésus  en  IG-iG,  détruite  parla  révolution  de  1723,  et  relevée 
quelques  années  après  par  les  mêmes  religieux,  qui  la  tinrent 
jusqu^i  17()7,  époque  où  ils  en  furent  cliassés,  fut  reprise  en 
1768  par  les  Franciscains,  qui  la  virent  tomber  Fannée  sui- 
vante par  les  mêmes  raisons  et  la  relevèrent  en  1772.  Mais 
une  autre  révolution  étant  survenue,  ils  durent  Fabandonner 
de  nouveau  et  la  reprirent  encore  en  181?2. 

IL  TUCAPEL. 

Cette  mission  fut  fondée  par  les  Franciscains  au  temps  de 
la  conquête  du  pays,  détruite  par  les  Indiens  en  1599,  relevée 
parles  Franciscains  en  1661,  une  seconde  fois  abattue  en  1723. 
Eétablie  ensuite  par  les  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus  en 
1729,  et  renversée  de  nouveau  en  1765,  elle  fut  reprise  en 
1779  par  les  Franciscains,  qui  eurent  néanmoins  à  la  quitter 
peu  d'années  après.  Ils  j  retournèrent  seulement  en  1805, 
durent  s'en  éloigner  une  quatrième  fois  en  1817,  et  n'y  remi- 
rent le  pied  qu'en  1843,  époque  depuis  laquelle  ils  y  ont 
demeuré  jusqu'à  présent. 

III.  —  Impérial. 
Les  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus  s'établirent  en  cette 
ville  en  1692,  93  ans  après  qu'elle  avait  été  détruite  par  les 
Indiens  en  1599.  La  mission  eut  le  même  désastre  à  essuyer 
en  1729;  relevée  en  1760,  elle  fut  de  nouveau  abattue  en 
1766,  et  abandonnée  depuis  lors  jusqu'à  1850,  époque  à 
laquelle  les  Pères  Capucins,  arrivés  au  Chili,  comme  je  l'ai 
dit,  en  1848,  parvinrent,  après  mille  difficultés,  à  se  fixer  à 
la  Impérial,   où  on  les  trouve  encore  aujourd'hui. 

IV.  —  Ile  Mocha. 
Cette  mission  fut  fondée  par  les  Pères  Jésuites  en  1687,  qui 
durent  l'abandonner  en  1767,  quand  ils  furent  chassés  de  tout 
le  pays.  Depuis  ce  temps,  la  petite  île  a  perdu  presque  tous 
ses  habitants;  le  petit  nombre  de  ceux  qui  y  restent  s'est 
maintenu  jusqu'à  présent  dans  la  foi. 

V.  —  San  Cristobal. 
Cette  mission  fut  aussi  fondée  par  ces  bons   Pères  (Jésuites) 


—  181  — 

en  16  i5,  et  après  y  avoir  demeuré  cent-vingt-trois  ans  sans  inter- 
ruption,  ils   obtinrent  la  même   récompense  de  leurs  services. 

YI.  —  EEPucurvA. 

Les  Jésuites  fondèrent  cette  mission  en  1694,  k  perdirent 
en  1723  par  suite  de  la  révolte  des  Indiens,  y  retournèrent 
en  1764  et  repartirent  en  1766,  sans  qu'il  ait  depuis  été  pos- 
sible de  la  relever. 

YII.  —  Santa  Juana. 

Ils  éprouvèrent  le  même  sort  à  Santa  Juana,  où  ils  s'étaient 
fixés  en  1616;  ils  durent  s'en  éloigner  en  1673  et  y  rentrèrent 
en  1725.  Mais  ils  en  furent  chassés  de  nouveau  en  1766  par 
les  Indiens,  qui  ne  voulurent  plus  entendre  parler  des  Mis- 
sionnaires. 

YlII.  —  Angol. 

Après  avoir  fondé  cette  mission  en  1727,  les  Pères  Jésuites 
furent  forcés  de  l'abandonner  en  1766,  et  tous  les  efforts  qu'on 
fit  ensuite  pour  la  relever  furent  inutiles. 

IX.  —  Santa  Té. 

Cette  mission  fut  également  fondée  en  1727  par  les  Pères 
Jésuites,  qui  y  restèrent  jusqu'à  leur  expulsion  générale  de  ces 
contrées. 

X.  —  Maquehue. 

Les  Pranciscains  fondèrent  cette  mission  en  1694  et  l'aban- 
donnèrent en  1707,  faute  de  moyens  de  subsistance;  car  le 
gouverneur  du  pays  retenait  pour  lui-même  tous  les  subsides 
que  le  gouvernement  espagnol  leur  avait  alloués.  Les  Pères 
Jésuites  la  reprirent  en  1764  et  la  gardèrent  jusqu'à  1766, 
époque  à  laquelle  les  Indiens  révoltés  la  détruisirent,  et  depuis 
lors  ils  s'obstinèrent  à  repousser  les  Missionnaires. 

XL  —  COLUÈ. 

Cette  mission,  fondée  par  les  Pères  delà  Compagnie  eu  1696, 
fut  abattue  en  1723.  Relevée  en  176U,  elle  subsista  jusqu'en 
1766,  où  de  nouveau  détruite  et  dispersée,  il  ne  fut  plus  pos- 
sible de  la  rétablir. 

XII.  —  Santa  Barbara. 

Cette  mission,  fondée  par  les  Pranciscains   en  1758,  fut  dé- 


—  1S2  — 

truite  par  les  Indiens  en  MGC),  sans  qu^on  ait  jamais  pu  la 
rétablir.  Elle  se  trouvait  ù  50  lieues  au  sud  de  Chillan,  et  à 
40  à  Test  de  la  Concezione. 

XIII.  —  XoTRE  Dame  du  Piliee,  de  Baribilueva. 

Cette  mission,  placée  au  centre  de  la  Cordilière,  à  cinq  jour- 
nées de  chemin  de  Santa  Barbara,  fut  fondée  en  1758,  par  le 
P.  Franciscain  Pierre  Espineira,  depuis  promu  au  siège  épiscopal 
de  la  Concezione.  Détruite  en  1766  par  les  Indiens  Pelmenclies, 
elle  ne  put  plus  être  relevée. 

XIY.  —  Xotre  Dame  Immaculée  de  Culaco. 

Les  Franciscains  fondèrent  cette  mission  en  1758  à  trois  lieues 
de  Santa  Barbara.  Quand  elle  eut  été  incendiée  Tannée  sui- 
vante par  les  Indiens,  ils  la  relevèrent  sans  retard  ;  mais  de 
nouveau  réduite  en  cendres  en  1766,  elle  resta  irrévocable- 
ment anéantie. 

XY.  —  FIlA^'CISco  de  Llolco. 

Fondée  par  les  mêmes  Pères  (franciscains)  en  1766,  au  centre 
de  la  Cordilicrc  et  ù  trois  journées  de  marche  de  Santa  Barbara, 
cette  mission  fut  incendiée  par  les  Indiens  avant  qu'elle  fut  en- 
tièrement organisée.  Les  pauvres  missionnaires  eurent  donc  à 
passer  trois  jours  dans  la  neige  au  milieu  des  bois,  sans  autre 
nourriture  que  des  glands  de  pins,  et  revinrent  ensuite  repren- 
dre leur  œuvre.  Mais  en  1769  une  nouvelle  grande  révolte  des 
indigènes  les  contraignit  à  y  renoncer  pour  toujours. 

XYI.    Ya  LDI  VIA. 

Cette  Mission  fut  fondée  au  temps  de  la  conquête  du  pays 
par  les  Franciscains,  qui  durent  Tabandonner  lors  de  la  révolte 
des  Indiens  en  1599,  où  comme  A^aldivia  furent  aussi  dé- 
truites sept  autres  villes.  Quand  elle  eût  été  rebâtie  par  les  Es- 
pagnols en  1633,  les  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus  s'y  fixèrent 
et  y  continuèrent  leur  mission  jusqu^en  1767;  chassés  à  cette 
époque,  ils  furent  remplacés  parles  Franciscains,  qui  s'y  main- 
tinrent jusqu'en  1818.  x\lors,  comme  notre  ordre  n'avait  pas  un 
nombre  suffisant  de  missionnaires,  la  mission  fut  confiée  aux 
Pères  Capucins. 

XYII.  —  Mariquix  A. 

Cette  mission  fut  fondée  par  les  Jésuites  en  1633,  ù  côté  du 
fort  de^le   Croci;  ils  la   transférèrent   ensuite  à  Tolten-Capo,   ù 


—  183  — 

à  soixante  milles  plus  au  nord  sur  le  rivage  de  la  iner.  Porcés 
en  1752  à  Tabaudonner,  ils  en  établirent  une  nouvelle  dans  une 
vallée  dite  de  Saint  Josepli. 

XYIÏI.  —  Xahuelguassi. 

C'est  uil  pays  situé  derrière  la  Cordillère  à  cpaatre  cents  milles 
de  la  Concezione  et  à  deux  cent  cinquante  de  Yaldivia;  les 
Franciscains  sS^  établirent  comme  Missionnaires  dès  l'époque  de 
la  conquête,  mais  ils  en  furent  chassés  par  des  indigènes  en 
1655.  Les  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus  les  y  remplacèrent 
en  1659,  et  en  furent  eux-mêmes  cliassés  en  1663  par  les  sauva- 
ges qui  tuèrent  deux  de  leurs  religieux.  Mais  leur  dévouement 
inébranlable  les  y  fit  retourner  en  1705,  pour  y  être  massacrés 
en  1718.  Ils  se  remirent  néanmoins  à  Tocuvre  en  176-ljusqu\\ 
leur  expulsion  définitive  qui  eut  lieu  en  1766.  Depuis  il  n'a  plus 
été  possible  aux  Missionnaires  d'y  prendre  une  résidence. 
XIX.  —  Los  Choxos. 

Cette  mission,  fondée  en  1616,  au  sud  de  Cliiloé,  par  les 
Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus,  a  toujours  été  en  paix,  depuis 
que  les  Franciscains,  qu'on  y  voit  encore  aujourd'liui,  ei]  ont 
pris  le  gouvernement,   après  le  bannissement  des  premiers. 

XX.  —  Los  Caucahuesxella,  île  de  la  Caylax. 
Cette  île,   au  sud  de  Cbiloé,  a  été  découverte  en  1711;  les 
Pères  Jésuites  allèrent  en  1764  y  fonder  une  mission,  reprise 
ensuite  par  les  Franciscains,  qui  y  ont  encore  une  résidence, 

XXI.  —  Sax-Caulos  de  Choxchi. 
Cette  mission  a  été  fondée  par  les  Pères  de  la  Compagnie  de 
Jésus  en  la  même  année  que  la  précédente.  Elle  passa  en  1768 
entre  les  mains  de  six  Franciscains,  dont  quatre  prêtres  et  deux 
frères  lais,  venus  du  collège  de  Chillan;  ce  sont  encore  les  Fran- 
ciscains qui  y  remplissent  le  ministère  apostolique. 

XYII.  —  ÀRiquE. 
Cette  mission  fut  fondée   en    1772   par  les  Franciscains  qui 
l'administrèrent  en  paix  jusqu'en  ISIS,  où  elle  fut  confiée  aux 
Pères  Capucins,  Ces  Pères  continuèrent  à  la  cultiver  avec  le  plus 
grand  zèle. 

XXIII.  —  Toltex. 
Les  Eévérends  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus  fondèrent  en 


1683  cette  mission,  nu  nord  de  Yaldivia,  et  la  gouvernèrent 
jusqu'à  la  fin  de  1752.  A  cette  époque,  dit  une  chronique,  ils 
Tabandonnèrent  pour  de  graves  motifs,  et  furent  remplacés  le 
8  décembre  1706  par  les  Franciscains,  qui  la  desservirent  jus- 
qu'en 1787,  où  les  Indiens  en  révolte  les  forcèrent-à  fuir,  en 
incendiant  leur  résidence  et  leur  église. 

XXIY.  —  Costa  di  Niebla. 
Pondée  par  les  Franciscains  en  1777  sur  les  bords  de  la  mer 
Pacifique,  à  cinq  lieues  au  nord  de  Yaldivia,  cette  mission  fut 
par  eux  abandandonnée  quelques  années  après,  parce  qu'elle  était 
située  trop  près  de  la  ville,  de  sorte  qu'on  n'y  voyait  accourir 
que  quelques  indiens  mal  disposés. 

XXY.  QUIXCHILCA. 

Cette  maison  fut  fondée  par  les  Franciscains  en  1778. 

XX VI.   GUANCHUE. 

Idem,  en  1777. 

XXYII.  —  Eio-BuExo. 
Idem,  en  1778. 

XXYIII.  —  Dallipulli. 
Idem,  en  1781. 

XXIX.  —  CuDico. 

Idem,  en  1781;  en  184^3,  cette  mission  fut  jointe  à   celle  de 
Ttimag. 

XXX.   GUILACAHUIX. 

Idem,  en  1794. 

XXXI.  —  CoYuxco. 
Idem,  en  la  même  année  1791. 

XXXII.  —  San  Juan  de  la  Costa. 
Idem,  en  1806. 

XXXIII.  —  Pilmayquex. 
Idem,  en  1813. 

XXXIY.  —  X'acbiiento. 
Idem,  en  la  même  annnée  1813. 

XXXY.  —  Detroit  de  Magellan. 
Idem,  aussi  en  1813.  En  1851  les  prisonniers  de  la  Colonie, 
s'étant  soulevés,  en  mirent  à  mort  le  gouverneur  et  le  mission- 
naire. 


—  185  — 

XXXVI.  --  TuMAG  ou  Thumao. 
Idem,  en  1843. 

XXXVII.  —  Collège  apostolique  du  Gesù,  a  Castro 
EN  Chiloé. 
Idem,  en  1838. 

XXXVIII.  —  Hospice  d'Osorno. 
Idem,  en  1847. 

Telles  sont,  mon  excellent  Père,  les  missions  que  notre 
Ordre,  avec  celui  des  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus,  a  fon- 
dées dans  ces  contrées,  où  la  Providence  nous  a  placés  pour 
la  gloire  du  Seigneur  et  de  l'Eglise.  Il  me  resterait  à  vous  parler 
de  notre  Collège  de  Tarata,  et  des  missions  qu'il  maintient  chez 
la  tribu  indienne  des  Guaraj  ou  Guarajos;  mais  il  y  a  environ 
six  mois  que  le  Père  Chérubin  Eranuscangeli  de  Spolète  en  a 
envoyé  au  Kévérendissime  Père  Général  une  relation  longue  et 
détaillée,  qu'il  l'a  prié  de  transmettre  à  votre  très-Révérende  Pa- 
ternité^; je  termine  donc  en  vous  saluant  de  cœur  pour  moi-même 
et  pour  tous  mes  confrères,  et  je  me  dis 

Votre  très-dévoué  et  très-affectionné  Confrère, 
Pr.  Ugolin  Gorleri, 

3IÌSS.  apost.  Min.  Obs.  en  Amérique, 


Lettre  che  P.  Alexandre  de  Rome,  Min.  Obs.  de  la  Pro- 
vince Romaine  j  à  ses  parents  y  sur  ses  travaux  apostoliques 
parmi  les  sauvages  Tobas  dans  V Amérique  Méridionale. 

vive  Jésus!  vive  marie! 

S.  Francesco  Solano  sur  le   Tilcomayo ^  4  novembre  1862. 

Mes  très -chers  parents. 

L'affection   qu'on  porte  à   ses  parents  peut  bien,   quand  on 

en   est    séparé   par   de  très-grandes  distances,   être    soumise  à 

de  rudes  épreuves,    mais  elle  ne   saurait  jamais  s'éteindre.   Je 

vous  avouerai  ingénument  ma  faiblesse  ;   toutes  les  fois  que  je 

reçois    vos  lettres,   mon    cœur    tressaille,   et  je    ne    les    ouvre 

que  d'une  main  tremblante.  Peut-être,  me  dis-je,   contiennent- 

*)  Elle  ne  nous  est  point  parvenue. 

17 


10  f* 

elles  la  nouvelle  de  la  mort  de  Tun  d'eux!  J'ai  encore  éprouvé 
rette  commotion  la  veille  de  la  Toussaint,  quand  m'est  arrivée 
votre  dernière  lettre  du  26  juin.  Béni  soit  le  Seigneur,  qui  nous 
conserve  jusqu'ici  tous  vivants  et  nous  donne  le  temps  de  nous 
assurer  cette  vie  qui  ne  finira  jamais!  Chaque  moment  est  une 
nouvelle  grâce  de  Dieu,  dont  nous  devons  montrer  notre  recon- 
naissance, en  mettant  à  profit  ce  temps  si  précieux  qu'il  nous 
accorde. 

Peu  de  jours  avant  que  m'arrivât  votre  excellente  lettre, 
j'avais  reçu  quelques  détails  sur  la  fête  de  la  canonisation  de  ces 
confrères  privilégiés  qui  ont  fécondé  de  leur  sang  l'église  nais- 
sante du  Japon.  La  sainteté  obtient  sa  récompense  même  ici-bas, 
et  en  voyant  vingt-trois  pauvres  fils  de  S*  Trançois,  jadis  le 
rebut  d'un  monde  qui  ne  les  jugea  même  pas  dignes  de  vivre, 
en  les  voyant ,  dis-je,  admirés,  applaudis  et  vénérés  par  le  corps 
si  nombreux  et  si  vénérable  de  l'épiscopat  de  tout  l'univers 
catholique,  qui  ne  se  sentirait  la  volonté  de  devenir  saint!  Que 
la  grandeur  de  la  récompense  enflamme  donc  notre  âme,  loin 
qu'elle  se  laisse  effrayer  par  les  difficultés  de  la  route;  delectet 
ergo  mentem  magnitudo  ][jrem%oriim,  sed  non  deterreat  certamen 
lahorum.  Mais  tandis  que  vous  passez  le  temps  dans  les  fêtes, 
je  suis,  moi,  accablé  de  travaux,  comme  vous  pourrez  en  juger 
par  le  fait  que  je  vais  vous  raconter. 

Pour  célébrer  la  solennité  de  notre  saint  Patriarche,  mon  ancien 
compagnon  le  P.  Marie  de  Sienne  était  venu  ici  deParairi;  nous 
chantâmes  la  messe,  et  le  soir,  après  avoir  commémoré  la  mort 
du  saint,  il  partit  pour  regagner  sa  mission,  et  de  mon  côté,  je 
me  retirai  pour  réciter  Matines.  Il  faut  vous  dire  que  cette  an- 
née nous  nous  sommes  trouvés  ici  dans  une  détresse  complète,  de 
sorte  que  la  plupart  de  nos  Indiens  restaient  dispersés,  et  que  nous 
étions  presque  sans  monde  qui  put  nous  défendre.  Or,  j'avais  à 
peine  terminé  mon  office,  lorsque  j'entends  un  cri  d'épouvante 
retentir  dans  les  cabanes  voisines,  et  au  même  moment  trois 
Indiens  de  Parairi  se  présentent  à  ma  porte  et  m'avertissent 
qu'une  bande  nombreuse  de  Tobas  était  arrivée  à  un  lieu  planté 
de  palmiers,  distant  de  neuf  milles,  où.  se  trouvaient  plusieurs 
familles  de  Parairi  que  la  faim  avait  forcés  d'y  chercher 
des  fruits  et  des  racines  sauvages;  on  disait  qu'elles  avaient 
été    attaquées,    qu'on    leur  avait   tué   quatre    hommes,    qu'on 


—  1S7  — 

avait  réduit  cinq  femmes  en  servitude,  et  que  deux  enfants 
s'étaient  à  grand'peine  sauvés  en  se  cachant  dans  les  bois;  oii 
ajoutait  que  ces  Tobas  se  disposaient  à  accourir  jusqu'à  ma  rési- 
dence, afin  d'y  détruire  notre  église  et  notre  maison,  sachant 
le  petit  nombre  d'Indiens  qui  m'accompagnaient  et  me  tenaient 
en  sûreté.  Le  motif  que  je  vous  ai  indiqué  vous  fera  comprendre 
que  ces  bonnes  gens  disaient  certainement  la  vérité.  De  si  ef- 
frayantes nouvelles  me  jetèrent  donc  dans  la  consternation;  car 
vous  me  connaissez  et  vous  savez  que  je  n'ai  jamais  été  très- 
brave.  En  conséquence,  j'ordonnai  que  le  peu  de  familles  qui  se 
trouvaient  près  de  moi  se  missent  à  l'abri  derrière  la  palissade 
que  dès  le  commencement  de  ma  mission  j'avais  fait  construire 
pour  de  pareilles  éventualités,  et  là  nous  attendîmes  toute  la 
nuit  sans  fermer  l'œil  l'arrivée  de  l'ennemi!  En  effet,  à  peine  le 
jour  (consacré  à  ^otre-Dame  du  Eosaire)  commençait-il  à  paraî- 
tre, que  nous  vîmes  la  rive  opposée  du  fleuve  couverte  d'Indiens 
qui  s'étaient  charbonné  le  visage,  ornés  de  plumes,  armés  de 
lances  et  de  javelots,  et  disposés  au  combat. Cette  bande  était 
composée  en  grande  partie  de  Ciriguans  et  de  Tobas,  et  pour  le 
surplus,  de  Tapiètes  et  de  Ciorotes.  Je  ne  saurais  dire  au  juste 
combien  ils  étaient,  mais  je  ne  crois  point  me  tromper  en  affir- 
mant qu'ils  étaient  plus  de  trois  cents,  et  c'était  un  trop  grand 
nombre  pour  nous,  qui  n'étions  peut-être  pas  cent,  en  comptant 
les  femmes  et  les  enfants.  Parmi  les  rebelles  il  y  en  avait  beau- 
coup que  je  connaissais,  pour  leur  avoir  maintes  fois  procuré  des 
vêtements  et  des  vivres,  entre  autres  le  perfide  Cosiyaichi,  caci- 
que des  Tobas,  auquel  les  chrétiens  auraient  depuis  longtemps 
ôté  la  vie,  si  nous  ne  les  en  empêchions.  Mais,  quoique  si 
nombreux ,  les  ennemis  n'osèrent  point  s'approcher  de  nos 
retranchements;  il  n'y  en  eut  qu'un  petit  détachement  qui  s'avança 
vers  nous,  et  qui  brûla  sous  nos  yeux,  sans  qu'il  nous  fût  pos- 
sible de  nous  y  opposer,  plusieurs  cabanes  et  un  long  bout  de  la 
haie  de  mon  jardin ,  d'où  le  feu  se  comm.uniqua  à  une  partie  de 
la  palissade,  que  nous  préservâmes  des  flammes  avec  beaucouj) 
de  peine.  En  même  temps  on  faisait  tomber  sur  nous  à  l'intérieur 
de  la  palissade  une  pluie  de  javelots  et  de  pierres,  les  cris  et  les 
hurlements  assourdissaient  l'air,  les  femmes  et  les  enfants  trem- 
blaient et  pleuraient,  et  moi,  j'étais  à  demi  mort  de  peur.  IN'éan- 
moins  dans  un   si  grand  péril  une  poignée  de  mes  Indiens  (une 


__  188  — 

vingtaine  au  plus)  tinrent  ferme  auprès  de  la  palissade  et  se 
défendirent  si  bravement  qu'ils  empêchèrent  les  assaillants  d'y 
pénétrer.  Aussi  ceux-ci  se  retirèrent-ils  après  une  demi-heure  de 
vains  efforts.  Ils  revinrent  néanmoins  bientôt  à  la  charge  avec 
une  égale  fureur,  mais  ils  furent  de  nouveau  repoussés  parles 
nôtres  que  leur  premier  succès  avait  enhardis,  et  quelques  in- 
stants après  cette  troupe  barbare  d'assassins  disparut.  Aucun  des 
nôtres  ne  périt;  deux  seulement  reçurent  de  légères  blessures. 
Kotre  église  même,  bien  qu'exposée  à  toute  la  fureur  de  ces  bar- 
bares, qui  auraient  pu  Tinoendier  sans  difficulté  et  sans  résis- 
tance, puisqu'elle  n'a  qu'un  toit  de  simple  paille,  resta  intacte, 
et  les  assaillants  osèrent  à  peine  lancer  deux  javelots  dans  la 
porte,  comme  pour  mieux  attester  notre  triomphe.  La  haute, 
grande  et  belle  croix,  que  le  très-révérend  P.  Zéphyrin  avait 
bénite  et  solennellement  érigée  le  25  juillet  dernier,  second 
anniversaire  de  la  fondation  de  notre  mission,  resta  debout  et 
intacte,  continuant  à  étendre  dans  les  airs  ses  bras  triomphants 
et  à  couvrir  de  son  ombre  vivifiante  ces  familles  désolées.  Quant 
à  nos  ennemis,  je  ne  saurais  dire  s'ils  eurent  des  morts;  ce  qui 
est  certain,  -c'est  que  nous  n'avons  trouvé  aucun  cadavre;  mais 
ce  qui  est  également  certain,  c'est  que  beaucoup  s'en  allèrent 
blessés,  tant  parce  qu'ils  prirent  précipitamment  la  fuite,  que 
parce  qu'ils  laissèrent  le  terrain  tout  ensanglanté.  Il  n'y  a  rien 
là,  du  reste,  qui  doive  vous  effrayer;  vous  devez,  au  contraire, 
vous  réjouir  et  remercier  le  Seigneur  qui  m'a  protégé  et  délivré 
avec  tant  de  bonté;  car  sans  son  assistance  spéciale  il  nous  eût 
certainement  été  impossible  de  remporter  la  victoire,  comme 
V0U3  pouvez  vous  mêmes  en  juger.  Néanmoins  le  péril  est 
toujours  le  même;  car  ces  rebelles,  que  ne  retiennent  ni  les 
liens  de  la  reconnaissance  ni  la  voix  de  la  nature,  continuent 
à  se  montrer  pleins  de  haine  et  de  cruauté;  mais  Dieu  qui,  lui 
aussi,  est  toujours  le  même,  continue  dans  sa  bonté  et  sa  misé- 
ricorde à  nous  défendre  et  à  nous  délivrer.  S*  François  Solano 
veille  pour  nous,  et  sous  sa  protection  nous  nous  seiitons  en 
sécurité.  Et  n'allez  pas  attribuer  ma  confiance  à  de  la  présomp- 
tion; car  je  n'ai  cessé  et  ne  cesserai  de  prendre  pour  ma  personne 
et  pour  ces  innocentes  familles  toutes  les  précautions  que  dicte 
la  prudence  humaine,  de  sorte  que,  quand  même  nos  ennemis 
voudraient  nous  livrer  un  nouvel  assaut,  il  ne  leur  serait  point 
facile  de  nous   vaincre.  Maintenant  passons  à  autre  chose. 


—  189  — 

Le  P.  Ange  de  Lacques,  qui  est  allé,  il  y  a  quatre  ou  ciuq  ans, 
vous  visiter  avec  le  P.  Antoine  Granella,  est  allé  au  mois  de  juin 
dernier  recevoir  dans  le  ciel  le  prix  de  ses  travaux  apostoliques. 
Le  pauvre  père,  désirant  se  débarrasser  d\ine  fièvre  tierce  qui  le 
tourmentaient  depuis  quelque  temps,  prit  un  vomitif  trop  peu 
actif  pour  qu'il  pût  le  rendre.  Tel  fut  le  principe  de  sa  doulou- 
reuse et  terrible  maladie  qui  mit  lin  à  sa  courte  vie  de  vingt-six 
ans.  Je  me  trouvais  alors  à  Itaci,  d'où  j'écrivis  à  Joachim,  et  dès 
que  j'appris  le  danger  où.  était  mon  cher  confrère,  je  me  rendis  à 
Aguairenda,  et  j'assistai  à  sa  mort,  à  son  service  funèbre  et  à  soji 
enterrement.  C'était  un  ange  de  nom  et  de  fait,  mais  puisque 
les  justes  même  sic  salvi  enint,  sed  quasi  ];)er  ignera  (seront  sau- 
vés, mais  en  passant  comme  par  le  feu),  ne  l'oubliez  pas;  car  il 
se  souvenait  aussi  de  vous  avec  plaisir. 

Notre  petit  Antoine  voudrait  que  j'écrivisse  des  lettres  plus 
longues  et  que  je  vous  donnasse  plus  de  nouvelles.  Mais  je  pour- 
rais vous  faire  le  même  reproche  avec  plus  de  raison.  Si  je  n'entre 
pas  dans  beaucoup  de  détails  sur  mes  Tobas,  c'est  parce  que  je 
]ie  les  connais  pas  encore  à  fond,  et  que  je  ne  veux  pas  prendre 
des  vessies  pour  des  lanternes  ni  débiter  des  fables.  Dites-lui 
donc  qu'il  mortifie  un  peu  sa  curiosité,  et  que  quand  le  temps 
en  sera  venu,  je  tâcherai  de  le  contenter.  Je  suis  enchanté  qu'il 
ait  obtenu  le  diplôme  de  bachelier  en  mathématiques  et  qu'il 
suive  le  cours  d'architecture.  Tout  va  bien,  mais  dites-lui  de  ma 
part  que  celui-là  est  un  mauvais  mathématicien  qui  ne  sait  pas 
calculer  juste  pour  gagner  le  ciel,  et  pire  architecte  celui  qui 
ne  songe  pas  à  se  construire  par  ses  bonnes  œuvres  un  trône 
de  gloire  dans  l'éternité  bienheureuse.  Eecommandez-lui  surtout 
de  fuir  les  mauvaises  compagnies,  et  pour  mieux  s'en  garantir, 
de  n'en  fréquenter  aucune.  Hors  les  livres  nécessaires  à  ses 
études,  qu'il  n'en  lise  point  qui  ne  commencent  par  un  S;  c'est, 
vous  le  savez,  un  conseil  de  S*^  Philippe  de  Néri,  ce  cher  et  bon 
vieillard.  S'il  lisait  chaque  jour  un  petit  chapitre  de  l'Imitation 
de  Jésus-Christ,  ou  de  la  Pratique  de  l'amour  de  Jésus,  ou  de 
l'Introduction  à  la  vie  dévote,  il  est  sûr  qu'il  acquerrait,  sans  sa 
casser  la  tête,  une  science  plus  profonde  que  celle  des  mathéma- 
tiques, et  plus  utile  que  l'architecture. 

Je  vous  avais  déjà  écrit  tout  cela,  quand  le  P.  Marin  est  venu 
me  visiter,  et  m'a  raconté  un  petit  fait  qui  peut  servir  d'épisode 

17. 


—  190  — 

propre  à  satisfaire  la  curiosité  de  notre  cher  Antoine  et  à  lui 
donner  une  idée  des  braves  gens  au  milieu  desquels  je  vis.  Ces 
jours  derniers  il  y  eut  à  Farairi  un  Indien,  qui  un  peu  malade, 
désespéré  de  sa  misère  et  de  l'abandon  où  les  siens  le  laissaient 
dans  sa  maladie,  ferma  sa  cabane  le  mieux  qu'il  put,  y  mit 
le  feu,  s'assit  au  milieu  et  se  condamna  à  brûler  vif.  Aucun 
des  Indiens  qui  habitaient  dans  le  voisinage  et  virent  le  mal- 
heureux faire  ses  préparatifs  n'alla  à  son  secours,  il  n'y  eut 
même  point  une  âme  compatissante  qui  ensevelit  ses  misérables 
restes.  Le  P.  Marin  Fapprit  quand  déjà  les  chairs  rôties  étaient 
devenues  la  pâture  des  chiens.  Oh!  ne  soyez  point  curieux  de 
C3nnaitre  les  usages  et  les  mœurs  de  ces  malheureux;  car  je 
ne  pourrais  vous  raconter  que  des  choses  hideuses.  Bénie  soit 
la  sainte  religion  catholique  dans  laquelle  nous  sommes  nés,  et 
qui,  en  adoucissant  les  mœurs  de  l'homme,  en  lui  enseignant 
la  vraie  charité  pour  lui-même  et  pour  son  prochain,  assure  son 
bonheur  en  ce  monde  et  en  l'autre  !  Continuez  à  prier  pour  moi  et 
croyez  moi  toujours  dans  le  Seigneur  votre  très-affectionné  fils, 

Fr.    Alexandre   de   Eome, 
Miss.  Apost.  Mm.   OÒS. 


V. 
EGYPTE. 

Lettre  dio  Er.  Colomb  de  Bozzaxo,  frère  lai  de  la  Stricte 
Observance  de  la  Province  Romaine^  au  rédacteur  des  Annales, 
sur  la  situation  de  la  Mission  Franciscaine  de  Rosette. 

Rosette,  ce  6  décembre  1862. 
Très-Révérend  Père  Marcellin, 
Le  vif  souvenir  que  mon  esprit  garde  de  votre  Très-Révérende 
Paternité  en  retour  et  par  reconnaissance  de  tous  les  bienfaits 
dont  vous  m'avez  comblé,  quand  j'étais  près  de  vous,  m'engage 
à  vous  adresser  ces  quelques  lignes,  où  je  vous  donne  quelques 
détails  sur  cette  ville  de  Rosette  et  sur  la  mission  que  nous  y 
avons.  Quant  à  la  ville,  je  vous  dirai  que,  située  à  8  lieues  de 
distance  au  nord-ouest  d'Alexandrie,  elle  s'offre  sous  le  plus  bel 
aspect,  grâce  à  son  heureuse  position  et  à  son  magnifique  hori- 
zon. En  effet,  Rosette  domine  l'ile  du  Delta,  laquelle  est  formée 


—  491  — 

par  deux  bras  du  Nil  qui  se  divisent  au  barrage  pour  passer  Fuu 
par  Rosette,  l'autre  par  Damiette.  La  profondeur  de  chacun  de 
ces  bras  est  telle  que ,  sans  les  obstacles  qui  les  barrent  à  leur 
embouchure  dans  la  mer,  ils  seraient  navigables  pour  tous  les 
bâtiments.  Aussi  sont-ils  continuellement  sillonnés  par  un  grand 
nombre  de  petits  bateaux  à  vapeur  et  de  barques  à  rames  et  à 
voiles,  qui  vont  et  viennent,  quoique  le  nombre  en  soit  fort  di- 
minué depuis  que  Mahmoud  a  fait  percer  le  canal  de  Mahmoudie, 
long  d'environ  20  lieues  et  coulant  directement  vers  Alexandrie. 
Quant  à  l'intérieur  de  la  ville,  on  n'y  trouve  rien  de  particulier, 
à  l'exception  d'une  quarantaine  de  mosquées,  dont  vingt  avec  de 
hautes  tours  latérales  d'une  construction  élégante.  Le  commerce, 
qui  autrefois  y  apportait  de  grandes  sommes  d'argent,  a  disparu; 
il  ne  s'y  vend  plus  aujourd'hui  que  du  riz  et  des  légumes.  Quant 
aux  environs,  ils  forment  une  immense  plaine  sans  montagnes  ou 
colhnes,  sauf  de  petits  promontoires  de  sable  amassé  par  les 
vents,  cette  plaine  est  arrosée  par  beaucoup  de  canaux  qui  favo- 
risent la  croissance  des  sycomores,  des  palmiers,  des  cassiers,  des 
orangers,  des  cèdres,  des  bananiers  et  des  dattiers,  dont  elle 
est  couverte. 

Je  vais  maintenant  vous  parler  de  notre  mission.  J'ignore  à 
quelle  époque  précise  nos  confrères  se  sont  établis  dans  cette 
ville;  mais  des  personnes  versées  dans  l'histoire  m'assurent  que 
Kosette  est  la  ville  où  résidait  le  Préfet  de  nos  missions,  comme, 
du  reste,  en  fait  encore  foi  un  ancien  sceau  que  nous  possédons, 
et  autour  duquel  on  lit  cette  inscription  :  sceau  de  la  mission  de 
Rosette  (Sigillum  missionis  Eoseti).  Beaucoup  pensent  que  pen- 
dant longtemps  un  de  nos  religieux,  déguisé  en  turc,  se  rendait 
les  jours  de  fête  de  cette  résidence  à  Alexandrie,  afin  d'y  célébrer 
les  divins  mystères.  De  sorte  que  ce  n'était  point  Alexandrie,  mais 
Eosette  qui  était  primitivement  le  centre  de  la  mission  de  cette 
partie  de  l'Egypte.  Mais  la  première  de  ces  deux  villes  ayant  dans 
la  suite  acquis  une  grande  splendeur,  tandis  que  la  seconde  était 
en  pleine  décadence,  il  en  résulta  que  Eosette  devint  un  poste 
secondaire,  où  demeurait  un  seul  missionnaire  avec  le  titre  de 
Président.  Les  choses  restèrent  telles  jusqu'en  1854,  où  en  fut 
nommé  supérieur  le  E.  P.  Hortensio  de  Livourne,  observantin  de 
la  Province  de  Toscane,  auquel  on  adjoignit  pour  compagnons 
un  prêtre  (le  P.  Pabien  de  Eadda)  et  un  frère  lai.  Ils  habitaient 


—  10:1  — 

une  maison,  qui  avait  plutôt  Tair  d'une  caverne  que  d'un  liospice 
religieux;  elle  se  composait  de  quatre  misérables  pièces,  situées 
au  haut  d'uu  édifice,  auquel  ou  u' avait  accès  qu'en  passant  à  tra- 
vers des  Turcs,  des  Juifs  et  des  Scliismatiques,  et  d'une  petite 
chapelle  au  fond,  qui  ne  différait  point  du  reste.  C'est  pourquoi 
le  Père  Président  susnommé  songea  en  1858  à  bâtir  un  petit 
couvent:  s'étant  à  cette  fin  présenté  en  personne  au  Vice-roi 
d'Egypte,  il  en  obtint  l'autorisation  nécessaire,  et  grâce  à  la  gé- 
nérosité de  pieux  bienfaiteurs,  les  travaux  furent  poussés  si  ra- 
pidement, que  tout  était  terminé  en  1860,  le  couvent  aussi  bien 
que  l'église,  qui  fut  bénie  et  ouverte  le  jour  de  la  Nativité  de  la 
Sainte  Yierge,  au  milieu  de  transports  de  joie  universelle. 

Maintenant,  mon  bon  Père,  prions  le  Seigneur  d'accroître  le 
nombre  des  fidèles;  à  dire  vrai,  il  n'y  en  a  encore  que  fort  peu, 
c'est-à-dire  à  peine  une  soixantaine  de  Levantins  et  peut-être  une 
vingtaine  d'Européens,  et  dans  notre  école  nous  n'avons  que  dix 
élèves,  tant  chrétiens  que  juifs  et  scliismatiques. 

Yoilà  tout  ce  que,  pauvre  frère  lai,  je  sais  vous  dire  de  mou 
mieux  sur  notre  mission  de  Kosette,  laissant  à  votre  discrétion  à 
juger  s'il  convient  de  publier  une  lettre  si  insignifiante  dans  vos 
Annales  des  Missions  Franciscaines,  Je  termine  en  me  recomman- 
dant à  vos  saintes  prières,  et  en  me  disant,  de  Votre  Très-Eévé- 
rende  Paternité,  le  très-humble  serviteur  et  confrère, 

Pr.  Colomb  de  Bozzano, 

Ohs,  de  la  Province  de  Rome,  Pèlerin. 

de  Terre-Sainte. 


VI. 
APRIQUE  CENTRALE. 

Lettre  du  P.  Maxime  de   Paxtasina,   Ohs.  de  la  Province  de 
Gênes,  3Iissionnaire  apostolique  en  Egypte ,  au  Pédacteur  des 
Annales,   sur  les  moyens  de  rétaUir  la  Mission  Franciscaine 
de  r Afrique  Centrale  et  de  faciliter  le  rachat  des  Nègres. 
Le  Caire,  <?é  28  février  1863. 
Très-uévérend  père  Marcelli^, 
En  hsant  vos  belles  et  si  utiles  Annales  de  nos  Missions,  au- 
tant je  sens  mon  cœur  se  remplir  de  joie  au  récit  des  progrès 
merveilleux  que  fait  chaque  jour  la  foi  catholique  dans  toutes  les 


—  193  — 

parties  de  la  terre,  autant  il  se  sert  crune  poignante  douleur, 
quand  j'apprends  qu'un  malheur  quelconque  frappe  quelque  part 
les  généreux  apôtres  qui  travaillent  à  la  répandre,  comme  il 
vient  d'arriver  à  nos  confrères  partis  pour  l'Afrique  Centrale.  Je 
suis  déjà  vieux,  mon  bon  Père;  néanmoins  je  me  déclare  prêt  à 
partir,  moi  aussi,  pour  ce  pays,  au  moins  jusqu'à  Scellai,  afin 
de  ne  point  laisser  tomber  une  entreprise  qui  intéresse  à  un  si 
haut  point  la  gloire  de  Dieu  et  la  conversion  au  Christ  d'un  si 
grand  nombre  d'àmes;  aussi  espéré-je  que  l'Ordre  cherchera  le 
moyen  de  rétablir  cette  Mission  de  manière  à  aHeindre  le  but  en 
vue  duquel  elle  a  été  fondée,  sans  subir  les  sacrifices  terribles  que 
nous  ne  ont  coûté  les  débuts. 

Permettez-moi  de  vous  manifester  ici  à  cet  égard  une  opinion 
en  complet  désaccord  avec  les  propositions  de  M'^  Lafarque ,  qu'il 
est  impossible  de  mettre  à  exécution;  d'où  il  s'ensuivrait  que  la 
mission  tomberait.  Mais  je  soutiens  qu'on  pourrait  prévenir  en 
partie  les  revers  essuyés  par  le  Père  Jean  Peinthaler  et  ses  com- 
pagnons, si  nos  confrères  d'Italie,  au  lieu  de  se  transporter 
directement  jusqu'au  10^  degré  de  latitude,  et  plus  loin  encore, 
jusqu'à  Kondocoro  (  au  5^  degré,  suivant  la  carte  de  M'^  De- 
bono),  faisaient,  avant  de  passer  le  Sennaar  (en  arabe  dent  de 
feu),  de  longues  haltes,  ne  s'approchant  que  peu-à-peu  des  ré- 
gions où  règne  une  dévorante  chaleur.  Yoici  comment  M'^  Debono 
parle  de  ces  régions  :  //  Le  soleil  n'y  est  plus  une  divinité  bien- 
//  faisante,  c'est  vraiment  l'Apollon  exterminateur;  dans  ces  dé- 
"  serts  brûlants  la  vie  devient  un  fardeau,  l'étude  perd  ses  char- 
//  mes  accoutumés  et  la  contemplation  ses  rêves  enchanteurs;  la 
//  conversation  est  un  effort,  et  la  solitude  insupportable;  rienne 
//  s'éveille  en  nous,  sinon  un  ardent  désir  de  nous  soustraire  à 
'/  cet  embrasement  de  la  nature.  <•  Cela  est  surtout  vrai  pour  les 
Allemands,  qui  partent  d'un  degré  de  latitude  plus  élevé  que  les 
Italiens,  comme  l'a  aussi  remarqué  M^  Lafarque,  quand  il  dit 
que  ce  climat  est  particulièrement  homicide  pour  les  enfants 
de  l'Allemagne. 

Nos  Missionnaires  ne  devraient  donc  point  entreprendre  leur 
œuvre  apostolique  à  partir  du  cinquième  degré,  mais  seule- 
ment au-delà  du  vingt-quatrième  degré,  où  est  situé  Scellai, 
première  station  et  première  cataracte,  de  laquelle  à  Kartum 
il  y   en   a  cinq   autres,    en    remontant  le  cours  du  Nil;    et  il 


—  191  — 

faudrait  fonder  une  station  à  chaque  cataracte,  car  les  bords 
de  cette  partie  du  fleuve  sont  tous  habités,  et  dans  toute 
la  basse  ^Aibie,  qui  prend  de  ce  côté  une  extension  considé- 
rable, on  ne  voit  que  villages  sur  villages.  Or,  pourquoi  notre 
mission  ne  pourrait-elle  pas  s'emparer  de  ce  beau  champ? 
Pourquoi  ne  pourrions-nous  pas  en  faire  un  centre,  d'où,  le 
moment  venu,  nous  pousserions  en  avant  nos  opérations  apos- 
toliques? D'autant  plus  que  le  nouveau  vice-roi,  Ismaïl  Pacha, 
paraît  très-disposé  à  favoriser  les  sciences  et  la  civilisation  des 
peuples  qui  lui  sont  soumis,  et  que  nous  éviterons  ainsi  un  voyage 
si  difficile  de  quarante  jours  dans  le  désert,  qui  s'étend  de 
Scellai  à  Kartum,  et  dont  la  descrijition  que  nous  donne  M.  Ban- 
dolo fait  frémir  le  lecteur  d'épouvante.  Il  faut  savoir,  en  outre, 
que  cette  partie  du  î^il,  malgré  les  cataractes,  est  navigable 
pendant  quatre  mois  entiers,  c'est-à-dire  d'août  à  la  fin  de 
novembre;  il  y  a  ensuite  une  interruption  dont  doit  tenir 
compte  celui  qui  ne  veut  pas  exposer  vainement  sa  vie,  sans 
obtenir  aucun  résultat  utile  pour  l'humanité  au  service  de 
laquelle  il  la  consacre.  En  s'arretant  ensuite  dans  la  Nubie 
inférieure,  entre  Scellai  et  Kartum,  le  ^lissionnaire  pourrait 
se  rapprocher  graduellement  de  la  Haute-î^ubie,  et  s'accoutu- 
mer assez  aux  chaleurs  intenses  du  climat  pour  arriver  jus- 
qu'au Sennaar  et  même  jusqu'au  point  extrême  de  la  mission, 
qui  est  Kondocoro. 

Si  mon  idée  se  réalisait,  elle  servirait  encore  grandement 
à  l'affranchissement  de  ces  pauvres  Maures,  desquels,  en  seize 
mois,  j'ai  racheté  au  moins  66  sujets,  avec  les  aumônes  que 
j'ai  reçues  pour  cette  œuvre  charitable.  Et  soyez  sûr  qu'en 
cela  l'intervention  efficace  d'un  Missionnaire  vaut  plus  que 
toutes  les  notes  et  protestations  des  puissances  européennes; 
en  définitive,  comme  l'observe  encore  M.  Lafarque,  elles  n'ont 
pu,  avec  toutes  leurs  réclamations,  rien  obtenir  au  profit  de 
ces  infortunés.  Ici  le  concours  de  l'excellent  ecclésiastique 
Don  Olivieri,  notre  concitoyen,  pourrait  nous  être  extrêmement 
utile,  et  voici  comment.  D'ordinaire  la  traite  des  l^ègres  se 
fait  quand  le  Nil  est  plein;  on  les  met  alors  dans  la  cale  des 
navires  comme  des  marchandises,  et  on  les  mène  au  Caire. 
Ces  navires  descendent  le  Nil  de  Kartum  à  Scellai,  et  passent 
nécessairement  là  où  je  propose  d'établir  les  diverses   stations 


"-  195  — 

de  la  mission;  il  nous  serait  donc  facile  d'acheter  ces  pauvres 
esclaves  avec  les  aumônes  de  Toeuvre  charitable  du  rachat ,  et 
de  les  soustraire  ainsi  à  une  cruelle  spéculation.  Comme  d'ail- 
leurs la  mission  possède  à  Kartum  et  à  Scellai  des  terrains 
étendus  (qu'on  agrandirait,  en  cas  de  besoin),  nous  pourrions 
à  la  fois  catéchiser  les  Nègres  et  leur  enseigner  (aux  hom- 
mes) la  culture  des  champs  (ce  qui  leur  fournirait  des  vivres  et 
des  vêtements)  et  les  arts  mécaniques  de  première  nécessité. 
En  même  temps  les  jeunes  filles  apprendraient  à  filer,  à  coudre, 
à  tisser,  afin  de  les  mettre  à  même  de  se  procurer  de  leurs 
propres  mains  des  vêtements,  puisque  dans  certaines  tribus 
elles  n'ont  même  pas  de  pagne  pour  se  couvrir.  Une  fois  chré- 
tiens et  réunis  en  familles,  nous  les  renverrions  accompagnés 
d'un  missionnaire  dans  leur  pays,  où  de  cette  manière  la  foi 
catholique  ne  pourrait  manquer  de  jeter  de  profondes  racines. 
En  outre,  ce  serait  le  moyen  de  réduire  de  beaucoup  les 
dépenses  énormes  qu'exige  maintenant  Taffranchissement  de 
quelques-uns  de  ces  malheureux, 

Eixé,  mon  Très-Eéverend  Père,  dans  cette  ville  du  Caire 
comme  missionnaire  et  catéchiste  des  Maures,  j'ai  cru  bon  de 
vous  manifester  mon  opinion,  sur  la  manière  de  venir  en  aide 
à  cette  mission  et  à  de  malheureuses  créatures,  qui  font  vrai- 
ment pitié ,  à  tel  point  que  si  Yotre  Paternité,  dépositaire  de 
toutes  les  relations  envoyées  par  nos  confrères,  et  zélée  pro- 
motrice de  nos  missions ,  voyait  les  scènes  douloureuses  qui 
se  passent  souvent  sous  nos  yeux,  vous  en  mourriez  d'hor- 
reur. Mais  je  ne  veux  pas  vous  ennuyer  davantage;  recom- 
mandez-moi dans  vos  prières  au  Seigneur  et  croyez-moi  de  cœur 

Yotre  très-affectionné  confrère, 

Ee.  Maxime  de  Paxtasixa, 
(Yallée  de  Dolcedo  en  Ligurie), 
Miss,  ajiost.,  Min,  Ois, 


—  19G  ■— 
TROISIÈME    PARTIE. 

NOUVELLES    DIVERSES    CONCEENANT    LES    MISSIONS   FRANCISCAINES, 


PAIRFIELD  ET  GORTON  EN  ANGLETERRE. 
Dans  le  no  1196  du  Tablet  nous  lisons  ce  qui  suit  sur  nos  confrères  Ré- 
collets de  Belgique ,  Missionnaires  en  Angleterre  :  «  Les  Pères  Franciscains 
KécoUets,  qui  ont  fait  tant  de  bien  dans  le  peu  de  temps  qu'ils  ont  donné  des 
Missions  à  Eairlield  et  à  Gorton,  viennent  d'acheter  dans  cette  dernière  loca- 
lité une  maison  et  un  terrain,  pour  y  bâtir  un  couvent  et  une  église,  d'après 
le  plan  de  Mr  Pugin.  En  attendant,  ils  se  logeront  provisoirement  dans  la 
maison,  jusqu'à  ce  que  les  deux  édifices  soient  terminés.  Nous  ne  doutons 
pas  que  tous  ne  s'empressent  à  l'envi  d'aider  dans  leur  entreprise  ces  excel- 
lents religieux,  membres  d'un  Ordre  si  illustre,  qui  plus  que  tout  autre  a 
contribué  à  la  propagation  de  la  foi  dans  tout  l'univers,  et  qui  vient  de 
voir  placer  sur  les  autels  vingt-trois  de  ses  apôtres,  martyrisés  au  Japon.  « 

BOAYDEN. 

"  Les  mêmes  Pères,  continue  ce  journal,  ont  donné  une  mission  de  quinze 
jours  dans  l'église  des  Saints  Vincent  et  Paul  à  Bowden,  et  leurs  travaux 
furent  couronnés  des  plus  heureux  succès;  ils  ont  obtenu  durant  la  mis- 
sion au  moins  quatorze  conversions  éclatantes,  outre  le  retour  dans  le 
sein  de  l'Église  de  beaucoup  de  dissidents.  Le  temple  était  chaque  jour  plein 
d'une  foule  d'auditeurs,  profondément  émus  d'entendre  pour  la  première  fois 
la  parole  de  Dieu  annoncée  avec  tant  d'autorité  qu'ils  ne  pouvaient  s'empê- 
cher de  reconnaître  qu'ils  y  trouvaient  quelque  chose  qu'on  chercherait  en 
vain  dans  les  sermons  des  ministres  protestants.  « 

SMYRNE. 
D'une  lettre  adressée  par  le  Père  Alphonse  de  Dolceaqua,  Mineur  Ob- 
servantin  de  la  Province  Romaine,  Missionnaire  Apostolique' à  Smyrne,  au 
Père  Jean  de  Boscomare,  nous  extrayons  ce  qui  suit  sur  le  voyage  du  Sultan, 
de  Constantinople  à  cette  ville.  «  Le  Sultan,  dit-il,  est  arrivé  ici  le  20  du 
mois  d'avril  courant  et  y  est  resté  jusqu'au  25.  La  ville  avait  pris  ses 
habits  de  fête,  et  tandis  que  le  souverain  en  parcourait  les  rues,  le  peuple 
ne  cessait  de  l'acclamer  et  de  le  couvrir  de  fleurs.  Notre  très- digne  arche- 
vêque Monseigneur  Vincent  Spaccapietra  en  a  obtenu  audience  sur  la  demande 
du  consul  de  France,  et  un  subside  de  11,500  francs  pour  la  cathédrale  que 
l'on  est  à  bâtir.  Chose  étrange,  qu'un  Turc  contribue  à  l'érection  d'une 
église  catholique  !  Le  Sultan  a  aussi  distribué  d'abondantes  aumônes  à  nos 


—   197  -^ 

deux  hôpitaux ,  à  l'orphelinat  et  aux  Erères  des  écoles  chivtienues.  C'est 
ainsi  que  le  Seigneui-  se  joue  dans  tout  l'univers  {Judit  in  orbe  terra  mm) 
pour  la  gloire  de  son  saint  nom  !  « 

POLOGNE. 

Le  petit  journal  catholique  de  Paris,  qui  parait  sous  le  titre  de  Rosier  de 
31  arie,  a  dans  son  n»  3  du  25  avril  dernier  publié  un  court  article  que  nous 
reproduisons  comme  un  nouveau  titre  de  gloire  pour  l'Ordre  Pranciscain  en 
Pologne.  Cet  article,  intitulé  le  martyr  de  la  foi  'polonaise,  est  ainsi  conçu  : 
«  Le  19  mars  dernier,  le  R.  P.  Antoine  Majewski  de  glorieuse  mémoire, 
religieux  de  la  stricte  observance  de  St  François,  ayant  appris  qu'un 
combat  s'était  engagé  entre  l'armée  nationale,  commandée  par  le  dictateur 
LangicAviez,  et  les  bataillons  russes,  dont  le  chef  suprême  dans  tout  le 
royaume  de  Pologne  est  S.  A.  1.  le  grand- duc  Constantin,  quitta  aussitôt 
son  couvent  de  Stabenica  et  se  rendit  sur  le  théâtre  de  la  lutte,  afin  d'offrir 
les  secours  de  la  religion  aux  blessés  de  l'armée  nationale  et  aux  autres 
catholiques  qui  se  trouveraient  par  hasard  dans  les  rangs  des  cosaques.  Et 
pour  montrer  à  tous  qu'il  n'obéissait  à  aucun  autre  motif  que  celui  d'assurer 
à  tous  ces  infortunés  le  salut  de  leurs  âmes,  il  se  présenta  sur  le  champ 
de  bataille  en  surplis  et  en  étole.  C'est  au  moment  oii,  avec  une  abnégation 
héroïque,  au  milieu  du  sifflement  des  balles,  il  administrait  les  derniers  sa- 
crements aux  moribonds  que,  chose  horrible  à  dire  !  il  fut  assassiné  par  les 
soldats  de  l'empereur  des  Russies,  et,  ce  qui  est  plus  affreux,  une  heure 
après  la  fin  de  la  bataille ,  tandis  qu'il  confessait  un  soldat,  criblé  par  tout 
le  corps  de  coups  de  lance  et  de  baïonnette  ;  il  fut  ensuite  dépouillé  de  tous 
ses  vêtements,  et  son  cadavre  nu  et  sanglant  fut  jeté  en  pâture  aux  oiseaux 
de  proie!  Profondément  touchés  de  l'héroïsme  de  ce  Eranciscain,  si  cruel- 
lement massacré  par  les  Barbares,  consolons-nous  en  pensant  que  Dieu  a 
voulu  ainsi  accroître  le  nombre  des  martyrs  de  l'illustre  Institut  auquel  il 
appartenait,  et  que  déjà  le  digne  religieux  participe  à  la  gloire  au  milieu 
de  laquelle  jouissent  de  leur  triomphe  ses  confrères  du  Japon,  qui,  cruci- 
fiés pour  avoir  exercé  le  ministère  apostolique  dans  ces  régions,  viennent 
d'être  placés  au  nombre  des  Saints  par  l'autorité  infaillible  du  Saint  Siège 
apostolique.  « 

LE  P.  ANTOINE  LOUIS  STAGNI  DE  CENTO, 

HISTORIOGRAPHE   DES    MINEURS    OBSERVAXTIXS    DE    LA   PROVINCE 
DE   BOLOGNE. 

Nous  consacrons  à  la  mémoire  de  ce  cher  Confrère ,  de  l'amitié  duquel 
nous  nous  honorions,  et  qui  n'a  point  peu  contribué  par  la  diligence  de 
son  zèle  à  nous  procurer  de  précieux  documents  pour  notre  Histoire  uni- 
verselle des  Missions  Eranciscaines,  ainsi  qu'à  faire  connaître,  autant  qu'il 
dépendait  de  lai,  les  présentes  Annales,  c'est-à-dire  le  récit  des  travaux  de 

18 


—  198  — 

nos  Missionnaires  cpars  sur  toute  la  surface  de  la  terre,  nous  lui  consacrons, 
disons-nous,  Farticle  nécrologique  suivant,  que  nous  empruntons  à  YEcho 
de  Bologne  du  3  mai  1863,  et  par  lequel  nous  entendons  le  recommander  aux 
prières  de  tous  nos  bienveillants  lecteurs, 

«  La  ville  de  Cento  a  été  douloureusement  frappée  le  2  mai  par  la  perte 
inopinée  de  l'un  de  ses  enfants,  le  P.  Antoine  Louis  Stagni,  Mineur  Ob- 
servantin.  Il  comptait  à  peine  quarante-six  ans,  et  sa  vie  entière  avait  été 
employée  à  l'étude,  à  l'accomplissement  des  devoirs  de  l'Institut  Séraphi- 
que,  et  à  une  foule  d'œuvres  et  de  fonctions  particulières  dont  il  s'était 
acquitté  avec  succès. 

//  Par  la  pénétration  de  son  esprit,  l'étendue  de  ses  connaissances  philolo- 
giques, son  éloquence  en  chaire,  et  sa  singulière  aptitude  à  recueillir  des 
matériaux  utiles  tant  pour  l'histoire  de  son  pays  que  pour  celle  de  son  Ordre 
illustre,  ainsi  que  par  ses  travaux  publiés  ou  inédits,  qui  attestent  son  vaste 
savoir,  il  a  mérité  l'estime  et  l'affection  universelles.  Ajoutez  qu'à  ces  rares 
qualités  il  joignait  un  caractère  doux  et  ingénu,  et  une  conversation  élé- 
gante, aimable  et  édifiante.  Aussi  son  nom  était- il  fort  connu  des  écrivains 
les  plus  célèbres  de  l'Italie,  et  ils  avaient  assigné  parmi  eux  au  P.  Stagni 
une  place  distinguée,  qu'il  devait  à  une  pureté  d'élocution  franchement  ita- 
lienne, à  une  candeur  de  style,  qui  reflétait  son  âme,  à  un  raisonnement 
clair,  solide  et  rehaussé  de  tous  les  charmes  d'une  érudition  de  bon  aloi. 
Comment  donc  la  ville  et  la  Province  de  son  Ordre,  comment  surtout  les 
religieux  qui  avaient  avec  lui  à  Cento  une  résidence  commune,  ne  pleure- 
raient-ils pas  la  perte  d'un  moine  si  pieux,  d'un  orateur  si  éloquent,  d'un 
historiographe  si  habile  !  Il  rendait  son  âme  bénie,  peu  d'heures  après  qu'on 
avait  débité  dans  l'église  St  Pierre,  à  Cento,  un  admirable  panégyrique  en 
l'honneur  des  saints  martyrs  Japonais,  auxquels  il  avait  exprimé  son  vœu 
ardent  d'aller  bientôt  les  vénérer  dans  le  paradis.  Salut,  ô  saint  Prêtre, 
et  daignez  accepter  de  là  haut  ce  faible  tribut  d'éloges,  que  vous  offre,  du 
fond  de  son  cœur,  un  de  vos  plus  tendres  amis.  « 

LA  VILLE  DE  JAPPA  ET  LE  COUVENT  DES  FRANCISCAINS. 
Jaffa,  vue  de  la  mer,  présente  l'aspect  d'un  amphithéâtre;  mais  du  côté 
de  la  terre,  où  elle  est  ceinte  de  faibles  murs  crénelés  avec  une  seule 
porte,  elle  a  un  air  fort  mélancolique.  Ses  rues  ou  plutôt  ses  ruelles  sont 
mal  pavées,  sales,  tortueuses,  inégales,  et  d'ailleurs  solitaires  et  dépour- 
vues de  boutiques,  excepté  près  de  la  porte,  sur  le  rivage  de  la  mer  et 
dans  quelques  autres  coins.  Le  port  est  d'un  accès  difficile,  parce  qu'il 
est  parsemé  d'écueils,  encombré  de  sable,  et  qu'il  n'est  défendu  par  aucun 
ouvrage  d'art.  La  population  s'élève  à  onze  mille  habitants,  tant  maho- 
métans  (ce  sont  les  plus  nombreux)  que  latins,  grecs,  maronites  et  armé- 
niens. Le  couvent  Pranciscain,  auquel  s'adressent  les  voyageurs  d'Europe, 
est  irrégulier,  mais  assez  vaste  et  assez  commode.  On  en  a  une  histoire  par- 
ticulière comme  de  la  ville. 


—  ]99  — 

Nous  lisons  dans  les  actes  des  apôtres,  que  St  Pierre,  se  trouvant  à 
Lidda,  fut  prié  par  les  fidèles  de  se  rendre  à  Jaffa.  Dès  qu'il  y  fut  arrivé, 
un  spectacle  émouvant  le  frappa  Dans  la  salle,  où  les  chrétiens  le  reçu- 
rent, gisait  le  cadavre  déjà  lavé  d'une  femme  qu'on  se  disposait  à  inhumer. 
Il  était  entouré  d'une  grande  foule  de  veuves,  qui  exhalaient  à  hauts  cris 
leur  douleur,  parce  que  la  défunte,  nommée  Tabita,  était  de  son  vivant  la 
mère  des  pauvres.  Toutes  ces  femmes  se  pressèrent  autour  de  St  Pierre,  pleu- 
rant et  lui  montrant  les  vêtements  et  autres  dons  de  la  charité  de  Tabita. 
L'apôtre  en  fut  tout  ému ,  et  après  une  silencieuse  prière,  l'àme  pénétrée 
d'une  foi  ardente,  il  dit  à  la  morte  :  Tahita,  levez-vous;  et  la  morte  revint 
à  la  vie.  Au  brait  de  ce  miracle  le  nombre  des  fidèles  s'accrut,  et  pour  les 
confirmer  dans  la  foi,  Pierre  resta  plusieurs  jours  à  Jaffa,  où  il  se  logea 
chez  un  certain  Simon,  corroyeur,  dont  la  maison  était  voisine  de  la  mer. 
C'est  pendant  son  séjour  en  cette  ville  qu'il  eut  cette  vision  des  animaux 
impurs,  qui  lui  apprenait  à  ne  point  fermer  aux  gentils  la  porte  du  christia- 
nisme, et  de  là  il  se  sentit  inspiré  d'aller  à  Cesaree  pour  y  baptiser  Corneille, 
centurion  d'une  cohorte  appelée  Italique.  On  croit  que  l'église  des  Francis- 
cains a  été  fondée  sur  l'emplacement  de  la  maison  de  Corneille,  sanctifiée 
par  la  présence  de  St  Pierre  et  embellie  d'un  monument  religieux  dans  les 
âges  postérieurs.  Au  commencement  de  leur  mission,  ils  eurent  une  autre 
église  beaucoup  plus  grande,  due  à  la  munificence  chrétienne  de  Louis  IX  ; 
cette  église  fut  ruinée  avec  le  reste  de  la  ville. 

Vers  le  milieu  du  XVIIe  siècle,  quand  il  n'y  avait  plus  à  Jafî'a  que  le  châ- 
teau et  trois  grottes  creusées  dans  le  rocher,  les  Franciscains,  au  rapport  du 
voyageur  parisien  Thévenot,  construisirent  près  des  grottes  un  hangar  en 
bois,  pour  y  recevoir  les  pèlerins;  mais  les  Turcs  la  détruisirent.  En  1780 
ils  bâtirent  une  maison,  qui  fut  également  détruite  après  sept  années  d'exis- 
tence. Ils  la  rebâtirent  encore  deux  fois,  tant  qu'à  la  fin  la  charité  des  Mis- 
sionnaires parvint  à  vaincre  leurs  féroces  oppresseurs.  Toutefois  ceux-ci,  en 
accordant  en  1819  aux  Religieux  la  faculté  de  se  fixer  à  Jafî'a,  leur  permirent 
seulement  de  se  construire  uiie  maison  en  bois.  Finalement  en  1832,  on  ob- 
tint sans  eiiorts  et  sans  les  ruineux  cadeaux  d'usage  l'autorisation  de  maçon- 
ner librement  le  couvent  et  l'église  qui  subsistent  aujourd'hui. 
(D.  P.  A.  B.) 

DÉPART  DE  MISSIONNAIRES  EN  MARS  ET  AVRIL  1863. 

Sont  partis  pour  Jérusalem  :  le  Reverendissime  Père  Séraphin  Milani, 
de  Carrare ,  nouveau  Custode  de  Terre  Sainte ,  avec  son  Secrétaire  le 
P.  Jean  Luisi  de  Pietrasauta,  tous  deux  Observantins  de  la  Province  de 
Toscane;  pour  le  collège  de  la  Piata  en  Amérique,  le  Fr.  Théodore,  clerc 
élève  en  théologie,  Obs.  de  la  Province  de  St  Louis  de  France,  avec  le 
Fr.  lai  Claude,  et  pour  le  collège  de  la  Paz,  les  frères  lais  Ignace  et 
Damase,  de  la  même  Province. 


—  200  — 
QUATRIÈME  PARTIE. 

RELATION    PAU    LE    FEANCISCAIN    TH.    MARC,    DE    NICE,    DE    SON     VOYAGE    ET 
DE    SA   MISSION    AU    NOUVEAU    MEXIQUE   EN    1539. 

{Contiîiuatlon  et  fui;  voir  p.  130). 

Cet  habitant  de  Cevola  est  un  homme  blanc,  de  bonne  constitution, 
assez  âgé,  et  beaucoup  phis  intelligent  que  les  habitants  de  cette  vallée 
et  que  ceux  des  autres  vallées  situées  en  arrière;  il  me  dit  qu'il  voulait 
venir  avec  moi,  afin  que  j'obtinsse  son  pardon.  Je  lui  demandai  plusieurs 
informations  :  il  me  dit  que  Cevola  est  une  grande  ville,  oîi  il  y  a  beau- 
coup de  monde,  et  des  rues,  et  des  places,  et  que  dans  certaines  par- 
ties de  la  ville  il  y  a  quelques  maisons  fort  grandes,  qui  ont  dix  étages 
et  dans  lesquelles  les  principaux  citoyens  se  réunissent  à  certains  jours 
de  l'année;  il  dit  encore  que  les  maisons  sont  de  pierre  et  chaux,  comme 
on  me  l'avait  déjà  raconté,  que  les  portes  et  les  pilastres  des  principales 
maisons  sont  revêtus  de  turquoises,  que  les  vases  dont  l'on  se  sert 
et  les  objets  d'ornement  sont  en  or,  et  que  les  sept  autres  villes  ont  la 
même  configuration  que  celle-là,  quoique  plusieurs  soient  plus  grandes  ; 
la  principale  est  Abacus.  Cet  homme  dit  aussi  que  du  côté  du  sud-est 
il  y  a  un  royaume  qu'on  appelle  Marata,  et  qu'il  renferme  beaucoup  de 
villes  et  de  très-grandes  villes,  lesquelles  n'ont  que  des  maisons  en  pierres 
et  à  plusieurs  étages,  et  que  les  gens  de  ce  royaume  ont  fait  et  font 
encore  la  guerre  au  maître  des  sept  villes;  mais  cette  guerre  a  notable- 
ment affaibli  ce  royaume  de  Marata,  quoiqu'il  subsiste  toujours  et  con- 
tinue la  guerre  contre  ses  voisins.  Il  dit  en  outre  que  du  côté  du  couchant 
il  y  a  un  royaume,  nommé  Totonteac,  qu'il  dit  être  très-considérable  et 
extrêmement  populeux  et  riche,  et  que  les  habitants  de  ce  royaume  por- 
tent des  vêtements  de  la  même  étoffe  que  les  miens,  et  d'une  autre 
étoffe  plus  fine  que  fournissent  les  animaux  que  l'on  m'avait  précédem- 
ment désignés,  et  qu'ils  sont  très-policés  et  tout  différents  des  gens  que 
j'avais  vus.  Il  me  dit  pareillement  qu'il  y  a  une  autre  province  et  un 
autre  royaume  extrêmement  grands,  qu'on  nomme  Acus,  pour  les  dis- 
tinguer d' Abacus,  qui  est  la  principale  des  sept  villes  et  qu'on  prononce 
avec  une  aspiration,  tandis  qu'Acus,  sans  aspiration,  désigne  un  royaume 
et  une  province.  Il  me  dit  que  les  vêtements  qu'on  porte  à  Cevola  sont 
tels  qu'on  me  les  avait  déjà  dépeints  ;  que  tous  les  habitants  de  la  ville 
dorment  dans  des  lits  élevés  au-dessus  du  sol,  et  surmontés  de  pavillons 
et  de  tentures  qui  recouvrent  les  lits,  et  il  ajouta  qu'il  m'accompagnerait 
à  Cevola  et  plus  loin,  si  je  voulais  le  prendre  avec  moi.  La  même  rela- 
tion me  fut  faite  dans  ce  village  par  beaucoup  d'autres  personnes,  mais 
avec  moins  de  détails.  Je  cheminai  trois  jours  dans  cette  vallée,  les 
habitants  ne  cessant  de  me  festoyer.  J'y  vis  plus  de  mille  peaux  de  vaches 
parfaitement  préparées  et  travaillées  ;  j'y  trouvai  aussi  une  beaucoup  plus 
grande  quantité  de  turquoises,  et  de  colliers  en  cette  pierre  précieuse  fabri- 
qués sur  les  lieux,  que  je  n'en  avais  vu  dans  toutes  les  vaUées  que  j'avais 
traversées,  et  l'on  me  dit  que  tout  cela  venait  de  la  ville  de  Cevola,  sur  la- 
quelle ils  sont  à  même  de  donner  beaucoup  de  renseignements,  ainsi  que 
sur  le  royaume  de  Marata,   sur  celui    d'Acus  et  de  Totonteac. 

On  m'a  montré  ici  une  peau ,  moitié  plus  grande  que  celle  d'une  vache, 
et  l'on  m'a  dit  qu'elle  était  d'un  animal  qui  a  une  seule  corne  au  milieu 


—  201   — 

du  front ,  que  cette  corne  se  recourbe  vers  le  poitrail ,  et  que  de  là 
elle  se  prolonge  en  une  pointe  droite,  par  laquelle  cet  animal  a  tant  de 
force  qu'il  brise  tous  les  objets  qu'il  en  atteint,  quelque  solides  qu'ils 
soient,  et  que  le  pays  possède  un  grand  nombre  de  ces  animaux.  La 
couleur  de  cette  peau  ressemble  à  celle  du  bouc,  dont  le  poil  est  aussi 
de  la  même  grosseur.  J'ai  reçu  ici  des  messagers  d'Etienne,  qui  m'ont 
dit  de  sa  part,  qu'il  se  trouvait  déjà  dans  la  dernière  partie  du  désert, 
heureux  d'être  désormais  beaucoup  plus  sûr  de  la  grandeur  du  pays,  et 
que,  depuis  qu'il  m'avait  quitte,  il  devait  reconnaître  que  les  Indiens  ne 
l'avaient  induit  en  aucune  erreur;  car  jusque-là  il  avait  trouvé  toutes 
choses  telles  qu'ils  les  avaient  dépeintes ,  et  que  par  conséquent  il  pensait 
les  trouver  telles  encore  plus  loin  dans  la  vallée,  comme  dans  les  autres 
villages  qu'il  avait  précédemment  visités.  Je  posai  des  croix  et  pris  les 
mesures  que  me  recommandaient  mes  instructions.  Les  gens  du  paj^s  me 
prièrent  avec  instance  de  me  reposer  trois  ou  quatre  jours  parmi  eux, 
parce  que  de  là  jusqu'au  désert  il  y  avait  encore  quatre  journées  de  marche, 
et  que  du  commencement  du  désert  jusqu'à  la  ville  de  Cevola  il  y  en 
avait  au  moins  quinze,  et  qu'ils  me  voulaient  préparer  les  vivres,  provisions 
et  autres  choses  nécessaires  au  voyage.  Ils  ajoutèrent  que,  quand  Etienne 
était  parti  de  ce  lieu,  plus  de  trois  cents  hommes  l'avaient  accompagné  pour 
,  porter  des  vivres  à  sa  suite,  et  qu'ils  voulaient  de  même  venir  en  grand  nom- 
bre avec  moi,  pour  me  servir,  pensant  qu'ils  s'en  retourneraient  riches.  Je 
les  remerciai  de  leurs  offres  et  les  engageai  à  se  tenir  prêts,  et  je  m'arrêtai 
ainsi  trois  jours  sans  aller  en  avant.  Je  profitai  de  cette  halte  pour  con- 
tinuer à  prendre  sur  Cevola  et  sur  mille  autres  choses  toutes  les  informa- 
tions possibles,  et  je  ne  faisais  qu'appeler  des  Indiens  pour  les  interroger 
chacun  en  particulier,  et  tous  s'accordaient  sur  les  mêmes  points,  et  me 
répétaient  sur  le  haut  chiifre  de  la  population,  et  sur  la  régularité  des 
rues,  et  sur  la  grandeur  des  maisons,  et  sur  la  solidité  des  portes,  exac- 
tement ce  qui  m'avait  déjà  été  dit  par  d'autres.  Les  trois  jours  passés, 
beaucoup  de  ces  braves  gens  se  réunirent  pour  venir  avec  moi;  j'en  pris 
trente  des  principaux ,  très-bien  vêtus  et  ornés  de  colliers  de  turquoises , 
dont  quelques-uns  avaient  cinq  ou  six  tours,  outre  le  monde  nécessaire 
pour  porter  nos  vivres,  je  me  mis  en  route,  et  le  9  mai  je  pénétrai  dans 
le  désert.  Après  avoir  marché  ainsi  le  premier  jour,  par  un  chemin  très- 
large  et  battu ,  nous  nous  arrêtâmes  pour  faire ,  près  d'une  pièce  d'eau,  un 
dîner  que  les  Indiens  m'avaient  apprêté,  et  nous  passâmes  la  nuit  près  d'une 
autre  pièce  d'eau,  où  je  trouvai  une  maison  qu'ils  venaient  de  terminer 
pour  moi,  une  autre  était  encore  debout  et  avait  servi  à  Etienne  pour  y 
passer  la  nuit,  lors  de  son  passage;  il  s'y  trouvait  en  outre  beaucoup  de 
vieilles  cabanes  et  de  traces  de  foyers  allumés  par  les  voyageurs  allant  à 
Cevola  par  ce  chemin.  Je  marchai  ainsi  dans  le  même  ordre  pendant  douze 
jours,  toujours  bien  fourni  de  vivres,  de  sauvagines,  de  lièvres,  de  perdrix, 
de  la  même  couleur  et  de  la  même  saveur  que  ceux  d'Espagne,  bien  qu'ils  ne 
soient  pas  aussi  grands,  et  qu'ils  soient  m.èmeunpeu  plus  petits.  Nous  vîmes 
alors  arriver  un  Indien,  fils  d'un  des  chefs  qui  m'accompagnaient ,  lequel 
était  parti  avec  Etienne.  Il  paraissait  tout  effaré  et  avait  le  visage  et  le 
corps  couverts  de  sueur.  Montrant  la  plus  grande  tristesse  dans  toute  sa 
personne,  il  nous  raconta  qu'Etienne,  arrivé  à  une  journée  de  distance  de 
Cevola,  y  avait  envoyé  son  grand  chapeau  par  ses  messagers,  comme  il 
avait  accoutumé  de  le  faire  pour  annoncer  son  approche  ;  ce  chapeau  était 
orné  d'une  rangée  de  grelots  et  de  deux  plumes,  l'une  blanche  et  l'autre 

19 


de  couleur;  c'était  un  signe  destine  à  rassurer  les  populations  et  à  ma- 
nifester les  intentions  pacifiques  de  celui  qui  remployait.  Or,  quand 
les  messagers  arrivèrent  à  Cevola  devant  l'agent  que  le  Seigneur  des 
sept  villes  y  a  placé  comme  gouverneur,  ils  lui  donnèrent  le  chapeau, 
il  le  prit  dans  ses  mains,  et  en  voyant  les  grelots,  il  entra  dans  une 
grande  colère,  et  jeta  avec  mépris  le  chapeau  à  terre,  disant  aux  messagers 
qu'ils  n'avaient  qu'à  partir  au  plus  vite ,  parce  qu'il  savait  de  quelles  gens 
cela  venait,  et  les  chargeant  de  leur  dire  de  ne  point  entrer  dans  la  ville, 
parce  qu'autrement  il  les  tuerait  tous.  Les  messagers  s'en  retournèrent  et 
rapportèrent  à  Etienne  ce  qui  s'était  passé  ;  il  leur  répondit  que  ce  n'était 
rien  et  voulut  continuer  son  voyage  jusqu'à  la  ville  de  Cevola,  où  il  trouva 
des  hommes  qui  ne  lui  permirent  point  d'entrer  et  le  mirent  dans  une 
grande  maison  située  hors  de  la  ville.  Puis,  ils  lui  prirent  tout  ce  qu'il  avait 
apporté  pour  trafiquer,  et  plusieurs  turquoises  et  d'autres  objets  que  des 
Indiens  lui  avaient  donnés  le  long  de  sa  route.  Le  pauvre  Etienne  passa 
là  cette  nuit  sans  qu'on  lui  donnât  ni  à  manger  ni  à  boire.  Le  lendemain 
matin,  notre  Indien  eût  soif  et  sortit  de  la  maison  pour  aller  boire  à  un 
ruisseau  qui  coulait  près  de  là,  et  un  instant  après  il  vit  Etienne  s'enfuir, 
et  derrière  lui  des  hommes  de  la  ville  qui  tuaient  quelques-uns  de  ses 
compagnons. 

Quand  l'indien  vit  tout  cela ,  il  alla  se  cacher  sur  l'autre  rive  du  ruis- 
seau, et  prit  ensuite  le  chemin  du  désert.  En  apprenant  ces  nouvelles,  les 
Indiens  qui  étaient  avec  moi  se  mirent  à  pleurer,  et  je  pleurai  aussi ,  car 
des  nouvelles  si  tristes  et  si  mauvaises  me  firent  regarder  ma  perte  comme 
certaine.  Je  craignais  moins  de  perdre  la  vie  que  de  ne  pouvoir  retourner 
sur  mes  pas  pour  faire  connaître  la  grandeur  d'un  pays  où  Notre  Seigneur 
Jésus-Christ  pourrait  être  servi.  Et  aussitôt  je  coupai  les  cordes  des  valises 
dans  lesquelles  je  portais  les  efî'ets  dont  je  me  proposais  de  trafiquer  (jusque- 
là  je  m'en  étais  abstenu  et  je  n'avais  rien  donné),  et  je  comnipnçai  à  dis- 
tribuer tout  ce  que  j'avais  entre  les  principaux  de  mes  compagnons,  en 
leur  disant  de  ne  rien  craindre  et  de  me  suivre,  ce  qu'ils  firent.  Et  con- 
tinuant notre  marche  jusqu'à  une  journée  de  distance  de  Cevola,  nous 
rencontrâmes  douze  autres  Indiens  qui  avaient  accompagné  Etienne;  ils 
étaient  couverts  de  sang  et  de  blessures,  et  à  leur  vue  mes  compagnons 
se  mirent  à  pleurer  à  chaudes  larmes.  Je  demandai  aux  blessés  des  nou- 
velles d'Etienne ,  et  d'accord  en  tout  avec  le  premier  indien ,  ils  dirent 
qu'après  avoir  enfermé  Etienne  dans  cette  maison ,  sans  lui  donner  à  boire 
ni  à  manger,  de  tout  un  jour  et  de  toute  une  nuit,  on  lui  avait  enlevé  tout 
ce  qu'il  avait.  Le  lendemain,  comme  le  soleil  commençait  à  monter,  Etienne 
sortit  de  la  maison,  avec  quelques-uns  de  ses  principaux  compagnons;  mais 
beaucoup  des  gens  de  la  ville  survinrent  tout  à  coup.  Dès  qu'Etienne  les 
vit,  il  se  mit  à  fuir,  et  nous  finies  de  même,  et  aussitôt  nous  fûmes  assaillis 
d'une  nuée  de  javelots  et  couverts  de  blessures,  nous  nous  jetâmes  à  terre, 
et  plusieurs  fuyards  tombèrent  sur  nous  blessés  à  mort,  et  nous  restâmes 
ainsi  jusqu'à  la  nuit  sans  oser  bouger.  Nous  entendions  un  grand  tumulte 
dans  la  ville ,  et  nous  voyions  sur  les  terrasses  un  grand  nombre  d'hom- 
mes et  de  femmes  qui  regardaient.  Quant  à  Etienne,  nous  ne  le  vîmes 
plus,  et  nous  croyons  qu'on  l'a  accablé  de  traits,  comme  on  en  a  accablés 
tous  les  autres  qui  se  trouvaient  avec  nous,  de  sorte  que  nous  sommes  les 
seuls  qui  se  soient  sauvés. 

En  apprenant  ce  que  les  Indiens  me  rapportaient  et  en  voyant  le  dan- 
ger qu'il  y  aurait  à  continuer  mon  voyage,  comme  je  le  désirais,  je  ne 


—  203  — 

voulus  point  m'exposer  à  perdre  la  vie  comme  Etienne ,  et  je  dis  que  notre 
puissant  Dieu  chcâtierait  les  habitants  de  Cevola,  et  que  dès  que  le  vice-roi 
apprendrait  mon  retour,  il  enverrait  une  armée  chrétienne  pour  les  punir. 
Mais  mes  compagnons  ne  voulurent  point  m'en  croire ,  parce  que,  disaient- 
ils  ,  personne  n'était  capable  de  lutter  contre  la  puissance  de  Cevola.  Là 
dessus  je  les  quittai,  je  m'éloignai  à  la  distance  d'un  jet  de  pierre  ou  deux, 
et  me  retournant,  je  remarquai  un  Indien ,  nommé  Marc,  que  j'avais  em- 
mené du  ;Mexique ,  lequel  pleurait  et  me  dit  :  «  Père ,  nos  compagnons  se 
sont  entendus  pour  nous  tuer,  parce  que,  disent-ils,  c'est  toi  et  Etienne 
qui  avez  causé  la  mort  de  leurs  parents ,  et  que  bientôt  sans  doute  il  ne 
restera  en  vie  d'eux  tous  ni  homme  ni  femme.  »  Je  recommençai  à  leur 
distribuer,  pour  les  adoucir,  divers  objets  qui  me  restaient;  cela  les 
calma  un  peu;  néammoins  ils  regrettaient  encore  amèrement  la  mort  de 
ceux  qu'ils  avaient  perdus.  Je  priai  quelques-uns  d'entre  eux  de  vouloir 
bien  se  rendre  à  Cevola,  afin  de  savoir  s'il  ne  s'était  pas  échappé  quel- 
que autre  Indien,  de  qui  l'on  put  apprendre  quelque  nouvelle  sur  le 
compte  d'Etienne;  mais  c'est  une  chose  qui  me  fut  impossible  d'obtenir 
d'eux.  Voyant  cela,  je  leur  dis  qne,  pour  ma  part,  je  voulais  absolument 
voir  la  ville  de  Cevola  ;  ils  me  répondirent  que  personne  ne  voudrait  m'ac- 
compagner  ;  cependant ,  à  la  fin ,  me  voyant  si  décidé ,  deux  des  principaux 
me  dirent  qu'ils  viendraient  avec  moi,  et  avec  eux,  mes  Indiens  et  mes  inter- 
prètes je  continuai  à  marcher  jusqu'à  ce  que  je  pus  découvrir  Cevola.  Cette 
ville  est  située  dans  une  plaine  au  pied  d'une  montagne  ronde,  et  a  un  plus  bel 
aspect  et  mie  plus  belle  apparence  qu'aucune  des  villes  que  j'ai  vues  dans  ces 
régions.  Conformément  à  ce  que  m'avaient  dit  les  Indiens,  les  maisons  y  sont 
toutes  en  pierres ,  avec  des  étages  et  des  terrasses ,  à  ce  qu'il  me  parut  voir 
du  haut  d'une  montagne  oii  je  me  plaçai  pour  regarder  la  ville.  La  ville  est 
plus  grande  que  celle  de  Temistitan,  qui  compte  plus  de  vingt  mille  maisons; 
les  habitants  en  sont  presque  blancs;  ils  portent  des  vêtements,  dorment  dans 
des  lits ,  se  servent  d'arcs  pour  armes,  et  possèdent  beaucoup  d'émeraudes  et 
d'autres  joyaux,  bien  qu'ils  n'estiment  que  les  turquoises,  avec  lesquelles  ils 
ornent  les  murs  des  entrées  de  leurs  maisons ,  ainsi  que  leurs  vêtements  et 
leurs  vases;  on  s'en  sert,  du  reste,  comme  de  monnaie,  eu  tout  le  pays.  Ils  se 
vêtent  de  coton  et  de  peau  de  vache,  vêtement  le  plus  estimé  et  qui  passe  pour 
le  plus  honorable ,  ils  se  servent  de  vases  d'or  et  d'argent ,  parce  qu'ils  n'ont 
point  d'autre  métal,  tandis  qu'ils  ont  de  l'or  et  de  l'argent  en  plus  grande  abon- 
dance qu'au  Pérou,  et  ils  échangent  ces  métaux  contre  des  turquoises  dans 
la  province  de  Pintadi,  où,  parait-il,  se  trouvent  des  mines  extrêmement 
riches.  Je  ne  pus  obtenir  des  renseignements  aussi  particuliers  sur  les  autres 
royaumes.  Plus  d'une  fois  je  fus  tenté  d'y  aller,  parce  que  je  savais  que  je 
ne  risquerais  jamais  que  ma  vie,  et  je  l'avais  offerte  à  Dieu  dès  le  premier 
jour  de  mon  départ.  A  la  fin  j'eus  aussi  peur,  en  envisageant  le  péril  que, 
si  je  venais  à  mourir,  on  ne  put  avoir  des  données  sur  ce  pays,  dont  la  dé- 
couverte est  à  mon  avis  la  plus  importante  et  la  plus  utile.  Quand  je  dis 
aux  chefs  combien  Cevola  me  paraissait  être  belle ,  ils  me  répondirent  que 
c'était  la  plus  petite  des  sept  villes,  et  que  Totonteac,  la  plus  grande  et  la 
plus  importante  de  tontes,  avait  tant  de  maisons  et  d'habitants  qu'on 
n'en  saurait  calculer  le  nombre.  En  voyant  la  disposition  et  le  site  des 
lieux,  je  jugeai  convenable  de  nommer  ce  pays  le  nouveau  royaume  de 
St  Erançois,  et  avec  l'aide  des  Indiens  j'élevai  en  ces  mêmes  lieux  un  grand 
monceau  de  pierres,  au  haut  duquel  je  posai  une  croix  petite  et  mince,  parce 
que  je  n'avais  pas  le  moyen  de  la  faire  plus  grande,  et  je  déclarai  que  j'éri- 


—  -201  — 

gcfiis  cette  croix  et  ce  monceau  de  pierres  au  nom  de  l'illustrissime  Don  An- 
toine de  Mendoza,  vice  roi  et  capitaine-général  de  la  Nouvelle-Espagne 
pour  l'Empereur  notre  maître,  en  signe  de  la  prise  de  possession  que  je 
faisais  conformément  à  mes  instructions,  et  je  déclarai  que  je  prenais  en 
môme  temps  possession  de  toutes  les  villes  et  des  royaumes  de  Totonteac , 
d' Acus  et  de  Marata  ;  puis  je  m'en  retournai  avec  beaucoup  plus  de  peur 
que  de  vivres ,  et  j'allai  avec  le  plus  de  célérité  que  je  pus  jusqu'à  ce  que 
je  retrouvasse  le  monde  que  j'avais  laissé  en  arrière.  Je  n'arrivai  près  de 
ces  compagnons  qu'après  deux  journées  de  marche,  et  je  parvins  à  traverser 
avec  eux  le  désert;  mais  je  n'y  fus  point  l'objet  des  mêmes  prévenances  que 
la  première  fois,  car  hommes  et  femmes  se  lamentaient  également  sur  le 
sort  de  ceux  de  leurs  parents  et  amis  qui  avaient  été  tués  à  Cevola.  Tout 
effi-ayé,  je  pris  congé  des  habitants  de  cette  vallée,  et  je  fis  dix  lieues  le 
jour  même  de  mon  départ.  Je  continuai  ainsi  à  faire  dix-huit  lieues  sans 
m'arrêter ,  jusqu'à  ce  que  j'eusse  passé  le  second  lieu  inhabité  que  présentait 
ma  route.  Malgré  ma  frayeur,  je  résolus  d'aller  jusqu'à  la  campagne,  dont 
j'ai  dit  plus  haut  qu'on  m'avait  parlé;  là  les  montagnes  s'abaissent;  et  j'en- 
tendis dire  que  cette  campagne  est  habitée,  du  côté  du  levant,  à  la  dis- 
tance de  plusieurs  journées  démarche.  Je  n'osais  point  m'y  aventurer,  et 
il  me  semblait  d'ailleurs  que,  si  je  devais  venir  habiter  cet  autre  pays  des 
sept  villes  et  royaumes  dont  j'ai  parlé,  alors  je  pourrais  mieux  la  voir  sans 
exposer  ma  personne,  et  sans  laisser  pour  cela  de  rendre  compte  de  ce  que 
j'avais  déjà  vu.  Seulement  j'aperçus ,  de  l'endroit  où  commence  à  s'étendre 
cette  campagne,  sept  villages  assez  grands,  un  peu  éloignés,  dans  une  vallée 
dont  le  fond  était  très-frais  et  le  sol  très-fertile,  grâce  aux  nombreuses  ri- 
vières qui  l'arrosent.  On  me  dit  qu'il  y  a  beaucoup  d'or  dans  cette  vallée,  et 
que  les  habitants  en  font  des  vases ,  des  platines  avec  lesquelles  ils  se  ra- 
sent et  s'essuient  la  sueur  ;  on  me  dit,  eu  outre ,  sans  pouvoir  m'en  indi- 
quer la  raison ,  que  ce  sont  des  gens  qui  ne  veulent  point  trafiquer  avec  ceux 
qui  habitent  l'autre  partie  de  la  campagne.  En  cet  endroit  je  posai  deux 
croix,  et  je  pris  possession  de  toute  cette  campagne  et  de  toute  cette  vallée, 
de  la  même  manière  et  avec  les  mêmes  formalités  que  j'avais  déjà  employées, 
conformément  à  mes  instructions;  puis  je  continuai  d'effectuer  le  plus  vite 
possible  mon  retour,  jusqu'à  ce  que  j'arrivasse  au  territoire  de  San-Michele, 
dans  la  province  de  Culiacan,  où  je  croyais  trouver  François  Vasquez  de  Coto- 
nado  ,  gouverneur  de  la  nouvelle  Galice;  ne  l'y  ayant  point  trouvé,  je  pour- 
suivis ma  route  jusqu'à  la  ville  de  Compostelle  où  il  était.  J'omets  encore 
beaucoup  d'autres  particularités  comme  étrangères  à  ma  relation,  je  rap- 
porte seulement  ce  que  j'ai  vu  et  ce  qui  m'a  été  dit  des  pays  par  lesquels 
j'ai  passé  et  de  ceux  sur  lesquels  j'ai  obtenu  des  renseignements. 


ANNALES    DES    MISSIONS    FRANCISCAINES, 

PREMIÈRE   PARTIE. 

HISTOIRE     ANCIENNE. 


I. 

EMPIRE  GREC. 

DEUXIÈME  CONCILE  DE  LYOX ,  OÙ  GRACE  AUX  EFFORTS  DES 
MISSIONNAIRES  FRANCISCAINS,  LES  GRECS  SE  RATTACHENT  A 
l'ÌGLISE    ROMAINE. 

1274. 

S^il  est  un  spectacle  auquel,  parmi  tant  d'événements  solen- 
nels et  merveilleux  qu'on  trouve  dans  Thistoire  de  FEglise,  bien 
peu  d'autres  peuvent  être  comparés  par  leur  grandeur,  leur  so- 
lennité et  leur  importance,  assurément  c'est  le  deuxième  concile 
de  Lyon.  Un  grand  et  saint  Pontife,  réunissant  autour  de  lui 
tous  les  ordres  de  la  société  chrétienne,  afin  de  la  sanctifier 
dans  sa  vie  intime  par  de  sages  mesures  de  discipline,  et  de 
la  garantir,  au  dehors,  des  dangers  qui  la  pourraient  menacer, 
ayant  à  ses  côtés  des  conseillers  supérieurs  aux  princes  et  égaux 
aux  rois,  et  au  pied  de  son  trône  plus  de  mille  ambassadeurs 
et  députés  de  monarques,  d'églises  et  de  peuples  divers,  qui 
autrefois  s'appelaient  Francs,  Bourguignons,  Huns,  Vandales, 
Goths,  Hérules,  Lombards,  Sarmates,  Anglais,  IN'ormands, 
Slaves  et  Scythes,  et  qui  maintenant,  mêlés  aux  descendants 
des  Gaulois,  des  Romains  et  des  Grecs,  attendent  sa  parole 
comme  des  agneaux  dociles  ;  les  Grecs  venant  abjurer  un  schisme 
opiniâtre  et  chanter  avec  tous  les  autres  dans  les  mêmes  termes 
un  symbole  unique  de  croyance;  les  Tartares,  maîtres  de  l'Asie 
et  de  la  Perse  jusqu'aux  frontières  de  la  Chine,  assistant,  eux 
aussi,  par  leurs  ambassadeurs,  à  cette  réunion  solennelle,  et 
l'un  de  ces  envoyés  donnant  par  sa  conversion  comme  un  pré- 
sage et  un  augure  qui  permet  d'en  espérer  autant  de  toute  sa 

20 


—  20G  — 

nation';  un  conseiller  admirable  par  sa  sainteté,  sa  doctrine  et 
rexemple  d'une  pauvreté  vraiment  évangélique,  tel  qu'était  saint 
Bona  venture,  terminant  sa  carrière  mortelle  au  milieu  des  pleurs 
des  députés  de  toutes  les  églises  et  de  toutes  les  nations,  sans 
en  excepter  les  Mogols;  et  le  même  pontife  Grégoire  ne  cessant, 
avant,  pendant  et  après  les  sessions  canoniques  du  concile,  de 
déployer  le  plus  grand  zèle  pour  réconcilier  les  peuples  et  les 
rois,  en  Italie,  dans  les  Espagnes,  en  Trance  et  en  Allemagne; 
puis,  une  fois  cette  réconciliation  opérée,  une  fois  les  peuples 
et  les  rois  unis  par  une  étroite  alliance,  appelant  aux  armes 
l'Europe  entière  qu'il  se  propose  de  conduire  lui-même  au  se- 
cours de  la  Terre  Sainte  :  tel  est  le  spectacle  qu'offre  aux  ré- 
flexions des  vrais  sages  le  deuxième  concile  de  Lyon. 

Et  ce  n'est  point  autrement  qu'il  faut  considérer  tous  les 
autres  conciles  de  l'Eglise  :  //  car,  comme  l'affirme  avec  raison 
"  un  sage  et  illustre  écrivain,  Tullio  Dandolo,  les  conciles  furent 
'/  au  moyen  âge  ce  que  sont  devenues  aujourd'hui  les  Chambres 
Il  des  représentants,  ils  servaient  à  la  manifestation  collective 
"  des  idées  dominantes.  L'importance  du  clergé  aux  siècles  du 
"  moyen  âge  et  la  prédominance  de  la  religion  donnèrent  aux 
Il  conciles  une  place  beaucoup  plus  élevée  dans  l'organisation  de 
'/  la  chrétienté  entière  que  celle  qu'occupent  aujourd'hui  les 
/'  parlements,  chacun  dans  son  pays.  D'ailleurs,  outre  le  caractère 
//  auguste  des  membres  de  ces  assemblées,  la  nature  même  des 
"  sujets  qu'ils  traitaient  était  telle,  qu'elle  devait  frapper  les 
/'  esprits  beaucoup  plus  profondément  que  ne  pourraient  le  faire 
"  aujourd'hui  les  débats  des  assemblées  politiques,  où  il  est  ques- 
"  tion  d'impôts,  de  guerres,  de  traités,  et  où  l'ardeur  de  l'esprit 
/'  de  parti  place  à  chaque  instant  des  provocations  et  des  injures 
//  sur  les  lèvres  des  députés,  qui  changent,  dirais-je  volontiers, 
/'  le  sanctuaire  de  Thémis  en  un  marché  ou  une  place  publique  ! 
'/  Au  sein  des  conciles,  au  contraire,  que  l'on  convoquait  d'or- 
/'  dinaire  dans  de  vieilles  et  vénérables  basiliques,  on  ne  pronon- 
//  çait  jamais  que  des  paroles  dignes  du  lieu  qui  les  entendait  et 
//  dignes  d'hommes  investis  de  la  sublime  mission  de  modérateurs 
/'  et  de  réformateurs  de  la  société;  on  ne  souffrait  point  de  vai- 
/' nés  récriminations,  point  d'insultes  là  où,  en  la  présence  de 

»)  Ce  sera  le  sujet  de  la  livraison  suivante  des  Annales. 


—  207   — 

'/  Dieu,  on  discutait  les  affaires  capitales  intéressant  la  foi  et  le 
/'  culte  !  Les  Evangiles  ouverts  au  milieu  de  rassemblée  et  l'au- 
'/  torité  unanimement  invoquée  et  reconnue  des  grands  docteurs 
/'  de  l'Eglise  empêchaient  ces  divergences  radicales  d'opinions 
'/  qui  produisent  dans  nos  palais  législatifs  de  si  violents  orages. 
"  Accoutumés  à  s'élever  à  la  considération  de  Tordre  surnaturel 
"  et  de  la  vie  future,  les  esprits,  quand  ils  en  descendaient 
"  pour  en  appliquer  les  règles  aux  cas  pratiques  et  aux  besoins 
'I  matériels,  pourvoyaient  à  ce  que  Fharmonie  régnât  entre  le 
'/  monde  physique  ou  temporel  et  le  monde  métaphysique  ou 
'/  éternel,  et  ils  faisaient  passer  sur  la  scène  du  premier  le  calme, 
"  la  dignité,  l'impassibilité,  auxquels  ils  s'étaient  habitués  dans 
//  le  second  !  Les  luttes  théologiques  préparaient  les  intelligences 
'/  à  aborder  les  questions  politiques  avec  une  sereine  impartia- 
'/lité!  Le  ministre  de  Dieu,  le  disciple  de  Jésus-Christ,  c'est- 
'/  à-dire  l'homme  avide  de  s'abreuver  aux  sources  les  plus  pures 
"  de  toute  sagesse,  de  toute  justice  et  de  toute  bonté,  devait  bien 
/'  mieux  que  tout  autre  homme  se  trouver  à  l'abri  de  la  t^^n- 
"  tation  de  trahir  sa  propre  âme,  et  par  suite  sa  patrie!  Il  était 
"  donc  tout  naturel  de  rencontrer  les  hommes  d'Etat  les  plus 
'/  probes  et  les  plus  capables  dans  ceux  qui  étaient  le  plus  versés 
//  dans  les  études  religieuses,  et  d'ordinaire,  dans  les  ministres 
"de  la  religion.  Qui,  mieux  que  Chrysostorae,  qu'Ambroise, 
"  que  Léon-le-Grand,  que  Rémi,  a  défendu  au  IV^  et  au  V^  siècle, 
'/  les  peuples  terrifiés  de  l'Europe?  Qui,  au  YI^'  et  au  YII^  siècle, 
//  a  pu  être  regardé,  dans  le  sens  le  plus  élevé  du  mot,  comme 
//  le  législateur  des  nations,  à  plus  juste  titre  que  Grégoire-le- 
"  Grand  en  Italie,  que  Bède  en  Angleterre,  qu'Isidore  en  Es- 
'/  pagne,  que  Boniface  en  Allemagne,  que  Colomban  dans  les 
//  Gaules  et  en  Helvétie?  Et  du  VIII«  au  X^  siècle,  qui  Charle- 
/'  magne  prit-il  pour  conseillers,  sinon  des  évêques  et  des  abbés, 
/'  afin  de  rédiger  ses  immortels  capitulaires?  Qui,  si  ce  n'est 
/'  Agobard  et  Hincmar,  parvint  à  mettre  un  peu  d'ordre  dans  le 
//  chaos  de  la  succession  Carlovingienne?  Le  millénaire  si  re- 
"  douté  s'ouvrit  en  apportant  à  la  chrétienté  un  immense  bien- 
//  fait,  en  lui  donnant  le  pontificat  de  Silvestre  II,  précur- 
'/  seur,  à  un  court  intervalle,  de  celui  de  Grégoire  Y  IL  Et 
'/  voilà  que  les  présidents  des  conciles  sont  devenus  les  chefs  du 
"  monde  !    Yoilà   qu'à  côté   du  tribunal   sans   appel   de   la   foi , 


—  208  — 

//  s^élève,  pour  soutenir  les  droits  des  nations,  pour  réprimer 
"  les  tyrans,  pour  protéger  les  peuples,  un  autre  tribunal  éga- 
// lement  vénéré  et  encore  plus  chaleureusement  béni!....  Il 
//  était  béni  par  les  nations  qu^avait  converties  non  le  glaive  de 
'/  guerriers  féroces,  mais  la  voix  d^infati gables  Missionnaires! 
//  Il  était  béni  par  des  castes  entières,  naguère  courbées  sur  la 
'/  glèbe  de  leurs  maîtres  (plus  semblables,  par  leur  avilissement. 
Il  à  des  brutes  qu'à  des  hommes)!  et  maintenant  élevés  à  la 
/'  dignité  d'enfants  de  Dieu,  et  de  frères  en  Jésus-Christ  des 
//  membres  des  castes  dominantes  !  Il  était  béni  dans  l'univers 
'/ entier  par  les  femmes,  cessant  d'être  le  jouet  du  plus  fort, 
'/  et  défendues  contre  la  tyrannie  et  les  infâmes  caprices  non 
//  seulement  du  dernier  des  plébéiens,  mais  encore  du  premier 
//  des  monarques!  Et  nous  aussi,  hommes  libres  du  XIX^  siècle, 
//  nous  sommes  obligés  de  bénir  le  tribunal  auguste  qui  a  surgi 
/'  dans  les  conciles  du  moyen  âge;  car,  à  moins  que  la  haine  du 
'/  christianisme  ne  nous  couvre  les  yeux  du  bandeau  le  plus 
"  épais,  nous  comprendrons  que  c'est  de  là  qu'a  découlé  comme 
'/  un  fleuve  majestueux  et  fécondateur  ce  droit  canon,  qui  dans 
//  les  temps  barbares  a  été  la  seule  sauvegarde  du  droit.  C'est 
/'  grâce  à  l'empire  du  droit  canon ,  que  les  ministres  de  la  vérité 
"  purent  être  courageux,  parce  qu'ils  étaient  inviolables;  que  la 
//  justice  réprima  par  la  bouche  d'Hildebrand  la  brutalité  des 
"  Teutons,  qu'elle  adoucit  par  la  bouche  d'Anselme  la  cruauté 
'/  des  Normands,  qu'elle  fit  reculer  par  la  bouche  d^'Urbain  la 
/'  férocité  des  Sarrasins,  et  enfin  qu'elle  créa  par  l'entremise 
'/  d'Etienne  Langton  la  grande  charte  et  les  franchises  britan- 
"  niques,  et  éclaircit  de  fond  en  comble  la  législation  de  saint 
"  Louise  '/ 

Or,  ce  que  les  incrédules,  aveugles  qu'ils  sont,  refusent  de 
voir  dans  ces  gnindes  solennités  de  la  sagesse  catholique,  c'est 
surtout  que  les  religieux  des  divers  instituts,  et  le  plus  souvent 
peut-être  ceux  de  l'ordre  des  Erères  Mineurs ,  chez  lesquels  la 
grandeur  du  zèle  se  couvrait  de  l'humble  manteau  de  la  pau- 
vreté, conconcurent  par  leurs  œuvres  et  par  leurs  conseils,  tantôt 
ouvertement,  tantôt  en  secret,  et  d'une  manière  peu  remarquée 
parles  masses,  à  ce  merveilleux  ensemble  de  lois,   de  disposi- 

*)  Rome  et  les  Papes,  tome  II,  chap.  XXXV,  des  conciles  du  moyen  âge. 


—  209  — 

tions  et  de  mesures  concertées  dans  le  but  de  réunir  peu  à  peu 
toutes  les  nations  en  une  seule  famille  clirétienne.  Ces  hommes 
étaient  au  milieu  des  peuples,  dans  leurs  affaires  les  plus  impor- 
tantes et  pour  leurs  intérêts  les  plus  généraux,  des  intermédiaires 
propageant  de  proche  en  proche  les  principes  de  l'unité  univer- 
selle de  tout  le  genre  humain,  dont  les  membres  sont  destinés, 
tous  tant  qu'ils  sont,  à  se  ranger  sous  Tétendard  de  la  foi  du 
Christ.  Ainsi,  lorsque  dans  leurs  missions  ils  visitaient  les  peu- 
ples des  régions  les  plus  lointaines,  ils  ne  cessaient  de  tourner 
leurs  regards  vers  Rome,  vers  les  Papes,  vers  le  centre  de  Tunité 
catholique,  ils  s'efforçaient  de  tout  leur  pouvoir  d'y  ramener  l'uni- 
vers entier  ! 

Après  ce  préambule  nécessaire  pour  faire  mieux  comprendre 
les  hautes  fins  que  se  proposaient  soit  les  missionnaires  soit  les 
membres  des  grandes  congrégations  catholiques ,  arrivons  en  à 
considérer  les  particularités  de  cette  solennelle  assemblée  de 
Lyon  dont  nous  parlons. 

Des  prélats  et  des  ambassadeurs  des  princes  qui  devaient  faire 
partie  du  concile,  ou  y  assister  comme  spectateurs,  accoururent 
de  toutes  parts  dans  cette  ville,  et  le  7  mai  fut  le  jour  fixé  pour 
la  première  session  à  tenir  dans  l'église  métropolitaine  de  S*  Jean, 
à  la  suite  d'une  préparation  de  trois  jours  de  jeune',  A  l'heure 
convenue,  et  avant  le  commencement  de  la  messe,  le  saint  Pape 
Grégoire  descendit  de  ses  appartements,  et  se  rendit,  accom- 
pagné, suivant  l'usage,  de  deux  cardinaux  diacres,  dans  l'église, 
où  il  s'assit  sur  un  siège  qui  lui  avait  été  préparé  dans  le  chœur. 
Puis,  quand  on  eut  dit  sexte  et  none,  un  sousdiacre  apporta  les 
pantoufles  dont  il  chaussa  le  pape,  tandis  que  les  chapelains  ré- 
citaient les  psaumes  accoutumés  pour  la  préparation  à  la  messe. 
Vint  ensuite  le  lavement  des  mains,  après  lequel  le  diacre  et  le 
sousdiacre  vêtirent  Gréo;oire  de  ses  ornements  pontificaux  i/i  allis 
(on  était  au  temps  pascal)  et  du  palliura,  comme  s'il  avait  dû 
célébrer  lui-même  l'auguste  sacrifice.  Et  alors,  précédé  de  la 
croix,  il  monta  dans  la  tribune  qu'on  lui  avait  dressée ,  et  où  il 
se  plaça  sur  un  siège  convenable,  ayant  debout  près  de  lui  un 
cardinal  comme  prêtre  assistant,  un  autre  cardinal  comme  diacre, 
quatre  autres  diacres  avec  quelques  chapelains,  et  le  roi  Jacques 
d'Aragon,  assis  à  ses  côtés.  Au  milieu  de  la  nef  de  l'église,  sur  des 

>)  Ploiera.  Luc.  dans  Raynaldi,  année  1274. 

20. 


—  210  — 

sièges  peu  élevés,  étaient  les  deux  patriarches  latins,  Pantaléon 
de  Constautinople  et  Oppizzon  d^Antioche,  les  cardinaux  évêques, 
parmi  lesquels  les  deux  Franciscains,  Vicedomino  de  Yicedominis 
et  saint  Bonaventure,  et  de  l'autre  côté  les  cardinaux  prêtres, 
les  primats,  les  archevêques,  les  évêques,  les  abbés,  les  prieurs, 
et  ensuite  tous  les  prélats,  au  nombre  de  mille  cinq  cent  soixante 
dix,   sans  qu'aucune  question  de  préséance  s'élevât  entre  eux; 
car  le  pape  avait  déjà  déclaré  que  l'ordre  dans  lequel  ils  seraient 
placés  dans  le  concile  ne  pourrait  porter  préjudice  aux  droits  de 
prééminence  de  leur  église  respective.   Plus  bas  étaient  rangés 
les  grands -maîtres  des  Hospitaliers  et  des  Templiers,  au  milieu 
des  membres  de  leur  Ordre ,  puis  les  ambassadeurs  des  rois  de 
France,  d'Allemagne,  d'Angleterre,  de  Sicile,  et  d'autres  princes, 
ainsi  que  les  députés   des  chapitres  et  des  églises.  Alors,  le  sou- 
verain pontife  ayant  donné  sa  bénédiction  aux  prélats  placés  en 
face,  on  commença  le  chant  des  prières  déterminées  par  le  Pon- 
tifical pour  la  célébration  d'un  concile;  après  quoi,  Grégoire  se 
mit  à  prêcher  sur  le  texte  qui  dit  :  n  J'ai  ardemment  désiré  de 
manger  cette  pàque  avec  vous^  ;  //  exposant  à  l'assemblée  les  rai- 
sons pour  lesquelles   il  avait  cru  devoir  la    convoquer  :  c'était 
d'abord  pour   aller  au  secours    de  la    Terre-Sainte ,   puis    pour 
traiter  de  la  réconciliation  des  Grecs  avec  l'Eglise  romaine,  deux 
objets  dont  s'occupaient  les  Missionnaires  Pranciscains ,  et  enfin 
pour  travailler  à  la  réforme  des  mœurs  dans  toute  l'Eglise.  Ainsi 
se  termina  la  première   session.    La   deuxième  session  eut  lieu 
le  19  mai  avec  le  même   cérémonial,    excepté   que    le  pape  n'y 
prêcha  point  et  se  borna  à  résumer  en  quelques  mots  ce  qui 
s'était  fait  dans  la  première  session;  puis   on  fit  sortir  de  l'as- 
semblée tous  les  députés  des  chapitres,  ainsi  que  les  abbés  et  les 
prieurs  non  mitres,  qui  n'avaient  point  été  nommément  appelés  au 
concile;  on  promulgua  quelques  constitutions  relatives  à  la  foi, 
et  l'on  fixa  la  troisième  session  au  lundi  28  mai,  après  l'octave  de 
la  Pentecôte.    Sur  ces   entrefaites   arrivèrent  bien  à  propos  les 
lettres  par  lesquelles  les  deux  Pranciscains  Jérôme  d'Ascoli   et 
Bonne-Grâce  de  Persiceto^  annonçaient  leur  venue  à  Lyon,  où  ils 
amenaient  les  ambassadeurs  Grecs,  non-seulement  aspirant,  mais 
disposés  à  célébrer  la    réconciliation  si  ardemment  désirée   des 

*)  Desiderio  desideravi  hoc  pascila  manducare  vobiscuni.  Lue  XXII,  23. 
')  Voir  la  6'  livraison  de  la  deuxième  année  des  Annales^  p.  323  à  371. 


—  211  — 

deux  églises.  Cette  nouvelle  remplit  d'une  telle  joie  le   cœur  du 
saint  Pontife,   qu'il  réunit  aussitôt  tous  les  prélats  en    grande 
chape    dans   Téglise  8*=   Jean,   pour  la  leur  communiquer  de  sa 
propre  bouche,   par  la  lecture  des  lettres  des  deux  Tranciscains. 
Après  cela  le  cardinal  séraphique,  Bonaventure  de  Bagnorée,  prit 
la  parole,   du  haut  de  la  chaire   de  vérité,    en  développant  ce 
texte  du  prophète  Baruch  :  »  Lève-toi,   ô  Jérusalem,   lève -toi; 
re<?arde  vers  Forient,  et  vois  tes  fils  rassemblés  du  soleil  levant 
jusqu'au   couchant.  //  Et  toute  l'assemblée  profondément   atten- 
drie se   mit  à  verser  de  douces  larmes.  Dans  ces  circonstances 
la  troisième  session  se  tint,  non  le  28  mai,  jour  d'abord  fixé, 
mais  le  7  juin;  et  Pierre  de  Tarantaise,  de  l'ordre  des  Frères  prê- 
cheurs,  naguère  archevêque  de  Lj^on    et  alors  cardinal  évêque 
d'Ostie,  j  prononça  un  discours  sur  ce  verset  du  prophète  Isaïe  : 
//  Lève  les  yeux,  regarde  autour  de  toi,  et  vois  tous  ceux  qui  se 
réunissent  pour   venir  à  toi.  //  Dans  cette  session  douze  consti- 
tutions furent  promulguées  relativement  à  l'élection  des  évêques 
et  à  l'ordination  des  clercs,   et  Grégoire,   ayant  ensuite  adressé 
quelques  mots  au  concile,  autorisa  les  prélats  à  sortir  de  Lyon, 
dans  un  rayon  de  six  lieues,   sans  déterminer  le  jour  de  la  qua- 
trième  session  qui    allait  dépendre  de  l'arrivée   des  Grecs.    Ils 
arrivèrent  enfin    heureusement   avec  les    deux  Prères  Mineurs, 
leurs   guides,   le   jour  consacré   à  S^  Jean  Baptiste   :   c'étaient 
Germain,   ancien  patriarche  de   Constantinople,  le  métropolitain 
Théophane,  outre  plusieurs  sénateurs  ayant  à  leur  tête  Georges 
Acropolite,  premier  ministre  de  l'empereur  et  historiographe  de 
l'empire.  En  vérité  ce  devait  être  un  beau ,  un  magnifique  spec- 
tacle de  voir  de  si  illustres  personnages  venant  s'incliner  devant 
le  vicaire  de  Jésus-Christ,   sous  la  conduite  de  deux  pauvres  et 
simples  fils  de  saint  François,  vêtus  d'une  bure  commune,  ceints 
d'une  grosse  corde,  à  la  tête  chauve,  aux  pieds  nus,  et  respirant 
dans  toute  leur  humble  personne  cette  abjection ,  cette  folie  sui- 
vant le  monde,   dont  Dieu  se  sert  pour  opérer  les  plus  grands 
prodiges  de  sa  puissance  »  à  la  confusion  de  l'orgueil  de  la  sagesse 
humaine^  !  //  Tous  les  prélats  qui  faisaient  partie  du  concile  se  ren- 
dirent donc  à  leur  rencontre,  chacun  avec  son  cortège,  les  camé- 
riers  avec  tous  les  familiers  du  pape,  le  vice-chancelier  avec  les  ■ 

*)  !'•  ép.  aux  Corinth.  chap.  î'. 


notaires  et  les  gens  de  la  maison  des  cardinaux.  Ils  menèrent 
ensuite  les  ambassadeurs  grecs,  précédés  des  deux  Franciscains, 
jusc]u\'\u  palais  du  Souverain  Pontife,  qui  les  accueillit  debout 
dans  la  salle  d^ audience,  au  milieu  de  tous  les  cardinaux  et  de 
nombreux  prélats,  en  leur  donnant  le  baiser  de  paix.  Alors  les 
ambassadeurs  procédèrent  à  la  remise  des  lettres ,  scellées  en  or, 
de  l'empereur,  ainsi  que  de  celles  des  prélats  grecs,  protestant 
qu'ils  étaient  venus  pour  rendre  un  hommage  d'obéissance  à 
TEglise  romaine,  et  pour  en  reconnaître  solennellement  la  foi. 
Ils  furent  ensuite  conduits  à  leur  demeure,  encnantés  de  l'accueil 
qu'ils  avaient  trouvé. 

Or,  le  29  juin,  jour  consacré  aux  saints  apôtres  Pierre  et 
Paul,  le  Saint  Pontife  Grégoire  célébra  avec  toute  la  solennité 
possible  les  mystères  sacrés  dans  l'église  métropolitaine,  en  pré- 
sence des  Grecs  et  de  tous  les  membres  du  concile,  et  suivant 
l'usage  on  y  lut  d'abord  en  latin,  puis  en  grec  l'Epitre  et  l'Evan- 
gile. Après  cela  vint  un  discours  de  S^  Bonaventure,  analogue 
aux  circonstances;  il  fut  suivi  du  chant  du  symbole,  entonné 
d'abord  en  latin  par  les  cardinaux  et  continué  par  les  chanoines 
de  la  métropole,  puis  en  grec  par  le  patriarche  Germain,  ainsi 
que  par  tous  les  archevêques  grecs  de  Calabre ,  et  deux  péniten- 
ciers du  pape,  l'un  Dominicain,  l'autre  Franciscain,  également 
versés  dans  cette  langue.  Et  il  faut  remarquer  qu'ils  répétèrent 
trois  fois  l'article  :  que  le  Saint  Esprit  procède  du  père  et  du 
riLs\  Après  le  credo ^  les  ambassadeurs  et  les  autres  grecs,  debout, 
entonnèrent  dans  leur  langue,  en  l'honneur  du  pape,  un  chant 
qu'ils  continuèrent  jusqu'à  la  fin  de  la  messe.  Ce  furent  là  comme 
les  préparatifs  de  la  quatrième  session  du  concile,  qui  se  tint  le  6 
juillet,  et  qui  fut  consacrée  entièrement  à  l'examen  des  moyens 
propres  à  assurer  la  rentrée  des  Grecs  dans  le  sein  de  l'Eglise 
romaine.  On  y  suivit  le  même  cérémonial  et  la  même  disposition, 
pour  les  rangs  des  assistants  selon  leur  grade,  qu'à  l'ouverture 
du  concile.  Tout  d'abord,  le  cardinal  évêque  d'Ostie,  Pierre  de 
Tarantaise,  prononça  un  discours  en  rapport  avec  les  circonstan- 
ces, et  après  lui  ce  fut  le  Souverain  Pontife  qui  adressa  la  parole 
au  concile  en  exposant  les  trois  motifs  pour  lesquels  il  avait  été 
convoqué;  il  ajouta,  à  l'honneur  des  Grecs,  que,  contre  l'attente 

*)  Credo  in  Spiritum  Sanclum  Dominum . . .  gui  ex  Pâtre  Filioque  procedit. 


i 


—  213  — 

universelle,  ils  venaient  librement  se  soumettre  à  rEdise  ro- 
maine,  sans  rechercher  aucun  avantage  temporel.  Puis  il  con- 
tinua dans  les  termes  suivants  :  //  Nous  avons  fait  savoir  à  Tem- 
pereur  grec  que,  dans  le  cas  où  il  ne  jugerait  point  à  propos  de 
se  rendre  en  personne  au  concile,  il  n'avait  qu'à  y  envoyer  en 
sa  place  des  ambassadeurs  chargés  de  traiter  les  questions  qu'il 
lui  plairait  d'indiquer,  et  la  divine  miséricorde  a  voulu  que, 
mettant  de  côté  toute  autre  affaire,  il  reconnût  spontanément 
la  foi  et  la  primauté  de  l'Eglise  romaine,  et  nous  envoyât  des 
députés  qui  vinssent  renouveler  expressément  devant  nous  sur 
ce  point  les  déclarations  qu'il  nous  avait  déjà  faites  dans  ses 
lettres.  // 

Grégoire  ordonna,  en  conséquence,  qu'on  lût  publiquement  ces 
lettres  ainsi  que  celles  des  évêques  et  d'Andronic,  fils  aîné  de 
l'empereur,  partageant  depuis  peu  avec  son  père  la  dignité  im- 
périale. La  première  de  ces  lettres,  celle  de  l'empereur,  donnait 
à  saint  Grégoire  les  titres  de  premier  et  suprême  Pontife,  de 
pape  œcuménique  et  de  père  commun  de  tous  les  chrétiens^,  et 
contenait  la  profession  de  foi  que  le  pape  Clément  IV  avait  déjà 
envoyée  à  Constantinople  en  1267.  On  y  lisait  ensuite  ces  pa- 
roles :  //  Nous  reconnaissons  cette  foi  pour  vraie,  sainte,  ca- 
tholique et  orthodoxe,  nous  la  recevons  et  confessons  de  cœur 
et  de  bouche,  telle  que  l'enseigne  l'Eglise  romaine,  et  nous 
promettons  d'y  rester  fermement  et  inviolablement  fidèles  sans 
jamais  nous  en  départir.  Nous  reconnaissons  en  outre  la  primauté 
de  la  même  Eglise,  priant  seulement  Votre  Sainteté  de  nous 
permettre  de  réciter  le  symbole  comme  on  Ta  fait  chez  nous 
dès  avant  le  schisme  jusqu'à  présent,  et  de  conserver  de  même 
les  anciens  usages  que  nous  avons  toujours  suivis,  pourvu  qu'ils 
ne  soient  pas  en  opposition  avec  la  profession  de  foi  ci-dessus, 
ni  avec  l'Ecriture  Sainte,  ni  avec  les  conciles  généraux,  ni  avec 
la  tradition  des  Pères,  déjà  approuvée  par  l'Eglise  romaine  elle- 
même.  Finalement  nous  autorisons  nos  apocrisaires  à  confirmer 
de  notre  part  en  présence  de   V^otre  Sainteté  tout  ce  que  nous 

*)  Sanctissimo  et  beatissimo  primo  et  summo  Pontifici  apostolicœ  SediSj  venera- 
bili papœ,  et  communi  patri  omnium  cliristianorum.,  et  venerabili  patri  im- 
perii nostH  D.  Gregorio,  Michael  in  Christo  Beo  fidelis  imperator  et  imperator 
romanorum.  etc.  —  Voir  dans  Wadding,  Annales  (tome  IV,  année  1273),  où  se 
trouve  aussi  relaté  rorigiual  grec,  tel  quii  fut  écrit  et  envoyé  au  pape  à  Lyon. 


—  211  — 

avons  ci-dessus  déclaré.  "  Après  cette  lettre  on  lut  également 
celle  des  prélats,  où  le  pape  Grégoire  était  solennellement  qua- 
lifié de  grand  et  excellent  Pontife  du  Siège  apostolique,  et  dont 
les  signataires  étaient  désignés  par  le  nom  de  leur  siège  sans 
rindication  de  leur  personne,  de  cette  manière  :  le  Métropoli- 
tain d'Ephèse,  exarque  de  toute  P Asie,  avec  mon  concile;  le 
Métropolitain  d'Héraclée  en  Tlirace,  avec  mon  concile;  les  Mé- 
tropolitains de  Chalcédoine,  de  Tiane,  d'Iconium,  etc.,  jusqu'an 
nombre  de  vingt-six;  il  faut  noter  que  par  leur  concile  ces 
prélats  entendaient  désigner  les  évoques  de  leur  juridiction. 
Puis  venaient  successivement  les  signatures  de  neuf  archevêques 
et  d'évêques,  de  métropolitains  et  de  suffragants,  dont  le  nom- 
bre total  s^élevait  à  trente-cinq  prélats ,  qui  tous  reconnaissaient 
pour  chef  le  patriarche  de  Constantinople.  Ces  signatures  étaient 
suivies  de  celles  des  dignitaires  de  Tèglise  patriarchale,  savoir 
le  grand  économe,  le  logothète,  le  référendaire,  le  chancelier 
et  plusieurs  autres  qui  par  leur  nom  et  leurs  fonctions  représen- 
taient tout  le  clergé  inférieur. 

Or,  au  milieu  de  cette  lettre,  après  avoir  parlé  des  mesures 
prises  par  Tempereur  pour  amener  la  réconciliation  des  deux 
Eglises,  malgré  la  répugnance  de  quelques-uns  d^entre  eux,  les 
prélats  continuaient  en  ces  termes  :  //  Nous  avons  prié  notre 
Patriarche  de  se  joindre,  lui  aussi,  à  notre  démarche;  mais  il 
est  si  attaché  à  sa  primatie  que  toutes  nos  instances  furent 
inutiles  pour  changer  ses  dispositions.  Nous  lui  avons  prescrit, 
d'accord  avec  l'empereur,  d'avoir  à  se  retirer  dans  un  monastère 
de  Constantinople,  jusqu'à  ce  que  les  ambassadeurs  fussent  par- 
venus devant  Yotre  Sainteté  et  en  eussent  obtenu  une  réponse 
satisfaisante,  que  nous  apporteront  les  nonces  que  vous  voudrez 
bien,  si  vous  le  jugez  convenable,  nous  envoyer  avec  nos  am- 
bassadeurs. Si  donc  nous  réussissions  à  décider  le  Patriarche  à 
rendre  au  saint  Siège  l'honneur  qui  lui  était  hendu  dans  le 
passé,  nous  continuerions  à  le  reconnaître  pour  notre  Patriar- 
che; mais  s'il  arrivait  qu'il  persistât  dans  son  obstination,  nous 
le  déposerions  et  nous  en  élirions  un  autre  qui  reconnaîtrait 
votre  primauté  !  n  Pour  bien  comprendre  ce  passage  de  la  lettre 
dont  il  s'agit,  il  faut  savoir  que,  dès  que  les  deux  Eranciscains 
Jérôme  d'Ascoli  et  Bonne-Grâce  de  Persiceto  eurent  quitté  Con- 
stantinople avec  les  députés  grecs  qui  allaient  au  concile,  Michel 


—  215  — 

Paléologue,  n'ayant  pas  le  courage  de  rompre  ouvertement  avec 
le  patriarche  Joseph,  qui  Tavait  absous  des  censures  ecclésiasti- 
ques, était  convena  avec  lui  :  1°  qu'il  quitterait  le  palais  patriar- 
chal  et  se  retirerait  dans  le  monastère  de  Peribletta,  en  conservant 
toutefois  ses  privilèges  et  le  droit  d'être  nommé  dans  les  prières 
publiques  ;  2°  que  si  les  négociations  avec  le  pape  n'aboutissaient, 
pour  quelque  motif  que  ce  fût,  à  aucun  résultat,  il  rentrerait 
dans  son  palais  avec  le  plein  exercice  de  sa  juridiction,  mais 
qu'il  étoufferait  dans  son  cœur  tout  ressentiment  de  la  conduite 
des  prélats  à  son  égard;  3°  que  si,  au  contraire,  ces  négocia- 
tions réussissaient,  il  céderait  aussitôt  la  place,  et  se  laisserait 
remplacer  par  un  autre  patriarche,  puisque,  disait-il,  il  ne  pou- 
vait rétracter  le  serment  qu'il  avait  fait  de  ne  jamais  consentir  à 
l'union  avec  les  Latins.  Telles  étaient  les  conventions  que  le 
Patriarche  Joseph  accepta  le  11  février  1274.  Cependant  il  est 
vrai  de  dire  que  les  évêques  s'étaient  aussi  liés  par  un  pareil 
serment';  comment  donc  se  faisait-il  qu'ils  adressassent  au  pape 
une  lettre  de  soumission  si  subite?  Nous  répondons  qu'en  fait 
ils  s'y  étaient  d'abord  nettement  refusés,  malgré  toutes  les  re- 
présentations de  Vecco,  qui  s'efforçait  par  tous  les  moyens  de 
les  y  décider;  ils  ne  finirent  par  céder  que  quand  ils  virent 
l'empereur  dans  son  mécontentement  les  menacer  tous  de  l'exil; 
en  retour  de  leur  déférence,  ils  avaient  d'ailleurs  obtenu  de 
Michel  Paléologue,  sous  mille  serments  et  imprécations  contre 
lui-même,  un  écrit,  revêtu  de  son  sceau  et  remis  entre  leurs 
mains,  par  lequel  il  s'engageait  à  n'opérer  la  réconciliation  qu'à 
la  condition  de  n'obliger  aucun  d'eux  à  ajouter  un  simple  iota 
au  symbole  adopté  dans  leur  église,  et  qu'ils  n'auraient  qu'à 
reconnaître  la  primauté  du  pape  et  le  droit  d'appel  à  son  tribu- 
nal, ainsi  qu'à  en  faire  mémoire  dans  les  prières  publiques.  C'est 
à  ces  conditions  que  tous  finirent  par  souscrire,  à  l'exception  de 
quelques-uns,  qui  préférèrent  l'exil;  encore  furent-ils  bientôt 
rappelés  et  y  adhérèrent-ils  eux-mêmes ,  de  sorte  qu'il  n'y  eut 
plus  un  seul  membre  du  clergé  qui  n'obéit^.  Cela  succinctement 
exposé,  reprenons  notre  récit. 

Quand  la  lecture  de  ces  écrits  fut  achevée,   Georges  Acropo- 
lite,  grand  logo thète,  représentant  de  la  personne  de  l'empereur, 

*)  Voir  Fleury,  Histoire  ecclésiastique,  liv,  LXXXVI,  n*  39. 
')  Id.  ibid. 


—  216  — 

s'avança  pour  prononcer  en  son  nom  le  serment  qui  suit  : 
'/  J'abjure  le  schisme  pour  moi-même  et  pour  mon  maître;  je 
crois  de  cœur  et  professe  de  bouche  la  foi  catholique,  orthodoxe 
et  romaine,  que  nous  venons  de  lire,  promettant  de  toujours  la 
garder,  sans  jamais  m'en  séparer;  je  reconnais  également  la  pri- 
mauté de  l'Eglise  de  Rome  et  l'obéissance  qui  lui  est  due , 
confirmant  tout  cela  par  serment  sur  mon  âme,  sur  celle  de 
mon  maître  et  sur  ces  saints  évangiles^  «  Là  dessus,  le  pontife 
Grégoire  entonna  aussitôt  le  te  deum,  qu'il  entendit,  en  versant 
des  larmes  de  tendresse  paternelle,  chanter  par  tous  les  mem- 
bres de  l'assemblée,  debout  et  tête  nue.  Le  chant  fini,  un 
chapelain  du  pape  dit  à  haute  voix  :  »  Confirmez,  ô  Seigneur 
Dieu,  ce  que  vous  avez  opéré  au  milieu  de  nous'^;  //  et  tous 
les  Pères  répondirent  :  //  de  votre  saint  temple  qui  est  à  Jéru- 
salem^; //  le  vicaire  de  Jésus-Christ  continua  :  »  Le  Seigneur  soit 
avec  vous'^!  //  —  «  et  avec  votre  esprit^!  //  ajouta  l'assistance.  — 
//  Seigneur  Dieu  Tout-Puissant,  reprit  Grégoire!  Ah!  nous  vous 
en  supplions,  faites  que  votre  Eglise,  réunie  par  l'Esprit  Saint, 
ne  soit  plus  désormais  troublée  par  aucune  attaque  de  l'ennemi; 
par  J.-C.  N.-S.  Ainsi-soit-iP  !  '/  S'étant  ensuite  assis,  il  se  féli- 
cita, dans  une  courte  allocution,  du  bonheur  que  lui  avait  ap- 
porté ce  jour  là,  exprimant,  par  les  mêmes  paroles  qu'il  avait 
prononcées  à  l'ouverture  du  concile,  les  sentiments  de  son  cœur, 
c'est-à-dire  le  désir  ardent  qu'il  avait  éprouvé  de  manger  cette 
Pâque,  source  de  tant  de  bénédictions.  Quand  il  eut  cessé  de 
parler,  le  patriarche  Germain  et  Théophane  descendirent  au  mi- 
lieu de  l'assemblée,  et  se  placèrent  à  côté  des  cardinaux  sur  une 
estrade  élevée,  tandis  que  le  pape  entonnait  en  latin  le  credo, 
que  tous  les  Pères  continuèrent  jusqu'au  bout ,  la  tête  décou- 
verte. A  leur  tour  les  Grecs  chantèrent  dans  leur  langue,  répé- 
tant deux  fois  l'article  qui  énonce  que  le  saint  esprit  procède 
Dv  père  et  du  fils. 


')  Voir  les  Annales  de  Wadding,  tome  IV,  année  1274. 

2)  Confirma  hoc.  Deus,  quod  operatvs  es  in  nobis, 

2)  A  tempio  sancto  tuo  quod  est  in  Hierusalem. 

*)  Dominus  vobiscum. 

•'^)  Et  cum  spiritu  tuo. 

*)  Da  Ecclesiœ  tuœ,  quœsumus,  omnipotens  Deus,  ut  Sancto  Spiritu  congregata, 
hostili  nuUatenùs  incursione  lurbetur;  per  Christum  Dominum  nostrum.  Amen. 


—  217  — 

O  Sainte  Eglise  (le  Jésus-Christ,  réjouis-toi,  car  ce  jour  est 
pour  toi  un  jour  de  solennel  triomphe.  Et  vous  aussi,  réjouissez- 
vous  clans  le  Seigneur,  ô  humbles  fils  de  S^  François,  qui  par 
votre  vertu  et  votre  sagesse  lui  avez  ramené  tant  d'enfants  éga- 
rés, en  mettant  le  comble  par  un  pareil  succès  à  sa  joie  mater- 
nelle! En  vérité,  on  voit  assez  combien  grande  et  sincère  était 
cette  joie  par  les  lettres  que  le  saint  pape  Grégoire  adressa  en 
cette  heureuse  circonstance  à  Michel  Paléologue,  à  son  fils  An- 
dronic  et  aux  évêques  de  toute  la  Grèce.  La  première  est  ainsi 
conçue  :  //  A  notre  très-cher  fils  en  Jésus-Christ,  Michel  Paléolo- 
gue, illustre  empereur  des  Grecs,  salut  et  bénédiction  apostolique  ! 
La  sainte  mère  TEglise,  cher  fils,  tressaille  d'allégresse  à  la  vue 
de  la  nouvelle  postérité  que  lui  donne  sa  fécondité,  elle  se  réjouit 
avec  raison  d'avoir  retrouvé  la  drachme  qu'elle  avait  perdue. 
Assurément  elle  se  sent  le  cœur  inondé  d'une  immense  jubilation, 
en  voyant  se  réparer  les  ruines  de  l'ancien  schisme,  depuis  que 
vous  êtes  rentré  avec  tout  votre  peuple  dans  le  sein  de  son  unité  ! . . 
Et  nous  aussi,  nous  en  tressaillons  d'allégresse,  nous  à  qui  il  a 
plu  à  Dieu  d'assigner  le  rôle  de  pasteur.  Oui,  nous  en  tressail- 
lons d'allégresse  en  ce  véritable  pasteur  qui  n'a  point  hésité  à 
donner  sa  vie  pour  le  salut  de  ses  brebis,  et  nous  lui  offrons 
l'hostie  mystique  de  nos  paroles  de  louange  et  d'actions  de  grâce-; 
car  il  n'est  j^oint  douteux  que  ce  ne  soit  par  sa  miséricorde  que 
la  brebis  égarée  est  rentrée  au  bercail,  et  que  le  fils  qui  était 
mort  spirituellement  a  recouvré  la  vie-.  C'est  pourquoi  venant  à 
votre  rencontre,  tandis  que,  devenu  si  différent  de  ce  que  vous 
étiez  autrefois,  vous  opérez  votre  retour,  nous  vous  jetons  avec 
une  affection  paternelle  les  bras  autour  du  cou,  et  nous  vous 
donnons  avec  tendresse  le  baiser  d'une  sincère  charité.  Et 
plût  au  ciel  que  vous  pussiez  voir  de  vos  propres  yeux  com- 
ment l'Eglise  entière,  réunie  dans  un  concile  général,  partage 
nos  transports!  Ah!  certainement,  si  vous  aviez  entendu  les 
prélats,  à  genoux  et  la  tête  découverte,  chanter  l'hymne  divin, 
si  en  même  temps  vous  aviez  vu  couler  de  leurs  paupières  des 
larmes  abondantes,  vous  auriez  aisément  pu  comprendre  la 
vivacité  de  la  joie  qui  les  faisait  couler;  car  ce  n'était  certes 
point  la  doul'dur  qui  causait  ces  chants  et  ces  larmes  !  Et  alors 

»)  Osée,  XIV,  3. 
2)  Luc,  XV,  6. 

21 


—  218  — 

vous  auriez  apprécié  avec  quelle  bienveillance  et  quelle  satis- 
faction vos  ambassadeurs  ont  été  reçus,  et  avec  quels  senti- 
ments a  été  accueillie  votre  profession  de  foi!  Tressaillez  donc 
aussi  d'allégresse,  ô  cher  fils,  et  réjouissez- vous  en  Celui  qui 
est  la  splendeur  de  la  vie  éternelle,  comme  émanant  du  foyer 
même  de  Timmortelle  lumière;  c'est  lui  qui  a  éclairé  votre 
àme  des  divins  rayons  de  sa  grâce,  avec  une  effusion  telle  que 
non-seulement  vous  vous  ralliiez  à  la  vérité,  mais  encore  que 
vous  serviez  de  guide  aux  autres  pour  les  y  ramener  de  même.  Tres- 
saillez d'allégresse  et  réjouissez-vous  du  succès  qui  a  couronné  vos 
efforts,  et  comptez  sur  une  récompense  spéciale  pour  votre  retour 
au  sein  de  Tunité  ecclésiastique,  et  sur  un  plus  haut  degré  de  gloire, 
pour  y  avoir  ramené  les  autres.  Allons  donc,  mettez  tout  votre  zèle 
et  toute  votre  diligence  à  achever  l'œuvre  commencée,  en  travail- 
lant efficacement  à  faire  disparaître  tout  souvenir  ou  vestige  du 
schisme.  Car  les  œuvres  de  Dieu  sont  parfaites^  et  vous,  sa  créa- 
ture, tout  ce  qu'il  vous  a  donné  vous  oblige  à  l'imiter  par  la 
conclusion  définitive  de  la  grande  affaire  que  vous  avez  entre- 
prise, afin  que  la  réalité  de  la  récompense  que  vous  attendez 
réponde  à  vos  espérances.  Vous  serez,  du  reste,  instruit  de  tou- 
tes les  mesures  qu'il  y  a  lieu  de  prendre  encore  par  les  ambas- 
sadeurs eux-mêmes,  qui  retournent  maintenant  près  de  vous,  et 
aux  paroles  desquels  nous  vous  prions  d'ajouter  foi  dans  tout  ce 
qu'ils  vous  rapporteront''.  </  Tels  furent,  par  la  grâce  de  Dieu, 
les  heureux  résultats  des  efforts,  des  voyages  et  des  soins  des 
pauvres  fils  de  Saint  François,  devenus  entre  les  mains  du 
Seigneur  les  instruments  et  la  cause  de  joies  si  grandes  pour 
l'épouse  de  Jésus-Christ! 

Le  Pontife  écrivit  en  même  temps  ce  qui  suit  au  prince  An- 
dronic  :  //  Vous  aussi,  ô  très-cher  Fils  en  Jésus-Christ,  vous  avez 
des  motifs  de  faire  entendre  devant  le  Seigneur  des  chants  de  joie 
et  de  confesser  hautement  votre  foi;  oui,  réjouissez-vous  et  con- 
fessez humblement  que  c'est  par  la  vertu  de  sa  grâce  que  vous 
avez  obtenu  le  bienfait  de  connaître  la  vérité  de  la  foi,  et  de 
l'embrasser  avec  des  sentiments  de  dévotion  et  de  la  confesser 
pieusement  par  l'organe  des  députés  que  vous  nous  avez  envoyés. 
Certainement,   si,   considérant  toutes  ces  choses  avec  un  cœur 

»)  Deutéronoroe,  XXXII,  4. 

')  Voir  les  Annales  de  Wadding,  tome  IV,  année  1274. 


—  -219  — 

contrit  et  humilié,  vous  ne  vous  lassez  point  d^en  poursuivre  la 
réalisation  avec  zèle  et  avec  une  amoureuse  sollicitude,  le  dis- 
pensateur suprême  de  tous  les  biens  ne  cessera  de  vous  combler 
de  ses  bénédictions  continuelles  et  toujours  croissantes,  jusqu'à 
ce  qu'enfin  il  vous  fasse  recueillir  la  récompense  que  vous  avez 
méritée.  C'est  pourquoi  nous  vous  recommandons  et  vous  prions 
dans  le  Seigneur  Jésus-Christ  de  persévérer  dans  le  louable  des- 
sein de  votre  illustre  père  et  d'employer  tout  votre  pouvoir  à 
effacer  toute  trace  de  l'ancien  schisme,  afin  d'assurer  ainsi  à  per- 
pétuité la  réconciliation  des  Grecs  et  des  Latins^  ?  n 

Il  s'adressait  en  ces  termes  aux  évêques  de  tout  l'empire  : 
//  Vénérables  Trères,  salut  et  bénédiction  apostolique!  Nous 
avons  reçu  vos  envoyés  et  vos  lettres,  ainsi  que  celles  de  notre 
très-cher  fils,  Michel  Paléologue,  illustre  empereur  des  Grecs,  et 
avec  d'autant  plus  de  plaisir,  en  vérité,  qu'elles  répondaient 
mieux  à  nos  désirs  ;  car  c'est  précisément  ce  que  recherchaient 
depuis  longtemps  avec  ardeur  les  possesseurs  de  ce  siège  aposto- 
lique, ce  après  quoi  leur  cœur  soupirait,  ce  à  quoi  tendaient  tous 
leurs  efforts;  de  même,  nous  aspirions,  de  toute  l'ardeur  de  notre 
âme,  à  voir  tomber  les  barrières  de  l'ancien  schisme,  pour  que 
la  colombe,  la  bien-aimée,  la  créature  parfaite^  du  Seigneur  fût 
unique,  c'est-à-dire  pour  qu'il  n'y  ait  qu'une  seule  et  unique 
Eglise  des  Grecs  et  des  Latins  dans  l'unité  d'une  même  foi  et 
d'un  même  chef;  et  d'après  ce  que  vous  nous  écrivez,  c'était 
également  le  vœu  le  plus  intime  de  votre  cœur.  Or,  voilà  que  de 
nouvelles  prières  de  nos  intercesseurs  auprès  de  Dieu  nous  ont 
procuré  en  ce  temps-ci  l'assistance  de  la  grâce  de  Jésus-Christ, 
dont  la  parole  nous  apprend  que  nous  ne  pouvons  rien  opérer 
sans  lui^.  En  effet,  le  doux  esprit  de  la  sagesse  est  venu  à  pro- 
pos à  notre  secours,  en  animant  votre  cœur,  ainsi  que  celui  du 
prince  Michel,  de  sentiments  tels,  qu'après  avoir  vu  éclore  de 
cette  manière  ce  qui  y  était  en  germe  dans  vos  désirs,  nous  espé- 
rons que  vous  persévérerez  dans  la  ferme  résolution  que  vous 
avez  montrée,  et  par  conséquent  nous  ne  saurions  manquer  d'ar- 
river à  une  conclusion  aussi  heureuse  que  définitive  et  durable. 
Chantons  donc  des  hymnes  de  louange  et  de  gloire,  rendons  de 

*)  Idem,  ibid. 

•)  Cantiques,  VI,  8. 

')  S-  Jean,  XV,  5. 


—  220  — 

solennelles  actions  de  grâces  à  Celui  qui,  étant  la  véritable  pierre 
angulaire*,  a  réuni  les  deux  murs  de  T édifice,  de  telle  sorte  qu'ils 
n'en  forment  plus  qu'un.  C'est  le  dispensateur  de  tous  biens,  qui 
nous  a  accordé  à  vous  et  à  nous  la  grâce  de  nous  avoir  conservés 
jusqu'à  un  temps  où  nos  cœurs  ont  pu  se  livrer  à  une  joie  aussi 
ineffable  qu'inestimable  était  la  faveur  que  nous  obtenions.  Nous 
vous  prions  donc,  vénérables  frères  et  chers  fils  en  Jésus-Christ, 
nous  vous  conjurons,  pour  la  rémission  de  vos  péchés,  de  con- 
sacrer tous  vos  soins  et  tout  votre  zèle  à  achever  et  assurer  le 
bien  commencé;  de  travailler  à  faire  disparaître  tout  vestige  du 
schisme,  en  expurgeant  des  brebis  atteintes  de  la  contagion  le 
troupeau  du  Seigneur,  afin  qu'il  ne  demeure  pas  souillé,  et  que 
rien  ne  puisse  plus  vicier  la  foi  qui  de  nouveau  vous  éclaire.  Vous 
obtiendrez  ce  résultat  d'autant  plus  utilement  et  d'autant  plus 
facilement,  que  vous  vous  attacherez  plus  fidèlement  et  plus  étroi- 
tement à  votre  prince,  en  l'aidant  à  propos  de  vos  conseils  et  de 
votre  concours.  Car  c'est  à  vous,  placés  sur  les  hauteurs  comme 
les  sentinelles  de  la  vérité,  pour  servir  de  guide  à  tous  les  autres, 
qu'il  appartient  surtout  de  veiller  à  faire  sortir  des  voies  de  la 
perdition  les  âmes  égarées,  en  les  ramenant  au  chemin  de  la  jus- 
tice, afin  que,  remplissant  ainsi  les  devoirs  de  votre  ministère, 
vous  obteniez  la  plénitude  des  récompenses  éternelles'-^.  // 

Telle  était  la  joie  qui  inondait  le  cœur  du  chef  suprême  de 
l'Eglise,  et  telles  étaient  les  espérances  qu'il  concevait  pour  le 
bien  universel  de  la  chrétienté,  qu'il  savait,  au  sein  de  ce  con- 
cile solennel,  établir  dans  les  esprits  cette  union  formée  entre  les 
Grecs  et  les  Latins  par  de  si  touchantes  et  de  si  sincères  manifes- 
tations; beaux  et  précieux  fruits  devant  Dieu  et  devant  les  hom- 
mes des  labeurs  apostoliques  des  Tranciscains  toujours  et  partout 
fidèles  interprètes  et  généreux  réalisateurs  des  desseins  magnani- 
mes de  l'Eglise  romaine.  Voilà  pourquoi  les  noms  des  Erères 
Jérôme  d'Ascoli,  Bonaventure  de  Muijello,  Raimond  Bérensier  et 
Bonne-Grâce  de  Persiceto  seront  toujours  bénis  par  les  sages, 
toujours  honorés  et  immortalisés  par  l'histoire.  Qu'importe  si  les 
transports  de  joie  causés  par  un  événement  si  heureux  ne  de- 
vaient pas  être  de  longue  durée,  si  de  nouvelles  perfidies  allaient 
encore  apporter  leurs  amertumes,   et  si  les  espérances  bien  fon- 

V)  Ep.  aux.  Ephésiens,  H,  20. 
*)  Voir  V.'ackling,  loco  citato. 


221   

dées  et  bien  légitimes  que  faisait  naître  cette  réconciliation,  de- 
vaient bientôt  se  dissiper  comme  une  nuée  sous  le  souffle  du 
vent?  Car,  pour  ce  qui  les  concernait,  les  fils  de  S^  François 
avaient,  en  accomplissant  leur  devoir,  bien  mérité  de  la  religion 
et  de  la  société  des  peuples;  l'Eglise  aussi  avait  rempli  le  rôle 
que  lui  imposait  sa  tendresse  maternelle  envers  des  enfants  éga- 
rés; quant  aux  Grecs,  ils  avaient  au  concile  de  Lyon,  avec  la  plus 
grande  solennité  possible,  prononcé  eux-mêmes  leur  condamna- 
tion à  la  face  de  l'univers  entier  ! 


21, 


DEUXIEME  PARTIE. 
HISTOIR.E     OOISTTEMPORAIKE, 


SYRIE  ET  PALESTINE. 

Lettre  du  P.  Bernard  d'Orléans,  Ohservantin  de  la  Frovince 
de  France,  sur  sa  mission  dans  Vile  de  Ckypre ,  au  P.  Per- 
pétîie  de  Castel  San-Pietro,  Ohservantin  de  la  Province  de 
Turin, 

Jérusalem f  couvent  du  S^  Sauveur,   29  avril  1863. 

Mon  Très-Cher  Perpétue, 

Je  suis  revenu  il  y  a  quelques  jours  de  File  de  Chypre,  où 
j'avais  été  envoyé  par  le  Reverendissime  Père  Custode  pour  don- 
ner une  mission  à  la  nombreuse  colonie  européenne  qui  y  réside. 
J'ai  prêché  en  français  dans  notre  nouvelle  église  de  Larnaca, 
une  des  plus  belles  qui  se  trouvent  aujourd'hui  dans  le  Levant. 
Oh!  comme  il  m'était  consolant  de  voir  chaque  jour  une  foule 
considérable  se  presser  autour  de  ma  chaire  et  maints  fidèles 
s'approcher  avec  ferveur  des  saints  sacrements  de  la  pénitence 
et  de  l'eucharistie!  Depuis  longtemps  déjà  l'on  n'avait  plus  donné 
en  cette  île  d'exercices  spirituels  aux  Européens,  et  ils  en  avaient 
vraiment  besoin.  La  moisson.  Dieu  merci,  a  été  très-abondante. 
Les  catholiques  indigènes  peuvent  suivre  souvent  des  exercices 
spirituels  que  leur  donnent  en  langue  grecque  nos  religieux  de  cette 
résidence,  qui  la  connaissent  ù  fond.  Parmi  eux  se  distingue  le 
Père  Valentin  Ricciardi,  Mineur  Observantin  de  votre  Province, 
curé  et  gardien  du  couvent  de  Larnaca,  tellement  versé  dans 
cette  langue  qu'il  a  déjà  publié  un  livre  qui  par  la  pureté  et 
l'élégance  du  style  pourrait  soutenir  le  parallèle  avec  le  grec  de 
Démosthène  et  d'Homère.  Je  séjournai  près  d'un  mois  dans  cette 
île  et  j'en  visitai  toutes  les  antiquités;  car,  comme  vous  le  savez, 
elle  est  célèbre  dans  l'histoire  pour  avoir  été  d'abord  habitée  par 
les  Phéniciens,  par  les  Grecs,  par  les  Perses,  et  pour  avoir  été 
ensuite  conquise  successivement  par  Sésostris,  par  Cyrus ,  par 
Alexandre-le-grand ,  par  Sémiramis  et  par  Titus,  empereur  Ro- 


—  U2>  — 

main,  quand  il  allait  détruire  Jérusalem.  Elle  ne  Test  pas  moins 
par  la  prédication  qu'y  firent  S^  Paul,  S^  Barnabe  et  S*  Marc, 
et  par  les  haltes  qu'y  faisaient  les  pèlerins  de  TOccident  et 
les  croisés  se  rendant  en  Terre- Sainte.  A  cette  époque  Chypre 
comptait  300  églises,  et  maintenant  il  n'y  en  a  plus  que  quatre, 
savoir  à  Larnaca,   à   Limasol ,   à  Nicosia  et  à  Tamagoste. 

Le  collège  de  Terre-Sainte  que ,  par  ordre  de  nos  supérieurs, 
vous  et  moi  avons  fondé  à  travers  mille  peines  et  mille  fatigues, 
continue  à  prospérer  et  à  produire  de  bons  fruits ,  avec  un 
nombreux  concours  d'élèves.  Aux  quinze  bourses  que  nous  lui 
avons  obtenues  et  qui  sont  payées  par  l'œuvre  des  Ecoles 
d'Orient  à  Paris,  aux  huit  autres  que  lui  a  allouées  la  Société 
charitable  établie  à  Cologne  en  Allemagne,  il  faut  encore  en 
ajouter  trois  destinées  à  trois  pauvres  jeunes  gens,  qui  seront 
instruits  et  entretenus  aux  frais  de  votre  roi  Yictor  Emmanuel  II. 
C'est  à  vous  qu'on  doit  ce  bienfait,  récemment  accordé  au 
collège  d'Alep,  à  vous  qui  avez  eu  soin,  d'après  ce  qu'on 
m'écrit  d'Alep  même,  de  faire  présenter  à  ce  sujet  une  pres- 
sante requête  au  roi  par  le  chevalier  de  Castellengo.  On  voit 
que  même  de  loin  vous  ne  cessez  de  conserver  la  plus  grande 
affection  pour  ce  collège  que  nous  avons  fondé  avec  tant  de 
difficultés,  en  dépit  des  lois  de  Mahomet  qui  prohibent  l'in- 
struction, au  risque  manifeste  de  nous  faire  égorger  dans  une 
cité  musulmane  et  fanatique  comme  Alep,  dans  les  circon- 
stances les  plus  périlleuses,  c'est-à-dire  en  1860,  alors  que  les 
Druses  et  les  Turcs  faisaient  frémir  le  monde  entier  au  récit 
des  horribles  excès  auxquels  ils  se  livraient  dans  le  pays  contre 
les  chrétiens,  et  enfin  malgré  les  préventions  hostiles  de  cer- 
taines gens  qui  allaient  répétant  que  les  Franciscains  sont  in- 
capables de  tenir  des  écoles.  Daigne  Dieu  protéger  longtemps 
ce  collège  et  le  faire  toujours  prospérer  pour  l'instruction  de 
la  jeunesse  du  Levant,  pour  la  propagation  de  l'Evangile  et  de 
la  civilisation,  pour  la  conversion  des  Schismatiques,  des  Turcs 
et  des  Juifs,  et  pour  la  gloire  et  l'honneur  de  la  Terre- Sainte. 

Peut-être  avez- vous  appris,  très-cher  Perpétue,  la  mort  mal- 
heureuse de  trois  de  nos  rehgieux  au  port  de  JafFa.  C'étaient  les 
frères  lais  Charles  et  Victor,  et  le  Clerc  frère  Eustache,  grec 
converti,  jeune  homme  de  belles  espérances  qui  se  rendait  à 
Venise    pour  y  faire  ses  études.  Comme  ils    avaient   pris   une 


—  2U  — 

barque  pour  rejoindre  le  bateau  à  vapeur  ancré  dans  le  port  de 
Jaffa,  les  vagues  furieuses  la  poussèrent  sur  un  écueil,  elle  s'y 
brisa  et  les  trois  religieux  furent  précipités  au  fond  de  la  mer. 
Ils  avaient,  les  trois  jours  précédents,  reçu  la  sainte  communion, 
comme  s'ils  avaient  pressenti  qu'ils  devaient  faire  le  grand  voyage, 
non  d'Orient  en  Occident,  mais  de  cette  vie  à  l'autre.  Le  P. 
Alexandre  Bassi  et  le  P.  Elisée  Cariando  de  votre  Province,  qui 
se  trouvent  en  ce  moment  à  Jérusalem,  se  portent  bien  et  vous 
saluent.  Moi  aussi,  je  vous  salue  avec  toute  l'expansion  de  mon 
cœur,  et  je  me  dis  de  nouveau,  en  vous  embrassant  tendrement, 

Votre  très-affectionné  confrère, 

P.  Beexard  d'Orléans, 

Min.   Obs, 

Cette  lettre  nous  a  été  transmise  par  le  P.  Perpétue,  à  qui 
elle  avait  été  adressée,  avec  la  lettre  suivante  que  nous  croyons 
bon  d'y  joindre  et  qui  est  conçue  en  ces  termes  : 

Ttirin,   couvent  de  la  Consolata,  ce  25   inai  1863. 

Mon  Très- Révérend  Père  Marcellin, 

./  Voyant  que  vous  êtes  si  aimable  que  de  continuer  à  m'en- 
voyer,  quoique  je  ne  le  mérite  pas,  vos  précieuses  Annales  des 
Missions  Franciscains,  je  me  fais  un  devoir  de  vous  adresser 
quelques  mots  pour  vous  en  faire  mes  plus  vifs  et  plus  sincères 
remerciments.  Daigne  Dieu  vous  conserver  longtemps  en  vie, 
afin  que  vous  puissiez  tirer  des  ténèbres  de  l'oubli  les  titres  de 
gloire  des  Franciscains,  et  les  mettre  en  pleine  lumière,  à  l'éton- 
nement  du  monde  entier.  Les  efforts  des  Franciscains  pour  po- 
licer  les  peuples,  évangéliser  les  nations  et  propager  la  civi- 
lisation, sont  connus  des  sauvages  d'Amérique,  des  anthropo- 
phages de  l'Afrique,  des  barbares  Indiens,  des  Bédouins  du 
désert  et  des  Kurdis  de  la  Mésopotamie;  mais  il  n'y  avait  point 
une  plume  qui  les  fit  connaître  de  l'Europe  civilisée.  A  vous  était 
réservé  le  haut  honneur  de  déployer  la  bannière  Franciscaine 
et  de  révéler  au  monde  entier  les  titres  de  gloire  de  vos  Frères, 
en  leur  élevant  un  monument  impérissable  dans  l'histoire  et  dans 
les  Annales  des  Missions  Franciscaines.  Voilà  pourquoi  tous  les 
Franciscains  des  deux  hémisphères  ont  maintenant  les  yeux 
tournés  vers  vous,   faisant  des  vœux  pour  que  vos  travaux  ne 


o-y 


cessent  d'être  consacrés  à  Tavantage  de  notre  Institut  Séraphique. 
C'est  ainsi  que  vous  recueillerez  les  bénédictions  du  ciel  et  les 
félicitations  de  tous  vos  Prères  épars  sur  la  superficie  du  globe,  w 
Nous  avons  rapporté  ici  ces  paroles  affectueuses  de  notre  con- 
frère,  non  que  nous  croyions  mériter  de  pareils  éloges,  mais 
seulement  afin  de  montrer  comment  l'Ordre  apprécie  l'importance 
de  notre  publication  pour  prouver  au  monde  qu'en  définitive 
les  Frères  Mineurs  ne  sont  pas  des  contemplatifs  inutiles  et  igno- 
rants, tels  qu'on  voudrait  les  présenter  à  tort.  Et  ici  nous  pro- 
fitons de  cette  note  pour  attester  notre  vive  gratitude  à  tous 
ceux  de  nos  confrères  qui  travaillent  à  propager  les  présentes 
Annales.  Parmi  eux  il  est  juste  que  nous  fassions  une  mention 
spéciale  du  P.  Cyprien  de  Trévise,  le  savant  observantin,  pro- 
fesseur général  de  philosophie  dans  la  Province  de  Venise;  c'est 
lui  qui  nous  a  servi  comme  de  bras  droit  pour  soutenir  une  en- 
treprise si  utile  à  la  gloire  de  l'Eglise  et  de  notre  institut.  Esprit 
distingué  et  profondément  versé  dans  l'étude  soit  des  systèmes 
philosophiques,  soit  des  langues  orientales,  nous  sommes  certain 
qu'il  fera  grand  honneur  à  la  Pamille  Séraphique. 


II. 
IN'OUVELLE  ZÉLxiNDE. 

ZeUre  du  P.  Dominique  Galosi  de  Castigliaxo,  Ohservanthi 
de  la  Province  des  Marches ,  Missiomiaire  apostolicpie  dans  la 
Nouvelle  Zelande ,  au  Rédacteur  des  Annales,  siir  la  situation 
de  ce  jpays  et  de  ses  liahitants, 

Tuès-Eévérend  Père  Marcellin, 

Il  est  une  pensée  qui  occupe  continuellement  mon  esprit, 
c'est  le  souvenir  de  tant  de  belles  choses  que  vous  m'avez  di- 
tes, lorsque,  prenant  congé  de  vous,  j'adressais  en  même  temps 
mes  adieux  à  la  ville  éternelle  et  à  mon  beau  pays,  que  divise 
V Apennin  et  qu^ entourent  la  mer  et  les  Alpes  j  afin  de  me  rendre 
dans  ces  régions  si  lointaines  de  l'Oceanie,  où  le  Seigneur  m'a 
appelé  aux  œuvres  du  ministère  apostolique.  Je  me  souviens  du 
récit  que  vous  me  faisiez  des  maux  soufferts  par  nos  confrèîes 
qui,  s'attachant  à  la  croix  par  amour  de   leurs  semblables,   en 


—  P.26  — 

ont  porté  le  culte  chez  tant  de  nations,  contents  de  verser  leur 
sang  et  de  subir  la  mort,  pourvu  qu'ils  parvinssent  à  leur  faire 
aimer  ce  divin  Crucifié,  qui  les  a  rachetés  par  une  généreuse 
et  sanglante  Eédemption. 

Je  me  rappelle  tout  aussi  bien  les  conseils  que  vous  m'avez 
donnés  pour  m'aider  à  surmonter  les  difficultés  qui  accompagnent 
la  fondation  d'une  nouvelle  mission,  non  moins  que  le  désir 
que  vous  nous  avez  exprimé  de  recevoir  de  temps  en  temps  de 
nos  nouvelles  et  des  renseignements  sur  cet  Archipel.  Or,  comme 
vos  conseils  m'ont  été  et  me  sont  encore  fort  utiles,  en  contri- 
buant beaucoup  à  ma  sécurité  et  à  ma  consolation,  je  vous  en 
manifeste  publiquement  ma  reconnaissance,  dont  je  veux  que 
cette  lettre  soit  un  témoignage  éclatant. 

A  peine  avais-je  mis  le  pied  dans  cette  île,  que  je  songeai  à 
rechercher  comment  y  était  entrée  la  tribu  sauvage  qui  l'habite, 
d'où  elle  était  venue,  et  si  elle  était  alliée  aux  autres  peuples 
voisins;  mais  quelque  désireux  que  je  fusse  de  me  renseigner  à 
cet  égard,  il  ne  me  fut  pas  donné  d'acquérir  des  notions  certai- 
nes et  je  dus  me  contenter  de  conjectures.  Je  suis  porté  à  croire 
que  les  habitants  actuels  de  l'ile  y  ont  été  jetés  par  de  violentes 
tempêtes,  alors  qu'ils  parcouraient  les  mers,  ou  bien  qu'ils  s'y 
sont  réfugiés  après  quelque  naufrage  qui  ne  leur  permit  pas  de 
retourner  en  arrière.  Quant  à  la  division  de  ce  territoire  en  autant 
d'îles  que  nous  en  voyons  maintenant,  elle  doit  avoir  été  causée 
par  la  mer,  qui  aujourd'hui  encore  s'engouffre  avec  fureur  dans 
beaucoup  d'endroits,  crejuse  le  tuf  et  le  roc,  et  par  son  conti- 
nuel et  violent  reflux  crée  de  nouveaux  ilôts,  tout  en  ensevelis- 
sant d'autres  sous  les  eaux;  et  c'est  ainsi  que  la  population  a  dû 
à  son  tour  se  subdiviser  en  fractions  dont  il  était  impossible 
que  l'une  se  rattachât  à  l'autre.  C'est  ce  que  je  conclus  du  génie 
de  la  langue  des  Maori ,  qui  a  de  grandes  affinités  avec  celle  des 
habitants  de  l'Australie;  beaucoup  de  mots  sont  absolument  sem- 
blables dans  les  deux  langues  avec  la  même  signification  et  la 
même  prononciation,  et  les  autres  se  ressemblent  par  la  con- 
struction de  la  phrase.  Ajoutez  l'identité  des  usages,  tels  que 
le  tatouage;  quant  à  la  couleur  et  au  type  des  Maori,  ils  ne 
diffèrent  guère  non  plus  de  la  couleur  et  du  type  des  autres  ha- 
bitants de  ces  îles. 

S'il  ne  vous  plaisait  pas  d'admettre  cette  opinion,  on  pourrait 


—   227   — 

dire,  comme  le  prétendent  plusieurs,  que  cette  peuplade  descend 
de  Sem  et  est  venue  de  TAsie,  ou  bien  comme  d^autres  le 
supposent  avec  plus  de  raison,  qu^elle  descend  de  Cliam  et  est 
venue  de  l'Afrique;  on  pourrait  dire  que,  frappés  de  la  malédic- 
tion, ces  malheureux,  errant  à  la  poursuite  de  brutales  jouis- 
sances, de  plus  en  plus  aveuglés  par  leurs  passions,  et  devenus 
esclaves  de  leurs  vices,  fuyaient  çà  et  là  pour  se  cacher  les  uns 
aux  autres,  qu'ils  oublièrent  ainsi  leurs  traditions,  et  qu'ils  per- 
dirent peu  à  peu  l'idée  qu'ils  eussent  ailleurs  des  frères;  car  ils 
finirent  par  croire  qu'il  n'y  avait  point  d'autre  terre  que  celle 
qu'ils  habitaient.  Ils  vécurent  dans  cet  état  jusqu'à  ce  qu'il  eût 
plu  à  Dieu  de  susciter  des  hommes  pleins  de  courage  et  d'intel- 
ligence, qui,  se  mettant  à  pénétrer  les  mystères  de  la  mer 
d'Occident,  découvrirent  tant  de  pays,  tant  de  frères  inconnus, 
dans  les  traits  desquels  ils  virent  aussitôt  l'image  du  Dieu  qui 
les  avait  créés  avec  nous,  et  dont  le  reflet,  obscurci  mais  non 
éteint,  illuminait  encore  le  visage. 

Il  me  semble  que  les  Xéo-Zélandais,  ou  mieux,  les  Maori, 
race  malaise,  sont  ceux  qui  se  sont  le  moins  éloignés  de  la  loi 
éternelle  et  des  principes  de  la  raison;  ils  ont  même  conservé 
je  ne  sais  quelle  beauté  de  formes.  D'une  taille  plutôt  grande 
que  petite  et  d'une  structure  très- vigoureuse,  ils  vivraient  très- 
longtemps,  n'étaient  leurs  vices  naturels  et  ceux  que  leur  ont 
communiqués  les  étrangers,  notamment  l'habitude  de  fumer  sans 
cesse  et  de  s'enivrer  par  l'abus  des  spiritueux.  Ils  se  cambrent 
dans  leur  marche;  mais  leurs  jambes,  plus  accoutumées  au 
repos  qu'au  mouvement,  les  soutiennent  mal  pour  une  longue 
route.  Ils  ont  le  visage  régulier,  mais  le  nez  petit  et  épaté; 
le  teint  brun  tirant  sur  le  noir  et  passant  au  bleu  foncé  après  le 
tatouage;  ce  tatouage  se  fait  d'ordinaire  avec  les  pointes  des 
arêtes  de  poissons,  trempés  dans  le  suc  des  plantes. 

Les  femmes  sont  bien  faites  et  parfaitement  constituées,  mais 
petites;  elles  ont  le  visage  d'un  type  très- varié,  mais  il  en  est 
assez  qui,  avec  leur  chevelure  épaisse  et  crépue,  et  par  là  même 
très-difficile  à  tresser  ou  à  boucler  à  la  mode  européenne,  tien- 
nent du  type  italien.  Elles  pratiquent  également  le  tatouage, 
mais  seulement  sur  leurs  lèvres,  qui  passent  ainsi  du  rouge  au 
bleu  foncé,  et  souvent  elles  y  ajoutent  un  signe  hiéroglyphique 
au  milieu  du  menton.   Ce   signe   a  une   haute   sie:nification ,  il 


228  

marque  la  fidélité  et  ramour,  et  on  le  regarde  comme  le  plus 
beau  et  le  plus  estimé  des  ornements;  les  missionnaires  catho- 
liques travaillent,  mais  avec  peu  de  succès,  à  le  faire  dispa- 
raître. 

En  général  ce  peuple  ne  manque  point  d^intelligence;  les 
îs^éo-Zélandais  apprennent  vite  à  lire,  à  écrire,  à  calculer,  et 
leur  mémoire  retient  facilement  les  prières  et  le  catéchisme.  Ils 
seraient  aussi  aptes  aux  arts  mécaniques;  mais  leur  paresse  natu- 
relle les  abat  tellement  qu'elle  ne  leur  permet  pas  de  s'appliquer 
à  d'autres  sciences  que  celles  qu'ils  peuvent  apprendre  assis  ou 
étendus  par  terre.  Peut-être  les  femmes  sont-elles  mieux  douées 
que  les  hommes;  elles  font  de  belles  nattes,  des  paniers  et  des 
corbeilles.  Une  jeune  fille  des  Maori,  mise  à  l'école,  surpassa 
en  peu  de  temps  toutes  ses  compagnes  dans  l'art  de  la  broderie, 
et  j'ai  vu  une  tapisserie  faite  par  elle  en  estame  (laine  cardée)  et 
soie  et  représentant  Jésus  au  jardin  des  Oliviers,  qui  me  parut 
très-belle.  D'ailleurs,  ici  comme  partout,  les  femmes  parlent  avec 
beaucoup  de  volubilité  et  de  grâce.  Du  reste,  tous  les  Maori 
s  adonnent  à  la  poésie  et  au  chant,  en  vers  libres;  leurs  sujets 
favoris  sont  la  guerre  et  l'amour.  Mais  leur  chant  (ils  sont  extrê- 
mement amateurs  de  chant)  est  fort  monotone;  toujours  à  la 
même  clef,  il  ne  roule  guère  que  sur  trois  notes,  comme  du  Sol 
au  Si  mineur,  excepté  à  la  finale,  où  il  se  termine  par  une  into- 
nation si  basse  qu'on  dirait  que  les  chanteurs  ont  perdu  la 
voix  de  fatigue. 

L'n  jour  je  lus  une  de  ces  compositions  poétiques  inspirée  à 
une  sauvage  par  la  mort  de  son  fils.  Elle  avait  je  ne  sais  quoi  de 
touchant,  et  elle  était  parsemée  de  pensées  extrêmement  tendres 
et  vraiment  maternelles,  fruit  du  sentiment  catholique  qui  com- 
mençait à  élever  l'esprit  et  à  dominer  le  cœur  de  cette  pauvre 
fille  des  forêts.  Aussi  en  fit-on  de  nombreuses  copies  qui  circu- 
lèrent parmi  les  Maori, 

Comme  ils  n'ont  jamais  eu  ou  bien  qu'ils  ont  perdu  la  con- 
naissance des  arts  et  des  instruments  qu'en  requiert  l'usage, 
ils  bâtissent  leurs  maisons  d'une  manière  très  curieuse,  afin  de 
se  garantir  des  intempéries  des  saisons.  Quand  elles  se  tiennent, 
ils  les  appellent  Kain  Kai ;  quand  elles  sont  séparées  l'une  de 
l'autre,  ÎFkare.  Ces  maisons  forment  autant  de  groupes  qu'il  y 
a  de  petites  tribus  indépendantes ,   et  elles  ont  pour  fondations 


—  2:29  — 

des  perches  de  bois  fichées  en  terre,  et  rattachées  à  leur  ex- 
trémité supérieure  par  d^iutres  perches  transversales  et  oblique- 
ment placées  des  deux  côtés.  Les  Maori  les  enduisent  d^une 
touffe  épaisse  d'une  herbe  {SipJia  angustifoUa)  qu'ils  nomment 
Ranpo,  et  leur  donnent  une  hauteur  de  cinq  palmes  sur  les 
côtés,  de  dix  au  milieu,  et  en  général  une  longueur  de  six 
mètres  et  une  largeur  de  quatre.  Ces  habitatioîis,  construites 
sans  fenêtres  ou  ouvertures,  ne  reçoivent  de  jour  que  par 
une  petite  entrée ,  haute  d'environ  quatre  palmes  et  large  de 
trois,  de  sorte  que  pour  y  pénétrer  on  doit  se  tenir  les  bras 
allongés  et  serrés  contre  les  côtés,  en  se  courbant  jusqu'au 
genou.  On  n'y  demeure  que  de  nuit  pour  reposer  et  dormir, 
sur  un  peu  de  fougère ,  recouvert  de  nattes,  dont  quelques  unes, 
comme  je  l'ai  dit,  sont  très-belles  et  encadrées  de  dessins  co- 
loriés peut-être  avec  la  même  matière  dont  l'on  se  sert  pour  le 
tatouage.  Et  comme  c'est  là  qu'on  allume  le  feu ,  cjui  doit  aussi 
servir  de  lampe,  il  y  a  une  fumée  et  une  chaleur  à  étouffer.  Les 
Maori  s'y  habituent,  ceux-ci  accroupis  comme  les  Turcs,  ceux-là 
étendus  comme  des  miorts,  ou  avec  un  enfant  derrière  les  épaules 
comme  un  troupeau  de  brebis  au  bercail.  Néanmoins  ils  y  conser- 
vent une  extrême  gravité  :  ainsi,  l'un  d'eux  ayant  osé  un  soir 
se  mettre  à  rire  pendant  que  parlait  un  iLaori  plus  âgé,  on  lui 
en  lit  aussitôt  un  grief  et  on  le  condamna  à  payer  un  cheval, 
peine  qui  sur  notre  intercession  fut  comm^uée  en  paiement  d'une 
hache,  plus  l'exclusion  de  la  réunion  pendant  quelques  soirées. 
Les  Maori  dépendent  entièrement  de  leur  Eaugatira  particulier. 
C'est  le  maître,  le  seigneur  et  le  magistrat  d'une  certaine  éten- 
due de  territoire  :  il  lui  appartient  de  conduire  ses  gens  à  la 
guerre,  et  de  leur  faire  contracter  alliance  avec  les  tribus  voi- 
sines; de  donner  aux  hommes  une  femme  et  aux  femmes  un 
mari;  à  lui  de  juger,  de  condamner,  d'absoudre;  il  a  dans  sa 
circonscription  sous  son  domaine  absolu  toutes  les  terres  et 
toutes  les  personnes.  Le  titre  de  Eangatira  est  héréditaire; 
mais  s'il  arrive  que  le  fils  n'imite  point  le  père,  et  ne 
sache  point  manier  la  massue  ou  la  lance,  qu'il  ne  soit  ni  cou- 
rageux, ni  éloquent,  ni  capable  de  conduire  les  siens  àia  guerre, 
alors  il  perd  son  autorité,  et  l'on  choisit  un  meilleur  chef  qui 
est  proclamé  par  la  tribu.  Le  Eangatira  a  le  privilège  de  prendre 
plusieurs  femmes  et  d'empêcher  les  autres  d'en  avoir  plus  d'une, 

9,9. 


—  230  — 

ainsi  que  d'interdire  aux  femmes  de  prendre  un  mari  dans  une 
autre  tribu  sans  une  très-grave  nécessité,  telle  que  le  serait  la 
conclusion  d'une  alliance  et  la  formation  d'une  ligue  entre  deux 
tribus  contre  les  autres.  Le  Rangatira  a,  en  outre,  le  droit  de 
se  tatouer  plus  que  les  autres,  ce  qui  le  rend  le  plus  laid  et  le 
plus  difforme  de  tous. 

Quant  à  la  nourriture  des  Maori,  elle  consiste  en  poissons, 
qu'ils  réussissent  parfaitement  à  prendre  avec  des  hameçons, 
des  harpons  et  une  sorte  de  filets  tissus  en  lin.  Ils  usent  ensuite 
d'un  fruit,  produit  par  une  herbe  appelée  Kiakia,  qui  devient 
très-haute  à  l'ombre  des  autres  plantes,  autour  desquelles  elle 
s'enlace  volontiers.  Ce  fruit  est  blanc  et  a  la  forme  de  l'artichaut, 
lorsqu'il  commence  à  faire  semence  ;  mais  on  ne  le  mange  qu'à 
moitié  pourri,  et  bien  qu'il  soit  doux,  il  laisse  dans  la  bouche 
nne  saveur  semblable  à  celle  de  la  pomme  de  pin,  et  n'est  guère 
nutritif.  Les  racines  de  fougère,  plante  ici  fort  abondante,  sont 
un  autre  aliment  dont  les  indigènes  usent  pendant  l'hiver;  ils  en 
tirent,  en  les  pilant,  une  farine  dont  ils  font  des  biscuits.  Un 
jour  que  j'en  avais  mangé  ,  j'en  eus  les  dents  tellement  empâtées, 
que  je  ne  pouvais  plus  m'en  servir,  outre  que  j'avais  la  bouche 
empestée  d'une  odeur  de  fumée  et  de  moisissure  insupportable.  A 
ces  mets  ils  joignent  les  patates  et  quelques  fruits,  surtout  les 
pêches.  Yoici  le  moyen  qu'ils  emploient  pour  cuire  leurs  aliments. 
Ils  creusent  un  trou,  large  de  quatre  à  cinq  palmes,  profond  de 
deux  à  trois,  où  ils  placent  du  bois  auquel  ils  mettent  le  feu;  quand 
ce  bois  est  consumé,  ils  j  jettent  des  pierres  qu'ils  recouvrent, 
dès  qu'elles  sont  bien  chauffées,  de  morceaux  de  natte  bien 
trempée  d'eau;  puis  ils  placent  par  couches,  par  exemple,  des 
patates,  en  mettant  dessus  un  peu  de  feuilles,  pour  les  séparer  du 
poisson  et  des  autres  aliments  qu'ils  y  superposent;  enfin  ils 
y  ajoutent  d'autres  nattes  mouillées  et  recouvrent  le  tout  de 
terre,  afin  que  la  chaleur  reste  bien  concentrée.  Douze  minutes 
après,  on  recommence  l'opération  dans  l'ordre  inverse,  et  les 
aliments  se  trouvent  être  parfaitement  cuits  dans  toutes  leurs 
parties,  sans  avoir  besoin  d'autres  apprêts.  Comme  je  demandais 
à  quelques  Maori  ce  qu'ils  feraient  si  le  feu  s'éteignait,  ils  me 
répondirent  qu'il  était  facile  de  le  tirer  de  la  pierre  ou  de  deux 
morceaux  de  bois  longtemps  frottés  l'un  contre  l'autre. 

Maintenant    il  faut  que  je  vous  dise  quelques  mots  de  la  re- 


—  231  — 

ligion  de  ce  peuple.  D\ubord  ils  adoraient  un  Dieu,  invisible  et 
pur  esprit,  mais  divisé  (qui  le  croirait)?  en  trois  personnes 
auxquelles  ils  donnaient  un  nom  particulier;  Fune  déciles  se  fit 
homme,  et  ils  rappelaient,  en  conséquence,  enfant  direct, 
mais  naturel  ou  bâtard,  parce  qu'il  voulut  naître  d^ine  femme, 
sans  qu'on  lui  connut  un  père  générateur.  On  découvre  là  une  trace 
réelle,    bien  que  souillée   et  altérée,    des  mystères  de  notre  foi. 

Ils  avaient  aussi  des  prêtres;  mais  il  ne  m'a  pas  été  possible 
de  savoir  quelles  étaient  proprement  leurs  fonctions,  quelles 
cérémonies  ils  pratiquaient  et  quelles  prières  ils  prescrivaient; 
nous  savons  seulement  qu'ils  devaient  se  distinguer  par  plus  de 
modestie  et  une  vie  de  retraite,  avoir  une  belle  barbe,  parler 
lentement  et  posément.  Ces  prêtres  n'étaient  pas  dispensés  du 
travail;  ils  devaient  distribuer  certaines  petites  pierres  sur  les- 
quelles étaient  gravées  des  figures  humaines  très -difformes,  qui 
s'appelaient  Tiki  ou  chose  sacrée;  tous,  hommes  et  femmes,  por- 
taient ces  figurines  suspendues  aux  oreilles  et  attachées  au  con, 
ou  les  gardaient  avec  un  soin  jaloux  dans  un  coin  de  leurs  ca- 
banes. Ce  n'étaient  point  précisément  des  idoles  ou  des  divinités 
que  les  Maori  adoraient,  mais  des  objets  auxquels  ils  atta- 
chaient un  grand  prix,  comme  consacrés  par  le  prêtre  et  comme 
représentant  la  divinité  invisible,  objet  de  leur  culte. 

Les  Maori  attribuaient  à  Dieu  une  justice  très-sévère,  qui  peut 
néanmoins  se  changer  en  une  miséricorde  tout  aussi  grande, 
dont  il  faut  attendre  tous  les  biens  dans  l'autre  vie.  Ils  croyaient 
donc  que  l'àme,  simple,  spirituelle  et  immortelle,  allait,  une  fois 
séparée  du  corps,  habiter  les  régions  des  esprits,  où  elle  devait 
être  plus  ou  moins  heureuse,  d'après  ses  œuvres.  Mais  il  est  sur- 
tout remarquable  qu'ils  connaissaient  je  ne  sais  quelle  espèce  de 
baptême,  qu'ils  appelaient  dans  leur  langue  Iriinnga,  et  par 
lequel  ils  contrefesaient  aussi  le  nôtre;  car  ils  le  conféraient  aux 
nouveaux-nés  en  leur  versant  sur  la  tête  avec  certaines  cérémo- 
nies de  l'eau  douce  et  naturelle. 

Quant  à  la  création,  les  Maori  tenaient  qu'elle  comprend  tout 
ce  qui  tombe  sous  leurs  sens,  la  mer  qui  les  entoure,  la  terre 
qui  les  porte,  en  disant  que  Dieu,  descendu  d'en  haut  et  tra- 
versant les  eaux  sur  une  barque  semblable  aux  leurs,  aborda  à 
une  pointe  de  la  Xouvelle-Zélande,  où  il  se  mit  à  pétrir  d'une 
certaine  matière  l'homme  et  la  femme,  pour  s'en  retourner  en- 


suite  clans  le  ciel,  en  leur  laissant  la  barque  comme  modèle  de 
celles  qu'ils  devaient  construire. 

Je  ne  comprends  pas  qu'un  auteur,  que  j'ai  lu  avant  de  quitter 
ritalie,  ait  parlé,  comme  il  Ta  fait,  des  Néo-Zélandais.  /'  Les 
Missionnaires  catlioliqucs,  dit-il,  travaillent  avec  peu  de  succès 
dans  la  Nouvelle-Zélande,  dont  les  habitants  regardent  comme 
un  signe  d'opprobre  la  croix  sur  laquelle  ils  clouent  leurs  malfai- 
teurs, et  ne  peuvent  croire  que  Dieu,  qui  est  bon,  soit  mort 
sur  ce  gibet  infâme.  "  Or,  il  n'est  point  vrai  que  les  Maori  se 
servisssent  de  la  croix  comme  gibet,  à  moins  qu'on  ne  veuille 
désigner  par  là  certaines  perches  qu'on  dressait,  non  pour  y 
clouer,  mais  pour  y  attacher  les  membres  déjà  déchirés  des  en- 
nemis tués  dans  un  combat.  La  difficulté  que  rencontre  le  Mis- 
sionnaire catholique,  c'est  d'insinuer  une  religion  chaste  dans 
les  cœurs  impudiques,  d'abolir  la  polygamie  et  le  concubinage, 
de  dompter  toutes  les  passions  sous  le  joug  du  sentiment  le  plus 
pur.  "Néanmoins  les  conversions  ne  sont  pas  très-rares  parmi  les 
Maori,  et  les  catholiques  plus  que  tous  les  autres  jouissent  chez 
eux  d'une  estime   universelle. 

Yoici  maintenant  quelques  détails  sur  leurs  rites  funèbres. 
Quand  un  Maori  est  mort,  son  cadavre  reste  exposé  plusieurs 
jours,  afin  d'attendre  les  parents  et  les  amis,  qui  viennent  pleu- 
rer, crier  et  marmoter  des  phrases  inintelligibles  autour  de  lui,  et 
l'accompagnent  en  dernier  lieu  jusqu'à  la  tombe.  Si  c'est  un 
Eangatira,  tous  ses  sujets  prennent  part  aux  funérailles  et  assis- 
tent de  même  à  l'anniversaire  qu'on  célèbre  avec  un  grand  con- 
cours de  peuple  au  lieu  de  la  sépulture,  d'où  l'on  exhume  les 
ossements  au  milieu  des  cérémonies  les  plus  bizarres,  pour  les 
transporter  solennellement  ailleurs.  Cet  anniversaire  se  célèbre 
même  à  perpétuité,  pour  quelques-uns  de  ces  chefs,  qui  ont  eu 
une  grande  puissance  dans  le  pays  et  se  sont  illustrés  à  la  guerre. 
La  manière  dont  les  Maori  se  communiquent  l'un  à  l'autre  la 
nouvelle  de  la  mort  de  l'un  d'eux  est  curieuse  :  s'embrassant 
étroitement  par  le  cou,  ils  rapprochent  leur  nez,  et  ils  doivent 
dans  cette  posture  pleurer  près  d'une  heure.  Un  jour  que  je 
me  trouvais  à  une  pareille  scène,  je  demandais  à  ceux  qui  pleu- 
raient ce  qui  leur  était  arrivé  :  »  Un  de  nos  amis  est  mort,  me  ré- 
pondirent-ils, nous  venons  d'en  recevoir  la  nouvelle,  et  c'est 
ainsi  que  nous  avons  coutume  d'en  témoigner  notre  douleur.  // 


—  233  — 

A  tout  cela  j^ajouterai  quelques  courts  détails  sur  la  division 
du  temps  chez  les  Maori.  Ils  reconnaissent  trois  saisons,  savoir  : 
y  été,  Fhiver  et  le  printemps,  qu^ils  appellent  Eaumati,  Hotoke 
et  Puna,  et  qui,  en  achevant  leur  cours,  composent  Tannée  ou 
laîi.  Ils  se  servent  des  révolutions  de  la  lune  pour  marquer 
les  mois,  dits  3Iarama,  nom  sous  lequel  ils  désignent  aussi  la 
lune  elle-même.  De  la  succession  des  ténèbres  et  de  la  lumière  ils 
forment  le  jour,  appelé  i?a  (soleil),  et  la  nuit,  appelée  Po;  ils 
donnent  aussi  ce  dernier  nom  au  lieu  où  les  esprits  sortent  des 
corps  qui  ferment  les  yeux  au  Ba. 

Quoique  tous  les  peuples  aient  toujours  eu,  comme  on  le  sait,  des 
fêtes  profanes,  indépendamment  de  leurs  fêtes  religieuses,  il  faut 
dire  qu'ici  elles  ne  se  bornent  guères  qu'à  deux  sortes  de  danses, 
Tune  guerrière,  Tautre  amoureuse.  La  première  consiste  en  un 
exercice  auquel  se  livrent  les  hommes  souvent  avec  Tassistance 
des  femmes,  qui,  elles  aussi,  doivent  aller  à  la  guerre,  afin  de 
préparer  à  inanger  aux  hommes  après  le  combat;  c'est  une  ma- 
nœuvre plutôt  qu'une  danse,  où  les  Maori  courent  d'abord  çà 
et  là  réunis  en  divers  groupes,  puis  rangés  isolément,  comme 
dans  une  marche.  Ils  font  d'abord  un  saut  tous  ensemble,  ayant 
à  la  main  un  bâton  qui  se  termine  en  pointe  comme  une  lance. 
Ils  Télèvent,  le  manient  à  droite  et  à  gauche,  en  haut  et  en 
bas,  dans  tous^ les  sens,  en  même  temps  qu'ils  s'écarquillent 
les  yeux  d'une  manière  effroyable,  les  cheveux  en  désordre,  la 
bouche  largement  ouverte,  la  langue  poussée  à  l'extérieur, 
tantôt  vivement  agitée,  tantôt  serrée  entre  les  dents,  dont  ils 
grincent,  en  remuant  le  nez  et  la  lèvre  supérieure  au  milHu  de 
contorsions  horribles.  Puis  ils  se  mettent  de  nouveau  à  bondir 
avec  une  impétuosité  telle  que  la  terre  tremble  sous  leurs  pieds. 
Ils  se  rangent  alors  en  face  les  uns  des  autres,  et  reprenant 
leurs  bâtons,  ils  se  rapprochent,  s'éloignent,  courent,  s'arrê- 
tent, plient  les  genoux,  allongent  les  jambes,  pressent  avec  rage 
le  sol  de  leurs  pieds,  font  le  moulinet  avec  leur  bâton,  ou  bien 
se  haussent  et  se  baissent,  en  jetant  autour  d'eux  des  regards 
en  tapinois.  Tous  ont  un  air  de  fureur  et  d'épouvante,  tel  qu'on 
croirait  voir  des  gens  au  désespoir  ou  des  lutins  sortis  de  l'enfer. 
iS^éanmoins  ils  présentent  dans  Tensemble  un  je  ne  sais  quoi  qui 
plait  à  Tœil,  à  cause  d'une  certaine  régularité  qu'on  remarque 
dans  ces  divers  exercices. 

22. 


—  23-1-  — 

Quant  à  la  seconde  danse,  elle  se  fait  de  la  manière  suivante. 
Hommes  et  femmes  réunis  ensemble  vis-à-vis  les  uns  des  autres 
commencent  une  certaine  pantomime,  en  branlant  la  ièie  d'une 
épaule  à  l'autre  et  en  remuant  doucement  la  langue.  Ils  se 
mettent  ensuite  à  chanter  une  chanson  extrêmement  monotone, 
en  roulant  les  yeux  avec  coquetterie,  en  levant  à  chaque  instant 
les  bras,  surtout  le  bras  droit,  et  en  agitant  la  main  et  les 
doigts  avec  une  agilité  surprenante.  Après  quoi  ils  posent  pré- 
cipitamment le  bras  au  genou,  qu'ils  se  frappent  légèrement, 
ils  portent  les  mains  aux  côtés  en  se  dandinant;  puis  à  certaines 
paroles  de  la  chanson,  ils  lèvent  un  peu  de  terre,  tantôt  Tun, 
tantôt  l'autre  de  leurs  pieds,  en  se  donnant  ensuite  de  petits 
coups  au  cœur,  et  en  faisant  semblant  d'en  arracher  avec  la  main 
quelque  chose  qu'ils  semblent  vouloir  jeter  dans  le  sein  de  leur 
compagnon  ou  compagne  de  danse.  Et  cela  finit  ainsi.  A  la  vé- 
rité les  chansons  ne  sont  pas  toujours  des  plus  chastes;  mais 
on  les  omet,  si  quelque  étranger  assiste  au  bal.  Tous  ces  sauva- 
ges sont  hypocrites  et  défiants! 

Voilà  tout  ce  que  je  puis  vous  dire  de  ce  peuple.  J'ajoute  que 
les  Maori  savent  faire  des  barques  tout  d'une  pièce,  et  avant 
d'avoir  du  fer  de  l'Europe,  ils  les  creusaient  avec  des  haches  en 
pierre.  J'ai  lu  autrefois  en  Italie  que  les  habitants  de  la  ]\^ou- 
velle-Zélande  ne  portaient  point  de  vêtements.  Il  est  vrai  de  dire 
qu'ils  ne  se  servent  que  d'un  manteau  attaché  au  cou,  lequel 
descend  presque  jusqu'à  la  cheville,  quand  le  temps  est  pluvieux, 
de  sorte  que  l'eau  ruisselle  à  l'extérieur,  sans  que  la  moindre 
goutta  pénètre  au  dedans;  cependant  les  hommes  se  sont  depuis 
peu  décidés  à  s'envelopper  d'une  couverture  de  laine,  dont  ils 
s'accommodent  même  pour  dormir,  tandis  que  les  femmes  ont 
adopté  la  jupe  et  d'autres  accessoires  à  l'européenne,  assez  pro- 
pres, dont  elles  s'afi'ublent  quand  elles  vont  trouver  le  prêtre 
catholique,  qui  les  gronde  si  elles  ne  se  présentent  pas  convena- 
blement vêtues.  Un  jour  que  j'en  avais  réprimandé  quelques-unes 
à  ce  sujet  :  "  Oh!  me  répondirent-elles,  pourquoi  ne  nous  don- 
nez-vous pas  des  vêtements?  l^ous  serions  plus  sages,  et  nous 
viendrions  plus  souvent  entendre  la  messe. 

Maintenant,  très-révérend  Père,  permettez-moi  de  vous  com- 
muniquer quelques  données  géographiques  sur  la  Kouvelle-Zé- 
lande.  Située,  comme  vous  le  savez,  dans  l'Oceanie,  au  sud-ouest 


—  'ZSÒ  — 

de  la  Xouvelle-HoUande,  elle  se  compose  de  deux  îles,  séparées 
Tune  de  Tautre  par  le  détroit  de  Cook;  l'une  au  sud,  qui  s'ap- 
pcdle  Javai-Panamu ;  l'autre  au  nord,  qui  s'appelle  Ika-ïiamauwi 
et  dans  laquelle  se  trouve  Auckland,  ville  capitale  de  cet  archipel, 
peuplée  d'envnron  12,000  âmes,  dont  1,500  sont  catholiques,  et 
dont  les  autres  sont,  soit  protestants  subdivisés  en  douze  ou 
treize  sectes,  soit  juifs.  Toute  la  population  du  pays  peut  s'élever 
à  60,000  Maori,  et  autant  d'Européens,  dont  20,000  catholiques. 
Quant  à  son  étendue,  je  ne  crois  point  me  tromper  en  affirmant 
qu'il  a  de  quatre  à  cinq  cents  lieues  de  longueur  sur  quatre-vingts 
de  largeur,  et  c'est  là  un  territoire  qui  pourrait  contenir  20,000,000 
d'habitants. 

Le  climat  en  est  excellent,  bien  que  la  température  y  soit  varia- 
ble, et  si  le  sol  en  était  cultivé,  il  produirait  beaucoup  de  fruits. 
En  effet,  tous  les  arbres  fruitiers  qu'on  y  a  transplantés  d'Europe, 
y  croissent  et  y  produisent  à  merveille.  On  pourrait  donc  y  créer 
de  beaux  jardins  de  légumes  et  de  fleurs.  Les  fleurs  y  prennent 
même  un  éclat  plus  vif  qu'en  Europe;  mais  je  crois  qu'elles  y 
perdent  un  peu  de  leur  odeur.  L'eau  ne  manque  pas  à  la  Nou- 
velle-Zélande; elle  vient  et  du  ciel  qui  en  donne  par  des  pluies 
qui  durent  six  mois  de  l'année,  et  des  ruisseaux  limpides  qui 
coulent  de  toutes  parts,  et  des  torrents  qui,  en  se  réunissant, 
forment  même  de  gros  fleuves  navigables.  Enfin  on  y  trouve  un 
grand  nombre  de  petits  lacs  d'un  aspect  des  plus  pittoresques. 

La  nuit,  la  vue  du  ciel  est  un  véritable  enchantement,  et  pen- 
dant l'été  il  y  souflle  des  zéphyrs  si  doux  qu'on  se  sent  sous  un 
charme  inexprimable.  Comme  la  lune,  le  ciel  brille  de  plus  gran- 
des clartés  qu'ailleurs,  et  double  en  quelque  sorte  son  éclat  par 
la  réverbération  des  eaux  dans  lesquelles  il  se  réfléchit. 

Toutefois  la  Nouvelle-Zélande  est  montueuse;  la  vigne  y  pro- 
duirait donc  de  grosses  grappes,  le  figuier  et  le  pommier  y 
grandiraient;  le  pêcher,  l'amandier,  le  cerisier,  le  prunier  y 
donneraient  des  fruits  en  abondance;  mais  il  y  règne  souvent 
un  vent  si  fort  qu'on  peut  bien  dire  avec  le  Dante  qu'zV  ar- 
rache et  abat  les  hranches  et  emporte  les  feurs,  il ]iousse  en  avant 
avec  orgueil  des  nuages  de  poussière  et  fait  fuir  bêles  féroces  et 
bergers\  Il  n'en  saurait  être  autrement  pour  une  île,  jetée  comme 

*)  I  rami  schianta,  abbatte,  e  porta  i  fiori, 

Diuanzi  polveroso  va  superbo, 
E  fa  fuggir  le  lìere  ed  i  pastori. 


—  23(5  — 

]a  Nouvelle-Zélande,  au  milieu  de  FOcéan,  et  exposée  de  toutes 
parts  à  tous  les  vents.  Mais  d'un  autre  côté  il  n'y  rampe 
aucune  espèce  de  vipère  ou  de  serpent;  on  n'y  rencontre  ni 
crapauds  ni  scorpions,  de  sorte  qu'on  peut  s'endormir  tran- 
quille n'importe  où,  sans  avoir  à  craindre  une  mort  subite. 
On  n'y  trouve  point  non  plus  de  quadrupèdes  malfaisants, 
sinon  des  rats  qui  y  pullulent.  On  y  trouvait  anciennement 
des  chiens,  mais  depuis  que  les  Maori  s'en  sont  nourris  et  que 
les  européens  ont  commencé  à  les  enlever  pour  les  vendre, 
ils  ont  entièrement  disparu.  Mais  ce  qu'on  rencontre  toujours, 
c'est  un  grand  nombre  d'insectes  très-brillants,  dont  l'un  res- 
semble beaucoup  au  ver  à  soie;  aussi  l'ayant  un  jour  pris  en 
main,  je  crus  pouvoir,  après  l'avoir  attentivement  examiné, 
ne  pas  douter  que  ce  ne  fut  réellement  un  ver  à  soie,  car  la 
couleur,  les  articulations,  la  tête,  les  mouvements,  la  manière 
de  ramper,  la  délicatesse  de  la  peau  de  l'insecte,  et  une  cer- 
taine sensation  de  froid  glacial  que  le  contact  en  fait  éprouver, 
tout  autorisait  mon  opinion.  Du  reste,  les  grillons,  les  cigales, 
les  moucherons,  les  grosses  mouches,  les  cousins  abondent  à  la 
Nouvelle-Zélande,  ainsi  que  les  abeilles,  qui  déposent  leur  cire 
et  leur  miel  dans  le  creux  des  arbres. 

De  même  on  y  trouve  un  grand  nombre  de  volatiles.  Le 
pigeon  sauvage ,  appelé  ici  knllujoa ,  a  les  mêmes  formes  que 
les  nôtres;  ses  plumes  cendrées  et  brillant,  à  leur  extrémité, 
d'un  jaune  d'or  vif  qui  tire  sur  le  verd  quand  il  déploie  ses 
ailes,  jettent  un  éclat  rougeàtre  qui  charme  la  vue.  Mais  il  ne 
se  laisse  guère  apprivoiser;  ainsi,  lors  même  qu'il  est  élevé 
à  la  main,  il  tend  toujours  vers  les  bois,  et  il  fait  son  nid  deux 
fois  l'an  avec  seulement  deux  œufs  qu'il  dépose  sur  les  plantes 
les  plus  élevées  au  milieu  des  broussailles  les  plus  touffues,  pour 
soustraire  ses  petits  à  la  vue  des  faucons  qui  les  dévorent.  Il  y  a 
en  outre  deux  espèces  de  petits  oiseaux  assez  laids  qui  s'appro- 
chent de  l'homme,  quand  ils  le  rencontrent,  et  qui  l'accompagnent 
à  traycrs  les  forêts,  en  sautillant,  voltigeant  et  gazouillant  autour 
de  lui,  et  s'il  lui  arrive  de  cueillir  une  branche,  ils  s'y  précipi- 
tent; cette  scène  ne  rappelle-t-elle  pas  les  jours  d'Adam,  où  l'ai- 
gle et  la  colombe,  le  loup  et  l'agneau  se  jouaient  à  côté  du  pre- 
mier homme,  avant  que  l'innocence  eût  disparu. 

Un  autre  oiseau  appelé  Jui,   de  la   grosseur    d'un  passereau 


^  -237  — 

solitaire  est  vraiment  admirable.  Il  est  noir,  sauf  quelques  plumes 
blanches,  qui  poussent  sur  les  ailes,  et  deux  longues  plumes  en- 
tortillées sur  le  cou,  qui  de  loin  ressemblent  à  des  poils  de  chè- 
vre frisés  avec  art.  11  a  le  chant  très-fort  et  très-agréable;  ses 
roulades  et  ses  trilles  ressemblent  à  celles  du  rossignol;  mais  ce 
en  quoi  il  diffère  de  tous  les  autres  oiseaux,  c'est  qu'il  chante 
aussi  en  un  ton  mineur,  lorsque  Taube  point  et  que  le  soleil 
parait.  Le  Jui  s'apprivoise  facilement  et  devient  alors  très-fami- 
lier. On  voit  dans  ces  contrées  deux  autres  espèces  curieuses  de 
gros  oiseaux;  mais  ils  ont  les  plumes  des  ailes  si  courtes  qu'ils  ne 
volent  pas;  seulement  ils  courent  extrêmement  vite,  et  ne  s'éloi- 
gnent jamais  des  forêts.  L'un  d'eux  rappelle  nos  poules,  avec  le 
cou  un  peu  plus  long,  les  pieds  plus  haut  et  les  plumes  généra- 
lement grises,  quoique  la  couleur  en  varie  et  tire  parfois  sur  celle 
du  bois  de  noyer  poli;  sa  chair  est  très-bonne  à  manger.  Le 
second  de  ces  oiseaux  est  plus  gros  et  présente  beaucoup  de  varié- 
tés de  couleur;  il  a  l'humeur  hautaine  et  superbe,  à  tel  point  que 
si  un  chien  le  poursuit,  il  s'en  défend  par  des  ruades;  car  il  a  der- 
rière le  pied  un  dard  très-aigu  qui  blesse  et  tue,  quand  le  coup 
est  sûr  et  bien  appliqué.  Mais  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  oiseaux 
ne  chantent;  ils  ne  font  que  glousser  un  peu.  Je  ne  sais  si  les 
naturalistes  ont  des  notions  suffisantes  sur  les  animaux  que  je 
viens  de  décrire;  mais  je  ne  crois  pas  que  l'histoire  naturelle  de 
Buffon  en  fasse  mention.  J'ai  demandé  à  des  personnes  connais- 
sant bien  l'Autralie  s'il  y  en  avait  en  ce  pays,  et  ils  m'ont 
répondu  négativement;  on  y  trouve  seulement  l'oiseau-roi,  pé- 
cheur, YalcedOj  qui  chante  auir^si  très-bien. 

Mais  si  la  Nouvelle-Zélande  ne  se  montre  pas  très-riche  en 
animaux,  elle  Test  prodigieusement  en  plantes  de  toutes  sortes, 
et  j'indique  ici  celles  que  les  botanistes  nomment  :  Metrofuïeros ; 
Dodonea  spathulata;  Geniostoma  ligusirifolium;  Rasfoiiìa  pur- 
puracea;  Eleocarjms  Hinan;  Hoeria  popidnea;  Aralia  crucifolia; 
Aspjleïàuni  lucidum;  Eteocarpus  exceUus;  Lej^tospermum  scopa- 
rihmj  Corynocaipus  levigata;  Ripoganum  pjarvijlorum  ;  Daimnara 
australis  (espèce  de  pin  d'une  hauteur  et  d'une  grosseur  ex- 
traordinaire, quoique  ses  branches  ne  soient  ni  nombreuses  ni 
très- étendues;  il  distille  beaucoup  de  gomme  d'une  odeur  très- 
forte,  tout  à  fait  semblable  à  celle  de  l'encens,  et  les  Maoris 
la  mâchent  pour    se  tenir  les  dents  blanches);  Dacridium  plu- 


—  2:3S  — 

Mosum;  passiflora  tetr andrà;  Trecci ucta  Bancksii;  Bidens  pi- 
hsa;  Hartighesea  spectabilis;  Phormium  tenax.  Cette  dernière 
])lante  est  celle  qu'on  désigne  généralement  comme  le  lin  de  la 
Xouvelle-Zélande;  il  a  les  feuilles  hautes  de  douze  palmes  et  de 
la  largeur  de  la  paume  de  la  main ,  et  se  termine  en  pointe 
à  son  extrémité  supérieure.  Ces  feuilles  sont  si  fortes  qu'il 
est  impossible  de  les  arracher,  et  que  pour  les  enlever  il  faut 
les  efhler;  ce  qu'on  fait  en  les  prenant  légèrement  par  la  pointe 
avec  le  pouce  et  l'index,  et  en  les  tirant  comme  on  tire  une 
feuille  de  papier  pour  la  déchirer,  et  Ton  obtient  ainsi  autant 
de  fils  qu'on  renouvelle  de  fois  l'opération.  Les  sauvages  les 
emploient  à  faire  des  nattes  et  des  assiettes  sur  lesquelles  ils 
servent  à  manger  aux  étrangers,  ainsi  que  des  paniers^  des  cor- 
beilles, des  cabas  pour  y  mettre  le  poisson,  les  crustacés,  dont 
ils  sont  très-gounnands,  ou  d'autres  objets.  Les  Maori  se  ser- 
vent, en  outre,  du  suc  de  la  racine  de  cette  plante  pour  guérir 
le  mal  de  dents,  et  voici  de  quelle  manière  :  prenant  un  certain 
nombre  de  ces  racines,  ils  les  pilent,  ils  en  extraient  cinq  ou 
six  gouttes  de  suc  et  ils  les  jettent  dans  l'oreille,  du  côté  où 
se  trouve  la  dent  malade.  Le  remède  rend  le  malade  frénétique; 
on  le  voit  se  débattre  comme  un  fou  furieux,  hurler,  se  rouler 
par  terre  comme  un  serpent;  mais  après  sept  ou  huit  minutes 
tout  est  fini ,  et  la  douleur  a  disparu.  Mais  reprenons  notre 
énumération,  et  citons  encore  les  plantes  désignées  sous  les 
noms  de  :  Veronica;  Astelia  Bankii;  Pomarredis  Kumarahou ; 
Eugenia  3Iaire ;  Melitus  raniijîorus ;  Friesia  racimosa  ;  Si/cior 
Australis ;  Âricennia  tormentosa  ;  Ciathodes  acerosa;  Podocarpus 
ferrugìnea  ;  Brocophylluni  latifolium  ;  Myoperum  lœtum  ;  Areca 
sapida;  Gomocarpits  ietragynus ;  Carpodetwi  serratus  ;  Pole- 
gonum  compjlexum  ;  Calistegia  super  uni  ;  Metrosideros  tormentosa  ; 
Solanum;  Solanum  leciniatum ;  Hedicaria  scabra;  Gnapjhalium 
parkinsonia;  Cleniatis  indivisa;  Brachyglottis  repanda;  Poli- 
ganum  australe;  Vitex  Uttoralis ;  Mirtus  brillata;  Tiplia  an- 
gustifolia;  Arthropodiîun  cirrhatum  ;  Knightia  excelsa ;  Bacridium 
cupressinum;  Lan  rus  taraire  ;  Laurus  calicarius  ;  Pïtiosporum 
crassifolium  ;  Calladium  exculentum  ;  Laurus  tawas  ;  Car dy line 
australis;  Cardyline  strida;  Mircine  urvilliœ;  Plantago ;  Alie- 
tryon  excelsum  ;  Bianella  intermedia ,  Licopodium  ;  Enelia  arbo- 
rescens  ;  Panax  arboreum. 


—  239  — 

Je  n^en  finirais  pas  si  je  voulais  énumércr  toutes  les  plantes 
(lignes  d'attention  ;  je  me  bornerai  donc  à  celles  que  j'ai  signa- 
lées. J'ai  encore  cherché  à  savoir  s'il  y  avait  des  fleurs  ;  mais  je 
n'en  ai  trouvé  qu'une  jaune,  qui  a  l'odeur  du  lis,  et  naît  so- 
litaire au  fond  des  vallées;  elle  a  la  tige  grêle  et  peu  élevée, 
comme  le  lis,  et  on  l'appelle  Bengarenga,  mot  qu'on  emploie 
en  cette  langue  dans  la  traduction  de  la  Bible,  pour  désigner  le 
Lilium   convallïum. 

Cette  île  a  en  outre  des  mines  d'or.  Mais  jusqu'ici  elle  n'en 
profite  guère,  elle  y  puise  presque  uniquement  du  charbon  fossile 
et  des  pierres,  parmi  lesquelles  il  y  en  a  une  très-dure  (avec  des 
taches  claires)  dont  les  Maori  se  servent  pour  faire  leurs  instru- 
ments tranchants,  et  une  autre,  moins  dure,  mais  plus  belle  et 
plus  précieuse,  brillante,  transparente,  d'un  vert  clair,  avec 
laquelle  ils  faisaient  des  pendants  d'oreilles,  et  les  Tiki  que 
nous  avons  déjà  mentionnés,  objets  sacrés  qui  rappellent  à 
l'esprit  l'idée  du  Dieu  invisible,  qu'on  nomme  Atua, 

Tel  est,  mon  bon  Père,  le  champ  que  cultivent  actuellement 
neuf  de  vos  confrères  Franciscains,  accourus  ici  afin  de  parler 
de  civilisation  et  de  religion  à  une  peuplade  habitant  un  vaste 
territoire  qui  formerait  un  petit  Etat.  Il  comprend  toute  la 
pointe  du  nord  de  cette  île  jusqu'au  35^  degré  de  longitude. 
Nous  y  avons  trois  stations  ou  résidences,  d'où  nous  allons 
exercer  notre  ministère  apostolique,  partout  où  il  est  nécessaire. 
La  première  se  trouve  à  la  Baie  des  îles ,  dite  aussi  Korarareka , 
nom  qui  s'applique  non  seulement  au  petit  village,  jadis  ville 
capitale,  incendiée  par  les  sauvages  le  11  mars  1845,  mais 
à  toute  une  large  lisière  de  terrain,  assez  grande  pour  former 
une  province.  La  seconde  station  est  à  ATangaroa,  qui  dépend 
aussi  d'une  province  très-étendue,  et  la  troisième  à  Kokianga. 
Le  lieu  que  nous  habitons  s'appelle  Purakau  :  on  n'y  voit  point 
âme  vivante;  le  soleil  s'y  lève  tard,  et  il  y  fait  nuit  avant  le 
soir.  Voilà  le  vaste  territoire  où  nous  travaillons  pour  la  gloire 
du  Seigneur  et  que  nous  devons  parcourir  sous  des  pluies  con- 
tinuelles, à  travers  des  forêts  et  des  déserts,  des  monts  et  des 
précipices,  la  mer  et  des  fleuves,  le  paquet  sur  le  dos,  gravis- 
sant et  descendant  les  plus  hautes  montagnes,  passant  la  nuit 
sur  la  dure  en  plein  air,  contre  un  Kanri  ou  un  Totara  (arbres 
du  pays),  sans  trouver  le  plus  souvent  ni  un  gîte  ni  d'autre  nour- 
riture qu'une  maigre  patate. 


—  210   — 

Il  faut  donc  que  le  Missionnaiie  ait  toujours  présentes  à 
l'esprit  ces  paroles  de  S^  Paul.  //  Les  souffrances  de  cette  vie  ne 
sauraient  être  comparées  a  la  gloire  futître,  etc.''  ;  aussi  lui 
arrive -t-il  souvent  de  chanter  avec  le  Père  Sérapliique  :  »  Le 
honhenr  que  f  attends  est  si  grand  que  toute  peine  'ine  devient  îin 
plaisir-.  Qiumd  il  arrive  près  des  Kainke,  les  Maori  se  réunissent, 
et  se  mettent  à  crier  tous  ensemble  :  /laere  mai,  /mere  mai, 
viens,  viens,  et  le  saluent  par  ces  paroles  :  Tena  Koe,  salut 
à  toi;  auxquelles  il  répond  en  disant  :  Tenakoutou ,  salut  à  vous; 
que  Dieu  habite  en  ce  lieu.  Puis  tous  vont  lui  serrer  la  main. 
Les  femmes  vont  ensuite  lui  apprêter  un  repas,  qui  consiste  en 
patates  et  en  poisson,  auxquels  on  ajoute,  maintenant  qu'on  a 
des  vaches  et  des  porcs  apportés  d'Europe,  un  peu  de  lait  à 
boire  et  un  morceau  de  lard  cuit,  qu'il  faut  que  le  missionnaire 
mange,  quelque  mal  préparé  qu'il  soit.  Sinon,  les  Maori  se  fâ- 
chent et  disent  :  »  Ah!  notre  prêtre  ne  mange  pas?  il  mourra 
bientôt!  //  Le  repas  fini,  s'il  est  nuit,  on  entre  dans  une  des 
cabanes  ci-dessus  décrites,  où  le  missionnaire  s'assied  à  terre 
comme  tous  les  autres,  récite  la  prière  du  soir,  et  chante  les 
Litanies  de  la  Yierge  ou  d'autres  strophes  de  piété  dans  la  langue 
des  indigènes.  Il  fait  ensuite  le  catéchisme,  et  quand  il  est  fini, 
tous  les  Maori  se  livrent  à  une  conversation  animée,  qui  consiste 
le  plus  souvent  à  citer  des  passages  de  l'Ecriture  et  à  présenter 
des  objections  sur  la  suprématie  du  Pape,  les  vérités  de  la  Ee- 
ligion,  les  caractères  de  l'Eglise,  la  mort  de  S*  Pierre  à  Eome, 
etc.  ;  ces  objections  leur  ont  été  suggérées  par  les  Protestants, 
ou  bien  par  la  lecture  de  quelque  libelle,  ou  du  journal  qui 
parait  en  leur  langue  deux  fois  par  mois;  dans  cette  feuille  on 
parle  mal  de  tout,  excepté  de  Jésus-Christ,  qu'on  s'excuse  de 
ne  pas  connaître.  Un  jour  ce  journal  parlait  des  anciens  moines, 
et  il  les  dépeignait  comme  des  hommes  ennemis  du  travail  et 
du  progrès,  aimanta  rester  plongés  dans  un  fauteuil,  et  atten- 
dant ainsi  l'heure  de  se  remplir  le  ventre.  C'était  peu  de  jours 
après  notre  arrivée;  aussi  les  Maori  vinrent-ils  nous  demander 
si  nous  étions  de  ces  gens  là,  et  commentii  se  faisait  que  nous 
n'eussions  pas  chez  nous  de  quoi  nous  asseoir  et  nous  livrer 
au  repos,    et  si  par  hasard  les  patates  nous  manquaient? 

')  Xon  sunt  condignœ  passîones  hvjus  temporis  ad  futuram  gloriam,  etc. 
')  È  tanto  il  bene  che  mi  aspetto 

che  ogni  pena  mi  è  diletto. 


—  211  — 

A  des  questions  pareilles  il  faut  que  le  prêtre  réponde  en 
termes  qui  satisfassent  les  interlocuteurs;  ce  qu^ils  expriment 
par  le  mot  Katikaana ,  c'est  juste,  c'est  bien.  Ils  parlent  en- 
suite de  la  manière  de  faire  les  semailles,  de  travailler  la  terre, 
d'élever  les  vaches  et  de  les  engraisser,  de  soigner  les  plantes, 
de  greffer  les  arbres,  de  cultiver  les  légumes,  etc.  On  traite  éga- 
lement des  usages  de  nos  pays,  de  la  beauté  et  de  la  magnifi- 
cence de  nos  villes,  de  nos  églises,  des  pompes  de  notre  culte,  si 
propres  à  élever  Tàme  à  de  nobles  pensées.  Quelles  comparai- 
sons et  réflexions  devraient  faire  ces  pauvres  Maoris?  mais, 
hélas!   les  idées   et  les   objets  de   comparaison   leur  manquent! 

Enfin  nou^  recourons  souvent,  afin  d'exciter  leur  intelligence, 
à  l'expédient  de  leur  adresser  quelques  questions,  comme 
énigmes  à  deviner,  et  auxquelles  tous  doivent  répondre!  Un  soir 
on  demandait  quelle  était  en  ce  pays  la  plus  grande  consolation 
pour  nous  prêtres  catholiques?  A  cette  question  les  femmes  sur- 
tout firent  de  très-belles  réponses,  n  De  mourir  pour  la  foi  ,  » 
disait  l'une.  "D'être  dans  la  grâce  de  Dieu,  »  disait  l'autre.  Telle 
autre  disait  :  //  d'avoir  Marie  pour  amie;  //  ou  bien  :  '/  de  devenir 
saint;  "  ou  encore  :  '/  de  pouvoir  aider  son  prochain,  //  ou  d'au- 
tres choses  semblables.  Yoyaut  alors  le  prêtre  garder  le  silence, 
ils  se  regardèrent  les  uns  les  autres  tous  mortifiés,  attendant 
avec  impatience  sa  réponse.  Quant  à  la  fin  nous  dîmes  que  notre 
plus  grande  consolation  serait  de  pouvoir  donner  des  âmes  à 
Dieu  et  conduire  les  Maoris  en  Paradis,  ils  s'écrièrent  tout 
satisfaits  :  Ka!  Ka!  Katika,  Kaiikaana,  c'est  vraiment  bien, 
c'est  vra  ment  juste  ! 

Chaque  matin  nous  disons  la  messe  en  plein  air,  nous  faisons 
l'instruction,  nous  baptisons,  s'il  y  a  lieu,  nous  confessons, 
nous  donnons  la  communion,  nous  encourageons  les  malades, 
et  après  avoir  ainsi  passé  quelques  jours  dans  un  endroit,  nous 
nous  remettons  en  route,  et  allons  en  faire  autant  ailleurs. 

Tout  cela  vous  permettra,  mon  bon  Père,  de  juger  quelle  est 
notre  situation  dans  ces  régions  de  la  Nouvelle-Zélande.  Assu- 
rément les  fatigues  et  les  tribulations  ne  nous  y  manquent  pas; 
mais  elles  ne  sont  rien  en  comparaison  de  celles  qui  sont  le  par- 
tage de  tant  d'autres  de  nos  confrères  qui  exercent  le  ministère 
apostolique  en  Afrique  et  en  Chine. 

Je    termine    en    vous  priant  de   communiquer   ma  lettre   au 

23 


Très-Révérend  Père  Antoine  de  Montefortino ,  ex-Provincial 
des  Marches,  afin  qu^il  fasse  donner  de  mes  nouvelles  à  ma 
famille.  Enfin  souvenez-vous  de  nous  tous  dans  vos  prières. 

Votre  très -affectionné  et  très-dévoué  confrère  , 
Ppv.  Dominique  Galosi  de  Castigxano, 
31ÌSS,  ajjost.  M'ui,  Ohs, 
Auckhiidy  8  décembre  1863, 


III. 

EGYPTE. 

Lettre^  du  P.  Bernard  de  Milan,  Min.  Ohs.  Missionnaire 
toUque  en  Egi/pte ,  au  P.  Cyprien  de  Trévise,  Professeur  gé- 
néral de  jphïlosopJiie  à  Venise,  sur  la  situatio7i  matérielle  et 
morale  de  la  ville   de  Porto-Said ,   le  long  du  canal  de  Suez. 

PortO'Said,  28  mai  1863. 

Très-Cher  Père  Cyprien, 

Il  m'est  trop  agréable  de  vous  donner  des  nouvelles  de  cette 
mission  récente  pour  que  je  ne  mVmpresse  pas  de  satisfaire 
vos  désirs  à  cet  égard.  Vous  savez  que,  revenu  de  Paris  à 
Alexandrie  d'Egypte  à  la  fin  de  Tannée  dernière,  j'ai  reçu  im- 
médiatement Tordre  de  me  rendre  à  Porto-Said,  pour  aider  le 
P.  Erasme  qui  y  remplit  les  fonctions  de  curé.  Mais  ici  vous 
me  demanderez  où  se  trouve  cette  ville  de  Porto-Saïd,  que 
n'indiquent  pas  les  cartes  géographiques  de  l'Egypte,  Voilà 
précisément  ce  que  je  veux  avant  tout  vous  expliquer. 

La  gigantesque  entreprise  du  percement  de  Tisthme  de  Suez 
tend,  comme  on  le  sait,  à  unir  la  mer  Eouge  à  la  Méditer- 
ranée. Eh  bien!  Porto-Said,  qui  a  reçu  son  nom  de  feu  le  Vice- 
Eoi  d'Egypte,  est  le  port  de  la  Méditerranée  à  Tendroit  des 
travaux  de  percement  qui  sert  d'embouchure  au  canal.  Ainsi 
cette  petite  ville,  qui  ne  compte  que  trois  années  d'existence, 
est  située  à  moitié  chemin  entre  Alexandrie  et  JafFa,  dans  le 
voisinage  de  Tancienne  Péluse.  Elle  s'élève  sur  cette  étroite 
langue  de  sable,  qui  sépare  la  mer  du  lac  de  Monzâleh,  et  qui, 

^i  Cette  lettre  écrite  en  français  a  été  traduite  en  italien  par  le  P.  Cyprien  à 
qui  elle  est  adressée. 


—  243  — 

si  elle  fut  autrefois  souvent  couverte  par  la  mer,  est  mainte- 
nant tout  à  fait  à  Fabri  de  la  violence  des  flots.  Les  maisons 
y  sont  construites  partie  en  briques,  partie  en  bois;  beaucoup 
sont  simplement  en  nattes,  qui  offrent  une  habitation  suffisante 
aux  Arabes,  sous  ce  climat,  où  la  pluie  ne  tombe  que  très- 
rarement.  Sa  population,  qui  est  de  8000  âmes,  se  compose  de 
600  Européens  catholiques,  de  500  Grecs  schismatiques  ,  et 
pour  le  surplus,  d'Arabes.  Le  climat,  quoique  chaud,  est  salu- 
bre, et  bien  que  tout  autour  de  la  ville  le  sol  ne  soit  qu'un 
désert  aride,  où  l'on  n'aperçoit  ni  arbre  ni  ombre  de  ver- 
dure, la  vue  est  au  moins  charmée  par  la  vue  de  la  mer  con- 
tinuellement  sillonnée  par  de  nombreux  vaisseaux. 

Mais  tout  en  étant  ici  entouré  d'eau,  on  y  manque  de  cet 
élément,  en  tant  qu'il  est  nécessaire  à  la  conservation  de  la  vie, 
car  l'eau  du  lac  est  tout  à  fait  saumàtre,  et  le  canal  (dernière- 
ment creusé  par  le  courageux  Lesseps),  qui  conduit  dans  l'isthme 
l'eau  du  îvil,  n'arrive  qu'au  bord  opposé  du  même  lac,  d'où  elle 
nous  est  apportée,  d'une  distance  de  dix  heures  de  marche, 
dans  des  boites  de  fer,  qu'on  amène  sur  des  barques,  en  atten- 
dant qu'on  ait  construit  l'aqueduc  en  tuyaux  transportés  d'Eu- 
rope. De  même  toutes  les  provisions  de  bouche  nous  viennent 
de  Damiette,  et  grâce  à  la  prévoyance  de  M^  Laroche,  ingénieur 
en  chef,   les  habitants  de  Porto-Saïd  n'ont  rien  à  désirer. 

Je  ne  vous  parlerai  pas  des  nombreux  ateliers,  fonderies, 
bureaux  et  dépôts  de  machines  de  toutes  sortes,  nécessaires  pour 
les  fouilles  et  pour  la  construction  des  deux  ports ,  l'un  sur  le 
lac,  l'autre  sur  la  mer;  les  travaux  avancent  rapidement,  mais 
il  n'est  pas  douteux  que  l'achèvement  n'exige  encore  quelques 
années  outre  beaucoup  d'argent. 

Si  je  passe  à  ce  qui  regarde  la  mission  catholique  en  cette 
colonie,  je  puis  vous  assurer  que  les  choses  sont  en  très-bon  clie- 
min.  Il  est  juste  d'attribuer  surtout  les  succès  obtenus  aux  sœurs 
du  Bon  Pasteur  d'xingers,  qui,  animées  d'une  charité  toute  chré- 
tienne, se  dévouent  jour  et  nuit  au  soin  des  malades  accueillis 
dans  notre  hôpital  public.  Elles  furent  les  premières  à  faire 
entendre  à  ces  intrépides  ouvriers  la  voix  de  la  religion  en  ce 
pays,  et  c'est  une  gTande  consolation  pour  ceux  d'entre  eux  qui 
succombent  à  la  fatigue  et  à  la  chaleur  d'être  soignés  non  seu- 
lement quant  au  corps,  mais  aussi  quant  à  l'àme,   par  ces  reli- 


—  244  — 

gieuses,  qui  leur  prodiguenl  les  conseils  les  plus  salutaires  et 
les  meilleurs  exemples.  Je  pourrais  citer  à  Tappui  les  conver- 
sions qu'elles  ont  opérées  par  leur  influence  même  chez  des  gens 
qui  étaient  nés  hors  du  sein  de  la  sainte  Eglise,  ou  qui  avaient 
eu  le  malheur  de  s'en  éloigner.  Mais,  à  mon  avis,  le  plus  grand 
bien  qu'elles  font  c'est  d'instruire  les  jeunes  filles,  qui,  étant 
nourries  du  lait  de  la  religion,  promettent  un  grand  progrès 
dans  les  voies  de  la  véritable   civilisation. 

Depuis  dix  mois  seulement  qun  les  Franciscains  concourent  à 
de  si  belles  œuvres  de  charité,  on  nous  a  construit  une  grande 
chapelle  qu'on  a  voulu  dédier  à  sainte  Eugénie.  Nous  y  célébrons 
l'office  divin,  et  nous  avons  la  consolation  de  la  voir  très-fréquen- 
tée.  Nous  sommes  actuellement  trois  prêtres  et  un  frère  lai,  qui, 
après  avoir  rempli  les  devoirs  de  notre  ministère  tant  à  l'église 
que  dans  notre  hôpital,  nous  appliquons  chaque  jour  à  instruire 
les  enfants,  soit  catholiques  soit  musulmans,  dans  l'école  spé- 
ciale qui  nous  a  été  confiée.  Notre  petit  nombre  fait  que  nous 
sommes  continuellement  occupés;  mais  nous  sommes  soutenus 
par  l'espoir  que  le  Seigneur  daignera  bénir  nos  travaux  pour  le 
bien  d'une  ville  née  d'hier  seulement,  mais  qui  deviendra  cer- 
tainement plus   tard  une  des  plus  importantes  de  l'Egypte. 

Tous  ont  éprouvé  l'autre  jour  aussi  bien  que  nous  une  grande 
consolation  à  recevoir  Mgr  Pascal  Yuicic,  qui  a  visité  cette  partie 
de  son  diocèse  comme  Vicaire  apostolique  de  l'Egypte.  Les 
belles  qualités  dont  ce  Prélat  est  orné  vous  sont  bien  connues 
à  vous  qui  avez  eu  le  bonheur  d'être  son  disciple ,  quand  il  pro- 
fessait la  théologie  au  couvent  de  Venise;  mais  je  puis  ajouter 
que  maintenant  il  mérite  une  admiration  particulière  par  le  zèle 
infatigable  qu'il  déploie  pour  le  bien  de  son  vaste  diocèse,  dont 
il  vient  de  terminer  la  visite  pastorale,  malgré  la, faiblesse  de 
sa  santé  et  les  incommodités  des  voyages  faits  dans  ces  pays 
chauds. 

A  peine  l'Illustrissime  évêque  fut-il  arrivé  que  tous  se  rendi- 
rent à  la  chapelle  pour  assister  à  sa  messe,  et  le  lendemain  il 
administra  le  sacrement  de  la  Confirmation  à  beaucoup  d'enfants 
des  deux  sexes  que  nous  y  avions  précédemment  préparés.  Cette 
cérémonie  fut  d'autant  plus  touchante  qu'elle  avait  lieu  pour  la 
première  fois  dans  cette  ville,  ^lonseigneur  baptisa  ensuite  deux 
enfants  nouveaux-nés,  à  la  prière  des  deux  familles,  auxquelles 


—  rM-5  — 

ils  appartenaient.  Il  entendit,  en  outre,  la  confession  de  plu- 
sieurs allemands,  dont  il  connait  parfaitement  la  langue,  entre 
toutes  celles  que  vous  savez  lui  être  familières.  Puis,  quand  il 
eut  visité  Fhôpital,  la  maison  d^éducation,  les  écoles  et  quel- 
ques-unes des  principales  familles,  il  retourna  à  Alexandrie, 
laissant  tout  le  monde  édifié  de  sa  haute  piété  et  reconnaissant 
des  sages  conseils  qu'il  donnait  généreusement  à  chacun. 

Yoilà,  mon  cher  Père  Cyprien,  ce  qui  me  paraît  mériter  de 
vous  être  communiqué  pour  votre  satisfaction  et  votre  édifica- 
tion. Je  ne  manquerai  pas  à  Tavenir  de  vous  informer  des  pro- 
grès de  cette  ^lission,  et  même  de  l'entreprise  grandiose  qu'on 
réalise  en  ce  pays;  car  je  sais  que  vous  vous  plaisez  à  recevoir 
de  semblables  nouvelles.  En  attendant  je  vous  prie  de  nous  re- 
commander tous  à  Dieu  et  à  la  très-sainte  Vierge  Immaculée, 
pour  qu'elle  lui  demande  que  le  fruit  de  nos  fatigues  ne  soit 
point  perdu.  Puisse-t-elle  aussi  par  son  intercession  attirer  les 
bénédictions  divines  sur  les  efforts  que  déploie  et  les  travaux 
qu'exécute  le  génie  de  l'homme  pour  le  percement  de  l'isthme 
et  le  développement  de  cette  ville;  car  il  est  certain  que  nisi 
Domimcs  œdificaverit  civitatem,  in  vannni  lalorant  qui  cedìjìeant 
eam . 

Recevez  mes  salutations  les  plus  cordiales,   rappelez-moi  nu 
souvenir  de  mes  confrères  de  là  bas,  et  croyez-moi  toujours, 
Yotre  très-affectionné  Confrère, 
Fr.  Berxaud  de  Milax, 
Miss,  apost.  Min,   Obs. 


IV. 
CHIIS^E. 

Lettre  par  laquelle  V Illustrissime  et  Reverendissime  Mgr  Louis 
DE  Castellazzo,  Min,  Obs.,  Vicaire  apostolique  de  Scan-tum, 
en  Chine,  rend  compte  de  la  situation  de  son  T'icariat  à 
V ex-ministre  général  de  V  Ordre. 

Zi-nan-fu ,    Province  de  Scan-tum,   6  février  1863 
Reverendissime  Père  , 
J'ai  reçu  il  y   a  quelques  jours  votre  excellente  lettre   du  5 
juillet  dernier,  et  tout  en  vous  remerciant  des  nouvelles  que  vous 

23. 


—  246  — 

m'avez  données,  je  fais  des  vœux  pour  que,  comme  vous  n\ivez 
cessé  de  pourvoir  avec  tant  de  sollicitude  aux  besoins  de  nos 
missions,  quand  vous  étiez  supérieur  général  de  l'Ordre,  de  même 
votre  successeur  continue  à  nous  accorder  une  égale  bienveillance, 
à  nous  ses  fils  qui  travaillons  à  propager  la  gloire  de  Dieu  dans 
ces  parties  du  monde  si  lointaines. 

Quant  à  nos  affaires,  je  suis  heureux  de  vous  dire  que  par 
l'intermédiaire  de  la  légation  Française,  on  m'a  restitué^  déjà 
Tancienne  résidence  que  nous  avions  en  cette  ville  de  Zi-nan-fu, 
où  tous  les  fidèles  attendent  maintenant  avec  impatience  que  je 
rebâtisse  à  notre  Dieu  une  belle  église,  telle  qu'ils  en  avaient 
une  auparavant;  ainsi  charpentiers,  forgerons,  maçons,  tous 
m'offrent  leur  concours  afin  que  les  travaux  commencent  sans 
retard.  A  parler  franchement,  je  me  trouve  en  vrai  Franciscain, 
réduit  à  une  extrême  misère  ;  néanmoins  j'espère  élever  dans 
cette  populeuse  cité  païenne  un  beau  temple  à  la  mère  Imma- 
culée de  Dieu,  comptant  que  vous  m'en  fournirez  les  mojens 
nécessaires.  J'ai  prié  votre  Eévérendissime  successeur  de  charger 
en  mon  nom  l'un  de  nos  confrères  en  Italie  d'aller  recueillir 
des  aumônes  à  cette  fin.  Veuillez  appuyer  cette  demande  par  vos 
démarches  ;  vous  en  obtiendrez  du  ciel  l'un  et  l'autre  une  ample 
récompense.  Car  un  beau  temple  au  milieu  de  cette  populeuse 
cité  contribuera  grandement  à  la  gloire  de  Dieu,  à  l'honneur 
de  notre  Eeligion  catholique  et  à  la  conversion  de  ces  pauvres 
idolâtres.  En  fait,  plusieurs  d'entre  eux  se  sont  déjà  présentés 
à  moi  pour  solliciter  comme  un  bienfait  l'érection  de  cette  église, 
et  déjà  je  les  ai  admis  au  nombre  des  catéchumènes.  Quant 
au  gouvernement  chinois,  nous  pouvons  seulement  en  dire 
pour  le  moment  qu'il  laisse  nos  chrétiens  jouir  pleinement  du 
libre  exercice  de  leur  foi.  Dieu  veuille  que  cette  paix  dure  long- 
temps ! 

Cependant  nous  avons  vu  cette  année  s'accroître  le  nombre 
des  brigands  qui  pillent  les  villages,  de  sorte  que  j'ai  été  forcé, 
il  y  a  quelques  jours,  d'abandonner  ma  pauvre  résidence  et  mon 
séminaire,  pour  m'installer  en  cette  ville  de  Zi-nan-fu;  car  le 
pays  était  inondé  d'une  multitude  immense  de  bandits.  C'est 
donc  ici,  comme  dans  le  point  central  de  notre  mission,  que  je 
dois  maintenant  fixer  ma  résidence  à  côté  du  séminaire. 

Je  ne  sais  aucune  nouvelle  de  notre  confrère  Mgr  Efis,  et  la 


—  247  — 

guerre  civile  avec  toutes  ses  horreurs  continue  à  désoler  sa  pro- 
vince. 

Priez  tous  le  Seigneur  pour  nous,  et  croyez  moi  toujours 

Yotre  humble  et  sincère  serviteur, 

Fe.  Louis  de  Castellazzo, 
Min.  Ohs.  Tic.  ajwst.  de  Scan-tum. 


TROISIEME     PARTIE. 


NOUVELLES    DIVERSES    RELATIVES    AUX    MISSIONS    FRANCISCAINES. 


CHARTUM  DANS  L'AFRIQUE  CENTRALE. 

Le  Père  Michel  Auge  de  Vérone,  Min.  Obs.  de  la  Province  de  Ve- 
nise, Missionnaire  apostolique  dans  l'Afrique  Centrale,  écrit  de  Chartum, 
à  la  date  du  25  avril  18G3,  au  Reverendissime  Père  général  de  l'ordre, 
qu'il  a  conféré  le  baptême  aux  néophytes  dont  les  noms  suivent  :  Phi- 
lippe Marie  Coch,  âgé  de  dis-huit  ans,  de  la  tribu  des  Kic;  Antoine 
Aton,  âgé  de  vingt-cinq  ans,  de  la  même  tribu;  Michel  Ange  Cur,  âgé 
de  treize  ans,  de  la  même  tribu  ;  Augustin  Aguti,  âgé  de  neuf  ans  ; 
Jean  Agottier,  âgé  de  sis  ans;  Catherine  Abuldit,  âgée  de  soixante 
ans,  de  la  tribu  des  Denga;  Agate  Agun,  âgée  de  quinze  ans,  de  la 
tribu  des  Kic;  Elisabeth  Regi,  âgée  de  huit  ans,  et  Rose  Gnegiur, 
âgée  de  six  ans. 

Il  ajoute  ensuite  que  les  fièvres  continuent  à  maltraiter  nos  pauvres 
confrères,  restés  hardiment  dans  ce  champ  apostolique,  malgré  le  sort 
funeste  qui  a  fait  succomber  la  plupart  d'entre  eux  sous  les  influences 
d'un  climat  homicide,  et  il  fait  des  vœux  pour  qu'une  mission  si  utile 
soit  prompteraent  rétablie. 

HU-PÈ  EN  CHINE. 

ADMINISTKATIOX    SPIEITUELLE   DU   VICARIAT    APOSTOLIQUE    DE    HU-PÈ, 
MISSION    rRANCISCAI>'E ,    EN    l'aNìs'ÉE    1862. 

Chrétientés 225 

Chrétiens 15,143 

I  adultes 305 

^         I  enfants  de  fidèles    ...  488 

Catéchumènes.     , 419 


—  :ZIS  —    • 


(  baptisés    .     . 

Enfants  d'infidèles     "'=™'."''  '     " 

j  nourris      .      . 

4,051 

51 
53 

[  morts  . 

2,770 

Confirmations 

221 

_,     „     .       (  annuelles.      .     .     . 
Ooniessions  '    ,      , ,     , . 

(  de  dévotion  .     .     . 

9,060 
15,881 

„             .        /  annuelles.    . 
Communions      ,      ,,     ^. 

1  de  dévotion      .     . 

8,117 
15,630 

Extrêmes-Onctions 

241 

Mariages  bénis 

131 

Missions  données 

191 

_.  ,-.    ^.         ;  aux  chrétiens  .     . 
Prédications  ) 

1  aux  païens. 

3,955 
3,535 

1  de  doctrine  chrétienne    . 

29 

Ecoles  )  de  lettres 

13 

j  de  la  Sainte-Enfance. 

4 

Chapelles  appartenant  à  la  mission 

23 

,r.    .         .       i  Européens    Erancisc 
Missionnaires  )  -^   , .  \ 

(  Indigènes  .     .     . 

11 
13 

-^,,       /du  séminaire    .... 
Elèves     ,        ,., 

du  college 

12 
11 

Fe.  Etjstache  Zakoli,  Min. 
Vicaire  apost.  de  Hn-pè. 


Obs. 


FRANCE. 

Nons  recevons  du  Reverendissime  Père  Général  de  l'Ordre,  Raphaël 
de  Pontecchio,  le  fragment  suivant  d'une  lettre  que  lui  a  écrite  notre 
confrère  le  P.  Joseph  Eallo,  Min.  Obs.  de  la  Province  de  Saint  Louis 
de  France;  nous  sommes  persuadés  qu'il  édifiera  profondément  nos  lec- 
teurs, et  qu'il  ne  sera  point  sans  utilité  pour  le  développement  de  nos 
missions   dans  toutes   les  parties  de  la  terre. 

«  L'objet  principal  de  cette  lettre,  dit  donc  le  P.  Fallò,  est  d'an- 
noncer à  votre  Paternité  Reverendissime  que  j'ai  à  vous  faire  parve- 
nir 425  francs  pour  nos  missions  :  300  francs  m'ont  été  envoyés  par 
les  pauvres  Clarisses  du  couvent  de....;  100  par  celles  du  couvent  de... 
et  25  par  une  personne  pieuse  associée  au  Tiers-Ordre  de  la  Pénitence, 
Les  deux  communautés  religieuses  susdites  veulent  absolument  qu'on 
taise  le  nom  de  leur  couvent;  mais  elles  consentent  volontiers  à  ce  que 
le   fait  soit  rendu   public  par  le   P.  Marcellin   de  Civezza  dans   ses  An- 


—  249  — 

nales  des  Missions  Franciscaines,  dont  elles  lisent  la  traduction  française 
publiée  à  Louvain,  afin  qu'il  excite  d'autres  communautés  et  les  gens 
de  bien  à  en  faire  autant.  Elles-mêmes  se  proposent,  Reverendissime 
Père,  de  m'adresser  chaque  année  leur  offrande,  et  voici  les  paroles  par 
lesquelles  la  mère  abbesse  du  monastère  de...  m'en  informait.  «  Nous 
voudrions  envoyer  une  petite  offrande  aux  Missions  Eranciscaines  ;  car 
nous  sommes  vivement  émues  par  ce  que  nous  lisons  dans  les  Annales 
que  publie  le  P.  Marcellin  de  Civezza.  A  cet  effet  nous  avons  rcsolu 
de  faire  chacune  de  petites  économies  sur  tout  ce  qui  est  à  notre  usagCj 
en  nous  privant  de  tout  ce  qui  n'est  pas  absolument  nécessaire  à  la 
bête  de  somme  {au  coi-ps).  Nous  faisons  cette  offrande  à  Marie,  notre 
divine  Mère,  le  jour  de  la  fête  de  son  Immaculée  Conception,  anniver- 
saire de  la  consécration  de  notre  monastère  en  1665  ;  et  nous  vous  prions, 
notre  bon  Père,  de  la  faire  parvenir  entre  les  mains  de  nos  Mission- 
naires par  l'intermédiaire  du  Reverendissime  Père  Général  de  l'Ordre, 
afin  qu'ils  s'en  servent  spécialement  pour  se  procurer  les  objets  pro- 
pres à  propager  dans   toute  la  terre  le  culte  de   la  Mère  du    Seigneur.» 

Dans  un  entretien  que  j'eus  ensuite,  continue  le  P.  Eallò,  avec  la 
même  religieuse,  elle  me  tint  le  discours  suivant  :  "  Vous  le  voyez,  mon 
bon  Père,  nous  avons  pensé  que,  malgré  notre  extrême  pauvreté,  nous 
pouvi(ms  faire  beaucoup  d'épargnes  :  ainsi  l'une  éteindra  sa  lumière 
cinq  minutes  j)lus  tôt  qu'à  l'ordinaire;  l'autre  consumera  moins  de  bois 
et  de  charbon  au  feu;  toutes  nous  nous  servirons  de  vêtements  jusqu'à 
ce  qu'ils  soient  entièrement  usés,  et  par  mille  petites  industries  et  épar- 
gnes de  ce  genre,  nous  aurons  à  la  fin  de  l'année  de  quoi  venir  en 
aide  à  nos  Pères  Missionnaires.  « 

Une  pareille  générosité  n'a  pas  besoin  de  commentaires,  et  le  monde 
ne  pourra  point  s'empêcher  de  s'en  édifier,  s'il  n'a  point  perdu  tout  sen- 
timent de  pudeur  purement  humaine. 


DÉPART  DE  MISSIONNAIRES 
EN  MAI  ET  JUIN  1S63. 

Sont  partis  :  pour  Jérusalem,  le  P.  Anicet  de  Sauf  Angelo  des  Lom- 
bards dans  la  Rouille,  Obs.  de  la  province  de  Saint  Ange,  avec  le  frère  lai 
Marien  du  même  pays  et  de  la  même  province;  pour  le  Chili,  le  Er. 
Pierre  de  Nice,  Obs.  de  la  Custodie  de  Nice;  et  pour  les  missions  de 
Bolivie  les  PP.  Athanase  de  Costarauiera  et  Pacifique  d'Olivastri,  Obs. 
de  la  Province  Romaine. 


—  250  — 
QUATRIÈME  PARTIE. 

Rêsimé  de  V histoire  de  la  perféciition  susciiée  coiitre  la  Religion  Catholiqm 
dans  Vernpire  de  la  Chine  en  Van  de  grâce  ITSl,  tracé  liar  le  P.  Jo- 
seph ]\Iattei  de  Bientina,  Missionnaire  apostolique,  Mineur  O/jser- 
van  tin  de  la  Province  Toscane. 

Manille  (îles  Philippines),  30  juillet  1786. 

11  n'y  a  certainement  personne,  i)Our  peu  qu'il  connaisse  l'histoire  des 
niissions  orientales,  qui  ne  sache  quels  heureux  et  brillants  progrès  la 
Keligion  catholique  avait  faits  en  Chine  à  la  fin  du  siècle  dernier  et  au 
commencement  de  celui-ci,  sous  le  règne  du  grand  Kan-hi  (aïeul  de 
l'empereur  actuel  Kien-long),  qui  favorisait  la  religion  non  moins  que  ses 
apôtres.  Une  si  riche  moisson  faisait  espérer  à  tous  des  fruits  de  plus 
en  plus  beaux  et  abondants;  mais  la  mort  inattendue  (en  1721)  d'un  prince 
au-dessus  de  tout  éloge,  après  les  célèbres  légations  de  l'immortel  cardi- 
nal de  Tournon  et  de  Mgr  Mezzabarba ,  Patriarche  d'Alexandrie,  dissi- 
pèrent bientôt  les  espérances  qu'on  avait  conçues. 

A  peine  monté  sur  le  trône  impérial,  Jung-ehing,  quatorzième  fils  du 
défunt  Kan-hi,  cédant  aux  représentations  que  lui  firent  quelques  vice- 
rois  et  gouverneurs  de  provinces  mal  disposés,  interdit  dans  tous  ses 
états  la  religion  catholique,  ordonna  la  démolition  des  églises,  et  relégua 
tous  les  ouvriers  évangéliques  dans  la  ville  de  Canton  ;  il  n'exempta  de 
la  proscription  que  les  églises  et  les  missionnaires  de  Pékin,  qu'il  vou- 
lut conserver  à  la  tête  du  collège  de  mathématiques  et  pour  la  culture 
des  beaux-arts.  Non  content  de  ces  mesures,  comme  les  missionnaires 
relégués  à  Canton  avaient,  malgré  la  défense  qui  leur  avait  été  faite, 
exercé  secrètement  leur  ministère  apostolique,  il  les  exila  tous  en  1733 
à  Macao. 

Quand,  à  la  mort  de  Jung-ching,  survenue  en  1735,  son  fils  Kien-long, 
empereur  régnant,  prit  les  reines  du  gouvernement,  on  espéra  que  sous 
lui  la  situation  de  notre  religion  pourrait  changer  d'aspect  et  s'amélio- 
rer. Mais  il  montra  bientôt  qu'il  voulait  marcher  sur  les  traces  de  feu 
son  père,  dont  il  confirma  et  renouvela  en  diverses  circonstances  les  lois 
et  règlements  sur  la  matière.  Néanmoins  on  ne  laissait  pas  de  pourvoir 
aux  besoins  spirituels  des  néophytes  Chinois  ,  au  moyen  de  bons  caté- 
chistes et  de  prêtres  indigènes,  formés  par  les  Pères  de  la  Compagnie 
de  Jésus,  par  les  prêtres  des  missions  étrangères  du  séminaire  de  Paris, 
et  au  collège  de  la  Sainte  Tamille  de  la  ville  de  Naples.  On  a  toujours 
vu,  en  outre,  des  hommes  généreux,  de  toutes  les  nations,  séculiers  et 
réguliers,    s'arracher   aux   aises  de  leur  patrie  et  à  la  douce  solitude  du 


—  251   — 

cloître,  et  animés  d'un  zèle  vraiment  apostolique,  embrasser  librement  la 
croix  du  divin  Maître  et  s'introduire  secrètement  dans  les  provinces  de 
l'intérieur  de  cet  empire,  pour  consacrer  leurs  talents  à  la  propagation 
de  l'Evangile  et  à  l'affermissement  dans  la  foi  des  nombreux  catholiques 
qui  s'y  trouvaient.  Mais  tant  que  les  édits  publics  contre  le  christianisme 
restaient  en  vigueur ,  il  était  au  pouvoir  des  Mandarins^  de  lui  susciter 
suivant  leurs  caprices  de  terribles  persécutions,  comme  il  arriva  en  1746 
dans  la  province  de  Fokien,  quoiqu'il  y  en  eût  d'autres,  qui  admirant  la 
sainteté  de  la  morale  chrétienne  et  la  conduite  irrépréhensible  de  ses  ad- 
hérents, fermaient  les  yeux  et  u'osaieut  point  molester  leurs  compatrio- 
tes pour  motif  de  religion. 

Néanmoins  les  ouvriers  évangéliques ,  surtout  les  Européens ,  étaient 
forcés  d'exercer  en  secret  dans  les  maisons  particulières,  et  le  plus  sou- 
vent durant  la  nuit,  leur  ministère  apostolique,  toujours  exposés  au  dan- 
ger d'être  découverts,  et  dans  ce  cas  d'être  ramenés  à  Macao,  au  milieu 
de  mille  outrages  et  avanies ,  comme  il  arriva  à  l'évêque  de  Rosalia^ 
(l'honneur  de  la  Province  de  l'Observance  de  Toscane)  et  à  d'autres,  ou 
bien  d'être  longtemps  renfermés  dans  des  prisons  horribles,  comme  le 
fut  le  P.  de  Canzio,  Min,  Observantin,  et  dernièrement  M,  Glegyo,  digne 
prêtre  du  séminaire  de  Paris,  ou  bien  enfin  de  subir  la  mort,  et  ce  fut 
l'heureux  sort  qui  échut  en  1716,  1717  et  1748,  dans  la  province  de 
Fokien,  à  cinq  novices  de  l'Ordre  illustre  de  saint  Dominique^,  et  peu 
après  à  deux  religieux  de  la  Compagnie  de  Jésus,  aujourd'hui  supprimée, 
dans  les  prisons  publiques  de  Nankin. 

Telle  était  en  1782  la  situation  de  la  religion  chrétienne  dans  le  vaste 
empire  de  la  Chine,  quand  la  Sacrée  Congrégation  de  la  Propagande, 
informée  du  manque  de  nouveaux  ouvriers  évangéliques  qui  se  faisait 
sentir  dans  ces  missions,  parce  que  beaucoup  de  vaillants  champions  de 
la  foi  avaient  fourni  la  carrière  du   ministère  apostolique  et  étaient  allés 

*)  C'est  le  nom  que  donnèrent  les  Portugais  h  tous  les  Chinois  constitués  en 
quelque  dignité  civile  ou  militaire. 

2)  L'illustrissime  et  Reverendissime  Mgr  Jean  Antoine  Boker,  de  Portofer- 
raio,  de  l'ordre  des  mineurs  observantins  de  la  province  de  Toscane,  évêque 
de  Rosalia  et  vicaire  apostolique  de  Xensi  et  Xansi,  qui  en  1756  fut  pris  et  ccn- 
duit  à  Macao  ,  où  il  cessa  de  vivre  au  couvent  de  S'  François  ,  dans  l'église  du- 
quel il  fut  enterré. 

')  Le  vénérable  Mgr  Pierre  Sans,  évêque  de  Mauricastro  in  parlibus,  vicaire 
apostolique,  fut  décapité  en  1746.  Mgr  François  Serrano,  nommé  évêque  de 
Tipasitan,  fut  étranglé  en  1747.  Fr.  Joachim  Raio  fut  la  même  année  étoutTé 
dans  la  chaux  et  le  vin.  Fr.  Jean  Alcober  etFr.  François  Diaz  furent  étranglés 
en  1748.  La  sacrée  Congrégation  des  Rites  à  Rome  s'occupe  de  la  cause  de  leur 
béatification. 


—  252  — 

recevoir  du  Trcs-IIaut  la  rcconipcnse  due  à  leurs  travaux,  songea  à  y 
envoyer  une  bonne  recrue.  En  conséquence,  six  religieux  de  l'Ordre  des 
Mineurs  Observantins  (sur  lesquels  cinq  avaient  déjà  travaillé  aux  mis- 
sions de  Terre- Sainte)  partirent  du  Grand  Caire  par  la  voie  de  la  mer 
Rouge,  en  même  temps  que  six  autres,  c'est-à-dire  trois  prêtres  de  la 
Congrégation  de  St  Jean-Baptiste,  un  Mineur  Observantin  et  deux  Au- 
gustins  Hécollets  quittèrent  Livournc,  en  se  dirigeant  vers  la  même  des- 
tination par  le  Cap  de  Bonne-Espérance.  Dix  d'entre  eux  arrivèrent  heu- 
reusement en  Chine  en  1783,  et  s'adressèrent  à  Mr  François  Joseph 
Della  Torre,  procureur  de  l'estimable  Congrégation  dont  il  a  été  parlé^ 
résidant  à  Canton.  Celui-ci  ne  se  dissimulait  par  les  difficultés  énormes 
qui  s'opposaient  à  l'introduction  de  tant  de  ministres  évangéliques,  dans 
un  moment  où  les  Chinois,  non  moins  que  les  Portugais  de  Macao 
(quoique  mus  par  d'autres  motifs)"^,  s'attachaient  à  leur  interdire  l'entrée 
des  provinces  du  céleste  empire;  néanmoins,  mettant  toute  sa  confiance 
eu  Dieu,  de  l'œuvre  de  qui  il  s'agissait,  et  brûlant  du  zèle  de  secourir 
cette  mission  désolée,  sans  se  préoccuper  du  péril  auquel  il  s'exposait, 
il  aborda  une  entreprise  si  ardue  et  si  chanceuse,  prit  ses  dispositions 
et  choisit  les  moyens  qui  semblaient  les  plus  propres  à  lui  assurer  des 
résultats  satisfaisants.  Ainsi,  comme  les  nouveaux  missionnaires  ne  pou- 
vaient point  séjourner  à  Macao^,  il  les  fit  tous  passer  à  Canton,  où  ils 
se  tinrent  cachés  pour  échapper  aux  perquisitions  actives  et  rigoureuses 
des  Chinois.  Cependant  vers  la  fin  du  mois  de  septembre  1783,  il  par- 
vint à  faire  pénétrer  dans  le  pays  Mr  Delpont ,  prêtre  du  séminaire  de 
Paris,  destiné  aux  missions  de  Su-chuen,  et  Mr  Jacques  Eerretti,  mem- 
bre de  la  Congrégation  de  St  Jean-Baptiste.  Celui-ci ,  après  avoir  fait 
plusieurs  détours  et  couru  divers  périls,  arriva  à  la  fin  à  Si-gan-fu,  mé- 
tropole de  la  Province  de  Xen-si,  vers  laquelle  il  se  dirigeait.  Au  mois 
de  mars  1784 ,  le  P.  Crescence  d'Ivrée  et  le  Père  Atto  de  Pistole,  Mi- 
neurs Observantins,  se  mirent  aussi  en  route,  sous  la  conduite  de  guides 
chrétiens  habiles  et  expérimentés,  pour  la  Province  de  Xan-tung,  où  ils 
arrivèrent  heureusement  après  un   voyage  de  plus  de  quatre-vingts  jours. 

*)  Un  des  premiers  prêtres  de  la  congrégation  de  S'  Jean-Baptiste. 

2)  Les  Portugais  invoquaient  un  prétendu  droit  de  patronage,  qu'ils  font  con- 
sister en  différents  points,  que  le  Saint  Siège  n'admet  pas. 

5)  Les  Portugais  de  Macao,  partisans  opiniâtres  du  prétendu  droit  de  patro- 
narje,  au  grand  scandale  de  toutes  les  nations  Européennes,  contraignaient 
violemment  les  nouveaux  missionnaires  de  la  Sacrée  Congrégation  de  la  Propa- 
gande qui  débarquaient  à  Macao,  à  repartir  pour  TEurope;  le  procureur  se 
trouva  donc  dans  la  nécessité  absolue  de  les  appeler  à  Canton,  où  ils  durent  se 
rendre  déguisés  en  marins  pour  tromper  la  vigilance  des  Portugais  autant  que 
celle  des  Chinois. 


—  253  — 

Il  s'y  trouvait  encore  quatre  religieux  de  l'Ordre  Séraphique  (un  cin- 
quième, d'un  âge  déjà  avancé,  voulut  retourner  eu  Europe).  On  tint  plu- 
sieurs conseils,  on  discuta  divers  projets  avec  les  chrétiens  les  plus  éclairés 
et  les  plus  zélés,  et  l'on  eu  confia  l'exécution  et  la  direction  au  prêtre 
Pierre  Zai,  élève  du  collège  de  Naples.  Et  plût  au  ciel  que  le  Procureur 
n'eût  pas  ensuite  donné  toute  sa  confiance  à  un  autre  prêtre  Chinois, 
nommé  Philippe  Lieu,  et  également  élève  du  collège  de  Naples.  Ce  prê- 
tre écrivit  des  environs  de  Siang-iang  qu'il  se  chargeait  d'assurer  aux 
Pères  un  asile  sûr  dans  la  mission  désignée,  pourvu  qu'ils  parvinssent 
à  gagner  la  ville  de  Siang-iang.  Séduit  par  de  si  belles  promesses  (qui 
ne  furent  point  tenues),  le  Procureur  modifia  son  premier  plan  par  rai- 
son d'économie,  dit-il,  et  renonça  notamment  au  concours  d'un  des  guides 
les  plus  diligents  et  les  plus  intrépides,  qui  avait  déjà  conduit  beaucoup 
d'autres  missionnaires  et  en  dernier  lieu  les  Pères  Crescence  et  Atto.  Cet 
homme  s'était  même  engagé  à  accompagner  encore  quatre  nouveaux  mis- 
sionnaires jusqu'à  Sigan-fu,  terme  de  leur  destination.  Mais  par  suite 
de  ce  que  nous  avons  dit  ci- dessus ,  le  Procureur  songea  seulement  à 
donner  à  ces  missionnaires,  jusqu'à  la  ville  de  Siang-iang,  de  bons  gui- 
des, avec  lesquels,  vers  la  fin  de  mai  de  la  même  année,  il  prescrivit  aux 
Pères  Jean  de  Sassari,  Joseph  de  Bientina,  Jean-Baptiste  de  Mandello 
et  Louis  de  Signa ,  de  se  mettre  en  route  sur  plusieurs  barques  chré- 
tiennes, que  le  prêtre  Pierre  Zai  avait  frétées  et  amenées  de  Huquang, 
d'où  il  était  venu  exprès.  Quant  aux  deux  Pères  Augustins  Kécollets, 
Anselme  de  Santa-Margherita  et  Adéodat  de  Santo-Agostino,  destinés  à 
la  Mission  de  Pékin,  leur  expédition  était  sujette  à  moins  de  difficultés 
et  à  moins  de  périls.  Ainsi,  à  peine  le  vice- roi  de  Quantung  connut-il 
leur  dessein  qu'il  en  informa  l'empereur,  et  celui-ci  ordonna  qu'ils  fussent 
suivant  l'usage  envoyés  à  la  capitale.  En  conséquence,  ils  se  mirent  en 
route  le  2  septembre  de  la  même  année,  accompagnés  d'un  mandarin, 
et  le  17  novembre  suivant  ils  arrivèrent  à  Pékin, 

Déjà  quatre  mois  s'étaient  écoulés  depuis  que  les  quatre  missionnaires 
susnommés  étaient  partis  de  Canton;  on  était  donc  tout  fondé  à  croire 
qu'ils  devaient  être  arrivés  à  la  mission  qui  leur  était  assignée,  ou  qu'ils 
en  étaient  bien  près.  En  efi'et,  ils  avaient  non  seulement  franchi  les  passages 
les  plus  dangereux  de  la  province  de  Quantung  et  Quansi,  mais  encore 
entièrement  traversé  la  vaste  province  de  Huquang;  par  conséquent  ils 
touchaient  à  la  porte  de  la  Province  vers  laquelle  ils  se  dirigeaient,  quand 
un  perfide  apostat,  nommé  Lieu-zung-si-ven  (auquel  les  guides  durent 
s'adresser,  d'après  les  indications  du  prêtre  Philippe  Lieu,  dont  il  a  été 
parlé),  aborda  frauduleusement  la  barque,  sous  le  prétexte  de  remettre 
aux  Pères  Européens  une  lettre  que  Mr  Jacques  Eerretti  avait  laissée 
par  mégarde  entre  ses  mains,  lettre,  du  reste,  absolument  inutile  et  sans 

24 


—  254  — 

aucune  importance.  Le  méchant  s'efforça  ensuite  par  ses  mensonges  et 
SCS  artifices  d'attirer  chez  lui  les  quatre  missionnaires  ;  mais  n'y  pou- 
vant parvenir,  par  suite  des  justes  répugnances  du  capitaine  de  la  bar- 
que, il  en  conçut  un  secret  dépit  et  se  laissa  dominer  par  le  désir  de 
gagner  une  grosse  somme.  Bien  qu'il  eût  été  traité  poliment,  et  nourri 
à  la  table  des  religieux  les  quatre  jours  pendant  lesquels  le  capitaine 
était  resté  à  l'ancre  pour  ses  affaires,  le  nouveau  Judas  machina  dès  lors 
le  moyen  de  les  trahir.  En  conséquence,  il  commença  par  aviser  de  la 
trame  qu'il  ourdissait  les  sbires  du  mandarin  de  la  ville  de  Siang-iaug 
(c'était  plutôt  une  troupe  de  brigands  émérites),  et  ses  deux  fils,  qu'il 
avait  élevés  dans  l'idolâtrie,  se  mirent  à  leur  tête,  et  se  dirigèrent  sur- 
le-champ  avec  eux  vers  la  barque  des  Européens.  Informés  de  ce  qui  se 
passait,  les  Pères  jetèrent  au  feu  leurs  papiers  et  tout  ce  qu'ils  avaient 
d'Européen;  puis  ils  descendirent  à  terre  et  prirent  précipitamment  la 
fuite.  Les  brigands  entrèrent  dans  la  barque,  frappèrent  et  maltraitèrent 
le  capitaine  et  le  guide,  les  lièrent  et  les  menacèrent  de  les  conduire 
devant  le  gouverneur.  Mais  ils  ne  voulaient  par  là  que  les  effrayer  et 
leur  extorquer  de  l'argent.  On  en  vint  à  une  capitulation  et  on  leur  pro- 
posa la  paix  moyennant  une  rançon  de  soixante-six  onces  d'argent.  Mais 
non  contents  de  cette  somme,  les  brigands  brisèrent  audacieusement  la 
caisse,  enlevèrent  de  vive  force'  presque  toutes  les  valeurs  qui  consistaient 
en  plus  de  cent  quatre-vingts  onces  d'argent,  et  s'en  allèrent  ainsi.  Tou- 
tefois ils  avaient  exécuté  leur  coup  avec  tant  de  bruit  et  d'éclat  qu'il 
n'était  pas  possible  que  l'affaire  restât  secrète,  comme  ils  l'auraient  peut- 
être  voulu.  C'est  pourquoi,  craignant  que  la  connaissance  ne  s'en  répan- 
dit assez  pour  arriver  aux  oreilles  du  gouverneur  de  Siang-iang,  et  d'être 
punis  comme  auteurs  du  vol  commis,  espérant  d'ailleurs  en  acheter  l'im- 
punité par  une  accusation,  le  même  détestable  apostat,  il  s'est  depuis 
bien  montré  tel^  prit  le  parti  de  dénoncer  au  commandant  de  la  forte- 
resse que  quatre  Européens  se  rendaient  à  Xensi  pour  prêter  leur  aide 
aux  Mahométans  rebelles.  Le  commandant  envoya  aussitôt  une  troupe  de 
sbires  qui,  le  27  août  1785  vers  le  soir,  entourèrent  la  barque  et  arrêtè- 
rent les  quatre  Pères  Européens,  deux  matelots  et  le  guide  nommé  Chang- 
iang-san;  tous  les  autres  avaient  pris  la  fuite.  Ils  se  livrèrent  ensuite 
à  de  minutieuses  perquisitions,  surtout  pour  les  armes,  et  tinrent  durant 
la  nuit  entière  les  prisonniers  européens  les  mains  étroitement  liées  der- 

')  Le  jour  qui  suivit  l'arrestation  des  pères  missionnaires,  le  perfide  apostat 
36  transporta  de  bon  matin  à  la  barque,  et  les  ayant  vus  les  mains  liées  der- 
rière le  dos ,  il  branla  la  tète  en  signe  de  dérision  et  se  retira  ;  après  son  départ, 
le  chef  des  sbires  fit  connaître  aux  pères  que  c'était  cet  homme  qui  les  avait 
accusés. 


'ÀOO    

rière  le  dos.  Le  lendemain  matin  les  quatre  Pères  et  les  deux  marins 
(on  avait  déjà  laissé  s'échapper  le  guide  Chang-iang-san)  furent  conduits 
à  la  ville  de  Siang-iang  devant  le  capitaine  de  la  milice,  qui  les  remit  aus- 
sitôt au  Président  du  Tribunal  criminel,  dans  les  prisons  duquel  ils  furent 
gardés.  Peu  de  temps  après,  lé  malheureux  apostat  Lieu- zung-si-ven  fut  lui- 
même  arrêté  et  emprisonné  avec  ses  fils ,  puis  le  malavisé  capitaine  de  la 
barque  (qui  s'était  sottement  réfugié  chez  eux),  pour  rendre  compte  les  pre- 
miers du  vol  commis,  et  le  dernier  du  transport  des  européens.  Plusieurs 
mandarins  instruisirent  l'affaire,  et  quand  elle  eut  été  diligemment  examinée , 
on  transmit  la  cause  au  vice- roi  de  la  Province  ,  qui  s'en  réserva  le  juge- 
ment. En  conséquence,  les  Pères  Missionnaires,  les  deux  marins,  le  capi- 
taine de  barque  et  son  fils  (celui-ci  n'avait  pu  fuir  assez  loin)  furent  le  18 
septembre  de  la  même  année  envoyés  à  U-ceu,  métropole  delà  Province 
d'Uquang,  et  résidence  ordinaire  des  vice-rois.  Un  court  intervalle  s'écoula 
et  le  traître  lui-même,  ses  fils  et  tous  ses  complices  furent  conduits  chargés 
de  fers  à  cette  même  ville,  et  de  là  à  la  capitale  de  l'Empire,  où  ils  reçurent 
enfin  le  juste  prix  de  leur  exécrable  scélératesse. 

Une  lettre  du  prêtre  Pierre  Zai,  écrite  en  caractères  chinois,  qui  fut 
trouvée  dans  un  petit  livre  de  prières  du  guide  Chang-iang-san ,  non  moins 
que  les  dépositions  des  chrétiens  auraient  pu  faire  aisément  connaître  au 
vice-roi  et  à  ses  agents  subalternes  le  motif  qui  avait  engagé  les  Pères 
Européens  arrêtés  de  s'introduire  clandestinement  dans  les  Provinces  de 
l'intérieur  de  l'Empire  ;  mais  une  certaine  propension  naturelle  qu'ont  les 
Chinois  à  suspecter  les  moindres  circonstances ,  et  plus  encore  la  fausse 
et  insignifiante  accusation  du  perfide  et  impudent  dénonciateur  leur  offusquè- 
rent tellement  l'intelligence,  qu'ils  ne  surent  point  découvrir  la  vérité,  et  ils 
se  mirent,  au  contraire,  à  bâtir  des  châteaux  en  l'air  et  à  former  to\ite 
sorte  de  soupçons  chimériques. 

Au  commencement  du  mois  de  juin  1784,  des  bandes  considérables  de 
Chinois,  Mahométans  de  religion,  s'étant  révoltées  contre  le  gouverne- 
ment dans  la  province  vers  laquelle  se  dirigeaient  les  missionnaires ,  couru- 
rent aux  armes  et  s'emparèrent  de  plusieurs  villes  et  forteresses.  On  ex- 
pédia de  Pékin  en  toute  hâte  les  meilleurs  généraux  avec  des  troupes  nom- 
breuses ,  par  lesquelles  les  rebelles  furent  battus  et  défaits  après  la  lutte 
la  plus  sanglante.  Or,  les  quatre  missionnaires  susmentionnés,  ayant  été 
pris  sur  ces  entrefaites ,  le  Vice-roi  s'imagina  qu'ils  avaient  été  envoyés  aux 
Mahométans  révoltés,  et  qu'il  pouvait  y  avoir  quelque  correspondance 
secrète  entre  eux  et  les  Européens  de  Macao  et  de  Canton.  L'esprit  troublé 
par  ces  vaines  chimères ,  il  expédia  par  des  courriers  extraordinaires  aux 
Préfets  de  Xen-si  et  de  Quantung  des  lettres  par  lesquelles  il  leur  donnait 
avis  de  ce  qui  se  passait,  et  les  chargeait  de  rechercher  et  d'arrêter  tous 
les  complices  de  ces  tentatives,   notamment  le  prêtre  Pierre  Zai,  qu'on  cou- 


—  25G  — 

sidcrait  comme  le  principal  moteur  de  l'affaire.  En  conséquence,  on  se 
saisit  d'abord  à  Canton  d'un  ex- Jésuite  Chinois,  nommé  Jean  Gai  (ou 
encore  Simonelli),  qui  était  le  procureur  des  ex- Jésuites  Portugais  de  Pékin. 
Dans  la  mémo  nuit  les  sbires  entourèrent  la  maison  où  demeurait  le  prêtre 
Pierre  Zai  susnommé;  mais  averti  à  temps  de  leurs  intentions,  il  trouva 
moyen  de  s'échapper  par  une  porte  secrète  et  de  se  réfugier  dans  une 
autre  maison,  d'où  trompant  la  surveillance  des  Chinois,  il  parvint  à  gagner 
^Macao.  Les  mandarins  de  Canton  ne  tardèrent  point  à  être  informés  du 
fait,  et  tant  par  les  promesses  que  par  les  menaces  ils  mirent  en  œuvre 
tous  les  moyens  et  tous  les  artifices  possibles  pour  l'attirer  entre  leurs  mains  ; 
mais  tous  leurs  efforts  furent  inutiles  ;  car,  après  maints  débats  ridicules 
qu'il  serait  trop  long  de  rapporter  entre  les  Chinois  et  les  habitans  de 
Macao,  Zai  se  transporta  ù  Goa  dans  les  Indes  Orientales,  au  commence- 
ment de  décembre ,  sur  un  bâtiment  Portugais ,  en  même  temps  qu'un  guide, 
nommé  Barthélémy  Sic,  qu'on  recherchait  pareillement  avec  ardeur,  et  put 
se  soustraire  ainsi  par  la  fuite  au  pouvoir  des  persécuteurs. 

Tel  ne  fut  point  le  sort  des  autres  guides ,  des  serviteurs  de  Mr  Della 
Torre,  des  domestiques  du  même  prêtre  Pierre  Zai  et  d'un  très-grand 
nombre  d'autres  chrétiens  arrêtés  soit  à  Quantung ,  soit  dans  d'autres  pro- 
vinces. Les  Préfets  firent  cruellement  battre  et  tourmenter  par  divers  sup- 
plices ces  pauvres  chrétiens  ,  pour  les  contraindre  à  révéler  ce  qu'en  fait 
beaucoup  d'entre  eux  ignoraient.  Quelques-uns  supportèrent  courageuse- 
ment les  tortures;  mais  la  plupart,  saisis  de  crainte  ou  trompés  parles 
]nanœuvres  et  les  promesses  flatteuses  des  Juges ,  firent  connaître  tous  les 
secrets  de  l'organisation  des  Missions.  C'est  pourquoi  le  Procureur  de  la 
Sacrée  Congrégation,  qu'avaient  trahi  deux  de  ses  serviteurs,  fat  aussi 
appelé  en  justice.  Comme  il  ne  savait  point  le  Chinois  et  qu'il  dut  re- 
courir à  des  interprêtes,  il  ne  lui  fut  d'abord  point  difficile  d'éluder  les 
questions  des  mandarins  ;  mais  quand  ensuite  il  se  vit  convaincu  de  toutes 
parts  et  par  le  témoignage  de  ses  propres  domestiques,  jusque  devant  les 
Préfets,  d'avoir  envoyé  des  Européens  dans  les  provinces  de  l'intérieur  de 
l'Empire,  il  fut  obligé  de  signer  un  écrit  portant  que  sa  déposition  était 
conforme  à  celle  des  domestiques.  Quand  il  eut  été  ensuite  remis  en  li- 
berté ,  les  mandarins  de  Canton,  craignant  que  l'Empereur  ne  les  accusât 
et  ne  les  punit  de  négligence,  auraient  désiré  que  l'affaire  s'assoupit,  et 
que,  sans  qu'il  en  fût  rendu  compte  à  la  cour,  les  quatre  prisonniers 
européens  fussent  renvoyés  à  Macao.  Mais  soit  que  la  chose  fût  déjà  de- 
venue trop  publique,  soit  que  le  Vice- roi  de  Huquang  voulût  s'en  faire 
un  mérite  auprès  de  l'Empereur,  il  refusa  de  prêter  l'oreille  à  leurs  in- 
stances, et  voulut  absolument  transmettre  un  rapport  à  la  cour  Impériale, 
En  conséquence,  le  gouverneur  de  Canton ,  avouant  la  faute  qu'il  avait 
faite,  en  laissant,  contrairement  aux    lois,  des    Européens  pénétrer   dans 


l'intérieur  du  pays,  se  coudamna  lui-même  à  une  grosse  amende.  De  même 
les  négociants  Chinois,  dans  les  maisons  desquels  demeurait  M?  Della  Torre, 
dont,  suivant  l'usage,  ils  étaient  responsables,  s'engagèrent  spontanément 
à  payer  au  trésor  royal  120  mille  taëls,  ou  onces  d'argent  le  plus  pur, 
dans  l'espace  de  quatre  ans. 

Informé  de  la  prise  des  quatre  Pères  Européens,  l'Empereur  se  réserva 
le  jugement  de  leur  cause,  et,  quand  toutes  les  pièces  en  eurent  été  ri- 
goureusement examinées  et  réunies,  on  conduisit  à  Pékin  chargés  de  fers 
non  seulement  les  quatre  missionnaires  arrêtés,  mais  tous  ceux  qui  avaient 
pris  une  part  quelconque  à  l'aifaire,  ainsi  que  beaucoup  d'autres  chrétiens 
qui  y  étaient  restés  entièrement  étrangers,  tels  que  le  vieux  Jean  Gai, 
ex- Jésuite  Chinois,  et  d'autres.  Et  ici  l'on  ne  saurait  dire  combien  d'ou- 
trages les  pauvres  prisonniers  eurent  à  souffrir  dans  le  long  voyage  qu'ils 
firent,  livrés  aux  mains  des  plus  vils  et  plus  infâmes  ennemis  du  nom  chré- 
tien. En  outre  l'Empereur  publia  un  édit  plein  de  fanatisme  (on  nous  eu 
fournira  la  traduction)  où,  après  avoir  adressé  de  vifs  reproches  non -seule- 
ment aux  Mandarins  de  Canton,  mais  encore  aux  Européens,  il  dit  que 
ceux-ci  professent  la  même  religion  que  les  Mahométans,  et  que  c'était  là 
pour  lui  un  motif  de  croire  qu'entre  eux  et  les  rebelles  il  pouvait  y  avoir 
quelques  rapports  ;  et  qu'en  conséquence,  il  chargeait  les  Préfets  de  recher- 
cher avec  la  plus  grande  diligence  à  qui  étaient  adressés  les  quatre  prison- 
niers Européens.  Assurément  ces  recherches  ne  purent  jamais  leur  faire 
découvrir  la  trace  de  rapports  quelconques  entre  les  Missionnaires  et  les 
Mahométans  rebelles  ;  mais  elles  leur  firent  connaître  les  autres  ouvriers 
évangéliques,  qui  depuis  tant  d'années  se  tenaient  cachés  dans  les  Pro- 
vinces, comme  ceux  qui  venaient  de  s'introduire  dans  le  céleste  Empire, 
et  c'est  ainsi  que  le  feu  de  la  persécution  s'alluma  de  plus  en  plus. 

La  Province  de  Xensi  était  à  cette  époque  gouvernée  par  un  Vice-roi, 
nommé  Pi,  homme  entièrement  adonné  aux  superstitions  insensées  et  ri- 
dicules des  BonzesS  et  persécuteur  acharné  de  la  religion  catholique, 
contre  les  disciples  de  laquelle  il  aviiit  déjà  déployé  sa  haine  et  sa  fureur, 
ayant  su  que  les  quatre  captifs  européens  s'étaient  adressés  à  Mgr  Erançois 
Magni,  évêque  de  Melitopolis  in  partibus,  déjà  Vicaire  apostolique  des 
Provinces  de  Xensi  et  de  Xansi ,  il  ne  lui  fut  pas  difficile  de  se  saisir  de  ce 
vénérable  Prélat ,  depuis  longtemps  maladif  et  affaibli  par  de  longues  pri- 
vations. Mr  Jacques  Eerretti  finit  aussi,  par  tomber  entre  les  mains  des 
gentils ,  après  avoir  erré  ça  et  là  ;  et  peu  auparavant  un  élève  du  collège  de 
Naples,  natif  de  Macao,  et  nommé  Emmanuel  Cousalves,  se  présenta  de 
lui-même  au  tribunal.  Tous  leurs  hôtes  furent  également  arrêtés,  ainsi  que 
beaucoup  d'autres  chrétiens,  à  qui  les  Mandarins  impitoyables  firent  souûrir 

^)  C'est  le  nom  que  les  Portugais  donnèrent  aux  prêtres  des  idoles. 

24. 


—  258  — 

les  tourments  les  plus  cruels.  Quoiqu'on  ne  connaisse  point  d'une  manière 
précise  et  circonstanciée  ce  qu'eurent  à  endurer  les  disciples  de  l'Evangile, 
on  sait  que  beaucoup  confessèrent  Jésus-Christ  au  milieu  des  supplices  et 
montrèrent  une  force  et  une  constance  dignes  des  temps  apostoliques.  Entre 
autres  faits,  on  raconte  qu'un  vieillard,  cruellement  battu  et  torturé ,  rendait 
d'humbles  actions  de  grâces  à  Dieu,  et  encourageait  ses  bourreaux  à  dé- 
ployer contre  lui  toute  leur  fureur;  car  il  s'estimait  heureux  d'avoir  après 
tant  d'années  trouvé  enfin  l'occasion  si  ardemment  désirée  de  souffrir  quelque 
chose  pour  l'amour  du  divin  Sauveur.  Le  Vice-jroi  ne  cessa  de  persécuter  les 
chrétiens  que  quand  il  eut  des  renseignements  bien  précis  et  bien  complets 
non-seulement  sur  les  ministres  Evangéliques,  qui  se  tenaient  depuis  long- 
temps cachés  dans  ces  Provinces  et  sur  ceux  qui  venaient  d'entrer  en  Chine, 
mais  encore  sur  beaucoup  d'autres  choses  concernant  la  direction  et  le 
gouvernement  de  ces  Missions.  Ces  renseignements  furent  confirmés  et 
amplifiés  à  Canton  par  un  serviteur  imbécile  de  Mr  della  Torre.  Cet  homme, 
prêtant  imprudemment  foi  aux  Mandarins  qui,  pour  l'exciter  à  ne  rien  cacher, 
lui  donnaient  à  entendre  que  l'Empereur  permettrait  bientôt  l'exercice  public 
de  la  religion,  déclara  qu'outre  les  deux  Missionnaires  qui  s'étaient  rendus 
à  Xantung,  il  y  avait  un  Père  français  à  Sochuen,  et  un  Père  espagnol  dans 
la  province  de  Kiansi.  Par  suite  de  cette  déclaration,  la  persécution,  qui 
semblait  s'être  ralentie  et  quelque  peu  calmée,  prit  une  nouvelle  recrudes- 
cence et  s'étendit  à  presque  tout  l'Empire. 

Dans  la  province  de  Xan-si  d'activés  recherches  furent  faites  pour 
découvrir  un  Observantiu  de  la  Province  de  la  marche  d'Ancone,  Mgr 
Antoine  Marie  Sacconi  d'Osimo ,  évêque  de  Domiziopoli  in  partibîis  , 
vicaire  apostolique  dans  les  deux  provinces  de  Xen-si  et  de  Xan-si,  homme 
plein  d'un  zèle  au-dessus  de  tout  éloge,  digne  fils,  en  un  mot,  du  grand 
patriarche  St  Erançois.  Beaucoup  de  chrétiens  furent  arrêtés  dans  cette 
contrée  et  condamnés  à  toute  sorte  de  tourments  pour  qu'ils  fissent  con- 
naître la  retraite  du  prélat  recherché.  Mais  comme  ils  lui  étaient  pro- 
fondément attachés,  ils  préférèrent  souffrir  les  plus  affreuses  tortures 
plutôt  que  de  livrer  leur  bien  aimé  Pasteur  entre  les  mains  des  païens. 
11  se  tenait  caché  dans  la  maison  d'un  chrétien  de  la  ville  de  Taiven, 
capitale  de  la  même  province,  et  chaque  jour  il  était  obligé  d'entendre 
la  douloureuse  histoire  des  excès  horribles  qui  se  commettaient  contre 
son  cher  troupeau.  Bientôt  incapable  de  résister  aux  entraînements  de 
sa  tendresse  paternelle  ,  il  prit  la  résolution  de  se  présenter  lui-même 
nu  tribunal,  et  les  larmes  abondantes  des  chrétiens  qui,  prosternés  à  ses 
pieds,  s'efforçaient  de  le  détourner  d'un  pareil  dessein,  ne  purent  l'y 
faire  renoncer.  Il  se  dirigea  donc  vers  le  palais  du  vice-roi,  et  lui  fit 
dire  que  l'Européen,  objet  de  tant  de  recherches,  était  venu  lui-même 
se  présenter  à  Son  Excellence,  avec  laquelle  il  désirait  s'aboucher.  D'abord 


—  259  — 

le  vice-roi  ne  voulut  point  ajouter  foi  à  ce  rapport,  mais  quand  il  se  fut 
assuré  de  son  exactitude,  il  manda  devant  lui  l'intrépide  évéque,  qui  lui 
dit  avec  une  liberté  tout  apostolique  que  l'affection  qu'il  avait  pour  les 
Chinois  était  le  seul  motif  qui  l'eût  engagé  à  quitter  sa  patrie,  et  au 
prix  de  tant  de  dépenses,  de  fatigues  et  de  périls,  à  se  transporter  en 
Chine,  où  il  résidait  depuis  longtemps,  afin  d'enseigner  aux  Chinois  la 
voie  du  salut,  et  de  les  exhorter  à  embrasser  une  religion  dans  laquelle 
seulement  ils  pouvaient  espérer  dans  la  vie  future  des  récompenses  éter- 
nelles du  vrai  Dieu  vivant  Créateur  du  ciel  et  de  la  terre,  et  non  point 
des  divinités  fausses  et  menteuses,  forgées  par  les  mains  des  ouvriers, 
auxquelles  ils  offraient  leurs  aveugles  adorations;  que,  si  cette  conduite 
lui  paraissait  digne  de  châtiment,  il  déchargeât  à  son  gré  toute  sa  co- 
lère sur  un  coupable  disposé  à  subir  patiemment  toutes  les  punitions; 
mais  qu'il  le  suppliait  de  donner  la  liberté  à  ces  chrétiens  qui  n'avaient 
commis  aucun  crime.  Le  Préfet  répondit  qu'il  était  bien  convaincu  de 
la  bonté  et  de  la  pureté  de  la  religion  qu'il  prêchait,  et  qu'aussi  il 
n'avait  jamais  molesté  en  aucune  façon  dans  son  gouvernement  ceux  qui 
la  professaient,  mais  qu'alors  les  ordres  impériaux  le  forçaient  à  chan- 
ger d'attitude.  Il  garda  l'évêque  pendant  trois  jours  dans  son  palais,  où 
il  le  traitait,  ainsi  que  les  mandarins,  avec  toute  sorte  d'honneurs  et  de 
respects;  il  lui  offrit  de  riches  vêtements  que  l'évêque  refusa,  comme  ne 
convenant  point  à  sa  profession;  il  en  accepta  seulement  quelques-uns 
qui  pouvaient  le  garantir  du  froid  dans  le  voyage  qu'il  devait  entre- 
prendre vers  Pékin,  où  il  fut  envoyé  par  le  vice-roi.  Quand  il  y  fut  arrivé, 
il  couvrit  de  confusion  par  la  sagesse  et  la  solidité  de  ses  réponses  les 
ennemis  les  plus  acharnés  du  nom  chrétien  ;  puis ,  atteint  d'une  fièvre 
maligne  dans  les  prisons  publiques,  il  alla  plein  de  mérites  recevoir 
(comme  nous  devons  l'espérer)  l'éternelle  récompense  de  ses  travaux  apos- 
toliques, le  5  février  1785,  jour  auquel  l'Ordre  Séraphique  célèbre  l'an- 
niversaire du  glorieux  triomphe  des  martyrs  japonais,  en  qui  il  avait 
une  confiance  particulière.  Il  fut  dans  sa  maladie  assisté  par  un  autre  évêque, 
Mgr  François  Magni,  Mineur  Observantin  réformé,  qui,  épuisé  par  les  pri- 
vations et  les  fatigues,  cessa  le  11  du  même  mois  de  vivre  sur  la  terre  pour 
régner  à  jamais  dans  le  ciel.  Le  prêtre  Jean  Gai,  ex  jésuite,  et  sept  autres 
chrétiens  Chinois  succombèrent  aussi  alors  à  Pékin  aux  maux  qu'ils  avaient 
soufferts, 

La  mort  de  tous  ces  généreux  chrétiens  et  le  grand  nombre  de  ceux 
qu'on  attendait  des  Provinces  portèrent  les  Préfets  à  juger  les  autres,  déjà 
arrêtés,  et  à  évacuer  les  prisons.  Lors  donc  que  les  fêtes  de  la  nouvelle 
année  Chinoise  furent  terminées,  c'est-à-dire  vers  le  27  février  1785,  le 
tribunal  suprême  des  délits  rendit  une  sentence,  confirmée  le  jour  même  par 
l'Empereur  et  condamnant  à  une  détention  perpétuelle  les  six  prisonnier» 


—  260  — 

européens,  ù  savoir  les  Pères  Jean  de  Sassari,  Joseph  de  Bientina,  Jean 
Baptiste  de  Mandello,  Louis  de  Signa,  Jacques  Ferretti  et  Emmanuel  Con- 
salves.  Deux  autres  prêtres  Chinois,  Gaétan  Sin  et  Philippe  Lieu  (ee  der- 
nier, enferme  par  le  Tribunal  de  la  ville  de  Siang-iang  dans  une  espèce  de 
cage  destinée  aux  assassins  et  aux  factieux,  fut  transporté  à  Pékin),  après 
avoir  été  l'un  et  l'autre  marqués  au  visage,  furent  envoyés  en  Tartarie  avec 
dix  chrétiens  et  déclarés  esclaves  à  perpétuité  ;  d'autres  chrétiens  ne  furent 
condamnés  qu'à  un  bannissement  de  trois  ans  ;  d'autres  enfin  durent  porter 
pendant  deux  mois  le  douloureux  instrument  appelé  Cangue^,  et  furent  cruel- 
lement battus. 

Ce  n'est  point  assez  pour  satisfaire  la  haine  des  membres  de  ce  tribunal  : 
ils  traitent  la  religion  chrétienne  de  fausse  et  ses  apôtres  de  séducteurs 
funestes  aux  mœurs  et  à  l'intégrité  du  cœur  humain  ;  ils  les  accusent  de 
tromper  le  peuple  par  leurs  enseignements ,  et  ils  en  concluent  qu'il  faut 
à  tout  prix  bannir  et  extirper  le  christianisme  de  tout  l'Empire  ;  en  consé- 
quence les  Mandarins  reçoivent  l'ordre  d'obliger  les  chrétiens  à  renier  la 
foi,  et  on  n'accorde  à  ceux-ci  qu'un  délai  péremptoire  d'un  an  pour  se  ravi- 
ser ;  on  leur  enjoint  de  remettre  à  leur  Préfet  respectif,  dans  le  même  laps 
de  temps,  les  crucifix,  les  médailles,  les  livres  et  les  autres  objets  religieux, 
pour  être  livrés  aux  flammes.  On  finit  par  donner  la  liste  de  plusieurs  Mis- 
sionnaires et  chrétiens,  contre  lesquels  on  prescrit  aux  Préfets  de  faire  des 
recherches  rigoureuses,  en  leur  recommandant  de  s'assurer  nommément  des 
prêtres  Chinois  Pie  et  Thomas  Lieu,  ainsi  que  du  Procureur  de  la  Sacrée 
Congrégation. 

Des  édits  du  même  genre  publiés  dans  presque  toutes  les  provinces  de 
l'Empire  jetèrent  les  pauvres  néophytes  dans  la  plus  profonde  consternation. 
11  y  en  eut  parmi  eux  (bien  qu'en  petit  nombre)  qui,  succombant  honteuse- 
ment à  cette  légère  épreuve  de  leur  constance,  allèrent  déclarer  devant  les 
Préfets  qu'ils  renonçaient  à  la  foi  du  Christ.  La  plupart  ne  tinrent  pas 
compte  des  ordres  injustes  et  des  menaces  des  Mandarins,  et  cachèrent,  au 
contraire,  les  images,  les  crucifix  et  les  autres^  signes  de  leur  religion,  ne 
cessant  d'adresser  des  vœux  au  ciel  afin  de  conjurer  la  violente  tempête  qui 
menaçait  d'éclater  avec  fureur  sur  cette  vigne  choisie  du  Seigneur  au  com- 
mencement de  l'année  chinoise  qui  approchait.  Sur  ces  entrefaites  les  chré- 
tiens déjà  condamnés  furent,  avec  les  deux  prêtres  chinois  susnommés, 
envoyés  de  Pékin  à  I-si,  pour  y  servir,  en  qualité  d'esclaves,  les  principaux 
Préfets.  Cette  troupe  glorieuse  de  confesseurs  du  Christ,  ayant  reçu  une 

*)  Cet  instrument  est  composé  de  deux  planches  ou  tables,  plus  ou  moins 
larges  et  pesantes  ^suivant  la  nature  du  crime),  au  milieu  desquelles  se  trouve 
une  ouverture  où  Ton  passe  le  cou  du  patient,  de  telle  sorte  qu'il  ne  peut  ni  se 
coucber  ni  manger  par  lui-même. 


—  2G1  — 

grosse  aumône  des  Missionnaires  européens  du  Pékin,  partit  au  commence- 
ment de  mars,  et  quand  elle  passa  par  la  province  de  Xansi,  les  chrétiens 
du  pays  ne  manquèrent  pas  d'adoucir  les  peines  et  les  fatigues  de  leurs 
frères,  en  leur  fournissant  eu  abondance  des  vêtements,  de  l'argent  et 
tout  ce  dont  ils  avaient  besoin. 

Cependant  les  perquisitions  les  plus  minutieuses  continuaient  dans  tout 
l'Empire,  et  c'est  ainsi  que  les  Missionnaires,  tant  Chinois  qu'Européens, 
qui  se  tenaient  cachés  dans  ces  vastes  régions,  tombèrent  presque  tous  entre 
les  mains  des  ministres  infidèles.  D'abord  deux  prêtres  indigènes ,  l'un , 
Joseph  Castio  Zai,  élève  du  collège  de  Naples,  et  depuis  longtemps  malade 
à  Cao-Ceo,  sa  patrie,  l'autre,  Matthieu  Ku,  élevé  par  les  prêtres  français 
des  Missions  étrangères,  au  Séminaire  qu'ils  avaient  à  Siam,  furent  arrêtés 
dans  la  province  de  Quantung,  vers  la  fiu  de  l'année.  Le  premier,  après  un 
court  séjour  dans  les  prisons  publiques  de  Canton,  fut  envoyé  chargé  de 
chaînes  à  Pékin  ;  le  second  eut  à  souffrir,  pendant  plus  de  sept  mois,  toutes 
les  horreurs  d'une  affreuse  prison  et  à  endurer  les  tourments  que  lui  infli- 
gèrent des  Préfets  impitoyables  ;  enfermé  ensuite,  lorsque  sa  santé  était 
déjà  fort  altérée,  dans  la  cage  infâme  destinée  aux  assassins  et  aux  rebelles, 
il  fut  aussi  expédié  sur  la  capitale,  d'oii  il  devait  être  déporté  avec  l'autre 
au  lieu  de  leur  commun  exil.  Mais  comme  Matthieu  Ku  n'est  point  arrivé 
à  Pékin,  il  est  à  croire  qu'il  sera  mort  en  route. 

Quant  à  Mr  Della  Torre,  il  vivait  tranquille  depuis  quelque  temps,  et  le 
bruit  courait  que,  quoiqu'il  eût  été  jugé  digne  de  châtiment,  l'Empereur  lui 
avait  fait  grâce  ;  mais  quand  on  eut  appris  qu'il  avait  envoyé  des  Mission- 
naires dans  diverses  Provinces,  outre  les  quatre  dont  il  a  été  question  ;  quand 
on  eut  trouvé  sur  les  deux  messagers  chrétiens  de  la  Mission  de  Xensi  et 
Xansi,  arrêtés  dans  la  province  de  Huquang,  les  lettres  qui  lui  étaient  adres- 
sées, et  qu'ils  portaient,  suivant  l'usage  à  Canton,  pour  échanger  avec  le 
Procureur  de  la  Sacrée  Congrégation  les  papiers  et  les  fonds  des  Mission- 
naires; quand  enfin  la  plus  fâcheuse  interprétation  eut  été  donnée  à  ces 
lettres  par  quelques  membres  du  tribunal  de  Sigan-fu,  les  choses  changèrent 
bientôt  d'aspect. 

Sous  divers  prétextes  et  chicanes  le  susdit  Procureur  fut  de  nouveau  appelé 
à  Canton  par  le  Juge  Criminel  le  15  janvier  1785.  Il  y  trouva  auprès  du 
Préfet  un  de  ses  domestiques  qui  avait  fait  des  révélations  complètes  et  qui 
les  confirma  en  sa  présence.  C'est  pourquoi,  voyant  que  tout  était  découvert 
et  qu'il  n'était  plus  possible  de  rien  dissimuler,  il  reconnut  à  la  fin  pour 
vrai  ce  que  le  domestique  avait  révélé.  Il  fut  alors  retenu  dans  la  maison 
du  gouverneur  et  traité  avec  certains  égards  et  une  certaine  distinction 
pendant  six  jours,  après  lesquels  il  fut  renvoyé  au  Tribunal  Suprême  de 
la  Capitale.  Eaible  et  délicat  de  complexion  comme  il  l'était,  il  ne  pouvait, 
dans  un  voyage  si  long  et  si  pénible,  entrepris  au  cœur  de  l'Jiiver,  que  ris- 


—  '2(j-Z  — 

qiier  sa  vie.  Quand  il  arriva,  le  30  mars,  aux  prisons  de  Pékin,  les  Mis- 
sionnaires de  la  résidence  impériale  qui  le  connaissaient  conçurent  les  plus 
vives  inquiétudes  ;  ils  se  mirent  aussitôt  à  faire  les  démarches  les  plus 
actives  pour  obtenir  sa  liberté  ;  car  ils  craignaient  qu'il  ne  dût  être  con- 
damné avec  les  autres  à  rester  sous  les  verroux  à  perpétuité.  Ils  offrirent 
donc  aux  magistrats  du  Tribunal  qui  devaient  le  juger  une  somme  consi- 
dérable pour  gagner  leur  bienveillance.  Ils  réussirent  dans  leurs  efforts,  et 
surent  si  bien  manœuvrer  que  vers  la  fin  du  mois  d'avril  de  la  même  année 
une  sentence  très- favorable  (au  moins  en  apparence*)  à  Mr  Della  Torre  fut 
préparée;  les  juges  y  attribuaient  sa  prétendue  faute  à  son  ignorance  des 
lois  Chinoises  et  y  recouraient  à  la  clémence  de  l'Empereur,  pour  qu'il  daignât 
lui  pardonner  et  le  renvoyer  libre  à  Canton.  Cette  sentence  devait,  suivant 
l'usage,  être  approuvée  et  confirmée  par  l'Empereur  le  23  avril,  pour  que 
le  Procureur  fût  remis  en  liberté  ;  mais  le  Très- Haut,  qui  voulait  lui  de- 
mander le  sacrifice  entier  de  sa  vie,  daigna  ce  même  jour  l'appeler  à  jouir 
de  la  récompense  réservée  à  ses  travaux  pour  la  propagation  de  la  Foi 
catholique,  après  une  maladie  lente  causée  par  de  longues  privations.  Un 
pieux  et  zélé  chrétien  trouva  moyen  d'acheter  à  ses  frais  le  cadavre  du 
serviteur  de  Dieu  avec  celui  de  l'évêque  de  Doraiziopoli,  qu'il  fit  transporter 
au  lieu  où  l'on  a  coutume  d'enterrer  les  Missionnaires  européens  de  la 
Congrégation  de  la  Propagande,  et  où  tous  les  deux  reçurent  une  honorable 
sépulture. 

La  Province  de  Sochuen,  administrée  par  les  membres  des  Missions 
étrangères  du  Séminaire  de  Paris,  n'échappa  point  à  cette  persécution.  On 
y  prit  également  et  l'on  y  soumit  à  la  torture  beaucoup  de  chrétiens  et  deux 
prêtres  indigènes  ;  puis  l'on  y  arrêta  quatre  prêtres  français,  à  savoir 
l'illustrissime  et  Reverendissime  Mgr  Jean  Désiré  de  San-Martino,  doc- 
teur en  Sorbonne,  évêque  de  Caradro  in  partions,  Coadjuteur  de  ce  Vica- 
riat apostolique,  homme  d'une  piété  et  d'une  science  insignes,  et  MM. 
Duffrese,  Deru  et  Delpont,  qui  après  une  rigoureuse  instruction  furent 
cnvoj'és  de  la  capitale  de  cette  Province  à  Pékin,  où,  comme  les  autres 
Pères  Européens,  ils  furent  condamnés  à  une  détention  perpétuelle,  excepté 


*)  J'ai  dit  en  apparence;  car  il  ne  parait  point  vraisemblable  qu'au  moment 
même  où  l'empereur  vivement  irrité  faisait  faire  de  rigoureuses  perquisitions 
contre  les  missionnaires,  et  où  l'on  imputait  la  plus  grande  faute  au  procureur 
de  la  Sacrée  Congrégation,  les  magistrats  pussent  lui  présenter  en  faveur  de 
l'accusé  des  justifications  telles  qu'il  eût  voulu  le  renvoyer  impuni  à  Canton, 
tout  en  laissant  les  autres  chrétiens  à  perpétuité  en  prison.  On  se  rapprocherait 
davantage  de  la  vérité  en  croyant  que  les  magistrats  chinois  agirent  avec  ruse 
et  calcul ,  dans  l'espoir  de  toucher  des  honnêtes  européens  la  somme  convenue, 
quand  ils  surent  que  le  procureur  était  voisin  de  la  mort. 


—  263  — 

les  deux  derniers  qui,  atteints  d'une  maladie   mortelle  au  mois  de  juillet 
de  la  même  année,  passèrent  à  une  vie  meilleure. 

Les  persécuteurs  reeherchcrent  aussi  avec  ardeur  deux  Pères  déchaussés 
de  l'Ordre  Séraphique,  espagnols  de  naissance,  que  la  piété  du  roi  Catho- 
lique maintenait  dans  la  province  de  Kiansi  :  c'étaient  Emmanuel  du  très- 
Saint- Sacrement,  de  la  Province  de  la  Vieille  Castille,  et  François  de  St 
Michel,  de  la  Nouvelle  Castille.  Pour  se  soustraire  au  péril  imminent  qu'il 
courait,  ce  dernier  s'enfuit  dans  la  province  de  Fokien  ;  mais  averti  de  sa 
présence,  le  gouverneur  de  cette  province  le  fit  poursuivre,  et  le  pauvre 
religieux  fut  arrêté  et  jeté  en  prison,  non  comme  Européen,  mais  comme 
chrétien;  puis,  quand  on  le  reconnut  comme  Européen,  on  le  chargea  de 
chaînes  pesantes  et  on  le  conduisit  à  Pékin.  Le  premier  (le  P.  Emmanuel) 
se  tint  caché  trois  jours  dans  les  montagnes;  mais  ayant  reçu  d'un  agent 
de  la  justice  une  lettre  par  laquelle  un  chrétien  lui  annonçait  qu'il  était 
depuis  quelque  temps  incarcéré  avec  beaucoup  d'autres,  l'intrépide  Mis- 
sionnaire se  présenta  au  Mandarin,  qui  le  mena  lui-même  au  Tribunal. 
On  le  garda  ensuite  quelque  temps  en  prison,  jusqu'à  ce  que,  revêtu  de  la 
livrée  des  malfaiteurs  et  étroitement  enchaîné,  il  fut,  avec  quatre  chrétiens 
attachés  au  service  de  la  Mission,  transféré  dans  les  cachots  de  la  capitale 
pour  partager,  ainsi  que  le  P.  François  de  St  Michel ,  le  sort  commun  des 
prisonniers  européens, 

On  rechercha  également  avec  la  plus  grande  activité  dans  la  province 
de  Huquang  Mr  Matthieu  Lamathe,  français.  Missionnaire  de  la  ci-devant 
compagnie  de  Jésus;  mais  il  sut  si  bien  se  cacher  dans  les  retraites  des 
forêts,  qu'on  ne  parvint  jamais  à  le  découvrir.  11  n'en  fut  pas  de  même 
d'un  de  ses  confrères,  nommé  Laroche,  et  Missionnaire  dans  la  même  pro- 
vince :  ce  vénérable  vieillard,  déjà  octogénaire  et  presque  aveugle,  fut 
pris  et  jeté  en  prison,  où  il  cessa  bientôt  de  vivre. 

Dans  cette  agitation  générale,  la  chrétienté  du  diocèse  de  Nankin,  n'ayant 
pas  d'autres  Missionnaires  européens  que  son  évêque,  ne  fut  point  aussi 
profondément  troublée  que  les  autres  provinces. 

Il  en  fut  autrement  dans  la  province  de  Eokien,  où  les  Mandarins  se 
livrèrent  tout  d'abord  aux  perquisitions  les  plus  rigoureuses  pour  découvrir 
le  prêtre  Pierre  Zai,  qu'ils  supposaient  s'y  être  secrètement  retiré  chez  ses 
parents  et  connaissances.  Ils  firent  ensuite  arrêter  en  deux  ou  trois  villages 
un  très-grand  nombre  de  clirétiens,  que  les  Préfets  cherchèrent  à  force 
de  tourments  à  faire  apostasier.  Il  y  en  eut  malheureusement  peu  dont  l'on 
put  dire  qu'ils  confessèrent  Jésus- Christ  avec  constance  au  milieu  des  tor- 
tures ;  la  plupart,  au  seul  aspect  des  instruments  de  supplice,  abjurèrent 
la  foi.  Un  Père  Dominicain,  Chinois,  fut  aussi  capturé  dans  cette  pro- 
vince, non  comme  Missionnaire,  mais  comme  chrétien;  toutefois,  ayant 
v^rsé  aux  persécuteurs  une  certaine  somme  d'argent,  il  fut  remis  en  liberté. 


—  201  — . 

Quant  aux  quatre  Dominicains  Européens,  que  les  Préfets  ne  pouvaient, 
il  est  a  croire,  ignorer  se  tenir  depuis  plusieurs  années  eaeliés  dans  le  pays, 
ceux-ci  préférèrent  les  laisser  tranquilles  et  fermer  les  yeux,  tout  en  affec- 
tant pour  la  forme  de  les  faire  rechercher  par  les  sbires  ;  car  ils  craignaient, 
dans  le  cas  où  ces  Pères  auraient  aussi  été  arrêtés,  d'être  accusés  de  né- 
gligence et  punis  par  l'Empereur,  comme  il  était  arrivé  à  beaucoup  d'autres 
de  leurs  collègues. 

Dans  la  province  de  Xantung  on  rechercha  activement  les  Pères  Cres- 
cencc  et  Atto,  Mineurs  Observantins,  entrés  depuis  peu  dans  cette  Mission 
On  découvrit  d'abord  le  Père  Crescence,  qui  se  vit  traité  avec  la  dernière 
inhumanité  surtout  par  suite  des  idées  superstitieuses  des  sbires.  Car  crai 
gnant  qu'il  ne  recourût  à  quelque  maléfice  pour  s'échapper  de  leurs  mains 
ils  commencèrent  par  le  jeter  à  terre,  le  foulèrent  aux  pieds,  et,  lui  arrosant 
le  visage  du  sang  d'un  chien  tué  exprès,  l'en  souillèrent  ignominieusement 
Le  Tribunal  l'envoya  ensuite  garrotté  à  Pékin  pour  y  subir  la  peine  com 
mune.  Bientôt  après  le  P.  Atto,  qui  s'était  tenu  quelque  temps  caché  dans 
une  fosse  recouverte  d'une  natte,   fut  arrêté  à  son  tour.   On  le  chargea 
aussi  de  chaînes  pour  le  conduire  aux  prisons  de  la  capitale,  où  il  succomba 
en  quelques  jours  aux  privations  et  aux  maux  qu'il  avait  soufferts. 

Les  persécuteurs  se  saisirent,  en  outre,  dans  cette  môme  province  de 
Xantung,  entre  beaucoup  d'autres  chrétiens,  d'un  vieux  prêtre  Chinois, 
nommé  Adrien,  élevé  au  Séminaire  de  Siam,  qui  avait  été  banni  pour  la 
foi  dans  la  province  de  Xantung,  après  avoir  été  soumis  à  toute  sorte  de 
mauvais  traitements  et  de  tortures  dans  celle  de  Pokien.  De  Pékin,  où 
on  l'envoya,  il  fut  exilé  à  perpétuité  en  Tartarie,  avec  deux  autres  prêtres, 
Dominique  Lieu  et  Pie  le  Mineur  (celui-ci  cessa  de  vivre  après  deux  jours 
de  marche).  Les  autres  chrétiens  eurent  pareillement  à  endurer  divers 
châtiments. 

Le  P.  Marien  de  Norma,  Mineur  Observantin,  ancien  Missionnaire  de 
la  Province  de  Xantung,  parvint  enfin,  de  son  coté,  à  se  réfugier  chez  les 
Missionnaires  de  la  Sacrée  Congrégation  à  Pékin,  où  il  resta  caché  pendant 
plus  d'un  mois  ;  et  déjà  l'on  se  flattait  qu'il  était  désormais  à  l'abri  de 
tout  danger,  et  qu'il  avait  déjoué  la  sagacité  et  les  recherches  des  Chinois; 
mais  le  Seigneur,  qui  voulait  achever  les  mérites  de  son  apostolat  par  les 
souffrances  et  les  horreurs  d'un  emprisonnement  perpétuel,  permit  qu'un 
des  chrétiens  qui  l'avaient  accompagné  tombât,  en  regagnant  ses  foyers, 
entre  les  mains  du  Mandarin  de  ce  district,  et  le  pauvre  homme  finit  par 
révéler,  à  force  de  tourments  et  de  coups,  que  le  Père  tant  recherché  se 
trouvait  dans  l'église  occidentale  de  Pékin^ 

*)  Les  missionnaires  européens  de  Pékin  ont  dans  Tenceinte  de  cette  ville 
quatre  églises  qu'on  désigne  d'après  leur  position  par  les  quatre  points  cardi- 


—  265  — 

Quand  il  eut  reçu  cette  nouvelle,  le  Mandarin  la  transmit  immédiate- 
ment au  Tribunal  du  Gouverneur  de  la  ville  impériale.  Ce  qu'apprenant 
et  sachant  qu'il  était  bien  difficile  qu'il  se  sauvât  sans  nuire  aux  autres, 
le  P.  Marien  prit  le  parti  de  se  livrer  lui-même  au  pouvoir  des  magistrats. 
Interrogé  par  le  juge,  il  répondit  à  tout  ce  qui  regardait  sa  propre  personne; 
mais  quand  on  prétendit  lui  faire  déclarer  le  nom  et  le  pays  de  ceux  qui, 
sur  ses  exhortations,  avaient  embrassé  la  religion  catholique,  ou  chez 
lesquels  il  s'était  logé  quelque  temps,  il  protesta  courageusement  qu'il  était 
prêt  à  sacrifier  sa  vie  plutôt  que  de  causer  par  une  pareille  déclaration  le 
moindre  dommage  ou  le  moindre  embarras  à  ces  excellentes  gens  ;  et  les 
Préfets  eurent  beau  le  menacer  de  la  torture,  ils  ne  purent  jamais  vaincre  sa 
constance.  A  la  fin,  le  Tribunal  Suprême  le  condamna  donc  à  subir  avec 
tous  les  autres  la  peine  commune.  Ce  fut  certainement  par  une  disposition 
particulière  de  la  divine  Provideûee  que  le  P.  Marien  entra  en  prison  ;  car 
il  sut  si  bien  adoucir  et  gagner  les  gardiens,  que  les  Missionnaires,  qui  y 
étaient  depuis  longtemps  enfermés  dans  l'abandon,  commencèrent  à  respirer 
un  peu. 

Dans  la  province  de  Pékin  on  exerça  de  diligentes  poursuites  contre  un 
ex-Jésuite  Chinois,  nommé  Thomas  Lieu  ;  mais  les  Pères  Européens  de  la 
capitale  parvinrent  à  le  dérober  à  toutes  les  perquisitions.  On  présenta  en 
sa  place  un  de  ses  frères  aux  Préfets,  ils  reconnurent  que  ce  n'était  point 
le  Lieu  qu'on  recherchait,  et  en  leur  payant  je  ne  sais  quelle  somme  d'ar- 
gent, le  captif  recouvra  sa  liberté.  D'autres  prêtres  Chinois,  élèves  du 
collège  de  Naples,  à  savoir  Barnabe  Xang,  Jean  Kuo  et  Pie  le  majeur 
se  tenaient  également  cachés  dans  la  ville  de  Pékin  chez  les  Pères  Euro- 
péens ;  mais  ils  furent,   eux  aussi,  dénoncés  et  recherchés. 

Les  chrétiens  de  la  capitale  ne  furent  presque  point  inquiétés,  bien  que 
les  édits  contre  le  christianisme  eussent  été  affichés  aux  portes  de  la  ville. 
Les  Missionnaires  européens  qui  y  résidaient  ne  purent  rien  obtenir  en 
faveur  de  la  religion  ou  pour  Tallègement  de  ses  ministres  emprisonnés. 
Trois  pères  attachés  à  l'église  (septentrionale)  des  Français,  qui  travaillent 
au  palais,  se  hasardèrent  à  présenter  un  mémoire  à  l'empereur  pour  le  sup- 
plier de  vouloir  bien  répartir  les  prisonniers  européens  entre  les  quatre 
églises  de  la  ville,  ou  de  les  renvoyer  à  Macao.  Mais  non- seulement  l'empe- 
reur refusa  de  condescendre  à  leur  demande,  il  menaça  en  outre  de  punir  les 
intercesseurs  s'ils  osaient  de  nouveau  se  mêler  des  intérêts  des  Européens 
incarcérés.  Ainsi,  du  côté  des  moyens  humains,  l'affaire  semblait  désespérée, 

naux.  L'église  qu'on  appelle  orientale  appartient  aux  Pères  Portugais;  l'église 
occidentale  aux  missionnaires  de  la  Sacrée  Congrégation  de  la  Propagande;  la 
septentrionale  aux  Français;  la  méridionale  (ou  la  cathédrale)  appartient  aussi 
aux  Portugais. 

25 


—  2GG  — 

et  ciMCuii  présage  de  délivrance  ne  pouvi  it  encourager  les  victimes  de  la 
persécution.  Néanmoins,  un  peu  plus  tard,  les  auteurs  de  la  supplique 
obliurcnt  secrètement  des  mandarins  préposés  à  la  garde  des  prisons  de  pou- 
voir fournir  aux  prisonniers  par  l'intermédiaire  de  quelques  clirétiens  tout 
ce  dont  ils  avaient  besoin  en  vivres  et  en  vêtements.  A  la  vérité,  les  mis- 
sionnaires arrêtés  avaient  bien  pris  avec  eux  l'argent  et  les  effets  qu'il  leur 
fallait;  mais,  au  moment  d'entrer  en  prison,  ils  s'étaient  vu  enlever  par  les 
magistrats  la  caisse  qui  les  renfermait.  Ainsi  ils  étaient  réduits  à  manger 
une  ration  de  riz  gâté  et  fétide  avec  un  peu  d'herbes  salées,  qu'on  donne 
deux  fois  par  jour  aux  prisonniers,  et  à  boire  une  eau  extrêmement  mau- 
vaise. Il  en  résulta  que  la  plupart  contractèrent  des  maladies  mortelles  et 
que  beaucoup  d'autres  succombèrent  d'inanition;  si  donc  l'on  avait  tardé 
plus  longtemps  à  les  secourir,  il  n'est  point  douteux  que  tous  ne  fussent 
morts  de  faim,  comme  l'explique  une  lettre  de  Pékin,  datée  du  24  juillet  et 
conçue  en  ces  termes  :  "  Nous  échangeons  maintenant  avec  nos  confesseurs 
les  lettres  les  plus  édifiantes;  celles  qu'ils  nous  adressent  ne  respirent  que  la 
résignation  à  la  volonté  divine,  et  les  dispositions  d'hommes  toujours  prêts 
à  en  souffrir  encore  davantage  pour  la  cause  de  notre  sainte  religion,  de 
sorte  qu'elles  excitent  en  nous  des  sentiments  d'une  sainte  envie  plutôt  que 
de  compassion.  Ils  se  plaignent  seulement  de  la  privation  du  pain  eucharis- 
tique, qu'ils  désireraient  ardemment  recevoir  ;  mais  c'est  là  chose  impossi- 
ble :  nous  ne  saurions  songer  à  leur  procurer  cette  consolation,  ni  nous,  ni 
encore  beaucoup  moins  les  prêtres  indigènes,  que  la  crainte  porte  tous  à  se 
cacher  et  à  vivre  dans  la  solitude.  Il  faudrait  peut-être,  pour  qu'ils  repris- 
sent courage,  que  le  Très-Haut  changeât  les  circonstances  actuelles,  si  tou- 
tefois ils  ne  succombent  pas  à  tant  de  maux  ;  car,  à  l'exception  du  P.  Marieii 
de  Norma  et  du  P.  Prançois  de  St-Michel,  tous,  comme  on  nous  l'écrit,  sont 
réduits  au  plus  déplorable  état,  tous  ont  les  jambes  enflées,  sont  hâves  et 
sans  forces,  mais  malgré  tout  ils  conservent  leur  gaieté  et  leur  sérénité,  u 
Partout  ce  qui  précède  chacun  peut  aisément  juger  de  la  triste  situation 
qui  est  faite  à  la  religion  dans  le  céleste  Empire.  La  plupart  des  ministres 
de  l'Evangile ,  tombés  au  pouvoir  des  ennemis  du  nom  chrétien,  ou  épuisés 
de  fatigue,  ont  fourni  glorieusement  la  carrière  de  leur  apostolat,  ou  bien 
ont  été  condamnés  à  un  dur  et  honteux  esclavage,  ou  à  finir  leurs  jours  au 
milieu  des  incommodités  et  des  horreurs  d'une  étroite  prison.  Les  autres, 
quand  ils  ont  réussi  à  se  soustraire  à  la  fureur  des  perquisitions  faites  par 
les  mandarins,  sont  forcés  de  se  blottir  au  fond  d'une  hutte  sans  pouvoir 
sortir  pour  exercer  le  ministère  apostolique  ;  ainsi  abandonnés,  sans  guides 
qui  les  dirigent,  continuellement  exposés  à  devenir  la  proie  des  loups  ravis- 
sants et  le  point  de  mire  des  ennemis  jurés  de  notre  religion,  comment  pou- 
vaient-ils se  garantir  et  se  défendre  contre  tant  de  dangers?  Assurément, 
pour  peu  qu'on  soit  éclairé  des  lumières  de  la  foi,  il  est  impossible  qu'on  ne 


->-  267  — 


se  sente  intérieurement  énm  en  même  temps  de  deux  sentiments  contraires  : 
l'un  de  joie  et  de  satisfaction  à  la  vue  de  tant  d'illustres  contesseurs  qui  ont 
sacrifié  leur  vie ponr  leurs  amis\  pour  la  cause  de  Jésus  Christ  et  de  l'Eglise 
en  Chine-  l'autre  d'une  juste  douleur  et  d'une  profonde  tristesse,  a  la  pensee 
de  la  situation  lamentable  à  laquelle  est  actuellement  réduite  c€tte  mission 
jadis  si  prospère,  et  des  pertes  que  l'enfer  cause  à  la  religion  catholique.  Il 
ne  nous  reste  donc  plus  qu'à  placer  notre  confiance  en  Dieu.  C'est  à  lui  que 
nous  devons,  humiliés  et  contrits,   adresser  nos  vœux   fervents,  atin  quii 
daio-ne  jeter  un  regard  de  miséricorde  sur  cette  vigne  dévastée.  Cependant 
nous  avons  quelque  motif  d'espérer  que  le  christianisme  pourra  reprendre 
son  ancienne  splendeur  et  son  ancien  éclat  dans  l'immense  empire  de  la 
Chine-  car  Dieu,  qui  tient  dans  ses  mains  les  cœurs  des  rois,  a  amolli  la 
durcté'du  cœur  du  monarque  régnant.  Des  témoignages  dignes  de  foi  nous 
ont  appris  qu'il  a  loué  notre  religion  comme  vraie,  se  plaignant  umquement 
de  ce  que  les  Européens  fussent  entrés  dans  son  empire  sans  autorisation. 
Des  dispositions  si  heureuses  ont  ouvert  la  voie  à  la  délivrance  des  prison- 
niers. Les  Missionnaires  européens  de  Pékin  s'occupaient,  avec  le  consen- 
tement du  premier  ministre,  de  chercher  les  moyens  propres  à  réunir  tous 
les  prisonniers  qui  se  trouvaient  dispersés  dans  les  diverses  prisons,  en  un 
.cul  lieu  dans  l'enceinte  d'une  même  prison,  afin  de  pouvoir  mieux  les  secou- 
rir et  surtout  les  fortifier  quelquefois  de  l'aliment  eucharistique  (ils  avaient 
déjà  obtenu,  par  une  faveur  spéciale,  les  corps  des  Européens  morts  dans  les 
cachots  et  leur  avaient  donné    une  sépulture  honorable);  mais   personne 
n'osait  plus  essaver  de  solliciter  la  mise  en  liberté  des  pères  incarcères,  lors- 
que tout  à  coup, %t  contre  toute  attente,   le  Se  jour  de  la  10e  lune  de  la 
cinquantième  année  du  règne  de  Kien-long,  ou  le  9  novembre  178o  ce  1  ere 
chrétienne,  les  deux  pères  missionnaires  condamnés  à  un  emprisonnement 
perpétuel  furent  absous  et  libérés  par  l'empereur,   en  vertu  d'un  diplôme 
royal,  dont  nous  donnons  la  traduction  littérale. 

Décret  de  Kien-long,  empereur  de  la  Chine,  de  la  Tartarie  Orientale,  etc. 
donné  la  50e  année  de  son  règne,  le  Séjour  de  la  10e  hme. 
„  Des  Européens,  le  P.  Jean  et  ses  compagnons,  étant  dernièrement  entré^j 
de  leur  propre  autorité  sur  notre  territoire  pour  prêcher  la  religion,  ont  été 
en  passant  par  Hu-quang  reconnus  et  arrêtés.  Quand  on  les  eut  examines, 
on  découvrit  que  dans  les  provinces  de  Chy-si,  de  Xantung,  de  Xansi,  de 
Xensi,  de  Sochuen,  et  dans  d'autres  encore,  il  y  avait  des  gens  qui  prêchaient 
la  religion  sans  autorisation,  et  en  conséquence  ils  ont  été  successivement  chas- 
sés de'toutes  ces  provinces  et  remis  au  Xin-pu^,  pour  y  être  interroge' s  et  jug.^s. 


)  Posuerunl  animam  suam  pro  amicis  suis. 
)  Le  tribunal  suprème  des  délits  et  crimes. 


—  268  — 

Ce  tribunal  Ics  condamna  à  la  peine  d'un  emprisonnement  perpétuel,  parce 
qu'il  constata  qu'ils  n'avaient  eu  aucun  autre  dessein  que  celui  de  prêcher  la 
religion,  et  qu'ils  n'étaient  coupables  d'aucun  autre  crime.  Si  ces  transgres- 
seurs  de  la  loi  s'étaient  annoncés  à  nos  préfets  et  s'ils  s'étaient  rendus  à 
Pékin,  ils  n'auraient  commis  aucune  faute;  mais  comme  ils  n'avaient  informé 
personne  de  leur  arrivée,  comme  se  répandant  ça  et  l;i  clandestinement  dans 
l'Empire  pour  semer  leur  doctrine,  ils  se  glissaient  partout  à  la  manière  de 
cet  animal  rusé  qu'on  appelle  Kuci-yu^  il  était  à  craindre  qu'ils  ne  séduisis- 
sent la  foule  et  qu'ils  n'excitassent  des  troubles  ;  c'est  pourquoi  nous  avons 
dû  sévir  contre  eux  pour  couper  court  aux  abus.  Ces  délinquants  eussent 
mérité  un  châtiment  plus  grave  ;  néanmoins  réfléchissant  qu'ils  pouvaient 
arguer  de  leur  ignorance,  je  ne  les  condamne  qu'à  un  emprisonnement  per- 
pétuel. D'ailleurs,  en  considérant  que  ces  coupables  sont  des  étrangers  qui 
ne  connaissent  point  nos  lois,  je  n'ai  pu  m'empêeher  de  plaindre  leur  sort. 
En  conséquence,  par  une  nouvelle  faveur  j'ordonne  que  le  Père  Jean  et  les 
autres,  au  nombre  de  douze,  soient  remis  en  liberté.  S'ils  veulent  rester  à 
Pékin,  je  consens  à  ce  qu'ils  demeurent  dans  leurs  églises,  pour  y  vivre  sui- 
vant leurs  usages;  s'ils  veulent  retourner  en  Europe,  le  tribunal  compétant 
chargera  un  mandarin  de  les  conduire  sains  et  saufs  à  Canton.  C'est  parce 
(|ue  je  désire  montrer  ma  bienveillance  envers  les  étrangers,  que  j'accorde 
cette  grâce  en  dehors  des  lois.  Telle  est  ma  volonté  ;  respectez  mes  ordres  à 
cet  égard-.  « 

Or,  en  vertu  de  cet  édit  impérial  communiqué  aux  Missionnaires  euro- 
])éens  de  la  capitale,  ceux-ci  recoururent  aussitôt  au  haut  tribunal  criminel, 
(^t  tirèrent  de  prison  leurs  confrères  rendus  à  la  liberté.  Après  les  avoir  em- 
brassés au  milieu  des  démonstrations  de  la  joie  la  plus  vive,  ils  les  conduisi- 
rent en  voiture  à  la  cathédrale,  sur  le  seuil  de  laquelle  l'évêque  diocésain  les 
pressa  tendrement  sur  son  sein.  11  les  introduisit  ensuite  dans  l'église,  d'où 
il  passa  avec  eux,  après  une  courte  prière,  dans  sa  demeure.  Là,  il  leur 
adressa  les  plus  affectueuses  félicitations,  et  leur  fit  servir  un  festin  copieux, 
avant  de  les  répartir  avec  soin  entre  les  quatre  églises  de  la  ville.  Le  sixième 
jour  qui  suivit  cette  fête,  avec  l'assistance  de  tous  les  missionnaires  tant 
européens  que  chinois,  entourés  d'une  grande  pompe,  et  en  présence 
d'une  nombreuse  assemblée  de  chrétiens,  le  Père  Jean  et  ses  compagnons, 
richement  vêtus,  allèrent  rendre  dans  la  cathédrale  de  solennelles  actions  de 
grâces  au  Dieu  éternel  et  tout-puissant  par  des  hymnes  et  des  cantiques  de 
louanges  accompagnés  de  divers  instruments  de  musique.  L'illustrissime  et 
reverendissime  prélat  diocésain,  ayant  exposé  à  la  vénération  publique  le 
Très- Saint  Sacrement,  célébra  pontificalement  l'auguste  sacrifice  non  san- 

^)  Animal  fabuleu^,  adroit  et  extrêmement  vilain. 

^j  C'est  par  cette  formule  que  l'empereur  termine  toujours  ses  décrets. 


—  269  — 

,?lant,  durant  lequel  prêclia  l'évêque  de  Caradro,  l'un  des  confesseurs  du 
Christ;  et  enfin,  après  une  procession  solennelle,  le  très-zélé  chef  du  dio- 
cèse bénit  le  peuple  avec  l'hostie  sacrée,  en  lui  accordant  l'indulgence. 

Conformément  à  la  teneur  de  l'édit  impérial  ci-dessus  cité,  il  resta  libre 
aux  Pères  de  rester  ou  de  partir.  Il  y  en  eut  trois,  savoir  le  P.  Marien  de 
Xorma,  Mr  Jacques  Ferretti  et  le  P.  Crescence  d'Ivrée,  qui  désirèrent  se 
consacrer  au  service  de  la  mission  de  Pékin  ;  les  autres,  au  nombre  de  neuf, 
préférèrent  se  retirer,  pour  travailler  plus  efficacement  à  la  propagation  de 
la  religion  catholique.  Informé  de  leur  résolution,  l'empereur  ordonna  par 
un  nouveau  décret  qu'ils  fussent  conduits  jusqu'à  Canton  par  deux  manda- 
rins du  haut  tribunal  criminel,  et  de  là  renvoyés  en  Europe.  En  consé- 
quence, le  II  décembre,  les  neuf  Missionnaires,  après  avoir  exprimé  à  l'évê- 
que diocésain  et  aux  autres  Révérends  Pères  leur  gratitude  pour  tous  les 
services  qu'ils  en  avaient  reçus,  prirent  congé  de  ces  excellents  confrères  et 
se  mirent  en  route,  et  le  II  février  17S6  ils  arrivèrent  heureusement  en  la 
ville  de  Canton.  Le  lendemain  ils  furent  appelés  devant  le  préfet  ou  président 
du  tribunal  criminel,  qui  constata  leur  identité,  leur  adressa  quelques  ques- 
tions en  rapport  avec  les  circonstances,  et  les  remit  ensuite  entre  les  mains 
d'un  ex-jésuite  français,  Missionnaire  de  Pékin,  que  sa  mauvaise  santé  rete- 
nait alors  à  Canton.  Huit  jours  après,  c'est-à-dire  le  19  février,  les  neuf 
Pères  se  présentèrent  au  vice-roi  de  la  Province,  et  celui-ci  décida  qu'ils 
eussent  tous  à  partir  pour  l'Europe  par  la  voie  des  îles  Philippines,  sur  deux 
navires  espagnols,  qui  mettaient  à  la  voile  pour  ]\ranille,  capitale  de  ces 
îles.  En  exécution  de  cet  ordre,  on  manda  les  capitaines  de  ces  navires  et 
on  leur  fit  officiellement,  avec  des  instructions  spéciales,  la  remise  des  Mis- 
sionnaires, dont  aucun  cependant  ne  promit  de  ne  plus  retourner  en  Ciiine 
pour  prêcher  l'Evangile.  Les  magistrats  chinois  voulaient  leur  faire  signer 
.une  formule  contenant  clairement  cette  promesse  ;  mal-ì  les  courageux  apô- 
tres s'y  refusèrent,  alléguant  qu'un  pareil  engagement  était  odieux  pour  la 
religion,  et  que  d'ailleurs  l'empereur  ne  l'exigeait  pas;  grâce  à  ces  observa- 
tions, on  ne  les  força  point  à  donner  leur  signature. 

Au  temps  fixé,  les  Missionnaires  exilés  partirent  pour  le  lieu  indiqué,  et 
ce  leur  fut  une  grande  consolation  de  penser  qu'ils  se  rendaient  dans  un 
pays  soumis  à  un  monarque  qui  se  distingue  entre  tous  par  sa  piété  et  par 
son  zèle  à  défendre  notre  sainte  foi  ;  car  ils  espéraient  j  trouver,  plus  qu'ail- 
leurs, l'hospitalité,  la  protection  et  les  secours  dont  ils  auraient  besoin,  jus- 
qu'à ce  que  chacun  d'eux  pût  suivre  sa  vocation,  d'après  les  conseils  de  la 
Sacrée  Congrégation  ou  de  ses  supérieurs  légitimes,  pour  la  plus  grande 
gloire  de  Dieu  -.  que  dans  les  adorables  dispositions  de  son  ineffable  Provi- 
dence il  soit  par  tous  loué  et  béni  dans  les  siècles  des  siècles!  Ame^/. 


'Zo. 


—  270  — 

Rescrit  publié  par  Vempereur  de  la  Chine  à  propos  et  à  la  suite  de  la  prise 

des  Européens. 

Il  Ayant  été  informé  de  la  prise  de  quatre  Européens,  sur  qui  on  a  trouvé 
entre  autres  choses  une  lettre^,  écrite  à  Canton  par  le  procureur  de  Rome, 
hquelle  portait  qu'il  envoyait  ces  quatre  Européens  dans  la  province  de 
Xensi  pour  y  prêcher  la  religion,  et  qu'il  avait  chargé  Pierre  Zai  de  les  faire 
parvenir  jusqu'à  Siang-iang,  ville  de  la  province  de  Hnquang,  où  ils  devaient 
s'arrêter  quelque  temps  ;  ayant  en  outre  constaté  que  les  Européens  sus- 
liicntionnés  avaient  eu  des  guides  pour  se  rendre  en  la  ville  de  Tan-Ching, 
d'où  ils  devaient  passer  directement  à  Si-gan;  et  aussi  qu'ils  avaient  été 
recommandés  à  une  famille  nommée  Li,  etc.;  vu  une  lettre  de  Pierre  Zai, 
(jui  fut  trouvée  par  les  mandarins,  et  l'aveu  des  trois  frères,  Li-ta,  Li-eul, 
lii-van,  et  d'autres  qui  ont  cherché  à  introduire  les  Européens  ;  vu  encore 
les  rapports  du  vice-roi  de  Xensi  et  de  Quantuug,  qui  relatent  l'aveu  du 
procureur  de  Rome, 

xSous  déclarons  que  nous  n'avons  jamais  interdit  aux  Européens  de  se 
rendre  à  Pékin,  pour  y  exercer  les  arts  libéraux;  nous  en  avons  donné  na- 
guère une  nouvelle  preuve,  quand,  informé  par  le  vice- roi  de  Canton  de  la 
présence  de  deux  Européens  et  d'autres,  nous  avons  aussitôt  ordonné  de  les 
faire  conduire  à  Pékin. 

Mais  que  maintenant  le  procureur  de  P.ome  et  d'autres,  sans  en  avertir 
}-.réalablement  le  vice-roi,  se  soient  permis  par  caprice  d'envoyer  clandesti- 
nement des  européens  au  fond  de  nos  provinces  pour  y  propager  la  religion 
et  y  porter  des  lettres  et  d'autres  objets,  voilà  certainement  une  chose  tout 
à  fait  extraordinaire. 

Mais  comment  se  fait-il,  ô  vice-roi  et  mandarins,  que  ce  procureur  de 
Rome,  qui  réside  à  Canton  depuis  nombre  d'années,  vous  soit  encore  inconnu? 
Et  vous.  Européens,  qui  êtes  des  hommes  instruits  et  civilisés,  dites  quel  est 
ce  brusque  changement?  Auparavant,  toutes  les  fois  que  l'un  de  vous  vou- 
loit  se  rendre  à  Pékin,  vous  en  avisiez  préalablement  nos  mandarins,  afin 
qu'ils  nous  informassent  du  tout;  maintenant,  au  contraire,  vous  avez  intro- 

1)  On  ne  trouva  sur  les  pères  aucune  lettre  ni  européenne  ni  chinoise;  car 
quand  ils  surent  qu'ils  seraient  dénoncés,  ils  brûlèrent,  comme  je  l'ai  rapporté, 
tous  les  papiers  quils  avaient.  Il  y  a  donc  lieu  de  croire  que  la  lettre  du  pro- 
cureur, dont  il  est  ici  fait  mention,  est,  vu  son  contenu,  la  même  que  celle  du 
prêtre  Pierre  Zai,  la  seule  que  les  mandarins  aient  trouvée  dans  le  livre  de 
l^rières  d'un  guide,  comme  je  l'ai  remarqué,  et  qui  fit  tant  de  bruit  devant  les 
tribunaux.  Peu  importe,  à  cet  égard,  que  le  rescrit  parle  aussi  séparément  de 
la  lettre  de  Pierre  Zai;  car  c'est  la  manière  des  Chinois  de  faire  mille  répéti- 
tions si  mal  combinées  quelles  jettent  nécessairement  la  confusion  dans  lesprit 
des  lecteurs. 


—  271  — 

duit  furtivement  les  quatre  Missionnaires  dont  nous  avons  parlé.  Qu'est-ce 
que  cette  conduite?  En  envoyant,  comme  nous  l'avons  dit,  des  Européens 
pour  prêcher  la  religion,  pour  porter  des  lettres  dans  les  provinces  les  plus 
reculées  de  l'Empire,  bien  loin  d'avoir  agi  avec  droiture,  nous  vous  faisons 
savoir  que  vous  avez  par  là  gravement  violé  les  lois  et  de  l'équité  et  de  la 
saine  raison.  Jugez  vous-mêmes  quel  châtiment  vous  méritez. 

Je  m'adresse  de  nouveau  à  vous,  ò  vice-roi  et  mandarins  de  Quantung, 
et  je  vous  demande  comment  dans  votre  incurie  vous  avez  laissé  le  pro- 
cureur de  Rome  envoyer  secrètement  des  Européens  jusque  dans  les  provin- 
ces de  l'intérieur  pour  annoncer  la  religion  et  porter  avec  eux  des  lettres, 
des  livres  de  prières  et  d'autres  objets  semblables^?  Ne  vous  était-il  pas 
facile  de  les  reconnaître  aux  traits  de  leur  visage  ? 

Vous,  ô  mandarins  civils  et  militaires,  qui  habitez  toute  la  région  qui 
s'étend  entre  Quantung  et  Kuquang,  puisque  vous  avez  gardé  les  passages 
avec  une  inattention  et  une  négligence  telles  que  vous  avez  permis  aux  Euro- 
péens de  pénétrer  jusqu'à  Siang-iang,  nous  ordonnons  qu'on  fasse  des  per- 
quisitions dans  tous  les  lieux  et  dans  toutes  les  villes  oii  ils  ont  passé,  et 
qu'on  dépose  tous  les  mandarins  qui  n'ont  point  rempli  leur  devoir . 

Nous  vous  ordonnons  à  vous,  Mandarins  de  Huquang,  de  vous  livrer 
dans  les  environs  de  votre  ville  à  d'activés  perquisitions  et  de  prendre 
Pierre  Zai  et  tous  ceux  qui  portaient  des  lettres  ou  qui  étaient  mêlés  à  cette 
affaire.  Quand  ils  seront  entre  vos  mains,  examinez-les  avec  le  plus  grand 
soin,  et  observez  ce  qui  est  dit  dans  les  lettres  des  membres  delà  famille 
Li,  qui  se  sont  enfuis  à  Sigan.  Nous  ordonnons  de  même  au  Vice- roi  de 
Huquang  de  faire  des  investigations  diligentes  et  positives  sur  les  Euro- 
péens^ envoyés  par  le  Procureur  de  Rome  pour  prêcher  la  religion,  et  de 

*)  Les  quatre  missionnaires  arrêtés  n'avaient  rien  de  tout  cela.  Mais  des  let- 
tres, des  livres  de  prières,  des  images,  des  crucifix,  des  médaillons  et  d'autres 
objets  religieux,  trouvés  dans  la  barque,  appartenaient  aux  chrétiens,  qui  les 
avaient  apportés  de  Canton,  et  qui,  pour  ne  point  trop  aggraver  leur  cause, 
déclarèrent  en  justice  quils  appartenaient  aux  Européens. 

2)  Ces  magistrats  employèrent  certainement  tous  les  moyens  pour  amener 
les  quatre  prisonniers  européens  à  déclarer  par  qui  et  à  qui  ils  avaient  été  en- 
voyés, afin  de  pouvoir  les  mettre  en  cause;  mais  comme,  de  peur  de  nuire  spé- 
cialement aux  missions,  ils  firent  entendre  par  signes  et  par  gestes,  dès  leur 
premier  interrogatoire,  quils  ne  connaissaient  pas  la  langue  chinoise,  les 
choses  se  passèrent  de  même  dans  les  autres,  de  sorte  que  les  préfets  ne  pu- 
rent jamais  rien  en  apprendre.  Cependant  les  juges  ne  renoncèrent  pas  à  leur 
dessein,  et  de  tribunal  en  tribunal  ils  sefTorcèrent  avec  un  égal  zèle  d'arra- 
cher aux  missionnaires  des  explications  sur  les  deux  points  si  importants 
que  nous  avons  énoncés;  mais  quoique  les  pères  comprissent  les  questions 
qui  leur  étaient  faites,  ils  embrouillaient  leurs  réponses  et  en  changeaient  le 
sens  avec  tant  d'art,  que  les  mandarins  n'y  entendaient  rien  ou  n'en  con- 


•—  272  — 

reclierclicr  à  qui  ils  étaient  adressés,  afin  d'arrêter  immédiatement  tous  ces 
complices.  Les  Européens  sont  depuis  longtemps  de  la  même  religion  que 
les  sectateurs  de  Mahomet  ;  il  est  donc  à  croire  que  leurs  lettres  étaient 
destinées  aux  musulmans  rebelles,  et  que  c'est  pour  cela  qu'ils  se  rendaient 
dans  la  province  de  Xcnsi,  afin  de  faire  part  à  ces  rebelles  de  quelque  nou- 
velle affaire  secrète.  Voilà  ce  qu'il  y  a  lieu  de  craindre,  et  ce,  par  conséquent, 
Ò  Vice-roi,  à  quoi  vous  devez  veiller,  liappelez-vous,  ô  Vice-roi  et  Manda- 
rins, que  nous  vous  faisons  parvenir  la  présente  lettre  d'un  point  fort  éloi- 
gné, pour  vous  manifester  notre  volonté.  Obéissez  et  respectez  nos  ordres.» 


MÉMOIRE    SUR   LE    SÉJOUR    DE    LA    SAINTE   FAMILLE   EN    EGYPTE. 

Il  y  a  aussi  une  partie  de  l'ancien  pays  des  Pharaons  qui  est  une  Terre 
Sainte ,  c'est-à-dire  une  Terre  sanctifiée  par  les  traces  enfantines  de  l'Homme - 
Dieu,  alors  qu'il  s'y  réfugia  avec  Marie  et  Joseph  pour  se  soustraire  à  la  fureur 
d'Hérode,  et  qu'il  y  resta,  on  ne  sait  point  au  juste  combien  de  temps,  mais 
certainement  plus  d'une  année.  En  souvenir  de  cet  événement,  les  pèlerins 
de  Jésusalem  s'agenouillent  sur  le  territoire  de  Bilbeis  près  d'un  énorme 
tronc  de  paliure  épineux',  parceque,  d'après  une  tradition  des  Turcs  et  des 
chrétiens  du  pays,  cet  arbre  marque  une  halte  de  la  Sainte  Eamille,  quand 
elle  se  retira  en  Egypte.  La  vénération  que  les  Musulmans  professent  pour 
cet  arbre,  qu'ils  appellent  V arbre  de  la  Vierge,  est  telle,  qu'ils  réservent 
le  terrain  voisin  pour  la  sépulture  de  leurs  Santons  les  plus  respectés.  Mon 
excellent  ami,  le  chevalier  Grassi,  de  Pistole,  premier  médecin  d'Alexandrie, 
me  rapportait  dernièrement  à  Turin  une  légende  moderne  sur  cet  arbre, 
telle  qu'elle  lui  avait  été  racontée  par  de  graves  Musulmans  de  Bilbeis  :  c'est 
qu'au  temps  de  l'expédition  française  en  Egypte,  les  soldats  de  Napoléon, 
qui  avaient  des  sentiments  bien  différents  de  ceux  des  héros  conduits  par 
le  saint  roi  Louis  IX,   cherchèrent  à  ai)attre  le  vieil  arbre   sacré,  pour  en 

cluaient  que  le  contraire  de  ce  qu'ils  voulaient;  la  scène  se  terminait  donc  par 
des  éclats  de  rire,  et  quelquefois  par  des  menaces.  A  la  fin,  on  fit  venir  des 
interprèles  de  Canton,  croj-ant  atteindre  ainsi  le  but  proposé.  Mais  comme  ces 
derniers  savaient  à  peine  un  patois  portugais,  les  missionnaires  objectèrent 
qu'étant  italiens,  ils  ne  connaissaient  que  la  langue  italienne,  ils  s'obstinèrent 
à  ne  dire  que  des  choses  vagues  et  équivoques,  qui  ne  permirent  point  aux 
magistrats  de  découvrir  ce  qu^ils  cachaient.  Toutefois  le  caprice  soit  des  inter- 
prètes, soit  des  mandarins,  soit  des  prisonniers  eux-mêmes  introduisit  ensuite 
quelques  modifications  dans  les  réponses  de  ces  derniers  ;  elles  furent,  du  reste, 
inolTensives;  car  d'autres  avaient  alors  déjà  révélé  tout  le  plan  et  toute  l'orga- 
nisation des  missions. 

')  Le  paliurus  aculeatus  de  Linnée,  en  arabe,  tiabaca. 


—  21S  — 

alimenter  ìc  feu  de  leurs  marmites  ;  mais  au  premier  coup  de  hache  qu'ils 
portèrent  à  la  souche,  un  prodige  effrayant  les  arrêta;  car  des  gouttes  de 
sang  jaillirent  de  l'entaille.  L'espace  de  terrain  que  ce  paliure  ombrage  de 
ses  amples  rameaux  pourrait  contenir  une  réunion  de  plus  de  deux  cents 
personnes. 

Un  autre  arbre  (c'est  un  sycomore  gigantesque  et  décrépit,  au  milieu 
d'un  bosquet  de  citronniers),  un  autre  arbre  et  une  fontaine  (la  seule  peut- 
être  qui  existe  clans  toute  la  Basse-Egypte)  marquent  encore  la  dernière 
station  des  saints  pèlerins  de  Nazareth,  près  du  village  de  Matarieh,  là 
où  s'élevait,  à  une  demi  lieue  de  distance  du  Caire,  Héliopolis,  la  plus  fa- 
meuse de  tant  d'antiques  cités.  En  outre,  dans  un  faubourg  de  cette  ville, 
qu'on  nomme  le  Vieux-Caire  et  qui  est  l'ancienne  Babylone  d'Egypte,  il  y 
a  une  église  de  Cophtes  schismatiques,  oii  l'on  vénère  une  chambre  sou- 
terraine que  l'on  croit  avoir  été  habitée  par  les  augustes  exilés,  durant 
leur  séjour  dans  le  royaume  des  Ptolémées.  Beaucoup  de  personnes  pour- 
ront concevoir  quelque  doute  sur  la  véracité  d'une  tradition  qui  désigne 
si  précisément  ces  lieux  comme  consacrés  par  la  présence  de  Jésus- Christ, 
dans  un  pays  idolâtre,  où  il  était  venu  en  étranger  et  où  il  a  dû  garder 
Vinconnito.  Mais  pour  faire  tomber  ce  doute  il  suffit  de  penser  que  l'Egypte 
était  en  ce  temps-là  pleine  d'Hébreux,  et  que  par  conséquent  Joseph  et 
Marie  avec  le  divin  enfant  ne  s'y  trouvèrent  pas  (  ceci  soit  dit  avec  la  per- 
mission de  certains  auteurs  pieux  ,  auxquels  manque  souvent  le  sens  d'une 
bonne  critique)  au  milieu  de  païens  et  d'ennemis,  et  qu'ils  ne  purent  pas  y 
séjourner,  sans  être  bien  connus  d'une  foule  de  leurs  compatriotes.  Onias  IV, 
dépouillé  du  pontificat  suprême  par  Jason  et  Ménélas,  assassins  de  son 
père  Onias  III,  avait  été  très-bienveillamment  accueilli  en  Egypte  par 
Ptolémée  Philométor,  et  on  avait  obtenu  l'autorisation  de  bâtir  à  Léonto- 
polis  un  temple  au  Dieu  d'Abraham,  où  il  appela  des  prêtres  de  la  race 
d'Aaron  et  exerça  les  fonctions  héréditaires  du  pontificat,  qui  lui  avaient 
été  disputées  dans  sa  patrie.  Beaucoup  d'Hébreux  fugitifs  s'y  retirèrent 
et  y  fondèrent  la  viUe  d'Onion  ou  Onim.  Ceci  arrivait  plus  de  cent  ans 
avant  l'ère  chrétienne.  Il  y  avait  d'ailleurs,  sous  les  derniers  Lagides , 
plusieurs  colonies  juives  en  Egypte  ;  un  quartier  entier  d'Alexandrie  était 
occupé  par  des  Israélites,  et  leur  nombre  total  s'élevait  à  peu  près  à  un  mil- 
lion, qui  étaient  instruits  et  gouvernés  d'après  leurs  propres  lois*.  Le 
christianisme,  prêché  en  Egypte  par  l'évangéliste  St  Marc,  y  fit  aussitôt  de 
nombreux  prosélytes,  et  l'on  ne  parvint  jamais  à  l'en  extirper.  Ainsi  ces 
lieux  honorés  par  Jésus- Christ  de  sa  divine  présence,  ont  pu  très- bien  être 

*)  Tonicela  résulte  des  récits  de  Josèpbe  et  de  Philon,  l'un  et  l'autre  juifs  et 
contemporains  des  apôtres.  Ce  temple  dOnias  fut  détruit  par  les  Romains,  sui- 
vant Tordre  de  Vespasien. 


—  274  — 

signalés  ìi  la  piété  chrétienne,  et  la  tradition  a  pu  nous  en  transmettre 
un  souvenir  immuable  et  constant. 

La  fontaine  de  la  Vierge  près  des  ruines  d'Héliopolis  a  servi  pendant 
seize  siècles  à  arroser  le  baumier  {Anii/ris  opobalsamum),  que  l'on  y  cul- 
tivait dans  un  jardin  gardé  avec  des  soins  jaloux,  depuis  que  Cléopâtre 
avait  été  autorisée  par  Marc- Antoine  à  l'y  transplanter  de  Jéricho.  Ce 
précieux  arbuste,  qui  croissait  autrefois  dans  l'ancienne  Judée  près  de  la 
fontaine  d'Engaddi,  d'où  les  Egyptiens  tiraient  le  baume  à  un  prix  énorme 
pour  la  préparation  de  leurs  momies  ;  cet  arbuste  pour  la  conservation  duquel 
les  Romains  luttèrent  avec  les  Hébreux,  lorsque  ceux-ci  cherchaient  à  le 
détruire  en  haine  des  envahisseurs  de  leurs  pays;  cet  arbuste  dont  la 
gomme  aromatique  se  paya  à  une  certaine  époque  au  poids  de  l'or,  et 
à  un  poids  double  du  sien  ;  cet  arbuste  enfin  qui  mourait,  si  on  le  taillait 
avec  le  fer,  ou  si  on  l'arrosait  avec  une  autre  eau  que  celle  d'Engaddi 
et  de  Matarieh  ;  cet  arbuste,  après  avoir  disparu  de  la  Judée,  où  les  Ro- 
mains avaient  continué  avec  grand  succès  à  le  cultiver,  périt  aussi  en 
Egypte  au  commencement  du  XVIe  siècle,  à  la  suite  d'un  débordement 
extraordinaire  du  Xil  qui  le  submergea.  De  temps  immémorial  la  pharma- 
ceutique, la  parfumerie,  et  l'Eglise,  qui  emploie  le  baume  pour  les  saintes 
huiles,  le  faisaient  venir  de  Matarieh.  On  y  cultivait  le  baumier,  pour  le 
compte  du  gouvernement,  avec  une  telle  jalousie,  qu'à  l'exception  du  petit 
nombre  d'hommes  attachés  au  service  de  ce  jardin,  il  n'y  en  avait  guère 
qui  pussent  se  vanter  d'avoir  vu  cette  plante.  Macrisi,  écrivain  arabe  (de 
1362  cà  1442),  qui  dit  que  tous  les  rois  de  la  terre  achetaient  le  baume  de 
l'Egypte,  avoue  que  les  Egyptiens  le  falsifiaient.  En  effet,  au  siècle  où  il 
vivait,  les  droguistes  du  Caire  furent  convaincus  d'avoir  vendu  aux  négo- 
ciants chrétiens,  à  raison  de  vingt-cinq  pièces  d'or  par  quintal,  au  lieu  de 
la  véritable  huile  du  baumier,  une  décoction  de  momies,  dans  la  préparation 
desquelles  on  avait  fait  autrefois  entrer  un  peu  de  baume.  Aujourd'hui 
encore  cette  \-ieille  fraude  continue  au  Caire,  et  j'en  ai  eu  moi-même  la 
preuve  à  mes  dépens.  Le  baume  y  est  apporté  par  les  pèlerins  de  la 
Mecque,  et  provient  de  l'Arabie,  où  le  Suédois  Pierre  Eorskl ,  disciple  et 
ami  de  Linnée,   en  découvrit  la  plante,   vers  le  milieu  du  siècle  dernier. 

Dès  les  temps  de  l'empire  chrétien  une  église  avait  été  érigée  sur  la 
source  de  Matarieh,  Elle  était,  en  1597,  tombée  en  ruine,  quand  les  Mis- 
sionnaires Franciscains,  qui  la  possédaient,  la  relevèrent,  grâce  aux  au- 
mônes des  marchands  chrétiens.  Il  ne  reste  maintenant  aucune  trace  ni 
de  l'une  ni  de  l'autre  de  ces  constructions.  Quant  à  l'église  des  Cophtes  au 
Vieux-Caire,  tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  que  les  catholiques  peuvent  y 
entrer  quand  ils  veulent,  et  leurs  prêtres  y  célébrer  la  Sainte  Messe. 
Dans  l'année  que  j'ai  passée  dans  la  capitale  de  l'Egypte  moderne  ,  je 
suis  allé  plusieurs  fois  visiter  la  grotte  sacrée  que  couvre  cette  église,  ainsi 


■—  27Ó   — 

que  l'arbre  et  la  fontaine  d'Héliopolis ,  qui  rappellent  au  Musulman  et  au 
chrétien  d'Egypte  Issa,  ^ariam  et  Iv.sef.  Mais  quand  ayant  achevé  mon 
pèlerinage  aux  Lieax  Saints,  j'étais  sur  le  point  de  retourner  dans  cette 
chère  Italie  que  j'avais  quittée  depuis  trois  ans  ;  quand,  avec  le  désir  de 
plus  en  plus  vif  de  revoir  le  lieu  natal,  croissait  aussi  en  moi  l'appréhen- 
sion des  périls  du  retour  (périls  trop  réels  dans  une  traversée  en  mer  au 
cœur  de  l'hiver);  quand,  en  un  mot,  je  songeais  à  abandonner  l'Orient 
pour  rentrer  dans  la  patrie,  je  sentais  plus  que  jamais  le  besoin  d'aller 
prier  là  oii  les  trois  saints  exilés  avaient  tant  prié  eux-mêmes,  en  soupi- 
rant après  le  jour  où  ils  reverraient  l'humble  toit  de  Nazareth,  les  arbres 
et  les  fontaines  de  leur  patrie  bien-aimée,  (D.  P.  A.  B.) 


AXXALES    DES    MISSIONS    FRAXCISCAIXES. 

PEEMIÈEE   PAETIE. 

HISTOIRE      AISrCIENlS"E. 


I. 
TAETAEIE. 


LES  TAETAUES  AU  CONCILE  DE  LYON,  ET  CONTINUATION  DES 
MISSIONS  FRANCISCAINES  PAEMI  EUX  TANT  EN  PERSE  Qu'eN 
CHINE. 

lr^80. 

Nous  avons  dit,  dans  la  précédente  livraison  des  Annales,  que 
les  Tartares  eux-mêmes  rendirent  hommage  au  Pontife  Eomain, 
au  Concile  de  Lyon,  et  que  cette  circonstance  nous  fournirait  le 
sujet  du  présent  article.  Afin  de  tenir  parole,  il  est  nécessaire  que 
nous  reprenions  maintenant  le  récit  des  vicissitudes  par  lesquelles 
ce  peuple  a  passé  dans  la  Perse,  d'où  partirent,  pour  se  rendre 
auprès  de  Grégoire  X,  les  envoyés  du  Khan  Abaka,  dont  nous 
avons  à  parler. 

Or,  de  même  qu'il  avait  chargé  Kublai  d'achever  la  conquête 
de  la  Chine,  de  même  Mangu-Khan  confia  le  soin  de  mener  à 
bonne'  fin  celle  de  la  Perse  à  Hulagù,  son  autre  frère,  qu'il  mit  à 
la  tête  d'une  «ïiosse  armée  suivie  d'une  foule  d'inci^énieurs  chinois. 
Il  avait  donné  ordre  de  réserver  pour  l'usage  de  ces  troupes  les 
prairies  situées  sur  leur  passage  à  l'occident  des  monts  Tungat, 
et  prescrit  à  ses  intendants  en  Perse  de  tenir  prêtes  pour  chaque 
soldat  cent  mesures  de  farine  et  cinquante  de  vin;  il  avait  d'ail- 
leurs recommandé  particulièrement  à  son  frère  d'exterminer  dans 
ces  contrées  les  assassins  Ismaélites  et  d'en  soumettre  le  calife. 
En  conséquence,  Hulagù  se  mit  en  marche,  recevant  partout  des 
hommages,  et  comme  il  exigeait  de  tous  les  habitants  du  paj's 
qu'il  traversait  le  tribut  dû  par  des  vassaux,  son  armée,  à  mesure 
qu'il  avançait,  se  grossissait  sans  cesse.  Or,  les  assassins  étaient 
maîtres  de  beaucoup  de  forteresses  dans  le  Cuistan  et  dans  le 


—  278  — 

Kudbar,  ainsi  que  dans  la  Syrie,   et  par  là  ils  terrifiaient  telle- 
ment leurs  voisins,  que  les  habitants  de  Cazvin  avaient  pris  l'ha- 
bitude de  fermer  leurs  portes,   à  Tapprochc  du  soir,  de  cacher 
tous  leurs  objets  précieux,  et  de  poster  des  sentinelles  continuel- 
lement sous  les  armes.  Ceux  que  protégeait  l'éloignement  ne  les 
redoutaient  pas  moins.  Il  s'ensuivit  que  tous  les  émirs  des  envi- 
rons s'unirent  avec  empressement  à  Ilulagù  que  seconda  le  Calife 
lui-même;   car  il  regardait  avec  terreur  les  cent  forteresses  au 
moyen  desquelles  les  assassins  bloquaient  en  quelque  sorte  ses 
Etats.  Ils  étaient  alors  gouvernés  par   un   certain   Hokneddin, 
parricide,  homme  faible  et  incapable,  et  de  plus  dominé  par  un 
astronome  de  Bagdad,  appelé  Xassireddin,  le  plus  illustre  musul- 
man du  XII®  siècle,  mis  par  ses  compatriotes  au  niveau  de  Pto- 
léméc.  Blessé  dans  sa  vanité  scientifique  par  le  calife,  Nassired- 
din  s'était  réfugié  près  du  Cheik  de  la  montagne,  contre  lequel 
néanmoins  il  n'eut  pas  honte  de  machiner  une  trahison.  En  effet, 
c'est  d'après  son  conseil  que  Rokneddin  consentit  à  demander  la 
paix  à  Hulagù,  allant  jusqu'à  promettre  de  démolir  une  partie  de 
ses  châteaux  forts.    Cependant    cette   condescendance   ne   suffit 
point  pour  le  préserver  de  la  guerre,  parce  qu'il  refusa  de  se 
rendre  en  personne  devant  le  chef  mogol.   Il  vit  donc  tomber 
quarante  de  ses  forteresses,   et  après  que  tous  les  livres  de  sa 
secte  eurent  été  livrés  aux  flammes  dans  celle  d'Alamut,  il  y  fut 
lui-même  égorgé  en  même  temps   que  tous  ses  Ismaélites,   qui 
avaient  déjà  auparavant  été  séparés  les  uns  des  autres  et  mêlés 
aux  troupes  mogoles.   C'est  ainsi  que  le  monde  échappa  enfin  à 
l'opprobre  dont  le  couvraient   ces   scélérats,    comme   parfois   la 
peste  est  emportée  par  un  brusque  orage.   Hulagù  n'avait  plus 
qu'à  détruire  la  puissance  du  calife  de  Bagdad,  ville  extrêmement 
populeuse,    mais    faiblement  gouvernée    par  Mostasem,    prince 
imbécile,  qui,  pour  s'amuser  à  la  manière  d'un  enfant,  laissait  le 
poids  des  affaires  à  ses  ministres,  et  qui,  s'imaginant  inspirer  le 
respect  à  la  multitude  en  se  cachant  aux  yeux  de  tous,  ne  se 
fnontrait  jamais,  pas  même  aux  princes  qui   venaient  lui  ren- 
dre hommage  et  devaient  se  contenter  de  pouvoir  porter  à  leurs 
lèvres  un  morceau  d'étoffe  figurant  le  bord  de  la  robe  du  calife. 
Ce  morceau  d'étoffe  était  suspendu  à  la  porte,  dont  les  tribu- 
I aires  baisaient   aussi    le   seuil,    comme   les   pèlerins  baisent  la 
pierre  noire  et  le  voile  de  la  Caaba.    Même  lorsque   dans   les 


—  279  — 

grandes  solennités  il  sortait  du  palais  à  cheval,  le  calife  se 
couvrait  le  visage  d'un  voile  noir.  Or,  Hulagù ,  choisi  par  la 
Providence  pour  le  renverser,  lui  envoya  un  messager  qui, 
suivant  le  récit  de  Thistorien  Eascid-Eldin,  lui  adressa  ce  dis- 
cours :  //  Tu  ne  m^as  prêté  aucun  secours  contre  les  Ismaélites. 
C'est  pourquoi,  bien  que  ta  dynastie  soit  ancienne  et  illustre 
et  favorisée  par  la  fortune,  j'ai  à  te  dire  que  la  lune  ne  brille 
que  quand  le  soleil  se  tient  caché.  Tu  sais  comment  dj^puis 
Tchinghiz-Khan  jusqu'aujourd'hui  les  Mogols  ont  tr;'.ité  le 
monde.  //  Après  avoir  ensuite  passé  en  revue  et  rappelé  les 
dynasties  et  les  nations  qu'ils  avaient  détruites,  et  lui  avoir 
ordonné  de  raser  les  murs  et  de  combler  les  fossés  de  sa  ville, 
il  conclut  en  ces  termes  :  //  Te  plaît-il  de  te  sauver  avec  ta 
famille?  suis  mon  avis;  si  tu  y  résistes,  je  verrai  quelle  est 
à  son  égard  la  volonté  de  Dieu!  »  Mais  le  calife,  tout  lier 
encore  de  l'ancienne  puissance  de  sa  maison,  osa  répondre  avec 
hauteur,  oubliant  que  les  forfanteries  ne  servent  à  rien,  quand 
elles  ne  sont  point  appuyées  par  la  force.  Aussi  Hulagù  s'écria- 
t-il  :  //  Je  vois  que  le  calife  se  bande  comme  un  arc;  mais  si 
l'Eternel  nous  vient  en  aide,  je  saurai  bien  le  punir  de  son 
audace,  en  le  redressant  comme  une  flèche  !  "  Le  visir  eut  beau 
en2:a2rer  Mostasem  à  s'humilier  et  à  calmer  ainsi  la  colère  de  son 
ennemi;  enivré  par  les  adulations  des  courtisans,  il  fit,  au  milieu 
de  leurs  applaudissements  insensés,  entendre  ces  paroles  :  //  Et 
de  qui  la  famille  d'Abbas  pourrait-elle  avoir  quelque  chose  il 
craindre?  Est-ce  que  par  hasard  les  monarques  eux-mêmes  qui 
régnent  sur  les  nations  de  la  terre  ne  sont  pas  à  l'égal  de  mes 
soldats?  Prends  courage,  ô  visir,  et  ne  t'efTraie  pas  des  bravades 
des  Mogols.  //  Et  en  même  temps  il  prêcha  la  guerre  sainte  con- 
tre Hulagù.  Une  rencontre  eut  lieu  sur  la  rive  occidentale  du 
Tigre,  et  après  une  lutte  acharnée  la  victoire  resta  indécise.  Les 
soldats  du  calife  voulurent  pour  faire  montre  de  valeur  passer  la 
nuit  sur  le  champ  de  bataille;  mais  les  Mogols,  rompant  les 
digues  du  fleuve,  les  novèrent  dans  les  eaux.  Le  5  février  1258, 
les  bannières  de  Hulagù  flottèrent  ainsi  tout-à-coup  sur  les  tours 
de  Bagdad.  Pendant  sept  jours  entiers  la  ville  fut  livrée  au  fer 
et  au  feu  et  vit  massacrer  quatre-vingt  raille  de  ses  habitants; 
les  autres  ne  durent  leur  salut  qu'à  la  clémence  du  général  mo- 
gol.  Les  historiens  n'indiquent  pas  d'une  manière   certaine   le 


—  280  — 

genre  de  mort  qui  fut  infligé  au  mallieurcux  et  imbécile  Mosta- 
sem;  Topinion  la  plus  probable  d'uu  grand  nombre,  c'est  que 
les  vainqueurs  le  mirent  dans  un  sac  cousu  et  le  traînèrent  ainsi 
sans  aucun  ménagement  à  travers  les  rues  de  sa  capitale.  Voilà 
comment  la  fameuse  Bagdad,  la  métropole  de  FIslam  pendant 
jdIus  de  cinq  siècles,  devint  un  monceau  de  ruines;  voilà  pour- 
quoi Fiman,  allant  le  premier  vendredi  de  mars  réciter  le  Kutabet 
dans  la  mosquée  déserte,  n'y  fit  point  la  prière  d'usage  pour  le 
calife  et  prononça  ces  paroles  :  n  Louange  à  Dieu  qui  a  détruit 
les  superbes  et  anéanti  les  habitants  de  cette  capitale  !  ô  Seigneur, 
secourez-nous  dans  nos  calamités,  car  Islam  n'en  a  jamais  essuyé 
de  plus  grandes  :  nous  appartenons  au  Seigneur,  et  c'est  à  lui 
que  nous  retournons\  /» 

Cependant  Hulagù  vainqueur  pénétra  dans  la  Syrie,  qu'il  oc- 
cupa tout  entière  depuis  Damas  jusqu'à  Gaza;  mais  rappelé  tout 
à  coup  dans  les  provinces  conquises  eu  Perse,  il  dut  y  laisser 
son  lieutenant  Kui-Buga.  Celui-ci  fut  surpris  et  défait  par  Cou- 
touz,  chef  des  mamelucks,  le  même  que  tua  plus  tard  Bibars 
pour  usurper  son  trône'-.  On  voit  ensuite  Hulagù  recevoir  en 
1263  une  nouvelle  investiture  des  États  qu'il  possédait,  de  son 
frère  Kublai,  qui,  comme  nous  l'avons  raconté,  avait  succédé  à 
Mangù  dans  la  dignité  de  grand  khan;  et  convoquer  l'année  sui- 
vante en  ïauride  une  assemblée  générale  à  laquelle  assistèrent, 
outre  les  princes  et  généraux  mogols,  plusieurs  princes,  soit  mu- 
sulmans, soit  môme  chrétiens  :  les  deux  David,  rois  de  Géorgie, 
Ilayton  d'Arménie,  Bohémond  YI  d'Antioche,  et  d'autres  puis- 
sants seigneurs  de  la  Géorgie  et  de  l'Arménie.  On  leur  propo- 
sait une  ligue  dont  le  but  était  l'extermination  des  Mamelucks. 
Mais  Hulagù  vint  à  mourir  en  1265,  laissant  pour  successeur 
Abaka,  son  fils  aîné.  Or,  après  la  digression  qui  précède  sur  le 
caractère  et  les  développements  de  la  puissance  des  Mogols,  au 
milieu  desquels  les  Missionnaires  de  la  foi  de  Jésus-Christ  avaient 
à  travailler,  c'est  de  ce  prince  que  nous  devons  parler  avec  quel- 
ques détails  en  ce  qui  concerne  spécialement  les  Missions  Fran- 
ciscaines. 

^)  Voir  la  Biographie  universelle,  tome  XX,  ù  Tart.  Hulagù;  et  l'Histoire  uni- 
verselle (le  Cantù,  tome  XII,  chap.  13. 

-)  Voir  le  chap.  1"  du  livre  II  de  Vllistoirc  universelle  des  Missions  Francis- 
caines. 


—  281  — 

A  peine  Abaka  fut-il  monté  sur  le  trône  que,  non  moins  bien 
disjDOsé  que  son  père  en  faveur  des  clirétieiis,  il  rechercha  avec 
empressement  l^amitié  du  Pape,  auquel  nous  le  voyons  envoyer 
des  ambassadeurs.  Nous  avons  dit  que  son  père  aimait  aussi  les 
chrétiens;  en  effet,  il  leur  avait  laissé  ériger,  dans  son  ulns  de  la 
plaine  de  Mughan,  un  oratoire  où  les  Arméniens,  les  Géorgiens  et 
les  Syriens  célébraient  également  boffice  divin'.  Or,  quand  ces  am- 
bassadeurs se  furent  abouchés  àConstantinopleavec  les  deux  Fran- 
ciscains Jérôme  d'Ascoli  et  Bonne  Grâce  de  S^  Jean  à  Persiceto, 
que  Grégoire  X  y  avait  envoyés  en  qualité  d'apocrisiaires  de  TEglise 
romaine  près  de  l'empereur  Paléologue'-^,  ils  demandèrent  en 
grâce  de  les  avoir  pour  guides  et  com.pagnons  jusqu'à  Lyon  ;  ce 
à  quoi  les  deux  Missionnaires  consentirent  de  grand  cœur.  Il  en 
résulta  que,  convaincus  par  Ips  fréquents  entretiens  sur  la  reli- 
gion qu'ils  eurent  durant  le  voyage,  l'un  des  ambassadeurs  et 
deux  hommes  de  sa  suite  demandèrent  le  baptême  pour  embras- 
ser le  christianisme.  Ce  bonheur  leur  fut  accordé  le  16  juillet, 
au  grand  étonnement  et  à  la  grande  joie  de  tout  le  Concile;  la 
cérémonie  fut  présidée  par  le  cardinal  évèque  d'Ostie,  qui  ne 
pouvait  retenir  ses  larmes,  non  plus  que  les  autres  Pères  rendant 
avec  lui  mille  actions  de  grâces  au  ciel  pour  nn  événement  si 
inespéré.  Le  Souverain  Pontife  se  mit  ensuite  à  conférer  avec  les 
ambassadeurs  de  l'affaire  pour  laquelle  leur  maître  les  avait  en- 
voyés à  Lyon,  et  qui  était  de  s'entendre  et  de  conclure  une 
alliance  avec  la  chrétienté  contre  les  musulmans;  et  quand  ils 
furent  près  de  partir,  il  leur  remit  pour  Abaka  la  lettre  suivante, 
qui  mérite  d'être  rapportée  : 

'I  A  l'illustre  Abaka,  roi  des  Tartares!  Qu'il  obtienne  dans  le 
siècle  présent  la  grâce,  et  qu'elle  le  conduise  à  la  gloire  dan?  le 
siècle  futur! 

/'  Nous  avons  reçu  avec  une  vive  satisfaction  de  notre  àme  et  le 
visage  joyeux  les  lettres  et  les  ambassadeurs  qu'il  a  plu  à  Votre 
Altesse  de  nous  envoyer.  Ils  sont  arrivés  au  moment  où  nous 
célébrions  le  saint  concile  général  de  Lyon,  auquel,  comme 
on  vous  le  dira,  assistaient  un  grand  nombre  de  princes  et 
de  vénérables  pasteurs.  Et  après  que  vos  lettres  eurent  été 
lues  en  pleine  assemblée,  et  que  nous  eûmes  entendu  favora- 

»)  Voir  Raynaldi,  année  1258,  n.  42,  et  année  1260,  n°'  26  et  29. 
^)  Voir  la  précédente  livraison  (\ts  Annales.  * 

26. 


^  28-2  — 

blcmeiit  ce  que  vos  députés  venaient  nous  proposer  en  votre 
nom,  nous  avons,  l'esprit  humilié  et  le  cœur  contrit,  imploré 
le  Ïrès-Haut,  afin  qu^étant  la  lumière  véritable,  destinée  à 
éclairer  tout  homme  qui  vient  en  ce  monde,  il  vous  accorde,  à 
vous  et  à  tous  les  vôtres,  de  voir  luire  si  bien  la  vérité  dans 
la  splendeur  de  sa  face,  que,  marchant  dans  la  voie  de  ses 
préceptes,  vous  travailliez  efficacement  à  Texaltation  de  la  foi 
chrétienne  et  à  votre  salut.  Quant  à  ce  que  voudrait  votre 
altesse,  nous  avons  jugé  bon,  avant  que  Tarmée  chrétienne  passe 
lu  mer,  d'en  conférer  avec  vous  par  des  ambassadeurs  que  nous 
nous  disposons  à  vous  envoyer,  et  il  nous  serait  difficile  de 
mettre  ce  projet  à  exécution  sans  inconvénients;  ils  vous  ap- 
porteront, du  reste,  à  cet  égard,  une  réponse  nette  et  posi- 
tive dont  nous  espérons  que  vous  serez  satisfait,  et  en  même 
temps,  pourvu  que  vous  daigniez  les  écouter  avec  bienveillance, 
ils  vous  décideront,  s^il  plait  à  Dieu,  encore  à  une  autre  chose 
plus  importante  tant  pour  votre  salut  éternel  que  pour  celui 
de  tout  votre  peuple.  Lyon,  dans  la  troisième  année  de  notre 
pontificat.  /' 

Encouragé  par  cette  lettre  de  Grégoire,  Abaka  attendait  au 
plus  tôt  les  envoyés  qu^on  lui  annonçait,  afin  de  traiter  avec 
eux  tant  de  Talliance  projetée  que  de  la  prédication  de  la  foi 
catholique  dans  ses  Etals  ;  mais  comme  ils  tardaient  à  venir,  il 
s'empressa  de  députer  lui-même  en  Occident  d'autres  ambassa- 
deurs, chargés  de  s'informer  des  causes  de  ce  retard  et  de  hâ- 
ter le  départ  de  ceux  du  Souverain  Pontife.  Les  envoyés  trou- 
vèrent sur  le  trône  pontifical  le  pape  Jean  XXI;  car  trois  papes 
étaient  morts  en  un  temps  si  couit,  c'est-à-dire  du  commen- 
cement de  1^76  au  mois  de  septembre  de  la  môme  année, 
savoir  Grégoire  X,  Innocent  V  et  Adrien  Y,  sans  parler  du 
JMineur  Vice  domino  de  Yicedominis,  qui  passa  de  vie  à  trépas 
le  jour  même  de  son  élection.  Les  nouveaux  ambassadeurs 
Tartares  demandaient  formellement  des  Missionnaires  au  nom 
d' Abaka  leur  maitre,  et  même  en  celui  de  son  oncle  Kublai; 
ils  déclaraient,  en  outre,  que  l'un  était  disposé  à  laisser  ses 
sujets  embrasser  librement  la  religion  chrétienne  et  l'embras- 
serait lui-même,  et  que  l'autre  était  déjà  régénéré  dans  les 
eaux  du  baptême.  On  ne  saurait  dire  de  quelle  joie  une  pa- 
reille nouvelle  remplit  le  cœur  du  pape  Jean.  Mais  il  fut,  lui 


—  :>83  — 

aussi,  tout  à  coup  surpris  par  la  mort  sous  les  ruines  de  la 
chambre  qu^il  occupait.  Il  fut  donc  nécessaire,  pour  prendre 
les  mesures  convenables  dans  une  si  grande  affaire,  d^ittendre 
l'élection  du  nouveau  pontife,  qui  tomba  sur  la  personne  de 
jS^icolas  III.  Dès  que  celui-ci  eut  ceint  la  tiare,  il  songea  sé- 
rieusement à  reprendre  les  négociations  entamées,  et  croyant 
que  nul  ne  remplirait  les  fonctions  de  nonces  et  de  Mission- 
naires avec  plus  de  succès  que  les  Franciscains  dont  Ton  avait 
déjà  reconnu  Thabileté  pour  la  conversion  des  peuples  et  des 
princes  infidèles,  spécialement  des  Tartares,  il  désigna  cinq 
religieux  de  leur  Ordre,  savoir  Gérard  de  Prato,  Antoine  de 
Parme,  Jean  de  Sant'  Agata,  André  de  îlorence  et  Mathieu 
d'Arezzo',  auxquels  il  prescrivit  de  s'occuper  immédiatement 
de  leur  haute  mission,   par  la  lettre  suivante  : 

//  Aux  Frères  Gérard  de  Prato,  Antoine  de  Parme,  Jean  de 
Sauf  Agata,  André  de  Florence  et  Mathieu  d'Arezzo,  de 
l'Ordre  des  Mineurs,  nos  nonces  dans  le  pays  des  Tartares, 
salut  et  bénédiction  apostolique!  Chargé,  malgré  notre  in- 
dignité, de  tenir  sur  la  terre  la  place  du  Pasteur  éternel,  nous 
nous  sentons  obligé  par  là  même  d'avoir  un  soin  particulier 
du  salut  de  tous  les  hommes.  A  vrai  dire  ce  salut  est  le  plus 
grand  désir  de  notre  cœur,  et  nous  tendons  à  ce  but  avec  la  plus 
vigilante  attention,  mettant  en  œuvre,  autant  qu'il  nous  est 
donné,  toutes  nos  forces  afin  d'y  parvenir.  Aussi,  bien  que  notre 
esprit  soit  partagé  entre  mille  affaires  importantes  dont  nous  som- 
mes pressé  de  toutes  parts  et  comme  accablé,  nous  n'en  tenons 
pas  moins  celle-là  à  cœur.  Car  nous  avons  bien  de  quoi  gémir  et 
de  quoi  soupirer  en  voyant    comment  tant  d'hommes   trompés 

»)  Voir  Wadding,  Annales,  tome  Y,  année  1278;  Raynaldi,  ib.;  Fleury,  His- 
toire ecclésiastique,  Liv.  XXXV,  etc.  —  Ici  nous  devons  citer  le  document  très- 
curieux  et  très-important  que  Louis  GalleUi  a  puisé  aux  archives  du  Vatican 
et  publié  (Rome  ,  1766)  dans  son  Mémoire  sur  trois  anciennes  églises  de  Rieti, 
et  que  nous  a  communiqué  l'excellent  comte  Pierre  Cernanzai  dUdine.  Voici 
ce  document  :  Ilic  incipit  Assizia  continens  nomina  omnium  illorum  qui  reci- 
piant  prebendas  à  Marestallà  Domini  papae  Xycolai.  Summa  omnium  prcbenda- 
rum  est  CXXXII.  Equi  marestalle  albe  sunt  XX.  Item  sunt  in  eadem  marestallà 
muli  et  mule  IX.  Item  equi  et  mule  de  marestallà  nyrjra  sunt  XXX.  Item  sunt  de 
bestiis  marestalle  nygre  apud  fratrcm  Gerardum  et  socios  de  ordine  minorum, 
qui  vadunt  ultra  mare  contra  Tarteris  XI  :  videlicet  IIII  roncini  et  VII  muli  et 
mule. 


—  :281  — 

par  les  artifices  de  Satan  périssent  misérablement,  soit  parce 
([u^ils  ignorent  tout  à  fait  le  chemin  du  salut,  soit  parce  que 
trop  souvent  ils  Font  abandonné.  C'est  pourquoi  il  est  néces- 
saire, afin  de  ne  rien  négliger  de  ce  qui  regarde  notre  office, 
([ue  nous  nous  employions  de  tout  notre  pouvoir  à  écarter  tous 
ces  périls  des  âmes,  en  suppliant  le  Très-Haut  de  daigner  ac- 
corder à  celles  qui  sont  égarées  la  grâce  d'apercevoir  si  dis- 
tinctement les  rayons  de  la  vérité,  qu'elles  puissent  aisément 
rentrer  dans  les  voies  de  la  justice,  et  qu'éclairées  par  la  véri- 
table lumière  qui  est  le  Christ,  elles  rejettent  loin  d'elles  ce 
qui  est  contraire  à  son  nom,  et  se  mettent  à  pratiquer  ce  qui 
peut  leur  être  utile.  Or,  comme  Abaka,  le  magnifique  prince 
et  illustre  roi  des  Tartares  Orientaux,  a  informé  notre  prédé- 
cesseur, le  pape  Jean  d'heureuse  mémoire,  et  ses  frères  les 
cardinaux,  au  nombre  desquels  nous  étions  nous-mêmes  à  cette 
époque,  que  lui  ainsi  que  notre  très-cher  fils  en  Jésus-Christ 
Kublai,  grand  Khan  et  empereur  souverain  de  tous  les  Tarta- 
res, qu'on  dit  être  déjà  chrétien,  attendent  avec  impatience 
des  Missionnaires  de  l'Eglise  romaine,  qui  puissent  leur  en- 
seigner à  eux,  à  leurs  enfants  et  à  leurs  peuples  la  foi  chré- 
tienne, et  qui  les  régénèrent  dans  les  eaux  du  baptême,  nous 
Vicaire  indigne  de  Jésus-Christ  et  successeur  du  bienheureux 
Pierre,  profondément  touché  de  cette  démarche  d' Abaka,  et 
voulant  remplir  notre  obligation  de  procurer  le  salut  de  si 
grands  princes  et  peuples,  avons  jugé  bon  de  nous  adresser  à  vous 
que  nous  savons  être  des  religieux  d'une  piété  éclairée,  de 
saintes  mœurs,  doués  par  la  Providence  divine  de  hautes  vertus 
et  d'une  excellente  doctrine,  pour  nous  décharger  sur  vous 
de  cette  partie  du  poids  de  notre  sollicitude  pastorale,  ayant 
la  confiance  ou  plutôt  la  certitude  que  vos  travaux  produiront 
des  fruits  précieux,  agréables  à  Dieu  et  à  nous.  Après  avoir, 
en  conséquence,  consulté  nos  frères  les  cardinaux,  nous  vous 
envoyons,  comme  des  anges  de  salut,  dans  ces  contrées, 
pour  y  exercer  le  ministère  apostolique,  vous  engageant  par 
la  présente  lettre  à  placer,  pour  la  rémission  de  vos  péchés , 
toutes  vos  espérances  en  Celui  qui  dirige  et  protège  les  pas 
de  ses  apôtres.  Ainsi  soutenus  par  sa  grâce  et  pleins  de  con- 
fiance, vous  irez  vous  présenter  à  Abaka,  afin  que,  par  vos 
exhortations  et  vos  enseignements,  vous  puissiez  l'amener  avec 


—  285  — 

ses  enfants,  ses  peuples  et  ses  soldats,  à  la  connaissance  de 
la  vraie  foi  orthodoxe,  de  sorte  que,  avec  Faide  de  la  divine 
miséricorde,  qui  voudra  bien  suppléer  à  Tinsufiisance  de  vos 
paroles,  ils  ne  forment  plus  qu^une  société  avec  les  peuples 
fidèles  de  TEglise  et  s'assurent  les  moyens  d\atriver  au  salut'.  // 
Le  pontife  continue  ensuite  en  leur  donnant  le  pouvoir  d'ab- 
soudre des  censures,  d'accorder  des  dispenses,  de  bénir  les 
cimetières,  outre  d'autres  pouvoirs  propres  à  assurer  l'efficacité 
des  œuvres  de  leur  ministère,  et  qu'il  est  inutile  d'énumérer. 
Mais  il  faut  que  nos  lecteurs  connaissent  les  deux  lettres  qu'ils 
furent  chargés  de  remettre,  l'une  à  Abaka,  Khan  de  Perse, 
l'autre  à  Kublai,  empereur  de  Chine,  auxquels  ils  allaient  se 
présenter  comme  missionnaires  et  nonces  de  Home.  La  pre- 
mière était  conçue  en  ces  termes  : 

//  A  l'excellent  et  magnifique  prince,  à  l'illustre  roi  des 
Tartares  orientaux  Abaka,  à  qui  Dieu  accorde  la  grâce  de 
connaître  la  voie  de  la  vérité  !  En  vérité  la  sainte  Eglise  romaine 
a  tressailli  et  tressaille  encore  d'allégresse  dans  le  Seicrneur, 
en  pensant  à  ce  que  vous  avez  fait  savoir  par  vos  ambas- 
sadeurs Jean  et  Jacques  Vassalli  et  par  les  lettres  dont  ils 
étaient  porteurs  à  notre  prédécesseur  le  pape  Jean  et  à  ses 
frères  les  cardinaux,  qui  en  ont  tous  éprouvé  une  grande 
joie.  Car  les  lettres  présentées  par  vos  envoyés  disaient  que 
du  moment  où  l'armée  chrétienne  des  croisés  passerait  en 
Terre- Sain  te,  vous  étiez  disposé,  de  votre  côté,  à  la  laisser 
librement  pénétrer  dans  votre  pays,  pour  en  combattre  les 
ennemis,  c'est-à-dire  les  Sarrasins,  et  que  non  content  de  lui 
procurer  tout  ce  dont  elle  aurait  besoin,  vous  vous  joindriez 
à  elle  en  personne  à  la  tête  de  vos  valeureuses  troupes.  Vous 
le  priiez  ensuite  d'ajouter  foi  à  tout  ce  que  lesdits  ambassa- 
deurs seraient  chargés  de  déclarer  en  votre  nom;  et  en  fait 
ils  firent,  entre  autres,  une  déclaration,  qui  sera  sans  doute 
très-agréable  à  Dieu,  comme  elle  l'a  été  à  notre  prédécesseur 
susnommé,  ainsi  qu'à  tous  ses  frères  les  cardinaux,  au  nom- 
bre desquels  nous  étions  alors.  Certainement,  un  pareil  évé- 
nement est  bien  propre  à  remplir  les  esprits  des  fidèles  d'une 
joie  extraordinaire  et  bien  digne  d'être  célébré  par  toutes 
sortes  de  louanges;    car,   si    les    actes  répondent    aux   paroles, 

^)  Voir  Wadding,  loco  citato,  et  Raynaldi,.  ibid. 


—  :286  — 

c^est  un  événement  qui  contribuera  au  salut  tVune  foule  innom- 
brable d\àmes.  Nous  voulons  parler  du  dessein  de  notre  cher 
fils  en  Jésus-Christ  et  votre  oncle  Ivublai ,  grand  Khan  et 
illustre  empereur  de  tous  les  Tartarcs,  qu^on  dit  être  déjà 
baptisé,  d'obtenir  de  .cette  Eglise  romaine  des  missionnaires, 
qui  vous  enseignent  la  loi  chrétienne  à  vous ,  à  vos  enfants 
et  à  vos  peuples,  et  qui  vous  confèrent,  une  fois  instruits, 
le  sacrement  du  baptême.  Oh  !  oui,  que  la  sainte  mère  l'Eglise 
se  réjouisse  en  son  divin  époux  Jésus-Christ,  de  ce  que  la 
divine  miséricorde  lui  accorde  de  faire  renaître  tant  d'enfants 
à  sa  grâce  dans  le  bain  baptismal  î  Que  le  pasteur  de  l'Eglise 
se  réjouisse  également  de  voir  ainsi  la  société  chrétienne 
accrue  d'un  peuple  nouveau  et  plus  nombreux  peut-être  qu'il 
n'en  a  jamais  existé!  Heureux  notre  temps,  s'il  nous  était 
réellement  donné  de  procurer  à  la  cour  céleste  un  sujet  de 
pareille  joie  !  Déjà  les  choses  que  votre  Altesse  nous  offre 
nous  paraissent  non-seulement  d'une  grande,  mais  d'une  très- 
grande  importance.  Aussi  n'hésitons-nous  pas  à  penser  que 
c'est  le  doigt  de  Dieu  qui  vous  meut ,  lorsque  vous  vous 
montrez  enflammé  d'un  tel  zèle  pour  Jésus-Christ,  que  vous 
offrez  votre  propre  personne,  et  votre  brave  peuple,  et  votre 
pays,  et  toute  sorte  de  secours  et  de  vivres  pour  qu'on  puisse 
enfin  vaincre  ses  ennemis.  A^ous  rendant  donc  mille  actions 
de  grâces  du  concours  que  vous  nous  offrez  pour  le  triomphe 
des  années  chrétiennes  en  Palestine,  et  l'acceptant  dès  à 
présent,  nous  vous  informons  que,  quand  le  moment  opportun 
sera  venu,  nous  en  profiterons  volontiers.  En  attendant,  pour 
assurer  le  salut  de  votre  âme  et  de  celle  de  •  votre  oncle 
Kublai,  grand  Khan,  et  des  âmes  de  vos  enfants  et  de  vos 
peuples,  nous  nous  acquittons  envers  vous,  en  vous  envoyant, 
suivant  le  conseil  de  nos  frères  les  cardinaux,  les  frères  Gérard 
de  Prato,  Antoine  de  Parme,  Jean  de  Sant'  Agata,  i\ndré  de 
Florence  et  Mathieu  d'Arezzo,  de  l'Ordre  des  Mineurs,  por- 
teurs des  présentes,  hommes  d'une  religion  éclairée,  de  sain- 
tes mœurs  et  profondément  versés  dans  l'étude  des  livres 
sacrés,  afin  que  vous  et  vos  enfants  et  vos  peuples  soyez 
amenés,  grâce  à  leurs  salutaires  enseignements,  à  la  connais- 
sance de  Jésus-Christ,  notre  Maître  et  Sauveur,  et  que  ceux 
d'entre   vous    qui    n'ont   pas    encore    été   baptisés   ou    qui    ne 


Font  pas  été  dans  la  forme  voulue,  c'est-à-dire  au  nom  du 
Pèue,  du  Fils  et  du  SAiNT-Esprax,  soient  régénérés  par  eux 
selon  le  rite  de  FEglise  de  Dieu,  et  que  tous  vous  offriez 
ainsi  dans  Tobservance  de  la  foi  chrétienne  votre  culte  à  celui 
dont  le  nom  glorieux  est  au-dessus  de  tout  autre  nom.  Xous 
avons  ordonné  à  ces  Frères  Mineurs,  tant  par  écrit  que  de 
vive  voix,  de  se  rendre,  au  moment  qui  vous  paraîtra  con- 
venable, près  du  grand  Khan  Kublai,  afin  de  travailler  aussi 
en  ces  lieux  (en  Chine)  au  salut  des  âmes,  et  avec  Faide  de 
la  grâce  qu'ils  ont  reçue  du  Dieu  des  miséricordes,  d'y  mettre 
à  exécution  ce  que  vos  ambassadeurs  nous  ont  fait  connaître 
verbalement,  et  que  nous  désirons  avec  ardeur;  c'est  pourquoi 
nous  prions  votre  Altesse  de  daigner  eecevotr  avec  bien- 
veillance   LESDITS    PrÈRES    MiNEUKS     COMME    ELLE    RECEVRAIT 

NOTRE  PEOPEE  PERSONNE,  et  uous  Fcxhortous  en  outre  à  les 
traiter  convenablement,  en  ajoutant  foi  à  tout  ce  qu'ils  vous 
diront  de  notre  part  sur  la  réception  du  baptême,  sur  Vcn- 
seignement  de  la  foi  chrétienne  et  sur  la  manière  de  Fobserver, 
et  enfin  à  les  envoyer  sous  une  bonne  et  sûre  escorte  au  grand 
Khan  (de  la  Chine)  en  pourvoyant  à  leurs  dépenses  et  à  tout 
ce  dont  ils  pourront  avoir  besoin.  Et  comme  à  raison  des 
dangers  du  voyage,  de  la  longueur  de  la  route,  et  de 
l'incertitude  du  temps  qu'ils  devront  passer  dans  ces 
RÉGIONS,  il  nous  est  impossible  de  les  munir  de  toutes  les 
choses  nécessaires ,  de  manière  à  ne  manquer  d'aucune , 
nous  vous  les  recommandons  vivement,  soit  quand  ils  s'y  ren- 
dront, soit  pendant  le  séjour  qu'ils  y  feront,  soit  enfin  quand 
ils  en  partiront,  de  telle  sorte  qu'ils  puissent  revenir  près 
de  nous  et  de  nos  frères,  heureux  de  leurs  fatigues,  et  même 
tout  fiers  d'avoir  recueilli  le  fruit  désiré  du  salut  d'une  si 
grande  nation,  x^ous  vous  recommandons  enfin  tous  les  chré- 
tiens qui  demeurent  ou  qui  par  suite  d'une  circonstance 
quelconque  viendraient  à  passer  dans  les  pays  soumis  à  votre 
domination;  car  si  vous  les  couvrez  de  votre  protection  et 
les  défendez  en  cas  de  besoin,  vous  pratiquerez  un  acte  de 
charité  qui  vous  procurera  de  la  gloire  dans  le  siècle  présent 
et  une  récompense  éternelle  dans  les  siècles  futurs.  En  atten- 
dant, nous  et  nos  frères  adressons  nos  vœux  à  ]a  divine 
miséricorde,   pour  que  le  Seigneur  vous   comble,   vous  et   vos 


—  288  — 

fils,  pencbnt  de  longues  années,  de  bénédictions  si  abondantes, 
et  dirige  tellement  notre  conduite  pour  votre  salut  que ,  vous 
réunissant,  tous  tant  que  vous  êtes,  aux  catholiques  dans  le 
chemin  de  la  vérité,  vous  donniez  à  Dieu  le  Père  un  motif 
de  se  complaire  à  votre  grandeur.  Eome ,  1^^  avril ,  dans  la 
première  année  de  notre  pontificat^  » 

Telle  est  la  chaîne  de  communications  étroites  qu^il  fut  pos- 
sible d'établir,  en  ce  temps  si  étrange,  par  Tintermédiaire  des 
missionnaires  Franciscains,  entre  F  Eglise  romaine  et  les  nations 
les  plus  lointaines,  et  que  les  fils  de  S^  François  changèrent 
en  relations  amicales  ,  pour  l'accomplissement  des  mesures 
providentielles  prises  par  la  sainte  épouse  de  Jésus-Christ. 
C'était  un  anneau  de  cette  chaîne  qu'ils  attachèrent  dans  la 
même  mission  en  portant ,  dans  des  contrées  encore  plus 
éloignées,  la  lettre  que  le  Père  suprême  des  fidèles  adressait 
aux  peuples  de  la  Chine,  et  que  nous  aimons  aussi  à  repro- 
duire textuellement  : 

//  A  notre  très  cher  fils  en  Jésus-Christ  Kublai,  grand  Khan, 
empereur  et  gouverneur  suprême  de  tous  les  Tartares,  salut  et 
bénédiction  apostolique.  Le  créateur  de  l'homme,  Dieu  tout 
puissant,  a  jeté  un  regard  de  miséricorde  sur  le  genre  humain, 
alors  que  déjà  il  était  dévoré  par  l'ulcère  empoisonné  de  la 
faute  qu'a  malheureusement  commise  Adam,  le  premier  père 
des  hommes.  C'est  pourquoi,  afin  de  le  racheter,  et  en  même 
temps  de  rétablir  en  lui  l'image  divine,  à  laquelle  il  avait  été 
formé,  il  envoya  en  ce  monde  son  Fils  unique,  notre  Seigneur 
Jésus-Christ,  qui  lui  est  coéternel  et  égal  en  majesté  et  en 
puissance,  après  l'avoir  figuré  dans  les  énigmes  de  la  loi  et 
promis  à  nos  pères  par  la  bouche  des  Prophètes.  Ce  Fils  unique 
est  né  d'une  femme  dans  le  sein  de  laquelle  il  a  été  conçu 
non  certainement  par  une  opération  humaine,  mais  par  l'opé- 
ration du  Saint-Esprit;  et  lorsqu'il  en  fut  sorti,  sans  que  la 
pureté  virginale  de  sa  mère  en  souffrit  la  moindre  atteinte,  il 
se  montra  à  tous  visiblement,  véritablement  et  réellement  Dieu 
dans  les  conditions  de  la  vie  présente.  Soutenant  ensuite  par 
de  salutaires  institutions  ceux  pour  le  salut  desquels  il  était 
descendu  du  haut  trône  de  sa  gloire  sur  cette  vile  et  misé- 
rable terre,  il  leur  traça  et  marqua  le   chemin    de  la   vie  à  la 

*)  Voir  les  Annales  de  Wadding,  tome  V,  année  1278. 


lumière  cViine  doctrine  parfaite.  ^lais  il  ne  se  borna  point  là; 
car,  après  avoir  donné  en  sa  propre  personne,  en  conversant 
avec  les  hommes,  les  plus  saints  exemples,  avoir  prêché  son 
Evangile  par  mille  moyens  merveilleux,  et  s'être  fait  connaître 
par  toutes  sortes  de  miracles  et  de  vertus  et  par  l'autorité 
des  Saintes  Ecritures  pour  vrai  Dieu,  Eils  de  Dieu  le  Père,  im- 
passible à  raison  de  sa  divinité,  et  néanmoins  sujet  dans  l'hu- 
manité qu'il  avait  prise  aux  souffrances  et  à  la  mort,  il  voulut 
par  bonté  endurer  l'horrible  supplice  de  la  croix,  uniquement 
pour  détruire  par  ses  douleurs  et  le  sacrifice  de  la  vie  pré- 
sente la  sentence  de  mort  éternelle  que  toute  la  postérité  d'Adam 
avait  méritée  par  la  faute  de  son  premier  père,  de  telle  sorte 
que,  grâce  au  calice  amer  de  la  mort  temporelle  du  Christ, 
l'homme  pût  obtenir  les  délices  d'une  vie  sans  fin.  S'immolant 
donc  comme  une  hostie  de  propitiation  pour  la  rédemption 
du  genre  humain,  il  vainquit  ainsi  l'antique  ennemi  du  salut 
commun  et  éleva  l'homme  de  l'opprobre  de  la  servitude  à  la 
gloire  de  la  liberté  céleste,  en  lui  ouvrant  les  portes  de  la 
patrie  éternelle.  C'est  pourquoi,  bien  qu'en  tant  qu'homme,  il 
ait  eu  tant  à  souffrir,  et  qu'il  soit  mort,  et  qu'il  ait  été  enseveli, 
il  ressuscita  glorieux  le  troisième  jour  par  sa  vertu  divine,  il 
manifesta  à  des  témoins  prédestinés  le  miracle  de  sa  résurrec- 
tion, qui  nous  donne  sujet  de  croire  fermement  à  la  nôtre  et 
de  bien  l'espérer;  puis,  il  chargea  ces  témoins  d'aller  prêcher 
son  Evangile  à  toute  créature,  et  baptiser  toutes  les  nations 
AU  NOM  DU  PÈRE,  DU  FILS  ET  DU  SAiNT-ESPEiT.  Enfin,  montant 
au  ciel  sous  leurs  propres  yeux,  afin  que,  après  avoir  été  témoins 
de  sa  résurrection,  ils  le  fussent  aussi  de  son  ascension,  il 
laissa  comme  Vicaire  sur  la  terre  le  Bienheureux  Pierre,  au 
constant  amour  duquel,  amour  prouvé  par  une  triple  protesta- 
tion, il  confia  le  soin  des  âmes  pour  qu'il  veillât  à  leur  salut 
avec  une  sollicitude  incessante.  C'est  pourquoi  il  lui  remit  les 
clefs  du  royaume  des  cieux,  en  lui  donnant  à  lui  et  à  ses  suc- 
cesseurs le  droit  d'ouvrir  et  de  fermer  à  qui  que  ce  soit  les 
portes  de  la  patrie  éternelle,  et  en  les  investissant  d'un  pouvoir 
souverain  en  ce  qui  concerne  la  dispensation  de  la  grâce  céleste. 
En  vertu  de  la  mission  apostolique  qui  leur  a  été  confiée  ils 
sont  donc  obligés  de  travailler  au  salut  de  tous  les  hommes. 
Aussi,  à  l'exemple  du   Sauveur,  suspendu  à  la  croix,  en   ont- 

27 


—  290  — 

ils  une  soif  ardente  en  qualité  de  ses  Vicaires,  et  comme  suc- 
cesseurs de  Pierre  le  pêcheur,  ils  vont,  eux  aussi,  à  la  recherche 
des  âmes,  péchant  dans  la  mer  de  cette  vie.  Car,  en  vérité, 
la  délivrance  et  le  salut  des  âmes  répand  Tallégresse  dans  la 
cité  de  Dieu,  et  le  suprême  Pasteur  de  l'Eglise  sent  d'autant 
plus  augmenter  dans  son  âme  son  zèle  et  sa  sollicitude,  que 
ceux  qui  marchent  encore  dans  les  ténèbres  et  à  Tombre  de 
la  mort  lui  font  espérer  par  des  présages  plus  favorables  qu'ils 
seront  bientôt  éclairés  par  la  lumière  céleste.  C'est  ainsi  que 
cette  Sainte  Eglise  Eomaine  a  tressailli  d'une  véritable  joie, 
quand  l'illustre  roi  des  Tartares  Orientaux,  votre  neveu  Abaka, 
a  fait  savoir  au  Pape  Jean,  notre  prédécesseur  d'heureuse  mé- 
moire, que  depuis  longtemps  prévenu  par  la  grâce  divine,  et 
touché  au  cœur  par  la  miséricorde  céleste,  vous  aviez  déjà 
reçu  le  baptême,  et  que  régénéré  par  ce  sacrement,  vous  vous 
étiez  de  cette  manière  uni  à  son  peuple  fidèle.  Bien  plus,  d'après 
ce  qu'on  dit,  votre  dévotion  va  si  loin  que  vous  ne  vous  con- 
tentez pas  de  vénérer  vous  seul  la  religion  trois  fois  sainte  du 
Christ,  d'aimer  son  culte  et  d'accorder  avec  une  bienveillance 
extraordinaire  une  entière  liberté  et  toute  votre  protection  à 
tous  ceux  qui  dans  votre  empire  professent  le  christianisme, 
mais  que  vous  désirez  en  outre  que  vos  enfants  et  vos  soldats, 
arrivant  aussi  à  la  connaissance  de  Jésus-Christ  et  de  la  foi 
qu'il  a  prêcbée  et  enseignée,  se  fassent  baptiser  par  les  mains 
de  l'Eglise  romaine.  Car  c'est  par  ce  moyen  que  pourront  se 
dire  véritablement  chrétiens  ceux  qui,  renonçant  à  toutes  leurs 
anciennes  erreurs  et  marchant  dans  la  voie  de  la  vérité,  se 
rendront  entièrement  agréables  au  créateur  par  leurs  bonnes 
œuvres.  S'il  en  est  ainsi,  comment  pourrons-nous  louer  digne- 
ment un  père  qui,  de  peur  que  ses  enfants  ne  périssent,  les 
pousse  avec  un  amour  si  sincère  dans  les  voies  du  salut?  O  le 
valeureux  chef  d'armées,  que  celui  qui  met  ses  soins  à  tourner 
ses  troupes  du  mal  au  bien,  de  l'erreur  à  la  vérité!  O  bonté 
ineffable  de  Dieu  qui,  jetant  un  regard  de  miséricorde  sur  un 
si  grand  peuple  longtemps  aveuglé,  lui  ouvre  aujourd'hui  les 
portes  pour  qu'il  entre  dans  la  lumière  de  la  vérité!  Ah!  que 
Dieu  confirme  ce  qu'il  a  daigné  opérer  en  vous  !  De  votre  côté 
tâchez  de  conserver  si  fidèlement  sa  grâce  qu'il  doive  lui-même 
l'augmenter    en    vous   jusqu'à  ce  que   cette    première  étincelle 


—  :291   

devienne  un  immense  incendie  de  charité.  Or,  puisqu^Abaka  a 
demandé,  comme  on  Tassure,  que  notre  prédécesseur,  condes- 
cendant à  vos  désirs,  vous  envoyât  des  membies  de  FEglise 
romaine  qui  pussent  convenablement  enseigner  à  vos  enfants 
et  à  vos  soldats  la  foi  chrétienne  et  les  baptiser,  et  qu^une  mort 
soudaine  Fa  empêché  de  le  faire,  quoique  ce  lut  le- plus  ardent 
désir  de  son  cœur,  nous  venons,  nous  qu'une  disposition  suprême 
du  ciel  a  appelé  à  lui  succéder,  vous  satisfaire  à  cet  égard,  en 
vous  envoyant  en  notre  lieu  et  place  (car  il  ne  nous  est  pas 
donné  d'être  partout  présent  en  personne)  nos  chers  fils,  les 
Frères  Gérard  de  Prato,  Antoine  de  Parme,  Jean  de  Sant'Agata, 
André  de  Plorence  et  Mathieu  d'Arezzo,  de  l'Ordre  des  Mineurs, 
porteurs  des  présentes,  hommes  d^me  religion  insigne,  de  mœurs 
irrépréhensibles,  et  profondément  versés  dans  la  sc'ence  des  Saintes 
Ecritures.  Xous  vous  les  recommandons  etc.^  «  Le  pape  répé- 
tait ici  ce  qu'il  avait  déjà  écrit  à  Abaka,  auquel  ils  devaient 
se  présenter  d'abord,  pour  exercer  quelque  temps  le  ministère 
apostolique  dans  ses  Etats  avant  de  se  rendre  en  Chine. 

Nous  ne  nous  arrêterons  point  à  faire  admirer  à  nos  lecteurs 
de  pareils  rapports  du  Pontife  romain  avec  l'empereur  souverain 
des  Tartares  et  le  maître  de  la  Chine,  puisque  nous  avons  vu 
les  Vénitiens  Nicolas,  Maphée  et  Marc  Polo  accueillis  avec  tant 
d'honneur  à  la  cour  de  ce  prince,  et  envoyés  par  lui  comme  ses 
ambassadeurs  près  du  pape  à  Pvome,  d'où  ils  repartirent  chargés 
de  remettre  les  lettres  et  les  cadeaux  de  Grégoire  X  à  Kublai , 
dont  ils  devinrent  les  amis  intimes"^.  Cela  prouve  surabondam- 
ment la  bienveillance  particulière  de  ce  prince  Tartare  envers  les 
chrétiens,  quand  il  ne  serait  pas  sûr  qu'il  ait  reçut  le  baptême; 
c'est  pourquoi  le  pape  Nicolas  emploie  ces  expressions  :  s'il  est 
viiAi,  COMME  l'on  DIT;  SUIVANT  Qu'oN  l'affirme^.  Mais  il  en 
résulte  aussi  évidemment  que  cette  correspondance  du  vicaire 
de  Jésus-Christ  avec  le  grand  Khan  Tartare,  résidant  à  Pékin, 
due  aux  premières  Missions  des  Franciscains  chez  cette  nation  qui 
avait  conquis  tant  de  royaumes,  est  tellement  certaine  qu'elle 
ne   saurait  être  l'objet  du  moindre  doute"*.  Après  cette  observa- 

ï)  Voir  les  Annales  de  Wadding,  tome  V,  année  1278. 

*)  V.  les  Annales  des  M issions Franciscaines,  l'°  livraison  de  Tannée  courante. 
")  V.  V Histoire  universelle  de  r Eglise  calholique  de  Rohrbacher,  liv.  LXXVI. 
*)  V.  Le  Christianisme  en  Chine,  en   Tartarie   et  au   Thibet,  par  M.   Hue, 
tome  P'.  Paris,  1857. 


—  292  — 

lion,  nous  engagerons  plutôt  nos  lecteurs  à  vouloir  bien  consi- 
dérer avec  nous  le  courage,  ou  mieux  l^héroïsme  que  les  cinq 
Franciscains,  Missionnaires  et  nonces  apostoliques,  ont  montré 
en  entreprenant  un  voyage  aussi  nouveau  et  aussi  difficile  que 
Tétait  celui  de  la  Chine.  Même  aujourd'hui,  que  les  transports 
maritimes  et  les  bateaux  à  vapeur  ont  tellement  abrégé  les  dis- 
tances, n'est-il  pas  certain  qu'un  pareil  voyage  donne  à  réfléchir 
à  quiconque  veut  Tavcnturer?  Eh  bien!  ces  pauvres  religieux  se 
mettent  à  le  faire,  et  par  terre,  avec  la  même  confiance  que  celui 
qui  exécuterait  une  courte  et  agréable  promenade  de  plaisir  dans 
un  des  pays  les  plus  policés  et  les  plus  riants  d'Europe!  Encore 
leur  manque-t-il  cet  encouragement,  si  doux  pour  le  cœur  hu- 
main, de  compatriotes  ou  d'une  foule  applaudissant  à  leur  départ, 
comme  s'ils  couraient  à  quelque  entreprise  glorieuse;  ils  ne  voient 
même  point  briller  à  leurs  yeux  la  perspective  de  se  voir  ac- 
cueillis en  triomphe  à  leur  retour,  comme  nous  le  lisons  de 
l'immortel  Colomb,  lorsque,  mettant  à  la  voile  pour  le  Nouveau- 
Monde,  il  était  entouré  au  port  de  Palos  d'une  multitude  in- 
nombrable qui,  par  d'heureux  présages,  le  félicitait  d'avance  de 
sa  grande  découverte.  Loin  de  là,  nos  Missionnaires  quittent 
leur  pays,  on  peut  dire  ignorés  de  tous,  excepté  de  Dieu  qui  les 
munit  de  sa  grâce,  de  son  vicaire  ici-bas  qui  les  envoie  à  cette 
mission  lointaine,  et  des  supérieurs  de  l'Ordre  qui  les  ont  arra- 
chés à  la  douce  paix  du  cloître.  Et  ils  partent  ainsi,  vraiment 
pauvres,  dépourvus  même  de  toute  ressource  humaine ,  comme 
les  premiers  disciples  du  Sauveur,  sans  autres  armes  qu'un 
crucifix  sur  leur  poitrine,  sans  autres  richesses  qu'un  chapelet 
à  leur  ceinture,  à  peine  vêtus  d'une  bure  grossière,  ayant  pour 
unique  guide,  pour  unique  appui,  la  Providence  divine!  Et 
où  vont-ils,  ces  hommes  vraiment  admirables?  Ils  se  dirigent 
vers  la  Chine,  autant  valait  dire  à  cette  époque,  vers  le  bout 
du  monde!  Or,  qui  les  guidera  dans  un  voyage  si  long  et  si  incer- 
tain, ce  qui  est  plus,  chez  des  peuples  barbares,  au  milieu 
desquels  ils  devront  passer,  à  travers  les  déserts  immenses  qu'ils 
auront  à  franchir,  et  où,  pendant  des  mois  et  des  années,  ils 
ne  rencontreront  ])cut-être  que  des  hommes  ou  des  bêtes  féroces 
également  redoutables?  Les  hommes  de  Dieu  savent  bien  tout 
cela;  mais  ils  savent  aussi  que  l'ange  du  Seigneur  les  accom- 
pagnera,  et  ils  s'y  confient  l'àme  tranquille.  En  sacrifiant  leur 


—  -193  — 

repos,  leur  liberté  religieuse,  et,  en  cas  de  besoin,  leur  vie, 
ils  ne  demandent  que  la  gloire  de  Dieu  et  de  TEglise.  Mais 
craindront-ils  par  hasard  que  le  nécessaire  leur  manque  dans 
quelqu'une  des  circonstances  si  variées  auxquelles  ils  s'exposent? 
iS^on,  car  ils  comptent  sur  la  Providence,  qui  ne  trahit  jamais 
ceux  qui  s'abandonnent  à  elle.  En  effet,  si  Ton  observe  les 
commencements  de  l'Institut  Séraphique,  tel  était  l'esprit  qui 
en  animait  les  membres,  lorsque,  cheminant  à  la  manière  des 
apôtres  et  allant  prêcher  aux  nations  le  nom  de  Jésus-Christ, 
ils  tirent  le  tour  du  globe  et  pénétrèrent  chez  des  peuples 
inconnus  de  leurs  contemporains  ;  c'était ,  au  fond ,  un  esprit 
de  foi  si  vive  en  Dieu  et  une  confiance  si  profonde  en  son 
amoureuse  bonté ,  qu'ils  pouvaient  en  attendre ,  dans  toutes 
les  conjonctures  où  ils  se  trouveraient,  des  prodiges  ex- 
traordinaires et  parfois  inouïs.  Aussi  leur  arriva-t-il  souvent 
d'avoir  à  bénir  le  ciel  de  marques  si  visibles  d'une  protection 
spéciale,  qu'elles  pouvaient  certainement  exciter  l'admiration 
des  contemporains,  et  qu'elles  pourraient  encore  fournir  à  la 
postérité  mille  sujets  de  récits  ou  de  légendes  pleins  d'intérêt 
et  d'édification.  Pour  n'en  citer  qu'un  exemple,  nous  lisons  dans 
les  chroniques  qu'un  jour  quelques-uns  de  ces  saints  religieux, 
qui  allaient  en  mi^ion  chez  des  peuples  infidèles,  arrivèrent 
sur  des  monts  très-élevés  et  tellement  arides  qu'on  n'y  trouvait 
ni  une  goutte  d'eau  ni  la  moindre  trace  de  végétation,  de  sorte 
que,  dévorés  par  une  soif  ardente,  ils  n'avaient  plus  d'autre 
perspective  que  la  mort,  si  Dieu  ne  venait  à  leur  secours.  Mais 
ils  recoururent  à  la  prière,  et  presque  aussitôt  ils  rencontrèrent 
une  source  fraîche  et  jaillissante,  qui  leur  permit  de  se  désal- 
térer et  de  poursuivre  leur  chemin. 

Une  autre  fois  privés  de  tout  aliment  au  milieu  d'un  désert, 
ils  se  virent  sur  le  point  de  mourir  de  faim.  Yoilù  qu'au  même 
moment  un  enfant  vient  à  leur  rencontre,  et  leur  demande  où 
ils  se  rendent  si  harassés  et  épuisés  qu'ils  savent  à  peine  faire 
un  pas.  Ils  répondent  qu'ils  se  sentent  incapables  d'aller  plus 
loin,  tant  ils  sont  dévorés  par  la  faim.  »  Yoici  deux  pains, 
reprit  l'enfant;  prenez  et  mangez.  //  Pendant  qu'ils  réparaient 
leurs  forces,  leur  interlocuteur,  commençant  à  se  faire  connaî- 
tre, leur  dit  :  u  0  hommes  de  peu  de  foi,  pourquoi  doutez- 
vous  de  la  Providence  céleste  !  Aviez-vous  oublié  les  paroles  de 

27. 


—  29-l<  — 

David,  si  souvent  répétées  par  votre  patriarche  François  : 
// Placez  en  Dieu  votre  confiance,  et  lui-même  vous  nourrira.  » 
C'est  pour  cela  que  le  Seigneur  a  voulu  vous  punir,  en  vous 
réduisant  à  cette  faim  extrême.  Sachez  comment  vous  devez 
désormais  vous  conduire  dans  vos  courses  apostoliques.  //  Après 
ces  mots  il  s'éloigna,  et  de  leur  côté  les  religieux  continuè- 
rent leur  route  pleins  de  joie  et  de  confiance,  en  demandant 
pardon  à  Dieu  de  leur  faute  et  en  le  remerciant  de  la  bonté 
avec  laquelle  il  les  avait  secourus^  C'est  par  de  pareils  pro- 
diges que,  si  parfois  l'un  d'eux  cédait  au  découragement,  il 
sentait  se  réveiller  en  lui  cette  foi  qui  animait  les  Missionnaires 
Franciscains,  toujours  soutenus  à  point  dans  tous  leurs  besoins 
par  la  divine  Providence,  entre  les  bras  de  laquelle  ils  s'a- 
bandonnaient. Il  est  vrai  que,  quant  aux  Frères  Gérard  de 
Prato,  Antoine  de  Parme,  Jean  de  Parme,  Jean  de  Sauf  Agata, 
André  de  Florence  et  Mathieu  d'Arezzo,  nous  n'avons  point 
de  données  particulières  pour  savoir  si  dans  le  voyage,  long, 
difficile  et  très-périlleux  qu'ils  eurent  à  faire ,  il  leur  arriva  de 
reconnaître  d'une  manière  aussi  sensible  l'intervention  protec- 
trice du  ciel;  mais  il  est  certain  qu'il  ne  leur  eût  pas  été  pos- 
sible de  sortir  si  heureusement  de  tous  les  dangers  qu'ils 
couraient,  sans  une  assistance  spéciale  de  Fange  du  Seigneur. 
iS^ous  avons  à  parler  dans  un  autre  article  de  ce  que  firent  les 
ouvriers  évangéliques,  une  fois  arrivés  au  lieu  de  leur  desti- 
nation. 

ï)  Marc  de  Lishomie,  Chronique,  Impartie,  chap.  LIV. 


DEUXIEME  PARTIE. 
HISTOIRE     COiSTTEMPORAI^E. 


I. 

NOUVELLE  ZELANDE. 

Lettre  du  P.  Octavien  Barsanti,  de  'Pietra  Santa,  Observan- 
tin  de  la  Province  Séra.jjhique ,  Préfet  des  Missions  Francis- 
caines dans  la  Nouvelle  Zelande,  au  Rédacteur  des  x^nnales, 
sur  l'état  de  la  religion  catholiq^ue  en  ce  pays. 

Auckland,   29  avril  1863. 

Très-Eévérend  Père  Marcellin, 

En  février  1863,  je  vous  ai  envoyé  dWuckland  une  notice 
historique  sur  Y  état  des  sectes  dans  cette  ile.  Aujourd^iiui  je  vou- 
drais vous  faire  connaître  celui  de  la  Religion  catholique;  mais 
vraiment  accablé  d'une  foule  d'occupations,  surtout  depuis  que 
le  P.  Dominique  de  Castignano  est  malade  et  que  le  P.  Nivard 
de  Eenestrelle  n'est  guère  bien  portant,  je  n'ai  point  le  temps  de 
me  mettre  à  vous  raconter  d'une  manière  détaillée  la  position 
d'un  pauvre  Missionnaire  qui  dans  cette  île,  au  milieu  de  ces 
forêts  sauvages  et  sur  ces  langues  de  terre,  toujours  rongées  par 
la  mer,  ne  souffre  que  trop  et  doit  se  contenter  souvent  de  prier 
et  de  combattre. 

Je  suis  allé  dans  le  Hokianga  visiter  nos  chers  confrères, 
qui  depuis  longtemps  désiraient  me  voir.  J'y  ai  passé  trois 
mois.  Je  vous  rendrai  donc  seulement  compte  de  cette  visite, 
en  entrant  dans  quelques  détails,  et  cela  suffira  pour  le  mo- 
ment. Si  ces  détails  sont  parfois  minutieux,  considérez  qu'ils 
n'en  sont  pas  moins  significatifs  et  propres  à  faire  connaître 
la  Nouvelle  Zelande  à  ceux   qui  ne  la  connaissent  pas. 

Comme  votre  paternité  le  sait  déjà,  les  Eranciscains  étaient 
à  peine  débarqués  à  Auckland,  à  la  fin  de  1860,  qu'on  assi- 
gna à  leur  mission,  à  partir  du  35®  degré  de  latitude,  tout  le 
nord   de   cette  île,   en   comprenant  toute  l'étendue   de   l'est   à 


—  290  — 

l'ouest.  En  février  et  mars  1861,  je  lis  le  tour  de  cet  immense 
district,  afin  de  voir  où  Fon  pouvait  fixer  les  principales  sta- 
tions pour  y  installer  nos  conirères  et  commencer  bientôt  notre 
mission;  je  trouvai  que  la  baie  des  îles  ou  Kororareka,  Gura- 
kau  dans  le  Hokianga,  et  "Wangaroa  sur  la  côte  orientale  étaient 
les  points  où  les  pères  maristes  s'étaient  d'abord  fixés  et  où 
les  Franciscains  pouvaient  aussi  s'établir.  Mais  comme  il  n'y 
avait  plus  de  maisons  habitables,  ni  de  population  à  instruire 
et  à  cultiver  ni  à  la  baie  des  îles,  ni  à  Wangaroa,  Monseigneur 
Pompallier,  avea  sa  longue  expérience  de  vingt-six  ans  d'épis- 
copat  dans  cette  mission,  jugea  convenable  d'envoyer  tous  nos 
confrères  dans  le  Hokianga,  se  contentant  de  me  retenir,  moi, 
au  service  de  la  cathédrale. 

Avant  d'aller  plus  loin,  il  faut  que  je  vous  dise  quelques 
mots  du  Hokianga,  car  ne  vous  donnant  point  la  description 
de  toute  la  Nouvelle  Zelande,  il  suffira  que  je  vous  en  décrive 
une  seule  province;  ce  sera  comme  si  je  vous  les  décrivais  toutes. 

Le  Hokianga  se  trouve  sur  la  côte  occidentale,  à  l'opposite 
de  la  baie  des  îles,  vis-à-vis  de  Sydney  dans  l'Australie,  dont 
il  est  distant  de  1200  milles.  On  y  pénètre  par  un  grand  fleuve, 
dont  l'embouchure  est  un  bas-fond,  où,  à  la  marée,  basse,  il 
n'y  a  point  plus  de  dix-huit  pieds  d'eau;  mais  à  la  marée 
haute,  ce  fleuve  grossit  jusqu'à  trente  pieds  d'eau,  et  à  l'intérieur 
sur  certains  points,  jusqu'à  plus  de  cent  pieds.  Cette  voie 
est  la  porte  par  laquelle  quelques  fils  de  Marie  introduisirent 
la  Religion  catholique  dans  cette  île  le  22  janvier  1838.  Quand 
les  Européens  commencèrent  à  émigrer  dans  la  Nouvelle  Ze- 
lande, le  Hokianga  était  la  province  la  plus  peuplée,  et  l'on 
vit  dès  1825  y  entrer  deux  grands  bâtiments  avec  lesquels  les 
Anglais  firent  leurs  premières  tentatives  pour  coloniser  cette  île. 
Aujourd'hui  que  tous  les  Européens  se  sont  réunis  à  Auckland, 
capitale  de  la  colonie,  le  Hokianga  est  la  plus  misérable  de 
toutes  les  provinces.  Les  indigènes  y  sont  encore  tels  qu'ils 
étaient  il  y  a  un  siècle,  moins  l'anthropophagie  à  laquelle  ils 
ont  entièrement  renoncé.  Le  Hokianga  n'est  praticable  qu'en 
s'avançant  sur  ce  grand  fleuve,  ou  plutôt  le  long  de  cette  dent 
de  l'Océan,  qui  ne  pénètre  dans  la  terre  ferme  que  pour  la 
percer,  la  fouiller  jusque  dans  ses  entrailles,  la  ronger  et  la 
dévorer.   Il   ne    fait    que    serpenter   ;   ici    très-étroit,   là  aussi 


—  297  — 

large  qu'an  beau  lac,  et  cVune  profondeur  variable,  il  a  été 
parcouru  jusqu'à  une  distance  de  trente  milles  à  l'intérieur  par 
un  bâtiment  de  500  tonneaux  (mesure  maritime  anglaise),  et 
il  a  plusieurs  bras,  qui  prennent  divers  noms.  Les  principaux 
sont  le  AYailiou,   le  AYaina  et  le  Mangamuka. 

Les  Maori  habitent  tous  le  long  des  bras  du  grand  fleuve, 
dans  des  cabanes  très-basses,  faites  de  Ramjw  (espèce  de  gre- 
nadier), de  sorte  que,  quand  ils  veulent  sortir  pour  aller  se 
procurer  des  vivres,  ils  sont  forcés  de  se  servir  du  canot  ou 
Wakia  Maoro,  espèce  de  barque,  faite  d'un  tronc  d'arbre  tout 
entier  aminci,  creusé  à  l'intérieur  et  rendu  concave,  pointu 
aux  extrémités  et  un  peu  aplati  au  fond.  Les  Maori  ont  un 
grand  nombre  de  ces  wakia,  grands  et  petits;  ils  les  fabriquent 
tantôt  avec  une  pierre  particulière,  tantôt  en  se  servant  des 
instruments  européens.  Ces  barques  sont  si  peu  larges  et  si 
peu  profondes  qu'en  s'y  étendant,  un  homme  ordinaire  en 
occupe  presque  toute  la  dimension  in  latum  et  lirofundum.  Les 
Maori  les  dirigent  au  moyen  de  rames  affilées  et  très-minces, 
longues  au  plus  de  quatre  palmes,  qu'ils  ne  rapprochent  jamais 
des  bords  du  AYakia  ;  mais  usant  de  toute  la  force  de  leurs 
bras,  ils  donnent  quatre  coups  à  droite  et  trois  à  gauche  pour 
conserver  l'équilibre.  Tous  rament  indistinctement,  hommes  et 
femmes,  grands  et  petits.  Accoutumés  de  se  servir  de  ces  bar- 
ques en  sachant  garder  l'immobilité  et  l'équilibre  nécessaires, 
les  Maori  ne  courent  aucun  danger  sur  le  fleuve,  à  moins  qu'il 
ne  soit  agité;  mais  pour  les  Européens,  qui  ne  réussissent  guère 
à  s'y  nicher,  il  leur  faut  prendre  beaucoup  de  précautions;  car 
le  moindre  mouvement  du  navigateur  suffit  pour  que  le  canot 
chavire  et  tombe  à  califourchon  sur  quelque  requin  ou  chien  de 
mer.  On  ne  trouve  dans  le  Hokianga  guère  d'animaux  indi- 
gènes, mais  il  y  a  des  vaches,  des  moutons,  des  chèvres,  des 
porcs;  il  n'y  a  non  plus  dans  toute  la  ÎSouvelle-Zélande  aucun 
arbre  fruitier  indigène.  Des  semences  européennes  le  maïs  seul 
y  a  été  introduit.  Les  Maori  le  sèment  en  grande  quantité; 
il  y  atteint  une  hauteur  extraordinaire  et  produit  trois  gros 
épis.  Quand  il  est  frais,  on  le  mange  au  moment  où  on  le 
détache  de  la  plante;  quand  il  est  desséché,  on  le  mange  bouilli; 
l'hiver,  quand  il  n'y  a  plus  de  patates,  on  le  fait  pourrir 
comme  pour  fabriquer  de   l'amidon ,   et    quand  il    est  arrivé  au 


—  -298  — 

point  de  donner  des  nausées,  on  le  mange  comme  le  mange- 
raient les  poules.  On  trouve  dans  le  llokianga  de  belles  chaînes 
de  montagnes  ou  plutôt  de  hautes  collines,  toutes  couvertes 
d'arbres  si  gros,  si  hauts  et  si  droits,  qu'on  dirait  qu'ils  veulent 
escalader  le  ciel.  D'un  autre  côté  on  remarque  au  commence- 
ment du  grand  ifleuve  une  montagne  toute  de  sable,  où  il  n'y 
a  point  un  seul  arbuste,  point  un  brin  d'herbe  ou  de  mousse, 
et  qu'il  faut  employer  treize  heures  à  franchir  si  l'on  veut  aller 
par  la  voie  de  terre  du  llokianga  à  Wangape  et  dans  toutes 
les  tribus  de  la  côte  occidentale.  Or,  je  pense  que  la  nature 
de  cette  montagne  formée  de  sable  pur,  mouvant,  léger  et  ex- 
trêmement fin,  semblable  à  celui  qui  couvre  les  plages  de  l'Océan, 
brillant  conme  l'or  et  l'argent,  fournira  toujours  un  grand  argu- 
ment contre  ces  géographes  superficiels  qui,  d'après  certaines 
données  peu  importantes,  voudraient  préciser  l'époque  et  le 
mode  de  la  formation  de  la  î^ouvelle-Zélande.  Sans  doute  plu- 
sieurs indices  pourraient  porter  à  croire  qu'elle  a  été  produite 
par  l'éruption  d'un  grand  volcan;  néanmoins,  en  considérant 
un  jour  attentivement  cette  montagne,  je  me  persuadai  que 
l'origine  de  cette  île  est  un  mystère,  comme  toute  la  création 
est  un  mystère,  et  c'est  pour  cela  que  ceux  qui  prétendent  eu 
connaître  le  fond,  encourent  naturellement  les  violents  reproches 
que  le  Tout  Puissant  lui-même,  assis  au  milieu  d'un  tourbillon, 
adressait  au  sage  de  l'Idumée ,  ainsi  qu'il  le  raconte  lui-même 
au   3Se  chapitre    de   son  livre   inspiré. 

Mais  mon  but  n'est  pas  d'entrer  dans  des  discussions  scien- 
tifiques, scolastiques  et  géographiques.  Je  décris  le  llokianga, 
en  tant  qu'il  intéresse  la  Mission  franciscaine  dans  cette  pro- 
vince périlleuse.  Un  courrier  de  la  poste  y  vient  de  Kororareka 
par  la  voie  de  terre,  tous  les  quinze  jours,  quand  le  temps 
le  permet.  Il  y  a  en  outre  une  communication  par  mer  avec 
Auckland  tous  les  deux  ou  trois  mois  selon  les  vents.  D'or- 
dinaiie  le  bâtiment  tourne  la  pointe  nord,  en  côtoyant  l'île 
à  Test;  mais  si  les  intérêts  du  commerce  l'exigent,  à  peine 
sorti  du  grand  fleuve,  il  la  côtoie  à  l'ouest  et  se  dirige  vers 
Horehunga,  localité  distante  d'Auckland  de  trois  quarts  de  lieue 
à  cheval,  où  deux  langues  de  mer,  l'une  à  l'est,  l'autre  à  l'ouest, 
se  rapprochent   et   se  confondent. 

Dans  le  Hokiauira  les  Maori  ont  les  mêmes  traditions  que  sur 


-^  299  — 

tous  les  autres  points  de  File  :  elles  sont  peu  nombreuses  et 
entièrement  mythologiques.  Elles  concernent  la  manière  dont 
cette  ile  a  été  peuplée  et  les  premiers  habitants  qui  Font  occu- 
pée. On  n\v  découvre  d^autres  traces  de  la  Révélation  que  l'his- 
toire d'Eve,  la  chute  de  l'homme,  le  meurtre  d'Abel  et  la 
mention  de  l'enfer,  que  tous  les  Maori  placent  à  la  pointe  nord 
de  l'ile.  Il  y  a  une  dizaine  d'années  les  catholiques  étaient 
nombreux  dans  le  Hokianga;  mais  depuis  qu'ils  ont  perdu  leurs 
Missionnaires,  les  Pères  Maristes,  il  en  est  beaucoup  qui  sont 
retombés  dans  les  ténèbres  de  leurs  superstitions,  tandis  que 
d'autres  ont  commencé  à  suivre  la  religion  de  la  Bible  et  se 
sont  déclarés  Anglicans  ou  Wesleyens.  On  peut  donc  dire  qu'ils 
ne  s'étaient  point  encore  élevés  par  la  pensée  au  dessus  de 
leurs  affreuses  cabanes  pour  contempler  le  ciel  et  adorer  un 
Dieu  Créateur  et  Eéderapteur;  car  ils  y  rentraient  bientôt  la 
pipe  à  la  bouche,  nus  et  sales  comme  des  bêtes  pour  admirer 
leur  tatouages  et  vénérer  leur  propre  nudité.  Quant  à  des  Euro- 
péens, on  en  rencontre  à  peine,  le  long  de  tout  ce  fleuve, 
six  ou  sept  familles  métisses,  c'est-à-dire  issues  d'alliances 
entre  des  indigènes  et  des  émigrés,  et  ces  familles  sont  ou 
indifférentes  ou  protestantes.  Nos  confrères  n'en  ont  jusqu'ici 
trouvé  que  deux  qui  n'eussent  pas  renoncé  à  la  vérité  de  leur 
foi.  Ces  métis  ont  deux  ministres  protestants,  un  Anglican 
qui  a  bâti  une  maison,  une  église  et  une  école  au  commence- 
ment du  fleuve  AVaihou,  et  un  Wesleyen,  qui  a  fixé  sa  rési- 
dence sur  la  rive  du  fleuve  Waima.  En  outre,  il  y  a  autant  de 
catéchistes  qu'il  y  a  de  tribus  de  Maoris.  Le  ministre  angli- 
can, plus  soucieux  de  ses  intérêts  terrestres  et  pécuniaires  que 
de  la  religion  et  de  la  Bible,  ne  se  donne  pas  beaucoup  de 
peine  pour  faire  des  prosélytes;  mais  le  Wesleyen,  qui  s'appelle 
Loury,  ressemble  plus  à  un  diable  qu'à  un  homme  :  il  n'ad- 
ministre le  baptême  à  un  Maori  qu'au  prix  d'une  livre  sterling, 
et  en  demande  deux  pour  le  marier,  et  encore  à  la  condition 
de  lui  vendre,  à  son  propre  bénéfice,  de  beaux  habits;  mais  ce 
n'est  pas  tout  :  je  ne  crois  pas  que  le  dragon  de  l'Apocalypse 
ait  vomi  contre  la  femme  décrite  dans  ces  révélations  des  blas- 
phèmes aussi  horribles  que  ceux  que  ce  Loury  a  proférés  contre 
l'Eglise  Catholique.  On  m'a  dit  qu'il  est  l'un  des  collaborateurs 
les   plus  actifs   du   Bacata,   journal  tout  Wesleyen  qui  a  com- 


—  300  — 

mcncé  à  paraître  le  l'^'"  avril  1859,  et  qui  se  publie  une  fois  par 
mois  dans  la  langue  indigène.  Je  tiens  cette  feuille  pour  la 
plus  impie  et  la  plus  infâme  du  monde;  en  effet,  s'il  est  des 
crimes  honteux  et  atroces  qu'on  puisse  imputer  à  un  homme, 
le  Hacafa  ne  manque  pas  d'en  charger  l'Eglise  Eomaine,  ses 
Papes  et  ses  Ministres.  Mais  grâce  à  Dieu,  ce  fils  de  Satan  vient 
de  quitter  Hokianga,  qu'il  avait  rempli  de  ses  blasphèmes  sacri- 
lèges, parce  que  sa  femme  s'était  mis  en  tête  que  les  Maori 
voulaient  la  tuer.  Toutefois  il  recommanda  en  partant  à  ses  pro- 
sélytes de  bien  garder  la  Bible  qu'il  leur  laissait  en  sa  place; 
car,  disait-il,  posséder  un  pareil  volume  dans  leur  Kaingay  c'était 
la  même  chose  que  d'y  avoir  Dieu  lui  même  en  personne.  Loury 
allait  se  fixer  à  Honehunga,  où  il  n'y  a  que  des  Européens, 
parce  qu'il  se  flattait  d'y  trouver  plus  de  chances  pour  réussir 
dans  ses  desseins  fanatiques. 

Voilà,  en  abrégé ,  la  description  du  Hokianga,  de  'ses  habi- 
tants, de  sa  situation  civile  et  religieuse.  Si  quelque  chose  y 
manque,  j'espère  que  les  conclusions  à  tirer  de  cet  écrit  vous 
le  fourniront. 

Or,  le  11  avril  1861,  à  huit  heures  du  soir,  ceux  de  nos 
confrères,  qui  étaient  destinés  à  cette  immense  province,  mon- 
taient sur  le  San-Kild,  et  comme,  malgré  l'agitation  de  la  mer, 
ils  avaient  le  vent  en  poupe,  ils  mouillèrent  heureusement, 
après  une  traversée  de  vingt  quatre  heures,  à  la  Baie  des  îles. 
Ils  s'y  arrêtèrent  quelques  jours  à  cause  du  mauvais  temps,  chez 
l'unique  famille  catholique  qui  s'y  trouve;  puis  ils  franchirent 
de  nouveau  ce  beau  bras  de  mer  qui  forme  la  baie;  puis  trot- 
tant pendant  quatre  jours  sur  le  cheval  de  S^  François,  et  tra- 
versant toute  l'île  de  l'est  à  l'ouest,  ils  arrivèrent  le  21?  avril 
dans  le  Hokianga.  Le  même  jour,  vers  quatre  heures  du  soir, 
Purakau,  privé  pendant  une  dizaine  d'années  des  fils  de  Marie, 
accueillait  les  fils   de  S*  François. 

Nos  confrères  trouvèrent  ce  lieu  tel  que  je  le  leur  avais  décrit, 
c'est-à-dire  couvert  d'un  bois  humide,  épais,  obscur,  respirant 
la  plus  noire  mélancolie,  et  horriblement  dévasté  par  les  dé- 
bordements du  grand  fleuve.  Les  quelques  portions  de  terrain 
qui  s'étaient  ressenties  de  l'influence  bienfaisante  des  ouvriers 
évangéliques  s'étaient  bientôt  couvertes  de  nouveau  de  joncs  et 
d'épines,   et  étaient  redevenues   plus    sauvages  que  jamais.   La 


—  301  — 

maison  que  devaient  habiter  les  Missionnaires  étaient  en  terre 
glaise,  sans  toit,  sans  porles  ni  fenêtres,  et  c'était  tout  ce  qui 
restait  de  tant  de  travaux  qu'avaient  exécutés  les  Maristes.  Dans 
Tespoir  que  cette  maison  serait  réparée  ou  reconstruite,  nos 
confrères,  pleins  de  joie  parce  qu'ils  étaient  résignés,  s'y  instal- 
lèrent et  déposèrent  leurs  paquets  ;  mais  elle  est  encore  dans  le 
même  état  qu'au  moment  où  ils  y  entrèrent,  à  l'exception  du 
toit  qu'on  a  refait  en  douves. 

Les  provisions  envoyées  par  Mgr  Pompallier  en  riz,  farine  et 
autres  vivres,  formaient  mille  livres  de  comestibles  qui  pouvaient 
suffire  pendant  cinq  mois  aux  Missionnaires  et  aux  deux  Maori 
leurs  domestiques,  dont  ils  avaient  besoin  pour  diriger  leur  gon- 
dole, toutes  les  fois  que  l'un  d'eux  voulait  aller  exercer  son 
ministère.  En  outre,  Mgr  Pompallier  les  avait  recommandés  à 
son  troupeau  par  deux  lettres,  écrites  l'une  en  anglais,  l'autre 
en  maoro,  et  conçues  en  ces  termes  :  //Mes  cliers  enfants,  c'est 
pour  vous  prouver  mon  affection  que  je  vous  envoie  mes  prêtres, 
investis  de  tous  mes  pouvoirs.  Kourrissez-les  du  pain  matériel, 
et  ils  vous  nourriront  du  pain  spi  rituel.  // 

Malheureusement,  comme  en  réalité  le  troupeau  de  Mgr  Pom- 
pallier dans  le  ITokianga  n'existait  pas,  ses  recommandations  ne 
servirent  point  à  nos  confrères.  Il  en  résulta  qu'ils  durent  bien- 
tôt se  trouver  abandonnés  dans  cette  éternelle  solitude,  au  cœur 
de  l'hiver,  sous  des  pluies  torrentielles,  sans  pouvoir  communi- 
quer avec  qui  que  ce  soit,  affamés,  mal  vêtus  et  mal  logés.  A 
leurs  souffrances  se  joignirent  d'autres  chagrins,  tous  d'un  nou- 
veau genre,  que  je  crois  ne  devoir  pas  spécifier,  et  qui  forcèrent 
le  P.  Dominique  et  le  P.  Nivard,  dépourvus  de  toutes  ressour- 
ces, à  se  mettre  en  route  et  à  se  rendre  à  Auckland  pour  re- 
chercher les  causes  de  tant  de  privations  et  d'un  pareil  délais- 
sement. 

Je  résolus  donc  d'aller,  dès  que  je  pus,  leur  porter  quelques 
consolations.  Je  mis  ce  projet  à  exécution,  au  commencement 
du  mois  de  février  1862,  et  j'emmenai  avec  moi  le  P.  Nivard, 
me  proposant  de  le  laisser  à  la  baie  des  îles  pour  qu'il  y  entreprît 
une  nouvelle  missi^Dn  et  vît  si  l'on  pouvait  y  faire  du  bien.  L'uni- 
que famille  catholique  qui  avait  accueilli  tous  les  Franciscains, 
l'année  piécédente,  nous  fit  également  l'accueil  le  plus  charitable 
et  le  plus  aimable.  En  ayant   pris  congé  le  10  du  même  mois 

28 


—  30?-  — 

vers  neuf  heures  du  matin,  je  me  dirigeai  vers  le  Hokianga , 
et  à  10  heures  j'avais  déjà  franchi  la  baie  me  disposant  à  faire 
toute  la  route  à  pied;  car  je  n'avais  pas  de  quoi  me  procurer 
un  cheval.  Le  compagnon  qui  portait  mon  petit  paquet  était 
un  Maori  du  Hokianga  qui,  après  avoir  servi  trois  ans  sur  un 
bâtiment  anglais,  voulait  revoir  sa  chère  patrie,  sa  femme  et 
ses  deux  petits  enfants.  Malgré  cela  il  avait  demandé  trente 
schellin2,:s  pour  me  suivre.  Au  commencement  je  me  défiais  de 
cet  ange  gardien;  car  en  lui  posant  des  questions  sur  la  religion, 
je  m'aperçus  qu'il  n'était  ni  catholique  ni  protestant.  Mais  jç 
trouvai  ensuite  que  c'était  un  brave  homme,  et  à  la  fin  du 
voyage  il  avoua  à  d'autres  Maori  qu'il  m'aimait  beaucoup  et  qu'il 
me  quittait  avec  douleur.  Ce  digne  guide  ne  me  fit  point  prendre 
le  chemin  que  j'avais  suivi  l'année  précédente  et  qui,  sans  être 
bon,  n'était  point  non  plus  trop  mauvais.  Au  contraire  il  en  prit 
un  autre,  vraiment  abominable,  qui  conduisant  à  Waimate,  puis 
•:oncinuant  le  long  du  lac  Omapare,  à  droite,  allait  s'enfoncer 
ou  plutôt  se  perdre  dans  les  forêts  éternelles  précédant  de  ce 
côté  le  Hokianga.  Nous  franchîmes  toute  cette  grande  distance 
en  deux  jours,  ne  cessant  de  marcher  depuis  le  lever  jusqu'au 
coucher  du  soleil.  Le  seul  moment  de  repos  que  nous  eus- 
sions, c'était  quand  il  nous  arrivait  de  passer  quelque  rivière  ou 
quelque  marais;  alors  le  Maori  passait  le  premier,  il  déposait 
son  paquet,  puis  il  retournait  me  prendre  sur  ses  épaules.  C'est 
là  un  des  principaux  services  que  les  naturels  de  la  Nouvelle 
Zelande  rendent  aux  Européens  toujours  forcés  de  voyager  sans 
cheval. 

La  première  nuit  nous  nous  arrêtâmes  entre  le  lac  Omapare  et 
Waimate,  dans  une  Kainga  où  nous  ne  trouvâmes  qu'une  vieille 
femme,  qui  était  comme  la  belle-mère  de  mon  compagnon;  car 
il  avait  épousé  la  fille  du  concubinaire  de  cette  vieille  femme. 
A  peine  se  virent-ils  qu'ils  se  jetèrent  dans  les  bras  l'un  de 
l'autre,  et  que  se  croisant  le  nez,  suivant  l'usage  des  Maori,  ils 
commencèrent  à  pleurer  et  à  soupirer  et  à  se  dire  mille  choses 
affectueuses,  et  ils  restèrent  immobiles,  le  nez  ainsi  croisé,  pen- 
dant plus  d'une  demi-heure.  La  vieille  femme  nous  prépara 
ensuite  de  belles  patates  (pas  trop  bonnes  à  vrai  dire)  et  des 
pèches;  puis  elle  étendit  une  des  meilleures  nattes  qu'elle  eût, 
et  nous  nous  y  couchâmes  pour  dormir.  Le  lendemain  matin , 


—  303  — ^ 

avant  le  lever  clii  soleil,  nous  avions  déjà  mangé  nos  patates 
tontes  cliandes  afin  d'avoir  la  force  de  marcher.  Ici  je  ne  parlerai 
ni  des  feux  du  soleil  qui  nous  rôtirent,  ni  des  torrents  de  sueur 
qui  nous  inondèrent;  car  cliacun  peut  s'en  faire  une  idée.  Nous 
traversâmes  toute  Vile  de  Fest  à  Touest,  dans  une  partie  qui  ne 
présente  que  des  collines  nues  et  de  petites  vallées  arides  re- 
couvertes d'herbe  de  la  Nouvelle-Zélande,  autant  dire  de  mousse, 
de  fougères  et  de  bruyères,  et  sillonnées  néanmoins  de  ruis- 
seaux d'eau  fraîche,  qui  dans  certains  moments  sauvent  la  vie 
aux  voyageurs.  Enfin  le  second  jour  de  notre  marche,  nous 
arrivâmes  après  midi  dans  le  Hokianga,  et  descendant  vers  la 
côte  occidentale,  nous  nous  enfonçâmes  dans  ces  bois  affreux  et 
pourtant  aussi  vénérables;  car  n'y  a-t-il  point  quelque  chose  de 
vénérable  dans  des  arbres  si  élevés  et  si  énormes,  que  plusieurs 
d'entre  eux  ont  un  tronc  droit  et  haut  de  plus  de  90  pieds, 
sans  compter  les  branches  de  la  couronne,  et  que  d'autres  ont 
une  circonférence  de  plus  de  30  pieds?  iSl'ous  marchâmes  à  partir 
de  quatre  heures  sans  voir  le  ciel  dans  ces  bois,  où  nous  prîmes, 
sur  les  bords  d'un  ruisseau  que  nous  y  trouvâmes,  deux  bou- 
chées de  pain  que  j'avais  apportées  de  la  baie,  et  nous  suçâmes 
deux  citrons  que  nous  avait  donnés  un  Maori  de  AYaimate ,  en 
nous  disant  que  c'étaient  des  fruits  de  sa  Kainga. 

En  sortant  de  ces  bois  ténébreux,  nous  nous  trouvâmss  à 
l'embouchure  du  fleuve  AYahiohou;  nous  espérions  y  avoir  la 
marée  haute  pour  pouvoir  nous  rendre  directement  à  Purakau 
sur  un  IFaka  Maoro;  mais  cette  partie  du  fleuve  n'ayant  que  le 
peu  d'eau  qu'elle  recevait  du  versant  des  collines  voisines,  la 
marée  était  très-basse.  En  conséquence,  je  dus  m'ôter  les  sou- 
liers, me  retrousser  le  pantalon  jusqu'au  dessus  des  genoux,  et 
marcher  ainsi  les  pieds  nus  pendant  deux  heures  dans  le  lit  du 
fleuve  où  l'eau  était  tantôt  plus,  tantôt  moins  haute.  De  temps 
en  temps  nous  rencontrions  des  troupes  de  Maori  à  cheval,  avec 
leur  couverture  pendante  à  l'épaule  gauche  et  ramenée  sous  l'ais- 
selle droite,  et  allant  récolter  des  patates  :  on  les  eut  vraiment 
pris  pour  autant  de  géants.  Quand  nous  commençâmes  à  trou- 
ver plus  d'eau  par  suite  de  la  marée  montante,  nous  jetâmes 
un  cri  pour  savoir  si  quelqu'un  avait  dans  les  environs  le  AYaka 
Maoro,  afin  de  nous  en  servir  pour  continuer  notre  route.  IS^otre 
cri  fut  entendu  par  trois  jeunes  gens  occupés  à  mettre  le  feu 


—  30-1-  — 

à  cps  bois  pour  effrayer  les  Kaori  et  Us  Puriri,  et  préparer 
ainsi  le  terrain  pour  les  patates  de  rannée  suivante.  Ces  jeunes 
gens  vinrent  nous  saluer  et  me  serrèrent  la  main,  suivant  F  usage 
des  étrangers  [Pekea);  ils  tendirent  le  nez  à  mon  conducteur, 
suivant  Fusagc  des   Maoris. 

Alors  mon  conducteur  me  confia  au  plus  âgé  des  trois  jeunes 
gens,  lequel  convint  avec  moi  de  rae  transporter  sur  son  ATaka 
jusqu'à  Purakau  pour  douze  schellings.  Ce  nouveau  guide  me 
fit  faire  deux  milles  le  long  des  bords  de  ce  fleuve,  jusqu'à 
ce  que,  arrivés  à  sa  Kainga,  où  il  avait  son  iFaka,  nous  nous 
y  installâmes,  moi  étendu,  lui  ramant,  et  nous  commençâmes 
à  filer  comme  des  anguilles  dans  l'eau.  Mais  nous  étions  très- 
éloignés  de  Purakau,  et  je  voyais  le  jour  s'obscurcir,  le  ciel  se 
couvrir  de  nuages.  Je  supposais  que  ce  fleuve  devait  être  celui 
sur  lequel  j'avais  l'année  auparavant  fait  un  assez  long  parcours, 
quand  j'étais  allé  visiter  Purakau.  Or,  sachant  qu'il  s'y  trouvait 
des  endroits  difiiciles  et  périlleux,  je  sentis  naître  en  moi  cer- 
taines inquiétudes,  et  je  priai  mon  pilote  de  s'arrêter  à  la  pre- 
mière Kainga  qu'il  rencontrerait.  Mais  au  lieu  de  me  prêter 
attention,  il  se  dépouille  de  sa  couverture,  et  dresse  un  bâton 
sur  lequel  il  l'étend  en  guise  de  voile,  afin  d'avancer  ainsi 
plus  vite  et  sans  fatigue.  Alors  je  me  résignai  à  la  volonté  de 
Dieu,  en  pensant  que  j'étais  sur  un  large  fleuve,  au  milieu  des 
sauvages  et  au  bout  du  monde.  Oh!  si  ailleurs  la  vertu  de 
la  résignation  est  bonne  et  utile,  dans  la  Nouvelle-Zélande  elle 
est  certes  bien   nécessaire! 

Cependant,  quoique  tout  ce  voyage  fut  par  lui-même  extrê- 
mement rude  et  pénible,  j'avoue  qu'il  me  parut  très-agréable  et 
très-doux,  en  songeant  que  j'allais  revoir  nos  chers  confrères, 
ceux  que  j'aimais  et  qui  m'aimaient  tant,  ceux  pour  qui  j'avais 
tant  souffert,  comme  de  leur  côté  ils  avaient  tant  souffert  pour 
moi.  Ah!  cette  pensé;)  suffisait  pour  m'aplanir  les  difficultés 
du  chemin,  pour  me  raccourcir  la  route,  pour  bannir  de  mon 
esprit  l'ombre   même  d'une  crainte. 

Après  avoir  ainsi  franchi  sur  ce  fleuve  périlleux  une  foule  de 
détroits  et  de  lacs,  et  après  avoir  fait  d'immenses  détours,  nous 
arrivâmes  à  une  ])ointe  qu'on  pourrait  appeler  le  cap  Rom,  à 
cause  des  difficultés  qu'en  présente  le  passage;  delà  on  décou- 
vrait Purakau  en  face.   Il  était  environ  dix  heures  du  soir,   et 


—  305  — 

Tun  de  nos  chers  confrères  veillait  encore.  Je  remarquai  la  liv 
mière  et  je  me  dis  intérieurement  :  //  Qui  sait  si  quelque  àme 
sainte  ne  lui  a  point  révélé  que  je  me  trouve  cette  nuit  sur  ce  bras 
de  mer,  et  que  je  dois  revoir  et  embrasser  mes  confrères  tous 
tant  qu'ils  sont.  Le  Maori  se  mit  à  chanter,  et  moi,  dans  la 
joie  de  mon  cœur,  je  commençai  à  crier;  ce  cri  fat  si  fort  et 
si  aigu  qu'il  parvint  jusqu'à  leur  maison,  et  quelques  uns  sup- 
posèrent que  ce  devait  être  le  cri  d'un  italien  :  «  C'est  peut- 
être  Barsanti!  «  se  dirent-ils.  Je  prenais  précisément  terre  au 
bas  d'un  petit  monticule  au  haut  duquel  ils  se  trouvaient.  En 
un  instant  nous  nous  reconnûmes,  nous  nous  embrassâmes,  et 
nous  nous  dîmes  tour  à  tour  tant  de  choses,  non-seulement  par 
les  paroles  que  nous  échangeâmes,  mais  dans  la  langue  mysté- 
rieuse du  cœur,  que  j'essaierais  en  vain  de  les  répéter.  Oh  !  quelle 
joie,  quel  bonheur  ineffable  de  retrouver  sur  une  terre  étrangère, 
au  bout  du  monde,  au  milieu  d'une  vaste  solitude,  au  fond  d'un 
bois,  dans  le  silence  de  la  nuit,  sur  les  bords  d'un  bras  de 
l'Océan,  après  les  tristes  vicissitudes  de  tant  d'épreuves,  de 
retrouver  des  êtres  chéris  qui  vous  aiment  et  que  vous  aimez, 
qui  ont  souffert  et  dont  vous  avez  partagé   les   souffrances  ! 

Ces  pauvres  confrères  n'avaient  à  m'offrir  qu'un  peu  de  pain 
et  un  morceau  de  fromage;  je  ne  me  contentai  point  de  les 
manger,  je  les  dévorai  :  tel  était  l'appétit  qui  me  tourmentait! 
Ensuite  je  me  couchai,  accablé  de  fatigue,  sur  un  petit  lit  ar- 
rangé pour  le  mieux,  et  c'est  ainsi  que  se  termina  pour  moi 
le  11  février  1862.  J'avoue  toutefois  qu'il  me  fut  impossible 
de  fermer  l'œil,  je  ne  dirai  point  à  raison  des  qualités  de  mon 
lit  (car  la  charité  et  l'affection  avec  lesquelles  on  me  l'avait  pré- 
paré me  le  rendaient  encore  trop  moelleux  et  trop  doux),  mais 
par  suite  de  vives  et  importunes  démangeaisons  aux  jambes,  cau- 
sées par  les  piqûres  des  cousins  de  la  Nouvelle-Zélande,  espèce 
de  petits  moucherons  noirs  qui  se  tiennent  dans  les  bas  fonds 
et  surtout  près  des  fleuves  composés  d'eau  douce  et  d'eau  salée, 
et  qui,  dès  qu'ils  voient  une  chair  découverte,  s'y  attachent 
aussitôt  et  y  enfoncent  leur  dard,  de  sorte  que  leur  piqûre  pro- 
duit à  l'instant  une  tache  noire  de  laquelle  résultent  des  dé- 
mangeaisons si  vives  et  si  importunes  qu'on  ne  peut  s'empêcher 
de  porter  les  mains  à  la  peau  pour  les  faire  cesser,  tandis  qu'on 
ne   fait  par  là  que  déterminer  une  douleur  plus  insupportable. 

28. 


—  30G  — 

Moi  qui,  comme  je  Fai  déjà  dit,  avais  marché  pendant  deux  heures 
continues,  les  pieds  et  les  jambes  nus  le  long  d'un  fleuve,  j'étais 
tout  marqueté  de  ces  piqûres,  et  ma  peau,  grâce  aux  taches 
dont  elle  était  couverte,  semblait  garder  les  vestiges  de  la  petite 
vérole.  Dieu!  quel  ennui  ou  plutôt  quel  tourment  jV^us  à  sup- 
porter! Il  me  souvient  d'avoir  lu  dans  les  Prisons  de  Silvio 
Pellico,  que  cet  homme  si  religieux  et  si  patient  était  presque 
sur  le  point  de  devenir  fou  et  de  se  tuer  sous  les  ]}lomhs  de 
Venise,  quand  il  subissait  un  pareil  martyre. 

Maintenant  que  vous  dirai-je  de  ces  chers  confrères?  Com- 
ment étaient-ils  vêtus?  quelle  était  leur  nourriture?  où  hùbi- 
taient-ils?   que  faisaient-ils? 

Si  d'un  côté  on  éprouvait  de  la  pitié,  d'un  autre  on  se  sentait 
porté  à  des  idées  agréiibles,  à  les  voir  entièrement  vêtus  d'un 
gros  canevas  avec  lequel  on  faisait  des  pantalons,  quand,  en  leur 
envoyant  cette  étoffe  d'Auckland,  on  y  ajoutait  les  accessoires 
nécessaires.  Cette  mise  plaisait  beaucoup  aux  Maori,  parce  qu'elle 
se  rapportait  davantage  à  leur  ritengo  (costume);  et  c'est  pour- 
quoi ils  disaient  :  //  Kapai  te  nga  Piriki  itariana;  Kakino  te 
nga  minita  JËngarangi ;  c'est-à-dire  :  hons  les  ]}rêtres  italiens; 
mauvais  les  preties  angldis.  Car  il  faut  savoir  que  c'est  un  prin- 
cipe des  ministres  protestants  de  n'admettre  les  Maori  dans 
leurs  maisons  ou  de  ne  les  faire  entrer  à  l'église  et  à  l'école, 
qu'autant  qu'ils  sont  proprement  vêtus.  Aussi  arrive-t-il  quel- 
quefois que,  si  on  leur  demande  s'ils  sont  protestants  et  baptisés, 
beaucoup  répondent  négativement,  parce  qu'ils  n'ont  pas  encore 
pu  acheter  de  beaux  vêtements,  et  que  leur  ministre  ne  veut 
point  qu'ils  soient  baptisés  à  moins  qu'ils  ne  soient  bien  vêtus. 

Voilà  pour  les  habillements.  Quant  à  la  nourriture  de  nos 
pauvres  confrères,  elle  consistait  uniquement  en  un  peu  de 
pain,  pourvu  qu'on  leur  envoyât  d'Auckland  de  la  farine,  à 
laquelle  on  joignait  de  temps  en  temps  un  peu  de  potage  au 
riz,  et  un  peu  de  patates,  un  peu  de  légumes,  et  parfois 
quelques  bouchées  de  porc  ou  de  poisson  qu'ils  prenaient  eux- 
mêmes  dans  la  grande  pièce  d'eau  qu'ils  avaient  devant  leur 
maison,  ou  que  leur  apportait  un  Maoro,  lorsque  son  Waka 
était  plein  et  qu'il  craignait  de  le  voir  s'enfoncer  s'il  n'en 
allégeait  le  poids.  Souvent  et  pendant  bien  longtemps  ils 
avaient  été  réduits   aux  seules  patates,  et  encore  ne  pouvaient- 


—  307   — 

ils  en  prendre  qu^en  les  comptant,  les  pesant  et  les  mesurant. 
Néanmoins  Dieu  les  bénissait  et  les  consolait,  et  tous  jouis- 
saient d'une  bonne  santé. 

Ils  habitaient  dans  la  cabane  que  j\ai  décrite  plus  haut, 
et  ils  étaient  forcés  de  la  balayer  chaque  fois  qu'ils  s'appro- 
chaient par  inadvertance  des  murailles;  car  comme  elles  étaient 
en  terre  glaise  toute  crevassée,  il  en  tombait  au  moindre 
petit  choc  une  couche  entière  qui  soulevait  une  poussière  à 
crever  les  yeux.  Tout  homme  bien  élevé  s'étonnait  que  des 
prêtres  pussent  habiter  un  pareil  réduit,  et  l'on  entendait  un 
jour  un  protestant  dire  :  //  Il  paraît  que  les  prêtres  de  Pura- 
kau  ne  sont  venus  dans  la  Nouvelle  Zelande  que  pour  enseigner 
par  leur  exemple  aux  indigènes  la  religion  de  la  souffrance. 
Leur  mission  réussira- 1- elle?  //  Mais  tel  n'était  pas  le  raison- 
nement des  Maori;  car  ils  disaient,  eux  :  »  Voilà  les  véritables 
ministres  de  Dieu.  Ils  ne  sont  point  venus  pour  vendre  et 
acheter,  pour  avoir,  avec  leur  femme  et  leurs  enfants,  de 
belles  Kainga ,  des  vaches,  des  moutons,  des  chevaux,  des 
porcs,  ni  pour  nous  voler  nos  terres,  mais  pour  conquérir  nos 
âmes,  les  porter  avec  eux  au  paradis  et  les  rendre  à  jamais 
heureuses.  //  Ainsi  raisonnaient  les  Maori. 

Nos  chers  confrères  avaient  d'ailleurs  défriché  plus  de  cinq 
arpents  de  terre,  qu'ils  avaient  clos  d'une  palissade  assez  forte 
pour  les  garantir  des  chevaux,  des  vaches  et  des  porcs.  Us 
avaient  même  déjà  mis  en  culture  une  partie  de  ces  terrains  ; 
mais,  à  vrai  dire,  soit  que  les  semences  se  fussent  détériorées 
en  passant  la  ligne,  soit  que  le  sol  n'eût  pas  été  bien  préparé, 
leurs  travaux  n'avaient  abouti  à  rien,  et  ils  n'avaient  dans  leur 
enclos  que  des  oignons,  des  citrouilles,  du  tabac,  des  choux, 
des  raves,   du  fenouil,   du  céleri  et    du   maïs. 

En  outre,  ils  avaient  déjà  appris  les  deux  langues  ayant  cours 
dans  l'île,  l'Anglais  pour  les  colons  et  le  Maoro  pour  les  indi- 
gènes, et  ils  exerçaient  avec  ardeur  leur  ministère  sacré  et  pas- 
toral. Les  principales  tribus  chez  lesquelles  ils  avaient  pénétré 
et  avaient  prêché  sont  celles  de  Waima ,  de  Pikiparia ,  de 
Poieke,  de  Ilouwai,  de  Wirinaki,  de  AYahiohou,  de  Wairoa, 
de  Moetangi,  de  Taikarava,  de  Nukupure,  de  AYangapé,  de 
Herekino,  de  Motukaraka,  de  Motuti,  de  Eamakaraka,  etc. 
Ils    en   auraient  visité   un  plus    grand   nombre,    si  le    manque 


—  3U8  — 

de  ressources  ne  les  en  eût  point  empêchés.  Car  il  est  à 
remarquer  que  les  Maori,  soit  par  suite  de  la  haine  qu'ils  portent 
aux  Fakea  (étrangers),  soit  à  cause  de  leurs  trop  fréquents 
rapports  avec  eux,  se  sont  tellement  corrompus,  surtout  au  point 
de  vue  de  l'intérêt,  qu'ils  ne  rendent  jamais  un  petit  service, 
sans  en  être  bien  payés.  Ainsi  un  missionnaire  qui  veut  aller  en 
mission  et  qui  a  toujours  besoin  d'un  compagnon  pouvant  lui 
indiquer  les  chemins,  et  le  transporter  sur  ses  épaules  dans  les 
tieuves  ou  dans  un  canot  sur  la  mer,  ne  doit  pas  lui  payer  moins 
de  dix  schellings  par  jour,  outre  la  nourriture.  Que  s'il  veut  se 
servir  d'un  cheval,  la  dépense  de  chaque  jour  s'élève  à  une  livre 
sterling.  En  conséquence,  nos  chers  confrères,  qui  dans  l'espace 
d'un  an  avaient  reçu  de  Mgr  Pompellier  24  livres  sterlings  pour 
subvenir  aux  besoins  de  leur  station,  au  lieu  d'aller  à  la  recher- 
che des  Maori,  étaient  obligés  de  les  accoutumer  à  venir  à  Pura- 
kau,  s'ils  voulaient  voir  et  goûter  quelle  bonne  mère  est  la 
religion  catholique.  Ils  y  venaient,  en  effet,  tous  les  samedis, 
afin  de  sanctifier  ensuite  le  dimanche,  et  voici  quelle  règle  les 
missionnaires  avaient  établie. 

Chaque  samedi  soir,  à  la  tombée  de  la  nuit,  après  que  les 
Maori  ont  cuit  et  mangé  leurs  patates,  la  cloche  sonne,  et  aus- 
sitôt tous  se  réunissent  dans  une  petite  salle  de  la  maison  qui 
sert  d'église.  Une  fois  rassemblés,  ils  récitent  alternativement 
avec  le  prêtre  les  prières  du  catéchisme  que  leur  ont  enseigné  les 
Maristes.  Après  ces  prières  l'un  ou  l'autre  de  nos  confrères  leur 
fait  un  petit  sermon,  et  les  interroge  ensuite  sur  le  catéchisme. 
Le  dimanche  matin  tous  sont  appelés  au  son  de  la  cloche  à  en- 
tendre la  première  messe,  et  à  réciter  en  commun  les  prières  du 
matin.  La  seconde  messe  se  dit  vers  dix  heures  et  commence  par 
V Asperges.  Après  l'Evangile  vient  la  glose,  qui  consiste  en  un 
exposé  de  maximes  suivant  la  méthode  de  S^  Alphonse  de  Liguori. 
Un  catéchiste  Maori  lit  ensuite  une  prière,  et  après  l'élévation 
tous  les  assistants  divisés  en  deux  chœurs  chantent  quelque 
hymne  à  la  Sainte  Vierge  jusqu'à  la  bénédiction,  et  le  tout  se 
termine  par  Y  Angelus  Domiai  et  le  Suh  tuum.  Vers  trois  heures 
après  midi  viennent  les  vêpres,  où  se  chantent  alternativement  les 
psaumes,  l'hymne,  le  rnagvìjìcat  et  l'antienne  finale,  traduite  en 
Maoro,  selon  le  catéchisme,  que  j'ai  ci-dessus  cité.  Après  cela 
se  donne  une  instruction,  qui  pourrait  être  suivie  de  la  bénédic- 


—  309  — 

tioîi  du  Tiè<-Saiiit  Sacrement,  si  Mgr  Pompallier  ne  s'était  pas 
contenté  dVnvoyer  à  Parakau  uniquement  ce  qu'il  faut  pour  dire 
une  messe  basse.  Enfin,  quand  les  Maori  partent  le  lundi 
matin,  au  lieu  de  partir  le  dimanche  soir,  la  veille  au  soir,  on 
récite  en  commun,  au  son  de  la  cloche,  les  prières  du  soir  et  on 
fait  le  catéchisme;  puis,  le  lendemain,  on  ne  laisse  partir  les 
Maori,  qu'après  qu'ils  ont  entendu  la  messe  et  récité  leurs  prières. 

Tels  sont  les  usages  que  j'ai  trouvés  établis  à  Purakau  par 
nos  chers  confrères  pour  faire  sanctifier  les  jours  de  fête  aux 
Maori  convertis.  Déjà  l'on  en  voit  s'approcher  du  Sacrement  de 
la  Pénitence,  et  chaque  dimanche  il  y  a  même  des  commu- 
nions. Mais  les  préjugés  que  la  corruption  des  ministres  protes- 
tants a  inspirés  aux  Maori  contre  la  confession  auriculaire  en 
portent  quelques-nns  à  se  plaindre  des  prêtres  de  Purakau,  aux- 
quels ils  reprochent  de  terminer  tous  leurs  sermons  par  cette  sen- 
tence :  //  Pour  se  sauver  il  faut  se  confesser  ^  il  faut  se  confesser,  n 

Tout  ce  que  je  viens  de  dire  ne  peut,  certes,  point  s'appli- 
quer à  la  baie  des  iles;  car  on  n'y  trouve  que  deux  femmes 
et  une  Kainga,  où  il  n'y  a  d'autre  religion  que  celle  de  faire  le 
mal.  On  y  compte  bien  une  trentaine  de  maisons  d'Européens, 
mais  seulement  deux  familles  catholiques,  et  ce  ne  sont  point  les 
protestants  qui  voudraient  s'attacher  aux  missionnaires  catholi- 
ques, après  avoir  abandonné  kur  propre  ministre,  et  l'avoir  forcé 
à  se  retirer  pour  éviter  les  dépenses  de  son  entretien.  Les  AYes- 
leyens  n'y  ont  point  d'église,  mais  bien  un  ministre,  qui 
exerce  la  profession  de  médecin  et  de  marchand.  Ceux  qui 
traitent  avec  lui,  il  les  dupe,  et  ceux  qu'il  mèdicamente,  il  les 
envoie  dans  l'autre  monde.  Les  hommes  sont  absorbés  par  le 
commerce,  et  les  femmes  demandent  de  honteux  gains  à  la  pros- 
titution. Aussi  le  P.  Nivard,  en  relevant  cette  station,  m'écri- 
vait-il à  Purakau  :  //  Je  n'ai  point  plus  de  sept  personnes  à 
la  messe,  et  si  je  leur  prêche,  elles  en  semblent  fâchées.  Je 
pense  que  la  baie  est  le  lieu  du  désespoir.  //  Moi  aussi,  dans  le 
cours  du  mois  que  j'ai  passé  là ,  j'ai  entendu  un  homme, 
qu'on  regardait  comme  bon  catholique,  me  dire  :  //  Si  vous 
voulez  que  les  gens  de  la  baie  viennent  vous  écouter,  montrez 
de  bel  argent,  et  faites  de  l'église  un  sérail,  et  tout  Je  monde 
accourra  près  de   vous.  // 

Après  mon  arrivée  à  Purakau,   la  première  visite  que  je  reçus 


—  310  — 

fut  celle  du  chef  des  Motuti,  qui  vint  me  saluer  avec  toute 
sa  tribu  et  m'apporta  de  gros  concombres  et  des  melons.  A 
peine  l'eus-je  vu,  qu'il  me  sembla  reconnaître  en  lui  un  de  ces 
Maures  qui  soutiennent  le  grand  monument  érigé  à  la  porte 
du  côté  gauche  de  Téglise  des  Prari  à  Vem'se,  ou  bien  un 
de  ces  Ercelades  peints  par  Jules  Eomain,  si  je  ne  me  trompe, 
au  palais  du  Te  à  Mantoue  ;  tant  il  était  gigantesque,  corpu- 
lent, noir,  d'un  aspect  hideux,  avec  son  visage  tout  tatoué, 
et  poursuivi,  semblait-il,  comme  Caïn,  par  la  colère  de  Dieu. 
Je  demandai  quel  était  ce  personnage,  et  il  me  fut  répondu 
que  c'était  le  fameux  Hohane  Papita  (Jean  Baptiste).  On  le 
surnomme  le  fameux  parce  qu'étant  veuf,  il  a  épousé  une 
veuve  et  ses  deux  filles,  avec  lesquelles  il  vit  déjà  depuis 
longtemps,  et  qui  lui  ont  donné  toutes  deux  des  enfants.  De 
plus,  il  est  fameux,  parce  qu'il  n'y  a  jamais  eu  personne  qui 
ait  réussi  à  le  séparer  d'elles.  Je  demandai  alors  s'il  était 
catholique?  Oui,  me  répondit-on,  et  même  très-fervent  catholi- 
que; car  il  vient  à  Purakau  à  toutes  les  fêtes,  il  sait  très- 
bien  le  catéchisme,  il  l'enseigne  dans  sa  Kainga ,  et  il  ne 
manque  jamais  de  réciter  les  prières  du  soir  et  du  matin  en 
commun  avec  sa  famille. 

Nos  chers  confrères  avaient  fait  et  faisaient  encore  les  plus 
grands  efforts  pour  l'amener  à  une  séparation;  mais  il  répondait 
toujours  :  //  S'il  est  juste  que  j'aille  en  enfer  à  cause  de  mes 
femmes,  eh  bien!  j'y  irai,  mais  je  ne  veux  point  les  quitter!  « 
A  la  fin  le  P.  Etienne  de  Bergamo  parvint  à  décider  la  plus 
jeune  à  fuir  et  à  se  retirer  près  de  l'évêque  à  Auckland. 
Toutes  les  mesures  étaient  prises;  malheureusement,  elle  révéla 
son  projet  à  sa  mère,  et  celle-ci  au  mari.  Il  en  résulta  que  le 
dimanche  suivant  Hohane  Papita  fit  prendre  à  sa  troisième 
femme  (la  plus  jeune)  ses  plus  beaux  habits  et  la  conduisit 
à  Purakau  pour  voir  le  P.  Etienne.  Celui-ci,  au  sermon  des 
vêpres,  fit  une  allusion  éloignée  à  ce  sujet,  et  Hohane  Papita, 
qui  avait  la  conscience  de  ses  actes,  comprit  bien  le  sens  de 
chacune  des  paroles  du  prédicateur.  Ketourné  à  sa  Kainga,  il 
cessa  de  prier,  de  travailler,  et  ne  fit  plus  que  pleurer.  Cinq  jours 
après  il  écrivit  au  P.  Etienne  qu'il  reconnaissait  qu'il  faisait  mal 
en  gardant  trois  femmes  et  qu'il  se  sentait  obligé  de  les  aban- 
donner; mais  celle  dont  l'on  voulait  le   séparer  était,   disait-il, 


^  311  — 

précisément  celle  qu'il  aimait  le  plus  :  //  permettez-moi  donc, 
ajoutait-il,  de  garder  celle-là,  et  de  quitter  les  deux  autres.  De 
cette  manière,  avec  le  secours  de  la  grâce  divine,  je  me  décide- 
rais à  ce  parti;  autrement  je  me  soumettrais  volontiers  aux  décrets 
de  la  justice  divine  et  je  me  résignerais  à  ma  damnation,  pourvu 
qu'en  enfer  je  puisse  encore  posséder  mes  trois  femmes.  // 

A  cette  lettre  le  P.  Etienne  répondit  qu'il  n'avait  ni  ne  pou- 
vait avoir  le  pouvoir  de  lui  permettre  de  garder  la  dernière  de 
ses  femmes,  parce  que  sa  véritable  épouse  était  la  première,  c'est- 
à-dire  la  mère  des  deux  autres;  que  par  conséquent,  s'il  voulait 
se  sauver,  il  devait  s'attacher  à  celle-là  et  quitter  les  deux  autres; 
qu'en  attendant,  il  devait  se  remettre  et  continuer  à  prier,  et 
que  Dieu,  dans  l'abondance  de  sa  miséricorde,  lui  donnerait  la 
force  de  prendre  la  résolution  dont  il  avouait  la  nécessité.  Lors 
de  mon  départ  de  Pnrakau,  on  ne  connaissait  point  encore  le 
résultat  de  cette  né^'ociation. 

o 

Le  frère  de  Hohane  Papi  ta  (il  s'appelait  Warailco  ou  François) 
avait  aussi  deux  femmes,  et  quand  la  première  mourut,  il  vivait 
avec  la  seconde,  non  dans  les  liens  du  mariage,  mais  en  simple 
concubinage.  C'était  une  vieille  femme,  non  encore  baptisée,  qui 
nous  avait  logés  à  Waimate.  Elle  désirait  recevoir  le  baptême  et 
Waraiko  ne  le  désirait  pas  moins.  Le  P.  Etienne  lui  demanda  si 
elle  était  véritablement  sa  femme  et  s'il  voulait  contracter  avec 
elle  un  lien  indissoluble.  Waraiko  répondit  que  non.  Le  mission- 
naire lui  demanda  alors  s'il  voulait  la  quitter  pour  toujours,  et 
n'obtint  encore  qu'une  réponse  négative.  En  conséquence,  la 
vieille  Maori ,  persistant  dans  son  état  de  concubinage,  ne  fut 
point  baptisée. 

Il  va  s'agir  maintenant  de  la  fille  de  Waraiko.  Elle  était  la 
femme  légitime  du  Maori  qui  m'avait  accompagné  de  la  Baie  des 
îles  jusqu'au  fleuve  Wahioliu.  Quand  après  trois  années  d'ab- 
sence il  retourna  près  d'elle  en  lui  apportant  de  nouveaux  vête- 
ments, elle  avait  déjà  changé  trois  fois  de  mari,  et  un  premier 
dimanche  de  carême  elle  se  rendait  à  Purakau  dans  le  dessein 
d'en  épouser  solennellement  un  quatrième.  Mais  la  malheureuse 
ne  trouva  aucun  homme  disposé  a  seconder  sa  passion. 

On  voit  fréquemment  chez  les  Maori  une  femme  abandonner 
son  véritable  mari  pour  s'unir  à  un  second.  Les  hommes  aussi 
passent  tiès-aisément  d'une  femme  à  une  autre,  et  c'est  là  ton- 


—  31-2  — 

jours  une  cause  de  p:ucri*e  cutr'eux.  ^fais  personne  n'en  peut  avoir 
plus  cVune  ii  la  fois,  à  rexceptioi\  des  chefs  de  tribu,  qui,  selon 
les  lois  du  pays,  peuvent  avoir  deux  femmes,  comme  ils  en  ont 
en  efTet.  C'est  lu  une  des  plus  grandes  difficultés  que  rencontre 
le  missionnaire  catholique,  quand  il  doit  administrer  le  baptême 
aux  Maori  et  bénir  leurs  mariages.  Souvent  il  arrive  qu'on  a 
recueilli  les  renseignements  et  les  pièces  nécessaires,  dans  la 
persuasion  qu'il  n'y  a  plus  aucun  empêchement  qui  s'oppose 
à  ce  qu'on  confère  ces  sacrements,  et  au  moment  où  Ton  se 
dispose  à  verser  l'eau  sur  la  tête  du  catéchumène,  mille  obstacles 
surgissent.  Ainsi,  pour  citer  un  fait  récent,  le  P.  François  de 
Cotignola,  a3-ant  disposé  et  préparé  un  certain  Rangatire  de  la 
tribu  des  Otapiri  à  recevoir  solennellement  le  baptême  un  jour 
de  dimanche,  à  la  Baie  des  îles,  il  apprit,  au  moment  où  il  allait 
commencer  la  messe,  que  le  chef  de  cette  tribu  avait  deux  fem- 
mes, et  Cju'après  avoir  abandonné  la  première  (la  mère),  il  vivait 
avec  la  seconde  (la  fille).  En  conséquence,  le  baptême  de  ce 
Rangatire  ne  put  point  avoir  lieu. 

Mais  avant  de  quitter  Purakau,  je  veux  vous  dire  comment  je 
m'y  trouvais.  Très-bien,  à  vrai  dire;  car  les  pêches,  les  melons, 
les  concombres  et  les  ognons  ne  me  manquaient  pas.  Dans  la 
Nouvelle  Zelande  les  pêchers  commencent  à  donner  des  fruits  en 
janvier  et  durent  jusqu'à  la  fin  d'avril.  Il  y  a  de  deux  espèces  de 
pêches,  de  précoces  et  de  tardives,  et  toutes  ont  une  saveur 
exquise.  Où  qu'on  aille,  et  surtout  le  long  des  fleuves  et  dans 
les  plaines,  on  ne  voit  que  des  pêchers  qui  ploient  sous  le  poids 
de  leurs  fruits.  On  trouve  aussi  en  masse  des  concombres  et  des 
melons,  tous  beaux  et  gros,  mais  non  également  bons  :  leur 
qualité  dépend  du  terrain.  On  ne  manquait  donc  jamais  à 
Purakau,  non  plus  que  dans  toute  la  Nouvelle  Zelande,  de  fruits 
de  cette  espèce,  à  tel  point  que  pour  un  peu  de  tabac  ou  pour 
un  Schelling  les  Maori  en  donnent  autant  qu'on  en  veut. 

Quelquefois  ils  nous  apportaient  aussi  un  panier  de  patates; 
mais  en  cela  ils  se  montrent  plus  parcimonieux,  car  les  patates 
sont  leur  nourriture  favorite,  et  l'on  dirait  que,  quand  elles  leur 
manquent,  ils  vont  perdre  la  vie.  D'autres  fois  ils  nous  offraient 
aussi  une  sorte  de  concombres  ou  de  patates  douces,  d'une 
forme  allongée  comme  les  raves.  Quand  elles  sont  fraîches,  cuites 
à  l'eau,  elles  sont  excellentes,   quoique  peu  nutritives.  Mais  il 


—  313  — 

ne  faut  point  les  manger  trop  vite;  sinon  elles  font  paver  très- 
cher  le  plaisir  qu'elles  donnent,  par  le  mal  qu'elles  causent.  Les 
Maori  eu  plantent  beaucoup,  mais  ils  ne  les  estiment  pas  autant 
que  les  patates  ordinaires,  car  ils  peuvent  vendre  celles-ci  ou  les 
conserver  pour  riviver,  et  non  celles-là;  en  effet,  au  bout  de 
trois  mois,  elle  se  couvrent  de  taches,  noircissent  et  ne  sont 
plus  bonnes. 

Il  m'est  encore  arrivé  souvent  de  ne  manger  que  du  poisson, 
que  nous  prenions  précisément  en  face  de  notre  demeure,  quand 
la  marée  montait  ou  quand  elle  descendait.  Un  heureux  hasard 
voulut  que,  dès  mon  arrivée  à  Purakau,  le  P.  Joseph  de  Mus- 
ciano  commença  à  prendre  une  espèce  de  poisson  si  tendre  et  si 
délicat,  que  je  n'en  ai  jamais  mangé  de  meilleur.  Il  connaissait 
bien  les  jours  dépêche  et  les  endroits  où  les  poissons  passaient; 
aussi  arrivait-il  rarement  qu'il  profitât  de  la  marée  sans  en  reve- 
nir avec  une  brochette  chargée  de  poissons. 

Mais  ne  dois-je  point  vous  parler  de  notre  genre  de  pêche?  La 
Nouvelle  Zelande  a  un  très- grand  nombre  de  poissons,  dont  les 
meilleures  espèces  sont  la  Paticha  et  le  Tamuré.  Quand  la  mer 
est  tranquille  et  le  ciel  serein,  c'est  un  spectacle  curieux  et  char- 
mant de  voir  ces  poissons  guerroyer  entre  eux.  Ils  se  poursuivent 
sous  l'eau;  ceux  qui  sont  poursuivis  s'élancent  au-dehors  à  la 
hauteur  d'un  homme,  s'y  replongent,  en  sortent  de  nouveau,  et 
recommencent  ce  jeu  jusqu'à  six  ou  sept  reprises  sans  interrup- 
tion. Quelquefois  ils  font  un  bruit  tel  que  celui  qui  n'en  connaî- 
trait pas  la  cause  croirait,  surtout  la  nuit,  qu'une  troupe  de 
gamins  s'amuse  à  se  battre  dans  la  mer.  Les  poissons  qui  sau- 
tillent ainsi  sont  longs  et  minces,  ils  ne  se  prennent  pas  à 
l'hameçon,  parce  qu'ils  ont  la  bouche  extrêmement  petite,  mais 
on  les  attrape  facilement  au  filet.  Quand  les  Maori  veulent  en 
pêcher,  ils  vont  pendant  le  jour  dans  la  mer,  sur  des  points  où 
l'eau  ne  s'élève  qu'à  hauteur  d'homme,  tendent  leur  filet  qui 
forme  un  cercle  parfait,  puis  se  mettent  à  battre  l'eau  avec  une 
longue  perche.  Les  poissons  qui  se  trouvent  dans  le  cercle, 
effrayés  en  voyant  cette  perche  et  en  en  sentant  les  coups, 
essaient  de  fuir  et  ne  font  que  s'engager  le  cou  dans  les  mailles 
du  filet,  comme  en  Italie  les  ai-ives  au  mois  d'octobre. 

Le  Tamuré,  poisson  assez  court  et  plus  gros  en  hauteur  qu'en 
longueur,  aux  écailles  brillantes  comme  l'or  et  l'argent,  se  prend 

29 


—  31-1  — 

tant  à  riiamcçon  qu^iu  moyen  de  barrages  faits  avec  un  filet  et 
des  broussailles,  surtout  en  pleine  lune,  quand  la  marée  monte 
et  se  répand.  Ce  poisson  est  très-bon,  et  la  tête  surtout  en  est  si 
délicate  que  dans  les  repas  elle  est  réservée  au  maître  de  la  maison. 

La  pêclie  des  Paticlias  est  encore  plus  singulière.  Ce  poisson 
est  une  des  meilleures  espèces;  quelques  Européens  Tappellent 
])oisson  noir,  parce  qu'il  a  le  dos  noir;  d'autres  poisson  plat, 
l)arce  qu'il  est  écrasé  et  a  la  forme  d'une  main.  11  aime  beaucoup 
la  lumière,  de  sorte  que,  quand  il  voit  une  flamme,  il  s'y  jette 
comme  fasciné.  11  suit  la  marée,  rasant  toujours  la  terre  sans 
jamais  s'élever;  aussi,  quand  les  Maori  veulent  pêcher  ce  pois- 
son, choisissent-ils  les  soirées  où  il  n'y  a  point  de  clair  de  lune, 
où  le  ciel  est  couvert  et  la  mer  tranquille.  Alors  ils  préparent  un 
ou  deux  faisceaux  de  baguettes  sèches  (de  iitri  ou  de  kaikatoa), 
ils  les  relient  avec  un  nœud  à  l'un  des  bouts  et  une  broche  à 
l'autre,  et  allumant  ce  faisceau  de  titri,  ils  descendent  dans  la 
mer  là  où  l'eau  ne  leur  dépasse  point  le  genou  et  se  mettent  à 
marcher  lentement.  Les  Paiickas  accourent  du  côté  du  flambeau 
et  se  laissent  fasciner  par  son  éclat  ;  alors  pour  les  prendre,  le 
]\Iaori  n'a  besoin  que  de  les  percer  de  part  en  part  avec  la  broche 
qu'il  porte  et  de  les  enfiler.  En  certaines  soirées,  un  quart  d'heure 
suffit  pour  en  prendre  une  dizaine  de  brochettes. 

Je  vous  donne  ces  détails,  mon  bon  Père,  non  qu'ils  méritent 
une  mention  particulière,  mais  afin  de  vous  montrer  que  je  par- 
viens en  certains  moments  à  secouer  la  noire  mélancolie  qu'une 
afi'reuse  solitude  inspire  naturellement  à  toute  personne  accoutu- 
mée aux  avantages  de  la  vie  sociale,  en  fixant  mon  attention  sur 
les  ingénieux  moyens  que  Fhomme  a  su  inventer  pour  se  procu- 
rer, même  du  sein  de  la  mer,  les  aliments  nécessaires,  quand  il 
ne  peut  point  les  demander  aux  entrailles  de  la  terre.  Tous  ces 
détails,  je  les  ai  connus  à  Purakau,  où  j'ai  séjourné  du  11  février 
1862  jusqu'au  commencement  du  mois  de  mai  suivant,  et  où 
j'allais  quelquefois  m'asseoir  sur  l'un  de  ces  rochers  que  les 
vagues  furieuses  ont  découverts  en  dévorant  la  terre,  pour  contem- 
pler de  là  le  vaste  lit  ou  la  grève  de  ce  grand  fleuve  qu'on  pour- 
rait appeler  un  bras  de  mer,  et  qui  est  aux  naturels  du  Hokianga 
ce  que  sont  aux  Romains  le  mont  Pincio  de  Piome,  aux  Florentins 
les  Cascine^  de  Plorence,   et  aux  Parisiens  les  Champs  Elisées. 

^)  Les  fromageries,  nom  dune  promenade  publique  [yole du  traducteur). 


—  315  — 

Après  que  j^eus  célébré  la  fête  de  Pâques  avec  nos  confrères, 
je  jugeai  utile  d^ aller  visiter  Mongoani  et  AYangaroa,  anciennes 
stations  des  Pères  !Maristes  surla  côte  orientale,  et  ]'j  conduisis 
avec  moi  le  Père  Prançois  de  Cotignola,  me  proposant  de  le 
laisser  en  Tune  de  ces  stations,  puis  de  m'en  retourner  à  la 
Baie  des  îles,  et  de  la  Baie  à  Auckland*  Nous  prîmes  donc  une 
barque  et  nous  nous  dirigeâmes  le  1^^  mai  de  Purakau  vers  Wan- 
garoa.  Quand  nous  fûmes  près  d'entrer  dans  le  fleuve  Wahioliu, 
un  coup  de  vent  nous  emporta  nos  voiles,  et  ce  fut  par  miracle 
que  nous  ne  chavirâmes  point,  comme  Tavait  fait  le  P.  Etienne 
de  Bergame  sur  ce  même  fleuve  dans  le  bras  dit  Waima.  Sans 
nous  effrayer  de  cet  accident,  nous  continuâmes  à  avancer;  mais 
quand  nous  arrivâmes  à  un  certain  endroit,  un  européen  ca- 
tholique appelé  Marmon,  vieillard  cassé  qui  vivait  dejmis  trente- 
trois  ans  solitaire  sur  les  bords  de  ce  fleuve,  occupé  à  garder 
les  vaches  et  les  porcs,  nous  conseilla  de  ne  point  suivre  cette 
route,  de  peur  de  nous  exposer  au  dan^ç^er  de  rester  à  mi-chemin. 
Nous  connaissions  bien  cet  homme;  car  il  était  venu  à  Purakau 
pour  faire  ses  Pâques,  et  nous  avait  fait  présent  d'une  vache 
et  d'un  jeune  taureau.  Nous  savions  qu'il  était  bon  et  incapable 
de  nous  tromper.  Suivant  donc  son  conseil,  nous  rebroussâmes 
chemin  et  nous  entrâmes  dans  un  autre  bras  du  fleuve  qui  con- 
duit à  Mangamuka,  pour  aller  de  là,  par  les  bois,  à  Mongonui. 
Mais  quand  nous  fûmes  à  Pikiparia,  un  vieux  néophyte,  tout  nu, 
qui  n'avait  que  la  peau  et  les  os,  nous  assura  que  de  ce  côté 
aussi  nous  rencontrerions  de  grands  Waijiule  ou  fleuves  qu'il  ne 
serait  pas  possible  de  passer  à  cause  des  grandes  pluies  qui 
étaient  tombées.  Alors  nous  retournâmes  à  Purakau,  et  le 
%  mai  au  matin  nous  entrâmes  dans  le  fleuve  Waima,  afin 
de   c^ao-ner   directement  la  Baie,  et  de  là  les  stations    susdites. 

oc  > 

Après  deux  heures  de  navigation,  nous  entendîmes  le  bruit  du 
combat  de  AYirinakai ,  où  les  Maori  de  cette  tribu  disputaient 
un  morceau  de  terrain  à  ceux  de  AYoiholio.  L'un  des  hommes 
qui  guidaient  la  barque  se  mit  à  pleurer  sur  la  folie  de  ses  frères; 
à  mi-chemin  nous  eûmes  une  pluie  torrentielle,  et  à  deux  heures 
après  midi  nous  étions  à  Taikehe,  où  le  Vaima  cesse  d'être  na- 
vigable, excepté  par  la  haute  marée. 

Cette  tribu  est  toute  Wesleyenne,  et  son  Baugatira  ou  roi 
est  resté  vice-ministre  (religieux)   après  le  départ  de  ce  Loury 


—  310  — 

dont  j'ai  déjà  parlé.  A  Taikelie  nous  devions  nous  procurer 
un  homme  qui  nous  accompapuât  et  un  cheval  qui  transportât 
notre  modeste  bagage.  Mais  le  capital  dont  nous  pouvions  dis- 
poser n'était  que  de  deux  livres  sterlings  et  demie.  Quand 
nous  débattîmes  le  marché,  les  Maori,  en  apprenant  que  nous 
n'étions  possesseurs  que  d'une  si  faible  somme,  nous  firent 
d'abord  accroire  qu'ils  n'avaient  point  de  guide,  parce  que  tous 
les  hommes  étaient  allés  à  la  guerre;  puis,  qu'ils  n'avaient 
point  de  chevaux;  enfin  vers  le  soir  nous  convînmes  de  leur 
payer  ce  prix  le  lendemain  matin.  En  attendant,  le  Rangatira 
nous  accueillit  dans  sa  Kainga  et  nous  off'rit  des  patates  et  une 
tasse  de  thé.  Mais  quand  le  3  mai  au  matin  nous  voulûmes 
])artir,  personne  ne  voulait  plus  venir  avec  nous,  sinon  au  prix 
de  quatre  livres  sterlings.  Nous  eûmes  recours  aux  prières, 
aux  supplications;  tout  fut  inutile,  il  fut  impossible  de  fléchir 
ces  esprits  doublement  opiniâtres,  d'abord  par  eux-mêmes, 
puis  sous  l'influence  de  l'hérésie.  Alors  nous  adressâmes  aux 
Maori  quelques  paroles  peut-être  un  peu  trop  sévères,  et  ils 
nous  laissèrent  en  deçà  du  fleuve,  refusant  positivement  de 
nous  conduire  à  l'autre  rive.  Nous  dûmes  nous  résigner  à  cette 
situation,  en  disant  :  // Dieu  y  pourvoira.  //  Le  bâtiment  qui  va 
du  Hokianga  à  Auckland,  et  qui  était  venu  prendre  les  eff'ets 
du  ministre  AYesleyen  Loury,  se  trouvait  à  deux  milles  de  dis- 
tance. Le  capitaine,  bien  qu'il  n'eût  aucune  religion,  était 
attaché  aux  Franciscains  de  Purakau.  Nous  résolûmes  donc  de 
marcher  le  long  des  bords  du  fleuve  jusqu'à  ce  bâtiment,  afin 
d'effectuer  notre  retour  à  Purakau.  Mais  voilà  que,  avant  d'avoir 
fait  un  quart  de  mille,  nous  rencontrons  une  Kainga  de  Maori 
qui  étaient  sur  le  point  de  dîner.  Nous  demandons  à  leur  par- 
ler. //  Eutrez!  /'  nous  répondent-ils.  Bénis  soient  ces  Maori! 
que  Dieu  leur  accorde  la  grâce  de  connaître  et  d'embrasser  la 
vraie  foi!  Ils  nous  étendent  aussitôt  une  belle  natte,  et  nous 
offrent  des  patates,  un  gros  épi  de  maïs  bouilli  et  une  jatte 
de  lait.  Quand  nous  les  vîmes  si  hospitaliers,  nous  leur  deman- 
dâmes ce  qu'ils  voulaient  pour  nous  conduire  à  Purakau.  //  Six 
schellings;  //  dirent-ils.  Ils  étaient  trop  raisonnables  pour  que 
nous  ne  leur  demandassions  point  s'ils  consentiraient  à  aller 
plutôt  à  la  Baie  des  îles,  ajoutant  qu'en  ce  cas  nous  leur  don- 
nerions  à  chacun  15  schellings;   ils   v   consentirent  volontiers. 


—  817  — 

et  nous  partîmes  immédiatement,  de  peur  qu'ils  ne  cliangeassent 
d'avis,  ou  que  quelque  Maori  de  la  Kainga  voisine  ne  passât 
par  là  et  ne  les  corrompit. 

iS'ous  nous  mîmes  en  route  vers  10  heures  du  matin,  et 
nous  marchâmes  jusqu'à  8  heures  du  soir.  Le  chemin  était 
celui  que  j'avais  suivi  l'année  précédente,  et  quoiqu'il  ne  fût 
point  des  plus  mauvais,  les  pluies  en  avaient  fait  un  véritabh^ 
bourbier.  Peu  de  temps  après  notre  départ,  nous  rencontrâmes 
à  cheval  le  prêtre  Goranel  et  le  P.  Xivard  qui  allaient  à  Purakau, 
pour  voir  s'il  y  avait  moyen  d'améliorer  l'état  de  cette  station, 
et  qui  échouèrent  malheureusement  dans  leur  tentative.  Ils  nous 
cédèrent  leur  cheval,  qu'ils  s'étaient  procuré  dans  la  tribu  la 
plus  voisine  et  sur  lequel  nous  trottâmes  jusqu'à  S  heures; 
puis  nous  continuâmes  notre  route  à  pied,  toujours  embourbés 
jusqu'au  cou.  Ts'ous  passâmes  la  nuit  dans  un  bois,  où  nos 
Maori  allumèrent  du  feu  et  cuirent  des  patates.  Mais  nous  étions 
si  fatigués  que  nous  nous  enveloppâmes  aussitôt  d'une  couver- 
ture et  essayâmes  de  dormir.  Malheureusement  l'humidité  du 
sol  sur  lequel  nous  étions  couchés  nous  empêcha  de  fermer  les 
yeux. 

Le  lendemain  matin,  nous  nous  remîmes  en  marche  dès  cinq 
heures,  et  nous  ne  nous  reposâmes  que  deux  fois,  la  première 
pour  manger  une  bouchée  de  pain  que  nous  avions  apporté  de 
Purakau,  la  seconde  pour  cuire  quelques  patates  qu'avaient  nos 
Maori.  Vers  quatre  heures  après  midi  nous  arrivions  aux  bords 
de  la  Baie,  et  nous  y  prîmes  une  tasse  de  thé  avec  du  pain  et  une 
conserve  de  pêches  qu'un  bon  protestant,  fort  poli  et  fort  cha- 
ritable, nous  offrit  gracieusement.  11  nous  prêta  ensuite  sa  barque, 
que  conduisirent  nos  Maori  et  sur  laquelle  nous  traversâmes  la 
Baie.  A  10  heures  du  soir  nous  prenions  terre  à  la  porte  de  la 
nouvelle  maison  en  bois  que  nous  avait  construite  Mgr  Pompaîlier, 
et  où  le  Pr.  Sante  de  Poggio  n'avait  à  nous  ofPrir  qu'un  peu  d(: 
patates. 

Ici  se  termine  ce  petit  fragment  d'histoire  relatif  à  ma  yìsìUì 
à  Purakau.  Au  moment  où  je  vous  écris,  je  me  trouve  à  Auc- 
kland, avec  le  P.  Dominique  de  Castignano  et  le  P.  !Xivard  de 
Penestrelle.  Nous  avons  ici  une  résidence  et  une  paroisse  dans 
un  faubourg  de  la  ville  au  sud,  appelé  Parnell.  L'église,  cons- 
truite en  bois  et  bénie  depuis  que  nous  sommes  dans  la  Xou- 

29. 


—  31S  — 

velle-Zélande,  peut  contenir  plus  de  deux  cents  personnes.  Les 
offices  du  dimanche  consistent  en  trois  messes,  deux  sermons, 
le  cliant  des  vêpres,  suivies  de  la  Bénédiction  du  Très-Saint  Sa- 
crement, et  le  catéchisme  aux  enfants.  Nous  avons  à  soigner 
Thôpital,  les  prisons  et  une  maison  d'aliénés;  nous  y  allons  tous 
les  dimanches  prêcher  et  réciter  les  prières.  Notre  égUse  est 
également  fréquentée  par  les  protestants  et  par  les  catholiques. 
Tous  ceux  confiés  à  nos  soins  se  sont  approchés  des  sacrements 
à  Pâques,  sauf,  croyons-nous,  deux  ou  trois.  A  la  dernière  fête 
de  Noël  nous  avons  eu  la  première  communion  des  enfants,  et 
le  jour  de  l'Epiphanie  la  confirmation.  Nous  travaillons  à  im- 
planter ici  notre  ordre,  et  nous  ne  tarderons  pas  à  y  établir  le 
Tiers-Ordre.  Les  parents  nous  donnent  avec  plaisir  leurs  enfants 
non-seulement  pour  que  nous  les  instruisions,  mais  encore  pour 
que  nous  les  dirigions  dans  les  voies  de  la  piété,  et  malgré 
notre  indignité,  nous  sommes  très-bien  vus  et  même  aimés  dans 
toute  la  ville  aussi  bien  que  dans  notre  paroisse.  Les  catholiques 
sont  peu  nombreux  et  pauvres.  Ils  voudraient  nous  aider,  mais 
ils  ne  le  peuvent  réellement  pas.  Nous  espérons  cependant  obte- 
nir quelques  secours  de  l'Œuvre  de  la  Propagation  de  la  foi  en 
faveur  de  notre  ordre.  Le  P.  Prançois  se  trouve  à  la  Baie  des 
îles  avec  le  Pr.  Saute,  et  est  chargé  de  toute  la  côte  orientale. 
Le  P.  Etienne  et  le  P.  Joseph  sont  dans  le  Ilokianga  avec  les 
deux  Prères  Prançois  et  Isidore.  Ils  ont  la  charge  de  toute  la 
côte  occidentale.  Nous  tâchons  d'avoir  une  bonne  école  pour  les 
Européens  à  Parnell,  et  une  autre  pour  les  Maori  dans  le  Ho- 
kianga;  mais  jusqu'ici  le  manque  de  ressources  nous  a  empêchés 
d'exécuter  notre  dessein.  Nous  espérons  toutefois  réussir,  dès 
que  l'Œuvre  de  la  Propagation  de  la  foi  viendra  à  notre  aide, 
comme  nous  l'avons  déjà  demandé  à  ses  Directeurs  dans  une 
supplique  signée  et  apostillée  par  Mgr  Pompallier,  évêque 
d'Auckland,  que  nous  leur  avons  adressée  dans  le  courant  de 
l'été  de   1862. 

Maintenant,  Mon  bon  Père,  il  faut  que  je  vous  dise  un  affec- 
tueux adieu.  Yos  lecteurs  sont  priés  de  recommander  à  Dieu  tous 
les  Franciscains  de  la  Nouvelle-Zélande. 

Je  reste ,  de  votre  paternité  très-révérende, 

Le  très-humble  et  très-dévoué  serviteur, 
Pr.  Octavien    Ba« santi, 
SujiérieîW  des  Franciscains  dans  la  Nouvelle-Zélande. 


—  319  — 

II. 

PALESTINE. 

Lettì-e  du  P.  Séraphin  Milani,  Ohservantm  de  la  Province  de 
Toscane,  nouveaih  Custode  de  Terre- Sainte ,  au  Bédacteur  des 
Annales,   sur  l'état  des  Missions  Franciscaines  en  ces  contrées. 

Jérusalerii,   9.S  juin  1863. 

Mon  cheu  Père  Marcellin, 

J^aurais  bien  voulu  vous  envoyer  une  briève  relation  de  mon 
voyage  de   Eome  à  Alexandrie,    ainsi  que  de  la  courte  halte  que 
j'ai   faite  au  Caire,  de    mon  retour  en    cette    ville   et    de  mon 
passage  à  Jaffa  et  à   S<^   Jean  de  la  montagne  en  allant  à  Jéru- 
salem ,  car  vraiment  la  Basse-Egypte  m'aurait  fourni  amplement 
de  matière  pour  enrichir  vos  annales;  mais  tant  que  je  ne  serai 
pas  bien  installé  dans   ma  nouvelle  demeure,  je  ne  pourrai  point 
m'occuper,  comme  il  convient,  de  semblables   sujets.  En  vérité, 
j'ai    cru   remarquer    partout  de  tels  changements    politiques   et 
religieux   qu'on    en  est  tout   surpris  ;    ainsi  on   me    demandait 
de  toutes  parts  des  missionnaires  et  des  prêtres  qui  remplissent 
le  saint   ministère,  mais  la  besogne  est  si  grande  qu'il  faut  dire  : 
Messis  (pndem  wulta,  operarvi  autem  paiici.  Eh  effet,  on  a  ouvert 
depuis  peu  des  Missions  à  Port-Said,  à  Mansourah  et  à  Damiette, 
et  les  habitants  de  la  deuxième  de  ces  villes  ne  se  contentent 
pas    d'avoir  une  mission  et  un  instituteur  italien,   mais  deman- 
dent maintenant  une  école  d'arabe,  de  français,  de  latin,  un  cours 
de  rhétorique ,  un  cours  de  morale ,  et  en  outre  des  sœurs  pour 
prendre   soin   des   jeunes  filles.  Je  tâcherai  de  satisfaire  à  toutes 
ces  demandes;   mais  il  faut  ayant  tout  disposer  un  lieu  où  l'on 
puisse  établir  ces  diverses  œuvres  et  trouver  les  moyens  de  sub- 
sistance.   La   ville  arabe    de  Tanta,    station    du   chemin  de  fer 
situé   à  mi-chemin  d'Alexandrie  au    Caire,    me  demandait  aussi 
instamment  un  missionnaire;  on  y  avait  déjà  préparé  une  maison 
avec  une  chapelle  pour  y    faire  l'office  et  y  administrer  les  saints 
sacrements;  j'y  ai  donc  envoyé  aussitôt  un   de  nos  prêtres,  me 
réservant  de  mieux   organiser  plus  tard  cette  nouvelle  mission. 
De   mêm.e    on    a  ouvert  depuis   peu   de  temps  un   nouvel  hos- 
pice et  une  église  assez  grande  à  Cafrzajat,  où  s'est  également 


—  320  — 

remili  un  do  nos  confrères,  qui  aurait  (Icjù  besoin  (Vun  col- 
laborateur. Je  ne  vous  dis  rien  de  notre  mission  le  long  de 
risthme  de  Suez,  que  je  n'ai  point  encore  pu  visiter,  ni  de 
la  Palestine,  ni  de  la  Syrie,  qui  me  sont  encore  également 
inconnues;  mais  ce  qui  me  parait  iiéccssaire,  c'est  de  prier  Dieu 
que  iiùttat  ojierarios  in  rineam  suain,  et  de  solliciter  la  charité 
des  fidèles    de  venir    au    secours    de    ces   régions. 

Je  joins  à  la  présente  une  copie  de  la  lettre  du  P.  Gordien  du 
Caire,  notre  confrère,  sur  son  vo^-age  dans  le  Delta  d'Egypte 
en  compagnie  de  M''  le  délégué  apostolique;  vous  pourrez  la 
publier  dans  vos  Annales,  si  vous  croyez  que  cela  puisse  être 
de    quelque  utilité. 

En  attendant,  avec  l'espoir  de  vous  envoyer  bientôt  des  nou- 
velles plus  longues  et  plus  circonstanciées  de  toutes  ces  mis- 
sions, je  vous  présente  mes  respects  ainsi  qu'à  notre  T.  K.  P. 
Procureur  Général  Frediano  Pardini,   et  je  me  redis 

Yotre  très-affectionné  confrère, 
P.  Séeaphix  Milani, 
Custode  de  Terre-Sainte. 


m. 

EGYPTE. 

Lettre  du  P.  Valentin  de  Vernazza,  Olservantin  de  la  Pro- 
vince de  GéneSy  au  Reverendissime  Père  Custode  de  Terre 
Sainte,  sur  la  visite  de  quelfiues  ]jarties  de  V Eyijjjte  faite 
par  2Igr  le  délégué  ajiostolique  ero  ce  pays. 

Grand.  Caire,   21   inai  1863. 

PÈRE    EÉVÉRENDISSIME, 

J'espérais  aller  vous  rendre  mes  devoirs  à  Alexandrie  avant 
votre  départ  pour  Jérusalem;  mais  j'ai  dû  y  renoncer,  parce  que 
j'ai  accompagné  Mgr  Yuicic,  notre  très-digne  délégué  et  vicaire 
apostolique,  dans  la  visite  pastorale  qu'il  a  faite  à  Port-Saïd. 
Maintenant  je  me  console  par  la  pensée  que  vous  ne  tarderez 
pas  longtemps  à  revenir  en  Egypte,  afin  de  visiter  les  couvents 
et  les  hospices  soumis  à  Yotre  Paternité  Hévérendissime,  et  alors 


—  321   — 

je  pourrai  vous  parler  amplement  des  intérêts  de  notre  mission 
en  ces  contrées.  En  attendant,  je  crois  utile  de  vous  donner  quel- 
ques détails  rapides  sur  le  voyage  que  je  viens  de  faire  avec 
Mgr  le  délégué  apostolique. 

Nous  sommes  partis  du  Caire  pour  Tanta,  le  5  du  courant.  De 
là,  après  une  légère  collation,  nous  avons  continué  notre  voyage 
pour  Samanud,  où  Mgr  le  délégué  a  été  reçu  de  la  manière  la 
plus  aimable  par  le  P.  Bernardin  de  Prattamaggiore,  supérieur 
de  riiospice  de  Terre-Sainte  à  Mansourab,  par  Tagent  consulaire 
français  et  par  d^autres  personnages  distingués,  qui  s'y  étaient 
exprès  rendus  à  cheval  de  Mansourali.  Quand  nous  nous  fûmes 
reposés  un  peu,  on  nous  proposa  de  partir  pour  Mansourah,  soit 
à  cbeval,  soit  sur  une  JDahbie^  par  le  Nil.  Mgr  eût  certainement 
préféré  ce  dernier  moyen  de  transport;  mais  comme  ce  soir  là  il 
soufflait  un  vent  très-fort  et  contraire,  qui  ne  nous  eût  permis 
d'arriver  que  le  lendemain  à  une  heure  avancée,  nous  nous  déci- 
dâmes à  prendre  des  chevaux,  et  nous  nous  mîmes  en  route  avec 
ces  messieurs,  précédés  d'un  Cavas.  A  peu  de  distance  de  la 
ville  nous  vîmes  venir  à  ïiotre  rencontre  tous  les  agents  consu- 
laires avec  douze  Cavas,  et  presque  tous  les  chrétiens  qui  y  rési- 
dent; ils  nous  accompagnèrent  processionnellement  jusqu'à  notre 
église,  où  Mgr  fut  reçu  en  grande  pompe  par  nos  religieux; 
puis,  après  le  chant  du  Te  Deum ,  il  exposa  en  peu  de  mots 
l'objet  de  sa  visite,  et  nous  nous  retirâmes  dans  l'hospice. 

Le  lendemain  je  reçus  la  visite  de  tous  les  agents  consulaires 
et  des  principaux  personnages  de  la  ville,  qui  ne  se  possédaient 
plus  de  joie  de  voir  pour  la  première  fois  le  délégué  apostolique; 
de  son  côté,  les  remerciant,  avec  sa  gaieté  et  son  affabilité  ordi- 
naires, de  cet  acte  de  respect  et  de  courtoisie,  il  les  exhorta  à 
être  bons,  fermes  et  constants  dans  la  foi. 

Il  fit  ensuite  annoncer  que  le  dimanche  10,  il  conférerait  le 
sacrement  de  la  confirmation  à  ceux  qui  ne  l'avaient  point  encore 
reçu;  aussi  ce  jour  là  l'église  (c'est  un  petit  magasin  irrégulier, 
converti  en  église,  ne  contenant  pas  plus  du  vingtième  des  chré- 
tiens de  cette  résidence)  se  remplit-elle  de  bonne  heure  à  un  tel 
point  qu'il  fut  nécessaire  de  placer  des  tentures  sur  le  porche, 
afin  d'y  garantir  des  rayons  du  soleil  les  assistants  qu'attirait  à  la 
cérémonie  soit  une  vraie  dévotion,  soit  la  simple  curiosité  qui  y 
amena  les  Grecs,  les  Arméniens  et  les  Cophtes  schismatiques. 

^)  Sorte  de  barque  égyptienne. 


322  

Tout  se  passa  trùs-bicii,  et  Ton  se  sentait  ému  jusqu^aux  larmes 
en  voyant  plusieurs  chrétiens,  qui  déjà  touchaient  à  la  quaran- 
taine, recevoir  le  saint  Chrême.  Le  soir  même  Mgr  voulait  partir 
pour  Damiette;  nous  nous  embarquâmes  sur  une  JDahhie,  prépa- 
rée à  cette  fin,  avec  le  P.  Supérieur  de  Mansourah  et  le  Fr.  Vin- 
cent de  Treja,  qui  se  joignirent  à  nous,  et  nous  abandonnant  au 
vent  et  au  courant  du  Xil,  nous  nous  dirigeâmes  vers  cette  ville. 
Malheureusement,  deux  heures  après,  de  favorable  le  vent  devint 
tellement  contraire,  que  nous  ne  pûmes  arriver  que  le  12,  à  neuf 
heures  du  matin.  Quand  nous  eûmes  pris  terre,  nous  nous 
rendîmes  à  l'hospice,  et  Mgr  reçut  également  la  visite  des  consuls 
français,  italien,  autrichien,  espagnol  et  anglais,  et  du  Modir 
(fonctionnaire  égyptien).  Le  13  il  administra  le  sacrement  de  la 
confirmation,  et  le  soir  nous  partîmes  pour  Port-Saïd  sur  une 
petite  barque,  avec  laquelle  nous  abordâmes  le  jour  de  F  Ascen- 
sion à  neuf  heures  du  matin,  après  avoir  déjà  sanctifié  cette  fête, 
malgré  la  houle  de  la  mer,  par  la  célébration  de  la  sainte  Messe. 
Mgr  reçut  ensuite  la  visite  de  M.  Delaroche,  ingénieur  en  chef, 
et  d'autres  hommes  respectables  appelés  en  ce  lieu  par  l'infatiga- 
ble M.  de  Lesseps,  afin  de  terminer  le  percement  si  difficile  et  si 
coûteux  de  l'isthme  de  Suez,  œuvre  qui  fera  un  jour  le  bonheur 
et  la  richesse  des  peuples  d'Europe. 

Le  lendemain,  15  du  courant,  notre  Père  Président  Erasme  de 
Sasso,  mineur  observantin,  présenta  les  jeunes  garçons,  au  nom- 
bre de  14<,  qui  devaient  être  confirmés,  et  que  Mgr  voulut  exami- 
ner lui-même  en  français  et  en  italien;  les  ayant  trouvés  suffi- 
samment instruits,  il  leur  conféra  le  sacrement  qu'ils  demandaient. 
Maintenant,  Père  Reverendissime,  je  pourrais  vous  dire  beau- 
coup de  choses  de  Port-Saïd;  mais  je  m'en  dispense  pour 
abréger  et  parce  que  le  temps  me  manque,  d'autant  plus  que  le 
T.  R.  Jacques  Rado,  qui  a  visité  dernièrement  ce  pays,  pourra 
vous  donner  tous  les  détails  désirables.  J'ajoute  toutefois  que, 
vers  le  soir  de  ce  même  jour,  Mgr  a  administré  le  sacrement  du 
Baptême  à  deux  enfants  nés  la  veille ,  et  le  lendemain  matin 
nous  reprimes  la  mer  pour  Damiette.  Xous  ne  fûmes  point 
retardés  en  route  par  un  vent  contraire,  de  sorte  qu'après  seule- 
ment 24?  heures  de  navigation,  nous  abordâmes  heureusement, 
et  le  18  nous  nous  remîmes  en  route  pour  Samanud  sur  un 
vapeur  de  la  C'^  de  l'isthme  que  le  consul  de  Trance  fit  mettre 
à  la  disposition  de  Mgr.  iVrrivés  de  cette  manière  à  notre  desti-. 


—  323  — 

nation,  nous  prîmes  terre,  et  nous  nous  rendîmes  chez  un  excel- 
lent et  zélé  catholique  nommé  Xand,  maltais  d'origine,  dans  la 
chapelle  domestique  duquel  Mgr  célébra  la  sainte  Messe;  nous 
montâmes  le  même  jour  à  neuf  heures  en  chemin  de  fer,  et 
nous  revîmes  enfin  Alexandrie ,  d'où  je  revins  le  lendemain 
au  Caire. 

A^oilà,  Père  Eévérendissime,  voilà  tout  ce  que  j'avais  à  vous 
dire  de  mon  voyage  avec  Mgr  l'Excellentissime  et  Eévérendis- 
sime délégué  apostolique.  Maintenant  je  salue  Votre  Paternité 
Eévérendissime,   et  je  la  prie  de  bénir 

son  très'^humble  et  très-obéissant   serviteur, 

ÏR.  Valentin  Eezasco  de  A^ernazza, 
Supérieur  et  curé  de  Terre-Sainte  au  Caire, 


IV. 

ALBA^^IE. 

Lettre  du  P.  Mariex  Palmjìxuova,  Ohservantin  de  la  Pro- 
vince de  Fe?iise ,  au  Père  Eaphael  de  Poxtecchio,  Pévé- 
rendissinie  général  de  V  Ordre,  lui  annonçant  la  mort  de  Mgr 
Urbain  Bogdanovich,  évéque  d^Europus,  administrateur  de 
r archidiocèse  de  Scojna, 

Priserendi,  ce  5  juillet  1863. 
PÈRE  Eévérendissime, 

Ma  lettre  vous  apportera  une  bien  douloureuse  nouvelle,  en 
vous  apprenant  la  mort  de  notre  bien  aimé  Père  et  Pasteur,  Mgr 
Urbain  Bogdanovich,  qui,  muni  de  tous  les  secours  de  notre 
sainte  religion,  est  allé  le  %  du  courant  recevoir  dans  le  ciel  la 
récompense  des  travaux  apostoliques  auxquels  il  s'est  livré  pen- 
dant plus  de  seize  années  dans  l'administration  de  cet  archidio- 
cèse de  Scopia.  Oh!  qui  pourrait  dépeindre  le  deuil  de  ses 
enfants?  Tous  à  cette  triste  nouvelle  accoururent  à  sa  demeure 
et  ne  voulaient  plus  en  sortir,  afin  de  baiser  et  rebaisf  r  plus 
longtemps  ces  pieds  qui  s'étaient  tant  fatigués  pour  leur  salut. 
Ma  propre  désolation  n'est  pas  moindre;  car  j'ai  perdu  en  lui 
un  vrai  père,  qui  m'a  constamment  donné,  en  œuvres  et  en  paro- 
les, l'exemple  de  la  vertu,  de  la  sagesse,  et  d'une  manière  de 
vivre  véritablement  chrétienne.  Je  voudrais,  Eévérendissime 
Père,  vous  parler  ici  du  zèle  infatigable  avec  lequel  il  s'est 
consacré  à  répandre  la  foi  catholique  dans  ces  contrées,  et  du 
bien  inappréciable  qu'il  a  fait  à  nos  missions;  mais  ce  serait. 


—  321  — 

même  î\  n'en  toucher  que  les  po'iits  principaux,  le  sujet  (Vune 
très-lougue  lettre,  ù  laquelle  ne  me  pern.et  pas  de  songer  la  poi- 
gnante douleur  qui  me  serre  le  cœur.  Qu'il  vous  suffise  quant 
à  présent  de  savoir  qu'il  n'y  a  point  de  lieu  où  son  nom  ne 
soit  béni;  pour  trouver,  au  surplus  des  monuments  de  sa  géné- 
reuse charité,  on  n'a  qu'à  voir,  ici  à  Priserendi,  la  maison 
episcopale  qu'il  a  bâtie,  et  le  cimetière  chrétien  qu'il  a  fait 
entourer  de  murs,  malgré  les  Turcs  qui  le  menacèrent,  à  cette 
occasion,  de  mort,  et  dans  le  reste  de  l'archidiocèse ,  toutes  les 
églises  qu'il  a  ou  restaurées  ou  construites;  on  n'a  ensuite  qu'à 
rappeler  le  souvenir  des  bienfaits  par  lesquels  il  a  secouru  une  foule 
de  familles,  surtout  en  prenant  leur  défense  contre  les  vexations 
des  musulmans.  Aussi  les  Grecs  et  les  Turcs  eux-mêmes  recou- 
raient-ils à  lui  pour  obtenir  justice  des  pachas,  et  presque  tou- 
jours  ses  réclamations  étaient  accueillies. 

Assurément  il  ne  pouvait  être  récompensé  d'une  si  grande 
vertu  que  dans  le  ciel,  mais  on  lui  en  a  rendu  même  ici-bas 
un  bien  solennel  témoignage,  dans  les  obsèques  qu'on  a  célé- 
brées_  en  sa  mémoire.  Xon-seulement  tous  les  prêtres  de  cet 
x\rchidiocèse  accompagnaient  le  corps,  mais  on  permit  pour  la 
première  fois  au  cortège  de  marcher  processionnellement,  la  croix 
arborée  en  avant,  et  suivi  de  tout  le  peuple  un  cierge  en  main 
et  avec  les  bannières  des  confréries  existantes  en  cette  ville; 
le  consul  d'Autriche  venait  le  dernier  en  uuiiorme,  placé  derrière 
le  cercueil.  Quel  spectacle  touchant  que  celui  de  cette  multitude, 
qui,  dans  l'attitude  la  plus  recueillie,  priait  pour  le  repos  de 
son  Pasteur!  Il  était  encore  relevé  par  la  présence  d'une  foule 
immense  de  Grecs  et  de  Turcs  qui,  eux  aussi,  versaient  des 
larmes  à  la  vue  du  convoi  funèbre.  Les  gendarmes  musulmans 
n'y  manquaient  pas  non  plus;  ils  avaient  été  envoyés  par  le 
pacha  pour  accompagner  la  procession  jusqu'à  l'église,  où,  après 
le  chant  d'une  messe  des  morts  solennelle,  j\fgr  Bogdanovich  a 
été  inhumé  près  du   marche-pied  de   l'autel. 

Si  votre  Paternité  Piévérendissime  juge  bon  de  faire  publier 
ces  quelques  détails  dans  les  Annales  des  Glissions  Franciscaines , 
j'en  éprouverai  une  grande  satisfaction,  qui  sera  partagée  par  tout 
cet  archidiocèse.  En  attendant,  veuillez  me  donner  votre  béné- 
diction et  me  croire  votre  très-dévoué  fils  en  J.-C., 

Fil.  Maeien  de  Palma^uova, 
Miss.   AposL  Min.   Ohs. 

Urbain  Bogdanovich,  de  l'Ordre  des  mineurs  observantins, 
avait  été  nommé  évêque  d'Europus  in  jiaHihus  et  administra- 
teur Apostolique  de  Scopia,  le  30    septembre  1841. 


TROISIEME  PAETIE. 


NOUVELLES    DIVERSES    CO>XErvXA;NT    LES    MISSIONS    FIIAXCISCAIXES. 


GOETON    EN   ANGLETERRE. 

Nous  lisons  ce  qui  suit  dans  le  Rosier  de  Marie,  no  du  27  juin  1S63  : 
/'  Le  chanoine  Benoit,  secrétaire  de  Mgr  l'évêque  de  Salford,  a,  le  31  mai, 
posé  la  première  pierre  du  couvent  des  llévérends  Pères  Franciscains 
(Récollets  de  Belgique)  à  Gorton,  près  de  Manchester. 

ADELAIDE   EN    AUSTRALIE. 

Nous  sommes  heureux  d'apprendre  à  nos  lecteurs  que  jusque  dans  cette 
partie  reculée  de  l'Australie  il  y  a  des  Franciscains  Irlandais,  qui  tra- 
vaillent à  y  répandre  les  bienfaits  du  catholicisme.  Il  faut  citer  parmi 
eux  l'Illustrissime  et  Reverendissime  Mgr  Patrice  Bonaventure  Georghe- 
gan,  créé  évêque  d'Adélaïde  le  15  avril  1859. 

LE    CAIRE   EN    EGYPTE. 

Comme  document  d'une  piété  non  conunuue  ,  nous  publions  la  lettre 
suivante  où  la  mère  Abbesse  des  Franciscaines  au  Caire  rend  compte  au 
P.  Raphaël  de  Pontecchio,  Reverendissime  général  de  l'Ordre,  des  résul- 
tats qu'obtiennent  ces  religieuses,  grâce  au  Seigneur,  par  l'enseignement 
qu'elles  donnent  en  cette  ville  aux  jeunes  filles  soit  chrétiennes,  soit  tur- 
ques ou  schismatiques.   Cette  lettre  est  ainsi  conçue  : 

Le  Caire,  27  mai  1863. 
Reverendissime  Père, 

Je  vous  offre  de  très  sincères  remerciements  de  la  belle  vie  de  sainte 
Claire,  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  nous  envoyer  par  l'intermédiaire 
du  Reverendissime  nouveau  custode  de  Terre- Sainte,  ainsi  que  de  la  let- 
tre flatteuse  et  de  l'excellente  instruction  que  vous  avez  bien  voulu  y 
joindre;  je  les  ai  lues  à  toutes  les  autres  religieuses,  et  elles  vous  ren- 
dent avec  moi  mille  actions  de  grâces. 

Nous  vous  sommes  trop  reconnaissantes  de  la  manière  dont  vous  nous 
avez  recommandées  au  Reverendissime  Père  Custode,  qui  dans  son  ex- 
trême charité  est  venu  nous  visiter  et  a  célébré  la  sainte  Messe  dans 
notre  chapelle,  où,  quelque  petite  qu'elle  soit,  nous  avons  la  consolation 
de  pouvoir  adorer  l'auguste  Sacrement,  et  d'entendre  tous  les  matins  la 
sainte  Messe;  nous  vous  sommes  trop  reconnaissantes,  dis-je,  pour  que 
nous  oubliions  jamais,  vous  pouvez  en  être  sûr,  Votre  Paternité  Révé- 

30 


—  32G  — 

rcndissiine,  surtout  dans  la  sainte  Communion,  et  nous  demandons  pour 
elle  au  Seigneur  toutes  les  grâces  que  vous  sollicitez  par  vos  saints  dé- 
sirs, spécialement  pour  votre  propre  sanctification  et  pour  la  continuation 
de  votre  santé,  afin  que  vous  puissiez  toujours  travailler  aux  progrès  de 
l'Ordre  Franciscain  et  des  pauvres  Clarisscs  ;  car  nous  aussi,  nous  sommes 
vos  filles,  nous  aussi,  nous  faisons  partie  de  cette  belle  mission  Egyp- 
tienne. 

Quand  vous  aurez  occasion  de  voir  le  Souverain  Pontife,  je  vous  prie 
de  vouloir  bien  demander  la  bénédiction  apostolique  pour  moi  et. toutes 
les  religieuses,  pour  les  orphelines  et  les  petites  négresses,  tant  externes 
que  pensionnaires  du  monastère  de  St  Joseph  au  nouveau  Caire,  ainsi 
que  pour  le  couvent  de  la  Sainte  Eamille  au  vieux  Caire  ;  nous  avons 
déjà  dans  ces  deux  maisons  plus  de  cent  élèves,  et  il  s'en  présente  tous 
les  jours  de  nouvelles;  mais  le  local  est  trop  petit. 

Hier  une  dame  turque  d'environ  cinquante  ans  est  venue  demander 
H  entrer  chez  nous  pour  être  catéchisée  et  recevoir  ensuite  le  baptême. 
On  entendit  d'un  autre  côté  une  petite  fille  de  près  de  six  ans,  qui  fré- 
quentait notre  école  depuis  un  an  et  qui  était  tombée  gravement  malade, 
s'écrier,  en  baisant  pieusement  un  chapelet  et  une  croix  que  je  lui  avais 
envoyés  par  notre  catéchiste  Tranciscain  et  par  une  religieuse  que  j'avais 
chargés  de  la  visiter  :  «Je  suis  chrétienne,  oui,  je  suis  chrétienne;  « 
et  coimne  sa  mère  et  sa  sœur  étaient  venues  la  voir,  à  peine  les  eut- 
elle  aperçues  qu'elle  leur  dit  :  «  Allez-vous  en,  allez-vous  en,  car  vous 
êtes  turques,  et  moi  je  suis  chrétienne  !  »  A  ces  mots  elles  se  mirent  à 
pleurer  :  "  Laissez- nous  venir,  répondirent- elles;  car  nous  aussi  nous 
sommes  chrétiennes,  et  nous  voulons  recevoir  le  baptême.  « 

En  effet,  depuis  ce  jour  là  çlles  viennent  aussi  s'instruire  dans  notre 
religion;  leur  maîtresse  est  la  petite  fille  qui  sait  déjà  son  catéchisme  en 
arabe  et  en  italien,  et  qui  l'enseigne  à  sa  mère  et  à  sa  sœur,  0  mon 
Reverendissime  Père,  quel  bien  nous  pourrions  faire,  si  nous  étions  pour- 
vues de  ressources  sufîisantes!  Ah!  faites-nous  aider,  nous  vous  en  sup- 
plions, par  nos  frères  d'Europe  ;  de  cette  manière  vous  coopérerez  au  grand 
bien  qui  se  fait  et  qui  se  fera  encore  avec  l'aide  divine  ;  car  par  nous 
mêmes  nous  ne  pouvons  rien.  Eu  terminant  j'implore  à  vos  pieds  mille 
bénédictions  séraphiques  pour  moi  et  pour  toutes  mes  fillos  spirituelles. 

De  Votre  Paternité  Reverendissime, 

La  très-hamble  et  très-obéissante  fille  en  J.-C, 

Marie  Catjieiune  de  Ste  Rose  de  Viterbe, 

Ah  b  esse. 


—  S'il  — 


LE   JOURDAIN. 


Quand  je  parvins  à  l'extrémité  de  la  plaine  à'El-hama,  et  que  je  vis 
pour  la  première  fois  le  lac  de  Tibériade  et  le  Jourdain  qui  l'alimente, 
je  fus  saisi  par  un  tel  sentiment  de  joie  ,  de  vénération  et  de  douleur 
que,  cloué  sur  place  par  mes  réflexions,  il  me  fallut  toutes  les  instances 
de  mon  guide  pour  m'en  arracher  et  me  soustraire  ainsi  aux  rayons 
brûlants  du  soleil,  qui  en  ces  premières  heures  de  l'après-midi  y  dardait  à 
plomb.  Yoilà,  me  répétais- je  en  marchant,  voilà  les  eaux  du  fleuve  fa- 
meux qui,  en  remontant  vers  sa  source,  ouvrit  miraculeusement  un  pas- 
sage à  Israël,  lorsque,  venant  d'Egypte,  il  entreprit  la  conquête  de  la 
Terre  Promise.  Les  montagnes  bondirent  comme  le  bélier  et  les  colline-r 
camme  V agneau.  C'est  sur  le  miroir  liquide  de  ce  lac  qu'on  vit  marcher 
Celui  que  les  anciens  prophètes  avaient  vu  marcher  sur  la  croupe  des 
vents  et  sur  les  ailes  des  Chérubins.  Mais  si  c'était  alors  pour  déchaî- 
ner des  tempêtes  vengeresses  et  pour  épouvanter  des  nations  coupables, 
il  a  marché  ensuite  sur  ces  flots  pour  en  calmer  la  fureur,  pour  con- 
soler ses  disciples ,  et  pour  leur  apprendre  à  se  confier  en  Celui-lù  seul 
dans  lequel  l'iiomme  ne  se  confie  jamais  en  vain.  Yoilà  ce  Jourdain  dont 
les  eaux  guérissant,  au  temps  d'Elisée,  Naaman  de  la  lèpre,  figuraient 
le  grand  sacrement,  purificateur  des  âmes,  que  Jésus-Christ  lui-même  y 
institua,  quand  sous  la  ressemblance  du  pécheur,  il  voulut  être  lavé  par 
le  Précurseur.  Heureux  fleuve  !  avec  quel  îrémissement  de  joie  tu  auras 
baisé  tes  rives  ombreuses,  lorsqu'il  t'a  été  donné  de  baigner  les  membres 
immaculés  du  divin  Agneau  !  Mais  si  ce  fut  là  le  plus  beau  de  tes  titres 
de  gloire,  hélas,  c'en  fut  aussi  le  dernier  ;  car  tu  ne  fus  plus  dès  lors 
le  témoin  de  prodiges  et  de  triomphes ,  mais  seulement  de  défaites  et 
de  mille  excès  d'oppression  et  de  barbarie.  Tes  rives ,  empreintes  des  pas 
du  Sauveur  dans  les  trois  dernières  années  de  sa  vie  ,  ont  retenti  des 
applaudissements  d'une  foule  admiratrice  qui  exaltait  ses  miracles ,  sa 
sainteté  et  sa  sagesse  ;  elles  ont  aussi  entendu  durant  quelque  tejups  les 
prières  et  les  gémissements  des  anachorètes;  depuis  elles  ont  été  plon- 
gées à  jamais  dans  la  solitude,  l'oubli  et  la  désolation. 

Essayant  ici  de  parler  de  ce  fleuve  rendu  si  célèbre  par  l'Ecriture 
Sainte,  j'en  décrirai  d'abord  le  cours,  puis  la  rive  occidentale;  je  réserve- 
rai l'autre  pour  en  parler  dans  un  second  article,  où  je  dirai  quelques 
mots  de  la  Pérée. 

Le  Jourdain  prend  naissance  près  de  Banias ,  l'ancienne  Panéade,  dans 
une  grotte  qui  s'ouvre  au  fond  d'un  ravin,  à  la  distance  d'un  mille  et 
demi'  de  cette  ville  dans  la  direction  N.  E.  On  croit  toutefois  qu'il  h 
sa  véritable  source  à  5    milles  au  S.  E.    dans  le  petit   lac    de   Bircliet- 

*)  Il  est  ici  question  de  railles  géographiques. 


—  328  — 

el-Banì,  h  Phìcda  des  anciens,  avec  lequel  la  grotte  de  Banias  serait  en 
communication  souterraine  ;  et  cela,  à  cause  du  récit  de  Josèplie  qui  dit 
que,  Philippe  le  Tétrarque  ayant  fait  jeter  de  la  paille  dans  le  Phiala, 
elle  reparut  à  la  surface  de  la  source  de  Panéadc.  Quoi  qu'il  en  soit,  le 
petit  ruisseau  de  Banias,  après  un  trajet  de  deux  milles  et  demi,  en  reçoit 
un  autre  qui  descend  du  nord  et  se  jette  à  trois  milles  plus  loin  dans 
le  lac  d'El-Hûlc,  jadis  appelé  Samoconitide  et  eau  de  Merom.  Ce  lac  peut 
avoir  trois  milles  de  longueur,  sur  un  de  largeur;  et  outre  le  ruisseau 
de  Banias,  qui  lui  vient  du  nord-est,  il  reçoit  aussi  du  côté  du  nord 
la  rivière  de  Hasbeni,  qui  commence  près  de  Hasbeia,  an  pied  du  grand 
Ilermon.  Du  lac  de  Merom  à  celui  de  Genesaretli  le  Jourdain,  qui  a  déjà 
une  eau  assez  abondante  pour  lui  mériter  le  nom  de  vrai  fleuve,  mesure 
environ  dix  milles  ;  la  longueur  de  ce  second  lac  (large  de  trois  à  quatre 
milles),  que  la  Bible  appelle  aussi  mer  de  Galilée  ou  de  Tibériade',  est 
é^-alement  de  dix  milles  et  peut  être  de  plus.  De  ce  lac  à  la  mer  morte 
le  fleuve  arrose  encore  un  espace  de  soixante-dix  milles,  et  ainsi  son  cours, 
de  sa  source  à  son  embouchure,  est  de  près  de  cent  milles  géographi- 
ques. Il  reçoit  dans  sa  dernière  partie  deux  affluents  venant  de  la  Pérée; 
ce  sont  :  lo  le  Sclieriat-el-Mandur ,  appelé  anciennement  J^;-6»»«tì'^(?  et  Jarmoch, 
mais  non  mentionné  dans  la  Bible;  2o  le  Zerca,  nommé  dans  la  Bible 
Jahoch,  et  séparant  le  territoire  des  Ammonites  de  celui  des  Amorrhéens. 

Avant  que  la  destruction  et  4a  stérilité,  compagnes  fatales  des  conquêtes 
rûusulmanes,  désolassent  les  collines  fleuries  de  la  Palestine,  des  vignes, 
des  oliviers,  des  forêts  et  de  riches  campagnes  embellissaient  les  bords 
du  Jourdain;  aujourd'hui  ils  sont  si  tristes  que  l'on  serait  presque  tenté 
de  douter  de  la  véracité  des  anciennes  relations  d'après  lesquelles  le  pays 
présentait  une  végétation  si  riche  et  si  variée. 

A  commencer  par  la  plaine  de  Jéricho,  près  de  laquelle  le  Jourdain  dis- 
parait dans  la  mer,  par  cette  plaine  où  mûrissaient  autrefois  les  dattes 
les  plus  savoureuses,  réservées  à  la  table  des  Césars,  et  où  l'air  était  par- 
fumé par  des  roses  fameuses  et  par  un  baume  encore  plus  fameux,  on 
n'y  trouve  plus  maintenant  qu'un  désert  de  sable  brûlant.  Si  l'on  remonte 
le  courant  du  fleuve  au-delà  du  passage  de  Betabara^,  on  n'y  trouve  qu'un 

*)  Les  langues  hébraïque  et  arabe  n'ont  qu'un  même  mot  pour  désigner  les 
grands  lacs  et  la  mer.  «  Lieu,  lisons-nous  dans  la  Genèse,  appela  mers  les  amas 
d'eau.  »  De  là  le  nom  de  mer  morte,  donné  au  lac  Asphaltite. 

2)  Betahara  signifie  maison  ou  lieu  de  passage;  on  croit  que  c'est  là  que  les 
Hébreux  passèrent  la  première  fois  le  Jourdain,  quand  ils  entrèrent  en  posses- 
sion de  la  Palestine.  Il  parait  qu'à  une  époque  postérieure  il  y  a  existé  un  pont. 
A  Tendroit  de  la  Vulgate  qui  porte  ces  mots  :  in  lielhania,  ui.i  erut  Joannes  l  ap- 
iizans,  on  doit  lire,  suivant  Origene,  S' Jean  Chrysostôme,  et  le«  géographes 
sacrés  les  plus  autorisés,  in  Beihabara;  car,  en  fait,  on  ne  connaissait  point 


—  3:29   — 

déssrt  où  l'eaa  qui  y  maiiqae  est  amenée  pur  un  ancien  aqueduc  doii4; 
l'on  voit  à  gauche  les  ruines  solitaires.  Si  Ton  continue  à  remonter  ht 
vallée  dite  El  Gor,  on  ne  trouve  aucune  trace  d'êtres  vivants,  a  nioins 
qu'on  ait  le  malheur  de  tomber  entre  les  mains  d'une  horde  barbare  qui 
dépouille  le  voyageur  de  tout  ce  qu'il  a  et  même  de  ses  vêtements.  A 
travers  ces  dunes  et  ces  bancs  de  sables,  où  ne  pousse  plus  un  brin  d'herbe, 
la  route  parait  si  pénible  et  si  triste,  l'air  devient  si  brûlant  et  si  lourd, 
qu'on  ne  se  sent  pas  la  moindre  envie  de  gravir  les  hauteurs  voisines 
pour  y  chercher  les  vestiges  de  tant  de  lieux  jnémorables  dans  l'histoiri'. 
sainte,  tels  qu'yi/>e/  Mechula,  patrie  d'Elisée^  Hai,  première  conquête  de 
Josué  après  Jéricho^;  Fasaelide,  bâtie  par  Hérode  d'Ascalon  en  l'honneur 
d'un  de  ses  frères;  Tirsa,  ancienne  résidence  des  rois  d'Israël;  ^[ageddo, 
dont  le  souvenir  survit  dans  Uadi-el-Megeddd^,  et  enfin  la  petite  Salini, 
patrie  de  l'apôtre  Simon,  près  de  laquelle  St  Jean-Baptiste  baptisait  à 
Ennon^ 

(D.  P.  A.  B.) 


DÉPART    DE    MISSIONNAIRES 
EN  JUILLET  ET  AOUT  1SG3. 

Sont  partis  pour  Jérusalem  les  frères  lais  Louis  Contini,  Observantin 
de  la  Province  de  Toscane  ;  Louis  de  Troina,  Observantin  de  la  Province 
de  Valdemone  en  Sicile,  et  Antoine  du  détroit  de  Messine;  — pour  Con- 
stantinople,  le  P.  Bonnefoi  d'Osimo,  Observantin  de  la  Province  des  Mar- 
ches; —  pour  l'Albanie,  le  P.  Josepli  de  Lucques,  Obs.  de  la  Custodie 
de  Lucques,  et  le  frère  lai  Théodoric  de  San-Daniele,  Obs.  de  la  Pro- 
vince de  Venise. 

d'autre  Béthanie  que  celle  qui  était  la  patrie  de  Lazare,  de  51artlie  et  de  Marie, 
et  qui  se  trouvait,  d'après  lEvangile  de  S' Jean,  voisine  de  Jérusalem  à  nue 
distance  d'environ  quinze  stades. 

î)  III  du  Livre  des  Rois,  IV,  12-XIX,  16. 

*)  Josué,  VIII,  9. 

3)  Des  passages  de  la  Bible,  où  il  est  question  de  Mageddo,  il  semble  résulter 
qu'il  y  avait  deux  villes  de  ce  nom,  l'une  avant  d'arriver  au  Gelboé,  et  loutre 
dans  la  Basse-Galilée. 

♦)  S- Jean,  m,  23. 


30. 


QUATRIÈME    PAETIE. 

HISTOIRE  SUCCINCTE  DES  MISSIONS  FRANCISCAINES 

DANS  LE  PÉLOPONNÈSE  DE  1690  A  17M, 

ET  DANS  LES  ILES  IONIENNES,  DE  1716  A  1797. 


PÉLOPO^'NÈSE. 

Quand  les  Vénitiens  eurent  conquis  vers  1690  la  Péninsule  de  la  Morée 
et  quelques  villes  de  l'Albanie ,  le  Sénat  Vénitien,  voulant  pourvoir  aux 
besoins  spirituels  de  ce  pays,  s'adressa  immédiatement  au  Provincial  des 
Observantins  réformés  de  la  province  Vénitienne  de  St  Antoine,  et  lui 
demanda  douze  religieux,  dont  six  devaient  s'établir  en  Morée,  et  six  à 
Vallona,  place  forte  de  l'Albanie.  Le  provincial  de  ce  temps- là,  qui  était 
le  P.  Ange 'de  Castelfranco,  réunit  à  cet  effet  le  définit oire,  et  les  bons 
Pères,  loin  de  s'effrayer  de  la  difficulté  de  l'entreprise,  la  tentèrent  aussitôt 
comme  une  œuvre  qui  devait  tant  contribuer  à  la  gloire  de  Dieu,  à  la 
propagation  de  son  très- saint  nom  et  à  l'avantage  des  âmes.  Ce  fut  alors 
que  circula  dans  la  province  une  lettre  pathétique  par  laquelle  on  appelait 
à  cette  mission  ceux  qui  se  sentiraient  poussés  d'en  haut  à  renoncer  aux 
douceurs  de  la  solitude  monastique  pour  entreprendre  une  œuvre  aussi 
laborieuse  et  ardue  qu'agréable  aux  yeux  du  Seigneur. 

Car,  outre  les  difficultés  extrêmes  que  présentaient  à  cette  époque  des 
voyages  si  longs,  il  faut  considérer  qu'il  s'agissait  d'aller  dans  un  pays 
habité  en  majeure  partie  par  des  grecs  schisniatiques,  ennemis  acharnés 
du  nom  latin ,  pour  n'y  trouver  ni  église ,  ni  maison ,  et  que  les  mis- 
sionnaires n'avaient  poar  tout  bien  que  leur  extrême  pauvreté,  comme 
ou  le  voit  par  les  lettres  qu'ils  écrivirent,  et  où  ils  disaient  entre  autres 
choses  qu'ils  avaient  été  réduits  jusqu'à  exposer  à  la  vénération  publique 
sur  les  autels  les  petits  crucifix  qu'ils  portaient  au  cou  ou  qui  tenaient 
à  leur  chapelet.  Toutefois,  tout  pénible  que  parût  devoir  être  une  pareille 
mission,  on  vit  un  grand  nombre  de  prêtres  s'y  offrir  spontanément  sous 
l'impulsion  d'un  véritable  zèle;  parmi  eux  le  P.  Bérard  d'Erbezzo  ou  de 
Vérone  mérite  une  mention  spéciale,  lui  devant  lequel  s'ouvrait  une  bril- 
lante carrière  à  parcourir,  coimne  professeur  de  théologie  et  prédicateur 
déjà  célèbre,  et  qui  s'empressa  néanmoins  de  renoncer  à  tout  poui*  voler 
dans  ces  régions  lointaines  et  y  amener  les  âmes  à  la  vraie  foi.  Les  su- 
périeurs, qui  appréciaient  ses  talents,  connaissaient  son  habileté  dans  le 
maniement  des  affaires  et  savaient  combien  sa  vie  était  exemplaire,  le 
placèrent  à  la  tête  de  cette  troupe  de  missionnaires,  avec  le  titre  de  com- 


—  331  — 

Diissaire,  en  lui  donnant  comme  compagnons  pour  la  Morée  le  P.  Jean  de 
Bassano,  religieux  très-savant  en  mécanique,  habile  compositeur  de  musique 
sacrée  et  extrêmement  zélé  pour  le  salut  des  âmes,  et  les  Pères  François 
d'Avio ,  Dominique  de  Varguaco  et  Michel  Ange  de  Venise ,  outre  le  Fr. 
Michel  de  Venise,  en  qualité  d'infirmier.  On  désigna  pour  Vallona  les 
Pères  Gilles  de  Valdagno,  François  Marie  de  Bassano,  qui  retourna  peu 
de  temps  après  dans  sa  province,  Pierre  de  Venise  et  Antoine  d'Albano, 
avec  les   frères  lais  Pacifique  de  Novale  et  Gaudens  de  Padoue. 

Le  départ  de  ces  douze  missionnaires  eut  lieu  le  2  novembre  1690. 
La  cérémonie  qui  le  précéda  fut  bien  touchante  :  ils  se  rendirent  dévote- 
ment avant  Vêpres  dans  notre  église  de  St  Bonaventure  de  Venise  et 
s'agenouillèrent  au  pied  du  maitre- Autel;  d'où  le  Père  Provincial,  revêtu 
du  surplis  et  de  l'étole,  ayant  appelé  sur  eux  les  grâces  célestes  par  quelques 
prières  analogues  à  la  circonstance,  leur  donna  la  bénédiction  avec  le 
très- saint  sacrement,  et  ainsi  bénis,  les  courageux  apôtres  embrassèrent 
en  pleurant  leurs  confrères,  émus  eux-mêmes  jusqu'aux  larmes  ;  puis  ils 
partirent  pour  leur  mission. 

Après  un  voyage  long  et  désastreux,  durant  lequel  deux  missionnaires, 
savoir  les  Pères  François  d'Avio  et  Dominique  de  Vargnaco,  succombèrent, 
ayant  à  peine  pu  saluer  de  loin  leur  Terre  Promise,  les  autres  arrivèrent 
enfin  à  leur  destination.  Le  P.  Gilles  et  ses  compagnons  se  fixèrent  à 
Vallona,  où,  ainsi  qu'à  Vanina,  forteresse  également  située  en  Albanie, 
le  P.  Illuminé  de  Val-di-Sole  ,  religieux  de  notre  province  de  Venise, 
attaché  à  l'armée  qui  avait  pris  ces  places ,  en  qualité  de  confesseur  du 
capitaine  général  Jérôme  Cornaro,  avait  déjà  établi  notre  réforme,  en  con- 
vertissant à  Vallona  une  belle  mosquée  en  église  consacrée  à  la  Nativité 
de  la  Très- Sainte- Vierge,  et  en  dédiant  une  autre  à  Canina  sous  le 
vocable  des  sacrés  stigmates  de  notre  Père  Séraphique.  Toutefois  comme 
ces  deux  forteresses  furent  peu  de  temps  après  démantelées  pour  des 
raisons  stratégiques,  nos  religieux  se  transportèrent  en  Morée,  où  le  P. 
Bérard  avait  déjà  fixé  sa  résidence  avec  ses  cinq  compagnons.  Le  premier 
hospice  ouvert  dans  le  Péloponnèse  semble  avoir  été  celui  de  Napoli  de 
Romanie,  ville  principale  de  la  Péninsule.  Mais  il  se  passa  peu  de  temps 
avant  qu'on  leur  accordât  un  local  pour  leur  habitation;  dès  1694,  trois 
ans  après  la  fondation  de  la  mission,  on  comptait  eu  Morée  quatre  hos- 
pices :  celui  de  l'Annonciation  à  Napoli  de  Romanie,  celui  de  Notre  Dame 
du  Carmel  à  Napoli  de  Malvasia,  celui  de  St  François  à  Navarin-le-Neuf 
et  l'hospice  d'Arcadie.  Les  bons  religieux  qui  dirigeaient  ces  établisse- 
ments, loin  de  laisser  se  refroidir  la  ferveur  de  la  discipline  monastique, 
par  suite  de  leur  petit  nombre  et  de  leur  éloignement  de  leur  Province , 
cherchaient,  autant  que  le  leur  permettaient  leurs  forces  et  les  exigences 
du  ministère    apostolique   auquel  ils  s'étaient  consacrés,  à  pratiquer  tous 


—  33^  — 

les  exercices  de  piété  et  do  mortification  en  usage  dans  les  couvents  régu- 
liers de  la  Province.  Rien  de  plus  édifiant  que  la  lettre  par  laquelle  le 
P.  Bérard  exposait  l'état  de  cette  mission,  cinq  mois  seulement  après  son 
départ  de  Venise,  au  ministre  Provincial  :  «  Nous  avons,  écrivait-il,  bâti 
riiospicc  (de  Malvasia),  qui  peut  loger  sept  religieux;  nous  sommes  bien 
vus  de  tous,  les  Grecs  eux-mêmes  nous  témoignent  de  la  vénération  et 
nous  aident  de  leurs  aumônes  ;  nous  avons  du  pain  en  abondance ,  ainsi 
qu'un  peu  d'huile,  et  l'on  va  jusqu'à  nous  offrir  des  intentions  de  messes. 
Nous  récitons  l'office  entier  en  cliœur  ;  le  soir  nous  chantons  les  Litanies 
et  les  Vêpres  aux  jours  de  fête  ;  soir  et  matin  nous  faisons  l'oraison 
mentale,  et  trois  fois  par  semaine  nous  nous  donnons  la  discipline.  Ainsi, 
grâce  à  Dieu,  nous  pouvons  observer  la  règle  aussi  bien  que  dans  notre 
Province.  L'excellent  gouverneur  et  tous  les  officiers  de  la  place  sont 
très- satisfaits,  parce  qu'ils  voient  que  nous  ne  nous  occupons  que  de  notre 
église  et  du  salut  des  âmes.  C'est  pourquoi,  s'ils  étaient  fort  relâchés 
dans  leurs  mœurs  avant  notre  arrivée,  ils  se  sont  soumis  maintenant  à 
une  très-bonne  règle  de  conduite.  Le  P.  Jean  de  JBassano  déploie  un 
zèle  infatigable,  le  P.  Antoine  Marie  de  Vérone  remplit  les  fonctions 
de  curé  et  prend  soin  des  âmes  ;  car  il  n'y  a  point  ici  d'autres  curés. 
J'espère  donc  que  notre  venue  en  ce  pays  a  été  déterminée  par  une  dis- 
position spéciale  de  la  Providence  (Lettre  manuscrite  du  23  avril  1C97).  » 
Tels  étaient  les  sentiments  de  celui  qui  dirigeait  cette  mission  séra- 
phique  naissante,  et  certes,  le  zèle  dont  brûlait  le  P.  Bérard  ne  pouvait 
se  borner  à  des  paroles.  C'est  lui  qu'on  voyait  se  livrer  sans  relâche  à  la 
prédication  dans  toutes  les  classes  de  la  population  et  en  profitant  de  toutes 
les  occasions  favorables,  d'un  côté  pour  garantir  les  catholiques  des  pièges 
des  schismatiques  et  pour  les  éloigner  du  vice,  et  de  l'autre,  pour  éclairer 
les  schismatiques,  en  leur  faisant  comprendre  la  nécessité  de  se  rattacher 
au  chef  suprême  de  la  chrétienté,  qui  est  le  Pontife  Romain.  C'est  lui 
qui  s'efforçait  de  prévenir  tous  les  périls,  de  soulager  toutes  les  misères  ; 
on  le  trouvait  dans  les  hôpitaux  soignant  avec  une  affection  maternelle 
les  pauvres  malades  et  leur  traçant  la  voie  du  ciel;  on  le  trouvait  dans 
les  écoles  fondées  par  nous  et  maintenues  tant  que  dura  la  mission,  en- 
seignant aux  enfants  avec  la  patience  la  plus  inaltérable  les  premiers 
rudiments  des  lettres;  on  le  trouvait  aussi  chez  les  grands  traitant  des 
affaires  importantes  pour  la  prospérité  du  pays.  Il  était,  en  un  mot, 
l'âme  de  cette  mission ,  et  ses  travaux  furent  couronnés  de  succès  par  le 
Seigneur  même  ici-bas;  car  il  eut  la  consolation  de  ramener  beaucoup 
d'hérétiques  dans  le  sein  de  l'Eglise.  Le  Père  Michel  Ange  de  Venise,  l'un 
des  compagnons  les  plus  fervents  du  P.  Bérard,  ne  brûlait  pas  d'un  zèle 
moins  ardent  pour  l'honneur  du  divin  maître.  Arrivé  au  Péloponnèse  en- 
core tout  jeune  et  ayant  obtenu  par  dispense   d'âge  les  pouvoirs  néces- 


—  333  — 

sai res  pour  exercer  le  ministère  sacré,  il  travailla  si  activement  à  con- 
vaincre les  scliismatiques  de  leurs  erreurs  qu'il  et  convertit  un  grand 
nombre.  Malheureusement  ses  forces  trahirent  son  zèle  et  décrûrent  sen- 
siblement jusqu'à  ce  que  le  pieux  missionnaire  dut  céder  à  la  violence  de 
la  maladie  qui  le  mena  au  tombeau  le  20  mai  1G9-1,  dans  sa  trente -deuxième 
année.  On  peut  dire  de  lui  en  vérité  :  consummatus  in  brevi,  explevit 
tempora  multa. 

Revenons- en  au  P.  Bérard  à  qui  était  confié  le  gouvernement  de  la  nou- 
velle mission.  Considérant  que  si,  par  suite  de  la  générosité  des  Vénitiens 
et  des  besoins  des  peuples,  les  hospices  se  multipliaient,  le  nombre  des 
Missionnaires  allait  au  contraire  décroissant,  parce  que  ce  climat  très-chaud 
auquel  ils  n'étaient  pas  accoutumés ,  détruisit  la  santé  de  ceux  qu'il  ne  tua 
point ,  l'excellent  religieux  prit  le  parti  le  plus  décisif  à  la  vérité ,  mais  en 
même  temps  le  plus  chanceux;  il  se  rendit  dans  sa  Province  afin  d'y  re- 
cruter de  nouveaux  Missionnaires  pour  sa  chère  Mission  du  Péloponnèse. 
Le  dessein  était  digne  de  lui  ;  tout  autre  se  serait  effrayé  à  la  seule  pensée 
de  s'exposer  de  nouveau  aux  risques  d'un  voyage  si  long  et  si  pénible,  tout 
autre  que  le  P.  Bérard,  qui,  arrivé  heureusement  à  Venise,  se  mit  avec  un 
zèle  incroyable  à  cliercher  autant  de  missionnaires  qu'il  put.  Les  relations 
qui  nous  sont  restées  sur  ces  événements  ne  nous  disent  pas  combien  de 
compagnons  de  son  apostolat  il  emmena  après  cette  seconde  course  ;  nous 
savons  seulement  qu'à  sou  retour  en  Grèce  le  voyage  se  fit  au  milieu  de 
mille  difiicultés ,  tant  parce  qu'il  eut  lieu  dans  de  grandes  chaleurs  de  l'été, 
que  parce  que  le  navire  qui  transportait  les  missionnaires  était  plein  de 
soldats.  Aussi  tous  succombèrent- ils  aux  fatigues  de  la  traversée  :  quatre 
d'entre  eux  passèrent  à  une  vie  meilleure  dans  le  court  espace  d'un  mois , 
et  notamment  le  zélé  Père  commissaire,  qui,  à  peine  arrivé,  ferma  les 
yeux  dans  l'hospice  de  Navarin,  le  16  juillet  1693.  Il  avait  été  précédé 
dans  la  tombe ,  la  veille  et  l'avant  veille,  par  les  Pères  Fulgence  d'Aviano 
et  Michel  de  Cittadella ,  et  y  fut  bientôt  suivi  par  le  Père  Paul  de  Gemona, 
qui  expira  le  6  août.  Ainsi  ces  trois  heureux  Missionnaires  eurent  à  peine 
posé  le  pied  sur  le  théâtre  de  leur  apostolat  qu'ils  obtinrent  l'éternelle 
récompense.  Dieu  se  contentant  de  leurs  saints  désirs. 

Quand  la  douloureuse  nouvelle  de  la  mort  du  P.  Bérard  d'Erbezzo  et  de 
trois  de  ses  compagnons  parvint  jusqu'à  la  province,  le  Très- Révérend 
Provincial  convoqua  le  Définitoire,  et  désigna  comme  commissaire  le 
P.  Illmniné  de  Val  di  Sole  susnommé,  homme  profondément  versé  dans  les 
sciences,  doué  d'éloquence  et  d'une  grande  habileté  pour  le  gouvernement, 
et,  ce  qui  était  plus  important,  très-zélé  pour  le  bien  des  câmcs  et  pour  la 
Règle  qu'il  avait  embrassée.  Ce  religieux,  comme  nous  l'avons  dit,  se 
trouvait  à  cette  époque  en  Morée,  où  il  avait  été  envoyé  officiellement  avec 
la  flotte  vénitienne  qui  était  à  chaque  instant  aux  prises  avec  les  Turcs. 


—  2>U  — 

Il  avcait  pour  mission  de  mettre  un  frein  à  la  lieence  de  la  soldatesque  en 
temps  de  paix,  et  de  subvenir,  dans  les  eombats ,  aux  besoins  spirituels  des 
blessés  et  des  moribonds  ;  les  souvenirs  qu'il  a  laissés  nous  le  montrent  non- 
seulement  exemplaire,  charitable  et  grand  zélateur  du  salut  des  âmes,  mais 
encore  animé  d'un  esprit  généreux  et  intrépide  ;  en  effet  on  le  vit  plus  d'une 
fois  à  la  tète  de  l'armée  en  face  de  l'ennemi,  comme  l'attestent  les  rapports 
officiels,  assistant  tous  les  religieux  tant  séculiers  que  réguliers  qui  se 
trouvaient  en  Morée ,  et  prêchant  sans  cesse  au  milieu  des  camps;  jamais 
il  ne  s'épargnait  quand  il  s'agissait  du  salut  des  soldats  soit  vénitiens  soit 
allemands.  Parmi  les  missionnaires  qui  résidèrent  dans  cette  Péninsule 
le  P.  Illuminé,  qui  avait  une  assez  grande  connaissance  de  la  langue 
française  et  de  la  langue  allemande,  fut  peut-être  celui  qui  ramena  dans 
le  sein  de  l'Eglise  catholique  un  plus  grand  nombre  d'hérétiques  et  de 
schismatiques.  Ce  fut  sous  son  gouvernement  (de  1693  à  1699)  que  s'éta- 
blit l'hospice  de  Corinthe,  qui  ne  fut  ensuite  plus  habité,  à  cause  de  sa 
situation  périlleuse  en  temps  de  guerre.  L'hospice  de  Zante  s'ouvrit  sous 
de  plus  heureux  auspices;  l'église  qui  en  dépendait  et  qui  fut  annexée  au 
Lazaret  nous  fut  léguée,  en  1695,  par  Anastase  Yignari,  prêtre  grec- uni, 
qui  l'avait  bâtie  à  ses  propres  frais  pour  l'avantage  des  insulaires  et 
spécialement  des  étrangers  du  rite  latin.  Cet  accroissement  du  nombre 
des  hospices  fit  naître  le  désir  de  fonder  en  ces  contrées  un  noviciat  où 
l'on  admettrait  déjeunes  indigènes.  Ce  projet  sourit  extrêmement  à  Marin 
Michieli,  procureur  général  du  Levant,  et  à  l'archevêque  de  Corfou, 
Mgr  Georges  Emo,  dont  les  lettres  font  beaucoup  d'honneur  à  notre  Ré- 
forme. Mais  il  ne  put  être  mis  à  exécution  ni  sous  le  gouvernement  du 
P.  Illuminé,  ni  sous  celui  des  Pères  Joseph  de  Gallio,  Lgolin  de  Rossano 
et  Etienne  de  Loreggia ,  ses  successeurs,  bien  qu'on  ait  ouvert  en  ce  temps 
là  les  deux  nouveaux  hospices  d'Argos  près  de  Romanie  et  de  Tine  dans 
l'archipel  grec.  C'est  seulement  en  1709,  où  le  digne  P.  Ugolin  de  Ras- 
sano  était  pour  la  seconde  fois  commissaire,  qu'il  fut  possible  d'ériger  une 
custodie  en  Morée  ,  grâce  à  la  vigilance  et  à  la  sollicitude  pastorale  du 
P.  Antoine  de  Passano,  ministre  Provincial.  Le  décret  sortit  du  Sanctuaire 
du  Désert  dans  les  lagunes  de  Venise,  à  la  date  du  3  mai  1709.  La  nou- 
velle custodie  comprenait  cinq  couvents  et  autant  d'hospices.  Ces  couvents 
étaient  ceux  de  :  lo  St  Antoine  de  Zante,  siège  du  noviciat  ;  2o  St  François 
de  Navarin-le-Neuf,  lieu  de  la  Profession;  3o  La  Très-Sainte  Annoncia- 
tion de  Napoli  de  Romanie;  lo  Notre  Dame  du  Carmel  de  Napoli  de 
Malvasia;  5o  S.  xVntoine  de  Castel-Nuovo  en  Dalmatie.  Les  hospices  étaient  : 
lo  celui  d'Arcadie,  2o  celui  d'Argos  (l'un  et  l'autre  dans  le  Péloponnèse), 
3o  celui  de  Tine  dans  l'archipel  grec,  4©  celui  de  St  Esprit  à  Cattaro, 
5o  celui  de  St  Antoine  à  Perasto  en  Dalmatie.  Le  premier  custode  charge 
du  gouvernement  fut  le  P.  Lecteur  Augustin  de  Yicence,  homme  savant. 


—  335  ■— 

prédicateur  de  grande  réputation,  poète  alors  très-goûté,  qui  publia  plu- 
sieurs ouvrages  fort  estimés  cfe  son  temps.  En  cette  circonstance  la  Pro- 
vince montra  encore  par  sa  conduite  combien  elle  aimait  la  nouvelle 
Custodie  et  combien  elle  avait  à  cœur  le  bien  des  âmes;  car  elle  s'em- 
pressa d'envoyer  à  la  mission  une  nouvelle  troupe  de  missionnaires  (pas 
moins  de  24),  dont  11  prêtres,  1  clerc,  6  frères  lais  profès,  et  10  tier- 
tiaires.  Les  prêtres  étaient,  outre  le  P.  Custode  susnommé,  Mathieu  de 
Vérone,  Jean  Chrysostome  de  Venise,  Donat  de  Peltre,  Fabien  de  G  alliera, 
Antoine  Marie  de  Sustinente,  Joseph  de  la  Pollina,  Maxime  de  Vulea- 
monica,  Bérard  de  Novata,  de  Vicence,  Baptiste  de  G  emona,  et  Louis  de 
Komano,  nommé  maître  des  novices  ;  ce  dernier,  étant  tombé  gravement 
malade  en  route,  retourna  dans  la  Province.  Le  clerc  s'appelait  Baptiste 
de  Ceneda.  Tous  ces  religieux  s'embarquèrent  pour  Zante  au  mois  de  sep- 
tembre de  la  même  année,  et  quand  il  y  fut  heureusement  arrivé,  le  Père 
Custode   en  écrivit  une   première  circulaire  le  23  octobre  1709. 

Comment  les  choses  ont  marché  depuis  ce  temps  là  jusqu'en  1715,  époque 
où  la  Custodie  fut  entièrement  détruite ,  si  l'on  y  a  admis  un  grand 
nombre  de  jeunes  gens  du  pays,  et  si  d'autres  religieux  y  ont  été  envoyés 
de  la  Province,  c'est  ce  qu'on  ignore  complètement  ;  car  les  decuments 
qui  nous  l'auraient  appris,  et  que  l'on  conservait  au  couvent  de  Komanie, 
ont  été  irréparablement  perdus  au  temps  de  la  guerre  ;  nous  savons  seu- 
lement qu'on  a  ouvert  en  1613  l'hospice  de  sainte  Justine  à  Corfou. 

Malheureusement  cette  Custodie,  à  l'accroissement  de  laquelle  notre 
Province  eut  une  si  grande  part,  fut  réduite  aux  dernières  extrémités, 
juste  au  moment  où  elle  paraissait  pouvoir  se  promettre  un  avenir  plus 
prospère.  En  effet,  par  le  traité  de  Carlowitz,  conclu  au  mois  de  jan- 
vier, 1099,  les  Vénitiens  étaient  bien  devenus  les  possesseurs  légitimes 
de  toute  la  Morée,  et  la  religion  catholique  y  était  de  plus  en  plus  flo- 
rissante ;  mais  les  Turcs  ne  pouvaient  se  résigner  à  une  pareille  perte, 
et  ils  cherchèrent  dès  lors  une  occasion  favorable  pour  les  attaquer  et 
pour  reprendre  les  conquêtes  faites  par  le  redoutable  Morosini.  La  guerre 
éclata  en  1711.  Le  premier  établissement  qui  tomba  fut  l'hospice  de  Tine, 
dont  les  religieux  eurent  la  vie  sauve  et  se  réfugièrent  dans  la  Péninsule. 
Un  sort  plus  funeste  était  réservé  à  ceux  de  Romanie.  Les  troupes  Otto- 
manes parurent  dès  le  9  juillet  dans  les  campagnes  d'Argos,  et  les  religieux 
prenant  précipitamment  la  fuite  se  retirèrent  dans  Romanie,  place  très- 
forte,  de  la  résistance  et  de  la  chute  de  laquelle  dépendait  le  salut  ou 
la  ruine  de  tout  le  Péloponnèse.  Ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  décrire  les 
combats  sanglants  que  se  livrèrent  les  braves  assiégés  et  les  assiégeants  ; 
il  suffit  pour  mon  objet  de  dire  que  cette  forteresse  fut  emportée  d'assaut 
par  les  Turcs.  Bans  ce  terrible  désastre  deux  de  nos  religieux  (les  Pères 
Bernard  de  Zante  et  zVrchange  de  Tine)  furent  jnassacrés  sur  la   place 


—  336  — 

d'armes  avec  rarchcvêquc  Mgr  Carlini  (Dominicain).  Les  autres  purent 
se  soustraire  au  carnage  par  la  fuite,  à  l'exception  du  frère  lai  Gorgon  de 
Gordigiano,  qui,  réduit  en  esclavage,  eut  à  souffrir  les  traitements  les  plus 
odieux  et  mourut  le  26  juin  de  l'année  suivante.  Cette  épouvantable  catas- 
trophe arriva  le  20  juillet  1714. 

Dès  ce  moment  la  Custodie  de  la  Morée  se  trouva  tout  à  fait  dissoute. 
Dans  le  court  laps  de  deux  ans  tous  les  hospices  de  la  Péninsule  étaient 
perdus,  les  religieux  étaient  dispersés  et  s'étaient  réfugiés  qui  à  Corfou, 
qui  directement  h  Venise.  Notre  province  compatissant  à  leur  sort  les 
accueillit  avec  affection;  elle  prit  comme  siens  les  deux  hospices  de  Corfou 
et  de  Zante,  ainsi  que  ceux  de  la  Dalmatie,  et  y  envoya,  sous  le  titre 
de  commissaire,  un  supérieur  qui  résidait  à  Corfou.  Le  traité  de  Pas 
sarowitz,  conclu  en  171S  entre  la  B.cpublique  et  la  Porte,  vint  ensuite 
dissiper  tout  espoir  de  rétablir  la  Custodie  dans  ce  malheureux  pays. 

ILES   IONIENNES. 

Quand  le  royaume  du  Péloponnèse  fut  retombé  au  pouvoir  des  Turcs  et 
que. la  Custodie  qu'on  venait  à  peine  d'y  établir  fut  détruite,  les  deux 
hospices  des  îles  Ioniennes,  savoir  celui  de  Ste  Justine  de  Corfou  et 
celui  de  St  Antoine  de  Zante,  restèrent,  comme  nous  l'avons  dit,  incor- 
porés à  la  province  Yénitienne  des  Observantins  réformés,  ainsi  que  les 
hospices  de  la  Dalmatie.  Bien  qu'il  ne  nous  soit  parvenu  que  peu  de  détails 
sur  les  hospices  de  Ste  Justine  et  de  St  Antoine,  ils  sont,  à  mon  avis,  trop 
intéressants  pour  être  omis  dans  l'histoire  des  missions  Pranciscaines. 

En  effet  la  ville  de  Corfou  eut  bientôt  à  expérimenter  la  bienfaisante 
influence  des  fils  de  St  François.  Assiégée  de  près  au  mois  d'août  171G 
par  l'armée  Ottomane,  que  tant  de  victoires  avaient  rendue  présomptueuse 
et  insolente,  et  ayant  perdu  malgré  une  résistance  opiniâtre  ses  boule- 
vards les  plus  importants  ,  elle  se  trouvait  réduite  à  un  état  tel  qu'il 
semblait  inévitable  qu'elle  se  rendit  aux  Turcs  qui  avaient  déjà  entre- 
pris l'escalade  de  ses  derniers  retranchements.  Dans  un  péril  si  imminent, 
un  fils  de  St  François  ,  après  avoir  mûri  son  dessein  dans  la  prière  et 
l'avoir  recommandé  à  Dieu,  sort  du  couvent,  respirant  une  ardeur  plus 
que  martiale  et  portant  le  crucifix  en  main;  comme  un  autre  Jean  de 
Capistran,  il  se  met  d'une  voix  énergique  et  avec  des  paroles  de  feu  à 
exhorter  les  habitants  consternés  et  les  soldats  en  fuite  à  placer  toute 
leur  confiance  dans  le  Dieu  des  batailles  et  dans  le  saint  évêque 
Spiridion,  protecteur  de  l'île;  il  leur  rappelle  qu'ils  combattent  pour  la 
religion,  pour  la  patrie,  pour  leurs  enfants,  pour  tout  ce  qu'ils  avaient 
au  monde  de  plus  cher  et  de  plus  précieux,  et  que  la  mort  subie  pour  une 
cause  si  noble  et  si  sainte  était  glorieuse  aux  yeux  des  hommes  et  méri- 
toire devant  le  Seigneur.  C'était  le  P.  Sigismond  de  Venise  (premier  corn- 


—  337   — 

missaire  de  ces  îles)  qui  ayant  réuni  autour  de  lui  par  son  éloquente 
allocution  quelques  Esclavons  et  quelques  Corcyriens,  et  se  faisant  leur 
capitaine,  courut  aussitôt  aux  bastions  de  la  cité,  là  où  la  mêlée  était 
la  plus  furieuse  ;  dressant  quelques  échelles  prises  à  l'instant  même  dans 
les  églises,  il  s'élança  le  premier  avec  une  héroïque  résolution  sur  le 
premier  talus  des  bastions,  et  ses  compagnons  l'y  suivirent.  Enflammés 
par  ses  paroles  (car  il  ne  cessa  de  prêcher  du  haut  des  bastions,  armé 
du  crucifix,  au  milieu  du  feu  le  plus  vif,  tant  que  la  victoire  ne  fut  pas 
assurée  aux  chrétiens)  et  secourus  à  temps  par  le  maréchal  Scholembourg, 
qui,  sorti  de  la  ville  à  la  tête  de  huit  cents  combattants,  prit  les  Turcs 
de  flanc ,  ils  ouvrirent  un  feu  bien  noui-ri  sur  l'ennemi  placé  au  pied  des 
murs;  les  Turcs,  ainsi  attaqués  de  plusieurs  côtés,  ne  purent  résister  au 
choc  des  chrétiens;  en  moins  d'une  demi- heure  ils  furent  contraints  d'aban- 
donner l'escarpe  avec  vingt  drapeaux,  en  laissant  deux  mille  morts  sur 
le  lieu  du  combat  et  en  prenant  précipitamment  la  fuite.  Cette  victoire 
signalée  et  si  contraire  à  toutes  les  prévisions  humaines  fut  remportée  le 
18  août  1716,  et  fut  attribuée  par  tout  le  monde  à  une  intervention 
miraculeuse  du  ciel.  En  mémoire  d'un  si  grand  événement,  on  conserve 
encore  aujourd'hui  avec  vénération  à  Venise  dans  la  cellule  du  P.  Gar- 
dien, et  renfermé  derrière  une  vitrine,  le  crucifix  avec  lequel  le  P.  Si- 
gismond  encouragea  les  soldats  et  mit  l'ennemi  en  déroute. 

Depuis  ce  temps  là  jusqu'en  1797,  où  les  républicains  Français  envahirent 
les  îles  Ioniennes  et  nous  en  expulsèrent,  les  détails  nous  manquent;  nous 
savons  seulement  que  nos  religieux  y  tenaient  des  classes  d'italien ,  de  grec 
et  de  latin,  et  que  le  plus  souvent,  sinon  toujours,  les  nôtres  occupaient 
différentes  chaires  au  séminaire  de  Corfou.  Nous  rappelons  entre  autres 
avec  respect  les  Pères  Constantin  et  Illuminé  de  Venise,  très-forts  hel- 
lénistes; le  Père  Adjuto  (aussi  de  Venise),  qui  pendant  un  grand  nombre 
d'années  enseigna  dans  ce  séminaire  le  grec  et  l'hébreu;  le  Père  Eusèbe 
de  Cittadella,  qui  y  professa  les  Dogmes,  et  composa  un  poëme  en  vers 
libres  contre  les  erreurs  de  Photius;  et  enfin  le  Père  Louis  de  Presina, 
homme  d'une  sainte  vie  et  mort  en  odeur  de  sainteté,  qui  en  ces  der- 
niers temps  fut  le  précepteur  de  plusieurs  personnages  et  entre  autres 
de  l'infortuné  Jean  Antoine  Capo  d'Istria,  jadis  maitre  de  la  Grèce.  Ce 
dernier,  bien  que  schismatique ,  s'en  souvenait  avec  affection  et  recon- 
naissance, et  dans  une  belle  lettre  datée  de  Lubiana,  où  il  assistait  au 
congrès  en  qualité  de  ministre  du  czar  de  Russie,  il  rappelait  les  années 
heureuses  pendant  lesquelles  il  avait  été  Télève  du  P.  Louis.  Qu'on  ajoute 
à  tous  ces  travaux  les  fatigues  d'un  ministère  assidu  au  tribunal  sacré  de 
la  pénitence,  le  soin  de  l'hôpital,  au  moins  à  Zante,  et  la  prédication  par 
laquelle  nos  religieux  entretenaient  chez  ces  peuples  la  vie  de  la  foi  et  les 
mettaient  à  même  de  découvrir  les  pièges  et  les  ruses  des  schismatiques. 

31 


—  33K  — 

Aussi  le  sénat  Vénitien  manifesta-t-il  plus  d'une  fois  restimc  qu'il  pro- 
fessait pour  les  Réformés,  par  suite  du  bien  considérable  qu'ils  opéraient 
dans  ces  îles;  c'est  ce  qu'on  vit  parliculièrement  en  1702,  quand  il  offrit 
à  notre  Province  huit  hospices  qui  avaient  appartenu  anciennement  aux 
Obscrvantins  de  la  Province  de  Candie,  puis  aux  Obscrvantins  de  St  Jé- 
rôme en  Dalmatie.  Toutefois  notre  Province  fut  forcée,  faute  de  sujets, 
à  en  accepter  seulement  deux ,  celui  de  Ste  Mai-ie  du  ïenedo  à  Corfou 
et  celui  de  Ste  Marie  à  Zante. 


II. 

Voyage  (VAlep  à  Antioche,  fait  an  mois  d'août  1861  par  le  P.  Perpétue 
Damonte  de  Castel  San-Pietro,  mineur  observantin^ ,  ex-professeur 
(Je  lamjue  italienne  au  collège  de  Terre- Sainte,  à  Alep. 

C'est  le  4  août  1861  que  finit  la  deuxième  année  scolaire  en  notre 
collège  internat  de  Terre- Sainte  à  Alep  par  une  distribution  solennelle  des 
couronnes  et  des  prix  aux  élèves  les  plus  recommandables  par  la  vivacité 
de  leur  esprit,  par  leur  application  et  par  leur  conduite.  On  avait  d'abord 
joué  deux  pièces  dramatiques,  l'une  en  italien,  c'était  le  Joseph  reconnu 
de  Métastase ,  l'autre  en  français ,  c'était  V Esther  de  Racine  ;  elles  furent 
débitées  par  les  pensionnaires  eux-mêmes  devant  une  assenïblée  nombreuse 

')  Voici  la  lettre  que  le  P.  Perpétue  avait  jointe  à  son  manuscrit  : 

Turin,  couvent  de  la  Consolata,  10  juillet  1 863. 

Tl\ÈS-Al. NIABLE  P.  MaRCELLIX  , 

Voyant  que  vous  accueillez  dans  vos  si  intéressantes  Annales  toutes  les  lettres 
et  tous  les  documents,  anciens  ou  nouveaux,  relatifs  aux  missionnaires  de  TOr- 
dre  des  Franciscains,  et  que  vous  y  insérez  les  voyages  de  nos  missionnaires 
qui  ont  eu  lieu  il  y  a  dix,  quinze  et  même  trois  cents  ans,  tels  que  celui  du 
P.  Castrucci  fait  en  4846  et  celui  du  Fr.  Marc  de  Nice  fait  en  1539,  que  vous 
venez  de  publier  [Annales,  Ì"  année,  2'  livraison,  et  3'  année,  2'  liv.l,  je  prends 
la  liberté  de  vous  envoyer  le  récit  du  voyage  que  j"ai  fait  en  4861  d'Alep  à  An- 
tioche, comme  Spécimen  d'un  ouvrage  que  je  suis  en  train  de  composer,  sous 
ce  titre  :  to  5v/ne  en  1859,  4860  etiSGi,  par  le  P.  Perpétue  Damonie,  Min.  Obs. 
Ayez,  je  vous  prie,  la  bonté  de  faire  paraître  ce  morceau  dans  vos  Annales, 
si  vous  le  jugez  convenable;  je  crois  qu'il  sera  lu  avec  plaisir  par  vos  abonnés. 

J'ai  recules  2'et3*livraisonsdela3°  année,  et  je  vous  en  remercie  infiniment. 
J'espère  recevoir  prochainement  les  4*  et  5*  livraisons,  où  je  trouverai  la  lettre 
que  je  vous  ai  écrite  le  25  mai  et  celle  que  je  vous  adresse  aujourd'hui. 

L'insertion  de  mes  articles  dans  vos  Annales  m'engagera  à  vous  envoyer  d'au- 
tres à  l'avenir. 

Je  vous  présente  mes  profonds  respects  et  me  redis 

Votre  très-dévoué  et  affectionné  confrère, 
P.  Perpétue  Damonte,  Min.  Obs. 


—  389  — 

et  choisie;  eu  effet,  les  pachas  civil  et  militaire ,  les  consuls  européens  et 
les  personnes  les  plus  distinguées  de  la  ville  y   assistaient^. 

Le  5  août  je  partis  d'Alep  avec  le  P.  Bernard  d'Orléans,  Directeur  du 
susdit  collège,  le  Fr.  Louis  de  St  Etienne  professeur  de  langue  française , 
le  Fr.  Célestin  d'Aquik,  dans  les  Abruzzes,  assistant,  et  MM.  Georges 
Agginri,  drogman,  Gabriel  et  Michel  Ilouri,  Nahum  Azza,  Achille  Mancini 
et  Diab  Abdulmessie,  élèves  nés  à  Antioche,  qui,  ayant  subi  leurs  examens 
avec  honneur,  venaient  avec  nous  à  Antioche  pour  y  passer  leurs  vacances 
d'automne  au  sein  de  leur  famille,  et  y  portaient  comme  un  noble  tiophée 
les  couronnes  et  les  prix  qu'ils  avaient  obtenus  au  collège.  A  notre  sortie 
d'Alep  nous  fûmes  accompagnés  un  bon  bout  de  chemin  par  les  premiers 
personnages  de  la  ville,  parmi  lesquels  on  distinguait  Mr  Vincent  Tom- 
massini,  consul  d'Italie ,  Mr  Nicolas  Marcopoli,  consul  d'Espagne  et  Mr  le 
marquis  Antoine  de  Ghantuz  Cubbe,  que  notre  départ  affligeait ,  parce 
qu'ils  pensaient  au  grand,  bien  que  nous  avions  fait  dans  ces  contrées,  en 
ouvrant  un  collège  pour  l'instruction  de  la  jeunesse.  Tous  nos  élèves 
d'Alep  vinrent  aussi  nous  escorter  à  cheval  avec  leurs  parents  jusqu'à  une 
distance  de  IS  ou  20  kilomètres,  et  ne  savaient  se  résigner  à  retourner  chez 
eux.  I>éjà  nous  entrions  dans  le  désert,  et  nos  jeunes  Alepins  ne  songeaient 
point  encore  à  nous  faire  leurs  derniers  adieux.  A  la  fin  il  fallut  bien  nous 
quitter  et  nous  séparer  pour  toujours  au  milieu  des  sanglots  et  des  lai'mes. 
Le  premier  jour  nous  nous  arrêtâmes  à  Atcath,  village  turc,  où  déchargeant 
nos  vivres  de  dessus  nos  mulets,  nous  fîmes  un  petit  repos.  Nous  dûmes 
ensuite  passer  toute  la  nuit  à  la  belle  étoile  près  de  la  maison  d'un  turc, 
couchés  par  terre  sur  une  couverture  que  nous  portions  avec  nous  et  qui 
nous  servait  le  jour  de  selle  pour  monter  à  eheval  et  la  nuit  de  lit  pour 
dormir.  Le  0  août  au  matin  nous  nous  mîmes  de  bonne  heure  en  route 
par  monts  et  par  vaux,  à  travers  les  rochers,  les  buissons  et  les  brous- 
sailles ,  et  nous  arrivâmes ,  après  trois  heures  de  marche ,  à  Tarmaniu, 
autre  village  turc,  limitrophe  à  l'ancien  domaine  des  croisés,  à  l'époque 
où  ils  s'étaient  établis  à  Jérusalem,  sous  le  chevaleresque  Godefroi  de 
Bouillon,  De  là  nous  entrâmes  dans  une  plaine  extrêmement  riante  qui 
était  entourée  comme  d'un  grand  amphithéâtre  de  collines  dépouillées  de 
toute  végétation,  au  pied  desquelles  se  trouvaient  dix  villages  dont  je  ne 
me  rappelle  pas  les  noms.  Au  milieu  de  cette  plaine  s'élève  Dana,  village 
plus  important  que  les  autres  dont  il  est  en  quelque  sorte  la  capitale; 
on  y  voit  encore  beaucoup  de  ruines  romaines,  et  entre  autres  un  bel  arc 
de  triomphe,  très-bien  conservé,  des  chapiteaux  de  colonnes  d'un  travail 
exquis  et  un  tombeau  bysantin. 

J'étais  émerveillé  de  voir  tant   de  centres  de  population,  au  milieu  de 

1)  Voir  la  1"  livr.  p.  58,  V  année,  des  Annales. 


—  340   — 

ces  déserts,  après  un  long  trajet  qui  ne  m'avait  présenté  que  des  rocs  et  des 
broussailles,  et  me  tournant  vers  mon  ami  le  P.  Bernard  :  Levate,  lui  dis-je, 
levate  oculos  vestros,  et  videte  reylones  quia  alba  simt  jam  ad  messem  {Levez 
les  yenx ,  et  voyez  tons  ces  champs  dt'jà  prêts  à  la  moisson  ;  S^  Jean,  4,  35). 
Oli  !  que  ne  nous  est-il  donné  de  pénétrer  dans  tous  ces  lieux,  d'y  élever 
la  voix  et  d'y  annoncer  Jésus- Christ.  Les  apôtres  ont  dû  certainement  l'y 
.prêcher  et  y  recueillir  une  moisson  abondante,  puisque  nous  y  rencontrons 
encore  à  chaque  pas  les  monuments  qui  l'attestent.  Comment  se  fait-il  donc 
que  ces  peuples  soient  ensevelis  dans  les  ténèbres  et  à  l'ombre  de  la 
mort  ?  Depuis  que  Mahomet  a  déployé  sa  bannière  dans  ces  malheureuses 
contrées,  il  n'y  reste  plus  de  vestiges  de  la  religion  chrétienne.  Hélas,  si 
l'Italie  et  la  France  n'envoient  pas  leurs  généreux  fils  y  rallumer  la  lumière 
de  l'Evangile,  qui  s'y  est  éteinte  depuis  trop  longtemps,  ces  peuples  demeu- 
reront à  jamais  plongés  dans  la  superstition  et  dans  l'erreur. 

Nous  marcliàmes  ensuite  dans  un  sentier  à  peine  frayé  entre  des  colli- 
nes couvertes  de  roches  et  absolument  nues,  et  je  cherchais  vainement 
à  ra'expliquer  à  la  suite  de  quel  cataclysme  il  avait  pu  arriver  que  ces 
pierres,  qui  ont  dû  jadis  se  trouver  revêtues  d'une  couche  épaisse  de 
terre,  soient  aujourd'hui  tellement  dénudées?  Car  il  n'est  pas  probable 
qu'elles  aient  pu  se  détacher  en  aussi  grande  quantité  de  la  charpente 
des  montagnes,  bien  qu'elles  soient  en  général  formées  d'une  couche  de 
pierre  calcaire,  blanchâtre  et  sonore  comme  la  craie. 

Le  long  de  la  vallée  qui  sépare  ces  collines  arides,  on  trouve  à  chaque 
pas  des  vestiges  d'antiques  monuments  et  des  restes  d'anciens  ermitages 
qui  prouvent  au  voyageur  qu'ils  ont  dû  servir  de  demeure  aux  anacho- 
rètes des  premiers  temps.  En  effet,  cette  vallée  s'appelle  encore  de  nos 
jours  la  vallée  des  Saints,  parce  que  beaucoup  d'anachorètes  y  ont  fait 
pénitence.  Antioche,  qui  n'en  est  pas  fort  éloignée,  qui  reçut  l'Evangile 
du  prince  des  apôtres  St  Pierre,  et  qui  à  cette  époque  comptait  plus  d'un 
million  d'habitants,  fournissait  un  grand  nombre  de  ces  pénitents.  Les 
premiers  chrétiens  convertis  à  la  foi  pratiquaient  à  la  lettre  les  maximes 
de  l'Evangile;  ils  fuyaient  le  bruit  des  cités  et  allaient  s'enfoncer  dans 
cette  solitude,  pour  entendre  de  plus  près  la  voix  du  Seigneur,  selon 
cette  parole  :  Bncam  eum  in  solitudine  et  loquar  ad  cor  ejîis  {je  le  con- 
duirai dans  la  solitude  et  je  parlerai  à  son  cœur).  ParDii  ces  antiques 
eimitages  le  plus  célèbre  fut  celui  de  St  Siméon  Stylite,  qui,  comme  nous 
l'apprend  l'histoire  ecclésiastique,  vécut  si  longtemps  au  haut  d'une  colonne. 
Une  tradition  constante  même  chez  les  Turcs  désigne  encore  aujourd'hui 
un  lieu  appelé  Mar  Simon  comme  celui  où  demeura  le  grand  pénitent. 
On  y  a  érigé  autrefois  une  magnifique  église  de  style  grec,  dont  l'on 
voit  encore  les  restes.  Je  suis  heureux  de  pouvoir  à  ce  propos  citer  le 
nom  du  llévércndissime  Père  Bonavcnture  de  Solerò,   Custode  de  Terre- 


—  341   — 

Sainte,  qui,  dans  une  lettre  du  17  décembre  ISGO  adressée  au  ministre 
général,  disait  en  parlant  de  cette  église  :  «  Il  en  reste  encore  intactes 
les  arcades  du  parvis,  de  deux  grandes  chapelles  latérales  et  du  chœur. 
Mais  la  façade  est  entièrement  tombée,  et  les  ruines  en  sont  mêlées  aux 
débris  des  colonnes.  Néanmoins  au  milieu  de  l'église  et  sous  la  coupole 
on  remarque  un  grand  bloc,  qui  paraît  avoir  été  la  base  d'une  haute 
colonne;  on  peut  donc  conjecturer  que  c'est  sur  cette  colonne  que  d'après 
la  tradition  le  saint  a  passé  tant  d'années ,  ou  du  moins  ,  sur  une 
colonne  semblable,  en  souvenir  de  laquelle  la  première  avait  été  élevée^.  « 

A  une  certaine  distance  on  trouve  les  ruines  d'un  monastère  appelé 
par  les  Turcs  Ber-el-Banat  (couvent  de  femmes),  dont  l'origine  remonte 
jusqu'aux  temps  de  l'empire  grec,  comme  on  peut  le  conclure  de  quel- 
ques inscriptions  gravées  sur  la  pierre  en  langue  grecque.  On  voit  encore 
les  cellules  et  les  cloîtres  du  préau,  où  les  Kurdes  vont  maintenant  se 
cacher  pour  assassiner  les  infortunés  voyageurs  que  leur  mauvaise  étoile 
fait  passer  par  là. 

Le  6  vers  midi  nous  nous  trouvâmes  à  lenisager,  village  situé  sur  les 
bords  d'une  rivière  dont  les  eaux  limpides  laissaient  apercevoir  beaucoup 
de  tortues  au  fond,  où  frétillaient  aussi  toutes  sortes  de  poissons.  Il  y 
avait  là  autrefois  une  station  militaire  de  l'empire  Ottoman,  aujoui'd'hui 
à  moitié  en  ruine.  Après  nous  y  être  reposés  quelque  temps  et  avoir 
pris  un  peu  de  nourriture,  nous  nous  remîmes  en  route,  et  nous  arri- 
vâmes le  soir  à  Kerem-Kalas,  village  turc  de  près  de  300  habitants,  situé 
•  au  pied  d'un  immense  cône  de  terre  construit  comme  une  pyramide.  On 
rencontre  un  grand  nombre  de  ces  cônes  artificiels  dans  la  plaine  des 
Turcomans  ;  et  l'opinion  la  plus  accréditée  est  qu'ils  ont  dû  servir,  sous 
le  règne  des  Séleucides,  de  tombeaux  aux  rois  ou  aux  guerriers  les  plus 
illustres,  de  même  que  les  pyramides  d'Egypte  (sauf  l'avis  de  ceux  qid 
les  regardent  comme  de  vastes  greniers)  servaient  de  tombeaux  aux  rois 
Egyptiens,  avec  cette  différence  que  ces  dernières  sont  en  pierre  de  taille, 
tandis  que  les  premiers  ne  consistent  qu'en  terre  amoncelée. 

Sur  le  cône  qui  domine  Kerem  s'élève  encore  une  petite  forteresse  dont 
les  tours  crénelées  ont  résisté  en  partie  aux  injures  des  saisons  et  au  choc 
désastreux  des  siècles.  Comme  d'ailleurs  il  n'y  a  point  là  d'auberges  sem- 
blables à  celles  d'Europe,  plutôt  que  de  passer  la  nuit  dans  une  maison  tur- 
que, étendus  sur  une  natte  de  joncs  envahie  par  des  milliers  d'insectes  de 
toutes  espèces,  nous  préférâmes  chercher  un  sommeil  tranquille  dans  un 
jardin    à  l'ombre  d'un  figuier  près  duquel  coulait  un  ruisseau   limpide. 

La    lune   réfléchissait  encore  ses   rayons  quand  ,  montés  à  cheval  le  7 

au  matin,  nous   descendîmes  dans    une    plaine   extrêmement  riante,    où, 

après  avoir  marché  deux  heures,  nous  entendîmes  des  coups  de  fusil,  des 

roulements  des  tambours,    des  fanfares,  des  cris  confus  et  des  bruits  de 

*)  Voir  les. 4 nno/cs,  1"  année,  3°livr.  p.  171. 


—  U'Z  — 

toute  sorte,  ilout  il  était  ditlleilc  de  deviner  la  cause.  Nous  nous  atten- 
dîmes d'abord  à  une  attaque  des  Kurdes,  et  prenant  nos  armes,  nous 
nous  tinmes  prêts  à  nous  défendre.  Mais  nous  ne  lardâmes  point  à  recon- 
naître notre  erreur,  quand  nous  sûmes  que  c'étaient  les  parents  et  les 
amis  de  mes  élèves  d'Antioche  lesquels  venaient  à  leur  rencontre  après  une 
longue  absence  afin  de  les  embrasser  avec  le  cérémonial  d'usage.  Ils 
étaient  accompagnés  de  M.  Broueliicr,  consul  de  Trauce,  de  M.  Abdalla, 
vice-consul  d'Italie,  avec  leurs  cavas  et  leurs  janissaires,  et  un  peloton 
de  cavaliers  armés  de  longues  lances,  qui  pour  montrer  leur  joie  faisaient 
caracoler  leurs  chevaux  fougueux  sur  cette  plaine  et  autour  de  la  caravane, 
pendant  que ,  marchant  à  pas  lents,  elle  continuait  à  s'avancer  vers  l'an- 
tique cité  d'Antioche.  Kous  passâmes  YOronte  sur  un  pont  construit  en 
belles  pierres  de  taille  et  appelé  Gezer-el-Hadit,  c'est-à-dire  Pont  de  fer, 
à  cause  de  deux  portes  en  fer  qui  ferment  l'entrée  de  deux  tours  pla- 
cées à  chaque  extrémité.  Vers  midi  nous  arrivâmes  à  Bab-el-Bulos  (porte 
de  St  Paul),  qui  était  autrefois  l'une  des  principales  entrées  de  la  ville 
d'Antioche,  et  là  les  exclamations,  les  cris  de  joie,  les  témoignages 
d'alfection  redoublèrent  de  plus  belle;  quant  à  moi,  qui  ne  comprenais 
point  la  langue  de  ces  braves  gens,  j'avais  l'air  de  prendre  part  à  leur 
allégresse,   et  au  fait  j'y  prenais  part  le  mieux  que  je  pouvais. 

Le  long  du  chemin  se  tenaient  ça  et  là  des  troupes  de  jeunes  gens  et 
de  jeunes  filles,  dont  quelques-unes  jetaient  des  fleurs  sur  le  cortège  qui 
passait  au  milieu  d'elles;  d'autres  nous  arrosaient  d'eau  parfumée,  ou 
nous  encensaient  avec  des  encensoirs  d'argent,  ou  chantaient  des  poésies 
arabes;  d'autres  enfin  faisaient  entendre  un  gazouillement  qu'on  eût  pris 
pour  celui  de  nos  pigeons  d'Italie.  Quand  nos  jeunes  gens  que  je  con- 
duisais furent  ainsi  arrivés  à  la  demeure  de  leur  famille,  leurs  pères 
tuèrent  deux  Haruff  (moutons)  à  leurs  pieds  sous  leurs  propres  yeux, 
pour  leur  prouver  combien  ils  étaient  heureux  de  les  revoir  et  combien 
ils  désiraient  leur  préparer  un  bon  repas.  Mais  ce  qui  leur  parut  une  mani- 
festation extraordinaire  d'affection  me  fit  frémir,  en  voyant  tuer  ainsi  sous 
mes  yeux  deux  pauvres  animaux.  Tel  est  le  cérémonial  avec  lequel  on 
reçoit  aujourd'hid  encore  à  Antioche  les  parents  et  les  amis  qui  revien- 
nent d'un  pays  éloigné,  ou  qui  ont  demeuré  longtemps  hors  de  chez 
eux.  Ce  sont  des  usages  qui  remontent  jusqu'aux  temps  d'Antiochus, 
auquel  on  faisait  une  réception  pareille,  quand  il  entrait  dans  cette  viUe 
ou  se  rendait  à  sa  résidence  de  Daphne'. 

Antioche  (aujourd'hui    Antakich)   passait    à  une   certaine  époque   pour 

')  Daphne  était  un  lieu  de  voluptés  et  dedélicesà  cinq  milles  d'Antioche,  où 
Séleucus  avait  planté  un  jardin  superbe,  au  milieu  duquel  s'élevait  un  temple 
d'Apollon  et  de  Diane.  La  dissolution  toujours  croissante  qui  y  régnait  avait 
rendu  ce  lieu  tellement  infante  que  pour  exprimer  le  genre  de  vie  le  plus  lubri- 
que on  disait  :  \ix>re  comme  à  Daphne. 


—  843  — 

être  plus  grande  que  Rome  même  ;  mais  à  présent  son  enceinte  n'est  plus 
que  d'un  mille.  Son  climat  est  toujours  doux  et  riant,  comme  douces  et 
riantes  sont  toujours  ses  pittoresques  collines  <ii  ses  vallées  capricieuses, 
tout  à  fait  ressemblantes  à  celles  qui  sont  décrites  dans  les  Nuits  Aral/es 
sous  des  couleurs  si  séduisantes.  Quant  à  l'antiquité  de  cette  ville,  je  ne  vous 
rappellerai  pas,  cher  lecteur,  que  Cicéron,  défendant  son  maître  Arcliias, 
traçait  un  magnifique  éloge  d'Antioche,  qui  lui  avait  donné  le  jour,  et  que 
l'illustre  orateur  appelait  «  une  noble  terre,  une  ville  depuis  longtemps 
célèbre  et  opulente,  où  l'on  trouvait  en  très-grand  nombre  les  hommes 
les  plus  instruits  et  où  fleurissaient  les  lettres  et  les  arts^  «  Mais  je  vous 
certifierai  qu'il  y  a  peu  de  lieux  plus  dignes  de  la  curiosité  du  voyageur 
éclairé  et  permettant  plus  d'intéressantes  recherches  à  l'historien  et  à 
l'archéologue.  Aujourd'hui  le  soleil  d'Antioche  est  couché,  et  les  descen- 
dants de  ce  peuple,  qui  dominait  autrefois  sur  toute  l'Asie  occidentale, 
errent  ça  et  là  abrutis  par  l'ignorance  et  la  servitude;  ils  paissent  indiffé- 
remment leurs  troupeaux  sur  le  tombeau  d'Antigone  et  sur  le  moment 
d'Alexandre-le-Grand.  Antioche  n'a  plus  2m  nom  illmtre,  elle  n'est  plus 
fameuse  imr  raille  choses  magnifiques,  suivant  l'expression  du  grand  poèt 
épique  de  l'Italie. 

On  ta  vu  y  disparaître  les  trônes  des  Antiochus,  des  Séleueides  et  des 
Macédoniens,  et  les  habitants  d'Antioche  ne  pensent  même  pas  à  deman- 
der si  Archias  et  Chrysostome  sont  nés  dans  leurs  murs.  On  n'y  trouve 
pas  un  lycée,  pas  un  gymnase,  pas  une  école  quelconque,  pas  un  maître 
qui  leur  apprenne  la  gloire  de  leurs  ancêtres.  Si  l'Italie  n'avait  pas  con- 
servé la  mémoire  des  anciens  écrivains  de  ce  pays  plein  de  mystères, 
on  ne  saurait  plus  rien  de  son  passé. 

Le  beau  ciel  de  Syrie  n'inspire  plus  ni  chantres,  ni  musiciens,  ni  poètes, 
et  une  même  nuit  couvre  de  ses  ombres  TOronte  et  l'Euphrate,  le  Tigre 
et  le  Jourdain.  Et  cependant  on  sait  que  dans  les  temps  reculés  on  y 
cultivait  beaucoup  la  musique,  et  Juvénal  dit  positivement  dans  sa  troisième 
satire  que  VOronte  de  Syrie,  en  se  dégorgeant  dans  le  Tibre,  porta  en 
Italie  une  nouvelle  langue  et  de  nouveaux  usages,  et  qu'il  y  introduisit 
la  cithare  aux  cordes  obliques  et  des  timbales  étrangères^.  Aussi  Tite-Live 
dit-il  (liv.  37),  après  avoir  raconté  la  guerre  des  Romains  contre  le  roi 
Antiochus,  qu'on  commença  dès  lors  à  voir  à  Rome  un  grand  nombre  de 
joueuses  d'instruments,  et  à  introduire  dans  les  festins  des  concerts  de 
musique.  Voilà  comment  Parménion,  au  rapport  de  Quinte- Curce,  écrivait 

*)  Cicero,  Orat.  pro  Arcliiâ  :  Antiociiid  natus,  loco  nobili,   celebri  quondam 
urbe  et  copiosa,  aique  erudidssimis  ìiominibns,  liberalissimisque  studiis  affluenti. 
2)  Jam  pridem  Syrus  in  Tiberim  defluxit  Orontes, 

Et  linguara,  et  mores,  et  cum  tibicine  chordas 
Obliquas,  nec  non  gentilia  tympana  secum. 

Juv.  5a^  3.  V.  62. 


—  344  — 

il  Alexandre,  après  avoir  pris  Damas  ,  qu'il  j  avait  trouve  plus  de  300  chan- 
teuses, qui  étaient  entretenues  par  Darius. 

Mais  revenons  à  Antioche.  Quand  on  entre  dans  hi  ville  du  côté  de  Bab- 
el-Bi(1os  (porte  S.  Paid),  on  remarque  que  cette  porte  a  la  forme  d'un 
arc  de  triomphe  ;  mais  clic  est  actuellement  entourée  de  buissons  et  do 
broussailles  qui  en  encombrent  en  grande  partie  le  passage.  On  l'appelle 
porte  de  S.  Paul ,  parce  que  le  grand  apôtre  des  nations  y  demeura  un 
an,  après  avoir  converti  à  la  foi  la  plupart  des  habitants,  qui  érigèrent 
en  son  honneur  cet  arc  de  triomphe,  et  se  nommèrent  les  premiers  C/iré- 
tieiis^  ;  c'est  pourquoi  Antioche  est  si  souvent  mentionnée  dans  les  Actes 
des  Apôtres. 

Au  delà  de  cette  entrée  on  suit  pendant  deux  heures  une  route  pavée 
à  la  manière  Romaine  et  flanquée  des  deux  côtés  de  toutes  sortes  d'im- 
posantes ruines  qui  prouvent  l'étendue  que  devait  avoir  autrefois  la  cité. 
On  ne  voit  de  toutes  parts  que  des  colonnes  brisées,  des  chapiteaux  tron- 
qués, des  pierres  sépulcrales,  des  obélisques,  des  puits,  des  citernes,  et  les 
fondations  des  magnifiques  palais  et  des  somptueuses  demeures  des  princes 
d'Antioche.  Cette  partie  de  l'ancien  emplacement  de  la  ville  peut  avoir  en- 
viron neuf  kilomètres  de  longueur  sur  quatre  de  largeur.  Sur  la  crête  de  la 
montagne  qui  se  trouve  au  sud  de  la  ville,  on  aperçoit  la  grande  muraille 
crénelée  que  les  croisés  ont  construite  sous  le  gouvernement  de  Boëmond, 
prince  de  Tarente,  d'origine  normande,  de  ce  Boëmond  dont  le  Tasse  parle 
dans  la  Jérumlem  délhrée  quand  il  dit  :  "  Voyez  en  Baudouin  un  homme 
avide,  qui  aspire  avec  ardeur  aux  grandeurs  humaines;  voyez  Boëmond 
jeter  profondément  les  bases  de  son  nouveau  royaume  d'Antioche^.  «  Au 
nord  de  cette  grande  muraille  d'enceinte  coule  l'Oronte  qui,  formant  une 
ligne  presque  parallèle  aux  fortifications,  baigne  les  remparts  d'Antioche. 
C'est  encore  un  nom  fameux  que  celui  de  VOronte.  Ce  fleuve  prend  sa 
source  entre  le  Liban  et  l'Antiliban  près  d'Héliopolis  (ville  du  soleil)  con- 
nue sous  le  nom  de  Balbek,  première  ville  de  Célésyrie,  comme  l'atteste 
Pline  :  In  ora  amuis  Orontes  nafus  Inter  JAhanum  et  Antililjanim  jiixta 
Heliopolm'^.  Il  descend  dans  les  vallées  profondes  de  la  Célésyrie,  traverse 
la  plaine  des  Turcomans  et  forme  un  petit  lac,  long  de  vingt  kilomètres 
et  large  de  quinze,  dans  les  environs  d'Antioche  dont  il  prend  le  nom. 
De  là  rasant  les  murs  de  cette  ville,  il  passa  à  Svédie,  et  se  jette  dans 
la  mediterranee.  {A  continuer'). 

'I  Ita  ut  cognominarentur  primùm  Antiochiœ  discipuli  Chrisliani.  Act.  Ar. 
11-26. 

2)  Ma  vede  in  Baldovin  cupido  ingegno 
Che  air  umane  grandezze  intento  aspira, 
E  fondar  Boemondo  al  nuovo  regno 

Suo  d'Antiochia  alti  principii  mira. 
Voir  aussi  Les  Lombards  à  la  première  croisade,  par  Thomas  Grossi. 

3)  Il  ne  faut  pas  confondre  cette  lîéliopolis  avec  celle  d'Egypte  située  près  du 
Grand  Caire.  Les  noms  de  Balbck  et  d'Héliopolis  sont  des  mots  de  langues  dilTé- 
rentes  qui  ont  à  peu  près  la  même  signification.  Les  anciens  habitants  de  Balbek 
adoraient  solennellement  le  soleil  sous  le  nom  de  Baal  :  Balbek  signifie  vallée  de 
Baal;  et  ceux  d'Héliopolis  l'adoraient  sous  le  nom  de  Jupiter  Héliopolilain. 


AMALES    DES    MISSIONS    FRANCISCAIÎVES 


PEEMIEEE   PARTIE. 

HiSTOii^E    AisrciEisrisrE. 


PEKSE.     . 

Bu  fameux  Vieux  de  la  Montagne  et  de  quelques  relations  des 
Missions  Franciscaines  qui  parlent  de  ce  j^ersonnage. 

1280. 

Ayant  dans  la  livraison  précédente  parlé  des  Assassins,  nous 
croyons  utile  d'ajouter  ici  quelques  mots  sur  le  célèbre  Vieux 
DE  LA  Montagne,  leur  chef,  qui  au  temps  des  Cioisades  fit  tant 
de  bruit  dans  le  monde. 

Entre  les  diverses  sectes  qui  divisaient  Fislamisme ,  et  parmi 
lesquelles  la  politique  et  l'engouement  ou  plutôt  le  fanatisme 
pour  un  individu  se  mêlaient  au  dogme ,  on  vit  celle  d'Abdallah 
acquérir  une  tiès-grande  puissance.  Ce  chef,  au  lieu  de  combattre 
ouvertement  le  califat,  s'entoura  des  ombres  du  mystère  et  établit 
une  société  secrète  qui  professait  des  doctrines  hétérodoxes,  avec 
l'intention  de  faire  tomber  Ommiades  et  Abassides,  afin  de  soute- 
nir les  prétentions  de  Mohammed,  fils  d'Ismaïl,  issu  du  Prophète 
du  côté  de  Eatime.  Ses  partisans  parvinrent  en  effet  à  tirer  de 
prison  Obeidallah  Medi,  regardé  comme  descendant  d'Ismael;  ils 
l'élevèrent  sur  le  trône  à  Maadia,  puis  au  Caire,  soumettant  de  la 
sorte  l'Egypte  aux  Eatimites.  Ceux-ci  par  reconnaissance  se  décla- 
rèrent dès  lors  pour  la  secte  d'Abdallah,  et  elle  put  en  consé- 
quence tenir  tous  les  lundis  et  mercredis  les  réunions  de  la 
SAGESSE,  présidées  par  le  missionnaire  suprême.  On  lui  construi- 
sit donc  un  vaste  palais,  qu'on  garnit  de  livres  et  d'instruments 
de  matliématique,  de  maîtres,  de  serviteurs,  et  d'un  trésor  de 
deux  cent  cinquante- sept  milles  sequins  au  moins,   destinés  à 

32 


^  34-6  — 

pourvoir  aux  dépenses  et  à  l'instruction.  Chacun  y  avait  un  libre 
accès  et  y  trouvait  les  moyens  d'écrire;  on  réservait  même  une 
place  aux  femmes  dans  des  logements  à  part. 

Les  adeptes  passaient  à  la  haute  science  par  neuf  degrés.  Dans 
le  premier,  le  plus  long  et  le  plus  ardu,  on  inspirait  au  novice 
une  confiance  illimitée  dans  le  Missionnaire  suprême,  en  le 
luisant  aspirer  à  la  connaissance  de  la  doctrine,  qu'on  ne  lui 
communiquait  néanmoins  que  quand  il  avait  juré  de  faire  et  de 
croire  tout  ce  qui  lui  serait  ordonné.  Après  cela,  il  entrait  dans 
le  second  degré,  où  on  lui  inculquait  la  foi  aux  imans,  comme 
seuls  successeurs  légitimes  du  prophète  et  dépositaires  de  l'en- 
seignement vrai.  Arrivé  an  troisième,  il  apprenait  la  science  du 
nombre  sept,  nombre  mystique  et  sacré  des  cieux,  des  planètes, 
des  continents,  des  mers,  des  bons  conseils,  des  couleurs,  des  mé- 
taux, ainsi  que  des  imans,  qui  étaient  Ali,  Hasan,  Hoséin,  Seino- 
Inbadin,  Mohammed-el  Bakir,  Giafer,  Sadik-Ismaël.  Dans  le  qua- 
trième degré,  on  lui  enseignait  comment,  à  Torigine  des  choses. 
Dieu  avait  envoyé  sept  législateurs  parlant,  chacun  d'eux  per- 
fectionnant la  doctrine  du  précédent;  ils  furent  remplacés  par 
sept  lieutenants,  qui  s'appelèrent  muets,  parce  qu'ils  ne  se  firent 
pas  publiquement  connaître.  Les  premiers  sont  Adam,  Noé, 
Abraham,  Moïse,  le  Christ,  Mahomet  et  Ismnël,  fils  de  Giafer; 
les  seconds,  Seth,  Sem,  Ismael,  fils  d'Agar,  Aaron,  Siméon,  Ali 
et  Mohammed,  fils  d'Ismael.  Dans  le  degré  suivant  on  expliquait 
que  chaque  prophète  formait  douze  apôtres  chargés  de  propager 
sa  doctrine.  Dans  le  sixième  degré  on  commençait  à  exposer  les 
dogmes  de  la  secte,  et  principalement  la  nécessité,  de  subordon- 
ner LA  LÉGISLATION  RELIGIEUSE  POSITIVE  A  LA  PHILOSOPHIE  GÉNÉ- 
RALE ET  LA  FOI  AU  RAISONNEMENT.  Bien  couvaincu  de  ces  prin- 
cipes, l'adepte  montait  au  septième  degré,  où  on  lui  développait 
la  doctrine  de  l'unité,  perfectionnée  par  les  œuvres  des  sages. 
Quand  on  l'admettait  au  huitième  degré,  on  l'instruisait  sur  la 
religion  positive,  des  doctrines  de  laquelle  on  avait  jeté  en  lui  la 
base  par  l'enseignement  antérieur,  de  sorte  qu'on  pouvait  dès 
lors  lui  démontrer  sans  inconvénient  qu'iL  n'est  besoin  ni  de 

DIEU    ni    des    PKOPHÈTES    ET    QUE    LA   MORALITÉ  DES  ACTIONS,  DE 
MÊME   QUE   LEUR  RÉMUNÉRATION   APRES  LA  MORT  SONT  DES  RÊVES. 

On  le  disposait  ainsi  à  s'élever  au  neuvième  degré,  où,  une  fois 
convaincu  du  svmbolc  de  la  secte  :  rien  n'est  vrai,  tout  est 


—  31-7  — 

PERMIS,  Fadepte  n'était  plus  employé  par  les  chefs  que  comme 
un  aveuole  instrument  de  leurs  desseins. 

Du  Caire  les  sectaires  s'étaient  déjà  répandus  et  multipliés  de 
toutes  parts,  lorsqu'ils  se  réunirent  et  se  fortifièrent  encore  sous 
Assan-Sabbah.  Cet  homme,  natif  du  Korasan,  avait  reçu  une 
éducation  soignée;  n'ayant  point  trouvé  à  la  cour  de  Malek-Sciù 
les  grands  honneurs  qu'il  pensait  mériter,  il  se  jeta  dans  le  parti 
des  Fatimites,  s'attacha  à  la  secte  des  Ismaélites,  et  s'y  assura 
une  faveur  telle  qu'il  ne  craignait  pas  de  prêcher  en  son  propre 
nom  des  doctrines  assez  nouvelles.  Mais  les  honneurs  qu'il  obtint 
à  la  cour  de  Mostan-Serbillah,  calife  du  Caire,  lui  suscitèrent  des 
envieux  qui  le  firent  mettre  sur  un  navire  pour  le  conduire  au 
loin  en  exil.  En  cette  circonstance  une  tempête  terrible  s'élève 
sur  la  mer,  tous  les  passagers  s'épouvantent;  seul,  Assan-Sabbah 
reste  tranquille  :  »  le  Seigneur,  s'écrie-t-il,  m'a  promis  qu'il  ne 
m'arriverait  aucun  mal!  //  La  tempête  calmée,  on  regarda  l'évé- 
nement comme  miraculeux,  et  tous  ceux  qui  étaient  sur  le  navire 
devinrent  les  prosélytes  de  l'imposteur.  Il  parcourut  ensuite  la 
Perse  en  précisant,  jusqu'à  ce  qu'il  s'établit  sur  le  rocher  d'Ala- 
mut  (le  nid  du  Vautour),  aux  confins  montueux  de  l'Izak  et  du 
Dilem.  Là  il  ne  montra  d'abord  point  d'autre  intention  que 
d'étendre  les  domaines  du  Calife  du  Caire;  ma^'s  songeant  bien- 
tôt à  accroître  sa  propre  puissance,  il  resserra  les  liens  qui  unis- 
saient les  Ismaélites  et  joignit  aux  deux  classes  (les  JDaai  ou 
maîtres,  et  les  Refik  ou  prosélytes)  qu'ils  formaient,  une  troisième 
classe  dont  les  membres  devaient  ignorer  les  secrets  impies  de 
la  secte  et  obéir  aveuglément;  on  les  appelait  Fedawîe,  c'est-à- 
dire  se  sacrifiant. 

Le  grand  maître,  appelé  Seigneur  ou  ViErx  de  la  Montagne 
(Sceik-al-Gebal)  ne  devait  pas  être  un  prince  héréditaire,  mais  le 
chef  d'une  association;  il  était  secondé  par  les  grands  prieurs 
[Daail-Kekir),  ses  vicaires  ou  lieutenants  dans  les  provinces  de 
Gabal,  Kuistan  et  Syrie,  sur  lesquels  il  exerçait  sa  domination. 
C'est  d'eux  que  dépendaient  les  Daai  et  les  Refik  des  différents 
degrés;  venaient"^  ensuite  les  Fedawîe  ou  fidèles,  vêtus  de  blanc, 
avec  des  turbans  et  des  ceintures  rouges,  qui  se  tenaient  autour 
du  grand-maître  pour  le  défendre  ou  le  venger.  Après  le  Fedaivie 
on  voyait  encore,  parait-il,  des  aspirants,  on  pourrait  dire  des 
candidats,  qui  portaient  le  nom  de  Laszich. 


—  348  — 

Au  milieu  des  domaines  du  Vieux  de  la  Montagne  s^éten- 
daient  des  jardins  délicieux,  d'une  richesse  tout  orientale,  pleins 
d'arbres,  de  ileurs,  de  fruits,  de  kiosques,  où  l'on  avait  prodigué 
l'or,  la  soie,  les  tapis,  les  coussins  moelleux,  et  peuplés  des  plus 
belles  jeunes  filles  du  monde.  Le  jeune  homme  dont  on  voulait 
faire  un  Fedaîvie,  enivré  d'abord  par  des  liqueurs  opiacées,  était 
ensuite  transporté  dans  ces  jardins,  où,  à  son  réveil,  il  trouvait 
les  séductions  les  plus  variées  et  mille  enchantements  propres  à 
lui  faire  penser  qu'il  avait  été  enlevé  dans  le  voluptueux  paradis 
prorais  par  le  Prophète.  Quand,  après  avoir  assouvi  ses  désirs  et 
épuisé  ses  forces  dans  les  transports  de  l'ivresse,  ses  sens  com- 
mençaient à  se  calmer,  il  se  réveillait  dans  sa  première  chambre, 
ajant  près  de  lui  le  Vieux  de  la  Montagne,  qui  l'avertissait 
qu'il  ne  l'avait  point  quitté  d'une  minute,  mais  qu'il  lui  avait 
donné  un  avant  goût  du  Paradis,  afin  de  lui  faire  sentir  quelles 
délices  étaient  réservées  à  ceux  qui  sacrifiaient  leur  vie  pour  obéir 
à  leur  chef.  Aussi  ne  saurait-on  croire  avec  quel  fanatisme  les 
Musulmans  pratiquaient  cette  religion  d'obéissance  qu'ils  profes- 
saient à  l'égard  de  leurs  supérieurs  :  honneur,  tourments,  vie, 
tout  n'était  rien  devant  un  ordre  du  Vieux  de  la  Montagne. 

Quand  Gelaleddin  envoya  un  ambassadeur  pour  sommer  Assau 
de  lui  rendre  hommage,  celui-ci  dit  à  l'un  de  ses  affidés:  Egorge- 
le!  //  Et  à  un  autre  :  //  Jette-le  par  les  fenêtres!  »  Et  ils  obéirent 
sans  mot  dire.  //  Eh  bien!  ajouta-t-il,  il  y  a  soixante-dix  mille 
hommes  de  cette  troupe  que  je  puis  mettre  en  branle  d'un 
simple  clignement  de  mes  yeux!  "  Nous  rappelons  ici  la  scène 
dont  fut  témoin  Henri  de  Champagne,  lors  d'une  visite  qu'il 
fit  à  ce  personnage,  qui  lui  réserva  l'accueil  le  plus  honora- 
ble. Sur  chacune  des  tours  qui  couronnaient  le  château  deux 
blancs  se  tenaient  en  vedette.  Le  Vieux  de  la  Montagne 
fait  signe  à  deux  d'entre  eux,  et  ils  tombent  à  l'instant  en 
pièces  aux  pieds  du  comte  eftrayé ,  tandis  que  leur  maitre 
lui  dit  froidement  :  //  Si  vous  le  désiriez,  vous  les  verriez  tous 
mourir  de  même,  sur  un  seul  de  mes  signes.  //  Et  il  ajoutait  : 
Il  Si  vous  avez  quelque  ennemi,  faites-le  moi  savoir,  et  je  vous 
en  débarrasserai.  »  En  effet,  le  Vieux  de  la  Montagne  usait 
de  l'aveugle  obéissance  de  ses  sectaires ,  pour  satisfaire  soit 
son  ambition  ou  sa  vengeance  personnelle,  soit  celles  d'au- 
trui,    en  chargeant  ses  affidés  d'aller   ça  et   lu  tuer  quiconque 


^  349  — 

lui  déplaisait;  de  là  le  nom  d^\ssAssîXS  qu'ils  avaient  pris  de 
leur  chef,  ou  qui  leur  venait  du  mot  llaclsse,  nom  d'une  herbe 
dont  on  se  servait  pour  les  enivrer,  servit  à  désigner  les  bri- 
gands et   les  meurtriers. 

Dès  que  le  vieux  leur  avait  montré  sa  victime,  les  Peda- 
wiE  la  mettaient  aussitôt  à  mort.  Marchant  sans  s'arrêter  à 
leur  but,  ils  se  glissaient  près  de  la  personne  condamnée, 
soit  comme  domestiques,  soit  comme  médecins,  astrologues  ou 
orfèvres,  et  bientôt,  saisissant  une  occasion  favorable,  ils  re- 
gorgeaient; puis  ils  se  perçaient  eux-mêmes  de  leur  propre 
poignard.  L'un  d'eux  se  fait  passer  pour  cadi,  et  vit  sept 
mois  près  de  Fakr-eddin-Eazi  qui  avait  maudit  les  Ismaéli- 
tes, jusqu^'à  ce  que  l'ayant  renversé  à  terre,  il  le  force,  un 
poignard  sur  la  poitrine,  à  rétracter  son  anathème.  Conrad 
de  Montferrat,  marquis  de  Tyr,  ayant  eu  des  démêlés  avec 
le  Vieux  de  la  Montagne,  deux  assassins  se  font  baptiser,  et 
restent  pendant  six  mois  entiers  à  ses  côtés,  faisant  semblant 
de  ne  s'occuper  qu'à  la  prière,  jusqu'à  ce  que  profitant  de 
l'occasion,  ils  le  frappent  à  mort;  l'un  d'eux  se  réfugie  dans 
une  église,  où  l'on  transporte  le  prince  blessé,  et  l'Ismaélite 
se  fraie  un  passage  jusqu'à  lui  et  le  frappe  de  nouveau  jus- 
qu'à ce  qu'il  expire;  le  scélérat  meurt  ensuite  avec  son  com- 
pagnon au  milieu  de  tourments  affreux  sans  pousser  un  soupir  ! 

Les  califes  de  Perse  employèrent  en  vain  tous  les  moyens 
pour  réprimer  cette  secte  terrible;  car  la  violence,  la  ruse, 
le  poignard  faisaient  disparaître  tous  ceux  qui  pouvaient  lui 
porter  ombrage.  C'est  ainsi  que  le  nom  du  Vieux  de  la 
Montagne  devint  extrêmement  redoutable ,  à  tel  point  que 
Philippe-Auguste,  par  exemple,  n'osait  plus  se  montrer  qu'en- 
touré de  ses  gardes,  par  crainte  de  ces  féroces  assassins,  dont 
le  poignard  atteignait  leurs  ennemis  jusqu'au  milieu  de  l'Eu- 
rope. Néanmoins  il  y  eut  quelqu'un  dont  ce  démon  incarné 
eut  une  certaine  peur  :  nous  voulons  parler  de  saint  Louis,  roi 
de  France.  Le  fait  est  trop  intéressant  pour  que  noas  le  passions 
sous  silence. 

Après  la  défaite  de  ce  pieux  monarque  en  Egypte,  le  Vieux 
DE  la  Montagne  l'envoya  sommer  de  lui  payer  un  tribut, 
comme  le  faisaient  déjà  l'empereur  d'Allemagne,  le  roi  de 
Hongrie,   le   sultan  du   Caire  et    d'autres  princes.    Louis  reçut 

32 


—  350  — 

ces  messagers  en  présence  des  Templiers  et  des  Hospitaliers, 
ordres  respectés  même  par  les  assassins,  et  leur  répondit  par 
cette  fière  déclaration  que  leur  maître  n'avait  qu'à  envoyer  im- 
médiatement lui-même  des  présents  en  hommage  au  roi  de 
Trance,  que  sinon,  malheur  à  lui!  Qui  le  croirait?  Le  ter- 
rible VIEUX  envoya  sur  le  champ  sa  propre  chemise  à  S^  Louis, 
en  lui  faisant  dire  :  //  de  même  que  la  chemise  touche  de  plus 
près  au  corps  que  tout  autre  vêtement,  de  même  il  me  plait 
d'avoir  plus  d'amitié  pour  le  roi  de  Plance  que  pour  tout 
autre  souverain.  //  A  sa  chemise  il  avait  joint  son  anneau  en 
or  très-fin,  sur  lequel  son  nom  était  gravé;  il  entendait  parla 
contracter  avec  le  monarque  français  une  alliance  si  étroite 
qu'ils  ne  fissent  dorénavant  plus  qu'un.  De  son  côté,  le  saint 
roi  chargea  des  messagers  de  lui  porter  des  dons  précieux. 
Au  premier  rang  de  ces  messagers  on  voyait  le  T.  Yves ,  de 
l'ordre  des  Frères  Prêcheurs ,  très-versé  dans  la  langue  des 
Sarrasins.  Ce  religieux,  ayant  remarqué  au  chevet  du  lit  du 
Vieux  de  la  Montagne  un  livre  où  se  trouvaient  écrites  plu- 
sieurs des  paroles  que  le  Sauveur  adressa  à  S*  Pierre,  lui 
dit  à  ce  propos  :  //  Lisez  souvent  ce  livre ,  Seigneur  ;  car  il 
contient  de  bien  belles  choses!  //  Le  vieux  répondit  qu'il  le 
ferait  très-volontiers,  parce  qu'il  aimait  beaucoup  messire  Saint 
Pierre;  qu'au  commencement  du  monde  l'âme  d'Abel  tué 
avait  passé  dans  le  corps  de  Noé,  puis  dans  celui  d'Abraham, 
et  enfin  dans  celui  de  S*  Pierre,  quand  Dieu  vint  sur  la 
terre.  Là-dessus  le  P.  Yves  prouva  à  son  interlocuteur  que 
cette  opinion  n'était  point  vraie  et  lui  fit  entendre  des  en- 
seignements auxquels  le  vieux  n'ajouta  point  foi.  Cette 
anecdote,  racontée  par  Joinville^  permet  de  supposer  que  les 
Prères  Prêcheurs  et  les  Prères  Mineurs,  toujours  unis  entre 
eux,  surtout  dans  les  pays  d'Orient  et  plus  encore  près  de 
S'  Louis,  ont  essayé  de  pénétrer  pour  donner  des  missions 
jusque  sur  le  territoire  des  assassins,  et  nous  fait  au  moins 
assister  à  un  spectacle  bien  extraordinaire,  celui  du  terrible 
Vieux  de  la  Montagne  s'humiliant  devant  saint  Louis,  même 
au  moment  où  les  revers  accablaient  ce  saint  roi ,  et  ne  dé- 
daignant pas  d'entamer  une  discussion  religieuse  avec  un  fils 
de  S^  Dominique! 
»)  Pag.  260. 


—  351  — 

Le  Vieux  de  la  Montagne  se  maintint  trente  cinq  ans 
dans  rinfernale  seigneurie  que  nous  avons  décrite,  ne  sortant 
jamais  de  sa  mystérieuse  retraite,  se  montrant  seulement  deux 
fois  par  an  au  haut  d^une  terrasse,  et  passant  le  reste  du 
temps  dans  les  exercices  d'un  mysticisme  grossier,  sur  lequel 
il  composait  des  livres  et  des  traités.  Un  de  ses  iils  ayant 
tué  le  DAI  de  Kuistan,  il  le  punit  impitoyablement  de  mort, 
ainsi  qu'un  autre,  dont  tout  le  crime  était  d'avoir  goiité  du 
vin.  Il  mourut  ensuite  tranquillement  après  avoir  partagé  son 
autorité  entre  Kiabuzur-Gomid  et  Abu- Ali,  laissant  au  premier 
les  troupes  et  Tadministration,  et  au  second  la  puissance  spi- 
ri tuelle^ 

')  Voir  Cantù,  Histoire  universelle,  tome  XI,.  chap.  3,  et  Marc  Polo,  dans  son 
Milione^  chap.  XXIV. 


DEUXIEME  PARTIE. 
HISTOIRE     COISTTEMPORAIISÌE, 


JERUSALEM. 

Lettre  du  P.  Séraphini  Milani,  Reverendissime  Custode  de 
Terre-Sainte ,  aie  Rédacteur  des  Annales  sur  la  Mission  Fran- 
ciscaine a  Jérusalem, 

Jérusalem,   9  août  1863. 

TllÈS-CHEll   AMI  , 

Les  occupations  qui  m^ accablent  ne  sauraient  m'empêcher 
de  trouver  un  instant  pour  vous  parler  à  la  hâte  d'une  céré- 
monie extrêmement  touchante,  à  la  fois  triste  et  solennelle, 
qui  a  eu  lieu  parmi  nous,  il  y  a  quelques  jours.  Yous  savez 
que  Jérusalem  est  la  Ville  Sainte  pour  les  juifs,  pour  les  chré- 
tiens, et  surtout  pour  les  Musulmans  qui  y  commandent.  Ces 
derniers,  en  appellaut  Jérusalem  précisément  El-Codos  (la  sainte), 
voudraient  qu'elle  ne  fut  sainte  que  pour  eux.  Telle  était  au 
moins  la  prétention  de  ces  disciples  du  croissant,  de  ces  farou- 
ches ennemis  de  la  croix;  tels  ils  se  montrèrent  d'Omar  à 
Godefroi,  et  de  Saladin  à  Mohammed-Ali.  Mais  aujourd'hui 
il  n'en  est  plus  de  même.  Les  larmes,  le  sang  et  les  sueurs 
dont  les  Franciscains  ont  arrosé  pendant  cinq  siècles  ce  sol 
ingrat  et  stérile,  produisent  enfin  leur  fruit.  Nos  pères  ont 
toujours  souffert,  mais  ils  sont  toujours  restés  à  leur  poste, 
sentinelles  inamovibles  près  de  la  Crèche,  au  Calvaire  et  au 
Tombeau  sacré,  hôtes  et  protecteurs  des  pèlerins  de  tous  les 
pays  et  de  toutes  les  croyances.  Plus  tard,  se  répandant  du 
Bosphore  au  Nil,  ils  ont  fondé  la  mission  la  plus  vaste  et 
la  plus  florissante  qui  fut  jamais,  et  dont  Jérusalem  devint  le 
centre.  Là  même,  malgré  tous  les  efforts  des  infidèles  et  des 
schismatiques,  ils  ont  créé  une  population  catholique  qui  s'élève 
à  près  de  deux  mille  âmes.  Pendant  longtemps  les  cérémo- 
nies du  culte,  les  baptêmes,  les  mariages,  les  funérailles  durent 
se  faire  en  cachette;  aujourd'hui  grâce  ù  l'infatigable  charité 
et  au   zèle  des   Franciscains,  le  fanatisme  musulman  a  presque 


—  353  — 

disparu.  Il  y  a  déjà  quinze  ans  que  l'immortel  Pontife  régnant 
a  pu  relever  l'ancien  siège  épiscopal  de  saint  Jacques,  ou  plu- 
tôt le  patriarcliat  latin  fondé  par  les  croisés,  en  envoyant  un 
prêtre  italien,  le  patriarche  actuel,  Monseigneur  Yalerga,  diriger 
les  populations  catholiques.  En  un  mot,  le  catholicisme  a  ob- 
tenu une  pleine  liberté  dans  sa  vie  publique.  La  croix  s'élève 
librement  et  passe  respectée  au  milieu  des  contrées  musulmanes  : 
le  soldat  turc,  avec  le  croissant  sur  la  poitrine,  lui  présente  les 
armes.  La  cérémonie  touchante  que  je  vais  vous  décrire  est  une 
belle  preuve  de  ce  que  je  viens  de  vous  dire. 

Xous  avons  à  Jérusalem  des  religieuses  de  deux  nouvelles 
congrégations  françaises  :  les  Sœurs  de  S^  Joseph  de  l'Appari- 
tion et  les  Pilles  de  Sion.  Les  premières,  appelées  par  mon 
avant-dernier  prédécesseur,  maintenant  évêque  de  Terracine , 
font  la  classe  aux  jeunes  filles  de  notre  paroisse,  que  nous 
logeons  et  nourrissons.  Le  Patriarche  a  aussi  confié  à  quelques- 
unes  d'entre-elles  le  soin  d'un  petit  hôpital  qu'il  a  ouvert  près 
du  palais  que  nous  avons  bâti  et  où  il  a  jusqu'ici  sa  résidence. 
Les  Filles  de  Sion,  société  fondée  par  l'abbé  Eatisbonne,  auteur 
d'une  belle  vie  Me  S^  Bernard,  ont  pour  objet  la  conversion 
des  juifs.  Tandis  qu'on  voit  ceux-ci  sur  les  ruines  de  la  Syna- 
gogue verser  tous  les  vendredis  au  soir  des  larmes  inutiles  près 
du  pan  d'un  vieux  mur  qui  soutient  la  terrasse  du  parvis  de 
l'ancien  temple,  les  Filles  de  Sion,  chastes  épouses  de  Jésus-Christ, 
ne  cessent  de  pleurer  et  de  prier  près  de  l'Arcade  de  Y  Ecce 
Uomo,  afin  que  Dieu  détourne  de  la  tête  d'une  malheureuse  pos- 
térité le  sang  qu)/  ont  attiré  les  imprécations  des  ancêtres  et  elles 
répètent  avec  le  poète  catholique  italien  :  »  O  Seigneur,  au  nom 
de  Celui  qui  s'immole,  que  votre  redoutable  courroux  s'apaise  ; 
donnez.  Seigneur  miséricordieux,  donnez  un  sens  favorable  ù  la 
parole  insensée  des  impies.  Oui,  que  ce  sang  retombe  sur  eux, 
mais  comme  les  eaux  d'un  bain  bienfaisant,  ]S^ous  avons  tous 
péché;  que  ce  sang  trois  fois  saint  efface  le  péché  de  tous'!  " 

*)  0  Signore,  per  lui  che  sMinmola 

Cessi  alfine  queir  ira  tremenda  : 
E  degli  empi  linsana  parola 
Volgi  in  meglio,  pietoso  Signor. 
Si,  quel  sangue  sovr'  essi  discenda; 
Ma  sia  pioggia  di  mite  lavacro. 
Tutti  errammo  :  di  tutti  quel  sacro 
Santo  Sangue  cancelli  Terror. 


—  354  — 

Mais  les  filles  clirctiennes  de  Sion  ne  se  contentent  pas  de 
prier  pour  atteindre  leur  saint  but.  Sachant  que  la  charité  est  le 
moyen  le  plus  efficace  de  toucher  le  cœur  de  Dieu,  en  même 
temps  qu'elle  fait  violence  aux  cœurs  des  hommes  même  les  plus 
endurcis,  les  Filles  de  Sion  exercent  cette  vertu  dans  toutes  les 
occasions  qui  se  présentent.  Je  suis  heureux  de  vous  dire,  mon 
cher  Père  Marcellin,  à  leur  éloge  et  à  l'honneur  de  notre  religion 
qui  inspire  ces  dignes  femmes,  que  dans  la  jolie  maison  qu'on 
leur  a  tout  récemment  construite  sur  remplacement  vénérable 
que  je  vous  ai  indiqué,  elles  ont  spontanément  ouvert  un  chari- 
table asile  à  beaucoup  d'orphelines,  échappées  en  grande  partie 
aux  massacres  du  Liban  et  de  Damas. 

Le  2  août  courant,  une  épouse  de  Jésus-Christ  mourait  dans 
cette  maison,  au  même  âge  que  son  divin  époux,  c'est-à-dire  à 
trente-trois  ans.  Après  une  vie  innocente  et  pure,  purifiée 
par  de  longues  souffrances  et  soutenue  en  ses  derniers  moments 
par  les  secours  de  la  religion  que  lui  procura  Mgr  Louis  de 
Besi,  évêque  in  partihus  de  Canope,  on  la  vit  passer  sereine 
et  tranquille  du  temps  à  l'éternité,  comme  les  eaux  d'un 
ruisseau  obscur  qui  s'écoulent  par  un  lit  paisible  dans  l'Océan. 
Maintenant,  cher  Père  Marcellin,  écoutez  le  récit  de  ses  funé- 
railles et  dites  si  Jérusalem  n'est  point  au  niveau  de  Rome  pour 
la  publicité  de  notre  culte. 

C'est  le  3  du  courant  au  matin  que  le  cortège  funèbre  quit- 
tait le  monastère  de  VEcce  Homo  dans  l'ordre  suivant.  Six 
soldats  de  troupe  irrégulière,  de  ceux  qu'on  nomme  Zahdii  (nom 
venant  de  Zabed  gouverneur),  ouvraient  la  marche  :  ils  rappel- 
lent nos  anciens  braves  soudoyés  par  quelque  seigneur  du  moyen 
âge.  Il  était  curieux  de  les  voir  au  premier  rang,  avec  leurs 
cimeterres  courbes,  pour  honorer  et  protéger  la  simple  dépouille 
d'une  servante  de  Jésus-Christ.  Ils  étaient  suivis  par  les  janis- 
saires des  consuls  de  Russie,  de  Prusse,  d'Espagne,  d'Autri- 
che et  de  France,  revêtus  de  leurs  costumes  variés  et  bizarres; 
puis  par  ceux  de  Terre-Sainte  et  du  Patriarchat,  tous  armés 
de  longues  masses  à  grande  pomme  d'argent,  comme  les  Suisses 
de  nos  familles  princières.  Derrière  eux  venaient  les  Chiaoux* 
des  trois  principaux  couvents  Grec,  Arménien  et  Latin.  Après 

'j  Sorte  d'huissiers  ou  de  gendarmes  turcs. 


—  355  — 

l'appareil  de  la  force  on  voyait  le  symbole  de  la  faiblesse  : 
c'était  une  troupe  de  pauvres  orphelines  éplorées  qui  priaient 
pour  la  maîtresse,  la  mère  quelles  venaient  de  perdre,  en  se 
résignant  toutefois  à  leur  douleur  par  la  pensée  que  la  charité 
catholique  leur  avait  déjà  ménagé  d^autres  maîtresses  et  d\au- 
tres  mères.  Et  ces  maîtresses,  ces  mères  les  suivaient,  comme 
pour  leur  dire  :  //  N'ayez  pas  peur  ;  nous  sommes  encore  là  !  « 
C'est  le  langage  que  semblaient  tenir  les  Filles  de  Sion,  tandis 
que,  dans  l'amertume  de  leurs  regrets,  elles  demandaient  à  Dieu 
le  repos  éternel  pour  la  sœur  qui  les  avait  quittées.  La  croix 
de  la  paroisse  apparaissait  ensuite,  à  la  tête  d'un  grand  nom- 
bre d'ecclésiastiques  séculiers  et  réguliers,  derrière  lesquels  venait 
le  Père  curé  en  surplis,  étole  et  chape.  On  voyait  enfin  s'avan- 
cer lentement  le  cercueil  de  la  défunte  entouré  de  six  religieu- 
ses qui  soutenaient  les  extrémités  du  drap  funéraire,  dont  le 
dessus  portait  une  croix  blanche,  signé  d'un  deuil  consolé  par 
l'espérance.  Le  long  convoi  se  terminait  par  une  multitude 
d'hommes  et  de  femmes ,  tous  catholiques,  qui  imploraient 
dans  leur  langue  arabe  le  repos  éternel  pour  la  fille  de  Sion 
dont  ils  ignoraient  la  patrie,  la  famille,  le  nom,  mais  qu'ils 
savaient  être  une  digne  épouse  de  Jésus-Christ,  et  cela  leur 
suffisait  pour  qu'ils  honorassent  ses  restes,  pour  qu'ils  assis- 
tassent son   âme  de  leurs  prières. 

On  arriva  dans  cet  ordre  à  l'église  de  notre  couvent, 
paroisse  des  latins,  où  fut  chantée  la  messe  des  morts  et  où 
se  célébrèrent  les  obsèques  ordinaires.  Puis  on  sortit  dans 
le  même  ordre  par  la  porte  méridionale  de  la  ville,  et  l'on 
alla  inhumer  la  défunte  dans  notre  cimetière  du  mont  Sion 
près  du  lieu  où  la  Vierge  Mère  expira  dans  une  extase  d'amour, 
préludant   à  la   douce   mort  des  justes. 

Afin  de  vous  faire  comprendre  l'importance  de  la  cérémo- 
nie que  je  vous  ai  décrite,  permettez ,  cher  Père  Marcellin, 
que  nous  retournions  un  peu  en  arrière ,  à  une  distance  où 
nous  verrons  comment  on  enterrait  autrefois  nos  religieux, 
jusqu'à  ce  que  la  main  hardie  de  Mohammed-Ali  et  l'épée  de 
son  brave  fils  Ibrahim  soient  venues  briser  les  chaînes  du 
fanatisme  musulman.  Quand  un  pauvre  Franciscain  mourait, 
le  custode  en  donnait  avis  au  cadi,  ou  grand  juge  de  la  ville, 
et  en  sollicitait  humblement  l'autorisation  d'enterrer  le  défunt. 


—  356  — 

Si  la  réponse  était  favorable,  le  rrscrit  du  magistrat  était  conçu 
m  ces  termes  :  //  Moi  KX.  Cadi  de  Jérusalem,  j^accorde  au 
chef  des  Francs  la  permission  d\?ntcrrer  le  maudit  religieux 
TCN.  "  Et  cette  gracieuse  permission  se  payait  douze  sequins! 
Puis,  sans  lumière,  ni  prières  publiques,  ni  aucun  signe  reli- 
lijieux,  on  descendait  dans  la  fosse  le  pauvre  fils  de  S^  François, 
que  Son  Excellence  en  turban  avait  *  déclaré  maudit!  Ah!  si 
ceux  qui  jouissent  à  présent  //  du  doux  fruit  de  tant  d'années 
amères  /'  se  souvenaient  quelquefois  qu'ils  le  doivent  aux  Ion- 
iques souffrances  des  Franciscains  de  Terre-Sainte  !  Mais  ne  nous 
troublons  pas  :  Dieu  s'en  souvient! 

Cher  Père  Marcellin,  je  vous  embrasse  bien  vite  en  esprit  ; 
je  me  recommande  à  vos  prières,  et  je  me  dis 

Votre  très-afPectionné  de  cœur, 
P.  Séraphin  Milani, 
Custode  de  Terre-Sahite. 


II. 

ALBANIE. 

Lettre  du  P.  I^osahio  de  Castelluccio  ,  Oòservantin  de  la 
Province  de  Valdemotie  en  Sicile  cm  P.  Raphael  de  Pon- 
TECCHio,  Pévérendissime  général  de  V Ordre ,  sur  les  heureux 
résultats  des  écoles  élémentaires  ouvertes  dans  la  ville  de  Scu- 
tari  j)ar  les  Missionnaires  Franciscains, 

Scutari,  ce  28  août  1863. 

Reverendissime  Père  , 

Puisque  Votre  Paternité  Reverendissime  a  bien  voulu  faire 
insérer  dans  les  Annales  des  Missions  Franciscaines  le  rapport 
que  je  lui  ai  fait  parvenir,  par  Texcellent  et  Très-Révérend  Père 
Joachim  de  Velletri,  sur  l'organisation  des  écoles  élémentaires 
de  cette  ville,  maintenues  aux  frais  du  gouvernement  impérial 
autrichien  et  confiées  à  nos  soins  par  l'Illustrissime  et  Reve- 
rendissime Monseigneur  Louis  Ciurcia,  ainsi  que  les  compositions 
littéraires  que  quelques-uns  de  nos  élèves  ont  récitées  en  l'honneur 
de  l'Immaculée  Conception  de  diarie,  le  8  décembre  1862,  j'ose 


—  357  — 

vous  adresser  la  relation  suivante  à  publier  également  dans  cette 
Bei'ue  Franciscaine ,  toujours  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu 
et  le  plus  grand  avantage   de  notre  Institut  Séraphique. 

J'ai  donc  à  vous  dire  que  le  deuxième  dimanche  après  Pâ- 
ques (19  avril)  ayant  été  fixé  par  cet  Illustrissime  et  Reve- 
rendissime prélat  comme  jour  de  Texamen  public  de  nos  élèves 
et  de  la  distribution  solennelle  des  prix,  ce  fut  pour  toute 
la  ville  une  fête  extraordinaire.  Les  enfants  rangés  en  proces- 
sion avec  une  bannière  de  soie ,  ayant  d'un  côté  Tlmage  de 
la  Vierge  Immaculée,  et  de  l'autre  celle  de  S<^  Louis  de  Gon- 
zague  (elle  leur  a  été  donnée  par  Mgr  l'Illustrissime  évêque), 
se  rendirent  après  midi  ù  l'église  paroissiale,  qui  n'est  pas 
encore  terminée,  mais  qui  avait  été  préparée  pour  la  cérémonie. 
Certes,  c'était  un  bien  beau  spectacle  à  contempler  que  celui 
de  ces  deux  cents  écoliers  tous  proprement  vêtus  à  l'orientale, 
qui  allaient  pour  ainsi  dire  au  théâtre  de  leur  triomphe,  tandis 
que  les  cloches  sonnaient  à  toute  volée,  et  qu'une  foule  im- 
mense ,  éparse  çà  et  là  le  long  du  chemin ,  faisait  entendre 
ses  applaudissements.  Arrivés  au  temple,  nous  les  divisâmes  en 
trois  rangs ,  devant  le  maitre  autel ,  classe  par  classe ,  seloii 
l'ordre  dans  lequel  ils  devaient  se  présenter  à  l'examen  sur  les 
matières  qui  leur  avaient  été  enseignées  durant  le  dernier  semes- 
tre. Quand  on  eut  donné,  comme  à  tous  les  jours  de  fête, 
la  bénédiction  du  très-saint  Sacrement,  on  commença  l'examen, 
en  présence  de  Mgr  l'Illustrissime  évêque,  du  consul  impérial 
et  royal  d'Autriche ,  le  chevalier  Joseph  Dubravich,  des  Pères 
<le  la  Compagnie  de  Jésus,  et  de  nos  Pères,  qui  avaient  der- 
rière eux  un  enfant  porteur  des  prix  à  distribuer  entre  ses 
camarades. 

Les  questions,  dont  les  premières  furent  posées  par  le  prélat, 
roulèrent  d'abord  sur  la  doctrine  chrétienne,  puis  sur  la  gram- 
maire italienne,  le  style  épistolaire  et  l'arithmétique.  Les  enfants 
y  répondirent  avec  tant  de  promptitude  et  d'nplomb  que  les 
spectateurs,  dont  le  temple  s'était  rempli,  en  étaient  trans- 
portés d'aise  et  d'admiration.  A  vrai  dire,  notre  joie  n'était 
pas  moindre  à  nous,  qui  voyions  nos  faibles  travaux  couronnés 
d'un  pareil  succès,  d'autant  plus  que  c'étaient  là  les  premiers 
fruits  que  mon  excellent  compagnon  et  confrère,  le  P.  Thomas 
de  Rapino,   Observantin   de   la  Province  de  S^  Bernardin  dans 

33 


—  3.58  — 

les  Abruzzes,  et  moi,  nous  recueillions  de  notre  mission  évan- 
gélique.  Les  pères,  les  mères,  qui  avaient  un  fils  parmi  les 
enfants  confiés  à  notre  sollicitude,  bénissaient  avec  nous  le 
Seigneur  de  le  voir  si  bien  lancé  dans  le  sentier  de  la  vertu 
et  de  riionneur;  de  tous  les  cœurs,  de  toutes  les  lèvres  des 
nombreux  auditeurs  s'échappaient  mille  louanges  au  ciel,  qui 
avait  envoyé  dans  ce  diocèse  un  pasteur  aussi  zélé,  aussi  pré- 
voyant que  Test  Mgr  Ciurcia  :  Ai  Tpesc/cm  per  ne  ad  e  òeec- 
kìrni  i  Eotit ,  répétait-on  de  toutes  parts,  c'est-à-dire  :  Cet 
évêque  est  pour  nous  uîic  véritable  bénédiction  de  Dieu. 

L'examen  fini,  avant  qu'on  commençât  la  distribution  des 
prix  aux  plus  méritants,  deux  élèves  récitèrent  chacun  un 
morceau  de  poésie,  le  premier  en  l'honneur  de  sa  majesté  impé- 
riale François  I^^,  empereur  d' Autriche,  en  témoignage  de  recon- 
naissance du  grand  bienfait  qu'il  accorde  à  ce  peuple  en  soutenant 
à  ses  frais  nos  écoles  de  garçons  qu'il  pourvoit  de  tous  les 
livres  nécessaires;  l'autre,  dédié  à  Mgr  l' évêque  lui-même,  pour 
le  remercier  de  l'activité  infatigable,  avec  laquelle  il  se  dévoue 
tout  entier  à  ce  peuple,  à  l'avantage  inappréciable  de  l'Eglise 
de  Dieu  dans  ces  contrées.  Enfin  deux  autres  élèves  débitèrent 
un  dialogue  en  vers,  d'un  genre  assez  gai,  où  ils  remerciaient 
leur  auditoire  d'élite  d'avoir  honoré  de  sa  présence  les  jeunes 
écoliers  dans  une  circonstance  si  heureuse. 

Après  cela,  le  Très-Révérend  Père  Joachim  de  Velletri, 
Vice-Directeur  des  écoles  et  supérieur  actuel  de  notre  maison 
religieuse  en  cette  ville,  commença  la  lecture  de  la  liste  des 
enfants  jugés  dignes  d'avoir  des  prix;  ils  leur  furent  succès-' 
sivement  remis  par  l'évêque  qui  les  exhortait  par  des  bien- 
veillantes paroles  à  persévérer  dans  l'amour  de  l'étude  et  de 
la    vertu,   dont   ils  venaient  de  donner  de   si  belles  preuves. 

Quand  la  cérémonie  fut  ainsi  terminée,  nous  regagnâmes 
notre  maison  religieuse  dans  le  même  ordre  que  nous  nous 
étions  rendus  à  l'église,  à  travers  les  rangs  épais  d'une  foule 
qui  nous  accompagnait  toute  joyeuse,  tandis  que  les  mères 
des  jeunes  lauréats,  fendant  la  presse,  couraient  embrasser 
leurs  fils  bien  aimés ,  qu'elles  couvraient  de  baisers  et  de 
caresses. 

Oh!  oui,  le  19  avril  1S63  est  un  jour  dont  le  souvenir 
restera  éternellement   gravé  dans   notre  mémoire   et  dans  celle 


—  359  — 

de  tous  les  bons  habitants  de  Scutari,  qui  ont  voulu  nous 
en  attester  leur  reconnaissance  par  un  article  qu'ils  ont  fait 
insérer  au  mois  de  juin  dernier  dans  V Observateur  de  Trieste, 
J'avoue  que  cela  nous  a  touchés  ;  mais  comme  il  convient; 
à  des  ministres  évangéliques,  nous  ne  recherchons  point  ces 
misérables  satisfactions,  mais  seulement  la  gloire  de  ce  Dieu 
qui  a  daigné  nous  appeler  à  une  si  belle  mission,  et  nous  le 
prions  instamment  de  nous  prêter  de  plus  en  plus  son  assis- 
tance. Oui,  nous  disons  de  cœur  avec  le  Prophète  :  ]<[on  nobis, 
Bommey  non  nobis ,  sed  nomini  tuo  da  gloriam;  ou  mieux,  avec 
le  divin  Maitre  lui-même  :  Non  gloriam  meam  quœrOf  sed  ejus 
qui  misit  me.  Car  si  nous  avons  Dieu  avec  nous,  rien  ne  nous 
manque  :  Beus  meus  et  omnia,  comme  disait  dans  ses  divines 
extases  notre  Père  Séraphique  S^  Francois. 

Sur    ce ,   Reverendissime  Père ,  bénissez-nous ,   moi  et  mes 
compagnons,   et  permettez-moi  de  protester  que  je  suis 

Votre  très-humble   et  très-obéissant  fils  en  J.-C. 
Pr.  Eosario  de  Castelluccio  , 
3IÌSS.  ajpost.  et  maitre  de  la  troisième  classe 
élémentaire  de  Scutari^ 


m. 

CHI]S^E. 

Lettre  du  P.  Ange  d'Orano,  Observanthi  de  la  Custodie  de 
Turin,  3Iissio?i??aire  apostolique  en  Chine,  au  Reverendissime 
Ter  e  général  de  V  Ordre,  sur  la  position  à  Han-Kou. 

Han-Kou,  ce  \'Z  juin  1863. 

Reverendissime  Père. 

Je  suis  un  peu  confus  d'avoir  laissé  se  passer  un  temps  si 
long  sans  vous  écrire  une  seule  ligne  pour  vous  rendre  compte 
de  ce  que  je  fais  et  vous  renouveler  l'assurance  de  ma  sou- 
mission filiale.  Cela  est  arrivé  surtout  parce  qu'il  me  semblait 
peu  convenable  d'ennuyer  votre  Paternité  Reverendissime  du 
peu  que  j'avais  à  vous  dire,  étant  continuellement  occupé  de 
commissions,  de  comptes,  de  registres,   etc.,  etc.,  plutôt  que 


—  360  — 

(le  choses  se  rattachant  au  ministère  apostolique.  Je  finis  néan- 
moins par  penser  que,  sans  même  que  j^iic  de  bonnes  nouvel- 
les à  vous  annoncer,  vous  voudrez  bien  recevoir  ma  présente 
lettre  avec  indulgence,  d'autant  plus  que  je  n'ai  point  choisi 
moi-même  le  poste  où  je  me  trouve,  mais  qu'il  m'a  été  assi- 
gné   par  Mgr  le  vicaire  apostolique. 

Parti  de   Eome  vers  la  fin   du  mois  d'août   1856,   et  arrivé 
à  Hong-Kon<i;  dans  les  derniers  jours  d'octobre,  j'y   ai   été  re- 
tenu,  vu  le  manque  de  missionnaires,   jusqu'à  la  fin   de  3  860 
pour    exercer  le   ministère  apostolique    parmi   les   Anglais,    les 
Portugais,   et    autres   qui   habitaient  cette  ville    et  dont  j'avais 
à   apprendre    la  langue.    Mais  quand   peu    de  temps    après  des 
missionnaires  furent  venus  en  nombre   suffisant,  je  sollicitai  du 
supérieur    de  la  mission    l'autorisation    de  me  rendre  dans    la 
province  que  la   sacrée  congrégation  de  la  Propagande   m'avait 
assÌ2:née   à   Eome,  et  il  me  l'accorda.   M'étant  en  conséquence 
mis  en  route  par  terre,  je    fus  assailli    par    des  voleurs  et  dé- 
pouillé  de    tout   ce   que  j'avais.  J'atteignis  néanmoins  enfin  le 
lieu   de  ma  destination,  d'où  Mgr  Spelta,  d'heureuse   mémoire, 
m'envova  faire  une  mission  dans  des  régions  montagneuses.  Mal- 
heureusement, je  m'y  trouvais  depuis  trois  mois  à  peine,  lors- 
que Mgr  Spelta  lui-même  m'appella  à  Ilan-Kou,  pour  y  remplir 
les  fonctions  de  Procureur  et  d'interprète;  il  me  chargea  aussi 
ensuite  de  veiller  aux  affaires  des  Pères  des  Missions  étrangères 
et  des  Lazaristes,  de  sorte  qu'il  ne  se  passe  point  de  jour  où 
je  n'aie  des  malles  à  embarquer,  des  lettres  à  écrire,   des  visi- 
tes à  faire,  sans  un  instant  de  répit.  En  "Vérité  si  le  climat  du 
pays  était  aussi  salubre  que  celui  de  l'Europe,  je  pourrais  dans 
mes  moments  libres  opérer  quelque    bien  comme  missionnaire; 
mais  il   m'est  fort   difficile   de  faire  face  à  mes   graves  devoirs 
en  ces  parages,  ou  même  de  m'occuper  des  quelques  chrétiens 
étrangers   qu'y  attire   le   commerce.    Il  faut  avouer,    du   reste, 
qu'uniquement  appliqués   au    soin   de  leurs   intérêts   terrestres, 
ils  ne  se  soucient  guère  de  la  religion;  ce  n'est  donc  qu'à  force 
de  sollicitations  infinies  que  nous  pouvons  les  décider   à  venir 
ù  la  messe  ! 

Tout  cela  montre  à  votre  Paternité  Reverendissime  que  je 
ne  suis  pas  dans  la  position  la  plus  consolante.  Toutefois,  puis- 
que je   me   soumets  à  l'obéissance,   j'espère   que  le    Seigneur, 


—  361  — 

dans  sa  miséricorde,  me  Timpatcra  à  mérite,  et  ne  me  refu- 
sera point,  par  conséquent,  les  grâces  qu'il  accorde  à  ceux 
qui  travaillent  directement   à   la  conversion  des  infidèles. 

Avant  de  fermer  ma  lettre,  j'ose  prévenir  votre  Paternité 
Reverendissime  que  depuis  longtemps  nous  ne  recevons  plus  les 
livraisons  des  Ânnales\  ni  les  circulaires  de  l'ordre,  qui  con- 
tribuent merveilleusement  à  entretenir  chez  le  missionnaire  le 
zèle  de  Fapostolat,  auquel  il  a  consacré  sa  vie;  je  vous  prie 
donc  de  ne  point  nous  priver  de  ces  excellents  écrits,  qui 
nous  font   un  bien  infini. 

Sur  ce,  je  vous  baise  les  mains  et  vous  demande  la  béné- 
diction Séraphique. 

Votre   très-humble   et   très-dévoué  fils  en  Jésus -Christ, 
Fr.  Axge  d'Orano, 
Missionnaire  ajiostolique    eu    Chine. 


Lettre  de  l'Illustrissime  3I(jir  ^Iictlel  Navarro,  3Iin.  ois.  d'Es- 
pagne f  aie  P.  Eaphael  de  Pontecchio,  Reverendissime  gé- 
néral de  V ordre  Franciscain ^  sur  la  situation  de  son  vicariat 
apostolique  de  Hu-navi, 

Han-Koîi,  ce  2  juin    1863. 

Reverendissime  Père  , 

J'ai  reçu  la  lettre  que  vous  avez  bien  voulu  m'écrire  en 
date  du  -25  février  de  l'année  courante,  et  je  viens  aujourd'hui 
vous  donner  une  relation  succincte  des  circonstances  où  s'est 
trouvé  le  vicariat  apostolique  confié  à  mes  soins,  depuis  que 
j'ai  quitté  Pékin. 

Ayant  donc  su  à  la  Légation  Française,  à  laquelle  je  m'étais 
adressé,  que  le  Ministre  du  Céleste-Empire  avait  prescrit  au 
gouverneur  de  Hu-nam  de  réprimer  ceux  de  ses  administrés 
qui  se  déchaînaient  contre  les  chrétiens,  de  rebâtir  les  cha- 
pelles et  les  maisons  qu'ils  avaient  détruites,  en  indemnisant 
des  dommages  causés,  et  de  publier  la  partie  du  traité  de 
paix  conclu  avec  les  puissances  occidentales  qui  se  rapporte  au 
libre  exercice  de  la  religion  catholique,  je  crus  devoir,  malgré 
mon  impatience  de  retourner    dans  mon  vicariat,   et  suivant  le 

ï)  Elles  ont  été  eovoyées. 

33. 


—  36rl  — 

conseil  des  ministres  de  l'Empereur,  rester  à  Pékin,  jusqu'à  ce 
que  ce  gouverneur  eût  répondu.  Pendant  ce  temps,  je  contractai, 
par  suite  du  froid,  une  toux  violente  qui  me  tourmenta  plus 
d'un  mois,  à  tel  point  que  le  premier  secrétaire  de  la  Légation 
Française,  craignant  qu'il  n'en  résultât  des  conséquences  fâ- 
cheuses, voulut  que  je  me  soignasse  chez  lui.  Il  vint  me 
prendre  lui-même  dans  la  maison  où  j'étais  logé,  avec  une 
chaise  à  porteurs  précédée  de  tous  les  gens  de  la  Légation  à 
cheval,  tandis  qu'il  se  tenait  par  derrière,  afin  de  montrer 
pubhquement  combien  il  m'honorait  et  combien  il  fallait  res- 
pecter les  évêques.  Je  demeurai  un  mois  chez  cet  excellent 
secrétaire,  où  je  fus  traité  à  ses  dépens  avec  tous  les  soins 
et  toute  l'affection  possible  :  aussi  recouvrai -je  bientôt  une 
parfaite    santé. 

Cependant,  comme  la  réponse  du  gouverneur  de  Hu-nam 
se  faisait  trop  attendre,  la  Légation  Française  demanda  que  le 
ministre  chinois  déléguât  un  agent  pour  m'accompagner,  ainsi 
que  le  P.  Anot ,  Lazariste,  Provicaire  de  Kiang-si,  jusqu'à 
Hu-pé.  Cela  obtenu,  son  excellence  le  comte  Kleczkowski  nous 
présenta  à  son  Altesse  impériale  le  prince  Kong,  auquel  nous 
avions  été  déjà  vivement  recommandés,  afin  que  nous  puissions 
nous  entendre  avec  lui.  Tant  que  le  comte  fut  présent,  le 
prince  se  montra  on  ne  peut  plus  aimable;  mais  quand  nous  nous 
trouvâmes  seuls,  il  reprit  toute  sa  hauteur  et  nous  déclara 
qu'il  ne  souffrirait  pas  qu'on  engageât  les  Chinois  à  embras- 
ser la  religion  catholique.  Nous  nous  hâtâmes  de  répondre 
qu'aucun  de  nous  n'avait  jamais  forcé  qui  que  ce  fût  à  se 
faire  chrétien,  mais  que  nous  recevions  seulement  ceux  qui  de 
leur  propre  volonté  demandaient  à  adhérer  à  notre  foi.  Cette 
conduite  à  notre  égard  nous  convainquit  que  ce  personnage 
n'aimait  point  notre  religion,  et  que  s'il  avait  fait  quelque 
concession  en  sa  faveur,  c'avait  été  uniquement  par  peur  des 
menaces   des  Français. 

Ensuite  il  se  retira,  nous  laissant  seuls  avec  ses  officiers 
pour  que  nous  prissions  le  repas  qu'il  nous  avait  fait  prépa- 
rer, afin  de  nous  honorer  à  la  manière  chinoise.  Après  quoi 
on  nous  informa  que  le  5  février  était  le  jour  fixé  pour  notre 
départ,  qui  eut  lieu,  en  effet,  ce  jour  là,  et  nous  fûmes  ac- 
compagnés  jusqu'à  la    dernière    porte   de    la    ville   par   M^    le 


—  363  — 

comte  Klcczkowski  et  par  tout  le  personnel  de  sa  Légation  , 
bien  qu'il  fit  un  vent   très- violent. 

[Xotre  voyage  s'effectua  parfaitement  bien  jusqu'à  Han-Kou; 
nous  y  arrivâmes  le  21  mars  et  commençâmes  par  faire  visite 
au  consul  de  France ,  qui  nous  accueillit  avec  une  grande  affec- 
tion. Nous  nous  rendîmes  ensuite  ensemble  chez  le  Yice-roi 
de  Hu-quan.  Celui-ci  nous  fit  entendre  en  termes  très-bien- 
veillants qu'il  était  absolument  nécessaire  que  je  m'arrêtasse 
au  moins  deux  mois  dans  cette  ville,  afin  qu'il  eût  le  temps 
de  prendre  ses  mesures  pour  que  je  pusse  continuer  ma  route 
sans  péril.  Mais  les  deux  mois  sont  passés  depuis  longtemps 
et  je  me  vois  forcé  de  rester  encore  ici,  parce  que  le  gouver- 
neur de  Hu-nam  écrit  que  je  ne  puis  m'y  transporter  en  ce 
moment  à  cause  des  Lettrés  qui  vont  y  subir  leurs  examens, 
et  qui  renouvelleraient  contre  moi  et  le  troupeau  confié  à 
mes  soins  tous  les  excès  auxquels  ils  se  sont  livrés  l'an 
dernier. 

Voilà,  Reverendissime  Père,  comment  il  se  fait  que  je  vous 
écris  de  cette  ville,  et  non  de  Pékin  ou  de  l'Hu-nara.  Je  suis 
vraiment  désolé  de  ce  contre-temps,  qui  laisse  la  charge  de 
la  mission  aux  seuls  prêtres  indigènes;  car  il  n'y  est  resté 
aucun  missionnaire  européen.  Je  ne  sais  donc  trop  ce  qu'il 
en  pourra  résulter,  d'autant  plus  que,  d'après  ce  que  j'ai  en- 
tendu dire ,  les  lettrés  de  cette  ville  persistent  dans  le  dessein 
de  continuer  la  persécution. 

Quant  au  Pro-Vicaire  de  Kiang,  mon  compagnon  de  voyage, 
lorsqu'il  se  présenta  chez  le  gouverneur  de  la  Province  qui 
avait  promis  de  le  recevoir,  non-seulement  il  ne  put  obtenir 
audience,  mais  il  dut  retourner  immédiatement  sur  ses  pas,  parce 
que  les  lettrés  du  pays,  s'étant  soulevés,  pillèrent  et  détruisirent 
les  maisons  des  chrétiens,  et  les  chassèrent  ensuite  de  la  ville. 
Il  se  trouve  donc  de  nouveau  près  de  moi,  affiigé  de  toutes 
les  épreuves  que  notre  foi  souffre  dans  ces  contrées ,  mal- 
gré le  traité  de  paix  conclu  avec   les   puissances   occidentales. 

De  nos  confrères  Missionnaires  en  cette  partie  du  Céleste 
Empire ,  le  P.  César  Paleggio  est  actuellement  au  Séminaire 
de  Hu-pè,  et  le  P.  César  de  Dongo  se  trouve  malade  en  cette 
ville.  Ah!  ayez  la  bonté,  Reverendissime  Père,  de  nous  faire 
recommander  à  Dieu  par  tous    nos   confrères  d'Europe,    ainsi 


—  36^<  — 

que  par   toutes  les  religieuses  de  notre  Institut,   afin    que   le 
ciel  nous  accorile  la  paix  si  ardemment  désirée. 
Je  vous  baise  la  main  et  me  plais  à  me  redire 

Votre  très-humble  et  très-dévoué  serviteur, 
Yr.  Michel  Navarro, 
Ticaire  apostolique  de  Hu-nam, 


IV. 

AMÉRIQUE  MÉRIDIONALE. 

Lettre  du  T.  B.  P.  Raphael  Sans,  Préfet  des  Missions  Fran- 
ciscaines dans  la  réjmblique  de  Bolivie  y  à  V Blustrissime  et 
Bévérendisshne  Mgr  Mariex  Cordova,  évêque  de  la  Paz , 
lequel  lui  avait  demandé,  par  ordre  du  gouvernement ,  un 
rapport  sur  la  situation  des  Missions  dans  son  diocèse, 

La  Paz,  collège  de  la  Propagande,  ce  Ih  décembre  1862. 

Illustrissime  Monseigneur  , 

Afin  que  vous  puissiez  satisfaire  à  la  demande  que  vous  a 
adressée  le  gouvernement  de  la  République,  je  vous  envoie  le 
tableau  des  onze  Missions  que  tiennent  les  Pères  Missionnaires 
de  ce  collège  apostolique,  en  vous  donnant  quelques  détails 
qui  vous  en  faciliteront  Fintelligence. 

1^  D'abord  je  dois  vous  dire  que  les  trois  Missions  de  Mada- 
lenos  et  de  S^^  Anne  du  Veni  sont  presque  entièrement  dé- 
peuplées, tant  à  cause  des  cas  fréquents  de  petite  vérole,  de 
rougeole,  de  flux  de  sang,  et  d'autres  maladies  qui  y  sont  comme 
acclimatées,  que  par  la  fatale  tendance  que  les  Néophytes  ont 
à  vouloir  y  échapper  par  la  fuite.  Il  en  résulte  que  beaucoup 
y  succombent,  au  contraire,  et  que  ceux  en  petit  nombre  que 
les  Pères  rattrappent  et  ramènent  chez  eux  ne  recouvrent  plus 
la  santé.  Ajoutez  à  cela  Todieuse  habitude  qu'ont  les  femmes 
de  se  faire  avorter,  lorsqu'il  leur  arrive  d'être  enceintes.  Pour 
combattre  ces  causes  de  dépopulation,  les  Pères  Missionnaires 
dans  leur  prudence  ont  eu  recours  aux  moyens  suivants  :  ils 
ont  en  premier  lieu  transféré  les  réductions  ouvertes  aux  Indiens 
sur  des  points  élevés,   aérés   et   salubres  ;  en  second  lieu,  ils  se 


^  365  — 

sont  procuré  les  drogues,  les  livres  de  médecine  et  les  instru- 
ments de  chirurgie,  dont  il  leur  a  paru  avoir  besoin  ;  en  troi- 
sième lieu,  ils  prescrivirent  aux  indigènes  des  règles  d^liygiène 
dans  une  vie  active  qui  les  préserve  de  Ténervation  que  produit 
la  fainéantise,  et  les  maintient  disposés  au  travail. 

S'ils  deviennent  gravement  malades,  les  Pères  les  soignent 
eux-mêmes,  au  risque  de  contracter  le  mal  de  leurs  néophytes, 
comme  il  arriva  Tannée  dernière  au  Père  Bénigne  Bibolotti, 
qui  fut  atteint  de  la  petite  vérole,  et  au  P.  Paul  Cerdà,  qui 
fut  pris  du  typhus.  Tous  deux  furent  administrés  et  assistés 
parle  P.  Louis  Zaccagni.  Ce  digne  religieux  avait  même  préparé 
leur  cercueil  et  donna  des  soins  à  toute  la  réduction  avec  un 
zèle  vraiment  exemplaire. 

Cette  charité  des  Pères  Missionnaires  a  montré  aux  néo- 
phytes combien  il  leur  est  utile  et  avantageux  d'avoir  des 
gardiens  si  vigilants  ;  aussi  leur  portent-ils  une  estime  et 
une  affection  toutes  filiales,  et  loin  d'aller  se  réfugier,  comme 
auparavant,  dans  les  montagnes,  ils  craignent  plutôt  de  voir 
un  Père  s'éloigner,  quand  il  va  s'efforcer  de  retenir  les  fugitifs, 
et  notamment  les  apostats  Yaracares  qui  se  dirigent  souvent 
vers  le  sud  et  vers  les  caps  du  Yeni. 

Quant  à  la  manière  dont  les  Missionnaires  s'y  prennent  pour 
faire  cesser  les  avortcments,  ils  recommandent  aux  parents  de 
surveiller  les  femmes  nubiles,  aux  parents  et  à  tous  ceux  qui 
ont  autorité  sur  elles;  ils  les  rendent  responsables  des  suites 
de  la  conduite  des  filles,  et  ils  prescrivent  aux  gens  mariés  de 
leur  faire  connaître  l'état  de  grossesse  de  leurs  femmes,  pour 
les  empêcher  de  prendre  un  breuvage  qui  pourrait  nuire  à 
l'embryon,  ou  les  forcer  à  s'abstenir  d'efi'orts  ou  de  travaux  trop 
violents,  et  enfin  pour  les  faire  aider,  au  moment  des  couches, 
par  les  femmes  du  cacique^  ou  du  capitaine,  ou  par  d'autres 
femmes  intelligentes,  auxquelles  on  fournit  quelques  notions 
spéciales.  On  réussit  de  la  sorte  à  prévenir  beaucoup  d' avor- 
tcments et  d'accouchements  funestes,  en  même  temps  que  les 
Missionnaires  sauvent  un  grand  nombre  des  pauvres  nouveaux- 
nés,  auxquels  ils  prodiguent  leurs  soins,  et  qui  auparavant  péris- 
saient,  soit  par  le  manque  de  lait  chez  les  mères,  soit  par 
l'abandon  des  pères  ;  car  le  sauvage  n'aime  point  ses  enfants, 
quand  ils  lui  sont  inutiles  ou  à  charge  !    La  religion  catholique 


^  36G  — 

seule  sanctifie  leur  amour!  J'espère  donc  que,  grâce  à  ces 
moyens,  les  trois  réductions  de  Mosatones  deviendront  doréna- 
vant prospères. 

En  effet,  les  conditions  sanitaires  qu^clles  présentent  aujour- 
d'hui sont  excellentes,  et  Ton  réussit  très-bien  à  y  apprendre 
les  métiers  où  Ton  travaille  le  bois  ou  le  fer,  ainsi  que  le 
tissage  ;  on  y  enseigne  même  la  lecture,  l'écriture  et  le  chant, 
témoin  Tauteur  de  cette  lettre,  qui  a  vu,  en  visitant  ces  missions, 
des  ferrements,  des  fusils,  des  portes,  des  tables,  des  fenêtres, 
de  petites  bibliothèques  et  des  autels,  exécutés  par  les  néopliy- 
tes  avec  une  perfection  étonnante.  Quant  à  Fhabileté  dont  ils 
font  preuve  pour  lire,  écrire  et  chanter,  aux  sons  de  Forgue, 
les  offices  de  TEglise,  il  est  impossible  à  celui  qui  ne  les  a  pas 
entendus  de  s'en  faire  une  idée. 

2o  Je  dois  appeler  l'attention  spéciale  de  Votre  Illustrissime 
Seigneurie  et  celle  du  gouvernement  sur  la  malheureuse  mis- 
sion des  Chimanes ,  autrefois  si  prospère  et  maintenant  privée 
d'un  chef,  pour  que  vous  avisiez,  s'il  est  possible,  aux  moyens 
de  la  maintenir  et  de  la  relever.  Il  importe  d'abord  de  remarquer 
que,  dépendante  du  district  de  Mojos  (diocèse  de  Santa  Croce), 
cette  mission  ne  se  trouve  point  dans  le  territoire  ni  dans  le 
diocèse  de  la  Paz.  Au  commencement  du  siècle  présent  elle 
fut  visitée  et  organisée  par  les  Pères  André  Herrero  et  Jérôme 
Berdion;  mais  bientôt  elle  se  dispersa  de  nouveau.  Affligés  de 
cet  état  de  choses,  les  Pères  Salvator  Valleis  et  Paul  Matthieu 
Cerdà  allèrent,  il  y  a  une  dizaine  d'années,  à  travers  mille 
périls  et  au  prix  de  mille  sacrifices,  chercher  ces  indigènes, 
avec  l'intention  de  les  emmener  et  de  les  joindre  à  ceux  de 
i\Iosatones,  dont  ils  parlent  la  langue  et  avec  lesquels  ils  ont  une 
origine  commune  ;  mais  l'attachement  irrésistible  que  le  sauvage 
a  pour  ses  bois  et  ses  fleuves  ne  leur  permit  pas  de  mettre  ce 
projet  à  exécution  :  il  leur  fallut,  au  contraire,  former  de  ces 
tribus  déjà  antipathiques  deux  petites  réductions  diff'érentes, 
qu'ils  dirigeaient  eux-mêmes,  s'assurant  ainsi  le  meilleur  moyen 
de  gagner  et  de  rapprocher  les  autres  sauvages  des  environs. 
Les  clioses  en  étaient  là  quand  une  peste  vint  presque  anéantir  la 
réduction  de  S*  Paul,  gouvernée  par  le  P.  Samuel  Mancini, 
qui,  de  concert  avec  le  P.  Paul  Emile  Reynaud  et  le  P.  Préfet 
d'alors,  fit  passer  dans  la  Réduction  de  S*  Pierre  les  quelques 


—  367  --. 

sauvages  qu'avait  épargnés  le  fléau,  et  y  forma  une  seule  mission. 
Le  P.  Mancini  entreprit  ensuite  la  conquête  de  la  tribu  barbare 
des  Araones,  chez  lesquels  il  réside  actuellement,  laissant  au 
seul  P.  Eeynaud  le  gouvernement  des  Chimanes.  Ce  religieux 
leur  enseignait  les  arts  et  métiers  avec  un  zèle  vraiment  infati- 
gable; on  en  a  la  preuve  dans  la  construction  aujourdMiui  termi- 
née de  Téglise,  du  couvent,  de  l'école,  dans  les  ateliers  où  Fon 
travaille  le  bois  et  le  fer,  et  dans  les  fabriques  de  sucre  et  de 
sel,  qu'il  partagea  entre  San-Borgia  et  Reyes.  Cet  heureux 
développement  de  la  Mission  le  forçait  à  une  activité  continuelle, 
lorsque  malheureusement  il  fut  dévoré  par  un  tigre  ou  périt 
d'une  autre  manière.  Ce  triste  événement  mit  le  plus  grand 
désarroi  parmi  les  autres  Missionnaires ,  et  aucun  jusqu'ici  n'a 
osé  aller  prendre  la  place  du  pauvre  P.  Eeynaud. 

C'est  pourquoi ,  ayant  égard  à  la  peur  qui  les  a  tous  saisis 
et  à  l'extrême  difficulté  de  leur  envoyer  des  renforts,  soit  de 
la  Paz,  soit  des  autres  missions,  puisque  les  prêtres  de  notre 
collège  sont  déjà  si  peu  nombreux,  que  nous  pouvons  à  grande 
peine  et  malgré  tous  les  sacrifices  pourvoir  aux  besoins  des  dix 
Missions  confiées  à  nos  soins,  je  viens,  au  nom  de  toute  la  com- 
munauté, supplier  Votre  Illustrissime  Seigneurie  de  chercher  le 
moyen  de  soumettre  cette  Mission  à  l'évèque  diocésain,  pour 
qu'il  lui  fournisse  des  Pères  de  l'hospice  dépendant  de  sa  juri- 
diction ;  il  sera  certainement  plus  facile  à  ces  Pères  de  s'en 
occuper.  Cela  n'eût  pas  été  nécessaire,  il  est  vrai,  si  ces  sauvages 
s'étaient  au  moins  décidés  à  venir  se  loger  à  Mosatoncs;  mais 
on  eut  beau  leur  démontrer  les  grands  avantages  qu'ils  en 
retireraient,  il  fut  impossible  de  vaincre  leur  obstination.  Dans 
cette  situation,  voulant,  afin  de  leur  être  encore  utiles,  prévenir 
toutes  les  difficultés  qui  pourraient  se  présenter,  nous  renonçons 
dès  à  présent  au  droit  que  nous  pourrions  faire  valoir,  comme 
premiers  Missionnaires  qui  aient  soigné  cette  "Réduction  des 
Chimanes,  espérant  que  Votre  Illustrissime  Seigneurie  nous 
débarrassera,  de  la  manière  que  nous  vous  proposons,  d'une 
charge  trop  lourde. 

30  Quant  aux  trois  anciennes  missions  d'Isiamas,  de  Tumo- 
pasa  et  de  S*  Joseph  de  Chupiamones,  elles  continuent  à 
se  développer;  les  arts  et  l'industrie  y  fleurissent  même  assez, 
quoiqu'elles  soient  toujours  exposées  aux  attaques  des  sauvages 


—  3G8  — 

voisins,  qu'il  n'a  pas  été  possible  de  soumettre  depuis  la  perte 
de  Santiago  de  Pacagujiies,  c'est-à-dire  depuis  le  commencement 
de  ce  siècle.  Les  Isiamegniens  sont  les  seuls  qui  aient  eu 
le  courage  de  leur  résister,  bien  qu'ils  s'adonnent  à  une  féroce 
anthropophagie.  Mais  ils  cesseraient  bientôt  d'inspirer  de  pareilles 
ciaintes,  si  les  autorités  civiles  intervenaient  dans  ces  luttes,  et 
alors  on  pourrait  établir  des  paroisses  dans  ces  Missions,  de 
telle  sorte  que  les  religieux  qui  les  cultivent  actuellement  pour- 
raient tons  travailler  à  la  conversion  des  tribus  voisines  des  Cavi- 
nas  et  des  Araones  ;  car  lès  deux  Pères  qui  l'ont  déjà  entreprise 
ne  suffisent  point  pour  les  amener  à  vivre  dans  des  Réductions, 
et  le  petit  nombre  de  prêtres  que  nous  avons  dans  notre  collège 
ne  nous  permet  point,  comme  je  vous  l'ai  déjà  m.arqué,  de  leur 
envoyer  des  auxiliaires.  C'est  vraiment  ici  le  cas  de  dire  :  Messis 
quidem  multa^  operanï  av.tem  j^c^uci. 

4°  En  vous  parlant  des  Cavinas  et  des  Eéductions  qui  les 
entourent,  je  dois  informer  Votre  Illustrissime  Seigneurie  et 
le  gouvernement  que  le  signataire  de  cette  lettre  a  envoyé  le 
frère  lai  Martin  Pueyo  pour  explorer  le  cours  et  les  cataractes 
si  redoutées  du  Veni,  en  lui  donnant  ordre  d'en  faire  le  tour, 
si  le  chef  politique  de  Mojos  ainsi  que  la  compagnie  Mo  van 
et  ses  sociétaires  lui  fournissent  les  secours  qu'ils  ont  promis. 
Cette  exploration  sera  fort  utile,  d'autant  plus  que  ce  religieux, 
qui  est  très-entreprenant,  connaît  déjà,  jusqu'à  cinq  journées 
de  marche  au-delà  du  village  des  Cavinas,  le  cours  de  ce  fleuve 
qui  devra  être  un  jour  la  route  que  les  Européens  suivront 
pour  se  rendre,  non-seulement  dans  les  provinces  de  Mojos 
et  de  Caupolican ,  mais  aussi  au  Jungas  et  à  la  Paz ,  avec 
beaucoup  plus  de  célérité  et  moins  de  frais  qu'en  passant  par 
le  cap  Horn,  la  mer  Pacifique  et  les  hautes  cimes  des  Andes, 
lorsqu'on  transporte  jusqu'à  l'Atlantique  les  riches  produits  de 
cette  partie  fertile  de  la  Bolivie.  J'espère  que  le  Er.  Martin 
ouvrira  cette  voie  si  favorable  au  bien  public;  c'est  afin  de 
lui  faciliter  cette  entreprise  hardie,  pour  laquelle  font  tant  de 
vœux  les  habitants  de  Mojos  et  tous  ceux  qui  savent  quels 
avantages  en  résulteraient,  que  le  soussigné  a  décidé  que  le 
P.  Joseph  Marie  Ciuret  transfère,  s'il  est  possible,  la  Mission 
des  Cavinas  de  la  prairie  supérieure  des  Madiri ,  où  elle  se 
trouve  à  présent,   sur  les    rives  du  Veni  à  neuf  lieues  de  dis- 


—  369  — 

tance  seulement;  elle  y  sera  dans  une  position  salubre,  dans 
une  contrée  fertile  en  cannes  à  sucre,  en  cèdres ,  en  yuccas, 
en  maniocs,  et  riche  en  troupeaux,  de  manière  à  pourvoir  aux 
besoins  non-seulement  des  néophytes,  mais  aussi  des  explora- 
teurs studieux  et  des  voyageurs;  elle  devra  donc  devenir  comme 
un  lieu  de  sûreté  d'où  il  sera  facile  de  parcourir  avec  moins 
de  périls  ces  plaines  habitées  par  des  sauvages  hostiles  qu'on 
pourrait  adoucir  et  convertir  au  christianisme  ;  le  succès  dépen- 
drait autant  de  la  bonne  conduite  de  ceux  qu'on  aurait  déjà 
policés  que  du  zèle  des  Missionnaires. 

5°  Ce  sont  les  mêmes  motifs  qui  nous  ont  portés  à  demander 
la  fondation  de  la  Mission  de  S^  Bonaventure  du  Veni  (appelée 
d'abord  Rurenavaque)  que  Yotre  Seigneurie  Illustrissime  et  le 
gouvernement  ont  bien  voulu  approuver.  En  se  servant  des 
bras  des  Indiens,  on  a  déjà  construit  la  chapelle  provisoire, 
défriché  les  alentours,  et  plusieurs  familles  se  sont  décidées 
à  s'y  fixer,  au  grand  avantage  de  la  mission,  du  commerce 
et  de  l'industrie.  On  y  compte  en  ce  momsnt  quarante  habi- 
tants; mais  avant  qu'on  y  ait  amené  les  cinquante  têtes  de 
bétail  accordées  par  le  gouvernement ,  nous  bâtirons  l'église, 
le  presbytère,  la  maison  municipale  et  le  Tamho  (hôtellerie  pour 
les  étrangers),  et  je  suis  sûr  que,  grâce  à  son  excellente  posi- 
tion, ce  lieu  deviendra  bientôt  un  village  fort  important.  On 
en  a  déjà  nommé  le  curé,  c'est  le  Père  Jésuald  Macheti,  Mis- 
sionnaire plein  de  zèle,  très-habile  dans  l'art  de  travailler  le  bois 
et  le  fer,   et  très-versé  dans  la  mécanique. 

Tel  est.  Illustrissime  Monseigneur,  l'état  actuel  de  nos  mis- 
sions dans  notre  diocèse  ;  elles  fleuriraient ,  certes,  bien  autre- 
ment, si  les  Pères  Missionnaires,  propagateurs  de  la  foi,  de 
la  morale  et  de  la  civilisation,  trop  dépourvus  de  ressources, 
recevaient  immédiatement  les  faibles  secours  qui  leur  sont 
assignés  par  la  loi. 

En  joignant  à  tout  ce  qui  précède  le  tableau  synoptique 
ci-dessous  ,  je  crois  avoir  satisfait  à  la  demande  que  Yotre 
Seigneurie  m'a  adressée,  ainsi  qu'aux  désirs  du  gouvernement. 


34 


—  370  — 

TABLEAU  DES  MISSIONS  DU  DIOCESE  DE  LA  PAZ,  DIRIGEES  PAR  LES  PÈRBS 
FRANCISCAINS  DE  l'oBSERYANCE  DU  COLLEGE  DE  CETTE  VILLE. 


è 

Nombre 

DISTANCE 

kl 

NOMS. 

PÈRES    DIRECTEURS. 

DISTRICT. 

EN   LIECES  DE 

•^  o 

d'àme8. 

^ 

LA    PAZ. 

1 

La  Conception  de  Ma- 
dalenos. 

330 

LeP.LouisZaccagni. 

Yungas. 

SOl.auN.E. 

i 

S"  Anne  du  Veni. 

240 

Le  P.  Paul  Matthieu 
Ceni  à. 

Yungas. 

961.auN.E. 

3 

S'  Michel  de  Macha- 
nes. 

130 

Le  P.  Bénigne  Bibo- 
lotti. 

Yungas. 

llOl.auN.E. 

4 

S'PierredeChimanes. 

250 

Orpheline  par  suite 
de  la  mort  du  Père 
Reynaud. 

Mojos. 

2401.auN.E. 

5 

S'  Antoine  de  Tumu- 
pasa. 

2000 

Le  P.  Antoine  Gili. 

Caupolican. 

ISOl.auN. 

6 

Le  Carmel  d'Isiamas 

23Q0 

Le  P.  Joseph  Comas. 

Caupolican. 

2001.auN. 

7 

S'  Joseph  de  Chupia- 
monas. 

325 

Le  P.  Bernard  Cle- 
rici. 

Caupolican. 

nOl.auN. 

8 

Jésus  et  Marie  de  Ca- 
vinas. 

330 

Le  P.  Joseph  Marie 
Ciuret. 

Caupolican. 

3001.  auN. 

9 

L'Assomption  d' Arao- 
nas. 

500 

Le  P.  Samuel  Man- 
cini. 

Caupolican. 

4001.auN. 

10 

S'  Bonaventure  du 
Veni. 

40 

Le  P.  Jésuald  Ma- 
chetti. 

Caupolican. 

1601.N.N.E. 

M 

Pacuguaras,  en  train 
d'être  conquise. 

70 

Le  Fr.  Martin  Pueyo. 

Caupolicup. 

500I.auN. 

Fr.  B 

uAPHAEL  Sans*,  f 

réfet  des  M 

issions. 

Lettre  et  docuynents  sur  les  circonstances  de  la  mort  du  Père 
Paul  Emile  Reynaud,  missmmaire  apostolique,  ohservantin 
de  la  province  de  S^  Thomas  de  Turin ,  qto'on  disait  avoir 
été  dévoré  par  un   tigre^. 

Sauf  Anna,  18   octobre    1862. 
Très-Révérend  Père  Sans, 

Voulant  me  conformer  à  Fordre  que  vous  m'avez  donné,  par 
votre  lettre  du  2  septembre  dernier,  de  vous  transmettre  des 
détails  précis  sur  la  mort  de  notre  cher  confrère  le  Père  Paul 
Emile  Reynaud,  missionnaire  apostolique  de  la  Réduction  des 
Saints  Pierre  et  Paul  de  Cliimanes,  membres  de  notre  collège 

')  Actuellement  à  Rome,  en  qualité  de  Définiteur  général  de  l'Ordre. 
*j  Voir  la  première  livraison  de  la  troisième  année  des  Annales,  p.  39. 


~  371  — 

de  la  Paz,  j'ai  tâché  de  bien  m'assurer  de  la  vérité  des  faits, 
et  voici  comment  les  choses  se  sont  passées.  Le  4  juin  de 
Tannée  courante,  quatre  néophytes  de  la  Mission  des  Saints 
Pierre  et  Paul  de  Chimanes,  nommés  Hyacinthe,  Michel, 
Coata  et  Vie,  se  présentèrent  à  celle  de  l'Immaculée  Concep- 
tion du  fleuve  Co  vendo,  annonçant  au  P.  missionnaire  qui  y 
réside,  le  P.  Louis  Zaccagni,  que  leur  bon  Père  Paul  Emile 
Reynaud  avait  été  dévoré  la  nuit  par  un  tigre  le  long  du 
fleuve  Carpo  près  de  Cavaye.  Cette  nouvelle  affligea  si  vive- 
ment le  P.  Louis  qu'il  lui  fut  au  premier  moment  impossible 
d'en  entendre  les  particularités.  Mais  peu  après,  ayant  repris 
courage,  il  demanda  qu'on  lui  en  fit  un  récit  circonstancié. 
Alors  on  lui  raconta  que  ce  missionnaire  ayant,  la  veille  de 
l'Ascension,  descendu  le  fleuve  Pasacche  ou  Sai,  avec  quelques 
enfants,  s'arrêta  pour  dormir  dans  le  lieu  appelé  Cagave,  et 
que  s'étant  levé  le  matin  de  bonne  heure  pour  continuer  sa 
route,  il  ne  tarda  point  à  rencontrer  un  tigre  qui  mit  d'abord 
en  pièces  le  jeune  Dominique  qui  ouvrait  la  marche,  puis  lo 
P.  Reynaud,  qui  s'était  jeté  avec  un  couteau  sur  la  bête  fé- 
roce afin  de  secourir  le  pauvre  enfant.  Alors  les  autres, 
saisis  de  terreur,  se  mirent  à  fuir  précipitamment  et  passèrent 
sur  l'autre  rive  du  fleuve,  où  ils  attendirent  espérant  que  le 
Père  arriverait,  après  s'être  débarrassé  du  monstre  et  après  avoir 
lui-même  traversé  le  fleuve.  En  effet  l'un  d'eux,  nommé  Paul 
Virginio,  crut  voir  du  côté  du  fleuve  qu'ils  venaient  de  quit- 
ter le  Père,  entre  les  griffes  du  tigre,  faisant  de  la  main  un 
signe  comme  pour  appeler;  alors  Paul  Virginio  regagna  cou- 
rageusement cette  rive,  et  s'étant  approché  tout  doucement  du 
monstre,  il  lui  lança  une  flèche  qu'il  crut  voir  l'atteindre. 
Tous  s'enfuirent  ensuite  vers  le  village  auquel  ils  appartenaient 
et  y  apportèrent  la  triste  nouvelle  du  malheur  dont  ils  avaient 
été  témoins.  Alors  quatre  hommes  partirent  aussitôt  pour  le  lieu 
indiqué,  et  là,  ayant  fait  un  radeau  de  branches  de  platane,  ils  y 
déposèrent  les  restes  du  Père  et  de  son  jeune  compagnon,  les 
transportèrent  à  la  Réduction  et  les  inhumèrent,  l'un  dans  l'église, 
l'autre  dans  le  cimetière.  Les  messagers  ajoutèrent  que  le  P.  Rey- 
naud ne  s'était  fait  accompagner  que  de  ces  jeunes  enfants,  parce 
que  tous  les  hommes  étaient  occupés  à  peler  Técorce  des  arbres 
de  Chine  ;  ce  qui  les  avait  empêchés  de  le  secourir.  Néanmoins 


—  372  — 

ils  allèrent  pendant  plus  d'une  semaine  à  la  recherche  de  la  bête 
féroce,  mais  sans  pouvoir  la  découvrir. 

A  ce  récit,  le  P.  Louis,  considérant  le  triste  état  auquel  était 
réduite  la  mission  de  Chimanes,  me  fit  avertir  de  tout  ce  qui 
était  arrivé,  demandant  que,  si  la  chose  était  possible,  j'allasse 
consoler  et  exhorter  à  la  persévérance  ces  malheureux  néophytes. 
Je  me  mis  sur-le-champ  en  route,  afin  de  m'entendre  avec  ce 
Père  et  avec  les  néophytes  de  Chimanes.  Nous  nous  rencontrâ- 
mes à  la  mission  de  S*  Michel  de  Bopi,  où  nous  convînmes  que 
les  naturels  de  Chimanes  s'en  retourneraient  dans  leur  village, 
pour  recommander  à  leurs  compatriotes  d'envoyer  une  dizaine 
d'hommes  au  devant  du  Père  qui  allait  sous  quelques  jours  arri- 
ver de  la  Paz.  Ils  devaient  en  outre  dire  à  Ignace  Yasca  de  se 
disposer  à  conduire  le  bétail  au  village  de  Reyes,  parce  que  nous 
supposions  que  vous  n'auriez  point  tardé  à  visiter  cette  mission 
orpheline.  Quand  nous  nous  fûmes  ainsi  encouragés  l'un  l'autre 
de  notre  mieux,  je  me  dirigai  vers  ma  mission,  et  le  P.  Louis 
partit  pour  la  sienne  à  Co  vendo. 

Arrivés  à  leur  Eéduction,   les  quatre  Chimanes  remplirent  en 
effet  le  message  dont  ils  avaient  été  chargés,  et  déclarèrent  notam- 
ment  aux   leurs    que   quelques  hommes    devaient  se   présenter 
au  père  Préfet  des  Missions.  En  conséquence,  onze  Chimanes  se 
mirent  aussitôt  en  route,  sous  la  conduite  de  Louis  Nicolas  Dacaba; 
ils  arrivèrent  à  la  mission  de  l'Immaculée  Conception  de  Covendo 
le  27  du  même  mois,  le  même  jour  où  le  Père  venait  d'arriver 
de  la  Paz.  Yotre  Paternité  devine  avec  quelle  adresse  ces  onze 
hommes  répondirent  à  toutes  les  questions  que  leur  firent  les 
Pères  Louis  Zaccagni  et  Bénigne  Bibolotti,   confirmant  tout  ce 
qu'avaient  raconté  les  quatre  premiers,  de  manière  à  ne  laisser 
aucun  doute  sur  leur  sincérité.   J'éprouvai  ]a  même  impression 
quand  Yotre  Paternité  vint  dans  cette  mission   avec  les  deux 
Pères  susnommés  et  les  onze  Chimanes,   et  c'est  ce  qui  fit  que 
vous  n'hésitâtes  point  à  visiter  avec  moi  cette  mission,  d'autant 
plus  que  quatre  néophytes  qui  lui  appartenaient,  savoir  le  Caci- 
que Nicolas  Carrano,  Pierre  Chiteca,   Joseph  Damian  et  Ignace 
Caimani,  chef  de  la  mission  de  S^  Michel  des  Muchanes,  se  joigni- 
rent volontiers  à  nous.  Ce  qui  nous  confirma  encore  dans  notre 
opinion,  ce  fut  de  voir,  en  arrivant  au  port  de  Reyes  (ou  au  nou- 
veau village  de  S^-Bonaventure),  la  spontanéité  avec  laquelle  le 


—  373  — 

néophyte  Ignace  vint  à  notre  rencontre  avec  trois  Cliimanes, 
amenant  des  mulets  pour  que  nous  puissions  nous  rendre  plus 
vite  et  plus  commodément  à  la  Réduction  et  nous  répétant  ce 
qu'avaient  dit  les  quatre  autres.  Si,  d^iilleurs  ils  s'embarrassaient 
dans  quelqu'une  de  leurs  réponses,  ils  s'en  tiraient  en  disant  qu'à 
parler  franchement  ils  n'avaient  pas  été  témoins  de  ce  qui  était 
arrivé,  parce  qu'ils  se  trouvaient,  au  moment  du  malheur,  occu- 
pés à  peler  les  écorces  des  arbres  de  Chine.  Puis,  quand  après 
notre  arrivée,  nous  remarquâmes  que  les  coffres  du  pauvre  père 
Reynaud  étaient  tout  brisés  et  tous  les  meubles  de  sa  maison  en 
désordre,  ils  trouvèrent  moyen  d'exjiliquer  aussi  cette  circon- 
stance, d'autant  plus  facilement  que  nous  ne  pouvions  point,  à 
l'instant  même,  mettre  trop  d'insistance  à  nous  assurer  de  l'exac- 
titude des  faits,  et  qu'il  nous  fallait  au  contraire  attendre  l'occa- 
sion pour  nous  livrer  à  cette  recherche  en  toute  sécurité.  Car  je 
devais,  vous  le  savez,  rester  en  cet  endroit,  après  avoir  accom- 
pagné votre  Paternité  jusqu'à  San-Borgia.  Comme  d'ailleurs, 
quand  nous  rappelions  la  mort  du  Père  Pani,  on  nous  la  racon- 
tait toujours  de  la  même  manière  c[ue  les  quatre  premiers  Cliima- 
nes, sauf  quelques  différences  que  nous  attribuions  à  ce  que  les 
narrateurs  n'en  avaient  pas  été  témoins  oculaires,  nous  quittâmes 
la  mission,  toujours  convaincus  que  l'infortuné  missionnaire  avait 
été  dévoré  par  un  tigre;  mais  rien  de  tout  cela  n'était  vrai,  ainsi 
que  vous  le  verrez  bientôt. 

Le  principal  objet  de  notre  sollicitude  étant  d'empêcher  que 
cette  mission  ne  tombât,  et  que  les  néophytes  aussi  bien  que  le 
Père  Missionnaire  ne  restassent  privés,  en  un  pareil  lieu,  de 
toute  communication,  nous  crûmes  bon  de  les  engager  à  se 
transporter  le  long  des  bords  du  Veni,  soit  en  s'incorporant  à 
l'une  des  Missions  qui  y  sont  établies,  soit  en  fonnant  un  village 
à  part,  suivant  qu'ils  le  préféreraient.  Je  leur  proposai  ce  parti 
plusieurs  fois,  à  l'église  et  dans  des  réunions  tantôt  privées, 
tantôt  publiques,  en  leur  donnant  le  temps  de  réfléchir.  Les 
quatre  néophytes  qui  m'accompagnaient  en  faisaient  autant.  Et 
c'est  ainsi,  qui  le  croirait?  que  nous  pûmes  découvrir  le  fait 
qu'ils  avaient  tenu  caché  avec  tant  de  soin,  c'est-à-dire  l'assassi- 
nat qu'ils  avaient  commis  sur  la  personne  de  notre  pauvre  con- 
frère le  P.  Paul  Emile  Reynaud. 


3-L 


—  37-1  ^ 

PREMIÈRE    DÉCLARATION. 

Le  premier  de  nos  quatre  néophytes  qui  parvint  à  le  con- 
naître fut  Ignace  Caymani  des  Muclianes,  qui  avait  parmi  les 
Chimancs  un  beau-frère  nommé  Dominique  Cunay.  Celui-ci, 
loin  de  prendre  part  au  crime,  avait  tout  fait  pour  Tempêcher; 
mais  ses  efforts  avaient  été  inutiles,  et  peu  s'en  était  fallu  qu'il 
ne  tombât  lui-même  sous  les  coups  de  ces  barbares.  Ignace  lui 
ayant  demandé  secrètement  ce  que  disaient  les  Chimanes  de  la 
proposition  qu'on  leur  faisait  d'aller  demeurer  le  long  du  Yeni, 
Dominique  répondit  que  certainement  tous  ne  l'accueilleraient 
pas  avec  plaisir,  parce  que  beaucoup  d'entre  eux  avaient  grande 
peur,  et  non  sans  raison,  puisqu'ils  mentaient  en  prétendant 
que  le  P.  Reynaud  avait  péri  sous  les  dents  d'un  tigre;  qu'ils 
l'avaient,  au  contraire,  tué,  et  qu'ils  les  avaient  vus  de  ses  pro- 
pres yeux  lui  couper  le  cou,  lui  enlever  la  tête,  puis  le  jeter  dans 
ce  triste  état  liors  de  la  maison.  Non  contents  de  cela,  ils  le 
mutilèrent  et  lui  arrachèrent  plusieurs  membres,  le  laissant 
ainsi  toute  la  nuit  sans  sépulture,  pour  qu'il  servît  de  pâture  aux 
bêtes  féroces.  Comme  Dominique  leur  dit  le  lendemain  qu'ils 
devraient  au  moins  l'ensevelir,  afin  de  ne  pas  attirer  sur  leur  tête 
de  plus  grands  châtiments  du  ciel,  ils  transportèrent  le  corps 
dans  l'église  et  l'y  inhumèrent.  Mais  bientôt  saisis  de  frayeur, 
à  la  pensée  de  leur  crime,  ils  commencèrent  à  se  demander  : 
//  Que  ferons-nous,  que  dirons-nous  aux  Pères  qui  viendront  ici? 
quel  prétexte  alléguerons-nous  pour  prouver  que  nous  ne  l'avons 
pas  tué?  //  Et  après  que  chacun  eût  émis  son  avis,  on  finit  par 
convenir  qu'on  déclarerait  que  le  P.  Reynaud  avait  été  dévoré 
par  un  tigre.  Quant  aux  meurtriers,  Dominique  ne  se  souvenant 
pas  du  nom  de  tous  désigna  les  suivants  :  d'abord  Ignace 
Yasca  ou  Cortes,  ainsi  nommé  quelquefois  parce  qu'il  a  demeuré 
chez  M.  le  curé  Cortes;  cet  homme  voulait  tirer  sur  le  Père  un 
coup  de  fusil,  mais  il  ne  le  fit  pas  parce  qu'il  avait  derrière  lui 
beaucoup  de  gens  qui  l'auraient  arrêté,  et  alors  il  se  contenta  de 
crier  qu'il  fallait  massacrer  le  Missionnaire;  en  second  lieu, 
Charles  Yutcha,  qui  lia  le  pauvre  P.  Reynaud;  en  troisième  lieu, 
Michel  Cari,  qui  lui  porta  le  premier  coup;  en  quatrième  lieu, 
Miari  Cauch,  qui  vint  le  frapper  ensuite;  et  enfin  Cauch,  père  de 
Michel.  C'est  pourquoi  ledit  Dominique  Cunay  chargea  Ignace 
Caymani  de  nous  accompagner,   quand  Yotre  Paternité  et  moi 


—  375  — 

descendrions  à  San  Borgia,  jusqu'à  ce  que  nous  y  fussions  arri- 
vés, afin  de  nous  garantir  et  de  nous  défendre  contre  toute  atta- 
que, et  lui  recommanda  de  ne  consentir  à  aucun  prix  à  ce  que 
je  retournasse  parmi  les  Chimanes,  de  peur  que  je  ne  périsse 
aussi  entre  les  mains  de  ces  barbares,  qui  étaient  las,  comme  ils 
l'avaient  déjà  montré,  de  vivre  près  des  Missionnaires,  et  qui 
paraissaient  disposés  à  faire  subir  le  même  traitement  à  tout 
autre  Père  venu  chez  eux.  Là  finit  la  relation  de  Dominique 
Cunay  à  son  beau-frère  Igiiace  Gay  m  ani. 

DEUXIÈME    DÉCLARATION. 

Le  second,  à  la  connaissance  duquel  vint  ce  crime  horrible, 
fut  le  néophyte  Chiteca,  qu'Ignace  C;iymani  avait  déterminé  à 
nous  accompagner  jusqu'à  San  Borgia;  mais  ici  j'ai  peu  à  dire, 
car  Chitica  ne  l'avait  connu  que  pour  l'avoir  appris  dudit 
Ignace  Caymani,  peu  de  temps  avant  qu'il  m'en  donnât  les 
détails  à  moi-même.  Toutefois,  comme  il  comprend  la  langue 
de  Reyes,  il  me  dit  avoir  entendu  Joseph  Manuel  Yonsacale 
et  Marc  N,  qui  sont  venus  avec  nous  chez  les  Chimanes,  dire 
aux  gens  de  la  station  de  Santa  Croce,  que  ce  n'était  nullement 
sous  les  dents  d'un  tigre,  mais  bien  sous  les  coups  des  Chi- 
manes eux-mêmes  qu'avait  péri  le  P.  Eeynaud. 

Maintenant  je  vais  vous  raconter  tout  ce  qui  s'est  passé 
chez  les  Chimanes,  depuis  notre  arrivée  à  San-Borgia.  J'y 
avais  laissé  deux  néophytes  de  Mosatenos,  savoir  le  cacique  Nico- 
las Canane  et  Joseph  Damicn  Zeguin,  afin  qu'ils  veillassent  à 
la  garde  du  peu  de  mes  effets  qui  étaient  restés  au  couvent. 
Ils  observèrent  adroitement  tout  le  mouvement  de  la  mission, 
et  virent  que  le  premier  jour  tout  marchait  régulièrement  :  on 
allait  à  l'église,  et  l'on  faisait  ensuite  ce  que  nous  avions  pres- 
crit; seulement  les  indigènes  leur  demandaient  de  temps  en 
temps  s'ils  retourneraient  chez  eux,  et  alors  ils  répondaient 
qu'ils  attendaient  le  Père.  Pendant  la  nuit  ils  entendaient  faire 
des  rondes  autour  du  couvent,  donner  des  coups  à  la  porte; 
toutefois  comme  elle  était  bien  fermée,  ils  se  tenaient  tran- 
quilles et  se  communiquaient  le  matin  leurs  remarques.  Mais  le 
quatrième  jour,  ils  trouvèrent  beaucoup  de  poules  tuées  par  des 
flèches  et  d'autres  dégâts  dans  la  Kéduction,  qui  allèrent  tou- 
jours en  augmentant  les  jours  suivants;  en  outre,  le  Cacique  des 


—  376  — 

Chimaiies  et  Ignace  Yasca ,  chefs  de  la  peuplade,  prirent  un  air 
liostile.  C'est  pourquoi  nos  deux  néophytes  commencèrent  à 
soupçonner  qu'il  devait  y  avoir  là  quelque  chose  dont  ils  ne  se 
reudaient  pas  compte;  mais  ne  sachant  à  qui  se  fier,  ils  ne  pou- 
vaient éclaircir  leurs  doutes.  Pourtant  Dominique  Cunay,  qui 
était  au  courant  de  l'affaire,  savait  bien  d'où  tout  cela  venait  et 
comment  tout  cela  finirait.  Connaissant  le  danger  que  couraient 
les  deux  néophytes  des  Mosatenos,  il  trouva  donc  le  moyen  de 
s'introduire  secrètement  dans  le  couvent,  afin  de  les  en  prévenir. 
A  peine  l' eût-il  aperçu,  que  le  cacique  Nicolas  Canane  lui  de- 
manda nettement  :  //  Que  peuvent  donc  avoir  ces  gens-là?  On 
les  prendrait  tous  pour  des  scélérats,  n  C'est  pour  cela,  répon- 
dit Dominique,  que  je  suis  venu  vous  avertir  de  fuir  au  plus 
vite;  autrement  on  nous  tuera  tous  les  trois.  //  Voilà  ce  que  ce 
néophyte  m'a  raconté  à  moi-même. 

TROISIÈME    DÉCLAUATION. 

Comme  je  priais  le  Cacique  Nicolas  Canane,  en  présence 
des  autres  chefs  de  cette  Mission ,  de  me  rapporter  tout  ce 
que  lui  avait  dit  Dominique  Cunay,  il  me  répondit  ce  qui  suit  : 
Les  sauvages  ne  voulaient  pas  venir  se  fixer  dans  les  plaines  de  ces 
Missions  du  Veni,  parce  qu'ayant  fait  mourir  leur  Missionnaire 
le  P.  Paul  Emile  Reynaud,  ils  avaient  grande  peur;  aussi  afin  de 
n'être  pas  réputés  coupables  de  ce  crime,  avaient-ils  répandu  le 
bruit  qu'un  tigre  l'avait  dévoré.  Non,  ce  ne  fut  point  cette  bête 
féroce  qui  le  tua_,  mais  bien  les  Chimanes  eux-mêmes.  Ils  le  pen- 
dirent par  les  cheveux  à  une  poutre  près  de  l'escalier  qui  con- 
duisait à  la  loge  où  je  couchais  avec  Joseph  Damien,  avant  de 
partir  pour  San-Borgia;  et  plusieurs  lui  en  arrachèrent,  jusqu'à 
ce  qu'il  finit  par  tomber  à  terre.  Vers  le  soir,  ils  sonnèrent  la 
cloche  de  l'église  pour  y  appeler  le  peuple,  qu'ils  dirent  ensuite 
s'être  trouvé  pendant  tout  ce  temps  occupé  à  peler  l'écorce 
des  arbres  de  Chine;  dès  qu'il  fut  rassemblé  sur  la  place, 
Ignace  Yasca  cria  à  tout  le  monde  d'entrer,  ajoutant  qu'on 
pénétrerait  ensuite  dans  le  couvent  pour  s'amuser.  Entrés  dans 
l'église,  les  sauvages  récitèrent  des  prières  et  entonnèrent  je  ne 
sais  quels  chants  ;  puis  le  Missionnaire  leur  prêcha  et  leur 
distribua  l'eau  bénite,  suivant  l'usage  de  tous  les  dimanches, 
quand  tout-à-coup  le  néophyte  Hyacinthe  Cari  se  leva  comme 


—  377  — 

pour  s'élancer  sur  lui  ?  ce  dont  il  s'abstint  néanmoins,  comme 
cédant  à  un  mouvement  de  repentir.  La  cérémonie  terminée,  le 
P.   Reynaud  sortit  le  premier  de  Téglise,  et  derrière  lui  Domi- 
nique. Celui-ci  arriva  au  couvent  avec  un  autre  néophyte,  monta 
sur  le   faite   de  la  loge   où  vous  couchiez    avec  le  P.   Préfet. 
Alors  le  P.  Reynaud  lui  demanda  :  //  Est-il  vrai  qu'on  se  pro- 
pose de  me  tuer  ?»  —  //  Il  n'est  que  trop    vrai,  répondit  Do- 
minique, et  il  y  en  a  déjà  qui  s'y  préparent,  n  —  »  Laissez-moi 
au  moins,    dit  alors  le  Père ,  prier  Dieu  de  me  pardonner  mes 
péchés  et  de  me  recevoir  dans  sa  gloire.  //  Quand  il  eut  fini  sa 
prière,  il  se  releva   et  se  rendit  avec  Dominique  dans  la  pièce 
où  les   chefs   de   la  Eéduction    étaient    réunis   avec   beaucoup 
d'autres.  Tous  l'ayant  salué  à  l'ordinaire,  il  se  mit  à  les  avertir 
de  leurs  défauts   et  à  les  exhorter  à    travailler  à  leur  amélio- 
ration. En   ce    moment   le  néophyte  Ignace  Yasca  fut  sur  le 
point  de  lui  tirer  un  coup  de  fusil  ;  s'il  ne  le  fit  pas,  c'est  qu'il 
avait  derrière  lui  beaucoup  d'autres  Indiens  qui  l'auraient  vu. 
Mais  dès  que  ceux-ci  furent  retournés  chez  eux,  comme  il  le 
leur  enjoignit,  Hyacinthe  Cari  le  premier,   puis  Charles  Vutcha 
et  d'autres  fondirent  sur  le  Missionnaire  et  lui  firent  à  la  gorge 
une  profonde  blessure,  d'où  s'échappa  un  ruisseau  de  sang  qui 
lui  baigna  tout  le  corps  ;   ils  lui    brisèrent  ensuite  la  tête ,   et 
ils  jetèrent  son   cadavre  hors  de  la  maison  du  côté  de  la  cui- 
sine,   et  là  ils  lui  coupèrent  les  mains,   les   pieds  et   d'autres 
parties  du  corps  ;   pourtant  le  lendemain,  à  l'instigation  de  Do- 
minique, ils  lui  donnèrent  la  sépulture  dans  l'église.  Au  même 
moment  ils  brisèrent  tous  les   coffres  du  Père,   enlevèrent  tout 
ce  qu'ils  y  trouvèrent  et  se  livrèrent  ensuite  à   tous  les  excès 
de  l'ivresse.   Le    lendemain   matin   ils   tinrent  conseil  :  «  Que 
dirons-nous  aux  Pères,   se  demandaient-ils  les  uns  aux  autres, 
afin  qu'ils  ne   sach-ent   point   que    nous    l'avons  tué?   Certains 
proposèrent    de    faire  accroire  que,    tandis  qu'ils  abattaient  des 
arbres,  l'un  de  ces   arbres  aurait  dans   sa  chute  écrasé  le  Mis- 
sionnaire, d'autres  imaginèrent  d'autres  mensonges,  et  à  la  fin 
tous   convinrent  d'affirmer  qu'il  avait  été  dévoré  par  un  tigre. 
Ici  se  termine  la  relation  de  Nicolas  Canane,  cacique  de  cette 
Mission,  telle  qu'il  l'a  faite  à  Dominique  Cunay  chez  les  Chi- 
mancs,  et  telle  que  celui-ci  l'a  répétée  au  P.  Bénigne  Bibolotti, 
ajoutant  que,  si  j'étais  retourné  à  San-Borgia,  j'aurais  été  tué, 


—  378  — 

moi,  à  force  de  flèches.  Le  P.  Bibolotti  en  fit  part  aussitôt 
au  P.  Louis  Zaccagni.  Tous  les  bons  néophytes  qui  entouraient 
ce  dernier  se  disposèrent  à  aller  se  saisir  des  assassins  apos- 
tats ;  le  P.  Louis  lui-même  fit  interrompre  à  ses  gens  les  tra- 
vaux de  l'église,  et  quand  ils  se  furent  tous  armés  de  javelots 
bien  affilés,  il  les  accompagna  jusqu'à  Bopi.  Mais  j'arrivai  à 
temps  pour  qu'on  n'eût  plus  besoin  de  nous  défendre  par  de 
pareils  moyens.  En  foi  de  quoi,  etc.  Fr.  Paul  Matthieu  Cercla, 
ex-]}réfet  —  Fr,  Louis  Zaccagni  —  Fr.  Benigne  Bibolotti  — 
Pascal  Ibisque,  pour  Ignace  Caimani,  Pierre  Chiteca  et  Nicolas 
Canane,  cacique,  lesquels  ne  savent  signer, 

QUATRIÈME     DECLARATION. 

Maintenant  voici  la  déclaration  d'un  néophyte  Chimane  venu 
avec  moi  de  son  pays  jusqu'à  Sauf  Anna  du  Yeni.  Votre 
Paternité  sait  que  je  me  suis  embarqué  au  port  de  S^  Bona- 
venture  avec  deux  néophytes  Chimanes,  dont  l'un  était  telle- 
ment malade  que  je  faillis  devoir  l'enterrer  le  long  des  rives 
du  Veni;  je  n'ai  rien  à  dire  de  celui-là  quant  au  fait  de  la 
mort  de  notre  confrère  le  Père  Paul  Emile  Reynaud.  L'autre 
est  arrivé  avec  moi  sain  et  sauf,  et  je  prie  Dieu  qu'il  ne  lui 
passe  point  par  la  tête  de  s'enfuir  et  de  retourner  parmi  les 
siens;  car  il  est  le  seul  qui  les  ait  quittés.  C'est  par  lui  qu'il 
m'a  été  donné  d'apprendre  quelques  détails  sur  l'horrible  crime 
dont  nous  parlons,  et  comme  je  demandais  à  ce  néophyte  de 
m'en  faire  le  récit  en  présence  du  cacique  Nicolas  Canane  et 
du  fiscal  Pascal  Ibisque,  il  me  répondit  ce  qui  suit.  Quand, 
le  matin,  au  sortir  de  l'église  toute  la  Réduction  fut  rassemblée, 
le  Père  Reynaud  ordonna  que  les  plus  vieux  allassent  travailler 
au  champ  des  Mani  (  fruit  indien  ) ,  et  les  plus  jeunes  dans 
le  bâtiment  où  l'on  construisait  des  lits  et  où  d'autres  ame- 
naient du  bois  de  la  forêt.  A  midi,  au  moment  où  le  Père  descen- 
dait l'escalier,  il  fut  frappé  à  la  tête,  et  il  se  retourna  pour  gronder 
deux  jeunes  gens  occupés  à  attacher  je  ne  sais  quoi  à  l'escalier. 
Mais  au  même  instant  l'un  d'eux,  qui  s'appelait  Marien,  se 
jeta  à  l'improviste  sur  le  Père,  le  saisit  par  les  cheveux  et  le 
suspendit  à  une  poutre,  tandis  que  l'autre,  nommé  May  va, 
amenait  les  vêtements  du  Père  sur  ses  pieds  et  le  tirait  par 
dessous.  Ils  le  tinrent  longtemps  dans  cette  position,  et  lui  arra- 


—  379  — 

chèrent  une  grande  partie  de  ses  cheveux,  jusqu'à  ce  que  Marien 
Tayant  détaché  de  son  côté  prit  la  fuite.  Comme  Mayva  con- 
tinuait toujours  à  tirer,  le  Père  tomba  à  terre.  Alors  levant 
les  yeux  et  voyant  quelques  Chimanes  dans  les  environs,  le 
Père  leur  cria  d'arrêter  ce  malheureux,  de  l'enchaîner,  et  de 
poursuivre  Marien,  qui  fut  bientôt  rattrapé  et  également  gar- 
rotté. Après  cela  il  envoya  un  certain  Tchiva  rappeler  ceux 
qui  étaient  à  travailler  au  champ  des  Maìii  et  qui  vinrent 
aussitôt;  il  fit  ensuite  sonner  la  cloche,  pour  que  tous  entrassent 
dans  l'église.  Quand  on  y  fut  réuni,  il  se  mit  à  réciter  le 
Rosaire  que  tous  récitèrent  avec  lui,  puis  à  chanter  le  Miserere^ 
après  lequel  il  prêcha  et  distribua  l'eau  bénite  aux  assistants, 
afin  de  détourner  les  châtiments  du  Seigneur.  Là-dessus  le  Père 
se  retira  de  nouveau  dans  le  couvent,  suivi  du  néophyte  Do- 
minique Cunay  ainsi  que  des  chefs  de  la  Eéduction  et  des 
enfants.  Alors  il  leur  dit  tout  ce  qu'avaient  fait  lesdits  Marien 
et  Mayva;  mais  au  même  moment  il  s'aperçut  avec  surprise 
que  l'un  d'eux  était  débarrassé  de  ses  liens.  //  Qui  a  fait  cela? 
demanda-t-il.  //  —  »  Lui,  répondit  Marien,  en  montrant  Mayva; 
il  m'a  offert  un  couteau  pour  que  je  coupasse  les  liens  dont 
j'étais  garrotté,  et  comme  je  m'y  refusais,  il  l'a  fait  lui-même.  " 
Alors  le  P.  Reynaud  me  nomma  [Jean  Joseph  Tove,  un  de  ceux 
que  nous  avons  fait  laptïser  dans  la  cathédrale  de  la  Paz  en  1858) 
et  me  chargea  de  les  garder  pour  qu'ils  ne  pussent  plus  commettre 
d'autres  fautes;  puis  il  renvoya  chez  eux  les  chefs  de  la  Eéduc- 
tion avec  tous  les  autres,  se  retirant  lui-même  dans  sa  cellule. 
Dès  ce  moment  on  fit  courir  dans  le  village  un  bruit  qui  se  répan- 
dit rapidement  de  tous  les  côtés  :  c'est  que  le  Père  se  proposait 
de  faire  mourir  les  deux  coupables  (Marien  et  Mayva).  Cependant, 
l'heure  de  la  prière  venue,  le  Père  fit  tinter  la  cloche  pour  qu'on 
se  rendît  à  l'église,  me  disant  de  bien  veiller  sur  les  deux  prison- 
niers qu'on  avait  attachés  à  un  billot.  En  se  dirigeant  vers 
l'église,  où  les  autres  se  rendaient  également,  le  néophyte  Ignace 
Yasca  se  mit  à  crier  :  »  Entrez  tous;  car  nous  devons  ensuite 
nous  réunir  dans  le  couvent.  //  Et  de  fait  tous  entrèrent  et  chan- 
tèrent les  prières  accoutumées.  Quand  elles  fureut  finies,  le  Père 
sortit  afin  de  retourner  au  couvent,  suivi  de  Dominique  et  des 
autres;  lorsqu'ils  y  furent  entrés,  tous,  chefs  et  enfants,  se  mi- 
rent à  le  saluer.  Le  Père  dit  alors  aux  chantres  de  se  retirer 


—  3S0  — 

dans  la  tribune  où  ils  avaient  coutume  de  chanter,  et  dès  quMls 
eurent  obéi,  il  se  mit  à  parler  avec  les  chefs  de  la  Réduction  et 
les  autres  personnes  qui  Tentouraient;  puis,  après  une  longue 
conversation,  il  les  congédia,  pour  qu'ils  allassent  chez  eux  se 
coucher.  Quelques-uns  obéirent,  mais  la  plupart  tirent  semblant 
de  ne  pas  avoir  compris,  et  se  parlant  tout  bas  entre  eux,  ils  se 
disposaient  à  Tassaillir  comme  des  tigres  altérés  de  sang  qui 
épient  leur  victime.  Néanmoins  aucun  d'eux  ne  bougeait;  tous 
attendaient  qu'Ignace  Yasca  ou  Cortes  lui  tirât  un  coup  de  fusil; 
mais  la  chose  n'étant  pas  facile,  parce  qu'il  y  avait  autour  du 
Père  beaucoup  de  personnes  qui  auraient  pu  être  atteintes,  l'as- 
sassin dit  à  haute  voix  qu'il  fallait  sans  plus  de  retard  que  tous 
tombassent  sur  le  Père  et  le  missent  à  mort.  Et  ils  obéirent, 
savoir  Hyacinthe  Cari  le  premier,  Miare  ou  Michel  le  second, 
Ignace  Yasca  lui-même  le  troisième,  Charles  Vutcha  le  quatrième, 
Cauch,  père  de  Michel  le  cinquième,  Hilaire  le  sixième,  Yaire  le 
septième  et  Uequene  le  huitième.  Saisi  par  ces  scélérats,  le  Père 
s'écria  :  n  Seigneur,  ayez  pitié  de  moi  !  //  Et  des  flots  de  sang  lui 
jaillirent  de  la  gorge  et  lui  inondèrent  tout  le  corps,  de  sorte 
qu'en  peu  d'instants  il  expira.  Les  meurtriers  non  encore  satisfaits 
le  tirèrent  alors  hors  du  couvent  et  le  mutilèrent  en  divers  en- 
droits du  corps,  le  laissant  en  cet  état  toute  la  nuit;  ils  pillèrent 
ensuite  la  maison,  en  enlevant  tous  les  principaux  objets,  et 
finirent  par  faire  ripaille  jusqu'au  lendemain  matin,  où,  ayant 
sonné  la  cloche  et  rassemblé  tout  le  peuple  dans  l'église,  ils 
chantèrent  le  miserere  et  d'autres  prières,  suivant  l'usage. 

Ils  tinrent  ensuite  conseil  pour  savoir  comment  il  fallait  cacher 
leur  crime,  et  chacun  ayant  émis  son  avis,  on  suivit  celui  d'Ignace 
Yasca,  et  l'on  convint  de  dire  que  le  Père  avait  été  dévoré  par 
un  tigre.  Mais  le  néophyte  Dominique  Cunay  dit  qu'ils  devraient 
au  moins  lui  donner  la  sépulture,  et  en  effet  deux  vieux  né^o- 
phytes.  Ciliege  et  Moijna,  l'enterrèrent  dans  l'église.  Quant  aux 
autres,  ils  se  livrèrent  à  la  bonne  chère  toute  la  journée,  et  le 
lendemain  matin,  Ignace  Yasca,  Charles  Yutcha,  Hilaire  et 
Marien  se  rendirent  à  San-Borgia  avec  une  lettre  écrite  par  l'un 
d'eux;  ils  y  furent  suivis  par  Hyacinthe  Cari,  Miere  ou  Michel, 
Coata  et  Vie,  qui  racontèrent  également  ce  que  je  vous  ai  rap- 
porté plus  haut.  En  foi  de  quoi  etc.,  signé  : 

Fr.  Bénigne  Blholottï;  Ignace  Cawiani;  Bierre  Chitectty 
Cacique;  Baul  Ihisque,  fiscal. 


—  381   — 

Lettre  du  T.  R.  Père  Eaphael  Sans,  à  VEvéque  de  la  Paz, 
comme  conchmon    de   la  précédente  relation. 

Collège    de   la    Paz,   ce  ^'l  janvier  1863. 

Illustrissime  Monseigneur, 

Je  viens  dans  cette  lettre  vous  rendre  compte,  au  moyen 
de  la  relation  que  m'a  envoyée  le  P.  Paul  Mathieu  Cerdà,  de 
Fhorrible  assassinat  commis,  par  les  néophytes  des  Chimanes,  sur 
la  personne  du  P.  Paul  Emile  Reynaud,  leur  missionnaire, 
afin  que  votre  excellence  agisse  de  la  manière  qu'elle  jugera 
convenable  pour  en   obtenir  justice. 

Mais  avant  tout  je  crois  devoir  vous  parler  de  ce  qui  a 
précédé  et  de  ce  qui  a  suivi  cet  attentat.  Le  premier  malheur 
de  la  mission  des  Chimanes,  c'est  que  les  hommes  y  naissent  en 
plus  grand  nombre  et  y  vivent  plus  longtemps  que  les  fem- 
mes ;  ce  manque  du  sexe  nécessaire  pour  soumettre  à  temps 
ces  barbares  au  joug  du  mariage  forçait  le  P.  Reynaud  (c'est 
aussi  le  cas  des  missionnaires  des  Mosatencs)  à  exercer  une 
vigilance  continuelle  sur  la  conduite  des  jeunes  gens,  qui  ne 
pouvant  avoir  une  femme  légitime  portaient  le  trouble  dans 
les  ménages,  et  se  livraient  à  d'infâmes  adultères,  jusque  sous 
les  murs  de  l'église.  En  vérité,  il  est  impossible  qu'un  mis- 
sionnaire zélé  pour  l'honneur  des  néophytes  et  pour  le  salut 
des  âmes  tolère  de  pareils  excès,  et  il  faut  bien  qu'il  y  mette 
un  terme  par  tous  les  moyens.  Le  premier  moyen  qu'employa 
le  P.  Eeynaud  fut  de  tenir  les  célibataires  constamment  oc- 
cupés près  de  lui,  en  leur  fixant  des  heures  dans  la  journée 
pour  la  lecture,  pour  l'écriture,  pour  le  chant,  pour  la  répé- 
tition en  commun  du  catéchisme  ou  pour  d'autres  leçons,  et  en 
leur  fixant  aussi  d'autres  heures  où  ils  travaillaient  le  fer  et  le 
bois,  où  ils  s'occupaient  à  la  culture  de  Forge  et  à  la  préparation 
du  sucre  et  du  sel.  En  outre,  afin  de  les  préserver  de  toute  com- 
munication avec  les  négociants  étrangers,  qui  apportent  toujours 
l'immoralité  dans  les  Réductions,  il  permettait  en  particulier 
aux  jeunes  gens  d'aller  peler  dans  les  forêts  les  arbres  de 
Chine  dont  l'écorce  leur  procurait  une  assez  grande  ressource 
dans  leurs  besoins,  sans  que  néanmoins  ils  négligeassent  le 
catéchisme  et  les  autres  exercices  religieux  dans  les  heures 
de  repos,  afin  qu'ils  s'aiîermissent  et  se  maintinssent   dans  la 

35 


—  38:2  — 

sainte  crainte  de  Dieu,  surtout  au  milieu  des  forets  où  ils 
subissent  plus  qu'ailleurs  Tempire  de  leurs  instincts  féroces. 
Mais  un  pareil  système,  absolument  exigé  par  les  intérêts  de 
la  mission,  déplaisait  à  quelques  méchants  que  la  fougue  des 
passions,  irrésistibles  chez  les  sauvages,  excita  à  se  défaire 
du  Père,  afin  de  vivre  librement  à  la  manière  des  animaux. 
Ce  furent  spécialement  deux  familles,  celles  de  Bré  et  de 
Zéo,  qui,  poussées  par  Venfer,  concertèrent  le  plan  d'un  atten- 
tat affreux,  auquel  néanmoins  le  P.  Reynaud  sut  plusieurs  fois 
échapper,  grâce  à  sa  vigilance.  Il  était  tellement  convaincu 
qu'elles  avaient  formé  contre  lui  des  desseins  hostiles  qu'il 
les  exorcisa  deux  fois,  comme  il  Ta  marqué  lui-môme  dans  le 
Paroissial,  où  il  parlait  du  danger  auquel  il  se  voyait  exposé, 
et  de  Toffrande  de  sa  vie  qu'il  faisait  à  Dieu  :  amma.n  suani 
âat  pro  ovibus  sicis.  Aussi  puisâmes-nous  une  grande  consola- 
tiou,  au  milieu  des  profonds  regrets  que  nous  causa  sa  perte, 
dans  la  certitude  où  nous  étions  qu'il  n'avait  point  été  pris 
au  dépourvu  et  que  Dieu  avait  accepté  le  sacrifice  que  son 
serviteur  lui  faisait  de  sa  personne  pour  le  salut  de  ces  barba- 
res. Je  dois  vous  dire  ici  qu'ils  avaient  résolu  de  me  donner 
également  la  mort  ainsi  qu'au  P.  Cerdà,  dans  le  cas  où  nous 
aurions  découvert  leur  crime  en  exhumant  la  victime;  mais 
ayant  éventé  leur  complot,  nous  nous  contentâmes  de  planter 
une  croix  sur  la  terre  encore  fraîche  de  la  fosse  de  l'infortuné 
Père  Eeynaud.  C'est  ainsi  que  le  Seigneur  nous  a  préservés 
de  la  mort,  et  que  nous  avons  pu  nous  en  aller  sains  et  saufs, 
mais  le  cœur  profondément  affligé  à  la  vue  de  l'effroyable  dé- 
pravation d'un  peuple  que  nous  espérons  rendre  bientôt  tout  à 
fait  chrétien. 

Après  vous  avoir  indiqué  le  prétexte  dont  l'enfer  se  servit 
pour  porter  ces  barbares  à  donner  la  mort  ù  leur  Père,  je 
vais  vous  signaler  les  funestes  effets  qui  s'ensuivirent.  D'abord 
oe  que  j'avais  prévu  lors  de  ma  première  visite  se  vérifia  :  c'est 
que  naturellement  enclins  à  la  vie  sauvage,  et  plus  encore 
depuis  le  crime  qu'ils  avaient  commis,  ils  ne  tarderaient  point 
un  instant  à  s'enfoncer  de  nouveau  comme  Caïn  dans  les  fo- 
rêts, et  qu'ainsi  toutes  les  peines  que  nous  avions  prises,  tous 
les  sacrifices  que  nous  avions  faits  pour  les  amener  au  genre  de 
vie  d'un  peuple  chrétien  et  ù  la  civilisation,  seraient  malheureu- 


sèment  perclus.  C^est  pourquoi,  malgré  de  si  graves  périls, 
j'allai  les  visiter,  secondé  à  merveille  dans  mon  entreprise  par 
Texcellent  Père  Cerdà ,  qui  connaissait  leur  langue  et  avait 
déjà  été  leur  missionnaire,  et  je  les  engageai,  avec  beaucoup 
d'instances,  à  venir  se  mêler  à  Tune  de  nos  missions  des  Mosa- 
tènes,  ou  à  former  un  village  à  part  sur  les  rives  du  Yem, 
tandis  que,  s'ils  restaient  là  où  ils  se  trouvaient,  ils  seraient 
abandonnés,  notre  collège  ne  pouvant  leur  envoyer  ni  mis- 
sionnaires ni  secours.  Mais  ils  ne  surent  point  se  décider  à 
suivre  nos  conseils,  bien  que  nous  n'ayons  point  perdu  tout 
espoir  de  réussite.  En  effet,  le  même  P.  Cerdà  m'écrit  que 
plusieurs  se  sont  présentés  à  Sant'  Anna  avec  Tintention  de 
s'y  fixer,  et  de  son  côté  le  P.  Jé^uald  Macheti  m'a  mandé 
que  onze  autres  familles  se  sont  rendues  à  San-Borgia;  les- 
autres  se  sont  réfugiées  dans  les  montagnes,  de  sorte  Cjue  la 
mission   parait  ruinée  ou    du    moins   dispersée. 

Mais  ce  qui  doit  surtout  appeler  l'attention  du  gouverne- 
ment, c'est  la  conduite  scandaleuse  que  les  Chimanes  ont  te- 
nue depuis  que  je  les  ai  visités.  Je  leur  avais  vivement  re- 
commandé de  ne  point  abandonner  la  prière,  de  soigner  l'église 
et  les  objets  de  la  sacristie.  Eb  bien!  ils  ont  osé  se  présenter 
à  San-Borgia  avec  des  lambeaux  de  chasubles,  n'ayant  point 
honte  de  dire  qu'ils  avaient  tué  le  Père  et  bu  de  la  ckiia 
dans  les  calices!  Afin  de  prévenir  le  renouvellement  d'un  si 
énorme  sacrilège,  j'ai  chargé  le  P.  Cerdà  d'aller,  en  prenant 
les  précautions  qu'il  jugera  nécessaires,  recueillir  les  vases  et 
ornements  sacrés  de  cette  mission,  ainsi  que  les  livres  du  Père 
Peynaud,  en  emmenant  à  son  retour  les  néophytes  qui  vou- 
draient le  suivre.  Mais  de  peur  que  de  pareilles  iniquités  ne 
se  commettent  dans  d'autres  Eéductions,  je  supplie  votre  ex- 
cellence Reverendissime  de  s'entendre  avec  le  gouvernement 
pour  que  le  chef  politique  de  Mojos  punisse  sévèrement  les 
coupables.  Je  dis  le  chef  polïticiue  de  Mojos;  car  si  l'on  veut 
proceder  avec  les  lenteurs  interminables  des  formalités  légales 
ordinaires,  ces  sacrilèges  resteront  impunis,  tandis  que  la  répé- 
tition de  crimes  de  ce  genre  exige  une  prompte  satisfaction, 
pour  sauvegarder  les  droits  de  la  morale,  de  la  religion  et  de 
la  justice.  Au  fait,  ce  n'est  pas  le  premier  assassinat  que 
ces    sauvages   ont   commis  :  ils    ont  déjà,   il   y  a   vingt  ans, 


essayé  d'ôter  la  vie  au  curé  Cortes  y  Villavincencio,  et  comme 
ils  ne  réussirent  pas  dans  leur  projet,  ils  tuèrent  en  sa  place 
un  français,  son  compagnon,  comme  ils  avaient  déjà  fait  pé- 
rir plusieurs  sujets  de  la  même  nation  qui  étaient  allés  explo- 
rer la  route  de  San-Giuseppe,  village   peu  éloigné. 

J'espère  donc  que  votre  excellence  voudra  bien  communi- 
quer ma  présente  lettre,  avec  les  renseignements  qui  raccom- 
pagnent, au  gouvernement  qui,  je  n'en  doute  pas,  comprendra 
par  mon  exposé  de  la  situation  que  dans  une  affaire  si  grave 
il  n'y  a  point  de  temps  à  perdre.  Autrement  j'aurais  tout  lieu 
de  craindre  que  nos  Pères  ne  renonçassent  à  ces  missions,  et 
que  la  barbarie  ne  reprit  tout  son  empire  là  où  nous  avons 
prodigué  nos  sueurs  afin  d'établir  la  religion  catholique  et  de 
former  un  peuple    qui   fût  plus   tard  fidèle   à   la  République. 

Sur  ce,  je  me  redis  de  votre  excellence  Reverendissime  le 
très-humble   chapelain   et   serviteur, 

Pr.  Raphael  Sans,  Mi?u  Oòs., 
Pré/ei  des  7mssions. 


Deux  lettres  du  P.  Paul  Emile  Reyxatjd,  (p.ie  nous  publions 
comme  monuments  j)récieux  qui  nous  sont  restés  de  ce  martyr 
de  la  charité,  mort  pour  le  salut  des  sauvages  qu>'il  gouvernait. 

V^  Lettre. 

A  LA  RÉVÉRENDE  MERE  OLYMPE,  SUPÉRIEURE  DE  LA  MAISON  DU 
SACRÉ  CŒUR,  A  BORDEAUX. 

19  février  1853. 
Révérende  Mère, 

Comment  pourrai -je  répondre  dignement  à  tant  de  bien- 
faits signalés  dont  votre  bonté  a  voulu  me  combler?  Ah  ! 
Dieu  seul  peut   vous  en  récompenser  comme  vous  le  méritez. 

Je  suis  dans  l'obligation  de  prier  beaucoup  pour  vous  et 
pour  l'excellente  mère  économe  que  je  n'oublierai  jamais  jus- 
qu'à la  mort.  La  mort!  puisse-t-elle  répondre  pour  moi  aux 
désirs  que  tout  enfant  je  sentais  s'élever  dans  mon  jeune 
cœur  !  Puissé-je  mourir  comme  Jésus,  mon  Seigneur  et  Maître, 
mourir  martyr,  de  son  saint  nom!  Oui  mille  fois,  igiiisy  crux, 
hestiae,  confractio  ossium  et  memhrorum  divisio,  et  totius  corpo- 


—  385  — 

ois  coïitritioy  et  tota  tormenta  diaboli  veniant,  tantum  Chriduni 
fruar!  En   ce   moment  aussi  je  me  souviendrai  de  vous. 

Maintenant  je  pars,  et  peut-être  est-ce  ici  le  dernier  adieu 
que  nous  nous  donnons  sur  cette  terre.  J'avoue  que  j'en  res- 
sens au  cœur  une  douleur  immense  ;  mais  le  Dieu  qui  exige 
de  nous  un  pareil  sacrifice  nous  en  accordera  une  ample  ré- 
compense   dans   sa  gloire    éternelle. 

Je  me  recommande,  ma  bonne  Mère,  à  vos  prières  et  à  celles 
de  toutes  les  religieuses  vos  filles,  dont  je  conserverai  toujours 
aussi  un  souvenir  agréable.  Souhaitez  à  toutes  en  mon  nom  la 
paix  dans  le  Seigneur,  surtout  à  celles  qui  ont  assisté  à  ma 
première  messe. 

Vous  souhaitant  à  vous  aussi  tous  les  biens  en  Dieu,  je 
vous  prie  de  me  regarder  toujours  comme  votre  très-humble 
et  très-dévoué   frère   et  serviteur, 

Pu.  Paul  Emile  Reynaud, 
Miss,  apost.  Min.   Ohs, 

2me   Lettre. 

AU  TRÈS-EÉYÉREND  PERE  RAPHAEL  SANS. 

S^  Paul  des  CkimajieSy   10  juillet  1856. 
Mon  bon  Père, 

J'ai  lu  et  relu  avec  grand  plaisir  votre  très-chère  lettre  du  12 
du  courant,  admirant  la  rare  prudence  avec  laquelle  vous  abor- 
dez le  sujet  délicat  dont  je  vous  ai  entretenu,  et  la  générosité 
avec  laquelle  vous  vous  soumettez  aux  sacrifices  les  plus  péni- 
bles pour  le  bien  de  votre  famille  religieuse. 

Le  3  du  courant  je  me  suis  trouvé  de  nouveau  dans  ce  cas 
mémorable  où,  sans  un  secours  spécial  de  la  sainte  Vierge,  j'au- 
rais certainement  laissé  la  vie.  Un  jour  vers  le  soir  deux  jeunes 
gens  vinrent  du  village  du  P.  Samuel  m' avertir  qu'un  adulte 
était  sur  le  point  de  mourir,  et  là-dessus,  sans  attendre  que 
les  pauvres  petits  eussent  pris  un  peu  de  repos,  nous  nous 
mîmes  en  route.  Mais  le  fleuve  Cairo  était  tellement  enflé  qu'y 
étant  entré  sans  attendre  que  je  rencontrasse  un  radeau  capable 
de  me  porter,  je  trouvai  au  milieu  du  lit  le  cours  de  Teau  trop 
violent  pour  qu'il  me  fut  possible  de  gagner  la  rive  opposée.  J'é- 
tais vêtu  de  ma  robe  de  Franciscain,  que  je  m'étais  étudié  à  bien 

35. 


—  3SG  — 

m^ìttachcr  aux  flancs  avant  de  descendre  dans  le  fleuve;  mais 
elle  se  détacha  juste  en  cet  endroit  périlleux,  elle  m'enveloppa  et 
m'embarrassa  tellement  les  jambes,  que  je  faillis  me  noyer  en 
tournoyant  rapidement  dans  les  flots  qui  m'emportaient. 

Je  cherchais  bien  des  pieds  et  des  mains  à  vaincre  la  force  du 
courant,  mais  j'avais  beau  faire,  je  ne  parvenais  point  à  y  résister; 
'alors  j'appelai  d'un  coup  de  siftletmes  deux  jeunes  gens,  et  je  dois 
dire  qu'ils  eurent  le  courage  de  venir  jusqu'à  moi  pour  me  don- 
ner la  main,  et  c'est  ainsi  que  je  pus  me  tirer  de  ce  passage  péril- 
leux et  avoir  la  vie  sauve. 

Sachez,  mon  bon  Père,  qu'au  moment  du  danger,  j'appelai  du 
fond  du  cœur  à  mon  secours  la  Mère  bénie  du  Seigneur,  c'est  la 
vertu  de  son  doux  nom  qui  m'arracha  au  courant  violent  du 
fleuve  qui  m'emportait,  et  qui  ensuite  maintint  la  barquette  à 
laquelle  je  me  confiai  et  l'empêcha  de  chavirer;  car  elle  était  déjà 
si  remplie  d'eau  qu'une  minute  de  plus  aurait  suffi  pour  que  les 
flots  l'eussent  submergée  et  moi  aussi.  Je  frémis  encore  en  pen- 
sant à  cette  eflfroyable  situation  ;  mais  la  sainte  Vierge  m'a  sauvé, 
parce  que  je  ne  m'y  étais  exposé  qu'afin  de  porter  les  secours 
spirituels  à  un  vieillard  malade. 

Il  y  a  aujourd'hui  quatre  mois,  mon  cher  Père,  que  j'erre 
seul  en  mission  parmi  ces  sauvages,  sans  que  j'aie  jamais  rencon- 
tré un  prêtre  pour  me  confesser.  J'ai  à  soigner  deux  missions, 
qui,  avec  l'aide  de  Dieu  et  la  protection  de  Marie  et  des  saints 
apôtres  Pierre  et  Paul,  dont  elles  portent  le  nom,  sont  assez 
prospères,   et  j'espère  qu'elles  marcheront  de  mieux  en  mieux. 

Je  continue  à  jouir  d'une  santé  forte  et  robuste,  de  sorte  qu'à 
moins  d'un  cas  de  maladie  grave  qui  ne  me  permette  pas  de  quit- 
ter mes  néophytes,  je  me  propose  de  me  rendre  lundi  prochain  à 
pied  à  Maddalenos  pour  me  confesser. 

En  terminant,  mon  bon  Père,  je  vous  prie  de  me  pardonner 
tous  les  chagrins  que  j'aurais  pu  vous  causer,  quand  je  demeu' 
rais  avec  vous,  et  de  ne  cesser  de  prier  le  Seigneur  et  Marie, 
notre  Mère  bien-aimée,  qu'ils  daignent  nous  compter  au  nombre 
de  leurs  humbles  serviteurs. 

Fil,  Paul  Emile  Reynaud, 
Miss,  Apost»  Min.  Ohs. 


—  387   — 

IV. 

NOUVELLE  ZrÉLAXDE. 

Lettre  du  P.  Dominique  de  Castigx.ano,  Ohs.  de  la  Province 
des  Marches,  Miss.  Apost.  dans  la  Nouvelle-Zélande,  au 
T.  R.  P.  Antoine  de  Fano,  Secrétaire  général  de  l'Ordre 
Franciscain f  sur  Vétat  de  la  Mission  catholique  en  ces  régions, 

AucMand,   7  juin  1863. 
Mon  bon  Père, 

Je  ne  m\arrêterai  point  à  vous  faire  le  récit  de  toutes  sortes 
de  courses  et  de  souffrances,  car  vous  avez  déjà  vu  dans  les 
Annales  de  la  Propagation  de  la  foi  que  mission  et  souffrance 
vont  ensemble  si  étroitement  unies  qu'on  ne  saurait  séparer 
Tune  de  Fautre.  Je  vous  dirai  plutôt  avec  une  profonde  douleur 
que  toutes  les  sectes  de  la  terre  ont  pénétré  dans  cette  île,  afin 
de  donner  la  mort  aux  brebis  et  aux  agneaux  du  Seigneur. 

Ces  sectes  vivent  et  se  gouvernent  en  vraies  confréries  de 
Satan  qu'elles  sont,  adorant  Tor,  la  table,  la  chair,  et  ne  cessant 
de  déclamer  avec  fureur  contre  les  catlioliques  et  leurs  prêtres, 
qui  adorent  le  vrai  Dieu,  un  et  trin,  et  son  Eils  fait  liomme  pour 
notre  salut,  et  qui  croient  à  la  spiritualité  de  Tàme,  à  la  no- 
blesse de  l'homme,  à  l'amour  fraternel  et  à  la  nécessité  de 
l'observation  de  la  loi  divine. 

Il  en  est  résulté  que  les  indigènes,  en  voyant  tant  de  sectes 
qui  suivent  un  si  grand  nombre  de  rites  différents  et  qui  pré- 
tendent toutes  professer  la  vraie  religion,  passent  de  l'une  à 
l'autre  avec  la  même  indifférence  qu'ils  opéreraient  tout  autre 
passage;  ce  qui  souvent  ne  les  empêche  pas  de  traiter  de  fous 
les  Européens  qui  leur  en  ont  donné  le  scandaleux  exemple. 
'/  Comment,  disent-ils,  venez-vous  nous  prêcher  tantôt  une 
église,  tantôt  une  autre,  étant  tous  blancs  et  parlant  tous  la 
même  langue?  Mais  si  vous  êtes  libres  de  croire  ce  qu'il  vous 
plaît,  pourquoi  ne  le  serions-nous  pas  aussi?  Il  nous  plaît  à 
nous  de  reprendre  nos  anciens  usages.  //  Je  ne  saurais  vous 
dire,  mon  bon  Père,  combien  tout  cela  nous  afflige;  car  c'est  là  un 
puissant  obstacle  à  ce  que  nous  obtenions  un  heureux  résultat  de 
nos  travaux.  Oui,  on  a  le  cœur  déchiré  en  voyant  l'indifférence 
avec  laquelle  un  Maoro  abandonne  le  catholicisme,  uniquement 


—  388  — 

parce  que  le  prêtre  catholique  lui  aura  refusé  une  pièce  de 
monnaie,  et  que  le  ministre  protestant  lui  aura  donné  un  Schel- 
ling ou  une  camisole.  Aussi  tremblé-je  toujours  quand  je  dois 
baptiser  un  indigène,  dans  la  crainte  de  le   voir   apostasier. 

D'après  ce  qui  précède  il  vous  sera  facile  de  vous  imaginer 
dans  quelles  conditions  grandissent  les  enfants  Maori,  tout  à 
fait  à  la  manière  des  animaux,  sans  religion  ni  règle  aucune, 
tandis  que  les  enfants  catholiques  sont  livrés  à  eux-mêmes  par 
des  parents  qui  ne  songent  qu'aux  bénéfices  de  leur  commerce. 
0  mon  Dieu!  quelle  confusion!  quelle  ruine! 

Quant  au  petit  nombre  de  braves  gens  qui  ont  à  cœur 
Féducation  de  leurs  enfants,  ils  fondent  à  présent  de  grandes 
espérances  sur  la  présence  des  Franciscains,  et  ils  voudraient 
que  nous  ouvrissions  une  école  où  Fon  s'occuperait  à  la  fois  de 
l'éducation  religieuse  et  de  l'instruction  des  enfants.  Mais  com- 
ment pourrions-nous  y  réussir  pleinement,  dans  l'extrême  dénû- 
ment  où  nous  sommées?  Cependant  le  1^  de  ce  mois,  nous  avons, 
avec  l'agrément  de  l'Evêque,  ouvert  une  école  pour  les  enfants 
de  notre  paroisse;  puissions-nous  par  cet  essai  venir  à  bout  de 
nos  projets  pour  le  bien  de  ces  pauvres  insulaires!  Je  vous  ai  dit 
que  nous  manquons  de  ressources,  mais  je  pense  que  Celui  qui 
nourrit  les  oiseaux  de  l'air,  et  revêt  les  lis  des  champs,  ne  nous 
oubliera  point,  quoique  nous  ne  soyons  que  ses  indignes  minis- 
tres. Il  faut  pourtant  rappeler  ici  que  nous  avons  de  grands  frais 
à  supporter,  quand  nous  voulons  visiter  les  tribus  éloignées;  car 
toute  l'ile  est  coupée  par  des  bras  de  mer,^  et  chaque  trajet  en 
bateau,  quelque  court  qu'il  soit,  ne  nous  coûte  pas  moins  de 
cinq,  six  ou  sept  écus. 

Quant  à  Auckland,  où  je  réside  en  ce  moment,  voici  ce  que 
nous  y  faisons,  malgré  mille  contradictions  :  nous  prêchons  plu- 
sieurs fois  les  jours  de  fête,  nous  visitons  l'hôpital  et  les  prisons, 
nous  entendons  les  confessions,  nous  faisons  le  catéchisme,  nous 
assistons  les  malades,  nous  avons  commencé  à  donner  des  leçons 
deux  fois  le  jour  aux  enfants  de  notre  paroisse,  et  nous  cher- 
chons à  y  établir  le  Tiers-Ordre  de  la  Pénitence,  qui  a  toujours 
produit  dans  l'Eglise  catholique  des  effets  si  avantageux  pour 
les  âmes.  Si  nous  étions  plus  nombreux,  nous  pourrions 
ouvrir  un  collège  où  nous  recevrions  les  jeunes  gens  de  manière 
à  leur  fournir    une   éducation   complète.    C'est  pourquoi  nous 


—  389  — 

avons  demandé  au  Père  Général  qu'il  nous  envoie  quelques  bons 
et  zélés  jeunes  Irlandais  et  un  religieux  italien  qui  enseignent 
la  musique,  dont  les  Maori  sont  enthousiastes.  Oh!  quelle  œuvre 
de  charité  vous  feriez,  si  vous  travailliez  à  nous  mettre  en 
état  de  fonder  ce  collège  ! 

Car  je  vous  fais  remarquer,  mon  bon  Père,  que  si  les  Mis- 
sionnaires catholiques  ne  commencent  point  par  former  la  jeu- 
nesse, ils  n'arriveront  jamais  qu'à  de  minces  résultats?  Parce 
que  tous  ceux  qui  viennent  dans  cette  île  sont,  en  général,  des 
gens  de  peu  ou  point  de  religion,  qui  pensent  à  tout  autre  chose 
qu'à  l'éducation  ou  au  salut  de  leurs  enfants,  d'autant  plus 
qu'ils  ne  s'occupent  pas  même  de  leur  propre  salut. 

Aidez  donc,  mon  bon  Père,  autant  que  vous  le  pourrez,  cette 
mission  de  l'Ordre,  pour  le  salut  de  tant  d'âmes  qui  se  perdent 
si  malheureusement;  aidez-la  aussi  par  vos  prières,  et  quand 
vous  aurez  la  bonté  de  me  répondre,  donnez-moi  le  nom  de 
tous  les  religieux  de  notre  Province  des  Marches  qui  sont  morts 
depuis  que  j'ai  quitté  l'Italie,  afin  que  je  puisse  offirir  quelques 
suffrages  pour  leur  soulagement. 

Je  ne  sais  si  nous  nous  reverrons  encore  sur  cette  terre, 
car  il  me  semble  entendre  l'Océan  qui  nous  sépare  me  dire 
avec  le  bruit  de  ses  vagues  :  //  Arrière;  tu  ne  reverras  plus  ni 
l'Italie  ni  ceux  que  tu  aimes!  //  Mais  peu  importe,  je  les 
reverrai,  et  vous  aussi  avec  eux  dans  une  patrie  meilleure, 
dans  le  royaume  de  Dieu,  où  nous  serons  réunis  à  jamais. 

Votre  très-humble  et  très-dévoué  serviteur, 
Pr.  Dominique  de  Castign-ano, 
Miss,  apost.  Min,   Obs, 


Y. 
PÉEOU 

Lettre  du  P.  Nicolas  Carini  de  Corinaldo,  Obs.  de  la  pro- 
vince des  Marches t  au  Très-Révérend  Père  Antoine  de  Pano, 
secrétaire  général  de  l'Ordre  Franciscain,  sur  les  dommages 
que  la  révolution  de  la  Nouvelle- Grenade  a  fait  souffrir  à 
la  Mission  Franciscaine, 

Liina,  21  août  1863. 
Très-Eévérekd  Père, 
Je  saisis   l'occasion  de  vous  manifester  les  sentiments  d'es- 


—  390  — 

time  que  mon  cœur  vous  porte ,  en  vous  remlant  compte  des 
événements  fâcheux  qui  ont  détruit  notre  mission  dans  la 
Nouvelle-Grenade.  Depuis  trois  ans  que  nous  y  étions  à  évan- 
géliser  ces  peuples  privés  de  bons  prêtres,  le  bien  qui  s'y  faisait 
n'était  pas  médiocre,  quand  au  mois  de  juin  dernier  les  dé- 
putés de  cette  République  votèrent  une  loi  d'après  laquelle 
nous  devions  partir  dans  les  trois  jours,  abandonnant  à  jaftiais 
notre  cher  collège  de  la  ville  de  Cali.  Et  cela  parce  que  nous 
n'avions  pas  voulu  prêter  le  serment  requis  par  l'autorité 
civile  (condition  sans  laquelle  on  ne  pouvait  exercer  le  minis- 
tère sacerdotal)  pour  nous  soumettre  à  des  lois  nationales  con- 
traires  aux  prescriptions  sacrées  de   l'Eglise. 

Nous  retirant,  en  conséquence,  au  nombre  de  17,  nous  nous 
dirigeâmes  vers  la  côte  de  la  mer  Pacifique,  afin  de  chercher 
un  asile  dans  le  Pérou.  Nous  étant  embarqués,  nous  arrivâ- 
mes, en  effet,  après  douze  jours  de  navigation  sur  un  bateau 
à  vapeur,  sains  et  saufs  au  port  de  Callao,  distant  d'un  quart 
de  lieue  de  la  capitale  du  Pérou.  Là,  l'état  du  P.  Jean  de 
Castel  plani  0,  depuis  quelque  temps  malade,  empira,  et  quel- 
ques jours  après  il  s'endormit  paisiblement  dans  le  Seigneur. 
Il  en  fut  de  même  du  P.  Pierre  de  Gênes,  peu  de  temps 
après    son   arrivée    dans  la    mission. 

Quant  à  la  mission  de  Cali,  elle  est  perdue,  si  Dieu  n'y 
pourvoit.  Cependant  le  très-révérend  Octavien  Garzen,  qui 
nous  a  menés  d'Italie  en  ces  régions,  et  qui,  en  mission  le 
long  des  côtes  de  la  mer  Pacifique  au  moment  de  l'expulsion, 
se  trouve  aujourd'hui  dans  la  ville  de  Guaiaquille  (République 
de  l'Equateur),  travaille,  quoique  absent,  à  recouvrer,  s'il  est 
possible,  ce  couvent,  afin  de  ne  point  laisser  ces  peuples  dans 
un  complet  abandon.  Nous  verrons  ce  qu'il  lui  sera  donné 
d'obtenir;  mais  je  ne  conserve  aucun  espoir.  En  attendant, 
nous  sommes,  conformément  aux  ordres  du  T.  R.  P.  Guai, 
logés   les   uns    à    Lima,    les    autres  au  couvent    d'Ocopa. 

Je  vous  prie  de  faire  tenir  de  mes  nouvelles  aux  membres 
de  ma  famille  que  je  salue  tous  dans  le  Seigneur  y  en  même 
temps    que,   vous    baisant   la  main,  j'ai   l'honneur  de  me  dire 

Yotre    sincère  et   très-humble  serviteur, 
Yk.  Nicolas  Carini  de  Corinaldo, 
Miss,  apost.  Min.   Obs. 


—  391  —- 
TROISIÈME  PARTIE. 

NOUVELLES    DIVERSES    CO^XEIl^'ANT    LES    MISSIONS    FRANCISCAINES. 


ORIENT. 


Nous  recevons  de  notre  excellent  confrère  le  P.  Cyprien  de  Trévise, 
Professeur  de  théologie  et  Définiteur  des  Min.  Obs.  à  Venise,  la  lettre 
suivante  contenant  divers  détails  qui  concernent  nos  missions  d'Orient, 

Très-Révérend  Père  Marcellin, 

Les  nouvelles  que  je  puis  vous  transmettre  sur  nos  missions  sont  variées 
et  décousues,  parce  qu'elles  proviennent  de  divers  points;  néanmoins,  puis- 
que vous  le  désirez,  je  m'empresse  de  vous  les  communiquer,  telles  que 
je  les  ai  reçues. 

D'abord  j'ai  la  satisfaction  de  vous  annoncer  que  notre  mission  de  Port- 
Said,  le  long  de  l'isthme  de  Suez,  est  en  bonne  voie ,  ainsi  que  je  l'ap- 
prends par  une  lettre  de  notre  confrère  le  P.  Bernard  d'Orléans,  mis- 
sionnaire en  ces  contrées  ;  il  me  parle  aussi  du  séjour  qu'y  ont  fait  la 
pieuse  princesse  Clotilde  de  Savoie  et  gon  époux  le  prince  Napoléon, 
qui,  dans  leur  voyage  en  Orient,  ont  voulu  visiter  les  travaux  du  perce- 
ment de  l'isthme.  A  ce  propos,  il  m'assure  que,  comme  tous  les  catho- 
liques du  pays,  il  a  été  fort  édiflé  de  la  grande  piété  de  l'auguste  princesse, 
qui,  à  peine  débarquée,  se  rendit  immédiatement  à  l'église  et  y  entendit 
la  messe  avec  le  rccueillemcut  de  la  plus  profonde  dévotion.  La  messe 
finie,  elle  s'entretint  familièrement  avec  les  religieux,  leur  adressant  une 
foule  de  questions  sur  l'état  de  la  mission ,  et  après  quelques  paroles 
d'encouragement,  dans  lesquelles  perçaient  les  vifs  sentiments  de  religion 
qui  animent  son  cœur,  elle  s'empressa  de  parler  de  la  dévotion  au  Sacré 
Cœur  de  Jésus  dont  elle  est  une  promotrice  très-zélée  ;  elle  est  même 
présidente  d'une  association  pieuse  fondile  dans  ce  but  à  Paris,  et  elle 
se  montra  tout  heureuse  d'y  inscrire  les  bons  Pères  et  beaucoup  d'autroe 
personnes,  se  félicitaut  de  trouver  des  associés  et  des  confrères  jusqu'en 
c«tte  colonie  lointaine.  Puis,  sans  aucun  respect  humain,  elle  se  mit  h 
engager  tous  les  auditeurs  à  invoquer  le  Verbe  Divin  par  la  miséricordfe 
de  son  Sacré  Cœur,  disant  qu'elle  en  attendait  le  triomphe  du  catholi- 
cisme aujourd'hui  persécuté.  Voilà,  certes,  un  bel  exemple,  digne  d'être 
imité,  qui  prouve  assez  que  la  piété  et  la  dévotion  conviennent  aussi  aux 
grands,  et  qu'il  est  possible  de  les  conserver  et  de  les  pratiquer  même 
au  milieu  des  pompes  du  monde, 


—  392  — 

Le  P.  Bernard  me  disait  aussi  quelques  mots  de  la  visite  apostolique 
extraordinaire  que  Mgr  Pascal  Yuicic  devra  prochainement  entreprendre 
dans  notre  nouvelle  Mission  Franciscaine  de  l'Afrique  Centrale,  et  il  me 
faisait  remarquer  que  notre  intrépide  confrère  devra  braver  des  difficultés 
incroyables  surtout  dans  les  quinze  jours  qu'il  devra  employer  à  franchir 
le  grand  désert  sur  les  chameaux. 

Relativement  à  Mgr  Yuicic,  j'ajoute  que  le  mois  dernier  il  accomplis- 
sait i)rès  d'Alexandrie  la  cérémonie  religieuse  de  la  pose  de  la  première 
pierre  d'une  nouvelle  église,  qui  sera  dédiée  à  St  Marc  l'Evaugéliste, 
premier  cvêque  de  cette  ville.  En  cette  occasion  le  digne  prélat  a  pro- 
noncé un  discours  qui  fut  accueilli  par  de  vifs  applaudissements  et  tra- 
duit en  plusieurs  langues  par  divers  journaux  d'Europe. 

En  Palestine  nous  avons  eu  à  déplorer  un  fait  semblable  à  celui  qui 
est  arrivé  l'an  dernier,  à  la  même  époque,  et  rapporté  par  le  Frère  Félix 
des  Masi,  de  la  province  de  Venise,  Ce  même  Frère,  qui  se  rendait  pour  la 
dixième  fois  en  Terre- Sainte,  comme  conducteur  des  offrandes  et  des  pro- 
visions fournies  par  les  fidèles,  fut  assailli  par  une  troupe  de  Bédouins  sur 
la  route  allant  de  Jaffa  à  Nazareth,  dans  la  soirée  du  9  du  mois  dernier, 
et  après  avoir  été  dépouillé  de  ses  vêtements,  la  seule  chose  qu'il  eût 
avec  lui,  il  fut  si  cruellement  frappé,  qu'il  reçut  à  la  tête  dix  blessures 
qui  mirent  ses  jours  en  danger;  mais  maintenant,  grâces  au  ciel,  son 
état  s'améliore. 

Les  Pères  de  Terre- Sainte  ont  eu  un  autre  motif  grave  de  douleur 
dans  la  mort  prématurée  du  jeune  clerc,  le  Fr.  Pascal  de  Jérusalem, 
Mineur  Observantin.  Quoiqu' Arabe  de  naissance ,  il  était  d'un  caractère 
si  doux  et  si  aimable,  qu'il  savait  se  concilier  l'estime  et  l'affection  de 
tout  le  monde,  comme  à  Venise,  où,  lorsqu'il  étudiait  la  philosophie,  il 
était  souvent  consulté  par  des  philologues  sur  la  langue  arabe ,  qu'il 
connaissait  à  fond  ;  et  comme  à  Paris ,  où  il  demeura  près  d'un  an , 
honoré  d'amitiés  telles  entre  autres  que  celle  de  Mr  Auguste  Nicolas,  et 
où  il  fut  ordonné  sous-diacre. 

Sur  ce,  je  suis  toujours  votre  très-humble  et  très-dévoué. 

Fb.  Cypkien. 

AMÉRIQUE. 

Specimen  d'une  des  langîœs   que   parlent   les    sauvages  des  rives  du  Veni  y 

évangélisés  par  les  Missionnaires  Franciscains  du  collège  de  la  Paz. 

Langue  Rusitenienne. 

DOCTIUNE   CHRÉTIENNE. 

D.  Nusi  Abamu  mîin  yejache,  moijayen  DoijdF 
Mes  enfants,     dites-moi,     y  a-t-il  un  Dieu? 


—  393  — 

R.  Moì/a^eu. 

Il  j  en  a. 
D.    TJnucù  moyarjen  Bo'jid ? 

Combien  de  dieux  y  a-t-il? 
R.   Yeret  momo  moijayen? 

Il  y  en  a  un  seul. 
D.   TJiian  bobi  Bojhl? 

Où  se  tient  Dieu  ? 
R.   Cheve,    j acche,         chigme     erog         hoet>/eche     loin. 

Au  ciel,  sur  la  terre,  et       en  tout         lieu       il  se  tient. 
D.   Qtd  chucm  Dojid  ? 

Qui     est      Dieu  ? 
R.  Santisima  Trinidad,  Dojid  M  unni,  Dojid  Abamu,  Dojid 

La  très-sainte  Trinité,  Dieu  le  Père,  Dieu  le  Fils,  Dieu 

Espirito  Santu  :  Chivittsi  Munchi  gnagrnocan        yeret  Dojid. 

le  Saint-Esprit  :  trois     personnes  et  toutes  trois  un  Dieu. 

ACTE   DE   CONTKITION. 

Tsnnsi  Aiyo         Jem    Christo,  Dojid  guag  soni     chiatain. 

Notre  Seigneur  Jésus  Christ,     Dieu     et  homme  véritable, 

Tsmnsi  Mmm,  Geqtiiccaticca,  chitay  niveisin  mi,       chitay 

Notre  Père,     Rédempteur,    très      miséricordieux,  beaucoup 

eraisete  mis;  rnecve  aiiic         cogcMcam  tari  nus,      unie 

jevous  aime,moi;  pourcelamêmebeaucoupdecœur  je  me  repens,  beaucoup 

cogchicam  cauchiti  nus    poxomas         udiate,     am  cuvi 

de  cœur  il  me  peine  de  mes  anciens  péchés,  jamais  plus 

v.chainay  nus. 

je  ne    recommencerai  à  pécher,  moi. 

C0M1IA^'DEXE^•TS   DE   DIEU. 

Ta        micya     Dojid  geacsin  chigacsiray 

En  dix  paroles  Dieu   nous  commande  ce  que  nous  devons  observer 

tsî'jn . 

nous. 

1.  Yeret  mie  :         Nec  getye      getye,       amie  magete 
Première  parole  :  non  quelque  chose  beaucoup  tu  n'as  à  chercher. 

Mi     Dojid     momo         cogchicau  eraisete         mi. 

Toi     Dieu  seulement  de  cœur         tu  as  à  aimer,  toi. 

2.  Puno  rnic  :         Diosi       santo  timo  nec    fivi        jurasit. 
Seconde  parole  :  de  Dieu  le  saint  nom  non  en  vain  ne  jureras. 

3.  Chivinsi         mie  :         Fiestaya     nec     quejoinmi  jomhoiray  mi. 
Troisième  parole  :  aux  jours  de  fête  ne  travailleras,  mais  tu  te  reposeras,  toi. 

36 


^  391  — 

4.  T^h  mìe  :         mumu,  no'ìo,  ch'ir/  ârigtes 
Quatrième  p-irolc  :   ton  père,   ta  mère       et  les  ancêtres 

joiii  qulj/tete         mi. 

bien  tu  respecteras,  toi. 

5.  Caiiam         mlc  :  nec        fici         muiicid  ujale         mi. 
Cinquième  parole  :      non  en  vain  le  prochain  ne  tueras,    toi. 


LE   MONT    SION. 


Le  mont  Sion!  Quel  autre  mont,  même  dans  l'histoire  merveil- 
leuse d'Israël,  peut  lui  être  comparé  par  d'illustres  souvenirs?  Acropole 
et  palais  royal  de  Jérusalem,  on  peut  le  nommer  le  Capitole  et  le  Par- 
nasse d'Israël.  Lorsque  David  l'eut  pris  aux  Jébuséens,  il  y  construisit 
sa  demeure,  près  de  laquelle  il  transporta  l'arche  sainte  dans  un  pavillon 
fait  exprès,  et  après  sa  mort,  il  y  eut  un  tombeau  vénéré.  Ce  seul  mot 
le  mont  Sion  rappelle  à  la  fois  les  triomphes  et  les  ignominies,  le  double 
crtme  et  le^  repentir,  le  sceptre  et  la  harpe,  toute  la  vie  si  pleine  de 
vicissitudes  et  en  même  temps  si  belle  du  roi  prophète.  Théâtre  de  la 
magnificence  et  de  la  sagesse  de  Salomon,  le  mont  Sion  a  des  titres  de 
gloire  plus  doux ,  mais  non  moins  fameux  au  temps  de  la  seconde 
alliance.  C'est  là  que  le  Christ  institua  le  grand  sacrement  de  son  amour; 
c'est  là  que  se  réunit  sa  première  église,  sur  laquelle  descendit  l'Esprit 
régénérateur;  et  c'est  de  là  que  prirent  leur  élan  des  apôtres,  si  peu 
nombreux  et  si  ignorants,  quand  ils  se  répandirent  sur  la  terre  pour  la 
conquérir  au  divin  crucifié.  Or,  qu'est -il  resté  à  Sion  de  tant  de  gloire  ? 
Rien  ou  presque  rien  de  plus  que  le  souvenir  ! 

Le  premier  objet  qui  s'offre  à  nos  regards  c'est  le  vieux  château  {el 
Chàlûh)  auquel  ses  pierres  noircies  donnent  un  aspect  imposant  plus  que 
ses  murs  en  ruine ,  ses  tours  peu  élevées ,  ses  fossés  desséchés  et  ses 
quelques  canons  rouilles  ne  le  rendent  fort.  On  y  loge  une  partie  de  la 
garnison,  tandis  que  l'autre  se  tient  dans  l'ancien  Prétoire.  Il  a  pris  le 
nom  de  château  des  Fisans,  d'un  des  peuples  croisés  qui  l'a  occupé  et 
restauré.  Il  s'élève  sur  les  fondations  de  la  tour  hippique ,  bâtie  par 
Hérode,  et  probablement  même  sur  les  fondations  de  la  fameuse  tour  de 
David,  construite,  comme  on  le  voit  dans  le  Cantiqiie  des  cantiques,  pour 
les  exercices  guerriers ,  et  à  laquelle  étaient  suspendus  des  milliers  de 
boucliers  avec  toutes  le  autres  armes  des  braves^.  Vers  le  milieu  du 
12e  siècle,  la  tour  des  Pisans  fut  témoin  du  grave  scandale  que  donna 
le  jeune  roi  Baudouin  III,  quand  s'étant  soustrait  à  la  tutelle  dévouée 
de  sa  mère  Mélisende ,  par  laquelle  seule  il  avait  droit  au  trône  ,  il  lui 
enleva  contre  la  foi  des  serments  l'autorité,  l'assiégea  dans  la  tour  où  elle 

M  III.  4. 


—  395  — 

s'était  réfugiée,  et  la  prit  d'assaut  avec  la  fureur  d'uu  ennemi  barbare. 
Le  château  fut  détruit  en  1239  par  l'émir  de  Carac,  à  l'expiration  de 
la  trêve  conclue  entre  Frédéric  II  et  Malec  Carnei'.  Il  s'ensuit  que  la 
forteresse  actuelle  ne  peut  avoir  l'antiquité  que  lui  attribuent  beaucoup 
d'auteurs  qui  écrivent  leurs  voyages  plus  d'après  les  fantaisies  de  leur 
imagination  que  d'après  les  documents  de  l'histoire. 

La  place  qui  se  trouve  devant  le  château  appartient  à  la  mission  pro- 
testante fondée  en  1840  par  l'Angleterre  et  la  Prusse.  Au  centre  s'élève 
un  nouveau  temple  gothique,  qui  a  coûté  des  sommes  énormes  ,  et  qui 
prouve  les  grandes  espérances  de  prosélytisme  que  fondent  sur  lui  les  con- 
structeurs ;  car  il  est  si  vaste  qu'il  pourrait  contenir  vingt  fois  les  fidèles 
du  diocèse  actuel  de  l'évèque  anglo-prussien.  Mais  si  l'expérience  du  passé 
permet  de  juger  de  l'avenir,  il  faut  dire  que  les  protestants  ont  gaspillé 
plus  de  la  moitié  de  leur  argent  ;  car  le  quart  de  l'édifice  serait  plus  que 
suffisant  pour  contenir  le  petit  troupeau.  Leur  mission  a  eu  jusqu'ici  deux 
évêques,  l'un  et  l'autre  renégats  :  Alexandre,  qui  d'hébreu  rationaliste 
s'était  fait  anglican,  et  actuellement  le  docteur  Gobât,  d'abord  ministre 
et  missionnaire  delà  religion  réformée,  puis  de  même  anglican.  Schultz 
dit  dans  sa  Statistique  de  Jérusalem  que  les  quelques  protestants  qu'on  y 
trouve  sont  tous  protestants  étrangers  :  preuve  des  grands  progrès  de  leur 
mission  !  Et  véritablement,  quand  l'on  connaît  l'esprit  des  Orientaux,  il  est 
facile  de  comprendre  que  le  plus  fort  argument  employé  par  le  protes- 
tantisme pour  se  faire  des  prosélytes,  celui  qui,  à  ce  qu'il  parait,  a  con- 
vaincu les  deux  évêques,  perd  beaucoup  de  sa  valeur  devant  les  croyances 
tenaces  du  Levant.  On  m'a  dit  toutefois  que  les  deux  personnages  ren- 
forcent leur  mission  de  quelques  apôtres,  mais  ces  apôtres  ne  sont  point 
ministres  !  L'un  est  le  consul  anglais,  qui  offre  des  lettres  de  naturalisa- 
tion à  quelque  juif  aux  abois  ;  l'autre  est  la  très-  féconde  épouse  de  l'évè- 
que. Ces  deux  nouvelles  pourraient  être  également  fausses,  et  je  ne  vous 
les  transmets  que  sous  toutes  réserves.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  peut  se 
contenter  du  témoignage  autorisé  du  consul  prussien  Scliulîz,  d'après 
lequel  la  mission  protestante  n'a  jusqu'ici  rien  fait  à  Jérusalem,  rien  que 
distribuer  ta  foison,  comme  ailleurs,  des  bibles  polyglottes  et  dépenser  plus 
d'un  million  à  la  construction  d'un  temple  gothique.  Ce  temple,  qui  occupe 
l'emplacement  du  palais  somptueux  d'Hérode  l'Ascalonite,  ne  peut,  comme 
monument  chrétien,  rappeler  d'autre  fait  relatif  au  Christ  que  la  sentence 

')  Une  chronique  manuscrite,  citée  par  Michaud,  dit  dans  son  vieux  fran- 
çais, en  parlant  de  cette  destruction  :  Les  pierres  estoient  si  avant,  que  tous 
s'esmerveiUoienty  elle  estait  si  fort  maçonnée  à  chaiilx  et  à  ciment,  et  les  piér- 
ides soudées  à  plomb  et  à  grosses  bandes  de  fer  et  à  crocs,  et  d'une  part  et 
d'autre,  que  à  trop  g rant' peine  et  à  trop  grani' force,  le  povent  abn'.re  jus. 


—  390  — 

par  laquelle  cet  usurpateur  et  tyrau  le  eondamna,  probablement  en  ce  lieu, 
à  être  battu  de  verges. 

Près  du  temple  protestant  on  voit  un  petit  couvent  de  Syriens,  dont 
l'église  occupe,  croit- on,  l'emplacement  de  cette  maison  de  Marie,  mère 
de  Jean  surnommé  Marc  ,  dans  laquelle  entra  St  Pierre  après  sa  mira- 
culeuse délivrance  de  la  prison  que  racontent  les  Actes  des  apôtres.  En 
ce  peu  de  mots  j'aurais  tout  dit  sur  ce  couvent,  si  je  ne  devais  ajouter 
un  mot  sur  ceux  qui  l'habitent.  Les  Syriens,  ainsi  nommés  parce  qu'ils 
se  servent  de  la  langue  syriaque  dans  les  cérémonies  religieuses ,  sont 
des  partisans  de  Nestorius  ;  ils  nient  l'union  personnelle  du  Verbe  avec 
la  nature  humaine,  et  en  conséquence,  ils  admettent  avec  les  deux  natures 
deux  personnes  dans  le  Christ  Dieu  !  Ils  donnent  la  communion  sous  les 
deux  espèces,  même  aux  enfants.  Ils  font  le  signe  de  la  croix  comme 
nous,  mais  en  prononçant  les  paroles  suivantes  :  le  Verbe  du  Père  — 
est  descendu  dans  le  sein  de  la  Vierge  —  et  nous  a  transportés  de  gatiche 
à  droite.  Ils  ont  l'intelligence  et  les  mœurs  grossières  et  sont  sales  dans 
leurs  vêtements,  dans  leurs  maisons  et  dans  leurs  églises.  On  n'eu  trouve 
point,  que  je  sache,  dans  toute  la  Palestine,  ailleurs  qu'à  Jérusalem,  où 
ils  sont,  comme  on  l'a  vu,  très -peu  nombreux,  bien  qu'autrefois  on  y 
en  comptât  de  cinquante  à  soixante  familles.  C'est  sur  la  colline  de  Sion, 
dans  le  plus  beau  site  de  la  ville,  que  se  trouve  le  couvent  des  Arméniens, 
l'édifice  le  plus  remarquable  de  Jérusalem,  après  la  mosquée  d'Omar.  On 
dit  qu'il  a  été  érigé  par  l'Espagne,  en  l'honneur  de  son  grand  protecteur 
de  Compostene,  et  pour  servir  d'hospice  à  ses  pèlerins.  L'entrée  est  em- 
bellie par  une  jolie  place,  où,  au  cœur  de  l'été,  on  respire  l'air  le  plus 
pur,  à  l'ombre  de  cyprès  gigantesques,  qui  rappellent  à  la  mémoire  ces  paro- 
les du  sage  :  Exaltata  siim  quasi  ci/pressîis  in  monte  Sion  {fai  été  élevée  comme 
le  c>/près  sur  le  mont  Sion).  Si  vous  pénétrez  dans  le  monastère,  vous  ad- 
mirez de  toutes  parts  la  propreté  et  la  décence.  Je  dis  que  vous  admirez; 
car  une  maison  propre  et  décente  est  à  Jérusalem  une  merveille.  Le 
patriarche  y  habite  avec  une  troupe  nombreuse  de  moines  et  y  possède 
une  imprimerie.  Un  parvis  grillé  donne  accès  à  l'église  :  c'est  un  ^édifice 
carré  à  voûte  très- élevée,  soutenue  par  quatre  grands  pilastres,  couronnée 
d'une  coupole  à  corniche  légère.  Cette  coupole  se  compose  d'arcades  pleines 
et  symétriques  qui  s'enchevêtrent  et  s'entrecoupent  capricieusement,  non 
sans  grâce.  Au  liane  de  la  nef  gauche  s'avance  une  petite  chapelle  qui 
rappelle  l'ancien  tombeau  ou  le  lieu  du  martyre  de  St  Jacques-le-Majcur, 
décapité  par  Ilérode  Agrippa  pour  plaire  aux  Juifs,  en  haine  de  la  doc- 
trine du  Christ.  Le  pavement  de  l'église  est  en  belles  dalles  de  marbre 
précieux. 

Derrière  le  monastère  arménien  on  voit  immédiatement  les  murs  de  la 
ville,  dans  lesquels  s'ouvre  la  porte  de  Bab-el-Siiin;  c'est  par  là  que  nous 


—  397  — 

sortirons  quand  nous  aurons  terminé  la  visite  de  l'intérieur,  A  la  suite  du 
monastère  de  St-Jacques  il  y  en  a  un  autre  qui  appartient  aussi  à  la  nation 
arménienne,  sous  l'invocation  des  saints  anges.  11  n'est  habité  que  par  des 
femmes  et  sert  d'hospice  à  celles  qui  viennent  en  pèlerinage.  Il  appartenait 
anciennement,  suivant  le  témoignage  d'Huen,  aux  Géorgiens;  il  s'élève  sur 
les  fondements  de  la  maison  du  pontife  Anne,  en  présence  duquel  le  Sauveur 
fut  d'abord  mené  dans  sa  Passion  et  reçut  de  la  main  d'un  valet  l'affront 
d'un  soufflet. 

Plus  loin,  le  long  de  la  partie  occidentale  des  murs,  on  rencontre  de 
misérables  abris,  réservés  aux  personnes  atteintes  de  la  lèpre ,  maladie  qui 
n'a  jamais  disparu  en  Orient.  Il  y  a  là  maintenant  une  vingtaine  de  lépreux 
au  moins,  tant  hommes  que  femmes  et  enfants,  tous  musulmans.  Ils  n'ont 
aucune  communication  avec  les  autres;  il  leur  est  seulement  permis  de  sor- 
tir dans  la  journée  et  de  se  placer  près  des  portes  de  la  ville  pour  implorer 
l'aumône  des  passants.  Quand  j'arrivai  à  Jérusalem,  j'en  trouvai  plusieurs 
près  de  la  porte  de  Bab-el-Calil.  Ils  étaient  tristement  étendus  par  terre, 
roulés  dans  la  poussière  et  seulement  garantis  des  ardeurs  du  soleil  en  plein 
midi  par  un  haillon  qu'ils  avaient  sur  la  tête.  Il  me  semblait  voir  d'anciens 
Hébreux  qui  se  couvraient  de  cendres  et  revêtaient  le  sac  et  le  ciliée,  lors- 
qu'une douleur  excessive  les  accablait.  Mais  quand  je  m'approchai  d'eux, 
ils  se  levèrent  tous  à  la  fois,  m'entourèrent,  et  s'écrièrent  en  chœur,  en  ten- 
dant  leurs  bras  livides  et  décharnés  :  Abhûna,  taleco  {Père,  clomez-nous  dit 
tabac).  Ils  n'en  demandaient  pas  pour  le  sentir,  mais  pour  le  chiquer.  C'est 
pourquoi,  quand  ils  virent  que  le  tabac  de  ma  tabatière  n'était  point  natu- 
rel, mais  en  poudre,  comme  en  usent  les  Missionnaires,  ils  ajoutèrent  en  se 
retirant  :  Map  iaib  (il  n'est  pas  bon).  Pour  moi,  à  la  vue  de  ces  pieds  tu- 
méfiés, de  ces  mains  décharnées,  de  ces  poitrines  couvertes  de  croûtes  noires, 
de  ces  visages  rongés  par  des  ulcères  sanguinolents,  je  frémis  de  la  tête  aux 
pieds,  et  je  jetai  les  regards  sur  la  porte  voisine,  pour  y  chercher  ces  vers 
du  Dante  : 

Per  me  si  va  nella  città  dolente, 

Per  me  si  va  nell'  eterno  dolore. 

Per  me  si  va  fra  la  perduta  gente^ 

Entre  le  mont  Sion  et  le  mont  Moria  s'étend  le  quartier  des  Juifs.  On 
dirait  que  les  misérables  débris  de  Juda  ont  été  confinés  à  dessein  entre  ces 
deux  plus  illustres  collines  de  l'antique  Solyme,  pour  qu'ayant  sans  cesse 
sous  les  yeux  les  traces  de  leur  grandeur  passée,  ils  conservent  toujours  un 
sentiment  plus  vif  de  leur  abjection  actuelle.  J'ai  déjà  fait  observer  dans 

»)  C'est  par  moi  que  l'on  va  dans  la  cilé  des  pieurs, 

C'est  par  moi  quon  arrive  aux  douleurs  éternelles, 
Cest  par  moi  que  passent  les  générations  perdues. 

36. 


—  398  — 

VEthnoyi'ciphie  de  la  Palestine,  à  quel  état  de  dégradation  ces  infortunés  y 
sont  réduits.  Et  cependant  le  site  de  ce  sale  et  sombre  quartier  était  jadis 
une  des  parties  les  plus  élégantes  de  la  ville.  David  et  Salomon  avaient 
comblé  lu  partie  supérieure  du  ravin,  connue  sous  le  nom  de  vallée  Tyrojteon, 
(ou  des  fromagers),  et  sur  ce  terre  plein,  dit  Mello  ou  Millo,  on  admirait  le 
somptueux  palais  de  la  fille  de  Pharaon,  et  plus  tard  on  y  avait  construit 
une  galerie  nommée  par  les  Grecs  Xiste  ou  portique.  Sur  le  reste  de  la 
vallée  passait  un  pont,  qui,  joignant  le  mont  Sion  au  mont  Moria,  donnait 
accès  au  temple,  et  c'est  auprès  de  ce  pont  qu'on  voyait  le  palais  des  princes 
Asmonéens,  et  peut-être  aussi  celui  d'Hélène,  reine  des  Abiabènes  et  de 
son  fils  Isate.  Aujourd'hui  tout  cela  a  disparu  :  des  monceaux  de  ruines 
cachent  tout  vestige  de  la  vallée^  et  ces  illustres  décombres  sont  enfouies 
sous  les  immondices  qu'y  jettent  les  juifs.  J'avais  trouvé  la  synagogue  de 
Jérusalem  reproduite  dans  un  recueil  de  gravures  anglaises,  représentant  des 
paysages  et  des  monuments  de  la  Palestine,  et  l'idée  m'était  venue  de  la 
visiter.  Pour  satisfaire  ma  curiosité,  je  m'adressai  au  Cacha  Bàsoi  (c'est  le 
nom  qu'on  donne  au  grand  rabbin),  que  je  trouvai  fort  poli;  mais  à  peine 
cus-je  mis  le  pied  sur  le  seuil  de  ce  triste  édifice,  que  je  me  repentis  d'avoir 
songé  à  y  entrer,  tant  on  le  trouve  nu,  lourd  et  fétide.  Le  quartier  contigu, 
celui  des  Maugrebins  ou  Barbaresques  ou  Occidentaux  ne  vaut  guère  mieux 
que  le  quartier  des  Juifs  :  c'est  une  colonie  venue  d'Afrique,  probablement 
pour  prendre  du  service  militaire  à  la  solde  des  Turcs"^. 

(D.  P.  A.  B.) 


DÉPART    DE    MISSIONNAIRES 

EN  SEPTEMBRE  ET  OCTOBRE  1863. 

Sont  partis  pour  la  Terre-Sainte  le  P.  Placide  Yendrickx,  Observ.  récol- 
let de  la  Province  de  Belgique,  et  le  P.  Marie  Pottron,  Observ.  de  la  Pro- 
vince de  St-Louis  de  France. 

^)  On  en  découvre  néanmoins  encore  la  direction  au  delà  des  murs. 

2)  Je  me  souviens  d'avoir  plusieurs  fois  observé,  en  lisant  Ibistoire  de  l'em- 
pire Ottoman,  que,  tandis  que  les  Arabes  de  la  Syrie  et  de  lEgypte  allaient  pren- 
dre du  service  en  Afrique,  les  Africains  venaient  s'enrôler  dans  l'armée  turque. 
Le  mot  Mugrab  ou  Mogrth  signifie  l'heure  du  coucher  du  soleil  et  la  partie  du 
monde  où  le  soleil  se  couche. 


—  399 


QUATRIÈME   PARTIE. 

Voyage  en  Syrie  et  en  Falediae  effectué  en  1861  'par  le  P.  Peepétue 
Damonte,  Min.  Observ.,  Professeur  de  langue  italienne  au  collège  {avec 
internat)  de   Terre- Sainte  à  Alej). 

{Suite.  —  Voir  la  livraison  précédente) . 

En  pariant  de  l'Orontc,  je  ne  puis  m'empêcher  de  penser  à  un  ami  bien 
cher,  qui  a  malheureusement  péri  dans  les  eaux  de  ce  fleuve.  C'était  un 
nommé  Sciucri  Houri  d'Alep,  jeune  levantin  très-studieux,  dans  la  verdeur 
de  ses  vingt- huit  ans,  et  parlant  déjà  bien  l'italien,  le  français,  l'arabe,  le 
turc  et  le  grec  ;  il  aimait  beaucoup  les  Européens  et  aurait  voulu  que  tous 
accourussent  en  Orient  pour  y  porter  Finstruction  et  la  civilisation.  «  L'in- 
struction, disait- il,  est  l'arme  puissante  qui  devra  détruire  la  tyrannie,  la 
servitude  et  la  barbarie  au  milieu  desquelles  nous  vivons.  L'instruction  nous 
fera  connaître  que  c'est  d'ici  que  les  hommes  sont  partis  pour  se  répandre 
sur  toute  la  surface  du  globe  ;  que  c'est  ici  que  sont  nés  les  arts,  les  scien- 
ces, l'industrie,  la  sculpture,  la  peinture,  la  musique,  la  civilisation,  etc. 
tandis  qu'ils  sont  maintenant  bannis  de  ce  pays,  que  d'épaisses  ténèbres 
plongent  dans  un  profond  silence  ;  car  dès  l'apparition  des  liordes  musul- 
manes on  y  a  vu  disparaître  tout  ce  qu'il  y  avait  de  social  et  d'humain, 
pour  n'y  plus  trouver  qu'une  barbarie  grossière.  " 

Ce  fut  notre  cher  Sclwcri  qui  contribua  tant  en  1859  à  la  fondation  du 
Collège  de  Terre- Sainte  d'Alep,  en  faisant  comprendre  à  ses  compatriotes 
les  grands  avantages  que  leur  procurerait  l'instruction,  et  en  poussant  les 
pères  de  famille  sur  lesquels  il  avait  une  grande  influence  à  y  mettre  leurs 
enfants.  Que  de  fois  ce  charmant  jeune  homme  ni'a  consolé,'  quand,  triste 
et  pensif  loin  de  la  terre  natale,  je  m'asseyais  sur  les  bords  des  fleuves  de 
Babylone,  en  rêvant  à  la  douce  atmosphère  de  la  patrie*. 

ï)  Super  {lumina  Bahylonis  illic  sedimus  et  fleihnus  cum  recordaremur 
tui,  Sion:  in  salicibus  in  medio  ejus  suspendimus  organa  nostra  (P$.  i36). 
J'avais  bien  des  raisons  de  chanter  ce  psaume  en  1860,  à  Alep,  au  temps  de  la 
persécution  des  chrétiens,  d'autant  plus  que  j'étais  réellement  assis  sur  les 
bords  des  fleuves  de  Babylone.  Le  sang  des  chrétiens  coulait  par  torrents 
sur  les  montagnes  du  Liban  et  à  Damas,  et  ces  horribles  scènes  commen- 
çaient à  se  renouveler  même  à  Alep.  Cinq  mille  hommes,  tant  Turcs  que 
Druses,  avaient  pris  les  armes,  disposés  à  massacrer  les  chrétiens,  qui, 
pleins  d'une  terreur  panique  et  d'une  angoisse  mortelle  se  tenaient  enfer- 
més chez  eux  dans  l'attente  dune  mort  prochaine.  Le  fleuve  Koik,  qui  prend 
sa  source  dans  les  montagnes  de  la  Cilicie,   baigne  les  murs  d'Alep  et  sert 


—  400  — 

Or  Sciucri,  étant  venu  le  mois  dernier  à  Antioche,  se  rendit  à  Suedie 
pour  quelques  affaires,  et  comme  il  les  avait  terminées,  il  s'en  retournait 
à  Alep  avec  un  de  ses  domestiques.  Quand  il  fut  arrivé  à  Geza-el-Uadid, 
il  s'avança  seul  dans  l'Oronte  pour  faire  boire  son  cheval,  tandis  que  son 
compagnon  causait  avec  le  batelier  ou  pilote  turc.  Le  cheval  baissa  la  tête 
pour  boire  et  la  plongea  dans  l'eau  qui,  étant  toujours  trouble  et  limo- 
neuse, ne  permet  jamais  de  distinguer  si  elle  est  haute  ou  basse.  Le  cava- 
lier y  tomba  la  tète  en  avant,  et  comme  il  ne  savait  pas  nager,  il  fut 
emporté  par  le  courant  et  s'y  noya.  L'infortuné  !  il  était  déjà  mort,  quand 
le  domestique  accourut  à  son  secours.  Tiré  hors  de  l'eau,  on  le  fit  trans- 
porter à  Antioclie  par  quatre  turcs,  et  comme  il  était  catholique  grec,  on 
l'ensevelit  dans  une  fosse  des  ruines  de  l'église  Sai/it-Pierre.  Mon  pauvre 
ami  laissait  dans  une  désolation  extrême  un  pnre,  une  mère,  deux  frères, 
quatre  sœurs,  que  j'ai  vus,  et  que  j'ai  entendus  exhaler  les  plaintes  les 
plus  douloureuses  de  n'avoir  pu  fermer  en  paix  les  yeux  à  leur  bicn-aimé 
Sciucri! 

La  maison  dans  laquelle  je  pris  mon  logement  à  Antioche  appartenait 
aux  Pères  Capucins  qui  y  ont  une  mission.  J'y  trouvai  comme  Président 

à  en  arroser  les  superbes  jardins;  il  va  de  là  se  jeter  dans  lEuphrate,  qui, 
passant  près  de  Babylone  (aujourd'hui  Bagdad),  a  son  embouchure  dans  le 
golfe  Persique.  Assis  donc  sur  les  bords  de  ce  fleuve,  oht  combien  de  fois, 
à  la  chute  du  jour  expirant,  dans  un  morne  silence,  la  téle  pencìiée  sur  l'épaule, 
les  yeux  enlr' ouverts,  je  me  suis  arrêté  et  laissé  assailli  ■  pw  l'image  d'une  patrie 
bien  aimée  (Manzoni ,  le  5  mai)  [a).  Je  pensais  à  la  sécurité  et  à  la  liberté  dont 
les  chrétiens  jouissent  en  Italie,  où  ils  peuvent  exercer  librement  leur  culte, 
sans  que  personne  les  gêne,  tandis  qu'ici  ils  sont  soumis  à  une  cruelle  servi- 
tude, recherchés  et  condamnés  à  mort,  parce  qu'ils  sont  chrétiens.  Je  pen- 
sais à  la  patrie,  aux  parents,  aux  amis  que  je  n'aurais  peut-être  plus  revus 
en  ce  monde,  et  alors,  oh!  combien  redoublaient  ma  tristesse  et  ma  mélan- 
colie! Sciucrî  et  mes  élèves  m'engageaient  à  rester  gai  et  à  chanter  un  de 
ces  airs  joyeux  que  j'étais  accoutumé  de  chanter  dans  ma  patrie.  Ilymnum 
cantate  nobis  de  canticis  Sion.  Mais  je  leur  répondais  douloureusement  :  «  Com- 
ment voulez-vous  que  je  chante  un  hymne  de  joie,  tandis  que  huit  de  mes 
confrères  sont  inhumainement  immolés  à  Damas,  avec  tant  de  milliers  de 
chrétiens?  Le  cimeterre  des  Turcs,  non  encore  rassasié  de  sang,  n'est-il  pas 
suspendu  sur  ma  tête,  comme  l'épée  de  Damoclès,  pour  trancher  le  fil  de 
mes  jours?  «  Quomodo  cantabimus  canticum  Domini  in  terra  aliena? 
[a]  Oh!  quante  volte  al  tacilo 

Morir  d'un  gioito  inerte. 

Chinato  il  capo  all'omero. 

Lie  luci  mezzo  aperto. 

Stetti,  e  della  cara  patria 

M'a  ssalse  il  sovvenir . 

(Manzoni,  i7  5  viaggio). 


—  401  — 

le  Père  Valére  de  Druento  (près  de  Turin),  mon  compatriote,  qui  nous 
reçut,  moi  et  mes   compagnons  de  voyage,  avec  une  politesse  exquise  et 
nous  donna  une   hospitalité   vraiment  fraternelle.  Quelle  consolation,  quel 
contentement  on  éprouve,  lorsqu'en  arrivant  dans  un  pays  éloigné,  on  y 
rencontre  un  ami,  un  concitoyen,  un  frère  qui  vous  accueille  cordialement, 
essuie  votre  sueur,  vous  lave  les  pieds,  et  emploie  tons  les  moyens  pour 
vous  remettre  des  fatigues  du  long  et  pénible  voyage  que  vous  avez  fait  ! 
Tel  fut  pour  nous  le  bon  Père  Valére,  qui,  pendant  tout  le  temps  que  nous 
passâmes  à  Antioche,  ne  cessa  de  nous  traiter  avec  tous  les  égards  possibles. 
Je  couchai  dans  une  chambre  où  arriva,  il  y  a  dix  ans,  un  fait  horrible  :  il 
faut  que  je  vous  le  raconte,  pour  que  l'Europe  sache  à  quels  périls  s'expose 
le  Missionnaire  qui  porte  le  flambeau  de  l'Evangile  chez  les  peuples  barbares. 
En  IS 51,  un  certain  Père  de  Novare,  Capucin,  fut  envoyé  à  Antioche  et 
chargé  d'y  fonder  une  Mission  pour  les  quelques  catholiques  du  rite  latin 
qui  s'y  trouvaient^ .  C'était  un  excellent  religieux ,  brûlant  du  zèle  de  la 
gloire  de  Dieu  et  du  salut  éternel  du  prochain.  Agé  de  48  ans,  il  en  avait 
passé  11  en  mission;  on  le  vit  se  consacrer  tout  entier  aux  mesures  à  pren- 
dre pour  fonder  à  Antioche  une  nouvelle  église,  qui  lui  servît  de  paroisse  et 
qui  remplaçât  les  anciens  et  magnifiques  temples  qui  existaient  aux  temps 
de  St-Pierre,  de  St-Evode,  de  St-Ignace  et  de  St- Jean  Chrysostòme;  aujour- 
d'hui ces  sanctuaires  ont  tellement  disparu,  qu'on  n'en  connaît  même  point 
l'emplacement,  à  l'exception  de  celui  de  l'église  de  St-Pierre  dont  je  parlerai 
plus  loin.  Le  P.  Basile  avait  am.assé  une  certaine  quantité  de  piastres  pour 
construire  son  édifice;  il  avait  été  jusqu'à  se  pouiToir  d'un  harmoninm  pour 
faire  les  cérémonies  religieuses  avec  plus  de  pompe,  quand  l'église  serait 
bâtie.  Or,  voilà  qu'un  jour,  où  après  son  repas  il  s'exerçait  à  jouer  de  cet 
instrument,  deux  Turcs  se  présentent,  sous  le  prétexte  de  lui  faire  une  visite 
d'amitié,  et  lui  disent  d'un  air  riant  qu'étant  fort  amateurs  de  sa  musique, 
ils  arrivent  bien  à  propos  pour  l'entendre.  Tandis  que  le  pauvre  Père  Basile 
laissait  courir  tranquillement  ses  doigts  sur  le  clavier,  en  en  tirant  des  sons 
faibles  et  doux,  l'un  des  assassins  le  saisit  de  la  main  gauche  par  les  che- 
veux, et  lui  détache  de  la  main  droite  la  tête  du  buste  avec  le  tranchant 
d'un  cimeterre.  Puis,  jetant  la  tête  dans  un  coin  de  la  chambre,  et  le  cada- 
vre sous  le  divan,  les  deux  assassins  prennent  la  fuite.  Quand  le  domestique 
du  Père,  qui  était  sorti  pour  faire  une  commission,  rentra  chez  sou  maître, 
il  le  trouva  nageant  dans  son  sang;  puis,  il  se  mit  à  courir  par  la  ville  en 
criant  ait  meurtre,  à  V assassin.  Il  parvint  bien  à  savoir  quels  étaient  les 
émissaires  et  les  sicaires,   mais  la  justice  ne  suivit  pas  son  cours;  carie 

*)  Cette  mission  fut  offerte  aux  Pères  Franciscains  de  Terre-Sainte;  mais 
comme  ils  étaient  occupés  à  beaucoup  d'autres,  il  ne  leur  fut  point  possible  de 
Tûccepter. 


—  40-2  — 

crime  était  le  résultat  d'un  complot  ourdi  contre  le  Missionnaire,  pour 
rempèclier  de  bâtir  son  église,  de  sorte  que  le  Père  Basile  est  encore  là, 
attendant  que  les  chrétiens  d'Occident  aillent  venger  sa  mort.  Couchant 
dans  cette  chambre,  je  vous  avoue  que  de  toute  la  nuit  je  ne  dormis 
point,  bien  que  je  fusse  très-fatigué  :  il  me  semblait  toujours  voir  l'ombre 
du  P.  Basile  m'avertissant  que  deux  Turcs,  deux  traîtres  infâmes  étaient 
là,  l'épée  dégainée  en  main,  pour  me  tuer. 

Levé  de  bonne  heure  le  lendemain  matin,  je  voulus  aller  célébrer  la 
messe  dans  l'ancienne  église  St- Pierre,  où  le  premier  vicaire  de  Jésus- 
Christ  a  érigé  sa  première  chaire.  Ce  lieu  se  trouve  à  environ  un  kilo- 
mètre de  distance  de  la  ville  moderne.  Et  ici  ne  vous  attendez  pas  à  voir 
une  superbe  basilique,  comme  celle  de  St- Pierre  sur  le  mont  Vatican  à 
Rome,  un  vaisseau  aussi  grand,  une  coupole  aussi  élevée,  des  colonnes 
de  granite  et  de  porphyre  aussi  belles,  des  statues  aussi  colossales,  des 
mausolées  aussi  magnifiques  ;  non ,  voua  ne  trouvez  qu'une  humble  petite 
église,  creusée  dans  le  rocher  du  mont  Casius  (ou  mont  noir),  au  sud  de  la 
ville.  Elle  a  dix  mètres  de  longueur  sur  six  de  largeur,  présente  une  arcade 
à  l'extrémité  de  l'ouverture  du  rocher,  et  semble  de  là  s'étendre  en  un  tem- 
ple très- vaste.  Ce  qu'on  voit  aujourd'hui  n'est  que  le  reste  d'un  sanctuaire 
si  vénérable  ;  c'est  un  reste  qu'on  n'a  pu  détruire,  c'est-à-dire  une  excavation 
pratiquée  dans  le  flanc  du  rocher.  Mais  pour  les  chrétiens  ce  lieu  est  tou- 
jours célèbre  à  cause  des  souvenirs  qui  s'y  éveillent  dans  l'àme.  En  effet,  il 
rappelle  les  premiers  sacrifices  que  le  Prince  des  apôtres  y  a  célébrés,  et  les 
discours  qu'il  y  a  adressés  au  peuple  d'Antioche;  il  rappelle  les  nombreux 
conciles  qui  s'y  sont  tenus,  et  une  longue  série  d'évêques  qui  s'y  sont  suc- 
cédé jusqu'à  la  destruction  d'Antioche.  Il  rappelle  surtout  les  éloquentes 
prédications  de  saint  Jean  Chrysostôme,  qu'on  entendit  pour  la  première 
fois  dans  cette  église  confondre  les  philosophes  de  son  temps.  Tout  le  monde 
sait  qu'en  l'année  3S7  de  l'ère  vulgaire  les  habitants  d'Antioche,  révoltés 
contre  l'empereur  Théodose,  mirent  en  pièces  les  images  qui  le  représen- 
taient, abattirent  ses  statues  de  bronze,  ainsi  que  celles  de  son  père,  de  ses 
enfants  et  de  l'impératrice  Elacille,  et  que  les  ayant  liées  avec  des  cordes, 
ils  les  traînèrent  par  toute  la  ville ,  et  finirent  par  les  briser  au  milieu  de 
clameurs  insolentes  et  de  sanglants  outrages.  Une  insulte  aussi  grave  à  la 
Majesté  Impériale  devait  attirer  sur  eux  un  châtiment  terrible,  et  bientôt. 
tous  les  coupables  tombèrent  dans  une  affreuse  consternation.  Il  y  en  eut 
beaucoup  qui  abandonnèrent  la  cité  et  se  réfugièrent  dans  les  environs;  les 
autres  se  c  ichèrent  dans  leurs  maisons  ;  personne  n'osait  se  montrer  ;  les 
rues  et  les  places  publiques  ne  présentaient  plus  que  la  solitude  du  désert. 
Jamais  Antioche  ne  se  trouva  dans  de  pareilles  angoisses! 

Dès  leur  arrivée,  Césaire,  ministre  de  l'Empereur,  et  Ellebique,  comman- 
dant des  troupes,  déclarèrent  Antioche  déchue  de  tes  privilèges,  interdirent 


^  403  — 

les  spectacles  du  théâtre  et  de  l'hippodrome  et  firent  fermer  les  bains  :  châ- 
timent grave  dans  les  pays  chauds.  Ils  recherchèrent  les  coupables,  et  prin- 
cipalement les  sénateurs  et  les  magistrats,  qui  n'avaient  point  réprimé  la 
sédition.  Tout  le  peuple  qui  était  resté  dans  la  ville  affluait  aux  portes  du 
palais  où  les  commissaires  impériaux  avaient  dressé  leur  tribunal,  les  mal- 
heureux habitants  se  regardaient  l'un  l'autre,  dans  une  défiance  mutuelle  et 
n'osant  se  parler  ;  car  ils  avaient  vu  avec  surprise  un  grand  nombre  d'entre 
eux  saisis  par  les  gardes  et  enfermés  dans  ce  palais,  de  la  porte  duquel  ils 
entendaient  lès  menaces  des  juges,  la  voix  des  bourreaux,  le  bruit  des  fouets 
et  les  cris  déchirants  des  suppliciés.  Mais  tout  cela  n'était  encore  rien.  On 
disait  que  l'empereur,  à  son  arrivée,  ferait  brûler  vifs  tous  les  habitants  dans 
leurs  maisons,  qu'il  raserait  la  ville  et  y  ferait  passer  la  charrue,  et  que  dé- 
sormais la  capitale  de  toute  la  Syrie  serait  Laodicée  (aujourd'hui  Latakieh)*. 

Alors  les  moines  qui  habitaient  dans  les  grottes  du  mont  Noir,  dans  la 
vallée  des  saintSy  dans  les  déserts  de  la  Syrie  et  dans  les  environs  d'Antioche, 
descendirent  des  montagnes,  et  quittant  les  cavernes  et  les  cabanes  où  ils 
s'étaient  enfermés  si  longtemps,  ils  coururent  volontairement  dans  les  villes 
pour  consoler  les  affligés.  Ils  n'avaient  rien  à  faire  qu'à  se  montrer;  car  la 
vue  seule  de  ces  hommes  mortifiés  inspirait  des  sentiments  de  respect  et  de 
vénération  profonde. 

Ils  se  placèrent  aussitôt  à  la  porte  du  palais,  parlèrent  hardiment  aux 

^)  Cette  situation  déplorable  d'Antioche  a  été  mise  en  scène  par  un  illus- 
tre écrivain,  Gaspard  Gozzi,  dans  sa  tragédie  intitulée  :  .drth'oc/te.  Cette  pièce 
ne  réussit  point  sur  le  théâtre  italien,  parce  que  Yamour  n'y  jouait  aucun 
rôle.  Mais  elle  réussit  parfaitement  au  petit  théâtre  d'Alep,  que  j'avais  ouvert 
en  notre  collège  de  Terre-Sainte,  pour  exercer  mes  élèves  à  la  déclamation 
italienne  et  leur  faire  perdre  l'accent  arabe.  Je  l'ai  fait  représenter  (singu- 
lière coïncidence!)  par  tous  mes  élèves  d'Antioche,  qui  étaient  tout  enchan- 
tés de  retracer  les  anciens  événements  de  leur  patrie,  et  furent  vivement 
applaudis  par  le  public  Alepin.  J'en  rapporterai  ici  un  passage,  où  parle 
Césaire,  ministre  de  l'Empereur  : 

«  Qu'on  emmène  chargés  de  chaînes  hors  d'Antioche  tous  les  citoyens 
coupables,  et  n'écoutons  point  la  pitié!  Cité  perverse,  peuple  criminel,  paie 
la  juste  peine  de  ta  folle  audace,  et  que  l'Empereur  soit  dignement  vengé 
de  l'outrage  qu'il  a  reçu.  Levez  les  yeux,  ingrats  :  voyez  d'un  côté,  mutilés 
et  détruits  par  vos  mains  encore  frémissantes,  les  bustes  glorieux  de  Théo- 
dose et  de  Flacille,  ces  astres  de  bonté,  de  justice  et  d'équité,  et  de  l'autre 
voyez-les  relevés!  C'est  devant  ces  bustes  sacrés,  devant  ces  monuments  que 
vous  avez  méprisés,  que  mon  maître  veut  que  je  vous  frappe  d'un  châtiment 
terrible.  Entendez  ses  ordres  :  «  Punis  tous  les  principaux  citoyens  d'Antio- 
che; dépouille  la  cité  de  ses  privilèges;  que  Laodicée  soit  la  capitale  de  la 
Syrie.  Bientôt  je  viendrai  promener  le  fer  et  le  feu  parmi  les  habitants; 
j'effacerai  la  ville  de  la  carte  du  monde,  et  la  charrue  passera  sur  ses  ruines.  » 


—   101  — 

juges,  demandèrent  grâce  pour  les  coupables,  s'offrirent  eux-mêmes  en  vic- 
times d'expiation  et  déclarèrent  qu'ils  ne  partiraient  point  de  là,  sans  que 
les  juges  eussent  pardonne  au  peuple.  Certes  ils  n'imitèrent  pas  les  philoso- 
phes païens,  qui  s'enfuirent  au  contraire  de  la  ville  et  allèrent  se  cacher, 
de  peur  de  tomber  entre  les  mains  des  juges  et  d'encourir  le  commun 
châtiment.  C'est  cette  conduite  qui  donna  lieu  à  saint  Jean  Chrysostôrae 
de  s'élever  contre  eux  en  ces  termes  :  "  Où  sont-ils,  s'écriait-il,  où  sont- 
ils  ces  hommes  qui  portent  des  manteaux,  la  barbe  longue  et  des  bâtons 
à  la  main,  ces  cyniques  infâmes,  plus  à  plaindre  que  les  chiens  qu'ils 
imitent?  Tous  ont  quitté  la  ville  et  se  sont  cachés  dans  des  cavernes.  On 
n'a  vu  au  milieu  de  la  place  publique,  comme  si  rien  n'était  arrivé,  ceux  qui 
se  montrent  par  leurs  actes  véritablement  philosophes.  Les  habitants  de  la 
ville  se  sont  enfuis  dans  les  déserts,  et  les  habitants  des  déserts  sont  venus 
dans  la  ville.  Ce  qui  se  passe  prouve  la  fausseté  de  leurs  doctrines  et  la 
vérité  des  nôtres.  En  effet,  nos  moines,  qui  ont  reçu  la  religion  des  apô- 
tres, imitent  leur  vertu  et  leur  courage.  Ici  nous  n'avons  plus  besoin  de 
citer  des  témoignages  écrits  en  notre  faveur.  La  chose  parle  de  soi,  les 
disciples  font  voir  quels  ont  été  leurs  maîtres.  Les  raisonnements  sont 
inutiles  pour  démontrer  la  vanité  des  païens  et  la  faiblesse  de  leurs  philo- 
sophes :  les  effets  donnent  assez  à  connaître  qu'on  ne  trouve  chez  eux  que 
des  fables,  des  fictions,  une  pure  comédie^  « 

Cet  éloquent  discours  fut  prononcé  par  saint  Jean  Chrysostôme  dans 
cette  église  même  de  St-Pierre  que  j'allais  visiter,  et  qu'en  son  temps  déjà 
l'on  appelait  la  Palea  ou  V antique.  Dans  un  angle  de  cette  église  on  voit 
encore  aujourd'hui  une  source  que  saint  Pierre,  croit-on,  fit  miraculeuse- 
ment jaillir,  comme  celle  qui  se  trouve  à  Rome  dans  la  prison  Mamertine  et 
TuUienne.  Les  Turcs,  les  Ansariens,  les  Grecs  sehismatiques  et  tous  les 
habitants  d'Antioche  ont  aujourd'hui  encore  grande  confiance  dans  cette  eau, 
et  les  femmes  notamment  y  vont  laver  ks  langes  de  leurs  enfants,  avec 
l'espoir  qu'elle  les  préservera  de  tout  accident  et  de  toute  infirmité.  On 
voit  sur  les  murailles  de  cette  église  quelques  peintures  à  demi  détruites  ; 
mais  on  ne  sait  pas  à  quelle  époque  précise  elles  remontent. 

Un  lieu  aussi  sacré  doit  être  gardé  de  telle  sorte  qu'on  empêche  les 
enfants  Turcs  d'y  aller  chanter  leurs  chansons  arabes,  comme  ils  l'ont  fait 
jusqu'à  présent.  C'est  pourquoi  M.  Brouchier,  consul  de  France  à  Antio- 
che, le  fit  entourer  de  murs,  suivant  l'autorisation  qu'il  en  avait  reçue 
du  Pacha  d'Alep,  afin  que  personne  n'y  pût  pénétrer.  Il  en  confia  les  clefs 
aux  Pères  Capucins  qui  gardent  le  sanctuaire  avec  des  soins  jaloux,  et 
n'y  inti¥>duisent  que  les  voyageurs  qui  désirent  le  visiter.  C'est  là  que  je 
célébrai  la  messe  sur  un   autel  portatif,  attendu  qu'on   n'y  trouve  point 

^)  S'-Jean  Chrysostôme,  17'  homélie. 


—  405  — 

d'autel  fixe,  et  les  Pères  Bernard  et  Valere  l'y  célébrèrent  aussi  après  moi. 

La  messe  dite  et  les  actions  de  grâces  faites,  nous  nous  assîmes  tous 
sur  le  penchant  d'une  colline  qui  domine  l'antique  cité,  pour  prendre 
une  collation.  Nous  nous  étions  fait  apporter  des  figues,  des  raisins, 
des  pêches  (c'était  la  saison),  qui  se  trouvaient  dans  les  riants  vigno- 
bles d'alentour,  et  une  outre  d'eau  puisée  dans  les  anciennes  citernes 
d'Antioche,  Le  pain  nous  l'avions  avec  nous,  et  l'appétit  ne  nous 
manquait  point.  Tandis  que  nous  mangions  et  buvions  gaiment,  nos 
discours  roulaient  naturellement  sur  Antioche,  et  nous  rappelions  tous 
les  souvenirs  qu'éveillent  ces  ruines  célèbres.  Mes  élèves  d'Antioche,  dont 
j'ai  déjà  parlé,  profitant  de  l'occasion,  me  prièrent  de  leur  donner  une 
dernière  leçon  par  le  récit  de  quelque  fait  relatif  h  leur  antique  patrie, 
parce  qu'ils  ne  reverraient  peut-être  jamais  plus  un  maitre  qui  devait 
partir  pour  l'Italie.  Je  me  rendis  volontiers  à  leurs  désirs,  et  je  com- 
mençai à  leur  parler  en  ces  termes  :  «  Antioche  s'appelait  ancienne- 
ment Antif/onie,  nom  qui  lui  venait  naturellement  de  celui  d'Antigone, 
son  ancien  fondateur,  qui,  après  la  mort  d'Alexandre-le -Grand,  reçut  en 
partage  le  gouvernement  de  la  Syrie,  et  qui,  séduit  par  la  beauté  de  ce 
lieu,  le  choisit  pour  sa  demeure  et  y  établit  la  capitale  de  son  royaume. 

Seleucus  Kicator,  sorti  de  Babylone  à  la  tête  d'une  forte  armée,  vint 
détruire  cette  puissance,  effaça  toutes  les  traces  du  passé,  renouvela 
toutes  choses  et  fonda  une  ère  nouvelle  pour  le  pays.  Il  commença 
par  appeler  cette  cité  Antioche,  en  l'honneur  d'Antiochus,  son  père, 
dont  un  grand  nombre  de  ses  successeurs  portèrent  aussi  le  nom.  Il 
l'appela  ensuite  Laodleée,  du  nom  de  sa  mère,  et  Apamée,  du  nom  de 
sa  femme.  Il  donna  son  propre  nom  à  Sélevxie  (aujourd'hui  Sîœdie), 
et  appela  Hieropolis  (ou  ville  sainte)  ceUe  où  l'on  adorait  Astarié  ou  la 
Déesse  de  S^rie.  D'autres  villes  encore  furent  fondées  par  lui  et  ornées 
de  palais  somptueux,  de  magnifiques  temples  d'idoles,  de  beaux  quar- 
tiers et  places,  de  promenades  publiques  et  de  jardins  superbes.  Mais 
le  théâtre  où  brilla  davantage  le  génie  de  ce  grand  homme  de  l'anti- 
quité, qui  inaugura  la  fameuse  ère  des  Séleucides,  fut  Hieropolis,  où  il 
érigea  à  la  déesse  de  Syrie  le  temple  le  plus  auguste  et  le  plus  majes- 
tueux qu'on  ait  jamais  vu  dans  l'antiquité.  Liicien,  une  des  gloires  d'An- 
tioche, homme  très- savant,  prêtre  de  l'église  d'Antioche,  chef  de  l'école 
théologique  de  cette  ville,  qui  subit  généreusement  le  martyre  l'an  312 
de   l'ère  vulgaire*,  nous  a  laissé  une  description  magnifique  de  ce  tem- 

*)  Lucanus,  vir  doctissimus,  Antiochenœ  ecclesiée  presbyter,  tantum  in  Scrip- 
turarum  studio  laboravit,  ut  usque  nunc  quaîdam  exeraplaria  Scripturarum 
Luciana  nuncupentur,  etc.  —  Y,  Eusèbe,  Histoire  ecclésiastique,  YIII,  32,  et 
S'-Jérôme,  De  viris  illustribus,  ch.  77. 

37 


—  -106  — 

pic  célèbre.  11  dit  cntr'autres  choses  que  cet  édincc  était  tourné  vers 
l'Orient,  qu'il  était  élevé  de  deux  toises  au  dessus  du  niveau  du  sol  et 
qu'on  y  montait  par  un  escalier  en  pierre.  On  trouvait  d'abord  un 
grand  portique  d'une  structure  admirable,  qui  contenait  beaucoup  de  sta- 
tues de  Priape  dans  une  attitude  obscène.  Les  portes  du  temple  étaient 
d'or  ainsi  que  le  toit,  sans  parler  de  l'intérieur,  où  l'on  voyait  briller 
partout  le  môme  métal.  Tout  l'édifice  était  divisé  en  deux  parties  : 
l'une,  plus  élevée  que  l'autre,  était  comme  le  sanctuaire;  mais  il  n'était 
permis  qu'aux  principaux  prêtres  d'y  entrer.  On  remarquait  dans  ce 
sanctuaire  deux  statues  d'or  représentant,  l'une  Jupiter  porté  par  des 
taureaux,  l'autre  Jiinon  portée  par  des  lions.  Cette  déesse  était  ornée 
des  symboles  de  beaucoup  d'autres  Divinités,  telles  que  Minerve,  Vénus, 
la  lune,  Rliée,  Diane,  Némésis,  les  Parques;  elle  tenait  d'une  main  le 
sceptre  et  de  l'autre  la  quenouille;  elle  avait  la  tête  ceinte  de  rayons 
et  couronnée  de  tours.  A  l'extérieur  du  temple  il  y  avait  un  grand  au- 
tel de  bronze,  accompagné  d'un  grand  nombre  de  statues  exécutées  par 
les  meilleurs  artistes  de  ce  temps-là.  Plus  de  trois  cents  prêtres  n'étaient 
occupés  qu'à  soigner  les  sacrifices,  sans  parler  d'un  nombre  infini  d'au- 
tres ministres  subalternes.  Les  prêtres  étaient  vêtus  de  blanc,  excepté 
leur  chef  qui  portait  un  vêtement  de  pourpre  et  une  tiare  d'or.  Les 
sacrifices  se  faisaient  deux  fois  le  jour,  et  avec  une  plus  grande  solen- 
nité  en   certaines  fêtes. 

La  majesté  de  ce  temple  était  rehaussée  par  une  multitude  d'autres 
très- belles  statues  d'Apollon,  de  Lucine,  d'Atlas,  de  Mercure,  de  Sé- 
miramis,  d'Hélène,  d'Hécube,  d'Andromaque,  de  Paris,  d'Hector,  d'Achille, 
de  Sardanapale  et  d'Alexandre-le-Grand,  au  milieu  desquelles  un  nain 
de  bronze  faisait  des  grimaces^  Le  pavement  du  temple  recouvrait  une 
grande  caverne  très-profonde,  dans  laquelle  les  Syriens  croyaient  que  les 
eaux  s'étaient  engouffrées  lors  du  déluge  de  Deucalion.  Lucien  atteste 
bue  cet  antre  était  devenu  fort  petit  et  fort  étroit  de  son  temps.  A 
peu  de  distance  du  temple  on  voyait  un  lac  peuplé  de  beaucoup  de 
poissons  regardés  comme  sacrés  ;  au  centre  de  ce  lac  s'élevait  un  autel 
soutenu  sur  les  eaux  et  toujours  orné  de  fleurs  et  parfumé  de  toutes 
sortes  d'arômes.  La  statue  d'Apollon  prononçait  les  oracles,  et  elle  était 
vêtue,  à  la  différence  des  autres,  qui  étaient  nues,  de  sorte  que  quel- 
qu'un pouvait  facilement  se  cacher  sous  ses  vêtements.  Avant  de  répon- 
dre, l'idole  se  tordait,  poussait  et  culbutait  parfois  les  prêtres;  quand 
elle  ne  voulait  pas  répondre,  elle  reprenait  immédiatement  sa  place; 
dans  le  cas  contraire,  elle  marchait   en   avant. 

Bellori    et   Montfaucou    ont    décrit    la    déesse   de   Syrie,    telle   que   la 

*)  Voir  Selden,  des  Dainilés  Syiiennes. 


—  407  — 

leur  avaient  fait  connaître  les  anciens  monuments.  La  déesse  de  Sp-ie, 
disent- ils,  est  assise  ;  elle  a  sur  la  tête  une  mitre  ornée  dans  sa  partie 
inférieure  d'une  enceinte  de  murs  d'une  ville,  avec  des  tours  et  des 
créneaux;  ces  murs  sont  surmontés  d'une  couronne  de  rayons,  et  la 
porte  de  la  ville,  d'un  croissant,  La  déesse  porte  une  espèce  d'aube 
sur  laquelle  s'étend  une  tunique  qui  lui  descend  jusqu'à  mi-jambe,  et  le 
tout  est  recouvert  d'un  manteau  orné  sur  le  devant  des  douze  signes 
du  zodiaque.  Elle  a  un  lion  à  chacun  de  ses  côtés,  et  tient  de  la  main 
gauche  un  tambour,  un  sistre,  une  quenouille  et  un  caducée,  tandis  que 
de  la  main  droite  elle  soutient  la  foudre  sur  la  pointe  du  doigt  du  mi- 
lieu, et  sur  le  bras  plusieurs  animaux  et  insectes,  et,^à  ce  qu'il  semble, 
des  fleurs,  des  fruits,  un  arc,  un  carquois,  une  torche  et  un  serpent. 
Pirro  Ligorio  prétend  sottement  que  les  évêques  chrétiens  ont  emprunté 
leurs   habits  de  l'image    de  cette  déesse. 

A  la  saison  du  printemps  on  célébrait  dans  le  temple  d'Hiéropolis  un 
sacrifice  fort  étrange.  On  rassemblait  des  clicvres,  des  brebis,  des  oi- 
seaux, des  vêtements  précieux,  des  morceaux  d'or  et  d'argent  et  des 
pièces  de  bois;  puis,  quand  on  les  avait  rangés  autour  des  idoles, 
afin  qu'elles  jouissent  du  spectacle  de  l'incendie ,  on  mettait  le  feu 
à  tous  ces  objets  et  on  les  réduisait  en  cendres.  La  foule  des  assis- 
tants était  immense  ;  ils  avaient  coutume  d'apporter  avec  eux  leurs 
dieux  domestiques  et  de  tuer  un  bouc,  puis,  s'agenouillant  sur  sa  laine 
éparse  à  terre,  de  prendre  les  pieds  et  la  tête  de  la  victime,  et  de  la 
poser  sur  leur  propre  tête  pour  prier  et  invoquer  la  Déesse.  Aussi 
deux  fois  l'an,  un  homme  montait  sur  le  sommet  des  statues  de  Priape 
dont  j'ai  parlé,  et  y  demeurait  pendant  sept  jours,  tandis  qu'on  faisait 
descendre  du  haut  de  l'idole  une  chaîne  à  laquelle  on  attachait  les  dons 
qu'offraient  les  suppliants  ;  un  autre  homme  se  tenait  en  bas  notant  les 
noms  de  ceux  qui  les  apportaient;  puis,  les  lisant  de  manière  à  ce 
qu'ils  fussent  entendus  de  celui  qui  occupait  le  sommet  de  la  statue, 
il  proférait  quelques  prières  au  son  de  la  cloche.  On  immolait  aussi 
quelquefois  des  victimes  humaines  :  il  y  avait  des  hommes  qui,  la  tète 
couronnée  de  guirlandes,  sortaient  de  la  cour  du  temple  et  se  ren- 
daient sur  la  cîme  d'un  rocher  escarpé,  d'où  ils  se  jetaient  en  bas. 
D'autres,  plus  fanatiques  et  plus  cruels,  renfermaient  leurs  propres  en- 
fants dans  un  sac  et   précipitaient  les  malheureux   du  haut   du  rocher. 

Pendant  les  sept  jours  que  le  prêtre  passait  sur  la  statue  de  Priape, 
on  croyait  qu'il  avait  des  entretiens  confidentiels  avec  la  grande  Déesse. 
Cette  cérémonie  avait  été  instituée  pour  renouveler  le  souvenir  des  infor- 
tunés qui,  pour  se  soustraire  à  l'inondation,  s'étaient  réfugiés  sur  les  plus 
hautes  montagnes.  Une  autre  fête  se  célébrait  en  mémoire  de  cette  cfFroja- 
ble  calamité  :  tous  les  habitants  de  la  Syrie  et  de  l'Arabie  allaient  puiser 


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de  l'eau  dans  la  mer,  la  portaient  au  temple  dans  des  vases  scellés,  et  la 
présentaient  au  prêtre  appelé  Alecfajo;  celui-ci  prenait  les  vases  qu'il  ou- 
vrait, après  avoir  examiné  le  sceau,  et  jetait  l'eau  sur  le  pavement  du 
temple,  d'où  elle  coulait  dans  une  fosse.  Dans  une  autre  fête  nommée  de 
la  descente,  les  idoles  étaient  plongées  dans  le  lac  dont  il  Cbt  parlé  ci- dessus. 
On  y  plongeait  d'abord  Junon,  protectrice  des  poissons,  qui  auraient  infail- 
liblement péri,  si  l'on  avait  commencé  par  y  plonger  Jupiter.  Mais  avant 
l'immersion,  ces  deux  divinités  soutenaient  une  grande  discussion  à  la  suite 
de  laquelle  Junon  restait  victorieuse  et  Jupiter  lui  accordait  la  prééminence. 

Dans  la  fête  du  grand  incendie,  où,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  l'on 
brûlait  tant  d'objets  si  divers,  les  prêtres  se  meurtrissaient  les  chairs,  fai- 
saient un  très- grand  bruit  avec  des  tambours  et  d'autres  instruments  de 
musique,  s'entrefrappaicnt  et  jetaient  de  hauts  cris.  Quelques  autres  se 
mutilaient  spontanément  dans  l'intérieur  du  temple;  ils  parcouraient  ensuite 
la  ville,  acceptaient  des  habits  de  femme  dont  ils  se  vêtaient  et  prenaient 
le  surnom  de  Galles.  Beaucoup  de  gens  du  peuple  allaient  nager  devant 
l'autel  érigé  au  milieu  du  lac,  invoquaient  la  Déesse,  et  lui  offraient  des 
bœufs,  des  boucs  et  d'autres  animaux,  à  l'exception  des  porcs  qui  étaient 
réputés  immondes,  comme  ils  le  sont  encore  aujourd'hui  chez  les  Turcs 
et  les  Israélites.  Les  poissons  étaient  considérés  comme  sacrés  pour  la 
grande  Déesse  ;  les  colombes  pour  Sémiramis  ;  et  l'on  nourrissait  dans  l'en- 
ceinte du  temple  des  taureaux,  des  lions,  des  chevaux  et  des  aigles,  ani- 
maux qu'on  avait  l'habitude  d'apprivoiser.  Les  jeunes  gens  et  les  enfants 
allaient  au  temple  offrir  leur  première  chevelure  et  leur  premier  duvet; 
à  cet  effet  on  les  rasait  et  l'on  conservait  ces  cheveux  et  cette  barbe  dans 
une  boite  d'or  ou  d'argent  où  l'on  déposait  en  même  temps  son  nom.  Le 
grand  prêtre  était  vêtu  de  pourpre  et  distingué  par  une  tiare  ou  cou- 
ronne d'or. 

Tout  étranger,  en  approchant  d'Hiéropolis,  devait  se  tondre  la  tète  et 
les  sourcils,  puis  sacrifier  un  bouc  de  la  manière  que  nous  avons  déjà  décrite  ; 
si,  après  ce  sacrifice,  il  voulait  entrer  dans  la  ville,  il  ne  pouvait  se  laver 
ni  prendre  d'autre  boisson  que  l'eau  pure,  et  il  était  obligé  à  se  coucher  sur 
la  dure.  A  peine  entré  dans  la  ville,  il  était  hospitalièrement  reçu  par  ses 
compatriotes  qui  s'y  trouvaient,  initié  aux  frais  du  trésor  public  aux  rites 
et  aux  cérémonies  du  lieu,  puis  marque  d'un  fer  rouge  au  cou  et  aux  mains. 

Lorsqu'un  Galle  mourait,  la  pompe  funèbre  différait  de  celle  qu'on  prati- 
quait à  la  mort  d'autres  personnes  :  ses  compagnons  transportaient  d'abord 
son  cadavre  dans  les  faubourgs,  l'étcndaicnt  sur  le  sol  et  lui  lançaient  des 
pierres;  sept  jours  après  on  le  replaçait  dans  le  cercueil  et  on  le  portait  au 
temple.  Si  quelqu'un  regardait  un  mort,  il  devenait  aussitôt  immonde  et  ne 
pouvait  entrer  dans  le  temple  ni  ce  jour  là,  ni  les  jours  suivants,  avant  de 
s'être  purifié.  Tous  les  parents  du  défunt  se  montraient  la  tetc  rasée  et  ne 


—  400  — 

pouvaient  se  présenter  au  temple  qu'après  un  d.lui  de  trente  jours,  pendant 
lesquels,  dit  Plutarque,  ils  se  privaient  de  la  lumière  du  soleil,  se  cachant 
dans  les  cavernes  et  dans  d'autres  lieux  obscurs. 

Un  des  élèves  les  plus  studieux  que  j'eusse  à  Alep,  nommé  Gabriel  Houri*, 
m'interrompit  en  disant  :  je  vois.  Monsieur  le  Professeur,  que  vous  me 
transportez  comme  par  enchantement  en  ces  temps  reculés  où  vivaient  nos 
premiers  ancêtres,  qui,  comme  vous  le  dites,  étaient  enveloppés  dans  la  plus 
grossière  idolatrie.  Mais  veuillez  me  dire  où  se  trouvait  cette  ville  d'Hiéro- 
polis,  ce  célèbre  sanctuaire  des  anciens  Syriens,  qui  s'y  rendaient,  je  crois, 
pour  faire  leurs  prières,  pour  y  célébrer  leurs  fêtes  et  leurs  sacrifices  à  la 
déesse  de  Syrie,  de  même  qu'aujourd'hui  les  Turcs  vont  à  la  Mecque  pour 
vénérer  Mahomet  et  les  chrétiens  à  Jérusalem  pour  adorer  Jésus-Christ? 

//  Hiéropolis,  répondis-je,  était  située  près  de  Beregit  sur  les  bords  de 
l'Euphrate,  à  l'est  d'Alep"^,  à  une  distance  de  50  kilomètres.  On  l'appelle 

*)  Gabriel  Houri,  jeune  homme  de  vingt  ans  natif  d  Antioche,  était  des 
élèves  de  mon  collège  celui  qui  avait  l'esprit  le  plus  pénétrant.  A  peine  la 
nouvelle  de  l'ouverture  du  collège  d'Alep  se  fut-elle  répandue,  quii  se  joignit 
à  son  cousin  Michel  Houri  et  à  d'autres  compagnons  dont  j'ai  déjà  parlé  et  qui, 
donnant  les  premiers  l'exemple,  abandonnèrent  leur  patrie,  leurs  parents  et 
leurs  amis  (chose  rare  en  ces  contrées)  pour  aller  étudier  à  Alep.  Il  savait  déjà 
bien  l'arabe,  l'hébreu,  le  grec,  le  turc,  et  il  avait  appris  en  peu  de  temps 
ritalien  et  le  français.  Doué  d'une  grande  pénétration  et  animé  pour  la  science 
d'une  ardeur  extrême,  il  fit  des  progrès  incroyables.  11  est  bien  fâcheux  que 
ce  jeune  homme  ne  puisse  point  continuer  ses  études,  faute  d'écoles,  de  livres 
et  de  maîtres.  Il  serait  à  désirer  qu'on  introduisit  encore  au  collège  d'Alep 
l'enseignement  de  la  philosophie,  de  la  physique,  des  mathématiques,  etc. 
dans  l'intérêt  de  la  jeunesse  du  pays,  qui  acquerrait  certainement  ainsi  la 
science  des  grandes  choses.  Je  proposerais  volontiers  ce  jeune  homme  pour 
drogman  aux  infatigables  voyageurs  de  Vogué  et  Waddington  qui  voyagent 
aujourd'hui  en  Syrie  pour  découvrir  des  monuments;  car  il  lirait  et  traduirait 
dans  leur  langue  toutes  les  inscriptions  soit  grecques,  soit  arabes,  hébra'iques 
ou  syriaques. 

2)  Je  dois  noter  qu'à  la  custodie  de  Terre-Sainte  notre  couvent  d'Alep  est 
désigné  sous  le  nom  latin  de  Conventus  JJie.opulUanus.  Dans  la  lettre  de  ma 
nomination  comme  professeur  qui  me  fut  donnée  à  Jérusalem,  on  lit  :  Te  elegî- 
gimus  ac  deputamus  in  Professorem  linguœ  ilalicœ  in  nostro  collegio  Hieropoli- 
tano.  II  y  a  là  une  erreur  qu'il  faut  corriger.  Jamais  Alep  ne  s'appela  Hiéropo- 
lis. On  voit  au  livre  XII*  (chap.  14)  des  Antiquités  Judaïques  de  Flavius 
Josèphe,  qu'à  la  fameuse  époque  des  Séleucides  et  sous  la  domination  romaine 
Alep  s'appelait  Berée.  Aux  temps  de  Saul  et  de  David  cette  ville  s'appelait  Soba, 
comme  on  le  voit  clairement  au  livre  II,  chap.  8,  v.  3  des  Rois.  Aujourd'hui 
encore  on  lui  donne  en  hébreu,  en  arabe  et  en  syriaque  le  nom  de  Ualeh-Soba. 
En  italianisant  ce  nom  et  en  omettant  le  mot  Soba.  nous  avons  Alep.  Mais  c'est 
un  point  que  je  traite  plus  longuement  dans  mon  IJisioire  d\Uep.  Il  y  avait  une 

37. 


—  410  — 

aujourd'lmi  en  arabe  Mabog  ou  Mamledge,  et  l'on  y  voit  encore  des  ruines 
majestueuses  qui  attestent  la  grandeur  de  cette  ville  bâtie  par  SélencuSy 
votre  ancien  roi.  Il  y  a  peu  de  voyageurs  qui  se  hasardent  maintenant  à 
visiter  ce  lieu  célèbre,  à  cause  du  danger  qu'ils  courraient  d'être  assassi- 
nés par  les  bêtes  féroces.  Il  est  actuellement  habité  par  des  Circassiens. 
Peut-être  vous  souvenez-vous  que  nous  avons  vu  l'hiver  dernier  à  Alep 
dix  mille  Circassiens,  tant  hommes,  femmes,  enfants  des  deux  sexes,  vieil- 
lards, jeunes  gens,  nourrissons  et  adultes,  divisés  en  familles  et  portant 
tous  leurs  effets  mobiliers.  Ces  Circassiens,  hommes  belliqueux  et  guer- 
riers, habitants  des  montagnes  du  Caucase,  tinrent  longtemps  tête  aux 
Russes,  qu'ils  vainquirent  dans  beaucoup  de  combats.  Ils  finirent  néanmoins 
par  être  battus  et  entièrement  défaits  par  leurs  implacables  ennemis,  qui 
firent  prisonnier  Schamil,  leur  terrible  clief,  détruisirent  ses  troupes,  esca- 
ladèrent les  hauteurs  du  pays,  chassèrent  ses  compagnons  de  leurs  asiles, 
en  firent  un  carnage  affreux,  et  se  rendirent  ainsi  maîtres  des  montagnes 
du  Caucase. 

50,000  Circassiens  survécurent  au  carnage,  déposèrent  les  armes  et  se 
soumirent  à  la  volonté  du  gouvernement.  L'empereur  de  Russie  ordonna  à 
ces  cinquante  mille  hommes  d'aller  habiter  en  Sibérie,  ou  bien  de  quitter 
l'Empire.  Ces  infortunés,  qui  forment  parmi  les  Musulmans  une  espèce  de 
secte  reconnaissant  Mahomet  avec  certaines  restrictions,  préférèrent  recourir 
à  la  Sublime  Porte,  et  la  conjurèrent  de  les  laisser  s'établir  sur  son  territoire. 
Le  sultan  accueillit  leur  supplique  et  les  reçut  dans  ses  Etats  ;  il  en  plaça 
5000  Ò.  Constantinople,  5000  à  Tarse,  10,000  en  Anatolie,  10,000  dans 
les  landes  et  les  déserts  de  la  Cilicie,  et  10,000  autres  allèrent  habiter 
Mabog  ou  Mambedge,  c'est-à-dire  rancienne  et  fameuse  Hiéropolis.  Au- 
jourd'hui ils  paissent  indistinctement  leurs  troupeaux  au  milieu  de  ces  ravins, 
de  ces  ruines  et  de  ces  décombres,  au  milieu  de  ces  colonnes  brisées  et  de 
ces  statues  mutilées,  qui  offriraient  des  sujets  de  si  longues  études  au 
savant  européen,  mais  qui  ne  produisent  aucune  impression  sur  le  barbare 
et  ignorant  Circassien.  {A  continv.er). 


autre  IliéropoUs  ou  Hiérupolis,  (c'est  la  même  ville)  dont  S'-Paul  fait  mention 
dans  son  Epitre  aux  Colossiens,  ch.  4,  v.  13.  Mais  cette  ville  se  trouvait  dans 
la  Phrygie  (aujourd'hui  TAnatoIie),  en  un  lieu  oii,  au  dire  de  Strabon  et  de 
Ptolémée,  jaillissaient  des  eaux  très-chaudes. 


riX    DE    LA    TROISIEME    ANINEE. 


\ 


TABLE  DE  LA  TROISIÈME  A\.\EE 

DES 

ANNALES    DES    MISSIONS    FRANCISCAINES 

DU  P.   MARCECLIX  DE  CIVEZZA, 

MINEUE     OBSEE.YA^'TI^' , 

(de  septembre  1863  a  ocroBrxE  1864). 


PREMIERE  PARTIE. 
HISTOIRE  a:vciea\\'E. 


AFRIQUE  SEPTE>'TRIO>\A.LE. 

Continuation  et  nouveaux  succès  des  missions  Franciscaines  à  Maroc, 

à  Ceuta  et  à  Tunis. 7 

TARTARIE  ET  CHINE. 

Merveilleux  développement  des  missions  Franciscaines  chez  les  Mon- 
gols de  la  Tartarie  jusqu'à  la  Chine 69 

TARTARIE. 

Desseins  de  la  Providence  dans  les  rapports  des  Tartares  avec  les 
peuples  chrétiens  d'Occident,  surtout  au  moyen  des  missions  Fran- 
ciscaines. ...........       137 

EMPIRE  GREC. 
Deuxième  Concile  de  Lyon,    où,    grâce  aux  efforts  des  Missionnaires 
Franciscains,  les  Grecs  se  rattachent  à  l'Eglise  Romaine.         .         .       205 

TARTARIE. 

Les  Tartares  au  Concile  de  Lyon,  et  continuation  des  Missions  Fran- 
caines  parmi  eux  tant  en  Perse  qu'en  Chine.  ....       ìli 

PERSE 
Du  fameux  Vieux  de  la  Montagne  et  de  quelques  relations  des  Missions 

Franciscaines  qui  parlent  de  ce  personnage 345 

deuxièjme  partie. 

HISTOIRE  COXTE.HPORAI3ÎE. 

CHINE. 
Lettre  de  Mgr  Eustache  Zanoli  sur  la  mort  de  Mgr  Louis  Célestin  Spelta.         20 


—  41-2  — 

SMYRNE. 
Lettre  du  P.  Justin  de  Quiiizano,  Mineur  Observanlin.  £2 

EGYPTE. 

Lettre  du  P.  Louis  de  Fabriano,  Min.  Obs.  sur  la  conversion  de  Sauba, 
jeune  lille  maure  baptisée  par  les  Franciscains.  ....        24 

HERZÉGOVINE. 
Lettre  du  P.  Pierre  Bakula,  sur  la  manière  dont  on  célèbre  la  Noël 
dans  ce  pays 32 

AMÉRIQUE   MÉRIDIONALE. 

Lettre  du  P.  Antoine  Gili  sur  les  Missions  Franciscaines  en  Bolivie.        .         37 

AMÉRIQUE  SEPTENTRIONALE. 

Lettre  du  P.  Pamphile  de  Magliano,  Min.  Obs.  —  Les  Franciscains  Récol- 
lets de  France  (suite) 40 

CHINE. 

Lettre  du  P.  Paul  de  Fresonara,  Obs.  de  la  Province  de  Bologne,  Miss. 
Apost.  en  Chine,  et  obseivations  du  professeur  Joseph  Derossi,  sur  les 
propriétés  de  la  plante  chinoise,  nommée  Gen-sen,  ou  de  longue  vie.         86 

LIBAN. 

Tableau  des  Ecoles  catholiques  fondées  pour  la  conversion  des  Grecs  à 
Merge-Siun  au  Liban 90 

TRIPOLI  DE  BARBARIE. 

Rapport  du  P.  Ange  de  S"  Agathe,  Min.  Obs.  réf 94 

PALESTINE. 

Lettre  du  P.  Cyprien  de  Trévise.        . 9G 

HAUTE   EGYPTE. 
Relation  succincte  du  P.  Venant  de  San-Venanzio,  Min.  Obs.   réf.   au 

P.  Raphael  de  Pontecchio,  Ministre  général  de  l'Ordre  Franciscain.     .         99 
Lettre  du  P.  Joseph  de  San-Remo.  .         .         .         .         .         .         .103 

Lettre  du  P  Erasme  de  Sasso,  Min.  Obs.  réf J05 

HERZÉGOVINE. 
Fragment  de  la  lettre  du  P.  Pierre  Kordic,  Miss.  Apost.  en  Herzégovine, 
au  P.  Pascal  Buconjic i09 

ALBANIE. 
Lettre  du  P.  Joachim  de  Velletri,  Min.  Obs.        .....       J50 

PALESTINE. 

Lettre  du  P.  Cyprien  de  Trévise,  Min.  Obs.  .....      ^53 


—  413  — 

CHINE. 
Lettre  de  Mgr  Michel  Navarro,  Min.  Obs.  sur  la  persécution  endurée  par 

les  chrétiens  de  Hu-nan  en  1802.        .......       lof» 

Lettre  du  P.  Pascal  Bili,  Min.  Obs.  réf ICI 

AMÉRIQUE   MÉRIDIONALE. 
Lettre  du  P.  Ugolin  Gorleri,  Min.  Obs.  réf.  sur  les  Missions  Franciscai- 
nes en  Bolivie 178 

Lettre  du  P.  Alexandre  de  Rome,  Min.  Obs.  à  ses  parents.  .         .       1H5 

EGYPTE. 

Lettre  du  Fr.  lai  Colomb  de  Bozzano,  Min.  Obs.  réf 100 

AFRIQUE  CENTRALE. 
Lettre  du    P.   Maxime   de    Pantasina,    Min.    Obs.  sur  les   moyens    de 

faciliter  le  rachat  des  Nègres. l'ai 

SYRIE  ET  PALESTINE. 

Lettre   du   P.    Bernard   d'Orléans,    Min.    Obs.    sur   une    Mission  qu'il 
avait  donnée    dans   Tîle   de  Chypre i!22 

NOUVELLE  ZELANDE. 

Lettre  du  P.  Dominique  Galosi  de  Castignano,  Min.  Obs.     .         .         .       125 

EGYPTE. 

Lettre  du  P.  Bernard  de  Milan,  Min.  Obs.,  sur  la  situation  matérielle  et 

morale  de  la  ville  de  Porto-Said,  le  long  du  canal  de  Suez.         .         .       242 

CHINE. 

Lettre  de  Mgr  Louis  Castellazzo,  Min.  Obs 245 

NOUVELLE-ZÉLANDE. 

Lettre  du  P.  Octave  Barsanti,  Min.  Obs 295 

PALESTINE. 
Lettre  du  P.  Séraphin  Milani,  Min.  Obs.,  nouveau  Custo<le  de   Terre- 
Sainte ^lO 

EGYPTE. 

Lettre  du  P.  Valentin  de  Vernazza,  Min.  Obs 320 

ALBANIE. 
Lettre  du  P.  Marien  de  Palmanuova,  Min.  Obs.,  sur  la  mort  de  Mgr  Ur- 
bain Bogdanovich 323 

JÉRUSALEM. 

Lettre  du  P.  Séraphin  Milani.  Custode  de  Terre-Sainte.         .         .         .         352 

ALBANIE. 
Lettre  du  P.  Rosario  de  Castelluccio,  Min.  Obs 35G 


—  414.  — 


CHINÉ. 

Lettre  du  P.  Ange  d'Orano,  Min.  réf. 

Lettre  de  Mgr  Michel  Navarro,  Min.  Obs.     ...... 

AMÉRIQUE    MÉRIDIONALE. 

Lettre  du  P.  Raphael  Sans,  Min.  Obs 

Lettre  et  documents  sur  la  mort  du  P.  Paul  Emile  Ileynaud,  Min.  Obs. 
Deux  lettres  dudit  P.  Paul  Emile  Reynaud 

NOUVELLE-ZÉLANDE. 

Lettre  du  P.  Dominique  de  Castignano,  Min.  Obs 

PÉROU. 

Lettre  du  P.  Nicolas  Cassini  de  Corinaldo,  Min.  Obs.,  sur  la  révolution 
de  la  Nouvelle-Grenade. 


359 
3G1 


3G4 
370 
384 


387 


389 


TROISIEME  PARTIE. 
NOUVELLES  DIVERSES  CONCERNANT  LES  MISSIONS  FRANCISCAINES. 


Bulgarie. 


décembre 


Egypte 

Syrie. 

Amérique  Septentrionale 

Départ  de  Missionnaires,  en  octobre,  novembre  et 
Rabat  dans  l'Afrique  Septentrionale. 

Afrique  Centrale. 

Palestine 

Les  Mahométans  et  les  Juifs  de  Palestine. 
Départ  de  Missionnaires  en  janvier  et  février  1863 
Farfield  et  Gorton  en  Angleterre. 

Bowden . 

Smyrne 

Pologne 

Le  P.  Antoine  Louis  Stagni  de  Cento,  historiographe  des  Min 

Province  de  Bologne.         .... 
La  ville  de  JafTa  et  le  couvent  des  Franciscains. 
Départ  de  Missionnaires  en  mars  et  avril  1863. 
Chartum  dans  l'Afrique  centrale. 

Hu-pé  en  Chine. 

France 

Départ  de  Missionnaires  en  mai  et  juin  1863. 
Gorton  en  Angleterre.  .... 

Adélaïde  en  Australie.  .... 

Le  Caire  en  Egypte 

Le  Jourdain. 

Départ  de  Missionnaires  en  juillet  et  août  1863. 


Obs 


de  la 


43 

Ibid, 

44 

Ihid. 

49 

lil 

112 

113 

1J5 

125 

196 

Ibid. 


Ibid. 
197 

197 
198 
199 
247 

Ibid. 
248 
249 
32.5 

Ibid. 

Ibid. 
327 
329 


—  415  — 

Orient. —Lettre  du  p.  Cyprien  de  Trévise,  Min.  Obs 391 

Amérique.  —  Spécimen  des  lunsues  que  parient  les  sauvages  des  rjves 

du  Veni. 392 

Le  mont  Sion 394 

Départ  de  Missionnaires  en  septembre  et  octobre  1863.  .        .        .  398 

QUATRIÈME    PARTIE. 

Ancienne  chronique  sur  les  circonstances  qui  accompagnèrent  la  sup- 
pression au  Daneraarck  des  Franciscains,  etc 50 

Id.  (suite  et  fm) 125 

Relation  faite  par  le  P.  ^larc  de  Nice,  Franciscain,  de  son  voyage  et  de 

sa  mission  au  Nouveau-Mexique  en  1539 130 

Id.   (suite  et  fin) 200 

Résumé  de  l'histoire  de  la  persécution  suscitée  contre  la  religion  catho- 
lique dans  lempire  de  la  Chine  en  Tan  de  grâce  1784,  tracé  par  le 

P.  Joseph  Mattei  de  Bientina 250 

Mémoire  sur  le  séjour  de  la  sainte  famille  en  Egypte 272 

Histoire  succincte  des  Missions  Fransicaines  dans  le  Péloponnèse    de 

1G90  à  1714,  et  dans  les  îles  Ioniennes,  de  171G  à  1797.     .         .         .330 
Voyage  d'Alep  à  Antioche,  fait  au  mois  d'aût  1861,  par  le  P.  Perpétue 

Damonte,  de  Castel-San-Pietro,  Min.  Obs 338 

Suite  du  voyage  en  Syrie  et  en  Palestine  du  P.  Perpétue  Damonte  de 
Castel-San-Pietro 399 


FIN    DE    LA    TABLE    DE    LA    T1101SIE3IE    ANNÉE.